Le talon de fer

9. – Un rêve mathématique

Au milieu de la consternation que sarévélation avait causée, Ernest reprit la parole :

« Une douzaine d’entre vous ont affirméce soir l’impossibilité du socialisme. Puisque vous avez déclaré cequi est impraticable, permettez-moi maintenant de vous démontrer cequi est inévitable : c’est la disparition non seulement devous autres petits capitalistes, mais aussi des gros capitalistes,et des trusts eux-mêmes à un moment donné. Souvenez-vous que lavague de l’évolution ne revient jamais en arrière. Sans reflux,elle progresse de la rivalité à l’association, de la petitecoopération à la grande, des vastes combinaisons aux organisationscolossales, et de là au socialisme, la plus gigantesque detoutes.

« Vous me dites que je rêve. Trèsbien ! je vais vous exposer les mathématiques de mon rêve. Et,d’avance, je vous défie de démontrer la fausseté de mes calculs. Jevais développer le caractère fatal de l’écroulement du systèmecapitaliste et déduire mathématiquement la cause de sa rupture.Allons-y ! et soyez patients si je cherche mon début un peu endehors du sujet.

« Examinons d’abord les procédés d’uneindustrie particulière, et n’hésitez pas à m’interrompre si je disquelque chose que vous ne puissiez admettre. Prenons par exempleune manufacture de chaussures. Cette fabrique achète du cuir et letransforme en souliers. Voici du cuir pour cent dollars. Il passe àl’usine et en sort sous forme de chaussures d’une valeur de deuxcents dollars, mettons. Que s’est-il passé ? Une valeur decent dollars a été ajoutée à celle du cuir. Comment cela ?

« C’est le capital et le travail qui ontaugmenté cette valeur. Le capital a procuré l’usine, les machines,et payé les dépenses. La main-d’œuvre a fourni le travail. Parl’effort combiné du capital et du travail, une valeur de centdollars a été incorporée à la marchandise. Sommes-nousd’accord ?

Les têtes s’inclinèrent affirmativement.

« Le travail et le capital, ayant produitces cent dollars, se mettent en devoir d’en opérer la répartition.Les statistiques des partages de ce genre contiennent toujours denombreuses fractions : mais ici, pour plus de commodité, nousnous contenterons d’une approximation peu rigoureuse, en admettantque le capital prenne pour sa part cinquante dollars et que letravail reçoive comme salaire une somme égale.

Nous ne nous chamaillerons pas sur cettedivision[59] : quels que soient lesmarchandages, elle finit toujours par s’arranger à un taux ou à unautre. Et, ne l’oubliez pas, ce que je dis d’une industries’applique à toutes. Me suivez-vous ?

Les convives manifestèrent leur accord.

« Or, supposons que le travail, ayantreçu ses cinquante dollars, veuille racheter des souliers. Il nepourrait en racheter que pour cinquante dollars. C’est clair,n’est-ce pas ?

« Passons maintenant de cette opérationparticulière à la totalité de celles qui s’accomplissent auxÉtats-Unis, non seulement à propos du cuir, mais des matièresbrutes, des transports et du commerce en général. Disons, enchiffres ronds, que la production totale annuelle de la richesseaux États-Unis est de quatre milliards de dollars. Le travailreçoit donc en salaires une somme de deux milliards par an. Desquatre milliards produits, le travail peut en racheter deux. Aucunediscussion là-dessus, j’en suis certain. Et encore, mon évaluationest très large ; car, grâce à toutes sortes de manigancescapitalistes, le travail ne peut même pas racheter la moitié duproduit total.

« Mais passons là-dessus et admettons quele travail rachète deux milliards. Il est évident dès lors que letravail ne peut consommer que deux milliards. Il reste à rendrecompte de deux autres que le travail ne peut racheter niconsommer. »

– Le travail ne consomme même pas sesdeux milliards, déclara M. Kowalt. S’il les épuisait, iln’aurait pas de dépôts dans les Caisses d’épargne.

