Partie 1
LES MANGEURS D’HOMMES
Chapitre 1
Terrible bataille sous l’équateur. – Les blancs et les noirs. – On fait connaissance entre des gueules de crocodiles et des mâchoires de cannibales. – Héroïsme d’un gamin de Paris. –Dévouement inutile. – Échec et mat. – À 1.200 lieues du faubourg Saint-Antoine. – L’envers de la Case de l’oncle Tom. – Un compatriote maigre et très peu vêtu.
– À moi !… s’écria d’une voix étouffée le timonier sans lâcher la barre, bien qu’il eût le col furieusement étreint par les deux griffes crochues d’un noir.
« À moi !… » hurla-t-il une seconde fois, les yeux blancs, la face violacée, la bouche tordue.
– Tiens bon… Pierre !… On y va !…
Et le timonier Pierre, défaillant, hors d’haleine, aperçoit,comme dans un brouillard, un petit bonhomme sortant on ne sait d’où, qui d’un bond s’élance vers lui.
Le canon d’un revolver frôle son oreille. Le coup part.
L’étreinte du noir se desserre aussitôt. La tête grimaçante, quePierre ne peut voir, éclate, fracassée par la balle de onzemillimètres. Le féroce ennemi qui s’était hissé par la chaîne dugouvernail dégringole dans le fleuve ; un crocodile le happeau passage, et l’entraîne à travers les herbes.
– Merci tout de même, Friquet, dit Pierre en avalant unevaste lampée d’air.
– Y a pas d’quoi, va, mon vieux… à charge de revanche, pasvrai…
« A pas peur !… Y va faire chaud tout àl’heure. »
Friquet disait vrai.
Il faisait doublement et terriblement chaud, sur le pont de lajolie chaloupe à vapeur qui remontait en ce moment, à grand’peine,le cours de l’Ogôoué.
En dépit de l’excellence de sa machine, dont le piston battaitcomme le pouls d’un fiévreux, l’embarcation avançait lentement aumilieu des rapides. Sa cheminée fumait comme celle d’un steamer,l’hélice faisait rage, la vapeur qui mugissait et hoquetait dansles conduits de métal, sifflait sous les soupapes empanachées debuées blanches.
Par 9 degrés de longitude ouest, sous l’équateur, les vingthommes de l’équipage eussent pu, sans aucun doute, appréciervivement les bienfaits d’une carafe frappée et d’un éventail. Nul,parmi eux, ne semblait pourtant se préoccuper de ces raffinementsde la vie civilisée, dont il était permis de déplorer la privation,sans être pour cela taxé de sybaritisme.
Tous, le chassepot à la main, le revolver à la ceinture, lahache à portée, épiaient avec une sorte de vigilance inquiète lesallures de tout un clan de noirs éparpillés des deux côtés dufleuve.
L’enseigne de vaisseau commandant la chaloupe, chargé d’unemission toute pacifique par l’amiral en station navale au Gabon,avait recommandé de ne faire feu qu’à la dernière extrémité.
Malheureusement, les tentatives de conciliation, opéréesantérieurement, ayant toutes complètement échoué, il fallaitrétrograder ou avancer par force. Reculer est un terme inconnu enmarine. C’est pourquoi l’équipage tout entier se tenait à son postede combat.
On était en plein pays ennemi, au milieu des Osyébasanthropophages, que le regretté marquis de Compiègne, et sonintrépide compagnon, Alfred Marche, ont les premiers visités, aumilieu de périls inouïs, au commencement de l’année 1874.
La sauvage agression qui avait failli être fatale au timonierPierre, prouvait que les moyens pacifiques ne réussiraient pas.L’assaillant, victime du coup de revolver, était arrivésournoisement à la nage, en nombreuse compagnie, à quelques mètresà peine de la chaloupe.
Voyant que jusqu’alors les hommes blancs ne faisaient pas minede résister, ils avaient cru, dans leur naïveté anthropophagique, àla réussite complète de leur projet. Aussi leur désillusion setraduisit-elle en clameurs furibondes, accompagnées d’une retraiterapide.
Ceux qui étaient à terre, exaspérés de leur déconvenue,ouvrirent un feu violent sur les matelots qui ne se donnèrent mêmepas la peine de s’abriter derrière le bordage.
Cette salve, exécutée avec les mauvaises patraques de fusils àpierre, fournis par les traitants, n’eut d’autre résultat qu’un peude fumée, et beaucoup de bruit.
Le jeune commandant, voyant les masses confuses des noirséchelonnés en quantité innombrables dans les lianes et les largesfeuilles du rivage, fit charger la légère mitrailleuse placée àl’avant de son bâtiment.
– Tout est paré ? interrogea-t-il d’une voixcalme.
– C’est paré, commandant, dit le maître canonnier.
– Ça va bien.
L’aspirant de première classe, faisant fonction de second,était, en ce moment, en colloque animé avec un grand diable dematelot nommé Yvon, qui, insoucieusement appuyé sur son chassepot,regardait venir les noirs.
– Sauf vot’respect, capitaine, c’est donc ces particulierslà qui ont croché not’docteur il y a quinze jours ?
– Je crois, en effet, que ce sont eux.
– Mais, capitaine, comment diable le docteur, un vieuxmatelot, s’est-y laissé pincer par ces mauvaiscabillauds ?
– Il est parti herboriser un jour, puis… il n’est plusrevenu. Je n’en sais pas davantage. Maintenant nous allons à sarecherche, un peu à l’aventure.
– Drôle d’idée, pour un homme si savant, de se mettreherboriste, à seule fin de ranger des boutures dans une boîte enfer blanc !…
« Et comme ça, continua Yvon, encouragé par labienveillance de son chef, tous ces nègres-là sont des mangeurs de« monde » ?
– Hélas ! Oui. J’ai bien peur pour notre pauvreami.
– Oh ! Y a pas d’danger, capitaine. Voyez-vous, saufvot’respect, le docteur est si maigre… et puis, il doit être sidur !
L’officier sourit sans répondre à cette boutade.
Cinq minutes à peine s’étaient écoulées. La chaloupe remontaittoujours vers les rapides qui mugissaient au loin.
En face, à mille mètres à peine, une ligne noire interceptait lavue. Avec la lorgnette, on distinguait une cinquantaine de piroguesrangées côte à côte, comme les bateaux d’un pont dont le tabliern’est pas encore posé.
Un long câble végétal, amarré à deux arbres, de chaque côté dufleuve, servait à les maintenir en ligne malgré le courant. Àdroite et à gauche, d’autres barques évoluaient silencieusement,escortant la chaloupe à distance respectueuse.
– Tonnerre à la toile ! Y va grêler dur, grogna unvieux quartier-maître en glissant amoureusement sous sa joue unechique énorme qu’il tira de son béret.
Il y eut tout à coup un grand silence, interrompu seulement parla toux saccadée de la machine.
Puis, comme si tous les singes-hurleurs, tous les hérons-butors,toutes les grenouilles-taureaux du continent africain se fussentdonné rendez-vous en cet endroit, éclata la plus épouvantablecacophonie qui ait jamais fait vibrer un tympan humain.
À ce signal, la ligne de pirogues amarrées en avant se brisa, ettoutes les embarcations descendirent le courant, pendant que cellesqui suivaient formaient en arrière une ligne transversale destinéeà couper la retraite à la chaloupe.
Les Européens étaient pris entre deux feux.
– C’est fini de rire, les enfants ! fit lequartier-maître en mâchonnant son tabac.
En un clin d’œil, les blancs sont cernés, tant la manœuvre del’ennemi est exécutée avec précision.
– Feu ! Tonne la voix du commandant.
La chaloupe s’embrase comme un cratère. Au crépitement de lafusillade se mêle le déchirement strident de la mitrailleuse, qui,tirant en éventail, coule trois ou quatre embarcations, et fracassehorriblement les corps de ceux qui les montent.
Pendant que les servants rechargent la pièce, la fusilladecontinue, serrée, implacable, mortelle. Les eaux qui commencent àrougir, charrient, au milieu des débris de bois, des torsesd’ébène, immobiles déjà, ou encore en proie à d’atrocesconvulsions.
Le cercle se resserre. Les assaillants ripostent à peine. Ilsont le nombre pour eux et veulent prendre la chaloupe à l’abordage.La mitrailleuse tire sans relâche. Les canons des fusils sontbrûlants.
On remarque à ce moment, près du commandant, un jeune homme dehaute taille, vêtu d’un costume civil, coiffé d’un casque blanc,qui, un fusil à la main, canarde les noirs avec l’aisance d’unvieux soldat.
Le front de l’officier se rembrunit. C’est que la situation secorse.
– Qu’en pensez-vous ? lui dit à voix basse l’homme aucasque blanc.
– Ma foi ! Mon cher André, répond l’enseigne, jecrains bien d’être forcé de battre en retraite.
– Mais la route est barrée.
– Nous passerons quand même. Ce qui me torture, c’est lapensée que notre pauvre docteur est peut-être là, à deux pas,entendant la bataille, et qu’il sent le salut lui échapper…
Les cris atteignent une intensité inouïe.
Quelques pirogues sont bord à bord avec la chaloupe. Les noirsbateliers s’accrochent des pieds, des mains, des dents, pourescalader les bastingages. De hideuses grappes d’êtres plusrepoussants que les quadrumanes des forêts équatoriales secramponnent de tous côtés.
Les marins s’escriment de la hache, de la baïonnette, de lacrosse ; piquant, trouant, martelant, taillant en pleinechair, noirs de poudre, ruisselant de sueur et de sang, courbaturésde carnage.
Impossible de tenir plus longtemps sans être débordés. Il fautvirer.
Au moment où le commandant va donner l’ordre au mécanicien,survient un terrible incident.
Le mouvement de l’hélice, entravé par une cause inconnue, cessetout à coup.
Les plus braves se sentent frémir.
Les cannibales bondissent à la rescousse. Une double surpriseles attend. Le sifflet de la machine se met à hurler avec une forceinouïe. À ce signal, un énorme jet de vapeur s’échappetransversalement de chaque côté de la coque du bâtiment. Le nuageépais et brûlant les échaude jusqu’au vif et leur fait lâcherprise.
C’est une idée du mécanicien. Elle est excellente et sauvemomentanément la situation.
La chaloupe s’en va à la dérive. Il faut précieusement conserverla vapeur qui a rendu les noirs plus circonspects.
Pendant cette minute d’accalmie, on recharge les armes. L’héliceest toujours arrêtée.
– Misère de misère ! grondait Yvon… pas seulement unchiffon de toile sur leur mauvaise boîte à charbon !
– Tiens, renchérit son voisin, m’parle pas d’leurvapeur.
– Faudrait voir, les anciens, dit une voix grêle avec unintraduisible accent faubourien… Plaisantez pas la vapeur ; çaa quéquefois du bon.
Le propriétaire de cet organe distingué, un petit chauffeur, nujusqu’à la ceinture, gros comme rien, et pas plus haut que ça, sorten même temps du panneau, comme un diable d’une boîte à surprise,et vient se camper devant l’enseigne, avec une attituderespectueuse et crâne tout à la fois.
C’est le même qui tout à l’heure, abandonnant une seconde lachaufferie, a rendu au timonier Pierre le service que l’onsait.
– Que voulez-vous ?
– Commandant, je me fais vieux, là dedans. J’ai plus rien ày faire, à présent que le tournebroche est détraqué.
– Après ? continua brusquement l’officier.
– Eh ben ! répond le petit homme sans s’intimider,j’voudrais de l’ouvrage.
– Mais quoi ?
– Pardi ! La belle malice ! J’voudrais piquer unetête, et aller dire deux mots à l’hélice, qui n’bouge plus.
– C’est bien ! Vous êtes un brave. Allez.
– Merci, commandant !
« Une ! Deusse ! Que le Dieu des bains à quatresous me protège… et troisse ! »
Il dit, s’élance d’un bond sur le bordage, allonge les mains, etpique une de ces têtes qui eût fait pâmer d’aise tout le clan descaleçons rouges des bains Ligny.
– Crâne petit homme ! murmurent les matelots.
Et ils s’y connaissent.
Les noirs, un moment stupéfaits, reviennent à la charge. Lepetit chauffeur est toujours sous l’eau. Sa tête falote, auxcheveux clairs, émerge enfin.
– Ça y est, les enfants ! Et vive la République !Jetez-moi un grelin, n’importe quoi… allons-y !
L’hélice se remet en mouvement. Le brave gamin saisit une amarreet commence à se hisser. Par malheur, un lourd morceau de piroguele heurte rudement au front.
La violence du choc l’étourdit, il disparaît. Un cri d’angoisseéchappe aux matelots. On entend aussitôt le bruit sourd d’un corpsqui tombe à l’eau. C’est l’homme au casque blanc, celui que lecommandant appelait tout à l’heure André. Il se dévoue pour tenterle sauvetage du brave garçon.
Les noirs rétrécissent leur cercle menaçant. Le fleuve estcouvert d’embarcations derrière lesquelles ils s’abritent, etqu’ils poussent comme des barricades mouvantes.
Toutes ces péripéties se déroulent en moins de temps qu’il n’enfaut pour les raconter. Les deux hommes tardent bien à reparaître.Les secondes semblent des heures.
Pendant ce temps, la chaloupe commence à virer de bord. Son axeest perpendiculaire au courant.
Enfin !… les voilà ! André soutient d’une main legamin évanoui. On lui tend à son tour l’amarre. Il allonge l’autremain.
– Courage ! lui crie-t-on de tous côtés.
Hélas ! Pourquoi l’aveugle fatalité stérilise-t-elle alorsces deux actes de dévouement ? Pourquoi ce double sacrificedevient-il non seulement inutile à l’équipage, mais encoredésastreux pour les deux intrépides sauveteurs ?
Pour la seconde fois, l’hélice ne fonctionne plus. Le chocl’a-t-il faussée ou bien encore les herbes longues et tenaces quiobstruent en cet endroit le lit du fleuve, empêchent-elles sonmouvement en s’enchevêtrant autour d’elle.
La chaloupe, prise par le travers, au moment précis où ellecesse de gouverner, est emportée comme une plume par le courant.Elle franchit en un clin d’œil la ligne des pirogues qu’elleeffondre, et disparaît, pendant que les noirs désappointés etfurieux s’emparent des deux hommes dont l’un commence à reprendreses sens, pendant que l’autre défaille à son tour.
S’ils n’ont pas été entraînés aussi, c’est que le fleuve formeun coude en cet endroit, et que le courant y est infiniment moinsrapide qu’au point où l’avant de la chaloupe a dû pénétrer pouropérer la manœuvre.
La bataille est finie. Quelle orgie de chair noire pour lescrocodiles qui, un instant troublés par les balles et les coups defeu, s’en donnent à gueule que veux-tu sur les morts et lesblessés !
Les vivants ne peuvent se soustraire à leur atteinte qu’à forcede mouvement ; et encore les deux Européens se sentent detemps à autre frôlés par la carapace rugueuse d’un saurien hideux,dont la gueule se referme avec le bruit d’un couvercle de malle surle torse d’un noir à l’agonie.
Le gamin est complètement revenu à lui. Il nage comme unpoisson, entouré par la meute hurlante des Osyébas qui forment uncercle compact, et soutient André à demi suffoqué.
– Eh ! Là-bas, tas de mal blanchis, vous pourriez pasme donner un coup de main, au lieu de me regarder comme ça avecvotre air vorace ?…
« Eh ! M’sieu, m’sieu André, s’agit pas de tourner del’œil…
« Mâtin ! Le bon bain ! Une vraie lessive…
– Bicondo ! Bicondo ! hurlent les noirs.C’est-à-dire : « Manger ! Manger ! »
Le gamin, ignorant les subtilités du dialecte des Osyébas, semet alors à les invectiver en termes plus pittoresques queparlementaires.
– Des imbéciles, quoi !… Ça n’a seulement pas vul’obélisque !
« Dis donc, toi… le grand benêt, qui brailles si fort, situ fermais un peu ton bec… aïe donc… dépêche-toi… tu vois bien quemonsieur va boire un coup !…
« Là… t’es gentil ; t’auras du sucre.
« Dire que j’ai lu la Case de l’oncle Tom, et quej’ai cru que tous les moricauds étaient des bons nègres… Benoui ! Va-t’en voir… dans les livres… »
Un des noirs, ahuri par ce flux de paroles, prêtait cependantson aide au gamin.
Il était temps.
Quelques minutes après, les deux naufragés abordaient. Ilsétaient plus que jamais à la merci de leurs féroces ennemis.
Ceux-ci, pourtant, ne se précipitèrent point sur eux sinon pourles égorger, du moins pour les garrotter étroitement, afin de leurenlever toute possibilité de fuite. Cette apparence de longanimitéavait un motif culinaire très important.
Si les Osyébas sont anthropophages, ce n’est pas à la façon descannibales australiens, qui avalent gloutonnement la chair humaine,parce que la faim leur tord les entrailles.
Fi donc ! Ces messieurs sont des gourmets ; ilsdévorent leurs prisonniers, mais après certains préparatifsessentiels. Ils dédaignent une viande battue, fatiguée et meurtriepar la lutte, ou émaciée par le besoin. Ce qu’il leur faut, ce sontdes muscles bien à point, parfaitement reposés, et entourés d’unecouche de graisse suffisante.
Ainsi font les veneurs européens, qui ne veulent pas pour leurtable d’une bête forcée par les chiens dans une chasse àcourre.
Certains désormais que les prisonniers ne leur échapperaientpas, ils les entouraient déjà de toute sorte de ménagements. Ilsvoulaient leur enlever tout motif d’inquiétude, afin que, leuresprit étant libre de tout souci, leur corps pût acquérir, avec unrégime approprié, ce moelleux, ce je ne sais quoi, constituant pourun cuisinier habile un morceau bon pour la broche ou lacasserole.
Puis l’arrivée du gamin fut si drôle et son entrée en matièretellement burlesque, que toutes ces bedaines anthropophagiquesfurent secouées par un rire inextinguible :
– Bonjour, messieurs… Ça va bien ?… Pas mal, merci… Unpeu chaudement, pas vrai… C’est le temps qui veut ça… Vous necomprenez pas le français… Ça se voit… Tant pis pour vousalors !… C’est comme ça chez nous… Il est vrai qu’à 1.200lieues du faubourg Antoine, faut guère s’étonner d’pas trouverd’école primaire.
« Ben, voyons, m’sieu André, dites-leur donc quéque chose,à ces gens, vous qui savez le latin ! »
Quoique terriblement inquiet du présent, et surtout de l’avenir,André riait franchement des saillies du gamin dont la gaieté étaitvraiment contagieuse.
– Que j’suis donc bête !… Mais je connais leurbonjour. C’est un particulier de chez eusse ou desenvirons qui me l’a appris au Gabon.
Et, s’inclinant avec grâce, il leur cria à droite, à gauche eten face :
– Chica ! Ah! Chica ! Chica !Ah ! Chica !
Ce qui veut dire : Vis ! Ah !vis !
C’est en effet par ces mots que s’abordent les Osyébas quand ilsse rencontrent.
L’effet de ce salamalec indigène est stupéfiant. Tous lesmoricauds élèvent sur leurs têtes leurs mains en forme de coupe etrépondent par un Chica ! Ah ! Chica !unanime. La connaissance est faite.
– Allons, ça va !… Mais c’est pas encore assez… Un peude gymnastique ne ferait pas mal.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Notre petit bonhomme se met àcabrioler comme un enragé. Il exécute une série de sauts périlleuxen avant, en arrière, de côté, comme les Indiens ; il fait laroue, marche sur les mains, et termine enfin par un grand écartétourdissant.
Les noirs, grands amateurs de danse, et admirateurs passionnésde tous les exercices du corps, sont absolument renversés. Leurétonnement se traduit par une série de rires convulsifs.
– Dites donc, si ça vous amuse, faut pas vous gêner… Moi,j’prendrais bien quéque chose. Y fait rudement soif chez vous… Etpuis, avec ça que j’ai laissé ma cotte dans la chaloupe, le soleilme rissole le dos. J’vas être rouge comme un homard.
« Eh ! Toi, mon vieux fils, – dit-il à un desguerriers, d’aspect un peu moins farouche que la plupart de sesconcitoyens, et qui avait les épaules couvertes d’un léger tissu dephormium, – prête-moi un peu ta chemise, dis, veux-tu ? T’asune bonne tête. T’es laid comme un singe, mais t’as pas l’airféroce… Allons ! Fais une risette… Là ! C’estparfait ! »
Et le petit diable lui chatouille les côtes, lui porte avec sondoigt allongé de petits coups dans la poitrine, pendant qu’il luidécroche son vêtement et le jette sur ses propres épaules.
L’autre ne peut plus se défendre ; il le laisse faire etfinit par se rouler sur le sol, en proie à une gaieté folle.
Mais que signifie cette panique ? Pourquoi tous ces nègres,si joyeux, reprennent-ils aussitôt, avec la mobilité particulière àleur race, un sérieux d’écoliers en défaut, qui se donnent un airgrave, et pincent la lèvre quand le maître arrive.
C’est qu’en effet voici le maître, et un terrible !
Vêtu d’un habit rouge de général anglais, les jambes nues, latête couverte d’un chapeau à haute forme, tanné, roussi, chauve parplaces, et orné d’un galon d’or passé, le roi, qui s’est prudemmenttenu à l’écart pendant la bataille, s’en vient avec sa suiteconnaître le résultat de l’affaire.
Il porte, accrochée sur les oreilles, et lui pendant jusque surla poitrine, une fausse barbe, faite avec une queue de bœuf, et sedandine en s’appuyant sur une grosse canne de tambour-major.
L’hilarité de ses sujets le met en fureur. Il distribuepréalablement de droite et de gauche, à grand tour de bras, unesérie de coups qui sonnent sur les échines, puis interpelle toutson clan dans un patois incompréhensible, où revient toujours lemot de « Bicondo », qu’il prononce d’un tonfarouche en désignant les captifs.
Friquet est tout d’abord visiblement agacé.
– J’m’appelle pas Bicondo, mon p’tit père. J’m’appelleFriquet… Friquet de Paris, entends-tu, Bicondo ? Bicondotoi-même !
« Est-ce possible de se fagoter comme ça ! Si ondirait pas le général Boum qu’est tombé dans un baquet de noiranimal ! Et c’te barbe !
« Comme ça, c’est toi qu’es le patron ? »
Et Friquet, d’une horrible voix de fausset, contre laquelleprotestent indignées les perruches multicolores qui jacassent dansles branches, écorche à tue-tête le refrain qui fit jadis la joiedu public et la fortune d’un maestro :
Ce roi barbu… quis’avance…
Bu qui s’avance… bu quis’avance…
Etc., etc.
Le chanteur obtient un succès égal à celui du gymnaste. Il finitson couplet à la grande joie du public et du monarque lui-même quiprend goût à la chose.
On le fait recommencer… L’auditoire se met de la partie, etc’est merveille d’entendre tous ces singes à deux pattes, au gosierde perroquet, essayer de patoiser l’opérette française qui n’enpeut mais.
L’incident terminé, la troupe se met en marche, et arrivebientôt au village où une ample distribution de bière de sorghoaide à désaltérer les virtuoses blancs et noirs.
Nos deux amis sont ensuite conduits avec toutes sortes deprécautions dans une case spacieuse, hermétiquement close par unesorte de clayonnage en bois flexible recouvert de cuir.
Un fugitif rayon de soleil pénètre un instant dans ce réduitmisérable, et ils s’aperçoivent qu’il est habité déjà par unpersonnage dont ils ne peuvent distinguer les traits, carl’obscurité redevient complète.
– Tiens ! y a quelqu’un ! dit Friquet.
– Un Français ! s’écrie le personnage en questiond’une formidable voix de basse-taille.
– Des Français, répond André avec émotion. Qui que voussoyez, vous qui parlez notre langue, et qui sans doute êtesprisonnier comme nous, croyez à notre sympathie. Peut-êtresouffrez-vous depuis longtemps.
– Depuis trois longues semaines, monsieur ! Et,pendant ce temps, en proie aux horribles traitements quem’infligent ces brutes.
Les yeux d’André et de Friquet s’habituant peu à peu àl’obscurité, ils peuvent, grâce aussi aux minces rayons filtrant àtravers la toiture, apercevoir le mobilier et l’habitant dont larencontre est quelque peu extraordinaire.
– J’connais pourtant c’te figure-là, disait à voix basse legamin à son compagnon. C’est égal, si c’est lui, il est rudementchangé.
– Qui, lui ?
– Attendez un peu, m’sieu André. J’voudrais pas dire unebêtise, pourtant.
Leurs yeux, complètement accommodés aux ténèbres, distinguaientenfin les traits de leur compagnon de captivité.
Sa grande taille semblait encore augmentée par une de cesmaigreurs fantastiques qui eût assuré la fortune d’un montreur dephénomènes.
Son crâne était lisse comme une pastèque. Ses yeux, quiluisaient sous de gros sourcils charbonnés, donnaient à saphysionomie une expression formidable, heureusement adoucie parl’immense rire d’une grande bouche qui s’ouvrait jusqu’auxoreilles, et que toutes les dents semblaient avoir désertée.
Le nez, grand, crochu, mobile comme celui d’un polichinelle,faisait, comme on dit, carnaval avec le menton et complétaitbizarrement cet ensemble hétéroclite.
Les jambes et les bras, démesurément longs, semblaient despattes de faucheux, avec de grosses nodosités figurant lesjointures. Un lambeau d’étoffe, couvrant en partie le torse,laissait apercevoir une peau grisâtre, collée à des os faisant delamentables saillies sous cette enveloppe décharnée, qu’ilsmenaçaient de percer.
Cet homme ne pesait pas cent livres. Il eût fallu de patientesrecherches, aidées d’une connaissance approfondie de l’anatomie,pour trouver trente livres de chair réparties sur cette charpentehumaine.
André et Friquet étaient épouvantés de cette maigreur dontparaissait ravi le prisonnier, qui, d’ailleurs, ne se fitaucunement prier pour fournir tous les renseignementsdésirables.
De sa chétive enveloppe s’échappa, comme un tonnerre, un bongros rire qu’on eût dit produit par des cordes de contrebassetendues à l’ouverture d’une caverne, et frottées à tour de bras parun instrumentiste en délire.
– Eh !… eh !… eh !… mes enfants, il n’y aqu’un pays au monde, la France ! Et qu’une ville enFrance !…
– Paris, mon pays ! répliqua Friquet.
– Marseille, ma ville, mon bon ! À ça près, noussommes compatriotes. Vous voulez maintenant savoir pourquoi etcomment je me trouve ici ? Mon Dieu ! C’est bien simple,et sans doute pour le même motif que vous.
« Je suis ici à l’engrais, et l’on m’engraisse pour êtremangé !… »
Si le prisonnier voulut faire un effet, il y réussit pleinement.Mais cette réponse exorbitante produisit sur ses interlocuteurs uneffet diamétralement opposé. Friquet, ahuri, tordu par unecolossale envie de rire, pouffait sans pouvoir articuler uneparole, pendant qu’André constatait avec douleur qu’il ne pouvaitavoir affaire qu’à un fou.
L’autre devina ce qui se passait dans l’esprit du jeune homme,et reprit avec une bonhomie affectueuse :
– Ne doutez pas de ma parole, mes chers enfants. Noussommes, vous ne l’ignorez pas, au pouvoir des Osyébas, qui ontl’habitude de manger leurs ennemis. Je connais bien leurs coutumes.J’ai eu le temps de les étudier, pendant mon séjour de six ans dansles parages compris entre le Gabon et le haut Ogôoué.
« Mais rassurez-vous. Nous ne sommes pas encore à labroche. Je suis heureusement trop maigre pour être dévoré. Il netient qu’à vous de le devenir aussi. J’ai pour cela une recetteinfaillible. Rien ne presse, d’ailleurs. Le « repas » estpour la pleine lune ; nous avons encore près de quinze jours.C’est plus de temps qu’il n’en faut pour aviser.
« À votre tour, expliquez-moi, mes chers compagnons, à quelhasard malheureux je dois le bonheur de votre rencontre. »
André lui dit alors qu’un médecin de la station navale du Gabonétant disparu, l’amiral avait envoyé une chaloupe à sarecherche ; que lui, André, se trouvait à Adanlinanlango pourses affaires personnelles, avait obtenu l’autorisation de sejoindre à l’expédition.
Il fit le récit de la bataille, et termina en racontantl’épisode du sauvetage de la chaloupe par Friquet, et de leurcapture par les noirs.
L’homme écoutait avec un attendrissement profond, qu’il necherchait pas à dissimuler.
– Ainsi, vous, mon cher monsieur, vous, mon brave petithomme, c’est en voulant sauver un inconnu que vous avez sacrifiévotre vie et votre liberté.
– Avec ça que vous n’en auriez pas fait autant pour ce bondocteur, qu’est la crème des braves, même que les« mathurins » étaient tout chavirés de ne plusl’avoir.
– Mais vous ne comprenez donc pas que c’est moi ?…
– Vous ! s’écrièrent-ils stupéfaits.
– Moi-même, dit-il en les étreignant avec une effusion quienlevait à sa physionomie tout ce qu’elle avait de grotesque.
– Mais, docteur, reprit Friquet, je ne vous aurais pasreconnu. Je suis de l’équipage. J’étais chauffeur. Je vous ai vu,pourtant.
– À cette époque, je portais l’uniforme, j’avais descheveux, ou plutôt une perruque : entre nous, point decoquetterie, n’est-ce pas ? J’avais des dents aussi. Etmaintenant, plus rien. Si je pouvais me voir dans une glace !Bah ! Je dois être laid à faire peur !
– Le fait est que vous ne payez pas de mine, soit dit sansvous offenser.
– Je m’en rapporte à vous, mon petit espiègle. Écoutez, ilse fait tard ; reposons-nous. On va nous apporter à mangertout à l’heure. Quand nous aurons dîné et fait un bon somme, nouscauserons. Je vous raconterai par quelle étrange série d’aventuresje suis passé depuis trois semaines que j’habite ici.
La preuve que tous les noirs ne sont pas les bons nègres desauteurs. – Les Pahouins, les Gallois et les Osyébas. – Leursrapports gastronomiques et autres avec les Nyams-Nyams. – L’opiniondu docteur Schweinfürth. – Pourquoi l’on engraisse et comment onmaigrit. – Rester maigre ou être mangé.
– Vous me croirez si vous voulez, docteur, eh bien !Je n’ai pas plus envie de dormir que de rester ici.
– Vous aimeriez mieux causer ?
– Oui, si ça ne vous déplaisait pas, ainsi qu’à m’sieuAndré.
– Mais bien au contraire, mon cher Friquet.
– Causons donc, fit le docteur.
– D’abord, puisque nous devons tous être mangés, saufcependant permission de notre part, je voudrais bien savoir parqui.
– Vous êtes curieux.
– On le serait à moins.
– Je suis loin de vous blâmer. Nous serons mangés, saufavis de notre part, comme vous le dites, par ceux qui nous ontpris, à moins toutefois qu’ils ne jugent à propos d’inviter desamis.
« Cela me paraîtrait assez logique, car, enfin, il n’ontpas des occasions pareilles tous les jours.
– J’crois bien ! reprit le gamin d’un tonconvaincu.
Friquet, avant de passer à l’état de comestible, s’estimait trèscher la livre, et il n’avait pas tout à fait tort. Ajoutons qu’ils’accordait modestement, et avec juste raison, une valeur égale àcelle de ses compagnons, bien qu’il fût incontestablement moinscharnu qu’André et moins grand que le docteur.
– Pour lors, continua-t-il, vous dites que tous ces« bicondo » s’appellent de leur vrainom… ?
– Les Osyébas.
– Le nom n’est pas plus laid que bien d’autres.
– C’est le cas de dire que le mot ne fait rien à lachose ; au contraire. Ces abominables sauvages sont bien lesêtres les plus féroces de la création.
– Est-il possible d’être méchant dans un pays aussimerveilleux que celui-ci, dit le gamin rêveur ; de manger leshommes quand il n’y a qu’à étendre la main pour cueillir les plusbeaux fruits et se donner la peine d’abattre le gibier qui foisonnedans les bois ?
– Votre réflexion est bien juste, et empreinte d’unsentiment profondément philosophique.
« Là où la nature a versé avec une folle profusion tous lestrésors de son splendide écrin, là où le sol regorge de fruits, oùla terre est constellée de fleurs éblouissantes et où tous lesbesoins matériels peuvent être satisfaits, l’homme est une bêteféroce, adonnée aux pratiques les plus sanguinaires et les plushonteuses : il mange son semblable ou le réduit enesclavage.
– Canailles ! exclama Friquet partagé entre la joied’avoir fait une réflexion « philosophique » et l’horreurque lui causaient les cannibales.
– Tandis que dans les pays déshérités, chez les Esquimaux,les Groënlandais, les Samoyèdes ou les Lapons, qui pendant de longsmois grelottent sous la neige, privés de l’indispensable,l’hospitalité la plus cordiale et la plus généreuse est la premièredes vertus.
– Comme vous dites vrai, docteur ! fit à son tourAndré. Et pourtant, ne serait-il pas possible de faire pénétrer lacivilisation chez ces malheureux, de les évangéliser, de leurmontrer l’horreur de leur conduite ?…
– Mon cher compagnon, quand vous aurez passé comme moi sixlongues années parmi ces brutes, vous changerez d’opinion,croyez-moi. D’ailleurs les cannibales africains, et ils sontnombreux, car on en compte plusieurs millions, ne pèchent pas parignorance, et surtout par besoin, comme les anthropophagesaustraliens.
« Par un phénomène ethnographique particulier, et jusqu’àun certain point explicable, ce sont les plus civilisés quis’adonnent à cette monstrueuse pratique.
– Vous m’étonnez !
– Rien de plus vrai, pourtant ; et les voyageurs lesplus consciencieux sont unanimes sur ce sujet. Je vous citeraitrois auteurs dont le témoignage est indiscutable : AlfredMarche, le marquis de Compiègne, et le docteur Schweinfürth.
– Allez-y, docteur, sans vous commander, dit Friquetintéressé, et qui ne pensait pas plus à manger qu’à être mangé.
– C’est que, dit le docteur subitement rappelé au sentimentde la réalité, on va nous apporter notre repas…
– Casser une croûte, ça me va !…
– Casser une croûte !… Drôle de croûte, allez !Enfin je n’y peux rien, et vous verrez cela assez tôt.
– Mais oui, mais oui, nous verrons ça plus tard. Moi,d’abord, je suis toutes oreilles.
– Cela sera peut-être un peu long.
– Tant mieux, alors !
– Il ne vous est peut-être pas indifférent de savoir queles Osyébas sont les membres de cette grande famille des Fans ouPahouins, qui, descendant en masses serrées du nord-ouest del’Afrique, ont envahi la région équatoriale jusqu’à l’estuaire duGabon.
– Tiens ! Tiens ! Alors ces honnêtes Pahouins,qui venaient donner des sérénades au poste d’infanterie de marine,et qui illuminaient leurs cases avec de l’huile de palme, dans descoquilles de tortues en guise de lampions, sont aussi desanthropophages ?
« Je m’en étais bien un peu douté, en voyant leurs dentslimées en pointes, et plus aiguës que celles des chats…
– Vous avez pleinement raison ; votre remarque, faiteaussi par le marquis de Compiègne[1]relativement à nos hôtes d’aujourd’hui, n’a pas échappé non plus audocteur Schweinfürth, quand il visita les Nyams-Nyams et lesMoubouttous.
« Il y a certainement une énorme famille cannibale dans lecentre de cet immense continent africain, d’où partent, poussés parles mystérieux besoins d’émigration, les Pahouins et les Osyébaspour l’occident, et les Nyams-Nyams avec les Moubouttous pourl’ouest.
« Les rejetons de cette famille sont innombrables.
– Mauvaise herbe croît toujours, interrompitsentencieusement Friquet.
– Le docteur Schweinfürth évalue à plus d’un million lenombre des Moubouttous, et l’amiral de Langle portait, il y a dixans, à 70.000 celui des Pahouins entourant notre colonie. Onaffirme que ce chiffre a triplé depuis cette époque.
– Eh bien ! Alors, ils ne se mangent pas tant queça.
– C’est ce qui vous trompe. Ces drôles, prolifères commeles Allemands dont ils possèdent la gloutonne voracité, vont, tantest puissant leur horrible goût pour la chair humaine, jusqu’àdévorer les cadavres des leurs qui sont morts de maladie.
– Ah ! Docteur, c’en est trop ! s’écria André,révolté.
– Au moment où le marquis de Compiègne faisait cetteremarque, continua imperturbablement le docteur aussi tranquillequ’à une table d’amphithéâtre, Schweinfürth constatait, comme jevous l’ai dit, le même fait à huit cents lieues de distance.
« Les Nyams-Nyams, dont le nom, sorte d’harmonieimitative du mouvement de la mastication, signifie aussi :mange-mange, habitent l’est de l’Afrique centrale.
– Entre nous, continua l’incorrigible bavard, le nom n’estpas trop bête, bien qu’il ne fasse pas rire.Nyams-Nyams !… Ny… ams… Ny… ams… C’est que ça y est,oui !
– On les a jadis appelés hommes à queue, et on lesa crus pendant longtemps pourvus de cet appendice, dont sont privésles grands singes anthropomorphes. Mais on a découvert depuisqu’ils s’attachaient derrière les reins des queues de bœufs, quedes voyageurs trop crédules, ou peut-être amis du merveilleux,avaient prises pour des organes leur appartenant réellement.
« Les Nyams-Nyams, comme les Pahouins, ornent leurchevelure avec des cauris, petites coquilles servant de monnaie surla côte orientale, et qui ne s’importent jamais par mer à la côteoccidentale.
« Les uns et les autres n’acceptent que la grosse perlenoire de verre bleu, et refusent toutes les autres variétés. Leurscouteaux, appelés troumbaches, ont identiquement la mêmeforme bizarre et compliquée.
« Les chiens que les Nyams-Nyams emploient à la chasse sontde petite taille ; ils ressemblent au chien-loup, ontl’oreille longue, droite et grande, le poil ras et lisse, la queuecourte et en vrille comme celle d’un petit cochon. Le front esttrès large, très bombé, et le museau pointu, Or le marquis deCompiègne a observé chez les Pahouins la même race de chiens, et leregretté voyageur en a même ramené un spécimen, au retour de labrillante expédition qu’il fit en compagnie d’Alfred Marche.
« Ainsi il est bien entendu que les Osyébas appartiennent àcette famille dont le docteur Schweinfürth trace un tableau qui m’avivement frappé, et que je me rappelle presque mot pour mot.
« De tous les pays de l’Afrique où l’anthropophagie est enusage, c’est chez les Moubouttous et les Nyams-Nyams qu’elle est leplus prononcée. Entourés, au nord et au sud, de noires tribus d’unétat social inférieur, et qu’ils regardent avec le plus profondmépris, ces cannibales ont un vaste champ de chasse, de combat etde pillage, où ils peuvent se nourrir de bétail et de chairhumaine.
« Tous les corps de ceux qui tombent sont immédiatementrépartis, boucanés sur le lieu même et emportés comme provisions debouche. Les prisonniers, conduits par bandes, sont réservés pourplus tard et deviennent à leur tour victimes de l’affreux appétitdes vainqueurs. Ils préparent la graisse humaine, et l’emploienttrès régulièrement pour leur cuisine.
– C’est épouvantable ! dit André écœuré.
– Et pas rassurant du tout, vous savez. Alors lesparticuliers qui nous ont pincés sont les proches parents de ceuxdont votre docteur… Cheminefürth… comment diable dites-vousça ? Enfin, un nom pas joli de Prussien.
– Schweinfürth, mon jeune ami. Respectez son nom, c’estcelui d’un savant illustre et d’un homme de bien. Il était aucentre de l’Afrique pendant notre malheureuse guerre. Il n’a pascraint de protester publiquement, quand la plupart de ses collèguess’aplatissaient devant ceux qui se sont conduits chez nous, à peuprès, sauf l’anthropophagie, comme de vulgaires Nyams-Nyams.
« Et pourtant, dit encore le voyageur allemand, cesmangeurs d’hommes ont pour eux la bravoure, l’intelligence,l’adresse, l’industrie, en un mot, une immense supériorité sur lespeuplades abâtardies qui les environnent. Leur habileté à forger lefer, à chasser, à faire le commerce, n’a d’égale que celle desPahouins et des Osyébas.
« En dépit de leur férocité, c’est une noble race de gensbien autrement cultivés que leurs voisins, à qui leur régimealimentaire fait horreur et dont ils se glorifient.
« Ils ont un esprit public, un certain orgueil national, etsont doués d’une intelligence et d’un jugement que possèdent peud’Africains. Leur industrie est avancée, et leur amitiésincère.
– Ce serait une jolie occasion de leur rendre un service,et de se concilier cette amitié dont les résultats seraient de noussoustraire à l’honneur de figurer sur leur table avec une garniturede patates douces.
– Cela me paraît en effet urgent, dit André qui n’avait pasperdu un mot de cette intéressante mais peu rassurante descriptionethnographique.
– Nous avons heureusement encore, ainsi que je vous l’aitdit, une quinzaine de jours de répit, reprit le docteur.
« Le temps de donner à notre « beurre » sonarôme, et d’atteindre l’époque de la pleine lune.
– C’est ça, nous aviserons, et nous garderons notre beurrepour nous.
Le docteur, préoccupé, marchait de long en large, et semblaitplongé dans l’attente d’un événement douloureux. Les rayons quifiltraient à travers les interstices devenaient de plus en plusobliques. Ils disparaissaient. La nuit arriverait avant unedemi-heure, étendant brusquement, sans crépuscule, son manteau noirsur la région équatoriale.
Un épouvantable charivari éclata soudain, mêlé aux aboiementslugubres des chiens exaspérés, et aux jacassements des perroquetseffarés.
– Allons, dit le docteur d’un ton chagrin, mais résigné, lemoment s’avance.
– Quel moment, reprit André qui, malgré sa bravoure, sentitune légère moiteur à la racine de ses cheveux.
– C’est le dîner !…
– Eh bien ! Qu’y a-t-il donc de si douloureux dansl’accomplissement de cette fonction gastronomique ?
– Hélas ! Mes pauvres enfants, vous allez voir.
Au dehors, le tumulte redoublait d’intensité. L’orchestrefaisait rage. C’était comme un vacarme de cornemuses, hurlant àcontretemps le plus formidable ranz des vaches.
La porte s’ouvrit, et un flot de lumière envahit la case, Unedizaine de vilains bonshommes cuivrés, ou plutôt vert-de-griséscomme des carapaces de crocodiles, firent leur apparition.
Leurs figures étaient plutôt féroces que repoussantes. Leurslèvres, bien moins lippues que celles des nègres, découvraient desdents blanches comme de la porcelaine. Leurs chevelures épaissesétaient tressées en nattes très fines, entremêlées de fils delaiton. Un tablier en peau de chat-tigre, auquel était attachée unepetite clochette, leur ceignait les reins, et des colliers,fabriqués avec des dents de fauves, entouraient leurs cous.
Ils étaient sans armes, et trois d’entre eux portaient troisénormes jarres de terre séchée au soleil, de la capacité de cinq ousix litres, et contenant une sorte de bouillie jaune clair d’unaspect passablement répugnant.
– Ah ! Ah ! v’là le nanan ! cria de sa voixaiguë Friquet, en exécutant une merveilleuse cabriole ; lenanan à Bicondo !
Les musiciens roulaient leurs yeux blancs, et soufflaient commedes aquilons dans les instruments de musique, ou plutôt dans leursengins de torture.
D’immenses cornets à bouquin, creusés comme l’oliphant de feuRoland dans des défenses d’ivoire, et dont ils tiraient les sonsles plus effroyables, composaient la grosse artillerie del’orchestre.
D’autres virtuoses s’introduisaient délicatement dans l’une oul’autre narine une petite flûte grosse comme le doigt, danslaquelle ils soufflaient jusqu’à faire éclater leurs artèrestemporales, qui se gonflaient comme des cordes.
Une vibration aiguë, d’une longueur énervante, et terminée parun couac atroce, sortait du petit instrument. L’homme avalait unelarge lampée d’air ; et recommençait jusqu’à l’asphyxie ce jeuidiot.
Quelques-uns saignaient à pleines narines. On les considéraitavec admiration. Ils étaient, à n’en pas douter, les plus capablesmusiciens de toute la troupe. Cette admirable preuve de virtuosismesemblait les ravir et exciter encore leur émulation.
Ce morceau d’ouverture à grand orchestre, et tel que les échosde Bayreuth n’en ont jamais répercuté, dura un gros quartd’heure.
Puis on entendit un solo de flûte. Ce solo, d’exécution facile,consistait également en une seule note, analogue à celle que tirentde leur petite trompette les marchands de robinets à Paris.
– Allons ! murmura piteusement le docteur, c’en estfait !
Et le pauvre homme s’étendit de son long sur la terre battueformant le plancher de la case.
Il posa sa tête sur le billot d’ébène poli qui sert d’oreiller àpresque toutes les peuplades africaines, et attendit, avec un airde résignation qui eût attendrit une panthère noire de Java. Andréet Friquet se regardaient étonnés, presque inquiets. Les jarresfurent déposées devant eux avec une sorte de cérémonial. Le docteurétait toujours complètement immobile. Qu’allait-il donc sepasser ?
Friquet, qui avait faim, plongea, à défaut de cuiller, sa maindans la substance grasse, molle et gluante qu’on lui offrait.
– Hum ! murmura-t-il, le rata n’a pas une apparencebien encourageante… Bah !… à la guerre comme à laguerre ! Allons-y donc !… D’autant plus que, d’après ceque je vois, n’y a pas d’autre moyen d’éviter de mourir defaim.
Et, bravement, il porta à sa bouche la substance inconnue, qu’ilavala comme une fraise.
– Ben, mais… c’est pas plus mauvais que n’importe quoi. Unpeu fade, pourtant. Puis ça vous a un petit goût… C’est pasbrillant, mais puisqu’y n’y a qu’ça sur la carte.
Friquet continua son repas sans enthousiasme, il est vrai, maisà la grande joie des spectateurs indigènes, qui semblaient n’enpouvoir pas croire leurs yeux.
Il absorba environ un litre du mélange, pour lequel Andréparaissait éprouver une sincère répugnance.
Puis le mouvement de translation de la jarre à sa bouche seralentit… deux poignées, j’allais dire cuillerées, passèrent tantbien que mal des lèvres à l’œsophage. Ce fut tout.
– Eh ben ! Non ! Là, franchement, ça ne vaut pasun chausson aux pommes, même pas deux sous de pommes de terrefrites. Enfin, on s’y fera.
Cet arrêt n’était pas, paraît-il, du goût des Osyébas quitémoignèrent aussitôt, par une pantomime expressive, lemécontentement que leur causait ce manque d’égards pour leurcuisine et ce péché contre l’étiquette.
– Merci, vous êtes bien bons, leur disait le gamin… C’estsans façon. Puis, vous savez, pour la première fois, je ne peuxpourtant pas en prendre jusque-là.
Sa repartie n’eut aucun succès. Au contraire. Les pantins deréglisses déposèrent rapidement à terre leurs instruments demusique et firent mine de s’élancer sur Friquet. Le petit homme sedressa sur ses ergots comme un coq en colère.
– De quoi ?… Des manières, à présent ?…
Le docteur restait toujours allongé sans même tenter unmouvement.
– Je vous en prie, exclama-t-il de sa voix de basse-taille,n’essayez pas de résistance. Patience, mon enfant,patience !
– J’demande pas mieux, moi. Mais à bas les pattes !J’aime pas qu’on me touche, ou je cogne !
Le docteur prononça alors en langue indigène quelques mots quid’ailleurs ne firent aucune impression.
Ils allongèrent une seconde fois leurs griffes de bronze, ettentèrent de saisir les deux jeunes gens.
Friquet, suivi d’André, bondit par la porte entr’ouverte. Legamin était agile comme un écureuil, et solide comme une barred’acier. Quant à André, il était, malgré la finesse de sa hautetaille, musclé comme un athlète.
Ceux qui voulurent s’opposer à leur sortie furent culbutés parleur irrésistible poussée.
– Nous allons rire ! hurla Friquet de sa voix defausset.
Il dit, frotte ses mains dans le sable, se campe devant lesagresseurs et prend en une demi-seconde une irréprochable garde deboxe française.
– Les armes de la nature, les enfants ! À qui le tour,s. v. p. À toi, mon fils ?… Parfaitement.
« Et voilllllà !… » fit-il en passant rapidementla jambe à un naturel, qu’il poussa en sens inverse par l’épaule.Mouvement d’ensemble dont le résultat fut d’étaler sur le dos lenoir stupéfait.
– Ça, c’est pour rire… faut pas gâter les affaires.
« Ah ! Mais, minute ! Si ça devient sérieux, fautle dire. »
Deux autres veulent le saisir.
Vli ! Vlan ! Notre petit diable les foudroie de deuxcoups de poing au creux de l’estomac. Leur peau noire devientcouleur de cendre ; ils s’abattent en laissant échapper unhan ! d’angoisse et de douleur.
André, adossé à la case, les deux bras ramenés en croix devantla poitrine, boxe avec un entrain digne d’un champion de laGrande-Bretagne.
Son jeu est d’une admirable correction, et révèle une scienceapprofondie du moderne pugilat.
– Bravo, m’sieu André ! Bonne école, crédié !Glapit le gamin en écrasant d’un coup de pied le maxillaire d’unennemi trop téméraire. Touché, mon garçon !
Pouf ! Poum ! Deux coups de poing, magistralementallongés par André, font sonner comme des gongs les poitrines dedeux drôles qui s’abattent en crachant rouge.
– À toi, camarade, riposte le gavroche en fauchantmoelleusement deux tibias que son pied rencontre, comme parhasard.
« Pan ! Dans l’œil… comme on dit au boulevard… T’en aspas assez ? Tiens donc, goulu ! »
Le cercle s’élargissait autour d’André.
Nul, parmi les sauvages de l’ancien et du nouveau monde, ne peutaffronter les muscles des Européens. Légers à la course, durs à lafatigue, ces hommes de la nature possèdent très rarement la vigueurdes blancs. Presque toujours leur musculature est de beaucoup plusfaible.
Le gamin était épique. Il portait dix coups par seconde, sansefforts apparents, avec une agilité et une dextéritéstupéfiantes.
Il assomma d’un coup de tête un grand diable qui voulait leprendre à bras-le-corps, en aveugla aux trois quarts un autre enlui plantant dans les yeux ses deux doigts écartés, ce qu’onappelle le « coup de fourchette » aux barrières. Il coupala langue d’un troisième, d’un coup de poing de bas en haut sur lamâchoire inférieure, puis, se dérobant à l’attaque d’un quatrièmepar une volte rapide, il s’abattit sur les mains, fit unedemi-culbute, et moula son talon au beau milieu du visage d’unnouvel antagoniste.
– Mais t’as donc envie de cracher toutes tes dents…nigaud ? Eh ! Aïe donc ! Grand mou !
« Allons, à qui le tour ? Ah ! Vous ne connaissezpas la boxe française ? On va vous montrer ça. »
Les sauvages clameurs redoublent. De nouveaux adversaires sejoignent aux anciens. Que peuvent désormais, contre plus de deuxcents bêtes fauves, le courage et l’adresse de nos deuxamis ?
Les Osyébas se ruent en masse compacte. André et Friquetsecouent pendant quelques secondes une grappe humaine, puis toutmouvement s’arrête.
Un long hurlement de triomphe retentit, et les deux blancs,ficelés en un tour de main, entravés, ligotés, comme des condamnésà mort, sont emportés dans la case et déposés sur le sol, avecd’infinies précautions.
Le pauvre docteur, en proie à une indicible émotion, selamentait et épuisait toute la série des jurons sonores etcompliqués dont abonde la langue provençale.
Friquet écumait. André gardait un silence dédaigneux.
On les fit asseoir sur une natte, puis, comme si rien ne s’étaitpassé, on leur présenta la pâtée qu’ils repoussèrent avec un gestede dégoût.
La musique recommença, préludant à une nouvelle torture. Troisgrands tréteaux, hauts de plus de deux mètres furent apportés, etles trois jarres contenant la pâtée y furent aussitôt juchées.
Chacune d’elles avait à la partie inférieure un trou fermé parun bouchon. Un long tuyau, mince et flexible, terminé par uneembouchure d’ivoire, y fut adapté.
– Pauvres enfants ! grogna le docteur ! Euxaussi, il leur faut, bon gré, mal gré, en passer par là !
Les deux jeunes gens regardaient curieusement. Leur attente futcourte. Se doutant enfin qu’on voulait leur faire avaler de forcel’abominable bouillie, ils serraient convulsivement leursmâchoires.
Les sauvages n’essayèrent même pas de les leur entrouvrir. Sansrespect pour leurs personnes, ils leur pincèrent délicatement lenez entre le pouce et l’index, jusqu’à ce que, menacés d’asphyxie,ils fussent contraints d’entrebâiller leurs lèvres.
Crac ! L’embouchure, par laquelle sortait, comme du becd’un entonnoir, le « nanan à Bicondo », comme disait lepauvre Friquet, leur fut introduite entre les dents, et maintenue àpleines mains.
Il fallait avaler ou étrangler…
Et ils avalaient, les malheureux ! La machine, élevée dedeux mètres, se vidait en raison de la pression atmosphérique,comme les réservoirs placés au sommet des maisons pour le servicedes eaux. Leur estomac était le récipient obligé où tout celadescendait, sans qu’ils pussent se soustraire à cette ingestionforcée.
Le docteur, lui aussi, soumis à la même torture, aspirait, ouplutôt laissait couler la bouillie, dont, bien à contrecœur, il nelaissait pas perdre une parcelle.
Cependant la face des patients s’injectait. Leurs yeuxdevenaient hagards. Une sueur épaisse ruisselait sur leurfront ; ils défaillaient. Le supplice dura près de dixminutes.
Les gamelles de terre étant enfin vides, l’embouchure terminantle tuyau fut retirée de leurs mâchoires contractées ; le dînerétait fini.
Les Osyébas qui avaient réglé l’introduction de la substancenutritive, de façon à remplir l’estomac, sans pourtant courir lerisque de le faire éclater, se retirèrent et laissèrent sur leursnattes les trois hommes inertes comme les pauvres animaux soumispar les éleveurs au régime cruel de l’engraissement forcé.
Leur torpeur dura près de deux heures. Une soif intense lesdévorait. Heureusement qu’une abondante provision d’eau leur permitd’éteindre le volcan qui flambait dans leurs entrailles.
Le docteur reprit le premier la parole.
– Eh bien ! Mes pauvres enfants, que dites-vous del’aventure ? Vous, mon cher André, que faites-vous de vosidées d’évangélisation et de civilisation, devant ce raffinement degastronomie anthropophagique ?
– Si j’avais avec moi cinquante marins de laPique, et un chassepot entre les mains, je sais bienquelle serait ma réponse.
– Savez-vous, reprit Friquet, comment s’appelle cesystème ? C’est tout simplement la Gaveuse mécanique,employée au Jardin d’acclimatation pour engraisser les canards, lespoules, les oies et les dindons.
– Mais c’est ce que je me suis évertué à vous expliquertout à l’heure.
– Et dire que je me suis amusé, je ne sais plus combien defois, à rire des mines qu’ils faisaient, quand on leur enfonçaitjusque dans le cou cet outil dont ils ne pouvaient sedébarrasser.
« Oh ! Les pauvres animaux !… Mais enfin, çan’est que des bêtes, tandis que nous !
« C’est égal, ils sont rudement malins, vos nègres, d’avoirtrouvé cela tout seuls. En voilà des gaillards qui font un dieu deleur ventre !
« Mais faudra voir.
– Alors, docteur, dit André, vous pensez que c’estsimplement pour nous engraisser ?
– Parbleu !
– Avec cette bouillie où il n’y a pas seulement gros commeune lentille de viande ? reprit Friquet.
– La viande n’engraisse pas, mon ami.
– Ah ! Bah !
– Elle sert essentiellement à produire le muscle, tandisque les huiles, les fécules, le sucre, etc. se transformentinvariablement en graisse.
– J’aurais cru le contraire. Mais enfin vous vous yconnaissez mieux que moi. Alors quelqu’un qui ne mangerait que dela bouillie, qui avalerait par là dessus de pleins verres d’huile,et qui grignoterait toute la journée des morceaux de sucre,deviendrait gras à lard ?
– Parfaitement ; et c’est bien le régime que nous fontsubir les coquins qui nous ont gavés à éclater d’un mélange defarine de maïs et de patates sucrées, additionnées d’huile depalme.
– Pouah !
– Comme l’huile de palme, produite par ce joli fruit rougede l’élaïs, que vous connaissez bien, possède une saveurparticulière, dont les anthropophages sont friands comme lesécureuils de noisettes, ils comptent là-dessus pour nousaromatiser.
– Brrr !… Vous me faites frémir. Mais, dites-moi, moncher docteur, est-ce que nous serons bientôt… assez gras ?
– Cela dépend. En tenant compte de l’énorme quantitéd’aliments spéciaux qu’ils nous font absorber, et de l’immobilitéainsi que de l’obscurité auxquelles ils nous condamnent, vous serezobèses au bout de deux mois. Dans quinze jours vous serezsuffisamment entrelardés.
– Mais… et vous, qui êtes si maigre ?
– C’est que je possède, ainsi que je vous l’ai déjà dit,une recette infaillible dont je vous ferai part. Je vous garantisque, grâce à ma méthode, vous n’emmagasinerez pas dans votreorganisme dix centigrammes de graisse, quand bien même nos éleveursdoubleraient la dose.
– Vous nous ferez voir cela ?
– Mais quand vous voudrez, et ce ne sera pas long. Tout desuite, alors ?
– Volontiers.
Le docteur, moins alourdi que ses compagnons, se leva et alla,dans un des coins de la case, chercher un vase à demi pleind’huile, dans lequel trempaient quelques fibres végétales qu’ilalluma.
– Procédons avec ordre. Voici d’abord de quoi nous voir leblanc des yeux. Pauvres amis ! Vous êtes gonflés comme desoutres…
« Enfin, patience ! »
Tout en causant, le docteur apportait un grand ustensile deterre, pouvant servir de réchaud. Puis un autre plus petit, àorifice étroit, au ventre arrondi en forme de gourde ; puis untube fabriqué avec une jeune pousse de palmier dont il avait retiréla moelle, et enfin une sorte de panier grossièrement tressé,rempli d’un minerai noirâtre, se présentant sous forme de longuesaiguilles brillantes et accolées les unes aux autres.
– Vous avez étudié la chimie, n’est-ce pas, mon cherAndré ?
– Peu, mais mal, au collège, répondit le jeune homme.
– Moi, dit Friquet, je ne sais que la physique, mais je laconnais dans les coins.
– Pas possible !
– Oui, dit gravement le petit homme, non sans une pointe devanité, je l’ai apprise d’un élève de m’sieu Robert Houdin.
– Ah ! très bien, reprit imperturbablement ledocteur.
« Les moricauds sont très friands d’escamotage ; vousaurez un certain succès.
« La substance minérale que vous voyez, mon cher André, estdu peroxyde de manganèse.
– Ah ! Je ne m’en serais jamais douté.
– Pour vous éviter l’ennui et l’embarras d’unedémonstration théorique, je passe d’emblée à la pratique. Vouscomprendrez aussitôt, sans trop de difficulté. Je dépose toutd’abord une certaine quantité de peroxyde de manganèse dans ce vasede terre, représentant assez mal une cornue. J’adapte au goulotterminant cette espèce de gourde ce tuyau de bois que j’ai recourbéà la vapeur.
« Je bourre mon fourneau avec ce mauvais charbon qui vatout à l’heure nous enfumer comme des harengs ; c’est moi quil’ai fabriqué.
« Je l’allume. Cela fait, je dépose sur le brasier macornue munie de son tube, et j’attends qu’elle soit portée au rougesombre.
– Mais, docteur, vous allez faire de… de l’oxygène, si jene me trompe ?
– Mon ami, vous l’avez dit. Vous êtes en chimie de force àenfoncer Berthelot lui-même.
« Vous êtes intrigués, n’est-ce pas ? Vous vousdemandez pourquoi et comment je possède ces substances dontl’emploi, savamment combiné, va retarder longtemps le moment denotre passage dans l’estomac des Osyébas ? Je n’ai pas desecrets pour vous. J’ai trouvé le manganèse à deux pas d’ici, parhasard. Et, chose bien extraordinaire, il est à peu prèschimiquement pur.
« Quant au charbon, comme nos hôtes manquent de poudre, jeleur ai vaguement fait entendre qu’il me serait possible de leur enfabriquer.
« J’ai trouvé une essence de bois blanc, que j’ai faitbrûler d’après la méthode des charbonniers européens. Je suis, ence moment, censé rechercher un procédé en rapport avec mes moyens,et je mets à profit mes fonctions de directeur de l’Écolepyrotechnique Osyébas, pour agencer mon laboratoire qui me sert àtout autre chose.
« Vous allez voir. »
Pendant que le docteur parlait, le vase contenant le manganèseétait peu à peu passé au rouge sombre.
L’opérateur prit un charbon et le laissa s’éteindre presqueentièrement.
Quand il n’y eut plus en ignition qu’un petit pointimperceptible, il le présenta à l’extrémité libre du tube.
Le charbon étincela aussitôt, devint éclatant comme la lumièred’un appareil électrique, et se consuma en quelques en secondes,tant la combustion fut accélérée par la présence de l’oxygène quicommençait à se dégager.
Friquet était en admiration.
Sans prononcer une parole, le docteur approcha ses lèvres dutube, et se mit à aspirer à longs traits le gaz, dont le dégagementdevenait de plus en plus intense.
Ses deux compagnons virent bientôt ses yeux s’allumer et luirecomme des escarboucles. Sa respiration devint rapide, saccadée,sifflante. Tout son corps, dans lequel la vie semblait centuplée,fut agité de trépidations.
– Assez ! cria André anxieux, assez, vous voustuez !
– Non pas ! répliqua le docteur d’une voix detonnerre, je brûle mon carbone. Je maigris !
Il reprit avec une nouvelle ferveur sa curieuse séanced’inhalation, qui dura encore sept ou huit minutes.
– Maintenant, si le cœur vous en dit, vous pouvez fumer àvotre tour ce nouveau calumet.
« Oh ! Rassurez-vous, l’expérience est sansdanger.
– Non, demain quand vous nous aurez expliqué par quelprocédé cette absorption d’oxygène fait maigrir, ou plutôt entravel’engraissement auquel nous sommes condamnés.
– Ainsi que ses inévitables suites, continua Friquet qui nepouvait se faire à l’idée de devenir un couscoussou.
– Té ! mon bon, reprit le docteur, chez lequell’« assent » marseillais revenait parfois, les« hûiles », les « grésses »,les fécules, bref, toutes ces substances qui ne contiennent pasd’azote, répandues dans un organisme, sont destinées exclusivementà entretenir la chaleur animale, et par cela même le mouvement.
« Elles sont le combustible de ces organismes.
« L’acte de la respiration est donc une sorte de combustionqui s’opère aux dépens des corps. Si ces derniers fournissenteux-mêmes ces éléments, ils se ruinent et deviennent à rien.
« C’est comme si quelqu’un pour chauffer son appartementbrûlait ses meubles.
« C’est ici que les aliments non azotés, ditsrespiratoires, interviennent fort heureusement, etempêchent cette usure, comme le coke et la houille, apportés par lecharbonnier, et mieux encore comme les combustibles engouffrés sousla chaudière d’une machine à vapeur.
« Ils se combinent avec l’oxygène de l’air qui les consumelentement ; c’est grâce à cette combustion, comparable, je lerépète, à celle qui fait mouvoir les machines, que les corpsconservent leur chaleur, et conséquemment leur mouvement.
« Souvent, presque toujours il y a une surabondance degraisse absorbée, qui n’est pas utilisée pour les besoinsquotidiens.
« Cette graisse est alors répartie sur toute la surface ducorps, pour subvenir, le cas échéant, à un manque accidentel.
« Cet approvisionnement constitue la réserve de la machineanimale, comme le tender la réserve de la locomotive.
« Cela est si vrai, que les personnes obèses supportentmieux le froid que les maigres, parce qu’elles possèdent une sourceconstante de chaleur.
« Et tenez un exemple frappant : les chameaux ont dansleurs bosses une ample provision de graisse qui leur permet debraver des privations inouïes. À la fin d’un long et péniblevoyage, la peau de la bosse retombe flasque, comme celle d’uneoutre vide. La réserve est épuisée, comme le tender d’un train quiarrive à destination.
« Ainsi, sans charbon, pas de mouvement. Sans graisse, pasde chaleur.
« C’est compris, n’est-ce pas ?
– Parfaitement ! s’écrièrent les deux auditeurscharmés.
– C’est pourquoi les Esquimaux, les Groënlandais, lesSamoyèdes et autres peuples habitant les latitudes glacéesabsorbent d’énormes quantités de graisses, sans lesquelles leurscorps ne pourraient conserver leur calorique.
« Ce qu’on prend pour une dépravation de goût n’est qu’uneconséquence des impérieux besoins de l’existence polaire.
« Aussi, sous l’équateur, peut-on parfaitement se passer deces substances, grâce au milieu ambiant, dans lequel il n’y a pasune semblable déperdition de chaleur.
– Je crois, mon cher docteur, que j’ai compris votremerveilleuse invention.
– Merveilleuse ! Hum ! Vous me flattez !
« Enfin, voyons si vous saisissez bien.
– Les sauvages, qui savent empiriquement ce que vous venezde nous démontrer avec tant de clarté, nous font absorber vingtfois plus de graisse qu’il ne nous en faut ici pour notreconsommation.
« Qu’arrivera-t-il ? Cette graisse que nous ne pouvonsbrûler, puisque nous sommes condamnés à l’immobilité, va serépartir sur tout notre corps.
« Nous deviendrons obèses.
– Ça serait drôle de me voir avec un ventre depropriétaire, dit Friquet rêveur à la pensée d’acquérir lamajestueuse carrure d’un hippopotame.
– C’est alors, reprit André, en souriant à la boutade dugamin, qu’en vous gorgeant d’oxygène vous consumez toutes cessubstances grasses, comme si vous activiez le foyer d’une machinepar un courant d’air enragé, comme si, en un mot, pour dessécher unvase plein d’huile, vous allumiez deux cents mèches au lieud’une.
– Bravo ! Votre comparaison est excellente.
« Quel physiologiste vous faites !
– Mais dites donc, docteur, il me semble qu’en se mettantdeux doigts dans la bouche, et en soulageant son pauvre estomac…comme si on avait le mal de mer… m’est avis que ça seraitinfiniment plus simple.
– J’y avais bien pensé. Mais ces damnés sauvages n’ont pasentendu de cette oreille-là. Ils ont mis pendant trois jours ettrois nuits près de moi des sentinelles, avec mission d’empêchertoute tentative de ce genre.
« J’ai en conséquence imaginé ce nouveau système dont laréussite a eu jusqu’à présent un plein succès, termina le bravehomme en jetant un regard satisfait sur son torse plus sec qu’unparchemin.
– Alors, c’est entendu, dirent les deux jeunes gens. Onabsorbera dès demain de l’oxygène à haute dose. Car il fautindispensablement rester maigre ou être mangé !
Aventures merveilleuses d’un gamin de Paris. – Terre-neuvepar vocation et sauveteur par principe. – Des galeries du théâtrede la Porte-Saint-Martin à la cale d’un steamer. – Quelquesmilliers de lieues dans une soute à charbon. – Un marchand de chairhumaine. – Tête-à-tête avec un éléphant. – Précieuses relationsavec un coquin. – Périlleuse exploration entre les parois du ventred’Ibrahim. – Triomphe du docteur.
Le docteur, surexcité par l’inhalation de l’oxygène, ne pouvaittenir en place.
André et Friquet digéraient, mais n’éprouvaient, malgré lesfatigues passées, nul besoin de dormir.
La même pensée leur vint simultanément.
Ces trois hommes, qui ne se connaissaient pas vingt-quatreheures avant, étaient devenus d’excellents amis.
Leurs existences étaient dorénavant indissolublement liées.
Les deux jeunes gens, qui s’étaient spontanément et tour à toursacrifiés avec la superbe irréflexion des cœurs généreux,n’ignoraient pas, lors de leur départ, que la tentative pourretrouver le docteur serait entravée par bien des difficultés.
Aussi, bien longtemps avant de l’avoir rencontré, s’étaient-ilsattachés à lui, en vertu de cette loi psychologique qui fait quel’on aime les gens en raison des services qu’on leur rend.
Quant au docteur, il subissait tout naturellement la réciproque,et aimait déjà de toutes ses forces les deux braves qui avaientvoulu le sauver au péril de leur propre existence.
– De plus, disait Friquet, avoir la perspective d’êtremangés ensemble, il n’y a rien qui vous lie comme cela les uns auxautres.
Puisque le sommeil fuyait obstinément leurs paupières, les troisamis se mirent à causer.
Comme jusqu’alors leurs communs rapports avaient consisté enhorions surabondamment distribués aux Osyébas, en plongeons, ensauvetages mutuels et en repas n’ayant rien de gastronomique, ilsdésiraient se connaître plus intimement.
Des Anglais se fussent présentés cérémonieusement. Nos troisFrançais se racontèrent leurs aventures.
Ce désir de savoir par quelle étrange succession d’événementsils se trouvaient en ce moment tous trois du même pays, réunis sibizarrement sous l’équateur, était bien naturel.
La présence d’André, gérant intérimaire d’une factorerie àAdanlinanlango, dont il était copropriétaire, devenait jusqu’à uncertain point admissible. Celle du docteur ne l’était pas moins.Mais par quel assemblage d’aventures probablement excentriques,Friquet, le petit moineau franc de Paris, Friquet, qui avaitemporté à ses semelles la poussière du faubourg, se trouvait-ilprésentement dans une case obscure, gavé à éclater d’huile de palmeet de patates douces ?
C’est ce que ses deux compagnons voulurent tout d’abordapprendre.
Le gamin ne se fit pas prier.
– Oh ! Moi, dit-il, mon histoire est bien simple.
« La voici en deux mots.
« Enfant de Paris, ni père ni mère connus. Je me rappelle àpeine avoir porté d’autre nom que celui de Friquet. On m’a baptisécomme ça, sans doute parce que j’avais l’allure de mon compatriote,le petit moineau, le « friquet », comme nousdisons là-bas.
« Le gamin de Paris, ça ressemble au moineau franc qui estle « titi » des oiseaux.
« Il me semble que je me suis éveillé à six ou sept ansdans l’échoppe du père Schnickmann, un vieux « mastiqueur debottins », autrement dit un artiste en vieux pour hommes etpour dames.
« Huit pieds carrés pour nous deux, et toujours encombréspar je ne sais plus combien de paires de « philosophes »démolis, fourbus, béants, voilà le palais où s’écoula monenfance.
« Ah ! Le métier était dur, allez, m’sieuAndré !
« Pas que le père Schnickmann fût plus méchant qu’un autre.Mais il lui arrivait souvent de tremper son nez dans pas mal dechopines, et, dame ! Les coups de tire-pied tombaient comme lagrêle quand le bonhomme avait le cœur joyeux.
« Moi, je ne soufflais pas. J’endossais les roulées, et jeportais les escarpins aux clients.
« J’étais comme qui dirait le petit clerc del’établissement. Les appointements n’étaient pas gros. J’étais làpour mon pain. Quant à la boisson, y avait justement en face unefontaine Wallace.
« J’attrapais par-ci par-là une pièce de deux sous depourboire. Je transformais ça en saucisson ou en cervelas.
« C’étaient de fières aubaines.
« En temps ordinaire, je poissais le fil, je décousais lessemelles et préparais la besogne au patron.
« En ai-je décarcassé de ces savates !…
« Ça marcha tant bien que mal pendant plusieurs années.
« Malheureusement, je fis la connaissance de camarades. Depetits rouleurs comme moi, que je rencontrais dans mes courses. Jefumai des bouts de cigarettes, je jouai aux billes, puis aubouchon, dans la cour du palais.
– Quel palais ? demanda André.
– Du Palais-Royal, parbleu ! Y en a pas d’autre.J’m’habituai même de temps en temps à un cinquième au litre, qu’onbuvait à deux chez le marchand de vin.
« Oh ! J’étais pas un amour d’enfant, bien loin de là.J’chantais des tyroliennes, j’faisais des grimaces aux devantures,et j’m’empoignais avec les cochers ; j’étais devenu un p’titvoyou.
« Qu’est-ce que vous voulez ? J’avais pas de père, pasde mère non plus… Une pauvre vieille que j’aurais aimée à pleincœur, qui m’aurait appris le travail, et m’aurait embrassé de tempsen temps…
« Tenez, voyez-vous, tout ça me chavire tellement quej’vois trouble et que je pleure comme une bête. »
Et le pauvre Friquet éclata brusquement en sanglots.
Contraste frappant et pénible avec sa gaieté. L’enfant de Parissemblait fait pour rire de tout.
Cette preuve de sensibilité, ajoutée à l’acte de sublimedévouement qu’il avait accompli en essayant de sauver la chaloupe,le rendit doublement cher à ses deux interlocuteurs.
Le docteur et André se levèrent aussitôt et lui serrèrenténergiquement la main.
– Mais, mon bon petit diable, dit le premier, j’aicinquante ans, pas d’enfants, je vous aime déjà comme un fils, car,vrai, vous êtes un crâne petit homme.
– Et moi, reprit André, pensez-vous que je ne vous regardepas désormais comme un véritable ami… comme un frère, si vousvoulez ?
« Tenez, mon cher Friquet, je suis, sinon riche, du moinsdans une position fort aisée. Quand nous serons rentrés en France,venez avec moi.
« Je vous mettrai à même de gagner honorablement votrevie ; nous travaillerons ensemble.
– Oui, si nous ne sommes pas mis à la broche, repritl’incorrigible gamin riant et sanglotant tout à la fois, et enétreignant les mains qui se tendaient vers lui.
« Quelle veine, tout de même, d’être venu chez lesnégros !
« J’ai une famille, à présent ! Eh bien ! Moi,aussi, je vous aime de tout mon cœur. Crédié ! Ça me chaufferudement dans la poitrine, ce que vous venez de me dire là.
– Mais continuez donc votre histoire, dit le docteur.
– Allez donc, éternel bavard ! reprit André.
– Tiens, c’est vrai. Ah ! Voyez-vous, on ne m’a jamaisrien dit de pareil, et vous comprenez que ça vaut bien la peine queje m’arrête un peu en route.
« Ça ne sera d’ailleurs guère long, et peut-être pas bienintéressant.
« Enfin, puisque ça vous plaît…
« J’en étais donc au père Schnickmann.
« Un jour… j’allai toucher pour lui… quelques petiteschoses… »
Ici le narrateur, visiblement embarrassé, hésita un moment.
– Ben… après tout… faut pourtant que je vous le dise.
« Je chipai l’argent du pauv’ vieux, et je filai. Tenez, jem’en voudrai toute ma vie.
« C’était pas grand’chose… Cinq ou six francs tout au plus.Ça m’a pourtant rudement trotté par la tête.
« C’est pas des tours à faire. Aussi je n’ai jamaisrecommencé.
« Enfin, qu’est-ce que je vous dirai de plus ? J’airoulé un peu de tous les côtés, j’ai ouvert des portières, servides maçons, figuré au Château-d’eau, et vendu descontremarques.
« J’ai trimé l’hiver, grelottant sous des vêtements decoutil, et étouffé l’été sous du drap molletonné.
« Après avoir soigné les bêtes au Jardin d’acclimatation,vendu des immortelles aux funérailles des personnages célèbres, oudes « questions » en fil de fer, distribué des prospectusou crié des journaux à un sou, je suis entré au gymnase Paz pourgraisser et astiquer les agrès, ratisser la sciure de bois,etc.
« Ç’a été mon meilleur temps. J’ai appris en outre à mecamper d’aplomb sur les deux jambes, à moucher au besoin, du boutde mon soulier, un homme de cinq pieds six pouces, à faire le sautpérilleux, et pas mal de boxe française.
« Ça m’allait, le chausson !
« Puis je suis resté deux ans chezM. Robert-Houdin…
– Ah ! oui, dit imperturbablement le docteur… Laphysique !…
– La physique… répliqua Friquet avec non moins degravité.
« Passez… muscade !…
« Ça peut servir.
« J’accrochai comme ça mes seize ou dix-sept ans.
« Dame ! Je ne suis pas gros, mais j’ai du nerf.
« Jamais ni maladies, ni rhumes, ni maux de gorge. Est-ceque j’avais le temps ? Jamais d’indigestions, surtout.
« Je ne parais pas mon âge, n’est-ce pas ? Mais,bah ! C’est le moyen de rester jeune plus longtemps.
« Enfin, qu’est-ce que je vous dirai encore ? J’ai étémis à la porte de chez Paz, où j’étais revenu un beau jour. Je doisvous l’avouer, c’est pas le patron qui avait tort. Je devenaismauvaise tête.
« Je flânais un jour sur le pont des Arts. Mon estomacétait vide comme la cornemuse d’un pifferaro, et la peau de monventre battait la générale sur celle de mon dos.
« J’entends un cri, puis, plouf !…
« Tout le monde se précipite au parapet.
« On court. On se bouscule.
« J’fais comme tous les autres, et qu’est-ce quej’aperçois ?… Un chapeau qui dansait sur l’eau, au milieu desronds produits par la chute de son propriétaire.
« Ma foi ! Je n’en fais ni une ni deux. Comme j’étaisà jeun depuis plus de vingt-quatre heures, y avait pas à craindrede congestion.
« J’enjambe la balustrade de fer… puis je saute… Mais là,raide comme un paratonnerre, la tête droite, les jambes bienallongés… par principes, enfin.
« Arrivé au fond, j’ouvre l’œil, j’entrevois un paquetnoir. Ça gigotait. J’en empoigne un coin, je tire, je remonte, etme voilà parti en tirant ma coupe et en traînant à la remorque lenoyé qui ne remuait plus ni pieds ni pattes.
« Arrivé au bord de la rivière, v’là les« sergots » qui nous empoignent, mais avec toutes sortesde précautions et de bonnes paroles.
« Moi qu’étais pas habitué à ça de leur part, je trouvaisça tout drôle.
« C’est vous dire, entre nous, que j’valais pas cher et quej’commençais à mal tourner.
« Enfin mon bonhomme revient à la vie, comme un particulierétonné de se trouver encore de ce monde.
« J’avais seulement pas deux sous de pommes de terre fritesdans le corps… v’là que je me pâme comme une carpe.
« On me fait avaler une bonne tasse de bouillon. Un vraivelours qui me ranime.
« Pendant que je tournais de l’œil, des braves gens avaientfait une collecte. Comme le noyé était un richard qui s’était jetéà l’eau pour des histoires de sentiment, la collecte fut pourmoi.
« Quarante francs, en belle monnaie, que le brigadier memit dans la main en me disant merci.
« Merci de quoi ?
« Ah ! C’est vrai, j’avais fait le terre-neuve.
« Me voilà donc parti.
« Vous ne vous douteriez jamais de ce que j’ai fait lesoir.
« C’est rudement drôle, allez, la vie !
« Il y avait à ce moment-là, par tout Paris, de grandesdiablesses d’affiches sur lesquelles on lisait :Porte-Saint-Martin : Le Tour du monde en quatre-vingtsjours. Immense succès.
« Je me mangeais le sang de ne pas pouvoir aller voir çà.C’est que, voyez-vous, ça coûte cher, les troisièmes galeries.J’vendais bien de temps en temps des contremarques, mais pas pourmon compte.
« J’étais comme les pâtissiers qui ne peuvent pas toucher àla galette.
« Eh ben ! Le soir de mon sauvetage, je me suis offertle Tour du monde ! Oui, messieurs, j’ai vu ça desdeuxièmes galeries, s’il vous plaît.
« Ça m’a rendu fou !
« N’y a pas eu de trêve ni de merci ; a fallu que jeparte, que je voie la mer. Me voici au Havre avec cent sous dans mapoche.
« J’ai vécu trois jours tant bien que mal, puis, après,j’ai dû encore crever la faim. C’est un mal auquel on ne peut pass’habituer. Quel malheur !
« Pourtant, c’était si beau, la mer ! Le mouvement desbateaux, les forêts de mâts ; tout ce monde qui vient departout, ou qui y retourne… Bref, c’était mieux qu’un décor…
« Ça valait le boulevard !
« Mais ça ne donnait pas à manger.
« J’étais assis, à la marée montante, sur le quai, lesjambes ballantes… J’étais à me dire que, malgré toutes ces belleschoses, la vie n’était pas couleur de rose.
« – Eh ! Dis donc, moussaillon, fait tout à coup unegrosse voix derrière moi, t’as pourtant pas envie de te tremper làdedans.
« J’me retourne, et j’aperçois un matelot ; mais, là,un vieux de la cale, un vrai mathurin.
« – Dame ! Que j’lui dis : ben sûr que non, pourlui répondre quelque chose.
« – Bien sûr ? Qu’il reprend.
« Du coup, je ne dis plus rien. Tout dansait devant moi,comme le jour où j’avais repêché le particulier du pont desArts.
« Le vieux s’en aperçoit.
« – Tonnerre à la toile ! Mais t’as donc rien dans tasoute. Faut soigner ça, mon fils. Allons, embarque.
« Je le suis en vacillant. J’arrive, sans m’en douter, surle pont d’un bateau… J’ai su depuis que c’était untransatlantique.
« On me donne une soupe, une crâne soupe de matelot. Ça meremonte. Pour la deuxième fois, la soupe me sauvait la vie. C’estfacile à comprendre, j’en mangeais si peu souvent.
« De fil en aiguille, j’raconte mon histoire, que j’m’étaisemballé pour le Tour du monde en quatre-vingts jours, etun tas de choses comme ça, qui ont fait rire tous les matelots,mais rire comme des bienheureux.
« Y avait pourtant rien de bien drôle là dedans, allez,vous pouvez m’en croire.
« – Mais, que me dit le vieux de la cale, tu veux naviguer,c’est bon. Or pour naviguer y a deux moyens : faut êtrepassager ou matelot.
« Passager, ça coûte gros ; et t’as pas l’air calé,soit dit sans t’offenser.
« – Eh ! Ben, je me ferai matelot, que j’luiréponds.
« – Matelot ! Mais, mon fils, faut avoir éténovice.
« – Eh ben ! Je me ferai novice.
« – Mais, mon pauv’ petit gars, nous ne pouvons pas teprendre avec nous, l’équipage est complet.
« Tu ferais mieux de t’embarquer au marchand.
« Moi, je me plaisais déjà tout plein avec ces bravesgens-là. Je tirais des plans pour rester près d’eux, toujours parrapport à la chose du Tour du monde.
« Ça les a fait rire de plus belle.
« Ils ont eu beau m’expliquer qu’un matelot ne voyait rien,qu’il ne descendait que rarement à terre, et qu’il ne connaissaitpas plus les pays étrangers qu’il traverse, qu’un cocher d’omnibusl’intérieur des monuments qu’il trouve sur sa route.
« Moi, plus têtu que la mule à Jean-Baptiste, je n’ai pasvoulu en démordre.
« Comme par un fait exprès, une place se trouve tout à coupdisponible à bord. Une vilaine place. Ah ! Si j’avaissu !…
« Bref, un soutier étant mort la veille, on me proposa deprendre sa place.
« Soutier ! J’savais autant ce que c’était, qu’unmembre du bureau des longitudes.
« Je l’ai appris plus tard.
« Quand on pense que j’ai fait je ne sais combien demilliers de lieues sans apercevoir ni le ciel ni la mer, que j’aipassé six mois de mon existence, à transporter du charbon, de lasoute dans les chaufferies, à huit mètres au-dessous du pont.
« Un vrai voyage sous-marin, quoi ? J’étaisvolé ! Mais volé comme si pour voir un spectacle, j’étaisresté dans le sixième dessous, pendant toute la représentation.
« C’était pire qu’un voyage en chambre !
« Ça a marché de cette façon-là jusqu’au jour où je suisvenu à Saint-Louis sur un bateau de l’État.
« J’étais chauffeur à l’époque. Je montais en grade.
« Là, j’ai enfin pu aller à terre, voir du pays, des arbresen zinc qui rappelaient les décors de la Porte-Saint-Martin, maispas si bien arrangés.
« J’ai connu des négros. Je me suis enfin dédommagé de lavue perpétuelle des fourneaux de la machine.
« Puis, on m’a envoyé au Gabon. C’est quelque temps après,m’sieu l’docteur, que vous avez été croché par les moricauds. Pourlors, comme je n’ai jamais la fièvre, et que je me porte comme uncharme dans ce pays que chacun trouve malsain, on m’a détaché surla chaloupe qui venait à votre recherche.
« Ça m’allait.
« Et voilà. Je crois que cette fois-ci, je commence monvrai tour du monde !
– Voyez-vous, c’te p’tite couquinasse, exclama le docteuravec son bon gros rire… Mais, c’est très bien, très bien, trèsbien !
« Et comme ça, continua le brave marin, en passant tout àcoup à un tutoiement, non moins affectueux que familier, sais-tubien que te voilà un matelot fini ! »
Un matelot fini ! Friquet n’en pouvait croire sesoreilles.
C’est que, voyez-vous, il faut savoir ce que contient d’éloges,ce simple mot, et combien un marin est fier de se l’entendreappliquer.
On dit d’un général, c’est un soldat !
On dit d’un amiral, c’est un matelot !
L’un et l’autre s’enorgueillissent de ce titre. Tous lesmilitaires ne sont pas des soldats, tous les marins ne sont pas desmatelots !
Et le docteur, un chirurgien de la marine française, un vieuxbrave qui avait laissé partout des morceaux de sa peau, qui avaittraversé vingt épidémies, et mérité je ne sais plus combiend’ordres du jour, proclamait un « vrai matelot » cemoussaillon de Friquet.
Il y avait là de quoi tourner la tête au gamin, et nous devonsconfesser, en historien consciencieux, qu’elle lui tournaitpositivement.
– Merci, docteur, dit-il réellement ému, ça me faitrudement de plaisir que vous pensiez tant de bien de moi.
« Un matelot fini !…
« On tâchera d’être toujours digne de ce titre. On sait cequ’il vaut.
« Faudra que j’apprenne le métier, à présent. Car, pourvous dire la vérité, je connais la manœuvre comme les singes saventmonter aux arbres, c’est-à-dire d’instinct, et ça ne suffitpas.
– Mon fils, tu étais déjà matelot quand tu as repêché lecabillaud du pont des Arts, et tous ceux de la chaloupe t’ontregardé comme tel quand tu as sacrifié ta vie pour eux.
« Tu es un brave, mon fils ! C’est moi qui te le dis.Et le docteur Lamperrière s’y connaît.
– Tiens, c’est vrai, dit André. Nous ignorions votre nom.Les événements se sont succédé avec une telle rapidité, que jusqu’àprésent nous ne vous connaissions que par votre titre.
– Eh ! Voilà, Lamperrière, docteur-médecin, natif,comme vous pouvez le croire, de Marseille.
« Comment voulez-vous que j’aie pu naître ailleurs.
« Si l’histoire de ce Parisien de Friquet est curieuse, lamienne est bien extraordinaire.
« Je vais vous la raconter. »
Au moment où le docteur allait commencer sa narration, unefusillade enragée retentit de tous côtés.
Des cris, ou plutôt des hurlements qui n’avaient rien d’humain,mêlés à des aboiements de chiens en fureur, et au tintamarrecolossal des instruments de musique, accompagnaient lesdétonations.
Les Osyébas étaient-ils attaqués ? C’était peuprobable.
Ils semblaient en proie à une gaieté folle. Gaieté alarmante, euégard à la situation des trois Européens.
– S’ils sont si joyeux, tant pis pour nous, disait Friquet.C’est le cas de dire : La joie fait peur.
La fusillade redoublait d’intensité.
– Savez-vous, dit André, que pour des gens à court depoudre, nos sauvages ne sont guère économes.
– Je n’y comprends rien, reprit le docteur.
Le jour venait avec la rapidité particulière aux régionséquatoriales.
La nuit s’était passée si rapidement, grâce au récit desaventures de Friquet, que nos trois amis en voyant de nouveau lejour à travers le clayonnage de la case, n’en pouvaient croireleurs yeux.
– Pourvu que ce ne soit pas encore leur damnée cuisine.
– Oh ! Non, pas avant neuf heures du matin, et il enest à peine trois.
– Mais enfin, que signifie ce nouveau charivari ?
– Nous saurons cela tout à l’heure, pour le moment, faisonsdisparaître nos appareils de chimie. Ces sauvages sont si rusés,qu’ils pourraient trouver cela suspect.
Aussitôt dit, le fourneau fut remisé dans un coin, le tubeenlevé de la cornue, qui redevint modestement une espèce de gourde,et le panier contenant le peroxyde de manganèse fut déposé sur unesorte d’étagère, rabotée à la hache, et enjolivée d’ornements fortcurieux.
– Et maintenant, nous sommes parés.
Au moment ou le tapage atteignait une invraisemblable intensité,la porte s’ouvrit et nos trois amis contemplèrent un spectacleextraordinaire.
Le soleil brillant de tout son éclat, projetait d’éblouissanteslumières sur un personnage de haute taille, flanqué de deuxindigènes qui se tenaient à droite et à gauche, dans une attitudefamilière, et pourtant suffisamment respectueuse.
Le personnage en question était un noir de six pieds. Un colossedont la face d’ébène émergeait d’un burnous éclatant de blancheur,sur lequel elle se détachait violemment.
Une cordelette en poil de chameau, encerclait cinq ou six foissa tête, enfouie sous le capuchon. Les plis du burnous tombaientjusqu’à la moitié des jambes emprisonnées dans des bottes enmaroquin fauve.
Ses mains étaient garnies de bagues en or et en argent.
Cet homme, dont le costume révélait de prime abord un musulman,portait à sa ceinture un arsenal complet : deux revolvers, unlarge kandjar et un long cimeterre recourbé, au fourreau incrustéde nacre et de corail.
Il regardait sans mot dire les trois Européens, qui de leur côtése taisaient en voyant cette apparition inattendue.
Cette muette entrevue dura près de deux minutes.
Le docteur, André, et Friquet s’aperçurent bien vite que, malgrésa gigantesque stature, ses gros yeux de porcelaine, ses membres depachyderme, le nouveau venu ne payait pas de mine.
Son capuchon se rabattit à ce moment découvrant des traitsrépugnants.
Maigre, efflanqué, le cou raboteux, les épaules tombantes,l’épiderme couleur de suie, la tête à peine couverte d’une sorte deduvet laineux, la face ravagée par une lèpre hideuse, on pouvaitdire en le voyant : Quel monstre !
C’était l’opinion de Friquet, qui ne put s’empêcher demurmurer :
– Mâtin ! Qu’il est laid !
Le docteur partageait cet avis, car ses compagnons l’entendirentproférer cette phrase caractéristique :
– Té ! Le beau sujet !
Un « beau sujet », étant donné l’aspect de cet homme,devait dans l’esprit du docteur signifier : Le superbe caspathologique !
C’était vrai.
L’inconnu continuait imperturbablement son examen.
Friquet, impatienté de cette insistance, rompit le silence pardeux mots, deux simples mots, qui firent sortir le nouveau venu deson silence.
– Bonjour, monsieur ! fit le gamin.
L’homme entrouvrit lentement les lèvres et laissa tomber, commefatigué, ce mot arabe :
– Salamaleikom.
– Tiens, il parle un autre langage que les autres,celui-là. Tant mieux. On pourra s’entendre.
– D’autant mieux, répliqua André que je parle l’arabe.
– Quelle chance !
– Un vrai bonheur, murmura le docteur ; le coquin nepeut être qu’un marchand d’esclaves… peut-être y aura-t-il moyen des’arranger.
– Qu’Allah soit avec toi ! dit André.
Le géant, sembla radieux de s’entendre interpellé dans salangue. Il fit un geste rapide invitant à sortir de la case lesEuropéens qui s’empressèrent d’obéir.
Quand ils furent près de lui, il leur dit :
– Je suis Ibrahim, du pays d’Abyssinie. Je viens chercherles esclaves.
– Ah ! Très bien. Vous avez raison, docteur. C’est unmarchand de bois d’ébène, dit Friquet, quand André lui eut traduitla phrase.
Ibrahim laissa apercevoir sur ses traits hideux une fugitiveémotion, quand André lui eut expliqué en deux mots ce qu’étaientses deux compagnons. Le géant semblait affaissé sous l’étreinted’un mal mystérieux et terrible que la science du médecin européenpourrait peut-être enrayer.
– Vous êtes à moi. Venez, dit Ibrahim après un colloqueanimé avec les Osyébas.
Le docteur comprenant à son tour, annonça à ses compagnonsqu’ils venaient de changer de maître.
– Ah ! Tant mieux, s’écria Friquet ; le nouveaupatron a une vilaine figure, mais, au moins, j’espère qu’il ne nousfera pas avaler la popote d’hier soir.
« Plus de « Bicondo » alors. Ça me va.
– Laissez-moi maintenant poser des conditions, repritAndré. Je crois que nous pourrons bientôt tirer parti de larencontre.
– Comment donc ! Mais faites comme chez vous, monsieurAndré.
– Allons, viens, toi, le gamin, dit le docteur.
Tous deux, ravis de leur liberté provisoire, que les Osyébas nesongeaient aucunement à leur contester, s’écartèrent de quelquespas, pendant qu’André et Ibrahim entamaient une conversation enarabe.
Le petit Parisien, heureux d’être en plein air, se mit àcabrioler, et alla donner du coup dans une énorme masse grise, àdemi cachée par de hautes graminées aux feuilles vert-foncé,longues et aiguës.
Un ronflement saccadé, sortant d’une montagne de chair, le fittressauter.
Puis, avant d’avoir pu se reconnaître, il se sentit enlevé àplus de trois mètres, avec une force inouïe, par une sorte d’énormecâble rond, flexible, qui l’empoigna par le milieu du corps, leserrant à l’étouffer, et le maintenant entre le ciel et la terre.Friquet, gigotait désespérément, mais n’appelait pas à l’aide.
La position était pourtant critique pour le brave petit homme,qui ne fut pas long à se rendre compte de la situation.
Le câble qui le « ceinturait », était la trompe d’unéléphant colossal. Il avait, par sa culbute intempestive troubléles méditations de l’honnête pachyderme, et celui-ci cherchait àpénétrer le motif qui avait pu pousser le jeune téméraire à cetacte irrévérencieux.
Les éléphants sont fort susceptibles.
– Ben voyons, – Friquet affectionnait cette tournure dephrase familière, – c’est pas la peine de m’étriper comme ça…
« J’en ai déjà vu des éléphants… Là-bas… au Jardin desPlantes… je leur payais des croissants d’un sou… assez !… fautpas serrer si fort… Là… t’es gentil… »
Il caressait, avec un imperturbable sang-froid la base de latrompe de l’animal, qui sachant sans doute à quoi s’en tenir, leremit doucement à terre.
– Mâtin ! Qué poigne ! Poigne !… c’estmanière de parler…
Friquet, descendu des hauteurs où le tenait l’éléphant, setrouva près du docteur environné d’une centaine au moins de grandsgaillards, d’un noir d’ébène et offrant comme Ibrahim, le typeaccompli de la race abyssinienne.
Ces hommes composaient certainement l’escorte du marchandd’esclaves.
Ils étaient tous armés jusqu’aux dents. La plupart portaientd’excellents fusils à piston, et quelques-uns des fusils de chasseà deux coups, également à percussion.
Ils accouraient dans la louable intention de soustraire le petitParisien à l’étreinte de l’éléphant.
– Merci bien, messieurs, vous êtes trop bons, dit celui-ci.Mais, votre ami est un peu vif. Il vous a une poignée de mainrudement sympathique.
« Oui, mon gros loulou… j’t’ai promis du nanan… t’en auras,tout de suite. Puisqu’ils t’ont attaché par ta pauvre patte à cecocotier, je vais aller chercher ce qu’il te faut.
« Tiens… Une bonne botte de cette belle herbeverte. »
Le gamin empruntant à l’un des hommes son kandjar, se mit àfauciller rapidement une gerbe de cette plante dont nous avonsparlé plus haut. Il la bottela fort proprement, la serra dans unlien artistement tressé, et la porta à l’éléphant qui le regardaitavec une bienveillance curieuse.
– Tiens, mon gros, mange-moi ça. C’est très bon… Je pariequ’on ne t’en donne pas autant tous les jours. Et puis, c’est ça dela marchandise bien apprêtée.
– Et de la bonne, mon fils, dit le docteur.
« Tu ne sais pas ce que tu donnes à c’te grossecouquinasse.
– Ma foi non. Toujours est-il qu’il s’offre un vrairégal.
– Té crois… C’est du blé.
– Pas possible.
– À l’état sauvage, mon bon. Quand je dis sauvage,entendons-nous. Je veux dire qu’il croît ici sans culture.Seulement, comme il fait une chaleur terrible, le grain estatrophié avant sa maturité, la plante pousse tout en herbe, et aulieu de produire ces superbes épis comme en Beauce ou dans ma belleProvence, on n’a ici qu’une espèce de chiendent…
– Qui fait la joie de mon gros camarade, car, voyez… jel’ai apprivoisé… Il en redemande. Oui, mon chéri… je vais t’endonner.
Pendant que Friquet s’en allait à la recherche d’une nouvelleprovende, la conversation entre André et le nouveau venu, Ibrahim,avait pris fin.
Le jeune homme emmena le docteur à part et lui dit :
– Vous tenez notre salut entre vos mains.
– Pas possible.
– Comme j’ai l’honneur de vous le dire.
– Ibrahim ?…
– Est un abominable coquin, mais il est rongé par un malaffreux.
« Il est jeune, trente-cinq ans, dit-il. Il se sentmourir.
« Tous les remèdes ont été impuissants à le guérir. Il aabsorbé des versets du Coran en telle quantité, qu’on se demandecomment il en existe encore des exemplaires. Il s’est enveloppé lecorps des peaux toutes chaudes d’animaux écorchés vifs ! Rienn’y a fait.
« Pour comble d’horreur, il a dépouillé dans le même but,des hommes de leur épiderme ! Enfin, il a pris des bains desang humain !
– Cela vous étonne ?
– Et me révolte… Mais, enfin, que voulez-vous, notreliberté est subordonnée à la guérison de ce misérable.
– Je devine. Vous voulez que j’entreprenne sa cure.
– Sans doute.
– Je ferai de mon mieux. Mais, qui vous dit qu’une foisrendu à la santé, il ne s’empressera pas de nous laisser encompagnie de nos anthropophages.
– C’est une chance à courir. D’ailleurs, il est musulman.Qui dit musulman dit croyant. Nous lui feront prêter préalablementsur le Coran un serment dont nous lui donnerons la formule.
« Il jurera tout ce qu’on voudra. Puis, quelque misérablequ’il soit, peut-être aura-t-il à cœur de confirmer le dicton despopulations africaines :
« La reconnaissance est une vertu noire. »
– Tout cela est bel et bon, mais il faut non seulementsavoir ce dont il souffre, mais encore le guérir.
– Sans doute.
– Cela vous est facile à dire. Mais que diable luiadministrer ici, où je n’ai même pas pour deux sous decérat ?
– Docteur, vous avez trouvé le moyen de vous faire maigrir…et certainement beaucoup d’autres choses non moins surprenantes.Allons, fouillez dans votre sac à médecine, comme disent lesPeaux-Rouges.
– Eh ! Troun de l’air ! Je ne demande pasmieux.
– Alors, je puis promettre en votre nom ?
– Tout ce que vous voudrez, parbleu.
– C’est entendu. Le plus tôt sera le meilleur.
– Eh ! Quand il vous plaira. Il faut d’abord examinermon malade.
Pendant que Friquet circule au milieu des Osyébas et des hommesd’Ibrahim, comme un vrai Parisien à travers la foule ; pendantqu’il s’en donne à cœur joie avec l’éléphant, qui de son côtéparaît le regarder d’un excellent œil, le docteur et Andréretournent près du marchand d’esclaves, qui les regardefroidement.
À leur vue l’œil de l’Abyssinien s’allume. Mais il manquerait dedignité s’il manifestait la moindre précipitation. Et pourtant, sonanxiété est terrible.
– C’est lui qui est le « tôbib »(médecin) ? dit-il en arabe à André en désignant ledocteur.
– C’est lui.
– Que dit-il ?
– Que ta guérison est aux mains d’Allah !
– C’est vrai.
– Qu’il fera tout ce qu’Allah commande, et que tuobéiras.
– J’obéirai… puisque Allah le veut.
– Mais, il faut avant que tu nous arraches tous trois àceux qui nous retiennent prisonniers ! Il faut que tu nousconduises aux établissements européens…
L’œil de l’Africain eut une lueur fauve.
Il se dressa brusquement malgré sa faiblesse, et interpella lejeune homme dans sa langue gutturale :
– Chien de chrétien, dit-il en tirant un revolver, tu osesme poser des conditions ! N’êtes-vous pas mes esclaves… Jeviens de vous acheter tous trois… Vous ferez ce que je veux.
– Jamais, répliqua fièrement André en le fixantintrépidement. Tes menaces me font pitié. Tu cries comme unevieille femme. Mais nous sommes des hommes.
Ibrahim grinçait des dents comme un tigre en fureur. Il arma sonrevolver…
André ne sourcilla pas.
S’approchant lentement jusqu’à toucher de sa poitrine le canonde l’arme, il darda à son tour un regard étincelant sur la brutedont la main s’abaissa.
– Jure ! Il est temps…
– Je le jure, gronda-t-il dompté.
– Tiens donc.
Le docteur qui assistait impassible à la scène, pensa qu’ilserait bon de donner une certaine solennité à son examen médical.L’esprit de tous ces naïfs et féroces enfants de l’équateur nepouvait qu’en être frappé. Le prestige des blancs s’en accroîtraitd’autant.
Il fit ranger en cercle les membres de l’escorte, qui, arrivésdepuis quelques heures à peine, s’étaient déjà installés, en hommesrompus à la vie d’aventures.
Les ballots de marchandises étaient symétriquement empilés, etentourés d’un cordon sanitaire de sentinelles, destinées à tempérerla curiosité des Osyébas, ainsi qu’à les empêcher de se livrer àune opération arithmétique fort commune en Afrique, et quis’appelle la soustraction.
Le docteur appela les tambours, qui exécutèrent un roulementsonore. L’étendard orné du croissant fut placé au milieu du cercle,près du malade, de l’autre côté duquel se tenait André. Il fitfaire volte-face aux soldats noirs, en leur ordonnant expressémentde ne pas se retourner sous peine de causer la mort de leurchef !… recommandation que celui-ci compléta en les menaçantpréalablement d’une balle dans la tête.
– Tais-toi, lui dit rudement le docteur. Tum’appartiens ; enlève tes habits.
Il voulut appeler un noir pour l’aider dans l’accomplissement decette besogne.
– Toi seul, riposta plus durement encore le« tôbib » dont la face maigre et parcheminée étaiteffrayante.
La voix était formidable, et le regard luisant sous les sourcilsénormes, était terrible.
Le malade obéit docilement, et fut bientôt nu comme la main.
Il était plus hideux encore qu’on aurait pu le supposer. Tel futdu moins l’avis de cet intrigant de Friquet, qui, perché sur le colde l’éléphant, regardait, sans en avoir l’air, cette bizarre etmystérieuse consultation.
L’aspect du malade était effrayant. Des nodosités grosses commele poing soulevaient çà et là l’épiderme. On eût dit des tumeursprès d’éclater. La peau de l’abdomen et de la poitrine, crevassée,ulcérée par places, laissait entrevoir la chair livide.
Friquet prétendit plus tard qu’il lui avait produit, du haut deson observatoire, l’effet d’un sac à charbon bourré de pommes depin.
Mais Friquet trouvait des points de comparaison tellementextraordinaires…
L’examen du docteur fut long et minutieux. Le patient, trituré,malaxé, retourné, tâté de tous côtés, laissait échapper de temps entemps comme un rugissement étouffé.
La bête souffrait. La sueur ruisselait sur sa face contractée.Ses yeux injectés de filaments bistrés, roulaient dans leurorbite.
Le vieux praticien ne disait mot. Il recula d’un pas, contemplaun instant son malade anxieux, puis, impassible, il fit de la tête,un geste signifiant que c’était fini.
L’autre, épuisé, haletant, les mâchoires serrées s’affaissa surle sol…
– C’est bien, dit enfin le docteur.
– C’est bien, répéta en arabe, à voix basse, André.
Il fit signe à quatre hommes qui emportèrent Ibrahim inerte.
Le cercle se rompit.
Le négrier fut conduit dans la case qui se referma sur les troishommes.
– Eh bien ! demanda le jeune homme au chirurgien.
– Mon cher, répondit-il, l’affaire marche à souhait. J’aireconnu tout d’abord la cause du mal. Mais j’ai cru devoirprolonger l’examen pour donner plus d’importance à l’opération, quisera l’affaire de quelques heures.
– Vraiment ?
– Ma parole.
– Puissiez-vous dire vrai ! Mais, ne craignez-vous pasque dans l’état d’atonie où il se trouve en ce moment, le pauvrediable ne succombe ?
– Lui, jamais ! Je puis vous certifier qu’avant huitjours il sera luisant comme une botte vernie, et gai comme un jeuneorang.
– Quand commencez-vous ?
– Mais, dans un moment. Lorsque nous aurons exigé leserment préalable.
Ibrahim revenait lentement à lui. André lui donna une calebassepleine de bière de sorgho qu’il but avidement.
Les préliminaires du serment ne furent pas longs. L’Abyssinienétait un affreux mécréant, mais c’était un fervent musulman. Ilpratiquait consciencieusement sa religion.
Son premier lieutenant apporta un exemplaire du Coran, échappéde quelque bazar du Caire, et qui, plus encore que l’étendardsurmonté du croissant, était le « palladium » de latroupe.
Les hommes, en armes, se rangèrent des deux côtés de la case. Lelieutenant, prosterné, déposa sur un tapis multicolore le livresacré…
Ibrahim, complètement remis sur pied, étendit la main, et jurasolennellement, s’il était guéri, de rendre la liberté aux troisEuropéens, de veiller à leurs besoins, et de les conduire jusqu’àla côte.
On ne put cependant pas obtenir de lui que ce fût auxpossessions françaises. Le trafiquant tenant à son bétail humain,prétendit se diriger comme de coutume vers une colonie appartenantaux Portugais, les seuls qui ferment les yeux sur le hideux traficdes nègres.
Il fut intraitable sur ce point. Le docteur et André durent enpasser par là.
Il recommanda à ses gens d’avoir les plus grands égards poureux, mais que s’il mourait, ils aient à exercer les plus terriblesreprésailles.
– Et maintenant, dit le docteur, à mon tour. Il faut del’œil et de la main.
– Mais qu’allez-vous faire ?
– Je vais commencer l’opération.
– Quelle opération ?
– Ce serait trop long à vous expliquer. Vous comprendrez enme voyant faire. Ah ! Diable, c’est que je manqued’instruments ; il me faudrait au moins une pince et unbistouri, et les drôles, quand ils m’ont pris, ont eu grand soin dem’enlever ma trousse.
« Ces jolis outils les ont même ravis.
– Il faut à tout prix savoir ce qu’ils sont devenus.
Ibrahim qui ne disait mot, et attendait avec la résignation d’unvrai croyant la fin du colloque, fut chargé de négocier cettedemande.
André eut toutes les peines à lui faire comprendre ce qu’ildevait faire. Il saisit enfin, et fit appeler le grand chef,l’homme à l’habit rouge et à la canne de tambour-major.
Le monarque africain arriva en titubant. Il avait avalé decolossales rasades d’eau-de-vie de traite, et l’infernal liquide,après lui avoir flambé les entrailles, l’avait complètementabruti.
Il fallut des prodiges de diplomatie, complétés par une nouvelledistribution d’alcool, pour en arriver à le faire se dessaisir dece « petit couteau » qui coupait si bien.
Mais, en somme, comme il n’avait rien à refuser à son bon amiIbrahim, son père ! il consentit.
Le docteur, en possession des deux instruments, – pince etbistouri, – étendit le malade sur la natte où ses deux compagnonsavaient absorbé et digéré l’horrible repas.
Il saisit de la main gauche la plus grosse des tumeurs del’abdomen, et l’incisa lentement, couche par couche, avecd’infinies précautions, mais avec une dextérité sans pareille.
André étanchait avec une poignée de coton, le sang quicommençait à couler.
Après avoir disséqué et écarté les lèvres de la plaie,l’opérateur aperçut un corps blanchâtre, rond, et de la grosseurd’une corde de violoncelle. Il saisit ce corps étranger, sur lequelil opéra une traction lente et continue.
– Allons, cela marche, dit-il en voyant se former peu à peuune anse qui sortait de la plaie.
– Eh ! Bon Dieu ! Qu’est-ce donc ? fit Andréétonné.
– C’est un « filaire de Médine », un verqui vit sous la peau de notre homme, et qui produit les effroyablesdésordres que vous voyez.
« Le pauvre diable en est farci. Il y en a un partumeur.
– Mais il doit souffrir affreusement.
– Non. D’ailleurs, interrogez-le.
Le noir répondit que la douleur était fort supportable.
Le docteur continua. Il tirait tantôt d’un bout, tantôt del’autre, selon que le parasite résistait, et se cramponnait auxparois de son sillon sous-épidermique.
L’anse s’agrandissait. Trente centimètres au moins étaientsortis. Puis, brusquement un des deux fragments fut arraché, etl’on aperçut la tête de la hideuse bête, dont le corps s’agita etse replia en ondulant comme un serpent.
– Si nous avions une loupe, vous verriez que cette« bestiole » possède quatre crochets lui permettant defouir entre cuir et chair. Mais nous n’avons pas le temps de fairede la zoologie. Au plus pressé.
Le docteur enroula autour d’un bâtonnet la portion arrachée, etcontinua lentement son mouvement de traction.
Au bout d’un quart d’heure, un filaire gigantesque, long d’aumoins quatre-vingt-quinze centimètres, entourait labobine. Il n’y avait plus trace de tumeur.
C’était un début encourageant.
Attaquant aussitôt une seconde protubérance, le docteurrecommença avec un égal succès sa délicate et périlleusemanœuvre.
Tout en opérant, il donnait à son aide improvisé desrenseignements curieux sur cet étrange parasite, et la maladieterrible qu’il engendre.
– Le filaire est en principe un animal microscopique, quihabite dans les terrains humides et marécageux d’une partie de lazone équatoriale.
« Quand la femelle est fécondée, elle obéit à une sorte deprévoyance maternelle qui la pousse à chercher pour sa progénitureun asile inviolable. L’épiderme humain lui paraît remplir au mieuxces conditions, et elle s’introduit, quand l’occasion s’enprésente, entre cuir et chair.
« Comme les nègres marchent toujours pieds et jambes nus,et que la propreté n’est pas leur vertu dominante, l’animal,infiniment petit, pique la peau, se fait un nid, s’y incruste, etprend sa nourriture aux dépens du corps qu’il habite. Il grossitbientôt outre mesure, gonfle l’épiderme, trace des voiessous-cutanées, voyage d’un membre à l’autre, gagne le tronc, etfinalement s’enroule en produisant ces tumeurs que je vide en cemoment.
– Mais, c’est horrible.
– Horrible en effet.
« Mais ce n’est pas tout. Le malheureux qui remplit pourles filaires le rôle de couveuse artificielle maigrit, s’affaiblit,devient triste, fiévreux. Une toux sèche comme celle desphtisiques, lui déchire la poitrine, la sueur l’épuise…
« Voyez d’ailleurs ce qu’est devenu ce colosse qui selaisse faire comme un mouton.
« Puis, un beau jour, les petits éclosent, un abcès seforme, perce bientôt, et les jeunes retournent dans la terrehumide, d’où ils sortiront plus tard, pour accomplir une migrationanalogue dans un autre organisme.
– Et de deux ! continua, en aparté, le docteur, enjetant une seconde bobine sur laquelle était enroulé un autrefilaire.
« Pourvu que cela continue avec autant de bonheur, jepourrai terminer aujourd’hui l’œuvre de notre libération.
– Mais, ne craignez-vous pas de fatiguer lemalade ?
– Lui ! Allons donc ! Mais il est enchanté d’enêtre quitte à si bon compte. Voyez ! s’il souffle un mot.
Ibrahim, il faut lui rendre cette justice, était le patient leplus calme qui se puisse imaginer.
Il sentait bien que le « tôbib » avait trouvé lavéritable cause de son mal, et que, décidément, les docteurs noirs,avec leurs enveloppements de peaux encore chaudes, et leurs bainsde sang humain n’étaient que d’affreux charlatans.
Il regardait froidement sortir le troisième filaire, – colossal,celui-là, – dont plus de soixante centimètres avaient été extraitsdéjà d’une énorme tumeur qu’il portait à l’épaule.
Tout à coup, soit que le docteur eût opéré une traction un peutrop brusque, soi que le parasite, en raison de sa longueur et desa grosseur inusitée, eût opposé une résistance plus considérableque les autres, le fragment se cassa net, au ras de l’incisionpratiquée par le bistouri.
L’opérateur voulut saisir l’extrémité ; trop tard, elledisparut comme un morceau de caoutchouc, ou plutôt, comme un ver deterre coupé en deux, qui se cramponne désespérément à son trou.
Une exclamation de désappointement lui échappa.
– Allons, bon ! Voilà qui est à recommencer. C’estégal. Je le retrouverai.
« Ce petit accident me permet d’ailleurs de vous montrer unphénomène curieux, que bien peu ont pu observer.
« Voyez-vous cette liqueur blanche, épaisse comme de labouillie, sortir du corps de l’animal, lequel s’aplatit comme unsac qui se vide.
– Parfaitement, on dirait des milliers de corpuscules douésde mouvement.
– Vous avez de bons yeux. Ces corpuscules sont les petitsfilaires qui ne demandent qu’à s’en aller dans un autre corps.
– Merci, fit André, en essuyant ses mains.
– Oh ! Il n’y a aucun danger. Quelques gouttes d’eausuffiront à vous préserver.
