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Le Roi des gueux

Le Roi des gueux

de Paul Féval (père)

Partie 1
LE DUC ET LE MENDIANT

Chapitre 1 UNE NUIT À SÉVILLE

En ce temps, Séville était encore la reine des Espagnes, malgré la suprématie politique accordée par Philippe II à Madrid la parvenue. La capitale nouvelle avait la cour et donnait son nom aux actes de la diplomatie péninsulaire depuis la fin du règne de Charles-Quint ; mais, pour le peuple espagnol,Séville restait toujours la ville royale. Ses mosquées transformées en basiliques, son palais maure qui ne le cède qu’à l’Alhambra, ses campagnes fécondes et embaumées, son fleuve magnifique, sa gloire resplendissante, jetaient un facile défi à ce pauvre et aride coteau, baigné par ce ruisseau bourbeux, le Mançanerez, où s’étageaient les vaniteuses masures madrilènes, comme le mendiant de Castille redresse son incorrigible fierté sous les lambeaux de sa cape criblée.

Ce n’était pas de Madrid qu’on aurait pu chanter, de Bilbao à Tarifa l’Africaine, et de Valence à Lisbonne,capitale d’un tout jeune royaume :

Quien no ha visto a Sevilla

No ha visto a maravilla.

(Qui n’a vu Séville n’a vu de merveille.)

Philippe IV aimait Séville. Au moins une fois chaque année, les riches tentures de l’Alcazar voyaient le jour et secouaient leur poussière pour fêter la bienvenue du souverain. Ce prince, aussi malheureux que faible, avait déjà perdu le Portugal,qui avait proclamé son indépendance et choisi pour roi, Jean deBragance, héritier par les femmes de Jean Ier ; ilétait en train de perdre la Catalogne, et ses ambassadeurs, commeses armées, pliaient partout devant le génie ennemi deRichelieu ; mais il ne puisait dans ses revers aucunerésolution mâle.

Son ministre favori était chargé de voir,d’entendre, de penser et d’agir pour lui. Fuyant les affaires,cherchant le plaisir, il fermait incessamment l’oreille au grandmurmure de la nation espagnole, qui accusait hautement le ministred’impéritie ou de trahison.

Partout fermentait le mécontentement. Lesprovinces, ruinées par la guerre et attaquées dans leurs privilègesconstitutionnels par les capricieuses réformes du favori,commençaient à refuser la taxe. Les séditions se multipliaient,éclatant à la fois sur les points les plus opposés du royaume. ÀMadrid, à Valladolid, à Tolède, on avait vu des processionsmoqueuses courir les rues, lors du dernier carnaval, escortant unebannière ainsi blasonnée, contre toutes les règles de la sciencehéraldique : « De sable, au fossé du même », aveccette devise cruelle qui faisait allusion aux pertes récentes dePhilippe IV et au surnom de Grand que le ministre favori lui avaitdécerné de sa propre autorité : Plus on lui prend, plus ilest grand.

À Séville enfin, à Séville, si fière de sontitre de ciudad leal (cité loyale), on avait trouvé,placardée à la porte de l’Alcazar, une variante plus insolenteencore du même thème. Au lieu de l’écusson, c’était une estampereprésentant toujours le fossé symbolique autour duquel segroupaient cinq fossoyeurs : l’Anglais, le Français, leHollandais, le Portugais et le Catalan. La légende amendéeportait : Agrandissement de la Maison d’Autriche.

La cour se divertissait cependant, et lesdernières courses de Saragosse avaient été splendides.

La nuit du 28 au 29 septembre 1641 avait étémarquée à Séville par un mouvement inaccoutumé. Après lesréjouissances de la Saint-Michel, dont l’hermandad d’Andalousie etle bureau du saint-office avaient permis la prolongation jusqu’àonze heures avant minuit, tous les logis s’étaient fermés commed’habitude, et de la Juiverie silencieuse au bruyant quartier desGitanos, au-delà du fleuve, la ville était devenue muette. C’est àpeine si les serenos, dormant debout et balançant leur petitelanterne au bout de la longue hallebarde, entendaient çà et là,dans leur promenade solitaire, quelque chant attardé derrière lesjalousies tombées des maisons de délices, tolérées,moyennant larges finances, par la Très Illustre Audience. Ilsuffisait alors d’un petit coup frappé aux carreaux pour fairetaire romances et guitares.

Mais entre deux et trois heures du matin onaurait pu entendre au delà des murailles du nord, le bruit d’unenombreuse cavalcade arrivant par la route de Lerena ; laPuerta del Sol, où se voit encore ce beau soleil peint à ladétrempe avec sa chevelure ébouriffée de rayons d’or, leva sa herseet ouvrit ses deux battants à l’appel impérieux de deux cavaliersde la Très Sainte Confrérie parlant au nom du roi catholique.

Trois gardes et un alferez moitié endormis serangèrent sous la voûte au port d’armes, après avoir lancé pour laforme le : Qui vive ? auquel il futrépondu :

– Sauf-conduit royal !

L’alferez jeta un coup d’œil sur le parchemindéplié à la lueur des torches que portaient les deux premierscavaliers. Il mit aussitôt la main à la demi-salade qui luicouvrait la tête, et se recula respectueusement.

La cavalcade s’engagea sous la voûte.

Elle était composée d’un nombre assezconsidérable de gens armés qui semblaient, pour la plupart, desserviteurs de noble maison, et de cinq ou six femmes, dont deux,montées sur de superbes genêts et voilées de la tête aux pieds,étaient évidemment des personnes de haute qualité. Autant qu’on enpouvait juger sous l’ampleur de leurs voiles, l’une atteignait déjàle milieu de la vie, tandis que l’autre était une toute jeunefille. Les duègnes et suivantes qui les accompagnaient avaient desmules pour monture.

La cavalcade venait de loin, sans doute. Lesmanteaux des gens de l’escorte étaient tout gris de poussière.

Les archers de la confrérie s’engagèrent lespremiers dans la rue étroite et tortueuse qui fait suite à la portedu Soleil. Leurs torches éclairaient en passant les maisons hauteset sombres qui semblaient toutes s’incliner en avant, à cause desappentis sur consoles qui s’ajoutent d’étage en étage aux logis del’Espagne méridionale, et qui donnent aux rues l’aspect uniformed’une voûte à gradins renversée, fendue à sa clef pour laisser voirune étroite bande du ciel. D’autres contrées cherchent des armescontre le froid ; ici, tout est calculé pour détourner lesrayons trop ardents du soleil.

Le pas des chevaux allait tantôt sonnant,tantôt s’étouffant, selon que la voie capricieuse était ferrée depetits cailloux ou défoncée et recouverte d’un épais tapis depoudre. La rue tournait à chaque instant. La lueur des torchesprolongeait l’ombre grêle des portiques musulmans, ou arrachaitquelque faible étincelle aux bizarres magnificences des fenêtresmauresques ; puis tout à coup, derrière ces légères etféériques perspectives, se carrait le lourd profil d’une maisonespagnole.

Pas une parole n’était prononcée dansl’escorte. De temps en temps, sur son passage, quelque croiséecurieuse s’ouvrait, car ce n’était point chose ordinaire que devoir semblable cortège dans les rues de Séville, à cette heure. Autravers des planchettes de quelque jalousie baissée, un long regardsuivait les deux torches qui échevelaient dans la nuit leursflammes fumeuses et rouges.

Qu’était-ce ? Une mystérieuse cérémoniedu saint-office ? La maison du comte-duc venant rejoindre leroi ?

On ne savait. Les cavaliers étaient trop peunombreux pour escorter la reine. Et d’ailleurs, pourquoi la fillede Henri IV de France, aimée et respectée du peuple espagnol, eûtelle choisi les heures nocturnes pour faire son entrée dans laloyale cité de Séville ?

On ne savait, en vérité. Les fenêtres serefermaient. La cavalcade muette poursuivait son chemin.

Après un quart d’heure de marche environ, lesdeux archers de la confrérie s’arrêtèrent en même temps à l’entréed’une petite place de forme irrégulière, fermée d’un côté par unemassive construction d’aspect monumental et sombre, de l’autre pardes arcades mauresques dont quelques-unes tombaient en ruine.

L’extrémité opposée de la place s’ouvrait surune rue courte et large, dont le développement laissait voir leportail gothique d’une église.

L’un des archers dit :

– C’est bien ici la maison de Pilate.Voici le Sépulcre à gauche. Nous sommes sur la place deJérusalem.

– Si la senora duchesse n’a pas eu à seplaindre de ses fidèles serviteurs, ajouta l’archer en portant lamain a son morion de cuir, nous nous recommandons à samunificence.

La plus âgée des deux dames voilées jeta unebourse, qui fut adroitement saisie au passage.

Et les deux archers, a l’unisson :

– Que Dieu, la Vierge et tous les saintssoient à tout jamais les protecteurs de sa seigneurie, très noble,très illustre et très généreuse !

En Espagne, les superlatifs ne coûtent pasplus qu’en Italie.

– Frappez, Savinien ! ordonna cellequ’on appelait la duchesse.

Un vieux valet, armé jusqu’aux dents etportant sur l’épaule gauche une rondache du temps du Cid Campéador,descendit de cheval et s’avança vers la porte principale de cegrand bâtiment noir désigné sous le nom de « la maison dePilate. » Il souleva un énorme marteau de fer ciselé qui,retombant de son poids sur la plaque, fit retentir tous les échosdes alentours.

L’escorte entière, à ce moment, avait quittéla rue et se développait sur la place.

– Je me nomme Pablo Guttierez, et je suisde Santarem, dit celui des deux archers qui avait parlé le premier.Mon camarade a nom Sancho tout court et sa naissance est un secretde famille ; il est de Ségorbe. Que la très illustre senoraduchesse daigne ne point oublier les noms de ses fidèlesserviteurs, au cas où ils auraient besoin de sa protectionpuissante.

Ils s’inclinèrent tous les deux jusque sur legarrot de leurs chevaux ; mais, au lieu de s’éloigner après cesalut, ils levèrent leurs torches et se prirent à compter à voixhaute le nombre des serviteurs composant l’escorte.

La duchesse dit :

– Savinien, frappez plus fort.

Le vieux valet obéit à tour de bras, et l’onentendit dans la cour intérieure, ou patio, les aboiementsessoufflés d’un vieux chien.

– Zamore a entendu, murmura la duchesse,d’une voix changée par l’émotion.

En ce moment Pablo Guttierezs’écria :

– Il y avait quinze hommes d’escorte à laporte du Soleil ; je n’en trouve plus que treize. La senoraduchesse peut-elle m’expliquer ce mystère ?

Sancho, l’autre archer, comptait à haute voixde un jusqu’à treize.

– Que veut dire cela ? demanda laduchesse ; ne manque-t-il aucun de nos hommes ?

– Aucun ! répondit un grand beaucavalier vêtu en gentilhomme et qui avait l’honneur d’être lepremier écuyer de sa seigneurie, mais il y avait ces deuxvoyageurs…

– Quels voyageurs ? fit la duchesseavec impatience. Frappez plus fort, Savinien !

La porte antique sonna une troisième fois sousles coups répétés du marteau.

– On y va, Vierge sainte ! grondaune voix cassée dans la cour. Les Maures ont-ils reprisSéville ?

Pendant cela, Osorio, le premier écuyer,répondit à sa noble maîtresse :

– S’il plaît à Votre Seigneurie, je parlede ces deux voyageurs qui nous suivent depuis Valverde. Peut-être,pour traverser la campagne de Séville qui n’est pas sûre,s’étaient-ils glissés parmi notre escorte.

La plus jeune des deux dames n’avait pasencore prononcé une parole. Elle était immobile sur son jolicheval. Elle détourna la tête aux derniers mots d’Osorio, et sedirigea vers la porte, dont la grosse serrure criait. La duchessevoulut suivre cet exemple ; mais les deux archers, sans rienperdre de leurs formes respectueuses, lui barrèrent formellement lepassage.

– Très puissante senora, dit PabloGuttierez, nous étions honnêtement couchés dans nos lits, auBerrocal, mon camarade et moi, quand l’alguazil mayor nous a requisde vous faire escorte jusqu’à la maison de Pilate, au haut de larue des Caballerizas, à Séville. Nous retournons de ce pas auBerrocal. Faudra-t-il garder le silence, ce qui est pécher paromission et mérite, pénitence marquée au neuvième titre de laformule ? Faut-il avouer à l’alguazil mayor que, dans cesmalheureux temps de troubles, nous avons fait ouvrir nuitamment laporte de Séville à deux inconnus, mal intentionnéspeut-être ?

Les deux battants de la porte grinçaient enroulant sur leurs gonds, le vieux chien geignait ; en sehâtant, la voix cassée de l’intérieur dit, avec cette emphase quine manque jamais aux discours andalous :

– Entrez, qui que vous soyez, et toustant que vous êtes. Chez Medina-Celi, la porte s’ouvre à touteheure. Le maître est prisonnier, la maîtresse est dans l’exil, maisla maison reste, et jamais on n’a demandé à l’hôte que Dieuenvoie : Qui êtes-vous ?

C’était une grande femme, un peu courbée parl’âge. La lueur des torches montrait ses cheveux gris épais, sestraits rudement accusés et l’éclat perçant de ses yeux noirs.

– Osorio, commanda la duchesse, donnezencore dix pistoles à ces bons chrétiens, pour le repos de leurconscience, et qu’ils retournent d’où ils sont venus.

Il paraît que Pablo Guttierez et même Sanchotout court n’en demandaient pas davantage, car ils ne protestèrentplus, et, à peine le premier écuyer leur eut-il compté lespistoles, qu’ils tournèrent bride en appelant sur lui toutes lesbénédictions célestes.

La jeune dame, cependant, passait à cheval laporte haut-voûtée de la maison de Pilate. La senora duchesse lasuivait de près. Vous eussiez vu sur le seuil cette grande femme àla taille courbée, qui, redressée à demi et la bouche entr’ouverte,soulevait d’une main sa lanterne, tandis que son autre mainétreignait sa poitrine. Ses jambes tremblaient violemment. Le vieuxchien rampait jusque sous les jambes des chevaux et poussait deshurlements étranges.

– Est-ce que tu es fou, toi aussi,Zamore ? murmura la vieille, dont l’œil dur se mouilla.

La duchesse écarta son voile. Le rayon de lalanterne frappa ses traits mélancoliques et fatigués par lasouffrance, mais qui gardaient une admirable beauté.

– Zamore se souvient, Catalina,dit-elle.

Un grand cri s’étouffa dans la gorge de lavieille femme. Elle se laissa choir sur ses genoux, tandis que lalanterne s’échappait de ses mains. Zamore, qui avait entendu sonnom, se redressa sur ses quatre pattes et jappa en tendant le cou.Il parvint à lécher la main que sa noble maîtresse abaissait verslui en se retenant au pommeau de la selle.

Mais Catalina s’était relevée.

– Pascual ! Pedro !Antonio ! cria-t-elle tout à coup d’une voix vibrante etrajeunie, hors du lit, fainéants, à votre devoir ! Zamore l’areconnue le premier : les chiens ont une âme. Que Dieu soitremercié ! Que la Vierge sainte soit bénie ! J’ai tantprié pour votre retour, senora de mon cœur, ô ma chèremaîtresse ! Bonjour, Savinien ! je te reconnais bien,malgré ta barbe grise… Holà ! Pedro ! Antonio ! lesdeux Pascual ! malheureux ! Des torches pour recevoircelle qui est la première après Dieu dans votre maison !Salut, seigneur Osorio ! Vous êtes parti enfant, vous revenezhomme…

– Et celle-ci ! s’interrompit-elleen se précipitant sur la main de la plus jeune des deux dames,qu’elle baisa avec une tendresse dévote, est-ce ma petite Isabel,la fille de mon lait, mon amour, mon orgueil ? Jésus mort pournous ! on grandit donc aussi dans l’exil ?

Elle chancela, brisée par son émotion.

Toute l’escorte avait maintenant franchi leseuil. La plupart des cavaliers et toutes les femmes suivantesavaient déjà mis pied à terre.

C’était une cour vaste, mais assombrie par leshautes constructions qui l’entouraient. L’herbe y croissait entreles dalles. Aux lueurs nocturnes qui tombent incessamment du cielpur dans ces sereines contrées, on apercevait la perspectiveconfuse de deux portiques à basses et lourdes arcades. Au fond, lecorps de logis arrêtait la vue par ses lignes massives et d’unegrandeur étrange.

Sous le cloître de gauche, trois clartéss’allumèrent à la fois ; quatre hommes s’élancèrent àdemi-nus : un vieillard et trois jeunes gens.

– Que t’avais-je dit, Catalina ?s’écria le vieux en se hâtant à larges enjambées, j’avais rêvé denuages s’écartant pour nous laisser voir le soleil ! On n’apas prononcé le nom de ceux qui viennent, mais qu’est notre soleil,sinon Medina-Celi ? À genoux, enfants ! plus près, sousle pas du cheval ! Les Nunez font cela pour leur senora etpour la reine.

Les torches éclairaient la scène de leurséclats rouges et vacillants. Les quatre Nunez étaientagenouillés : Pascual le vieillard, les trois jeunes gens(Pascual IIe, Pedro et Antonio) ; Catalina pressaitla main de la jeune dame contre ses lèvres.

Celle-ci releva son voile, à l’exemple de samère, et découvrit cette fine et merveilleuse beauté des fleurs del’Andalousie. Le genou d’Osorio lui servait d’étrier ; elletomba, leste et gracieuse, dans les bras frémissants de sanourrice.

La duchesse descendit à son tour et donna sabelle main aux baisers pieux des Nunez. Il y a un charme dans leretour, quelles que soient d’ailleurs les causes concomitantes detristesse. Les gens de l’escorte étaient joyeux ; peu à peu,la cour s’emplissait de bruits où perçaient déjà quelquesrires.

– Silence ! ordonna laduchesse ; l’exil est fini, mais la proscription n’est paslevée. Cette maison n’est-elle pas toujours veuve de sonmaître ?

Comme pour prêter plus de force à ses paroles,la flamme des torches éclairait ses longs vêtements de deuil.

– Nul n’a le droit de se réjouir ici,ajouta-t-elle, tant que la dure captivité pèsera sur notre seigneurle duc.

La cour était muette. On entendait la brisenocturne dans le feuillage sonore des grands vieux orangers plantésle long des cloîtres.

Éléonore de Tolède, duchesse de Medina-Celi,reprit en s’adressant aux Nunez :

– Mes bons amis, vous n’étiez pasprévenus ; peut-être n’y a-t-il point d’appartements préparéspour nous recevoir ?

Catalina se redressa.

– Qu’avions-nous donc à faire, dit-elle,nous, vos serviteurs, sinon à espérer votre retour ? Dieumerci ! l’homme a encore le bras robuste, et les enfants sontde bons cœurs. Les chambres sont comme au moment du départ ;vous n’y trouverez même pas l’odeur de l’absence. Chaque matin,depuis quinze ans, l’air a pénétré derrière les draperies desalcôves ; chaque soir, le soleil couchant a souri au traversdes jalousies entr’ouvertes. La poussière du lendemain ne s’est pasajoutée à celle de la veille. C’était notre devoir et notrebonheur ; nous faisions comme si le logis eût gardé ses nobleshôtes… et nous disions parfois : À quelque heure du jour ou dela nuit qu’ils arrivent, ils trouveront tout ce qu’ils ontlaissé : des murs sains, des couches fraîches et desserviteurs dévoués.

Autour de ses lèvres et sur la bouche desquatre Nunez, il y avait le même sourire.

La duchesse leur donna de nouveau sa main, etdit plus gaiement :

– On nous aime donc encore ? Merci,bonnes gens… Messieurs, retirons-nous.

Pascual se dirigea aussitôt vers l’entréed’honneur, qu’il ouvrit à deux battants. Le vieux Zamore alla seposter auprès du seuil pour mendier une caresse au passage. Laduchesse, appuyée sur le bras d’Osorio et suivie par ses femmes,ouvrit la marche. On pénétra sous le vestibule aux piliersorientaux, aux peintures murales naïvement éclatantes. Tout étaitcomme la nourrice l’avait annoncé. Ces revenants auraient pu croireque leur absence n’avait été qu’un rêve, si les années écoulées nelaissaient après elle des témoignages trop certains. La duchesseÉléonore avait quitté ces lieux dans tout l’éclat de sa jeunessefière et heureuse, emportant dans ses bras jusqu’à la litière devoyage un tout petit enfant, son espoir, son trésor. Elle revenaitmaintenant, la duchesse Éléonore, toujours belle, mais belle decette austère et douce beauté qui couronne le front des mères.

Et l’enfant d’autrefois était cette adorablejeune fille d’aujourd’hui, à la taille souple et haute.

Catalina, la nourrice, avait eu raison de ledire, on grandit aussi dans l’exil. Mais voyez ces plantes qui nousviennent de loin et qui croissent sevrées du soleil natal. Parmiles suaves rayonnements de la jeunesse et derrière le charme quicouronnait le front d’Isabel, vous eussiez entrevu je ne saisquelles vagues mélancolies.

La duchesse parcourut, grave et muette, cesimposantes galeries qui lui parlaient de tant de souvenirs. Arrivéeà la porte de sa chambre, elle déposa un baiser sur la joue froided’Isabel, et passa le seuil, pressée qu’elle était sans doute de sedonner tout entière à sa méditation.

Isabel avait le cœur serré. Aurait-elle sudire pourquoi ? Peut-être, car les plis de son voile avaienttressailli quand on avait attiré l’attention de sa mère sur cesdeux voyageurs mystérieux, mêlés furtivement à l’escorte, puisfurtivement disparus.

Son appartement était dans le même corridorque celui de sa mère. C’était Catalina qui lui servait deguide : les Nunez distribuaient les serviteurs et gens del’escorte dans les diverses parties des communs.

– Voici notre chambre, nina…commença-t-elle.

Puis, se reprenant :

– Noble senorita, voici la chambre oùnous dormions toutes deux.

Elle ouvrit la porte, Isabel, accordant àpeine à l’ameublement un regard distrait, gagna précipitamment lafenêtre.

Et cependant l’ameublement avait pour elle unintérêt tout particulier. La pièce principale était un berceau demétal ciselé, orné de ses tentures à la fois riches et charmantes.Le long des murs, tapissés de cuir cordouan, des multitudes dejouets s’amoncelaient. Dans le berceau il y avait une poupéeétendue.

Était-ce le dernier jeu d’Isabel enfant ?Était-ce un mélancolique amusement de la pauvre nourrice ?

– Senorita, dit celle-ci tristement, vousétiez trop jeune : vous ne vous souvenez de rien !

Et comme Isabel pensive restait à la fenêtre,dont elle avait soulevé les rideaux :

– Ceci est votre petit lit, senora. Vousteniez là dedans, et il était bien trop grand pour vous. Voici vosjoujoux, la poupée que vous aimiez le mieux, le gitano… lecontrebandier… le moine… et ce char mignon dans lequel je voustraînais sous les lauriers roses, là-bas, autour de la fontaine.Est-ce que vous vous trouvâtes plus heureuse dans cette Estramadureoù il n’y a déjà plus de cactus vermeils ni de lentisques àl’ombrage parfumé ?

– Bonne nourrice, dit Isabel, je me suistoujours souvenue de vous, mais tout le reste est sorti de mamémoire.

– De moi ! s’écria Catalina ;rien que de moi ! Sainte Vierge, je fais vœu de tresser unecouronne en fil d’or pour la tête de votre divin fils ! Lanina se souvenait de moi ! Si vous saviez comme je vousaimais, senorita… et comme je vous aime ! Une fois, dans lespremiers temps de votre absence, j’avais fait un rêve… car jerêvais toujours de vous… je vous avais vue tout habillée de blancdans une barque abandonnée au cours du Guadalquivir…

– Catalina, interrompit brusquement lajeune fille, qu’y a-t-il sous cette fenêtre ? la nuit estsombre et je ne peux distinguer les objets.

Un gros soupir souleva la poitrine de lanourrice.

– Il y a la place, noble senorita,répondit-elle, la place de Jérusalem avec la rue des Cabellerizas àgauche, la rue Impériale à droite ; en face, l’arcademauresque sous laquelle vous aimiez tant voir danser lesgitanos.

– Et par quelle rue sommes-nous arrivéscette nuit ? interrompit encore Isabel, nous venons de laporte du Soleil.

– Vous êtes arrivés par la rue desCabellerizas, senorita.

– Merci, bonne Catalina. Nous nousreverrons demain. Je veux causer avec vous souvent. Où est lachambre d’Encarnacion ?

La nourrice jeta un regard jaloux sur unefillette à l’œil de feu, aux cheveux plus noirs que le jais, quidisposait déjà dans un coin de la pièce les bagages de sa jeunemaîtresse.

– N’avez-vous donc point de duègne ?demanda-t-elle vivement.

L’idée lui venait sans doute de se proposerpour cet important office.

– Il ne m’est pas encore arrivé de sortirsans ma mère, répondit Isabel, qui répéta : Où est la chambred’Encarnacion ?

Catalina montra du doigt une portecommuniquant avec la ruelle du grand lit.

– À demain donc, bonne nourrice, ditIsabel ; la fatigue m’accable, je sens que j’ai besoin desommeil.

En un clin d’œil Catalina prépara le lit.Encarnacion ne lui disputa point cet honneur. Le regard de la bonnefemme fit le tour de la chambre, puis elle se retira après avoirbaisé encore une fois le bout des doigts de sa nina.

Isabel resta un instant debout devant lacroisée.

– C’était l’heure… murmura-t-elle, sanssavoir qu’elle parlait.

La voix d’Encarnacion lui donna unsursaut.

– Senora, disait la soubrette d’un petitair innocent, avez-vous pris garde a cette singulièreaventure : deux hommes mêlés à notre escorte ? Et ilparaît qu’ils nous suivaient depuis longtemps. Moi, je ne regardejamais ni à droite ni à gauche… surtout en voyage, les cavalierssont si hardis ! Mais Maria soutient que l’un des deux est unbeau jeune homme, malgré son pauvre harnois, et que ses yeuxétaient bien souvent fixés sur…

Elle n’acheva pas, en dépit de sa bonne envie.Le doigt d’Isabel désigna la porte ouverte dans l’alcôve.

– Retirez-vous, ma fille, dit la belleMedina ; je n’ai plus besoin de vous.

Encarnacion se hâta de faire une profonderévérence et sortit sans répliquer. Mais le diable n’y perdaitrien. Encarnacion se dit, avant de réciter sa prière dusoir :

– En entrant, elle a couru à la fenêtre.Elle a demandé ce qu’il y avait sous le balcon. J’ai vu son visages’éclairer quand elle a su que la croisée ne donnait point sur lescours intérieures. Elle a un secret… Ma mère, qui a servi vingtans, d’abord camériste de la Cabral, puis en qualité de duègne desfilles de Miraflorès, ma mère s’y connaît et m’a dît : Tâched’avoir le secret de ta maîtresse.

Isabel était accoudée contre l’appui dubalcon. Sa tête charmante s’inclinait sur son épaule, ses beauxcheveux, que n’emprisonnait plus la dentelle, tombaient à longsflots sur son sein. Son regard se perdait dans la nuit dudehors.

– C’était l’heure, répéta-t-elleentraînée par rêverie ; j’entendais son pas de bien loin. Lefeuillage des myrtes s’agitait… mon cœur se prenait à battre…

– Mon cœur bat, s’interrompit-elle enposant sa main sur sa poitrine ; jamais je ne l’avais attendusi longtemps… j’ai peur.

Dans le silence, une étrange musique montaitpar bouffées. C’était une séguidille exécutée sur la mandolineaiguë, qu’accompagnaient les sons lourds et mous de la guitare.Parfois, un bruit de voix confuses étouffait le concert. Puisencore tout se taisait.

– Et pourtant, reprit la belle Medina, ilest à Séville… S’il était venu à Séville pour une autre quemoi !

Une ombre se détacha des piliers mauresquesqui faisaient face à sa fenêtre. Des pas sonnèrent sur le pavé dela place. Isabel rentra précipitamment et souffla sa lumière. Levieux chien Zamore aboya sourdement dans la cour.

– C’est lui, pensait Isabel ; soyezbénie, mère de Dieu, c’est pour moi qu’il est venu !

Quand elle se rapprocha de la fenêtre poursoulever de nouveau le coin de la jalousie, l’ombre était au milieude la place. L’âme de la jeune fille passa tout entière dans sesyeux, qui essayèrent de percer les ténèbres.

– Là-bas ? murmura-t-elle indéciseet inquiète ; il me semblait plus grand que cela… plussvelte…

D’autres pas retentirent sur le pavé de la rueImpériale. L’ombre siffla. Une grosse voix répondit à cetappel :

– Bien, bien, seigneur Pedro Gil !J’ai joué à cache-cache avec un diable de garde de nuit qui meserrait les talons. Cela m’a retardé. Je baise les mains de votreseigneurie !

La jalousie d’Isabel retomba. Elle gagna sacouche à pas lents et s’agenouilla devant son prie-Dieu.

Celui qu’elle attendait ne s’appelait pasPedro Gil.

Chapitre 2LA PLACE DE JÉRUSALEM

La place était restée déserte après l’entréede la cavalcade dans la cour de la maison de Pilate. Les deuxarchers de la confrérie s’étaient éloignés au trot de leurschevaux, dans la direction de la Macarena, quartier des hôtelleriespopulaires. Le silence régnait de nouveau dans la maison de Pilateet aux alentours. Aucun bruit ne s’élevait de la ville endormie,sauf ce concert mystérieux et intermittent dont nous avons parlédéjà. Les sons de la mandoline et de la guitare semblaient partird’une grande maison mauresque à laquelle appartenaient ces arcadesqui faisaient face aux croisées d’Isabel. Les bruits de voix quiéclataient parfois et troublaient l’harmonie sortaient également dece logis, dont les portes et les fenêtres étaient cependanthonnêtement closes.

Il n’y avait point de lune au ciel, quiresplendissait de toutes ses étoiles comme un immense dais dontl’azur, à la fois limpide et sombre, se parsèmerait de prodigieuxdiamants. Tous les poètes l’ont dit : ces nuits de l’Espagneméridionale ont un éclat autre et plus grand que l’orgueil de nosmeilleurs jours.

Les façades noires des maisons environnantesse détachaient sur ce lumineux firmament. Toutes les lueurs étaientau ciel, laissant l’ombre propice à la terre.

L’air était tiède. Par intervalles une briseparesseuse passait, chargée de senteurs tropicales. Son soufflefaisait plaintivement crier la girouette de Saint-Ildefonse, cetteéglise gothique qui fermait la perspective du côté du sud et dontle minaret parlait encore de la domination arabe.

De temps en temps, au lointain, on voyaitglisser une lueur, et la voix monotone des gardes de nuitpsalmodiait ce mot : sereno, qui est devenu leurnom.

Il fait beau, sereno, toujours beau.Chez nous, s’il y avait des gens chargés comme autrefois de crierle temps qu’il fait, la nuit, on les appellerait les hommes de lapluie.

Tout en haut du clocher de Saint-Ildefonse, ungrondement sonore se fit. C’était la vieille horloge qui se mettaiten train de sonner l’heure. Elle était enrouée et infirme commeZamore, et moins fidèle que lui, car elle avait mesuré le temps auxmusulmans comme aux chrétiens. Après un râle préparatoire, qui duraune demi-minute, elle tinta trois coups fêlés ; ce fut commeun signal. À droite, à gauche, devant, derrière, de loin et deprès, les cent et quelques églises de la ville pieuse sonnèrenttrois heures en un feu de file irrégulier. La voix aigre des petitsclochers de chapelle grinçait parmi le tonnerre des bourdons desgrandes paroisses, et, pour surcroît, les trompes de la cathédrale,de la Caridad, de Saint-Jean-de-Dieu et de la Merced, entonnèrentleurs annonces supplémentaires, sonnant un mot rauque et prolongépour chaque coup de cloche. Cela dura dix bonnes minutes, et tousles dormeurs de Séville durent savoir en rêve l’heure qu’ilétait.

Deux hommes arrivaient au bout de la rue desCaballerizas (écuries) au moment où l’horloge de Saint-Ildefonses’ébranlait. Ils étaient à pied, tenant leurs chevaux par la bride.Bête et gens avaient sur le corps une épaisse couche depoussière.

L’un des nouveaux arrivants était un cavalierà la démarche jeune et fière ; l’autre, un paysan à courtetaille qui, cependant, ne semblait manquer ni d’agilité ni deforce. Vous eussiez dit le maître et le valet, sans l’extrêmesimplicité du costume de celui qui, par sa tournure et la noblessede son visage, eût pu passer pour un maître. Il portait, il estvrai, un pourpoint taillé à la mode des gentilshommes, mais en groscuir de buffle, et le ceinturon qui soutenait sa rapière n’étaitqu’une simple courroie non vernie. Son manteau, son feutre et sesbottes éperonnées accusaient de longs services, et la plume quiornait alors si coquettement la coiffure de tous les jeunes gens debonne maison faisait défaut à sa visière.

Le valet avait en comparaison, un accoutrementmoins maigre et mieux étoffé. Il portait le costume des rustres del’Estramadure : sombrero à bords étroits, veste et soubrevestede fustan brun, aux coutures recouvertes d’un rude galonde laine ; culottes courtes, guêtres de toiles, rejoignant lesespadrilles ou cothurnes de gros chanvre tressé.

– Seigneur don Ramire, dit avec tristessece bon garçon, qui tirait la bride de son bidet d’un air découragé,l’Espagnol est sobre de sa nature, mais Dieu lui a donné un estomaccomme à tous les autres habitants de l’univers. Depuis Arracena, oùj’ai mangé un oignon poivré et bu un verre d’eau claire, je ne mesouviens pas d’avoir rien mis sous ma dent.

– La paix ! fit don Ramire quitendit vivement l’oreille.

Le cri du sereno, s’ajoutant au chœur deshorloges, retentissait de l’autre côté de la place, dans la rueImpériale.

Ramire jeta un regard inquiet tout autour delui.

– La police est taquine et inquiète àSéville, murmura-t-il ; on dit cela. Nous n’avons pas desauf-conduit. Fais entrer les deux chevaux sous cette voûte, et pasun mot.

– Si cette voûte menait seulement à unehôtellerie ! soupira Bobazon en obéissant.

La voûte était percée sous la dernière maisonde la rue, avant d’arriver à la place. Elle menait à une fontainecommune placée à l’entrée de la cour. Il n’y avait pas traced’hôtellerie.

Bobazon attacha les deux brides au robinet dela fontaine et s’assit sur la pierre. Don Ramire était resté endehors ; il se cachait à demi derrière la saillie de la voûte.De là il pouvait voir la sombre façade de la maison de Pilate.

Son regard chercha une lumière, de croisée encroisée : toutes les fenêtres étaient uniformément couvertesde leurs jalousies, et derrière les jalousies aucune lueur nebrillait.

– La chambre qu’on lui a choisie donnepeut-être sur les jardins, pensa-t-il.

Puis, se reprenant :

– Je suis fou ! Elles n’ont pasencore eu le temps de gagner leurs appartements.

On voit que ce beau don Ramire avait sespréoccupations comme l’honnête Bobazon, son compagnond’aventures.

La lanterne du sereno se balançait à l’autrebout de la place. C’était un grand diable de Castillan, long commela hampe de sa hallebarde, et plus maigre. Il vint d’un pasindolent jusqu’aux arcades mauresques, derrière lesquelles leconcert se taisait en ce moment pour faire place à de joyeuxmurmures entrecoupés de rires. Il prit sa lanterne à la main etdonna un grand coup de sa hallebarde contre les volets fermés.

Les cris et les rires s’éteignirent. Le voletmassif s’ouvrit, et une voix discrète demanda :

– Qui va là ?

Puis, tout de suite après :

– Ah ! c’est vous déjà, bonEsequiel. Est-il donc trois heures du matin ?

– Le temps vous passe, seigneur Galfaros,répondit le garde ; Dieu veuille que vous soyez bien préparé àl’heure qui vient tôt ou tard pour nous tous. Renvoyez vos chalandsou payez les redevances.

– C’est ruineux, Esequiel, mon ami, fitdolemment le seigneur Galfaros ; sur l’honneur de mon nom, jeserai obligé de fermer boutique.

– Un demi-peceta pour l’audience, comptale garde ; trois réaux pour le saint-office, un cuarto pourmoi, pauvre malheureux, cela fait en tout cinq réaux et un quarto,ou vingt-six cuartos et un misérable ochavo, ou cent-six petitsmaravédis de Philippe III, dont Dieu ait l’âme !

– Pour une heure, Esequiel ! Àcouper huit heures de nuit noire, cela fait deux cent-dix cuartosde bon cuivre, ou quarante-deux réaux, ou plus de deux douros etdemi… c’est ruineux ?

– Encore êtes-vous petit cousin d’unfamilier, seigneur Galfaros. On vous protège. Allons, payez oufermez !

– Le seigneur Galfaros tira de la vastepoche de sa soubreveste un boursicot de cuir et se prit à compterdes pièces de monnaie sur l’appui de sa fenêtre.

– Vous avez bonne société, cettenuit ? demanda Esequiel.

– Assez, puisqu’il plaît à Dieu, SaintAntoine, mon respecté patron, protège et bénit mon pauvreétablissement. Nous avons à souper les danseuses basques etquelques jeunes seigneurs. Voilà votre affaire, ami Esequiel.

– Auberge au soleil et cabaret au clairde lune, dit le garde en recomptant soigneusement la monnaie. Vousdevez gagner votre pesant d’or, seigneur Galfaros. Il manque moncuarto.

– Pas possible ! donnez…

– Donnez vous-même ! Voudriez-vousfaire tort à un père de famille ?

– Vous l’avez reçu, Esequiel, soyezjuste !

– On parle de reviser l’édit desplaisirs, qui date de 1421… c’est trop vieux. Sur lesrenseignements que je fournirai, on pourrait bien vous taxer audouble, seigneur Galfaros.

– Tenez, bon Esequiel, tenez : deuxcuartos au lieu d’un. Faites-moi dégrever plutôt, nous partageronsla différence.

– Jusqu’au revoir, seigneur Galfaros, etgrand merci.

– La bonne nuit ! seigneur Esequiel,on ne vous reverra que trop tôt.

Le volet fut refermé. Le sereno remit salanterne au bout de sa pique, et poursuivit sa promenade paresseuseaprès avoir jeté son cri sempiternel :

– La paix de Dieu ! troisheures ! beau temps !

Notre jeune voyageur avait attendu avecimpatience la fin de cet entretien. Tant que le colloque avaitduré, son regard était resté braqué sur les croisées closes de lamaison de Pilate. Il s’enfonça sous la voûte pour laisser passer lesereno. Quand le pas de celui-ci se fut étouffé au détour de larue, il appela doucement :

– Bobazon !

Le brave rustre ne répondit que par unronflement sonore. Notre jeune homme se dirigea vers lui à tâtons,et le trouva commodément étendu sur le pavé qui entourait lafontaine. Il dormait de tout son cœur, la tête entre les quatrepattes de son bidet.

Don Ramire ne jugea point à propos de troublerce paisible sommeil. Il regagna la rue, et ne put retenir un cri dejoie en voyant qu’une fenêtre s’était éclairée dans la noire façadedu palais de Medina-Celi. La lueur faible brillait au travers d’unejalousie baissée, mais l’œil d’un amoureux perce de bien autresobstacles.

Et ce beau don Ramire était amoureux à enperdre l’esprit.

Notez qu’à son costume il était aisé de voirqu’il n’avait guère autre chose à perdre.

Avez-vous parfois regardé au travers d’unejalousie ?

Les lignes se brisent de tablette en tabletteet présentent un dessin tremblé que tous les Roméo connaissent.C’est joli, parce que tout est joli qui touche aux jeunes amours.Ces formes demi-voilées offrent un vaporeux aspect. On a en quelquesorte l’effet mystérieux du masque de velours, non plus sur levisage seulement, mais du haut en bas, et il faut l’œil de Lindorpour appliquer à coup sûr le nom de Rosine à cette étrangesilhouette coupée par bandes, comme les figures émaillées argent etsable qu’on voit sur les vieux écussons.

La première idée de don Ramire fut des’élancer, car il se disait : Elle est là. Elle m’attend.

La lampe allumée à l’intérieur projetait trèsdistinctement le profil d’une femme sur les planchettes de lajalousie.

Il n’y avait même pas de doute dans l’espritde don Ramire : c’était Isabel.

Mais était-elle seule ? Là-bas tout aubout de l’Estramadure, de l’autre côté du Tage, au pied de lasierra Gala, quand don Ramire rôdait, la nuit, autour de cetantique château de Penamacor, il y avait un signal. Ce serait péchémortel pour un amant espagnol que d’oublier sa guitare. La guitarechante dans les nuits étoilées de ce poétique pays, comme lachouette ou le hibou dans nos nuits déshéritées. On ne fait pasattention à la guitare. En écoutant la guitare, les duègnes seretournent entre leurs draps et disent : « Voilà l’amourqui passe ! » absolument comme nos bergers, bien closdans le bercail, se rient du loup qui hurle impuissant audehors.

Certes, le loup en hurlant montre peu deprudence, mais cela ne l’empêche point de croquer la dîme dutroupeau.

Peut-être les amoureux espagnols, qui sont lesplus délicats, les plus chevaleresques, les plus discrets du monde,feraient-ils mieux d’abandonner la guitare. C’est une gravequestion. Quoi qu’il en soit, entre don Ramire et cette charmanteIsabel la guitare avait joué un grand rôle. Elle vous l’a dit. Il yavait un bosquet de myrtes.

Car c’était bien don Ramire que cette adorableIsabel attendait cette nuit, au lieu de ce Pedro Gil qui s’étaitmontré tout à coup sur la place.

C’était bien don Ramire et son valet Bobazon,le digne garçon, qui avaient pénétré dans Séville à la faveur del’escorte. Nous dirons quelque jour au lecteur les petits incidentsde cette odyssée.

Il y avait donc un bouquet de myrtes. DonRamire annonçait son arrivée par un accord de guitare. Encore unefois, dans cette heureuse Espagne, on ne sait point d’expédientplus adroit. Isabel était prévenue, et quand ses femmes avaientachevé leur tâche, elle venait au balcon tremblante et toutémue.

Oh ! ces nuits embaumées ! cesilence des jardins amoureux ! ces rares paroles qui allaientdescendant et montant, comme les boules d’or des jongleurs !ces soupirs, ces extases !

Tous ces chers enfantillages de la premièretendresse !

Il était haut, ce balcon. Outre la guitare,l’Espagne produisit de tout temps l’échelle de soie, mais le pauvreRamire n’avait que sa guitare.

Comme il regrettait sa guitareaujourd’hui ! Le scrupule le prenait. Encarnacion étaitpeut-être encore auprès de sa maîtresse. Il n’osait mettre le pieddans cette place déserte, de peur d’éveiller les soupçons de lacamériste. Et cependant Isabel attendait ; elle pouvait selasser d’attendre, quitter la fenêtre et la refermer, enl’accusant, lui, Ramire, de paresse ou d’indifférence. Ilhésitait.

Mais le raisonnement venait ici en aide audésir ; il allait surmonter sa crainte, lorsqu’un homme sortitde l’ombre des arcades mauresques.

Celui-là s’était sans doute aussi caché pouréviter la rencontre du garde de nuit. Il fit quelques pas sur laplace d’un air indécis et inquiet : l’œil de Ramire, désormaishabitué à l’obscurité, pouvait détailler son costume et sapersonne.

Il portait le costume andalous et le sombrerorabattu. Il était petit, large d’épaules, mais étroit par la base.Malgré sa longue épée, dont la pointe soulevait les pans de sonmanteau, son aspect n’était rien moins que belliqueux. Ramire sedit tout de suite : Ce doit être un scribe du conseil desvingt-quatre ou quelque étudiant de bonne maison.

Ramire se trompait, mais pas de beaucoup. Lepromeneur de nuit avait en effet l’honneur d’être oïdor àl’audience royale de Séville depuis une couple d’années. Lecomte-duc d’Olivarez en personne lui avait fait obtenir cet emploipar haine des Medina-Celi, dont le seigneur Pedro Gil avait étél’intendant infidèle.

Le seigneur Pedro Gil avait été chassé duchâteau de Penamacor, par la duchesse Éléonore, dont il épiait lesdémarches tout en lui volant ses revenus. On disait que la duchesseavait en main les preuves de ses nombreuses malversations, etqu’elle aurait pu l’envoyer au gibet. On ajoutait que le seigneurPedro Gil était entré pauvre au service des Medina ; onl’accusait d’avoir payé par la plus noire ingratitude les bienfaitsde cette noble famille.

Ceux qui parlaient ainsi avaient sans douteraison, quant à la moralité du fait ; mais pour ce qui est dugibet, ils avaient tort. Sous Philippe IV, s’il n’était pas trèsmalaisé d’envoyer un innocent à la potence, on éprouvait enrevanche des difficultés majeures dès qu’il s’agissait de muselerseulement le plus enragé coquin du monde pour peu que ce coquin fûtsoutenu. Or, le seigneur Pedro Gil avait pour patrons Gaspar deGuzman, ministre favori, et don Bernard de Zuniga, premiersecrétaire d’État. Il y avait de la marge entre lui et lacorde.

Quoi qu’il en soit, le seigneur Pedro Gil,logé à l’enseigne de tous les ingrats, détestait mortellement sesanciens bienfaiteurs. Il avait juré de leur faire payer cherl’humiliation qu’il avait, disait-il, reçue de la duchesseÉléonore.

Il parvint au milieu de la place de Jérusalemet se prit à écouter attentivement. Les pas lourds du veilleur denuit se perdaient au lointain. Aucun autre son ne venait des ruesenvironnantes ; on aurait cru la ville morte sans la gaiemusique des danses aragonaises qui avaient repris dans l’honnêtemaison du seigneur Galfaros. La mandoline et la guitare y faisaientassaut de prestesse, jouant une jota dont la mesure courait à vousfaire perdre haleine.

Pedro Gil tendait l’oreille dans la directionde la rue Impériale.

– Le coquin me ferait-il faux bond ?grommela-t-il ; trois heures et un quart bientôt. Et de lalumière aux croisées de la maison de Pilate ! ajouta-t-il ense tournant vers la fenêtre d’Isabel.

Sa voix avait une singulière expression derancune.

– Il est temps, reprit-il, faisantinvolontairement quelques pas vers la rue Impériale.

Ramire s’était avancé à pas de loup jusqu’à lapremière arcade mauresque régnant le long du cabaret qui portait cenom de deuil : le Sépulcre. Il n’entendait rienassurément du monologue prononcé ou seulement pensé par soncompagnon de promenade. Une seule chose prenait pour lui quelquesignification : c’était le regard lancé par le seigneur PedroGil à la fenêtre éclairée. Ramire avait surpris ce regard.

Peu d’instants après, il vit la lumières’éteindre derrière la jalousie d’Isabel.

L’idée lui vint que ce mystérieux rôdeur avaitun but pareil au sien. Dans un cœur espagnol, la jalousie jaillitau moindre choc, comme l’étincelle que la pierre tranchante et durearrache à l’acier. Dès qu’elle a jailli, elle trouve tout autourd’elle des éléments plus inflammables que l’amadou même. Ramiretira d’instinct son épée ; il sortit à demi de l’ombre où ilse cachait, et sa bouche s’ouvrait pour défier hautement sonprétendu rival, lorsque le pavé de la rue Impériale sonna sous unpas pesant et à la fois précipité. Le coup de sifflet de Pedro Gilretentit ; la grosse voix que nous avons entendue répondit, etla jalousie soulevée d’Isabel produisit un léger bruit enretombant.

Tout cela se fit en un clin d’œil.

Un grand et gros gaillard, vêtu d’une casaquecourte qui dessinait les proportions athlétiques de sa taille,déboucha sur la place. Il avait son manteau brun roulé et jeté surl’épaule.

– Moins de bruit, Trasdoblo !murmura Pedro Gil, depuis cette nuit, les vieux murs ont ici desoreilles.

– Qu’ils écoutent, les vieux murs,répliqua le nouveau venu ; ils m’entendront louer saintAntoine de Padoue, mon très respecté patron, et souhaiter longuevie au roi don Philippe, notre seigneur. Voilà ! Il n’y a pasde mal… à moins qu’ils ne soient hérétiques, les vieux murs, etséditieux, auquel cas, avec l’aide de la Vierge, moi Trasdoblo (etmon nom n’a pas honte de moi, que je sache), je contribuerai à lesdémolir de tout mon cœur !

Ce grand Trasdoblo vous débitait ces simpleset loyales paroles d’une voix retentissante, qui éveillait à lafois tous les échos de la place de Jérusalem. Son larynx étaitpuissant, mais son débit avait de l’embarras, parce que le tropd’épaisseur de sa langue le rendait un peu bègue. Le seigneur PedroGil le prit sans façon sous le bras et l’entraîna vers les arcadesen disant :

– Si nous n’avions à parler que du roidon Philippe, ou de saint Antoine de Padoue, ce serait bien, monbrave garçon, mais…

– Nous avons donc à parler d’autrechose ?

– Tais-toi, d’abord, si tu veux savoir,et tenons-nous le plus loin possible de ces fenêtres closes, dontl’une était éclairée tout à l’heure.

– Bah ! s’écria Trasdoblo ; ily a quelqu’un dans la maison de Pilate ?

– Il y a beaucoup de monde, réponditPedro Gil.

– La duchesse est revenuepeut-être ? C’est mon vieil homme de père qui la fournissait.Une maison de plus de vingt pistoles par semaine. Si la duchesseest revenue, nous tuerons un bœuf de plus tous les mercredissoir.

– La duchesse est revenue, dit froidementl’ancien intendant de Medina-Celi.

Trasdoblo frappa ses deux grosses mains l’unecontre l’autre. Ce mouvement découvrit un objet brillant quipendait à sa ceinture. C’était beaucoup plus large et beaucoupmoins long qu’une épée, Devinons, puisque ce Trasdoblo parlait detuer des bœufs : c’était un énorme coutelas de boucher.

Trasdoblo était en effet un de ceux quipesaient le plus dans la confrérie des bouchers de Séville.

Pedro Gil et lui venaient d’entrer sous lesarcades ; Ramire n’avait eu que le temps de se dissimulerderrière son pilier. Ils marchaient côte à côte sur le sol poudreuxde cette sorte de cloître. Ils parlaient beaucoup plus bas.

Le vaillant boucher avait sans doute comprisles nécessités de la situation. Il adoucissait tant qu’il pouvaitles éclats de sa voix de tonnerre.

Mais ce cloître était sonore : la voûteformait écho d’un bout à l’autre du Sépulcre. Don Ramire,placé comme il l’était à l’une des extrémités de ce conduitacoustique, entendit dès l’abord presque toutes les paroleséchangées.

Au premier moment, dominé qu’il était par sondépit et son impatience, il ne donna qu’une médiocre attention àl’entretien de ces deux étrangers.

Le nom de Pedro Gil l’avait bien frappéquelque peu ; il savait partie de son histoire ; mais, ensomme, qu’importaient à un chevalier errant tel que lui lesintrigues subalternes d’un pareil coquin ?

Deux minutes ne n’étaient pas écoulées qu’ilétait cependant tout oreilles. Sa colère avait disparu ; sonamour lui même était pour un instant oublié.

Il se faisait petit derrière son pilier,tournant l’angle de la maçonnerie quand les deux interlocuteurss’approchaient, avançant la tête au contraire et sortant presqueentièrement de son abri quand ils remontaient vers l’extrémitéopposée.

Si quelque lueur l’eût éclairé tout à coup,vous l’auriez vu tout pâle, la bouche contractée, les yeuxbrûlants. Il retenait son souffle. À de certains moments, unesecousse nerveuse agitait son corps de la tête aux pieds.

Le seigneur Pedro Gil avait parlé lepremier.

– Connais-tu le bon duc de Medina-Celi,honnête Trasdoblo ? avait-il demandé.

– J’avais douze ans quand il fut mis dansla forteresse, répondit le boucher : mon père aurait donné sonsang pour lui.

– C’était un saint ! et c’était unhidalgo ! prononça l’ancien intendant avec emphase ; cen’est pas lui qui aurait fait du tort à un ancien serviteur !mais les femmes…

– Si vous le voulez bien, seigneur PedroGil, interrompit Trasdoblo, qui pensait à la fourniture de lamaison de Pilate, – nous mettrons ce sujet de côté.

– Je le veux d’autant mieux, mon braveami, que ce sujet n’a aucun rapport avec celui qui va nous occuper.Il s’agit pour toi de ta fortune : la fourniture de l’Alcazar,celle du comte-duc, celle de don Bernard de Zuniga, le premiersecrétaire d’État, celle de don Pascual de Haro, commandant desgardes et celle de don Baltazar de Zuniga y Alcoy, président del’audience d’Andalousie.

– Toutes les cinq à la fois ?balbutia Trasdoblo ébloui.

– Ni plus ni moins, mon vaillant. Quepenses-tu de l’aubaine ?

Le boucher ne répondit pas tout de suite. Ilse gratta l’oreille ; son regard inquiet essaya de percerl’obscurité pour interroger la physionomie de l’ancienintendant.

– Je pense, murmura-t-il enfin, que leroi et ses deux ministres ne passent pas beaucoup de temps chaqueannée à Séville.

– Et n’y a-t-il pas toujours du monde àl’Alcazar, Trasdoblo ? Toujours du monde au palais de Zunigaet d’Olivarès ? Et n’as-tu pas envie d’être procureur juré deta confrérie ?

– Que faut-il faire ? demandabrusquement le boucher.

– Voilà la pierre d’achoppement !prononça Pedro Gil avec gravité ; le salaire les affriande,mais la besogne leur fait peur.

– Vous vous trompez, seigneur Pedro Gil.Je songe seulement qu’il y a besogne et besogne. Pour peu que lavôtre convienne à un honnête homme et à un chrétien…

La main de l’ancien intendant pesa sur sonbras.

Ils étaient arrêtés tous deux à quelques pasdu pilier derrière lequel se cachait don Ramire.

– Ami Trasdoblo, prononça l’ancienintendant d’un ton froid, mais en accentuant chaque parole :nous savons que tu es un chrétien et un honnête homme ; maisavant de répondre à ta question, nous avons charge de t’en poserune autre : Ami Trasdoblo, ton coutelas de boucher est-ilaussi bien affilé aujourd’hui qu’il était la nuit du vendredi-saintde l’an 1637 ?

Le gros homme recula comme s’il eût reçu unchoc violent au visage.

Pedro Gil gardait ses bras croisés sur sapoitrine. Il poursuivit paisiblement :

– Nous sommes tous des honnêtes gens etdes chrétiens. Ami Trasdoblo, ce fut un coup bien frappé que celuiqui trancha l’artère du pauvre Beltran Salda, ton beau-frère, lepeaussier de la rue de l’Amour-de-Dieu.

La tête du boucher tomba sur sa poitrine.

– J’ai donné bien de l’argent au chapitrede la cathédrale, balbutia-t-il ; on a dit bien des messes àNotre-Dame du Carmel ; j’ai bien prié la Vierge et les saintspour le salut de son âme…

– C’est preuve de bon cœur, amiTrasdoblo, mais si le coup dont nous parlons avait été asséné d’unbras moins ferme, nous nous serions adressé à un autre que toi.

– M’accuserait-on ?… commença leboucher.

– Du tout ! l’accusation suppose undoute ; nous n’avons pas l’ombre d’un doute… ami Trasdoblo,c’est moi qui suis chargé de cette affaire, en ma qualitéd’auditeur second…

– Ayez pitié de moi, seigneur PedroGil ! s’écria le géant dont les genoux fléchirent.

– À la bonne heure ! fit l’ancienintendant ; tout à l’heure tu sentais le roussi. Mais dumoment que tu te rends à discrétion… Voyons ! auras-tu le brasferme, l’œil juste, le cœur solide, s’il s’agit de frapper pour leservice du roi ?

– Pour le service du roi, oui,seigneur.

– Tu trembles ? fit Pedro Gil en serapprochant de lui.

– Seigneur, je ne suis pas un homme deguerre.

– N’as-tu du courage que contre tesproches ?

– Seigneur, le pauvre Beltran nous avaitfait tort dans la succession du drapier Trasdoblo, notreoncle ; j’avais du sang dans les yeux quand je portai cemalheureux coup. Dites-moi le nom de celui qu’il faut frapper pourle service du roi.

– Il n’a pas de nom, répondit PedroGil.

– Quel est son crime ?

– Il a conspiré contre don Philipped’Espagne.

– Que ses enfants soient maudits ?Est-il ici, à Séville ?

– Tout près de Séville.

– Qui me le désignera ?

– La main de Dieu : il viendralui-même se présenter à toi.

– Est-il jeune ?

– Entre les deux âges.

– Est-il noble ?

– Chez nous, il n’y a pour conspirer queles grands.

– Et… quand faudrait-il ?…

– Aujourd’hui.

– Sitôt, Vierge sainte ! Serai-jeseul ?

– Tu trembles trop. Tu auras unearmée.

Trasdoblo releva la tête, et un large soupirsoulagea sa poitrine.

– Et, reprit-il encore, où devrai-je merendre ?

– À ton devoir ordinaire ; n’est-cepas toi qui fournis la forteresse de Alcala de Guadaïra ?

– Si fait, seigneur.

– Tu y vas trois fois la semaine.

– Trois fois, seigneur.

– Et c’est aujourd’hui tonjour ?

– Seigneur, c’est aujourd’hui.

Il y eut un silence. Don Ramire avait peine àétouffer le bruit de son souffle dans sa poitrine oppressée.

Trasdoblo reprit :

– Ce sera sur la route ?

– Non, répondit Pedro Gil, n’interrogeplus, écoute. Le charnier où tu déposes ta viande est dans lapremière cour, en dedans des petits murs ?

– Exactement, seigneur, c’est là que nousabattons.

– Tu as la clef de la poterne qui donneentrée dans cette première cour ?

– Seigneur, de père en fils, nousl’avons, depuis cinquante ans.

– Tu peux m’introduire par là quatre oucinq braves déguisés en garçons bouchers…

– Y songez-vous, seigneur ? c’estdans la forteresse même ! On dit que la cellule du bon duc deMedina-Celi donne de ce côté…

– Il vous faudrait de l’artillerie,interrompit Pedro Gil, pour forcer la tour où le bon duc estrenfermé ; ne t’inquiète point du bon duc et réponds.

– Seigneur, je puis faire ce que vous medemandez en risquant ma tête.

– Si tu ne le fais pas, ami Trasdoblo, tatête sera coiffée du bonnet de flammes au prochainauto-da-fé : choisis !

– Je le ferai, seigneur… pour le servicedu roi.

Chapitre 3GUEUSERIES

Pedro Gil et son compagnon remontaient lecloître, don Ramire sortit à demi de son abri pour écouter mieux,car ils parlaient maintenant tout bas. Ramire contenait à deuxmains les battements de son cœur.

Il se disait, répétant les dernières parolesprononcées :

– « Pour le service duroi ! » Ce Pedro Gil a-t-il réussi à surprendre un ordrede la cour ? S’agit-il du père d’Isabel ? j’irai… j’iraijusqu’à l’Alcazar, je me jetterai aux pieds du souverain…

Trasdoblo demandait en ce moment à l’autrebout de la galerie :

– Si c’est pour le service de Sa Majesté,pourquoi a-t-on besoin d’un pauvre diable comme moi ?

– C’est là de la haute politique, amiTrasdoblo, répondit l’ancien intendant avec importance. Les roissont souvent trop cléments au gré des fidèles ministres qui lesentourent.

– Alors, dit vivement le boucher, cen’est pas pour le service du roi, c’est pour celui ducomte-duc ?

– Quel peut être l’intérêt d’Olivarez,sinon celui du roi ? fit Pedro Gil en haussant lesépaules ; tu devrais te rendre justice, ami Trasdoblo ;ces choses sont par trop au-dessus de ta portée. En tout ceci, tuas deux points à considérer : la récompense d’un côté, lapeine de l’autre. Si tu avais étudié à Salamanque ou ailleurs, jete dirais que tu es pris entre les deux cornes d’un dilemme. Larécompense est belle : je te garantis qu’avant un mois tuseras procurateur juré de la confrérie des bouchers de Séville… Lapeine est dure : elle ne se ferait pas attendre un mois, carle prochain acte de foi a lieu dans huit jours, et, commele pauvre Beltran était affilié, ton crime ressort du Très-SaintTribunal. Il faut choisir…

– Que Votre Seigneurie me donne sesinstructions, interrompit Trasdoblo d’un air sombre.

– Ton choix est sage. À quelle heureportes-tu d’ordinaire tes provisions à la forteresse ?

– Avant la grande chaleur, vers huitheures.

– Tu retarderas aujourd’hui tonvoyage : il faut précisément que tu sois à Alcala de Guadaïrapendant la méridienne ; je vais t’expliquer pourquoi. Leconspirateur dont nous nous occupons est un homme résolu ; nosespions ont découvert que ses amis lui avaient fait passer deslimes, des cordages, tout ce qu’il faut pour exécuter une évasion.M’écoutes-tu bien ?

Le boucher essuya la sueur qui découlait deson front.

– Par mon patron, oui, seigneur,répondit-il ; j’écoute et j’entends. Que voulez-vous que fasseun pauvre artisan comme moi, contre un gentilhomme brave, résolu,habile au maniement des armes, sans doute ?

– Poltron ! toi qui assommes untaureau d’un seul coup ! on te dit que tu auras des aides. Leconspirateur a limé les barreaux de sa cage ; tout estprêt…

– Ne serait-il pas plus simple, demandanaïvement Trasdoblo, de le changer de cellule, et de le mettre nucomme un ver, pour lui enlever les moyens d’essayer une nouvelletentative ?

Le seigneur oïdor fronça le sourcil.

– Tu es plus épais encore que je necroyais, ami Trasdoblo, gronda-t-il ; la meilleure cellule, ilfaut que tu le saches, s’appelle une bière ; mets dedansautant de limes que tu voudras, des échelles de soie et même celevier à l’aide duquel le savant Archimède prétendait ébranler lemonde, si la bière renferme un homme bien mort… comprends-tu ?Le vrai motif est celui ci : tant que cet homme vivra,l’existence de Philippe d’Espagne sera menacée. S’il travaille pourRichelieu ou pour Buckingham, pour don Juan de Portugal ou pour cesmarchands de toile des Pays-Bas, on l’ignore, et peu importe. Ilnous prête le flanc, nous frappons : quoi de plusnaturel ?

Trasdoblo secoua la tête en soupirant.

– Si seulement je n’étais pour rien làdedans, murmura-t-il, je fais serment que je n’y verrais point demal.

– En un mot comme en mille, continual’ancien intendant, nous prenons l’occasion aux cheveux. Au momentoù le conspirateur, plein d’espoir, atteindra la cour où se trouveton cellier…

– Mais, objecta le boucher, s’il prend unautre chemin ?

– Il ne prendra pas un autre chemin. Tut’élanceras hardiment à la tête de tes hommes en criant :Trahison !…

– C’est la nuit, fit observer encoreTrasdoblo, que les prisonniers s’évadent.

– Celui-ci s’évadera le jour. La nuit,les chiens basques sont lâchés dans les cours, tandis qu’à l’heurede la sieste tout dort, bêtes et gens. Juge si ce complot étaitourdi adroitement !… Aller songer à l’heure de lasieste !…

– Le fait est, dit le boucher, que jen’aurais pas pensé à cela.

– Cela seul peut te faire comprendrecombien ce malfaiteur est dangereux ; mais vous serez sixcontre un et il n’aura point d’armes ; les murs de la coursont hauts, impossible qu’il vous échappe !

– Cependant…

– Le cas est bien simple : s’il vouséchappe, je te promets, sous tel serment qu’il te plaira, qu’avantla fin de la semaine tu seras brûlé vif sur le parvis de lacathédrale.

À ce moment ils étaient tellement éloignés,que don Ramire entendait leurs voix comme un double murmure dominécomplètement par le bruit des danses, dans l’établissement si fortimposé de maître Galfaros. Ils ne revinrent point cette fois surleurs pas, Ramire les vit se donner une poignée de main, sans douteen signe de pacte conclu. Pedro Gil tourna l’angle du Sépulcre ets’éloigna rapidement, tandis que le grand Trasdoblo, la têteappuyée sur la poitrine, regagnait à pas lents la rueImpériale.

Ramire était seul de nouveau. Il resta uninstant comme accablé, puis une sorte d’éblouissement le prit. Ilse demanda s’il n’était pas le jouet d’un rêve.

Ramire était jeune. Il ne connaissait point lavie. Un seul fait pouvait le guider dans les circonstancesprésentes, c’est que, là-bas, en Estramadure, il avait entenduparler de Pedro Gil comme d’un traître, implacable ennemi desMedina-Celi, ses anciens seigneurs.

Le nom de Pedro Gil lui donnait tout d’un couple mot de l’énigme, et ce n’était pas cela qui l’embarrassait. Ils’agissait d’assassiner un prisonnier d’État à la forteressed’Alcala de Guadaïra, et le chef des assassins était Pedro Gil,dont la victime devait être le duc de Medina-Celi, prisonnierdepuis quinze années dans cette même forteresse.

Mais ce Pedro Gil devait agir pour le comptede quelqu’un.

Et toute cette trame se conduisait en dépit dela volonté du roi.

Que faire ? Le palais Medina-Celi étaitlà à deux pas. Fallait-il prévenir la duchesse ? Ce n’étaitqu’une femme, mais c’était une Tolède ; le sang des ducsd’Albe coulait dans ses veines ; elle était fille du grandGonzalve Penamacor, le Cid de l’Estramadure ; elle était lafemme de Herman Perez de Guzman, duc de Medina-Celi, le pluspuissant seigneur de l’Andalousie. À sa voix la moitié de Sévillese serait soulevée.

D’un autre côté, le roi était à l’Alcazar.Ramire avait eu déjà cette idée : parler au roi.

Mais Ramire était Espagnol et amoureux. Uneautre pensée devait germer dans l’exaltation de son cerveau :sauver le duc tout seul, comme le bon roi Pélage, dit-on, gagnaitles batailles.

Quel rêve pour un héros de vingt ans ! Lamain de Ramire pressa involontairement son épée et il se dit dansle confiant orgueil de sa vaillance :

– Je ne veux pas d’aide, j’ai mon amouret mon épée.

Sa taille élégante et robuste à la fois seredressa au choc de cet immense espoir. Tout son être frémissait dedésir : il aurait déjà voulu voir son épée flamboyer devantces six rapières ennemies.

Aucun renseignement ne lui manquait : ilsavait le lieu, l’heure, la forme que prendrait le guet-apens, lenombre des assassins. La seule difficulté qui se présentât, c’étaitla hauteur de ces murailles dont on avait parlé ; mais en cemoment, Ramire avait des ailes. Il n’y avait point, à son sens, demurailles assez hautes pour arrêter son élan vainqueur.

Pour ne point échapper aux bonnes habitudes desa nation, il dut bien adresser en ce moment quelque lyriqueprosopopée au balcon de sa maîtresse, au sommeil de l’innocence,aux parfums célestes de cette chambre où respirait son idole ;il dut même composer quelques vers, propres à être chantés sur laguitare, où les yeux d’Isabel étaient expressément comparés auxétoiles du firmament. C’est le terroir. Mais nous passerons cestendres chansons sous silence, pour dire que le calme vint, lecalme qui suit toute vigoureuse résolution, Ramire se mitfroidement en face de son audacieuse entreprise : il encombina les moyens, il en pesa le fort et le faible.

Après comme avant la réflexion, Ramire sedit :

– Je ne veux pas d’aide !

Il se roula dans son manteau, la tête appuyéecontre son pilier, le regard tourné vers cette croisée qui étaitpour lui la porte du ciel. Ce n’était pas la première fois quenotre Ramire dormait à la belle étoile. À force de regarder cettebienheureuse jalousie, ses yeux battirent, puis se fermèrent. Ilavait du temps de reste jusqu’à l’heure de la sieste.

Quand le visiteur de nuit revint, au son deshorloges, frapper aux carreaux du seigneur Galfaros pour leverl’impôt du plaisir, il ne vit point cette masse sombre, faisantcorps avec le sombre pilastre. Il passa, jetant aux échos endormisson cri paisible et monotone.

Ramire était déjà dans le beau pays dessonges. Il voyait Isabel qui pleurait et qui souriait sur le seinde son père.

Les heures de nuit cependant s’écoulaient.

L’aube vint nuancer peu à peu les objetsenvironnants, comme ces premiers fils d’argent qui éclairent troptôt l’ébène des noires chevelures.

Les étoiles pâlirent au zénith. Le dôme deSaint-Ildefonse eut un instant ces teintes fondues de la nacre deperle, où le gris, le rose et le violet se mêlent, se glacent etchangent sous le regard surpris. La girouette dorée brillafaiblement. Puis les lignes orientales de la maison de Pilatesortirent du noir, montrant successivement toutes les bizarresgrandeurs de cette architecture transplantée des saints lieux parle fameux aïeul des Medina, don Alonzo Perez de Guzman, premiermarquis de Tarifa.

C’était bien la maison de Pilate telle que lepieux et vaillant marquis l’avait vue à Jérusalem, lors de sonpèlerinage. En face, et toujours sur ses terres, il avait faitconstruire une autre maison pour son fils aîné. Au fond de lapremière cour se trouvait une reproduction du Saint-Sépulcre. Labranche de Medina-Celi avait été proscrite et dépossédée, au profitde Medina-Sidonia, sous Philippe Ier. La maison duSépulcre, tombée en des mains étrangères, subissait cet incroyabledestin de servir à une industrie difficile à préciser dans nosmœurs françaises : ceci à quelque cent pas des bureaux dusaint office, si chatouilleux d’ordinaire pour tout ce qui, de prèsou de loin, touchait à la religion.

La clôture mauresque datait de la dominationarabe. La maison du Sépulcre avait été bâtie sur l’emplacement desbains du sérail d’Aben-Maleh.

La place de Jérusalem devait son nom à cesdeux fondations du marquis de Tarifa, la maison de Pilate et leSépulcre.

Notre beau Ramire dormait encore, quand lepremier rayon du soleil fit éclater les aigrettes écarlates quis’élançaient des massifs de cactus sur la terrasse du palais deMedina-Celi. La place était toujours déserte. L’établissement demaître Galfaros ne chantait plus. Saint-Ildefonse, étalant au boutde la place ses rotondités de mosquée, n’avait point encore tintéle premier appel de ses cloches, bien que ce fût le matin d’undimanche.

Au moment où le campanile doré de la vieillebasilique, après avoir grondé sourdement, commençait à sonner cinqheures, des bruits confus se firent entendre dans la rue desCaballerizas. C’étaient des voix joyeuses, dominant des pas dechevaux et des roulements de charrettes. Bientôt s’établit autravers de la place le passage d’une véritable caravane. Lespaysans de la campagne de Séville avaient profité de l’ouverturedes portes et conduisaient leurs denrées au marché.

C’étaient des légumes de toutes sortesentassés dans des baquets ou portés à dos d’homme, de hautespyramides de pastèques, de grenades, d’oranges et de limons, desfruits vermeils, des raisins gros comme ceux de la Terre promise,des dattes de la frontière africaine, des bananes et des pommesd’amour.

Les chevaux et les mules avaient leurscaparaçons de fête ; les hommes et les femmes portaient leurtoilette des grands jours. Plus d’un majo coquet donnait le bras àsa maja endimanchée ; quelques couples dansaient la manchegale long du chemin.

En même temps, non plus d’un seul point, maisde toutes les rues avoisinantes, d’autres groupes débouchaient. Iln’est à Séville pour se lever matin que les paysans et les gueux.Les gueux se montraient aussi empressés que les paysans.

On les voyait se glisser prestement le longdes maisons et courir vers l’église, où ils retenaient leurs placesdes deux côtés du perron.

À peine prenaient-ils le temps de tendre lamain en passant aux marchands de fruits et de légumes, qui segardaient bien pourtant de refuser la caridad afin d’avoirbonne chance au marché.

Pendant un quart d’heure environ, ce fut surla place de Jérusalem un bruit, une animation, une cohue. DonRamire ne s’éveillait point. Son rêve était obstiné. Villageois etvillageoises lançaient au dormeur force quolibets ; rien n’yfaisait. La fatigue de Ramire tenait bon contre toutes cesespiègleries.

Au perron de l’église, il y avait des cris etdes horions. La confrérie des gueux d’Andalousie était régie,depuis « le grand Gafedado » qui florissait sous PhilippeIII, par des lois très sévères. Mais à quelle société les loisont-elles jamais manqué ? Les Institutes du « grandlépreux » avaient le sort de celles qui ont fait la gloire del’empereur Justinien. On les prisait fort, on ne les exécutaitpoint. Les gueux du bon temps se plaignaient amèrement de cettedécadence : on les traitait de barbons, et tout était dit.

Seule au monde, cette vertueuse république deLacédémone sut allier la filouterie organisée au saint respect desvieillards.

Là-bas, vis-à-vis du portail clos de l’antiquemosquée, toutes les infirmités humaines étaient aux prises.Manchots, boiteux, culs-de-jatte, paralytiques, aveugles, etc. sedisputaient les meilleures places aux degrés du perron. Si leGrand Lépreux, du haut de l’empyrée, voyait en ce momentles discordes intestines de sa famille, il devait être fort humiliéde ce spectacle. Ce n’était entre confrères qu’injures etbourrades. Les manchots frappaient des deux mains, les boiteuxlançaient de sincères coups de pied, les paralytiques couraient enbrandissant leurs béquilles. Il y avait un grand coquin pourvu detrois ulcères à vif, deux sur une jambe, un sur l’autre, qui ruaitcomme un cabri enragé.

Les gens du marché regardaient cela, riaientet passaient. En Espagne, on ne s’indigne point des ruses de lamendicité. Il faut que tout le monde vive.

Quand la dernière voiture de légumes tournal’angle du parvis, nos gueux étaient à peu près installés. On ne sedisputait plus qu’entre retardataires du second rang. La passion nes’en mêlait plus. Chacun s’occupait déjà de réparer le désordre desa toilette : vous eussiez dit des comédiens en loge. Ceux quiavaient le bonheur de s’échelonner sur les degrés du perrondonnaient une décente tournure à leurs haillons, et se frottaientle visage de safran pour simuler la pâleur maladive ; d’autresmettaient une couche d’ocre rouge à leurs ulcères ; d’autresresserraient les courroies qui forçaient leurs bras ou leurs jambesà prendre des directions contre nature.

Il y avait une raison ici pour que la guerrecivile fût promptement apaisée. Saint-Ildefonse était du nombre deséglises interdites aux femmes. On sait que les femmes dans lesbagarres, ne jouent le rôle de Sabines que par exceptionformelle.

Ce serait assurément, au théâtre, une choseeffrayante et burlesque à la fois qu’un lever de rideaureprésentant le perron d’une église andalouse vers la fin duXVIIe siècle. Beaucoup d’écrivains ont dessiné cetableau, mais quiconque tient une plume est taxé d’exagération. Lecrayon vigoureux de Callot lui-même inspire plus de curiosité quede confiance. Ce qu’on ne voit plus, pour la majorité des hommes,n’a jamais existé.

On crierait, selon toute probabilité, àl’invraisemblance, si quelque imprésario audacieux présentait aupublic cette pochade effrontée. On prononcerait le fameuxanathème : c’est forcé ! De par décision sansappel du parterre éclairé, la chose serait déclarée malséante,controuvée, impossible.

Malséante, je ne dis pas non ; maisimpossible ! Le pinceau et la plume nous ont laissé destémoignages irrécusables. Notre immortel Lesage a gazé la rudessedes descriptions espagnoles. Non seulement il n’a rien exagéré,mais encore il est resté bien au-dessous de la vérité.

Nous pensons qu’il a fait sagement en ceci, etnous n’essayerons point de reproduire au naturel l’amasd’immondices vivantes, la cascade de plaies, la cohue de misèresfantastiques et terribles qui grouillaient sur les degrés deSaint-Ildefonse. L’intérêt de notre récit est ailleurs. Nous dironsseulement au lecteur ; Une fois au seuil de ce sujet, sibizarres que soient vos imaginations, si fou que devienne votrecauchemar, ne craignez rien, allez toujours, vous ne risquez pointd’inventer une grimace, une contorsion, une gangrène, une agonie.Les gueux andalous avaient atteint les extrêmes limites dupossible. C’étaient les virtuoses de la mendicité. Après eux ilfaut tirer l’échelle.

On avait encore une heure à attendre jusqu’àl’ouverture des portes pour l’office du matin. Quelques-unss’arrangèrent pour dormir ; d’autres entamèrent l’entretien.Si vous avez jamais assisté à ces queues qui s’établissent de nuità la porte de certaines banques célèbres, à la veille d’une grandesouscription d’actions, vous pouvez vous faire une idée de latranquillité soudaine qui succédait à la récente agitation.Là-dedans tout est logique. On se bat tant qu’il y a quelqueavantage à conquérir ; mais, dès que les rangs sont légalementfixés, la paix est faite.

– Escaramujo, mon fils, dit un vieillardà barbe vénérable, dont les regards fixes et ternes jouaient lacécité à s’y méprendre, ton manteau est trop neuf, et l’on voitpercer le col de ta chemise : ce sont là de mauvaises façons.Ton père était mon ami, je te dois mes conseils.

– Je reçois vos conseils avec tout lerespect qui vous est dû, Gabacho, notre ancien, répondit un jeunehomme maigre et haut sur jambes, qui s’était coupé le bras en lefourrant sous le corps de sa veste ; mais vous appartenez àune école un peu surannée ; vos méthodes ont vieilli ;nous autres, nous sommes les gueux de l’avenir !

Il se drapa dans son manteau, que le vénérableGabacho trouvait trop neuf, et qui était une honteuse guenille.

La partie la plus jeune de l’assemblée fitentendre un murmure approbateur.

– Je suis de l’école du grand lépreux,notre père et notre seigneur, répliqua le vieux Gabacho, non sansémotion ; je suis de l’école qui fit la gloire et le profit denotre confrérie. Avec nos méthodes que vous appelez surannées, vousautres freluquets, prétendus novateurs, j’ai vu le temps où jerapportais chaque soir quatre ou cinq écus à ma Brigida. Enfaites-vous autant, Caparrosa, Domingo, Palabras, Raspadillo, ettoi – même, Escaramujo ? Je vous le demande.

Caparrosa était bien plus faraud encore que lebel Escaramujo. Il portait un justaucorps de soldat de couleurbleue, raccommodé avec de larges pièces de toile jaune. Il avaitdes bottes à retroussis ressemelées de vieux linge, et un sombrerosans fond dont les bords étaient presque tout neufs.

Il était de la classe des gueux sans infirmitéapparente : il faisait le poitrinaire avec succès. Domingoétait mulâtre. Il portait à la poitrine un chapelet de quinzecicatrices faites par la main barbare d’un commandeur. C’était unevictime des blancs.

Palabras, ou mieux don Manoël, était ungentilhomme. Comme d’autres mendiants ont un violon ou uneserinette, il avait l’histoire de sa noble famille pour exciter lapitié des passants.

Escaramujo n’avait pas son pareil pour tirerl’écume de ses gencives et simuler d’affreuses attaquesd’épilepsie.

Raspadillo, muet de naissance, avait pourindustrie de montrer aux âmes charitables sa bouche démesurémentouverte en poussant des cris inarticulés.

Caparrosa. Domingo, Palabras, Raspadillo,Escaramujo sourirent avec suffisance et promenèrent leurs regardsvaniteux sur la foule des estropiés, des ulcéreux, des déformés detout genre qui les entouraient.

– Quel est notre but ? demanda levieux Gabacho ; exciter la compassion, n’est ce pas ?

– Sans doute, sans doute, répliquaEscaramujo, qui passa sa main souillée dans ses cheveux plats etgras, mais s’il se joint à la pitié un sentiment plus tendre, quelmal voyez-vous à cela ?

Tous les vieux éclatèrent de rire. Caparrosamit son chapeau sans fond de travers ; Domingo prit un airterrible, et Raspadillo, le muet, prononça d’une voixclaire :

– Je conçois qu’à votre âge, avec vostraditions usées et vos habitudes un peu repoussantes, vous necomptiez que sur la pitié, ô mes respectés compagnons ; maisnous, pourquoi vouloir que nous mettions de côté les avantages dontla nature nous a doués ? S’il passe une jeune senora, elle sedétournera de vous pour admirer dans ma bouche ouverte l’ivoire demes trente-deux dents.

– Ou le musculeux relief de ma poitrine,ajouta Domingo.

– Ou la dignité de ma tournure, déclamaPalabras. Combien de fois duègnes et jolies dames ont murmuré à monaspect : Ce don Manoël ne peut pas perdre ses grands airsd’hidalgo !

Caparrosa fit un geste de la main pourréclamer le silence.

– À quoi bon se vanter soi-même ?dit-il, Je ne parlerai ni de mes avantages personnels, ni de mestalents. Je suis le plus habile, cela me suffit. Cessez vosreproches, croyez-moi. Nous vous abandonnons vos plaies et toutl’attirail humiliant de vos infirmités. Ce n’est pas absolumentmauvais, mais cela vieillit. Nommez-moi une chose qui soitéternelle ici-bas. L’école nouvelle, sans repoussersystématiquement les anciens moyens, apporte à la confrérie desaméliorations, des perfectionnements. Nous savons bien qu’aucunevérité ne conquiert à son début le droit de bourgeoisie ; maisle temps, Dieu merci, sanctionne toutes les grandes découvertes.J’en appelle au temps et à la justice de nos neveux !

Il dit, et drapa avec grâce, autour de sesépaules déguenillées, les lamentables loques de son manteau. Lavieille école possédait peu d’adorateurs. Mazapan, leparalytique ; Gengibre, voué à l’ulcère banal etrudimentaire ; Jabato, estropié du bras droit et de la jambegauche, tous ceux en un mot, qui se cramponnaient à l’enfance del’art, protestèrent par leurs murmures.

Gabacho, vaincu dans cette lutte d’éloquence,s’écria :

– Nous verrons si le saint Esteband’Antequerre souffre cela.

– S’il ne le souffre pas !… commençaCaparrosa d’un ton provoquant.

– Ô mes amis ! interrompit un trèsbeau gueux à longue barbe blanche, au lieu de vous quereller,écoutez les avis de ma sage expérience.

Celui-ci était le modérateur, le trait d’unionentre les écoles rivales. Par son âge, il appartenait à la jeunegueuserie, par le rôle qu’il avait adopté, il faisait partie desanciens. Il avait une trentaine d’années ; il était centenairede son état. Il avait su se donner avec un tact admirable toute laphysionomie d’un patriarche courbé sous le poids de ses jours.

– Dans tous les pays, continua-t-il sansrire, on a coutume de respecter la vieillesse. Quand j’étais jeune,je vous le dis, les hommes étaient meilleurs, et les cordons deleur bourse se lâchaient pour un oui ou pour un non. Le métier seperd, vous le savez aussi bien que moi ; notre art est endécadence, et, au lieu des quatre ou cinq écus dont parlait tout àl’heure notre frère Gabacho, nous avons bien de la peine àrapporter chaque soir dans nos familles quelques misérablescuartos. On a prononcé devant vous le nom du saint Esteband’Antequerre, illustre dans toutes les Espagnes. Ce personnage trèséminent a bien voulu consentir à devenir notre roi, en remplacementdu saint Ignaz Mendez, notre dernier chef. Dieu soit loué !mais qu’il ne trouve point notre confrérie rongée par desdissensions intestines ! Mère du Sauveur ! ne sommes-nouspas assez persécutés par les païens ? Ne savez-vous point quece mécréant de premier ministre veut chasser de Séville tous lesmendiants avec ou sans besace, tous les pèlerins à bourdon et àcoquille, tous les vagabonds, pour employer ses expressionsméprisantes et maudites ? Ne savez vous pas cela ?

Un grand murmure suivit ces paroles.

– De quoi se mêle-t-il ? grondaEscaramujo.

– A-t-il deux cœurs, dont un dans sacassette ?

– A-t-il la peau doubléed’acier ?

– S’attaquer à un corps constitué depuistrois cents ans !

– Avec licence du saint-office, del’hermandad et de la couronne !

La couronne était placée la dernière. Cesgueux ne manquaient pas de flair politique.

– Ô mes chers amis ! reprit lecentenaire Picaros, vertueux et prudent comme Nestor, ce premierministre ne manque pas d’audace. Pour résister aux tentativesséditieuses qu’il médite contre nos privilèges et fueros, il fautun roi fort à la tête d’un peuple uni. On dit que le saint Estabanest une bonne tête ; beaucoup d’entre vous doivent leconnaître.

– Moi ! fit le vieux Gabacho, jel’ai vu tout jeune mendier en la ville de Medina-Sidonia, vers letemps où je devins l’époux de ma Brigida. Toutes les escarcelless’ouvraient à sa voix déchirante.

– Moi ! fit aussi Caparrosa, chef dela jeune école ; il est bel homme et plait aux dames.

– Il faisait le soldat invalide à Cadixen 38, ajouta Mazapan, le paralytique ; si vous l’aviezentendu raconter ses campagnes de Flandres !

– À San Lucar, en 39, reprit Domingo, jefus obligé de quitter la ville, parce que le superbe Estabanportait, comme moi, la casaque du matelot. Il fallait ouïr sesvoyages, ses tempêtes et ses traverses dans le pays descannibales !

D’autres parlèrent encore, et ce fut unconcert unanime de louanges. Ceux-ci l’avaient connu, estropié desdeux jambes par suite du grand incendie de Grenade en 1633 ;ceux-là lui avaient vu le poignet droit coupé par la barbarie desMaures de Tanger ; tous avaient ouï parler de quelque miracleaccompli par lui dans la gaie science de la gueuserie ; tousavouaient avec enthousiasme sa glorieuse supériorité. Il n’y avaitde différence qu’entre les appréciations concernant sa personnephysique. La plupart de ceux qui l’avaient vu n’étaient pointd’accord entre eux : les uns l’avaient vu vieillard, lesautres, jeune homme. Raspadillo le voulait petit, Domingo affirmaitqu’il était de très haute taille, Gabacho le représentait fluet,Caparrosa soutenait qu’il possédait une fort honorablecorpulence.

– Ô mes amis ! conclut le centenairePicaros avec sa sagesse ordinaire, c’est qu’il joint à ses autrestalents l’art d’un grime tout à fait supérieur. Moi aussi, je leconnais. Que n’est-il parmi nous pour calmer nos inquiétudes et nosterreurs ! Nous l’attendions hier ; il n’est point venu.Dieu veuille que la journée qui commence ne s’achève point sans quenous fêtions son heureuse arrivée !

Pendant que ces graves paroles étaientéchangées entre pères conscrits dans l’assemblée des gueux, lajeunesse moins prévoyante, méprisant les positions sédentairesoccupées par les anciens échelonnés sur le perron deSaint-Ildefonse, la jeunesse pelotait en attendant partie.Maravedi, le gamin rachitique, jouait aux billes avec Plizon,l’encéphale, dont la tête se grossissait de trois livresd’étoupe ; Barbilla, l’innocent, sautait le mouton encompagnie du jeune Cornejo, qui savait déjà tomber du haut mal.Quelques adolescents remuaient les dés sur le pavé ; d’autresenfants, plus petits, roulaient joyeusement leurs haillons dans lapoussière.

Il arriva que Maravedi aperçut don Ramireenveloppé dans son manteau et dormant au pied de son pilier. À cetâge le sommeil est bon, si dur que soit le lit où l’on repose, siinquiétantes aussi que puissent être les préoccupations del’esprit. Don Ramire avait gardé sa position première. Sa faceétait tournée vers le balcon d’Isabel, qui sans doute avait eu sondernier regard.

Son manteau seulement s’était dérangé etdécouvrait entièrement son visage. Il souriait à quelque rêve.C’était une bonne et belle figure, très franche, un peu naïve même,et dont les traits, déjà mâles, gardaient je ne sais quellearrière-nuance de douceur enfantine.

Maravedi lâcha ses billes et se coula le longde l’arcade mauresque. Il vint jusqu’au pilier dont la base servaitd’oreiller au dormeur.

– Holà ! cria-t-il, voici ungentilhomme qui va étrenner notre matinée !

En un clin d’œil, deux douzaines de gueuxfurent sur pied.

– Les places tiennent-elles ? fut-ildemandé.

– Les places tiennent.

C’était un contrat. Les heureux qui étaientaux premières stalles laissèrent une croûte de pain, un lambeau den’importe quoi, pour témoigner de leur possession, et l’assembléesuivant la jeunesse longea clopin-clopant la maison duSépulcre.

– Un gentilhomme, cela ! s’écriaPalabras avec mépris.

– Un mendiant plutôt, dit Gabacho enarrivant auprès de Ramire.

– Son manteau ne vaut pas trois pecetas,mes amis ! fit Picaros Nestor, qui toucha l’étoffe enconnaisseur.

– Quelle tenue ! ajouta le fierCaparrosa.

Et le galant Escaramujo :

– Celui-là ne nous fera pas de tortauprès des senoras de Séville.

– Et cependant, fit observer Raspadillo,toujours aimable, bienveillant et coquet, si vous donniez un coupde fer à ces cheveux, un coup de brosse à ce pourpoint, il neserait pas mal, ce jeune pataud d’Aragonais !

Tous les Espagnols ont la marotte dereconnaître à la simple vue la provenance exacte d’uncompatriote.

– Il est trop grand pour un Aragonais,décida Gabacho ; c’est un Galicien.

– C’est un Castillan du haut enbas !

– Il n’est pas assez maigre pour unCastillan, riposta Escaramujo ; voyez son col ; il esttrop blanc ; c’est un Basque.

– Il est trop découplé pour un Basque,c’est un Catalan.

– Un Portugais plutôt !

– Allons donc ! trancha Caparrosa,ne reconnaissez-vous pas le Murcien à ce nez droit, à cettebouche !…

– Ô mes amis ! je pencherais àcroire que ce jeune aventurier est un Léonais, s’il n’a pascependant reçu le jour dans la Navarre.

Ainsi parla le centenaire Picaros. Maravedis’écria :

– Il faut savoir cela et lui épousseterles reins avec nos gaules, s’il vient pour nous faireconcurrence.

Le manteau de Ramire cachait son épée. Nosgueux, se voyant cinquante contre un, étaient animés d’un courageextraordinaire : ils se sentaient d’humeur plaisante ce matin.Ce ne fut qu’un cri :

– Éveillons le drôle !éveillons-le !

Ramire s’agita légèrement dans son sommeil, etnos gueux de rire :

– Une paille ! dit Escaramujo.Maravedi, chatouille-lui l’oreille.

Maravedi, Plizon, Cornejo, Barbilla et lesautres gueusillons se mirent aussitôt à ramasser sur le pavé lesbrins de paille tombés des charrettes. Ils revinrent tous ensemblearmés de longues tiges, et entourèrent le dormeur. On faisaitsilence. Maravedi s’empara d’une oreille, Barbilla prit l’autre,Plizon et Cornejo, présentant leurs fétus aux narines de Ramire,commencèrent à le chatouiller doucement.

En conscience, ce jeu eût été plus sûr avecl’honnête Bobazon endormi là bas, sous la voûte, près de lafontaine.

Ramire eut deux ou trois petites convulsionsqui réjouirent fort la galerie ; puis s’éveillant tout à coup,il ouvrit les yeux et bondit sur ses pieds comme un ressort qui sedétend.

Les gueux reculèrent au seul éclair de sesyeux. Le regard du jeune drôle, comme ils l’appelaient,leur ôtait toute envie de savoir s’il était de Galice, de Navarreou bien d’ailleurs.

Dans ce premier moment de trouble, Ramireporta la main à son épée. Aussitôt tous les chapeaux furent tendus,tous les corps se contournèrent, chacun était à son rôle.

Ramire se vit entouré d’un cercle de boiteux,de manchots, d’aveugles et de paralytiques. Les enfants eux-mêmesétaient chargés d’effrayantes infirmités.

Et tout ce peuple d’invalides entonna en chœurune lamentable plainte.

– Seigneur cavalier, ayez pitié d’unmalheureux privé de la vue ! disait Gabacho.

– La charité ! criaient Mazapan etGengibre.

Le muet Raspadillo ouvrait une énorme bouched’où sortaient des sons inhumains.

Caparrosa toussait à l’écart, tenant à deuxmains sa poitrine déchirée.

Domingo gémissait en langage créole.

Escaramujo écumait et grinçait sur lepavé.

– Ô mon noble ami, chantait Picaros,donnez un morceau de pain à celui que la colère de Dieu tient troplongtemps en captivité sur la terre. J’ai connu peut-être le pèrede votre aïeul ; secourez mon grand âge : hier, j’entamaipar la prière et le jeûne ma cent treizième année.

Il était courbé, maintenant, ce Nestor ;sa barbe blanche balayait son nombril ; ses pauvres jambestremblotaient. Vous eussiez été tenté de dire en le voyant :Ce bon père paraît encore plus que son âge.

Gabacho racontait comment il avait perdu lavue par le feu du ciel ; Jabado, en équilibre sur sa bonnejambe, montrait, de la main gauche, la balle hollandaise qui luiavait enlevé le bras droit. Don Manoël Palabras récitait le poèmedes malheurs de sa famille ; Maravedi, contourné en Z ;Plizon, tenant à deux mains sa tête monstrueuse ; Barbilla,riant son rire idiot ; Cornejo, sautant comme une carpe etsingeant les convulsions de la danse de Saint-Gui, poussaientd’affreux glapissements.

– Seigneur cavalier, pitié pour unemisérable créature !

– Paralytique depuis quatorze ans,seigneur cavalier !

– Cent treize ans d’âge, ô mon très nobleami !

Et des cris et des sanglots, et des plaintesqui poignaient le cœur.

Au lieu de dégainer, Ramire se boucha lesoreilles.

Puis, ayant détaillé du regard toutes lesépouvantables détresses qui grouillaient autour de lui, il pritsous son pourpoint un boursicot de cuir, hélas ! plat comme ungâteau de maïs grenadin, et dit avec une sincèrecompassion :

– Par saint Jacques, patron de mon vénérépère, je suis pauvre comme Job, mais en voici qui ont l’air encoreplus pauvres que moi ! Mes camarades, je ne peux pas vousguérir de vos infirmités, mais j’ai quatre pistoles d’or dans mabourse, et je les partagerai avec vous.

Chapitre 4LE PARVIS DE SAINT-ILDEFONSE

Dans les classes les plus avilies, il restetoujours un atome de sens moral. Si petit qu’il soit, et engourdique vous le vouliez supposer, cet atome peut être mis en mouvementau choc de certaines émotions. Le cœur des bandits vibre pour lecourage ; l’âme d’un mendiant émérite peut tressaillir aucontact de la générosité.

Ne vous étonnez pas trop : ils envivent.

Nos gueux de Séville n’avaient absolument rienespéré de ce pauvre beau garçon, dont le costume n’annonçait rienmoins que l’opulence. Ils l’avaient pris d’abord pour un hommequ’on pouvait berner impunément ; puis, désabusés tout à couppar le clair et vaillant regard qui avait jailli comme un feu de sapaupière ouverte, ils s’étaient attendus à une grêle de coups deplat d’épée.

La comédie qu’ils venaient de jouer n’avaitqu’un but : se garer du châtiment mérité. Chaque animalpoltron se sert instinctivement des armes qui sont à sonusage ; le lièvre court, le porc-épic hérisse ses dards, lebélier tend ses cornes, le putois lâche, en prenant la fuite, cegaz asphyxiant que la nature lui a donné en guise de bouclier. Nosgueux faisaient comme le putois, comme le lièvre et comme lehérisson : ils se défendaient. Ce concert de lamentablesantiennes est l’arme des gueux.

Quand ils virent le jeune étranger entr’ouvrirson pourpoint trop mûr et tirer cette pauvre escarcelle efflanquée,je vous le dis, ils eurent honte et remords. Pour la première fois,les trois quarts d’entre eux eurent la velléité de refuserl’aubaine. Tous ensemble, ils cessèrent leurs cris et se mirent às’entre-regarder d’un air sournois.

Ramire tendait ses deux pièces d’or.

Personne n’avançait pour les prendre.

– Eh bien ! dit-il en souriant,avez-vous peur de moi, mes pauvres gens ?

Personne encore ne bougea.

Le rouge monta au front de Ramire.

– Tête-bleu ! gronda-t-il, pris toutà coup par un soupçon ; est-ce mon habit ? Les coquinsauraient-ils compassion de moi ? Prenez, mes drôles, prenezvite, ou gare à vous !

Ses sourcils étaient froncés. Il y avait unemenace si naïve dans sa prunelle allumée, qu’un mouvement de reculse fit parmi les gueux. Seul, Picaros, à qui son âge avancé donnaitun aplomb considérable, avança d’un pas et tendit sa main dont lacouleur ne se peut dire.

– Ô mon illustre et sensible enfant,prononça ce Nestor des mendiants andalous, ne vous méprenez pointsur le sentiment qui nous anime. Nous sommes surpris de tant demagnanimité, voilà tout. Les riches habitants de cette capitale nenous ont point habitués à tant de munificence. Si vous êtes unprince déguisé, nous saurons respecter votre incognito.

Ramire secoua la tête en souriant.

– Ô mon cher et illustre bienfaiteur,reprit Picaros, si vous n’êtes pas un prince, il faut s’en prendreuniquement au hasard de la naissance ; vous méritiez del’être. Loin de refuser vos dons, nous garderons vos pistoles commedes reliques…

– Ah çà ! demanda aussitôt Ramire,si vous parlez de mettre ainsi des écus sous cloche, vous ne mourezdonc pas de faim ?

Pour d’autres, la question aurait pu êtreembarrassante ; mais Picaros leva en l’air son vieux sombrerobattu par la tempête, et agita ses bras en criant :

– Vive le très illustreétranger !

Aussitôt le ciel fut obscurci par les débrisde chapeaux qui voltigèrent en tourbillonnant, et cinquante voixrépétèrent en chœur :

– Vive le très illustreétranger !

Après quoi, les gueux se retirèrent àreculons, saluant de trois pas en trois pas avec un trèsremarquable ensemble.

Parmi les saluts qui furent prodigués à cetteoccasion, il faut citer ceux de la nouvelle école. Tandis queGabacho et les vieux élèves du Grand Lépreux dessinaientdes révérences un peu surannées, Escaramujo, Raspadillo, Palabras,Caparrosa, s’inclinaient chacun selon sa fantaisie, en novateurshardis qu’ils étaient, et le mulâtre Domingo, levant ses deuxindicateurs à la hauteur de ses oreilles, tournait sur lui-même envrai Congo qu’était son père.

Le premier son de cloche appelant les fidèlesà l’office du matin ébranla le vieux clocher de Saint-Ildefonse.Comme si elles eussent répondu à cette voix, deux ou troisservantes andalouses, court-vêtues et cachant à demi leurs formesrebondies sous la pèlerine de dentelle, sortirent de la maison duSépulcre, dont toutes les portes étaient restées closesjusqu’alors. Leurs cheveux abondants étaient emprisonnés dans larésille de soie, et toutes les trois portaient sur l’oreille unecocarde rouge en l’honneur du comte-duc, que le seigneur Galfaros,leur maître, plaçait en tête de ses puissants protecteurs.

Elles apportèrent de petites tables rondesqu’elles dressèrent sur pliants le long de l’arcade mauresque, etdes escabelles montées sur un seul pied, dont la tige étaitterminée par un lourd triangle de bois massif.

Elles étaient accortes et toutes frétillantes,ces jolies filles, malgré leurs yeux gros de sommeil.

Les gueux regagnaient leur poste. On entendaitjouer les barres de fer qui appuyaient à l’intérieur la grandeporte de l’église. Quelques jalousies se relevaient çà et là auxfaçades des logis voisins, mais tout semblait dormir encore dans lamaison de Pilate.

Ramire jeta un regard de ce côté, au lieu derépondre aux œillades agaçantes des trois Andalouses, qui s’étaientfait part déjà de cette observation que ce beau cavalier n’avaitpas l’air de cacher dans ses poches tous les trésors duNouveau-Monde. D’instinct, Ramire avait drapé son manteau etredressé sa taille gracieuse. Ce fut peine perdue. Rien ne semouvait derrière la jalousie toujours baissée d’Isabel.

Ramire sentait son estomac. Les Andalouses luiavaient déjà demandé d’un air engageant et flatteur s’il ne luifallait point à déjeuner. Avant de prendre son repas, il pensaqu’il était bon de faire un peu de toilette, car de minute enminute cette chère jalousie pouvait se relever.

Ramire gagna la voûte sous laquelle lesronflements de Bobazon faisaient l’effet d’un orgue. Les chevauxn’avaient pas bougé. Bobazon n’avait fait qu’un somme. Il nes’éveilla qu’au troisième coup de pied de son maître.

– Oh ! oh ! dit-il en sefrottant les yeux, les nuits sont courtes en ce pays. J’ai idée queje casserais bien une croûte, seigneur Mendoze.

Ramire lui mit la bride des deux chevaux dansla main, et le mena par le bras jusqu’à l’entrée de la rue.

– Vois-tu cette enseigne ? luidemanda-t-il.

– Une tête sur un plat, commençaBobazon ; ils donnent à manger là-dedans ?

– Saint-Jean-Baptiste ! c’est unehôtellerie. Voilà douze réaux pour notre déjeuner à tous les trois.À quelque heure du jour que je me présente, il faut que je trouvemon cheval prêt.

Jusqu’à ce moment, la singulièrereprésentation qu’il avait eue à son réveil laissait un peu detrouble dans ses idées. Cependant le souvenir de ce mystérieuxentretien qu’il avait entendu cette nuit sous l’arcade mauresquelui revenait peu à peu. Il reprenait conscience de l’aventure qu’ilavait résolu de tenter.

– Et votre Seigneurie ne vient pas avecmoi ? demanda Bobazon.

– À tes chevaux, et attends !

Telle fut la réponse de don Ramire, quiparlait ferme quand il voulait, malgré son vieux manteau et sonjustaucorps à l’ancienne mode.

Bobazon s’éloigna. Il tenait réellement plusau déjeuner qu’à la compagnie de son jeune maître.

Ramire revint vers la fontaine et s’y baignale visage. Il fit ses ablutions de son mieux, brossa son pourpointet ses chausses tant bien que mal, nettoya ses bottes, secoua sonmanteau et lustra son feutre en ayant soin de disposer la branchede myrte de façon à cacher les principales injures du temps.Ensuite il rejeta en arrière à l’aide de ses dix doigts, ce peignequi ne manque à personne, la magnifique abondance de ses cheveuxnoirs comme le jais.

Cela fait, il se mira un peu dans la fontaineet rougit légèrement, parce qu’il n’avait pu s’empêcher de sourireà la fière beauté du visage que la clarté de l’eau luirenvoyait.

Sa toilette était achevée, son manteau bouclé,son feutre à sa place.

– Holà ! mes belles ;s’écria-t-il en revenant vers les tables, me voici prêt àdéjeuner.

Il préférait cet endroit à l’hôtellerie deSaint-Jean-Baptiste, à cause de cette bienheureuse fenêtre dont lajalousie montrait, juste en face de lui, ses planchettes toujoursimmobiles.

– Qu’elle reste ou qu’elle sorte, sedisait-il, je la verrai. Sa vue seule m’inspirera ce que je doisfaire.

– Que faut-il servir au seigneurcavalier ? demandèrent les servantes andalouses, qui étaientaccourues toutes les trois à la fois.

Elles appuyaient leurs mains sur la table etpenchaient leurs souriants visages autour du sien.

– La première chose venue, réponditRamire.

– Qu’entend Sa Seigneurie par la premièrechose venue ? Un pâté de France ? Une belette musquée aumostillo ?

Dolorès montra ses belles dents blanches pourrespirer ; Mariquita l’interrompit :

– Sa Seigneurie n’a pas l’air d’un juif,oh ! non ! dit-elle ; lui servira-t-on la dentellede jambon de Minorque ?

– Les lombes de chevreau à lacomte-duc ? ajouta Juana, la troisième servante.

Et toutes ensemble :

– Des œufs neigés aux mille fleurs,plutôt ? Un pot-pourri de petits pieds ? du cuescos deTanger ?

– Une soupe à la bière, reprit Dolorès,si Sa Seigneurie vient de Flandre ?

– Du caviar, si le cavalier vient deHollande ?

– Des goujons du Guadalquivir ? desbecfigues à la Moncada ? du thon confit dans le madère ?des cèpes de Xérès ?

