Le talon de fer

21. – Le rugissement de la bête

Durant notre séjour prolongé dans le refuge,nous restâmes parfaitement au courant de tout ce qui se passaitdans le monde extérieur, ce qui nous permit d’apprécier exactementla force de l’Oligarchie contre laquelle nous étions en guerre. Desflottements de cette époque transitoire, les nouvelles institutionsse dégageaient sous des formes plus nettes, avec les caractères etattributs de la permanence. Les Oligarques avaient réussi àinventer une machine gouvernementale aussi compliquée que vaste,mais qui fonctionnait, en dépit de tous nos efforts pour l’entraveret la saboter.

Ce fut une surprise pour beaucoup derévolutionnaires. Ils n’avaient pas conçu une pareille possibilité.Néanmoins, l’activité du pays continuait. Des hommes trimaient auxchamps et dans les mines, – naturellement, ce n’étaient que desesclaves. Quant aux industries essentielles, elles prospéraient surtoute la ligne. Les membres des grandes castes ouvrières étaientsatisfaits et travaillaient de bon cœur. Pour la première fois deleur vie, ils connaissaient la paix industrielle. Ils ne setracassaient plus des heures réduites, des grèves, des fermeturesd’ateliers, ni des timbres de syndicats. Ils vivaient dans desmaisons plus confortables, dans de jolies villes à eux, délicieusesen comparaison des bouges et des ghettos habités jadis. Ils avaientune meilleure nourriture, moins d’heures de travail quotidien, plusde vacances, un choix plus varié de plaisirs et de distractionsintellectuelles. Quant à leurs frères et sœurs moins fortunés, lestravailleurs non favorisés, le peuple surmené de l’Abîme, ils nes’en souciaient pas le moins du monde. Une ère d’égoïsmes’annonçait dans l’humanité. Encore ceci n’est-il pas tout à faitjuste : car les castes ouvrières fourmillaient d’agents ànous, d’hommes qui percevaient, par delà les besoins du ventre, lesradieuses figures de la Liberté et de la Fraternité.

Une autre grande institution qui avait prisforme et fonctionnait parfaitement était celle des Mercenaires. Cecorps de troupes était issu de l’ancienne armée régulière et seseffectifs avaient été portés à un million d’hommes, sans parler desforces coloniales. Les Mercenaires constituaient une race à part.Ils habitaient des villes à eux, administrées par un gouvernementvirtuellement autonome, et jouissaient de nombreux privilèges.C’est eux qui consommaient une grosse part de l’encombrant surplusde richesse. Ils perdirent tout contact sympathique avec le restedu peuple, et développèrent une conscience et une moralité declasse à part. Et, pourtant, nous avions des milliers d’agentsparmi eux[117].

L’Oligarchie elle-même se développa d’unefaçon remarquable et, il faut l’avouer, inattendue. En tant queclasse, elle se disciplina. Chacun de ses membres eut sa tâcheassignée dans le monde et fut obligé de l’accomplir. Il n’y eutplus de jeunes gens riches et oisifs. Leur force était employéepour consolider celle de l’Oligarchie. Ils servaient soit commeofficiers supérieurs dans l’armée, soit comme capitaines oulieutenants dans l’industrie. Ils se faisaient des carrières dansles sciences appliquées, et beaucoup d’entre eux devinrent desingénieurs renommés. Ils entraient dans les nombreusesadministrations du gouvernement, prenaient des emplois dans lespossessions coloniales et étaient reçus par milliers dans lesdivers services secrets. Ils faisaient leur apprentissage, si jepuis dire, dans l’enseignement, les arts, l’Église, la science etla littérature ; et dans ces différentes branches, ilsremplissaient une fonction importante en modelant la mentaliténationale de façon à assurer la perpétuité de l’Oligarchie.