« Les dépôts aux Caisses d’épargne nesont qu’une sorte de fonds de réserve, dépensé aussi vitequ’amassé. Ce sont des économies mises de côté pour la vieillesse,les maladies, les accidents et les frais d’enterrement. C’est labouchée de pain gardée sur l’étagère pour la nourriture dulendemain. Non, le travail absorbe la totalité du produit qu’ilpeut racheter par ses salaires.

« Deux milliards sont laissés au capital.Celui-ci, après avoir remboursé ses frais, consomme-t-il lereste ? Le capital dévore-t-il ses deuxmilliards ? »

Ernest s’arrêta et posa nettement la questionà plusieurs individus qui se mirent à hocher la tête.

– Je n’en sais rien, dit franchement l’und’entre eux.

« Mais si, vous le savez, reprit Ernest.Réfléchissez un instant. Si le capital épuisait sa part, la sommetotale du capital ne pourrait s’accroître : elle resteraitconstante. Or, examinez l’histoire économique des États-Unis, vousverrez que le total du capital n’a cessé de grandir. Donc lecapital n’engloutit point sa part. Souvenez-vous de l’époque oùl’Angleterre possédait tant de nos obligations de chemins de fer.Au cours des années, nous les avons rachetées. Que conclure de là,sinon que la part inemployée du capital a permis ce rachat ?Aujourd’hui, les capitalistes des États-Unis possèdent descentaines et des centaines de millions de dollars d’obligationsmexicaines, russes, italiennes ou grecques ; quereprésentent-elles, sinon un peu de cette part que le capital n’apas ingurgitée ? Dès le début même du système capitaliste, lecapital n’a jamais pu avaler toute sa part.

« Et maintenant nous arrivons au point.Quatre milliards de richesse sont produits annuellement auxÉtats-Unis. Le travail en rachète et en consomme pour deuxmilliards. Le capital ne consomme pas les deux autres milliards. Ilreste un gros excédent qui n’est pas détruit. Que peut-on bien enfaire ? Le travail n’en peut rien distraire puisqu’il a déjàdépensé tous ses salaires. Le capital n’épuise pas cette balance,puisque déjà, d’après sa nature, il a absorbé tout ce qu’ilpouvait. Et l’excédent reste là. Qu’en peut-on faire ? Qu’enfait-on ? »

– On le vend à l’étranger, déclaraspontanément M. Kowalt.

– C’est cela même, acquiesça Ernest.C’est de ce surplus que naît notre besoin d’un débouché extérieur.On le vend à l’étranger. On est obligé de le vendre à l’étranger.Il n’y a pas d’autre moyen de s’en débarrasser. Et cet excédentvendu à l’étranger constitue ce que nous appelons la balancecommerciale en notre faveur. Sommes-nous toujoursd’accord ?

– Sûrement, c’est perdre notre temps qued’élaborer cet A B C D du commerce, ditM. Calvin avec humeur. Nous le connaissons tous par cœur.

« Si j’ai mis tant de soin à exposer cetalphabet, c’est que grâce à lui je vais vous confondre, répliquaErnest. C’est là le piquant de l’affaire. Et je vais vous confondreen cinq sec.

« Les États-Unis sont un pays capitalistequi a développé ses ressources. En vertu de son systèmed’industrie, il possède un trop-plein dont il doit se défaire àl’étranger[60]. Ce qui est vrai des États-Unis l’estégalement de tous les pays capitalistes dont les ressources sontdéveloppées. Chacun de ces pays dispose d’un excédent encoreintact. N’oubliez pas qu’ils ont déjà commercé les uns avec lesautres, et que néanmoins ces surplus restent disponibles. Dans tousces pays le travail a dépensé ses gages et ne peut rien enacheter ; dans tous, le capital a déjà consommé tout ce quelui permet sa nature. Et ces surcharges leur restent sur les bras.Ils ne peuvent les échanger entre eux. Comment vont-ils s’endébarrasser ?

– En les vendant aux pays dont lesressources ne sont pas développées, suggéra M. Kowalt.

