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Le Rosier de Mme Husson

Le Rosier de Mme Husson

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Le Rosier de Mme Husson

Nous venions de passer Gisors, où je m’étais réveillé en entendant le nom de la ville crié par les employés, et j’allais m’assoupir de nouveau, quand une secousse épouvantable me jeta sur la grosse dame qui me faisait vis-à-vis.

Une roue s’était brisée à la machine qui gisait en travers de la voie. Le tender et le wagon de bagages, déraillés aussi, s’étaient couchés à côté de cette mourante qui râlait, geignait, sifflait,soufflait, crachait, ressemblait à ces chevaux tombés dans la rue,dont le flanc bat, dont la poitrine palpite, dont les naseaux fument et dont tout le corps frissonne, mais qui ne paraissent plus capables du moindre effort pour se relever et se remettre à marcher.

Il n’y avait ni morts ni blessés, quelques contusionnés seulement, car le train n’avait pas encore repris son élan, et nous regardions, désolés, la grosse bête de fer estropiée, qui ne pourrait plus nous traîner et qui barrait la route pour longtempspeut-être, car il faudrait sans doute faire venir de Paris un trainde secours.

Il était alors dix heures du matin, et je me décidai tout desuite à regagner Gisors pour y déjeuner.

Tout en marchant sur la voie, je me disais : « Gisors, Gisors,mais je connais quelqu’un ici. Qui donc ? Gisors ?Voyons, j’ai un ami dans cette ville. » Un nom soudain jaillit dansmon souvenir : « Albert Marambot. » C’était un ancien camarade decollège, que je n’avais pas vu depuis douze ans au moins, et quiexerçait à Gisors la profession de médecin. Souvent il m’avaitécrit pour m’inviter ; j’avais toujours promis, sans tenir.Cette fois enfin, je profiterais de l’occasion.

Je demandai au premier passant : « Savez-vous où demeure M. ledocteur Marambot ? » Il répondit sans hésiter, avec l’accenttraînard des Normands : « Rue Dauphine. » J’aperçus en effet, surla porte de la maison indiquée, une grande plaque de cuivre oùétait gravé le nom de mon ancien camarade. Je sonnai ; mais laservante, une fille à cheveux jaunes, aux gestes lents, répétaitd’un air stupide : « I y est paas, i y est paas. »

J’entendais un bruit de fourchettes et de verres, et je criai :« Hé ! Marambot. » Une porte s’ouvrit, et un gros homme àfavoris parut, l’air mécontent, une serviette à la main.

Certes, je ne l’aurais pas reconnu. On lui aurait donnéquarante-cinq ans au moins, et, en une seconde, toute la vie deprovince m’apparut, qui alourdit, épaissit et vieillit. Dans unseul élan de ma pensée, plus rapide que mon geste pour lui tendrela main, je connus son existence, sa manière d’être, son genred’esprit et ses théories sur le monde. Je devinai les longs repasqui avaient arrondi son ventre, les somnolences après dîner, dansla torpeur d’une lourde digestion arrosée de cognac, et les vaguesregards jetés sur les malades avec la pensée de la poule rôtie quitourne devant le feu. Ses conversations sur la cuisine, sur lecidre, l’eau-de-vie et le vin, sur la manière de cuire certainsplats et de bien lier certaines sauces me furent révélées, rienqu’en apercevant l’empâtement rouge de ses joues, la lourdeur deses lèvres, l’éclat morne de ses yeux.

Je lui dis : « Tu ne me reconnais pas. Je suis Raoul Aubertin.»

Il ouvrit les bras et faillit m’étouffer, et sa première phrasefut celle-ci :

– Tu n’as pas déjeuné, au moins ?

– Non.

– Quelle chance ! je me mets à table et j’ai une excellentetruite.

Cinq minutes plus tard je déjeunais en face de lui.

Je lui demandai :

– Tu es resté garçon ?

– Parbleu !

– Et tu t’amuses ici ?

– Je ne m’ennuie pas, je m’occupe. J’ai des malades, des amis.Je mange bien, je me porte bien, j’aime à rire et chasser. Çava.

– La vie n’est pas trop monotone dans cette petiteville ?

– Non, mon cher, quand on sait s’occuper. Une petite ville, ensomme, c’est comme une grande. Les événements et les plaisirs ysont moins variés, mais on leur prête plus d’importance ; lesrelations y sont moins nombreuses, mais on se rencontre plussouvent. Quand on connaît toutes les fenêtres d’une rue, chacuned’elles vous occupe et vous intrigue davantage qu’une rue entière àParis.

C’est très amusant, une petite ville, tu sais, très amusant,très amusant. Tiens, celle-ci, Gisors, je la connais sur le bout dudoigt depuis son origine jusqu’à aujourd’hui. Tu n’as pas idéecomme son histoire est drôle.

– Tu es de Gisors ?

– Moi ? Non. Je suis de Gournay, sa voisine et sa rivale.Gournay est à Gisors ce que Lucullus était à Cicéron. Ici, tout estpour la gloire, on dit : « les orgueilleux de Gisors ». À Gournay,tout est pour le ventre, on dit : « les maqueux de Gournay ».Gisors méprise Gournay, mais Gournay rit de Gisors. C’est trèscomique, ce pays-ci.

Je m’aperçus que je mangeais quelque chose de vraiment exquis,des œufs mollets enveloppés dans un fourreau de gelée de viandearomatisée aux herbes et légèrement saisie dans la glace.

Je dis en claquant la langue pour flatter Marambot : « Bon,ceci. »

Il sourit : « Deux choses nécessaires, de la bonne gelée,difficile à obtenir, et de bons œufs. Oh ! les bons œufs, quec’est rare, avec le jaune un peu rouge, bien savoureux ! Moi,j’ai deux basses-cours, une pour l’œuf, l’autre pour la volaille.Je nourris mes pondeuses d’une manière spéciale. J’ai mes idées.Dans l’œuf comme dans la chair du poulet, du bœuf ou du mouton,dans le lait, dans tout, on retrouve et on doit goûter le suc, laquintessence des nourritures antérieures de la bête. Comme onpourrait mieux manger si on s’occupait davantage de cela !»

Je riais.

– Tu es donc gourmand ?

– Parbleu ! Il n’y a que les imbéciles qui ne soient pasgourmands. On est gourmand comme on est artiste, comme on estinstruit, comme on est poète. Le goût, mon cher, c’est un organedélicat, perfectible et respectable comme l’œil et l’oreille.Manquer de goût, c’est être privé d’une faculté exquise, de lafaculté de discerner la qualité des aliments, comme on peut êtreprivé de celle de discerner les qualités d’un livre ou d’une œuvred’art ; c’est être privé d’un sens essentiel, d’une partie dela supériorité humaine ; c’est appartenir à une desinnombrables classes d’infirmes, de disgraciés et de sots dont secompose notre race ; c’est avoir la bouche bête, en un mot,comme on a l’esprit bête. Un homme qui ne distingue pas unelangouste d’un homard, un hareng, cet admirable poisson qui porteen lui toutes les saveurs, tous les arômes de la mer, d’unmaquereau ou d’un merlan, et une poire crassane d’une duchesse, estcomparable à celui qui confondrait Balzac avec Eugène Sue, unesymphonie de Beethoven avec une marche militaire d’un chef demusique de régiment, et l’Apollon du Belvédère avec la statue dugénéral de Blanmont !

– Qu’est-ce donc que le général de Blanmont ?

– Ah ! c’est vrai, tu ne sais pas. On voit bien que tu n’espoint de Gisors ? Mon cher, je t’ai dit tout à l’heure qu’onappelait les habitants de cette ville les « orgueilleux de Gisors »et jamais épithète ne fut mieux méritée. Mais déjeunons d’abord, etje te parlerai de notre ville en te la faisant visiter.

Il cessait de parler de temps en temps pour boire lentement undemi-verre de vin qu’il regardait avec tendresse en le reposant surla table.

Une serviette nouée au col, les pommettes rouges, l’œil excité,les favoris épanouis autour de sa bouche en travail, il étaitamusant à voir.

Il me fit manger jusqu’à la suffocation. Puis, comme je voulaisregagner la gare, il me saisit le bras et m’entraîna par les rues.La ville, d’un joli caractère provincial, dominée par saforteresse, le plus curieux monument de l’architecture militaire duVIIe siècle qui soit en France, domine à son tour une longue etverte vallée où les lourdes vaches de Normandie broutent etruminent dans les pâturages.

Le docteur me dit : « Gisors, ville de 4 000 habitants, auxconfins de l’Eure, mentionnée déjà dans les Commentaires de César :Caesaris ostium, puis Caesartium, Caesortium, Gisortium, Gisors. Jene te mènerai pas visiter le campement de l’armée romaine dont lestraces sont encore très visibles. »

Je riais et je répondis : « Mon cher, il me semble que tu esatteint d’une maladie spéciale que tu devrais étudier, toi médecin,et qu’on appelle l’esprit de clocher. »

Il s’arrêta net : « L’esprit de clocher, mon ami, n’est pasautre chose que le patriotisme naturel. J’aime ma maison, ma villeet ma province par extension, parce que j’y trouve encore leshabitudes de mon village ; mais si j’aime la frontière, si jela défends, si je me fâche quand le voisin y met le pied, c’estparce que je me sens déjà menacé dans ma maison, parce que lafrontière que je ne connais pas est le chemin de ma province. Ainsimoi, je suis Normand, un vrai Normand ; eh bien, malgré marancune contre l’Allemand et mon désir de vengeance, je ne ledéteste pas, je ne le hais pas d’instinct comme je hais l’Anglais,l’ennemi véritable, l’ennemi héréditaire, l’ennemi naturel duNormand, parce que l’Anglais a passé sur ce sol habité par mesaïeux, l’a pillé et ravagé vingt fois, et que l’aversion de cepeuple perfide m’a été transmise avec la vie, par mon père… Tiens,voici la statue du général.

– Quel général ?

– Le général de Blanmont ! Il nous fallait une statue. Nousne sommes pas pour rien les orgueilleux de Gisors ! Alors nousavons découvert le général de Blanmont. Regarde donc la vitrine dece libraire.

Il m’entraîna vers la devanture d’un libraire où une quinzainede volumes jaunes, rouges ou bleus attiraient l’œil.

En lisant les titres, un rire fou me saisit ; c’étaient :Gisors, ses origines, son avenir, par M. X…, membre de plusieurssociétés savantes ;

Histoire de Gisors, par l’abbé A… ;

Gisors, de César à nos jours, par M. B…, propriétaire ;

Gisors et ses environs, par le docteur C. D… ;

Les Gloires de Gisors, par un chercheur.

– Mon cher, reprit Marambot, il ne se passe pas une année, pasune année, tu entends bien, sans que paraisse ici une nouvellehistoire de Gisors : nous en avons vingt-trois.

– Et les gloires de Gisors ? demandai-je.

– Oh ! je ne te les dirai pas toutes, je te parleraiseulement des principales. Nous avons eu d’abord le général deBlanmont, puis le baron Davillier, le célèbre céramiste qui futl’explorateur de l’Espagne et des Baléares et révéla auxcollectionneurs les admirables faïences hispano-arabes. Dans leslettres, un journaliste de grand mérite, mort aujourd’hui, CharlesBrainne, et parmi les bien vivants le très éminent directeur duNouvelliste de Rouen, Charles Lapierre… et encore beaucoupd’autres, beaucoup d’autres…

Nous suivions une longue rue, légèrement en pente, chauffée d’unbout à l’autre par le soleil de juin, qui avait fait rentrer chezeux les habitants.

Tout à coup, à l’autre bout de cette voie, un homme apparut, univrogne qui titubait.

Il arrivait, la tête en avant, les bras ballants, les jambesmolles, par périodes de trois, six ou dix pas rapides, que suivaittoujours un repos. Quand son élan énergique et court l’avait portéau milieu de la rue, il s’arrêtait net et se balançait sur sespieds, hésitant entre la chute et une nouvelle crise d’énergie.Puis il repartait brusquement dans une direction quelconque. Ilvenait alors heurter une maison sur laquelle il semblait se coller,comme s’il voulait entrer dedans, à travers le mur. Puis il seretournait d’une secousse et regardait devant lui, la boucheouverte, les yeux clignotants sous le soleil, puis d’un coup dereins, détachant son dos de la muraille, il se remettait enroute.

Un petit chien jaune, un roquet famélique, le suivait enaboyant, s’arrêtant quand il s’arrêtait, repartant quand ilrepartait.

– Tiens, dit Marambot, voilà le rosier de Mme Husson.

Je fus très surpris et je demandai : « Le rosier de Mme Husson,qu’est-ce que tu veux dire par là ? »

Le médecin se mit à rire.

– Oh ! c’est une manière d’appeler les ivrognes que nousavons ici. Cela vient d’une vieille histoire passée maintenant àl’état de légende, bien qu’elle soit vraie en tous points.

– Est-elle drôle, ton histoire ?

– Très drôle.

– Alors, raconte-la.

– Très volontiers. Il y avait autrefois dans cette ville unevieille dame, très vertueuse et protectrice de la vertu, quis’appelait Mme Husson. Tu sais, je te dis les noms véritables etpas des noms de fantaisie. Mme Husson s’occupait particulièrementdes bonnes œuvres, de secourir les pauvres et d’encourager lesméritants. Petite, trottant court, ornée d’une perruque de soienoire, cérémonieuse, polie, en fort bons termes avec le bon Dieureprésenté par l’abbé Malou, elle avait une horreur profonde, unehorreur native du vice, et surtout du vice que l’Église appelleluxure. Les grossesses avant mariage la mettaient hors d’elle,l’exaspéraient jusqu’à la faire sortir de son caractère.

Or c’était l’époque où l’on couronnait des rosières aux environsde Paris, et l’idée vint à Mme Husson d’avoir une rosière àGisors.

Elle s’en ouvrit à l’abbé Malou, qui dressa aussitôt une listede candidates.

Mais Mme Husson était servie par une bonne, par une vieillebonne nommée Françoise, aussi intraitable que sa patronne.

Dès que le prêtre fut parti, la maîtresse appela sa servante etlui dit :

– Tiens, Françoise, voici les filles que me propose M. le curépour le prix de vertu ; tâche de savoir ce qu’on pense d’ellesdans le pays.

Et Françoise se mit en campagne. Elle recueillit tous lespotins, toutes les histoires, tous les propos, tous les soupçons.Pour ne rien oublier, elle écrivait cela avec la dépense, sur sonlivre de cuisine et le remettait chaque matin à Mme Husson, quipouvait lire, après avoir ajusté ses lunettes sur son nez mince:

Pain … quatre sous.

Lait … deux sous.

Beurre… huit sous.

Malvina Levesque s’a dérangé l’an dernier avec MathurinPoilu.

Un gigot … vingt-cinq sous.

Sel … un sou.

Rosalie Vatinel qu’a été rencontrée dans le bois Riboudet avecCésaire Piénoir par Mme Onésime repasseuse, le vingt juillet à labrune.

Radis … un sou.

Vinaigre … deux sous.

Sel d’oseille … deux sous.

Joséphine Durdent qu’on ne croit pas qu’al a fauté nonobstantqu’al est en correspondance avec le fil Oportun qu’est en service àRouen et qui lui a envoyé un bonnet en cado par la diligence.

Pas une ne sortit intacte de cette enquête scrupuleuse.Françoise interrogeait tout le monde, les voisins, lesfournisseurs, l’instituteur, les sœurs de l’école et recueillaitles moindres bruits.

Comme il n’est pas une fille dans l’univers sur qui les commèresn’aient jasé, il ne se trouva pas dans le pays une seule jeunepersonne à l’abri d’une médisance.

Or Mme Husson voulait que la rosière de Gisors, comme la femmede César, ne fût même pas soupçonnée, et elle demeurait effarée,désolée, désespérée, devant le livre de cuisine de sa bonne.

On élargit alors le cercle des perquisitions jusqu’aux villagesenvironnants ; on ne trouva rien.

Le maire fut consulté. Ses protégées échouèrent. Celles du DrBarbesol n’eurent pas plus de succès, malgré la précision de sesgaranties scientifiques.

Or, un matin, Françoise, qui rentrait d’une course, dit à samaîtresse :

– Voyez-vous, madame, si vous voulez couronner quelqu’un, n’y aqu’Isidore dans la contrée. Mme Husson resta rêveuse.

Elle le connaissait bien, Isidore, le fils de Virginie lafruitière. Sa chasteté proverbiale faisait la joie de Gisors depuisplusieurs années déjà, servait de thème plaisant aux conversationsde la ville et d’amusement pour les filles qui s’égayaient à letaquiner. Âgé de vingt ans passés, grand, gauche, lent et craintif,il aidait sa mère dans son commerce et passait ses jours à éplucherdes fruits ou des légumes, assis sur une chaise devant laporte.

Il avait une peur maladive des jupons qui lui faisait baisserles yeux dès qu’une cliente le regardait en souriant, et cettetimidité bien connue le rendait le jouet de tous les espiègles dupays.

Les mots hardis, les gauloiseries, les allusions graveleuses lefaisaient rougir si vite que le Dr Barbesol l’avait surnommé lethermomètre de la pudeur. Savait-il ou ne savait-il pas ? sedemandaient les voisins, les malins. Était-ce le simplepressentiment de mystères ignorés et honteux, ou bien l’indignationpour les vils contacts ordonnés par l’amour qui semblait émouvoirsi fort le fils de la fruitière Virginie ? Les galopins dupays, en courant devant sa boutique, hurlaient des ordures à pleinebouche afin de le voir baisser les yeux ; les filless’amusaient à passer et repasser devant lui en disant despolissonneries qui le faisaient rentrer dans la maison. Les plushardies le provoquaient ouvertement, pour rire, pour s’amuser, luidonnaient des rendez-vous, lui proposaient un tas de chosesabominables.

Donc Mme Husson était devenue rêveuse.

Certes, Isidore était un cas de vertu exceptionnel, notoire,inattaquable. Personne, parmi les plus sceptiques, parmi les plusincrédules, n’aurait pu, n’aurait osé soupçonner Isidore de la pluslégère infraction à une loi quelconque de la morale. On ne l’avaitjamais vu non plus dans un café, jamais rencontré le soir dans lesrues. Il se couchait à huit heures et se levait à quatre. C’étaitune perfection, une perle.

Cependant Mme Husson hésitait encore. L’idée de substituer unrosier à une rosière la troublait, l’inquiétait un peu, et elle serésolut à consulter l’abbé Malou.

L’abbé Malou répondit : « Qu’est-ce que vous désirezrécompenser, madame ? C’est la vertu, n’est-ce pas, et rienque la vertu.

« Que vous importe, alors, qu’elle soit mâle ou femelle !La vertu est éternelle, elle n’a pas de patrie et pas de sexe :elle est la Vertu. »

Encouragée ainsi, Mme Husson alla trouver le maire.

Il approuva tout à fait. « Nous ferons une belle cérémonie,dit-il. Et une autre année, si nous trouvons une femme aussi dignequ’Isidore nous couronnerons une femme. C’est même là un belexemple que nous donnerons à Nanterre. Ne soyons pas exclusifs,accueillons tous les mérites. »

Isidore, prévenu, rougit très fort et sembla content.

Le couronnement fut donc fixé au 15 août, fête de la ViergeMarie et de l’empereur Napoléon.

La municipalité avait décidé de donner un grand éclat à cettesolennité et on avait disposé l’estrade sur les Couronneaux,charmant prolongement des remparts de la vieille forteresse où jete mènerai tout à l’heure.

Par une naturelle révolution de l’esprit public, la vertud’Isidore, bafouée jusqu’à ce jour, était devenue soudainrespectable et enviée depuis qu’elle devait lui rapporter 500francs, plus un livret de caisse d’épargne, une montagne deconsidération et de la gloire à revendre. Les filles maintenantregrettaient leur légèreté, leurs rires, leurs allureslibres ; et Isidore, bien que toujours modeste et timide,avait pris un petit air satisfait qui disait sa joieintérieure.

Dès la veille du 15 août, toute la rue Dauphine était pavoiséede drapeaux. Ah ! j’ai oublié de te dire à la suite de quelévénement cette voie avait été appelée rue Dauphine.

Il paraîtrait que la Dauphine, une dauphine, je ne sais pluslaquelle, visitant Gisors, avait été tenue si longtemps enreprésentation par les autorités, que, au milieu d’une promenadetriomphale à travers la ville, elle arrêta le cortège devant unedes maisons de cette rue et s’écria : « Oh ! la joliehabitation, comme je voudrais la visiter ! À qui doncappartient-elle ? » On lui nomma le propriétaire, qui futcherché, trouvé et amené, confus et glorieux, devant laprincesse.

Elle descendit de voiture, entra dans la maison, prétendit laconnaître du haut en bas et resta même enfermée quelques instantsseule dans une chambre.

Quand elle ressortit, le peuple, flatté de l’honneur fait à uncitoyen de Gisors, hurla : « Vive la Dauphine ! » Mais unechansonnette fut rimée par un farceur, et la rue garda le nom del’altesse royale, car :

{verse

La princesse très pressée,

Sans cloche, prêtre ou bedeau,

L’avait, avec un peu d’eau,

Baptisée.

{verse

Mais je reviens à Isidore.

On avait jeté des fleurs tout le long du parcours du cortège,comme on fait aux processions de la Fête-Dieu, et la gardenationale était sur pied, sous les ordres de son chef, lecommandant Desbarres, un vieux solide de la Grande Armée quimontrait avec orgueil, à côté du cadre contenant la croix d’honneurdonnée par l’Empereur lui-même, la barbe d’un cosaque cueillie d’unseul coup de sabre au menton de son propriétaire par le commandant,pendant la retraite de Russie.

Le corps qu’il commandait était d’ailleurs un corps d’élitecélèbre dans toute la province, et la compagnie des grenadiers deGisors se voyait appelée à toutes les fêtes mémorables dans unrayon de quinze à vingt lieues. On raconte que le roiLouis-Philippe, passant en revue les milices de l’Eure, s’arrêtaémerveillé devant la compagnie de Gisors, et s’écria : « Oh !quels sont ces beaux grenadiers ?

– Ceux de Gisors, répondit le général.

– J’aurais dû m’en douter » murmura le roi.

Le commandant Desbarres s’en vint donc avec ses hommes, musiqueen tête, chercher Isidore dans la boutique de sa mère.

Après un petit air joué sous ses fenêtres, le Rosier lui-mêmeapparut sur le seuil.

Il était vêtu de coutil blanc des pieds à la tête, et coifféd’un chapeau de paille qui portait, comme cocarde, un petit bouquetde fleurs d’oranger.

Cette question du costume avait beaucoup inquiété Mme Husson,qui hésita longtemps entre la veste noire des premiers communiantset le complet tout à fait blanc. Mais Françoise, sa conseillère, ladécida pour le complet blanc en faisant voir que le Rosier auraitl’air d’un cygne.

Derrière lui parut sa protectrice, sa marraine, Mme Hussontriomphante. Elle prit son bras pour sortir, et le maire se plaçade l’autre côté du Rosier. Les tambours battaient. Le commandantDesbarres commanda : « Présentez armes ! » Le cortège se remiten marche vers l’église, au milieu d’un immense concours de peuplevenu de toutes les communes voisines.

Après une courte messe et une allocution touchante de l’abbéMalou, on repartit vers les Couronneaux où le banquet était servisous une tente.

Avant de se mettre à table, le maire prit la parole. Voici sondiscours textuel. Je l’ai appris par cœur, car il est beau :

« Jeune homme, une femme de bien, aimée des pauvres et respectéedes riches, Mme Husson, que le pays tout entier remercie ici par mavoix, a eu la pensée, l’heureuse et bienfaisante pensée, de fonderen cette ville un prix de vertu qui serait un précieuxencouragement offert aux habitants de cette belle contrée.

« Vous êtes, jeune homme, le premier élu, le premier couronné decette dynastie de la sagesse et de la chasteté. Votre nom resteraen tête de cette liste des plus méritants ; et il faudra quevotre vie, comprenez-le bien, que votre vie tout entière réponde àcet heureux commencement. Aujourd’hui, en face de cette noble femmequi récompense votre conduite, en face de ces soldats-citoyens quiont pris les armes en votre honneur, en face de cette populationémue, réunie pour vous acclamer, ou plutôt pour acclamer en vous lavertu, vous contractez l’engagement solennel envers la ville,envers nous tous, de donner jusqu’à votre mort l’excellent exemplede votre jeunesse.

« Ne l’oubliez point, jeune homme. Vous êtes la première grainejetée dans ce champ de l’espérance, donnez-nous les fruits que nousattendons de vous. »

Le maire fit trois pas, ouvrit les bras et serra contre son cœurIsidore qui sanglotait.

Il sanglotait, le Rosier, sans savoir pourquoi, d’émotionconfuse, d’orgueil, d’attendrissement vague et joyeux.

Puis le maire lui mit dans une main une bourse de soie oùsonnait de l’or, cinq cents francs en or !… et dans l’autre unlivret de caisse d’épargne. Et il prononça d’une voix solennelle :« Hommage, gloire et richesse à la vertu. »

Le commandant Desbarres hurlait : « Bravo ! » Lesgrenadiers vociféraient, le peuple applaudit.

À son tour Mme Husson s’essuya les yeux.

Puis on prit place autour de la table où le banquet étaitservi.

