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L’Élixir de vie

L’Élixir de vie

de Jules Lermina

Préface

Peut-on prolonger la vie humaine ?

Telle est la question qui, secrètement ou non,se pose tôt ou tard devant l’esprit investigateur du savant, qu’il s’agisse d’un alchimiste ou d’un professeur du Collège de France.

Les écoles spiritualistes, qui considéraient la vie comme quelque chose d’immatériel, de complet et d’existant par soi-même, fournissaient aux audacieux de solides arguments de recherche. Mais la froide argumentation positiviste de l’École de Médecine de Paris vint détruire ces beaux rêves au nom de l’expérimentation pure, et la vie ne fut plus que le résultat plus ou moins parfait d’actes chimiques accomplis d’après des lois déterminées dans l’intimité des tissus.

Cette lutte entre les deux tendances opposées est bien curieuse à suivre. – Bichat sentant la puissance efficiente de la vie vient la définir : ce qui résiste à la mort ; mauvaise définition pour le philosophe ;excellente pour le médecin qui, tôt ou tard, constate la force curative de cette puissance mystérieuse. – Claude Bernard jure de savoir à quoi s’en tenir et, renversant la définition spiritualiste de Bichat, il fait de l’étude de la vie la préoccupation constante de ses recherches. De superbes résultats sur les fonctions particulières de divers organes sont acquischemin faisant, mais le but à atteindre semble reculer sans cesseet le célèbre adversaire de Bichat se déclare vaincu dans un de sesderniers ouvrages[1] : (jecite de mémoire) « La vie, c’est ce qui fait qu’un œuf depoule et un œuf de rossignol, constitués chimiquement de même,produisent l’un une poule, l’autre un rossignol. »

Sans vouloir nous attarder plus que de mesuresur cette question qui touche trop aux « CausesPremières », constatons l’existence en l’homme d’une force quirenouvelle sans cesse les éléments usés et conserve la forme ducorps.

Les expériences de Flourens, faisantmanger de la garance aux animaux, sont venues en effet prouver queles cellules matérielles les plus dures et les plus résistantes ducorps humain, les cellules osseuses, mettent au maximum unmois à se renouveler. Il en résulte, ainsi que le remarqueMaldan[2], qu’une personne que nous voyons aubout de trois ou quatre mois n’est plus la même, matériellementparlant, que celle que nous avons vue quatre mois avant. Pourtantla physionomie n’a pas changé ; la forme générale du corps nonplus ; il faut donc qu’il y ait dans l’homme une certaineforce qui conserve les formes acquises indépendamment durenouvellement incessant des cellules.

Où se trouve donc cette force ?

Dans l’homme, elle est charriée partout par unpetit élément cellulaire, le globule sanguin, qui vient redonner laforce aux organes qui en ont besoin et qui court ensuite quérirlui-même une nouvelle provision de cette force pour revenir denouveau. – Cela s’appelle la circulation.

Empêchez le globule d’arriver à un organe, cetorgane meurt bientôt, ce qui nous indique que le globulesanguin est bien le siège de cette force qui n’est autre que lavie.

Un premier moyen, bien grossier, de redonnerla vie à celui qui en manque est donc de lui infuser directementune certaine quantité de globules sanguins vivants. Cela s’appellela transfusion du sang et c’est là le procédé de rajeunissement decertains riches Orientaux.

Mais la force dans l’homme n’est pas seulementfixée sur cet élément qui circule toujours : la nature aménagé un peu partout une série de réservoirs dans lesquels cetteforce vient se condenser, se mettre en tension, s’accumuler pourêtre répartie ensuite au fur et à mesure des besoins. Cesréservoirs sont des ganglions nerveux réunis souvent en plexus etleur ensemble constitue le mystérieux système de la vie organiquereprésenté par le nerf grand sympathique.

Tout autour du cœur, tout le long de lacolonne vertébrale, dans l’intérieur de l’abdomen se trouventdes centres de réserve de force vitale, centres sousl’influence desquels se meuvent tous les organes qui marchent sanssubir l’action de notre volonté.

Or, un fait depuis longtemps connu des Indouset des Orientaux, c’est que la vie, ainsi mise en réserve peutsortir hors de l’être humain et venir agir à distance.

Celui qui possède le secret de cette actionpourra donc, non plus soutirer le sang qui doit le revivifier,procédé tout au plus digne des ignorants, mais s’adresser auxréserves vitales et, invisiblement, attirer en lui la force qui luimanque.

À ceux qui douteraient de l’action de la viehors de l’homme, je citerai les délicates et rigoureusesexpériences de William Crookes, de la Société royale deLondres[3] sur la Force Psychique et son action àdistance, action vérifiée par des appareils mécaniquesenregistreurs.

Nous voici donc retombés dans le domaine duMagnétisme animal et du Spiritisme, me direz-vous ?

Appelez-le comme vous voudrez. Que m’importe.Il s’agit là de faits réels, indiscutables, que les Académiesadmettront dans quelques dizaines d’années.

Puisque je suis lancé sur ce terrain de lascience occulte, pourquoi n’irais-je pas jusqu’au bout deshypothèses en vous racontant l’origine de la vie humaine d’aprèsles occultistes.

Vous n’ignorez pas, n’est-ce pas, que la vieest en réserve dans les ganglions nerveux du grand sympathique.D’où vient-elle avant d’être condensée là ?

Du globule sanguin, soit directement, soit parl’intermédiaire du cervelet, si l’on en croit les admirablestravaux, malheureusement peu connus, du Dr Luys[4].

Ce globule sanguin, où puise-t-il cette forcequ’il porte partout sous l’influence de l’oxydation del’hémoglobine ?

Dans l’air qui baigne et qui vivifie tous lesêtres vivants de la terre, soit directement, soit endissolution.

Toute composition chimique mise à part, d’oùvient l’air ?

Un occultiste de haute valeur,Chardel[5], montre que l’atmosphère terrestrerésulte de l’action du Soleil sur notre Terre. – L’Air est unemodalité de la Force solaire.

L’origine première de la Vie, c’est donc leSoleil qui, par une série de transformations successives, arrive àse loger dans un ganglion nerveux sous forme de vie humaine.

Quand je brûle du bois, croyez-vous que jefais autre chose que d’extraire le Soleil que ce bois avaitcondensé, alors que le végétal était vivant ?

Il en est de même pour la vie dans toutes sesmodalités.

Un troisième moyen plus mystérieux encore queles précédents consiste donc à aller chercher secrètement leséléments vivificateurs dans le Soleil lui-même ; mais alorsnous faisons de la Magie, mot qui sonne mal aux oreilles dessavants contemporains et que les littérateurs se chargeront dureste de leur faire comprendre mieux que nous pourrions le fairenous-même.

Il existe en effet de nos jours de véritablescentres de recherches où est étudiée la Magie dans toutes sesbranches. – Le Groupe indépendant d’études ésotériques, laRevue l’Initiation[6] traitent deces questions et de nombreux chercheurs : Stanislas deGuaita, F.-Ch. Barlet, Julien Lejay, Polti et Gary, AugustinChaboseau appliquent la Science Occulte à nos diversessciences contemporaines.

La liste se grossit chaque jour davantage desMages-Littérateurs représentant toutes les écoles, depuis lecatholique ultramontain Joséphin Péladan, l’initiateur dumouvement, jusqu’au charmant poète Gilbert AugustinThierry, en passant par le catholique socialiste PaulAdam et les poètes Alber Jhouney, ÉmileMichelet, Paul Marrot et L. Mauchel. Voilàdonc une nouvelle école qui se lève à l’horizon, école tout à lafois scientifique, artistique et sociale, et au nom de tous sespartisans je remercie Jules Lermina d’avoir prêté sontalent de littérateur à l’exposition de cette thèse que la vie peuts’infuser mystérieusement d’un être à l’autre, secret redoutable del’Élixir de Vie des anciens alchimistes et des initiés del’Orient.

Mais peut-on devenir immortel ?

Demandez à MM. les docteurs BrownSequart et Variot ou attendez la prochaine nouvellede Jules Lermina.

PAPUS.

I

Il y avait trois mois à peine que j’avaispassé ma thèse et conquis enfin ce grade de docteur qui était toutel’ambition de ma jeunesse. Avec quelle joie j’avais écris à monbrave homme de père, avec quelle émotion j’avais ouvert la lettrem’apportant, avec ses félicitations chaleureuses, le billet de cinqcents francs qui allait permettre mon installation à Paris.

Médecin à Paris ! et vingt-septans ! il faut avoir passé par ces illusions pour en comprendretoute la force, pour en déguiser toute la saveur. J’étais estimé demes professeurs, j’avais subi mes examens dans des conditionsexceptionnelles de succès ; j’avais, en ces années d’étude,conquis quelques amis sûrs : n’est-il pas vrai que l’avenirdevait m’apparaître radieux ?

Mes ressources étaient minces, il estvrai : je savais que mon père, petit cultivateur de la Sarthe,s’était imposé un dur sacrifice en m’envoyant une petite somme, etqu’il ne me fallait plus compter que sur moi-même. Mais j’avais foien moi, en ma passion de travail, en la science qui estindulgente à qui l’aime sincèrement.

Je me mis donc résolument à l’œuvre, prenantpour objectif prochain l’agrégation, que j’étais décidé àpoursuivre, tout en commençant à pratiquer. J’étais robuste,j’étais sobre ; en résumé, je me trouvais en conditionsexcellentes, et je dois d’autant mieux le reconnaîtrequ’aujourd’hui je suis arrivé, et au delà, au but que je m’étaisfixé.

Ce serait coquetterie de ma part qued’insister sur la dureté des premiers temps, que je regrettepeut-être quelquefois, ces temps de jeunesse où paraît si bon lepain arrosé d’un verre d’eau. En somme, j’étais, dès mes débuts,convenablement logé ; grâce à ces fournisseurs complaisants –que quelques-uns appellent rageusement des créanciers – et quifurent en vérité mes bailleurs de fonds, puisque à qui n’a pas decapital, il faut bien, sous peine de mort que des avances soientfaites, j’étais proprement meublé, confortablement vêtu, et, sij’économisais quelque peu sur la nourriture, en fait nul n’yprenait garde, tant j’avais bonne allure et saine physionomie.

Je ne dirai pas que les clients se portassenten foule chez moi : j’obéissais pourtant avec religion auxprescriptions volontaires que j’avais gravées à la fois, et dans maconscience, et sur la plaque de cuivre clouée près de la portecochère : « Docteur-médecin, consultations de deux à cinqheures » – la bonne mesure, comme on voit.

Je n’étais guère dérangé dans mes travaux, etj’aurais pu, s’il m’avait plu, manquer parfois à la consigne quej’avais édictée. Mais j’avais le respect de la parole donnée, etaussi – jugez donc ! – s’il était venu un client en monabsence ! J’avais même peine à sortir de chez moi avant sixheures et, après un rapide et frugal repas, je me hâtais derentrer, redoutant toujours de laisser échapper l’occasion qui nepouvait manquer de se présenter.