– Parfaitement : vous le voyez, monraisonnement est si clair et si simple qu’il se déroule tout seuldans vos esprits. Faisons maintenant un pas en avant. Supposons queles États-Unis disposent de leur surplus dans un pays dont lesressources ne sont pas développées, au Brésil par exemple.Souvenez-vous que cette balance est en dehors et en sus ducommerce, les articles de commerce ayant déjà été consommés.Qu’est-ce donc que le Brésil donnera en retour auxÉtats-Unis ?

– De l’or, dit M. Kowalt.

– Mais il n’y a dans le monde qu’unequantité d’or limitée, objecta Ernest.

– De l’or sous forme de nantissements,obligations et autres gages de ce genre, rectifiaM. Kowalt.

– Cette fois vous y êtes. Les États-Unisrecevront du Brésil, en retour de leur excédent, des obligations etdes garanties. Qu’est-ce que cela veut dire, sinon que lesÉtats-Unis entreront en possession de voies ferrées, d’usines, demines et de terrains au Brésil ? Et qu’en résultera-t-ilencore ?

M. Kowalt réfléchit et secoua latête.

« Je vais vous le dire, continua Ernest.Il en résultera ceci, que les ressources du Brésil vont êtredéveloppées. Bien : faisons un pas de plus. Quand le Brésil,sous l’impulsion du système capitaliste, aura développé ses propresressources, il possédera lui-même un surplus non consommé.Pourra-t-il s’en débarrasser aux États-Unis ? Non, puisqu’ilsont leur propre excédent. Les États-Unis pourront-ils faire commeprécédemment et disposer de leur trop-plein au Brésil ? Non,puisque ce pays a maintenant le sien propre.

« Qu’arrive-t-il ? Désormais lesÉtats-Unis et le Brésil doivent tous deux chercher leurs débouchésdans des contrées dont les ressources sont encore inexploitées.Mais, par le fait même qu’ils y déchargent leur surcroît, cesnouvelles régions voient s’accroître leurs ressources. Elles netardent pas à posséder des excédents à leur tour et se mettent àchercher d’autres contrées pour s’y soulager. Or, suivez-moi bien,Messieurs, notre planète n’est pas si grande. Il n’y a qu’un nombrelimité de régions sur la terre. Quand tous les pays du monde,jusqu’au minime et dernier, auront une surcharge sur les bras etseront là à regarder tous les autres pays également surchargés, quese passera-t-il ? »

Il fit une pause et observa ses auditeurs.Leurs airs embarrassés étaient amusants à voir. Mais il y avaitaussi de l’inquiétude sur leurs visages. Parmi des abstractions,Ernest avait évoqué une vision nette. Aussi là, en ce moment, ilsla voyaient distinctement et ils en avaient peur.

– Nous avons commencé parl’A B C D, monsieur Calvin, dit malicieusementErnest, mais maintenant je vous ai donné le reste de l’alphabet. Ilest tout à fait simple : c’est ce qui en fait la beauté.Sûrement, vous avez une réponse toute prête. Eh bien,qu’adviendra-t-il quand tous les pays du monde auront un surplusnon consommé ? Où sera alors votre systèmecapitaliste ?

M. Calvin branlait une tête préoccupée.Évidemment, il cherchait une faute de raisonnement dans cequ’Ernest avait dit antérieurement.

– Repassons rapidement ensemble leterrain déjà parcouru, résuma Ernest. Nous avons commencé par uneopération industrielle quelconque, celle d’une fabrique dechaussures, et nous avons établi que la division du produitconjointement élaboré qui se pratiquait là était similaire à ladivision qui s’accomplit dans la somme totale de toutes lesopérations industrielles. Nous avons découvert que le travail nepeut racheter avec ses salaires qu’une partie du produit et que lecapital n’en consomme pas tout le reste. Nous avons trouvé qu’unefois que le travail avait consommé tout ce que lui permettent sessalaires, et le capital tout ce dont il a besoin, il restait encoreun surplus disponible. Nous avons reconnu qu’on ne pouvait disposerde cette balance qu’à l’étranger. Nous avons convenu quel’écoulement de ce trop-plein dans un pays neuf avait pour effetd’en développer les ressources, de sorte qu’en peu de temps cepays, à son tour, se trouvait surchargé d’un trop-plein. Nous avonsétendu ce procédé à toutes les régions de la planète, jusqu’à ceque chacune s’encombre, d’année en année et de jour en jour, d’unsurplus dont elle ne peut se débarrasser sur aucune autre contrée.Et maintenant, encore une fois, je vous le demande, qu’allons-nousfaire de ces excédents ?