– Mes belles filles, interrompit Ramire,un peu déconcerté, mais souriant à tous ces sourires, avez-vous dupain frais, du petit vin d’Estramadure et une tranche de fromagerouge de la Granja ?

Elles ne se moquèrent point, il était tropbeau, trop jeune, trop fier. Elles disparurent comme un essaim quis’envole, après lui avoir décoché trois œillades.

Sans cette riche taille, si fier et si biencampée, sans ce regard de feu, sans cette chevelure de soie dontles anneaux mouillés jouaient sur ces mâles épaules, comme ellesauraient raillé, les rieuses et les folles, le petit vind’Estramadure et le fromage rouge de la Granja !

Depuis qu’elles étaient servantes dansl’établissement du seigneur Galfaros, elles ne se souvenaient pointd’avoir vu un gentilhomme demandant pour son déjeuner du fromage,du pain et du vin.

Nous ne voudrions pas ternir la réputation del’Espagne. L’Espagne passe à bon droit pour le pays sobre parexcellence. Là-bas, un homme robuste peut vivre d’un oignon salé oud’un petit morceau de chocolat : c’est de l’histoire.

Mais l’établissement gastronomique du seigneurGalfaros est de l’histoire aussi. La séduisante nomenclature desmets, détaillée par Mariquita, Juana et Dolorès, trois Andalousesau teint bruni, ne doit point être prise pour une affaire defantaisie. Nous sommes sous Philippe IV, dont le règne fut leBas-Empire de l’Espagne. Les guerres de Flandres et de Hollandeavaient donné à la jeunesse espagnole tous les vices des paysgloutons. Les fils de ces fiers hidalgos à fraise, dont la maigreuraustère effrayait les gais compagnons du Béarnais, avaient appris àboire sec, à manger de bons morceaux, et à faire l’amour à lafrançaise.

À Madrid et à Séville, le vent de la modesoufflait de France.

Or, les modes françaises sont charmantes àParis, pourquoi sont-elles si laides ailleurs !

L’établissement du seigneur Galfarosprospérait en conséquence de ce changement de mœurs. Il réunissaitplusieurs spécialités. C’était à la fois un noble cabaret, unetaverne, une académie d’armes, une salle de danse et unthéâtre.

C’était encore un petit pré au Clercs.

La fin du seizième siècle avait été, commechacun peut le savoir, malade d’une véritable épidémie de duels. Lamanie de s’entr’égorger courtoisement avait atteint dans presquetoute l’Europe ces proportions déplorables qui ont défrayé cheznous tant de drames et tant de romans. Malgré la triste célébritédes rencontres qui eurent lieu à la cour de France sous Henri IIIet Louis XIII, nous pouvons affirmer en toute sincérité que del’autre côté des Pyrénées c’était bien autre chose encore. EnEspagne, les combattants principaux avaient coutume de prendrecinq, six et jusqu’à douze seconds ; ce n’étaient plus descombats singuliers, mais bien des batailles rangées. Dans le duelde Henriquez de Silva-Pedroso contre le Portugais da Costa, qui eutlieu à Badajoz en 1603, dix-sept gentilshommes restèrent morts surle pré.

Aussi le commencement du XVIIesiècle fût-il marqué dans les divers États de l’Europe par uneextrême sévérité contre les duels. Cette sévérité fut loin d’êtretoujours efficace ; mais on doit constater les efforts ducardinal de Richelieu en France, du duc de Buckingham enAngleterre, et du comte-duc d’Olivarez en Espagne.

Celui-ci surtout, poussant les choses àl’excès, selon le génie de sa nation, avait mis le saint-office dela partie, et son édit de 1634 rendait les duellistes justiciablesdu tribunal de l’inquisition.

Peut-être l’inquisition condamna-t-elle aubûcher çà et là quelques hobereaux trop chatouilleux, maisl’histoire ne cite aucun grand d’Espagne exécuté pour fait deduel.

On se battait à couvert pour éluder laloi : il y avait des maisons de duel, comme nous voyons enFrance des maisons clandestines de jeux, depuis que le hasard estune divinité persécutée.

L’établissement du seigneur Galfarosréunissait à tous ses autres agréments une cour ou patioentourée de magnifiques orangers, qui passait pour être le champclos le plus commode du monde entier. Le seigneur Galfarospayait-il pour cette dernière industrie un impôt spécial ?nous ne saurions le dire ; mais le fait était notoire àSéville : la cour des Castro avait dans la capitale andalousela même réputation que le pré aux Clercs à Paris.

On appelait le patio la cour des Castro, àcause d’une rencontre sanglante qui avait eu lieu là, au début durègne de Philippe IV, entre les trois fils de Miguel de Castro yFuentes, marquis de Ciudad-Réal, et trois jeunes gens portant lemême nom, issus de la branche de Castro-Cadaval. Joachim deCastro-Cadaval resta seul contre trois, comme le plus jeune desHoraces, et demeura comme lui maître du champ de bataille.

Au bout de quelques minutes, grâce àl’empressement des trois belles filles, don Ramire eut son modestedéjeuner. Il se plaça, comme de raison, le visage tourné vers cettefenêtre qui était pour lui l’Orient, car il espérait y voir leverson soleil, puis il attaqua son pain et son fromage avec lavaillance d’un bon estomac qui ne s’est pas restauré depuisvingt-quatre heures.

Les portes de l’église étaient ouvertes.Quelques rares fidèles commençaient à se diriger vers le saintlieu. Là-bas, ce ne sont pas seulement les pauvres gens quientendent les messes matinières. Ce que l’on craint le plus enEspagne, c’est la chaleur du milieu du jour ; aussi voit-onles senoras les plus haut titrées venir aux premiers offices.

C’était donc l’aubaine qui commençait pour nosgueux. Ils se mettaient déjà sérieusement en besogne. Nous lesavons bien vus travailler tout à l’heure, mais c’était en quelquesorte la bagatelle de la porte. Maintenant, ils remplissaient leursfonctions pour tout de bon, et l’oreille, à cent pas à la ronde,était littéralement assourdie par leurs gémissantes clameurs.

Ramire était désormais fait à ce tapage ;il n’en perdait pas une bouchée ; mais un bruit de rires eutlieu à l’intérieur de la maison du Sépulcre, dont les portess’ouvrirent bientôt avec fracas pour donner passage à unedemi-douzaine de jeunes seigneurs dont l’humeur semblait fortjoyeuse. Leurs habits et leurs coiffures en désordre, à cette heuresi peu avancée, accusaient une nuit de plaisirs. Ils étaient pâles,leurs yeux battus disaient la fatigue de l’orgie, ils avaient l’airde se glorifier de leur démarche chancelante.

Presque tous étaient habillés à la française,sauf un retard de quelques années sur la mode. Ils avaient lecostume de la cour de Louis XIII, surchargé de taillades et dedentelles. Ils portaient fort bien, pour la plupart, cetaccoutrement théâtral. C’étaient de beaux jeunes gens, un peuvaniteux, un peu fous, un peu vides, mais nobles plus que le roi,par Saint-Jacques ! et bons vivants par-dessus le marché.

Ils se répandirent sous l’arcade en rebouclantleurs ceinturons et en secouant la soie et le velours de leurspourpoints. Les uns se campèrent entre les piliers pour voir passerles dames ; les autres s’assirent, harassés, autour destables, et demandèrent des sorbets africains.

– Ventre-saint-gris ! dit un grospetit bonhomme, frais comme un Flamand, coiffé de cheveuxroussâtres et frisottants et qui semblait bien heureux de connaîtrece juron d’outre-monts, il sent le renfermé chez ce Galfaros quandvient le matin. Un sorbet au lotus, mignonne !

– Fade ! fade ! Narciso, moncousin, repartit un grand beau cavalier, qui se jeta indolemmentsur un siège ; du vin de France, Mariquita, et de l’herbe deTabago, ma jolie !

– Voilà Pescaire qui va nous enfumercomme des jambons ! crièrent quelques voix.

Et d’autres :

– Le marquis a raison. Du tabac ! dutabac !

En France, l’ambassadeur Nicot offrit, dit-on,la première prise à Catherine de Médicis ; mais Fernand Cortèsavait apporté le tabac en Espagne dès l’année 1520. Il y eut desédits sur l’usage de l’herbe de Tabago, dès lecommencement du règne de Philippe III.

Le marquis de Pescaire alluma une cigarille,qui certes eût paru grossière et mal tournée aux amateurs raffinésdu panatella ; mais il parut en respirer la fumée avec uneprécoce sensualité. Deux ou trois autres l’imitèrent, tandis quedon Narciso de Cordoue et quelques délicats se bouchaient lesnarines avec leurs mouchoirs brodés en criant fi ! de toutleur cœur.

– Seigneurs, dit Pescaire entouré d’unnuage, je n’estime la découverte du Nouveau-Monde que pour cettefeuille narcotique et parfumée…

– Mais savez-vous, interrompit Narciso encolère, que ce Chuchillo se familiarise, et qu’il ne convient pas àdes fils de bonne maison de frayer de trop près avec un piqueur detaureaux ?

Il frisa le croc de sa moustache rousse avecbeaucoup de dignité. C’était un bon gros comique, chose rare enEspagne, où les comiques sont généralement mauvais et maigres.

– Bah ! fit Jaime de Luna, un desnovateurs qui se permettaient le cigare, Chuchillo te déplaît,Cordova, parce que la petite Ximena le regarde.

– C’est un ange que cette Ximena !s’écrièrent à la fois le jeune comte de Soto-Mayor et don Julian deSilva.

– J’aime mieux Carmen, dit Luna.

– Serafina est bien charmante aussi,ajouta le petit Narciso de Cordoue ; mais je ne sais pas cequ’elles ont toutes à courir après ce Chuchillo maudit !

– Quand le comte de Palomas n’est pas là,pourtant, fit observer Mariquita, qui apportait un plateau chargéde sorbets.

– Don Juan ! s’écria-t-on aussitôtde toutes parts ; où diable est don Juan de Haro, comte dePalomas ?

– Voilà deux nuits que nous ne l’avonsvu.

– S’est-il fait ermite ?

– A-t-il pris du goût pour les gravestertulias de la duchesse sa tante ?

– Ou travaille-t-il avec son oncle lecomte-duc ?

Le marquis de Pescaire lança une bouffée devapeur avec autant de science et de netteté que pourrait le fairede nos jours le plus agréable fumeur du boulevard de l’Opéra.

Après quoi il bâilla en disant :

– Il se dérange, seigneurs, nous devrionsveiller à cela.

Ramire, à qui, nous sommes obligés del’avouer, aucun de ces jeunes et brillants seigneurs n’avait faitla moindre attention, les regardait, au contraire, avec une avidecuriosité. Il était aisé de deviner que Ramire n’avait jamais rienvu de pareil. Sa curiosité, du reste, était exempte de toutemalveillance. Leurs discours le faisaient sourire ; il lestrouvait beaux et joyeux. Bien que leurs costumes fussent trèsopposés à la mode adoptée par les seigneurs de l’Estramadure,Ramire en admirait sincèrement l’élégance. Il se disait :

– Voilà donc ces jeunes courtisans donton nous parlait tant à l’université de Salamanque ! Ils n’ontpoint, en conscience, physionomies d’excommuniés ni deréprouvés.

Ce bon Ramire, comme vous le voyez, avait étéà l’université de Salamanque.

C’était peut-être un savant, malgré sonjustaucorps de buffle et sa longue épée qui reposait, avec sonfeutre pelé, sur une table vide, entre lui et nos évaporés.

Parmi tous ces jeunes gens, il avait remarquésurtout celui qu’on appelait le marquis de Pescaire.

Aux yeux de Ramire, ce large front avaitd’autres pensées que les rêves stupides de l’ivresse ou les futilescaprices de la débauche.

Ce bon Ramire était peut-être unobservateur.

– Mauvaise matinée ! grondaitcependant Gabacho sur sa marche ; qu’as-tu fait,Picaros ?

– Deux pecetas, ô mon ami, et avec quellepeine !

– Avez-vous vu sous son voile la boucherose de cette senora qui m’a donné un douro ? demanda ce fatd’Escaramujo.

– Chaque duègne qui passe me glisse uncuarto, ajouta Domingo. Vive Dieu ! l’avantage est à la jeuneécole.

– La charité, noble seigneur, pour lesmérites de la reine du ciel !

– Ô mes amis ! du pain pour lesderniers jours d’un chrétien qui a confessé la foi pendant centtreize ans !

– Senora, pour que Dieu vous garde lacéleste beauté de vos yeux !

– Carajo ! fit Mazapan avecdécouragement, le métier s’en va, les bourses sont sourdes.

– Et ceux-là qui ont bu toute la nuit,reprit Gabacho en montrant nos jeunes seigneurs, achèvent des’emplir la panse, avant d’aller se coucher à l’heure où leshonnêtes gens se lèvent.

– C’est une honte ! c’est unscandale !

– C’est une insulte à notre vertueuseindigence !

– Ô noble mère de deux créaturescharmantes, un pauvre maravédi pour acheter du pain à mesmalheureux petits enfants !

Gabacho eut enfin un douro pour cet éloquentappel, lancé à propos.

– À partager, n’est-ce pas, nobledame ? cria aussitôt Caparrosa, posé coquettement et souriantavec grâce.

– Nous avons tous des enfants, ajoutaDomingo.

Et ce petit effronté de Maravédiacheva :

– Les miens n’ont pas mangé depuis deuxjours, les pauvres affamés !

La senora passa sans répondre. On se jeta surGabacho, qui joua un peu du couteau pour défendre le pain de safamille. Le centenaire Picaros eut une égratignure à la joue. Ils’était montré ardent comme un jeune homme.

Un contador s’avançait justement, précédant safamille vêtue avec économie.

– Oh ! le plus généreux des hommes,s’écria Picaros en lui barrant le passage, voyez mon sang quicoule ! la vieillesse a paralysé mes mouvements ; mes paschancellent sous le poids de l’âge ; je suis tombé sur lepavé… Ne donnerez-vous pas au vieillard de cent treizeans ?

– Je lui donnerai, interrompit lecontador, en l’écartant de son bras replet, je lui donnerai un sageconseil qui vaut mieux que de l’or. Une autre fois, bonhomme,regardez à vos pieds et vous ne tomberez point.

Il passa. Nestor revint tout penaud à saplace, où l’accueillirent les lazzi de ses compagnons.

Il y eut en ce moment une joyeuse clameur sousle porche de la maison du Sépulcre.

– Don Juan ! don Juan ! voicinotre don Juan !

Une litière venait de s’arrêter à l’angle desarcades mauresques. Deux noirs habillés de blanc la portaient. Unjeune homme splendidement harnaché dans le propre costume desmousquetaires de Louis XIII montra son sourire indolent à laportière ouverte. Il mit le pied sur le pavé et renvoya d’un gesteson attelage humain.

– Don Juan ! don Juan de Haro !D’où viens tu, capitaine ? Et qui t’a fait cadeau de cettemerveilleuse chaise ?

– Don Juan, le bien nommé, quelleduchesse t’a comblé ainsi ?

– Quelle marquise, capitaine ?

– Il est arrivé un galion à Cadix, donJuan, as-tu incendié le cœur de la femme du contadormayor ?

Ils s’étaient tous levés pour aller à sarencontre. Ils l’entouraient. Celui-là, pour commettre unanachronisme volontaire, celui-là devait être le lion de lajeunesse dorée espagnole.

C’était don Juan de Haro, capitaine des gardesdu roi, comte de Palomas depuis le printemps dernier, grandd’Espagne de première classe, et neveu du favori de Philippe IV, lecomte-duc d’Olivarez.

Il portait bien cette fortune, ce beau jeunehomme au front blanc et pâle. C’était une admirable têtecastillane, fine et froide, un peu efféminée dans ses contoursallongés, mais relevée par les fermes saillies de l’arcadesourcilière et surtout par la courbe aquiline d’un nez tranchant ethardiment modelé. Ses yeux avaient du feu malgré leur affectationde fatigue languissante : sa bouche, petite et délicate commecelle d’une femme, souriait malicieusement, presque méchamment.

Il y avait un singulier contraste entre cettephysionomie et celle de notre Ramire, fine aussi pourtant etpeut-être plus fière, mais douée d’un caractère de franchise quifrisait les bornes de la naïveté.

Ramire était fort occupé du nouvel arrivant.Il en oubliait son pain et son fromage. Don Juan de Haro luireprésentait le type le plus parfait du courtisan, et, quisait ? peut-être que, du fond de son inexpérience un peusauvage, notre bon Ramire avait quelque goût pour leséblouissements de la cour. Il est des vocations. L’élégant favorid’Elisabeth d’Angleterre, Walter Raleigh, arriva, dit l’histoire, àLondres, avec des bottes rapiécées, une fraise jaunie et un vieuxmanteau de bure ; cependant il supplanta le radieuxDudley.

Don Juan de Haro distribua négligemment despoignées de mains à la ronde, et se dirigea vers les tables, appuyésur l’épaule du marquis de Pescaire, qu’il avait choisi entre touspour lui accorder cet insigne honneur.

– Moncade, lui dit-il, je te donne lesdeux nègres et leur belle maîtresse, si tu me délivres de mesoncles qui ont formé le complot de me marier.

– Te marier ! toi, Juan,s’écria-t-on de toutes parts ; quel blasphème !

– À qui sont les nègres ? demandadon Vincent de Moncade y Avalos, marquis de Pescaire.

– À qui donnerais-tu la palme de labeauté parmi les senoras de Séville ? répondit Juan de Haroavec son impertinent sourire.

– Une grande dame ?

– Ai-je l’habitude de déchoir ?

– Son titre ?

– Le plus haut.

– Son âge ?

– Le plus charmant. Mais qu’on me donneun sorbet et parlons d’autre chose. Je prends décidément les femmeset l’amour en horreur.

Il se laissa tomber sur le siège qui setrouvait par hasard être le plus rapproché de la table oùreposaient les restes de l’humble déjeuner de Ramire.

Celui-ci n’avait pas assez d’yeux pour leregarder. Une idée venait de faire monter la pâleur à ses joues. Ils’était dit : Si mon Isabel voyait ce séduisantseigneur !

Il est un âge où l’on n’a pas toute la sciencedu monde qu’il faut pour donner à la fatuité le dédain profondqu’elle mérite.

Cet homme qui parlait de l’amour en rassasiéfaisait naître chez Ramire cette vague et puérile jalousie quivient à l’enfant gourmand lorsqu’il voit un camarade plus heureuxinstallé à son aise chez le marchand de gâteaux. Il se sentaitpetit, lui qui aimait d’en bas et de toute son âme, vis-à-vis de ceconquérant harassé de bonnes fortunes.

Il n’avait point de haine, car, après avoirpâli à cette idée d’une rivalité, sa pensée revint, bien entendu,vers sa bonne rapière, et il se dit encore, regardant Haro du coinde l’œil :

– Sur ma foi ! ce seraitdommage.

Certes, le beau comte de Palomas ne se doutaitguère en ce moment qu’il pût exister un homme assez insolent pouravoir pitié de lui.

Et si ce bizarre soupçon avait pu lui venir,il n’aurait point cherché cet homme sous le cloître de la maison duSépulcre, à cette table où restait un verre à demi plein de vinsuret, une croûte de pain et un débris de fromage.

Il n’avait pas pris garde encore à la présencede Ramire. Ce fut juste à cet instant qu’il l’aperçut pour lapremière fois en se retournant pour jeter son feutre orné d’unriche plumet sur la table voisine. Le pauvre sombrero de Ramire,orné de la branche de myrte, et son épée, étaient déjà sur cettetable : don Juan de Haro les repoussa si brusquement que lechapeau tomba à terre.

Ramire rougit jusqu’au blanc des yeux. Ilétait doux comme un agneau, croyez-le, mais chatouilleux à l’excèset plus brave qu’un lion. Ses jarrets se roidirent d’eux-mêmes. Uneparole provoquante vint à sa lèvre. Il resta immobile et muet.

Ses yeux venaient de rencontrer la jalousied’Isabel. La jalousie lui rappelait l’aventure de cette nuit. Ilavait autre chose à faire de son épée. Point d’embarras ni dequerelles futiles ! Son bras et son arme devaient être libresà l’heure de la méridienne.

Il ramassa son feutre tombé ; il le mitprès de lui en baissant les yeux. Palomas se mit à rire.

– Espèce inconnue depuis le déluge,murmura-t-il. Pourquoi ce coquin de Galfaros reçoit-il des genscomme cela ?

Chapitre 5ENTRE DEUX MESSES

Sur la place et dans les rues avoisinantes,les tard-venus se hâtaient pour l’office du matin. C’était un coupde feu pour nos amis du perron de Saint-Ildefonse. Ils arrêtaientles gens au passage, s’accrochant aux manteaux, aux mantilles, auxpourpoints. Ils y allaient véritablement de bon cœur et leurs crisatteignaient un diapason formidable.

– Ah çà ! dit le comte de Palomas enportant la main à ses oreilles, cet endroit-ci n’est plustenable ! J’ai toutes sortes de choses curieuses à vous dire,et l’on ne s’entend pas.

Il appela :

– Galfaros !

Le maître des Delicias s’avança, courbé endeux et le chapeau à la main.

– Fais taire ces drôles, lui ordonnaPalomas.

Galfaros eût préféré toute autre besogne, maison ne résistait point au seigneur comte de Palomas.

– Si Votre Grâce veut attendre uninstant, répondit cependant Galfaros, l’office va commencer.

– Je n’attends jamais, interrompit lecomte.

– Ils ont leur charte, je prie VotreGrâce de vouloir bien s’en souvenir.

– As-tu peur ?… Va leur direceci : Don Juan de Haro, comte de Palomas, coupera lesoreilles au ras du crâne au premier qui fera entendre un cri…va !

Galfaros salua et se dirigea versl’église.

Ramire ne releva point les yeux.

L’insolence du courtisan l’avait blessé auvif.

Sa dureté lui déplut davantage.

Littéralement, il n’osait le regarder, de peurde mettre le feu à sa propre colère.

Il faut craindre certaines gens quand ilsregardent à leurs pieds.

Au bout d’une minute le silence le plusprofond régnait sur le parvis. Galfaros avait parlé au nom du neveud’Olivarès. Les gueux ne s’étaient point retirés. Ils restaient àleur place, muets et sombres sur les degrés du perron.

– Galfaros ! appela encore le comtede Palomas, au moment où le cabaretier revenait tout fier de sonexpédition.

– Votre Grâce…

– Va dire à ce cavalier, reprit don Juande Haro en montrant du doigt Ramire, que je ne partage jamais matable avec un inconnu. Mon chapeau est sur celle-ci, qu’il enlèveson épée.

Galfaros jeta un coup d’œil sur le déjeuner deRamire. Il n’hésita point cette fois. On ne protège pas un chalandd’une douzaine de réaux.

– Seigneur cavalier, dit-il en se campantdevant Ramire, Sa Grâce…

– J’ai entendu, interrompit notre jeunehomme dont les oreilles étaient écarlates.

Galfaros ne vit point cela.

Comme Ramire gardait obstinément les yeuxbaissés, Galfaros s’enhardit et prit un ton plus péremptoire.

– Alors, mon cavalier, commença-t-il enmettant le poing sur la hanche, puisque vous avez entendu…

Il n’acheva pas. Les paupières de Ramireavaient eu un rapide battement, puis s’étaient relevées. Galfarosfit un saut de côté, bien que le regard du jeune homme ne fut pointdirigé vers lui.

Une flamme que ce regard ! Palomas en eutun tressaillement et porta d’instinct la main à sa rapière enmurmurant :

– Ce gaillard-là doit avoir un stylet àsa bretelle.

Ce fut l’affaire d’un instant. La paupière deRamire s’abaissa de nouveau. Il était redevenu pâle. Les regards detous les courtisans étaient fixés sur lui. Quelques-unssouriaient : c’était le petit nombre. La plupart portaient àcette scène une attention de plus en plus sérieuse.

Bien peu de gens se trompent à l’aspect d’unvisage comme celui de notre jeune cavalier. Ceux qui souriaientétaient myopes.

Ramire, d’un geste lent et qui semblaitcontenir je ne sais quel frémissement, prit son épée sur la tableoù elle reposait auprès du chapeau du comte de Palomas.

Il la mit en travers sur ses genoux, cela sansmot dire.

– À la bonne heure ! fit le comtequi se retourna.

– À la bonne heure ! répéta Galfarostout blême en se hâtant de regagner son antre.

– Veillez à la faïence, filles, dit-il enpassant le seuil, je viens de rêver pots cassés.

Le marquis de Pescaire dit à voix basse, ens’adressant à Palomas :

– Je m’y connais, mon cousin, cegaillard-là n’a pas besoin de stylet ; m’est avis qu’il aimemieux sa rapière.

– Aussi, dit le bon gros Narciso deCordoue, la dorlote-t-il bien sur ses genoux. C’est pain bénit deremettre ces rustres à leur place !

– Assurément, assurément, firent quelqueséchos, car le comte de Palomas était en position d’avoir sesflatteurs comme un roi.

– Seigneurs, reprit Pescaire, nos pères,qui n’étaient pas des rustres, portaient des justaucorps pareils àcelui-ci, et souvent plus troués.

– Voilà le troubadour qui commence sachanson ! s’écrièrent les rieurs.

– Nos pères, poursuivit le marquis,étaient aussi nobles que nous, et voici sur la table de ce jeunecavalier le déjeuner qu’ils faisaient tous les jours.

– Galfaros ! cria le comte dePalomas.

Le maître des Delicias se montra au seuil,l’oreille basse. Il craignait une nouvelle algarade.

– Galfaros, commanda don Juan, apporte àdon Vincent de Moncade y Avalos, marquis de Pescaire, cousin duroi, un carafon de petit vin, un morceau de gros pain et unetranche de ton plus mauvais fromage.

– Par saint Janvier de Naples, où monaîné de Moncade est vice-roi, riposta Pescaire, nous avons fait encampagne de plus tristes repas que cela ! Mets vingt flaconsde vin, Galfaros, autant de pains que tu voudras, et le plus grosde tes fromages, et va porter le tout a ces malheureux que monnoble cousin a réduits au silence… va !

Ramire enveloppa dans un même coup d’œil donJuan de Haro et celui qui parlait ainsi. Pescaire avait la têtehaute et le sourire sur les lèvres. Les sourcils du comte dePalomas étaient froncés légèrement.

Cette race des Moncade produisit toujours debeaux et vaillants soldats. Il semblait à Ramire que le marquis dePescaire, ce pâle jeune homme au regard froid et ferme, était là,parmi ces efféminés, comme une opposition vivante ou comme unhéroïque reproche.

Ramire but une dernière gorgée et repoussa sesvivres. Il n’avait plus faim.

Peut être eût-il quitté la place en ce moment,car il la sentait dangereuse, et son ferme vouloir d’éviter toutequerelle frivole lui conseillait la retraite, mais un faiblemouvement agita les planchettes de la jalousie. Le cœur de Ramirebondit dans sa poitrine. Tout ce qui l’entourait disparut pour lui,depuis l’insolent mignon qui venait de l’outrager, jusqu’augénéreux seigneur dont les actes et les paroles avaient mis un peude baume sur la blessure vive de son orgueil.

Il ne voyait rien cependant, car le soleil,frappant les planchettes, laissait tout ce qui était au delà dansune obscurité absolue, mais il croyait deviner dans cette ombre uneforme svelte et gracieuse. Bien plus, il croyait sentir comme unvivifiant rayon qui lui réchauffait le cœur.

Ce rayon, c’était un regard d’Isabel.

Quand le seigneur Galfaros, escorté de sesservantes et valets, se rendit au parvis de Saint-Ildefonse pourexécuter l’ordre du marquis de Pescaire, les gueux étaient aurepos. L’office était commencé depuis quelque temps déjà, etpersonne ne se présentait plus pour entrer dans l’église.

Gabacho, Mazapan, Picaros et la vieille écoles’étaient arrangés de leur mieux pour faire un somme. Lepoitrinaire Caparrosa se tenait à l’écart, rêvant ou faisant desvers peut-être, car il était poète. Don Manoël Palabras,Escaramujo, Domingo et Raspadillo jouaient le revesin surune marche, avec des cartes que l’inquisition n’aurait pas pusaisir, tant elles étaient souillées et effacées. D’autresromantiques agitaient les dés ou faisaient danser les osseletsagiles. Maravedi et la jeunesse prenaient leurs ébats sur lepavé.

Ce fut une liesse générale à la vue des potsoù moussait le vin blanc de Llerena, tout le monde fut sur pied enune seconde, et les chapeaux balancés au dessus des têtesponctuèrent une longue acclamation en l’honneur du noble Moncade.Puis le partage se fit, et le festin commença sur les degrésservant de table.

Ce beau Juan de Haro semblait maintenant touttriste.

– Bois pour t’égayer, Palomas, ditSoto-Mayor, et conte-nous ta dernière bonne fortune.

Palomas ne but point. Il secoua la tête enbâillant.

– Allons, don Juan, notre maître, s’écriaJulian de Silva, l’histoire de la litière et des deux nègres, afinque nous prenions une leçon de galanterie !

– Don Juan pense à son mariage, repartitLuna ; voilà ce qui lui donne de la mélancolie.

– Avec qui te maries-tu, cousin ?demanda Pescaire, qui s’était replongé tout au fond de sanonchalante indifférence.

Palomas lui tendit la main en souriant avec unreste de mauvaise humeur.

– C’est peut-être toi qui as raison,cousin, dit-il ; j’en suis encore à ce jeune cavalier et auxgueux. J’aurais pu ôter mon chapeau ou ne le point mettre auprès deson épée… et tu m’as appris qu’avec quelques ducats on fait taireles clameurs de la mendicité tout aussi bien qu’avec les menaces.J’ai envie de faire des excuses à ce jeune homme.

– Généreux cœur ! s’écria aussitôtNarciso avec admiration ; le comte-duc doit être fier de sonneveu !

– Tu es bon, Palomas ! dirent Silvaet Soto-Mayor : c’est pour cela que nous t’aimons.

Pescaire lui serrait cordialement la main.

– Cela est vrai, Juan, murmura-t-il, tues bon. Quand nous étions tous deux enfants, je me souviens que tuvalais mieux que moi. Ton bonheur est difficile à porter,crois-moi : les hommes te flattent et les femmes te giflent.Souviens-toi de moi quand tu auras besoin d’un ami.

– Par la mort ! gronda le grosNarciso, voudriez-vous insinuer que nous sommes de fauxamis ?

– La paix ! interrompit Palomas.

– Je dirai de vous tous comme je dis delui, reprit Pescaire, vous êtes bons… mais c’est un courant defolie qui entraîne aujourd’hui la noblesse espagnole. Les Françaissont faits autrement que nous : chez eux, le vice ne tue pastoujours le cœur ; voilà que nous leur avons pris leursvices…

– À l’amende ! Moncade, àl’amende ! crièrent dix voix en même temps. Il est défendu dedire que nous copions les gens de France.

– Plût à Dieu qu’il vous fût défendu dele faire !

– À l’amende deux fois ! àl’amende !

Moncade jeta sa bourse sur la table etdit :

– Payez-vous, je n’ai pas fini. LeFrançais est léger, sceptique, frondeur et chevaleresque en mêmetemps. Il n’en est pas ainsi de nous ! Les chevaliers nospères n’ont point eu de postérité…

– Tu n’as donc pas lu, interrompit Juliande Sylva, l’histoire du bon hidalgo don Quichotte de laManche ?

Un éclat de rire général accueillit cettequestion, Moncade lui-même accepta la plaisanterie de bonnegrâce.

– Si fait, dit-il en ouvrant sabourse ; mais c’est moi qui joue ici le rôle de curé, maîtresfous que vous êtes ! Vous aussi vous vous battez contre desmoulins à vent. Vous êtes les don Quichottes de l’ironiefrançaise.

– À l’amende !

– Si don Quichotte avait tort de sebarder de fer parmi des bourgeois vêtus de bon drap, quediriez-vous d’un homme qui porterait sous notre soleil andalou unmanteau de fourrures ?… Les pays diffèrent comme les âges. Ily a le donquichotisme de lieu qui vaut bien le donquichotisme detemps. Quiconque transporte la folie française dans notre graveEspagne…

– À l’amende ! à l’amende !

– Vous avez compris : j’ai dit. Celame coûte dix pistoles. Sancho Pança ! sois notretrésorier !

Il jeta les dix pièces d’or sur la table,devant le petit Narciso de Cordoue, qui se leva, blême de rage ets’écria :

– Qui appelles-tu Sacho Pança ?

– Il en faut un partout où fleurit donQuichotte, répondit Moncade froidement.

Il poursuivit, en s’adressant au neveud’Olivarès, pendant que Soto-Mayor et Luna apaisaient Narciso deleur mieux :

– Tu m’as demandé mon avis, donJuan ; je te le dois : il va encore te déplaire. Ce jeunerustre, comme tu l’appelais naguère, n’a pas besoin de tes excuses,car il a méprisé ton insulte.

– Méprisé ! se récria le neveu dufavori.

– Regarde ! répondit Pescaire. Il nesonge plus à toi.

Palomas tourna en effet les yeux du côté deRamire. Celui-ci avait aux lèvres un doux sourire. Évidemment il sedonnait tout entier à ses pensées.

Palomas se mordit les lèvres etmurmura :

– C’est un rêveur. Je me suis occupé delui deux fois de trop.

– Ô mes amis, disait cependant Picaros,rajeuni de soixante-dix ans par le petit vin de Llerena, du tempsque ce palais avait un maître (il montrait à l’aide de son verreplein la maison de Pilate), il en était ainsi chaque dimanche. Cequi vous semble une fête inespérée arrivait à l’heure fixe, quatrefois par mois. Les jours de la semaine, on faisait l’aumône à lagrande porte du palais qui donne sur la rue desSept-Douleurs ; le dimanche, les valets de Medina-Celiapportaient ici où nous sommes six grandes tables qui emplissaienttout le parvis. On les couvrait non pas de fromage moisi et de paindur comme celui que nous a donné Galfaros, ce fils de Maure, maisde nobles viandes et de flacons de vin andalou. Les coteaux deMedina-Celi, chargés de vignes, s’abaissent vers la ville de Xérès.C’était du vin de ce cru qu’il donnait aux pauvres !

– Il dit vrai, appuya Gabacho, je mesouviens de cela.

– Et qui nous a enlevé cetteaubaine ? reprit le centenaire, ô mes amis ! c’est celuiqui veut nous chasser maintenant de Séville et nous envoyer mourirdans la poussière des grandes routes. C’est Olivarès, que Dieu leconfonde !

– Que Dieu le confonde ! répétaCaparrosa la bouche pleine ; mais il n’osera pas nous chasserde Séville, c’est moi qui vous le dis. Il sait que dans vos rangsse trouve un nommé Caparrosa…

– Non, ma foi ! répondait en mêmetemps Palomas aux instances de ses compagnons, je ne vous diraipoint un mot de mon aventure d’amour. Vous ne saurez rien de lalitière empanachée, rien des deux nègres vêtus de blanc, rien de laperle de beauté qui m’a prêté pour un jour les féeries orientalesde son palais. Mon cousin de Moncade m’a converti par sonattendrissante homélie ! Si je n’avais bouche close sur toutcela, mon cousin de Moncade m’accuserait avec une sorte de raisond’imiter l’indiscrétion française et la forfanterie galanted’outre-monts. Mes féaux, parlons plutôt de mon mariage.

– C’est cela, don Juan, fit le chœurcomplaisant, parle-nous de ton mariage.

– Don Juan marié ! Lope, Calderon niCervantes n’ont fait cette comédie-là, que je sache !

– Ce n’est pas Cervantes, répondit lejeune comte de Palomas, ce n’est pas Lope de Vega, ce n’est pasmême notre ami Calderon de la Barca qui veut faire cette comédie,mes féaux, c’est le respectable don Pascual de Haro, marquis deZuniga, mon grand oncle, premier ministre de fait. Ces respectablespersonnages, assistés de mon parrain Baltazar de Zuniga y Alcoy,président de l’audience de Séville, se sont mis dans la tête que majeunesse était finie, parce que ma vingt-quatrième année vient desonner. Ils disent que j’ai des dettes, comme si tout le monde n’enétait pas surabondamment persuadé. Ils prétendent que ma santé seruine, ce qui est erreur manifeste, puisque le corps médical deSéville est la seule confrérie à laquelle je ne doive pas untraître maravédis. Je vous prie, messieurs, buvons à la santé de mafemme.

Tous les verres s’emplirent et se choquèrent,tandis que toutes les bouches répétaient :

– Buvons à la santé de la femme de donJuan !

– La connais-tu, ta femme ? demandaMoncade après avoir bu.

– Dieu m’en garde ! répondit lejeune comte qui replaça son verre vide sur la table ; oùdiable veux-tu que je l’ai vue ? Elle habite depuis quinze ansle fin fond de l’Estramadure. Ai-je l’air d’un hidalgo de Badajoz,par hasard !

Ce mot Estramadure entra comme un coin dans larêverie obstinée de don Ramire. Il entendit ce mot. Nous ne pouvonspas dire qu’il fut éveillé du coup, car on n’abandonne pasvolontiers ces nuages délicieux où son esprit planait à cent piquesau dessus du sol vulgaire. Mais enfin son rêve fut entamé ; ilécouta d’une oreille.

– Je ne connais pas ma femme, reprit lecomte de Palomas ; je sais seulement qu’elle est uniquehéritière d’un domaine égal en étendue à la moitié du territoire deSéville, qu’elle a dix-huit ans, qu’elle est belle de cette beautéun peu barbare des filles de la montagne, qui donne parfois de lajalousie à nos adorées Madrilènes ; qu’elle est dévote, etqu’un jeune sauvage a pris l’habitude de chanter des romancesidiotes, le soir, sous ses balcons…

– Ah ! ah ! fit-on de toutesparts.

– J’étais bien sûr, ajouta Pescaire, quele fou n’achèverait pas sans éclabousser un peu safiancée !

– Moncade, dit Julian de Silva, tutournes au trouble-fête ! Que diable ! c’est joli, toutcela !

– C’est charmant ! appuya lechœur.

– C’est d’autant plus joli, poursuivitPalomas, que notre cher maître Herrera, la lumière de l’escrimeespagnole, m’a enseigné, il y a plus de quinze jours, une ripostede pied ferme qui dort dans ma mémoire et dont je n’ai pas encoretrouvé l’occasion de faire usage.

– Voyez-vous ! s’écria Narciso quicherchait à placer son mot, un Espagnol peut tout oublier hormis lepoint d’honneur !

– Le point d’honneur est une vieillerie,repartit Palomas. La question est de placer ma riposte de piedferme. Je n’en veux pas au jeune sauvage, non, ni à sa guitarefêlée, ni à ses romances du temps d’Isabelle la Catholique, maisvoilà déjà deux fois que Herrera me demande avec son accent desAsturies : Comte, avez-vous essayé de ma riposte ? Jesuis humilié, voilà le fait.

– Fanfaron d’impudeur ! murmuraPescaire.

– Quand il a par hasard un bon sentiment,il le renie ! ajouta Luna en forme d’éloge.

– Il est superbe ! conclut Narciso,écarlate d’admiration.

– Ah çà, mes chers seigneurs, repartit lejeune comte qui tendit son verre, expliquons-nous bien, je vousprie. Tenez-vous la jalousie pour un bon sentiment ?

– L’honneur… commença Soto Mayor.

– Je sais le reste, mon très cher,interrompit Palomas ; voici Moncade qui aimerait mieuxs’enivrer une fois par jour toute sa vie que de ne pas prononcersoir et matin son sermon sur la tempérance. Morbleu ! comme ondit là-bas, ou ventre-saint-gris, comme dit notre Sancho Pança, lenom te restera, Narciso, mon pauvre compagnon, en sommes-nousencore à rabâcher les tirades de la comédie antédiluvienne ?Guettons-nous nos sœurs et nos tantes comme ces affligeantspersonnages des comédies du vieux Lope ? Avons-nous toujours àla bouche ce mot suranné : l’honneur, ce mot qui fait de larace espagnole un plastron étrange pour toutes les nations dumonde ? n’avons-nous pas encore raclé assez de mandolines etsurveillé assez de balcons ? morbleu ! corbleu ! unefois de plus, morbleu ! têtebleu ! jarnibleu ! ilest temps que tout cela change. Le monde marche, n’est-cepas ? pourquoi nous tous seuls resterions-nousstationnaires ? À bas les fadeurs de Lope ? à bas lepathos de Calderon ! vive Cervantes, qui s’est au moins moquéde quelque chose ! La moquerie, voilà le remède à tous nosmaux ! Versez à boire ! et quiconque dira qu’en ayant dubon sens on imite la France devra être brûlé vif par la jeuneinquisition dont je me déclare le chef et le grand-maître :l’inquisition du bon goût, de l’esprit et de la raison !

Il s’arrêta essoufflé. Tous ses camarades, ycompris Moncade, battirent des mains.

Ramire écoutait maintenant. Nous ne saurionsexprimer l’indignation scandalisée qui grandissait en lui. Cethomme foulait aux pieds en se jouant tout ce que Ramire aimait etadmirait : l’honneur qui était son idole et les vieilleslettres espagnoles qui avaient nourri et illuminé sa jeunessesolitaire.

Ramire se disait :

– Demain il fera jour ! Quandj’aurai délivré le bon duc, je jure Dieu que je fournirai àcelui-ci une verte occasion d’expérimenter le mérite de sa ripostede pied ferme !

Il avait à peu près oublié l’injurepersonnelle. C’était pour l’honneur, pour Lope de Vega et pourCalderon qu’il était en colère.

Là-bas, les gueux choquaient leurs derniersverres à la santé du bon duc de Medina-Celi et à la confusiond’Olivarès.

– Je suis vaincu, dit Moncade ; lanouvelle théorie de don Juan, mon cousin, me paraît fort au-dessusde l’ancienne. L’épée n’est plus pour défendre l’honneur, mais bienpour essayer les ripostes de pied ferme. C’est haut et c’est large.La jeune inquisition n’a-t-elle point encore d’autres vieux vices àbalayer ?

– N’est-ce pas assez ? s’écria lecomte de Palomas, tout ce qui est ennuyeux, guitares, vershexamètres, beaux sentiments, langueurs, fadeurs, et le reste,Seigneurs, vous ai-je dit le nom de ma femme ?

– Tu n’as oublié que cela, réponditSilva.

L’âme de Ramire passa tout entière dans safaculté d’ouïr. Il avait un pressentiment.

– Versez donc à boire, reprit donJuan ; le nom de ma femme est un grand nom : plus grandque le tien, Cordova, et que le tien aussi, Luna ; Moncade levaut à peine, il balance à tout le moins Silva… quand au mien, jecompte le faire un peu plus glorieux que la Giralda. En faveur decette noble ambition, seigneurs, pardonnez-moi mes blasphèmescontre les antiques fanfares de nos poètes. Je vous le donne endix ; or, devinez !

– Sandoval ! dit Luna, il y a unesenorita…

– Le duc de Lerme, reprit Silva, a laisséune nièce.

– Je connais une Bivar, ajouta donNarciso de Cordoue, descendant du Cid Campeador en droiteligne.

– Sancho ! interrompit don Juan,celle-ci tu ne la connais pas, ni toi, ni personne. Elle sort deterre. Pourquoi ne verse-t-on plus a boire ? Cherchez, vousdis-je, et pendant que vous cherchez, je vais causer pour vousaider…

– Elvas ? dit Julian.

– Albe ? proposa Jaime de Luna.

– Cherchez, cherchez. Et voulez-vous queje vous dise ce qui rend ce parti le plus avantageux qui soit entout l’univers ? c’est qu’il n’y a ni beau-père nibelle-mère.

– Elle est orpheline ?

– Non pas : le duc vit, la duchesseexiste…

– Ah ! ah ! s’écria Cordova,c’est la fille d’un duc !

– Et d’une duchesse, Sancho, tu auraisinventé la poudre. Oui, gros sphinx, c’est la fille d’un duc, duduc le plus duc de toutes les Espagnes, lequel est en prison, d’unepart, sa femme est en exil, de l’autre.

– Medina-Celi ! prononça tout basMoncade.

Et toutes les voix répétèrent :

– Medina-Celi !Medina-Celi !

Ramire appuya ses deux mains contre son cœur.Une voix mystérieuse, avant toutes les autres, avait prononcé cenom dans son âme.

– Bravo ! mes féaux, s’écriaPalomas ; c’est affaire à vous de trouver ainsi du premiercoup le mot des énigmes ! Je puis bien dire au moins que je nevous ai pas aidés.

– Medina-Celi ! fit encore Moncadequi semblait tout rêveur.

– Cousin, dit le jeune comte ens’adressant à lui, vois un peu, je te prie, comme je tiens comptede tes leçons : voici ces déguenillés qui recommencent leurshurlements intolérables ; eh bien ! je me bouche lesoreilles et je les laisse en repos. Mais à quoi penses tu donc,cousin ?

Moncade ne répondit point, ou peut-être saréponse fut-elle perdue au milieu de cette grande reprise duconcert des gueux.

L’office du matin finissait. Nos mendiants,qu’ils fussent de la jeune ou de la vieille école, ranimés par lepetit vin de Llerena, se remettaient vigoureusement en besogne.Leurs clameurs étaient, s’il se peut, plus aiguës et mieux nourriesque tantôt.

– Seigneurs, demanda le jeune comte enriant, voulez-vous que je vous dise à quoi pense notre noble amiVincent de Moncade ? Moi aussi, je devine les charades quandil me plait. Notre cher marquis fait des réflexions philosophiquessur ce grand nom de Medina-Celi : il songe aux tempêtes de cetocéan qu’on nomme la cour… Est-ce vrai, cela, Pescaire ?

– C’est vrai, don Juan, répliqua donVincent ; je ne suis pas beaucoup plus vieux que toi, maisj’ai vu mourir un roi et tomber deux ministres. Si le successeurd’Olivarès te traite comme il a traité Medina-Celi…

– Bien il fera, marquis !interrompit le jeune comte ; en politique, je suis Turc. Simon très illustre parent et protecteur se laisse jamais donner lecroc-en-jambe.

– Mais, se reprit-il avec une certaineamertume dans la voix, je m’aperçois que je scandalise ici tout lemonde.

Pescaire lui tendit la main en souriant avecmélancolie.

– Juan, dit-il, tu vaux mieux que tesparoles, tu méprises tes flatteurs.

– Seigneurs ! s’écria Palomastriomphant, je vous prends à témoin ! Ce brave cousin a donnétête première dans le panneau ! il me décerne un prix de vertuparce que j’ai dépouillé ce vêtement usé qui s’appelait autrefoisla voix du sang. Morbleu ! je voudrais bien savoir ce qu’il ya dans le cerveau des sages. Pescaire, mon ami, je t’abandonne mononcle très illustre, si tu as les dents assez longues pour lemordre. Conspires-tu ? Je suis avec toi, si tu me prouves quetu dois réussir et si tu me promets suffisante aubaine.

Les visages s’étaient rembrunis, les regardsinquiets se croisèrent.

Ramire, étonné, s’interrogeait lui-même.

– Y a-t-il des monstres chez qui Dieu asupprimé la conscience ? se disait-il ; ou cet hommen’est-il qu’un fou, faisant carnaval d’infamies ?

– Pour en revenir, reprit Palomas, carmes opinions hardies vous donnent la chair de poule, je vois biencela…

– Cousin Juan, interrompit Pescaire, lesopinions nous importent peu, mais il y a les espions de tononcle.

– Un habile homme, seigneurs, qui selaisse battre au dehors, il est vrai, mais qui défend sa place àl’intérieur avec ses dents et avec ses ongles. Voilà un ministrequi tient à son roi ! Donc, au premier mot de cetteextravagance, un mariage pour moi, j’ai poussé les hautscris ; mais, plus tard, il m’a semblé original de m’entendreappeler seigneur duc, par toutes ces dames, et d’entrer du mêmecoup en possession d’une fortune de plus de cent millions deréaux.

– On te ferait duc ? demandaSilva.

– N’y a-t-il pas le titre dubeau-père ?

– Mais il vit !

– Pas beaucoup. Ces forteresses sont peusaines. Ne frémissez pas, surtout ! On m’a promis…

Pescaire le regarda en face.

– Ne dis pas cela, don Juan,prononça-t-il sévèrement ; Dieu pourrait te punir en mettantla réalité à la place de ton éhonté mensonge.

Ils furent trois ou quatre pourrépéter :

– Don Juan, ne dis pas cela !

– Têtebleu ! s’écria le jeune fou,moi, je prétends dire ce qui me convient. Et versez à boire !Fi de quiconque n’a pas le courage de son incrédulité. J’épousecent millions de réaux et le duché de Medina-Celi, voilà macroyance. Je n’épouse ni une famille déchue, ni un favori tombé, niune belle-mère dont le mariage fut, dit-on, mystérieux comme unroman d’aventures, ni surtout une petite sauvage qui laisse sacroisée ouverte toutes les nuits et qui se fait suivre dans sesvoyages par je ne sais quel bandoulier à tous crins. Je sais ce queje dis peut-être ! Le croquant était mêlé cette nuit àl’escorte qui accompagnait la duchesse et sa fille, lors de leurentrée à Séville !

– À Séville ! se récria-t-on à laronde, la duchesse de Medina est à Séville !

Quelques regards furent échangés dans legroupe des courtisans.

Les cloches de Saint-Ildefonse sonnaient lagrand’messe.

Ramire se leva. Il étouffait. Si quelqu’un eûtfait attention à lui, on aurait pu le voir passer la main sur sonfront comme un homme qui sort d’un mauvais rêve.

Il jeta une pièce de monnaie sur la table. Uncombat se livrait en lui. Sa raison lui disait de s’éloigner ;quelque chose de plus fort que sa raison le retenait. Cet hommel’attirait comme un aimant. Sa main avait frémi quand il avaittouché son épée pour la rattacher à sa ceinture. Cet homme luiappartenait.

– Ô mes amis, dit Picaros, sur le perron,voyez donc comme ce jeune gaillard au justaucorps de buffle dévoredes yeux le neveu de Sa Grâce !

– Il a une belle rapière ! fitobserver Caparrosa.

– Mais, ajouta Gabacho, qui oseraits’attaquer au neveu du favori ?

Le neveu du favori était trop fin sous sesdehors évaporés pour ne s’être point aperçu de l’étrange effetproduit par ses dernières paroles. Il faisait bon marché de tout,excepté de son propre intérêt, et son intérêt était que nul ne pûtcroire à une diminution dans le crédit du comte-duc.

– Il fallait bien, reprit-ilnégligemment, que je visse ma femme avant de l’épouser.

– Et c’est pour cela qu’on a révoquél’ordre d’exil ? demanda Cordova stupéfait.

– Aurais-tu jugé plus convenable, Sancho,mon ami, répliqua Palomas avec hauteur, que je me fusse dérangé,moi, pour faire le voyage d’Estramadure ?

– Payez-vous, dit Ramire a Galfaros quipassait.

Don Juan le regarda par dessus son épaule. Ilse sentait en belle humeur.

Les courtisans étaient tout à faitretournés.

Le voyage de la duchesse à Séville grandissaitdésormais de dix coudées le neveu du comte-duc et le comte-duclui-même.

– Sans rancune, mon camarade, fitPalomas, qui adressa à Ramire un signe de tête souriant.

Ramire pâlit et ne bougea pas. Palomas, sansplus prendre garde à lui, poursuivit en s’adressant à sescompagnons :

– Résumé général de la situation :vous parlez mes très chers, à un duc de cent millions de réaux.

– Cela vaut bien le sacrifice de taliberté, don Juan, fit le chœur.

– Vous vous trompez, mes féaux, repartitle jeune comte qui vida lentement son verre, rien ne vaut lesacrifice de la liberté. Comprenez – moi une fois pourtoutes : j’achète et je ne paye pas. Mon titre et ma fortunem’imposent une femme ; c’est du moins l’apparence ; maisje n’aurai pas plus de femme que de beau-père ou que de belle-mère.Le beau-père à Alcala de Guadaïra en attendant que sa maladieempire, la belle-mère en Estramadure, la femme dans un couvent… Nevous récriez pas : c’est la loi de Guillen de Castro, deCalderon et de Lope. Nos ancêtres à fraises et à crocs sous le nezgardaient-ils autrement leur honneur ?

Il se prit à rire en promenant à la ronde sonregard effronté.

Mais sa gaieté, factice ou non, futbrusquement coupée par une main lourde qui se posa sur son épaulepar derrière.

C’était notre Ramire qui avait enfin pris sonparti.

Ramire poussa d’abord un large soupir desoulagement, comme un homme qui relève la tête au-dessus de l’eauaprès un plongeon trop prolongé. Il était rouge encore de l’effortqu’il avait fait pour contenir son indignation ; mais l’affaméne souffre déjà plus quand le potage fume sur la table ; aucontraire, l’approche d’une jouissance vaut mieux souvent que lajouissance elle-même.

Ramire avait à ses lèvres un sourire content.Sa taille se redressait à l’aise et sa poitrine aspirait à pleinspoumons.

Il dit au neveu du favori, posément et sans sepresser :

– Seigneur Juan de Haro, comte dePalomas, comme je vous ai entendu appeler, vous insultez lescaptifs, les proscrits et les femmes. Honte sur vous et sur ceuxqui vous écoutent ! Vous ne serez pas duc, vous n’aurez pascent millions de réaux, vous n’épouserez pas la noble Isabel ;me voilà ici pour vous l’affirmer sous serment, moi qui respectetout ce que vous conspuez, moi qui crois en ce que vous niez, moiqui sers Dieu, moi qui aime l’honneur, moi qui défends lesfemmes.

Chapitre 6RAMIRE DE MENDOZE

L’emphase qu’on met à prononcer certainesparoles en altère complètement la saveur. Étant donné le petitdiscours de Ramire et le caractère connu du langage espagnol, plusd’un lecteur pourrait être tenté de croire que notre jeunecavalier, campé solennellement en face des courtisans, leur débitasa harangue de ce ton solennel, affectionné par tous les mauvaiscomédiens et par quelques orateurs passables. Il n’en fut pointainsi. Vous eussiez pilé ce bon Ramire dans un mortier sans enretirer un atome d’emphase ; il était tout le contraire ducomédien, il était simple, vif et franc. Tout en lui respirait lajeunesse et la brave bonhomie.

Il dit cela comme il le pensait, rondement etvaillamment.

Mais ne vous semble-t-il pas à propos desavoir un peu ce que c’était que ce beau garçon, arrivant à Sévilleen fraude de la sainte-hermandad, confondu, grâce à la nuit noire,avec les serviteurs de la duchesse de Medina-Celi ?

Pourquoi apportait-il dans cette opulentecapitale son justaucorps de buffle, sa naïveté provinciale etl’épaisse fainéantise de son gros valet Bobazon ?

Il y avait entre la rivière Mabon, et lachaîne de la Gala, au fond de l’Estramadure, une vieille masureféodale, connue dans le pays sous le nom de château du Comte(alcala del Conde). Elle était habitée, vers le commencement dusiècle, par une famille d’hidalgos laboureurs du nom de Mendoze. De1610 à 1620, les années de famine s’étaient succédé sansinterruption dans l’Espagne du centre ; il arriva que lesMendoze s’endettèrent et furent obligés de vendre la meilleurepartie de leur petit patrimoine.

Les fils valides étaient à l’armée ; ilne restait pour la charrue que les vieillards, les femmes et lesenfants. Dieu sait que les enfants étaient nombreux, car lessoldats revenaient hiverner après chaque campagne.

Les gens des villages voisins racontaient unesingulière histoire : ils disaient que l’un de ces enfants,élevés pêle-mêle dans la misère du vieux manoir, n’appartenaitpoint à la famille de l’hidalgo.

Ils disaient qu’une nuit, vers l’année 1620,deux voyageurs, un cavalier et une jeune femme, avaient frappé a laporte du château du Comte, où jamais l’hospitalité n’étaitrefusée ; car, ajoutaient-ils avec quelque raison, ce ne sontpas toujours les plus riches qui se montrent les plus secourables.Ces voyageurs venaient de Plasencia, sur le Tage. La jeune senorasemblait fort malade.

Au jour, le cavalier reprit sa route toutseul. C’était, au rapport de ceux qui faisaient ce récit, une fièretête de seigneur, froide et triste. Il prit son chemin par lesmontagnes qui bordent le Léon. Pendant qu’il gravissait les pentes,on le vit se détourner plus d’une fois et porter la main à ses yeuxpour essuyer des larmes.

La jeune femme était morte dans la nuit. Onlui creusa une tombe au cimetière de Cujo. Sur la tombe, il n’y eutque le nom qu’elle avait reçu au baptême : Isabel.

Mais, deux ans plus tard, le cavalier revint,et l’on trouva suspendu à la croix de bois, qui marquait lasépulture de la jeune femme, un petit médaillon d’argent contenantune mèche de cheveux noirs. Sur le médaillon était gravé un écussond’azur aux trois éperons d’or avec cette devise : Paraaquijar à haron (pour aiguillonner le paresseux). Au revers dumédaillon, il y avait une banderole gravée avec ce jeu de mots enlangue latine : Haro, hero ero (je suis Haro, hérosje serai).

Depuis on n’entendit plus parler jamais de cecavalier.

Mais on se souvint d’autant mieux del’aventure que, après la mort de la jeune femme, l’une des brus duvieil hidalgo Mendoze, qui venait d’être mère, partagea son seinentre deux nourrissons.

Quinze années s’écoulèrent. La mémoire de cesfaits mystérieux est tenace dans les campagnes, seulement laconfusion s’y met à la longue. L’opinion générale était que, parmiles nombreux adolescents qui grandissaient à la tour du Comte, il yavait un étranger. Personne n’aurait su dire lequel.

En 1737, lors du mal noir qui désolal’Espagne, l’hidalgo, sa femme et plusieurs de ses fils furentenlevés par l’épidémie. La croyance répandue un peu partout qu’unefois la mort entrée dans une maison, tout y passe, est bien pluspopulaire en Espagne, où la plupart des maladies prennent uncaractère contagieux.

Quoi qu’il en soit, le proverbe eutcruellement raison. Cette forte et nombreuse famille fondit commela gelée des nuits de printemps aux premiers rayons du soleil. Aucommencement de l’année 1638, Ramire, qui venait d’avoir dix-septans, conduisit tout seul à sa dernière demeure sa mère, bonne etsimple femme qui avait survécu à tous les habitants du château duComte.

Ramire rentra sombre et découragé dans cettevaste demeure qui tombait en ruines. C’était un joyeux enfant, maisl’épreuve était trop forte. Quand il alluma sa lampe pour lapremière fois, le soir, dans la cuisine, où vieux et jeuness’asseyaient autrefois autour de l’olla podrida fumante, le cœurlui manqua. Il s’enfuit.

Jusqu’alors il avait eu pour mission desoigner les chevaux et de mener la charrue. Il arriva à Salamanqueun dimanche au soir, et rencontra devant le portail de lacathédrale un jeune garçon de Quijo qui postulait la tonsure. Dèsle lendemain, Ramire était étudiant à l’université de Salamanque.Son camarade lui avait vanté les douceurs de l’état ecclésiastique,et notre pauvre ami, qui n’avait plus de famille, s’était décidé àse jeter dans les bras de la religion.

Salamanque était alors la plus illustre et laplus avancée des universités espagnoles. Parmi ses nourrissons ellecomptait les personnages les plus éminents de ce siècle, et entreautres le comte-duc d’Olivarès lui-même. Le pouvoir royal lachoyait, le saint-office lui accordait l’honneur de sa protectionspéciale ; étudiants et professeurs vivaient là comme coqs enpâte : ils étaient les maîtres de la ville.

L’enfance de Ramire avait été pieuse ;mais il ne tarda pas à s’apercevoir du néant de sa vocation. Sesgoûts l’eussent porté volontiers vers la profession guerrière, etses plus grands succès furent à la salle d’armes de maîtreCastorio, la première épée de l’ancien royaume de Léon. La poésieaussi l’attirait. Il passa trois années dans un grenier de la rueConcha, pâlissant sur les livres, vivant de rien et ne prenantd’autre plaisir que ses assauts à la salle d’armes.

Au bout de trois ans, il fut bachelier :grand honneur, maigre profit.

On le mit en demeure d’entrer dans les ordres.Il fit son petit paquet et revint au château du Comte.

Les crevasses de la vieille gentilhommières’étaient élargies pendant son absence. La terre tombée en frichese couvrait de genêts. Ramire entreprit de vivre seul dans ce trou.La gaieté insouciante de son caractère le soutint ; il avaitdes livres, il ensemença un petit coin de champ : il ne mourutni d’ennui ni de faim.

Ce fut tout. Il avait deux voisins : unvieux pêcheur de la Mabon, nommé Bonifaz ; et Bobazon, letondeur de mérinos. Bonifaz était un philosophe, et Bobazon unhomme d’argent. Pour les mœurs, l’Estramadure est un peu laNormandie de l’Espagne. Le paysan y est raisonneur et rusé.Bobazon, parfait balourd, mettait ses économies dans un pot, afind’acheter un domaine. Il y avait dix ans qu’il thésaurisait :il possédait déjà de quoi emplir à moitié son bonnet de réaux.

Un jour que Bonifaz tendait son tramail à uncoude de la Mabon, grossie par la fonte des neiges, il aperçut autravers des buissons de la rive son jeune voisin immobile et commeen extase, Ramire était debout sur un tertre. Le vent faisaitflotter ses longs cheveux sur ses épaules. Il avait cette attitudede l’homme qui s’est arrêté tout à coup pour contempler un objetdigne d’admiration.

Bonifaz, curieux comme un philosophe, quittases filets et monta sur le tronc ébranché d’un saule. De là,dominant le bassin de la Mabon, il put suivre le regard du jeunebachelier et voir au lointain une cavalcade qui se perdait dans lesbosquets de frênes au bas de la montée.

– Holà ! Mendoze ! cria-t-il enriant.

Notre bachelier tressaillit de la tête auxpieds et se retourna, rouge comme une fleur de cactus.

Bonifaz reprit :

– Si tu la regardes encore une fois tudeviendras fou, voisin !

La cavalcade disparaissait sous bois. Ondistinguait encore cependant, parmi la foule des écuyers et despiqueurs, deux femmes vêtues de deuil.

Ramire descendit de son tertre. Il étaitmaintenant tout pâle.

– Bachelier, lui dit Bonifaz, on a vu desbergers épouser des reines. Es-tu amoureux de la fille unique deMedina-Celi ?

– Medina-Celi ! répéta Ramire.

Il s’était avancé jusqu’au bord opposé de larivière. Bonifaz avait repris ses filets.

Il dit en tendant la corde de sontramail :

– Il y a des choses plus surprenantes quecela dans nos romanceros. Une fois, que j’allai jusqu’à Badajoz, jevis jouer une saynète qui avait ce titre : Être etparaître. Cette jeune Isabel n’est peut-être pas plusMedina-Celi que tu n’es Mendoze, toi, voisin bachelier ?

Ce philosophe Bonifaz s’exprimait parfoisd’une façon peu compréhensible. Il aimait à poser des énigmes.Ramire voulut exiger une explication ; ce fut peine perdue.Bonifaz le pria d’aller un peu plus loin, de peur d’effrayer sonpoisson.

Hélas ! le philosophe avait dit vrai,Mendoze regarda encore une fois cette délicieuse créature, et ildevint fou. Ses journées se passèrent à courir monts et vaux, afinde rencontrer la suite de la bonne duchesse, soit que celle-ci fîtsa promenade quotidienne, soit qu’elle menât la chasse, montée surson rapide genêt.

Ramire guettait la cavalcade : il secachait derrière les branches quand le galop des chevauxretentissait dans le sentier, et bien souvent, au fond de quelquefourré, cette charmante Isabel dut prendre sa prunelle ardente pourl’œil d’une bête fauve.

Il n’y avait dans les souvenirs du pauvrebachelier qu’une légende poétique : c’était la courte etlamentable histoire de cette jeune femme morte au château du Comteet enterrée sous cette pierre qui portait pour inscription un seulnom : Isabel. La mère de Ramire, en mourant, avait suspendu àson cou ce médaillon chargé d’un blason inconnu, qui portait troiséperons d’or sur son champ d’azur, avec cette devisesignificative : « Pour aiguillonner la paresse. » Cemédaillon était un souvenir de famille. Ramire le gardait comme unerelique de sa bonne mère. Le nom de cette pauvre étrangère dormantau cimetière voisin, Isabel, avait pour sa jeune imagination je nesais quel religieux parfum.

Et voilà que justement la fille de Medina-Celis’appelait Isabel !…

Du haut de la tour demi-ruinée qui couronnaitles débris de la demeure paternelle, Ramire voyait à l’horizon lesorgueilleux donjons du château de Penamacor. Il restait là souventde longues heures, et il rêvait.

Qu’y avait-il sous ces obscures paroles dupêcheur : « Isabel n’est peut-être pas plus Medina-Celique tu n’es Mendoze ? »

Ramire voulut connaître l’histoire de cettebonne duchesse qui, du sein de son exil, répandait ses bienfaitssur toute une contrée. Ses deux voisins n’étaient pas ce qu’ilfallait pour l’instruire. Bobazon ne savait rien ; lephilosophe Bonifaz avait coutume de parler seulement quand on nel’interrogeait point. Ramire alla chercher ses renseignementsailleurs ; il entra dans les cabanes des tenanciers, il écoutales récits des veillées. Voici ce qu’il apprit :

Quand mourut le dernier roi, à la fin del’année 1621, il y avait à la cour de Madrid un jeune seigneurdestiné à la plus haute fortune par sa naissance et surtout parl’amitié que lui portait l’héritier de la couronne. Hernan Perez deGuzman, duc de Medina-Celi, avait vingt quatre ans. Il avait déjàfait ses preuves comme homme de guerre dans les campagnes deFlandres, et le feu roi l’avait jugé digne de représenter l’Espagneà la cour d’Angleterre. Philippe IV avait alors seize ans. L’amourparle vite au-delà des Pyrénées. À la mort de son père, l’enfantétait amoureux déjà.

Il aimait, comme cela se pratique toujours,une des filles d’honneur de la reine-mère : Éléonor de Tolède,belle entre les belles, et dont la fière vertu était au-dessus dusoupçon.

En ce temps, un autre Guzman, car l’Espagne encompte par centaines, Gaspard de Guzman, qui fut plus tard lecomte-duc d’Olivarès, était aussi un tout jeune homme. Ilcommençait à s’insinuer dans la faveur de Philippe.

Sur sa route de favori, Gaspard de Guzmanrencontrait un double obstacle : deux jeunes seigneurs, uniscomme Oreste et Pylade, et dont l’amitié semblait inspirer au roiune irrésistible sympathie.

C’était d’abord don Louis de Haro, comte deBuniol, un peu plus âgé que Philippe et qui avait été son meninfavori ; c’était ensuite Hernan, duc de Medina-Celi, dont lafortune avait été grandissant depuis le début du nouveau règne.

Don Louis de Haro, allié du duc de Lerme, lefavori du roi, entama franchement la lutte, et faillit renverser dupremier coup la grandeur naissante d’Olivarès. Mais celui-cil’enveloppa d’une intrigue habilement ourdie, et obtint contre luiun arrêt de proscription. Don Louis de Haro parcourut longtemps lesmontagnes du centre avec sa jeune femme, Isabel d’Aguilar. Ildevint le chef de la conjuration des desservidores, et futfait prisonnier à Badajoz, deux ans après la mort de sa femme, tuéepar la fatigue et le chagrin.

Son sort ultérieur resta un mystère. Les unsdisaient qu’il s’éteignait dans un cachot, d’autres prétendaientqu’il avait pu briser ses chaînes, d’autres enfin affirmaient qu’unassassinat avait terminé sa vie.

Le jeune duc de Medina avait été pour lenouveau favori un rival encore plus redoutable : il avaitau-dessus d’Olivarès le courage personnel, la science politique, unpatrimoine immense, un nom illustre entre tous ceux de la noblesseespagnole. Il fallait pour abattre celui-là une arme d’une trempetoute particulière. Olivarès chercha longtemps cette arme ; lehasard la lui mit un beau jour dans la main.

L’amour du jeune roi n’était pas heureux. Labelle Éléonor de Tolède avait jusqu’à présent repoussé avec dédaintoutes les attaques. Olivarès sentait chanceler son pouvoir ;il en était à chercher les moyens d’éteindre cette passion qu’ilavait lui-même attisée, lorsqu’il découvrit tout à coup les motifsde la résistance d’Éléonor.

Éléonor aimait, Olivarès se reprocha den’avoir pas deviné cela plus tôt. Il se mit en quête afin de jeterau moins l’amant heureux en pâture aux colères jalouses de PhilippeIV. Il trouva mieux qu’il n’avait espéré : l’amant heureuxétait Hernan, duc de Medina-Celi. En présence de ce résultatimprévu, Gaspar de Guzman commanda cinquante messes à la chapellePauline de la cathédrale de Madrid, et s’arrangea de manière àperdre d’un seul coup son rival. Le jeune duc de Medina-Celi, eneffet, fut représenté comme un traître qui courait insolemment surles royales brisées, et don Bernard de Zuniga, secrétaire d’État,décerna contre lui un ordre d’exil à l’étranger.

Au premier moment, Olivarès n’en voulait pasdavantage.

Il obtenait ce résultat d’éloigner à la foisde la cour les deux amis, le duc de Medina-Celi et Louis de Haro,et de les mettre en outre dans l’impossibilité de se concerter pourlui livrer bataille. Mais les circonstances se chargèrent de rendresa victoire plus complète qu’il ne la souhaitait. Le jour fixé pourson départ, Medina-Celi força la consigne du palais et se présentaau roi pour déclarer qu’Éléonor de Tolède était sa légitime épouse.Ceci avait lieu en 1626, Isabel, fruit de cette union, avait un an.Le mariage, au dire de Medina-Celi, avait été tenu secret à causede la reine-mère qui regardait Éléonor comme sa fille, et ne lavoulait point céder, même à un époux.

Le roi, d’après les suggestions d’Olivarès,demanda l’acte des noces qui ne put être fourni.

Ici, quelques voiles enveloppaient lanarration. Personne ne savait dire pourquoi l’acte de mariagen’avait pu être présenté, certains allaient jusqu’à nier lacélébration des noces.

La chose certaine, c’est que l’ordre d’exilfut maintenu. Medina-Celi eut cette fois pour résidence assignéeson palais de Séville. Au bout de quelques jours, Éléonor s’enfuitde Madrid avec son enfant et vint le rejoindre. Le roi, dont lafantaisie s’exaltait jusqu’à la passion, la suivit de près àSéville.

Une nuit, à la fin de cette même année 1626,la duchesse de Medina-Celi fut enlevée de son palais, pendant queson mari, chargé de fers comme un criminel, était conduit à laforteresse de Alcala de Guadaïra. Il était accusé de complicitédans la première révolte de la Catalogne, fomentée par lesdesservidores, dont Louis de Haro, comte de Buniol, étaitle chef. Une requête en nullité de mariage fut portée devant lacour des Vingt-Quatre, qui refusa de connaître, fautes de piècesproduites.

Le nonce apostolique intervint, à cause de larécente arrivée d’Elisabeth de France, la nouvelle reine. Tout celase termina par l’exil de la bonne duchesse au château de Penamacor.Le duc ne recouvra jamais la liberté. Olivarès eut l’oreille du roisans partage.

Voilà, en peu de mots, ce que Mendoze putapprendre. On lui dit aussi que le souvenir des deux amis vivait àla cour, et que les adversaires d’Olivarès, qui étaient puissantset nombreux, se faisaient de ces deux noms, Louis de Haro et Hernande Medina-Celi, un double drapeau.

Mendoze avait surtout donné son attention auxfaits qui concernaient le père et la mère d’Isabel. Ces grandesinfortunes de famille ajoutaient pour lui comme une mélancoliqueauréole à la beauté de la jeune fille. On ne saurait dire siMendoze éprouvait plus de respect que d’amour. C’était un culteextatique et dévot dont il entourait cette noble fille de laproscription. Avec quelle joie il eût donné dès lors tout son sangpour lui acheter quelques-unes des gaietés de son âge : unbaiser de son père, un sourire de sa mère !

Il nous faut bien avouer pourtant qu’aucunecirconstance romanesque, aucun dramatique incident ne marqua leurpremière rencontre. Mendoze n’eut point l’occasion de sauverIsabelle des cornes furieuses d’un taureau ; il ne l’arrachapoint aux mains des bandits de la montagne ; il n’arrêta pasmême d’un bras sûr et vaillant, juste au bord d’un précipice decinq cents pieds de profondeur, son joli cheval emporté.

Il vint un jour, ce pauvre Mendoze, enhardipar l’angoisse de son extravagant amour, il vint jusqu’au sentierqui bordait la terrasse du château de Penamacor. Isabel lisait sousle berceau tapissé de jasmins embaumés. Ramire voulait se cacherencore, mais elle le vit. Pourquoi sourit-elle à l’aspect de cejeune paysan ? Pourquoi rougit-elle après avoir souri ?Pourquoi tourna-t-elle le feuillet avant d’avoir lu, et pourquoi leretourna-t-elle ensuite afin de rechercher le versetomis ?

Pourquoi la vit-on revenir pensive et la têteinclinée ?

Ramire n’avait fait que passer, lepoltron ! et sa main timide avait tremblé en soulevant lesgrands bords de son feutre.

Hélas ! pourquoi, en effet ? Voussouvient-il du premier serrement de cœur ? Pourquoi eûtes-vousce frisson inconnu ? Et pourquoi votre poitrine souffrit-ellel’amère et délicieuse angoisse ?

Moi, je ne sais. Vous aimâtes, parce que Dieule voulut. L’amour est la seconde fatalité humaine. Elles sonttrois : naître, aimer, mourir. Aux fatalités, il n’y a pointde pourquoi.

Mendoze revint au château du Comte ; sasolitude fleurit comme un jeune arbre au printemps. Ses journées seremplirent, ses nuits s’enchantèrent. Ce qu’il espérait, ne ledemandez point. Elle lui avait souri.

Oh ! bien plus ! Du haut de laterrasse orgueilleuse, une fleur était tombée aux pieds deRamire.

Jugez si Bonifaz, le philosophe avait biendeviné ! Ramire était fou.

Adorable et chère folie des jeunestendresses !

Les nuits là-bas sont faites pour cela :Dieu les a illuminées et embaumées.

Il y avait six mois que, chaque soir, lesignal de Mendoze appelait Isabel à son balcon. Le dernier soir,elle lui dit : Demain, nous partons pour Séville.

Mendoze regagna sa ruine, cette fois, étourdiet comme ivre. Il essayait en vain de voir clair dans le trouble deses pensées. C’était en lui une sourde et vague angoisse. Ils’était endormi dans les pauvres délices de son amour d’enfant. Enlui l’idée de la séparation possible n’avait pas même essayé denaître. Comme il croyait de bonne foi ne rien désirer au delà de cequ’il était, il ne craignait rien. La vie, pour lui, c’était lacontinuation indéfinie de ces platoniques tendresses.

Tant que dura la nuit, il ne put fermer l’œil.Il sortit de grand matin. Son parti était pris ; il voulait,lui aussi, aller à Séville. Il possédait pour toute fortune quatrepièces d’or qu’il avait rapportées de Salamanque ; elles luivenaient d’un jeune et galant marchand qui payait pour avoir desmadrigaux à envoyer aux dames. Ce n’était pas assez d’argent :il lui fallait à tout le moins un cheval, un manteau et unpourpoint de cavalier.

Il se rendit chez le voisin Bonifaz, qui luirit au nez de bon cœur en disant :

– Il y a déjà bien des fous àSéville ; un de plus un de moins, il n’y paraîtra guère.

Quand il vous arrive d’être embarrassé, neconsultez jamais les philosophes.

Ramire poussa jusqu’à la cabane où dormaitBobazon. Il fut obligé de faire beaucoup de tapage pour éveillercette tranquille conscience. Quand Bobazon eut connu son cas, ilréfléchit :

– Seigneur Mendoze, lui dit-il, je neveux pas laisser un brave gentilhomme dans la peine : j’ai làdans un coin mes petites économies. Je vous les donnerai, si celavous convient, pour prix de vos pauvres champs, qui sont devenusdes landes et dont vous ne faites rien.

Ramire fut ébloui par cette merveilleuseidée.

– Tu es un honnête garçon, répondit-il,et je te remercie d’avoir songé à cela. Je te donne mes champs,mais je garde la maison de mon père.

Bobazon eut grande envie de se mettre àdanser, il parvint cependant à pousser un gros soupir.

– C’est un mauvais marché que je fais là,seigneur Mendoze, murmura-t-il, mais ne faut-il pas obliger sonprochain ?

– Combien as-tu d’économies ?demanda Ramire.

Bobazon alla chercher son pot de terre. Il enversa le contenu sur son grabat. Cela faisait un beau tas ;presque tout était en monnaie de cuivre.

– Hélas ! dit-il, en voici bien plusque ne valent vos genêts, mais à la grâce de Dieu ! J’auraitiré de peine un gentilhomme et un chrétien.

Le tas de Bobazon contenait environ quatrecents réaux. Ramire avait de la terre pour une somme décuple, maisà quoi bon marchander ? En conscience, cet excellent Bobazonne pouvait donner plus qu’il n’avait.

Bobazon porta son pot au château du Comte, etRamire signa un acte de vente.

– Maintenant, dit-il, je puis acheter uncheval, des habits et ce qu’il me faut pour aller à Séville. J’aimon épée. Vive Dieu ! nous allons voir un peu de monde.

– Seigneur Mendoze, repartit Bobazon, lesjeunes gentilshommes de votre sorte ne savent point conclure lesmarchés. Confiez-moi votre argent. J’irai à Placentia, et dansquelques heures vous aurez de mes nouvelles.

Ramire n’avait aucune raison de refuser cetteoffre toute obligeante. Aussi bien il lui fallait le temps defourbir ses éperons et son épée.

– Que Dieu te bénisse, voisin !répliqua-t-il en mettant le magot dans la main du tondeur demérinos ; tu as été aujourd’hui ma providence. Pars vite etreviens de même.

Bobazon obéit. Ses deux bras, qui portaient lepot contenant les quatre cents réaux, avaient comme un frémissementamoureux.

– Ce serait bien lourd à porter jusqu’àPlacentia, se dit-il en tournant le coude du sentier.

Aussi ne les porta-t-il pas plus loin que sacabane. Le trou était encore ouvert ; il y replaça le pot, etle recouvrit de terre qu’il piétina et tassa avec beaucoup desoin.

Bobazon, outre son métier de tondeur demoutons, avait diverses autres industries. La tonte ne va qu’untemps ; il faut occuper le reste de son année. Bobazonraccommodait les vêtements des campagnards à deux ou trois lieues àla ronde ; il repiquait en outre les harnais et menait leschevaux en foire.

Quand il eut enfoui son pot bien-aimé, il sesentit le cœur libre et dispos ; il se dit :

– Me voilà maître d’un joli domaine, sanscharges ni dettes : j’ai payé comptant et j’ai rendu service àun gentilhomme.

Cette dernière idée ajoutait à son bonheur,car il était naturellement serviable.

La masure où il s’abritait se composait d’uneseule chambre, dans un coin de laquelle il avait fait son atelier.Plusieurs casaques déchirées pendaient à des clous fichés dans lemur. Il y avait aussi des brides hors d’usages, des licous demules, et jusqu’à de vieilles selles dont la bourre sortait par delarges blessures. Bobazon avait tout cela en dépôt pour leraccommodage.

Il consulta l’ombre d’un laurier qui croissaitdevant sa porte, et qui lui tenait lieu de cadran solaire.

– Il faut trois heures pour aller àPlacentia, même à dos de mule, se dit-il ; trois heures pouren revenir. J’ai tout le temps qu’il faut pour me retourner.

Il ferma sa porte à la barre et décrochavaillamment une demi-douzaine de brides, parmi lesquelles ilchoisit les deux meilleures. Il prit soin de les nettoyer et de lesremettre en état.

– Celle-ci était au père Mendoze,pensa-t-il en secouant un sot scrupule qui lui venait ; maisRamire ne la reconnaîtra pas.

Deux selles furent ajoutées aux brides etcirées à neuf. C’était plaisir de voir Bobazon, l’honnête etlaborieux garçon, recoudre leurs coussins éventrés.

Aussitôt que les selles et les brides furenten état, il chercha une casaque. Ici le choix manquait. À partquelques haillons appartenant aux laboureurs du voisinage, Bobazonn’avait en dépôt que ce justaucorps de buffle que nous avons vudepuis sur le dos de Ramire. Il appartenait à un vaillant hidalgodu pays, qui le faisait raccommoder pour la trentième fois.

Bobazon le mit au grand jour pour mieux jugerdes ravages dont le temps et l’usage avaient comblé ce vénérablevêtement. Il le trouva luisant, limé, troué, rapiécé, déformé,n’ayant plus figure présentable. Un instant il recula devant l’idéed’offrir un pareil uniforme à son voisin Ramire. Mais nécessitéfait loi, Bobazon n’avait que ce morceau de cuir, il se mitcourageusement à la besogne.

Il avait du talent et de la bonne volonté. Enoutre, par fortune, Ramire était moins gras que l’hidalgo. Bobazontailla, Bobazon rogna, Bobazon gratta. Vers le milieu du jour, sabesogne était achevée. Il se trouvait en possession d’une casaqueécourtée qui avait bien encore quelque tournure de nobleaccoutrement. Il la plia proprement et la mit avec les deuxselles.

C’était l’heure de la sieste. Bobazon quittasa masure après l’avoir solidement close. Il portait son paquet surson dos. Tout dormait dans la campagne, les oiseaux sur la branche,les poissons dans les glaïeuls ; Bonifaz ronflait auprès deson tramail étendu.

Bobazon longea les bords de la Mabon, jusqu’àune belle prairie où les chevaux du village de Monte-Hermosoétaient au pâturage. Les bergers dormaient ; les chevauxvautrés dans l’herbe aimaient mieux sommeiller que paître.

Bobazon laissa reposer les bergers. Il éveillabien doucement deux chevaux, un bidet et un bon gros léonais decinq ans. Il leur passa le licou et la bride, et les emmenaderrière les saules. Là, il enfourcha le bidet pour passer larivière à gué.

Quel besoin désormais d’aller àPlacentia ? il avait l’affaire de Mendoze.

Mendoze, en effet, le vit bientôt arriver.

– Ai-je été longtemps ? demanda-t-ilgaiement.

Mendoze voulut savoir pourquoi Bobazon amenaitdeux chevaux au lieu d’un. Voici ce que Bobazon luirépondit :

– Seigneur, sans que cela paraisse, je mesuis pris pour vous d’une sincère affection. J’éprouverais unepeine singulière à vivre dans un pays où vous ne seriez plus. Ilvous faut un valet : qu’est-ce qu’un gentilhomme sansvalet ? En revenant de Placentia, où j’ai acheté les deuxbêtes, leurs harnais et le beau casaquin de cuir cordouan que vousallez voir, j’ai réfléchi à tout cela. Je vous suivrai, mon bonmaître, pour la nourriture seulement. Quelque jour, si vous devenezriche, je pense bien que vous récompenserez mes servicesdésintéressés.

Mendoze n’avait pas beaucoup de temps à donnerà la discussion. L’idée d’avoir un valet n’était pas sans leflatter. Il endossa la dépouille de l’hidalgo à laquelle sa richetaille rendit une sorte de tournure ; il enfourcha le léonais,et dit adieu à la gentilhommière, après avoir mis une branche demyrte à son feutre, pour remplacer la plume trop fanée.

Bobazon, monté sur le bidet, se mit à sasuite. Il pensait à part lui :

– J’ai mes terres dans ma poche. Mon potest en sûreté, quand même on brûlerait ma maison. Les bonnes gens àqui j’ai acheté le justaucorps, la bride, le licou et les bêtes neviendront pas me chercher jusqu’à Séville, et je vais voir dupays !

C’était, comme on le voit, un esprit juste etrigoureux dans ses déductions.

L’escorte de la duchesse de Medina-Celi,mandée à Séville par ordre royal, avait de l’avance.

Les deux montures achetées par Bobazon nemarchaient pas comme le vent. Nos deux voyageurs ne rejoignirent lecortège qu’à Llerena, et nous savons comme ils franchirent, denuit, la porte du Soleil.

C’était là toute l’histoire de notre bonRamire. Il ne lui était arrivé rien de plus, rien de moins. Nousaurions voulu offrir au lecteur une biographie plus aventureuse,mais c’eût été démentir la physionomie calme, résolue et à la foisnaïve de ce brave enfant, qui avait fait dessein de délivrer toutseul le duc de Medina-Celi, et qui donnait des leçons au neveud’Olivarès bien plus lestement qu’il n’eût parlé là-bas, sur lesbords de la Mabon, à Bonifaz le philosophe.

Les courtisans s’étaient levés en tumulte pourécouter la verte apostrophe adressée au comte de Palomas. Deuxseulement restaient assis : le comte lui-même, qui seretournait à demi avec un sourire étonné aux lèvres, et don Vincentde Moncade y Avalos, marquis de Pescaire. Don Narciso, toujourstrop plein de zèle, toucha le premier son épée. Palomas le calma dugeste. Ses lèvres avaient gardé leur sourire.

L’œil de Pescaire couvrait le jeune étranger.Il était calme et froid au milieu de l’agitation générale.

– Un brave garçon, dit-il entre haut etbas ; et bien planté !

Puis il but une gorgée à son verre, restéplein jusqu’alors.

– Seigneurs, fit le comte de Palomas, quevous en semble ? Ce jeune gaillard vaut-il la peine que nousfassions sur lui l’épreuve de la riposte de pied ferme ?

La plupart haussèrent les épaules. Don Narcisodit :

– Sait-on seulement s’il estgentilhomme ?

– Je vous réponds, moi, prononçalentement Moncade, que celui-ci est gentilhomme.

– Es-tu gentilhomme, mon féal ?demanda le comte de Palomas toujours souriant.

Ce disant, il se détourna tout à fait. Sonregard croisa celui de Ramire.

– Vive Dieu ! s’écria-t-il, lafigure vaut mieux que l’habit ! Si nous avions le temps, je leremplumerais de pied en cap pour faire honneur à la botte de maîtreHerrera.

– Je m’appelle Mendoze, répliqua Ramiresans rien perdre de sa simplicité ; mon père était soldat, mesfrères laboureurs, et ma mère une pieuse femme ; moi, je suisencore plus pressé que vous.

Ce nom de Mendoze passa de bouche en bouche.Personne n’ignore qu’il appartient à l’une des races les plusillustres de l’Espagne.

– Il y a tant de Mendoze ! ditcependant don Narciso.

– Tais-toi, Sancho, nous ne rions plus,ordonna le comte de Palomas.

– Moncade, ajouta-t-il, croiserais-tul’épée contre ce garçon-là ?

Moncade, qui n’avait pas cessé de considérerRamire avec une attention soutenue, se leva et dit :

– Mon cousin, je ferai mieux. Cegarçon-là, comme vous dites, me plaît, et s’il veut bien acceptermon épée, je lui servirai de second.

Chapitre 7LA COUR DES CASTRO

Il y eut un long murmure parmi les courtisans,et Palomas lui-même jeta sur Moncade un regard d’étonnementprofond.

Mendoze rougit et souleva son chapeau poursaluer cet ami inconnu que son étoile lui envoyait.

Moncade lui tendit la main franchement. Cen’était pas montrer peu de courage en pareille compagnie.

Pendant que Mendoze lui rendait son étreinteavec chaleur, Moncade se tourna vers le jeune comte :

– Don Juan, dit-il, veux-tu unconseil ?

– Non, repartit celui-ci en riant, à quoibon les conseils d’un fou ? Tu viens de nous donner despreuves de folie noire.

– Tu l’auras donc malgré toi, monconseil, reprit gravement le marquis de Pescaire ; garde tariposte de pied ferme pour une autre occasion.

– De par Dieu ! s’écria le comte dePalomas qui se leva d’un coup, j’aime encore mieux les leçons dujeune rustaud, fils de soldat, frère de paysan et bachelier deSalamanque par dessus le marché, que tes insolents avis, marquis.Dégainez, s’il vous plaît, seigneur Mendoze, je vais vous fairel’honneur de croiser le fer avec vous.

Mendoze ne se fit pas prier. Sa longue etforte lame, qu’il avait fourbie avant de partir, sortit étincelantede son fourreau. L’épée de Palomas était sur un siège à ses côtés.Il la prit, dégaina sans toucher le fourreau, qu’il jeta galammentderrière lui, par dessus sa tête, et ils tombèrent en garde tousles deux.

– Par mon saint patron, dit Gabacho surle perron de l’église, voilà notre jeune provincial qui va couperen deux ce Haro ! N’irons-nous point regarder cela de plusprès ?

Maravedi et ses camarades avaient déjà prisles devants. Ils avaient grimpé, pour mieux voir, jusqu’aux nichesdes saints qui ornaient le portail. Le clocher sonnait à toutevolée le second appel pour la grand’messe.

Les courtisans avaient d’abord essayé des’interposer, mais Palomas avait dit : Je le veux ! Ilsfaisaient cercle pour empêcher du moins que la police ne vint semêler de la partie.

Moncade était debout auprès de son nouvel ami.Il gardait un grand sérieux. Il avait à la main son épée nue.Personne jusqu’à ce moment ne s’était présenté pour lui tenirtête.

À la première passe, le comte de Palomas futobligé de se rejeter en arrière pour éviter un coup droit porté àfond par Mendoze. Il voulut chasser le fer et s’élancer à brasraccourci sur son adversaire, selon la mode d’alors, mais Mendozel’arrêta par ce coup que les Espagnols appellent haver lareja (faire la barre) et qui consiste à peser sur le fort del’épée pour clouer sa pointe en terre.

Ce coup fameux commençait presque toujours lesrencontres de nuit. C’était un temps d’arrêt pendant lequel lesdeux adversaires avaient coutume de décliner pompeusement leursnoms et titres, comme les héros de la tragédie antique.

Les noms une fois proclamés et les titres misen regard l’un de l’autre, on commençait parfois à se provoquermutuellement en des tirades homériques. Entre tous les peuples dumonde les Espagnols sont verbeux et solennels.

Mais ce n’était point pour entamer un discoursque Mendoze faisait la barre sur l’épée de don Juan. Une granderumeur venait de naître sur la place. Pendant que son adversairereculait, Mendoze avait tourné la tête involontairement. Il avaitvu la porte de la maison de Pilate grande ouverte ; il avaitaperçu la litière de la bonne duchesse portée par quatre serviteursrevêtus de costumes de deuil.

La litière elle-même était noire, et de chaquecôté l’écu de Medina-Celi s’y couvrait d’un crêpe. D’autres queMendoze avaient vu cela. Il paraît que la rentrée à Séville de laduchesse Éléonor était pour tous un grand et heureux événement, caril n’y eut pas sur la place un seul passant qui ne s’arrêtât, latête inclinée avec respect et le chapeau à la main. Plusieurssaluèrent à haute voix. Nos amis les gueux désertèrent leur posteen tumulte et vinrent jusqu’au devant du palais en poussant dejoyeuses acclamations.

En un clin d’œil, il y eut au centre de laplace un rassemblement nombreux. On savait que, suivant la dévoteétiquette de sa famille, la duchesse mettrait pied à terre près dela borne de marbre qui marquait le milieu de la place. C’était làque le preux Alonzo Perez de Guzman, premier marquis de Tarifa,revenant de Terre-Sainte, avait sauté en bas de son cheval, pourmarcher sur les genoux jusqu’au cœur de l’église où il avait verséentre les mains de Sebastien Mendez, vicaire de la foi, la sommequ’il fallait pour faire de la mosquée une basilique.

Depuis lors, tous les descendants du pieuxmarquis laissaient en ce lieu leur chaise ou leur monture.

La duchesse Éléonore et sa fille Isabel,toutes vêtues de noir et voilées, furent reçues au sortir de leurchaise par le portier majeur de Saint-Ildefonse et les deuxhallebardiers de la Conciergerie. Encore fallut-il l’aide duseigneur Osorio, écuyer principal, et des Nunez parés déjà de leurlivrée, pour ouvrir un passage à la bonne duchesse au travers del’enthousiasme général.

C’était à cause de tout cela que l’épée deMendoze, lourde et forte, pesait sur l’élégante rapière du comte dePalomas.

– Tu n’en veux plus, l’ami ? demandace dernier, qui avait eu trop d’occupation pour voir ce qui sepassait en dehors du cercle des courtisans.

Au lieu de répondre, Mendoze se découvrit etsalua jusqu’à terre. La charmante tête d’Isabel s’inclinadoucement, mais c’était peut-être pour répondre aux acclamations dela foule.

– Seigneurs, dit Moncade, je ne sachepersonne parmi la grandesse d’Espagne qui ne soit parent ou alliéde Medina-Celi, s’il vous plaît, chapeau bas !

Les courtisans se découvrirent, à l’exceptionde Narciso de Cordoue, qui attendait l’exemple du jeune comte dePalomas. Le chapeau de celui-ci resta sur sa tête.

– Vive Dieu ! s’écria-t-il, que neme disiez-vous qu’il s’agissait de ma femme ? C’est à moid’implorer la trêve, mon vaillant champion. Je ne manquerais paspour cent onces d’or cette occasion de voir ma femme !

Il sauta sur un tabouret et de là sur latable.

En ce moment, la femme et la fille deMedina-Celi marchaient vers le perron entre deux haies. Derrièreelles venait Osorio, qui, tenant à la main une large bourse brodée,distribuait des aumônes.

– Sur mon honneur, dit Palomas, ma femmeest belle !

Un silence s’était fait par hasard. Laduchesse Éléonor entendit et tourna la tête.

La toque emplumée de Narciso décrivit unecourbe dans l’air et vint tomber aux pieds des deux dames.

Le gros homme se retourna furieux versMoncade, qui avait encore la main levée.

– J’avais dit : chapeau bas !prononça froidement celui-ci.

En même temps l’épée de Mendoze piquait lebord de la riche coiffure du comte de Palomas, qui se trouva malgrélui tête nue.

Narciso avait dégainé. Moncade luidit :

– Nous ferons partie carrée, si tuveux.

Quant à Palomas, loin de s’irriter, il envoyaaux dames un salut avec un baiser ; puis, se tournant versMendoze :

– Grand merci, dit-il en riant.Décidément tu as une vocation de pédagogue. J’avais tort : ondoit toujours saluer sa femme… et tu es un garçon de bon goût, cartu n’as point jeté mon feutre à terre pour le fouler aux pieds,comme cela se fait dans les comédies… Seigneurs, que dites-vous dela future comtesse de Palomas ?

– Elle est belle comme un ange !répondirent Luna et Soto-Mayor.

Les dames étaient sous le porche de l’église.Palomas gagna le sol d’un bond, souple et gracieux. Il reprit sonchapeau à la pointe de l’épée de Mendoze, et lui fit un signe detête protecteur.

– Dépêchons, maintenant, dit-il ; jeveux aller lui offrir l’eau bénite au sortir de la messe.

Narciso, décoiffé, se démenait comme un petitdiable et disait aussi :

– Dépêchons !

Mais il était malaisé désormais d’entamer uncombat singulier sous ces arcades mauresques que la foule curieusepressait de toutes parts. On avait vu les rapières hors dufourreau. Les gueux avaient parlé. Déjà le bruit se répandait quece jeune inconnu, qui portait si fièrement son harnais degentillâtre campagnard, allait se battre contre le neveu d’Olivarèspour défendre l’honneur de Medina-Celi.

Palomas, toujours riant et de belle humeur,prit sans façon le bras de son adversaire en disant :

– Seigneur Mendoze, il ne s’agit plusd’une querelle d’enfants. Ce n’est pas à ma révérence que lacharmante Isabel a répondu. Parlez franc : vous êtes l’homme àla guitare et le mystérieux intrus qui a fait route avec lacavalcade ?

– Seigneur comte, répondit Ramire, j’aicoutume de confier mes secrets seulement à mes amis.

– Et je ne prétends pas être du nombre.C’est très bien, seigneur Mendoze. Galfaros, ouvre-nous la porte dela cour des Castro.

Galfaros, nous le savons, était incapable dedésobéir à un ordre du jeune comte de Palomas. Il s’élança enavant, le bonnet à la main, précédant tous ces chers seigneurs quiavaient bien le droit de s’entr’égorger dans son enclos, puisqu’ilsétaient la véritable fortune de l’établissement. Nos courtisanstraversèrent une galerie ornée à la mode orientale, où restaientencore les chaudes émanations de l’orgie nocturne. Sur des piles decoussins, deux ou trois femmes au costume éclatant étaientcouchées. À terre se voyaient les instruments du concert que Ramireavait entendu la nuit précédente dans le silence de la villeendormie : une guitare, une mandoline et des castagnettes.

Galfaros poussa une seconde porte. Un courantd’air frais, tout imprégné du parfum des orangers en fleurs, fitirruption dans la galerie. Au bout d’un péristyle de marbrebizarrement échantillonné, s’ouvrait la cour des Castro, ménagéesur l’emplacement des anciens bains du sérail.

Trois côtés des arcades de la cour des Castro,qui entouraient jadis la piscine arabe, existaient encore avecleurs faisceaux de colonnettes surmontées de galeries à jour. Letroisième côté avait été mis à bas par le marquis de Tarifa. À laplace s’élevait le monument appelé : « leSépulcre. »

Un triple rang de cyprès le cachait presqueentièrement aux regards.

Les gens de Séville disaient que les Castroétaient derrière ces cyprès, à dormir leur dernier sommeil.

Tout le reste du patio présentait àla vue, des objets gracieux et charmants qui contrastaient fortavec cette lugubre perspective. L’ancienne piscine fournissait aucentre un jet d’eau copieux, dont les gerbes baignaient un groupede bronze. C’étaient autour de riants massifs de plantes tropicaleset de frais gazons, qui jamais ne perdaient leur verdure ; lelong des arcades, trois allées d’orangers séculaires couraient,découpant les festons de leur riant feuillage sur les dentellesbariolées de la galerie moresque.

Il paraît que notre bon Ramire aimait le luxeet les belles choses sans les connaître, car ses nariness’enflèrent en traversant la galerie. Son regard ébloui parcourutle patio. Il eut un sourire.

– Fermez toutes les portes, ordonna lecomte de Palomas.

On entendait, par dessus les murailles, lesclameurs de la foule au dehors.

Le comte lâcha le bras de Mendoze et sedirigea vers un espace carré, ménagé dans le gazon, à gauche de lafontaine. C’était comme une aire bien battue où la terre franchen’avait pas une ride. On pouvait là se rencontrer quatre defront.

Narciso de Cordoue suivit son soleil, comme ilappelait parfois le jeune comte de Palomas. Galfaros s’approcharespectueusement et demanda :

– Faut-il le maître chirurgien de SonExcellence ?

– Non, répondit Palomas ; il n’yaura point de blessés.

Et le gros Narciso ajouta d’un airsombre :

– Il n’y aura que des morts !

Galfaros se retira. Dès qu’il eut passé leseuil de la galerie, il se mit à courir de toute la vitesse de sesjambes. Ce n’était certes point pour aller chercher le maîtrechirurgien malgré la défense du comte de Palomas.

– Seigneurs, reprit celui-ci, je désirequ’il soit prêté une rapière à ce brave garçon ; la sienne està deux fendants, et plus longue d’un demi-pied que la mienne.

Mendoze ficha aussitôt son épée dans le gazon.Une voix prononça tout bas derrière lui :

– N’avait-elle mieux à faire quecela ?

Il se tourna vivement. Son regard rencontracelui du marquis de Pescaire, fixé sur lui avec une expressionvéritablement étrange. On eût dit que le marquis cherchait à liresur son visage le mot indéchiffrable d’une énigme.

Mendoze ouvrait la bouche pour interroger,lorsque s’éleva de nouveau la voix provocante du jeune comte.

– Donne-lui ton épée, Silva,disait-il ; la messe doit être commencée.

– Et le temps passe, ajouta lemarquis.

Ce dernier mot répondait précisément au vagueremords de Mendoze, qui regrettait déjà son équipée.

– Bah ! dit-il en saisissant larapière que lui tendait don Julian de Silva, ce ne sera pas longdésormais. En vous remerciant, seigneur ! Voici un brillantjoujou qui ne me fatiguera pas le poignet.

Il sauta dans l’espace réservé, et réponditgalamment au salut que lui adressait le comte de Palomas. DonNarciso, l’épée à la main, appelait Moncade à grands cris. Celui-civint se placer auprès de Ramire. Les quatre épées se choquèrent enmême temps.

Le comte de Palomas passait pour être un desmeilleurs élèves de maître Herrera, et le gros Cordova avait desprétentions majeures au titre d’habile duelliste. La fortune, ilfaut le croire, les servit mal. Le gros Narciso fut désarmé à lapremière passe, et le comte, reculant par trois fois, toucha dutalon l’herbe qui fermait l’enceinte derrière lui.

– Comte, dit Pescaire, pendant queNarciso confus ramassait son arme, maître Herrera ne reconnaîtraitpas sa riposte de pied ferme !

Palomas était pâle, la colère le prenait.

Ramire lui rendit du champ, et dit avecémotion :

– Seigneur, je n’ai jamais tué personneen duel. D’après ce que j’ai vu et entendu de vous, vous n’êtes pasprêt à paraître devant Dieu…

– As-tu pitié de moi, mon brave ?interrompit le jeune comte en ricanant.

Il lui porta en même temps, roide comme balle,un coup sur dégagement en pleine poitrine.

– À toi ! fit-il triomphantdéjà.

Mais Ramire avait paré sur place, d’un simpletemps de poignet. Il ne riposta point et reprit :

– Seigneur, je vous supplie de réfléchir.Je suis un inconnu pour vous, mais je prends l’engagement d’honneurde taire cette aventure. Tous ceux qui vous entourent sont vosamis : retirez seulement les paroles qui ont outragé la plusnoble et la plus malheureuse des femmes…

– Joue ton jeu ! interrompit encorePalomas, qui essaya, sans résultat aucun, toute la série desfeintes et entre-temps de maître Herrera.

– Vive Dieu ! s’écria Moncade ;il le joue assez bien, son jeu !… et son rôle aussi,ajouta-t-il plus bas.

Don Julian de Silva se pencha à l’oreille dujeune comte.

– Tu n’as rien à gagner avec celui-là,dit-il. Sur le terrain où nous sommes, ta vie est entre sesmains.

– C’est assez de folies, conseilla de soncôté Soto-Mayor.

Palomas frappa du pied. Il écumait de rage. Ilécarta d’un moulinet ses amis qui l’entouraient de trop près, ets’écria en s’adressant à Mendoze :

– Ma femme me payera ta dette, l’ami, ettoutes celles de mes bons compagnons. Par la corbleu !défends-la bien, puisque tu as le droit de la défendre, car moi jeserai sans miséricorde !

– Le temps passe, dit pour la secondefois Moncade, qui était un peu en arrière de Ramire.

Celui ci prit à pleine main ses cheveux quilui couvraient le front. Son regard, que l’hésitation voilaitnaguère, éclata soudain comme un feu.

– À la bonne heure ! fit le comte,qui se coucha sur ses jarrets et prit la garde napolitaine.

Narciso de Cordoue attaquait en même temps ets’escrimait comme un démon. Pescaire avait grand’peine à parer ledéluge de bottes qui tombait sur lui.

Un bruit de pas précipités et de ferraille sefit dans la galerie voisine. Toute une escouade d’archerss’élançait à la fois par la porte brusquement ouverte.

– Vous témoignerez bien au seigneurrégidor, disait maître Galfaros tout essoufflé de sa course, quec’est moi-même qui suis allé quérir main-forte !

– Bas les armes ! au nom duroi ! cria le premier sergent en franchissant le seuil de lacour des Castro.

Les petites danseuses, éveillées en sursaut,s’enfuyaient par les fenêtres.

Tous les archers faisaient irruption dans lepatio en répétant :

– Bas les armes ! seigneurs, bas lesarmes !

Mais il était trop tard. Le comte de Palomasétait couché sur le gazon avec une estocade dans la poitrine, etNarciso de Cordoue gisait évanoui sur le sable.

Au moment où Palomas tombait, Moncade avaitdonné du plat de son épée sur le crâne du gros Narciso endisant :

– Celui-ci nous gênerait.

Puis, saisissant par le bras Mendoze, toutétourdi de la chute de son adversaire, il l’avait entraîné derrièreles orangers, pendant que les courtisans s’empressaient autour dujeune comte de Palomas. En suivant le cloître, et abrités qu’ilsétaient par le feuillage des arbustes, les deux fugitifs avaient pugagner le massif épais au centre duquel s’élevait le Sépulcre.