Inutile de dire que je soignais d’ailleurstoute la maison en amateur.

Un soir de septembre, j’avais allumé ma lampede bonne heure et je piochais avec acharnement, songeant au jour oùil me serait donné de proclamer mes idées et mes théories du hautd’une chaire, quand je fus arraché à ma placidité par un violentcoup de sonnette.

Tressautant sur ma chaise, je me hâtai vers laporte et j’ouvris, tenant une lampe élevée pour examiner le visagedu visiteur.

C’était une dame vêtue de noir, mais dontl’extérieur ne présentait aucun des caractères romanesques qu’onpourrait supposer. Traits assez communs, quarante ans, del’embonpoint.

Elle pleurait. Je m’empressai de l’introduiredans mon « cabinet de consultation » et, avec unecertaine loquacité, je me mis tout à sa disposition.

Mais je m’aperçus bientôt que la pauvrecréature était dans un tel état d’agitation et que, de plus, elleavait monté mes quatre étages avec une telle hâte qu’il lui étaitimpossible d’articuler une parole.

Je n’étais pas encore assez vieux praticienpour ne pas compatir aux faiblesses humaines, et je me mis endevoir de lui préparer un verre d’eau – avec du sucre, s’il vousplaît ! – quand elle murmura :

– Monsieur, je vous en prie… venez, veneztout de suite… Mon enfant…

Un sanglot lui coupa la parole. Maisavait-elle besoin d’en dire plus ? Elle avait besoin de monministère… et pour un enfant !…

J’ai toujours adoré ces petits êtres, et ç’aété une de mes plus poignantes douleurs de me sentir, au pied d’unberceau, impuissant et ignorant ! Oh ! laméningite ! quelle ennemie !…

– Je suis à vos ordres, m’écriai-je ensaisissant mon chapeau. Habitez-vous loin d’ici ?

– Non, non ! la maison voisine…Pardonnez-moi d’être venue ici, mais justement c’était si près…

J’aurais été mal venu à me blesser de cetteexcuse… inutile. J’affirmai de nouveau que j’étais prêt à lasuivre, et nous sortîmes.

Marchant à côté de la dame, dans la rue, jel’interrogeai au sujet de l’enfant. De quelle maladie était-ilatteint ? Depuis combien de temps ?

– Elle se meurt, monsieur ! C’estune fille et qui, il y a six mois, était si fraîche, si forte, sibelle !…

– Quel âge ?

– Dix ans. Voilà, monsieur, je suisveuve… je vis seule avec ma fille. Nous ne fréquentons personne, àl’exception de M. Vincent…

– M. Vincent ?

La pauvre femme crut-elle découvrir dans monaccent – et bien à tort certes – une intention soupçonneuse ?Car elle ajouta vivement :

– Oh ! un vieillard, monsieur,soixante… peut-être soixante-dix ans… mais si bon et qui aime tantma Pauline !…

Nous avions atteint la maison. Nous montâmesau deuxième étage et nous entrâmes. Le logis était propre, bientenu. Un ordre parfait y régnait. De la salle à manger, qui servaitde pièce d’entrée, nous pénétrâmes dans la chambre à coucher, etlà, du premier coup d’œil, je vis, étendue dans un petit lit auprèsde celui de sa mère, celle qu’elle avait appelée Pauline.

Il est singulier que la maladie et la mort,contemplés à l’hôpital, pendant la période d’internat, ne nouscausent point le centième de l’effet que nous ressentons au chevetde nos premiers malades.

Mon cœur s’était subitement contracté et jem’étais senti pâlir.

La pauvre enfant était blanche, si blanchequ’elle semblait n’avoir plus une seule goutte de sang dans lesveines : sous les paupières, aux bords bleuis, le globe del’œil apparaissait terne, grisâtre, et les mains s’étendaient,longues et maigres, sur les draps d’où leur pâleur ressortaitencore.

– Une bougie ! demandai-jevivement.

Et je me penchai sur ce lit, examinant avecune attention profonde ce pauvre être que la mort avait déjà frappéde son doigt, en signe d’irrévocable appel. C’était l’anémie à sondernier période.

Mais quelle lésion pouvait avoir déterminé cetétat ?

La mère, interrogée, me répéta, avec plus dedétails, que sa fille s’était toujours bien portée, qu’elle était –six mois auparavant – d’une santé parfaite, que tout le mondeadmirait cette fleur vivace et saine en qui se devinait déjà lajeune fille.

– Et il n’y a pas à dire, continuait lapauvre femme en pleurant, qu’il y ait eu le moindre changement dansnotre vie. Il y a trois ans que nous demeurons ici. L’appartementest aéré, donne sur des jardins. Je n’envoie pas Pauline àl’école ; c’est notre voisin, M. Vincent, qui lui donnedes leçons, et il est trop raisonnable pour l’avoir poussée tropvite.

En vérité, j’avais presque peur de touchercette frêle créature dont l’épuisement si subit m’épouvantait en meparaissant inexplicable. Cependant je ne pouvais me convaincrequ’il n’existait aucun moyen de la sauver. Aidé de sa mère,j’auscultai l’enfant avec un soin minutieux, et je constatai – avecune véritable stupeur – qu’elle était admirablementconformée ; le cœur était intact et je n’y percevais point lesouffle caractéristique de l’anémie, non plus que dans lesvaisseaux du cou.

Les poumons étaient intacts et biendéveloppés. Sous cette maigreur d’étisie, la charpente vitale étaitexceptionnelle. Aucun symptôme de lymphatisme.

La mère n’était point pauvre : avec unepetite pension qui lui venait de son mari, ancien garde de Paris,elle possédait une rente de deux mille francs. De plus, levieillard dont elle m’avait parlé, M. Vincent, prenait pensionchez elle et payait largement.

Par malheur, la jeune fille n’avait suiviaucun traitement régulier, avec un entêtement qui provient d’unedéfiance irraisonnée, la mère n’avait jamais appelé le médecin, secontentant de remèdes anodins, eau ferrée – des clous dans unecarafe – que sais-je ?

Et maintenant j’étais contraint de m’avouer àmoi-même que tous mes efforts, pour ranimer cet organisme siétrangement épuisé, n’aboutiraient même pas à une prolongationd’existence, fût-ce de quelques jours.

Je restais là, abattu, vaincu, attendant avecdécouragement une inspiration qui ne pouvait me venir.

La mère me contemplait, silencieuse, devinantsans doute les pensées poignantes que trahissait mon visage. Je nesavais pas encore cacher mon impuissance sous une phraséologiebanale et consolatrice. Je ne m’en fais pas un mérite, le médecindevant agir sur le cerveau comme sur les autres organes.

À ce moment nous entendîmes un bruit de pasdans la première pièce.

– C’est M. Vincent, dit la mère.

La porte s’entrouvrit doucement ; mais aumême instant, je vis le corps de la jeune fille se soulever, satête se tourner, ses mains se tendre du côté où ce bruit – presqueimperceptible – s’était produit.

Je soutins l’enfant et, à ma grande surprise,je sentis un effort suprême dans ce pauvre corps, comme si ellevoulait s’échapper de mes bras : la porte s’était refermée, etla jeune fille retomba, morte !…

Je poussai un cri, à la fois surpris etdésespéré. Cette mort si rapide, sans agonie – cette extinctionsubite de la flamme vitale – me stupéfiait et j’éprouvais une sortede colère contre mon inintelligence. Car, en vérité, je necomprenais rien à ce qui venait de se passer sous mes yeux ;il me semblait que j’étais en proie à un cauchemar.

La mère, avec une clameur navrée, s’étaitjetée sur le pauvre corps immobile. Je m’écartai du lit etmachinalement, comme embarrassé de l’inutilité de ma présence,j’ouvris la porte et je pénétrai dans la première pièce.

Ce fut alors que je vis pour la première foisM. Vincent.

Vêtu de couleurs claires, il portait un habitgris, presque blanc. Il était de taille moyenne, assezreplet ; mais ce qui me frappa tout d’abord, c’est qu’il mefut impossible de lui attribuer un âge positif. Les cheveux étaientblancs, court frisés et formant trois pointes bien dessinées surson front et sur ses tempes. Mais le visage était si frais, sirosé, les yeux étaient éclairés d’une lueur si vive qu’en vérité jeme demandais si j’avais en face de moi un vieillard ou un jeunehomme, qui, par une prédisposition moins rare qu’on ne le croitgénéralement et tenant au tissu pigmentaire, aurait eu dèsl’adolescence les cheveux décolorés.

Et pourtant je me souvenais fort bien que lamère de la morte m’avait parlé de M. Vincent comme d’unseptuagénaire.

Il était debout auprès de la fenêtre,attristé, mais pas autant – me sembla-t-il – que je l’aurais voulutrouver. Il s’inclina poliment et m’interrogea du regard :

– Elle est morte, lui dis-je.

Une subite contraction bouleversa son visage,et dans ce mouvement réflexe, je vis tous ses traits se plisser,montrant les mille rayures qui sont l’indice sûr de la vieillesse.Cette apparence de fraîcheur était toute superficielle. Du reste,sans doute par l’afflux du sang au cœur, provoqué par l’émotion,son teint avait pris subitement une teinte jaunâtre,parchemineuse ; les joues s’étaient creusées sous lespommettes saillantes. En une seconde, un masque de mort s’étaitplaqué sur cette figure.

Et sans dire un mot, saisissant son chapeauavec un emportement fiévreux, M. Vincent, comme pris d’unepeur dont il n’était pas le maître, courut à la porte extérieure,l’ouvrit et – je puis dire – s’enfuit avec une rapiditévertigineuse.

Je pensai que cet abandon d’un ami à l’heuresuprême serait un nouveau sujet de désespoir pour la pauvre mère,et je me disposais à revenir auprès d’elle, en dépit de la faussetéde ma situation, quand j’entendis frapper à la porte.

Croyant que M. Vincent, pris de remords,s’était décidé à remonter, j’ouvris promptement. C’étaient deuxvoisines qui venaient prendre des nouvelles de la jeune fille.

Quand elles eurent appris la catastrophe,elles hochèrent la tête.

– Ça devait finir comme ça, ditl’une.

– Que voulez-vous dire ? demandai-jevivement.

La femme allait répondre, quand la mère, ayantentendu le son de voix connues, sortit de la chambre et se jetadans les bras de sa voisine en sanglotant.

Mon rôle était fini ; je m’inclinai et jesortis, éprouvant un sentiment d’indicible soulagement à quittercette maison où ma sensibilité avait été mise à une si rudeépreuve.

Je descendais l’escalier, lentement, oppressécependant par une angoisse dont je définissais mal la nature. Il mesemblait que je laissais derrière moi un mystère inexpliqué.

Au moment où je passais devant la loge duconcierge, celui-ci m’arrêta :

– Eh ! bien ! monsieur lemédecin ? commença-t-il.