Il fut interminable et magnifique. Les plats suivaient lesplats ; le cidre jaune et le vin rouge fraternisaient dans lesverres voisins et se mêlaient dans les estomacs. Les chocsd’assiettes, les voix et la musique qui jouait en sourdinefaisaient une rumeur continue, profonde, s’éparpillant dans le cielclair où volaient les hirondelles. Mme Husson rajustait par momentssa perruque de soie noire chavirée sur une oreille et causait avecl’abbé Malou. Le maire, excité, parlait politique avec lecommandant Desbarres, et Isidore mangeait, Isidore buvait, comme iln’avait jamais bu et mangé ! Il prenait et reprenait de tout,s’apercevant pour la première fois qu’il est doux de sentir sonventre s’emplir de bonnes choses qui font plaisir d’abord enpassant dans la bouche. Il avait desserré adroitement la boucle deson pantalon qui le serrait sous la pression croissante de sonbedon, et silencieux, un peu inquiété cependant par une tache devin tombée sur son veston de coutil, il cessait de mâcher pourporter son verre à sa bouche, et l’y garder le plus possible, caril goûtait avec lenteur.

L’heure des toasts sonna. Ils furent nombreux et très applaudis.Le soir venait ; on était à table depuis midi. Déjà flottaientdans la vallée les vapeurs fines et laiteuses, léger vêtement denuit des ruisseaux et des prairies ; le soleil touchait àl’horizon ; les vaches beuglaient au loin dans les brumes despâturages. C’était fini : on redescendait vers Gisors. Le cortège,rompu maintenant, marchait en débandade. Mme Husson avait pris lebras d’Isidore et lui faisait des recommandations nombreuses,pressantes, excellentes.

Ils s’arrêtèrent devant la porte de la fruitière, et le Rosierfut laissé chez sa mère.

Elle n’était point rentrée. Invitée par sa famille à célébreraussi le triomphe de son fils, elle avait déjeuné chez sa sœur,après avoir suivi le cortège jusqu’à la tente du banquet.

Donc Isidore resta seul dans la boutique où pénétrait lanuit.

Il s’assit sur une chaise, agité par le vin et par l’orgueil, etregarda autour de lui. Les carottes, les choux, les oignonsrépandaient dans la pièce fermée leur forte senteur de légumes,leur aromes jardiniers et rudes, auxquels se mêlaient une douce etpénétrante odeur de fraises et le parfum léger, le parfum fuyantd’une corbeille de pêches.

Le Rosier en prit une et la mangea à pleines dents, bien qu’ileût le ventre rond comme une citrouille. Puis tout à coup, affoléde joie, il se mit à danser ; et quelque chose sonna dans saveste.

Il fut surpris, enfonça ses mains en ses poches et ramena labourse aux cinq cents francs qu’il avait oubliée dans sonivresse ! Cinq cents francs ! quelle fortune ! Ilversa les louis sur le comptoir et les étala d’une lente caresse desa main grande ouverte pour les voir tous en même temps. Il y enavait vingt-cinq, vingt-cinq pièces rondes, en or ! toutes enor ! Elles brillaient sur le bois dans l’ombre épaissie, et illes comptait et les recomptait, posant le doigt sur chacune etmurmurant : « Une, deux, trois, quatre, cinq, – cent ; – six,sept, huit, neuf, dix, – deux cents » ; puis il les remit danssa bourse qu’il cacha de nouveau dans sa poche.

Qui saura et qui pourrait dire le combat terrible livré dansl’âme du Rosier entre le mal et le bien, l’attaque tumultueuse deSatan, ses ruses, les tentations qu’il jeta en ce cœur timide etvierge ? Quelles suggestions, quelles images, quellesconvoitises inventa le Malin pour émouvoir et perdre cet élu ?Il saisit son chapeau, l’élu de Mme Husson, son chapeau qui portaitencore le petit bouquet de fleurs d’oranger, et, sortant par laruelle derrière la maison, il disparut dans la nuit.

 

La fruitière Virginie, prévenue que son fils était rentré,revint presque aussitôt et trouva la maison vide. Elle attendit,sans s’étonner d’abord ; puis, au bout d’un quart d’heure,elle s’informa. Les voisins de la rue Dauphine avaient vu entrerIsidore et ne l’avaient point vu ressortir. Donc on le chercha : onne le découvrit point. La fruitière, inquiète, courut à la mairie :le maire ne savait rien, sinon qu’il avait laissé le Rosier devantsa porte. Mme Husson venait de se coucher quand on l’avertit queson protégé avait disparu. Elle remit aussitôt sa perruque, se levaet vint elle-même chez Virginie. Virginie, dont l’âme populaireavait l’émotion rapide, pleurait toutes ses larmes au milieu de seschoux, de ses carottes et de ses oignons.

On craignait un accident. Lequel ? Le commandant Desbarresprévint la gendarmerie qui fit une ronde autour de la ville ;et on trouva, sur la route de Pontoise, le petit bouquet de fleursd’oranger. Il fut placé sur une table autour de laquelledélibéraient les autorités. Le Rosier avait dû être victime d’uneruse, d’une machination, d’une jalousie ; mais comment ?Quel moyen avait-on employé pour enlever cet innocent, et dans quelbut ?

Las de chercher sans trouver, les autorités se couchèrent.Virginie seule veilla dans les larmes.

Or, le lendemain soir, quand passa, à son retour, la diligencede Paris, Gisors apprit avec stupeur que son Rosier avait arrêté lavoiture à deux cents mètres du pays, était monté, avait payé saplace en donnant un louis dont on lui remit la monnaie, et qu’ilétait descendu tranquillement dans le cœur de la grande ville.

L’émotion devint considérable dans le pays. Des lettres furentéchangées entre le maire et le chef de la police parisienne, maisn’amenèrent aucune découverte.

Les jours suivaient les jours, la semaine s’écoula.

Or, un matin, le Dr Barbesol, sorti de bonne heure, aperçut,assis sur le seuil d’une porte, un homme vêtu de toile grise, etqui dormait la tête contre le mur. Il s’approcha et reconnutIsidore. Voulant le réveiller, il n’y put parvenir. L’ex-Rosierdormait d’un sommeil profond, invincible, inquiétant, et lemédecin, surpris, alla requérir de l’aide afin de porter le jeunehomme à la pharmacie Boncheval. Lorsqu’on le souleva, une bouteillevide apparut, cachée sous lui, et, l’ayant flairée, le docteurdéclara qu’elle avait contenu de l’eau-de-vie. C’était un indicequi servit pour les soins à donner. Ils réussirent. Isidore étaitivre, ivre et abruti par huit jours de soûlerie, ivre et dégoûtantà n’être pas touché par un chiffonnier. Son beau costume de coutilblanc était devenu une loque grise, jaune, graisseuse, fangeuse,déchiquetée, ignoble ; et sa personne sentait toutes sortesd’odeurs d’égout, de ruisseau et de vice.

Il fut lavé, sermonné, enfermé, et pendant quatre jours nesortit point. Il semblait honteux et repentant. On n’avait retrouvésur lui ni la bourse aux cinq cents francs, ni le livret de caissed’épargne, ni même sa montre d’argent, héritage sacré laissé parson père le fruitier.

Le cinquième jour, il se risqua dans la rue Dauphine. Lesregards curieux le suivaient et il allait le long des maisons latête basse, les yeux fuyants. On le perdit de vue à la sortie dupays vers la vallée ; mais deux heures plus tard il reparut,ricanant et se heurtant aux murs. Il était ivre, complètementivre.

Rien ne le corrigea.

Chassé par sa mère, il devint charretier et conduisit lesvoitures de charbon de la maison Pougrisel, qui existe encoreaujourd’hui.

Sa réputation d’ivrogne devint si grande, s’étendit si loin,qu’à Évreux même on parlait du Rosier de Mme Husson, et lespochards du pays ont conservé ce surnom.

Un bienfait n’est jamais perdu.

 

Le Dr Marambot se frottait les mains en terminant son histoire.Je lui demandai :

– As-tu connu le Rosier, toi ?

– Oui, j’ai eu l’honneur de lui fermer les yeux.

– De quoi est-il mort ?

– Dans une crise de delirium tremens, naturellement.

Nous étions arrivés près de la vieille forteresse, amas demurailles ruinées que dominent l’énorme tour Saint-Thomas deCantorbéry et la tour dite du Prisonnier.

Marambot me conta l’histoire de ce prisonnier qui, au moyen d’unclou, couvrit de sculptures les murs de son cachot, en suivant lesmouvements du soleil à travers la fente étroite d’unemeurtrière.

Puis j’appris que Clotaire II avait donné le patrimoine deGisors à son cousin saint Romain, évêque de Rouen, que Gisors cessad’être la capitale de tout le Vexin après le traité deSaint-Clair-sur-Epte, que la ville est le premier point stratégiquede toute cette partie de la France et qu’elle fut, par suite de cetavantage, prise et reprise un nombre infini de fois. Sur l’ordre deGuillaume le Roux, le célèbre ingénieur Robert de Bellesme yconstruisit une puissante forteresse attaquée plus tard par Louisle Gros, puis par les barons normands, défendue par Robert deCandos, cédée enfin à Louis le Gros par Geoffroy Plantagenet,reprise par les Anglais à la suite d’une trahison des Templiers,disputée entre Philippe-Auguste et Richard Cœur de Lion, brûlée parÉdouard III d’Angleterre qui ne put prendre le château, enlevée denouveau par les Anglais en 1419, rendue plus tard à Charles VII parRichard de Marbury, prise par le duc de Calabre, occupée par laLigue, habitée par Henri IV, etc., etc… etc.

Et Marambot, convaincu, presque éloquent, répétait :

« Quels gueux, ces Anglais ! ! ! Et quelspochards, mon cher ; tous Rosiers, ces hypocrites-là. »

Puis après un silence, tendant son bras vers la mince rivièrequi brillait dans la prairie :

– Savais-tu qu’Henry Monnier fût un des pêcheurs les plusassidus des bords de l’Epte ?

– Non, je ne savais pas.

– Et Bouffé, mon cher, Bouffé a été ici peintre vitrier.

– Allons donc !

– Mais oui. Comment peux-tu ignorer ces choses-là ?

Chapitre 2Un échec

J’allais à Turin en traversant la Corse.

Je pris à Nice le bateau pour Bastia, et, dès que nous fûmes enmer, je remarquai, assise sur le pont, une jeune femme gentille etassez modeste, qui regardait au loin. Je me dis : « Tiens, voilà matraversée. »

Je m’installai en face d’elle et je la regardai en me demandanttout ce qu’on doit se demander quand on aperçoit une femme inconnuequi vous intéresse : sa condition, son âge, son caractère. Puis ondevine, par ce qu’on voit, ce qu’on ne voit pas. On sonde avecl’œil et la pensée les dedans du corsage et les dessous de la robe.On note la longueur du buste quand elle est assise ; on tâchede découvrir la cheville ; on remarque la qualité de la mainqui révélera la finesse de toutes les attaches, et la qualité del’oreille qui indique l’origine mieux qu’un extrait de naissancetoujours contestable. On s’efforce de l’entendre parler pourpénétrer la nature de son esprit, et les tendances de son cœur parles intonations de sa voix. Car le timbre et toutes les nuances dela parole montrent à un observateur expérimenté toute la contexturemystérieuse d’une âme, l’accord étant toujours parfait, bien quedifficile à saisir, entre la pensée même et l’organe quil’exprime.

Donc j’observais attentivement ma voisine, cherchant les signes,analysant ses gestes, attendant des révélations de toutes sesattitudes.

Elle ouvrit un petit sac et tira un journal. Je me frottai lesmains : « Dis-moi qui tu lis, je te dirai ce que tu penses. »

Elle commença par l’article de tête, avec un petit air contentet friand. Le titre de la feuille me sauta aux yeux : l’Écho deParis. Je demeurai perplexe. Elle lisait une chronique de Scholl.Diable ! c’était une scholliste – une scholliste ? Ellese mit à sourire : une gauloise. Alors pas bégueule, bon enfant.Très bien. Une scholliste – oui, ça aime l’esprit français, lafinesse et le sel, même le poivre. Bonne note. Et je pensai :voyons la contre-épreuve.

J’allai m’asseoir auprès d’elle et je me mis à lire, avec nonmoins d’attention, un volume de poésies que j’avais acheté audépart : la Chanson d’amour, par Félix Frank.

Je remarquai qu’elle avait cueilli le titre sur la couverture,d’un coup d’œil rapide, comme un oiseau cueille une mouche envolant. Plusieurs voyageurs passaient devant nous pour la regarder.Mais elle ne semblait penser qu’à sa chronique. Quand elle l’eutfinie, elle posa le journal entre nous deux.

Je la saluai et je lui dis :

– Me permettez-vous, madame, de jeter un coup d’œil sur cettefeuille ?

– Certainement, monsieur.

– Puis-je vous offrir, pendant ce temps, ce volume devers ?

– Certainement, monsieur ; c’est amusant ?

Je fus un peu troublé par cette question. On ne demande pas siun recueil de vers est amusant. Je répondis :

– C’est mieux que cela, c’est charmant, délicat et trèsartiste.

– Donnez alors.

Elle prit le livre, l’ouvrit et se mit à le parcourir avec unpetit air étonné prouvant qu’elle ne lisait pas souvent devers.

Parfois, elle semblait attendrie, parfois elle souriait, maisd’un autre sourire qu’en lisant son journal.

Soudain, je lui demandai :

– Cela vous plaît-il ?

– Oui, mais j’aime ce qui est gai, moi, ce qui est très gai, jene suis pas sentimentale.

Et nous commençâmes à causer. J’appris qu’elle était femme d’uncapitaine de dragons en garnison à Ajaccio et qu’elle allaitrejoindre son mari.

En quelques minutes, je devinai qu’elle ne l’aimait guère, cemari ! Elle l’aimait pourtant, mais avec réserve, comme onaime un homme qui n’a pas tenu grand’chose des espérances éveilléesaux jours des fiançailles. Il l’avait promenée de garnison engarnison, à travers un tas de petites villes tristes, sitristes ! Maintenant, il l’appelait dans cette île qui devaitêtre lugubre. Non, la vie n’était pas amusante pour tout le monde.Elle aurait encore préféré demeurer chez ses parents, à Lyon, carelle connaissait tout le monde à Lyon. Mais il lui fallait aller enCorse maintenant. Le ministre, vraiment, n’était pas aimable pourson mari, qui avait pourtant de très beaux états de services.

Et nous parlâmes des résidences qu’elle eût préférées. Jedemandai :

– Aimez-vous Paris ?

Elle s’écria :

– Oh ! monsieur, si j’aime Paris ! Est-il possible defaire une pareille question ? Et elle se mit à me parler deParis avec une telle ardeur, un tel enthousiasme, une tellefrénésie de convoitise que je pensai : « Voilà la corde dont ilfaut jouer. »

Elle adorait Paris, de loin, avec une rage de gourmandiserentrée, avec une passion exaspérée de provinciale, avec uneimpatience affolée d’oiseau en cage qui regarde un bois toute lajournée, de la fenêtre où il est accroché.

Elle se mit à m’interroger, en balbutiant d’angoisse ; ellevoulait tout apprendre, tout, en cinq minutes. Elle savait les nomsde tous les gens connus, et de beaucoup d’autres encore dont jen’avais jamais entendu parler.

– Comment est M. Gounod ? Et M. Sardou ? Oh !monsieur, comme j’aime les pièces de M. Sardou ! Comme c’estgai, spirituel ! Chaque fois que j’en vois une, je rêvependant huit jours ! J’ai lu aussi un livre de M. Daudet quim’a tant plu ! Sapho, connaissez-vous ça ? Est-il joligarçon, M. Daudet ? L’avez-vous vu ? Et M. Zola, commentest-il ? Si vous saviez comme Germinal m’a fait pleurer !Vous rappelez-vous le petit enfant qui meurt sans lumière ?Comme c’est terrible ! J’ai failli en faire une maladie. Çan’est pas pour rire, par exemple ! J’ai lu aussi un livre deM. Bourget, Cruelle énigme ! J’ai une cousine qui a si bienperdu la tête de ce roman-là qu’elle a écrit à M. Bourget. Moi,j’ai trouvé ça trop poétique. J’aime mieux ce qui est drôle.Connaissez-vous M. Grévin ? Et M. Coquelin ? Et M.Damala ? Et M. Rochefort ? On dit qu’il a tantd’esprit ! Et M. de Cassagnac ? Il paraît qu’il se battous les jours ?…

 

Au bout d’une heure environ, ses interrogations commençaient às’épuiser ; et ayant satisfait sa curiosité de la façon laplus fantaisiste, je pus parler à mon tour.

Je lui racontai des histoires du monde, du monde parisien, dugrand monde. Elle écoutait de toutes ses oreilles, de tout soncœur. Oh ! certes, elle a dû prendre une jolie idée des bellesdames, des illustres dames de Paris. Ce n’étaient qu’aventuresgalantes, que rendez-vous, que victoires rapides et défaitespassionnées. Elle me demandait de temps en temps :

– Oh ! c’est comme ça, le grand monde ?

Je souriais d’un air malin :

– Parbleu. Il n’y a que les petites bourgeoises qui mènent unevie plate et monotone par respect de la vertu, d’une vertu dontpersonne ne leur sait gré…

Et je me mis à saper la vertu à grands coups d’ironie, à grandscoups de philosophie, à grands coups de blague. Je me moquai avecdésinvolture des pauvres bêtes qui se laissent vieillir sans avoirrien connu de bon, de doux, de tendre ou de galant, sans avoirjamais savouré le délicieux plaisir des baisers dérobés, profonds,ardents, et cela parce qu’elles ont épousé une bonne cruche de maridont la réserve conjugale les laisse aller jusqu’à la mort dansl’ignorance de toute sensualité raffinée et de tout sentimentélégant.

Puis, je citai encore des anecdotes, des anecdotes de cabinetsparticuliers, des intrigues que j’affirmais connues de l’universentier. Et, comme refrain, c’était toujours l’éloge discret,secret, de l’amour brusque et caché, de la sensation volée comme unfruit, en passant, et oubliée aussitôt qu’éprouvée.

La nuit venait, une nuit calme et chaude. Le grand navire, toutsecoué par sa machine, glissait sur la mer, sous l’immense plafonddu ciel violet, étoilé de feu.

La petite femme ne disait plus rien. Elle respirait lentement etsoupirait parfois. Soudain elle se leva :

– Je vais me coucher, dit-elle, bonsoir, monsieur.

Et elle me serra la main.

Je savais qu’elle devait prendre le lendemain soir la diligencequi va de Bastia à Ajaccio à travers les montagnes, et qui reste enroute toute la nuit. Je répondis :

– Bonsoir, madame.

Et je gagnai, à mon tour, la couchette de ma cabine.

J’avais loué, dès le matin du lendemain, les trois places ducoupé, toutes les trois pour moi tout seul.

Comme je montais dans la vieille voiture qui allait quitterBastia, à la nuit tombante, le conducteur me demanda si je neconsentirais point à céder un coin à une dame.

Je demandai brusquement :

– À quelle dame ?

– À la dame d’un officier qui va à Ajaccio.

– Dites à cette personne que je lui offrirai volontiers uneplace.

Elle arriva, ayant passé la journée à dormir, disait-elle. Elles’excusa, me remercia et monta.

Ce coupé était une espèce de boîte hermétiquement close et neprenant jour que par les deux portes. Nous voici donc entête-à-tête, là dedans. La voiture allait au trot, au grandtrot ; puis elle s’engagea dans la montagne. Une odeur fraîcheet puissante d’herbes aromatiques entrait par les vitres baissées,cette odeur forte que la Corse répand autour d’elle, si loin queles marins la reconnaissent au large, odeur pénétrante comme lasenteur d’un corps, comme une sueur de la terre verte imprégnée deparfums, que le soleil ardent a dégagés d’elle, a évaporés dans levent qui passe.

Je me remis à parler de Paris, et elle recommença à m’écouteravec une attention fiévreuse. Mes histoires devenaient hardies,astucieusement décolletées, pleines de mots voilés et perfides, deces mots qui allument le sang.

La nuit était tombée tout à fait. Je ne voyais plus rien, pasmême la tache blanche que faisait tout à l’heure le visage de lajeune femme. Seule la lanterne du cocher éclairait les quatrechevaux qui montaient au pas.

Parfois le bruit d’un torrent roulant dans les rochers nousarrivait, mêlé au son des grelots, puis se perdait bientôt dans lelointain, derrière nous.

J’avançai doucement le pied, et je rencontrai le sien qu’elle neretira pas. Alors je ne remuai plus, j’attendis, et soudain,changeant de note, je parlai tendresse, affection. J’avais avancéla main et je rencontrai la sienne. Elle ne la retira pas non plus.Je parlais toujours, plus près de son oreille, tout près de sabouche. Je sentais déjà battre son cœur contre ma poitrine. Certes,il battait vite et fort – bon signe ; – alors, lentement, jeposai mes lèvres dans son cou, sûr que je la tenais, tellement sûrque j’aurais parié ce qu’on aurait voulu.

Mais, soudain, elle eut une secousse comme si elle se fûtréveillée, une secousse telle que j’allai heurter l’autre bout ducoupé. Puis, avant que j’eusse pu comprendre, réfléchir, penser àrien, je reçus d’abord cinq ou six gifles épouvantables, puis unegrêle de coups de poing qui m’arrivaient, pointus et durs, tapantpartout, sans que je puisse les parer dans l’obscurité profonde quienveloppait cette lutte.

J’étendais les mains, cherchant, mais en vain, à saisir sesbras. Puis, ne sachant plus que faire, je me retournai brusquement,ne présentant plus à son attaque furieuse que mon dos, et cachantma tête dans l’encoignure des panneaux.

Elle parut comprendre, au son des coups peut-être, cettemanœuvre de désespéré, et elle cessa brusquement de me frapper.

Au bout de quelques secondes elle regagna son coin et se mit àpleurer par grands sanglots éperdus qui durèrent une heure aumoins.

Je m’étais rassis, fort inquiet et très honteux. J’aurais vouluparler, mais que lui dire ? Je ne trouvais rien !M’excuser ? C’était stupide ! Qu’est-ce que vous auriezdit, vous ! Rien non plus, allez.

Elle larmoyait maintenant et poussait parfois de gros soupirs,qui m’attendrissaient et me désolaient. J’aurais voulu la consoler,l’embrasser comme on embrasse les enfants tristes, lui demanderpardon, me mettre à ses genoux. Mais je n’osais pas.

C’est fort bête ces situations-là !

Enfin, elle se calma, et nous restâmes, chacun dans notre coin,immobiles et muets, tandis que la voiture allait toujours,s’arrêtant parfois pour relayer. Nous fermions alors bien vite lesyeux, tous les deux, pour n’avoir point à nous regarder quandentrait dans le coupé le vif rayon d’une lanterne d’écurie. Puis ladiligence repartait ; et toujours l’air parfumé et savoureuxdes montagnes corses nous caressait les joues et les lèvres, et megrisait comme du vin.

Cristi, quel bon voyage si… si ma compagne eût été moinssotte !

Mais le jour lentement se glissa dans la voiture, un jour pâlede première aurore. Je regardai ma voisine. Elle faisait semblantde dormir. Puis le soleil, levé derrière les montagnes, couvritbientôt de clarté un golfe immense tout bleu, entouré de montsénormes aux sommets de granit. Au bord du golfe une ville blanche,encore dans l’ombre, apparaissait devant nous.

Ma voisine alors fit semblant de s’éveiller, elle ouvrit lesyeux (ils étaient rouges), elle ouvrit la bouche comme pourbâiller, comme si elle avait dormi longtemps. Puis elle hésita,rougit, et balbutia :

– Serons-nous bientôt arrivés ?

– Oui, madame, dans une heure à peine.

Elle reprit en regardant au loin :

– C’est très fatigant de passer une nuit en voiture.

– Oh ! oui, cela casse les reins.

– Surtout après une traversée.

– Oh ! oui.

– C’est Ajaccio devant nous ?

– Oui, madame.

– Je voudrais bien être arrivée.

– Je comprends ça.

Le son de sa voix était un peu troublé ; son allure un peugênée, son œil un peu fuyant. Pourtant elle semblait avoir toutoublié.

Je l’admirais. Comme elles sont rouées d’instinct, cesmâtines-là ? Quelles diplomates !

Au bout d’une heure, nous arrivions, en effet ; et un granddragon, taillé en hercule, debout devant le bureau, agita unmouchoir en apercevant la voiture.

Ma voisine sauta dans ses bras avec élan et l’embrassa vingtfois au moins, en répétant : – Tu vas bien ? Comme j’avaishâte de te revoir !

Ma malle était descendue de l’impériale et je me retiraisdiscrètement quand elle me cria : – Oh ! monsieur, vous vousen allez sans me dire adieu.

Je balbutiai :

– Madame, je vous laissais à votre joie.

Alors elle dit à son mari : – Remercie monsieur, monchéri ; il a été charmant pour moi pendant tout le voyage. Ilm’a même offert une place dans le coupé qu’il avait pris pour luitout seul. On est heureux de rencontrer des compagnons aussiaimables.

Le mari me serra la main en me remerciant avec conviction.

La jeune femme souriait en nous regardant… Moi je devais avoirl’air fort bête !

Chapitre 3Enragée ?

Ma chère Geneviève, tu me demandes de te raconter mon voyage denoces. Comment veux-tu que j’ose ? Ah ! sournoise, qui nem’avais rien dit, qui ne m’avais même rien laissé deviner, mais là,rien de rien !… Comment ! tu es mariée depuis dix-huitmois, oui, depuis dix-huit mois, toi qui te dis ma meilleure amie,toi qui ne me cachais rien, autrefois, et tu n’as pas eu la charitéde me prévenir ? Si tu m’avais seulement donné l’éveil, si tum’avais mise en garde, si tu avais laissé entrer un simple soupçondans mon âme, un tout petit, tu m’aurais empêchée de faire unegrosse bêtise dont je rougis encore, dont mon mari rira jusqu’à samort, et dont tu es seule coupable !

Je me suis rendue affreusement ridicule à tout jamais ;j’ai commis une de ces erreurs dont le souvenir ne s’efface pas,par ta faute, par ta faute, méchante !… Oh ! si j’avaissu !

Tiens, je prends du courage en écrivant et je me décide à toutdire. Mais promets-moi de ne pas trop rire.