De là ils pouvaient entendre les clameurs desarchers demandant à grands cris le meurtrier du comte dePalomas.

– Qu’on garde toutes les issues !ordonnait le chef de l’escouade.

Moncade s’arrêta au bord du massif. Poursortir de là il fallait traverser un espace découvert.

– Seigneur ! dit-il à Mendoze, jevous sauverai ou je perdrai mon nom.

– Qu’ai-je donc fait pour mériterl’amitié d’un homme tel que vous, seigneur ? demanda Ramire,cédant à son étonnement, malgré le grand péril qui le pressait detoutes parts.

Moncade tourna vers lui ce regard singulier etinexplicable qui avait déjà causé tant de surprise à notre jeunebachelier.

Moncade montra du doigt la branche de myrte,déjà desséchée qui ornait le sombrero de Mendoze.

Et, au lieu de répondre :

– En avant ! s’écria-t-il, nous nousexpliquerons plus tard. Suivez-moi seulement, seigneurMendoze ; où je passerai, passez !

Ils s’élancèrent tous deux en même temps.

– Sus ! sus ! s’écria le chefdes archers, dès qu’ils eurent franchi la limite des cyprès.

L’escouade entière se précipita à leurpoursuite.

L’établissement du seigneur Galfaros n’avaitpoint d’issue du côté de l’ouest, où était situé le Sépulcre. C’eûtété folie que d’essayer le passage de la galerie où restaient dessentinelles. Le dessein de Moncade était de pénétrer dans le proprelogis de maître Galfaros, qui avait une sortie sur le parvis deSaint-Ildefonse. Il connaissait les êtres. Après avoir jeté laporte d’un coup de pied, car il ne s’agissait pas de s’attarder àouvrir les serrures, – les archers étaient littéralement sur lestalons des fugitifs, – après, disons-nous, avoir jeté bas la porte,Moncade s’engagea tête baissée dans le logis privé de Galfaros. Ille traversa en ligne directe, ne répondant mot aux cris épouvantésdes servantes, qui fuyaient devant ces deux hommes tenant encore àla main leurs épées nues. La barre était mise à la porte donnantsur le parvis ; Moncade et Mendoze sautèrent par la fenêtre durez-de-chaussée.

Mais l’alarme avait été donnée. Les alguazilset les archers grouillaient déjà dans la foule. Moncade repoussa,l’épée haute, les premiers qui se présentèrent, et s’ouvrit unpassage jusqu’au perron où étaient les gueux.

Il y eut une scène de tumulte. La foule gênaitles gens de l’hermandad, et cependant la foule criait tant qu’ellepouvait, comme elle entendait crier les archers :

– Sus ! sus au meurtrier du comte dePalomas !

– Arrêtez celui qui a tué le neveu de SaGrâce, le comte duc d’Olivarès !

Moncade se retourna. Mendoze était auprès delui. Une douzaine de pas les séparait de la force armée.

– Vieux siècle, dit le marquis à notreami Picaros, ne vas-tu point nous donner un coupd’épaule ?

– Oh ! oh ! fit Gabacho, c’estnotre dormeur de ce matin.

– À la rescousse, ô mes amis !s’écria le centenaire ; nous n’avons pas encore digéré ledéjeuner de Pescaire !

La jeune école était déjà en besogne. Domingos’était jeté au devant du premier alguazil en criant d’une voixlamentable :

– Voulez vous achever unagonisant ?

Il avait une aune d’envergure, cetagonisant !

Escaramujo barra le passage à deuxhallebardiers à l’aide d’une furieuse attaque d’épilepsie.Raspadillo, poussant de rauques hurlements, se pendit au cou d’unarcher. Mazapan, roulant comme un vaisseau battu par la tempête,embarrassa ses béquilles dans le harnais de l’alferez. Quant aufretin, Maravedi, Cornejo et les autres, ils firent des prodigesdans les jambes de l’hermandad.

La vieille école, pendant cela, se formait enbataillon sacré sur les marches du perron, étageant ses effrayantesinfirmités comme les marchands superposent leurs marchandises àl’étalage.

Et c’étaient en même temps des plaintesdéchirantes, des râles d’agonie, des cris si poignants et siperçants que la foule se bouchait les oreilles.

Au milieu de ce tumulte, dont nulledescription ne saurait donner l’idée, Moncade et Mendoze gagnèrentla porte de l’église. Moncade longea le bas-côté oriental etressortit par la poterne de la Mère-de-Dieu.

On chantait la grand’messe. Mendoze put voir àl’entrée du chœur le profil perdu d’Isabel agenouillée.

La poterne donnait sur une rue étroite.Moncade la suivit au pas de course et ne s’arrêta que devant lafaçade d’un palais de noble apparence, situé à l’angle de la placede Tous-les-Saints.

– Veuillez entrer, seigneur Mendoze,dit-il en se découvrant près du seuil ; vous êtes en sûreté,car c’est ici la maison de mon père.

Il parla bas à un vieux serviteur, qui seplaça aussitôt, l’espingole au poing, à l’entrée du vestibule.

La place et les rues environnantes étaient dureste tranquilles. On n’avait sans doute pas encore trouvé la tracedes deux fugitifs.

Mendoze monta, en compagnie du marquis, lelarge escalier gothique qui desservait cette antique demeure. Ilfut introduit dans un vaste corps de logis donnant sur d’immensesjardins, qui contenait les appartements privés du jeune marquis dePescaire.

Celui-ci ferma la porte à double tour.

Cela fait, il se mit en face de Mendoze et luidemanda brusquement :

– Don Luiz est-il mort ouvivant ?

Il y avait déjà du temps que Ramire attribuaità un malentendu la singulière conduite du marquis de Pescaire.

– Seigneur, lui répondit-il, dussiez-vousm’abandonner à ceux qui me poursuivent, je ne peux pas prolongerdavantage votre erreur. Je suis Ramire de Mendoze, fils d’unhonnête gentilhomme des environs de Placentia, dans la provinced’Estramadure. Je n’ai jamais porté d’autre nom. Mon pauvre costumen’est pas un déguisement. Je sais au pays d’où je viens plusieurshidalgos du nom de don Luiz, mais aucun n’est de maconnaissance.

Moncade souriait en le regardant. Il toucha dudoigt la branche de myrte qui était passée dans le cordon dusombrero de Mendoze.

– Et sans doute, prononça-t-il tout basavec un peu de sarcasme dans l’accent, vous avez mis cette brancheà votre chapeau par hasard ?

Mendoze rougit et ne répondit point.

– Dans l’Estramadure, reprit Pescaire,toujours railleur, c’est peut-être la mode de mettre ainsi unrameau au lieu de panache ?

– Seigneur, répliqua enfin Mendoze, j’aiouï dire que les gentilshommes de notre pays ont parfois cettefierté mal placée de mentir pour dissimuler leur indigence. Àl’effort que je suis obligé de faire, je sens que cette vainegloriole peut bien exister en moi pour un peu. Cependant je n’ycéderai point, seigneur, et je vais vous dire la chose tellequ’elle est. À la place de la plume usée, il y avait un trou aufeutre de mon sombrero. J’ai jeté la plume qui avait fini sonservice, et pour cacher le trou, j’ai mis la branche.

Tout on parlant, il s’était découvert etmontrait son feutre comme preuve à l’appui.

– Par le Dieu vivant ! s’écriaMoncade avec admiration, voilà un habile homme !

Il tourna le dos et se mit à parcourir lachambre à grands pas.

– Mon compagnon, dit-il tout à coup enrevenant vers Mendoze, votre discrétion est louable, et je n’aipoint à m’en formaliser. Ayons pour entendu que vous êtes donRamire de Mendoze, fils d’un honnête gentilhomme des environs dePlacentia ; admettons également que vous ayez pris fait etcause à tout hasard pour la fille de Medina-Celi contre le neveud’Olivarès ; laissons de côté la branche de myrte et faisonstrêve aux questions qui, de l’humeur dont je vous vois, n’auraientpoint de réponse ; il n’en reste pas moins certain que vousavez une méchante affaire sur les bras, et que vous n’êtes pas venuà Séville pour cueillir des oranges.

– Non, seigneur, repartit vivement lejeune bachelier ; ou tout au moins si je suis venu à Sévillesans but bien arrêté, j’y ai trouvé un devoir à remplir.

– Avez-vous déjà communiqué avecquelqu’un ?

– Je n’ai parlé à personne qu’au comte dePalomas, seigneur.

Moncade secoua la tête lentement.

Sans plus rien dire, il passa dans la piècevoisine et en rapporta un costume complet de cavalier. Par la porteouverte, une sourde rumeur commençait à monter dans la rue.

– S’il vous plaît de changer d’habits,reprit Moncade, je serai votre chambellan.

– Pourquoi changer d’habits ?demanda Mendoze.

Le marquis fit un mouvement d’impatience. Ilentraîna son compagnon dans la garde-robe dont la fenêtre s’ouvraitsur la place de Tous-les-Saints. Au travers des jalousies baissées,les paroles passaient distinctement.

– Un justaucorps de buffle, disaiton.

– Un manteau de gueux…

– Un sombrero en lambeaux…

– Je vous comprends, seigneur, fitMendoze. Sous les habits que je porte, je serais reconnu.

– Sur mon honneur ! s’écriaPescaire, vous n’avez qu’un défaut, mon maître, c’est de pousserl’art du comédien jusqu’à ses dernières limites. Voyons, à labesogne.

Mendoze restait devant lui, rouge et les yeuxbaissés.

– Voyons ! répéta Pescaire.

– Seigneur, dit le jeune bachelier avecembarras et chagrin, j’ai la certitude que je profite ici d’uneerreur. Je dois vous avouer que je n’ai aucun moyen de voustémoigner ma reconnaissance.

– Payer mes habits, vous voulezdire ? reprit Pescaire en riant. Allons ! il faut vousprendre tel que vous êtes… Vous me les devrez, seigneurMendoze.

– Si un autre intérêt que le mien n’étaitpas en jeu, seigneur marquis…

– Vous êtes fier, voilà une choseconvenue. Mes habits valent, je suppose, dix pistoles ;seigneur Mendoze, vous êtes mon débiteur de dix pistoles. Lareconnaissance n’a rien à faire là-dedans.

Le jeune bachelier lui tendit la main d’unmouvement involontaire et serra la sienne avec émotion.

– Est-ce bien à Ramire de Mendoze quevous rendez service ? demanda-t-il.

– De tout cœur, mon jeunecompagnon !

La toilette fut beaucoup moins longue que ladiscussion préliminaire. En trois minutes, Mendoze fut habillé depied en cap. Sous ces nouveaux vêtements il avait une si noble etsi gracieuse tournure, que Moncade ne put s’empêcher de lui dire ensouriant :

– Seigneur Mendoze, ce déguisement voussied comme si vous l’aviez porté toute votre vie. N’avez-vous aucunpapier dans votre ancien harnais ?

– Aucun, seigneur.

– Désirez-vous aussi changer d’épée.

– À Dieu ne plaise ! réponditvivement le jeune bachelier : celle-ci me vient de monpère.

Moncade appela un de ses valets et luidit :

– Ruy, mon cheval de main à lapoterne !

Au dehors, la rumeur augmentait.

– Ils vont demander l’entrée du palais,reprit Moncade ; il est temps de nous séparer :venez.

Tous deux gagnèrent les jardins par unescalier dérobé. Au bout du jardin une porte s’ouvrait sur la ruede l’Amour-de-Dieu. Moncade mit la clef dans la serrure. Avant dechasser le pène, il demanda :

– Connaissez-vous la ville ?

– En aucune façon, répondit Mendoze.

– Où voulez-vous aller ?

– Hors des murs.

– Par quelle porte vous plait-il desortir de l’enceinte ?

– Par la porte qui mène à Alcala deGuadaïra, repartit Mendoze.

Moncade, qui avait donné déjà un tour à laserrure, lâcha la clef et mit sa main sur l’épaule du jeunebachelier.

– Alcala de Guadaïra ! répéta-t-illentement.

Puis le couvrant d’un regard fixe et perçant,il ajouta très bas :

– Sauriez-vous me dire ce qu’il y aautour des trois éperons d’or, sur l’écusson d’azur ?

Mendoze recula. Il porta la main à sapoitrine.

– Vous avez vu… commença-t-il.

Mais il se souvint que sa chemise ferméecouvrait le médaillon de la morte.

Moncade le regardait toujours.

– Au nom de Dieu et de la Vierge, dit-ilseulement, répondez !

– Il y a, balbutia Ramire, Paraaguijar a haron.

Moncade le prit dans ses bras et lui donnal’accolade par trois fois.

– Frère, prononça-t-il avec lenteur, quele ciel te protège ! ton secret est sans doute pour ceux quile méritent mieux que moi.

La poterne roula sur ses gonds. Ruy attendaitavec un beau cheval tout sellé. Moncade pressa une dernière foisles mains de Ramire de plus en plus ébahi, et commanda auvalet :

– Conduis ce gentilhomme jusqu’à laPuerta Real !

Chapitre 8TROIS HOMMES D’ÉTAT

C’était dans la galerie d’Alliazan ou mieuxd’Ali-Hassan, à l’Alcazar de Séville. Les derniers souffles de labrise matinière faisaient voltiger encore les draperies légères etincessamment mouillées qui protégeaient l’appartement ministérielcontre le soleil de midi. Le ministre favori occupait en effet,pendant le séjour du roi dans la capitale de l’Andalousie, cettepartie du palais connue sous le nom des galeries et sallesd’Alliazan.

L’heure redoutée de la méridienne approchait.Les pompes envoyaient aux draperies l’eau fraîche etparfumée ; mais, malgré leur effort, l’air allait s’échauffantet s’alourdissant. Déjà les oiseaux avaient cessé leur ramage sousles lenstiques de la cour des Marionnettes, et ces voiles légersqui, tout à l’heure, flottaient à la brise, ne soulevaient plusqu’avec peine leurs plis appesantis et paresseux.

La partialité des bonnes gens de Séville ne vapas jusqu’à comparer l’Alcazar à l’Alhambra, mais les habitants dela très noble et très loyale cité, amis effrénés des locutionsproverbiales, se consolent en disant : « Si l’Alhambran’existait pas, l’Alcazar serait la merveille du monde ».

La salle où nous entrons était grande ethaute, ouverte des deux côtés au nord et au midi, sur les jardinsdu roi et sur la cour des Marionnettes. Rien n’avait été changédans sa décoration moresque. Chaque fenêtre ou arcade, en formed’ogive à cœur, colorait ses festons d’un jaune vif où couraientdes vermiculaires bleu foncé. À l’intérieur c’était un systèmed’arabesques, bleu sur noir, qui s’égaraient en mille jeux, sur unfond brouillé de feuillages et de fleurs.

Par les arcades du midi on découvrait lesparterres avec leurs longues perspectives d’eau jaillissantes,éparpillant au soleil l’or et les diamants de leurs gerbes, parmiles bosquets d’orangers, de cédrats, de bigaradiers et de lauriers,dont les molles émanations enivraient l’air. Par les ogives dunord, l’œil suivait le profil des galeries occidentales etembrassait dans leur féerique ensemble toutes les audaces de cettearchitecture qui est un poème ou un rêve.

Quelque chose cependant gâtait la fantastiqueet splendide harmonie de ces aspects. Au centre de la cour, à laplace où naguère le grand jet d’eau s’élançait de son bassin deporphyre, estimé par Garcia au prix d’une province, une lourdestatue, blanche et neuve, se dressait sur son piédestal de marbregris. C’était Philippe IV, à cheval, comme on pouvait le voir àl’inscription latine gravée en lettres d’or sur le socle et quiportait :

PHILIPPO MAGNO

Il était grand décidément, de par son favori,ce pauvre roi battu sur toutes les coutures !

Onze heures venaient de sonner au carillon dela cathédrale. Dans l’angle de la dernière ogive, du côté du nord,deux hommes étaient réunis. Derrière eux, une armée de valetsachevaient d’arroser le péristyle de la galerie principale quirejoignait l’oratoire et les appartements du roi. Un énormeparavent de lampas isolait nos deux personnages et les plaçait dansune sorte de cabinet clos des trois côtés.

C’était un vieillard à barbe blanche et unhomme d’âge viril dont le front basané disparaissait presque sousune forêt de cheveux noirs, tressés et roulés dans une chaîned’or.

Le vieillard se tenait debout, droit et roide.Il y avait en lui je ne sais quels tressaillements frileux, malgréla chaleur qui devenait accablante.

Sa physionomie, en dépit de son grand frontchauve et de la coupe austère de sa barbe, avait une sorte dedébonnaireté sénile. Sa main tremblotante s’appuyait sur une hautecanne d’ébène. Il portait sur son pourpoint noir le cordon majeurde la Toison d’or, rouge en mémoire du martyre de Saint-André. Aucordon, selon la règle, pendait le mouton d’or à la sous-ventrièreémaillée.

L’autre était assis devant une table couvertede livres à la reliure antique, et la plupart chargés de lourdsfermoirs de métal. En face de lui était un parchemin déroulé,couvert d’écriture arabe ; en marge on voyait de longuescolonnes de chiffres.

Celui-là était beau, bien que sa physionomieeût une expression de ruse sauvage. Il y avait quelque chose dutype maure dans l’ensemble de sa personne : front haut etcaractérisé fortement, pommettes saillantes, nez hardiment reliéaux arcades sourcilières, lèvres minces et finement arrêtées,menton pointu, mais vigoureux, cou long, attaché de biais entredeux épaules robustes.

Auprès de cet homme, il y avait un turban delaine transparente et douce. Son costume était riche et gracieuxautant que celui du vieillard se montrait austère et sombre.

Vous n’eussiez trouvé, du reste, aucune espècede ressemblance entre l’accoutrement de ce vieux seigneur, quisemblait un vivant portrait de Velasquez, et la toilette sémillantede nos courtisans du Sépulcre. Ceux-ci singeaient le débrailléfrançais, celui-là se cramponnait à l’ancienne roideur castillane.Il y avait un siècle entre eux deux.

Ce vieux seigneur, souriant tout doucementdans son immense fraise empesée, comme la tête de Saint-JeanBaptiste pleurait dans son plat, ce vieux seigneur n’était autreque l’oncle maternel du ministre favori du roi. Il avait nomBernard de Zuniga. Il était, depuis seize ans, président desconseils de Sa Majesté Catholique.

Il était né en 1560, et avait par conséquentquatre-vingt deux ans à l’époque où se passe notre histoire. Laseule passion qui eût résisté chez lui aux atteintes du grand âgese résumait en ceci : garder son titre de premierministre.

Nous disons à dessein son titre, car son neveugouvernait de fait depuis plus de douze ans. Son compagnon, à lafigure intelligente et farouche, était un Maure de Tanger, sorcierde son métier, et connu sous le nom de Moghrab.

Moghrab était à la fois le médecin, l’augureet le confident du respectable Bernard de Zuniga.

Moghrab ne se gênait pas du tout pour liredans les astres. Il devinait la destinée sur la seule inspection dela main. Ses ancêtres, qui étaient d’illustres sorciers, luiavaient transmis la science des nombres, et Séville tout entieraurait pu témoigner qu’il connaissait l’art de prédire leséclipses.

Sans le vénérable Zuniga, son patron, Moghrabeût fait depuis longtemps connaissance avec le bûcher.

Il avait une plume à la main et traçait deschiffres sur la marge de son manuscrit, avec une prestesseincroyable.

– Toujours le même résultat ! dit-ilenfin en lâchant la plume avec fatigue ; le premier calculétait bon.

– Tu n’as pas voulu encore me faire partde ta découverte, Moghrab, mon savant ami, répliqua le vieuxministre d’un ton caressant.

Le Maure tourna vers lui ses yeux longs,voilés à demi par de larges paupières.

– Les réponses du livre des destinéessont parfois si étranges, prononça-t-il entre ses dents, qu’onhésite à les divulguer.

Puis, laissant peser sur ses deux mainsouvertes son front qui semblait languir, il ajouta :

– Seigneur, allez voir si personne n’està portée de nous entendre.

Le premier ministre de Philippe IV, sans seformaliser aucunement de cette injonction familière, mit ses jambesmaigres en mouvement et, s’aidant de sa canne, fit le tour duparavent. Les valets arroseurs avaient presque achevé leur besogne.Ils étaient à l’autre extrémité de la galerie principale.

– Il n’y a personne, ami Moghrab,absolument personne, dit le vieux seigneur derrière le paravent.Mais je vais te rassurer tout à fait. Diego !

À l’appel de ce nom, l’un des valetsaccourut.

– Qu’une sentinelle soit posée àl’instant à la grand’porte de la galerie ! ordonna don Bernardde Zuniga ; défense d’entrer : on travaille ici pour leservice du roi.

Le valet s’inclina et se retira.

De l’autre côté du paravent, Moghrab s’étaitrenversé la tête sur le dossier de son fauteuil, et montrait ladouble rangée de ses dents blanches en un sourire moqueur.

Don Bernard de Zuniga revint, manœuvrant toutd’une pièce ses deux jambes et sa canne, aussi longues, aussiroides les unes que les autres. Quand il doubla le paravent,Moghrab dardait au plafond son regard inspiré.

– Que Votre Seigneurie m’interroge,dit-il d’une voix sourde : je répondrai.

– Mon neveu ! s’écria don Bernard,mon neveu d’abord, que j’aime cent fois, mille fois plus quemoi-même ! mon neveu Olivarès, l’honneur de notre maison et lagloire de l’Espagne !

– Votre neveu est menacé, répliquafroidement le sorcier.

– De quoi ? de mort ?

– Pour les favoris, seigneur, la chuteamène la mort.

– C’est vrai cela ! c’estvrai ! s’écria le vieillard, qui ne parut pas autrementaffecté du malheur prédit à son neveu, l’honneur de sa maison, etqu’il aimait mille fois plus que lui-même ; quiconque apossédé le pouvoir… Mais explique-toi, Moghrab, trésor de scienceet de sagesse. Tu crois que mon illustre neveu tombera ?

– J’en suis sûr, répondit le Maure.

– Tes calculs te l’ont dit ?

– En toutes lettres. Ma dernière équationréduite et l’inconnue dégagée ne peuvent laisser absolument aucundoute à ce sujet.

– Et ce ne serait pas une disgrâcepassagère ?

– La disgrâce du comte-duc ne finiraqu’avec sa vie.

Le vieux ministre prit un siège et s’assit. Ilétait triste.

– Ce que c’est que nous !murmura-t-il ; mais faut-il exprimer ma pensée sansdétour ? On le peut avec toi, Moghrab ; tu es fidèlecomme l’acier. Et d’ailleurs, quand on ne dit pas la vérité, tu ladevines. Eh bien ! Moghrab, vois-tu, mon cher neveu n’étaitpas tout à fait à la hauteur de sa fortune politique. C’est unesprit sérieux, mais un peu étroit. Son instruction est celle d’unpédant, non point d’un homme d’État. Ce que vous appelez safermeté, vous autres, c’est tout uniment de l’obstination. On negouverne pas les empires avec du grec et du latin, mon ami Moghrab.Moi, qui te parle, je ne sais ni le latin ni le grec.

Tu m’entends bien, reprit-il avec une sorted’effroi ; cela n’empêche pas mon neveu d’avoir beaucoup degénie. En somme, il n’est pas encore renversé ; mais, entrenous, sa disgrâce m’affligera plus qu’elle ne m’étonnera. Sais-tule nom de son successeur, Moghrab ?

Ceci fut demandé d’un ton confidentiel, et donBernard de Zuniga rapprocha son fauteuil.

Moghrab laissa voir sur son visage cettelassitude ennuyée des oracles.

– Ne vous l’ai-je pas dit déjà deux fois,seigneur ? répliqua-t-il.

– Tu m’as donné deux logogriphes àdeviner, mon savant prophète, repartit le ministre ; lessibylles de l’antiquité ne répondaient jamais autrement, je saiscela… mais je veux les points sur les i pour une affairede cette importance…

– Seigneur, je ne puis que vous répéterce que par deux fois je vous ai dit : Le successeur ducomte-duc a dans son nom toutes les lettres du mot paresseux(haron) moins une.

– Haro ! s’écria don Bernard, voissi je suis habile à deviner !

– Je ne vois pas d’autres noms qu’onpuisse former avec ces quatre lettres : A. H. O. R., prononçagravement le Maure.

– Voyons ! fit don Bernard quitrempa la plume dans l’encre, Ahor, ce n’est pas un nom ;Hora, c’est un mot latin : Raho, Roha… Haron ; mais ilmanque l’n pour notre affaire. Haro ! je ne vois queHaro. Tu es bien sûr de tes lettres !

– 209, chiffra Moghrab, 723, 19, 3894,tels sont les résultats fixes et invariables de toutes meséquations.

– Et cela signifie Haro, mon savantprophète ?

– Cela signifie A. H. O. R., dans l’étatactuel du système astral.

– Demain ces lettres seraient doncreprésentées par d’autres nombres ?

– Assurément, répondit Moghrab qui necacha point son dédaigneux sourire.

– Et hier ?

– Hier, nous avions 206, 737, 18 1/2, 3,100…

– Et ces nombres différentsdésignaient ?…

– Toujours A. H. O. R.

Le vieux ministre pressa ses tempesdépouillées à deux mains.

– Quelle science ! s’écria-t-ilterrassé par son admiration ; quelle science !

Moghrab ferma les yeux et prit l’attitude dela contemplation. Don Bernard jetait sur lui des œillades quin’étaient pas exemptes d’effroi. Tout à coup son front sedérida.

– Grâce au ciel, dit-il en se parlant àlui-même, je suis aussi l’oncle des Haro. J’ai payé deux fois lesdettes de ce jeune et cher neveu don Juan… avec l’argent de SaMajesté, il est vrai, mais enfin c’est moi qui ai signél’ordonnance. Tu penses bien qu’il s’agit de don Juan, comte dePalomas, mon neveu, n’est-ce pas, Moghrab ?

– Je n’en sais rien, répondit sèchementcelui-ci.

– Ne peux-tu le savoir ?

– Par le calcul, si fait.

– Alors, calcule, mon savantami !

Moghrab secoua la tête.

– J’ai mis trois mois, dit-il, à trouverles quatre lettres du nom de Haro.

– Trois mois ! trois mois !grommela don Bernard ; c’est du temps ! D’ici là, qued’eau coulera sous le pont du Guadalquivir ! Et, cheminfaisant, tu n’a rien trouvé pour le nom de baptême ?

– Je sais, répondit le Maure, qu’il secompose de quatre lettres comme le nom de famille.

– Juan ! s’écria le vieillard en selevant ; quatre lettres ! c’est assez clair, jepense ! Vierge sainte ! Ce Pedro Gil est un honnêtehomme ! Mon neveu se souviendra que j’ai signé le brevet quil’a fait comte de Palomas. Et ce mariage ! Vive Dieu !Pedro Gil vaut son pesant d’or ! Il n’est pas dans toutel’Espagne un parti semblable. Et mon neveu Juan ne sait pas encorequ’il sera ministre. Je crois, à vrai dire, que le cher enfant nesait rien faire de ses dix doigts ni de sa tête… mais la place depremier ministre donne incontestablement du génie. Je lui en ferai,du génie, pourvu qu’il me laisse l’expédition des affaires. On faittout ce qu’on veut. On a bien fait un grand prince avec…

Il s’arrêta. Son regard était fixé surl’inscription latine de la statue de Philippe IV.

Moghrab dit :

– Juan a quatre lettres, c’est vrai, maisBlas aussi, aussi Elia, aussi José, Léon, Luiz, Luca, Oton :et il y a en Espagne autant de Haro que de pommes d’or à cetarbre.

Son doigt désignait, dans la cour desMarionnettes, un oranger énorme qui ployait sous la charge de sesfruits.

Trois coups discrets furent frappés à unepetite porte dérobée qui se trouvait dans l’enceinte même forméepar le paravent. Moghrab fit disparaître le parchemin chargé degrimoires et le remplaça par un immense cahier, en tête duquelétaient tracés les mots : GRÂCES DU ROI. Don Bernard ouvrit lapetite porte. Deux nouveaux portraits de famille, à fraise et àhaut-de-chausses du temps de Philippe II, se montrèrent auseuil.

Leurs regards se fixèrent tout de suite surl’Africain Moghrab, qui baissa les yeux et prit un airimpassible.

– Bonnes nouvelles ! s’écria donBernard en les voyant ; mes très chers cousins, bonnesnouvelles !

Les nouveaux venus avaient des figures d’uneaune. L’un d’eux était un tout petit homme d’une maigreurextraordinaire, mais droit comme une règle et vif en cesmouvements ; il ressemblait à don Bernard comme une réductionrappelle un tableau : c’était don Baltazar de Zuniga y Alcoy,président de l’audience de Séville ; l’autre avait, pour unEspagnol, de très honorables mollets et une prestance assez ronde.Vous l’eussiez pris plutôt pour un bourgmestre flamand que pour unhomme de guerre, fils des preux de Castille. Il s’appelait donPascual de Haro, marquis de Jumilla, et commandait les gardes duroi.

Don Balthazar avait l’honneur d’être lebeau-père du comte-duc, qui ne l’aimait point.

Nos trois seigneurs se donnèrent l’accolade,savoir : don Bernard radieux, les deux nouveaux venus ladétresse peinte sur le visage. Avant qu’ils eussent pu échanger uneparole, la hallebarde du miquelet en faction au bout de la galeriesonna sur la mosaïque, et la grande porte s’ouvrit à deux battantsavec fracas.

– Sa Grâce, mon neveu ! dit donBernard, qui étala plusieurs décrets en vue sur la table.

– Pas un mot ! ajouta don Balthazarde Alcoy en mettant un doigt sur sa bouche.

Ils vinrent se ranger en haie tous les troissous l’arcade qui joignait la salle à la galerie.

Le favori du roi traversait déjà celle-ci,précédé par son huissier et ses gardes, suivi par son page, quiportait son livre d’heures.

C’était un homme de moyenne taille, lesépaules un peu hautes et le cou vigoureusement emmanché. Sonpourpoint de velours noir à taillades ne dissimulait point, malgréson ampleur, une légère déviation des muscles dorsaux ; lesjambes étaient espagnoles dans la force du terme : genouxprononcés, tibias tranchants comme l’arête d’un prisme. La têteavait de la noblesse et s’encadrait bien entre deux belles massesde cheveux noirs qui commençaient à peine à grisonner.

Mais l’œil était ardent, inquiet, fiévreux.L’inflammation des paupières contrastait avec la pâleur presquelivide de la face. Cet homme devait souffrir d’une maladie cruelleou d’une passion plus cruelle que la maladie.

Il marchait d’un pas solennel et en quelquesorte rythmé. La marche de son escorte se réglait sur la sienne, cequi donnait à son passage l’apparence d’une procession.

Nos trois seigneurs, à première vue,semblaient ne pas pouvoir plier sans se casser. À l’approche dufavori, vous les eussiez vus cependant s’incliner tous les troiscomme si leur colonne vertébrale eût été de baleine ou d’osier.

– Bonjour, bonjour, fit le comte-duc ensaluant de la main seulement ; que Dieu garde vosseigneuries ! J’étais au banc du roi à la cathédrale ; leroi a pris de mon eau bénite. Le roi est en bonne humeur ; ilm’a parlé de tous mes amis : que Dieu bénisse Sa Majesté,seigneurs !

Don Bernard et ses compagnons s’étaientredressés. Ils firent de nouveau le plongeon.

– Oserai-je prier mon illustre neveu deme fournir des nouvelles de sa santé précieuse ? demanda donBernard.

– Solide comme un chêne, notre oncle,répondit le comte-duc ; le roi m’a donné deux fois lamain.

– Ma fille Inès, la nobleduchesse ?… commença don Balthazar en avançant d’un pas.

– Bien, bien, seigneur de Zuniga y Alcoy,interrompit Olivarès en reculant d’une distance égale ; nousn’avons pas oublié que nous sommes votre gendre. Le roi a étécharmant… charmant ! Par le saint Calvaire ! nos perfidesennemis verront avant peu ce que nous valons.

Son œil avait des éclats sombres parmil’étrange pâleur de ses joues.

Par un geste qui lui était familier, il portajusqu’à ses dents l’insigne de la Toison d’or qui pendait sur sapoitrine et mordilla le métal.

– Mon oncle, reprit-il, je suis bien aisede vous trouver en compagnie de ces dignes seigneurs. Vous vousoccupez des affaires de l’Espagne. Ainsi font, je l’espère, tousceux qui tiennent de près ou de loin à mon administration. Il seraparlé dans l’histoire de la manière dont nous avons tenu le pouvoirau milieu des circonstances les plus difficiles. Tout va bien, trèsbien. La France et l’Angleterre ont peur de nous. La dérisoireéquipée de Lisbonne, qui a fait un roi nain, nous a valu plus dedeux cents millions de réaux de confiscations. Le roi est content,le roi est charmant, jamais le roi ne pourra se passer de moi. Jevous salue, seigneurs.

Pendant qu’il parlait, son regard inquiet etperçant interrogeait toutes les physionomies. Avant de continuerson chemin, il dit :

– Je vais, moi aussi, m’occuper desaffaires publiques.

Puis revenant après quelques pas, il saisitbrusquement don Bernard par le revers de son pourpoint :

– Jour et nuit, dit-il tout bas avec unemaladive volubilité, je travaille jour et nuit… notre oncle, vousverrez ! c’est bardé de citations latines savammentappropriées ! Mes misérables ennemis se traîneront dans lapoussière à mes pieds. Il y a déjà trois cents pagesin-folio ; c’est intitulé : Nicandro ó antidotacontra las calomnias… comprenez-vous ? Nicandre. Ce nomsignifie vainqueur des hommes, c’est moi : antidote contre lescalomnies… vous verrez, notre oncle, vous verrez ! Seigneurs,le roi est grand !

Les hallebardes sonnèrent sur les dalles. Laprocession recommença. Le favori, roide et hautain, reprenait samarche solennelle. Il disparut avec sa suite par la porte du fond,donnant entrée dans ses appartements privés.

– Comment le roi ne serait-il pasgrand ? dit tout bas l’étique et basset président del’audience au robuste commandant des gardes : voici l’un deses deux ministres qui a passé toute sa matinée avec un diseur debonne aventure, et l’autre qui travaille nuit et jour à unpamphlet. Richelieu et Buckingham n’ont qu’à se biengarer !

Le commandant eut un gros rire.

– Je m’aperçois bien que vous raillez,Alcoy ! dit-il ; ah ! ah ! oui, oui.Tenons-nous bien nous deux, et nous arriverons. Avez-vous causéavec ce Moghrab ?

– Ce matin même, répondit le président del’audience ; mais, chut ! voici Saturne qui revient.

Les rieurs, à la cour d’Espagne, avaient donnédes surnoms aux deux ministres de Sa Majesté Catholique. En mémoirede la grande révolution mythologique qui avait forcé autrefoisl’aïeul des dieux à abdiquer le pouvoir en faveur de son fils, ilsappelaient l’oncle Saturne et le neveu Jupin.

Le vieux Bernard de Zuniga avait fait quelquespas à la conduite de son neveu. En revenant, il grommelait aveccompassion :

– Un homme d’État s’occuper de semblablesmisères ! Seigneurs, interrompit-il, que je vous fasse part demes nouvelles : Notre neveu de Palomas est notre arche desalut, décidément…

Don Pascual l’arrêta court endisant :

– À l’heure qu’il est, notre neveu dePalomas a sans doute rendu le dernier soupir.

Don Bernard tressaillit comme s’il eût reçu unchoc en pleine poitrine.

Puis, saisi d’une de ces puériles colères quile prenaient à l’improviste, il s’élança derrière le paravent pourfaire une querelle à Moghrab, son prophète.

Mais Moghrab avait disparu.

– Ah ! l’imposteur ! disaitcependant le vieux ministre, 209… 723… 192… et que sais-je,moi ? Combien de semaines a-t-il été à trouver cesnombres ? Et je le paye, moi, avec de l’argent loyal etroyal !

– Mon noble parent et ami, interrompitAlcoy, je vous préviens qu’il nous faut aviser, et surl’heure ? Tout va de mal en pis. Le comte de Palomas, votreneveu, vient d’être mortellement blessé par un inconnu qui a suéchapper jusqu’à présent aux poursuites de l’hermandad.

– Assassiné ! mon neveu !

– Non pas ! blessé en duel ! enplein jour, au milieu de Séville, pendant qu’on chantait la messe àdix pas de là, en l’église de Saint-Ildefonse !

– Et pendant que la foule acclamait, surla place de Jérusalem, la femme et la fille de Medina-Celi, plushaut et mieux que le roi lui-même !

Ce fut don Pascual de Haro qui dit cela,couramment et en homme qui a sa leçon faite.

Balthazar d’Alcoy reprit gravement :

– Ce ne sont plus des symptômes, c’estune maladie déclarée. Nous avons la certitude complète que laconjuration de Catalogne a des ramifications jusque dansSéville.

– Hier soir, reprit Pascual, le roi apassé deux hommes chez la reine. Ah ! ah ! c’estcertain.

– Sandoval y était, prononça lentement lemaigre Balthazar.

– L’ancien connétable de Castille aussi,par Notre-Dame du Carmel ? bredouilla l’ancien commandant desgardes.

– Et l’on a parlé d’affaires, ajouta lepetit magistrat.

– Oui bien ! appuya donPascual ; c’est certain ; on a parlé d’affaires.

Le vieux ministre s’éventait avec sonmouchoir. Le sang qui lui montait au cerveau ne pouvait rougir sonjaune visage, mais il étouffait.

– Voyons, voyons, seigneurs, dit-il,mettons un peu d’ordre dans nos désastres. Personnellement, je suisle dévoué serviteur de Sa Majesté la reine. Dieu sait quelssentiments bienveillants m’animent à l’endroit de cette illustremaison de Sandoval. Et quant à l’ancien connétable de Castille,c’est de la vénération que je professe pour lui. Écoutezdonc : en définitive, si mon neveu Gaspard a réellement faitson temps…

– Il s’agit bien du comte-duc !s’écria aigrement Alcoy.

– Que nous importe celui-là ? fitdon Pascual en fidèle écho.

– Égoïsme, incapacité, vanité, reprit lebilieux président, voilà son bilan.

– Fi ! Alcoy, fi ! répliqua levieux ministre ; parler ainsi de son propre gendre avant qu’ilsoit tout à fait tombé ! Moi, je conserve pour lui jusqu’àvoir, un très parfait dévouement. Soyons juste : ce n’est pasun grand homme de guerre, et peut-être n’a-t-il pas montré dans lesnégociations toute la dextérité désirable ; mais il sait lalangue grecque, seigneurs, et il est ferré sur les lettres latines.Point de passion, je vous prie ; n’apportons ici que le calmevouloir de conserver nos positions respectives, voire de lesaméliorer, si faire se peut. Cette conjuration de Catalogne, vousle savez, devait nous être de quelque utilité. Nous espérions…

– Elle sera notre perte !interrompit Alcoy, nous n’en sommes pas les maîtres, les fils nousen échappent. Je donne ma démission et je me retire dans mesterres.

– Moi, dit Pascual, je passe en Flandre,où la vie est bonne.

– Et moi, s’écria don Bernard qui grandittout à coup, haut comme un père conscrit de Rome au temps deBrennus, je meurs à mon poste, mes chers seigneurs. À quoi bonvivre quand on n’a plus la signature ? Il y a dix-sept ans quej’expédie. Qu’un autre pense et dirige, peu m’importe, mais je veuxexpédier. De par tous les saints, désertez si vous le voulez ;moi, je me cramponne à ma chaise curule, et je signe jusqu’à mondernier soupir !

Don Balthazar de Alcoy se dressa devant luicomme un petit serpent.

– Et garderiez-vous ainsi cetterésolution héroïque, demanda-t-il avec un ricanement amer, si leduc de Medina-Celi devenait premier ministre du roi ?

Zuniga se retint au dossier de son fauteuilpour ne point tomber à la renverse.

– Medina-Celi, balbutia-t-il, celui-là nenous pardonnerait pas… mais il est prisonnier !

– Pedro Gil est un traître !interrompit Alcoy avec un éclat de voix.

– Un traître, ajouta don Pascual, je l’aitoujours dit.

– Et nous en avons désormais les preuves,ajouta le président de l’audience.

Trois coups secs et régulièrement espacésfurent frappés à la porte par où Balthazar de Alcoy et don Pascualde Haro étaient entrés.

– Le voici, prononça tout bas le vieuxministre.

Puis il ajouta, en un mouvement soudain decourroux :

– Mes seigneurs, si nous le faisionspendre ?

– Ouvrez plutôt, dit une voix railleusede l’autre côté de la porte, on entend tout, d’ici. ViveDieu ! s’il m’avait plu d’aller chercher des témoins, ce n’estpas pour moi qu’eût été la potence.

Nos trois hommes d’État se regardèrent.

– Cette grande masure mauresque estdétestable pour délibérer ? murmura don Bernard de Zuniga.

Et Alcoy ajouta tout bas :

– Allons ! ouvrez à cecoquin !

Le vieux ministre ne savait plus où il enétait. Il ouvrit la porte et balbutia :

– Tu sais bien, ami Pedro Gil, que nouste regardons tous comme un fidèle serviteur. Quant à notredévouement à la personne du roi et aux intérêts du comte-duc, monneveu…

– Mettez-vous seulement un peu plus loinde la porte quand vous parlerez de cela, dit le nouvel arrivant quientra le chapeau sur la tête.

C’était bien notre homme de la place deJérusalem, celui qui avait eu la nuit précédente, avec le boucherTrasdoblo, cet entretien caractéristique.

Le grand jour ne lui était point favorable etfaisait ressortir énergiquement sa méchante mine. Sa figure large,entourée d’une barbe inégale et grisonnante, avait des tonsterreux, sur lesquels tranchaient des plaques rouges. L’un de sesyeux se fermait à demi, cachant mal une prunelle déteinte etlouche ; l’autre, au contraire, avait des regards flamboyants.Son cou de taureau, ses épaules carrées et ses jambes arc-boutéessolidement annonçaient une force peu commune. Sa physionomie avaitcette double expression de servilité et d’insolence qui serencontre si communément au bas bout des hiérarchiesgouvernementales.

Le malheur des temps avait fait de lui unhomme important. Il voulait monter encore. Comme son intelligenceétait à la hauteur de ses vices, il avait chance de faire bonnepêche en ces eaux troubles.

Il adressa un salut souriant au ministre, etmarcha droit aux deux autres dignitaires.

– De quoi m’accusez-vous, messeigneurs ? leur demanda-t-il à haute voix.

– Au fait, demanda don Bernard, de quoil’accusez-vous, ce brave Pedro Gil ?

– Nous l’accusons de trahison, réponditBalthazar de Alcoy, et chacun de nous a ses preuves.

Don Pascual approuva d’un signe de tête.

– Fournissez donc vos preuves, dit PedroGil, qui s’assit tranquillement devant la table, à la place occupéenaguère par Moghrab, afin que le noble Zuniga, mon patron, mepuisse faire pendre en toute sûreté de conscience.

– Plaisanterie, Pedro,plaisanterie ! s’empressa de protester don Bernard ;diable ! pendre un oïdor, mon ami !

Il ajouta en se penchant à sonoreille :

– Il faut bien hurler avec les loups.As-tu rencontré Moghrab ?

– Je l’ai laissé au chevet du comte dePalomas, répondit l’ancien intendant.

Don Pascual et Bernard de Alcoy serapprochèrent.

– Il paraît que notre bien-aimé neveu donJuan n’a pas encore rendu le dernier soupir, dit le ministre enjetant à ses deux parents un regard de triomphe.

– On nous avait affirmé… commença leprésident de l’audience.

Pedro Gil haussa les épaules.

– Je vous affirme, moi, répliqua-t-il,que demain, s’il le faut, don Juan de Haro, comte de Palomas,montera à cheval.

– Tant mieux ! balbutia don Pascual,certes, certes !

Zuniga se frottait les mainsénergiquement.

– Moghrab est un excellent garçon,s’écria-t-il, et un savant de premier ordre ; je savais bienque Moghrab ne pouvait pas se tromper. Par la Vierge sainte,seigneurs, je ne laisserais pas insulter devant moi cet honnêtePedro Gil. Le comte-duc a pour lui une estime toute particulière.Formulez vos griefs, je suis ministre du roi !

– Mettrez-vous ce drôle en balance avecnous, mon cousin ! demanda fièrement Alcoy.

– Formulez ! formulez ! Vousm’avez parlé fort irrévérencieusement tout à l’heure. Don Pascualde Haro, je vous permets de parler.

Don Pascual, déjà rouge de colère, dit enfermant ses gros poings :

– Cet homme abuse de votre faiblesse, moncousin…

– Qu’appelez-vous ma faiblesse,seigneur ? interrompit don Bernard indigné ; voilàdix-sept ans que j’ai la signature !

– De votre loyauté, seigneur mon cousin,s’empressa de rectifier Alcoy ; il s’est introduit près devous sous prétexte d’une affaire majeure : le mariage de votreneveu Juan avec l’héritière de Medina-Celi…

– Eh bien ! trouvez-vous l’idée simauvaise ?… mettre à notre disposition une fortune quasiroyale !

– D’abord, avec votre permission, cousin,riposta le président de l’audience, je doute que le comte dePalomas, qui est aussi mon neveu, et dont je fais grand casassurément, soit à notre disposition. En admettant même que ce coupd’épée ne soit point mortel…

– Ce n’est qu’une égratignure !s’écria le vieux ministre. Vous avez entendu Pedro. Mais vousn’avez pas la parole, Baltazar. Procédons par ordre. Nos heuresappartiennent à l’Espagne. Vos griefs, don Pascual, vos griefs, etsoyez court !

– Mes griefs, les voici, répliqua lecommandant des gardes. Pedro Gil nous a extorqué un ordre de rappelde la duchesse Éléonor. Cela seul est une trahison.

– Il fallait la présence de la duchesseÉléonor à Séville, dit froidement l’ancien intendant de Medina.

– Pedro Gil, poursuivit don Pascual, nousa promis le consentement de ladite duchesse.

– Eh bien ? fit le ministre.

– Je me suis présenté aujourd’hui même àla maison de Pilate, répondit don Pascual ; j’ai interrogé laduchesse, dont voici le dernier mot : « Mettez en libertésans condition le noble Hernan de Medina-Celi et nousaviserons. »

– Votre seigneurie a eu tort de seprésenter chez la duchesse, dit Pedro Gil toujours impassible.

– Pourquoi cela ? demanda donPascual qui fit un pas vers l’oïdor.

Le vieux ministre l’arrêta etrépondit :

– Parce que vous êtes un vaillant soldat,mon cousin de Haro, mais, pour certaines négociations où il faut dela finesse… vous m’entendez… nous autres hommes de cabinet… Enfin,j’eusse préféré une démarche de Baltazar.

– Don Baltazar était occupé ailleurs,repartit durement le commandant des gardes ; j’ai fini, qu’ilparle !

Alcoy sembla se recueillir. Il redressa sacourte taille et regarda le ministre en face.

– Seigneurs, je me suis rendu dans lasoirée d’hier à la forteresse de Alcala de Guadaïra. En qualité depremier magistrat de la province, j’ai droit d’entrée dans lescellules des prisonniers d’État. Je me suis fait ouvrir celle deMedina-Celi, et je l’ai interrogé. Voici sa réponsetextuelle : « Votre comte de Palomas est un parvenu, filsde parvenu. Je ne connais d’autres Haro que les fils de mon nobleami Louis de Haro, comte d’Aguilar, s’il a laissé des fils. Tantqu’il y aura dans mes veines une goutte du sang de mon père, Isabelde Medina-Celi ne sera point la femme de ce mignon. »Seigneurs, il m’a dit cela parlant à moi, Baltazar de Zuniga yAlcoy, oncle de don Juan et président de l’audience andalouse.

Le vieux ministre regarda Pedro Gil du coin del’œil.

Pedro Gil dit :

– Sa Seigneurie a eu tort d’interroger leduc de Medina-Celi.

L’œil du vieux ministre se reporta aussitôtsur le président de l’audience.

Celui-ci poursuivit d’un ton desarcasme :

– Je comprends tout le chagrin que madémarche doit causer à ce fidèle serviteur, mais je n’ai pas finiet je prie Votre Excellence de ne pas perdre une seule de mesparoles. En revenant à Séville, j’ai reçu deux rapports, dont l’unexplique assez bien l’insolence du prisonnier. Il y a sous jeu unetentative d’évasion qui se rallie aux projets des révoltés de laCatalogne.

– Diable ! diable ! fit leministre.

Pedro Gil se prit à sourire.

– Et l’autre rapport ? demandaBernard de Zuniga, dont le front était devenu soucieux.

– L’autre rapport, mon cousin, accuse cethonnête homme d’avoir trempé dans ce même projet d’évasion.

Son doigt étendu montrait l’ancienintendant.

Celui-ci avait son bon œil grand ouvert. Ilcontinuait de ricaner avec impertinence.

– Diable ! diable ! répéta levieux Zuniga.

Puis, avec une violence soudaine :

– Pedro, je ne m’en dédie pas,s’écria-t-il, je crois que je vais te faire pendre !

– Et Moghrab aussi, alors,seigneur ?

– Et Moghrab aussi, Pedro. Vous pourriezbien être une paire de coquins tous les deux.

L’ancien intendant repoussa son fauteuil etpromena son regard sur les trois hommes d’État.

– Or çà, seigneurs, demanda-t-il, que medonneriez-vous si présentement je vous apportais la fortune deMedina-Celi dans ma poche, c’est-à-dire le consentement du duc,celui de la duchesse, voire celui de la jeune Isabel, leurfille ?

Rien ne peut exprimer à notre sens l’anarchiehonteuse, l’étrange désarroi, la décadence incurable et profonde dela royale maison d’Espagne, si puissante et si forte un siècleauparavant, que la peinture fidèle et familière de quelques-uns desprincipaux serviteurs de Philippe IV. Ce descendant deCharles-Quint valait, il est vrai, un peu mieux que son entourage,et l’on pourrait trier dans la biographie de son ministre favorideux ou trois actes qui ne sont point indignes d’un compétiteur deRichelieu. Mais Philippe avait usé dans la paresse et dans lesplaisirs ce que sa nature pouvait avoir de vraiment royale, et l’onserait presque fondé à dire que si son favori fut un grand ministrependant trois ou quatre semaines sur quinze ans d’administration,il y eut là pur et simple hasard.

Jamais, en aucun pays, on ne vit les hautsemplois occupés si misérablement, ni les grandes races plusplatement avilies. La France aussi, sans doute, eut dans sonhistoire des heures malheureuses et notées d’infamie, mais, àaucune époque, la France ne sut descendre si bas que cela.

Pendant que la monarchie de Charles-Quint sedémembrait pièce à pièce, pendant qu’il était permis au premiervenu d’arracher un lambeau à ce cadavre, Philippe le Grandpoussait à ses suprêmes limites l’art noble de latauromachie ; son favori consultait les astres et rédigeaitdes pamphlets pédants contre ses adversaires politiques ;Zuniga se faisait berner par des sorciers maures.

Le bien public, pour ce dernier, l’un destypes ministériels les plus naïvement accusés que l’histoire aitmis en lumière, consistait en ceci : garder la signature.

La France, la Hollande, l’Angleterre, lePortugal pouvaient empiéter à leur aise ; tout devait allerbien, tant que don Bernard de Zuniga aurait une Espagne assez largepour y poser son parchemin sur sa table avec son écritoire.

L’ennemi, ce n’étaient point tous cesgens-là.

L’ennemi était son successeur, l’État c’étaitsa signature.

Tant l’habitude d’expédier peutdevenir une robuste passion !

Il avait sa politique à lui, le bonhomme.C’était quelque chose de brumeux, d’inconstant, de léger comme unnuage. Chez lui, la minute actuelle ne savait nullement l’histoirede la minute qui va suivre ; il combinait dans les brouillardsde sa pauvre cervelle des rudiments d’idées ; mais tout sesubordonnait à sa farouche religion de la signature.

Aux derniers mots de Pedro Gil, don Pascual etle président de l’audience n’opposèrent qu’un silence dédaigneux.Zuniga, au contraire, avide et curieux comme un enfant, serapprocha, les yeux élargis et la bouche béante.

– La fortune de Medina dans ta poche,Pedro ! balbutia-t-il ; explique-toi, mon ami,explique-toi !

– Quelque nouvelle jonglerie !gronda le président.

– Il faut voir, mon noble parent, il fautvoir ! repartit le vieux Zuniga ; je suis d’avisd’examiner. Parle, Pedro, mon fils, et n’essaye pas de noustromper : tu sais que ce serait une besogne malaisée.

Chapitre 9ESTEBAN

Alcoy et don Baltazar échangèrent un sourire.Pedro Gil croisa ses bras sur sa poitrine.

– Mes seigneurs, dit-il d’un ton grave,il s’agit d’une conception hardie et qui peut sembler bizarre aupremier aspect. Le seigneur Pascual de Haro et le seigneurprésident ont déjà leur ricanement sceptique aux lèvres. J’avoueque si j’avais dû avoir affaire à eux seulement, j’aurais gardépour moi-même mon idée, mais j’ai foi dans la haute et forteintelligence de mon noble patron don Bernard de Zuniga, qui est lavéritable lumière des conseils de Sa Majesté. Mes efforts ont pourunique but de le servir, et peut m’importe l’opinion du reste del’univers !

Le ministre cligna de l’œil et passa sa languesous sa moustache grise.

– Il s’exprime bien, dit-il,seigneurs ; c’est un garçon capable. Continue, Pedro ;ton dévouement, mon ami, ne s’adresse point à un ingrat.

L’ancien intendant salua et reprit :

– Je commence par prononcer le mot de lasituation : le noble favori du roi chancelle ; voicilongtemps que la perspicacité de Moghrab a prédit ce résultat.J’avoue hautement que je partage la confiance de mon très illustrepatron à l’endroit de Moghrab. Le jour de l’Assomption de la trèssainte Marie, 15e d’août de la présente année, Moghrab atrouvé pour la première fois, au fond de ses calculs, le nomprédestiné du successeur de Sa Grâce le comte-duc. Ce nommystérieux semblait désigner un jeune homme, parent à un degré égaldes trois puissants seigneurs ici présents. Jusqu’alors ce jeunehomme avait été livré à lui-même et peu favorisé par sa famille.Malgré les doutes légitimes desdits puissants et noblespersonnages, on résolut du moins de faire quelque chose pour unenfant voué peut-être à de si magnifiques destinées. C’était, qu’ilme soit permis de le dire, du bon sens élémentaire et de laprudence toute pure. On paya les dettes du jeune homme, on le nommacapitaine dans la garde noble, on le créa comte de Palomas avecgrandesse du deuxième degré. Bref, on le fit sortir de sonobscurité, et grâce à ses heureuses qualités, il se plaça lui-même,du premier coup, au premier rang de la jeunesse titrée.

– Il contracta pour quatre millions deréaux de dettes en cinq semaines de temps, interrompit donPascual.

– Et se fit trois méchantes affaires avecl’audience de Madrid, ajouta don Baltazar.

– Jeunesse qui se passe ! jeunessequi se passe ! dit le ministre ; je trouve l’exposé del’ami Pedro fort bien fait… seulement un peu long. Abrège, monfils, abrège, l’Espagne a besoin de nous.

– Ma vie entière, poursuivit l’ancienintendant, est consacrée aux intérêts de mon patron bien-aimé. Moi,je ne suis pas de ceux qui rougissent du bienfait reçu. Ayantobtenu la modeste place d’oïdor à Séville, je cherchais nuit etjour un moyen de témoigner ma reconnaissance à mon nobleprotecteur. Vous accueillîtes, seigneurs, la première idée dumariage du comte de Palomas avec Isabel. Je me fis fort de leverles obstacles venant du duc prisonnier ou de la duchesseexilée ; vous mandâtes par ordre royal Eleonor de Tolède àSéville…

– Et maintenant ? s’écria donPascual.

– J’arrive au fait, seigneur, interrompitPedro Gil. Je vous répète que la fortune de Medina-Celi est entremes mains, au moment où j’ai cet insigne honneur de parler devantvous. Il y a aujourd’hui quatorze jours que le noble président del’audience me chargea d’une enquête en la ville de Xérès. On avaiteu vent d’une intrigue ourdie par des étrangers pour l’évasion descaptifs de Alcala de Guadaïra. J’étais dans ce courant de pensées,lorsque tout à coup, au sortir du tribunal, le duc de Medina-Celise présenta devant mes yeux sur les marches du portail deSan-Iago.

– Que dis tu ? balbutia don Bernardde Zuniga, le duc !

– En liberté ! ajouta don Pascualdéjà tout pâle.

Mais le président de l’audience, redoublant demépris, demanda :

– Ne le voyez-vous pas venir,seigneurs ? un moyen renouvelé de nos vieilles comédies !une ressemblance ! Cet homme se moque de nous, à notrebarbe.

Don Pascual, honteux de s’être laissé prendre,fronça terriblement ses gros sourcils.

– Si je le croyais… commença le ministre,toujours prompt à changer d’impression. S’agit-il d’uneressemblance, Pedro ? As-tu osé nous tendre un piège sigrossier ?

– Seigneurs, prononça froidement PedroGil, recevez mon humble aveu : c’était une ressemblance.

– Et tu veux refaire la fable desMénechmes ! s’écria le président.

– Tu veux que nous trempions dans cettefarce effrontée !

– Tu veux ?…

Pedro Gil se leva. Il prit la main du vieuxZuniga et l’entraîna vers la fenêtre qui donnait sur la cour desGazelles. Le bonhomme disait, chemin faisant :

– La corde ! misérable histrion, toninsolence a mérité la corde !

L’heure de la méridienne était venue. Ilfaisait une étouffante chaleur. La cour des Gazelles étaitsilencieuse et déserte, comme si l’on eût été au milieu de la nuit.Sur le banc qui faisait face à la fenêtre et qu’abritait un grandoranger, un homme était étendu ; il dormait, le visage cachésous les bords de son feutre.

Pedro Gil, sans s’émouvoir aucunement desmenaces de son patron très illustre, appela :

– Esteban !

L’homme tressaillit aussitôt et sauta sur sespieds. Son chapeau tomba dans ce mouvement. Nos trois seigneurspoussèrent le même cri de surprise.

Le président de l’audience se recula livide.Don Pascual porta la main à son épée, et le vieux ministre,dégainant à tour de bras, se précipita sur Pedro Gil ens’écriant :

– Traître maudit ! Tu l’as faitévader ! On venait de t’en accuser devant moi !Ignorais-tu cela, toi qui écoutes aux portes ? Tu vas mourircomme un misérable chien que tu es !

Le vieux Zuniga, joignant le geste à laparole, fondit sur lui à bras raccourci. Pedro Gil écarta l’épéeavec sa main roulée dans son manteau et dittranquillement :

– Retenez mon noble patron, seigneurs.Nous faisons trop de bruit. Si le roi se mettait aux fenêtres…

L’épée de Zuniga s’échappa de sa maintremblante. Les trois hommes d’État étaient littéralementatterrés.

L’homme qu’on avait appelé Esteban avaitramassé son chapeau et regardait en l’air avec curiosité.

– C’est lui ! de par le ciel !dit don Pascual le premier en se frottant les yeux.

Le président répéta :

– C’est lui. Je l’ai vu hier dans saprison, je ferais serment que c’est lui ! Il a seulement coupésa longue barbe.

Zuniga essuyait son front baigné desueur :

– Medina-Celi ! murmurait-il d’unevoix dolente, Medina-Celi en liberté dans le palais duroi !

Pedro Gil souriait d’un air satisfait.

– Seigneurs, dit-il, l’épreuve me paraîtcomplète. Vous connaissez tous les trois l’illustre captif. Montrès respecté chef, le président de l’audience l’a vu hier, il luia parlé ; cependant il vient de s’y tromper, comme lecommandant des gardes du roi et comme mon bien-aimé patronlui-même. Que sera-ce donc quand cet homme, dépouillant le harnaisde l’indigence, aura pris les habits qui conviennent au rôle quenous voulons lui faire jouer ?

– Tu persistes à soutenir ?… s’écriale ministre déjà un peu ébranlé.

– Ne le croyez pas, Excellences !s’écria don Baltazar ; sur mon salut éternel, cet homme est leduc de Medina-Celi ! Je ne sais pas quels sont les desseinssecrets de l’imposteur qui nous trahit avec tant d’audace. Nousvivons dans un temps où tout est possible, et peut-être les mesuressont-elles déjà prises pour que le fauteuil du favori soit occupéaujourd’hui par Medina-Celi ressuscité.

– Pourquoi m’avez-vous éveillé ?demanda en ce moment le dormeur de la cour des Gazelles.

– Sa voix ! murmura le président del’audience ; on ne se méprend pas à la voix ! C’est lavoix qui me disait hier : « Tant qu’une goutte du sang demon père sera dans mes veines, Isabel de Medina-Celi ne sera pointla femme de ce mignon. »

Zuniga réfléchissait. Il murmura, se parlant àlui-même :

– Si l’on se mettait franchement aveclui ?… nous sommes un peu parents par les Sidonia et lesTorre.

– Quant à moi, dit Pascual, ma femme estcousine germaine de dona Eleonor de Tolède.

– En sommes-nous là ? s’écria donBaltazar de Alcoy ; Dieu vivant ! je suis le mieux placéde tous, en définitive. Ma proposition d’hier peut être tournée enbonne part : c’était pour son bien, apparemment… et, de parSaint-Jacques ! feu noble père fut son parrain dans troiscombats singuliers.

Une heure après midi sonna à l’horloge arabedu pavillon royal.

– Il vous faudra donc, mes seigneurs, ditPedro Gil avec son effrontée tranquillité, prendre le deuil tousles trois aujourd’hui même.

– Pourquoi cela ? demandèrent-ils àla fois.

– Parce que, répondit l’ancien intendant,dont la voix avait d’étranges et sourdes vibrations, voici uneheure qui sonne, et que depuis midi votre infortuné cousin estpassé de vie à trépas.

– Que dit-il ? balbutia don Pascual,pâlissant à l’idée d’un assassinat.

Et le président de l’audience :

– De qui parles-tu, malheureux ?

Le vieux ministre restait abasourdi.

– Je parle de celui qui nous occupe tousici, mes seigneurs, répondit Pedro Gil ; je parle du trèsnoble Hernan-Perez de Guzman, duc de Medina-Celi, et je dis qu’ilest mort !

– Comment sais-tu cela ? fit leministre avec accablement.

Au lieu de répliquer, cette fois, Pedro Gil sepencha à la croisée et dit à l’homme qui naguère dormait sur lebanc de marbre :

– Ne t’impatiente pas, Esteban, ton tourva venir.

Nos trois hommes d’État profitèrent de cemoment pour échanger un regard. Leurs yeux n’exprimaient rien,sinon un profond et commun embarras.

– Je sais la nouvelle le premier, ditPedro Gil en se retournant vers ses nobles compagnons, et toutuniment parce que je la savais d’avance.

– Alors, prononça tout bas Zuniga,Medina-Celi est mort violemment ?

– Violemment, oui, répliqua l’ancienintendant, mais légalement. Je ne veux pas faire languir VosSeigneuries : voici la chose en deux mots. Le président del’audience a dit vrai, sa police est bien faite, j’ai donné lieuaux rapports qui lui ont été adressés contre moi. En effet, par unexcès de zèle que mon illustre patron appréciera, je l’espère, jesuis entré dans un complot ayant pour but de faire évader le duc deMedina-Celi. Je ne pense pas avoir besoin d’établir ici combien cetrès noble seigneur nous gênait.

Ses propres paroles viennent d’êtrerépétées : lui, vivant, nos projets devenaient impossibles. Jeconnais la haute moralité de Vos Seigneuries : elles eussenttoutes reculé devant un meurtre.

– À l’unanimité ! fit sincèrement leministre.

Don Pascual mit la main sur son cœur. DonBaltazar de Alcoy fît un geste d’énergique répulsion.

– Sans doute, sans doute, dit PedroGil ; aussi, ai-je cru devoir ne vous en parler qu’après lachose faite. Je vous prie de bien vouloir me laisser continuer, messeigneurs. En ma qualité de second oïdor, j’avais l’inspection dela forteresse ; en ma qualité de conjuré, je savais le momentde l’évasion. J’ai tout simplement pris mes mesures pour que leprisonnier, saisi sur le fait, trouvât à qui parler avant d’avoirla clef des champs… Bien ! bien ! Esteban, interrompit-ilà la fenêtre ; on est à toi, mon garçon !

Les trois hommes d’État se regardèrent encore,l’expression de leurs visages avait changé.

Pedro Gil resta un instant à la fenêtre commepour leur donner le temps de réfléchir.

– Seigneurs, seigneurs, sur ma foi !dit le vieux Zuniga, je ne cacherai pas mon opinion !Regrettons la fin prématurée du noble duc, mais il était dans sontort… un prisonnier qui s’évade manque à tous ses devoirs.D’ailleurs, c’est un fait accompli.

– Et que prétend-il faire de cet hommequi est dans la cour ? demanda don Pascual. Je n’ai pas encorebien saisi.

– Voyons, seigneur Pedro, ajouta leprésident, veuillez nous développer l’intrigue de votrecomédie.

Par la fenêtre, la voix du dehors monta.

– Je vais reprendre ma sieste, dit-elle,puisqu’on n’a pas besoin de moi.

– Dors, Esteban, répliqua Pedro Gil enlui envoyant un signe de tête amical ; j’irai te chercher toutà l’heure, mon ami.

Esteban se drapa magistralement dans un vieuxmanteau qu’il avait et s’étendit de nouveau sur son banc. Quand ileut fermé les yeux, nos trois hommes d’État vinrent le contemplertout à leur aise.

– Mes illustres maîtres, repritl’intendant, ce jeu miraculeux de la nature est le point de départde ma combinaison. Si dans le cours des développements que je vaissoumettre à Vos Seigneuries la frayeur vous reprenait,rassurez-vous par cette seule pensée ; Medina-Celi est mort etimpuissant à vous nuire, mais Medina-Celi vit et demeure capable detout ce qui peut vous servir.

– Mais, objecta le président del’audience, sa mort sera constatée.

– Pour nous seulement, interrompit PedroGil ; soyez assurés que le projet a été sérieusement mûri. Leduc a été mis à mort, non point par les gardiens naturels de laforteresse, mais par des braves déguisés en garçons bouchers etpostés dans le cellier de maître Trasdoblo, fournisseur juré de laprison. Le duc a disparu purement et simplement. Sa fosse étaitcreusée d’avance dans le charnier de Trasdoblo. Ces détailsrépugnent aux grands cœurs de Vos Seigneuries, je m’en aperçoisbien, mais comme l’a dit excellemment mon patron très illustre, donBernard de Zuniga, c’est un fait accompli désormais. Passonsd’ailleurs aux conséquences. Demain le duc de Medina-Celi,heureusement échappé à la lourde chaîne qui l’accablait, sera dansson palais.

– Espères-tu tromper une épouse ?interrompit Baltazar de Alcoy, dont le front s’était rembruni.

– Je tromperais une mère, affirmal’ancien intendant.

– Laissez-le dire, fit le vieux ministre,je n’ai pas encore tout à fait compris, mais cela me paraît marquéau coin d’une infernale adresse.

– Le très puissant président del’audience y a bien été trompé, reprit Pedro Gil, lui qui avait dessouvenirs de vingt-quatre heures ! Craignez-vous les souvenirsde dona Eleonor, qui datent de quinze ans ?

– Bien raisonné, Pedro, dit leministre ; quel garçon pour l’intelligence ! Voyonsmaintenant ce que cela nous donnera.

– Cela nous donnera, pour don Juan deHaro le comté de Palomas, la main de dona Isabel et la fortune deMedina-Celi, répartit l’ancien intendant ; le ducconsentira ; il imposera sa volonté au besoin, et l’affairefaite, le duc ira voyager à Santiago de Cuba ou au Pérou, selon soncaprice.

– Et don Juan, notre neveu, appuya leministre tout a fait rassuré, nous devra un beau cierge,savez-vous, mes seigneurs !

– Mais, demanda Baltazar de Alcoy, quihésitait encore, l’homme est-il prévenu ?

– Holà ! cria en ce moment la voixdu dehors ; une fois qu’on a perdu son premier somme, on nepeut plus se rendormir. J’ai mes affaires à Séville, et qui sait sielles ne sont pas plus importantes que les vôtres ?

– Seigneurs, dit le vieux Zuniga, jeprends spontanément la résolution de faire comparaître cet hommedevant moi. Le comte de Palomas, notre neveu, sera un bonministre ; il ne donnera aucune attention aux affaires, et,pour le bonheur de l’Espagne, tout restera confié à notre sageexpérience. C’est un coup de partie ! Nos positions dépendentde la manière dont nous allons jouer nos cartes. Passons dans nosappartements privés, afin que le secret le plus profond entourecette entrevue.

– J’approuve votre détermination, moncousin, opina le président de l’audience ; je vénère lecomte-duc, mon gendre, mais je ne le regretterai point.

Le commandant des gardes s’était approché dela fenêtre. L’homme et lui se regardaient en face. Ce fut lecommandant qui baissa les yeux le premier.

– Eh bien ! don Pascual, fit leministre, à quoi pensez-vous ?

Pedro Gil venait de sortir par la portedérobée pour aller chercher son faux duc.

– Je ne pense à rien, réponditfranchement don Pascual. Certes ! certes ! tout ceci estfort extraordinaire.

– Puisque nous voilà seuls, messeigneurs, reprit le président de l’audience, je puis parler à cœurouvert. Ce Pedro est un scélérat de la plus dangereuse espèce. Sic’était nous qu’il trompât ? Si le duc était véritablementlibre et dans l’enceinte de l’Alcazar ? Si nous restions, endéfinitive, les dupes de cette effrontée comédie ?

Le vieux Zuniga, qui se dirigeait déjà versses appartements privés, s’arrêta court.

Baltazar de Alcoy poursuivit à voixbasse :

– Je vais plus loin, seigneurs. Si lecomte-duc était dans tout ceci ! On a vu des ministres fairesubir à leurs subordonnés des épreuves de ce genre.

– Le comte-duc ? dit Pascual, ehmais, certes, il a beaucoup de subtilité dans l’esprit.

– Beaucoup de ruse, ajouta Alcoy,beaucoup d’inquiétude. Il est capable de tout !

– Par saint André martyr,seigneurs ! s’écria le vieux Zuniga d’un ton découragé, jesuis un pauvre hidalgo tout rond, tout franc, tout loyal. Ne mefaites pas perdre la tête, je vous prie. Est-il défendu à unserviteur du roi de tenir sa place ? Si ce quidam estMedina, nous tâcherons de le retourner. Si c’est un espion, nousparlerons du comte-duc avec tout le respect dû à un corps saint.Et… en somme, Palomas est son neveu comme le nôtre !… Voici lepersonnage, entrons dans mon appartement.

La petite porte située derrière le paraventvenait en effet de s’ouvrir. Pedro Gil rentrait, précédant uncavalier de haute taille, admirablement campé sur de belles jambesbien découplées, et portant avec fierté la tête la plus noble dumonde. Son costume, il est vrai, ne répondait pas tout à fait à lagrandeur de sa mine, mais son vieux sombrero gardait je ne saisquelle tournure, son manteau de gros drap déteint avait des plishardis et son pourpoint, usé jusqu’à la corde, ne paraissait pointson âge.

À en juger par son allure et la fermeté de sadémarche, ce beau gaillard ne devait pas avoir plus de quaranteans. Cependant ses cheveux grisonnaient, et il y avait bon nombrede fils d’argent dans sa moustache noire.

Nos trois hommes d’État s’arrêtèrent uninstant pour le considérer, puis ils entrèrent.

Pedro Gil se tourna vers lui.

– Esteban, mon ami, dit-il, te voilàintroduit dans le palais du plus grand souverain du monde, et cestrois personnages que tu viens de voir sont les premiers du royaumeaprès Sa Majesté.

Esteban jeta un regard indifférent sur lesmerveilles de l’architecture arabe. Il laissa seulement retomber unpeu les pans de son manteau et grommela :

– Il fait chaud chez le roi.

– De la décence, ami, reprit l’ancienintendant, mais de l’aplomb ! Et souviens-toi que si tu jouescomme il faut ton rôle, ta fortune est faite.

Esteban répondit avec un sang-froidsuperbe :

– Jouer un rôle ne m’embarrasse guère.J’ai été sifflé dans toutes les comédies de Calderon :dépêchons seulement, car j’ai, moi aussi, mes affaires.

Quand Pedro Gil et son protégé furentintroduits dans l’appartement privé de don Bernard de Zuniga, nostrois hommes d’État avaient eu le temps de se composer un maintiendigne et solennel. Ils étaient assis en quinconce comme untribunal, et la fraise de don Bernard dominait ce triangle imposantcomme la principale pièce d’un surtout couronne une table bienservie.

– Qu’on ferme toutes les portes !ordonna cet habile ministre d’une voix sévère ; asseyez-vous,maître Pedro Gil. L’homme, approchez et demeurez debout.

Cet accueil était très positivement calculépour inspirer au nouveau venu le respect et la terreur, mais lenouveau venu ne parut point étonné le moins du monde. Il s’avançajusqu’à la table d’ébène sculptée qui était devant le vieuxministre et appuya ses deux mains sur un long bâton de voyage qu’ilportait suspendu à la plus haute olive de son pourpoint.

– J’ai fait ce matin une forte étape,dit-il ; je préférerais m’asseoir ; mais, s’il fautrester debout, c’est bien.

Il regarda le cabinet comme il avait regardéla galerie, avec une insouciante curiosité. C’était une petitepièce octogone, faisant partie du châtelet en style espagnol quePhilippe II avait collé à la face méridionale de l’Alcazar. Leplafond et les boiseries étaient chargés de lourdes sculpturesformant caissons et encadrant des panneaux peints par le premierPacheco, sous le règne précèdent.

Ayant achevé son examen, Esteban reporta sesyeux sur Leurs Seigneuries.

Je ne sais pourquoi nos trois hommes d’Étatsemblaient beaucoup plus embarrassés que lui.

– Comment vous appelez-vous ?demanda don Bernard de Zuniga pour entamer l’entretien.

– Le seigneur Pedro Gil, réponditfroidement Esteban, aurait dû m’épargner ces préliminaires oiseuxet pénibles. Il n’ignore pas que je suis un homme occupé. Si VosGrâces ont du temps à perdre, je ne suis point dans le mêmecas : arrivons au fait, je vous prie.

– Vous parlez haut, l’ami ? fitobserver le commandant des gardes.

– C’est ma coutume, seigneur ; j’aiune bonne poitrine et une bonne conscience.

– Savez-vous devant qui vous êtes ?interrogea à son tour le président de l’audience.

– Le seigneur Pedro m’en a touchéquelques mots. Je pense que vous êtes trois grands d’Espagne, et jesouhaite que Dieu vous bénisse.

– Il faut agir avec douceur, dit le vieuxministre qui vit le rouge monter au visage de don Pascual ;l’ami, nous ne vous ferons point de mal. Quel métier est levôtre ?

Cette fois une nuance d’orgueil satisfaitéclaira le visage d’Esteban.

– Si vous êtes grands, je suis roi !prononça-t-il avec un profond contentement de lui-même.

– Nous as-tu amené un fou, Pedro ?s’écria le ministre.

Esteban rejeta son manteau sur son épaulegauche. D’un geste noble, il imposa le silence à l’ancien intendantqui allait prendre la parole.

– Que parlez-vous de métiers, s’il vousplaît ! dit-il en faisant un pas vers nos trois hommesd’État ; avez-vous ouï parler du saint d’Antequerre ?Sauriez-vous vivre honnêtement et les bras croisés, si vous n’aviezpoint de patrimoine ? Ne regardez pas avec orgueil ou mépriscelui dont le nom seul inspire du respect à des milliers d’hommes.Des métiers ! je les dédaigne tous, depuis le premier jusqu’audernier. Et qui vous dit que je voulusse faire le vôtre ?

– Par les cinq plaies ! commença donPascual furieux.

– Il s’exprime bien, interrompit le vieuxministre ; il est un peu exalté, mais quinze années decaptivité ne laissent pas toujours la tête très saine. Il sera biendans son emploi.

– Je vous dis, seigneurs, appuya PedroGil avec conviction, que c’est là précisément l’homme qu’il nousfaut. Répondant pour lui, afin d’abréger, j’apprends à VosSeigneuries que le saint Esteban d’Antequerre a été nommé parlégitime élection roi des gueux de l’Andalousie, et qu’il venait àSéville pour la cérémonie du couronnement. C’est un lettré ;quoi que vous puissiez penser de son sceptre et de sa dignité, il aétudié à l’Université de Grenade, où quelques-uns de ses tours sontrestés illustres ; c’est un homme de guerre, il adéserté ; c’est un chrétien, il observe le repos des dimancheset fêtes, sans jamais travailler le reste de la semaine ;c’est un voyageur, il sait mentir avec un aplomb mémorable ;c’est un philosophe, il n’a pas plus de préjugés que de croyances.Dites-lui, je vous le conseille, tout uniment et tout clairement ceque Vos Seigneuries attendent de lui ; c’est le chemin le pluscourt et le meilleur.

Le vieux don Bernard consulta de l’œil sesdeux nobles cousins.

– Je suis de cet avis ! s’écria-t-iltout à coup impétueusement ; rien n’échappe à ma perspicacité.Du premier regard j’avais jugé ce personnage très original et trèsremarquable. L’ami, sois attentif, nous voulons faire de toi unduc !

Il n’était pas plus aisé d’éblouir le saintEsteban d’Antequerre que de l’effrayer, car il répliqua d’un tonglacial :

– Avant d’être roi, j’ai été duc etprince… prince des Ursins, trouvez-vous que ce soit peu ? etgrand-maître de Saint-Jacques et don Juan d’Autriche.

– Il a été comédien nomade, s’empressa dedire Pedro Gil en forme d’explication.

– Bien cela ! s’écria donBernard ; comprenez-vous, seigneurs ? Prince des Ursinsdans le Peintre de son déshonneur de notre ami Calderon,grand maître de Saint-Jacques dans la Perle de Séville, duvieux Lope, don Juan d’Autriche dans le Siège d’Alpujarra.Par les sept douleurs ! c’est un divertissant compagnon !Réponds, l’ami, veux-tu être duc ?

Esteban parut hésiter.

– Je ne me connais point de passions,dit-il, mais j’ai deux goûts renfermés dans des bornesraisonnables : la table et la galanterie. Pour contenter cesdeux vocations, qui certes, ne nuisent à personne, il faut avoir labourse bien garnie. Combien votre métier de duc me rapportera-t-il,à vue de pays, par semaine ?

Les trois hommes d’État ne purent s’empêcherde sourire, et le président de l’audience dit :

– Tu fixeras toi-même ton salaire.

Esteban le regarda d’un air fier etdemanda :

– Lequel de vous trois est lemaître ?

– Il n’y a point de maître ici,répondirent à la fois don Baltazar et don Pascual.

Mais du haut de sa fraise, le vieux ministrerépliqua de son côté :

– C’est moi qui suis le maître !

– Eh bien ! repartit Esteban, sivous êtes le maître, ne laissez pas vos serviteurs bavarder à tortet à travers. Depuis quand parle-t-on de salaire à un duc ?Dites-moi quels seront mes revenus, fixez mon apanage…

– Ah çà ! gronda le commandant desgardes, est-ce que tu crois, faquin, qu’on va te faire duc pourtout de bon ?

– Je ne crois rien, seigneur, réponditEsteban ; je ne demande rien, je n’accepte rien. Maître PedroGil, mettez-moi dehors, s’il vous plait ?

Il se dirigeait en même temps vers la porte.L’ancien intendant l’arrêta.

– Tu seras duc pour tout de bon, l’ami,dit don Bernard ; Dieu vivant ! quel original !

Esteban revint, et s’adressant désormais auministre tout seul, il s’assit en face de lui sur la table et mitson bâton entre ses jambes pendantes.

– Que diable ! fit-il entre haut etbas, nous sommes tous ici des hommes d’importance, on peut parlerla bouche ouverte. Combien pensez-vous que vaille ma royauté quivous fait hausser les épaules ? Il n’y a en Espagne qu’un seulduché qui la puisse payer ; c’est celui de Medina-Celi, quipasse pour aussi bien loti que Philippe d’Autriche. Et savez-vouspourquoi je m’attarde ici ? c’est que ma ressemblance avec ceduc-là m’a déjà produit plus d’un quadruple d’or. Saint-Jean deDieu ! ce duc a des amis de par le monde ! Et l’idéem’est venue que vous aviez besoin de son portrait pour quelquemanigance politique ou autre.

– Sur mon salut, mes seigneurs, protestaPedro Gil, je n’ai point trahi vos secrets.

Le commandant des gardes et le présidentd’audience avaient froncé le sourcil. Don Bernard de Zuniga secaressa le menton d’un air satisfait.

– J’aime mieux qu’il ait deviné,dit-il ; n’aurait-il pas fallu le mettre au fait tout àl’heure ? Pedro, nous ne te soupçonnons point. Esteban, je teproclame un garçon d’esprit. Tu as justement mis le doigt sur lejoint : nous avons besoin du vivant portrait de Medina-Celi,non point pour des manigances politiques ou autres, mais pour leservice du roi.

Il se découvrit. Les deux dignitaires et PedroGil firent comme lui. Esteban, qui avait remis son chapeau sur satête, ne jugea point à propos d’y toucher. Il réfléchissait.

– Singulier néant de la sagessehumaine ! prononça-t-il avec tristesse ; la pensée d’êtregrand d’Espagne chatouille agréablement mon esprit. Sur mafoi ! je me croyais au-dessus de cela. Je mange bien, je boisbeaucoup, je dors longtemps ; le petit dieu d’amour me compteau nombre de ses favoris. Qu’aurai-je de plus quand je seraiduc ? Une prison, peut-être, ou pis que cela : un billotavec une hache. Ah ! je regretterai plus d’une fois mestranquilles loisirs et les intéressants récits que je faisais auxâmes charitables de mes aventures en Afrique où je ne suis jamaisallé…

Il soupira et reprit :

– Enfin, n’importe, le démon del’ambition me pousse. Je veux voir un peu quels sont les bonheurset quelles sont les souffrances des princes de la terre. Touchezlà, vieillard ; cette main est celle d’un duc !

Il tendait au vieux ministre sa main, quiétait bien un peu noire. Don Bernard lui donna ses longs doigtsosseux, et poussa un cri de femme parce que le nouveau duc serraittrop fort.

– Vous autres, continua Esteban quiregarda de son haut don Baltazar et don Pascual, je ne pense pasque vous soyez mes égaux. Que chacun de nous se tienne à son rang.Me voici prêt à entrer en fonctions. Où est le palais dont je doisfaire ma demeure ? où sont les somptueux habits que je doisrevêtir ?

– Seigneur duc, lui répondit Bernard deZuniga, heureux comme un enfant de jouer cette comédie, maîtrePedro Gil va vous enseigner aujourd’hui ce qu’il vous estindispensable de savoir pour entrer dans la maison de Pilate. C’estun ancien serviteur de la famille, et il est certains faits quevous devez connaître pour converser avec la duchesse.

– Ah ! fit Esteban, dont les yeuxs’animèrent, il y a une duchesse !

Le vieux Zuniga fit signe à Pedro Gil de selever.

– On nous attend au conseil du roi,dit-il ; allez, ami Esteban ou seigneur duc, comme il vousplaira désormais d’être appelé. Ce soir, vous coucherez dans votrepalais. En attendant, acceptez ce parchemin que j’ai rempli etsigné de ma main, pour répondre à quelques soupçons exprimés parvous tout à l’heure : la prison, le billot, etc., etc.

Esteban prit l’acte et le déplia. C’était unsauf-conduit royal, délivré à Hernan Perez de Guzman, duc deMedina-Celi, avec le sceau du secrétariat d’État.

Esteban approuva d’un signe de tête, et sortitaprès avoir salué noblement. Au bas des marches, un hommeattendait, immobile et appuyé au socle d’une colonne. Il portait lecostume mauresque. On ne voyait qu’un coin de sa figure basanéederrière son double voile de bernuz blanc. Cet homme s’approcha, etmurmura en regardant Esteban :

– Étrange !

Pedro semblait avoir attendu cet instant. Ildisposa les plis du manteau d’Esteban de manière à lui cacher levisage. Puis il dit tout bas à l’inconnu :

– Ils croient nous tenir : tout vabien.

Le Maure se mit à marcher derrière eux àquelques pas de distance. Ils traversèrent ainsi la place qui estdevant la façade de l’Alcazar, et longèrent l’étroite et sombre ruedes Oliviers. Au bout de cette rue, Pedro Gil s’arrêta devant unlogis d’antique apparence, et souleva le marteau de fer doré quiornait la porte.

Une belle jeune fille, souriante sous sacouronne de cheveux blonds, vint ouvrir. Elle fit un pas pour sejeter au cou de l’ancien intendant, mais elle recula et devinttoute pâle à la vue du Maure. Celui-ci avait rejeté en arrière lesoreillettes blanches qui tombaient de son turban comme les coiffesde nos ménagères poitevines. On voyait briller maintenant au milieude cette face luisante et brunie les yeux ardents de Moghrab, lesorcier du vieux ministre, don Bernard de Zuniga.

Chapitre 10L’HEURE DE LA SIESTE

Les douze coups de midi sonnaient aux centclochers de Séville. S’il y avait eu, au sommet de ces remparts entorchis, durs comme la pierre, qui entourent la ville, une seulesentinelle éveillée, elle aurait distingué au loin, sur les bordsdu Guadalquivir, un mouvant tourbillon de poussière.

Elle aurait distingué cela parce que, àl’heure de midi, les mouvements sont rares autour de la capitaleandalouse. Tout dort sous le soleil de plomb qui dessèche et quibrûle, le soldat sous les armes comme l’ouvrier devant sa tâche, lepauvre comme le riche, et l’on peut le dire, l’animal commel’homme.

Les éléments eux-mêmes semblent participer àce sommeil. L’eau, dont nul souffle de brise ne ride la surface,dort dans les bassins ou glisse lentement et comme en rêve entreles bords silencieux du fleuve. La feuillée reste immobile surl’arbre qui respire pourtant, répandant avec violence les chaudesémanations de ses fleurs.

Il n’y a point d’insectes dans l’air, pointd’oiseaux sur l’azur profond du ciel. La fourmi avare suspendelle-même son éternel labeur. La rumeur des abeilles le long desruisseaux où croissent le baume à la feuille de velours et lelaurier-rose ne répond plus au murmure monotone du courant. Lanature entière se repose, fuyant les éblouissements de cettelumière et la torride haleine de ce ciel.

De loin, la campagne semble déserte etinanimée ; mais si l’on approche, on aperçoit çà et là lesbestiaux vautrés à l’ombre de quelque grand arbre, le ventre et lemuseau dans l’herbe ; de plus près encore, on distingue desgroupes d’insectes immobiles sous l’abri d’un brin de gazon…

Ce tourbillon de poudre, seule vie du paysage,était soulevé par un cavalier courant à toute bride sur la riveorientale du fleuve. Il n’avait pas encore fait beaucoup de chemindepuis sa sortie de la ville, et cependant ses cheveux, alourdispar la sueur, tombaient en mèches ruisselantes sur l’étoffe déjàpoudreuse de son pourpoint. Le cheval, baigné, aspirait fortementl’air brûlant chargé de sécheresse. Il soufflait, et résistaitparfois à l’éperon.

Mais le fier jeune homme dont les jarretspressaient son flanc le poussait avec une ardeur impitoyable. Ilétait de ceux dont le proverbe castillan dit : « Obstacledouble, triple force. » Il allait, bravant le soleilincandescent et les éblouissements de cette terre calcinée. Sa voixanimait sa monture. L’éclair des jeunes vaillances éclatait dansses yeux.

C’était Ramire Mendoze, le bachelier deSalamanque, le pauvre orphelin de cette vieille tour isolée au pieddes montagnes de l’Estramadure ; c’était le maître del’honnête Bobazon, qui sans doute pleurait sa perte à cetteheure ; c’était l’adversaire de don Juan de Haro, comte dePalomas, et l’ami de ce noble Pescaire, dont il portait en cemoment les habits.

Nous parlons de don Vincent de Moncade parceque c’était à lui précisément que pensait Ramire en piquant lesflancs de sa monture. À première vue, Moncade lui avait plu, maisle comte de Palomas aussi, et aussi tous les autres courtisans.Ramire avait apporté de son donjon un heureux penchant àl’admiration et une bienveillance universelle. Souvenons-nous dececi : Ramire n’était point un rêveur morose, et la solituden’avait jamais assombri les bonnes gaietés de son caractère.D’ailleurs, il y avait un soleil en sa pensée. Le premier regardd’Isabel avait illuminé toutes les heures de sa vie.

Il était tout espoir, tout courage, tout élan.C’était bien vraiment un enfant généreux, ce mot étant pris dans lesens spécial qu’on applique aux vins des crus chauds et solides. Sanature demandait à s’efforcer, à aimer, à vaincre.

Ramire pensait à ce brillant seigneur quiavait inopinément abandonné la cause de ses compagnons de plaisirspour prendre son parti et se faire son second. Les moindres actionsde don Vincent de Moncade se représentaient à sa pensée. Il levoyait d’abord, confondu parmi l’essaim fatigué des jeunescourtisans, et honoré de la première accolade du comte dePalomas ; il le voyait ensuite frondant la royauté acceptée duneveu d’Olivarès, lui rompant en visière et envoyant ses largessesaux gueux que Palomas venait d’insulter. Puis arrivait l’incidentrelatif au mariage de Palomas avec l’héritière de Medina-Celi.Ramire se sentait le cœur serré à l’idée que Moncade pouvait être,lui aussi son rival. Mais s’il eût été son rival, ce Moncade sifier et si brave n’aurait-il pas parlé autrement ? aurait-illaissé une autre épée sortir du fourreau pour la défense de sadame !

D’ailleurs, la singulière sympathie quil’entraînait vers Moncade le rassurait complètement à cetégard : un Espagnol ne peut pas aimer son rival. Il y a uninstinct qui vaut mieux que tous les raisonnements du monde.

Les gueux avaient protégé la fuite de Moncadeet de son protégé, après le duel dans la cour des Castro. Était-cepure reconnaissance pour l’aumône d’un déjeuner ? Sans doute,car le moyen de croire qu’il existât un lien quelconque entre cesmisérables et le brillant marquis de Pescaire ?

Mon Dieu ! oui. Ramire commençait à voirplus loin que son ombre, pour employer la locution de son pays. Ilsentait bien qu’il avait mis le pied dans le domaine des mystères.L’impossible ne l’arrêtait plus.

Mais que d’aventures, Seigneur, dans ce courtespace de temps : une nuit et une matinée !

Les aventures sont comme les malheurs quijamais ne viennent seuls. Ramire avait vécu toute une jeunesse,sans qu’aucun événement étrange ou dramatique eût rayé le poli desa vie. Et maintenant les romans pleuvaient autour de lui. Depuisqu’il avait franchi cette porte du Soleil, en fraude des règlementsde l’audience, les péripéties ne lui donnaient point le loisir derespirer. Il avait surpris d’abord le complot d’un lâcheassassin ; on était venu lui dire que sa maîtresse adoréeétait vendue au roi des raffinés de la cour ; il avait mis sonépée dans la poitrine d’un comte, et maintenant il galopait sur unsuperbe cheval avec les habits d’un grand d’Espagne, lui quinaguère avait honte de son vieux pourpoint de buffle et de sonmanteau festonné par les années.

Parmi toutes les surprises de Mendoze, la pluspersistante était celle que lui causait la subite amitié deMoncade. Il y avait la une énigme hautement posée. Ce n’était passeulement la sympathie, ce n’était pas non plus le hasard qui luiavait valu les bons offices de Moncade. Les paroles étranges de cedernier sonnaient encore à son oreille :

« Sauriez-vous me dire ce qu’il y aautour des trois éperons d’or, sur l’écussond’azur ? »

La physionomie de Moncade était devant sesyeux, non moins étrange que la question elle-même.

Sa réponse à lui avait dû porter au comblel’erreur de Moncade. Évidemment Moncade ignorait le hasard grâceauquel notre Mendoze avait pu prononcer ces paroles qui avaient,dans les circonstances présentes, une si surprenante valeur :Para aguijar à haron.

La devise du médaillon de la morte.

À quoi avait trait cependant cette devise,devenue mot de ralliement ou de passe ? Pourquoi l’avait-onchoisie ? Était-ce une de ces associations secrètes sicommunes en Allemagne et dans le Nord, mais qui fuyaient l’Espagneet son inquisition ? Existait-il une conspiration ?

Ramire se perdait dans ce dédale de pensées,mais sa course ne se ralentissait point pour cela. Il avait tournécourt au confluent du Guadalquivir et du Rio-Menor ou Guadaïra. Ilremontait maintenant au galop le cours de ce dernier. Il savait quela ville et le château de Alcala de Guadaïra étaient droit devantlui.

Ce qui le tenait, c’était un scrupule.N’aurait-il pas dû s’ouvrir à ce jeune homme si noble et sivaillant ? Le père de son Isabel adorée aurait eu deux épéesau lieu d’une à son service. Mais ces bonnes pensées viennentsouvent trop tard ; et d’ailleurs, au milieu des circonstancesbizarres et graves à la fois où Mendoze se trouvait, avait-il ledroit de se fier aux apparences ?

Il marchait sur une route inconnue. Lameilleure vertu pour lui, c’était la prudence.

Et puis en définitive la bonne épée qui venaitde tailler le pourpoint de Palomas, malgré la fameuse riposte depied ferme, ne suffisait-elle pas contre une demi-douzaine debrettes et de bandits ?

Elle suffisait, par la sainte foi ! carMendoze, à la seule pensée de la bataille prochaine, secouait sescheveux inondés et se levait sur ses étriers en poussant un sauvagecri de guerre. Il était en goût de bagarre, notre bachelier. Cetteatmosphère incendiée, loin de l’abattre, mettait tout son sangbouillant à son cerveau. Il avait hâte de voir autour de lui lesrapières étinceler comme un cercle de feu. Il s’enivrait à lapensée de frapper.

Bien des gens nous l’ont dit : la fièvrese communique aisément du cavalier à la monture. Le bon cheval deMendoze, une fois qu’il eut accoutumé ses muscles à cette énervantechaleur, comme le nageur fait sa chair frissonnante au froid del’eau, poussa un court hennissement et se coucha sur ses jarretsd’acier. Le tourbillon s’élargit autour de lui et le choc de sonsabot éveilla la campagne muette.

Le Rio-Menor roulait ses flots transparentssur le sable rougeâtre de son lit. La rive fuyait, inclinant lesbouquets languissants de ses fleurs.

Il était un peu plus de midi et demi quandRamire aperçut, au-dessus des arbrisseaux du rivage, les clocherset les tours de Alcala, vieille cité punique toute rajeunie par saparure de dentelles mauresques. La forteresse, servant de prisond’État, était située au delà de la Guadaïra, à une demi-lieue ausud des derniers moulins. Alcala méritait dès lors son nom de villedes boulangers ; elle fournissait à Séville ce fameux pande dios, que les Romains vantaient déjà au temps des guerrescarthaginoises.

Ramire traversa la Guadaïra à gué ; ilremonta la rive gauche pendant quelques minutes encore, puis ilcoupa, toujours galopant, au travers d’un sol rocheux et brûlé oùle cactus étalait ses redoutables buissons couronnés de pourpre. Laforteresse lui apparut bientôt avec son enceinte de cimentrougeâtre et son énorme tour carrée à qui la tradition assignaitpour père Hasdrubal. Tout alentour, le sol était ras etcomplètement dépouillé ; les palmiers nains ne commençaient àramper sur la terre desséchée qu’à plus de cent toises del’enceinte.

Ramire alla jusqu’aux palmier pour mettre piedà terre. Il attacha son cheval aux branches et le laissa vautrerdans le sable son ventre haletant. Il avait peur d’être enretard ; il prit sa course vers la prison.

Ici, comme au bord de la Guadaïra, c’était lasolitude, mais le sommeil de la vallée semblait sourire, tandisqu’il y avait sur ce tertre une mortelle désolation. Des ruines quilaissaient voir le tracé d’une citadelle antique couvraient lamajeure partie du sol. Ici et là s’élevaient encore des pans demurailles presque entiers sur lesquels essayaient de croîtrequelques maigres lianes et des jasmins jaunes à la tige desséchée.L’enceinte nouvelle, datant du règne de Philippe II, paraissaittoute neuve au milieu de ces débris : elle avait la forme d’unpentagone irrégulier. Les murailles étaient hautes et faites decarreaux de ciment ou torchis, grossièrement superposés. Ramire,marchant d’un pas rapide et inquiet, en fit trois fois le tour,cherchant à connaître par les bruits de l’intérieur ce qui pouvaitse passer derrière ces murs.

Mais à l’intérieur il n’y avait aucunbruit.

L’enceinte était percée de cinq portes. Troisregardaient la ville, assise de l’autre côté de la rivière ;la quatrième s’ouvrait sur un chemin creux qui conduisait à unmoulin isolé, dont les ailes endormies attendaient en vain unsouffle de vent. Ce moulin était situé à trois ou quatre cents pasde l’enceinte. La cinquième ouverture, poterne basse pratiquée dansle mur du sud, donnait sur les ruines antiques.

Ce fut devant cette dernière que Ramires’arrêta, parce qu’il vit des os de bœuf à droite et à gauche duseuil. Les planches de la porte gardaient en outre des tracesluisantes et noirâtres. Ce devait être l’entrée des bouchers.

Il mit son œil à la serrure, il ne vit rienqu’une grande cour déserte.

Son oreille remplaça son œil, il n’entenditrien. La prison était muette comme ces châteaux des poèmes de lachevalerie sur lesquels pèse la main d’un enchanteur.

Et cependant c’était bien l’heure de laméridienne. Le crime était-il déjà commis ? Ramire arrivait-iltrop tard ?

Il s’éloigna, le cœur serré. Il essaya degravir un pan de mur en ruines, afin de porter au moins son regardà l’intérieur. Pendant qu’il montait, s’attachant des pieds et desmains au torchis brûlant, il entendit le mugissement d’un bœuf. Iltourna la tête vivement. Son œil pouvait déjà plonger dans la cour.Il n’y vit personne, mais une porte était ouverte tout au bout desconstructions attenantes à la tour carrée. Un second beuglement sefit entendre. Il partait de là.

Ramire se coucha au sommet de son mur. Ildevinait des mouvements dans l’ombre qui était au delà de la porte.Il avait peur d’être vu.

Bien lui en prit de s’être avisé de cetteprécaution, car au moment même où sa tête abaissée se confondaitavec les profils des ruines, un homme sortit à demi de l’ombre del’étable. Il posa sa main en visière sur ses yeux, comme pour mieuxexaminer la muraille ruinée. Il parla, tout bas sans doute, carMendoze ne put entendre même le son de sa voix. Cet homme portaitle costume des soldats mercenaires qui abondaient alors en Espagne.À son appel, deux autres têtes parurent à la porte de l’étable.L’un des nouveaux venus avait sa chemise relevée jusqu’aux coudes.Ramire crut reconnaître la puissante carrure et les cheveuxhérissés du boucher Trasdoblo.

Les trois hommes restèrent une longue minuteles yeux fixés sur le mur. Ramire était immobile comme si on l’eûtchangé en pierre. Les gestes de ceux qui le guettaient traduisaientpour lui leurs paroles qu’on ne pouvait entendre. Ils devaient sedire :

– Nous nous sommes trompés. Il n’y apersonne dans ces ruines.

La muraille à laquelle se cramponnait Ramireétait entre ces hommes et l’ardent soleil du midi. La lumière tropvive aveugle aussi bien que les ténèbres.

Là-bas, ils continuaient de se consulter. Lestrois premiers sortis démasquèrent la porte.

Quatre autres se montrèrent. Mendoze en putcompter ainsi jusqu’à sept. C’était justement le chiffre annoncé,la nuit dernière, sur la place de Jérusalem, par l’interlocuteurnocturne à qui Trasdoblo donnait le nom de Pedro Gil.

Sur les sept, six avaient ce harnais du soldatmercenaire, un peu plus désordonné que le costume des brigands denos mélodrames modernes. Ils étaient armés jusqu’aux dents.Trasdoblo avait à la main une hache fraîchement affilée, quiétincelait aux rayons du soleil.

Par suite sans doute du conseil qu’ilsvenaient de tenir. Trasdoblo se coula le long des bâtiments enretour, et s’abrita derrière un angle de la muraille pour jeter auxfenêtres grillées du grand donjon un regard inquiet. Ramire suivitce regard et n’aperçut rien aux fenêtres. Trasdoblo revint vers sescompagnons, qui mirent bas lestement leurs justes et leursbuffleteries. On fit un tas de tout cela dans l’étable.

Les six soudards étaient devenus des garçonsbouchers. Trasdoblo leur attacha lui-même le tablier de cuir.

Mais Ramire voyait toujours reluire leslongues épées derrière le seuil.

Tous rentrèrent. Le bœuf qui avait mugi renditdans l’étable ce grand et lugubre gémissement des bestiaux qu’onabat. Trasdoblo ne perdait point son temps. Il vaquait à l’une deses tâches en attendant l’autre. Un brutal éclat de rire suivit lecri d’agonie du bœuf, puis le silence se fit.

La chaleur accablante, l’impatience,l’attente, l’émotion, donnaient à Ramire une sorte de vertige. Lebout de ses doigts s’incrustait dans le ciment, dur comme lapierre ; l’idée lui montait au cerveau que la ruine allaitfléchir sous lui. Il éprouvait cette étrange sensation debalancement qui prend l’homme au bord du précipice.

Sa tête lui pesait. Des éblouissementspassaient devant ses yeux.

Au plus fort de cet état où la pensée étonnéecesse de se fier au témoignage des sons, Ramire crut entendre ungrincement léger au dessus de sa tête.

Il leva les yeux instinctivement.

Le bruit venait de l’étage supérieur dudonjon. La portion de la tour carrée qui faisait face à Ramirerecevait en plein la lumière du soleil, et pourtant ses yeuxfatigués ne distinguèrent rien d’abord. Le grincement cependantcontinuait. Guidés par ce bruit, les regards du jeune bachelier sefixèrent avec un effort intense sur la plus haute fenêtre dudonjon.

Il vit enfin, comme si un voile se fût déchirépour lui, une tête et un corps de prisonnier à cette fenêtre, dontles barreaux étaient arrachés déjà. La tête se penchait pourinspecter la cour. L’homme était demi-nu. On distinguait lesmuscles de sa robuste poitrine, sur laquelle tombaient en désordredes flots de barbe et de cheveux.

De la fenêtre, il était absolument impossibleau prisonnier de voir la porte de l’étable. Deux choses faisaientobstacle ; le renflement de la tour à l’étage inférieur et lasaillie des bâtiments surajoutés.

Le prisonnier prêta l’oreille, puis, prenantson parti sans doute, il mit le pied sur l’appui de sa croisée.

Le cœur de Mendoze sauta dans sa poitrine. Ileut envie de crier.

Mais sa voix serait allée vers l’étable commevers le donjon. C’eût été donner l’éveil aux assassins.

Et Mendoze sentait que ce captif, pendu déjàaux barreaux de son cachot, faisait bien de jouer sa vie, même surcette chance désespérée.

Le corps entier se montrait maintenant endehors de la fenêtre. Les jambes n’avaient pas plus de vêtement quela poitrine.

Celui-là devait être un rude combattant :vous eussiez dit une statue de marbre.

Au premier mouvement qu’il fit, Ramire devinale motif de sa nudité. Son premier mouvement, en effet, fut detirer en dehors une corde préalablement attachée aux tronçons desbarreaux de la fenêtre.

Cette corde, noueuse et inégale, gardait lesdiverses couleurs du linge et des habits qui avaient servi à safabrication.

La corde déroulée atteignait à peine lapremière saillie du donjon. Ramire eut froid dans toutes sesveines.

Le prisonnier saisit la corde d’une mainassurée. Son pied allait quitter l’appui de la fenêtre lorsqu’ils’arrêta tout à coup, immobile et l’œil fixé sur les ruines.

Il venait d’apercevoir Mendoze.

Mendoze devinait toutes ses impressions surson visage. Le captif croyait avoir affaire à un espion posté en celieu pour examiner sa cellule. Par un mouvement instinctif, Mendozemit la main sur son cœur.