On leur enseignait, et plus tard ilsenseignaient à leur tour, que leur façon d’agir était la bonne. Ilss’assimilaient l’idée aristocratique dès le moment où, toutenfants, ils commençaient à recevoir les impressions du mondeextérieur : elle avait été tissée dans leurs fibres jusqu’à cequ’elle fît partie de leurs os et de leur chair. Ils se regardaientcomme des dompteurs d’animaux, des meneurs de fauves. Sous leurspieds s’élevaient toujours des grondements souterrains de révolte.Au milieu d’eux, à pas furtifs, rôdait sans cesse la mortviolente ; les bombes, les balles et les couteauxreprésentaient les crocs de cette bête rugissante de l’Abîme qu’ilsdevaient dominer pour que l’humanité subsistât. Ils se croyaientles sauveurs du genre humain, et se considéraient comme destravailleurs héroïques se sacrifiant pour son plus grand bien.

Ils étaient convaincus que leur classe étaitl’unique soutien de la civilisation, et persuadés que s’ilsfaiblissaient une minute, le monstre les engloutirait dans sa pansecaverneuse et gluante avec tout ce qu’il y a de beauté et de bonté,de joies et de merveilles au monde. Sans eux, l’anarchie régneraitet l’humanité retomberait dans la nuit primordiale d’où elle euttant de peine à émerger. L’horrible image de l’anarchie étaitconstamment mise sous les yeux de leurs enfants, jusqu’à cequ’obsédés par cette crainte entretenue, ils fussent prêts à enobséder leurs propres descendants. Telle était la bête qu’ilfallait fouler aux pieds, et son écrasement constituait le suprêmedevoir de l’aristocrate. En résumé, eux seuls, par leurs efforts etsacrifices incessants, se tenaient entre la faible humanité et lemonstre dévorant ; ils le croyaient fermement, ils en étaientsûrs.

Je ne saurais trop insister sur cetteconviction de rectitude morale commune à toute la classe desoligarques. Elle a fait la force du Talon de Fer, et beaucoup decamarades ont mis trop de temps ou de répugnance à la comprendre.La plupart ont attribué la force du Talon de Fer à son système derécompenses et de punitions. C’est une erreur. Le ciel et l’enferpeuvent entrer comme facteurs premiers dans le zèle religieux d’unfanatique ; mais, pour la grande majorité, ils sontaccessoires par rapport au bien et au mal. L’amour du bien, ledésir du bien, le mécontentement de ce qui n’est pas tout à faitbien, en un mot, la bonne conduite, voilà le facteur primordial dela religion. Et l’on peut en dire autant de l’Oligarchie.L’emprisonnement, le bannissement, la dégradation d’une part, del’autre, les honneurs, les palais, les cités de merveille, ce sontlà des contingences. La grande force motrice des oligarques estleur conviction de bien faire. Ne nous arrêtons pas auxexceptions : ne tenons pas compte de l’oppression et del’injustice au milieu desquelles le Talon de Fer a pris naissance.Tout cela est connu, admis, entendu. Le point en question est quela force de l’Oligarchie gît actuellement dans sa conceptionsatisfaite de sa propre rectitude[118].

À tout prendre, la force de la révolutionaussi, durant ces vingt dernières et terribles années, a résidéexclusivement dans sa conscience d’être honnête. On ne peutexpliquer autrement nos sacrifices, ni l’héroïsme de nos martyrs.C’est pour cette seule raison que l’âme d’un Mendenhall s’estenflammée pour la Cause et qu’il a écrit son admirable Chant duCygne dans la nuit qui précéda son supplice. C’est pour cette seuleraison qu’Hubert est mort dans les tortures, refusant jusqu’au boutde trahir ses camarades. C’est pour le même motif qu’Anna Roylstona refusé le bonheur de la maternité et que John Carlson est resté,sans rétribution, le fidèle gardien du refuge de Glen Ellen. Qu’oninterroge tous les camarades révolutionnaires, hommes ou femmes,jeunes ou vieux, éminents ou humbles, géniaux ou simples, ontrouvera toujours qu’ils ont eu pour mobile puissant et persistantleur soif de droiture.

