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Les Aventures de Charlot

Les Aventures de Charlot

d’ Alfred Guezenec

Chapitre 1 –La famille Morand. – Charlot. – Kéban le bélier.

Après avoir fait son temps de service à bord des navires de l’État, Antoine Morand était revenu dans son pays breton, au petit bourg de Lanmodez et à la chère demeure où s’était écoulée son enfance. Lanmodez est situé près de la mer. Une quarantaine de maisons groupées autour de l’église, quelques cabanes de pêcheurs couvertes en chaume, faites enbouzillage (mélange de terre glaise et d’herbe hachée),composent la commune. Dans l’unique chambre de ces cabanes, chaque lit forme un petit appartement. Ils sont en noyer ou en chêne et fermés comme des armoires. Les deux battants sont pourvus d’un volet de bois qui s’ouvre la nuit pour donner de l’air au dormeur.Enfin l’on y parvient en gravissant deux ou trois marches dont chacune renferme un tiroir. Si l’aisance est au logis, ces tiroirs sont remplis de gros linge solide, solidement cousu, d’habits de drap portés aux grandes fêtes depuis trois générations, de coiffes brodées par les arrière-grand’mères.

Chez Antoine, il en était ainsi. De plus, il possédait un petit jardin, une vache et deux chèvres ; sa barque était citée parmi les meilleures ; lui-même était regardé comme un habile pêcheur et un honnête garçon. Quand il eut épousé sa promise Marianne, qui l’attendait depuis huit ans, il se trouva plus heureux qu’un roi.

Bientôt la famille s’augmenta. De petites têtes blondes, des joues rouges comme des pommes d’api apparaissaient dans les grands lits. Ce fut d’abord Charlot, ungros gars qui à trois ans courait tout seul ; vinrent ensuiteDenise, puis Rosalie, et dans tous les coins du jardin, de la rue,sur la grève et dans les rochers se traînaient et trottaient lestrois marmots. Leurs petites voix emplissaient de bruit la maison.On admirait leur force, et les vieillards avouaient qu’ilsn’avaient pas vu souvent de si beaux enfants.

Aussi, lorsqu’après une dure journée detravail, Antoine revenait chez lui le soir, au milieu de la pluie,de la neige ou du vent, il ne sentait point la fatigue ; maisson cœur battait de joie dès qu’il apercevait de loin une petitelumière tremblante qui lui souhaitait la bienvenue. – Arrive,disait-elle, on t’attend. Le fagot est préparé pour être jeté dansle feu et flamber gaiement quand tu entreras. Ta chaise est à saplace. Les petits sont à la fenêtre et te cherchent dansl’obscurité. Ta femme s’inquiète, et le vieux voisin, à demiendormi au coin de l’âtre, lève parfois la tête pour demander si tues là.

Plus tard, les enfants, devenus grands, s’enallaient ensemble au devant de leur père quand il revenait de lapêche. Denise et Rosalie prenaient place sur chacun de ses bras.Charlot, à cheval sur son cou, au-dessus de la hotte remplie depoisson, babillait avec Denise, en se retournant quelquefois poursurveiller une pince de homard ou une gueule de chien marin dont levoisinage lui semblait inquiétant pour le fond de ses culottes.

Au moment où commence notre histoire, Charlotavait neuf ans. Il était très fort pour son âge, mais, en revanche,si lourd et si pataud,comme disent les paysans, qu’on luiavait donné le sobriquet de l’Endormi.Il mangeaitbeaucoup, travaillait peu et ne réfléchissait pas du tout. Parailleurs c’était un bon enfant, aimant ses parents, point menteur,incapable de faire volontairement du mal à quelqu’un. Son rêveétait d’être marin. En attendant, il nageait comme un poisson,grimpait comme un écureuil et ne craignait rien, si ce n’est lamalice de sa sœur Denise.

Celle-ci était, à sept ans, mignonne, presquedélicate pour une enfant bretonne. Mais elle savait déjà coudre ettricoter, elle aidait sa mère dans les soins du ménage, et elletrouvait encore le temps de jouer à son frère aîné cent tours quilui faisaient voir combien la faiblesse peut l’emporter sur laforce. Charlot enrageait et se tourmentait la cervelle pour êtrehabile ; mais jamais il n’obtenait les honneurs de la guerre.D’ailleurs, s’il se fâchait, Rosalie se mettait de la partie. Elleavait quatre ans, elle trottait comme personne et formait unealliée tout à fait redoutable, car, tandis que de ses petits braselle attaquait vigoureusement son frère, celui-ci s’efforçait de laconvaincre par la seule force du raisonnement. Il n’obtenait rienqu’un succès de fou rire ; lui-même s’y laissait gagner ;tout finissait gaiement, mais Charlot comptait chaque fois unedéfaite de plus.

Comme il grandissait, on l’avait nommé pâtrede la vache, des deux chèvres et d’un bélier, nouveau commensal dulogis, et on lui avait adjoint, en qualité d’auxiliaire, un grandchien noir à museau pointu nommé Kidu,mot qui signifiechien noir en breton. À Lanmodez on ne parle que lebreton, qui est l’ancienne langue des Celtes, premiers habitants dupays.

Kidu et Charlot étaient grands amis. Tous deuxavaient un faible pour le bélier, qui s’appelait Kéban et qui étaitbien la bête la plus malicieuse et la plus fantasque que l’on pûtvoir. Mais il avait de l’esprit, il intriguait pour attraper dusel, et sa part était presque toujours plus grosse que celle desautres. Cela n’était pas juste ; aussi Charlot regrettait sapartialité quand il voyait Kéban, plus insoumis que jamais,répondre à ses appels en lui tournant le dos, lui montrer lescornes et se livrer à mille cabrioles ironiques si Kidu allait lerelancer. Malheureusement, Kidu et Charlot s’amusaient de cestours, et le bélier ne s’amendait point.

Un matin, comme Antoine allait partir pour lapêche, il vit au fond du lit de son garçon deux grands yeux toutouverts et brillants comme des étoiles.

« Déjà éveillé, dit le père.

– Emmène-moi, demanda l’enfant. Jeconduirai le bateau avec toi.

– Grand merci ! dans quatre ou cinqans j’accepterai tes services, mais aujourd’hui je ne puist’enrôler que pour m’aider à porter mes filets jusqu’à la grève. Sicela te va, lève-toi. »

Charlot fut bientôt prêt. Le père et le filss’en allèrent ensemble et furent rejoints par deux autres pêcheurs,compagnons accoutumés d’Antoine. Ils trouvèrent la barqueensablée ; on la mit à flot au moyen de roulots passés sous laquille, et elle se balança coquettement tandis qu’on préparait sesvoiles.

« Vois-tu bien, dit l’un des pêcheurs ànotre ami, les grands bâtiments ont trois mâts : à l’avantcelui de misaine[1], à l’arrière celui d’artimon[2], au milieu le grand mât, le seul que nouspossédions. Cette barre de bois transversale à laquelle est adaptéela voile nous a servi à la carguer (rouler) ; maintenant ellenous aidera à la hisser. Retiens tout cela, si tu veux êtremarin.

– Certainement je serai marin, ditCharlot. Je sais déjà bien des choses. Voulez-vous que je vous disecomment on appelle l’avant de la barque ? C’est laproue ; et de l’autre côté c’est la poupe. Voici tribord àdroite et bâbord à gauche.

– L’enfant n’est point sot, » direntles pêcheurs.

Et Antoine sourit avec fierté.

« Emmène-moi, je t’en prie, »continua Charlot s’adressant à son père.

Mais celui-ci lui rappela ses devoirs depâtre. Que penseraient Kéban, Kidu, la vache noire et les deuxchèvres s’ils ne le voyaient pas de la journée ? Et lespêcheurs ne rentreraient que le soir ; encore était-ce parexception, car souvent ils restaient absents deux ou trois jours.Ce n’était pas la petite Rosalie qui mènerait les bêtes aupâturage, elle qui avait si peur du bélier. Denise était occupée àla maison ; chacun avait sa tâche, il fallait que Charlotremplît la sienne. Il se résigna donc en soupirant, et quandl’embarcation se fut éloignée, il reprit le chemin du logis.

Il vit en arrivant Rosalie grimpée sur le bancprès de la porte, en train de manger une énorme tartine de laitcaillé. Quatre ou cinq poulets piaillaient autour d’elle etréclamaient leur part du régal ; ils poussaient mêmel’indiscrétion jusqu’à la chercher dans la petite main de l’enfant,quand elle se rencontrait à portée de leur bec. C’est pourquoi elles’était perchée un peu haut et tenait sa tartine en l’air. Chaquefois qu’elle l’abaissait pour y mordre, elle en détachait cependantquelques miettes et les jetait au peuple vorace.

Notre ami, voyant cette tartine, ce lait etles petites dents blanches de sa sœur qui brillaient au travers,pressa le pas et entra dans la chaumière.

« Je savais bien que Charlot nemanquerait pas l’heure du déjeuner ! s’écria Denise.

– Jamais ! » dit Charlot, quin’était point honteux de ses opinions.

Il suivit sa mère vers le bahut et la vitcouper une superbe tranche de pain de toute la longueur de lamiche. Elle étendit là-dessus du lait caillé, tandis que l’Endormi,très éveillé cette fois, ouvrait la bouche à l’avance. Quand latartine fut entre ses mains, il y mordit si vivement qu’il sebarbouilla le nez jusqu’aux sourcils. Sa mère, pour l’embrasser,fut obligée de refaire une place nette sur sa bonne figure.

« Maintenant, dit-elle, va détacher lesbêtes ; voilà Kidu qui s’impatiente. »

En effet, le chien sautait autour de sonmaître, jappait et lui rappelait clairement qu’il était temps departir. Charlot, que sa bouche pleine empêchait de parler, fit àDenise un signe de tête en guise d’adieu et sortit.

Malheureusement pour lui, il n’était pas leseul qui eût bon appétit ce matin-là. Dans l’étable on mourait defaim. Kéban avait déjà donné dans la porte force coups de cornes.Les chèvres, plus patientes, s’agitaient cependant, et la vacheelle-même, si calme d’ordinaire, avait poussé de longs crisd’appel.

Quand l’Endormi, qui ne se pressait jamais,eut ouvert à demi la porte aux prisonniers, Kéban se précipitadehors si impétueusement qu’il l’envoya rouler à quelques pas surle fumier. La tartine vola d’un autre côté. Charlot se relevafurieux et voulut punir le coupable ; mais les poules, bêtesvigilantes, s’étaient aperçues de l’accident et couraient vers latartine ; il fallait aller au plus pressé. Charlot ressaisitd’abord son déjeuner et se calma un peu en voyant que le lait étaitresté en dessus. Kidu courut après le bélier et lui mordit lesjambes pour lui apprendre la politesse. Kéban n’en trotta que plusvite en faisant sonner sa sonnette. Les chèvres suivirent, et lavache, que tous ces incidents avaient laissée indifférente,continua de marcher d’un pas lourd et cependant rapide, presséequ’elle était d’arriver au pâturage.

Le petit pâtre, pour ne pas rester seul, dutprendre le même chemin que ses bêtes. Il savait que Kéban couraitplus vite que lui, et Kéban le savait aussi. Dans ces conditions,l’indulgence était de rigueur.

Dix minutes plus tard, il était assis sur untas de pierres, au bord du chemin qui conduisait du village à lagrève.

La vache que Marianne avait nommée Bellone, ensouvenir de la frégate sur laquelle Morand avait fait son temps deservice, s’était installée au beau milieu d’une douve profonde.Elle tondait l’herbe qui en garnissait les bords et guignait del’œil certaine brèche donnant sur un beau champ de trèfle.Brunette, la chèvre noire, avait grimpé sur le revers du talus, aumilieu des épines. Kéban et l’autre chèvre cherchaient aussi leurvie sur le bord du chemin, surveillés par Kidu, qui les empêchaitde s’écarter.

Chapitre 2 –Fanchette. – Le festin improvisé. – Mésaventure de Charlot.

On était aux premiers jours du mois de mai. Lesoleil s’était levé en laissant à l’horizon de grandes tracesrougeâtres. La grive s’éveillait et lançait dans l’air sespremières notes fraîches et un peu perçantes, comme la brise quiles portait. Les fleurs d’or des genêts étaient encore couvertes derosée. Le bruit lointain des vagues, les clochettes des animauxtroublaient seuls le grand silence des champs.

Nonchalamment assis, Charlot, sa tartine à lamain, mangeait lentement, se dandinait, presque sommeillant et toutpénétré du plaisir de vivre. Comme il était dans cette heureusedisposition d’esprit, une petite fille de six à sept ans vint àpasser. Elle était vêtue d’une robe trouée, ses pieds étaient nus,ses cheveux s’échappaient ébouriffés d’un petit bonnet noir. Elles’arrêta devant le pâtre, la tête basse, et ses yeux, deux grandsyeux noirs attristés, regardaient en dessous la tartine de laitcaillé.