Le prisonnier s’inclina gravement, fit lesigne de la croix et se pendit à la corde. Il parvint en peu detemps à la première saillie.

Mais comment aller au-delà, à moins d’avoirdes ailes ?

Le prisonnier assura ses pieds sur la saillieet leva la tête.

Ramire, tremblant et bouillant de fièvre, levit arrondir ses deux mains autour de ses lèvres. Le prisonnieravait tout bas appelé sans doute, car, à la place même où ils’était montré pour la première fois, une blonde tête d’enfantapparut.

Le prisonnier lui envoya de la main uncaressant baiser.

L’enfant, à l’aide de ses petits doigtsmalhabiles, attaqua le nœud, resserré par tout le poids d’un homme.Il fut longtemps à le détacher, si longtemps que la sueur froideruissela plus d’une fois sur les tempes de Mendoze.

Le prisonnier s’était assis. Il attendaitpatiemment.

Enfin, la corde détachée tomba sur la saillie.Le prisonnier la saisit et l’attacha aux barreaux d’une fenêtre,puis il remercia d’un geste l’enfant, qui alors, souriant et toutheureux, battit des mains après lui avoir envoyé son baiser.

Jusqu’à ce moment la tentative d’évasion ducaptif avait été profondément silencieuse. Mendoze frémit au légerbruit que produisirent en se choquant les petites mains del’enfant. Il avait raison de frémir. Deux ou trois sombres visagesde coquins parurent en effet à la porte de l’étable. Mendoze voulutsignaler le danger au prisonnier, mais celui-ci avait déjà tournéle dos. Il était suspendu à la corde, et commençait la secondeétape de son terrible voyage.

La longueur de sa corde le conduisait cettefois à l’étage qui dominait immédiatement les bâtiments et communsdont l’étable de Trasdoblo formait l’extrémité la plusorientale.

Pendant qu’il descendait à la force de sesbras, Mendoze vit les braves déguisés en garçons bouchers seglisser le long de leur masure, et regarder comme Trasdoblo l’avaitfait une première fois. Ils durent apercevoir le prisonnier, carils se replièrent vivement vers l’étable en courbant l’échine et ense faisant petits.

Ils se partagèrent les épées qui étaientderrière la porte.

Trasdoblo seul ne prit que son coutelas deboucher.

Jusqu’à présent, Mendoze avait assisté à cettescène comme on assiste aux capricieuses illusions d’un rêve. En cemoment la pensée de l’œuvre qu’il avait entreprise surgit en luiavec une soudaine violence, en même temps qu’il avait la consciencede sa complète inutilité. Ces deux idées illuminèrent brusquementla nuit de son cerveau. Un râle sortit de sa poitrine. Il eut unaccès de fiévreux désespoirs et tordit ses bras impuissants.

Isabel ! c’était le père d’Isabel quidescendait le long de cette corde, et que chacun de ses effortsrapprochait du guet-apens où il allait laisser sa vie ! Et nulmoyen de le secourir ou même de l’avertir ?

Mendoze mesura de l’œil la hauteur du murd’enceinte ; cet obstacle était infranchissable. Tout àl’heure il avait éprouvé le battant de la poterne ; il l’avaittrouvé ferme sur ses gonds ; en poussant, il avait même sentila résistance de la barre massive qui le soutenait àl’intérieur.

Et pourtant Mendoze était là pour agir. Sonimmobilité le tuait. Mille expédients insensés, impraticables, luivenaient à l’esprit : tantôt il voulait éveiller les gardienset dénoncer le crime ; tantôt il voulait se lever tout droitet appeler à haute voix les bandits au combat.

De toutes ses imaginations, ces deux-làétaient les moins folles. Or, leur résultat immédiat devait être deresserrer les chaînes du captif. Il hésitait, mais il allaitpeut-être céder aux entraînements de la fièvre qui lui brûlait lesang, lorsque son attention fut attirée de nouveau vers leprisonnier qui arrivait pour la seconde fois au bout de sacorde.

Il n’y avait plus personne pour la détacher etlui fournir un troisième champ.

Mendoze vit bien tout de suite que le fugitifavait compté là-dessus.

Celui-ci lâcha en effet résolument sa corde,et parvint à s’accrocher à la corniche du second étage de la tour.Se soutenant d’un seul bras, il passa son autre main dans uneétroite écharpe qui lui servait de ceinture et que Mendoze n’avaitpoint remarquée. Il y prit un morceau de fer aiguisé qui était sansdoute un fragment des barreaux de sa prison.

Cela pouvait faire office de clou et aussi depoignard.

Cela fut clou d’abord. Le captif l’enfonçaentre deux pierres et put faire un pas de plus vers le sol. Puisson doigt, crispé dans le trou même du morceau d’acier, le soutintune seconde et lui permit de ficher de nouveau son outil.

Mendoze le vit franchir ainsi unedemi-douzaine de pieds.

Son cœur bondissait, son pauvre cœur,prisonnier aussi et enchaîné par l’impuissance. Il aimait cethomme, non plus seulement pour sa fille, mais encore pour savaillance héroïque. Il l’admirait passionnément dans son travailacharné. Ce qu’il demandait à Dieu, c’était de mourir en lesauvant.

Un cri d’angoisse s’étouffa dans sa poitrine.Il avait perdu de vue les bandits pendant un instant. Son regard,en s’abaissant, les aperçut rangés et collés à la muraille,immédiatement au-dessous du captif.

Ils attendaient sa chute.

Mendoze fut frappé comme d’un coup demassue.

Mais une idée jaillit de ce choc. Nepouvait-il imiter l’exemple du prisonnier et escalader l’enceintepar un moyen semblable ? Une fois dans la cour, il se voyaitdéjà tombant l’épée à la main, sur ce troupeau d’assassins,frappant d’estoc, frappant de taille, et délivrant le pèred’Isabel. Toute sa force lui revint. Il sentit renaître toute saprésence d’esprit. Son œil mesura exactement la route que le captifavait encore à parcourir ; il se dit : J’aurai letemps.

Mendoze quitta sa position au sommet de laruine. À quoi lui servait ce poste, où l’on pouvait observer, ilest vrai, mais où l’on ne pouvait point agir ? Au bas du pande muraille, un poteau était planté en terre pour attacherl’attelage de Trasdoblo, car la poterne était trop étroite pourdonner passage à une charrette. D’un fendant, Mendoze fit éclaterl’extrémité supérieure du poteau. Il choisit deux copeaux courts etsolides ; il en amincit le bout, de façon à former deuxespèces de coins. Muni de ces moyens d’escalade, il courut vers lamuraille d’enceinte et commença incontinent à la gravir.

Ses coins entrèrent sans trop de peine dansles interstices des carreaux de torchis.

En une minute, il eut accompli la moitié de satâche.

Mais, à cette hauteur, le mur se trouva pleinet bâti d’une seule pièce ; Mendoze, obligé de percer le troude ses coins avec la pointe de son épée, n’avança plus qu’avec uneextrême lenteur.

Le découragement le prenait, car il sedisait : Le duc doit avoir atteint maintenant le toit descommuns ; dans quelques secondes, je vais entendre son crid’agonie !

Il écoutait alors, immobile et réprimantjusqu’à son souffle. Aucun bruit ne venait de l’intérieur de laforteresse. C’était toujours le même silence morne et profond.

Le duc avait-il été poignardé ? luiavait-on fendu le crâne sans qu’il eût poussé un seulcri ?

Mendoze, à cette pensée, faisait un effortterrible et avançait d’un pas : s’il n’espérait plus sauver,il voulait venger.

Mais l’épuisement avait raison bientôt de sonparoxysme. Ses mains, amollies et baignées de sueur,s’engourdissaient. Le soleil ardent, impitoyable, frappait d’aplomble torchis blanchâtre où il était suspendu comme un fruit àl’espalier. Tout ce que Mendoze touchait le brûlait. À chaqueinstant, le vertige faisait tournoyer son cerveau. Il se sentaitvaciller comme un homme ivre, et sa tête, plus lourde que tout soncorps, l’entraînait à se précipiter vers le sol.

Et pourtant il travaillait toujours, ilapprochait du faîte. Tantôt ce grand silence le navrait comme unecertitude de mort : tantôt il y puisait une espérance dontl’intensité soudaine participait de son transport.

Un bruit se fit comme il enfonçait un de sescoins, à une demi-toise environ du sommet de la muraille. Ce bruitlui répondit dans la tête et dans le cœur. Il eut un tressaillementsi violent qu’il faillit perdre l’équilibre.

Il s’arrêta pour prêter l’oreille. Ce ne futpas en vain : une série d’autres bruits lui arriva.

Le premier avait sonné lourd comme la chuted’un corps pesant sur le sol.

Mendoze savait ce que c’était. Il s’étonnaitseulement que le duc eût mis tant de temps à descendre.

Les secondes lui avaient semblé desheures.

Les autres bruits se mêlaient et sesuccédaient, changeant à chaque instant de nature. On ne parlaitpoint ; encore moins criait-on. Il y avait de rapidescliquetis, puis des ébranlements profonds. Une fois, la muraillefut heurtée et trembla comme si elle eût subi le choc d’unprojectile pesant.

Croyez que Mendoze n’écouta pas longtemps. Leduc était en vie, voilà ce qu’il conclut de ces bruits de mêlée. Leduc se battait. Avec quelles armes ? Vive Dieu ! Mendozeallait le savoir, car d’un suprême élan il parvint à mettre ungenou sur son pieu. Sa main se crispa sur le faite de la muraille.L’escalade était accomplie.

Il vit de son premier coup d’œil leprisonnier, ce corps de bronze, debout et tête haute, au milieu desept assassins. Sa poitrine avait des traces sanglantes et sescheveux dégouttaient rouges, parce qu’il portait une blessure aufront ; mais son œil brûlait, mais les muscles de son torsesaillaient comme des cordes.

Il s’était adossé à l’angle formé par l’étableet le reste des communs. Sous ses pieds était un tas de pierresplates comme celles qui servent à daller les abattoirs. Il tenaitde la main droite une de ces pierres, de la main gauche un os debœuf, long, gros, rouge et qui certes ne devait pas être une armeméprisable au bout d’un bras comme le sien.

Au moment même où la tête de Mendoze dépassaitle mur, les sept bandits se ruèrent tous ensemble sans prononcerune parole. Le duc, également silencieux, en fit rouler deux dansla poussière d’un coup de sa dalle lancée à tour de bras. Untroisième tomba sur les genoux, le front fêlé par un coup de fémurde bœuf.

Les autres reculèrent.

Le sang du duc coulait par deux nouvellesblessures.

Chapitre 11SAMSON ET LES PHILISTINS

C’était une étrange bataille. Ceux quiattaquaient et celui qui se défendait craignaient également defaire du bruit. La venue des vrais gardiens de la forteresse eûtmis en fuite les assassins et rouvert pour la victime les portesdétestées de la prison.

Il y avait entre ce lion acculé et les chiensqui le pressaient une sorte de convention tacite. Les chiensn’aboyaient pas et le lion s’abstenait de rugir.

Tout ce que nous avons raconté au précédentchapitre s’était passé en quelques minutes. Il y a des instants oùles événements vont vite. Nous avons tout vu jusqu’à présent parles yeux de Mendoze, sauf ce qui avait eu lieu à l’intérieur de lacour des bouchers, pendant que Mendoze escaladait le mur.

La cour des bouchers était complètementséparée du reste de la forteresse. On n’y mettait point dessentinelles, parce que la double porte de communication quipermettait l’introduction des viandes était fermée à demeure. Lanuit, et aux heures de la sieste, un énorme chien y veillaitseul.

Le cadavre du chien était maintenant dansl’étable.

Les assassins avaient pris d’avance lesprécautions dont aurait dû s’aviser le prisonnier fugitif.

Comme cette cour des bouchers ne faisait pointpartie de l’enceinte gardée, Trasdoblo en avait la clef, soit pourtuer dans l’étable servant d’abattoir, soit pour introduire saviande toute débitée. Les rondes étaient rares de ce côté.Trasdoblo entrait et sortait comme il voulait. Les guichetiers, lesporte-clefs, tout ce luxe de comparses obligés formant le personneld’une prison, ne manquaient nullement à la royale forteresse deAlcala, mais ils étaient relégués au delà de la porte fortifiée quidéfendait l’intérieur du château.

C’était quand maître Trasdoblo demandait poursa marchandise l’entrée des bâtiments, qu’on entendait la musiquedes grosses clefs, des pênes rouillés et des gigantesquesverrous.

Les exagérations de la propreté ne purent enaucun temps être reprochées à la nation espagnole. Trasdoblo étaitEspagnol et boucher. Il jetait ses issues dehors quand ilavait le temps, dedans quand c’était sa fantaisie.

Issues est le terme technique pourdésigner ce qui, dans un animal, n’est ni viande ni cuir.

La cour de Trasdoblo ressemblait à uncimetière pavé d’ossements, ce qui n’empêchait point qu’on trouvâtencore des ossements à cinquante pas à la ronde, dans la campagneau delà de la porte.

De nos jours, Trasdoblo eût fait commerce detout cela. Sa bourse y eût gagné, la santé des prisonniers aussi,car tous les ans, aux jours caniculaires, les issues des bestiauxde Trasdoblo procuraient quelque bonne petite peste à la forteressede Alcala de Guadaïra.

Les médecins de Séville avaient beaucoupdisserté sur cette maladie d’un caractère particulier ; on luiavait trouvé un nom nouveau, très scientifique, mais aucun de cesdoctes seigneurs n’avait songé à faire nettoyer la cour.

Nous avons perdu de vue notre fugitif aumoment où Mendoze quittait son poste sur la muraille en ruine pourtenter l’escalade de l’enceinte.

À l’aide de son barreau de fer aiguisé, leprisonnier n’eut pas de peine à gagner la toiture plate descommuns. Il s’arrêta là quelques secondes pour reprendre haleine,et aussi pour s’orienter, car de la croisée de son cachot on nepouvait apercevoir qu’une très minime portion de la cour. Latoiture était plate ; son rebord surplombait de beaucoup etformait, comme c’est l’habitude dans l’Espagne du midi, uneprofonde corniche au-devant des bâtiments. La descente devait êtreinfiniment plus facile ici que dans la dernière étape fournie parle fugitif.

Cependant il ne se pressait point. Ilparcourut, en étouffant le bruit de ses pas, la terrasse toutentière, regardant et guettant, tâchant surtout de voir au-dessousde lui. Évidemment il sentait le piège tendu.

Les assassins, comme nous le savons déjà,étaient collés au mur des communs. Le prisonnier restait dansl’impossibilité de les apercevoir. Deux ou trois fois, il se penchaen dehors de la saillie des terrasses et prêta une oreilleattentive.

Trasdoblo et ses compagnons l’entendaientaller et venir sur le toit sonore. Ils se tenaient prêts. Ilscomptaient se ruer autour de lui dès qu’ils le verraient suspendu àla corniche, et le recevoir à la pointe de leurs épées.

Le prisonnier, comme s’il eût deviné leurdessein, fit pour la deuxième fois le signe de la croix et sautarésolument de son haut. Il trébucha en tombant, mais il se relevarapide comme l’éclair, et sans prendre souci de regarder autour delui, il courut tout d’un temps à l’amas de débris qu’il avaitremarqué.

Il choisit l’os que nous lui avons vu en main.L’os était frais et encore tout sanglant. Au moment où il seretournait en le brandissant, les assassins s’élancèrent sur luitous à la fois.

Dans les combats il y a autre chose quel’arme, autre chose que la position, autre chose que la force, quel’adresse et que la vaillance même. Sans cela, comment expliquercertains faits de guerre presque incroyables ? Sans parler deces ponts traversés sous la bouche des canons vomissant lamitraille, puisque le hasard ici peut protéger le prédestiné, quedire de ces prodigieuses escalades où le champion suppléait àl’échelle trop courte par la bonne trempe de son poignard, etfaisait, en face des haches, des hallebardes, de la poix bouillanteet du plomb fondu, cet exploit que notre pauvre Ramire a eu naguèretant de peine à accomplir dans la solitude ?

Il y a le prestige, il y a le pouvoirdominateur de la vaillance, il y a la victoire de l’esprit sur lamatière.

Ici, comme partout, l’unité peut mater lenombre, quoique la force de l’unité, dix fois multipliée par sonpouvoir propre, vaillance, adresse, agilité, tactique, restebeaucoup au dessous de la force réelle du nombre.

Le prisonnier n’avait pour arme que ce fémurde bœuf qu’il brandissait comme une massue. Sauf Trasdoblo, tousles hommes qui se ruaient sur lui étaient des soldats, et ilsavaient leurs épées. Cependant le prisonnier sortit du premierassaut sans blessure, après avoir terrassé trois des assassins.

Si la porte de la cour donnant sur la campagneavait été ouverte, le prisonnier aurait pu fuir en ce moment, maisil y avait cette lourde barre engagée des deux côtés dans lemur.

Le temps de l’enlever, le fugitif eût étépercé de cent coups par derrière.

Les assassins se reformèrent après un instantd’hésitation. Le prisonnier avait eu le temps de gagner l’amas dedalles sur lequel il prit position comme en un fort. Là il étaitprotégé de deux côtés par l’angle rentrant des bâtiments.

Au second choc, les assaillants avancèrent enbataillon serré. Trasdoblo avait conseillé de frapper sur le fémurde bœuf, afin de le briser. Mais le romancero du bon duc compareson os sanglant à la mâchoire d’âne qui servit à Samson pourexterminer toute une armée de Philistins. On ne l’entama ni ausecond ni au troisième assaut. Au quatrième, le duc, saisissantpour la première fois une dalle, repoussa les mercenaires jusqu’àl’enceinte, et ce fut le choc de ce projectile qui fit trembler lamuraille sous les pieds de Ramire.

Les assassins, on peut le dire, étaient déjàcouverts de coups, mais ils restaient tous les sept debout et lacolère se mettait de la partie. Le premier effet du prestige s’enallait faiblissant. Sur le corps nu du duc on distinguait trop bienles blessures dont chaque assaut augmentait le nombre. La sueur etle sang collaient ses cheveux à son visage.

Le lion était terrible encore ; cependanton voyait poindre les premiers symptômes de l’épuisement qui allaitle dompter.

– Il a soif ! dit Trasdoblo, quivoyait sa gorge haleter ; ne le laissons passouffler !

Ce fut à ce moment que la tête de Mendozeparut au-dessus du mur. Nul ne l’aperçut d’abord, car lescombattants étaient aux prises. En voyant les assassins se jeteravec furie sur cet homme seul et désarmé, Mendoze fut saisi deterreur. Puis la colère donna de la force à ses mains, quisoulevèrent son corps et le portèrent sur le faîte même du murqu’il enfourcha comme un cheval.

Puis encore l’admiration lui dilata lecœur : il venait de voir le prisonnier repousser le quatrièmeassaut avec sa massue improvisée, attaquer à son tour pour tâcherde conquérir une épée, glisser dans le sang, tomber, se releversous le fer même des bandits, et les repousser encore avant deregagner son abri.

Cet homme était splendide de sang-froid, derésignation et de vaillance.

Mais, en regagnant l’angle où il avait établison fort, ses jambes chancelaient. Mendoze le vit porter sa main àsa poitrine.

Mendoze mesura de l’œil le saut qu’il fallaitfaire pour lui venir en aide. Le sol de la cour était encontre-bas. Mendoze n’hésita point devant l’énorme distance àfranchir, mais il voulut prendre une position convenable afind’assurer sa chute.

C’était un sauveur qu’il fallait là-bas, nonpoint un blessé.

Pendant qu’il se mettait debout pour prendreson élan, le prisonnier, accoté dans l’angle des bâtiments,haletait comme un brave coursier qui rassemble ses forces pourfournir une dernière carrière. Il gardait la tête haute. Par deuxfois son regard se leva vers le ciel. Au mouvement de ses lèvres,Mendoze devinait qu’il priait.

Il priait en effet ; il disait àDieu :

– Une épée, Seigneur, une épée !

C’était là l’oraison du bon duc.

Richard d’Angleterre offrait son royaume pourun cheval ; le duc eût donné pour un morceau de fer son palaisde Séville et son palais de Grenade, ses châteaux d’Estramadure etses domaines de Léon, ses plaines, ses montagnes, l’or de sescoffres, et le sang de ses veines par dessus le marché.

– Une épée, Seigneur Dieu !

– Par saint André ! s’écriaTrasdoblo, voilà un taureau qui a la vie dure ! C’est le casde faire un vœu : Je promets dix réaux au tronc de la Caridadsi nous en venons à bout !… Allons, mes maîtres ! je nesuis pas un homme de guerre comme vous, moi ; mais il s’agitde ma place et peut-être de ma peau. En avant ! ne le laissonspas souffler.

Les mercenaires n’avaient certes point comptésur une besogne si rude. Ils étaient tous plus ou moinsentamés ; Trasdoblo seul restait sans blessure. Mendozeentendait leurs blasphèmes étouffés.

– Que le Diable nous tourmente pendanttoute l’éternité ! dit celui qui paraissait leur chef, si nousne l’avons pas cette fois ! Il est hors d’haleine. Attaquonsferme, et que personne ne lâche pied !

Ils s’ébranlèrent non plus en courant, mais aupas.

Le prisonnier, en les voyant venir, se remitrésolûment en garde. Mendoze plia les jarrets : c’était lemoment.

Les assassins, cependant s’arrêtèrent tout àcoup. Ils venaient de voir la physionomie de leur adversairechanger soudain et s’éclaircir. Ils comprenaient qu’à leur insuquelque chose de nouveau se passait sur le champ de bataille.Trasdoblo se retourna le premier et aperçut Ramire suspendu enquelque sorte au-dessus du vide.

Une malédiction s’échappa de sa gorge.

Le prisonnier étendit la main vers Mendozeavec un geste de souverain commandement.

– Reste ! ordonna-t-il.

Les mercenaires avaient déjà fait volte-faceet s’étaient élancés vers le mur pour recevoir le nouveau venu aumoment de sa chute.

Mendoze se mit à courir sur l’arête du mur,cherchant un endroit libre pour sauter. Évidemment l’ordre ducaptif n’était rien pour lui.

Le prisonnier reprit de sa voix calme etsonore :

– Au nom de ton père et de ta mère, jeunehomme, garde ta vie, qui ne sauverait pas la mienne ! Ce n’estpas un aide qu’il me faut, c’est une arme. Jeune homme, donne-moiton épée, au nom de ta mère et de ton père !

Mendoze l’avait à la main, son épée, tout prêtà s’élancer qu’il était. Tout son sang espagnol se révoltait dansses veines et lui défendait d’obéir.

– Oh ! le beau défenseur !ricana un mercenaire.

Et Trasdoblo ajouta avec son grosrire :

– Un chat sur un toit !

Le prisonnier tendit ses mains, dansl’attitude de la supplication.

– Les minutes sont du sang, fit-il d’unevoix assourdie, mais qui arrivait nettement à l’oreille de Mendoze.Ton épée, enfant, au nom de la jeune fille que tu aimes, tonépée ! ton épée.

Mendoze baissa la tête et s’arrêta.

– Soyez donc obéi, dit-il, au nom decelle que j’aime !

Son épée décrivit un cercle et sortit de sesmains en sifflant, il voulait la jeter aux pieds du prisonnier,mais le défaut d’équilibre dérangea son mouvement. L’épée allatomber au milieu de la cour, à peu près à égale distance desassassins et du prisonnier.

Des deux parts, on se précipita pour lasaisir : le bon duc toujours silencieux, le troupeau desmercenaires laissant échapper une sourde rumeur. Mendoze était àgenoux, défaillant et maudissant sa maladresse. Il lui sembla queles assassins arriveraient les premiers. Le captif, alourdi par uneimmobilité de quinze années, perdait du terrain.

Mendoze, malheureusement, ne se trompaitpoint. Le chef des braves, plus agile que ses compagnons, atteigniten quelques bonds la place où était l’épée. Il se baissa triomphantpour la saisir. Le fémur de bœuf, lancé d’une main vigoureuse parle prisonnier qui n’avait point arrêté sa course pour cela, lefrappa au sommet du crâne et le rejeta, privé de sentiment, surceux qui le suivaient.

Mendoze battit des mains.

La confusion que la chute du capitaine avaitmise dans les rangs des assaillants ne dura qu’une seconde. Ce futassez. Le duc avait l’épée à la main.

Sa large poitrine rendit une sorte derugissement joyeux. Il regarda la lame brillante avec ravissementet lui donna un baiser plein de passion.

Il se redressa de toute la hauteur de sataille. Mendoze, émerveillé, le vit grand comme un chêne.

Mendoze n’avait plus peur. Celui-là semblaitdésormais invincible.

– Coupez-lui la retraite, dit cependantTrasdoblo, qui donnait volontiers des conseils.

Les bravi, en effet, entourèrent le duc pourl’empêcher de s’acculer au mur de nouveau. Mais c’était un soinsuperflu. Le bon duc n’était plus en humeur de reculer.

Trois des soldats l’attaquèrent à la fois,tandis que les trois autres se tenaient en garde, prêts à fondresur lui s’il y avait jour.

L’épée de Mendoze, vive Dieu ! n’avaitjamais été si bien emmanchée. Elle exécuta un flamboyant moulinet.Un des soldats roula sur le sol, la tête fendue ; un seconds’affaissa : il avait du rouge à la gorge.

Ce ne fut plus une bataille. Le duc, quis’était défendu avec un os de bœuf, devenait trop fort maintenantqu’il avait une épée. Chacun de ses coups portait terriblement. Ilchercha bientôt ses ennemis. Quatre bravi étaient étendus dans lapoussière. Les deux autres étaient rentrés sous terre. Quant auredoutable Trasdoblo, il ne restait là que son couteau de boucher,qu’il avait abandonné pour mieux courir. Trasdoblo avait eul’heureuse idée de se réfugier derrière le grand cadavre du bœufrécemment abattu.

Le duc essuya son épée à la casaque d’unbravo, et gagna la porte dont il retira la barre.

Il était libre.

La porte ouvrait devant lui la vasteperspective de la campagne déserte. Il resta un instant immobilesur le seuil, tant était puissante l’émotion qui le tenait.

– Les murs d’une prison ne me séparerontplus de tout cela, pensa-t-il tout haut ; désormais libre oumort !

– Seigneur duc, dit Mendoze, qui setenait debout près de lui, le feutre à la main, dans une attituderespectueuse, je suis ici pour vous servir.

Le prisonnier le regarda. Il recula d’un pasen étendant les bras, et son visage exprima le comble de lasurprise.

– Luiz ! murmura-t-il, est-cepossible, cela !

Mais un nuage passa aussitôt sur sonfront.

– Il y a dix-huit ans !prononça-t-il avec tristesse ; le temps ne n’est pas arrêtépendant que j’étais là dedans. Les jeunes gens d’alors sont presquedes vieillards.

Sa tête se courba ; quand il la releva,il y avait dans ses yeux des larmes et un sourire.

– En revanche, reprit-il, l’enfant quiétait au berceau est devenu une belle jeune fille…

– Belle comme les anges de Dieu !prononça tout bas Mendoze.

Le prisonnier se tourna vers lui etdemanda :

– Jeune homme, de quiparlez-vous ?

– Je parle, répondit Ramire enrougissant, de dona Isabel de Guzman, votre fille, seigneur.

Le bon duc lui prit les deux mains et fixa surlui son regard perçant.

– Elle est grande ? fit-il d’unevoix qui tremblait ; a-t-elle le front noble de sa mère ?et ses yeux ? et ses cheveux ? Se peut-il qu’un père neconnaisse pas sa fille !

Mendoze allait répondre, lorsqu’un mouton semit à bêler là-bas parmi les palmiers rampants.

Le prisonnier tressaillit.

– La fin de la méridienne approche,dit-il en changeant soudain de ton ; je ne crains pas ceux queje viens de combattre : ils n’ont garde de donner l’éveil à laforteresse ; mais je crains tous ceux que nous allonsrencontrer sur la route. Dans l’état où je suis, chacun meremarquera.

Mendoze déroula vivement son manteau.

Le prisonnier regardait ses bras et sesjambes, où la sueur, le sang, la poussière, mêlaient leurssouillures.

– Je ne puis voir mon visage, reprit-il,mais je devine l’air que je dois avoir.

– Vous sortez de l’enfer, seigneur,répondit Ramire.

– Et je ressemble à un démon, ajouta leduc, qui sourit sous le masque hideux que lui avait laissé labataille.

Mendoze s’étonna de ce sourire. Cet hommeétait pour lui un géant, trop grand pour la gaieté, trop grand pource qui est notre nature et le niveau des choses humaines.

Chacun de nous a pu éprouver cela. Il est desgens qu’on voudrait entendre parler toujours en vers lyriques. Ilsemble qu’ils soient au-dessus des formes vulgaires dont nous nousservons pour rendre nos sensations et nos pensées. Ajoutez à celaque le duc avait un peu le costume d’un héros d’Homère, et qu’ilvenait de combattre, comme Ajax, avec des quartiers de rocher.

Mais Mendoze n’était pas au bout de sesétonnements, et rien ne ressemblait moins au duc de Medina-Celi queces biscuits drapés selon une certaine convention qu’on appelle despersonnages de tragédie. La romance du bon duc n’y va pas parquatre chemins ; elle dit en propres termes que Medina-Celi,la fleur de la grandesse espagnole, avait l’air d’un charbonnier ensortant de sa prison : son sang et celui de ses adversairesétait sur tout son corps comme ces sauvages peintures dont lesIndiens cannibales se font une toilette de combat.

Il repoussa le manteau que Mendoze lui tendaitet dit :

– Ce n’est pas ce déguisement qu’il mefaut.

Mendoze lui demanda :

– N’est-il pas dangereux de rester en celieu ?

Ils n’étaient qu’à une cinquantaine de pas dela porte, qui s’ouvrait maintenant toute grande. Le prisonniers’assit sur un petit tertre où quelques brins d’herbe poussaient.Il en cueillit deux ou trois, et une larme roula sur sa joue.

– Quinze ans ! murmura-t-il ;je n’avais vu ni touché un brin d’herbe depuis quinzeans !

À la bonne heure ! ceci plut à Ramire.Mais le prisonnier, se tournant vers lui brusquement,ajouta :

– J’ai de l’âge, mon garçon, et ils m’ontdonné du fil à retordre. Laisse-moi souffler. Mes blessures ne sontrien, c’est la fatigue qui m’accable. Où as-tu mis toncheval ?

Mendoze montra du doigt les massifs depalmiers nains.

– Je te voyais venir, reprit le duc ensouriant, et je me disais là-haut, à la fenêtre de lacellule : Quel démon peut pousser un chrétien à voyager sousce soleil ? La vengeance ? l’amour ? Est-elle bienbelle, ta maîtresse, jeune homme ?

Le rouge monta au front de Mendoze.

– Demandez si les anges sont beaux,murmura-t-il.

– Tu m’as déjà parlé d’anges ! Lesenfants d’aujourd’hui sont-ils si langoureux ? Laquelle est laplus belle de ta maîtresse ou de ma fille ?

– Seigneur ? balbutia Mendoze.

– Tu es courtois, l’ami ! À ton âge,j’aurais hardiment répondu : « C’est ma maîtresse… »Je ne te demande pas si tu es gentilhomme, puisque tu as interromputa route tout exprès pour secourir ton semblable.

– S’il plaît à Votre Grâce, dit Mendoze,je n’ai pas interrompu ma route. Ma route était achevée.

– Cela me plaira, mon fils, mais quandj’aurai compris toutefois. Que venais-tu faire dans cettesolitude ?

– Ce que j’y ai fait, seigneur.

– M’apporter ton épée ?

Mendoze s’inclina en silence.

Le duc se releva sur le coude. Le regard qu’iljeta sur Ramire fut si perçant que celui-ci baissa les yeux.

– Qu’y a-t-il autour de l’écusson auxtrois éperons d’or ? prononça-t-il à voix basse.

– Une devise, seigneur.

– Laquelle ? Parle vite,enfant ? viens-tu de la part de don Luiz ? don Luiz, monfrère par le cœur, sinon par le sang. Don Luiz aurait un fils deton âge…

Il s’était redressé sur ses jambes, quitremblaient.

Mendoze secoua la tête tristement.

– Seigneur, répondit-il, une fois déjà,aujourd’hui, quelqu’un m’a demandé : « Qu’y a-t-il autourde l’écusson aux trois éperons d’or ?… » J’ai répondu parles propres paroles de la devise : Para aguijar àharon.

– Alors, s’écria le prisonnier.

– Pardonnez-moi de l’audace que j’ai devous interrompre, seigneur. Celui qui m’avait adressé cettequestion a été trompé par ma réponse.

– Trompé ! répéta le duc.

– C’est le hasard seul, continua Mendoze,qui m’a appris les quatre mots de cette noble devise. Et si j’aiprofité de l’erreur, c’est qu’il me fallait un cheval pour être icià l’heure de la méridienne.

– Et c’est aussi par hasard, demanda leprisonnier, que tu voulais être ici à l’heure de la méridienne.

– Non, seigneur, je venais vers vous depropos délibéré.

– Et moi, je t’attendais, enfant, car lalettre disait : « Quelqu’un sera là ; vous aurez uneépée. »

À son tour, Mendoze leva sur lui un regardstupéfait.

– La lettre ! répéta-t-il.

– Morbleu ! fit le duc avec colère,quel jeu jouons-nous, l’ami ?… n’es tu pas ici de la part dePedro Gil, mon ancien intendant ?

Mendoze eut un sourire amer etrépondit :

– Je connais, en effet, ce Pedro Gil, etvoici comment je viens de sa part. Cette nuit, je l’ai vu sur laplace de Jérusalem, en conférence avec l’homme qui a ouvert laporte de la cour des bouchers à six mercenaires armés.

– Es-tu bien sûr de ce que tuavances ?

– Cette nuit, poursuivit Mendoze, je l’aientendu faire marché avec le même homme et discuter le prix devotre sang.

Le duc restait encore incrédule. Mendozeraconta en peu de mots la scène qui avait eu lieu devant lui entrePedro Gil et Trasdoblo.

Le duc écouta jusqu’au bout, puis il sesigna.

– Je rends grâces à Dieu Notre-Seigneur,dit-il, car ma femme et ma fille ont besoin de moi. Après quinzeans d’oubli, ai-je pu croire que mes serviteurs se souvenaient deleur maître ? C’était la trahison qui m’avait envoyé cettelime, et c’est la Providence qui a déjoué la trahison. Ami, je net’ai point remercié comme il l’eût fallu. Je croyais avoir droit àton aide.

– Ma vie est à vous, seigneur, répliquaMendoze.

Le prisonnier appuya son front contre sa main.Les alentours continuaient de présenter l’aspect d’une solitude,mais on entendait au loin comme un bruit de réveil. Les troupeauxmugissaient, les oiseaux là-bas, sous la maigre feuillée despalmiers, jetaient leurs petits cris paresseux.

– Seigneur, reprit Mendoze, c’est tenterDieu que de rester ici.

Le bon duc parut sortir d’un sommeil.

– Le danger n’est pas en ce lieu,répondit-il ; mes geôliers ne n’apercevront de ma fuite qu’àl’heure du repas du soir, et quant aux passants, nous n’avons rienà craindre. Je suis resté bien des fois des journées entières à mafenêtre sans voir l’ombre d’un homme sur ce plateau aride. Ledanger est plus loin. Comment monter à cheval dans l’état où jesuis ? Et pourtant il faut que dans vingt-quatre heures, j’aiefranchi le Tage et atteint les sierras de Gala.

– Qu’iriez vous faire en Estramadure,seigneur duc ? demanda Ramire.

– Peux-tu ignorer que la duchesse Eleonorde Tolède habite le château de Penamacor avec Isabel deGuzman ? ma femme ! ma fille !

– Je connaissais la retraite des noblesexilées, dit Mendoze ; mais la duchesse et sa fille Isabelsont à Séville depuis douze heures.

– En fraude de l’autoritéroyale !

– Elles y sont venues sous l’escorte dessoldats de Sa Majesté ?

– À Séville ! s’écria le prisonnier.Isabel, Eleonor ! sous l’escorte des soldats du roi !Est-ce le terme d’une longue injustice ? Est-ce un nouveaucoup ? Par le corps du Christ ! dans une heure je seraiau palais de mon père. Et avant deux heures, Philippe d’Autricheaura vu celui qu’il appelait son meilleur ami ! Toncheval ! enfant, ton cheval !

La voix d’un ouvrier s’éleva à l’intérieur dela forteresse : il chantait. L’instant d’après, on putentendre le bruit du marteau et de la scie : ontravaillait.

Le duc était debout auprès de l’enceinte.Mendoze courait vers les palmiers pour détacher son cheval.

Le duc déroula vivement la corde qui luiceignait les reins et se la passa autour du cou. Au moment oùMendoze revenait, tenant par la bride son cheval rafraîchi, le duclui dit :

– Prends ce bout de corde, ami ;tiens ton épée nue à la main et mène-moi comme un forçat. Si nouspouvons seulement atteindre le moulin sans encombre, je suis sauvé,car Diego, le meunier, est un paresseux que je vois dormir tous lesjours une heure après la sieste achevée. Dieu nous garde demauvaises rencontres ! À quiconque voudra t’arrêter, tudiras : « Laissez passer la justice du saintTribunal : celui-ci est un relaps que je mène à la prison deSéville. »

Mendoze s’étonna encore. La ruse, comme lagaieté, lui semblait par trop au-dessous des hauteurs où il avaitplacé dans son esprit cette grande figure chevaleresque.

Il obéit néanmoins, et sur l’indication du bonduc, il tourna l’angle occidental de l’enceinte. Le moulin étaitsitué à deux cents pas de là environ.

La vallée de la Guadaïra se développaitmaintenant devant eux. Ils marchaient aussi rapidement que lafatigue et les blessures du duc pouvaient le permettre.

Un muletier venait à eux, sur le chemin ;mais à la vue de cet homme, qui était mené la corde au cou par unchevalier armé d’une épée nue, le muletier détourna ses mules etfit un long circuit.

Le bon duc et Mendoze atteignirent la porte dumoulin, qui était grande ouverte. Ils entrèrent. Le meunier Diegoétait seul et dormait auprès de ses meules immobiles, sur des sacsentassés.

– Lâche-moi, dit le bon duc. Nousvoyagerons plus commodément jusqu’à la ville d’Alcala. Je vaissortir d’ici garçon meunier, et plus blanc que je n’étais rouge etnoir tout à l’heure. Vive-Dieu ! j’ai encore de la besogneavant d’être à Séville et d’être en état de me mettre aux genoux duroi, mais cette besogne-là sera faite. Veille, ami ; jecommence ma toilette.

En parlant, il essayait de dénouer un des sacsde farine épars sur le sol du moulin ; mais ses doigts roidiset gonflés par le travail trop rude qu’il venait d’accomplirrefusaient le service. Mendoze, qui devinait son dessein, luidit :

– Ne vous attardez pas à ce soin,seigneur, j’aurai plus vite fait d’éventrer le sac à la pointe demon épée.

Il levait le bras en même temps ; maisMedina l’arrêta d’un geste si sévère que Mendoze demeura toutinterdit.

– Feu mon père avait coutume de dire,prononça lentement le bon duc : « Perdre un morceau depain, c’est tuer un homme. » Ami, ceci est du pain ; jen’en prendrai pas un grain de plus qu’il ne faut pour conserver mavie.

Le sac était dénoué. Le bon duc y trempa sesdeux mains et se barbouilla de farine, cachant ainsi à la fois sonsang et ses plaies. Il avait dit vrai : en un clin d’œil lenoir et le rouge qui tatouaient son corps meurtri furent changés enune couche blanche uniforme.

Il prit alors un sac vide et y fit troistrous ; par ces trois trous il passa ses bras et sa têtesaupoudrés de farine.

– Je dois cent onces d’or à ce meunier,dit-il, sois témoin, et en route.

Quand ils sortirent du moulin, les chemins etla plaine s’animaient de tous côtés à la fois. Les laboureursavaient repris leurs travaux dans la campagne ; les voyageurscheminaient. Là-bas, dans la prairie, les troupeaux paissaient, etl’on entendait comme un concert lointain le bruit des cent moulinsde Alcala de Guadaïra.

Sans le déguisement dont le bon duc venait des’affubler, il lui eût été absolument impossible de gagner laville. Chaque pas eût été un obstacle. Tous ceux qui maintenantraillaient le rustre enfariné auraient voulu savoir qui était cethomme couvert de sang et de boue. En arrivant au faubourg quidescend jusqu’aux rives de la Guadaïra, nos deux compagnonsrencontrèrent un détachement de soldats.

– Seigneur, demanda le sergent à Mendoze,que voulez-vous faire de ce Gilles ?

– Ne dégoûtez pas mon maître de moi,alferez, répondit le bon duc ; je m’ennuyais du moulin. Il nefaut pour faire de moi un gaillard comme vous qu’un barbier et unfripier.

– Dieu te garde, l’ami, fit le sergentqui poursuivit son chemin sans défiance. Tu as du moins la languebien pendue.

La première maison du faubourg était justementl’échoppe d’un barbier, et des nippes dépareillées se balançaient àla devanture de sa porte-boutique. Le bon duc se présenta devant laporte ouverte, et dit à haute voix, en s’adressant àMendoze :

– Seigneur, voici notre affaire :maître Gines va me transformer de pied en cap, selon votre volonté.Holà ! maître Gines !

Le barbier montra sa face éveillée au fond deson échoppe.

– Méritez-vous la réputation que vousavez chez nous pour les métamorphoses, maître Gines ? repritle duc.

– À moins qu’il ne s’agisse de faire detoi un grand d’Espagne, l’ami… commença le barbier.

– Un valet de bonne maison seulement,interrompit le prétendu garçon meunier. Allons, maître Gines, àl’ouvrage ! un seau d’eau, des rasoirs et un habit complet dedrap léonais !

Maître Gines était un barbier d’heureusehumeur, qui méritait la réputation dont le bon duc le gratifiait.Ce ne fut pas un seau d’eau qu’il employa ; la Guadaïracoulait au bas de sa cour, il commença par inonder le bon ducdépouillé de son sac à farine. Comme les plaies se montraient à vifsous la couche blanche qui les couvrait, le bon duc fit le conted’un maître cruel qu’il fuyait et qui l’avait réduit à celamentable état. Maître Gines pansa ses blessures qui étaientnombreuses, mais sans gravité aucune, il fit tomber sa longuebarbe, laissant seulement un bouquet pointu au menton et une pairede moustaches ; il peigna ses cheveux, et l’œuvre accomplie,il regarda son homme avec une orgueilleuse satisfaction.

– Par saint Antoine, dit-il, j’ai montrétrop de défiance de moi-même. Je crois que si l’idée me venait defaire un grand d’Espagne…

– Des habits, maintenant, deshabits ! interrompit le bon duc ; mon nouveau maître neveut point de livrée. Donnez-moi la défroque d’un honnêtebourgeois, et dépêchez !

Maître Gines ne se fit point prier. L’instantd’après, l’illustre fugitif descendait le cours de laGuadaïra ; il portait un costume décent et un manteau desolide étoffe brune. Il marchait à pied. Mendoze était àcheval.

À un détour du chemin, un petit bosquet desaules se mit entre eux et la ville.

– Nous allons nous séparer ici, dit leduc : le restant de mes affaires doit être fait par moiseul.

Mendoze sauta aussitôt sur la marge de gazonentretenue par le voisinage de l’eau. Il tendit la bride de soncheval au duc, qui la prit et retint sa main dans les siennes.

– Don Ramire, dit-il d’un accent queMendoze ne lui connaissait pas encore, vous ressemblez au seulhomme que j’ai bien aimé en ma vie. C’est vous qui m’avez parlé lepremier de ma fille ; c’est par vous que j’ai su qu’elle étaitbelle comme les anges ou comme l’était sa mère. Vous m’avez apportévotre épée ; vous me donnez ce cheval avec le nom du nobleVincent de Moncade, son maître, comme un sûr moyen d’entrer àSéville. Venez me visiter demain en la maison de Pilate, monpalais, demain à la dixième heure. Jusqu’à présent nous n’avons punous occuper que de moi ; je ne sais pas si vous êtes pauvreou riche, puissant ou faible, ce que je sais c’est que vous êtesl’ami de Medina-Celi, et que désormais, don Ramire de Mendoze, vouspasserez partout où Medina-Celi passera.

Il sauta en selle et partit au galop.

Ramire, quand il l’eut perdu de vue, se laissatomber à genoux.

Un nom vint à ses lèvres, qui était toute uneprière fervente, tout un poëme de gratitude dévote etpassionnée.

– Isabel ! Isabel !

Chapitre 12LE CHIEN D’ULYSSE

Le soleil avait tourné autour de cette antiquedemeure qui formait tout un côté de la place de Jérusalem. Lamaison de Pilate éclairait maintenant sa façade à revers et lalumière jouait dans les lianes chargées de bouquets éclatants quicouronnaient ses terrasses. Le Sépulcre laissait tomber toutes lesjalousies de ses fenêtres, au travers desquelles on entendait lecliquetis des dés. Maître Galfaros avait de nombreusesindustries.

Sur la place, de rares passants allaient etvenaient.

Les portes de Saint-Ildefonse fermaient leursvantaux sculptés derrière les sombres colonnes du péristyle. Onchantait vêpres dans la nef. La douce voix des enfants de chœurarrivait sur la place par échappées, perdue dans les grandes etlentes modulations de l’orgue.

Au-devant du perron, un poteau était planté,soutenant un écriteau à demi déchiré déjà et souillé de boue.

L’écriteau avait été placé là depuis le matin.Il était timbré aux armes de la couronne ; il portait lasignature de Philippe, roi, et le contre-seing de Gaspar de Guzman,comte-duc d’Olivarès.

La teneur en était ainsi :

« Philippe, par la grâce de Dieu, roi detoutes les Espagnes, au sud et au nord, du Portugal et desAlgarves, en deçà et au-delà de la mer, des îles Baléares, deNaples et de Sicile, des Flandres, quoi qu’on en dise, et des paysconquis ; arbitre du nouveau monde, glaive de saint Pierre etsoutien de la foi, à tous ceux qui verront les présentes salut enJésus-Christ.

« Attendu que dans notre cité de Séville,très loyale et héroïque, une association impure s’est formée entredivers individus vivant de la charité publique ;

« Que cette association tend àtransformer en fueros et privilèges la simple toléranceaccordée à la mendicité par nos illustres et bien-aimésprédécesseurs, que Dieu garde en son paradis !

« Que la voie publique et notamment lesparvis de la cathédrale et des autres églises, sont journellementencombrés par les troupes effrontées de gens appartenant à cetteassociation qui s’est donnée à elle-même le nom de confrériedes gueux andalous ;

« Que ces misérables, indignes de touteprotection, étalant aux yeux des passants et des fidèles de faussesplaies et des infirmités habilement simulées, se répandent enplaintes mensongères et trompent la compassion de nossujets ;

« Que l’abus est grand, patent ;qu’il dure depuis longtemps : qu’il résulte des renseignementsfournis par le très-saint tribunal que ces cohues renferment bonnombre de gens sans foi ni loi, et même des hérétiques excommuniés,infidèles, relaps et autres ;

« Que de pareilles énormités finiraientpar attirer indubitablement sur notre cité très noble et trèsloyale les effets de la colère céleste ;

« Avons ordonné et ordonnons ce quisuit :

« À l’avenir, tout mendiant de notre citéde Séville sera tenu de porter un collier de fer ou carcan auquelpendra une plaque de cuivre sur laquelle sera gravée la parole deN. -S. : « Ce que vous aurez donné en mon nom vous serarendu au centuple. » Ledit carcan et ladite plaque ne pourrontêtre délivrés que sur certificats émanant du saint office, et aprèsconstatation des impuissances, maladies, plaies ou infirmités,pouvant excuser le défaut de travail.

« Quiconque demandera l’aumône dans lesrues de Séville ou sur les parvis sus-indiqués, sans être porteurdu carcan et de la plaque, sera, sur procédure sommaire, dépêchéaux présides.

« Telle est notre volonté. »

Au dessous du scel royal, on lisait :

« Par le roi : L’agriculture etl’armée manquent de bras valides ; en présence de la disettecroissante et de l’ennemi envahissant, l’exécution du décret serasévère : qu’on se le dise ?

« Signé : GASPARD DE GUZMAN. »

C’était précisément autour de ce nomqu’abondaient les éclaboussures. Les gueux avaient protesté à leurmanière contre l’édit qui les frappait.

Le jour s’en allait tombant. Dans ces contréesméridionales, la nuit se hâte derrière le crépuscule ; on n’yconnaît point ces longues hésitations de la lumière, luttant etreculant à pas comptés devant les ténèbres victorieuses.

L’ombre descendait déjà sur la place, lorsquele carillon de Saint-Ildefonse sonna le salut. La grande porte del’ancienne mosquée s’ouvrit à deux battants, et laissa voir au delàde sa nef sombre les perspectives du chœur éclairé par descentaines de cierges.

Les chants redoublèrent, accompagnant laprocession des pénitents.

Parmi les passants de la place, les uns sedécouvrirent, les autres montèrent les degrés du perron ets’agenouillèrent sur les dalles.

Au milieu de ce recueillement, qui est encoreà l’heure présente un des caractères particuliers de la vieespagnole, des têtes effarées commencèrent à se montrer aux anglesdes rues, débouchant sur la place de Jérusalem.

C’étaient gens qui évidemment sondaient leterrain et ne voulaient s’aventurer qu’à bon escient. La témérité,en aucun pays du monde, ne fut le vice dominant des gueux. Lesgueux étaient conservateurs, comme tous les gens qui ont quelquechose à perdre. La prudence, voilà ce qui convenait à ces heureuxde la terre.

Le museau de fouine de Maravedi apparut lepremier au bout de la rue des Écuries. On l’avait envoyé enéclaireur. Il fit signe à une demi-douzaine de bons gaillards quivenaient derrière lui. Tous se glissèrent sous les arcadesmauresques de la maison du Sépulcre. Des deux côtés du portail deSaint-Ildefonse surgirent en même temps Gabacho, Domingo, Mazapan,Escaramujo, sans distinction d’écoles, et le séculaire Picaros, quiavait presque l’air d’un casseur d’assiettes. Le péril communréunissait les classiques et les romantiques de la gueuserie.

Les factions s’embrassent quand la patrie esten péril.

D’autres suivaient, dont l’histoire indolenten’a pas su conserver les noms. Dieu sait qu’il n’en manquaitpoint.

Raspadillo venait le dernier, drapant avecgrâce son manteau troué sur ses maigres épaules.

– La place est vide ! dit Cornejo àceux qui venaient derrière la maison de Pilate.

– Pas l’ombre d’un alguazil ! ajoutaMaravedi, appelant du geste les retardataires.

En un instant, le parvis fut plein. Pas un denos gueux ne manquait à l’appel.

Quiconque eût ignoré les mœurs de cetterespectable confrérie aurait pu avoir frayeur en les voyant ainsirassemblés. Allaient-ils tenir ce conseil qui précède toute grandelevée de boucliers ? Était-ce une conspiration qui sepréparait ? Séville, la merveille des Espagnes, allait-elletomber au pouvoir de tous ces manchots, de tous ces ulcéreux et detous ces paralytiques ?

En vérité, leur aspect avait ce soir quelquechose de belliqueux ; leur allure était menaçante. De loin,leurs béquilles et leurs bâtons ressemblaient à des armes. Il nefaut pas méconnaître que la pancarte affichée à la porte deSaint-Ildefonse avait rigoureusement raison de parler de faussesplaies et d’infirmités simulées. Les neuf dixièmes des membres dela confrérie étaient valides et gaillards. Les lèpres et autreshorreurs à l’aide desquelles ils forçaient la compassion des âmescharitables disparaissaient chaque soir et revenaient chaque matinsous leur pinceau habile. Ils se portaient bien, et le régime queleur faisait la pitié publique n’était pas de nature à lesaffaiblir. Leur vie était une longue et paisible bombance.

Quant à leur nombre, ils auraient pu fournirune troupe considérable.

Un seul élément faisait défaut peut-être,c’était le courage. Par tous pays, les mendiants ont à cet égardune fâcheuse réputation, fondée sur cet argument plausible qu’ilfaut d’abord être mou, paresseux, abject et lâche pour tendre lamain quand Dieu vous a donné la force nécessaire pour gagner dupain par le travail.

Mais cet argument eût peut-être perdu quelquepeu de sa rigueur en Espagne, à l’époque où se passe notrehistoire. Les gueux de Séville n’étaient pas des mendiants commeceux qui parcourent nos campagnes. Ils formaient corps ; ilsavaient leurs institutions, leurs droits et leur liberté.D’ailleurs, les loups non plus ne sont pas braves, et cependant ilssortent du bois.

Qu’ils fussent en train de sortir du bois ounon, nos gueux étaient beaucoup plus nombreux que dans la matinée,la plupart d’entre eux s’enveloppaient dans leurs lambeaux, sansprendre souci d’exhiber leurs infirmités véritables ou feintes. Ilsn’occupèrent point leur place accoutumée sur les degrés duperron.

Laissant cet endroit qui restait un peuéclairé, ils se massèrent dans l’ombre du portail, à droite del’église. Ceux qui arrivaient touchaient la main des autres ensilence. Ils formaient déjà une masse noire et mouvante qui allaits’enfonçant dans la ruelle.

– Ô mes amis ! dit le centenairePicaros, qui ne jugeait plus à propos de voûter sa taille vénérableet qui était redevenu un bon garçon de trente à trente-cinq ans,nos règlements nous défendent de lever l’étendard de la révoltecontre le roi et contre le très saint tribunal. J’approuvesincèrement le règlement ; mais l’âge n’a pas tellement glacéle sang dans mes veines qu’il me soit possible de supporter lesoutrages de Gaspard de Guzman. Il y a dans Séville cent soixantetrois églises, chapelles et couvents, ce qui nous donne un nombreégal de ces pancartes infâmes où nous sommes insultés cruellement.Par une décision spontanée, le conseil de nos anciens a décidé queces pancartes seraient arrachées et ne verraient pas le soleil dedemain. Le groupe que nous formons ici, ô mes amis, n’est que lacent soixante-troisième partie des gueux de Séville, car, à l’heureoù je parle, un groupe tout semblable stationne devant la porte dechaque chapelle, de chaque église et de chaque couvent.

– Nous sommes une puissance !ponctua Gabacho.

– Une puissance tout comme la couronne,ajouta Escaramujo, l’hermandad ou le saint tribunal.

– Si nous avions un chef, ô mes amis,s’écria Picaros avec un soudain enthousiasme, qui donc seraitcapable de nous résister ?

– Nous avons un chef, répliquèrentquelques voix.

Et d’autres :

– Un chef qui déserte son poste, Estebanest un traître !

– Nommons un autre roi !

– C’est cela ! c’est cela !nommons un autre roi !

Ces paroles se croisaient au milieu de sourdsmurmures. Les chants continuaient à l’intérieur de l’église. Lanuit était tout à fait tombée, et la lueur lointaine des cierges,traversant toute la longueur de la nef, venait frapper la pancartesuspendue vis à vis de la maîtresse porte. Elle ressortait en blancsur les ténèbres de la place.

– En attendant, demanda Escaramujo d’unair un peu goguenard, avons-nous un brave pour arracherl’écriteau ?

– C’est l’œuvre du chef, réponditGabacho, homme de tradition.

– Le chef ne pourrait pas arracher centsoixante-trois écriteaux, objecta Escaramujo.

Don Manoël Palabras, qui arrivait,ajouta :

– Les alguazils sont massés rue desÉcuries. Il y a des cavaliers de l’hermandad au revers de la maisonde Pilate.

– Et les miquelets de la gardestationnent autour de l’Alcazar, ajouta Jabato, qui se hâtaitportant ses deux béquilles sous le bras.

– Mes amis, mes enfants, dit Picaros, cedéploiement de forces serait-il dirigé contre nous ?

– Par tous les saints, s’écriaEscaramujo, n’en valons-nous pas bien la peine ?

Le gros de l’assemblée s’était cependantdémembré en un certain nombre de petits groupes distincts. L’idéed’élection avait germé ; les ambitions s’allumaient. Plusieurscandidatures étaient posées : on intriguait, on discutait.L’ancienne école et la nouvelle étaient en présence, maisl’écriteau restait insolemment planté devant le perron deSaint-Ildefonse.

À une cinquantaine de pas de là, dans l’espacecompris entre la maison du Sépulcre et l’église, deux hommesenveloppés dans de longs manteaux bruns causaient à voix basse.L’un était grand et gros ; il avait la tournuremilitaire ; l’autre semblait un nain fluet auprès de lui.

– Croyez moi, don Pascual, mon noblecousin, disait le plus petit, ce coquin de Pedro Gil nous trompeeffrontément.

– Ah ! peste ! fit lecommandant des gardes de Sa Majesté, je pencherais vers cet avis,certes, certes. Et que pensez-vous du jeu que joue le vieux ZunigaBaltazar, mon noble cousin ?

– Zuniga veut nous jouer un tour de safaçon, répondit sans hésiter le président de l’audience.

Don Pascual poussa un large soupir.

– À qui se fier ?s’écria-t-il ; nous vivons dans un temps abominable !

– Abominable ! vous l’avez dit,appuya le petit magistrat de sa voix la plus amère. Les liens defamille eux-mêmes sont relâchés. Voyez si le comte-duc a jamaisfait quelque chose pour moi qui suis le propre père de safemme ! J’ai parfois soupçonné que son illustre parent,Bernard de Zuniga, jouait à l’innocent pour nous mieux tromper.Mais à quoi bon ? Et d’ailleurs, ce serait par troprisquer…

Il s’arrêta, et reprit en posant la main surla robuste épaule de don Pascual :

– Si nous allions tout droit aucomte-duc ?

– Certes, certes, fit le commandant desgardes, mais pendant que nous y sommes, nous ferions peut-êtremieux d’aller jusqu’au roi…

Don Baltazar de Zuniga y Alcoy eut un sourirecontraint.

– Lui dénoncer quoi ! sonfavori ? demanda-t-il, Zuniga ? ou la grande conspirationde Catalogne ?

– Tout cela et encore autre chose,répondit gravement don Pascual de Haro ; il est impossible quele président de l’audience d’Andalousie ignore ce qui se passe àSéville. Les desservidores[1] relèvent latête ; ils ont des intelligences jusque dans les rangs de lanoblesse qui suit la cour.

– Si vous voulez bien me pardonner uneinterruption, mon noble cousin, dit Alcoy, c’est précisément cesujet que j’allais aborder avec vous.

– À propos de Pedro Gil ?

– À propos de ce faux duc de Medina.

– Parlez plus bas, cousin !

– Personne ne nous écoute, et ces coquinsde mendiants, que le décret du comte-duc va peut-être transformeren bandits, sont trop occupés de leurs propres affaires pour semêler des nôtres. Vous souvient-il, seigneur, que la nouvelle de lamort de don Luiz nous vint par ce même Pedro Gil ?

– En effet, lorsque don Luis de Haro, monrespecté parent, décéda en sa prison de Ségovie, ce fut l’oïdorPedro Gil…

– Bien des gens prétendent, interrompitencore Alcoy, qui baissa la voix sans qu’on l’en priât désormais,que don Luiz de Haro n’est point mort.

Le commandant des gardes recula d’un pas.

– Par les cinq plaies !s’écria-t-il, pas de plaisanteries de ce genre, je vous prie. Nousavons hérité. Depuis quand ouvre-t-on la succession desvivants ?

– Cela s’est fait de tout temps, moncousin, quand les vivants ont passé pour morts. Il me semble que lamajeure portion de votre patrimoine vous est venue par cettevoie ?

– C’est une fable stupide, gronda donPascual au lieu de répondre ; nous avons porté le deuil. Il ya eu procès-verbal de l’accident qui le fit passer de vie à trépas,au moment où il essayait de s’évader. Certes, certes, je vouscroyais un homme sérieux, mon cousin.

– Mon cousin, répliqua froidement Alcoy,veuillez garder votre calme. Je me borne a vous soumettre unecoïncidence à tout le moins étrange : c’est aussi dans unetentative d’évasion que le duc de Medina-Celi aurait trouvé lamort, si l’on en croit l’oïdor Pedro Gil.

– Certes, certes, fit don Pascual ;je vous comprends à demi-mot. Vous pensez que don Luiz eut le mêmesort que Medina-Celi ? Quand les temps seront plustranquilles, je ne m’oppose pas à ce que cet infâme scélérat dePedro Gil soit puni d’une façon exemplaire comme il le mérite, jene m’y oppose pas du tout, mais la succession…

Don Baltazar de Zuniga y Alcoy mit sa mainétendue sur le bras du commandant des gardes.

– Le favori veut rester premier ministre,dit-il en accentuant chacune de ses paroles ; le vieux Bernardveut garder la signature ; vous désirez conserver votre hauteposition et l’augmenter s’il est possible ; j’ai, pour mapart, la même légitime ambition. Le roi se divertit et dit enparlant de nous tous : Autant ceux là que d’autres. Le favorise défie de nous ; le vieux Zuniga nous abandonnerait pour unoui, pour un non. Personne ne tient à nous ; nous ne tenons àpersonne. Vive Dieu ! mon cousin, serions-nous plus malades siLuiz de Haro avait la signature sous Medina-Celi, premierministre ?

Le commandant des gardes demeura toutinterdit.

– Ne songez pas à l’héritage… repritAlcoy en souriant.

– Mais de par tous les diables ! fitdon Pascual, vous avez donc des raisons pour parlerainsi ?

– La police de Séville n’est pas trop malmenée, répondit Alcoy doucement : j’ai mes employésparticuliers qui ont un grand zèle pour le service du roi… Ensortant de l’Alcazar tantôt, vous comprenez bien que j’ai mis leban et l’arrière-ban en campagne.

– Avez-vous des nouvelles de Alcala deGuadaïra ?

– Assurément : le duc de Medina-Celia été mis à mort vers une heure de relevée.

– Eh bien ? dit le commandantstupéfait.

– On l’a enterré dans le cellier duboucher Trasdoblo, fournisseur de la forteresse, ajouta Alcoyfroidement.

– Eh bien ? répéta don Pascual.

– Voilà : cette après-dînée, versquatre heures, un homme est entré à Séville par la Puerta-Real. Ilportait le costume d’un petit bourgeois, habit de bon drap brun,manteau modeste, feutre sans plume. Là-dessous, il avait l’air d’unprince. Il montait un magnifique cheval connu pour appartenir auxécuries de don Vincent de Moncade, marquis de Pescaire. Comme iln’avait point de passe, et que pendant le séjour du roi les portessont gardées sévèrement, on lui a refusé l’entrée.

Il s’est réclamé du marquis de Pescaire,disant qu’il avait tenu le cheval de Sa Seigneurie au vert pendanttoute une semaine et qu’il le lui ramenait.

– Et c’est là-dessus que vous fondez…

– Laissez-moi dire, cousin ! Cematin, le même cheval avait déjà passé la porte Royale, monté cettefois par le cavalier qui a blessé aujourd’hui même en duel, lecomte de Palomas, votre futur ministre.

Don Pascual garda le silence.

– Je ne vous demande pas si vouscomprenez, poursuivit Alcoy ; je ne suis pas moi-même bien surde comprendre. Le vrai, c’est que nous sommes noyés dans un océand’intrigues grandes et petites. Depuis le favori du roi jusqu’à nosvalets, tout le monde travaille sourdement. Toutes ces menéesdiverses forment un inextricable écheveau dont les fils se nommentOlivarès, Zuniga, Pedro Gil, Mohgrab, Pescaire, Medina-Celi etautres… Savez-vous qui gagnera la partie ? Celui qui réunirale plus de fils dans sa main.

Le commandant des gardes essuya son frontbaigné de sueur.

– Moi, dit-il, j’avoue que je perdsplante. Nos jeux sont mêlés, mon cousin très cher, et vous êtesplus habile que moi. Qu’avez-vous avisé ?

– J’ai paré au pire, pour être sûr quenous tomberons toujours sur nos pieds : nous sommes avecOlivarès, nous sommes avec Palomas ; nous sommes avec tous,pourvu que notre inébranlable fidélité au trône de Philippe leGrand n’en souffre pas. Éventuellement, nous serons, s’il le faut,avec le duc de Medina-Celi…

– Expliquez-vous ! murmura donPascual avec détresse ; j’aimerais mieux jouer trois partiesd’échecs à la fois !

– C’est pourtant bien simple, répliquaAlcoy en souriant. Deux de mes alguazils m’ont dit avoir reconnu leduc dans l’homme de la Puerta Real.

– Est-ce bien possible ? s’écriaPascual stupéfait.

– Tout est possible. Si c’est le duc, ilviendra sur cette place et tentera de s’introduire en son palais.Les avenues sont gardées : j’ai plus de cent braves garçonsdans les rues voisines…

Ici une grande clameur lui coupa laparole.

La discorde était au camp des gueux. Plusieursvoix criaient :

– Ne prenez point souci de nommer un roi,le saint Esteban est à Séville.

D’autres répondaient :

– Si Esteban était à Séville, il seserait présenté au conseil.

– Esteban est à Séville, affirmaMoscatel, un lépreux natif d’Antequerre ; je le connais, noussommes compatriotes. Je l’ai vu entrer à l’heure de la sieste dansles jardins de l’Alcazar.

– Esteban dans les jardins del’Alcazar !

– Ce Moscatel est fou à lier.

– Sous quel prétexte Esteban serait-ilentré dans les jardins de l’Alcazar ?

Et au travers de cette discussion :

– Toi ! tu serais nommé roi,Gabacho ?

– Oses-tu bien te proposer pour nouscommander, Picaros ?

– Gabacho, ta femme te bat !

– Picaros, ta femme est morte sous tonnerf de bœuf !

– Ô mes amis ! s’écria lecentenaire, murons la vie privée. Je m’étonne comme vous del’audace de ce Gabacho, mais…

– C’est ton effronterie qui étonne !interrompit Gabacho.

– Qu’avons-nous à faire de cesvieux ? demandait dans un autre groupe l’aimableRaspadillo ; choisissez un jeune homme de ma sorte, et vousverrez l’institution refleurir.

– À bas Raspadillo !

– Bien dit ! approuva Domingo ;il y en a d’aussi jeunes et de moins efféminés ; un soldat telque moi…

– À bas Domingo !

– Si une naissance distinguée, jointe autalent de la parole… commença don Manoël…

– À bas le bavard de Palabras !

– Ô mes amis !…

– À bas Picaros !

– Esteban ! Ils ne vont pas à lacheville d’Esteban ! puisqu’on a vu Esteban à l’Alcazar…

– Mensonge !

Un mouvement eut lieu, comme toujours quand unpersonnage important fait son entrée. Caparrosa, le plus élégantdes novateurs, Caparrosa poitrinaire, et plus beau que Raspadillolui-même, venait de tourner l’angle du parvis.

– Personne autre que moi, dit-il avec unenoble franchise, n’aurait mérité le sceptre en l’absence de saintEsteban. Mais Esteban est dans nos murs.

– Quand je vous le disais ! s’écriaMoscatel triomphant ; c’est mon compatriote. Je l’ai reconnumidi sonnant, sur la place du palais.

– Toi, tu mens, interrompitCaparrosa ; le saint Esteban n’est arrivé qu’à quatreheures ; je le connais aussi bien que toi. J’étais à la PuertaReal quand il est entré sur un cheval des écuries de Moncade, qu’ilavait pris, Dieu sait où.

– Le saint Esteban, dit Gabacho avecimportance, fréquente peut-être Moncade. Nous verrons du nouveau enEspagne ; il y a de grosses affaires sous jeu.

Le commandant des gardes et le président del’audience s’étaient cependant rapprochés de quelques pas.

– Entendez-vous ces drôles, mon noblecousin ? demanda le petit magistrat ; ils battent lacampagne aussi vaillamment que s’ils avaient tous eu l’honneurd’étudier avec le comte-duc à l’université de Salamanque.

Mais don Pascual n’était point en humeur deplaisanter.

– Avez-vous bien le cœur de vous occuperde ces malheureux ! murmura-t-il ; expliquez-moi plutôttout ce qui me reste à comprendre.

Alcoy lui serra le bras fortement.

Un homme venait d’entrer sur la place par larue des Écuries. Il se dirigeait vers la maison de Pilate. Sonlarge feutre était rabattu sur ses yeux, et son manteau couvrait lebas de son visage.

– L’explication va se faire d’elle-même,prononça le président de l’audience d’une voix inquiète etcontenue.

Il montrait du doigt l’inconnu, seul au milieude la place déserte.

Celui-ci s’était arrêté. Son regard, aprèsavoir fait le tour de la place, se fixa sur le palais desMedina.

– Puisque Ulysse revient à Ithaque,grommela Alcoy, n’entendrons-nous point aboyer sesmolosses ?

Derrière le mur de la maison de Pilate, unlong hurlement retentit.

Alcoy resta bouche béante. Le commandant desgardes s’appuya, chancelant, à l’un des piliers de l’arcademauresque.

– La paix, Zamore, vieux fou !gronda de l’autre côté de la porte la rude voix de CatalinaNunez ; ne vas-tu pas croire qu’il te revient un maître tousles jours ?

L’inconnu fit un pas vers la maison.

– Regardez, mon noble cousin, dit Alcoy,regardez !

À l’embouchure de la rue des Écuries, desombres noires se montraient. D’autres ombres glissaient dans lesténèbres du porche mauresque. Le président de l’audience n’avaitpoint menti. Il y avait là tout un bataillon d’alguazils.

Les chants continuaient paisiblement dansl’église. Les gueux avaient mis d’instinct une sourdine au fracasde leur discussion. Ils flairaient l’approche des alguazils.

– J’en compte neuf… dix… onze… disaitdéjà Escaramujo, l’œil fixé sur la rue des Écuries.

– Il y en a plus de vingt, ajoutaMaravedi.

– Or çà ! demanda-t-on pour lacentième fois, qui se chargera d’arracher l’écriteau ?

– Celui-ci n’est pas un alguazil !s’écria en ce moment Cornejo, dont le regard perçant avaitdistingué le costume de l’inconnu.

– C’est l’homme de l’Alcazar ! ditMoscatel en frappant dans ses mains ; c’est le saintEsteban !

Et en même temps Caparrosa :

– C’est le saint Esteban ! c’estl’homme de la Puerta Real !

Ce nom d’Esteban pénétra la foule des gueuxcomme l’eau passe au travers d’un crible. Toutes les bouches lerépétèrent à la fois. Les dissensions étaient oubliées ; lesambitions personnelles se taisaient devant cette notoriété trophaute.

Les heures du péril font naître unecontagieuse passion d’obéissance. Il semble qu’un chef soit alorsun rempart ou tout au moins un bouclier. Nos gueux s’élancèrenttous à la fois ; en un clin d’œil ils entourèrentl’inconnu.

Il paraît que le président de l’audience nes’attendait pas à cette péripétie, car il dit :

– Quelle mouche pique cescoquins ?

– Ils donnent à celui-là, répondit donPascual, le nom que prenait ce matin, au palais, notre faux duc deMedina-Celi.

Alcoy se frappa le front.

– C’est juste ! c’est juste !s’écria-t-il ; ils le prennent pour Esteband’Antequerre !

– Mais, sur mon salut ! un rayonvient de passer sous son feutre. Avez-vous distingué sonvisage ?

– Assez bien. J’ai, Dieu merci !bonne vue.

– Pourriez-vous dire s’il a une longuebarbe ?

– Je puis dire qu’il a la joue raséecomme notre impudent coquin de l’Alcazar : des moustachesseulement avec un bouquet de poils au menton.

– Le duc a une longue barbe, fit Alcoy enbaissant la tête. Ces mendiants ne se trompent point. C’est notrehomme de ce matin, j’en jurerai !

– Moi, mon cousin, répliqua le commandantdes gardes avec une lassitude profonde, je ne jurerais rien dutout. Certes, certes, le métier d’un gentilhomme n’est pas de jouerainsi à cache-cache : je renonce !

Comme il achevait, la voix de l’inconnus’éleva, grave mais contenue.

– Mes amis, disait-elle, vous faiteserreur, je ne suis point celui que vous venez de nommer.

– Tu n’es pas Esteban ! s’écrièrenttous les gueux qui prétendaient connaître le nouveau roi de laconfrérie.

– Autant vaudrait nier la lumière enplein midi ! ajouta Caparrosa ; maître, il n’est pastemps de railler ; nous avons besoin de toi !

– Qui es-tu donc alors ? demandaMoscatel.

L’inconnu souleva son feutre. Il se trouvaitjuste en face de la grande porte de l’ancienne mosquée. Les ciergesdu chœur envoyaient de fugitifs rayons jusqu’à son visage.

– Il en est parmi vous qui ont de l’âge,dit-il à voix basse, et qui reconnaîtront le duc deMedina-Celi.

Un silence suivit ces paroles.

– Avez-vous entendu ? demanda lecommandant des gardes ; certes, certes, voilà qui estextraordinaire !

– Benito ! appela le président del’audience au lieu de répondre.

Un alguazil caché derrière un des piliers duporche de Galfaros s’approcha aussitôt.

– Qu’on arrête cet homme ! ordonnaAlcoy.

– Votre Grâce, répliqua l’alguazil, selaisse-t-elle tromper à cette grossière supercherie ? Cemaraud et moi nous sommes de vieilles connaissances, je lui ai déjàmis la main au collet plus d’une fois…

– Obéissez !

L’alguazil rejoignit ses camarades, qui sedivisèrent en trois escouades pour cerner la proie désignée.

Les gueux, cependant, riaient à gorgedéployée.

– On nous avait bien dit que tu étais ungai luron, saint Esteban, disait Picaros en se tenant lescôtes ; j’ai cent ans d’âge, aussi vrai que tu es grandd’Espagne, et je me souviens de t’avoir vu tout petit, il y a plusde quarante ans.

– Cinq ans juste avant sa naissance,expliqua Mazapan.

– On te promenait en robe blanche etbleue sur la terrasse du palais, enchérit Gabacho, car tu étaisvoué pieusement aux couleurs de la Vierge, seigneur duc.

– Quel joli petit prince tufaisais ! dit Jaboto.

Et Gingibre :

– Un jour, la bonne duchesse, ta mère, tegronda parce que tu avais peur de nos haillons…

Quoique estropié d’une jambe et d’un bras,Jabato fit une pirouette, et Mazapan, qui n’était pas dansl’exercice de ses fonctions de paralytique, exécuta une joliecabriole.

– Bon duc, demandait ironiquementCaparrosa, as tu eu bien de la peine à t’échapper de taprison ?

– Riche duc, tu dois être cousud’or !

– Fais-nous l’aumône, ducgénéreux !

Et la cohue de redoubler ses rires.

L’objet de cette bruyante hilarité demeuraitcalme et grave au milieu des quolibets et des huées qui allaientsans cesse crescendo.

Il se retourna tout à coup, parce qu’une mainvenait de toucher son épaule.

– Au large, enfants ! dit en mêmetemps la voix de don Diego Solaz, chef des alguazils ;laissez-nous accomplir notre besogne. Par Philippe roi, ajouta-t-ilen se découvrant, je vous fais prisonnier, don Hernan Perez deGuzman, marquis de Tarifa et duc de Medina-Celi.

Tous nos gueux restèrent bouche béante.

L’inconnu avait changé soudain de contenanceet même de physionomie. Sa figure grave avait pris uneindéfinissable expression de cynisme et d’audace.

– Par Dieu ! qui est au-dessus duroi, dit-il en riant effrontément à la barbe de l’homme de police,la plaisanterie va trop loin ! Vous n’êtes pas des nôtres,messieurs les alguazils : je ne plaisante qu’avec mes amis.Demandez un peu à ces braves qui je suis.

Le commandant des gardes et le président del’audience échangèrent un regard.

L’inconnu s’était dégagé sans façon, et sonbras vigoureux tenait l’alguazil à distance.

– Eh bien ! mes fidèles sujets,reprit-il en s’adressant aux gueux, allez-vous renier votreroi ?

Cette question fut faite avec une tranquillitépleine de moquerie. Les gueux hésitaient. La force armée lesentourait maintenant de toutes parts, et ne laissait qu’un étroitpassage vers l’église.

– Le témoignage de ces pauvres diables nevous sauverait pas, seigneur, dit le chef des alguazils ; nousagissons en vertu d’ordres précis et qui viennent de haut.

– Ils ne sauraient venir de trop haut sije suis le duc, répondit l’inconnu continuant de persifler ;nous autres Medina, nous sommes cousins d’Autriche et de Bragance.Carajo ! seigneurs alguazils, vous êtes de bien petitesautorités pour mettre la main sur un personnage tel quemoi !

Il se drapa dans son manteau et croisa sesbras sur sa poitrine. Sa pose était si bien celle d’un de cesmagnifiques marauds dont le front d’airain fait tête à tous lesorages, que l’alguazil mayor consulta ses compagnons d’un œilirrésolu.

Les gueux, revenus de leur première stupeur,tenaient conseil.

– Ô mes amis ! dit tout hautPicaros, le plus sage est de nous point mêler de tout ceci.

– Nous avons bien assez de nos propresembarras ! ajouta Gabacho plaintivement.

Mais il reprit tout bas, en se glissant auplus fort de la cohue :

– Si nous devons être chassés de Séville,pourquoi nous gêner ?

– À supposer que ce soit le bon duc,appuya Picaros, il y aurait gros à gagner.

– Je vous dis, moi, que c’est Esteban,riposta Moscatel. Je soutiendrais cela dans la chambre de laquestion.

– C’est Esteban ! affirma de soncôté Caparrosa, j’en mettrai ma main au feu.

En ces circonstances, les curieux sortent deterre. La place de Jérusalem, tout à l’heure déserte, commençait às’emplir.

– Holà ! demanda l’inconnu enraillant, y a-t-il de bons Andalous pour défendre le duc deMedina-Celi contre Olivarès ?

– Il y a Moncade et dix épées, réponditune voix à son oreille.

D’autres voix dans la foule crièrent, suivantl’élan donné.

L’inconnu se retourna vivement. Il vit auprèsde lui un cavalier de grande et noble taille, dont le visagedisparaissait entièrement sous les vastes bords d’un sombreroléonais.

Il n’y eut entre eux aucune paroleéchangée.

Le cavalier se taisait maintenant et semblaitattendre.

La foule grondait :

– Que Dieu confonde Olivarès !Medina est l’ami du roi !

– Écoutez cela, seigneurs alguazils, ditl’inconnu triomphant ; vous jouez un jeu à perdre vos oreilleset le pain quotidien de vos enfants. Si vous essayez de m’arrêter,il s’agit de vos oreilles ; si vous reculez devant votredevoir, il s’agit de votre emploi. Remerciez-moi donc puisque jevais vous tirer d’embarras. Avez-vous jamais vu un duc aussi bavardque moi, mes camarades ? et n’êtes-vous pas honteux de prendreun mendiant pour un grand d’Espagne ? Par ma royauté, que jevais employer tout à l’heure à châtier mes coquins de sujets quim’ont renié lâchement, je me moque de votre duc comme de votreOlivarès. Je suis le saint Esteban d’Antequerre, valant mieux dansson petit doigt que tous les ducs de la terre et tous les ministresdu monde. On demande à un duc son épée : moi je n’ai qu’unbâton comme vous, mais ce bâton est un sceptre ; il vousbrûlerait les doigts si vous tentiez de me le prendre !

– On va l’essayer pourtant, dit le maîtrealguazil en levant sa baguette ; ceci dure trop. Enavant ! et main forte pour le bon plaisir du roi !

Diego Solaz s’élança le premier, suivi detoute sa troupe. Les gueux se débandèrent, selon leur instinct. Unmoment on put croire qu’un groupe de cavaliers, massés à droite del’inconnu, allait s’interposer et le défendre ; mais l’hommeau large sombrero, qui paraissait être le chef de ce groupe fit ungeste. Les cavaliers restèrent immobiles.

C’était celui-là même qui avait dit :« Il y a Moncade et dix épées. »

Esteban resta seul en face de trois escouadesréunies.

Il recula, pas à pas, jusqu’au pied du perronde l’église. La foule suivait avidement tous ses mouvements.

On put le voir arracher la pancarte suspendueau poteau, la jeter à terre et la fouler aux pieds.

– Misérable ! s’écria Diego Solaz enlui mettant la main à la gorge.

La place s’emplit d’un grand murmure. Lesgueux revenaient en tumulte.

– Ô mes amis ! dit le vieux Picarosenthousiasmé, voilà un hardi garçon !

– Notre roi s’est fait reconnaître !ajouta Escaramujo, qui jeta sa calotte en l’air.

Au contraire, Moscatel, Caparrosa, Domingo ettous ceux qui connaissaient le saint d’Antequerre dirent à la fois,comme s’ils se fussent donné le mot :

– Qui donc est cet homme ? Estebann’aurait pas fait cela !

Le groupe de cavaliers se dirigea en mêmetemps vers la maison du Sépulcre. L’homme au sombrero léonaismurmura :

– Si c’est le duc, le duc est fou !nous n’avons plus rien à faire ici.

– Mettez-lui les bracelets, ordonna DiegoSolaz et serrez comme il faut.

Il parlait encore quand une robuste main lesaisit au collet par derrière.

– Stupide coquin, gronda une voiximpérieuse, n’as-tu pas honte de compromettre ainsi l’autorité duroi ?

– N’avez-vous pas vu ce que ce malheureuxvient de faire ? s’écria l’alguazil en se retournant aveccolère, son talon est encore sur l’écrit portant le sceau royal etle nom très illustre de Sa Majesté.

– Lâche prise ! commanda le nouveauvenu.

– Il paraît, dit Esteban qui n’avait rienperdu de son calme railleur, il paraît que je n’aurai pas l’honneurd’être arrêté comme grand d’Espagne.

Celui qui avait saisi le chef des alguazils aucollet était évidemment un homme d’importance, malgré son feutresans plume et l’étoffe sombre de son manteau. Son bras levélaissait voir la dentelle qui s’échappait par les crevés de sonpourpoint de velours.

Diego Solaz remarqua fort bien cela, mais ils’écria :

– Fussiez-vous le premier ministre, j’aides ordres du président de l’audience, passez votre chemin oumalheur à vous !

– Tiens ! tiens ! ricanaEsteban ; supposons un moment que je sois Medina-Celi, ceserait donc mon cousin Alcoy qui me jetterait tous ces chiens dansles jambes ?

– Dieu vous garde ! mon noblecousin ; ne jugez point mal ceux qui vous aiment.

Ceci fut prononcé tout bas et très près de sonoreille.

Malgré son impassibilité qui semblait àl’épreuve de toute aventure, Esteban ne put retenir cette fois unmouvement de violente surprise.

– Alcoy ! murmura-t-il.

Puis regardant cette manière d’athlète quitenait le maître alguazil au collet, il ajouta :

– Don Pascual de Haro !

– Allons ! allons !poursuivit-il tout haut et d’un ton plus délibéré que jamais,arrangez-vous entre vous, alguazils et grands seigneurs ; j’aimes affaires.

– Rends ta baguette, Diego Solaz, dit leprésident de l’audience en soulevant à demi son feutre, je teretire ton emploi. L’édit de Sa Majesté n’a pas abrogé le rescritd’Alphonse le Juste, qui défend de porter la main sur un chrétien,le jour du Seigneur, pendant les offices, étant exceptés seulementles cas d’hérésie et de haute trahison.

– Eh bien ! balbutia l’alguazil, lecas de haute trahison…

Alcoy étendit la main vers les fenêtres de lamaison de Pilate, qui tour à tour allaient s’illuminant.

– Medina-Celi est là, dans son palais,prononça-t-il avec une dédaigneuse sécheresse ; pendant que tul’attendais ici, Medina-Celi est entré par le grand portail donnantsur la rue des Douleurs. Va-t’en, nous n’avons plus besoin detoi.

Diego Solaz baissa la tête et s’éloigna.

Cette fois, ce n’était pas le chien d’Ulyssequi hurlait, c’était la maison d’Ulysse tout entière qui entrait enfièvre. Il se faisait un grand mouvement dans les coursintérieures. La voix mâle de Catalina Nunez éclatait, appelant sonmari, ses enfants, tout le monde, comme le commandement ducapitaine fait sortir les matelots de l’entrepont à l’heure de lamanœuvre. Manifestement, un fait principal venait de se passer del’autre côté de ces vieilles murailles.

En même temps, les cloches de la basiliquesonnaient pour la solennelle bénédiction qui termine le salut.

Esteban rejeta le pan de son manteau sur sonépaule, posa son feutre de travers, et se prit à marcher, le poingsur la hanche, vers ce coin obscur situé à droite du perron del’église où le bataillon des gueux s’était reformé. Il appela parleur nom Picaros, Gabacho, Mazapan, Caparrosa, Raspadillo,Moscatel, tous ceux enfin qui avaient pris part à la récentediscussion.

Quand ils furent rassemblés autour de lui,sombres et muets, il mit son feutre à la main et découvrit sonlarge front où foisonnaient les boucles de son épaissechevelure.

– Je n’ai pas besoin de vous, dit-il, etvous avez besoin de moi. Le temps d’être lâches est passé.Désormais, si vous voulez vivre, il faut être hommes.

– Nous sommes des hommes, réponditCaparrosa ; nous t’avons abandonné parce que tu nous as dittoi-même de ta propre bouche : Je suis le duc deMedina-Celi.

– Je dis ce que je veux ; je suis lemaître. J’ai vu le temps où tous les frères de Séville auraient misleurs bâtons et leurs poitrines au-devant de Medina menacé d’undanger.

– C’est vrai, c’est vrai, appuyèrentPicaros et ceux de son âge.

Mais Caparrosa repartit résolument :

– Ce n’est pas notre métier d’êtrebraves. Nous sommes jeunes, Medina-Celi n’a rien fait pournous.

Domingo dit :

– Caparrosa parle bien. Il pourrait êtrenotre roi.

Un long murmure suivit cette parole. Caparrosaposait fièrement en face du saint d’Antequerre. Il avait pour luiune partie de la jeunesse, mais la majorité restait indécise.

– Nous ne voulons pas de Caparrosa, ditRaspadillo, parce que nous valons Caparrosa !

– Nous valons mieux que Caparrosa,enchérit Escaramujo le superbe.

– Étranger, ajouta Picaros toujours amidu style noble, prouve-nous seulement que tu es Esteban, et noussommes à toi !

– C’est cela ! s’écria-t-on detoutes parts ; qu’il prouve qu’il est Esteban ?

– Je l’ai prouvé deux fois déjà, réponditnotre homme avec une légitime fierté ; je l’ai prouvé enmettant en fuite, moi tout seul, un troupeau d’alguazils ; jel’ai prouvé en foulant aux pieds l’insolente proclamation de Gasparde Guzman, duc d’Olivarès. Faut-il le prouver une troisièmefois ? à cela ne tienne ! Vous ne sauriez prendre trop desûreté avec moi, mes fils, j’en conviens et je vous approuve. Vousavez entendu parler d’Esteban, je vois cela ; vous savez qu’iltiendra ferme le mors entre vos dents. Choisissez doncl’épreuve.

– Je demande à choisir l’épreuve, ditCaparrosa.

– Soit, l’ami… et ne m’épargne pas, carje n’oublierai point, moi, que tu es mon ennemi !

– Parle, Caparrosa ! fit lafoule.

Le plus aimable et le plus avancé des gueux dela nouvelle école réfléchit un instant. Les chants se taisaientdans l’église ; ils étaient remplacés par ce bruit sourd depiétinements et de bancs qu’on remue, annonçant l’instant de laretraite. De l’autre côté de la place, la porte de la maison dePilate venait de s’ouvrir ; des valets, parmi lesquels lestrois Nunez étaient au premier rang, franchirent le seuil, tenant àla main des torches allumées, et se rangèrent en haie.

Le vieux Savien, armé en guerre, vint jusqu’àla borne qui marquait le milieu de la place, escortant la litièrevide de la bonne duchesse.

Tout ce monde semblait rayonner de joie. Onvoyait bien sur leurs visages qu’une grande bénédiction emplissaitle palais des Medina-Celi. C’était là surtout, du reste, ce quioccupait la foule des curieux depuis le départ des alguazils. ÀSéville, patrie de Figaro, les nouvellistes abondèrent de touttemps. Tous les nouvellistes de Séville étaient là et glosaient surle bon duc qui venait de rentrer dans la maison de ses pères.

Il y avait, en vérité, de quoi gloser. Ensupposant la nouvelle vraie, et personne ne songeait à la révoqueren doute, c’était un fait de la plus haute importance. La courd’Espagne n’était pas assez large pour contenir à la fois HernanPerez de Guzman, et le comte-duc. Medina-Celi libre menaçait déjàOlivarès.

Aussi se trouvait-il là beaucoup de gens pourdonner une signification à l’échauffourée qui venait d’avoir lieudevant le perron. Nul ne se souvenait d’avoir vu l’autorité dupremier ministre si audacieusement méconnue. Chose véritablementinouïe, les gueux, vainqueurs, avaient le champ de bataille.

Qu’allait-il se passer dans Séville ?L’Espagne allait-elle changer de maître ?

Caparrosa, investi du droit de choisirl’épreuve, étendit la main vers le portail de l’église.

– Nous avons élu Esteban pour roi,dit-il, parce qu’il passe pour être le plus habile d’entre nous.Frères, cela est-il vrai ?

– Cela est vrai, fut-il répondu de toutesparts.

– En quoi consiste l’habileté d’ungueux ? poursuivit le poitrinaire de sa belle voix sonore etfacile. À forcer la charité des passants, à ouvrir la bourse quiveut rester fermée, à dénouer le nœud gordien des escarcelles, celaest-il vrai encore ?

Très vrai.

– Il faut donc que celui-ci, qui prétendêtre Esteban d’Antequerre, nous prouve qu’il fait mieux quenous ; or, chacun de nous peut se porter fort d’obtenir unedemi-douzaine de réaux parmi la foule pieuse qui va tout à l’heurese répandre sur cette place : les plus adroits, Picaros,Escaramujo, Palabras, Gabacho et même Domingo pourraient parier àcoup sûr d’aller jusqu’à un douro ; moi et Raspadillo, nousnous engageons à faire le double… quelle somme fixerons-nous ausaint Esteban ?

– Le double encore, fut-il répondu ;quatre douros.

– Ce n’est pas assez ! le doubleencore : huit douros.

– Un roi vaut bien quatrehommes !

– Dix douros pour faire une sommeronde ! opina Caparrosa ; qu’il obtienne dix douros entendant la main, et je me déclare son sujet le plus fidèle.

Pendant cette étrange discussion, l’inconnuétait resté impassible en apparence ; mais si un rayon fûtvenu en ce moment éclairer son visage, Caparrosa qui l’observait,aurait vu un voile de pâleur descendre sur la belle régularité deses traits.

À ce mot : tendre la main, un courttressaillement avait agité tous ses membres.

– Acceptes-tu l’épreuve, Esteband’Antequerre ? demanda Gabacho.

L’inconnu ne répondit pas tout de suite. Ils’était tourné vers la porte de l’église. Une préoccupationpuissante semblait y clouer son regard.

Quand il parla, enfin, on pouvait voir déjàsous le vestibule de la basilique une sorte de cortège quis’avançait à pas lents vers la porte, au milieu des fidèlesrespectueusement alignés du côté de la nef.

– Ce n’est pas assez ! dit-il enrelevant tout à coup la tête ; le double encore et encore ledouble ! Caparrosa, toi qui m’as défié, tu vaux deux douros,as-tu dit ? Esteban ne peut s’estimer moins de cent. Et il neles prendra point un à un dans cent bourses. Si la premièrepersonne qui va sortir de l’église a cent douros dans sonescarcelle, vous les verrez tout à l’heure dans ma main. Faitesplace et soyez juges !

Il se drapa dans son manteau et montalentement les marches du perron.

Ce cortège qui descendait la nef deSaint-Ildefonse, c’était la maison de la bonne duchesse.

Esteban et Eleonor de Tolède se rencontrèrentsous le péristyle.

Esteban se présentait de face à la lumièrelointaine de l’autel.

Il ôta son feutre et le tendit endisant :

– La charité, pour l’amour du SeigneurDieu !

La duchesse s’arrêta comme si un spectre sefût dressé devant elle.

– Qui êtes-vous ? quiêtes-vous ? balbutia-t-elle d’une voix étouffée.

Au lieu de répondre, Esteban poursuivit àhaute voix :

– Cent douros pour la bonne nouvelle,noble dame ! Le duc de Medina-Celi est dans le palais de sespères.

– Bravo ! firent les gueux,spectateurs émerveillés.

– Ô mes amis ! s’écria Picarosattendri par l’enthousiasme ; il a trouvé le joint ! Quelhomme ! quel roi ! Le Grand-Lépreux n’était qu’un enfantauprès de lui !

La duchesse s’appuya chancelante, au brasd’Osorio, son écuyer. Elle attacha sur Esteban un long regard, quipeu à peu se voila sous ses larmes.

Le doigt d’Esteban se posa rapidement sur sabouche.

– J’attends mes cent douros, dit-il,comme le duc attend sa noble compagne.

– Osorio, balbutia Eleonor, cent douros àcet homme !

– Cent douros ?… commençacelui-ci.

– Cent pistoles, Osorio ! prononçaimpérieusement la duchesse ; et mille onces d’or demain s’il adit vrai.

La lourde bourse qui pendait à la ceintured’Osorio tomba dans le feutre d’Esteban, qui dit en tenant labourse élevée :

– Que Dieu donne à Votre Grâce une longuevie de bonheur, entre son illustre époux et l’angélique enfant devos jeunes amours !

Il s’inclina en même temps devant Isabelétonnée et descendit le perron comme il l’avait monté la tête hauteet le pas ferme et lent.

Au bas des marches, deux hommes l’attendaient,le nez dans leur manteau.

– Don Baltazar de Alcoy avait reconnuVotre Seigneurie, murmura le premier.

– Et don Pascual de Haro, marquis deJumilla, croit avoir donné un bon coup d’épaule à Votre Grâce,ajouta le second.

Ce fut tout. Ils se perdirent dans la foule,pendant qu’on portait jusqu’à sa litière la duchesse Eleonor,incapable de faire un pas.

Les hommes de valeur comme Caparrosa saventcomprendre le génie. Caparrosa s’élança le premier vers l’inconnuet lui prit la main pour la baiser, en signe d’hommage. Ce futautour du nouveau roi un tumulte frénétique. Esteban avaitéparpillé sur le pavé, pour payer son joyeux avènement, le contenude la bourse d’Osorio. Une enthousiaste acclamation retentitjusqu’au ciel.

Les principaux frères, les plus illustresparmi les compagnons de la sébile, sans distinction entre la jeuneet la vieille école, Picaros, Mazapan, Raspadillo, Gabacho,Gingibre, Domingo, Escaramujo, Palabras, Moscatel, les plusincurables épileptiques, les paralytiques les plus abandonnés, lafleur des lépreux, la crème des estropiés, tous les meilleursdiamants enfin de ce fantastique écrin de misères, se réunirent etformèrent un groupe d’élite, dont le centre était le saint Esteband’Antequerre. À l’œuvre, on connaît l’ouvrier. Désormais, cemonarque avait un trône bien autrement solide que celui du dernierreprésentant de la maison d’Autriche. Il possédait l’amour etl’admiration de ses sujets, il avait conquis sa couronne.

Il se laissa élever sur les épaules robustesdes quatre plus hauts barons de la confrérie. Aussitôt que sa têteapparut au-dessus des autres, mille cris éclatèrent.

D’autres clameurs, célébrant un autretriomphe, retentissaient à l’intérieur de la maison de Pilate. Lescurieux de la très héroïque cité de Séville avaient del’occupation, ce soir-là.

Dans la cour du palais, splendidementéclairée, une armée de serviteurs criait sous le balcon de MedinaCeli :

– Longue vie au bon duc !

Dans l’ombre du parvis, la cohortedéguenillée, en marche déjà vers la cour des Miracles andalouse,répondait à pleins poumons :

– Vive Esteban, le roi desgueux !

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

Partie 2
LES MEDINA-CELI

Chapitre 1ENTRE CHIEN ET LOUP

– À quatre cuartos par famille, on tedoit soixante-huit cuartos ou treize réaux et demi. Tends lamain ! continua Pedro Gil.

Hadjar présenta sa main noire et velue. PedroGil, sans la toucher, y laissa tomber six douros en disant encoreune fois :

– Voici la paye de la semaine.

Pepe, Nombres et les autres reçurent leursolde à leur tour. Le compagnon de Pedro Gil inscrivait sur sestablettes les sommes ainsi payées, et ne prononçait pas uneparole.

Bobazon se creusait la cervelle et cherchait,de bonne foi, un moyen de se présenter à ces mystérieux comptablespour recevoir aussi son appointement de la semaine.

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, une main seposa sur son épaule, et une voix creuse murmura tout près de sonoreille :

– Rustre, que fais-tu là ?

Cette main lui parut peser cent livres. Il seretourna plus mort que vif, et vit derrière lui un visage debronze, dont les yeux flamboyants le couvaient.

Dans les demi-ténèbres qui obscurcissaientencore le fond de la cour, cette apparition prit, pour notre fidèleBobazon, des proportions gigantesques. Le dicton espagnol prétendque le diable est derrière ceux qui écoutent aux portes. Bobazon secrut tout d’abord au pouvoir du diable. Il y a peu d’esprits fortsen Estramadure. Bobazon n’avait pas beaucoup de préjugés au pointde vue des idées de propriété : il confondait volontiers letien avec le mien, par la bonne envie qu’il avait de se créer desressources sur ses vieux jours : mais il avait peur dudiable.

Par le fait, le personnage dont les doigts defer pesaient sur son épaule avait en lui quelque chose dedémoniaque et de fantastique. Il était grand. Sa peau bruneempruntait aux lueurs qui venaient d’en haut des reflets cuivrés.Il portait une robe large d’étoffe moelleuse et sombre ; uneécharpe brodée de métal était enroulée autour de son front.

Chapitre 2LA CHAMBRE DES SORTILÈGES

Bobazon ouvrit la bouche pour pousser un cride détresse. L’inconnu lui mit un doigt sur les lèvres et l’attiratout à l’autre bout de la cour. Une petite porte basse s’ouvraitnon loin de l’entrée du logis du serrurier-maréchal-ferrant.L’inconnu poussa Bobazon, qui se trouva engagé dans un couloirhumide et noir comme un puits. Bobazon tremblait de la tête auxpieds, et ses dents claquaient dans sa bouche. Au bout d’unedouzaine de pas, l’inconnu lui dit :

– Monte !

Comme notre pauvre ami hésitait, l’inconnuajouta :

– Tu en as vu et entendu dix fois plusqu’il n’en faut pour te faire pendre… monte !

Hélas ! le père de Bobazon, qui étaitpourtant un homme sage, ne lui avait jamais parlé de ce revers demédaille. Écouter aux portes est donc un métier qui peut tourner àmal ?

Bobazon éprouva du pied le sol à tâtons. Sonsoulier de corde rencontra une marche : il monta. C’était unescalier étroit et tournant.

Il entendait son terrible compagnon monterderrière lui.

– Halte ! fit ce dernier quand oneut gravi la première volée.

Puis il ajouta en élevant la voix :

– Ouvrez, monseigneur, voici l’hommequ’il nous faut.

Une porte s’ouvrit en grinçant sur ses gonds,et une échappée de lumière envahit le palier.

Bobazon vit au-devant de lui une chambre assezvaste, où la pâle lueur d’une lampe luttait contre les premiersrayons du jour.

Certes, Bobazon n’avait garde dedésobéir ; mais il lui fallut tout le courage que donne lapeur pour franchir ce seuil redoutable.

L’imagination de Bobazon n’avait jamais revêturien de si effrayant que le spectacle qui s’offrit tout à coup àses yeux.

Un homme d’une cinquantaine d’années se tenaitdebout à droite de la porte ouverte. Ce qu’on voyait de son visageétait livide, et ses cheveux d’un noir d’encre, où quelques poilsargentés se mêlaient, se hérissaient littéralement sur son crâne.Il était coiffé d’un large sombrero, auquel, par surcroît deprécaution, pendait un demi-voile de serge noire. Sa main, quitenait encore le loquet de la porte, avait de courts etinvolontaires tressaillements.

Du même côté que cet homme, qui était celuiqu’on avait appelé monseigneur, il y avait un pêle-mêle étranged’instruments et d’objets propres à la science cabalistique :des cornues, des quarts de cercle, des sphères, des astrolabes, deslunettes d’approche et un vaste tableau noir couvert de caractèresmystérieux tracés à la craie blanche. À gauche, se trouvait unebibliothèque poudreuse, dont les livres, reliés en parchemin jauni,semblaient vieux comme l’art d’écrire.

Au fond, c’étaient deux croisées dont lesvitraux avaient dû servir à quelque chapelle. On y reconnaissaitces sujets bizarres affectionnés par les ténébreuses dévotions dumoyen-âge : c’étaient les tentations des saints et lessortilèges célèbres.

Une demi-douzaine de vitres de couleursanglante avaient remplacé les compartiments où devaient se trouverdans l’origine les images de la Vierge et du Sauveur.

Entre les deux fenêtres, une panthère vivanteétait enchaînée, et immédiatement au-dessus d’elle, deux énormeshiboux perchaient sur deux tiges parallèles en bois d’ébène. Devantchaque fenêtre, il y avait un bahut à jour contenant des serpents,des iguanes et d’autres reptiles empaillés.

Enfin, au centre même de la pièce, sur unetable de marbre noir, un cadavre était étendu, la tête pendante,les bras écartés. Le visage du cadavre disparaissait sous sescheveux.

– Le connais-tu, Moghrab ?connais-tu ce paysan pour le charger d’une si terriblebesogne ? demanda l’homme sous son voile.

– Le mieux que vous ferez en ce moment,monseigneur, répondit Moghrab d’un ton délibéré, sera de voustaire. Vous savez ce que vous vouliez savoir. Pour percer la nuitde l’avenir, nous avons dû nous procurer le cadavre d’un homme mortde mort violente. Nous voulons nous débarrasser de celui-ci, qui afait son office. Je ne connais pas ce rustre, mais sa vie est àmoi, déjà, parce qu’il a surpris une portion de mon secret. Vousvenez de lui dire mon nom ; cela peut le rendre riche s’il estprudent ; s’il parle, cela le tuera. Tirez votre bourse,monseigneur, et comptez-lui dix pistoles, s’il vous plaît.

Monseigneur jeta la bourse sur la table endétournant la tête avec dégoût.

C’est ici que Bobazon montra qu’on peut êtrepoltron et n’avoir pas de vaines délicatesses. La bourse étaittombée sur le cadavre. Il s’en saisit comme d’une proie et reculad’une demi-douzaine de pas, parce que la panthère avait fait unmouvement sur sa paille.

Il se tint le plus loin possible de la table,serrant convulsivement la bourse et regardant tout autour de luid’un air sournois.

Moghrab fixa sur lui ses yeux ardents etdit :

– Aide-moi !

Il y avait dans un coin de la chambre deuxgrands sacs posés debout contre la muraille. Moghrab en désigna unà Bobazon et poursuivit :

– Vide les trois quarts du son qui estlà-dedans.

Bobazon dénoua la corde qui entourait le coldu sac et répandit le son sur les dalles, jusqu’à ce que l’Africainlui eût dit : Assez !

Monseigneur respirait avec effort le contenud’un petit flacon en métal ciselé. Bobazon n’avait point ce qu’ilfallait pour deviner que celui-là devait être un très grandseigneur ; mais, d’instinct, il l’examinait à la dérobée,cherchant à fixer dans sa mémoire le peu qu’on apercevait de sestraits et surtout sa tournure.

L’excellence, ranimée par les subtileseffluves des sels renfermés dans son flacon, s’appuya sur unelongue canne incrustée de nacre qu’elle portait à la main, et sedirigea vers la porte en murmurant :

– Voici le jour, mon bon Moghrab… Faispour le mieux, et compte sur ma protection en cas d’accident… Jevais me retirer.

– Pas encore, repartit l’Africain ;nous n’avons pas fini… Quand il en sera temps, je profiterai de lalitière de Votre Grâce.

Sa Grâce ne jugea pas à propos de discuter.Elle s’assit près de la porte et rabattit le lambeau d’étoffe quilui voilait le visage.

Bobazon se doutait bien de l’usage auquel lesac était destiné. La bourse était dans sa poche, il en sentait lepoids, et chacun de ses mouvements faisait agréablement chanter lespièces d’or dont elle était pleine.