Ne t’attends pas à une comédie. C’est un drame.

Tu te rappelles mon mariage. Je devais partir le soir même pourmon voyage de noces. Certes, je ne ressemblais guère à la Paulette,dont Gyp nous a si drôlement conté l’histoire dans un spirituelroman : Autour du mariage. Et si ma mère m’avait dit, comme Mmed’Hautretan à sa fille : – « Ton mari te prendra dans ses bras… et…», je n’aurais certes pas répondu comme Paulette en éclatant derire : « Ne va pas plus loin, maman… je sais tout ça aussi bien quetoi, va… »

Moi je ne savais rien du tout, et maman, ma pauvre maman quetout effraye, n’a pas osé effleurer ce sujet délicat.

Donc, à cinq heures du soir, après la collation, on nous aprévenus que la voiture nous attendait. Les invités étaient partis,j’étais prête. Je me rappelle encore le bruit des malles dansl’escalier et la voix de nez de papa, qui ne voulait pas avoirl’air de pleurer. En m’embrassant, le pauvre homme m’a dit : « Boncourage ! » comme si j’allais me faire arracher une dent.Quant à maman, c’était une fontaine. Mon mari me pressait pouréviter ces adieux difficiles, j’étais moi-même tout en larmes,quoique bien heureuse. Cela ne s’explique guère, et pourtant c’estvrai. Tout à coup, je sentis quelque chose qui tirait ma robe.C’était Bijou, tout à fait oublié depuis le matin. La pauvre bêteme disait adieu à sa manière. Cela me donna comme un petit coupdans le cœur, et un grand désir d’embrasser mon chien. Je le saisis(tu sais qu’il est gros comme le poing), et me mis à le dévorer debaisers. Moi, j’adore caresser les bêtes. Cela me fait un plaisirdoux, ça me donne des sortes de frissons, c’est délicieux.

Quant à lui, il était comme fou ; il remuait ses pattes, ilme léchait, il mordillait comme il fait quand il est très content.Tout à coup, il me prit le nez dans ses crocs et je sentis qu’il mefaisait mal. Je poussai un petit cri et je reposai le chien parterre. Il m’avait vraiment mordue en voulant jouer. Je saignais.Tout le monde fut désolé. On apporta de l’eau, du vinaigre, deslinges, et mon mari voulut lui-même me soigner. Ce n’était rien,d’ailleurs, deux petits trous qu’on eût dit faits avec desaiguilles. Au bout de cinq minutes, le sang était arrêté et jepartis.

Il était décidé que nous ferions un voyage en Normandie, de sixsemaines environ.

Le soir, nous arrivions à Dieppe. Quand je dis « le soir »,j’entends à minuit.

Tu sais comme j’aime la mer. Je déclarai à mon mari que je ne mecoucherais pas avant de l’avoir vue. Il parut très contrarié. Jelui demandai en riant : « Est-ce que vous avez sommeil ? »

Il répondit : « Non, mon amie, mais vous devriez comprendre quej’ai hâte de me trouver seul avec vous. »

Je fus surprise : « Seul avec moi ? Mais nous sommes seulsdepuis Paris dans le wagon. »

Il sourit : « Oui… mais… dans le wagon, ce n’est pas la mêmechose que si nous étions dans notre chambre. »

Je ne cédai pas : « Eh bien, monsieur, nous sommes seuls sur laplage, et voilà tout. »

Décidément, cela ne lui plaisait pas. Il dit pourtant : « Soit,puisque vous le désirez. »

La nuit était magnifique, une de ces nuits qui vous font passerdans l’âme des idées grandes et vagues, plutôt des sensations quedes pensées, avec des envies d’ouvrir les bras, d’ouvrir les ailes,d’embrasser le ciel, que sais-je ? On croit toujours qu’on vacomprendre des choses inconnues.

Il y a dans l’air du Rêve, de la Poésie pénétrante, du bonheurd’autre part que de la terre, une sorte d’ivresse infinie qui vientdes étoiles, de la lune, de l’eau argentée et remuante. Ce sont làles meilleurs instants qu’on ait dans la vie. Ils font voirl’existence différente, embellie, délicieuse ; ils sont commela révélation de ce qui pourrait être… ou de ce qui sera.

Cependant mon mari paraissait impatient de rentrer. Je luidisais : « As-tu froid ? – Non. – Alors regarde donc ce petitbateau là-bas, qui semble endormi sur l’eau. Peut-on être mieuxqu’ici ? J’y resterais volontiers jusqu’au jour. Dis, veux-tuque nous attendions l’aurore ? »

Il crut que je me moquais de lui, et il m’entraîna presque deforce jusqu’à l’hôtel ! Si j’avais su ! Oh ! lemisérable !

Quand nous fûmes seuls, je me sentis honteuse, gênée, sanssavoir pourquoi, je te le jure. Enfin je le fis passer dans lecabinet de toilette et je me couchai.

Oh ! ma chère, comment dire ça ? Enfin voici. Il pritsans doute mon extrême innocence pour de la malice, mon extrêmesimplicité pour de la rouerie, mon abandon confiant et niais pourune tactique, et il ne garda point les délicats ménagements qu’ilfaut pour expliquer, faire comprendre et accepter de pareilsmystères à une âme sans défiance et nullement préparée.

Et tout à coup, je crus qu’il avait perdu la tête. Puis, la peurm’envahissant, je me demandai s’il me voulait tuer. Quand laterreur vous saisit, on ne raisonne pas, on ne pense plus, ondevient fou. En une seconde, je m’imaginai des choses effroyables.Je pensai aux faits divers des journaux, aux crimes mystérieux, àtoutes les histoires chuchotées de jeunes filles épousées par desmisérables ! Est-ce que je le connaissais, cet homme ? Jeme débattais, le repoussant, éperdue d’épouvante. Je lui arrachaimême une poignée de cheveux et un côté de la moustache, et,délivrée par cet effort, je me levai en hurlant « au secours !» Je courus à la porte, je tirai les verrous et je m’élançai,presque nue, dans l’escalier.

D’autres portes s’ouvrirent. Des hommes en chemise apparurentavec des lumières à la main. Je tombai dans les bras de l’un d’euxen implorant sa protection. Il se jeta sur mon mari.

Je ne sais plus le reste. On se battait, on criait ; puison a ri, mais ri comme tu ne peux pas croire. Toute la maisonriait, de la cave au grenier. J’entendais dans les corridors degrandes fusées de gaieté, d’autres dans les chambres au-dessus. Lesmarmitons riaient sous les toits, et le garçon de garde se tordaitsur son matelas, dans le vestibule !

Songe donc : dans un hôtel !

Je me retrouvai ensuite seule avec mon mari, qui me donnaquelques explications sommaires, comme on explique une expériencede chimie avant de la tenter. Il n’était pas du tout content. Jepleurai jusqu’au jour, et nous sommes partis dès l’ouverture desportes.

Ce n’est pas tout.

Le lendemain, nous arrivions à Pourville, qui n’est encore qu’unembryon de station de bains. Mon mari m’accablait de petits soins,de tendresses. Après un premier mécontentement il paraissaitenchanté. Honteuse et désolée de mon aventure de la veille, je fusaussi aimable qu’on peut l’être, et docile. Mais tu ne te figurespas l’horreur, le dégoût, presque la haine qu’Henry m’inspiralorsque je sus cet infâme secret qu’on cache si soigneusement auxjeunes filles. Je me sentais désespérée, triste à mourir, revenuede tout et harcelée du besoin de retourner auprès de mes pauvresparents. Le surlendemain, nous arrivions à Étretat. Tous lesbaigneurs étaient en émoi : une jeune femme, mordue par un petitchien, venait de mourir enragée. Un grand frisson me courut dans ledos quand j’entendis raconter cela à table d’hôte. Il me semblatout de suite que je souffrais dans le nez et je sentis des chosessingulières tout le long des membres.

Je ne dormis pas de la nuit ; j’avais complètement oubliémon mari. Si j’allais aussi mourir enragée ! Je demandai desdétails le lendemain au maître d’hôtel. Il m’en donna d’affreux. Jepassai le jour à me promener sur la falaise. Je ne parlais plus, jesongeais. La rage ! quelle mort horrible ! Henry medemandait : « Qu’as-tu ? Tu sembles triste. » Je répondais : «Mais rien, mais rien. » Mon regard effaré se fixait sur la mer sansla voir, sur les fermes, sur les plaines, sans que j’eusse pu direce que j’avais sous les yeux. Pour rien au monde je n’aurais vouluavouer la pensée qui me torturait. Quelques douleurs, de vraiesdouleurs, me passèrent dans le nez. Je voulus rentrer.

À peine revenue à l’hôtel, je m’enfermai pour regarder la plaie.On ne la voyait plus. Et pourtant, je n’en pouvais douter, elle mefaisait mal.

J’écrivis tout de suite à ma mère une courte lettre qui dut luiparaître étrange. Je demandais une réponse immédiate à desquestions insignifiantes. J’écrivis, après avoir signé : « Surtoutn’oublie pas de me donner des nouvelles de Bijou. »

Le lendemain, je ne pus manger, mais je refusai de voir unmédecin. Je demeurai assise toute la journée sur la plage àregarder les baigneurs dans l’eau. Ils arrivaient gros ou minces,tous laids dans leurs affreux costumes ; mais je ne songeaisguère à rire. Je pensais : « Sont-ils heureux, ces gens ! ilsn’ont pas été mordus. Ils vivront, eux ! ils ne craignentrien. Ils peuvent s’amuser à leur gré. Sont-ils tranquilles !»

À tout instant je portais la main à mon nez pour le tâter.N’enflait-il pas ? Et à peine rentrée à l’hôtel, jem’enfermais pour le regarder dans la glace. Oh ! s’il avaitchangé de couleur, je serais morte sur le coup.

Le soir, je me sentis tout à coup une sorte de tendresse pourmon mari, une tendresse de désespérée. Il me parut bon, jem’appuyai sur son bras. Vingt fois je faillis lui dire monabominable secret, mais je me tus.

Il abusa odieusement de mon abandon et de l’affaissement de monâme. Je n’eus pas la force de lui résister, ni même la volonté.J’aurais tout supporté, tout souffert ! Le lendemain, je reçusune lettre de ma mère. Elle répondait à mes questions, mais ne meparlait pas de Bijou. Je pensai sur-le-champ : « Il est mort et onme le cache. » Puis je voulus courir au télégraphe pour envoyer unedépêche. Une réflexion m’arrêta : « S’il est vraiment mort, on neme le dira pas. » Je me résignai donc encore à deux joursd’angoisses. Et j’écrivis de nouveau. Je demandais qu’on m’envoyâtle chien qui me distrairait, car je m’ennuyais un peu.

Des tremblements me prirent dans l’après-midi. Je ne pouvaislever un verre plein sans en répandre la moitié. L’état de mon âmeétait lamentable. J’échappai à mon mari vers le crépuscule et jecourus à l’église. Je priai longtemps.

En revenant, je sentis de nouvelles douleurs dans le nez etj’entrai chez le pharmacien dont la boutique était éclairée. Je luiparlai d’une de mes amies qui aurait été mordue, et je lui demandaides conseils. C’était un aimable homme, plein d’obligeance. Il merenseigna abondamment. Mais j’oubliais les choses à mesure qu’il meles disait, tant j’avais l’esprit troublé. Je ne retins que ceci :« Les purgations étaient souvent recommandées. » J’achetaiplusieurs bouteilles de je ne sais quoi, sous prétexte de lesenvoyer à mon amie.

Les chiens que je rencontrais me faisaient horreur et medonnaient envie de fuir à toutes jambes. Il me sembla plusieursfois que j’avais aussi envie de les mordre.

Ma nuit fut horriblement agitée. Mon mari en profita. Dès lelendemain, je reçus la réponse de ma mère. – Bijou, disait-elle, seportait bien. Mais on l’exposerait trop en l’expédiant ainsi toutseul par le chemin de fer. Donc on ne voulait pas me l’envoyer. Ilétait mort.

Je ne pus encore dormir. Quant à Henry, il ronfla. Il seréveilla plusieurs fois. J’étais anéantie.

Le lendemain, je pris un bain de mer. Je faillis me trouver malen entrant dans l’eau, tant je fus saisie par le froid. Je demeuraiplus ébranlée encore par cette sensation de glace. J’avais dans lesjambes des tressaillements affreux ; mais je ne souffrais plusdu tout du nez.

On me présenta, par hasard, le médecin inspecteur des bains, uncharmant homme. Je mis une habileté extrême à l’amener sur monsujet. Je dis alors que mon jeune chien m’avait mordue quelquesjours auparavant et je lui demandai ce qu’il faudrait faire s’ilsurvenait quelque inflammation. Il se mit à rire et répondit : «Dans votre situation, je ne verrais qu’un moyen, madame, ce seraitde vous faire un nouveau nez. »

Et comme je ne comprenais pas, il ajouta : « Cela d’ailleursregarde votre mari. »

Je n’étais pas plus avancée ni mieux renseignée en lequittant.

Henry, ce soir-là, semblait très gai, très heureux. Nous vînmesle soir au Casino, mais il n’attendit pas la fin du spectacle pourme proposer de rentrer. Rien n’avait plus d’intérêt pour moi, je lesuivis.

Mais je ne pouvais tenir au lit, tous mes nerfs étaient ébranléset vibrants. Lui, non plus, ne dormait pas. Il m’embrassait, mecaressait, devenu doux et tendre comme s’il eût deviné enfincombien je souffrais. Je subissais ses caresses sans même lescomprendre, sans y songer.

Mais tout à coup une crise subite, extraordinaire, foudroyante,me saisit. Je poussai un cri effroyable, et repoussant mon mari quis’attachait à moi, je m’élançai dans la chambre et j’allaim’abattre sur la face, contre la porte. C’était la rage, l’horriblerage. J’étais perdue.

Henry me releva, effaré, voulut savoir. Mais je me tus. J’étaisrésignée maintenant. J’attendais la mort. Je savais qu’aprèsquelques heures de répit, une autre crise me saisirait, puis uneautre, puis une autre, jusqu’à la dernière qui serait mortelle.

Je me laissai reporter dans le lit. Au point du jour, lesirritantes obsessions de mon mari déterminèrent un nouvel accès,qui fut plus long que le premier. J’avais envie de déchirer, demordre, de hurler ; c’était terrible, et cependant moinsdouloureux que je n’aurais cru.

Vers huit heures du matin, je m’endormis pour la première foisdepuis quatre nuits.

À onze heures, une voix aimée me réveilla. C’était maman que meslettres avaient effrayée, et qui accourait pour me voir. Elletenait à la main un grand panier d’où sortirent soudain desaboiements. Je le saisis, éperdue, folle d’espoir. Je l’ouvris, etBijou sauta sur le lit, m’embrassant, gambadant, se roulant sur monoreiller, pris d’une frénésie de joie.

Eh bien, ma chérie, tu me croiras si tu veux… Je n’ai encorecompris que le lendemain !

Oh ! l’imagination ! comme ça travaille ! Etpenser que j’ai cru ?… Dis, n’est-ce pas trop bête ?…

Je n’ai jamais avoué à personne, tu le comprendras, n’est-cepas, les tortures de ces quatre jours. Songe, si mon mari l’avaitsu ?… Il se moque déjà assez de moi avec mon aventure dePourville. Du reste, je ne me fâche pas trop de ses plaisanteries.J’y suis faite. On s’accoutume à tout dans la vie…

Chapitre 4Le modèle

Arrondie en croissant de lune, la petite ville d’Étretat, avecses falaises blanches, son galet blanc et sa mer bleue, reposaitsous le soleil d’un grand jour de juillet. Aux deux pointes de cecroissant, les deux portes, la petite à droite, la grande à gauche,avançaient dans l’eau tranquille, l’une son pied de naine, l’autresa jambe de colosse ; et l’aiguille, presque aussi haute quela falaise, large d’en bas, fine au sommet, pointait vers le cielsa tête aiguë.

Sur la plage, le long du flot, une foule assise regardait lesbaigneurs. Sur la terrasse du Casino, une autre foule, assise oumarchant, étalait sous le ciel plein de lumière un jardin detoilettes où éclataient des ombrelles rouges et bleues, avec degrandes fleurs brodées en soie dessus.

Sur la promenade, au bout de la terrasse, d’autres gens, lescalmes, les tranquilles, allaient d’un pas lent, loin de la cohueélégante.

Un jeune homme, connu, célèbre, un peintre, Jean Summer,marchait d’un air morne, à côté d’une petite voiture de malade oùreposait une jeune femme, sa femme. Un domestique poussaitdoucement cette sorte de fauteuil roulant, et l’estropiéecontemplait d’un œil triste la joie du ciel, la joie du jour, et lajoie des autres.

Ils ne parlaient point. Ils ne se regardaient pas.

– Arrêtons-nous un peu, dit la femme.

Ils s’arrêtèrent, et le peintre s’assit sur un pliant, que luiprésenta le valet.

Ceux qui passaient derrière le couple immobile et muet leregardaient d’un air attristé. Toute une légende de dévouementcourait. Il l’avait épousée malgré son infirmité, touché par sonamour, disait-on.

Non loin de là, deux jeunes hommes causaient, assis sur uncabestan, et le regard perdu vers l’horizon.

– Non, ce n’est pas vrai ; je te dis que je connaisbeaucoup Jean Summer.

– Mais alors, pourquoi l’a-t-il épousée ? Car elle étaitdéjà infirme, lors de son mariage, n’est-ce pas ?

– Parfaitement. Il l’a épousée… il l’a épousée… comme on épouse,parbleu, par sottise !

– Mais encore ?…

– Mais encore… mais encore, mon ami. Il n’y a pas d’encore. Onest bête, parce qu’on est bête. Et puis, tu sais bien que lespeintres ont la spécialité des mariages ridicules ; ilsépousent presque tous des modèles, des vieilles maîtresses, enfindes femmes avariées sous tous les rapports. Pourquoi cela ? Lesait-on ? Il semblerait, au contraire, que la fréquentationconstante de cette race de dindes qu’on nomme les modèles aurait dûles dégoûter à tout jamais de ce genre de femelles. Pas du tout.Après les avoir fait poser, ils les épousent. Lis donc ce petitlivre, si vrai, si cruel et si beau, d’Alphonse Daudet : les Femmesd’artistes.

Pour le couple que tu vois là, l’accident s’est produit d’unefaçon spéciale et terrible. La petite femme a joué une comédie ouplutôt un drame effrayant. Elle a risqué le tout pour le tout,enfin. Était-elle sincère ? Aimait-elle Jean ? Sait-onjamais cela ? Qui donc pourra déterminer d’une façon précisece qu’il y a d’âpreté et ce qu’il y a de réel dans les actes desfemmes ? Elles sont toujours sincères dans une éternellemobilité d’impressions. Elles sont emportées, criminelles,dévouées, admirables, et ignobles, pour obéir à d’insaisissablesémotions. Elles mentent sans cesse, sans le vouloir, sans lesavoir, sans comprendre, et elles ont, avec cela, malgré cela, unefranchise absolue de sensations et de sentiments qu’ellestémoignent par des résolutions violentes, inattendues,incompréhensibles, folles, qui déroutent nos raisonnements, noshabitudes de pondération et toutes nos combinaisons égoïstes.L’imprévu et la brusquerie de leurs déterminations font qu’ellesdemeurent pour nous d’indéchiffrables énigmes. Nous nous demandonstoujours : « Sont-elles sincères ? Sont-elles fausses ?»

Mais, mon ami, elles sont en même temps sincères et fausses,parce qu’il est dans leur nature d’être les deux à l’extrême et den’être ni l’un ni l’autre.

Regarde les moyens qu’emploient les plus honnêtes pour obtenirde nous ce qu’elles veulent. Ils sont compliqués et simples, cesmoyens. Si compliqués que nous ne les devinons jamais à l’avance,si simples qu’après en avoir été les victimes, nous ne pouvons nousempêcher de nous en étonner et de nous dire : « Comment ! ellem’a joué si bêtement que ça ? »

Et elles réussissent toujours, mon bon, surtout quand il s’agitde se faire épouser.

Mais voici l’histoire de Summer.

La petite femme est un modèle, bien entendu. Elle posait chezlui. Elle était jolie, élégante surtout, et possédait, paraît-il,une taille divine. Il devint amoureux d’elle, comme on devientamoureux de toute femme un peu séduisante qu’on voit souvent. Ils’imagina qu’il l’aimait de toute son âme. C’est là un singulierphénomène. Aussitôt qu’on désire une femme, on croit sincèrementqu’on ne pourra plus se passer d’elle pendant tout le reste de savie. On sait fort bien que la chose vous est déjà arrivée ;que le dégoût a toujours suivi la possession ; qu’il faut,pour pouvoir user son existence à côté d’un autre être, non pas unbrutal appétit physique, bien vite éteint, mais une accordanced’âme, de tempérament et d’humeur. Il faut savoir démêler, dans laséduction qu’on subit, si elle vient de la forme corporelle, d’unecertaine ivresse sensuelle ou d’un charme profond de l’esprit.

Enfin, il crut qu’il l’aimait ; il lui fit un tas depromesses de fidélité et il vécut complètement avec elle.

Elle était vraiment gentille, douée de cette niaiserie élégantequ’ont facilement les petites Parisiennes. Elle jacassait, ellebabillait, elle disait des bêtises qui semblaient spirituelles parla manière drôle dont elles étaient débitées. Elle avait à toutmoment des gestes gracieux bien faits pour séduire un œil depeintre. Quand elle levait les bras, quand elle se penchait, quandelle montait en voiture, quand elle vous tendait la main, sesmouvements étaient parfaits de justesse et d’à-propos.

Pendant trois mois, Jean ne s’aperçut point qu’au fond elleressemblait à tous les modèles.

Ils louèrent pour l’été une petite maison à Andressy.

J’étais là, un soir, quand germèrent les premières inquiétudesdans l’esprit de mon ami.

Comme il faisait une nuit radieuse, nous voulûmes faire un tourau bord de la rivière. La lune versait dans l’eau frissonnante unepluie de lumière, émiettait ses reflets jaunes dans les remous,dans le courant, dans tout le large fleuve lent et fuyant.

Nous allions le long de la rive, un peu grisés par cette vagueexaltation que jettent en nous ces soirs de rêve. Nous aurionsvoulu accomplir des choses surhumaines, aimer des êtres inconnus,délicieusement poétiques. Nous sentions frémir en nous des extases,des désirs, des aspirations étranges. Et nous nous taisions,pénétrés par la sereine et vivante fraîcheur de la nuit charmante,par cette fraîcheur de la lune qui semble traverser le corps, lepénétrer, baigner l’esprit, le parfumer et le tremper debonheur.

Tout à coup Joséphine (elle s’appelle Joséphine) poussa un cri:

– Oh ! as-tu vu le gros poisson qui a sautélà-bas ?

Il répondit sans regarder, sans savoir :

– Oui, ma chérie.

Elle se fâcha.

– Non, tu ne l’as pas vu, puisque tu avais le dos tourné. Ilsourit :

– Oui, c’est vrai. Il fait si bon que je ne pense à rien.

Elle se tut ; mais, au bout d’une minute, un besoin deparler la saisit, et elle demanda :

– Iras-tu demain à Paris ?

Il prononça :

– Je n’en sais rien.

Elle s’irritait de nouveau :

– Si tu crois que c’est amusant, ta promenade sans riendire ! On parle, quand on n’est pas bête.

Il ne répondit pas. Alors, sentant bien, grâce à son instinctpervers de femme, qu’elle allait l’exaspérer, elle se mit à chantercet air irritant dont on nous a tant fatigué les oreilles etl’esprit depuis deux ans :

Je regardais en l’air.

Il murmura :

– Je t’en prie, tais-toi.

Elle prononça, furieuse :

– Pourquoi veux-tu que je me taise ?

Il répondit :

– Tu nous gâtes le paysage.

Alors la scène arriva, la scène odieuse, imbécile, avec lesreproches inattendus, les récriminations intempestives, puis leslarmes. Tout y passa. Ils rentrèrent. Il l’avait laissée aller,sans répliquer, engourdi par cette soirée divine, et atterré parcet orage de sottises.

Trois mois plus tard, il se débattait éperdument dans ces liensinvincibles et invisibles, dont une habitude pareille enlace notrevie. Elle le tenait, l’opprimait, le martyrisait. Ils sequerellaient du matin au soir, s’injuriaient et se battaient.

À la fin, il voulut en finir, rompre à tout prix. Il vendittoutes ses toiles, emprunta de l’argent aux amis, réalisa vingtmille francs (il était encore peu connu) et il les laissa un matinsur la cheminée avec une lettre d’adieu.

Il vint se réfugier chez moi.

Vers trois heures de l’après-midi, on sonna. J’allai ouvrir. Unefemme me sauta au visage, me bouscula, entra et pénétra dans monatelier : c’était elle.

Il s’était levé en la voyant paraître.

Elle lui jeta aux pieds l’enveloppe contenant les billets debanque, avec un geste vraiment noble, et, d’une voix brève :

– Voici votre argent. Je n’en veux pas.

Elle était fort pâle, tremblante, prête assurément à toutes lesfolies. Quant à lui, je le voyais pâlir aussi, pâlir de colère etd’exaspération, prêt, peut-être, à toutes les violences. Il demanda:

– Qu’est-ce que vous voulez ?

Elle répondit :

– Je ne veux pas être traitée comme une fille. Vous m’avezimplorée, vous m’avez prise. Je ne vous demandais rien.Gardez-moi !