« Tu manges, toi ! »murmura-t-elle en essuyant une larme qui roulait sur sa jouepâle.

Nous sommes obligés de convenir que le premiermouvement de Charlot fut de mettre son morceau de pain à l’abri. Lapetite fille, comprenant ce geste, soupira et fit un mouvement pours’éloigner.

« Je ne suis pas une voleuse, dit-elle enmême temps.

– Écoute ! » lui cria Charlotdéjà revenu à sa bonté naturelle.

Elle se retourna.

« Où est-ce que tu vas ? (Il avaitouvert son petit couteau d’un sou et l’agitait avec l’air indécisqui lui était habituel.)

– Je vais au village.

– Faire quoi ?

– Demander la charité.

– Ta mère ne t’a donc rien donné àdéjeuner ce matin ?

– Je n’ai ni père, ni mère. »

Et la petite se mit à pleurer.

« Tiens ! » dit Charlotattendri eu coupant la moitié de son pain qu’il tendit à lamendiante. Seulement il garda le morceau où était le laitcaillé.

« Comment est-ce que tu t’appelles ?reprit-il, tandis que la petite mangeait.

– Fanchette. Et toi ?

– Charlot. »

Fanchette s’assit à côté de lui.

« Tu es bon, dit-elle, merci.

– Tiens ! » fit encore Charlot,touché de cette parole.

Et par un mouvement majestueux, il mit lamoitié de son lait caillé sur le pain de la mendiante.

Cette fois, sa conscience lui disant qu’ilavait complètement rempli son devoir, il se sentit le cœur toutjoyeux.

« C’est bon, hein ? dit-il àFanchette.

– Oh ! oui, »répondit-elle.

Mais elle grelottait.

« Est-ce que tu as froid ?

– Un peu.

– C’est drôle. Moi je n’ai pas froid.

– Tu as une grosse veste de drap, et jen’ai qu’une jupe et un casaquin de toile ; encore il est toutpercé.

– Si tu veux, nous allons faire un troudans le talus et nous y allumerons du feu. »

La pauvre Fanchette ne demandait pasmieux.

« Ce sera bien amusant, dit-elle.

– Toi, tu vas chercher du bois ;moi, je ferai le trou.

– Avec quoi ?

– Avec mon couteau donc ! c’est monpère qui me l’a acheté au Pardon (fête patronale) dePleumeur. »

Ranimée par le repas qu’elle venait de faire,Fanchette ramassa quelques branches mortes. Pendant ce temps,Charlot travaillait à creuser une petite excavation sur le reversdu talus, à l’endroit où il n’y avait point d’herbe.

« Oui, mais comment allons-nous allumernotre feu ? demanda la petite.

– Tu vois bien la cheminée qui estlà-bas ! Eh bien, c’est la ferme à Yvan Kernosie ; ilfaut y aller chercher du feu dans ton sabot.

– Je n’ai pas de sabots.

– Pourquoi ça ?

– Dam ! parce que je n’ai pas dequoi en acheter.

– Prends le mien alors, » ditCharlot.

La petite se mit à courir vers la ferme detoute la vitesse de ses jambes affaiblies par de longs jours dejeûne et de misère. Elle revint bientôt, rapportant dans le sabotde Charlot un peu de braise recouverte de cendres.

« Les vilaines gens ! dit-elle enversant la braise dans le trou qu’avait creusé le petit garçon. Ilsm’ont reçue quasiment comme un chien. »

Cela étonna un peu notre ami, car il n’y a pasde pays où l’on accueille les pauvres d’une façon plus hospitalièrequ’en Bretagne. Il savait d’ailleurs par expérience qu’YvanKernosie était un excellent homme.

« C’est drôle, » dit-il en soufflantde toute la force de ses poumons.

Au bout de quelques minutes, les branchess’enflammèrent en lançant de brillantes étincelles.

« Chauffe-toi, dit Charlot en poussant lapetite vers le foyer. Hein, comme je fais bien le feu ? C’estAlain, le fils du fermier, qui m’a montré.

– Où demeures-tu ? demanda Fanchetteen étendant ses mains devant la flamme.

– Tu vois bien la fumée qui monte-làbas ? eh bien, ma maison est au-dessous. Et toi, où est latienne ?

– Je n’ai pas de maison.

– Où couches-tu ?

– Dans les champs.

– Et pour dîner ?

– Je mange n’importe où… quand j’ai dequoi manger.

– Oh ! fit Charlot tout songeur.

– À quoi penses-tu ? demanda lapetite.

– Écoute : à midi j’irai dîner. Tuviendras avec moi, et ma mère te donnera du pain et du lait…peut-être aussi des coques (sorte de coquillage).

– Elle ne me renverra pas ? murmuraFanchette d’un ton craintif.

– Oh ! non ; jamais on nerenvoie les pauvres chez nous. Un jour Kidu… c’est mon chien… Kiduavait mordu un pauvre, et ma mère l’a battu. Kidu, en se sauvant, amarché sur les petits de notre chatte qui l’a griffé… Kidu faisaitune drôle de grimace en se frottant le museau ! »

Charlot se mit à rire en se rappelant lagrimace de Kidu. Et le chien, qui avait entendu son nom, s’approchaen frétillant et vint appuyer sa bonne grosse tête sur les genouxdu petit garçon.

Tandis que les deux enfants le caressaient ensouriant, un fermier du voisinage, qui se rendait au marché, vint àpasser près d’eux.

« Qu’est-ce que tu fais là, mongars ? dit-il à Charlot qu’il connaissait.

– Je chauffe la petite fille que voilà,répondit Charlot.

– C’est bien, mon ami. Tiens, fourre çadans le feu pour t’amuser, reprit le brave homme en tirant de sonpanier cinq ou six grosses pommes de terre.

– Merci, merci, Pierre ! »s’écria Charlot, joyeux de cette aubaine inattendue.

Il glissa les pommes de terre dans son petitfour et les recouvrit de cendre sur laquelle il entassa de labraise.

Tandis qu’elles cuisaient ainsi, on repritl’entretien. Charlot, tout entier à la cuisine et à laconversation, oublia de veiller sur ses animaux. Bellone, la bellevache blanche, venait de franchir la brèche qui la séparait duchamp voisin, et Brunette, la chèvre noire, forçant le rempartd’ajoncs épineux, était en train de brouter les jeunes pousses d’unarbre. Cependant Kidu, assis près de son maître, et en apparenceaussi intéressé que lui par ce qui se disait, ne voyait rien.

Cette négligence pouvait avoir des suitesd’autant plus fâcheuses pour les oreilles du jeune Charlot, que laferme voisine avait changé de maître depuis la veille. Un homme dupays de Langounec, avare et dur, avait remplacé Kernosie de quiCharlot connaissait l’indulgence. Il causait donc toujours etquestionnait sa petite compagne avec une hardiesse de curiositéqu’on pardonne à des enfants, mais qu’on blâmerait chez de grandespersonnes.

« D’où viens-tu ? demandait-il.

– De Louannec.

– Que faisait ton père ? Le mien vaà la pêche.

– Je n’ai connu ni mon père ni ma mère.La vieille Marguerite m’a dit qu’ils étaient morts dans unnaufrage.

– Qu’est-ce que c’est que la vieilleMarguerite ?

– C’est une pauvre femme de Louannec quim’a recueillie et qui me donnait à manger.

– Elle n’est pas avec toi ?

– Elle est morte aussi il y a huit jours,murmura Fanchette en essuyant une larme.

– Ah ! fit Charlot. » Puis ilajouta philosophiquement : « Dis donc, il n’y a plus debois.

– Elle me battait souvent, continuaFanchette tout entière à ses souvenirs, mais c’était quand elleavait bu trop de cidre.

– Alors il ne faut pas la pleurer, ditCharlot, puisqu’elle te battait… Il n’y a plus de bois, disdonc.

– Je l’aimais tout de même, la pauvreMarguerite, car elle n’était pas méchante au fond. Et puis c’est sitriste d’être toute seule !

– On s’ennuie, c’est vrai… Il n’y a plusde bois. »

Fanchette se leva et passa dans le champvoisin pour ramasser encore quelques branches mortes.

« Oh ! mon Dieu, dit-elle enrevenant tout à coup, ta vache est au milieu du trèfle !

– Et les chèvres ? » s’écriaCharlot en regardant avec inquiétude.

Les chèvres avaient aussi pénétré dans lechamp. Charlot et Kidu se mirent à courir pour rappeler lesvagabonds, et Fanchette les suivit. Malheureusement il était déjàtrop tard. Un grand garçon d’une vingtaine d’années, au visage duret brutal, arrivait, un gros bâton à la main. Il commença par encaresser rudement les côtes de Mme Bellone, dont lagourmandise fut ainsi punie. Puis, apercevant le pauvre Charlot, ilcourut à lui, le saisit par le collet de sa veste et le battit sansplus de ménagement que s’il avait eu affaire à un garçon de sonâge. Il est vrai que Charlot lui avait répondu assezvertement ; mais ce n’était pas un motif pour abuser de saforce contre un enfant. Kéban le jugea sans doute ainsi, car,prenant son élan, il se précipita contre le butor et lui asséna unsi violent coup de cornes dans les jambes qu’il le fit tomber surle nez. Le petit pâtre voulut profiter de l’occasion pour s’enfuir,mais le paysan furieux le rattrapa. Alors Fanchette, faible commeelle était, vint bravement au secours de son nouvel ami. Mal enprit à la pauvre enfant ; elle reçut un coup qui larenversa.

« Ah ! petit drôle, s’écriait leméchant paysan, qui était le fils du fermier, c’est ainsi que tulaisses tes bestiaux s’engraisser à mes dépens. Je t’apprendrai àveiller sur eux !

– Laissez-le, s’écriait Fanchette enpleurant, il ne le fera plus. »

Charlot ne disait rien. Fier déjà comme unpetit breton qu’il était, il ne voulait point demander grâce.Cependant il avait grand’peur et tremblait de tous ses membres,quand le paysan, le jetant sous son bras comme un paquet dechanvre, l’emporta vers la ferme.

Sur ces entrefaites, Kidu ayant ramené leschèvres, apparut sur le champ de bataille. Comme le bélier, ils’élança au secours de son maître et mordit si vigoureusement lesmollets de l’ennemi que celui-ci poussa un cri de détresse.

Malheureusement pour Charlot, les tentativesde Kéban et de Kidu ne firent qu’augmenter la colère du brutalMathurin qui frappa de nouveau le pauvre enfant.

« Je vais te renfermer dans le cellier,lui dit-il ; tu y resteras jusqu’à demain matin sans boire nimanger et sans voir clair. Si tu cries, je te fouetterai ;donc, tais-toi ou je tape ! »

Tout en parlant, il s’acheminait vers laferme, suivi de Fanchette, de Kidu et de Kéban, qui trottinaientpar derrière, à distance respectueuse toutefois du bâton deMathurin.

Au moment d’être enfermé, Charlot fit unetentative désespérée pour se sauver, mais il n’y gagna que destaloches. Le paysan, qui se trouvait seul à la ferme en ce moment,le poussa dans le cellier et ferma la porte à clé. Puis, détachantson chien de garde, il le lança contre le pauvre Kidu.

Bien qu’il fût de moitié moins gros que ledogue de Mathurin, Kidu se défendit avec courage. Il finitcependant par rouler sous son adversaire qui le mordit cruellement,aux grands éclats de rire du paysan. Notre pauvre ami chien seserait fait tuer sur place si Fanchette n’était parvenue àl’emmener.

Se rappelant que la maison de Charlot étaitau-dessous de la petite colonne de fumée qu’on voyait à peu dedistance, elle se mit à courir dans cette direction. Kidu, devinantsa pensée, la suivit. En voyant partir Kidu, qu’ils regardaientcomme le lieutenant de leur maître, la vache blanche, les deuxchèvres et le bélier se mirent aussi en marche pour retourner aulogis.

Chapitre 3 –Le matelot. – Les jouets. – Les crêpes. – On va au secours deCharlot.

Peu de temps après le départ de Charlot pourles champs, un homme à cheval s’était arrêté devant la chaumièredes Morand. Sa monture était une de ces bêtes de louage comme on entrouvait partout autrefois en Bretagne, et qui, malgré leur chétiveapparence, font quinze à vingt lieues dans la journée etrecommencent le lendemain. Un gamin d’une douzaine d’années suivaitle cavalier, afin de ramener l’animal à son propriétaire. Que lecheval trotte ou galope, le pauvre diable ne le quitte pas. Je vouslaisse à juger du mal et de la fatigue qu’il se donne pour gagnercinq ou six sous, juste de quoi ne pas mourir de faim.