Mais revenons à notre histoire. Ernest et moi,avant de quitter notre refuge, nous avions parfaitement compris àquel point s’était développée la puissance du Talon de Fer. Lescastes ouvrières, les Mercenaires, les innombrables agents etpoliciers de tout ordre étaient complètement gagnés à l’Oligarchie.Tout considéré, et abstraction faite de la perte de leur liberté,ils vivaient plus à l’aise que jamais auparavant. D’autre part, lagrande masse désespérée du peuple de l’Abîme s’enfonçait dans unabrutissement apathique et satisfait de sa misère. Toutes les foisque des prolétaires de force exceptionnelle se distinguaient dutroupeau, les Oligarques s’emparaient d’eux en améliorant leurcondition et en les admettant dans les castes ouvrières ou parmiles Mercenaires. Ainsi, tout mécontentement s’apaisait et leprolétariat se trouvait frustré de ses chefs naturels.

La condition du peuple de l’Abîme étaitpitoyable. L’école communale avait cessé d’exister pour eux. Ilsvivaient comme des bêtes dans des ghettos grouillants et sordides,ils pourrissaient dans la misère et la dégradation. Toutes leursanciennes libertés avaient été supprimées. À ces esclaves dutravail, le choix même de ce travail était dénié. On leur refusaitégalement le droit de changer de résidence, et celui de porter oude posséder des armes. Ils étaient serfs, non pas de la terre commeles fermiers, mais de la machine et du labeur. Quand le besoind’eux se faisait sentir pour une tâche extraordinaire, comme laconstruction de grandes routes, lignes aériennes, canaux, tunnels,passages souterrains ou fortifications, des levées étaient opéréesdans les ghettos des travailleurs, et par dizaines de milliers, debonne volonté, ou de force, ils étaient transportés à pied d’œuvre.De véritables armées de serfs travaillent actuellement à laconstruction d’Ardis, parqués dans de misérables cabanes où la viede famille est impossible, d’où la décence est bannie par unebestiale promiscuité. En vérité, elle est bien là dans les ghettos,la bête rugissante de l’Abîme tant redoutée des Oligarques :mais c’est eux-mêmes qui l’ont créée et l’entretiennent, c’est euxqui empêchent la disparition du singe et du tigre dans l’homme.

En ce moment même, le bruit court que denouvelles levées sont projetées pour la construction d’Asgard, lacité-merveille qui doit dépasser toutes les splendeurs d’Ardisaprès l’achèvement de celle-ci[119].C’est nous autres révolutionnaires qui nous chargerons de continuercette grande œuvre, mais elle ne sera pas accomplie par demisérables serfs. Les murs, les tours et les flèches de cette villeféerique s’élèveront au rythme des chansons, et dans sa beautéincomparable seront amalgamés, au lieu de soupirs et degémissements, de l’harmonie et de la joie.

Ernest était follement impatient de seretrouver dans le monde et en pleine activité, car les tempssemblaient mûrs pour notre première révolte, celle qui échoua silamentablement dans la commune de Chicago. Cependant il savaitdiscipliner son âme à la patience, et pendant tout le temps quedura son tourment, pendant qu’Hadly, qu’on avait fait venir dans cebut de l’Illinois, le transformait en autre homme[120], il roulait dans sa tête de grandsprojets d’organisation du prolétariat instruit, et préparait desplans pour maintenir au moins un rudiment d’éducation chez lepeuple de l’Abîme, dans l’éventualité, bien entendu, d’un échec dela première révolte.

Ce n’est qu’en janvier 1917 que nous quittâmesle refuge. Tout était prévu. Nous prîmes place immédiatement commeagents provocateurs dans le jeu du Talon de Fer. Je passais pour lasœur d’Ernest. Cette place nous avait été ménagée par lesoligarques et les camarades en autorité dans leur cercleintime ; nous étions en possession de tous les papiersnécessaires, et notre passé même se trouvait en règle. Avec l’aidedu cercle intime, cela n’était pas si difficile qu’on pourraitcroire, car, dans ce monde d’ombres qu’était le service secret,l’identité restait toujours plus ou moins nébuleuse. Pareils à desfantômes, les agents allaient et venaient, obéissaient à desordres, accomplissaient des devoirs, suivaient les pistes,faisaient des rapports à des officiers souvent inconnus, oucoopéraient avec d’autres agents qu’ils n’avaient jamais vus et nedevaient jamais revoir.

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