C’était, ce Bobazon, une solide nature derustre résolument avide. Certes, il y a des gens qui partent detrès bas et deviennent très riches par des moyens honnêtes. Il y ena. La Morale en action affirme que l’économie, le travail,la probité, mènent le plus sûrement à la fortune. C’est notre avispersonnel.

Mais peu de gens choisissent cette louableroute.

L’homme qui, du fond de sa misère, faitdélibérément le premier pas dans le sentier de la fortune estgénéralement doué de qualités spéciales. C’est un prédestiné :quelque démon le pousse. Il a autour du cou une cuirasse épaissecomme le bouclier d’Ajax, qui était doublé de sept peaux detaureaux. Rien ne l’arrêtera, le scrupule lui restera inconnu, ilaura jusqu’au bout le courage de sa passion.

Ceux-là même qui se vantent de n’avoir pointde vaine sensiblerie, les gens sérieux, contempleurs éclairés de lapoésie et du rêve, les hommes positifs, les preux d’argent qui ontmieux fait que tous les autres dans le tournoi aux écus,ceux-là même seraient effrayés et stupéfaits en examinant à laloupe l’âme du va-nu-pieds fatalement appelé à l’opulence.

Pour percer comme un dard les épaisseurssuperposées des diverses couches sociales, il faut de certainesconditions spécifiques. Le génie monte, il est vrai, comme le plombtombe, par une mystérieuse loi de gravitation morale ; maisconnaissez-vous de nombreux échantillons de génie ?

Le talent n’a déjà plus la certitude de cettemarche exceptionnelle. Le talent combat ; il peut être vaincu.Regardez autour de vous. Les morts et les blessés du champ clossont-ils toujours les plus faibles champions ?

Pour remplacer le génie, il faut la vocation,qui, par sa nature même, accepte tous les expédients et ne connaîtaucune répugnance : la vocation ardente et aveugle commel’amour.

Nulle part, le prix d’un sou n’est coté sihaut qu’à la campagne. Les enrichis sont souvent nés au village. Unconquérant de ce genre, né au village, vaut pour la dureté, pour latrempe, pour la sauvage inflexibilité, dix Attilas nés dans lescapitales. Cela vient de l’idée que les uns et les autres se sontfaite du sou à leur point de départ respectif.

Bobazon, ayant vidé le sac, jeta un regardterrifié sur le cadavre ; mais son épouvante ne l’empêcha pasde sourire en reportant ses yeux sur l’Africain.

Celui-ci prit le sac et le donna à monseigneuren disant :

– Que Votre Grâce daigne le tenirouvert.

L’homme voilé tressaillit de tous ses membres,mais il ne refusa point la tâche qui lui était imposée. Il élargitl’ouverture du sac à l’aide de ses deux mains, et attendit, danscette pose vulgaire, le bon plaisir des deux principauxopérateurs.

Le brave et beau visage du Mauresque n’étaitpas accoutumé au sourire. Il y eut pourtant autour des lèvres deMoghrab une éclaircie de sarcastique gaîté à la vue de Monseigneursoutenant docilement le sac et en élargissant l’ouverture.

Bobazon indiqua du doigt le cadavre couché surla table de marbre.

– Est-ce cela ? demanda-t-il.

– Oui, répondit le Maure ; c’estcela.

– Je ne pourrai pas tout seul, repritBobazon.

Moghrab répliqua :

– On va te donner un coup de main… Prendsles épaules, je tiendrai les pieds.

Bobazon ne se le fit point répéter. Il tournaautour de la table, non sans jeter un regard timide vers lapanthère, qui, belle et paresseuse, se pelotonnait sur sa litière.La panthère ne semblait pas se soucier de lui.

Il prit le cadavre par les épaules et lesouleva sans effort, car il était robuste. Son raisonnement étaitsimple et précis : finir bien vite sa besogne afin d’emporterbien vite son argent hors de ce lieu maudit.

Le bric-à-brac diabolique qui meublait siétrangement cette pièce l’effrayait encore plus que le corpsmort.

Il tenait déjà le cadavre suspendu au-dessusdu vide, lorsque la panthère s’étira tout à coup, promenant salangue énorme et rouge sur son museau moustachu. Le mouvementimprimé au corps envoyait sans doute à nos naseaux des fumets plusactifs, et sa gloutonnerie en était soudainement irritée. Ellemiaula, ses yeux s’allumèrent comme deux charbons pétillants, et,d’un seul bond, gracieux et féroce à la fois, elle tendit toute lalongueur de sa chaîne.

Sa griffe raya la dalle à deux pouces du talonde Bobazon, qui lâcha prise en poussant un grand cri. Le corpstomba lourdement sur le carreau.

Moghrab porta la main à son poignard.

Monseigneur grommela dans son évidente etnaïve détresse :

– Jésus Dieu ! que va-t-il arriverde tout ceci ?

– Dépêche, coquin ! ordonna leMauresque, nous n’avons pas de temps à perdre !

Bobazon ébaucha un signe de croix, entama unepatenôtre, et reprit son fardeau en ayant soin de se tenir àdistance respectueuse de la panthère, qui montrait la double etterrible rangée de ses dents. La panthère regagna sa paille enrampant, les deux hiboux montrèrent le blanc de leurs yeux ronds,puis tout rentra dans l’immobilité.

Le corps mort fut introduit dans le sac, latête la première. Monseigneur tint ferme, quoique sa respirationfût oppressée et que son menton blême eût des tressaillementsconvulsifs. Moghrab traîna le sac jusqu’au tas de son et se mit àcalfeutrer les interstices, de manière à dissimuler, autant quepossible, la forme du cadavre. Il fit si bien que les deux sacs seressemblèrent bientôt parfaitement tous deux, ronds et gonfléscomme ceux qui viennent du moulin.

– Charge cela sur tes épaules,ordonna-t-il à Bobazon, en désignant le sac qui contenait lecorps.

Bobazon essuya son front, où les gouttes desueur abondaient.

– Qu’irai-je faire avec un pareilfardeau ? demanda-t-il. Je ne connais point la ville deSéville…

– Tu auras ta route tracée…charge !

Cet Africain aux regards étincelants faisaitpeur à Bobazon presque autant que la panthère elle-même. Dans lapensée de Bobazon, il y avait entre la panthère et l’Africain je nesais quelle capricieuse affinité. Bobazon trouvait que l’Africainressemblait à la panthère. C’étaient deux fières et bellescréatures, douées chacune de sa grâce sauvage, souples toutes deux,et robustes et cruelles.

Bobazon était vigoureux, lui aussi, commel’annonçait sa stature courte et trapue ; il parvint à mettreen équilibre sur ses épaules le sac qui contenait le mort. Moghrabchargea l’autre sac sur son dos, comme si c’eût été un paquet depluies.

– Descend le premier, dit-il en montrantdu doigt la porte.

Bobazon n’était pas fâché de sortir, bienqu’il fût peu rassuré sur les suites de son aventure. Le jour eneffet grandissait ; il devenait malaisé de dissimuler sesactions au dehors.

Moghrab, avant de sortir dit àmonseigneur :

– Que Votre Grâce veuille bienm’attendre. Je vais revenir dans deux minutes.

Sa Grâce ne paraissait pas extrêmement flattéede rester seule dans cet antre bizarre, mais il lui fallut fairecontre fortune bon cœur.

La porte se referma sur Moghrab et surBobazon.

Pendant que Bobazon descendait l’escalierétroit et roide avec toute la prudence dont le ciel l’avait doué,Moghrab était derrière lui, disant :

– Qu’est devenu ton maître ?

– Comment savez-vous que j’ai unmaître ? demanda le rustre entre ses dents.

– Je sais tout ! répondit Moghrabavec emphase.

– Alors, vous savez ce que mon maître estdevenu.

Ils arrivaient au bas de l’escalier. Bobazonsentit la main de Moghrab sur son épaule. Il s’arrêta.

– Quand tu seras arrivé au lieu où jevais t’envoyer, prononça l’Africain d’un ton sec et emphatique à lafois, je ne te défends pas d’ouvrir le sac et d’examiner à ton aisele visage du défunt… Si tu y mets le soin convenable, peut-êtrepourras-tu répondre à ceux qui te feront la même question quemoi : Qu’est devenu ton maître ?

Bobazon chancela du coup sur ses courtesjambes.

– Est-ce que ?… balbutia-t-il ;saint patron, ce n’est pas possible !… Pourquoi auriez-vousassassiné un pauvre jeune gentilhomme ?…

– Je n’ai assassiné personne, l’ami,riposta l’Africain ; ma loi défend de répandre le sang toutaussi bien que la tienne… Si ton maître est mort, c’est que lesrues de Séville sont plus dangereuses que les gorges de vosmontagnes d’Estramadure.

– Mort ! répéta Bobazon ; sijeune !

– Marche !… et souviens-toi dececi : Quiconque se mêle des affaires d’autrui est menacé demalheur !

Bobazon essuya une larme que lui arrachait lafin prématurée de Mendoze. Ayant donné cette marque de sensibilité,il se tourna vers son compagnon et lui dit :

– N’avait-il rien dans les poches de sonpourpoint, quand vous retrouvâtes son cadavre ? Je suisl’héritier du pauvre jeune gentilhomme, car il me devait tout sonhabillement avec six mois de gages environ… Si le don de ma créancepouvait seulement le ressusciter, j’y renoncerais de bon cœur… maiscela ne s’est jamais vu, et j’ai des petits enfants au pays, moncher seigneur.

Il n’y avait rien au monde de plus célibataireque Bobazon. Ses petits enfants étaient un impromptu.

Moghrab eut un dédaigneux sourire.

– Menteur et mendiant !murmura-t-il.

Puis il répéta péremptoirement :

– Marche !

Il faisait clair maintenant dans la cour. Onne voyait plus cette lueur derrière les jalousies de la sallebasse, dans l’hôtellerie de Saint-Jean-Baptiste. Les deux chevauxn’avaient pas bougé. Ils se tenaient à droite et à gauche de lafontaine, cherchant les brins d’herbe entre les cailloux.

Moghrab établit son sac de son en équilibresur le dos de l’une des deux bêtes.

– Fais comme moi, dit-il à Bobazon.

Au moment où Bobazon essayait d’obéir, lesdeux chevaux, flairant le son, vinrent mettre leurs naseaux contreson sac. Bobazon leur témoigna son indignation par deux coups depied bien détachés.

– Migaja, bête gourmande !s’écria-t-il. Pepino, animal sans cœur ! Auriez-vous bien lecourage de manger le son où est enterré un gentilhomme de votrepays ?… Quoiqu’il me fasse tort de beaucoup d’argent, je nel’oublierai pas dans mes prières… Tourne, Migaja ! tu vasporter le pauvre Mendoze pour la dernière fois.

Moghrab fit un mouvement à ce nom de Mendozeet demanda :

– C’est bien ainsi que s’appelait lejeune hidalgo qui est entré de nuit à Séville avec l’escorte de laduchesse de Medina-Celi ?

– Oui, pour son malheur, répliquaBobazon ; il avait élevé ses vues trop haut, le cher enfant,mais je ne parlerai point mal de lui, quoiqu’il ait emporté le painde ma famille dans la tombe !

L’Africain parut réfléchir. Pendant cela,Bobazon était parvenu à charger son fardeau sur le dos de Migaja.Il demanda :

– Maintenant, qu’ai-je encore àfaire ?

– Prends tes deux chevaux par la bride,répondit Moghrab.

Il se dirigea en même temps vers la porte dela cour qui donnait sur la rue de l’Infante. Les valets du forgeronouvraient l’atelier et dressaient les fourneaux.

– L’ami, dit Moghrab en serrant lepoignet de Bobazon, as-tu vu parfois crever les outres où l’onrenferme le vin nouveau ?

– Qui n’a vu cela vingt fois en savie !

– Les outres vides durent cent ans,reprit Moghrab ; médite cela et tâche d’oublier tout ce que tuas vu, tout ce que tu as entendu ce matin… Tu n’es pas assez fortpour contenir ces secrets et tu crèverais comme l’outre troppleine… Tâche d’oublier, c’est ton salut… Souviens-toi seulementd’une chose : l’ouvrier est au maître ; le maître n’estpas à l’ouvrier… Quiconque nous sert nous appartient, mais nousn’appartenons à personne…

– Vous… qui ? interrogea timidementBobazon.

– NOUS ! répliqua l’Africain avecune étrange emphase ; nous qui étions ici (il désignait dudoigt la salle basse de l’hôtellerie), nous qui étions là (ilmontrait le premier étage de la maison du forgeron), nous quitenons dans nos mains le maître et le serviteur, le fort et lefaible, l’élite et la multitude… nous que tu rencontreras désormaispartout sur ton chemin… nous qui n’avons pas de nom et de visage,parce que nos mille formes portent mille noms divers… nous quimettons la main sur toi, paysan, comme nous mettons la main surPhilippe d’Espagne et ses ministres…

– Seigneur, balbutia Bobazon,j’oublierai…

– Alors, qu’Allah te garde !… Allahou le Dieu des chrétiens : ceci m’importe peu… Il te reste àsavoir ce que tu dois faire de ta double charge. Écoute et ne tetrompe pas, sous peine du bûcher.

– Est-ce que j’aurais affaire, sans m’endouter, au très saint tribunal ? balbutia Bobazon.

Cette idée n’était pas aussi extravagantequ’elle peut le paraître au premier aspect. En Espagne, sous lesrois de la maison d’Autriche, l’inquisition était comme cette âmeuniverselle qui est en tout et partout. L’Africain, il est vrai,parlait d’Allah, mais il parlait aussi du bûcher.

Bobazon venait de ce pays d’Estramadure prèsduquel les ténèbres de nos provinces paraîtraient pleinesd’éblouissants rayons. Qu’il lui soit donc pardonné d’avoir penséqu’en fait d’inquisition, et l’un portant l’autre, le bûcherpouvait bien faire passer Allah.

La sombre face du Maure se dérida en un riresardonique et silencieux.

– Chien ! murmura-t-il, ignores-tuque le très-saint tribunal ne déchire jamais le voile qui couvreses mystères ?… Ceux qui savent meurent… Veux-tu savoir etmourir ?

Bobazon courba l’échine et joignit ses grossesmains tremblantes dans une attitude de muette supplication.

– Va-t’en ! reprit durement Moghrab.Si tu rencontres jamais ceux que tu as vus ce matin, je te défendsde les reconnaître.

– Votre volonté sera faite, mon digneseigneur.

– Va-t’en !… prends la rue del’Infante en tenant les deux chevaux par la bride, tourne l’enclosdu Sépulcre, traverse la place de Jérusalem, longe la façadeoccidentale de la maison de Pilate et engage-toi dans la ruelledéserte qui borde les jardins de Medina-Celi… La voie publique estdéserte à cette heure, mais si quelqu’un te demandait enchemin : « Que portes-tu ? » turépondrais : « Je portes du son pour les écuries duroi. » As-tu compris ?

– Oui, mon respecté seigneur.

– Dans la ruelle en question, le mur desjardins de la maison de Pilate est percé d’une poterne, juste enface de l’abreuvoir de Cid-Abdallah, où est l’entrée des tueries duboucher Trasdoblo… Tu déchargeras tes chevaux devant l’abreuvoir,en ayant soin de faire deux traces de son, l’une partant de lapoterne de Medina-Celi, l’autre venant de la porte de l’abattoir,toutes deux aboutissant au sac qui renferme le cadavre.

– Et quand cela sera fait,monseigneur ?…

– Le plus sage serait de t’aller cachertout au fond de l’Estramadure. Mais si ta fantaisie est de rester àSéville, fais en sorte que jamais nous n’entendions parler detoi !

L’Africain tourna le dos à ce dernier mot,après avoir indiqué la porte de la cour à Bobazon d’un gesteimpérieux.

Chapitre 3AVENTURES DE BOBAZON

C’était Pepino qui portait le sac plein deson ; c’était Migaja qui avait le corps mort sur le dos.

Il n’en paraissait pas plus fier et ne sedoutait pas de l’importance de sa charge. Tous deux avaient, cematin, une certaine gaieté, fruit de la fraîcheur et aussi de labonne odeur du son. Pepino essayait de se tenir à la queue deMigaja pour flairer sa charge appétissante ; Migaja, dans lemême but, ralentissait le pas, et Bobazon tirait sur les deuxbrides.

Bobazon allait la tête basse. Ses réflexionsétaient mélancoliques. Il distribuait équitablement à Pepino et àMigaja les marques de sa mauvaise humeur.

Dès la porte de la cour, il eut à répondre auforgeron, qui prenait le frais sous son porche et qui luidemanda :

– Combien du sac de son, l’ami ?

– Ils sont vendus, répondit Bobazon, quipassa franc.

Mais, se ravisant, il revint sur ses pas, etdemanda en touchant son chapeau :

– Maître, sauriez-vous me dire qui estcet homme qui demeure au-dessus de votre forge et qui a des bêtesféroces dans son logis ?

Le forgeron le regarda avecdéfiance :

– D’où viens-tu, rustaud, grommela-t-il,si tu ne connais pas Soliman, le physicien de la reine ?

– S’il vous plaît, maître, on souffredonc des païens dans la cité de Séville ?

– Passe ton chemin, rustaud, et va porterta marchandise à celui qui l’a achetée !

Le forgeron était rentré dans sa boutique.

Bobazon fit comme on lui avait dit : ilpassa son chemin.

À quelques pas de la maison, il fut croisé parun homme trapu et de courte taille, qui allait le nez dans sonmanteau. Bobazon s’arrêta pour le regarder, car il croyaitreconnaître la tournure de ce mystérieux personnage qui distribuaitl’argent de France dans la salle basse de l’hôtellerie.

L’homme parut examiner en passant les deuxsacs.

– La besogne est bien faite,prononça-t-il à voix basse, je ne saurais dire lequel est le bon…Mais hâte-toi, l’homme, la ville est éveillée… bonnechance !

Il s’éloigna, rabattant son feutre sur sesyeux.

Bobazon le vit entrer dans la maison duforgeron.

Un esprit tant soit peu romanesque eûtassurément fait naufrage parmi ce fouillis d’aventures quis’ébauchaient autour de lui. C’était comme un océan d’intrigues aumilieu duquel il nageait. Mille imbroglios se nouaient çà et là sursa route, isolés d’abord, puis liés entre eux par des rapportsinattendus et bizarres. Il ne pouvait faire un pas sans effleurerune comédie ou un drame dont le prologue le déliait comme uneénigme.

C’était, du reste, au plus haut degré lecaractère de cette époque frivole et de ce règne posé dansl’histoire comme une effrontée gageure contre le bon sens. Nousn’ignorons pas le danger d’obscurité que nous courons en peignantce carnaval inquiet, cette Fronde en même temps ténébreuseet naïve, mille fois plus tourmentée et mille fois plus puérilesurtout que la Fronde française, qui allait bientôt mettre enscène, à Paris, ses personnages héroï-comiques. Le fil si simple denotre récit se brouille et court risque de se casser en parcourantles sentiers de ce labyrinthe ; l’unité de notre histoire seperd dans les détours de ces routes croisées ; mais nous ensortirons, s’il plaît à Dieu, et il nous a paru curieux de montrerau naturel, dans l’écheveau même de ces petites intrigues, crépuescomme une chevelure de nègre, l’immense et indigeste charade de lachute de la maison d’Autriche.

C’était ainsi : des efforts burlesquescourant en zigzags parmi des péripéties sombres etsanglantes ; une énorme farce jouée par d’innombrablesacteurs, et qui glissait parmi ses accessoires le poignard, lebillot, la hache et les instruments de torture.

Nous prétendons déduire clairement les faitsde notre drame, mais toute autre clarté serait mensonge. Il faut,de nécessité, que le fond de ce tableau étrange reste dans cesteintes à la fois chaudes et voilées de noir qui faisaient vivreles toiles des maîtres espagnols.

Bobazon était précisément l’homme qu’ilfallait pour marcher, du pas sûr et imperturbable des ânes, le longde cette marge étroite, toute bordée de fantasmagories. À decertains égards, Bobazon valait le juste d’Horace. Sa vocationd’acquérir atteignait à la taille d’une vertu. Il n’était, àproprement parler, ni intelligent, ni brave, ni clairvoyant, maisil était hautement égoïste.

L’égoïsme isole, abstrait, concentre.L’égoïsme élevé à une certaine puissance est une valeur aveclaquelle il faut compter, en l’absence même de toute autre faculté.Avec une idée fixe et une dose convenable d’égoïsme pur, telbalourd fera son trou dans notre humaine cohue comme un boulet decanon.

Bobazon était partagé entre deuxsentiments : un vague effroi des menaces de l’Africain et unejoie intime provoquée par la possession de la bourse conquise. Cesdeux sentiments se modéraient l’un l’autre. Bobazon voulait bienavoir peur pour de l’argent. L’argent gagné lui laissait cetappétit qui vient, dit-on, en mangeant.

Son ambition du moment était de se débarrassersans encombre de la mission dangereuse qu’il avait, bon gré, malgré, acceptée.

– Retourner au fin fond del’Estramadure ! se disait-il ; oh ! que nenni… ongagne ici plus facilement les onces d’or que là-bas les maravédis…Ce coquin de Maugrabin en parle bien à son aise ! La paix,Migaja !… Ah ! Pepino ! mauvais sujet, n’as-tu pointde respect pour les dépouilles mortelles d’un chrétien ?

Il tourna l’angle de la rue de l’Infante etlongea les terrasses du Sépulcre.

– Trois belles fillettes,pensait-il ; ce Cuchillo est un heureux maraud !… Etl’Anglais ! Vive Dieu ! sans le Maugrabin, j’aurais eu del’argent de l’Anglais… et peut-être bien que malgré le Maugrabinj’en aurai… Et les deux hommes masqués dans la salle basse ?ah ! ah !… Il faut oublier tout cela, mécréant… Etcombien me donnerait le grand inquisiteur si j’allais lui dévoilertes sortilèges ?… Est-ce pour un motif honnête qu’on a chezsoi des tigres, des serpents, des oiseaux de nuit et des lézardsempaillés ?… Il aura lavé le sang de la table, mais le corpsmort… si j’allais avec le corps mort ?

Il donna un soufflet vigoureux à Migaja, quifrottait ses naseaux gourmands contre le sac de Pepino.

– Si j’allais avec le mort, reprit-il, onm’accuserait peut-être d’avoir fait le coup… soyons prudent…Allons, Pepino ! Un peu de sagesse ! nous ne pouvons pasgarder nos charges tout le jour… Il faut que je vous vende, mesdeux pauvres bêtes ; vous me rappelez des souvenirs tropcruels !

Il poussa un gros soupir, où il y avaitpeut-être un atome de regret sincère.

Les marchands de légumes traversaient enprocession la place de Jérusalem. Bobazon passa sans prendre langueet s’engagea dans la ruelle qui bordait les jardins de la maison dePilate. La ruelle était déserte. Au bout de quelques pas, Bobazonentendit qu’on marchait derrière lui. Il se retourna. Deuxalguazils se glissaient le long du mur.

– Messeigneurs, demanda Bobazon de sonair le plus innocent, suis-je bien sur la route de l’abreuvoir deCid-Abdallah ?

Les alguazils se rapprochèrent de lui. L’undeux lui toucha la main d’une certaine manière, figurant sur lapaume une croix de Saint-André.

– Bien, bien, fit Bobazon, qui cligna sespetits yeux gris ; je vois que vous en êtes… Eh bien !donc, c’est moi qui porte le son pour l’écurie du roi.

– À quel jour de la lune sommesnous ? demanda l’alguazil sans lui lâcher la main.

Bobazon se dégagea par un brusque mouvement ethaussa les épaules avec mépris.

– Mes maîtres, leur dit-il, sur la luneet le reste j’en sais peut-être plus long que vous… Allez à vosaffaires… et si vous passez devant la potence, comptez vospendus !

– Je ne sais pourquoi tu parles de cela,l’ami, répondit gravement l’alguazil, qui se signa ; on a eneffet volé un corps à la potence, là-bas, à la porte de Xérès…M’est avis que tu dois bien avoir là-dedans deux cents livres depoudre à canon ?

Bobazon se mit à rire.

– Gardez seulement l’entrée de la ruelle,dit-il en affectant un air mystérieux ; nous verrons bientôtdu nouveau, s’il plaît à Dieu.

Il reprit sa route en sifflant une complaintedes montagnes. Comme il vit que les deux alguazils le suivaient del’œil d’un air indécis et restaient à la même place, il leur criade loin :

– À quoi bon la poudre sans lesmousquets ? On a besoin de vous à la Barbacane.

Un double merci traversa l’espace etles alguazils redescendirent la ruelle à toutes jambes.

On se rappelle que Bobazon jouissait de saliberté depuis la veille au matin. Il avait passé toute sa journéedu dimanche à parcourir la ville de long en large, le nez au vent,évitant avec soin toute occasion de dépense.

Deux choses l’avaient frappéparticulièrement :

En première ligne, la potence royale plantéesur la place de la Carne. Elle supportait deux patients, et lafoule assemblée parlait d’un troisième qui avait dû être décrochéla nuit.

En second lieu, l’admiration de Bobazon avaitété excitée par les marchands de zandias ou melons d’eau, à laBarbacane (Bab-el-cana, porte du mont).

Pendant que Bobazon, émerveillé, mesurait laprodigieuse hauteur des pyramides que les marchands construisent àl’aide de ce fruit, un polisson, peut-être Maravedi ou Cornejo soncollègue, ayant essayé de dérober une des pastèques rangées à labase du plus haut obélisque, il y eut un éboulement, et la montagneentière croula.

Bobazon vit avec étonnement des canons demousquets apparaître sous les melons…

Ces deux faits majeurs lui étaient revenus àl’esprit, dans son embarras, et il les avait lancés au hasard,selon le système des rustres de tous les pays, qui croient avoirbataille gagnée quand on n’a pu les réduire au silence.

Bobazon n’avait donc point tout à fait parlé àl’aventure, mais il n’avait aucune raison pour penser que sesparoles décousues produiraient un si grand effet sur les alguazils.Son succès inespéré le laissa littéralement abasourdi. Il se grattale front à deux mains et récapitula de son mieux les quelquesparoles échangées pour y chercher le mot de cette nouvelleénigme.

– Un mort volé à la potence,murmura-t-il, c’est moi qui ai dit cela… Eux, ils ont parlé de deuxcents livres de poudre à canon… Des mousquets… c’est moi… Saintpatron ! il y a anguille sous roche… Et à quel joursommes-nous de la lune ? Le diable s’y perdrait !

Pepino et Migaja, les affamés, broutaient déjàl’herbe poudreuse qui essayait de croître le long des murs.

– Que dites-vous de ceci, vousautres ? continua Bobazon en s’adressant à eux ; – vousn’en dites rien ? Et que vous importe ! Ces brutes sontheureuses… moi j’ai ma charge de secrets d’État auxquels je necomprends rien… Damné pays, où l’on marche dans les mystèresjusqu’à la cheville ! Allons, Pepino, fainéant !… Enroute, paresseux de Migaja !

Comme il reprenait sa marche, il entendit unbruit de voix et d’éclats de rire dans le jardin de la maison dePilate, dont les beaux ombrages s’étendaient à gauche de la ruelle.Le mur finissait à quelques pas de là et se remplaçait par unegrille qui donnait point de vue sur les ruines de la Cartaja,ancien couvent de la règle de saint Bruno, au-dessus duquel àl’horizon nuageux, se dessinaient vaguement les cimes pourprées dela Sierra-Morena.

Bobazon jeta son regard curieux entre les deuxpremiers barreaux de la grille. Il vit un jeune homme très pâle etportant le bras en écharpe, qui causait avec une fillette.

– Charmante Encarnacion, dit-il, vousêtes cent fois, vous êtes mille fois plus belle que votremaîtresse… J’aime bien mieux votre sourire espiègle que la faderégularité de ses traits… Vous plait-il d’avoir la bague que jeporte au doigt ?

– Ne voulez vous point la garder pourvotre fiancée, seigneur comte ? demanda la soubrette avecmoquerie. Si quelqu’un voyait le seigneur don Juan de Haro couriraprès une pauvre suivante comme moi, au lieu de rester dans son lità soigner sagement sa blessure…

Don Juan réfléchit.

– Tu as raison, ma belle, dit-il enprenant un tout autre ton ; ce n’est pas pour te conterfleurette que je suis venu dans ce vieux logis qui va changer demaître. Puisque tu parles de ma blessure, occupons nous de celuiqui l’a faite. Connais-tu ce jeune campagnard, don Ramire deMendoze ?

Bobazon se fit petit derrière sa grille etouvrit pour le coup ses oreilles toutes grandes.

– Voilà donc pourquoi mon pauvre maître aété pendu ! pensait-il ; mais les saltarines disaienttout à l’heure que cent onces d’or seraient comptées à celui quilivrerait le meurtrier de ce Juan de Haro que voici frais et bienportant !… Donnerait-on les cent onces pour le cadavre quej’ai dans mon sac ?… Ils me grilleraient plutôt quand ilsverraient le trou qui est à la place du cœur… Et que pourrais-jedire ?… Ce mécréant d’Africain s’en est servi pour sessortilèges. Voyez pourtant comme les histoires s’apprennent !Celle de mon maître m’est venue pièce par pièce… Doucement,Migaja ! tu vas nous faire découvrir, bête damnée ! LeMaugrabin m’a appris que le cher jeune homme était défunt ;l’alguazil, qu’on avait volé un pendu à la potence ; lessaltarelles, que ce mignon de Palomas avait reçu un méchantcoup ; le mignon, que ce coup lui venait de mon pauvre jeunemaître… Je jure bien par mon saint patron que l’amour ne me ferajamais faire de folies !…

Encarnacion avait cependant consenti àdescendre de son tertre. La bague du comte Palomas brilla bientôt àson doigt.

– Qui donc connaîtrais-je, sainteMarie ! s’écria-t-elle, si je ne connaissais pas l’hidalgod’Estramadure ?… Je vous fais juge, seigneur don Juan :doit-on garder le secret qui ne vous fut point confié ?

– Non certes, décida Palomas.

– Eh bien donc, soyez heureux en ménage,noble comte, c’est le souhait que je forme en votre faveur… mamaîtresse est une fille sage… Il y avait cinq palmes entre sonbalcon et le sol. Le jeune Ramire est timide et sot comme noscolombes montagnardes… Il n’aurait pas osé seulement se dresser surla pointe des pieds pour lui serrer la main.

– Mais il venait ?

– Oh ! certes… toutes les nuits.

– Il parlait ?

– Comme un roman de chevalerie.

– Et ta maîtresse l’écoutait ?

– Mère des anges ! avec bien duplaisir.

– S’est-il approché d’elle pendant laroute ?

– Il n’eût osé… Je crois qu’il se cachaitde certain rustre, sale, lourd, ignoble et stupide, qui lui sert devalet.

– Ah ! coquine effrontée !pensa Bobazon, qui eut, ma foi, le rouge au front, oses-tu parlerainsi d’un honnête garçon, toi, âme vénale, cœur perverti ?…Je voudrais t’inspirer, un jour venant, de l’amour, misérablefille, afin de te torturer par mes froideurs !

– Et depuis votre arrivée à Séville,reprit don Juan, l’a-t-on vu rôder sous les balcons ?

– Vous le savez bien, seigneur, répliquala soubrette, puisque c’est en quittant sa faction qu’il vous adonné ce bon coup d’épée.

– Peuh ! fit le comte, – uneégratignure.

Ils descendaient le sentier qui menait à lagrille. Bobazon fut obligé de reculer pour se mettre à l’abriderrière l’angle du mur. Sans cela il aurait été aperçuinévitablement.

Il ne voyait plus les deux interlocuteurs,mais il ne les entendait que mieux, car ils étaient maintenant toutprès de lui.

Le comte de Palomas demanda encore :

– La nuit dernière est-il venu ?

– Pour cela, non, répliqua la soubrette.Aussi on a bien pleuré.

– Par tous les saint du paradis !s’écria don Juan, qui éclata de rire, au moins je n’épouse pas chaten poche ! je sais a quoi m’en tenir… Quant au bel hidalgo, mamignonne, il ne viendra plus.

– Il faut donc qu’il soit mort ! ditEncarnacion.

Sans doute qu’il fut répondu par un gesteseulement, car Bobazon n’entendit aucune réplique.

Le comte reprit après un silence :

– Quand Isabel sera ma femme,répéteras-tu devant témoins ce que tu m’as dit de ses entrevuesnocturnes avec ce rustique galant ?

La voix était déjà si éloignée que Bobazon putse remettre à son poste d’observation. Il y arriva pour voir donJuan et sa compagne tourner un massif de citronniers et disparaîtrederrière la verdure sombre et luisante.

Les derniers mots d’Encarnacion furentceux-ci :

– Que me donnerez-vous si jeparle ?

Nous ne saurions exprimer combien la vénalitéde cette créature inspirait à Bobazon de répugnance et dedégoût.

– Hein ? Migaja, grommela-t-il enrevenant à ses chevaux, voilà une âme corrompue ! As-tuentendu, Pepino ?… si l’on allait raconter tout cela au bonduc qui est nouvellement revenu ?… À chaque instant notre arcprend une corde de plus… Vive-Dieu ! avec ce que je pêcheraiici en eau trouble, je veux acheter tout le terrain qui est entrela Mabon et la Sierra. Bonifaz sera mon vassal, le vieux radoteur…et les bonnes gens du pays viendront me voir dîner par lesfenêtres !

Vous voyez bien qu’au fond il avait son genrede générosité, ce Bobazon. Ce n’était pas un Harpagon. Ilprétendait faire bonne chère.

Il avait hâte désormais d’achever sa besogneet d’arrondir sa bourse par la vente des deux chevaux. L’abreuvoirde Cid-Abdallah devait être éloigné à peine de quelques centainesde pas. Il souffleta les oreilles de Migaja pour lui donner dunerf, et offrit à Pepino un de ces bons coups de pied qu’iln’épargnait jamais. La caravane reprit sa marche.

C’était un sentier étroit, silencieux etdésert. Le soleil, frappant d’aplomb, ces murs blanchâtres et cesol aussi aride que le torchis, arrivait à produire une lumièrevéritablement éblouissante. On ne pouvait fuir ces rayons quivenaient de droite et de gauche, d’en haut et d’en bas, multipliéspar eux-mêmes en quelque sorte et poursuivant le regard dans toutesles directions.

Si la nuit évoque les fantômes, l’excès de laclarté produit les hallucinations et les mirages, autre genre defantastique. Tout en suivant cette route solitaire baignéed’incandescents rayonnements, Bobazon songeait à Ramire, et le sacinerte qui renfermait le cadavre du malheureux jeune homme luisemblait parfois tressaillir comme si un choc intérieur en eûtsecoué la toile.

Le plein jour fait de tout rustre un espritfort, Bobazon haussait les épaules et se raillait lui-même.Toutefois sa pensée allait s’assombrissant et s’accoutumant auxvagues terreurs que soulèvent les événements surnaturels.

Souvenez-vous qu’il sortait de cette chambre,au premier étage de la maison du forgeron, et que dans ce réduitétrange son courage avait bien été déjà un peu entamé.

La fontaine mauresque appelée l’abreuvoir deCid-Abdallah était une ruine de grand style, située au milieu d’uneplace assez étendue, où l’on apercevait encore çà et là desvestiges d’habitations. Il y avait eu là autrefois un caravansérailet tout un grand quartier descendant vers la basse ville. Le fameuxincendie de 1328 avait mis ces demeures au niveau du sol. Lemouvement de Séville chrétienne s’était porté ailleurs. Sauf lesanciens jardins de Cid-Abdallah, occupés en partie par lesderrières de la boucherie Trasdoblo, quelques décombres poudreuxtémoignaient seuls de l’importance passée de ce lieu.

L’abreuvoir présentait l’apparence d’une vastecoupe de marbre rouge posée à terre et d’une forme légèrementallongée en ovale. Au centre, trois lions acculés étaient chargésde vomir trois jets d’eau par leurs naseaux largement ouverts. Letemps avait fait grand tort à cette disposition monumentale. Lestrois lions, réduits à un lamentable état, n’étaient plus guère qued’informes débris. Les anciens tuyaux qui portaient l’eau à leursgueules, crevés ou obstrués, ne fonctionnaient plus. En revanche,des citronniers sauvages et des bigaradiers avaient poussé dans lesinterstices de la maçonnerie, et, favorisés sans cesse par lafraîcheur de l’eau, présentaient une large touffe de verdure aumilieu de cet aride désert.

L’eau elle-même s’était frayé un nouveauchemin ; elle coulait, limpide et abondante, entre les pattesdu dernier lion qui fût resté debout.

À gauche de l’abreuvoir s’élevait le mur desjardins de Pilate, la poterne annoncée par Moghrab était juste enface de la fontaine. À droite, à une distance d’une cinquantaine depas environ, se voyait la porte de l’abattoir de maître Trasdoblo,dont l’enclos faisait un retour et fermait la place du côté dunord.

En avant de la fontaine, sur la droite aussi,la ruelle s’ouvrait tout à coup sur de grands terrains vagues,arides, qui rejoignaient les faubourgs en traversant une portion dela ville inhabitée et désolée.

Ce fut de cet endroit caractéristique et toutinondé d’une lumière torride que surgit pour Bobazon l’apparitionétrange, inouïe, invraisemblable qui devait terminer la premièresérie de ses aventures dans la capitale andalouse.

Il venait d’atteindre l’abreuvoir et debaigner son front dans cette eau claire et fraîche. Son esprit,tout à l’heure un peu agité, avait repris son calme. En somme, lasolitude de ce lieu le servait. Pour accomplir la besogne équivoqueà lui imposée par le Maugrabin, il n’avait certes pas besoin decompagnie.

Le silence le plus complet régnait, soit dansles jardins de Medina-Celi, soit dans l’établissement du boucherTrasdoblo, qui semblait dormir encore. Au loin, les bruits de laville s’étouffaient. Nul pas ne sonnait aux environs dusentier.

L’heure était favorable.

Bobazon, après s’être rafraîchi le visage etles mains, monta sur la margelle de marbre, afin de déchargerMigaja, qui contenait le sac portant le corps du malheureuxMendoze, perdu à la fleur de l’âge. Il comptait, selon sesinstructions, déposer le cadavre près de la fontaine et ouvrir lesecond sac pour faire ces deux traînées de son dont l’une devaitrejoindre la poterne de la maison de Pilate, l’autre, la porte dederrière de l’établissement de maître Trasdoblo.

C’était là une diabolique idée de l’Africain.Bobazon en comprenait vaguement la double perfidie ; mais, ence moment, Ramire occupait exclusivement sa pensée. En déchargeantle sac, il sentait au travers du son les formes du cadavre, et,malgré la chaleur croissante, la sueur qui inondait ses tempesétait froide. Ses pensées, malgré lui, tournaient au funèbre. Ilavait contribué à ce voyage au bout duquel Ramire avait trouvé lamort. Si près du cadavre encore chaud, il avait spéculé surl’héritage. Il se sentait de vagues effrois dans l’âme, et, pourtromper sa peur, il causait, selon son habitude, avec les deuxchevaux dont il enviait la tranquillité.

– Quoi donc ! disait-il, quel malcela peut-il faire à un défunt ? Est-il encore capable de seservir de toi, Migaja ?… et de toi, Pepino ?… En vousvendant à quelque bon bourgeois de Séville, quel tort puis-je luicauser ?… La simple raison dit que tout cela lui est bienégal ; une chose qui lui importe, à ce pauvre jeune homme, cesont les prières. Eh bien ! je lui ferai chanter une messe…Sur mon salut, je le ferai ! et peut-être même que jem’arrangerai de manière qu’il ait une tombe en terre sainte… Voilàune idée chrétienne. Pepino, boiras-tu toute la fontaine,ivrogne ?… Ne bouge pas, Migaja !… ce sac est lourd commes’il était rempli de péchés mortels !…

Il était parvenu à faire glisser le sac sur ledos du cheval. Par une sorte de pieux scrupule auquel la solituden’était pas étrangère, il lui répugnait de faire tomber lourdementsur le sol ces dépouilles chrétiennes. Il voulait y mettre desformes. Dans son opinion, en quelque sorte, il rendait ainsi lesderniers devoirs à ce pauvre Mendoze.

Mais les meilleures intentions sont souventmal récompensées. Pendant que Bobazon se livrait à ce soinvertueux, il se sentit frissonner tout à coup de la tête aux pieds.Un bruit de pas se faisait dans les terrains vagues.

On ne voyait encore personne à cause des pansde muraille disséminés dans la poudre du quartier détruit ;mais les pas approchaient.

Dans son trouble, Bobazon laissa échapper lesac, qui bascula et tomba en sonnant lourdement sur le soldesséché. Le sac s’était retourné dans sa chute. La partie quipesait naguère sur le dos du cheval se présentait maintenant à lavue. Ce trou hideux que les pratiques païennes du Maugrabin avaientlaissé à la place du cœur avait suinté sans doute, car une largetache d’un rouge noirâtre se montrait à la surface du sac.

Et les pas approchaient.

Il parut impossible à Bobazon que personne pûtse tromper sur la nature de cette tache humide et rouge. Celadénonçait hautement le cadavre. C’était comme si le cadavrelui-même, eût déchiré la toile du sac pour montrer à nu sa poitrinevide.

Un éblouissement passa devant les yeux deBobazon. Sa tête tourna sur sa nuque endolorie. Il fut obligé de semaintenir aux lèvres du bassin pour ne point tomber lui-même, tantla pesanteur de son front l’attirait en avant.

Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’il eût renduen ce moment de bon cœur les pièces d’or de la bourse pour êtretiré de peine ; mais il aurait peut-être donné unedemi-douzaine de réaux sans trop se faire prier.

Que cela soit pour les lecteurs la mesure desa détresse.

Depuis qu’il se connaissait, Bobazon, saufpour le manger et le boire, n’avait jamais rien donné.

Le bruit de pas devenait de plus en plusdistinct. Malgré l’engourdissement qui tenait ses membres, Bobazonessaya de retourner le sac afin de cacher au moins la tacheaccusatrice. Mais le sac était lourd. Bobazon ne put le soulever.Il chancela, et des feux se prirent à danser capricieusement devantses paupières.

Migaja et Pepino, qui n’étaient plus retenuset se sentaient libres de tout fardeau, s’en allaient déjà decompagnie, la tête basse et traînant leurs licous entre leursjambes à la conquête de quelques touffes d’herbe maigres quipoussaient à l’ombre du mur de Trasdoblo.

Bobazon n’osait les rappeler. Il avait frayeurdu son de sa propre voix.

Ses yeux effarés cherchaient un refuge.

Il aperçut, au coude du sentier qu’il venaitde parcourir, deux formes humaines qui se glissaient le long desjardins de Medina : deux faces hâves et poilues sur deux corpsdéhanchés vêtus de guenilles aux couleurs éclatantes, regardsavides et brûlants, allure de bêtes fauves.

Comme ses yeux effrayés s’attachaient à cesdeux chacals à visage d’homme, un mouvement se fit dans les sablesblanchâtres du quartier incendié. Bobazon tourna ses regards de cecôté et se crut le jouet d’un songe.

Dans ce champ une apparition eut lieu pourlui, aussi bizarre, aussi fantastique que celles qui surgissent del’ombre aux pâles lueurs de la lune.

C’étaient deux jeunes filles, merveilleusementbelles, dont les cheveux baignés de sueur ruisselaient jusque surleurs épaules demi-nues. L’une était brune, l’autre avait desboucles blondes sur une peau plus blanche que le satin.

Bobazon n’eut pas le temps d’admirer en détailleurs visages ni leurs costumes. Sa terreur allait grandissant. Lesdeux jeunes filles tenaient dans leurs mains délicates etgracieuses les bâtons d’une chaise de forme massive, en boisd’ébène et tendue de noir. Par la portière, Bobazon apercevait lepâle visage d’un cavalier, dont les moustaches retroussées luisemblaient longues et tranchantes comme des glaives.

Deux jeunes filles portant une litière ;et dans la litière un soldat ! Bobazon pressa ses tempes àdeux mains. Il se crut fou.

Il fit un effort désespéré pour lui. Il setraîna sur ses genoux et sur ses mains le long des bords del’abreuvoir. Il invoquait son patron et tous les saints duparadis ; il ordonnait à Satan de se retirer de lui :Vade retro ! il enfilait à la suite l’un de l’autretous les lambeaux d’oraison qu’il avait dans la mémoire.

Au moment où il tournait l’abreuvoir, dont lessaillies allaient lui faire un abri momentané, il risqua un dernierregard en arrière. La litière était arrêtée à l’ombre d’un pan demur ; les deux belles filles riantes et animées étanchaientleurs chevelures, qui ruisselaient de sueur ; la portière dela chaise s’ouvrait pour donner passage à un brillant seigneurélégamment costumé.

Mais Bobazon ne vit guère que sa longue épée àl’acier de laquelle le soleil arracha une gerbe de fugitivesétincelles.

Ces étincelles blessèrent les yeux de Bobazoncomme une menace.

Il tourna les yeux vers les deux hommesdéguenillés qui venaient par le sentier conduisant à la place deJérusalem.

Ceux-ci avançaient toujourscauteleusement.

À leurs mouvements, Bobazon devina qu’ilsavaient aperçu les deux sacs au bord de l’abreuvoir.

Son épouvante lui rendit quelque force. Ildépassa le profil de la piscine, et, sûr désormais de n’être plusaperçu, il rampa jusqu’au mur de la boucherie, derrière lequel iltrouva les deux chevaux qui broutaient avec avidité.

– Viens ! Migaja, dit-il doucementet d’un ton de supplication ; viens, Pepino, mon ami…approchez, mes agneaux, approchez !

Son dessein bien arrêté était d’enfourcher unede ses bêtes et de détaler ensuite au triple galop.

Mais Migaja et Pepino étaient dans desdispositions diamétralement contraires. Ils avaient chaud, ilsavaient faim. Ils tenaient à leur étroite marge d’ombre et aufourrage étique dont les gratifiait leur bonne étoile. Leurdessein, quoique les bêtes, dit-on, n’aient point de raisonnement,était aussi parfaitement arrêté que celui de Bobazon. Ilsprétendaient profiter de l’aubaine et tondre l’herbe du sentierjusqu’au dernier brin.

Les prières et les exhortations de Bobazonn’obtinrent aucun succès. Les damnés chevaux semblaient devinerqu’il était hors d’état de les poursuivre. Ils s’éloignaient pas àpas, faisant honneur à leur provende et ne perdant pas un coup dedent.

Bobazon s’affaissa contre le mur et restaimmobile, se confiant à la garde des saints.

Il entendait des gens qui allaient etvenaient. Outre l’excès de sa fatigue, il n’osait plus bouger, tantil craignait de révéler sa retraite.

Au bout de dix minutes, le bruit cessa du côtéde l’abreuvoir.

On ne voyait plus la litière ni les deuxjeunes filles.

Les deux sacs de son avaient disparu.

Un homme était à cheval, juste en face de lui,sur le mur de clôture des jardins de la maison de Pilate.

Bien que cet homme tournât le dos, Bobazon, dupremier coup d’œil, le reconnut pour le seigneur qui naguère étaitdescendu de la chaise attelée de ces deux étranges porteurs, labelle brune et la jolie blonde.

Il l’eût reconnu rien qu’à l’éclair que lesoleil faisait jaillir de la garde d’acier de son épée.

Il avait l’air, ce seigneur, de guetter lemoment favorable pour sauter de l’autre côté de la muraille.Quelqu’un sans doute le gênait dans les jardins de Medina. Ilattendait.

Les yeux de Bobazon ne pouvaient se détacherde lui. Bobazon n’eût point su dire pourquoi il avait uneimpatience extraordinaire de découvrir son visage. Il se faisaitdes reproches ; il se disait :

– J’ai pourtant bien autre chose àpenser : ma sûreté d’abord, et mon pauvre maître Mendoze queces coquins ont volé pour le faire servir encore à quelquemaléfice…

Mais c’était comme un charme qui clouait sesregards à cette taille svelte, à cette tête coiffée de brunsanneaux, à cette épée qui ressemblait…

Par les cinq plaies ! elle ressemblait àl’épée de Mendoze lui-même !

Et cette taille, et cette chevelure…

Si les morts pouvaient ressusciter…

Le jeune gentilhomme se retourna, parce queBobazon avait fait du bruit en trébuchant contre un caillou.

Bobazon poussa un grand cri et se laissa choirsur le sol. Il mit ses deux mains au devant de ses yeux engémissant :

– Mendoze ! mon bon maître jecomptais vous ensevelir en terre sainte !… Je ferai chanterdes messes pour vous, mon maître Mendoze !… Les chevaux nepouvaient plus nous servir puisque vous étiez mort… Ayez pitié d’unpauvre malheureux… Si j’avais su, je vous aurais ouvert le sacmoi-même… Pitié ! pitié !…

Au travers de ses mains convulsives quipesaient sur ses paupières fermées, il croyait voir l’apparitionglisser de la muraille sur le sol du sentier pour s’avancer verslui, silencieuse et lente. Ses oreilles, qui tintaient, entendaientun bruit sourd, prodigieux, inexplicable : c’était la marchedu spectre.

Oh ! certes, la terreur n’a pas besoin dela nuit. D’ailleurs, tout poltron peut produire autour de lui lesténèbres en agissant comme notre Bobazon et en se mettant unbandeau sur la vue. Bobazon comptait en quelque sorte les pas dufantôme. Pour un empire il n’eut pas ouvert les yeux, de peurd’apercevoir près de lui ce pâle et beau visage du mortressuscité.

Mais fuit-on les esprits ? Bobazon avaitbeau fermer les yeux, l’ombre approchait. À peine avait-il encorela force de balbutier d’une voix étranglée par laterreur :

– Pitié ! pitié !

Des chocs sourds agitèrent la poudre autour delui. Un objet frôla son vêtement.

– Pitié, grand saint Antoine !

Un souffle ronfla tout près de sonoreille ; une haleine humide et chaude procura à sa nuque uneindicible sensation d’horreur.

Il se leva d’un bond : une lèvre mouilléeavait touché son cou…

Ses yeux, qui sortaient de leurs orbites,virent à sa droite Migaja, à sa gauche Pepino…

Toute l’herbe du chemin était broutée.

Il n’y avait plus personne sur la muraille dela maison de Pilate. Le sentier était désert. Le soleilblanchissait les ruines muettes.

Chapitre 4LE MARAGUT

Dans la chambre des sortilèges, au premierétage de la maison du forgeron, cet homme voilé de serge noirequ’on avait appelé monseigneur resta seul un instant, après ledépart de Moghrab et de Bobazon. Il eut coup sur coup trois ouquatre tressaillements rapides qui le secouèrent de la tête auxpieds, puis tout son corps se prit à trembler uniformément, commeil arrive au début d’un violent accès de fièvre.

Il desserra le ceinturon de son épée etrespira sous son voile un flacon d’odeurs.

Puis, défaillant et prêt à tomber, il arrachabrusquement son voile afin de donner de l’air à ses poumonsoppressés.

Nous avons vu passer une fois déjà dans cespages ce roide et froid visage, encadré de cheveux plus noirs quel’ébène, où brillaient çà et là des fils d’argent révoltés. Nousavons vu cette taille aux théâtrales fiertés se redresser dans samarche processionnelle au travers des salles mauresques du palaisroyal. Nous avons vu tous les fronts s’incliner sur sa route, etles grands eux-mêmes devenir petits devant sa souveraineomnipotence.

Du premier coup d’œil, en effet, sous ce voilequi tombait, nous eussions reconnu les traits aigus, la longuefigure, le masque austère et hautain du favori de Philippe IV.

Ce mystérieux visiteur, faisant concurrence auvieux Bernard de Zuniga, venait dans le repaire même du sorcierinfidèle et ne reculait point devant les plus effrayantes formulesde la science infernale.

C’était le zélé défenseur de la vraie foi, lechampion de l’église orthodoxe, la meilleure colonne de cettecathédrale mystique symbolisant la religieuse Espagne, l’hommeenfin qui, chauffant jusqu’à la cruauté les ardeurs de saconviction sincère, venait de rallumer tout récemment le bûcher desrelaps, dont le feu avait quelque temps couvé sous la cendre.

C’était le comte-duc qui était dans l’antremême de Moghrab le païen, en face d’une table que souillait encorele sang d’un sacrifice diabolique.

Il faut attribuer le fait pour une part àl’influence du temps. Le temps était aux grimoires, à la cabale,aux sorciers. On brûlait les sorciers plus que jamais, ce qui estle triomphe de la sorcellerie ; pour une autre part, il fautattribuer le même fait au caractère même du comte-duc. C’était unhomme savant, crédule, faible, oseur et ambitieux jusqu’à lafolie.

Richelieu, son rival et son maître, ne seprivait point de consulter le sort ; Buckingham, son plusmortel ennemi, n’agissait, dit-on, que d’après les textes obscursde son horoscope tiré par le fameux Daniel de Lynn. Ne nousétonnons donc pas de trop de voir le vizir de l’Espagne arriérédans les mêmes eaux que les ministres de la France et del’Angleterre, où déjà le grand crépuscule des idées nouvellesessayait de naître.

En pareille circonstance, Buckingham etRichelieu étaient assurément plus inexcusables que le comte-duc, cesauvage écolier tout farci de latin et de grec puisés aux sourcesles plus troubles de la barbarie scolastique.

Et cependant, si l’on en croit les mémoires deleur temps, ils se montraient l’un et l’autre bien mieux aguerrisavec Satan ou ses suppôts, et le plus timide des deux eût rendu despoints au comte-duc à ce jeu. À Londres, Buckingham, moitié depaïen, avait donné mille guinées à la pythonisse qui lui fît voirdans un miroir magique Anne d’Autriche, et à Paris, l’homme deMontfaucon, le sinistre Labat sortait parfois longtemps après lepère Joseph du cabinet de Son Éminence.

Quoi qu’il en soit, la physionomie ducomte-duc exprimait en ce moment un singulier mélange de remords,d’épouvante, de dégoût et de crédulité. Les gens qui repassaient leseuil du temple de Delphes devaient avoir un peu cet air contrit etterrifié. Les odeurs contenues dans son flacon richement ciselé,n’avaient pu ranimer son esprit. Il aspira à pleins poumons l’airvicié et chaud de l’antre, puis il ferma les yeux comme si lasyncope victorieuse allait le jeter sur le sol.

C’étaient, il faut l’avouer, d’odieux ethostiles parfums que ceux qui emplissaient cette chambre close.L’Arabe, chacun le sait bien, dégage de rudes effluves, la panthèreaussi, les hiboux de même. Nous ne parlons même pas du cadavre nides serpents. Ajoutez à cela les subtils alcalis renfermés sous lecuir des bêtes empaillées, la fumée des liqueurs cabalistiques, etles vapeurs d’un brasero sur lequel avait cuit le cœur du pendu,vous aurez une idée affaiblie de l’atroce bouquet placé sous lesnarines de Sa Grâce.

Un instant, il resta les yeux fermés. Sesjoues livides se creusaient et ses paupières battaient malgré lui.Peut-être voyait-il dressé devant lui le spectre de l’Inquisition,dont l’œil perçait les plus épaisses murailles et qui s’attaquait àtout, même aux rois. Il y avait certes là de quoi allumer toutesles foudres du Saint-Office, et, si haute que fût la tête dufavori, le san-benito pouvait la coiffer.

Ces choses, qui semblent impossible auvulgaire, tentées hardiment et soudain, réussissent toujours. Cepouvait être un grand coup politique. Le comte-duc connaissait sonEspagne.

Le comte-duc savait bien que si cette comédieinvraisemblable était offerte au peuple de Séville, le favori, vêtude la robe à flammes rouges, et conduit au bûcher par la processiondes pénitents, Séville entière rugirait l’acclamation de sa joiefolle.

Il y songea, car il sourit. Cette crainteayant trait aux choses de ce monde soulagea pour un moment sessuperstitieuses défaillances.

– Ils n’oseraient… murmura-t-il. Le roilui-même n’a-t-il pas son mystérieux sorcier,Hussein-le-Noir ?… La reine n’a-t-elle pas le physicienSoliman ?… des Africains aussi… des infidèles ! Ce sontles maîtres du présent qui sont excusables de chercher à devinerl’avenir.

Sa pensée tournait. Des rides se creusaient àson front.

– Hussein-le-Noir !répéta-t-il ; ma police a pu le dire le nom de cet homme… Ilva chez le roi à toute heure du jour et de la nuit… Je donneraisune fortune pour l’avoir là sous la main et m’en faire un allié… –Mais, se reprit-il d’un accent chagrin, il faut bien convenir qu’ily a là-dedans des choses qui dépassent l’intelligence humaine… Cemécréant est insaisissable… il se dérobe comme un esprit de l’air àtoutes les recherches. J’ai beau faire garder sévèrement toutes lesavenues de l’Alcazar, nul ne l’aperçoit quand il vient, nul ne lesurprend quand il sort… On dirait qu’il surgit de terre et qu’il yrentre. Cosmo, le chambrier secret, voit tout à coup une sombresilhouette au bout du corridor qui conduit dans mes propresappartements ou dans l’embrasure de la porte de Zuniga, mon oncle.Derrière les draperies blanches qui tombent d’un turban mauresque,il entend une voix creuse qui dit : « Va prévenir le roi,Hussein-le-Noir veut lui parler. » Étrange !s’interrompit-il encore ; nous vivons dans un temps tout pleind’inexplicables bizarreries… Qui est cet Hussein ? Dansquelles ténèbres cache-t-il sa vie ? Que dit-il au roi ?Sait-il lire vraiment dans le livre fermé ?… Voit-il nosambitions, nos luttes, nos efforts ?… J’aurai sous peu laréponse à cette question. Mes mesures sont bien prises, Cosmo estacheté !

La panthère s’étira sur sa paille en rendantun rauquement paresseux.

Le comte-duc tressaillit et ses paupièress’ouvrirent. Il avait oublié peut-être le lieu où il setrouvait.

Ses regards rencontrèrent les yeux demi-closde la panthère, dont les cils tamisaient une flamme sombre et labraquaient sur lui. Les yeux ronds et rouges des deux hibouxsuivaient la même direction. Les serpents tournaient vers lui leursprunelles immobiles. Tout ce qui était là, vivant ou pétrifié parla mort, le regardait. Il était le centre de cette attention fixeet muette.

Sa bouche se crispa convulsivement pouressayer un amer sourire.

– Moi… pensa-t-il tout haut ;ici !… moi… le premier ministre de Philippe d’Autriche !…L’historien qui raconterait cela passerait pour un extravagantcalomniateur !… – Rampe, tigre ! poursuivit-il en seredressant, pâle encore, mais l’œil haut et grand ouvert ;fascinez, oiseaux de sinistre présage !… reptiles immondes,déguisements de Satan, roulez sur vos anneaux !… Je n’ai paspeur… j’ai sur ma poitrine le talisman béni qui brave l’Enfer… Dieuaccompagne son serviteur au fond même de ces abîmes.

Il entrouvrit son pourpoint et baisa unreliquaire qu’il portait sous ses habits.

Les hiboux gardèrent leur somnolenteimpassibilité ; la panthère ne hurla point ; aucunserpent empaillé ne siffla.

Le comte-duc fut peut-être un peu désappointéde voir ce suprême défi rester sans réponse. Sa crédulités’ébranla ; mais ses yeux tombèrent par hasard sur la table,où le sang se figeait, et le poids qui oppressait sa poitrines’alourdit de nouveau.

– Ce n’est pas un assassinat,balbutia-t-il. Le pauvre malheureux était mort.

– Oui, répondit sa conscience ; maisc’est une profanation.

Il ferma les poings, révolté contre sa proprehonte, et s’écria avec colère :

– Et qu’y a-t-il au fond de toutceci ?… Ai-je entendu la voix de l’enfer ? Suis-je ladupe d’un effronté charlatan ? J’ai étudié, de par saintAntoine ! On se souvient de moi à Salamanque !… Suis-jeau-dessous des grandeurs de ma tâche pour descendre à de si vilsmoyens ? Non, non ! s’interrompit-il, quelque chose ennous témoigne qu’il doit exister des liens entre ce monde et lesespaces supérieurs… ou inférieurs… qui sont au delà de la tombe… Jeparle d’études…, l’étude fortifie cette opinion… Les anciens ontcru à la magie… les livres saints le prouvent tout aussi bien quel’histoire. Que m’a dit Moghrab ? que je vaincrais… que mavictoire serait due à l’excellence de mon style dans monAntidoto contra las calumnias… L’éloquence fut toujoursune arme supérieure à l’épée… Mais ce païen tarde bien ! Ildoit faire jour maintenant au palais.

La panthère se dressa tout à coup sur sesjarrets souples et nerveux. Les hiboux hérissèrent leurs plumes etvoilèrent de blanc le disque rouge de leurs prunelles. Une draperiesituée de l’autre côté de la table s’ouvrit brusquement, laissantvoir Moghrab debout, les bras croisés sur sa poitrine.

– Seigneur, dit-il, je suis revenu depuislongtemps et mon esprit n’avait point quitté Votre Grâce.

Le favori fronça le sourcil etmurmura :

– Ces momeries sont bonnes pour ceux quetu réussis à effrayer, Maragut ; je t’avais défendu de metraiter comme un enfant… Pourquoi ne m’as-tu pas laissésortir ?

– Parce que, répondit le Maure, VotreExcellence ignore encore une partie de ce qu’elle doit savoir.

– Parle donc, et hâte-toi !

– Votre Excellence a le temps, prononçapéremptoirement l’Africain ; la porte des appartements du roine s’ouvrira pour elle qu’à deux heures après midi.

– Comment sais-tu ?…

– Comment sais-je qu’à deux pas de nousle cardinal de Richelieu fait recruter des soldats pour l’émeutequi doit éclater demain dans Séville ?

– Par le ciel ! s’écria le favori,tu ne m’as jamais rien dit de cela.

– Comment sais-je, continua paisiblementMoghrab, que de l’autre côté de cette cour le duc de Buckinghamfait offrir à l’heure qu’il est sa charge de guinées à l’homme quiprivera l’Espagne de son plus ferme soutien ?

– Buckingham veut me faireassassiner ! râla le favori pris d’une véritable terreur.

– Ces Anglais ont la réputation d’êtreponctuels à payer leurs dettes, répondit Moghrab sans rien perdrede son impassibilité.

Le comte-duc était livide.

– Maragut ! prononça-t-il entre sesdents serrées, prends garde de perdre le respect… si tu sais tout,tu dois connaître ce qui s’est passé jadis entre Buckingham etmoi.

– Excellence, répliqua l’Africain, jesuis d’un pays où le mari tue l’homme qui tente de séduire safemme.

– Eh bien ! – s’écria le comte-ducen proie à la plus terrible agitation, – n’envoyez-vous pas vosesclaves armés contre ceux qui rôdent autour du sérail !

– L’Anglais porte à l’épaule gauche lacicatrice d’un coup de poignard, ajouta Moghrab. Or, il y a unhomme à Séville qui ce matin lui a vendu son bras.

– Le nom de cet homme ?

– Cuchillo.

– Le toréador ? un aventurier sanspeur, dit-on.

– Un homme habitué à jouer avec lamort.

Il y eut un silence. Le comte-duc étaitsombre, mais il avait recouvré ce flegme castillan qu’il possédaità un si haut degré.

Ce fut Moghrab qui reprit le premier laparole.

– Votre Grâce court encore d’autresdangers, dit-il.

– Je veux connaître tous les dangers queje cours, répliqua le favori.

– D’abord, repartit Moghrab quis’inclina, il y a le duc de Medina-Celi…

– Passe ! je connais cette burlesqueaventure. Elle sert mes intérêts : je laisse aller.

– Votre Grâce connaît… ? répétaMoghrab avec une inflexion de voix étrange. Mais, – se reprit-il, –je suis pour obéir aveuglément à vos ordres… Que Votre Grâce daigneseulement ouvrir les yeux et passer la revue sévère de tous ceuxqui la servent.

– Passe ! prononça pour la secondefois le duc ; – ceux qui me servent me trahissent… Il n’y apas besoin de sortilèges pour deviner cela.

– C’est juste, murmura Moghrab doucement,vous trahissez bien vous-même, sans le savoir, celui que vousservez.

Le rouge monta violemment au front ducomte-duc, dont la pâleur revint aussitôt après plus livide.

S’il eut de la colère, il la contint enlui-même. La brutale insinuation de l’Africain ne fut pointrelevée.

– Le roi doute, reprit ce dernier ;vos amis conspirent… vos amis et vos parents… Celui qui doit vousremplacer, si votre étoile vous abandonne, Juan de Haro, granditmalgré ses vices et ses débauches. Votre Grâce veut-elle un conseilaprès avoir écouté des oracles ?

– Voyons le conseil, Maragut, dit Gasparde Guzman d’un ton un peu dédaigneux.

– Que Votre Grâce aille à ses ennemis,puisque ses amis l’abandonnent.

– Qui appelles-tu mes ennemis ?

– La reine, Medina, Sandoval, Moncade,Richelieu, Buckingham et les desservidores.

– Tu oublies Bragance ! fit lefavori qui haussa franchement les épaules.

– Votre Grâce a raison, repartit Moghrab,j’oubliais Bragance, et j’avais tort. Quand le poisson ne mord pasà la ligne, j’ai ouï dire que les pêcheurs du Guadalquivirtroublent l’eau, ce qui emplit leurs filets à coup sûr…

Le comte-duc se leva et fit un geste defatigue hautaine.

– Brisons-là, Maragut, dit-il, tu es unsorcier, je suis un ministre. Souviens-toi de ce que le peintregrec dit au cordonnier : Ne sutor ultra crepidam. Enpolitique, crois-moi, je suis plus fort que toi. N’as-tu rien àm’apprendre ?

– Je n’ai plus rien, seigneur.

– Eh bien ! moi, j’ai encore quelquechose à te demander. As-tu entendu parler parfois deHussein-le-Noir ?

La physionomie de l’Arabe ne broncha pas.

– On dit que c’est l’astrologue du roi,répondit-il.

– Tu ne l’as jamais vu ?

– Jamais.

– Tu ne sais rien sur lui ?

– Si fait… Je sais qu’Hussein-le-Noir aprononcé devant Sa Majesté le nom du successeur de Votre Grâce.

– Le roi ?…

– Le roi a demandé à Hussein-le-Noir unphiltre qui le fasse aimer de la belle marquise d’Andujar.

Le comte-duc garda un instant le silence.

Puis fixant tout à coup ses yeux surMoghrab :

– Maragut, dit-il, pourrais-tu entrer enlice contre cet Hussein-le-Noir ?

– Dans le champ clos de la sciencemystérieuse, oui, seigneur, répondit l’Africain sans hésiter.

– Quel prix demandes-tu pour entamer lalutte ?

– Nous compterons plus tard, seigneur… Ceque je demande à Votre Grâce, ce sont les moyens de combattre, laplus minutieuse prudence et la plus complète neutralité.

– Qu’entends-tu par moyens decombattre ?… Des armes ?

– J’ai des armes… Ce qui me manque, c’estle champ de bataille.

– Choisis-le : tu l’auras.

– Donnez-moi donc, seigneur, la libredisposition du cabinet de Votre Grâce qui communique avecl’appartement de Sa Majesté.

– À dater de cette heure, tu l’as… Quantà la neutralité…

– Vous ne pouvez plus me la promettre,n’est-ce pas, seigneur ? interrompit Moghrab ; ce matinmême, Hussein doit tomber dans le piège tendu en quittant votreoncle Bernard de Zuniga ?…

– Il voit donc vraiment donBernard ?…

– On le rencontre aussi souvent sortantde chez vous que de chez votre oncle.

– C’est vrai !… murmura Olivarèssans prendre la peine de cacher sa préoccupation profonde ;voilà où est le miracle !… et j’ai peur que celui-là ne soitun plus fin sorcier que toi, Maragut !

L’Africain eut un orgueilleux sourire.

– C’est un homme habile, seigneur, je nedis pas non, répliqua Moghrab, car vous avez perdu votre argent etvotre peine à séduire Cosmo, le chambrier secret. Les mercenairesapostés devant le logis de don Bernard attendront en vainHussein-le-Noir… Hussein-le-Noir a éventé le piège. Mais je suisplus habile que Hussein-le-Noir, et dès que je me mettrai contrelui, son pouvoir tombera. Il est temps de nous rendre à notredevoir, seigneur : descendons et prenons la litière de VotreGrâce.

Le comte-duc se leva aussitôt. Évidemment,aucun attrait ne le retenait plus en ce lieu.

Moghrab poussa les contrevents de la fenêtre,aux vitres de laquelle le soleil se jouait déjà. Il caressa lapanthère, qui fit le gros dos à ses pieds comme un chat esclave, etprit sous son bras une boîte de maroquin de forme carrée, dont lecouvercle était chargé de caractères hébraïques.

Cela devait être plein de diableries, etc’étaient sans doute les armes dont il comptait se servir dans labataille engagée contre ce terrible Hussein-le-Noir.

Le comte-duc ne put s’empêcher de jeter unregard de défiance sur cet arsenal portatif. Il passa néanmoins lepremier, sur l’invitation de Moghrab, et quand celui-ci eutrepoussé la porte de son antre il put entendre à l’intérieur de laserrure une demi-douzaine de crochets qui retombaient d’eux-mêmeset s’engrenaient l’un après l’autre.

Au bas de l’escalier, Moghrab ouvrit une portebasse qui donnait dans une sorte de remise très obscure où lachaise de Sa Grâce l’attendait d’ordinaire avec ses porteurs, lorsde ses excursions secrètes.

Moghrab appela doucement :

– Thomas ! Zaccaria !

Personne ne répondit.

– Les paresseux se sont endormis, murmurale comte-duc.

Moghrab entra et ressortit presque aussitôtaprès, l’étonnement peint sur le visage.

– La chaise de Votre Grâce a disparu,dit-il.

– Et mes porteurs ?

– Ils ronflent.

– Et la sorcellerie ne t’avait pas faitdeviner cela, Maragut ?

Ce disant, il leva sur le Maure un regardrailleur, et fut tout surpris de voir un fin sourire sous lesmasses soyeuses de sa moustache.

On travaillait chez le forgeron. Le bruit desmarteaux allait en cadence. Moghrab s’avança jusqu’au milieu de lacour et interrogea de l’œil les étages supérieurs de la maison. Ilvit une corde tendue qui traversait la cour, rejoignant les deuxbalcons.

Son sourire s’éclaira davantage.

Ses doigts arrondis touchèrent ses lèvres, unsifflet aigu s’en échappa.

Il attendit le quart d’une minute, puis ilprononça d’un ton guttural et doux ces deux noms defemme :

– Aïdda ! Gabrielle !

Le bruit des marteaux de la forge réponditseul à ce double appel.

– Par le Prophète, grommela-t-il entreses dents, bien en prend à celui-ci d’être bon cavalier ! S’ilva toujours ainsi, il faudra un Cervantès pour raconter sesaventures. Votre chaise est maintenant au palais, seigneur,ajouta-t-il en se tournant vers le comte-duc. Elle a joui du droitd’asile, ce matin, comme le sanctuaire d’une cathédrale.

– Explique-toi !

– Grâce à elle, poursuivit Moghrab, celuiqui mit hier son épée dans la poitrine de votre honoré neveu, lecomte de Palomas, pourra nous rendre quelque bon office.

– Je te dis de t’expliquer.

– J’offrirai d’abord mon humble litière àVotre Grâce, et nous causerons en chemin.

– Holà ! Zaccaria ! fit-il enentrant dans la remise, où il secoua rudement les deuxporteurs ; holà ! Tomas ! Debout ! coquins defainéants !

Les deux pauvres diables, réveillés ensursaut, se frottaient les yeux, combattant le sommeil opiniâtre etlourd qui les accablait.

– Il y avait quelque chose dans ce vind’Alicante ! grommela Tomas le premier.

– Deux jolies filles sur ma foi !ajouta Zaccaria.

L’Africain les poussa dehors par les épaules.Ils s’attelèrent à une chaise formée de draperies mauresques quistationnait sous le hangar voisin de la forge.

– Au palais ! ordonna le duccourroucé.

– Quel bouquet ! dit Zaccariasoupesant sa double charge, car l’Africain était monté près duministre.

– Quels yeux !… soupira Tomas.

Et ils prirent leur course, habitué qu’ilsétaient à verser des torrents de sueur sur le pavé pointu deSéville.

En chemin, Moghrab donna au ministrel’explication qu’il voulut. Le lecteur connaîtra forcément lavéritable dans la suite de ce récit.

La litière, discrètement fermée, pénétra dansl’intérieur de l’Alcazar et s’arrêta dans la cour privée quidesservait les appartements du favori. La valetaille eut clémencede se cacher derrière les jalousies pour espionner, de sorte que lecomte-duc regagna son cabinet avec l’espoir de n’avoir point étéaperçu.

Il demanda à son chambrier si le roi l’avaitfait appeler, et, sur sa réponse négative, il ordonna à cet hommede sortir.

Moghrab montra du doigt le cadran de lapendule à contre-poids, dont le mouvement grondait dans son armoired’ébène.

– Dans dix minutes, dit-il, Husseinentrera chez le roi. Madame la duchesse est sans doute inquiète deson noble époux.

– Si je restais près de toi, tu nepourrais donc agir ? demanda le comte-duc.

– La présence de Votre Grâce meparalyserait complètement.

Que répondre à ces déclarations qui font laforce de tout charlatanisme ? De deux choses l’une, on veut oul’on ne veut pas. La première condition si l’épreuve doit êtretentée, est de ne point ôter à l’ouvrier son moyen d’action.

Il est le maître à cette heure. Ce qu’ilordonne doit être accompli.

Le comte-duc ferma ostensiblement les tiroirset panneaux de ses bahuts, mit les clefs dans sa poche et seretira.

Moghrab était seul. Sa physionomie se détenditau moment où le battant de la porte retombait lourdement sur leministre. Le sourire moqueur, nous allions dire cynique, que nousavons déjà vu sur ce noble visage, releva encore une fois le coinde ses lèvres. En même temps son regard s’éteignit sous un voile defatigue découragée.

– Pour qui tant de travaux ?murmura-t-il, et pourquoi ?…

Il resta un moment immobile, puis l’éclair seranima tout à coup dans sa prunelle.

– C’était écrit, poursuivit-il, tandisque son regard devenait plus railleur ; un bon musulman a-t-ildes comptes à demander à la destinée ? S’il me manque un motifpour édifier, j’ai du moins les raisons qui mettent en branle monmarteau démolisseur. Les plaies envenimées se guérissent par le feret le feu !…

Il se dirigea vers la porte par où le ministres’était retiré. Il en poussa doucement les verrous et fit retombersur le trou de la serrure le bouton de cuivre préparé pour cetusage.

Après quoi il fit quelques pas vers la sortieopposée, petite porte dissimulée dans les tentures à hauts ramagesqui recouvraient de toutes parts la nudité des muraillesmauresques. À moitié route, il s’arrêta devant la tablemagnifiquement sculptée où le comte-duc faisait ses écritures. Desfeuilles volantes de vélin étaient éparses sur le maroquin. Moghraby jeta les yeux et lut deux ou trois phrases longues, symétriques,hérissées de citations grecques et latines.

– Ce n’est point par haine pour cethomme, pensa-t-il tout haut avec une dédaigneuse fierté ; lefils de mon père ne peut pas haïr ce licencié pédant, tout bouffide sa science puérile… De par Dieu… ou de par Mahomet ! si monturban le veut, je suis un juge qui condamne et qui porte avec soila hache pour exécuter lui-même ses arrêts…

Il repoussa les feuilles de vélin et ouvrit laboîte mystérieuse qu’il avait apportée avec lui. Elle contenait unlong voile de cachemire noir brodé de fil d’argent. Le turban deMoghrab prit dans la boîte la place de ce riche et sombre tissu,qui fut roulé autour de sa tête rasée de façon à ce que le visagerestât presque entièrement voilé de noir, tandis que la frangeargentée retombait sur le dos et les épaules en torsadeséclatantes.

Moghrab dissimula sa boîte refermée sous lesplis amples de son bernuz, et gagna la porte dérobée dont ilsouleva la draperie. Le pêne quitta la serrure sans bruit, et sansbruit aussi l’unique battant tourna sur ses gonds. La draperieretombée ferma passage au jour qui venait de l’intérieur ducabinet. Moghrab se trouva dans l’ombre, au bout d’une étroite etlongue galerie dont l’autre extrémité était brillammentéclairée.

Au milieu de cette lumière, une silhouetteressortait, découpant ses profils avec brusqueries. C’était unhomme déjà voûté par l’âge, immobile et posé aux aguets. Il n’avaitpoint entendu Moghrab : il lui tournait le dos, dirigeant sesregards vers une galerie coupant à angle droit celle où l’Africainvenait de pénétrer.

Cette galerie conduisait au logis de donBernard de Zuniga, premier secrétaire d’État.

L’entrée particulière des appartements royauxétait précisément derrière le vieil homme, et faisait face à lagalerie de don Bernard.

Ce vieil homme était don Cosmo Bayeta,gentilhomme de Biscaye et chambrier secret du roi don Philipped’Espagne.

Les sandales de Moghrab ne faisaient aucunbruit sur le marbre qui pavait la galerie. Il arriva jusqu’à troispas du chambrier sans avoir éveillé son attention. Celui-ci étaiten train de se frotter les mains tout doucement. Il se disait enregardant au loin :

– Trois solides gaillards !… Cettefois-ci, le moricaud ne nous échappera pas !

Une lourde main se posa sur son épaule. Il seretourna. Un cri d’effroi voulut s’échapper de sa gorge, mais lasombre apparition était derrière lui avec son voile noir frangé deblanc.

Le vieux Cosmo demeura muet et comme pétrifié.Dès que la main du nouveau venu eut quitté son épaule, il recula deplusieurs pas pour coller son dos voûté à la muraille ducorridor.

– Seigneur ! seigneur ! dit-il,croyez bien que je ne parlais pas de vous !

La voix qui sortait de cette cagoule encachemire qui retombait jusque sur la poitrine de Moghrab étaitcalme et sévère.

– Ne vous corrigerez-vous point,dit-elle, de tenter l’impossible ? Faudra-t-il attacher l’unde vous à la potence pour que les autres restent en repos ?Aposte cent coquins au lieu de trois, mille au lieu de cent, je merirai de leurs couteaux !… Prend-on les oiseaux du ciel dansdes pièges à loup ?… Murez les portes, je passerai par lesfenêtres… barricadez les fenêtres, je me glisserai avec un souffled’air ou avec un rayon de soleil.

– La terre s’ouvre pour vous donnerissue, seigneur, murmura Cosmo Bayeta, de bonne foi et courbantrespectueusement la tête ; ne m’imputez point ce qui a étéfait, car je ne suis qu’un pauvre malheureux.

L’Africain se redressa de toute la hauteur desa taille.

– Chacun a son heure marquée,dit-il ; je suis homme et je mourrai… mais jusqu’à ce quel’aiguille de ma destinée ait touché le chiffre fatal, le fer et lefeu ne peuvent rien contre moi.

Il entr’ouvrit son écharpe de cachemire, etjeta un poignard aux pieds de Cosmo tout tremblant.

– Donne ceci à Gaspard de Guzman,poursuivit-il ; hier, on me le mit dans la poitrine, et mevoici ! Dis-lui que Hussein-le-Noir est un ennemi troppuissant pour sa faiblesse… Que je sois poignardé de nouveau,perçant comme aujourd’hui ces murs de pierre, je reviendrai tedire : Hussein-le-Noir veut entretenir le roi d’Espagne… faiston devoir !

Cosmo Bayeta, pâle et tout frémissant desuperstitieuse épouvante, passa devant l’Africain sans lever lesyeux sur lui, et ouvrit la porte des appartements royaux.

– Hussein-le-Noir, prononça-t-il à voixbasse, demande audience à Sa Majesté.

– Qu’il entre, répliqua une voix frêle etcassée ; j’ai justement besoin d’un philtre pour ce soir.

Une autre voix beaucoup plus mâle, mais quisemblait appartenir à un perroquet, ajouta :

– Philippe est grand… il est grand,Philippe !

Chapitre 5DANSE DE CORDE

C’était à l’heure où notre Bobazon, graine demillionnaire et Crésus en expectative, pénétrait dans l’écurie deSaint-Jean-Baptiste pour en extraire Pepino et Migaja, héritage deson pauvre jeune maître. Au quatrième étage de la maison duforgeron, où déjà le crépuscule matinier envoyait de clairsreflets, une porte s’ouvrit sur un des balcons qui servaient depaliers aux escaliers régnant en saillie, un homme sortit, puis unejeune femme qui le retenait par la main.

L’homme était enveloppé dans un ample manteaubrun dont le collet relevé dissimulait le bas de son visage. Sonfront et ses yeux disparaissaient sous un sombrero à largesbords.

La femme se drapait dans une longue mantillede soie. Son voile, qui semblait avoir été disposé à la hâte et auhasard des ténèbres, laissait voir les boucles en désordre de sesmagnifiques cheveux noirs. C’était une beauté orientale aux yeuxprofonds et long fendus. Sa taille avait des souplesses gracieuseset hardies. Le charme de son regard parlait de mélancolievaguement.

Elle était toute jeune, grande, élancée, etbrune de peau comme les filles d’Afrique. Ses deux brass’appuyaient, arrondis avec abandon, sur l’épaule de soncompagnon.

C’étaient des adieux. L’alouette avait chanté.Roméo se séparait de Juliette.

Ils jetèrent tous deux le même regard à lacour déserte.

– Adieu, Moncade, murmura la bellefille ; tu dis que tu as un devoir à remplir, un ami à sauver,je ne te retiens pas… Mais, au fond de mon cœur, il y a comme unemenace… Quelque chose me dit que je ne te verrai pas demain.

Le baiser d’adieu de Moncade fut léger etdistrait.

– Qui sait où je serai demain, Aïdda, mapauvre âme ? répliqua-t-il ; l’Espagne est comme unmalade dont chaque heure chauffe la fièvre…

Tu as raison de craindre : la criseapproche… elle sera terrible.

Les longs cils noirs d’Aïdda voilèrent saprunelle.

– Combien y a-t-il de jours que tu n’asété au tombeau de ta sœur, marquis ? demanda-t-elle tout basd’une voix sombre.

Moncade tressaillit. Il ne s’attendait point àcette question. Sa tête s’inclina sur sa poitrine.

– Il y a bien des jours, n’est-cepas ? reprit la belle Mauresque d’un ton où la mélancolies’imprégnait d’amertume. Tu es Espagnol, tu n’as pas renoncé àvenger ta sœur, mais tu oublies déjà de prier pour elle… La filledu comte-duc a un cou de cygne et de belles lèvres roses… elle estGuzman ! on a vu l’amour couler comme un baume sur cette plaiequi s’appelle la haine.

– Tais-toi, Aïdda ! tais-toi !balbutia Pescaire.

– Ce n’est pas l’explosion que je crains,poursuivit-elle, ce n’est pas la bataille… La pensée du combat oùtu perdrais la vie ne me fait pas peur, je saurai te retrouver audelà de la mort… Ce que je crains, Moncade, c’est toninconstance.

– Folle ! repartit le cavalier quiparvint à sourire ; sait-on où vont les rêves desfemmes ?…

Puis, d’un accent sérieux et plus triste, ilajouta :

– Les cheveux de mon père sont devenusblancs en une nuit… J’ai ouï dire que dans les officines dessavants, il est des liqueurs qui prennent feu subitement quand onles met en contact l’une avec l’autre : ainsi arriverait-il sile sang du meurtrier se mêlait au sang de la victime.

Aïdda se pendit à son cou.

– Marquis, dit-elle, tu as un noblecœur !

– Blanche de Moncade, poursuivit lecavalier en étendant la main, sera vengée, je le jure.

Il rejeta sur son épaule le pan de son manteauet porta les doigts effilés de la jeune fille jusqu’à seslèvres.

Puis il descendit rapidement l’escalier etdisparut dans l’ombre de la cour.

Aïdda resta un instant accoudée au balcon,plongeant son regard rêveur dans ces ténèbres.

À l’étage supérieur on aurait pu voir uneautre tête de jeune fille pendre au-dessus de la sienne : unetête blonde, celle-là, rieuse, douce, espiègle et adorablementjolie.

Il y avait un charme enfantin et naïf danscette franche gaieté qui est rarement l’apanage de la viergeespagnole.

Une rose qu’elle tenait à la main s’effeuillasur le front d’Aïdda, puis dispersa ses folioles légères quiallèrent voltigeant et tournoyant dans le vide.

Aïdda rougit, mais elle sourit.

– Curieuse ! dit-elle sans releverencore les yeux.

– Bonjour, Aïdda, dit la blonde, raillantun peu, mais si peu !

– Bonjour, Gabrielle, répondit la bruneavec une légère nuance de reproche dans l’accent.

Elle releva enfin les yeux. Leurs regards secroisèrent. Je ne sais pourquoi le choc de leurs prunelles les fitplus jolies.

– Je ne suis pas une curieuse, repritGabrielle ; je suis venue sur le balcon pour mes affaires.

– Tu as donc des affairesmaintenant ?

– Pas autant que toi…

– Méchante !

Les doigts rosés de Gabrielle s’arrondirentau-devant de sa bouche, qui semblait une fleur de corail. Elledécocha un souriant baiser.

Aïdda la rancunière répondit par un signe demenace.

– Je n’ai rien vu, je te l’assure,poursuivit Gabrielle, qui se fit humble pour apaiser cettecolère.

– Est-ce bien vrai, cela ?

– Bien vrai… Le manteau me cachait latournure… et comment reconnaître le visage sous ce largesombrero ?

– Alors tu étais là ? murmura laMauresque, dont les sourcils se froncèrent.

– Monte, dit Gabrielle, mon père n’estpas là, nous allons causer.

– Descends, si tu veux, repartit Aïdda,mon père n’est pas là… mais je n’ai rien à te dire…

À son tour, la blonde fit une délicieusepetite moue.

– Tu ne m’aimes donc plus ?…murmura-t-elle.

– Je n’aime pas les espionnes quicherchent à surprendre le secret de leurs amies.

– Mais il y a longtemps que je le sais,ton secret, dit bonnement Gabrielle.

– Tu saurais…

– Monte… J’ai mon secret aussi, je vaiste le dire.

Le courroux de la belle Africaine n’était pasbien profond, car un éclair de gaieté brilla derrière ses longscils abaissés.

– Ah !… fit-elle en mettant le piedsur la première marche.

Puis elle ajouta :

– Ce n’est que pour savoir tonsecret.

L’instant d’après, Gabrielle l’entraînait dansle frais réduit qui lui servait de chambre à coucher… C’était unepetite pièce ornée avec cette simplicité gentille qui parle tout desuite de jeunesse, à moins que cette condition suprême ne soitremplacée par l’exquise saveur du goût qui ne vieillit pas. Lesdraperies et tentures n’étaient qu’en toile peinte de Grenade, maisleurs couleurs se mariaient si gaiement qu’on les eût regrettéesentre quatre lambris tapissés de cordouan doré ou de hautes lissesflamandes. La couchette, plate et sans bords, selon la coutumeléguée aux Espagnols du sud par la domination arabe, disparaissaitderrière un nuage de gaze sous lequel transparaissait une nichefleurie où la Vierge, vêtue de guirlandes, tenait l’enfant Jésusdans ses bras.

Deux fenêtres donnant sur la galerieintérieure et la cour laissaient sourdre le jour doux et l’airembaumé au travers d’un fouillis de lianes si vaillamment arrosées,que l’ardeur du soleil avait respecté toutes leurs feuilles ettoutes leurs fleurs.

Les deux jeunes filles échangèrent le baiserrapide, brusque, mais charmant, qui fait songer toujours aubecquetage des tourterelles : il n’y a pour se bien ressemblerdans la nature que les jeunes filles et les oiseaux. Puis Gabriellefit asseoir Aïdda sur le divan, près de la fenêtre, et resta deboutdevant elle, tout à coup timide et embarrassée pour la premièrefois de sa vie.

Le regard d’Aïdda, qui l’interrogeaitavidement, devenait peu à peu triomphant.

Gabrielle rougit sous ce regard ; maiselle secoua la tête et murmura dans son ravissantsourire :

– Non… non… pas encore !

– Pas encore quoi ? interrogeamalicieusement la Mauresque.

– Tu sais bien, Aïdda…

– Alors, peu s’en faut…

La blonde Gabrielle, rose comme une cerise etles yeux cloués au sol, répondit :

– Si fait, tu te trompes… Il ne meconnaît même pas, et c’est hier que je l’ai vu pour la premièrefois.

– Oh ! oh ! s’écrial’Africaine, qui montra dans un franc éclat de rire la doublerangée de ses dents perlées, nous allons vite en besogne, à cequ’il paraît.

Ce fut au tour de Gabrielle de froncer sessourcils délicats et mignons.

Elle dit, comme avait dit sacompagne :

– Méchante !

Dans la bouche des fillettes, ce mot signifiepresque toujours : Pourquoi t’avises-tu de deviner sibien ?

Gabrielle resta un moment boudeuse, puis elledit soudain :

– Si tu ne veux pas m’aider à le sauver,je le sauverai bien toute seule !

– Le sauver ! répéta Aïddaétonnée ; il est donc en danger ?

– En danger de mort.

Ceci fut prononcé à voix basse.

Aïdda regardait sa compagne en face.

– Tu l’as vu ? demanda-t-elle.

– De loin… hier et aujourd’hui.

– Tu lui as parlé ?

– Jamais.

– Alors comment sais-tu qu’il est endanger de mort ?

– Par mon père… Mon père a dit devantmoi : « On a promis cent onces d’or à quiconque livrerale meurtrier du comte de Palomas. »

– C’est le meurtrier de don Juan de Haroque tu aimes ? s’écria Aïdda.

– Qui t’a dit que je l’aimais ?riposta vertement Gabrielle : je veux le sauver.

– Pourquoi veux-tu le sauver ?

La jolie blonde hésita. Son petit pied mutinbattit le sol, et son regard sournois se détourna de sa compagne,mais ce fut l’affaire d’un instant.

– Parce qu’il est tout jeune,répondit-elle, parce qu’il a la bonté du cœur peinte sur le visage,parce qu’il a l’air loyal, timide et si doux !…

– Quand on dit cela d’un cavalier, onl’aime, prononça sentencieusement la Mauresque.

Gabrielle fit un geste d’impatience, et cetterepartie plus prompte que l’éclair s’échappa de seslèvres :

– Tu te connais à ces choses-là, toi,Aïdda.

La Mauresque lui prit les mains et serapprocha d’elle.

– Je t’ai blessée, Gabrielle, dit-elle,puisque tu essayes de te venger de moi ?

C’était une chère enfant, cetteGabrielle ; deux grosses larmes jaillirent de ses grands yeuxbleus.

– Je sais que tu es bonne et pure, Aïdda,dit-elle ; je t’ai vue prosternée aux pieds de la Viergesainte, qui est notre mère, à nous autres orphelines… Tu n’es pointcomme celles de ton pays, tu es tendre et noble ; j’ai fait detoi ma meilleure amie… mais tu m’as blessée en effet, ma sœur,parce que, au lieu de me consoler, tu me railles…

– Si tu m’avais dit cela ! J’ai dela peine… commença la Mauresque, qui attira sa jeune compagnecontre sa poitrine.

Gabrielle se laissa faire et cacha sa têtedans le sein de son amie.

– Est-ce que tu crois vraiment que jel’aime ? demanda-t-elle après un silence.

Aïdda ne put s’empêcher de sourire encore,malgré sa bonne résolution de ne plus railler.

– En dépit de toute l’expérience que tume prêtes généreusement, répondit-elle, je ne puis décider le cas…Quand on consulte un médecin, chez nous autres sauvages, oncommence par lui expliquer les symptômes du mal…

– Hélas ! petite sœur, interrompitGabrielle, je n’ai point de mal ; c’est toi qui m’as mismartel en tête. Voici mon histoire en deux mots.

Gabrielle continua ainsi :

– Hier, je m’en allais seule à la messeavec ma duègne ; mon père avait de l’occupation au palais. Lelong du chemin j’étais contente parce que les bonnes gensdisaient : « Voici la fillette de don Pedro Gil, lenouvel oïdor, qui a l’oreille de don Bernard de Zuniga… Elle estblonde comme une Française et pieuse comme une Espagnole. » Jesouriais sous mon voile et je faisais la révérence à ceux quiparlaient de nous si honnêtement, lorsque, parvenue devant lamaison de Pilate, au milieu de la place de Jérusalem, j’entendistout à coup un grand fracas. Des escouades d’alguazils seprécipitaient vers ce logis maudit qu’on appelle le Sépulcre, et lafoule criait : « Forcez les portes ! on s’égorge làdedans ! » Il n’y avait de tranquilles que les gueux,échelonnés sur le perron de Saint-Ildefonse, notre paroisse, et unhomme, le nez dans son manteau, sous le porche des Delicias… En cethomme je reconnus mon père.

– Ah ! fit Aïdda, dont l’attentionparut redoubler.

– Bientôt, continua Gabrielle, le bruitaugmenta au dedans des Delicias. Les portes du Sépulcre avaient étéfermées après l’entrée des alguazils… Tout à coup une des fenêtresde la demeure privée de maître Galfaros fut jetée en dehorsviolemment, et deux cavaliers s’élancèrent sur le parvis, l’épéenue à la main.

– C’était lui ! fit la moqueuseAïdda.

Elle eut son châtiment tout de suite, car lajolie blonde fermant à demi ses yeux bleus où revenait le sourire,répondit :

– Je t’en fais juge : c’était lenoble Vincent de Moncade, second marquis de Pescaire.

– Quoi ! s’écria la Mauresque enpâlissant.

Il y avait aussi des perles dans la bouche deGabrielle, qui les montra en riant de tout son cœur.

– J’avais bien cru reconnaître cesombrero et ce manteau, dit-elle, au lieu de continuer sonhistoire.

Aïdda se mordit les lèvres.

– Je ne te demande pas tes secrets,reprit Gabrielle doucement ; je n’étais pas ici pourtoi ; tu vas tout à l’heure en avoir la preuve… Quelque soitle nom de celui à qui tu parles en l’absence de ton père, je n’aipas défiance de toi, Aïdda : je sais que tu es noble de cœuret pieuse comme les anges… Je continue mon récit : Après lepremier cavalier, qui était, je le répète, le marquis de Pescaire,un autre, plus jeune et encore plus beau, sauta sur le pavé duparvis… Il avait les cheveux épars et des gouttes de sang tachaientson justaucorps de buffle… Au devant de lui, Moncade faisait lemoulinet avec son épée pour lui ouvrir un passage.

– Est-ce donc un si grand seigneur, fitla Mauresque, pour que le marquis de Pescaire lui ait ainsi servide garde du corps ?

– Il portait hier le costume d’un pauvrehidalgo de province.

– Et aujourd’hui ?… car tu l’asrevu, j’en suis sûre.

Gabrielle, au lieu de répondre, écarta lesfeuillages entrelacés au-devant de sa croisée, et montra du doigtla fenêtre qui lui faisait face, de l’autre côté de la cour, àl’hôtellerie de Saint-Jean-Baptiste. Le regard de la Mauresquesuivit ce geste. Elle aperçut, dans une chambre en désordre, sur unlit dont la couverture n’avait pas été relevée, un jeune hommeélégamment vêtu, qui dormait le visage à demi caché par les boucleséparses de ses cheveux. Les premiers rayons du soleil arrivaient debiais dans ce réduit et mettaient en lumière les profils gracieuxdu dormeur, brillantant çà et là les anneaux abondants de sachevelure.

Gabrielle avait raison ; il était beau,et sa pose rappelait le juvénile abandon que les peintres de toutesles écoles ont prêté au sommeil de l’amant favori de Diane.

Aïdda, cependant, ne le compara point àEndymion. En ce premier moment, elle donna peu d’attention auxtraits de son visage. Ce qui la frappa, ce fut le costume, carl’inconnu dormait tout habillé.

– Je connais ce manteau !s’écria-t-elle ; et ce pourpoint… et la plume de cefeutre…

– Je me suis dit cela, murmuraGabrielle ; j’ai vu, moi aussi, la plume de ce feutre, cepourpoint et ce manteau.

– Où donc ?

– Sur ton balcon.

Cette fois, l’Africaine ne songea pas ànier.

– Mais qui est-ce donc celui-là, dit-elleseulement sans savoir qu’elle parlait, qui porte les vêtements dedon Vincent de Moncade ?

– Tu le sauras peut-être, réponditGabrielle ; mais le temps passe, et Vincent de Moncade n’estplus là comme hier pour lui porter secours.

Aïdda courba la tête et devint rêveuse.

– C’est peut-être lui qu’il veut sauver…murmura-t-elle.

– Lui, qui ?

– Écoute, fit l’Africaine, qui seredressa résolue et alerte : à Séville, quand on met la vied’un homme au prix de cent onces d’or, chaque minute perdue est uneonce de sang tirée de ses veines… Tu dois avoir une idée, un plan…parle vite : je suis prête à risquer tout ce que turisqueras.

Gabrielle se jeta à son cou. Elle se mit àdanser dans la pétulance de sa joie. Elle avait une alliée, etc’était Aïdda. Il lui semblait que tout était gagné.

– Parle donc ! reprit la belleMauresque avec impatience ; dis-moi ton plan… dis-le moi toutde suite !

À cette question précise, toute la joie deGabrielle tomba :

– Je n’ai pas de plan, dit-elle, bonneAïdda ; c’est sur toi que j’ai compté.

Elle était bien humble, la pauvre Gabrielle,en faisant cet aveu. Aïdda, au contraire, semblait grandir, plusintelligente et plus vaillante, à mesure qu’augmentait saresponsabilité.

– Dis-moi tout ce que tu sais,ordonna-t-elle. Qu’advint-il de Moncade et de lui au sortir desDelicias de Galfaros ?

– Ils entrèrent à l’église, protégés parles gueux. Mon père dit au chef des alguazils : « Cen’est pas la peine de les poursuivre ; la moitié de la villeest dans la conspiration. »

– Dans la conspiration ! répéta laMauresque ; en est-on déjà à parler de la conspiration sur laplace publique ?

– Je répète les paroles de mon père.L’église fut cernée, mais les fugitifs étaient sortis par lapoterne de la Vierge. Plus tard, vers deux heures, quand Pedro Gilet Moghrab sont rentrés à la maison, avec cet homme qu’ilsappelaient seigneur duc…

– Medina-Celi ? interrompitl’Africaine.

– Soit ! quoiqu’il boive comme unportefaix, ce duc !… Quand ils sont revenus, j’ai appris qu’uninconnu, monté sur un cheval des écuries de Pescaire, avait quittéSéville au plus chaud de la méridienne, par la porte Royale.

– Et ensuite ?

– Rien, pendant tout le reste de lajournée. Le soir mon père est revenu tout joyeux… On dit qu’il estl’ennemi des Medina, ses anciens maîtres… et vois comme le monde setrompe ou ment, Aïdda !… la joie de mon père n’avait d’autremotif que le retour triomphant du bon duc… Se peut-il qu’un sipuissant seigneur ait la soif d’un ouvrier du port !… Mais lacaptivité fait descendre les hommes… et le bon duc a été quinze anscaptif… Mon père ne se coucha point ; il reçut le toréadorCuchillo et d’autres… J’entendis qu’on disait : « Lepetit hidalgo d’Estramadure (c’est ainsi qu’il désigne notreprotégé) ne peut manquer de revenir à Séville… Nous savons l’aimantqui l’attire. » Quel est cet aimant ? Je ne l’ai pasdeviné. Ils disaient encore : « Son valet est resté àl’hôtellerie de Saint-Jean-Baptiste avec les deux chevaux… S’ilpeut franchir les portes de Séville cette nuit, c’est ici queseront gagnées les cent onces d’or. »

– Mon père était-il présent quand furentprononcées ces paroles ? demanda la Mauresque.

– Non… Moghrab était à son laboratoire,avec le seigneur dont la litière noire est encore en bas.

Aïdda réfléchissait.

– Tu es sûre que la litière est encore enbas ? fit-elle.

– Je ne l’ai point vue partir… lesporteurs doivent dormir sous la remise.

– C’est… continue.

– Il me reste peu de choses àt’apprendre… et Dieu veuille t’inspirer une bonne idée desalut !… Sais-je pourquoi la pensée du piège tendu à ce jeunegentilhomme, que je ne connaissais pas hier, éloignait le sommeilde mes yeux ? Je descendis pieds nus, sans trop savoir ce queje voulais faire… En passant près de la porte, je frappaidoucement ; tu dormais… Je demandai au palefrenier del’hôtellerie où logeait le paysan chargé de garder les deuxchevaux… Il se fit en ce moment un bruit à la porteextérieure : c’était le gentilhomme qui frappait pour demanderun gîte… Je le vis passer, je le reconnus… Il semblait accablé defatigue, et, au lieu des pauvres habits qu’il portait le matin, ilavait déjà ce riche costume tout souillé de poussière… Le hasardfit qu’on lui donna cette chambre qui s’ouvre vis-à-vis de nosfenêtres… Il se jeta sur son lit et s’endormit tout d’un trait,près de sa lampe qu’il oublia d’éteindre.

– Il était quelle heure ? ditAïdda.

– Pas tout à fait minuit.

– Et depuis ce temps ?

– Tu vas me croire folle… Depuis ce tempsje songe, je cherche, je mets ma pauvre cervelle à la torture, etje le regarde dormir.

– C’est tout ?

– Hormis un détail… Un peu avant que tusortes, cinq hommes, enveloppés dans des manteaux bruns, ont montél’escalier de l’hôtellerie. Ils se sont arrêtés à l’étage où est laporte du jeune gentilhomme, laquelle s’ouvre sur un corridorintérieur… J’ai failli mourir d’effroi, car j’ai cru qu’ilsallaient faire invasion dans sa retraite ; mais ils ne sontpas entrés.

– Et tu ne les as pas vuressortir ?

– Non, quoique j’aie toujours faitsentinelle.

– Alors, dit Aïdda, ils ont dressé uneembuscade à sa porte. La retraite est coupée, et mon idée ne vautrien.

– Quelle idée, ma bonne Aïdda ?

– Comment faire pour tromper leursurveillance ? murmura celle-ci au lieu de répondre.

La blonde Gabrielle se mit à chercher, maiselle ne trouvait point. Les larmes lui venaient aux yeux, tant elleaccusait cruellement son impuissance.

Tout à coup Aïdda se toucha le front.

– Décroche ton hamac, dit-elle.

Gabrielle obéit sans demander d’explications,car elle avait grande confiance en son amie ; Aïdda défit lescordes de soie destinées à soutenir le hamac, et les réunit par unnœud solide, puis elle dit :

– Ce n’est pas assez long : vachercher le mien.

– Que veux-tu faire ? interrogeapour le coup Gabrielle, qui se mourait d’envie de savoir.

– Va vite ! insistal’Africaine ; le temps passe.

Gabrielle descendit quatre à quatre l’escalierqui conduisait chez sa compagne, et remonta l’instant d’après avecle filet léger qui servait de lit de jour à la belle Mauresque.

Les choses avaient bien changé pendant laminute qui venait de s’écouler. Elle trouva Aïdda appuyée sur lebalcon, et causant déjà avec le jeune cavalier qui était à safenêtre.

Un quartier de grenade que l’Africaine tenaitencore à la main apprit à Gabrielle de quel projectile on s’étaitservi pour interrompre le sommeil de son inconnu.

Notre Ramire allait vite en besogne. Malgréson sublime amour pour Isabel, il envoyait déjà des baisers à lavolée.

Disons, pour l’excuser, que ces brusquesréveils laissent la cervelle un peu troublée ; sans doute, ceparfait amant n’avait pas bien la conscience de sa culpabilité.

Gabrielle resta toute interdite. Aïdda luiprit le hamac qu’elle tenait à la main, et se hâta d’allonger lacorde.

Elle attacha une orange à l’un des bouts, etlança le tout au travers de la cour en disant :

– À vous, seigneur cavalier !

Ramire eut l’adresse de saisir l’orange et lecordon de soie. Il ne savait point encore de quoi il s’agissait etcroyait à un pur enfantillage de jeunes filles.

– Merci, dit-il en portant l’orange à seslèvres, j’aurais voulu seulement la partager avec vous.

Aïdda mit son doigt sur sa bouche d’un air siimpérieux qu’il demeura muet et tout surpris.

Il se faisait du bruit dans la cour. Nossaltarines montaient l’escalier de l’hôtellerie, et Bobazon amenaitses chevaux à la fontaine.