« N’est-ce pas ici que demeure AntoineMorand, ma petite fille ? demanda l’étranger à Denise, quilavait des coquillages devant la porte.

– Oui, monsieur.

– Est-il là ?

– Non, monsieur.

– Et sa femme ?

– Elle est dans la maison.

– Tu es leur fille, n’est-ce pas ?reprit le voyageur, qui débouclait les courroies d’un sac de marinattaché sur la croupière de la selle en guise de portemanteau.

– Oui, monsieur ; mon père est à lapêche.

– Mon mari reviendra probablement cesoir, dit Marianne, qui était arrivée au bruit.

– Tant mieux ! s’écria joyeusementle nouveau venu. Je suis Jobic Letallec, et j’étais avec lui.

– À bord de la Bellone,interrompit Marianne ; oh ! il nous a parlé de vous biensouvent.

– Vrai ?

– Oui, dit la petite Denise, c’est bienvrai ; l’autre jour encore, il a bu à votre santé.

– Soyez le bienvenu chez nous, »reprit la mère.

Le matelot jeta la bride du cheval au gaminqui l’accompagnait et embrassa cordialement son hôtesse. Pendant cetemps, Denise s’était emparée du sac du marin et cherchait à lesoulever.

« C’est trop lourd pour toi, ma petite,dit le matelot en souriant. Comment t’appelles-tu ?

– Denise, monsieur.

– Eh bien, Denise, tu es très gentille,veux-tu m’embrasser ? »

Denise lui tendit ses joues fraîches etrosées.

« Et toi, petite joufflue ? »demanda-t-il en s’avançant vers Rosalie qui, cachée derrière samère, dont elle tenait le tablier, regardait curieusement lenouveau venu.

Rosalie était un peu sauvage. Elle se mit àcrier. Mais sa sœur l’apaisa en lui parlant tout bas et la poussadoucement vers le matelot.

Jobic saisit à l’improviste la petiteeffarouchée. Elle poussa un cri de frayeur.

« Oh hisse ! » dit le mateloten l’installant sur son épaule.

En même temps il riait d’un si bon cœur queRosalie fut promptement rassurée. Cinq minutes après, elle étaitencore perchée sur l’épaule de son nouvel ami.

Pendant ce temps, Marianne et Denise avaientmis sur la table un pot de cidre, du beurre et une michede pain bis. Sur l’invitation cordiale de Marianne, le gardien ducheval était aussi entré dans la chaumière. On lui versa deuxgrandes bolées (chopines) de cidre, et Denise lui coupa ungros morceau de pain. Tandis qu’il beurrait son énorme tartine avecle recueillement que les paysans bretons mettent à cette opération,Jobic Letallec lui paya le prix fixé pour la location du cheval, etlui donna de plus un bon pourboire. Presque tous lesmarins sont généreux, et malgré son air brusque, sa grosse voix etsa vivacité, Jobic ne faisait pas exception à la règle.

Quand le gamin se remit en route, Marianne luidonna un second morceau de pain, et le pauvre petit s’éloigna toutjoyeux en appelant les bénédictions du ciel sur cette maisonhospitalière.

« Je croyais que vous aviez troisenfants, dit Letallec à son hôtesse, qui s’occupait déjà despréparatifs du dîner, – car en Bretagne on dîne à midi.

– Mon fils est sorti avec nos bestiaux,répondit Marianne.

– Il reviendra pour dîner ?

– Oh oui ! dit-elle en riant. Iln’oublie jamais ce moment-là, je vous assure.

– C’est qu’en passant par Plendaniel oùil y avait une foire, j’ai acheté quelques babioles aux enfants. Jevoudrais qu’ils fussent tous là pour faire ma distribution.

– Oh ! fais voir,monsieur ! » s’écria Rosalie en se trémoussant de joiesur l’épaule du matelot.

Et, leste comme un écureuil, la petitecurieuse se laissa glisser à terre.

« Il faut attendre Charlot, » ditMarianne.

Les marins ont un grand faible pour lesenfants. Le bon Jobic ne put résister aux câlineries de Rosalie, nià la muette prière des yeux de Denise. Il ouvrit une boîte et entira divers jouets qu’il distribua aux deux petites filles.

« Merci, merci, monsieurJobic ! » disait Denise toute radieuse.

Rosalie, une poupée dans les bras, sautaitcomme une biche, embrassait Letallec, courait à sa mère, embrassaitDenise, revenait au marin et ne pouvait tenir en place.

Jobic riait de bon cœur.

« Qu’est-ce que tu regardes ?demanda-t-il à Denise qui jetait un coup d’œil curieux au fond dela boîte.

– Est-ce qu’il y a quelque chose pourCharlot ?

– Qu’est-ce que c’est queCharlot ?

– Mon frère, monsieur Jobic.

– Pourquoi me demandes-tu cela ?

– Pour lui laisser sa part.

– Eh bien, tu as un bon petit cœur, toi,s’écria Jobic ; mais sois tranquille, le gars n’a pas étéoublié.

– Demande à maman qu’elle fasse descrêpes, dit mystérieusement à l’oreille du marin Rosalie,qui semblait depuis quelques minutes ruminer un projet dans satête.

– Pourquoi ? répondit-il sur le mêmeton.

– C’est bon ; les sucrées surtout,ça te fera plaisir.

– Et à toi ?

– À moi aussi, tiens ! »

Marianne avait prévenu le désir de sa fille.Seulement, comme les Morand n’étaient pas assez riches pour sepermettre des crêpes sucrées aussi fréquemment que l’aurait voulula généreuse hospitalité de Rosalie, elle se préparait à faire desgalettes de blé noir ou sarrazin.

Une brassée d’ajoncs bien secs fut jetée surl’âtre et flamba joyeusement. Denise prit la galetière,large disque en fer, armé d’un anneau qui sert à le suspendre.Tandis qu’elle en frottait la surface avec un peu de beurre pourempêcher la galette (ou crêpe non sucrée) de s’y attacher, la mèreachevait de délayer la pâte dans une vaste terrine.

Quand cette pâte, ou, pour mieux dire, cettebouillie liquide fut à point, Marianne en remplit une petite tasseen fer-blanc destinée à cet usage et la versa sur la galetière. Lapâte, étendue par sa main habile, formait un rond presque parfait.Colorée par la chaleur du feu ainsi que par le beurre dont lagaletière était enduite, elle prit bientôt la teinte grise etfeuille-morte par endroits.

Pendant ce temps, Denise faisait cuire dansl’eau bouillante des coquillages et des crabes qu’onappelle cancres sur les côtes de Bretagne. Jobic avait ôtésa veste et secondait la petite cuisinière avec autant de bonnevolonté que d’adresse, car les matelots savent faire un peu detout.

Rosalie ne quittait pas d’une semelle sonnouvel ami. Elle lui expliquait avec une imperturbable assurancetous les préparatifs que faisaient sa mère et sa sœur. Enfin, unedemi-douzaine de galettes étaient fabriquées, lorsque le pauvreKidu, l’oreille en sang, se précipita dans la maison de toute lavitesse des trois pattes dont il pouvait encore disposer. Quant àla quatrième, atteinte d’une rude morsure, il la tenait suspendueen l’air.

« Oh ! mon Dieu ! s’écriaMarianne, dont la première pensée fut pour son fils, qu’est-ilarrivé à Charlot ?

– Et Kidu ! Vois donc comme il estabîmé ! » dit Denise en caressant le chien quilui léchait les mains avec reconnaissance.

Marianne s’élança hors de la chaumière etrencontra la petite Fanchette tout essoufflée d’avoir couru.

« C’est ici la maison des parents deCharlot ? demanda la mendiante.

– Oui, mon enfant. Qu’est-il arrivé à monfils ? »

Fanchette le lui raconta d’une manière un peudécousue, mais avec intelligence. Comme elle parlait sousl’influence de la peur qu’elle-même avait éprouvée, son réciteffraya vivement Marianne.

« Ah ! mon Dieu !s’écria-t-elle, on m’avait bien dit que les nouveaux fermiersétaient de méchantes gens, mais je n’aurais jamais cru deschrétiens capables de frapper ainsi un pauvre enfant. Je cours chezeux.

– Non, dit Jobic en la retenant, j’yvais, moi. »

Marianne insista et, bon gré mal gré, voulutaller retrouver son fils.

« Mais toi reste ici, mon enfant, ditJobic à la mendiante. Tu es fatiguée, il faut te reposer.

– Non, répondit Fanchette, je vousaccompagnerai. Si le vilain homme disait que Charlot n’est pas dansle cellier, je serais là pour soutenir le contraire.

– Et s’il te bat ?

– Tant pis ! ça m’est arrivé tant defois.

– Ça ne t’arrivera pas avec moi,toujours, ni devant moi ! » s’écria Letallec.

Puis, soulevant la petite, il l’emporta dansses bras robustes, et se dirigea vers la ferme.

Kidu courait devant eux sur ses trois pattes,et revenait à chaque instant caresser Jobic, comme s’il eût deviné,le bon animal, qu’il amenait du secours à son jeune maître.

Chapitre 4 –Délivrance de Charlot. – Les exploits de Jobic. – Deux bains dansla mare.

Il n’est jamais agréable pour un enfant deneuf ans de se trouver renfermé dans un endroit obscur, avec laperspective d’y passer vingt-quatre heures sans boire nimanger.

La colère et la frayeur du prisonniern’empêchaient pas son estomac de lui rappeler qu’il était près demidi, et que le dîner de la maison paternelle chauffait en cemoment. Encore s’il avait eu les pommes de terre si bien arrangéessous la cendre ! Elles devaient maintenant être cuites àpoint. Le plaisir aurait été grand de les partager avec la petiteFanchette !

Au milieu de ses préoccupationsgastronomiques, Charlot en éprouvait d’autres plus sérieuses. Lesouvenir de certain gros bâton, qu’il avait vu dans la main dufermier et qu’il avait entendu résonner sur les côtes de la pauvreBellone, le faisait frémir. Et le gros chien donc, s’il était lancécontre lui !

Cette idée effrayait beaucoup le pauvreenfant. À chaque aboiement du dogue, il tremblait de tous sesmembres.

Deux ou trois fois, l’entendant rôder près dela porte de sa prison, il se mit à pousser des cris perçants.

« Veux-tu te taire ! lui criaitalors Mathurin qui, assis sur le brancard d’une charrette,emmanchait des fléaux à battre le grain. Si tu cries, jete plonge dans la mare. »

Il y avait en effet, au milieu de la cour, unemare d’eau bourbeuse qui servait de baignoire aux oies et auxcanards.

Peu soucieux de partager leurs plaisirs,Charlot prenait le parti de se taire.

Mais bientôt la peur s’empara de lui plus quejamais ; le chien aboyait.

« Qu’est-ce qu’il y a,Corlay ? » dit le paysan à l’animal.

Corlay répondit à sa manière en grondant plusfort.

Ce qui excitait ainsi la mauvaise humeur duchien de garde, c’était l’arrivée de Kidu. Il s’avançait hardiment,précédant Marianne, Jobic et la petite mendiante.

« C’est ici ; et voilà où ce méchanthomme a enfermé Charlot, » dit Fanchette en montrant lecellier.

Puis elle ajouta toute tremblante :

« Et le voilà, lui, avec son gros chienet son gros bâton.

– C’est bon, je vais lui parler, murmuraJobic.

– Oh ! non, je vous en prie !s’écria Marianne, craignant quelque violence du matelot.Laissez-moi d’abord causer avec lui.

– Soit ! »

Malheureusement pour les intentions pacifiquesde Marianne, Kidu et Corlay s’étaient précipités l’un sur l’autre.Comme la première fois, le pauvre Kidu eut le dessous, et sonféroce adversaire l’aurait étranglé si Jobic n’était intervenu.

« Rappelez donc votre chien ! »cria-t-il au fermier qui riait méchamment.

Au lieu de rappeler Corlay, Mathurinl’excita.

« Kss, kss ! dit-il.

– Oui-da ! » fit Jobic.

Il empoigna un des bâtons de houx destinés àêtre ajustés aux manches des fléaux et s’en servit sivigoureusement aux dépens de maître Corlay, que celui-ci lâcha lepauvre Kidu et voulut se jeter sur Jobic ; mais le marinmaniait son bâton comme sait le faire tout matelot armoricain. Enun clin d’œil, Corlay reçut cinq ou six coups qui le mirent encomplète déroute.