« Les blancs n’en sont que très exceptionnellementatteints, précisément à cause des soins de propreté qu’ilsprennent, et que les nègres négligent trop volontiers. »
Le docteur incisa de nouveau la tumeur, et finit par retrouverle second morceau de l’animal.
Après avoir pris quelques minutes de repos, s’être rafraîchid’une ample rasade de vin de palme, il continua son voyaged’exploration entre la paroi interne et la paroi externe du torsed’Ibrahim.
Il opéra successivement douze tumeurs, petites ou grosses, etextirpa un nombre égal de filaires, dont la longueur totalen’atteignait pas moins de sept ou huit mètres.
S’appesantir sur un résultat aussi merveilleux, seraitsuperflu.
Le brave homme était positivement rayonnant. Grâce à son flairde vieux praticien colonial, il avait diagnostiqué cette horriblemaladie, à peu près inconnue en Europe ; il venait de sauverle négrier, et par cela même d’assurer le salut commun.
La séance avait duré près de cinq heures !
Les trois hommes, opérateurs et opéré, étaient littéralement surles dents.
Le malade fut enveloppé de compresses imbibées d’eau fraîche, etles deux Européens sortirent, après avoir mis près de lui deuxhommes de garde, avec mission de renouveler ces compresses dèsqu’elles commenceraient à s’échauffer.
Ils trouvèrent, à la porte, Friquet dévoré d’inquiétude.Quelques mots rassurèrent complètement le brave gamin que leshommes de l’escorte commençaient à regarder de travers.
– Eh ! Friquet, moussaillon du tonnerre deBrest ! Mon matelot, dit le docteur enchanté, sois heureux,mon fils, nous sommes sauvés.
Ce que c’est qu’un Palabre. – Un marché d’esclaves. –Comment se paye le bétail humain. – La parole d’un noir. –Contretemps – Qui commence par des rasades et finit par deshorions. – Grandeur et décadence d’un monarque africain. – Troishommes pour neuf livres de sel. – Souvenir de deux Européens. – Enroute. – Une monture pour six. – Pillage d’un trésor royal. –Effroyable vengeance. – Curieuses révélations, l’esclavage. – LeCoran et l’Évangile. – Infamie. – Vendu par son frère !… –Refus d’être libres. – Friquet et son négrillon.
Quinze jours se sont écoulés depuis cette rapide et pour ainsidire foudroyante succession d’événements, grâce auxquels le docteurLamperrière, André, et le petit Parisien Friquet ont couru entrente-six heures les dangers les plus divers.
Depuis la merveilleuse opération exécutée par le chirurgien demarine sur l’Abyssinien, la situation des trois Européens s’estsensiblement améliorée.
C’est dire que celle d’Ibrahim, le marchand d’esclaves, estaussi satisfaisante que possible.
Il n’est plus reconnaissable. Sa lèpre est totalement guérie.Les abcès profonds, survenus à la suite de l’extraction desfilaires, sont en pleine voie de cicatrisation.
Son torse d’athlète a recouvré sa puissante musculature. Safigure respire une béatitude complète. Nous le trouvonsprésentement, – il est sept heures du matin, – sollicité parl’absorption d’un plantureux déjeuner.
Il est accroupi sous un banian colossal, au feuillage épaiss’interposant entre la terre et les rayons brûlants du soleil, etproduisant un ombrage d’une adorable fraîcheur.
Il mange ! Il mastique à mâchoire que veux-tu, et broieentre ses dents blanches, d’énormes bouchées d’un ragoût fortappétissant, ma foi, qu’il tire à pleines poignées d’un large platde terre cuite.
Ce mets dont il se délecte est formidable comme quantité etcomme origine.
C’est un rognon de rhinocéros, qui a doucement mijoté dans del’huile de palme, et qu’un cuisinier indigène a savammentadditionné d’un épais coulis de fourmis rouges en purée !
Cuisine barbare, qui semble agréablement chatouiller lespapilles du convalescent.
En musulman convaincu, Ibrahim vide consciencieusement unegargoulette d’eau fraîche, qui suinte comme un alcarazas ;mais son repas terminé, il saisit un énorme vase plein de vin depalme et en absorbe le contenu d’un trait.
Bacchus, un moment détrôné par Mahomet, reconquiert tout sonprestige.
– Mâtin ! fait tout à coup une voix bien connue, lajolie descente de gosier ! Ben ! Vous savez, patron, j’enconnais pas un comme vous, pour filer la pomponnette.
C’est Friquet, notre ami Friquet, qui après un bon somme sur unpaquet d’herbes vertes, à côté de son ami l’éléphant, vient, ens’étirant, souhaiter le bonjour au « patron ».
Le petit homme a singulièrement modifié son uniforme, jadis fortélémentaire, on s’en souvient.
Il possède un burnous épais dont le capuchon lui tombe sur latête, et une paire de bottes superbes, lui montant à mi-cuisse etdont les pieds sont bien de cinq centimètres trop longs.
Mais, il faut faire figure, et comme cet habillement est, aprèstout, celui qui garantit le mieux des coups de soleil, le gamin àcru devoir l’adopter.
Friquet en costume arabe est absolument renversant.
Ibrahim, dont il semble avoir fait la conquête, le reçoit avecune sorte de rictus qui s’efforce d’être aimable, et qui ressembleau froncement du mufle d’un félin.
C’est son sourire.
Le docteur et André arrivent en même temps.
Le premier est un peu moins maigre. Il a renversé la marmite àl’oxygène. Il porte également un burnous, présent d’Ibrahim. André,vêtu de son costume européen, est coiffé de son casque enliège.
– Eh ! matelot, dit le docteur, d’oùviens-tu ?
– D’faire mon somme avec Osanore, parbleu.
– Ah ! oui, reprit André en souriant, votre amil’éléphant.
– Une bonne bête, allez, m’sieu André ; si vous saviezcomme c’est intelligent. Vrai, là, ça a plus d’entendement que biendes personnes.
– Je n’en doute pas. Mais pourquoi ce nom d’Osanore quevous lui avez donné ?
– Dame ! puisqu’il n’a plus qu’une défense.
– Raison de plus. Vous ignorez que osanore veutdire fausse dent. Non seulement votre gros ami n’en porte pas, maisil lui en manque une vraie. C’est plutôt Brèche-dent, que vousauriez dû le nommer.
– Je ne dis pas non, mais que voulez vous,Osanore, c’est si joli, ça ressemble à un roucoulement.D’ailleurs il s’entend déjà appeler comme une vraie personnehumaine.
– Osanore, soit ; nous ne vous chicanerons pas, cherami.
Ibrahim avait fini son repas. Il se leva, salua sans mot direles trois blancs, et se dirigea vers son lieutenant auquel il donnaquelques ordres.
Le tambour retentit aussitôt sous la feuillée. Les indigènessortirent tumultueusement de toutes les cases, pendant que leshommes de l’escorte formaient un large cercle.
– C’est aujourd’hui le grand jour, dit le docteur à sescompagnons.
– Quel grand jour ? interrogea curieusement Friquet lenez en l’air, et se drapant fièrement dans son burnous.
– Celui du Palabre.
– Ah ! oui, j’ai entendu parler de ça depuis trois ouquatre jours, mais je ne comprends rien qui vaille à l’argot detous ces moricauds.
– Les esclaves que ce drôle d’Ibrahim est venu acheter,sont arrivés de tous côtés : prisonniers de guerre, malheureuxenlevés dans les razzias, victimes de guet-apens, etc. ; ilssont plus de quatre cents. Il s’agit de les examiner, de constaterleur état, de les diviser par lots, de les cataloguer, bref, de lesparquer comme des bêtes de somme, et finalement de les acheter.
– Ah ! docteur ! comme vous dites cela.
– Mon cher André, j’appelle les choses par leur nom,voulez-vous que je m’insurge inutilement contre un ordre de chosesdéplorable, et qui ne me semble hélas pas près d’êtremodifié ?
« Et d’ailleurs, à quelque chose malheur est bon. Cespauvres diables seront amenés à la côte portugaise. Nous partironsavec eux. Il nous sera facile alors de nous faire rapatrier.
« Tout ce que nous pourrons, sera d’alléger leurssouffrances.
– Et le Palabre ?
– Voici. Ce terme s’emploie dans des acceptionsdifférentes. Il signifie en principe : discussion, procès, aucours desquels les parties en litige comparaissent devant desarbitres chargés de statuer sur le débat.
« On a étendu son usage non seulement au procès, maisencore à la cause qui l’amène.
« Enfin, le mot palabre, est aussi appliqué auxnégociations commerciales qui n’offrent aucun point decontestation. C’est alors la simple discussion des intérêtstoujours contradictoires du vendeur et de l’acheteur.
« Celui auquel nous allons assister, va servir depréliminaire à l’acquisition du troupeau humain dont Ibrahim serale concessionnaire.
« Il durera peut-être deux ou trois jours.
« Vous verrez, l’assaut de ruse et de duplicité auquel selivreront ces trafiquants ! Quelle surabondance de paroles, degestes, d’imprécations, de caresses, d’embrassades et dehorions !
« Vous verrez aussi quelle fantastique absorption de celiquide corrosif, vitriol étendu d’eau, que l’on nomme eau-de-viede traite.
« Surtout, le plus grand calme, pendant que ces mécréantsvont palabrer.
– Soyez tranquille.
Aux roulements du tambour abyssinien, succèdent à ce moment lesfuribondes cacophonies de l’orchestre osyéba.
Les esclaves jusqu’alors parqués hors du village, et gardésétroitement par leurs ravisseurs, arrivent lentement, à la file, enchantonnant quelques plaintives mélopées.
Ils sont, comme l’avait dit le docteur, près de quatre cents encomptant les femmes et les enfants dont le nombre s’élève à centcinquante environ.
Ces malheureux semblent avoir à peine conscience de leursituation. Ils ont tous absorbé de larges rations de bière desorgho. Leurs maîtres les ont bien nourris depuis leur arrivée,comme nos maquignons font pour leurs bêtes dont ils veulent avoirun bon prix.
Tous les hommes ont au-dessus du pied une longue et lourde bûchede bois, dans laquelle a été pratiquée une ouverture permettantl’introduction de la cheville. Cette ouverture a été rétrécie, enenfonçant des coins de bois entre la jambe et la paroi intérieure,de façon que le pied ne puisse plus sortir.
Comme il leur serait impossible de faire un pas sans se blesseraffreusement, ils attachent, à chaque bout de la bûche, une cordequi leur passe sur l’épaule, ou sur le pli du coude, comme une ansede panier.
Cette corde, sert, on le devine, à aider ces forçats del’équateur à porter leur lourde entrave.
Quelques-uns, parmi ces infortunés, ont de plus les deux mainsemprisonnées, dans une sorte de cangue. Ce sont les récalcitrants,ceux qu’on craint de voir s’enfuir.
Leurs souffrances doivent être épouvantables. Ils ne peuventmême pas chasser les moustiques qui bourdonnent de tous côtés, etse logent dans leurs yeux, leur bouche ou leurs oreilles.
Nul ne se plaint pourtant. Ils paraissent plus résignésqu’abattus. Les femmes allaitent leurs enfants.
Pauvres mères ! Pauvres petits !
Ils sont tous rangés en demi-cercle, et divisés par lots.
Les hommes d’Ibrahim déballent les marchandises. L’ingurgitationde l’eau-de-vie de traite commence. Puis, on entend des cris, deshurlements qui n’ont rien d’humain.
Les Européens se taisent, attristés.
Friquet, l’incorrigible loustic, a la larme à l’œil.
Les paquets d’ivoire sont alignés sur plusieursrangs.
Un mot sur cette nouvelle appellation. De même que le motpalabre, l’expression « paquet d’ivoire » a dessignifications totalement différentes.
Ainsi, c’est tout à la fois la défense d’éléphant vendue par lenoir et le lot de marchandises assorties avec lequel l’Européens’en rend acquéreur.
Le paquet d’ivoire est donc par extension une sorted’unité fictive, arbitraire, servant à désigner une défense plus oumoins grosse, ou même un lot d’ivoire, et la somme en marchandise,destinée à le payer.
Cette unité bizarre a été appliquée à l’odieux maquignonnage deshumains. On solde l’achat d’un noir avec le prix d’un ou deplusieurs paquets d’ivoire.
Il se compose d’abord du fusil, qui forme la pièce de résistancedu paquet. Ces outils fort primitifs, sont fabriqués à Birmingham,ainsi qu’à Paris. Ils coûtent de sept à neuf francs. Ils sont àpierre, et montés à la diable sur des fûts en bois blanc, peints enrouge vif. Nous avons manié quelques-unes de ces armesextravagantes, et nous avons été stupéfaits, nonobstant leurimperfection, des résultats qu’en obtiennent les noirs.
On donne en même temps que le fusil, deux boîtes de poudre.Cette poudre, qui, en dépit de la grosseur du grain et del’infériorité des procédés employés à sa fabrication, est moinsmauvaise qu’on pourrait le croire, est cédée aux noirs au prix detrois francs.
Le paquet comprend aussi deux Neptunes, grandsbassins de cuivre, dont les indigènes sont grands amateurs, et quiconstituent le bijou essentiel de la corbeille d’une mariée sousl’équateur.
On ajoute à chaque fusil huit brasses d’étoffes de Manchester,un paquet de tabac d’Amérique, une demi-livre de perles, deuxcouteaux, six barrettes de cuivre ou d’airain, servant auxindigènes à faire des bracelets pour les bras et les jambes, unemarmite, un chaudron en cuivre, un chapeau à haute forme,exclusivement réservé au roi ! un bonnet de laine rouge, pourun grand dignitaire, une livre de sel, vingt pierres à fusil, etenfin les deux denrées essentielles, qui sont :l’alougou, eau-de-vie de traite, et laparfumerie.
Vous avez bien lu, la parfumerie.
Les Africains, en général, ont pour l’alougou une passion qui vajusqu’à la frénésie. Cette drogue infâme est fabriquée enmélangeant, en proportions assez mal définies, du caramel et del’alcool, – quel alcool !… – à 45 degrés.
Et n’allez pas allonger le mélange avec un peu d’eau. Les noirss’en apercevraient bien vite.
Alfred Marche nous cite ce cas extraordinaire d’un nègre, quiavala sans sourciller, et avec des grimaces de satisfaction, unénorme verre d’alcool à 90 degrés, servant aux préparationsanatomiques.
On donne quatre litres d’alougou par paquet.
La parfumerie se distribue ad libitum ; ce sontles épingles de madame, qui d’ailleurs ne se gêne pas pouringurgiter les vinaigres de Bully impossibles, les eaux de lavandeinvraisemblables, et grignoter les savons multicolores, comme dessorbets exquis.
On voit que la bourse d’un traitant ou d’un marchand d’esclavesest passablement encombrante.
Celle d’Ibrahim était un véritable bazar. Le drôle, grâce à saprofonde expérience des transactions équatoriales, avait accumuléavec une rare sagacité, toutes ces richesses qui faisaient pousseraux Osyébas des cris de chacals à la curée.
Une salve de mousqueterie, suivie d’une énorme distributiond’alougou, annonça le commencement du marché.
Jamais nos Européens n’avaient contemplé un pareilspectacle !
Les roueries des palefreniers anglais, et l’astuce desmaquignons bas-normands, ne sont que des enfantillages, comparésaux ficelles inventées par ces naïfs enfants de lanature !
Il fallait voir l’exubérance de gestes et la surabondance deparoles des vendeurs ; leur façon de présenter leur sujet, dele faire lever, marcher, courir, chanter, tousser,respirer !
Que dire des hochements de tête de l’acquéreur unique, Ibrahim,qui, tout en pontifiant, sans perdre un pouce de sa taille, ni uneonce de sa dignité, palpait les torses, soulevait les pieds,ouvrait les bouches, inspectait les yeux, et continuait sa ronde,tout en versant de nouvelles rasades.
On palabrait à loisir. Le temps n’ayant aucune valeur,qu’importent deux, quatre, huit, et même dix jours !
Les propriétaires ont la douce habitude de réclamer une valeurau moins dix fois supérieure à la valeur courante du malheureuxdont ils trafiquent.
L’acheteur refuse. On passe à un autre. Même propositionégalement repoussée. On boit encore. Puis on mange. La nuit vient,on dort. Le lendemain, la scène recommence avec les mêmesincidents.
Peu à peu, les prétentions diminuent de part et d’autre, ontermine par une dernière et colossale rasade. L’affaire estconclue.
Ibrahim est propriétaire du troupeau.
Les esclaves n’ont d’ailleurs pas été autrement maltraités.Leurs tourments commenceront réellement lorsqu’ils seront arrivés àla côte, lorsqu’ils abandonneront pour toujours le sol natal, ets’en iront à l’aventure, inhumainement empilés dans la cale l’unbâtiment négrier.
Jusque-là, leur maître a tout intérêt à les bien soigner. Plusl’état de la cargaison sera satisfaisant, meilleurs seront lesprofits.
C’est à dessein que nous avons épargné aux lecteurs tous lesincidents de cet infâme marché qui ne dura pas moins de quatrelongs jours.
Quatre mortelles journées, pendant lesquelles les malheureuxesclaves, immobiles, en proie aux insectes, malmenés par leshommes, suffoqués par la chaleur, attendaient le bon plaisir desivrognes qui les marchandaient.
Les captifs avaient changé de maître. Le cortège devait semettre en route le lendemain. Il serait difficile et superflu toutà la fois de décrire la joie des trois Européens qui voyaientarriver l’instant de la délivrance.
Ils allaient donc enfin dire adieu à ces parages inhospitaliers,où ils avaient couru les risques d’une mort épouvantable.
Confiants dans la parole d’Ibrahim, ils attendaient.
Celui-ci ne leur avait rien dit à ce sujet, depuis le jour où ledocteur, avant d’entreprendre son opération, avait exigé de lui leserment préalable.
Ils avaient dès lors été libres, et si les Osyébas ne semblaientpas nourrir à leur endroit de vifs sentiments d’affection, tout aumoins les laissaient-ils en repos.
Ils n’en demandaient pas davantage.
Ses affaires terminées, le marchand de chair noire devint pluscommunicatif. Il possédait encore un stock fort respectable demarchandises, destinées à payer les frais de la route, quipromettait d’être longue.
Voulant tout d’abord témoigner aux Européens sa reconnaissanceet sa sympathie, il fit déballer un paquet où étaient enfermées desarmes magnifiques, qui, même en pays civilisé, eussent possédé unegrande et incontestable valeur.
– Tiens, mon frère blanc, dit-il au docteur, en luiprésentant une superbe carabine de fabrique anglaise, à canoncourt, à double détente, se chargeant par la culasse, et au bout delaquelle pouvait s’adapter un épais et solide coutelas.
« Tu es libre. Tu es un grand « tôbib ». Il fautune arme à l’homme libre. Tu as sauvé le grand Abyssinien, Ibrahimte donne son arme. »
Puis, s’adressant à André :
– Toi, mon frère, tu es aussi l’ami du chef. Ta main a aidécelle du tôbib. Ibrahim n’oublie pas. Que cette arme te soitfidèle, termina-t-il en lui tendant une carabine qui ne le cédait àcelle du docteur ni en élégance ni en précision.
Se tournant enfin vers Friquet un peu interdit :
– Et toi, mon fils, qui seras un guerrier subtil, toi quies gai comme l’oiseau-moqueur, agile comme l’homme à quatre pieds,– il voulait dire sans doute le gorille, – prends ce bon fusil. Ilest à toi.
– Nom d’un nom ! patron, c’est pas de refus, fit lepetit homme, quand André lui eut traduit la phrase. Ah !j’suis malin comme un singe… vous vous en être aperçu.Allons ! tant mieux. C’est un compliment qu’en vaut ben unautre.
« Merci tout de même. »
Le lieutenant qui avait la surveillance particulière desmunitions, leur donna à chacun une vaste cartouchière bien bourrée,et un de ces beaux revolvers américains signés Smith et Wesson, quiportent à plus de 150 mètres.
Les trois blancs étaient ravis !
Posséder avec des armes le moyen de défendre sa vie, et depourvoir à sa subsistance, être en un mot des valeurs actives danscette troupe qui parlait à l’aventure, était pour eux le comble dubonheur.
En revanche, quelqu’un paraissait ne goûter que médiocrementcette distribution faite à ceux qui avaient si miraculeusementéchappé à la broche.
Ce trouble-fête, n’était rien moins que Sa Majesté Rha-Ma-Thô,celui que Friquet s’entêtait toujours à appeler« Bicondo. »
Rha-Ma-Thô, abominablement ivre, grignotait avec sensualité unlong morceau de savon rose qui moussait au coin de ses lèvreslippues, et lui donnait l’air d’un de ces anciens« sabouleux » de la cour des Miracles.
Après avoir tourné en titubant autour de trois amis, il s’avançavers Friquet, qui lui en imposait sans doute moins que sescompagnons et voulut tout d’abord lui arracher le fusil, quecelui-ci tenait, nous devons le confesser, assezmaladroitement.
– Minute, mon garçon. Tu vas pas croire qu’un marinfrançais, le matelot du docteur, va comme ça se laisser désarmer.Ah ! mais non.
« Tâche de lâcher mon flingot, ou y va grêler desgifles. »
Le docteur et André s’interposèrent. Le premier, interpellantl’ivrogne dans sa langue, voulut lui faire entendre raison.
Peine perdue. Les sujets, à peu près dans le même état que leurmonarque, formaient un cercle menaçant.
Rha-Ma-Thô vociférait. Les hommes blancs lui appartenaient.Ibrahim, son bon ami, son père, les lui avait achetés, mais il neles avait pas payés. Et dût-il employer la force, les Européens nepartiraient pas.
Ibrahim, muet jusqu’alors, s’avança lentement après avoir faitun imperceptible signe à son lieutenant.
Celui-ci, rassembla sa troupe par un coup de siffletstrident.
Friquet se démenait comme un possédé.
– Mon fusil ! Tu veux mon fusil, coquin ! C’estle premier que je possède. J’sais pas encore m’en servir, mais tuverras avant huit jours. D’abord, tu ne verras rien. Dans huitjours nous serons loin.
L’ivrogne tenait bon.
Ibrahim, développa sa haute taille, puis avec un geste qui nemanquait pas de noblesse, il désigna les cases et dit de sa voix destentor à Rha-Ma-Thô :
– Va-t’en !
Au lieu d’obéir au colosse, qui semblait n’avoir pas l’habitudede plaisanter et qui tolérait la résistance à peu près comme leslions, ses fauves compatriotes, Rha-Ma-Thô protesta.
Ah ! pardieu, ce ne fut pas long. La main du traitant,cette main aux fines attaches, aux doigts élégants, mais durs commedes tiges d’airain, tomba sur la face noire du potentat africain,avec un formidable bruit d’assiette cassée.
L’ivrogne pirouetta deux tours, puis au moment où il seprésentait de dos à son adversaire, celui-ci, saisit le temps avecun à-propos inimitable, et lui détacha à l’endroit où le dos changede nom, un coup de botte d’une telle force que le destinataire s’enalla rouler, les quatre fers en l’air, au beau milieu d’une épaissebroussaille.
– Tiens ! tiens ! dit Friquet ravi. Il en pinceaussi, le patron. Bonne méthode, et du nerf !…
Une clameur furieuse retentit.
Les noirs, à la vue de l’affront fait à leur chef, seprécipitèrent sur le groupe en brandissant leurs armes.
Ibrahim, bondit comme poussé par un ressort, son large cimeterred’une main, son revolver de l’autre.
André et le docteur, passés maîtres dans le maniement des armes,glissèrent chacun une cartouche dans le tonnerre de leur carabinequi se referma avec un bruit sec.
Friquet, l’intrépide gamin, chargea tant bien que mal son fusilà deux coups, d’inspiration.
Une salve de coups de feu éclata accompagnée d’un cri terribled’angoisse et d’agonie.
Les trois blancs et Ibrahim, debout, sains et saufs, seretournèrent du côté d’où était parti cet appel déchirant.
Un des esclaves, avait reçu dans le ventre un projectile perdu,et le malheureux, en proie à une douleur atroce se tordait dans unemare de sang.
Le feu des noirs, mal dirigé, tant ils étaient ivres, n’avaitatteint que ce pauvre diable, qui se trouvait à une assez grandedistance du point dangereux.
Il avait été frappé, comme le constata plus tard le docteur, parun lingot de fonte, qui avait lacéré les intestins et produit uneplaie horrible, large comme la main.
Cet homme était perdu.
Ibrahim, furieux, – le marchand se réveillait en lui, – neperdit pas une minute.
Rha-Ma-Thô ne s’était pas relevé, après la magistrale correctionqu’il avait reçue. L’empoigner par le collet de son habit rouge,l’enlever comme une simple peau de lapin et le déposer à ses piedsfut, pour le géant, l’affaire d’un moment.
Puis, de sa voix de clairon :
– On m’a tué un captif, celui-là le remplacera.
– Bonne idée, dit Friquet. Tu as voulu nous manger, tucireras nos bottes.
Les noirs interdits, domptés par cet acte de vigueur s’arrêtent,sans renouveler leur déloyale agression.
L’esclave expirait à ce moment entre les bras du docteur.
En un tour de main, le lieutenant enleva la bûche qui entravaitla jambe droite du mort, introduisit dans l’ouverture celle deRha-Ma-Thô et l’assujettit avec des coins vigoureusement enfoncés àcoups de maillet…
Subitement dégrisé par cette prise de possession, Rha-Ma-Thôbeuglait comme un bœuf à l’abattoir.
De grosses larmes coulaient de ses yeux. Il implorait Ibrahim,il appelait ses sujets, ses femmes, ses sorciers… Il était plusrépugnant, s’il est possible, dans sa lâcheté que dans sacruauté.
– Encore une dynastie de fichue, grommelaitphilosophiquement Friquet.
– Non… hurlait le pauvre diable, dans son langage, je neveux pas être esclave… je ne peux pas… je suis faible… donne del’alougou… Tiens… prends, mon frère, il est fort… lui, il estrobuste… oui, c’est cela… prends mon frère.
Le traitant le repoussa dédaigneusement du pied sans ajouter unmot. Il fit un signe, et on l’entraîna avec les autres captifs, quile reçurent avec des huées et le couvrirent de crachats…
On devait, avons-nous dit, partir le lendemain.
Le « marché » était littéralement encombré de vivresfrais apportés de tous côtés afin de pourvoir aux premiers besoinsde la caravane.
Ibrahim avait gardé en réserve une ample provision de sel,destinée à solder ce monceau de victuailles.
Quand cette denrée, d’un prix inestimable dans toute l’Afriqueéquatoriale, fut exposée à la vue des noirs, dans les bassins etles chaudrons de cuivre, tout fut oublié, la captivité du roi,l’attaque manquée, l’alougou ! l’alougou lui-même.
C’est que rien ne saurait exprimer l’inconcevable passion queces gens ont pour le sel. Il y avait là des femmes qui étaientvenues de cinq ou six lieues, pliant sous quatre-vingts ou centlivres de bananes. Elles donnaient tout cela pour une poignée desel qu’elles croquaient et avalaient séance tenante, avec desgrimaces de contentement, et des mines indiquant une jubilationprofonde.
D’autres amenaient des chèvres, qu’on échangeait contre unelivre de sel tout au plus ; les chèvres étaient énormes.
Bref, tous ces négociants improvisés, qui étaient arrivés enendurant de longues et souvent terribles fatigues, n’avaient riende plus pressé, aussitôt leur transaction opérée, que d’absorberleur ration de sel.
Quelques-uns, les favorisés, en avalaient une livre et demie,jusqu’à deux livres.
Nos trois amis, qui regardaient curieusement ce singulierfestival, entendirent alors revenir à plusieurs reprises deux nomsqui leur rappelèrent la patrie absente, et les chers souvenirs deParis, la ville tant aimée.
Quelques noirs ne pouvaient arriver à s’entendre avecl’acheteur. Ils voulaient toujours une quantité supérieure à cellequ’on voulait leur donner, sous prétexte que Maleci etCompini étaient plus généreux.
Ces deux noms aussi célèbres au Gabon qu’en France, firentdresser l’oreille aux Européens. Alfred Marche ! le marquis deCompiègne ! les deux intrépides Français qui, les premiers, aumilieu de fatigues et de dangers inouïs, découvrirent le hautOgôoué.
André avait connu de Compiègne et Marche à leur retour de cettebrillante expédition. S’aidant du docteur comme interprète, ilparla longtemps avec les noirs des deux explorateurs, dont labonté, la bravoure, l’énergie et la générosité, ont laissé là-basd’impérissables souvenirs.
L’annonce de la mort du marquis de Compiègne les trouvaincrédules. Mais la nouvelle du prochain retour de Marche, lescombla de joie.
C’est que « Maleci » et « Compini » commeils disent, sont des Fala (Français) et les Français ontsu se faire adorer de ces peuplades indomptées.
– Mais nous sommes aussi des « Fala » leur dit ledocteur !
– Non, vous n’êtes pas des Fala, puisque vousachetez des hommes, Maleci n’achetait pas les noirs. Compini nonplus…
Depuis plus de vingt jours qu’il habitait avec les Osyébas,Friquet avait fini par comprendre quelques mots de leurlangage.
Son indignation ne connut plus de bornes, quand il s’aperçut dela méprise commise par les noirs.
– Comment, nous !… des Français acheter desesclaves ! Allons donc ! Faut-il que vous soyez crétins…Quand on pense que nous étions destinés à être mangés il n’y a pastrois semaines et que nous sommes encore à vendre aujourd’hui… à ceque prétend « Bicondo » du moins.
– Laisse, va, matelot, reprit le docteur, je vais leurfaire entendre raison.
– Ah ! ben oui, si vous pouvez en venir à bout, vousaurez de la chance.
Le lendemain matin, la troupe rangée sous les armes avant lelever du soleil, se mit en route, au moment où les cimess’empourpraient.
Ibrahim, consciencieux jusqu’au bout, palabra quelquesminutes avec les notables, au sujet de l’acquisition définitive destrois Européens.
Cet honnête négociant voulant sans doute conserver sa réputationintacte, démontra péremptoirement que les blancs ne pouvaient pasêtre considérés comme un article d’exportation. Il est impossibled’en faire des esclaves. Tout au plus s’ils sont bons à manger.
Ils n’ont donc aucune valeur mercantile. Aussi, croyait-il lespayer bien au delà de leur valeur, en offrant pour chacun d’eux,trois livres de sel : le prix de trois chèvres.
Cette proposition obtint tout le succès désirable.
L’échange fut conclu à la satisfaction de tous, et la caravanen’était pas à mille mètres du village, que la rançon de nos troisamis était complètement absorbée.
– Après tout, dit Friquet, qui trouvait toujours le mot dela situation, ils sont encore assez faciles à contenter.
« Échanger le rôti pour l’assaisonnement, c’est être debonne composition.
« C’est égal : un homme pour trois livres de sel, çan’est vraiment pas trop cher… »
La troupe marchait lentement. C’est en vain que les grandsarbres élevaient au-dessus des voyageurs leurs épaissesramures ; nul souffle n’agitait les feuilles, chauffées,presque calcinées par les implacables rayons du soleil.
Il régnait une température d’étuve sous ces végétaux immenses,aux troncs gigantesques, dont les branches s’entrelaçaient à pertede vue comme les arceaux gothiques d’une cathédrale sans fin.
On était en plein pays désert. Après la dernière case située aubord de la clairière, on avait pénétré dans l’inconnu.
Inconnu relatif, pourtant ; car la caravane avait accompliplusieurs fois déjà le trajet, et son commandant la guidait vers lesud avec autant de précision que le meilleur chef d’état-major.
Le personnage principal de la troupe, eu égard à sa taille dumoins, était l’ami de Friquet, l’éléphant, qui s’avançaitgravement, les oreilles légèrement relevées, avec un gai mouvementde trompe.
C’était, avons-nous dit déjà, un admirable spécimen de cessuperbes éléphants de la région occidentale, qui acquièrent unincroyable développement.
Osanore, conservons lui ce nom pour faire plaisir à Friquet, quilira bientôt le récit de ses propres aventures, Osanore mesuraitprès de quatre mètres cinquante centimètres de haut.
Son unique défense, – il avait perdu l’autre dans unecirconstance dramatique, dont nous parlerons plus tard, si l’espacenous le permet, – était longue de plus de deux mètres, et grosse enproportion.
Ce colosse, véritable montagne de chair, était aussi intelligentqu’il était gros, et sa bonté égalait son intelligence.
Il cheminait donc gaiement, arrachant deci, delà, une tigesucrée qu’il suçotait en sybarite, tantôt, cueillant délicatementun ananas qu’il croquait comme une fraise, tantôt enfin, enlevantquelque énorme branche morte obstruant le passage, et qu’il jetaitdans les épais taillis s’étendant de chaque côté.
Sauf Ibrahim, André, le docteur, Friquet et le conducteur del’éléphant, la caravane marchait à pied. Le pachyderme servait demonture à l’état-major.
Les trois premiers, commodément assis, dans une sorte depalanquin spacieux, couvert d’une toile légère, causaientamicalement.
Friquet, qui était devenu l’intime ami du cornac, se tenait aveclui sur le col monstrueux de l’animal, auquel il racontait toutessortes de choses extraordinaires.
Osanore semblait ravi d’apprendre qu’un de ses congénères avaitjoué la comédie à la Porte-Saint-Martin, que les blanches mains desartistes lui avaient prodigué les friandises et les caresses, etqu’enfin il faisait une superbe figure devant les becs de gaz de larampe. Friquet avait contemplé ce spectacle des deuxièmes galeries,et certes, il s’y connaissait.
Osanore témoignait sa satisfaction, en poussant une sorte desoufflement saccadé, assez semblable au poufff !…poufff !… poufff !… qui sort d’une locomotive, quandcelle-ci, manœuvrant sur les rails d’une gare, semble batifoler,comme un éléphant de métal, la trompe en l’air.
La plus triste figure était celle de Rha-Ma-Thô.
Le pauvre diable était dans un état déplorable. Les esclaves,ses nouveaux compagnons, après l’avoir couvert d’invectives et decrachats, avaient arraché son habit de général anglais, qui, dépecéen une infinité de morceaux, servait d’ornement aux élégants de latroupe.
Un cruel crève-cœur avait d’ailleurs précédé son départ. Ilavait vu ses proches se partager ses dépouilles comme s’il étaitmort. Sa condition d’esclave équivalait à la mort civile et à ladégradation militaire.
Ses ministres, s’étaient coiffés de ses chapeaux à hauteforme ! Ses habits recouvraient les torses des hautsdignitaires de sa cour ; enfin, son frère, celui-là mêmeauquel il voulait absolument donner sa place et sa bûched’esclavage, s’était sans façon assis sur le trône vacant.
Rha-Ma-Thô, l’avait vu se pavaner, la canne à pomme d’arrosoir àla main, vêtu d’une tunique de horse-guard, à laquelle étaientaccrochées des épaulettes grosses comme la tête, et le crânesurmonté d’un casque de pompier, reflétant d’aveuglantsrayons !
Pour comble de malheur, les épouses du monarque déchu s’étaientempressées d’imiter l’exemple général, et de faire leur soumissionau nouveau prince.
Une ample distribution de coups de canne, dont la surabondancene laissait rien à désirer, avait scellé cette prise depossession.
Le successeur était un homme de tradition.
L’infortune de Rha-Ma-Thô était complète, si complète, que lesEuropéens émus, voulurent arracher sa grâce à Ibrahim.
Celui-ci fit la sourde oreille. Ses bons amis blancs pouvaientlui demander tout ce qu’ils voulaient, mais non une chose quin’était pas dans leur contrat. Il avait fidèlement rempli sesengagements, que leur importait ce moricaud, ivrogne, menteur,traître et cruel ?
Les affaires d’intérêt n’avaient rien de commun avec lessentiments.
Pourtant, voyant les mauvais traitements que lui faisaient subirses compagnons d’infortune, et pressentant que le malheureux nepourrait jamais gagner la côte, le traitant finit par se laisserfléchir le troisième jour.
Bicondo succomberait avant la fin de la semaine. Son organisme,usé par l’alcool, se refusait à toute fatigue ; Ibrahimpourrait faire une bonne action qui ne lui coûterait rien.
Il annonça donc au pauvre sire qu’il serait libre de s’enretourner le lendemain.
L’autre, la face hébétée, les yeux atones, ne put même pasbégayer un remerciement.
On s’était arrêté pour camper dans une vaste clairière, à cinqou six cents mètres d’un petit village, dont les habitantss’étaient d’abord enfuis à la vue de l’aspect imposant de lacaravane.
Comme les provisions étaient abondantes, on ne s’occupa pas decette panique, et défense fut faite aux hommes de s’écarter.
Il entrait dans les plans d’Ibrahim, qui menait ses troupesmilitairement, de ne laisser jamais commettre la moindre exactiondont le résultat serait d’apporter des entraves à sa route.
Chacun dormait, sauf les sentinelles. Un horrible cri éclatasoudain dans les ténèbres, puis des centaines de hurlementsretentirent dans la partie affectée aux esclaves, et couvrirent cetappel désespéré.
On se précipita vers ce point, et un affreux spectacle, à peineéclairé par les fugitives lueurs d’un brasier mourant, s’offrit àtous les regards.
Le cadavre de Rha-Ma-Thô, dépecé, les entrailles à l’air, lagorge arrachée, les yeux crevés, les membres rompus, palpitait aumilieu d’un ruisseau de sang.
Les malheureux qu’il avait si fort maltraités au temps de sapuissance, ceux qu’il avait achetés à ses voisins pour lesrevendre, venaient de tirer de lui une effroyable vengeance.
Apprenant qu’il allait recouvrer la liberté, ils avaient attendula nuit, s’étaient rués sur lui comme des bêtes féroces, etl’avaient mis en pièces en un clin d’œil…
– C’était écrit, murmura philosophiquement Ibrahim, en lefaisant tirer par les pieds jusqu’au bord du taillis.
La caravane passa le lendemain matin, abandonnant sans sépultureles restes mutilés du chef qui avait tenu sous son joug despotiqueplus de dix mille des riverains du haut Ogôoué !
Il y avait d’ailleurs dans le voisinage une colonie de cesénormes fourmis rouges, d’une taille monstrueuse, d’une voracitésans égale, et tellement nombreuses, qu’en moins d’une nuit, ellesne laissent d’un animal de forte taille qu’un squeletteadmirablement préparé.
– Pauvre Bicondo, dit en aparté Friquet ; il avait latête près du bonnet, il était pas mal ivrogne, mais il était sidrôle en général Boum !
Ce fut sa seule oraison funèbre.
Cette mort affreuse avait attristé nos amis.
La vue du sang humain est si répugnante ! Le spectacle del’anéantissement d’une créature, quelque dégradée qu’elle soit, estsi contraire à la nature.
Les esclaves avaient essuyé leurs mains rouges. Friquet écœuré,prétendait avoir vu quelques-uns d’entre eux sucer leurs doigtsavec une révoltante sensualité.
Nul doute qu’ils eussent dévoré le cadavre s’il n’eût été misaussitôt loin de leur portée.
Il y avait dans cet incident, ample matière pour philosopher.Les trois amis n’y manquèrent pas, chacun avec son tempéramentparticulier et ses idées personnelles.
André, toujours généreux, voyait avec une indignation maldissimulée cet odieux trafic, et en revenait toujours à des idéesde civilisation.
Le docteur, sceptique comme tous ceux qui ont vécu longtemps auxcolonies, partageait tous les préjugés des créoles à l’endroit dela race nègre, et soutenait, avec infiniment de talent, la thèse deGeorges Pochet, le célèbre anthropologiste, que les nègresappartiennent à une race particulière, inférieure peut-être à larace blanche, dont elle diffère essentiellement !
Friquet, nerveux comme un Parisien, était ravi d’être libre, defaire le tour du monde comme il l’avait rêvé, sur une monture deson choix, mais déplorait à chaque instant l’infortune des pauvresdiables qui, suant, geignant et soufflant, traînaient leur lourdebûche.
Ibrahim, impassible comme toujours, surveillait sa« marchandise ».
Celui-là croyait de bonne foi que le nègre a exclusivement étécréé pour être transporté sur un autre continent, où, à grandrenfort de coups de fouet, il fait pousser le sucre et le café.
Le noir n’était pour lui qu’une bête de somme à deux pattes.
Il était absolument convaincu, et rien au monde n’aurait pu luifaire supposer que les êtres de cette couleur eussent pu, même detrès loin, prétendre au titre d’homme.
Le seul fait d’être esclave les abaissait pour lui-mêmeau-dessous de son éléphant.
Il émettait ces théories dans son langage guttural, en tirant delégères bouffées du bouquin d’ambre de sa longue pipe à tuyau dejasmin.
Bien qu’interrompue par les exigences de la traduction, laconversation n’en était pas moins animée.
– Tu me blâmes, disait l’Abyssinien à André, d’acheter desnoirs. Mais la loi du Prophète le permet.
« Eux-mêmes ne demandent pas mieux. Où pourraient-ils êtreplus heureux qu’avec un maître comme moi.
« Je les nourris, je ne les fouette jamais. Les femmes sontlibres, les enfants aussi. Ibrahim est un bon maître.
– Pardieu, reprit le docteur, je n’en doute pas, et certestes noirs sont mieux traités qu’au Brésil, en Égypte ou à laHavane ; mais quand tu dis qu’ils ne demandent pas mieux qued’être esclaves, tu me permettras bien de douter de tonaffirmation.
– En veux-tu la preuve ?
– Je ne demande pas mieux. Dites donc André, il est trèsamusant, notre ami. Il nous avance cela comme un homme sûr de sonfait.
« Il est vraiment curieux, cet homme. Il a raison,savez-vous, quand il dit que la loi de Mahomet autorise le traficdes esclaves.
« Mais ce qui est plus fort, c’est que la morale chrétienneest d’un avis absolument conforme.
– Je vous croyais moins ferré sur les textes des Pères del’Église, répliqua un peu sèchement André.
– Té, mon bon, saint Paul n’a-t-il pas dit :« Esclaves, obéissez à vos maîtres selon la chair, aveccrainte et tremblement, dans la simplicité de votre cœur, comme àJésus-Christ lui-même… »
– C’est possible, mais les philosophes païens ont flétricette hideuse pratique.
– Et avec juste raison, mon cher ami.
Ibrahim, fut enchanté d’apprendre que les textes chrétiensétaient d’accord avec ceux du Coran.
Son admiration pour le docteur augmenta encore s’il estpossible.
– Je vais prouver que les esclaves ne veulent pas de laliberté, dit-il, et mieux encore, qu’ils sont indignes de laposséder.
André et Friquet étaient franchement révoltés du cynisme decette double affirmation, le docteur assistait curieusement à uneexpérience de psychologie.
Ibrahim commanda la halte.
Il appela son lieutenant, et lui ordonna de mettre en liberté, àson choix, cinq esclaves mâles, de leur donner à chacun autant deprovisions qu’ils pourraient en porter, plus une hache, un couteau,et un faisceau de sagaies.
Habitué à l’obéissance passive, le lieutenant enleva toutd’abord la bûche à deux jeunes frères, âgés l’un d’environ dix-huitans, l’autre de seize. Il procéda de la même façon à l’égard detrois autres, en ayant préalablement soin de leur demander s’ilsavaient une femme ou des enfants dans la troupe.
Sur leur réponse négative, leurs entraves tombèrent.
– Vous êtes libres ! leur cria Ibrahim du haut de sonéléphant.
Les quatre premiers, sans être autrement étonnés de ce bonheurinespéré, s’arrêtèrent un moment, puis tournèrent les talons sansmême dire un mot, sans faire un signe de gratitude.
Seul, le négrillon de seize ans sourit en montrant ses dentsblanches, baragouina en riant aux éclats un compliment assez long,cabriola comme un jeune babouin, se prosterna à deux reprises,remercia chaleureusement son bienfaiteur et rejoignit le groupe deslibérés. Le plus étonné fut Ibrahim. Friquet jubilaitpositivement.
– Est-il gentil, ce petit-là, il connaît son monde, y doitcertainement être d’une bonne famille. Voyez-vous, comme ça vous ade l’usage. Eh bien ! y me plaît. C’est très bien ce qu’il afait là.
… On était en marche depuis trois jours. La distance parcourueétait d’environ soixante-cinq, à soixante-dix kilomètres. C’étaiténorme, eu égard à la température.
Après une halte de deux heures près d’un ruisseau, la troupe seremit en route. Au bout d’une heure elle atteignait un village auxcases spacieuses, dont le traitant connaissait plusieurs notableshabitants.
Au moment où l’éléphant n’était plus qu’à une vingtaine demètres des premières habitations, un cri d’horreur et deréprobation échappa à André et à Friquet.
Le docteur sifflota d’un air ironique, Ibrahim souritsataniquement.
Le spectacle qu’ils contemplaient était bien fait pour produireces différentes impressions.
Les deux jeunes frères, libérés trois heures avant, suivaient larue principale. Le plus jeune, la bûche au pied, le cou enserrédans une fourche de bois qui l’étranglait, et dont le manche étaitdans la main de son aîné, se traînait avec peine, tombait, et serelevait sous les coups dont l’autre le sanglaitimpitoyablement.
Le misérable n’avait pas perdu de temps. À peine délivré, sejeter sur le pauvre petit, le terrasser, lui enlever sa hache etson couteau, le garrotter, et fabriquer une entrave, avait été pourlui l’affaire d’un moment.
Maintenant, il allait le vendre[2] !…
Friquet se laissa glisser du col de l’éléphant, tomba à coups depied et à coups de poing sur l’être dénaturé qui, répudiant lessentiments les plus sacrés, venait ainsi donner une cruelleconfirmation aux paroles d’Ibrahim, quand celui-ci disait que lesnoirs n’étaient pas dignes de la liberté.
Friquet frappait comme un sourd ; l’instinct de laconservation donna des jambes d’antilope au gredin, qui s’enfuit enhurlant.
On n’avait aucune nouvelle des trois autres.
– Pauv’ petit, disait le gamin, t’as vraiment pas dechance. Heureusement que nous sommes là, pas vrai. Allons, n’aiedonc pas peur, petit sauvage… Là, je ne te veux pas de mal, aucontraire.
« Mâtin, si j’avais eu un frère, quand bien même il auraiteu la peau encore plus noire que la tienne, tonnerre, je me seraifichu au feu pour lui, plutôt dix fois qu’une !
– Bien ! Friquet, dit André.
– Bravo ! matelot, renchérit le docteur.
– Il est à moi, reprit le gamin, c’est-à-dire,entendons-nous, il est libre, eh ! ben, moi, je l’adopte… pasvrai, patron.
Ibrahim fit un signe d’assentiment en haussant les épaules.
– Vous ne savez pas où sont les autres ? dit-il enriant de son rire de tigre. Ils tâchent de vendre pour un peud’alougou, leur hache et leur couteau. Ils seront ivres ce soir,demain vous les verrez.
Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées, que la prédictiondu négrier se réalisait de point en point.
À l’étape suivante, les blancs stupéfaits, crurent apercevoir,près d’une clairière, les trois hommes qu’on n’avait pas revusdepuis leur libération. Quand le campement fut installé, quand leshommes de l’escorte, après avoir pourvu à la sécurité générale,s’allongeaient pour la sieste, on vit les formes noires s’avancerlentement. C’étaient bien les trois nègres. Ils portaient chacunune bûche façonnée de leurs mains, et s’en venaient, humblement, ladéposer aux pieds d’Ibrahim, indiquant par là, qu’ils sereconnaissaient volontairement ses esclaves[3] .
Moins d’une heure après, le frère dénaturé accomplissait avecplus de platitude encore la même cérémonie.
Seul, le négrillon de Friquet était libre.
École de tir. – Deux émules de Bas-de-Cuir. – Le gamin deParis et le gamin de l’équateur. – Frère noir, frère blanc. –Grande chasse et vilain gibier. – Une serre chaude de cent lieuesde superficie. – Tiens !… un singe ! – Imprudence,catastrophe, désespoir. – Friquet disparu. – Vaines recherches. –Est-il mort ? – Course folle à cent cinquante pieds au-dessusdu niveau de la mer. – Effroyable chute. – Une idée de« Majesté ». – Un éléphant qui devint chien de chasse. –Nouveau péril – Deux gorilles. – « J’en veuxmanger ! »
– Cré moussaillon de malheur !… criait le docteur desa voix formidable.
– Mais, puisque je vous dis qu’y a pas moyen, répliquaitpiteusement Friquet… J’ai jamais été seulement fichu de gagner unedemi-douzaine de macarons à la foire aux painsd’épice.
– Tron de l’air ! ça m’enrage, de te voir simaladroit.
– Faut pas vous fâcher, une autre fois je ferai mieux.
– Eh ! cape de Diou, il y a hûûit jours, hûûitentends-tu bien, couquinasse, que cela dure, et c’est pis que lepremier.
– Pétard ! Faut tout même que je sois rudementmazette.
– Quand nous serons rentrés en France ce n’est pas àl’École des fusiliers de Lorient que je t’enverrai, mais bien àcelle des mousses !… Et encore !…
– Mais, puisque je vous dis…
– Tais-toi, et ouvre l’œil…
« Peloton ! Garde à vôs !… »
Le docteur, nonobstant les fonctions pacifiques qu’ilremplissait habituellement à bord, possédait une superbe voix decommandement.
– Là, continua-t-il, lève rapidement ton arme, dont lacrosse doit s’emboîter comme instinctivement à ton épaule.Immobile… aïe donc, cherche ton point de mire. Vise bien… finguidon… abaisse progressivement la détente.
« Feu !…
« Mille millions de milliasses !… Tu tires à hauteurd’homme, et ta balle vient de couper une branche située à plus decinq mètres d’élévation !
– Cristi, fit Friquet, rouge comme une pivoine, la tignasseébouriffée, et plus décontenancé que jamais.
– Allons, recommençons… Mais fais bien attention. Je tecolle à la garde du camp si ça ne va pas mieux, fichuconscrit !… Voyons, prends ton temps, avec une arme commecelle-là on doit couper à cent pas le goulot d’une bouteille.N’est-ce pas André ?
– Sans doute, mais Friquet n’a pas pu apprendre lemaniement de la carabine chez son ancien patron, le vieux savetier,et vous voudriez en faire de but en blanc un émule deBas-de-Cuir.
– Dame ! c’est vrai. Je n’a jamais tiré que quandj’étais au Châtelet figurant dans Marceau ou les Enfants de laRépublique, et je fermais les deux yeux.
– C’est ça, et aujourd’hui tu manquerais à dix pas l’Arc deTriomphe.
« Quand tu tires, tu donnes toujours un coup de doigt quifait dévier le canon de près de dix centimètres.
« Allons, encore un coup.
« Je te répète : prends bien ton temps, mais ne restepas là planté deux heures, comme si tu allais prendre unephotographie.
« Gare au coup de doigt surtout. »
La détonation retentit.
– À la bonne heure ! reprit le docteur. Très bien,matelot… Envoyé !… comme disait le lieutenant de vaisseauGourdon sur le Louis XIV.
L’excellent homme passant subitement de la colère, factice, ons’en doute, à une vraie jubilation, frappait amicalement surl’épaule du conscrit Friquet, qui venait d’exécuter un maîtrecoup.
Le gamin faisait ses écoles à feu. Son matelot, le docteurvoulait en faire un tireur, et notre ami ne répondait pasjusqu’alors aux espérances de son professeur de balistique.
Dans la vie d’aventuriers qu’ils menaient et qu’ils mèneraientprobablement longtemps encore, il était urgent de posséder à fondl’usage des armes à feu. Souvent la vie du voyageur dépend de sonsang-froid, et surtout de son adresse.
Le pauvre Friquet, on vient de le voir, eût fait piètre figuredevant un des grands fauves du continent africain.
L’exercice était fini. Le docteur enjamba la distance quiséparait du but le groupe des tireurs, cent mètres environ. Ilrevint rapidement, agitant un morceau de calicot blanc, collé avecquatre épines sur le tronc d’un baobab et qui avait servi de cibleà son élève.
La dernière balle avait frappé au centre du tissu, Friquetn’était pas le moins du monde orgueilleux de cette prouesse, qu’ilappelait naïvement un « coup de maladresse… »
– Ça se peut, dit le docteur.
– Eh ! eh ! reprit André, pas mal, pour undébutant.
Ibrahim souriait d’un air protecteur.
Ses hommes, rangés en demi-cercle, clignaient de l’œil avec depetites mines ironiques dont la signification n’était pascomplètement à la louange du gamin.
– Ont-ils l’air de se ficher de moi… tous cesparticuliers-là. Allez toujours, Vous verrez, quand j’aurai grillédeux ou trois cents cartouches.
« Y croient peut-être comme ça que tous les blancs sontaussi maladroits que moi ; montrez-leur donc un peu, monsieurAndré, comment un Parisien mouche à cent pas une chandelle desix. »
Celui-ci sourit sans répondre. Il prit la carabine des mains deFriquet, retira la baguette, assujettit à son extrémité un petitchiffon préalablement enduit de beurre de coco, et frottavigoureusement l’intérieur du canon.
Il introduisit dans le tonnerre une cartouche métallique, puis,d’un coup d’œil rapide jeté circulairement, chercha un but. Àsoixante mètres environ, pendait à six pieds une petite courge dela grosseur des deux poings.
Sans prendre le temps de viser, mais le regard rivé sur ce pointpresque invisible, André leva brusquement son arme qui restaimmobile une seconde à peine.
Le canon s’empanacha d’un léger flocon ; la calebasse,touchée probablement au centre, oscilla violemment.
Au moment où quelques Abyssiniens se précipitaient pour allerchercher le fruit et le rapporter à l’adroit tireur, celui-cirechargea sa carabine en un clin d’œil. Au moment même où lescoureurs atteignaient le pied de l’arbre, une balle guidée parl’œil infaillible du jeune homme coupait la queue de la courge, quitombait sur l’herbe.
Les noirs, grands amateur de sport, applaudirent vivement à cecoup merveilleux, qui plaçait son auteur à mille coudées au-dessusdu commun des mortels.
Le docteur, ne voulant pas rester en arrière, et désirantmontrer à Friquet que ses connaissances n’étaient pas seulementthéoriques, prétendit faire aussi bien que son ami. Il prit à sontour la carabine.
– Tiens, matelot, c’est pour toi, et profite de la leçon.Tu vois, cette noix de coco, là, à terre. Bon, ramasse-la.Maintenant, lance-la sur le sol, devant toi, de toute ta force,comme si tu jouais aux quilles.
La boule était à peine à trente mètres, que, pan ! elleéclatait, en dix morceaux, fracassée par le lingot cylindro-ogival.L’admiration des spectateurs se compliquait presque de terreur.
Ibrahim était ébahi.
Les deux amis venaient de conquérir à tout jamais les sympathieset le respect de la caravane entière.
Autant le triomphe d’André était calme et réservé, autant celuidu docteur était bruyant.
– Eh bien ! matelot, qu’en dis-tu ? Est-ceenvoyé ! Nous sommes tous comme ça, à Marseille. Hein !amène-les-moi donc, tes Parisiens.
Friquet avait trop conscience de son infériorité pour contredireson professeur et ami. Il connaissait les difficultés inouïes quecomporte l’accomplissement de pareils tours de force, et iladmirait naïvement, de tout son cœur, et non sans une certaine dosede fierté.
Il était pleinement rassuré sur l’éventualité probable d’unechasse organisée pour le lendemain, par le chef de la tribu desGalamundos. Cette fête cynégétique, donnée pour célébrer le passagedu négrier, devait être l’occasion d’un ravitaillement, et parsuite, d’une copieuse distribution de sel et d’alougou.
On juge si tout le ban et l’arrière-ban de ces anthropophages,convoqué depuis douze heures, devait être au grand complet.
C’était en prévision de cet exercice que le docteur avait vouludonner à Friquet une sérieuse leçon de tir. On a vu quels enétaient les résultats.
Nous sommes, présentement, à environ soixante-cinq lieues dupays des Osyébas. L’état de la caravane est excellent, Ibrahimménage toujours sa marchandise, qui représente toute une fortune.Cela ne l’empêche pas entre temps, de s’offrir quelquesdivertissements, pour varier un peu la monotonie de la route.
On doit séjourner trente-six heures chez les Galamundos, qui,depuis plusieurs années, sont en relations d’affaires avecle traitant. Ces noirs sont bien les plus féroces de toutel’Afrique occidentale. Voleurs, pillards, cruels, anthropophages,avons-nous dit, ils possèdent, comme les Nyams-Nyams, une grandeintelligence, dont ils font le plus déplorable usage.
Cela importe peu au négrier qui est plein d’indulgence pour desemblables peccadilles.
Le village, très considérable, est bien bâti. Les cases sontspacieuses, et ombragées par les splendides végétaux de la floreéquatoriale. Les rues larges, bien unies, sans un brin d’herbe,attestent le zèle d’une municipalité soigneuse.
La journée de demain fera époque.
L’état-major de la troupe est invité à un festival monstre. Quelpeut bien être ce régal d’anthropophages ?
On doit chasser le gorille !… On verra plus tard par quelleattention délicate le chef des Galamundos a choisi ce mammifère depréférence à tout autre.
Friquet, en homme qui ne doute de rien, se promet d’accomplirdes merveilles. Son négrillon ne se possède pas de joie.
On n’a pas oublié l’attitude du pauvre petit, quand Ibrahim luirendit la liberté, sa reconnaissance, et enfin son adoption parFriquet.
Ce dernier était superbe dans son rôle de protecteur. Il avaitpour son compagnon des attentions en quelque sortepaternelles ; il lui évitait les fatigues trop considérables,lui donnait à manger et lui cédait au besoin sa place sur le col del’éléphant.
Voici pourquoi : le négrier était un être singulier.Esclave de la parole donnée, mais incapable du moindre sentiment degénérosité, il avait rempli tous ses engagements contractés enversles Européens avec la plus scrupuleuse ponctualité.
Après avoir, dans un moment de fantaisie, libérés cinq captifs,il en avait repris quatre lorsque ceux-ci s’étaient volontairementofferts à lui.
Le petit nègre était resté libre, il suivait la troupe, mais iln’en faisait pas officiellement partie, et alors Ibrahim prétendaitne rien devoir lui donner au point de vue de la subsistance.C’était une bouche inutile. Il ne rapportait rien et nereprésentait aucune valeur.
Heureusement que Friquet, le bon et affectueux gamin, cetexcellent cœur de Parisien, était là. Il avait bien le droit, ensomme, de donner au négrillon la moitié de sa ration d’eau, de safarine de maïs, de ses bananes ou de ses patates. Osanore nefaisait aucune difficulté pour se laisser escalader par ce dernierquand Friquet voulait faire son étape à pied.
André et le docteur collaboraient entre temps à cette bonneaction, et venaient en aide au pauvre abandonné, qui était digne àtous égards de leurs bienfaits.
Il aimait les blancs de tout son cœur, ce déshérité. Il étaitbon, de cette bonté gaie et expansive des êtres primitifs, etgentil à croquer.
Il adorait tout naturellement Friquet, dont il n’avait jamais puprononcer le nom et qu’il appelait Fliki, les rétant absolument incompatibles avec un gosier de nègre.
Il s’appelait Na-Ghès-bé. Friquet ayant mal entendu ce nom lapremière fois qu’il le prononça, lui avait donné celui deMajesté.
Oh ! en tout bien tout honneur, notre ami n’avait eu aucuneintention ironique en donnant ce sobriquet à l’enfant.
Majesté allait mieux au gamin que Na-Ghès-bé. C’était plusfacile à dire, comme du reste, le mot de Fliki pour l’autre.
Fliki et Majesté étaient donc les meilleurs amis du monde.
Le premier s’était constitué le précepteur, le mentor du second.Il lui apprenait le français, ou plutôt ce pittoresque langage dufaubourg. L’élève faisait des progrès surprenants, à la grande joiedes Européens, qui se tordaient en l’entendant patoiser un refrainà la mode, ou écorcher une de ces phrases inimitables, panachée devocables dont le petit Parisien avait seul la clef.
Majesté devenait un gamin de l’équateur fort réussi. L’influencede Friquet était à tous les points de vue excellente. Il tirait dudocteur toutes sortes d’enseignements utiles, et les transmettaitau bon petit noir toujours ravi d’apprendre de nouveau, et toujoursenchanté de témoigner à son ami Fliki, son incomparable affection,en profitant de ses leçons.
Des difficultés considérables étaient quotidiennement amenéespar l’ignorance mutuelle des deux amis relativement à leur langageréciproque.
Le docteur, avec une condescendance charmante, et une bonhomieaffectueuse, comblait en partie cette lacune, en servantd’interprète, pour les phrases compliquées.
Son admirable connaissance des idiomes équatoriaux leur étaitbien souvent utile. Puis, Majesté avait une mémoire surprenante. Ilconnaissait déjà couramment le nom de tous les objets usuels. Illes prononçait, la plupart du temps, d’une façon impossible, maisils se faisait à peu près comprendre.
Un exemple amusant entre tous.
Friquet adorait les féeries, et aussi l’opérette. Les gaiesritournelles de la Mère Angot lui étaient familières.
Souvent, quand la caravane cheminait lourdement dans une nuée demoustiques, sous les arbres calcinés, au milieu des herbes roussieset brûlantes, la voix aiguë du gamin, s’élevait criarde, etdéplorablement fausse.
Les oiseaux s’enfuyaient en caquetant, comme révoltés de cemassacre de vocalises, mais les hommes de l’escorte, battaient lamesure en hochant la tête, quand ce refrain connu, s’envolait deslèvres gouailleuses de Friquet.
Pas bégueule,
Forte en gueule,
Telle était la mèreAngot.
Majesté qui avait toutes les audaces, roulait ses bons yeuxintelligents, secouait sa tignasse crépue, ouvrait largement sabouche, découvrait ses dents de jeune loup, et criait àtue-tête :
Pa béguel,
Fôt en guél,
Télétait lamélago !
– Bravo ! bravo ! bis ! bis ! criaitFriquet au chanteur interdit, pendant que les deux Européens, lediaphragme tordu par un rire inextinguible, s’amusaient comme desbienheureux.
Chez Majesté, le chanteur était bien supérieur au géographe. Caril apprenait un peu de géographie. Oh ! son professeur n’avaitpas la prétention d’en faire un rival d’Élisée Reclus, mais il luiexpliquait le mieux qu’il pouvait que la terre est ronde, et, quel’Afrique n’est qu’une des parties du monde ; qu’il y a entreces diverses parties, d’énormes étendues d’eau, que cette eau estsalée !… oh ! de l’eau salée ! Le négrillon sedélectait à cette pensée. Il appelait de tous ses vœux le jour bénioù il pourrait en avaler à pleine gorge, et s’offrir une orgie desel, comme jamais estomac équatorial n’en avait eu l’occasion.
Ce fait l’avait surtout frappé ; c’était déjà quelquechose, et Friquet ne désespérait pas de grouper à l’entour de cetimperceptible embryon toute une série de connaissances utiles.
Le lendemain de ce jour mémorable où Friquet avait si peu brillécomme tireur, on chassa le gorille.
Les principaux dignitaires des Galamundos, au nombre d’unedouzaine, armés chacun d’un fusil à pierre, d’une hache et d’unlarge coutelas, emmenèrent au lever du soleil les trois Européens,le négrier, et dix de ses meilleurs tireurs.
La troupe se mit silencieusement en marche, à la recherche dusinge géant, dont le repaire était assez proche du village.
Des traces toutes fraîches avaient été relevées la veille.L’animal ne devait pas être loin. Il fallait se diviser par groupede trois ou quatre au plus, et avancer avec d’infinies précautionsdans l’inextricable forêt, où les noirs ne pouvaient que bienrarement s’aventurer, en raison de son épaisseur, de son obscurité,et des périls sans nombre que recèlent ses profondeursinexplorées.
En dépit de la terreur qu’il inspire aux nègres, le gorille estpar excellence le gibier qu’ils aiment à chasser. Ils sontextrêmement friands de sa chair, et affrontent volontiers la mortpour satisfaire leur convoitise. Il est à remarquer que les tribusqui ne sont pas anthropophages ne partagent pas ce goût presqueimmodéré pour la chair de cet animal, dont la structure rappelle siétrangement celle de l’homme.
Sa taille atteint et dépasse quelquefois1m 70.
Les traits les plus saillants de sa tête consistent dans lalargeur et l’allongement de la face, bestialement féroce. Lesmaxillaires sont énormes, le cerveau petit et déprimé ; l’œilrond et luisant, s’enfonce sous une arcade orbitaire très élevée.Les lèvres sont extensibles et longues.
L’expression de cette tête, portée sur un cou épais et court esteffroyable quand l’animal ramène en avant son cuir chevelu etdécouvre dans un rictus affreux les crocs terribles qui arment sesmâchoires.
Le ventre est gros, tendu et comme ballonné. La peau, d’un noirfoncé, est nue à la paume et à la face des mains.
L’allure naturelle de ce quadrumane n’est pas sur deux, mais surquatre pattes. Dans cette posture, la longueur des bras fait que latête et la poitrine sont très élevées. L’animal ressemble alors àun monstrueux batracien.
Quand il court, le bras et la jambe du même côté avancent enmême temps ; il va l’amble, comme l’ours.
Enfin, en dépit de sa formidable denture, il est essentiellementherbivore. Sa force est incalculable ; d’un seul coup depatte, il éventre un homme ou lui broie la tête, fracasse comme desallumettes les plus solides gourdins, et tord comme un tire-bouchonun canon de fusil.
Les gorilles ne vont jamais en troupe, et ont l’ouïe extrêmementdélicate. Ils attaquent rarement l’homme dont ils fuient volontiersl’approche, mais ils deviennent d’implacables et mortels ennemisquand ils sont blessés ou simplement serrés de près.
Tel était l’animal qui devait fournir le plat de résistance dufestival pseudo-anthropophagique offert par les Galamundos à leursinvités.
Une plus longue description serait superflue. Le gorille estconnu, grâce aux travaux de M. Paul du Chaillu, et à ceux plusrécents des explorateurs anglais et français qui ont publié desmonographies aussi nombreuses que complètes.
Après deux heures de marche, on pénétrait dans la forêt.
L’obscurité se fit tout à coup presque complète. L’aspect de cesfutaies était imposant, terrible même.
On marchait sur une épaisse et molle couche d’humus, flasquecomme une éponge, et sur laquelle serpentaient, ainsi que defantastiques et monstrueux reptiles, les racines des géants, dontl’épais feuillage formait une impénétrable couche de verdure.
Les buées qui montaient lentement du sol saturé d’humidité,ruisselaient le long des troncs, coulaient lentement des feuilles,et retombaient lourdement sur les chasseurs haletants.
Jamais un rayon de lumière n’avait pénétré sur ce sol, viergeaussi de tout contact humain. Il régnait sous ces frondaisonsimmenses, cette insupportable température de serre chaude, danslaquelle on est à demi suffoqué.
Cette atmosphère, que le moindre courant d’air ne renouvellejamais, est emprisonnée sous la voûte vert-sombre, sur laquelle lesoleil équatorial darde ses implacables feux.
Aussi, la force végétative de ces plantes, surchauffées à lacime, et dont le pied est perpétuellement saturé d’eau, est-elled’une incroyable activité.
Toutes ces racines, gorgées d’humidité, aspirent avec uneintensité inouïe les sucs nourriciers. Les herbes prennent lesdimensions de futaies, les buissons d’arbres immenses, les arbresdépassent en hauteur les plus hauts monuments des payscivilisés.
Nos chasseurs, courbaturés, épuisés par la transpiration,avançaient dans cette étuve, se frayant péniblement un passage àtravers les dattiers, les amomes, les bananiers, les figuiers, lesbambous, les acajous, les arbres à beurre, lestamariniers, les élaïs produisant l’huile de palme, emmêlés delianes de toutes grosseurs, tombant de tous côtés, se tordant,s’enroulant, rampant en un inextricable réseau.
Le groupe composé d’André, de Friquet, du docteur et de deuxnoirs Galamundos, déboucha enfin dans un sentier à peu près frayé,au-dessus duquel les branches broyées comme si des éléphants s’yfussent ouvert un passage, formaient une sorte de chemincouvert.
On approchait du repaire du gorille ou plutôt des gorilles, carun couple venait d’être signalé.
Il avait été expressément recommandé de ne tirer qu’à coup sûr,et de ménager autant que possible son feu.
Il fallait approcher l’animal à dix pas, profiter de sasurprise, viser attentivement à la poitrine au moment ou il sedresserait pour faire face.
Friquet, étouffant sous son burnous, cherchait de son œil defuret la clairière tant désirée, pour respirer un peu plus àl’aise.
Il avançait, eu égard à sa petite taille, avec infiniment plusde facilité que ses compagnons, qui se cognaient à chaque pas, etne pouvaient marcher que courbés en deux.
Le gamin, le revolver à la ceinture, le fusil en avant, le doigtsur la détente, – grave imprudence, – tenait la tête de la troupe,en dépit des observations du docteur.
– Mais place-toi donc en arrière, fichu cabillaud,soufflait celui-ci à voix basse, tu vas te faire écharper.
– As pas peur…
Il arriva le premier à la clairière précédant les autres de cinqou six mètres. Après avoir dépassé un épais rideau de lianes qui lecacha un moment, il s’arrêta stupéfait.
– Tiens ! un singe ! dit-il de sa voixclaire.
Il voulut faire un pas en arrière, puis, s’empêtra, glissa surla terre glaise en serrant inconsciemment son fusil ; sondoigt appuya sur la détente. Le coup partit à l’aventure.
Un rugissement horrible, accompagné d’un claquement de mâchoire,retentit en même temps.
Les branches s’effondrèrent comme sous l’irrésistible pousséed’un boulet de canon.
Le pauvre Friquet poussa un cri aigu. Quand ses compagnons,écartant brusquement les lianes, pénétrèrent à leur tour dans laclairière, ils aperçurent de l’autre côté une forme blanche traînéesur le sol par un être noirâtre, difforme et de haute stature, legorille sans doute.
Cette vision funèbre dura une seconde. Un deuxième appel, plusdésespéré que le premier, se fit entendre… une minute après, uncoup de feu… suivi à un long intervalle d’un second coup… puis lesilence.
L’homme et le fauve avaient disparu.
Les deux Européens un instant stupéfaits par l’horrible imprévude cette situation, s’arrêtèrent comme pétrifiés.
Leur cher gamin était-il mort ? Le colossal quadrumanel’avait-il broyé sous sa formidable étreinte ? On n’entendaitnul bruit sous l’épaisse feuillée !
Quel drame cachait l’impénétrable taillis de la forêtéquatoriale ?
Le pauvre enfant, qui avait déjà bravé tant de périls,agonisait-il, à deux pas de ses amis, sans même pouvoir demander dusecours ?
Si les deux coups de feu avaient pu le débarrasser du monstre,pourquoi n’appelait-il pas ?
Le docteur et André réagirent bien vite contre l’angoisse quileur tordait le cœur !
C’étaient deux hommes rudement trempés, qui pouvaient êtrefrappés, mais jamais abattus par les catastrophes les plusinattendues.
Leur plan fut tracé en une minute.
– Rallions notre monde, dit le premier. Peut-être lesgroupes en arrivant ici de cinq points différents, conduisantvraisemblablement à une clairière, rencontreront-ils quelquechose.
– C’est cela.
Les deux indigènes, prévenus par le docteur, mirent leurs mainsen entonnoir autour de leur bouche, et modulèrent à plusieursreprises un cri strident et bizarre qui devait s’entendre fortloin.
André tira ensuite son revolver de sa ceinture et en déchargealentement les six coups à intervalles réguliers.
Les détonations éclatèrent sourdement dans l’atmosphère épaisse,comme au milieu du brouillard.
La fumée restait en quelque sorte stagnante, en un nuageblanchâtre à deux mètres du sol.
Il fut répondu presque aussitôt à ce signal. Ce devait êtreIbrahim. Comprenant qu’il se passait quelque chose d’inusité, ilaccélérait la marche de sa troupe.
– Et maintenant, à l’œuvre. Vous, André, sans vous éloignerde plus de cent pas, faites rapidement le tour de l’enceinte degauche à droite. J’en ferai autant de droite à gauche.
« Interrogez chaque buisson, chaque brin d’herbe foulé,chaque bourgeon brisé, chaque feuille arrachée.
« Les noirs vont opérer la même manœuvre, mais dans uncercle plus restreint. Dans un quart d’heure, Ibrahim et les autresseront ici, nous aviserons si nos recherches ont étéinfructueuses. »
L’arme en arrêt, l’œil rivé sur le sol, les deux hommess’éloignèrent et disparurent bientôt, perdus, comme des fourmis aumilieu des géants qui se dressaient de tous côtés.
André, rencontra le premier la piste, c’était tout d’abord unebesogne facile.
Les « foulées » du quadrumane étaient profondes. Laterre molle avait pris l’empreinte de ses talons. Les enjambéesétaient énormes. Le chercheur de piste en compta une vingtaine.Friquet avait été traîné jusque-là par l’animal, qui avait empoignéun coin du burnous.
Les traces laissées par le corps du gamin se reconnaissaient auxherbes aplaties, roulées, et arrachées.
Tout à coup, André ne put retenir un cri désespéré. Il trouvaitle fusil double de Friquet, la crosse brisée, sous un immensebanian dont les branches touchant la terre, avaient pris racine.Elles s’étendaient de proche en proche, formaient une futaie depousses maigres et déliées, et s’élevaient comme de mincescolonnettes végétales, à l’entour d’un tronc qui mesurait plus devingt mètres de circonférence. Cet arbre couvrait un espace qui eûtpu abriter un régiment.
Les deux canons étaient vides. Le gamin avait eu le tempsd’envoyer son second coup, et de faire ensuite usage une fois deson revolver.
L’extrémité de l’arme était fortement aplatie ; on eût ditqu’elle avait été enserrée dans un étau garni de pointes defer.
Il n’y avait pas de doute possible, c’étaient les traces desdents du gorille !
Le docteur arrivait aussitôt, attiré par le cri de soncompagnon. La vue de ce sinistre débris lui arracha comme unsanglot…
– Pauvre enfant… murmura-t-il, navré.
– Courage, lui dit André d’une voix qu’il voulait rendreassurée. Je ne peux pas croire qu’il soit mort.
– Cherchons, reprit le docteur en faisant appel à toute sonénergie.
Ils regardaient de tous côtés, scrutant minutieusement lesempreintes, et cherchant au milieu du fouillis de branches etd’herbages arrachés pendant la lutte, quelle pouvait être ladirection suivie par le ravisseur.
– Tenez, docteur, voyez donc dans cette liane, ce petittrou rond de la grosseur d’un pois, et d’où coule une goutte desève.
– Tiens, on dirait une chevrotine.
– C’est vrai, continua André, en tranchant la tige aumilieu de laquelle un gros grain de plomb moulé était fixé.
– Pauvre imprudent ! il avait chargé son fusil àplomb.
– Qui sait ?… peut-être n’a-t-il pas eu tort. Pourtirer à une distance très faible, je préfère le plomb à la ballefranche.
« Vous savez que Bonbonnel ne tuait jamais autrement sespanthères.
« Cette circonstance fortuite a peut-être pu l’aider à sedébarrasser de l’animal.
– Puissiez-vous dire vrai !…
– Tenez. Il a fait feu à bout portant. Voyez plutôt cesquelques poils noirs, qui adhèrent à cet autre trou rond, au fondduquel est une seconde chevrotine.
« Ce poil vient de la toison de l’animal. Friquet a tirémachinalement. Le coup n’a pas atteint la bête en plein corps, sansquoi elle eût été tuée raide par la charge, qui eût tout broyé surson passage, et pratiqué un trou à y loger le poing.
« Mais, elle a dû être sérieusement blessée, car je ne voispas d’autres vestiges.
– Il est évident que si nous ne retrouvons pas les grainsde plomb dans les branches, le gorille doit les avoir sous lapeau.
– J’avais raison. Voyez maintenant, là, à hauteur d’homme,cette large trace, imprimée sur cette liane, par une mainsanglante, une fois plus grande que celle de Friquet… Le gorille entient.
– C’est vrai, il a empoigné la tige pour s’appuyer… maistout cela ne nous dit pas où est le petit.
– Patience, mon ami. Nous avons déjà découvert un pointessentiel. L’animal est blessé, il ne peut être loin.
Les Galamundos arrivaient en ce moment de tous côtés, ralliéspar Ibrahim, qui fut mis en quelques mots au courant de lasituation.
Tous les chasseurs, Abyssiniens et indigènes, faisant appel àleur habileté, s’éparpillèrent sur un périmètre assez étendu,croisèrent leurs pistes, cherchèrent de nouvelles traces, revinrentsur leurs pas, parcoururent vingt fois le chemin de la clairière aubanian…
Peine inutile ; il semblait que le gorille, arrivé à cepoint, eût disparu sans laisser le moindre vestige de sonpassage.
Quelques-uns des guerriers, s’enlevant à la force des poignets,en gymnastes consommés, escaladèrent le géant à l’aide des câblesvégétaux qui pendaient de tous côtés.
Après un quart d’heure de recherches opérées jusque dans leshautes branches, ils redescendirent sans avoir rien trouvé.
Le banian, touchait un arbre de la même famille, qui lui-même sereliait à un autre. Sur un espace de plusieurs hectares, la forêtse composait exclusivement de végétaux de cette essence, tousenchevêtrés les uns dans les autres, et susceptibles d’offrir mêmeà un homme, un chemin aérien, qui pouvait conduire à une distanceconsidérable.
Il était vraisemblable, certain même, que l’animal, blessé,s’était dérobé par cette voie à la poursuite, en emportant lepauvre Friquet.
Les deux amis demeuraient atterrés en voyant ces inutilesefforts.
Non pas que personne eût l’intention d’abandonner la partie. LesGalamundos, sont d’une incroyable férocité ; pillards,voleurs, anthropophages, rien ne leur manque pour être les hommesles plus redoutables, mais ils ont le culte de l’hospitalité.
Friquet était leur hôte, ils voulaient le retrouver mort ouvif.
Les Européens, épuisés, se reposèrent un instant, et absorbèrentà la hâte quelques larges bouchées. Il était urgent de réparerleurs forces.
Au moment où ils allaient repartir à la découverte, le négrillonde Friquet, en proie à une indescriptible émotion, arrivait toutessoufflé en brandissant une sagaie.
Il parlait avec une extrême volubilité, criait, sanglotait,semblait désespéré. C’est en vain qu’il essaya de se faire entendredu docteur, qui interprétait cependant assez bien son dialecte.
Il n’avait pas été autorisé à suivre la chasse, quel qu’eût étéson désir.
Mais ne pouvant se résoudre à passer une demi-journée loin deFliki, il avait bien vite emboîté le pas à la troupe. Il accouraithors d’haleine.
Le brave enfant comprit sans explication quel danger terriblecourait son ami, et vit du même coup l’inutilité des recherchesopérées jusqu’alors. On l’écoutait à peine, tant était violentel’émotion générale, et pourtant, il avait une excellente idée.
Désespérant de se faire entendre, Majesté tourna les talons,sans ajouter un mot, et disparut dans l’épais fourré plus viteencore qu’il n’était venu.
Mais qu’était donc devenu notre pauvre gamin ?
Voici ce qui s’était passé. Au moment où le gorille, rendufurieux par le coup de feu parti accidentellement, se jetait surFriquet, et allait le mettre en lambeaux, ce dernier s’aplatitmachinalement contre le sol.
L’animal ne saisit que, l’étoffe épaisse et extrêmementrésistante du burnous, qu’il tira violemment à lui.
Le gamin, emmailloté dans le vêtement, dont il ne pouvait sedépêtrer, fut, comme purent le voir ses compagnons, entraîné par lequadrumane affolé, qui sentant d’autres ennemis tout près de lui,ne songea qu’à disparaître avec sa proie.
Friquet bien qu’atrocement cahoté, n’avait pas la moindreblessure. Mais telle était la vitesse de l’allure du gorille, dontla force inouïe était encore décuplée par la rage et l’épouvante,que notre ami comprit qu’il allait être infailliblement broyécontre les troncs d’arbres.
Cette course furibonde dura une minute à peine. L’animalsemblait ignorer ce qu’il y avait dans cette étoffe blanchâtre. Ilfuyait, en emportant le ballot, quitte sans nul doute àl’inventorier plus tard.
Friquet n’avait pas lâché son fusil. Il poussa tout à coup lepremier cri, entendu par André et le docteur au moment où ilss’élançaient dans la clairière.
Le fauve étonné s’arrêta un instant. Ce moment, d’une duréeinappréciable, suffit à l’homme pour se dresser et mettre enjoue.
Il avait, on s’en souvient, encore un coup de chargé.
Il fit feu presque à bout portant. Le gorille, la face grillée,cabriola, tomba sur le dos, et se releva plus menaçant quejamais.
Friquet tendit machinalement son fusil vide et désormais aussiinoffensif qu’un bâton. Il eut le temps d’apercevoir au côté gauchede la poitrine velue du monstre, une plaie énorme, d’où le sangs’échappait en bouillons rouges et écumeux.
L’arme arrachée, brisée comme un fétu, vola en éclats…
André et le docteur accouraient.
Le gorille, arrivé au paroxysme de la rage, empoigna de nouveaule jeune garçon par les habits et par la peau des flancs, le tintd’une main comme un homme ferait d’un petit chat, puis, escaladantle banian, en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter, ils’enfuit de branche en branche, mettant un intervalle assezconsidérable entre les chasseurs et lui.
Friquet suffoquait.
Le dénouement approchait. Il se sentait perdu. Suspendu entreciel et terre, à une hauteur de plus de quarante mètres, il allaitêtre mis en lambeaux, par l’animal qui malgré son horribleblessure, ne fléchissait pas, ou encore, il courait le risqued’être précipité, si l’autre était pris d’une subite faiblesse.
Il défaillait lui-même, sous la terrible étreinte de cette patteformidable. Nul doute que, sans l’épaisseur de son vêtement, il eûtété depuis longtemps déchiré.
La terreur causée au gorille par l’approche des chasseurs avaitretardé ce moment fatal.
Ces réflexions traversèrent l’esprit du gamin, comme un trait delumière.
De branche en branche, d’arbre en arbre, il s’éloignait de plusen plus.
Saisissant machinalement son revolver qui était toujours à saceinture, il l’appuya froidement sur la poitrine noire et velue dela bête. Une demi-seconde avant de serrer la détente, il se vit àune hauteur énorme, où le vertige régnait en souverain maître.
Il allait tomber…
Bah ! mieux valait cette colossale culbute qu’un séjourplus prolongé en aussi mauvaise compagnie, et d’ailleurs c’étaitbien le diable s’il ne trouvait pas une branche où seraccrocher.
Les battements du cœur du quadrumane faisaient sauter le canonde l’arme.
Le coup partit !…
Mortellement blessé, le gorille porta les deux mains à sapoitrine et lâcha Friquet, qui poussa un appel désespéré et qui,jambe deci, tête delà, rebondissant lourdement d’une branche surl’autre, dégringola d’une hauteur de cent cinquante pieds…
Cette scène terrible se déroulait à près de cinq cents mètres dupoint où se trouvaient les chasseurs.
La course du gorille à travers les branches avait été d’unefantastique rapidité. Ce qui expliquait l’éloignement du théâtre dela lutte.
Deux mortelles heures s’écoulèrent encore en vaines tentatives.Les deux amis étaient navrés.
Nul ne songeait pourtant à abandonner la partie, mais larecherche du gamin devenait de plus en plus difficile, au milieu decet inextricable fouillis de végétaux.
Les complications surgissaient à chaque pas. En dépit del’intelligence, de l’habileté et de la patience des chasseursblancs et noirs, il devenait impossible de trouver de nouvellespistes.
Le docteur éclatait en jurons et en imprécations inutiles.
Malgré la chaleur accablante, sous laquelle succombaient lesplus robustes, on allait de nouveau élargir le cercle etrecommencer une battue, quand un grand bruit de branches froissées,accompagné d’un souffle puissant fit rester tout le mondeimmobile.
Un cri aigu fendait l’air épais de la forêt, et l’éléphantd’Ibrahim, la trompe relevée, arrivait au grand trot, avec cetteallure lourde, un peu dégingandée, qui dépasse la vitesse d’uncheval au galop.
Il portait son conducteur habituel et le négrillon Majesté, quiavait poussé le cri d’appel.
– Oû, lé pétit couquin, s’écria le docteur, il a plusd’esprit sous sa toison de laine, que nous deux dans nos cervellescivilisées…
« Il est allé chercher un limier…
« Bravo ! enfant. Tu nous amènes un chien de chassequi a du nez.
– Je comprends ! dit à son tour André.
– L’éléphant, grâce à la merveilleuse subtilité de sonodorat, va retrouver Friquet.
– Allons ! en chasse.
L’idée du négrillon, était tout bonnement admirable.
Pénétré de la vérité de cet axiome, formulé dans toutes leslangues et même en latin : « Acta nonverba », des faits et non des mots, Majesté, avait prisses jambes à son cou, et s’en était allé, avec l’agilité d’uneantilope, chercher le brave Osanore, qui, à table jusqu’au ventre,se délectait dans la méthodique mastication de graminées épaisseset sucrées.
L’excellent animal, comme s’il eût compris ce que son petit aminoir réclamait de son instinct, s’était mis incontinent enroute.
André lui présenta tout d’abord les deux fragments du fusil. Illes saisit délicatement avec sa trompe, renifla fortement, semblatrès étonné en voyant brisée cette arme qu’il connaissait bien.
Puis, il chercha à la ronde, de l’œil et de l’odorat où pouvaitêtre Friquet. Son petit œil intelligent eut comme une expression dedésappointement en ne le trouvant pas.
Il allait du docteur à André, les frôlait doucement de latrompe, aspirait les émanations, assez fortes nous devons l’avouer,qui s’exhalaient des guerriers noirs, et cherchait patiemmentl’effluve particulier de son ami.
– Friquet ! Friquet ! criait le docteur de savoix de tonnerre.
À chaque appel, l’éléphant soulevait ses immenses oreilles,comme s’il eût espéré entendre dans le lointain, une vague réponse,un cri, un soupir poussé par celui dont l’absence était pour luinon moins incompréhensible que douloureuse.
Il devenait nerveux, inquiet, agité. André le conduisit à laplace ou le gorille avait été blessé. Il promena lentement satrompe sur l’empreinte sanglante laissée par le quadrumane, etsouffla furieusement.
Un sourd grondement emplit sa gorge, et une note vibrante,cuivreuse, s’exhala de son larynx, comme un formidable cri deguerre.
Son œil flamboyait, reflétant une implacable colère. Puis, soninfaillible odorat lui permit de démêler au milieu de cetteémanation impure, celle de son ami… il avait compris.
Il leva la tête, huma fortement l’air environnant, et partitcomme un ouragan, la trompe levée vers les cimes.
Les chasseurs se lancèrent au galop à sa suite. Il bondissait,ce colosse, au milieu des tiges qu’il tordait, des arbres qu’ilarrachait, des lianes qu’il cassait comme des ficelles. La voiequ’il traçait, eût été praticable pour une batteried’artillerie.
Cette course furieuse dura cinq minutes. On sentait que ledénouement approchait. L’émotion avait centuplé la force de nosamis, qui arrivaient presque en même temps que le pachyderme sousun banian monstrueux.
Le négrillon se laissa glisser d’un bond sur le sol.
Le cadavre du gorille, le côté haché par les chevrotines, lapoitrine trouée par la balle du revolver, gisait étendu sur le dos.La gueule, entrebâillée, découvrait des dents énormes, l’éclat desyeux, grands ouverts, n’était pas encore voilé par la mort.
– La hideuse bête ! s’écria André.
Osanore partageait sans doute cette manière de penser, car,s’approchant au plus près, il leva sa patte, grosse comme un troncd’arbre, et la posa simplement sur le torse velu du quadrumane.
Cela fit : Crac ! Et la poitrine du monstre comme sielle eût été comprimée par une presse hydraulique, devint du coup,plate comme la main.
Cet acte de justice sommaire accompli, l’éléphant aspira denouveau l’atmosphère, avec ces reniflements saccadés, habituels auxchiens de chasse qui rencontrent.
Il avança, recula, tourna, revint sur ses pas, puis, leva latête, autant que le peu de longueur de son cou le lui permettait,et de sa trompe droite, rigide, levée comme un doigt immense, ilmontra un paquet blanc, accroché à une hauteur considérable.
– C’est lui, s’écrièrent simultanément les deux Européens,c’est lui !
Le négrillon, avec l’agilité d’un écureuil, grimpait en s’aidantd’une liane.
– Doucement, lui cria le docteur, dans son patois,doucement, pas de secousses.
L’enfant montait toujours. Il atteignit enfin le pointpérilleux.
Déroulant une longue corde qu’il portait autour des reins, ils’occupa tout d’abord d’attacher solidement le corps inerte de sonami. Par un miracle inouï, un tronçon de branche taillé en biseau,avait traversé l’étoffe du burnous. Le tissu, avons-nous dit, étaità ce point résistant, que le corps de Friquet y était restéenveloppé comme dans un hamac.
Cet incident avait arrêté la chute, et notre gamin, accrochécomme un lustre, évanoui sans doute, grièvement blessé peut-être,attendait, sans donner signe de vie, qu’on vînt le retirer de cetteposition périlleuse.
Maintenant que le négrillon avait paré à l’éventualité d’unenouvelle chute, il fallait aviser aux moyens de le descendre.
Plusieurs Galamundos, rompus à tous les exercices de lagymnastique équatoriale, se hissaient vivement pour aller prêtermain-forte à Majesté.
Le moyen le plus simple était de descendre, de branche enbranche, à l’aide de la corde, Friquet toujours enveloppé dans sonburnous.
Au moment où cette manœuvre avait déjà reçu un commencementd’exécution, survint un nouvel et terrible incident, qui menaçad’en compromettre le succès.
Un cri d’horreur échappa à ceux qui étaient restés au pied del’arbre, à la vue d’un corps énorme, s’élançant des plus hautescimes et se laissant en quelque sorte tomber, dans un irrésistibleélan, sur le groupe des sauveteurs, suspendus à plus de quarantemètres.
C’était un second gorille. L’arbre servait de repaire au couplesignalé. Celui qui faisait en ce moment son apparition, s’apprêtaità venger chèrement la mort de son compagnon.
Il y eut un instant d’indescriptible angoisse.
Puis, un coup de feu.
Ah ! bravo ! Il fallait pour André mettre à profitcette adresse merveilleuse dont il avait donné la veille un siéclatant témoignage.
Il saisit le féroce animal au moment où il bondissait, etpendant le dixième de seconde que dura son élan, le chasseurconcentrant en lui tout son sang-froid, mettant toute sa vie dansson regard, avait pour ainsi dire jeté d’inspiration ce coup defeu.
Le gorille, atteint au-dessous de l’épaule, en pleine poitrine,roula en rugissant et vint tomber sur ses deux pieds de derrière,juste devant l’éléphant.
Ah ! pardieu, son affaire fut bientôt faite. Le braveanimal saisit le monstre encore étourdi de sa chute, le ceintura enun tour de… trompe, et l’étripa littéralement, comme avec un câbleserré par un cabestan.
L’autre hurlait désespérément, le sang sortait de sa blessurecomme d’un robinet. Il essaya de se cramponner à la face del’éléphant, dont il saisit une oreille entre ses dents.
Celui-ci, plus furieux que jamais, desserra légèrement sonétreinte, puis, brusquement, le lança à toute volée sur le tronc dubanian, contre lequel il vint s’écraser, en emportant un morceau del’oreille entre ses mâchoires contractées.
Deux minutes après, le corps inanimé de Friquet touchaitterre.
– Mon pauvre enfant, soupira douloureusement le docteur,dans quel état faut-il que je te retrouve !
– Il n’est pas mort, n’est-ce pas ? interrogeaanxieusement André.
Le docteur, sans répondre, fendit les habits avec son couteau,et découvrit la poitrine, sur laquelle il appliqua son oreille.
– Comme il est pâle, le pauvre petit ! Vous ne ditesrien, rassurez-moi, je vous en prie. Par pitié, docteur, vous savezcombien je l’aime, disait le jeune homme les larmes aux yeux.
Le docteur auscultait toujours…
Le négrillon, accroupi, pâle comme les noirs, c’est-à-dire lapeau cendrée, les lèvres grises, sanglotait à pleine poitrine.
Les anthropophages, eux-mêmes, étaient émus.
– Enfin !… Il vit, mon cher André, il vit…Entendez-vous !… son cœur bat. Vite de l’eau !
Ce n’était pas ce qui manquait, le sol était comme uneéponge.
Après lui avoir doucement imbibé la figure et avoir fait glisserquelques gouttes entre ses lèvres serrées, le docteur appuyaméthodiquement sa main sur la poitrine, qui se souleva peu àpeu…
Un léger soupir s’exhala de la gorge du gamin, qui ouvritlentement les yeux…
Après avoir été traîné à travers les végétaux de la forêtvierge, transporté au haut d’un arbre géant par une patte plus quebrutale, lancé de haut en bas à l’aventure et être resté évanouipendant près de deux heures, il était bien permis d’être un peuétonné en se retrouvant au nombre des vivants.
C’est ce qui arriva à Friquet. Il regarda son entourage d’un airpassablement interloqué. Mais, bien qu’il possédât quelque teinturede littérature boulevardière, qu’il sût parfaitement que quand lejeune premier revenait à la vie, il était d’usage qu’ildemandât : « Où suis-je ? » notre ami eut lebon goût de rompre avec la tradition.
Il ouvrit largement les deux bras, et là, bonnement, rondement,comme avec un père, il embrassa le docteur sur les deux joues.
L’excellent homme, radieux, suffoquait de joie.
– Mon pauvre enfant ! Mon pauvre enfant ! Quelleinquiétude tu nous as donnée !
– Cristi, docteur, c’est pas pour dire, mais j’suisrudement démoli, dit-il faiblement… Et m’sieu André… Oùest-il ?
Le jeune homme, les mains tendues, étreignait fraternellement legamin, sans dire un mot… Le bonheur l’étouffait.
Puis, ce fut le tour du négrillon, qui passait d’uneinconsolable douleur à la joie la plus vive, riait, pleurait,criait, sautait comme un fou.
– Eh ! bien, matelot, tu voulais une famille. Tu peuxte vanter d’en avoir une qui t’aime. Il y a pas mal demillionnaires qui voudraient être à ta place.
Puis, un organe bizarre, long, mou, cylindrique, contractile, sedéroula au milieu du groupe, avec un soufflement bien connu.
C’était la trompe de l’éléphant. Le bon animal avait avancé latête, et trouvant une petite place pour glisser bienaffectueusement son puissant organe d’olfaction, caressaitdoucement la poitrine nue du gamin.
Enfin, chacun était en fête, jusqu’à Ibrahim, qui vintsilencieusement serrer la main de Friquet, en lui témoignant toutela joie que lui causait sa résurrection.
Le pauvre petit homme était bien faible, bien démoli,comme il le disait plaisamment.
Il ne pouvait pas se lever, à peine s’il avait la force deparler.
Après avoir minutieusement passé en revue tous ses membres, tâtéles jointures, fait jouer les articulations et reconnu que sauf delarges ecchymoses qui marbraient sa peau, Friquet était à peu prèsintact, le docteur pensa à le ramener au village.
La chasse était finie, puisque les deux gorilles, en fortmauvais état grâce aux horions distribués par l’éléphant, gisaientsur le sol. Les Galamundos, après leur avoir lié les quatre pattes,les avaient enfilés chacun dans une perche portée triomphalementsur les épaules de deux hommes.
Quant à Friquet, il fut avec d’infinies précautions hissé sur ledos de son cher quadrupède, plus heureux et plus fier quejamais.
Majesté et le docteur prirent place à ses côtés, le premier, luisoutenant la tête, pour éviter jusqu’aux moindres cahots, le secondracontant à voix basse à son matelot, par quelle terriblesuccession d’aventures il était passé, leur inquiétude mortelle, etenfin, l’idée du négrillon admirablement exécutée parl’éléphant.
Friquet, en proie à une épouvantable courbature, inerte, moulu,assommé, se laissait doucement bercer, et écoutait ravi ce récitquasi fantastique. Sa pensée seule était intacte…
– T’es gentil tout plein, mon petit frère noir, disait-il àson sauveur. Vrai, t’as eu là une idée sans pareille… À charge derevanche, pas vrai…
« Drôle d’histoire, tout de même. Me voilà, moi, le gaminde Paris, passé à l’état de gibier, c’est un fils de roi noir quim’a chassé, avec un éléphant en guise de chien !…
« Oh ! mon tour du monde !…
« À propos, docteur, et le gorille… le mien, on l’emporte,n’est-ce pas… c’est que je veux en manger, moi !… »
Pêche aux crocodiles et chasse aux flamants roses. – Lesétonnements du gamin de Paris. – Déguisés en amphibies. – Unsouvenir de Bougival… en France. – Les apprêts d’un festind’empereur romain. – Quand on a jadis absorbé du bouillon de chevaldans un casque de cuirassier… – Fausse entrée du « spectrerouge » chez les noirs. – Un théâtre dans l’Afriqueéquatoriale. – Ce que c’est qu’un fauteuil d’orchestre au théâtreimpérial de S. M. Zéluko. – Tragédien comme feu Néron. – C’esttrop nature ! – Anthropophages en effigie.
La chasse au gorille qui avait failli être si fatale à Friquet,était, avons-nous dit, le préliminaire d’un plantureux repas queZéluko, chef des Galamundos, voulait offrir à son ami Ibrahim.
L’homme étant le « nec plus ultra » gastronomique,l’ambroisie des peuplades anthropophages, et le gorille étant parexcellence le gibier qui se rapproche le plus de l’homme, on jugede la faveur avec laquelle sa capture est accueillie.
On n’avait pas en ce moment le moindre bimane à se mettre sousla dent : il fallait se contenter de simples quadrumanes.
Faute de grives on prend des merles.
Les cadavres des deux « hommes des bois », fortmaltraités par l’éléphant, furent méthodiquement découpés, et leshuit mains, désarticulées au poignet, soigneusement mises à marinerdans des jarres pleines d’excellent vinaigre de vin de palme.
Ces morceaux de choix étaient réservés aux invités dedistinction. Mais il fallait, pour parachever ce ragoût équatorial,d’autres éléments très rares, ou tout au moins d’une conquêtedifficile.
Outre les mains humaines, ou simplement simiennes, ce mets royalse compose de cervelles et de langues de flamants roses,assaisonnées d’un coulis d’œufs de fourmis rouges pilés, qui luidonne une saveur de haut goût, et, paraît-il, inoubliable.
Les fourmis rouges abondent. Les flamants aussi, mais cesmagnifiques échassiers sont d’une humeur tellement farouche, queleur capture est presque impossible.
C’est de cet « impossible » que nos chasseurs allaienttenter la réalisation.
Le lendemain, dès l’aube, on se mettait derechef en chasse.
Vous croyez, peut-être, que Friquet, après son effroyableaventure de la veille, était, comme on dit vulgairement « surle flanc ».
Allons donc ! ce serait bien méconnaître l’intrépide gamin.Après quinze heures de repos, il ne lui restait, de son traînage àtravers les branches, de sa course échevelée au haut des cimes, dessauvages étreintes du quadrumane, et de sa fantastique culbute,qu’un peu de courbature et de raideur dans les reins.
Il est vrai qu’il avait subi, de la part d’un médecin indigène,un traitement énergique, qui avait fait merveille sur sa vigoureuseorganisation.
Son ami le docteur, qui ignorait les mesquines jalousiesprofessionnelles, avait laissé bien volontiers opérer soncollègue.
Celui-ci avait mis le pauvre éclopé nu comme la main, et,pendant trois longues heures, l’avait soumis à un massageméthodique alterné avec de vigoureuses frictions d’huile depalme.
Friquet avait d’abord hurlé comme un chat écorché, puis, peu àpeu, ses muscles de fer, ses nerfs d’acier, avaient repris leurélasticité première, à la grande joie de ses amis, et de sonmasseur, ravi de l’heureux résultat de l’opération.
– Mâtin, lui dit-il en guise de remerciement, t’es pasbeaucoup plus gentil que mon singe d’hier, mais t’as tout de mêmela main plus douce.
« Patron, sans vous commander, donnez donc une poignée desel à ce brave garçon. »
Ibrahim, qui, décidément, avait toutes les faiblesses pour lepetit Parisien, fit aussitôt donner au docteur noir la friandiseque celui-ci croqua avec des gambades fort incompatibles avec ladignité professionnelle.
Après une marche rapide, qui ne dura pas plus d’une demi-heure,les chasseurs atteignirent un lac de moyenne grandeur, aux eauxbleues, et que traversait un fleuve, comme le Rhône, le lac deGenève.
Une énorme quantité de flamants s’ébattaient sur les rives.
C’était merveille de voir ces admirables oiseaux au plumageflamboyant, au bec et aux pattes de corail, se promener gravementsur les berges, s’éplucher coquettement, puis détendre comme unressort leur long col, darder leur tête sous les eaux et saisir,avec une adresse incroyable une larve ou un fretin.
Le docteur et André étaient armés de leurs bonnes carabines.Ibrahim ne portait que sa pipe à tuyau de jasmin. Quant à Zéluko età ses hommes, au nombre d’une trentaine, ils avaient pour toutearme, un long coutelas. Les deux tiers environ étaient munis d’unsac d’étoffe grossière, et les autres portaient avec beaucoup deprécautions chacun un petit cochon.
Des couteaux, des sacs de toile et des cochons de lait, cessinguliers engins d’une chasse au gibier à plume étaient assezextraordinaires et intriguaient vivement les Européens.
Impossible d’ailleurs d’approcher les flamants. Les moinsfarouches se tenaient à plus de deux cents mètres du groupe deschasseurs. Ceux-ci essayaient-ils d’avancer, qu’une sentinelle,faisant tout à coup retenir un cri vibrant comme une note declairon, la bande s’envolait à tire-d’aile avec un bruit detonnerre, et se posait deux cents mètres plus loin.
Voyant qu’il était impossible de tromper leur vigilance, Andrén’y tint plus. Épauler son arme, et tirer aussitôt fut l’affaired’une seconde.
– Bravo ! m’sieu André, bravo ! c’est ça qu’estenvoyé.
Un des phénicoptères, foudroyé par la balle de l’infaillibletireur, s’abattait en effet lourdement dans le lac. Les noirs semirent à rire, et nul d’entre eux ne fit mine d’aller chercher cebutin superbe.
– Dites donc, les amis, si vous avez peur de l’eau, fautl’dire, j’vas vous montrer comment on tire sa coupe…
Joignant le geste à la parole, le gamin allait piquer une tête,et parcourir en quelques brasses vigoureuses la distance quiséparait le gibier de la rive, quand un geste impérieux de Zélukole cloua au sol.
Il était temps. L’eau bouillonnait en plus de vingt endroits, etl’on voyait émerger en même temps toute une série de têteshideuses, s’avançant en cercle autour du flamant qui flottait aucentre de cette menaçante circonférence.
Une de ces têtes sembla se fendre en deux, puis, clac ! lesdeux moitiés se refermèrent avec ce bruit déjà connu d’un couverclede malle qui retombe.
Le flamant avait disparu, escamoté comme une fraise.
C’étaient des crocodiles.
– Ah ! mais non ! Plus souvent que j’irais àl’école de natation avec des marsouins de cette espèce-là…
« Merci, estimable Zéluko. Vous êtes un père. C’est pasBicondo, qu’aurait jamais fait une chose pareille.
« Avec tout ça, m’sieu André, c’est du gibier perdu. Jamaisd’la vie on ne pourra attraper un seul oiseau.
– Cela me paraît en effet difficile, répondit le jeunehomme un peu décontenancé.
– Laisse faire, matelot. Ce n’est pas sans motif qu’ilsnous ont montré l’inutilité de nos efforts. Je suis sûr qu’ils ontquelque bon tour dans leur sac.
Ibrahim, accroupi à l’ombre, tirait méthodiquement de largesbouffées du bouquin d’ambre de sa pipe.
Zéluko vint s’allonger près de lui dans sa pose favorite, à platventre. Les trois blancs les imitèrent, et attendirent plusintrigués que jamais.
– Ta carabine est inutile, dit le négrier à André. Mes amisvont prendre autant d’oiseaux qu’ils voudront. Tu verras. Nousaurons deux chasses pour une.
Puis, comme fatigué d’en avoir tant dit, il retomba dans samuette immobilité.
Les noirs ne restaient pas inactifs.
– Mais que diable est-ce qu’ils tripotent, monologuait legamin. Vont-ils donc pêcher à la ligne ?
« L’hameçon est un peu fort, et si jamais les flamantsgobent l’appât je veux devenir empereur de la lune. »
La manœuvre des noirs était, en effet, passablementsingulière.
L’un d’eux était armé d’un fort émerillon à trois branches,attaché à une longue et solide ficelle en fibres d’aloès.
Il prit un des petits cochons, lui enfila fort délicatement unedes pointes dans les parties les plus charnues du train dederrière, et le lança à toute volée, le plus loin qu’il put, aubeau milieu de l’eau.
Pendant ce temps, un autre chasseur faisait crier un secondcochon en lui pinçant fortement l’oreille, car celui qui servaitd’appât gardait un silence obstiné, pour échapper à un trépaspourtant inévitable.
Cette musique eut un résultat immédiat. Comme tout à l’heure leflamant, le pauvre petit cochon fut bientôt enserré dans un cercleformidable.
Les crocodiles sortant à mi-corps de la surface du lac,s’avançaient, les yeux ardents de convoitise, cri faisant claquerleurs mâchoires hérissées comme des chevaux de frise.
Celui qui tenait la tête dans cet horrible steeple-chase,accéléra encore son élan, et d’un seul coup, happa goulûment etl’animal et le crampon.
– Oh ! le pauvre petit cochon ! s’écria Friquetdésolé. Il était si gentil, avec son museau rose et sa queue envrille !
C’est en vain que l’horrible saurien se livra à une série deculbutes et de bonds désordonnés, pour échapper à la griffe de ferqui déchirait le gosier.
Il fut doucement halé vers le bord, et attaché à un arbre par laqueue. Cette précaution est indispensable, car les coups qu’ilporte sont terribles. Il fut ensuite retourné sur le dos, comme unesimple tortue, position fort incommode pour lui, et qui le rendabsolument inoffensif.
Un des Galamundos lui ouvrit sans façon le ventre dans salongueur, et retira l’estomac ainsi que les intestins qui furentlavés à grande eau, puis gonflés d’air.
La carapace, la tête et les pattes furent débarrassées de lachair, remplies de sable et déposées à l’ombre.
Ibrahim et Zéluko, qui semblaient assister à une cérémonieréglée d’avance, s’amusaient prodigieusement.
Les Européens étaient de plus en plus intrigués.
Chez Friquet, l’étonnement se compliquait d’une légère nuanced’ahurissement.
– Mais les flamants, répétait-il à satiété, les flamants,ils ne veulent pourtant pas nous faire manger cette sale viande quiempoisonne le musc… Ah ! mais non !
– Patience, mon fils, patience, murmurait le docteur, quiprenait de son côté un réel plaisir à ce sport singulier. Je n’ycomprends rien, mais cela m’intéresse énormément.
L’opération qui avait présidé à la capture « du premiercrocodile », fut répétée une vingtaine de fois avec un égalsuccès. Au bout de deux heures, vingt carapaces séchaient sur lerivage, et les intestins gonflés, se parcheminaient lentement.
On prit une heure de repos. Il pouvait être dix heures. Lesoleil dardait d’implacables rayons.
Le lac était redevenu tranquille. La torpeur envahissait lanature, les crocodiles dormaient lourdement, les uns, échoués surles terrains d’alluvion formant les berges, les autres, flottantsur les eaux comme des troncs rugueux.
Chose incroyable, les flamants, loin d’appréhender leurprésence, faisaient volontiers société avec eux.
Ils barbotaient presque entre leurs pattes, tout en se tenanthors de la portée de leur gueule, et enfin, ce qui confondait lesEuropéens, ils ne craignaient pas de se reposer sur leur dos. Là,leur long col replié sous l’aile, une patte relevée sous le ventre,et en équilibre parfait sur l’autre, ils sommeillaientinsoucieusement sur ce fantastique perchoir.
Les chasseurs attendaient ce moment.
Vingt noirs, nus comme la main, prirent chacun un des sacs detoile dans lequel ils déposèrent leur coutelas, et unedemi-douzaine de morceaux d’un bois très dur, longs d’un pied,pointus aux deux bouts.
Les carapaces furent débarrassées du sable qu’elles contenaient,et les intestins gonflés, y furent introduits. Chaque homme seglissa ensuite par l’ouverture béante au milieu de ces membranespleines d’air, qui d’après le principe d’Archimède devaientpermettre à ce singulier appareil de flotter.
Puis, bien renfermé dans la dépouille du saurien, avec laquelleil faisait corps, le chasseur passa ses mains dans les pattes, dontla face palmaire enlevée, laissait libre les mouvements des doigtscomme dans le gantelet de fer d’un chevalier du moyen âge.
L’ouverture abdominale fut cousue avec du fil d’aloès, etenduite de résine de gaïac. Enfin, on fit à tous ceshommes-crocodiles, leur « tête », de façon à tromper lesdormeurs du lac, à deux et à quatre pieds.
Ces préparatifs terminés, ils furent transportés sur les épaulesde quatre de leurs compagnons, comme une embarcation mise à flotpar des canotiers.
Friquet, en sa qualité d’habitué des sports nautiques, nepouvait manquer d’en faire la remarque.
– Ni plus ni moins qu’à la Grenouillère, dit-il au docteur.Drôles de yoles, tout de même. Que diable vont-ils faire,maintenant que les voilà déguisés en crocodiles !
– Patience, fichu bavard.
L’étrange flottille, abandonnée au caprice de l’eau, au point oùle fleuve se perdait dans le lac, fut bientôt au milieu decelui-ci.
Les chasseurs, poussés par le courant, se dirigeaient avec leursmains. Ils arrivèrent bientôt au milieu des amphibies, sansexciter, grâce à ce travestissement, leur défiance, non plus quecelle des oiseaux endormis sur leur enveloppe écailleuse.
Le premier qui accosta était un favori de Zéluko, nommé Kouané.Voyant l’instant propice, le rusé compère, leva un peu la tête,étendit le bras, et cueillit par la patte un superbe flamant, quiétait comme planté sur le dos d’un vrai crocodile.
Avant d’avoir pu pousser un cri, l’oiseau disparut, et futdéposé, après avoir eu préalablement le cou tordu, dans le sacservant de carnassière, et qui pendait dans l’eau, lesté par lecoutelas et les lourds bâtonnets d’ébène.
– Ah ! les malins ! s’écria de nouveau le gaminstupéfait !… Eh ben ! y sont rudement forts.
« C’est tapé, ça, papa, dit-il familièrement au monarque,dont un rire énorme entrouvrait les crocs aigus. »
Les compagnons de Kouané l’imitèrent à qui mieux mieux avec unégal bonheur, et le butin s’entassa rapidement.
Tout alla bien pendant un certain temps. Mais quelques-uns parmiles sauriens, les mieux avisés sans doute, trouvèrent étranges lesallures des intrus. Ces inexplicables escamotages des flamants lesintriguèrent, et ils se mirent à tourner autour des chasseurs, d’unair à la fois inquiet et menaçant.
Ceux-ci voyant leur artifice découvert, se préparèrent à labataille !…
Ils saisirent d’une main leur coutelas, et de l’autre le morceaude bois dur qui était l’arme offensive, tranchèrent en un clind’œil les coutures de leur fétide enveloppe, dont ils sedébarrassèrent aussitôt.
Le but était désormais atteint, la chasse était copieuse, ils’agissait d’opérer la retraite vers la rive où se trouvaient lesspectateurs.
Sans abandonner leurs appareils de flottaison, qu’ils poussaientdevant eux comme des barricades mouvantes, les chasseurs se ruèrentau milieu de leurs ennemis, qui, friands de chair noire autant queles ours le sont de miel, s’avançaient, la gueule ouverte, enbattant l’eau de formidables coups de queue.
Mais, quelle désillusion dut éprouver le premier qui voulutgoûter du nègre !
Le bâtonnet lui fut, avec une dextérité sans égale, introduitverticalement entre la langue et le palais. Puis, quand il voulutréunir ses mâchoires, qui, suivant son calcul, devaient couper lebras de l’imprudent, les deux pointes s’implantèrent profondémenten sens inverse dans la gueule, qui ne put plus se refermer.
La même manœuvre fut exécutée sur toute la ligne, et on vitbientôt les monstres se tordre affolés, tourner en tous sens, lagueule béante, haletant comme des soufflets de forge, et dansl’impossibilité de plonger sous peine d’asphyxie.
Il y eut bien quelques chasseurs contusionnés, mais aucun nemanquait à l’appel, quand ils abordèrent, porteurs d’un superbebutin.
Cinquante flamants avaient été capturés dans cette chasseétrange.
Restait à préparer le mets sans pareil. La troupe entière,Zéluko et Ibrahim en tête, revint au plus vite au village.
Cette course de gens haletants, fumants comme des solfatares,ressemblait à une déroute. C’était l’allure de gens affamés,pressés de se repaître de victuailles choisies, et dont la raretécentuplait la valeur.
Les Européens, suffoqués, la face violette, tirant la langue,emboîtaient le pas à ces goinfres, tout en maudissant leurincompréhensible précipitation. Ils ne comprenaient pas, et avecjuste raison, cet hommage enthousiaste, brutal même, rendu au dieuVentre.
À peine désaltérés d’une large lampée de bière de sorgho, laboisson habituelle des peuplades équatoriales, les chasseurs,transformés en cuisiniers, s’empressèrent, les uns de fouiller desfosses profondes, destinées à recevoir des braises sur lesquellesle rôti devait cuire à l’étouffée, les autres, d’aller chercher desherbes aromatiques propres à lui donner une saveur spéciale.
D’autres, enfin, se mirent en quête de bois d’une essenceparticulière, réservés à l’honneur de servir à la cuisson de cessacro-saintes victuailles.
Le maître coq de la tribu, ou plutôt, l’officier de bouche de SaMajesté, qui s’était fort distingué pendant l’expédition, saisitles phénicoptères, et leur arracha d’abord la langue qu’il mit àpart. Il leur brisa ensuite la tête d’un vigoureux coup de dent,sortit les cervelles à la façon d’un singe qui épluche des noix, etles déposa dans une calebasse vide.