Il frappa du pied :

– Non, c’est trop fort ! Si tu crois que tu vas…Je luiavais saisi le bras :

– Tais-toi, Jean. Laisse-moi faire. J’allai vers elle, etdoucement, peu à peu, je lui parlai raison, je vidai le sac desarguments qu’on emploie en pareille circonstance. Elle m’écoutait,immobile, l’œil fixe, obstinée et muette. À la fin, ne sachant plusque dire, et voyant que la scène allait mal finir, je m’avisai d’undernier moyen. Je prononçai :

– Il t’aime toujours, ma petite ; mais sa famille veut lemarier, et tu comprends !… Elle eut un sursaut :

– Ah !… ah !… je comprends alors…

Et, se tournant vers lui :

– Tu vas… tu vas… te marier ?

Il répondit carrément :

– Oui.

Elle fit un pas :

– Si tu te maries, je me tue… tu entends.

Il prononça en haussant les épaules :

– Eh bien… tue-toi !

Elle articula deux ou trois fois, la gorge serrée par uneangoisse effroyable :

– Tu dis ?… tu dis ?… tu dis ?… répète !

Il répéta :

– Eh bien, tue-toi, si cela te fait plaisir !

Elle reprit, toujours effrayante de pâleur :

– Il ne faudrait pas m’en défier. Je me jetterais par lafenêtre.

Il se mit à rire, s’avança vers la fenêtre, l’ouvrit, et,saluant comme une personne qui fait des cérémonies pour ne pointpasser la première :

– Voici la route. Après vous !

Elle le regarda une seconde d’un œil fixe, terrible,affolé ; puis, prenant son élan comme pour sauter une haiedans les champs, elle passa devant moi, devant lui, franchit labalustrade et disparut…

Je n’oublierai jamais l’effet que me fit cette fenêtre ouverte,après l’avoir vu traverser par ce corps qui tombait ; elle meparut en une seconde grande comme le ciel et vide comme l’espace.Et je reculai instinctivement, n’osant pas regarder, comme sij’allais tomber moi-même.

Jean, éperdu, ne faisait pas un geste.

On rapporta la pauvre fille avec les deux jambes brisées. Ellene marchera plus jamais.

Son amant, fou de remords et peut-être aussi touché dereconnaissance, l’a reprise et épousée.

Voilà, mon cher.

Le soir venait. La jeune femme, ayant froid, voulutpartir ; et le domestique se remit à rouler vers le village lapetite voiture d’invalide. Le peintre marchait à côté de sa femme,sans qu’ils eussent échangé un mot, depuis une heure.

Chapitre 5La baronne

– Tu pourras voir là des bibelots intéressants, me dit mon amiBoisrené, viens avec moi.

Il m’emmena donc au premier étage d’une belle maison, dans unegrande rue de Paris. Nous fûmes reçus par un homme fort bien, demanières parfaites, qui nous promena de pièce en pièce en nousmontrant des objets rares dont il disait le prix avec négligence.Les grosses sommes, dix, vingt, trente, cinquante mille francs,sortaient de ses lèvres avec tant de grâce et de facilité qu’on nepouvait douter que des millions ne fussent enfermés dans lecoffre-fort de ce marchand homme du monde.

Je le connaissais de renom depuis longtemps. Fort adroit, fortsouple, fort intelligent, il servait d’intermédiaire pour toutessortes de transactions. En relations avec tous les amateurs lesplus riches de Paris, et même de l’Europe et de l’Amérique, sachantleurs goûts, leurs préférences du moment, il les prévenait par unmot ou par une dépêche, s’ils habitaient une ville lointaine, dèsqu’il connaissait un objet à vendre pouvant leur convenir.

Des hommes de la meilleure société avaient eu recours à lui auxheures d’embarras, soit pour trouver de l’argent de jeu, soit pourpayer une dette, soit pour vendre un tableau, un bijou de famille,une tapisserie, voire même un cheval ou une propriété dans lesjours de crise aiguë.

On prétendait qu’il ne refusait jamais ses services quand ilprévoyait un espoir de gain.

Boisrené semblait intime avec ce curieux marchand. Ils avaientdû traiter ensemble plus d’une affaire. Moi je regardais l’hommeavec beaucoup d’intérêt.

Il était grand, mince, chauve, fort élégant. Sa voix douce,insinuante, avait un charme particulier, un charme tentateur quidonnait aux choses une valeur spéciale. Quand il tenait un bibeloten ses doigts, il le tournait, le retournait, le regardait avectant d’adresse, de souplesse, d’élégance et de sympathie quel’objet paraissait aussitôt embelli, transformé par son toucher etpar son regard. Et on l’estimait immédiatement beaucoup plus cherqu’avant d’avoir passé de la vitrine entre ses mains.

– Et votre Christ, dit Boisrené, ce beau Christ de laRenaissance que vous m’avez montré l’an dernier ? L’hommesourit et répondit :

– Il est vendu, et d’une façon fort bizarre. En voici unehistoire parisienne, par exemple. Voulez-vous que je vous ladise ?

– Mais oui.

– Vous connaissez la baronne Samoris ?

– Oui et non. Je l’ai vue une fois, mais je sais ce quec’est !

– Vous le savez… tout à fait ?

– Oui.

– Voulez-vous me le dire, afin que je voie si vous ne voustrompez point ?

– Très volontiers. Mme Samoris est une femme du monde qui a unefille sans qu’on ait jamais connu son mari. En tout cas, si ellen’a pas eu de mari, elle a des amants d’une façon discrète, car onla reçoit dans une certaine société tolérante ou aveugle.

Elle fréquente l’église, reçoit les sacrements avecrecueillement, de façon à ce qu’on le sache, et ne se comprometjamais. Elle espère que sa fille fera un beau mariage. Est-cecela ?

– Oui, mais je complète vos renseignements : c’est une femmeentretenue qui se fait respecter de ses amants plus que si elle necouchait pas avec eux. C’est là un rare mérite ; car, de cettefaçon, on obtient ce qu’on veut d’un homme. Celui qu’elle a choisi,sans qu’il s’en doute, lui fait la cour longtemps, la désire aveccrainte, la sollicite avec pudeur, l’obtient avec étonnement et lapossède avec considération. Il ne s’aperçoit point qu’il la paye,tant elle s’y prend avec tact ; et elle maintient leursrelations sur un tel ton de réserve, de dignité, de comme il faut,qu’en sortant de son lit il souffletterait l’homme capable desuspecter la vertu de sa maîtresse. Et cela de la meilleure foi dumonde.

J’ai rendu à cette femme, à plusieurs reprises, quelquesservices. Et elle n’a point de secrets pour moi.

Or, dans les premiers jours de janvier, elle est venue metrouver pour m’emprunter trente mille francs. Je ne les lui aipoint prêtés, bien entendu ; mais comme je désirais l’obliger,je l’ai priée de m’exposer très complètement sa situation afin devoir ce que je pourrais faire pour elle.

Elle me dit les choses avec de telles précautions de langagequ’elle ne m’aurait pas conté plus délicatement la premièrecommunion de sa fillette. Je compris enfin que les temps étaientdurs et qu’elle se trouvait sans un sou.

La crise commerciale, les inquiétudes politiques que legouvernement actuel semble entretenir à plaisir, les bruits deguerre, la gêne générale avaient rendu l’argent hésitant, mêmeentre les mains des amoureux. Et puis elle ne pouvait, cettehonnête femme, se donner au premier venu.

Il lui fallait un homme du monde, du meilleur monde, quiconsolidât sa réputation tout en fournissant aux besoinsquotidiens. Un viveur, même très riche, l’eût compromise à toutjamais et rendu problématique le mariage de sa fille. Elle nepouvait non plus songer aux agences galantes, aux intermédiairesdéshonorants qui auraient pu, pour quelque temps, la tirerd’embarras.

Or elle devait soutenir son train de maison, continuer àrecevoir à portes ouvertes pour ne point perdre l’espérance detrouver, dans le nombre des visiteurs, l’ami discret et distinguéqu’elle attendait, qu’elle choisirait.

Moi je lui fis observer que mes trente mille francs avaient peude chance de me revenir ; car, lorsqu’elle les aurait mangés,il faudrait qu’elle en obtînt, d’un seul coup, au moins soixantemille pour m’en rendre la moitié.

Elle semblait désolée en m’écoutant. Et je ne savais qu’inventerquand une idée, une idée vraiment géniale, me traversal’esprit.

Je venais d’acheter ce Christ de la Renaissance que je vous aimontré, une admirable pièce, la plus belle, dans ce style, quej’aie jamais vue.

– Ma chère amie, lui dis-je, je vais faire porter chez vous cetivoire-là. Vous inventerez une histoire ingénieuse, touchante,poétique, ce que vous voudrez, pour expliquer votre désir de vousen défaire. C’est, bien entendu, un souvenir de famille hérité devotre père.

Moi, je vous enverrai des amateurs, et je vous en amèneraimoi-même. Le reste vous regarde. Je vous ferai connaître leursituation par un mot, la veille. Ce Christ-là vaut cinquante millefrancs ; mais je le laisserais à trente mille. La différencesera pour vous.

Elle réfléchit quelques instants d’un air profond et répondit :« Oui, c’est peut-être une bonne idée. Je vous remercie beaucoup.»

Le lendemain, j’avais fait porter mon Christ chez elle, et lesoir même je lui envoyais le baron de Saint-Hospital.

Pendant trois mois je lui adressai des clients, tout ce que j’aide mieux, de plus posé dans mes relations d’affaires. Mais jen’entendais plus parler d’elle.

Or, ayant reçu la visite d’un étranger qui parlait fort mal lefrançais, je me décidai à le présenter moi-même chez la Samoris,pour voir.

Un valet de pied tout en noir nous reçut et nous fit entrer dansun joli salon, sombre, meublé avec goût, où nous attendîmesquelques minutes. Elle apparut, charmante, me tendit la main, nousfit asseoir ; et quand je lui eus expliqué le motif de mavisite, elle sonna.

Le valet de pied reparut.

– Voyez, dit-elle, si Mlle Isabelle peut laisser entrer dans sachapelle.

La jeune fille apporta elle-même la réponse. Elle avait quinzeans, un air modeste et bon, toute la fraîcheur de sa jeunesse.

Elle voulait nous guider elle-même dans sa chapelle.

C’était une sorte de boudoir pieux où brûlait une lampe d’argentdevant le Christ, mon Christ, couché sur un lit de velours noir. Lamise en scène était charmante et fort habile.

L’enfant fit le signe de la croix, puis nous dit : « Regardez,messieurs, est-il beau ? »

Je pris l’objet, je l’examinai et je le déclarai remarquable.L’étranger aussi le considéra, mais il semblait beaucoup plusoccupé par les deux femmes que par le Christ.

On sentait bon dans leur logis, on sentait l’encens, les fleurset les parfums. On s’y trouvait bien. C’était là vraiment unedemeure confortable qui invitait à rester.

Quand nous fûmes rentrés dans le salon, j’abordai, avec réserveet délicatesse, la question de prix. Mme Samoris demanda, enbaissant les yeux, cinquante mille francs.

Puis elle ajouta : « Si vous désiriez le revoir, monsieur, je nesors guère avant trois heures ; et on me trouve tous lesjours. »

Dans la rue, l’étranger me demanda des détails sur la baronnequ’il avait trouvée exquise. Mais je n’entendis plus parler de luini d’elle.

Trois mois encore se passèrent.

Un matin, voici quinze jours à peine, elle arriva chez moi àl’heure du déjeuner, et posant un portefeuille entre mes mains : «Mon cher, vous êtes un ange. Voici cinquante mille francs ;c’est moi qui achète votre Christ, et je le paye vingt mille francsde plus que le prix convenu, à la condition que vous m’enverreztoujours… toujours des clients… car il est encore à vendre… monChrist…

Chapitre 6Une vente

Les nommés Brument (Césaire-Isidore) et Cornu (Prosper-Napoléon)comparaissaient devant la cour d’assises de la Seine-Inférieuresous l’inculpation de tentative d’assassinat, par immersion, sur lafemme Brument, épouse légitime du premier des prévenus.

Les deux accusés sont assis côte à côte sur le banctraditionnel. Ce sont deux paysans. Le premier est petit, gros,avec des bras courts, des jambes courtes et une tête ronde, rougebourgeonnante, plantée directement sur le torse, rond aussi, courtaussi, sans une apparence de cou. Il est éleveur de porcs etdemeure à Cacheville-la-Goupil, canton de Criquetot.

Cornu (Prosper-Napoléon) est maigre, de taille moyenne, avec desbras démesurés. Il a la tête de travers, la mâchoire torse et illouche. Une blouse bleue, longue comme une chemise, lui tombe auxgenoux, et ses cheveux jaunes, rares et collés sur le crâne,donnent à sa figure un air usé, un air sale, un air abîmé tout àfait affreux. On l’a surnommé « le curé » parce qu’il sait imiterdans la perfection les chants d’église et même le bruit du serpent.Ce talent attire en son café, car il est cabaretier à Criquetot, ungrand nombre de clients qui préfèrent la « messe à Cornu » à lamesse au bon Dieu.

Mme Brument, assise au banc des témoins, est une maigre paysannequi semble toujours endormie. Elle demeure immobile, les mainscroisées sur ses genoux, le regard fixe, l’air stupide.

Le président continue l’interrogatoire :

– Ainsi donc, femme Brument, ils sont entrés dans votre maisonet ils vous ont jetée dans un baril plein d’eau. Dites-nous lesfaits par le détail. Levez-vous.

Elle se lève. Elle semble haute comme un mât avec son bonnet quila coiffe d’une calotte blanche. Elle s’explique d’une voixtraînante :

– J’écossais d’z’haricots. V’là qu’ils entrent. Je m’ dis « quéqu’ils ont. Ils sont pas naturels, ils sont malicieux ». Ils meguettaient comme ça, de travers, surtout Cornu, vu qu’il louche.J’aime point à les voir ensemble, car c’est deux pas grand’chose ensociété. J’ leur dis : « Qué qu’ vous m’ voulez ? » Ilsrépondent point. J’avais quasiment une méfiance…

Le prévenu Brument interrompt avec vivacité la déposition etdéclare :

– J’étais bu.

Alors Cornu, se tournant vers son complice, prononce d’une voixprofonde comme une note d’orgue :

– Dis qu’ j’étions bus tous deux et tu n’ mentiras point.

Le président, avec sévérité. – Vous voulez dire que vous étiezivres ?

Brument. – Ça n’ se demande pas.

Cornu. – Ça peut arriver à tout l’ monde.

Le président, à la victime. – Continuez votre déposition, femmeBrument.

– Donc, v’là Brument qui m’dit : « Veux-tu gagner centsous ? » – Oui, que j’dis, vu qu’ cent sous, ça s’ trouvepoint dans l’ pas d’un cheval. Alors i m’ dit : « Ouvre l’œil etfais comme mé », et le v’là qui s’en va quérir l’ grand barildéfoncé qu’est sous la gouttière du coin ; et pi qu’il lerenverse, et pi qu’il l’apporte dans ma cuisine, et pi qu’il leplante droit au milieu, et pi qu’il me dit : « Va quérir d’ l’iaujusqu’à tant qu’il sera plein. »

Donc me v’là que j’ vas à la mare avec deux siaux et qu’j’apporte de l’iau, et pi encore de l’iau pendant ben une heure, vuque çu baril il était grand comme une cuve, sauf vot’ respect,m’sieu l’ président.

Pendant çu temps-là, Brument et Cornu ils buvaient un coup, etpi encore un coup, et pi encore un coup. Ils se complétaient decompagnie que je leur dis : « C’est vous qu’êtes pleins, pu pleinsqu’ çu baril. » Et v’là Brument qui m’ répond : – « Ne te tracassepoint, va ton train, ton tour viendra, chacun son comptant. » Mé jem’occupe point d’ son propos, vu qu’il était bu.

Quand l’ baril fut empli rasibus, j’ dis :

– V’là, c’est fait.

Et v’là Cornu qui m’ donne cent sous. Pas Brument., Cornu ;c’est Cornu qui m’ les a donnés. Et Brument m’ dit : « Veux-tugagner encore cent sous ? » – « Oui, que j’ dis, vu que j’suis pas accoutumée à des étrennes comme ça. » Alors il me dit:

– Débille té.

– Que j’ me débille ?

– Oui, qu’il m’ dit.

– Jusqu’où qu’ tu veux que j’ me débille ?

Il me dit :

– Si ça te dérange, garde ta chemise, ça ne nous opposepoint.

Cent sous, c’est cent sous, v’là que je m’ débille, mais qu’ çane m’allait point de m’ débiller d’vant ces deux propre-à-rien.J’ôte ma coiffe, et pi mon caraco, et pi ma jupe, et pi mes sabots.Brument m’ dit : « Garde tes bas itou ; j’ sommes bonsenfants. »

Et Cornu qui réplique : « J’ sommes bons enfants. »

Donc me v’là quasiment comme not’ mère Eve. Et qu’ils se lèvent,qu’ils ne tenaient pu debout, tant ils étaient bus, sauf vot’respect, m’sieu l’ président.

Je m’ dis : « Qué qui manigancent ? »

Et Brument dit : « Ça y est ? »

Cornu dit : «Ça y est !»

Et v’là qu’ils me prennent, Brument par la tête et Cornu par lespieds, comme on prendrait, comme qui dirait un drap de lessive. Mé,v’là que j’ gueule.

Et Brument m’ dit : « Tais-té, misère. »

Et qu’ils me lèvent au-dessus d’ leurs bras, et qu’ils mepiquent dans le baril qu’était plein d’iau, que je n’ai eu unerévolution des sangs, une glaçure jusqu’aux boyaux.

Et Brument dit : « Rien que ça ? »

Cornu dit : « Rien de pu. »

Brument dit : « La tête y est point, ça compte. »

Cornu dit : « Mets-y la tête. »

Et v’là Brument qui m’pousse la tête quasiment pour me néyer,que l’iau me faufilait dans l’ nez, que j’ véyais déjà l’ Paradis.Et v’là qu’il pousse. Et j’ disparais.

Et pi qu’il aura eu eune peurance. Il me tire de là et il me dit: « Va vite te sécher, carcasse. »

Mé, je m’ensauve, et j’ m’en vas courant chez m’sieu l’ curé quim’ prête une jupe d’ sa servante, vu qu’ j’étais en naturel, et iva quérir maît’ Chicot l’ garde champêtre qui s’en va ta Criquetotquérir les gendarmes qui vont ta la maison m’accompagnant.

V’là que j’ trouvons Brument et Cornu qui s’ tapaient comme deuxbéliers.

Brument gueulait : « Pas vrai, j’ te dis qu’y en a t’au moins unmètre cube. C’est l’ moyen qu’est pas bon. »

Cornu gueulait : « Quatre siaux, ça fait pas quasiment undemi-mètre cube. T’as pas ta répliquer, ça y est. »

Le brigadier leur y met la main sur le poil. J’ai pu rien. »

Elle s’assit. Le public riait. Les jurés stupéfaits seregardaient. Le président prononça :

– Prévenu Cornu, vous paraissez être l’instigateur de cetteinfâme machination. Expliquez-vous !

Et Cornu, à son tour, se leva :

– Mon président, j’étions bus.

Le président répliqua gravement :

– Je le sais. Continuez !

– J’y vas.

Donc, Brument vint à mon établissement vers les neuf heures, etil se fit servir deux fil-en-dix, et il me dit : « Y en a pour toi,Cornu. » Et je m’assieds vis-à-vis, et je bois, et par politesse,j’en offre un autre. Alors, il a réitéré, et moi aussi, si bien quede fil en fil, vers midi, nous étions toisés.

Alors Brument se met à pleurer ; ça m’attendrit. Je luidemande ce qu’il a. Il me dit : « Il me faut mille francs pourjeudi. » Là-dessus, je deviens froid, vous comprenez. Et il mepropose à brûle tout le foin : « J’ te vends ma femme. »

J’étais bu, et j’ suis veuf. Vous comprenez, ça me remue. Je nela connaissais point, sa femme ; mais une femme, c’est unefemme, n’est-ce pas ? Je lui demande : « Combien ça que tu mela vends ?

Il réfléchit ou bien il fait semblant. Quand on est bu, on n’estpas clair, et il me répond : « Je te la vends au mètre cube. »

Moi, ça n’ m’étonne pas, vu que j’étais autant bu que lui, etque le mètre cube ça me connaît dans mon métier. Ça fait millelitres, ça m’allait.

Seulement, le prix restait à débattre. Tout dépend de laqualité. Je lui dis : « Combien ça, le mètre cube ?

Il me répond : « Deux mille francs. »

Je fais un saut comme un lapin, et puis je réfléchis qu’unefemme ça ne doit pas mesurer plus de trois cents litres. J’ distout de même : « C’est trop cher. »

Il répond : « J’ peux pas à moins. J’y perdrais. »

Vous comprenez : on n’est pas marchand de cochons pour rien. Onconnaît son métier. Mais s’il est ficelle, le vendeux de lard, moije suis fil, vu que j’en vends. Ah ! ah ! ah ! Doncje lui dis : « Si elle était neuve, j’ dis pas ; mais a t’aservi, pas vrai, donc c’est du r’tour. J’ t’en donne quinze centsfrancs l’ mètre cube, pas un sou de plus. Ça va-t-il ? »

Il répond : « Ça va. Tope là ! »

J’ tope et nous v’là partis, bras dessus, bras dessous. Fautbien qu’on s’entr’aide dans la vie.

Mais eune peur me vint : « Comment qu’ tu vas la litrer à moinsd’ la mettre en liquide ? »

Alors i m’explique son idée, pas sans peine, vu qu’il était bu.Il me dit : « J’ prends un baril, j’ l’emplis d’eau rasibus. Je lamets d’dans. Tout ce qui sortira d’eau, je l’ mesurerons, ça faitl’ compte. »

Je lui dis : « C’est vu, c’est compris. Mais c’ t’eau quisortira, a coulera ; comment que tu feras pour lareprendre ? »

Alors i me traite d’andouille, et il m’explique qu’il n’y auraqu’à remplir le baril du déficit une fois qu’ sa femme en serapartie. Tout ce qu’on remettra d’eau, ça f’ra la mesure. Je supposedix seaux : ça donne un mètre cube. Il n’est pas bête tout de mêmequand il est bu, c’te rosse-là !

Bref, nous v’là chez lui, et j’ contemple la particulière. Pourune belle femme, c’est pas une belle femme. Tout le monde peut levoir, vu que la v’là. Je me dis : « J’ suis r’fait, n’importe, çacompte ; belle ou laide, ça fait pas moins le même usage, pasvrai, monsieur le président ? Et pi je constate qu’elle estmaigre comme une gaule. Je me dis : « Y en a pas quatre centslitres. » Je m’y connais, étant dans les liquides.

L’opération, elle vous l’a dite. J’y avons même laissé les baset la chemise à mon détriment.

Quand ça fut fait, v’là qu’elle se sauve. Je dis : «Attention ! Brument, elle s’écape. »

Il réplique : « As pas peur, j’ la rattraperons toujours. Faudrabien qu’elle revienne gîter. J’allons mesurer l’ déficit. »

J’ mesurons. Pas quatre seaux. Ah ! ah ! ah !ah !

Le prévenu se met à rire avec tant de persistance qu’un gendarmeest obligé de lui taper dans le dos. S’étant calmé, il reprend:

Bref Brument déclare : « Rien de fait, c’est pas assez. » Moi jegueule, il gueule, je surgueule, il tape, je cogne. Ça dure autantque le jugement dernier, vu que j’étions bus.

V’là les gendarmes ! Ils nous sacréandent, ils nouscarottent. En prison. Je demande des dommages. »

Il s’assit.

Brument déclara vrais en tous points les aveux de son complice.Le jury, consterné, se retira pour délibérer.

Il revint au bout d’une heure et acquitta les prévenus avec desconsidérants sévères appuyés sur la majesté du mariage, etétablissant la délimitation précise des transactionscommerciales.

Brument s’achemina en compagnie de son épouse vers le domicileconjugal.

Cornu retourna à son commerce.

Chapitre 7L’assassin

Le coupable était défendu par un tout jeune avocat, un débutantqui parla ainsi :

« Les faits sont indéniables, messieurs les jurés. Mon client,un honnête homme, un employé irréprochable, doux et timide, aassassiné son patron dans un mouvement de colère qui paraîtincompréhensible. Voulez-vous me permettre de faire la psychologiede ce crime, si je puis ainsi parler, sans rien atténuer, sans rienexcuser ? Vous jugerez ensuite.

« Jean-Nicolas Lougère est fils de gens très honorables qui ontfait de lui un homme simple et respectueux.

« Là est son crime : le respect ! C’est un sentiment,messieurs, que nous ne connaissons plus guère aujourd’hui, dont lenom seul semble exister encore et dont toute la puissance adisparu. Il faut entrer dans certaines familles arriérées etmodestes, pour y retrouver cette tradition sévère, cette religionde la chose ou de l’homme, du sentiment ou de la croyance revêtusd’un caractère sacré, cette foi qui ne supporte ni le doute ni lesourire, ni l’effleurement d’un soupçon.

« On ne peut être un honnête homme, vraiment un honnête homme,dans toute la force de ce terme, que si on est un respectueux.L’homme qui respecte a les yeux fermés. Il croit. Nous autres, dontles yeux sont grands ouverts sur le monde, qui vivons ici, dans cepalais de la justice qui est l’égout de la société, où viennentéchouer toutes les infamies, nous autres qui sommes les confidentsde toutes les hontes, les défenseurs dévoués de toutes lesgredineries humaines, les soutiens, pour ne pas dire souteneurs, detous les drôles et de toutes les drôlesses, depuis les princesjusqu’aux rôdeurs de barrière, nous qui accueillons avecindulgence, avec complaisance, avec une bienveillance souriantetous les coupables pour les défendre devant vous, nous qui, si nousaimons vraiment notre métier, mesurons notre sympathie d’avocat àla grandeur du forfait, nous ne pouvons plus avoir l’âmerespectueuse. Nous voyons trop ce fleuve de corruption qui va deschefs du Pouvoir aux derniers des gueux, nous savons trop commenttout se passe, comment tout se donne, comment tout se vend. Places,fonctions, honneurs, brutalement en échange d’un peu d’or,adroitement en échange de titres et de parts dans les entreprisesindustrielles, ou plus simplement contre un baiser de femme. Notredevoir et notre profession nous forcent à ne rien ignorer, àsoupçonner tout le monde, car tout le monde est suspect ; etnous demeurons surpris quand nous nous trouvons en face d’un hommequi a, comme l’assassin assis devant vous, la religion du respectassez puissante pour en devenir un martyr.