« Voulez-vous laisser mon chien,vous ! » s’écria Mathurin furieux.

Jobic allait lui répondre sur le mêmeton ; mais Marianne le retint en lui mettant la main sur lebras.

« Letallec, je vous en prie !dit-elle.

– J’apprenais à votre chien à connaîtreson monde, murmura le matelot qui se contenait à peine.

– Monsieur, reprit Marianne, je viensréclamer mon fils que vous avez enfermé.

– Ah ! te voilà, petitecoquine ! » interrompit Mathurin en menaçant du poing lapauvre Fanchette, qui se réfugia derrière le marin.

En ce moment Charlot, reconnaissant la voix desa mère, se mit à pousser des cris de paon.

« Maman ! maman ! À moi !au secours ! »

La pauvre mère se figura qu’on égorgeait sonfils et courut au cellier. Mathurin lui barra le passage et larepoussa brutalement. Comme elle se débattait pour s’échapper, illeva la main sur elle.

Mal lui en prit. Un poignet de fer lui saisitle bras et le rabattit avec tant de force qu’il poussa un cri dedouleur.

« Expliquons-nous tranquillement, lui ditJobic sans le lâcher. Chut ! ne bougeons pas, ou jeserre. »

Pendant que Mathurin racontait avec forceexagération les ravages commis par les bestiaux de Charlot,Marianne courait ouvrir à son fils. Le pauvre petit se jeta tout enpleurs dans les bras maternels. Il avait le nez en sang et une jouerouge encore du soufflet que lui avait donné son brutaladversaire.

« Comment avez-vous eu le cœur de frapperainsi cet enfant ? » dit Marianne indignée en montrant aufermier la trace des coups qu’avait reçus maître Charlot.

Comme tous les gens qui n’ont que de mauvaisesraisons à donner, Mathurin se répandit en injures et enrécriminations.

« Causons tranquillement, interrompitJobic qui n’était jamais plus en colère que lorsqu’il employaitcette formule pacifique. À combien évaluez-vous le dégât dont vousvous plaignez ? »

Mathurin continua de parler à tort et àtravers.

« Résumons-nous, reprit le matelot qui letenait toujours par le bras. À combien estimez-vous ledégât ?

– À plus d’un écu (trois francs),répondit Mathurin, aussi menteur que brutal.

– Un écu ! dit Marianne. Mais, danstoute la journée, la vache et les chèvres ne pourraient pasconsommer pour dix sous de trèfle.

– Brisons là, fit le matelot au fermier.Voici vingt sous, mon garçon. Sous le rapport du dommage noussommes quittes, n’est-ce pas ?

– À peu près, » grommela Mathurin,enchanté de cette aubaine, car les bestiaux n’avaient pas mangépour la moitié de ce prix, et vingt sous, qui semblent bien peu dechose à des Parisiens, sont une somme pour de pauvres paysans.

« Maintenant, reprit Jobic, il nous resteun autre petit compte à régler, mon gaillard : j’ai à vousrendre les coups que vous avez donnés à l’enfant.

– Il m’avait jeté des pierres !s’écria Mathurin qui, voyant le marin ôter sa veste, la pliersoigneusement et la poser sur une traverse, ne comprenait que tropla signification de cette pantomime.

– Ce n’est pas vrai, dit Charlot.

– Ce n’est pas vrai, » répétaFanchette.

Emporté par la colère, Mathurin allongea unsoufflet à la petite mendiante qu’il renversa du coup. À cette vue,Jobic se dégagea des mains de Marianne et tomba à coups de poingsur le fermier.

Quoique plus jeune que son adversaire,Mathurin avait au moins dix centimètres de plus que lui ; maisJobic était brave et vigoureux, et le fermier n’était qu’unpoltron. Il demanda grâce bien vite.

Au moment où Jobic le lâchait, Mathurinaperçut un des domestiques de la ferme qui arrivait en courant.

« À moi ! cria-t-il. À moi,Fanche ! »

Et se jetant à l’improviste sur Letallec quiramassait sa veste, il lui porta traîtreusement un grand coup dansle dos.

Jobic se retourna en poussant un rugissement.Il saisit Mathurin à la gorge et le renversa sous lui.

« Prenez garde, Jobic ! » luicria Marianne en lui montrant le domestique qui n’était plus qu’àdeux pas des combattants.

Jobic se redressa, enleva Mathurin de terre etle lança contre le domestique avec tant de force que maître etvalet s’en allèrent rouler ensemble dans la mare, au grand effroides canards et des oies.

Malgré son inquiétude, Marianne ne puts’empêcher de rire en voyant les deux paysans se débattre au milieude l’eau, se raccrocher l’un à l’autre au sortir de la mare dans unétat indescriptible.

Ne désirant point renouveler connaissance avecle matelot qui avait repris son bâton de houx et le faisait tournerd’une façon peu engageante, Mathurin se sauva dans la maison.

« Causons tranquillement, mon gars, ditJobic au valet que Marianne connaissait depuis longtemps. Je ne teveux point de mal, et tu serais bien bon de te faire assommer pourun maître aussi poltron que le tien. »

Le domestique avait déjà eu à se plaindre dela brutalité du nouveau fermier ; mais le bain qu’il venait deprendre lui restait sur le cœur.

« Regardez dans quel état votre maître amis mon fils, dit Marianne en lui montrant la figure enflée deCharlot.

– Ça me fait bien mal, Fanche, ajouta lepetit garçon.

– Pauvre gars ! » murmura lepaysan, qui avait vu naître Charlot et lui avait fabriqué plus d’unsifflet et plus d’un manche de fouet. »

Pour faire oublier à Fanche son bain imprévu,Marianne l’invita à venir boire un verre de cidre quand ilpasserait devant la chaumière des Morand.

« Et je vous ferai goûter du rhum quej’ai apporté des Indes, ajouta le matelot. Ça vous séchera si bienque vous ne me garderez pas rancune de votre culbute. »

Le paysan était un brave garçon et neméprisait ni le cidre ni le rhum ; il se mit à rire et promitd’entrer chez les Morand dans le cours de la journée.

« Mes compliments à votre maître, lui ditJobic en le quittant. Puisqu’il ne connaît pas encore ses voisins,vous pouvez le prévenir que mon camarade Antoine Morand est plusvigoureux que moi, et que, si jamais on touchait à ses enfants, ilpourrait bien assommer le coupable, ou lui fendre la tête d’un coupde bâton. Au revoir et sans rancune. »

Chapitre 5 –Les bons cœurs. – Promesses de Jobic. – Le départ pour lapêche.

Tandis que le domestique rentrait à la fermepour changer de vêtements, Jobic, Marianne et les deux enfantsreprenaient le chemin de la grève.

Charlot, consolé par le plaisir qu’il avait euà voir son ennemi se débattre dans la mare, cheminait gaiement avecla petite mendiante.

« Et les pommes de terre ! »s’écria celle-ci en passant à côté du champ.

Ils coururent au talus et trouvèrent lespommes de terre un peu carbonisées, mais cependant mangeables.Charlot en devint encore plus joyeux. Fanchette les mit dans sontablier et continua son chemin avec la famille, car Mariannel’avait invitée à dîner. Denise la reçut en l’embrassant et laservit de son mieux.

Quoiqu’on soit fort humain pour les mendiantsen Bretagne et qu’on leur parle toujours avec bonté, la pauvreorpheline s’était trouvée rarement à pareille fête. – Jamais,disait-elle, elle n’avait mangé de si bonnes galettes !… Etles coquillages étaient si bien cuits ! Et le lait de la vacheblanche avait si bon goût !

Après le dîner, Denise tira sa mère àl’écart.

« Maman, dit-elle, la pauvresse doitavoir bien froid avec son justaucorps en toile.

– Eh bien ? demanda Marianne quivoyait venir sa fille.

– Eh bien, si tu me permettais de luidonner un des miens, puisque j’en ai deux ?

– Alors tu n’en auras plus pour te fairebelle le dimanche ?

– Tant pis, murmura Denise avec unsoupir. Veux-tu ? » reprit-elle en montrant du doigtl’armoire.

La mère en souriant fit signe que oui.

La petite courut au meuble, grimpa sur unechaise, saisit le justaucorps et l’apporta toute joyeuse àFanchette.

Celle-ci hésitait à l’accepter et regardaittimidement Marianne.

« Prends, mon enfant, » dit la femmedu pêcheur.

Fanchette prit le vêtement avec milleremerciements joyeux et confus.

« Écoute, dit Jobic à la gentille Denise,demain nous irons à Lanmodez choisir un justaucorps, et nousachèterons en même temps un tablier et une coiffe pour cettepetite. Hein, ça te va-t-il ?

– Oh oui ! » s’écria Denise enfrappant des mains.

Rien ne vaut le bon exemple de leurs aînéspour former au bien les jeunes enfants. Témoin de la générosité desa sœur, Rosalie creusait sa petite cervelle pour trouver un moyende l’imiter. Après cinq minutes de réflexion, elle alla chercher unde ses bonnets, se hissa sur le banc à côté de Fanchette et se miten devoir d’ajuster la coiffure sur la tête de la pauvresse. CommeFanchette avait sept ans, et Rosalie quatre, les dimensions deleurs têtes ne s’accordaient guère, et l’entreprise de l’enfantétait difficile à exécuter. La pauvre Fanchette y perdit quelquescheveux et ne se plaignit pas. Enfin Jobic, qui s’était amusé desefforts et de la gravité de Rosalie, promit d’emmener le lendemaintout le monde à Lanmodez.

« Allons-y tout de suite, » ditRosalie.

Jobic ne demandait pas mieux. Marianne s’yopposa.

« Demain c’est dimanche, dit-elle ;les enfants auront leurs beaux habits ; puis leur père pourravenir avec nous.

– C’est juste, » fit le marin.

Rosalie et Charlot se regardèrentpiteusement.

« Et tes bestiaux, Charlot ? repritla mère ; il est temps de les faire sortir. »

Malheureusement, quand les enfants se sontamusés, il leur paraît ensuite très dur de se remettre à la tâcheordinaire.

Charlot fit la grimace à l’appel de sa mère.Il n’avait pas envie de quitter Jobic. Cependant, comme il n’étaitpoint désobéissant, il prit son chapeau de paille, sa gaule, etsortit en soupirant.

« Pauvre petit ! murmura Marianne enle suivant de cet œil attendri des mères, qui sont toujoursdisposées à compatir aux moindres contrariétés de leursenfants.

– Maman, dit Denise, si tu veux, j’iraiaux champs à la place de Charlot. Je filerai là-bas aussi bienqu’ici.

– Une idée ! dit le matelot, qui nesavait qu’inventer pour faire plaisir à ses jeunes amis. C’estaujourd’hui la grande marée, la mer va se retirer fort loin. C’estle vrai moment pour pêcher au bas de l’eau. »

Nous dirons tout à l’heure ce que l’on appelleainsi.

Les enfants firent un bond de joie : lapêche au bas de l’eau était un de leurs rêves ; mais leur mèrene voulait pas qu’ils y allassent seuls, et elle avait trop à fairechez elle pour les y accompagner, tandis qu’Antoine trouvait plusde bénéfice à pêcher en bateau.

En voyant la joie de son petit monde, Mariannene put s’empêcher de sourire.

« Et les bestiaux ? murmura-t-elleavec une inflexion de voix qui révélait qu’elle ne demandait pasmieux que d’être convaincue.

– J’irai à la place de Charlot, s’écriaDenise, toujours disposée à se dévouer.

– Si on veut, dit timidement la petitemendiante, moi, je les garderai.

– Cela te privera du plaisir de la pêche,pauvre enfant, fit observer Marianne.

– Oh ! non, madame, je suis sifatiguée que je ne pourrais marcher ; puis j’ai les pieds toutécorchés et l’eau de mer me brûlerait. »

Il y avait du vrai dans ce que disaitFanchette ; mais elle était heureuse surtout de pouvoir fairequelque chose pour ceux qui lui avaient témoigné tant de bonté.

On finit par accepter sa proposition. Charlot,qui était revenu de l’étable, s’empressa de lui confier sonsceptre, c’est-à-dire sa gaule d’osier, et lui donna gravement sesinstructions. Il fut convenu que Fanchette reviendrait pour souperet qu’elle coucherait chez les Morand.

Mais les bestiaux, quand il voulut les fairesortir, regardaient l’étrangère avec de grands yeux étonnés. Kidusurtout ne pouvait s’expliquer cet arrangement ; il allait deFanchette à Charlot et de Charlot à Fanchette.

« Qui dois-je suivre ? »demandait-il.