Le doigt de l’Africaine ordonna le silencejusqu’au moment où Ximena entra chez l’Anglais, tandis que Carmenet Seraphina poussaient la porte de Cuchillo, le toréador. On sesouvient peut-être que les trois danseuses, revenant des Deliciasde Galfaros, avaient précisément parlé de l’étranger dont la têteétait mise à prix.

C’était là un des premiers appâts qui avaientexcité la convoitise de Bobazon.

Aïdda saisit au vol quelques bribes del’entretien. Elle attendit immobile. Gabrielle avait le cœur serré,car le jour allait grandissant.

Bientôt il ne resta dans la cour que Bobazon,Migaja et Pepino. Dans l’ombre qui persistait au fond de cetentonnoir formé par les deux maisons jumelles, on voyait brillerfaiblement cette jalousie derrière laquelle Pedro Gil opérait sesmystérieux payements. Le bruit des voix montait. Aïdda vit Bobazons’approcher de la jalousie pour écouter.

Elle saisit ce moment et dit tout bas àRamire :

– Cavalier, ceci n’est point un jeu. Ils’agit de vie et de mort… Je vous adjure d’attacher solidement lacorde à l’appui de votre balcon.

– Avez-vous donc besoin de moi, bellesdames ? demanda Ramire.

– Oui, répondit l’Africaine sanshésiter.

Ramire attacha la corde de soie à sonbalcon.

– Je suis tout à vous, reprit-il,dites-moi seulement ce qu’il faut faire.

Aïdda tendait la corde.

– Aide-moi, commanda-t-elle àGabrielle.

Leurs efforts réunis parvinrent à serrer unnœud qui fixait fortement l’autre extrémité de la corde au balconde la fenêtre de Gabrielle.

Aïdda enjamba résolument la barre d’appui etse suspendit à ce frêle soutien.

– Que faites-vous ? s’écria Ramireeffrayé.

Un cri s’était étouffé dans la poitrine deGabrielle, plus morte que vive.

– J’essaye, répondit froidementl’Africaine.

Elle resta un instant balancée à la corde, endehors, puis elle regagna le balcon.

– Il est plus lourd que toi !murmura Gabrielle qui avait deviné, car sa voix tremblait.

– C’est de la soie de Ceuta, répondit laMauresque, dont un fil porterait un homme.

– Elle ajouta en se forçant àsourire :

– Êtes-vous prêt, seigneurcavalier ?

Pour toute réponse, Ramire enjamba à son tourl’appui de son balcon.

– Halte ! s’écria Gabrielle, penchéetout entière au dehors.

Son doigt crispé montrait le fond de la cour,où se passait cette scène que nous avons racontée dans un desprécédents chapitres : Moghrab surprenant Bobazon auxécoutes.

Ramire, suivant la direction indiquée par ledoigt de la jeune fille, vit le danger et se colla aux barreaux dubalcon.

Aïdda, muette et pâle, dévorait des yeux lesdemi-ténèbres de la cour. La sueur ruisselait sur son front.

Dès que Moghrab eut entraîné Bobazon pour luiconfier la mission que nous savons, Aïdda frappa dans ses mains etdit :

– Allez !

Gabrielle ferma les yeux et posa la main surson cœur qui défaillait. Ramire fit une première brasse.

Les deux balcons crièrent à la fois et lacorde s’allongea terriblement.

– Au nom de Dieu, fit Gabrielle,retournez sur vos pas !

– N’en faites rien, au nom de Dieu !prononça l’Africaine d’une voix contenue, mais ferme.

Nous savons si Ramire était brave ;cependant il hésita. Rien n’épouvante comme la menace du vide,abîme béant qui s’ouvre sous vos pieds.

L’entreprise semblait si folle que touteréflexion lui devait être contraire.

– Mes belles, demanda Ramire, dont lesdoigts ressaisirent un barreau du balcon, n’y a-t-il pas une autrevoie pour parvenir jusqu’à vous ?

– Aucune, répondit Aïdda.

– Cet escalier ?

– Il vous faudrait passer devant lafenêtre de Cuchillo.

– J’ai déjà ouï parler de ce Cuchillo,murmura Mendoze, mais il y a la porte.

– Votre porte est gardée.

– Ah çà ! fit Ramire, dont cetteparole éveilla les soupçons, le danger en question est-il donc pourmoi ?

Les deux jeunes filles devinèrent à la foisque cette pensée arrêterait l’élan du cavalier.

Gabrielle ouvrit la bouche pour répondreaffirmativement, car le péril de la traversée lui semblaitdésormais supérieur à tous les autres, mais Aïdda prit lesdevants.

– Le péril est pour nous,répondit-elle ; au nom de Vincent de Moncade, votrebienfaiteur, agissez en Espagnol et en gentilhomme.

Mendoze ne discuta plus. Sa main s’assuraseulement que son épée pendait à son flanc. Il saisit la corde etse laissa glisser.

Malgré toute la confiance qui se peut accorderà la soie de Ceuta, dont un fil soutiendrait un homme, c’était unspectacle effrayant que de voir une créature humaine suspendue à cemince et tremblant appui. La corde, tendue par le poids mouvant quisans cesse se rapprochait de son milieu, s’allongeait àl’œil ; son diamètre, déjà si faible, semblait diminuerencore. Le regard fatigué arrivait à ne plus saisir cette courbeimperceptible au centre de laquelle se balançait un homme ;Ramire paraissait pendre dans le vide.

La corde résistait cependant, la vaillantecorde africaine. Gabrielle, qui en avait pris le bout dans sespauvres belles mains, convulsivement crispées, gardait ses yeuxcloués sur le nœud. Aucun fil hérissé ne se détordait. Le liensouple et léger restait entier.

Elle s’applaudissait déjà, croyant gagnéecette prodigieuse gageure, lorsque la voix d’Aïdda, brisée parl’épouvante, frappa son oreille.

– Tiens ferme, disait-elle ; labarre du balcon faiblit.

C’était trop vrai. Le poids de Mendozeattirant violemment la balustrade mignonne, qui, certes, n’étaitpoint faite pour supporter des épreuves pareilles, l’entraînaithors de son aplomb. Aïdda venait de s’apercevoir que les barreauxperdaient leur position verticale et se penchaient en avant.

Le plancher, subissant la pesée de cesleviers, gémissait, prêt à éclater.

– Tiens ferme ! répéta-t-elle ;sa vie est entre nos mains.

Ramire, qui ne se doutait point de ce dangernouveau, avançait toujours, fournissant avec adresse et vigueur sacourse aérienne. Les deux jeunes filles, attelées à la barre,faisaient contre-poids de tout leur pouvoir. Elles luttaient aveccette vaillance résignée qui est le courage des femmes. Désormaisaucune parole n’était échangée entre elles ; ellescomprenaient que le péril était désormais commun. Rivées qu’ellesétaient au balcon, dans leur suprême effort, la chute du cavalierdevait fatalement les entraîner à soixante pieds de profondeur surle pavé de la cour.

Mais la pensée de déserter cette tâche ne vintni à l’une ni à l’autre. Vous les eussiez vues toutes les deux,pâles et belles différemment, s’acharner à leur œuvre avecl’entière conscience du danger personnel qu’elles couraient. Leursyeux se levèrent seulement vers le ciel ; elles firent par lapensée le signe de la croix et donnèrent leur âme à Dieu.

Quelques secondes s’écoulèrent, longues commedes heures. Mendoze gagnait du terrain, il est vrai, mais labalustrade fléchissait malgré les efforts réunis de ces mainscharmantes et trop faibles.

– Je ne peux plus… murmura Gabrielleprête à défaillir.

– Courage ! répondit Aïdda blêmecomme une morte.

– Nous y voilà, mes belles ! dit ence moment Ramire, dont le visage souriant n’était plus qu’àquelques pieds de la galerie.

Il leva les yeux par hasard ; il vit cesdeux pauvres anges qui semblaient deux mortes, inclinés déjàau-dessus de l’abîme. Il devina. Son cœur se serra dans sapoitrine.

– Reculez-vous ! lâchez prise !cria-t-il d’une voix étranglée.

Le plancher du balcon rendit un longcraquement. Il se fendait par le milieu.

– Courage ! répéta Aïdda, vous nousperdrez si vous hésitez.

L’idée de se laisser choir au fond du gouffrepour sauver ces deux chères créatures, traversa le cerveau deRamire. Il hésita, en effet, un instant, et c’était trop.

Mais la douce voix de Gabrielle la blondes’éleva.

– N’aimez-vous donc rien en ce monde,cavalier ?… murmura-t-elle, un effort !… uneffort !

L’image adorée d’Isabel passa devant les yeuxde Ramire.

Hélas ! pauvre petiteGabrielle !

Ramire concentra toutes ses forces en undernier élan.

Il parvint à saisir un des barreaux, et, fortde cet appui solide, il franchit la balustrade d’un bond,entraînant avec lui les deux jeunes filles qui s’affaissèrent dansses bras.

Ainsi sont-elles. Le danger passé les laisseévanouies ou brisées. En ce monde, il n’y a rien de miraculeusementbeau comme le courage des femmes.

De grosses larmes roulaient dans les yeux deGabrielle. Aïdda était immobile, son cœur n’envoyait pas une gouttede sang à sa joue. Vous eussiez dit une statue.

Ramire les porta tour à tour dans la chambre.Il frémit quand son regard tomba sur les tringles faussées dubalcon.

– Senoritas, demanda-t-il cependant, quefaut-il faire pour don Vincent de Moncade ?

Chapitre 6PRÉCIEUX ATTELAGE

Quelques minutes s’étaient passées :Ramire, Aïdda et Gabrielle étaient toujours réunis dans la chambrede cette dernière. Les deux jeunes filles, complètement remises deleur frayeur, avaient repris chacune sa physionomie propre. Mendozesubissait pour un peu cet embarras qui prend les plus braves de sonâge en présence des femmes.

Il se tenait debout près de la croisée ;Gabrielle, souriant d’un sourire espiègle et timide à la fois,baissait ses grands yeux bleus qui savaient regarder au travers deses paupières. Aïdda pensait.

– Ton père aime le vin, dit-ellebrusquement à Gabrielle ; as-tu la clef de l’armoire où il metson alicante ?

Mendoze releva sur elle son œil étonné. Ilvenait de province ; il avait dans la tête bon nombred’histoires romanesques.

– Senoritas, dit-il, vous n’avez pasbesoin de m’enivrer. Je déclare à l’avance que, sauf actionscontraires à l’honneur d’un hidalgo, je suis prêt à risquer ma viepour votre service.

Gabrielle aussi s’étonnait, mais ensilence.

Aïdda tourna vers le cavalier son regardprofond, d’où elle voulait chasser une nuance de moquerie.

– Seigneur, dit-elle, ce n’est pas vousque nous voulons enivrer.

– Et qui donc ? demanda la fille dePedro Gil.

– As-tu les clefs ? insistal’Africaine.

Gabrielle souleva le couvercle d’un petitcoffre et prit un trousseau de clefs, parmi lesquelles s’entrouvait une d’acier poli et guilloché. Les clefs ont un langagecomme les fleurs. On reconnaît celle de l’armoire préférée, à partmême les ornements qui peuvent l’embellir. La gloire des clefs,c’est le brillant que l’usage donne. Voyez la clef du linge chezune ménagère, la clef du coffre-fort chez l’homme d’argent, la clefdu réduit où vous serrez vos adorés chiffons, mesdames, la clef dela bibliothèque d’un savant, la clef du cabinet d’un amateur.

Il paraît que la clef favorite chez l’oïdorPedro Gil était celle du bahut aux bons vins.

– Prends deux flacons d’alicante, ordonnaencore la Mauresque.

Gabrielle poussa une porte qui communiquaitavec l’appartement de son père. Elle revint, l’instant d’après,portant les deux flacons.

– Senoritas, murmura Mendoze, à qui toutceci plaisait médiocrement, quelle diable de besogne allez-vous mecommander ?

– À vous, aucune, seigneur cavalier,répondit Aïdda sèchement ; votre rôle est de rester en reposet d’attendre.

– Cela serait-il très utile à mon nobleami le marquis de Pescaire ? interrogea Mendoze.

– Vous en jugerez, seigneur.

Ramire se jeta sur un divan et dit avecl’insouciance de son âge :

– L’aventure a commencé comme celles desromans de chevalerie… Le mystère sied bien à ces imbroglios… Maissi j’avais su que mon rôle fût de rester étendu sur ces coussins,j’aurais accompli avec moins de zèle le tour de force qui m’aconduit ici.

Aïdda prit la main de Gabrielle et l’entraîna.Elles firent toutes deux la révérence en passant devant Ramire, quiles suivit des yeux en souriant.

– Vont-elles m’enfermer ? sedemanda-t-il.

La clef qui tourna dans la serrure réponditpéremptoirement à sa question.

– Pauvres belles ! pensa-t-il, ellesn’ont pas songé à la fenêtre.

Il se leva, non pas pour s’enfuir, car cettecaptivité ne lui déplaisait point, mais pour bien constaterqu’entre lui et la liberté il n’y avait que ce faible rempart defeuillages et de fleurs.

C’était la vérité. Le balcon, communiquantavec l’escalier extérieur, était de plain-pied avec la fenêtre.

Pendant qu’il examinait cela, un mouvement quise fit en face de lui, de l’autre côté de la cour, attira sonattention. Il aperçut, par la fenêtre ouverte de sa chambre, situéeprécisément vis-à-vis de lui, de sombres visages, des manteauxbruns et des feutres rabattus. Il entendit même ce bruit desrapières qui se heurtent contre les meubles.

Il s’orienta. Son étonnement fut grand quandil se rendit compte de ce fait que la chambre où s’agitaient tousces personnages à lugubre mine était celle qui lui avait servi deretraite cette nuit.

On avait du y pénétrer par la porte donnantsur le corridor intérieur.

Les alguazils et archers se comportaient dureste en limiers sûrs de tenir la piste. Ils cherchaient sous lelit, derrière les draperies ; ils sondaient le fond desplacards avec leurs baguettes et leurs épées.

Deux d’entre eux sortirent sur le balcon, etRamire se vit perdu, car la corde de soie restait attachée aux deuxbalustrades comme une dénonciation muette de la voie que le fugitifavait prise.

Les alguazils, en effet, examinèrent la cordeet parurent se consulter.

Mais l’un dit en haussant lesépaules :

– Un lapin briserait cela ! Ce n’estbon qu’à faire sécher du linge !

En regardant mieux, Ramire vit que, par uneadmirable prévoyance, les deux fillettes avaient étendu sur lacorde, avant de s’éloigner, leurs écharpes, leurs mouchoirs etquelques menues pièces de lingerie. Ces petits stratagèmes de femmeont beau être communs et tout naïfs, ils réussissent toujours.

Ramire se tint coi derrière les lianes etattendit.

En le quittant, Aïdda et Gabrielle avaientdescendu un étage. L’Africaine avait introduit sa compagne dansl’appartement de son père, absent comme Pedro Gil.

Nous savons où l’on eût trouvé le sorcierMoghrab à cette heure.

Aïdda avait laissé Gabrielle dans la premièrepièce, meublée à l’orientale avec un certain luxe ; elle étaitentrée toute seule dans une grande salle dont les fenêtres closesopposaient une barrière presque impénétrable aux premiers rayons dujour. D’épaisses draperies tombaient du plafond jusqu’au tapis.

Il n’y avait pour meubles dans cette salle quedes coussins, rangés autour des lambris, pour ornement qu’une sortede calvaire en bois sculpté et peint, où l’on voyait le saintcrucifix entouré des attributs de la Passion.

Personne n’ignore que les infidèles avaientsouvent dans leur logis des représentations de cette sorte, soitpour parer autant que possible aux sévérités de l’Inquisition, soitpour se livrer à certaines profanations systématiques dont lacoutume, dit-on, ne s’est pas entièrement perdue.

En passant devant le calvaire, Aïdda fléchitle genou et fit le signe de la croix. Ses grands yeux noirsdardèrent au ciel ce regard éloquent qui est toute une prière.

Comme elle se relevait, un mot tomba de seslèvres merveilleusement sculptées :

– Mon Dieu ! qu’il m’aime !

Puis, hâtant le pas, elle traversa la salledans toute sa longueur, pour gagner un cabinet dont l’uniquefenêtre donnait sur la rue de l’Infante. Ce cabinet semblait unesuccursale de la fameuse chambre des sortilèges, située au premierétage de la maison. Il ne renfermait à la vérité ni panthèrevivante ni reptiles empaillés, mais une armée de bocaux étiquetésde latin et de grec se rangeait sur des planchettes régnant tout àl’entour.

Aïdda portait les deux flacons d’alicante.Elle les déboucha tous les deux et prit dans un bocal de verre,capuchonné avec soin, deux ou trois pincées d’une poudre de couleurneutre, qu’elle introduisit à dose égale dans les flacons.

Ce fut tout. Elle recouvrit le bocal, rebouchales flacons, et joignit sa compagne, qui l’attendait dans la pièced’entrée.

– Où allons-nous ? demandaGabrielle.

– Chercher les moyens de faire sortir tonbeau cavalier sans qu’on le voie, répondit Aïdda.

La jolie blonde avait recouvré toute sapétulance.

– Tu me fais mourir avec tes réponsesambiguës, s’écria-t-elle. Va ! tu n’es encore qu’une moitié dechrétienne, puisque tu ne comprends ni l’impatience ni lacuriosité.

L’Africaine lui mit un doigt sur la bouche endisant :

– Écoute !

On entendait des voix sur le balcon de lamaison jumelle, au devant de la chambre occupée naguère parMendoze.

Les deux jeunes filles se glissèrent jusqu’àla croisée et regardèrent.

C’était au moment où deux alguazilsexaminaient la corde de soie.

Elles échangèrent un sourire. Celui deGabrielle n’était pas exempt d’inquiétude.

– Sois tranquille ! murmura laMauresque, nous le sauverons.

Au lieu de se réjouir, Gabrielle devint plustriste.

– Qu’as tu donc ? demanda Aïdda.

– Tu ne me laisses rien à faire, repartitGabrielle.

Les alguazils venaient de rentrer dans lachambre de Mendoze.

– Viens, dit Aïdda en souriant, je vaiste donner de la besogne.

Elles sortirent toutes deux et descendirentl’escalier légères comme des gazelles. La cour était déserte. Aïddaremit un des flacons à Gabrielle et lui dit :

– Les deux porteurs du comte duc sont là,dans la remise ; voici une bouteille qui est fée. Nous allonsles endormir comme si nous possédions la baguette du génie, dansles contes arabes.

Les beaux yeux bleus de Gabrielle s’ouvrirenttout grands.

– Les endormir, répéta-t-elle, etpourquoi ?

– Pour prendre leur place.

– La place des porteurs ducomte-duc ? balbutia Gabrielle stupéfaite.

– Une fois que nous aurons la chaise,poursuivit l’Africaine, ce ne sera pas le comte-duc que nousporterons.

La jolie blonde resta un instant bouchebéante, puis le rouge du plaisir lui monta aux joues, ses yeuxpétillèrent. Elle se jeta au cou de sa compagne endisant :

– Je comprends, Aïdda, jecomprends !… Pourquoi n’ai-je pas autant d’esprit quetoi ?

La Mauresque laissa glisser sur son front unlong baiser de sœur aînée, et dit tout bas :

– C’est qu’il n’y a pas assez longtempsque tu aimes.

– Aimer ! fit Gabrielle de bonnefoi, cela donne donc de l’esprit ?

Aïdda sourit et frappa résolûment à la portede la remise.

– Entrez, dirent à la fois deux grossesvoix.

Aïdda poussa la porte, qui céda aussitôt.

Tomas et Zaccaria étaient demi-couchés sur lapaille, jouant aux dés auprès d’une chandelle collée aux dalles etqui achevait de se consumer.

Gabrielle tremblait bien un peu, mais l’idéede remplir un rôle la soutenait. Ceci, qu’on se le dise, est unsouverain cordial pour la timidité des filles d’Ève. Au théâtre,les jeunes filles timides sont beaucoup moins troublées que leshommes hardis.

– Tiens, tiens ! fit Tomas, deuxsenoritas qui se trompent de porte !

– Et deux jolies ! ajoutaZaccaria.

– Que voulez-vous, mes bellespetites ? demandèrent-ils à la fois.

– Parle, ma sœur, murmura Aïdda enbaissant les yeux.

– Oh ! ma sœur, je n’ose !répondit Gabrielle qui recula.

Tomas dit à son ami Zaccaria :

– Elles ont des bouteilles.

Leurs yeux brillèrent comme deux pairesd’escarboucles. Ils se levèrent tous deux, repoussant leurs dés, eten prenant de galantes postures. Tout Espagnol a des dispositionsnaturelles à faire la roue.

– On voit bien que vous êtes une trèsnoble senora, reprit Tomas en s’adressant à Gabrielle, qu’il saluajusqu’à terre. Parlez sans crainte, si vous avez besoin denous.

– Nous sommes tout au service de VosSeigneuries, appuya Zaccaria en dessinant une respectueuserévérence à l’adresse d’Aïdda.

Les yeux ne quittaient pas les flacons, quisemblaient exercer sur eux une sorte de fascination.

– Nous ne sommes pas de nobles senoras,mes amis, répliqua l’Africaine, feignant un redoublementd’embarras ; nous sommes de simples fillettes, et nous nesavions pas qu’il était si malaisé de satisfaire une fantaisie.

– Si nous l’avions su, commença Gabrielleen poussant un gros soupir.

– Mais quelle fantaisie avez-vous ?interrogèrent les deux porteurs.

– Dis cela, toi, ma sœur.

– Ma sœur, tu sais mieux parler quemoi.

– En un mot comme en mille, s’écriaZaccaria, ordonnez, nous obéirons !

Elles hésitèrent encore, puis Aïdda faisant uncourageux effort :

– Ma sœur et moi, dit-elle, nous mourionsd’envie de voir de près la litière de Son excellence.

– Et le coussin sur lequel s’assied un sigrand personnage, ajouta Gabrielle.

Les deux porteurs se consultèrent du regard.Ils avaient peine à s’empêcher de rire. Cependant Zaccaria dit enfronçant le sourcil :

– C’est grave.

– C’est même audacieux, enchéritTomas.

– Mes amis, ne nous refusez pas, s’écriaAïdda ; laissez-nous seulement passer la tête par la portière.Personne n’en saura rien, et ce n’est certes pas manquer de respectà votre maître.

– Qu’en dis-tu, toi, Zaccaria ?interrogea Tomas.

– Nous risquons gros, repartitZaccaria ; il s’agirait de savoir ce que les senoritasdonneront pour cela.

– Hélas ! fit Gabrielle, – nousn’avons point d’argent.

– Nous avions apporté ces flacons, ajoutaAïdda, – espérant que vous étiez peut-être de bons garçons, quiaiment à se rafraîchir.

Elle tendait sa bouteille à Zaccaria ;Gabrielle faisait de même à l’égard de Tomas.

Encore une fois, nous tenons pour légitime etinattaquable la réputation de sobriété conquise par la raceibérique. Il y a du chameau dans ces basanés ; mais quand lechameau rencontre une source au fond du désert, il boit d’un seultrait pour toute sa semaine.

Tomas et Zaccaria firent comme le chameau,type pur et universellement accepté de la tempérance. Ils avaientsoif ; ils avancèrent leurs mains ; ils prirent lesflacons et les débouchèrent vivement.

– Ce n’est pas par gourmandise, au moins,dit Zaccaria avant de mettre le goulot dans sa bouche ; –c’est pour faire plaisir à deux jolies demoiselles.

On entendait déjà le glouglou de la bouteillede Tomas.

Quand il eut bu ample rasade, il montra dudoigt la chaise remisée dans un coin et dit :

– Regardez, on vous le permet.

– Mais ne touchez à rien !recommanda Tomas.

Il fit en même temps claquer sa langue etporta sa main au creux de son estomac.

– C’est du vrai, dit-il.

– Un baume ! prononça pieusementZaccaria !

Les deux jeunes filles s’étaient élancées versla chaise et la contemplaient avec un respect plein d’émotion.

– Voilà donc, disait Aïdda tout haut, unobjet qui appartient au meilleur ami du roi !

– Au plus illustre politique del’univers ! ajoutait Gabrielle.

– À celui qui a vaincu le cardinal deRichelieu !

– Au comte-duc, qui a mis Buckingham sousses pieds.

– Il a respiré là-dedans !

– Ses épaules ont touché cettedoublure !…

– Dans cent ans, ma sœur, cette chaisesera une relique qui vaudra son pesant d’or.

– Ma sœur, penses-tu donc qu’on laveuille céder si bas prix ?… Elle sera mise dans le trésorroyal… ce sera un des joyaux de l’Espagne.

Les porteurs écoutaient et buvaient.

– Sont-elles naïves, cescaillettes ! fit observer Tomas.

– Elles vont bientôt faire du comte-ducle plus grand saint du calendrier.

– Le diable doit rire…

– Quel velours que ce vin !

Ils burent. – Aïdda et Gabrielle avaient faitle tour de la chaise, qui était fort belle, mais sans aucune espècede signe héraldique qui pût la distinguer. Cela n’empêchait pointqu’elle ne fût très connue dans Séville.

Nos deux jeunes filles continuèrent un instantencore leurs exclamations admiratives, puis Aïdda, touchant le brasde Gabrielle, dit tout bas :

– Ne les perdons pas de vue. Dansquelques minutes, ils ne nous gêneront plus.

– Il me semble que le plus grand a lesyeux chargés de sommeil.

– Le plus petit chancelle.

– Qu’as-tu donc mis dans leur breuvage,Aïdda ?

Aïdda ne jugea pas à propos de répondre. Elleobservait les deux porteurs, qui, après avoir choqué une dernièrefois les flacons en signe de fraternité parfaite, les égouttaientavec soin dans leur bouche. Ils étaient pâles, tous deux, maisriants. Aucun indice de malaise ne paraissait sur leurs visages.Seulement, ils avaient le regard indécis, et le sourire énervé del’ivresse abaissait le coin de leurs lèvres.

– Tu n’en a plus, toi, Tomas ? ditZaccaria en contemplant d’un œil triste le vide de sabouteille.

– J’ai tout bu… et toi ?

– J’ai tout bu… c’est vite fini unebouteille !

– Est-ce que ta tête tourne, à toi,Zaccaria ?

– Allons donc !…

– Te voilà qui penches à droite.

– Pour une bouteille !… j’en boiraisdix !…

– Et moi cent… mais tu penches… àgauche.

Ce disant, Tomas se laissa choir toutdoucement sur la paille, saisi qu’il était d’un rire somnolent etlourd.

Zaccaria voulut se moquer de lui, mais sesjambes fléchirent. Il s’allongea par terre auprès de son compagnonen répétant :

– J’en boirais dix !… quelbaume !

Ses paupières battirent, puis se fermèrent.Tomas, qui le vit s’endormir, eut une velléité vague de résister ausommeil qui n’emparait de lui. Il lança la bouteille à tour de brascontre la muraille, où elle se brisa.

– Je ne dors pas ! balbutia-t-il,content d’avoir témoigné ainsi sa vigueur ; vous voyez bienque je ne dors pas !

Il n’aurait pas pu articuler un mot de plus.Il fit un demi-tour lentement, et s’affaissa auprès de soncollègue, qui déjà ronflait de tout son cœur.

Gabrielle n’eut pas le temps de s’étonner.

– À l’œuvre, s’écria l’Africaine, sansprendre souci désormais de contenir sa joie ; Dieu veuille quele comte-duc et mon père n’achèvent pas leur besogne avant notredépart !… mets-toi devant.

Elle poussa sa compagne entre les deuxbrancards.

– Penses-tu que nous pourrons soulevercela ? fit Gabrielle.

– Il le faudra bien… pas de paresse, eten avant !

Les bridons qui d’ordinaire attelaient Tomaset Zaccaria se tendirent, tranchant en noir sur ces deux paires deravissantes épaules. Elles donnèrent littéralement un coup decollier et la chaise fut soulevée.

– Tiens ! dit Gabrielle, ce n’estpas si lourd que je le croyais.

– Hâtons-nous ! hâtons-nous !ordonna la Mauresque ; comme le jour a déjà grandi !

La porte de la remise fut refermée.

Nos deux charmants porteurs traversèrent en unclin d’œil la cour solitaire, et firent entrer la chaise sous lavoûte de la maison du forgeron. Gabrielle ouvrit la portière, ets’installa sur les coussins avec ordre de garder le silence sousson voile, si quelque indiscret se permettait une question.

Aïdda monta pour chercher Mendoze.

Au bout de deux minutes, une porte située sousla voûte s’ouvrit en dedans. Aïdda et Mendoze parurent.

– Tu as donc une clef de l’escalierdérobé de mon père ! dit Gabrielle, qui marchait de surpriseen surprise.

– Nous causerons de tout cela plus tard,répondit l’Africaine ; cède ta place au cavalier.

Gabrielle sauta hors de la chaise. Mendozeregarda tout autour de lui.

– Je vois bien la litière, dit-il, maisles porteurs…

Elles firent toutes deux en même temps unebelle révérence, et Gabrielle répondit :

– Nous voici au service de SaSeigneurie.

Comme Mendoze hésitait, l’Africaine ajoutad’un ton sérieux et pressant :

– Le risque est pour nous trois,désormais. Ne perdez pas celles qui s’exposent pour votresalut !

Des bruits intérieurs annonçaient que la forgen’allait pas tarder à s’ouvrir. On marchait déjà dans la rue del’Infante. Mendoze s’assit sur les coussins de la chaise etdemanda :

– Saurai-je enfin ce que je puis fairepour don Vincent de Moncade ?

Aïdda referma la portière.

– Cavalier, demanda-t-elle au lieu derépondre, par quelle issue vous plaît-il de sortir deSéville ?

– Mais, répliqua Ramire très vivement, jeprétends ne pas sortir du tout de Séville !… hier soir j’airisqué ma vie pour y rentrer.

Il mit en même temps la main au bouton quiretenait la portière.

– Au nom de Dieu, pas de folie !s’écria la Mauresque.

– Au nom du diable ! fit Mendoze, jen’aime pas marcher les yeux bandés… Je suis maître, et Moncadelui-même n’aurait pas le droit de me conduire en laisse comme unlévrier muselé… S’il y a malentendu entre nous, mes belles,séparons-nous, et sans rancune !

Sous la porte close de la rue, des rayons dejour passaient. On entendait au delà de cette barrière des paslents et réguliers comme ceux des sentinelles en faction. Et detemps en temps, à des intervalles réguliers, le jour de la porteétait obscurci tout à coup.

La main étendue d’Aïdda montra la porte.

– Écoutez et voyez, dit-elle à Mendoze,les deux maisons sont cernées.

– Avec ma bonne rapière, je passerai.

– Avec votre bonne rapière vous serezpris. Votre tête est estimée cent onces d’or ; avec moitié decette somme on ferait un lion de chacun de ces malheureux.

– Je vais donc combattre ce troupeau delions ! s’écria Mendoze, car mon cœur et ma vie sont àSéville ; je n’en veux point sortir.

La charmante tête de Gabrielle s’inclina sursa poitrine.

– Il aime ! pensa-t-elle, tandis quedeux larmes brûlaient sa paupière abaissée.

L’Africaine frappa du pied avec colère. Unéclair s’alluma dans ses yeux.

– Ne le menace pas, ma sœur !murmura Gabrielle à son oreille.

Aïdda fit effort pour réprimer sa fougueuseimpatience, et gronda entre ses dents serrées :

– Ce paysan va-t-il nous tenir enéchec ?

– Seigneur cavalier, reprit-elle touthaut, avez-vous, dans la cité, quelqu’un ou quelque connaissancedont le logis puisse être un abri pour vous ?

– Le noble Moncade… commença Mendoze.

– La maison du noble Moncade, suspecteaujourd’hui, peut être ruinée demain.

– À Dieu ne plaise !

– Amen ! seigneur cavalier, mais letemps s’écoule… N’avez-vous d’autre ami que don Vincent deMoncade ?

Mendoze réfléchissait.

– Sauriez-vous me dire, senora,demanda-t-il, si le duc de Medina-Celi est rentré en sonpalais ?

– Depuis hier au soir, oui, seigneur.

– Alors le palais du duc de Medina-Celisera mon asile.

– Qu’il soit fait suivant votre volonté…fermez vos rideaux, et, quoi qu’il arrive, ne prononcez plus uneparole !

Cette fois, Mendoze obéit. Seulement, quand ilfut caché derrière les draperies noires de la chaise ministérielle,il mit son épée en travers sur ses genoux.

Un peu de défiance était bien permise aumilieu de ce dédale d’aventures.

La lourde porte de la maison du forgeron futouverte. La litière passa le seuil. Les alguazils et archersétaient en embuscade sous les porches voisins. Il y eut unmouvement parmi eux à la vue de la litière noire.

– La chaise de Son Excellence ! ditl’un d’eux.

– Portée par deux jeunes filles !ajouta un autre.

– Et sortant du logis dumaragut !…

Plus d’un, parmi les archers, se signa entournant la tête à la dérobée. Quel mystère recouvrait cetteapparence étrange : la chaise du comte-duc portée par deuxbelles jeunes filles !

Ceci avait-il trait aux sortilèges de Moghrable mécréant ?

Ou le favori de Philippe arrivait-il, comme lebruit en avait déjà couru dans le public, à commettre des actesd’extravagance ?

La chaise passa. Les jeunes filles muettes etgraves allaient d’un pas rapide malgré la pesanteur de leurfardeau.

Quand elles eurent tourné l’angle de la rue del’Infante, alguazils et archers sortirent des porches et serassemblèrent en groupes devant la maison du forgeron.

– J’ai vu le temps, dit un vieil archerde l’hermandad, où les plus grands seigneurs se servaient de bétailnoir pour atteler leur chaise.

– C’est métier de Maure et de damné,voilà la vérité !

– Depuis, les gens de la cour se mirent àprendre des chrétiens…

– Et maintenant voilà qu’ils attellentdes femmes !

– Nous vivons dans un siècle deperdition !

– À votre besogne ! commandarudement le chef des alguazils ; je connais une autre mode quivient, c’est le bâton… Si l’hidalgo d’Estramadure s’échappe, vousserez bâtonnés… veillez !

Dans la rue les passants matineux semontraient les uns aux autres cette chaise noire qui allaitsilencieusement. L’incognito du favori était le secret de lacomédie : de toutes parts, on se disait à l’oreille :

– Le comte-duc ! lecomte-duc !

Et Dieu sait que les commentaires n’étaientpas épargnés. On parlait bas et l’on se cachait pour parler, carchacun devinait derrière les draperies sombres le sombre visage deGaspar de Guzman. Mais toute compression amène l’explosion. Cetterumeur bizarre se mit à courir par la ville : le comte-ducattelait des jeunes filles à sa chaise !

Cette rumeur avait la suprême condition desnouvelles qui font fortune : l’absurdité.

Elle pénétra en un clin d’œil au fond desquartiers les plus éloignés. Séville, c’est déjà l’Orient :Séville aime les contes merveilleux. Ceci était de la démenceorientale. Le conte réussit comme si on eût montré à cettepopulation fiévreuse et bavarde le char du vizir traîné par deslions d’Afrique.

D’où revenait-il, ce vizir ? Ques’était-il passé dans les ténèbres de cette nuit ? Allait-onavoir un sérail à l’Alcazar ? Si le ministre agissait ainsi,que ne devait point oser le roi ?

Il y avait alors en Espagne une vasteconspiration dont le but était vague et la marche mal dirigée.C’était comme une troupe d’assaillants désordonnée et toujoursprête à se débander, se ruant à l’assaut d’une place à peinedéfendue. Au moindre choc, les assiégés et les assiégeantslâchaient pied. La panique était dans les deux camps et, comme ilarrive parfois, dit-on, dans les héroï-comiques mêlées del’insurrection chinoise, le champ de bataille ne restait àpersonne.

Si les conspirateurs eussent inventé cettemachine de guerre, s’ils avaient eu l’idée de cette baroqueexhibition, nous devrions marquer un point à leur jeu, mais tout lemérite en était au hasard.

C’était un expédient purement fortuit. Aïdda,qui était peut-être de la conspiration, n’avait point voulu servirici les conspirateurs.

Et quant à notre Gabrielle, la jolie blonde,Dieu sait qu’elle n’avait eu d’autre pensée que de sauver ce beaujeune homme dont la tête était mise au prix de cent onces d’or.

Quand elles arrivèrent sur la place deJérusalem, Aïdda, qui marchait en avant, se dirigea d’abord vers laporte de la maison de Pilate. Nos deux gentils porteurs étaientbien las déjà, et la sueur découlait de leurs fronts.

Mais il y avait du monde sur la place etdevant la porte ouverte de la maison de Pilate. Les serviteurs deMedina-Celi étaient groupés. Impossible de faire descendre Mendozesans donner le mot de l’énigme.

Aïdda poussant un soupir de fatigue tourna sursa droite et prit ce long chemin suivi déjà par Bobazon et ses deuxchevaux. Avant d’entrer dans la ruelle, elle s’approcha de laportière et parla bas à Mendoze. Les alguazils qui avaient arrêtéBobazon croisaient toujours à la tête du sentier.

Une grosse voix s’éleva derrière la draperieet prononça d’un ton impérieux :

– Au large, coquins !

Les alguazils disparurent comme une troupe decorbeaux.

Le soleil montait à l’horizon. La chaleurdevenait accablante. Nos deux fillettes, acharnées à leur tâche,s’engagèrent dans ces terrains crayeux et désolés qui s’étendaientà droite des abattoirs de Trasdoblo. Elles cherchaient un peud’ombre pour prendre quelques instants de repos. L’une et l’autreétaient arrivées depuis peu à Séville, car Moghrab et Pedro Gilavaient eu jusqu’alors à Madrid, leur habitation ordinaire. Ilsvivaient de la cour. En conséquence, Aïdda et Gabrielleconnaissaient peu ces quartiers déserts, qui n’avaient avec lecentre de la ville que des communications détournées.

Quant à Mendoze, il était là complètementdépaysé.

Ce fut au moment où elles regagnaient laruelle, après avoir pris un peu de repos à l’abri d’un mur enruine, que Bobazon les aperçut pour la première fois. Elles nepouvaient voir Bobazon, mais elles avisèrent fort bien ces deuxhommes de méchante mine qui, regardant tout autour d’eux avecprécaution, se dirigeaient vers les sacs déchargés auprès de lafontaine.

Aïdda ordonna de faire halte. Il fallait quel’entrée de Mendoze dans la maison d’asile n’eût aucun témoin.

Nos deux rôdeurs, qui, par leur costume etleur tournure, appartenaient manifestement à la population dufaubourg de Triana, tout pavé de Maures convertis ou relaps, oumême de chrétiens brouillés avec le saint tribunal, firent à demile tour de la fontaine des Lions, et, revenant brusquement surleurs pas, s’emparèrent des sacs abandonnés.

Après avoir échangé quelques paroles à voixbasse, ils chargèrent leurs sacs et se dirigèrent à toutes jambesvers les terrains vagues de l’ancien quartier incendié. Aïdda,profitant de leur absence, donna le signal du dernier effort. Lachaise atteignit la poterne de la maison de Pilate, qui donnait surl’abreuvoir. Mendoze en sortit. Les deux jeunes filles luitendirent tour à tour leurs fronts, qu’il baisa fraternellement,puis Aïdda essaya d’ouvrir la poterne, qui se trouva fermée àclef.

Gabrielle restait toute pensive. Ses yeuxn’osaient point rencontrer le regard du cavalier depuis que labouche de ce dernier avait touché son beau front.

– Êtes-vous bien sûr de trouverl’hospitalité là-dedans ? demanda l’Africaine en montrant lesjardins de Pilate.

– J’en suis sûr, répondit Mendoze.

– Aidez-moi donc à ranger la chaise prèsdu mur, répondit Aïdda, et que Dieu vous conserve !

La chaise servit de marchepied à Ramire, quiaurait sauté tout de suite dans le jardin, s’il n’eût aperçu sousun massif Encarnacion et le comte de Palomas on conférence privée.À quelques toises de là, les jardiniers travaillaient, sans douteen considération du retour du maître. Le passage était clos.

Mendoze resta à cheval sur le mur pourattendre une occasion favorable.

À ce moment, nos deux rôdeurs revenaient deleur expédition. Les sacs de son étaient en sûreté dans quelquetrou à eux connu. Ils manœuvraient déjà pour détourner les deuxchevaux qu’ils avaient avisés de l’autre côté de l’abreuvoir.

– Ismaïl ! appela tout basAïdda.

Ils tressaillirent, mais, selon la coutume desgens de leur race, ils ne tournèrent point la tête vers l’endroitd’où venait la voix.

– Sélim ! prononça encorel’Africaine qui releva son voile.

Les deux vagabonds glissèrent enfin un regardcauteleux vers la poterne.

À peine eurent-ils reconnu la fille de Moghrabqu’ils posèrent leurs mains sur leurs fronts, en fléchissant pardeux fois les genoux.

Aïdda leur fit signe d’approcher. Ilsobéirent.

C’étaient deux sauvages figures de coquins,montées sur des corps hâves et maigres à peine vêtus de quelqueslambeaux aux couleurs dures et tranchées.

Aïdda leur dit quelques mots en arabe. Ils seplacèrent docilement entre les deux brancards.

– Monte ! reprit l’Africaine ens’adressant à sa compagne.

Celle-ci adressa un dernier regard à Mendoze,qui lui envoya de la main un souriant baiser.

Hélas ! le sourire gâtait le baiser. Lesyeux de la pauvre Gabrielle se mouillèrent.

– Conduisez-nous où vous avez caché lessacs ! ordonna Aïdda.

Ismaïl et Sélim se prirent à trotter en hommesqui n’étaient point novices à ce métier de porteurs. Les sacsétaient accotés au revers d’un mur, non loin de l’embouchure de laruelle.

Aïdda fit descendre Gabrielle et mit une pièced’or dans la main d’Ismaïl.

– Vous avez fait une bonne matinée, leurdit-elle ; chargez là dedans le sac qui a une tache rouge, etramenez à l’Alcazar la chaise de son Excellence le comte-duc.

– Que faudra-t-il dire ? demandaIsmaïl.

– Il faudra dire que la chaise renfermetout ce que les alguazils de Séville cherchent en vain depuisvingt-quatre heures… Allez !

Chapitre 7MÈRE ET FILLE

C’était la chambre à coucher de la duchesseEleonor : une vaste pièce carrée avec un plafond en forme debaldaquin, composé de quatre cartouches accolés qui se fermaientpar un ovale d’azur, figurant le ciel ; les boiseries hauteset chargées de lourdes sculptures encadraient des panneaux peintspar quelque vieux maître dans la manière la plus noire de l’écoleespagnole.

Le lit, bas et large, avait quatre colonnestorses soutenant un dais de velours dont les arêtes d’or brunibrillaient faiblement.

La ruelle contenait une niche ou chapelletapissée d’une tenture bleu sombre, semée d’étoiles d’or. On ypouvait dire la messe.

Vis-à-vis du lit, entre les deux fenêtres,dont la carrure, pesante et grave à la fois, offrait ce type achevéde la vieille architecture espagnole, un portrait en pieds’éclairait à rebours dans son cadre sévère et sans dorure.

Ce portrait était celui d’un homme de guerre,tout jeune encore et dans tout l’éclat de sa mâle beauté.

À mesure que l’œil s’habituait à lademi-obscurité qui régnait dans cette pièce, on aurait pudistinguer les objets représentés par les panneaux : c’étaitla légende historique du fameux Alonzo Perez de Guzman « lecid de Tarifa », fondateur de cette noble dynastie desMedina.

Le premier panneau, coupé au-dessus de laporte d’entrée, contenait le chiffre du glorieux capitaine et ladate de sa naissance, 1253, le tout entouré de fleurons oùs’enroulait le nom de Valladolid, si fière d’avoir été sonberceau.

Le second montrait les anges ameutés autour deCatherine, sa mère, à l’heure bénie où elle fit à l’Espagne ceprécieux présent. Le troisième racontait l’enfance pieuse d’Alonzo.Le quatrième l’armait chevalier par les mains de don Clare deMendoze, dans la chapelle du palais d’Alphonse le Sage.

Le sixième et le septième le montraient dansla mêlée, battant les infidèles qui fuyaient devant sa massed’armes, toute hérissée de pointes d’acier longues comme autant depoignards.

Le huitième était consacré au siège de Tarifa,cette épopée qui motiva les armoiries chevaleresques accordées à larace de Medina.

On y voyait au haut d’une tour carrée AlonzoPerez de Guzman tenant à la main sa dague et prêt à la lancer.

Au bas de la tour, l’infant portait dans sesbras une frêle créature crispée déjà par l’effroi.

Voici maintenant la légende : AlonzoPerez était dans Tarifa pour le roi Alfonso ; l’infant révoltéen faisait le siège.

Le fils aîné d’Alonzo Perez, qui était âgé dequatre ans, tomba au pouvoir des rebelles. Le tableau représentaitl’instant où l’infant dit au grand marquis :

– Rends-toi, Perez de Guzman, ou ton sangva couler !

Le sang le plus cher de ses veines, le sang dupremier-né de son amour !

La légende rapporte qu’avant de répondre,Perez jeta un regard vers sa femme, dona Maria Coronel, et quecelle-ci lui dit :

– Mas el rey que lasangre !

Ce mot plus que romain servait depuis lors dedevise aux Guzman.

Ce fut une mère qui le prononça. Il estpeut-être au-dessus, mais à coup sûr en dehors de la naturehumaine.

PLUTÔT LE ROI QUE LE SANG ! Périsse notrefils plutôt que notre fidélité au maître !

Soit qu’on admire, soit qu’on éprouve, ceciest grand comme la sauvage splendeur des romanceros del’Espagne.

Les siècles ont passé sur ces prodigieusestragédies. Le temps ternit jusqu’à l’or lui-même. Ce qui étaitsublime peut faire horreur.

Mais tant que la langue espagnole sonnera,emphatique et vibrante, sur cette terre des batailles épiques, ladevise du bon duc retentira comme le cri du clairon.

Pour toute réponse, il jeta à l’infant ladague qu’il tenait à la main.

Cela voulait dire : tue !

Après quoi, raconte la légende, qui se vautreà plaisir dans la lie de cet étrange héroïsme, après quoi Perez deGuzman s’en alla tranquillement dîner avec Maria Coronel, safemme.

L’histoire romaine, au moins, ne parle pas dusouper de Brutus.

Le neuvième panneau était en face dusecond ; l’heure de la mort faisait pendant à l’heure de lanaissance. C’étaient des anges encore qui entouraient un litfunèbre où Alonzo el Bueno, livide, mais couronné d’une auréole,baisait dévotement la croix de son épée.

Enfin, vis-à-vis de la porte d’entrée, ledixième panneau, coupé comme le premier, contenait l’écusson deGuzman : d’or, à la tour enterrée de sable, supportant unchevalier armé du même, dans l’action de jeter un poignard, avec ladevise : « Mas el rey que la sangre… »

Il était environ neuf heures du matin. Laduchesse Eleonor était seule dans sa chambre à coucher. Le coussinde velours du prie-Dieu placé devant la niche ou chapelle gardaitla récente empreinte de ses genoux dévots.

Les deux fenêtres donnaient sur le jardin,dont les vertes perspectives s’étendaient à perte de vue. Lesbrises matinières apportaient les senteurs des orangers et desjasmins d’or. Il se faisait autour de cette retraite un doux etrespectueux silence.

La duchesse était assise devant une table oùquelques feuilles de parchemin étaient éparses. Sa tête pensives’inclinait sur sa main.

On dit que ces heures du matin sont peufavorables aux beautés qui regrettent déjà leur printemps. Laduchesse Eleonor était assurément dans ce cas, puisque quinzeannées s’étaient écoulées depuis qu’elle avait quitté, toute jeuneet toute charmante, la maison de Pilate pour aller chercher au fondde l’Estramadure le silence et la solitude de l’exil. Cependant lafière régularité de ses traits supportait sans peine la lumière dupremier soleil. Elle était belle le matin comme aux lueurs moinssincères des bougies du soir. C’était un noble visage, pâli par lasouffrance, il est vrai, mais conservant cette fleur d’attraction,ce charme, cette suavité à la fois haute et tendre qui jadis luiavait soumis tous les cœurs.

Philippe d’Espagne aurait reconnu en ellel’enchanteresse qui avait exalté jusqu’à la passion sérieuse etdouloureuse les puérils caprices de sa jeunesse. La duchessesongeait. Sa rêverie était si profonde qu’elle n’entendit points’ouvrir la porte qui était sous le grand écusson de Guzman. Unebrune et rude figure de vieille femme se montra derrière lesbattants entre-baillés.

– Sa Grâce m’a fait appeler, dit la voixmasculine de Catalina Nunez ; me voici.

Eleonor tressaillit comme on fait au sortird’un pesant sommeil.

– Ah !… murmura-t-elle, t’ai-je faitappeler, Catalina ? Quelle nuit !

– La joie donne la fièvre comme lechagrin, bonne dame… commença la Nunez.

– La joie, dis-tu ?… tais-toi… Maistu as raison : tous les bonheurs à la fois tombent sur lamaison de Medina-Celi : son chef est libre… l’exil a pris fin…et l’on parle d’un mariage pour notre fille unique…

– Verrais-je cela ? s’écria lavieille femme dont les yeux brillèrent ; les enfants de maNina dormiront-ils aussi sur mes genoux ?

Eleonor de Tolède passait sa main sur sonfront, comme si ses idées rebelles eussent échappé à savolonté.

– Quelle nuit ! répéta-t-elle tout àcoup. Ton mari et tes enfants sont toujours dévoués, n’est-ce pas,Catalina Nunez ?

– Ah !… bonne dame !… fit lanourrice avec reproche.

– Je n’ai point voulu t’offenser,Catalina… Sont-ils braves ?

– Est-ce Votre Grâce qui demandecela ?

– S’ils sont braves, tant mieux !…cela fait quatre épées… Savien est un bon vieux serviteur.

– Avez-vous donc besoin de défenseurs,bonne dame ? demanda la nourrice en se rapprochant.

– Et contre qui aurais-je besoin dedéfenseurs ? répliqua la duchesse, dont le sourire s’imprégnad’amertume et d’égarement ; ne nous aime-t-on plus àSéville ?… et le roi ne prend-il pas soin de nousprotéger ?

Catalina Nunez courba la tête. Elle n’avaitpoint ce qu’il fallait pour analyser ce trouble, mais elle étaitfemme : elle devinait vaguement qu’il y avait au fond unegrande détresse ou une grande épouvante.

– Non, non, bonne femme, repritbrusquement Eleonor de Tolède, je n’ai pas besoin de défenseurs… Etque ferais-je de trois enfants et d’un vieil homme ?… C’est lamaladie, vois-tu… Il y a bien longtemps que je souffre… Si tusavais quelle nuit j’ai passée !

– A-t-on fait appeler le médecin de VotreGrâce ?

– Les médecins ne guérissent pas le malque j’ai…

Elle s’interrompit tout à coup et dit enposant sa main sur l’épaule de la nourrice :

– Je sais maintenant pourquoi je t’aifait appeler… Le chien… Zamore ?… Quand mon seigneur est entréhier soir dans le logis de ses pères, je n’ai pas entendu lesjoyeux aboiements de Zamore.

La nourrice eut cet air contrit que l’on prendpour excuser un camarade en faute.

– Le chien a beaucoup d’âge,dit-elle.

– Alors, s’écria Eleonor de Tolède,t’es-tu bien aperçue de cela, le chien n’a pas reconnu le ducHernan ?

– Le chien s’est mis entre mes jambes àmoi qui vous parle, ma bonne dame et maîtresse… Je l’ai poussé, ila hurlé ; je l’ai pris par le collier pour le mettre à lapiste, il a failli me renverser… lui qui vous avait flairé de siloin !

Le nuage qui chargeait le front de la duchesses’épaissit.

– Mais, poursuivit Catalina Nunez, ilétait si vieux… et il y avait quinze ans qu’il n’avait vu sonmaître… On a été bien sévère pour le pauvre Zamore.

– Bien sévère ?… répéta la duchessesans comprendre ; l’aurait-on maltraité par hasard ?

Le visage de la nourrice s’éclaira.

– J’étais bien sûre, s’écria-t-elle, quecela n’était point fait par les ordres de ma bonne maîtresse.

– Mais quoi donc, Catalina ? demandaEleonor de Tolède, de quoi parles-tu ?

– Je parle de l’empoisonnement du pauvreZamore.

La duchesse devint si pâle que Catalinas’élança pour la soutenir.

– Ah ! fit-elle d’une voix sourde,ils ont empoisonné le chien ?… Qui donc a fait cela,nourrice ?

– Je ne sais, bonne dame… Cette nuit,j’ai entendu des pas dans la cour. Ce matin, j’ai trouvé Zamore àla porte de notre loge… il avait l’œil mourant et il tremblait…J’ai couru chez mon cousin Antonio Nunez qui est barbier et saitmanier la lancette… Antonio a dit : – « Le chien meurtempoisonné. »

Les yeux de la duchesse prirent cetteexpression morne et fixe des gens qui n’écoutent plus.

Comme la nourrice continuait de parler, ellel’interrompit d’un geste plein de fatigue.

Puis, tournant la tête à demi, elle dit toutbas :

– Catalina Nunez, tu n’avais pas vu tonmaître depuis quinze ans ?

– Oh ! si fait, bonne dame… Nousallions tous les ans, le jour de Pâques, à la chapelle de Alcala…En quinze ans, j’ai vu quinze fois mon seigneur.

Il y eut encore un silence.

La duchesse reprit avec une sorte detimidité :

– As-tu bien regardé le duc Hernan, hierau soir, Catalina ?

– De tous mes yeux, bonne dame… J’ai pum’approcher de lui et lui baiser la main.

– T’a-t-il appelée par ton nom, CatalinaNunez ?

La nourrice répondit avec tristesse, mais sansaucune nuance de rancune :

– Une pauvre femme comme moi ne peut envouloir à son seigneur qui l’a oubliée.

– Ah ! fit Eleonor de Tolède, tucrois que le duc Hernan t’a oubliée, toi, une Nunez par ton père etNunez encore par ton mari ? Sais-tu que vous servez les Guzmandepuis trois siècles, nourrice ?

– C’est notre noblesse ! bonne dame,répondit Catalina qui se redressa avec orgueil.

– Mais, ajouta-t-elle après une pause eten baissant la voix, la mémoire des maîtres n’est pas aussi longueque celle des serviteurs.

– T’ai-je donc oubliée, moi,Catalina ? demanda Eleonor avec reproche.

– Vous, bonne dame, repartit la Nunez,vous avez le cœur des anges.

La duchesse lui tendit la main, et la serrantd’un mouvement nerveux :

– Hier, prononça-t-elle d’un accentsaccadé, quand il est entré… quand tu l’as vu, tu l’as bienreconnu, n’est-ce pas ?

– Comme je vous reconnais, madame.

– C’est bien, Catalina… Il a parlépendant que tu étais là ?

– Sans doute.

– Et tu as reconnu aussi savoix ?

– Comme je reconnais la voix de VotreGrâce.

– C’est bien, Catalina, fit pour laseconde fois la duchesse, qui se laissa choir sur un fauteuil, enproie à un véritable accablement ; va-t’en, nourrice,va-t’en !

Elle cacha son visage entre ses mainstremblantes.

Catalina crut l’entendre sangloter.

– Bonne dame ! bonne dame !s’écria-t-elle, inquiète et désolée, y a-t-il encore un nouveaumalheur sur la maison ?

– Va-t’en ! répéta impérieusementEleonor de Tolède.

Puis, comme la nourrice obéissait en courbantla tête, elle la rappela soudain.

– Est-ce toi qui gardais la porte cematin ? demanda-t-elle.

– Oui, Votre Grâce.

– Peux-tu répondre que le duc ne soitpoint sorti depuis son retour ?

– J’en puis répondre.

– Quelqu’un est-il venu le visiter cematin ?

– Plusieurs personnes.

– Qui sont-elles ?

– D’abord le président de l’audienced’Andalousie.

– Don Baltazar de Zuniga… le beau-père ducomte-duc… Après ?

– Le commandant des gardes du roi…

– Don Pascal de Haro… celui qui m’aproposé ce mariage pour ma fille… Après ?

– Cet homme… ce malheureux que vousépargnâtes autrefois…

– L’intendant Pedro Gil ?

– Lui-même, senora, présentement oïdor del’audience.

– Après ?

– Il n’est venu personne autre.

– Laisse-moi, Catalina, et dis qu’onm’envoie ma fille.

La nourrice sortit après avoir baisé la mainde sa maîtresse.

Eleonor de Tolède, restée seule, se levasoudain, comme si la fièvre lui eut communiqué une force passagère,et se prit à parcourir sa chambre à grands pas.

– Je ne suis pas folle !pensait-elle tout haut. Ma raison peut être ébranlée, étonnéesurtout par ces mystères qui me pressent et m’entourent… mais jevois clair au-dedans de moi-même… J’en suis sûre… j’ai laconscience de ce fait que mon esprit est sain, mon intelligencelucide.

Elle s’interrompit. Une vague terreur serefléta dans son regard.

– Tous les fous sont ainsi,murmura-t-elle… ils se croient sages !

Elle marcha droit au portrait appendu entreles deux fenêtres.

Elle le contempla longuement, ardemment,pourrions-nous dire, et comme si son âme tout entière avait passédans ses yeux.

– Hernan, dit-elle d’une voix brisée parl’émotion, mon amant, mon époux… mon maître !… tu as été monpremier amour, tu seras ma dernière pensée… Hernan, pourquoi moncœur bat-il plus vite devant ton image muette et morte que devanttoi vivant ?… Pourquoi mon âme s’élance-t-elle vers cettetoile insensible ?… Que signifie cette vision d’hier au soir,ce mendiant plus fier qu’un roi, ce fantôme ? Par quel mystèrene t’ai-je pas retrouvé en toi-même, Hernan, mon seul bien, mavie !…

– Quinze années ! murmura-t-elle,essayant une objection contre le doute qui la poignait ;quinze années d’absence !… tout un siècle de captivité !…Les longues tortures pèsent lourdement sur le front du martyr…Est-ce à moi de te reprocher les changements qui sont l’injure dutemps et le fruit du supplice ?

– Oh ! non ! non !s’interrompit-elle en joignant les mains ; j’essaye en vain deme tromper moi-même… ma tendresse ne s’est point lassée. Jet’aimerais, Hernan, mon époux, avec des rides au front, avec descheveux blancs, avec des mains tremblantes et amaigries… C’étaittoi que j’aimais et non point ta jeunesse… Où es-tu ? Est-cetoi, Hernan ? Est-ce toi que j’ai revu sans défaillird’allégresse ?

Un pas léger se fit entendre sous lescroisées.

Sans se rendre compte assurément de sonaction, Eleonor de Tolède se rapprocha de la fenêtre et mit son œilà la jalousie. La fenêtre donnait sur les jardins. Une jeune femme,la tête enveloppée dans une mantille de dentelle noire, traversaitlestement le parterre et se dirigeait vers le bois.

Du premier coup d’œil, Eleonor reconnutEncarnacion, la femme de chambre d’Isabel. Encarnacion était lafille d’un hobereau d’Estramadure qui s’était mésallié sur sesvieux jours. Les bienfaits d’Eleonor avaient soutenu les dernièresannées de sa mère ; elle-même avait été élevée au château dePenamacor.

Nous n’en avons pas bien long à dire sur cettejolie fille, qui était au moral le produit légitime de cettecombinaison : un hidalgo rustique et une duègne ayant servipour des gages pendant les cinq sixièmes de sa vie. Encarnacionavait la vanité du sang paternel et l’avariée de lait de samère.

Le tout recouvert d’une couche suffisante dedécence et de réserve. C’était une très passable camériste.

La duchesse ne put s’empêcher de remarquerqu’en traversant les parterres, Encarnacion semblait craindred’être aperçue. Plusieurs fois le regard de la camériste se dirigeavers les fenêtres de la maison. Elle s’arrêta à différentesreprises, faisant mine d’admirer les sculptures des fontaines, puisde cueillir çà et là quelques fleurs.

La duchesse aurait peut-être fini par prêterune attention sérieuse à ce manège, car rien de ce qui touchait deprès ou de loin à sa fille chérie ne la laissait indifférente, maisle jardin fut tout à coup envahi par une véritable armée dejardiniers et de valets qui venaient, le vieux Nunez en tête, fairerafle des fleurs du parterre pour panacher un mai destiné à fêterle retour du bon duc.

Pendant que la duchesse tournait ses yeux deleur côté, écoutant avec son sourire amer et triste les joyeuxpropos de ces serviteurs fidèles, Encarnacion disparut derrière lesmassifs ombreux qui formaient la pelouse.

Presque aussitôt après, la porte par oùCatalina était sortie se rouvrit doucement, la chambre semblas’éclairer en même temps que le visage de la bonne duchesse :Isabel, vêtue de blanc et belle comme les sourires de la jeunesseétait sur le seuil.

– Bonjour, mère chérie, dit-elle de sadouce voix qui pénétrait le cœur comme un chant.

Vous eussiez cherché en vain sur les traitsd’Eleonor de Tolède une trace de cette soucieuse agitation qui lesbouleversait naguère. Celle qui entrait avait été l’ange béni,chargé par la divine miséricorde de consoler son veuvage et sonexil.

Elle mit un baiser sur ce front charmant, quigardait toutes les candeurs de l’enfance. Ses doigts caressants sejouèrent dans l’abondance de cette soyeuse et brillantechevelure.

– Nous sommes pâles, ce matin, Bel,dit-elle.

– On dort mal après tant d’émotions, mamère, répondit la jeune fille avec une nuance d’embarras.

Puis, levant son doigt mignon en signe demenace, elle ajouta :

– Mais se peut-il que vous ayez encorepleuré !… ce doit être de joie ?

La duchesse l’attira près d’elle sur le sofa.Pendant quelques secondes elle la tint serrée contre sa poitrine,puis parlant tout bas et à l’oreille, elle murmura :

– Non, chérie, ce n’est pas de joie.

Le regard d’Isabel devint interrogateur.

– Est-ce donc un pressentiment qui medéfendait de me réjouir ? dit elle.

Et, comme Eleonor de Tolède tardait àrépondre, elle ajouta :

– Je me reprochais cela, ma mère, je medisais : Dieu doit punir l’ingratitude de l’enfant qui nepartage pas l’allégresse de son père et de sa mère… Je faisais enmoi-même le compte de nos récents bonheurs, et je restais triste,et il me semblait voir, à mon chevet, dans mon insomnie, votrefront bien-aimé qui était aussi chargé de tristesse. Je vous ledemande encore : Est-ce donc un pressentiment ?

– As tu bien prié ce matin, Isabel ?fit la bonne duchesse, que sa rêverie semblait reprendre ;Dieu et la Vierge sainte écoutent les anges qui leur parlent.

– À toutes les heures du jour je priepour vous, ma mère.

– Tu fais bien… tu fais bien… Qui sait sicette longue nuit n’aura pas enfin son aurore ? Dieu est bon.Sois toujours pieuse, mon Isabel. Prie pour ta mère… prie pour tonpère…

– Je croyais le trouver ici, près devous, interrompit la jeune fille.

Eleonor garda le silence.

– Je vous en prie, ma mère, repritIsabel, dites-moi quelle souffrance vous est venue… me voici d’âgeà prendre ma part de vos chagrins.

Ses grands yeux, d’un bleu obscur et profond,étaient fixés sur ceux de la duchesse, qui la contemplait avec ladévote admiration des mères.

– Que je te voie sourire, dit la bonneduchesse.

– Je sourirais si vous étiez moinspâle.

– Te souviens-tu, Bel, dit Eleonor enchangeant soudain d’accent, que je te répétais sans cesse :« Tu lui ressembles, tu es son image vivante et parlante… tuas son beau front si noble et si grand… tu as sa bouche qui savaitsi doucement sourire… tu as son regard si franc, si brave et sitendre…

– J’ai bien regardé mon père hier ausoir, fit Isabel.

– Vois ! interrompit la duchesse,dont la main étendue désignait le portrait, situé entre les deuxfenêtres.

Les yeux de la jeune fille se fixèrent sur leportrait. Un éclair d’admiration y brilla.

– C’est là mon père !balbutia-t-elle, mon noble père !

– C’était là ton père, ma fille.

Les yeux d’Isabel se baissèrent.

– Mon père, tel que je l’ai vu hier ausoir, dit-elle, a la grave beauté de son âge.

– Retrouves-tu ses traits dans ce dessin,Isabel ?

En faisant cette question, Eleonor de Guzmanavait la voix tremblante.

– Oui, dit la jeune fille, après avoirhésité.

– Et n’as-tu jamais retrouvé ses traitssur un autre visage ?

– Que voulez-vous dire, mamère ?

La demande et la réponse furent cette foisbalbutiées si bas qu’on ne les aurait pas entendues à l’extrémitéde la chambre.

Eleonor de Tolède resta un moment immobile etmuette, la tête inclinée sur sa poitrine. Mais il n’était pas danssa nature de feindre ou de fuir. Elle se redressa bien vite, et,attirant jusqu’à ses lèvres le front pâli d’Isabel, elle dit d’unton délibéré qui cachait mal son émotion concentrée :

– Ma fille, nous sommes entouréesd’étranges avertissements. Les grandes races qui meurent éprouvent,dit-on, ces troubles mystérieux et ces terribles défaillances.Est-ce nous qui allons mourir, nous, les Guzman Perez ! nous,les fils du héros de l’Andalousie ! Est-ce l’Espagne elle-mêmequi agonise ? L’époux de mon amour et de mon choix a brisé sachaîne, et je pleure au retour de sa terre d’exil… je pleure et jetremble après la tempête, devant un ciel miraculeusement éclairci.Tu es trop jeune et tu ne sais pas… Cette vision qui m’abouleversée…

– Vous parlez du mendiant deSaint-Ildefonse, n’est-ce pas, ma mère ? s’écria Isabelvivement.

– Tu l’as remarqué, fillette ?repartit la duchesse avec une sorte de négligence affectée.

– J’ai vu, répliqua Isabel, l’impressionextraordinaire qu’il produisait sur vous.

– Et c’est tout ?

– On a frayeur de ce qui dépassel’intelligence… Je n’ai pas compris comment l’aspect d’un mendiantpouvait émouvoir la duchesse de Medina-Celi… J’ai eu peur.

Elle sentit la main de sa mère frissonner dansla sienne.

– Moi aussi, murmura la duchesse, j’ai eupeur !

– Ma fille, reprit-elle après un silence,tu réunis en toi seule tout ce qui me reste d’espoir, et tous lesprétextes que j’ai, en dehors de ma foi chrétienne, pour supporterune existence désormais bien triste. J’avais commencé, il y aquelques mois, à t’instruire des événements qui composent notrehistoire de famille, ceci en prévision de ma fin prochaine, car jecroyais que Dieu prenait pitié de mes longues fatigues… Dieu n’apas voulu m’appeler à lui : je vis, et cependant il faut quetu saches qui nous sommes, nous, les derniers Medina-Celi ;quels ont été nos triomphes et nos revers, quels furent nos amis,puissants et nombreux autrefois, maintenant morts ou abattus parles tempêtes politiques… Assieds-toi prés de moi, Bel… Là-bas, auchâteau de Penamacor, grande et triste solitude que nousregretterons peut-être, je t’ai raconté les divers incidents quiprécédèrent et suivirent mon mariage avec le duc Hernan ; jet’ai dit l’amour du roi, perfidement attisé par l’homme qui voulaitse faire de cette fantaisie une arme et un marchepied ; jet’ai dit notre fuite de Madrid, nos traverses, notre humble bonheursous ce toit de famille que je revois aujourd’hui après quinzeannées ; je t’ai dit enfin la catastrophe qui éclata comme unouragan de malheur au milieu de notre humble repos : ton pèreprisonnier, nous exilées.

Avant d’achever le récit qui nous concerneparticulièrement, ce qui se peut faire, hélas ! en quelquesparoles, je veux te parler de nos amis et parents dont le sort estlié au nôtre par notre amour et par la haine de nos acharnéspersécuteurs.

Il le faut. J’ignore ce que sera demain. Cettefortune menteuse m’effraye plus que mes revers eux-mêmes. Nousconnaissions au moins notre malheur, et là-bas le sol de l’exil netremblait pas sous nos pieds.

Oui, je l’ai dit : j’ai peur. Je sens unabîme derrière le voile épais qui nous cache l’avenir. Tout autourde nous, j’entrevois des pièges. Ceux qui nous détestaient hiern’ont pu pardonner ainsi sans motif. L’obscurité où l’on nousoubliait était propice. La lumière s’est faite autour de nous etmalgré nous. J’ai peur.

Ma fille, si j’étais morte demain ouprisonnière… tu frémis, pauvre enfant !… si demain, pour nepoint caver au pire, nous étions seulement séparées, souviens-toides noms que je vais prononcer : ce sont ceux de tes amis etde tes protecteurs.

Louis de Haro d’abord, qui peut remplacer tonpère si Dieu lui a laissé la vie ; Louis de Haro, comte deBuniol, qui portait dans son cœur et sur son noble visage lapromesse vaillante de son écusson ; Louis de Haro, qui, toutjeune et tout ardent, s’écriait autrefois, traduisant les paroleslatines de sa devise : « Je serai unhéros ! »

En second lieu, Hernan de Moncade et Avalos,premier marquis de Pescaire, un chevalier des anciens jours, etVincent de Moncade, son fils, deuxième marquis de Pescaire.

Ceux-là sont des Espagnols et ils ont àexercer une terrible vengeance.

Nous étions trois sœurs autrefois, mon Isabelchérie : moi l’aînée ; la seconde, Isabel d’Aguilar, quiprit don Louis pour époux et resserra ainsi nos liens, puisque donLouis était le frère d’armes du duc Hernan, mon bien-aimé ;enfin Blanche de Moncade, chère enfant qui souriait entre nous deuxet nous donnait par anticipation la caressante joie des jeunesmères.

Nous disions bien souvent : « Nosenfants seront une famille. » Si ma chère Isabel avait laisséun fils…

Mais notre petite Blanche avait un frèrecadet, le noble don Vincent. J’ai fait parfois le rêve de voir vosmains unies…

Eleonor de Tolède s’interrompit après cesdernières paroles. Ses yeux, qui, naguère se baignaient dans levide, allèrent vers le visage de sa fille. Celle-ci écoutaitattentive.

La duchesse, qui peut-être craignait de latrouver distraite, s’étonna des battements précipités de sonsein.

Isabel était visiblement émue. Ses paupièresabaissaient leurs longs cils recourbés.

– Tu n’es qu’un enfant, ma chérie, repritla duchesse dont l’accent comportait maintenant une vague intentiond’interroger : ton cœur est tout entier à ta mère… l’obstaclene pouvait venir de toi.

Elle s’arrêta encore. Isabel garda lesilence.

Un incarnat fugitif venait de monter à sesjoues.

– N’est-il pas vrai ? insista labonne duchesse.

Isabel hésita un instant, comme si elle eûtcherché la forme de sa réponse.

Puis, sans relever les yeux, mais d’un tonplus ferme que ne l’eût pronostiqué la douce timidité de sanature :

– Ma mère, dit-elle, pourquoi medemandez-vous cela ?

La duchesse ne put réprimer un mouvement desurprise.

Il est, entre femmes, un genre de conversationbien difficile à rendre par le travail de la plume. Là, les parolesperdent leur valeur usuelle, l’accent sa notation, le silence sonsens, le regard son diapason. Tout cela change et revêt unepuissance qui n’est pas même de convention, qui estd’instinct ; chaque mot devient un chiffre. La gamme desintonations est pervertie audacieusement ; les jeux dephysionomie sont transposés, pour employer une expression musicale.Il faut une clef pour comprendre ce qui se dit et aussi ce qui nese dit pas.

Pour peu que deux femmes soient réunies etqu’il y ait un atome de passion dans leur fait, c’est cette languequi se parle.

Personne ne peut nier cela : j’entendspersonne qui ait écouté deux femmes.

– Or, ceux-là qui savent écouter lesfemmes sont plus rares qu’on ne croit.

Puisque le théâtre prétend être le grand artlittéraire, puisqu’il se vante de tout rendre, de tout peindre, detout traduire, pourquoi cette langue si pittoresque et si usuellene se parle-t-elle jamais au théâtre.

Pourquoi le théâtre, grossier comme la monnaiede sa recette, ne sous-entend-il jamais rien ? Pourquoi dit-iltout ce qui se devrait dire, posant les virgules qu’onomet et se faisant une loi de marquer les points que jamais on nemet sur les i ?

Est-ce pour perfectionner la nature ?

N’est-ce pas plutôt que les fleurs en papierqu’on prodigue sous les chapeaux manquent fatalement de certainesqualités ; la souplesse, le parfum, le mouillé, lefleuri, si l’on peut ainsi dire, dont le bon Dieu s’estréservé le secret ? Le théâtre qui parlerait la langue communeet mystérieuse de la passion ne serait pas entendu, et le fleuristequi trouverait le secret de la nature ferait faillite, Le théâtre araison d’être fier ; les fabricants de soldats de plomb aussi.Ce sont, ayez la bonté de le croire, de purs et simplescréateurs.

Les yeux baissés d’Isabel avaient, pendantqu’elle attendait la réplique de sa mère, un petit airfarouche ; car les yeux ont encore de l’expression au traversdes paupières abaissées.

Elle attendit longtemps. Une parole sincèrevint jusqu’aux lèvres de la duchesse, qui ne la prononça point.

Sa physionomie disait qu’une tristessenouvelle était entrée dans son âme.

Puis tout à coup une sérénité inexplicableéclaira la fière beauté de son front : elle eut presque unsourire, tandis que son regard caressait l’embarras de safille.

– Ce n’était qu’un rêve, Bel, reprit-elled’une voix plus tendre et à la fois plus contenue ; ne nousoccupons pas d’un rêve… nous avons assez à faire de donner notreintérêt à de tristes et cruelles réalités. Rends-moi toute tonattention, ma fille. En te parlant d’Isabel et de Blanche, messœurs, je te raconte ta propre histoire.

C’était à la fin du dernier règne. La courd’Espagne pouvait passer pour la première cour du monde. On disaitdéjà que nous étions en décadence, mais l’Europe nous craignait etnous respectait. La faveur de Philippe III était aux Sandoval. Tousceux dont je t’ai parlé appartenaient aux Sandoval par le sang oupar l’amitié. Hernan de Moncade et Alphonse IV de Guzman, tonaïeul, duc de Medina-Celi, formaient le conseil intime de Françoisde Roxas de Sandoval, duc de Lerme, qui gouverna les Espagnespendant plus de vingt ans. Moncade, Hernan de Guzman, ton père etLouis de Haro étaient les meilleurs amis, les compagnonsinséparables de l’infant, dont la jeunesse généreuse promettait aupays un règne brillant et glorieux.

J’avais quinze ans ; j’étaisorpheline ; on me disait belle. Le crédit de don Tello deTolède, mon oncle paternel, m’avait ouvert les portes de la maisonde la reine. Ce fut chez sa mère que l’infant don Philipe me vit etqu’il m’aima.

Celui que nous nommons à présent le comte-ducétait alors un maigre aventurier, cadet de la branche cadette deGuzman. Il postulait en cour un humble bénéfice et se destinait àla prêtrise. Il se tenait bien ; sa vie était régulièrejusqu’à l’austérité ; il se targuait tout haut de ses étudeset de sa science.

De là au rôle dont il s’affubla il y a loin,mais pour le peu que j’ai vu la cour, je puis affirmer quel’intrigue et l’austérité y peuvent vivre on parfaiteintelligence.

Je fus, sans le vouloir et sans le savoir, lepremier degré de cette échelle mystérieuse qui devait conduire lecomte-duc au pinacle. Il était, comme tous les affamés, en quêted’une piste : il découvrit la passion naissante que j’avaiséveillée dans le cœur de l’héritier du trône. Il n’avait rien àperdre, ce qui, dans la lutte, est souvent un gage de victoire. Ils’introduisit près du prince, et feignit effrontément d’être monami d’enfance.

La faveur du duc de Lerme faiblissait. C’étaitson propre fils, le duc d’Uzède, qui allait le supplantant dans lesbonnes grâces de Philippe III. Cette révolution de camarillatroublait l’eau juste assez pour que le comte-duc pût y tendrecommodément ses filets. À la mort du feu roi, la famille deSandoval, minée par les dissensions intestines, tomba pour ne plusse relever. Pendant que le duc d’Uzède prenait le chemin de l’exil,le duc de Lerme, brisé par la trahison de son fils et ruiné parl’ingratitude du nouveau favori, mourait de chagrin dans sesterres.

On dit que l’amour avait été le mobile du ducd’Uzède et qu’il n’avait passé le Rubicon que pour entourer sonfront de l’auréole du souverain pouvoir. Il espérait réduire ainsicelle que ses tendres plaintes n’avaient pu fléchir. Celle qu’ilaimait était la belle entre les belles : Isabel d’Aguilar,comme moi dame de la reine. Il avait plus d’un rival ; deuxd’entre eux étaient redoutables : Louis de Haro, parce qu’ilpossédait le cœur d’Isabel ; Gaspar de Guzman, parce que sonétoile montait rapidement au firmament de la faveur.

Remarque bien ceci, Bel, le soleil couchant etle soleil levant, malgré la guerre acharnée qu’ils se faisaiententre eux, étaient ligués contre Louis de Haro, qui n’avait d’autredéfense que sa belle âme et sa loyale épée. Le duc d’Uzède, pourl’éloigner de Madrid, lui donna un commandement en Flandre. Il yfit des prodiges de vaillance, et pendant qu’il versait son sangpour l’Espagne, Isabel se défendait héroïquement à la cour.

Nos destinées communes nous rapprochaient,elle et moi. Je combattais comme elle. La fraternelle amitié quiliait nos doux fiancés nous unissait aussi. Bien des fois, la maindans la main, nous avions juré sur nos reliquaires de mourir plutôtque de tomber.

Quand le comte-duc succéda au second Sandoval,Isabel n’eut pas le temps de respirer ; le comte-duc demandasa main à la reine mère, tutrice et souveraine maîtresse de cellesd’entre nous qui étaient orphelines. La reine mère méprisait lefavori qu’elle n’appelait que le bachelier de Salamanque.Elle refusa. Le comte-duc s’adressa au roi.

Nous avions une alliée dont je t’ai dit lenom, et qui plus tard devait subir un sort plus cruel encore que lenôtre. Blanche de Moncade, plus jeune que nous de plusieurs annéeset jouissant encore des privilèges du premier âge, écoutait pournous aux portes du palais : elle nous servait d’éclaireur.

Nous apprîmes par elle que le comte-ducméditait un double enlèvement : il lui fallait Isabel pour sonpropre compte, moi pour le compte du roi. Un exprès partit pourl’armée : deux semaines après, ton père et Louis de Haroétaient à Madrid.

Ce qui me regarde, tu le sais, ma fillechérie. Nous essayâmes, Hernan et moi, de tenir tête à l’orage, etje n’abandonnai que deux ans après le service de la reine-mère. DonLouis et Isabel en agirent autrement ; il fallait fuir ;le comte-duc était déjà bien puissant. Je n’ai pas besoin de tedire que nous fûmes les complices des chers fugitifs. Une seulecirconstance est à noter, car tu ne l’aurais pas devinée.

Pendant que deux chevaux rapides emportaientma sœur bien-aimée et don Louis vers la Vieille Castille, où ilscomptaient trouver un refuge, notre autre petite sœur, notreBlanche, si adroite et si dévouée, restait enfermée dans la chambred’Isabel, où elle chantait en s’accompagnant sur sa guitare.

Les espions du comte-duc, qui rôdaient sanscesse autour du quartier des filles d’honneur, furent trompés parce naïf stratagème. On ne s’aperçut du départ d’Isabel qu’au momentoù Blanche s’esquivait pour regagner la maison de son père.

L’histoire fit du bruit. Le roi voulut voirBlanche. Les rieurs ne furent pas du côté du favori.

Malheur à qui blesse le tigre ! Il fautle tuer. Sa griffe cruelle retrouve toujours le chasseur maladroitou trop faible qui n’a pas su l’abattre au premier coup.

Mais avant d’arriver à l’odieuse vengeance ducomte duc, je veux achever ce qui regarde don Louis et Isabel. DonLouis erra longtemps de province en province. Les persécutions dontil était l’objet finirent par lasser sa patience. Il leval’étendard de la révolte, non point contre le roi, mais contre letyran subalterne qui opprime l’Espagne avant de la perdre. Il futle chef avoué des desservidores qui soulevèrent pour lapremière fois la Catalogne.

À dater de ce moment, sa vie fut couverte d’unvoile.

Les récits les plus bizarres, les pluscontradictoires coururent. Vingt fois on le dit mort, vingt fois onle ressuscita. Enfin, Hernan, ton père, reçut de lui un message oùdon Louis le sommait de tirer l’épée pour sa cause. Le bon ducétait déjà exilé à Séville en ce temps, depuis un an je portais sonnom ; tu venais de naître.

Le bon duc passa la nuit en prières dansl’oratoire du grand marquis de Tarifa. Je le trouvai, à l’aube,endormi sur les marches de l’autel et tenant dans sa main l’écussonde Medina, dont la devise ordonne de tout sacrifier au roi, tout,jusqu’aux saintes amours de la famille !

Le bon duc refusa. Don Louis l’appela fauxfrère et lui envoya un cartel dans une lettre souillée de boue.

Le bon duc baisa la lettre en présence dumessager et dit :

– Mon cœur est à Louis, mon sang est auroi.

– Alors, dit le messager, qui était lePortugais Ruy Cabral de Barros, donne ta femme au roi, puisquec’est sa fantaisie.

Ruy Cabral de Barros ayant prononcé cetteparole insultante, recula d’un pas et tira son épée pour sedéfendre, car il sentait bien qu’il avait mérité d’être châtié. Lebon duc le fit héberger dans la maison de Pilate et lui donnal’accolade au départ.

Tu n’ignores point, pauvre enfant, quel longdeuil, partagé par nous, fut la récompense du dévouementhéroïque.

Louis de Haro, vaincu au combat d’Arbos, futfait prisonnier quelques jours après aux environs de Tarragone. Cefut comme un signal. La persécution contre les anciens amis deSandoval redoubla de rigueur. Les portes d’une forteresses’ouvrirent pour ton père, et nous prîmes le chemin de l’exil.

La duchesse s’arrêta pour reprendrehaleine.

Isabel, toute pâle, releva ses yeux où brûlaitun feu sombre.

Sa mère ne l’avait jamais vue ainsi.

– Mon père est un saint, dit elle d’unevoix sourde et lente ; y a-t-il encore des hommes comme lui,ma mère ?

Comme Eleonor de Tolède hésitait, cherchantpeut-être ce qu’il y avait sous cette bizarre question, Isabelreprit en se redressant de son haut :

– Si un roi m’aimait, je mepoignarderais !

– Que dis-tu, Bel ?… s’écria laduchesse effrayée.

Une rougeur vive était montée aux joues de lajeune fille qui se prit à trembler.

– Qu’ai-je dit, en effet,balbutia-t-elle. Je songeais… non pas à moi, ma mère, je le jure,mais à ce que doit souffrir l’époux, celui qu’on a choisi.

Elle se tut. On eût dit que sa propre parolela terrifiait maintenant.

– Je suis folle ! murmura-t-elle,tandis que deux larmes roulaient sur sa joue tout à coup pâlie.

La duchesse l’observait à la dérobée. Ellepoursuivit bientôt comme si aucun incident n’eût interrompu sanarration :

– Elles sont épaisses les murailles deces prisons où le comte duc enterre les véritables amis de son roi.Don Louis fut enseveli vivant comme le bon duc, ton père. Nul nesaurait dire avec précision ce qui lui advint. Mille rumeurs ontcouru, mais d’où venaient-elles ? Combien de fois ce bruitfatal n’a-t-il pas épouvanté nos oreilles : « Le duc deMedina-Celi est mort dans son cachot. »

– Et votre sœur, ma mère, interrompit lajeune fille, cette noble et belle Isabel d’Aguilar ?

– C’est en souvenir d’elle que tu as reçuce nom d’Isabel, ma fille, répondit la duchesse ; nous nousétions mutuellement promis de tenir nos enfants sur les fonts dubaptême… Elle n’était plus déjà quand tu vins au monde, et je lafis ta marraine dans le ciel.

– Elle n’était plus !… répéta lajeune fille ; pourquoi ne m’as tu pas appris plus tôt àl’aimer, ma mère ?

– Souviens-toi de ta prière d’enfant,répondit la duchesse en souriant avec tristesse, ne parlais-tu pasà Dieu chaque jour de ta bonne amie qui était une sainte auparadis ?

– C’est vrai, murmura Isabel ;depuis que je dis ma prière, j’ai répété cela sans lecomprendre.

– Elle mourut, reprit la duchesse, toutejeune et toute belle. Ceux qui l’aimaient ne savent même pas où estsa tombe. Son dernier message, arrivé quelques mois avant sa mort,nous apprenait qu’elle portait dans son sein un gage de l’amour dedon Louis. L’enfant a sans doute subi le même sort que la mère…

Au travers de l’attention qu’Isabel portait aurécit de sa mère, il y avait comme une vague et distraite rêverie.Ces choses du passé ne pouvaient pas l’éloigner complètement duprésent. Ses beaux yeux fatigués accusaient une nuit sans sommeil.La cause de son insomnie était celle de sa distraction.

La veille, en traversant la place de Jérusalempour se rendre à la grand’messe, Isabel avait vu Mendoze aux prisesavec le comte de Palomas. Son cœur n’était pas entré avec elle dansl’antique mosquée où se célébraient les mystères chrétiens ;son cœur s’était élancé sous cette voûte où le jeune gentilhomme,seul et entouré d’ennemis, dressait si fièrement sa têteintrépide.

Elle n’avait adressé au ciel qu’une prièrependant toute la cérémonie : Sauvez-le, mon Dieu,sauvez-le !

Quand elle était ressortie de l’église, aprèsl’office divin, la place était tranquille. Cette sombre maison duSépulcre fermait ses jalousies muettes, et la solitude régnait sousle porche où naguère la foule bruyante se pressait.

Que s’était-il passé ? Ces murailles nedisaient point leur secret. Isabel n’avait personne qu’elle pûtinterroger, personne même à qui confier sa peine.

Pendant l’office, une rumeur s’était faite, ilest vrai, dans l’église de Saint-Ildefonse. Un mouvement avait eulieu parmi les fidèles. Quelques mots étaient parvenus jusqu’àl’oreille d’Isabel : Fugitifs… l’étranger… le meurtrier de donJuan de Haro…

Mais ce fut seulement le soir de ce même jourque sa suivante Encarnacion lui dit avec un équivoquesourire :

– La tête de Mendoze est mise au prix decent onces d’or.

Isabel eut froid jusque dans la moelle de sesos, et pourtant elle remercia la Vierge, car la justice met à prixseulement les têtes de ceux qui ont échappé à ses recherches.

Ramire était donc en liberté.

Elle fut ardente et passionnée la prière quefit Isabel avant de chercher le sommeil qui devait fuir sespaupières. Toute la nuit, une fiévreuse agitation la tintéveillée ; elle craignait, elle espérait : elle craignaitque Ramire, imprudent, ne vînt au rendez-vous accoutumé, car c’eûtété une mortelle douleur que de voir les archers l’entourer et lesaisir sous cette fenêtre ; elle espérait, parce qu’il luisemblait que l’angoisse qui étreignait son cœur serait guérie parle seul bruit de ses pas.

À chaque instant elle se levait pieds nus pourgagner la croisée. Son regard inquiet et désolé interrogeait lesilence de la place.

Comme la veille, les fenêtres entr’ouvertes dela maison du Sépulcre laissaient sourdre une harmonie voilée, et,de temps en temps, le joyeux roulement des castagnettes réveillaittout à coup la nuit muette ; comme la veille, la lanterne dusereno passait, lentement balancée au bout de sa hallebarde, etrayait les ténèbres, tandis que le cri monotone tombait de seslèvres engourdies : Il fait beau…

Rien n’existait, pour Isabel, en dehors de sapréoccupation. Les événements de cette journée, si graves pourtantet qui la touchaient de si prés, disparaissaient devant l’image deRamire.

Les heures passèrent : Ramire ne vintpas. Que signifiait son absence ? Était-il libre oucaptif ?

La présence de sa mère et ces douloureusesrévélations qui étaient l’histoire de sa famille faisaient trêve àl’inquiétude d’Isabel, mais ne réussissaient pas à la guérir. Lapensée de Mendoze revenait à la traverse de ce récit, et parfoiselle tressaillait, parce que ses yeux fermés voyaient un fantômepâle, couché dans l’ombre d’un cachot.

Il y avait une chose étrange ; laduchesse sa mère l’observait et semblait lire sur son visage commeen un livre ouvert. Devinait-elle son secret ? avait-elle déjàle mot de l’énigme ? Les physionomies, si expressives qu’ellessoient, n’en disent point si long ; mais il est certain qu’ily avait dans le regard d’Eleonor de Tolède plus de curiosité que decolère.

Chapitre 8LA PORTE SECRÈTE

– Peut-être ai-je trop compté sur tatendresse pour moi, ma fille, reprit la duchesse, en espérant quetu t’intéresserais à toutes ces personnes que tu n’as pointconnues…

– Je ne mérite pas ce reproche, ma mère,protesta Isabel.

– Ceux dont je parle t’auraient aimée…Ils eussent été les bons anges de ta jeunesse… C’était ta vraiefamille, et ton avenir est lié fatalement à tout ce passé… Je seraibrève désormais, car il se peut que nos minutes soient comptées.Louis de Haro, prisonnier, resta le chef de la conspiration. Safière devise devint le mot d’ordre des conjurés, qui s’emparèrentaussi du nom du bon duc pour s’en faire un drapeau. L’Espagne vintà s’amoindrir peu à peu. Le Français et l’Anglais rétrécirent laligne de nos frontières. Il y eut un roi de Portugal ; et laCatalogne, sans cesse révoltée, ne tint plus que par un fil auréseau des provinces espagnoles.

Pendant cela, le comte-duc, après avoir réduitau dénûment le plus honteux les derniers jours du duc de Lerme,grossissait la fortune de sa maison et dressait des monuments à lagloire imaginaire du maître qu’il perd.

Un jour (c’était l’année où le favori prit cetitre pompeux de comte-duc), un jour, tout au fond de mon exil, lanouvelle de la mort de don Louis vint mettre le comble à maconsternation.

– Quoi ! s’écria la jeune fille…mort aussi, celui-là !… Dieu ne vous a donc pas laissé unami ?

– Dieu est bon comme il est grand,repartit la duchesse avec une involontaire emphase ; laProvidence garde surtout les abandonnés… Ce jour-là même dont jeparle, un honnête vieux gentilhomme cultivateur, dont le manoirétait voisin de notre château de Penamacor (si mes souvenirs meservent, il s’appelait Mendoze, tout comme un grand d’Espagne),vint demander à m’entretenir et me dit : « On a déposécette nuit des fleurs sur la tombe de l’étrangère. Parmi les fleursil y avait un lambeau de parchemin que voici… »

Le parchemin contenait un nom :Louis et ces mots : Grâces à Dieu !

Je demandai au bon vieil hidalgo pourquoi ilme l’apportait. Mon cœur battait bien fort, ma fille. J’avais crureconnaître une écriture amie.

Voici ce que me répondit le paysanMendoze :

– Après la méridienne, en retournant auxchamps, les garçons ont fait rencontre d’une jeune fille mauresquebelle comme le jour, si belle qu’ils n’ont pas eu le cœur de luijeter des pierres. Elle leur a dit : « Le château de labonne duchesse est-il bien loin d’ici ? – Deux lieues deLéon », a répondu Fabrice, le fils aîné. La fillette a regardél’ombre des chênes verts sur la route. Elle a murmuré : Il esttrop tard et je suis trop lasse !

Puis, tout haut :

– Si vous êtes des chrétiens, a-t-elleajouté, vous irez au cimetière de Quijo et vous lui porterez ce quevous trouverez sur la troisième tombe.

– De la part de qui ? interrogeaFabrice.

– Je me nomme Aïdda, repartit la fillettequi disparut au coude du sentier.

Il n’était plus besoin de réclamer l’attentiond’Isabel. Ce vieux gentilhomme paysan était le père de Mendoze.Isabel savait cela.

– Ce nom d’Aïdda, poursuivit la duchesse,fixait tous mes doutes et m’en disait plus que le parcheminlui-même. C’était la fille d’un Maure tangérien nommé Moghrab benAmar, relaps deux fois et brûlé sur la grande place de Valladolid,dans l’acte de foi des quarante heures, en l’année 1622. Blanche deMoncade avait demandé au saint-office la pauvre petiteorpheline ; elle l’avait baptisée, lui donnant le nom deMarie-Blanche, elle l’avait élevée et choyée comme sa sœur, si bienqu’Aïdda, reconnaissante, aurait versé tout son sang pour elle.

Je savais qu’Aïdda n’était plus dans la maisonde Moncade. Elle ne pouvait l’avoir quittée que par obéissance etpour accomplir un acte de dévouement. C’était donc, selon touteapparence, un message du prétendu mort. Mais pourquoi celaconisme ? Et comment Aïdda n’était-elle pas venue jusqu’auchâteau de Penamacor ? Et que signifiait en outre cemessage ? Don Louis était-il sauvé ? Réclamait-il monaide ?

Des années se sont écoulées depuis lors, mafille, et n’ont point apporté la réponse à ces questions. Je n’aijamais revu don Louis une fois, une seule fois, et cette jeuneAïdda a passé devant moi comme un rêve, sans que j’aie pu obtenird’elle ce mot qui eût mis fin à toutes mes inquiétudes.

Il me fut donné seulement de savoir pourquoielle s’était entourée d’un si grand mystère. Le lendemain, eneffet, notre manoir fut envahi par les archers de l’hermandad, quitinrent chez nous garnison pendant deux semaines, battant etfouillant tout le pays aux alentours.

Si Marie-Blanche ou Aïdda, comme tu voudras lanommer, s’était risquée jusqu’à Penamacor, elle eût été priseinfailliblement.

Depuis longtemps j’avais des soupçons sur unhomme qui était alors dans notre domesticité très intime, et donttu as sans doute gardé souvenir : je veux parler de notreancien intendant Pedro Gil. Pendant le séjour des cavaliers del’hermandad au château, je crus remarquer de mystérieusesaccointances entre leur chef et Pedro Gil. Tu étais bien petite ence temps là, Bel, ma chérie, mais tu n’as peut-être pas oublié lesmenaces que proféra ce misérable quand on lui donna son congé.

– Je n’ai pas oublié ce Pedro Gil, mamère, dit la jeune fille ; s’il est notre ennemi, prenezgarde, car il est à Séville et il rôde autour de notre logis.

Une question vint aux lèvres de la duchesse,qui la refoula pour continuer ainsi :

– Pedro Gil occupait au château ce petitpavillon où tu fis plus tard ton salon de sieste et ton boudoir.Quelques jours après son départ, je me promenais dans lesparterres, pendant que nos gens nettoyaient. Parmi la poussière quis’échappait des croisées, un papier s’envola. Ce n’était qu’unlambeau sans adresse ni signature, mais le peu de paroles qu’ilcontenait me frappa vivement.

C’était Pedro Gil lui-même qui l’avait écrit,et ce devait être le brouillon d’une missive dont il avait sansdoute expédié la copie.

Le mot à mot de ce que je lus alors est restégravé dans ma mémoire. Je puis le reproduire exactement :

« …. Pour les projets de SonExcellence.

« La jeune Mauresque est maintenant àCeuta, j’en ai la certitude. L’homme qui l’accompagne ne peut êtrequ’un agent des conjurés. Nous ne pouvons rien contre eux sur larive africaine, mais ils ne peuvent rien contre nous.

« Le seul moyen d’attirer la Moncade dansle piège, c’est de palier au nom de cette Aïdda, qu’elle aime sitendrement et avec qui elle doit correspondre. On peut écrire unede ces lettres qui ne disent rien et qui laissent deviner beaucoup.J’ai ici quatre mots de l’écriture de la donzelle ; je mechargerais de minuter la lettre.

« L’autre viendrait au rendez-vous :j’en mettrais ma main au feu ! »

C’était tout.

Je ne sais pas si je peux dire que je devinaidans toute la force du terme, mais l’idée d’une trame atroce etinfâme me sauta aux yeux. Blanche de Moncade avait favoriséautrefois la fuite de notre pauvre Isabel. Il y avait en Espagne unhomme qui devait lui garder une mortelle rancune.

Un homme qui a mérité la réputation de nepardonner jamais, un homme à qui l’on doit, par le malheur destemps, ces titres d’Excellence et de Monseigneur qui étaient dansle brouillon de Pedro Gil.

La lettre ne pouvait pas avoir moins de quinzejours de date, puisque Pedro Gil avait quitté Penamacor à cetteépoque, mais elle ne pouvait guère être plus vieille de deuxsemaines, car l’hermandad était partie depuis un mois seulement. Lalettre devait avoir été écrite entre le départ de l’hermandad et lecongé donné à Pedro Gil.

Que s’était-il passé ? Le piège avait-ilété tendu ? J’eus froid jusqu’au fond du cœur, car l’idée mevint que le brusque éloignement de Pedro Gil pouvait avoir hâté lacatastrophe. J’ordonnai à Savien de seller deux chevaux. Je partisavec lui, le soir même, sans suite et sans sauf-conduit. Nous mîmestrois nuits et trois jours pour arriver jusqu’à Séville, car nousévitions les chemins battus, fuyant la rencontre de l’hermandad,comme si nous eussions été des malfaiteurs.

Le quatrième jour, au coucher du soleil, nousentrâmes dans la ville, et, quelques minutes après, je descendaisde cheval à la porte de Moncade.

Bel, tu ne connais pas la mort. Tu n’as vu suraucun visage aimé cette livide pâleur, cette immobilité redoutablequi annoncent que l’âme envolée a laissé ici-bas le corps inerte etplus froid que la pierre.

La mort est terrible, ma fille, bien que lesmalheureux l’appellent souvent comme un refuge.

La mort est toujours terrible, soit qu’elleentre en nous par l’issue qu’à ouverte l’épée ou le poignard, soitqu’elle s’asseye près de nous sur le lit de douleur après une lentemaladie, soit qu’elle tombe avec la foudre écrasant à l’improvistenos fronts orgueilleux.

Mais la mort par le chagrin, Bel, la mort parla honte et le déshonneur, la mort qui empoisonne l’âme elle-mêmeavant de décomposer le sang, celle-là est hideuse et lamentableentre toutes, ma fille… Dieu nous en garde, nous et ceux que nousaimons !

La mort était dans la maison de Moncade.J’arrivais trop tard.

Les valets étaient rangés dans le vestibule,silencieux et mornes. Aucun d’eux ne m’arrêta, voilée que j’étais,pour me demander : « Que venez-vous fairecéans ? »

Dans le grand escalier, des enfants de chœurjouaient en riant tout bas.

Les jeux de ces pauvres créatures endurciesaux choses funèbres sont lugubres par le contraste, autant et plusque le deuil lui-même.

Au haut de l’escalier, des femmes en pleursattachaient aux lambris des tentures noires.

Je prononçai le nom de Blanche, car unpressentiment oppressait ma poitrine.

L’une des femmes me reconnut : lanourrice de Blanche ; elle leva sur moi ses yeux creusés parles larmes, et me montra du doigt la porte ouverte.

En même temps l’odeur des cierges et del’encens vint à moi comme une muette révélation.

Blanche était couchée sur son lit. Les prêtresveillaient, récitant leurs prières à voix basse. Vincent deMoncade, agenouillé, cachait son visage dans les draps.

Au chevet, il y avait un homme debout, unestatue de marbre : don Hernan de Moncade, dont les cheveuxavaient blanchi la nuit précédente.

On lui avait rapporté, à ce père, sa filledéshonorée et mourante.

Devines-tu, Bel (l’innocence n’empêche pas decomprendre), devines-tu que le piège avait été tendu, que cesquelques mots tracés sur le parchemin : Louis… Grâces àDieu…, avaient servi au traître Pedro Gil pour contrefairel’écriture d’Aïdda la Mauresque, et que la pauvre Blanche deMoncade, trompée par un message menteur, avait été attirée hors dela maison de son père ?

Tu es Espagnole ; tu sais le culte quenous rendons à l’honneur. Blanche nomma son ravisseur :c’était le comte-duc ; que son nom soit à jamais maudit !c’était l’hypocrite à qui l’histoire arrachera sonmasque !

Lucrèce avait eu besoin d’un poignard pourmourir. Ce n’était qu’une Romaine. Quand Blanche de Moncade eutdemandé vengeance, elle se coucha sur son lit, croisa ses bras sursa poitrine et rendit son âme à Dieu. C’était uneEspagnole !

Au moment où je pénétrais dans la chambremortuaire, un silence profond y régnait ; les prêtres venaientd’interrompre leurs litanies, et l’un d’eux commençait la cérémoniede la purification, si imposante autour de nos couches funèbres. Levieux Moncade, qui n’avait pas encore prononcé une parole, leurordonna de s’arrêter. Il fit un mouvement, redressant sa hautetaille et s’appuyant de la main au pilier du lit. La statues’animait ; une étincelle prit feu sous sa paupière lourde etdemi-close.

Il appela son fils par son nom. Je ne l’avaisvu qu’enfant. Les années de notre exil avaient fait de lui un fierjeune homme. J’eus pitié dans mon angoisse, tant le désespoirmettait de pâleur sur ce front vaillant et robuste.

– Que voulez-vous de moi, mon père ?demanda-t-il.

Le vieux marquis ne répondit pas tout desuite. Ses paupières battaient et ses lèvres tremblaient.

– Laissez-nous, dit-il aux prêtres.

Celui qui tenait le goupillonrépliqua :

– Nous sommes ici pour accomplir notredevoir. La chambre du deuil est encore le sanctuaire.

– Laissez-nous ! répéta le vieillardd’un air impérieux et sombre.

Les prêtres se consultèrent et sortirent.J’allais les suivre, lorsque Hernan de Moncade m’arrêta,disant :

– Eleonor de Tolède, duchesse deMedina-Celi, vous êtes deux fois notre cousine par Guzman et parTolède… Restez et soyez témoin !

Il fit signe à don Vincent d’approcher.Celui-ci obéit.

Le vieux marquis lui mit la main sur l’épaule.Son regard sembla plonger jusqu’au fond de son cœur.

– Celui qui a tué ta sœur, prononça-t-ilaprès un long silence, celui-là a une fille.

La duchesse s’interrompit. Isabel n’avait puretenir un mouvement de répulsion.

– La morte était là sur son lit, repritla duchesse, toute jeune et si belle qu’on eût dit un pauvre angeendormi… La veille encore, cet homme de fer avait des cheveux noirsautour de ses tempes. Cette nuit l’avait vieilli de vingt ans… Jedevinai comme toi, ma fille, et un frémissement gagna la moelle demes os… Don Vincent lui-même détourna la tête.

– M’as-tu entendu, marquis ? demandale vieillard.

– Mon père, répondit don Vincent, Inezn’est qu’une pauvre enfant, innocente des actions du comte-duc.

Un peu de sang remonta aux joues du vieuxMoncade.

– Dent pour dent, œil pour œil !prononça-t-il d’une voix creuse mais distincte, telle est la loi denos pères… Nous sommes les Goths : pourquoi renier leurantique justice ?… Le comte-duc m’a pris l’honneur et la viede ma fille, je prendrai l’honneur et la vie de sa fille à lui… Jesuis le père et le maître : j’ordonne ; refuses-tu dem’obéir ?

Bel, ne juge pas cet homme. Il disait vrai,nous sommes les Goths. Notre honneur est barbare, mais c’estl’honneur. Je regardai la morte. Elle me sembla sourire.

Ce sang des fils d’Alaric est amoureux de lavengeance.

Don Vincent de Moncade courba la tête.

Le vieillard lui dit :« Jure ! »

Don Vincent de Moncade jura.

Les prêtres rappelés poursuivirent leurprière. Je te le dis, la morte souriait dans ses voiles blancs,moins pâles que son front et ses joues…

Dix heures du matin sonnèrent à l’église deSaint-Ildefonse, dont le carillon entonna un cantique. Isabelrestait silencieuse et pensive.

– Enfant, lui dit la duchesse dont levisage était encourageant et doux, j’ai été jeune fille ; jesais où vont ces premiers rêves… Crois-moi, n’aie jamais de secretspour ta mère.

Isabel rougit, mais elle répondit :

– Ma mère, je n’ai pas de secrets pourvous.