Il les pétrit ensuite ensemble, en fit un épais mastic, auquelil ajouta, en quantité égale, des gros œufs de fourmis ayant levolume de grains de riz. Dans sa pâte rendue bien homogène par unelongue trituration, il introduisit, en guise de lardons, leslangues, charnues, et épaisses, à l’aide d’une mince brochette.
Il fit de cette pâte quatre blocs d’égale grosseur, et enfermachacun d’eux entre deux pattes de gorilles, qui furent ficelées àl’entour de la masse qu’elles semblaient étreindre dans leurs dixdoigts.
Une quadruple enveloppe de feuilles enserra le tout, et ce rôti,fut déposé sur un lit de cailloux rougis par la combustion desbranches odorantes rapportées par les marmitons couleurd’ébène.
Le rôti fut recouvert de braises et de cendres chaudes.
Deux heures étaient nécessaires à la cuisson.
Friquet ne songeait pas à dissimuler le dégoût que lui causaientces préparatifs.
– Qué qu’vous dites de ça, m’sieu André ? Moi, j’avoueque ça me semble assez répugnant.
« J’ai mangé un peu de tout autrefois ; eh ben !là, franchement, si c’est pour ce fricot-là qu’on s’éreinte depuisdeux jours, le jeu n’en vaut pas, la chandelle.
– C’est ce qui vous trompe, mon bon ami. Je suis persuadéque ce sera délicieux.
– Quoi ?… Les pattes… les mains du…
– Oui, du gorille.
– Pouah !… avec les langues violettes, ces cervellesen bouillie… ces œufs de fourmis… oh !… non, n’en fautpas.
– Oh ! moi, cela m’est égal. J’ai mangé à Parispendant le siège pire que tout cela. Je vous épargne le détail.Depuis les matous de gouttières jusqu’au rats d’égout, toute lasérie animale y a passé.
– Aïe !… Aïe !… Aïe !… Les camarades mel’ont bien dit. Y en avait qu’étaient fusiliers avec le capitaineLucas et l’enseigne des Essards en face la Gare-aux-Bœufs. Mais,c’est égal, n’empêche que c’est de vilaine marchandise.
– Allons, mon vieux marsouin, soyez donc à la hauteur. Nonseulement j’ai mangé des rats frits dans du suif, mais encore j’aibu du bouillon de cheval dans un casque de cuirassier, continua enriant le jeune homme, qui s’amusait des répugnances, fortadmissibles d’ailleurs, du petit Parisien.
– Allons, matelot, cambusier de malheur ! fichudélicat, Sa Majesté Zéluko t’offre un repas d’empereur romain, ettu t’avises de faire la petite bouche !…
– Un repas… d’empereur… romain… Oh là, là !… Ehben ! moi qui vous parle, je m’en moque pas mal de vosempereurs, aussi bien de ceux qui sont romains comme des chandellesd’artifice, que de ceux qui ne le sont pas, romains !
– Mossieu Friquet, respectez la constitution du pays dontvous êtes momentanément l’hôte. Conservez précieusement vospréférences républicaines, nous les partageons ; mais je vousle répète, respectez la monarchie qui vous hébergeprésentement.
– Suffit, m’sieu, on rengaine son spectre rouge, et ongarde ses convictions.
« Vous disiez donc que les empereurs romains mangeaient desfricots analogues…
– À celui qui cuit en ce moment. Le nommé Vitellius faisaitvenir à grands frais de la Lybie des cervelles et des langues deflamants, qui, préparées, sauf légères variantes, d’une façonsemblable à celle-ci, constituaient un régal dont ses invités seléchaient les doigts.
« Ce n’est pas tout. Ce gourmand, imbécile et répugnant,dévorait aussi des plats composés de deux ou trois mille langues derossignol, saupoudrées de poussière de diamants.
– Peuh !… d’un empereur rien ne m’étonne. Ce qui mesurpasse, c’est qu’on en ait fait jadis en France, et qu’il y enait encore en Europe.
– Mossieu Friquet, vous parlez politique, absolument commeun journal sans cautionnement. Finissons. Abandonnons ce terrainbrûlant.
« D’autant plus, que la musique indigène semble nousannoncer quelque chose de neuf.
– Tiens, c’est vrai. D’zim !… boum !…boum !… on dirait la parade…
« Allons donc voir. »
Pendant que le repas cuisait, Zéluko, qui possédait toutes lesdélicatesses de l’hospitalité, avait fait préparer undivertissement non moins curieux qu’inattendu.
Nos trois amis allaient assister à une : Représentationdramatique !
Oui, vous avez bien lu : une représentationdramatique ! Un théâtre dans l’Afriqueéquatoriale !
Il était dit que Friquet, faisant son Tour du monde,verrait se réaliser toutes les invraisemblances.
– Ça, c’est gentil. Ce monsieur Zéluko me raccommode un peuavec l’autorité souveraine.
– Déjà, reprit malignement le docteur. Tes convictions netiennent pas longtemps. Réactionnaire, va !
– Mais non. Y a pas de réaction là dedans, histoire des’amuser un brin.
« Aujourd’hui, on fait un peu la noce, une fois n’est pascoutume.
– Té, tu trouves toujours autant dé trous qué dé chévilles.N’importe, te voilà coté, matelot.
Ah ! bien oui, coté ou non, réactionnaire ourévolutionnaire, Friquet pensait vraiment à tout cela. Il voyait unthéâtre presque pour de vrai, et ma foi le titi l’emportait surl’explorateur et le politicien.
– Mais, c’est pas mal monté du tout, disait-il d’un airconnaisseur.
Notre ami était décidément en veine d’optimisme, comme le luifit remarquer André.
– Voyons Friquet, ce « théâtre », comme vousl’appelez pompeusement, n’est que la hutte où s’accomplissent leshorribles sacrifices humains, suivis de festins, plus épouvantablesencore.
« Ces ossements qui tapissent les murailles, ces débris desquelettes…
– Le décor n’est pas folâtre, j’en conviens ; mais,regardez donc, il y a un rideau, un vrai rideau ! Il n’ymanque plus que les annonces. Et ce buffet, avec toutes lescalebasses pleines de bière et de lait caillé. Tout ça gratuit. Onn’attend plus, que la marchande de chaussons aux pommes… Locationd’lorgnettes !… L’Entracte !… Journaux dusoir !… Faut-il une chumelle ?…
– Gamin ! va.
Les trois Européens sont conduits aux places d’honneur près del’orchestre, très rudimentaire on va le voir, mais bieninattendu.
Il n’y a ni trucs, ni décors, ni luminaire, et pour cause, on nejoue que pendant le jour. Les loges et les galeries sont inconnues,un simple parterre s’étend devant la scène.
Détail répugnant, dont nos amis n’eurent que trop tardconnaissance, les places réservées aux hôtes de distinction sontdes crânes humains montés en escabeau sur une tige d’ébène, commedes tabourets de pianos.
Les abonnés à Paris, ont leur fauteuil à l’Opéra, chez lesGalamundos, ils ont leur crâne… La place n’est pas large, elle leursuffit. Chacun en est fier. Ne la possède pas qui veut ?
Une douzaine, tout au plus, occupent ces sièges lugubres. Lesautres n’ont pour s’asseoir qu’une tête de bœuf, dont les cornesservent d’appui à leurs bras. Ce sont les stalles.
Ibrahim, qui fume son éternelle pipe à tuyau de jasmin, donne àAndré quelques détails sur le spectacle qui va commencer.
Il n’y a pas de « troupes » chez les tribuséquatoriales. Les rôles sont réservés au roi et aux principauxdignitaires.
Pourquoi pas ? Néron a bien joué la tragédie, et leRoi-Soleil n’a pas dédaigné de figurer dans les ballets àVersailles.
L’opérette, la comédie et l’Opéra-comique y sont inconnus, maisle mélodrame y est nature.
Les artistes figurent, comme bon leur semble un épisode deguerre, de chasse ou du règne de leur souverain ; ce dernierest ordinairement le premier sujet.
Les femmes sont rigoureusement bannies des représentations,comme actrices et comme spectatrices. On les voit se pressercurieusement hors des limites assignées à l’assistancemasculine.
… La toile ne se lève pas, elle s’ouvre.
L’orchestre se fait entendre. Ô merveille inénarrable ! cen’est plus la rafale expectorée jadis par les musiciensindigènes.
Oh ! non, c’est bien plus extraordinaire, c’estrenversant.
Un virtuose du plus bel ébène, accroupi devant une caisse, quiest, ma foi, un orgue de Barbarie, tourne la manivelle, et moudavec acharnement des airs européens.
Friquet pétrifié reconnaît vaguement l’air de : « Ohéles p’tits agneaux », mais démoli, faussé, massacré parl’instrument détraqué, qui a fait l’admiration du feu roi, auquelIbrahim l’avait cédé, une dizaine d’années avant, contre un lotd’esclaves.
Le gamin n’avait plus envie de rire. Le vieil outil poussif luirappela soudain son cher Paris ! Douloureuse et pourtant biendouce évocation produite par une sérénade grotesque !…
Le spectacle commence.
Le drame a pour sujet l’avènement au trône du monarqueactuel.
Son prédécesseur qui s’appelait, croyons-nous, Karkoan’s, avaitété détrôné par Zéluko, qui, après lui avoir crevé les yeux,l’avait soumis à un traitement analogue à celui que feu Bicondovoulait imposer aux trois Européens.
L’histoire ne dit pas si l’infortuné potentat fut mangé. C’estprobable. Peut-être son crâne était-il devenu fauteuild’orchestre !
L’acteur qui représente feu Karkoan’s, apparaît assis à ladroite du public ; il est entouré de sa cour. Sa mise estluxueuse.
Un diadème de verroterie entoure son front. Il se drape dans unmanteau écarlate.
Par le côté droit de la scène, entre une troupe d’hommes nus,armés de lances indigènes. Leur chef porte pour tout vêtement uneceinture de joncs, dans laquelle est passé un couteau semblable au« troumbaches », et au cou une corde rompue.
Ce chef est Zéluko. Cette scène représente le premier acte deson avènement, alors que, vendu comme esclave, il allait êtreexpédié pour le pays où croissent, à grands coups de trique, lacanne à sucre et le café.
Il a brisé ses fers…
– Manière de parler, dit Friquet à voix basse. Ces fers-là,ça n’est jamais qu’une ficelle d’auteur.
Le Spartacus noir est furieux. Il montre le poing au tyran etl’interpelle avec véhémence.
Celui-ci, de bonne composition, en somme, répond à sesinvectives par une sorte de mélopée traînante, et lui offrehospitalièrement, ainsi qu’à sa troupe, des calebasses pleines devin de palme et de bière de sorgho.
Zéluko se précipite sur ces liquides avec une gloutonnerie sanségale. Ses compagnons l’imitent et se pourlèchent avec unesensualité de singes suçant des ananas.
Les buveurs, paraît-il, ne possèdent pas la reconnaissance del’estomac, car le dialogue s’anime, les gestes deviennentmenaçants.
L’ivresse commence à se manifester.
Les noirs tragédiens oublient le public et sont littéralementempoignés. Les invectives et les imprécations se croisent. Ilsbrandissent leurs armes et boivent encore.
Les chants continuent entremêlés de danses extravagantes.L’assistance est ravie.
Le prétendant, qui semble complètement ivre, s’avance vers lemonarque qui ne l’est pas moins, lui enlève son diadème et le metsur son front.
Le pauvre homme résiste faiblement.
– Capon ! crie Friquet un peu emballé.
Enhardi par l’impunité, Zéluko arrache brutalement le manteaurouge dans lequel il se drape avec des airs de don César deBazan.
C’en est trop. Karkoan’s se débat énergiquement, et appelle à larescousse ses fidèles qui s’ébranlent en masse.
Les révoltés ne restent pas inactifs et se groupent autour deleur chef. Les voilà séparés en deux camps, agitant leurs lances,hurlant à plein gosier, et près d’en venir aux mains. On entendalors une sorte de bourdonnement sonore. C’est le tambour indigènequi rythme une marche.
Les deux troupes se mêlent en mesure, vont, viennent,s’entrecroisent en nasonnant d’incompréhensibles paroles,tourbillonnent, cabriolent, s’arrêtent, avec une merveilleuseprécision, et s’alignent d’une façon irréprochable à un signal deleur chef.
Après un tel exercice, il faut encore boire. Aux calebassesvides, succèdent sans interruption des calebasses pleines.
La quantité de liquide absorbé devenait alarmante. Les acteurssont abominablement gris. C’est dommage. Ils possèdent des jeux dephysionomie étonnants, et leurs gestes sont d’une puissance etd’une vérité sans égale.
Ils simulent le combat, et commencent une série, de culbutesdésordonnées, capables de rendre jaloux des clowns deprofession.
Leurs cris enfoncent les tympans européens et ravissent lesoreilles indigènes.
On est stupéfait de la précision de leurs mouvements, et on sedemande comment ils peuvent ainsi lancer et rattraper au milieu dece tourbillon, leurs armes sans se blesser !
Mais, hélas ! la catastrophe appréhendée par les voyageursfinit par se produire.
Zéluko, entre tellement dans l’esprit de son rôle, que l’ivresseaidant, et peut-être aussi des dispositions dramatiques spéciales,il perce de part en part, de sa lance, la cuisse du soi-disantmonarque.
Le sang ruisselle. Le pauvre diable se prend à hurler d’unefaçon lamentable. Le roi perd alors complètement la tête, seprécipite sur lui et lui ouvre le ventre !
L’infortuné tombe avec un cri terrible. Tous, amis et ennemis,comme des loups à la curée, s’élancent sur lui et le mettent enlambeaux.
Une pluie rouge jaillit presque sur les spectateurs.
Cette scène atroce ne dure pas plus de dix secondes.
Avec l’admirable élan des cœurs généreux, les trois blancsvoulaient se jeter entre le malheureux noir et la brute quil’éventrait.
Dévouement inutile, qui aurait pu leur être fatal.
Ibrahim, qui riait de son rire aigu, leur fit comprendre leurfolie. Il était d’abord trop tard.
Telle fut la fin de la représentation.
Friquet était furieux.
– Et comme ça, faudrait que j’aille manger avec cesgredins-là, les cervelles des flamants et les pattes degorille ! Plus souvent.
Pour que la fête fût complète, il fallait en effet participer aufestin dont la représentation n’avait été que le lugubrehors-d’œuvre.
Au moment où le drame final s’accomplissait, on annonçait que SaMajesté était servie.
Il fallut, bon gré, mal gré, obéir et prendre place à ce repaspseudo-anthropophagique. Ibrahim ordonnait formellement.
Il y aurait eu pour les Européens un danger mortel à ne pasobtempérer.
Nous avons dit que Friquet n’éprouvait pour le plat national desGalamundos qu’un enthousiasme des plus modérés.
Ce fut bien pis, quand ce mélange hétéroclite fut retiré de lafosse où il avait cuit à l’étouffée pendant près de deuxheures.
Chacune des masses entourées de feuilles calcinées, ressemblaità un gros hérisson grillé. Il paraît pourtant qu’il ne fallait pasjuger le rôti sur la mine, car à peine l’enveloppe odorante futelle enlevée, qu’un fumet exquis s’en exhala, chatouillantdélicieusement les papilles des convives.
Friquet, lui-même, fermait les yeux, parce que la vue des mainsde singe semblables à des mains humaines lui soulevait le cœur,mais il ouvrait des narines énormes.
L’odorat devait l’emporter sur la vue.
– Puis, dit pour s’encourager le gamin, après tout, on n’ya rien mis de sale… et ça sent si bon…
« Ben ! tant pis, je me risque. »
Il en prit timidement un morceau qu’il porta à sa bouche.
– Oh ! mais, c’est délicieux !… c’est exquis…Jamais je n’ai rien mangé de si bon !… Je ne m’étonne pas quetout ce monde-là soit…
– Hein ! fit en sautant sur son siège le docteurinterloqué, soit quoi ?…
– Eh ! bien oui, soit si amateur de… de… ces bonneschoses-là !
Et Friquet dévorait à belles dents la main du gorille comme unvulgaire pied de cochon.
Ses compagnons imitèrent son exemple, par simple politesse, etsans enthousiasme, bien que le docteur fût habitué à tout, et quel’estomac d’André ignorât tous les préjugés.
Leur figure fut en somme très convenable devant le régal, quin’avait d’anthropophagique que l’apparence, et ils ne firent pastrop la petite bouche.
– Voyez-vous, docteur, dit à son ami, Friquet en se levantde table, le gorille c’est très bon à manger, mais le nègre, ça nedoit pas valoir le diable.
« Je ne comprends pas comment tous ces sauvages-là mangentles hommes à deux pattes, quand il y en a tant à quatre mains quicourent dans les forêts.
« Et dire qu’ils vont dévorer demain l’ivrogne qu’ils onttué aujourd’hui…
« Heureusement que demain nous serons bienloin ! »
Ce qu’était M. André. – L’opinion du commandant Cameronsur les Portugais. – Les splendeurs de la flore équatoriale. –Rencontre d’un serpent jaune. – Morsure terrible. – Désespoir. –Lutte de générosité. – Impuissance de la science. – Le gamin àl’agonie. – Son intrépidité devant la mort. – Majesté agit. –Creuse-t-il une fosse ? – Enterrement d’une des jambes deFriquet. – Les fleurs barométriques. – Une forêt d’arbres sanstige. – Attaque mystérieuse. – Disparition. – La reconnaissance estune vertu noire. – Le docteur et André chez les Européens. –« Pauvre Friquet ! Te reverrai-jejamais ! »
L’action de ce récit, non moins extraordinaire que véridique, aété tellement rapide, qu’il nous a été jusqu’à présent impossiblede dire quelques mots relatifs à ce personnage éminemmentsympathique qui se nomme André.
Comme sa destinée est intimement liée à celle de notre gamin deParis, comme son rôle ne doit pas être simplement épisodique, etqu’il jouera crânement sa partie dans les drames qui vont suivre,nous allons profiter du moment où la caravane quitte le pays desGalamundos, pour expliquer en quelques lignes ce qu’estM. André.
Possesseur d’une jolie fortune, à l’âge où l’on quitte les bancsdu collège, André B…, orphelin à dix-sept ans, au lieu de se lanceren écervelé au milieu du tourbillon parisien, étudia le droit,comme complément d’étude, sans avoir jamais la prétention de faireretentir les voûtes du Palais de justice du tonnerre de savoix.
Avocat à vingt-un ans, sérieux, travailleur, ce qui nel’empêchait pas d’être un aimable compagnon, André, qui avait eu lebon esprit d’apprendre la vie en voyant ses contemporains accumulersottises sur sottises, se mit à voyager.
C’était une façon intelligente de dépenser son argent. Il fit letour du monde. Non pas à la façon bizarre des Anglais possédés duspleen, mais en garçon d’esprit qui savait bien voir et tirer partide tout ce qu’il voyait.
La déclaration de guerre, en 1870, le fit revenir du Mexique parle premier paquebot. Cet homme d’esprit était tout naturellement unhomme de cœur.
Ce fut bientôt fait. Il ne demanda au gouvernement ni place, nimission, ni sinécure.
On lui donna un fusil modèle 1869, et ce grand gaillard de cinqpieds sept pouces devint un superbe fantassin.
Il fit son devoir simplement, en véritable patriote. Il futblessé, mis à l’ordre du jour, et pas du tout décoré. À quoibon ! Il conserva le numéro de l’Officiel où figuraitson nom, cela le satisfit plus qu’un ruban rouge.
La guerre terminée, il rentra tout bonnement dans la vie civile,bien que l’épaulette de sous-lieutenant auxiliaire, vaillammentgagnée, lui eût été confirmée à titre définitif par la commissionde révision des grades.
Il rendit de nombreux services, fut souvent payé d’ingratitude,et n’en devint que meilleur.
La nostalgie de la mer le prit. Il voyagea de nouveau, parcourutl’Amérique du Sud, l’Australie, visita Sumatra avec M. Brau deSaint-Paul Lias, puis revint au Sénégal où l’appelaient desintérêts commerciaux. Son oncle, riche armateur du Havre, possédaità Adanlinanlango une importante factorerie qui périclitaitgravement.
Après avoir, à force de travail et d’énergie, rétabli lesaffaires de son parent, il allait revenir en France, quand lachaloupe qui remontait l’Ogôoué à la recherche du docteurLamperrière, fit escale à sa porte.
Il mit, avec 500 cartouches, deux chemises de flanelle dans savalise, prit sa carabine à percussion centrale, et obtint de montersur le léger bâtiment dont le commandant était de ses amis.
On a vu comment il se conduisit lors des événements relatés aucommencement de notre histoire.
André était un rude compagnon. Élégant de formes, mais taillé enathlète, d’extérieur froid, mais susceptible de tous les élansgénéreux, correct dans sa tenue, comme un vrai gentleman, nuln’était comme lui capable de porter élégamment le débraillé del’explorateur.
Son habileté à tous les exercices du corps, son sang-froidinaltérable, sa santé de fer, son infaillible coup d’œil, luidonnaient une grande prépondérance parmi ses frères d’aventure.
Friquet surtout lui témoignait une sorte de vénération. Tout ceque disait m’sieu André était parole d’évangile. M’sieu André parci, m’sieu André par là. Quand il disait : « m’sieuAndré », le gamin en avait plein la bouche.
Un personnage que nous avons négligé depuis quelque temps, c’estnotre ami Majesté, l’alter ego de Friquet.
Nous devons dire une fois pour toutes, que le gamin noir est enquelque sorte, l’ombre du gamin blanc. Sa vie se passe à aimerFliki, à faire comme Fliki à regarder Fliki lorsqu’il ne dit rien,à l’écouter quand il parle, à le copier en tout, jusque dans lescabrioles désordonnées et les crocs-en-jambe fantastiques qu’iladministre cent fois par jour à la grammaire et audictionnaire.
Comme Friquet est un bon petit homme, Majesté peut hardiment semodeler sur lui. Son éducation est peut-être un peu moins soignéeque si elle avait été confiée à la baronne de Bassanville, maisbah ! sous l’équateur !…
En outre, comme Friquet aime de tout son cœur André et ledocteur, Majesté professe pour Adli et Dôti unattachement de caniche.
Le négrillon est à bonne école. Les trois compagnons en ferontun homme.
C’est merveille de voir comme se développe, au milieu de ce triosi différent et si affectueux, l’intelligence du jeune noir.
Friquet ne se sent pas d’aise. Car enfin c’est lui qui a« inventé » Majesté.
Il convient que jadis il eût fait un piètre mentor, maisaujourd’hui c’est autre chose !
C’est surtout à lui que revient tout l’honneur de l’éducation del’élève commun. Il sait se mettre à sa portée, se faire comprendre,et surtout lui rendre très clairs les enseignements des deuxhommes.
Et maintenant, continuons notre Tour du Monde.
Ibrahim conduit sa troupe vers la côte. Il prend de son bétailhumain les mêmes soins qu’un maquignon aurait pour sontroupeau.
L’Abyssinien n’est pas un mauvais maître, c’est un commerçant.Horrible négoce, infâme trafic auquel des Européens ne craignentpas de s’associer !…
Cette cargaison sera bientôt vendue. Les Portugais, qui, commele dit le commandant Cameron dans sa relation de voyage à traversl’Afrique centrale, sont moralement complices de la traite,fermeront les yeux sur cette abominable transaction.
Le voyage s’accomplit lentement, mais sûrement ; onapproche des rives de l’Atlantique.
La distance à parcourir, en principe, n’était pas d’ailleursbien considérable : cinq degrés environ, soit cent vingt-cinqlieues. La caravane, partie du haut Ogôoué, est descendue du nordau sud, en suivant presque constamment le 11e degré delongitude est.
Le haut Ogôoué, est, on le sait, situé au point où le premierdegré de latitude sud coupe le onzième degré de longitude est.
Les voyageurs, après avoir côtoyé ce massif montagneux, désignésous le nom de Nchavi, vont suivre le cinquième parallèle jusqu’àune rivière désignée sur les cartes sous le nom de Louisa Loango,mais qu’Ibrahim appelle simplement la « rivière ».
C’est là qu’aura lieu l’embarquement à bord d’un bateau dont onne parle qu’avec une sorte de terreur mystérieuse…
Aucun des Européens n’a pu obtenir le moindre renseignement surce « Voltigeur de la côte d’ébène » qui doit croiser aularge, en dépit des vaisseaux anglais et français chargés de fairela police, et d’empêcher ces forbans de se livrer à l’exportationdes noirs.
Il s’appelle le « Vaisseau » comme le cours d’eau la« Rivière ».
Les splendeurs de la flore équatoriale ont laissé froids lesmalheureux que l’implacable destinée chasse de leur pays, mais lestrois amis sont positivement enthousiasmés.
Le docteur met à profit ses connaissances botaniques, et donne àtous ces végétaux magnifiques ou étranges des noms souvent baroquesmais authentiques, et qui n’augmentent en rien l’admiration de sescompagnons.
Friquet est ravi d’ajouter de nouvelles connaissances à sesanciennes.
Après la physique, la botanique. Il est vrai que le professeurest plus sérieux que l’élève de « m’sieu RobertHoudin. »
Ici, l’élaïs, aux gracieuses frondes pennées, dont le fruitécarlate produit le beurre végétal, et dont la vue évoque chezFriquet le souvenir désagréable de la gaveuse équatoriale. Là, descaoutchoucs gigantesques, dont les feuilles vert-sombre se marientharmonieusement aux franges gracieuses de l’usnée.
Puis, les papyrus, les rotangs, les amomes dont l’éternelle etépaisse verdure représente si bien la végétation d’une forêttropicale et d’un climat humide et chaud.
Les tecks au bois incorruptible se mêlent aux phryniées, auxfiguiers, et aux bombax. Puis encore les ricins aux tigesviolettes, les poivriers rouges, les gommiers bosvellia, leshyphénées aux fibres tenaces, les ébènes, les acajous, les santals,les bassias, les tamaris, le phrynium rarissimum dont les frondes àla fois longues et ténues servent aux indigènes pour couvrir leurshuttes, leurs magasins, envelopper le pain de cassave, faire descorbeilles, etc.
Mentionnons en passant le bétel sauvage, le jatrapa curcas oumédicinier, les innombrables variétés d’euphorbes, les protées, lesananas, les arachides, les plantains du sage, la cassave, lesbananiers, le sorgho, le maïs, le mucina pruricans, l’effroi desindigènes, en raison de la ténacité avec laquelle les poils decette plante, véritables aiguillons, pénètrent dans la peau.
Tous ces végétaux, arbres, plantes, lianes, herbes, graminées,pliant sous les fruits, éclatant de fleurs, ou chargés de graines,s’enchevêtrent, se tordent, s’échevèlent et forment un colossalparterre, où s’ébattent tous les animaux composant la faune destropiques.
Les rhinocéros, les buffles rouges et noirs, les hippopotames,les éléphants, se vautrent dans ces herbages plantureux et fontenvoler des essaims de marabouts, de grues baléariques, debaleiniceps-roi, de flamants, d’oies à l’aile éperonnée, demartins-pêcheurs, d’aigrettes, d’ibis, de spatules, de bécassinesou de canards.
Le clan des serpents est fort nombreux, depuis le boa et lepython jusqu’à la petite vipère verte. Vilain voisinage, mauvaiserencontre.
Les singes abondent et saluent les voyageurs d’atroces grimacesaccompagnées souvent d’une grêle de cocos : singes noirs àcollerettes blanches, petits singes gris, grands babouins hurleurs,chimpanzés, etc.
Friquet avait, on le voit, fort à faire, pour classer toutes cesespèces et les étudier méthodiquement, car son professeur qui nelui faisait grâce d’aucun détail, voulait que toutes cesconnaissances acquises en feuilletant le livre de la nature,fussent profitables à son élève dont les progrès étaientsurprenants.
– Vois-tu, matelot, disait l’excellent homme, tu vasdevenir un savant, un vrai. On dit que les voyages forment lajeunesse, mais à la condition de savoir en profiter.
« Ton Tour du monde ne sera pas stérile, monfils.
– Ah ! mon bon docteur, disait avec attendrissement legamin, quelle chance de vous avoir rencontré !
« Dire que sans vous j’étudierais la botanique devant lesfourneaux de la machine !
« J’vais donc devenir un homme, et apprendre un peu toutesces belles choses qu’on aime et qu’on admire encore plus quand onles connaît.
– Bien cela, Friquet, disait André, enchanté de la tournuresérieuse que le petit Parisien imprimait inconsciemment à sonesprit.
« Savez-vous, mon ami, que vous avez une mémoireprodigieuse !
– Oh ! voyez-vous, m’sieu André, c’est que je ne l’aiguère surmenée jusqu’à présent ! Il faut regagner le tempsperdu.
« Puis, c’est si agréable de s’instruire avec vous. Je suissi heureux… cela va si bien. »
Pauvre Friquet, cela allait trop bien.
Un matin la caravane cheminait avec son allure lente. Les noirstraînaient péniblement leur lourde bûche, en rythmant leur marchepar une mélopée plaintive.
L’éléphant s’avançait en liberté. Les trois Européens sedégourdissaient les jambes en faisant à pied un bout d’étape.
Friquet furetait de droite ou de gauche, à la recherche d’unfruit, d’une baie ou d’un insecte.
Il poussa tout à coup un cri aigu.
– Qu’est-ce ? fit le docteur.
– Je viens d’être piqué à la jambe.
– Montre… fais vite !
– Oh ! cela ne sera rien… c’est sans doute une fourmi« eau bouillante » qui m’aura chatouillé.
« Ah ! mais non, c’est sérieux… Docteur, je voistrouble… j’ai mal au cœur…
« Docteur… j’ai froid…
– Mon enfant !… mon cher petit… qu’y a-t-il ?…Parle…
– Là… à la jambe… quelque chose… cela m’arrache lachair…
Il n’en put dire davantage. Il pâlit affreusement, sa tête serenversa en arrière. Ses yeux se fermèrent, son torse oscilla. Ilserait tombé si André ne l’eût saisi à bras-le-corps.
Deux minutes s’étaient écoulées depuis que Friquet avait pousséson cri d’alarme.
Quelle était donc la cause mystérieuse et terrible de ce malfoudroyant ?
Le docteur écarta rapidement le burnous qui enveloppait le jeunehomme.
Un cri d’angoisse lui échappa.
– Le malheureux enfant !…
Raide comme une barre de cuivre, accroché à la jambe, au-dessousdu genou, un petit serpent jaune, long de quarante centimètres àpeine, tenait dans sa mâchoire contractée le mince tissu dupantalon de Friquet, et ses dents qui avaient, traversé l’étoffe,étaient profondément implantées dans la chair.
Toutes les forces du petit ophidien semblaient concentrées danssa tête. Il mordait avec rage. Rien ne pouvait lui faire lâcherprise.
Ses hideux anneaux étaient rigides, inflexibles. Il était commecataleptique.
Le docteur entrouvrit un large bowie-knife qu’il portaithabituellement. La lame et le manche formaient un angle d’environquarante-cinq degrés. Il fit passer sur le manche le corps dureptile, et poussa la lame qui retomba avec un bruit sec.
Le serpent fut décapité du coup. Les mâchoires se desserrèrentenfin, et la tête tomba près du tronc qui se tordait dans lesherbes roussies.
Deux piqûres, qu’on eût dit faites avec des pointes d’aiguilles,avaient simplement traversé la peau. Déjà un cercle bleuâtres’étendait sur une circonférence large comme une pièce de cinqfrancs.
Les noirs, à la vue du petit serpent jaune, firent un gested’effroi, accompagnés de signes désespérés. Friquet leur semblaitperdu.
Sa morsure est, en effet, réputée mortelle.
– C’était écrit ! dit froidement Ibrahim qui s’étaitapproché. Ton ami va mourir, dit-il à André !
Le petit Parisien était évanoui.
– Docteur !… mon ami !… sauvez-le !… cria lejeune homme d’une voix étranglée.
« Dites… que faut-il faire ?
– Du calme. À moi d’agir.
Il dit, fend rapidement l’étoffe, pratique en pleine chair àl’aide de son couteau une incision en croix, et sans même penserqu’il peut à son tour périr foudroyé par le terrible poison animal,il applique sur la plaie ses lèvres, et aspire avec force le sangqui paraît se refuser à couler.
Deux autres minutes s’écoulent, mortelles, atroces.
– À moi ! dit à son tour André.
– Mais non, réplique le docteur. C’est bien assez si jesuccombe… ce serait trop de trois… d’ailleurs, je suis médecin…
– Il est mon ami ! Je le veux ! je vous enprie.
Ce sublime combat de générosité se termine par la victoired’André, qui à son tour pratique énergiquement cette dangereusesuccion.
Que faisait pendant ce temps le négrillon ?
Majesté était tout d’abord resté atterré. Il avait voulu, commelors de l’enlèvement par le gorille, donner un avis quel’incohérence de son langage avait empêché de comprendre.
Voyant l’inutilité de ses efforts, il saisit une des piochesdont les hommes de l’escorte étaient pourvus, et se mit aussitôt àcreuser avec rage un trou profond.
Que voulait-il faire ?
Creusait-il déjà la fosse de son ami ? Jugeait-il doncimpuissants tous les efforts tentés par ces hommes blancs qui luisemblaient pourtant des êtres d’une essence supérieure ?
Le docteur n’avait aucun caustique sous la main. Il n’avait pasnon plus le temps de faire rougir un fer.
Fouiller dans sa cartouchière, prendre une cartouche, ladéchirer entre ses doigts, et mettre la poudre sur la plaielégèrement débridée, fut l’affaire d’un moment.
Ibrahim fumait flegmatiquement sa pipe.
– Donne, dit-il, en la lui arrachant presquebrutalement.
Le tabac en combustion formait un charbon que le docteur fittomber avec la pointe de son couteau.
La poudre s’enflamma. Les chairs noircirent, crépitèrent, sefendillèrent.
L’atroce douleur produite par cette cautérisation fit revenir àlui Friquet toujours évanoui.
Le pauvre garçon était livide. De ses lèvres blanchess’échappait une respiration sifflante. Ses yeux voyaient à peine,ses narines pincées ne pouvaient plus s’ouvrir.
Il agonisait.
Le négrillon creusait son trou avec plus d’acharnement quejamais.
– Docteur… monsieur André… articula faiblement le pauvregamin, c’est fini… Le froid monte… je ne souffre plus… mais moncœur s’en va… c’est dommage… je vous aimais bien… allez… La vieétait si bonne… avec vous… c’est pour ça que je la regrette… Ayezsoin de mon pauvre… petit… frère… noir… adoptez-le… Faites-en unhomme… moi… je… je… meurs !…
« Mais… je veux mourir en brave !… dit-il en seraidissant dans un suprême effort :
« Adieu !… mes amis !… »
La tête du moribond retomba lourdement.
Le docteur, pâle comme un spectre, fouillait sa poitrine de sesongles.
Deux grosses larmes coulaient des yeux d’André.
Les deux hommes semblaient la vivante incarnation de la douleurarrivée à son paroxysme.
Les Abyssiniens d’Ibrahim, qui tous adoraient le petit Parisien,faisaient retentir l’air de cris aigus.
– C’était écrit, murmurait à voix basse le négrier, ens’inclinant avec une sorte de respect douloureux devant le corpsqui avait toutes les apparences d’un cadavre.
Un hurlement qui n’avait rien d’humain retentit. Le jeune noir,qui avait accompli son étrange besogne, lançait au loin sa pioche,et, essoufflé, hors d’haleine, ruisselant de sueur, se précipitaitd’un bond sur Friquet qu’il étreignait convulsivement.
– Moi, c’é pas voulé toi mouri ! s’écria-t-il.
Et enlevant avec une vigueur incroyable le corps de son ami, ille porta jusqu’au trou qu’il venait de creuser.
Il dépouilla jusqu’à la hanche la jambe blessée qui apparutlivide, tuméfiée et déjà infiltrée de sérosité jaunâtre.
Le docteur et André, atterrés, laissaient le noir accomplir sonacte jusqu’alors inexplicable.
Une idée folle, irréalisable, à laquelle ils s’attachaientdésespérément venait de surgir dans leur esprit.
Les nègres possèdent certaines recettes mystérieusescomplètement en dehors des lois de la thérapeutique, et qui ontquelquefois produit des résultats inouïs.
Il était peut-être encore temps ; qui sait si le salutn’était pas là ?
Impuissants et désespérés, ils laissaient faire.
Leur attente fut courte. Le négrillon étendit sur le sol Friquetinerte, et fit descendre jusqu’au fond du trou sa jambe malade.
L’excavation, pratiquée comme un sillon profond, était en pentedouce, à trente-cinq degrés environ ; l’autre membre reposaitsur le sol.
Le torse du blessé fut un peu exhaussé par un petit talus enterre fraîche, et sa tête posée sur un paquet d’herbes.
Sans perdre une seconde, le négrillon enterra méthodiquement lajambe en déposant à l’entour, poignée par poignée, la terre qu’ilmassait avec le plus grand soin.
L’excavation fut bientôt comblée, et le membre complètementenfoui sous ces couches qui le comprimaient énergiquement jusqu’àla hanche.
Friquet, toujours inanimé, semblait mort. Respirait-ilencore ?
Le docteur, voulant s’en assurer, mit devant ses lèvres la lameéclatante de son couteau… une imperceptible buée ternit légèrementl’acier poli.
Il y avait encore un souffle de vie, mais si faible.
André n’osa pas l’interroger. Mais son regard parlait pourlui.
– Il vit encore, dit le docteur d’une voix tremblante.
« Espérons !… Qui sait ?… Un miracle peut seul lesauver. »
Majesté s’était accroupi derrière le gamin, avait soulevé satête, et épongeait doucement l’écume blanchâtre qui moussait à lacommissure des lèvres.
Il ne semblait pas trop inquiet. Ses traits reflétaient même unesorte de confiance qu’il était impossible à ses amis departager.
Ibrahim avait commandé la halte. Ses compagnons, attristés,n’avaient plus ces gestes et ces cris joyeux d’écoliers enrécréation.
Les malheureux esclaves, allongés sous la feuillée, près deleurs entraves qui ne les quittaient pas, sommeillaientlourdement.
Que leur importait cet incident ? Quelques-uns, le plusgrand nombre peut-être, eussent voulu être à la place dumoribond.
Deux heures passèrent pleines d’angoisses, avec une intolérablelenteur.
– C’est fini, soupira douloureusement André, il ne remuepas ! Pauvre enfant !
– Je suis désespéré, mon ami, répliqua le docteur. Le cherpetit ! comme il est bon ! comme il est brave ! Non,c’est impossible ! Je ne puis croire que cet enfant mourraainsi Quel courage ! quelle simplicité ! Comme ilreprésente bien, dans sa joyeuse intrépidité cette vaillantepopulation de Paris !…
– Mais, moussi Dôti, mais moussi Adli, li pas mô !mais non, li pas mô, té dis !
… Une légère rougeur montait lentement aux pommettes deFriquet.
Il entrouvrit les yeux. Puis, ses lèvres cherchèrent à balbutierd’incompréhensibles paroles.
– Il vit ! André, vous voyez ! Il vit, dit ledocteur d’une voix que l’émotion étranglait !
– C’est vrai !
Un faible soupir sortit de la poitrine du gamin, puis uneplainte, puis un cri !…
Pour la seconde fois, la souffrance le rappelait à la vie. Lajambe, douloureusement comprimée par la terre, lui faisaitressentir comme d’atroces tenaillements.
– Mais ! qu’est-ce que vous me faites donc ?interrogea-t-il péniblement… ça me brise les os… oh !là ! là !
« Ôtez-moi de ce trou ! je ne suis pas mort !déterrez-moi ! je suis vivant ! Docteur ! ausecours ! au secours !
– Là, mon enfant, calme-toi. Patience, tu es sauvé, jecrois ; allons, courage.
– Mais, enfin, dites-moi ce qu’il y a. Je ne sais plus oùje suis…
Puis, apercevant la bonne face noire de Majesté qui souriait enmontrant ses dents blanches : Ah ! oui, le serpent… j’enréchapperai… n’est-ce pas ?
– Oui, mon cher petit… certainement ; mais reste enrepos, on te contera cela plus tard.
– Comme tu es gentil, mon petit frère, de me soigner commeça. Mais tu passes donc ta vie à conserver la mienne ?
« Où est donc M. André ?
– Me voici, mon cher ami.
– Je suis content de vous voir, je croyais bien que c’étaitfini, allez !
– Allons, tais-toi, reprit doucement le docteur ;attendons l’effet de cette cure étrange et merveilleuse.
– Cela vous est bien facile à dire, à vous. Mais celam’arrache la jambe ; je souffre comme un damné. Je voudraism’arracher de ce trou.
– Nô ! nô ! fit brusquement Majesté en le forçantà se tenir en place.
L’enfouissement dura près de quatre heures encore. La douleurétait tellement intense qu’il fallut employer la force pourmaintenir le petit Parisien.
Enfin, le négrillon exhuma le membre blessé avec d’infiniesprécautions. À mesure que la terre était enlevée, la souffrancedisparaissait. La jambe, entièrement dégagée, avait repris sacouleur ; seule, la trace livide produite par la déflagrationde la poudre apparaissait distinctement. Il n’y avait plustrace d’enflure.
Friquet était sauvé.
Notre enragé gamin, qui ressentait seulement une violentecourbature, voulut se lever et sauter au cou du négrillon, mais sesforces le trahirent. Le membre ne put supporter le poids de soncorps : il s’étala rudement de son long.
– Tonnerre de Paris !… suis-je mou !
Puis, voyant que malgré tous ses efforts il ne pouvait se mettred’aplomb, il prit le parti de rire de sa mésaventure.
– Eh bien ! non, je ne pourrais vraiment pasrecommencer ces culbutes qui faisaient tant rire le pauvre Bicondo.C’est égal, il fait rudement bon de vivre. Dis donc, Majesté,sais-tu que tu es très fort !
Puis, avec sa rieuse mobilité, qui dissimulait mal unesensibilité profonde, il dit au négrillon en employant cettelocution familière qu’il répétait à satiété :
– Majesté, tu es un père !
Et son bon rire si gai, si franc, si communicatif, éclata commeune fanfare.
Majesté ne savait pas au juste ce que ça voulait dire, mais ilvoyait Friquet guéri et content, cela lui suffisait.
Il répondit simplement :
– Voui !
– Tiens, il faut que je t’embrasse !
Et les deux petits hommes se confondirent affectueusement dansune fraternelle étreinte.
– Y a deux choses qui m’étonnent, docteur. Pendant lafaction de quatre heures que j’ai montée dans mon trou, j’ai vu cesfleurs qui sont là, sur ce grand arbre, changer deux fois decouleur. Elles étaient jaunes à midi, et les voici complètementbleues.
« Cela me rappelle les fleurs barométriques. Vous savez,celles qui indiquent le changement de temps.
– Je n’ai décidément pas de chance aujourd’hui ; toutce que je puis te dire, c’est le nom de cette plante curieuse, quis’appelle : Hao. Les fleurs, blanches le matin,changent trois fois de couleur pendant que le soleil accomplit sacourse. Elles meurent le lendemain, et sont remplacées par denouvelles.
« Et ta seconde question ?
– Comment se fait-il que l’enterrement de ma jambe m’ait sivite et si bien guéri de la morsure du serpent jaune ?
– C’est, je crois, assez facile à expliquer :
« Tu comprends bien que la terre ne saurait agir commemédicament.
« Son action a été purement mécanique. D’une part, lacompression énergique exercée par ce tassement sur tous les pointsde la jambe, a non seulement empêché l’absorption ultérieure duvenin, mais encore facilité la sortie de ce qui avait étépréalablement absorbé.
« Cela se conçoit sans peine, et n’a pas besoin dedémonstration, n’est-ce pas ?
« D’un autre côté, toutes ces parcelles de terre se sontimprégnées du sang vicié et de la sérosité qui découlaient de laplaie, au fur et à mesure que la compression en amenait lasortie.
– Ah ! très bien, je comprends maintenant. Et c’estMajesté qui a trouvé cela ?
– Je ne veux rien enlever à son mérite, mais je crois quele procédé a déjà été employé. Dans tous les cas, Majesté l’a misen œuvre bien à propos, et il t’a rendu un fier service.
– Je crois bien.
Majesté rayonnait ; sa joie se traduisait par de petitscris, des sautements, des mouvements de jambes et des jeux dephysionomie plus éloquents que toutes les protestations.
Friquet, incapable de continuer son étape, fut hissé surl’éléphant, qui le reçut à merveille. Le brave animal voyant tout àl’heure son petit ami blanc sans mouvement, avait donné à plusieursreprises des signes de violente et presque douloureuseinquiétude.
Après l’avoir palpé de tous côtés, et en quelque sorteinventorié avec sa trompe, il reprit sa marche, et parut trouverque tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Ce n’était pas, hélas ! pour bien longtemps.
On venait de traverser le massif montagneux formé par un descontreforts de la chaîne Santa-Complida.
Quinze lieues à peine séparaient les voyageurs des rivages del’Atlantique, dont les émanations salines seraient perceptibles àl’odorat, la nuit suivante.
Du côté occidental du versant, s’étendait, sur un espace de prèsde trois lieues, la plus fantasque réunion de végétaux que jamaisbotaniste ait rêvée.
Une véritable forêt croissait à perte de vue. Nous disons forêt,car il n’existe pas d’autre mot pour désigner en général uneagglomération d’arbres et en particulier, celle deswelwitschia, dont la tige, souvent large de plus d’unmètre et demi, n’atteint jamais plus de trente-cinq centimètres dehauteur.
Ces arbres, trapus, ou plutôt aplatis, avaient pris tout leurdéveloppement en largeur. Le tronc semblait un énorme billot durcomme du bois de fer, d’où s’échappaient deux feuilles uniques,ligneuses, épaisses, monstrueuses, longues de deux mètres, etlarges de soixante-quinze centimètres.
L’impression produite par la vue de ces culs-de-jatte végétauxtenait de la stupeur, presque du dégoût.
Friquet ne manqua pas d’en faire la remarque du haut de sonéléphant qui enjambait gravement les tiges et les feuilles.
– C’est par trop fort. Jamais depuis que le monde estmonde, on n’a rien vu de pareil.
« Savez-vous, docteur, que ces arbres sont, par rapport àceux des forêts vierges, ce que les crapauds sont, comparés auxgirafes.
« Expliquez-moi donc un peu ce que c’est.
– Je ne puis pas t’en dire bien long. Je n’avais jamais vucet arbre merveilleux dont le docteur Hooker a donné jadis unedescription exacte en tous points. C’est une bonne fortune pournous de pouvoir contrôler la véracité de sa monographie, qui avaittrouvé passablement d’incrédules parmi les savants européens.
– Dame ! écoutez, on serait incrédule à moins. Et quelnom donnez-vous à cette forêt d’arbres sans tiges, et, je diraipresque sans feuilles, puisque chacun n’en a que deux quiressemblent, dans d’énormes proportions, aux moitiés d’un haricotqui germe.
– Sais-tu que tu deviens très fort. Ces deux moitiés deharicots, comme tu dis, sont les feuilles séminales ou cotylédons,qui, par une cause mystérieuse, ont seuls pris de l’accroissement,sans pouvoir devenir un végétal parfait.
« C’est comme si, dans l’ordre animal, un oiseau sortant del’œuf, un poulet, prenait sans cesser d’être un poussin, ledéveloppement d’un coq énorme.
« Cette plante, nommée par le docteur Hooker, welwitschia,du nom du voyageur qui l’a découverte, vit plus de cent ans. Onignore son mode de reproduction ; car tous les organes de lagénération paraissent faire défaut… »
Cette intéressante dissertation continua longtemps encore. Onétait maintenant dans un grand bois feuillu.
Un sifflement aigu coupa la parole au docteur.
Vouitz !…
– Ah ! bah ! fit-il surpris.
Vouitz !… vouitz…
Et de tous côtés, une grêle de flèches à plumes rouges s’abattitsur la troupe.
Quelques coups de feu éclatent soudain, sous la feuillée, et lesmorceaux de fonte servant de projectiles aux noirs, ronflent auxoreilles des voyageurs.
Les hommes d’Ibrahim se forment en carré et font une déchargegénérale au hasard, sur les auteurs invisibles de cette attaqueimprévue.
Ibrahim, bien qu’il n’en pût croire ses yeux, ne perd pas sonsang-froid. Les esclaves sont mis au centre du carré, et toutes lesmesures de sécurité sont prises en un clin d’œil.
Les flèches pleuvent toujours, quelques hommes tombent, le sangcoule. Il est difficile de riposter.
Comme la traite est une chose autorisée par les rois nègres quiy trouvent leur compte, cette agression ne peut être conduite quepar des pillards que tentent les richesses de la caravane.
Plusieurs esclaves sont morts, les survivants hurlentdésespérément.
Ibrahim voyant cette brèche faite à son capital, n’y tient plus.Il rallie une trentaine d’hommes et les lance en avant, au milieudes fourrés, pour débusquer l’ennemi.
Celui-ci, voyant le peu de succès de son attaque, ets’apercevant qu’il ne pourra pas avoir raison de ces hommes sirésolus, bat précipitamment en retraite.
Quand l’épais nuage de fumée produit par la poudre se futlentement élevé, on se compta. Le docteur et André cherchaient desyeux le gamin, son nègre et leur monture.
Ils appellent… Rien !…
– Friquet ! Friquet !
L’écho assourdi répond seul.
– Mais, c’est donc une malédiction, rugit le docteur d’unevoix de tonnerre.
– C’est impossible, s’écrie André anxieux. Eh !quoi ! un pareil malheur nous frapperait quand nous touchonsau but !
On se précipite de tous côtés, on cherche, et on rencontre deslarges foulées de l’éléphant, qui, pris d’une inexplicable terreur,s’est enfui, emportant les deux jeunes gens.
Friquet, incapable de mouvement, n’a pu descendre, et lenégrillon a partagé son sort.
Une mince traînée d’un sang vermeil rougit les herbes sèches.L’éléphant doit être blessé. Tout s’explique.
Malheureusement, il doit être bien loin. Ses formidablesenjambées qui le font dépasser sans peine le meilleur cheval augalop, doivent l’avoir déjà porté à une incalculable distance.
Les deux amis atterrés, muets, désespérés, sont forcésd’interrompre d’inutiles recherches.
C’en est fait. Leurs chers enfants sont perdus au milieu de lasolitude équatoriale.
Le négrier était le lendemain avec sa troupe à vingt-cinqkilomètres à peine de l’Atlantique. On suivait le cours de larivière Louisa Loango à l’embouchure de laquelle devait se trouverle vaisseau mystérieux qui attendait sa cargaison humaine.
– Il faut nous séparer, dit-il brusquement à André.
Celui-ci voulut l’interrompre.
– Assez, répliqua-t-il presque rudement, j’ai tenu maparole. Le tôbib m’a sauvé, j’ai fait pour lui, pour toi et pourl’enfant tout ce que j’ai pu. Il m’était impossible d’aller à sarecherche, sans compromettre une fortune.
« Nous allons nous quitter ici. Les hommes blancs d’Europene peuvent pas voir l’embarquement des noirs, ils ne doivent pasconnaître le lieu de rendez-vous des traitants.
« Mes hommes vous conduiront à Chinsonxo, à l’embouchure dela rivière Kikongo. Vous trouverez les Européens, qui vouspermettront d’attendre chez eux le passage d’un bâtiment.
« D’ailleurs, ajouta-t-il avec un singulier sourire puisquele « Vaisseau » est ici, l’Éclair ne doit pasêtre bien loin.
« L’Éclair croise pour m’empêcher d’embarquer…nous verrons bien.
« J’ai dit. Adieu !
– Et si nous ne voulons pas aller chez les Européens !Si nous préférons rester ici, et chercher nos compagnons. Nesommes-nous pas libres ?
– Non !
– Et pourquoi ?
– Hommes blancs ! obéissez ; j’ai pour moi laforce. Je pourrais vous faire désarmer et conduire enchaînés à lacôte, je ne le veux pas. La reconnaissance est une vertu noire.
– Docteur, dit en français André, il faut en passer par là.Faisons-nous accompagner jusqu’à Chinsonxo, nous reviendronsensuite à tout prix à la recherche de nos amis.
– C’est dit, partons.
– Adieu, Ibrahim !
– Adieu ! je suis quitte envers vous !
Dix heures après, les deux hommes épuisés, haletants, étaient envue de la ville, ou plutôt de la bourgade de Chinsonxo, etserraient la main des négociants européens accourus à leurrencontre. Après un récit sommaire de leur périlleuse odyssée dansl’Afrique équatoriale, ils se préparèrent à faire honneur à lacordiale hospitalité qui s’offrait à eux.
Le docteur voulait partir dès le lendemain à la recherche de soncher gamin. André s’associa pleinement à ce projet.
Une inconcevable fatalité, qui semblait attachée au sort deFriquet, vint presque aussitôt paralyser le bon vouloir de sesamis.
Au moment où il allait pour la première fois depuis longtemps secoucher dans un lit, André, qui avait ressenti douze heures avantun léger frisson, fut tout à coup pris de vertiges, de délire, deconvulsions. Ses dents claquaient à se briser : une sueurvisqueuse inondait sa figure aux traits affreusement pâlis etcontractés. Tous ses muscles étaient agités de petitestrépidations, ses yeux étaient comme éteints, sa respirationsaccadée pouvait à peine soulever sa poitrine.
Il fut en quelques secondes envahi par un mal terrible.
Ces symptômes foudroyants, le vieux médecin de marine ne lesconnaissait que trop bien ! André était frappé d’un accès defièvre pernicieuse !…
Au bout d’un quart d’heure son état était presque désespéré.
– Je suis cruellement frappé dans mes affections, murmuratristement le docteur, mais sans que son indomptable énergiefléchît un instant.
« L’un agonise, l’autre est perdu. Allons ! au pluspressé, sauvons celui-ci.
« Mon pauvre Friquet quand tereverrai-je !… »
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
Un duel au sabre d’abordage. – David et Goliath. – LeGeorges Washington. – Respect au pavillon français, ou lamort !… – Battez-vous mais qu’on se tue. – Comme quoi l’usagede la « cuiller à pot » n’est pas exclusivement réservéaux cuisiniers. – Halte-là, ça coupe. – Deux rudes jouteurs. – Uncommandant qui ne plaisante pas. – La lettre d’un bandit, et leportrait d’un enfant. – Le maître n’est qu’un esclave. – Lecommandant admire les honnêtes gens, mais ne les imite pas. – Cequ’il y a de meilleur dans la contrepointe, c’est la pointe. –Navire de guerre, bâtiment transatlantique, « Vaisseau deproie ».
– Herr gott !…
– Tonnerre !…
– Tarteiffle !…
– Pétard !…
– Herr gott sacrament !…
– T’as pas fini !… Attends un peu… J’vas t’enadministrer un… de sacrement !…
Un terrible cliquetis d’acier accompagnait ces jurons deprovenances latine et teutonique.
Deux hommes, pieds et tête nus, les manches relevées jusqu’auxépaules, la poitrine au vent, s’escrimaient avec fureur sur le pontvacillant d’un navire.
Ils se battaient au sabre. Armés l’un et l’autre d’un de cesredoutables engins de mort appelés « cuiller à pot » parles matelots, et plus connus sous le nom de sabre d’abordage, ilsse portaient des coups formidables.
La voix qui sacrait en allemand et confondait Dieu et le diabledans ses imprécations, appartenait à un colosse de cinq pieds dixpouces.
Taillé en hippopotame, le torse comme une barrique, campé surdes jambes rappelant des poutres mal équarries, maniant ainsiqu’une plume son arme qui semblait voltiger au bout d’un brasd’athlète, cet homme personnifiait la force matérielle dans tout cequ’elle a de brutal et d’irrésistible.
La tête était à l’avenant : barbe inculte, fauve, emmêlée,yeux clairs, petits, féroces, nez violet d’ivrogne abêti, masquetaillé à coups de serpe dans une souche de hêtre de laForêt-Noire.
L’autre voix était claire, vibrante, gouailleuse. L’accent étaitintraduisible. Ceux qui connaissent à fond le dialecte parlé entreBercy et Auteuil, entre Montrouge et Montmartre, eussent dit, enl’entendant par 35° de latitude sud et 45° de longitudeouest :
– Tiens, un Parisien !
Si son « tonnerre » et son « pétard » nepossédaient pas la rauque et bruyante intonation de son adversaire,son attitude n’était pas moins résolue, ses moulinets moins rapideset ses coups moins vigoureux.
Il avait toute l’apparence d’un enfant. Pas encore dix-huit ans,cinq pieds à peine, sans un poil de barbe ; le nez un peurelevé, aux narines ouvertes, aspirait largement les émanations dela mer. La bouche ironique devait avoir au besoin un bon sourire,l’œil, étincelant comme une épée, pouvait, à un moment donné, êtreobscurci par une larme.
Les jambes, dures et sèches comme des pattes de chevreuil,possédaient une agilité surhumaine. Les bras grêles semblaient descâbles métalliques tressés avec des fils d’acier.
Les muscles, inflexibles, se tordaient en saillies capricieusessous la peau qu’ils menaçaient de faire éclater.
Sa petite main disparaissait tout entière sous la large coquillede fer bruni qui forme la garde du sabre d’abordage, et lui a valuson nom de cuiller à pot.
Il manœuvrait la lourde lame, épaisse comme un couperet, avecautant d’aisance qu’un couteau à papier.
Cet enfant était un rude homme.
En voyant ces deux adversaires, offrant un pareil contraste,l’esprit évoquait aussitôt ce combat biblique, digne en tous pointsdes héros d’Homère, et qui se termina par la victoire de David surGoliath.
Les coups tombaient dru comme grêle. Le grand frappait avecfurie. Le petit parait avec un sang-froid imperturbable. Les coupsdu colosse eussent décapité un bœuf, son adversaire n’en était mêmepas ébranlé.
Quand, par une volte rapide comme un bond de félin, il avaitévité l’attaque, et que l’autre, frappant dans le vide, reprenaittout déconcerté sa garde un instant abandonnée, la lame du gaminlui éraflant l’épiderme, ou lui fauchant le poil, semblait luidire : – Halte-là ! ça coupe !
Et il le comprenait si bien, le colosse rageur, qui, toutd’abord, avait dédaigné ce chétif adversaire, qu’il serraitmaintenant son jeu et faisait appel à toute sa science del’escrime.
Une trentaine de matelots, témoins impassibles de ce duelfarouche, faisaient un large cercle aux deux adversaires.
Au premier rang se tenait un jeune nègre de quinze à seize ansqui roulait des yeux effarés, et dont le regard n’abandonnait pasun instant le plus petit des combattants.
Il y eut un moment de trêve. L’Allemand saisit furieusement unebouteille de gin qu’on lui tendait, engloutit le goulot, et la vidad’un trait.
Le négrillon présenta au petit Français un « quart »plein de rhum.
– Non, dit-il, pas d’alcool. De l’eau.
Il trempa ses lèvres dans le gobelet de fer qu’un matelot luiapporta aussitôt, puis, releva la pointe de son arme piquée sur lesplanches du pont, et dit de sa voix ironique :
– Si m’sieu veut.
L’autre se remit en garde.
Le cliquetis recommença plus pressé, le combat reprit plusfurieux que jamais.
Des paris étaient engagés entre les marins de l’équipage. Legéant commençait à inspirer moins de confiance à ses commettants.Le petit devenait favori. Son agilité, son sang-froid, sa vigueur,et sa merveilleuse habileté à la terrible escrime du sabre,amenaient en sa faveur un revirement complet dans l’opinion desplus sceptiques.
Le résultat ne pouvait guère se faire attendre. La lutte étaitprès de finir…
Dans quelques minutes il allait y avoir mort d’homme.
Le bâtiment dont le pont servait de théâtre à cette scènedramatique, était un splendide trois-mâts, gréé en goélette, qui,toutes voiles dehors, se dirigeait vers la côte orientale del’Amérique du Sud.
Il se trouvait, avons-nous dit, environ par 35° de latitude sud,et 45° de longitude ouest, à peu près à 10 degrés deBuenos-Ayres.
Sa coque d’un noir d’ébène, aux sabords blancs, bondissait surla lame, qu’il franchissait avec la facilité d’un pur sang qui sejoue des banquettes irlandaises.
Long et étroit, rappelant, par sa conformation, la structureeffilée d’un brochet, il semblait que son constructeur eût voulu enfaire exclusivement un marcheur. Il avait pleinement réussi.
Ce pacifique voilier, avec une machine de 500 chevaux dans leventre, et deux hélices à l’arrière, eût pu hardiment faire la« pige » au plus rapide croiseur, et « brûler »les meilleurs transatlantiques.
Puis, il vous avait la crânerie d’allure de quelqu’un qui aservi. De même qu’on reconnaît sous l’habit civil un ancien soldat,de même aussi, un navire possède ce je ne sais quoi indiquant qu’iln’a pas toujours transporté des épices, du coton ou duchocolat.
Ce trois-mâts, rappelait ces intrépides forceurs deblocus, qui, pendant la guerre de la Sécession, accomplirentdes faits désormais légendaires dans les fastes de la marine.
La propreté méticuleuse, rigoureusement observée sur un navirede guerre, régnait à bord.
Les vingt-cinq ou trente hommes qui, debout sur le pont, ouaccrochés aux haubans, assistaient au combat singulier, avaienttous, sauf peut-être l’Allemand qui espadonnait, de ces bonnes etrudes figures largement épanouies dont les gens de mer sontgénéralement porteurs.
Oh ! si les croiseurs de tous les pays civilisés nefaisaient pas aussi bonne garde, si le métier de négrier n’étaitpas tombé en désuétude, si les écumeurs de mer ne se recrutaientplus uniquement parmi les Malais, et autres Asiatiques, quilimitent leurs exploits aux seules mers baignant leur pays,peut-être, en dépit de l’honnêteté de sa physionomie, ce bâtimenteût-il semblé suspect à certains pessimistes.
Mais, bah ! les grandes routes et les océans offrentmaintenant une complète sécurité. Et d’ailleurs, pourquoi cetteintempestive évocation ?
À la corne d’artimon flotte le pavillon étoilé de l’Unionaméricaine, et à l’arrière, se lit en lettres d’or, sur une bandebleue enjolivée d’arabesques, le nom deGeorges-Washington.
Allons, tout va bien. Le Georges-Washington estvraisemblablement un ancien « blockade runner »qui, de même qu’un soldat après une campagne accroche son sabre àla tête de son lit, a remis ses canons à l’arsenal. Sa machine sertsans doute de moteur à une sucrerie quelconque, et la place qu’elleoccupait, est avantageusement remplacée par une cargaisonimportante.
Mais, ces deux hommes qui se battent sur le pont… le fait estbien inusité, pour ne pas dire invraisemblable.
Il est vrai que ces Américains ont des idées sibizarres !
D’un autre côté, le motif de cette lutte homicide est tellementétrange, qu’il doit nécessairement donner lieu à des conjecturespour le moins singulières.
Ce motif, le voici :
Douze heures environ avant la scène qui forme le début de cettevéridique et terrible histoire, le Georges-Washington,naviguait sous pavillon français. Il s’appelait le Rhône.La bande bleue à lettres d’or était remplacée par une bande blancheà lettres noires.
Presque tout l’équipage parlait français, tandis qu’aujourd’hui,chacun parle anglais. Enfin, la coque du bâtiment était grise, etles sabords noirs.
Cette brusque transformation cache un mystère. Quelest-il ?
Au moment où le pavillon français montait lentement le long desa drisse, les matelots de quart saluèrent ces couleurs quidevenaient les leurs.
Seul, le marin allemand proféra d’une voix parfaitementintelligible une expression ignoble. Le jeune Français qui setrouvait près de lui riposta par un soufflet retentissant. L’autrevoulut le prendre au collet, quand celui-ci l’étala net d’uncroc-en-jambe.
Le second intervint aussitôt, les fit empoigner solidement l’unet l’autre et mettre aux fers séance tenante.
On ne plaisantait pas sur ce vaisseau.
Au moment où le capitaine d’armes allait, pour procéder à cetteopération, descendre à la fosse aux lions, survint le commandant dubord.
Le jeune matelot s’élança vers lui en criant :
– Capitaine ! justice ! justice au nom del’honneur.
– Qu’est-ce ? demanda-t-il froidement.
Deux mots le mirent au courant de la situation.
– Venez, fit-il simplement aux antagonistes qu’il emmenadans sa cabine.
– Parlez, dit-il au Français. Soyez bref.
Celui-ci, sans s’intimider, retira son béret de laine.L’Allemand regardait stupidement comme une bête prise au piège.
Le capitaine s’assit, et écouta en jouant négligemment avec unrevolver de fort calibre.
– Capitaine, ce qui se passe ici ne me regarde pas… Vousêtes le maître chez vous, et bien libre de naviguer sous telpavillon qu’il vous plaît. Vous avez bien voulu, sur larecommandation d’Ibrahim, me prendre à votre bord, et je me flattede faire mon service aussi bien que pas un.
– Après.
– Je voulais vous dire que je suis un bon compagnon, quej’observe la discipline, que j’exécute un ordre quel qu’il soit, etqu’enfin je n’ai jamais cherché querelle à personne.
– Au fait.
– Capitaine, quand le drapeau allemand se déploie àl’arrière du bâtiment, quand l’aigle noir à deux têtes étale sonsinistre profil, je le salue. C’est l’ordre, c’est la règle. Jem’abstiens de toute réflexion, bien que je le haïsse de toutes mesforces, cet emblème de malheur.
« Quand je vois flotter les couleurs françaises, mon cœurbat, ma vue se trouble. Le bleu, le blanc et le rouge font sur mesyeux l’effet d’une fanfare de couleurs. Je l’aime tant, mon cherdrapeau.
« Mais je ne veux pas qu’on l’insulte. Car, alors, tout monsang ne fait qu’un tour, je tuerais comme un chien le lâche quis’oublie à ce point.
– Que voulez-vous enfin ?
– La brute que vous voyez là a commis cette infamie.Capitaine, je sollicite de votre bienveillance et de votre justicela faveur d’une réparation par les armes.
L’Allemand se taisait, mais il roulait des yeux farouches à cesparoles prononcées avec un incomparable accent de dignité, et bienen dehors du langage habituel du petit matelot, qui, pâle, les yeuxflamboyants, semblait transfiguré.
– Vous êtes fou, mon garçon, dit l’officier, intéressépourtant malgré lui.
– Oui, capitaine, fou de honte et de rage. Je suisdéshonoré à mes yeux et à ceux de l’équipage, si vous ne m’accordezpas ce que je vous demande.
« Tenez, on peut vous dire ça, à vous qui êtes un homme,bien que vous fassiez un drôle de métier…
– Plaît-il, reprit le commandant en braquant son revolversur le gamin impassible.
– C’est vrai, je dis des bêtises, faut pas m’en vouloir.C’est que, voyez-vous, j’ai la tête à l’envers. Je dis donc quevous en feriez autant à ma place.
« Et d’ailleurs, j’avoue que jamais je n’oserai mereprésenter devant le docteur Lamperrière et M. André B…
– André B… Vous avez dit André B…, reprit le capitaine qui,malgré tout son sang-froid, ne put maîtriser une vive et singulièreémotion.
– C’est mon ami. Il m’appelle son frère. Nous avons dû êtremangés ensemble… termina le petit homme qui ne pouvait rester bienlongtemps sérieux.
– Qui me prouve la vérité de ce que vous avancezlà ?
– Ma parole d’honneur !…
– C’est bien. Vous vous battrez demain.
– Capitaine, vous connaissez m’sieu André… Eh bien, là,franchement, je vous en fais mon compliment.
Le commandant, qui n’en avait peut-être jamais autant dit à unde ses hommes, interrompit par un geste brusque ce flux deparoles.
– Vous vous battrez au sabre.
– Merci. Vous êtes un brave homme, malgré… enfin, suffit.Je m’entends.
– Vous passerez la nuit aux fers pour votre manque à ladiscipline.
« Demain, après le troisième quart… et j’entends qu’onse tue !
– Ah ! ya ! cap’tain, fit d’un ton farouchel’Allemand, qui, se dandinant comme un ours, n’avait pas encoredesserré les dents.
– Faudra voir.
– Allez, capitaine d’armes, ces hommes aux fers !
– Ben, tu sais, t’as pas d’toupet, dit notre jeune matelotau colosse. Tu t’imagines que tu vas me fendre comme un navet. Apas peur. On verra demain comment tu manies la cuiller à pot. T’aspas été chez m’sieu Paz, toi.
« J’ai idée que c’est moi qui te couperai endeux. »
La voix du capitaine d’armes mit fin à cette gasconnade telleque semblaient n’en avoir jamais reproduit les échos de laGaronne.
Et voilà pourquoi, le lendemain matin, ces formidablesfroissements d’acier retentissaient sur le pont duRhônedevenu pendant la nuit leGeorges-Washington.
Le Teuton, grâce à sa prodigieuse vigueur était un terribleadversaire. Il semblait en outre posséder à fond l’escrime dusabre, qu’il avait sans doute longuement étudiée dans quelquebrasserie enfumée d’Heidelberg ou d’Iéna, alors qu’avant d’êtrematelot, il portait la petite casquette des universitésallemandes.
Le petit Parisien n’était pas à dédaigner. Sa garde n’était pasirréprochable, il est vrai, et ses coups ne possédaient pas toutela régularité académique, mais aussi, quelle vitesse dans lamain ! Quel coup d’œil ! Quel sang-froid.
Tantôt, au moment où l’on s’attendait à le voir tomber sanglant,le crâne fendu par un de ces horribles coups de tête, les seulsqu’il pût appréhender en raison de sa petite taille, un bond leportait à deux mètres en arrière.
Tantôt, au contraire, se lançant intrépidement en avant, sefourrant littéralement dans les jambes du colosse, il menaçait d’uncoup de pointe le ventre de son adversaire, forcé de rompre à sontour.
Bondissant en dehors de toutes les règles de l’art, mêlant lapointe à la contrepointe, frappant d’estoc et de taille, secouvrant de moulinets fantastiques, il s’entourait des pieds à latête d’un flamboiement d’acier. Parant, attaquant, taillant,piquant, trouant, il se multipliait, et finissait par fatiguer sonennemi, comme un taon, un taureau en furie.
Le sang commençait à couler de minces estafilades sansconséquence.
– Sacrament ! hurla l’Allemand, dont le poignet,entamé par un coup de manchette délicatement enlevé, laissa suinterdes gouttes rouges.
– Tu te répètes trop… mon bonhomme, ça te porteramalheur.
« Aïe donc !… gare à ton ventre… tu sais, le nommécoup de banderole… çà vous met les tripes à l’air…
« Bien paré… T’as des principes… Et moi aussi.
« Ah mais… minute !… faut pas s’amuser à lamoutard…
« Aïe… à moi, touché… c’est rien… ça pique un peu.
« Ben ! là… vrai de vrai, j’crois que t’es fichu… mavieille Tête de Boche… Tu n’insulteras plus le pavillonfrançais… Tu n’en peux plus… Tu souffles comme un phoque… t’as letrac.
« J’vas te tuer !… aussi vrai que je m’appelle de monvrai nom : « Friquet le petitParisien ! »
L’Allemand, en effet, semblait épuisé. De larges gouttes desueur ruisselaient de son front, se mêlant au sang qui coulait desentailles pratiquées par la lourde lame du gamin.
Ses coups n’avaient plus la même précision, ni la mêmevitesse.
Ce mastodonte éprouvait maintenant une peine infinie à déplacerson énorme individu.
Il demanda une seconde fois à l’alcool une passagère etindispensable surexcitation.
Notre brave Friquet, que l’on a depuis longtemps reconnu, estaussi frais qu’au début. Il n’y a pas la moindre trace de rougeursur sa petite face, pâlotte comme toujours.
Ses yeux clairs flamboient plus que jamais. Son nez froncé, etses lèvres relevées, lui donnent l’aspect d’un chat en colère.
L’équipage entier se tait. Toutes les poitrines sonthaletantes.
Le négrillon pâlit ; sa figure et ses lèvres deviennentgrises. Il joint les mains et semble pétrifié.
L’Allemand, après une série de feintes et de moulinets danslesquels il met toute sa science, porte à Friquet un terrible coupde tête.
Au moment où la lame descend comme la foudre avec un sifflementsinistre, le gamin relève son arme en prime. Il semble s’aplatirsur le pont, et se précipite à corps perdu sur le colosse, lapointe en avant.
Deux cris retentissent. L’un rauque, farouche, étranglé !l’autre, aigu, vibrant, perçant.
Les deux corps roulent sur les planches qu’une énorme mare desang rougit aussitôt.
Un hourra formidable de l’équipage accueille cette doublechute…
Pendant toute la durée de cette scène dramatique, le commandantdu Georges-Washington, était resté enfermé dans sacabine.
Il pouvait avoir trente-cinq ans. C’était un homme de hautetaille, aux traits énergiques et réguliers. Une barbe d’un noird’ébène encadrait sa figure mate que le hâle de la mer n’avait pubrunir.
L’expression de la bouche au menton rond d’empereur romain, auxlèvres serrées, révélait une indomptable volonté. Ses yeux bleuscorrigeaient cette expression qui, à certains moments, pouvaitaller jusqu’à la cruauté.
Il semblait être tout contraste. Quelle était sanationalité ? Il parlait le français avec une grande facilité,et il eût fallu une oreille bien exercée pour découvrir dans sonintonation le léger accent des anciens créoles de la Louisiane.
L’anglais lui était également familier. Nous verrons dans lasuite que là ne se bornait pas sa science des langues, et qu’ilétait un incomparable polyglotte.
Assis devant une table surchargée de papiers, il était plongédans de douloureuses réflexions. Tout son être semblait en révoltecontre lui-même. Un sourire amer crispait sa bouche, quand sonregard tombait sur une large enveloppe cachetée de rouge que samain hésitait à effleurer.
Cette plaque de cire paraissait lui produire l’effet d’une tachede sang.
Il monologuait, comme les êtres voués à la solitude.
– Il faut donc encore frapper aujourd’hui… Eh quoi !le spectre du passé se dressera-t-il toujours devant moi !…Faudra-t-il que toujours un crime en amène un autre ?… que lachaîne qui m’attache à la vie s’alourdisse d’un nouveauchaînon ?
« Ah ! c’en est trop !…
« Il semble que tout conspire pour me reprocher moninfamie !… tout ! jusqu’à cet enfant qu’on tue peut-êtreen ce moment.
« Quelle leçon !… Il a un drapeau, lui ! Il aimeson emblème national, ce que l’on appelle l’honneur lui fait battrele cœur !
« Oui, j’ai été comme cela jadis ; j’ai eu la foi,comme lui, comme cet André, dont la noble et sympathique naturem’est encore et malgré tout si chère.
« Mais, tous ces hommes « d’honneur » se sontdonc ligués pour me faire plus cruellement encore déplorer monignominie ?…
« Allons, il faut en finir ! Une balle entre les deuxyeux, un éblouissement, un craquement de la boîte du crâne… etc’est tout… C’est l’oubli… le néant !…
« Du courage ! Eh ! pardieu ! je ne crainspas la mort. »
L’officier saisit froidement son revolver. Il appliqua le canonsur son front.
Il allait serrer la détente… Ses yeux tombèrent sur un adorableportrait d’enfant, une fillette de dix ans environ, qui souriait aumilieu de son cadre d’or.
L’arme lui échappa.
– Magge ! ma fille !… Ma mort serait tondéshonneur ! Pardon !…
« Je n’ai pas le droit de m’affranchir de la vie… Ils metiennent par toi, les misérables !
« C’est bien… Que l’infamie de ton père soit toujoursignorée… Puisses-tu être heureuse à ce prix !
« C’est pour sauver ton honneur et ta vie, que je suisdevenu un…
« Il eût mieux valu que tu fusses morte, pauvreenfant ! Mais il est certains sacrifices au-dessus des forceshumaines.
« Allons donc… Je m’attendris. Que diraient de moi leslascars qui sont là-haut s’ils me voyaient ?
« Vous avez vos nerfs, mon garçon, il faut soigner ça.
« Vous êtes un bon officier de mer, vous devez toute votreintelligence à vos maîtres, car vous avez des maîtres, et deterribles.
« Eh bien, à vos ordres, messieurs ! termina-t-il enreprenant aussitôt, avec une incroyable mobilité, son expressiond’implacable ironie.
« Voyons ! quel est le mot d’ordre pouraujourd’hui ?
« Je m’en doute bien un peu. Encore une exécution…
« Ce steamer que je dois rencontrer tout près d’ici seraprobablement… »
Il saisit l’enveloppe et lut d’une voix calme la suscriptionsuivante :
« Le commandant Flaxhant, prendra connaissance de laprésente dépêche, par 33° de latitude sud et 45° de longitudeouest.
« Il se conformera strictement comme de coutume auxinstructions qu’elle renferme. »
– Oui, je connais la formule.
Au moment où il allait briser le cachet, le hourra quiaccompagna la chute des deux combattants le fit légèrementtressaillir.
– Tiens ! j’oubliais… allons donc voir. Ce gaminm’intéresse… pauvre diable, il doit être en morceaux.
L’officier ouvrit la porte et arriva sur le pont. Son visageétait impassible comme d’habitude.
Pas un de ses muscles ne sourcilla devant l’horrible spectaclequi s’offrit à sa vue.
L’Allemand, en proie à d’effroyables convulsions, se tordait enrâlant sur le pont, rouge comme les dalles d’un abattoir.
La lame du gamin l’avait traversé de part en part au creux del’estomac ; l’extrémité sortait le long de la colonnevertébrale, et son épaisse garde d’acier bruni était commeincrustée dans la paroi antérieure.
Friquet, debout, était atterré. Il devait le salut à sonincroyable témérité. Lancé comme une balle au moment où le coups’abattait sur lui, il glissa sous l’arme de son adversaire,laquelle, ne rencontrant que le vide, passait derrière son dos àl’instant précis où la pointe de la sienne trouait le corps dugéant.
S’il avait roulé en même temps que lui, c’est que l’impulsionavait été si forte, qu’après s’être en quelque sorte embrochélui-même, l’Allemand éventré, suivait encore le mouvement en avantet s’abattait sur le gamin dont le bras n’avait pas fléchi.
Le moribond fut emporté au poste des blessés. Le médecin, – leGeorges-Washington, bien qu’il fût un simple marchand,possédait un docteur, – hocha la tête et ne put que constater lamort, survenue au bout de quelques minutes.
Une douzaine de seaux d’eau jetés à toute volée sur le pontfirent disparaître les traces du combat. Après un bon coup defaubert, il n’y paraissait plus.
Le négrillon riait, gambadait, pleurait en embrassant Friquettoujours sombre, en dépit des cris de joie et des félicitations del’équipage.
La voix du capitaine le fit tressaillir.
– Eh bien ! garçon, que signifie cette figureconsternée ?
– Capitaine, reprit-il d’une voix sourde… j’ai tué… j’aitué un homme !
– Vous avez tué un homme ? Eh ! pardieu ! labelle affaire. Vous ne vous battiez pas, je pense, pour faire dusentiment.
« Sacrebleu ! vous êtes un rude compagnon. Vous avezfort proprement décousu la panse à Fritz !
« Vous êtes novice, je vous fais matelot de premièreclasse.
« Allons, qu’on s’amuse !… Il y aura branle-bas cesoir… et double ration !
– Heepp ! heepp ! heepp ! hourra !hurla l’équipage, en exécutant une farandole échevelée.
Le bâtiment, toutes voiles dehors, continuait sa route vers lacôte sud du Brésil.
La nuit vint ; une de ces nuits calmes, sereines, si chèresaux gens de mer, qui échappent alors à la suffocante atmosphère dutropique.
En dépit des règlements maritimes et des dangers qu’il pouvaitcourir, le bâtiment n’avait pas allumé ses feux réglementaires.
Il avait sans doute d’excellentes raisons pour cela.
Tout à coup, dans l’infini lointain des ténèbres, où seconfondaient l’horizon noir et la mer invisible, surgit dans ladirection de tribord un long faisceau lumineux, qui monta à pertede vue et s’éparpilla en poussières multicolores.
En mer, tout événement imprévu a une signification. L’incidentle plus futile en apparence peut être suivi de conséquences d’uneextrême gravité.
Aussi, rien ne passe inaperçu pour l’officier de quart à quiincombe l’absolue responsabilité de cet organisme si complet quis’appelle un navire.
Toutes les facultés de son être se concentrent dans la vision.Son œil embrasse tout, voit tout, et lui permet de pourvoir àtout.
L’officier commandant le premier quart de nuit à bord duGeorges-Washington fit prévenir son capitaine. Celui-ciarriva aussitôt.
Les signaux se multipliaient sur le même point.
– Ah, très bien ! dit le capitaine ; je sais ceque signifient ces fusées. On va répondre de bâbord…
« Tenez ! je vous le disais bien. »
Trois ou quatre fusées s’élancèrent coup sur coup dans ladirection indiquée.
Deux bâtiments, séparés par une distance qui devait êtreconsidérable, correspondaient.
Il y avait donc en présence trois navires formant par leursdispositions un triangle parfait. Le Georges-Washington,invisible aux deux autres placés aux angles formant la base de cetriangle hypothétique, se trouvait au sommet.
Leur manœuvre paraissait intéresser énormément le capitaineFlaxhant.
Deux minutes s’étaient écoulées et une immense gerbe de lumièreétincela au point d’où étaient parties les premières fusées.
Elle s’étendit à perte de vue sur la surface des eauxtranquilles, où elle se réfléchit comme une comète d’unincomparable éclat.
Cette source de lumière subit, peu après son apparition, desinterruptions irrégulièrement espacées, d’après une sorte de rythmede convention. Ce fut comme une phrase flamboyante, une sorted’interrogation lumineuse ; puis tout rentra dans lesténèbres.
Flaxhant savait ce dont il s’agissait. Un des deux vaisseauxvenait de faire à l’autre une communication importante.
Ce foyer incandescent était produit par une puissante machineélectrique. Les occultations plus ou moins longues de la lumièreavaient, suivant leur durée, la même signification que les points,les doubles points et les lignes bleues tracées sur la bandelettede papier du récepteur d’un télégraphe de Morse.
Comme ces signaux ont été institués par une commissioninternationale, ils sont parfaitement interprétables par tous ceuxqui ont étudié la télégraphie nautique.
Leur montre à la main, le commandant et l’officier de quart, enconsultant jusqu’aux fractions de seconde, mesurèrent la durée deséclipses. Ils lurent la dépêche suivante :
– Du croiseur français l’Éclair. Êtes-vous laVille-de-Saint-Nazaire ?
La réponse ne fut pas longue à arriver.
Une machine analogue avait été rapidement installée,probablement dans la mâture de l’autre bâtiment. La même lumièreéblouissante jaillit bientôt des deux pointes de charbon enignition.
Le commandant de l’Éclair ainsi que celui duGeorges-Washington surent bientôt à quoi s’en tenir.
– Ville-de-Saint-Nazaire, fut-il répondu, partidepuis quarante-huit heures de Rio-de-Janeiro. Tout va bien.
Les communications étaient désormais établies avec autant deprécision que si un fil électrique eût relié les deuxbâtiments.
Pendant plus d’un quart d’heure, il y eut un échange incessantde dépêches qui sillonnèrent les ténèbres.
Flaxhant, qui maintenant semblait radieux, en avaitnaturellement eu connaissance.
– Allons ! tout est pour le mieux. Quels niais que ceshonnêtes gens ! Décidément ce vieux drôle de Javercy est trèsfort.
« Monsieur Brown, dit-il à voix basse au second, dans uneheure ce sera fini.
« Tout est paré, n’est-ce pas ?
– C’est paré, capitaine.
– La cargaison est bien arrimée. Le choc sera rude. Je netiens pas à avoir des membres ou des têtes cassés.
– C’est impossible ! capitaine. Ils sont tous amarrésles uns aux autres. Ils forment pour ainsi dire un bloc plein.
– Très bien. Comme c’est la première fois que nous« opérons » avec un chargement, je n’étais pas sansinquiétude.
Flaxhant descendit allègrement dans sa cabine, et saisit lafameuse dépêche qu’il n’avait pas osé ouvrir pendant que Friquet sebattait contre l’Allemand.
Il semblait transfiguré. Toute hésitation avait disparu. Safigure ne reflétait que l’expression d’une implacablerésolution.
La dépêche était courte et écrite en caractères mystérieux dontil fallait avoir la clef. Il lut couramment. C’était terrible.
« Ville-de-Saint-Nazaire partira 27 mai de Rio àcinq heures du matin pour le Havre. Sera le 29, même heure, par33° 4’ L. S. et 45° 4’ L. O. Croisez. Suivezjusqu’à la nuit. Coulez. Avons à bord quatre millions en or, faussemonnaie bien entendu. Vaisseau perdu corps et biens. Compagnie etassurance payeront. »
– Très bien, dans une heure le steamer seracoulé !
« Tiens ! j’oubliais le croiseurl’Éclair ; cela compliquera la situation… mais sipeu ! »
Les naufrageurs. – Télégraphie maritime. – L’Éclair et laVille-de-Saint-Nazaire. – Ni voiles ni vapeur. – Tentatived’abordage. – Le pavillon noir !… – Trahison. – Explosion dansla machine. – Deux braves. – Horribles angoisses. – Épouvantablecatastrophe. – Encore des traîtres. – L’abordage. – Le« naufragement ». – Navire éventré. – Habileté, courageet dévouement inutiles. – Agonie d’un steamer. – Cinq cents noyés.– Un coup de canon. – Dernière bravade. – Voix d’en haut. – Quesignifie ce cri : Santiago !
La Ville-de-Saint-Nazaire était partie de Rio depuisquarante-huit heures. Les voyageurs, réunis par le hasard, avaientdéjà échangé de ces relations moins banales que celles qui prennentnaissance en chemin de fer, mais aussi imprévues et devant êtreprobablement aussi fugitives.
La cohabitation sur cet étroit espace limité aux planches d’unnavire, et qui pourtant constitue un monde, avait rapproché lesêtres à peu près identiques. La naissance, l’éducation, ou desattractions morales, quelquefois incompréhensibles à première vue,et souvent légitimées dans la suite, produisent de cesphénomènes : c’est ce qu’on nomme les affinités.
Il semblait que le roulis et le tangage eussent, par lacombinaison de leurs mouvements, trié les éléments disparatescomposant cette cargaison humaine, pour les réunir selon leurnature, leurs aptitudes, ou les désirs inconscients encore de leursesprits.
Ainsi, dans la nature, les mêmes atomes, obéissant à des loisnon encore formulées de sélection, se rassemblent, s’agglomèrent,s’homogénéisent, pour composer un être organisé.
Or, pendant cette nuit tiède, étoilée, calme, les passagers dusteamer, groupés ainsi que nous venons de le dire, avaientbrusquement interrompu leurs conversations pour commenter dedifférentes façons l’événement inusité qui sollicitait leurattention.
Pendant plus d’un quart d’heure les éclairs se succédèrent sansinterruption.
Le capitaine et le second de la Ville-de-Saint-Nazaireles enregistraient minutieusement.
Quelque maîtres d’eux-mêmes que fussent les deux officiers, leurfigure se rembrunit. Les communications de l’Éclairdevaient être bien graves, à en juger par les mesures qui furentaussitôt ordonnées, et dont l’exécution s’accomplit sansretard.
Les passagers, attirés par la nouveauté du spectacle,s’intéressaient vivement à ces jeux de lumière, dont ils étaientloin de soupçonner l’alarmante signification.
Non seulement alarmante, mais terrible.
Cependant, le capitaine descendit lui-même dans les profondeursdu navire. Il visita minutieusement les portes des compartimentsétanches formant des cavités isolées et indépendantes, de manièreque si une voie d’eau se déclare, un seul de ces compartiments estsubmergé.
Il passa à la machine et fit doubler l’équipe des chauffeurs etmécaniciens. La même précaution fut prise à l’égard destimoniers.
Les saisines des canots et les garants de palans furent disposésde façon à pouvoir être largués au commandement. La grande chaloupeà vapeur chauffa entre les dromes.
L’équipage tout entier se tint à son poste, comme dans laprévision d’un événement aussi grave qu’inattendu.
– Tout est paré ! étincela une dernière fois lamachine électrique du steamer.
– Tout va bien ! Nous arrivons, fut-il répondu del’Éclair.
La marche de la Ville-de-Saint-Nazaire s’accélérait. Lapression des chaudières avait presque doublé. Le paquebot sedirigeait, éblouissant de lumière, vers le point où brillaientcomme des phares les feux du vaisseau de guerre.
La mer était éclairée à plusieurs kilomètres à la ronde. Lesbras de l’hélice battaient les flots avec une folle rapidité. Lavapeur fusait en sifflant sous les soupapes que le commandant fitcharger.
L’immense bâtiment volait sur les lames.
– Capitaine, dit un des passagers, est-ce que nous couronsun danger ? Que se passe-t-il donc ?
– C’est un vaisseau qui nous fait des signaux de détresse,répondit évasivement l’officier. Nous allons… lui portersecours…
Rassuré par ces paroles et l’air calme qui les accompagne, lescurieux retournent à leurs cabines, ou reprennent insoucieusementle cours de leurs plaisirs.
On danse un peu, on chante beaucoup, on boit du champagne…
On porte un toast. Le cliquetis du cristal se mêle auxhourras !
Des cris épouvantables retentissent tout à coup !
Partout, des gens éperdus, la terreur peinte sur le visage, secroisent, se bousculent, s’étreignent, et tombent en hurlant.
Que se passe-t-il ? Quel vent de désespoir souffle-t-il surle transatlantique naguère si joyeux ?
Du cercle d’ombre limitant l’éclatante lumière projetée par laVille-de-Saint-Nazaire surgit une fantastiqueapparition.
Un grand navire, noir comme les ténèbres d’où il sort, court,silencieux et sombre, droit au paquebot, avec la vélocité d’unmonstre de la mer.
Aucun feu ne brille à son bord.
Ses mâts ne portent pas le moindre lambeau de toile.
Il n’a pas non plus de cheminée ; l’œil ne perçoit nulletrace de fumée.
Un silence de mort l’enveloppe. Il semble désert.
Ses formes, effilées comme celles des oiseaux ou des poissons deproie, rappellent seules la coque élégante duGeorges-Washington.
Quel est donc ce bâtiment qui ne marche ni à la voile ni à lavapeur ? Quel est ce vaisseau-fantôme que personne ne dirige,et qui, sans machine apparente, file une fois plus vite que lesplus fins marcheurs des marines des deux mondes ?…
Sa vue semble celle d’un spectre apparaissant au milieu d’unefête. On dirait la sombre évocation d’un fiévreux en proie aucauchemar.
La vitesse et la rectitude de sa direction rappellentl’infaillible et irrésistible propulsion d’un projectile que rienne peut faire dévier de sa route.
Son avant, aigu comme une lame d’acier, coupe à angle droit laligne suivie par le steamer.
Il n’est plus qu’à cent mètres de ce dernier…
Quelques, secondes encore, et son taille-mer l’éventre…
Il faut un miracle pour le sauver…
Ce miracle, le sang-froid et l’habileté du capitainel’opèrent.
Au risque de briser ses machines, il fait renverser la marche del’hélice de tribord, et augmenter celle de bâbord…
– À bâbord la barre !… Toute !…
Ce mouvement d’ensemble, exécuté avec la rapidité de la pensée,fait « venir en grand » sur tribord le steamer qui setrouve en même temps dans une direction parallèle et opposée àcelle de l’assaillant.
Il était temps.
L’autre continua sa course comme un taureau aveuglément lancé,dont un habile adversaire a évité la brutale attaque par une voltede côté.
Son bordage érailla le transatlantique dont la membrure toutentière gémit lugubrement. Telle était la force de son élan, qu’ilfranchit comme une flèche la zone lumineuse.
Il disparut dans la nuit.
Haletants, muets, crispés, les passagers, terrifiés parl’imminence du danger auquel ils venaient d’échapper, sentirentleurs poitrines se dilater. Leurs cœurs, tordus par l’angoisse, sereprirent à battre d’espoir.
Le front du commandant s’assombrissait. Les avertissements dubâtiment de guerre, à bord duquel on était prévenu de l’attaquedont le steamer allait être victime, n’avaient pas été inutiles.Ses feux brillaient toujours.
Son équipage avait dû être témoin de cette inqualifiableagression. Le croiseur essayait évidemment de se rapprocher dutransatlantique, dans le but de le protéger avec son artillerie,soit même d’interposer son blindage entre le naufrageur et lefragile paquebot.
Mais comment pouvait-il être au courant de la criminellemanœuvre du bandit ?
C’est ce que nous saurons plus tard.
Pourtant, l’Éclair ne paraissait pas se rapprochersensiblement. Que faire si le Vaisseau de proierenouvelait son attaque ?
Les signaux recommencèrent à bord de l’Éclair. Leurbrutale éloquence fut terrifiante.
– Nous ne gouvernons plus ! – Venez à nous ! –Forcez la marche ! – À toute vapeur. – Dussiez-voussauter.
Et les chauffeurs du steamer, stimulés par leurs chefs,empilaient des monceaux de charbon dans les fourneaux, dont lesgrilles fondaient comme des barres de plomb.
La température de la machine égalait celle de la bouche d’unhaut-fourneau.
La vapeur soufflait, sifflait, renâclait, mugissait avec desbruits bizarres et terribles, sous la puissante étreinte du fer quil’emprisonnait à peine.
De convulsifs soubresauts et de sourdes trépidations agitaientle bateau-géant dont les flancs semblaient battre comme ceux d’uncoursier hors d’haleine.
– Chauffez !… chauffez toujours !…
Lorsqu’un homme tombait à moitié asphyxié, on l’emportait sousles manches à vent. Il buvait une large lampée d’air pur, et,ranimé par ce contact vivifiant, il reprenait son infernalebesogne.
Les cabines et les salons étaient déserts. Chacun se faisaitpart de ses impressions. C’était un brouhaha comme dans l’entr’acted’un drame à sensation. Mais, le drame avait pour décor l’immensehorizon noir, pour scène le pont d’un navire près de sauter. Chacundes spectateurs avait un rôle à jouer ; le dénouement, encoreinconnu, menaçait d’être terrible.
– Il n’y avait personne à bord, disait l’un.
– Moi, j’ai vu un homme à la barre, un colosse !
– Eh bien, moi, renchérissait un troisième, j’ai vu plus devingt hommes couchés le long des bastingages.
– Il y a une pièce de canon… énorme… toute noire… dans unetourelle… noire aussi…
– A-t-il un pavillon ?…
– Non.
– Si.
– Moi, je l’ai vu, dit un autre… comme en pleinjour !… C’est un immense drap noir… Une grande croix rouge lecoupe en biais… au milieu, des lettres étincellent comme desflammes.
« Aucune nation au monde ne porte un pareil emblème surcette lugubre couleur…
« Ce pavillon, messieurs, c’est le pavillon d’unpirate. »
Nous ne gouvernons plus ! disait la dernièredépêche de l’Éclair ; tel était le résumé laconiqueet désespérant de la situation du croiseur.
Mais, s’il ne gouverne plus, c’en est fait du paquebot. Qui doncle protégera ?
Eh quoi ! les bandits vont-ils triompher ? Lecommandant du bâtiment de guerre verra-t-il ses généreux effortsparalysés par la fatalité, et, qui sait, peut-être par latrahison ?
Assistera-t-il impuissant et désespéré à cet épouvantableforfait qui va s’accomplir sous ses yeux ?
Que s’est-il donc passé ? Comment se fait-il que la machined’un croiseur français ne fonctionne plus au moment dupéril ?
Pour suivre l’action multiple engagée entre ces trois navires,il est indispensable au lecteur de passer sur l’Éclair,dont la présence dans ces parages, ainsi que son intervention dansle drame qui s’accomplit en ce moment, seront, comme nous l’avonsdéjà dit, légitimées par la suite du récit.
L’Éclair est commandé par un capitaine de frégate, undes plus jeunes de son grade, dont les capacités sont hautementreconnues. Le commandant de Valpreux n’a pas encore quarante ans.Il doit à son mérite seul la mission qu’il remplit. C’est un postede confiance, et qui nécessite une habileté et une énergie sanségales.
Les négriers et les pirates de la côte africaine le connaissentbien et le redoutent plus encore.
Qui sait ? peut-être est-il à la piste du sinistrenaufrageur depuis plus d’une semaine.
Il a pu arriver en temps opportun, pour avertir le steamer dudanger qui le menace.
Il a installé son appareil électrique… on lui a répondu. LaVille-de-Saint-Nazaire a éclairé sa marche et forcé devapeur.
Trois kilomètres à peine les séparent.
On se voit comme en plein jour.
C’est à ce moment que le « naufrageur » se précipitesur le transatlantique, qui est sauvé par l’admirable et témérairemanœuvre de son capitaine.
Un cri de rage retentit sur le pont du croiseur.
Le commandant de Valpreux voit l’attaque.
– À toute vapeur !… s’écrie-t-il.
L’Éclair bondit sur les flots. Le branle-bas de combata été commandé. Chacun est à son poste. Pointeurs et servants sontdans la batterie, parés au commandement.
Un vieux maître canonnier, tanné, goudronné, barbu, hirsute,cligne de l’œil d’un air entendu en lançant un coup d’œil satisfaitpar le sabord entr’ouvert.
– Eh bien, les enfants, ça va chauffer… Hein ! leslapins du Louis XIV, tu vas te rappeler tes écoles àfeu… allons-y, là, de l’œil et de la main… comme au siège de Paris…Tu vas lui en fourrer, dans le ventre, du plomb et de la fonte, àce mauvais cachalot.
– Comme ça, maître Pierre, dit avec déférence au maîtrecanonnier le premier servant de droite d’une pièce de 19, c’estdonc comme qui dirait une espèce de « voltigeur » montépar tous les fins gredins du diable, en fin finale de couler lesmarchands et les transports.
– Tu l’as dit, mon fils, à preuve que tu vas avoir celuid’ouvrir l’œil dans le droit fil de sa flottaison. Car, si nousn’arrivons pas, il s’agit de l’arrêter au vol.
– Mauvais commerce, pas vrai, maître, mais crânebateau.
– Oui, si l’équipage était accroché tout entier auxvergues. Tout ce qui est bon à prendre est bon à pendre… à bordd’un marchand de chair noire.
– Vous croyez donc que c’en est un ?
Le maître canonnier allait répondre, quand une sourdedétonation, suivie de plusieurs autres, mais plus faibles, éclatadans l’intérieur du croiseur.
On entendit des sifflements aigus et des déchirements stridentsproduits par des torrents de vapeur fuyant de tous côtés.
D’effroyables hurlements de douleur montaient de la machine.
Muets et impassibles, les hommes restèrent à leur poste comme àla parade.
On allait peut-être sauter !…
Le commandant pâlit. Il s’élança vers le panneau, le revolver àla main.
Un homme montait en chancelant.
– Arrête ! lui cria-t-il d’une voix tonnante, en luicollant entre les yeux le canon de son arme.
Le malheureux regarda un instant l’officier d’un air hébété. Ilvoulut avancer. Ses forces le trahirent. Il tomba en gémissant surla dernière marche.
– Commandant, râla-t-il, je suis mort !
Un inexprimable sentiment d’horreur et de pitié contracta lestraits du capitaine de frégate.
L’aspect de cet homme était épouvantable.
Le champ de bataille n’offre jamais un pareil spectacle aux yeuxdu chirurgien.
Sa chemise flambait sur sa peau qui se carbonisait engrésillant, ses mains et ses bras, brûlés jusqu’aux épaules étaientlittéralement cuits par la vapeur. La chair corrodée se décollaitde dessus les os et pendait en lambeaux horribles au bout destendons racornis.
Sa figure tuméfiée n’offrait plus rien d’humain.
De son ventre, qui n’était qu’une plaie, s’échappaient lesentrailles que cherchait à retenir sa main de squelette.
M. de Valpreux, le cœur serré, écarta tristementl’agonisant.
Il allait descendre à la machine.
Deux hommes de haute taille se dressèrent devant lui. Ilssortaient on ne sait d’où.
L’un, maigre, un peu dégingandé, revêtu d’un uniforme toutflambant neuf de chirurgien, lui mit familièrement la main surl’épaule.
L’autre, tête nue, couvert d’un paletot blanc, lui barra lepassage, d’un air tout à la fois respectueux et résolu.
– Commandant ! crièrent-ils en même temps, pasvous.
– Qu’est-ce, messieurs, dit-il brusquement, presquecourroucé. Docteur !…
– Commandant, vous êtes le maître à bord, mais votre placen’est pas là… Il y a des blessés en bas, c’est mon affaire… Je vousen prie… Il y a une chance sur deux d’y rester…
« L’Éclair serait perdu sans vous… Laissez-moidescendre… c’est moi, votre vieil ami le docteur Lamperrière… quivous en prie.
– Et moi, commandant, riposta l’autre interlocuteur…Laissez-moi payer ma dette… Vous m’avez sauvé… je suis inutile ici…En bas, mon concours sera des plus efficaces.
– Bien, cela, mon cher André, dit le docteur…
– Allez, messieurs, reprit comme à regret l’officier, quiremonta lentement sur la dunette.
« Le devoir a parfois de cruelles exigences, murmura-t-il,que ne puis-je accompagner ces deux braves ! »
Nos vieilles connaissances, le docteur et André, que, certes, onne s’attendait guère à rencontrer sur ce vaisseau de guerre, secouvrirent d’un mouchoir mouillé la bouche et les oreilles,précaution indispensable pour échapper à l’absorption mortelle dela vapeur.
Ils descendirent d’un bond à la machine remplie de fumée sortantdu panneau en épais tourbillons.
L’eau commençait à avoir raison du feu. La moitié des fourneauxétait noyée. Les charbons, projetés hors des foyers par une forceinouïe, s’éteignaient en ronflant sur le parquet inondé.
Quatre cadavres gisaient, affreusement tordus. Les vivants nevalaient guère mieux. Les lampes jetaient des lueurs vagues aumilieu des vapeurs opaques, comme le soleil d’hiver dans lesbrouillards.
Les deux hommes embrassèrent tant bien que mal la scène du basde l’escalier où ils arrivèrent presque suffoqués. Le premiermaître mécanicien, la face boursouflée les yeux à moitié desséchés,expirait. Il était perdu sans retour, car il avait respiré lavapeur.
Au même instant retentissait le cri de : – Incendie dans lamachine ! – accompagné d’un double tintement de cloche. Leshommes faisant partie de l’incendie général inondèrent les chambresde chauffe. Quelques matelots, plus hardis que les autres, – ilsallaient peut-être à la mort, – descendirent sur les traces d’Andréet du docteur.
On remonta sur le pont les tristes victimes de cette horrible etmystérieuse catastrophe.
Le maître mécanicien, en respirant l’air pur de la mer, eut letemps de murmurer ces quelques paroles à l’oreille du docteur.
– Nous sommes trahis… Les tubes sont crevés… parl’explosion… de la dynamite dans… le charbon… apporté par… un…soutier… La machine ne… fonctionne plus… l’hélice arrêtée…
Il se raidit et mourut.
Voici pourquoi le croiseur n’avançait pas.
Le temps manquait pour faire une enquête. Le steamer étaittoujours en vue. Il approchait. La partie n’était pas perdue.
Le commandant était sur la passerelle.
Il fallait mettre à la voile.
Au commandement de :
– Bordez !… Hissez les huniers !… ces voilesserrées, mais retenues par de simples fils carrés, furent établiesen un instant. Le petit foc fut hissé au même moment, et le navirese trouva en position de profiter de la moindre brise.
Le vent, hélas ! était bien faible.
L’irréparable désastre de la machine, et la mise à la voile,avaient duré moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter. Lebâtiment reprit sa marche en se dirigeant vers le steamer quiarrivait.
Quinze cents mètres encore, et ils se trouvaient bord àbord.
Trop tard !…
L’avant du naufrageur surgit une seconde fois des ténèbres.
Le commandant sentit les battements de son cœur s’arrêter. Delarges gouttes de sueur ruisselaient de son front.
Cette fois les mesures du bandit étaient bien prises. L’abordagemathématiquement calculé était inévitable.
L’Éclair ne pouvait plus arriver à temps pour se jeterdevant le flanc du steamer, et opposer à un irrésistible choc lesplaques de son blindage d’acier.
Cinq secondes encore… et c’était fini.
L’artillerie seule pouvait peut-être sinon arrêter l’élan dupirate, lui faire au moins une avarie sérieuse, et peut-êtreenrayer le mouvement de sa mystérieuse machine.
– Les enfants ! disait en ce moment le maîtrecanonnier Pierre, qui n’avait pas plus que les autres quitté labatterie de bâbord, on vient de détraquer notre machine.
« Le linge de Jean Ledoux, de Joseph Kentic et de biend’autres encore est lavé pour toujours.
« Pauv’ vieux matelots ! Nous marchons à la voile, àprésent.
« S’agit pas que les canonniers la dansent comme leschauffeurs. On ne sait vraiment plus ce qui se manigance sur lebateau.
« Faut ouvrir l’œil, et visiter un peu lespièces. »
Il mit aussitôt la main sur la culasse mobile, et tirabrusquement à lui.
La lourde pièce obéit sans effort à la traction et s’ouvrit…
– Quand je te le disais, les canonniers !… Lesbrigands qui ont mis des pétards dans le charbon ont calé leslinguets de sûreté. La culasse ne ferme plus, et tout est paré àfaire feu. La pièce est chargée. Le cordon tire-feu est enplace…
« Ça va encore crever comme dans le temps sur leSuffren !… Pas une seconde à perdre…
« Un homme à tribord pour avertir les autres. »
Trop tard !…
– Feu de bordée !… Tribord !… Feu !… tonnala voix du commandant.
– Malheur, s’écria le maître canonnier. Les tribordaissont…
Il n’acheva pas… La batterie gronda. Le bandit devait être,selon l’expression de Pierre, arrêté au vol !
Mais au lieu du râlement bien connu de l’obus se vissant dansles couches d’air, on entendit un bruit sourd, étouffé, semblable àla détonation d’un fourneau de mine qui saute.
Le vieux matelot ne s’était pas trompé. Une main criminelleavait mutilé les fermetures mobiles. Le point d’appui manqua tout àcoup pour contrebalancer la force d’expansion des gaz produits parla déflagration de la poudre ; l’effroyable poussée qui devaitchasser les projectiles des pièces et les pousser à leur but, eutlieu en arrière.
Et quelle poussée ! quand on pense que la charge de poudreproduit une quantité de gaz capable d’envoyer à 10 kilomètres unobus de cent cinquante à deux cents kilos !
Les cloisons s’abattirent, effondrées comme sous l’irrésistibleeffort d’un titan.
L’âcre fumée se répandit dans l’entrepont à travers la brèchebéante.
Des cris de rage et de douleur s’élevèrent à la vue de cettenouvelle mutilation.
Dix hommes tués ou blessés gisaient sur le plancher de labatterie.
Les pièces étaient hors de service.
Le corps d’un pointeur, dont la tête avait été broyée par laculasse, était agité de soubresauts convulsifs. Les deux brasbattaient dans le vide.
Du col arraché jaillissaient d’énormes jets de sang.
Plusieurs servants se tordaient, en proie à d’horriblesdouleurs. D’autres se traînaient en hurlant sur leurs membresfracassés.
Ce malheur, aussi terrible et non moins irréparable que celuisurvenu dans la machine, compromettait gravement le croiseur etl’empêchait de porter secours au paquebot désormais condamné.
Malgré sa haute expérience, malgré ses minutieuses précautions,le commandant ne pouvait ni prévoir, ni empêcher de semblablesdésastres.
Que peuvent le courage, la force, l’habileté, contre la trahisonqui veille minute par minute, épie lâchement, et déjoue toutes lesmesures loyalement prises ?
Il n’est pas au pouvoir de l’homme de se multiplier à ce pointqu’il puisse tout faire par lui-même.
Honte et malédiction sur les traîtres !…
Impuissant, muet, glacé d’horreur, le malheureux officier,debout sur la passerelle, fouille de ses ongles sa poitrine quesoulève un sanglot.
Aux imprécations des marins de l’Éclair répond uneclameur d’épouvante poussée par les cinq cents passagers de laVille-de-Saint-Nazaire.
Le naufrageur, emporté par un irrésistible élan, l’atteint enplein flanc… à la flottaison !
Son éperon disparaît tout entier dans une brèche énorme, oùs’engouffrent à l’instant des torrents d’eau.
Puis, le bandit se recule, et cherche à dégager son avant, grâceà son mystérieux moteur.
Le transatlantique s’arrête. Il est frappé à mort. Les feux desa machine s’éteignent.
Les cloisons étanches éventrées deviennent inutiles.
Il ne gouverne plus, c’est un noyé qui se débat.
– À la mer les embarcations !… crie le commandant del’Éclair, qui suit d’un œil atterré cet horribledrame.
La grande chaloupe, le canot-major, le youyou, la yole, glissentaussitôt sur les palans, et nagent avec fureur vers le point oùs’enfonce le paquebot qui s’emplit de bruits sinistres et semblerâler.
L’eau monte, envahit toutes ses cavités et fait gémir sacharpente.
Il s’enfonce à vue d’œil.
Un mouvement saccadé d’avant en arrière le secoueconvulsivement, comme le hoquet de la mort, la poitrine d’unagonisant. Les mâts battent l’air comme rompus à leuremplanture.
Sur le pont, c’est un spectacle affreux, un pêle-mêle affolé degens hagards.
Ils ne veulent pas mourir… Leur heure n’a pas encore sonné… Derauques blasphèmes couvrent des prières désespérées…
Aux dernières lueurs qui les éclairent, on voit, affreusementconvulsées par l’épouvante, des figures de damnés, à côté devisages calmes et résignés comme ceux des martyrs.
Quelques-uns pris de vertige se jettent à la mer, et abrègent dequelques secondes le temps qui les sépare du moment fatal.
D’autres se précipitent aux embarcations déjà pleines jusqu’auxbords avant même d’être lancées à la mer.
Tout homme faible ou robuste, est étreint par dix femmessuppliantes.
Il y a des égoïsmes ignobles qui se donnent carrière. Là desavares étreignent convulsivement leur trésor, et marchandent leursalut aux hommes de l’équipage.
Ici des vieillards et des enfants refoulés, écrasés sous lespieds de gens que la terreur rend fous.
Des mères se débarrassent du cher fardeau de leurs petits, poursauter plus légères dans les canots.
On voit aussi des dévouements sublimes. On assiste à des débatshéroïques entre des parents ou des amis qui, eux, du moins, luttentà qui cédera sa place à l’autre !…
Le steamer oscille follement. On entend un roulement sonore,comme celui de la glace qui craque. Il tourne deux ou trois foissur lui-même avec une rapidité vertigineuse.
L’air contenu à l’intérieur est comprimé avec une forcecolossale. Enfin, toutes les barrières élevées par la main deshommes cèdent en même temps. Le navire saute comme si une tonne depoudre faisait explosion dans la cale. Il s’engloutit au milieud’une clameur rugissante de rage et de désespoir…
Un tourbillon se forme en entonnoir à la place où il a disparu.Les chaloupes surchargées ne peuvent remonter cette murailleliquide. Elles sont comme aspirées au fond du gouffre qui sereferme aussitôt.
La mer reprend impassiblement son niveau. La gigantesque fosseest comblée.
Sans la présence de quelques naufragés nageant éperdus, nul nepourrait se douter de cette hécatombe humaine !…
La grande chaloupe de l’Éclair arrive à force de rames.Le croiseur désemparé vient aussi, bien lentement, en tirant desbordées ; le vent est faible et, pour comble de malheur,défavorable.
Sa lumière éclaire comme en plein jour les flots, sur lesquelsroulent, accrochés aux épaves, les derniers survivants. On lesrecueille un à un, épuisés, haletants.
L’embarcation est bientôt pleine à couler, le bordage est au rasde la lame.
Mais quelle dernière et terrible infortune est encore réservéeaux quelques malheureux échappés par miracle à cette effroyablecatastrophe ?
Ils sont donc tous condamnés ?
Comme tout à l’heure le steamer, la chaloupe envahie par l’eausombre à son tour.
Le patron, la sentant s’enfoncer, allonge machinalement les braspour nager. Il met la main sur un morceau de bois rond quiflotte.
– Mille démons ! s’écrie-t-il, c’est lenabe[4] .
« Nous sommes perdus !… Je veux manger le cœur auscélérat qui l’a arraché !
– À nous ! crient cinquante voix terrifiées ! Ànous !…
Un canot, monté par trois marins de l’Éclair, arrive aumoment où s’enfonce la chaloupe.
Bien loin de porter secours aux naufragés, ils font force derames pour se dérober au plus vite.
Le commandant du croiseur, les voyant gagner au large, leur criede stopper. Ils n’obéissent pas, ils se courbent sur leurs avironset nagent désespérément.
Plus de doute… Ces trois hommes sont les complices du bandit quise cache dans la nuit ; ce sont les traîtres qui ont désemparéla machine au moyen de matières explosibles cachées dans lecharbon, qui ont mis hors de service la moitié de l’artillerie, enmutilant les culasses mobiles.
– Feu sur le canot !… Feu !… s’écrie le capitainede frégate.
Une vingtaine de coups de fusil éclatent…
Comme si cette détonation était un signal, un éclair illuminesoudain les flots. Un projectile, venant du large, passe avec unronflement saccadé au-dessus des naufragés…
On entend un coup de canon !…
L’appareil électrique du croiseur est broyé. Ce dernier n’a plusque ses feux réglementaires de tribord et de bâbord, ainsi que sonfeu blanc du mât de misaine.
Le naufrageur n’est pas loin. Ce terrible bâtiment, qui nemarche ni à la voile ni à la vapeur, a bien effectivement del’artillerie…
Il s’avance avec la vélocité d’un squale. Sa coque sombre glissesans bruit sur les flots. Il évolue rapidement du côté du canot quidisparaît derrière lui. Les trois hommes qui ont échappé aux ballesdes matelots de l’Éclair, s’accrochent à des manœuvres quipendent à l’arrière, et se hissent à bord en un clin d’œil.