« Nous autres, messieurs, nous avons de l’honneur comme on a dessoins de propreté, par dégoût de la bassesse, par un sentiment dedignité personnelle et d’orgueil ; mais nous n’en portons pasau fond du cœur la foi aveugle, innée, brutale, comme cethomme.

« Laissez-moi vous raconter sa vie.

« Il fut élevé, comme on élevait autrefois les enfants, enfaisant deux parts de tous les actes humains : ce qui est bien etce qui est mal. On lui montra le bien avec une autoritéirrésistible qui le lui fit distinguer du mal, comme on distinguele jour de la nuit. Son père n’appartenait pas à la race desesprits supérieurs qui, regardant de très haut, voient les sourcesdes croyances et reconnaissent les nécessités sociales d’où sontnées ces distinctions.

« Il grandit donc, religieux et confiant, enthousiaste etborné.

« À vingt-deux ans il se maria. On lui fit épouser une cousine,élevée comme lui, simple comme lui, pure comme lui. Il eut cettechance inestimable d’avoir pour compagne une honnête femme au cœurdroit, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus rare et de plusrespectable au monde. Il avait pour sa mère la vénération quientoure les mères dans les familles patriarcales, ce culte profondqu’on réserve aux divinités. Il reporta sur sa femme un peu decette religion, à peine atténuée par les familiarités conjugales.Et il vécut dans une ignorance absolue de la fourberie, dans unétat de droiture obstinée et de bonheur tranquille qui fit de luiun être à part. Ne trompant personne, il ne soupçonnait pas qu’onpût le tromper, lui.

« Quelque temps avant son mariage, il était entré comme caissierchez M. Langlais, assassiné par lui dernièrement.

« Nous savons, messieurs les jurés, par les témoignages de MmeLanglais, de son frère M. Perthuis, associé de son mari, de toutela famille et de tous les employés supérieurs de cette banque, queLougère fut un employé modèle, comme probité, comme soumission,comme douceur, comme déférence envers ses chefs et commerégularité.

« On le traitait d’ailleurs avec la considération méritée par saconduite exemplaire. Il était habitué à cet hommage et à l’espècede vénération témoignée à Mme Lougère, dont l’éloge était surtoutes les bouches.

« Elle mourut d’une fièvre typhoïde en quelques jours.

« Il ressentit assurément une douleur profonde, mais une douleurfroide et calme de cœur méthodique. On vit seulement à sa pâleur età l’altération de ses traits jusqu’à quel point il avait étéblessé.

« Alors, messieurs, il se passa une chose bien naturelle.

« Cet homme était marié depuis dix ans. Depuis dix ans il avaitl’habitude de sentir une femme près de lui, toujours. Il étaitaccoutumé à ses soins, à cette voix familière quand on rentre, àl’adieu du soir, au bonjour du matin, à ce doux bruit de robe sicher aux féminins, à cette caresse tantôt amoureuse et tantôtmaternelle qui rend légère l’existence, à cette présence aimée quifait moins lentes les heures. Il était aussi accoutumé aux gâteriesmatérielles de la table peut-être, à toutes les attentions qu’on nesent pas et qui nous deviennent peu à peu indispensables. Il nepouvait plus vivre seul. Alors, pour passer les interminablessoirées, il prit l’habitude d’aller s’asseoir une heure ou deuxdans une brasserie voisine. Il buvait un bock et restait là,immobile, suivant d’un œil distrait les billes du billard courantl’une après l’autre sous la fumée des pipes, écoutant sans y songerles disputes des joueurs, les discussions de ses voisins sur lapolitique et les éclats de rire que soulevait parfois une lourdeplaisanterie à l’autre bout de la salle. Il finissait souvent pars’endormir de lassitude et d’ennui. Mais il avait au fond du cœuret au fond de la chair le besoin irrésistible d’un cœur et d’unechair de femme ; et, sans y songer, il se rapprochait un peu,chaque soir, du comptoir où trônait la caissière, une petiteblonde, attiré vers elle invinciblement parce qu’elle était unefemme.

« Bientôt ils causèrent, et il prit l’habitude, très douce pourlui, de passer toutes ses soirées à ses côtés. Elle était gracieuseet prévenante comme il convient dans ces commerces à sourires, etelle s’amusait à renouveler sa consommation le plus souventpossible, ce qui faisait aller les affaires. Mais chaque jourLougère s’attachait davantage à cette femme qu’il ne connaissaitpas, dont il ignorait toute l’existence et qu’il aima uniquementparce qu’il n’en voyait pas d’autre.

« La petite, qui était rusée, s’aperçut bientôt qu’elle pourraittirer parti de ce naïf et elle chercha quelle serait la meilleurefaçon de l’exploiter. La plus fine assurément était de se faireépouser.

« Elle y parvint sans aucune peine.

« Ai-je besoin de vous dire, messieurs les jurés, que laconduite de cette fille était des plus irrégulières et que lemariage, loin de mettre un frein à ses écarts, sembla au contraireles rendre plus éhontés ?

« Par un jeu naturel de l’astuce féminine, elle sembla prendreplaisir à tromper cet honnête homme avec tous les employés de sonbureau. Je dis : avec tous. Nous avons des lettres, messieurs. Cefut bientôt un scandale public, que le mari seul, comme toujours,ignorait.

« Enfin cette gueuse, dans un intérêt facile à concevoir,séduisit le fils même du patron, jeune homme de dix-neuf ans, surl’esprit et sur les sens duquel elle eut bientôt une influencedéplorable. M. Langlais, qui avait jusque-là fermé les yeux parbonté, par amitié pour son employé, ressentit en voyant son filsentre les mains, je devrais dire entre les bras de cette dangereusecréature, une colère bien légitime.

« Il eut le tort d’appeler immédiatement Lougère et de luiparler sous le coup de son indignation paternelle.

« Il ne me reste, messieurs, qu’à vous lire le récit du crime,fait par les lèvres mêmes du moribond, et recueilli parl’instruction.

« – Je venais d’apprendre que mon fils avait donné, la veillemême, dix mille francs à cette femme, et ma colère a été plus forteque ma raison. Certes, je n’ai jamais soupçonné l’honorabilité deLougère, mais certains aveuglements sont plus dangereux que desfautes.

« Je le fis donc appeler près de moi et je lui dis que je mevoyais obligé de me priver de ses services.

« Il restait debout devant moi, effaré, ne comprenant pas. Ilfinit par demander des explications avec une certaine vivacité.

« Je refusai de lui en donner, en affirmant que mes raisonsétaient d’ordre tout intime. Il crut alors que je le soupçonnaisd’indélicatesse, et, très pâle, m’adjura, me somma de m’expliquer.Parti sur cette idée, il était fort et prenait le droit de parlerhaut.

« Comme je me taisais toujours, il m’injuria, m’insulta, arrivéà un tel degré d’exaspération que je craignais des voies defait.

« Or, soudain, sur un mot blessant qui m’atteignit en pleincœur, je lui jetai à la face la vérité.

« Il demeura debout quelques secondes, me regardant avec desyeux hagards ; puis je le vis prendre sur mon bureau les longsciseaux dont je me sers pour émarger certains registres, puis je levis tomber sur moi le bras levé, et je sentis entrer quelque chosedans ma gorge, au sommet de la poitrine, sans éprouver aucunedouleur. »

« Voici, messieurs les jurés, le simple récit de ce meurtre, quedire de plus pour sa défense ? Il a respecté sa seconde femmeavec aveuglement parce qu’il avait respecté la première avecraison. »

Après une courte délibération, le prévenu fut acquitté.

Chapitre 8La Martine

Cela lui était venu, un dimanche, après la messe. Il sortait del’église et suivait le chemin creux qui le reconduisait chez lui,quand il se trouva derrière la Martine qui rentrait aussi chezelle.

Le père marchait à côté de sa fille, d’un pas important defermier riche. Dédaignant la blouse, il portait une sorte de vestonde drap gris et il était coiffé d’un chapeau melon à largesbords.

Elle, serrée dans un corset qu’elle ne laçait qu’une fois parsemaine, s’en allait droite, la taille étranglée, les épauleslarges, les hanches saillantes, en se dandinant un peu.

Coiffée d’un chapeau à fleurs, confectionné par une modisted’Yvetot, elle montrait tout entière sa nuque forte, ronde, souple,où ses petits cheveux follets voltigeaient, roussis par le grandair et le soleil.

Lui, Benoist, ne voyait que son dos ; mais il connaissaitbien le visage qu’elle avait, sans qu’il l’eût cependant jamaisremarqué plus que ça.

Et tout d’un coup, il se dit : « Nom d’un nom, c’est une bellefille tout de même que la Martine. » Il la regardait aller,l’admirant brusquement, se sentant pris d’un désir. Il n’avaitpoint besoin de revoir la figure, non. Il gardait les yeux plantéssur sa taille, se répétant à lui-même, comme s’il eût parlé : « Nond’un nom, c’est une belle fille. »

La Martine prit à droite pour entrer à « la Martinière », laferme de son père, Jean Martin ; et elle se retourna en jetantun regard derrière elle. Elle vit Benoist qui lui parut tout drôle.Elle cria : « Bonjour, Benoist ». Il répondit : « Bonjour, laMartine, bonjour, maît’ Martin », et il passa.

Quand il rentra chez lui, la soupe était sur la table. Ils’assit en face de sa mère, à côté du valet et du goujat, tandisque la servante allait tirer le cidre.

Il mangea quelques cuillerées, puis repoussa son assiette. Samère demanda :

– C’est-i que t’es indispos ? Il répondit : – Non, c’estcomme une bouillie que j’aurais dans l’ vent’e et qui m’ôte lafaim. Il regardait les autres manger, tout en coupant de temps àautre une bouchée de pain qu’il portait lentement à ses lèvres etmastiquait longtemps. Il pensait à la Martine : « C’est tout demême une belle fille. » Et dire qu’il ne s’en était pas aperçujusque-là, et que ça lui venait comme ça, tout d’un coup, et sifort qu’il n’en mangeait plus. Il ne toucha guère au ragoût. Samère disait :

– Allons, Benoist, efforce té un p’tieu ; c’est d’ la côtede mouton, ça te fera du bien. Quand on n’a point d’appétit, fauts’efforcer.

Il avalait quelque morceau, puis repoussait encore sonassiette ; – non, ça ne se passait point, décidément.

Sur la relevée, il alla faire un tour aux terres et donna congéau goujat, promettant de remuer les bêtes en passant.

La campagne était vide, vu le jour de repos. De place en place,dans un champ de trèfle, des vaches écroulées lourdement, le ventrerépandu, ruminaient sous le grand soleil. Des charrues dételéesattendaient au coin d’un labouré ; et les terres retournées,prêtes pour la semence, développaient leurs larges carrés bruns aumilieu de pièces jaunes où pourrissait le pied court des blés etdes avoines fauchés depuis peu.

Un vent d’automne un peu sec passait sur la plaine, annonçantune soirée fraîche après le coucher du soleil. Benoist s’assit surun fossé, mit son chapeau sur ses genoux, comme s’il eût besoin degarder la tête à l’air, et il prononça tout haut, dans le silencede la campagne : « Pour une belle fille, c’est une belle fille.»

Il y pensa encore le soir, dans son lit, et le lendemain ens’éveillant.

Il n’était pas triste, il n’était pas mécontent ; il n’eûtpu dire ce qu’il avait. C’était quelque chose qui le tenait,quelque chose d’accroché dans son âme, une idée qui ne s’en allaitpas et qui lui faisait au cœur une espèce de chatouillement.Parfois une grosse mouche se trouve enfermée dans une chambre. Onl’entend voler en ronflant, et ce bruit vous obsède, vous irrite.Soudain elle s’arrête ; on l’oublie ; mais tout à coupelle repart, vous forçant à relever la tête. On ne peut ni laprendre, ni la chasser, ni la tuer, ni la faire rester en place. Àpeine posée, elle se remet à bourdonner.

Or le souvenir de la Martine s’agitait dans l’esprit de Benoistcomme une mouche emprisonnée.

Puis un désir le prit de la revoir, et il passa plusieurs foisdevant la Martinière. Il l’aperçut enfin étendant du linge sur unecorde, entre deux pommiers.

Il faisait chaud ; elle n’avait gardé qu’une courte jupe,et sa seule chemise sur sa peau dessinait bien ses reins cambrésquand elle levait les bras pour accrocher ses serviettes.

Il resta blotti contre le fossé pendant plus d’une heure, mêmeaprès qu’elle fut partie. Il s’en revint plus hanté encorequ’auparavant.

Pendant un mois, il eut l’esprit plein d’elle, il tressaillaitquand on la nommait devant lui. Il ne mangeait plus, il avaitchaque nuit des sueurs qui l’empêchaient de dormir.

Le dimanche, à la messe, il ne la quittait pas des yeux. Elles’en aperçut et lui fit des sourires, flattée d’être appréciéeainsi.

Or, un soir, tout à coup, il la rencontra dans un chemin. Elles’arrêta en le voyant venir. Alors il marcha droit sur elle,suffoqué par la peur et le saisissement, mais aussi résolu à luiparler. Il commença en bredouillant :

– Voyez-vous, la Martine, ça ne peut plus durer comme ça.

Elle répondit, comme en se moquant de lui :

– Qu’est-ce qui ne peut plus durer, Benoist ?

Il reprit : – Que je pense à vous tant qu’il y a d’heures aujour.

Elle posa ses poings sur ses hanches : – C’est pas moi qui vousforce.

Il balbutia : – Oui, c’est vous ; je n’ai plus ni sommeil,ni repos, ni faim, ni rien.

Elle prononça très bas :

– Qu’est-ce qu’il faut, alors, pour vous guérir de ça ? Ilresta saisi, les bras ballants, les yeux ronds, la boucheouverte.

Elle lui tapa un grand coup de main dans l’estomac et s’enfuiten courant.

À partir de ce jour, ils se rencontrèrent le long des fossés,dans les chemins creux, ou bien, au jour tombant, au bord d’unchamp, alors qu’il rentrait avec ses chevaux et qu’elle ramenaitses vaches à l’étable.

Il se sentait porté, jeté vers elle par un grand élan de soncœur et de son corps. Il aurait voulu l’étreindre, l’étrangler, lamanger, la faire entrer en lui. Et il avait des frémissementsd’impuissance, d’impatience, de rage, de ce qu’elle n’était point àlui complètement, comme s’ils n’eussent fait qu’un seul être.

On en jasait dans le pays. On les disait promis l’un à l’autre.Il lui avait demandé, d’ailleurs, si elle voulait être sa femme, etelle lui avait répondu : « Oui. »

Ils attendaient une occasion pour en parler à leurs parents.

Or, brusquement, elle ne vint plus aux heures de rencontre. Ilne l’apercevait même point en rôdant autour de la ferme. Il nepouvait que l’entrevoir à la messe le dimanche. Et, justement undimanche, après le prône, le curé annonça du haut de la chairequ’il y avait promesse de mariage entre Victoire-Adélaïde Martin etJoséphin-Isidore Vallin.

Benoist sentit quelque chose dans ses mains, comme si on enavait enlevé le sang. Ses oreilles bourdonnaient ; iln’entendait plus rien, et il s’aperçut au bout de quelque tempsqu’il pleurait dans son livre de messe.

Pendant un mois il garda la chambre. Puis il se remit autravail.

Mais il n’était point guéri et il y pensait toujours. Il évitaitde passer par les chemins qui contournaient sa demeure, pour nepoint même apercevoir les arbres de sa cour, ce qui le forçait à ungrand circuit qu’il faisait matin et soir.

Elle était mariée maintenant avec Vallin, le plus riche fermierdu canton. Benoist et lui ne se parlaient plus, bien qu’ils fussentcamarades depuis l’enfance.

Or, un soir, comme Benoist passait devant la mairie, il appritqu’elle était grosse. Au lieu d’en ressentir une grande douleur, ilen éprouva au contraire une espèce de soulagement. C’était fini,maintenant, bien fini. Ils étaient plus séparés par cela que par lemariage. Vraiment, il aimait mieux ça.

Des mois passèrent, encore des mois. Il l’apercevaitquelquefois, s’en allant au village de sa démarche alourdie. Elledevenait rouge en le voyant, baissait la tête et hâtait le pas. Etlui se détournait de sa route pour ne la point croiser etrencontrer ses yeux.

Mais il songeait avec terreur qu’il pouvait au premier matin setrouver face à face avec elle et contraint de lui parler. Que luidirait-il maintenant, après tout ce qu’il lui avait dit autrefoisen lui tenant les mains et lui baisant les cheveux auprès desjoues ? Il pensait souvent encore à leurs rendez-vous le longdes fossés. C’était vilain ce qu’elle avait fait, après tant depromesses.

Peu à peu, cependant, le chagrin s’en allait de son cœur ;il n’y restait plus que de la tristesse. Et, un jour, pour lapremière fois, il reprit son ancien chemin contre la ferme qu’ellehabitait. Il regardait de loin le toit de la maison. C’était làdedans ! là dedans qu’elle vivait avec un autre ! Lespommiers étaient en fleur, les coqs chantaient sur le fumier. Toutela demeure semblait vide, les gens étant partis aux champs pour lestravaux printaniers. Il s’arrêta près de la barrière et regardadans la cour. Le chien dormait devant sa niche, trois veaux s’enallaient d’un pas lent, l’un derrière l’autre, vers la mare. Ungros dindon faisait la roue devant la porte, en paradant devant lespoules avec des manières de chanteur en scène.

Benoist s’appuya contre le pilier et il se sentit soudain reprispar une grosse envie de pleurer. Mais, tout à coup, il entendit uncri, un grand cri d’appel qui sortait de la maison. Il demeuraéperdu, les mains crispées sur les barres de bois, écoutanttoujours. Un autre cri, prolongé, déchirant, lui entra dans lesoreilles, dans l’âme et dans la chair. C’était elle qui criaitcomme ça ! Il s’élança, traversa la prairie, poussa la porteet il la vit, étendue par terre, crispée, la figure livide, lesyeux hagards, saisie par les douleurs de l’enfantement.

Alors il resta debout, plus pâle et plus tremblant qu’elle,balbutiant :

– Me v’là, me v’là, la Martine.

Elle répondit, en haletant :

– Oh ! ne me quittez point, ne me quittez point,Benoist.

Il la regardait, ne sachant plus que dire, que faire. Elle seremit à crier :

– Oh ! oh ! ça me déchire ! Oh !Benoist !

Et elle se tordait affreusement.

Soudain, un besoin furieux envahit Benoist de la secourir, del’apaiser, d’ôter son mal. Il se pencha, la prit, l’enleva, laporta sur son lit ; et, pendant qu’elle geignait toujours, illa dévêtit, enlevant son caraco, sa robe, sa jupe. Elle se mordaitles poings pour ne point crier. Alors il fit comme il avait coutumede faire aux bêtes, aux vaches, aux brebis, aux juments : il l’aidaet il reçut dans ses mains un gros enfant qui geignait.

Il l’essuya, l’enveloppa d’un torchon qui séchait devant le feuet le posa sur un tas de linge à repasser demeuré sur latable ; puis il revint à la mère.

Il la mit de nouveau par terre, changea le lit, la recoucha.Elle balbutiait : « Merci, Benoist, t’es un brave cœur. » Et ellepleurait un peu, comme si un regret l’eût envahie.

Lui, il ne l’aimait plus, plus du tout. C’était fini.Pourquoi ? Comment ? Il n’eût pas su le dire. Ce quivenait de se passer l’avait guéri mieux que n’auraient fait dix ansd’absence.

Elle demanda, épuisée et palpitante :

– Qué que c’est ?

Il répondit d’une voix calme :

– C’est une fille qu’est bien avenante.

Ils se turent de nouveau. Au bout de quelques secondes, la mère,d’une voix faible, prononça :

– Montre-la-moi, Benoist.

Il alla chercher la petite et il la présentait comme s’il eûttenu le pain bénit, quand la porte s’ouvrit et Isidore Vallinparut.

Il ne comprit point d’abord ; puis, soudain, il devina.

Benoist, consterné, balbutiait : – J’ passais, je passais commeça, quand j’ai entendu qu’elle criait et j’ suis v’nu… v’là t’n’éfant, Vallin !

Alors le mari, les larmes aux yeux, fit un pas, prit le frêlemoutard que lui tendait l’autre, l’embrassa, demeura quelquessecondes suffoqué, reposa l’enfant sur le lit, et présentant àBenoist ses deux mains :

– Tope là, tope là, Benoist, maintenant entre nous, vois-tu,tout est dit. Si tu veux, j’ s’rons une paire d’amis, mais là, unepaire d’amis !…

Et Benoist répondit : – J’ veux bien, pour sûr, j’ veuxbien.

Chapitre 9Une soirée

Le maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours depermission pour les passer chez sa sœur, Mme Padoie. Varajou, quitenait garnison à Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à secet mal avec sa famille, avait écrit à sa sœur qu’il pourrait luiconsacrer une semaine de liberté. Ce n’est point qu’il aimâtbeaucoup Mme Padoie, une petite femme moralisante, dévote, ettoujours irritée ; mais il avait besoin d’argent, grandbesoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les Padoieétaient les seuls qu’il n’eût jamais rançonnés.

Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, retiré maintenantdes affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils et nele voyait guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé Padoie,ancien employé des finances, qui venait d’être nommé receveur descontributions à Vannes.

Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire àla maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en trainde discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie sesouleva sur sa chaise, tendit la main pardessus sa table chargée depapiers, murmura : « Prenez un siège, je suis à vous dans uninstant », se rassit et recommença sa discussion.

Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveurne comprenait pas leurs raisonnements ; il parlait français,les autres parlaient breton, et le commis qui servait d’interprètene semblait comprendre personne.

Ce fut long, très long, Varajou considérait son beau-frère ensongeant : « Quel crétin ! » Padoie devait avoir près decinquante ans ; il était grand, maigre, osseux, lent, velu,avec des sourcils en arcade qui faisaient sur ses yeux deux voûtesde poils. Coiffé d’un bonnet de velours orné d’un feston d’or, ilregardait avec mollesse, comme il faisait tout. Sa parole, songeste, sa pensée, tout était mou. Varajou se répétait : « Quelcrétin ! »

Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vien’a pas de plus grands plaisirs que le café et la fille publique.En dehors de ces deux pôles de l’existence, il ne comprenait rien.Hâbleur, bruyant, plein de dédain pour tout le monde, il méprisaitl’univers entier du haut de son ignorance. Quand il avait dit : «Nom d’un chien, quelle fête ! » il avait certes exprimé leplus haut degré d’admiration dont fût capable son esprit.

Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda :

– Vous allez bien ?

– Pas mal, comme vous voyez. Et vous ?

– Assez bien, merci. C’est très aimable d’avoir pensé à nousvenir voir.

– Oh ! j’y songeais depuis longtemps ; mais voussavez, dans le métier militaire, on n’a pas grande liberté.

– Oh ! je sais, je sais ; n’importe, c’est trèsaimable.

– Et Joséphine va bien ?

– Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l’heure.

– Où est-elle donc ?

– Elle fait quelques visites ; nous avons beaucoup derelations ici ; c’est une ville très comme il faut.

– Je m’en doute.

Mais la porte s’ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers sonfrère sans empressement, lui tendit la joue et demanda :

– Il y a longtemps que tu es ici ?

– Non, à peine une demi-heure.

– Ah ! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veuxvenir dans le salon. Ils passèrent dans la pièce voisine, laissantPadoie à ses chiffres et à ses contribuables. Dès qu’ils furentseuls :

– J’en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle.

– Quoi donc ?

– Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu tegrises, que tu fais des dettes. Il eut l’air très étonné.

– Moi ! Jamais de la vie.

– Oh ! ne nie pas, je le sais.

Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la bouchepar une semonce si violente qu’il dut se taire. Puis elle reprit:

– Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu’au dîner. Je nepuis te tenir compagnie parce que j’ai pas mal de choses àfaire.

Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il regardaittour à tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant àla rue. Il se décida pour la rue.

Donc il sortit et se mit à rôder, d’un pas lent, le sabre surles mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme,si morte au bord de sa mer intérieure, qu’on appelle « le Morbihan». Il regardait les petites maisons grises, les rares passants, lesboutiques vides, et il murmurait : « Pas gai, pas folichon, Vannes.Triste idée de venir ici ! »

Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire etdésolé, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son litpour sommeiller jusqu’au dîner.

La bonne le réveilla en frappant à sa porte.

– C’est servi, monsieur.

Il descendit.

Dans la salle humide, dont le papier se décollait près du sol,une soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portaitaussi trois assiettes mélancoliques.

M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou.

On s’assit, puis la femme et le mari dessinèrent un petit signede croix sur le creux de leur estomac, après quoi Padoie servit lasoupe, de la soupe grasse. C’était jour de pot-au-feu.

Après la soupe vint le bœuf, du bœuf trop cuit, fondu,graisseux, qui tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchaitavec lenteur, avec dégoût, avec fatigue, avec rage.

Mme Padoie disait à son mari :

– Tu vas ce soir chez M. le premier président ?

– Oui, ma chère.

– Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors.Tu n’es pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé.

Alors elle parla de la société de Vannes, de l’excellentesociété où les Padoie étaient reçus avec considération, grâce àleurs sentiments religieux.

Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat decharcuterie, en l’honneur du nouveau venu.

Puis du fromage. C’était fini. Pas de café.