Il penchait cependant pour accompagnerCharlot ; mais ce dernier brandit son bâton d’un air terrible,tandis que Fanchette l’appela de sa voix douce en lui montrant dupain. Kidu comprit, et jetant un dernier regard de reproche à sonmaître, il suivit la mendiante. Il mordit même un peu les jarretsde ce coquin de Kéban qui ne voulait point s’éloigner de sonpâtour(pâtre) ordinaire.

Pendant ce temps, Jobic préparait lesustensiles nécessaires à la pêche. Il prit pour lui la hotte, lehavenot et la fouine d’Antoine.

Tout le monde sait ce que c’est qu’une hotte,sorte de long panier comme en ont les chiffonniers et que lespêcheurs portent aussi sur leur dos.

Le havenot (havenet, en d’autrespays) est une grande poche en filet fixée sur un cercle en bois etemmanchée au bout d’un long bâton. On la plonge dans l’eaulorsqu’on voit des crevettes ou de petits poissons. Puis on larelève brusquement. L’eau s’écoule à travers les mailles, et lespoissons restent au fond de la poche, où les pêcheurs les prennentensuite avec la main pour les jeter dans la hotte.

La foëne, qu’on appellefouine sur les côtes de Bretagne, est une sorte de longuefourchette en fer à deux dents ; à trois dents elle porte lenom de trident. Elle est aussi adaptée à un manche de la longueurdes cannes que portaient jadis nos grands-pères. Elle sertàpiquer les poissons, principalement les poissonsplats, tels que les plies et les soles qu’on trouve dansles flaques d’eau.

Outre ces trois ustensiles, Jobic prit encoreun levier en fer destiné à soulever les pierres sous lesquelles secachent les homards et les roussettes ou chiens demer.

Avec quelques morceaux de vieux filets, queMarianne eut la complaisance de coudre, le marin confectionna tantbien que mal deux havenotspour les petites filles. Rosaliesurtout tenait à en avoir un et ne trouvait pas le sien encoreassez grand. On lui donna de plus la fourchette de fer qui servaità mettre les ajoncs dans le feu. Denise, plus facile à contenter,prit un simple bâton aiguisé, afin de laisser à Charlot la foëne deMarianne.

Heureuse de la joie de ses enfants,l’excellente mère n’avait qu’un regret, c’était de ne pas êtretémoin de leurs exploits. Jobic lui proposa de venir ; maiselle avait le ménage à faire, les vêtements et les filets àraccommoder, le souper à préparer ; tout cela ne lui laissaitguère le temps de s’amuser.

« Allez sans moi, dit-elle au matelot.Veillez bien sur les enfants, et bonne chance ! Prenez garde àRosalie surtout, car elle est fort imprudente.

– Soyez tranquille, répondit gaiementJobic. Adieu vat[3] ! En route,timonier ! »

Il installa Rosalie sur le goëmon qu’il avaitmis dans la hotte, prit la main de Denise et partit aussi léger ques’il n’avait rien eu sur le dos.

Chapitre 6 –La pêche au bas de l’eau. – Le homard de Charlot. Bataille deRosalie avec une roussette. – Le souper. – Le retour d’Antoine. –Les emplettes de Jobic. – La soirée sur la grève.

À certaines époques de l’année, bien connuesdes savants et des riverains, la mer se retire plus loin qued’habitude. Elle laisse alors à découvert de vastes espaces qui, entemps ordinaire, restent sous les flots. Les poissons, n’ayantpoint d’almanach, ne prévoient pas cette circonstance ; ungrand nombre, qui n’ont point suivi le courant, se trouvent tout àcoup prisonniers dans de petites flaques d’eau ou bien au milieu debassins formés dans le creux des rochers. Et malheur à eux siquelque pêcheur les découvre avant que la marée suivante les aitremis en liberté.

Dès que la mer commence à descendre, lespêcheurs, et même beaucoup de paysans, qui ne pêchent que cesjours-là, suivent pas à pas la retraite des flots. De temps entemps quelques rigoles leur barrent le passage. Ils les traversentbravement ou les tournent.

Parvenus à une certaine distance, ilscommencent leur chasse. L’un pique une petite sole, l’autre attrapeavec sa fourchette un congre ou anguille demer ; celui-ci déniche un homard caché sous une grosse pierre,et le tire à grand’peine de son trou, en évitant l’atteinte desgrosses pinces que l’animal met toujours en avant. D’autresplongent leur havenot dans les trous profonds où ils voient nagerun bataillon de crevettes,et enlèvent, d’un seul coup, unecinquantaine de soldats à la grise armure. On trouve aussi deshuîtres, force crabes et divers coquillages, tels que lesbernicles qui ont la forme d’un chapeau chinois, lesdaïns ou coquilles de Saint-Jacques, pareilles à cellesque portaient autrefois les pèlerins, les ormeaux dontj’ignore le nom scientifique, mais qui ont l’air de meringuesaplaties et dont la coquille a des reflets nacrés.

Il fallait faire un assez long trajet avantd’arriver à l’endroit où la pêche commençait à devenirfructueuse ; mais Denise et Charlot marchaient vaillamment.Quant à Rosalie, perchée sur la hotte, elle suppléait par letravail de sa langue à l’oisiveté de ses jambes.

Dès qu’on fut en plein territoire de pêche,Jobic mit à terre la petite bavarde. Elle saisit fièrement sonhavenot et sa fourchette, avec laquelle elle avait failli deux outrois fois s’éborgner, et trottina sur les talons du marin.

Si Jobic avait voulu faire une pêche sérieuse,il aurait maudit plus d’une fois ses petits acolytes ; mais iltenait surtout à les amuser.

Ceux-ci s’en donnaient à cœur joie.

Chaque fois que l’un d’eux avait pris unpoisson gros comme le doigt, il courait le montrer à Jobic quis’extasiait sur l’habileté du jeune pêcheur. De temps en temps, lematelot jetait furtivement dans le chemin de Rosalie ou de Deniseune sole ou une plie déjà piquée par sa foëne.

Quelle joie c’était alors ! Denise auraitpu facilement arriver la première et s’emparer du beaupoisson ; mais elle se laissait volontairement dépasser parRosalie qui faisait trotter ses petites jambes avec une grandeagilité.

Une autre fois, Jobic glissait une anguilledans la hotte de la petite fille ou dans celle de Charlot, et sarécompense était dans les cris de joie que leur arrachait cettedécouverte inexplicable d’un poisson venu de lui-même au-devant dela friture. Charlot travaillait de tout son pouvoir. Commeil se trouve quelquefois dans les trous de rochers des roussettesqui mordent assez dur, et des homards dont la pince pourraitblesser la main délicate d’un enfant, Marianne et Jobic avaientbien recommandé aux petits pêcheurs d’y prendre garde ; maisl’ardeur du butin leur faisait tout oublier.

Tandis que Jobic vidait dans la hotte deRosalie les crevettes prisonnières au fond du grandhavenot, il entendit des cris perçants ; c’étaitmaître Charlot aux prises avec un énorme homard.

« À moi ! Jobic, à moi !s’écriait Charlot.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda lemarin en accourant.

– Je tiens un homard.

– Apporte-le.

– Il ne veut pas me lâcher. »

Jobic se mit à rire. Évidemment la blessure deCharlot n’était pas dangereuse. Denise, en revanche, croyait sonfrère perdu. Elle aurait volontiers pleuré. Rosalie se cachaitderrière Jobic.

Le marin s’approcha du petit Morand. Il fourrasa main calleuse dans le trou.

« Aïe ! cria Charlot.

– Voilà le coupable ! » ditJobic en retirant un homard d’une superbe dimension, dont la pinceserrait encore la main de Charlot.

On lui introduisit un petit morceau de bois àla jonction des deux branches qui composaient la pince, afin del’empêcher de mordre désormais personne. Puis on le jeta dans lahotte d’où l’on avait eu soin d’enlever le varech ougoëmon.

« Hein ! quel beau homard j’ai prislà ! s’écriait fièrement Charlot, tout en frottant sa main quilui faisait encore un peu mal.

– Comment un garçon de ton âge, un filsde pêcheur surtout, se laisse-t-il attraper ainsi et crie-t-il poursi peu de chose ? dit Jobic au petit garçon.

– Dam ! il pinçait dur, lehomard.

– Un homme doit savoir supporter ladouleur sans crier.

– Je ne crierai plus, Jobic. Mais tout demême j’appellerai, dis ?

– À la bonne heure ! Tiens,j’aperçois là-bas une roussette qui se sauve. Donne-lui un bon coupde foëne pour l’arrêter.

– Non, c’est à mon tour ! »s’écria la petite Rosalie.

Et brandissant la fourchette aux ajoncs, ellemarcha d’un pas délibéré vers la roussette qui cherchait à gagnerune flaque d’eau.

Il est bon de dire que ces animaux ont unegueule fort bien garnie de dents, une mâchoire vigoureuse et unepeau si rude qu’on s’en sert pour polir le bois. Celle-ci étaittoute petite ; sans cela Jobic n’eût pas laissé Rosaliel’attaquer seule.

Intrépide comme un petit diable, l’enfantlança sa fourchette, mais elle manqua son gibier et n’atteignit quele sable. La bête, mécontente de se voir ainsi barrer le passage,ouvrit une gueule menaçante. Rosalie, qui avait déjà relevé sonarme pour en porter un second coup, fit probablement une réflexionprudente à la vue des dents de la roussette, car, au lieud’avancer, elle se replia sur le gros de l’armée, aux grands éclatsde rire de ses compagnons.

Cet accueil humilia tellement la petite fille,qu’elle chargea de nouveau son adversaire qui, de son côté, avaitjugé bon de battre en retraite. Nous devons avouer tout bas, toutbas, que Rosalie la prit par derrière, mais enfin elle atteignitcette fois la roussette.

« Bravo ! bravo ! » luicria Jobic.

Et, d’un coup de foëne savamment appliqué surla tête du chien de mer, il l’étourdit complètement.

Rosalie, tout essoufflée, toute palpitante,étendit en guise d’épée sa fourchette sur le corps de son ennemivaincu. Elle avait l’air d’un triomphateur romain.

« Prends garde ! elle vit peut-êtreencore ! » lui cria Jobic.

Rosalie ne put se défendre d’un mouvement depanique. Elle fit un bond en arrière qui lui fit perdre un peu deson attitude victorieuse, et ne fut pas très fière quand elles’aperçut, aux rires de Denise et de Charlot, qu’elle avait étédupe d’une plaisanterie. La roussette fut jetée dans la hotte oùelle alla tenir compagnie au homard et à une quarantaine de petitspoissons.

Bientôt les enfants commencèrent à traîner lajambe.

« Rentrons, dit Jobic.

– Non, non ! s’écria Charlot.Encore !

– Encore ! » répétaRosalie.

Le bon Jobic obéit. On continua à suivre lamarée qui descendait toujours. À la fin pourtant, Letallec vitqu’il était grand temps de virer de bord. Rosalie dormait à moitié.Denise était à bout de forces, et Charlot s’asseyait sur tous lesrochers. Le retour fut pénible. Les enfants avaient marché en avanttant qu’ils avaient pu, sans garder de forces pour le retour.

Maintenant ils n’en trouvaient plus.

Jobic mit du goëmon frais par-dessus lespoissons, et Rosalie reprit sa place sur le dos du marin, dont elletenait la tête en guise de point d’appui.

Quoique Denise ne se plaignît pas, Jobic eutpitié d’elle. Il la prit dans ses bras et la porta jusqu’à lafalaise.

« Je vous fatigue, disait la petite quivoulait marcher.

– Non, répondait le bon matelot, celafait contrepoids à la hotte et à la grosse crevette qui estlà-dessus. »

C’était Rosalie qu’il appelait ainsi. AlorsRosalie, pour le punir, lui tirait les cheveux.

Quant à Charlot, il avait voulu s’arrêtertrois ou quatre fois ; mais Jobic lui faisait honte de saparesse, et l’enfant se remettait en marche.

On arriva enfin à la chaumière des Morand.Jobic déposa sur la table sa hotte et les deux petites filles quise réveillèrent pour l’embrasser et pour assister à l’exhibition dubutin.

Pour de vrais pêcheurs, la récolte n’eût passemblé fort brillante ; mais, pour des enfants de cet âge,c’était superbe. Tous trois se pâmaient d’admiration, et la mère enfit autant pour augmenter leur plaisir.

Il avait été convenu qu’on attendrait le pèrepour souper ; mais les pauvres petits tombaient de fatigue etde sommeil. Marianne leur fit cuire tout de suite un poisson etleur donna quelques crêpes.

Ils mangèrent, les yeux fermés, et setrouvèrent dans leur lit sans savoir comment. Cinq minutes après,ils dormaient du profond et charmant sommeil de l’enfance.