– J’ai été appelé trop tard, me hâtai-jede répondre.

L’homme me regarda avec étonnement, comme s’ilne comprenait pas. Je lui donnai quelques explications rapides. Ilpoussa un vigoureux juron ; puis brandissant le poing vers unennemi absent :

– Ah ! le bandit ! gronda-t-il.Quand je pense, c’était un colosse de santé, monsieur ! etfraîche et rose !…

– Combien y a-t-il de temps qu’elle estmalade ?

– Mais six mois, monsieur, six moisjuste !

– Qui donc appeliez-vous tout à l’heure…le bandit ?

– Mais lui ! ce vieux tocasson quin’avait que la peau sur les os et qui est venu se faire nourrir parla mère aux dépens de la fille ! Oh ! il a profité,lui !

– Quoi ! m’écriai-je, supposez-vousdonc qu’elle soit morte de faim ?

– Eh bien ! et de quoi doncalors ?

– Viens donc, mon homme, et ne t’occupedonc plus des affaires des autres ! cria du fond de la logeune voix féminine. C’est l’affaire du médecin de savoir lavérité !…

– Au fait, c’est vrai ! fit leconcierge en brisant l’entretien de façon irrévérencieuse.

II

Je rentrai chez moi, fiévreux, presque irrité.Pour la première fois qu’on faisait appel à ce qu’il me plaisaitd’appeler ma science, je me heurtais à un cas désespéré :brutalement, la mort me barrait le passage, et il me semblaitl’entendre murmurer à mon oreille le mot de la suprêmedésespérance : « Tu n’iras pas plusloin !… »

Mais je ne souffrais pas seulement de cesentiment égoïste et humilié : l’angoisse qui me poignait toutà l’heure augmentait. Pour m’y soustraire, j’essayais de classermes idées, de grouper les faits remarqués et d’obtenir d’eux uneréponse aux doutes qui m’irritaient.

L’état de cette enfant ne répondait à aucunedes observations connues. J’ouvrais mes livres un à un, et nullepart je ne trouvais rien qui me satisfît. La malade ne présentaitaucun des symptômes classés, et c’était là justement ce qui metroublait le plus : l’absence de symptômes s’affirmait àchaque instant davantage. Fallait-il croire, selon l’insinuation duconcierge, aux mauvais traitements, à l’inanition ? Mais,outre que les allures de la mère, l’affection profonde et non jouéequ’elle portait à sa fille donnaient un absolu démenti à cessuppositions, l’état physique de la malade donnait, à ce point devue, des contre-indications formelles.

Pendant le peu de temps que j’avais pul’examiner et l’ausculter, j’avais été surtout étonné de l’étatsain des organes importants. Il y avait eu évidemment déperditionde vitalité, lente ou rapide ; mais elle ne s’était opérée paraucun de ces accidents qui laissent en l’organisme des lésionsordinairement faciles à constater.

Mais pourquoi les deux commères avaient-ellesparu si bien comprendre ce qui, pour moi, restaitinexplicable ? Pourquoi le concierge avait-il semblé dans sesinterjections rapides, accuser l’étrange personnage que jeconnaissais sous le nom de M. Vincent, dont l’abord, il estvrai, m’avait frappé d’une impression pénible, mais que nul indicene me permettait de soupçonner… Et sur quoi auraient porté messoupçons ? Si horribles que pussent être certaines hypothèses,je m’y arrêtais et, là encore, groupant mes observations,j’acquérais la conviction qu’elles n’auraient reposé sur aucunebase possible.

Puis, je le répète, il est des physionomiesqui ne trompent pas, et celle de cette mère respirait la plusparfaite honnêteté. Elle aimait sa fille, ne l’avait jamaisquittée… Non, non, il était inutile de se lancer sur une piste quetout démontrait fausse et calomniatrice.

À la fin, cet examen de raison et deconscience m’énerva à ce point qu’il me fut impossible de resterseul plus longtemps. J’avais besoin d’entendre des voix humaines,d’échanger mes pensées, de me rafraîchir le cerveau dans le flotdes banalités courantes.

Je sortis. Quand j’entrai dans le cercle delumière projeté par le gaz de la brasserie, et d’où émergeait lasilhouette remuante des jeunes gens, ce fut une clameur debienvenue. Depuis ma thèse, on ne m’avait pas vu trois fois. Et lesquolibets amicaux de pleuvoir sur moi, et les mains de m’attirer,pour me contraindre à m’asseoir devant une pile de soucoupes,obélisque obituaire des chopes disparues. Je ne me fis pas prier,d’ailleurs. Ce bruit, cette exubérance me rassérénaient.

Il me fallut rendre raison de ma perpétuelleréclusion, me défendre d’ingratitude envers les anciennes amitiés,confesser mes ambitions et mes espérances, mais surtout trinquer etretrinquer encore, en absorbant l’horrible dilution alcooliséequ’en notre beau pays on décore du nom de bière, et dont leprincipal mérite – apprécié surtout du vendeur – est de condamnerle moins altéré à une soif dévorante, mère du renouvellement.

Sous cette influence excitante pour lecerveau, jusqu’au moment où elle torture l’estomac, mes idées sefaisaient plus nettes : je reprenais la perception active desfaits et en même temps, je sentais un invincible désir de raconterl’étrange aventure à laquelle j’avais été mêlé tout à l’heure.Naturellement je ne tardai pas à y succomber et, d’une seulehaleine, je narrai l’incident.

Comme il s’agissait d’un enfant – l’éternelproblème qui émeut les plus sceptiques – on m’écouta attentivement,et nul ne me railla lorsque j’affirmai l’émotion douloureuse quem’avait causée mon ignorance.

– Écoute, me dit Gaston Dussault, unjeune docteur dont nous reconnaissions tous la haute valeur, jen’ai pas la prétention de te donner le mot du logogriphe que tunous proposes. Mon observation sera d’un caractère plus général eten même temps de nature, hélas ! peu encourageante. Il y adeux périodes dans la vie du médecin. La première – temps dejeunesse – comporte la curiosité ardente, la volonté de vaincre lemal, le dévouement que rien ne rebute. C’est aussi le temps dutravail acharné, avec quinze et vingt heures de lecture ou degriffonnage, avec la brûlure des yeux à des mèches de chandellesfumeuses et mal odorantes. Or pendant que nous potassons avec cettefurie, la vie marche, s’agite, se rue autour et en dehors de nous.Nous nous bouchons les oreilles pour n’entendre pas le bruit quefait l’humanité, la grande malade souffrant par les poumons, par lecœur, par le cerveau. Nous demandons à autrui la science toutefaite, celle que le passé a entassée dans les in-8° formidables delourdeur et de prix et le temps nous manque pour apprendre lesecret de la vie et de la mort dans le seul livre toujours ouvert,illustré de schémas toujours nouveaux, sincères etprobants, et ce livre, le voici…

D’un geste circulaire, il montrait leboulevard ; le gaz jetait ses bandes blanchâtres danslesquelles roulait le flot incessant des promeneurs.

– Voilà le grand manuel de pathologieinterne et externe, continua-t-il ; voilà la physiologie enaction. Que voyons-nous de cela nous, les jeunes, rivés à l’hôpitalou au cabinet de travail ? Et ceci est un volume, un chapitre,un alinéa de la vaste encyclopédie médicale qui est la société toutentière. Ah ! s’écria-t-il d’un accent dont la sincérité nousfrappa, avoir le temps – c’est-à-dire l’argent de la viequotidienne – et se consacrer tout entier à la lecture de labibliothèque humaine, de ce dictionnaire universel dont chaquehomme est une page, l’épeler, la transcrire, l’annoter… et aprèscela faire de la médecine ! Que dis-je ? Après cela, lamédecine serait faite… car alors on aurait autopsié, non descadavres, mais des êtres vivants, des cerveaux, des poitrines etdes cœurs… Dix ans d’observations accomplies avec le superbecourage que nous mettons à remuer des cendres d’érudition, et lavraie flamme jaillirait !…

– Mais après le travail forcené auquelnous devons nous condamner, m’écriai-je, il nous reste plus de lamoitié de notre vie…

– Pour devenir le second homme qui est entout médecin, interrompit-il, le découragé, le sceptique,l’ignorant, le praticien banal et routinier qui vise la croixd’honneur et l’Académie. Quand nous nous évadons des livres, noussommes aveugles et ne voyons plus l’homme…

À ce moment, je poussai une exclamation et,posant ma main sur son bras :

– Regarde, lui dis-je.

Il suivit l’indication que lui donnait mondoigt.

– Quel est cet homme ?demanda-t-il.

– C’est le vieillard dont je te parlaistout à l’heure… M. Vincent !…

En effet, sous le reflet cru des cristauxdépolis, le vieillard s’avançait, lentement, péniblement, et jefrissonnais en constatant l’incroyable changement qui s’étaitproduit en lui depuis une heure à peine que je l’avais quitté.

Il me paraissait blafard, maigre, voûté,brisé. À chaque pas traîné sur l’asphalte, il regardait autour delui, tournant son cou branlant dont je croyais entendre craquer lesvertèbres.

– Hé ! mais, s’écria un de nosvoisins, c’est le vieux Thévenin ! Il n’est donc pasmort ?

– En effet, reprit Gaston, qui l’avaitregardé plus attentivement ; je ne l’avais pas reconnu toutd’abord…

– Mais qui est M. Thévenin ?demandai-je impatiemment.

Sans me répondre directement, Gaston continua,comme se parlant à lui-même :

– Je l’ai rencontré il y a quelques moisà peine, il était alerte et rajeuni…

– Puisque moi-même, il y a une heure,j’ai cru, en le voyant, me trouver en face d’un homme encore jeune…Il se peut, après tout, que le chagrin ait produit cettemétamorphose…

– Viens, me dit Gaston, en me touchantlégèrement l’épaule ; je te dirai ce que je sais de lui…

M. Vincent – je continuerai à lui donnerce nom, qui lui appartenait réellement : il s’appelait VincentThévenin – avait franchi la zone de lumière dont nous occupions lecentre.

Je me levai avec empressement et suivis moncamarade.

En un instant, nous eûmes retrouvé la piste duvieillard, qui remontait le boulevard, se perdant à travers lafoule rieuse et gaie qui jouissait de cette soirée d’étéplantureuse et vivifiante.

Son dos étroit semblait appartenir à unpersonnage macabre.

– Parle, dis-je à mon camarade ;hâte-toi de me dire ce que tu sais de ce personnage quim’intéresse, m’inquiète et m’irrite tout à la fois.

– Suivons-le d’abord, repritGaston ; je connais son passé, il me plairait de connaîtrequelque chose du présent.

Je dus commander à mon impatience et, réglantnotre pas sur celui de M. Thévenin, nous nous arrangeâmes defaçon à ne le pas perdre de vue.

Je remarquai alors que devant chaque café ils’arrêtait, restant sur le seuil et fouillant du regard, cherchantsans doute quelqu’un… ou peut-être quelqu’une, ajouta Gaston enriant. En effet, il se portait de préférence devant lesétablissements fréquentés par les jeunes femmes du quartier.