Quand Varajou comprit qu’il devrait passer la soirée entête-à-tête avec sa sœur, subir ses reproches, écouter ses sermons,sans avoir même un petit verre à laisser couler dans sa gorge pourfaire glisser les remontrances, il sentit bien qu’il ne pourraitpas supporter ce supplice, et il déclara qu’il devait aller à lagendarmerie pour faire régulariser quelque chose sur sapermission.

Et il se sauva, dès sept heures.

À peine dans la rue, il commença par se secouer comme un chienqui sort de l’eau. Il murmurait : « Nom d’un nom, d’un nom, d’unnom, quelle corvée ! »

Et il se mit à la recherche d’un café, du meilleur café de laville. Il le trouva sur une place, derrière deux becs de gaz. Dansl’intérieur, cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants,buvaient et causaient doucement, accoudés sur de petites tables,tandis que deux joueurs de billard marchaient autour du tapis vertoù roulaient les billes en se heurtant.

On entendait leur voix compter : « Dix-huit, – dix-neuf. – Pasde chance. – Oh ! joli coup ! – bien joué ! – Onze.– Il fallait prendre par la rouge. – Vingt. – Bille en tête, billeen tête. – Douze. Hein ! j’avais raison ? »

Varajou commanda : « Une demi-tasse et un carafon de fine, de lameilleure. »

Puis il s’assit, attendant sa consommation.

Il était accoutumé à passer ses soirs de liberté avec sescamarades, dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, cecalme l’exaspéraient. Il se mit à boire, du café d’abord, puis soncarafon d’eau-de-vie, puis un second qu’il demanda.

Il avait envie de rire maintenant, de crier, de chanter, debattre quelqu’un.

Il se dit : « Cristi, me voilà remonté. Il faut que je fasse lafête. » Et l’idée lui vint aussitôt de trouver des filles pours’amuser.

Il appela le garçon.

– Hé, l’employé !

– Voilà, m’sieu.

– Dites, l’employé, ousqu’on rigole ici !

L’homme resta stupide à cette question.

– Je n’ sais pas, m’sieu. Mais ici !

– Comment ici ? Qu’est-ce que tu appelles rigoler, alors,toi !

– Mais je n’sais pas, m’sieu, boire de la bonne bière ou du bonvin.

– Va donc, moule, et les demoiselles, qu’est-ce que t’enfais ?

– Les demoiselles ! ah ! ah !

– Oui, les demoiselles, ousqu’on en trouve ici ?

– Des demoiselles ?

– Mais oui, des demoiselles !

Le garçon se rapprocha, baissa la voix :

– Vous demandez ousqu’est la maison ?

– Mais oui, parbleu !

– Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la première àdroite. – C’est au 15.

– Merci, ma vieille. V’là pour toi.

– Merci, m’sieu.

Et Varajou sortit en répétant : « Deuxième à gauche, première àdroite, 15. » Mais au bout de quelques secondes, il pensa : «Deuxième à gauche, – oui. – Mais en sortant du café, fallait-ilprendre à droite ou à gauche ? Bah ! tant pis, nousverrons bien. »

Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans lapremière à droite, et chercha le numéro 15. C’était une maisond’assez belle apparence, dont on voyait, derrière les volets clos,les fenêtres éclairées au premier étage. La porte d’entréedemeurait entr’ouverte, et une lampe brûlait dans le vestibule. Lesous-officier pensa :

– C’est bien ici :

Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela :

– Ohé ! ohé !

Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant unsoldat. Il lui dit : « Bonjour, mon enfant. Ces dames sont enhaut ?

– Oui, monsieur.

– Au salon ?

– Oui, monsieur.

– Je n’ai qu’à monter ?

– Oui, monsieur.

– La porte en face ?

– Oui, monsieur.

Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce bienéclairée par deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies,quatre dames décolletées qui semblaient attendre quelqu’un.

Trois d’entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d’unair un peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que laquatrième, âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleursdans un vase ; elle était très grosse, vêtue d’une robe desoie verte qui laissait passer, pareille à l’enveloppe d’une fleurmonstrueuse, ses bras énormes et son énorme gorge, d’un rose rougepoudrederizé.

Le sous-officier salua :

– Bonjour, mesdames.

La vieille se retourna, parut surprise, mais s’inclina.

– Bonjour, monsieur.

Il s’assit.

Mais, voyant qu’on ne semblait pas l’accueillir avecempressement, il songea que les officiers seuls étaient sans douteadmis dans ce lieu ; et cette pensée le troubla. Puis il sedit : « Bah ! s’il en vient un, nous verrons bien. » Et ildemanda :

– Alors, ça va bien ?

La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, répondit:

– Très bien ! merci.

Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut.

Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et riant d’unrire gêné :

– Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille devin…

Il n’avait point fini sa phrase que la porte s’ouvrit denouveau, et Padoie, en habit noir, apparut.

Alors Varajou poussa un hurlement d’allégresse, et, se dressant,il sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fitdanser tout autour du salon en hurlant : « Vlà Padoie… V’là Padoie…V’là Padoie… »

Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, il lui cria dansla figure :

– Ah ! ah ! ah ! farceur ! farceur !…Tu fais donc la fête, toi… Ah ! farceur… Et ma sœur !… Tula lâches, dis !…

Et songeant à tous les bénéfices de cette situation inespérée, àl’emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout au longsur le canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble encraquait.

Les trois jeunes dames, se levant d’un seul mouvement, sesauvèrent, tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissaitprête à défaillir.

Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en habit.Padoie se précipita vers eux :

– Oh ! monsieur le président… il est fou… il est fou… Onnous l’avait envoyé en convalescence… vous voyez bien qu’il estfou…

Varajou s’était assis, ne comprenant plus, devinant tout à coupqu’il avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, etse tournant vers son beau-frère :

– Où donc sommes-nous ici ? demanda-t-il. Mais Padoie,saisi soudain d’une colère folle, balbutia :

– Où… où… où nous sommes ?… Malheureux… misérable… infâme…Où nous sommes ?… Chez monsieur le premier président !…chez monsieur le président de Mortemain… de Mortemain… de… de… de…de Mortemain… Ah !… ah !… canaille !…canaille !… canaille !… canaille !…

Chapitre 10La confession

Quand le capitaine Hector-Marie de Fontenne épousa Mlle Laurined’Estelle, les parents et amis jugèrent que cela ferait un mauvaisménage.

Mlle Laurine, jolie, mince, frêle, blonde et hardie, avait, àdouze ans, l’assurance d’une femme de trente. C’était une de cespetites Parisiennes précoces qui semblent nées avec toute lascience de la vie, avec toutes les ruses de la femme, avec toutesles audaces de pensée, avec cette profonde astuce et cettesouplesse d’esprit qui font que certains êtres paraissentfatalement destinés, quoi qu’ils fassent, à jouer et à tromper lesautres. Toutes leurs actions semblent préméditées, toutes leursdémarches calculées, toutes leurs paroles soigneusement pesées,leur existence n’est qu’un rôle qu’ils jouent vis-à-vis de leurssemblables.

Elle était charmante aussi ; très rieuse, rieuse à nesavoir se retenir ni se calmer quand une chose lui semblaitamusante et drôle. Elle riait au nez des gens de la façon la plusimpudente, mais avec tant de grâce qu’on ne se fâchait jamais.

Elle était riche, fort riche. Un prêtre servit d’intermédiairepour lui faire épouser le capitaine de Fontenne. Élevé dans unemaison religieuse, de la façon la plus austère, cet officier avaitapporté au régiment des mœurs de cloître, des principes très raideset une intolérance complète. C’était un de ces hommes quideviennent infailliblement des saints ou des nihilistes, chez quiles idées s’installent en maîtresses absolues, dont les croyancessont inflexibles et les résolutions inébranlables.

C’était un grand garçon brun, sérieux, sévère, naïf, d’espritsimple, court et obstiné, un de ces hommes qui passent dans la viesans jamais en comprendre les dessous, les nuances et lessubtilités, qui ne devinent rien, ne soupçonnent rien, etn’admettent pas qu’on pense, qu’on juge, qu’on croie et qu’onagisse autrement qu’eux.

Mlle Laurine le vit, le pénétra tout de suite et l’accepta pourmari.

Ils firent un excellent ménage. Elle fut souple, adroite etsage, sachant se montrer telle qu’elle devait être, toujours prêteaux bonnes œuvres et aux fêtes, assidue à l’église et au théâtre,mondaine et rigide, avec un petit air d’ironie, avec une lueur dansl’œil en causant gravement avec son grave époux. Elle lui racontaitses entreprises charitables avec tous les abbés de la paroisse etdes environs, et elle profitait de ces pieuses occupations pourdemeurer dehors du matin au soir.

Mais quelquefois, au milieu du récit de quelque acte debienfaisance, un fou rire la saisissait tout d’un coup, un rirenerveux impossible à contenir. Le capitaine demeurait surpris,inquiet, un peu choqué en face de sa femme qui suffoquait. Quandelle s’était un peu calmée, il demandait : « Qu’est-ce que vousavez donc, Laurine ? » Elle répondait : « Ce n’est rien !Le souvenir d’une drôle de chose qui m’est arrivée. » Et elleracontait une histoire quelconque.

Or, pendant l’été de 1883, le capitaine Hector de Fontenne pritpart aux grandes manœuvres du 32e corps d’armée.

Un soir, comme on campait aux abords d’une ville, après dixjours de tente et de rase campagne, dix jours de fatigues et deprivations, les camarades du capitaine résolurent de faire un bondîner.

M. de Fontenne refusa d’abord de les accompagner ; puis,comme son refus les surprenait, il consentit.

Son voisin de table, le commandant de Favré, tout en causant desopérations militaires, seule chose qui passionnât le capitaine, luiversait à boire coup sur coup. Il avait fait très chaud dans lejour, une chaleur lourde, desséchante, altérante ; et lecapitaine buvait sans y songer, sans s’apercevoir que, peu à peu,une gaieté nouvelle entrait en lui, une certaine joie vive,brûlante, un bonheur d’être, plein de désirs éveillés, d’appétitsinconnus, d’attentes indécises.

Au dessert il était gris. Il parlait, riait, s’agitait, saisipar une ivresse bruyante, une ivresse folle d’homme ordinairementsage et tranquille.

On proposa d’aller finir la soirée au théâtre ; ilaccompagna ses camarades. Un d’eux reconnut une actrice qu’il avaitaimée ; et un souper fut organisé où assista une partie dupersonnel féminin de la troupe.

Le capitaine se réveilla le lendemain dans une chambre inconnueet dans les bras d’une petite femme blonde qui lui dit, en levoyant ouvrir les yeux : « Bonjour, mon gros chat ! »

Il ne comprit pas d’abord ; puis, peu à peu, ses souvenirslui revinrent, un peu troublés cependant.

Alors il se leva sans dire un mot, s’habilla et vida sa boursesur la cheminée.

Une honte le saisit quand il se vit debout, en tenue, sabre aucôté, dans ce logis meublé, aux rideaux fripés, dont le canapé,marbré de taches, avait une allure suspecte, et il n’osait pas s’enaller, descendre l’escalier où il rencontrerait des gens, passerdevant le concierge, et, surtout sortir dans la rue sous les yeuxdes passants et des voisins.

La femme répétait sans cesse : « Qu’est-ce qui te prend ?As-tu perdu ta langue ? Tu l’avais pourtant bien pendue hiersoir ! En voilà un mufle ! »

Il la salua avec cérémonie, et, se décidant à la fuite, regagnason domicile à grands pas, persuadé qu’on devinait à ses manières,à sa tenue, à son visage, qu’il sortait de chez une fille.

Et le remords le tenailla, un remords harassant d’homme rigideet scrupuleux.

Il se confessa, communia ; mais il demeurait mal à l’aise,poursuivi par le souvenir de sa chute et par le sentiment d’unedette, d’une dette sacrée contractée envers sa femme.

Il ne la revit qu’au bout d’un mois, car elle avait été passerchez ses parents le temps des grandes manœuvres.

Elle vint à lui les bras ouverts, le sourire aux lèvres. Il lareçut avec une attitude embarrassée de coupable ; et jusqu’ausoir, il s’abstint presque de lui parler.

Dès qu’ils se trouvèrent seuls, elle lui demanda :

– Qu’est-ce que vous avez donc, mon ami, je vous trouve trèschangé. Il répondit d’un ton gêné :

– Mais je n’ai rien, ma chère, absolument rien.

– Pardon, je vous connais bien, et je suis sûre que vous avezquelque chose, un souci, un chagrin, un ennui, quesais-je ?

– Eh bien, oui, j’ai un souci.

– Ah ! et lequel ?

– Il m’est impossible de vous le dire.

– À moi ? Pourquoi ça ? Vous m’inquiétez.

– Je n’ai pas de raisons à vous donner. Il m’est impossible devous le dire.

Elle s’était assise sur une causeuse, et il marchait, lui, delong en large, les mains derrière le dos, en évitant le regard desa femme. Elle reprit :

– Voyons, il faut alors que je vous confesse, c’est mon devoir,et que j’exige de vous la vérité ; c’est mon droit. Vous nepouvez pas plus avoir de secret pour moi que je ne puis en avoirpour vous.

Il prononça, tout en lui tournant le dos, encadré dans la hautefenêtre : – Ma chère, il est des choses qu’il vaut mieux ne pasdire. Celle qui me tracasse est de ce nombre.

Elle se leva, traversa la chambre, le prit par le bras et,l’ayant forcé à se retourner, lui posa les deux mains sur lesépaules, puis souriante, câline, les yeux levés :

– Voyons, Marie (elle l’appelait Marie aux heures de tendresse),vous ne pouvez me rien cacher. Je croirais que vous avez faitquelque chose de mal.

Il murmura : – J’ai fait quelque chose de très mal. Elle ditavec gaieté : – Oh ! si mal que cela ? Ça m’étonnebeaucoup de vous ! Il répondit vivement : – Je ne vous dirairien de plus. C’est inutile d’insister. Mais elle l’attira jusqu’aufauteuil, le força à s’asseoir dedans, s’assit elle-même sur sajambe droite, et baisant d’un petit baiser léger, d’un baiserrapide, ailé, le bout frisé de sa moustache :

– Si vous ne me dites rien, nous serons fâchés pour toujours. Ilmurmura, déchiré par le remords et torturé d’angoisse :

– Si je vous disais ce que j’ai fait, vous ne me le pardonneriezjamais.

– Au contraire, mon ami, je vous pardonnerai tout de suite.

– Non, c’est impossible.

– Je vous le promets.

– Je vous dis que c’est impossible.

– Je jure de vous pardonner.

– Non, ma chère Laurine, vous ne le pourriez pas.

– Que vous êtes naïf, mon ami, pour ne pas dire niais ! Enrefusant de me dire ce que vous avez fait, vous me laisserez croiredes choses abominables ; et j’y penserai toujours, et je vousen voudrai autant de votre silence que de votre forfait inconnu.Tandis que si vous parlez bien franchement, j’aurai oublié dèsdemain.

– C’est que…

– Quoi ?

Il rougit jusqu’aux oreilles, et d’une voix sérieuse :

– Je me confesse à vous comme je me confesserais à un prêtre,Laurine.

Elle eut sur les lèvres ce rapide sourire qu’elle prenaitparfois en l’écoutant, et d’un ton un peu moqueur :

– Je suis tout oreilles.

Il reprit :

– Vous savez, ma chère, comme je suis sobre. Je ne bois que del’eau rougie, et jamais de liqueurs, vous le savez.

– Oui, je le sais.

– Eh bien, figurez-vous que, vers la fin des grandes manœuvres,je me suis laissé aller à boire un peu, un soir, étant très altéré,très fatigué, très las, et…

– Vous vous êtes grisé ? Fi, que c’est laid !

– Oui, je me suis grisé.

Elle avait pris un air sévère :

– Mais là, tout à fait grisé, avouez-le, grisé à ne plusmarcher, dites ?

– Oh ! non, pas tant que ça. J’avais perdu la raison, maisnon l’équilibre. Je parlais, je riais, j’étais fou.

Comme il se taisait, elle demanda :

– C’est tout ?

– Non.

– Ah ! et… après ?

– Après… j’ai… j’ai commis une infamie. Elle le regardait,inquiète, un peu troublée, émue aussi.

– Quoi donc, mon ami ?

– Nous avons soupé avec… avec des actrices… et je ne saiscomment cela s’est fait, je vous ai trompée, Laurine ! Ilavait prononcé cela d’un ton grave, solennel. Elle eut une petitesecousse, et son œil s’éclaira d’une gaieté brusque, d’une gaietéprofonde, irrésistible. Elle dit : « Vous… vous… vous m’avez… »

Et un petit rire sec, nerveux, cassé, lui glissa entre les dentspar trois fois, qui lui coupait la parole.

Elle essayait de reprendre son sérieux ; mais chaque foisqu’elle allait prononcer un mot, le rire frémissait au fond de sagorge, jaillissait, vite arrêté, repartant toujours, repartantcomme le gaz d’une bouteille de champagne débouchée dont on ne peutretenir la mousse. Elle mettait la main sur ses lèvres pour secalmer, pour enfoncer dans sa bouche cette crise malheureuse degaieté ; mais le rire lui coulait entre les doigts, luisecouait la poitrine, s’élançait malgré elle. Elle bégayait : «Vous… vous… m’avez trompée… – Ah !… ah ! ah !ah !… Ah ! ah ! ah ! »

Et elle le regardait d’un air singulier, si railleur, malgréelle, qu’il demeurait interdit, stupéfait.

Et tout d’un coup, n’y tenant plus, elle éclata… Alors elle semit à rire, d’un rire qui ressemblait à une attaque de nerfs. Depetits cris saccadés lui sortaient de la bouche, venus,semblait-il, du fond de la poitrine ; et, les deux mainsappuyées sur le creux de son estomac, elle avait de longues quintesjusqu’à étouffer, comme les quintes de toux dans la coqueluche.

Et chaque effort qu’elle faisait pour se calmer amenait unnouvel accès, chaque parole qu’elle voulait dire la faisait setordre plus fort.

« Mon… mon… mon… pauvre ami… ah ! ah ! ah !…ah ! ah ! ah ! »

Il se leva, la laissant seule sur le fauteuil, et devenantsoudain très pâle, il dit :

– Laurine, vous êtes plus qu’inconvenante.

Elle balbutia, dans un délire de gaieté :

– Que… que voulez-vous… je… je… je ne peux pas… que… que vousêtes drôle… ah ! ah ! ah ! ah !

Il devenait livide et la regardait maintenant d’un œil fixe oùune pensée étrange s’éveillait. Tout d’un coup, il ouvrit la bouchecomme pour crier quelque chose, mais ne dit rien, tourna sur sestalons, et sortit en tirant la porte.

Laurine, pliée en deux, épuisée, défaillante, riait encore d’unrire mourant, qui se ranimait par moments comme la flamme d’unincendie presque éteint.

Chapitre 11Divorce

Maître Bontran, le célèbre avocat parisien, celui qui depuis dixans plaide et obtient toutes les séparations entre époux malassortis, ouvrit la porte de son cabinet et s’effaça pour laisserpasser le nouveau client.

C’était un gros homme rouge, à favoris blonds et durs, un hommeventru, sanguin et vigoureux. Il salua :

– Prenez un siège, dit l’avocat.

Le client s’assit et, après avoir toussé :

– Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans uneaffaire de divorce.

– Parlez, monsieur, je vous écoute.

– Monsieur, je suis un ancien notaire.

– Déjà !

– Oui, déjà. J’ai trente-sept ans.

– Continuez.

– Monsieur, j’ai fait un mariage malheureux, trèsmalheureux.

– Vous n’êtes pas le seul.

– Je le sais et je plains les autres ; mais mon cas esttout à fait spécial et mes griefs contre ma femme d’une nature trèsparticulière. Mais je commence par le commencement. Je me suismarié d’une façon très bizarre. Croyez-vous aux idéesdangereuses ?

– Qu’entendez-vous par là ?

– Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses pourcertains esprits que le poison pour le corps ?

– Mais, oui, peut-être.

– Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nousrongent, nous tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pasleur résister. C’est une sorte de phylloxera des âmes. Si nousavons le malheur de laisser une de ces pensées-là se glisser ennous, si nous ne nous apercevons pas dès le début qu’elle est uneenvahisseuse, une maîtresse, un tyran, qu’elle s’étend heure parheure, jour par jour, qu’elle revient sans cesse, s’installe,chasse toutes nos préoccupations ordinaires, absorbe toute notreattention et change l’optique de notre jugement, nous sommesperdus.

Voici donc ce qui m’est arrivé, monsieur. Comme je vous l’aidit, j’étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non pas pauvre, maispauvret, mais soucieux, forcé à une économie de tous les instants,obligé de limiter tous mes goûts, oui, tous ! et c’est dur àmon âge.

Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces desquatrièmes pages des journaux, les offres et demandes, les petitescorrespondances, etc., etc. ; et il m’était arrivé plusieursfois, par ce moyen, de faire faire à quelques clients des mariagesavantageux.

Un jour, je tombe sur ceci : « Demoiselle jolie, bien élevée,comme il faut, épouserait homme honorable et lui apporterait deuxmillions cinq cent mille francs bien nets. Rien des agences. »

Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un avoué etun filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber surles mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle auxdeux millions cinq cent mille francs.

Le filateur dit : « Qu’est-ce que c’est que ces femmes-là ?»

L’avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents concludans ces conditions, et il donna des détails ; puis il ajouta,en se tournant vers moi :

– Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour toi-même ? Cristi,ça t’enlèverait des soucis, deux millions cinq cent millefrancs.

Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla d’autrechose.

Une heure plus tard je rentre chez moi.

Il faisait froid cette nuit-là. J’habitais d’ailleurs unevieille maison, une de ces vieilles maisons de province quiressemblent à des champignonnières. En posant la main sur la rampede fer de l’escalier, un frisson glacé m’entra dans le bras, etcomme j’étendais l’autre pour trouver le mur, je sentis, en lerencontrant, un second frisson m’envahir, plus humide, celui-là, etils se joignirent dans ma poitrine, m’emplirent d’angoisse, detristesse et d’énervement. Et je murmurai, saisi par un brusquesouvenir :

– Sacristi, si je les avais, les deux millions cinq centmille !

Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon rouennais faitepar une bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d’ici,cette chambre ! un grand lit sans rideaux, une armoire, unecommode, une toilette, pas de feu. Des habits sur les chaises, despapiers par terre. Je me mis à chantonner, sur un air decafé-concert, car je fréquente quelquefois ces endroits-là :

Deux millions,

Deux millions

Sont bons

Avec cinq cent mille

Et femme gentille.

Au fait, je n’avais pas encore pensé à la femme et j’y songeaitout à coup en me glissant dans mon lit. J’y songeai même si bienque je fus longtemps à m’endormir.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelaique je devais me trouver à huit heures à Darnétal pour une affaireimportante. Il fallait donc me lever à six heures – et il gelait. –Cristi de cristi, les deux millions cinq cent mille !

Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait là dedans uneodeur de poêle rougi, de vieux papiers, l’odeur des papiers deprocédure avancés – rien ne pue comme ça – et une odeur de clercs –bottes, redingotes, chemises, cheveux et peau, peau d’hiver peulavée, le tout chauffé à dix-huit degrés.

Je déjeunai, comme tous les jours, d’une côtelette brûlée etd’un morceau de fromage. Puis je me remis au travail.

C’est alors que je pensai très sérieusement pour la premièrefois à la demoiselle aux deux millions cinq cent mille. Quiétait-ce ? Pourquoi ne pas écrire ? Pourquoi ne passavoir ?

Enfin, monsieur, j’abrège. Pendant quinze jours cette idée mehanta, m’obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petitesmisères dont je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là,presque sans m’en apercevoir, me piquaient à présent comme descoups d’aiguille, et chacune de ces petites souffrances me faisaitsonger aussitôt à la demoiselle aux deux millions cinq centmille.

Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire unechose, monsieur, on se la figure telle qu’on l’espère.

Certes, il n’était pas très naturel qu’une jeune fille de bonnefamille, dotée d’une façon aussi convenable, cherchât un mari parla voie des journaux. Cependant, il se pouvait faire que cettefille fût honorable et malheureuse.

D’abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francsne m’avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommeshabitués, nous autres qui lisons toutes les offres de cette nature,à des propositions de mariage accompagnées de six, huit, dix oumême douze millions. Le chiffre de douze millions est même assezcommun. Il plaît. Je sais bien que nous ne croyons guère à laréalité de ces promesses. Elles nous font cependant entrer dansl’esprit ces nombres fantastiques, rendent vraisemblables, jusqu’àun certain point, pour notre crédulité inattentive, les sommesprodigieuses qu’ils représentent et nous disposent à considérer unedot de deux millions cinq cent mille francs comme très possible,très morale.

Donc, une jeune fille, enfant naturelle d’un parvenu et d’unefemme de chambre, ayant hérité brusquement de son père, avaitappris du même coup la tache de sa naissance, et pour ne pas avoirà la dévoiler à quelque homme qui l’aurait aimée, faisait appel auxinconnus par un moyen fort usité qui comportait en lui-même unesorte d’aveu de tare originelle.

Ma supposition était stupide. Je m’y attachai cependant. Nousautres, notaires, nous ne devrions jamais lire des romans ; etj’en ai lu, monsieur.

Donc j’écrivis, comme notaire, au nom d’un client, etj’attendis.

Cinq jours plus tard, vers trois heures de l’après-midi, j’étaisen train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clercm’annonça :

– Mlle Chantefrise.

– Faites entrer.

Alors apparut une femme d’environ trente ans, un peu forte,brune, l’air embarrassé.

– Asseyez-vous, mademoiselle.

Elle s’assit et murmura :

– C’est moi, monsieur.

– Mais, mademoiselle, je n’ai pas l’honneur de vousconnaître.

– La personne à qui vous avez écrit.