On prétend même que Charlot, qui avait un peutrop soupé, ronflait ; mais pour mon compte je n’en croisrien.

Fanchette revint à sept heures avec lesbestiaux. Elle les mit à l’étable et s’acquitta à merveille de sesfonctions de bergère. Elle entra ensuite dans la maison et s’occupasilencieusement à seconder Marianne qui préparait le souper.C’était le premier ménage un peu convenable qu’elle eût vu ;tout était nouveau, tout était surprise pour elle, tout luiparaissait merveilleux. Marianne était ravie du naïf hommage renduà l’ordonnance de sa maison.

On voyait que la pauvre enfant ne savait pasfaire grand’chose ; mais elle regardait si attentivement etdevinait si bien ce qu’elle ignorait, qu’elle parvenait toujours àse rendre utile.

La bonne Marianne la prit tout de suite enaffection ; Jobic en fit autant, quoique le petit lutin deRosalie restât toujours sa favorite.

Avec la marée montante apparut la barqued’Antoine. Jobic alla sur la grève attendre son camarade afin delui donner un coup de main pour débarquer le poisson.

La joie des deux amis fut grande de seretrouver. Ils s’embrassèrent avec effusion. On porta sur le rivageles paniers contenant la pêche qui avait été bonne, ainsi qu’ilarrive généralement par les grandes marées.

Aussi le souper fut-il gai.

« Quelle est cette enfant ? »demanda Antoine en regardant avec surprise la petite Fanchette quitrottinait dans la cuisine, attisant le feu, apportant les plats etlavant les assiettes comme si elle était de la maison.

Marianne le lui raconta tout bas en faisantl’éloge de Fanchette, éloge que Jobic appuya de tout son pouvoir.Le brave pêcheur passa doucement sa main brunie sur la tête de lapetite et lui dit quelques mots bienveillants. On fit dans lacuisine un lit pour Fanchette avec du varech desséché, de la pailleet une grosse couverture. Jobic, qui aurait au besoin dormi sur desplanches, s’en alla coucher dans une sorte de petit grenier où l’onrenfermait la paille.

Sur ce lit primitif, le digne marin dormit sibien, qu’Antoine fut obligé de le secouer vigoureusement lelendemain matin pour le réveiller.

Les trois petits Morand étaient déjà sur pieddepuis deux heures au moins. Ils regardaient, toutes les cinqminutes, le cadran du coucouqui ornait un des coins de lachaumière, afin de voir s’il était temps de partir pour Lanmodez.Marianne, heureuse de leur joie, se hâta de leur mettre leurshabits du dimanche. Denise et sa mère pillèrent ensuite leurmodeste garde-robe pour habiller Fanchette un peu plusdécemment.

La pauvre petite ne s’était jamais vue sibelle ; elle se contemplait avec admiration dans le miroir deDenise, et remerciait chaleureusement ses bienfaitrices.

Neuf heures sonnèrent enfin, et l’on partitpour le village afin d’assister d’abord à la grand’messe. Ensortant de l’office, Jobic prit Rosalie dans ses bras. Denise etCharlot empoignèrent chacun un pan de sa ceinture et le suivirentde boutique en boutique.

Le digne marin était si heureux du plaisir queses cadeaux causaient à ses petits amis, qu’il aurait dépensé toutson argent en futilités si Marianne et son mari ne l’avaientemmené, pour ainsi dire de force.

On revint donc à la chaumière, en ramenantbien entendu la petite Fanchette, que Jobic n’avait eu garded’oublier dans ses générosités.

Après le dîner, on alla se promener sur lagrève. Les enfants étrennèrent leurs nouveaux jouets. Pendant cetemps, Antoine et Jobic causaient ensemble et rappelaient lessouvenirs de leurs voyages.

Chapitre 7 –Départ pour la pêche en mer. – La tempête. – Malheur affreux. –Dévouement de Jobic.

Le soir, tout en fumant, Antoine demanda à sonami ce qu’il comptait faire et quels étaient ses projets devoyage.

« Je pars sur le Marignan pourBombay, dit Jobic.

– Quand appareille-t-il ?

– Dans un mois.

– Bon !

– Mais il faut que je sois à mon postedans huit jours.

– Pourquoi ?

– Pour le chargement, donc !

– Eh bien, en attendant, tu vas resterici.

– Si je ne te gêne pas ?

– Tu vois bien que non. Tout le mondet’aime déjà comme si tu étais de la famille.

– C’est vrai, dit Marianne ensouriant.

– Oh oui ! s’écrièrent lesenfants ; il ne faut jamais partir, monsieur Jobic.

– Jamais ! jamais ! répétaRosalie.

– Tu veux que je reste ici, petitchiffon ?

– Oui.

– C’est dit alors. »

Les enfants battirent joyeusement desmains.

« Et Fanchette restera aussi, ditCharlot.

– Oh ! oui, maman ! »murmura Denise en regardant sa mère d’un air suppliant.

La pauvre Marianne n’aurait pas mieux demandé,car la situation de la petite mendiante l’intéressaitvivement : mais trois enfants à nourrir sont déjà une lourdecharge.

« Nous tâcherons de lui trouver uneoccupation dans les environs, chez de braves gens qui seront bonspour elle, dit-elle en embrassant Fanchette ; elle viendranous voir tous les jours et passera chez nous ses dimanches. Jem’en occuperai dès demain. En attendant, Antoine permettra qu’elledemeure avec nous.

– Tant que tu voudras ! s’écriaAntoine, qui avait aussi bon cœur que sa femme.

– Que Dieu vous récompense ! »murmura Fanchette.

Puis, cédant à son émotion, la pauvre petitecacha sa tête dans son tablier et sanglota dans un coin, à lagrande stupéfaction de Rosalie qui ne savait pas encore qu’on pûtpleurer de joie.

Tout étant ainsi arrangé à la satisfactiongénérale, les enfants allèrent docilement se coucher. Leurs parentsne tardèrent pas à faire comme eux, car Antoine et son ami Jobicdevaient partir pour la pêche le lendemain de grand matin.

Charlot, qui s’était endormi avec le secretespoir qu’on l’emmènerait, se réveilla au point du jour. Ils’élança bien vite de son lit.

Hélas ! les deux marins avaient déjàquitté la maison. Prenant à peine le temps de s’habiller, le gamincourut sur la grève. La barque d’Antoine était à dix ou douzeencâblures du rivage et filait rapidement vers la pleinemer.

Charlot se donna deux ou trois grands coups depoing dans la tête, puis, calmé par ce remède original, il repritle chemin de la maison, déjeuna de bon appétit et partit avec sesbestiaux.

Dans le courant de la journée, le ciel secouvrit de nuages sombres et menaçants. Les vagues commençaient àmoutonner, c’est-à-dire à se couvrir d’écume dans lelointain. Sur le rivage, les flots déferlaient avec une fureurcroissante. Les oiseaux de mer voltigeaient de tous côtés enpoussant des cris aigus. Bientôt les femmes des pêcheurs segroupèrent sur la grève. L’inquiétude était peinte sur leursvisages. Quelques-unes montaient sur les points les plus élevés dela falaise, pour tâcher de découvrir à l’horizon les bateaux deleurs maris ou de leurs frères.

Deux ou trois canots, trop petits pour serisquer loin des côtes, pêchaient à peu de distance ; ils sehâtèrent de regagner le rivage.

« Il va y avoir une tempête, disaient lesmarins en se signant. Que sainte Anne protège les camarades quisont au large ! »

Bientôt l’orage éclata. Le tonnerre grondadans le lointain. De sinistres éclairs déchirèrent les nuages noirset épais qui déroulaient au ciel leurs sombres plis. Les vaguesgrandissaient toujours. Leurs montagnes écumantes se brisaient lesunes contre les autres avec un épouvantable fracas ; les plusrapprochées du rivage se précipitaient contre les rochers, et toutela falaise tremblait de leur choc. De temps en temps, une voileparaissait au milieu des flots irrités. L’œil exercé des marins lareconnaissait bien vite.

« C’est le bateau d’un tel, »disait-on.

Puis chacun suivait avec une profonde anxiétéles mouvements du frêle esquif qui bondissait sur les vagues etsemblait fuir devant elles. Trois barques regagnèrent ainsi leport. Avec celles qui étaient rentrées aux premiers moments de latempête, cela faisait sept. Il en restait encore trois ; celled’Antoine était du nombre. Vers la fin du jour, une d’elles parutenfin. Son mât était brisé ; des trois marins qui la montaientils n’en revenait que deux : le patron et son matelot. Lemousse avait été emporté par une lame. Les deux marins avaient faittout ce qui était humainement possible pour le sauver, mais ilsavaient failli périr eux-mêmes dans cette tentative. De grosseslarmes roulaient sur leurs joues hâlées quand ils firent ce tristerécit à la pauvre mère du mousse qui attendait sur la grève leretour de son fils.

La malheureuse femme se laissa tomber à terre,mit son tablier sur sa tête et demeura immobile comme privée desentiment. Quelques voisines l’emmenèrent chez elle.

« Antoine est-il de retour ? demandal’un des marins qui venait d’arriver.

– Non ! Pourquoi ?

– Il était à deux milles au moins plusloin que nous.

– Sa barque est solide, dit un autre.

– Oui, murmura un vieux pêcheur, mais illui aura fallu doubler la Roche Bleue.

– Silence, dit un troisième, Marianne estlà et nous écoute. »

Hélas ! la pauvre Marianne avait toutentendu. Pâle, haletante, les yeux fixes, elle interrogeaitl’horizon.

« Une voile par le travers de l’îleModez ! » cria un marin qui avait unelongue-vue.

Marianne s’élança vers lui.

« Laissez-moi voir, » dit-elle.

Et collant son œil humide contre le verre,elle regarda avec une fiévreuse curiosité.

« C’est la barque d’Antoine !s’écria-t-elle.

– Pourvu qu’elle puisse aborder, dit toutbas le vieux marin.

– Je veux voir aussi, reprit une autrefemme dont le mari montait la troisième barque, celle dont onn’avait point encore de nouvelles.

– C’est bien la barque d’Antoine,poursuivit le marin qui avait aussi regardé dans l’intervalle.

– Sainte Vierge ! protégez monmari ! » murmura Marianne.

En dépit du mauvais temps, la barqueapprochait rapidement. Bientôt on put distinguer les hommes qui lamontaient. Il y en avait trois. À son départ, Antoine avait aveclui son matelot habituel, un mousse et Jobic. Qui doncmanquait ? L’œil collé à l’objectif de la longue-vue, Mariannecherchait à reconnaître qui se trouvait dans le bateau ; maisdéjà, auprès d’elle, la vue perçante de quelques marinsexpérimentés avait découvert qu’Antoine n’était pas avec sescamarades. Son matelot aussi était absent. Il n’y avait à bord quele mousse, Jobic et un des matelots qui montaient l’autre barqueattendue.

Folle d’inquiétude, Marianne interrogeait duregard les figures de ses voisins. Leurs physionomiescompatissantes lui révélèrent la cruelle vérité. Elle voulaitencore douter cependant. De sa main tremblante, elle reprit lalongue-vue.

Vingt fois la barque faillit sombrer sous lechoc des vagues, ou se briser contre les rochers. Assis àl’arrière, Jobic tenait la barre. Un mouchoir entourait son front.Son bras gauche immobile paraissait attaché à sa vareuse. L’autrematelot veillait aux voiles. Le petit mousse, qui avait douze ans àpeine, le secondait de son mieux et vidait avec une écuelle de boisl’eau qui remplissait le fond du canot.

Enfin l’embarcation atteignit le rivage.Chacun s’élança vers les marins.

« Mon mari ! s’écria Marianne en seprécipitant vers Jobic.

– Dieu nous l’a repris, » murmura lematelot qui pleurait comme un enfant.

La pauvre femme sanglota avec un accentdéchirant.

« Il est mort comme un brave et dignemarin qu’il était, reprit Jobic avec énergie. Il a voulu aller ausecours de ses camarades dont la barque avait sombré. En sepenchant pour tendre la gaffe à un malheureux qui senoyait, il est tombé à l’eau. Je me suis jeté après, mais je n’aipu le retrouver, le flot m’a lancé contre les rochers ; puis,en se retirant, il m’a ramené vers la barque, et ce brave garçonm’a sauvé, » ajouta-t-il en montrant le matelot de l’autreembarcation.

Cet homme parlait en ce moment à la veuve dumarin qu’Antoine avait inutilement essayé d’arracher à la mort.

Le mousse était le fils de ce dernier ;il avait passé les deux bras au cou de sa mère et cherchait à laconsoler.

Jobic et quelques voisines emmenèrent Mariannechez elle. En entrant dans la chaumière où jamais ne devait revenirAntoine, la malheureuse femme eut un accès de désespoireffrayant.