La duchesse souriait. Elle reprit :

– L’heure des batailles arrivera. Blanchede Moncade n’est pas encore vengée. Tu sais, maintenant, Bel, quelssont nos amis et nos ennemis. Puisque tu n’as point de secret, mafille, si ton père vient aujourd’hui et te dit : « Voicil’âge où il te faut un ami, un protecteur, un époux… »

– Oh !… fit Isabel dont la poitrines’oppressa, ma mère !…

Il eût été fort malaisé d’interpréter en cemoment l’expression du regard de la duchesse.

– Résisterais-tu, Bel ?demanda-t-elle.

Deux grosses larmes roulèrent sur les joues dela jeune fille.

La duchesse l’attira contre son cœur et l’ypressa passionnément.

La confession était sur les lèvres d’Isabel,mais la scène continua, bizarre comme elle s’était entamée. Ilsembla qu’Eleonor, après avoir sollicité les aveux de sa fille, yvoulût soudain couper court.

– Mignonne, demanda-t-elle d’un tondégagé, as-tu bien écouté ? as-tu bien compris ? Sidemain la foudre éclatait, serais-tu prête à choisir tesprotecteurs ?

Isabel tendit son front à sa mère et laissaerrer sur ses lèvres un mélancolique sourire.

– J’ai compris, répondit-elle, que noussommes des vaincus, par nous mêmes et par nos alliés… Parmiceux-ci, les seuls qui soient vivants et libres ont pris le fardeaud’un vœu cruel et insensé. Tous les autres sont prisonniers,fugitifs ou morts.

– Les victorieux, murmura la duchesse,sortent souvent de l’exil, des cachots… et même de latombe !

– J’ai compris encore, poursuivit Isabel,que vous aviez un secret, ma mère… ou plusieurs secrets, ou desespoirs et des terreurs qu’il ne vous plaît pas de me fairepartager… Si la foudre éclate, la Providence divine fera que noussoyons frappés tous ensemble…

– Est-ce l’héritière du bon duc qui metson espoir dans la fin de sa race ! dit Eleonor de Tolède enredressant sa belle tête sévère.

– Je ne suis qu’une pauvre fille,madame…

– Guzman n’a pas de sexe !interrompit Eleonor de Tolède. Dans notre maison, les femmes nemeurent point sans combattre.

Le front d’Isabel s’inclina, et ces motstombèrent de ses lèvres :

– Si la foudre tombait, pour employer vospropres expressions, ma mère, serais-je encore la fille deMedina-Celi ?

– Bien cela, Bel ! s’écria laduchesse, vous avez trop tardé à éclaircir vos doutes ; maismieux vaut tard que jamais. Je vous écoute, ma fille ;regardez haut et parlez franc !

Le front et les joues d’Isabel étaientpourpres. Elle baisa les mains de sa mère avec un respect pleind’amour.

– Je romps le silence seulement parce quevous le voulez, madame, prononça-t-elle d’une voix basse etlente ; Dieu me garde cependant de rien dire qui puisseoffenser ou attrister ma mère bien-aimée… Du fond de l’âme,j’affirme que je préfère la tendresse de ma mère à tous leshéritages et à toutes les grandeurs… Les grandeurs m’effrayent bienplus qu’elles ne m’attirent, et, s’il faut parler franc, selonvotre ordre, ce que j’éprouve est plus près de l’espoir que de lacrainte… C’est de tout mon cœur, c’est avec joie, entendez-vous,que je renoncerai à ce redoutable héritage.

– Isabel, interrompit la duchesse quifixait sur elle ses yeux perçants, tu aimes… et tu aimes au-dessousde toi !

– Quand ma mère me dira : « Jeveux savoir », répondit la jeune fille, les yeux baissés, maisle front relevé, je m’agenouillerai près d’elle et je lui montreraitoute mon âme.

– Elle est pure, je le sais, murmuraEleonor, et les voies de Dieu sont pleines de mystères…. Dis-moites espoirs, Bel ; je n’ai pas besoin de toi pour sonder lefond de ton cœur.

– Votre époux est revenu, ma mère,repartit Isabel doucement, mais avec fermeté ; j’ai cherché lajoie dans vos yeux, l’allégresse sur votre front ; je n’y aitrouvé que la douloureuse inquiétude. À Séville, au milieu de votretriomphe, n’êtes-vous pas toujours l’exilée et la veuve ?… Jeme suis demandé pourquoi cela ? Mes souvenirs ont répondu.

– Tes souvenirs, ma fille ?

– Ma mère, il est des paroles qui nesortent jamais de la mémoire… L’enfance les lègue à la jeunesse…Parfois, quand on les entendit d’abord, on n’en comprenait point lesens… mais l’intelligence vient, et cette lettre morte dessouvenirs prend tout à coup une signification précise… J’étaistoute petite : un soir, ma gouvernante me tenait sur sesgenoux dans votre château de Penamacor… Je m’éveillai, parce que magouvernante parlait avec colère, menaçant une personne que je nepouvais voir. Ma gouvernante disait : « Vousmentez ! le mariage fut célébré à la chapelle de la reine àMadrid ; je le sais, j’y étais, et notre chère petite estMedina-Celi comme Philippe, roi, est Espagne ! »

Un ricanement lui répondit. Je crusreconnaître Pedro Gil, votre intendant, qui fuyait vers lescharmilles.

Je voulus interroger ma gouvernante ;elle me dit que j’avais rêvé. Mais que cela fût ou non un rêve, cesparoles restèrent dans mon esprit comme un de ces obsédantsrefrains dont la mémoire essaye en vain de se débarrasser. Je medisais : « Je suis Medina-Celi comme Philippe roi estEspagne… »

Et plus tard, je remontai de ces paroles àcelles qui les précédaient, car la compréhension naissait. Jeconnus qu’elles étaient une riposte. La riposte me fit devinerquelle avait été l’attaque. Je compris qu’il y avait des doutes surma filiation. Et ne croyez pas, ma mère, que j’aie jamais perdu lerespect jusqu’au point de vous soupçonner ! Je vous vénèreautant que je vous aime… mais, entourées d’ennemis comme nous lesommes, on a pu fausser la réalité et dénaturer le fait lui-même.J’ai conclu que votre mariage, régulier devant Dieu, manquait desanction vis-à-vis des hommes ; que ma naissance ne me donnaitpoint au nom illustre de mon père des droits incontestables ;me suis-je trompée, ma mère ?

– Vous vous êtes trompée, Bel, prononçafroidement la duchesse.

– J’ai donc mal interprété aussi, repritla jeune fille incrédule, les demi-mots sans cesse répétés surnotre passage, les ricanements des valets congédiés, les insolentsregards des soldats de notre escorte…

– Nous étions des proscrits… l’outrageest le pain quotidien des proscrits… Je suis la duchesse deMedina-Celi devant les hommes aussi bien que devant Dieu… Vousêtes, devant Dieu et devant les hommes, l’unique héritière d’unegrande race. Si vous avez espéré fuir les devoirs imposés à ceglorieux malheur, vous avez erré, ma fille.

Eleonor de Tolède avait, tout en parlant,glissé sa main sous les dentelles qui garnissaient son corsage.Quand sa main reparut, elle tenait un portefeuille de soie fermépar une plaque d’or poli.

Elle fit jouer le ressort secret qui cachaitla plaque et mit au jour un parchemin jauni par l’âge, qu’elletendit tout ouvert à sa fille.

– Ceci est notre trésor, dit-elle ;je ne l’ai point enfoui dans la terre, je ne l’ai point mis sous lagarde d’un coffre-fort ; je le porte sur moi depuis le jour oùil me fut confié. Ma vie en répond, tant qu’un souffle sera dans mapoitrine, j’en serai maîtresse. Nous n’avons que ce témoin,Bel ; sans ce témoin, tout ce que tu viens de me dire seraitvrai, rigoureusement, car nos ennemis attaquent la sincérité denotre mariage ; le chapelain qui l’a célébré est mort, et lesregistres de la chapelle ont été lacérés à plaisir. Pour nous, pourtoi, l’avenir est là… Et crois-tu donc que j’aie été sourde pendantquinze années aux rumeurs qui ont offensé ton oreilled’enfant ? Crois-tu donc que je n’aie point entendu desdemi-mots insultants ? Crois-tu donc que je n’aie point vu cesoutrageants sourires ?… J’ai souffert, Bel ; rien ne m’aété épargné, mais j’ai gardé le silence… L’avare va-t-il publierqu’il cache des lingots dans sa cave ? S’ils avaient su que ceparchemin était en ma possession, ils m’auraient tuée. Ce parcheminvaut une province… ce parchemin est un acte de mariage : grâceà lui, je suis la femme de ton père et tu es, toi, laMedina-Celi !

Isabel prit l’écrit que sa mère lui tendait.Avant d’y jeter les yeux, elle baisa pieusement la main qui letenait.

– Je me réjouis de ce qui vous donne dela joie, madame, dit-elle avec une résignation triste.

Pendant qu’elle lisait, la duchessepoursuivit :

– Ce fut, il y a six ans, à l’époque ouil fut question de substituer nos domaines à la branche des Medinade las Torres, que je reçus miraculeusement cet écrit. Jeconnaissais son existence, mais j’ignorais si le duc l’avait mis endépôt quelque part ou s’il avait pu le conserver dans sa prison.L’impossibilité où j’étais de communiquer avec notre cher captif melaissait dans la crainte que nos persécuteurs n’eussent réussi àdétruire cette pièce. Les tentatives nouvelles que l’on faisaitcontre nous me donnaient tout à redouter. Le chapelain dePenamacor, qui avait fait un voyage à Valladolid, où était la cour,me rapporta qu’on parlait de nous chasser du château, moi commeconcubine, toi comme fille naturelle.

J’étais presque résolue à rompre une secondefois mon ban pour m’aller jeter aux pieds de Sa Majesté,lorsqu’arriva l’événement singulier qui formera la fin de monrécit. Après cette narration en effet, je n’aurai plus rien àt’apprendre.

J’étais seule dans le grand salon du châteauavec mon confesseur, lorsqu’on vint me dire que deux vagabondsmaures, le père et la fille, demandaient à me voir pour me vendredes reliques. Ils portaient, dit-on, des amulettes d’Hippone, desnattes arabes et des grenades de Tanger.

Je refusai de les recevoir, ordonnant qu’onles renvoyât après leur avoir donné le refresco àl’office.

Quelques minutes après, le majordome entra,pâle de colère, accusant les vagabonds d’avoir volé la couped’argent où leur boisson avait été servie.

Je dus ordonner qu’on les fît comparaîtredevant moi, car, en l’absence du maître, je gouvernais le domaine.Ils vinrent. C’était un vieillard et une jeune fille. Dès lepremier coup d’œil je crus reconnaître que le père était affubléd’un déguisement, et grimé comme les comédiens au théâtre. Malgréce masque, il me sembla que j’avais vu ce visage quelque part. Lajeune fille était plus blanche que les filles de Tanger. Impossiblede voir une plus gracieuse enfant.

À mes questions, le vieillard refusa derépondre. Il me montra sa bouche, avec ce geste si connu des gensprivés de la parole. L’enfant me dit :

– Hussein-le-Noir est muet.

Je les regardais tous les deux tour à tour. Laphysionomie de l’enfant ne m’était pas plus inconnue que celle dupère. J’allais ordonner qu’on me laissât seule avec eux lorsqueSavien entra pour annoncer l’arrivée d’un détachement d’archers dela confrérie. Ces visites se renouvelaient plusieurs fois chaquesemaine, et ma position m’ordonnait de supporter les brutalesexigences de ces soudards.

Je me tus. En éloignant l’assistance,désormais j’aurais peut-être des soupçons.

– Pourquoi avez-vous dérobé cette couped’argent ? demandai-je en faisant mon accent sévère.

La fillette fixa sur moi ses grands yeuxnoirs.

– Pour te forcer à nous entendre,répondit-elle en langue italienne et sans hésiter.

Je dois te faire observer que la langueitalienne était fort en usage dans la maison de Moncade, dont lesaînés ont de père en fils la vice-royauté de Naples. Cettecirconstance donna un corps à mes soupçons. La dernière fois quej’avais vu Marie-Blanca, la filleule et la protégée de ma pauvreBlanche de Moncade, c’était encore un enfant. Je crus retrouver sestraits dans ce beau visage de jeune fille.

– Parlez espagnol, ordonnai-je en prêtantà mon accent toute la dureté possible.

– Le besoin, la faim, murmura lafillette.

Ses yeux éloquents étaient toujours fixés surmoi. Il me fallait feindre de ne point comprendre. Je détournai latête.

Les accusés étant des Mauresques, l’affairerentrait dans la juridiction officiale. En attendant que le jugeecclésiastique de Badajoz fût prévenu, j’ordonnai que le père et lafille fussent enfermés dans la prison du château. Mon intentionétait de me rendre auprès d’eux en secret, car il y avait làmanifestement un mystère. En se retirant, Hussein-le-Noir jeta surmoi un long et pénétrant regard. La jeune fille me dit en Italien,malgré ma défense :

– Tu ne nous reverras plus. Notre tempsest court et notre route est longue… Ouvre la grenade que tutrouveras au chevet de ton lit : son écorce est grossière,mais son fruit est d’or… Adieu !

Pendant tout le reste de cette journée, il mefut impossible de m’approcher des captifs. Les cavaliers del’hermandad avaient pris d’autorité la garde de la prison. Le soir,le valet chargé de leur porter leur nourriture trouva le cachotvide ; cette fuite tenait du miracle. Elle s’était accomplieen plein jour, sans bruit, sans effort apparent, sans laisserderrière elle aucune trace.

Je me trompe : un bras avait tordu etbrisé l’un des barreaux de la fenêtre avec une vigueur surhumaine.La fenêtre était ouverte sur les fossés de Penamacor, profondscomme un abîme.

Les archers de l’hermandad dirent que cessorciers arabes, quand ils le veulent, se font pousser des ailes.Dans leurs bagages, qui furent visités, on trouva seulement deux outrois tapis, quelques amulettes sans valeur et des grenades deTanger complètement desséchées.

Ces grenades me firent songer aux dernièresparoles de la jeune fille, que j’avais oubliées. Je rentrai dansmon appartement, dont j’éloignai mes femmes. Au chevet de mon lit,selon la promesse de ma fugitive, j’aperçus un de ces énormesfruits d’une grosseur énorme. Pressée par la curiosité, je m’ensaisis : il était léger comme une plume, et certes les parolesde la Mauresque ne pouvaient être vraies à la lettre. Ce n’étaitpas de l’or qui était dans cette enveloppe desséchée.

Au moment de briser la coque, je m’aperçusqu’elle était d’avance séparée en deux par une rainure habilementdissimulée. C’était une sorte de boîte, qui s’ouvrit à mon premiereffort. Elle contenait deux plis. Le premier était ce parchemin,qui tenait, à lui seul, la promesse de la Mauresque. Pour nous, ilest d’or. Le second était un billet écrit en italien etsigné : BIANCA-MARIA. Il portait ces mots :

« Pour l’amour de ma bien-aimée marraine,vivez, vous verrez. Après l’orage le soleil brille. »

Quelqu’un travaillait donc en secret àdéblayer ces ruines que l’avènement d’Olivarès avait faites !Dirai-je quelqu’un de bien faible ? Non, car ses actesindiquaient une étrange puissance. Les épaisses murailles del’Alcala de Guadaïra n’avaient pas été, pour le mystérieux agent,une suffisante barrière.

Ce parchemin venait du cachot du bon duc.

Le billet ne parlait point de lui ; maisle soleil peut-il briller pour moi tant que mon époux est dans lesfers ? C’était une promesse ; j’eus la folie d’y croire.Pendant bien des mois j’attendis chaque jour ce bizarre messie dontla venue devait signaler la fin de notre martyre.

J’attendis en vain. Depuis lors je n’ai jamaisentendu parler de nos mystérieux défenseurs.

Eleonor de Tolède releva les yeux sur sa filleen prononçant ces dernières paroles. Celle-ci était pensive etcomme absorbée. Elle avait approché le parchemin de ses lèvres etbaisait la signature du bon duc de Medina-Celi.

– N’as-tu rien perdu de mes paroles, Bel,mon enfant chérie ? demanda la duchesse.

Comme la jeune fille allait répondre, un bruitléger se fit dans la ruelle du lit : Eleonor de Tolède se levade son haut et resta bouche béante.

– Tais-toi ! fit-elle en voyantl’étonnement que son émotion causait à Isabel ; pas unmot !… Seigneur mon Dieu, me serais-je trompée, et nos joursd’épreuves seraient-ils enfin révolus ?

Il y avait dans cette invocation une ardeur sipassionnée, le calme que la duchesse avait gardé jusque-là s’étaitsi soudainement évanoui, qu’il fallait bien accorder à ce bruit uneimportance extraordinaire.

Isabel reçut le contre-coup de l’émotion de samère. Elle n’en devinait point l’objet, mais elle sentait qu’il yavait là, tout près d’elle, quelque symptôme imperceptibleannonçant une crise de vie et de mort.

Quelle était cette crise ? Où allait cetespoir d’Eleonor de Tolède, espoir immense, on le voyait, etpoignant jusqu’à la détresse ?

Quel juge invisible suspendait ainsi l’arrêtau-dessus de sa tête ?

Elle écoutait toujours, pâle, tremblante, lesein révolté, l’œil fixé avidement sur la ruelle de son lit.

Mais l’éclair qui s’était allumé dans ses yeuxallait s’éteignant : le bruit avait cessé.

– M’étais-je trompée ?…murmura-t-elle d’un accent craintif en s’adressant à safille ; ai-je pris pour la réalité ce qui n’était qu’unsouhait fiévreux et découragé déjà ?… Bel, n’as-tu rienentendu ?

– J’ai entendu, ma mère, répliqua lajeune fille.

– N’est-ce pas… le bruit d’uneporte ?…

– Le bruit d’une porte, c’est vrai…quoique je ne voie point de porte.

La duchesse lui saisit les deux mains et lesposa sur son cœur qui battait avec violence.

– Tout ce que je t’ai dit est inutilepeut-être, s’écria-t-elle ; oublie-le, enfant, ma chèreenfant, si Dieu nous rend notre vrai défenseur !…

Puis s’arrêtant et retenant sonsouffle :

– Écoute !

Le bruit eut lieu de nouveau.

– Il vient ! murmura Eleonor dontles genoux fléchirent ; Seigneur mon Dieu, soyezbéni !

Non ! reprit-elle, avec une exaltationcroissante. Tu ne vois pas cette porte… nul ne la connaît,vois-tu ! c’est un secret entre lui et moi… le secret de nosbelles amours et de nos jeunes caresses ! personne ne saitcela, personne… S’il entre par là, Bel, nous sommes sauvées !…tu as un père, j’ai mon époux adoré… jette-toi à son cou, ma fille,pendant que je tomberai à ses pieds.

– Vous aviez donc des doutes, mamère ? demanda Isabel : – vous aviez donc pu penser quemon père ?…

– Je ne sais ! interrompitEleonor ; à quoi bon m’interroger ?… Mon cœur s’élancevers lui, tout mon cœur ! Quinze années de larmes payées parun seul baiser… Enfant, enfant, tu ne peux pas comprendrecela !… Qui donc t’aurait dit les souffrances et les bonheursd’aimer ?

Elle prêta l’oreille. Son sourire était jeune,ses larmes de joie lui faisaient une beauté céleste.

Isabel l’admirait en silence, n’osantdire : Si fait, mère, je connais ce bonheur et cettesouffrance…

La voix d’Eleonor vibra douce comme un chant,quand elle murmura sans savoir qu’elle parlait :

– Hernan !… mon seigneur !… monmari ! mon bien suprême et adoré !…

Mais il tarde bien, s’interrompit-elle,souriant parmi ses larmes, à mettre la clef dans la serrure… Ilguette, il veut me surprendre…

Une troisième fois le bruit se fit, mais plusfort. Une porte invisible battit distinctement derrière lesdraperies.

– C’est le vent, fit Isabel.

À peine ce mot lui eut-il échappé qu’elle eutregret et frayeur. Ce fut comme un coup qui frappa la duchesse enplein cœur. Elle eut un tressaillement convulsif, et les muscles desa face se contractèrent.

– Le vent ! répéta-t-elle :est-ce toi qui as dit cela ?

– Ma mère… voulut commencer Isabel.

– Si c’est le vent, malheur surnous !… Si c’est le vent, Dieu n’a pas pitié !… Si c’estle vent…

Elle s’élança vers son lit au lieu d’achever,disant de sa propre voix qui chevrotait et tremblait :

– Sainte Vierge, oh ! sainteVierge ! non, non, ce n’est pas le vent !

Isabel la vit tourner autour du lit etpénétrer dans la ruelle. À la paroi de l’oratoire ou chapelle, ducôté droit, était suspendu un tableau de Montanez représentantl’épouse et l’époux du Cantique des cantiques. La duchesse, quiavait peine à se soutenir, pesa sur l’angle inférieur du cadre. Letableau bascula comme une porte qui s’ouvre, montrant un réduitnoir et profond.

La duchesse s’appuya au marbre de l’autel.Tout son être défaillait.

– Hernan ! appela-t-elle d’une voixmourante, Hernan ! je vous en supplie, répondez moi !

Ce fut le silence qui lui répondit.

La duchesse chancela. Isabel s’élança pour lasoutenir.

– Tu avais raison, Bel, murmura-t-elle,étouffée qu’elle était par les sanglots ; le vent, ce n’étaitque le vent !

Trois coups distincts et solennellementespacés furent frappés à la porte principale.

La duchesse fit effort sur elle-même. D’unemain elle essuya ses larmes, de l’autre elle ramena le tableau deMontanez qui ferma l’ouverture secrète.

– Autrefois, balbutia-t-elle, c’était parlà qu’il venait.

– Monseigneur le duc, dit la chambrièremajeure, demande s’il fait jour chez madame la duchesse.

– Il vient, ma mère ! murmura Isabelqui pressa les deux mains de la duchesse entre les siennes ;du courage !… Qu’importe la voie, puisqu’il vient !

Eleonor de Tolède secoua la têtelentement.

– Tu as vu si je l’aime !répondit-elle à voix basse ; Bel, ma fille, s’il fautcombattre, Dieu me rendra ma force… ne me jugera pas avant desavoir !…

Puis, tout haut et d’un ton qu’elle réussit àrendre calme :

– Monseigneur le duc a le droit d’entrerici à toute heure, qu’il soit introduit !

Chapitre 9RÉPARATION D’HONNEUR

C’était encore une chambre à coucher, et,derrière le lit à colonnes, c’était encore un oratoire. La forme dela pièce était absolument la même, et l’on eût pu se croire encoredans la retraite de la bonne duchesse, sans la différence del’ameublement. Pour compléter la ressemblance, une des parois del’oratoire était recouverte par un grand tableau de Montanez,représentant aussi l’époux et l’épouse du Cantique descantiques.

Ces deux tableaux, évidemment destinés à sefaire pendant, semblaient s’appeler l’un l’autre, séparés qu’ilsétaient par toute l’épaisseur du principal corps de logis de lamaison de Pilate.

La parité des deux chambres était, du reste,un résultat de la symétrie des bâtiments. Elles occupaient en effetune position parallèle aux deux extrémités du corps de logis, etformaient le premier étage des deux pavillons carrés quiflanquaient la façade.

De tout temps ces deux pièces avaient servi deretraite, l’une au bon duc, l’autre à la bonne duchesse, depuisl’époque où le grand marquis de Tarifa éleva ce monument aux pieuxsouvenirs de ses voyages en terre sainte.

Le duc actuel, pendant son séjour à Séville,après son mariage, avait fait placer seulement les deux tableaux,l’un dans sa chambre, l’autre dans la chambre de sa femme. Lesserviteurs de Medina-Celi pouvaient se souvenir qu’à cette époqueun artisan maure avait exécuté, à l’intérieur de la maison dePilate, de longs et mystérieux travaux.

L’ameublement de la chambre à coucher du bonduc était simple et grand. Nos jeunes seigneurs, clients deGalfaros et amoureux des modes françaises, l’auraient, certes,trouvé trop austère, mais il allait bien aux souvenirs et àl’histoire de cette solide maison de Guzman qui avait fourni tantde héros à l’Espagne. On y voyait appendue aux murailles la sériedes reliques et trophées que l’illustre pélerin avait rapportés dePalestine. On y voyait aussi divers plans de la vallée du Jourdainet des lieux célébrés dans les saintes Écritures.

À l’heure où nous entrons dans cet antique etvénérable musée, sa physionomie évangélique était un peu déparéepar certains objets qui contrastaient grandement avec l’ensemble dudécor, et surtout par un désordre général qui semblait de fraîchedate. Le lit défait avait ses couvertures à la diable ; desdébris de réveillon restaient sur les tables. Un manteau était jetéfort irrévérencieusement sur la crèche, cachant les trois mages etune partie des paysans de Bethléem. Un bonnet de nuit coiffaitinsolemment l’urne authentique qui contenait l’eau du Jourdain.

Vous eussiez dit qu’Héliodore était entré dansle temple. Rome avait ouvert ses portes au fléau de Dieu. C’étaitl’outrage de la conquête.

Et pourtant, il n’y avait là ni païen, nimécréant.

Le bon duc, réintégré depuis la veille au soirdans le palais de ses pères, était tranquillement étendu sur uneottomane et devisait avec un personnage discrètement couvert, quitenait dans le monde une position officielle et honorable : leseigneur Pedro Gil, oïdor second à l’audience de Séville.

Que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

a dit notre La Fontaine. En prison le choixdes distractions n’est ni très copieux ni très varié. Quand onn’est pas du tempérament de ceux qui font l’éducation des mouchesou élèvent des araignées, quand on n’a pas cette poétique puissancedes esprits repliés sur eux-mêmes et suffisant aux besoins d’unelongue solitude, on se laisse aller parfois. Les exemples abondent.La prison a écrasé plus d’un grand cœur, étouffé plus d’un grandesprit.

L’oiseau trop longtemps captif ne sait plusvoler. L’âme aussi peut perdre ses ailes dans ces cages, avares dejour et d’air.

Le bon duc avait prés de lui un guéridon. Surle guéridon étaient rangées quelques bouteilles de grès, courtes etventrues comme celles qui servaient alors à conserver les parfumsdu nectar de l’Espagne, le xérès mayor de Rota. Une tasse de bonnetaille, à demi pleine d’or liquide, accompagnait les flacons.

Un plat de jambon vermeil, soit qu’il eût étéfumé à Andujar, soit qu’il eût été flambé à Padoue, étalait entreles bouteilles ses tranches appétissantes et violemment parfuméespar l’ail, cher aux fortes haleines. Horace, poète du Midipourtant, a maudit l’ail « plus empoisonné que laciguë ; » mais l’ail peut se passer des flatteries de lamuse, soutenu qu’il est par la tendresse des portefaix.

Le bon duc avait donc pris ce goût enprison : bien manger et mieux boire. Chez nous, pour arriverau même résultat, beaucoup de gens n’ont pas besoin d’une captivitéde quinze ans.

Le bon duc était en négligé du matin. Sa poseindiquait la volonté de se mettre absolument à son aise. Unmagnifique costume était étalé non loin de lui, attendant le momentoù Sa Grâce daignerait le revêtir. Le seigneur Pedro Gil se tenaitdebout à quelques pas. Il avait l’air soucieux, étonné, inquiet. Ilgardait le silence.

– Je vous dis, maître Gil, prononça lebon duc en bâillant, et comme un homme qui poursuit avec fatigue unentretien dépourvu d’intérêt, je vous dis que votre vieux Zunigam’ennuie… Par Saint Jacques ! je suis habitué à fréquenter dejoyeux lurons qui ont besoin de leur esprit pour vivre. Tous vosgrands seigneurs sont épais, ils m’endorment… je veux que vousm’ameniez ici quelques bons gaillards qui sachent un peu ce queparler veut dire… Pensez-vous que je vais vivre ici enermite !

– Il faut d’abord, répliqua Pedro Gilsèchement, que nous fassions nos affaires… Quand nos affairesseront faites…

– Mon ami, interrompit le duc, quirenversa sa belle tête sur les coussins, je me moque de vosaffaires comme d’un pépin d’orange… Si vous vous mettez toujours enavant, je vous préviens que nous ne ferons rien qui vaille… moid’abord, vous ensuite : voilà l’ordre logique.

Le rouge monta si violemment au visage del’oïdor que l’émail de ses yeux lui-même s’injecta. Ses deux poingsse fermèrent et un tremblement agita ses lèvres.

– Ah çà, maraud ! s’écria-t-il,incapable de contenir plus longtemps la colère qui l’étouffait,penses-tu pouvoir ainsi te moquer de nous ?…

Hernan de Medina-Celi ne quitta point sa poseindolente.

Il prit seulement sur la table une sonnettequ’il agita.

Un valet parut.

– Comment se nomme ce garçon ?demanda le duc du ton le plus paisible.

– Alonzo Nunez, répondit l’oïdor.

– Merci… Alonzo Nunez, mon ami, tiens-toidans le corridor avec deux de tes camarades. Il se peut que j’aiebesoin de toi ce matin pour jeter un insolent par les fenêtres.

– Son Excellence n’aura qu’à parler,répliqua le Nunez avec un sourire de mécontentement zélé.

– Va, mon garçon, et choisis deux bonnespaires de poignets.

Alonzo sourit. Pedro Gil avait de l’écume soussa moustache. Il fit un pas vers l’ottomane. Le bon duc but unegorgée de xérès.

– N’ajoutez pas un mot, seigneur oïdor,dit-il, après avoir savouré une copieuse lampée de ce noblebreuvage digne de la bouche des rois, si vous voulez que nous nousentendions, qu’il ne vous arrive plus jamais… jamais, vous mecomprenez, de perdre le respect, même quand nous seronsseuls !

– Tu te prends donc au sérieux ?voulut poursuivre Pedro Gil.

– Ces façons familières de parler ne meconviennent pas, maître Pedro. Je ne familiarise qu’avec les gensde ma sorte… Vous irez, ce matin, au quartier des gueux… vousm’amènerez Escaramujo, un épileptique de talent, dont je comptefaire mon écuyer ; Mazapan, un vieux brave qui fait laparalysie à miracle : il sera mon secrétaire : etMaravedi, une jeune peste de bien belle espérance, que j’élèveraidu premier coup à la dignité de page.

– Mais vous ne songez pas…

– Si fait ; cette vie d’apparat esttriste : je veux y semer quelques fleurs. Escaramujo, Mazapan,Maravedi… et d’autres que je me réserve d’appeler, car il y aurabeaucoup d’élus, seront une compensation aux visites de votre vieuxministre, de votre commandant des gardes, de votre président del’audience…

Il eut un long bâillement au souvenir de cestrois hommes d’État.

– Et aussi aux visites que vous voudrezbien me rendre, seigneur oïdor, acheva le bon duc, quand le spasmeeut pris fin.

Pedro Gil s’inclina, tâchant de prendre un airmoqueur.

– À la bonne heure, fit le duc ;essayons un peu de raillerie ; cela couvre bien une défaite…et vous êtes battu à plate couture, maître Pedro Gil… Voyons !parlons raison. Avez-vous pu croire un seul instant quej’abandonnais une position de premier ordre pour devenir le trèshumble serviteur d’un coquin tel que vous ?… coquin subalterneencore, exposé douze fois chaque jour à avoir les oreillescoupées !…

Si vous vouliez commander, messeigneurs, ilfallait prendre un homme du commun, habitué à obéir… Le bon sensdit cela, que diable !… Vous m’avez choisi pour le hasardd’une ressemblance. Cette ressemblance elle-même devait vous ouvrirles yeux… Je ressemble à un duc trait pour trait, et siparfaitement que cela tient du miracle… n’est-ce pas preuve queDieu s’est servi pour nous deux du même moule ?…

Je vaux le duc à priori, comme nousdisions à l’Université… En creusant le parallèle, je vaux dix fois,je vaux cent fois le duc, car il est parti de très haut pouraboutir à une prison, où l’on boit tiède, où l’on mange fort mal,où l’on dort sur une botte de paille, tandis que moi, parti desprofondeurs où l’on jeûne, je suis arrivé, dès longtemps, à comptermes jours par mes bombances.

Je jure par l’écusson vénéré du marquis deTarifa, mon aïeul, ajouta-t-il avec une solennité burlesque, quedepuis dix ans et plus je me couche ivre chaque soir…

Item, je jure que je ne m’enivrejamais qu’avec du bon.

Item, je jure qu’il me faut beaucoupde bon pour me mettre dans cet état heureux qui prouve lasupériorité de l’homme sur la brute… Seigneur Gil, ce sont là desfaits, et notre professeur de logique avait coutume de dire :Un seul fait vaut tous les arguments du monde.

Le seigneur Gil avait perdu son souriresarcastique. Ses épais sourcils s’abaissaient sur ses yeux, et sonfront se ridait. Évidemment le seigneur Gil était livré à desréflexions profondes.

– La forme n’y fait rien, dit-il enfin,et j’ai eu tort d’entamer cette guerre… Du moment que vous exécuteznos ordres…

Le duc l’arrêta d’un geste plein de grandeuret de véritable fierté.

– Je vous interdis ces expressions,dit-il en se levant sur le coude : la forme fait beaucoup. Jesuis un homme de formes… Je prends l’engagement de ne jamaisexécuter vos ordres.

– En ce cas…

– Je vous prie de vous taire quand jeparle, maître Gil. Je ne veux pas de vos ordres… Seulement, commeil est certain qu’une sorte de pacte a été conclu entre nous, quandvos fantaisies ne gêneront en rien les miennes, je pourrai àl’occasion vous donner un coup d’épaule… Ainsi par exemple, pour cequi regarde ce fameux mariage, vous me présenterez le jeune homme…et si le cavalier a le don de me plaire…

– Vous présenter le comte dePalomas ? se récria l’oïdor.

– Et pourquoi non, insolenteespèce ! n’est-ce pas la hiérarchie ?… De comte à duc,lequel a le pas ?

– Mais c’est le propre neveu ducomte-duc !…

– Nous autres Medina, nous sommes lescousins du roi !

Ce disant, le bon duc passa ses doigts dansses cheveux avec une adorable fatuité, puis il reprit :

– En conscience, marie-t-on sa filleunique sans avoir vu au moins le fiancé ?

– Esteban, prononça l’oïdor d’une voixsourde, croyez-moi, vous jouez là un jeu dangereux.

– Où est cet Esteban ? demanda lebon duc en promenant son regard tout autour de la chambre.

– N’équivoquons pas.

– Soit. Je suis brave dès qu’il ne s’agitpas de manier cet outil stupide et brutal qui se nomme une épée…Les jeux périlleux me plaisent. D’ailleurs, s’il faut parler franc,je ne crois pas courir le moindre risque… Il vous faut un duc deMedina-Celi ? Cela ne se trouve pas à chaque coin de rue… Tantque vous aurez besoin de moi, je suis à l’abri. En conséquence, lamarche du jeu, pour continuer votre métaphore, est de s’arranger defaçon à ce que vous ayez toujours besoin de moi.

Pedro Gil ne put retenir une grimace desuprême mécontentement.

Le bon duc, qui le regardait en face, repoussason verre et se mit sur ses pieds.

– C’est assez bu, dit-il en redressant sahaute taille et en croisant ses bras sur sa poitrine, c’est tropbavarder ? je dois à d’autres soins mon intelligence et moncœur. J’ai la gloire de ma maison à soutenir, maître Gil, et j’aima famille à aimer.

L’oïdor ayant haussé les épaules, le duc,sérieux et hautain, reprit avec une dignité qui eût certes faithonneur à un grand d’Espagne.

– Niez-vous le fait ? Je répète quecette discussion indécente me répugne et me fatigue… Si vous nevoulez pas de moi tel que je suis j’offre ma démission… J’abdiquecomme Dioclétien, comme Charles-Quint, et comme différents autresmonarques dont les noms ne me reviennent pas pour le moment…Seulement, ces têtes couronnées déposaient le diadème, l’un pour unchapeau de paysan (si toutefois cette coiffure était portée par lesvillageois du Bas-Empire), l’autre, pour un capuchon de moine… Moi,au contraire, c’est en déposant un vain titre que je reprends monsceptre légitime… Le duc est-il mort ? vive le roi !

Il agita de nouveau sa sonnette, et commel’oïdor étonné le regardait avec une certaine inquiétude :

– Non… non, murmura-t-il, souriant en bonprince qu’il était, ce n’est pas encore pour vous faire jeter parla fenêtre.

Alonzo reparut. Derrière lui se détachaientles silhouettes de son père et de ses frères ; en tout, quatreAndalous trapus et barbus, dont les yeux étincelants se fixèrent àla fois sur le seigneur Pedro Gil.

Alonzo avait parlé sans doute. Les quatreNunez avaient l’eau à la bouche. Obéir au bon duc et châtier dumême coup l’intendant scélérat, c’était pour eux une doubleaubaine.

– Qu’on m’habille ! ordonna SonExcellence, qui lança loin de lui son manteau de nuit.

Au moment où les deux chambriers enraient encérémonie avec les divers instruments de leur charge, Pedro Gil,affectant un profond respect, s’inclina fort bas et dit :

– Monseigneur, ai-je la permission deprendre congé ?

Les Nunez échangèrent entre eux un regard. Ceregard voulait dire : On va vous le donner.

Saint Jacques et saint Antoine ! tous lessaints de Galice et tous les saints des Asturies ! les Nunezétaient de vrais lions qui attendaient ce Daniel dans la fosse.Leurs physionomies avaient une si bonne expression de férocitédomestique que Pedro Gil eut un peu la sueur froide.

– Parfumez ma barbe et mes cheveux,disait cependant le bon duc ; j’ai été privé de tout cela enprison… vous allez voir que je suis encore frais, malgré mon âge etmes infortunes.

Les quatre Nunez eurent des larmes dans lesyeux et Dieu nous préserve de railler la naïveté de leurattendrissement !

– Monseigneur, reprit Pedro Gil, toujourscourbé en deux, j’ai sollicité la permission…

Le bon duc l’interrompit, disant avec cettehaute bienveillance qui appartient seulement aux vrais grandsseigneurs :

– Point, Pedro, mon ami, point !…asseyez-vous plutôt… on vous a traité ici fort sévèrementautrefois, et peut-être avec injustice… il vous est dû uneréparation ; vous l’aurez.

Les Nunez rentrèrent leurs griffes loyales etrefermèrent la porte. L’oïdor s’inclina et prit un siège. Ilfaisait de son mieux pour garder une mine sereine, mais il sedisait : Le drôle a beau jeu !… Il tient les cartes, etil a de l’esprit comme une demi-douzaine de grandsd’Espagne !

Le bon duc faisait paisiblement satoilette.

Quand il eût revêtu les habits qui convenaientà sa naissance et à cette fortune qui excitait si fort laconvoitise de la cour, il dit aux deux chambriers :

– Qu’on ouvre la porte à deux battants,et que tous les serviteurs de Medina-Celi soient admis à saluerleur maître !

– Comment me trouvez-vous, oïdor ?ajouta-t-il en se tournant vers Pedro Gil ; quinze années decaptivité m’ont-elles enlevé toute ma bonne mine ?

Pedro Gil admirait. Il ne regrettait qu’unechose, c’était d’avoir trop bien choisi son comédien. L’acteurdominait le rôle.

– Maître Pedro, reprit le bon duc, quandvous aurez bien compris cette vérité incontestable, qu’il fautfaire en tout et pour tout selon ma fantaisie, vous verrez que nousserons les meilleurs amis du monde… Je ne refuse pas, entendez lebien, de favoriser les vues de vos patrons… J’ai un faible pour lecomte-duc, tel que vous me voyez… C’est aussi un comédien dans songenre, seulement il fait le genre lugubre… Veuillez me mettre unpeu au fait du personnel de ma maison, car il faut que je dise unmot à chacun et vous sentez qu’après quinze ans d’absence j’ai puoublier une foule de petits détails.

L’oïdor ne put que se prêter de bonne grâce àce désir. Son intérêt était plus fort que sa mauvaise humeur. Lebon duc eut des renseignements courts et précis sur chacun de sesdomestiques ; Pedro Gil était précisément l’homme qu’ilfallait pour cela.

Bientôt une rumeur et un bruit de pas sefirent entendre dans les corridors voisins. Les gens de Medina-Celivenaient passer la grande revue.

– Il ne me reste plus, dit le bon duc,qu’à mettre les noms sur les visages… Attention, oïdor ;tenez-vous près de moi et ne me laissez pas dans l’embarras.

– Peut-on entrer chez monseigneur ?demanda au seuil une voix vénérable.

– Approchez, guide respecté de monenfance, répondit le bon duc qui ouvrit théâtralement ses deuxbras, digne chapelain, mon directeur et mon précepteur… Approchez,frère Bartholomé… Mon noble père vous respectait, je vousaime !

La figure du vieux prêtre était baignée delarmes. Il voulut baiser la main de son maître, mais celui-cil’attira dans ses bras.

C’était touchant. On a regret à dire que cescomédies peuvent atteindre aux grandes émotions de la réalité. Tousles cœurs battaient. Le vieux prêtre, défaillant, dut s’asseoir,car ses pauvres jambes tremblantes ne pouvaient plus soutenir lepoids de son corps.

C’était son élève, ce maître qu’il revoyaitaprès une si longue absence.

– Maintenant, dit-il, je puis mourir…Hernan ! mon cher enfant !… mon seigneur !

– Genuefa, votre nourrice… murmura PedroGil, qui riait dans sa barbe, incapable qu’il était de voir autrechose que le côté comique de la situation.

Le bon duc considéra un instant en silence unepauvre vieille femme courbée par l’âge, qui le contemplait l’œilhumide, la tête branlante.

– Ma pauvre vieille mère Geneviève !fit-il en un cri de l’âme parfaitement réussi.

Genuefa, galvanisée, redressa ses reins etvint tomber à ses genoux.

Il la releva ; il la pressa contre soncœur. Sur l’honneur, il pleurait.

Pedro Gil pensait :

– Un histrion merveilleux !… Talentde première force !

– Elle a mangé plus d’ail que moi, luidit le bon duc à l’oreille.

– Elle a deux fils à l’armée, répliqual’oïdor.

– Geneviève, ma seconde mère, repritaussitôt le Medina-Celi, ta douce image m’a visité souvent dans macaptivité ; je m’occupais de toi… j’ai appris que mes deuxfrères de lait servent le roi.

– Feliz est mort, balbutia Genuefa.

– L’autre se nomme Lazaro, soufflal’oïdor.

– Nous ferons de Lazaro un capitaine, ditle bon duc.

Genuefa joignit ses pauvres mains ridées.

– Il se souvenait de nous !murmura-t-elle en extase.

Puis, comme le chapelain :

– Je puis mourir ! oh ! je puismourir !…

– Voici Manquera, le majordome, annonçatout bas Pedro.

– Que je sache seulement où il serre lesdoublons qu’il m’a volés ! grommela le duc.

Et tout haut :

– Serviteur intègre ! modèle desadministrateurs probes et à la fois éclairés, Manquera, ta fidélitésera récompensée.

– Monseigneur… commença le majordome.

– Ta main ; c’est pour moi unbonheur que d’y poser la mienne.

– La famille Nunez, dit l’oïdor, unenichée de loups. La vieille a nom Catalina… elle est la nourrice devotre fille.

– N’aurons-nous jamais fini avec lesnourrices ? gronda le Medina-Celi.

Et, sans transition, avec la rondeur affabledes gens de bonne maison :

– Approchez, les Nunez, approchez, mesamis, ne craignez rien ; j’ai été on ne peut plus satisfaitdes soins que vous avez donnés au palais de mes pères… Catalina, mabonne, nous avons pris de l’âge. Hé ! hé ! la dernièrefois que nous sommes vus, vos cheveux étaient noirs… Comment va,vieux Pascual ? Nous sommes encore verts, n’est-ce pasvrai ?

Les Nunez avaient mis un genou en terre.

– Et les fils ? demanda le Medina ense tournant à demi vers Pedro Gil.

– Miguel… Alonzo… que le diable emportel’autre ! son nom ne me revient pas.

– Tu étais un enfant, Miguel… Alonzo, jet’ai vu haut comme cela… et le troisième… la peste soit de mamémoire ! enfin tu es Nunez aussi, cela suffit… j’aime mieuxvotre nom, sur ma foi ! que celui de bien desgentilshommes…

– Savien, ancien écuyer du dernier duc,dit l’oïdor.

– Est-ce que je ne me trompe pas !s’écria aussitôt le Medina ; mon vaillant Savien, l’écuyer demon bien-aimé père et seigneur !… Viens çà, de par Dieu, bonhomme, que je t’embrasse sur les deux joues !

Savien avançait, chancelant comme un hommeivre.

Le bon duc lui donna une double accolade.

– Ah ! ah ! reprit-il, tesouviens-tu que tu m’apprenais à monter à cheval ?

– Votre Grâce daigne serappeler ?…

– Morbleu ! cette chute, Savien…là-bas… dans ce fond, sur les rochers… Je faillis me briser lecrâne, ni plus, ni moins…

– Jamais avec moi, monseigneur !protesta le vieillard vivement. Vous étiez écuyer de naissance… Unechute !… vous ?… À douze ans, vous domptâtes l’étalongenet de Medina-Sidonia, votre cousin… Vous, une chute !…

– Mère de Dieu ! s’écria le duc enriant, ne vas-tu pas te vanter d’avoir plus de mémoire que moi,Savien ? La cicatrice est encore là, sous mes cheveux… jemontais l’étalon rouan… celui qui cassa l’épaule du maréchalferrant quand on lui mit le feu sous le sabot pour la premièrefois.

Savien passa sa main sur son front.

– Celui qui cassa l’épaule ?…balbutia-t-il, du maréchal ferrant ?

– Vous glissez, monseigneur, murmuraPedro Gil à l’oreille du duc ; brisez là !

– Tu es vieux, mon ami Savien, dit leMedina ; tu te souviendrais mieux des aventures de mon honorépère.

– J’espère, murmura le vieillard, quemonseigneur n’est pas irrité contre moi ?…

– Parce que tu as oublié l’étalonrouan ? allons donc !… Nous recauserons de tout cela,Savien…

– Carlotta, la femme de charge, dit PedroGil, continuant de présenter au duc les gens de sa maison.

– À la bonne heure ! fit joyeusementle duc, en voici une qui a pris de l’embonpoint !… Mecontrediras-tu aussi, toi, Carlotta, si j’avance qu’autrefois onprenait ta taille entre les dix doigts ?

– Oh ! certes non, répondit laduègne, rouge de plaisir ; monseigneur était un jeune hommevif et de gai caractère.

– As-tu une fille, Carlotta ? Nousla marierons.

– Elle a distingué… dois-je avouer cela àmonseigneur ? Osorio, ce grand jeune homme, l’écuyer demadame.

– Elle choisit bien, par les cinqplaies ! Cet Osorio me conviendrait, si j’étais duchesse.

Il éleva la voix brusquement.

– Lequel d’entre vous, demanda-t-il, estOsorio, l’écuyer de ma femme ?

– C’est moi, seigneur ! s’il plaît àVotre Grâce.

– Cela me plaît, mon garçon… Vive Dieu,vous voilà beau cavalier… J’ai mémoire d’un Osorio, mais vousn’étiez qu’un enfant quand je partis…

– Son père était gouverneur de votrechâteau du Muchamiel, dit l’oïdor.

– L’Osorio dont Votre Grâce daigneparler… commença l’écuyer.

– Saint Jacques ! s’écria le bonduc ; j’y suis ! je cherchais à qui tu ressemblais… Jepassai une semaine, en l’an 1628, au château de Muchamiel, dont tonpère tenait le gouvernement…

– Précisément, seigneur, c’était monpère.

– Et il le tenait bien, Dieuvivant !… Je sais que la duchesse est contente de toi,l’ami : j’aurai soin de ta fortune.

Puis, tout bas, à Pedro Gil :

– Je ne me suis tant ennuyé de mavie !… À un autre, souffleur !… et tâchons d’enfinir !

Pedro Gil ne demandait pas mieux. Il enfila unchapelet de noms, accolant à chacun une épithète caractéristique ouune courte apposition. Le bon duc, brodant aussitôt ce thème avecune merveilleuse adresse, acheva sans encombre sa distribution decompliments et de souvenirs. Tout le monde eut sa part, tout lemonde fut content. L’enthousiasme était général.

On n’entendait que ces mots haletants etaccentués par l’émotion :

– Quel maître nous avons ! quel bonmaître !

– Ouf ! dit le duc, quand il eutcomblé, pour couronner l’œuvre, le cuisinier en chef, dont ilprétendit avoir reconnu les ragoûts, la veille au soir, aprèsquinze ans de jeûne ; voilà une assommante histoire !… Àvotre tour, oïdor !… voyons si vous savez amener une larme àvotre œil.

– Seigneur Pedro Gil ! reprit-il àhaute voix et d’un ton véritablement solennel, le roi notre maîtrevous a jugé digne d’occuper une place importante dans lamagistrature, mais, lorsque j’ai quitté Séville, vous étiez, vousaussi, au nombre de mes serviteurs.

– Je ne l’ai pas oublié, monseigneur, etje m’en honore, répondit l’auditeur qui se tenait sur laréserve.

L’assemblée n’était pas pour lui. Tout lemonde restait froid.

– Pedro Gil, continua cependant le bonduc, donnez-moi votre main… Devant tous ceux qui sont icirassemblés, moi, Hernan-Maria Perez de Guzman, marquis de Tarifa,duc de Medina-Celi, je vous fais réparation d’honneur !

Il y eut des murmures.

L’oïdor était très pâle.

D’autres que nous ont dû éditer cetteobservation, curieuse au premier chef : les acteurs eux-mêmessubissent l’impression d’une mise en scène bien faite.

– Je vous fais réparation d’honneur,répéta le bon duc d’une voix forte, en promenant son regard surl’assemblée. Dieu m’est témoin que je n’accuse point la nobleépouse que le ciel m’a donnée. Dona Eleonor de Tolède a agi selonsa conscience et dans la nature de ses pouvoirs ; mais lafemme est une créature faible et facile à tromper…

– Monseigneur ! interrompirent à lafois Manquera le majordome et Osorio l’écuyer.

Un coup d’œil du bon duc arrêta la parole surleurs lèvres.

– Ai-je parlé ? prononça-t-illentement ; m’a-t-on entendu ? Quinze ans d’infortuneont-ils prescrit l’autorité que j’avais sur mes amis et sur messerviteurs ?

Toutes les têtes se courbèrent. Le bon ducpoursuivit d’un accent paternel :

– C’est le malheur des temps, vous neconnaissez pas votre maître ! Pouviez-vous voir son cœur àtravers les murs épais d’une forteresse ?… L’âme deMedina-Celi ne peut pas être captive. Mon corps languissait dansles fers, mon esprit était au milieu de vous… Enfants, ne jugez pasce qui est au-dessus de votre portée… Tout ce que cet homme a fait,je l’ai voulu… Et pensez-vous que les remparts de Alcala deGuadaïra soient tombés à mon commandement par miracle, commeautrefois les murailles de Jéricho au son de la trompettesacrée ?… Cet homme a gardé mon secret, cet homme a fait sondevoir, cet homme, sauf la part qui revient à la miséricordedivine, est mon libérateur et mon sauveur !

– Que grâces vous soient rendues,monseigneur, lui dit Pedro Gil d’une voix altérée.

La situation le gagnait, comme l’avait préditle bon duc, il avait, ma foi ! la larme à l’œil.

Le vieux Nunez s’avança le premier.

– Ce que mon maître veut, je le veux,dit-il ; réparation d’honneur au seigneur Pedro Gil !

Ce mot courut de bouche en bouche ; encourant il s’échauffa. Le sang andalous bout vite. Une minuteaprès, on eût volontiers porté en triomphe le seigneur Pedro Gil,qui, par dévouement, s’était laissé accuser de concussions etautres vilenies pour travailler plus sûrement à la délivrance dubon duc.

Celui-ci donna congé. Tout le monde se retiradans des sentiments de componction et d’admiration. Pedro Gilparticipait à l’enthousiasme qu’inspirait le Medina-Celi. On a vude ces abnégations sombres et sublimes, subissant tout, même lahonte, pour arriver au but : Pedro Gil, pour employer cetteforme éminemment espagnole, était le martyr de son dévouement.

Le bon duc se renversa sur l’ottomane et sereposa en un rire indolent et paresseux.

Pedro Gil le contemplait en silence. Sa têtetravaillait. On voyait qu’une grande résolution était sur le pointde naître en lui.

– Esteban, prononça-t-il avec unecertaine hésitation, avez-vous cinq minutes à me donner ?

– Pourquoi m’appelez vous Esteban ?demanda le duc, sans faire paraître aucune colère.

– J’ai tort, répondit Pedro Gil ;c’était sans intention, je m’en excuse… Monseigneur peut-ilm’accorder cinq minutes ?

Le duc regarda le cadran de la pendule.

– Cinq minutes, juste, répondit-il ;j’ai bien des choses à faire ce matin…

Pedro Gil se recueillit.

– J’ai mis douze ans, dit-il, après uncourt silence, à devenir oïdor second de l’audience de Séville…J’ai vendu mon âme au démon et j’ai risqué ma vie… Je ne suis pasriche, bien que j’aie volé effrontément… j’ai une fille, et chaquefois que j’entame une partie nouvelle, je sens que je joue mafille… j’aime ma fille comme certaines gens aiment leur honneur ouleur conscience… ma fille est belle comme les anges blonds quisourient dans les toiles de Murillo… elle a un nomd’archange : Gabrielle… Je vais, je viens, je travaille, jem’efforce, je sers dix maîtres à la fois, je me dévoue, je trahis,tout cela c’est pour ma famille… Je vous le dis franchement,seigneur : je n’ai point encore eu de maître pareil àvous ; or, si j’estimais mon maître, je lui serais fidèle…

– Et tu veux essayer de moi, amiPedro ?

– À une condition, oui.

– Peste ! des conditions !Traitons-nous de puissance à puissance ? un duc et unauditeur !

– Un auditeur qui a fait le duc, prononçaPedro Gil à voix basse.

– Et qui ne pourrait plus ledéfaire !

– Souhaitons, seigneur, que l’auditeurn’ait pas à l’essayer… je vais retourner toutes mes cartes devantvous : je sers le comte-duc, je sers Bernard de Zuniga, et jesers don Juan de Haro, ensemble parfois, parfois séparément, je lessers au besoin les uns contre les autres… je n’ai pas foi en eux…Je crois deviner en vous un vaste esprit et l’audace qui fait lesgrandes destinées. Si vous voulez, j’abandonne tout le reste et jesuis à vous.

– Ta condition ?

– Que vous visiez haut, pour que la placeque vous laisserez pour moi au-dessous de vous soit bonne.

– Qu’entends-tu par viser haut ?

– Le duc est mort… bien mort… Avant sadisgrâce, il était l’ami du roi… Le roi est inconstant ; unami oublié depuis quinze ans sera fruit nouveau pour lui… Lecomte-duc chancelle… Voulez-vous vous asseoir à la place ducomte-duc ?

Le bon duc sourit et caressa sa barbe d’un aircontent.

– J’avais peur que tu me proposasses untour à la Bragance, dit-il négligemment : détrôner lePhilippe, fonder une dynastie, avec tes grands mots « viserhaut… » Mais s’il ne s’agit que de jeter à bas cet hypocriteministre, c’est chose entendue. Manifestement, la cour est troppetite pour nous contenir tous deux. Tu viens trop tard : lapoudre est inventée, ami Pedro !

L’oïdor s’inclina. Désormais son humilitén’était plus feinte.

– N’est-ce pas beaucoup déjà,murmura-t-il, que mon pauvre esprit se soit rencontré avec la hauteintelligence de Votre Grâce ?

– Si fait, répliqua bonnement leMedina ; si tu veux être un joyeux convive, je ne refuse pasde t’inviter au banquet. J’ai veillé cette nuit, j’ai médité, j’airêvé pour la première fois de ma vie… Merci Dieu ! je croisque je suis poète, tant j’ai eu de merveilleuses idées ! Lehasard m’a conduit ici par la main ; c’est que le hasard estun gai luron… Il veut rire, nous rirons tant qu’il lui plaira, j’enréponds !… Cette cour est une mascarade ; j’y veux desgaillards qui sachent y mener le carnaval… N’est-ce pas pitié devoir ce Guzman noyer si tristement la monarchie ?… C’était dumoins dans un tonneau de malvoisie que Clarence voulait perdreplante… Va-t’en et fais ce qu’on t’a dit : Je veux Escaramujo,Mazapan et Maravedi… et pendant que je suis en train de monter mamaison, je nomme ta fille suivante première de dona Isabel de PerezGuzman, ma fille…

– Ma reconnaissance envers Votre Grâce nepeut m’empêcher de lui faire observer…

– Ton observation m’ennuie d’avance… Va,et fais dire en chemin à madame la duchesse que je désirel’entretenir sur le champ.

Pedro salua et sortit. Quand il eut exécuté lacommission de Sa Grâce, il reprit le chemin de sa maison. En routeil se disait :

– Il faudra jouer pair ou non pour savoirsi je serai avec cet audacieux drôle contre mes anciens patrons ouavec mes anciens patrons contre cet audacieux drôle !

Chapitre 10TRASDOBLO CHEZ LE ROI

Ce Pedro Gil était parfaitement un Espagnol dece temps-là, laissant passer à chaque instant le bout d’oreille dumaraud sous sa perruque magistrale, et n’ayant même plus assez devaillance pour soutenir le mensonge de son emphase castillane. Uncoquin français serait plus gai, un coquin anglais pluslugubre ; mais je ne sais point de nation réputée productiveen ce genre qui pût fournir un coquin plus coquin.

Il allait nageant dans ces eaux troubléesjusqu’à n’être plus qu’une fange ; il se baignait à plaisirdans un océan d’intrigues plus ou moins honteuses. Peut-êtrevoyait-il clair à se diriger dans le labyrinthe de ses propresfourberies, peut-être jetait-il ses plombs un peu au hasard.

Pour ces pêches en eau trouble, l’art, c’estl’activité ; donnez le plus de coups de filets possible, etvous aurez résolu le problème.

Quand, pour employer ses propres expressions,Pedro Gil avait retourné ses cartes devant le bon duc, il en avaitvolontairement filé quelques-unes. Pedro Gil ne servait passeulement le comte-duc, Bernard de Zuniga et le comte de Palomas,il servait aussi le Carpentier d’Aulnet, agent prétendu ouvéritable de la France ; il servait encore Abraham Coppen,envoyé secret de la Hollande, le juif Dagosta, émissaire deBragance, et milord Dawes, comme se faisait appeler en Espagne lebon Nicolas Dawes, espion entretenu par ce chevaleresqueBuckingham.

Probablement Pedro Gil ne s’en tenait pas là.Il était homme à servir l’Europe entière, outre le roi donPhilippe, qu’il servait fidèlement aussi, nous le savons bien, enqualité d’oïdor second de l’audience andalouse.

C’était un effréné serviteur.

Qui trop embrasse mal étreint, dit leproverbe. Mais le proverbe dit aussi qu’il ne faut point mettretous ses œufs dans le même panier. Le proverbe est comme la loianglaise, qui chante le pour et le contre avec une gravitéimperturbable. Pedro Gil avait des œufs dans tous les paniers, ilcourait cent lièvres à la fois. Il travaillait, cet oïdor, plusqu’une demi-douzaine de forçats aux présides !

Il était ambitieux vaguement ; ce sontles ambitions les plus dangereuses. Son but était en quelque sorteélastique : il convoitait le moins et le plus. Il étaitcupide ; il n’avait absolument rien qui pût le retenir :aucun principe, aucune pitié.

Nous avons vu que sa rancune contreMedina-Celi, sa rancune de valet congédié, l’avait porté toutfroidement au guet-apens. Cela s’était fait en lui sans effort nisecousse. S’il avait eu jadis une conscience, c’était du plus loinqu’il pût se souvenir.

La vengeance ici, du reste, avait servi un deses plans. Il n’eût pas tenté l’aventure pour se venger seulement.La vengeance est une passion : à proprement parler, Pedro Giln’avait point de passions.

Il n’avait même pas de vices. Son malfaisantlabeur avait lieu sans excuse ni prétexte. Il était cet ouvrierfatal qui pullule aux heures de la décadence comme les sauterellesd’Égypte. Son travail était celui de l’insecte nuisible.

L’amour n’avait point armé son bras ivre. Ildéfiait l’amour et se riait des femmes. Il était sobre, économe, lavie de famille l’attirait.

Il aimait sa fille. C’était la seule fibrehumaine qui fût en lui ; c’était aussi le seul côté par oùl’excès put entrer dans sa nature. Pour son intérêt, il étaitfroidement impitoyable : par sa fille et pour sa fille, ilaurait pu devenir cruel.

Pedro Gil possédait du reste à un fort hautdegré cette bonne opinion de soi-même, qui est le fond du caractèreespagnol. Il ne s’effrayait point de la brouille qui se mettaitparfois dans l’écheveau de ses intrigues. Il prétendait trichersans cesse impunément à ce jeu de colin-maillard dont l’extravaganttourbillon entraîna alors la cour de Philippe IV.

Dix heures du matin sonnaient à l’horlogeSaint-Ildefonse comme il traversait la place de Jérusalem, ensortant de la maison de Pilate. Il allait d’un air préoccupé. Satête travaillait, se disant :

– Pourquoi non ? L’autre est dans laterre. C’est déjà bien que ma Gabrielle soit fille d’honneur deMedina-Celi… on aura beau faire, ce sera toujours le premier nom del’Espagne !… Celui-ci a plus d’énergie dans son petit doigtque les autres en toute leur personne. Il me devra davantage,puisqu’il sera parti de plus bas… Si l’oïdor Pedro Gil allait êtrenommé un beau matin président de l’audience de Séville !

Il se frotta les mains en spéculateur quivient de trouver un filon d’or dans sa tête.

– Serviteur au seigneur Pedro Gil, ditune voix près de lui.

Notre ami maître Galfaros, entrepreneur desDelicias du Sépulcre, marchait à ses côtés, chapeaubas.

– Quelles nouvelles ? demandal’oïdor.

– Mon rapport de cette nuit est déjà chezVotre Seigneurie, répondit Galfaros ; mais depuis cette nuit,il s’est passé quelques petites choses… Ce peuple de Séville est deméchante humeur… Il y a plus de cinq cents majos, à l’heure qu’ilest sur la place du palais…

– Bah ! fit Pedro, que les gardiensfassent seulement claquer leurs fouets…

– Si votre seigneurie savait ce dont ils’agit… Avec les Espagnols, voyez-vous, et surtout avec nousautres, bonnes gens de l’Andalousie, il n’est pas prudent de passercertaines bornes… Par les plaies saintes ! nous ne sommes pasen Turquie pour avoir des esclaves… Et encore les Turcs infidèles,que Dieu maudisse, ne se font pas porter en chaise par des jeunesfilles.

– Et qui donc se fait porter en chaisepar des jeunes filles, maître Galfaros ?

– Le comte-duc, seigneur Pedro Gil.

– Qui a vu cela ?

– M’est-il permis de parlerfranchement ?

– Sans doute, quand je vousinterroge.

– Alors je le dirai pour le bien del’État… c’est moi qui l’ai vu, seigneur.

Pedro Gil haussa les épaules. Maître Galfaros,piqué au feu, dit avec vivacité :

– Si Votre Seigneurie ne me croit pas,qu’elle interroge…

Il s’interrompit et baissa les yeux.

– Que j’interroge qui ? demandal’oïdor avec impatience.

Le maître des Delicias se mordait les lèvres,affectant un grand regret de son imprudence.

– Seigneur oïdor… commença-t-il d’un airembarrassé.

– Parle, Galfaros, ou prends garde àtoi ! s’écria Pedro Gil.

– Du moment que Votre Seigneuriel’ordonne… J’aurais préféré me taire… mais mon obéissance…

– Parle donc, misérable !

– J’allais dire… et je compte bien surl’indulgence de Votre Seigneurie, car j’aurais eu bouche close sansvotre commandement exprès… j’allais dire : Interrogez lasenora Gabrielle, votre fille.

– Ma fille a vu ?…

– Elle a fait mieux.

– Que veux-tu dire ?

– Ce que j’ai pu voir de mes propresyeux, seigneur… Votre fille a porté la chaise de Sa Grâce.

Pedro Gil devint tout blême. L’orgueilespagnol est une maladie si incurable que l’infamie elle-même nepeut la guérir.

– Ma fille, répéta Pedro Gil, atteléecomme une mule à la litière du parvenu !… Par toutes lesépreuves de la Passion ! cet homme est fou, et il payera chersa folie !…

– Vous parlez de Sa Grâce, n’est-ce pas,seigneur ? dit Galfaros qui se rapprocha.

– Ma fille ! la fille d’unoïdor !… Sur ma foi ! j’étais indécis…

– Il y a donc quelque chose entrain ? demanda curieusement Galfaros.

À son tour, Pedro se mordit la lèvre.

– Quelque chose en train ?répéta-t-il en tâchant de paraître calme.

– Je ne sais pas, moi, répondit le maîtredes Delicias, tout le monde en parle.

– De quoi ?

– De la conspiration… M’est avis qu’uneconspiration dont tout le monde parle…

– Évidemment, maître Galfaros,évidemment ! interrompit l’oïdor d’un ton glacial, vous êtesun homme sage… Qui peut conspirer contre le trône de Philippe leGrand, sinon quelques insensés abandonnés de Dieu ? Quelleétait, s’il vous plaît, l’autre jeune fille ?

– La fille du Maragut, votre voisin.

– Aïdda la belle ?…

– Elle faisait la paire avec Gabrielle lajolie.

Pedro Gil réfléchissait.

– Maître Galfaros, dit-il brusquementaprès quelques secondes de silence, vous êtes un loyal et fidèlesujet du roi. Voulez-vous que je vous confie mon sentiment ?…Son Excellence a voulu se divertir… il s’agit de quelque innocentegageure, et ma fille va m’expliquer cela tout au mieux, dès monretour à la maison… C’est votre établissement qu’il fautsurveiller… ouvrez les yeux et les oreilles… et, croyez-moi, nevous occupez jamais de ce qui ne vous regarde pas !

Il tourna le dos, laissant le cabaretier toutdéconcerté.

Galfaros rentra chez lui d’humeur détestable,parce qu’il craignait d’avoir mécontenté le pouvoir. Il querella safemme, invectiva ses servantes, et mit à la porte deux marmitonsqui chuchotaient entre eux dans la cuisine.

Ces deux marmitons pouvaient parlerpolitique.

Pedro Gil longeait à grands pas la rue del’Infante. À la porte de sa maison, il trouva trois ou quatrefamiliers, une demi-douzaine de petits bourgeois du quartier, etmaître Cubrepan, le forgeron, en compagnie de maître Nogada,propriétaire de l’hôtellerie de Saint-Jean-Baptiste.

Tout ce monde l’attendait. En sa qualitéd’oïdor second, le seigneur Pedro Gil était chargé de la police dela cité. Or, dans les villes que nous pourrions appeler politiques,comme Madrid, Séville, Valladolid, Barcelone, cet emploi était loinde passer pour une sinécure, sous le règne des successeurs deCharles-Quint. Le nombre des employés officiels de la police, sansparler même de ceux qu’enrégimentait l’inquisition, était fortconsidérable. Quiconque voudrait maintenant énumérer les pelotonsde cette armée serait, à coup sûr, taxé d’exagération. Et cependantcette armée n’était que le squelette osseux de cet énorme corps,aussi gras qu’il était grand, et dont l’obésité majestueuse faisaitla gloire des Espagnes.

En dehors des officiers et soldats de lajustice proprement dite, une innombrable quantité d’affiliés avouésmettaient de la chair sur les os du colosse. En dehors des affiliésavoués, une troisième couche, plus épaisse, s’agglomérait :les espions bénévoles, les observateurs de fantaisie, lesdénonciateurs d’occasion.

Des écrivains l’ont dit : la policeespagnole, au dix-septième siècle, c’était presque tout le monde,grands et petits, riches et pauvres, nobles et vilains.

La péninsule entière, espionnante, espionnée,se battait à coups de délations. Aviez-vous un ennemi ? cen’était plus la peine de le poignarder ou de l’empoisonner :il suffisait de le dénoncer, cela valait le meilleur couteaucatalan ou la plus haute dose d’aqua del milagro.Seulement il fallait se hâter, de peur d’être prévenu.

Et bien souvent, sur ce terrain, comme lesdeux adversaires se rencontraient, il y avait coup fourré. C’étaitdouble aubaine pour la confrérie, qui taillait, qui dévorait, quirongeait tout le gibier jusqu’à l’os.

Et parmi les hontes de cette décadence inouïe,le langage fanfaron de Lope et de Calderon florissait. Vous eussiezdit, à entendre les poètes, que l’Espagne n’avait qu’un Dieu :l’honneur.

Mais regardez de près l’honneur des comédiesespagnoles, et vous verrez que c’est une idole de convention,fabriquée à plaisir, et dont l’or faux ne tient pas. C’est un dieude bois que cet honneur trop féroce. – Et puis le Gascon n’a-t-ilpas toujours à la bouche le mot franchise ?

On chantait l’honneur. Les guitares râclaientl’amour sous les balcons ; les taureaux tombaient dansl’arène ; Philippe était surnommé grand.

Les familiers, les petits marchands, leforgeron et l’hôtelier s’élancèrent tous à la fois vers le seigneurPedro Gil et l’entourèrent avec toutes les marques d’un profondrespect.

– J’attendais Votre Seigneurie fortimpatiemment, commença le mercier du coin.

– J’aurais été chercher Votre Seigneurieau bout du monde ! interrompit le tanneur d’en face.

Un familier dit en roulant les yeux :

– Il y a des chosesimportantes !

Un autre :

– Que Dieu protège l’Espagne !Veuillez m’écouter un instant en particulier.

– Seigneur oïdor, cria maître Cubrepan,vous allez voir si je suis un homme utile !

– Tout est découvert, glissa maîtreNogada, qui était parvenu à mettre sa large bouche au niveau del’oreille droite de l’oïdor.

– À moi, s’il vous plaît, seigneur PedroGil !

– Ce que j’apporte intéressel’État !

– Il s’agit du comte-duc !

– Il s’agit du roi !

– Il s’agit de votre fille ! murmural’hôtelier Nogada. Et Cubrepan à l’autre oreille :

– Il s’agit de vous !

L’oïdor continuait son chemin d’un airsuperbe. Il repoussait à droite et à gauche le flot de ces zélésobservateurs. Sa tête était haute, son geste fier.

– Au bureau, disait-il, au bureau… Jereçois les avis divers au bureau… Ne voyez-vous pas que je suisharassé de fatigue ?… Je me suis levé avant le soleil et jen’ai pas cessé depuis lors de m’occuper des affaires publiques…Qu’on ait pitié de moi… mon corps n’est pas de fer !

– À bon entendeur salut ! fitl’aubergiste qui était un petit homme sémillant et satisfait delui-même. Ceux qui viennent déranger Sa Seigneurie pour les cancansdu quartier…

– Ceux qui n’ont dans leur sac que demauvais propos et des médisances, ajouta Cubrepan, gros hommetaillé en cyclope et bronzé par la poussière du charbon.

Mais tout le monde était du même avis. Toutesles voix s’élevèrent en chœur, abondant dans le même sens etcriant :

– C’est certain !… Ceux-là devraientavoir honte et se retirer au plus vite !

Personne n’eut honte, car personne ne seretira. Chacun fit effort, au contraire, pour se rapprocher, etl’oïdor dut interrompre sa marche, pressé qu’il était de touscôtés.

– Je sais le nom de l’homme masqué, luidit un familier à la volée, l’homme qui distribue l’argent deFrance…

– Combien donneriez-vous, lui demanda lemercier, pour connaître par le menu un grand complot del’Angleterre contre le premier ministre ?

– L’hôtelier est un traître ! fît leforgeron à l’oreille droite.

À l’oreille gauche, l’hôtelier :

– Le forgeron vous trompeindignement !

– Un mot seulement, seigneuroïdor !

– Seigneur oïdor, si vous refusez dem’entendre, vous vous en repentirez toute votre vie.

Pedro Gil était arrivé au seuil de la cour. Ilrepoussa rudement maître Cubrepan, dont le doigt révélateur luimontrait la corde de soie encore tendue d’un balcon à l’autre.

– Arrière ! fit-il en enflant savoix. Le roi possède en vous de bons serviteurs et cela me faitexcuser jusqu’à un certain point l’importunité de votre rôle… À quipensez-vous parler, voisins ? Qu’espérez-vousm’apprendre ?… C’est un mince titre que celui d’oïdor second,et c’est le mien… Mais qu’importe le titre, s’il doit changerdemain ? Il est naturel, n’est-ce pas, de monter quand on a lepied à l’échelle. Mes amis auront sujets d’être contents… Si j’aides ennemis, qu’ils prennent garde !

Un grand chuchotement suivit ce discoursmystique, prononcé avec toute l’emphase désirable.

Peste ! c’était pourtant déjà une belleplace que celle d’oïdor second ; mais chacun s’avouait que leSeigneur Pedro Gil était fait pour de plus hautes destinées.Quelque chose en lui disait que la faveur planait sur sa tête commeune auréole. Quel devait être son lot ? Conseiller, peut êtreprocureur du saint-office, peut-être inspecteur de laconfrérie…

– Des ennemis, vous ! seigneur PedroGil ?

– Dans votre propre quartier !

– Qu’ils soufflent et nous les étranglonsavant de les traîner au Guadalquivir !

L’oïdor imposa silence d’un geste à cetenthousiasme bruyant.

– Au bureau, dit-il, mon devoir estd’écouter vos rapports, et je n’ai pour vous que des sentiments debienveillance… Me reprochez-vous les quelques minutes que je vaisdonner à un repas léger et frugal ?

Il y eut une protestation unanime.

– Entrez chez votre humble valet,seigneur, dit Nogada, ce sera pour lui un grand honneur que de vousservir à déjeuner… Votre fille, ajouta-t-il tout bas, n’est pas àla maison.

Pedro le regarda de travers, et comme il vitdes œillades s’échanger dans la foule, il drapa son manteau avecune fierté nouvelle.

– L’homme qui veut percer les nuages duciel est un fou, reprit-il ; parmi les animaux, l’aigle seulpeut regarder le soleil en face… Es-tu donc un aigle, amiNogada !

Nogada resta seul sérieux au milieu des riresqui éclatèrent de toutes parts.

– Et vous tous, continua Pedro Gil,êtes-vous des aigles ?… Prétendez-vous percer des mystères quisont au-dessus de votre portée ?… Je vous écouterai, c’est macharge, mais ne montrez pas tant de hâte et modérez l’orgueil devos découvertes, car tout ce que vous savez, je le sais…

Il y eut un murmure.

– Je le sais avant vous, poursuivitl’oïdor en élevant la voix ; je le sais mieux que vous… etprenez garde ! nous vivons dans un temps où le hasard peutmettre dans des mains vulgaires une partie des secrets de l’État…L’État n’aime pas cela. Je vous le répète : prenezgarde !

– Oh ! Oh ! fit maîtreCubrepan, qui avait le sang chaud, je n’ai pas besoin des secretsde l’État pour ferrer mes mules… Cette corde qui pend là-hautest-elle un secret d’État, seigneur oïdor ?

– L’État, appuya Nogada aigrement,apporte-t-il des corps morts dans le repaire du sorcierMoghrab ?

– Est-ce l’État, ce beau cavalier qui asauté d’un balcon sur l’autre, comme un oiseau, pour aller joindredeux jolies fillettes que je pourrais nommer ?

– Est-ce l’État qui marchande le poignarddu gracioso Cuchillo ?…

– Et si vous savez tout avant nous, mieuxque nous, devinez qui vous attend en votre logis, seigneur PedroGil ?

– Et devinez qui ne vous attendpas ?

– L’homme qui m’attend, réponditgravement l’oïdor, vient de chez le roi ; celle qui nem’attend pas, dona Gabrielle, ma fille, sera l’honneur de mamaison, car elle a rendu ce matin à l’Espagne un signaléservice.

– Il y avait donc un corps saint danscette chaise demanda ironiquement Cubrepan.

– Et les tabliers de boucher passent doncle seuil de la chambre royale ? ajouta Nogada, qui cligna del’œil en provoquant l’approbation de l’assemblée.

– Mes enfants, prononça Pedro Gil avec undédain croissant, cette corde de soie fera la fortune de ma maison,et Trasdoblo le boucher mourra peut-être grand d’Espagne !

Les bonnes gens se regardaient en souriant,car l’oïdor n’avait pas tout deviné.

– Holà ! Diègue Solaz !s’écria-t-il en levant la tête pour que sa voix montât.

Ce nom fit plus d’effet que tout le reste. Ilprouvait en effet que l’oïdor n’ignorait rien.

Diègue Solaz, l’alguazil premier, parut aubalcon du quatrième étage.

– Descends ! lui ordonnal’oïdor.

Pendant que l’alguazil obéissait, Pedro Gilparla bas aux familiers.

Les petits marchands et autres agents defantaisie commencèrent à perdre de leur assurance.

Maître Cubrepan ôta son large sombrero pourfaire la révérence.

Quand Diègue Solaz arriva au bas de l’escalierl’oïdor lui dit :

– Mets le bâillon à ces deux-là.

– Il montrait l’aubergiste et leforgeron, qui poussèrent aussitôt les hauts cris.

Mais les hommes de Solaz, joints auxfamiliers, eurent raison d’eux en un clin d’œil. Le mercier, letanneur et les autres voisins donnèrent, du reste, un coup de mainà l’alguazil. Entre gens du même quartier, en Espagne, on se rendvolontiers de ces petits services : cela consacre lesrelations de bon voisinage.

– À la prison neuve ! dit l’oïdor,et au secret !

– Ils en savaient trop long !chuchota le mercier.

– On les avait avertis ! fitobserver le tourneur.

Et les autres :

– Voilà longtemps qu’on n’avait arrêtépersonne dans la rue de l’Infante.

C’était en somme une bonne matinée et lequartier avait de quoi causer.

La foule s’écoula, cherchant le mot de cettemultiple énigme. Pedro Gil, en montant les marches de son escalier,se disait :

– Le moindre vent fait tourner laGiralda ; que faudrait-il pour changer tous ces moutons enloups ?

À la bonne heure ! s’écria-t-il enpassant le seuil de son logis, voici un brave et honnête garçon,fidèle au rendez vous… Touche là, Trasdoblo ! As-tu fait tabesogne ?

Vous eussiez regardé à deux fois ce Trasdobloherculéen avant de le reconnaître. Il était aminci, aplati,assoupli, dompté comme un lingot qui a passé au laminoir. Sesbelles couleurs avaient disparu, ainsi que la confiante hardiessede son regard. Sa taille était voûtée, ses mains maladroites etinquiètes ne savaient où se prendre. Il tremblait la fièvre, et savoix chevrotait dans sa gorge embarrassée.

Il avait vieilli de dix ans, il avait perducent pour cent, il faisait pitié, comme un condamné ou comme unmourant.

En vérité, Trasdoblo n’était point changéainsi le lendemain du jour où il avait arrangé ses affaires defamille avec son beau-frère, le pauvre Bertram Salda, le peaussierde la rue de l’Amour-de-Dieu. Il y a meurtre. Il paraît qu’entreproches cela fait moins d’effet chez les gens de cette espèce.

Ou peut-être les meurtres qui ne réussissentpas pèsent-ils davantage sur la conscience des scélérats.

Ou peut-être, enfin, ce bon Trasdoblo était-ilmalade tout uniment, malade de la peur qu’il avait eue.

Les employés de la forteresse l’avaient trouvécaché dans le cuir de son bœuf. C’était peu. Il eût assurément, aubesoin, creusé la terre avec ses ongles pour s’y enfouir. Il avaiteu peur jusqu’à l’agonie et jusqu’au délire. La vue d’une épée dansla main de Medina-Celi l’avait foudroyé.

Il était debout au milieu de la chambre oùnaguère nous avons vu rassemblées Gabrielle et Aïdda.

Il fixa sur l’oïdor, qui entrait, son œilhagard et morne.

– J’ai fait tout ce que m’a commandévotre seigneurie, dit Trasdoblo ; j’ai été chez le roi…Ah ! je ne me serais jamais cru capable de cela, SeigneurDieu !

– L’appétit vient en mangeant. Trasdoblo,mon ami, répliqua l’oïdor : nous en verrons bien d’autres.

Pedro Gil était de la nature de ces gens quela détresse d’autrui met en belle humeur. Il se jeta dans unfauteuil, tandis que le colosse déchu grondait entre sesdents :

– Non… non… je n’ai plus qu’un désir,seigneur, c’est d’aller loin, bien loin d’ici… Le pavé de Sévilleme brûle les pieds désormais.

– Tu renoncerais à la récompensepromise ?…

– Je renonce à tout, seigneuroïdor !… j’ai sur la poitrine un poids qui m’étouffe…

– Le remords, toi, Trasdoblo ?

Le géant poussa un soupir de bœuf qu’onégorge. La veille au soir, il avait subi, de la part de Pedro Gil,un premier et minutieux interrogatoire. Comme la menace du bûcherrestait suspendue sur sa tête, il avait effrontément déclaré que lebon duc était mort et bien mort. Il avait même donné sur lemassacre des détails très précis d’une horrible vraisemblance.

Pedro Gil, qui trompait tout le monde, étaittrompé à son tour par cet inerte et aveugle instrument.

– Voyons, dit-il, raconte moi les faitset les gestes… et n’essaye pas de biaiser… Tu sais qu’on ne medonne pas le change à moi… À quelle heure es-tu entré aupalais ?

– À sept heures, et le cœur me battait,j’en réponds… Il me semblait qu’on voyait écrit sur monfront : Il a coupé la tête d’un grand d’Espagne !…Ah ! les remords sont lourds à porter… Les portes du palaiss’ouvraient seulement et l’on était en train de lâcher les eauxdans les cours. Le premier valet qui m’a vu a voulu me mettredehors, mais j’ai suivi de point en point les conseils de votreseigneurie. J’ai demandé maître Ordonez, concierge de la cour de laFoi… Maître Ordonez m’a fait parvenir, pour l’amour de vous,jusqu’au chambrier du majordome premier, qui a exigé de moi cinqonces, et je suis parvenu dans la galerie des Lions…Saint-Antoine ! les armoiries du bon duc sont là. J’ai eucomme un vertige. J’entendais un concert de voix qui m’appelaientcoupeur de têtes.

Ici, Trasdoblo étancha la sueur abondante quiruisselait de ses tempes. On dit que la frayeur donne desailes ; peut-être aussi peut-elle donner de l’éloquence et del’esprit. Chaque fois, en effet, qu’il revenait à ce meurtre qu’iln’avait point commis, sa voix tremblait et prenait un irrésistibleaccent de terreur.

C’était bien la conscience de l’assassin quiparlait.

– Mais, reprit-il, les ordres de votreseigneurie me traversaient l’esprit et je me roidissais, car ilfallait obéir. Après deux grandes heures de marche dans lescorridors, dans les galeries, dans les salles et partout, je suisarrivé jusqu’au chambrier troisième de Sa Majesté. L’alcazar estgrand, il coûte cher d’y voyager. Quarante onces manquaient dans mapauvre bourse quand je suis arrivé à l’antichambre du roi.

– Est-ce toi qui veut pénétrer auprès deSa Majesté ? m’a dit le seigneur chambrier en me toisant avecmépris ; tu as odeur de sang.

Pour le coup, j’ai vu ma dernière heurearrivée. Je ne songeais plus qu’à l’abattoir. Il me semblait quetout le sang de l’univers était dans la cour de la forteressed’Alcala. Bonté du ciel ! la terre en a bu du sang !…

Le chambellan a repris :

– L’or seul n’a pas d’odeur… donne dixonces, et déclare ce que tu viens demander au roi.

J’ai compté les dix onces. Ô mes pauvreséconomies ! J’ai dit : Je viens pour la fourniture, et sije l’obtiens, monseigneur sera content de moi.

On m’a fouillé. On m’a ôté jusqu’à mon couteaude poche et jusqu’à mes épingles, afin que le roi n’eût rien àcraindre de moi… Saint-Jacques ! on m’a laissé mes poignets,et qu’y a-t-il de plus aisé que d’étrangler un homme ?…

Une porte s’est ouverte. J’ai vu un seigneuravec une veste de bazin. Ce seigneur donnait la becquée à troisperroquets de diverses couleurs qui répétaient tous les trois lebec plein :

– Philippe est grand ! Philippe estgrand !…

C’était le roi. Nous avons eu peur l’un del’autre au premier moment. Les perroquets ont battu de l’aile, etl’un d’eux ma montré sa langue difforme.

– Que me veut ce rustre ? a demandéPhilippe IV (Dieu le conserve !) en reculant de deux ou troispas.

– Votre Majesté ne doit rien craindre, arépondu le chambrier courbé en deux ; c’est un secret d’Étatqu’on lui apporte.

Le coquin ne croyait pas si bien dire.

Le roi a répondu :

– Almanzor refuse la pâtée… je croisqu’on met trop de cœur de mouton… veillez à cela, c’est votrecharge… Voyez Asdrubal, comme ses plumes tombent !… Il fautqu’on m’ait jeté un sort !

Puis, s’adressant à moi :

– Parle, homme, et dépêche ! tu voisque je n’ai pas le temps.

Je me figurais le roi autrement. Je ne puisdire pourtant que ce ne soit un beau prince.

Il a les mains plus blanches que du lait etdes bagues à tous les doigts.

– Grand sire, ai-je dit de mon mieux, jene puis parler en présence de témoins.

Le roi a fait la grimace ; et je l’aientendu qui grommelait :

– Il est peut-être soudoyé par lecardinal… ou par l’Anglais… ou par le Bragance…

Les trois perroquets s’accoutumaient à maphysionomie. Almanzor, malgré le faible état de sa santé, a dit lepremier :

– Philippe est grand !

Les deux autres ont aussitôtrépondu :

– Il est grand, Philippe ! il estgrand !

– Voici les échos de l’universentier ! a murmuré le chambrier troisième.

Et le roi :

– S’il veut me parler seul à seul, qu’onlui mette les menottes.

Il paraît que c’est d’étiquette. Le chambrieren avait dans sa poche. Il me les passa, non sans habileté, enhomme qui pratique souvent. Quand cela fut fait, le roi luidit :

– Va-t’en… et n’oublie pas pour lapâtée.

Nous étions seuls, Philippe d’Espagne, moi etles trois perroquets.

Je me suis prosterné aux genoux du roi et jelui ai dit :

– Majesté, je viens vous apporter matête.

– Et que veux-tu que j’en fasse,imbécile ? m’a répondu Philippe avec mauvaise humeur.

Il attendait mieux. Je ne me suis pasdéconcerté ; j’ai mis mon front sur les dalles et j’aipoursuivi :

– Majesté, je suis cause que votre plusgrand ennemi a recouvré la liberté.

– Est-ce que ce pataud va me parler enparaboles ? s’est écrié le roi. – Mes plus grands ennemis nesont pas en prison… Que j’y tienne seulement Buckingham, Richelieuet don Juan de Portugal, tu verras si je les laisseéchapper !… Explique-toi, et vite !

Je cherchais à me rappeler vos instructions,seigneur Pedro Gil, et la fable que vous aviez inventée, fable quise greffe sur la vérité, de telle sorte que, sauf l’évasion duMedina-Celi qui est mort et bien mort, j’en fais serment sur monsalut ; tout le reste est vrai comme Évangile.

Depuis quinze minutes, Pedro Gil s’était assisdevant une table et classait des papiers qu’il avait tirés de sapoche. C’était, selon toute apparence, la série des rapports depolice reçus ce matin même, car leur contenu lui arrachait tantôtun geste, tantôt une exclamation.

Il écoutait cependant, car son regard défiantse releva sur le boucher.

– Voilà déjà bien des fois que tu me faisce serment superflu ! murmura-t-il.

Et comme Trasdoblo, pris à l’improviste,changeait de visage, l’oïdor, fronçant le sourcil, ajouta entrehaut et bas :

– Il faudra que tu me mènes à l’endroitoù tu as enterré le cadavre de Medina-Celi.

– Certes, certes, seigneur, fit leboucher, qui essaya de sourire ; mais comment reconnaître uncorps sans tête et bien tristement mutilé ? Je vous l’ai dit,et vous m’avez approuvé ; nous avons pris nos précautionsprécisément pour que le corps du bon duc fût méconnaissable…

– Tu me le montreras, prononça Pedro Gild’un ton sec, j’ai mes moyens à moi pour reconnaître les gens…Continue… Jusqu’à présent, je suis content de toi.

– Eh bien ! reprit le colosse, ilfallut contenter le roi. Je prononçai le nom du bon duc, etj’expliquai comme quoi j’avais essayé, moi septième, de m’opposer àson évasion. Je lui répétai le récit que je vous fis hier soir àvous-même, n’omettant aucune des péripéties de la bataille, etremplaçant seulement le coup de couteau, qui fut le vraidénouement, par l’évasion, qui est un mensonge.

Pedro Gil releva encore une fois les yeux surlui. Son regard était si perçant que les paupières du boucher sebaissèrent.

Pedro Gil parcourait en ce moment un rapportsigné du nom de Diègue Solaz, alguazil premier au service de laconfrérie. Ce rapport lui rendait compte de ce qui s’était passé,la veille au soir, sur la place de Jérusalem, un peu avant la findu salut, à savoir : l’émeute des gueux devant le perron deSaint-Ildefonse, l’arrivée de Saint-Esteban, les entraves que leprésident de l’audience de Séville et le commandant des gardesavaient mise à son arrestation.

Pedro Gil ignorait ces événements, ayant passéla soirée de la veille à Alcala de Guadaïra.

Il laissa tomber sa tête entre ses mains et seprit à réfléchir profondément.

Les fils déjà si embrouillés de l’intrigue semêlaient au point de fatiguer et de décourager cette cervelle decalculateur.

Quel était ce nouveau coup de partie tenté pardon Balthazar de Alcoy et don Pascual de Haro ? Et qui jouaitle rôle d’Esteban, roi des gueux, pendant que le roi des gueux,Esteban, audacieusement déguisé en duc de Medina-Celi, reprenaitpossession de la maison de Pilate ?

– Continue, dit Pedro, qui étaitdésormais soucieux.

– Le roi, reprit Trasdoblo, avait cesséde donner la becquée à ses perroquets. Il suivait mon récit avecune attention extraordinaire. Dès le premier moment, j’avais crum’apercevoir qu’il s’intéressait au bon duc… Mais alors, medemandai-je, pourquoi l’a-t-il retenu pendant quinze ansprisonnier ? Je me répondais : Trasdoblo, ne te rompspoint la tête… les rois ne se conduisent pas comme les autreshommes… et puis tu n’entends rien à tout cela !

Quand je montrai pour la première fois le bonduc pendu à sa corde et nous autres l’attendant l’épée au poingsous la corniche, Philippe fronça le sourcil et dit :

– Sept contre un !… Par la saintecroix, voilà une honteuse vilenie !

Puis il frappa dans ses mains en voyantéchouer la première attaque. La défense du duc, monté sur son tasde dalles lui arracha des cris d’enthousiasme, et quand vintl’épisode de ce coquin de jeune homme qui lança l’épée du haut dumur, il sauta véritablement de joie…

– Le reconnaîtrais-tu, ce jeunehomme ? demanda ici l’oïdor.

– Oui, sur mon salut ! répliquavivement le boucher, dans cinquante ans comme aujourd’hui, si Dieume fait la grâce d’arriver à la vieillesse.

Pedro Gil écrivit quelques mots sur sestablettes, et dit encore :

– Continue.

– Ma foi ! poursuivit Trasdoblo, quiavait reconquis peu à peu son assurance, le reste était bien leplus difficile, mais je crois que je m’en suis tiré comme il faut…Il s’agissait de transformer notre victoire en défaite, et demontrer le duc nous passant sur le corps… Je me suis lancélà-dedans à corps perdu. J’ai dit au roi : « Quand cedémon a eu l’épée à la main, ah ! seigneur Dieu ! quelledébandade ! Il a frappé d’estoc et de taille comme unsourd ! Je n’ai plus rien vu que des bras coupés, despoitrines ouvertes et des têtes fendues… Que pouvais-je faire,Majesté ? »

– Tendre le cou, coquin ! m’arépondu le roi. T’attaquer à mon pauvre Hernan ! ViveDieu ! si j’avais été là !… J’ai envie de te casser latête !

Heureusement qu’Almanzor a chanté :« Philippe est grand ! » Le roi, rendu à lui-même,n’a pas voulu souiller ses blanches mains dans mon pauvre sang.

Bien au contraire, il a été généreux : ilm’a fait don de quatre onces d’or pour ma peine d’avoir laissééchapper le bon duc ; une once de moins que mon étrenne auvalet du majordome ; aussi Asdrubal et Thémistocle (c’est lenom du troisième perroquet) criaient-ils à tue-tête et avecraison : « Il est grand, Philippe ! il estgrand ! »

L’oïdor se frottait les mains tout doucement.Cette partie du récit lui faisait retrouver plante. La visite duboucher à l’Alcazar avait pleinement réussi.

– Est-ce tout ? demanda-t-il.

– À peu près, seigneur, réponditTrasdoblo, rassuré par le contentement qui brillait dans les yeuxde son patron ; le roi a caressé ses bêtes, disant qu’ilmettrait ses ministres à la tour de Ségovie si on touchait uncheveu du bon duc.

– Bravo ! ne put s’empêcher de crierPedro Gil.

– Ah çà ! seigneur ! s’écria leboucher à son tour, vous avez l’air presque aussi satisfait que leroi… et quand vous m’avez donné mission contre le Medina-Celi, vousm’avez dit : « C’est pour le service du roi. »

– Est-ce tout ? répéta l’oïdor quihaussa les épaules avec dédain.

– À peu près, dit encore Trasdoblo. Monhistoire était finie, j’allais prendre congé lorsque j’ai vucommencer une autre histoire… Mais peu importe à VotreSeigneurie.

– Quelle histoire ?

– Je ne puis vous en dire que le premiermot : le chambrier troisième était en train de m’enlever mesmenottes, lorsqu’un de ses confrères a ouvert la porte à hautevoix :

– Hussein-le-Noir demande à entretenirVotre Majesté.

Pedro Gil tressaillit et laissa échapper lespapiers qu’il tenait à la main.

– Qu’il entre, a répondu le roi ; ilva visiter Almanzor…

J’ai vu paraître un grand diable de Maure avecdes charbons ardents sous les sourcils. Il s’est avancé roide commeun piquet. Le roi salue comme un enfant maussade qui craint etdéteste son maître, « Philippe est grand ! »disaient les perroquets ; mais il semblait bien petit auprèsdu mécréant.

Pedro Gil écoutait avec une aviditésingulière.

– Après ? fit-il, voyant que leboucher se taisait.

– Après ?… répéta Trasdoblo. Ehbien ! le roi m’a dit : « Va-t-en… » et je l’ailaissé avec son Maure.

Chapitre 11L’ARC D’ULYSSE

– Assieds-toi près de moi, Bel, ma fille,dit la duchesse Eleonor quand se fut éloignée la suivante qui étaitvenue annoncer la visite du bon duc ; je ne sais pas si jet’ai dit tout ce qu’il te faudrait savoir… je ne sais pas si je mesuis fait comprendre… l’avenir se chargera trop tôt de t’instruire.En ce moment, il est également dangereux de parler et de se taire…Embrasse-moi, Bel, et dis-moi que, quoi qu’il arrive, tu m’aimerastoujours.

– En pouvez-vous douter, ma mère ?répondit la jeune fille, qui lui donna son beau front à baiser.

La duchesse l’étreignit entre ses bras avecune sorte de violence. Son émotion grandissait en ce momentd’autant mieux qu’elle essayait de se comprimer.

– Bel, reprit-elle, tu as deviné le grandtrouble qui est en moi… La cause de ce trouble t’échappe encore, etpourtant tu es sur la voie… Si tu ne doutes pas encore, déjà tu aspeur… Bel, mon enfant bien-aimée, ce sont des circonstancesextraordinaires qui nous entourent… Il y a trois jours, nous avionsau moins la réalité de l’exil et du malheur… maintenant… oh !maintenant, il me semble qu’un mauvais rêve pèse sur nous… et quipeut dire quelles seront les angoisses du réveil ? Je tedemande une preuve de ton amour filial, un témoignage de tareconnaissance, Bel, car depuis quinze ans je t’ai donné tout moncœur… Ma fille, quoi que tu puisses voir et quoi que tu puissesentendre, crois-en ta mère, et ne la juge pas sur lesapparences.

Isabel porta la main de la duchesse jusqu’àses lèvres. Comme elle ouvrait la bouche pour faire la promessequ’on lui demandait une voix mâle et sonore éclata dans la galerievoisine.

– Mes enfants, disait-elle, dans ce jour,qui est le plus beau de ma vie, voici l’instant bienheureux parexcellence, l’instant où je vais revoir enfin tout ce que j’aime,après cette longue et mortelle séparation.

La main d’Eleonor, froide et convulsive,pressa les doigts de sa fille.

– Avec un mot vous pouvez tout me dire,ma mère, murmura Isabel ; au nom de Dieu, qui vous faitsouffrir ainsi ?

La duchesse pensa tout haut, au lieu derépondre :

– C’est sa voix… sa voix aussi !…que croire ? Sainte Vierge, ayez pitié de nous !

Hernan de Medina-Celi franchit le seuil à cemoment. C’est à peine si les yeux voilés de la duchesse levirent ; mais Isabel admira franchement la beauté régulière deson visage et sa noble tournure. C’était bien ainsi qu’elle avaitrêvé son père, d’après les récits poétiques de la duchesseelle-même.

Il referma la porte aussitôt qu’il fut entré,et traversa la chambre d’un pas empressé. Ses deux brass’ouvrirent. Il parut hésiter un instant entre la mère et lafille.

– Toutes deux, prononça-t-il enfin d’unevoix qui tremblait, toutes deux ensemble sur mon cœur !

La duchesse fit un mouvement comme pours’élancer. Tout son sang rougit son visage. Ses bras s’ouvrirentd’instinct, mais ils retombèrent. La pâleur revint plus mate à sesjoues. Elle resta immobile sur son siège.

Ce fut Isabel seulement qui répondit à l’appelde son père. Le bon duc l’embrassa tendrement, puis il l’éloigna delui afin de la contempler à son aise.

– Vous êtes belle, ma fille, murmura-t-ilcomme s’il eût fait effort pour contenir son attendrissement ;on me l’avait dit, mais parfois on flatte l’amour des parents, sifacile à tromper… Vous êtes comme était votre mère au temps heureuxde nos chères amours.

Un sanglot souleva la poitrine de laduchesse.

– Pourquoi pleurez-vous, madame ?demanda Medina-Celi, et pourquoi n’êtes-vous pas encore dans mesbras ?

Ceci fut prononcé d’un ton doux, avec unmélancolique reproche.

Le bon duc avait ses lèvres distraites sur lefront de sa fille, et couvrait sa femme d’un regard triste, où iln’y avait point de colère.

Des spasmes faisaient bondir le seind’Eleonor.

– Mon Dieu ! balbutiait-elle, monDieu ! prenez compassion de moi et faites que jemeure !

– Isabel, dit le bon duc, allez versvotre mère… Peut-être l’ai-je offensée sans le vouloir… Elle a étéma meilleure pensée et ma consolation la plus chère pendant lesheures de ma captivité… Si je suis coupable envers elle sansl’avoir voulu et sans le savoir, dites-lui, ma fille, que je l’aimeet que je sollicite mon pardon.

Isabel obéit, mais la duchesse le prévint ense levant brusquement. Elle fit un pas enfin vers son époux.

– Soyez le bienvenu, seigneur,murmura-t-elle d’une voix brisée. Si je voulais expliquer l’état demon âme en cet instant, qui devrait être tout à la joie, personnene me comprendrait et chacun me condamnerait… J’ai souffertlongtemps et beaucoup… peut-être n’ai-je pas ce qu’il faut de forcepour supporter le bonheur que le ciel nous envoie.

Ce mot bonheur fut dit avec uneamertume profonde. En achevant, Eleonor inclina son visage baignéde larmes.

Le bon duc avait marché à sa rencontre. Ilprit sa main, qu’il effleura modestement de ses lèvres.

– Eleonor, dit-il avec un soupir quisembla s’échapper malgré lui de son sein, était-ce ainsi que nousdevions nous revoir ?

Pour un spectateur de cette scène, la conduitede la duchesse eût été assurément inexplicable. Par instants, ellesemblait attirée tout à coup invinciblement, puis une répulsionsoudaine venait à l’encontre de ce mouvement et restaitvictorieuse. Elle hésitait entre deux entraînements quiécartelaient son cœur. Quelque doute terrible était en elle, etchaque minute écoulée augmentait sa détresse.

Ce nom d’Eleonor, prononcé à voix basse fitvibrer tout son être. Un sourire naquit sous ses larmes.

– Parlez, fit-elle d’un accent où l’onsentait l’espoir lutter contre la terreur, vous voyez bien que jesouffre, seigneur… je donnerais sur le champ la dernière goutte demon sang pour mon époux, mais…

– Mais… répéta le Medina-Celi qui fronçale sourcil.

– Mon père ! s’écria Isabel ;seigneur ! c’est elle qui m’a appris à vous connaître et àvous aimer… mes souvenirs d’enfance étaient si vagues !… Ellem’a refait une mémoire, et votre image y était si bien gravée, monpère, que je vous ai reconnu tout de suite.

– Dit-elle vrai ? demanda le bonduc, qui se tourna vers sa femme d’un air suppliant.

Eleonor baissa la tête.

– Ma mère ! fit Isabel implorant àson tour.

Le bon duc attendit un instant la réponse desa femme. Il fut patient. Le rouge monta au front d’Isabel avantqu’il n’eût froncé le sourcil.

La colère venait cependant ; il sut encontenir les éclats. Sa haute taille se redressa lentement. Uneexpression de froide ironie fronça ses lèvres.

– Vive Dieu ! dit-il, quel rôlejouons-nous ce matin dans notre maison ? Que s’est-il passé ennotre absence ? Hier, sur notre passage, on parlait du retourd’Ulysse, et cela me plaisait, car bien souvent, au fond de moncachot solitaire, j’avais comparé Eleonor de Tolède, ma femme, à lasage et dévouée Pénélope… Mais Pénélope fut joyeuse et embrassa sonépoux sous les haillons qui le couvraient.

– Le ciel m’est témoin, s’écria laduchesse en levant un regard passionné vers le portrait suspenduentre les deux fenêtres, que je mettrais mes lèvres dans lapoussière du chemin pour baiser la trace des pas de mon Hernanbien-aimé !

Le charmant visage d’Isabel prit uneexpression de vague effroi. Pour la première fois, elle craignaitde comprendre.

– Puis-je réclamer l’explication del’énigme contenue dans les paroles de madame la duchesse ?demanda le Medina-Celi froidement.

Au lieu de répondre, elle prononça toutbas :

– Ulysse fit-il tuer son chien fidèle, lanuit de son arrivée ?

Le duc recula d’un pas et ses yeuxbrillèrent ; mais, au lieu de s’abandonner à son courroux, ilreprit la main d’Eleonor qu’il avait abandonnée.

– Madame, dit-il d’un ton pénétré, moiaussi j’ai souffert beaucoup et longtemps… Me voilà presque unvieillard, moi qui ai quitté cette maison, un jour dans toutl’éclat de ma force, dans toute l’ardeur de ma jeunesse… Je ne veuxpoint céder aux conseils d’une vaine colère… je ne veux pointperdre, par une impatience d’enfant, l’espoir qui renaissait aprèstoute une vie de tortures… Il se passe ici quelque chosed’étrange ; un obstacle mystérieux est entre nous, qui nousaimions d’un si tendre amour. J’ai sollicité de vous uneexplication, vous m’avez fourni une réponse ambiguë qui semblecontenir un soupçon ou un outrage ; ceci devant votre fille,que voici, pâle, inquiète et dévorant ses larmes… Certes, cen’était pas ainsi qu’elle se représentait l’arrivée d’un père.Revenez à vous, madame, je vous en conjure, pour moi d’abord, quisuis prêt à tout pardonner, car mes bras s’ouvrent d’eux-mêmes…pour vous aussi qui êtes une noble et sainte femme, égarée par jene sais quel chimérique éblouissement… pour cette enfant surtout,pour notre fille chérie qui attend et se demande : Quel crimea commis mon père ?