– C’est une simple plaisanterie, dureste, ajouta Gaston ; car, outre que Thévenin a toujours étéfort chaste, il doit être plus que centenaire…

– Centenaire !

– J’ai trente-cinq ans, reprit moninterlocuteur, et, quand j’en avais quinze, celui qui me racontal’histoire de Thévenin m’affirma qu’il vivait déjà en 1789.

Cependant le vieillard avait repris – non sacourse – mais son glissement silencieux qui lui donnait uncaractère quasi-fantastique.

À mesure qu’il marchait, il semblait qu’il secourbât davantage sous un poids devenu plus lourd : sonapparence falote s’accentuait. En vérité, nous en venions àcraindre qu’il ne s’affinât au point de s’évanouir dans l’air et dedisparaître tout à fait.

Arrivé à l’extrémité du boulevard, ils’arrêta, comme hésitant sur la direction qu’il devaitsuivre : mais l’heure passait, les promeneurs devenaientrares. Étant tout près de lui, presque à le toucher, nous le vîmesesquisser un geste qui tenait à la fois de la colère et dudécouragement ; et il s’engagea dans une rue transversale.

Nous ne perdîmes pas sa trace et bientôt nousle vîmes traverser la rue et marcher droit à une porte cochère,devant laquelle une grosse femme – évidemment une concierge –humait les fraîcheurs de la soirée, tenant sur les genoux un garçonde six à sept ans, solide et gras.

À peine le gars eût-il aperçu Thévenin qu’ilsauta en bas du giron de sa mère et courut à lui à grandesenjambées. Il heurta même si fort le vieillard que nous craignîmesun instant qu’il ne le renversât. Mais au contraire, avec une forcequi nous étonna, Thévenin le saisit dans ses bras, l’enleva deterre et l’embrassa longuement :

– Pauvre homme, murmurai-je attendri, ilpense à la petite morte.

Cependant la grosse femme rappelait songarçon, l’objurguant en criant :

– Veux-tu bien laisser monsieur… petitgredin !… Je vous demande pardon, monsieur Vincent…

Il répondait doucement, tapotant les joues dupetit qui était revenu se coller contre lui.

– Ah ! je sais bien que vous êtes lepapa Gâteau de tous les enfants ! continuait la femme, et, duplus loin qu’ils vous aperçoivent, ils courent à vous…

Cependant M. Vincent n’entrait pas,quoique la concierge se fût écartée pour lui livrer passage.

Il paraissait hésiter ; puis il lui dittimidement :

– Vous ne voulez pas me le confier… jelui apprendrais tant de belles choses !

– Oh ! ce serait avec plaisir,monsieur Vincent. Mais vous savez bien qu’il reste à la campagne,chez sa grand’mère. Pour qu’on me l’ait prêté huit jours, il afallu la croix et la bannière… Et puis l’air est si bonlà-bas !…

M. Vincent n’insista pas. Il embrassaencore une fois l’enfant et disparut dans le long corridor. Ilsemblait rajeuni, en vérité.

Gaston s’approcha :

– C’est bien le savant M. VincentThévenin qui vient de rentrer ?…

– Oui, monsieur. Ah ! oui, unsavant, et puis un si brave homme ! Le père aux enfants,quoi ! Et ils le savent bien, les petits gueux ; ils luisoutirent des sous toute la journée.

– Il demeure ici ?…

– Depuis dix ans…

– Je l’ai un peu connu autrefois. Il meparaît bien vieilli…

– Ne vous y fiez pas ! Tenez, il y asix mois, il était si cassé qu’il n’avait plus que le souffle. Toutà coup, patatras ! ç’a été comme un coup de baguette. Je nesais pas ce qu’il avait inventé pour se soigner, mais en moins desix semaines il était retapé… là… à neuf ! au point que, sij’avais été veuve…

Elle rit franchement, en femme qui peut sepermettre un peu de gauloiserie sans que personne y trouve àcritiquer.

– Mais quel âge lui donnez-vous ?ajoutai-je.

– Oh ! un zeste ! dans lesquatre-vingt-quinze… au moins.

– Voilà l’homme, reprit Gaston quand,nous étant éloignés, nous eûmes repris notre promenade. Trèsestimé, très respecté, aimant les enfants. Qu’en dis-tu ?

– Rien. J’attends son histoire.

– Elle est fort simple, en somme,j’entends pour nous qui, en fait de science, n’admettons guèrel’impossible. M. Vincent de Bossaye de Thévenin est le dernierdescendant d’une grande famille qui a émigré pendant la Révolutionfrançaise. Son père était un des cent actionnaires à 2400 livres dufameux Mesmer, qu’il suivit en Suisse où, comme tu le sais, lecélèbre thaumaturge résida jusqu’à sa mort, survenue en 1815.M. de Bossaye père rentra en France avec les Bourbons etmourut bientôt après, laissant un fils, celui qui nous occupe.Vincent suivit les leçons de Carra et de Saussure, conquit sesgrades dans la médecine et s’attacha au fameux Deleuze, qu’onsurnommait, sous la Restauration, l’Hippocrate du magnétismeanimal.

« Dès lors, il rompit en visière avec laroutine académique, fut pendant quelques années secrétaire de laSociété magnétique fondée par le marquis de Puységur et devintenfin l’ami, le secrétaire, l’alter ego du marquis deMirville, directeur de la Société d’Avignon et auteur d’un trèsétrange ouvrage sur les esprits et leurs manifestationsfluidiques.

J’interrompis vivement Gaston,m’écriant :

– En somme, ce grand savant est unspirite… un fou !

– Pourquoi t’emporter ainsi ? repritGaston en souriant. L’homme qui, il y a cent cinquante ans, auraitprévu l’éclairage électrique des gares de chemins de fer eût parudigne d’être enfermé aux Petites-Maisons. La science part d’un faitminime et grandit par les hypothèses. Un fou ! continua-t-ilen s’animant ; crois-tu que Crookes, qui a découvert un métalnouveau, le thallium ; qui a posé l’irritante énigme duradiomètre, dont le fonctionnement visible reste encore inexpliqué,soit un fou ? Eh bien ! étudie ses dernières rechercheset dis-moi si tu ne sens pas ébranlé en toi quelque choseque tu jugeais bien solide. Mais revenons à M. Vincent. Depuis1825, environ, cet homme – en qui se combine l’étonnante patiencedu fakir avec l’active persévérance du chercheur – a été le chefuniversel, reconnu et respecté, de cette bizarre population demagnétiseurs et de magnétisés, beaucoup plus nombreuse qu’on ne lecroit, dont la bonne foi ne peut être suspectée et qui a lespassions, les vaillances de l’apostolat. Alexandre Bertrand,Georget, furent ses élèves, et cependant jamais Thévenin n’a permisque son nom fût prononcé. Il n’intervint pas directement dans lafameuse querelle avec l’Académie qui, en dépit du rapport d’Husson,se termina par un refus absolu de la docte compagnie de prendre lemagnétisme au sérieux. Tu n’ignores pas que cette décision date de1837, sur l’initiative du docteur Dubois d’Amiens.

« Le docteur Thévenin ne protestapas : au contraire, il sembla se désintéresser de la question,et rompit avec ses adeptes. Mais je sais de source certaine qu’iln’abandonna pas ses études. L’homme de qui je tiens tous cesdétails et qui a été un des derniers élèves de Thévenin m’adéclaré, quelques mois avant sa mort, que la science de son maîtrel’épouvantait – c’est le propre terme qu’il a employé. Et ilajoutait :

« – Ne croyez à aucune jonglerie, à aucuncharlatanisme, non plus qu’à une de ces déséquilibrationscérébrales qui peuvent tout expliquer par un intérêt d’argent oud’orgueil, sinon par la folie. M. Vincent est l’homme le plusfroid, le plus strictement positif que j’aie rencontré de ma vie.Jamais il n’a procédé par à-coups, c’est-à-dire en laissant auhasard le soin de décider du bien ou du mal fondé de sesobservations. Il va lentement d’un point à un autre, degré pardegré, soumettant aux vérifications les plus minutieuses chaqueprogrès obtenu. C’est peut-être en raison de cette lenteur même quej’ai tant de peine à le suivre : sans cesse mon imaginationm’emporte et m’entraîne en fausse route. Lui va tout droit, sanss’écarter d’une ligne de la voie tracée.

« Tu comprends, continua Gaston, combienj’étais curieux d’obtenir des détails. Science soit ! maisquelle science ? À toutes les questions que je lui adressai,mon ami répondit avec une discrétion qui équivalait à un refus dedivulguer les secrets de son maître. Cependant, voici ce que je pusobtenir. M. Vincent ne s’est préoccupé ni de la seconde vue nide la prévision de l’avenir. Ses études portent uniquement sur lefait physiologique, ou même physique, d’une force radiante –exactement le terme employé depuis par Crookes – émanant du corpsde l’homme et dont l’action – attirante ou pénétrante – peuts’exercer à distance et sans l’aide d’un conducteur matériel.

« Tu vois que de là à l’hypnotisme etsurtout à la suggestion, il n’y a qu’un pas.

« Avec l’audace de la jeunesse, je mesuis rendu chez M. Vincent et j’ai tenté de le confesser. Unhomme très singulier, en vérité et qui m’a produit une impressiontelle que jamais je n’en ai éprouvé de semblable. Pendant que jelui parlais, m’autorisant du nom de mon ami – qui alors n’existaitplus – pour m’offrir en quelque sorte à prendre sa successiond’élève, M. Vincent me regardait : et, chose singulière,je ressentais un effet qui n’était ni l’engourdissementsomnambulique, ni la fascination hypnotique : mais il mesemblait qu’une irrésistible attraction s’exerçait sur moi.Comprends-moi bien : mon corps n’était pas entraîné vers lui,mais quelque chose qui émanait de toute la périphérie demon corps, comme si à travers mes pores une substance impalpable,éthérienne, avait été projetée de moi vers lui. L’effet ne durad’ailleurs que quelques secondes, puis cessa tout à coup.

« – Quel âge avez-vous ? medemanda-t-il brusquement.

« – Vingt-six ans, lui répondis-je.

« – Vous travaillez trop, reprit-il. Vousvous dépensez trop vite et trop tôt. Prenez garde,économisez-vous.

« Je ne comprenais guère, me sentantjeune et vigoureux, sous cette réserve qu’après l’effet singulierdont je viens de te parler je ressentais une sorte de lassitude,comme après un excès.

« J’essayai de revenir au sujet quim’avait amené. Mais il m’interrompit.

« – N’attendez rien de moi, me dit-ilavec une certaine rudesse. En l’état actuel des connaissances, ouplutôt en face de l’ignorance universelle, il m’est interdit decommuniquer à qui que ce soit ce que je sais.

« – Mais pourquoi donc ?m’écriai-je. Pourquoi ne pas nous aider, nous les jeunes gens, àlutter contre les stupides routines ?