Les naïves caresses de ses enfants, que Jobicavait poussés dans ses bras, firent enfin couler les pleurs quil’étouffaient. Elle réunit les trois têtes chéries et les pressasur son cœur en les couvrant de larmes et de baisers.

Les pauvres petits ne pouvaient croire à leurmalheur.

« Papa reviendra, disait Charlot.

– Oh oui ! » affirmaitRosalie.

Denise pleurait silencieusement ;Fanchette, consternée, aurait voulu être morte à la place du bonAntoine.

Le matin suivant, Marianne exigea que Jobiclui racontât tous les détails de la catastrophe qui l’avait rendueveuve.

« Antoine est au ciel avec les martyrs etles saints, reprit-elle ensuite ; je l’y retrouverai quandceux-là – elle montrait les enfants – pourront se passer demoi.

– Oui, Marianne, répondait Jobic ;mais c’est égal, il aurait mieux valu que Dieu me prît à la placede notre pauvre Antoine. »

Marianne était une femme courageuse ; sapiété et son amour pour ses enfants lui donnèrent la force dedompter sa douleur. En cette occasion, Denise et la petitemendiante furent bonnes et dévouées. Elles s’occupèrent du ménage,firent la cuisine, soignèrent les autres enfants et montrèrentenfin, pour remplacer la pauvre mère, une intelligence et desattentions qui touchèrent profondément Jobic et Marianne. Charlotaussi faisait de son mieux ; mais les petits garçons n’ont pasgénéralement l’intelligence aussi développée que les petitesfilles. La mort de son père l’avait d’ailleurs plongé dans unesorte de stupeur. Il passait des journées entières avec Kidu sur lebord de la mer, redemandant l’absent aux flots qui l’avaientenglouti, et interrogeant du regard tous les points de l’espace.Fanchette allait le chercher aux heures des repas. Il se laissaitramener ; mais, dès que la surveillance cessait, il retournaità son poste. Un seul mot sortait de sa bouche :« Papa ! »

Pauvre Charlot ! Il comprenait déjà toutel’étendue de la perte qu’il venait de faire. Quoique plus jeune,Denise la sentait mieux encore ; femme déjà par le cœur, elletrouvait, pour consoler sa mère, des paroles et des caressesau-dessus de son âge.

Dès le lendemain, Jobic s’était mis à labesogne pour réparer les avaries qu’avait reçues la barqued’Antoine. Le bon matelot était cependant bien avariélui-même. Il avait un grand trou à la tête, et son bras gaucheétait tout couvert de meurtrissures ; mais son courage luidonnait des forces. Il ne voulait pas abandonner la famille de sonami.

Au bout de trois jours, la barque fut remise àflot. Jobic partit pour la pêche avec un matelot qu’il avait enrôléet le petit mousse qui accompagnait d’habitude le malheureuxAntoine, et qui avait failli périr avec lui. Hélas ! ilfallait gagner de quoi vivre, et le mousse repartait bravementparce que c’était son devoir de le faire.

Il y a bien des choses tristes dans cemonde ; mais aussi que de dévouements, que de nobles actionsqui restent ignorés ! combien de vies consacrées par lecourage et l’abnégation, qui devraient nous servird’exemple !

Il va sans dire que le produit de la pêche deJobic appartenait tout entier à la famille Morand. Cette familleétait devenue la sienne. Il acceptait la mission sacrée de veillersur les orphelins, comme si leur père avait eu le temps de la luiconfier.

Pour être plus libre, Jobic s’était installédans une cabane voisine. Il prenait ses repas chez lesMorand ; mais il était plus souvent en mer qu’à terre. Commec’était un de ces habiles et vaillants matelots qu’un capitainetient à se conserver, il avait obtenu du commandant de l’Argonautela permission de rester à Lanmodez jusqu’au départ du navire.

Pendant le temps qu’il ne consacrait pas à lapêche, il s’occupait des orphelins et de leur mère.

Au bout d’un mois, lorsqu’il fallut enfinsonger au départ, Jobic demanda un soir à Marianne ce qu’ellecomptait faire quand il ne serait plus là pour manœuvrer le bateaude pêche.

« Je vous l’ai dit, répondit-elle, jetâcherai de louer ma barque à notre matelot qui est un bon homme.Il pêchera et me donnera la moitié du poisson.

– En effet, dit Jobic, c’est le meilleurparti à prendre. Et votre fils ?

– Charlot ?

– Oui, Charlot. Vous ne voulez pas mecomprendre, ma pauvre Marianne. Charlot aura dix ans le moisprochain. Il est grand et fort pour son âge ; il peut déjàcommencer à naviguer.

– Il est si jeune !

– J’étais mousse à son âge.

– Ne me l’emmenez pas encore, Jobic. Jesuis si malheureuse en ce moment ! Laissez-le-moi deux outrois ans. Et puis, j’ai peur de la mer.

– Ce n’est pas raisonnable,Marianne ; vous savez bien qu’Antoine voulait en faire unmarin.

– Hélas ! murmura la pauvremère.

– Charlot est un bon petit garçon, repritJobic, mais il a de la tendance à devenir fainéant.

– C’est de ma faute.

– Je ne dis pas non ; cependant,cela tient aussi à son caractère. Manger un peu de vacheenragée lui ferait du bien. Enfin, pour aujourd’hui, n’enparlons plus. Nous verrons cela l’année prochaine.

– Oui, l’année prochaine ! Vousreviendrez, n’est-ce pas ?

– Sans doute ; mais, croyez-moi,habituez l’enfant petit à petit à la rude existence qu’il doitmener. Plus tard, il aurait trop à en souffrir. Quand il fera beau,envoyez-le à la pêche avec le bateau de quelque voisin. À bord d’ungrand navire, on ne prendrait pas un mousse aussi étranger que luià la manœuvre. Instruisez-le par ailleurs aussi ;l’instruction sert à tout et ne nuit à rien. Voyons, Marianne,soyons raisonnable et ne pleurez pas comme cela.

– C’est plus fort que moi, Jobic. Quandje pense à ce que la mer m’a déjà coûté !… »

Jobic consola de son mieux la pauvre femme.Pendant les deux ou trois jours qui lui restaient, il remit labarque à neuf, répara les ustensiles de pêche et conclut, avecl’ancien matelot d’Antoine, l’arrangement dont nous avons parlétout à l’heure et qui est assez fréquent parmi les pêcheurs. Cematelot, qui s’appelait Clément, s’engagea à entretenir le bateauen bon état ainsi que les filets et à partager le produit de lapêche avec la famille Morand.

Des camarades d’Antoine promirent à Jobic deveiller sur les orphelins et d’emmener le petit Charlot pour enfaire un marin.

Enfin Jobic dut partir. Il embrassa unedernière fois les enfants qui ne voulaient plus le quitter, etserra contre son cœur la pauvre veuve qui le remerciait aveceffusion de tout ce qu’il avait fait pour eux. Puis, honteux deslarmes qui mouillaient ses paupières, il quitta la cabane où ilavait passé de si joyeux instants auprès de son ami. Il partit àpied pour Paimpol, et de là s’embarqua sur un caboteur quiallait au Havre.

Le lendemain du départ de Jobic, Marianne, encherchant du linge dans l’armoire, trouva une petite bourse de cuirqui contenait soixante francs. C’était la bourse du matelot. Ilavait laissé à la famille de son ami tout ce qui lui restaitd’argent.

Chapitre 8 –La gêne. – Courage de Marianne. – Retour de Jobic. – On décide ledépart de Charlot. – Le capitaine Tanguy.

Plusieurs mois s’écoulèrent.

Fanchette tint fidèle compagnie à la pauvreveuve, durant les premières semaines qui suivirent la mortd’Antoine. Elle était bonne, affectueuse, et les petits Morandl’aimaient comme une sœur. Marianne aussi éprouvait une viveaffection pour cette enfant qui lui donnait toutes les preuvesd’une profonde reconnaissance. Cependant, comme Fanchette devaitpourvoir elle-même à sa vie, elle entra au service d’un fermier duvoisinage. On la traitait bien. Quand elle avait un moment deliberté, elle venait voir ses amis et s’ingéniait à leur êtreutile. Son courage et son gentil caractère intéressèrent en safaveur le vieux curé du village qui était l’oncle de son maître.Chaque fois que le digne prêtre venait à la ferme, il causait unpeu avec Fanchette, lui faisait dire ce qu’elle souhaitait et sesespérances.

Fanchette ne désirait rien tant que de savoirlire, pour suivre la messe le dimanche, disait-elle, et pouvoirchercher dans l’almanach le temps des semailles et la façon de biensoigner les bêtes.

« Ma petite, dit un jour le curé, puisquetu as si bonne envie d’être savante, viens me voir tous les soirsquand ta besogne est faite : mon neveu te le permettra ;je t’apprendrai à lire et à écrire. »

Grande fut la joie de l’enfant, et grande sonardeur au travail. Comme elle ne voulait pas que le fermier pût seplaindre de la voir occupée d’autre chose que de sa tâchequotidienne, elle prenait sur le temps de son sommeil pour étudierles mystères de l’alphabet et faire des pages de grands O. Bientôtelle fut en état de lire ses prières couramment.

Alors, comme sa première pensée était toujoursde chercher en quoi elle pouvait être utile à la famille Morand,Fanchette proposa à Charlot de lui donner à son tour des leçons,les dimanches après vêpres.

« Quand on sait lire, vois-tu, luidit-elle, on peut arriver à tout. »

Charlot se prêta volontiers à cet arrangement.Pendant deux ou trois dimanches, au sortir de l’église, les deuxenfants allèrent s’asseoir sous un arbre, et Fanchette s’efforçaitde faire entrer dans la cervelle de son ami tout ce qu’elle-mêmevenait d’apprendre.

Mais nous devons avouer que le résultat de cesétudes n’était point brillant. La petite fille y gagnait seulementde comprendre que l’enseignement est difficile ; qu’autrechose est de savoir, et de partager son savoir. Quant à Charlot, ilrestait aussi ignorant que devant et l’esprit un peu plustroublé.

Un jour, l’instituteur les surprit dans unmoment de découragement complet. Charlot s’était renversé enarrière, résolu à ne plus jeter les yeux sur les mystérieux petitssignes noirs dont il ne pouvait se rappeler ni la forme ni lavaleur. Le livre était tombé, et Fanchette, attristée, ne songeaitpas à le ramasser.

« Cela ne va pas, mes enfants ? ditl’instituteur qui était un brave homme.

– Oh ! pas du tout, soupiraCharlot.

– Et si je te donnais des leçons, moi,serais-tu bien attentif, bien appliqué ?

– Certainement je ferais de mon mieux,monsieur Nicolas.

– Eh bien, mon garçon, nous arrangeronscela. J’en parlerai à ta mère. »

Tout le monde s’intéressait à la pauvreMarianne qui, dans son malheur, montrait un courage et unerésignation héroïques. M. Nicolas, heureux de lui rendreservice, lui annonça qu’il se chargeait d’apprendre à son fils lalecture, l’écriture et un peu d’arithmétique. Charlot, d’ordinaireindolent, fut si désireux de reconnaître les soins del’instituteur, qu’il travailla courageusement et s’aperçut, à sagrande surprise, que le travail lui-même, la peine et la fatiguequ’il donne ont un charme dont on ne peut plus se passer aprèsqu’on l’a goûté. En trois mois, il sut lire aussi bien queFanchette.

Alors son maître lui donna l’histoire deFrance, une petite géographie et un atlas sur lequel il putretrouver les chemins qu’avait parcourus son père. Il étudiaitaussi les quatre règles d’arithmétique ; le temps ne luimanquait pas pour le faire, tandis qu’il gardait ses bêtes ;et les garder formait toujours la seule tâche que lui imposait samère.

Malgré la promesse qu’elle avait faite àJobic, Marianne n’avait pas le courage de former Charlot au rudemétier qu’il devait embrasser. Elle ne pouvait se décider àl’envoyer sur mer.

« Demain, disait-elle, demain. »

Et demain n’arrivait jamais.

La gêne cependant commençait à menacer lachaumière. Quoique bon marin, Clément était loin d’égaler le pauvreAntoine. Il s’enivrait quelquefois et perdait alors plus d’unebonne journée. Puis, au lieu de recevoir comme jadis le produit dela pêche, les Morand n’avaient plus droit qu’à la moitié, et leurbudget s’en ressentait.

Un jour, Clément tomba malade et passa prèsd’une semaine au lit. Pour de pauvres gens qui vivent au jour lejour, un chômage est terrible, car il oblige à faire des dettesqu’on est souvent plusieurs mois sans pouvoir payer.