Cette fois encore personne ne répondait.

– Voyons, monsieur Calvin ? provoquaErnest.

– Cela me dépasse, avoual’interpellé.

– Je n’avais jamais rêvé chose pareille,déclara M. Asmunsen. Et pourtant, c’est aussi clair que sic’était imprimé.

C’était la première fois que j’entendaisexposer la doctrine de Karl Marx[61] sur laplus-value, et Ernest l’avait fait si simplement que, moi aussi, jerestais en panne et me sentais incapable de répondre.

– Je vais vous proposer un moyen de vousdébarrasser du surplus, dit Ernest. Jetez-le à la mer. Jetez-ychaque année les centaines de millions de dollars que valent leschaussures, les vêtements, le blé et toutes les richessescommerciales. L’affaire ne serait-elle pas réglée ?

– Elle le serait certainement, réponditM. Calvin. Mais il est absurde à vous de parler de lasorte.

Ernest riposta avec la rapidité del’éclair.

– Êtes-vous moins absurde, monsieur lebriseur de machines, quand vous conseillez le retour aux procédésantédiluviens de vos grands-pères ? Que nous proposez-vouspour nous débarrasser de la plus-value ? D’esquiver leproblème en cessant de produire : de revenir à une méthode deproduction si primitive et imprécise, si désordonnée etdéraisonnable, qu’il devienne impossible de produire le moindreexcédent.

M. Calvin avala sa salive. Le coup depointe avait porté. Il eut un nouveau mouvement de déglutition,puis toussa pour s’éclaircir la gorge.

– Vous avez raison, dit-il. Je suisconvaincu. C’est absurde. Mais il faut bien que nous fassionsquelque chose. C’est une affaire de vie ou de mort pour nous autresde la classe moyenne. Nous refusons de périr. Nous préférons êtreabsurdes et revenir aux méthodes de nos pères, si grossières etdispendieuses qu’elles soient. Nous ramènerons l’industrie à l’étatantérieur des trusts. Nous briserons les machines. Et qu’yvoulez-vous faire vous-mêmes ?

« Mais vous ne pouvez pas briser lesmachines, répliqua Ernest. Vous ne pouvez pas faire refluer lavague de l’évolution. Deux grandes forces s’opposent à vous, dontchacune est plus puissante que la classe moyenne. Les groscapitalistes, les trusts, en un mot, ne vous laisseront pas opérerla retraite. Ils ne veulent pas que les machines soient détruites.Et, plus grande encore que celle des trusts, il y a la puissance dutravail. Il ne vous permettra pas de briser les machines. Lapropriété du monde, y compris les machines, gît sur le champ debataille entre les lignes ennemies des trusts et du travail. Aucunedes deux armées ne veut la destruction des machines, mais chacuneveut leur possession. Dans cette lutte, il n’y a pas de place pourla classe moyenne, pygmée entre deux titans. Ne le sentez-vous pas,pauvre classe moyenne, que vous êtes prise entre deux meules, etqu’elles ont déjà commencé à moudre ?

« Je vous ai démontré mathématiquementl’inévitable rupture du système capitaliste. Quand chaque pays setrouvera excédé d’une surcharge inconsommable et invendable,l’échafaudage ploutocratique cédera sous l’effroyable amoncellementde bénéfices érigé par lui-même. Mais, ce jour-là, il n’y aura pasde machines brisées. Leur possession sera l’enjeu du combat. Si letravail est victorieux, la route vous sera aisée. Les États-Unis,et sans doute le monde entier, entreront dans une ère nouvelle etprodigieuse. Les machines, au lieu d’écraser la vie, la rendrontplus belle, plus heureuse et plus noble. Membres de la classemoyenne abolie, de concert avec la classe des travailleurs – laseule qui subsistera – vous participerez à l’équitable répartitiondes produits de ces merveilleuses machines. Et nous, nous tousensemble, nous en construirons de plus merveilleuses encore. Et iln’y aura plus d’excédent non consommé, parce qu’il n’existera plusde profits. »

– Mais si ce sont les trusts qui gagnentcette bataille pour la possession des machines et du monde ?demanda M. Kowalt.