« – Pourquoi ? acheva-t-il en selevant et en dardant sur moi ses yeux dans lesquels brillait uneflamme ; parce que… parce que ma science est uncrime !

« Et alors, sans que j’eusse insisté, ilse mit, en un discours d’une éloquence stupéfiante, à me tracer untableau complet, encyclopédique, de la science actuelle. Il n’étaitpas un système, pas une théorie, pas une découverte qu’il n’eûtétudiée et vérifiée. Et avec une verve sarcastique qui parfoisdevenait féroce, il flagellait les préjugés, les timidités, leslâchetés qui arrêtaient tous les travailleurs au seuil de lascience réelle. Prophète inouï, il me prédit, il y a de cela dixans, les quelques progrès que nous avons accomplis depuislors ; il voyait – positivement – au delà de notre horizon, etcela sans charlatanisme, par la force de déductions dontj’appréciais moi-même la justesse. Et quand il eut terminé, ilajouta, en me congédiant d’un geste :

« – Je vous refuse ma science, qui estcriminelle… Oui, criminelle ! car elle augmente, elle centuplel’inégalité terrible qui, dans la lutte pour la vie, fait lesvainqueurs et les vaincus.

« Sur cette parole énigmatique, je dus meretirer, emportant, je l’avoue, une impression d’admirationterrifiée. Oui, en ces quelques minutes d’entretien, cet hommem’était apparu comme un être surhumain, à la fois superbe etsinistre. Y avait-il là prédisposition nerveuse ? C’estpossible. Cependant, si je voulais peindre d’un mot l’étrangeconcept qui avait jailli de son cerveau, tout à coup, sansraisonnement, comme ces mots qui parfois obsèdent la mémoire sanscause appréciable, je te dirais – ne ris pas de moi surtout – quecet homme m’avait produit l’effet d’un vampire savant. Qu’est-ceque cela veut dire ? Aujourd’hui encore, je serais bienembarrassé de l’expliquer nettement. Cherche si tu veux !

« Là-dessus, il est tard. Rentrons.

« – Encore un mot, dis-je. As-tu revuM. Vincent ?

« – Oui, plusieurs fois je l’airencontré, tantôt vieux, brisé, comme il nous est apparu cesoir ; tantôt, au contraire, rajeuni, vivace, rose,robuste.

« – Et tu le crois centenaire ?

« – Rappelle-toi les dates que je t’aicitées, et conclus. »

Un instant après, nous nous séparions, etbientôt seul, chez moi, à la lueur de ma lampe, je reprenaisl’étude interrompue.

On a souvent ri de la rapidité avec laquelleles enfants passent d’une idée à une autre. Au moment où toute leurattention est concentrée sur un fait, voici qu’une mouche s’envoleet, soudain, le cours de leurs pensées est modifié, et ils oublientce qui, à la minute précédente, excitait si fort leur intérêt.

Des enfants aux hommes, la différenceest-elle, après tout, si grande ? L’importance des faits quidétournent l’attention des uns et des autres est, en réalité,équivalente et a pour mesure commune l’intensité diverse de leurssensations. La course d’un chat nous laisse indifférents et ne noustrouble pas : mais une jupe qui passe nous arrache à nosréflexions de l’heure et parfois nous emporte bien loin du cheminque nous suivions.

Puis-je dire quelles circonstancesm’empêchèrent de donner suite au dessein bien net que j’avais forméde revoir M. Vincent et de l’étudier de plus près ? J’enserais fort embarrassé. Des impressions nouvelles, les unesfutiles, les autres plus graves, s’étaient superposées àcelle-là : à peine si, de temps à autre, le souvenir del’étrange personnage traversait ma mémoire, mais à la façon d’unevision vague et sans contours précis.

Des semaines, des mois, deux années passèrentet amenèrent dans ma situation d’importants changements : monpère était mort, me laissant une petite fortune amassée sou à sou,avec cette ténacité superbe du paysan qui se prive de tout pourassurer l’avenir de l’enfant. La clientèle était venue, et j’avaisrenoncé à mes projets de professorat. Enfin je m’étais marié et,dans les délais légaux, mais rigoureux, je fus père d’une adorablepetite fille.

On devine si M. Vincent et sascience-crime étaient loin de ma pensée. Et encore, et encore lesannées s’écoulèrent. L’aisance était venue ; mes études surles maladies nerveuses, mes expériences sur les hystériques avaientfait quelque bruit. Ma fille grandissait de plus en plus adorableet adorée. J’étais heureux, et cependant j’avais une histoire, carles Académies accueillaient mes communications, et lesRevues les imprimaient. Une épidémie de choléra m’avaitmis définitivement en lumière et m’avait signalé à la bienveillancerubanière du gouvernement.

Il y avait justement dix ans que j’avais passéquelques heures à deviser sur un trottoir, avec mon ami et maîtreGaston, sur le personnage en question, et j’avais oublié jusqu’àson nom, quand le hasard, qui dispose toute notre vie, me lerappela en des circonstances encore plus bizarres que la premièrefois.

Un de mes confrères, le docteur F…, directeurd’une maison de santé, m’écrivit un billet pour me prier de passerchez lui – à loisir – dans le but d’examiner un de ses malades.

Me trouvant alors surchargé de besogne, jetardai de quelques jours à me rendre à son invitation. Mais sur unenouvelle lettre plus pressante, je me hâtai d’aller chez lui. Lecas dont il désirait m’entretenir était des plus intéressants etrentrait exactement dans la spécialité des études auxquelles jem’étais voué. Il s’agissait du très curieux phénomène dudédoublement de la personnalité et, pendant plusieurs heures, nousnous livrâmes à des expériences d’un intérêt toujours grandissant.Mais, craignant de fatiguer la malade outre mesure, nous prîmesrendez-vous pour le lendemain.

Nous descendîmes dans le jardin qui précède lemagnifique établissement que toute l’Europe connaît et admire, etlentement mon confrère me reconduisait, me communiquant le résultatde ses observations personnelles sur le sujet que nous venionsd’examiner.

Au moment où nous allions franchir la grilled’entrée et échanger la poignée de main d’adieu, un petit garçondéboucha d’une allée de lauriers et de troènes et, courant vers ledocteur, se jeta dans ses bras.

Celui-ci le souleva, et me dit :

– Monsieur mon fils… huit ans… et unebonne nature.

C’était un très joli enfant, aux traitsdélicats, mais qui me parut un peu pâle. Je le caressai en songeantà ma petite fille, si rose et si fraîche, et je dis :

– Pourquoi donc courais-tu si vite ?On dirait que tu te sauvais ?

Question banale et à laquelle je n’attachaisaucune importance.

– Oh ! c’est pour rire ! fit legamin. C’est pour taquiner M. Vincent…

– M. Vincent !m’écriai-je ; quel M. Vincent ?

Ce nom avait vibré en ma mémoire comme un coupde clairon.

L’enfant répondit avec une certaineirritation :

– Pardi ! il n’y a qu’unM. Vincent… c’est papa Gâteau !

Papa Gâteau ! On appelait ainsi unM. Vincent, il y avait dix ans.

– C’est un bien singulier personnage,ajouta mon confrère.

– Serait-ce Vincent… Thévenin ?

– Lui-même. Vous leconnaissez ?…

– Il n’est donc pas mort !

– Ah ! vous aussi, fit le docteur enriant, vous le croyiez disparu. Point. Cent dix à cent quinze ans,mon cher. Qu’on dise après cela que la folie n’est pas un brevet delongévité !

– Et depuis quand est-il dans votremaison ?

– Depuis quatre mois environ. Et il y estentré en des circonstances bien curieuses que je vous raconteraidemain ; car, pour aujourd’hui, ma journée quotidienne meréclame. Il est six heures…

– Six heures ! moi aussi je suis enretard. À demain, nous causerons de M. Vincent.

– À vos ordres, cher confrère.

Je me jetai dans ma voiture, dont la portièrese referma sur moi. J’étais dans un singulier état d’agitation,mordu d’une indicible curiosité. En une seconde, j’avais revu toutle passé, le petit appartement dans lequel j’attendais patiemmentun client trop retardataire, puis la pauvre mère accourant etm’appelant à l’aide, puis ce lit funèbre où gisait la jeune fille.Je me demandais si aujourd’hui, en face du même problème de mort,je serais plus habile qu’alors. Et, en vérité, je frissonnais, medisant qu’aujourd’hui comme alors je ne comprenais rien à cettecatastrophe. J’essayais de sauver mon orgueil, en supposant quecertains symptômes avaient échappé à mon diagnostic qui maintenantme frapperaient au premier coup d’œil. Et je sentais que je mementais à moi-même. Non, je n’avais rien deviné et, fussé-je appelédemain dans des conditions identiques, je ne devineraisrien !

À cette souffrance d’amour-propre, à ce regretsincère du travailleur, se juxtaposait alors le souvenir deM. Vincent, de cet être falot, presque fantastique qui vivait,vivait encore, vivait toujours, en dépit de la sénilité abominablequi nous avait si fort troublés, Gaston et moi, alors que nous lesuivions par les rues.

Par quel miracle avait-il résisté au poidsécrasant d’un siècle, auquel venaient encore s’ajouter dixannées ! Je me rappelais les paroles inexplicables que m’avaitrapportées Gaston :

« Ma science criminelle centuplel’inégalité terrible qui, dans la lutte pour la vie, fait lesvainqueurs et les vaincus. »

Et aussi ce mot échappé à mon ami, commel’expression d’une idée réflexe : « Un vampiresavant. »

Ces mots accouplés ne présentaient en réalitéaucun sens à mon intelligence : mais je les répétaismentalement avec une sorte d’horreur, comme les termes d’unproblème insoluble, expression d’une algèbre inconnue.

Jusqu’à mon retour en mon cabinet, il me futimpossible de me soustraire à cette obsession. Par bonheur, letravail, puis les occupations de la soirée, puis le sommeil eurentenfin raison de cet état anormal. Au matin, la hantise s’étaitévanouie et, de toute cette émotion, je n’avais conservé qu’unprurit de curiosité qui n’avait plus rien de maladif.

À l’heure convenue, je me présentai de nouveauchez le docteur F…, qui me parut soucieux. L’interrogeant avec unintérêt dicté par la sincère sympathie qu’il m’inspirait, j’apprisque depuis quelque temps la santé de son fils lui donnait de vaguesinquiétudes. Il coupa court d’ailleurs à ces confidences, reprispar la passion du chercheur, et nous nous rendîmes à l’infirmerieauprès du sujet que nous avions déjà examiné la veille. Nousrestâmes plusieurs heures absorbés dans l’étude des stupéfiantesmanifestations de la catalepsie et de l’hypnotisme. Puis nousrevînmes dans le cabinet du docteur afin de coordonner nosobservations.

– Maintenant, lui dis-je, permettez-moide vous rappeler que vous m’avez promis hier de me parler pluslonguement de votre pensionnaire, M. Vincent.