On dirait qu’il va se ruer maintenant sur le croiseur, et tenterde l’éventrer à son tour. Celui-ci se tient sur la défensive et luiprésente son éperon.
Il n’en est rien. Par une dernière et insolente bravade, ilvient passer à trente mètres à peine et disparaît bientôt dans untourbillon d’écume, avec la rapidité d’un train express…
Mais pas si vite cependant, pour qu’au milieu du silence de mortqui plane en ce moment sur les flots tranquilles on n’entendedistinctement un mot tomber du haut de la mâture.
Ce mot, crié à pleine poitrine par une voix grêle et perçante,c’est :
– Santiago !…
Aventures extraordinaires du gamin de Paris et du gamin del’équateur. – La mort d’un brave. – À propos d’un sou de mouron. –Bols de lait et pain grillé, quand on n’a ni lait, ni pain, ni bol.– Deux Robinsons sur une île de cinquante mètres carrés. – Sauvageagression. – Pauvre « Majesté ». – Entre deux feux. –Friquet chez lui. – Supplice de Tantale. – Bénie soit la fringaleet vive la faim ! – Les rivières sont des chemins quimarchent. – L’île flottante. – Violation de domicile. – Cinq contreun. – Les dernières cartouches. – À la dérive. – Bonjour, patron. –Nouvelles connaissances. – Chez les Bandits de lamer !
Le lecteur l’a deviné : le terrible naufrageur n’est autreque le Georges-Washington, dont le commandant accomplit,en vertu d’ordres mystérieux, une œuvre d’effroyabledestruction.
Par quelle invraisemblable succession d’événements Friquet et lenégrillon Majesté se trouvent-ils sur le vaisseau de proie, quis’en vient passer à portée de la voix du croiseur l’Éclairà bord duquel sont André et le docteur Lamperrière ?
Nous les avons laissés, il n’y a pas deux mois, à près de deuxmille lieues de là, sur la côte ouest de l’Afriqueéquatoriale : André, mourant de la fièvre à Chinsonxo, aprèsque Friquet et Majesté, emportés par l’éléphant affolé, eurentdisparu perdus dans les solitudes du continent mystérieux.
Nous allons éclaircir ce fait incroyable, dans lequel le hasardn’a eu, somme toute, qu’une part assez restreinte.
Voici :
La caravane d’Ibrahim avait été brusquement attaquée par unetroupe de noirs, peu après sa sortie de cette singulière réunion devégétaux que nous avons nommée la forêt d’arbres sanstiges. On se rappelle que les deux jeunes gens précédaient latroupe, montés sur l’éléphant.
Si « Osanore », ordinairement fort et doux, s’étaitainsi rué en avant, sans que les cris et les appels de Friquet, sonfavori, eussent pu arrêter ni même ralentir sa course effrénée,c’est que le pauvre animal avait été atteint d’une blessureterrible.
Les assaillants, voyant, que les négriers étaient sur leursgardes, avaient tourné toute leur fureur contre le pachydermequ’ils avaient enveloppé en un clin d’œil, en dépit des coups derevolver que leur envoya le gamin.
Cette montagne de chair excitait en eux d’ardentes convoitises.Il la leur fallait.
Comme la peau de l’éléphant est à l’épreuve de la balle, ilsusèrent d’un moyen qui leur est familier, et dont la réussite estpresque toujours assurée.
Pendant que le gros de la troupe escarmouchait pour la formeavec les Abyssiniens et qu’un groupe entourait le quadrupède, unhomme, armé d’une énorme zagaie, s’élança derrière lui et,brandissant l’arme de toute la force de son bras, l’enfonça de plusde quarante centimètres juste sous la queue du colosse.
On conçoit sans peine les ravages opérés au milieu desentrailles par cette pointe barbelée, qui demeura dans la plaie,après la rupture du manche.
L’éléphant devait succomber aux suites de cette affreuseblessure. Sa mort n’était qu’une question de temps. Les noirs,collés à sa piste comme des limiers, allaient suivre sa tracejusqu’au point où il tomberait.
Ce lieu serait probablement fort éloigné, en raison de lavitalité prodigieuse de l’animal qui courrait jusqu’à completépuisement.
Quant à descendre, les deux gamins n’y pouvaient raisonnablementprétendre, sous peine de se briser les os, car la vitesse de leurfantastique monture égalait celle d’un cheval de course. Tous leursefforts se résumaient à se maintenir en équilibre sur l’énormeéchine du colosse affolé.
Il allait traversant, comme un rocher lancé par une machine deguerre, les taillis, les futaies, les halliers, escaladant lespentes, bondissant dans les ravins, broyant les tiges, fracassantles troncs, arrachant les lianes, effondrant des pans tout entiersde forêt.
Cette course furibonde dura près de quatre heures. Le négrillonet le petit Parisien étranglant de soif, la peau en lambeaux, lecorps couvert de contusions, les yeux troubles, défaillaient.
L’éléphant commençait à râler. Sa respiration sifflantes’échappait par saccades de sa trompe, comme la vapeur de lacheminée d’une machine surchauffée. Ses flancs battaient agités deviolents soubresauts, comme si ses poumons, injectés de sang,allaient les faire éclater.
De son larynx desséché sortaient des ronflements stridents,métalliques, en même temps que des flots d’écume sanglantetombaient sur son poitrail.
Il avait parcouru plus de quinze lieues sans broncher. Il allaittomber pour ne plus se relever. Une large rivière, qui coulait àpleins bords, au pied d’arbres géants, lui barra bientôt laroute.
Réunissant toute son énergie dans un suprême et formidableeffort, il bondit au milieu des flots, qui jaillirent en poussièresirisées, réfléchissant pendant deux secondes les feux éclatants dusoleil.
La gueule largement ouverte, comme s’il eût voulu éteindre d’unseul coup le volcan qui flambait dans ses entrailles, il plongea satête tout entière au plus profond du courant.
Accrochés chacun à une de ses oreilles, les deux gaminsn’avaient pas lâché prise. Si cette soudaine immersion leur causaitun bien-être infini, ils ne voulaient pas se laisser emporter parles eaux tourmentées.
L’animal, un instant calmé, se mit à nager vers la rive opposée.Il allait l’atteindre après des efforts inouïs. Déjà il avait prispied. Il s’avançait lentement, péniblement. Son corps émergea toutentier. Il marcha plus lentement encore. L’eau atteignait à peineson ventre.
Friquet et Majesté le précédaient, le premier l’appelant d’unevoix caressante.
Le pauvre animal tituba, se raidit, tendit la trompe comme pourchercher un point d’appui. Enfin, incapable d’avancer, ils’arc-bouta sur ses quatre pieds agités d’un convulsiftremblement.
Il agonisait. À cet instant fatal, l’homme comme l’animal, n’aplus la perception de la douleur. Mais si l’élément vital est assezdiminué pour que la sensibilité soit abolie, il semble qu’avantd’être anéantie pour jamais la pensée subsiste encore un moment,avec toute son intensité.
Le colosse fixa sur le jeune homme son œil où brillait unindicible regard de tendresse et de regret.
Une sorte de rugissement, terminé par un rauque sanglot, déchirasa gorge…
Il s’affaissa lentement, resta un moment accroupi comme unsphinx de granit noir, puis il roula brusquement sur le côté.
Deux grosses larmes coulaient silencieusement des yeux deFriquet, qui contemplait, désespéré, ce spectacle poignant…
– Allons-nous-en, dit-il à voix basse au négrillon.
Celui-ci, voyant la douleur de son ami, était tout chagrin, maisen quelque sorte sympathiquement, et sans bien en savoir lacause.
Le petit sauvage, l’enfant de la nature, habitué à voir dans lesanimaux soit des ennemis, soit des provisions de bouche, necomprenait pas quelle place une bête, quelle qu’elle soit, occupedans l’existence de l’homme des villes.
Un éléphant représentait pour lui une monture commode, uncompagnon de route facile, pouvant aisément se transformer en unemontagne de victuailles.
C’était tout. L’affection du Parisien pour le bon animal étaitabsolument inintelligible pour lui… Il avait d’ailleurs vu mourirbien d’autres éléphants, quand ses compatriotes conviaient leursamis à quelque pantagruélique bombance, et quand les pachydermes,traqués sans trêve ni merci, tombaient dans les trappes d’où on lesretirait par morceaux, lardés de zagaies, avant de composer le platde résistance des agapes équatoriales.
Cette insensibilité à l’endroit des animaux se constateégalement chez le paysan, qui emploie ces indispensablesauxiliaires sans avoir aucune affection pour eux, et souvent en lesaccablant de mauvais traitements.
Le négrillon péchait par inconscience, non par dureté, niinsensibilité.
Friquet, au contraire, le véritable type de l’habitant desvilles adorait la nature et aimait follement les animaux ;semblable d’ailleurs en cela à ces chers et braves Parisiens qui,échappant le dimanche à la suffocante atmosphère de l’atelier, s’envont, père, mère, enfants, contempler un coin du ciel, voir unmorceau de verdure boire une gorgée d’air, et faire pour leursemaine une provision de bonheur.
Et les animaux, comme ils les aiment ! Qui pourrait peindrela passion du Parisien pour les animaux ? Tantôt c’estl’ouvrière qui se prive chaque jour d’un sou pour le mouron de sonchardonneret, qui lui parle, lui donne des petits noms detendresse ; tantôt c’est l’employé, le modeste employé, quirevient un soir avec un pauvre chien famélique et crotté, dont ilfait son ami, et avec lequel il partage son unique morceau depain ; tantôt, enfin, c’est un malheureux chat pelé qui miauledésespérément à une gouttière et qu’une famille indigenteaccueille, choie, nourrit.
Braves gens ! bons cœurs !
N’ayant jamais, pendant son séjour à Paris, possédé quoi que cefût rappelant un appartement, Friquet n’avait pas d’animaux surlesquels il eût pu reporter son affection. Mais comme il sedédommageait de cette solitude, quand « ses affaires »l’appelaient du côté du Jardin des Plantes ! Il connaissaittous les animaux par leur nom et passait avec eux des journéesentières dans de longs et affectueux tête-à-tête.
– Allons-nous-en, murmura-t-il une seconde fois, enpoussant un soupir à la vue du colosse inerte.
– Pov’Zano’! L’ê mô !… fit à son tour le négrillon,pour dire quelque chose, et avec l’intonation insensible desenfants qui ne comprennent pas.
– Voyons, dit Friquet, en recouvrant brusquement toute sonénergie, qu’allons-nous faire maintenant ? S’agit pas derester là pendant l’éternité. Nous ne devons pas être trop loin dela côte, si je ne me trompe. Voici une rivière. La mer n’est pas àcent lieues, puisque Ibrahim disait que demain on embarquerait sonmonde.
« Suivons donc le courant, et puis… au petitbonheur !
« Rendons-nous donc compte de la situation. J’ai encore moncouteau. Ça peut servir. Malheureusement, mon fusil se promène dansla forêt… Ah ! mon revolver… Il est chargé… Très bien…Diable ! j’ai perdu mes munitions.
« Pas une cartouche de rechange. Eh ben ! on s’enpassera.
« Il commence à faire rudement faim. Si on cassait unecroûte. Qu’en dis-tu, Majesté ?
– Voui.
– Ah ! très bien ! tu n’en dis pas long, maisaussi tu ne t’amuses pas en route. Allons-y, et préparons notre« bicondo » nous-mêmes.
« Avec tout ça, je me demande ce que nous allons manger.C’est pas avec mon « étui à pipe » (c’est ainsi qu’ilappelait dédaigneusement son revolver), que je vais abattre un deces oiseaux qui se démènent là-haut.
« Mais comment donc faire ! continua-t-il en segrattant furieusement le crâne. »
Majesté ne restait pas inactif pendant ce monologue auquel il necomprenait par un traître mot.
Après avoir embrassé d’un coup d’œil circulaire les végétaux quise dressaient de tous côtés, il avait, sans mot dire, escaladé letronc d’un arbre magnifique, aux rameaux épais, aux feuilles largeset profondément découpées.
Cet arbre portait de gros fruits ronds, durs, du volume d’un œufd’autruche. Majesté en abattit une douzaine qui tombèrentlourdement à terre.
Il dégringola aussitôt avec l’agilité d’un singe.
– Mais, je connais ça, dit Friquet. Ça doit être bien sûrle fruit de l’arbre à pain.
Le négrillon, toujours silencieux, recommença une nouvelleascension, après avoir empilé ses boules comme des bombes dans unparc d’artillerie.
Friquet laissait faire.
S’il ne connaissait pas au point de vue de la botanique leJacquier (l’Artocarpus incisa des naturalistes), il leconnaissait suffisamment au point de vue gastronomique.
Cela lui suffisait.
Une nouvelle grêle de fruits d’un autre genre s’abattit dans lesherbes.
– Ah ! cette fois, mon fils, tu me pousses une charge.Je la connais, tu sais. Qu’est-ce que tu veux que je fiche de tescalebasses ?
« T’es ben gentil, mais c’est pas la peine de me faire demauvaises plaisanteries. »
Friquet savait très bien ce que c’était que la calebasse. Iln’ignorait pas que ce fruit du baobab n’est qu’un manger insipide,à peine bon pour des gens près de mourir de faim.
Aussi ne s’expliquait-il pas pourquoi son ami s’acharnait aprèsles courges.
Majesté, impassible comme un dieu d’ébène, s’en vint bientôtprendre le couteau du gamin ; il coupa une branche qu’ilémonda proprement et dont il appointit une des extrémités. Puis,avisant un tronc desséché couché sur le sol, il y pratiqua unelégère entaille, appuya sur cette entaille, recouverte de moussesbien sèches, une des extrémités de son bâton qu’il fit tournerrapidement entre ses mains.
– Ah ! très bien, nous allons faire du feu, ditFriquet en ramassant à pleines brassées du bois mort.
« Mais, y a pourtant rien à rôtir !
« Enfin, si tu le fais, c’est que t’as tes raisons. T’eschez toi, d’ailleurs. »
Une épaisse fumée se dégagea bientôt, grâce à l’énergiquefrottement des deux morceaux de bois. Les mousses crépitèrent, puiss’enflammèrent. Le brasier flamba.
– Ben, voyons ! c’est pourtant pas pour nous chaufferles pieds que tu te donnes tant de mal. Y a pas d’engelures àcraindre, et la saison des marrons n’est pas encore arrivée.
Pendant que les branches se consumaient lentement, Majestéséparait très adroitement les plus belles calebasses en deux,retirait la pulpe avec ses ongles, de façon à posséder deux platsformés par l’écorce dure, coriace comme celle d’une gourde.
– Ah ! parfaitement ; fallait donc le dire, d’lavaisselle plate ! Tu reçois bien les amis !
Majesté se multipliait. Il ne disait pas un mot, mais il sedémenait comme quatre.
Il possédait quatre plats pouvant contenir chacun deux litres.Courir à quatre grands arbres, inciser rapidement les troncs àtrente centimètres du sol, déposer sous la blessure, d’où coulaitun liquide blanc-jaunâtre et laiteux, ses quatre vases, futl’affaire d’un instant.
Puis, revenant sous l’arbre à pain, il fendit les gros fruitsronds qu’il avait abattus tout à l’heure. La substance précieusequ’ils renferment apparut blanche, ferme, farineuse, comme de lapomme de terre cuite à l’étouffée. Il coupa fort proprement lamasse assez consistante en tranches épaisses comme la main.
Puis, disposant ces tranches sur les charbons, il leur fit subirune légère cuisson. Une délicieuse odeur de pain grillé se répanditdans l’air.
– Bravo ! bravo ! cria Friquet enthousiasmé. Tues le plus malin des malins.
« Du pain ! du lait ! Mais comme t’es doncgentil ! Tiens ! veux-tu que je te le dise ? quandje rêvais, en sortant de la Porte-Saint-Martin, de faire mon tourdu monde, jamais je n’aurais cru que ça serait aussi amusant.
« Sais-tu que nous voilà ni plus ni moins que deuxRobinsons ? »
Et notre jeune ami, la bouche pleine, ayant à sa gauche unecalebasse pleine de la sève de l’arbre à beurre(Bassia Parkii pour les savants), mange et boit avecl’appétit que donnent dix-huit ans, une course furibonde et uneconscience tranquille.
Majesté dévore également. Il est ravi du bon accueil que sonfrère blanc fait à sa cuisine.
– Sais-tu bien, dit tout à coup l’incorrigible bavard, quetu es rudement débrouillard ? Ainsi, moi qui te parle, jeserais mort de faim ici. Et pourtant Dieu le sait, si à Paris j’enavais des procédés pour trouver ma pitance !
« Il est vrai que, toi, tu serais pas mal empêtré là-bas.Tu ne saurais seulement pas trouver un marchand de tabac.
« C’est égal, si le docteur et m’sieu André étaient là, ilsdiraient aussi que tu es un fin matelot.
– Dôti ! Adli ! reprit tristement l’enfant.
– Mais, oui, mon pauvre petit frère… ça te chavire le cœur,de les avoir perdus… Moi aussi, va !
« Sois tranquille, nous les reverrons. Deux matelots commeça, vois-tu, la terre est trop petite qu’on ne les retrouvepas.
« Et d’ailleurs ça va on ne peut mieux. Nous sommes bienrassasiés ; nous allons aller faire un bon somme au bord de larivière, puis nous descendrons le courant ; ça nous mèneratoujours quelque part.
« Coupons d’abord chacun un solide gourdin. C’est une bonneprécaution, dans ce pays de serpents de toute longueur et de toutecouleur.
« Ma pauvre jambe est encore bien raide. Mais, bah ! àla guerre comme à la guerre. »
Les deux jeunes gens avaient déjeuné à cinq cents mètres à peinedu point où était tombé l’éléphant. Ils revinrent sur leurs pas, etatteignirent la berge que le pauvre animal n’avait pu franchir.
Trois heures environ s’étaient écoulées. Ils ne pouvaientraisonnablement penser à se mettre en route. La nuit viendraitassez rapidement. Mieux valait l’employer à dormir, plutôt que decourir le risque d’une mauvaise rencontre.
Après une sieste assez longue au bord de l’eau, ils pensèrent àse construire sur les premières branches d’un baobab une espèce delarge nid formé de tiges entrelacées que Friquet, en véritablesybarite, matelassa d’une épaisse couche d’herbes sèches.
Le gîte était commode et mettait nos amis hors de la portée desbêtes fauves qui, attirées par le cadavre de l’éléphant, vinrent enrugissant rôder aussitôt après le coucher du soleil.
Malgré la lugubre sérénade offerte par tous ces affamés, ilsdormirent comme des bienheureux.
Ils descendirent en deux bonds de leur hamac de verdure, aumoment où les premières lueurs de l’aurore empourpraient lescimes.
– Allons, en route ! dit Friquet, après avoir eu laprécaution de mettre dans le capuchon de son burnous quelquestranches du fruit de l’arbre à pain.
– Allons, oute ! fit comme un écho Majesté, quirépétait volontiers, mais en avalant les r, tout ce quedisait son ami.
Ils n’avaient pas fait dix pas, que de l’autre côté de larivière, éloigné d’environ cent mètres, un léger nuage de fuméeblanchâtre apparut entre les feuilles, précédant à peine unronflement saccadé.
Puis, une détonation éclata.
Le négrillon poussa un cri de douleur.
Le brave enfant, sans penser à lui, se précipita vers Friquet,et l’entraîna en une seconde derrière un arbre.
– Les gredins ! les gueux ! Qu’est-ce qu’ilst’ont fait, mon pauvre petit ? Tu as l’épaule toute déchirée.Comme tu saignes ! Il n’y a rien de cassé, au moins ?
« Si c’est possible d’arranger le « monde » commeça ! De quoi sommes-nous donc coupables, pour qu’ils nousfusillent avec leurs mauvaises raquettes, et nous mitraillent avecleurs morceaux de fonte ?
« Ce sont, bien sûr, ceux qui ont tué Osanore hier ;ils ont suivi notre piste. Oh ! les brutes ! »
Tout en rageant, Friquet ne restait pas inactif. Il tâtaitdoucement la blessure de son ami, et s’assurait qu’aucune partieessentielle n’était atteinte. La plaie saignait abondamment ;c’était une large déchirure heureusement plus douloureuse quedangereuse.
– Ça rien, disait le négrillon.
– Tant mieux ! mais, c’est pas de leur faute, et ilsvont me le payer.
« Je vais te mettre là-dessus une compresse d’eau fraîche,comme celle que le docteur a mise sur le ventre d’Ibrahim. C’esttrès bon, l’eau fraîche pour les blessures, termina-t-il d’un airentendu.
« Et maintenant, assurons le passage. »
Il dit, allonge un peu la tête, et aperçoit un groupe composéd’une dizaine de noirs qui gesticulaient et s’apprêtaient àtraverser la rivière.
– Minute, mon garçon, comme dit Boquillon.
« Attendez un peu, tas de sauvages ! »
Armant son revolver, il appuya le canon le long du tronc ;puis, visant avec un soin minutieux, il serra la détente.
La détonation aiguë avait à peine retenti, qu’un desassaillants, mortellement blessé, étendait les bras et roulaitcomme une masse.
– Attrape, mal blanchi ! C’est m’sieu André qui seraitcontent ! Dire que je n’ai plus que cinq coups àtirer !
Les noirs avaient disparu.
En deux bonds, le gamin fut au bord de l’eau. Il trempa un largemorceau arraché à sa ceinture de calicot, présent d’Ibrahim, etrevint l’appliquer sur l’épaule du blessé, qui ressentit unbien-être immédiat.
– Il ne manquait vraiment plus que cela. Nous voilà bienlotis, avec ces Bédouins-là sur le dos.
« Pour peu que la fièvre empoigne mon pauvre petit, oùdiable pourrai-je bien l’installer ?
« C’est courageux comme père et mère, et bon à proportion.Pas un mot, pas une plainte. Il sourit pour me rassurer !
« Si le docteur et m’sieu André étaient avec moi, commenous aurions bientôt fait de déblayer la place ! »
Les noirs n’avaient pas renouvelé leur tentative ; ladétonation de l’arme du gamin les avait, en dépit de sa faiblesse,frappés de crainte.
Mais le corps de l’éléphant les attirait ; ils avaientsuivi sa piste depuis la veille, et ils n’étaient pas gens àrenoncer à une pareille aubaine.
Friquet s’en aperçut bientôt en voyant leurs préparatifs. Ilscommençaient à se mettre à l’eau en poussant devant eux chacun uneénorme botte de roseau, derrière laquelle ils s’abritaient. Dansquelques minutes ils auraient traversé la rivière.
Résister eût été folie.
– Allons, en retraite ! commanda le gamin en prenantson ami sous le bras.
Celui-ci, pour montrer que sa blessure ne pouvait l’arrêter, sedégagea doucement, et fila d’un trait derrière l’arbre le plusrapproché.
Manœuvre fort habile qu’imita séance tenante Friquet, non sansessuyer une bordée envoyée par ceux qui protégeaient latraversée.
– Zut ! leur cria-t-il dédaigneusement.
« En avant, petit, en avant ! »
Et ils détalèrent comme des cerfs.
Ils franchirent un kilomètre environ en cinq ou six minutes,malgré les broussailles et les hautes herbes qui entravaient leurcourse.
Une large clairière s’étendait devant eux, trouant la forêtvierge. Au moment où ils allaient y pénétrer, sans pour celaralentir leur allure, bien que leurs flancs commençassent à battre,Majesté, toujours aux aguets, aperçut, à cinq cents mètres à peine,une nouvelle troupe de noirs venant du côté opposé.
Ces nouveaux arrivants, mis en éveil sans doute par les coups defeu, s’avançaient prudemment sur une longue ligne qui barraitcomplètement le chemin aux deux jeunes gens.
Leur situation devenait terrible !
Pris entre deux feux, qu’allaient-ils devenir ?
Obliquant rapidement sur la droite, avant d’avoir été aperçus,ils s’enfuirent vers la rivière, qu’ils atteignirent en quelquessecondes.
Sans calculer le danger qu’ils couraient de disparaître dans lavase, ils se jetèrent à corps perdu au milieu des roseaux énormesqui y croissaient à profusion, et attendirent anxieusement, blottissur cette terre molle au milieu de laquelle ils enfonçaientlentement.
Ce répit ne fut pas de longue durée. Un des noirs, rencontrantleur piste, arriva bientôt jusqu’à eux et s’arrêta un moment,surpris à leur aspect, en brandissant sa lance.
Ce moment d’hésitation lui fut fatal. Friquet bondit comme unchat-tigre, et saisit cet ennemi à la gorge. Celui-ci voulut sedégager. Peine perdue. Les dix doigts du petit Parisien était unfier bâillon. Il ne put même pas pousser un cri. Car, en mêmetemps, Majesté, saisissant le couteau passé à la ceinture deFriquet, le planta jusqu’au manche entre les deux épaules du noir,qui tomba comme une masse…
– Crédié ! murmura le gamin à voix basse, les affairesvont se gâter. Nous aurons bientôt tous ces animaux-là sur le dos.Et avec ça, le petit saigne comme un malheureux. Tout à l’heure, ilva défaillir.
« Tiens, une idée. Au lieu de rester plantés là, dans cettevase qui va nous engloutir, si nous nous laissions glisser avecprécaution au fil de l’eau, sans trop barboter et en faisant laplanche.
« Allons-y. J’vas faire un paquet de mon burnous, que jetiendrai sur ma poitrine. Ah ! et mon revolver ! s’agitde ne pas le mouiller. »
Ils entrèrent en effet bien doucement dans l’eau, ets’allongèrent en hommes auxquels les exercices de la natation sontdepuis longtemps familiers.
Le courant était insensible, et ils n’avançaient que fortlentement.
Pour comble de malheur, Majesté commençait à faiblir… Il n’avaitpas fait cent mètres, qu’il s’enfonça une première fois… Il remontapresque aussitôt, mais non sans pousser un long soupir d’angoissequi fit au cœur de Friquet l’impression d’une lame d’acier.
– Oh ! mais non, minute. Pauv’ petit ! iln’appellerait pourtant pas au secours ! Heureusement que jesuis là.
« Au diable le burnous. Tant pis si les cartouches semouillent.
« Au plus pressé ! »
Tout en monologuant, c’était, on le sait, son habitude, Friquetavait saisi son ami sous l’aisselle, et, nageant vigoureusement del’autre main, il atteignit en quelques brasses un îlot de dixmètres de long, sur cinq de large, planté de longues herbesaquatiques au milieu desquelles végétait un gros bouquet debambous.
Les noirs les aperçurent au moment où ils disparaissaient, commedeux rats d’eau, entre les tiges vertes, Friquet tirant Majesté àmoitié évanoui.
Il était temps. Une douzaine de coups de feu éclatèrentsimultanément, sans autre résultat, d’ailleurs que la chute de deuxou trois bambous, coupés à deux mètres au moins du sol.
– Ah ! enfin, nous voici donc chez nous. Le localn’est pas grand, mais on pourra peut-être s’y défendre unmoment.
« Pourvu que mon pistolet ne soit pas mouillé !Bah ! ces cartouches métalliques sont très bien serties… Nousallons rire, tout à l’heure. »
Le local était en effet d’une exiguïté rappelant celle du troudu père Schnickmann, le premier patron de Friquet.
Après avoir commodément installé le blessé sur un lit de verdureet renouvelé la compresse appliquée sur la plaie, notre ami se miten devoir de faire le tour de sa propriété.
Ce voyage d’exploration ne devait pas être long.
Il recommanda expressément à Majesté de ne pas remuer ;puis, bien doucement, et en se courbant dans les hautes herbes, ilgagna en quatre enjambées la pointe orientale du minusculecontinent.
– Stop ! dit-il à voix basse, c’est ici le bout dumonde.
Puis, écartant le rideau vert qui le cachait, il aperçut lesnoirs occupés à dépecer l’éléphant.
Cette vue le mit en fureur.
– Les gredins, murmura-t-il. Ça ne pense qu’à tuer et àbâfrer. Je vous demande un peu ce que leur avait fait c’te pauvrebête.
« Si j’avais encore mon flingot et un cent de cartouches,je leur apprendrais un peu à vivre autrement. »
Cette façon « d’apprendre à vivre » aux habitants del’équateur en leur envoyant des lingots de plomb était pour lemoins fantaisiste, et notre ami avait, pour le moment, unesingulière manière de comprendre l’existence.
Il quitta son poste, revint vers l’extrémité ouest de l’îlot, enlongeant le bord élevé d’un mètre à peine au-dessus de l’eau, maiscomplètement à pic.
– C’est drôle, reprit-il, on dirait que ce terrain remue.Eh ! oui, je ne me trompe pas. Sur quoi diable le solrepose-t-il, donc ! Il n’est venu à personne l’idée de bâtirici sur pilotis…
Il sauta alors sur place, pour donner plus de poids à son corps,et bien s’assurer que ce plancher était réellement mobile.
L’îlot tout entier oscilla, et s’enfonça à l’avant d’environ dixcentimètres, en faisant clapoter les flots en amont et en aval.
– Mais c’est une île flottante, c’est une espèce de radeau.J’voudrais bien trouver l’amarre qui le retient. Quel pied de nezaux moricauds !
« Allons, j’dis des bêtises.
« Mais quel singulier terrain !
« Quand je dis du terrain, c’est manière de parler. Jeferais mieux de lui donner le nom de terreau. Cela ne se compose enréalité que de débris d’herbes et de roseaux, agglomérés et commepétris, qui ont été poussés par le courant. Ils se sont arrêtés icipar une cause que je découvrirai.
« Puis, il a poussé là-dessus des herbes et des bambous,et… voilà… C’est nous qui sommes les Robinsons de ce modesteterritoire.
« Malheureusement, les vivres sont rares sur notrepropriété. Cela me fait involontairement penser au radeau de laMéduse.
« Si seulement le petit n’était pas blessé !
« Friquet, mon garçon, vous êtes père de famille, fautavoir de l’esprit pour deux. »
Il revint près du négrillon, qui était assoupi. Il entrecroisaau dessus de sa tête les herbes, puis se mit à réfléchir.
La chaleur était suffocante ; pas un souffle ne venaitrenouveler les couches d’air surchauffées par le soleil, dont lesrayons, en se réfléchissant sur la rivière, acquéraient unenouvelle et terrible intensité. Les réflexions du petit Parisien nefurent pas longues, un lourd sommeil l’envahit bientôt.
Il dormait depuis près de deux heures. Un soubresaut violentimprimé à son île, qui pencha d’un bout comme si elle allaitsombrer, l’éveilla soudain.
– Alerte, Majesté ! mon petit, nous coulons.
Un hurlement féroce retentit en même temps derrière les bambous,et la tête d’un noir colossal apparut. Le nouvel arrivantbrandissait sa lance et allait, sans autre préambule, percer legamin, mais celui-ci n’était jamais pris au dépourvu.
– Une violation de domicile !… Attends un peu…
Il n’avait pas achevé, que le noir, foudroyé à bout portant d’uncoup de revolver, tombait lourdement à l’eau.
– Décidément, mes cartouches sont de premières qualité.
« Allons, à qui le tour ! » dit-il de sa voixaiguë en s’avançant intrépidement jusqu’à l’extrême bord.
Les assaillants, surpris de cette riposte, sautèrent à l’eaucomme un clan de grenouilles, et disparurent aussitôt.
– Et dire que je n’ai plus que quatre coups à tirer !Allons, nous voilà assiégés, et y a pas dix grammes de biscuit dansla soute aux provisions. Quant aux munitions, c’est pas la peined’en parler.
« Si on pouvait seulement couper les coups endeux !
« Avec tout ça, ce pauvre petit n’a rien à se mettre sousla dent !
« Mais, comment donc faire ? »
Le soleil déclinait lentement. La nuit venait, et la situationempirait.
Il ne fallait pas songer à quitter l’îlot. Les noirs, quifaisaient bonne garde sur les deux rives, poussaient de temps entemps un cri, comme pour indiquer aux jeunes gens que la retraiteleur était coupée. Cette nuit fut longue comme deux jours sanspain. Le pauvre blessé, en proie à la fièvre, délirait. Sa plaies’enflammait, en dépit des compresses que Friquet y appliquait sansrelâche.
Il voulait se lever, et, par moments, il résistait auxfraternelles exhortations de son ami, qui l’engageait doucement àpatienter.
Enfin, le dévouement du gamin fut mis à une rude épreuve. Il luifallut employer la force pour empêcher le négrillon de s’arracherde sa couche. Il dut lui attacher les jambes à l’aide d’une sortede câble qu’il tressa à la hâte avec les carex quicroissaient dans le sol vaseux de l’îlot.
Le matin, la fièvre tomba. Le pauvre petit était épuisé. Ils’endormit d’un sommeil de plomb. Friquet, mourant de faim,cherchait à tromper les tiraillements de son estomac en mâchant desbourgeons de bambou.
Triste restauration qui lui procura des nausées sans apporter lemoindre soulagement à ses souffrances.
– Décidément, j’ai été mis au monde pour crever la faim. Jene peux pas vivre six mois, sans que la fringale interviennebêtement dans mon existence.
« Je vous demande un peu à quoi je vais être bon dans douzeheures d’ici.
« Il faut pourtant que j’emmène de là le petit, quicommence à ne pas être à son aise. Il y a cinquante sauvages qui enveulent à notre peau. Pour comble de malheur, je ne peux pas allerchercher un fruit sans risquer de me faire empoigner.
« Si cependant je pouvais, en nageant entre deux eaux,aller couper un morceau de mon pauvre Osanore.
« Dame ! après tout… pourquoi pas ?
« C’est une idée, ça. Ce sera le dernier service rendu parce bon animal. »
Il s’assura que Majesté dormait profondément ; puis,passant son couteau dans sa ceinture, il s’enfonça sans bruit sousles flots.
Il fut un temps énorme sans reparaître. Était-il devenu la proied’un crocodile ? Gisait-il sur le fond herbeux de la rivière,paralysé par une subite faiblesse ?
Non. Les eaux bouillonnèrent enfin à quelques mètres à peine dupoint où il avait plongé, puis sa tête émergea…
Il aspira une longue bouffée d’air, souffla, renifla avec cesgestes et ces froncements de la face familiers aux habitués desbains froids ; puis, replongea de nouveau.
Il reparut au bout de vingt secondes, mais de l’autre côté del’île qu’il avait traversée par-dessous. Après avoir pris pied ense hissant à l’aide des roseaux qu’il empoigna à pleine main, il semit à exécuter une gigue de haute fantaisie, dont l’incohérencetrahissait sinon un accès de folie, du moins une joie qui tenait dudélire.
– Et moi qui maudissait la faim ?… Crédié, ça a dubon, la faim !… Je la bénis, moi, la faim !… Vive lafringale !… Elle va nous sauver…
« Pourvu que nous trouvions encore une fois, pour nousremonter, une bonne soupe de matelot quand tout serafini ? »
Que pouvait bien avoir de commun la fringale avec le salut denos deux héros ?
Voici :
Au moment où Friquet, après avoir piqué sa tête, allait, ennageant entre deux eaux, se diriger vers la carcasse de l’éléphant,à laquelle adhéraient d’énormes morceaux de chair, il avait,plongeur émérite, jeté un regard circulaire.
Il remarqua tout d’abord une chose singulière. L’île surlaquelle il avait abordé, en compagnie de Majesté, était supportéepar un tronc d’arbre de moyenne grosseur, qui formait le seul appuide cette terre mouvante.
Ce tronc était mort depuis longtemps, à demi pourri, et enpartie rongé par l’action des eaux.
C’est alors qu’il était remonté pour renouveler sa provisiond’air ; puis, continuant son exploration sous-aquatique, ilétait passé de l’autre bout en longeant le tronc d’arbre, et avaitpu se convaincre que l’île était bien réellement soutenue par cetunique pilotis.
Cette circonstance lui avait suggéré une idée originale.
Le parti merveilleux qu’il voulait en tirer pouvait assurer leursalut à tous les deux.
De là cette exubérance de joie dont la signification seraintelligible dans quelques instants.
– Friquet, mon garçon, assez de cabrioles. Soyez sérieux.Vous allez appareiller d’ici peu. Ménagez vos forces. D’autant plusque vous êtes seul pour les manœuvres.
« Qué veine, tout de même, d’être à jeun. C’est comme lejour où j’ai repêché l’homme du pont des Arts.
« Pas d’danger de congestion, comme disait le docteur. Etvoilà !… Si je n’avais pas eu faim, je n’aurais pas voulumanger de l’éléphant. Je n’aurais pas pensé à plonger, et alors jen’aurais pas vu que notre île était perchée sur un arbre planté aufond de la rivière, comme un nid de canards sur unebroussaille. »
Friquet avait raison et sa comparaison était fort juste. Le litdes cours d’eau de l’Afrique équatoriale est sujet à desdéplacements fréquents, amenés par des causes multiples, parmilesquelles des convulsions géologiques, résultant des tremblementsde terre.
À une époque assez récente, cette rivière avait été brusquementpoussée hors des berges qui l’enserraient jadis ; ses eauxs’étaient tracé une autre route, par suite d’un cataclysmefacilement explicable.
Un arbre s’était trouvé sur son passage. Ses rameaux avaientnécessairement arrêté tous les débris venant du côté d’amont. Cesdébris s’étaient amalgamés peu à peu. Ils avaient pris du corps, etacquis une sorte de cohésion. De nouveaux matériaux s’étaient sansrelâche ajoutés aux anciens. Puis tout cela s’était transformé enhumus. Les branches de l’arbre s’étaient pourries. Le tronclui-même se désagrégeait lentement.
Enfin, des herbes et des plantes aquatiques, trouvant un alimentparfait sur ce sol en formation, avaient végété avec une incroyableintensité. Leurs racines, profondément implantées dans ces couchesencore sans consistance, avaient emprisonné cette tourbe à peineformée dans un inextricable réseau composé de chevelus déliés ettenaces.
C’était maintenant une île flottante, encore appuyée sur sonpiédestal, comme un champignon sur sa tige.
Il suffisait d’un effort, peut-être considérable, pour briser cesupport, et transformer l’île en radeau… C’est ce qu’allait essayerFriquet.
Le pauvre garçon était bien faible pour accomplir un pareiltravail ; sa faim l’avait déjà singulièrement débilité ;n’importe !
Son corps peut défaillir un moment, mais son énergie de fersaura bien pouvoir à tout.
– Puis, d’ailleurs, se disait le brave gamin, on n’a riensans peine. Quand j’aurai démoli l’arbre, notre île descendra toutdoucement au fil de l’eau. Je m’affalerai bien gentiment dessus, etalors je ferai un bon somme jusqu’au moment où nous arriverons à lacôte qui ne doit pas être bien éloignée.
« Les moricauds se tiennent tranquilles. Ils digèrentOsanore. Le petit dort comme un bienheureux. Le moment estpropice…
« Allons-y ! »
Il dit, et plonge, son couteau à la main.
Deux secondes après, l’îlot est agité de trépidations saccadées.Le fragile plancher oscille. Cela dure plus d’unedemi-minute ; Friquet remonte, respire largement, puisredescend.
Et ainsi de suite jusqu’à complet épuisement.
Chose étrange, les soubresauts de l’île sont de plus en plusviolents. Plus le gamin est fatigué, plus il semble mettred’acharnement à démolir le tronc, qui, jusqu’à présent a raison deses efforts.
Cet enfant a des étreintes de géant. Il ne veut ni succomber niabandonner la partie.
De temps à autre, entre deux immersions, il jette un coup d’œilà la ronde, pour s’assurer que tout est tranquille.
Cette apparence de calme et l’absence des noirs ne lui disentrien qui vaille. Comme il est absolument hors d’haleine, que, grâceà ses plongeons réitérés et aux efforts énormes qu’il a faits pourentailler l’arbre, il est près de défaillir, il remonte àgrand-peine, afin de goûter un moment de repos.
Bien lui en prend. Ses ennemis veillent. Une nouvelle attaqueest prochaine. Ils arrivent, en nageant entre deux eaux comme desalligators.
Friquet les entrevoit. Il se tient tapi sous les herbes, l’œilet l’oreille au guet, son revolver à la main.
– Plus que quatre coups, murmure-t-il. Pourvu que le petitne bouge pas. C’est ça qui compliquerait la situation !
« Quel malheur de n’avoir pas pu arracher ce mauvais pieu,qui est plus d’aux trois quarts dépecé !
« L’île filerait maintenant, et les négros seraient bienattrapés.
« Aïe ! aïe ! aïe ! Ça y est ! Lesvoici. »
Cinq tignasses crépues émergeaient doucement, à un mètre à peinedu bord contre lequel se brisait le courant.
Les corps apparurent bientôt. Les mains s’accrochèrent auxherbes, et les indigènes, bondissant en même temps sur l’étroitelangue de terre, se dressèrent en poussant un cri horrible.
Friquet, caché sous les herbes, ne bougea pas plus qu’unepierre.
L’élan des nouveaux venus fut tel, que l’île bascula ets’enfonça de plus d’un mètre sous les talons des assaillantssurpris et quelque peu effarés.
Puis, un craquement sourd se fit entendre : le radeau deverdure tournoya lentement, tangua, roula comme une embarcation mallestée, et finalement devint le jouet du courant.
Ce que Friquet n’avait pu faire tout seul, venait d’êtreexécuté, grâce à l’attaque soudaine de ses ennemis.
Ceux-ci, qui s’attendaient à une résistance désespérée, étaienttout déconfits. Cette solitude déroutait leurs suppositions, enmême temps que la marche du sol qu’ils croyaient la terre ferme lesfrappait d’une sorte d’épouvante.
Ce fut bien pis, quand Friquet, son revolver armé, se jetaintrépidement au milieu d’eux.
– Allons, fichez-moi le camp ! Au trot et plus viteque ça.
Le charme était rompu. La bataille commençait. Elle ne fut paslongue.
Le premier qui voulut saisir le petit homme roula, une mâchoirefracassée ; un second ne fut pas plus heureux ; uneballe, envoyée à bout portant en pleine poitrine, le fitdégringoler jusque dans la rivière.
Le troisième, affolé à la vue de ce coup double, s’enfuit plusvite encore qu’il n’était venu. C’était peut-être ce qu’il avait demieux à faire.
Friquet avait encore deux coups. La lutte circonscrite sur cetétroit espace était désespérée. Il fallait vaincre ou mourir. Legamin le vit bien, à l’attitude résolue des deux hommes quiallaient s’élancer sur lui.
L’un d’eux brandit son casse-tête. Friquet fit feu une troisièmefois au moment où il échappait à un coup terrible par une retraitede corps.
L’arme rata…
– Pas possible, dit-il plus surpris qu’effrayé. Auxderniers les bons ! s’écria-t-il en allongeant le bras et enbrûlant sa dernière cartouche.
Le noir tomba comme une masse, le crâne troué, la cervelle enmorceaux.
Au moment où le gamin jetait son arme désormais inutile, ils’abattit lui-même, frappé à la nuque par le seul survivant qui,croyant l’avoir tué, piqua une tête et disparut.
– Mon pauvre petit frère, gémit Friquet en roulant dans lesherbes, que vas-tu devenir sans moi ?
Puis il resta étendu sans mouvement.
L’île, prise par le courant, descendait rapidement versl’embouchure de la rivière…
Elle flotta longtemps, tournoya dans les remous, vint buttercontre les rives, s’arrêta, repartit, s’écorcha le long des roches,glissa sur les herbes…
Peu à peu, sa vitesse augmenta en raison de la rapidité ducourant. Les berges s’élargissaient.
Friquet était toujours évanoui, entre le cadavre d’un noir etMajesté qui dormait…
Un choc terrible les éveilla.
L’île venait de toucher !
Il faisait grand jour. Les deux gamins poussèrent chacun un cride surprise. Majesté n’avait plus la fièvre, mais il était, ainsique Friquet, d’une faiblesse extrême. Ce dernier, le cerveauendolori, l’estomac tiraillé par la faim, était dans un étatdéplorable.
À leur cri répondit une clameur dans laquelle se confondaientles idiomes équatoriaux avec les vocables habituels à des gosierscivilisés :
– Waht ! Was ist ? Stop ! Halte !
– Où diable sommes-nous donc ? fit le gamin ébahi.
« On a crié halte ! Y a un Français ici ! Unpays !
« Eh ! dites donc, dépêchez-vous, nouscoulons. »
Hasard étrange : l’îlot venait de heurter le taille-merd’un splendide bâtiment ancré à l’embouchure de la rivière.
Le gamin se frottait les yeux, comme s’il eût été en proie à unehallucination. Son étonnement fut de courte durée. Sa« propriété » coupée en deux s’en allait à la dérive.
Il n’eut que le temps de saisir Majesté à bras-le-corps, et des’accrocher à une amarre qui pendait le long du mystérieuxbâtiment.
Ceux qui avaient poussé les cris entendus par les deuxnaufragés, les hissèrent rapidement sur le pont, où ils tombèrentmourants de fatigue et d’épuisement.
Chez Friquet, comme chez son compagnon, les syncopes n’étaientpas de longue durée. Il ouvrit bientôt les yeux, et la premièrepersonne sur laquelle tomba son regard fut, je vous le donne àdeviner en mille… Ibrahim lui-même, qui, les jambes croisées,fumait impassiblement son éternelle pipe à tuyau de jasmin.
– Tiens ! bonjour, patron !
Ibrahim faillit laisser échapper un geste de surprise au son decette voix connue.
Il fut d’ailleurs très convenable, et fit une chose absolumentinusitée qui stupéfia son entourage.
Il se leva gravement, retira méthodiquement de sa bouche lebouquin d’ambre de sa pipe, confia celle-ci à un des familiers, etvint serrer la main du petit Parisien avec une vigueur quiattestait une sincère cordialité.
– Ben oui, c’est nous. Enchantés de vous voir, patron. Voussavez, ce pauvre Osanore est mort. Les moricauds l’ont mangé. Maisaussi, j’en ai démoli une demi-douzaine.
« Voyez donc comme ils nous ont arrangés.
« Allons, bon ! j’oubliais que vous ne parliez quel’arbi. C’est gênant…
« Mais M. André !… et le docteur, oùsont-ils ?… » termina-t-il en pâlissant, et avec uninexplicable accent d’angoisse, contrastant douloureusement avecson entrain habituel.
Un homme de haute taille, aux traits énergiques et distingués,vêtu à l’européenne, s’avançait à ce moment.
– Vous parlez, dit-il, de deux Français qui, après avoirété pris par les Osyébas, ont été délivrés par Ibrahim et ramenéspar lui à la côte ?
– Oui, monsieur.
– Appelez-moi capitaine.
– Oui, capitaine. Vous plairait-il de me donner de leursnouvelles ? Nous, sommes, le petit et moi, de leurs amis, etdes meilleurs, soit dit sans nous flatter. Leur absencem’alarme.
– Tranquillisez-vous, mon garçon. Ils sont en lieu sûr.Ibrahim, qui m’a raconté leurs aventures et les vôtres, a tenutoutes ses promesses… Il les a fait conduire à Chinsonxo,possession portugaise, d’où ils seront rapatriés en France.
– Ah ! tant mieux. Merci, capitaine.
« Si ça ne vous fait rien, je serais bien content de lesrejoindre. Ils ne peuvent pas être bien éloignés.
– Ils ne sont pas très éloignés, en effet, mais vous nepouvez pas les rejoindre.
– Pourquoi donc ? sans vous offenser.
– Parce que vous allez rester ici.
– Pas possible !
– C’est comme ça, mon garçon. Vous avez le choix, vous etvotre compagnon, entre un engagement comme matelots à mon bord, ouune culbute au fond de l’eau avec un boulet de vingt-quatre aupied.
– Comme ça, y a pas moyen de choisir autre chose.
– Non.
– Du moment que nos amis sont en sûreté, et que vous voulezbien vous charger de me faire faire mon Tour du monde,j’accepte.
– Vous avez raison.
– Mais je voudrais pourtant bien savoir où nous sommes.
– À bord d’un négrier, mon garçon.
– Ah ! Alors c’est vous qui transportez la marchandisede ce grand coquin d’Ibrahim ?
– Vous l’avez dit, reprit le capitaine qui semblaits’amuser à cette conversation. Mais vous devez avoir faim, je n’aipas l’habitude de faire jeûner mon équipage ; allez manger,matelots.
– Oui, capitaine. Viens, Majesté, dit Friquet, se dirigeantvers la cuisine, en homme auquel la distribution d’un bâtimentétait familière.
Majesté emboîta le pas en chancelant. Son épaule le faisaitaffreusement souffrir.
– Dites-donc, matelot, comment vous appelez-vous ?
– Friquet, capitaine, Friquet de Paris.
– Bien. Vous serez inscrit tout à l’heure au rôle del’équipage.
« Votre noir recevra les soins du docteur.
– Merci, capitaine.
– Allez.
– Il n’a pas l’air si féroce que ça, le capitaine. Aprèstout, s’agit que de se débrouiller. Allons à la soupe, ensuite onverra.
« C’est égal, ce bateau est tout de même un drôle debateau.
« Ainsi, nous voilà à bord d’un négrier, c’est-à-dire à laveille d’être pendus, si nous sommes crochés par lescroiseurs ; et avec ça pas moyen de filer, car ce capitainen’a pas l’air de rire avec son boulet de vingt-quatre au pied. Çaserait bientôt fait.
« Au plus pressé, à la soupe ! »
C’était, en effet, un singulier bateau que celui sur lequelFriquet avait été amené par les bizarreries de son existenceaventureuse.
Rasé comme un ponton, sa mâture, y comprit le beaupré, étaitsymétriquement rangée sur le pont. Bien affourché sur ses ancres,on eût dit, en le voyant immobile sur les eaux, qu’il attendaitpatiemment la marée basse, afin d’être soumis à quelque réparationurgente, nécessitée sans doute par l’état de sa carène ; mais,en voyant ses plats-bords émerger à peine, on reconnaissait bientôtqu’il portait au contraire une cargaison complète.
Il semblait être prêt pour l’appareillage, bien qu’il fût pourle moment privé de ses organes habituels de locomotion.
Tous les malheureux qu’Ibrahim avait amenés du pays des Osyébas,étaient arrimés dans la profondeur de la cale.
La cargaison humaine était arrivée à bon port. Le bétail noiravait été marchandé, toisé, examiné, acheté. L’affaire étaitconclue.
Le capitaine avait pris livraison du bois d’ébène. Il allaitappareiller pendant la nuit.
L’Abyssinien était en ce moment seul à bord avec son lieutenant.Les hommes de son escorte attendaient sur la rive une dernière etimportante formalité.
Elle fut courte. Le capitaine, après être descendu dans sacabine, remonta portant deux énormes sacs d’or qu’il remit aulieutenant.
Puis, un papier, écrit en anglais et en arabe, dont Ibrahim pritconnaissance.
C’était une traite sur une des principales maisons de banque duCap.
Le prix du sang !
Vous avez bien lu. Une maison anglaise allait prochainementprêter les mains à ce hideux trafic, en faisant honneur à lasignature du capitaine négrier, à présentation faite par letraitant.
Ibrahim, guéri grâce au docteur, se trouvait désormais assezriche. Turcaret africain, usurier de chair humaine, il n’avait plusqu’à mettre sa conscience en repos.
C’était chose facile.
Quant au reste, il licenciait sa troupe, cédait son fonds decommerce à son lieutenant, et partait pour Saint-Paul de Loanda,d’où il gagnait le Cap. Il encaissait alors la somme dont il étaitcréancier, et revenait par mer dans sa chère Abyssinie, où iljouissait en paix du fruit de ses économies.
Ainsi fut fait. Il serra une dernière fois la main du capitaine,et descendit, sans avoir revu Friquet, dans l’embarcation qui avaitété armée pour le conduire au milieu des siens.
Quant au gamin, après avoir absorbé sa « bonne soupe dematelot », qui, suivant son expression, lui avait remis lecœur à l’épaule, et avoir conduit Majesté au poste des blessés, ilne vit plus, en remontant sur le pont, que la rive déserte,ombragée de palétuviers…
Ibrahim avait disparu.
Ras comme un ponton, et plus rapide qu’un aviso. – Friquetencore plus étonné. – Les ruses d’un forban. – Croiseur et négrier.– Un cadavre qui marche. – L’opinion du docteur Lamperrière sur lesamis d’Ibrahim. – La chasse au bandit. – Pourquoi et comment Andréet le docteur sont à bord du bâtiment de guerre. – Le docteurretrouve une perruque et… un barbier. – Rencontre d’un trois-mâts.– Les facéties du capitaine Marius Gazavan. – Ce qu’on entendait àbord du Rhône par « matériel d’une sucrerie ». –Métamorphose d’un gredin. – Les ennemis en présence – Qui l’eûtdit ?… – Comme quoi un épissoir tombant des perroquets sur latête d’un matelot peut déterminer une méningite. – Le délire d’unmisérable. – Affreuse réalité.
Les noirs amenés par Ibrahim sont arrimés dans l’entrepont dumystérieux vaisseau.
Vers quelles régions l’aveugle destinée va-t-elle pousser lebétail humain ?
Le capitaine Flaxhant est-il acquéreur du noir troupeau, ouopère-t-il pour le compte de ces armateurs opulents, mais sanspréjugés, qui approvisionnent encore aujourd’hui le Brésil, leRio-Grande-do-Sul, Cuba, et autres pays où, quoi qu’on dise,l’esclavage est toujours toléré ?
C’est ce que se demande aussi notre ami, le gamin de Paris, qui,acclimaté déjà au bout de deux heures, furette de tous côtés,flanqué de Majesté qui le suit comme son ombre.
Aller ici ou là, peu lui importe ! Deux choses sontessentielles pour lui : retrouver le docteur avec André, etfaire son Tour du monde.
Il a une foi robuste dans son étoile, et il ne désespère enaucune façon de la réalisation de ces deux désirs.
Par quel moyen ? Il n’en sait absolument rien. Mais commeil possède cette confiance qui semble commander aux événements,nous avouons la partager avec lui.
Il a été inscrit au rôle de l’équipage, comme matelot dedeuxième classe, sous le nom de Friquet, Français, né à Paris.
Quant au négrillon, il est inscrit comme novice, sous le nom deMajesté, nègre libre, né au Gabon.
Leurs fonctions sont pour le moment une sinécure, et pourcause : le vaisseau est, avons-nous dit, rasé comme un ponton.Il semble un monstrueux cétacé qui sommeille au milieu des herbes.Habilement dissimulé dans une petite anse formée par une dépressionde la berge, il est impossible de l’apercevoir à mille mètres, àplus forte raison du large.
L’océan est là, à deux pas. La marée monte lentement. Lesracines bulbeuses des palétuviers, alternativement baignées parl’eau douce et par l’eau salée, laissent échapper encore lesémanations pestilentielles produites par ce mélange et qui sontmortelles aux Européens non acclimatés.
Petit à petit le flot les recouvre. L’odeur de vase diminue. Desnuées de moustiques s’envolent. L’embouchure de la rivière estdevenue un bras de mer. Dans quelques minutes, cette mer seraétale.
Un coup de sifflet retentit. Le pont du navire se peuple commepar enchantement.
Bien qu’il soit composé de matelots appartenant à toutes lesnations imaginables, l’équipage obéit comme un seul homme auxcommandements formulés en anglais et qui suivent le stridentappel.
Il y a là d’étranges et sinistres figures. Sauf de raresexceptions, on ne trouve pas le type jovial et luron du vraimathurin français.
C’est un équipage de déclassés, bons marins sans doute, maissans aucun préjugé que le capitaine a ramassés un peu partout,jusqu’au bout de la corde des potences, et qu’il maintient avec unediscipline de fer.
Friquet a fait cette remarque. Il est sur le point de demanderquelques renseignements à un Français qu’il déniche, on ne saitcomment, bien qu’il soit perdu au milieu de tous ces malandrins,mais le commandement de : Pare à virer !… luicoupe la parole.
– Pare à virer, murmure-t-il tout bas. Je me demandecomment il entend faire pivoter ce ponton qui contient quatre centsnègres ; et cela, sans un chiffon de toile, sans machine,surtout !
« Enfin, faut voir. »
Ah ! pardieu, ce n’est pas long.
Nous avons dit que le bâtiment était à l’ancre, près de la bergegauche de la rivière. Son avant est, en outre, amarré à la rivedroite par un long câble, solidement attaché à un énormebaobab.
Au commandement, une sorte de frémissement parcourt la coquetout entière. On dirait ce bruit particulier de la vapeur quis’introduit dans tous les conduits d’une machine, sorte de murmurecirculatoire précédant la mise en train de cet organismeadmirable.
Puis, un sourd mouvement de piston. Le cœur du navire bat. Et,lentement, sans secousse, sans effort apparent, sans même qu’aucundes hommes de l’équipage y mette la main, les deux ancres del’avant s’arrachent du fond vaseux de la rivière.
Les chaînes glissent en ronflant sur l’armature de fer desécubiers, elles s’enroulent automatiquement sur un tambour, grâce àune énergique traction exercée de l’intérieur, puis elles seperdent au fond de la cale dans leurs puits spéciaux.
En deux minutes les ancres sont à leur poste de mer.
Friquet est stupéfié. Il n’y a ni fumée ni cheminée ; etd’ailleurs, pas le moindre jet de vapeur, ni ces émanations bienconnues des fourneaux de chauffe.
Pourtant, le fait de ces deux ancres qui viennent de déraper enun moment, est indéniable.
Puis ces heurts saccadés du piston sont familiers à l’ancienchauffeur.
Quelle mystérieuse machine recèlent donc les flancs dunavire ?
Friquet n’est pas au bout de ses étonnements. Le câble qui reliel’avant à la rive droite se tend violemment. L’axe du bâtiment,parallèle à celui de la rivière, se déplace insensiblement. Ilforme un angle qui s’élargit de plus en plus, par une manœuvred’une simplicité élémentaire.
Grâce à son invisible machine, le « ponton », comme seplaît à le nommer Friquet, se hale sur le câble qui vients’enrouler sur le tambour, qui n’est lui-même qu’un guindeau sansbarres.
Le bateau est maintenant perpendiculaire aux deux rives.L’extrémité du câble accrochée au baobab est larguée. La coqueobéit alors à la poussée du courant qui le prend en pleintravers ; mais comme l’arrière est toujours maintenu par latroisième ancre, le bâtiment pivote complètement sur lui-même etvient en un clin d’œil se placer, après avoir décrit undemi-cercle, au point qu’il occupait avant, mais complètementretourné.
– J’ai déjà vu bien des choses en ma vie, mais jamaisd’appareillage aussi enlevé que celui-ci. Décidément, le commandantest un malin, et un malin pour de vrai.
« Pétard ! ça n’a pas duré cinq minutes. Et pas un deces particuliers-là n’a seulement remué le bout du doigt.
« Mais qu’est-ce que ce bateau a donc dans le ventre.
« Pour peu qu’il y ait une hélice…
– Go ahead ! fait de sa voix calme le commandant…
Un énorme bouillon frangé d’écume s’élève aussitôt à l’arrière.La coque s’agite, frissonne, puis bondit comme un pur sang dont leflanc est labouré par une molette d’acier. Le bâtiment marche.
– Pétard de pétard ! s’écrie Friquet les narinesdilatées, la bouche entr’ouverte, les yeux ronds, la facebouleversée. Qu’est-ce que ça veut dire ? Si je croyais auxsorciers, là, vrai de vrai, je ne serais pas rassuré.
« Un bateau qui ne va ni à la voile ni à la vapeur, qui estras comme un sabot, qui file comme un paquebot-poste, qui démarresans cabestan, et dont l’hélice ronfle comme un tonnerre, car il aune hélice, il en a même deux, – je connais ça rien qu’en voyant lesillage, – non, tout ça n’est pas naturel.
« Ben, ma foi, tant pis, naturel ou non, miracle oudiablerie, ça m’intéresse, moi.
« Tiens, vois donc, Majesté, comme c’est beau ! Tu vasvoir la mer, la vraie mer, l’océan des vieux de la cale, le paysdésert qui est peuplé de voiles blanches, où s’ébattent lesmouettes et les marsouins, où fument les steamers !
« Nous allons nous lancer dans l’immensité, courir lesaventures, et faire le tour du monde, en mauvaise compagnie… ça,c’est vrai, et ça me jette un froid.
– Mangi li sel ? interrogea timidement le négrillon,mais avec des yeux ardents de convoitise.
– Ah ! oui, répliqua le gamin en pouffant de rire,j’oubliais… T’es bébête tout plein, avec ton sel. On t’en donneratant que t’en voudras, mais, attends un peu… que diable ! onn’est pas comme ça porté sur sa bouche.
Friquet n’eut pas le temps de remarquer la moue d’enfant gâtéqui plissa la bonne grosse lèvre du petit bonhomme…
– Stop, cria le commandant.
Puis aussitôt :
– Machine en arrière.
Le bâtiment, qui marchait sur son erre, s’arrêta net.
– Paraît qu’y a du nouveau, chuchota le gamin au milieu dusilence qui régnait à bord.
Il y avait en effet du nouveau, sinon de l’imprévu.
Le capitaine négrier, avant de quitter l’embouchure de larivière formant, en ce moment, un large estuaire, voulait savoir àquoi s’en tenir sur la présence ou l’absence des croiseurs qui,pendant toute l’année, ne manquent pas d’explorer minutieusementtoutes les sinuosités de la plage.
Comme il y allait pour lui, non seulement de sa cargaison, maisencore de sa vie, il ne voulait avancer qu’à bon escient.
Il n’y avait, d’ailleurs, rien de suspect à l’horizon. Le soleilbrillait d’un vif éclat. Le ciel était d’un bleu cru tranchantviolemment avec l’azur pâli des flots ; pas une vapeur neflottait dans l’air, et pourtant il semblait qu’on entrevoyait bienvaguement au-dessus de la haute mer, au point où le ciel seconfondait avec la ligne des eaux, comme une légère buéenoirâtre.
Quelque chose comme une imperceptible trace de fumée…
Pas de fumée sans feu, dit le proverbe. En mer il n’y agénéralement pas de feu sans machine, et dans ces parages suspectscela signifie croiseurs, qui eux-mêmes évoquent l’image degentlemen sans préjugés, pincés en flagrant délit de commerce debois d’ébène, et qu’une cravate de chanvre débarrasse à tout jamaisdes soucis de l’existence.
C’est pourquoi le capitaine avait fait stopper.
Le navire était à vingt mètres du bord. Une légère embarcationmontée par trois hommes glissa en une seconde des portemanteaux. Enquatre coups de rame elle atterrit.
Un des trois matelots, une lunette marine en bandoulière,escalada avec l’agilité d’un écureuil un palétuvier, s’installadans les hautes branches, tira sa lorgnette et interrogeaattentivement l’horizon.
L’examen dura une minute.
Puis l’homme dégringola avec l’agilité d’un clown, sauta dans labarque, qui rallia le vaisseau.
Le capitaine l’attendait.
Il tira son béret, sortit le paquet de tabac qui gonflait sajoue et dit :
– Capitaine, c’est lui.
– L’Éclair ?
– L’Éclair.
– Bien, nous passerons.
L’officier descendit rapidement dans le navire.
Il remonta au bout de cinq minutes.
Une trentaine de matelots apparurent, comme par enchantement,sortant on ne sait d’où. De rudes gaillards ; largesd’épaules, étroits de hanches, la poitrine bombée, les bras musclésà faire éclater leurs tricots rayés.
Aucun commandement ne leur fut donné. Ils savaient ce qu’ilsavaient à faire.
La besogne à laquelle ils se livrèrent et qu’ils achevèrent enmoins de temps qu’il n’en faut pour le dire, était réellementstupéfiante.
Nous éprouvons, quel que doive être l’étonnement du lecteur, lebesoin de dire que nous n’inventons rien.
L’apparition d’un panache de fumée flottant au-dessus del’horizon, les quelques paroles échangées entre le commandant et lematelot qui, de son poste aérien, venait d’inspecter la haute mer,l’annonce de l’Éclair, ces deux mots : « nouspasserons », indiquent suffisamment que la route était coupéepar un croiseur.
Et pourtant le négrier avait dit :
– Nous passerons.
De quelle façon ?
Voici. Le pont, et par conséquent le bastingage du vaisseaumystérieux, émergeaient très peu. Il pouvait, tel qu’il était,privé de ses mâts, n’ayant pas de cheminée, et en apparenceabandonné, passer pour une épave.
Si un bâtiment, correctement gréé, filant à pleines voiles ou àtoute vapeur, devait exciter vivement la défiance d’un croiseur,étant donné le lieu suspect où il se trouvait, il n’en était pas demême d’un bateau désemparé, qui semblait déserté par sonéquipage.
Le capitaine, qui certes n’en était pas à son coup d’essai,devait compter là-dessus.
Les matelots se mirent à arracher, ou plutôt à démontercertaines parties des bastingages dans lesquels s’ouvrirent delarges brèches qu’on eût dites pratiquées par l’irruption brutaledes paquets de mer.
Les écrous, les chevilles et les rivets servant à joindre toutesces pièces étaient soigneusement rangées dans l’entrepont.
Les dalots, sortes d’ouvertures carrées par lesquelles s’écoulede dessus le pont l’eau embarquée quand la mer est furieuse, furentéventrés et devinrent des trous informes…
La barre fut enlevée.
Enfin, pour que l’illusion fût complète, un mât de fortune,préalablement brisé à son emplanture, et auquel adhéraient encoredes lambeaux de voile, fut couché de trois quarts sur le bordagequ’il semblait avoir fracassé dans sa chute.
Ainsi grimé, transformé, en quelque sorte maquillé, le bâtimentnégrier n’avait plus que l’apparence d’une triste victime d’unsinistre maritime.
Tout cela, on le conçoit, n’était que fictif. Cette métamorphosesubite pouvait se comparer aux changements à vue si admirablementréalisés sur nos théâtres parisiens, ainsi qu’à ceux que subissentles comédiens qui deviennent en un clin d’œil d’abominablestruands, de gentilshommes qu’ils étaient l’instant d’avant.
Quelques coups de ciseaux habilement dissimulés dans le tissu del’habit, dont les lambeaux sont maintenus par un simple fil,quelques coups de pinceau à la face, une perruque, et la chose estfaite.
De même pour le bandit de la mer.
En apparence privé de ses organes essentiels, il devait exciterla commisération, non la défiance, comme ces sordides chercheursd’or qui portent dans leur ceinture une fortune tout entière, etauxquels on donnerait deux sous.
Lui recélait quatre cents nègres dans ses cavités, et de plus,sa formidable machine, en sommeil pour l’instant, mais qui devaitavoir un terrible réveil.
Bien que l’embouchure de la rivière fût très large, le courantétait extrêmement rapide…
Le bâtiment glissait vers l’océan.
Le pont était devenu désert. Il y avait une barre dans labatterie, le capitaine, une carte sous les yeux, s’y installa enpersonne.
Puis les hélices se mirent en marche, mais très lentement, etalternativement, de façon à imprimer à l’avant des mouvements dedroite et de gauche paraissant produits par le courant et les lamesdont cette coque, en apparence désemparée, semblait le jouet.
C’est ainsi que, titubant, oscillant, tanguant, et roulant àfaire pitié, ce faux cadavre de navire gagna la haute mer.
Le croiseur filait vers le sud. Il avait dépassé l’embouchure dela rivière sans rien apercevoir de suspect…
– Épave à bâbord… par l’arrière, cria la vigie.
L’Éclair stoppa. Toutes les lunettes furent braquées,mais inutilement, sur l’épave signalée. Elle n’était visible que dela mâture, eu égard à son peu d’élévation au-dessus des flots.
Une embarcation fut aussitôt mise à la mer et fit force de ramesvers cette coque délabrée, dont on commençait à distinguer lesmutilations.
Chose étrange, bien qu’elle dansât toujours comme une bouée sansamarre, elle n’en continuait pas moins son mouvement lent, maiscontinu, vers la haute mer ; pourtant le courant ne se faisaitplus sentir ; enfin le vent soufflait du large.
Phénomène non moins extraordinaire, elle gagnait visiblement surla chaloupe montée par les plus fins rameurs de l’équipage.
– Mille milliards de milliasses de tonnerre de l’équateur,cria une voix terrible agrémentée d’un inimitable accentmarseillais, commandant, nous sommes roulés ! c’est lui, loucoquine !
– Mais qui ? interrogea le commandant.
– Eh ! bagasse ! ce mécréant d’enfer, ce pirate,ce voleur, ce scélérat de marchand de bois d’ébène.
« Ce grand vaurien d’Ibrahim a de joliesconnaissances !
– Voyons, docteur… expliquez-vous.
– Té ! Boudiou ! lé grédin n’est pas plusdésemparé qué nous. C’est encore un tour de son métier… Il nousbrûle du poivre, là, à notre nez… Il emporte pour plus de sept centmille francs de marchandise…
« Oh ! je m’y connais… c’est de premier choix, aussivrai que je me nomme le docteur Lamperrière…
« Mais comment donc faire pour le crocher ?
– C’est bien simple, répliqua de sa voix, calme lecommandant : virer en deux temps, lui donner la chasse,l’aborder, prendre cette coque à la remorque, ramener les noirschez eux, et… pendre, séance tenante, l’équipage.
« Voilà, mon cher docteur.
– Vous parlez d’or, commandant ; n’est-ce pas,André ? dit-il à notre ancienne connaissance, qui, pâle,amaigri, se soutenant à peine, suivait d’un œil fiévreux lesévolutions bizarres de l’épave.
– C’est vrai, répondit le jeune homme. C’est le seul moyenpossible. Mais êtes-vous absolument sûr de ce que vous avancez, monbon ami ?
– Je voudrais bien être aussi certain de l’existence de monpauvre Friquet, reprit l’excellent homme avec un tremblement dansla voix.
L’Éclair venait de virer en un clin d’œil. Il sedirigeait à toute vapeur vers l’épave solitaire, mais toujoursanimée de son singulier mouvement de translation.
La distance diminuait rapidement…
Mais, tout à coup, l’épave s’arrêta un moment, s’affermit,reprit son aplomb, comme un bandit qui se redresse sous le haillon,puis s’élança comme une flèche en laissant derrière elle un blancsillage d’écume !…
– Eh bien ? s’écria le docteur.
– Eh bien ! quoi ?… nous allons lui donner lachasse, parbleu !… Et si cela ne suffit pas, nous verrons àlui fourrer quelques kilos de fonte dans les côtes !
– Mais… Et les noirs ?
– Ah ! Sacrebleu ! c’est vrai. Pauvresdiables !
« Allons, pas de temps à perdre ! En chasse, Docteur,nous les prendrons… avant peu… Ou, alors, l’Éclair neserait plus le meilleur marcheur de notre glorieusemarine. »
Et le croiseur, lui aussi, bondit tout fumant à travers leslames, avec une vélocité qui légitimait pleinement son nom, ainsique l’espoir que fondait sur lui son brave capitaine.
Pendant que la course prend une allure enragée, et que, malgréles tonnes de charbon engouffrées dans ses fourneaux, le navire deguerre a peine à maintenir sa distance, expliquons pourquoi etcomment le docteur et André se trouvent à bord.
C’est bien simple.
On se rappelle qu’après la disparition de Friquet et dunégrillon, les deux Français avaient été brutalement expédiés àChinsonxo par Ibrahim.
Au moment où ils allaient se mettre à la recherche des deuxgamins, André, terrassé par un effroyable accès de fièvre, étaittombé mourant entre les bras du docteur.
Il devait la vie à un miracle opéré par la science et ledévouement de son ami. Recommencer la campagne, et s’en aller àl’aventure battre les recoins inexplorés de l’Afrique mystérieuse,il n’y fallait pas penser. C’était courir à une mort certaine, sansaucune chance de succès. André pouvait à peine se tenir debout, etla convalescence menaçait d’être longue.
Il fallait d’abord aviser au plus pressé, c’est-à-dire conjurerle péril. Heureusement que la pharmacie du gouverneur portugaisétait amplement fournie de sulfate de quinine, la panacée parexcellence, devant laquelle les infections paludéennes cèdentgénéralement.
Quelle que fût son inquiétude sur le compte de son cher gamin,le docteur espérait bien le revoir tôt ou tard. Il avait uneentière confiance en son ingéniosité pour se tirer de tous lesmauvais pas ; et d’ailleurs la présence du négrillon, del’enfant de l’équateur, contribuait aussi à le rassurer.
Friquet en avait vu bien d’autres, quand, perdu à huit ou dixans sur le pavé de Paris, il avait résolu le fantastique problèmede vivre dans ce désert peuplé, où l’on est plus isolé, s’il estpossible, que dans les solitudes africaines.
Avec l’aide de Majesté qui semblait rompu à la vie d’aventure,et qui dans tous les cas connaissait les ressources comme aussi lesdangers du pays, il y avait à supposer que les deux amis s’entireraient.
Sur ces entrefaites, le mât de signaux, placé à côté de lapetite rade de Chinsonxo, au haut d’un arbre, signala la présenced’un navire de guerre français. Un croiseur sans doute.
À cette nouvelle, le cœur du docteur battit à rompre. Le navire,c’était le salut. Il fallait à tout prix entrer en communicationavec lui.
Le gouverneur, qui avait peut-être d’excellentes raisons pouréviter cette visite, hésita bien un peu avant d’ordonner lessignaux ; mais le docteur, quand il avait une idée bienincrustée dans le cerveau, n’avait jamais l’habitude d’endémordre.
Aussi, moitié persuasion, moitié intimidation, finit-il parobtenir ce qu’il voulait.
Les signaux, communs à toutes les nations du monde furentexécutés, et au bout de trois heures une chaloupe accostait.
À la vue des marins qui la montait, le docteur pâlit.
– André, balbutia-t-il, la chaloupe… de… l’Éclair,entendez-vous ? de l’Éclair, mon bâtiment… noussommes sauvés. Nous retrouverons nos enfants, venez, mon ami. Lecommandant accordera tout.
« Allons, embarque ! »
André ne se le fit pas dire deux fois. Après avoir remerciéchaleureusement le gouverneur de ses attentions, et l’avoir assuréde leur vive reconnaissance, les deux amis prirent place dansl’embarcation.
Les matelots contemplaient le docteur avec une stupéfactionprofonde.
En dépit de cette tête chauve, de cette barbe de trois mois, deces traits amaigris, de cette peau couleur de brique, enfin de ceshabits sordides couvrant un torse décharné, ils retrouvaientvaguement une physionomie autrefois connue, mais à laquelle ilétait pour le moment impossible d’assigner une individualité.
Le docteur s’amusa un instant de leur étonnement, puis, aumoment où le patron envoyait le commandement de :
– Nage !
– Eh bien ! dit-il au sous-officier, qui n’était autreque le timonier Pierre, sauvé par Friquet des griffes du noir lorsde l’expédition dans le haut Ogôoué, eh bien ! voyons, on nereconnaît pas les amis ?
« Mais oui, mon fils, c’est moi. Le docteur Lamperrière. Lecommandant va bien ?
– Oh ! monsieur le docteur, répondit Pierre, c’est çaune veine ! y n’vous ont pas mangé, tout de même, là-bas…
– Tu vois bien.
– C’est le commandant qui va être content.
– Et moi donc ! Hé ! continua-t-il eninterpellant l’équipage, qui, bouche béante, souquait ferme. Tu mereconnais, maintenant, les enfants ! allons, ça va bien.
– M’sieu le docteur, reprit le timonier, je ne vois pasavec vous le « petit », not’gamin, Friquet, ce braveenfant qui nous a tous sauvés là-bas, et qu’a disparu avec votrecompagnon que voici.
« Sans vous commander, je voudrais bien savoir où il est.Voyez-vous, je l’aime tout plein. C’est à lui que je dois celui devous ramener.
– Nous l’avons perdu il y a déjà cinq jours, mais, soistranquille, va, mon vieux Pierre, nous le retrouverons. Nous allonsbattre la côte ensemble, et c’est bien le diable si nous ne mettonspas la main dessus.
– Pour ça, tout le monde sera « porté de bonnevolonté » car, voyez-vous, ce moussaillon-là, c’est de lavraie graine de matelot, et pour sûr que ça sera à qui l’irachercher.
– J’y compte bien, mes braves amis, et merci pour moi commepour lui. Nous aurons bientôt occasion d’utiliser votredévouement.
Quelque temps après, la chaloupe frôlait la coque del’Éclair qui s’approchait lentement.
L’arrivée du docteur, qui se hissa en deux temps comme unfaucheux, enjamba lestement le bastingage et s’avança ainsi qu’unrevenant au milieu d’un groupe d’officiers, provoqua un véritableenthousiasme.
Certes, si l’on comptait sur quelqu’un, ce n’était plus sur lui.Aussi, le digne homme, fêté, embrassé, choyé, ne savait-il plus àqui entendre ni à qui répondre.
Il était adoré à bord, et on a vu combien cette sympathie qu’ilavait inspirée à tout l’équipage était légitime.
Il présenta André au commandant, qui connaissait déjà sagénéreuse conduite et l’héroïque abnégation dont il avait faitpreuve, à bord de la chaloupe à vapeur, lors de l’attaque desOsyébas.
Le jeune homme était dorénavant chez lui. Tous les officierss’en vinrent lui serrer énergiquement la main, et l’assurer deleurs meilleurs sentiments.
Le docteur retrouva naturellement sa cabine dans le même état.Ouvrir rapidement une malle, en tirer un uniforme tout flambantneuf, appeler le perruquier qui, séance tenante, abattit labroussaille grise qu’on voyait se tordre à son menton, futl’affaire d’un moment.
Puis, la face bien savonnée, les favoris bien peignés, et enfin,ô miracle de l’industrie contemporaine ! le chef recouvertd’une perruque neuve, que surmontait une casquette à triple galond’or, le docteur métamorphosé, méconnaissable, se rendit aucarré.
André fut positivement stupéfait du changement.
– N’est-ce pas, que je suis encore présentable, dit-ilradieux.
– Mais, docteur, vous êtes superbe.
– À votre service, mon bon ami. Ma chambre vous estouverte. Allez donc aussi faire un bout de toilette. Vous trouverezdu linge, des effets d’habillement, tout ce qu’il vous fautenfin.
– Ma foi, j’accepte, et de grand cœur.
Pendant qu’André accomplissait une métamorphose analogue, ledocteur faisait à l’état major le récit des aventures incroyablesdont il avait été le héros, ainsi que ses compagnons, y comprisMajesté.
Il serait superflu de dire qu’il obtint un succès inouï.
Tout naturellement, la plus large part en revint à Friquet, quidevenait dorénavant l’enfant gâté de tout le corps d’officiers, etdont chacun déplorait vivement l’absence.
En somme, un point extrêmement important était éclairci. Il yavait là, tout près, à la côte, une caravane d’esclaves qu’unnégrier allait certainement venir chercher d’ici peu.
Peut-être même était-il arrivé déjà, et se dissimulait-il dansune crique ignorée. Il fallait à tout prix le retrouver.
Quant à Friquet, on allait détacher de nouveau la chaloupe àvapeur qui était allée à la recherche du docteur. Elle fouilleraittoutes les anfractuosités de la côte, remonterait les cours d’eau,ferait des signaux de jour et de nuit ; bref, on mettrait touten œuvre pour retrouver l’intrépide gamin.
Ce projet devait être, comme on a pu le voir tout à l’heure,malheureusement mis à néant, puisqu’à ce moment-là le petitParisien était déjà sur le bâtiment négrier.
L’Éclair força sa marche, longea la côte, passa devantl’embouchure de la rivière où était dissimulé le vaisseau de proieet ne vit rien de suspect.
Pourtant, le commandant n’était pas dupe de cette apparentesolitude ; aussi feignit-il de dépasser ce point où, grâce àson flair de vrai loup de mer, il sentait inconsciemment quelquechose d’anormal, mais avec la ferme volonté de s’éloigner pour laforme et de veiller avec plus d’attention que jamais.
Il allait donner l’ordre de faire pénétrer la chaloupe dans lelarge estuaire formé par l’embouchure de la rivière, quand le cride la vigie signala l’épave…
On sait le reste. La chaloupe voulut l’accoster, maisinutilement. L’Éclair prit la chasse, et le négrier,poussé par sa mystérieuse machine, se mit à filer avec la vélocitéd’un cétacé.
La poursuite continua sans relâche, implacable, acharnée,désespérée.
La nuit vint. La distance qui séparait le fugitif du vaisseau deguerre se maintenait rigoureusement. Ce dernier avait pourtantactivé ses feux et donné son maximum de pression. Quelle infernalemachine l’autre, qui semblait un cadavre de navire, avait-il doncdans le ventre pour tenir ainsi en échec ce vaillantcroiseur ?
Pendant longtemps, suivant la pittoresque expression desmatelots, leur vitesse était à ce point égale, qu’un fil de laVierge joignant l’arrière du premier à l’avant du second n’eût pasété brisé.
La course dura une demi-heure encore, puis le négrierdisparut.
Il n’y avait rien d’étonnant à cela. Son peu d’élévation luipermettait de se dissimuler derrière les lames qui commençaient àgrossir.
Peut-être avait-il accéléré sa marche et fait une pointe hardieà droite ou à gauche, mettant à profit l’obscurité qui nepermettait que bien difficilement aux lunettes de l’observer.
Quoi qu’il en soit, le commandant de l’Éclair attendaitle jour avec une impatience facile à concevoir.
À quatre heures, le disque du soleil émergea brusquement,rougeoyant sur les crêtes des vagues, et laissant des tachesd’ombre dans les vallées mouvantes, aussitôt comblées et sans cessecreusées grâce à l’éternel mouvement de la masse liquide.
Le commandant, qui n’avait pas quitté la dunette, était enconversation animée avec le premier lieutenant et le docteur.
Une voix sonore tombant des perroquets interrompit lecolloque.
– Bâtiment à voile !… par bâbord !… marchantcomme nous.
Un quartier-maître timonier, portant en bandoulière une fortelunette, se tenait près de l’officier. Il décrocha rapidement labretelle qui maintenait l’instrument d’optique, le mit au point enune seconde, et le tendit à son chef qui contempla longuement lepoint invisible encore à l’œil nu.
– C’est un trois-mâts, murmura-t-il à part lui. Bien qu’ilmarche parallèlement à nous, peut-être pourra-t-il me renseignersur le négrier… ce gredin est peut-être sur son horizon… Dans unedemi-heure on verra ses couleurs, je vais courir sur lui.
« Car, enfin, il faut bien que ce ponton aborde quelquepart, et un bateau ainsi mutilé est facile à signaler…
– Timonier, dites à l’officier de quart que je le prie demettre le cap sur le navire en vue.
« Quand on verra ses couleurs, on me préviendra. »
Il descendit ensuite à sa chambre et absorba à la hâte un frugalrepas.
Vingt-cinq minutes s’écoulèrent.
– Entrez, dit-il en entendant un léger coup frappé à laporte.
– Commandant, le navire est en vue. Il porte les couleursfrançaises.
L’officier remonta rapidement sur le pont et vit un trois-mâtsqui marchait vent arrière, toutes voiles dehors, avec uneremarquable vitesse.
Il lui fit faire le signal de mettre en panne, manœuvre quel’autre exécuta instantanément, avec une habileté consommée.
Il prit la panne sous le grand hunier, en saluant par trois foisle navire de guerre de son pavillon tricolore. Son numéro futaussitôt hissé, et l’on vit que c’était le Rhône, deMarseille.
C’était un magnifique trois-mâts-barque, aux flancs peints d’unejolie couleur gris poussière, au milieu desquels tranchaient dessabords d’un noir d’ébène.
La vague le berçait gracieusement, et quand il s’inclinaitcoquettement sous la brise, on apercevait une mince bande de sondoublage de cuivre, qui reflétait les feux du soleil. Il étaiteffilé comme un poisson de mer, et admirablement taillé pour lacourse.
– Ces marchands, ça ne se refuse plus rien, disait lepremier lieutenant. Ma parole, ils vous ont maintenant desbâtiments ficelés comme des avisos.
– Eh ! que voulez-vous, répondit le docteur, c’estlogique, depuis que les Américains ont inventé et mis en pratiqueleur fameux « Time is money » !
« Tron de l’air ! l’armateur du Rhône a unfin bateau. Mon pays le capitaine est un heureux coquin. »
Les deux vaisseaux étaient à portée de la voix.
L’Éclair stoppa à son tour, après s’être mis sous levent du navire en panne.
– Ohé ! du trois-mâts, cria-t-on de l’Éclair,d’où venez-vous ?
– De Cap-Town.
– Où allez-vous ?
– À Cuba.
– Quel est votre commandant ?
– Le capitaine Marius Cazavan, de Marseille.
– Té parbleu, mon pitchoun, quand au nom de Cazavan on al’honneur d’ajouter celui de Marius, on est toujours deMarseille.
Inutile de dire que cette réflexion était du docteur, ravi de laprésence d’un « pays ».
– Le capitaine de frégate de Valpreux, commandant del’Éclair, prie le capitaine Marius Cazavan de passer à sonbord.
Quelques minutes après, le petit canot du vaisseau marchandaccosta, portant le capitaine qui monta rapidement par l’échelle,et s’avança vers le commandant, devant lequel il s’arrêta avec uneattitude respectueuse et crâne tout à la fois.
C’était un solide gaillard, à l’air intelligent et déterminé.Brun de peau, les cheveux noirs, courts et drus, les yeux luisants,les dents éblouissantes, la main fine et robuste tout ensemble, lesépaules larges, de taille moyenne, le capitaine Cazavan, âgéd’environ trente-cinq ans, était ce qu’on pouvait appeler un fortjoli garçon.
Son air de franchise, la loyauté de son regard, prévenaientaussitôt en sa faveur. L’impression qu’il produisit futexcellente.
– Capitaine, lui dit le commandant, je suis heureux de vousvoir.
– Commandant, tout l’honneur est pour moi. Veuillez me direce qu’il y a pour votre service.
– Comment se fait-il, lui demanda l’officier àbrûle-pourpoint, que, venant du Cap et allant à Cuba, je vousrencontre ici, près des côtes africaines.
– Mon Dieu, commandant, c’est bien simple. Après avoirvendu aux colons du Cap, un bon prix, mon article de Manchester,acheté une misère après la faillite Bœhler et Wilson, j’étais unpeu embarrassé pour mon fret de retour, quand j’appris queMM. Brander Cumming and C°, de gros fabricants de sucre,venaient également de faire faillite.
« Je n’en fis ni une ni deux, j’achetai au comptant lematériel de trois raffineries, j’embarquai tout cela sur leRhône, puis je partis pour vendre cette ferraille ausignor Rafael Calderon, de Cuba.
« Comme je suis pressé, j’ai pensé à profiter du courant del’Atlantique sud, qui me jettera dans le courant de l’équateur…vous voyez la route.
« Nous autres voiliers, nous tirons parti de tout.
– Té, c’est vrai, mon pitchoun, répliqua un peuinconsidérément le docteur, d’un air moitié figue et moitiéraisin.
– C’est très bien, capitaine, et vous entendezadmirablement le commerce.
« N’auriez-vous pas, par hasard, rencontré un bâtimentdésemparé, aux bastingages éventrés, qui semble le jouet de lalame, et qui pourtant file comme le plus rapide dessteamers ?
– Commandant, répliqua Cazavan, dont le front se rembrunit,je l’ai en effet rencontré. Il a failli m’éventrer d’un coup de sonentrave. Je ne suis pas poltron… moi, un Marseillais… ehbien ! je vous avoue que j’ai tremblé comme un enfant.
« Il faisait nuit… ce ponton à hélice virait à ce momentcomme s’il eût voulu retourner à la côte. Pécaïre… il nous frôla…Un faux coup de barre, et nous étions f… ichus.
« J’entends encore ronfler son hélice… Et personne àbord !
– C’est tout, n’est-ce pas ?
– Dame ! que voulez-vous, commandant, si j’avais eu ducanon et un équipage de guerre, j’aurais voulu savoir ce qu’ilavait dans le ventre… mais le signor Rafael Calderon attend…
– Sa ferraille ?
– Sans doute.
– Et vous êtes pressé ?
– Pas plus que de raison, commandant… si vous voulezhonorer le Rhône de votre visite…
– Merci, capitaine Cazavan, et adieu…
– Au revoir, commandant, fit Marius en saluantmilitairement.
– Quel atroce tripoteur d’affaires, murmuraM. de Valpreux, pendant que le capitaine duRhône regagnait son bord.
– Que voulez-vous, reprit le docteur… ce n’est pas pourrien qu’on appelle cela des capitaines marchands…
« Mon pays est un peu près de ses intérêts.
– Votre pays, comme vous dites, docteur, est un abominablefilou. Pour ne pas dire un complice de ces gredins que nouspoursuivons.
– Ah ! commandant ! Commentpouvez-vous ?…
– Eh ! pardieu, je ne sais ce qui me retient de faireune perquisition à son bord… la crainte de lâcher la proie pourl’ombre. Le drôle m’a dit la vérité, quant à ce qui leconcerne ; mais il m’a menti comme un Maltais, quant à sasoi-disant rencontre avec le « ponton ».
Le Rhône, pendant ce temps, s’inclinait sous la brise,saluait de nouveau de son pavillon, et s’éloignait vers le nord,avec la vitesse d’un oiseau de mer.
L’Éclair courait vers la côte américaine.
Marius Cazavan descendait l’escalier conduisant à une cabinespacieuse. Il entra sans frapper.
Un homme, la figure dans les mains, était assis devant unetable. L’entrée du Marseillais le tira de sa méditation.
Cet homme était l’Américain Flaxhant, le capitainenégrier !…
– C’est fait ?…
– C’est fait.
– Ils ne soupçonnent rien ?
– Rien.
– Parbleu ! Qui donc, à moins d’être le diable, notrepatron, supposerait qu’il y a quatre cents noirs ici ; qu’enmoins de huit heures, le ponton démâté, qui dansait sur la lame,est devenu le trois-mâts le Rhône ; que lesbastingages en haillons ont été rapiécés, les mâts redressés avecleurs agrès ; que la coque n’a plus conservé que sa chemisegris perle, et que, enfin, le matériel des raffineries à sucre esten chair et en os, au lieu d’être en fer ?
« Et nos hommes, les avez-vous vus ?
– J’ai aperçu Martial qui m’a fait signe que tout allaitbien.
– Et les trois autres ?
– Il y en a deux dans la machine, le troisième était envigie.
– Bon.
– Et maintenant, qu’allons-nous faire ?
– Prenez le quart, Marius, et gouvernez vers le nord.Demain nous obliquerons vers le Rio-Grande-do-Sul.
« Rafael Calderon ne prendra livraison de sa marchandisequ’après nos amis du Lagoa dos Patos.
– Bon.
– À propos, nos deux recrues ne se doutent de rien. Ilsdorment comme des bienheureux. Vingt gouttes de teinture d’opiumdans une bonne dose de tafia leur procurent en ce moment un sommeilde plomb.
– C’est parfait. Ce grand benêt d’Ibrahim avait bien besoinde se faire un cas de conscience de leur existence et de nousembarrasser d’eux.
« Enfin, ce qui est promis est promis. Il n’y a plus à sedédire. Les affaires sont les affaires, et ce cher ami seraitintraitable une autre fois.
C’est ainsi que le bâtiment mystérieux, devenu leRhône, allait au bout de trente-six heures, semétamorphoser une seconde fois, et devenir leGeorges-Washington. Il se rendrait vers le point où,d’après des ordres secrets dont le capitaine devait prendreconnaissance en temps et lieu, il coulerait le steamer laVille-de-Saint-Nazaire.
C’est alors qu’eut lieu le duel entre Friquet et l’AllemandFritz, lutte terrible qui se termina par la mort de ce dernier.
Mais, comment le commandant de l’Éclair avait-il pu, deson côté, être averti du sinistre projet des bandits de la mer, etse trouver à aussi peu de distance de ce point géographique, oùdevait s’accomplir cette épouvantable scène denaufragement ?
Par un hasard véritablement prodigieux.
La conversation entre Flaxhant et Marius Cazavan, un desofficiers du bord, chargé de remplir le personnage du capitainequand le navire marchait sous pavillon français, est suffisammentexplicite.
On a pu comprendre que l’association pour le compte de laquelleopéraient ces scélérats possédait à bord de l’Éclairquatre complices. On verra plus tard pourquoi et par queldiabolique artifice ces hommes pouvaient jouer leur double jeu, aupoint de tromper tous les membres du valeureux et loyaléquipage.
Le lendemain du jour où, avec cette prodigieuse audace qui leuravait si bien réussi, les négriers étaient restés en panne unedemi-heure à une encablure du croiseur, un matelot del’Éclair fut victime d’un étrange et malheureuxaccident.
Un épissoir de fer s’échappa de la poche d’un gabier occupé àserrer une voile de perroquet.
L’instrument tomba avec un bruit sec sur le crâne d’un matelotde quart, qui roula évanoui en perdant des flots de sang.
C’était précisément celui que Marius Cazavan avait désigné sousle nom de Martial.
Martial fut transporté au poste des blessés. Le docteur accourutavec son aide, et fit tout d’abord une grimace significative, à lavue des ravages affreux opérés par l’épissoir du gabier.
La boîte osseuse était complètement enfoncée. Deux fragments desos pariétaux formaient, à droite et à gauche de la suture médiane,chacun une dépression large comme une pièce de cinq francs, etprofonde d’un centimètre.
La matière cérébrale, violemment comprimée, refoulait, à traversl’ouverture pratiquée au cuir chevelu par choc de l’outil de fer,les méninges, qui faisaient hernie entre les parois fracturées.
Le blessé, les yeux fixes, les narines pincées, la boucheentr’ouverte, les poings crispés, ne donnait plus signe de vie.N’eût été la respiration qui s’échappait avec peine de sa gorgeserrée, on eût dit un cadavre.
Le docteur ne prononça pas un mot. Donc, c’était grave. Enquelques coups de rasoir, il abattit les cheveux La plaie étaiténorme. C’était insignifiant en soi. Les solutions de continuité aucuir chevelu sont peu importantes.
Mais cet enfoncement de la boîte crânienne était d’un pronosticfâcheux, pour ne pas dire désespéré.
Il fallait au plus tôt soustraire le cerveau à cettecompression, sous peine de voir bien vite périr le matelot.
Voici ce que fit le vieux praticien :
Il prit dans sa boîte à instruments un outil bizarre, appelétire-fond, absolument semblable à celui dont se servent lestonneliers pour retirer la bonde des futailles.
On sait comment procèdent ces ouvriers. Le docteur accomplit unemanœuvre analogue. Il enfonça avec d’infinies précautions la visd’acier dans le fragment d’os comme il eût fait avec une vrilledans un morceau de bois.
Puis, quand la vis eut presque perforé cette paroi osseuse, àlaquelle elle adhéra solidement, il tira doucement à lui, enopérant de petits mouvements latéraux.
Cette manœuvre, exécutée avec une dextérité inouïe, eut un pleinsuccès. Les fragments furent bientôt remis en place, le cerveau,n’étant plus comprimé, recouvra son volume, la circulation repritson cours, le malade poussa un long soupir… les fonctionsorganiques étaient pour le moment rétablies.
– Tout cela est fort bien, dit le docteur en faisantclaquer sa langue d’un air satisfait. La réduction a été opéréeavec assez de facilité.
« Ça, c’est de la besogne de chirurgien. Maintenant, cediable d’homme va être certainement empoigné par une terribleméningite, et dame !… la médecine aura fort à faire.
« Cela va suppurer en diable. Nous allons avoir uneinflammation énorme. Ce pauvre cerveau doit être atrocementcongestionné, là-dessous…
« Enfin, nous ferons pour le mieux.
« Diable d’épissoir, va ! »
Le docteur fit ce qui était le plus simple et le plus rationneltout à la fois. Il employa l’irrigation continue : de l’eaufraîche, appliquée sur la plaie en compresses renouvelées à chaqueinstant.
Malheureusement, en dépit des soins qu’on lui rendit, complétéspar un traitement général parfaitement approprié, comme purgatifsau calomel et au jalap, vésicatoires à la nuque, dérivatifs auxmembres inférieurs, larges affusions d’eau froide, l’état dumatelot empira.
Le délire survint. Il fut terrible.
Au milieu des fantômes qui hantaient son esprit, à travers lesphrases hachées qui sortaient de ses lèvres bleuies, le blessé,comme si la même pensée eût toujours implacablement tenaillé soncerveau broyé, répétait d’une voix rauque et entrecoupée :
– Oui… j’obéis… c’est bon !… j’obéis… pour del’or !…
« Allons !… les naufrageurs !… hardi… Tue !…Encore un crime… qu’importe ?… Vous le voulez… n’est-cepas ?… Tue !… tue !…
« Je ne suis pas un matelot… comme un… autre !…moi… »
Ses idées inconscientes reprenaient alors un autre cours ;il parlait, avec cette monotonie douloureuse particulière à ceuxqui délirent, de choses complètement étrangères.
Puis, le cauchemar revenait.
– Ah !… ah !… Les négriers…Millionnaires !…
« Et les primes d’assurances… Le bois d’ébène…Flaxhant !… habile homme… Le Washington… MariusCazavan… Le Rhône… l’épave… plaisanteries… La mêmechose…
« Le même navire… Le commandant… L’Éclair…Imbécile… Entends-tu ?… commandant… ils s’échappent…
« Écoute, disait-il au docteur qu’il regardait de ses yeuxégarés, avec ce regard fou qui trouble, écoute… Je suis un viveur…embarqué ici… pour…
« Oh ! non… Si… Tiens… Je suis de la bande… etCazavan… et Flaxhant… Le Rhône, c’était lui… je l’aivu…
« Tu sais… le steamer… le steamer de Montevideo… La ville…oh ! oui, la Ville-de-Saint-Nazaire !… Ils vontle tuer avec l’éperon… Deux millions à l’assurance… oui, pournous…
« Oh ! Je sais, 35 degrés, 42 degrés… oui, c’est ça,trente-cinq, quarante-deux. Là, en pleine mer… trente-cinq…quarante-deux… »
Et le malheureux, brisé de fièvre et de fatigue, tomba dans unétat comateux, en répétant d’une voix sifflante à peine perceptibleau milieu de sa respiration stertoreuse :
– Trente-cinq, quarante-deux !
Le docteur avait fait appeler le commandant, qui assistait,violemment impressionné, à cette scène lugubre.
Ce délire, étant donnés les événements qu’on venait detraverser, était terriblement éloquent. Que penser, que résoudre,et, surtout, quelle foi ajouter à ces propos entrecoupés, qui,peut-être, étaient l’expression de l’exacte vérité ?
Les aveux du blessé étaient précieux, en somme. Le capitaine defrégate et le chirurgien avaient cru comprendre qu’une de cesterribles scènes de naufragement, comme depuis quelque temps en ontenregistré les annales de la marine, allait avoir lieu.
Cet homme, qui semblait bien au-dessus de son obscure conditionde matelot, devait certainement être affilié à cette secte deréprouvés qui, depuis longtemps, mettent en coupe réglée les deuxhémisphères et épouvantent le monde de crimes jusqu’alorsimpunis.
Cette persistance à rappeler un point géographique oùvraisemblablement un steamer bien connu, laVille-de-Saint-Nazaire, allait être abordé et coulé, avaitsa raison d’être.
La même scène, sauf de légères variantes, se reproduisit pendantquarante-huit heures.
Le navire se dirigeait à tout hasard vers Montevideo, ou plutôtvers le point géographique dont la formule semblait hanter lemalade.
Le commandant, poussé par un irrésistible pressentiment, voulaitarriver au plus vite. Pourquoi pas ? Si ces aveux échappés audélire n’étaient pas confirmés, qu’importait une croisièreinutile ? Qu’importaient quelques tonnes de charbon brûlé enpure perte ?
Mais si l’homme disait vrai ? Quels remords ! et aussiquel désastre !
L’état du blessé sembla s’améliorer un peu. Aux spasmes, auxgrincements de dents, aux vomissements, succéda un peu de calme. Ilrecouvra une apparence de raison.
– Il est sauvé ! dit le commandant.
– Il est perdu ! fit le docteur.
Effectivement, douze heures après, le cou devint rigide, la facegrimaça, les pupilles, naguère contractées, se dilatèrentlargement, un accès terrible de convulsions survint, puis le poulstomba…
Le matelot battit l’air… râla… rugit… hurla…
Le sang lui jaillit du nez, il se leva comme secoué par une pileélectrique, battit désespérément l’air de ses bras tordus… Puis ilcria :
– Saint… Nazaire… Tue !… tue… Hardi… lesnaufrageurs…
Il retomba lourdement…
– Commandant, il est mort, dit le docteur d’une voixcalme.
La détermination du capitaine de frégate fut bientôt prise. Ilabandonna momentanément la poursuite des négriers qu’ilappréhendait, avec juste raison, de rencontrer au lieu qu’avaitindiqué le moribond.
Les craintes du brave officier reçurent une effroyableconfirmation.
Le crime fut consommé. La Ville-de-Saint-Nazaire futperdue corps et biens. L’Éclair, désemparé par lestraîtres qui étaient à bord, arriva trop tard…
Pourquoi Friquet avait-il crié : Santiago ? – Àcoups de couteau sur une vergue. – Un homme à la mer ! – Qu’ily crève ! – Signaux de nuit. – Les négriers au Rio-Grande. –Le Lagoa dos Patos. – Double évasion. – Le pampero souffle entempête. – Mortelle angoisse. – Sauvé, mais à quel prix !… –Dévouement inutile. – Ce que c’est qu’un Parisien. – Le chien n’estpas toujours l’ami de l’homme. – La chasse au fugitif. – Unsaladero. – Cent mille kilos de viande. – Je voudrais bien unbifteck. – Conséquences d’une correction administrée à un nègre età un Chinois. – Friquet sera-t-il saigné, grillé ou pendu ? –Encore un Parisien. – Le cheval qui tire le chausson. – Friquetémule de l’écuyer quadrumane.
Impuissant et glacé d’horreur, Friquet avait assisté à la courteagonie du steamer. À cheval sur la vergue du grand hunier, iln’avait perdu aucun détail de cette effroyable scène.
Il avait, pour ainsi dire, senti l’éperon du Washingtonéventrer les cloisons étanches de laVille-de-Saint-Nazaire. Au cri d’épouvante poussé par lespassagers avait répondu, des profondeurs du vaisseau de proie, ungémissement immense, étouffé, lugubre, comme une plainte d’âmes enpeine…
C’étaient les noirs que le choc venait de renverser pêle-mêle,et qui roulaient les uns sur les autres, contusionnés etsanglants.
La cargaison humaine, quelque bien arrimée qu’elle fût, nepouvait avoir la stabilité de balles de coton ou de sacs de sucrebrut.
Qu’importait d’ailleurs aux bandits de la mer ? Il n’yavait pas trop de membres fracturés. Les noirs qui, pour leurmalheur, étaient quelque peu avariés, passeraient par-dessus bord,et tout serait dit. Cela ferait de la place aux autres.
Le gamin, tout en constatant que ses nouveaux compagnons étaientd’affreux coquins, n’eût jamais soupçonné de leur part autant descélératesse.
Sa première pensée avait été de se jeter à l’eau et de gagner àla nage une des embarcations du navire de guerre ; mais lecapitaine Flaxhant, qui veillait à tout avec une habiletévéritablement diabolique, avait fait savoir à notre ami que toutetentative d’évasion de sa part serait l’arrêt de mort dunégrillon.
Aussi, le pauvre Majesté, depuis que laVille-de-Saint-Nazaire était en vue, était-il aux fersavec un homme de garde, qui avait mission de lui faire sauter lacervelle si Friquet n’observait pas rigoureusement lesprescriptions du terrible commandant.
Il aimait trop son petit frère noir pour compromettre cettechère existence, et il se tenait coi.
Pourtant, quand, à la lueur du fanal électrique, il reconnutl’Éclair, son bâtiment, quand il distingua la fièresilhouette d’André, quand il aperçut la sympathique figure dudocteur, son père d’adoption, un sanglot souleva sa poitrine. Leslarmes l’aveuglèrent.
Il les crut perdus à jamais pour lui. Il allait s’élancer, seprécipiter à corps perdu du haut de la mâture… Le souvenir dunégrillon le cloua en quelque sorte à la vergue, qu’il étreignitdésespérément.
Mais un cri jaillit de sa gorge, un appel spontané,irrésistible, qu’il ne put retenir. S’il ne devait plus revoir sesamis, au moins voulait-il, à tout prix, leur faire savoir qu’ilétait là.
Il avait entendu dire que le négrier s’en allait à Santiago. Ilne savait pas au juste où c’était. Qu’importe ? Santiago setrouvait quelque part dans le monde, et l’on y vendait desnègres !
Le docteur et André comprendraient, ils entendraient sa voix,ils viendraient plus tard à sa recherche.
Ces deux vaillants cœurs, ces hommes d’action et d’énergiefouilleraient la terre et les mers ; ils n’abandonneraient pasleur cher gamin.
Aussi, ce cri de :
– « Santiago !… » déchira-t-ill’espace comme un appel de clairon.
Les deux amis l’entendirent du pont de l’Éclair etfrémirent.
Friquet au pouvoir des Bandits de la mer !
La dernière syllabe n’était pas sortie des lèvres du petitParisien, qu’une main de fer lui étreignit la gorge.
Il n’était pas seul. Il avait oublié le matelot qui était prèsde lui en vigie.
– Langue de vipère, grogna-t-il en mauvais français, mamain va t’arracher !…
« Fils de chien !… mon couteau va te fouiller lescôtes !… »
Les yeux de Friquet se troublèrent, ses tempes battirent, sapoitrine se serra.
L’homme tira son couteau qui, par bonheur, était enfoncé dansune gaine. Il s’en aperçut quand il voulut frapper.
Sans lâcher la gorge du gamin qui râlait, il essaya d’arracherla lame, en serrant le fourreau entre ses dents.
Un coup de roulis le fit un moment chanceler. Il fut forcé de serattraper à la vergue. Ce mouvement sauva Friquet qui échappa pourune seconde à cette mortelle étreinte.
Quand l’autre leva son couteau enfin sorti de sa gaine, iltrouva notre ami sur la défensive, armé lui aussi d’un de cesredoutables bowie-knifes, qui, maniés par une main robuste,éventrent un bœuf d’un seul coup.
– À nous deux, mon garçon ! Quand tu m’arracheras lalangue, il fera chaud.
Les deux adversaires, face à face, étreignaient convulsivementla vergue entre leurs jambes. Cette lutte à soixante pieds de hautallait être courte, mais atroce. Elle se terminerait fatalement parla mort de l’un des deux hommes.
Le matelot leva le bras et frappa un coup terrible. Le gamin,aussi agile qu’à terre, se renversa complètement, la tête en bas,en pivotant autour de la pièce de bois qu’il enserrait de sesgenoux nerveux.
Le couteau de son ennemi, lancé avec une force irrésistible,frappa l’endroit qu’occupait, une demi-seconde plus tôt, le corpsdu petit Parisien, et se brisa net.
Avant que le bandit fût revenu de la stupeur que lui causaitcette manœuvre de quadrumane, Friquet, reprenant son aplomb,attaquait à son tour, et lui plantait, jusqu’au manche, sonbowie-knife dans la gorge.
L’homme poussa un grognement sourd, mais ne tomba pas, et pourcause. La poigne solide du gamin le maintenait à la vergue. Ilfallait que la chute du corps fût dirigée de façon qu’il roulâtdans les flots, et non sur le pont.
La mer discrète garde tous les secrets qu’on lui confie, et lepetit Parisien tenait essentiellement à ce que la mort du gredindemeurât mystérieuse.
Il voulait qu’on crût à un accident. En homme avisé, il laissale couteau dans la plaie, afin, d’éviter l’effusion du sang. Cettepluie rouge, tombant de la mâture, eût été quelque peucompromettante. Il arriva lentement au bout de la vergue, entraînant après lui le matelot qui ne donnait plus signe de vie.Puis il raidit ses muscles dans un dernier et terrible effort, et,profitant du roulis, il poussa brusquement le cadavre.
Au bruit de sa chute retentit le cri sinistre et bien connude :
– Un homme à la mer !
L’homme de quart à l’arrière trancha d’un coup de hache l’amarrede la bouée de sauvetage.
Un mot à ce sujet.
Quand un navire se met en marche, il porte à l’arrière uneénorme bouée près de laquelle, nuit et jour, un matelot de quartest en faction. Ce matelot, muni d’une hache, a pour consigne decouper l’amarre qui retient la bouée au-dessus des flots, dès qu’onsignale un homme à la mer.
On met aussitôt en panne ; mais comme le bâtiment ne peutstopper instantanément, l’appareil de sauvetage est attaché à uncâble suffisamment long, qui lui permet de se maintenir à unegrande distance du navire.
Comme ensuite le naufragé pourrait, en raison des lames quis’interposent, perdre la direction de la bouée, celle-ci estpourvue pendant le jour d’un pavillon qui sort, au moment de sachute, d’un étui, et flotte au-dessus de l’appareil, dont ilindique la position.
La nuit, le pavillon est remplacé par une fusée qui dure unedemi-heure, et qui s’allume avec une étoupille s’enflammant par unmécanisme analogue à celui qui fait sortir le pavillon.
La bouée du vaisseau de proie tomba… La fusée s’alluma.
Un effroyable blasphème sortit de la bouche de l’officier dequart.
– Comment !… tu veux donc nous faire pendre ?…Nous ne portons pas nos feux réglementaires… et la fuséebrûle ?… Misérable !… tu indiques notre position à cegredin de croiseur.
– Mais, capitaine… un homme à la mer !
– Qu’il y crève !… Sacrebleu ! allons !…hisse la bouée… et noie la fusée !…
La lumière fut étouffée sous un faubert mouillé.
Il était temps. Une lueur surgit à l’horizon, et un obus, envoyédu large par un des infaillibles pointeurs de l’Éclair,venait fracasser le gui de la brigantine.
– Heureusement que nous marchons à la machine, ditfroidement l’officier, sans quoi cet imbécile nous gênait sur lemoment.
Friquet, pendant ce court épisode, avait lestement dégringolé deson poste aérien, et d’un air innocent, comme s’il ne venait pasd’échapper à un péril effroyable, se mêlait aux matelots quicommentaient à perte de vue cet accident, auquel nul parmi eux nesongeait à assigner sa véritable cause.
– Ouf ! disait à part lui le gamin, je l’échappebelle.
« En v’là une colonie ! race de gredins, va !Heureusement que je vais te brûler la politesse, et lestement,encore.
« Qué boîte !
« Ah ! si seulement le petit frère n’était pasbouclé ! »
Nul ne se douta de la lutte sauvage que le gamin venait determiner à son avantage, avec autant de vigueur que desang-froid.
On avait vaguement vu tomber un homme à la mer, un pauvre diableque l’officier de quart croyait de bonne foi avoir abandonné.
Eh bien ! après ! la belle affaire,vraiment !
Quant au cri poussé par Friquet, nul ne parut l’avoir remarqué.C’était fort heureux pour lui. Cet imprudent appel eût amené séancetenante son arrêt de mort.
Enfin, si notre ami avait un homme de plus sur la conscience,nous avouons bonnement qu’il semblait allègrement porter cefardeau. Dame ! comme il y allait pour lui de sa peau, ilfallait bien aviser. Et certes, jamais cas de défense ne fut pluslégitime…
Deux jours, ou plutôt deux nuits après ces dramatiquesévénements, le Georges-Washington, complètement démâté, denouveau ras comme un ponton, était en vue de la côtesud-américaine, en face la province du Rio-Grande-do-Sul.
Quelques feux brillaient dans le lointain, comme des pointsrougeâtres, trouant à peine les ténèbres de leurs lueursindécises.
Le vaisseau de proie avançait lentement, poussé par samystérieuse machine qu’on entendait à peine, tant son mouvementétait doux et régulier.
Comme à la sortie de la rivière équatoriale, le pont étaitpresque désert. Un matelot seul veillait à l’avant. Le capitaineétait à la barre située dans la batterie ; il guidait, enhomme à qui la route est familière, le bâtiment vers un point quenul ne semblait connaître, dont personne d’ailleurs ne semblait sepréoccuper.
Une fusée blanche s’éleva au nord, coupant la nuit d’un sillonéclatant, analogue à celui que produit la chute d’un bolide.
Puis, quelques minutes après, une fusée verte s’élança comme unserpent de feu dans la direction du sud.
Le bâtiment, qui avait stoppé à l’apparition de la premièrepièce d’artifice, repartit au moment ou la seconde s’éteignait.
Sa marche s’accéléra. La voie était libre. Il pénétra hardimentdans le Rio-Grande de São Pedro.
Ce fleuve, très court, large, rapide, n’est en quelque sortequ’un détroit faisant communiquer l’Océan avec le Lagoa dosPatos.
Quand on consulte la carte de l’Amérique du Sud, on trouve, àl’extrémité méridionale du Brésil, une vaste province faisantpartie de cet immense empire, et qui se termine en pointe aiguë au32e degré de latitude sud.
Bornée au sud-ouest par l’Uruguay, à l’ouest par le Paraguay, àl’est par l’Océan, cette province, qui ne comprend pas moins de2.842 myriamètres carrés, s’allonge jusqu’à celle du Parana,c’est-à-dire jusqu’au 25e parallèle.
C’est le Rio-Grande-do-Sul, qui, en dépit de son énorme étendue,ne compte que 310.000 habitants, dont 190.000 libres et 120.000esclaves.
Vous avez bien lu : 120.000 esclaves !…
L’arrivée du négrier s’explique, n’est-ce pas ?
Le capitaine Flaxhant était un des pourvoyeurs de ces opulentspropriétaires, qui, au mépris des lois les plus sacrées del’humanité, osent encore jeter à la civilisation contemporaine cetaudacieux défi : l’esclavage.
Sur la côte plate, triste, grise et stérile s’étend une série delagunes formant deux vaste lacs assez semblables aux« haffs » de la Baltique. (Haff, ce nomd’origine danoise et qui signifie mer ou grande partie de mer, estemployé par les Allemands pour désigner les lagunes de laPoméranie.)
Les deux lacs ou haffs brésiliens sont le Lagoa de Mirim, qui,situé au sud, dépend en partie de l’Uruguay, et le Lagoa dos Patos,au nord du précédent.
Ce dernier est une petite mer de forme elliptique de près dequarante lieues de long, sur vingt de large.
Une fois la passe franchie, le Georges-Washingtonallait pouvoir avancer à l’aise, et débarquer les malheureux quidepuis huit longues journées suffoquaient dans la cale etl’entrepont.