– Pour un mariage ?

– Oui, monsieur.

– Ah ! très bien !

– Je suis venue moi-même, parce qu’on fait mieux les choses enpersonne.

– Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vousmarier ?

– Oui, monsieur.

– Vous avez de la famille ?

Elle hésita, baissa les yeux et balbutia :

– Non, monsieur… Ma mère… et mon père… sont morts.

Je tressaillis. – Donc j’avais deviné juste – et une vivesympathie s’éveilla brusquement dans mon cœur pour cette pauvrecréature. Je n’insistai pas, pour ménager sa sensibilité, et jerepris :

– Votre fortune est bien nette ?

Elle répondit, cette fois, sans hésiter :

– Oh ! oui, monsieur.

Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne medéplaisait pas, bien qu’un peu mûre, plus mûre que je n’avaispensé. C’était une belle personne, une forte personne, unemaîtresse femme. Et l’idée me vint de lui jouer une jolie petitecomédie de sentiment, de devenir amoureux d’elle, de supplanter monclient imaginaire, quand je me serais assuré que la dot n’était pasillusoire. Je lui parlai de ce client que je dépeignis comme unhomme triste, très honorable, un peu malade.

Elle dit vivement :

– Oh ! monsieur, j’aime les gens bien portants.

– Vous le verrez, d’ailleurs, mademoiselle, mais pas avant troisou quatre jours, car il est parti hier pour l’Angleterre.

– Oh ! que c’est ennuyeux, dit-elle.

– Mon Dieu ! oui et non. Êtes-vous pressée de retournerchez vous ?

– Pas du tout.

– Eh bien, restez ici. Je m’efforcerai de vous faire passer letemps.

– Vous êtes trop aimable, monsieur.

– Vous êtes descendue à l’hôtel ?

Elle nomma le premier hôtel de Rouen.

– Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur…notaire de vous offrir à dîner ce soir. Elle parut hésiter,inquiète, indécise ; puis elle se décida :

– Oui, monsieur.

– Je vous prendrai chez vous à sept heures.

– Oui, monsieur.

– Alors, à ce soir, mademoiselle ?

– Oui, monsieur.

Et je la reconduisis jusqu’à ma porte.

À sept heures j’étais chez elle. Elle avait fait des frais detoilette pour moi et me reçut d’une façon très coquette.

Je l’emmenai dîner dans un restaurant où j’étais connu, et jecommandai un menu troublant.

Une heure plus tard, nous étions très amis et elle me contaitson histoire. Fille d’une grande dame séduite par un gentilhomme,elle avait été élevée chez des paysans. Elle était riche à présent,ayant hérité de grosses sommes de son père et de sa mère, dont ellene dirait jamais les noms, jamais. Il était inutile de les luidemander, inutile de la supplier, elle ne les dirait pas. Comme jetenais peu à les savoir, je l’interrogeai sur sa fortune. Elle enparla aussitôt en femme pratique, sûre d’elle, sûre des chiffres,des titres, des revenus, des intérêts et des placements. Sacompétence en cette matière me donna aussitôt une grande confianceen elle, et je devins galant, avec réserve cependant ; mais jelui montrai clairement que j’avais du goût pour elle.

Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, etj’en bus, ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairementque j’allais devenir entreprenant, et j’eus peur, peur de moi, peurd’elle, peur qu’elle ne fût aussi un peu émue et qu’elle nesuccombât. Pour me calmer, je recommençai à lui parler de sa dot,qu’il faudrait établir d’une façon précise, car mon client étaithomme d’affaires.

Elle répondit avec gaieté : – Oh ! je sais. J’ai apportétoutes les preuves.

– Ici, à Rouen ?

– Oui, à Rouen.

– Vous les avez à l’hôtel ?

– Mais oui.

– Pouvez-vous me les montrer ?

– Mais oui.

– Ce soir ?

– Mais oui. Cela me sauvait de toutes les façons. Je payail’addition, et nous voici rentrant chez elle. Elle avait, en effet,apporté tous ses titres. Je ne pouvais douter, je les tenais, jeles palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie au cœur queje fus pris aussitôt d’un violent désir de l’embrasser. Jem’entends, d’un désir chaste, d’un désir d’homme content. Et jel’embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois… si bien que… lechampagne aidant… je succombai… ou plutôt… non… elle succomba.

Ah ! monsieur, j’en fis une tête, après cela… et elledonc ! Elle pleurait comme une fontaine, en me suppliant de nepas la trahir, de ne pas la perdre. Je promis tout ce qu’ellevoulut, et je m’en allai dans un état d’esprit épouvantable.

Que faire ? J’avais abusé de ma cliente. Cela n’eût étérien si j’avais eu un client pour elle, mais je n’en avais pas.C’était moi, le client, le client naïf, le client trompé, trompépar lui-même. Quelle situation ! Je pouvais la lâcher, c’estvrai. Mais la dot, la belle dot, la bonne dot, palpable,sûre ! Et puis avais-je le droit de la lâcher, la pauvrefille, après l’avoir ainsi surprise ? Mais que d’inquiétudesplus tard !

Combien peu de sécurité avec une femme qui succombaitainsi !

Je passai une nuit terrible d’indécision, torturé de remords,ravagé de craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, aumatin, ma raison s’éclaircit. Je m’habillai avec recherche et je meprésentai, comme onze heures sonnaient, à l’hôtel qu’ellehabitait.

En me voyant elle rougit jusqu’aux yeux.

Je lui dis :

– Mademoiselle, je n’ai plus qu’une chose à faire pour réparermes torts. Je vous demande votre main.

Elle balbutia :

– Je vous la donne.

Je l’épousai.

Tout alla bien pendant six mois.

J’avais cédé mon étude, je vivais en rentier, et vraiment jen’avais pas un reproche, mais pas un seul à adresser à mafemme.

Cependant je remarquai peu à peu que, de temps en temps, ellefaisait de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semainele mardi, une semaine le vendredi. Je me crus trompé, je lasuivis.

C’était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, descenditla rue de la République, tourna à droite, par la rue qui suit lepalais archiépiscopal, puis la rue Grand-Pont jusqu’à la Seine,longea le quai jusqu’au pont de Pierre, traversa l’eau. À partir dece moment, elle parut inquiète, se retournant souvent, épiant tousles passants.

Comme je m’étais costumé en charbonnier, elle ne me reconnutpas.

Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche ; je nedoutais plus, son amant allait arriver par le train d’une heurequarante-cinq.

Je me cachai derrière un camion et j’attendis. Un coup desifflet… un flot de voyageurs… Elle s’avance, s’élance, saisit dansses bras une petite fille de trois ans qu’une grosse paysanneaccompagne, et l’embrasse avec passion. Puis elle se retourne,aperçoit un autre enfant, plus jeune, fille ou garçon, porté parune autre campagnarde, se jette dessus, l’étreint avec violence, ets’en va, escortée des deux mioches et des deux bonnes, vers lalongue et sombre et déserte promenade du Cours-la-Reine.

Je rentrai effaré, l’esprit en détresse, comprenant et necomprenant pas, n’osant point deviner.

Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, en hurlant:

– Quels sont ces enfants ?

– Quels enfants ?

– Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever ?

Elle poussa un grand cri et s’évanouit. Quand elle revint àelle, elle me confessa, dans un déluge de larmes, qu’elle en avaitquatre. Oui, monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deuxpour le vendredi, deux garçons.

Et c’était là – quelle honte ! – c’était là l’origine de safortune. – Les quatre pères !… Elle avait amassé sa dot.

– Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous defaire ?

L’avocat répondit avec gravité :

– Reconnaître vos enfants, monsieur.

Chapitre 12La Revanche

1. Scène Première

M. DE GARELLE, seul, au fond d’un fauteuil.

Me voici à Cannes, en garçon, drôle de chose. Je suisgarçon ! À Paris, je ne m’en apercevais guère. En voyage,c’est autre chose. Ma foi, je ne m’en plains pas.

Et ma femme est remariée !

Est-il heureux, lui, mon successeur, plus heureux que moi ?Quel imbécile ça doit être pour l’avoir épousée après moi ? Aufait, je n’étais pas moins sot pour l’avoir épousée le premier.Elle avait des qualités, pourtant, des qualités… physiques…considérables, mais aussi des tares morales importantes.

Quelle rouée, et quelle menteuse, et quelle coquette, et quellecharmeuse, pour ceux qui ne l’avaient point épousée ! Étais-jecocu ? Cristi ! quelle torture de se demander cela dumatin au soir sans obtenir de certitude !

En ai-je fait des marches et des démarches pour l’épier, sansrien savoir. Dans tous les cas, si j’étais cocu, je ne le suisplus, grâce à Naquet. Comme c’est facile tout de même, ledivorce ! Ça m’a coûté une cravache de dix francs et unecourbature dans le bras droit, sans compter le plaisir de taper àcœur que veux-tu sur une femme que je soupçonnais fortement de metromper !

Quelle pile, quelle pile !…

(Il se lève en riant et fait quelques pas, puis se rassied.)

Il est vrai que le jugement a été prononcé à son bénéfice et àmon préjudice – mais quelle pile !

Maintenant, je vais passer l’hiver dans le Midi, engarçon ! Quelle chance ! N’est-ce pas charmant de voyageravec l’éternel espoir de l’amour qui rôde ? Que vais-jerencontrer, dans cet hôtel, tout à l’heure, ou sur la Croisette, oudans la rue peut-être ? Où est-elle, celle qui m’aimera demainet que j’aimerai ? Comment seront ses yeux, ses lèvres, sescheveux, son sourire ? Comment sera-t-elle, la première femmequi me tendra sa bouche et que j’envelopperai dans mes bras ?Brune ou blonde ? grande ou petite ? rieuse ousévère ? grasse ou ?… Elle sera grasse !

Oh ! comme je plains ceux qui ne connaissent pas, qui neconnaissent plus le charme exquis de l’attente ? La vraiefemme que j’aime moi, c’est l’Inconnue, l’Espérée, la Désirée,celle qui hante mon cœur sans que mes yeux aient vu sa forme, etdont la séduction s’accroît de toutes les perfections rêvées. Oùest-elle ? Dans cet hôtel, derrière cette porte ? Dansune des chambres de cette maison, tout près, ou loin encore ?Qu’importe, pourvu que je la désire, pourvu que je sois certain dela rencontrer ! Et je la rencontrerai assurément aujourd’huiou demain, cette semaine ou la suivante, tôt ou tard ; mais ilfaudra bien que je la trouve !

Et j’aurai, tout entière, la joie délicieuse du premier baiser,des premières caresses, toute la griserie des découvertesamoureuses, tout le mystère de l’inexploré aussi charmants, lepremier jour, qu’une virginité conquise ! Oh ! lesimbéciles qui ne comprennent pas l’adorable sensation des voileslevés pour la première fois. Oh ! les imbéciles qui semarient… car… ces voiles-là… il ne faut pas les lever trop souvent…sur le même spectacle…

Tiens, une femme !…

(Une femme traverse le fond du promenoir, élégante, fine, lataille cambrée.)

Bigre ! elle a de la taille, et de l’allure. Tâchons devoir… la tête.

(Elle passe près de lui sans l’apercevoir, enfoncé dans sonfauteuil. Il murmure 🙂

Sacré nom d’un chien, c’est ma femme ! ma femme, ou plutôtnon, la femme de Chantever. Elle est jolie tout de même, lagueuse…

Est-ce que je vais avoir envie de la répouser maintenant ?…Bon, elle s’est assise et elle prend Gil-Blas. Faisons le mort.

Ma femme ! Quel drôle d’effet ça m’a produit. Mafemme ! Au fait, voici un an, plus d’un an qu’elle n’a été mafemme… Oui, elle avait des qualités physiques… considérables ;quelle jambe ! J’en ai des frissons rien que d’y penser. Etune poitrine, d’un fini. Ouf ! Dans les premiers temps nousjouions à l’exercice – gauche – droite – gauche – droite – quellepoitrine ! Gauche ou droite, ça se valait.

Mais quelle teigne… au moral !

A-t-elle eu des amants ? En ai-je souffert de cedoute-là ? Maintenant, zut ! ça ne me regarde plus.

Je n’ai jamais vu une créature plus séduisante quand elleentrait au lit. Elle avait une manière de sauter dessus et de seglisser dans les draps…

Bon, je vais redevenir amoureux d’elle…

Si je lui parlais ?… Mais que lui dirais-je ?

Et puis elle va crier au secours, au sujet de la pile !Quelle pile ! J’ai peut-être été un peu brutal tout demême.

Si je lui parlais ? Ça serait drôle, et crâne, après tout.Sacrebleu, oui, je lui parlerai, et même si je suis vraiment fort…Nous verrons bien…

2. Scène Seconde

(Il s’approche de la jeune femme qui lit avec attentionGil-Blas, et d’une voix douce 🙂

– Me permettez-vous, madame, de me rappeler à votresouvenir ?

(Mme de Chantever lève brusquement la tête, pousse un cri, etveut s’enfuir. Il lui barre le chemin, et, humblement 🙂

– Vous n’avez rien à craindre, madame, je ne suis plus votremari.

MME DE CHANTEVER. – Oh ! vous osez ? Après… après cequi s’est passé !

M. DE GARELLE. – J’ose… et je n’ose pas… Enfin… Expliquez çacomme vous voudrez. Quand je vous ai aperçue, il m’a été impossiblede ne pas venir vous parler.

MME DE CHANTEVER. – J’espère que cette plaisanterie estterminée, n’est-ce pas ?

M. DE GARELLE. – Ce n’est point une plaisanterie, madame.

MME DE CHANTEVER. – Une gageure, alors, à moins que ce ne soitune simple insolence. D’ailleurs, un homme qui frappe une femme estcapable de tout.

M. DE GARELLE. – Vous êtes dure, madame. Vous ne devriez pascependant, me semble-t-il, me reprocher aujourd’hui un emportementque je regrette d’ailleurs. J’attendais plutôt, je l’avoue, desremerciements de votre part.

MME DE CHANTEVER, stupéfaite. – Ah çà, vous êtes fou ? oubien vous vous moquez de moi comme un rustre.

M. DE GARELLE. – Nullement, madame, et pour ne pas mecomprendre, il faut que vous soyez fort malheureuse.

MME DE CHANTEVER. – Que voulez-vous dire ?

M. DE GARELLE. – Que si vous étiez heureuse avec celui qui apris ma place, vous me seriez reconnaissante de ma violence quivous a permis cette nouvelle union.

MME DE CHANTEVER. – C’est pousser trop loin la plaisanterie,monsieur. Veuillez me laisser seule.

M. DE GARELLE. – Pourtant, madame, songez-y, si je n’avais pointcommis l’infamie de vous frapper, nous traînerions encoreaujourd’hui notre boulet…

MME DE CHANTEVER, blessée. – Le fait est que vous m’avez rendulà un rude service !

M. DE GARELLE. – N’est-ce pas ? Un service qui mérite mieuxque votre accueil de tout à l’heure.

MME DE CHANTEVER. – C’est possible. Mais votre figure m’est sidésagréable…

M. DE GARELLE. – Je n’en dirai pas autant de la vôtre.

MME DE CHANTEVER. – Vos galanteries me déplaisent autant que vosbrutalités.

M. DE GARELLE. – Que voulez-vous, madame, je n’ai plus le droitde vous battre : il faut bien que je me montre aimable.

MME DE CHANTEVER. – Ça, c’est franc, du moins. Mais si vousvoulez être vraiment aimable, vous vous en irez.

M. DE GARELLE. – Je ne pousse pas encore si loin que ça le désirde vous plaire.

MME DE CHANTEVER. – Alors, quelle est votreprétention ?

M. DE GARELLE. – Réparer mes torts, en admettant que j’en aieeu.

MME DE CHANTEVER, indignée. – Comment ? en admettant quevous en ayez eu ? Mais vous perdez la tête. Vous m’avez rouéede coups et vous trouvez peut-être que vous vous êtes conduitenvers moi le mieux du monde.

M. DE GARELLE. – Peut-être !

MME DE CHANTEVER. – Comment ? Peut-être ?

M. DE GARELLE. – Oui, madame. Vous connaissez la comédie quis’appelle le Mari cocu, battu et content. Eh bien, ai-je été oun’ai-je pas été cocu, tout est là ! Dans tous les cas, c’estvous qui avez été battue, et pas contente…

MME DE CHANTEVER, se levant. – Monsieur, vous m’insultez.

M. DE GARELLE, vivement. – Je vous en prie, écoutez-moi uneminute. J’étais jaloux, très jaloux, ce qui prouve que je vousaimais. Je vous ai battue, ce qui le prouve davantage encore, etbattue très fort, ce qui le démontre victorieusement. Or, si vousavez été fidèle, et battue, vous êtes vraiment à plaindre, tout àfait à plaindre, je le confesse, et…

MME DE CHANTEVER. – Ne me plaignez pas.

M. DE GARELLE. – Comment l’entendez-vous ? On peut lecomprendre de deux façons. Cela veut dire, soit que vous méprisezma pitié, soit qu’elle est imméritée. Or, si la pitié dont je vousreconnais digne est imméritée, c’est que les coups… les coupsviolents que vous avez reçus de moi étaient plus que mérités.

MME DE CHANTEVER. – Prenez-le comme vous voudrez.

M. DE GARELLE. – Bon. Je comprends. Donc, j’étais avec vous,madame, un mari cocu.

MME DE CHANTEVER. – Je ne dis pas cela.

M. DE GARELLE. – Vous le laissez entendre.

MME DE CHANTEVER. – Je laisse entendre que je ne veux pas devotre pitié.

M. DE GARELLE. – Ne jouons pas sur les mots et avouez-moifranchement que j’étais…

MME DE CHANTEVER. – Ne prononcez pas ce mot infâme, qui merévolte et me dégoûte.

M. DE GARELLE. – Je vous passe le mot, mais avouez la chose.

MME DE CHANTEVER. – Jamais. Ça n’est pas vrai.

M. DE GARELLE. – Alors, je vous plains de tout mon cœur et laproposition que j’allais vous faire n’a plus de raison d’être.

MME DE CHANTEVER. – Quelle proposition ?

M. DE GARELLE. – Il est inutile de vous la dire, puisqu’elle nepeut exister que si vous m’aviez trompé.

MME DE CHANTEVER. – Et bien, admettez un moment que je vous aitrompé.

M. DE GARELLE. – Cela ne suffit pas. Il me faut un aveu. MME DECHANTEVER. – Je l’avoue.

M. DE GARELLE. – Cela ne suffit pas. Il me faut des preuves.

MME DE CHANTEVER, souriant. – Vous en demandez trop, à lafin.

M. DE GARELLE. – Non, madame. J’allais vous faire, vousdisais-je une proposition grave, très grave, sans quoi je ne seraispoint venu vous trouver ainsi après ce qui s’est passé entre nous,de vous à moi, d’abord, et de moi à vous ensuite. Cetteproposition, qui peut avoir pour nous deux les conséquences lesplus sérieuses, demeurerait sans valeur si je n’avais pas ététrompé par vous.

MME DE CHANTEVER. – Vous êtes surprenant. Mais que voulez-vousde plus ? Je vous ai trompé, na.

M. DE GARELLE. – Il me faut des preuves.

MME DE CHANTEVER. – Mais quelles preuves voulez-vous que je vousdonne ? Je n’en ai pas sur moi ou plutôt je n’en ai plus.

M. DE GARELLE. – Peu importe où elles soient. Il me lesfaut.

MME DE CHANTEVER. – Mais on n’en peut pas garder, des preuves,de ces choses-là… et…, à moins d’un flagrant délit… (Après unsilence.) Il me semble que ma parole devrait vous suffire.

M. DE GARELLE, s’inclinant. – Alors, vous êtes prête à lejurer.

MME DE CHANTEVER, levant la main. – Je le jure.

M. DE GARELLE, sérieux. – Je vous crois, madame. Et avec quim’avez-vous trompé ?

MME DE CHANTEVER. – Oh ! mais, vous en demandez trop, à lafin.

M. DE GARELLE. – Il est indispensable que je sache son nom.

MME DE CHANTEVER. – Il m’est impossible de vous le dire.

M. DE GARELLE. – Pourquoi ça ?

MME DE CHANTEVER. – Parce que je suis une femme mariée.

M. DE GARELLE. – Eh bien ?

MME DE CHANTEVER. – Et le secret professionnel ?

M. DE GARELLE. – C’est juste.

MME DE CHANTEVER. – D’ailleurs, c’est avec M. de Chantever queje vous ai trompé.

M. DE GARELLE. – Ça n’est pas vrai.

MME DE CHANTEVER. – Pourquoi ça ?…

M. DE GARELLE. – Parce qu’il ne vous aurait pas épousée.

MME DE CHANTEVER. – Insolent ! Et cetteproposition ?…

M. DE GARELLE. – La voici. Vous venez d’avouer que j’ai été,grâce à vous, un de ces êtres ridicules, toujours bafoués, quoiqu’ils fassent, comiques s’ils se taisent, et plus grotesquesencore s’ils se fâchent, qu’on nomme des maris trompés. Eh bien,madame, il est indubitable que les quelques coups de cravache reçuspar vous sont loin de compenser l’outrage et le dommage conjugalque j’ai éprouvés de votre fait, et il est non moins indubitableque vous me devez une compensation plus sérieuse et d’une autrenature, maintenant que je ne suis plus votre mari.

MME DE CHANTEVER. – Vous perdez la tête. Que voulez-vousdire ?

M. DE GARELLE. – Je veux dire, madame, que vous devez me rendreaujourd’hui les heures charmantes que vous m’avez volées quandj’étais votre époux, pour les offrir à je ne sais qui.

MME DE CHANTEVER. – Vous êtes fou.

M. DE GARELLE. – Nullement. Votre amour m’appartenait, n’est-cepas ? Vos baisers m’étaient dus, tous vos baisers, sansexception. Est-ce vrai ? Vous en avez distrait une partie aubénéfice d’un autre ! Eh bien, il importe, il m’importe que larestitution ait lieu, restitution sans scandale, restitutionsecrète, comme on fait pour les vols honteux.

MME DE CHANTEVER. – Mais pour qui me prenez-vous ?

M. DE GARELLE. – Pour la femme de M. de Chantever. MME DECHANTEVER. – Ça, par exemple, c’est trop fort.

M. DE GARELLE. – Pardon, celui qui m’a trompé vous a bien prisepour la femme de M. de Garelle. Il est juste que mon tour arrive.Ce qui est trop fort, c’est de refuser de rendre ce qui estlégitimement dû.

MME DE CHANTEVER. – Et si je disais oui… vous pourriez…

M. DE GARELLE. – Mais certainement.

MME DE CHANTEVER. – Alors, à quoi aurait servi ledivorce ?

M. DE GARELLE. – À raviver notre amour.

MME DE CHANTEVER. – Vous ne m’avez jamais aimée.

M. DE GARELLE. – Je vous en donne pourtant une rude preuve.

MME DE CHANTEVER. – Laquelle ?

M. DE GARELLE. – Comment ? Laquelle ? Quand un hommeest assez fou pour proposer à une femme de l’épouser d’abord et dedevenir son amant ensuite, cela prouve qu’il aime ou je ne m’yconnais pas en amour.

MME DE CHANTEVER. – Oh ! ne confondons pas. Épouser unefemme prouve l’amour ou le désir, mais la prendre comme maîtressene prouve rien… que le mépris. Dans le premier cas, on acceptetoutes les charges, tous les ennuis, et toutes les responsabilitésde l’amour ; dans le second cas, on laisse ces fardeaux aulégitime propriétaire et on ne garde que le plaisir, avec lafaculté de disparaître le jour où la personne aura cessé de plaire.Cela ne se ressemble guère.

M. DE GARELLE. – Ma chère amie, vous raisonnez fort mal. Quandon aime une femme, on ne devrait pas l’épouser, parce qu’enl’épousant on est sûr qu’elle vous trompera, comme vous avez fait àmon égard. La preuve est là. Tandis qu’il est indiscutable qu’unemaîtresse reste fidèle à son amant avec tout l’acharnement qu’ellemet à tromper son mari. Est-ce pas vrai ? Si vous voulez qu’unlien indissoluble se lie entre une femme et vous, faites-la épouserpar un autre, le mariage n’est qu’une ficelle qu’on coupe àvolonté, et devenez l’amant de cette femme : l’amour libre est unechaîne qu’on ne brise pas. – Nous avons coupé la ficelle, je vousoffre la chaîne.

MME DE CHANTEVER. – Vous êtes drôle. Mais je refuse.

M. DE GARELLE. – Alors, je préviendrai M. de Chantever. MME DECHANTEVER. – Vous le préviendrez de quoi ?

M. DE GARELLE. – Je lui dirai que vous m’avez trompé ! MMEDE CHANTEVER. – Que je vous ai trompé… Vous…

M. DE GARELLE. – Oui, quand vous étiez ma femme. MME DECHANTEVER. – Eh bien ?

M. DE GARELLE. – Eh bien, il ne vous le pardonnera pas. MME DECHANTEVER. – Lui ?

M. DE GARELLE. – Parbleu ! Ça n’est pas fait pour lerassurer.

MME DE CHANTEVER, riant. – Ne faites pas ça, Henry.

(Une voix dans l’escalier appelant Mathilde.)

MME DE CHANTEVER, bas. – Mon mari ! Adieu.

M. DE GARELLE, se levant. – Je vais vous conduire près de lui etme présenter.

MME DE CHANTEVER. – Ne faites pas ça.

M. DE GARELLE. – Vous allez voir.

MME DE CHANTEVER. – Je vous en prie.

M. DE GARELLE. – Alors acceptez la chaîne.

La Voix. – Mathilde !

MME DE CHANTEVER. – Laissez-moi.

M. DE GARELLE. – Où vous reverrai-je ?

MME DE CHANTEVER. – Ici – ce soir – après dîner.