– Je ne vous ai pas oublié, et je feraimieux que de vous exposer mes souvenirs. J’ai l’habitude, àl’entrée de mes clients, de relater par écrit les circonstancesintéressantes de notre première entrevue.

Le docteur se leva, ouvrit un carton et entira quelques feuilles de papier qu’il me remit, enajoutant :

– Lisez, pendant que je vaquerai àquelques occupations nécessaires. Je reviendrai tout à l’heure.

Resté seul, voici ce que je lus :

« Aujourd’hui 15 avril 188., à six heuresdu soir, on me présenta la carte d’un visiteur qui réclamait unentretien immédiat. Elle portait ce nom : Vincent deBossaye de Thévenin, de la faculté de médecine de Paris. J’eusun mouvement de surprise. Comme aliéniste, j’ai dû m’occuperspécialement de l’histoire du magnétisme animal, et je me rappelaiavoir été frappé de ce nom, à une époque déjà lointaine. Il mesemblait qu’il devait être porté par un contemporain de mongrand-père ou tout au moins de mon père. Je donnai ordred’introduire immédiatement la personne qui avait remis cette carte,et un instant après je vis entrer un vieillard portant dans toutson être la trace non équivoque de la décrépitude, quoique sur levisage parcheminé subsistassent des vestiges singuliers d’unefraîcheur inaccoutumée. La marche témoignait encore d’une certainevigueur.

« M. Thévenin s’inclina, je luirendis son salut en lui désignant un siège, puis je le priai de mefaire connaître le motif de sa visite.

« – Je viens, me dit-il d’une voix quin’avait point de tremblotement sénile, je viens vous prier de meprendre comme pensionnaire… Oh ! payant, bien entendu,ajouta-t-il vivement, comme pour répondre d’avance à une objectionpossible.

« – Pardon, lui dis-je, mais vous êtesbien le docteur Thévenin ?…

« – L’ancien élève de Mesmer, l’ami dePuységur. C’est bien moi.

« – Vous devez être très âgé ?…

« – J’ai cent neuf ans…

« – Ne prenez point pour une défaitel’objection que je dois vous faire. Ignorez-vous que ma maison estspécialement destinée aux aliénés !

« – Je le sais, me dit-il. Ma demanden’en est que mieux justifiée. Je suis fou.

« Bien que je sois accoutumée à bien desexcentricités, celle-ci me parut dépasser quelque peu lesbornes.

« – Vous me permettrez d’en douter, luidis-je. Vous me paraissez en possession de toute votre raison.

« – Vous vous trompez, ajouta-t-il avecle même calme, je suis fou et, j’appuierai sur ce point, un desfous les plus dangereux qui existent.

« – Soit. Mais puisque vous êtes médecin,et des plus savants, je le sais, vous avez sans doute analysé votreétat et pouvez aisément me donner les raisons de votre affirmationsi péremptoire.

« Il fixait sur moi ses yeux d’unepénétration étrange. Je compris comment, dans la force de l’âge,cet homme avait dû être un des plus fervents et des plus convaincusadeptes du magnétisme. Il garda le silence pendant quelquesminutes, se livrant complaisamment en quelque sorte à monobservation.

« Je repris alors :

« – En ce moment, sans doute, vous sentezque vous vous trouvez en ce que, acceptant votre hypothèse,j’appellerai un moment lucide ?

« – C’est une erreur.

« – Cependant je crois avoir quelqueexpérience, et je ne découvre en vous, en votre physionomie, envotre regard, aucun signe caractéristique de l’aliénationmentale.

« – Les folies les plus dangereuses,dit-il, sont celles que nul œil humain ne peut deviner.

« Et il ajouta, d’une voix basse à peineperceptible :

« – Il y a cinquante ans que je suis fouet personne, parmi les plus savants, n’a soupçonné mon état.

« – Mais enfin, cette folie, m’écriai-je,en quoi consiste-t-elle ? Avez-vous des visions ?Évoquez-vous les morts ? Croyez-vous être Mahomet ouJésus-Christ ? Êtes-vous de verre ? N’êtes-vous pasvous-même ?…

« – Je suis, reprit-il nettement, l’hommequi peut ne pas mourir et qui, jusqu’à ce jour, ne l’a pasvoulu.

« – Ainsi, selon vous, c’est grâce àvotre seule volonté que vous êtes parvenu à vivre cent dixans ?

« – C’est cela.

« – Vous possédez des moyens infailliblespour prolonger la vie humaine ?

« – Non pas la vie d’autrui, mais lamienne.

« – Le grand œuvre ! m’écriai-je, lapierre philosophale…

« – Point d’alchimie, dans le sens oùvous l’entendez.

« – Et ce moyen, êtes-vous disposé à mele faire connaître ?

« Je constatais maintenant que j’avaisaffaire à un genre spécial de monomanie raisonnante, et jem’efforçais de pousser le sujet plus avant sur son propreterrain.

« – Je ne puis rien vous dire, reprit-ilsans s’émouvoir, pour deux motifs…

« – Lesquels ?

« – Le premier, c’est qu’en vousdévoilant mon secret je courrais grand risque, en l’état actuel dela société, d’être traité comme un des pires criminels…

« – Mais, vous-mêmes, vousreconnaissez-vous coupable ?

« – Non, en raison des lois supérieuresde la lutte pour la vie. Oui, en face des préjugés régnants…

« – Avez-vous tué ?

« – Oui, me répondit-il sans hésiter.

« – Vos crimes ont-ils étédécouverts… ?

« – Non.

« – Ont-ils donné lieu à des poursuitescontre des innocents ?

« – Non.

« – Cependant, vos victimes… quesont-elles devenues ? Les avez-vous faitdisparaître ?

« – Non.

« – Et nul ne s’est aperçu qu’ellesétaient mortes de mort violente ?

« – Personne.

« La folie se caractérisait de plus enplus.

« – Vous m’avez parlé de deux motifs quivous imposaient le silence. Quel est le second ?

« – Je me tais, reprit-il d’un accentsolennel, parce que, de deux choses l’une : ou, connaissantmon secret, vous seriez impuissant à vous en servir, ou, étantparvenu à en user, vous commettriez les crimes que j’ai commis…

« – Sans doute, fis-je en souriant,quelque préparation vénéneuse qui ne laisse aucune trace ?

« – Ne cherchez pas. Vous ne pourrieztrouver. D’ailleurs coupons au court. Je viens chez vous,aliéniste, et je vous dis : « Je suis fou, fou dangereux.Voulez-vous m’interner ? »

« – Une entrée volontaire vous donneraitdroit à une sortie volontaire. Je ne puis vous admettre chez moiqu’à la condition d’avoir toute autorité sur vous. Pour cela ilvous faudra vous soumettre à l’examen de deux médecins dont lecertificat sera ma garantie. Acceptez-vous cettecondition ?

« – Oui. Mais, à mon tour, je pose mesconditions.

« – Je vous écoute.

« – Mon but, en entrant chez vous, est demourir. Tant que je serai libre, je suis sûr de vivre, n’ayant pasle courage de ne point user de mon secret. Ici, je ne pourrai lefaire, et alors la nature agira seule. J’exige d’être traité commevos autres pensionnaires à cette seule différence près que personnedu dehors ne sera admis auprès de moi.

« – Avez-vous des parents, desamis ?

« – Je suis seul, tout seul. Nul n’aautorité sur moi.

« – Je puis vous assurer que votre désirsera respecté, à moins que l’administration supérieure n’exigevotre comparution…

« – Oh ! cela m’importe peu. Donc,que personne, en dehors de vous et de vos infirmiers, ne parviennejusqu’à moi. D’autre part, je puis vous affirmer que nul nes’apercevra de ma folie, que je n’aurai ni accès de fureur, nifantaisies excentriques. D’ailleurs, si vous observez fidèlement letraité que nous signons ici, dans trois mois… je serai mort.

« – Vous savez que la surveillanceexercée par les gardiens écarte toute possibilité de suicide.

« – Oh ! ils ne pourront rien contremoi.

« – Vous savez encore qu’avant d’êtreinterné dans le local que vous aurez choisi vous serez fouillé,visité si exactement qu’il vous sera impossible de conservern’importe quelle substance vous permettant de vous donner lamort.

« – On ne me dépouillera pas de mes centdix ans, fit-il en souriant pour la première fois depuis le débutde notre entretien. Je connais la provision de vie qui reste enmoi… douze semaines environ.

« Toute discussion étant inutile, jen’avais plus qu’à accepter mon étrange client, qui fixa lui-mêmedes prix très élevés, en échange desquels il réclamait un grandconfortable… »

Ici se terminait le manuscrit du docteur. Enmarge était inscrite cette note : « Pavillon 2,n° 17. »

J’avais lu ces lignes avec un intérêt profond,et, quand j’eus terminé, j’éprouvai un sentiment dedésappointement. M. Vincent restait pour moi non moinsénigmatique que par le passé.

Mon confrère rentra.

– Eh bien ! me demanda-t-il. Quepensez-vous de l’ancien mesmérien… ?

– Je ne sais trop que vous répondre. Il ya là une folie peu ordinaire. Mais j’y songe, M. Thévenin estentré ici le 15 avril, et nous voici au 10 septembre. Or, il estencore vivant : son diagnostic infaillible l’a donctrompé.

– Absolument.

– Comment s’est-il comporté depuis qu’ilest votre hôte ?

– Comme interné, je n’en ai jamaisrencontré de plus docile ni d’un commerce plus agréable. Il s’estprêté d’abord de la meilleure grâce à l’examen de deux de mesconfrères, qui n’ont pas hésité à confirmer mon diagnostic demonomanie. C’était en fait un exemple assez banal de rectituderaisonnante sur tous les points, sauf un seul. Donc, sa situationétant régularisée, je n’eus plus d’autre but que de lui rendre sesdernières années – ou ses derniers mois – aussi agréables quepossible. Je l’ai installé dans un pavillon isolé, avec un jardinassez spacieux. Deux infirmiers sont attachés spécialement à sonservice. Il s’est composé une bibliothèque scientifique des pluscurieuses et paraît travailler. Un seul détail prouve ledérangement d’esprit. Pendant quinze jours de suite, il a passéplusieurs heures étendu nu sur la terre. Il m’avait d’ailleursprévenu, ajoutant qu’il tentait une expérience. Comme c’était enjuin, pendant une période réellement caniculaire, je ne crus pasdevoir m’y opposer. Il y renonça bientôt de lui-même.