Depuis qu’il se savait près des côtes, Friquet était en proie àun impérieux besoin de liberté. Il avait résolu, coûte que coûte,de s’échapper. Et comme c’était un gaillard qui, une fois sarésolution prise, ne reculait pas devant l’exécution, il était àprésumer qu’avant peu il aurait brûlé la politesse aux forbans.
Il avait fait part de son plan à Majesté qui lui avait été renduaussitôt après la disparition du croiseur. Le négrillon avaitnaturellement donné un complet assentiment au projet de son ami.Aller à l’aventure ou rester ici, peu lui importait d’ailleurs,pourvu qu’il fût avec « Fliki ».
La patrie était pour lui le lieu que foulait le petit Parisien.Ce dernier eût voulu rester sur le Georges-Washington,Majesté eût dit : « Bien » !
Friquet voulait s’en aller, le gamin noir disait :« Oui » !
La surveillance des premiers jours s’était considérablementralentie à l’endroit des deux jeunes gens. Le commandant, qui étaitcomplètement chez lui sur le Lagoa, ne craignait guère lesindiscrétions, puisque son odieux négoce était toléré par lesautorités locales.
Le débarquement avait lieu en plein jour. Si le négrier avaitcru devoir se transformer encore une fois, se mettre en quelquesorte en tenue de travail, c’était uniquement pour devenir presqueinvisible, franchir la passe en toute sécurité, et échapper auxcroiseurs qui ne manquent pas de surveiller cette entrée suspectedu Lagoa dos Patos.
Comme le fond ne permet pas d’aborder, le navire stoppa àenviron deux kilomètres de la côte. Ce contretemps désorientaFriquet, qui avait compté s’échapper tout naturellement pendant lanuit, en sautant sur la rive et en pointant droit devant lui, àtravers les terres, à l’aventure.
Il était environ une heure du matin. Un vent violent s’élevasoudain, venant de la terre. Un vent sec, dur, qui soufflait sansamener un nuage. Le ciel était pur. Les étoiles scintillaient.C’était le « pampero », l’ouragan, qui est à la pampa ceque le typhon est aux mers de Chine, le simoun au Sahara.
Les vagues s’enflèrent, roulèrent bientôt les unes sur lesautres avec un bruit terrible.
– Tiens ! tiens ! dit Friquet à son ami, ça n’estvraiment pas trop bête. Ce grain va bien faire notre affaire.Peste ! on ne se refuse rien ici.
« Voici que cette mer, grande tout juste comme unebrigantine pliée en quatre, s’offre des tempêtes. Comme si la mared’Auteuil voulait se donner des airs d’océan.
« Bravo ! Nous allons escalader le bastingage, nousaffaler bien doucement par la chaîne des ancres, puis nous payerune pleine eau distinguée.
– Moi cé voulé bien tout, répliqua doucement Majesté.
– Parbleu ! Une fois dans l’eau, c’est-à-dire cheznous, nous piquons en avant. La côte n’est pas loin. Nous abordons,puis après, au petit bonheur !
« C’est bien le diable si nous ne trouvons pas quelquebrave homme qui nous donne la niche et la pâtée pour un moment.Plus tard, on se débrouillera.
« La mer est un peu forte… Mais, bah ! elle nousportera mieux. »
Le bâtiment, solidement affourché sur ses ancres, présentait sonavant à la vague. Comme il était privé de sa mâture, il n’offraitaucune prise à la rafale. De temps à autre, une vague s’abattaitsur le pont, mais elle s’écoulait aussitôt par les dalots toutgrands ouverts.
Au moment d’opérer sa tentative d’évasion, Friquet dit à partlui :
– Et tous ces malheureux nègres qui étouffent là dedans,sans qu’on puisse seulement leur ouvrir un hublot ! Pauvresgens ! que vont-ils devenir ?
« C’est égal ! il faut que ce monsieur Flaxhant soitune jolie canaille !
« Allons, Majesté, mon fils embarque ! »
Le noir obéit, bondit par-dessus le bastingage et disparut.
Friquet, sans perdre une minute, opéra la même manœuvre, et sansavoir même besoin de s’accrocher à la chaîne, se trouva sur le dosd’une vague monstrueuse.
Un abîme se creusa soudain devant lui. Il y descendit comme uneflèche. Puis, une autre vague le reprit…
– Allons, ça va ! S’agit de mettre le cap vers lacôte, et de s’orienter en conséquence.
« Tiens, c’est drôle, le vent souffle de la terre, et lavague me porte de ce côté.
« Le petit frère, qui nage comme un vieux marsouin, va mesuivre.
« Où diable est-il ?
« Ah ! très bien, fit-il en apercevant sur le sommetd’une lame la silhouette d’ébène du négrillon se détachant commeune tache d’encre au milieu d’un blanc flocon d’écume.
« C’est un courant qui nous pousse avec la marée. Vive lecourant ! vive la marée !
« Et allons-y ! »
Pendant que, selon son habitude, Friquet monologuait, emportépar les lames, perdu comme un atome au milieu des montagnesliquides, mais flottant comme un bouchon, il crut apercevoir unelueur vive et rapide comme un éclair :
– Qu’est-ce encore que cela ?
Le rugissement des flots l’empêcha d’entendre une série dedétonations qui partaient du navire.
Il lui sembla vaguement entendre, un instant après, comme un crihumain…
L’inquiétude le prit.
Que se passait-il donc ? C’était terrible.
À peine les deux amis avaient-ils quitté leGeorges-Washington, qu’on s’aperçut de leur fuite.
Il y avait toujours à bord du vaisseau de proie des yeux ouvertset des fusils chargés.
Au moment où la silhouette du jeune nègre se détachait, commenous venons de le dire, au milieu de l’écume, un feu de pelotonéclata soudain. Le pauvre petit, dont la blessure reçue jadis àl’épaule était à peine cicatrisée, se sentit atteint denouveau.
Un cri de douleur lui échappa. Voyant que leur évasion étaitdécouverte, l’héroïque enfant, craignant que Friquet ne servît àson tour de point de mire, continua de crier à tue-tête pourattirer sur lui l’attention des bandits et permettre à son frèrebien-aimé d’atteindre la côte sans encombre.
Cette ruse qui le perdait, eut un plein succès. Les négriers,craignant de lâcher la proie pour l’ombre, s’évertuaient àreconnaître le point d’où partaient les appels, sans même sepréoccuper de savoir s’il y avait un autre fugitif.
Pendant que Friquet, dévoré d’inquiétude, était poussé vers lacôte, Majesté, qui n’avait pu être pris par le courant, flottaitsur place, secoué par les vagues qui le ramenaient peu à peu versle navire immobile.
Au moment où, à bout de forces et d’haleine, il allait couler,il fut soulevé par un paquet de mer qui le roula sur le pont, où ilresta sans connaissance, assommé, meurtri, sanglant.
L’abîme rejetait ce déshérité. Les flots, complices des hommes,lui enlevaient cette chère liberté qu’il avait à peine eu le tempsde goûter.
Séparé de son ami, de son bienfaiteur, blessé, au pouvoir debandits sans foi ni loi, qu’allait-il devenir ?
Pendant que des mains brutales le saisissaient, que de lourdeschaînes étaient attachées à ses pauvres membres raidis, et qu’on letransportait dans la cale, avec ceux qu’on allait vendre demain,Friquet, poussé par le flot, prenait pied sur la rive. Une lame leramenait vers le large, une seconde le repoussait vers la terre,puis finalement il se trouvait debout sur une plage unie. Épuisé,hors d’haleine, il eut encore assez de force pour courir sur lagrève, et échapper à la dernière montagne liquide qui menaçait des’effondrer sur lui.
Il était sauvé, mais à quel prix !
Il n’avait pensé qu’à son compagnon d’évasion. Son premier soinfut de se mettre à sa recherche.
Si le gamin de Paris, rompu à tous les exercices du corps,virtuose de la pleine eau, et roi des bains à quatre sous, était unnageur émérite, le gamin de l’équateur, qui avait passé sa vie aubord des fleuves impétueux de l’Afrique mystérieuse, ne le luicédait en rien.
Il se jouait de l’eau comme un véritable amphibie. Il devait,d’après les suppositions de Friquet, qui l’avait vu à l’œuvre, êtreabordé depuis un moment.
Aussi, le petit Parisien n’était-il pas trop inquiet. Majesté setrouvait sans doute quelque part sur la côte. Après s’être secouécomme un caniche, après avoir toussé fortement et expectoré unegorgée d’eau de mer, il mit ses deux mains en entonnoir autour desa bouche, et poussa à deux reprises ce cri strident bien connu desParisiens :
– Piii-où-oû-it !… piii-oû-oû-it !…
Ce signal familier au négrillon resta sans réponse.
Friquet recommença. Rien. Il fit au galop cent à cent cinquantemètres dans la direction du nord en renouvelant son appel sansinterruption.
Rien encore.
Il revint sur ses pas, toujours courant, toujours criant ;sa voix aiguë déchirait l’air, et dominait les hurlements de lamer.
Vains efforts.
Cela dura un quart d’heure ! Puis, l’inquiétude le prit.Une horrible angoisse lui étreignit le cœur. Ses tempes battirent.Ses yeux se troublèrent.
– Majesté ! criait-il désespérément, Majesté ! oùes-tu ? À moi ! à moi !… Mais, il est perdu !…À moi !… mon frère !… mon enfant !…
Puis, atterré, foudroyé, il tomba à genoux sur la grève humide,en tordant ses mains et en sanglotant à pleine gorge…
Cette défaillance fut courte. Friquet, on l’a vu, était trempéau moral comme au physique. Il se releva d’un bond, en jetant à lamer comme un regard de défi.
– Halte-là, dit-il, pas de faiblesse. Le petit ne peut pasêtre noyé. Je suis bien là, moi. De deux choses l’une : ou ilflotte quelque part là-dessus, ou les gredins l’ont repris.
« La dernière supposition me paraît la vraie.
« Je ne suis pas plus fatigué qu’à mon départ, et quandmême, ce n’est pas ce qui pourrait m’empêcher de recommencer latraversée.
« Je vais retourner au bateau. Après tout on ne nousmangera pas. S’il grêle des coups de trique, nous les partagerons…Si par hasard on nous pend, eh bien ! tant pis… mon Tourdu monde sera fini. Mais au moins il ne sera pas dit queFriquet le petit Parisien aura lâché son seul ami, son frère.
« Malheur ! m’sieu André et le docteur ne me lepardonneraient jamais ; moi non plus, d’ailleurs.
« Pauvre petit… Il n’a plus que moi pour le moment… Commeil doit m’appeler !… doit-il être inquiet !… Et puis,seul avec ces brutes… Tandis qu’avec moi… surtout depuis que j’aidécousu ce grand flandrin d’Allemand… ça ira tout seul.
« Friquet, mon garçon, vous allez faire par le flanc… enavant !… marche !… »
Et sans hésiter une seconde, il s’élance sur une vague colossalequi, après avoir roulé en s’écrasant sur la plage, s’enflait denouveau et bondissait vers la haute mer.
Le gamin fut enlevé comme une plume. Du sommet de la montagned’eau, il chercha à s’orienter et à reconnaître la place dunavire.
Bien que le vent soufflât toujours avec violence, aucun nuage nevoilait les étoiles. Leur pâle clarté répandait une lumièresuffisante pour permettre à Friquet d’entrevoir l’horizon.
Il nageait posément, doucement, en homme expérimenté qui veutménager ses forces et qui connaît l’importance d’un coup de jarretdonné à propos.
Le temps passait. La distance parcourue devait êtreconsidérable. Pourtant, quand il se trouvait sur la crête d’unevague, Friquet avait beau écarquiller les yeux, il n’apercevaitrien.
– Est-ce que je ferais fausse route, se demanda-t-ilenfin ?
« Mais non. Je n’ai pas la berlue. Les étoiles sonttoujours en place. Mais où est donc ce négrier demalheur ?
« Ah ! bah !… de l’artillerie, àprésent. »
L’exclamation du nageur était motivée par un éclair qui embrasal’horizon à peu de distance, et qui fut, deux secondes après, suivid’un formidable coup de canon.
– Ma foi, je ne comprends plus, murmura-t-il.
Un second éclair flamboya, suivi d’un nouveau coup ; puis,une minute après, un troisième, puis un quatrième ; et enfinun cinquième.
À peine l’écho de la dernière détonation s’était-il répercuté engrondant jusqu’à l’extrémité de la plaine liquide, qu’unedemi-douzaine de fusées s’élevèrent à perte de vue en traçant dansles airs leurs courbes capricieuses.
– Compris, dit le gamin. Cinq coups de canon, des fusées…dans tous les pays du monde ça veut dire : évasion. Maispuisque l’évadé revient, tas de gredins… c’est pas la peine debrûler tant de poudre et de tirer un feu d’artifice.
« Eh ben ! ça va être du propre, quand je vais arriverlà-bas. S’ils font tant de tapage, c’est qu’ils me ménagent unejolie réception !
« Allons, en avant ! Le petit frère doit avoir grandbesoin de moi. »
Il pressa ses mouvements et s’avança rapidement. Il allait àcoup sûr, maintenant que les fusées lui avaient indiqué lasituation exacte du navire, dont il finit par entrevoir vaguementla coque.
Il nageait toujours. Chose étrange, il lui semblait avancer, etpourtant la distance ne diminuait pas. Au contraire.
En dépit de ses efforts, et bien que le vent vînt toujours de laterre, la lame avait une tendance continuelle à le ramener à lacôte.
Il s’en aperçut enfin et frémit. Il eut peur, non pas pour lui,l’héroïque gamin, qui faisait bon marché de sa vie et qui nemanquait jamais l’occasion de sacrifier son existence à une idéegénéreuse.
Mais le souvenir du pauvre enfant qu’il ne pouvait pas sauver,près duquel il lui était interdit de souffrir, peut-être de mourir,le désespérait.
– Allons, c’est fini, dit-il haletant. Je boirai mondernier coup avant d’aborder au bateau. Mon pauvre petit frère… jet’aime de tout mon cœur.
« M’sieu André, mon bon docteur… c’est fini de votregamin…
« J’avais pourtant beaucoup de bonnes choses à faire…j’aurais voulu être un homme utile… Eh ben ! non… C’est moncadavre qui s’en ira à la côte… Moi vivant… jamais ! Jusqu’audernier moment, jusqu’à mon dernier souffle, j’essayerai d’arriverau petit… qui m’attend… qui m’appelle… qui compte sur moi…
« Zut ! je pleure… dans l’eau !… j’vous demandeun peu si y a besoin d’eau ici… c’est trop bête… »
Puis ses membres s’engourdirent… Il nagea plus mollement… Unelame s’abattit sur lui, le roula comme un fétu. Il perditconnaissance et disparut…
De tous les êtres qui habitent la planète, quadrupèdes oubipèdes, et parmi ces derniers, blancs, noirs, jaunes ou rouges,celui qui a l’âme véritablement chevillée dans le ventre, est sanscontredit le Parisien.
Le Parisien est un être à part. Si jamais la qualification de« paquet de nerfs » a été justement appliquée àquelqu’un, c’est à lui.
Il n’est ni gros ni grand. Est-il généralement brun oublond ? Non, sa nuance est indéfinissable. Il est presqueincolore quant au système pileux, c’est-à-dire que sa pigmentationne peut rigoureusement appartenir à l’une plus qu’à l’autrecouleur.
Son masque n’a rien de commun avec la régularité un peu niaisedu profil grec, encore moins avec la courbe austère de lasilhouette romaine.
Ses membres grêles offrent un invraisemblable contraste avecceux des athlètes aux muscles puissants. Son torse enfin, quiarrive parfois à dépasser de un mètre soixante-cinq centimètres, lahauteur du niveau de la mer, paraîtrait, après un examensuperficiel, susceptible d’être renversé d’une pichenette.
Ne vous y fiez pas.
Ce petit homme, au regard clair, au nez ouvert, à la face blême,aux « abatis », – pardonnez ce terme du cru, – un peu…communs, est un citoyen auquel il ne fait pas bon se frotter, avecou sans bâton.
Ah ! mais non. Le Parisien, bon jusqu’à la faiblesse,généreux jusqu’à la folie, dévoué jusqu’à la mort pour un homme,surtout pour une idée, – il l’a souvent prouvé, – le Parisiendevient terrible quand on touche « à sa chose ».
Il est non seulement terrible, mais irrésistible.
Je m’explique. Sa prétendue faiblesse n’est qu’apparente.Mettez-le à une forge, faites-lui respirer le cuivre, faites-en unfondeur de métaux, donnez-lui à manipuler des produits chimiques oudu verre à souffler, professions essentiellement homicides, etgénéralement à courte échéance, le Parisien résistera à tout.
Huit pieds carrés, des miasmes à asphyxier un bataillon, unetempérature de haut-fourneau, avec du travail à courbaturer unéléphant, ce petit homme vivra en dépit de ces conditionsbiologiques, antibiologiques, devrais-je dire, et il fournira unesomme de labeur véritablement stupéfiante.
Notez bien qu’il n’aura pour régénérer son organisme plus oumoins intoxiqué, ni l’air pur des grands bois, ni le vin généreuxdes coteaux bourguignons, ni la viande savoureuse des pâturagesnormands.
Une chopine de bleu dans lequel entrera accidentellement, et àtitre de contrefaçon, un soupçon de raisin, voilà son nectar.
Quant à son ambroisie : des pommes de terre frites, du bœufbouilli, – quel bœuf ! – et les charcuteries les plusinvraisemblables.
Vienne l’épidémie, le Parisien s’en moquera comme des tempêtesdans la lune. Avec six sous de tord-boyau il narguera la facelivide du choléra ou du typhus, et écorchera avec plus d’entrainencore le refrain à la mode.
En guerre, il est inimitable. Un peu « chapardeur »,mais débrouillard en diable, il trouverait des truffes sur leradeau de la Méduse.
On en ferait difficilement un soldat de parade. L’astiquagelaisse généralement quelque peu à désirer. L’homme ergotequelquefois, et demande pourquoi ou comment. Des misères,quoi !
Mais vienne la bataille ! La sonnerie du clairon le faitbondir, le roulement du tambour l’enrage, le sifflement des ballesle pousse, la fumée le grise.
En avant !…
Notre petit homme, héros obscur et toujours gouailleur, les yeuxflamboyants, trouant de deux lueurs d’acier sa face blême, latignasse hérissée, s’élance au plus dru.
Je les ai vus au Bourget, à Champigny, à la Gare-aux-Bœufs, àBuzenval.
Ces braves se battaient pour une idée, la plus belle, la plusgénéreuse qui ait jamais fait battre le cœur d’un citoyen :l’amour de la patrie !
Qu’ils reçoivent ici cet hommage d’un obscur soldat qui acombattu pour la patrie en danger.
J’ai dit : « l’idée ». L’idée est en effetl’unique moteur du Parisien. Elle lui donne tout à la fois unerésistance et un ressort incroyables. C’est par elle qu’il vit dansson enfer, c’est par elle aussi qu’il accomplit ces actesstupéfiants d’audace et de vigueur dont il est coutumier.
Suivant une expression familière, il faut tuer le Parisien pourqu’il ne bouge plus.
Tel Friquet. Nous l’avons laissé évanoui, roulé par une lameénorme. Il fut rudement lancé sur la grève, où il resta étalé,jambes deci, tête delà, sans mouvement.
Le jour vint. La mer s’était retirée. Le gamin, toujours sansconnaissance, sentit quelque chose de glacé sur son visage. Ilouvrit les yeux.
N’avais-je pas raison de dire que le Parisien a l’âme chevilléeau ventre ?
Il poussa un léger cri d’étonnement en s’apercevant que cecontact humide et froid était produit par le nez d’un chiencolossal.
L’animal recula, fronça le mufle et montra une double rangée dedents éblouissantes, mais peu rassurantes. Puis il grondasourdement en faisant mine de s’élancer sur le gamin.
Celui-ci redressa péniblement son torse, et finit par se relevercomplètement.
Le molosse se mit à aboyer à plein gosier.
– Ben ! voyons, lui dit doucement Friquet, qu’est-cequi te prend ? Je ne te veux pas de mal… Au contraire… Tuvoudrais du sucre… j’en ai pas… Là… là… mon brave chien… pas tantde musique… Tu dois t’appeler Médor… c’est un joli nom, Médor…
Mais le soi-disant Médor, insensible à ces cordiales paroles, seramassa et bondit sur le gamin, qu’il tenta d’étrangler.
Friquet n’était jamais pris au dépourvu. Il évita l’attaque duredoutable animal par une volte rapide, et, bien qu’il fût lespieds nus, lui détacha au passage, dans le flanc, un solide coup detalon qui le fit hurler de douleur.
– Que t’es donc bête, mon pauvre toutou… Tu vas te faireassommer… peut-être même va-t-il t’arriver pire encore…
« Allons, la paix ! »
L’animal revint à la charge, mais le gamin avait tiré soncouteau, ce terrible bowie-knife qui était toujours accroché à laceinture de son pantalon, et qui lui battait les reins comme laclef d’or d’un chambellan.
Au moment où il ouvrait la gueule pour broyer la gorge du petitParisien, il roula, le col fauché d’un coup de revers, et restapantelant sur la grève rougie.
– Je passerai donc ma vie à tuer ? murmuramélancoliquement Friquet… Mon existence est-elle donc si précieuse,que ma route doive toujours être jonchée de cadavres d’hommes oud’animaux.
« Allons, pas de faiblesses… ce n’est pas cela qui merendra le petit.
« Puisque je suis encore vivant, en route pour leretrouver. »
Comme il achevait ces mots, un aboiement guttural éclata près delui.
– Bon, encore un cabot à découdre. Vilain pays… Siles chiens sont si peu hospitaliers, comment doivent être leshommes ?
Cinq secondes après, un nouvel aboiement, puis un bruissementd’herbes, puis apparut un homme au teint bronzé, tenant en laisseun chien pareil à celui qui était étendu sur la plage.
– Raje de Dios !… hurla-t-il à la vue du cadavre.
– Plaît-il ? fit le gamin d’un air aimable.
L’autre répondit par une phrase incompréhensible pour Friquet,qui ne connaissait pas plus l’espagnol, qu’un indigène de Bagnoletl’hindoustani.
– Quand vous aurez fini de m’empoigner en auvergnat… Voussavez, ou plutôt vous ne savez pas que j’suis patient tout juste,et que quand on me rase de trop près, je cogne…
« Parce que j’ai coupé le cou au cabot !… j’auraisbien voulu vous y voir… Fallait pas qu’y aille… quand on a deschiens aussi enragés ; on les muselle ! y a donc pas desergent de ville… ni de fourrière ici ?…
L’autre, un instant ahuri par ce flux de paroles, reprit de plusbelle ses vociférations. Le chien se mit de la partie, Friquetrenchérit encore, et ce fut un trio à donner la chair de poule àRichard Wagner lui-même.
L’affaire eût pu traîner en longueur, car le nouveau venuhésitait en voyant l’attitude résolue du gamin, quand un deuxièmepersonnage, bientôt suivi d’un troisième, survenant à l’improviste,décidèrent notre ami à opérer une retraite aussi rapide queprudente.
Il prit lestement ses jambes à son cou, piqua droit devant lui,et disparut dans les hautes herbes qui croissaient à cinquantemètres à peine de la grève.
Les autres lui emboîtèrent le pas en hurlant, guidés par lechien que son propriétaire maintenait prudemment en laisse.
La chasse à l’homme commençait. On saura plus tard pourquoi.
Friquet bondissait à travers les tiges de gyneriumargenteum, végétal que l’on trouve par places en abondancedans la Pampa, ce désert herbeux de l’Amérique du Sud.
Un étroit sentier s’offrit à lui ; il l’enfila sanshésiter. Ce sentier s’élargit peu à peu. Quelle que fût la rapiditéde sa course, il reconnut qu’il était piétiné par des milliers desabots appartenant à des bœufs.
Il fit de la sorte près de deux lieues, toujours « mené àvoix » par l’enragé molosse rivé à sa piste.
Enfin, haletant, la gorge sèche, ruisselant de sueur, le gamindéboucha dans une immense clairière, où le spectacle le plusfantastique et le plus inattendu s’offrit à ses regards.
Un vaste bâtiment, en forme de parallélogramme d’environ deuxcents mètres de côté, s’élevait à la hauteur d’un premier étage.Pas de murailles proprement dites, mais des claires-voies faites demadriers solides formaient l’enceinte. Quatre hangars s’étendaienten auvent extérieurement à l’édifice. Pour toiture, des roseauxroussis et recroquevillés par le soleil et la pluie.
Une foule d’hommes de toute couleur, blancs, noirs, métis,Indiens café au lait, Chinois, tous armés d’énormes couteaux,évoluaient dans cette enceinte, emplie de mugissements, de soupirsd’agonie, de clapotements, d’éclats de rire et de jurons.
Le sang ruisselait partout. Il y en avait sur les poutres, surla face et les mains des hommes ; leurs vêtementsdisparaissaient sous une couche brune, uniforme, couleur« bois de guillotine ». Leurs couteaux, rouges jusqu’aumanche, semblaient transsuder des gouttes rutilantes.
Le sol enfin, était transformé en une boue rougeâtre, infecte,nauséabonde, dans laquelle pataugeait jusqu’aux chevilles tout ceclan d’égorgeurs.
Des bœufs, parqués dans des enclos palissadés, violemment tiréspar les cornes au moyen d’un lasso, arrivaient pour ainsi dire à lafile en titubant, les yeux pleins d’épouvante, les naseaux béants.Le premier tombait tout à coup, la nuque piquée d’un coup decoutelas ; un flot de sang jaillissait. L’animal était en unclin d’œil dépecé par quartiers, coupé en tranches, et dépouillé desa peau. Une véritable armée de chiens dévorait ses entrailles… Iln’en restait plus rien.
À un autre !
Friquet se trouvait devant un saladero. L’étonnement lecloua une minute au sol. Puis, comme il avait souvent à bordentendu parler de cette « exploitation » du bétail,particulière à l’Amérique du Sud, il comprit bientôt.
– Ah ! très bien. C’est un abattoir. Je meurs de faim,il y a là dedans cent mille kilos de viande… C’est bien le diablesi on me refuse un bifteck d’une demi-livre.
« Ça ne vaut pas les abattoirs de la Villette, mais c’estencore pas mal installé. Ça manque d’eau, par exemple. Vrai, c’estpas pour dire, ça sent diablement mauvais.
« Allons, entrons. D’autant plus que l’homme au chien vam’arriver avec ses acolytes. »
Épuisé par une course folle, l’estomac aboyant la faim, lespieds ensanglantés, il pénétra dans l’intérieur du saladero.
Avec sa vareuse collée au dos, son béret enfoncé jusqu’auxoreilles, sa face pâlie par les fatigues de la nuit, notre ami nepayait pas de mine.
Il s’avança pourtant assez délibérément vers le capataz qui,d’un air majestueux, fumait, en surveillant les peones, unecigarette microscopique, aussitôt grillée, aussitôt renouvelée.
Cet important personnage, caparaçonné comme une mule andalouse,toisa le nouveau venu avec une arrogance hautaine, et lui demandabrutalement ce qu’il voulait.
– Un bifteck.
– Qué es eso ? (Qu’est-ce que c’est).
– Ben oui, quoi, un bifteck… C’est pas ça qui manqueici…
– Tù eres un perezoso… (Tu es un paresseux).
– Qu’est-ce qu’il me raconte, celui-là… avec son père zozo…j’ai pas besoin qu’on me donne des noms de chien… j’ai faim… Il seperd ici de la viande, de quoi nourrir dix familles indigentes…
Mais le señor capataz était sans doute de fort méchante humeur,car montrant du bout de son revinque (fouet), la porte aupauvre diable, il lui intima rudement l’ordre de sortir.
– Vous n’êtes guère hospitalier, mon garçon, je m’étaislaissé dire que les habitants de l’Amérique du Sud avaient boncœur, ou bien on m’a trompé, ou l’habitude de charcuter les bêtesvous a diablement endurci.
« Au plaisir de ne pas vous revoir… Je vais aller chercherdes coquillages à la côte. Puis, après, je verrai à medébrouiller… »
Au moment où il allait franchir la porte, les trois hommes quile poursuivaient depuis le rivage avec le chien, et qu’il avait uninstant oubliés, firent leur apparition.
– Allons, bon, il ne manquait plus que cela, fit-il en lesapercevant.
La vue du petit Parisien sembla porter à son comble la rage desnouveaux venus.
Un colloque des plus animés s’engagea soudain entre eux et lecapataz ; puis des expressions qui n’avaient riend’évangélique, accompagnées de gestes menaçants à l’adresse deFriquet, entremêlèrent désagréablement leurs phrasesgutturales.
– Mais enfin, qu’est-ce que vous me voulez ? tas de…bavards.
Le gamin l’apprit bien vite.
Substituons un moment, pour l’intelligence du récit, le dialoguefrançais, aux périodes ronflantes des saladeristes et de leursinterlocuteurs.
– Vous avez entendu le canon, cette nuit, sur leLagoa, n’est-ce pas ? señor capataz.
– Oui.
– Vous avez vu les signaux ?
– Oui.
– Le marchand de noirs est là. Il y a des fugitifs… Noussommes à leur poursuite. Celui-là est un déserteur.
– Nous allons l’arrêter, alors. Il y a une bonnerécompense. Le señor Flaxhant est généreux.
– Aïe, ils connaissent Flaxhant, dit à part lui le gamin.Je suis pincé.
« Tout s’explique. Mon évasion est signalée. Les coups decanon, les fusées, ça voulait dire aux gens de la côte : enchasse…
« Ces honorables caballeros, comme ils disent ici, sont deschasseurs d’esclaves marrons ; à l’occasion, ils chassentaussi les blancs.
« Après tout, le meilleur moyen est de me laisser faire… decette façon, je retrouverai le petit.
« C’est égal, j’prendrais bien quéque chose. »
Le gamin était, on le voit, pétri de bonnes intentions. Labrutalité des peones l’empêcha seule de les mettre à exécution.
L’abattage des bœufs avait été un instant suspendu par l’arrivéedes trois hommes.
Tous ces égorgeurs se pressaient autour du groupe formé par eux,le gamin et le capataz.
Tous voulaient participer à l’arrestation du fugitif. La primeleur importait peu ; mais le capitaine négrier ne manqueraitpas d’expédier un tonneau d’eau-de-vie de France, pour reconnaîtreleurs bons offices, et pour ces gens condamnés à la caña,l’eau-de-vie de France était un tel régal, qu’ils n’hésitaient pasdevant l’infamie.
Le cercle se resserra. Ce fut un nègre qui voulut avoirl’honneur de la capture. Oui, un nègre. Ce déshérité, encoreesclave hier, ne trouvait rien de mieux que de ravir la liberté àcet enfant qui invoquait en vain les lois sacrées del’hospitalité.
Quand Friquet sentit la lourde patte du moricaud s’abattre surses épaules, tout son sang, comme on dit vulgairement, ne fit qu’untour.
– À bas les pattes, Bamboulo, dit-il en pâlissant, ou je tecrève.
Le noir resserra son étreinte. Sans effort apparent, le gamin sedégagea, et d’une ruade violente, appliquée au-dessous du sternumde son adversaire, envoya celui-ci s’asseoir sur une peau encoreruisselante de sang.
Cette chute fut saluée d’un énorme éclat de rire accompagnéd’une véritable bordée de quolibets. Le nègre se releva en grinçantdes dents ; mais rendu plus circonspect par la riposte deFriquet, il s’adjoignit un Chinois pour l’aider dansl’accomplissement de son projet, dont la réalisation ne luisemblait plus si facile.
À la vue du « célestiel » le gamin se tordit.
– Un magot ! un vrai ! et qui veut me crocher,encore… J’en rirai, jusqu’à ma retraite. Toi, tu sais, le magot, jeme contenterai de te gifler. Tiens donc !
Flic ! Flac ! et une paire de soufflets retentissantss’abattent, avec un bruit d’assiette cassée, sur la face jaune dubonhomme. Sa tête pirouette de gauche à droite, puis de droite àgauche, sa queue de cheveux se décroche du coup et lui tombejusqu’au jarret.
Le nègre stupéfait de tant d’audace, n’ose plus avancer. Il y aune seconde de trêve.
– Place ! s’écrie de sa voix aiguë le gamin qui bonditvers la porte.
La poussée est irrésistible, quatre peones roulent les uns surles autres. Des jurons, des cris, des hurlements retentissent.
– Hijo de perro !
– Ruffianne !
– Carajo !
– Horroroso muchacho !
– Berraco !
– Ah ! les gredins ! les lâches ! Deux centscontre un !…
Au moment où le petit Parisien allait s’élancer hors du lieumaudit, un lasso lui tombait sur les épaules, glissait jusqu’àmi-corps, lui collait les bras au torse et le réduisait àl’impuissance.
La main qui tenait l’extrémité de la courroie imprimait àcelle-ci un mouvement brutal… Le gamin roulait dans la bouesanglante, puis, traîné jusque sous la poulie servant à l’abattagedes taureaux, il était hissé à un mètre du sol, après avoir étéroué de coups de pied.
Les chiens, repus de chair morte, les babines rouges, luisautaient aux jambes.
Le nègre s’avança un couteau à la main. Le Chinois arrivaportant un brasero incandescent, pour lui rôtir la plante despieds.
Le gamin se sentit perdu. Il eut une dernière révolte, cracha àla face du noir, tenta un inutile et terrible effort pour échapperà l’étreinte qui le paralysait…
Sa chair saigna…
– Lâches ! cria-t-il une dernière fois. Lâches !Vous voulez me torturer… Vous allez voir comment meurt un matelotfrançais !…
Le nègre brandit son couteau à bœuf.
Son bras ne retomba pas. Une détonation aiguë retentit,accompagnée d’un petit craquement sec. La boîte osseuse, surlaquelle se tordait la tignasse laineuse du drôle éclata, comme unecitrouille jetée le long d’un mur.
Une main de fer empoigna le Chinois par sa queue de cheveux. Lemagot, arraché du sol par une force irrésistible, fut lancépar-dessus la palissade du corral, et tomba au milieu des taureauxfurieux qui le mirent en lambeaux.
Ce fut un véritable coup de théâtre.
Sans que personne osât s’opposer à son entrée, un homme de hautetaille, monté sur un admirable cheval pie, pénétra jusqu’au milieudu saladero.
Il tenait de la main droite un revolver encore fumant. De lagauche, il venait, sans que ce formidable effort l’eût faitsourciller, d’expédier le « célestiel » dans l’enceintepalissadée.
– Place ! garçons, dit-il d’une voix calme qui sonnaithaut et ferme comme un cuivre.
Comme on n’obéissait pas assez vite à son gré, le cavalier serraimperceptiblement des jambes les flancs de sa monture.
Le mustang rua, bondit, se dressa, et retomba de tout son poidssur ceux qui se tenaient à l’entour du gamin gigotant au bout deson lasso.
– À moi ! coupez la ficelle ! je veux leur mangerle nez !
– Je ne m’étais pas trompé, dit l’inconnu… c’est unPantinois.
Tirer son facon (couteau), couper le lasso, débarrasserle gamin, l’asseoir sur le garrot du cheval, fut pour lui l’affaired’un moment.
– Merci, fit le gamin.
– Tout à l’heure.
– Prenez un revolver… j’en ai deux…
– Bon !
– Tenez-vous ferme.
– Ça va bien.
– En avant.
Le cheval, malgré son double fardeau, bondit, culbuta dupoitrail ceux qui essayaient de le saisir à la bride.
Il arriva à la porte. Trop tard ! Elle retombaitlourdement, avec un claquement sec du pêne dans la gâche de laserrure.
Par un prodige d’habileté, le cavalier arrêta net sa monture,les naseaux sur un des battants.
– Nous allons rire, dit-il de sa voix calme qui devintlégèrement moqueuse.
Une simple pression de la bride fit faire volte-face au mustang.Un léger chatouillement de l’éperon le fit ruer avec furie sur lesplanches qui résonnèrent sous son sabot.
Les peones se groupèrent menaçants, le couteau à la main.
– Feu à volonté ? demanda le gamin.
– Pas encore. Deux mots seulement à ces coquins.
« Voulez-vous, oui ou non ouvrir la porte, leur cria-t-ilde sa voix toujours calme, mais en scandant ses syllabes avec unaccent de froide menace qui voulait dire : c’est unultimatum !
– À mort ! à mort ! hurlaient à pleine gorge lessaladeristes furieux d’être tenus en échec par deux hommes.
– Onze coups à tirer. La vie de onze d’entre vous. Puis moncouteau jusqu’au manche dans le ventre du douzième… Puis… Labataille jusqu’à la mort… Réfléchissez… Il est temps encore.
– À mort ! à mort !
– C’est bien, reprit le cavalier dont les pommettess’empourprèrent légèrement.
« Au large ! coquins. Vous allez voir ce que valentdeux Français !
Le capataz se piqua d’amour-propre. Il s’élança vers l’homme etvoulut le saisir à la botte pour le désarçonner pendant que lecercle des assaillants se rétrécissait.
Avec une aisance parfaite, il déchaussa son étrier, et au momentoù le capataz allongeait le bras, il recevait en pleine face uncoup de semelle qui lui faisait cracher deux dents et l’envoyaitpromener, les jambes en l’air, à trois mètres.
– Et d’un.
– Bravo, dit Friquet électrisé… à nous deux, avec le dadaqui tire la savate comme père et mère, nous allons leur administrerune de ces roulées…
Le « dada », suivant l’expression du gamin, se remit àruer de plus belle. La porte se fendit bientôt, puis deux ais sebrisèrent.
– Feu !
Le gamin tira, et le plus naturellement du monde, manqua sonhomme.
Un second coup retentit, c’était l’inconnu qui faisait feu. Undes peones tomba à gauche.
Pan ! un troisième dégringolait à droite.
– Si vous voulez m’en croire, dit rapidement le petitParisien, vous prendrez mon revolver. Vous avez de l’œil. Moi pas.Le temps de jeter par terre une demi-douzaine de ces vilainsbonshommes, et je crochète la porte.
– Allez.
Au moment où Friquet allait sauter sur le sol, un des battantss’effondrait.
– Pas besoin. La voie est libre.
« Volte-face en avant… marche.
Dix chevaux des prairies, composant la tropilla, –réserve, – du sauveur de Friquet, se tenaient à quelques mètres del’entrée. Ils portaient les provisions et effets de campement del’inconnu. Un superbe peloton de cavalerie.
– Êtes-vous cavalier ? demanda-t-il.
– Comme l’écuyer quadrumane, d’instinct, je m’accroche àtout, répliqua le gamin.
– Bien. Ventre à terre !
Le mustang portant les deux hommes franchissait la porte commeune flèche. Un coup de sifflet retentit. La tropilla tout entière,obéissant à ce signal bien connu, s’élança sur ses traces.
Un magnifique cheval blanc, à la crinière et à la queueardoisées, caracolait à côté de Friquet. Celui-ci se pencha un peu,le saisit aux crins, se laissa glisser de dessus le garrot dumustang de son nouvel ami, et se trouva du coup, en raison de lavitesse acquise, à califourchon sur l’échine de cette admirablemonture, qui filait comme un météore.
Le saladero était déjà à cinq cents mètres, et les deux hommeshors d’atteinte.
– Enfin ! Il n’était pas trop tôt.
– En avant, mon camarade, en avant ! Nous allons êtrepoursuivis.
« À propos, vous êtes Parisien, moi aussi. Que diablefaisiez-vous donc dans le saladero.
– Moi, je faisais le Tour du monde !
– Pas possible !…
Les débuts du matelot Friquet dans la cavalerie. – Titi etboulevardier. – La poursuite. – Le chokebore Greener. – L’arsenaldu voyageur. – Un coup double. – Encore un coup double. – Un maîtretireur. – Bataille gagnée. – Avantages du plomb moulé sur la ballefranche. – En route pour Santa-Fé. – Itinéraire. – À travers lapampa. – Un camp sans tentes ni soldats. – Charge à fond de train…contre les voyageurs en chambre. – Les végétaux de la pampa. – Sehabla español. – Friquet déclare qu’il ne peut vivre sansmanger.
Cette course dura près de deux heures. Les chevaux filaienttoujours comme le vent à travers des plaines sablonneuses, faisantsuite à l’espèce de promontoire formé par la pampa, et quis’avançait en pointe aiguë jusqu’au Lagoa dos Patos.
Le terrain, en quelque sorte séparé par bandes d’espècesdifférentes, produisait les végétaux les plus divers. Ici, grâce àl’humidité chaude du climat, l’épaisse couche d’humus recouvrantdes défrichis de forêt disparaissait sous les splendides produitsde la flore sous-tropicale, bien que la latitude soit 32° sud.
Caféiers, cannes à sucre, cocotier, bananiers, ananas,manguiers, etc.… croissaient à profusion, non loin de champscultivés, où poussaient l’orge, le froment, la vigne etl’« Yerba mate » ou thé du Paraguay.
Enfin, dans d’étroites zones de sable, les deux cavaliers,suivis des chevaux de la tropilla, bondissaient à travers d’énormescactus nopals, qui croissent spontanément, et se couvrent decochenille.
Les mustangs ne semblaient pas plus fatigués qu’au départ. Telleétait pourtant la rapidité de leur course, que les deux hommespouvaient à peine échanger quelques paroles.
Friquet avait été un peu cahoté au début. Sa science enéquitation était des plus élémentaires, mais en somme il se tenaitsolidement sur le cheval blanc à crinière ardoise, c’étaitl’important.
Il étreignait le noble animal, un peu de la même façon qu’unevergue d’un bâtiment secoué par l’ouragan.
Puis il s’était peu à peu habitué au mouvement de la bête, etmoins préoccupé du soin de garder l’équilibre, il avait pu jeter uncoup d’œil sur son libérateur.
Celui-ci, imperturbable toujours, droit et ferme sur son grandcheval pie, fumait avec un véritable sybaritisme une cigarette detabac français, qu’il venait de rouler et d’allumer comme s’il eûtété tranquillement dans un fauteuil.
C’était un jeune homme de haute taille, à la carrure puissante,aux bras solidement musclés, – il en avait donné la preuve dans lesaladero, – aux mains fines, bien attachées, brunies par le soleil,et dont les ongles étaient soignés comme ceux d’une petitemaîtresse.
Il avait de vingt-cinq à vingt-six ans.
Un large chapeau de feutre noir, coquettement décoré d’une plumed’aigle blanc, s’inclinait crânement sur l’oreille, et découvraitune tête dont l’expression dominante était l’audace etl’énergie.
De grands yeux noirs, luisants comme deux globes d’acier bruni,qui se fixaient droit devant eux, et regardaient bien en face,accentuaient encore cette expression.
Mais, la bouche, un peu grande, surmontée d’une fine moustachebrune, et garnie de dents éblouissantes, avait un bon sourire qui,en dépit de son expression un peu moqueuse, compensaitavantageusement la dureté et la fixité presque inquiétantes duregard.
Sous la couche de hâle que le soleil des tropiques avait colléeà sa peau, on devinait l’épiderme du Parisien. La nuance de sonteint paraissait d’ailleurs l’inquiéter médiocrement, bien que lesmoindres détails de son ajustement semblassent indiquer un hommeessentiellement soucieux de l’élégance et du confort.
C’était tout à la fois un bel homme et un fort joli garçon.
Il portait crânement un costume de voyage européen, complété decertaines parties appartenant à celui des gauchos, etindispensables pour une exploration dans l’Amérique du Sud.
Sa tête était couverte d’un foulard flottant sur les oreilles etnoué sous le menton, de façon que, pendant la course, l’airs’engouffrant de chaque côté dans les plis du tissu, produit uncourant perpétuel dont la fraîcheur est fort appréciable dans lapampa.
Un second foulard, négligemment jeté autour du cou, et tombantsur les épaules, complétait cette parure empruntée aux gauchos, quine sortiraient pas plus sans leurs foulards, qu’un boulevardiersans cravate.
Une blouse de molleton gris, très ample, aux innombrablespoches, était serrée à la taille par un ceinturon où étaientaccrochés deux revolvers nickelés, du système Smith et Wesson, lesmeilleurs entre tous.
Ses culottes de velours olive se perdaient dans une solide pairede bottes en cuir fauve, plissées à la cheville, à la tige rigidemontant jusqu’aux genoux. Au lieu de l’énorme éperon d’argent desgauchos, à molette large comme une soucoupe, un éperon d’acier, auxdents aiguës, à la chaînette étincelante.
Cet équipement se complétait d’un superbe poncho en laine devigogne, d’un prix inestimable.
On connaît le poncho. C’est une pièce d’étoffe de deux mètrescarrés, percée au centre d’un trou où l’on passe la tête. Ilprotège le voyageur des averses et des rosées tropicales, et luisert de lit quand il lui est impossible de tendre son hamac.
Il le garantit aussi des rayons du soleil, et l’expérience adémontré qu’une épaisse couverture de laine tient le corps humideet frais le jour, et chaud la nuit.
Celui de notre nouveau compagnon est double ; il se composede deux espèces d’étoffes superposées, l’une bleu foncé, l’autrejaune pâle.
La chaleur et la lumière agissant différemment sur chacune deces couleurs, il peut retourner son poncho selon latempérature.
Est-elle humide et froide, il expose à l’air le côté bleu noirqui absorbe le plus de chaleur.
Le thermomètre remonte-t-il, la couleur jaune clair apparaît ets’oppose à cette absorption.
Enfin, dernière et indispensable concession aux besoins dumoment, plutôt qu’à la mode, le voyageur était assis sur une selledu pays.
La selle du gaucho, quoique un peu lourde, est admirablementappropriée aux longues pérégrinations.
Les broderies d’argent, les dessins en maroquin, les richesornements du genre arabe y sont prodigués. Elle se termine en avantpar une pointe élevée, en arrière, par un chanteau plus grandencore.
Une schabraque faite d’une peau de mouton recouvre le siège etpend en plis gracieux. Enfin, dans la selle sont ménagées despoches contenant des gâteaux de maïs, de la caña et desmunitions.
On est là-dessus comme sur un divan. On peut à loisir y galoper,ou y dormir. Les étriers, taillés d’ordinaire dans un morceau debois, sont plus longs que partout ailleurs, et bien qu’ils soientdésignés sous le nom d’« Africa », ils n’ontrien de commun avec ceux des Arabes.
Le jeune homme avait avec juste raison remplacé ces boîtesincommodes par des étriers d’acier.
Friquet, de plus en plus tenaillé par la faim, commençait àtrouver le temps long. Son examen terminé, nul ne saurait endouter, à l’avantage de son compagnon, notre gamin se demandaitavec anxiété quand sonnerait l’heure du dîner. Le galop des chevauxs’étant un peu ralenti, il prit le parti de rompre le silence.
– Je vous avais dit comme ça dans cette espèce d’abattoir,que je faisais le tour du monde. C’est juste, dans le fond, mais levrai motif de mon entrée était le besoin de manger un bifteck.
« Y a tout près de trente heures que pareille chose nem’est arrivée, et, dame ! j’ai beau avoir l’estomaccomplaisant et la tête solide… il me semble que tout tourne.
– Eh ! que diable ne le disiez-vous plus tôt ? Jen’ai à votre service qu’une galette de maïs et une bonne lampée decaña, mais c’est de bon cœur… avec ça on ne meurt pas de faim.
– Pétard ! à bon cœur, bon estomac alors, dit-il enécrasant sous ses molaires les briquettes comestibles maiscoriaces, cuites depuis des temps immémoriaux.
– Tenez, pendant que vous vous restaurez, je vais fairesouffler nos bêtes, nous causerons un peu.
« Vous me plaisez tout plein !
– Et vous donc, répondit l’affamé, la bouche pleine… Vousêtes un rude gaillard, ni plus ni moins que m’sieu André et ledocteur.
– M. André, le docteur, quels sont ceshommes ?
– Mes amis. Deux bons lurons, allez. Ah ! si nousétions tous les quatre, comme nous aurions tôt fait de prendre lebateau et de délivrer le petit.
– Mon cher camarade, vous parlez par énigmes. Il y a unbateau à prendre, bien ; et un « petit » à délivrer,très bien. Cela veut dire en somme crocher des forbans et délivrerun captif. J’en suis ; mais puisque le temps passe et que lesminutes valent des heures, vous pourriez, tout en mangeant,m’expliquer ce dont il s’agit.
– Bien volontiers.
– Mais soyez bref.
– Oui.
Et Friquet, sans perdre un coup de dent, raconta son histoire àson nouvel ami, qui l’écouta sans l’interrompre.
Quand il eut fini, le jeune homme lui tendit la main, et luidit :
– Bien. Vos deux amis sont de vaillants cœurs. Nous lesretrouverons. Votre petit frère noir vous sera rendu. J’en suissûr. Vous étiez jadis quatre, n’est-ce pas ? Eh bien,maintenant nous sommes cinq !
« Ça vous va. Topez là.
« À propos, vous vous appelez ?…
– Friquet… Je suis Parisien, comme vous savez. J’ai étématelot. J’ai rôti tous les balais possibles. J’ai failli être noyéavec m’sieu André, mangé avec le docteur, pendu quand vous êtesarrivé, maintenant, me voilà… cavalier de… dernière classe… et bienvotre obligé.
– Ne parlons pas de ça. Moi aussi, je suis Parisien…
– Ah ! m’sieu ; on prétend que les Français sontcasaniers, et en voici quatre, dont trois de Paris et un deMarseille, qui courent presque à l’aventure, dans le seul but defaire le tour du monde, et se trouvent…
– Mais oui, la terre est si petite, qu’on se rencontrefatalement en se promenant dessus.
« … Moi, je m’appelle Alphonse Boileau. Je suisjournaliste, parce que cela m’amuse ; peintre, parce quej’aime la nature ; musicien, parce que la mélodie mecharme ; voyageur, parce que je suis Parisien, et que j’aiassez des têtes ridicules et des ventres obèses qu’on trouve entreTortoni et le faubourg Montmartre…
« … Enfin, je suis tout cela, parce que je suis un peumillionnaire… que l’argent me brûle la poche, et que je ne veux pasle dépenser d’une façon bête…
– Ça, c’est bien. Je vous comprends. Le proverbe « lesextrêmes se touchent » est vrai. Nous voici réunis par leshasards de la vie, un pané et un richard.
« Bon Dieu, que c’est donc drôle.
« Ah ! si m’sieu André était là, avec ledocteur ; et Majesté ! comme il ouvrirait un bec, commeil écorcherait votre nom !
« Figurez-vous, le cher petit, qu’il m’appelle toujoursFliki ; le docteur, Doti ; m’sieu André, Adli. Pauvreenfant ! c’est bon, dévoué, honnête.
« Ah ! non, ça me chavire, en pensant qu’il est sur cedamné bateau.
– Mais, sacrebleu, fit Boileau tout ému, nous ne pouvonspourtant pas à nous deux prendre à l’abordage ce satanénégrier !
« Si vos deux amis étaient là… je ne dis pas.
– Ça, c’est vrai, reprit le gamin qui ne doutait derien.
Un nuage de poussière s’élevait à l’horizon.
– Vous sentez-vous remis ? demanda Boileau.
– Ça va.
– Bon. Il est temps. Nous sommes poursuivis. Les coquins desaladeristes veulent vous ramener à votre Flaxhant, mais nousallons voir.
« Inutile de vous dire que je partage votre sort. Je voyagepour mon plaisir, je suis là par hasard. Je vous trouve, vous meplaisez. Allons-y. »
Le nuage grossissait à vue d’œil. Les deux hommes se jetèrentdans un bouquet de lentisques, de vingt-cinq mètres carrés, où leschevaux de réserve les suivirent.
Boileau, toujours imperturbable, décrocha de sa selle une légèrevalise, longue de quatre-vingts centimètres environ, large devingt-cinq, couverte de grosse toile, aux coins de cuivre.
Il l’ouvrit posément, et en tira un canon de fusil, puis lacrosse, qu’il articula l’un à l’autre en une seconde.
– Tiens, dit Friquet, un flingot à deux coups.
– Et un rude flingot, mon camarade. Vous allez voir ça, sila poudre parle.
– M’sieu André avait une carabine…
– Moi, je préfère le chokebore.
– Qué que c’est que ça ?
– Un fusil lisse, qui possède à petite portée, je veux direjusqu’à cent mètres, les avantages de la carabine, sans en avoirles inconvénients.
– Ah ! bah !
– Tenez, dans cinq minutes, vous aurez la preuve de ce quej’avance.
« Avec une carabine rayée, vous avez un seul projectile. Unécart d’un dixième de millimètre au départ fait dévier votre balled’un mètre sur cent. Vous manquez le but.
– J’en sais quelque chose.
– C’est un coup de perdu, et votre vie en dépend.
– Sans doute.
– Dans ce fusil bien soigné, comme vous le voyez, àpercussion centrale, calibre 12, avec une cartouche portant sixgrammes de poudre anglaise et vingt grains de plomb moulé, pesantensemble trente-cinq grammes, je me fais fort de démolir, mieuxqu’à balle franche, à quatre-vingt-dix mètres, un des braillardsqui en veulent à votre peau.
– Je ne dis pas non.
– Vous direz oui tout à l’heure, quand j’aurai, à cent pas,puis à quatre-vingts, fait coup double sur les drôles quis’avancent, ventre à terre.
« Tranquillisez-vous. Il avaleront chacun au moins lamoitié des grains de plomb… et ils les garderont.
« Tout ce que je vous demande, pendant ce temps, c’est derecharger au fur et à mesure.
« Nos revolvers Smith et Wesson ont, vous le voyez, lecanon très long. Leur calibre est de 11 millimètres. Leur portéeest de 250 mètres. De bonnes armes, mon cher.
« J’adapte à chacun d’eux une crosse d’épaulement, cetteespèce de triangle de fer que je visse à la crosse.
« Cela me procure deux carabines. Douze coups àtirer ; avec deux dans le chokebore, cela fait quatorze, plusla réserve.
– Bravo ! Bravo ! fit le gamin enthousiasmé.
– Et maintenant, du sang-froid.
Au moment où ces explications indispensables, données avec uncalme inouï, étaient terminées, l’ennemi apparaissaitdistinctement.
Le peloton des gauchos, une douzaine d’hommes environ, lecapataz en tête, arrivait comme une trombe.
Son fusil à la main, Boileau se dressa derrière le tronc d’unlentisque, visa une seconde et fit feu.
Le capataz roula. Un second coup retentit, son voisin perdit laselle et fut traîné par un étrier.
Des cris terribles s’élevèrent, poussés par les assaillants quihésitèrent un instant.
L’intrépide tireur tendit au gamin son fusil vide que celui-cirechargea, saisit en même temps un de ses revolvers, épaulavivement et ouvrit sur le groupe menaçant un superbe feu defile.
Les peones, furieux d’être tenus en échec par deux hommes,voyant le tiers des leurs hors de combat, firent cabrer leurschevaux, afin d’éviter les balles cylindro-ogivales qui leurtrouaient la peau et faisaient éclater leurs os.
Boileau se mit à rire.
Friquet lui donna son fusil tout armé.
Le peloton n’était plus qu’à quarante pas. Les deux coupsrésonnèrent presque en même temps.
Deux chevaux, frappés, l’un en plein front, l’autre, au beaumilieu du poitrail, culbutèrent comme des lapins, et restèrentallongés sur leurs cavaliers.
– Quand je vous disais que je préfère mon fusil à unecarabine !
– Mâtin, c’est de bel ouvrage tout de même. Les pauv’ bêtesn’ont seulement pas fait ouf !
Les peones s’enfuyaient à toute bride, laissant deux cadavresd’hommes sur le sol, et les deux vivants, qui se tortillaientdésespérément pour s’arracher de dessous leurs montures.
La bataille était gagnée.
– Et maintenant, une sortie pour achever la défaite.
– Oh ! dit le gamin, ne les tuons pas, il sont parterre !
– Ah çà ! pour qui diable me prenez-vous ? Nousallons tout bonnement leur enlever leurs armes, vous procurer unebonne selle, puis nous les enverrons se faire pendre ailleurs.
Ce qui fut dit, fut exécuté séance tenante. Les gauchos, honteuxet tremblants, se rendirent à merci, et s’en allèrentclopin-clopant, accompagnés d’un ironique « Buenos diascaballeros », que le généreux vainqueur leur envoya commeadieu.
Les deux compagnons examinèrent à loisir les cadavres deschevaux. Les ravages produits par le chokebore étaientterribles.
Le premier avait le crâne fracassé, la cervelle étaitlittéralement en bouillie, un œil avait disparu. Quant au second,son poitrail blanc était percé d’une ouverture ronde presquerégulière, à y loger le poing. Le coup avait porté un peu en biais.Les grains de plomb avaient broyé un poumon, quelques-uns étaientsortis entre les côtes, entraînant des fragments rosés de substancepulmonaire.
– Eh bien ! fit Boileau triomphant, que dites-vous demon coup de plomb ? Cela vaut-il la balle franche, qui peutdévier sur un os, ou rebondir sur un repli de la peau ?
– Je dis que c’est effrayant. Mais, enfin comment diablevotre fusil serre-t-il ainsi son coup, à quarante mètres ?
– Ah ! ah ! la balistique vous plaît, vous prenezgoût aux armes, à la bonne heure, rien n’est plus amusant. Je vaisvous expliquer ça en nettoyant mon fusil, besogne que je ne remetspas au lendemain, et dont je ne me décharge jamais surpersonne.
Le mot chokebore, composé de deux verbes anglais,to choke étrangler, et to bore, forer, signifieforage à étranglement.
Chaque canon de mon fusil, au lieu d’être un cylindreparfaitement rectiligne à l’intérieur, se rétrécit très légèrementde la culasse jusque vers le milieu de sa longueur, puis seprolonge cylindriquement jusqu’aux environs de la bouche, où ils’étrangle tout à coup.
Cette disposition, a pour objet non seulement de concentrer lacharge, de grouper les projectiles, au point qu’ils écartent moitiémoins que ceux projetés par les fusils ordinaires, mais encore derépartir les plombs sans grappes, sans vides adjacents, et avec unerégularité pour ainsi dire mathématique.
– C’est tout simplement merveilleux. Je comprendsparfaitement l’avantage du système. Le gibier ne peut passer aumilieu des plombs gros ou petits que le canon concentre jusqu’auxdernières limites de leur course.
– Bravo ! vous comprenez à merveille ! Guinardsera enchanté de savoir que son fusil s’est si bien comporté auRio-Grande-do-Sul.
– Qu’est-ce que M. Guinard ?
– Un excellent ami à moi, un des plus fins tireurs que jeconnaisse. Il a gagné en sa vie je ne sais plus combien de prixdans tous les concours européens.
– Mâtin, il va bien, votre ami. Il devrait bien me donnerquelques leçons. Où est-il ?
– À notre retour à Paris je vous emmènerai chez lui à sonmagasin, 8, avenue de l’Opéra… vous serez le bienvenu.
– Quel magasin ?
– C’est vrai, je ne vous avais pas dit que les chokeboresles plus renommés sont de Greener, de Londres ; le seulreprésentant de Greener est, à Paris, M. Guinard.
« C’est lui qui, au moment de mon départ pour l’Amérique,m’a confié cette belle arme, en m’en promettant des merveilles.
« Vous voyez qu’elles se sont réalisées.
« Mon fusil est de nouveau en état, je vais le remiser danssa boîte en attendant une nouvelle occasion…
« Et maintenant, en route ! Les gauchos ne renoncerontpas comme cela à leur poursuite. Il est de toute nécessité demettre le plus d’intervalle possible entre eux et nous.
« Qui sait ce que l’avenir nous réserve ?
– M’sieu Boileau, un mot encore.
« Vous venez de parler de l’avenue de l’Opéra. Elle estdonc enfin percée ?
– Ah ! çà ! d’où sortez-vous donc ? Je lecrois parbleu bien qu’elle est percée, depuis le Théâtre-Français,jusqu’à la place de l’Opéra.
« C’est superbe.
« Il y a même un système d’éclairage électrique qui produitle soir un effet admirable.
– C’est qu’il y a longtemps déjà que je suis parti… repritmélancoliquement le gamin. Je retrouverai en arrivant mon Parisbien changé !
– En selle et au trot !
La tropilla s’ébranla comme un tonnerre, et les bêtes,les crins au vent, les naseaux grands ouverts, s’élancèrent à corpsperdu dans les hautes herbes de la pampa.
Friquet était désespéré.
– Il faut donc abandonner mon pauvre petit… là-bas, avecles négriers… Comme il doit souffrir, le cher enfant !
– Il le faut, répondit Boileau, nos existences dépendent dela rapidité de notre course. J’enrage comme vous, croyez-le, monami… je n’y peux rien.
« Les hommes du saladero que nous avons si rudementétrillés, vont revenir à la charge. Ils voudront se venger, car ilssont implacables.
« De plus, mes armes les tentent. Ils feront tout au mondepour les avoir. Nous allons être signalés à tous leurs amis, etavant douze heures nous aurons à nos trousses tous les démons de lapampa.
– Comment ! douze heures ?
– Certainement. Ils nous poursuivront jour et nuit, sansune minute de fatigue, sans jamais perdre notre trace, car ce sontd’incomparables chercheurs de piste.
– Vous dites qu’ils retrouveront notre passage, ici, aumilieu de ces herbes, de ces terrains défoncés, de cesfondrières.
– N’en doutez pas.
– Alors, où allons-nous ?
– Vers le nord-ouest. Remontons au plus vite. Il faut,comme je le disais tout à l’heure, nous réfugier dans uneville ; après, nous aviserons.
– Et quelle est à votre avis la plus rapprochée ?
– Je ne vois guère que Santa-Fé-de-Borja.
– C’est-il bien loin ?
– Cent vingt-cinq lieues environ, à vol d’oiseau.
– Pétard ! cent vingt-cinq lieues à dada, pour unmatelot… oh ! là là, j’vais y laisser le fond de maculotte…
« C’est l’instant ou jamais de passer cavalier de premièreclasse.
– Eh ! vous ne vous en tirez déjà pas si mal.
– Vous trouvez ?
– Sans exagération. Je ne vous dirai pas que vous êtes trèsélégant en selle, mais vous êtes solide. C’est l’essentiel.
– Allons, tant mieux ! On deviendra élégant quand onaura le temps.
« Mais enfin, m’sieu Boileau, nos chevaux auront beau filercomme des avisos, nous n’en finirons jamais de leur faire avalerleurs cent vingt-cinq lieues.
– Il nous faudra sept jours. Moins, si c’est possible.
– Puisque vous me le dites, je le crois. C’est égal, c’estraide.
– Tiens, à propos, j’oubliais qu’il y a, presque sur notreroute, la petite ville de Caxoveira, sur le Rio-Pardo : si laroute ne nous est pas coupée sur la droite par nos hommes quidoivent certainement se douter de notre projet, nous pourrons nousdiriger vers ce point. Il faut voir.
Boileau arrêta sa monture, Friquet fit de même. Les bêtes de latropilla s’empressèrent de suivre cet exemple, et se mirentincontinent à brouter pour ne pas perdre de temps.
Le jeune homme tira d’une de ses nombreuses poches un petitcarnet à couverture de toile, renfermant une admirable carte del’Amérique du Sud.
Il la déplia soigneusement, l’étala sur le devant de sa selle,et se mit à relever la position avec l’habileté d’un chefd’état-major.
Aidé de sa boussole, il traça ensuite sa route, puis, aprèsavoir pris en un clin d’œil toutes ses dispositions, il renfermaméthodiquement dans leur enveloppe ces deux objets de premièrenécessité, fit claquer sa langue d’un air satisfait, et dit de savoix calme :
– En avant !
– Tiens, dit Friquet, on fait aussi le « point »à terre ?
– Parbleu, pourquoi pas ?
– Dame ! c’est que vous n’avez ni les outils ducommandant d’un navire, ni sa méthode.
– Aussi mon procédé est-il nécessairement bien imparfait.Je connais à peu près le chemin parcouru, par la vitesseapproximative de mes chevaux. Quant à préciser le point exact oùnous sommes, je ne le puis pas. La boussole me donne seulement ladirection. La carte m’indiquera, sauf erreur, n’en doutez pas, lesaccidents de terrain que nous devons rencontrer.
– C’est égal, l’instruction est une belle chose, continuale gamin rêveur. Je serais rudement empêtré, tout seul ici.
« Quand je serai en France, je vous réponds que je bûcheraiferme, pour apprendre tout ce que je pourrai.
– Et vous ferez bien, mon cher camarade. Je vous y aideraide tout mon pouvoir.
Les heures succédaient aux heures. Les chevaux dévoraientl’espace, sans que rien dans l’allure des nobles animaux indiquâtla moindre fatigue. L’interminable pampa se déroulaitcontinuellement devant eux, coupée çà et là de végétaux qui enrompaient, de temps à autre, l’énervante monotonie.
– Nous voici en plein « camp », fit, après unlong silence, Boileau qui avait fumé en dilettante unedemi-douzaine de cigarettes.
« Qu’en pensez-vous, matelot ?
– Vous appelez ça un camp ? Drôle de camp, où il n’y aque des herbes, mais ni tentes, ni soldats.
– Halte-là ! mon fils. Pas de calembours, s’il vousplaît : par 29° de latitude c’est dangereux.
« Je vais vous expliquer ce que c’est, afin que vous n’yreveniez plus.
« Cette dénomination est donnée par les Anglais, et engénéral les Européens qui habitent l’Amérique du Sud, à tout leterrain situé en dehors des villes.
« C’est l’abréviation du mot espagnol« campo ».
– Je n’y vois pas d’inconvénient, mais je n’ai pas vouluvous faire la mauvaise farce d’un calembour.
– Je m’en rapporte à vous. C’était une simple plaisanterie.Et d’ailleurs, appelons cela pampa, le nom est plus connu.Sapristi, les voyageurs en chambre sont, comme vous pouvez le voir,de jolis farceurs.
« Imaginez-vous qu’avant de voyager je m’étais meublé lecerveau d’une série de bouquins dus à la plume trop féconde, maispassablement fantaisiste, de messieurs qui n’avaient même pas vu leclocher de Saint-Cloud.
« J’avais pris tout cela pour argent comptant ; ehbien, mon cher, ils ont menti, mais menti comme de simplesarracheurs de dents !
– Vraiment ? moi, j’aurais avalé comme du petit-laittoutes les choses imprimées.
« Voyez-vous, une histoire qu’on voit dans les livres, çaparaît toujours vrai.
– Parbleu, j’ai donné comme un conscrit dans toutes cesbourdes… aussi, je leur garde un chien de ma chienne, à mesconfrères les écrivains parisiens.
« Ainsi, ne s’est-on pas avisé de dire que la pampa étaitaussi plate qu’un lac immense, que l’œil n’apercevait que desherbes… encore des herbes… toujours des herbes… Ils ont même ditqu’il n’y en avait qu’une espèce : le gyneriumargenteum. Vous savez, ces sortes de grands roseaux quiportent, au bout d’une mince tige flexible, une sorte de bouquetsoyeux, en forme de balai.
– Ah ! oui, je vois ça d’ici sur les pelouses… devantles maisons de campagne des environs de Paris.
– Eh bien ! on n’en aperçoit que de loin en loin.
– Je n’en ai pas encore remarqué.
– Je sais bien que de distance en distance on en rencontred’énormes quantités ; mais enfin, il ne faut pas nous raconterque la cortadera, c’est ainsi qu’on appelle cela ici, estl’unique végétal de la pampa. Et ce gazon court, dru, luisant, surlequel s’imprime à peine la corne de nos chevaux, et ces grossesmasses ébouriffées de paja. Et ces touffes d’artichautssauvages, ces orties, ces yuccas, ces aloès, ces cactus, et,… quesais-je encore ?… Et ces brillants tapis pourprés ou cramoisisformés par les millions de tiges des verveines odorantes ?
– Ça, c’est vrai dit Friquet vivement intéressé.
– Enfin, continua Boileau complètement emballé, etcontinuant sa charge à fond de train contre les voyageurs enchambre, il y a ici des arbres.
– Mais oui, il y a des arbres. Comment ! dit Friquetindigné à son tour, ils ont eu le toupet de dire qu’il n’y en avaitpas ?
– Parbleu ! Ils ne se sont jamais doutés que souvent,comme en ce moment, la vue de leur « océan de verdure »était interrompue par des arbres magnifiques. Ainsi, voyez cebouquet d’ombus qui, avec leurs troncs hardis et leurstêtes feuillues rappellent nos chênes européens.
« Nous trouverons plus tard, au bord des rivières, dessaules, des frênes et même des peupliers.
« Enfin, la pampa n’est pas aussi plate qu’on aurait voulunous le faire croire.
– En effet, depuis près d’une heure nous ne cessons demonter et de descendre.
– Vous avez raison. Ces petites ondulations, trop faiblespour mériter le nom de collines, n’en sont pas moins susceptiblesde cacher complètement l’horizon. Tenez, voyez, nous venons encorede monter, nous sommes sur le sommet aplati de l’ondulation ;en voici une autre au pied de laquelle nous nous trouvons.
« Si seulement nous rencontrions tout à l’heure entre cescanadas quelque estancia, ou même un simplerancho habité par un peon !
– Oh ! je ne vous comprends plus… Voilà que vousparlez patois.
– C’est pour vous apprendre les mots usuels. Vous faites leTour du monde pour vous instruire, n’est-ce pas ?
– Je ne demande pas mieux, m’sieu Boileau.
– Les canadas sont des ravines situées entre lesmonticules, et dans lesquelles les moutons et les bêtes à cornesprennent, de préférence, leur nourriture.
« Une estancia, c’est une ferme ; unrancho, une simple cabane bâtie la plupart du temps enpajareque, c’est-à-dire que les intervalles laissés entrela charpente sont remplis avec de la paille hachée mêlée à de laboue.
« Quant aux peones, ce sont les travailleursemployés chez des maîtres.
– Bon ! Je vais me construire un dictionnaire.Canada, estancia, rancho, pajareque, peones… Ravine,ferme, cabane, torchis, etc.
« Ça va bien… Oh ! que je suis content !J’apprendrai tout ça à Majesté et je parlerai espagnol avecM. André et le docteur…
« Quand nous serons à Paris et que je m’établirai, jemettrai sur la vitrine, en grosses lettres : Se hablaespañol… c’est comme ça qu’on dit je crois ?
– Oui, mon cher Friquet, dit Boileau en souriant ;vous êtes le plus gai et le plus charmant compagnon de voyage.
– Ma foi, vous pourriez dire aussi le plus affamé et leplus altéré.
« L’estomac « me tire », que j’en crierais si cen’était pas ma destinée d’avoir toujours faim.
– Le fait est, mon pauvre ami, que votre galette doit êtrebien loin.
« Tenez, nous avons véritablement de la chance ;voyez-vous sur notre droite, au fond d’une canada, cettecabane que vous savez s’appeler un rancho ?
– Oh ! oui, quel bonheur !
– Nous trouverons là un morceau de bœuf séché, dutasajo, vous vous souvenez, ces biftecks fabriquéslà-bas…
– Ah ! ça s’appelle du tasa… rrro… comment diabledites-vous, c’est moitié avec un g et moitié avec unr… drôle de langage, quand on le parle, on a toujoursl’air d’être en colère.
« J’aurai du mal à prononcer ça.
– Nous aurons ensuite une bonne tasse de lait, et puis, sivous ne craignez pas le mélange, une excellente lampée decaña, du tord-boyau de première qualité, que je vousrecommande.
– Mon estomac n’a peur de rien. Du pain, du lait, duschnick… et la faculté de m’asseoir un moment, ailleurs que surl’échine du dada, et votre compagnon sera plus heureux qu’unamiral.
– Allons-y donc.
Et piquant droit devant eux, ils arrivèrent en dix minutes àl’humble réduit du solitaire habitant de la pampa.
Intérieur du rancho. – L’hospitalité dans la pampa.L’industrie du gaucho. – Quand on a travaillé, il faut bien un peus’amuser. – Hospitalier, mais voleur. – Voleur et assassin. – Leboulevardier chercheur de pistes. – Casse-cou. – Le petit Parisiensous un cheval abattu. – Le grand Parisien au bout d’un lasso. –Traîné dans les herbes. – Voltige et chasse à l’homme. – Unsteeple-chase dans les herbes géantes. – Tous les fusils ne ratentpas. – Les ravages d’une balle explosible. – Générosité. – Lecampement dans la pampa. – Un cours d’anthropologie dans un hamac.– L’éducation du gaucho. – Le pays des centaures.
Les deux compagnons mirent pied à terre et tirèrent l’épaisrideau de cuir fermant l’entrée principale du « puesto »ou rancho d’avant-poste, où ils comptaient demanderl’hospitalité.
Une rapide inspection leur fit voir que le modeste logis étaitvide, et le mobilier des plus élémentaires. Trois tas d’herbessèches et odorantes, recouvertes de plusieurs peaux de mouton,composaient la literie. Pour sièges, trois billots de bois deboutsur le sol battu. Dans un coin, une sorte de renfoncement formantune cheminée, où fumaient encore quelques brindilles, communiquantà grand-peine un peu de calorique à une marmite de fer, danslaquelle boursouflait une épaisse bouillie.
Le « propriétaire » ne devait pas être loin. Un bruitde voix sonores, entremêlé de ces syllabes gutturales qui faisaientle désespoir de Friquet, se fit entendre derrière l’habitation. Nosdeux amis opérèrent un rapide mouvement tournant, et trouvèrent leranchero occupé à la tonte de ses moutons.
Enfoncé jusqu’aux coudes dans une laine grasse qu’il attachaiten paquets à mesure que la lui passaient les deux tondeurs, sespeones, il se leva à l’aspect des deux voyageurs, et leurs souhaitaune cordiale bienvenue.
– Tengo el honor de saludar, caballeros, leurdit-il avec une politesse qui ne manquait pas de dignité.(Messieurs, j’ai l’honneur de vous saluer.)
– Buenos dias, caballero, répondit Boileau avecl’exquise élégance d’un talon rouge.
Puis on se serra courtoisement la main. La connaissance étaitfaite. Les deux Français étaient les hôtes du ranchero.
Celui-ci quitta incontinent son travail, et se mit, avec toutessortes de prévenances, en devoir de leur offrir la restaurationdont ils avaient un pressant besoin.
Le menu fut simple, mais abondant.
Le ranchero saisit un des moutons qui venait d’être en un tourde main dépouillé de sa toison, lui trancha le col, lui ouvrit leventre, retira les intestins, et le débarrassa de sa peau comme unsimple lapin.
Avant que nos deux amis fussent revenus de leur surprise, lemouton était fendu dans toute sa longueur, chaque moitié étaitpercée d’une longue broche de fer, l’« asador », qui futfixée au-dessus d’un brasier d’herbes sèches, mélangé de fiente demouton.
Une demi-heure suffit pour transformer en « asado »(rôti), l’animal, qui, tout à l’heure bêlait plaintivement entreles mains du tondeur.
Les moutons de la pampa sont, il est vrai, de très petitetaille.
Friquet ouvrait des narines énormes. Le pauvre gamin se taisait,pendant que Boileau tenait une conversation suivie avec leur hôteimprovisé.
Son supplice fut enfin terminé.
Les assiettes et les fourchettes étant absolument inconnues,chacun tira son couteau, coupa le morceau à sa convenance, et semit à le déchirer à belles dents.
– Mâtin ! la bonne viande… cria le gamin la bouchepleine… voilà qui me change des « fayots » et dessalaisons du bord.
« Vrai ! y a longtemps que je n’ai fait un pareilBalthasar.
« Par exemple, ça manque un peu de pain.
– Plaignez-vous donc, reprit Boileau presque scandalisé. Nefaudrait-il pas à monsieur de la vaisselle plate ?…
– Jamais d’la vie. Cette bonne viande est plus chaude, plusjuteuse et de bien meilleur goût que celle qu’on sert dans lesassiettes…
« Si je pense au pain, c’est une vieille habitude…
– Dont il faudra vous défaire, mon camarade. À de raresexceptions près, le gaucho vit de cette nourriture pendant dessemaines ou même des mois, ne l’accompagnant que rarement d’unmorceau de pain ou de biscuit, et faisant couler le tout à grandscoups d’eau et quelquefois de caña.
– Pas à plaindre du tout, le gaucho… Je ferais volontiersmon ordinaire du sien…
– Et vous n’êtes pas dégoûté…
« Ah çà ! c’est la fête, aujourd’hui, bombancecomplète, à ce que je vois.
« Notre hôte nous offre un dessert. Du fromage, duvéritable « queso de manos ». J’en ai mangéquelquefois, c’est exquis.
– Comment, du fromage ? mais ça ressemble à descrêpes…
– Taisez-vous, jeune présomptueux. Goûtez etsavourez !
– Oh ! que c’est donc bon ! Qui aurait jamais ditcela ?
– Il ne faut pas juger les choses sur l’apparence, moncher. Et d’ailleurs, si, comme cela est généralement vrai, lavaleur d’un objet est en raison des difficultés que comporte sapossession, le fromage que vous mangez en ce moment est d’un prixinestimable.
– Oh ! oui, dit le gourmand la bouche pleine.
« C’est moi, l’avaleur… et convaincu, vous pouvez m’encroire !…
– Encore !
– Pardon, m’sieu Boileau. Eh ! bien, sans vouscommander, vous qui savez tout, comme le docteur et M. André,dites-moi donc comment on fabrique ce nanan.
– Voici, incorrigible farceur. Si vous n’étiez pas un bonpetit homme désireux de vous instruire, je vous enverrais jolimentpromener.
« Pour apprêter le queso de manos, on fait caillerle lait à la manière ordinaire, puis on le fait bouillir dans sonpetit-lait. On le réduit lentement, très lentement. Lors qu’il aatteint la consistance de la mélasse, on en étend les morceaux avecla main, jusqu’à ce qu’ils soient froids.
– Tiens, comme la pâte de guimauve à la foire au paind’épice.
– On y ajoute ensuite un peu de sel, on le roule en gâteauxplats, et on les fait sécher comme vous le voyez, dans les filetssuspendus au plafond.
« Chose curieuse, cette préparation conserve toute lasaveur du lait, bien qu’elle acquière la consistance de feuilles deparchemin. »
Le repas se termina sur cette intéressante digressiongastronomique ; puis la gourde du jeune homme fit le tour del’assemblée, à la grande joie de convives, qui donnèrent à songoulot chacun une accolade pleine de tendresse.
Avec une condescendance pleine de cordialité, le ranchero leurdonna, c’est-à-dire donna à Boileau, qui seul connaissait la languede Cervantès, quelques détails concernant son industrie et sonexistence.
Il n’a, quant à lui, qu’un seul troupeau de moutons. Aussi, satonte ne dure-t-elle que quatre ou cinq jours. Sa laine est en sipetite quantité, qu’il devra l’envoyer à une « estancia »voisine, où elle sera emballée avec d’autre laine, celle d’unecontrée entière. Les ballots empaquetés avec soin, seronttransportés dans les énormes wagons, à deux roues, à toitcirculaire, semblables aux « drays » du Cap, tirés par unattelage de ces bœufs paresseux qu’un charretier indolent conduit àBuenos-Ayres, où il finit par arriver, Dieu sait quand.
À Buenos-Ayres, elle restera dans le wagon, à l’extrémitéoccidentale de la ville, sur la large « plaza » où setient le marché à la laine.
Cette place sera bientôt, à la même époque, remplie de wagonsvenus des points les plus reculés de la province et des provincesvoisines.
La laine qu’ils contiennent sera vendue à des prix variant entre40 et 60 dollars papier, l’« arroba », c’est-à-dire de 3deniers à 4 et demi la livre.
Les bénéfices, on le voit, ne sont pas énormes pour les petitséleveurs qui n’ont que cent à cent cinquante têtes de bétail,sachant que le produit de chaque toison ne dépasse pas cinq ou sixlivres.
Mais qu’importe au gaucho ? La chair savoureuse de sesmoutons l’a nourri. Il a vécu en liberté. La surveillance etl’entretien de son troupeau n’ont été pour lui qu’un prétexte àvagabonder dans sa chère pampa qu’il aime, comme le marin,l’Océan.
La pampa, le cheval, sont les seules amours de ce Bédouinsud-américain. La famille, quand il en a une, est placée bienau-dessous.
À lui le grand air qui le grise, le soleil qui le bronze, lecheval qui l’emporte, l’herbe qui lui fouette la face !
À lui les enivrements de la lutte contre le taureau, la courseéchevelée dans la plaine sans fin, quand hurle à ses oreilles leterrible pampero, à lui enfin les âcres émanations des végétauxsaturés de rosée, auxquelles se mêlent les effluves des corollesembaumées.
Tel est le gaucho, quand il n’a pas d’argent. Malheureusement lapossession de quelque dollars l’abrutit complètement.
À peine a-t-il touché le prix de sa laine, que son premier soinest de courir à la « pulperia » la plus proche. Oh !c’est avec la ferme intention d’y faire toute sortes de provisionsindispensables à son existence solitaire.
Les pulperias de l’Est (Banda orientale) sont aux gauchos de laPlata, du Rio-Grande, de l’Uruguay, etc., ce qu’un magasin généralest aux mineurs et aux agriculteurs californiens.
C’est là qu’ils peuvent acheter le peu d’épicerie dont ils ontbesoin, limité presque exclusivement au sucre, et à layerba, thé paraguayen.
C’est là qu’ils se procurent les bottes, les ponchos, leschapeaux, la caña, quelques charges de poudre pour leurs tromblonsmonstrueux, des ceintures, des foulards, des couteaux, etc.
C’est animé de ces sages intentions que le gaucho accomplit unvoyage, souvent assez long, pour se rendre à la pulperia. Mais iltrouve à son arrivée toute une série de braves garçons, aimant bienà boire et aussi à jouer.
Avec une blague pleine de tabac dans sa poche, un flacon de cañadevant lui, et quelques joyeux compagnons qui se délectent àentendre les ronrons plaintifs d’une guitare, sa béatitude estcomplète.
Il fume, il boit. Puis, peu à peu, il s’emballe. Il danse, ilboit encore… Alors, commencent ces interminables parties de jeu,dont l’inévitable résultat est de faire passer de sa poche danscelle de son voisin, et de là dans la caisse du propriétaire, toutle sac aux dollars. Les couteaux se mettent quelquefois, souventmême, de la partie. Entre temps, on fait « une peau ».Puis, le gousset absolument vide, hébété par une semaine d’orgie,quelquefois affreusement balafré, le gaucho retourne à son ranchoavec l’espoir de recommencer à la prochaine tonte.
Tel fut, en substance, le récit que fit pendant la sieste, dansson langage imagé, le ranchero, qui semblait se complaire auxsouvenirs de ses propres équipées.
Quel feu dans ses phrases ! quelle exubérance de gestes.Cet homme basané, moitié Espagnol, moitié Indien, aux membressouples, aux sourcils hérissés, aux yeux de velours, à la barbe etaux cheveux en désordre, possédait une sorte d’éloquence naturellequi étonnait positivement Boileau, l’homme imperturbable.
L’heure de la séparation était arrivée. Friquet, encore toutengourdi après son étape au galop, aurait bien voulu« lézarder » sur l’herbe ; mais les hommes dusaladero pouvaient arriver d’un moment à l’autre, et c’était unvoisinage malsain qu’il fallait éviter à tout prix.
On se quitta avec force poignées de main et dans un enchantementmutuel.
– Le brave homme tout de même, dit Friquet, quand, aprèsquelques grimaces, il eut repris son assiette sur le dos de samonture.
– Lui, reprit Boileau, c’est le plus abominable coquin quiait jamais respiré l’air de la pampa.
– Oh ! ça, c’est un peu fort, riposta le gaminscandalisé.
– Mon brave ami, votre candeur égale celle de la plusvertueuse des rosières. N’avez-vous donc pas vu les regards defolle convoitise que le drôle lançait sur nos armes et nos chevaux.Je suis certain qu’il va se jeter dans la pampa, faire un crochet,et venir se poster au bord du chemin sinueux que nous sommes, bongré, mal gré, forcés de suivre.
« Il se sera probablement adjoint un de ses peones, carnous sommes deux, à moins, toutefois, qu’il n’ait préféré opérerlui-même, afin d’avoir la plus grosse part. Dans tous les cas,c’est sur moi qu’il tirera le premier. Il est à peu près certainqu’il me manquera. Je vous recommande formellement de bien prendregarde au lasso. »
Boileau disait vrai. Depuis six mois à peine il parcourait augré de sa fantaisie l’Amérique du Sud, et son tempérament parisiens’était si bien accommodé à la vie d’aventures, que, tout enacquérant une parfaite connaissance des hommes et des choses, ilétait devenu un incomparable batteur d’estrade.
Une demi-heure s’était à peine écoulée.
– Tenez, matelot, voyez-vous ces tiges foulées ?dit-il en montrant du bout de sa cravache quelques herbesimperceptiblement aplaties par un pied.
– Où donc ? m’sieu Boileau.
– Mais là. Tenez, encore. Ah çà ! vous avez donc laberlue ?
– Je ne vois rien du tout, mais rien !
– Diable ! le malandrin est bien pressé de nous fairepayer son hospitalité. Sacrebleu ! quelles enjambées ! Ilparaît que mes armes lui font envie… Monsieur n’est pas dégoûté. Unfusil de quarante louis, des revolvers nickelés Smith etWesson.
– Vous croyez véritablement que nous allons être attaqués,et que ce bon garçon va essayer de nous envoyer « adpatres », à seule fin de nous dévaliser ?
– Parfaitement, mon fils. Si vous connaissiez le gaucho,vous sauriez qu’il est l’homme de tous les dévouements, tant qu’onest sous son toit ou même en sa compagnie, mais aussitôt que levoyageur a franchi son seuil, ou quand leurs rapports ont cessé, nefût-ce que pendant quelques minutes, il redevient un étranger,presque toujours un ennemi.
« Ses instincts avides, un instant réprimés par cette nobleet touchante vertu qui s’appelle l’hospitalité, reprennent ledessus ; il redevient alors le sauvage avide et rapace, pourqui tout ce qui brille possède un irrésistible attrait.
– Allons, bon ! la piste est interrompue. Vieux jeu,mon garçon ! procédé usé comme les ficelles de mélodrame. Legaillard a fait quelques bonds énormes, puis il est revenu sur sespas, a fait quelques randonnées comme un lièvre, enfin il se seratapi derrière quelque touffe d’herbe.
« Nous connaissons cela.
« Quand je vous le disais. Là, voyez-vous cette feuille denopal, de laquelle suinte une gouttelette de sève, qui brille ausoleil comme un diamant.
– Ah ! pour ça, oui, je la vois.
– Ouvrez l’œil et de tous côtés. Je vais descendre decheval une demi-minute.
« J’avais absolument raison. Ce triple sot n’a même paspris le temps d’enlever ses éperons. C’est une des molettes qui aaccroché le bord de la feuille et produit cette légère écorchured’où découle la sève.
« Je tiens ma piste.
– Pétard ! exclama Friquet avec admiration.
– Tiens ! tiens ! mais il n’est pas si bête, legaucho. Il a supposé que je pourrais retrouver ses traces et n’apeut-être pas pris, tant était grande sa précipitation, lesprécautions usitées en pareil cas ; mais il est allé retrouversans bruit son cheval, qui s’ébattait en liberté de ce côté. Celam’étonnait, aussi, un gaucho à pied !
« Je comprends pourquoi il a gardé ses éperons. Puis, mongaillard a essayé de perdre la piste de sa monture au milieu decelles qu’ont laissées les autres chevaux qui fréquentent lechemin. Mais ce n’est pas à moi qu’on la fait.
« Voici le pied de sa bête ; le bord intérieur du piedgauche de devant est légèrement écorné… Je le suivrais maintenantjusqu’à la Cordillère.
– Mais comment avez-vous pu deviner que c’était lui ?demanda Friquet, sérieusement interloqué.
– Regardez les empreintes. Comparez-les.
– J’y suis. Le cheval de notre hôte appuie plus fort queles autres, puisqu’il est chargé. L’empreinte est plusprofonde.
– À la bonne heure ! J’espère d’ici peu faire votreéducation. Vous avez de la sagacité, du coup d’œil. Il s’agit debien employer tout cela.
« Allons, c’est parfait pour une fois. Je pense que nouséchapperons à toutes les embûches de ces hommes hospitaliers, maisrapaces. Je vous conduirai ensuite chez mon ami Tehuota-Paë, lechef indien…
« Son territoire est sur le chemin que nous devons suivrepour gagner Santiago.
– Mais ça va vous écarter horriblement de votre route.
– Je n’ai pas de route tracée. Je ne suis d’autre cheminque celui de la fantaisie ; aller ici ou là, peum’importe ! termina le jeune homme d’une voix basse, presquetriste, et avec une intonation qui contrastait en quelque sortedouloureusement avec son entrain habituel.
– Stop ! nous y sommes !
– Où donc, s’il vous plaît, m’sieu Boileau ?
– Halte ! encore une fois, vous dis-je ! vousallez me faire recevoir en pleine figure le contenu du tromblon dece coquin !
Friquet obéit, serra la bride, se dressa sur les étriers,regarda d’abord sans rien voir, de droite et de gauche, en fronçantle nez comme un chat en colère.
– Je le vois. Là-bas, à deux cents mètres à peine : lesoleil brille sur le canon de son arme.
– Qu’allons-nous donc faire ? Ça devient répugnant detoujours tuer. Si nous piquions un temps de galop… un vrai ?Comme il est seul et que nous sommes deux, et des lurons, sans nousvanter, il n’y aurait pas de lâcheté à prendre la fuite.
« Puis, pour épargner la vie d’un homme, quand bien même sapeau ne vaudrait pas quatre sous…
– Vous êtes vraiment un brave cœur, Friquet, interrompitBoileau ému. C’était mon intention.
Il dit, enlève son cheval d’un vigoureux coup d’éperon, pendantque de sa voix de stentor il pousse le commandement de :Chargez !
Les chevaux de la tropilla, dressés comme un peloton decavalerie, bondissent, les naseaux ouverts, les crins au vent…
La troupe arrive ainsi qu’un ouragan à vingt pas du gaucho,immobile comme une statue équestre, l’arme en joue, et dissimuléderrière un mince rideau d’herbes des prairies.
Un imperceptible nuage de fumée bleuâtre jaillit de la culassede son arme, accompagné d’un clappement métallique… Le coup nepartit pas… Le mauvais tromblon à pierre avait raté. La fuméeprovenait de la poudre du bassinet, qui seule avait pris feu.
Un énorme éclat de rire, aussitôt réprimé, sortit des lèvres deBoileau.
– Enlevez votre cheval ! cria-t-il à Friquet.
Il n’était plus temps. Un lasso, tendu à un mètre à peine deterre, traversait le chemin. La solide lanière de cuir, fixée àdeux arbres, formait une barrière basse dans laquelle s’empêtra lamonture du gamin.
L’homme et le cheval, culbutés, roulèrent lourdement sur le sol.L’animal ne put pas se relever, il avait une jambe cassée. Pourcomble de malheur, Friquet resta engagé sous son corps.
Ce drame s’accomplit en une seconde, au moment même où Boileaufranchissait l’obstacle sans encombre ; il eut à peine letemps d’apercevoir un second lasso que l’infaillible main du gaucholui lançait. Il fut saisi au vol, emprisonné dans le nœud coulantqui lui serra douloureusement les bras, l’arracha de sa selle et lejeta à son tour sur le chemin.
En même temps, le gaucho piqua des deux, entraînant au bout dela terrible lanière le jeune homme ligoté comme un condamné àmort.
Le bandit de la pampa avait admirablement pris ses mesures. Necomptant pas plus que de raison sur sa mauvaise raquette detromblon, il avait eu l’idée diabolique de tendre le lasso entravers de la route, pensant bien arriver à démonter ainsi au moinsun des deux cavaliers, et à neutraliser sans danger l’effort del’un ou de l’autre de ces terribles adversaires.
Nous avons déjà vu Boileau à l’œuvre. Il joignait à une vigueurd’athlète un sang-froid merveilleux Son incomparable sérénité nel’abandonna pas un moment. Essayer de résister à la traction opéréepar le cheval du gaucho eût été folie, il n’y pensa pas. Tout en selaissant traîner à travers les herbes, il raidit convulsivement sesmuscles puissants, desserra un peu l’étreinte qui meurtrissait sachair, et parvint à saisir son couteau passé dans la tige d’une deses bottes, au-dessous du genou.
Trancher d’un coup sec le lasso fut l’affaire d’un moment. Ilétait libre. Mais cela n’était pas assez. Son cheval, se sentantsans cavalier, au lieu de s’enfuir comme une bête affolée, lesétriers battant les flancs, ce que n’eût pas manqué de faire ungrand dadais de cheval anglais, s’arrêta net, hennit deux ou troisfois et suivit son maître.
Ce dernier, bien qu’encore étourdi de sa chute et de son« traînage », s’affermit en une seconde sur ses jambes,passa la main sur le col de l’animal, qui avançait sa têteintelligente comme pour demander une caresse.
D’un bond, Boileau fut en selle. Le gaucho, cent mètres plusloin, éperonnait furieusement sa monture. Le brave garçon, voyantl’insuccès de sa tentative, s’enfuyait avec la bravoure quicaractérise les métis de l’Amérique du Sud, quand leur coup n’a pasréussi.
Mais, comme dit le proverbe, il comptait sans son hôte. Celui-cin’était pas homme à laisser impuni un fait de ce genre. Unclaquement de langue, un imperceptible serrement des genoux, et legrand diable de cheval pie, la bride sur le cou, bondit comme unhippogriffe.
Pendant ce temps, le cavalier, les deux mains libres, aussi àl’aise que dans un fauteuil, reprenait sa fameuse valise, retiraitcomme précédemment la crosse de son fusil, et l’articulait à unautre canon double, qui se trouvait dans un compartiment à part,côte à côte avec le chokebore.
En homme soucieux du confort, et qui pourtant veut économiser laplace, Boileau avait fait fabriquer deux canons s’adaptant sur lamême crosse. Le second était rayé des deux côtés et pourvu d’unehausse, permettant d’envoyer à huit cents mètres une ballecylindro-ogivale du calibre 12.
Il avait de la sorte deux fusils qui ne l’embarrassaient pasplus qu’un seul. Après avoir bien posément glissé les deuxcartouches dans le tonnerre de l’arme, et s’être assuré que la clefétait parfaitement à sa place sur le pontet de sous-garde, – il nefaut rien négliger, – il mit la hausse à quatre cents mètres.
Le gaucho, dont le cheval était moins grand, ne maintenaitsa« distance » qu’à grand renfort de coups d’éperon. Detemps en temps, sa veste de cuir fauve disparaissait derrière unetouffe de gynérium et reparaissait aussitôt.
Il déboucha tout à coup dans la plaine. Le gazon remplaçait lesherbes géantes de la pampa. Ce fut un bonheur pour lui, car leFrançais, qu’une jolie colère blanche commençait à envahir, allaitfaire feu.
Telle n’était pas l’intention du généreux voyageur.
– Halte ! cria-t-il de sa voix tonnante. Halte !ruffian, sinon je te casse la tête comme à une poupée deplâtre.
Cette menace doubla la peur du fugitif, dont le cheval semblas’affoler, tant sa vitesse devint vertigineuse.
– Ah ! c’est comme cela ; eh bien, nous allonsrire !
« Nous allons rire », on sait ce que voulait dire cevocable, familier au jeune homme quand une grave circonstance ennécessitait l’emploi.
Arrêter sa monture d’un mouvement brusque, brutal même, sauter àterre, grâce à un temps de voltige de l’exécution duquel un clowneût été jaloux, fut l’affaire de deux secondes.
Puis il s’agenouilla, appuya solidement son coude sur son genougauche, s’assit commodément sur le talon droit, allongea son armesur la paume de sa main, et visa longuement la croupe du cheval dugaucho.
La distance augmentait. Le fugitif était à trois centsmètres !… trois cent cinquante !… quatre cents… supputade l’œil le tireur, dont le fusil était immobile comme sur unchevalet.
Il serra lentement la détente. Le coup partit. La fumée n’étaitpas encore dissipée, que Boileau était en selle.
Il arriva ventre à terre devant un groupe composé du gaucho,debout, le couteau à la main, et grinçant des dents, près de soncheval qui, la croupe broyée, béante, en lambeaux, renâclait sonagonie.
– Ah ! ah ! mon garçon, lui dit-il engoguenardant, nous avons voulu faire payer un peu cher la carte auxvoyageurs, n’est-ce pas ? mais les voyageurs ne sont pas desimbéciles…
« Allons, jetez ce couteau. Vous êtes ridicule. Est-ce quej’ai l’air d’un homme qu’on saigne comme un mouton ?
« Oh ! je ne veux pas vous tuer, mais simplement vousdésarmer. On ne sait pas ce qui peut arriver. Donnez le couteau…vite. Et le tromblon, cette vieille patraque qui a tant de peine àse décider à partir.
« Vous ne voulez pas… Nous allons bien voir. »
L’autre écumait. Il se jeta à corps perdu sur le jeune homme,armé pourtant du fusil qui venait d’opérer de si terriblesravages.
– Ah ! vous êtes brave ! Très bien, ça me va. Etavec la folle témérité d’un Gaulois, il déposa son arme à terre enreculant de deux pas.
« Un duel au couteau, c’est bête. J’aurais pourtant vouluvous épargner. »
Tout en causant, il parait avec son poncho qu’il avaitrapidement enlevé, et qu’il tenait enroulé autour du brasgauche.
L’homme de la pampa frappait comme un sourd et hurlait comme unhéron-butor. Cela ne dura pas longtemps.
– Assez donc ! braillard, fit le Français impatienté.Tiens donc !
Et profitant du moment où la lame de son adversaire étaitenchevêtrée dans les plis du lourd tissu, il lui administrait enpleine figure un effroyable coup de poing, dont la force futdoublée par le manche du couteau qu’il tenait entre ses doigtscrispés.
Le gaucho fit : han ! et tomba sur le dos.
– Mâtin, le beau coup, dit une voix moqueuse !
– N’est-ce pas ? dit Boileau reconnaissant Friquet,qui arrivait à son tour au galop, avec un œil horriblementpoché.
« C’est tout ce que je voulais. Mettons-le à présent horsd’état de nous nuire ; le pauvre diable nous a hébergés, aprèstout.
– Ah ! oui, m’sieu ; c’est très bien, ce que vousfaites là.
« Il a été si mal élevé ! Comment pourrait-il savoirqu’il vient de faire une atroce canaillerie ?
« Votre pardon le rendra peut-être meilleur.
– Je l’espère sans y compter beaucoup.
« Allons, dit-il rudement au gaucho tout décontenancé, toncouteau ! Bon. Ton escopette ! Très bien. Je vais mecontenter de casser la pointe du premier, et d’enlever la pierre dusecond. Tiens, reprends-moi ça ! »
Puis, fouillant dans sa poche, il tira une pincée de louis,qu’il lui tendit avec son geste de gentleman…
– C’est pour remplacer le cheval que j’ai tué à regret. Etmaintenant, rappelle-toi que le vol est infâme, et que la viehumaine est sacrée.
« J’ai été ton hôte, je n’ai pas oublié ton hospitalité. Jereste ton obligé. Merci ! Voilà comment les Français sevengent !
« Adieu ! »
L’homme, stupéfait de tant de générosité, regardait les deuxjeunes gens d’un œil dont l’éclair farouche s’éteignit peu à peu.Puis, il baissa la tête, et une grosse larme coula sur sa jouecouleur de brique.
La bête était domptée. Il s’en alla lentement sans se retourner,et disparut derrière un bosquet de nopals.
Boileau et le gamin se remirent en selle et, toujours escortésdu peloton qui avait suivi ce dernier, reprirent leur marche versle nord-ouest.
– À propos, mon cher Friquet, comment diable vous êtes-voustiré d’affaire, là-bas, au moment où je partais pour ma course augaucho ?
– D’une façon toute simple. J’ai fini par m’arracher dedessous mon pauvre cheval, et j’en ai enfourché un autre, qui m’aamené ici au moment où vous faisiez de la boxe…
« C’est en piquant une tête au moment où ma bêtes’abattait. Bah ! ça se passera. Ah ! encore un mot,qu’aviez-vous donc mis dans votre cartouche, pour broyer ainsi lacroupe de ce cheval, sur lequel vous avez tiré à une pareilledistance.
– Une balle. Une simple balle explosible inventée par l’amiPertuiset.
– Mais votre fusil ne porte pourtant pas la balle.
– J’ai deux canons. L’un est chokebore, l’autrerayé. Les inventions de Greener et de Pertuiset sont, vous levoyez, assez utiles au voyageur.
Le soleil avait bientôt accompli sa course. Cette journée siféconde en dramatiques événements allait prendre fin. Les deuxcompagnons que les hasards de l’existence avaient si bizarrementréunis, sentaient, en dépit de leur énergie, un énorme besoin derepos.
La vigueur humaine a des limites, en somme.
Un dernier temps de galop leur permit d’atteindre en quelquesminutes une légère éminence qui dominait la plaine sans fin. Lanuit venait, le disque rouge semblait toucher de son bord inférieurles vagues vertes formées par les herbes géantes, qu’une brise,insaisissable pourtant, roulait comme les lames de la maréemontante.
La pampa semblait en effet un océan sur lequel auraient flottédes plantes marines. Puis s’élevèrent lentement de légères vapeursau milieu desquelles les palmiers apparaissaient comme des naviresdans la brume.
Les deux Parisiens étaient en extase devant l’incomparablesplendeur de ce coucher du soleil. L’admiration ne les empêchapourtant pas de prendre les précautions indispensables en touttemps, et que la proximité presque certaine des gauchos rendaitplus urgentes que jamais. Un rapide coup d’œil circulaire leurmontra la pampa tranquille et déserte.
Déserte, entendons-nous ! Il s’agit en ce moment de laprésence de l’homme, que rien ne révélait. En revanche, l’airs’emplissait de mille bruits confus, formant un murmure immense,comme étouffé, ne manquant pas d’analogie avec celui de la mercalme.
Le gamin écoutait, ému, cette symphonie de la nature danslaquelle chaque être organisé donnait sa note, pendant que Boileau,familiarisé depuis longtemps avec tous les détails de l’orchestre,cherchait, avec son oreille de Peau-Rouge boulevardier, àreconnaître tous les virtuoses.
– Allons, dit-il gaiement, un peu de courage. Déchargeonsnos pauvres bêtes qui ont aujourd’hui fourni une vaillantecarrière, et bâtissons une redoute avec les bagages.
« Là, c’est très bien. Maintenant, dressons nos hamacs.
– Comment, reprit Friquet, il y a un hamac ?
– J’ai dit nos hamacs.
– Décidément, la vie est bien bizarre pour moi. Jamais unejournée ne s’écoule sans qu’il m’arrive quelque chose d’impossible.J’ai été au trois quarts noyé, au deux tiers pendu. Je me trouve aubeau milieu du désert, j’y rencontre un Parisien, et je vais dormirdans un lit.
– Parfaitement, repartit Boileau, que les boutades du gaminamusaient énormément. Mais dépêchons-nous, car, vous savez leproverbe, comme on fait son lit…
– On se couche. Soyez tranquille, je suis marin… je saistendre un hamac. Comment diable se fait-il que vous ayezpositivement deux de ces ustensiles si commodes.
– Parce que j’ai l’habitude de prendre autant que possibletout en double. Vous voyez que ça sert.
– Oh ! que c’est joli ! reprit le gamin endéroulant un des deux hamacs, dont il put encore, aux dernièreslueurs du crépuscule, apercevoir les riches dessins et les frangescompliquées.
– Allons, bavard, allons, encore une fois dépêchons.
« Ce bouquet d’arbres a été mis là exprès pour nous.Là !… ça va très bien. Maintenant placez au-dessus cette cordedans le sens de la longueur à un mètre environ, étendez-y ceponcho, comme un rideau de lit.
« Nous avons de cette façon chacun une tente suspendue,sous laquelle nous pourrons braver la pluie, la rosée, l’oragelui-même. Le vent peut souffler en tempête ; plus il faitrage, plus les dormeurs sont balancés, et mieux ils sontbercés.
– Sans danger de se cogner, ainsi que dans la batterie d’unbateau, où les mathurins ronflent comme des toupies d’Allemagne etdégringolent souvent sans s’éveiller.
« Mais qui va s’occuper des chevaux ? comment lesbonnes bêtes vont-elles ainsi passer la nuit àl’aventure ?
– Parbleu. Vous croyez peut-être qu’il leur faut à chacundeux domestiques, comme à ces grands nigauds, qui galopent cinqminutes portant sur le dos un pantin habillé de jaune et de vert,et qu’on appelle des pur sang ?
« Il faut bouchonner ça deux heures, leur entourer lesjambes de flanelles imbibées d’alcool camphré, les emmitoufler dansun tas de couvertures !…
« Et ça tousse !…
« Parlez-moi de nos bêtes ! Il n’en est pas une, saufmon cheval de selle, que j’ai payée plus de deux cents francs. Etpourtant, faire au galop cinq ou six lieues sans reprendre haleinen’est qu’un jeu pour eux. Ils ont brûlé aujourd’hui quatre-vingtskilomètres… Ils recommenceront demain.
– Maintenant… au lit.
Le gamin ne se le fit pas dire deux fois. Il escalada lestement,à la force des poignets, son hamac situé à un mètre cinquante dusol, pendant que Boileau, en véritable sybarite, retirait seslongues bottes avant de se glisser sous la toiture épaisse forméepar son poncho.
– M’sieu Boileau, demanda-t-il au bout de cinq minutes,dormez-vous ?
– Non, pas encore. Je fume une dernière cigarette ;que voulez-vous ?
– Je pense à notre homme de tantôt. Ce n’est pas un blanc,un vrai blanc de race pure.
– Allons, bon… de l’anthropologie, maintenant, au lieu dedormir ! Après tout, il a raison.
« Vous voulez savoir ce que c’est que le gaucho, n’est-cepas ?
– Dame ! oui, si ça ne vous ne dérange pas trop.
– Bien au contraire, mon cher camarade. Votre désir de vousinstruire me cause un véritable plaisir. Je suis, vous le savez,tout à fait à votre disposition.
« Le gaucho est issu du mélange des blancs, la plupartEspagnols, des Indiens, et aussi des noirs. Chose assez curieuse,et à peu près unique dans les annales anthropologiques, ce mélangea produit une race à part, dans laquelle un des types ne domine pasau détriment de l’autre, de façon à l’absorber complètement.
« Vous disiez tantôt que notre homme avait été mal élevé,dites plutôt qu’il ne l’a pas été du tout. Né dans une chétivecabane, – vous en ayez vu aujourd’hui un spécimen, – le gauchograndit comme un jeune animal.
« On le laisse se balancer dans une grande peau de bœufsuspendue au toit par quatre lanières de cuir ; puis, quand ilpeut se traîner à quatre pattes, il cabriole tout nu dans lesherbes de la pampa. Ses premiers joujoux épouvanteraient les mamansdes pays civilisés. J’ai vu, entre autres, la mère de l’un d’euxlui donner, pour s’amuser, un énorme couteau à dépouiller lesbœufs !
« Ces premiers amusements le prédisposent à ses occupationsfutures. Dès qu’il marche, il essaye d’attraper au lasso les chienset les moutons. Il monte à cheval dès l’âge de quatre ans, etcommence à se rendre utile en chassant les bêtes dans l’intérieurdu corral.
– Ça vaut toujours mieux que de faire le petit voyou dansla rue, de fumer des bouts de cigarettes, de voler des pommes auxfruitiers, ou de jeter des ordures dans la poêle des marchands depommes de terre frites.
Cette réminiscence fit pouffer de rire Boileau, qui, l’accèsterminé, continua à la grande joie du gamin, vivement intéressé parcette monographie.
– Quand le petit gaucho atteint l’âge de huit ans, on leconduit à la mayada, grand parc à bestiaux, et on le hissesur le dos d’un jeune taureau.
« Ses petites jambes étreignent le cou de l’animal. Il a latête tournée du côté de la queue qu’il tient en guise de bride.Dans cette situation à laquelle l’équitation est complètementétrangère, il est emporté comme par un tourbillon.
« Mais craignant de recevoir un coup de corne, il se tientferme jusqu’à ce que l’occasion soit venue de tordre adroitement laqueue du taureau, de sauter à terre et de renverserl’animal. »
Friquet, à son tour, riait à plein gosier.
– Qu’est-ce qui vous prend ? fit le narrateur.
– Ah ! m’sieu, je pense à ces beaux petits enfants quiont des grands cheveux de chérubin, l’air un peu panade, entrenous, et qui jusqu’à huit ou dix ans sont cousus aux jupons de leurmaman ; qui ne traversent pas la rue tout seuls, et pourlesquels on craint jusqu’au vent de l’aile d’un serin encage !
– Il y a évidemment bien loin de ces jeunes et intrépidesdompteurs de taureaux à ces pauvres petits mangeurs d’iodure de feret de quinquina, mais, aussi, tout le monde n’a pas la possibilitéde donner une semblable éducation, dont certaines conséquences sontdéplorables par la suite.
« Quand enfin le gaucho est un jeune homme, on lui faitdompter un poulain sauvage. Solidement assis sur le dos de samonture, ayant en main un court bâton, le jeune centaure ne doitdescendre que victorieux. Si les ruades, les soubresauts et lesécarts du cheval lui causaient la moindre hésitation, il sentiraitaussitôt s’enrouler rudement autour de son corps le lasso de sonimpitoyable instructeur.
« Il est alors considéré comme un citoyen. C’est son brevetde virilité. Son éducation est terminée. Sa seule ambition estdésormais de rivaliser avec ses compagnons.
« Sa vie se passe à cheval. Il ne voit pas de tâche plusnoble que celle de bondir à travers les plaines sans limites,courbé sur son ardente monture, pour dompter les taureaux sauvagesou braver ses ennemis.
« On croirait qu’il a servi de modèle à notre immortelVictor Hugo, qui dit d’un de ses héros : « Il ne veutcombattre qu’à cheval ; son cheval et lui ne font qu’un ;il vit à cheval ; commerce, achète et vend à cheval ;mange, boit, dort et rêve à cheval ! »
– Tonnerre à la vapeur, la belle vie ! s’écriaFriquet, Il n’y a que la mer qui puisse en donner une idée.Franchir les vagues sur le boute-hors du beaupré ! Se sentirtrempé d’écume, entendre hurler la brise dans les agrès, rouler,tanguer avec le navire, respirer la poudre quand le canon salue lepavillon !…
– Bravo, mon vieux marsouin ! Bravo ! votreenthousiasme me ravit. Et on dit que les Parisiens sont sceptiques,tenez, voyez-vous, entre nous, ce que vous me dites là me remuejusqu’au fond de l’âme… car je le sens comme vous.
« Où en étais-je donc ? Ah ! oui, mon gaucho etson cheval. Je vous disais que tous ses efforts tendent à éclipserses compagnons, et à donner des puissantes preuves d’une adresse etd’une vigueur supérieures. Lorsqu’il poursuit avec son lasso lesbœufs ou les taureaux et que l’un d’eux essaye de s’échapper, lecavalier déroule le nœud qu’il tient sans cesse à son côté, et abientôt ramené le fugitif au corral.
« Dans le cas où la course impétueuse de l’animal briseraitles entraves qui le retiennent, son implacable adversaires’élancerait vers lui, le saisirait par la queue qu’il tourneraitprécipitamment, et le renverserait comme une masse.
« La pratique incessante de ces exercices violents a donnéau gaucho cette patience, cette vigueur et cette énergie qui l’ontrendu célèbre.
« Malheureusement, cette perpétuelle fréquentation desanimaux qu’il dompte invariablement, n’est pas faite pour luiadoucir le caractère. Il devient d’une brutalité révoltante. Puis,comme on n’a jamais développé en lui les idées généreuses, qu’iln’a, pour ainsi dire, aucune notion du bien, il ne connaît aucunfrein quand il s’agit de satisfaire un désir ; la vie humainene compte pas plus pour lui que l’existence d’un bétail ;quant au respect qu’il professe pour la propriété, vous en avez vuun échantillon…
– … Un échan… tillon ! marmotta Friquet de cette voixmonotone des gens que le sommeil envahit.
– Ah ! bon, vous dormez !
Un ronflement sonore répondit.
– Parfait ! je vais en faire autant.
Un souvenir aux absents. – À travers l’Amérique du Sud. –Trop de moustiques. – Les chardons-mitrailleuses. – Alerte !voici l’ennemi ! – En tirailleurs. – Friquet passe général… Ildevient corps d’armée. – La veillée d’armes. – Terrible panique. –Seront-ils pendus, fusillés, noyés ou dévorés vifs ? – Aumilieu d’une armée de caraïbes. – Supplice atroce. – Les mangeursd’entrailles. – Phénomènes électriques. – Traversée difficile. – Àcheval sur des cadavres. – De corps d’armée, le gamin redevientsimple fantassin. – Le poisson-torpille. – Plus detabac !
Quatre jours se sont écoulés depuis le moment où nous avonslaissé nos deux Parisiens endormis chacun dans un hamac, sur unepetite éminence dominant la pampa.
Ils ont beaucoup marché, et, malgré les calculs de Boileau, ilsn’ont parcouru, nonobstant la rapidité de leur course, qu’unedistance relativement médiocre. Ils ne sont guère qu’àquarante-cinq lieues du point où ils ont infligé aux gauchos une sirude et si belle leçon.
Cela se comprend. Faute d’instruments de précision pour calculerle lieu géographique où ils se trouvent, pour faire le point, en unmot, ils ont suivi une direction qu’il a fallu modifier de temps entemps.
Leur intention étant d’aller au plus vite et par le plus court àSantiago, – c’était l’idée fixe de Friquet, – ils avaient dûrenoncer à gagner Santa-Fé-de-Borja où Boileau avait tout d’abordvoulu se rendre.
Devant l’insistance de Friquet, il avait renoncé à ce projet,subissant en quelque sorte l’influence de cet invinciblepressentiment qui était pour le gamin un article de foi.
– Voyez-vous, m’sieu Boileau, disait notre ami, j’ai idéeque nous rencontrerons là-bas M. André et le docteur… Je lesai reconnus quand j’ai crié du haut de ma vergue :Santiago ! Ils m’ont certainement entendu.