– En ce cas, répondit Ernest, vous-mêmes,et le travail, et nous tous, nous serons écrasés sous le talon defer d’un despotisme aussi implacable et terrible qu’aucun de ceuxdont furent souillés les pages de l’histoire humaine. Le Talon deFer ! [62] Tel est bien le nom qui conviendra àcette horrible tyrannie.

Il y eut un silence prolongé. Les méditationsde chacun se perdaient dans des avenues profondes et peufréquentées.

– Mais votre socialisme est un rêve, ditenfin M. Calvin ; et il répéta : – Unrêve !

« Alors, je vais vous montrer quelquechose qui n’est pas un rêve, répondit Ernest. – Et ce quelquechose, je l’appellerai l’Oligarchie. Vous l’appelez laPloutocratie. Nous entendons par là les grands capitalistes et lestrusts. Examinons où est le pouvoir aujourd’hui.

« Il y a trois classes dans la société.D’abord vient la ploutocratie, composée des riches banquiers,magnats des chemins de fer, directeurs de grandes compagnies etrois des trusts. Puis vient la classe moyenne, la vôtre, Messieurs,qui comprend les fermiers, les marchands, les petits industriels etles professions libérales. Enfin, troisième et dernière, vient maclasse à moi, le prolétariat, formée des travailleurssalariés[63].

« Vous ne pouvez nier que la possessionde la richesse est ce qui constitue actuellement le pouvoiressentiel aux États-Unis. Dans quelle proportion cette richesseest-elle possédée par ces trois classes ? Voici les chiffres.La ploutocratie est propriétaire de soixante-sept milliards. Sur lenombre total des personnes exerçant une profession aux États-Unis,seulement 0,9 % appartiennent à la ploutocratie, et cependantla ploutocratie possède 70 % de la richesse totale. La classemoyenne détient vingt-quatre milliards. 29 % des personnesexerçant une profession appartiennent à la classe moyenne, etjouissent de 25 % de la richesse totale. Reste le prolétariat.Il dispose de quatre milliards. De toutes les personnes exerçantune profession, 70 % viennent du prolétariat ; et leprolétariat possède 4 % de la richesse totale. De quel côtéest le pouvoir, Messieurs ? »

– D’après vos propres chiffres, nous, lesgens de la classe moyenne, nous sommes plus puissants que letravail, remarqua M. Asmunsen.

« Ce n’est pas en nous rappelant notrefaiblesse que vous améliorerez la vôtre devant la force de laploutocratie, riposta Ernest. D’ailleurs, je n’en ai pas fini avecvous. Il y a une force plus grande que la richesse, plus grande ence sens qu’elle ne peut pas nous être arrachée. Notre force, laforce du prolétariat, réside dans nos muscles pour travailler, dansnos mains pour voter, dans nos doigts pour presser une détente.Cette force, on ne peut pas nous en dépouiller. C’est la forceprimitive, alliée à la vie, supérieure à la richesse, etinsaisissable par elle.

« Mais votre force, à vous, est amovible.Elle peut vous être retirée. En ce moment même la ploutocratie esten train de vous la ravir. Elle finira par vous l’enlever touteentière. Et alors, vous cesserez d’être la classe moyenne. Vousdescendrez à nous. Vous deviendrez des prolétaires. Et ce qu’il y ade plus fort, c’est que vous ajouterez à notre force. Nous vousaccueillerons en frères, et nous combattrons coude à coude pour lacause de l’humanité.