« Pendant le premier mois, je neremarquai en lui aucun changement. Mais, à partir du milieu de mai,les symptômes de décrépitude commencèrent à se manifester et quand,en juin, il fit sa très singulière expérience, je crusvéritablement qu’il avait bien prévu la date de sa mort en lafixant à trois mois. Quand l’accès de nudité – passez-moil’expression – fut passé, nous reprîmes nos relations ordinaires.J’avoue que j’ai rarement rencontré chez un de mes confrères autantd’érudition et de hardiesse dans les aperçus. Si cet homme n’avaitpas la double monomanie du magnétisme et de ce que j’appellerai saprétendue volonté vitale, je le proclamerais un des plus grandssavants d’aujourd’hui. Vers les premiers jours de juillet, jem’aperçus que ses forces déclinaient de plus en plus, sansd’ailleurs que la lucidité de son esprit diminuât. Seulementj’avais pitié, je l’avoue, de ce centenaire, seul, abandonné detous, et qui passait ses dernières journées assis sur un fauteuil,cherchant le soleil revivifiant. Je m’aperçus un jour qu’il adoraitles enfants, et j’amenai mon petit garçon auprès de lui. Je nesaurais vous décrire l’expression de joie qui éclaira son visage.Si je ne l’eusse aussi bien connu, j’aurais été presque effrayé dela lueur qui tout à coup passa dans ses yeux. Quant à mon petitGeorges, sa sympathie n’hésita pas. Il courut à lui, comme s’ill’eût connu depuis de longues années. Ce fut une amitié subite,comme en conçoivent souvent les enfants. Et depuis lors il n’estpas de jour où Georges ne passe plusieurs heures auprès de lui.L’effet de cette distraction a été tel sur le centenaire qu’envérité depuis lors il semble avoir retrouvé une nouvelle jeunesse…Oui, c’est comme un sang restauré qui coule dans ses veines. Samaigreur a disparu, et je ne m’étonnerais pas qu’il eût un bailprolongé avec la vie. C’est une organisation étonnante.

– Mais ne me disiez-vous pas, lorsque jesuis arrivé, que votre fils vous causait de son côté quelqueinquiétude ?

– Oh ! un peu de faiblesse, lafatigue de l’été… et puis la croissance. Je suis tranquille. Il y adeux mois, il avait trop de fraîcheur. Cela reviendra.

Depuis quelques instants, j’étais saisi dudésir de revoir ce singulier personnage que j’avais aperçuseulement dans des circonstances assez bizarres. J’en fis part àmon confrère. Mais il me fit observer que l’engagement pris par luis’opposait à ce qu’il y satisfît. Ne s’était-il pas formellementinterdit d’introduire auprès de M. Vincent toute personne quine ferait pas partie du personnel de l’établissement ?

Je n’avais qu’à m’incliner. Je n’insistai pas,et je pris congé de mon confrère, bien résolu d’ailleurs à écarterdéfinitivement de mon esprit les idées incohérentes, presquefolles, qui me hantaient douloureusement.

Oui, j’avais en moi je ne sais quelleépouvante inexpliquée qui tenait du vertige. Comme Pascal, jevoyais un gouffre ouvert devant moi et, au fond, tout au fond,j’apercevais une face ricanante qui avait les traits de l’élève deMesmer !

III

J’avais repris mes occupationset encore une fois perdu le souvenir agaçant de ce personnagequand, au matin d’un des premiers jours de novembre, je reçus unedépêche qui me causa une indicible émotion.

Elle était signée du docteur F…, et ainsiconçue :

« Mon enfant se meurt. Je fais appel àtous mes amis. Venez. »

Je bondis hors de mon fauteuil et, quelquesinstants après, je sautais dans une voiture dont le cocher, alléchépar la promesse d’un fort pourboire, fouettait vigoureusement soncheval.

Je ne puis dire que cette dépêche mesurprenait. Cachée sous les préoccupations de chaque jour, dont jeme faisais un rempart contre les visions du ressouvenir, il étaitune pensée latente dont il me semblait que cette nouvelle fûtl’explosion.

La silhouette de M. Vincent, gravée dansles lobes de mon cerveau, se liait invinciblement à celle d’unenfant, de cette pauvre fille que j’avais vue là-bas, morte avantd’être mourante, et qui m’avait laissé cette impression –absolument nulle au point de vue de la science vraie – d’unarrachement de la vie, de la force animique.

Et voici que, cette fois encore, l’apparitionde ce centenaire, entêté à vivre, se confondait avec celle d’unenfant, si vigoureux, paraît-il, six mois auparavant, et mourantaujourd’hui !

Si long que fût le trajet, je n’en eus pasconscience, tant j’étais absorbé dans mes méditations, et, quand lavoiture s’arrêta, quand le cocher, étant descendu, ouvrit laportière en me criant : « Bourgeois, nous ysommes ! » je descendis en chancelant comme un hommeivre, ne sachant ni où j’étais, ni où j’allais.

Ce fut instinctivement, et rienqu’instinctivement, que, salué par le concierge, je m’engageai dansla longue allée d’ormes qui conduisait au bâtiment principal.

Lorsque j’arrivai au perron, un infirmier, quisemblait faire sentinelle, me reconnut : sans même me demandermon nom, il me précéda dans la maison et, ouvrant une porte,m’introduisit dans un salon où, du premier coup d’œil, je reconnusquatre de mes confrères, sans doute appelés comme moi par dépêche,et qui me serrèrent silencieusement la main.

Après un court temps de silence que je necherchai pas à troubler, incapable que j’eusse été de prononcerdeux mots sensés, un d’eux prit la parole.

Ils avaient examiné l’enfant. Tous avaientconstaté que les organes étaient sains et qu’ils ne présentaientaucun caractère de nature à faire redouter un dénouement fatal.Cependant, en dépit de ce diagnostic qui leur était commun, ils nese dissimulaient pas que la situation était grave : il y avaitdans le pauvre petit comme une exhaustion (ce mot me frappa) desfacultés vitales, et cela sans qu’une lésion appréciable expliquâtcette dégénérescence.

À ce moment, le père nous rejoignit : ilétait dans un état de désespoir qui faisait peine à voir. Ayantperdu deux ans auparavant une femme qu’il adorait, il avait reportétoutes ses affections sur ce petit être qu’un mal inconnu luienlevait tout à coup. Il m’aperçut, vint à moi, voulut meparler : mais, empêché par les sanglots qui emplissaient sagorge, il me prit par la main et m’entraîna.

Un instant après, j’étais auprès du lit ;et muet, glacé, je reconnaissais avec horreur ces mêmes apparencesqui, il y avait dix ans de cela, avaient laissé dans mon esprit untrouble ineffaçable. L’enfant ne bougeait plus, semblait exsangue.C’était un épuisement total, comme si tout son sang eût coulé parune blessure invisible : et l’illusion était si complète queje demandai, en balbutiant, au pauvre père s’il n’y avait pas euune hémorragie.

Il me répondit à voix basse. L’enfant n’avaitsubi aucun accident : cet effet de dépression s’était produitlentement ; puis tout à coup, en ces derniers jours,l’accélération du mal avait pris des allures foudroyantes. Pourtantl’avant-veille encore il courait dans le jardin.

– M. Vincent vit toujours ?demandai-je soudainement, obéissant à une impulsion dont je ne fuspas le maître.

J’aurais juré qu’une autre personnalité que lamienne avait parlé par ma bouche, tant ces mots avaient jailli àmon insu.

Le père ne parut pas surpris de maquestion.

– Oui, et il est bien désolé ! Ilaimait tant mon petit Georges, qui lui rendait bien son affection,d’ailleurs, car il ne voulait pas le quitter. Il a fallu l’emporterpour l’amener ici, et, malgré sa faiblesse, il résistait encore.C’était comme une attraction à laquelle il ne voulait pas sesoustraire… Mais qu’importe M. Vincent ? Examinezl’enfant, et dites-moi – oh ! je vous en prie ! –dites-moi qu’on le sauvera…

Je n’avais pas le courage de proférer cegénéreux mensonge : car, si encore mes confrères pouvaientconserver quelque espoir, moi… est-ce que je pouvais douter ?Et pourtant !… une idée encore obscure, germait dans moncerveau.

Nous restions ainsi tous deux, le père n’osantplus me questionner, dans la crainte d’entendre tomber de meslèvres l’arrêt de désespérance ; moi n’osant me laisserentraîner dans la voie mystérieuse où je me sentais invinciblementglisser.

Tout à coup des lèvres de l’enfant, une faiblevoix, comme un souffle, s’échappa :

– M. Vincent !soupirait-il.

– Vous voyez, il veut voir encore sonami, dit le père.

Mais je m’étais déjà élancé vers la fenêtre…et, les rideaux écartés, je vis passer dans une allée cet homme quesurveillaient deux infirmiers et qui se dirigeait vers lamaison.

Je poussai un cri :

– Sur votre vie, clamai-je en m’adressantau père, ne quittez pas votre enfant d’une seconde, et, quoi que jefasse, quoi qu’on vienne vous dire de moi, dites que j’agis parvotre ordre.

– Mais que voulez-vous dire ?

– N’oubliez pas… par votreordre !

Et sans m’expliquer davantage, car je voyaisl’enfant qui peu à peu se soulevait, je m’élançai dehors.

Sur le seuil du perron, je vis M. Vincentqui se disposait à monter.

– Je vous défends de faire un pas enavant ! lui dis-je violemment, en le saisissant par lebras.

– Qui êtes-vous ? Que mevoulez-vous ? dit-il.

Et se tournant vers les infirmiers quis’étaient arrêtés interdits :

– Je veux parler à votre maître…

– Et moi, je vous répète que vous nepasserez pas. J’agis d’après les ordres du docteur F… lui-même, quiordonne que vous soyez réintégré à l’instant dans votrepavillon.

Je me nommai aux infirmiers, qui ne jugèrentpas à propos de me désobéir ; d’ailleurs, j’avais passésolidement mon bras sous celui du vieillard et je l’entraînaisrapidement, il n’était pas de force à me résister.

– Vous, dis-je à l’un des deux hommes,allez auprès de votre maître et dites-lui que je serai de retourdans une demi-heure ; ajoutez que je tente un suprême effortpour sauver son enfant.

Nous étions arrivés au pavillon. Je fis entrerM. Vincent et nous nous trouvâmes seuls, tous deux, dans lepetit jardin sur lequel les arbres étendaient la voûte de leursfeuilles automnales.

Enfin je me trouvais donc en face de cethomme !… Je le regardai.

Il était très pâle et, dans sa face blanche etbouffie, ses yeux semblaient deux trous noirs et brillants.

Nous restâmes ainsi quelques instants, l’undevant l’autre, comme deux ennemis qui s’examinent avant le combat.J’étais en proie à une colère qui me faisait trembler, mais quidevait communiquer à mon regard un éclat excessif. Car ses yeux, àlui, semblaient fuir les miens.

Tout à coup, j’étendis le bras vers lui, et,lui touchant l’épaule :

– Monsieur Vincent de Bossaye deThévenin, lui dis-je, vous êtes un assassin !

Il ne répondit pas ; mais cette fois ilme regarda à son tour, bien à plein.

– Oh ! n’essayez pas de me fasciner,repris-je en ricanant. Je ne suis pas un enfant… moi, et vous ne metuerez pas…

Il releva la tête d’un air de défi.