« Bien sûr qu’ils se sont dirigés vers cette ville. Pourdes débrouillards comme eux, ça n’a été qu’un jeu ; ils ontcompris que je leur donnais rendez-vous. Ils s’y trouveront.
« C’est mon idée. À nous quatre, nous nous mettrons enroute, puis nous chercherons Majesté, et quand il faudraitdescendre en enfer ou grimper à la lune, je jure bien que nous enviendrons à bout.
– Oh ! à nous quatre, disait avec son incomparableconfiance Boileau, qui ne doutait jamais de rien, à nous quatre,l’affaire ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute.
« Ah ! diable !…
– Quoi donc ?
– C’est qu’il y a, comme je crois vous l’avoir déjà dit,trois Santiago… Santiago de Cuba, où l’on vend encore des esclaves…puis, Santiago, la capitale du Chili, puis enfin, Santiago delEstero, dans la république Argentine.
– Ces trois villes sont-elles bien éloignées l’une del’autre ?
– Les deux dernières, non ; mais Santiago de Cuba estdans les Antilles. Cela se trouve au diable.
– Eh bien ! allons d’abord à Santiago du Chili ;il est impossible que nos amis n’y soient pas. Si par hasard nousne les y rencontrons pas, nous irons à Cuba.
– Comme vous voudrez, répliqua Boileau, qui était toujoursd’excellente composition quand il s’agissait de faire une bonneaction ou de rendre un service.
Et voici comment, après maints tâtonnements opérés pourrectifier leur direction, ils avaient obliqué vers l’ouest,laissant Caxoveira sur leur droite, et étaient arrivés au bord del’Ybicuy, un affluent de l’Uruguay, à une vingtaine de lieuesd’Yaguaray, tête de ligne du chemin de fer en construction quidescend à Montevideo.
Pour la première fois depuis longtemps, l’existence de Friquetn’avait pas été bourrée de ces événements inattendus dont laréunion constituait le plus invraisemblable et parfois le pluscruel des romans.
Le voyage avait été calme comme la pampa qui déroulait sesinterminables vagues herbeuses, sous un soleil brûlant, dont aucunebrise ne venait tempérer l’intolérable rayonnement.
Les deux voyageurs avaient vécu de leur chasse, ou plutôt de lachasse de Boileau dont le fusil tonnait trois ou quatre fois parjour, et jamais en vain.
Si Friquet ne devenait pas un tireur émérite, il faisait uncavalier passable.
Leur projet était de suivre le cours de l’Ybicuy jusqu’àl’Uruguay, et de traverser la province d’Entre-Rios, ainsi nomméeparce qu’elle forme une sorte de presqu’île enserrée entrel’Uruguay et le Parana.
Ils descendraient alors ce dernier fleuve jusqu’à la ville deParana, gagneraient Rosario et prendraient le chemin de fer qui sedirige vers la Cordillère, et aboutit à Santiago.
Voilà quel était le plan élaboré par Boileau. Cette partie dutour du monde du gamin de Paris devait, on le voit, s’opérer d’unefaçon absolument prosaïque, mais rapide.
Il était dit que le perpétuel guignon accroché à la personne deFriquet en déciderait autrement. La série des aventures les plusfantastiques allait bientôt recommencer.
On était sans nouvelles des saladeristes. Cela taquinait Boileauet l’inquiétait tout à la fois. Notre brave Parisien connaissaitassez le tempérament haineux des métis de l’Amérique du Sud, poursavoir qu’ils ne renonceraient pas aussi facilement à leurvengeance. Aussi, multipliait-il les précautions, en vue d’uneattaque possible des gauchos, qui, à un moment donné, pourraienttrès bien émerger, comme une horde de démons, des grandes herbes dela pampa.
Dans l’hypothèse d’une agression, il avait entravé ses chevaux,dressé selon son habitude, les bagages en forme de redoute, etcampait adossé à la rivière.
Le boulevardier cosmopolite avait sagement agi. On verra tout àl’heure comme quoi il est bon d’avoir étudié en chambre lastratégie, avant d’aller l’appliquer un beau matin, au gré de sesfantaisies ou des besoins du moment.
Friquet enrageait. Après avoir donné une pensée à ses amisabsents, au docteur, son père adoptif, à André, son grand frèresérieux, et à Majesté, son enfant noir, il essayait vainement des’endormir.
Il se tournait, se retournait, parlait, jurait. Le sommeil nevenait pas, et pour cause. Une innombrable légion de moustiques,acharnés contre lui, piquait sa peau, trouait sa chair, sangsuraitson sang.
C’est en vain que le gamin s’arrachait l’épiderme, en segrattant jusqu’au vif. Les insatiables maringouins occupés à souperne lâchaient pas prise et puisaient à trompe que veux-tu dans lesang vermeil du petit Parisien.
Boileau fumait son éternelle cigarette avec l’impassibilité d’unbonze. Non pas que sa chair européenne fût plus à l’épreuve desdards cuisants de ce clan d’insectes, mais parce qu’il savait bienque toute tentative pour s’en débarrasser était absolumentinutile.
– M’sieu Boileau !
– Quoi ?
– Ça m’arrache, ça me dépèce le cuir. Oh ! les damnéesbêtes !
– Que diable voulez-vous que j’y fasse ?
– Pétard ! j’ai plus de trois cent mille cancrelatsdans ma chemise.
– Envoyez-la à votre blanchisseuse et laissez-moidormir.
– Oh ! tonnerre ! si j’avais seulement un peu depoudre Vicat ! Si on pouvait au moins faire de la boxefrançaise avec tout ce tas de punaises !…
– Assez ! assez ! fit Boileau qui se tordait derire.
– Mais elles ne vous « disent » doncrien ?
– Oh ! si, la preuve, c’est que je serai demain gonflécomme une outre. Mais encore une fois je n’y puis rien.
– Punaises, va ! termina Friquet en exhalant tout sonfiel dans ce mot qu’il accentua avec une indéfinissable nuance dedédain rageur.
– Vous calomniez les punaises, mon fils. Ces moustiques,qui n’ont rien de commun avec les incommodes compagnes recelées parles bois de lit des Parisiens, s’appellent des pullones,ainsi nommés à cause de la longueur et de la force de leuraiguillon.
« Nous devons la présence de ces petits vampires auvoisinage de la rivière.
– Tiens ! une idée.
– Dites.
– Si j’allais, à l’exemple de mes bons amis les Pahouins,les Gallois et les Osyébas, me rouler un peu dans la vase, cela mecollerait au torse un enduit épais qui pourrait protéger monépiderme.
– Halte-là ! pas de plaisanteries !
– Pourquoi ?
– Vous n’entendez donc pas ces plongeons répétés, ces ébatsd’animaux aquatiques, ces plouf ! plouf ! indiquant queles eaux, à l’instar de votre chemise, sont habitées, et qu’il nefait pas bon d’aller faire le cavalier seul au milieu du« jacarés » en goguettes.
– Ah ! diable ! Les jacarés, ce sont les nomméscaïmans.
– Vous l’avez dit.
– Mais comment donc faire ? pétard ! comment doncfaire ?
– Attendre minuit.
– Attendre minuit ! Mais il n’est donc pas encoreminuit ? Il me semble qu’il y a vingt-quatre heures que jesuis harcelé. Pourquoi minuit, s’il vous plaît ?
– Parce que la visite des pullones ne se prolongepas ordinairement au delà de cette heure. Ils se retirent alorsbien repus, comme des consommateurs raisonnables, qui s’en vontquand le patron de l’établissement tourne le compteur du gaz.
– Ah ! tant mieux ! Je pourrai donc piquer monsomme au deuxième quart.
– À votre aise. Je vous le souhaite, et à moi aussi.Ah ! n’oubliez pas pourtant que quand les pullones s’en vont,on voit, ou plutôt en entend arriver leurs proches parents, leurscousins, si vous l’aimez mieux, les zaracudos. Leur piqûreest moins aiguë, c’est une consolation. Mais leur musique estintolérable. Vous aurez d’ailleurs avant peu un échantillon de leursavoir-faire.
« Ces virtuoses ailés vont exécuter dans un moment leurmorceau d’ouverture. Après cela, il vous mettront en morceaux.
– Ma foi, tant pis ! Je vais essayer de lesenfumer.
– À votre aise ! moi, j’attends philosophiquementl’arrivée du jour.
Friquet, plus en fureur que jamais, se leva d’un bond, prit lefacon (couteau) de son compagnon, et se précipita vers unénorme champ de gamelotes (chardons des prairies) dont ilse mit à sabrer les tiges.
– Mais, encore une fois, que diable faites-vous là ?lui demanda Boileau.
– Je coupe un tas de ces grands chardons qui ont desfeuilles en hallebarde, et qui sont serrées comme des tiges deblé.
– Mais vous allez vous mettre en lambeaux.
– Aïe ! aïe ! aïe !
– Quand je vous le disais.
– C’est égal, je n’en aurai pas le démenti. Je flanqueraiplutôt le feu à cette forêt de dards et de piquants.
Et notre gamin, têtu comme une vieille mule andalouse,s’apercevant que les morsures des chardons étaient plusdouloureuses encore que les piqûres des petits monstres ailés,battit le briquet, enflamma un morceau d’amadou, qu’il déposa aumilieu d’un paquet d’herbes bien sèches.
La flamme jaillit bientôt et se communiqua comme une traînée depoudre aux gamelotes.
Une pétarade tumultueuse retentit soudain. Pan ! pan !pan ! patatras ! paf ! pif ! pouf !pif !
– Qu’est-ce encore ? s’écria Boileau ensursautant.
– Bon ! voyez ce qu’ils ont dans le corps, ceux-là,fit le gamin interloqué. C’est pas des chardons !… c’est dusalpêtre. En v’là une comédie !
Et les détonations de continuer comme un feu roulant rappelantassez bien l’endiablée musique produite par une ligne detirailleurs éparpillés dans la plaine.
Le champ de chardon flambait comme un feu de paille. La flammese tordait, s’échevelait, à la grande joie du petit homme quicroyait en avoir fini avec les moustiques.
Hélas ! vains efforts, tentative inutile. Pendant que lesgamelotes crépitaient avec autant de fureur que lorsqu’ils s’enprennent aux pieds et aux jambes des voyageurs, les mouches àfeu reprenaient leur œuvre, et continuaient à verser du poivrede Cayenne sous l’épiderme des deux Parisiens.
L’incendie des chardons, inutile en principe, les sauva pourtantd’un horrible péril !
Au moment où, vaincus par la fatigue, ils allaient céder ausommeil, un galop effréné retentit.
– Alerte ! nos chevaux s’emportent.
– Mais non ! le bruit vient de la plaine.
Les deux Français, debout en un moment, le revolver à la main,l’œil et l’oreille au guet, attendaient, prêts à faire feu, sic’était l’ennemi, prêts aussi à donner une fraternelle accolade àdes voyageurs inoffensifs.
Leur hésitation ne fut pas de longue durée. Une série dedétonations retentit, et une grêle de projectiles s’éparpilla enronflant autour d’eux.
Ce n’était ni le bruit aigu de la carabine américaine,accompagnée du sifflement strident de la balle ogivale qui piaule àtravers les couches d’air, ni la détonation sonore des armes deguerre.
Nos deux coureurs de la pampa ne purent s’empêcher de rire enentendant ce tapage ridicule qu’on eût dit produit par lespétarades d’un tir de fête de banlieue.
– Allons, bon ! fit Boileau. Ce sont les gauchos. Ilsvident leurs tromblons à pierre. Peut-on gaspiller ainsi la poudreet le plomb.
– Moi, renchérit Friquet, je croyais que c’étaient leschardons qui avaient été chargés à mitraille par des farceurs.
– Non, ce sont nos bouchers en quête de chair fraîche. Ilsont envie de nous transformer en Liebig, paraît-il. Drôle d’idéequi pourra leur coûter cher.
– Alors, c’est avec leurs escopettes au canon en forme decornet acoustique qu’ils prétendent nous éborgner ! M’sieuBoileau, je ne suis qu’un fichu maladroit ; ça c’est pas pourdire, mais je l’ai prouvé à l’abattoir.
« Eh ben arrangez-moi un de ces revolvers… vous savez bien…vissez-moi la petite machine en triangle qui forme une crosse. Jevais me développer tout seul en tirailleur…
« Ça va être d’un drôle !…
– Entendu. Visez attentivement, et ménagez les munitions,car la soute aux poudres est terriblement basse.
Boileau, pendant ce temps, avait transformé en carabines sesdeux revolvers nickelés du système Smith et Wesson.
Il en tendit un à Friquet, avec des cartouches.
Une seconde bordée éclata au large, couvrant le tapage produitpar les gamelotes. Elle fut non moins inoffensive que la première.Les ennemis, invisibles encore, tiraient par-dessus le rideau deflammes. Leurs coups mal assurés partaient d’un demi-cercle, et lesprojectiles, qui semblaient dirigés sur le point où se tenaient lesFrançais, s’éparpillaient dans des directions tellement en dehorsde la ligne, que le plus « mazette » des tireurs en eûtrougi.
Boileau et Friquet, allongés sur le sol, le coude gauche fichéen terre, le droit horizontal, l’arme assujettie sur la paumeentr’ouverte, comme sur un affût, attendaient en s’amusant commedes bienheureux.
Ils riaient. Que voulez-vous ? À chacun sa manière. DesPeaux-Rouges eussent poussé une charge, des Anglais eussent prisdes notes, des Américains eussent pensé au cours des cuirs ou descotons…
Nos deux Parisiens s’en donnaient comme des collégiens envacances. Ces détonations poussives, semblables au couac d’un tuyaud’orgue asthmatique, étaient si burlesques !
Deux cavaliers apparurent bientôt, se détachant comme deuxstatues équestres au milieu des lueurs rougeâtres projetées par lescharbons épars sur le sol.
Les chevaux renâclèrent et refusèrent d’avancer sur ce champincandescent. Quelques coups d’éperon mirent bientôt fin à cesvelléités de révolte.
– À vous l’homme de gauche. À moi celui de droite, ditBoileau à voix basse… Feu !
– Envoyez !… fit le gamin, se servant du terme usitéen marine.
– Pif !… pif !… Les deux carabines-revolvers sefirent entendre.
Un cheval broncha, culbuta, se releva à moitié, retomba, etresta finalement étendu à terre. Friquet venait de faire un coup demaître. Ce cheval était noir…
L’homme que venait de viser Boileau vidait en même temps lesarçons. Sa monture, au pelage d’un blanc de neige, hennitplaintivement, se cabra, et partit comme une flèche.
– La blanche et la noire, cria la voix aiguë du gamin… àqui le tour ?… qui est-ce qui en veut ? À tous les coupsl’on gagne.
Mais les bénéfices de la partie étaient d’une part tropaléatoires, et de l’autre trop certains, pour que les partenairesmystérieux continuassent longtemps. C’est ce qui arriva.
Une trêve succéda bientôt à l’attaque.
Boileau songeait. Friquet, ravi d’avoir fait mouche, nedemandait que plaies et bosses.
– Patience, matelot, patience ! Vous aurez au lever dusoleil l’occasion d’utiliser vos talents.
« Ce sont les gauchos, j’en suis certain. Ne chantons pastrop tôt victoire. Je vous l’avais bien dit, hein !…Rancuniers comme ils le sont, furieux de la leçon que nous leuravons donnée, ils ont pris notre piste, se sont collés comme deslimiers à notre trace… et… les voici.
– Parfaitement… que les voici. Eh bien ! nous lesrecevrons demain comme tantôt.
– À qui le dites-vous ? C’est bien mon intention.
« Mais la bataille sera rude. Il faudra nécessairementfranchir la rivière. Opération militaire de premier ordre ;surtout quand le corps expéditionnaire se compose de deux hommes etdix chevaux.
– Ça, je ne dis pas non. Mais vous passerez le premier,vous, m’sieu Boileau. Moi, j’appuierai le gros de l’armée. Je memettrai en réserve et je lutterai jusqu’à la dernièrecartouche.
– Friquet, vous êtes né stratégiste.
– Je ne m’en étais jamais douté ; mais puisque vous lepensez, c’est que ça doit être. Pétard ! je monte en grade.Quelle belle chose que le tour du monde !
« J’ai débuté dans les honneurs par le grade de soutier,puis je suis passé chauffeur ; je suis ensuite devenu matelot,puis cavalier, puis un peu général ; maintenant, me voilàcorps d’armée !…
« Ah ! malheur ! si m’sieu André et le docteurétaient là, c’est eux, qu’en feraient chacun un solide corpsd’armée.
– Oh ! oui répondit Boileau d’un air convaincu, etsans l’ombre d’un doute.
« Écoutez-moi, deux mots encore. Je connais nos ennemis.Ils ne nous attaqueront plus avant le jour. Mais à la premièreheure, nous les aurons sur le dos. Je vais resserrer les entravesde nos chevaux. Les braves bêtes n’ont pas bronché ; mais ilne faut rien négliger.
« Cela fait, vous dormirez une heure. Je veillerai. Puis,vous me relèverez pendant que je me reposerai à mon tour.
« Nous serons de cette façon frais comme l’œil, et disposcomme pour un bal.
– Ça va bien. Dans cinq minutes, je vous promets qu’endépit des cancrelats je piquerai mon somme comme dans la batteried’un cuirassé.
La nuit se passa effectivement sans encombre. Mais, ainsi quel’avait prévu Boileau, l’attaque recommença au moment où lespremiers rayons du soleil ensanglantaient l’océan de verdure.
Elle fut circonspecte. L’ennemi avait appris que ceux qu’ilpoursuivait de sa vengeance aveugle étaient de terriblesjouteurs.
Friquet, après avoir été deux fois de quart, dormait à poingsfermés. Il s’éveilla en bâillant, et vit avec étonnement que soncompagnon, après avoir sellé et bridé les chevaux de selle, avaitencore réinstallé les bagages sur l’échine des bêtes de somme.
Ces dernières, attachées à la queue l’une de l’autre par unecorde assez longue, devaient marcher en file indienne.
Boileau, son fusil en bandoulière, les poches bourrées decartouches imperméables, la carabine-revolver à la main, examinaitattentivement l’horizon.
Le gamin s’équipa en un clin d’œil. On apercevait dans lelointain les ponchos éclatants des gauchos qui voltigeaient dansl’air. Les vindicatifs habitants de la prairie étaient au nombre dedouze. Ils avançaient rapidement en demi-cercle.
– Dites-moi, Friquet, vous nagez bien ?
– Comme un poisson.
– C’est parfait ! Vous allez prendre la tête de lacolonne. Saisissez le premier cheval à la bride. Faites-le avancerdans la rivière. Guidez-le. S’il refuse d’avancer, piquez-le à lacroupe avec votre couteau.
– Bon… mais… et vous.
– C’est moi qui forme l’arrière-garde. Je reste avec moncheval jusqu’à ce que vous soyez arrivé à peu près au milieu.
« Si l’on nous serre de trop près, je démonterai bien unedemi-douzaine de cavaliers. Les balles de l’ami Pertuiset sont depremière qualité.
« Inutile de démolir les hommes. Un gaucho à pied n’estplus un combattant.
« C’est compris ?
– À merveille !
Boileau enfourcha son cheval, sur lequel il resta immobile commeun homme de bronze, l’arme à l’épaule.
Friquet descendit lentement dans l’eau peu profonde au bord, entirant par la bride l’animal qui tenait la tête.
Les gauchos arrivaient alors ventre à terre.
Le pauvre gamin n’avait pas parcouru dix mètres qu’il poussa unterrible cri d’angoisse et de douleur.
Une épouvantable panique se mit soudain parmi les chevaux qui semirent à ruer, à reculer, et à hennir avec cette intonationinoubliable, bien connue de ceux qui ont parcouru les champs debataille.
Ce cri, semblable à un sanglot arraché du pavillon de cuivred’un clairon, se termine par un râle métallique d’un effetpoignant.
L’eau devint rouge. Il semblait que la troupe prît un bain desang !
Boileau, mordu au cœur par l’angoisse ne sourcilla pas. Il netourna même pas la tête. Par trois fois son arme retentit. Partrois fois aussi sa balle infaillible renversa un de ces admirablesmustangs à demi sauvages comme leurs maîtres, dont ils sontl’orgueil et la joie. Puis, enlevant sur place sa monture àlaquelle il fit faire tête en queue, il s’élança d’un bond aumilieu des flots qui s’éparpillèrent en pluie rougeâtre.
Le même cri qu’avait poussé son compagnon lui échappa presqueaussitôt.
– Mille tonnerres ! rugit-il, nous allons être dévorésvifs, ce sont les caraïbes !…
Boileau n’était certes pas un poltron. On l’a vu à l’œuvre. Ilavait toute sa vie ignoré la peur. Eh bien ! il l’a avouédepuis à l’auteur de ce véridique récit, il sentit une sueur glacéeperler à la racine de ses cheveux.
Mourir percé d’une balle ou d’un coup de sabre,qu’importe ? quand on mène la vie d’aventures. On a faitpréalablement le sacrifice de son existence ; et tout enfaisant de son mieux pour reculer autant que possible cetteterrible et dernière échéance, on l’envisage avec calme, quand lemoment est venu d’y faire honneur.
Mais périr déchiré, dévoré, happé, dépecé, par une légion depetits êtres féroces qui, en dépit de leur taille, possèdent unevigueur et une voracité inouïe, c’est un supplice effroyable.
Sentir sa propre chair quitter peu à peu les os, sous les coupsde dent de ces poissons cannibales, assister à sa propre agonie, sesentir devenir squelette en moins de dix minutes, c’estatroce !
La lutte est impossible d’ailleurs.
Qu’est-ce donc que le caraïbe ?
Prenez les deux mâchoires d’une paire de tenailles, en acier lemieux trempé, de ces tenailles employées pour couper lesclous ; aiguisez-les bien ; enchâssez sur chacune d’ellesune petite opale entourée d’un cercle de rubis ; Cela formerades yeux. Enveloppez les deux poignées dans une peau bleuâtre à lapartie supérieure, marbrée inférieurement de larges tachesorangées, glacez tout cela de quelques points rouges, donnez à cetappareil, avec l’existence, la forme d’un poisson de dixcentimètres de longueur, vous aurez le caraïbe.
Ce sanguinaire habitant de certains fleuves de l’Amérique du Sudsemble avoir été créé pour remplir une seule fonction :mordre.
Et il s’en acquitte, Dieu sait comme. Les muscles mettant enmouvement ses maxillaires sont d’une puissance incalculable. Parune merveilleuse entente des procédés de destruction, la nature lesa pourvus de crochets pareils à ceux des serpents à sonnettes.Leurs dents triangulaires sont assez fortes pour entamer le cuivre,et même l’acier !
La vue du sang, ou simplement de tout objet rouge, éveille leurappétit destructeur, et comme ils vont habituellement en bande, nihomme ni bête ne peuvent entrer dans l’eau sans s’exposer à leursimplacables morsures.
Ils attaquent volontiers les chevaux et procèdent avec une siincroyable rapidité, qu’à moins de secours immédiats ils ontbientôt pénétré dans l’abdomen de l’animal qu’ils dévorent en unclin d’œil.
De là leur appellation de mondongueros, – mangeursd’entrailles.
Sur certains points leur nombre est tel, que les riverains ontcoutume de dire proverbialement qu’il y a plus de caraïbes qued’eau. Souvent forcés de traverser des rivières à la nage, ils lesredoutent plus encore que les crocodiles.
La chute d’un morceau de viande en attire bientôt une troupe. Enquelques secondes, il n’en reste plus rien. Cela les met enappétit, ils s’entre-dévorent jusqu’à ce qu’il n’en reste plusqu’un petit nombre.
Humboldt remarque dans ses voyages, que comme l’on n’ose pas sebaigner dans les rivières où pullule ce poisson, on peut leconsidérer comme un des plus grands fléaux de ces climats, où lapiqûre des moustiques et l’irritation de la peau rendent l’usagedes bains si nécessaire.
Heureusement pour l’humanité que les caraïbes sont frappés d’unemortalité considérable à l’époque des grandes chaleurs.
On a alors la joie de les voir flotter par bancs énormes, leventre en l’air, et bien morts. Mais leurs cadavres eux-mêmesjouissent du triste privilège d’être encore dangereux. Les bergessont jonchées d’os et de mâchoires acérées, véritableschausse-trappes animales qui rendent très dangereuse la marche surles bords des lagunes.
Un mot encore pour terminer cette courte monographie.
Les Indiens Warraun ont été contraints, il y a descentaines d’années, par les Caraïbes, – des cannibales qui ontdonné leur nom aux poissons, – de chercher un refuge au milieu desîles flottantes du grand delta de l’Orénoque. Ils habitent depuiscette époque des huttes élevées sur pilotis au-dessus de l’eau,sans avoir seulement un coin de sol pour enterrer leurs morts.
Comme ils ont un culte tout particulier pour la dépouille deleurs proches, ils ont adopté l’étrange coutume de conserver les osdes morts accrochés aux toitures de leurs demeures lacustres.
Mais comme aussi on ne trouve pas parmi eux d’habilesanatomistes capables de détacher les chairs de sa charpente, ilsexploitent la voracité des caraïbes, pour cette opérationchirurgicale.
Ils attachent dans ce but une forte corde autour du cadavre, leplongent dans l’eau, et amarrent l’autre extrémité de la corde àl’un des pilotis de la maison. Au bout de quelques heures, lesquelette est nettoyé. La peau, les muscles, les tendons, ont étéenlevés par les dents des petits monstres.
Il ne reste plus alors aux parents en deuil qu’à détacher lesuns des autres les os, qu’ils disposent avec beaucoup de soin et derégularité dans des paniers tressés « ad hoc » et que lebon goût d’habiles artisans a ornés de perles, de verroteries, declinquants aux nuances multicolores.
Ils calculent la place qu’occupent ces reliques dans le paniertransformé en urne funéraire, de manière que le crâne, solidementassujetti sur les bords supérieurs, en forme le couvercle.
De cette façon, la dépouille d’un être aimé n’est guère plusembarrassante qu’après l’incinération pratiquée par les Italiens etles Allemands dans l’appareil Siemens.
Tels étaient les êtres féroces au beau milieu desquels Friquetet Boileau, échappant aux gauchos, étaient tombés avec leursmontures.
La situation semblait désespérée. Non seulement chaque minute,mais chaque seconde valait un siècle d’intolérable souffrance.
Un indescriptible désordre se mit en un clin d’œil parmi leschevaux. Les pauvres bêtes, rongées et tenaillées vives, sortaientà moitié du cours d’eau. Leurs corps auxquels adhéraient les petitsvampires étaient tordus par d’épouvantables convulsions.
Ils battaient désespérément l’air de leurs pieds de devant, etretombaient lourdement dans les flots.
– Tenez bon ! Friquet, cria Boileau, les dents serréesà éclater. Courage ! Remuez-vous ! Ferme !
– Mille tonnerres ! Ils me dévorent les jambes !je ne peux plus… résister ! Je vais me trouver… mal… Àmoi !…
Terrassé par la douleur, il lâchait prise. Les bêtes affoléesrompaient en même temps la corde qui les attachait les unes auxautres. La moitié au moins disparaissait ; le reste, sedébandait et devenait le jouet du courant.
Les gauchos étaient arrivés sur le bord de la rivière, pendantque s’accomplissait ce drame qui ne dura pas une minute.
Ils répondirent par une bordée de rires et de quolibets aux crisd’angoisse poussés par les Européens.
Grâce à leur vieille expérience de tous les phénomènes de lapampa, ils connurent bientôt la cause de cette catastrophe dont lerésultat n’était que trop facile à prévoir.
Ils n’avaient pas compté sur une vengeance aussi terrible etaussi facile. Aussi s’en donnaient-ils à cœur joie. Quel bonheurpour eux de voir ces deux hommes intrépides, dont le courage étaitsi bien secondé par les excellentes armes qui avaient réduit ausilence leurs inoffensifs tromblons, devenir la proie des monstresqui se rassasiaient de leur sang !
Boileau n’avait pas quitté sa monture, en dépit de ses ruades etde ses soubresauts. Heureusement pour le hardi cavalier, ses bottesavaient efficacement protégé ses jambes contre les dents descaraïbes. Une demi-douzaine à peine de ces hideuses bêtes s’étaientaccrochées à ses cuisses, et s’il saignait abondamment, sesblessures, bien qu’horriblement douloureuses, étaient sansdanger.
Sans se préoccuper des chevaux qui coulaient ou s’en allaient àla dérive, il dénoua en un tour de main son lasso, le fit tournoyerrapidement, puis le lança, avec la dextérité du plus habile coureurdes prairies, à Friquet qui allait disparaître.
Celui-ci entendit siffler la solide lanière, plutôt qu’il ne lavit, et s’y accrocha avec la convulsive et inconsciente énergied’un noyé.
Tous ces dramatiques événements avaient à peine, je le répète,duré une minute. Voici en deux mots quelle était la situation danslaquelle se trouvaient nos deux braves et sympathiquesParisiens.
Devant eux quatre cents mètres à franchir à la nage avantd’atteindre la rive opposée. Derrière, à cent mètres à peine, lesgauchos qui s’opposaient à toute tentative de retour. De touscôtés, une légion de cannibales dont on peut apprécier maintenantla voracité. Puis le gamin presque évanoui, au bout du lasso de soncompagnon, dont le cheval à demi dévoré s’enfonçait emprisonnéentre les jambes de fer de son cavalier.
Quelques secondes encore… et c’en était fait du Tour dumonde du gamin de Paris.
Le salut des deux hommes dépendait d’un miracle. Il s’accomplitbrutalement et dans des circonstances absolument inouïes. Au momentoù Boileau allait disparaître, il se sentit secoué de la plante despieds à la racine des cheveux par une commotion violente qui n’eûtpas manqué de le renverser s’il eût été à terre.
Cette commotion eut un résultat diamétralement opposé.
Le cheval agonisant, qui la ressentit en même temps que sonmaître, remonta à la surface de l’eau, comme s’il eût tout à couprepris de nouvelles forces.
Friquet lui-même, toujours accroché à son amarre, repritinstantanément connaissance, éternua vigoureusement et se mit àgigoter comme un épileptique.
Après cette première secousse, une seconde aussi violente, puisune troisième.
– Mais, pétard ! s’écria le gamin, par quels diablessont donc habitées les rivières, dans ce satané pays ?
« Aïe ! vlan ! vlan encore ! on se croiraitdans la baraque de la femme-torpille… à la foire au paind’épice !…
– Courage ! nous sommes sauvés !
– Tant mieux, mais ça me démolit !… oh ! làlà !… oh ! là… là !…
– Ça vous démolit, mais ça tue les caraïbes…
– C’est vrai pourtant… Vive la joie !… Je saigneencore, ça cuit toujours, mais les vermines ne me mordent plus.
– Nagez ! nagez ferme !
– Oh ! mais, dites donc, m’sieu Boileau… voici plusd’un millier de caraïbes qui flottent sans mouvement etcomplètement assommés.
– Mais nagez donc, éternel bavard, ou il va nous en arriverautant !
Cependant, du fond du fleuve, émergeaient lentement tous lesspécimens imaginables des habitants de l’eau : d’énormesloups-rayés, – bagrerayado, – aux flancs striés comme ceuxdu tigre ; des caribitos, des payaros,sortes de poissons volants ; des jacarés ou caïmans, immobilescomme des troncs d’arbres, des raies épineuses, au dardvénéneux ; des perros de agua ou chiens d’eau(myopotamus coypos), des nutrias, espèces de loutres àqueue d’opossum, et par-dessus tout des myriades de caraïbes.
Le courant emportait lentement tous les animaux paraissant,grands et petits, avoir succombé sous les effets de la commotionqui avait dû avoir un peu plus loin son maximum d’intensité.
Nul doute en effet que si les deux fugitifs se fussent trouvécent ou cent cinquante mètres plus haut, ils eussentinfailliblement été foudroyés.
Les gauchos, les voyant débarrassés des caraïbes, et nagervigoureusement sur l’autre bord, se précipitèrent à leur tour dansles flots tourmentés.
Mal leur en prit. La fée du fleuve était probablement de fortméchante humeur ce jour-là, car les métis n’avaient pas parcourucinquante mètres, que leur peloton se trouva bouleversé de fond encomble, comme s’ils avaient nagé dans du plomb fondu.
Dire les hurlements qu’ils poussèrent serait impossible nonmoins que superflu. Toutes ces syllabes gutturales dont abonde lalangue espagnole, sortaient étranglées des lèvres blêmies parl’épouvante et la douleur. Ces incomparables cavaliers n’étaientplus maîtres de leurs montures. Bref, bêtes et gens semblaient dansune situation plus critique, s’il est possible, que celle danslaquelle ils avaient mis tout à l’heure les deux jeunes gens.
Ceux-ci nageaient toujours. Ils avaient pu prendre une avanceconsidérable. Malheureusement leurs forces s’épuisaient. Ils nevoulaient pas abandonner leur armes et leurs munitions dont lepoids commençait à les paralyser, quelque vigoureux qu’ilsfussent.
Le pauvre Friquet soufflait comme un phoque.
– Nous ne pouvons pourtant pas lâcher nos carabines…Crédié… que c’est donc lourd ! Ah ! si je n’avais pas lesjambes dépecées par ces damnées bêtes… je flotterais un peumieux.
Boileau tirait toujours méthodiquement sa coupe, mais il étaitvisiblement fatigué.
– Voyons, dit-il ; après tout, mieux vaut encoresacrifier une partie de nos munitions… plutôt que de compromettrenos existences.
Il dit et se déleste, non sans un cruel crève-cœur, d’un paquetde cartouches : manœuvre prudente et éminemment conservatriceque Friquet s’empressa d’imiter.
– Ah ! si nous pouvions au moins trouver un troncd’arbre arraché… une botte de foin, un rien… cela nous aiderait àflotter.
Il allait jeter un second paquet. Une exclamation de joie luiéchappait :
– Un radeau !… deux radeaux !… Une flottille deradeaux !
– Où donc voyez-vous des radeaux ! Moi, je ne voisqu’une demi-douzaine de chevaux raidis, qui dansent comme desbouchons sur le fleuve et qui doivent être morts depuis longtemps,les pauvres bêtes !
– Mais, triple niais, vous ne comprenez donc pas que ceschevaux, morts comme vous dites depuis longtemps, sont gonflés degaz… que ces gaz les maintiennent à la surface de l’eau… qu’en nousaccrochant à eux comme à des bouées de sauvetage, nous pouvons, enles poussant devant nous, franchir sans fatigue, et surtout enconservant nos armes, les cent mètres qui nous restent àparcourir.
– Pouah !… monter à califourchon sur descadavres !
– Allons, ne faites pas le dégoûté. Voyez plutôt !
Et, sans s’attarder plus longtemps à de vaines discussions,Boileau qui se sentait couler, étreignit convulsivement le flotteurrépugnant que le hasard lui faisait si bizarrement rencontrer.
Il poussa un profond soupir de satisfaction.
Friquet ne fit plus la petite bouche. Voyant son compagnonmettre si heureusement à profit les conséquences du principe dontArchimède découvrit, en prenant un bain, la cause essentielle, ils’accrocha bientôt à la sinistre épave.
Pour deux nageurs de leur force, atteindre la rive n’était plusqu’un jeu.
Les gauchos, heureux de leur côté d’en être quittes à si boncompte, avaient définitivement abandonné leurs projets devengeance.
Les Parisiens prirent bientôt pied et laissèrent couler au filde l’eau les appareils de flottaison dont un impérieux besoin avaitnécessité l’emploi. Mais ils abordaient seuls. La superbetropilla de Boileau était anéantie. Friquet n’était pascontent. Depuis qu’il était devenu un cavalier passable, lachevauchée à travers la pampa avait pour lui d’indiciblesattraits.
De cavalier il passait fantassin. Cette amère plaisanterie de ladestinée l’agaçait prodigieusement. Après s’être consciencieusementsecoué comme un caniche, il exhala sa mauvaise humeur en des termesqui amenèrent sur les lèvres de Boileau un rire que la situationrendait pour le moins intempestif.
Mais le boulevardier était un philosophe comme on n’en trouvequ’à Paris.
– Plus de chevaux… disait Friquet. Plus de hamac !…Plus de poncho !… Il va falloir trimer à pied, coucher à labelle étoile et se traîner comme des pioupious à travers lesnopals, les gamelotes, les gynériums et autres herbagesdésagréables !
– C’est dur, mais que voulez-vous que j’y fasse ?
– Oh ! rien. Je sais bien que c’est bête de ma part deregretter tout notre confort ; mais, voyez-vous… on s’habituesi facilement à bien vivre… J’ai été toute ma vie si malheureux.Puis, ces pauvres bêtes, je les aimais tant !
– Encore une fois, qu’y puis-je ? Dans la vied’aventures, il faut, mon bon ami, s’attendre à toutes leséventualités.
« Nous sommes, par ce fait, bien moins à plaindre qu’ensortant du saladero. Voyez, d’ailleurs comme les événementss’enchaînent bizarrement. Croyez-moi, ce qui vous désole si fort ence moment, c’est-à-dire la perte de notre matériel, a été la causede notre salut.
« Sans les caraïbes, les gauchos nous rattrapaientprobablement, dans le cas douteux où nous eussions échappé à ladent de ces petits monstres.
« Être « lacés » par les brigands de la prairieest déplorable, mais être dévorés vifs, c’est atroce.
– J’crois bien. Je saigne partout. Les mauvaises bêtes ontdévoré ma culotte en même temps que la doublure.
– Puis, les gymnotes, nous ont débarrassés tout à la foisdes caraïbes et des gauchos.
– Les… gibelottes…
– Vous mériteriez quinze jours d’arrêt, Friquet.
– Mais non. Je ne ris pas. C’est encore un mot de savantque vous venez de prononcer. Vous savez bien que j’ai été aucollège chez un savetier, et que la science de mon professeur nes’étendait pas au delà des usages du tire-pied et du filpoissé.
« Qu’est-ce que c’est donc que votre…
– Gymnote…
– Bon ! gymnote…
– C’est l’animal auquel vous devez ces commotions qui voussemblaient autant de coups de bâton. Une anguille… une simpleanguille électrique.
– Comme un télégraphe.
– Mon Dieu, si vous voulez… Tiens, après tout, ce seraitdrôle de relier deux gymnotes par des fils enduits de gutta-percha,et de faire servir ces aimables poissons à la transmission dedépêches.
« J’y penserai. Mais parlons sérieusement. Le gymnote est,comme je viens de vous le dire, un poisson pourvu d’un appareilparticulier, produisant le fluide électrique, absolument comme cesinstruments de physique dont vous n’êtes pas sans avoir entenduparler.
– Oui, m’sieu Boileau. Bon Dieu, que c’estbizarre !
« Le fait est que j’ai ressenti une impression complètementanalogue à celle que donnent les outils dont vous parlez. Celan’est pas toujours agréable.
– Mais c’est souvent mortel. Vous venez d’en avoir lapreuve, en voyant ces cadavres flotter tout à l’heure à la surfacede l’eau.
– C’étaient les anguilles électriques qui avaient pu tuerces animaux… même les caïmans ?
– Sans aucun doute. Les caraïbes, mis en goût par la chairde nos chevaux et aussi par la nôtre, se sont attaqués auxgymnotes.
« Ceux-ci se sont incontinent servis de leur armenaturelle. Vous avez vu quel terrible engin de destruction.
« Les premières décharges ont été foudroyantes.Heureusement que nous n’étions pas au point exact d’où ellespartaient, sans quoi nous courions un danger réel.
« De plus, le régiment des torpilleurs ayant peu à peuépuisé ses minutions, c’est-à-dire que le fluide ne se reproduisantpas instantanément, les anguilles n’ont pu nous envoyer que desdécharges douloureuses, mais non mortelles.
– Eh bien ! voyez-vous, m’sieu Boileau, si le bonheurde constater un phénomène aussi extraordinaire, et de lui devoirnotre salut, ne répare pas notre désastre, je vous avouerai qu’ilen atténue grandement l’amertume.
– À la bonne heure ! Faites comme moi, mon cher. Soyezphilosophe ! Ah ! Sacrebleu !
– Quoi donc ?
– Ma provision de tabac !…
– Eh bien ?
– Elle est à vau-l’eau !… Pas une cigarette.
« Je ne m’en consolerai jamais !
– Les caraïbes vont s’en régaler.
– J’aimerais mieux avoir été dévoré vif !Allons ! c’est le commencement de la misère. Friquet, monfils, les beaux jours sont finis ; le pampero souffle, lesnuages montent, le ciel devient noir. Nous allons avoir une tempêteterrible. Tout va mal.
« J’aurais nargué le destin avec quelques paquets decigarettes… La vie sera dure… sans tabac.
– Pas d’tabac, murmura Friquet qui pourtant ne fumaitpas.
Toujours des œufs crus !… – Les fleuves sont deschemins qui marchent. – Bienfaits de l’inondation. – Encore une îleflottante. – Traversée de l’Uruguay. – Après l’Uruguay,l’Entrerios. – Le Parana. – En bateau à vapeur. – Les habitants dufleuve. – Forêt vierge en miniature. – Le bois de Boulogne deSanta-Fé. – Floraison de baïonnettes. – Les Colorados. – Un ancienofficier de zouaves. – Mésaventures d’un gouverneur civil etmilitaire qui boit trop de bière. – L’émeute va-t-elle devenir unerévolution ? – La guerre dans la rue. – Héroïsme d’une jeunefille. – Aux barricades ! – Comme quoi, surtout en politique,il ne faut jamais se mêler des affaires des autres. – Un capitainequi ferme les yeux.
– Et vous appelez ça le pays du soleil, vous, m’sieuBoileau ?
– Dans tous les pays du monde il pleut, quediable !
– Mais ça n’est pas de la pluie !… c’est un ouragan,une trombe, une tempête, une cyclone. Tout ce tas de nuages, plusnoirs que la poix du défunt père Schnickmann, mon professeur, estune éponge de cent lieues carrées. Cet animal, – l’éponge est unanimal, le docteur me l’a dit, – est gonflé jusqu’à plussoif !…
– Et alors ?…
– Vous me le demandez… alors, je répondrai que : y aquéqu’un de mal intentionné qui pétrit cette éponge, dont lecontenu nous inonde depuis tantôt vingt-quatre heures ; que larivière monte à vue d’œil ; que nos bottes prennent l’eau parle col de nos chemises ; que nous avons le ventre vide et quenous voilà immobilisés sur cette langue de terre, une presqu’île,comme disent les géographes, où la vie n’est pas drôle.
– Plaignez-vous donc. Ne faudra-t-il pas un parapluie àmonsieur ?…
– Un pépin ! oh ! là là !… ce serait lepremier. Non, m’sieu Boileau. Cet objet de luxe m’est inconnu. Maisje ne voudrais pas perdre mon temps et m’en aller à Santiago. Jevoudrais retrouver mes amis.
– C’est différent. Mon cher camarade, cette pluiediluvienne que vous maudissez hâtera bientôt notre délivrance.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr. Est-ce que jusqu’à présent les événementsqui, en principe, vous paraissaient les plus désastreux, n’ont paseu pour vous un dénouement aussi heureux qu’inattendu ?
– C’est possible. Mais pourtant, cela ne me semble pas lavraie logique de la vie. Le malheur ne saurait, à mon humble avis,engendrer perpétuellement le bonheur.
– Tout ce que je puis dire, c’est : que à quelquechose malheur est bon. Notre Tour du monde s’accomplira endépit et surtout à cause des péripéties qui l’agrémentent.
« Vous retrouverez vos amis. Nous rentrerons à Paris ;nous irons raconter nos aventures à la Société de géographiecommerciale. Notre bon ami Jules Gros nous fera une réceptionsuperbe. Nous irons dans les journaux raconter de bonnes histoires.Aurélien Scholl fera des mots, Castelli des dessins, Carjat desphotographies, et Lemay dira que tout est arrivé…
« Nous serons les héros du jour, et… vous aurez la médailled’or, comme Stanley et Savorgnan de Brazza. Voilà…
– Oh ! je n’en demande pas tant : retrouverM. André, le docteur et Majesté, puis, rester avec vous etnous donner un peu de bon temps… voilà tout ce qu’il me faut.
– Puisque je vous dis que c’est une affaire conclue.
– Que le ciel vous entende et ne nous inondeplus !
– Bien. Résumons la situation. La pluie fait rage depuistrente heures, ainsi que me le dit ma montre, heureusement étanchecomme un bateau de caoutchouc.
« Nos chevaux sont morts et nos bagages submergés. Nousavons nos armes et environ chacun cent cinquante cartouches. Lesgauchos sont au diable, et nous sommes en sûreté.
« Nous ne mourrons pas de faim, puisque notre presqu’îleest remplie d’œufs de tortue.
– Oui, m’sieu Boileau. Mais rien que des œufs crus, encoredes œufs crus et toujours des œufs crus. Ça devient fatigant à lalongue. J’en ai assez, de ces « laits de poule » sanslait et sans sucre.
– J’aimerais mieux des œufs brouillés aux truffes, des œufssur le plat ou à la coque. Je préférerais des œufs à la neige oudes œufs durs. Une simple omelette au lard ne me déplairaitpas.
« Mais, puisque nous avons seulement des œufs de tortue quel’état de l’atmosphère nous empêche de faire cuire,contentons-nous-en et déjeunons.
– Oh ! tout ce que j’en dis, c’est pour la forme. Dansle fond, ça m’est bien égal et j’attends les événements avecpatience, puisque je ne peux pas faire autrement.
– Parfait. D’autant plus que, comme je vous le disais toutà l’heure, cette pluie qui vous agace va être pour nous unbienfait.
– Je vous écoute, tout en gobant mes œufs comme un renarden maraude.
– Je vous imite, sans pour cela m’interrompre.
« Nous sommes ici sur une vaste dépression qui s’étend enpente douce depuis ce massif de collines, dont je ne sais ma foipas le nom, les géographes non plus d’ailleurs, jusqu’auParaguay.
« La pente ininterrompue jusqu’à ce grand fleuve secontinue jusqu’au Parana. Le pays situé entre ces deux cours d’eau,et complètement en contrebas, s’appelle la provinced’Entrerios.
« Il nous faut absolument trouver ce territoire.
« Une fois au Parana, nous sommes sauvés. Il est aussifacile d’aller de là à Santiago que de Paris à Chatou.
– Mais comment diable ferons-nous ?
– C’est tout simple. Un monsieur, – je ne sais plus aujuste comment il s’appelle – a dit : les rivières sont deschemins qui marchent.
– Oui, quand on a un bateau. Et nous n’avons pas la moindreembarcation.
– Nous en aurons une tout à l’heure ; que la pluietombe encore pendant une demi-journée, et je vous assure que notretraversée s’opérera non seulement sans encombre, mais encore avectoutes sortes d’agréments.
– À la bonne heure ! Laissons donc pleuvoir. Ne croyezpas, pourtant, que je sois un clampin qui boude à la fatigue etgeigne à propos de bottes. J’en ai vu de dures en ma vie,allez !
« Ce qui me taquine, c’est le temps perdu. Enfin, vous medites que dans six heures le temps changera, j’en accepte leprésage et j’attends. »
Pendant que nos deux Parisiens dialoguaient, la pluie faisaitrage. Rien ne saurait donner une idée de l’intensité avec laquelleroulaient les cataractes du ciel. C’était un écroulement deliquide, une immersion de haut en bas. Les gouttes semblaient desjets de pompe, d’une abondance et d’une intensitéirrésistibles.
Ainsi que l’avait judicieusement fait observer Boileau, larivière montait à vue d’œil en grondant. Les flots jaunâtres ettourmentés commençaient à charrier des épaves ; destourbillons se formaient ; des débris de toute sorte s’enallaient à la dérive, emportant de blancs paquets d’écume.
La langue de terre sur laquelle avaient pris pied nos deux amis,après avoir échappé aux gauchos, aux gymnotes et aux caraïbes,oscillait violemment.
L’isthme qui la reliait à la rive se rétrécissait. La presqu’îledevenait île. Friquet voulait l’évacuer au plus vite. Boileau s’yopposa.
– Mais, nous allons être inondés, dit le gamin, qui,d’ailleurs, était sans inquiétude.
– J’y compte bien, répondit son compagnon ; mais,veuillez, je vous prie, constater que cette presqu’île n’est pasune presqu’île comme les autres.
« Elle ne se compose pas de terre, mais bien d’herbes, deglaises et de lianes agglomérées, reliées à la rive par desvégétaux sans consistance.
« Le courant va rompre cette amarre, et nous navigueronslà-dessus comme sur un bateau-mouche ; on donne à ces îlotsflottants le nom de camarotes, si cela peut vous faireplaisir.
– Connu… m’sieu Boileau… connu. J’ai flotté sur uneembarcation de ce gabarit. C’était là-bas… avec le petit… enAfrique. Je vous ai raconté cela, d’ailleurs.
– Oui, mon cher ami… Et, certes, le danger était terrible.Ici, c’est une simple partie de canotage. Pas l’ombred’inconvénients, ça surnage comme un bouchon.
« Tiens, après tout, le niveau est assez élevé, on peutparfaitement appareiller, Quelques coups de couteau sur notreamarre et puis… Go ahead !… »
Aussitôt dit, aussitôt fait, Boileau tira son« facon » et se mit à hacher les tiges maintenantl’îlot.
Quelques coups adroitement et vigoureusement appliqués ledétachèrent complètement, et le petit continent, après avoiroscillé, et tournoyé pendant trois ou quatre minutes, descendit lecourant.
Les vagues commençaient à s’enfler. Le vent s’éleva bientôt. Lapluie fit rage.
Au loin, le flot mugissait. Puis, un murmure immense, une sortede plainte de rivière, en mal d’inondation, se fit entendre. Cebruit rappelait quelque peu le frémissement d’un nuage chargé degrêle, et mieux encore l’espèce de ronflement produit parl’approche d’une invasion de sauterelles.
Mais à quoi bon chercher des points de comparaison ? Chacunconnaît ce vaste chuchotement des flots qui désagrègent enclapotant les berges trop étroites, et qui imbibent peu à peu lescouches de terre sur lesquelles ils vont tout à l’heure rouler encascades irrésistibles.
Ce brouhaha de foule inquiète dura plusieurs heures, La vitessede l’îlot s’accéléra. Par un hasard merveilleux, sa forme seprêtait admirablement aux hasards de la navigation fluviale. Iltraversait victorieusement les tourbillons, et se maintenaitinvariablement au milieu du cours d’eau.
Voici pourquoi. Assez large à l’avant, il se terminait en unelongue pointe effilée, cela l’empêchait de rouler. On conçoit sanspeine que, s’il eut été à peu près circulaire, il eûtinfailliblement été pris par une de ses faces latérales.
Le lit de la rivière monta démesurément.
Une sorte de mur liquide se forma en avant du radeau, à deuxcents mètres à peine. Ce mur, semblable au mascaret que l’onobserve à Caudebec, lors des grandes marées, ou à l’embouchure dela Gironde, avait près de trois mètres de hauteur.
Il s’avançait avec la vitesse d’un cheval au galop. Le murmuredevint fracas. L’îlot fila comme une flèche.
– Tonnerre à la toile, fit le gamin, nous marchons comme unsteamer.
– Hein, ne vous l’avais-je pas dit ? reprit soncompagnon. L’inondation va nous sauver.
« Notre embarcation nous conduira en peu de temps dans unpays à peu près civilisé, où l’on trouve encore quelques gauchos,mais où l’on s’éclaire au gaz. On reçoit des coups de couteau, maison boit des bocks. Il y a du tabac, des voitures de place, desagents de police grincheux, ainsi que des messieurs en chapeau desoie.
« Enfin, il y a des bateaux à vapeur, et des chemins defer !…
– Des… chemins… de fer !… vous dites des chemins defer !…
– Qui conduisent à Santiago, mon fils. J’espère bien vousfaire prendre un billet à destination de cet aimable séjour, etvous tenir compagnie jusque-là.
– Que je suis donc content ! Eh bien, je ne me senspresque plus mouillé, depuis l’annonce de cette bonne nouvelle.
– Le fait est que le jour où vous avez dit adieu aux payscivilisés, commence à être passablement éloigné ; je comprendsque le voisinage d’une ville vous soit agréable.
– Oh ! le bonheur éprouvé par moi dans ces grands amasde pierres appelés des cités est d’un si faible tonnage, que leurapproche me laisse froid. Ce qui me transporte, c’est lapossibilité de retrouver mes amis. Le reste m’importe aussi peuqu’une place de conseiller municipal chez les Iroquois.
Le camarote servant d’embarcation roulait sur lefleuve, précédé de la cascade mouvante qui ronflait à quelquesencablures en avant.
Sa vitesse devenait vertigineuse. Le bruit étaitassourdissant.
Les rives s’enfuyaient avec cette vélocité qui fatigue l’œil desvoyageurs emportés par un train express, quand ils contemplentl’horizon par la portière de leur compartiment.
La pluie tombait toujours à torrents. Les simples rigolesdevenaient des rivières, celles-ci des fleuves, l’affluent surlequel flottaient nos amis semblait un bras de mer.
Les minuscules tributaires de ce cours d’eau débordaient depuisquelques heures, et telle était l’intensité de leur courant, que levolume de la « barre » paraissait augmenter demoment en moment.
– Ce chemin d’eau marche aussi vite qu’un chemin de fer,fit judicieusement observer Friquet. Tonnerre ! heureusementque la voie est libre. Si l’on rencontrait un train, les freinsseraient durs à serrer.
« Mais, nous sommes seuls ! »
Un rugissement sonore lui fit tourner la tête.
– Pas si seuls que cela, mon camarade, dit Boileau.D’autres voyageurs ont pris le même convoi. Tenez, voyez donc cetteflottille…
– Ouvre l’œil au bossoir bâbord !…
– Ouvrez tout ce que vous voudrez. Il n’y a aucun danger.Si le puma (lion sans crinière de la pampa) qui flotte surun camarote analogue au nôtre a faim, il a encore plus peur.
« Oh ! il y en a d’autres ; et nous allons enrencontrer toute une série pendant notre voyage.
« Quand je vous le disais… ce tigre, qui sort en rampantdes pajonales…
– Des…
– Pajonales… ces bouquets d’arbres, si touffus, enchevêtrésde lianes, sont envahis par les eaux. Les tigres qui les habitentont une sainte horreur de l’élément liquide, en véritableschats…
– Hop !… quel joli coup de jarret ! Bravo !il tombe juste sur le dos du puma, qui ne s’y attend pas. Bon. Leradeau chavire, et voilà nos deux grandes bêtes à l’eau.
Friquet s’amusait comme un bienheureux.
De temps en temps un autre camarote se détachait de la rive. Unpassager à quatre pattes frissonnant sous la pluie et tremblant depeur s’y tenait cramponné. L’embarcation prenait la file, etl’étrange flottille, suivait le radeau monté par nos deux amis,comme les bateaux qui remontent la Seine à la suite d’unremorqueur.
Combien de temps dura cette navigation folle ? Il estimpossible de l’apprécier. De longues heures d’angoisses et de faims’étaient écoulées. Boileau et Friquet, après avoir suivi le coursde l’affluent de l’Ybicuy, après avoir été le jouet des eaux de larivière elle-même, se trouvèrent, sans savoir pourquoi ni comment,sur une énorme étendue d’eau que nulle berge ne semblaitborder.
– Mais, sacrebleu ! c’est l’Uruguay ! Allons,bon ! Nous comptions traverser l’Entrerios, puis gagner leParana, et le courant va nous emporter du côté deBuenos-Ayres !
– C’est-il loin de Santiago ? demanda anxieusementFriquet qui, avec une touchante insistance, ne pensait qu’au butunique de son voyage.
Son compagnon n’eut pas le temps de répondre.
Un remous formidable, formé par l’irrésistible poussée des eauxde l’Ybicuy, saisit le radeau, le roula comme un fétu, etpénétrant, ainsi qu’un projectile, à travers les eaux de l’Uruguay,le lança de l’autre côté du fleuve, large en ce point de plus d’unkilomètre.
– Friquet, mon bon, nous irons au Parana. Vous avez comprisla manœuvre, n’est-ce pas ?
– Dame ! à peu près.
– C’est tout simple. La barre qui nous précédait a coupé enbiais les flots de l’Uruguay ; nous sommes maintenant dansl’Entrerios.
« Nous devons nous trouver à vingt-cinq lieues à peine dela ville de Mercedes, tête de ligne du chemin de fer qui descend àBuenos-Ayres. Allons à Mercedes. Les salinas situées dansles bas-fonds seront bientôt recouvertes par l’inondation. Il yaura avant peu un mètre d’eau partout.
« Un courant nous prend ; profitons-en. De Mercedes ilnous sera facile de gagner le Parana. Il n’y a guère quequatre-vingts et quelques kilomètres.
« Que dites-vous de l’idée ?
– Je dis, m’sieu Boileau, je dis… que tout ça va comme surdes roulettes, et que pour une fois le guignon semble nouslâcher.
Pour une fois, en effet, la malchance ne s’acharna plus aprèsdes deux Parisiens. Ils firent tant, et si bien les débrouillards,qu’après avoir flotté sur leur camarote qu’ils n’abandonnèrent qu’àla dernière extrémité, ils cheminèrent à pied, à cheval et enbateau, et arrivèrent au bord du Parana.
La traversée avait duré un peu plus de trois jours. Ils étaientexténués et trempés jusqu’aux os. Boileau avait dû se débarrasserde son fusil, son cher « Greener », qu’il avait troqué àMercedes contre deux chevaux, puis d’un de ses revolvers, échangécontre un mauvais bateau pouvant bien valoir trente sous, puis deson poncho…
Mais, qu’importe ? Un bateau a vapeur était en vue.
Le sifflet annonçait l’appareillage, et Boileau, l’homme quin’était jamais pris au dépourvu, avait, dans un portefeuille bienimperméable, une lettre de crédit d’une quinzaine de millefrancs.
Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.
La descente du fleuve fut monotone. Nous devons d’ailleursconfesser, en historien véridique, que nos deux amis pensèrentseulement à mettre largement à profit le temps perdu, pendant lesquarante-huit heures que dura la traversée. On les vit surtout à lasalle à manger, où ils absorbaient avec un merveilleux appétit lesvictuailles du bord.
Entre les repas, ils dormaient à poings fermés.
Les voici enfin à Parana.
Le lit du fleuve est littéralement obstrué par une foule depetites îles, qui, quand les eaux sont basses, semblent autant departerres.
C’est à peine si les packets anglais qui font le service peuventévoluer dans le chenal capricieux serpentant à travers ces bouquetsde verdure, au milieu desquels s’épanouissent toutes les richessesde la flore aquatique.
Deux catégories d’habitants ont élu domicile sur ces minusculescontinents. D’abord, ces vilains yacarés, petits caïmans,de trois mètres à trois mètres cinquante de long, qui sont bien leshôtes les plus incommodes et les plus dangereux, tant leur nombreest considérable. Puis, les macas, sorte de plongeons dontla peau imite admirablement le cygne, mieux encore le grèbe, etsert à fabriquer des manchons et des bordures de manteaux pourdames.
De hardis et robustes pêcheurs déclarent aux palmipèdes et auxsauriens une guerre acharnée. La chasse aux yacarés et aux macasest leur unique occupation ; ils en retirent à la foisplaisir, honneur et profit.
Nos deux voyageurs firent une courte escale à Parana, villesituée sur le bord d’une falaise à pic d’au moins 300 piedsd’élévation, et d’où l’on aperçoit Santa-Fé, placée juste en face,à vingt kilomètres à vol d’oiseau.
Ils débarquèrent bientôt à Santa-Fé, par le paso SantoTome, sorte de promontoire, où s’échevèle une forêt vierge enminiature, dans laquelle les chasseurs de la ville trouvent toutesles variétés de gibier.
Fauves et volatiles étaient absents en ce moment, et pour cause.De temps en temps une lueur d’acier trouait le feuillage, un éclairde baïonnette miroitait à travers les branches ; un bruitconfus de voix étouffées se faisait entendre parfois, et s’arrêtaitsoudain après un coup de sifflet modulé d’une façonparticulière.
Des hommes campaient dans cette petite forêt, sauvage promenadequi est à Santa-Fé, la ville argentine à peine civilisée, ce qu’estle bois de Boulogne à notre Paris.
Ces hommes étaient des Colorados, révolutionnairesrouges, qui se tenaient embusqués jusqu’à une levée de terrain quele commandant du génie Laprade, un Français, a exécutée pour lepassage du chemin de fer devant relier Santa-Fé à Rosario par lescolonies.
La réunion des partisans offrait un coup d’œil original. Desgauchos au teint bronzé sommeillaient fraternellement à côté degentlemen irréprochables coiffés de panamas et de chapeaux desoie ; des noirs ou des métis montaient la garde avec desmiliciens déserteurs ; des vieillards, à la barbe grise, auxcheveux blancs, barricadiers de l’avant-veille, enseignaient à desjeunes gens, des enfants plutôt, le maniement de lourdes carabinesque ceux-ci pouvaient à peine soulever.
L’arrivée de nos deux amis fut saluée d’un« qui-vive ! » sonore, auquel Boileau répondit parun « Amigos ! » qui, bien que prononcé en castillande Paris, fit abaisser aussitôt la pointe de la baïonnette qu’un deces soldats improvisés croisait assez maladroitement, en somme.
Les partisans n’inquiétaient d’ailleurs en aucune façon lesétrangers, et leurs demandes n’eurent rien que d’amical et decourtois.
Pour comble de bonheur, notre boulevardier, dont l’œil toujoursgrand ouvert ne laissait rien d’inaperçu, fit un geste de surpriseaussitôt réprimé.
– Tiens ! Flageollet ! dit-il de sa voixtranquille ; comment vas-tu, mon vieux camarade ?
L’homme ainsi interpellé en bon français, et avec cettecordialité, sortait d’un galpon, sorte de hangar servant àremiser les marchandises, et qui bordait le bois. Il levabrusquement la tête, ouvrit les bras, pâlit légèrement d’émotionjoyeuse, et s’écria :
– Boileau ! c’est Boileau ! mon bon ami !Sacrebleu !… la surprise est agréable, mais j’en ai les jambeset les bras cassés…
– N’est-ce pas qu’elle est un peu forte et que tu net’attendais guère à me voir ?
« Eh ! oui, c’est comme cela. Nous venons te demanderà déjeuner, mon compagnon et moi. Je te présente mon ami Friquet,un rude matelot, un gaillard comme tu les aimes, et qui faitcrânement honneur au pays.
« Mon cher Friquet, M. Flageollet, un Bourguignon deMontbard, ancien officier de zouaves, aujourd’hui notablecommerçant de Santa-Fé.
« Et maintenant, une bonne poignée de main. Vous voilàamis ! »
Les Colorados, voyant à qui ils avaient affaire, rentrèrent sousbois, sans plus s’occuper des deux étrangers. Flageollet lesconnaissait, cela leur suffisait, grâce à la juste considération,et, qui plus est, à la popularité dont il jouissait dans laville.
– Mes enfants, dit-il sans autre préambule, vous n’êtes pasdes poltrons ; mais il va y avoir tout à l’heure un coup detabac : il est inutile de vous trouver mêlés à uneéchauffourée qui ne vous regarde nullement.
« Venez à la maison.
– Tu crois ?
– J’en suis sûr, tu peux t’en rapporter à mon flair devieux troupier. Il y a de la poudre dans l’air, Iriondo a encorefait des siennes. On veut le déposer et nommer Iturrasse à saplace. Je te le répète, filons, si nous ne voulons pas être prisentre deux feux.
« Je crois, entre nous, que les Colorados auront ledessous. Le gouvernement doit être prévenu, car, depuis hier, tousles voyageurs amenés de Buenos-Ayres par le Provedor sonten panne dans le port, à bord du San-Juan qui va remonterà l’Assomption.
« Ceux qui ont voulu passer outre et ont débarqué de force,ont été enfermés au cabildo (prison de ville).
« Je te le répète, filons !
– Allons-y, d’autant plus que nous avons à donner un solidecoup de fourchette.
Un drame se prépare. Un de ces drames si fréquents, hélas !dans les républiques de l’Amérique du Sud. La poudre va parler, lesang va couler.
Pendant que les préliminaires s’achèvent, et que tous lesacteurs, depuis les grands premiers rôles jusqu’aux simplesfigurants, se tiennent prêts à entrer en scène, expliquonsbrièvement la situation politique de cette ville, où les hasards dela vie ont poussé nos deux Parisiens.
Santa-Fé, chef-lieu de la province de ce nom, fait partie de larépublique Argentine, C’est une jolie ville, qui compte environ15.000 habitants. Elle est très commerçante, et son port sertd’entrepôt aux céréales venant des colonies placées en demi-cerclejusqu’à Rosario.
Les provinces qui l’avoisinent au nord et à l’est, jusqu’augrand désert, gran chaco, habité par les Indiens, et quis’étend jusqu’à la Bolivie et le Rio-Vermejo, sont :Esperanza, San-Carlo, Las Tunas, San Hieronimo et El Sauce.
La république Argentine comprend sept autres provinces : entout, treize. Chacune d’elles a une autonomie relative, sa« Camera de los Disputados » et son Sénat. Elle gèreelle-même, comme bon lui semble, ses propres affaires ; ellenomme son gouverneur.
Enfin, la réunion des délégués de chacune des treize chambresconstitue le « Congreso national » à Buenos-Ayres, quiconnaît des affaires diplomatiques et extérieures.
La justice est complètement indépendante d’une province àl’autre, et l’extradition, chose totalement inconnue. Aussi uncriminel n’a qu’à quitter son district pour vivre en paix,quelquefois à vingt pas du territoire où il a été condamné àmort.
Les sentences des juges ne sont pas, d’ailleurs, généralementbien rigoureuses. Les condamnations n’excèdent pas, – sauf pourtantdans les cas de justice sommaire, – deux ans de service dans unbataillon, qui garde la frontière contre les incursions desIndiens.
Cette frontière est un simple fossé de six mètres de large surdeux de profondeur. Il est assez facile à franchir, sauf pour lesIndiens dont les chevaux, habitués aux pays plats, sont dedéplorables sauteurs.
De dix en dix lieues se trouve un petit blockhaus, et, auxpoints centraux, des camps retranchés où vivent pêle-mêle lessoldats et les Indiens Mansos qui viennent faire leursoumission, et qui, une belle nuit, s’enfuient avec les chevaux dèsqu’ils sont bien repus.
Avant de revenir à Santa-Fé, un mot sur Esperanza, située à 48kilomètres de Santa-Fé ; elle ne lui est inférieure ni enpopulation, ni en prospérité.
On ne compte pas moins de 25.000 colons européens àEsperanza ; chiffre énorme, si l’on tient compte de lafaiblesse de la population des villes sud-américaines, qui n’ontpas un accroissement fantastique comme leurs rivales du Nord,humbles bourgades hier, aujourd’hui cités opulentes.
Le gouvernement local a, d’ailleurs, un excellent système pourattirer les colons. Il leur concède, lors de leur arrivée, unemaison, des instruments aratoires, deux chevaux, une paire de bœufset vingt cuadras carrés (la cuadra est de 98 mètres) àexploiter.
La colonie est sous la haute et absolue direction d’un chefpolitique, qui rend compte pour la forme de ses actes au gouverneurde la province, mais qui, en réalité, est absolument libre detailler et de rogner à son omnipotente fantaisie.
Cette indépendance constitue une autonomie réelle, depuis ladernière échauffourée, pendant laquelle les colons ont, le plusélégamment du monde, mis à la porte le « juscados depaz », et battu à plate couture le bataillon qui voulaitle défendre.
Le potentat qui assume tous ces pouvoirs est Lehmann, un docteursuisse, assez riche à millions, propriétaire de distilleries decaña. C’est un charmant et excellent homme de trente-cinq ans,d’une bravoure et d’une énergie peu communes, en même temps qued’une bonté et d’une affabilité sans égales, bonté et affabilitéqui ne sont pas de la faiblesse. Lehmann est juste et intègre enbon républicain, et sa poigne de fer en impose aux braillards.
Un mot encore : il est propriétaire et fondateur de lafeuille locale qui s’appelle Coloneo del Oeste.
La maison où notre nouvel ami, l’ancien officier de zouaves,devenu colon à Santa-Fé, le Bourguignon Flageollet, avait amenéBoileau et Friquet, est située sur ce port magnifique, construitpar l’ingénieur suisse Rolas, le même qui a amené les gauchos auJardin d’acclimatation à Paris.
Cette demeure est confortable, comme peut l’être celle d’unhomme de goût, riche et ami du confort français. Son hospitalitéfut plantureuse autant que cordiale. Vous dire si l’on parla deParis et si l’on but à la France serait chose fort superflue.
La nuit était venue. De la ville silencieuse sortait ce vaguebruissement perçu quelques heures avant par nos amis, au moment oùils allaient pénétrer dans le petit bois.
On percevait des pas étouffés, des chuchotements de voix, desgrincements de fer entre les pavés, des cliquetis d’éperons et debaïonnettes, bruits familiers à l’oreille de Flageollet, qui enavait entendu bien d’autres.
Boileau se tortillait sur sa chaise en homme préoccupé.
– Si nous allions voir… un peu, dit-il, n’y tenantplus.
– Oui, appuya Friquet… rien qu’un peu.
– Ah çà ! est-ce que vous avez envie de vous fairecasser la… la figure ? Laissez donc ces bonnes gens sedébrouiller chez eux et mêlez-vous de ce qui vous regarde.
– Mais voyons, Flageollet, tu sais bien qu’il n’y a pas dedanger.
– Mon vieux camarade, les balles sont généralement pour lesbadauds. Ce serait plus que de la niaiserie de risquer d’enattraper une.
« Je ne suis pas plus manchot qu’un autre, j’en ai vu dedures, n’est-ce pas ? eh bien, là, entre nous, cela ne metente en aucune façon ! Ah ! s’il s’agissait de touteautre chose, d’un de ces soulèvements spontanés, sublimes, qui fontd’un peuple esclave un peuple libre !…
« S’il fallait payer de ma peau un milligrammed’indépendance, je décrocherais ma carabine, et je crierais :Aux barricades ! Mais que diable veux-tu que me fassent cesquerelles de ménage s’élevant à propos de bottes entre bravesgarçons libres comme l’air et qui ne peuvent s’entendre qu’à coupsde fusil sur de toutes petites questions de détail.
– Mais nous ne faisons pas le tour du monde pour resterentre quatre murs. Il faut bien voir un peu ce qui se passe.
– Voyons, m’sieu Flageollet, après tout, on ne nous mangerapas… Rien qu’un petit peu.
– Mais, diable d’entêté, savez-vous seulement ce donc ils’agit ? Avez-vous la moindre idée de ce qui va sepasser ?
« Le gouverneur Iriondo est assez impopulaire ici. C’est ungrand diable de trente-cinq ans, passablement inoffensifd’ailleurs, et qui n’a qu’une seule passion : la bière. Cequ’il absorbe de bocks épouvanterait la première éponge d’uneuniversité allemande.
« Il était criblé de dettes à Buenos-Ayres, et c’est un peule motif pour lequel il a été appelé au poste qu’il occupe ici. Jedois avouer que les jésuites n’ont pas été étrangers à sanomination. Mais, en somme, qu’est-ce que cela nous fait ?
– Cela nous fait que je n’aime pas les jésuites, moi…articula nettement Friquet, et que l’homme des jésuites ne sauraitêtre le mien !… Voilà !
Flageollet et Boileau partirent d’un formidable éclat de rire àcette proposition si inattendue et si carrément formulée.
Ce Friquet était vraiment unique au monde.
– Et qui veut-on mettre à sa place, sans vous commander,m’sieu Flageollet ?
– Un brave garçon nommé Iturrasse, que j’aime beaucoupd’ailleurs et auquel je souhaite toutes sortes de prospérités.
– Bravo ! c’est mon homme, s’écria Friquet électrisé,et un peu grisé par l’excellent bourgogne de son hôte.
« À bas Iriondo ! et vive Iturrasse !…
– Muere el traidor !… muere el traidor !hurlèrent tout à coup dans la rue des centaines de voixfurieuses.
– Qu’est-ce qu’ils disent ? En voilà une drôle defaçon de crier : Des lampions !
– Allons, il n’y a plus à s’en dédire, reprit Flageollettristement. Le sang va couler. Le complot éclate. C’en est fait.Tous les chefs sont chez Echerrague, le cafetier de laPlace-Centrale ; ils n’attendent plus que le signal qui doitfaire accourir les Colorados campés au dehors.
L’ancien zouave prononçait à peine ce dernier mot, que lafusillade pétilla soudain.
Les trois hommes tressaillirent et se trouvèrent debout. Entrois bonds ils étaient dehors.
Boileau ne put s’empêcher de rire.
– Eh bien ! et tes résolutions, mon vieuxtroupier ?
– Que diable veux-tu ? La poudre !… Puis, ensomme, s’il y avait moyen, sinon d’amener la conciliation,d’atténuer au moins les horreurs de la guerre civile.
« De plus, il y aura des blessés… ceux-là auront besoin desoins.
– À la bonne heure ! répliqua Boileau en lui serranténergiquement la main. Ce que tu proposes là est mieux et plusdifficile que la lutte. Tu es toujours le bon et brave cœur dejadis.
– Des lampions ! des lampions !… criaitFriquet.
– Veux-tu te taire, crapaud ! s’écriaFlageollet ; tais ton bec, et en avant !
– Suffit, capitaine ; on rengaine son enthousiasme eton se transforme en brancardier.
Une troupe en débandade sortait de chez Echerrague et passait aupas gymnastique. Ceux qui la composaient criaient à tue-tête,agitaient leurs armes.
– Muere el traidor !…
– Ils vont chez Iriondo… Le pauvre diable va êtremassacré.
Un jeune homme élégamment vêtu à l’européenne marchait à leurtête. Il pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans.
– C’est Candiotti, dit à voix basse Flageollet, un ami. Ilest un des chefs de l’émeute. Pourvu qu’il n’y laisse pas ses os…ce serait dommage. Il est charmant, brave comme un Parisien, etplusieurs fois millionnaire.
Candiotti aperçut les trois Français et fit à Flageollet unsigne affectueux de la main.
La troupe grossit en route, et arriva à la casad’Iriondo, qu’elle voulut envahir séance tenante.
La porte était solide. Quelques conjurés l’ébranlaient à coupsde hache et de crosse de fusil, pendant que les autres exécutaientun feu roulant sur la façade, aux fenêtres hermétiquementcloses.
Au moment où elle allait céder, elle s’ouvrit à deux battants.Un flot de lumière projetée par des torches que tenaient unedizaine de peones immobiles et silencieux inondait l’entrée.
Tous étaient sans armes. Les Colorados furieux allaient seprécipiter dans le large couloir. Ils s’arrêtèrent devant uneapparition aussi soudaine qu’imprévue.
Pâle, frémissante, échevelée, les yeux pleins d’éclairs, unejeune fille, une enfant de quinze ans, admirablement belle, faisaitface, les bras croisés, à la troupe des conjurés.
Le bruit cessa, les clameurs s’apaisèrent ; il n’y eut plusun mouvement. Il se fit un silence de mort.
– Que voulez-vous ? dit-elle en les fixantintrépidement.
– Iriondo ! s’écria une voix animée. Meure letraître !
– Qui ose dire qu’Iriondo est un traître ?s’écria-t-elle, superbe d’orgueil et d’indignation.
– Moi ! dit l’homme qui venait de parler ; jeveux qu’il meure !…
– Toi, Pedro, que mon père a sauvé despresidios !…
– Meurs donc aussi, serpent, s’écria l’homme, un métiscolossal, en faisant feu à bout portant sur la jeune fille.
Un cri d’horreur et de réprobation retentit. Prompt commel’éclair, Candiotti releva l’arme au moment où la détonationéclatait ; puis, souffletant le misérable en pleine figure, duplat de son sabre, il s’écria d’une voix retentissante :
– Amis ! qu’on le désarme !…
Quatre hommes terrassèrent le métis et lui arrachèrent soncouteau et son revolver. Alors, avec un geste plein d’orgueilleuxmépris :
– Va-t’en !… Nous faisons la guerre aux hommes !…Un coquin qui ose attenter à la vie d’une femme ne doit passouiller de sa présence les rangs des patriotes.
« Va-t’en, lâche !… »
L’homme, écumant de rage, crachant rouge, les lèvres écraséespar l’acier, s’éloigna en chancelant.
– Et maintenant, enfant, continua le jeune partisan,s’opposer plus longtemps à la volonté du peuple serait folie.Place ! señorita. Les Colorados de Santa-Fé réclament legouverneur Iriondo.
– Non, vous n’aurez pas mon père ! Non ! señorCandiotti, c’est impossible !… Je ne veux pas !…Grâce ! pour lui… Pitié !… au nom de votre mère…
Le jeune homme remit son sabre au fourreau, se découvritrespectueusement, et écarta doucement la jeune fille dont lesjambes vacillaient.
Cette scène avait duré près de dix minutes. Les révolutionnairesentrèrent sans un cri, avec l’ordre le plus parfait, dansl’habitation qui fut fouillée de fond en comble.
Inutiles recherches, Iriondo fut introuvable. Il avait pu,pendant que sa fille parlementait, s’enfuir par le jardin, encompagnie du capitaine d’armes Barrias, et se réfugier au collègedes jésuites.
Les recherches opérées, plus tard, dans cet établissementreligieux, ne furent d’ailleurs pas plus fructueuses. Iriondo restaquarante-huit heures sans manger sous le maître-autel, et attenditdans de mortelles angoisses la fin de l’émeute.
Les conjurés, ne le rencontrant pas, pensèrent qu’il pouvaits’être retiré au cabildo. Une troupe d’hommes à cheval débouchait àce moment sur la place. Elle venait du dehors, du côté du pasoSanto-Tome, et passait devant la prison.
Une autre troupe de combattants à pied, ceux que Boileau etFriquet avaient rencontrés en arrivant, pénétrait également sur laplaza, mais par l’angle opposé, celui où se trouve la casa delgobernador.
Toutes trois opérèrent leur jonction.
Les cris de : Muere el traidor !… retentirent denouveau.
Puis tous ces hommes, plus affolés que jamais de rage et decaña, se précipitèrent sur le cabildo, situé de l’autre côté, entrele café d’Echerrague et la prison, presque en face la demeure dugouverneur…
La grande porte du milieu est fermée. Candiotti s’avanceintrépidement le premier, applique son revolver sur la serrure,fait feu quatre fois coup sur coup, à bout pourtant, pour la fairesauter.
Il n’a pas le temps de tirer une cinquième fois. Comme tout àl’heure chez Iriondo, la porte s’ouvre toute grande.
Le commandement de : Feu ! retentit. Le sombrecouloir, large et profond comme un antre, s’éclaire d’aveuglanteslueurs de poudre ; un terrible feu de peloton éclate. Unouragan de plomb s’abat sur les assaillants, que déciment lesballes des Remington.
Candiotti, Iturrasse et une centaine de leurs compagnons tombentfoudroyés. La place est emplie de fumée. Des râles, d’agonie semêlent à des cris de douleur et de rage. La scène est atroce.
Surpris, mais non abattus, les Colorados ripostent au hasard, etse précipitent, le couteau à la main, sur les deux pelotons de laguardia provinciale embusqués dans le cabildo.
Vains efforts : leur élan vient se briser sur lesbaïonnettes du premier peloton, pendant que le second commence unfeu à volonté d’une telle intensité que la place n’est plustenable.
Flageollet, Boileau et Friquet, sans armes, bien entendu, setenaient, par une insolente bravade, au point le plus dangereux. Ilsemblait qu’un génie les protégeât.
Les Colorados massacrés à bout portant allaient tenter un retouroffensif.
L’ancien officier de zouaves vit le mouvement et pressentit undésastre.
– Ces enragés-là vont se faire tuer jusqu’au dernier… Quelmalheur ! bon Dieu…
« Allons, ça ne me regarde pas, mais je n’y puis plustenir.
« En retraite ! cria-t-il de sa plus belle voix decommandement.
« En retraite !… »
Les partisans, au bruit de cette voix qui dominait le fracas dela bataille, s’éparpillèrent aussitôt en tirailleurs,s’embusquèrent, les uns derrière les arbres de la place, pendantque les autres se couchèrent à plat ventre, pour offrir moins deprise aux projectiles.
Ils dirigèrent leur feu sur l’entrée béante du cabildo, d’oùs’échappaient les jets de flamme des Remington manœuvrés par laguardia provinciale.
Ces soldats, composant la troupe régulière, furent bientôtforcés de cesser leur feu et de fermer la porte. Les assaillantsreprenaient le dessus.
Pendant qu’un des pelotons crénelait la façade, le secondmontait sur l’assotea (terrasse), et tiraillait sansdiscontinuer, mais presque sans succès.
On escarmoucha pendant près d’un quart d’heure sans autrerésultat qu’un tapage infernal.
Tout à coup, le clairon sonna, le tambour battit dans ladirection de l’ouest, où est située le cuartel d’infanteria(caserne d’infanterie).
– Mais vous allez être cernés, s’écria Flageollet. Latroupe vient au secours de la guardia. Dans quelques minutes vousserez pris entre deux feux.
– On ne peut pourtant pas laisser fusiller tous ces bravescomme des lapins, cria de sa voix aiguë Friquet.
« Il faudrait arrêter les autres…
– Mais comment ? fit Boileau.
– Eh, parbleu ! en élevant une barricade.
Ce mot était à peine prononcé que les conjurés, sentantl’imminence du péril, s’escrimaient contre les pavés de la rueconduisant de la plaza au cuartel d’infanteria.
Une double barricade, défendue en avant et en arrière par untalus, s’éleva comme par enchantement. Cinq minutes suffirent. Ilétait temps. Une trentaine d’hommes s’y jetèrent, pendant que lesautres réussissaient à s’échapper par les rues latérales.
Ils s’apprêtèrent à une résistance désespérée. Tous étaientrésolus de combattre jusqu’à la mort. Ils savaient que s’ilsétaient pris, c’était la fusillade sans jugement ; mieuxvalait tomber en brûlant la dernière cartouche.
Trente hommes résolus, bien pourvus de munitions, peuvent,derrière un retranchement comme celui que venaient d’élever lesColorados, arrêter une division.
C’est ce qui arriva. Par un inconcevable guignon, nos deuxParisiens, séparés de Flageollet, se trouvaient au nombre desdéfenseurs de la barricade.
– Mais, c’est idiot, disait le gamin. Nous voilà fourrésdans une aventure dont la fin me paraît passablement scabreuse. Lapolitique m’assomme, moi. Je me soucie, en somme, autant d’Iriondoque de feu Iturrasse. Je n’ai pas la moindre venette, mais jeserais particulièrement heureux de m’en aller.
– Ah, bah ! répliqua Boileau, votre belle ardeur estdéjà éteinte… comme les lampions que vous demandiez tout àl’heure.
« Et la profession de foi que vous faisiez siaudacieusement !… qu’en reste-t-il ?
« Vive Iturrasse !… À bas Iriondo !…
« Ce n’est pas une raison, pourtant, parce que ce pauvreIturrasse vient de faire la culbute devant le cabildo, pour renierainsi vos préférences premières.
– M’sieu Boileau, vous êtes un peu dur pour moi. Si jen’avais pas une envie folle de retrouver mes amis, vous verriez queje ne suis pas manchot.
« Si je me suis emballé tout à l’heure, c’était bien sansle vouloir, allez. Aussi maintenant que je suis plus calme, je m’enveux diablement de m’être fourré avec vous dans un pareilpétrin.
– Mais je n’en doute pas, satané gamin. J’aime à voustaquiner, entre nous cela ne tire pas à conséquence, et cela jetteun peu de gaieté sur la situation qui ne me semble pas folâtre.
« Attention… on bat la charge, ça va chauffer. »
Ça chauffa dur, en effet. Les assaillants et les défenseurs dela barricade étaient dignes les uns des autres. Quatre fois lespremiers se précipitèrent en avant avec une irrésistible furie.Quatre fois leur élan vint se briser contre la barricade que lesrévoltés défendaient avec une terrible opiniâtreté.
Il fallait en finir. Cette poignée de lutteurs intrépides nepouvait tenir indéfiniment en échec les meilleures troupes de larépublique Argentine.
Deux pièces de canon furent braquées sur ses pavés d’oùjaillissait, à chaque seconde, enveloppé d’une flamme de salpêtre,un infaillible messager de mort.
Grâce à l’intervention de l’artillerie, les affaires changèrentde face. La barricade, broyée par les obus, présenta bientôt unebrèche énorme, à l’assaut de laquelle se précipitèrent unecinquième fois les troupes du cuartel.
L’instant était solennel… la situation presque désespérée.
– Je crois, dit Boileau, que nous allons être fusillés.
– Cela me paraît probable, ajouta Friquet.
– Silence ! fit une voix derrière eux, celle deFlageollet. Mes enfants, décampez au plus vite. Vous êtescernés ; mais pendant que vous vous escrimez en vrais toquésque vous êtes, je me suis débrouillé.
« Votre affaire est arrangée. La garde provinciale arrivepar derrière ; mais je me suis consulté avec cet excellentcapitaine Estéban. Je lui ai mis dans la main une jolie liasse debillets. Le brave caballero aime l’argent, il va nous laisserfuir.
« Il n’y avait pas d’autre moyen de sauver votre peau.
« Allons, à quatre pattes !… comme chez les Kabyles.Tâchons de ne pas attraper un atout, ce serait bête. Je me chargedu reste.
« Au trot, et rondement ! »
La prudente manœuvre de l’ancien officier de zouaves futexécutée ; le capitaine Estéban fut muet comme un poisson etplus myope qu’une taupe.
Deux chevaux tout harnachés attendaient à la porte deFlageollet.
– Sur ce, mes chers amis, enfourchez-moi ces deux bêtes,suivez le chemin de fer et galopez ferme. Le premier convoi sedirigeant sur Cordova vous rattrapera. Montez-y sans tarder etéloignez-vous. Il ne fait pas bon ici pour vous.
« Je regrette d’être aussi vite privé de votre présence,mais votre peau avant tout.
– Allons, mon vieux Flageollet, tu nous sauves lamise ; je ne te remercie pas, c’est un service à ajouter auxautres ; nous ne comptons plus.
« Ta main. Adieu ! mon brave ami, ou plutôt aurevoir.
– M’sieu Flageollet, termina Friquet dont la monturepiaffaient d’impatience, permettez-moi de vous témoigner toute mareconnaissance.
– Allez ! allez donc, bavards !
« Mes enfants, je vous en prie, partez… ça me chavire lecœur de vous quitter.
« Encore une fois, partez… »
Les deux chevaux bondirent à travers les ténèbres, etdisparurent aussitôt.
Les deux Parisiens étaient sauvés.
– Ouf ! il était temps, murmura en rentrant chez luiFlageollet, qui se frottait les mains à s’arracher l’épiderme.
Conséquences d’un déraillement. – Pourquoi Friquet eut laplante des pieds coupée. – Dirigeable et plus lourd que l’air. –Une muraille de six mille mètres de hauteur. – Utilité de la mortd’un bœuf. – Ce qu’on peut faire de deux oiseaux ayant chacun sixmètres d’envergure. – Aux grands maux les grands remèdes. –Déplorables débuts dans la carrière aéronautique. – Un inventeursérieux. – Gladiateur et Fille-de-l’Air. – La Cordillère à vold’oiseau. – Tiens !… une ville !… – Stupéfaction etenthousiasme. – La Tortue et les Deux Canards. – Santiago !… –Valparaiso !… – Les Bandits de la mer. – Encore le VAISSEAU DEPROIE.
Le lecteur qui a bien voulu accompagner le gamin de ParisFriquet dans ses pérégrinations à travers deux parties du monde,sans compter celles à travers l’océan Atlantique, espère peut-êtreque notre héros, après tant de vicissitudes et de péripéties, vapouvoir se reposer un moment, ou plutôt faire un bout de Tourdu monde sans trop d’encombres.
C’est une erreur. Il a pu sortir sain et sauf de la terribleéchauffourée de Santa-Fé, en compagnie de Boileau, et cela grâce àl’intervention du Bourguignon Flageollet. C’est parfait, maisc’était trop beau. L’inéluctable déveine n’avait pas dit sondernier mot.
Les deux fugitifs avaient atteint le ferrocarril(chemin de fer) conduisant à Rosario. Ils avaient renvoyé à leschevaux conduits par deux peones.
Afin de gagner au plus vite Santiago, but où tendaient tous lesefforts de Friquet, ils avaient pris le train conduisant de Rosarioà Santa-Maria. Ils étaient ensuite partis pour San-Luis, sur lavoie en construction, en obtenant, à prix d’or, la faveur de montersur des wagons servant à transporter le matériel.
Tout allait admirablement jusqu’alors, quand, un beau matin, unetroupe d’Indiens se mit en tête de s’opposer au passage de cettemachine bizarre qui soufflait du feu et de la fumée et s’avançait àtravers la pampa comme un épouvantail de cuivre et de fer.
Les ouvriers se défendirent vaillamment, on échangea force coupsde fusil, on se battit avec un acharnement sans égal, et l’affaireallait probablement se terminer à l’avantage des pionniers de lacivilisation, quand les assaillants, en gens bien avisés,s’imaginèrent d’enlever quelques rails.
C’était élémentaire. Malheureusement, le mécanicien ne s’aperçutpas en temps et lieu de cette dangereuse soustraction, la machinedérailla, s’enfonça dans le sol jusqu’au cendrier et restaimmobile, comme un colosse de métal, frappé d’une soudaineparalysie.
Le choc fut tellement rude, que les travailleurs roulèrentpêle-mêle violemment contusionnés, et que la plupart d’entre euxrestèrent évanouis sur le coup.
Le pauvre Friquet était au nombre des éclopés, ainsi que Boileauqu’un éclat de bois avait frappé à la tempe.
La pâmoison de ce dernier dura quelques minutes. Il revenaitlentement à lui, quand il aperçut Friquet évanoui, couché comme unsac de coton sur le devant de la selle d’un Indien, dont le chevalpie filait ventre à terre.
Une demi-douzaine des ouvriers de la ligne, égalementprisonniers des Peaux-Rouges, se trouvaient dans une situationanalogue.
Les malheureux, emportés par leurs ravisseurs à travers la pampaargentine, allaient subir bientôt la dure captivité que ces hommesprimitifs, mais sans préjugés, imposent volontiers aux blancs.
Ils avaient atteint leur but en somme. La locomotive était pourlongtemps hors d’usage, et ils entraînaient, comme trophée de leurvictoire, les hommes aux armes terribles, devenus maintenant aussiinoffensifs que des enfants.
Quel crève-cœur pour Boileau, impuissant, aux trois quartsinanimé, de ne pouvoir s’opposer au rapt audacieux du brave etaffectueux compagnon qu’il aimait comme un frère, et pour lequel ilappréhendait sinon un danger mortel, du moins un irréparablecontretemps.
Il savait que si les Indiens de l’Amérique du Sud, infinimentmoins féroces que leur congénères du Nord, ne mettent pas à mortleurs prisonniers, ils les emploient aux plus durs travaux, lessurveillent étroitement, et usent d’une infinité d’artificesdiaboliques pour empêcher toute évasion. Le moyen qui leur est leplus familier, consiste à faire sous la plante des pieds descaptifs une incision en croix qui comprend toute la longueur ettoute la largeur de l’organe.
Cette incision n’intéresse que le derme et s’arrête juste à lacouche musculaire. Elle est assez peu douloureuse, en somme, etpermet un exercice modéré. Mais que celui qui a subi cetteopération veuille courir ou simplement marcher longtemps, lesplaies s’enflamment, les pieds gonflent, le sang coule, lasuppuration arrive rapidement. Le malheureux ne peut plusavancer ; il est bientôt rattrapé par ses maîtres, qui ne luiménagent pas les coups de fouet.
Telle fut la mutilation à laquelle fut soumis Friquet dès lapremière halte. Les étapes se firent à cheval, mais, pour enleverau gamin toute velléité de fuite, on l’attacha sur la selle, et,pour comble de précaution, un guerrier à figure rébarbative futconstitué son garde du corps, et ne le quitta pas pendant les sixjours que dura le voyage.
C’est dans cet équipage que notre ami traversa cette partie dela république Argentine s’étendant entre San-Luis et le territoirelongeant la Cordillère, non loin de Mendoza.
Il ne se désolait pourtant pas outre mesure, sachant que cettemarche en avant l’avait rapproché de Santiago. Il comptait de plussur l’ingéniosité de Boileau, qu’il savait libre, et qui nemanquerait pas de venir à sa recherche.
Soutenu par cette pensée encourageante, et jusqu’à un certainpoint consolante, il arriva au pays de ses nouveaux patrons.
Le pauvre garçon comptait sans ses hôtes, ainsi qu’on le verrapar la suite.
Sa captivité durait depuis deux mois. Deux éternels mois, pluslongs que deux années sans pain.
Non pas que les Indiens fussent cruels pour lui, non pas qu’ilmanquât de l’indispensable, même du superflu. Mais le petitParisien était dévoré d’une inextinguible soif de liberté.
Les guerriers partaient à cheval pour une expédition plus oumoins lointaine. Ils enfourchaient leurs mustangs, dont une peau detigre, servant de selle, couvrait l’échine ; et le pauvreFriquet, qui avaient pris goût aux exercices de l’équitation,rageait comme un simple cavalier à pied en voyant ces centaures dela pampa caracoler à travers les hautes herbes, et disparaître enexécutant une indescriptible fantasia.
Friquet, pendant ce temps, pilait le riz et le millet, destinésà fabriquer le pain ou plutôt les galettes réservées à lasubsistance des sauvages colons à l’épiderme café au lait.
Un spleen formidable gonflait sa rate et donnait à son foied’alarmantes dimensions. C’est en vain qu’il avait, en quelquesjours, totalement révolutionné la tribu. C’est en vain qu’il avaitinitié les virtuoses aux gaies ritournelles de la mère Angot, auxanacréontiques fantaisies de la Belle Hélène, ou aux insenséismesde Chilpéric ; c’est en vain aussi qu’il avait enseigné auxcordons bleus du cru les formules du bœuf en daube, des tripes à lamode de Caen ou de la langue de veau sauce piquante ; c’est envain, enfin, qu’il avait montré aux élégantes de la pampa qu’ilexiste à Paris des tailleurs pour dames, et qu’on peut avec desaiguilles en os assembler des tissus, draper des étoffes, broderdes chiffons, qui, collés à des torses de Vénus sud-américaines,peuvent encore faire honnête figure, bien qu’il soit susceptiblesde faire hurler les dessinateurs des gazettes de modes.
Friquet en avait assez. La plaie qui reproduisait à la plante dechacun de ses pieds le signe de la rédemption ne pouvait pasguérir, et pour cause. Chaque matin, un vieux drôle, quis’intitulait le médecin de la tribu, – docteur Lamperrière, oùêtes-vous ? – se levait avant l’aube et enduisait lessolutions de continuité d’une pommade irritante qui entretenait lasuppuration et empêchait le gamin de s’enfuir vers les régionséclairées par le soleil de la liberté.
Le pauvre Friquet en était arrivé à croire qu’il n’y avait pas,dans les deux hémisphères, de matelot aussi malheureux que lui.
Docteur Lamperrière, bon ami, excellent père d’adoption, ausecours ! André ! grand frère sérieux, à l’âmeaimante ; Boileau ! poigne de fer, cœur d’or, quedevenez-vous ? Majesté ! pauvre enfant abandonné, qui assi grand besoin d’aide et d’affection, quand tereverra-t-on ?
Ah ! si vous étiez là tous les quatre ! si vous saviezdans quel état trois ou quatre douzaines de sauvages ont réduitvotre cher gamin ! Si vous pouviez un beau matin tomber aumilieu de la horde, et dire à tous ces va-nu-pieds, votre façond’être, ponctuée de quelques bons horions !
Mais, non ! Friquet est prisonnier. Il ne peut parler ni dupont des Arts ni du Palais-Royal. On ignore ici ce que c’est qu’unbateau à vapeur. On ne sait même pas « épisser uneécoute ». Le gaz hydrogène, le macadam, et les canons rayés,sont absolument inconnus.
Aussi, l’ennui morne, compliqué d’impuissance, tenaille le gaminet lui communique la fièvre d’évasion.
L’idée troue la difficulté, comme l’eau la pierre la plus dure.L’esprit du gamin, toujours en éveil, finit par trouver unmoyen.
Ce moyen était insensé, irréalisable, dangereux, mortelpeut-être. Tant pis. Il fallait en finir.
L’occasion vint. Elle n’avait qu’un cheveu. Friquet la saisitpar là, et tint bon. Il eut raison. On verra pourquoi.
En dépit de la douleur que lui causaient les plaies de sespieds, il exécuta une gigue échevelée, un jour qu’il vit un condorenlever un mouton.
– Tra !… la !… la !… la !… Tra !…la !… la !… la !… Grand branle-bas !…Tra !… la !… la !… la !… Vivent toutes lesrépubliques !
« Ça y est !… Moi aussi, j’ai trouvé. Enfoncé m’sieuNadar et le géant !… Oui !… ça y est !… oui !…j’ai trouvé !…
« Dirigeable !… et plus lourd que l’air.
« Je suis aéronaute. »
Friquet était-il fou ?…
Deux jours se passèrent. Un bœuf était mort. Quel rapport yavait-il entre le trépas de ce magnifique ruminant, la captivité deFriquet et l’art aéronautique ? C’est ce que le lecteurimpatient, et à juste titre, apprendra dans quelques moments.
Le gamin dépouilla le bœuf avec une dextérité qu’eût enviée unsaladériste. Comme il dormait sur la dure, et sans la moindrecouverture, il manifesta le désir de posséder la peau pour meublersa chambre à coucher. Nul ne fit d’opposition.
– Très bien. Vous êtes tous bons comme chacun un père,dit-il, mais bêtes comme plusieurs douzaines de pots.
Il jouissait d’une certaine liberté relative, dont il nepouvait, hélas ! abuser, et pour cause. Il lui étaitimpossible de marcher longtemps. Quand il avait, selon sonexpression, « tricoté des jambes » pendant plus d’uneheure, ses plaies s’envenimaient, ses pieds gonflaient, force luiétait de s’arrêter.
Le clan d’Indiens campait, ainsi que nous l’avons dit, au piedde la Cordillère des Andes. Friquet savait que, de l’autre côté, setrouvait le Chili. Le Chili ! Santiago !… Santiago oùdevaient être le docteur et André.
Mais, allez donc franchir une muraille de 6.000 mètres dehauteur, avec des pieds dépecés, sur lesquels il était impossiblede faire plus de deux kilomètres en boitant atrocement !
Avec des moyens ordinaires peut-être.
Mais six mille mètres, qu’est-ce que cela quand on a une idée etune peau de bœuf fraîchement écorchée ?
Friquet put faire comprendre à ses concitoyens d’adoption…forcée, qu’il désirait, par respect pour leurs organes d’olfaction,faire sécher son futur sommier sur la montagne.
Mâles et femelles manifestèrent, par des grimaces de macaque, lecontentement que leur causait cette attention délicate.
Le gamin, la peau sur le dos, s’achemina vers les contrefortsescarpés qui s’arc-boutaient le long de la chaîne des Andesproprement dite.
La montée fut longue et pénible. Il pliait sous sa charge,s’arrêtait de dix en dix mètres, s’épongeait la face, et repartaiten chantant la charge :
Paroles banales, idiotes même. Mais quelle musiqueenragée !
Y a la goutte à boire,
là-haut…
Y a la goutte… y a lagoutte,
à boire…
Ainsi de suite indéfiniment. Il franchit de la sorte unescarpement élevé de près de mille mètres, puis s’arrêta sur uneplate-forme de cent pieds carrés, dont un des côtés était taillé àpic et formait une muraille descendant jusqu’au sol de la pampa. Iln’y avait d’autres « gouttes » que celles de sa sueur,mais il était arrivé.
– Je serai très bien ici. Un affût superbe, la peau estrouge comme un bifteck saignant. Les oiseaux vont tomber là-dessuscomme la misère sur le pauvre monde…
« Enlevez !… Crédié que les pieds me font doncmal !
Le sang filtrait en effet à travers la tresse de paille dont ilavait enveloppé les incisions pratiquées par les Indiens à la faceexterne de chacun de ses organes de locomotion.
Il avait fallu au gamin une incroyable énergie pour arriverjusque-là.
– Ah !… Et, maintenant, installons notre piège. On ditque pour faire un civet il faut un lièvre. Je prétends, moi, n’endéplaise à monsieur Dupuy de Lôme, que pour faire un aérostatdirigeable il faut un condor… deux condors, même.
« Je les aurai. »
Il dit, et déroula une longue et solide lanière de cuir quin’était autre qu’un lasso entourant ses reins. Il enfonça dans lesol durci un pieu dont il s’était muni à l’avance, attachasolidement à ce pieu une des deux extrémités du lasso, et fit unnœud coulant à l’autre.
Il prit ensuite sa peau de bœuf, la déplia, pratiqua au centreune ouverture de trente-cinq à quarante centimètres de longueur,étala la dépouille du ruminant sur le sol, le côté rouge exposé àl’air, se glissa dessous, et attendit, l’œil collé à l’étroitesolution de continuité.
Les condors, attirés par l’aspect de cette tache rouge,arrivaient de tous les points de l’horizon, et planaient à perte devue à une hauteur incommensurable.
Les géants de l’air, qui semblaient à peine gros comme deshirondelles, traçaient des cercles dont la rectitude eût faitl’admiration d’un géomètre, se laissaient glisser avec des posesindolentes de baigneurs se vautrant sur les vagues, puisremontaient au grand chagrin du gamin qui trouvait que « ça nemordait pas assez vite ».
Leur manège recommençait bientôt avec des alternativesd’éloignement et de rapprochement, indiquant que bientôt lagourmandise l’emporterait sur la prudence.
Ce point rouge, qui leur semblait un monceau de victuailles, lesfascinait.
Friquet, étouffant sous la peau, ne perdait pas un seul de leursmouvements.
– Aïe donc, tas de clampions, descendez donc ! Je nevous veux pas de mal, au contraire… si vous saviez comme il estdrôle ce bout de Tour du monde que nous allons faireensemble.
« Silence… ça va mordre. »
Enhardis par l’immobilité de l’appât, les condors descendaient àtire-d’aile. Toute hésitation avait cessé. C’était maintenant commeun steeple-chase aérien. Tous voulaient arriver bon premier. Tousvoulaient au plus vite incruster leurs ongles dans cette chairsaignante, et s’arc-bouter de toute la force de leurs serres pourarracher avec leur bec les plus gros morceaux.
Ils planaient à cinq cents mètres environ. L’un d’eux se laissatomber, ainsi qu’un aérolithe. C’est à peine si ses ailes, presqueentièrement retournées comme un parapluie tordu par la bourrasque,arrêtèrent sa chute.
Il était monstrueux, et mesurait au moins six mètresd’envergure.
Le gamin ne perdit pas une seconde. Empoigner par la patte lecolossal volatile, en allongeant sa main droite par l’ouverturepratiquée à la peau ; passer autour de cette patte le nœudcoulant de son lasso, et serrer vigoureusement, fut pour luil’affaire d’un moment.
Le condor était prisonnier.
– Pincé, mon canard, s’écria Friquet radieux… Et d’un. Toutà l’heure mon attelage sera complet, j’espère.
Tout en monologuant, le gamin ne restait pas inactif. Le condorse débattait désespérément pendant que ses compagnons regagnaient,effarés, ces hauteurs prodigieuses, où le vertige règne ensouverain maître.
Friquet, debout, sous la peau qui lui formait une sorte deponcho, se cramponnait au lasso, comme à la corde de l’ancre d’unballon près d’atterrir.
– Que je suis bête de m’échiner ainsi. Et mon pieu !J’oubliais le pieu. L’oiseau ne l’arrachera pas… Il va resterplanté au bout de sa ficelle comme un hanneton amarré à un fil…Quand il en aura assez, je verrai.
Après ce raisonnement judicieux, Friquet fila son amarre,laissant le condor remonter d’une dizaine de mètres. Puis, ilattendit patiemment que la fatigue vînt.
– Quand t’auras fini de faire ton ballon captif, faudra ledire.
Ce ne fut pas long, l’oiseau, bientôt brisé, courbaturé,terrassé par les efforts terribles tentés en vain pour s’arracher àl’étreinte, tomba lourdement sur le sol.
En dépit de ses coups d’aile, et de ses coups de griffe, legamin l’empoigna, le ficela fort proprement, le mit, suivant sonexpression, aux fers, et l’emporta à la fosse aux lions,c’est-à-dire dans une caverne peu profonde, creusée dans le flancde la montagne.
– S’agit maintenant de crocher un compagnon. Ce serapeut-être difficile. Ils paraissent un peu effarouchés. Mais,bah ! on prétend que ces oiseaux sont si bêtes.
Il replaça ses engins dans l’ordre préétabli, reprit sa placesous la peau, et attendit, plein d’espoir.
Décidément, tout allait pour le mieux, et la stupidité descondors dépassait les extrêmes limites de l’invraisemblable. Unquart d’heure ne s’était pas écoulé, que la moitié de la troupes’abattait avec un grand fracas d’ailes sur la plate-forme et seprécipitait sur la peau que Friquet eut grand-peine à soustraire àsa voracité.
Un seul resta prisonnier, c’était assez : sa capture ne futni plus longue ni plus difficile que celle de son congénère qu’ilalla rejoindre dans la caverne.
– Sur ce, mes chérubins, dit, à ceux qui étaient libres,Friquet en forme d’adieu, allez-vous-en de l’autre côté de laCordillère voir si j’y suis.
« Je ne tarderai pas à vous y rejoindre. »
Notre ami descendit assez allègrement retrouver les Indiens quilui firent piler sa dose quotidienne de riz, de maïs et demillet.
Il leur expliqua que son sommier élastique séchait là-haut, futmuet comme une tanche sur les événements de la journée, mangeacomme quatre et s’endormit comme un bienheureux.
Le lendemain devait être un grand jour. Friquet s’éveilla et semit à siffler les notes joyeuses du branle-bas, ce qui indiquaitchez lui une réelle jubilation.
Il tailla dans la culotte du défunt bœuf deux solides morceauxpouvant peser chacun trois livres, les attacha l’un à l’autre parune ficelle d’aloès et de phormium, qu’il passa sur son épaule.
Puis il s’en alla couper trois longues tiges de bambou, minceset solides, pouvant avoir l’une sept mètres de long, les autrestrois mètres environ.
Il reprit le chemin de la montagne après avoir répondu auxIndiens lui demandant par signes ce qu’il comptait faire de cestrois gaules :
– C’est pour pêcher à la ligne !
« Maintenant, mes bons amis, tas de chenapans, au plaisirde ne pas vous revoir… Je vais jouer la fille de l’air, en douceur,mais lestement. »
Il arriva rapidement à sa plate-forme, pénétra dans la caverne,constata que les deux oiseaux n’avaient pas bougé, et pour cause,et retira la peau du bœuf, qu’il avait bien empaquetée pour luiconserver toute sa flexibilité.
– À présent, matelot, à l’œuvre, et ne traînons pas !La journée sera rude.
Il tira son couteau et se mit incontinent à découper le cuir enlanières de longueur et de largeur différentes.
Il commença par fabriquer, pour chacun des condors, une sorte deharnais d’une solidité à toute épreuve, parfaitement ajusté, sansque pour cela leurs mouvements fussent gênés par l’entrecroisementdes courroies.
Il tailla ensuite une sorte de poche profonde, pourvue à droiteet à gauche d’une espèce de petit appareil également en cuir,analogue à celui que les lanciers portent à leur étrier, et danslequel ils emboîtent la hampe de leur lance.
Cela fait, il attacha solidement cette poche au milieu de laplus longue des tiges de bambou, celle dont les dimensions,avons-nous dit, atteignaient sept mètres, et qui, malgré salégèreté, était susceptible de supporter le poids de deuxhommes.
– Allons, ça va… ça va très bien. Je vais atteler, lesdadas, puis… au petit bonheur, mieux vaut se casser le cou que derester pendant l’éternité chez ces crétins qui me transforment enmoulin à bras.
Il s’en alla chercher dans sa grotte le dada numéro 1, et,pliant presque sous son poids, le déposa à l’une des extrémités dela perche.
L’oiseau, encore tout engourdi par les entraves, et passablementabruti par claustration, se laissa « atteler » sansprotestation.
De même pour le second, qui montra la même passivité.
Pour bien suivre la manœuvre que le gamin va exécuter tout àl’heure, manœuvre terrible qui demande une audace et une énergieincroyables, il faut bien comprendre les dispositions de sonappareil : une perche, au milieu, une poche, une nacelleplutôt ; et enfin chaque extrémité de la perche solidementfixée au harnachement, des oiseaux, qu’elle maintient éloignés,comme le joug qui relie deux bœufs, sans pour cela les gêner, dansleur vol, vu ses dimensions.
Il s’agit maintenant, pour Friquet, de monter dans la nacelle,de s’enlever avec les oiseaux, et de les faire non seulementnaviguer de conserve, mais encore de les diriger, de les fairemonter ou descendre.
Voici ce qu’il imagina. Spéculant, avec juste raison, sur lafaim et la voracité des grands rapaces, il attacha, au bout dechacune des deux petites gaules de bambou, un des morceaux dechair, enlevés à la culotte du bœuf, mit l’extrémité inférieuredans le petit appareil des lanciers, traîna son aérostat jusqu’aubord extrême de la plateforme taillée à pic comme une falaise,trancha en un clin d’œil les entraves des deux condors, grimpa dansla nacelle, saisit de chaque main une des gaules, et présentasimultanément, à droite et à gauche, les appâts aux deuxaffamés !
Puis, il attendit anxieux.
Ceux-ci sortaient lentement de leur état léthargique. Ilsagitèrent faiblement les ailes ; la vue de la chair aux tonsviolâtres les excita. Ils allongeaient le cou, mais ne semblaientaucunement décidés à prendre leur vol ; cela dura près d’unquart d’heure.
– Tas de clampions, murmura le gamin dépité, en v’là, quine prennent pas le mors aux dents.
« Mais, voyons, pétard de pétard ! s’agit pas demoisir ici. Allons, aux grands maux les grands remèdes.
« Une !… Deux !… Trois !…
« Envoyez !… »
Il dit et se cramponnant des jambes à la perche portent lanacelle, pendant que des deux mains il étreignait les bâtonsportant l’appât, il précipita d’un violent effort l’appareil toutentier dans l’abîme !
Les débuts du petit Parisien dans la carrière aéronautiquefurent déplorables. L’appareil « dirigeable et plus lourd quel’air » obéit aussitôt aux lois de la pesanteur, comme unsimple lingot de plomb précipité non seulement dans l’air libre,mais encore dans le vide.
Tout cela se mit, à dégringoler pêle-mêle, en tourbillonnant,avec des allures de cerf-volant affolé, des battements d’aileprésageant une catastrophe imminente.
Un aéronaute de profession n’eût pas fait pis. J’entends, paraéronaute de profession, un de ces théoriciens farcis de formules,bourrés d’idées préconçues, qui noircissent des hectares de papier,fabriquent des engins absurdes, prétendent écraser de leursuffisance aussi vaine qu’odieuse les modestes chercheurs, auxquelsils font volontiers casser la figure, quand ils les admettent àl’honneur d’essayer leurs systèmes.
Une digression, si vous le voulez bien, pendant que notre amidégringole ; cette digression sera brève, bien qu’un peu pluslongue que sa chute.
J’ai vu, de mes propres yeux vu, à la dernière Exposition desarts appliqués à l’Industrie, un aérostat de petites dimensions,créé de toutes pièces par un de ces inventeurs de génie comme notrecivilisation contemporaine sait parfois en faire éclore.
C’est un modeste artisan, fils de ses œuvres : unmécanicien. Il se nomme Debayeux. C’est un de ces Parisiens grêles,énergiques, blonds, à l’œil d’acier, sobres, infatigables, de larace des mangeurs de fer.
Debayeux, ouvrier mécanicien, a étudié la mécanique théorique.Il a fait des mathématiques, tout seul, puis de la chimie, de laphysique. Il a pris sur ses nuits, alors que brisé par le labeur dujour qui donne le pain, son corps courbaturé avait besoin desommeil.
Il est devenu quelqu’un. Une intelligence. C’est un homme. Unvrai. Je ne puis indiquer ici ce qu’il a inventé. La simplenomenclature fournirait un volume.
Si Debayeux était Américain, son nom serait écrit en lettresd’or à côté de celui d’Edison au Panthéon des arts et del’industrie.
Il a trouvé, je ne dirai pas la solution, mais une des solutionsde la direction des aérostats, je ne suis pas un naïf. Les sciencesne me sont pas étrangères. J’ai vu. Je suis convaincu. Millepersonnes ont vu comme moi.
Je me retrancherai derrière l’incontestable autorité d’un hommedont nul ne suspectera la compétence en mécanique. Je veux parlerde l’honorable député de la Loire-Inférieure, M. Laisant,ancien élève de l’École polytechnique, ancien officier du génie,docteur ès sciences, une des gloires de notre parlementrépublicain, dont j’ai eu l’honneur d’être longtemps lecollaborateur, et dont je suis toujours l’ami.
Nous avons vu évoluer en tous sens Laisant et moi,l’aérostat Debayeux, mis en mouvement par un système d’hélices fortingénieux, et surtout extrêmement simple. Une petite machine àvapeur, dont les dimensions étaient calculées avec la forceascensionnelle du ballon, faisait mouvoir ces hélices, et la petitemerveille de l’inventeur parisien était à ce point parfaite, telleétait la précision de ses évolutions, que tous les spectateurséclatèrent en bravos.
Pourquoi la presse parisienne a-t-elle fait le silence autour decette série d’expériences publiques dont la durée a été de deuxmois !
Que les messieurs à formule répondent !…
Dans tous les cas l’énergique poignée de main du député Laisanta bien vengé l’inventeur Debayeux des dédains de sesdétracteurs.
… Friquet ne commandait pas à ses oiseaux comme l’aéronauteparisien à ses hélices.
– Je vais me briser les os, murmura-t-il en fermant lesyeux. Ma foi tant pis !