« Le travail lui, n’a rien de concretqu’on puisse lui prendre. Sa part de la richesse nationale consisteen vêtements et meubles, avec, par-ci par-là, dans des cas trèsrares, une maison pas trop garnie. Mais vous, vous avez la richesseconcrète, vous en avez pour vingt-quatre milliards, et laploutocratie vous les prendra. Naturellement, il est beaucoup plusvraisemblable que ce soit le prolétariat qui vous les prenneauparavant. Ne voyez-vous pas votre situation, Messieurs ?Votre classe moyenne, c’est l’agnelet tremblotant entre le lion etle tigre. Si l’un ne vous a pas, l’autre vous aura. Et si laploutocratie vous a la première, le prolétariat aura laploutocratie ensuite ; ce n’est qu’une affaire de temps.

« Et même, votre richesse actuelle nedonne pas la vraie mesure de votre pouvoir. En ce moment, la forcede votre richesse n’est qu’une coquille vide. C’est pourquoi vouspoussez votre piteux cri de guerre : « Revenons auxméthodes de nos pères. » Vous sentez votre impuissance et levide de votre coquille. Et je vais vous en montrer la vacuité.

« Quel pouvoir possèdent lesfermiers ? Plus de cinquante pour cent sont en servage parleur simple qualité de tenanciers ou parce qu’ils sonthypothéqués : et tous sont en tutelle par le fait que déjà lestrusts possèdent ou gouvernent (ce qui est la même chose, en mieux)tous les moyens de mettre les produits sur le marché, telsqu’appareils frigorifiques ou élévateurs, voies ferrées et lignesde vapeurs. En outre, les trusts gouvernent les marchés. Quant aupouvoir politique et gouvernemental des fermiers, je m’en occuperaitout à l’heure en parlant de celui de toute la classe moyenne.

« De jour en jour les trusts pressurentles fermiers comme ils ont étranglé M. Calvin et tous lesautres crémiers. Et de jour en jour les marchands sont écrasés dela même façon. Vous souvenez-vous comment, en six mois de temps, letrust du tabac a balayé plus de quatre cents débits de cigares rienque dans la cité de New York ? Où sont les ancienspropriétaires de charbonnages ? Vous savez, sans que j’aiebesoin de vous le dire, qu’aujourd’hui le trust des chemins de ferdétient ou gouverne la totalité des terrains miniers à anthraciteou à bitume. Le Standard Oil Trust[64] nepossède-t-il pas une vingtaine de lignes maritimes ? Negouverne-t-il pas aussi le cuivre, sans parler du trust des hautsfourneaux qu’il a mis sur pied comme petite entreprisesecondaire ? Il y a dix mille villes aux États-Unis qui sontéclairées ce soir par des Compagnies dépendant du Standard Oil, etil y en a encore autant où tous les transports électriques,urbains, suburbains ou interurbains sont entre ses mains. Lespetits capitalistes jadis intéressés dans ces milliersd’entreprises ont disparu. Vous le savez. C’est la même route quevous êtes en train de prendre.

« Il en est des petits fabricants commedes fermiers ; à tout prendre, les uns et les autres en sontaujourd’hui réduits à la tenure féodale. Et l’on peut en direautant des professionnels et des artistes : à l’époqueactuelle, en tout sauf le nom, ils sont des vilains, tandis que lespoliticiens sont des valets. Pourquoi vous, M. Calvin,passez-vous vos jours et vos nuits à organiser les fermiers, ainsique le reste de la classe moyenne en un nouveau partipolitique ? Parce que les politiciens des vieux partis neveulent rien avoir à faire avec vos idées ataviques ; et ilsne le veulent pas parce qu’ils sont ce que j’ai dit, les valets,les serviteurs de la ploutocratie.

« J’ai dit aussi que les professionnelset les artistes étaient les roturiers du régime actuel. Quesont-ils autre chose ? Du premier au dernier, professeurs,prédicateurs, éditeurs, ils se maintiennent dans leurs emplois enservant la ploutocratie, et leur service consiste à ne propager queles idées inoffensives ou élogieuses pour les riches. Toutes lesfois qu’ils se mettent à répandre des idées menaçantes pourceux-ci, ils perdent leur place ; en ce cas, s’ils n’ont rienmis de côté pour les mauvais jours, ils descendent dans leprolétariat, et végètent dans la misère ou deviennent desagitateurs populaires. Et n’oubliez pas que c’est la presse, lachaire et l’Université qui modèlent l’opinion publique, qui donnentla cadence à la marche mentale de la nation. Quant aux artistes,ils servent simplement d’entremetteurs aux goûts plus ou moinsignobles de la ploutocratie.