M. DE GARELLE, lui baisant la main. – Je vous aime…

(Elle se sauve.)

(M. de Garelle retourne doucement à son fauteuil et se laissetomber dedans.)

– Eh bien ! vrai. J’aime mieux ce rôle-là que le précédent.C’est qu’elle est charmante, tout à fait charmante, et bien pluscharmante encore depuis que j’ai entendu la voix de M. de Chanteverl’appeler comme ça « Mathilde », avec ce ton de propriétaire qu’ontles maris.

Chapitre 13L’odyssée d’une fille

Oui, le souvenir de ce soir-là ne s’effacera jamais. J’ai eu,pendant une demi-heure, la sinistre sensation de la fatalitéinvincible ; j’ai éprouvé ce frisson qu’on a en descendant auxpuits des mines. J’ai touché ce fond noir de la misèrehumaine ; j’ai compris l’impossibilité de la vie honnête pourquelques-uns.

Il était minuit passé. J’allais du Vaudeville à la rue Drouot,suivant d’un pas pressé le boulevard où couraient des parapluies.Une poussière d’eau voltigeait plutôt qu’elle ne tombait, voilantles becs de gaz, attristant la rue. Le trottoir luisait, gluantplus que mouillé. Les gens pressés ne regardaient rien.

Les filles, la jupe relevée, montrant leurs jambes, laissantentrevoir un bas blanc à la lueur terne de la lumière nocturne,attendaient dans l’ombre des portes, appelaient, ou bien passaientpressées, hardies, vous jetant à l’oreille deux mots obscurs etstupides. Elles suivaient l’homme quelques secondes, se serrantcontre lui, lui soufflant au visage leur haleine putride ;puis, voyant inutiles leurs exhortations, elles le quittaient d’unmouvement brusque et mécontent, et se remettaient à marcher enfrétillant des hanches.

J’allais, appelé par toutes, pris par la manche, harcelé etsoulevé de dégoût. Tout à coup, j’en vis trois qui couraient commeaffolées, jetant aux autres quelques paroles rapides. Et les autresse mettaient à courir, à fuir, tenant à pleines mains leurs robespour aller plus vite. On donnait ce jour-là un coup de filet à laprostitution.

Et soudain je sentis un bras sous le mien, tandis qu’une voixéperdue me murmurait dans l’oreille : « Sauvez-moi, monsieur,sauvez-moi, ne me quittez pas. »

Je regardai la fille. Elle n’avait pas vingt ans, bien que fanéedéjà. Je lui dis : « Reste avec moi. » Elle murmura : « Oh !merci. »

Nous arrivions dans la ligne des agents. Elle s’ouvrit pour melaisser passer.

Et je m’engageai dans la rue Drouot.

Ma compagne me demanda : – Viens-tu chez moi ?

– Non.

– Pourquoi pas ? Tu m’as rendu un rude service que jen’oublierai pas.

Je répondis, pour me débarrasser d’elle : – Parce que je suismarié.

– Qu’est-ce que ça fait ?

– Voyons, mon enfant, ça suffit. Je t’ai tirée d’affaire.Laisse-moi tranquille maintenant.

La rue était déserte et noire, vraiment sinistre. Et cette femmequi me serrait le bras rendait plus affreuse encore cette sensationde tristesse qui m’avait envahi. Elle voulut m’embrasser. Je mereculai avec horreur, et d’une voix dure :

– Allons, f…-moi la paix, n’est-ce pas ?

Elle eut une sorte de mouvement de rage, puis, brusquement, semit à sangloter. Je demeurai éperdu, attendri, sans comprendre.

– Voyons, qu’est-ce que tu as ?

Elle murmura dans ses larmes : Si tu savais, ça n’est pas gai,va.

– Quoi donc ?

– C’te vie-là.

– Pourquoi l’as-tu choisie ?

– Est-ce que c’est ma faute ?

– À qui la faute, alors ?

– J’ sais-ti, moi !

Une sorte d’intérêt me prit pour cette abandonnée.

Je lui demandai :

– Dis-moi ton histoire ?

Elle me la conta.

– J’avais seize ans, j’étais en service à Yvetot, chez M.Lerable, un grainetier. Mes parents étaient morts. Je n’avaispersonne ; je voyais bien que mon maître me regardait d’unedrôle de façon et qu’il me chatouillait les joues ; mais je nem’en demandais pas plus long. Je savais les choses, certainement. Àla campagne, on est dégourdi ; mais M. Lerable était un vieuxdévot qu’allait à la messe chaque dimanche. Je l’en aurais jamaiscru capable, enfin !

V’là qu’un jour il veut me prendre dans ma cuisine. Je luirésiste. Il s’en va.

Y avait en face de nous un épicier, M. Dutan, qui avait ungarçon de magasin bien plaisant ; si tant est que je melaissai enjôler par lui. Ça arrive à tout le monde, n’est-cepas ? Donc je laissais la porte ouverte, les soirs, et ilvenait me retrouver.

Mais v’là qu’une nuit M. Lerable entend du bruit. Il monte et iltrouve Antoine qu’il veut tuer. Ça fait une bataille à coups dechaise, de pot à eau, de tout. Moi j’avais saisi mes hardes et jeme sauvai dans la rue. Me v’là partie.

J’avais une peur, une peur de loup. Je m’habillai sous uneporte. Puis je me mis à marcher tout droit. Je croyais pour sûrqu’il y avait quelqu’un de tué et que les gendarmes me cherchaientdéjà. Je gagnai la grand’route de Rouen. Je me disais qu’à Rouen jepourrais me cacher très bien.

Il faisait noir à ne pas voir les fossés, et j’entendais deschiens qui aboyaient dans les fermes. Sait-on tout ce qu’on entendla nuit ? Des oiseaux qui crient comme des hommes qu’onégorge, des bêtes qui jappent, des bêtes qui sifflent, et puis tantde choses que l’on ne comprend pas. J’en avais la chair de poule. Àchaque bruit, je faisais le signe de croix. On ne s’imagine pointce que ça vous émouve le cœur. Quand le jour parut, v’là que l’idéedes gendarmes me reprit, et que je me mis à courir. Puis je mecalmai.

Je me sentis faim tout de même, malgré ma confusion ; maisje ne possédais rien, pas un sou, j’avais oublié mon argent, toutce qui m’appartenait sur terre, dix-huit francs.

Me v’là donc à marcher avec un ventre qui chante. Il faisaitchaud. Le soleil piquait. Midi passe. J’allais toujours.

Tout à coup j’entends des chevaux derrière moi. Je me retourne.Les gendarmes ! Mon sang ne fait qu’un tour ; j’ai cruque j’allais tomber ; mais je me contiens. Ils me rattrapent.Ils me regardent. Il y en a un, le plus vieux, qui dit :

– Bonjour, mamzelle.

– Bonjour, monsieur.

– Ousque vous allez comme ça ?

– Je vas t’à Rouen, en service dans une place qu’on m’aofferte.

– Comme ça, pédestrement ?

– Oui, comme ça. Mon cœur battait, monsieur, à ce que je nepouvais plus parler. Je me disais : « Ils me tiennent. » Et j’avaisune envie de courir qui me frétillait dans les jambes. Mais ilsm’auraient rattrapée tout de suite, vous comprenez. Le vieuxrecommença : – Nous allons faire route ensemble jusqu’à Barantin,mamzelle, vu que nous suivons le même itinéraire.

– Avec satisfaction, monsieur. Et nous v’là causant. Je mefaisais plaisante autant que je pouvais, n’est-ce pas ; sibien qu’ils ont cru des choses qui n’étaient point. Or, comme jepassais dans un bois, le vieux dit : – Voulez-vous, mamzelle, quej’allions faire un repos sur la mousse ? Moi, je répondis sansy penser : – À votre désir, monsieur. Puis il descend et il donneson cheval à l’autre, et nous v’là partis dans le bois tous deux.Il n’y avait plus à dire non. Qu’est-ce que vous auriez fait à maplace ? Il en prit ce qu’il a voulu ; puis il me dit : «Faut pas oublier le camarade. » Et il retourna tenir les chevaux,pendant que l’autre m’a rejointe. J’en étais honteuse que j’enaurais pleuré, monsieur. Mais je n’osais point résister, vouscomprenez. Donc nous v’là repartis. Je ne parlions plus. J’avaistrop de deuil au cœur. Et puis je ne pouvais plus marcher tantj’avais faim. Tout de même, dans un village, ils m’ont offert unverre de vin, qui m’a r’donné des forces pour quelque temps. Etpuis ils ont pris le trot pour pas traverser Barantin de compagnie.Alors je m’assis dans le fossé et je pleurai tout ce que j’avais delarmes.

Je marchai encore plus de trois heures durant avant Rouen. Ilétait sept heures du soir quand j’arrivai. D’abord toutes ceslumières m’éblouirent. Et puis je ne savais point où m’asseoir. Surles routes, il y a les fossés et l’herbe ousqu’on peut même secoucher pour dormir. Mais dans les villes, rien.

Les jambes me rentraient dans le corps, et j’avais deséblouissements à croire que j’allais tomber. Et puis, il se mit àpleuvoir, une petite pluie fine, comme ce soir, qui vous traversesans que ça ait l’air de rien. J’ai pas de chance les jours qu’ilpleut. Je commençai donc à marcher dans les rues. Je regardaistoutes ces maisons en me disant : « Y a tant de lits et tant depain dans tout ça et je ne pourrai point seulement trouver unecroûte et une paillasse. » Je pris par des rues où il y avait desfemmes qui appelaient les hommes de passage. Dans ces cas-là,monsieur, on fait ce qu’on peut. Je me mis, comme elles, à inviterle monde. Mais on ne me répondait point. J’aurais voulu être morte.Ça dura bien jusqu’à minuit. Je ne savais même plus ce que jefaisais. À la fin, v’là un homme qui m’écoute. Il me demande : «Ousque tu demeures ? » On devient vite rusée dans lanécessité. Je répondis : « Je ne peux pas vous mener chez moi, vuque j’habite avec maman. Mais n’y a-t-il point de maisons où l’onpeut aller ? »

Il répondit : « Plus souvent que je vas dépenser vingt sous dechambre. »

Puis il réfléchit et ajouta : « Viens-t-en. Je connais unendroit tranquille ousque nous ne serons point interrompus. »

Il me fit passer un pont et puis il m’emmena au bout de laville, dans un pré qu’était près de la rivière. Je ne pouvais pusle suivre.

Il me fit asseoir et puis il se mit à causer pourquoi nousétions venus. Mais comme il était long dans son affaire, je metrouvai tant percluse de fatigue que je m’endormis.

Il s’en alla sans rien me donner. Je ne m’en aperçus seulementpas. Il pleuvait, comme je vous l’disais. C’est d’puis ce jour-làque j’ai des douleurs que je n’ai pas pu m’en guérir, vu que j’aidormi toute la nuit dans la crotte.

Je fus réveillée par deux sergots qui me mirent au poste, etpuis, de là, en prison, où je restai huit jours, pendant qu’oncherchait ce que je pouvais bien être et d’où je venais. Je nevoulus point le dire par peur des conséquences.

On le sut pourtant et on me lâcha, après un jugementd’innocence.

Il fallait recommencer à trouver du pain. Je tâchai d’avoir uneplace, mais je ne pus pas, à cause de la prison d’où je venais.

Alors je me rappelai d’un vieux juge qui m’avait tourné del’œil, pendant qu’il me jugeait, à la façon du père Lerable,d’Yvetot. Et j’allai le trouver. Je ne m’étais point trompée. Il medonna cent sous quand je le quittai, en me disant : « T’en aurasautant toutes les fois ; mais viens pas plus souvent que deuxfois par semaine. »

Je compris bien ça, vu son âge. Mais ça me donna une réflexion.Je me dis : « Les jeunes gens, ça rigole, ça s’amuse ; mais iln’y a jamais gras, tandis que les vieux, c’est autre chose. » Etpuis je les connaissais maintenant, les vieux singes, avec leursyeux en coulisse et leur petit simulacre de tête.

Savez-vous ce que je fis, monsieur ? Je m’habillai enbobonne qui vient du marché, et je courais les rues en cherchantmes nourriciers. Oh ! je les pinçais du premier coup. Je medisais : « En v’là un qui mord. »

Il s’approchait. Il commençait :

– Bonjour, mamzelle.

– Bonjour, monsieur.

– Ousque vous allez comme ça ?

– Je rentre chez mes maîtres.

– Ils demeurent loin, vos maîtres ?

– Comme ci, comme ça. Alors il ne savait plus quoi dire. Moi jeralentissais le pas pour le laisser s’expliquer. Alors ilprononçait, tout bas, quelques compliments, et puis il me demandaitde passer chez lui. Je me faisais prier, vous comprenez, puis jecédais. J’en avais de la sorte deux ou trois pour chaque matin, ettoutes mes après-midi libres. Ç’a été le bon temps de ma vie. Je neme faisais pas de bile. Mais voilà. On n’est jamais tranquillelongtemps. Le malheur a voulu que je fisse la connaissance d’ungrand richard du grand monde. Un ancien président qui avait biensoixante-quinze ans. Un soir, il m’emmena dîner dans un restaurantdes environs. Et puis, vous comprenez, il n’a pas su se modérer. Ilest mort au dessert.

J’ai eu trois mois de prison, vu que je n’étais point sous lasurveillance.

C’est alors que je vins à Paris.

Oh ! ici, monsieur, c’est dur de vivre. On ne mange pastous les jours, allez. Y en a trop. Enfin, tant pis, chacun sapeine, n’est-ce pas ?

Elle se tut. Je marchais à son côté, le cœur serré. Tout à coup,elle se remit à me tutoyer.

– Alors tu ne montes pas chez moi, mon chéri ?

– Non, je te l’ai déjà dit.

– Eh bien ! au revoir, merci tout de même, sans rancune.Mais je t’assure que tu as tort.

Et elle partit, s’enfonçant dans la pluie fine comme un voile.Je la vis passer sous un bec de gaz, puis disparaître dans l’ombre.Pauvre fille !

Chapitre 14La fenêtre

Je fis la connaissance de Mme de Jadelle à Paris, cet hiver.Elle me plut infiniment tout de suite. Vous la connaissezd’ailleurs autant que moi…, non… pardon… presque autant que moi…Vous savez comme elle est fantasque et poétique en même temps.Libre d’allures et de cœur impressionnable, volontaire, émancipée,hardie, entreprenante, audacieuse, enfin au-dessus de tout préjugé,et, malgré cela, sentimentale, délicate, vite froissée, tendre etpudique.

Elle était veuve, j’adore les veuves, par paresse. Je cherchaisalors à me marier, je lui fis la cour. Plus je la connaissais, pluselle me plaisait ; et je crus le moment venu de risquer mademande. J’étais amoureux d’elle et j’allais le devenir trop. Quandon se marie, il ne faut pas trop aimer sa femme, parce qu’alors onfait des bêtises ; on se trouble, on devient en même tempsniais et brutal. Il faut se dominer encore. Si on perd la tête lepremier soir, on risque fort de l’avoir boisée un an plus tard.

Donc, un jour, je me présentai chez elle avec des gants clairset je lui dis : « Madame, j’ai le bonheur de vous aimer et je viensvous demander si je puis avoir quelque espoir de vous plaire, en ymettant tous mes soins, et de vous donner mon nom. »

Elle me répondit tranquillement : « Comme vous y allez,monsieur ! J’ignore absolument si vous me plairez tôt outard ; mais je ne demande pas mieux que d’en faire l’épreuve.Comme homme, je ne vous trouve pas mal. Reste à savoir ce que vousêtes comme cœur, comme caractère et comme habitudes. La plupart desmariages deviennent orageux ou criminels, parce qu’on ne se connaîtpas assez en s’accouplant. Il suffit d’un rien, d’une manieenracinée, d’une opinion tenace sur un point quelconque de morale,de religion ou de n’importe quoi, d’un geste qui déplaît, d’un tic,d’un tout petit défaut ou même d’une qualité désagréable pour fairedeux ennemis irréconciliables, acharnés et enchaînés l’un à l’autrejusqu’à la mort, des deux fiancés les plus tendres et les pluspassionnés.

« Je ne me marierai pas, monsieur, sans connaître à fond, dansles coins et replis de l’âme, l’homme dont je partagerail’existence. Je le veux étudier à loisir, de tout près, pendant desmois.

« Voici donc ce que je vous propose. Vous allez venir passerl’été chez moi, dans ma propriété de Lauville, et nous verrons là,tranquillement, si nous sommes faits pour vivre côte à côte…

« Je vous vois rire ! Vous avez une mauvaise pensée.Oh ! monsieur, si je n’étais pas sûre de moi, je ne vousferais point cette proposition. J’ai pour l’amour, tel que vous lecomprenez, vous autres hommes, un tel mépris et un tel dégoûtqu’une chute est impossible pour moi. Acceptez-vous ? »

Je lui baisai la main.

– Quand partons-nous, madame ?

– Le 10 mai. C’est entendu ?

– C’est entendu.

Un mois plus tard, je m’installais chez elle. C’était vraimentune singulière femme. Du matin au soir, elle m’étudiait. Comme elleadore les chevaux, nous passions chaque jour des heures à nouspromener par les bois, en parlant de tout, car elle cherchait àpénétrer mes plus intimes pensées autant qu’elle s’efforçaitd’observer jusqu’à mes moindres mouvements.

Quant à moi, je devenais follement amoureux et je nem’inquiétais nullement de l’accord de nos caractères. Je m’aperçusbientôt que mon sommeil lui-même était soumis à une surveillance.Quelqu’un couchait dans une petite chambre à côté de la mienne, oùl’on n’entrait que fort tard et avec des précautions infinies. Cetespionnage de tous les instants finit par m’impatienter. Je voulushâter le dénouement, et je devins, un soir, entreprenant. Elle mereçut de telle façon que je m’abstins de toute tentativenouvelle ; mais un violent désir m’envahit de lui faire payer,d’une façon quelconque, le régime policier auquel j’étais soumis,et je m’avisai d’un moyen.

Vous connaissez Césarine, sa femme de chambre, une jolie fillede Granville, où toutes les femmes sont belles, mais aussi blondeque sa maîtresse est brune.

Donc un après-midi j’attirai la soubrette dans ma chambre, jelui mis cent francs dans la main et je lui dis :

– Ma chère enfant, je ne veux te demander rien de vilain, maisje désire faire envers ta maîtresse ce qu’elle fait envers moi.

La petite bonne souriait d’un air sournois. Je repris.

– On me surveille jour et nuit, je le sais. On me regardemanger, boire, m’habiller, me raser et mettre mes chaussettes, jele sais.

La fillette articula : – Dame, monsieur…, puis se tut. Jecontinuai :

– Tu couches dans la chambre à côté pour écouter si je souffleou si je rêve tout haut, ne le nie pas !… Elle se mit à riretout à fait et prononça :

– Dame, monsieur…, puis se tut encore. Je m’animai : – Eh bien,tu comprends, ma fille, qu’il n’est pas juste qu’on sache tout surmon compte et que je ne sache rien sur celui de la personne quisera ma femme. Je l’aime de toute mon âme. Elle a le visage, lecœur, l’esprit que je rêvais, je suis le plus heureux des hommessous ce rapport ; cependant il y a des choses que je voudraisbien savoir…

Césarine se décida à enfoncer dans sa poche mon billet debanque. Je compris que le marché était conclu.

– Écoute, ma fille, nous autres hommes, nous tenons beaucoup àcertains… à certains… détails… physiques, qui n’empêchent pas unefemme d’être charmante, mais qui peuvent changer son prix à nosyeux. Je ne te demande pas de me dire du mal de ta maîtresse, nimême de m’avouer ses défauts secrets si elle en a. Répondsseulement avec franchise aux quatre ou cinq questions que je vaiste poser. Tu connais Mme de Jadelle comme toi-même, puisque tul’habilles et que tu la déshabilles tous les jours. Eh bien,voyons, dis-moi cela. Est-elle aussi grasse qu’elle en al’air ?

La petite bonne ne répondit pas.

Je repris :

– Voyons, mon enfant, tu n’ignores pas qu’il y a des femmes quise mettent du coton, tu sais, du coton là où, là où… enfin du cotonlà où on nourrit les petits enfants, et aussi là où on s’assoit.Dis-moi, met-elle du coton ?

Césarine avait baissé les yeux. Elle prononça timidement :

– Demandez toujours, monsieur, je répondrai tout à la fois.

– Eh bien, ma fille, il y a aussi des femmes qui ont les genouxrentrés, si bien qu’ils s’entre-frottent à chaque pas qu’ellesfont. Il y en a d’autres qui les ont écartés, ce qui leur fait desjambes pareilles aux arches d’un pont. On voit le paysage aumilieu. C’est très joli des deux façons. Dis-moi comment sont lesjambes de ta maîtresse ?

La petite bonne ne répondit pas.

Je continuai :

– Il y en a qui ont la poitrine si belle qu’elle forme un grospli dessous. Il y en a qui ont des gros bras avec une taille mince.Il y en a qui sont très fortes par devant et pas du tout parderrière ; d’autres qui sont très fortes par derrière et pasdu tout par devant. Tout cela est très joli, très joli ; maisje voudrais bien savoir comment est faite ta maîtresse. Dis-le moifranchement et je te donnerai encore beaucoup d’argent…

Césarine me regarda au fond des yeux et répondit en riant detout son cœur :

– Monsieur, à part qu’elle est noire, madame est faite toutcomme moi. Puis elle s’enfuit. J’étais joué. Cette fois je metrouvai ridicule et je résolus de me venger au moins de cette bonneimpertinente.

Une heure plus tard, j’entrai avec précaution dans la petitechambre, d’où elle m’écoutait dormir, et je dévissai lesverrous.

Elle arriva vers minuit à son poste d’observation. Je la suivisaussitôt. En m’apercevant, elle voulut crier ; mais je luifermai la bouche avec ma main et je me convainquis, sans tropd’efforts, que, si elle n’avait pas menti, Mme de Jadelle devaitêtre très bien faite.

Je pris même grand goût à cette constatation, qui, d’ailleurs,poussée un peu loin, ne semblait plus déplaire à Césarine.

C’était, ma foi, un ravissant échantillon de la racebas-normande, forte et fine en même temps. Il lui manquaitpeut-être certaines délicatesses de soins qu’aurait méprisées HenriIV. Je les lui révélai bien vite, et comme j’adore les parfums, jelui fis cadeau, le soir même, d’un flacon de lavande ambrée.

Nous fûmes bientôt plus liés même que je n’aurais cru, presqueamis. Elle devint une maîtresse exquise, naturellement spirituelle,et rouée à plaisir. C’eût été, à Paris, une courtisane de grandmérite.

Les douceurs qu’elle me procura me permirent d’attendre sansimpatience la fin de l’épreuve de Mme de Jadelle. Je devins d’uncaractère incomparable, souple, docile, complaisant.

Quant à ma fiancée, elle me trouvait sans doute délicieux, et jecompris, à certains signes, que j’allais bientôt être agréé.J’étais certes le plus heureux des hommes du monde, attendanttranquillement le baiser légal d’une femme que j’aimais dans lesbras d’une jeune et belle fille pour qui j’avais de latendresse.

C’est ici, madame, qu’il faut vous tourner un peu ;j’arrive à l’endroit délicat.

Mme de Jadelle, un soir, comme nous revenions de notre promenadeà cheval, se plaignit vivement que ses palefreniers n’eussent pointpour la bête qu’elle montait certaines précautions exigées parelle. Elle répéta même plusieurs fois : « Qu’ils prennent garde,qu’ils prennent garde, j’ai un moyen de les surprendre. »

Je passai une nuit calme, dans mon lit. Je m’éveillai tôt, pleind’ardeur et d’entrain. Et je m’habillai.

J’avais l’habitude d’aller chaque matin fumer une cigarette surune tourelle du château où montait un escalier en limaçon, éclairépar une grande fenêtre à la hauteur du premier étage.

Je m’avançais sans bruit, les pieds en mes pantoufles demaroquin aux semelles ouatées, pour gravir les premières marches,quand j’aperçus Césarine, penchée à la fenêtre, regardant audehors.

Je n’aperçus pas Césarine tout entière, mais seulement unemoitié de Césarine, la seconde moitié d’elle ; j’aimais autantcette moitié-là. De Mme de Jadelle j’eusse préféré peut-être lapremière. Elle était charmante ainsi, si ronde, vêtue à peine d’unpetit jupon blanc, cette moitié qui s’offrait à moi.

Je m’approchai si doucement que la jeune fille n’entendit rien.Je me mis à genoux ; je pris avec mille précautions les deuxbords du fin jupon, et, brusquement, je relevai. Je la reconnusaussitôt, pleine, fraîche, grasse et douce, la face secrète de mamaîtresse, et j’y jetai, pardon, madame, j’y jetai un tendrebaiser, un baiser d’amant qui peut tout oser.

Je fus surpris. Cela sentait la verveine ! Mais je n’euspas le temps d’y réfléchir. Je reçus un grand coup ou plutôt unepoussée dans la figure qui faillit me briser le nez. J’entendis uncri qui me fit dresser les cheveux. La personne s’était retournée –c’était Mme de Jadelle !

Elle battit l’air de ses mains comme une femme qui perdconnaissance ; elle haleta quelques secondes, fit le geste deme cravacher, puis s’enfuit.

Dix minutes plus tard, Césarine, stupéfaite, m’apportait unelettre ; je lus : « Mme de Jadelle espère que M. de Brives ladébarrassera immédiatement de sa présence. »

Je partis.

Eh bien, je ne suis point encore consolé. J’ai tenté de tous lesmoyens et de toutes les explications pour me faire pardonner cetteméprise. Toutes mes démarches ont échoué.

Depuis ce moment, voyez-vous, j’ai dans… dans le cœur un goût deverveine qui me donne un désir immodéré de sentir encore cebouquet-là.

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