« Tiens ! je ne descends plus. Ah !…
Comme, après tout, les habitants de l’air, petits et grands,n’ont pas été créés exclusivement pour tomber ; comme la chuteest dans leur existence un fait absolument anormal ; commeenfin, ils réagissent inconsciemment contre les lois de lapesanteur, qui les sollicitent de haut en bas, les condorsétalèrent leurs ailes immenses, qui formaient parachute.
Puis, bien que tiraillés par le joug formé par la perche debambou, bien qu’alourdis aussi par le poids du corps du gamin, ilsessayèrent de se relever.
Telle est la vigueur incroyable de ces grands rapaces, qu’ils yparvinrent presque aussitôt. Puis, ils avaient faim. La vue desdeux morceaux de viande que Friquet leur mettait devant les yeuxexcita en eux d’ardentes convoitises.
Ce paquet de chair constituait un déjeuner succulent, placé àvingt centimètres à peine de leur bec crochu. Encore un effort, ilsallaient l’atteindre, croyaient-ils ; vaines tentatives !Ils allongeaient la tête, tendaient le cou, battaient des ailes,s’emballaient après cette proie qui, à leur profond étonnement, setrouvait toujours à égale distance.
Ne comprenant pas le motif pour lequel ils ne pouvaient lahapper, ils redoublaient d’efforts, et poursuivaient de plus belle,nouveaux Tantale, cette proie toujours fugitive.
La montée s’opérait avec une rapidité vertigineuse !
Friquet commençait à s’amuser comme tout un clan dedemi-dieux.
– Non ! on n’a pas idée de ça en province, disait-il,accroupi dans sa nacelle immobile entre les deux oiseauxmonstres.
« Mais, c’est qu’ils volent comme père et mère. Les voilàmaintenant aussi bien disciplinés que les pur sang des gens calésqui vont en huit-ressorts au bois de Boulogne.
« Très bien, mes canards. À toi, Fille-de-l’Air. À toiGladiateur ! Hardi, les enfants ! »
Et l’attelage, prenant une allure enragée, montait à donner levertige, au grand ahurissement des Indiens qui n’en pouvaientcroire leurs yeux.
L’intrépide navigateur aérien était depuis longtemps hors de laportée de leurs carabines.
La traversée de la chaîne des Andes, en tenant compte dessinuosités, des montées et descentes partielles, des rochers qu’ilfaut contourner, en un mot, de tous les « impedimenta »imaginables, est de quatre-vingt-cinq lieues.
Il est impossible d’accomplir ce trajet en moins de six jours,avec un bon équipage de mules.
La première journée de marche, de la Chimba à Villa-Vicencia,offre au voyageur les agréments d’une étape de quinze lieues.
On foule les bruyères de la sierra de Mendoza et de losParamillos, on traverse le Cerro de cal, le blanc désertde sulfate de chaux, on traverse une gorge immense, où s’engouffreun vent violent, chargé de poussières alcalines qui tourbillonnenten cyclones.
On atteint l’altitude de 1.718 mètres.
Deuxième journée : de Villa-Vicencia à Uspallata, secondeétape de quinze lieues. On patine sur des laves refroidies, ontousse dans un brouillard opaque, on grimpe dans des nuageshumides. Un rayon de soleil troue par moments les brumes et faitvoir le joli bassin de Cuyo.
Les richesses métallurgiques du terrain sont inouïes :plomb argentifère, manganèse, fer oligiste, sans compterl’or ; il y a là des fortunes à fleur de terre. Mais allezdonc exploiter ces mines à pareille hauteur !
On arrive courbaturé à la ferme d’Uspallata, où se trouve ladouane argentine.
Oui, la douane !…
Troisième journée : d’Uspallata à punta de las Vacas ;vingt lieues… seulement vingt lieues !
Il s’agit simplement ; de traverser le bassin du Cuyo, puisde remonter la vallée d’Uspallata, sur la rive gauche du rio deMendoza, torrent qui prend sa source au volcan de Tupungoto, élevéde 6.710 mètres au-dessus du niveau de la mer.
On traverse deux coulées d’une éruption boueuse encorerécente ; puis les yeux, le nez, la bouche, les poumons,remplis jusqu’à saturation de poussières alcalines, on atteint latriple bifurcation de la punta de las Vacas (pointe des Vaches), oùse trouve un faux semblant d’auberge.
Le voyageur s’éveille le lendemain glacé jusqu’aux os. Il n’auraque dix lieues à parcourir de la punta au pied de la Cordillèreproprement dite.
Il quitte définitivement la république Argentine pour pénétrerdans le Chili. Le spectacle est splendide, mais, la montéehorrible : décombres, crevasses, ravines, ruisseaux, caillouxcoupants, terres détrempées, un vrai chemin d’enfer.
Il arrive à la Cumbre ; 5.000 mètres d’altitude ! Ilfaut bivouaquer dans une basucha, sorte d’abrirudimentaire, en brique, semblable à un four. Il y a de la neigepartout.
Du nord de la Cordillère à los Hornos, passage du col de laCumbre : quinze lieues. Le froid est atroce. Le vent souffleavec furie. L’air se raréfie, on souffre de la puna ;il semble que les poumons sont enserrés dans un étau. On arrivesuffoqué au haut de la Cumbre, qui n’a pas de plateau, mais quiforme comme une toiture, de sorte que l’on se trouve un moment àcheval sur les deux républiques.
La descente commence. Elle est pénible toujours, souventdangereuse. Elle s’opère en escaliers, et l’on dégringole pourainsi dire ses cinq plateaux.
De place en place, on trouve des carcasses d’hommes et de mules,sinistres épaves de chutes mortelles.
Moitié roulant, moitié glissant, on arrive à la laguna delInca, lac immense aux eaux vert émeraude, situé à 4.000mètres, dû sans doute à une débâcle de neige qui, au temps desdernières convulsions de la terre en formation, a comblé le cratèred’un volcan. La végétation, bien rudimentaire, reparaît ; onest à los Hornos.
Le sixième jour enfin, l’explorateur se dit, non sans un vifcontentement que dix lieues seulement séparent los Hornos de laville de Santa-Rosa de los Andos. C’est fini. Une simple promenadeau milieu d’eucalyptus, d’acacias, et surtout de quillay(quilloria saponaria), l’arbre à savon, duquel on extrait le savondit de Panama.
Puis, la route s’aplanit, les montagnes s’abaissent, les maisonsapparaissent ; il entre à Santa-Rosa de los Andos, jolie villede 25.000 habitants, où commence le chemin de fer qui va jusqu’àSantiago, et de là au Pacifique.
La vue de ce spectacle étrange et terrible fut complètementperdue pour Friquet.
Exclusivement préoccupé de la direction de son aérostat, iln’eut ni le temps ni même la pensée de contempler ces incomparablesmerveilles.
Il n’avait qu’un but, qu’une idée : monter encore, monterpresque toujours verticalement ; puis, quand son altitudeserait parallèle à celle de la chaîne de montagnes, s’avancerhorizontalement, franchir l’arête et descendre au plus vite del’autre côté.
La manœuvre, qui était d’une conception aussi simplequ’ingénieuse, était heureusement d’exécution assez facile, étantdonnées, s’entend, la vigueur et l’énergie du petit Parisien.
Friquet, tant qu’il voulut monter, maintint au-dessus du bec deFille-de-l’Air et de Gladiateur, les deux morceaux de chair. Lescondors, de plus en plus affamés, poursuivirent toujours cetteproie non moins inaccessible que fascinatrice ; les effortstentés en pure perte pour l’atteindre formaient tout le principe dela navigation aérienne de notre ami.
La montée dura près de trois heures, sans secousse, sanstangage, sans roulis. Mais aussi le gamin était furieusement éventépar les plumes gigantesques des oiseaux, dont les énormesbattements produisaient une vraie brise carabinée. Il commençait àressentir les effets de la puna ; de plus, il étaitglacé.
Il atteignit enfin la hauteur des pitons les plus élevés, dontles neiges éternelles blanchissent la tête.
– Nous y sommes. Pare à virer !… la barre àbâbord !… toute !… commanda-t-il.
Il fit aussitôt opérer à ses deux perches un mouvement deconversion très lent, puis, il abaissa simultanément les deuxappâts ; de façon, qu’en raison du principe précédemmenténoncé, les coursiers de l’air, sollicités horizontalement,avançaient sans monter.
La manœuvre eut un plein succès, et les géants obéirent commedes chevaux admirablement dressés à une simple pression desrênes.
– Ça vire sur la place comme un bateau à deuxhélices !… Bravo ! les enfants… Bravo !… Souqueferme !… y aura double ration en arrivant…
« Pétard ! on étouffe ici… c’est pire que dans unechambre de chauffe, avec cette différence qu’il règne unetempérature à faire éclore des ours blancs. »
La Cordillère était franchie. Restait à opérer la descente… unsimple jeu, en somme.
Les deux biftecks s’abaissèrent progressivement, et restèrentimmobiles à vingt-cinq centimètres au-dessous du bec desrapaces.
Le gamin descendait à perdre haleine.
– Doucement, mes chéris, doucement. Vous me coupez larespiration !
« Là !… Un peu de calme… que diable ! nousfaisons d’excellente besogne… Ne nous cassons pas les reins…Doucement donc. Je suis éreinté, je saigne du nez qu’on dirait uneborne fontaine.
« Ah !… nous arrivons… c’est pas dommage.
« Tiens ! une ville. Tonnerre ! que c’est petit.Les maisons semblent des grains de millet.
« Il y a un chemin de fer. Je vois la fumée… »
On était vivement intrigué dans la ville de Santa-Rosa de losAndos, à la vue de cet appareil inusité qui, abandonnant leshauteurs vertigineuses de la principale chaîne, descendait engrossissant à vue d’œil.
Un grand nombre de lorgnettes furent tirées de leurs étuis, etune certaine quantité de ces instruments d’optique échappèrent auxmains de leurs propriétaires ahuris.
Le phénomène était en effet, légèrement renversant. Non !de mémoire d’arriero on n’avait jamais rien vu depareil.
Les lettrés, – il y en avait quelques-uns dans la ville, –évoquèrent le souvenir de cette fable du bonhomme la Fontaineintitulée : La Tortue et les Deux Canards. Ce n’étaitpas sans raison, d’ailleurs : Friquet, accroché entre ses deuxoiseaux, rappelait assez l’aimable chélonien véhiculé par les deuxpalmipèdes complaisants.
Deux mille personnes se poussaient, se bousculaient,s’écrasaient près de la gare, au moment où notre gamin atterrissaitdans la cour de la station du chemin de fer.
À quoi bon essayer de dépeindre l’enthousiasme qui accueillitson arrivée. Certaines scènes défient toute description. LesChiliens s’égosillaient, frappaient des pieds, battaient desmains ; les dames, les jeunes filles jetaient des fleurs.
Une brave femme apporta au voyageur un bon bouillon, et le chefde gare, lui fit ingurgiter une large rasade d’un vieux vin deFrance, qui lui remit, séance tenante, le cœur à l’épaule.
Ce fonctionnaire parlait assez purement le français. Friquet luiraconta en deux mots son aventure. À mesure qu’il traduisait enespagnol, aux spectateurs, le dramatique récit de cetteinvraisemblable évasion, l’enthousiasme grandissait encore, s’ilest possible.
– Merci, monsieur, merci mille fois de votrecordialité ! reprit le gamin tout ému. Une minute seulement,et je suis à vous.
« Le temps de couper les entraves de mes deux bravescompagnons, qui sont là, allongés tous deux comme des phoques surle sable, et me font l’effet de s’ennuyerprodigieusement. »
Il dit, tira son couteau, trancha les courroies formant leharnachement des deux condors, qui, rendus à la liberté, se prirentà courir en battant des ailes ; puis, ayant pris enfin le ventcomme des voiles s’enflant sous la brise, ils s’enlevèrentlentement en tournoyant, montèrent à perte de vue, etdisparurent.
– Les pauvres bêtes n’ont même pas pris le temps dedéjeuner. Après tout, la vue de tout ce monde leur aura coupél’appétit…
« C’est égal, je leur dois une fière chandelle. »
Friquet reçut à Santa-Rosa une hospitalité plantureuse. Onl’habilla du haut en bas. Ses pauvres pieds en lambeaux connurentenfin les douceurs des chaussures commodes et moelleuses. Il futdorloté, choyé pendant vingt-quatre heures, mangea comme un ogre,et coucha dans un vrai lit.
Enfin, quand, le lendemain, il prit le train de Santiago, lapoche bien garnie d’une jolie somme produite par une collecte faitepar les notables, on n’aurait jamais reconnu, dans l’élégantgentleman qui se carrait comme un ministre plénipotentiaire dans uncompartiment de première classe, le famélique de jadis.
Il débarqua au bout de cinq heures, à Santiago. Une surprisel’attendait.
Le chef de gare de Santa-Rosa avait télégraphié au consulfrançais, et l’avait mis au courant de la situation. Notrereprésentant se trouvait à l’arrivée du train. Il était accompagnéde deux hommes qui, fiévreux, ne tenant plus en place, piétinant,allant, venant, bondirent sur le quai au moment où retentissait lesifflet.
Le gamin descendit. Il pâlit tout à coup, ses jambes plièrent,un cri étranglé, moitié rugissement, moitié sanglot, s’arrêta danssa gorge.
Quatre bras vigoureux l’enlaçaient dans une furieuseétreinte…
– Monsieur André !… mon bon docteur !…
– Friquet !… Mon enfant !… Mon frère ! Tunous es donc enfin rendu !…
Les trois hommes, – de rudes matelots, n’est-ce pas ? –pleuraient comme des enfants.
– Et Majesté ? s’écrièrent-ils avec angoisse…
– Au pouvoir des brigands. Oh ! nous le retrouverons,allez, mes amis. N’est-ce pas, nous fouillerons plutôt la terreentière, il nous le faut.
« Comme j’avais bien fait de crier Santiago !…
« Voyez-vous, j’ai trouvé des partisans, pendant matraversée d’Amérique. Il y a mon ami Boileau qui est au courant detout ; il va tenter l’impossible de son côté. Je vousraconterai tout l’heure ce qu’il a fait pour moi ; vous saurezquel homme est notre nouveau camarade. Je suis certain qu’il s’estdébrouillé là-bas, qu’il a pu retrouver les Indiens, et qu’enfin ilest à ma recherche. »
Le temps passait. On convint de prévenir dès le lendemainBoileau, de la réunion des trois amis. On lui expédia à tout hasardchez les Indiens deux lettres portées chacune par unarriero. En outre, le premier courrier, en partance pourBuenos-Ayres, lui emportait le récit suffisamment détaillé desderniers événements avec des instructions en conséquence, et on luiassigna un rendez-vous auquel il devait se trouver à trois moisd’intervalle.
Les trois amis dressèrent ensuite un plan de campagne, etpartirent pour Valparaiso, après avoir chaleureusement remercié leconsul de ses délicates et cordiales attentions.
De Santiago à Valparaiso, cinq heures de chemin de fer.
Il était dit que les trois Français passeraient, coup sur coup,par toute la série des émotions les plus vives et les plusinattendues.
À peine étaient-ils à Valparaiso, que, tout naturellement, ilss’en allèrent visiter la rade.
L’Éclair, le vaillant croiseur du commandant deValpreux, qui avait amené le docteur Lamperrière et André à la côteouest de l’Amérique, était à l’ancre, prêt à partir, à la poursuitedes naufrageurs.
Le brave officier n’avait rien négligé, si faible que fût sonespoir, si vague qu’eût été le renseignement fourni par le cri quepoussa le gamin, après la perte de laVille-de-Saint-Nazaire. Il était venu à Valparaiso, leport le plus rapproché de Santiago.
On va voir, dans un instant, combien l’événement lui donnadoublement raison. Au moment où nos trois amis accostaient unechaloupe devant les conduire à bord du cuirassé, Friquet s’arrêtasur le quai. Il semblait cloué au sol.
Un bâtiment appareillait. Un fier navire, gréé en goélette, auxmâts élancés et cambrés en arrière comme des reins de lutteur, à lacoque effilée, d’une belle couleur de bronze foncé…
– Mille tonnerres !… hurla-t-il, c’est lui !
– Mais qui ?
– Mes amis !… Au croiseur ! Vite àl’Éclair ! ou le bandit nous échappe.
– Tu es fou !
– Mais vous ne voyez donc pas que ce trois-mâts goélette,c’est lui !… Il a encore changé de nom et de figure. C’est lenégrier… le navire damné des Bandits de la mer !
« C’est le VAISSEAU DE PROIE ! »
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE
Combat naval. – Navire de bois et vaisseau cuirassé. – Unduel au canon. – Le pot de terre aura-t-il raison du pot defer ? – Coquetterie de bandit. – Les étonnements de MariusCazavan. – Belle manœuvre, mais intentions déplorables. – Voyaged’un obus qui parcourt 427 mètres par seconde. – Comment sebouchent les trous pratiqués à la coque d’un navire en bois. – Àl’abordage !… – Avantages des compartiments étanches. –Blessés tous deux. – Nouvel exploit du gamin de Paris. – Sauvetaged’un gredin. – Un matelot grand seigneur. – La cour martiale. –Assaut de courtoisie. – Joie d’un homme qui ne sera pas pendu, maisfusillé.
– Envoyez !… fit le commandant, debout sur lapasserelle.
Le chef de pièce, un maître canonnier nommé Pierre le Gall, – enposition derrière la pièce de tourelle, le bras droit tenduhorizontalement, le cordon tire-feu à la main, la jambe droiteallongée et raidie en arrière, la gauche ployée, supportant lepoids du corps, – fit un brusque mouvement.
Il plia rapidement le bras droit et ramena le coude enarrière.
Ce geste, sembla déchaîner un ouragan. La gueule de l’énormecanon de vingt-sept centimètres s’embrasa. Du cratère de fer sortitun nuage blanc, troué par un jet de flamme.
Une formidable détonation retentit en même temps, disloquant lescouches d’air, et se répercutant à l’infini sur les collinesmouvantes formées par les vagues.
– Envoyez !… reprit une voix grêle, semblable à celled’un criquet, mis en éveil par un coup de tonnerre.
« Envoyé !… Dans le droit fil de la flottaison, monvieux Pierre. »
L’obus s’éloignait en râlant, avec ce bruit caractéristique,bien connu de ceux qui, pendant l’année terrible, ont payéleur dette à la patrie. Le messager de mort s’en allait à sonadresse, car l’œil infaillible de Pierre le Gall, lui avait impriméune invariable direction.
Les matelots, le front plissé, le sourcil circonflexe, la mainen abat-jour sur les yeux, suivaient l’invisible sillage du bloc demétal.
Son ronflement n’était pas encore éteint, que, du large, surgitun bruit analogue, mais plus aigu. Il y eut un rapide« crescendo », puis un coup sourd. La baume de labrigandine du navire portant la tourelle éclatait, fracassée par unobus ; un homme qui était à cheval dessus, roulait broyé surle pont.
On venait de répondre coup pour coup de la haute mer.
– Dis donc, Pierre, reprit la voix, est-ce que tu vas nouslaisser écheniller comme ça ?
– As pas peur, gamin, grogna le maître canonnier,j’voudrais pas avoir dans ma soute à biscuit, ce que ce cachalot demalheur doit recevoir à présent dans la coque.
Pierre se trompait pourtant, ainsi qu’on le verra tout àl’heure. Il n’y avait pas de sa faute. C’était un des plus finscanonniers de la flotte, mais ses adversaires étaient de véritablesdémons.
Le commandement d’exécution ayant été précédé de : « Àvolonté, commencez le feu !… » le vieux maître se mitaussitôt en devoir de continuer sa terrible manœuvre.
Les tambours battirent la charge. Le canon fut chargé en un clind’œil. Ce duel entre deux navires, avec de pareils engins, allaitdevenir formidable.
Pierre le Gall, en homme rompu à toutes les délicatesses de ladifficile profession de canonnier de marine, fit amener rapidementsa pièce sur le but à peine visible qui filait à l’horizon.
Son pointage en hauteur et en direction fut exécuté avec unemerveilleuse prestesse par les incomparables servants qu’ilcommandait.
Le roulis était violent. Peu lui importait ! Il avaitappris depuis longtemps à s’en servir. Le pointage en hauteurterminé à longueur de cordon, il saisit le cordon tire-feu de lamain droite, se rendit compte du déplacement du but, fit porter sapièce en avant et attendit que ce but fût dans sa ligne demire.
Le maître canonnier n’ignorait pas combien il est nécessaire quele pointage soit prompt. Les canonniers qui tirent le plus vitesont généralement ceux qui tirent le mieux parce que leur œil n’apas le temps de se fatiguer. De plus, il est à craindre qu’uncanonnier tirant lentement perde la plupart des occasions rapidesde faire feu, occasions qui peuvent se présenter rarement pendantun combat.
L’énorme pièce-culasse, modèle 1870, tirait à dix millemètres ; presque à toute volée. Son monstrueux obus de deuxcent seize kilogrammes, poussé par quarante et un kilos de poudreWetteren, dont chaque grain ne pèse pas moins de vingt-cinqgrammes, décrivit pour la seconde fois sa terrible parabole.
Le but apparaissait distinctement. C’était un grand trois-mâtsgoélette, qui, toutes voiles dehors, faisait face par l’avant aucroiseur français l’Éclair.
Pierre fit feu. Le canon tonna. La vitesse initiale étant dequatre cent soixante-dix mètres par seconde, le projectile, entenant compte du ralentissement proportionnel à la longueur de sacourse, ne devait pas arriver au but avant quarante secondesenviron.
L’ennemi opéra une curieuse manœuvre. On eût dit que, par unevaine et insolente bravade, il voulait se donner le plaisir denarguer le navire de guerre, qui, alourdi par son blindage, nesemblait pas évoluer avec autant de facilité que lui.
L’audace de ce bâtiment en bois semblait du délire. Nonseulement il répondait au feu du cuirassé, mais encore, il sedirigeait vers lui, de façon à l’aborder par l’avant, s’ilcontinuait sa marche.
– Coquin ! gronda Pierre le Gall, je te casserai bienune aile ! Je vais jouer aux quilles tout à l’heure avec tamâture…
– Crâne bateau, tout de même, murmuraient les matelots.
Crâne bateau, en effet, qui obéissait à la manœuvre, comme eûtpu le faire le cheval le mieux dressé, entre les jambes du meilleurécuyer du monde.
À peine la fumée du coup, partant de la pièce-tourelles’épanouissait-elle, que le trois-mâts, qui venait avec le vent debâbord, pivotait en un clin d’œil, s’abattait en grand sur tribord,et prenait le large, en moins de temps qu’il n’en fallait à l’obuspour arriver à lui.
La manœuvre fut féerique. Le projectile de l’Éclairs’enfonça juste à la place qu’il venait de quitter, à quelquesmètres à peine de son arrière.
Il y eut parmi les matelots français un cri de rage et dedésappointement.
– Patience les enfants ; tu auras ton tour, dit lecommandant impassible.
– Ben voyons ! reprit la voix grêle que nous avonsentendue tout à l’heure (celle de notre ami Friquet, on n’ensaurait douter), est-ce qu’il va nous échapper encore ?
– Non, mon fils, répondit une autre voix qu’unintraduisible accent marseillais faisait reconnaître pour celle dudocteur Lamperrière, non, sois-en sûr. La preuve, c’est que, pourla première fois, depuis longtemps, il a arboré son lugubrepavillon noir.
– N’ayez crainte, mon cher Friquet, continua un organechaud et bien timbré, celui d’André, debout près du docteur, vousconnaissez sa manière de faire, n’est-ce pas ? Son emblème etsa riposte à notre feu indiquent qu’il accepte le duel.
« Tant mieux !
« Il est fort comme un bandit, brave comme un damné,soit ! Nous sommes, nous, intrépides et vaillants commel’honneur lui-même.
« Nous triompherons ! c’en est fait dorénavant dunavire sans nom : MORT AU VAISSEAU DE PROIE !… »
Un hourra retentissant accueillit ces paroles, ponctuées d’unnouveau coup.
– Ah ! mon pauvre petit frère ! soupira Friquetles larmes aux yeux, te reverrai-je un jour ?
Le dernier obus lancé par l’Éclair ne porta pas plusque les précédents.
Pierre le Gall n’avait jamais manqué deux fois une bouée àlongue distance. Et il tirait sur un navire !
Le maître canonnier pâlit.
Que se passe-il donc pendant ce temps sur le vaisseau deproie ?
Le capitaine Flaxhant, commandant de ce mystérieux bâtiment, quenous avons vu sur la côte africaine embarquer les noirs d’Ibrahim,couler ensuite dans l’Atlantique laVille-de-Saint-Nazaire, et s’enfuir de la rade deValparaiso, le capitaine Flaxhant, dis-je, vêtu d’une petite vestede flanelle bleu foncé, se promenait flegmatiquement sur le pont,en fumant un excellent cigare.
L’Américain, tout en répondant par monosyllabes à notre ancienneconnaissance, Marius Cazavan, le Marseillais facétieux, avait l’œilà tout et à tous.
L’équipage, à son poste de manœuvre et de combat, attendait unsignal, un geste. Cette merveilleuse et peut-être unique collectionde gredins, était disciplinée comme l’équipage sans tache del’Éclair.
– Alors, capitaine, dit Cazavan, votre intention estd’éviter son feu sans vous servir de la machine, de l’aborder à lavoile…
– Et de le couler, articula simplement Flaxhant.
– Té !… Vous allez bien, vous, capitaine.
– Oh ! simple coquetterie de manœuvrier ; – vousallez voir.
Le pirate tira sa montre. Un moment après, le nuage de poudre dupremier coup apparaissait au flanc de l’Éclair. Le vent,avons-nous dit, venait de bâbord.
– À bâbord la barre ! Toute !…
– Aux bras de bâbord devant…
– Brassez carré derrière !…
La voix du bandit sonnait comme un clairon. Son commandementdura six secondes. Il en fallut vingt-cinq pour l’exécuter. Le ventqui frappait les voiles dedans, frappa aussitôt dessus ; lenavire obéissant à l’action simultanée de la brise et de la barre,se tordit en quelque sorte sur lui-même, il s’abattit en grand surtribord, tout en avançant dans cette nouvelle direction.
L’obus de l’Éclair, tombait à ce moment à unedemi-longueur à peine de l’arrière, juste à la place qu’il venaitde quitter.
– En retard de deux secondes, dit Flaxhant qui reprit toutson flegme.
Cazavan, qui pourtant en avait vu bien d’autres, étaitpétrifié.
– C’est égal, commandant, dit-il enfin, c’est ce quis’appelle torcher proprement de la toile, mais avouez que c’estdangereux.
– Oh ! je n’ai pas la prétention d’éviter tous sesprojectiles. Il est certain qu’il nous enverra du fer dans lacoque. Et après ?… Nous boucherons les trous.
« Je tiens seulement à prouver qu’il est inutile detransformer les bâtiments de guerre en espèces de coffres-fortssubmersibles, et nullement invulnérables. Je veux montrer qu’il estaussi absurde d’alourdir au détriment de sa vitesse, un navirequ’un fantassin qu’on enverrait au feu chargé de cinquante kilosd’acier.
« Voilà tout. Mon artillerie est à peu près égale à lasienne, comme portée. Mais il est moins rapide que moi. S’ilm’aborde, il me coule. C’est certain, parbleu ! Mais il en estde même pour moi.
« J’ai plus de chance, de lui envoyer un coup mortel,puisque je marche plus vite.
– Capitaine, vous m’avez souvent témoigné de la sympathie.Vous m’avez fait maintes fois l’honneur de me demander avis.D’autre part, vous savez que je ne discute jamais un ordre, et queje suis tout acquis à l’association.
– C’est vrai ! où voulez-vous en venir ? mon cherMarius.
– À vous demander la faveur de m’écouter, et celle de merépondre, si vous le jugez à propos.
– Dites.
– Eh bien, c’est que le moment me semble singulièrementchoisi, pour faire l’application d’une théorie nautique. Neserait-il pas, en somme, plus rationnel de nous déroberfranchement, en usant de notre machine, ou d’attaquer en mettant enœuvre tous nos moyens.
« C’est plus simple, et je crois moins scabreux.
– D’accord, mon cher Cazavan, d’accord. Mais vous le savez,je suis un fantaisiste. Je suis contraint d’exercer pour le comptede nos patrons la profession peu honorable et largement rétribuéede bourreau ; je m’en acquitte en conscience. Mais, opérertoujours par le même procédé me semble banal, presquerépugnant.
« Un bourreau qui pend, décapite, garrotte ou empale, peut,s’il est curieux de scruter les mystères de la vie et de la mort,se livrer à d’intéressantes expériences physiologiques.
« Moi, bourreau-naufrageur, marin hors la loi, il me plaît,pour mon édification personnelle, de tenter en manœuvre laréalisation d’un tour et de me démontrer à moi-même l’excellenced’une théorie que je professe.
« Voilà tout.
« Enfin, j’attaque un ennemi redoutable disposant de moyensformidables. Je veux le battre avec « chic » comme disentvos compatriotes. »
Le naufrageur prononçait ces paroles au moment précis où André,sur le pont de l’Éclair, s’exprimait en termes si généreuxet si indignés.
Le duel continuait à distance entre les deux bâtiments. Lescoups de feu étaient naturellement très espacés, puisque lanouvelle tactique navale prescrit l’emploi d’un nombre trèsrestreint de bouches à feu.
L’Éclair tirait avec la seule pièce de sa tourelleblindée. Le pirate ripostait avec un canon Whitworth, de petitcalibre, mais de dimensions extérieures énormes, lui permettant dedoubler sa charge de poudre.
Son obus, extraordinairement allongé, gros tout au plus comme lajambe, avait une portée pouvant dépasser douze mille mètres.
Le vaisseau de proie continuait son mouvement sur tribord. Ilavançait avec la vélocité d’un squale ; puis son avant obliqualégèrement sur bâbord. Le motif de sa manœuvre fut aussitôtexpliqué. Il voulait décrire un demi-cercle, prendre du champ, enun mot, et arriver à se jeter sur l’Éclair quand l’axe dece dernier serait perpendiculaire au sien.
Mais le commandant de Valpreux n’était pas un novice, etvraiment l’outrecuidance de Flaxhant, dont les intentionsdevenaient évidentes, méritait une leçon.
Il ralentit considérablement sa marche, se contentant seulementde présenter son avant à l’ennemi, dont il menaçait toujours leflanc, à mesure qu’il opérait sa conversion. L’autre continuaitimperturbablement sa manœuvre. Il avait parcouru à peu près unquart de cercle. Dans un moment il allait être de trois quarts,Pierre le Gall, plus pâle encore que tout à l’heure, les dentsserrées, la respiration sifflante, allongée derrière la hausse,attendait.
Il semblait que son âme fût passée dans ses yeux, qui luisaientcomme des charbons.
Le moment était venu. Il arracha pour ainsi dire le cordontire-feu de la culasse.
Le coup partit. L’obus écrêta deux lames, en troua une troisièmeet disparut, éclatant sourdement dans l’intérieur du navire.
– Il était temps ! murmura Pierre le Gall en essuyantla sueur qui ruisselait sur son front.
– Parfait ! répliqua Friquet, c’est bien le diable sile petit frère a attrapé quelque chose. Et maintenant, si le satanébateau coule, on verra à tirer sa coupe et à repêcher lemoutard.
D’épais flocons de fumée blanchâtre s’échappaient des panneauxdu pont. Le pirate devait avoir une avarie grave. Sa marche ne seralentit pourtant en aucune façon. Il continua son mouvementcirculaire ; puis sa vitesse s’accrut singulièrement.
– Oh ! le gredin, s’il conserve ses voiles, c’est pourla frime. Je suis sûr qu’il fait tourner ses hélices avec samachine sans feu.
« On ne pourra donc pas démolir ce tournebroche demalheur !
« Aïe !… v’là le canon qui crache ! brutal,va ! termina le gamin en saluant de son béret le projectilequi éclatait.
L’obus Whitworth frappait à ce moment de trois quarts le rebordinterne de la tourelle. Un des éclats était projeté sur la culassemobile de la pièce de vingt-sept et la faussait de façon à enempêcher, pour le moment le fonctionnement.
L’énorme canon était hors de service.
Il eût été impossible de constater le moindre désordre à bord duvaisseau de proie. Flaxhant avait dit : « Onbouchera les trous. » La manœuvre fut exécutée séance tenante,l’ancienne manœuvre, bien connue des gabiers et des calfatsd’autrefois.
L’obus était entré à environ trente centimètres au-dessous de laflottaison. L’eau pénétrait dans le vaisseau par une ouvertureayant naturellement le diamètre du projectile, soit vingt-septcentimètres. Bien que son bâtiment fût pourvu de compartimentsétanches, l’Américain, en homme soucieux de conserver toute savitesse, ne voulait pas qu’il fût alourdi par l’invasion de l’eau.Et d’ailleurs les cloisons étaient totalement éventrées. Aussiavait-il mis, dans chacun de ces compartiments, un gabier pourvud’un instrument nommé tape, que nous allons décrirebrièvement.
La tape est un bouchon de bois tronconique de touscalibres. Elle est pourvue, à son sommet, d’un solide anneau danslequel est passée une forte amarre ; à cet anneau est fixé unbouchon de la grosseur du poing.
Comme le pirate connaissait parfaitement l’armement del’Éclair, chaque calfat était pourvu de tapes appropriéesau calibre des projectiles de ce dernier.
Par un hasard inouï, le calfat de garde dans le compartimenttroué n’avait pas été atteint par les éclats du bois de lamuraille. L’eau pénétra comme une cataracte. L’homme, sans perdreune seconde, saisit le bouchon, passa son bras par l’ouverturebéante, laissa filer ce bouchon qui remonta à la surface de l’eauen entraînant l’amarre. Puis, réunissant tous ses efforts, ilessaya d’introduire la tape dans le trou. Telle était l’intensitéde la force de la colonne d’eau, qu’il fut renversé. Mais il yavait extérieurement des gabiers qui veillaient. L’un d’eux voyaitau même moment le bouchon flotter. Accroché à une manœuvre analogueà l’appareil dont se servent les badigeonneurs, il empoigna leliège et le tira fortement.
Ses camarades lui prêtèrent aussitôt leur aide ; on fit aumilieu de l’amarre un œil dans lequel fut passé un palan. Tous,alors, réunissant leurs efforts, opérèrent sur l’obturateur unetelle traction, que la voie d’eau fut instantanément arrêtée.
– Et voilà ! mon cher Cazavan, c’est tout simple, ditFlaxhant. La vieille tactique a du bon, comme vous pouvez levoir.
– Capitaine, vous avez raison.
– D’autant plus que la pièce de tourelle ne tire plus,preuve que notre pointeur a mis dans le mille.
« Maintenant, à l’abordage !
« À trente-cinq atmosphères !… cria-t-il dans leconduit acoustique correspondant à la machine.
– Décidément, reprit le second, vous abandonnez votre idéede l’aborder à la voile ?
– Oui, ce serait tenter l’impossible. Mais vous ne perdezrien pour attendre.
Trente-cinq atmosphères !… que signifiait ce chiffreabsolument inusité ? Il n’est pas de machine fixe oulocomobile, susceptible de supporter une semblable pression.
Le fait, quelque inusité, quelque fou, quelque irréalisablequ’il fût en mécanique, était vrai pourtant.
Aussi, au moment où le vaisseau de proie, avait aux trois quartsaccompli son mouvement demi-circulaire, sa vitesse futinstantanément triplée.
L’Éclair qui évoluait lentement sur lui-même, enprésentant son avant, fut dépassé. Il voulut virer sur place :le temps lui manqua.
Le naufrageur s’avançait avec la vitesse d’un projectile.Flaxhant ne s’était pas trompé dans ses calculs. L’abordage étaitinévitable. Tout ce que put le vaillant croiseur fut d’éviter qu’ileût lieu perpendiculairement à son axe. Cette manœuvre s’opéra enembrayant une hélice et en portant la barre du côté opposé.L’éperon du vaisseau de bois frappa de trois quarts lecuirassé.
Le choc fut effroyable. Les deux navires s’arrêtèrent aussitôt,comme deux boxeurs, dont l’un est assommé par le coup qu’il reçoit,et l’autre, ébranlé par celui qu’il porte.
Le vaisseau de proie se dégagea lentement, sa mystérieusemachine ne marchait plus.
L’Éclair s’enfonça peu à peu.
Le navire de guerre français était heureusement pourvu, luiaussi, de cloisons étanches. Son avarie était énorme. Une brèchelongue et large comme la moitié d’une porte cochère ! L’eauenvahit en un moment le compartiment tout entier. L’Éclairalourdi outre mesure s’enfonça, son axe se déplaça. Il donna de labande par bâbord et embarqua des lames qui pouvaient à peines’écouler par les dalots.
Sa vitesse fut considérablement ralentie. Il n’était pas frappémortellement, mais le mot de Friquet peignit énergiquement lasituation.
– Pétard ! nous sommes bien malades ! Et avec ça,je n’ai même pas aperçu l’ombre du petit frère. Quand le voltigeurde malheur a croché la Ville-de-Saint-Nazaire, j’avais pume faufiler dans la mâture et crier :« Santiago !
« Mais, lui, le pauvre petit, où diable peut-il bienêtre ? Il est moins débrouillard que moi, ça, c’est vrai, maisenfin, il aurait bien pu donner signe de vie.
« Mon Dieu, pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé !Ah ! qu’on ne touche pas à sa peau, car je le jure, je mangele cœur de ceux qui lui auraient flanqué même unepichenette. »
Le choc, avons-nous dit, fut terrible. Il faillit être fatal auxdeux bâtiments.
D’une part, le cuirassé, en dépit de l’excellence de sa machineavait peine à se tenir droit à la lame. Il s’avançait avec l’allured’un homme ayant une entorse.
Son avarie était pour le moment irréparable. Il lui fallaitpasser dans un arsenal, être mis en cale sèche, et être l’objet detravaux considérables qui ne pouvaient être opérés que dans un portde guerre.
Sa sécurité n’était pas autrement compromise pourl’instant ; mais on pouvait appréhender de le voir couler s’ilsurvenait du gros temps.
D’autre part, le pirate n’était pas dans une situation beaucoupplus satisfaisante. Flaxhant avait peut-être trop présumé de sesforces. Son avant, bien que pourvu d’un solide éperon, avait étéenfoncé.
On ne s’attaque pas impunément à une aussi formidable carapaced’acier. Enfin, telle avait été l’intensité de son élan, que samachine, avons-nous dit, ne fonctionnait plus. Ce mystérieux enginde propulsion était vraisemblablement faussé.
Il avait serré ses voiles, un peu avant d’opérer sa témérairetentative d’abordage, afin de ne pas contrarier l’effet de lamachine dont la vitesse était de beaucoup supérieure à celle duvent.
Il n’avait plus dorénavant que sa toile pour se dégager etgagner le large.
Il lui fallait partir par bâbord.
– À tribord la barre ! commanda Flaxhant.
– À border les voiles !…
– Aux bras de bâbord partout.
Le vaisseau de proie possédait une immense surface de toile. Lesmâts plièrent, l’avant plongea, la coque frémit. Il se relevasoudain comme un sauteur qui prend du champ, et s’enfuit, enbondissant sur les lames, en laissant un blanc sillage d’écume.
Des torrents de fumée noire sortirent en même temps de lacheminée de l’Éclair qui prit bientôt la chasse.
La poursuite commençait.
Un incident futile en apparence, la ralentit un moment. Friquet,André et le docteur, encore émus des péripéties de cette luttedramatique, se faisaient part de leurs impressions.
Le docteur répétait sans cesse qu’il ne pouvait concevoir tantd’audace. Quant au gamin, il exhalait sa bile en imprécations derage, tout en scrutant minutieusement la surface de la mer.
– Si le petit, murmura-t-il, n’est pas à l’attache quelquepart, il aura tenté de s’échapper. Peut-être nous a-t-ilreconnus.
– Tiens !… Y a quéqu’un qui patauge, là-bas. Mais oui,c’est bien un homme. Tonnerre ! s’il est possible de tireraussi mal sa coupe. Mais, il va boire un coup.
« Ça, c’est bien sûr un des particuliers au Flaxhant.L’animal sera tombé à l’eau au moment de l’abordage. Crédié, on abeau être un ignoble marchand de manches de pioche (c’est ainsi queles négriers désignent dans leur argot infâme les malheureux noirsdont ils trafiquent), je ne peux pourtant pas le laisser senoyer.
– Friquet ! dit presque impérativement André,Friquet ! restez ici. Je vous en prie ! Je le veux. Pasde folie.
– Mais, m’sieu André, ce coquin pourra peut-être me donnerdes nouvelles de Majesté.
« Puis, tenez, il m’est impossible de voir tranquillementpérir un homme. C’est plus fort que moi. »
Et sans en dire plus long, l’héroïque Parisien s’élance dubordage, en piquant une de ces têtes qui faisaient l’admiration deceux qui le connaissaient.
Le commandant n’avait pas quitté la passerelle. Il avait pour legamin une réelle affection. Il aimait indistinctement tous sesmatelots, qui se fussent jetés pour lui à l’eau comme au feu, maisFriquet était son favori.
D’ailleurs, M. de Valpreux était un être généreux,qu’un acte de dévouement, quelque inopportun qu’il pût être,émouvait toujours.
Un moment de retard pouvait peut-être sinon compromettre dumoins entraver la chasse qu’il donnait au pirate ;n’importe ! Il fit aussitôt stopper et mettre à la mer uneembarcation qui se dirigea vers le point où se débattait lenaufragé.
Le petit Parisien empoigna celui-ci par un coin de son tricotblanc rayé de bleu, au moment où il disparaissait.
– Eh voyons ! on boit comme ça à la grande tasse sanscrier gare ? Allons, mon garçon, ouvrez un peu le bec, etavalez-moi une gorgée d’air.
L’homme éternuait, renâclait, suffoquait.
– Est-il bête, il ouvre le bec, mais quand il est sousl’eau. Drôle de façon de respirer.
« Dites donc, l’ami, pas de bêtises. À bas les pattes où jecogne. »
L’autre n’entendait plus. Il se cramponnait au gamin avecl’énergie inconsciente et désespérée du noyé. Friquet sentit sesmouvements paralysés.
– Assez ! assez !… Lâche-moi donc, bédouin. Tuserres encore… Tiens donc.
Un solide coup de poing, appliqué en plein visage fit lâcherprise au matelot dont les mouvement s’arrêtèrent.
Il était temps. Le canot arrivait au même moment. Le gamin,toujours gouailleur, soutenait hors de l’eau la tête pâle du pauvrediable qui fut hissé à bord dans un état complet d’inertie.
– Y a pas de prime à toucher, dit notre ami qui prenaitplace près de lui en se secouant comme un barbet, mais, bah !ce gibier de potence payera en nature.
« Tiens ! mais j’connais ce physique-là. C’est çamême. Le particulier qui en est agrémenté se trouvait près de moisur le pont, quand j’ai eu ma petite affaire avec l’Allemand.
« Il semblait même passablement heureux du joli coup quej’ai administré à la « Tête de Boche ». Il fait un tristemétier, mais c’est un assez bon garçon. »
Au moment où l’incorrigible bavard prononçait ces derniers mots,l’embarcation soulevée par les palans atteignait le bastingage, etson équipage prenait pied sur le pont. Le noyé, confié aux soins dudocteur Lamperrière, était transporté à l’infirmerie.
La syncope provoquée par l’immersion, et complétée par le coupde poing de Friquet, lequel possédait, on s’en souvient, uneincomparable vigueur, fut courte.
L’homme, frictionné à tour de bras, par deux« mathurins » habitués à passer le pont à la brique et aufaubert, ouvrit bientôt les yeux, éternua violemment, et se dressasur son séant comme secoué par une pile électrique.
Il ne sourcilla pas en voyant devant lui des visages inconnus.En homme habitué à une vie de périls, et qui a traversé lessituations les plus invraisemblables, il se rappela sa chute et sanoyade.
Puisqu’il n’était pas à bord du vaisseau de proie, il était aupouvoir de ses ennemis. Cette perspective ne sembla pas l’alarmeroutre mesure. C’était un maudit, mais, pas un lâche. Il devaitavoir fait depuis longtemps le sacrifice d’une existence troplourde peut-être à supporter. Il savait le sort réservé auxirréguliers de la mer. Une cravate de chanvre, un palan au boutd’une vergue, puis, le commandement : « Oh !…hisse !… »
On sait ce que cela veut dire. Tout pirate est pendu. Il n’amême pas les honneurs du peloton d’exécution ! C’est la mortinfâme.
L’homme se sentit perdu. Chose étrange ! les traitsénergiques de son visage reflétèrent tout à coup comme un sentimentde quiétude, presque de bonheur.
– Ah ! semblait dire le damné, je vais donc pouvoirgoûter en paix l’éternel sommeil. Ma conscience bourrelée a besoind’une suprême expiation. Je suis las de cette vie à outrance, jevais dormir.
« Dormons vite, et mourons bien. »
C’était un homme de haute taille, à la carrure puissante, auxfines attaches, aux mains nerveuses. Cambré comme celui d’unlutteur, son torse se portait en avant, comme pour braverperpétuellement le coup qui le menaçait toujours.
Une tête superbe de viveur déclassé, aux yeux de velours, un nezlégèrement recourbé dont les ailes mobiles se dilataient à chaqueinstant, une bouche aux lèvres sanglantes, meublée de dentséblouissantes, des cheveux coupés ras, noirs sur le crâne, un peugris aux tempes, une fine barbe brune légèrement frisée, formaientun ensemble sympathique et presque fatal.
Chose étonnante, cet homme qui pouvait avoir quarante ans, enparaissait à peine trente. Certes, il avait dû trouver la vie outrop bonne ou trop mauvaise, peut-être l’un et l’autre, et pourtantses traits fouillés, hâlés, tannés, son regard franc, avaient ce jene sais quoi d’attractif qui plaît et séduit à première vue.
Il portait le costume de simple marin, mais ce n’était pas unmatelot ordinaire.
Il ne dit pas un mot au docteur, qui, satisfait, au point de vueprofessionnel du succès de sa cure, le regardait avec sa bonne faceréjouie, reflétant l’expression heureuse du médecin qui vientd’être victorieux dans le duel contre la mort.
– Eh ! mon garçon, vous voilà guéri, vous serez survos pieds dans un moment, si vous le voulez. Quelle diable d’idéeavez-vous eue de vous laisser ainsi choir à l’eau, et surtout devous faire repêcher par nous ?
L’inconnu ne sourcilla pas.
– Vous savez, mon pitchoun, il ne faut pas m’en vouloir sije vous ai rappelé à la vie. Moi, je suis médecin, c’est-à-dire uneespèce de terre-neuve dont l’unique préoccupation est de remettreles gens en état, – quoique en disent les blagueurs qui trouvent debon goût de nous plaisanter avec plus ou moins d’esprit sur nossoi-disant accointances avec la Compagnie des pompes funèbres.
Pas un mot de réponse.
– Vous n’êtes guère bavard, matelot. À votrefantaisie !…
Un bruit de crosses de fusil retombant sur le plancher, devantla porte entrebâillée, arrêta net le flux de paroles dudocteur.
Le capitaine d’armes entra, laissant à la porte quatre matelotsfusiliers en armes.
– Monsieur le docteur, dit le sous-officier, est-ce que leprisonnier peut nous suivre ?
L’excellent homme vit tout à coup, comme dans une vision,l’état-major du bâtiment constitué en cour martiale. Après uninterrogatoire sommaire, l’homme était condamné, puis exécutéséance tenante ; il avait pour tombeau la mer, et pourépitaphe une simple mention au livre de bord.
C’était le droit absolu ; c’était surtout la justice.
Il voulut ménager quelques heures encore au criminel dansl’espoir d’apprendre quelque chose sur le sort du pauvre petitnégrillon, le frère d’adoption de Friquet.
– Mais, capitaine d’armes, répondit-il évasivement, il estencore bien faible, je ne sais pas si je puis le faire sortir.
– Ordre du commandant de vous demander votre avis, monsieurle docteur, et de s’y conformer.
– Eh bien ! non.
L’inconnu se leva d’un bond, et vint se placer, sans dire unmot, entre les quatre hommes. Il comprit la pensée du docteur etl’en remercia d’un regard.
– Allez, capitaine d’armes, termina le prisonnier.
Le pirate, la tête droite, s’avança intrépidement, mais sansforfanterie, entre ses gardiens, dont la curiosité n’était pasexempte d’une certaine admiration.
Les gens de mer, braves entre tous, estiment et apprécient lecourage. Un ennemi même a droit à leur déférence ; ils ne lalui ménagent pas quand il sait se tenir !
Le groupe pénétra dans la salle à manger du capitaine. Cinqofficiers et un sous-officier, sergent d’armes, étaient assisautour de la table.
Les matelots se retirèrent et laissèrent l’accusé en face desjuges.
La culpabilité était flagrante, il ne pouvait y avoir decirconstances atténuantes. La condamnation à mort n’était qu’unesimple affaire de formalité.
Dans le cas présent, et, eu égard au but qu’il poursuivait, lecommandant de Valpreux, crut devoir déroger aux coutumes admises etprocéder à un interrogatoire en dehors du cérémonial habituel.Peut-être l’accusé pouvait-il laisser échapper un aveuprécieux.
Vaines tentatives ! l’inconnu conserva un mutisme obstinéet ne voulut donner aucun renseignement ni sur ses complices, nisur lui-même.
Il gardait toujours la même impassibilité, mêlée à un je ne saisquoi d’aisé, de digne en quelque sorte. Comme dit Alphonse Daudetdans son admirable ouvrage intitulé le Nabab, il avait dela tenue. Cet homme après avoir mal vécu, saurait bienmourir.
Une seule chose parut le gêner tout d’abord ; ce futl’exquise courtoisie du commandant. Puis, peu à peu, il serasséréna. Son attitude devint celle d’un homme du monde, et dumeilleur, qui sait se tenir et évoluer dans une réunion dontl’étiquette a réglé tous les incidents, et ordonnancé toutes lesformules.
Il semblait être avec ses égaux.
Cette nuance n’échappa pas au baron de Valpreux, ni à sonétat-major. Tous s’en tinrent que cet homme vêtu d’un tricot etd’un pantalon de matelot, était une nature d’élite, absolumentdévoyée, mais non entièrement gangrenée. Il était impossible d’agiravec lui comme avec un criminel ordinaire. Et, qui sait ?… enfaisant vibrer certaines cordes, en faisant appel à certainssentiments, peut-être pourrait-on obtenir des aveux précieux.
L’entreprise était scabreuse, difficile, presque impossible. Uncriminel vulgaire eût pu, avec l’espoir de la vie sauve, révéler lesecret de l’association dont l’extinction était le but de la vie ducommandant de l’Éclair.
Mais, celui-là semblait, tout au contraire, demander la mort. Ilfallait donc agir autrement.
Le commandant de Valpreux, bien que très jeune encore, savaitparler aux hommes. Il possédait cette éloquence chaleureuse,entraînante, qui n’a rien de commun avec la dialectique desavocats, mais qui s’inspire des sentiments humains se résumant enun seul mot : l’honneur.
L’accusé, faible encore, faisait d’énergiques efforts pourconserver son immobilité, mais la nature, plus forte que lavolonté, reprenait ses droits. Il pâlissait.
– Asseyez-vous, lui dit doucement le commandant. Mais,répondez de grâce aux questions que je vais vous adresser,relativement à ceux que nous combattons. Nous savons ce que vousêtes ; hélas ! mais nous ignorons qui vous êtes, cecinous importe plus que tout le reste.
– Jugez-moi !… Exécutez la sentence !… Je nedirai rien… articula-t-il d’une voix un peu voilée, et avec cetteintonation spéciale que possède seul le Parisien.
Les officiers se regardèrent douloureusement étonnés. Le pirateétait un Français. Ils eussent voulu pour l’honneur du pavillon,qu’il appartînt à une nationalité étrangère.
– Non, je ne dirai rien… J’ai juré… surl’honneur !…
– Sur l’honneur !… dites-vous ! C’est au nom del’honneur que vous et les vôtres accomplissez ces horribles scènesde carnage dont nous avons été les témoins impuissants etdésespérés.
« C’est enfin l’honneur que vous invoquez, lorsque, au nomde l’humanité, je vous adjure de me dire la vérité.
– Cette humanité… m’a rejeté… Que lui avais-je fait ?…Elle a été implacable… pour une peccadille… J’ai roulé au plusprofond… J’expie !…
« Je ne demande rien… Je suis en votre pouvoir, soyezgénéreux, messieurs, débarrassez-moi de cette vie dont je suislas !
– Vous voulez mourir. Je n’ai pas à préjuger de la sentencequi vous sera appliquée plus tard ; mais, puisque vous parlezd’expiation, tâchez donc que cette mort que vous réclamez soitutile à ceux que vous avez combattus, et réparez au moins en partieles désastres que vous avez causés.
« Nous ne cherchons pas la vengeance. Mais nous sommes leschampions des faibles. Nous ne voulons pas faire expier, mais nousvoulons empêcher de nuire.
– Vous ne comprenez donc pas qu’il existe, pour nous autresdamnés, une solidarité plus puissante encore, s’il est possible,que celle de la vertu ; c’est celle du crime. Ah ! rienne lie comme la complicité du crime.
– Eh ! qu’importe, est-ce que tout retour à l’honneurest impossible ? Est-ce qu’une existence consacrée désormaisau bien ne rachète pas les fautes d’autrefois ?
– Oh ! répliqua l’homme en souriant tristement, j’aisi peu de temps à vivre.
– Qu’en savez-vous ?
– Comme je ne suis pas susceptible de lâcheté, et queracheter ma vie par une dénonciation serait une infamie, je connaisparfaitement le sort qui m’est réservé.
– Telle n’a pas été ma pensée. Vous n’êtes pas un hommeordinaire, n’est-il pas vrai ? Il ne m’appartient pas desavoir par quel courant de circonstances mystérieuses et terriblesvous êtes devenu un des complices de ceux que je poursuis.
« Mais je faisais, en désespoir de cause, un appel auxsentiments généreux qu’un homme, pensant comme vous, peut et doitencore ressentir. Je vous priais de comprendre l’honneur commeautrefois. Je n’ai pas de colère contre vous, encore moins dehaine. Je suis juge, et juge impartial.
« Je suis incapable de vous demander l’accomplissement d’unacte déloyal. J’affirme qu’une réponse formelle vous concilieraitmon estime, sans pour cela empêcher l’exécution de l’arrêt quej’aurais prononcé en mon âme et conscience…
– Et qui serait exécutoire au bout d’une corde !
« Vous voyez bien, commandant, qu’il n’est pas deréhabilitation possible pour moi, même dans la mort. Je dois mourirdu supplice infâme réservé aux pirates.
« C’est le digne couronnement d’une vie égalementinfâme.
« Je serai pendu.
– J’ai dit qu’un aveu courageux vous concilierait monestime. Vous êtes brave : je m’y connais. Quoi qu’il arrive,que vous vous taisiez ou que vous parliez, je veux vous montrerquel cas je fais du courage.
« Si le conseil prononce contre vous la peine capitale, jevous promets que vous mourrez de la mort du soldat !
« Non ! vous ne serez pas pendu. »
L’inconnu pâlit et se leva brusquement.
– Je mourrai debout… la poitrine au vent ?… Je verraila mort en face ?… Je commanderai le feu ?
– Je vous en donne ma parole !
– Commandant, messieurs, merci ! Vous m’avez vaincu àforce de générosité !
« Je parlerai… Moi aussi, je vous donne une parole… puisquevous voulez bien l’accepter.
« Et maintenant, que votre justice suive soncours. »
Le verdict de la cour martiale ne pouvait faire l’ombre d’undoute.
L’accusé fut emmené dans le couloir formant antichambre. Ilattendit cinq minutes environ. Quand il rentra les juges étaientdebout et couverts.
– Vous n’avez rien à dire pour votre défense ? demandale commandant.
– Rien.
La peine de mort fut prononcée.
L’homme salua et se tint dans une attitude pleine de déférenceet de fermeté.
– Maintenant, commandant, deux mots.
« La sentence d’une cour martiale est exécutoire séancetenante. Je vous prie d’y faire surseoir pendant quelques heures,si vous le jugez à propos.
« Je vais vous rédiger un mémoire détaillé qui vouspermettra d’agir en connaissance de cause, et d’exterminer ceux quiont déclaré une si terrible guerre à l’humanité.
– Il sera fait comme vous le désirez.
Le testament d’un bandit. – Un fait-divers. – Aventures d’unofficier de marine en soirée chez un financier parisien. –Assassinat d’un navire. – Bien mal acquis profite quelquefois. – Lebanquier des voleurs. – Conseil de guerre des Bandits de la mer. –Complice sans le savoir. – Effroyable comptabilité. – Ce que c’estque le Vaisseau de proie. – Une âme dans quatre corps. – Unbâtiment qui se grime, s’habille et se transforme comme uncomédien. – La science appliquée au banditisme. – Résultat nonmoins étrange qu’inattendu de la liquéfaction de l’hydrogène. –Moyen pratique de faire une goélette d’un trois-mâts. – Une machinesans engrenages. – Escamotage d’un canon. – Le repaire desnaufrageurs.
L’homme fut exécuté le lendemain, au point du jour.
Il mourut bravement, sans forfanterie, avec simplicité. Il n’estpas toujours facile de finir ainsi, surtout quand la vie n’a pasété pure, et quand, au lieu de mourir pour une idée généreuse onsuccombe en ennemi de l’humanité.
Sa mort avait été meilleure que sa vie. Les matelotsprésentèrent les armes à son cadavre qui disparut, enveloppé dansun hamac, par un sabord.
Le flot se referma sur lui.
Il avait scrupuleusement tenu sa promesse. La rédaction de sonmémoire avait été longue. Quand le capitaine d’armes vint luiannoncer que l’instant fatal était arrivé, il se leva, tendit ausous-officier un pli volumineux et lui dit :
– Remettez ceci au commandant… quand tout sera fini.
« Maintenant, je suis à vous. »
Quelques moments après l’exécution, M. de Valpreux, enpossession du précieux document que les hasards de l’existencemaritime avaient si bizarrement fait tomber entre ses mains,s’enfermait dans sa chambre et prenait connaissance du testament dusupplicié.
L’enveloppe contenait une quinzaine de feuillets couverts, d’uneécriture ferme et élégante tout à la fois.
L’auteur le déclare une fois de plus : il écrit unehistoire véridique, avec laquelle n’a rien de commun la fiction duromancier. Il a eu les pièces entre les mains. Il transcrit motpour mot.
Il est inutile d’amplifier ce qui déjà pourrait paraîtreinvraisemblable, et d’essayer de dramatiser ce qui estterrible.
Tel était le chapitre de la vie infernale racontée par un hommemort :
Ce qui vous intéresse, commandant, commence par un fait divers,et finit par un drame.
Voici le fait divers, raconté par les journaux, un certain soirdont vous vous souvenez sans doute :
« La ville de Brême vient d’être le théâtre d’uneépouvantable catastrophe. Un trois-mâts de commerce, laMoselle, vient de sauter par l’explosion d’une caisserenfermant une torpille, dont on ne soupçonnait pas l’existence. Lechargement du navire, qui devait prendre la mer le surlendemain,était complet. Plus de cent personnes ont été tuées oublessées.
« Le propriétaire du colis était un Allemand du nom deThomas, originaire de Dresde. À la nouvelle de la catastrophe, il atenté de se suicider.
« Quelques aveux, échappés à son délire, ont ouvert auxconjectures le champ le plus inattendu.
« Propriétaire d’une partie de la cargaison, Thomas l’avaitfait assurer pour une somme vingt fois supérieure à sa valeurréelle. Il réalisait, de la sorte, un bénéfice net d’environ troiscent mille francs, si le navire sombrait pendant la traversée.
« Pour obtenir ce double résultat, il avait imaginéd’enfermer dans une sorte de machine infernale un mécanismed’horlogerie tout monté, qui devait, au bout de quelques jours,produire un choc sur du fulminate. L’explosion d’une étoupillecommuniquait le feu à plusieurs kilogrammes de dynamite.
« Le trois-mâts était perdu, si les ouvriers du portn’eussent, en heurtant la caisse, déterminé l’explosion. »
Ce fait divers, rédigé en style de reporter, c’est-à-dire enfrançais pitoyable, était terrible dans sa banale concision.
Il me semble entendre le petit journaliste Savinien Arpax lenasiller avec sa voix chafouine de juif qui fait l’aimable.
C’était à un grand bal donné par le comte de Javercy, l’opulentfinancier que vous connaissez bien. J’étais là. Arpax eut unsuccès. Une fois n’est pas coutume.
Il y eut comme une explosion de colère et de terreur dansl’immense salon, où se tenait le « tout Paris ».
Chacun flétrissait, naturellement, la criminelle tentative deThomas. Les uns prétendaient de plus qu’il faisait partie d’unevaste association de naufrageurs dont il n’était que l’instrumentaveugle ; d’autres, au contraire, que c’était un habile coquinopérant pour son propre compte ; d’autres, enfin, émettaienttoutes sortes d’hypothèses plus ou moins vraisemblables ;bref, les commentaires allaient grand train.
Chacun espérait pourtant que le coupable ferait des aveux avantde mourir, quand un des assistants prononça, avec une indifférencepeut-être affectée, les paroles suivantes :
– Non, messieurs, Thomas ne parlera pas. J’ai reçu, il y aquelques minutes, une dépêche de Brême, m’annonçant qu’il vient demourir en emportant son secret…
« Je crains bien que la justice ne connaisse jamais ledernier mot de cette mystérieuse et criminelletentative. »
L’homme qui venait de prononcer ces paroles, c’étaitmoi !…
Un brillant officier de marine, qui me touchait du coude,tressaillit.
– Si les juges doivent ignorer les détails du crime, dit-ild’une voix vibrante, je saurai les connaître, et bien d’autresencore.
« Vous croyez, messieurs, n’avoir à enregistrer ici qu’un« fait divers » comme les journaux en racontent chaquejour, n’est-ce pas ?
« Détrompez-vous ; ceux qui prétendent que Thomasn’était qu’un infime comparse, dans le drame qui vient des’accomplir, ont raison. Il obéissait aveuglément à des gens hautplacés, dont il était l’instrument passif ; la preuve, c’estqu’il est mort !
« Il n’a pas tardé à subir la peine de sa maladresse. Ondit qu’il s’est suicidé. Moi, j’affirme qu’il a étéassassiné. »
Le cercle se resserra. On abandonna les tables de jeu. Le souperlui-même fut retardé ; on se pressa autour de l’officier. Ilallait y avoir « great attraction ».
– Si j’avance, au péril de ma vie, des faits inconnus detous, continua-t-il, c’est que, d’induction en induction, j’ai étéamené à soupçonner la vérité que, plus tard, des faits indéniablessont venus corroborer.
« Messieurs ! Le monde entier, vous entendez bien, lemonde entier, est, en ce moment, exploité par une association debandits qui mettent, par tous les moyens possibles, les deuxhémisphères en coupe réglée.
« Ces hommes, qui se sont affranchis de toutes les loishumaines, reconnaissent la seule autorité d’un« Grand-Maître », espèce de Vieux de lamontagne, dont ils exécutent fanatiquement les ordres.
« Où est-il ? Quel est-il ? Je l’ignore encore.Sa police est merveilleusement faite, et ses moyens d’exécutionsont infaillibles. Et d’ailleurs, comme ses complices opèrentgénéralement sur mer, il est facile de mettre sur le compte deséléments, les crimes de l’association.
« Un de leurs procédés habituels consiste à faire assurerun navire pour une somme supérieure à sa valeur et à celle de sonchargement. Je prends la Moselle pour exemple. L’équipageet le vaisseau sont sacrifiés. Une fois en pleine mer, la torpilleautomatique éclate, le bâtiment saute et disparaît sans laisser destraces.
« Ils ont d’autres moyens à leur disposition. Ainsi, il nese passe pas quinze jours sans que les journaux annoncent unabordage. Un navire en rencontre un autre et le heurte en pleinflanc ; l’autre coule à pic, et le naufrageur s’enfuit.
« D’autres flambent comme des barils de goudron ;d’autres, enfin, se perdent corps et biens, sans causeapparente.
« Abordages, disparitions, explosions, incendies, serenouvellent plus fréquemment que jamais. Les intérêts commerciauxsont gravement compromis ; les Compagnies d’assurances payent,chaque année, des indemnités atteignant un chiffre énorme. Lamajeure partie de ces indemnités est empochée par les naufrageurs,dont l’association se ramifie à l’infini, dans tous les payscivilisés ou non.
« Pendant deux ans, je les ai poursuivis pied à pied, sanstrêve ni merci. J’ai vu de bien terribles événements, et j’ai étéeffrayé de la force de ces bandits, de leur nombre, de leurpuissance, de leur énergie.
– Capitaine, dit le petit reporter Arpax, ce que vousracontez est incroyable ! Est-il possible qu’en pleindix-neuvième siècle, malgré tous les progrès de notre civilisationmoderne, de pareilles infamies puissent être impunémentcommises ?
– Vous avez raison, monsieur, et pourtant, je suis bienau-dessous de la vérité. Tenez, écoutez, en passant, un fait qui medonne malheureusement raison :
« Lord Granville, indigné, ne vient-il pas de donner, enplein parlement anglais, des détails encore plus circonstanciés,qui ont positivement stupéfié, non seulement le public, mais encorele conseil d’amirauté britannique !
« Ce n’est pas tout. Les trafics les plus honteux, lescommerces les plus interlopes, les entreprises les plus illicites,sont leur unique et lucrative occupation. Aussi, contrebandiers,marchands de chair noire, pirates malais, déclassés des mondescivilisés, fumeurs d’opium ou mâcheurs de bétel, cannibales destropiques ou buveurs d’huile des pôles, – ces gredins de tous payssont réunis dans la main puissante du chef suprême.
« Son autorité se manifeste à tous, en tout et partout,sans qu’on puisse en saisir la trace. Seul, il met en mouvement lesrouages les plus infimes de cette association. Il dispose pour celade sommes incalculables. Il a d’innombrables vaisseaux à sonservice, des complices haut placés dans les marines étrangères, et,je ne crains pas de l’affirmer, dans le corps diplomatique.
« Ce ne sont donc pas d’obscurs comparses qu’il fautchercher. Ceux-là, comme Thomas, payeraient de leur existence lamoindre faute.
« Il est indispensable de trouver ce chef. Alorsl’association, décapitée, sera morte sans espoir derésurrection.
– Capitaine, interrompit un des assistants, quel seral’homme assez fort pour tenter une pareille entreprise ? Quidonc possédera tous les éléments qui doivent en assurer laréussite ?
– Moi !… répondit intrépidement l’officier.
– Vous ?…
– Et qui donc voulez-vous que ce soit ? J’ai apprêtémes armes dans une précédente campagne. Je viens, en outre, d’avoirune longue conférence avec le ministre de la marine. Fort de sonappui, et confiant dans la légitimité de ma cause, je puisentreprendre ma croisade…
Les conversations avaient repris leur cours. Les opinions émisespar l’officier étaient diversement commentées par les assistants.Les uns étaient convaincus par ses arguments ; les autres,qu’on eût dit intéressés, tant ils mettaient de feu dans leurcontroverse, les combattaient énergiquement.
– C’est impossible, autant qu’invraisemblable, disait decette voix basse, qui pourtant force l’attention, un invitéétranger. Ma vie tout entière s’est passée en mer, et je n’aijamais entendu ou vu rien de semblable.
– Eh ! oui, renchérissait un personnage exotiquefortement chamarré, le capitaine a été dupe d’histoiresinvraisemblables. C’est en raison du merveilleux que le public esttenté d’y ajouter foi.
– Le capitaine est un romancier fécond, dont la verveintarissable ferait la fortune d’un éditeur et la joie du publicparisien.
– Romancier, dites-vous, messieurs ? Oui, certes, sivous appelez roman le récit véridique des crimes de gens sans aveuet les luttes de cœurs loyaux ; l’antagonisme, enfin, du bienet du mal.
« Vous pouvez m’en croire, vous tous qui m’écoutez. Depuissix mois, j’ai été sommé sous peine de mort de renoncer à monentreprise. Je n’ai pas tenu compte des menaces de ces vilscoquins. Aussi, ai-je été en butte à leurs attaques. Ici, en pleinParis, je n’ai échappé que par miracle à trois tentativesd’assassinat…
« Croyez-moi, messieurs ; mes paroles, quelqueétranges qu’elles paraissent, sont bien fades et bien incolores,comparées à la réalité.
« Je suis ardemment convaincu ; je le répète, mafortune, ma vie et mon honneur, sont désormais consacrés autriomphe de cette idée. Ce jour luira pour moi, messieurs, quand ledernier pirate sera pendu à la vergue de mon grand mât, et quandles spectateurs habituels de la sinistre besogne de Monsieur deParis verront tomber la tête du chef !…
– Allons donc ! il n’y a plus de pirates, disait unoutrancier du scepticisme. Où donc en serions-nous ? grandDieu !…
« Il faudrait alors armer en guerre les steamers et lesvaisseaux marchands.
– Messieurs, j’ai dit. L’argent est précieux au ministèrede la marine. Les rêvasseries des songe-creux, à la recherche dumerveilleux, y sont passées à l’étamine de la raison. Si l’amiralM… n’eût pas été convaincu de la vérité de mes assertions, il nem’eût pas donné depuis six semaines le commandement d’un croiseurde quatrième rang, armé de quatre canons de dix-huit et d’un devingt-sept… celui-là dans une tourelle en plaques d’acier duCreusot.
« J’ai une mission dans l’accomplissement de laquelle nulne peut me contrecarrer, car j’ai carte blanche.
« J’ai composé mon équipage de canonniers et de fusiliersbrevetés. Ma machine est parfaite, et mon navire blindé.
« Je crois qu’avec un engin ainsi paré, vousentendrez parler de l’aviso l’Éclair et du commandant deValpreux !… »
Commandant, si je me suis ainsi étendu sur ces faits que je vousrapporte textuellement, et dont vous avez été le héros, c’est,d’une part, pour vous prouver que mon implacable mémoire ne m’ajamais fait défaut, et, d’autre part, pour vous montrer par lasuite de mon récit, que vos prévisions ne vous ont pastrompé ; que vous saviez tout !… vous lisez bien :tout ! sauf les noms du maître, des principaux chefs, de ceque j’appellerai la « raison sociale », ainsi que lesiège et les succursales.
Je reprends ma confession. Elle sera complète.
Vous connaissez bien le comte de Javercy, ce beau vieillardarchimillionnaire, dont la probité, la générosité et la hauteintelligence, sont universellement appréciées.
Vous étiez son invité. Vous avez depuis serré souvent sa main« loyale ».
Au moment où vous cessâtes de parler, il disparut après avoirfait un signe imperceptible à quelques-uns de sescorrespondants.
Deux mots sur ce personnage. Vous l’avez seulement connuopulent. Moi, je l’ai vu placé dans l’impossibilité de payer unedifférence de cinq louis perdus à l’écarté.
Il n’y a pas bien longtemps. C’était déjà un vieillard, bien quesa taille athlétique semblât défier les années.
Sa fortune devint tout à coup colossale. Des opérationscommerciales, toutes menées à bonne fin, grâce à une merveilleuseentente des affaires, lui donnèrent l’estime et la notoriété.
Il fut bientôt possesseur à Trouville, d’une villa ravissante.Puis, il éleva à Saint-Germain une maison de campagne qu’un princeeût enviée et qu’une fantaisie de financier pouvait seule réaliser.Enfin, l’hôtel qu’il se fit construire au parc Monceau est une desmerveilles de Paris.
Une commanderie de Saint-Étienne, payée sans marchander, luiconféra le titre de comte. Ce fils de ses œuvres était au comble deses vœux. Grâce à sa haute situation financière, il avait pugrouper autour de lui toutes les sommités intellectuelles etaristocratiques.
Ce jour, enfin, devait servir de complément à sa vie toutentière, et de sanction à ses plus chers désirs. Lui, le prolétaired’autrefois, le parvenu d’aujourd’hui, qui portait le nom bête deGaillardin, allait avoir pour gendre le dernier descendant d’unedes plus anciennes familles de Bretagne. Sa fille uniquen’allait-elle pas vous épouser prochainement ?…
Vous ne connaissiez pas les antécédents du comte deJavercy ; n’est-ce pas, commandant ?
Veuillez me suivre au second étage de sa demeure princière. Vousserez complètement édifié sur son compte.
Nous y sommes. Une vaste pièce pourvue de doubles portes. Aumilieu, une immense table, sur laquelle sont éparses des cartesmarines, pointées de rouge et de bleu, et mêlées à des livres decommerce ouverts et superposés.
Puis, des piles de dossiers, attachés par de petites ficellesrouges, comme les actes des notaires, mais recouverts de signesbizarres, inintelligibles pour qui n’en possède pas la clef.
Il me semble encore voir la scène. Un colossal Pennsylvanien,nommé l’honorable Holliday, qui avait acheté des cuirs et vendu dupétrole pendant que les Parisiens faisaient des mots, était accoudéà cette table.
Près de lui se tenait sir Flinders, un riche squatteraustralien, ancien capitaine de l’armée des Indes.
De l’autre côté se tenait le señor don Petro Yunco, votrecontradicteur, de tout à l’heure, un riche Brésilien, quis’entretenait avec le prince Douraskoï, un beau vieillard, sujet duczar, et qui avait commandé une subdivision navale pendant laguerre de Crimée. Au bout, et tournant le dos à la porte, votreserviteur qui fumait son cigare. Enfin, un homme d’une trentained’années, nommé Vincent, secrétaire du comte.
Le comte de Javercy semblait présider cette réunion d’intimes.Son front était soucieux. Il parut se recueillir quelques instants.Puis, en homme qui prend son parti, il se leva lentement etprononça ces seuls mots :
– Messieurs, le Conseil de l’Ordre entre en séance.
Ces simples paroles firent tressaillir les cinq hommes quiattachèrent sur le comte des regards presque inquiets.
– Il a fallu, messieurs, de graves circonstances, pour que,usant de mon pouvoir discrétionnaire, je juge à propos de réunir leConseil de l’Ordre dont je suis le grand maître.
– En effet, comte, répondit le prince Douraskoï ; nousne sommes que cinq ; le conseil se compose de huit membres,et, comme nos statuts sont formels…
– Pour aujourd’hui, nous passerons outre. Je prends toutsur moi. Ne suis-je pas le président, le maître ? D’ailleurs,nous n’avons pas le temps de nous arrêter à de vaines formalités.Nos mystères sont bons pour en imposer aux subalternes, qui croientaccomplir une œuvre politique, sociale ou même religieuse, en étantles rouages de notre grand œuvre.
– Bien dit. Nos esprits depuis longtemps affranchis despuérilités humaines, planent au-dessus de ces subtilités mesquinesqui terrorisent les âmes faibles. Nous n’avons qu’un maître,l’Ordre et ses statuts, dont vous êtes la personnification, bienque vous y soyez soumis comme nous. Nous sommes les esclaves d’uneabstraction, mais nous sommes les maîtres du monde.
– Il suffit, messieurs. Vous êtes bien toujours les mêmeshommes, actifs, énergiques, sans préjugés, réalisant à chaquemoment la conception formidable qui nous donne, à tous, honneurs etrichesses. Vous tenez, n’est-ce pas, à rester en possession de cebien-être opulent, fruit de tant de sacrifices ?
– Oui !… Oui !…
– Eh bien, à l’œuvre ! De l’audace et de l’entente,car les moments sont précieux. Un ennemi implacable s’acharne aprèsnous. Il est fort, car un gouvernement l’appuie. Il nous brave sansnous connaître. Vous l’avez entendu ce soir. Il en sait plus encorequ’il ne le dit. Y aurait-il un traître parmi nous, puisque nossecrets courent la rue ?
Un sourd grondement, accompagné de gestes d’énergiquedénégation, fut la seule réponse des cinq hommes.
– Mais, cet ennemi, c’est votre futur gendre… ditl’honorable Holliday. Quel est votre projet ?
– Il faut que cet homme disparaisse !… murmura donPedro Yunco, des yeux noirs duquel surgit un rapide éclair.
– Doucement, señor, doucement, reprit le maître. Je saisque vous avez la main prompte et aussi habile que le meilleuropérateur, témoin le trépas providentiel de cet imbécile de Thomas,que vous avez bien un peu suicidé à Brême. Vous avezsagement agi, quoique sa mort ne répare pas les ennuis causés parsa maladresse.
– Mais, seigneur comte, insista le Brésilien, les moyens nemanquent pas pour nous débarrasser de cet ennemi. Une attaquenocturne, un accident, une maladie, que sais-je ? Notrearsenal est assez varié, vous n’avez qu’à choisir. Faites un signe,et dix mille bras se lèveront pour l’anéantir.
– Pour cette fois, je ne veux pas !
– Vous ne voulez pas ?
– Non !
– Raje de Dios ! voilà qui est violent.
– Mon cher don Pedro Yunco, vous n’êtes qu’un imbécile.
– Plaît-il ? Que le sang de mes nobles aïeux…
– Laissons, s’il vous plaît, vos aïeux qui ont monté dedansou derrière les carrosses royaux, et écoutez-moi.
L’hidalgo se tut, fasciné par l’œil clair du terriblevieillard.
– Moi aussi, j’ai voulu le faire disparaître. Je lui aisuscité des embûches où tout autre eût perdu la vie. Il faut qu’untalisman le protège, car, chaque fois, il se relève plus fort, pluspuissant, plus implacable que jamais. Il ne peut plus disparaître,en ce moment du moins ; il est trop en évidence. Ses parolesimprudentes l’ont sauvé. Sa mort ne servirait qu’à affirmerl’existence de l’Ordre. Enfin, les documents qu’il possède sontentre les mains de gens qu’on ne peut acheter, et dont lesprécautions sont prises. Il paraît qu’on trouve encore de cesdévouements.
– Que comptez-vous faire ? dit à son tour, de sa voixdoucereuse, le cauteleux Douraskoï.
– Gagner du temps à tout prix ; nous l’attacher, sinous le pouvons ; le compromettre s’il résiste, et plus tard,s’il le faut, sa mort répondra de notre salut.
– Bien, dit sir Flinders, le seul qui écoutât patiemment,ainsi que moi.
– Il adore ma fille, celle-ci ne l’aime pas moins. Je veuxbénéficier de cette affection pour annihiler sans violence notreennemi. Les séductions de cet amour l’endormiront… momentanément dumoins. Si, plus tard, la vérité lui apparaît, peut-être setaira-t-il.
– Ce peut-être a besoin de devenir une certitude.
– J’en fais mon affaire.
– D’accord, mais, nous devons savoir de quelle façon vouscomptez agir !
– Vous comprenez bien qu’une fois ce jeune paladin partipour sa croisade, il nous sera difficile de le suivre et deconnaître ses plans. N’est-il pas naturel, au contraire, que,devenu mon gendre, il me confie ses espérances, me développe sesprojets, m’indique enfin jusqu’au chemin qu’il doit suivre. Nesuis-je pas le père de celle qu’il aime, qui partage son généreuxenthousiasme, et qui, au besoin, puis l’aider d’un crédittout-puissant.
« Rien de plus facile, alors, que de déjouer ses efforts…Peut-être qu’un insuccès continuel le fatiguera d’une lutteimpossible. Peut-être enfin que ses courses contre un ennemiinsaisissable le feront douter de ce qu’il appelle lapiraterie.
– Bravo ! firent ensemble les quatre hommes.
– Ce n’est pas tout, messieurs. S’il trompait nosprévisions, s’il découvrait, dans la suite, la vérité tout entièreet que, préférant à son amour ce qu’il appelle le devoir, il luiprenait fantaisie de parler…
– Nous le ferions disparaître, interrompit don Pedro Yunco,en revenant à son idée première.
– C’est inutile. Je vais prendre, ici, devant vous, detelles précautions, qu’il suffira d’un mot pour le réduire à jamaisau silence.
Le comte se leva. Il alla ouvrir un immense coffre-fortdissimulé dans l’épaisse muraille, et fit jouer, en hommefamiliarisé par une longue habitude, les ressorts et les serrures.Il ouvrit ensuite un compartiment à secret, et en tira un petitcarnet relié de noir, à la tranche rouge, aux coins d’acierpoli.
– Voici, dit-il, le livre où sont écrits et signés lesengagements des chefs de l’Ordre. Le mien en tête, puisles vôtres, messieurs, et ceux de nos compagnons absents. À cesnoms d’hommes liés ensemble par une implacable solidarité, je vaisajouter celui de notre immortel ennemi.
« Vincent, écrivez, dit-il au secrétaire en lui tendant lelivre. »
Il dicta :
Je soussigné, Edme-Marie-Édouard baron de Valpreux,lieutenant de la marine française, commandant le navire cuirassél’Éclair, après avoir pris connaissance des statuts del’Ordre des Rapaces, m’engage à servir ledit ordre, en tout temps,en tout lieu. Je lui consacre ma vie tout entière et je jure defaire concourir à sa prospérité tous les actes de mon existence,même ceux qui paraîtraient devoir lui porter préjudice.
J’accepte avec reconnaissance le titre de chef de la sectionfrançaise, pour jouir des droits, bénéfices et prérogatives yafférents.
En foi de quoi, j’ai signé le présent engagement.
Ce vingt-quatre décembre mil huit cent soixante…
E. baron DE VALPREUX.
– C’est écrit ?
– Oui, maître.
– Bien, passez-moi le livre. Parfait !admirable ! Vous avez, mon cher Vincent, un talent toutparticulier pour imiter les écritures. Mon futur gendre lui-même nepourrait révoquer en doute l’authenticité de ce document. Rien n’ymanque ! pas même le hardi parafe qu’il va bientôt apposer surle contrat…
« Eh bien, mes maîtres, avez-vous compris ? Le lionest-il muselé ? Pourra-t-il plus tard dénier sacomplicité ?
– Maître, votre invention nous sauve, j’approuve hautementvotre projet et vous en remercie, dit sir Flinders.
– Qu’il parte maintenant si bon lui semble ; je mecharge de lui adjoindre quelques bons compagnons de mon choix quime détailleront sa vie minute par minute. Grâce à nos précautions,il fera toujours buisson creux ; il deviendra peut-êtresuspect à l’autorité.
« Nous pourrons même, de temps à autre, par une nuitobscure, jeter sous l’éperon de son navire quelque vieille chaloupequ’il coulera sans la voir. La mention de ces accidents, à sonjournal de bord, sera plus compromettante encore.
« Cette importante question me semble éclaircie, et ledanger conjuré. Voulez-vous, maintenant voir où en sont lesaffaires courantes ?
– Bien volontiers.
– Je vais dépouiller mon courrier devant vous.
Les lettres et les dépêches, triées et annotées de la main dusecrétaire, étaient sur un coin de la table, ouvertes et presséespar une figurine de bronze.
En quelques minutes il les parcourut.
– Allons, dit-il, il n’y a qu’une affaire pour aujourd’hui,et encore est-ce un maigre butin.
– Vincent, êtes-vous prêt ?
– Oui, maître.
– Bien, écrivez. Vous porterez vous-même les lettres et lesdépêches demain à la première heure.
« Nous disons, l’Armide : qu’est-ce quecela ? Le répertoire, s’il vous plaît, à la lettre A.Bien ; folio 37 du grand-livre. C’est cela l’Armidede Hambourg, trois-mâts de huit cents tonneaux, capitaine Schœffer,initié en 1869 ; a voulu vendre au prince de B… tout ce qu’ilsait des secrets de l’Ordre. Le bâtiment chargé de campêche etd’indigo revient de Calcutta. Il porte deux millions en lingots.Armateur Bauer, rien à ménager. À bord, deux matelotsinitiés : les nommés Hermann et Laubeck. C’est parfait.Vincent, il faut envoyer demain, par le premier courrier, l’ordreau capitaine Flaxhant de quitter aussitôt le Havre et de partircroiser en vue de l’archipel de Bissagols. Il rencontreral’Armide et la capturera par 20° de longitude nord et 10°de latitude ouest ; que personne ne s’échappe. Il transporterales lingots dans les grottes de la crique d’Aden. L’équipage seraabandonné sur le navire dont la coque sera sabordée.
« Hermann et Laubeck seront sauvés.
« Passons à autre chose. Il me semble que notre ami, legouverneur de Saint-Philippe de Benguala, a souvent besoind’argent.
– Maître, répondit Vincent, c’est lui qui a expédié lesquatre cents noirs d’Ibrahim-bey.
– Alors, cent mille francs au consul, en une traite sur lamaison Aguero y Pinto.
« Faites venir sans tarder le dossier de DémétriusLatopoulos. Supprimez lui son commandement et ses subsides.Peut-être sera-t-il urgent de se débarrasser de ce gâte-métier.
« Cent mille francs à Lien-Cheng, pour l’indemniser de laperte de sa jonque. Le pauvre homme n’a pas de chance, c’est un bonserviteur. Expédiez-lui aussi cinquante pains d’opium de Smyrne,cette attention lui fera plaisir.
« Soixante fusils à tir rapide à Soumriboull-Koaro pourarmer ses pirogues. Mille cartouches par fusil.
« Il faut envoyer par le petit vapeur« Puerta » deux canons Whitworth de seize, avecmille gargousses pour défendre la crique du golfe d’Aden, entreDourdoura et Berbera ; plus douze torpilles qui serontmouillées à l’entrée. Les croiseurs anglais deviennent d’uneoutrecuidance impardonnable.
« C’est tout pour aujourd’hui. Il faudra dorénavantsuspendre l’emploi des torpilles automatiques. Nous allons laisserà l’opinion publique le temps d’oublier l’affaire de laMoselle et les primes d’assurances. Nous ferons travaillerun peu plus Flaxhant et son navire.
« Il y aura de la sorte un peu plus de variété dans lesaffaires. »
Ce mot ainsi souligné prenait une terrible signification.
Le commandant de l’Éclair, quelque effroyables quefussent ces révélations, n’avait pas sourcillé. Tout au plus si unléger frémissement avait agité les ailes mobiles de son nezaquilin.
C’était un homme pétri d’acier, que les situations les plusdésespérées et les événements les plus inattendus laissaientabsolument impassible.
Il fit régler la marche du navire, et continua sa lecture sansprécipitation, posément, comme s’il eût voulu incruster dans soncerveau chacun des mots du précieux document.
J’ai tenu, commandant, je vous le répète, à vous décrire mot àmot les deux scènes que vous venez de lire pour bien vous prouverque ma mémoire n’a rien omis, et pour vous édifier complètement surtous ces personnages, en conservant à chacun sa physionomieparticulière.
Maintenant que vous êtes prévenu, agissez en conséquence.
Je dois vous dire, tout d’abord, qu’il est inutile de donner lachasse au navire des damnés. Vous saurez pourquoi tout à l’heure.Je vous indiquerai le point précis où se trouve leur repaire. Ilvous sera possible de vous y rendre les yeux fermés ; votrejustice sera aussi prompte qu’implacable.
Vous avez tout compris. Le secret de l’association est entre vosmains. Les maîtres seuls de cet Ordre maudit le connaissent.Flaxhant, lui-même, n’en sait qu’une partie.
Vous avez vaillamment lutté ; mais que pouviez-vous fairecontre de pareils ennemis, qui ont des complices dans le mondeentier, qui ont à leur solde tous les déclassés des cinq partie dumonde, qui enveloppent enfin les deux hémisphères dansl’insaisissable réseau d’un invisible filet ?
Je continue. Au moment où vous alliez tomber complètement à lamerci de la bande, en épousant la fille du chef, – pauvre etcharmante enfant bien innocente des crimes de son père, – uneterrible nouvelle vous parvint mystérieusement.
Votre sœur et votre mère revenaient de l’île Bourbon, en passantpar le Gap. Elles devaient prendre passage à bord de laVille-de-Saint-Nazaire.
Le steamer, pour des motifs qu’il serait trop long non moinsqu’inutile de vous énumérer ici, devait être abordé et coulé enpleine mer. Vous abandonnâtes aussitôt Paris. Vos fiançaillesfurent heureusement retardées. L’Éclair partit quelquesheures avant le navire de Flaxhant.
Vous arrivâtes à Bourbon. Une indisposition de votre mère avaitempêché son départ. Mais le navire n’en était pas moins condamné.Vous reprîtes incontinent votre croisière.
Ce fut une superbe chasse aux bandits. Mais hélas ! lesnoirs d’Ibrahim n’en quittèrent pas moins le sol africain ; laVille-de-Saint-Nazaire fut coulée, et vous assistâtes,impuissant et désarmé, à sa courte agonie.
Vous aviez des traîtres chez vous.
Deux mots encore avant d’arriver à un autre point capital. Voicipourquoi je me trouvais, comme simple matelot, sur le bâtiment quevos hommes ont énergiquement surnommé le Vaisseau deproie.
Pour une expédition de cette importance, il avait été décidéqu’un des membres du Conseil de notre Ordre surveillerait, confondudans les derniers rangs de l’équipage, les faits et gestes ducapitaine et de l’état-major.
Je fus désigné pour remplir cette mission de confiance. Jedevenais en quelque sorte le « socius » deFlaxhant.
J’avais, en outre, plein pouvoir pour le destituer et nommer àsa place un autre commandant, si, par faiblesse ou incapacité, ilcompromettait les intérêts de l’association.
Je n’eus pas besoin d’intervenir. L’Américain ne fut niincapable ni pusillanime. Vous savez comment je tombai entre vosmains, au moment de l’abordage.
C’était ma destinée !
Arrivons maintenant à la description du mystérieux et, j’oseraidire, du merveilleux engin à l’aide duquel opèrent les Banditsde la mer.
Vous avez certainement admiré cet organisme si parfaitementadapté à une œuvre de destruction. On peut admirer un fauve, touten le combattant. Ce bâtiment n’est pas un bâtiment ordinaire.
Et d’abord, quel est son nom ? Pour ceux qui l’emploient,il s’appelle « le Vaisseau » ; cela ne veut riendire et signifie tout. Pour vous et vos hommes, c’est leVaisseau de proie.
Pour l’autorité maritime, c’est un navire de commerce, ou plutôtil représente quatre navires de commerce de nationalitésdifférentes.
Il peut être, tour à tour, le Franklin,trois-mâts-goélette de New-York, le Georges-Washington,navire à vapeur appartenant au port de laNouvelle-Orléans, la Queen-Victoria, goélette deLiverpool, et la Sylphide, goélette du Havre.
Il faut à un malfaiteur des déguisements et des papiers enrègle. Le vaisseau de proie se grime, se maquille, se transforme àvolonté. Il devient, quand besoin en est méconnaissable même pourl’œil exercé d’un marin.
Il possède quatre états civils, c’est-à-dire quatre inscriptionssous les noms précités, dans les ports de commerce. Chaque jour lelivre de bord et le livre de mer sont tenus en partie quadruple.Les événements qui surviennent pendant la traversée sontrégulièrement attribués aux quatre individualités qu’ilreprésente.
Le Franklin a la carène noire et les sabordsblancs ; c’est Flaxhant qui le commande en personne. LeGeorges-Washington est pourvu d’une cheminée d’où sortentdes torrents de fumée ; c’est le troisième lieutenant nomméBrown, un Louisianais, qui prend officiellement le commandement,tout en demeurant soumis à l’autorité de Flaxhant : ce dernierreste dans la coulisse.
La Sylphide est gris-poussière, aux sabords noirs. Lemât de misaine a disparu. Le vaisseau de proie est devenu goélette.C’est Marius Cazavan, le second, qui est à bord le maître après… lediable. Enfin, quand la Queen-Victoria, dont les flancseffilés sont recouverts d’une belle couleur vert-sombre, arbore lepavillon anglais, c’est sir Henry Huntley qui commande lamanœuvre.
Ces trois capitaines d’occasion sont, je vous le répète, leshommes de paille de Flaxhant. L’équipage devient tour à tourfrançais, anglais, ou américain. Les deux idiomes lui sontégalement familiers.
Vous pouvez, maintenant, vous rendre compte des avantages inouïsque des hommes sans préjugés peuvent tirer de cette situationunique, peut-être, dans les annales de la marine.
Le Vaisseau de proie est un bandit, mais un bandit debonne compagnie, aimant le monde et le fréquentant volontiers. Ilne peut être condamné à errer perpétuellement sur les vagues commele Voltigeur de la légende. Il transporte des noirs ou ducoton, du cacao ou des épices, et semble un honnête commerçant,voyageant pour ses affaires. De là, l’utilité de ses quatreindividualités bien distinctes, lui permettant d’aborder dans lesports, de se ravitailler, de débarquer ses marchandises après avoirsabordé en mer un bâtiment dont la prime d’assurance entrefatalement dans la caisse des Bandits de la Mer.
Ses allures deviennent-elles, à un moment donné, suspectes à uncroiseur ? Il paye d’audace et arbore carrément son numéro,répond aux signaux, et se comporte d’après le formulaire habituelaux gens de mer.
Cela lui réussit généralement. Est-il surpris ou serré de tropprès, ou encore, craint-il d’avoir affaire à un officier tropméticuleux ? il cargue sa toile, et s’enfuit à toute vitesse,grâce à la machine que je vous décrirai bientôt.
Le croiseur lui donne la chasse. La nuit vient. Le lendemain, cedernier rencontre au lieu d’un trois-mâts noir, filant vers unpoint quelconque, une goélette grise suivant une routediamétralement opposée.
Le tour est joué. Des bandes de toile, peintes en noir, en grisou en blanc, recouvrant la coque, ont été enlevées pendant la nuit.Le filou qui porte plusieurs habits superposés, en retire un, etdevient un autre homme. De même le navire est complètementtransformé, quand l’enveloppe extérieure tombe, découvrant cellequi est au-dessous d’elle.
Quand une scène de naufragement va s’accomplir, ilredevient le Vaisseau de proie. Son aspect est terrible.Il revêt pour ainsi dire son costume de cérémonie, sa livrée debourreau. Les voiles sont carguées, sa coque est noire, ses sabordssont fermés. Il ne porte aucune lumière, l’équipage disparaît. Letimonier abandonne la barre du pont, et descend dans la batterie oùse trouve une autre barre, avec tous les instruments destinés àindiquer la route.
Il est désert, et s’avance comme un fantôme.
Un large panneau s’ouvre, laissant apercevoir une ouverturecirculaire, noire et profonde comme la bouche d’un puits.
De cette ouverture émerge, lentement, sur une plateformemétallique, un canon d’acier, qui est mis en batterie d’une façonen quelque sorte automatique.
La pièce n’est pas entourée de ses servants. Ils ne sont pasloin pourtant. Un coup de sifflet les faits bondir comme une légionde démons, si la poudre doit précéder, ou achever l’œuvre del’éperon.
Puis, il arbore son lugubre pavillon noir !…
L’œuvre de destruction s’accomplit !… Vous savez lereste.
Quelques moments après, il redevient le pacifique trois-mâts, oul’inoffensif navire à vapeur. Il suffit d’adapter un tuyau decheminée sous lequel brûle une substance quelconque produisant dela fumée. Comme il est mis en mouvement par des hélices, l’illusionest complète.
Par quel artifice diabolique, les bandits peuvent-ils ainsidonner au vaisseau de la mort, les moyens de démâter immédiatementle mât de misaine, d’avancer le grand mât, de faire monter oudescendre un canon pesant plusieurs milliers de kilogrammes, etenfin d’obtenir une vitesse bien supérieure à celle des meilleursmarcheurs des deux mondes ?
Voici :
La science est familière aux Bandits de la Mer. Ils ontnaturellement pensé à faire concourir aux bénéfices de leurentreprise, les découvertes dont la civilisation est redevable augénie d’infatigables chercheurs.
Ils ont perfectionné leur instrument de destruction, avec autantde patience et de talent qu’un manufacturier son usine.
Le charbon est encombrant quand les soutes sont pleines.D’autres part, il n’est pas toujours facile de les approvisionnerquand le chargement est épuisé. Les fourneaux de chauffe et lesgénérateurs de vapeur tiennent une place considérable. La machineelle-même est très compliquée. Il faut, de plus, un temps assezconsidérable, avant d’avoir de la pression. Enfin, la navigation àvapeur nécessite un personnel très nombreux.
L’emploi de la vapeur comme moteur était donc, eu égard à ladestination du navire, sinon totalement impossible, au moins fortdifficile.
Ils trouvèrent mieux.
L’hydrogène avait été considéré comme un gaz permanent, jusqu’aujour où un jeune chimiste plein de talent parvint à le liquéfier,par des procédés bien connus et qu’il serait inutile de vousdécrire ; vous ne les ignorez pas plus que moi.
Ce gaz, liquéfié, représente une somme de force colossale,emmagasinée dans le récipient qu’il contient. Son retour à l’étatgazeux s’accomplissant spontanément au contact de l’air, il reprendaussitôt son volume primitif, qui, vous le savez, est de plusieursmillions de fois supérieur à celui qu’il occupait à l’étatliquide.
Cette différence de volume, produisant pour ainsi dire uneexplosion de force, fut utilisée comme moteur. L’hydrogène liquéfiédevient l’âme du Vaisseau de proie.
Il s’agissait d’emmagasiner dans des récipients d’une solidité àtoute épreuve, pouvant braver la pression formidable de 650atmosphères, qu’ont supportée les appareils de Raoul Pictet, unequantité de gaz suffisante pour les besoins du navire pendant uneannée au moins.
L’opération fut pratiquée dans des vases de forme elliptique, enacier corroyé, garnis de frettes comme la culasse d’un canon, etpossédant à chaque extrémité un anneau destiné à en faciliterl’arrimage.
Chacun de ses vases, pourvu d’un tube de dégagement muni d’unrobinet, fut déposé dans la cale, et servit en même temps delest.
Des millions d’hectolitres de gaz, c’est-à-dire de force, setrouvaient donc emprisonnés sous un volume incroyablement petit, etprêts à être utilisés au premier moment.
La manœuvre est toute simple. S’agit-il de mettre les hélices enmouvement ? Il suffit d’adapter à la machine un desrécipients, et d’ouvrir le robinet qui s’oppose à la sortie ducontenu.
Au contact de l’air, le liquide devient gazeux, comme l’eau quise transforme en vapeur ; le résultat est identique. Lespistons s’agitent, l’arbre tourne, les hélices ronflent, levaisseau s’ébranle.
J’ai déjà dit que l’hydrogène était l’âme du vaisseau.L’incalculable force qu’il développe sert à opérer avec la rapiditéde la pensée les transformations du bâtiment.
Quand le Franklin, trois-mâts-goélette, devient laQueen-Victoria, simple goélette, il faut que le mât demisaine disparaisse. Ces mâts sont en fer creux et rigoureusementétanches. Ils se composent de plusieurs morceaux pouvant rentrerl’un dans l’autre, comme les tubes d’une lorgnette.
Au signal du commandant, le grand mât, débarrassé à la partieinférieure des haubans et des étais, glisse sur la quille, avancelentement, poussé à son emplanture par la machine, et tiré ausommet par des palans, il s’arrête bientôt à la place qu’il doitoccuper sur une goélette, au tiers antérieur. Le mât d’artimon suitla même voie et s’arrête au deuxième tiers.
Ce glissement a pu s’opérer dans un espace libre, ménagé àdessein depuis la quille jusqu’au pont, et qui est aussitôtrefermé.
Les haubans et les étais sont remis en place, pendant que ceuxdu mât de misaine ainsi que la vergue sont amenés sur le pont. Lemât est alors complètement nu. Une pompe aspirante, également muepar l’hydrogène, aspire énergiquement l’air qu’il contient ;ses tronçons, dans lesquels le vide s’opère rapidement, rentrentl’un dans l’autre, et restent enfermés dans la portion compriseentre la quille et le plancher du pont.
Le trois-mâts est devenu goélette.
S’agit-il de remâter, la pompe aspirante est remplacée par unepompe foulante qui injecte de l’air à une pression suffisante pouropérer les manœuvres contraires.
La manœuvre du canon est produite par le même procédé. La pièce,enfermée dans un cylindre de tôle laminée, repose sur la quille. Laplate-forme sur laquelle elle est placée n’est autre chose qu’unpiston. Un jet d’hydrogène le fait monter quand on veut mettre lecanon en batterie.
Lorsqu’on veut la faire disparaître, il suffît d’ouvrir unrobinet latéral : le gaz s’échappe, le piston redescend enraison de son poids, le panneau est rabattu, et le pont reprend saphysionomie pacifique.
Deux mots sur la machine.
Une machine ordinaire n’eût pu produire cette vitessefantastique, grâce à laquelle le Vaisseau de proie sedérobe à ses ennemis et semble posséder le don d’ubiquité.
Elle est admirable de simplicité. Certes, l’inventeur, unFrançais, un vrai Parisien, ne se doutait guère que ce fruit de sesveilles, que ce produit de sa haute intelligence aurait unesemblable destination. C’est un brave ouvrier mécanicien, nomméDebayeux, qui a inventé par centaines les appareils les plusingénieux, entre autres un moteur à hélices pour les ballons, unemerveille.
Debayeux a tout d’abord supprimé tous les engrenages, ettransformé le mouvement rectiligne des pistons en mouvementcirculaire. Économie de mouvement et d’organes. La machine secompose de deux cylindres ayant douze mètres de circonférence, etun mètre seulement de côté. Ce sont les tiroirs. Une plaquecirculaire d’acier trempé, épaisse de 25 centimètres, les sépare.Sur cette plaque sont fixés deux pistons, placés l’un à droite,l’autre à gauche, et pouvant tourner à frottement dans une gorgeégalement circulaire, pratiquée dans les cylindres latéraux.
Cette plaque n’est en quelque sorte qu’un renflement de l’arbremoteur qui traverse les deux cylindres perpendiculaires à l’axe dunavire. Elle est à la fois piston, bielle, excentrique et arbremoteur, puisqu’elle fait corps avec ce dernier.
Cet arbre est pourvu à ses deux extrémités d’un cône en cuivrerouge de 3 mètres de diamètre et dont l’angle est de45 degrés.
Devant chacun de ces cônes passe un arbre longitudinal allant àl’arrière du navire et sur lequel sont montées les hélices.
Ces arbres ont chacun deux cônes analogues qui sont solidaireset peuvent glisser à droite ou à gauche. Voici pourquoi :quand on veut mettre le navire en marche, il suffit d’approcher descylindres-tiroirs les vases contenant l’hydrogène, ou plutôt, commeil y en a un en permanence de chaque côté, on ouvre le robinet quiles fait communiquer.
Le gaz pénètre dans ces cylindres, pousse les pistons, et, parcela même, fait tourner l’arbre moteur. Les cônes placés auxextrémités de celui-ci frottent ceux des arbres longitudinaux.
Chose curieuse, ce frottement des cônes de cuivre parfaitementlisses produit un engrenage analogue à celui des roues d’unelocomotive sur les rails.
Aussitôt, les hélices tournent avec une rapidité vertigineuse.La force développée est formidable, ai-je dit. C’est que lapression est exercée sur les pistons pendant les cinq sixièmes deleur course. Il n’y a pas de point mort pour ainsi dire. Il enrésulte que les deux pistons sont ensemble en pression pendant lesquatre sixièmes de leur course, et pendant les deux autressixièmes, il y en a toujours un des deux qui évolue.
Cette pression simultanée des deux pistons pendant les deuxtiers de leur évolution circulaire développe une force vingt-cinqfois supérieure à celle des machines ordinaires pouvant monter àdix atmosphères.
Celle du Vaisseau de proie pouvant atteindre soixanteatmosphères, en raison de sa construction particulière, nousobtenons une force deux cent cinquante fois plus considérable quecelle des machines de même dimension. Nous avons de la sorte, sousun volume incroyablement petit, un moteur de douze centschevaux-vapeur !…
Inutile de vous dire, n’est-ce pas, que les hélices sontindépendantes l’une de l’autre et qu’elles peuvent même évoluer ensens contraire ; vous l’avez constaté.
Enfin, pour compléter cette merveille, les constructeurs ontplacé à l’avant du navire un large tube, en forme de télescope, etdépassant un peu le bordage. Dans ce tube existe un jeu de prismesreflétant l’horizon dans une chambre noire, où se trouve toujoursun officier de quart.
De cette façon, il n’est pas besoin de vigie, tout ce qui sepasse au large étant rigoureusement reproduit sur un écran. Danscette chambre noire se trouve naturellement une barre degouvernail, des commutateurs, permettant de faire marcher leshélices, de les embrayer ou de stopper, de faire monter oudescendre le canon, de mâter ou de démâter, etc.
Eh bien, commandant, est-ce assez complet ? Est-ce bienmachiné ? Qu’en pensez-vous ? Vous pourrez, d’ailleurs,admirer à votre aise votre adversaire quand vous l’aurez capturé,car je vais vous en fournir le moyen.
Oh ! c’est bien simple. À tout bandit il faut unrepaire.
Celui du vaisseau de proie se trouve dans la mer de Corail, surla côte est de l’Australie. Par 143° de longitude est et12° 22’ de latitude sud, se trouve un atoll de coraild’environ 500 mètres de diamètre.
Rappelez-vous ce point. Il est rigoureusement exact. Sur cetatoll de corail sont plantés des cocotiers dont les racinestrouvent un aliment substantiel dans les détritus amenés de lahaute mer depuis des milliers d’années et que le temps atransformés en terreau.
Ce bassin de corail, dans lequel on pénètre par un chenalétroit, forme comme un port au milieu d’une mer toujours furieuse.L’eau y est calme et profonde.
Le bandit s’y repose à loisir et sans crainte, car la route estpérilleuse, et l’accès difficile. Vous trouverez sur votre passagedes milliers de pointes aiguës, des centaines de bancsmadréporiques sur lesquels votre bâtiment talonnera. Avancez sanspeur. Soyez prudent, tâtonnez, louvoyez. Le succès dépend de votrepatience.
Vous aurez une superbe occasion d’utiliser vos talents denavigateur. Je ne puis, à mon grand regret, vous indiquer la route,mais aucune carte ne donne le relevé de tous les récifs quihérissent les abord de cet enfer.
Somme toute, vous les franchirez, puisque les Bandits de laMer y ont passé.
Il est probable que leur navire sera rasé comme un ponton etpresque invisible. Peu importe. Défiez-vous de son canon et de sonéperon.
Quant aux coquins que vous poursuivez, ils se gobergent à l’aisedans des grottes profondes pratiquées par la nature, et par lesinconscients caprices des coraux entre les parois de l’atoll. Ils ymènent large et joyeuse existence. Tous les raffinements de la viecivilisée sont à leur disposition. Ils en usent en hommes dont lavie peut ne pas avoir de lendemain.
Le repaire a deux ouvertures. L’une intérieure, l’autreextérieure. Elles sont obstruées par des algues, des varechs, desgoémons, et autres plantes marines. Cherchez bien ; fouillezattentivement les deux parois de corail, et vous trouverez.
Il y aura bataille. Elle sera rude. N’importe ! Voustriompherez.
Et maintenant, commandant, si j’ai été quelque peu prolixe,c’était dans l’intérêt de votre cause.
Vous avez été généreux, j’ai été sincère, nous sommes quittes,ou plutôt je reste votre obligé, car vous m’accordez plus que jen’aurais osé espérer.
Adieu et merci !
Qu’est-ce que c’est donc que l’hydrogène ? – Le ballonde l’Exposition dans une bouteille. – En chasse. – Courses àtravers le Pacifique. – Broyés par les récifs de corail. – Encorenaufragés et près d’être mangés. – Le coup du Commandeur. –Gendarmerie et anthropophagie. – Un procès-verbal aux antipodes. –Un tabou. – Curieuses conséquences d’un calembour involontaire. –Marmite renversée. – Canonisation d’un gendarme. – Subtilités destribunaux anglais. – À travers les récifs coralliens. – Unearrestation. – Deux héros du siège de Paris. – Encore un Parisien.– Stop.
– Docteur, qu’est-ce que c’est donc quel’hydrogène ?
– Té, mon bon, après avoir étudié la « physique »chez un prestidigitateur, tu ne serais pas fâché de t’initier unpeu à la chimie en compagnie d’un homme que tu soupçonnes, à tortou à raison, d’être quelque peu compétent.
– Dame ! oui.
– L’hydrogène, mon fils, je n’en sais pas bien long sur lecompte à c’té couquinasse.
« J’ai été au collège comme tout le monde, on m’en avaguement parlé.
« J’ai préparé, et même passé un premier examen de find’année de médecine ; on m’a interrogé sur l’hydrogène.
« Mon troisième examen de doctorat a failli êtresingulièrement compromis, grâce à la réponse un peu saugrenue queje fis à une question analogue à la tienne :
« Qu’est-ce que l’hydrogène ?
« Je vais rappeler mes souvenirs.
– Oh ! oui, docteur, répliqua Friquet les yeux ardentsde convoitise… Ça me ferait tant plaisir.
– J’y suis… comme disait feu Lagardère, ton homonyme etcompatriote, le Petit-Parisien.
« L’hydrogène, était, de mon temps, un gazpermanent !…
« Permanent !… oh ! savants, mes contemporains,qu’en saviez-vous, téméraires ?…
« Incolore – soit ! – insipide et inodore, – quand ilest pur, mes pitchounes, – car il sent l’ail, comme un plat debouillabaisse, s’il renferme un soupçon d’arsenic, ou encore, ilexhale des senteurs dignes des marais de Bobigny et de Bondy, quandil contient un atome d’acide sulfhydrique.
« On m’a appris qu’il avait été découvert au dix-septièmesiècle. Par qui ? Ma foi, je n’en sais fichtre rien. Il n’estbien connu que depuis 1777, époque mémorable où Cavendish a décritses principales qualités.
« Il a été d’abord surnommé air inflammable, puishydrogène (générateur de l’eau), parce qu’il est un deséléments de l’eau. »
Le docteur fit ici une pause… une très longue pause…
Friquet attendait, bouche béante.
– Après ? interrogea-t-il, comme malgré lui…
– Après !… Diable !… Tu deviens exigeant comme unexaminateur…
« Ah !… parfait. L’hydrogène, mon fils, est le plusléger de tous les corps. Sa densité, l’eau étant prise pour unité,à la température de 0°, et sous la pression normale de 0,76, est de0,06920. Un litre d’hydrogène pèse 0 gr. 08957.
« Il est donc quatorze fois et demie plus léger quel’air.
– Mais, docteur, je savais ça, qu’il était plus léger quel’air, puisque c’est sur cette différence que repose le principe del’aérostation.
– Parfait !… Bravo, Friquet ! fit André.
– Dame ! m’sieu André, j’ai un peu lu… c’est bon des’instruire.
– Mon cher enfant, reprit affectueusement le docteur, jesuis ravi de constater chez toi ces heureuses tendances. Tu veuxt’instruire, bien ; je t’aiderai.
« Tu disais donc ?…
– En quoi l’hydrogène, quatorze fois et demie plus légerque l’air, peut-il imprimer à cette machine, qui est l’âme duVaisseau de proie, une pareille force ?
– Je vais te satisfaire en deux mots. Tu as lu à Valparaisodes journaux récemment arrivés de France. Il y est question del’Exposition universelle. Dans la cour des Tuileries se trouve unballon captif, installé à cette occasion par l’ingénieur PierreGiffard. Ce ballon monstre enlève, vingt-cinq ou trente fois parjour, une cinquantaine de curieux, qui, moyennant un louis, veulents’offrir les joies d’une ascension.
– J’ai lu, docteur, et j’ai vu le croquis, c’est superbe…mais quel rapport y a-t-il ?…
– Voici, interrompit le docteur. Le ballon renferme dansson enveloppe de taffetas vingt-cinq mille mètres cubesd’hydrogène…
« Suppose, que par un procédé quelconque, par exemple unecompression très énergique, on emprisonne tout ce gaz dans un vased’une solidité à toute épreuve, et de la contenance de huit ou dixlitres. Qu’arrivera-t-il ?
– Ça fera du gaz comprimé qui ne demandera qu’à s’en aller,et rondement, si on débouche le vase…
– Tu as raison en partie. Mais, la pression sera à ce pointirrésistible, que le gaz se liquéfiera, et sera réduit à un volumeincroyablement petit.
« Il n’en conservera pas moins toute sa force d’expansion,et reprendra son volume primitif, aussitôt qu’il sera, comme tul’as parfaitement compris, en contact avec l’air libre.
« Je te disais tout à l’heure, et à tort, que ce gaz étaitpermanent, c’est-à-dire qu’il ne pouvait changer d’état. C’est uneerreur, je le répète, puisque deux chimistes distingués,MM. Cailletet et Raoul Pictet, l’ont non seulement liquéfié,mais encore solidifié.
« Ce changement d’état s’opère en amenant naturellement unecolossale diminution de volume. C’est cette différence qui est leprincipe de la machine sans feu.
« Les gredins que nous poursuivons, possèdent, pour meservir d’une expression un peu triviale, du gaz ou plutôt de laforce en bouteille.
« Leurs récipients sont construits de telle sorte qu’ilsdéfient toute explosion. Quand ils ont besoin de faire mouvoircette satanée machine, ils mettent en contact avec elle un de cesrécipients ; l’hydrogène liquide qu’il contient, redevientgazeux au contact de l’air. Une poussée formidable se produit,cette poussée est analogue à celle de la vapeur qui sort desgénérateurs, mais, dix fois, vingt fois plus forte. Pense un peu, –le liquide contenu dans une bouteille, qui veut redevenir balloncaptif !…
« Le gaz agit sur les pistons, et la machine se meut.
– Et, c’est tout, docteur ?
– C’est fichtre bien assez. Réfléchis donc aux avantages dusystème. Ils sont toujours sous pression, et peuvent développer uneforce qu’aucune machine n’a pu donner jusqu’à présent.
« Décidément, ces gens-là sont très forts. Mais, faudravoir. Maintenant que leur artifice est connu, et qu’on sait où ilsdemeurent, je crois que nos affaires sont en bonne voie. »
C’est ainsi que dialoguaient, vingt-quatre heures après lesdramatiques incidents relatés au chapitre précédent, nos amis,auxquels, le commandant de l’Éclair, le baron de Valpreux,n’avait nullement fait mystère des confidences du matelotfusillé.
Le croiseur avait mis le cap sur le repaire des bandits, que,grâce aux indications du supplicié, on était désormais certain detrouver. Le combat soutenu par le navire français contre lenaufrageur avait été engagé, peu de temps après l’étonnanterencontre du gamin de Paris avec ses amis, à la gare deSantiago.