« Mais, après tout, la richesse neconstitue pas le vrai pouvoir par elle-même ; elle est lemoyen d’obtenir le pouvoir, qui est gouvernemental par essence. Quidirige le Gouvernement aujourd’hui ? Est-ce le prolétariatavec ses vingt millions d’êtres engagés dans des occupationsmultiples ? Vous-même riez à cette idée. Est-ce la classemoyenne, avec ses huit millions de membres exerçant diversesprofessions ? Pas davantage. Qui donc dirige leGouvernement ? C’est la ploutocratie, avec son chétif quart demillion de personnes occupées. Cependant, ce n’est pas même cequart de million d’hommes qui le dirige réellement, bien qu’ilrende des services de garde volontaire. Le cerveau de laploutocratie, qui dirige le Gouvernement, se compose de sept petitset puissants groupes. Et n’oubliez pas qu’aujourd’hui ces groupesagissent à peu près à l’unisson[65].

« Permettez-moi de vous esquisser lapuissance d’un seul de ces groupes, celui des Chemins de Fer. Ilemploie quarante mille avocats pour débouter le public devant lestribunaux. Il distribue d’innombrables cartes de circulationgratuite aux juges, aux banquiers, aux directeurs de journaux, auxministres du culte, aux membres des universités, des législaturesd’État et du Congrès. Il entretient de luxueux foyers d’intrigue,des lobbies[66] auchef-lieu de chaque État et dans la capitale ; et dans toutesles grandes et petites villes du pays, il emploie une immense arméed’avocassiers et de politicailleurs dont la tâche est d’assisteraux comités électoraux et assemblées de partis, de circonvenir lesjurys, de suborner les juges et de travailler de toutes façons pourses intérêts[67].

« Messieurs, je n’ai fait qu’ébaucher lapuissance de l’un des sept groupes qui constituent le cerveau de laPloutocratie[68]. Vos vingt-quatre milliards derichesse ne vous donnent pas pour vingt-cinq cents de pouvoirgouvernemental. C’est une coquille vide, et bientôt cette coquillemême vous sera enlevée. Aujourd’hui la ploutocratie a tout lepouvoir entre les mains. C’est elle qui fabrique les lois, car ellepossède le Sénat, le Congrès, les Cours et les Législaturesd’États. Et ce n’est pas tout. Derrière la loi, il faut une forcepour l’exécuter. Aujourd’hui, la ploutocratie fait la loi, et pourl’imposer elle a à sa disposition la police, l’armée, la marine etenfin la milice, c’est-à-dire vous, et moi, et noustous. »

La discussion ne dura guère après cela, etbientôt les convives se levèrent de table. Calmés et domptés, ilsbaissaient la voix en prenant congé. On aurait pu les croire encoreépouvantés de la vision d’avenir qu’ils avaient contemplée.

– La situation est certainement sérieuse,dit M. Calvin à Ernest. Je ne vois pas grand’chose à redire àla manière dont vous l’avez dépeinte. Je ne suis en désaccord avecvous que sur la condamnation de la classe moyenne. Nous survivrons,et nous renverserons les trusts…

– Et vous reviendrez aux méthodes de vospères, acheva pour lui Ernest.

– Parfaitement. Je sais bien que noussommes en quelque sorte des briseurs de machines, et que c’est làune absurdité. Mais toute la vie semble absurde aujourd’hui, parsuite des machinations de la ploutocratie. En tous cas, notre façonde briser les machines est du moins pratique et possible, tandisque votre rêve ne l’est pas. Votre rêve socialiste n’est qu’unsonge. Nous ne pouvons pas vous suivre.

– Je voudrais bien vous voir, vous et lesvôtres, quelques notions d’évolution sociologique, répondit Ernestd’un ton soucieux en lui serrant la main. Cela nous épargneraitbien des difficultés.

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