– Cela est vrai, ma mère, balbutiaIsabel.

Eleonor de Tolède cacha son visage entre sesmains. On put l’entendre murmurer :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! je nepeux pas… Je ne sais pas !

Le bon duc croisa ses bras sur sa poitrine etse tourna vers Isabel.

– Faites comme moi, ma fille, dit-il avecun redoublement d’onction, ne condamnez pas… cherchons à nouséclairer ensemble… ceci est une maladie : soyons-en lesmédecins…

– Vous êtes bon, mon père, dit la jeunefille, émerveillée de tant de douceur.

La duchesse pensait :

– Ce n’était pas ainsi qu’il parlait…Tout ce que celui-là dit, il l’eût fait…

– Les dernières paroles de votre mère,poursuivait cependant le Medina-Celi, m’ont donné à penser qu’il yavait un doute en elle… Qui sait si elle n’a point de bonnesraisons d’avoir de la défiance !… Moi, pendant ces quinze ans,j’étais du moins protégé par les murailles mêmes de ma prison… maiselle… L’exil laisse le champ libre à toutes les tentatives. Quisait si l’imposture n’a pas déjà frappé à sa porte ?

Madame, poursuivit-il en s’adressant à laduchesse, dont l’air morne et farouche faisait songer à la folie,les sacrifices coûtent peu quand on aime, mon sang est orgueilleux,vous vous en souvenez bien… cependant il ne me répugne pas dem’humilier devant vous… J’aurai le courage de subir tous lesexamens que me prescriront vos défiances. Mettez-moi à l’épreuve,je me livre à vous. Loin de souffrir en m’abaissant ainsi, je sensque j’éprouverai une sorte de plaisir à combattre le démon qui vousobsède. Je tendrai l’arc d’Ulysse si vous le mettez entre mesmains, et je serai heureux, et je serai fier, entendez-vous,madame, d’avoir reconquis, à force de patience, la place quim’appartient dans ce cœur si digne et si grand… Je serai fier et jeserai heureux de vous avoir rendue à vous-même !

– Oh ! ma mère ! s’écriaIsabel, votre époux est un saint !

Eleonor découvrit son visage inondé par lespleurs. Son regard, où se lisait un poignant découragement, se fixasur sa fille. Elle dit d’une voix haletante et brisée :

– Bel, pauvre enfant chérie, vas-tum’abandonner ?

La jeune fille allait répondre. Le bon duc luiimposa silence par un signe tout paternel. Ce signe voulaitdire : N’entravez pas la malédiction morale que je vaisopposer au mal de cette pauvre femme.

– Que vous faut-il pour croire ?poursuivit-il en se rapprochant d’Eleonor ; dois-je voustraiter en incrédule et vous fournir des preuvesirrécusables ? Dois-je me borner à ces souvenirs qui nous sontcommuns ? Dois-je vous parler de mon frère bien-aimé, Louis deHaro, et de cette autre Isabel dont la mémoire chérie a été lamarraine de notre fille ?

Eleonor de Tolède écartait peu à peu les mainsqui couvraient son visage. Son front s’éclairait, on voyait naîtredans ses yeux la persuasion consolante.

Isabel était radieuse.

Le duc Hernan se prit à sourire.

– Non, n’est-ce pas ? poursuivit-il,ces choses, on a pu me les conter… Il en est d’autres dont nuln’avait le secret. Nos petits mystères à nous deux, nos joies etnos souffrances partagées. Madame, écoutez-moi ; écoutez-moiaussi, dona Isabel. C’était à la fin de l’hiver, en l’année 1627…il y a quinze ans… Février, si dur aux autres climats, avait laisséà nos jardins leurs senteurs embaumées… Comme nous nous suffisionsà nous-mêmes, nous n’allions jamais chercher hors de l’enceinte dela maison de Pilate des distractions dont nous n’avions que faire,des plaisirs dont nous ne voulions point, cela est-il vrai,madame ?

– Cela est vrai, seigneur, prononçaEleonor d’une voix faible et comme malgré elle.

Le bon duc échangea un regard avec Isabel.

Ils triomphaient ensemble ; ils étaientd’accord.

– Oh ! oui ! reprit ce modèledes époux ; cela est vrai… nous n’avions qu’un cœur… nous nousétions dit tout ce qui peut se dire, depuis trois ans, que nousétions heureux, et cependant nous étions insatiables de cette joied’être ensemble. Ces jours ne suffisaient pas à la félicitétoujours nouvelle de nos longues et solitaires causeries.

La duchesse soupira.

– C’était donc, reprit Medina-Celi, le 9février 1627.

– Date chère, mais fatale ! murmurala duchesse.

– Beau jour, n’est-ce pas, madame ?…et qui devait s’achever dans le deuil… Nous avions conduit le matinnotre Isabel à l’église Saint-Ildefonse pour renouveler son vœuannuel… car depuis sa naissance elle portait les couleurs de lasainte mère de Dieu…

– Le bleu et le blanc… c’est vrai…

– Notre Isabel s’était endormie dans sonberceau, que j’avais porté moi-même après la chaleur du jour, sousles orangers en fleurs…

– Nous deux, rectifia Eleonor ; jetenais une anse, vous l’autre.

Isabel avait de bonnes larmes plein lesyeux.

– Nous deux, répéta le duc, c’est vrai,dirai-je à mon tour… Le ciel qui, jusqu’alors, avait brillé pur etsans nuages, se couvrait tout à coup de noires vapeurs…

– Le vent venait de la sierra,interrompit Eleonor ; le premier coup de tonnerre éveillanotre cher ange.

– Et tous deux encore nous reprîmes leberceau, emportant Isabel effrayée.

Le duc s’arrêta ; la duchesse avait lesyeux baissés, mais un sourire errait autour de ses lèvresranimées.

Comme Hernan tardait à reprendre la parole,elle dit tout bas :

– Où courûtes-vous mettre à l’abri leberceau, seigneur ?

– Ici, madame.

– L’enfant tremblait aux éclats dutonnerre…

– Et vous prîtes votre mandoline, etpenchée au-dessus du berceau, vous chantâtes la douce chanson desberceuses de l’Estramadure, et l’enfant qui n’entendait plus lesgrondements de la foudre, au travers de vos suaves mélodies, serendormit souriante et heureuse.

Eleonor laissa tomber ses deux bras, et dit,sans savoir peut-être qu’elle parlait, tant sa rêverie étaitprofonde :

– C’est vrai… Et nous étions seuls tousdeux !

– Seuls avec l’enfant qui n’a point desouvenir… murmura Hernan.

– Tout à coup, s’interrompit-il enchangeant de ton, cette porte s’ouvrit, cette porte que voilà… Unde nos valets entra…

– C’était Savien…

– Oui… Savien… Il nous dit :« Les gens du roi sont dans la cour… » Vous souvenez vousde ce que vous fîtes, madame ?

– Si vous le dites, seigneur, que Dieusoit béni !

– Vous croirez ?

– Je demanderai grâce.

– Les gens du roi venaient pourm’arrêter, madame. Vous tirâtes mon épée hors du fourreau, vous quiêtes femme, mais qui êtes Tolède… vous me la mîtes dans la main, etvous criâtes : « Défends-toi, Guzman, pour ton enfant etpour ta femme ! »

Eleonor glissa hors de son fauteuil et selaissa choir à genoux.

– Et ton père me répondit, ma fille,poursuivit-elle, car tu as raison, c’est un saint… ton père merépondît par la devise de son aïeul : Mas el rey que lasangre… le roi passe avant la famille. Et l’épée que j’avaismise dans sa main, il la rendit a don Martin Herrera, capitaine desgardes… et ce jour fut le dernier de nos jours heureux.

Elle embrassa les genoux du bon duc quiessayait de la relever, et acheva :

– Seigneur, vous êtes don Hernan, monépoux, et je vous demande grâce.

Une heure s’était écoulée. La duchesse Eleonoravait été si longtemps entourée de pièges ! Elle semblaitguérie complètement de ses doutes.

Cependant la duchesse avait écarté de cesexplications deux points qui naguère semblaient lui tenir fort aucœur. Elle n’avait point parlé de ce mendiant dont l’apparitionsoudaine l’avait si fortement émue, la veille au soir, sur leparvis de Saint-Ildefonse ; elle n’avait parlé ni de ce bruitentendu dans la ruelle, ni de cette porte ouverte dans l’oratoire,ce cri jeté à l’annonce de la visite du bon duc : « Cen’était pas par là qu’il devait venir !… »

Certes, ce n’étaient pourtant point là desdétails insignifiants. L’une ou l’autre de ces circonstances eûtsans nul doute fait jaillir quelque lumière.

Ce ne pouvait être oubli. La duchesse Eleonoravait peut-être ses raisons pour ne point entamer ce chapitre.

Isabel venait de quitter le coussin où elles’était assise aux pieds de son père et de sa mère.

Elle avait gagné la fenêtre. Son front pensifs’appuyait sur sa main.

Tout était bien. Tout nuage avait disparu dece ciel pur. Il n’y avait là que repos et bonheur.

Mais comment exprimer cela ? Ce reposétait morne ; derrière le double sourire des époux, ce bonheurétait froid comme les pâles rayons du soleil d’hiver qui va senoyer dans les pluies.

Vous avez vu de ces comédies habilement etpéniblement combinées où la situation se pose dès les premièresscènes et grandit, ménagée avec un soin laborieux, jusqu’au momentoù doit éclater la péripétie. La péripétie éclate, l’effet sefait, pour employer l’argot de ce grand art, étranglé vif parle métier. La foudre gronde en un mot, et le public est de glace,parce qu’il a deviné dans la coulisse la machine à tonnerre.

Rien ne manque, sauf la vérité. Cette pauvrevérité est-elle donc quelque chose, et faut il encore compter avecelle ?

Le regard d’Isabel se perdait dans l’ombre deces grands massifs qui étaient au delà de la pelouse bordéed’orangers. Un instant elle avait senti au fond de son cœur unevéritable joie. L’effet s’était fait, mais un vide étrangeavait suivi cette plénitude.

Isabel s’étonnait franchement d’avoir essuyésitôt ses larmes d’allégresse. Elle s’accusait d’indifférence et dedureté de cœur. L’image qui passait et repassait dans son rêve,Isabel eût voulu l’éloigner ce matin.

Toutes les heures de ses nuits et de ses joursétaient à ce rêve. Ne pouvait-il, ce rêve, laisser quelques minutesà la pensée de son père ?

Ce rêve exerçait sur elle une tyrannieeffrontée.

– Mon père a trop souffert pour ne pasêtre compatissant, songeait-elle ; je lui montrerai mon âme…Ramire est un gentilhomme… nous nous agenouillerons tous lesdeux…

Elle s’interrompit pour écouter, parce que lebon duc élevait la voix.

– Je ne vous blâme point, madame,disait-il ; les apparences étaient sans doute contre ce pauvrehomme, puisque, dans votre justice, vous avez cru devoir luiinfliger un châtiment si dur… mais il s’est vengé comme il faut, jevous en fais juge… c’est à lui que vous devez d’embrasseraujourd’hui votre époux.

– Je ferai au seigneur Pedro Gil toutesles réparations qu’il vous plaira d’exiger, répondit laduchesse.

– Exiger, moi ! se récriaMedina-Celi ; je plaide la cause du dévouement humble et de lapatiente fidélité, voilà tout. Je m’adresse à votre intelligence enmême temps qu’à votre équité ; je vous demande, chère âme, sice bon serviteur n’a pas accompli un double miracle en réunissant àSéville, dans la maison de Pilate, l’exilée de l’Estramadure et lecaptif de Alcala de Guadaïra.

– Notre fortune est grande, seigneur… depareils dévouements doivent être récompensés.

Ce disant, la bonne duchesse fit comme safille ; elle appuya sa tête rêveuse contre sa main.

Et, chose plus étrange, le bon duc profita dece moment pour tourner la tête et pour ouvrir la bouche toutegrande en un formidable bâillement.

À coup sûr, la situation changeait dephysionomie. Le bon duc, à cette heure où personne ne l’épiait,détendait avec volupté les muscles de sa face et semblait chanterun hymne à l’ennui.

Ses traits, son regard, tout en lui disaitmieux encore que son bâillement même :

– J’ai de tout cela par dessus la tête etje voudrais être à cent lieues d’ici.

Par les cinq plaies ! pour nous borner àce seul juron du terroir, Ulysse démentait outrageusement son rôle.Est-on fatigué si tôt de Pénélope ?

Au milieu de ce silence anormal qui régnaitdans cette chambre, où les tendres paroles auraient dû si vivementse croiser, on entendit un petit cri étouffé. C’était Isabel, quise redressait en même temps, éloignant sa tête de la jalousietombée.

– Qu’est-ce, Bel ? demanda laduchesse.

– Une guêpe… balbutia la jeune fille.

Elle s’assit ; le souffle luimanquait.

La duchesse la couvrit d’un regardperçant.

Une guêpe voltigeait en effet, voyez laprovidence d’amour ! bourdonnant et choquant bruyamment contreles lambris son thorax zébré de noir et de jaune.

Mais le trouble d’Isabel persistait et allaitmême en augmentant, bien que la guêpe se fut éloignée d’elle.

En outre, l’œil voilé de la jeune fille,invisiblement sollicité, cherchait à glisser un regard entre lestablettes de la jalousie.

Y avait-il une autre guêpe dehors ?

Eleonor fit mine de se lever pour serapprocher de la fenêtre. Le bon duc la retint et Isabelrespira.

Le bon duc avait aux lèvres un sourirelégèrement ironique. Vous eussiez dit un homme qui prend tout àcoup son parti en brave.

– C’est l’âge des guêpes, fit-il d’un tondélibéré en se penchant à l’oreille de sa femme ; auriez-vousici quelque jeune page ?

– Monseigneur ? interrompit donaEleonor stupéfaite et indignée.

– C’est l’âge, répéta paisiblement le bonduc ; j’ai pensé à cela bien souvent dans ma prison. Votrehaute prudence me rassurait, madame… mais la fille d’un proscritest exposée…

Il s’arrêta, croyant que la duchesse allaitrépliquer, mais elle avait baissé les yeux et gardait un fiersilence.

Isabel avait repris sa place à la croisée. Onvoyait, de profil perdu, les battements précipités de son sang. Laguêpe cependant était partie. Pourquoi le sein d’Isabelcontinuait-il de battre ?

C’est que la cause de son trouble serapprochait au lieu de s’éloigner.

Le bon duc ne se trompait qu’en unpoint ; il ne s’agissait pas d’un page.

Au moment où dona Isabel avait laissé échapperson premier cri, elle écoutait sans frayeur aucune le volbourdonnant de la guêpe. Dans le noir des massifs, une silhouettes’était soudain détachée.

Une vision plutôt, car le rêve d’Isabelprenait un corps.

Ramire était là. Veillait-elle ? Ramiredans l’enceinte des jardins de Pilate !

C’était lui. Les yeux d’Isabel ne pouvaient latromper. Seulement, à la place de son pauvre harnois de la veille,Ramire portait un riche costume de gentilhomme.

Pour elle, Ramire n’était pas plus beau ainsi,mais il était toujours bien beau ; et comment expliquer laféerie de cette transformation ?

Ramire, dont la tête était à prix, Ramirecostumé comme un grand d’Espagne !

Cela valait bien un cri étouffé. Bienfaisantesguêpes, pourquoi ces ingrates jeunes filles vous pourchassent-ellesparmi les fleurs ?

Ramire disparut au coude d’une alléetournante. Désormais les massifs cachaient sa marche, mais Isabelsentait qu’il approchait.

Elle avait peur, et elle était heureuse ;son cœur battait à la fois de frayeur et de joie.

Que venait-il faire, grand Dieu ? À quois’exposait-il ? Combien son amour était grand pour braver tantde périls !

Isabel aurait bien voulu soulever la jalousiepour lui faire signe, pour lui dire : Au nom du ciel !éloignez-vous !

Mais le moyen de soulever la jalousie ?Les guêpes ne servent point à cela.

– Croyez, madame, reprit le bon duc, quej’apporterai en cette matière tout le sérieux qui convient… Vous nepouvez vous étonner que notre fille chérie ait occupé beaucoup mapensée pendant les heures de ma captivité… Isabel a dix-sept ans…J’ai songé pour elle à un mariage…

Il n’y a point de préoccupation ni dedistraction qui puisse empêcher ce mot d’arriver aux oreilles desjeunes filles. Elles entendent ce mot au travers des cloisons lesplus épaisses, elles l’entendent hors de portée de la voix, ellesl’entendent même souvent alors que personne n’a songé à leprononcer.

La brise le soupire en passant, ce mot qui estfée ; le feuillage des arbres le murmure, l’eau des ruisseauxle chante.

Qu’elles soient riches ou pauvres, belles oulaides, héritières de duc ou filles de vilain, elles l’entendent.Et les années n’y font rien, voilà le miracle. Ce sens fantastiquese perfectionne avec l’âge. À cet égard, les oreilles les plusfines appartiennent aux filles de quarante ans.

Isabel entendit. Son regard épouvanté seréfugia vers sa mère. Celle-ci, parmi toutes les impressions qui sedisputaient son âme, eut un vague mouvement de joie. Elle sentaitse renouer ce pacte maternel et filial que l’arrivée du père avaitrelâché, sinon rompu.

Le premier besoin pour une mère est d’avoir lecœur de son enfant, tout le reste cède à cette nécessité de la loide nature. Le regard de la duchesse répondit à celui de sa fille.Les yeux se parlèrent. Isabel sut qu’elle avait un appui et undéfenseur.

Le bon duc cependant poursuivaitainsi :

– J’y ai songé mûrement, j’y ai songélongtemps… Hier, nous étions au plus bas, et si les circonstancesnous sont favorables, nul ne peut répondre de l’avenir. Qui sait sinous ne retomberons pas demain ? La prudence nous conseilledonc d’assurer, pendant que la chose est possible et même facile,la situation de notre Isabel… Est-ce votre avis, madame !

– Je ne crois pas, seigneur, répliqua laduchesse, qu’on puisse répondre par un oui ou par un non a unesemblable demande. Cela dépend du choix que vous avez fait d’abord.Cela dépend ensuite de l’inclination de notre fille.

Isabel écoutait assurément de toutes sesoreilles, mais elle regardait aussi de ses yeux. Ramire étaitmaintenant au milieu du parterre. Il se dirigeait vers la maison,tête haute et sans prendre souci de se cacher.

Isabel n’osait plus faire un mouvement de peurde trahir sa joie ou sa détresse.

– Vive Dieu ! s’écria le bon duc ense renversant sur son siège ; je sais bien que je reviens del’autre monde… Mais, pendant que j’étais sous les verrous, lesmœurs espagnoles ont-elles si fort changé ?… Sommes-nousdevenus, nous autres grands d’Espagne, des Français ou des Anglais,pour céder aux fantaisies de nos filles ? Avons-nous pris lacoutume d’abdiquer notre puissance paternelle, qui a sa base dansla loi divine comme dans la loi humaine, dans les livres sacréscomme dans le droit des religions antiques ?… Si cela est, ilfaut m’en instruire, madame, car je suis de vieux sang, et je nevois dans tous ces tableaux qui représentent mes aïeux au conseilou au combat, je ne vois aucun Guzman qui ait dépouillé follementsa prudence pour agir selon le caprice d’une filletteamoureuse.

– Monseigneur, murmura la duchesse, je nesais ce qui est advenu des mœurs et coutumes de l’Espagne ;mais la prison a fait de vous un habile clerc. Vous étiez moinssavant autrefois.

– Est-ce un crime, madame ? ripostaMedina-Celi, qui rougit, mais domina sur le champ sontrouble ; eh bien ! oui, j’ai étudié ; ces heures desolitude sont propices à la lecture et à la méditation… J’aipardonné une fois, madame ! ajouta-t-il en voyant la défiancerenaître sur les traits de dona Eleonor ; je ne voudrais pas,moi qui suis époux et père, en appeler dès ce premier jour à mesdroits de maître absolu.

Une voix qui s’éleva sous la fenêtre prévintla réponse d’Eleonor.

La voix était douce et mâle à la fois. Vouseussiez dit qu’une invisible main venait de teindre en pourpre lesjoues et le front d’Isabel.

– Je veux parler au duc de Medina-Celi,disait la voix, j’ai rendez-vous avec lui ce matin.

– Serait-ce déjà Escaramujo ?…murmura le bon duc, dont le visage austère eut, ma foi, une nuanced’espièglerie.

Comme les valets discutaient au dehors, lavoix reprit d’un accent péremptoire :

– Sa Grâce m’attend.

Isabel jeta sur son père un regard stupéfait.Son père attendait Ramire de Mendoze ! Parmi ces énigmesaccumulées, quel nouveau mystère venait brocher sur letout ?

La duchesse seule était calme, elle n’avaitrien vu ; elle n’attendait personne.

La porte s’ouvrit ; un valet parut etdit :

– Monseigneur veut-il recevoir un certaingentilhomme qui prétend…

– Sans doute, interrompit le bonduc ; qu’il entre !

– Si toutefois, se reprit-il avec unegrande affectation de courtoisie, madame la duchesse daigne lepermettre.

– Vous êtes ici le maître absolu,prononça Eleonor en s’inclinant.

Le valet sortit. Isabel appuya ses deux mainscontre son cœur.

L’instant d’après, notre Ramire faisait sonentrée.

Il s’attendait à voir le duc seul. La présencedes deux dames fit monter un incarnat léger à ses joues. Il saluala duchesse avec respect, et baissa les yeux en s’inclinant devantIsabel.

Puis, il s’avança vers Medina-Celi endisant :

– Monseigneur, me voilà pour vousobéir.

– Qui diable est celui-ci ? pensaitle bon duc désappointé ; si je n’avais cru que c’étaitEscaramujo !

D’instinct, Isabel était revenue auprès de samère.

– Te voilà bien émue, Bel, dit laduchesse à son oreille.

– J’ai entendu, mère, et si voussaviez…

– Peut-être en sais-je plus long que tune crois, ma fille… Connais-tu ce cavalier ?…

– Oh ! non, mère ! balbutiaIsabel.

Puis, honteuse d’avoir menti :

– Je crois que je l’ai vu.

– En Estramadure ?

– Non… oui… Peut-être en Estramadure, mamère.

Le bon duc avait examiné Mendoze de la têteaux pieds. D’un mouvement brusque, et comme s’il se ravisait tout àcoup, il lui tendit la main.

– Bonjour, bonjour, mon jeunegentilhomme, dit-il avec rondeur ; comment cela va-t-il depuisle temps ?

– Je rends grâces à Votre Excellence,répondit Mendoze.

C’est à vous qu’il faudrait demander desnouvelles de toutes vos blessures.

– Ah ! peste, pensa le duc, ilparaît que je suis blessé… Le coquin de Pedro Gil m’a laissé audépourvu sur ce chapitre-là.

– On dirait vraiment, reprit Mendoze dontle regard cherchait Isabel, qu’un bienfaisant enchanteur vous afourni son baume.

– Vous comprenez, mon garçon, répliqua leduc, dans ma position, je puis me donner les deux meilleurschirurgiens de Séville.

La duchesse était tout oreilles. Il semblaitque chaque parole de son seigneur et maître vînt ajouter désormaisaux soupçons qui la tourmentaient depuis le commencement del’entrevue, et que la fameuse histoire du 9 février 1627 avait uninstant dissipés.

– Sur mon honneur ! murmura-t-elle,mes idées vacillent dans mon cerveau… C’est lui et ce n’est paslui !

– Que voulez-vous dire, ma mère ?demanda Isabel avidement.

La duchesse tressaillit et garda lesilence ; mais en elle-même elle poursuivit :

– C’est son noble visage, ce n’est pas saparole si simple et si grave… c’est sa voix, ce n’est pas soncœur…

– Et pourquoi disiez-vous tout à l’heure,ma mère, reprit Isabel en montrant la porte par où le duc étaitentré : « Ce n’est pas par là qu’il devaitvenir ! »

– Tais-toi, Bel, et prie Dieu, réponditla duchesse, la lumière se fera.

Medina-Celi, déjà las de cette entrevue qui lemenaçait d’une longue suite de quiproquos, demandait en cemoment :

– Et qui me procure l’avantage de votrevisite, mon cavalier ?

Mendoze pâlit. La duchesse se rapprocha.

– Restez, madame, s’empressa de direMedina-Celi, ceci ne vous touche point.

Pour la première fois, le regard d’Eleonorrencontra celui de Mendoze.

– Ce doit être lui !pensa-t-elle.

Mendoze ne répondit pas tout de suite. Ilsourit à une idée qui lui traversa l’esprit et dit :

– La gaieté de Votre Grâce ne me surprendpoint. C’est l’effet du bonheur retrouvé.

– Eh, eh ! s’écria le duc en riantaussitôt, vous avez raison, jeune homme… Aujourd’hui ne ressemblepas à hier… Hé, hé, hé !… cette chambre est plus large que macellule…

– Je n’ai pas vu la cellule de VotreGrâce… commença Mendoze.

– Que le diable l’emporte ! grondale duc à part lui ; j’ai cru qu’il m’avait aidé à prendre laclef des champs !…

– Pendant que Votre Grâce accomplissaitce miracle de vaillance… poursuivit notre jeune cavalier.

– Bon, j’ai accompli un acte desvaillance ! pensa le maître de céans ; coquin de PedroGil !… impur coquin !

– J’étais caché parmi les ruines, achevaMendoze.

– Et qu’appelez-vous un miracle devaillance, s’il vous plaît, mon jeune ami ? car ma modestiem’empêche de comprendre à demi-mot.

– Le fait est, répondit Ramire, que VotreExcellence a l’embarras du choix entre ces merveillesd’audace : la descente au moyen de la corde trop courte… lecombat sans autres armes que quelques dalles de pierre… lafoudroyante victoire dès que l’épée a été dans votre main…

– On dirait que mon père ne sait pas…murmura Isabel à l’oreille de la duchesse.

Un geste de celle-ci lui imposa silence.

Le bon duc s’essuya le front, où il y avait dela sueur.

– Oui, oui, grommela-t-il ; quandj’ai eu l’épée… c’est certain… Vous êtes un digne gentilhomme, monjeune camarade, mais par tous les saints, votre nom ne me revientpas… Ne froncez pas le sourcil, c’est pur défaut de mémoire… Sivous saviez comme le moral s’amoindrit dans ces épouvantablescachots…

Ramire, qui avait eu un mouvement de colère,s’en repentit aussitôt.

– Seigneur duc, répondit-il, Dieu megarde d’exiger votre reconnaissance pour le faible service qu’ilm’a été donné de vous rendre… Je vous ai dit hier mon nom parce quevous me l’avez demandé, je suis venu en votre maison de Pilateparce que vous m’y assignâtes rendez-vous au moment où vous montiezsur mon cheval… Vous prononçâtes alors, seigneur duc, de nobles etchères paroles qui sont restées dans mon cœur, mais que je ne vousrappellerai point…

– Si fait, jeune homme !…rappelez ! rappelez ! ne vous gênez pas… La mémoire n’yest plus.

Ramire le regardait en face, et, comme labonne duchesse, il pensait :

– C’est le même visage, c’est la mêmevoix ? Est-ce bien le même homme ?… Y a-t-il là dessousmagie ou sortilège ?

Quant au bon duc, il se recordaitainsi :

– Le jeune drôle, à ce qu’il paraît, m’afourni l’épée et le cheval. Mais alors j’ai dû me sauver… et si jeme suis sauvé, mes cartes s’embrouillent ; mon Sosie peut metomber sur le corps d’un instant à l’autre !… Ah ! PedroGil ! Coquin de Pedro Gil !

– Puisque vous l’exigez, seigneur, repritRamire, je vous répéterai vos propres paroles… Vous m’avez dit, aumoment où nous allions nous séparer : « Don Ramire, vousressemblez au seul homme que j’aie bien aimé en ma vie. »

La duchesse, à ces premiers mots, ne putretenir un vif mouvement d’attention. Elle regarda Mendoze comme sielle ne l’eut point encore vu, et son âme sembla passer dans sesyeux.

– Que Dieu nous aide !pensa-t-elle ; c’est la vérité : il lui ressemble. Je nesavais pas pourquoi ces traits si vaillants et si beaux mefaisaient battre le cœur.

– Très bien ! fit le bon duc.Seigneur don Ramire, vous avez en effet un faux air… Votre manièrede porter la tête… et votre nez… c’est surtout votre nez.

– Vous m’avez dit encore, poursuivitMendoze : « C’est vous qui m’avez parlé le premier de mafille ; c’est par vous que j’ai su qu’elle est belle comme lesanges et comme sa mère… »

Isabel rougit. Ses yeux s’humectèrent etsourirent.

– Très bien ! répéta Medina-Celi.Vous comprenez : dans ces moments-là, on s’attendrit. Vouspouvez vous vanter de m’avoir fait plaisir, mon jeunecamarade !…

Il ajouta à part lui et comme le vieux Catonradotait son Delenda Carthago :

– Et que Dieu confonde cet infâme coquinde Pedro Gil.

– Vous m’avez dit enfin, achevaMendoze : « Venez me visiter demain à la dixième heure.Je sais que vous êtes l’ami de Medina-Celi, et que désormais, donRamire de Mendoze, vous passerez partout où Medina-Celipassera. »

– Voici enfin la parole de monépoux ! s’écria Eleonor de Tolède : cette fois, je lereconnais !

– Par ma foi ! fit joyeusement lebon duc, touchez-là, don Ramire, et pardonnez ce jeu. Vous êtes lemeilleur garçon que je connaisse. Avez-vous quelque chose à medemander ?

– Un asile, répondit Mendoze.

Il allait poursuivre. Un geste rapide de laduchesse l’arrêta.

– Pour quelque folie de jeunesse, jesuppose ? interrogea Medina-Celi. On vous donnera un lit aupalais, mon garçon… Vous mangerez avec mes pages. ParSaint-Jacques ! ce n’est pas moi qu’on accusera jamais d’êtreun ingrat ? Mais le temps passe ! s’interrompit-ilbrusquement ; voyons, mon jeune camarade, entre nous deux,point de compliments, n’est-ce pas ?… J’aime à payer mesdettes, moi !… Prenez ceci et soyons quittes !

Il jeta sa bourse dans le feutre de Mendoze,pirouetta sur ses talons et se dirigea vers une embrasure.

Il se disait :

– Les grands seigneurs sont généreux,j’ai agi en grand seigneur… et je ne suis pas fâché de garder cegaillard-là sous ma main…

Mendoze était resté en place comme si lafoudre l’eût frappé. L’humiliation d’être traité ainsi en présenced’Isabel le laissait dans une sorte de stupeur. Il pâlit, saisit labourse et fit un mouvement comme pour s’élancer vers le duc.

Son regard rencontra pour la seconde foiscelui d’Eleonor de Tolède. Elle mit un doigt sur sa bouche et seretira vers son oratoire.

Mendoze salua profondément. Il se trouva uninstant seul en face d’Isabel émue et toute tremblante.

Il laissa glisser la bourse à terre sanscolère et sans bruit.

– Senora, murmura-t-il, je suis troppayé, malgré cet outrage puisque je vous vois… je vous parle…

– Dans le jardin, prononça tout basIsabel, sous les massifs… dans une heure !

Mendoze mit la main sur son cœur et s’éloignaivre de joie.

Isabel rejoignit la duchesse.

– J’ai compris vos hésitations et vosterreurs, ma mère, dit-elle ; Hernan-Perez de Guzman, monpère, n’aurait pas payé sa vie sauvée avec de l’or !

Chapitre 12LA PORTE SECRÈTE

Quelle que soit l’idée que le lecteur ait puse former de notre personnage, ce n’était pas un homme ordinaire.Il jugea la situation d’un coup d’œil et releva un front d’airaincontre l’orage qui se préparait.

– Il est parti, fit-il en se frottant lesmains ; j’avais jugé du premier coup que le gaillard avaitquelque chose sur la conscience… De là ma réserve… Je pense qu’il adû être content de l’aubaine… Mais qu’est-ce à dire ? voici labourse au milieu de la chambre… Il aura oublié la bourse !

– Non, seigneur, répondit Eleonor deTolède ; il ne l’a pas oubliée.

Le bon duc ramassa froidement la bourse et laremit dans sa poche.

– Senoras, reprit-il, ce jeune aventuriernous a pris le meilleur de notre temps, et il nous faut maintenantbrusquer notre conférence… l’heure de la sieste approche… quand jemanque ma sieste, je suis indisposé tout le jour… Vous paraissiezcurieuses tout à l’heure, et c’est bien naturel, de connaître lenom de l’époux que j’ai destiné dans ma sagesse à notre très chèrefille Isabel de Guzman… je n’ai point à vous le cacher : c’estun de ces noms qu’on peut prononcer tête haute, devant ses amis etdevant ses ennemis… un nom que vous devez respecter et chérir, donaIsabel… le nom de Haro…

La jeune fille resta morne et muette, les deuxmains sur le prie-Dieu de sa mère.

La duchesse dit :

– Il n’y a plus de Haro depuis que donLouis est mort.

– Et le marquis de Jumilla, commandantdes gardes du roi ! se récria le bon duc : – et cebrillant jeune homme appelé, selon toute apparence, à une faveur sihaute, don Juan de Haro, marquis de Palomas…

– Un bâtard ! prononça sèchementEleonor.

– Madame ! s’écria Medina-Celi.

– Seigneur, ma fille est Guzman par sonpère, Tolède par sa mère, elle n’épousera jamais lahonte !

– Jamais ? répéta le bon duc dont lalèvre blême tremblait.

– Jamais !

Ce dernier mot tomba distinct et ferme, bienqu’il fût prononcé à voix basse.

– Mère bien aimée, murmura Isabel, mercidu fond du cœur !

En somme la tournure que prenait la discussionsemblait causer au bon duc plus de courroux que de surprise.Évidemment il s’était attendu à une résistance ; il avait sansdoute compté la briser au premier choc de sa volonté de fer.

Mais une autre volonté se dressait en face dela sienne, et celle-là était d’acier.

Le ton de la duchesse disait mieux encore queses paroles quelle était la force de sa détermination.

Il ne restait plus rien de l’effet produit parla mise en scène essayée, et le récit conduit avec tant d’habiletén’avait point laissé de trace. Si c’était Pedro Gil qui avait misle bon duc à même de jouer cette comédie en lui racontant d’avanceles détails de cette funeste journée du 9 février 1627, on peutdire que Medina-Celi avait mis fort habilement en œuvre lesmatériaux fournis, mais le résultat de ce tour de force n’avait pastenu contre la réalité des faits. Dona Eleonor, surprise d’abord etviolemment convaincue par le choix délicat et tout intime de cettepreuve, Eleonor avait réfléchi. Sous ce climat, où le corps n’a pasplus souci des vêtements que les logis n’ont besoin de clôture,tous les voiles sont transparents. La vie, avide d’air, ne peut passe cacher comme chez nous. Les excès de la jalousie castillane, lesexcès plus grands et plus tyranniques encore de la défenseorientale, ne sont qu’une réaction contre ce besoin d’espace et deliberté. Les duègnes et les eunuques sont pour remplacer, non sansdésavantage, la garde naïve, mais excellente, de nos portesfermées.

En ces jours de bonheur, nos jeunes épouxn’avaient rien à dissimuler. Quelqu’un avait pu épier leur félicitéet surprendre leur désastre.

À la rigueur, le récit tout entier, si vrai,si précis, ce chef-d’œuvre qui n’avait d’autre défaut que d’êtrerédigé avec trop de perfection, pouvait venir de seconde main.Chacune des diverses scènes qui le composaient pouvait avoir euquelque témoin. Si ce récit fût resté isolé, peut-être aurait-ilemporté la place, mais les soupçons l’avaient précédé, et laconduite subséquente du bon duc lui donnait un éclatantdémenti.

À quoi bon prouver qu’on est lion, si la pattedu singe passe sous la fière fourrure du roi des déserts ?

Ici le singe était adroit et hardi ; ildevait se cramponner héroïquement à sa peau de lion ?

– Vous parlez haut, madame, dit leMedina-Celi en affectant un grand calme ; vous en avez ledroit par votre naissance, par vos vertus, par la tendresse mêmeque je vous ai vouée et qui est toujours dans mon cœur… Mais, danscette grave question où il s’agit du bonheur de notre uniqueenfant, la raison doit me guider et non plus la galanteriechevaleresque à laquelle nos jeunes amours vous ont autrefoisaccoutumée… Il est permis de jouer autour d’un berceau et de menerces jolis tournois où les armes sont des roses effeuillées ;mais devant l’autel nuptial on médite, on pèse des argumentssérieux, on se détermine selon le conseil de la conscience… Leprivilège de la maison de Guzman nous oblige, madame.

L’Espagne entière sait que l’héritage augustedu marquis de Tarifa tombe en quenouille plutôt que d’aller à desmains étrangères… La fille de Guzman vaut un fils devant la loi…Honte au père de famille qui ne couvrirait pas de sa protectionferme et loyale le dernier espoir de sa race !

– Ma fille est à moi, seigneur, réponditla duchesse, qui s’exprimait avec rudesse parce qu’elle sentait sacause mauvaise sur le terrain où la question était posée ; jel’ai élevée toute seule, je l’ai défendue, je l’ai protégée…

– L’avez-vous aimée toute seule,madame ? interrompit le bon duc, essayant un dernier coup desensibilité ; suis-je déchu de mes droits de père parce quej’ai été martyr ?… Est-il honnête, est-il sincère, est-ilchrétien de dire au captif de quinze années : « Votrefille a grandi loin de vous ; elle ne vous connaît pas, doncelle n’est pas à vous ? »

La poitrine d’Isabel se serrait pleine desanglots.

La duchesse la prit par la main.

– Enfant, dit-elle, tu ne dois pointécouter cela… va prier pendant que ta mère combat pour toi.

– Je vous défends d’éloigner mafille ! s’écria le duc avec colère.

– Et moi, je lui ordonne de sortir !prononça lentement la duchesse ; qu’elle fasse choix entrenous.

Une pâleur mate couvrait le visage d’Isabel.Son sein battait. Ses traits exprimaient comme un remords.

Elle se disait, on le voyait bien :

– Si c’était véritablement monpère !…

Mais son hésitation ne dura qu’un instant.Elle baisa la main de dona Eleonor et se dirigea vers la porte.

Dès qu’elle fut partie, la duchesse prit sonmissel qui était sur le prie-Dieu, et le tendit à son mari endisant :

– Jurez sur ce saint livre que vous êtesHernan de Guzman ; jurez !… et que le ciel vous foudroiesi vous mentez, seigneur !

Le bon duc jeta le livre au loin avecemportement.

– Par mes aïeux ! s’écria-t-il, neconnaissez-vous pas le sang de mes veines ?… Femme, ne metentez plus… Je suis le maître, et la loi des Goths, nos pères, medonne sur vous le droit de vie ou de mort.

Dona Eleonor, loin de trembler, le regardaitavec une avidité singulière. Elle vit un éclair s’allumer dans sesyeux.

– Jure ! répétait-elle ; cetteétincelle est à Guzman… Je mourrai si je me suis trompée deuxfois.

– Je jure… commença le duc.

– Tais toi ! l’interrompit-ellegrandie tout à coup et plus belle qu’aux jours de sajeunesse ; le feu s’est éteint… ta prunelle ne sait pas garderla flamme… Tais-toi : Dieu te punirait !

Au lieu de s’irriter davantage, le bon duc eutun ricanement.

– Madame, dit-il avec tout son calmerevenu, faisons trêve, je vous prie, à ces emportements tragiques.Leur moindre défaut est dans leur complète inutilité… Je veux quedona Isabel de Guzman soit la femme du comte de Palomas ; j’aimes motifs pour cela, motifs sérieux, politiques, et, qu’il me soitpermis de le dire, motifs au-dessus de votre portée… Je ne désirepas la mort du pécheur… Si vous venez à résipiscence, je suis prêtà vous pardonner derechef… mais, je vous le déclare avec latranquillité de mon bon droit, madame, vous avez comblé la mesure,et ma patience est à bout.

Eleonor de Tolède, répondant au sarcasme deson sourire par un sourire de dédain, repartit :

– Hernan ne menacerait pas sa femme.

Puis, avec ce désordre de logique qui est toutféminin et qui dérange sans cesse la symétrie de l’argumentation,elle ajouta :

– Ce n’est pas le duc de Medina-Celi quidonnerait sa fille aux mortels ennemis de sa race, aux assassins deLouis de Haro, son frère d’armes, aux misérables qui se sontemparés, la nuit, par surprise, comme des voleurs infâmes, del’héritage de Sandoval.

– J’ai réponse à cela, fit vivement lebon duc avec cette joie de l’avocat preste à la réplique.Discutons-nous de bonne foi ? alors nous allons nous entendre…Moi, je ne demande pas mieux que d’arriver à bien sans casser lesvitres… mais s’il faut casser les vitres, je m’y résignerai, parcequ’il s’agit ici de vie et de mort. Nous sommes trop faibles,désormais, pour combattre… Une ville investie de toutes parts peutcapituler sans honte, quand elle n’a point espoir d’êtreravitaillée ou secourue… Or nous sommes dans cette situationprécisément, et nous ressemblons à une ville assiégée. Nos ennemissont tout-puissants : regardez autour de vous et cherchez nosalliés… Vous parliez des Sandoval ; où sont-ils lesSandoval ? Quel vengeur a surgi de la tombe du duc deLerme ! Uzède est-il mort ou vivant ? on ne sait tant samort ou sa vie importe peu ! Louis de Haro n’a point laissé depostérité ; Moncade s’engourdit dans son impuissance ;Medina-Sidonia, notre cousin, s’est rallié au comte-duc, le favori.Nous sommes seuls, madame, ou plutôt je suis seul, car je suisabandonné de ma propre famille. Or, la première condition, le plusétroit devoir de celui qui, comme moi, résume en lui toute laresponsabilité d’une race, c’est de vivre…

– Même aux dépens de l’honneur ?…interrompit amèrement Eleonor.

– J’ai médité quinze ans, madame,prononça le bon duc avec emphase ; la souffrance et lasolitude ne sont pas de mauvaises conseillères ; aucunécrivain ancien ou moderne n’a pu avancer un pareil sophisme…L’honneur est un de ces mots qui couvrent toutes les défaillanceset toutes les déroutes… S’il ne s’agissait que de mon existencepropre, peut-être ne dirais-je pas comme je le fais :« je veux vivre. » Que m’importe, en effet, les quelquesjours qui me restent à souffrir ? J’ai vu ma maison, donaEleonor ; je vous ai vue : vous avez étendu un voile dedeuil sur mes dernières illusions… quand je dis : « Jeveux vivre », c’est de ma postérité que je parle… Tout le sangde Medina-Celi est en moi par ma fille, je veux que ma fille vive…et j’entends par vivre s’épanouir au soleil de la cour… Végéterdans l’ombre et loin des rayons qui sont la gloire, c’est lentementmourir… Je veux que ma fille soit glorieuse… je veux étayer celierre frêle et gracieux à un arbre fort, supportant une abondantefeuillée… Mes yeux ont cherché cet appui de toutes parts : jene l’ai trouvé que chez mes ennemis : j’ai été l’y saisir, jem’en vante, madame, car c’est une proie conquise !… LesRomains n’avaient enlevé que des femmes dans la villeennemie ; j’ai fait mieux : j’ai ravi un homme auxSabins… et quand la tombe va s’ouvrir pour moi… je n’aurai pascette tristesse et ce remords d’aller dire à nos pères :« J’ai votre écusson dans le cercueil. » Un autre duc deMedina-Celi conduira ma pompe funéraire…

– Un faux duc !… murmura laduchesse.

– Un vrai duc !… le père despetits-fils de Tarifa ! la branche greffée est-elle moinsbelle parmi celles qui couronnent le tronc d’un grandarbre ?…

Il se tut, et après un silence :

– M’avez-vous compris maintenant,madame ? Ce n’est pas une comtesse de Palomas que je veuxfaire de votre fille, c’est une duchesse de Medina-Celi.

Eleonor de Tolède, à bout d’arguments, maisnon point de constance, répondit :

– Seigneur, je vous comprends… Autrefoisvous n’étiez pas doué de cette éloquence, et cependant vous n’avieznulle peine à faire entrer la persuasion dans mon âme… Aujourd’huique vous avez acquis miraculeusement ces talents d’orateur, vousm’étonnez sans me convaincre… Je suis la mère d’Isabel de Guzman,et je refuse mon consentement à ce mariage.

– Je suis le père, madame, ma volontésuffit, je passerai outre.

– Je me jetterai aux genoux du roi.

– Le roi veut cette union. Don Juan deHaro est le neveu de son bien-aimé ministre.

– Le roi m’écoutera…

– Il y a quinze ans, madame, fit le bonduc avec un sourire matois où perçait le cynisme, je ne dis pas quele roi ne vous eût point écoutée.

Ce fut de la joie qui parut sur le visaged’Eleonor de Tolède.

– Ah ! s’écria-t-elle en reculantjusqu’au fond de son oratoire, vous venez de vous trahir !… Leduc était un chevalier… vous êtes un lâche, puisque vous insultezles femmes… vous n’êtes pas Medina-Celi, j’en ferais le sermentdevant Dieu !

Le bon duc se mordit la lèvre. Il eût vouluressaisir le sarcasme intempestif que son irritation avait laissééchapper ; Eleonor lui tournait le dos. En prononçant sesdernières paroles, elle s’était agenouillée devant son prie-Dieu,comme pour rendre grâce au ciel de la lumière qui se faisait enelle.

– Madame, dit-il en se rapprochant, j’aiemployé tous les moyens courtois… je les ai épuisés même, j’ai ledroit de l’affirmer… il ne me reste plus qu’à recourir à la force.Je vous donne deux heures pour réfléchir… Si dans deux heures vousn’êtes pas revenue à des sentiments plus sages, je prendrai desmesures pour que vous soyez séparée de votre fille.

Il crut avoir frappé juste cette fois, car laduchesse poussa un grand cri.

Mais il la vit au même instant saisir un objetsur le prie-Dieu et le presser avec passion contre ses lèvres.

Avant même qu’il eût pu se demander quel étaitcet objet, elle se releva radieuse. Une expression d’indomptablevaillance éclairait la beauté de ses traits. Elle était lionne,pourrions-nous dire, lionne par l’attitude et par le regard.

– Dieu a parlé, dit-elle en faisantglisser dans son sein l’objet mystérieux qui était pour elle unavertissement ou un secours ; j’ai un ami… une protectioninvisible est autour de moi : je ne vous crains plus.

– Est-ce un accès de démence ?…pensa tout haut Medina-Celi.

– C’est un transport d’allégresse !répondit Eleonor qui avait d’heureuses larmes dans les yeux…Seigneur, je n’ai pas besoin de vos heures… j’ai la tête libre, et,voyez ! mon cœur ne bat pas plus vite qu’il ne faut… seigneur,je n’ai pas besoin de réfléchir… j’ai là, tout près de mon cœur, legage de ma délivrance. La certitude est née en moi… vous êteshabile, mais la Providence n’a pas voulu qu’une pauvre mère fûtainsi abusée… Seigneur, vous n’êtes point Medina-Celi… ne vousrécriez pas encore : j’ai autre chose à vous dire… Vous avezmis sur vos épaules un nom trop lourd à porter… vous chancelez sousle fardeau, seigneur… votre visage est semblable à celui de monbien-aimé, mais vous n’avez pu lui voler son âme… J’ai regardévotre âme et je ne l’ai point reconnue… Alors j’ai cru que vous mel’aviez tué, et j’ai frémi jusque dans la moelle de mes os… mais ilvient de me dire : « Je veille sur toi ; je suis là,ne crains rien : défends ta fille etdéfends-toi ! »

Le duc restait devant elle, pâle et lessourcils froncés.

– Prenez garde, madame !…prononça-t-il entre ses dents serrées ; dans notre Espagne, lechâtiment est rude pour la femme coupable.

– Il n’y a point de châtiment pour lamère clairvoyante… Vous n’êtes point Medina-Celi !

Le duc saisit la sonnette d’or qui était auchevet du lit.

– Prenez garde ! répéta-t-il ;tout le monde ici m’obéit.

– Appelez ? fit Eleonor, dont latête haut levée provoquait ; je vous dirai devant tous :« Vous n’êtes point Medina-Celi » Et je le prouverai enmontrant l’objet qui est là dans mon sein… dernière épreuve,celle-là, et dont vous ne sortirez pas, car le traître Pedro Gil nevous aura pas fait la leçon…

– Madame…

– Le traître Pedro Gil, reprit-elle avecun éclat de voix, ne savait pas quel médaillon béni mon Hernanportait sur sa poitrine… Il ne savait pas par quelle voie monHernan, absent et présent à la fois, pouvait entrer ici à touteheure, comme l’esprit invisible pénètre au travers des murailles…Appelez, j’appellerai… mandez, je manderai mon duc… Vous avez laforce, dites-vous : moi je dis : j’ai le droit… Tentez labataille, seigneur, je vous en défie !

Elle avait encore la main sous son corsage. Lebon duc, emporté par un de ces mouvements de rage que les plusprudents ne savent pas toujours réprimer, s’élança vers elle et luisaisit le bras avec brutalité.

Elle le repoussa, plus forte qu’un homme, etse réfugia jusque sur les marches de l’autel qui faisait le fond deson oratoire.

– Toi Medina-Celi ! dit-elle d’unton tranquille et méprisant qui contrastait à la fois avec sonanimation récente et le trouble profond de son interlocuteur ;toi Guzman… toi mon époux !… toi le père de ma fille !…mais tu ne sais pas retenir ton masque qui retombe à chaqueinstant, laissant voir l’effronterie de ton mensonge… Va ! taruse est déjouée, malgré l’infernal hasard qui t’a donné les traitsd’un chevalier… Sors de ma présence et va dire aux fourbespuissants qui sans doute sont tes patrons dans cette intriguehonteuse : J’ai été vaincu… vaincu par une femme !

Pendant qu’elle parlait, le front du bon ducse rassérénait peu à peu. Une idée venait de traverser son esprit,et cette idée était sans doute un moyen de rétablir la bataille auxtrois quarts perdue.

Il étendit la main et prononçafroidement :

– Ne faites pas trop de fond sur ledernier message.

Une pâleur livide couvrit le visage d’Eleonorqui faillit tomber à la renverse.

Le bon duc, voyant comme le coup portait,poursuivit :

– Il n’y a pour faire des miracles queles reliques des saints.

Dona Eleonor le regardait avec une épouvantemêlée d’horreur.

– Vous avouez donc !…commença-t-elle.

– Je n’avoue rien, madame, prononça d’unton rude et menaçant le Medina-Celi ; je suis Hernan Perez deGuzman, votre époux et votre maître… je vous dis seulement ceci, envous rappelant le proverbe : À bon entendeur, salut… je vousdis : pour soutenir l’accusation d’imposture que vous osezporter contre moi, il faudrait qu’un mort sortit du tombeau…

– L’ont-ils donc assassiné ?balbutia la duchesse atterrée.

– Et les morts ne ressuscitent plus,madame, depuis le temps de Lazare !… Vous êtes à ma merci,vous m’appartenez ; je puis faire de vous, selon la loi, maservante et mon esclave… Votre fille est mon bien, ma chose. Nuln’a d’autorité sur elle, excepté moi. Vous m’avez outragé, vousm’avez renié, vous avez essayé contre mon souverain pouvoir de pèreet d’époux une révolte insensée… je ne me vengerai point, mais jepunirai ; je ne céderai point à la colère, mais j’écouterai lavoix de la justice qui vous condamne… Faites vos adieux à votrefille, madame, pendant que vous en avez le temps. Je vous retirel’autorité que vous aviez sur elle, et qui n’était qu’unedélégation de la mienne… Isabel de Guzman n’obéira désormais qu’àmoi seul, et je vous laisse le choix, pour vous, entre un couventet votre château d’Estramadure.

Ayant parlé ainsi, d’un accent magistral, lebon duc s’inclina de nouveau et se dirigea vers la porte.

– Restez, seigneur, dit Eleonor quisemblait prête à défaillir.

Elle retira celle de ses mains qui étaitcachée dans son sein.

Le duc darda un regard avide pour voir lemystérieux médaillon qui, malgré l’audace avec laquelle il venaitde jouer son va-tout, était pour lui une terrible menace.

Il ne vit point le médaillon. La main de laduchesse tenait un autre objet ; c’était une feuille deparchemin pliée en quatre.

– Que Dieu ait pitié de moi !prononça-t-elle avec effort ; je suis abandonnée, et nulleprudence amie ne peut m’apporter un bon conseil… Je vais peut-êtrebriser ici la seule arme dont je puisse me servir pour défendre monhéritage et l’avenir de ma bien-aimée Isabel… mais cette arme estun lien, un lien qui nous enchaîne. Je fais comme les marins quijettent leurs trésors à la mer pour conserver au moins leur vie… jeveux garder ma fille qui est ma vie ; je paye la rançon de mafille au prix de tout ce que je possède en ce monde : fortuneet honneur ?

Elle dépliait lentement le parchemin.

– Vous ne savez pas ce que contient cetacte, seigneur, reprit-elle après un silence et d’une voix que ledécouragement brisait. Nous n’en sommes plus au doute ; s’ilpouvait en exister encore, le seul fait de votre ignorance ledissiperait, car ce parchemin me fut envoyé par celui dont vousavez revêtu la dépouille… Nos persécuteurs infatigables avaientd’abord attaqué mon état de femme légitime : ce parcheminétait notre égide contre leurs coups…

– Ah ! ah ! fit impudemment leduc ; je crois reconnaître notre acte de mariage.

Eleonor eut un sourire amer etpoursuivit :

– Vous n’avez pas été trop longtemps àdeviner !

Elle se redressa. Ses yeux humides se levèrentau ciel. D’un geste lent et large, elle déchira le parchemin duhaut en bas.

– Que faites vous ? commença leduc ?…

– Je me fais libre, seigneur,répondit-elle d’une voix sourde. En d’autres temps et en autrespays j’aurais essayé peut-être de combattre, mais je connais lesgens qui gouvernent l’Espagne, et j’aime mieux fuir. Si Medina-Celiest mort, tout est dit : votre imposture triomphe, et j’iraicacher ma défaite dans quelque obscur asile… Si Medina-Celi existeil saura bien relever sa femme et sa fille…

– Medina-Celi, c’est moi ! s’écriale duc ; avez-vous cru m’échapper par cette puérilesupercherie ?

Dona Eleonor achevait de déchirer l’acte, dontles lambeaux allaient s’éparpillant sur le plancher.

– Je le crois, dit-elle ; ce sontvos patrons eux-mêmes qui ont détruit les registres de la chapelledu palais. Par cet acte seulement, Isabel était l’héritière deMedina-Celi. Maintenant je suis une femme perdue, seigneur, etIsabel bâtarde n’appartient qu’à sa mère. J’ai acheté ma fille biencher, n’est-ce pas, à votre compte ? Au mien ce n’est rien, etje l’eusse estimée plus cher encore ; au prix payé, j’auraisajouté tout mon sang goutte à goutte. Pesez cela dans votre esprit,seigneur, et n’acculez pas la lionne expirante, car sa dernièremorsure serait terrible !

Son doigt étendu désignait la porte. Elletourna le dos et regagna en même temps son oratoire.

En s’agenouillant, elle put entendre le bonduc qui ricanait et qui disait en passant le seuil :

– Par saint Jacques ! je nem’attendais pas à cette aubaine ! me voici veuf de ma femmevivante, et je puis désormais choisir parmi les meilleurs partis dela cour.

Elle voulut prier mais elle ne le put. Cedernier sarcasme était comme une liqueur corrosive et caustiquequ’on répandrait sur une plaie vive. Il attaquait la consciencemême de la pauvre mère ; il faisait naître en elle la réactionimmédiate de l’action qu’elle venait d’oser.

Elle ne savait plus. Elle se repentaitpresque. Était-ce en vain qu’elle avait immolé son propre bonheuret son propre honneur ? Le trésor qu’elle avait jeté à la merétait-il noyé en pure perte ?

La duchesse n’avait-elle pas fourni une armenouvelle à son insolent oppresseur !

Son rire ! Elle entendait le sardoniqueéclat de sa gaieté ! Il était sorti triomphant ! Sontriomphe n’était-il pas la plus cruelle de toutes lesmenaces ?

Elle croyait prier, elle méditait. Son espritse perdait en mille combinaisons qui allaient se mêlant, sebifurquant, se croisant comme les détours d’un labyrinthe.

La duchesse retira de son sein l’objet quenaguère elle avait trouvé sur le prie-Dieu. Elle le contemplalonguement, et ses yeux se baignèrent de larmes.

C’était un médaillon, comme elle l’avaitlaissé entendre au bon duc, ou du moins à celui qui s’affublait sihardiment de ce titre. Le médaillon, fermé d’un côté par une plaqued’or et de l’autre par un rond de cristal, portait à l’intérieurtrois compartiments : deux contenaient des cheveux, letroisième une relique.

Sur le cristal étaient gravés, à la pointe dudiamant, des caractères arabes, au-dessous desquels était en langueespagnole la devise du grand marquis de Tarifa Mas el rey quela sangre. Au-dessous était la devise que nous avons vue déjàsur la boîte d’un autre médaillon : Para aguijar aharon. Ces deux légendes étaient réunies par une doubleaccolade.

Au revers du médaillon il y avait une croixsurmontant les deux écussons embrassés de Haro et de Guzman.

Certes, il était impossible de prendre cereliquaire pour un autre. Les signes qui le distinguaient étaientnombreux et frappants. La duchesse l’avait reconnu tout de suite,et à sa vue un immense espoir était entré dans son cœur. Mais ledoute avait pris une autre voie pour se glisser en elle. Soithasard, soit raffinement de diplomatie, le faux Medina-Celi avaitdit : « C’est le message posthume d’unmourant. »

Dona Eleonor contemplait le médaillon autravers des larmes qui baignaient sa paupière.

– Hernan ! Hernan ! disait-ellesans savoir qu’elle parlait, as-tu quitté cette terre où nousrestons si malheureuses ? Hernan, suis-je seule ici-bas ?Ta femme et ta fille n’ont-elles plus de défenseur ?

Elle prêta l’oreille comme si elle eût attenduune réponse.

Puis, saisie tout à coup par un vague espoir,elle se leva. Sa main pesa sur le rebord du tableau de Montanezpendu à droite de l’oratoire. Le panneau s’enfonça aussitôt,laissant ouvert un carré long de la forme d’une porte.

La duchesse joignit les mains, et, mettant satête à cette ouverture, elle répéta :

– Hernan ! mon Hernan ! vivantou mort, réponds-moi !

Était-ce une illusion ? Un bruit vague etincertain, comme un soupir contenu, se fit entendre dans lesténèbres.

Le vent froid qui sortait de cet obscurcouloir apporta deux fois les mêmes sons.

Ce fut tout. – C’était une illusion.

La nuit du mystérieux corridor était vide.

Eleonor de Tolède revint au pied de l’autel.Incapable de se tenir à genoux désormais, elle s’assit sur lesmarches.

Comment aurait-elle pu prier ? Il fautpour parler à Dieu le calme de la pensée ; il y avait unetempête dans son esprit et dans son cœur.

Ce médaillon ! toujours cemédaillon ! Était-il tombé du ciel ?

Message de mort, avait dit le faux duc. Maisquelle invisible main l’avait remis à sa destination cemessage ? L’avait-on déposé sur l’autel pendant la nuit ?Par quelle voie était-on entré ?

Par la porte secrète ? Mais le duc seul,le vrai duc, cette fois, connaissait cette issue, communiquant àtravers le corps de logis tout entier, avec sa chambre à coucher,et donnant dans son propre oratoire, à la place occupée par l’autretableau de Montanez…

Un quart d’heure s’écoula. Dona Eleonor,fatiguée d’agiter ces questions insolubles, quitta la ruelle de sonlit et se prit à parcourir sa chambre à pas lents. Il était dans sanature de combattre jusqu’à la dernière extrémité, mais sonisolement l’effrayait. À qui se fier ? Par ses fenêtres elleavait entendu ce matin ses serviteurs les plus fidèles crier :Vive le bon duc ! avec enthousiasme.

Il y a des choses obstinémentinvraisemblables. Leur réalité même n’inspire pas créance. De cenombre est le phénomène pourtant si commun de la ressemblancecomplète : J’entends assez complète pour tromper. Cela rentredans le domaine de la fiction. Personne, hors du roman ou de lacomédie, ne prend au sérieux ces excentricités.

Dona Eleonor avait conscience de ce fait. Ellesavait bien qu’au premier mot prononcé on l’accuserait de folie.Chacun avait vu le bon duc, chacun l’avait reconnu ; il avaitrappelé à chacun de ces détails intimes qui prouvent surabondammentl’identité.

Absurdités ! impossibilités ! contesà dormir debout ! ces formules des vulgaires et souverainsarrêts de la foule eussent bien vite interrompu le plaidoyer de labonne duchesse. Elle se sentait d’avance condamnée, – surtout parcequ’elle était seule.

Plus elle creusait la situation, en effet,plus son isolement l’épouvantait. Elle évoquait tour à tour par lapensée ses amis d’autrefois : ils étaient morts ; ellepassait la revue de ses serviteurs les plus dévoués : le douteet l’étonnement, voilà ce qui se lisait sur leurs visages ! –Démence ! inventions romanesques ! Contes à dormirdebout !…

Mais tout à coup une autre image passa dans sarêverie laborieuse : une tête toute jeune, un regard ardent,un naïf et fin sourire.

– Don Ramire de Mendoze !murmura-t-elle.

Ce fut comme un trait de lumière. Elle ne leconnaissait pas, celui-là, et pourtant elle espérait en lui.D’instinct, elle se rapprocha de la fenêtre sous laquelle la voixde Mendoze s’était fait entendre pour la première fois. Ses doigtsdistraits soulevèrent une des planchettes de la jalousie. Elleporta son regard au loin, répétant au dedans d’elle-même ce nom quilui faisait battre le cœur : Don Ramire de Mendoze…

Elle aperçut une forme blanche qui glissaitderrière le feuillage, au delà des parterres.

– Isabel !… unrendez-vous !…

Ces deux pensées lui vinrent à la fois. Ellen’eut point de colère. Elle jeta sur ses épaules une mantille dedentelle noire et sortit précipitamment.

Après son départ, pendant quelques minutes, lachambre à coucher resta déserte et silencieuse. C’était l’heure dela sieste ; rien ne bougeait dans la maison de Pilate.

Parmi cette immobilité muette, un bruit légerse fit vers la ruelle du lit, du côté de l’oratoire. La portedissimulée par le tableau de Montanez tourna lentement sur sesgonds, livrant passage à un courant d’air qui fit voltiger sur leparquet les menus débris de l’acte de mariage déchiré.

Une forme sombre se montra au seuil. C’étaitun homme de grande taille, vêtu d’un costume simple et sévère.Avant d’entrer, il jeta un regard vers l’autel. Son manteau, relevéjusqu’à la lèvre, s’ouvrit ; son feutre à larges bords tomba,laissant à découvert une tête puissante, coiffée d’une richechevelure noire où quelques fils d’argent couraient. L’homme se mità genoux, joignit les mains et s’inclina. On ne pouvait apercevoirles traits de sa figure, qui restait cachée sous un masque develours noir.

Il pria. Sa prière fut courte et ardente.Quand il l’eut achevée, il se leva et regarda tout autour de lui,au travers des trous de son masque. Vous eussiez deviné alors,derrière l’étoffe inerte qui cachait ce visage, une grande etprofonde émotion. Les voleurs du pays d’Espagne s’agenouillent,dit-on, parfois et prient, demandant d’avance à Dieu, à la Viergeet aux saints, pardon de leurs pillages ; mais celui-cin’était pas un voleur, car il toucha l’un après l’autre, plusieursdes objets précieux qui l’entouraient, et les remit ensuite à leurplace avec un religieux respect. Ce n’était pas non plus unamoureux, bien qu’il eût jeté un long regard au portrait oùsouriaient les dix-huit ans de la belle duchesse ; non plus unespion, espèce pullulante sous le grand roi Philippe IV.

Qu’était-ce ?

Nous dirons ce qu’il fit, ne pouvant dire cequ’il était. Il prit sous le revers de son manteau une large boursede soie qu’il posa toute ouverte sur le plancher au milieu de lachambre.

Puis il courba sa haute taille, et se prit àramasser un à un, avec un soin minutieux, les petits fragments deparchemin éparpillés çà et là. Il les mettait à mesure dans labourse.

Quand il n’en resta plus un sur le sol, quandson œil attentif et perçant eut sondé les moindres recoins, ilreferma la bourse et la remit dans son sein. Il gagna la ruelle. Samain sortit de son manteau pour dessiner un signe de croix enpassant devant le Christ. Puis la porte secrète roula pour laseconde fois sur ses gonds, montrant la toile où le pinceau deMontanez avait vivifié la poésie des saintes amours. Et, dans laretraite d’Eleonor, ce fut de nouveau le silence et lasolitude.

Chapitre 13DOUBLE RENDEZ-VOUS

Aucun souffle n’agitait le feuillage gracieuxet léger des lentisques. Les lauriers roses laissaient pendre leursjeunes pousses, molles encore et alanguies par la chaleur. La briseretenait ses soupirs. Les rayons d’un soleil ardent et lourdtombaient sur la couronne des grands arbres et abaissaient vers lesol une ombre tiède, tout imprégnée de trop violents parfums.

Les eaux murmuraient claires et gaies parmices langueurs de la méridienne : c’était comme des voix desirènes chantant les délices du bain frais dans ces solitudestorrides.

Les jardins de la maison de Pilate, dessinés àgrands frais et selon l’art mauresque par un descendant immédiat dumarquis de Tarifa, occupaient un espace énorme entre le vieuxquartier et la place de Jérusalem. Depuis quinze ans que le palaisn’était point habité, certaines parties, forcément délaissées,avaient pris la physionomie de forêts vierges. Le palmier-nain, ceconquérant, avait envahi de larges places, protégeant ses racineset ses tiges rampantes à l’aide de son feuillage lisse, luisant,impénétrable au soleil, comme la tortue des phalanges macédoniennesprotégeait ses combattants contre la grêle des flèches ou desjavelots. Le palmier-nain est l’Attila de ce sol rougeâtre, éventrépar la canicule. Une seule tige, foisonnant, multipliant comme lapostérité des pauvres, va couvrir en quelques années un arpent deterrain.

Dans toutes les parties hautes du jardin, lepalmier-nain avait fait des siennes, mordant les bosquets,obstruant les sentiers, détruisant la symétrie bizarre de cescompartiments de buis et d’ifs qui sont le luxe des jardinsarabes ; mais d’autres portions étaient restées intactes,étalant le long des eaux vives cette opulente végétation qui braveles rigueurs même du soleil andalous. Là, le mûrier rougeépaississait l’opaque abri de son ombrage ; là, le caroubierarrondissait sa tête feuillue où pendaient les longues gousses deses fruits ; l’aloès rampait ou grimpait, variant sesdifformités monstrueuses et dressant autour de ses fleursmagnifiques un rempart d’épines envenimées ; le cactus, ceprodigue habillé de pourpre, lançait de toutes parts ses tigesétoilées ; l’yeuse bossue coudoyait la robuste élégance dufrêne, et par intervalles, dans les espaces découverts, unecolonnade de palmiers africains prolongeait sa correcteordonnance.

Au bord de l’eau, qui, abandonnant ses vasquesde marbre, courait et bavardait sous les bocages, c’étaient destouffes vivaces de neriums prodiguant leurs roses blanches oulégèrement carminées, des jasmins portugais ou virginiens, desliliacées géantes et amphibies. Sur les rampes, le grenadier autronc tordu mêlait le cinabre de ses grelots aux candides corollesde bigaradiers et à l’or des citronniers en fleur.

C’était l’heure de midi. Les oiseaux avaientla tête sous l’aile, les poissons dormaient dans leurs herbesmolles et ondulantes comme des chevelures, les reptiles eux-mêmessommeillaient paresseusement abrités. L’ombre des massifs étaitmuette : aucun insecte ne bourdonnait dans l’air.

Non loin du pavillon oriental que notreBobazon avait aperçu, le matin, de la ruelle conduisant auxabattoirs de Trasdoblo, était une grotte tapissée d’arches et demousses, au devant de laquelle coulait un ruisseau masqué par uneépaisse bordure de cannes. La grotte avait deux issues, dont l’unedonnait sous le pavillon mauresque et l’autre dans un bosquet delièges.

Au fond de la grotte, un homme était étendu etdormait. Aux lueurs du jour douteux qui arrivait jusqu’à lui, vouseussiez dit un adolescent, à cause de la mate blancheur de sestempes couronnées d’abondants cheveux noirs. Son pourpointentr’ouvert laissait voir un bandage taché de rose, comme ceux quimaintiennent les lèvres d’une blessure. Un pas léger bruit sous lebosquet, et une voix de femme murmura :

– Seigneur don Juan ! seigneurcomte ! où donc êtes-vous caché ? Le dormeur s’agita dansson sommeil et balbutia quelques paroles sans suite. Encarnacionétait déjà à l’entrée de la grotte ; elle l’entendit, car ellese dirigea vers lui aussitôt.

– Éveillez-vous, seigneur don Juan,dit-elle, nous avons des nouvelles, Dieu merci ! Voyons !éveillez-vous ! éveillez-vous !

Le comte de Palomas se mit sur son séant et sefrotta les yeux.

– J’étais dans le paradis de Mahomet, mafille, dit-il en bâillant de tout son cœur ; je n’y veux pasretourner, ventre saint-gris ! on s’y ennuie… Les femmes sontvieilles et trop grasses, les hommes ont des barbes de capucin, levin ne vaut pas le diable… c’est un pitoyable taudis, ensomme !… Quelles nouvelles apportes-tu ?

– Épouseriez-vous encore dona Isabel,demanda la soubrette, si vous saviez qu’elle n’a ni sou nimaille ?

– Allons donc ! fit le comte, quihaussa les épaules ; tu m’avais l’air moins innocente que celace matin, fillette… Viens-tu me réveiller tout exprès pour me fairede pareilles questions ?

– Alors vous ne l’épouseriez pas ?insista la suivante.

– Viens çà que je t’embrasse. Dans toutesles comédies, le jeune seigneur prend ses privautés avec lacamériste de sa maîtresse… cela s’appelle corriger les mœurs enriant… Sais-tu que tu es jolie comme un cœur,Encarnacion ?

– Mais oui, répliqua-t-elle, on me l’adit déjà : tout le monde est mon miroir… Mais parlons raison,s’il vous plaît, seigneur comte.

Le seigneur comte fit la grimace au seul motde raison. La soubrette poursuivit.

– Si votre intention n’est pas d’épouserune fille sans dot, sans nom, et qui a déjà la tête tournée par unautre, vous n’avez pas besoin de faire faction ici jusqu’à cesoir.

Don Juan essaya de se mettra sur ses jambes.La douleur lui arracha un cri.

– J’avais oublié cette maudite blessure,grommela-t-il. Au diable ce paysan d’Estramadure !… Il est sûrque je couperai les oreilles à maître Herrera, l’Asturien, dont lariposte de pied ferme ne vaut pas un maravédis !… Figure-toi,ma belle, que je l’ai placée trois fois, sa riposte… et exécutée àmiracle encore !… Le rustre a paré sur place, comme s’il avaitpassé sa vie à l’académie de maître Herrera.

Il saisit à l’improviste la maind’Encarnacion, et il lui vola un baiser qu’elle lui eût donnéd’elle-même du meilleur cœur du monde.

– Voilà mon devoir de galanterieaccompli ! dit-il en bâillant derechef ; une bourse et unbaiser : Lope de Vega n’en fait pas d’autres ! J’ai donnéla bourse ce matin.

– N’en aviez-vous qu’une sur vous,seigneur ?

– Joli ! têtebleu !charmant !… Elles ont de l’esprit comme des Françaises !…Voyons tes nouvelles, ma mignonne… Tu dis que Dona Isabel a perdula meilleure portion de ses charmes, à savoir sa dot…

– Et son nom, seigneur.

– Pauvre chère, la voilà bonne pour sonrustaud au justaucorps de buffle ! Et comment sais-tucela ?

– Je suis adroite, répliqua Encarnacion,quand j’aime ceux que je sers.

– Tu m’aimes donc, petite,décidément ? fit don Juan avec la bonne foi de sespareils.

Encarnacion mit sa main potelée sur la chaîned’or qui lui pendait au cou.

– Si j’étais la fille d’un grandd’Espagne, dit-elle avec un léger accent de moquerie, je ne vousdemanderais que votre amour.

Le comte de Palomas se mordit la lèvre.

– Allons ! charmant !s’écria-t-il en faisant contre fortune bon cœur, cette minette medivertit plus que je ne puis dire… Je prétends que les femmes sontbien plus madrées, plus effrontées, bien plus dépourvues de cœur,et partant bien plus amusantes, dans la nature qu’au théâtre.Prends la chaîne, fillette, mais je te défends absolument de fairede l’esprit à propos de mes autres bijoux.

Encarnacion, rouge de plaisir, mit la lourdechaîne en sautoir sur sa poitrine.

– C’était pour avoir un souvenir de vous,seigneur, dit-elle ; maintenant, à nos affaires !… Quandje vous ai quitté pour aller faire mon service au palais, je n’aipoint trouvé dona Isabel dans son appartement, madame la duchessel’avait mandée près d’elle. Je suis descendue à l’office, où tousles domestiques chantaient les louanges de leur excellent maître…Ah ! quel beau-père vous auriez eu là, seigneur !… Rienque pour lui, moi, si j’avais été un noble cavalier, j’auraisépousé sa fille… je me disais donc, à part moi, pendant que lesautres causaient : « Voici le comte de Palomas, qui estun joli seigneur et qui fait le pied de grue pour une innocente quise moque de lui… »

– Tu perdais ainsi le respect,pécore !

– Quand je me parle à moi-même, je nechoisis pas mes expressions, seigneur… Excusez-moi, c’était parl’intérêt que je vous porte… Ce rustre, comme vous l’appelez, cepaysan d’Estramadure, don Ramire de Mendoze, en un mot, vous auraitcausé bien des chagrins par la suite…

– La petite m’eût adoré !…interrompit don Juan.

– Le rustre avait déjà gagné une partiecontre vous, seigneur.

– À un autre jeu…

– À un autre jeu où vous aviez marqué vospoints d’avance… mais passons ! votre chaîne a du poids, etvous contrarier serait de l’ingratitude… Ma maîtresse n’est pasrentrée de toute la matinée, j’aurais bien donné quelque chose pourmettre l’oreille à la serrure de madame la duchesse, mais il y aSavien qui ne bouge pas de l’autre chambre… vous comprenez,seigneur, que si j’avais envie de savoir, c’était pour vous…

– Naturellement, fit le comte.

Il cherchait un bon mot pour se venger de larécente piqûre. Mais les bons mots vont et viennent.

– Vers onze heures, reprit la soubrette,l’oïdor Pedro Gil… un laid coquin, je le dis comme je pense, estentré au palais avec une petite blonde douceâtre et sournoise qui al’honneur d’être sa fille et qui va servir dona Isabel en qualitéde première suivante… de sorte que je la déteste… je lui feraimille caresses ce soir…

– Quel diablotin ! dit Palomas avecadmiration.

– À onze heures et demie, continuaEncarnacion, le jardinier est rentré pour faire sa sieste… il fautque tout le monde vive… le jardinier nous a dit que dona Isabelétait à se promener seule au jardin.

– Au jardin ! répéta vivement lejeune comte, mais alors je pourrais la rencontrer, lui dire…

– L’aborder, lui parler,l’enflammer ! interrompit la soubrette en éclatant derire ; – vous avez aussi contre les dames une riposte de piedferme ; mais laissez-moi poursuivre… Quelques minutes après,le bon duc est sorti de la chambre de sa femme et s’est rendu dansla grande galerie, où l’oïdor Pedro Gil l’attendait. Je me suispermis de suivre Son Excellence pour voir un peu ce qu’on allaitdire à la blonde Gabrielle…

– Ce n’était donc plus pour meservir ?

– Vous allez voir… Le bon duc était fortému. Il avait les oreilles en feu comme tout mari qui vient de sedisputer avec sa femme. De ces luttes on ne sort jamais que battu…aussi, en apercevant l’oïdor, il s’est écrié :« Victoire ! victoire ! »

– Mignonne, dit don Juan sèchement, tuarrives à avoir trop d’esprit !

– Allez-vous me quereller, seigneur, pourne pas me payer vos dettes ? Je m’étais cachée dansl’embrasure, derrière la statue de Pedro de Guzman. Le bon ducavait besoin de parler : il n’a pas fait languir l’oïdor etmoi je l’imiterai, car je suis bonne fille. Voici pourquoi le bonduc criait victoire : madame la duchesse a refusépéremptoirement de vous accorder la main d’Isabel.

– Ah ! bah ! fit le jeune comteen essayant de railler.

– Son refus, continua la soubrette, a étéaccompagné de commentaires plus ou moins flatteurs pour VotreSeigneurie… plutôt moins que plus…

– Passe !

– Le Medina-Celi a tenu bon : ilparaît qu’il est des vôtres. Pourquoi ? ceci est un petit boutde charade qui me reste à deviner. J’ai trouvé fort surprenantesaussi les façons familières de l’ancien intendant Pedro Gil aveccelui qui fut son maître ; mais, en étudiant bien, on finitpar savoir, et il y a temps pour tout. Le Medina-Celi a parlé siferme à sa femme qu’elle a déchiré son acte de mariage pour sedébarrasser de lui…

– Il y avait donc vraiment un acte !s’écria don Juan.

– Il n’y en a plus… et, selon les propresparoles d’Eleonor de Tolède, répétées par le bon duc, dona Isabelest une bâtarde, à l’heure que Dieu nous donne.

– Pauvre fille, murmura le jeune comtedans un premier moment de pitié.

La suivante sourit et murmura :

– Vous avez le cœur tendre, seigneur. Ceque je viens de vous apprendre vaut-il bien une de vosbagues ?

Don Juan voulut en prendre une à son doigtannulaire.

– Pas celle-là, seigneur, fitEncarnacion ; le diamant… Je n’ai jamais eu de diamant.

Don Juan donna le diamant.

– Vous êtes généreux comme un roi, fit lasoubrette en le passant à son doigt.

– Que sais-tu encore ? demandaPalomas.

– Rien, sinon que j’ai entendu un pasfurtif en longeant les lauriers-roses… Celui qui vous a donné cecoup d’épée est un bien beau cavalier, seigneur !

Le Jeune comte rougit de dépit.

– Le Mendoze serait ici ?… dans lejardin ! murmura-t-il.

– Que vous importe ? La fille sansdot n’est plus votre fait.

– Ventre-saint-gris ! s’écria donJuan, ce rustre maudit ne l’aura pas ! Elle m’intéresse, cettecharmante Isabel ! Puisqu’elle ne peut plus être ma femme, jeveux du moins qu’elle ait l’honneur de m’appartenir en qualité demaîtresse.

– Ô grandeur d’âme ! chantaEncarnacion. Alors, vous prétendez toujours enlever ?

– De plus en plus… et je compte surtoi.

– Nous verrons à séduire la nouvellecamériste, seigneur… Elle est blonde… je lui offrirai ce saphir devotre part : le bleu va bien aux blondes.

Pendant que don Juan de Haro détachait saseconde bague, un bruit se fit dans le bosquet voisin. Le jeunecomte prêta tout à coup l’oreille et mit un doigt sur sa bouche. Onentendait distinctement des voix aux travers des arbres.Encarnacion se tut, car elle était pour le moins aussi curieuse queson partenaire. Ils écoutèrent tous les deux de leur mieux, pendantquelques secondes. Le murmure sembla s’éloigner, puiss’éteignit.

– En chasse ! fit don Juan ; jene suis pas assez amoureux pour rêver tout éveillé… suivons chacunune piste : toi par là, moi par ici… Le rustre me doit unerevanche et je l’aurai.

Il ne rêvait pas, en effet, ce beau comte dePalomas. Les sons qu’il avait cru entendre étaient bien réels.Seulement le gibier qu’il prétendait poursuivre avait, lui aussi,éventé la présence du chasseur. Mendoze et Isabel s’éloignaient,cherchant un couvert plus épais pour abriter leur entretien. Il yavait déjà du temps qu’ils étaient ensemble mais c’est à peine siquelques rares paroles avaient été échangées entre eux. Ilsallaient, timides l’un autant que l’autre, et tristes de cettegrande émotion des sincères amours. Mendoze soupirait, le pauvrebachelier ! Son cœur s’épanouissait et se serrait tour à tour.Il souffrait, il n’osait : ce comble de la joie lui faisaitpeur. Isabel sentait les larmes chatouiller les bords de sapaupière. Chez l’un il y avait plus de frayeur, chez l’autre plusde mélancolie.

– Nous étions des enfants, dit enfinIsabel ; sans cette excuse, seigneur Mendoze, ma conduitepourrait être fort sévèrement jugée…

– Et qu’importe à l’ange des puretéscélestes, répliqua Mendoze, le jugement d’un mondecorrompu ?

Isabel sourit doucement.

– Je ne sais pas si vous connaissez lemonde, Ramire, murmura-t-elle ; moi, j’avoue avec franchiseque je ne le connais pas… nous étions des enfants, nous sommes desenfants, car ces trois jours n’ont pu ajouter beaucoup à notreexpérience de la vie. Et pourtant, s’interrompit-elle d’un accentrêveur, que d’événements dans ces trois jours !… Il me semblequ’un siècle s’est écoulé depuis que je ne vois plus les bordstranquilles du Rio-Mabon et ce clair horizon de nos montagnes…Ramire, je vous en prie, au nom de Dieu ! ne vous exposez plusà mourir par l’épée !…

– Madame, répliqua Mendoze en baissantles yeux, on insultait ce qu’il y a pour moi de plus cher et deplus sacré ici-bas !

– Votre père ?…

– Il serait mort à l’heure qu’il est,madame !… Je vous supplie de ne point m’interroger.

Dona Isabel garda le silence. Ses yeux ne serelevaient point.

– Si c’est pour moi que vous avez risquévotre vie, seigneur Mendoze, reprit-elle à voix basse, vous avezmal fait… nul ne vous avait donné le droit de me défendre.

Ramire changea de couleur etrépondit :

– Senora, vous parlez à un esclave… Pourque votre volonté soit accomplie, il vous suffira toujours del’exprimer.

– C’était donc pour moi, Mendoze ?dit la jeune fille en lui tendant sa main, qu’il portapassionnément à ses lèvres, je voulais le savoir, et j’ai pris undétour… Mendoze, c’est un charme pour moi de vous parler comme jele fais, car vous êtes mon ami d’enfance et mon frère… J’ai eu cedésir douloureux et cher de passer près de vous une heure sanstémoins ni contrainte avant de nous séparer pour jamais.

– Nous séparer !… pour jamais !répéta le jeune homme avec détresse.

Les premières paroles d’Isabel avaientenchanté son oreille et son cœur comme une musique céleste. Lesderniers mots étaient un coup de foudre.

– Nous étions des enfants, reprit-ellepour la troisième fois, savais-je, moi qui vous parle, que vousprendriez tant de place dans mon cœur ?… Quand je vous vis,j’eus comme un étonnement tout au fond de mon âme… et puis il mesembla que je vous avais vu toujours… Je n’étais pas effrayée,parce qu’il n’y avait en moi ni passion, ni tumulte… Votre imageévoquée amenait sur mes lèvres un sourire et dans ma pensée je nesais quelle fraîcheur reposée et calme… Sont-ce des excuses que jedonne ici à vous et à moi-même ?… Peut-être, car je vous aime,et je sens que vous emporterez avec vous tout mon bonheur.

– Isabel ! balbutia Mendoze pleurantet souriant ; voulez-vous donc que je meure à vos pieds ?se peut-il qu’on puisse à la fois prodiguer de si belles joies etinfliger de si amères souffrances ? Ils marchaient lentementsous ces arbres muets dont la brise paresseuse agitait à peine lefeuillage endormi. La mousse molle étouffait le bruit de leurs pas.L’air tiède et tout imprégné mettait sur leurs poitrines un poidsplein de délices.

Ils étaient beaux. La vierge, fière et douce,inclinait son front pur, que la pudeur confiante entourait commed’une auréole. Le jeune homme, ardent et craintif, sentait sonpouls battre la chère fièvre des amours. Ils étaient beaux.Derrière cet azur qui couvrait comme un dôme étincelant l’ombredélicieuse des bocages, la bonté de Dieu devait sourire à leurtendresse.

– Des souffrances ! répéta donaIsabel, dont la voix était suave comme un chant ; je vouscrois, Mendoze. Pendant que vous disiez cela, votre parole étaitcomme l’écho de ma pauvre âme malade… Vous m’aimez ! oh !je sais que vous m’aimez… Et le ciel me préserve de vous en faireun reproche, car c’est ma faiblesse qui a encouragé cetamour !… Dites, Mendoze, m’aimez-vous assez pour me gardertoute votre vie, comme je consacrerai la mienne à votresouvenir ?

Ramire joignit ses mains tremblantes.

– À vous, à vous, Isabel chérie, monexistence tout entière ! murmura-t-il ; à vous quoi qu’ilarrive ! à vous uniquement et sans partage tous les battementsde mon cœur !

Elle tourna vers lui son sourireAngélique.

– Merci, dit-elle bien bas.

– Mais pourquoi ?… commençaRamire.

– Pourquoi nous séparer, n’est-cepas ? interrompit-elle, tandis qu’un nuage de tristesseprofonde descendait sur son beau front. Je vous dois cetteexplication, Ramire ; je vous la dois comme à mon meilleurami, comme à celui que j’aurais choisi pour lui confier le soin demon bonheur, si le Ciel n’avait mis entre nous une barrièreinfranchissable… Naguère, lorsque nous étions en Estramadure, vousdans votre tourelle solitaire, moi près de ma mère exilée etoubliée, je n’avais jamais interrogé l’avenir ; je me laissaisaller sans réfléchir au charme qui m’attirait vers vous. Mon seulsouci était de garder cette pure amitié qui était ma consolation laplus chère. Ma pensée n’avait pas été au delà ; il mesemblait, pauvre folle que j’étais, que la vie pouvait être ainsiun échange de lointaines et muettes tendresses. Vous dirai-jecombien l’annonce du départ me fit verser de pleurs ? Vousdirai-je la joie que j’éprouvai en vous reconnaissant de loin surla route ? J’avais tourné la tête bien des fois déjà : jem’accusais d’extravagance, et cependant, je gardais mon espoir…J’aperçus enfin la branche de myrte qui ornait votre feutre, jedistinguai vos traits au milieu d’un nuage de poussière… Ramire, jevous remercie de m’avoir suivie, et plût au ciel que je pusse vouspayer autrement que par mon éternelle reconnaissance ! J’ai vumon père ce matin.

– Et votre père, interrompit Mendoze,vous a sans doute proposé un époux ?

– Je ne connaissais pas mon père,continua la jeune fille d’un accent rêveur : j’étais toutenfant quand la colère du roi s’appesantit autrefois sur lui. Jesavais seulement que mon père était un saint et un chevalier.C’était un culte religieux que ma mère gardait à son souvenir… Toutmon cœur s’était élancé vers lui, j’avouerai davantage : toutmon être s’est révolté contre le froid accueil de ma mère, et jel’ai accusée au fond de ma conscience… J’en ai dit assez, j’en aitrop dit peut-être, car ces secrets de famille ne devraient pointfranchir le seuil de la chambre conjugale. Mon excuse est dans lebesoin que j’ai de me faire comprendre… Vous avez deviné juste,Ramire ; au moment où je me réjouissais de l’accord quirégnait enfin entre mon père et ma mère, le duc de Medina-Celi aparlé vaguement des périls qui menaçaient notre maison et del’obligation où il était de me donner un protecteur légitime.

– Et votre mère, senora ?

– Elle a interrogé mon regard… oh !je vois bien maintenant ce que c’est qu’un cœur maternel !… mamère a pris ma défense parce que mon regard suppliant l’implorait…ma mère s’est mise au-devant de moi, bien qu’elle ignore l’état demon âme…

Isabel garda un instant le silence, perduequ’elle était dans ses réflexions.

– Ce matin, reprit-elle, on m’a racontél’histoire de notre famille. J’avoue que je n’ai pas tout compris.Je sais qu’il y a autour de nous des dangers, de grands dangers… Uninstant, j’ai douté de mon père lui-même… Je prie Dieu et la Viergede me pardonner, car je ne sais où me diriger au milieu desténèbres qui m’environnent… Ce que je sais et ce que je comprends,Ramire, c’est que, ne pouvant être à vous, je ne veux pasappartenir à un autre ; ce que je comprends et ce que je sais,c’est qu’entre mon père et ma mère, je suis désormais une cause dediscorde et de courroux… Mon dessein est de quitter le monde et deme retirer dans un cloître.

Comme elle se tut et que Ramire désolé tardaità lui répondre, ils se sentirent enveloppés dans ce grand silencedu milieu du jour, qui, dans l’Espagne méridionale, est plusprofond et plus complet que le silence même de nos nuits.

Quelques feuilles sèches bruirent faiblementsous le couvert. Isabel et Mendoze tournèrent la tête en mêmetemps ; ils ne virent rien et le bruit cessa. Mendoze selaissa glisser à deux genoux.

– Je ne suis rien, dit-il, je n’ai rien…À cette heure où je voudrais pouvoir vous donner un trône, laconscience de mon néant m’écrase… Isabel, si vous vous contentiezde mon amour, si vous m’aimiez assez pour partager mon dénûmentobscur ; si vous mettiez votre main dans la mienne en medisant : « Ramire, je descends jusqu’à vous, j’oublie lesgrandeurs de mon berceau, je suis votre femme. » Oh !laissez-moi achever, senora, je sais bien que tout ceci n’est qu’unrêve… si vous me disiez cela, il me semble que je grandirais à lataille d’un géant ; il me semble que chacun de mes musclesdécuplerait sa force, et que mon cœur élargi enfanterait quelquedessein héroïque. Je prendrais la fortune corps à corps, jelutterais contre la destinée comme Jacob avec l’ange… et peut-êtreque mon nom, qui serait mon œuvre, vous rendrait un jour l’éclat dunom que vous auriez perdu…

– C’est un rêve, en effet, Ramire,murmura Isabel, car je suis la Medina-Celi !

– Faites donc votre devoir, madame, ditMendoze qui essaya de se relever ; j’irai mourir si loin devous que vous n’entendrez pas ma dernière plainte.

La main d’Isabel pesa sur son épaule et leretint à genoux. Elle avait les yeux mouillés. De suaves etcaressantes tendresses se jouaient autour de ses lèvres.

– Moi aussi, j’ai fait un rêve,prononça-t-elle avec lenteur, un beau rêve qui berça bien souventl’insomnie de mes longues nuits. La gloire de don Alphonse Perez deGuzman plane encore sur notre maison, après quatre siècles écoulés…Les filles de Medina héritent comme des hommes ; ellespeuvent, afin que le nom et le titre soient moins exposés à périr,transporter le titre et le nom à l’époux de leur choix ; ellesle peuvent ; ce fut la royale gratitude d’Alphonse le Sage quiconféra au sang de Tarifa cette récompense et ce privilège. Lanoblesse espagnole tout entière confirma cette exception et larespecta comme une loi… Ramire, avez-vous deviné quel était monrêve ?

Elle souriait dans sa douce tristesse :elle était belle à ravir les anges de Dieu.

Mendoze l’admirait et l’adorait.

– Je me voyais, reprit-elle, dans lachapelle du château de mes pères, tout habillée de blanc, et encorede blanches fleurs dans les cheveux ; nous étions agenouillésensemble sur les marches de l’autel… et le prêtre nousdisait : « Soyez unis au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit ; Isabel et Ramire… Ramire Mendoze Perez deGuzman, marquis de Tarifa, duc de Medina-Celi !… »

Mendoze porta sa main jusqu’à ses lèvres.

Elle la retira, mais ce fut pour la passerdistraite et frémissante dans les boucles brunes qui couronnaientle front de son amant.

C’était, de part et d’autre, une tendre etradieuse extase. Le passé, le présent, l’avenir disparaissaientderrière la gaze rose des jeunes illusions. Le paradis doit être laprolongation de ces ravissements. Ils s’éveillèrent en sursautparce qu’une voix sévère s’éleva tout près d’eux, disant :

– Retirez-vous ma fille et allezm’attendre dans votre appartement.

La duchesse de Medina-Celi était debout àquelques pas, la tête haute et les yeux baissés.

Isabel eut tant de honte et de frayeur qu’ellefaillit tomber à la renverse.

– Mère ! balbutia-t-elle pourtant,je lui disais adieu pour toujours.

– Retirez-vous, ma fille, ajouta laduchesse.

Et comme Ramire, qui s’était relevé toutconfus, prenait sa part de cet ordre, elle ajouta :

– Vous, seigneur, restez !

Il courba la tête et demeura immobile. Isabelsuivait à pas pénibles le sentier qui menait à la maison. Quandelle eut tourné le coude de l’allée, la duchesse se tourna versRamire et le considéra longuement.

– Approchez, seigneur, dit-elle.

Ramire obéit, tout tremblant. Il tâchait defortifier son âme pour soutenir les reproches de la mère de sabien-aimée Isabel. Au travers de ses paupières fermées, il lavoyait si courroucée et si hautaine qu’il n’osait point relever lesyeux.

– Seigneur, dit-elle encore, donnez-moivotre bras.

Il s’inclina et arrondit son coude. Il sentitle bras de la duchesse s’y appuyer. Elle se prit à marcher ;il la suivit machinalement, attendant toujours le terrible exode desa philippique.

Mais elle allait en silence. Quand elles’arrêta, elle prononça seulement d’une voix calme :

– Don Ramire de Mendoze,asseyez-vous.

Notre bachelier leva enfin les yeux. Un bancde marbre était devant lui, au milieu d’une demi-lune de verdure,dont les deux cornes étaient marquées par deux statues. Au delà desstatues et derrière le banc, c’était un massif épais. La duchesses’assit. Mendoze prit place auprès d’elle.

Il y eut encore un silence.

– Don Ramire de Mendoze, reprit Eleonorde Tolède, sauriez-vous me dire ce qu’il y a autour de l’écussond’azur aux trois éperons d’or ?

Un soupir de soulagement s’éleva de lapoitrine de notre bachelier. Figurez-vous l’oiseau captif auquel onouvre tout à coup la porte de sa cage.

Les paroles de la devise vinrent d’elles-mêmessur ses lèvres ; mais son regard s’était levé vers laduchesse ; il demeura la bouche entr’ouverte et le rouge aufront.

– Madame, murmura-t-il, je me mets auxpieds de Votre Grâce… si mon amour audacieux est un crime, voici mavie pour l’expier… mais je ne vous tromperai pas… non ! lesparoles s’arrêteraient dans ma gorge !…

– Ignorez-vous ce que je vousdemande ? insista Eleonor dont les noirs sourcils sefroncèrent imperceptiblement.

– Madame, répondit cette fois Mendoze, onm’a déjà fait cette question à deux reprises, et ma réponse m’avalu confiance de deux illustres seigneurs : don Vincent deMoncade, marquis de Pescaire, et le duc de Medina-Celi, votreépoux. Je sais ce que vous me demandez, mais je ne puis m’enprévaloir, parce que le hasard seul…

– Appelles-tu hasard la Providence,enfant ? prononça la duchesse émue et grave.

Mendoze la regarda stupéfait.

– Qu’y a-t-il, voyons, qu’y a-t-il ?insista-t-elle avec une sorte de fièvre.

– Para aguijar a haron.

Le front d’Eleonor s’éclaira.

– Haro, hero, ero…murmura-t-elle, tu es beau comme était ton père !

– Que dites-vous ? s’écriaMendoze.

– C’était une fière devise,enfant !… Dieu se plaît souvent à briser notre orgueil…

Elle passa sa main sur ses tempes quifrissonnaient, et demeura un instant pensive.

Puis brusquement :

– Vous êtes brave et sans peur, n’est-cepas, don Ramire de Mendoze ?

– Madame… balbutia notre bachelier.

– Est-ce un amour profond, sérieux,dévoué, que vous avez pour dona Isabel ma fille ?… l’amourd’un chrétien et d’un chevalier ?

– L’amour qu’on n’a qu’une fois en savie, madame, répliqua Mendoze, appuyant sa main contre soncœur.

– À cet amour sauriez-vous toutsacrifier ?

– Mon sang et mon cœur !

– Vous le jurez ?

– Sur ma foi, je le jure,madame !

Eleonor de Tolède sembla hésiter. C’était sursa joue comme un flux et comme un reflux de rouge et de pâleur.Mendoze n’osait interroger, mais tout son être frémissait d’ardeuret d’aise. Cette femme, la mère de son adorée Isabel, était pourlui comme la madone vivante qu’on implore, et dont le culte inspireplus de tendresse encore que de respect. Au premier moment, cetteapparition avait glacé le sang de ses veines. Elle était laduchesse de Medina-Celi ! Pour le pauvre bachelier inconnu, satête ne se perdait-elle pas dans les nuages ? Et quepouvait-elle faire, sinon le chasser honteusement et durement. Maisun espoir était né parmi cette crainte. Cet examen qu’on luifaisait subir devait avoir un but. Il faut le répéter : toutson être frémissait d’aise et d’ardeur à la pensée qu’on allaitmettre une épée dans sa main peut-être et lui demander sa vie.C’était un beau dénouement pour la romanesque idylle de sajeunesse. Cela lui plaisait, il voulait bien mourir ainsi.

– Madame, dit-il, – voyant que laduchesse gardait le silence, – ne doutez point de moi : jesuis prêt.

Dona Eleonor sembla s’éveiller de sa profonderêverie.

– Nous vous devons déjà beaucoup,seigneur Mendoze, répliqua-t-elle ; je vous prie de bien pesermes questions, avant d’y répondre, avec réflexion, avec franchise…Connaissiez-vous le duc de Medina quand vous lui avez portésecours ?

– Toute l’Espagne connaît le bon duc,madame, repartit Mendoze ; je le respectais et je l’aimais… jene l’avais jamais vu.

– Est-ce par hasard ou par votre volontéque vous vous êtes approché de la forteresse précisément à l’heureoù le duc Hernan tentait de briser ses fers ?

– Par ma volonté.

– Alors vous étiez chargé d’unemission ?

– Non, madame… Je m’étais donné àmoi-même mission de sauver le père de dona Isabel.

– Vous saviez donc ?…

– J’avais surpris, en quittant votreescorte, le secret des assassins.

– C’est bien vous qui vous êtes introduitdans la ville à la faveur de notre entrée ?

– C’est moi… je vous prie humblement devouloir me pardonner.

– Pourquoi, connaissant le complot, nem’avez-vous point prévenue ?

– Je suis jeune, j’ai eu sans doute tropde confiance en moi-même.

La duchesse s’inclina en signe debienveillante approbation.

– Vos réponses sont d’un gentilhomme,seigneur Mendoze… J’ai foi en vous… Quand vous avez quitté le duc,mon époux, était-il encore en danger ?

– Il était libre : il avait uncheval et une épée !

– Et… regardez-moi en face, seigneurMendoze, l’homme que vous avez appelé ce matin duc de Medina-Celiest-il bien celui que vous sauvâtes hier par la miséricorde deDieu ?

Une expression d’étonnement vint sur le visagede Ramire.

– C’est le même homme, répliqua-t-ilaprès avoir un instant réfléchi.

– Vous en êtes sûr ?

– Écoutez-moi, madame… Il y a là quelquechose qui passe ma raison et mon intelligence : hier, j’ai vula foudre dans ces yeux qui, aujourd’hui, avaient éteint leuréclat… Hier, j’ai eu dans ma main la main d’un héros, et j’ai sentimon cœur s’exalter à ce contact ; aujourd’hui, un grandd’Espagne, fier et froid, m’a proposé une bourse… Y a-t-il un autresouffle dans cette poitrine ?… Nous ne sommes plus au siècledes malins enchanteurs… Et pourtant j’ai eu cette pensée : ily a ici quelque opération magique.

– Je vous demande votre impression,seigneur, insista la duchesse, en dehors de tout rêve et dans larigueur de votre bonne foi.

– Madame, je vous la donnerai :c’est le même visage et c’est la même taille ; ce sont lesmêmes gestes, c’est la même voix : c’est le mêmehomme !

Eleonor de Tolède courba la tête etmurmura :

– Comment les autres n’y seraient-ils pastrompés ?

– Don Ramire, reprit-elle en fixant surlui son regard assuré, – j’ai toute ma raison, j’ai tout mon calmeen face des événements cruels qui nous menacent… Voulez-vousenlever cette nuit dona Isabel de Guzman ?

Malgré le préambule qui accompagnait cetteoffre étrange, Mendoze ne put retenir un geste de stupeur.

– Il faut que nous nous séparions, elleet moi, poursuivit la duchesse, dont le sang-froid semblaitgrandir ; il faut qu’elle fuie, il faut que je combatte… Jen’ai confiance qu’en vous… Acceptez-vous, sur votre honneur, lemandat de la défendre, de l’aimer ? Et pourquoi hésiter d’êtreson époux si je meurs à la peine ?

Mendoze écoutait laborieusement ; ilfaisait effort pour comprendre ces paroles en apparence si simpleset si précises. La sueur découlait de son front à grosses gouttes,et il était plus pâle qu’un mort.

– Eh bien, fit la duchesse avec unenuance de hauteur dans l’accent, j’attends !

– Senora… balbutia enfin Mendoze, je nesuis pas le jouet d’un songe, n’est-ce pas ?… vous avez biendit : « la défendre, l’aimer ?… » Oh ! ladéfendre jusqu’à mon dernier souffle, et l’adorer à deuxgenoux !… la servir… lui vouer mon existence tout entière…

Il était prosterné devant Eleonor. Lesdernières paroles tombèrent de sa lèvre comme un murmure.

– Par la Vierge sainte ! s’écriaEleonor de Tolède, ce n’est pas un soupirant énervé qu’il me faut àcette heure, don Ramire ! Tenez vous debout comme un homme. Jeveux un soldat, non point un troubadour !

Avant de se relever, Mendoze pressa ses mainscontre sa bouche.

– Bien, cela ! fit-elle ensouriant ; votre lèvre m’a brûlée comme un fer chaud. Vousavez du bon sang dans les veines !… Ramire, mon ami, peut-êtremon fils, voici un payement que vous préférez à l’autre, n’est-ilpas vrai ? Je m’entends mieux que l’homme de ce matin à solderles dettes du bon duc !… La méridienne s’achève, le temps nouspresse ; écoutez et souvenez-vous !… Deux bons chevaux,rien que deux : vous partirez seul ce soir, à onze heures dela nuit, à la poterne qui donne sur l’abreuvoir de Cid-Abdallah…C’est moi qui vous conduirai ma fille… Ventre-à-terre jusqu’àLlerena, où vous trouverez le premier relais !… Puisventre-à-terre encore, et, une fois à mon château de Penamacor,courage de loin si l’ennemi se montre !… Qu’il porte la livréedu ministre, la soutane du saint tribunal, les couleurs du roi oula cocarde du diable, défends ton droit, Mendoze, défends tonchâteau, je te le donne, défends ta femme, tu l’aurasconquise !…

*

**

Au fond de ce massif épais qui entourait lebanc de marbre, Encarnacion s’appuyait à un arbre, don Juan deHaro, comte de Palomas, était couché sur la mousse.

– Sont-ils partis ? demanda lecomte.

– Ils sont partis, répondit lasuivante.

Le comte se leva et rétablit paresseusement lasymétrie de sa toilette.

– Que penses-tu de cela, toi,mignonne ? fit-il du bout des lèvres.

– Je pense que l’aventure est étrange,répliqua la soubrette ; et je pense encore que, si j’étaishomme, je me ferais tuer pour cette femme-là, monseigneur.

Don Juan bâilla.

– J’ai cru qu’ils n’en finiraient pas,dit-il ; – le rustre a été parfait de sottise et de gaucherie…L’as-tu vu mettre la main sur son incommensurable épée ?J’avais envie d’aller quérir un paon rôti, sur un plat defer-blanc, pour qu’il fit le serment de don Quichotte !… Orçà, belle enfant, voici ma dernière bague… à onze heures précises,Diègue Solaz et douze alguazils seront cachés derrière l’abreuvoir…je me charge de la douce Isabel. Si le rustre échappe au trébuchet,tu es responsable, et je t’engage à faire ton testament… Si lerustre est pris au piège, tu auras les cent onces d’or promises parl’audience, et cent autres sur ma cassette… À ce soir[2] !

FIN

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