– Que me voulez-vous ? dit-il ;je ne vous connais pas…

– Mais je vous connais, moi !monsieur Vincent. Vous souvenez-vous d’une pauvre mère (je luicitai la rue et la date) qui, il y a dix ans, vint chercher unmédecin pour un enfant, une jeune fille qui se mourait ?… Voussouvenez-vous que ce médecin vous rencontra dans la première pièce…et cela…

J’accentuai chaque mot distinctement,lentement :

–… Alors qu’une minute auparavant, enentendant le bruit de vos pas, la malheureuse avait tenté undernier effort pour aller à vous et était retombée morte dans mesbras…

– Ah ! c’était vous ! fitM. Vincent.

– Oui, c’était moi qui vis aussi cephénomène étrange : la métamorphose presque instantanée d’unhomme vigoureux, au teint frais, aux allures relativementvigoureuses, en un vieillard brisé, pâli, écrasé.

– Continuez.

– Vous souvenez-vous encore que cesoir-là vous avez tenté d’amener une brave femme, la concierge dela maison que vous habitiez, à vous confier son enfant…

– Elle refusa. C’est exact…

– Il y a dix ans de cela… et je vousretrouve ici, encore vivant, vous que la mort guette et menace…Vivant… tandis que là-haut un enfant se meurt, sans lésionintérieure, sans maladie scientifiquement appréciable… Or,comprenez-vous maintenant, monsieur Vincent, pourquoi je vous aiempêché d’entrer dans cette maison où vous vous introduisiez pourvoler sur les lèvres de l’agonisant le dernier souffle de vieauquel la vôtre est attachée ?…

– Entrons ! dit M. Vincent enme désignant la porte du pavillon.

Il parlait avec une parfaite simplicité, sansirritation. Je lui obéis, et nous nous trouvâmes dans un cabinetdont les murs disparaissaient sous des rayons de livres.

Il me désigna un siège, s’assit à son tour etme dit :

– Que supposez-vous ?…

J’avais recouvré mon calme : je constataique je n’obtiendrais rien de cet homme par intimidation. Aussirepris-je avec plus de sang-froid :

– Je ne suppose pas… je sais…

– Quoi ?…

– Vous vous livrez depuis votre jeunesse,depuis près d’un siècle, aux pratiques du magnétisme. Quels sontvos moyens d’action, je l’ignore. La science actuelle découvre ence moment les lois de l’hypnotisme et de la suggestion ; maiselle n’a encore obtenu aucun des résultats que vous recherchez etque vous avez atteints. Je m’empare de vos propres paroles. Votrescience, à vous, est criminelle : « elle centuple laterrible inégalité qui fait, dans la lutte pour la vie, lesvainqueurs et les vaincus ». Je pars de votre aveu, je m’enempare et je vous dis que vous êtes un assassin ! Osez me direque je ne suis pas sur la voie de la vérité…

M. Vincent laissa tomber sa tête dans samain, parut réfléchir pendant quelques instants, puis, seredressant, il reprit :

– Pourquoi ne vous ai-je pas rencontréplus tôt ?

– Regretteriez-vous d’aventure de nem’avoir point appris votre abominable science ?…

– Nulle science n’est abominable,reprit-il gravement. Le scalpel aux mains du chirurgien peut êtreun outil de meurtre ; l’hypnotisme et la suggestion dont vousme parlez peuvent être des instruments de crime…

– Votre science, à vous, n’est quecriminelle…

– Ne dites pas cela. Entre elle etl’usage que j’en ai fait, il y a toute la distance qui sépare lebien du mal, le remède du poison…

– Vous avouez donc !

– J’avoue. Aussi bien je me fais horreurà moi-même moins en raison des crimes commis, que de la lâcheté quim’a poussé à les commettre…

– La lâcheté de vous être attaqué à desenfants !

– Non, ce n’est pas cela. La lâcheté den’avoir pas voulu mourir.

– Expliquez-vous, car il me semble que jesuis emporté dans un cauchemar.

– Oui, je veux parler. Seulement j’exigede vous un serment…

– Lequel ?

– Vous êtes homme de science. Je vaisvous révéler le secret suprême, mais vous prenez l’engagementsolennel de ne jamais en user vous-même…

– Ai-je besoin de jurer de n’être pointcriminel ?

– Et de ne jamais le révéler àpersonne…

– Je vous le jure.

– Eh bien, écoutez-moi. Il y a en l’hommetrois périodes distinctes : l’une de rayonnement, c’estl’enfance jusqu’aux extrêmes limites de l’adolescence ; laseconde, de consommation, qui va jusqu’à la fin de l’âge mûr ;puis la troisième, de réduction, qui est la vieillesse et setermine par la mort.

« De l’organisme vivant, de l’hommesurtout, qui est jusqu’ici la plus complète expression de la vie,s’exhale pendant la première période le trop-plein de la vitalité.L’enfant absorbe plus de fluide vital qu’il n’en consomme, et detout son être rayonne une force en excès. Dans la seconde périodel’être consomme autant qu’il absorbe. C’est l’équilibre des forts.Dans la vieillesse, cet équilibre est rompu ; la résorptionest inférieure à la consommation, la dépense vitale est supérieureà l’acquisition, d’où la faiblesse, d’où la mort.

« Maintenant, en l’état actuel de lascience, il vous paraît impossible, n’est-il pas vrai ? qu’unhomme, un vieillard, puisse rompre ces lois de la nature et, pardes pratiques spéciales, voler à l’enfant, par exemple, ceseffluves vitaux qui sont en excès, et même, par une sorted’endosmose, attirer à lui tout le fluide dont une partie seule,celle extérieure, serait à sa disposition immédiate. Là estpourtant la vérité. Oui, je suis un criminel, oui, je suis unassassin, car depuis quarante ans je procède, nouvel Eson, à unrajeunissement perpétuel de moi-même. Oui, j’ai tué des enfants,mais non pas, comme les ignorants le pourraient croire ou commel’avait follement inventé Jean-Henri Cohausen dans sonHermippus redivivus, en absorbant l’air qui s’échappe despoumons de l’enfant, ou bien encore à la façon des Vudoklackslégendaires en suçant leur sang… non pas, mais en attirant à moi lefluide vital qui s’échappe en excès de tout leur organisme…

« Ah ! si j’avais eu le courage dem’en tenir là ! Mais, je vous l’avoue, il n’est pas d’ivresseplus profonde, plus attrayante, plus follement heureuse quecelle-là ! Quand dans les membres refroidis pénètre ce fluidechaud et vivifiant ; quand l’imbibition s’accomplit, pénétrantles pores, se glissant à tous les organes, c’est la jouissanceinouïe, entière, absolue… c’est la sensation de la résurrection, siun cadavre pouvait se sentir renaître !…

« Et toujours je me criais :« Arrête-toi, mais arrête-toi donc ! » et toujoursmon être tout entier continuait à boire ces effluves… Et jetuais ! et j’assassinais !… ne conservant pour toutremords qu’une soif inassouvie !…

« Par les doigts, par le regard –oh ! par le regard surtout – s’exerce cette attraction quidonne à la victime une sensation d’abandon de soi-même, nondouloureuse, mais délicieusement enivrante !… »

Il parlait ! il parlait toujours, lemisérable vieillard, ayant dans la voix, dans les yeux la voluptéd’un spasme… et je ne l’interrompais pas, par épouvante peut-être…que sais-je ?…

Et lui, sentant que j’étais dominé par sonhorrible et sublime infamie, il me disait tout : quellespasses devaient exécuter les mains, quelle direction il fallaitdonner aux regards ; et je l’écoutais, enfouissant au plusprofond de mon âme ces enseignements hideux qui m’enivraient commeune liqueur vénéneuse !…

– Et maintenant que j’ai tout dit,s’écria-t-il enfin, il faut que je meure… Conduisez-moi auprès del’enfant !

– Horrible vieillard ! m’écriai-je.Veux-tu donc que je te serve de complice !

Il se pencha à mon oreille et, en vérité, ilme sembla que sa voix était comme une liqueur subtile qui coulaiten moi…

– Toi que j’ai initié, me dit-il, necomprends-tu pas que notre science nous donne également lepouvoir de la restitution ? Je ne vis que de ce que j’ai voléà cet enfant, et je t’ai dit que je voulais mourir.

Et je lui obéis. Je n’aurais pas pu ne pas luiobéir.

Tous deux nous remontâmes le perron ;tous deux nous pénétrâmes dans la maison ; tous deux nousentrâmes dans le salon où les quatre médecins causaient encore àvoix basse, et de là dans la chambre où agonisait l’enfant…

L’enfant, qui avait reconnu le pas deM. Vincent et qui s’était soulevé, les yeux tournés, les brastendus vers lui…

C’était l’instant suprême, l’instant atrocedont je me souvenais, et qui avait précédé, comme le coup précèdela souffrance, la mort de la jeune fille.

Les médecins étaient entrés derrièrenous ; le père s’était dressé, ne comprenant pas, mais ayant,comme les désespérés, l’espoir du miracle.

Je vis le corps de l’enfant osciller, hésiterentre deux mouvements, l’élan ou le recul.

M. Vincent le regardait de ses pupillesagrandies, et il s’avançait lentement, les mains inertes enapparence, mais actives… pour moi, pour moi qui savais tout.

L’enfant se recoucha doucement.M. Vincent s’approchait toujours. Enfin, il posa sa main surle front du petit malade. Et soudain je vis – oh ! je n’enpeux douter – une poussée de rose s’étendre sur son visage,éclairer ses lèvres, en même temps qu’une lueur s’allumait au fondde ses yeux éteints. Et je comprenais bien, moi… moi seul !Cet homme réinjectait en l’enfant la vie qu’il lui avaitvolée…

– Votre enfant est sauvé, dit levieillard d’une voix qui n’était plus qu’un souffle.

Puis, se tournant vers les médecins et seredressant légèrement :

– Messieurs, dit-il, vous portereztémoignage que le docteur de Bossaye de Thévenin, le dernier élèvede Mesmer, a ressuscité un mort…

Disant cela, il chancela et il serait tombé àterre si je ne l’avais soutenu.

– Emportez-moi, me dit-il tout bas,là-bas au pavillon.

Je le soulevai dans mes bras. Ce corps n’avaitplus de poids, et je le déposai sur son lit.

Là, obéissant à son ultime désir, je restaiauprès de lui, et il me parla longtemps, longtemps, d’une voix quiallait toujours s’affaiblissant, et il me confia des choses quejamais oreille mortelle n’avait entendues et qui me faisaientfrissonner.

Ces choses, je les sais et je ne puis lesoublier : et j’ai peur de la vieillesse qui vient et qui peutrendre criminel !

 

L’enfant vécut.

M. Vincent mourut le lendemain.

Un de mes confrères me rencontra quelquesjours après et me dit :

– Avez-vous vu ce vieux charlatan !comme il a su se faire honneur d’une réaction naturelle !

Et moi, je sais… et j’ai peur de mascience !

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