On se rappelle l’exclamation que Friquet, arrivé en rade deValparaiso, en compagnie d’André et du docteur Lamperrière, poussaà la vue d’un bâtiment qui appareillait.
– Le Vaisseau de proie !… s’était-ilécrié.
Et, séance tenante, nos amis, bondirent dans une embarcation quiles conduisit à bord de l’Éclair.
En deux mots, le commandant fut mis au courant de la situationpar Friquet, qui, grâce à son séjour forcé chez les Bandits dela mer, avait été initié à certaines particularités del’existence de ceux-ci.
Il connaissait surtout admirablement la configuration duvaisseau naufrageur. Ses transformations lui étaient familières. Ilconnaissait également la mystérieuse machine, marchant sans eau nicharbon, sans toutefois savoir par quel procédé.
L’Éclair avait pris la chasse. L’autre, au lieu de sedérober franchement, semblait avoir voulu attirer le croiseur à sasuite. Le commencement de ce récit indique clairement dans quelbut. Il voulait l’emmener loin des routes habituellementfréquentées, engager contre lui une lutte mortelle qu’il comptaitbien terminer à son avantage.
Il usa de tous les subterfuges imaginables, pour tromper savigilance, arriver jusque dans ses eaux, et se précipiter sur lui àl’improviste.
Friquet ouvrait l’œil, et, en dépit des transformationsmultiples et presque instantanées, qui faisaient duFranklin la Queen-Victoria, et duGeorges-Washington la Sylphide, il n’eut pas unmoment d’hésitation.
Le trois-mâts, devenu goélette, ou lagoélette redevenue trois-mâts, étaient aussitôtsignalés à qui de droit, et toute velléité d’attaque traîtresse,immédiatement déjouée.
C’est ainsi que fut atteint le point où s’engagea cette lutte,d’où les deux adversaires sortirent sérieusement endommagés.
L’Éclair, un compartiment étanche submergé, alourdioutre mesure par le poids énorme de l’eau qui déplaçait son axe,avait, avons-nous dit, mis le cap sur le point indiqué par lematelot naufrageur. Il marchait mal et donnait de la bande. Maiscomme il fallait arriver à tout prix, et qu’après tout, le combat,en privant les deux adversaires d’une partie de leurs moyens, avaità peu près égalisé les forces, le commandant du croiseur n’hésitapas à se lancer intrépidement à travers le grand Pacifique.
Il voulait ménager sa provision de charbon, soit pour franchirles passes difficiles, entremêlées de récifs et d’îlots, dont cesmers inhospitalières sont hérissées, soit en prévision de calme oude vent contraire. Il marchait avec toutes ses voiles, et nechauffait qu’à bon escient.
Cette énorme étendue d’eau fut franchie sans incident. Ilsemblait que le Pacifique eût voulu, pour une fois au moins,légitimer ce nom, que les navigateurs lui ont donné par ironie.
Le voyage fut relativement court, eu égard aux difficultésrésultant de la colossale avarie subie par le navire.
Le commandant de Valpreux suivit une route à peu prèsrectiligne. Combien eût été intéressante, cette navigation àtravers des contrées presque inexplorées, et dont les habitants etles productions sont complètement inconnus.
De combien de découvertes ethnographiques, botaniques,zoologiques, ou géographiques la science n’eût-elle pas étéredevable au brillant officier, si, au lieu de courir sus à desbandits, il eût pu se laisser aller à son goût pour l’étude, à sapassion pour la science.
Le Vaisseau de proie, en quittant Valparaiso, s’élançadonc ainsi qu’un oiseau de mer, à tire d’aile, à travers lePacifique. Il se trouvait à peu près sur le 33° de latitudesud.
L’Éclair le suivit. La distance qui les séparait étaitrelativement courte. Le pirate ralentissait de temps à autre commeà dessein, avons-nous dit, sa course, pour l’attirer à lui.
La rencontre était inévitable, puisque les deux adversaires ladésiraient également.
Elle eut lieu au point où le 32e parallèle coupe le130° méridien. On en connaît le résultat.
Du 138° de longitude ouest, pour gagner le point où le 143° delatitude est traverse le 12° de latitude sud, le point où setrouvait perdu, dans les mers inexplorées, l’atoll servant derepaire aux bandits, la course était longue. Près de 145 degrés,soit trois mille cent vingt-cinq lieues… plus du tiers du tour dumonde.
L’officier français se lança intrépidement, avec son vaisseaudésemparé, à travers cette immense plaine liquide, dont les flotstourmentés, plus terribles que les plaines sahariennes, ne baignentaucune île dans ces parages.
Le désert d’eau n’a pas d’oasis. Tout au plus, si par 30° delatitude sud, et 180° de longitude est, on aperçut, dans lelointain, le groupe Kermadec, trois îlots, deux récifs.
Au point d’intersection du 175°, et du 33°, il obliqualégèrement vers le nord et trouva les premiers récifsmadréporiques. Il atteignit bientôt la mer de Corail.
Il allait longer l’immense barrière corallienne qui borde lacôte est de l’Australie.
Il avait atteint déjà la base de la presqu’île d’York, le navireévoluait lentement entre les récifs qui se trouvent non loin deCardwell, point où finit la ligne télégraphique partant du golfe deCarpentaria.
Cette énorme traversée s’était accomplie avec un rarebonheur.
Comme les cartes sont loin de mentionner tous les îlots, et dedonner la configuration exacte du sol sous-marin, soumis d’ailleursà de fréquentes et rapides variations, une embarcation précédait lenavire.
Elle était montée par six matelots et deux timoniers quijetaient alternativement la sonde, et indiquaient lesprofondeurs.
Tel un corps d’armée s’avance en pays ennemi, précédé par deséclaireurs.
Le docteur, André et Friquet avaient obtenu du commandant lafaveur de faire partie de cet équipage d’élite.
Le premier, profitant d’une occasion peut-être unique, voulaitcontrôler par lui-même les théories de Darwin sur la formation desbancs, îlots et récifs coralliens, et ses deux compagnons quiformaient avec lui un trio absolument inséparable, l’avaientaccompagné.
Tout marchait à souhait. L’heure du repas était arrivée. Lachaloupe allait rallier le bord. L’Éclair venait destopper.
Tout à coup, le flot soulevé par une cause mystérieuse etirrésistible s’enfla dans un colossal bouillonnement.
La mer calme, unie comme une glace, la vraie mer d’huile desmarins monta. On eût dit le premier bouillon d’une marmite immense,dont le fond aurait reposé sur un cratère sous-marin.
La chaloupe apparut un instant à la crête de la montagne d’eau,qui, après s’être élevée lentement, s’écroula.
Le remous la chassa d’un côté, et le navire de l’autre.
En moins d’une minute, un nuage de poix, ourlé d’une bande grisd’étain, apparut à l’horizon, s’étala du nord au sud, grandit,accourut, et s’arrêta immobile au-dessus des flots qui prirent uneteinte plombée.
Un éclair blanchâtre fendit en zigzags cette lourde nuée.
Un coup de tonnerre éclata soudain : un coup sonore commela détonation d’un canon de marine. Puis une série de bruitsbizarres et terribles suivit. La voix de la foudre parcourut en uneminute toute la gamme des tonnerres.
Ce concerto qu’on eût dit orchestré par une divinité infernale,et exécuté par des Titans, fut formidable.
Le vent se déchaîna en même temps avec une irrésistibleintensité. Le vaisseau fut violemment repoussé vers la pleine mer,et la chaloupe, soulevée comme un liège, lancée à la côte.
Tous ceux qui la montaient étaient voués à un trépas certain.Pas un cri ne s’échappa des poitrines de ces condamnés à mort.
Avaient-ils été broyés du coup ?
Nul n’eût pu le dire ; car la nuit s’était faiteaussitôt.
Les flots hurlaient, le tonnerre mugissait, le vent faisaitrage. D’immenses nappes d’écume blanchissaient aux crêtes descoraux.
Du milieu de ce fracas sortit un cri strident, bizarrementmodulé. Ce n’était pas un appel désespéré, mais plutôt laprotestation gouailleuse d’un infiniment petit, contre l’immensitéen fureur.
– Piii-oû-oû-it-it !… Piii-oû-oû-it !…
Le cri de ralliement du petit Parisien.
L’enragé gamin vivait. Sans penser à lui-même il n’avait qu’uneidée, appeler ses amis, mettre à profit sa vigueur herculéenne etsa merveilleuse habileté de nageur pour leur venir en aide.
L’occasion vint sous la forme du docteur, qui, soufflant commeun phoque, allait faire un colossal et mortel plongeon.
Friquet ne put saisir cette « occasion » aux cheveux…La tête du docteur, glabre comme une pastèque, avait été abandonnéepar sa perruque.
– Ouf ! ouf ! piouf ! à moi !
– On y va, papa !… on y va. Tiens bon.
« À moi !… m’sieu André. »
Le jeune homme, debout sur une vague qui roulait à la côte,comme une cascade, eut le temps d’allonger, au passage, unbras.
Il possédait aussi, l’on s’en souvient, une poigne formidable.Il happa le docteur par la main, pendant que Friquet, cramponné àun coin de la tunique du chirurgien, s’apprêtait à aborder sansêtre brisé.
La poussée du flot fut irrésistible. Tel était le volume de lamontagne d’eau, qu’ils franchirent du coup la barre de corail.
Ils roulèrent tous trois de l’autre côté du récif, et restèrentsur la grève aux trois quarts assommés, sanglants, meurtris, jambeset tête delà, empaquetés dans les algues.
Le Tour du monde du gamin de Paris était agrémenté d’unnouvel incident.
Friquet et ses deux amis venaient d’aborder sur la côte nord-estde l’Australie.
Il pouvait être deux heures du matin. Avant de s’évanouir, lepetit Parisien avait cru apercevoir des feux éclairant au loincette plage qu’ils accostaient d’une aussi brutale façon.
Pendant que les éléments, complices des Bandits de lamer, parachevaient l’œuvre du Vaisseau de proie, lesindigènes guettaient les épaves humaines.
Leur attente ne devait pas être déçue. L’embarcation avait étéfracassée par les points rouges formant d’inextricables etinflexibles entrelacements.
Tous ceux qui la montaient, n’avaient pu, hélas ! échapperà la mort. Le hasard qui sauvegarda l’existence de nos amis futfatal aux membres de l’équipage. Le flot, en se retirant, les avaitbrutalement projetés sur la paroi externe de la barre.
Ils furent tués du coup.
Leurs cadavres avaient été aussitôt recueillis par lesanthropophages, accourus à la curée. Ces amateurs de chair humaine,pour lesquels un naufrage est toujours une bonne fortune, avaient,ainsi que nous l’avons dit, allumé des feux nombreux, pour fairepart à leurs congénères de cette aubaine que leur envoyait le bonpère Océan ; phares trompeurs qui devaient hâter la perte deshommes blancs, et procurer aux estomacs des bimanes couleur desuie, l’occasion d’une pantagruélique bombance.
Le jour arriva bientôt, avec cette rapidité particulière auxrégions intertropicales. Les brasiers pâlirent instantanément, lesoleil flamboya à son tour, et tordit sur les végétaux étranges dela flore australienne sa rutilante chevelure de rayons.
Le cri de ralliement des natifs, éclatait sansrelâche :
– Gooo !… Mooo !… Hooo !… Éééé !…
Et, de toutes parts, arrivaient du fond des forêts tapissées degazons sans fin, émaillées de fleurs splendides, d’innombrablespersonnages plus que sommairement vêtus, qui gambadaient comme dessinges complotant le pillage d’un champ de cannes à sucre.
Ils étaient plus de deux cents.
L’arrivée d’un groupe, accompagnant, ou plutôt escortant quatrenaufragés étroitement garrottés, porta à son comble la joie de ceshideux bonshommes de pain d’épice.
Friquet, l’oreille basse, les vêtements collés au torse, ouvraitla marche, puis André soutenant le docteur à peine remis des suitesde son immersion, et tout contusionné par le ressac et, enfin, unmatelot de l’Éclair, un robuste gaillard, aux yeuxluisants, qui roulait avec béatitude un énorme paquet de tabac,dont les émouvantes péripéties du naufrage n’avaient pu le faire sedessaisir.
Les premiers venus n’avaient pas perdu de temps. Les cadavresavaient été dépouillés en un tour de main, puis découpés avec deshaches et des couteaux en pierre, par les sauvages dont lesmandibules craquaient de convoitise.
Des tiges d’eucalyptus, d’araucarias et de gommiers, devantlesquelles cuisaient déjà ces restes mutilés, crépitaient enlançant des gerbes d’étincelles.
Les quatre prisonniers furent invités par gestes à s’asseoir,pendant que le rôti humain était soumis à une savante coction surces braises odorantes. Ils allaient vraisemblablement être réservéspour un repas ultérieur, puisque, au lieu de les écharper séancetenante, leurs gardiens respectaient précieusement leursexistences, et leur épargnaient jusqu’à la fatigue.
Ils n’en étaient pas moins écœurés par les apprêts de cemonstrueux repas.
– Bon, dit enfin Friquet, assez piteusement d’ailleurs, ilsera donc impossible de faire un bout de naufrage, sans risqueraussitôt d’être mangé.
« Mon Dieu que c’est donc bête ! »
André sourit malgré lui…
– Allons, mon vieux matelot, un peu de courage. Je ne puiscroire que nous aurons pour tombeau l’estomac de ces braves sujetsde Sa Majesté très gracieuse la reine Victoria.
« Les Australiens, pas plus que les Osyébas, ne goûterontnotre chair… J’en ai le pressentiment.
« Qu’en pensez-vous, docteur ?
– Moi, je pense que je dormirais bien une heure.
– À votre aise, cher ami. Allongez-vous sur ce gazon etreposez en paix. Moi, je vais, quelle que soit ma répugnance,regarder ces brutes prendre leur ignoble pâture.
Le soleil qui avait un moment troué l’épais rideau de nuées,avait disparu de nouveau. Le vent faisait rage, le tonnerre roulaitavec un fracas assourdissant, les flots hurlaient en se brisant surles écueils.
Au loin, tonnait le canon d’alarme. Ce signal venait-il del’Éclair ? Un autre navire poussé par l’ouraganétait-il en perdition dans ces parages peu fréquentés ? Nosamis n’eurent pas le temps de se le demander, ni de se faire partde leurs impressions.
Les natifs, sans se préoccuper de ce déchaînement des éléments,ne pensaient qu’à leur festin.
Le rôti paraissait cuit à point. Sa garniture, composée d’unlégume baptisé par les naturalistes du nom significatif deSolarium anthropophagorum, fumait dans de longuescoquilles nacrées, disposées devant les feux en guise delèchefrites par la prévoyance des convives.
Le couvert était dressé, le festin allait commencer.
Un des convives, vêtu d’une plume dans les cheveux, et d’unbracelet en dents de serpent, commença une sorte d’incantation,servant sans doute de bénédicité à ce fantastique repas.
Un cri formidable, poussé en bon français, et par une voixhabituée au commandement, arrêta net le premier verset dans legosier de l’élu de la caste sacerdotale.
– Halte-là !… au nom de la loi !…
L’effet est féerique. Les blancs sont ahuris. Il y a bien dequoi.
Les noirs étonnés se lèvent d’un bond et saisissent leursarmes.
– Halte-là !… reprend la voix. Que jeréiterrre !… Ob-temperrez !… Sauvages !… Sinon, jeverbalise !
De plus en plus étonnés, stupéfiés même, ils abaissent leurslances à pointes d’os, leurs massues en bois de fer, leursdorwucks, leurs boommerangs, et se tiennent dans une attitude nonmoins respectueuse qu’effarée.
C’est que, jamais, les indigènes qui errent depuis la pointed’York jusqu’à Melbourne, ou depuis Sydney jusqu’à la rivière desCygnes, n’avaient contemplé un pareil spectacle.
Les perruches multicolores en jacassèrent à gosier que veux-tu,au haut des arbres, à feuilles de zinc, leur servant deperchoir.
– Les gendarmes !… s’écria Friquet, rééditant lefameux coup du commandeur bien connu des duellistes pour rire, quine comprennent le combat singulier que complété par le trépas d’uninoffensif lapin.
Le phénomène était, en effet, non pas les gendarmes, mais bienun seul gendarme français, en grand uniforme.
Celui-là était un luron à trois poils. Long, haut, maigre,osseux et tourmenté comme un tronc d’orme, le nez violemmentcoloré, les moustaches en croc, la barbiche en virgule, la poitrineornée de l’étoile des braves ; son arrivée tenait duprodige.
En quelques coups de botte, il éparpilla vivement les broches,les charbons et les rôtis.
– Que c’est honteux, sauvages, continua-t-il de sa voixdure et indignée, que c’est honteux de manger son semblable.
« M’entendez-vous bien !… »
Il dit, et se campa héroïquement dans une irréprochable attitudemilitaire : l’œil à dix pas, le petit doigt sur la couture,les pieds en équerre, la poitrine bombée, comme à l’inspection, etil fixa intrépidement les moricauds grimaçants.
Les pointes de son chapeau en bataille formaient uneligne rigoureusement horizontale, ses buffleteries reflétaient desfulgurations d’or en fusion, ses bottes encore mouillées luisaientcomme de l’ébène verni, et le fourreau de son sabre étincelaitcomme l’arc d’argent de Phébus-Apollon.
Bientôt, revenus de leur stupeur première et furieux de voir lesdébris de leur festin joncher le sol, les natifs entourent lenouveau venu, lèvent derechef leurs armes sur lui, et, malgré lanoble attitude de son maintien, se livrent à de fantastiques ébatsinspirés par la Terpsichore australienne.
Ils ont tous figuré avec de la couleur blanche sur leurs torses,leurs membres et leurs faces, les os du squelette humain ;cette parure de haut goût, étant la tenue de rigueur, l’habit decérémonie des agapes anthropophagiques.
La plupart portent en outre des tatouages absolumentrenversants. Les uns ont dessiné sur leurs joues couleur réglisse,avec des couleurs minérales, les favoris blonds roux des matelotsanglais qu’ils ont aperçus aux stations navales.
Les autres portent des moustaches ; sur les joues dequelques femmes sont dessinées des pipes dont le tuyau semblesortir de la commissure des lèvres, pendant que la fumée monte enspirales bleuâtres jusqu’à la tempe.
Rien n’y manque, pas même le point rouge formé par le tabac enignition.
D’autres, enfin, ont figuré sur leur torse nu, la tunique rougedes soldats du Royal-Marine, sanglée à la taille par le ceinturonnoir qui soutient le sabre et la baïonnette.
Les Européens, malgré la gravité de la situation, pouffaient derire. Seul, le gendarme était plus majestueux que jamais.
La sarabande continue plus échevelée, plus macabre, s’il estpossible.
Elle est accompagnée du cri mille fois répété de« Kik-Hété !… Kik-Hété !… » ce qui signifie enlangage australien : Mangeons-les !Mangeons-les !…
Comme le gendarme ignore les subtilités des dialectespolynésiens, il s’imagine que ces paroles l’invitent à dire qui ilest.
– Qui que t’es ?… Qui que t’es ?… Ils metutoient, que je présuppose, ces hommes peu vêtus… Eh bien,donc ; je vais vous le dire, nonobstant que vous soyez desimples sauvages.
« Vous avez celui de voir devant vous, le g’darrrrrmeOnésime-Eusèbe-Philibert Barbanton, de la g’darrrrrm’riecoloniale !… Médaillé depuis 65, décoré pour fait de guerre en70 !… dix-huit ans de service, cinq campagnes, troisblessures, et… présentement naufragé sur vos rives en revenant dela Nouvelle-Calédonie.
– Kik-Hété !… Kik-Hété !…
– Paraît, sauvages, que vous n’avez pas l’entendement plussubtil que les Canaques. C’est la faute à vot’govern’ment.
« Tant pis, sauvages !… Que si vous n’étiez pas desêtres oblitérés, je vous montrerais mon livret. Mais, que vousignorez les bienfaits de l’école primaire ; c’est doncinutile, subséquemment. »
Malgré ces explications qui, en dépit de leur bienveillance,laissent percer un coin d’ironique dédain, les hurlementsatteignent une intensité que ne peuvent concevoir des oreilleseuropéennes. Quelques griffes crochues s’avancent pour saisir lebrave militaire toujours impassible.
Il serait perdu, peut-être, sans un incident qui retarde lemoment fatal.
Les anthropophages, voyant leur marmite renversée, pensèrent àfestiner quand même, et en dépit de la véhémente prohibition de cethomme au langage baroque.
Ils se jettent comme des furieux sur les quatre Européens, etvont les égorger séance tenante.
Le brave Barbanton n’y tient plus ! Il dégaine son sabre,se couvre d’un moulinet rapide et expectore une série decommandements qui se fussent entendus sur le front d’unedivision.
– Garde à vôôôs !… Silence dans les rangs ! aunom de la loi !… Je dresse procès-verbal à toute la compagnie,les dames comprises.
« Les rassemblements sont interdits ! Prenez garde,délinquants !… Dispersez-vous, ou je charge !…
« Ma patience est à bout !… »
Il se précipite en avant, butte contre une racine et manque detomber. Son chapeau à cornes suit l’impulsion et roule à sespieds.
Ô prodige inouï ! Ô merveille inénarrable ! À peinecette phrase est-elle sortie de la bouche du représentant de cequ’en France on appelle la force armée, que les anthropophagesjettent précipitamment leurs armes, se prosternent humblement àterre et murmurent d’une voix respectueuse, ce mot :Tabou !… Tabou !… Tabou !…
C’est comme un coup de théâtre !
Le gendarme, stupéfié à son tour, ramasse prestement sa coiffureet l’assujettit en trois temps sur sa tête. Alors, les salamalecset les adorations s’adressent à lui-même.
C’est à peine si ses féroces ennemis osent le regarder.
Sans rien comprendre à ce revirement subit, le brave hommeprofite de cette puissance magique pour prendre sous sa hauteprotection ses compagnons qui ne peuvent en croire leurs yeux.
Barbanton ignorait que le mot :« Tabou » signifiant sacré, inviolable, confèreà la personne ou à l’objet sur lequel on le prononce, un étatd’inviolabilité que nul n’oserait jamais profaner sous peine desplus épouvantables malheurs.
Au moment où il disait : « Ma patience est àbout », son chapeau tomba, et les cannibales, faisant àleur tour un quiproquo analogue aux « qui que t’es » detout à l’heure, crurent que le gendarme venait de« tabouer » cet objet bizarre qui faisaitdorénavant révérer son propriétaire à l’égal d’un Manitou.
Enfin, les hauts dignitaires de la tribu s’enhardirent peu àpeu, et vinrent respectueusement frotter leur nez contre celui deBarbanton. Ce dernier parut fort sensible à cette politesseexotique à laquelle il ne songea aucunement à se soustraire. Aprèslui, les simples citoyens, puis les femmes et jusqu’aux enfants selivrèrent avec non moins de vénération à l’accomplissement de cepieux devoir. Ces contacts réitérés eurent pour résultat de fairepasser du rouge vif au violet foncé l’organe d’olfaction du nouveausaint dont venait de s’enrichir le calendrier australien.
Sa figure martiale en reçut un lustre nouveau. Les natifs s’enréjouirent. Les Européens saluèrent cette rougeur, qui présageaitl’aurore nouvelle de jours plus heureux.
Le gendarme lui-même en fut émerveillé.
– Paraît, dit-il, que je commence à devenir quelque chosecomme qui dirait un emperrreur, ou bien encore un bon Dieu.
« Je ne dis pas non, sauvages… que ça peut servir…négativement. »
Friquet, le premier, recouvra le plein usage de ses espritspertubés par la bizarre succession de ces faits panachésd’extravagance.
– En vérité, je vous le dis, gendarme, vous êtes unpère.
On sait qu’il affectait cette locution qui était chez lui lesummum du contentement.
– Mais, vous aussi, jêne homme, je pourrais vous demanderqui vous êtes, et ce que vous faites ici.
– Oh ! moi, reprit gravement le gamin, j’étais hierquartier-maître mécanicien, il y a cinq minutes, j’étais presquerosbif, maintenant je suis votre obligé, et j’ai très faim.
La précision de cette réponse parut satisfaire, momentanément dumoins, les susceptibilités du gendarme.
Les natifs étaient toujours prosternés comme devant unechâsse.
Barbanton remit son sabre au fourreau et les fit relever d’ungeste très noble.
Puis, apercevant le docteur, sur les manches duquel brillaientles trois galons de chirurgien de première classe, il fit le salutmilitaire et dit :
– Pardon, excuse, m’sieu le docteur, vous êtes mon chefhiérarchique, permettez-moi de me mettre à votre disposition.
– Merci, mon brave, reprit celui-ci, le service que vousvenez de nous rendre vous dispense de toute formalités, d’autantplus que nous sommes dans une situation absolument déplorable, etque notre sort commun rapproche singulièrement les distances. Noussommes tous naufragés et au moment de mourir de faim. Il s’agit denous débrouiller, et d’unir fraternellement nos efforts afin desortir au plus tôt de ce pétrin où la fatalité nous à enfoncés.
– Oh ! moi, j’en fais mon affaire. Je vais commander àtous ces particuliers une corvée de vivres, et je vous f… iche monbillet qu’avant deux heures nous aurons un rata conditionné… foi deBarbanton.
– Qu’il soit donc fait comme vous le désirez.
Le gendarme n’avait rien avancé à la légère. Ce diable d’hommefit tant et si bien, il se démena avec une telle intensité,commanda d’une si belle voix, et sut avec tellement d’à-propos userde son « Tabou » que l’abondance régna bientôtdans le campement improvisé par le naufrage.
Comblés de présents, gorgés de chair de kanguroo et d’opossumque ses adorateurs allèrent aussitôt chasser, les quatre Européenspurent se rendre à Cardwell, escortés de tout le clan d’Australiensqui gambadaient comme des sauterelles noires.
Ils arrivèrent bientôt en pays civilisés. On se sépara aprèsnombre de poignées de main, d’embrassades et de frictions de nez.Les natifs ne pouvaient se résoudre à abandonner leurtabou.
Il fallut pourtant se quitter.
Le récit des aventures extraordinaires des naufragés défrayapendant vingt-quatre heures la conversation de la ville, dontBarbanton devint la coqueluche. Les journaux publièrent sonportrait, et le directeur de l’un d’eux lui paya un autographemille francs la ligne.
Il était dit que le gendarme épuiserait toute la série desévénements les plus invraisemblables. Le tribunal colonial, jalouxdes prérogatives de ses nationaux, fit comparaître Barbanton à sabarre, et le condamna à une livre d’amende pour usurpation defonctions.
Il avait verbalisé, lui Français, sur le territoire de SaMajesté Britannique. Ces Anglais sont si formalistes !
Comme il sortait de l’audience un peu déconfit, – c’était lapremière fois qu’il comparaissait comme prévenu, – le président luiremit une superbe montre en or et une liasse de bank-notes. Onrécompensait sa belle conduite, et le principe de non-interventionétait sauvé.
Le tribunal, d’ailleurs, avait cru devoir écarter le chefd’entrave au libre exercice d’un culte toléré par l’État.
Les naufragés, sans s’endormir, à la moutarde, comme ledisait prosaïquement Friquet, n’eurent rien de plus pressé que dechercher à rejoindre leurs compagnons.
Leur foi était robuste. Ils ne pensèrent pas un seul instant quel’Éclair, en dépit de son avarie, et malgré la tempête, nefût en marche vers le repaire des Bandits de la mer. Ilsconnaissaient le point exact où se trouvait l’attoll.
Barbanton, riche des libéralités anglaises, mit généreusement àleur disposition les fonds dont il disposait.
Ils frétèrent une embarcation légère, d’un faible tirant d’eau,montée par cinq hommes connaissant parfaitement les passesdangereuses qu’il fallait franchir, et se lancèrent intrépidement àtravers les récifs de corail.
C’était folie de leur part. Ils n’hésitèrent pas.
Avant de les suivre dans cette voie périlleuse, deux mots sur lecorail.
Je ne doute, en aucune façon, du savoir du lecteur. Loin de moila pensée de lui apprendre ce qu’il sait parfaitement, que lecorail, cette matière calcaire, rosée ou rouge vif, si fort estiméedes peuples sauvages et civilisés, est sécrétée par des animauxmicroscopiques habitant le fond des mers.
Chacun connaît ces infiniment petits, les lieux où ils vivent depréférence, et les pêcheries qui alimentent une industrieconsidérable.
En revanche, bien peu se rendent compte des travaux inouïsqu’ils accomplissent, et dont le résultat dépasse tout ce quel’imagination peut concevoir.
C’est, en effet, un phénomène étrange que l’existence de cesanimaux sans viscères, arbrisseaux sans feuilles, pierres etplantes tout à la fois, qui se reproduisent par bouton, sepropagent par la ponte, s’agglomèrent en républiques, et finissentpar encombrer les mers de leurs innombrables ramifications.
Sans parler des îles Madréporiques, dont le nom indiquesuffisamment l’origine, il existe autour de la Nouvelle-Calédonieun récif de coraux de 900 kilomètres. C’est l’œuvre de cesinfatigables travailleurs. À l’est de l’Australie, ils ont formé unbanc de 1.600 kilomètres d’étendue, et l’archipel dangereux ou merMauvaise, un nom bien significatif, mesure 2.500 kilomètres de longsur une largeur à peu près égale.
Total : 5.000 kilomètres de continentmadréporique !
Ce travail colossal continue toujours, et il est facile de voirque ces dendroïdes aux branches pétrifiées quoiquevivantes, servent d’assises à de futurs continents.
En effet, la navigation devient de plus en plus difficile dansl’espace compris au nord et à l’est de l’Australie, depuis ledétroit de Torrès jusqu’au tropique du Capricorne, depuis laNouvelle-Calédonie, jusqu’aux îles Salomon.
Ici, un chenal se resserre, là un canal se comble, des îlotsémergent, jalons des terres à venir, et de nouveaux récifsapparaissent chaque année.
Ouvriers inconscients, travaillant sans relâche, ces milliardsde microzoaires produisent d’intarissables sécrétions.
Au fond des insondables abîmes, les premiers ont formé des rocssolides, au travers desquels s’étendent des grottes et des galeriessous-marines dans lesquelles les monstres aquatiques s’abattentcomme dans des palais enchantés.
De nouveaux rameaux s’ajoutent aux anciens. Ils se croisent,s’enlacent, se soudent, s’enchevêtrent, forment les indissolublesassises de nouveaux piliers qui se superposent aux premiers,ouvrent de nouvelles cavernes de pourpre, qui s’étagentirrégulièrement selon le caprice du hasard, seul architecte de cessubstructions fantastiques.
Enfin, pour quelques-uns des travailleurs, le grandœuvre est accompli. Ils voient le jour !…
Ce moment, hélas ! marque le terme de leur existence. Lechangement d’élément leur est fatal, ils meurent. Mais alors,l’Océan est encombré de leurs inextricables broussailles. Lespointes aiguës que l’on aperçoit à peine, arrêtent tous les objetsvenant des côtes ou de la haute mer ; arbres déracinés par latempête, épaves de vaisseaux naufragés, lianes, algues, varechs,goémons, etc.
Ces débris se mélangent, s’amalgament, prennent del’homogénéité, se ramollissent, se putréfient, forment à la longueun épais et solide plancher d’humus, jardins suspendus, que laReine des flots élabore chaque jour, et auxquels elle apporte sanscesse de nouveaux matériaux.
De temps à autre, un gigantesque cétacé, battu par les vagues enfurie, assommé par les trombes, broyé par les rocs, vient s’échouersur un lit d’algues vertes. Son corps devient la proie des oiseauxde mer qui, trouvant pour longtemps une proie assurée, viennentétablir une colonie près de cette montagne de chair.
Des graines portées sur l’aile légère des vents, ou roulées parles flots, accomplissent le mystérieux travail de la germination.Les végétaux sortent de ces terrains en formation.
Des sauriens arrivés on ne sait d’où, car on en trouve partout,viennent se reposer sur ces rivages hospitaliers.
Les amphibies viennent s’y livrer aux ébats monstrueux de leursamours étranges.
Bien des années s’écouleront encore avant que ce sol deviennehabitable pour l’homme ; mais le fait est acquis, et l’on peuthardiment annoncer, sans être accusé de paradoxe, que laconfiguration des terrains océaniques sera modifiée dans un tempsrelativement rapproché.
Les quatre Français appareillèrent au petit jour, et sans mêmepenser un moment à se faire rapatrier, sans une minuted’hésitation, sans songer qu’ils allaient avoir à se heurter à desobstacles presque insurmontables, s’élancèrent, à corps perdu, DonQuichotte sublimes ! dans l’inconnu.
La verve marseillaise du docteur débordait. Le gamin était plusendiablé que jamais. Le gendarme, rigide comme un fourreau desabre, digne comme l’autorité, ne perdait pas un pouce de sataille. Une seule chose le faisait sortir de temps à autre, de sonincomparable sérénité.
Le brave homme avait le mal de mer. Quand le tangagedésagréablement compliqué du roulis soulevait de tribord à bâbord,de l’étrave à l’étambot, la coque du léger navire, le diaphragme deBarbanton éprouvait de terribles soubresauts, et son estomacsortait toujours vaincu de cette lutte contre la nausée.
Il portait alors la main à son chapeau prudemment amarré par sajugulaire, esquissait le salut militaire et, pâle, livide,exsangue, le nez jaunâtre, répétait invariablement :
– Pardon, excuse, m’sieu le docteur et la société, je mesens… fatigué. Heureusement que n’y a pas de dames…
« Entre z’hommes !…
– Faites comme chez vous, gendarme, répliquait engouaillant Friquet ; ne vous gênez pas, nous connaissonsça.
Et le gendarme expectorait… à faire monter le niveau duPacifique, calme pourtant comme un océan d’huile.
Le gamin et le gendarme étaient devenus les meilleurs amis dumonde. Le premier abusait parfois de l’ascendant inexplicable qu’ilavait rapidement pris sur le second ; mais, en somme, sesplaisanteries fort anodines étaient si burlesques, que le bravePandore qui, sous son écorce un peu comique, cachait un cœurexcellent et un caractère exceptionnellement bon, était le premierà en rire.
Friquet, comme on dit vulgairement, lui montaitd’invraisemblables scies, émettait les paradoxes les plusaudacieux, racontait les histoires les plus folles, et Barbantonqui se laissait toujours emballer, finissait par être ravi. Ils’amusait comme un vieil enfant de ces facéties un peu pimentées,mais toujours si drôles, qu’un caractère mal fait eût seul trouvél’occasion d’en être froissé.
Somme toute, il y avait dans la condescendance affectueuse dugendarme, un peu de cette paternelle tolérance du gardien de lapaix, à la vue des farces d’étudiants ou de titis, ces enfantsgâtés de Paris.
Le matelot français, naufragé comme eux, était, lui aussi, unvrai type.
Il semblait vivement préoccupé depuis deux jours.Perpétuellement occupé à fouiller ses souvenirs, il contemplait àla dérobée André, qu’il inventoriait de la cime à la base, etsemblait se demander où diable il pouvait bien l’avoir vu.
André, de son côté, se rappelait vaguement des traits connus,que l’oubli avait presque entièrement effacés, mais dont la tracene pouvait être complètement perdue.
Un matin, que le pilote faisait évoluer lentement l’embarcationà travers un chenal dont les parois de corail émergeaient, brunies,roussies par le soleil et la lame, la mémoire revint subitement aubrave « mathurin ».
Il retira méthodiquement sa chique, la déposa au fond de sonbéret, puis, en homme qui prend un parti héroïque, se leva ets’avança vers le jeune homme.
– … Comme ça, dit-il un peu interloqué, sans vouscommander… monsieur, est-ce qu’il serait possible de vous dire deuxmots ?
– Mais, mon brave, avec le plus grand plaisir ;quatre, si voulez. Je suis tout à votre disposition… Dites…
– Dame ! c’est que, moi, je dois vous dire que jem’entends mieux à épisser une écoute, ou bien à prendre un ris,qu’à faire l’avocat… Pourtant, y a une chose qui me chavire et queje veux vous demander, puisque vous voulez bien.
André le laissa aller. Il savait que c’était le meilleurmoyen ; le matelot s’enhardit et partit de l’avant.
– Si je ne me trompe pas, il y a huit ans que je vousconnais.
– Vous m’avez vu il y a huit ans ?
– Oui, monsieur, et dans des circonstances qu’on n’oubliepas.
André interrogeait laborieusement ses souvenirs rebelles.
– Vous êtes bien monsieur André B…
– Sans doute.
– Vous étiez au siège de Paris.
– Oui.
– À la tranchée avancée, devant les Hautes-Bruyères.
– En effet, j’ai été plusieurs fois de service à ceposte.
– Vous faisiez partie d’un bataillon de marche… Près devous, était une compagnie de fusiliers marins de Lorient, commandéepar le lieutenant de vaisseau Lucas et l’enseigne Édouard desEssards, votre ami d’enfance.
– C’est vrai, de point en point ; ce brave desEssards, avons-nous assez « vécu de faim » ensemble, danscette damnée tranchée !
– Sauf, quand il allait sur la neige tuer des alouettes àla barbe des Prussiens, qui lui envoyaient à six ou sept centsmètres des feux de peloton, qui, du reste, ne le troublaientguère.
– Le fait est que ce cher ami a été souvent la providencedu garde-manger.
– Oh ! reprit le marin d’un air convaincu, c’est undébrouillard !… et un crâne matelot.
– Mais vous étiez donc-là ?
– Là et ailleurs, vous allez voir. Vous vous rappellereztout à l’heure.
« Un soir, à neuf heures et demie, vous étiez detranchée ; nous aussi. Il y avait bien un pied de neige. Onbattait la semelle et on soufflait dans ses doigts. Vous arrivez envous courbant, engoncé dans votre grand caban blanc que je voisencore.
« Vous dites bonsoir à tout le monde, et vous êtes lebienvenu, comme d’habitude.
« – Dis donc, que vous dit comme ça M. des Essards, tusais, le factionnaire prussien est encore là-bas, près du grandpeuplier.
« – Tiens, que vous répondez, si on allait le crocher.
« Le lieutenant qui en grillait d’envie, répond :
« – Ça va.
« Les têtes carrées étaient à peine à six cents mètres denous, y avait pas à plaisanter. Mais ce factionnaire vous tiraitl’œil, à vous et surtout au lieutenant qui voulait vous fairecadeau d’un fusil Dreyse pour vos étrennes.
« – Deux hommes de bonne volonté, que dit tout basM. des Essards.
« Il en avait vingt.
« Il désigne au hasard un matelot alsacien, nommé Bick, unbon type, et son ordonnance, un gringalet de Parisien.
– De quoi, un gringalet, dit Friquet scandalisé !
– Faut pas vous fâcher, mon pays, le Parisien oubliesouvent son ventre à la maison, et le mot de gringalet n’est pas unterme offensant, à preuve que je suis natif de Paris, et pas plusgras pour ça.
– Pétard ! Un Parisien ! Un frère,quoi !
– Tiens, faut que je t’embrasse, mon vieux frère !
– Fallait donc le dire, matelot, fit l’inconnu en seprêtant de fort bonne grâce à l’accolade de Friquet.
– Continuez, mon ami, dit affectueusement André,profondément ému par ces chers souvenirs.
– Ah ! voilà, reprit le narrateur, le capitaine Lucas,encore un luron celui-là, fit pour la forme quelquesobservations.
« Oh ! ben oui. Les quatre hommes avaient déjàescaladé le talus. Ils marchaient en file indienne, le fusildéchargé, mais les baïonnettes au bout, il y avait défense formellede tirer. Le lieutenant le premier, puis Bick l’Alsacien, vousmonsieur André, puis moi.
« La nuit était plus noire que le fond d’une pièce de19.
« On avançait lentement sur la neige qui craquait. Cetanimal d’Alsacien, était pieds nus dans ses godillots ; àchaque pas, son talon d’éléphant faisait crac ! crac !comme un cheval qui broie l’avoine.
« – Animal, que lui dit le lieutenant, tu vas nous fairecasser la… figure.
« – Bas tancher, ma liédenant, moi, ch’vas foir si leurvendre y l’être aussi dûr que leur gasque.
« – Chut !…
« Nous approchions ; on entendait le Prussien marcher,tousser, souffler. Il était à vingt-cinq pas à peine.
« Le moment était venu !
« Pas de veine ! À l’instant où il allait être pincé,un coup de feu éclate, venant de la tranchée française, la ballesiffle dans les branches.
« – Wer-dhâ ! crie la sentinelle.
« J’ten fiche, du Wer-dhâ ; on ne remue ni pieds nipattes.
« Mais, guignon de guignon, voilà le lieutenant qui serappelle que tous les forts de la zone doivent commencer le feu àdix heures…
« On n’a que le temps de rentrer.
« Au même moment, d’Issy, de Vanves, de Montrouge, deBicêtre, de la redoute d’Ivry, éclate un tonnerre que le diable oneût pris les armes.
« Boum ! boum ! et boum ! les obusrappliquent en ronflant. Bref, on revient un peu plus vite qu’onn’était venu.
« On retrouve, à cent pas en avant de la tranchée, lecapitaine Lucas, qui était d’une inquiétude !…
« Bref, vous n’avez pas eu votre fusil Dreyse cejour-là[5] .
« Moi-même, je vous ai balayé une belle place dans laneige, j’ai étendu sur la terre une palissade arrachée à la clôtured’un jardin de pépiniériste, j’y ai mis une peau de mouton, vousvous êtes allongé là-dessus avec M. des Essards, et vous avezdormi, comme des bienheureux, jusqu’au réveil, malgré le charivaridu canon. »
André écoutait avec une émotion visible et non contenue, cetépisode si fidèlement raconté.
– Mais, c’est toi, toi-même, Bernard, l’ordonnance de desEssards !…
« C’est toi qui nous accompagnais !… Toi qui pendantla nuit, nous couvris les épaules de ta capote.
« Mon brave Bernard ? dit-il en lui serrant lesmains ; que je suis donc heureux de te revoir !
– Et moi, donc, monsieur ; ce que c’est que leshasards de la vie ?
– Te rappelles-tu, Bernard, quand tu revenais del’Orphelinat de Vitry, à travers la pépinière Defresne, portant unemarmite pleine de café ?
– Oh ! oui, bon Dieu ! que c’était drôle.
– Tu trouves cela drôle. Les Prussiens te voyant arriver,le fusil en bandoulière, t’ont envoyé plus de cinq cents coups defusil. Une balle, traverse la marmite, voilà le café qui s’écouledes deux côtés, et toi, au lieu de penser au danger, te voilàéperdu en voyant le liquide se répandre dans la neige…
« Je te vois encore, essayant, mais en vain, de boucher lestrous avec tes doigts, et arrivant au milieu d’une grêle, avec lamarmite au trois quarts vide.
– Y a eu qu’un malheur, c’est que vous avez été privés decafé[6] .
Friquet était tout oreilles.
– Stop ! cria le pilote, coupant net la narration.
Trahison. – Cinq contre cinq. – Un gendarme qui a le mal demer peut néanmoins faire d’excellente besogne. – Un prisonnier. –Ce que c’est qu’un attoll. – Les immenses travaux des infinimentpetits. – Il faut en finir. – Le tombeau du Vaisseau de proie. – Enavant ! – Éclairage sous-marin. – Une torpille. – La voie estlibre. – En tirailleurs. – Ennemis invisibles, mais terribles. –L’explosion d’une mine et ses conséquences. – Celui qu’onn’attendait plus.
Au cri du pilote, les lames courtes et basses furent commecoupées en biais par un objet dont il était impossible dedéterminer la nature.
Animal ou projectile, sa vitesse fut incalculable, son passageinstantané. Cela fila à dix mètres à peine de l’avant del’embarcation. Les passagers entendirent un bruit strident, râle decétacé, ou sifflement d’obus qui s’éteignit presque aussitôt.
– Il était temps, fit le timonier.
Au même moment, un roc émergeant à trois ou quatre encablures,éclata. Une détonation sourde retentit, un énorme fragment dematière jaillit dans les flots, un nuage blanc surgit, en forme desphère, puis s’étala.
– Tiens, dit Friquet, paraît qu’il grêle de la fonte.
– Obus à fusée percutante, et d’un vrai calibre, reprit lematelot Bernard.
– Mais, continua le docteur, on dirait que ça nous estdestiné.
– Oui, dit le pilote.
– Qui diable s’amuse à nous prendre pour une bouée servantde but dans un exercice à feu ?
– Nous ne sommes pas au polygone ici…
– Non, mais à moins de dix mille mètres des pirates.
– Pas possible.
– Si.
– Tant mieux.
Un second coup, mieux dirigé, enleva net le bout-dehors dubeaupré, dont les sous-barbes pendirent, faute d’appui.
– Mais enfin, qui diable nous canarde comme ça ?gronda le gamin furieux.
– Navire à tribord, fit le pilote, qui, comme feuBas-de-Cuir, parlait peu, et riait silencieusement.
– Tiens !… sommes-nous bêtes.
– Friquet, mon garçon, parle pour toi, reprit le docteur.Notre modestie bien connue nous empêche de nous associer à cecompliment, plus… bienveillant que mérité.
– Oui, mais avec tout ça, si nous n’arborons pas unpavillon quelconque, blanc, jaune ou vert, un morceau de chiffon…Enfin, nous allons recevoir, en plein ventre, quatre cents livresde métal.
– Ça, c’est une idée.
Le pavillon français fut hissé à la pomme du mât. Friquet, quijoignait à la langue d’un Parisien l’agilité d’un quadrumane,s’était hissé, à l’aide d’un étai, jusqu’au haut du grand mât… Sonœil interrogeait anxieusement l’horizon.
Un grand vaisseau, aux formes effilées, mais qui paraissaitgravement avarié, évoluait lentement à travers les récifs. Un largepanache de fumée noire sortait, en s’étranglant, de sa cheminéetrop étroite.
– L’Éclair ! hurla le gamin. C’estl’Éclair ! Il nous a vus… peut-être reconnus, puisquele feu a cessé… »
Il n’avait pas encore achevé sa phrase qu’un coup de feuretentit. C’était la détonation aiguë d’une carabineaméricaine.
Le petit Parisien dégringola ou, plutôt, se laissa glisser lelong de son étai, et arriva sur le pont, la face souillée desang.
– Mille tonnerres de Paris ! on s’assassine doncici ?
Comme si le coup de carabine eût été un signal, les cinq hommesde l’équipage, armés jusqu’aux dents, se ruèrent sur lespassagers.
Le timonier resta seul à la barre.
– Cinq contre cinq, cria André, d’une voix de tonnerre. Lapartie est gagnée.
Le gendarme, en proie à toutes les horreurs du mal de mer, seleva d’un bond et dégaina. Il était pâle comme un spectre, non depeur, le brave homme, mais quel héroïsme peut tenir contre lanausée ?
Son nez seul avait conservé ses tons violets : on eût ditune fraise piquée dans un fromage à la crème.
L’émotion et la colère qui la suivit arrêtèrent les soubresautsde son estomac.
– Paraît que ça va chauffer, dit-il en se mettant en garde,prêt à s’élancer.
Le docteur, en homme familiarisé avec l’armement d’un bâtiment,avait bondi à l’arrière et saisi la hache servant en cas de besoinà couper l’amarre de la bouée de sauvetage.
Avec une vigueur qu’on n’eût pas attendue de son grand corpsmaigre et tout dégingandé, il maniait le lourd instrument avec ladextérité d’un bâtonniste jonglant avec une canne.
André, mis en joue par un des gredins, se jeta à corps perdu surlui. Le coup partit, la balle coupa un hauban… Les deux hommesroulèrent sur le pont.
Bernard le matelot, qui seul était susceptible de faire évoluerla roue du gouvernail s’attaqua intrépidement au timonier.
Ce dernier, tout en maintenant la barre de la main gauche,saisit un revolver et ouvrit un véritable feu de file sur le bravematelot que cette pétarade n’eut pas le privilège d’émouvoir.
Friquet avait déjà étalé sur le dos un grand diable d’Anglaisqui, le sabre d’abordage d’une main et le revolver de l’autre,semblait dédaigner un si chétif adversaire. Ce fut un tort, car ilheurta rudement du nez et du poitrail les planches du panneau.
– Un… et deusse ! ricana-t-il en se mettant en garde,non sans avoir préalablement mis la main sur le revolver, comme unchat la griffe sur une saucisse.
« Et comme ça… on voudrait faire de la peine à ces bonsFrançais, qui ont, sans marchander, payé comptant l’affrètement decette coquille de noix… Allons, mes petits agneaux, vous vousfourrez le doigt dans l’œil jusqu’à la cervelle.
« Pas de bobo ! ça va être drôle. »
Quoi qu’en eût dit André, la partie était loin d’êtregagnée ; tout au plus si elle était égale. Il est vrai que nosamis, braves jusqu’à la témérité, s’étaient, en hommes rompus à lavie d’aventures, bientôt mis sur la défensive.
Les armes leur manquaient, ils en avaient conquis. La surpriseétait manquée, sans doute, mais ce n’était qu’uneescarmouche : la bataille allait commencer.
Elle fut courte, mais terrible.
Nul n’était blessé. Friquet, barbouillé de sang, comme un« saladériste » en travail, n’avait qu’une simpleégratignure. La balle Remington, effleurant le lobe inférieur del’oreille gauche, du petit homme, produisait cette hémorragieviolente, mais sans danger.
Après quelques secondes de trêve, les dix hommes se ruèrent lesuns sur les autres avec une irrésistible furie.
De rauques jurons, expectorés en allemand et en anglais,sortaient des poitrines des agresseurs qui croyaient d’abord avoirbon marché des Français, mais que la verte réplique de ceux-ciavait quelque peu déroutés.
C’étaient de vrais gredins, d’indomptables damnés, des complicesdes Bandits de la Mer.
Bernard commença l’attaque. Les coups du revolver du timonier,mal ajustés, avaient été sans effet. L’arme à feu est mauvaise surun bâtiment de faible tonnage. Le tangage et le roulis font dévierles projectiles…
Le coquin, étreint comme dans un étau par les dix doigts de ferdu matelot français, bleuit et tira la langue.
– Crève donc, mauvais cabillaud, gronda-t-il.
L’autre se raidit et lâcha la barre.
Le secours lui arrivait : un de ses complices, faisanttournoyer comme une massue sa lourde carabine qu’il tenait par lecanon, l’abattit sur la tête de Bernard, qui, le dos tourné,n’avait, en aucune façon, conscience du danger qu’il courait.
Il était perdu ! Mais Barbanton vit le péril. S’il n’avaitpas le pied marin, il maniait le sabre comme un premier maître decontrepointe. Et il avait le bras long… mais long.
Sa lame étincela, et tomba avec un bruit de couperet sur un desbras qui fut fauché du coup. La crosse dévia et tomba sur l’épaulede Bernard qui fléchit, mais ne desserra pas son étreinte.
– Tapé !… gendarme, cria le gamin.
L’homme, ainsi mutilé, tomba. Deux jets de sang, rouges etécumeux, sortaient de son moignon sanglant, avec des intermittencescorrespondant aux battements du cœur.
– Et d’une !… criait-il de sa voix decommandement.
– Et de deux, continua le docteur, qui l’épaule entaméed’un coup de couteau, fendait jusqu’aux oreilles, d’un coup de sahache, la tête d’un malandrin, qui croyait casser comme uneallumette cet adversaire, dont les dimensions rappelaient cellesd’un manche de contrebasse.
André et son ennemi, enlacés comme deux lutteurs, se tordaienten roulant sur le pont. De rauques rugissements s’échappaient deleurs gorges serrées. Leurs membres rigides contractés, comme parle tétanos, étaient inextricablement enlacés.
Le gendarme et le docteur, leur exploit accompli, envisagèrentd’un rapide coup d’œil la situation, qui, en somme, n’étaitaucunement compromise, au contraire.
– À moi ! cria Friquet.
Le brave Parisien se défendait désespérément contre deux hommesauxquels il tenait tête avec sa vaillance accoutumée. Il avaitdéchargé, comme un étourdi, à l’aventure, son revolver, et, selonson habitude, il avait manqué, à bout portant, l’homme qu’ilvisait.
Le gamin désarmé, bondissait de droite et de gauche, mais chasséde recoin en recoin, comme un rat poursuivi par des bull-dogs, ilavait fini par être acculé à l’avant.
Le docteur et le gendarme s’élancèrent.
– Rendez-vous !… cria, de sa voix de tonnerreBarbanton qui ponctua son ordre d’un léger coup de pointe, au basdes reins de l’un deux.
Le gendarme, très bon enfant, et un peu facétieux, ne voulaitpas la mort du pécheur. Sa mission était de trouver des délinquantset de les arrêter. Il n’avait garde d’y manquer, et ne faisaitusage de ses armes qu’à la dernière extrémité, dans le cas enfin delégitime défense : c’est le règlement.
Le docteur ne dit pas un mot, mais sa hache s’abattit uneseconde fois. Le bandit, frappé au côté droit de la tête, d’unterrible coup, chancela et roula, la joue pendante, l’oreillecoupée, les dents à nu, et grimaçant hideusement au milieu dechairs rouges.
L’homme, lardé par le gendarme, se retourna comme un taureaupiqué par un taon. Il était, ainsi que le docteur, armé d’unehache. Une désagréable surprise l’attendait au moment où il opéraitsa volte-face : la pointe agile de Barbanton s’en vintdélicatement, doucement même, s’appliquer sur sa gorge, à quelquescentimètres au-dessous de la « pomme d’Adam » ; sapeau craqua, une goutte rouge perla.
– Bougez pas !… continua impérativement Barbanton.
« Vous êtes mon prisonnier ! »
L’autre voulut reculer. Il tomba dans les deux bras de Friquet,qui le « ceintura » lestement, l’enleva en deux temps dedessus les planches, et le jeta sur le dos, d’un vigoureux coup dereins.
André, pâle, à demi suffoqué, se soutenant à peine, se relevaiten poussant un long cri de triomphe, pendant que son adversaire, uncouteau planté jusqu’au manche entre la quatrième et la cinquièmecôte, restait immobile sur le dos, les yeux grands ouverts, etrâlait une courte agonie.
Le jeune homme, auquel l’imminence du péril avait rendu tout sonsang-froid, avait aperçu, près du panneau du pont, un couteau,tombé de la ceinture d’un des bandits, et avait réussi à s’enemparer.
Enfin, au moment où Barbanton, fidèle à la tradition, ficelaitson prisonnier avec une dextérité attestant une longue habitude,Bernard assommait d’un solide coup de poing son antagoniste auxtrois quarts étranglé, et l’envoyait, par-dessus le bordage, fairecampagne parmi les requins, dont les ventres argentés luisaientdans le sillage de l’embarcation.
Celui que la hache du docteur avait d’abord abattu, et celuidont André venait de percer si galamment le torse, suivirentfraternellement le même chemin.
Quant à l’amputé du gendarme et à la seconde victime du docteur,leur état nécessitait des soins immédiats.
L’excellent homme, qui, de médecin, se transformait aussitôt ensoldat, redevenait plus volontiers encore guérisseur.
Bernard avait tout d’abord saisi la barre, et l’embarcationévoluait entre ses mains avec toute la précision désirable.
André, complètement remis, après avoir absorbé une large lampéed’air, servit d’aide au docteur qui, sans perdre un moment, tira desa poche son inséparable trousse et opéra la ligature desartères.
Il était temps : le patient, livide, exsangue, la sueur aufront, la respiration éteinte, allait mourir d’épuisement. Il futdescendu dans l’entrepont, et allongé sur des couvertures.
Le tour de l’autre vint bientôt. Il était complètement évanoui.Sa blessure, avons-nous dit, était horrible. Le docteur, à sa vue,fit une grimace significative.
– Sacrebleu, un beau coup… murmura-t-il, oubliant toutd’abord qu’il en était l’auteur, et l’auteur bien volontaire.
André sourit malgré lui.
L’homme avait une contracture permanente de la face, du côtéopposé au siège de la blessure. Cette particularité frappa toutd’abord le chirurgien qui continua son monologue.
– Diable !… diable !… fracture du rocher…épanchement séreux par l’oreille…
« C’est un homme perdu. Ma foi, tant pis. S’il n’y avaitpas cette diable de fracture, on pourrait, avec une douzained’épingles, lui fabriquer un museau présentable. »
Une douzaine d’épingles !… Le docteur en parlait vraiment àson aise. On peut juger par là des dimensions de la plaie, sachantque dans la suture entortillée, les épingles sont enfoncées à deuxcentimètres l’une de l’autre, dans les solutions de continuité.
– Maudite fracture ! Rien à faire… Sacrebleu !Rien à faire !
« Allons, transportons ce gaillard-là à l’infirmerie.Advienne que pourra. Après tout, il y a bien un peu de safaute. »
Barbanton, majestueux comme l’autorité, procédait àl’interrogatoire du prisonnier. Il s’était constitué en conseil deguerre.
L’accusé, qui avait le type anglais, comprenait peut-être lefrançais, mais il opposait un mutisme obstiné à toutes lesquestions.
Peu importait au « conseil de guerre », qui continuaitimperturbablement, écrivait son interrogatoire sur un petit carréde papier, et se contentait de cette simple mention :
« L’accusé ne répond rien. »
Le gendarme, pour cette fois, était sûr de son fait. Iln’appréhendait en aucune manière cette ridicule accusation que letribunal de Cardwell avait articulée contre lui, lorsqu’il avaitverbalisé contre les « gensses » qui voulaient dévorerdes humains.
Le pavillon français flottait au mât. Le délit avait été commissur un bateau français, et Barbanton, président, conseil de guerre,greffier et force armée tout à la fois, usait d’un droitabsolu.
– Vous ne voulez pas répondre ?… à votre aise… vousserez pendu.
Le prisonnier se mit à rire.
– Pendu !… vous prétendez que je serai pendu… dit-ilen assez bon français. Vous ne savez donc pas qui je suis et oùvous vous trouvez maintenant.
« Vous êtes les plus forts en ce moment, mais vous êtesperdus.
« Vous cherchez, n’est-ce pas, ceux que vous appelez lesBandits de la mer ?… les mystérieux matelots duVaisseau de proie !…
« Le vaisseau de proie est invisible !… LesBandits de la mer ne meurent pas.
« Vous croyez donc bien naïfs, et le maître, et ceux quilui obéissent.
« Cette embarcation que vous montez, leur appartient ;nous sommes leurs complices. Vous avez triomphé. Simple hasard.Votre présence ici va être signalée à qui de droit, si elle nel’est déjà. Votre croiseur découvrira l’attoll, soit ! Maisjamais un seul homme n’y entrera vivant, car les abords en sontimpénétrables à tout autre qu’à nous.
« Et maintenant, l’attoll n’est pas loin. Dans moins dedeux heures vous apercevrez les cocotiers.
« Voici l’Éclair qui arrive à toutevapeur ! »
C’était, en effet, l’Éclair qui, prenant tout d’abordl’embarcation pour ce qu’elle était, et aussi pour ce qu’ellen’était pas, avait ouvert sur elle un feu qui faillit lui êtrefatal.
Habilement dirigé par Bernard, le petit bâtiment accosta bientôtle cuirassé, où nos amis, que l’on croyait encore une fois perdus,reçurent l’accueil que vous pouvez penser.
Le commandant ne fut nullement étonné du dernier exploit desgredins qu’il poursuivait. Ne possédaient-ils pas des complicesdans le monde entier !
N’était-il pas naturel, qu’étant donnée leur organisation,quelques-uns se tinssent à proximité des repaires, dans les lieuxhabités d’où une expédition serait susceptible de partir.
On a vu comment l’événement trompa leur attente. Ils comptaientavoir bon marché des naufragés qu’ils voulaient faire disparaître,puis, aller prévenir leurs complices de l’arrivée du croiseurfrançais, dans le cas où, connaissant rigoureusement et laconfiguration et la destination de l’attoll, ils commenceraientl’attaque.
Le commandant de Valpreux touchait au but. Il ne voulait pasqu’un seul des bandits pût échapper ; il manœuvra enconséquence. Comme les coups de canon devaient leur avoir donnél’éveil, il était inutile de ruser.
L’attoll était en vue. La nuit venait. Le fanal électrique,hissé à la hune, darda ses rayons éclatants sur le récif quiapparut visible comme en plein jour, et sur lequel les lunettesmarines furent braquées, de façon que pas un seul mouvement ne pûts’y produire sans être aussitôt signalé.
On devait opérer une reconnaissance le lendemain à la premièreheure.
Le mot d’attoll est souvent revenu dans la troisièmepartie de ce récit. Pour bien en comprendre la signification, pourbien se rendre compte aussi du drame qui va se dérouler, une courtedigression est ici nécessaire.
On donne le nom d’attoll à des îles formées par lescoraux. Elles affectent, généralement, une forme circulaireempruntée à celle des cratères de volcans sous-marins, sur lesquelsles polypiers ont commencé leur travail.
C’est un spectacle vraiment surprenant, comme dit l’illustreDarwin[7] , que celui de cette barrière contrelaquelle vienne se briser les lames écumantes de l’océan toujoursfurieux.
Il recouvre presque constamment, les récifs de ses eaux, et l’oncomprend, sans peine, qu’il doive être un ennemi tout-puissant,presque invincible. Il est pourtant vaincu par des moyens qui nousparaissent tout d’abord singulièrement faibles et inefficaces.
Ce n’est pas que l’Océan épargne le rocher de corail. Lesimmenses fragments épars sur le récif, accumulés sur les côtes oùs’élèvent les cocotiers, prouvent, au contraire, la puissance deseaux.
Cette puissance s’exerce incessamment.
La grande vague causée par l’action douce mais constante desvents alizés, soufflant toujours dans la même direction sur unesurface considérable, engendre des vagues ayant presque toujours laviolence de celles que nous voyons pendant une tempête dans lesrégions tempérées.
Ces lames viennent heurter le récif, sans jamais se reposer uninstant. Il est impossible de les voir sans rester convaincu qu’uneîle, fût-elle composée de porphyre, de granit ou de quartz,finirait par succomber devant cette irrésistible pression.
Cependant ces insignifiants îlots de corail résistent etremportent la victoire : c’est qu’ici une autre puissancevient jouer son rôle dans le combat.
Les forces organiques empruntent, un par un, aux vaguesécumantes, les atomes de carbonate de chaux pour les transformer enune construction symétrique.
Que la tempête les brise, si elle veut, en mille fragments,qu’importe ! Que sera, d’ailleurs, ce déchirement passager,relativement au travail de myriades d’architectes toujours àl’œuvre, nuit et jour, pendant des années, pendant dessiècles !
N’est-ce pas, en effet, une étrange et merveilleuse chose, quede voir le corps mou et gélatineux d’un polype vaincre, à l’aidedes lois de la vie, l’immense puissance mécanique des vagues d’unocéan, puissance à laquelle l’industrie de l’homme et les œuvresinanimées de la nature n’ont pu résister avec succès !
Enfin ! chose plus extraordinaire encore ! que lelecteur aura peine à croire, c’est que cet indestructible récifs’accroît exclusivement par le bord extérieur toujours battu parles vagues.
Un mot encore sur ces infiniment petits.
Un des récifs les mieux étudiés jusqu’à présent est l’attollKeeling, visité entre autres par le capitaine Ross et Darwin.
La partie enfermée dans la zone circulaire formée par labarrière corallienne, se nomme le lagoon ; latranquillité de cette belle mer vert émeraude, offre un singuliercontraste avec la fureur de celle qui vient de la haute mer, et quise rue perpétuellement sur l’anneau.
Le lagoon de l’attoll Keeling est presque rempli par de la bouede corail.
Le capitaine Ross a trouvé enfoui dans le conglomérat, sur lacôte extérieure, un morceau de grès arrondi, un peu plus gros quela tête d’un homme.
Cette trouvaille lui causa tant de surprise qu’il emporta lapierre et la conserva comme une curiosité. Il est fortextraordinaire, en effet, qu’on ait trouvé cette unique pierre, àun endroit où tout ce qui est solide est composé de matièrescalcaires.
Darwin qui eut connaissance du fait, en conclut, faute demeilleure explication, qu’elle avait été transportée en cetendroit, par les racines de quelque gros arbre.
D’autre part, il n’osait donner une grande valeur à cette cause,en considérant l’immense distance à laquelle se trouve la terre laplus rapprochée, en pensant à toutes les chances qu’il y a pourqu’une pierre ne soit pas ainsi emprisonnée, pour que l’arbre tombeà la mer, pour qu’il aille flotter aussi loin, qu’il arriveheureusement, et que la pierre vienne se placer de façon à êtredécouverte.
Darwin fut donc fort heureux de voir cette explication confirméepar Chamisso, le savant naturaliste qui a accompagné Kotzebue.
Il constata que les habitants de l’archipel Radack, grouped’îles de corail, situées au milieu du Pacifique, se procurent lespierres nécessaires pour aiguiser leurs outils, en cherchant dansles racines d’arbres amenés par les vagues sur les côtes de leursîles.
Il est évident qu’on a dû en trouver plusieurs fois, puisque laloi du pays déclare que ces pierres appartiennent aux chefs, etordonne que quiconque s’en approprie une soit puni.
Quand on considère la situation isolée de ces petites îles aumilieu d’un immense océan, la grande distance à laquelle elles setrouvent de tout autre que des îles de corail, ce qui est attestépar de hardis navigateurs, la valeur que les habitants attachent àla possession d’une pierre, la lenteur des courants, il sembleréellement étonnant que des pierres puissent ainsi êtretransportées.
Il se peut que ces transports soient plus fréquents que nous lepensons ; en effet, si le sol sur lequel elles viennentatterrir, n’était pas composé uniquement de corail, c’est à peinesi elles attireraient l’attention, et, en outre, on nes’imaginerait certainement pas leur origine.
C’était dans un îlot analogue que les Bandits de la Meravaient établi leur quartier général.
Celui-ci était de très petites dimensions, et rigoureusementcirculaire.
On sait qu’un étroit chenal coupait le récif corallien, etpermettait au vaisseau l’entrée du lagoon qui devenait ainsi unport en pleine mer.
L’anneau, planté de cocotiers, avait à peine quarante mètres delargeur, et deux mètres environ de hauteur.
Des cavernes avaient, sans doute, été creusées et aménagées parles pirates, afin de répondre aux besoins de leur existenceaventureuse.
Défendue par des torpilles, cette citadelle était inexpugnable.Et d’ailleurs, comment supposer que cet îlot perdu au milieu d’unocéan sans bornes, hors de la route habituellement suivie par lesnavigateurs, et dont nulle carte marine ne faisait mention, pouvaitservir de retraite à des êtres humains !
Si le commandant du croiseur n’avait pas été averti de sonexistence et de sa destination, ce n’est certes pas dans ce lieudésert qu’il fût venu opérer ses recherches.
Il n’y avait pas de temps à perdre. Son plan fut vitetracé : reconnaître l’attoll, s’en approcher le plus possiblesans courir de risques, aborder, puis, le fouiller en tout sens, etdécouvrir l’entrée du mystérieux repaire.
Ce n’était point chose facile… Il était aisé de prévoir que lesréprouvés avaient accumulé sur ce point toutes leurs ressourcesoffensives et défensives.
Des difficultés de ce genre n’étaient pas susceptibles d’arrêterun moment l’officier de marine, qui avait couru bien d’autrespérils, et traversé des passes non moins dangereuses.
Il fallait donc en finir.
L’attaque résolue, l’Éclair s’embossa à deux millemètres à peine des récifs, ses deux pièces de tribord chargées,l’une à mitraille, l’autre à obus.
La chaloupe à vapeur se dirigea lentement, vers l’attoll, afind’en explorer le bord extérieur. Au centre du bassin corallien,sommeillait, ainsi qu’un monstre marin le Vaisseau deproie démâté, recouvert d’une immense enveloppe noire, commeun cercueil sous le drap mortuaire.
La chaloupe était montée par un équipage de fusiliers brevetés,au nombre d’une trentaine. Le bordage, faisant face à la muraillede corail, avait été crénelé avec les hamacs roulés. Dans chaqueembrasure se tenait un homme, le fusil Gras prêt à faire feu.
Ainsi abrités, les matelots, fouillaient d’un œil avide chaquefissure, chaque anfractuosité.
Le voyage circulaire dura près d’une heure. Rien n’avait bougésur l’îlot, habité seulement par les crabes géants, quidéchiquetaient avec leurs pinces formidables les cocos tombés desbranches.
N’eût été la présence du vaisseau, le commandant eût cru que lesupplicié l’avait mystifié avant d’être fusillé.
– Allons, dit M. de Valpreux comme un homme quiprend tout à coup une résolution, aux grands maux les grandsmoyens.
« Avant de tenter la capture de ce bâtiment, je vaisessayer de le faire sortir de ce sommeil vrai ou simulé. Puisqueles abords de la crique sont défendus par des torpilles, je vaislui envoyer comme premier avertissement un obus àmitraille. »
Ordre fut aussitôt donné de pointer une des pièces sur lamuraille noire qui émergeait de deux mètres à peine.
L’équipage fut alors témoin d’un phénomène étrange.
Comme si le navire eût eu conscience de la menace suspendue surlui, il s’agita brusquement. Une trépidation rapide le secoua del’avant à l’arrière. Il oscilla sur sa quille, puis, on le vits’enfoncer en moins de dix secondes. L’eau bouillonna à la place oùil venait de disparaître, une sorte d’entonnoir se forma, puis lesflots reprirent peu à peu leur niveau.
Notre vieux camarade Pierre le Gall, ébahi, ne sachant s’ilrêvait tout éveillé, resta un instant tout abasourdi derrière sapièce, sa bonne face tannée reflétant l’expression que revêt celled’un chasseur devant lequel le gibier s’envole au moment où sondoigt allait serrer la détente du fusil.
– Tonnerre à la toile ! gronda le maître canonnier.J’ai vu bien des choses extraordinaires dans ma vie, mais jamais dece calibre-là.
Les matelots, intrépides en face d’un danger quel qu’il fût,semblaient atterrés devant cet escamotage en quelque sortesurnaturel.
Ils furent bientôt rendus au sentiment de la réalité.
La chaloupe, après avoir accompli son exploration, partit uneseconde fois. Le commandant avait donné l’ordre d’abattre desarbres, de faire un retranchement, et de prendre position.
L’embarcation s’approcha au plus près, un homme se dressa, prèsà bondir sur la terre ferme.
À peine la tête et les épaules émergeaient-elles de l’abriprotecteur formé par les hamacs, qu’un coup de carabineretentit.
Un léger flocon de fumée sembla sortir de terre ; lematelot, le crâne fracassé, retomba lourdement dans la chaloupe. Unsecond se leva, puis un troisième, deux coups éclatèrentsimultanément. Les projectiles portèrent avec une implacableprécision.
Trois cadavres étaient couchés sur le pont rougi.
La consigne était de débarquer. Elle devait être exécutée endépit du péril mortel qui menaçait l’équipage. L’officier quicommandait à ces braves tira son sabre. C’était un enseigne, untout jeune homme, presque un enfant. Il se leva à son tour etdit :
– En avant !
Une main de fer se posa sur son épaule, ses jambes plièrent.
– Non, capitaine, pas vous.
– Silence, quand je commande !
Une balle passa en sifflant à la place qu’occupait une secondeavant la tête de l’officier, que venait de sauver le matelot.
– Merci, Yvon. Tu iras aux fers quand nous rallieronsl’Éclair.
– Oui, capitaine, si je n’ai pas la g… cassée.
Il allait commander une seconde fois : En avant ! ets’élancer le premier quand il aperçut le signal du ralliementarboré à bord du croiseur.
Il quitta la place à regret.
Le supplicié avait dit vrai. L’attoll était habité. Il servaitréellement de repaire aux bandits.
Attaquer ces réprouvés avec des moyens ordinaires, il n’yfallait pas penser. Comment atteindre ces ennemis qui se tenaientcachés dans les entrailles de la terre et casematés dans uneforteresse, à laquelle les flots immenses du Pacifique servaient defossé ?
Le commandant de l’Éclair était fort perplexe. Comme illeur était absolument impossible de s’évader, levaisseau-fantôme étant échoué par plus de quarante brassesde fond, M. de Valpreux résolut d’attendre la nuit.
La chaloupe, qui par le plus grand hasard n’avait frôlé aucunetorpille, pourrait peut-être à plus forte raison, opérer sondébarquement à la faveur des ténèbres.
Il serait possible alors à une poignée d’hommes bien résolus des’installer sur le banc, et de commencer les travaux d’attaque. Ilfallait procéder comme pour le siège d’une ville, dans laquelle lasape et la mine jouent un rôle si important.
Le roc corallien était complètement inattaquable par les outilsd’acier ; on emploierait des pétards de dynamite qui,habilement placés, pratiqueraient en peu de temps une brèche.
Le reste serait un jeu pour les matelots. Et d’ailleurs, s’ilétait impossible de pénétrer dans les cavernes, on aurait pourdernière ressource d’en enfumer comme des bêtes nuisibles lesmystérieux habitants.
La chaloupe, qui était restée sous vapeur, près du croiseur, semit en route. Chacun sentait que l’action allait être décisive.
Le docteur, André et Friquet, avaient obtenu de faire partie del’expédition.
La nuit était profonde. L’Éclair avait éteint ses feux.L’embarcation glissait lentement, troublant à peine le silence parla toux saccadée de sa machine.
Mais, quelle surprise ménagent encore à leurs ennemis, cesinvisibles bandits, qui, traqués de tous côtés, pourchassés, sanstrêve ni merci, réussissent encore à tenir en échec un desvaillants équipages de la glorieuse marine française.
De tous côtés, les flots s’illuminent. Du fond de la mer,surgissent d’éclatants faisceaux de lumière. Une douzained’appareils disposés autour de l’attoll, projettent leursfulgurations à d’incroyables distances, comme autant de soleilssous-marins.
Seule, la ligne sombre du récif, se dessine circulairement aumilieu de ces feux, à travers lesquels évoluent, aveuglés, desmillions de poissons.
La chaloupe semble un point noir, perdu au milieu de cettecolossale incandescence.
– Oh ! les démons ! gronda le commandant.
L’embarcation avançait toujours. L’enseigne, penché à l’avant,insouciant du danger, indiquait la route, et scrutait attentivementles flots.
Une torpille pouvait se trouver sous l’étrave de la chaloupe. Ilfallait à tout prix éviter cette dangereuse rencontre.
– À toute vapeur !… cria-t-il d’une voix de tonnerreen apercevant, à quatre mètres à peine de la muraille de bâbord, unobjet noirâtre, semblable à un tronc d’arbre échoué entre deuxeaux.
L’embarcation fila comme une flèche.
Il était temps. Une énorme colonne d’eau, s’éleva presque aumême moment, monta en bouillonnant, éclata, en quelque sorte, puiss’écroula avec un sourd grondement.
L’objet qu’avait aperçu l’officier était bien une torpille. Ellevenait de faire explosion. La déflagration avait évidemment étéproduite par un fil électrique, car le terrible engin n’avait éténi heurté ni même frôlé.
Toutes les lumières s’éteignirent aussitôt comme parenchantement, et les témoins de cette scène étrange cherchèrent envain à percer de leurs yeux, douloureusement affectés par cebrusque changement, l’épais rideau de ténèbres.
La chaloupe avait pu passer. Refoulée par le remous, avec uneirrésistible violence, elle tangua, roula, pivota, mais conservason équilibre et continua intrépidement sa route.
M. de Valpreux, le cœur serré par une angoissemortelle, appréhendait, non sans raisons, peut-être, la perte del’équipage.
Il avait pu relever le point où la torpille venait d’éclater. Ilrésolut de s’avancer au plus près avec son navire, afin de prêtermain-forte à ses hommes, au cas où ils auraient réussi à aborder,pour les venger s’ils avaient péri.
La voie était libre. L’Éclair s’approcha. Un hourraretentissant vint enfin arracher le commandant à soninquiétude.
La chaloupe avait pris terre, les fusiliers, en hommes rompus àtoutes les surprises, s’éparpillèrent aussitôt en tirailleurs,malgré l’obscurité profonde, et tâchèrent de reconnaître laposition.
C’est cette première prise de possession qui venait d’êtresaluée du hourra entendu par le baron de Valpreux.
Ce cri de victoire n’avait certainement pas échappé aux oreillesde l’ennemi.
En effet, les fanaux sous-marins étincelèrent de nouveau,projetant, cette fois, leurs aveuglantes lueurs jusque sur lerécif, où apparurent couchés, comme incrustés au roc, lestirailleurs français.
Une fusillade serrée éclata soudain, vive, implacable, mortelle.Les bandits tiraient sans relâche par leurs invisibles embrasures,et leur feu eût été fatal aux matelots, si, en hommes soucieux deleur épiderme, ils ne se fussent prudemment « défilés »,soit derrière les arbres, soit derrière les moindres anfractuositésdu récif.
Leur situation n’en était pas moins fort critique. Elle allaitdevenir désespérée. Le tir de l’ennemi qui d’abord était malassuré, acquit bientôt une terrible précision. Les hommes tombaientsans pouvoir riposter.
– En avant ! cria à son tour le baron de Valpreux, quiarrivait à la tête de deux compagnies de débarquement.
– En avant ! répétèrent les matelots électrisés.
Au moment où ils prenaient pied sur l’îlot, ils sentirent le soltrembler sous leurs pas.
Un énorme jet de flamme sortit des entrailles de la terre, unevéritable pluie de décombres s’abattit sur eux.
On eût dit qu’un cratère de volcan venait de s’ouvrir dans lerécif, le nuage de poudre n’était pas encore dispersé, que de cegouffre surgît une forme humaine, toute noire, à peine vêtue delambeaux de vêtement.
André et le docteur s’élancèrent, Friquet se sentitdéfaillir.
Tous trois se trouvaient en pleine lumière, à dix pas à peine del’ouverture béante pratiquée par l’explosion d’une mine.
– Adli !… mossié Doti ?… moi c’é pas voiFliki !…
« Fliki !… où c’é Fliki !… moussié bonDieu !…
– Majesté !… s’écrièrent les deux hommes enlaçant lenégrillon. C’est toi mon enfant.
Friquet, les jambes brisées par l’émotion, les yeux pleins delarmes, riait et sanglotait à pleine gorge.
Le brave enfant, si intrépide devant le danger, était incapablede faire un pas et de prononcer une parole.
– Mais viens donc, toi Fliki !… moi c’é mi feu àpoude. Boum ! vous entré par li trou.
« Moi c’é content. Tiens ! embrasse.
– Ah ! mon petit frère, articula péniblement le gamin,je n’espérais plus te revoir.
Pourquoi le négrillon se trouvait dans la caverne. –Bataille sous-marine. – La citadelle des Bandits de la mer. – Coupsmortels d’un invisible ennemi. – En retraite. – Une rencontre. –Deux anciens amis. – Comme quoi André aurait eu le plus grand tortde ne pas posséder une poigne solide. – Paradoxe de bandit. –Indignation de patriote. – Pourquoi André ne voulut pas queFlaxhant fût pendu. – Un joueur. – Le legs du pirate. –L’inondation. – Le tombeau des Bandits de la mer. –Épilogue.
L’entrée en scène du négrillon, quelque étrange et terriblequ’elle fût, n’avait, en somme, rien que de naturel. Le pauvreenfant, grièvement blessé, on se rappelle, lors de l’évasion deFriquet, près du Lagoa dos Patos, sur la côte sud-américaine, avaitété réintégré à bord du bâtiment négrier.
Le commandant en apprenant la fuite du gamin de Paris semblaplutôt joyeux que courroucé. Singulier homme ! Il fit donnerensuite au petit nègre les soins que nécessitait son état, puisprocéda en personne au débarquement d’une partie des noirscomposant le chargement de son navire.
Il était plein d’humanité, ce marchand de bois d’ébène.Flegmatique ainsi qu’il convient à un Yankee pur sang, il regardaitchacun de ses « pensionnaires » avec cet air attentif etun peu empressé des éleveurs, dont chaque quadrupède représente unevaleur tôt ou tard exploitable.
Les acquéreurs prirent livraison, puis, le Vaisseau deproie, partiellement délesté, mit le cap sur l’île de Cuba, oùle señor Rafaël Calderon attendait son « matériel deraffinerie ».
Majesté allait mieux. Sa blessure était en voie de guérison. Leshommes du bord s’attendaient à le voir débarquer avec les autres.Il n’en fut rien. Flaxhant le maintint sur les cadres del’équipage. Il était le maître à bord, son ordre fut exécuté sanscommentaires.
Le Franklin revint ensuite à Santiago de Chili prendredes avis mystérieux, qu’un agent supérieur était chargé detransmettre au commandant. Le hasard servit à souhait et le petitParisien et le commandant de l’Éclair.
Le premier sachant qu’on se dirigeait sur Santiago, donna, duhaut de la vergue, lors de sa lutte avec le pirate, l’avis qu’onsait. L’officier crut qu’il s’agissait de Santiago de Chili, quandil était question de Santiago de Cuba.
On sait le reste.
Nous sommes présentement sur l’attoll, dont une partievient de s’entr’ouvrir, sous l’irrésistible poussée d’une mine.
Depuis que son frère d’adoption avait pu s’enfuir, toutes lespensées du négrillon avaient été concentrées sur un seulobjectif : l’évasion. Mais, le Vaisseau de proie,après avoir pu sans encombre débarquer sa cargaison, était venu seremiser dans son abri habituel.
Majesté, poursuivant opiniâtrement son but, cherchait uneoccasion qui, hélas ! ne venait pas.
Après avoir bien involontairement, on le sait, participé àl’existence de ses nouveaux compagnons, il devint un despensionnaires du palais de corail.
L’antre des Bandits de la Mer n’eut bientôt plus desecrets pour lui. Les galeries, les carrefours, et lesappartements, si je puis m’exprimer ainsi, lui devinrent familiers.Il connut également le système de défense, composé de meurtrièreshabilement ménagées dans d’invisibles interstices, de talus qu’oneût dit élevés par les polypes, de chemins couverts donnant accèsaux entrées, et des mines toujours chargées qui lesdéfendaient.
Il reconnut l’Éclair, son navire. Il entendit les coupsde feu, assista à la lutte, et vit le débarquement de son œil denyctalope.
Quand il jugea la situation désespérée, il sacrifia héroïquementsa vie, descendit à un fourneau de mine et alluma froidement unemèche. Nul ne s’en aperçut. Le gamin de l’équateur savait êtreimpassible. Il avait été à bonne école.
Quand il entendit la mèche pétiller, il se réfugia dans unegalerie latérale et attendit.
L’explosion retentit. Il faillit être tout à la fois, grillé,assommé et asphyxié. Mais il avait l’âme chevillée au ventre, lepauvre petit. La mort l’épargna. La destinée lui devait bien cela,en somme.
Contusionné, crachant rouge, couvert d’ecchymoses, il s’arrachade dessous les décombres, se hissa péniblement sur le rebord de labrèche, et reconnut ses amis.
Son acte désespéré empêcha certainement une irréparablecatastrophe. Il avait ouvert une brèche et évité ainsi un travailqui n’eût pu être accompli par les assiégeants qu’au prix defatigues et de dangers inouïs.
Là ne se borna pas sa bienfaisante intervention.
Les matelots, allaient se précipiter dans cette ouverture encorefumante, avec l’irrésistible mais souvent dangereuse « furiafrancese ». Il arrêta cet élan.
– Nô !… s’écria-t-il. Nô !… vous pas vini.
Il y eut quelques minutes de répit. On apporta des falotsservant à faire à bord les rondes de nuit.
Bien qu’il fût dangereux de pénétrer dans la caverne avec de lalumière, il était indispensable d’éclairer les pas des combattantsmarchant en tête. Ils pouvaient rouler dans un abîme.
Quatre hommes se détachèrent et réclamèrent le périlleux honneurde partir en éclaireurs.
Majesté, se joignit à eux, déclarant qu’il porterait le falot,qu’il les conduirait sans se tromper et qu’il saurait bien éviterles balles.
Comme le négrillon connaissait seul les replis du dédalesouterrain, le commandant accepta son offre.
Le falot était pourvu d’un puissant réflecteur, qui projetait enavant le faisceau lumineux, tout en laissant dans l’ombre la partiepostérieure.
Cette circonstance n’avait pas échappé au gamin noir. Il pensa,séance tenante, à l’utiliser, à la grand joie de Friquet, quitrouvait que le « petit » était devenu singulièrementdébrouillard.
Les quatre matelots s’avancèrent en rampant sur les coudes etles genoux, l’arme prête à faire feu.
Majesté, avait fait assujettir sa lanterne à un morceau de boislong d’un mètre et demi environ.
Il s’aplatit comme les matelots, et se dirigea intrépidementvers l’extrémité d’un long boyau, en tenant le plus haut possible,la lumière au bout de son bras.
Manœuvre fort habile, qui permettait de voir sans être vu.
Le chemin, large de trois mètres, s’abaissait rapidement. Lescinq enfants-perdus firent de la sorte plus de cinquante mètres,sans produire plus de bruit qu’un clan de Peaux-Rouges suivant lesentier de la guerre.
Un léger frémissement occasionné par la marche silencieused’êtres qui suivaient, et que la conformation de cette espèce detunnel leur rendait facilement perceptible, les fit resterimmobiles.
Ce n’était qu’une fausse alerte. Quatre des leurs, commandés parun second-maître les rejoignirent bientôt.
Le sous-officier attendit alors l’arrivée d’un nouveau groupe,puis, quand il vit que les assaillants formaient une chaîneininterrompue, partant du point où il se trouvait, et se terminantà l’entrée de la caverne, il commanda à voix basse :
– En avant !
Un fracas assourdissant retentit soudain. Le couloir s’embrasade lueurs livides, un ouragan de plomb s’abattit sur les parois ducouloir, écrasant, broyant, trouant l’enduit qui les revêtait.
Le falot du négrillon vola en éclats. Les ténèbres envahirent lepassage dans lequel se répandirent lentement d’épais et suffocantsflocons de fumée.
Grâce à la déclivité du terrain, les projectiles avaient portébeaucoup trop haut. Les matelots ne répondirent même pas à cetteinoffensive décharge. Mais, les bandits, sans perdre une minute,continuèrent, avec une intensité inouïe, ce feu qui, s’il n’étaitpas meurtrier, empêchait les hommes de l’Éclair de faireun seul pas en avant. On eût dit qu’ils étaient cinq cents ;il n’étaient peut-être pas dix, étant données les dimensions ducouloir.
Et les balles déchiraient de plus belle la voûte, la fuméedevenait de plus en plus épaisse, au point que les éclairsrougeâtres qui sortaient des armes, ne pouvaient plus percer cebrouillard.
Ma foi, les marins n’y tinrent plus. Le salpêtre les grisa.Ramassés comme des fauves, prêts à bondir, ils attendaient unsignal. Quelques notes aiguës sortirent tout à coup d’unclairon.
– Commencez le feu !… Puis, la charge !…
Alors, ces hommes, depuis près d’une année à la poursuite d’uninsaisissable ennemi, et qui, en dépit d’efforts constants,d’habileté, de courage et d’abnégation, n’avaient jamais pu obtenirle moindre résultat, deviennent comme affolés.
La poudre tonne, rugit, flamboie. Le plomb siffle, broie lesmembres, et troue les poitrines, qu’importe ! Le flot humains’ébranle, roule enserré entre les murailles de corail comme dansles berges trop étroites d’un torrent. La course devientvertigineuse. Les cadavres heurtés, poussées, culbutés, devancentles vivants, comme des roches arrachées de leurs alvéoles parl’irrésistible poussée d’une crue subite.
Les bandits, débordés, enfoncés, lâchent pied, poursuivis labaïonnette aux reins.
– En avant !… matelots !… En avant !…
Et ils bondissent de plus belle, les intrépides marins qui,sentant que le moment est venu, payent de leur personne comme devéritables enragés.
Les hommes du premier rang après être descendus longtemps etavoir plusieurs fois tourné sur eux-mêmes comme dans un labyrinthe,arrivèrent à une vaste rotonde, au plafond en forme de dôme, situéà plus de dix mètres de hauteur.
On eût dit une énorme bulle de lave que le feu central n’avaitpas eu la force de faire éclater, alors que|les bases de l’attollétaient un volcan. Le partie supérieure arrondie en coupole,refroidie tout à coup, s’était immobilisée et servait de lit aulagoon au fond duquel sommeillait le Vaisseau deproie.
La citadelle des Bandits de la mer était un antresous-marin. Un fanal électrique éclairait, de ses lueurs blanches,ce réduit complètement désert. Deux portes en madriers de teck,situées en regard l’une de l’autre, se refermaient bruyamment, aumoment où les marins, éblouis, noirs de poudre, pénétraient dansl’enceinte.
Les premiers arrivants n’eurent pas le temps de s’extasierdevant ce spectacle inattendu. Un feu terrible, partant desmeurtrières pratiquées dans le pourtour de cet hémisphère lesaccueillit.
L’immense coupole s’emplit tout à coup de cris de rage et derâles d’agonie. La situation n’était pas tenable. Que pouvait lavaillance de ces intrépides soldats, contre un ennemi qui secachait derrière un impénétrable rempart.
– En retraite !… cria de sa voix de clairon l’enseignecommandant l’avant-garde, et qui, le bras gauche cassé par uneballe, s’avançait héroïquement, après avoir immobilisé entre lerevers de sa tunique étroitement boutonnée, son membre mutilé.
« En retraite !… matelots ! »
Les fusiliers qui s’étaient rués comme des fauves, reculèrentlentement, en bon ordre, et rentrèrent dans le couloir.
L’attaque, en somme, avait réussi. Bien que le succès eût étéchèrement acquis, il était indéniable. La reddition des naufrageursn’était plus qu’une question de temps.
Bloqués au dehors par le cuirassé et la chaloupe, il leur étaitimpossible de songer à s’enfuir ; assiégés au dedans par deshommes dont ils ne pouvaient espérer triompher par la force, leursituation était désespérée.
On tint conseil dans le couloir, et il fut résolu à l’unanimité,que la petite pièce de quatre servant à l’armement de la chaloupe àvapeur serait descendue par les canonniers du bâtiment. Elle seraitmise en batterie contre les lourds madriers formant la porte de lacitadelle ; puis, quand les brèches seraient ouvertes, onrecommencerait l’assaut.
Pendant ce temps, André suivi du négrillon, furetait de touscôtés. Il avait, dans un couloir latéral, découvert une autreporte, hermétiquement close, elle aussi.
– Décidément, murmura-t-il, c’est machiné ici comme dans unthéâtre de mélodrame. Malheureusement, tout est réel. Grandspremiers rôles et comparses tiennent leur emploi… au naturel…Sombre intrigue… Terrible mise en scène !
« Cela sent le cadavre frais !… La chair grillée… Ilme semble glisser dans le sang !… »
Il butta contre la porte, qu’il poussa du pied. Elle résista etrendit un bruit sourd. Le jeune homme frappa plus fort. Cela sonnacomme le diaphragme métallique d’un gong.
En dépit de son sang-froid, il commença à s’irriter.
– Ouvrez donc, Sacrebleu ! fit-il de sa voix calme,qui se répercuta haut et ferme dans l’étroite avenue, comme unedétonation.
Rien !
Il leva sa lourde hache qui rebondit en s’émoussant surl’indestructible paroi de bois.
– Mille tonnerres !… Mais c’est donc une forteresse.Eh bien, nous allons rire.
Et se cambrant en arrière, comme un lutteur, il raidit sapuissante musculature, puis se rua, machine humaine, surl’obstacle, avec une puissance irrésistible.
Le manche de la hache d’abordage se cassa net, comme un simplemanche à balai. Un manche en cœur de chêne !… Le fer restaenfoncé dans les fibres du teck plus serrées que celles du buis. Ileût fallu un pétard de dynamite pour l’en arracher.
Le sang-froid lui revint aussitôt.
– Je m’emporte comme un enfant. Si Friquet me voyait, ilrirait. Il aurait raison.
« Eh ! pardieu… Le moyen est tout trouvé, puisque nousallons descendre ici la pièce de quatre. Un obus crochetera dupremier coup la porte de cette oubliette. »
C’était inutile. Au moment où André allait remonter le couloir,le lourd panneau s’ouvrit lentement, sans bruit, comme l’accessoireprincipal d’un décor admirablement machiné.
Un flot de lumière inonda l’entrée sur laquelle apparut un hommede haute taille, un revolver à la main.
– Vous frappez fort, monsieur.
– En homme pressé.
– Cela se voit.
– Cela s’entend surtout.
– Des nuances !… Le moment est mal choisi… Je vaisvous tuer…
– Vous n’oseriez pas, termina André en s’avançantintrépidement, les bras croisés, collés au torse, la tête haute, eten dardant un regard aigu sur son agresseur.
Celui-ci abaissa son arme qui toucha la poitrine du jeune homme.André sourit, allongea, rapide comme la pensée, le bras droit. Samain saisit le poignet de l’inconnu, le serra, le tordit, letenailla. L’autre rugit comme un animal pris au piège. André tenditses muscles à les briser.
– Assez !… râla son adversaire, en laissant tomber sonrevolver.
– Volontiers… causons.
Puis, il entra dans un réduit somptueux, dont il n’eut pas letemps d’analyser l’indescriptible splendeur. La formidable étreintesous laquelle bleuissaient les ongles de l’inconnu se desserrasoudain.
André poussa un cri étouffé. On eût dit un sanglot.
– Flaxhant !… toi !… vous !… ici !
– André !… rugit l’autre !… André B… !Ah ! malédiction.
– Mais… que fais-tu ici ?… Flaxhant !
– Monsieur l’honnête homme, je ne vous connaispas !
– Toi !
– Moi ! le chef des pirates !… le maître desnégriers !… le commandant du Vaisseau deproie !… L’esclave des naufrageurs !… Moi !… lepremier des Bandits de la mer.
André pâlit. Il crut que son cœur cessait de battre. Lesconfidences de Friquet lui revenaient à la mémoire. Le Flaxhant duRhône et du Washington, le Flaxhant des négriers,et l’auteur volontaire de l’effroyable catastrophe de laVille-de-Saint-Nazaire, c’était le même homme !… Sonancien ami !
Impassible devant le danger, la souffrance où la mort, André setrouvait anéanti devant l’ignominie de l’Américain.
Il lui sembla qu’un flot de honte remontait jusqu’à lui.
– Eh bien, vous ne dites rien, continua Flaxhant de sonaccent strident.
André resta immobile, le regard presque effrayé. Ce n’était pasun naïf. Oh ! non, loin de là. Il avait souffert la vie etvécu la souffrance. Il croyait avoir épuisé la coupe des déboireshumains, et voilà que, tout à coup, un des rares hommes qu’ilcroyait susceptible de tenir droit et ferme le drapeau del’honneur, se révélait comme un infâme scélérat.
Non pas à la façon d’un pick-pocket, ce tire-laine moderne, maisd’un détrousseur de haute mer, d’un assassin de navires, en un mot,d’un des plus hauts « dignitaires » du crime.
– Quoi ! dit-il à voix basse, c’est vous, Flaxhant,vous, le héros de la guerre américaine, vous, qui, à dix-sept ans,fûtes cité à l’ordre du jour, vous, que le général Lee félicita etembrassa devant l’armée tout entière, vous, le gentlemanirréprochable, vous, qui apportâtes à la défense de Paris, un brasfort, un cœur loyal, une épée vaillante, vous, enfin, près duquelj’eus l’honneur de combattre !
– Moi ! rugit d’une voix étranglée le bandit de lamer.
« Pardieu, je vous trouve bien audacieux de venir ici mefaire de la morale. Rengainez vos homélies, mon camarade, cessezd’effeuiller la marguerite du souvenir. J’ai été un vaillant, unbrave… Tout ce que vous voudrez… soit !… Ne le suis-je pasencore ?
« J’emploie, me direz-vous, mes facultés d’une façon qui necorrespond pas à vos aspirations… Préjugé ! mon cher,préjugé ! Faire la guerre à un peuple ou à l’humanité,n’est-ce pas la même chose ? N’étais-je pas un pirate, quandje faisais la guerre aux Sudistes… des Américains commemoi !
« N’étais-je pas un bandit, quand je commandais le feucontre les sujets de l’empereur Guillaume qui ne m’avaient rienfait !
« Dites-moi donc un peu où finit le devoir et où commencel’infamie, s’il vous plaît ?
« Quoi ! deux peuples, séparés par un fleuve ou unesimple ligne tracée par la diplomatie, pourront, quand leursgouvernants en auront la fantaisie, s’entr’égorger, sans souleverdans le monde entier un cri de réprobation ! On dressera desstatues au général qui tuera le plus d’hommes ! Il n’y auraplus assez d’or et de galons pour chamarrer sessubalternes !
« Et l’on fera la petite bouche quand un pauvre diable s’enviendra, dans une coquille de noix, saborder un grandsteamer !
« J’emmène 500 noirs dans ma cale ! Mais les Allemandsn’ont-ils pas fait crever de froid et de faim 200.000 Français dansleurs casemates ou leurs camps retranchés ?
« Et cela, sans profit pour personne. Mes noirs, je lesvends, au moins ! Vous prenez, grâce à moi, d’excellent café…et du sucre avec !… gens civilisés que vous êtes !
« Je vole cent, deux cents, cinq cent mille francs.D’accord ! Mais, et les cinq milliards qu’on vous aarrachés !
« Voyez-vous, mon cher garçon, une fois admis le principede la guerre, il faut aller jusqu’au bout. Mon avis est qu’il n’estni mieux ni pire de tuer un homme que cent mille ; d’être enlutte avec l’humanité tout entière que de combattre un seulpeuple.
« C’est vous qui êtes inconséquents. Vous décorez vosofficiers qui éventrent des bateaux valant dix fois les transportsque je pourchasse, et vous pendez ceux qui, comme moi, font enpetit ce qu’ils font en grand.
« Oui, vous êtes inconséquents ! C’est vous qui êtesdes criminels.
– Vous en avez menti ! s’écria André dont l’œilflamboya. Vous êtes un infâme ! Vous, citoyen d’une libreRépublique, qui plagiez des monarques ! Vous, assassin aupetit pied, qui, par un subterfuge bien digne d’un coquin,sophistiquez l’histoire, et tirez d’un préjugé monstrueux, laguerre, une sorte d’excuse fanfaronne à votre infamie !
« … Oui, nous avons combattu, oui, nous avons tué !C’est vrai. Mais, vous ne l’ignorez pas, c’est parce que les hommesdu Nord violaient notre chère France ! L’homicide alorsdevenait un devoir ! vous entendez, un devoir !
« Tout homme de cœur devait son sang à la patrie en danger,et à la République en péril.
– Vous vous êtes défendus ? – Très bien ? Que lessteamers que je coule, que les noirs que j’emmène en fassentautant.
– C’est fait ! L’heure de la justice a sonné. Votrerepaire est découvert. Vous êtes pris.
– Parfait ! Alors faites-moi pendre.
– Non !
– Pourquoi pas ?
– C’est que j’ai été votre ami. C’est que votre cœur abattu à l’unisson du mien, pendant ces froides nuits glacées quenous passions au bivouac. C’est que votre sang a coulé pour laFrance… C’est que, enfin, dans le jour maudit de la capitulation…alors que je vous vis briser votre sabre…
– Assez !… Assez ! vous dis-je. Je ne veux plusentendre.
– C’est que ce cher et lugubre souvenir m’émeut… Je ne veuxpas que l’homme qui a été mon frère d’armes, qui a souffert,combattu et pleuré pour mon pays, meure au bout d’une vergue…
– Mais… Je ne peux plus !… Tu ne vois donc pas quetout le sang que j’ai versé m’étouffe… me monte aux yeux…
« Tiens ! Nul ne m’avait muselé… Tu m’as dompté.Laisse-moi être encore ton ami… cinq minutes… on accorde tout auxcondamnés à mort… Je vais mourir… Écoute…
« Ce sera court. Un seul mot t’en apprendra plus qu’un longdiscours.
« J’ai roulé dans l’abîme parce que j’ai étéjoueur !…
« Oh ! le jeu ! continua le marin avec une rauqueintonation, semblable à un rugissement. Fatale passion qui a briséma vie, et m’a rendu infâme, qui m’a garrotté, sans espoir possiblede rédemption.
« Je suis tombé entre les mains des bandits… après… uneperte… énorme… J’ai signé… Je n’ai pas pu payer… Tu devines lereste… la menace d’un scandale, la ruine… J’avais un enfant… uneadorable fillette… Magge, pauvre petite qui avait, en naissant,coûté la vie à sa mère.
« Je ne pus me résoudre à la voir pauvre. J’acceptail’infâme transaction que me proposaient les gredins… Je devins leurâme damnée, leur exécuteur des hautes œuvres.
« Quand, plus tard, je voulus entrer en lutte avec eux, merévolter, briser ma chaîne, il était trop tard. Ils avaient enlevéma fille. L’existence de l’enfant leur assurait l’obéissance dupère.
« J’ai tué pour que Magge vécût !…comprends-tu ?…
« Puis, quand j’avais été bien zélé, que j’avais travaillé…bien travaillé, on me permettait, au retour d’une fructueuseexpédition, d’embrasser ma fille.
« Étroitement gardé par mes maîtres, je savourais cetteâpre volupté dont j’étais depuis longtemps sevré. Il y avait dusang à chacun des baisers que je lui donnais.
« Puis, je m’habituai lentement au crime, le fardeaud’infamie me parut plus léger. Ne pouvant arriver à enleverl’enfant, je cessai de lutter, dans la crainte de compromettre sonexistence.
« Deux mots encore, André. Dans un instant, on vas’entr’égorger ici. Ma fille n’aura plus de père. Tant mieux !Mais qu’elle ignore à jamais ce que j’ai été.
« Tu es toujours l’être généreux et loyal que j’ai connu.Je t’admire, je t’estime !… comme un bandit peut estimerl’homme d’honneur…
– Flaxhant, dit André en coupant la parole à son ancienami, ta fille sera la mienne.
La figure horriblement contractée du pirate se détendit soudain.Une fugitive rougeur envahit ses joues…
– Attends-moi… là… une seconde… Je reviens.
Il pénétra dans une pièce fermée par une lourde tenture.
Il sortit quelques instants après, tenant d’une main unportefeuille bourré de papiers, de l’autre une lourde carabine àdeux canons superposés.
– Tiens ! prends connaissance de ces pièces, quandtout sera fini. Elles ont trait à mon enfant. Moi mort, lesmisérables te la remettront. Et d’ailleurs, tu sauras bien les ycontraindre s’ils refusent.
« Maintenant, adieu !…
« Suis ce couloir, là en face… Remonte au plus vite. Emmènetes compagnons. Que le commandant ordonne la retraite.
« Dans cinq minutes, il serait trop tard. Mes complicesenfermés dans leur casemate ne se doutent de rien.
« Adieu, André, adieu !… souviens-toi. »
Puis, d’une voix retentissante, il s’écria :
– C’est ici le tombeau des Bandits de lamer !
Au haut de la voûte en coupole formée par l’éruption volcanique,se trouvait une énorme lentille de verre, analogue à celle quiservent à donner à bord le jour aux cabines situées sous laflottaison, et que l’on nomme hublots.
Elle avait été établie dans la couche de lave, afin depermettre, par un jeu de prismes se reflétant dans une chambreobscure, de voir de l’intérieur du repaire tout ce qui se passaitau large, sans qu’il fût besoin de sortir.
Procédé renouvelé, on se le rappelle, de celui qui était employésur le Vaisseau de proie.
Cette lentille, large de près d’un mètre, soigneusementencastrée et lutée dans son alvéole, supportait, sans laisserpasser une goutte de liquide, l’énorme pression de l’eau du lagoonsitué au milieu de l’attoll.
Elle formait bloc avec la voûte.
Au moment où Flaxhant prononçait ces mots : « C’estici le tombeau des Bandits de la mer », il levalentement sa carabine, et visa ce morceau de verre qui semblait unœil colossal, fixant son regard glauque sur les cadavres épars.
Il fit feu. Sa balle étoila la lentille.
André, stupéfait, semblait cloué au sol.
– Mais fuis donc !… Tout à l’heure, la mer va seprécipiter… fuis… au nom de ma fille… de ton enfant maintenant.
– Adieu, murmura une dernière fois le jeune homme éperdu.Adieu ! et meurs en paix.
Au deuxième coup, la vitre fut trouée par le projectile. Del’ouverture, suffisante à peine pour donner passage à un doigt,surgit, rigide comme une barre de métal, un jet d’eau qui, sousl’irrésistible pression de plusieurs milliers d’atmosphères,fouilla avec un bruit de tonnerre le sol de la caverne.
– C’est bien, dit le bandit, mais c’est insuffisant.
Puis il continua son feu. L’arme qu’il portait était une de cesadmirables carabines de Winchester, perfectionnées dernièrement parGuinard, l’habile arquebusier de l’avenue de l’Opéra, et qui sont àpeu près le dernier mot de l’art.
Cette carabine peut tirer douze coups sans que le tireur aitbesoin de charger. Les douze cartouches, introduites près de laculasse, par une sorte de clapet métallique, viennent se ranger àla file dans un canon, servant de réserve et qui est placé sous lacarabine. Un seul mouvement suffit pour l’armer, pour faire sortirle culot de la cartouche vide et remplacer celle-ci dans letonnerre de l’arme par une cartouche pleine, qui sort du canoninférieur.
Cette triple opération s’opère simultanément en soulevant et enrabattant le pontet mobile recouvrant la détente.
Cinq ou six coups lui suffirent pour broyer les divers fragmentsde la lentille.
La mer se précipita par l’ouverture béante, emplissant demugissements l’antre sur le sol duquel il y avait déjà plus d’unmètre d’eau.
Flaxhant, appuyé sur son arme, attendait froidement la mort. Sescompagnons, chassés de leur tanière par cette subite inondation,voulurent s’enfuir, et gagner les galeries supérieures.
Il était trop tard… la caverne fut submergée en un clin d’œil.Les marins qui s’enfuyaient perçurent comme une explosiond’imprécations, puis tout resta dans le silence.
L’attoll sans nom, était bien le tombeau des Bandits de lamer.
Les marins de l’Éclair avaient pu échapper àl’inondation qui envahissait rapidement les galeries, mais un grandnombre de ces braves avaient, hélas ! déjà payé de leurexistence cette victoire trop chèrement achetée.
Le commandant, bien certain que nul n’avait pu s’enfuir, quetoutes les galeries étaient noyées, que l’instrument des Banditsétait brisé, résolut de revenir le plus vite en Europe.
Il fallait frapper à la tête cette infâme association et agirrapidement.
L’état de son navire ne lui permettait malheureusement pas detenter la traversée. Il ne pouvait raisonnablement, avec unepareille avarie, affronter les passes dangereuses du détroit deTorrès.
Il dut revenir à Sydney, où le vaillant croiseur subit dans undes bassins de la rade d’indispensables réparations. Puis, l’heuredu départ sonna enfin pour l’équipage, et pour les héros de cesvéridiques et terribles aventures.
Quarante-deux jours après avoir quitté Sydney,l’Éclair, qui avait pris la route de Suez, s’arrêtait envue de Toulon, ramenant en France, Friquet, – à tout seigneur touthonneur, – son inséparable Majesté le négrillon, André, le docteurLamperrière, le matelot Bernard et le gendarme Barbanton.
L’équipage du cuirassé fut rigoureusement consigné en rade, etle commandant, accompagné des personnages précités prit l’expressde Paris.
Sa première visite fut pour le procureur général. Après unelongue conversation avec ce magistrat, il se rendit près duministre de la marine auquel il rendit un compte détaillé de samission.
Pendant ce temps, le procureur général, en vertu de son pouvoirdiscrétionnaire, décerna un mandat d’amener contre le comte deJavercy, le riche financier dont la culpabilité ne pouvait fairel’ombre d’un doute.
Une vingtaine d’agents de police se rendirent isolément à lamaison du parc Monceau, dont toutes les issues furent étroitementgardées. Le financier était chez lui, les agents l’avaient vurentrer ; puis un commissaire de police, ceint de son écharpe,se fit ouvrir la porte, en prononçant le sacramentel :« Au nom de la loi. »
La somptueuse demeure du millionnaire fut, au grand scandale dela valetaille, fouillée de fond en comble. On sonda les murailles,on leva les lames de parquet ; les placards, les armoires,furent, rigoureusement inventoriés, les cheminées explorées, bref,la maison fut, de la cave aux greniers, méthodiquement etminutieusement visitée.
Peine inutile, recherches infructueuses, le comte demeuraintrouvable. La fameuse cachette du deuxième étage était vide. Lacomptabilité des Bandits de la mer avait disparu.
Les serviteurs de la maison furent gardés à vue pendant deuxjours et deux nuits, sans qu’il fût possible d’en tirer aucunrenseignement. Ils ignoraient vraisemblablement à quel infâmecommerce se livrait leur patron.
Le commissaire désespérait désormais de mettre la main sur lehardi brigand, quand un de ses agents, un vrai limier, au flairsubtil, finit par découvrir qu’une des glaces de la chambre àcoucher du fugitif pivotait sur elle-même, grâce à un mécanismeingénieux, dont le ressort moteur était habilement dissimulé dansles moulures du cadre.
La glace, intérieurement garnie d’une épaisse plaque de tôleaciérée, fermait un étroit escalier communiquant avec le réseau deségouts parisiens.
Le comte avait dû s’enfuir par là.
Or, le jour même où le commissaire avait fait son apparition,une terrible pluie d’orage s’était abattue sur la capitale ;une de ces pluies qui grossissent les ruisseaux et les transformenten torrents.
Les petits égouts, trop étroits, furent instantanément remplisjusqu’à la voûte. Plusieurs égoutiers, surpris par l’inondation,n’eurent pas le temps de se réfugier dans les grandes galeries etfurent noyés.
Leurs cadavres furent retrouvés peu de temps après. Or, par unphénomène étrange, l’un d’eux, vêtu du costume traditionnel,portait en dessous de ses habits sordides, du linge d’une finessepeu en rapport avec ses fonctions, et ses mains étaient fortsoignées. Malheureusement, les rats qui pullulent dans ce cloaquesouterrain, avaient totalement rongé la face, au point que lecadavre était complètement méconnaissable.
Ces restes mutilés étaient-ils ceux de l’ancien chef desnaufrageurs ?…
La justice ne put éclaircir ce point important.
Friquet avait enfin revu Paris, son cher Paris, et retrouvé sonami Boileau, qu’il n’espérait plus rencontrer. Il fallait le voir,plus fier et plus heureux que tous les monarques du monde, sepavaner dans les rues de « sa ville » et initier Majestécomplètement ébahi, à toutes les subtilités de l’existenceparisienne.
Après quelques jours donnés à cet agréable, passe-temps, notreami pensa à se mettre au travail. Il désirait faire soninstruction, et ne voulait pas, comme il le disait, être à charge àqui que ce soit.
C’est en vain que ses bons amis, le docteur et André, voulurentcontinuer à Paris, comme à travers le monde, leur existencecommune. Le petit homme ne voulait pas vivre en parasite. Andréfinit pourtant par lui faire comprendre qu’il ne pouvait pasétudier et travailler en même temps à gagner son painquotidien.
Et d’ailleurs, il y avait Majesté, qui, quoique biendébrouillard en pays sauvage, n’aurait pu trouver à Paris quoiquece fût à se mettre sous la dent.
Il fut convenu que le gamin noir et le gamin blanc recevraient,à titre de prêt, les fonds nécessaires tant à leur subsistancematérielle qu’aux besoins de leur instruction.
Le docteur demanda et obtint un congé illimité, afin de pouvoirse consacrer exclusivement à ses enfants d’adoption, et André, quin’avait aucune préférence pour telle résidence, resta près de sesamis.
Deux mois après les événements que nous venons de raconter, unetouchante cérémonie avait lieu au siège de la Société de géographiecommerciale.
Notre excellent confrère Jules Gros, l’éminent et sympathiqueécrivain, dont la collaboration est si précieuse au Journal desVoyages, secrétaire de la Société, présentait aux membresréunis, les cinq amis, – Boileau n’avait eu garde d’y manquer, –dont les aventures avaient produit une si profonde sensation.
Après une relation sommaire des divers incidents qui s’étaientaccomplis pendant cette odyssée qui s’appelle le Tour du monded’un gamin de Paris, le président se leva, et au milieu d’untonnerre d’applaudissements, décerna à Friquet la grande médailled’or !
Friquet, de son vrai nom Victor Guyon, travaille à secourbaturer le cerveau.
Ses progrès sont étonnants, il est passionné pour les sciences.Il mord admirablement aux mathématiques et il est déjà d’une jolieforce en physique et en chimie.
Majesté a la tête horriblement dure. Le pauvre petit est pleinde bonne volonté ; mais il a toutes les peines à apprendre àlire.
Comme Fliki veut qu’il étudie, il passe des journées entièressur ses livres, uniquement pour faire plaisir à Fliki.
M. Victor Guyon est resté le brave garçon que nous avonsconnu. Il a toujours le diable au corps, mais après les séancesconsacrées à l’étude.
Il partage ses loisirs entre ses trois amis, Boileau, André etle docteur, sans oublier le bon gendarme dont il est le favori.
Deux mots à propos de ce dernier. L’excellent homme a pris saretraite. Riche des libéralités anglaises, il s’est fixé à Paris.Si le gouvernement de Sa très gracieuse Majesté Britannique s’estmontré généreux à son égard, sa pairie n’a pas été ingrate.
Il est titulaire d’un bureau de tabac, fort bien achalandé, dansun des quartiers les plus fréquentés de Paris.
Il l’exploite lui-même, en compagnie de son épouse. Barbanton aconvolé dès son arrivée. Il est superbe, quand, de temps à autre,il raconte à ses clients, les aventures bizarres qui ont agrémentéson existence cosmopolite.
Il cligne de l’œil, se redresse fièrement, tourne sur lefourneau de sa pipe d’écume son pouce incombustible, expectore deuxou trois hum ! hum ! hum ! sonores, et commenceinvariablement par la phrase suivante :
– Du temps que j’étais bon Dieu chez les sauvages, il m’estarrivé un drôle de tour…
« J’ai dressé, procès-verbal à des genses quivoulaient se manger… Eh bien, c’est moi que j’ai payél’amende… »