Marianne le savait et faisait des prodiges detravail et d’économie pour nouer les deux bouts.

Aussi dure pour elle-même qu’elle était faiblepour ses enfants, elle allait sur la grève recueillir descoquillages. Une partie servait au repas de la famille. Lacourageuse veuve portait le reste à Lanmodez pour les vendre.Denise la secondait de tout son pouvoir, mais la pauvre petiten’était pas encore bien forte.

Quoiqu’il s’appliquât si bien à l’étude,Charlot, pour tout autre chose, manquait d’initiative. Lorsque samère lui disait : « Fais ceci, » il lefaisait ; mais l’idée ne lui venait pas de le faire delui-même.

Habitué à trouver son déjeuner et son dînerservis, son lit préparé et ses habits cousus sans avoir besoin degagner personnellement de quoi payer tout cela, il ne se rendaitpas suffisamment compte de toute la peine qu’il faut prendre poursubvenir soi-même à ses besoins. Cependant, il ne manquait nid’adresse ni de bonne volonté. Des matelots du voisinage l’ayantquelquefois emmené à la pêche, il mérita leurs éloges, et on luiprédit qu’il ferait un jour un bon marin s’il voulait prendre labesogne à cœur.

Il atteignit ainsi sa onzième année.

Un matin, un an environ après le départ deJobic, Charlot gardait les bestiaux non loin de la falaise. Ils’endormit sur un tas de petits cailloux destinés à l’empierrementdu chemin. Comme circonstance atténuante, nous devons dire qu’ilavait passé en mer la journée de la veille et même une partie de lanuit.

Au beau milieu de son sommeil, il futbrusquement réveillé par la chute, ou pour mieux dire parl’écroulement du lit peu moelleux qu’il s’était choisi.

La première personne qu’aperçurent les yeuxeffarés du petit garçon fut Jobic Letallec.

« Jobic ! » s’écria Charlot ense précipitant dans les bras du matelot.

C’était Letallec, en effet, qui venait deréveiller si brusquement le petit pâtre. Il embrassa l’enfant.

« Qu’est-ce que tu faisais là ? luidemanda-t-il.

– Je gardais mes bestiaux.

– Oui-da !… Où sont-ils ?

– Bellone est… »

Charlot s’interrompit.

Bellone, fidèle aux habitudes de maraudequ’elle devait à la négligence de son gardien, avait passé dans unesapinière voisine.

« Et Kéban ? » demanda lematelot.

Maître Kéban manquait aussi à l’appel.

« Commence par rassembler tes bestiaux,lui dit Jobic. Nous aurons ensuite à causer. »

Un peu ému du ton sérieux avec lequel luiparlait le marin, Charlot se hâta de rappeler les maraudeurs. Grâceà Kidu, l’opération fut bientôt terminée.

« Maintenant, dit Jobic, assieds-toi làet écoute-moi bien.

– Oui, monsieur Jobic, murmuraCharlot.

– Tu vas sur douze ans, mon gars. Dans laposition de ta famille, tu es d’âge à te rendre utile, et tu ne lecomprends pas assez. Je ne te parle pas seulement du présent, maisaussi de l’avenir. Qu’est-ce que tu veux être ?

– Marin donc.

– Tu es bien décidé ?

– Oui.

– Tu n’aimerais pas mieux devenir valetde ferme ?

– Oh ! non. D’abord j’aime mieuxnaviguer… Et puis…

– Et puis ?… Voyons.

– Et puis vous m’avez dit l’annéedernière qu’en naviguant j’aurais plus de chance de gagner del’argent pour donner à maman.

– Bravo ! s’écria joyeusement Jobic.Tu es bien le fils d’Antoine et tu feras un brave marin comme lui.Puisque tu as si bon courage, il faut partir tout de suite.

– Tout de suite ?

– Dans quelques jours enfin. Tu es logé,nourri, vêtu, mon garçon, et tout cela coûte de l’argent. Afin d’engagner, ta pauvre mère se tue de travail.

– Est-ce que les mousses sont bien payés,Jobic ?

– Dame ! répondit le matelot ensouriant, la première année il ne faut pas trop compter sur tasolde pour soutenir ta famille. Mais, à mesure que tu deviendrasutile, tu seras payé davantage. D’ici là, sois tranquille ; jeconnais quelqu’un qui ne laissera pas dans le besoin la femme etles enfants de son vieux camarade.

– Merci, Jobic.

– Est-ce dit ? Veux-tu t’embarqueravec moi ?

– Oh ! Jobic, c’est avec voussurtout que je veux m’embarquer.

– Alors il faut que tu le dises detoi-même et sérieusement à ta mère. La pauvre femme t’aime tantqu’elle voudra te garder encore auprès d’elle ; au lieu de luiêtre bon à quelque chose, tu augmenterais les charges qu’elle adéjà sur le corps. Rosalie est maintenant assez grande pour garderles bestiaux à ta place.

– Oh oui ! ils lui obéissent aussibien qu’à moi… excepté Kéban qui lui donne toujours des coups detête, mais parce qu’elle se sauve, voyez-vous.

– Allons, c’est entendu, et je suissatisfait. Je vais préparer ta mère à la nouvelle de ton départ. Àbientôt, mon garçon. »

En arrivant à la chaumière, Charlot trouvaMarianne tout en larmes. La pauvre femme sentait bien que Jobic etson fils avaient raison, mais son cœur n’en souffrait pasmoins.

Puis l’absence de Charlot devait être longue.Jobic, qui l’emmenait naturellement avec lui, s’était engagé à borddu trois-mâts le Jean-Bart,appartenant à la grandecompagnie dite Compagnie Nationale. Les administrateurs de cetteCompagnie s’occupaient en ce moment d’établir des correspondants etdes consignataires dans tous les ports de commerce importants del’étranger, et de faire explorer les ressources des diversescontrées avec lesquelles on était déjà en relation, ou quioffraient assez d’avantages pour qu’on y envoyât des navires.

Deux employés supérieurs de la Compagniedevaient, par conséquent, prendre passage à bord duJean-Bart, et le capitaine avait ordre de se conformer àleurs instructions. Comme ils comptaient s’arrêter assez longtempsdans certains pays, leur voyage n’avait pas de limite fixe. Onsupposait pourtant qu’il durerait deux ou trois ans au moins ;mais Jobic n’eut garde de l’avouer tout de suite à la pauvreMarianne.

Vu l’importance de la mission confiée à cesdeux inspecteurs, on leur avait donné le meilleur marcheur de tousles navires, le capitaine le plus capable et un équipage d’élite.Aussi n’était-ce qu’à grand’peine que Jobic avait obtenu ducapitaine Tanguy, avec lequel il naviguait depuis six ans et quiappréciait beaucoup le brave matelot, la promesse d’engager commemousse le petit Charlot. M. Tanguy avait même répondu d’abordpar un refus.

« Capitaine, avait dit enfin Jobic, c’estle fils de ce pauvre Antoine Morand que vous avez connu à bord dela Suzanne ; vous savez bien, un timonier qui n’avaitpas son pareil. Il s’est noyé l’année dernière en voulant sauver unami ; sa veuve et ses enfants n’ont rien pour vivre. Le petitest encore un peu jeune, c’est vrai, mais je me charge de sonéducation. D’ailleurs il est très grand et très fort pour sonâge.

– Eh bien, amène-le, dit lecapitaine.

– Merci, capitaine.

– Bien entendu je ne le prendraidéfinitivement qu’après l’avoir vu.

– Sans doute. Adieu,capitaine. »

Et déjà Jobic s’en allait, quand la voix ducapitaine le rappela.

« Tu dis que ses parents sontpauvres ?

– Oui.

– Eh bien, si ce petit avait besoin dequelque chose pour son équipement, tu sais : du linge, dessouliers, un tas de bêtises enfin… avance l’argent et je te lerendrai. Si tu n’en avais pas, écris-moi… tu entends ?

– Merci, capitaine, mais je suis là. Jeme suis juré de veiller sur les enfants de mon pauvre Antoine, etle petit ne manquera de rien, allez.

– C’est bon, c’est bon… Va te promeneralors, et laisse-moi faire mes connaissements. Attends donc. Jean,du rhum. »

Le domestique, qui remplissait une malle dansun coin de la chambre, apporta ce que demandait le capitaine. Jobicavala lestement ses deux verres de rhum comme si c’eût été de l’eausucrée, et partit en remerciant le digne capitaine.

« Ah ! si j’avais seulement unedouzaine de lurons et de braves comme celui-là ! »murmura M. Tanguy en suivant des yeux le matelot.

Il est bon de dire ici que M. Tanguyétait Bas-Breton, et, par conséquent, fort disposé à bienaccueillir ses compatriotes.

C’est à la suite de cette conversation queJobic était parti pour Lanmodez avec l’intention de ramener Charlotau Havre avec lui.

Chapitre 9 –Le trousseau de Charlot. – Les adieux. – Le cœur d’une mère.

Le Jean-Bart devant mettre à la voileà la fin du mois, il n’y avait pas de temps à perdre pour préparerle petit trousseau de Charlot. Sa mère se mit aussitôt à labesogne. Obligeantes comme on l’est presque toujours chez lespauvres gens, quelques voisines lui offrirent leurs services ;mais elle voulut tout faire par elle-même. Elle trouvait quelqueconsolation à s’occuper des vêtements que devait porter son filsbien-aimé.

Denise seule avait la permission de secondersa mère ; elle y travaillait de tout son pouvoir. Souvent onvoyait de grosses larmes couler sur les joues de Marianne et tombersur l’ouvrage qu’elle tenait à la main. Alors Denise s’approchaittout doucement et embrassait sa mère, qui pleurait ensuite avecmoins d’amertume.

Rosalie aussi voulut mettre la main autrousseau de son frère. On fut obligé de refaire secrètement toutce qu’elle avait cousu, car ses points offraient les variations lesplus imprévues : il y en avait de grands, de petits, de longs,de courts, de toute espèce enfin, excepté de solides, et cettequalité surtout est importante pour des vêtements qu’on emporte àbord. Il n’y avait pas là de blanchisseuse ; chaque matelotdevait laver son propre linge, et le plus souvent à l’eau de mer,dont l’action est pernicieuse pour les tissus.

Quant à Fanchette, à qui Marianne avait apprisà coudre, elle travaillait du matin au soir, même en mangeant lemorceau de pain qu’elle emportait aux champs.

Il fallait la voir arriver toute rayonnantechez Marianne et lui remettre le mouchoir ou la chemise qu’ellevenait d’ourler. Touchée du zèle que mettait cette enfant à laservir, la veuve la prenait dans ses bras et l’embrassait aveceffusion.

« Il reviendra bientôt, allez, madameMarianne, disait Fanchette, et il vous apportera de l’argent. Ildeviendra fort et bon comme Jobic ; ce sera un brave marin quifera honneur à sa famille.

– Il sera capitaine ! s’écriaitRosalie.

– Capitaine des mousses, » répondaitJobic en riant.

Si le matelot avait laissé faire Marianne,celle-ci, malgré sa pauvreté, aurait trouvé moyen de remplir descaisses d’objets destinés à son fils.

« Vous vous figurez donc qu’on va luidonner une cabine ? disait Jobic. Il aura de la place pour sonsac de marin, et tout juste encore. Ce qui ne pourra pas tenir dansle sac, voyez-vous, ça restera au Havre. Ce n’est donc pas la peinede dépenser votre argent et de vous exterminerde travailpour des choses inutiles.

– Mais, Jobic, il y a encore de la place,disait la pauvre mère en tendant de toutes ses forces le sac engrosse toile à voiles que devait emporter Charlot.

– Vous oubliez, Marianne, qu’il fautlaisser de la place pour la chemise de laine et le béret que nousachèterons en arrivant au Havre.

– Le pauvre petit aura froid.

– Ta, ta, ta ! il a déjà plusd’affaires que les trois quarts de ses camarades. Il estfort et bien portant, ce garçon ; il n’a pas besoin d’emporterun chargement avec lui. »

Enfin tout se trouva terminé. Il fallut songerau départ. Marianne aurait bien voulu gagner encore quelques jours,mais Jobic y mit de la fermeté. Trouvant Charlot moins actif etmoins futé que la plupart des petits mousses de son âge, il tenaità ce que l’enfant se dégourdît un peu avant le départ, entravaillant au chargement.

Il expliqua tout cela à sa mère, et elle futbien obligée de reconnaître qu’il avait raison.

Un beau matin, la charrette d’un fermiervoisin s’arrêta de bonne heure devant la porte des Morand. Marianneet Denise devaient accompagner Charlot jusqu’au village qu’ilfallait traverser pour aller à Lézardrieux.

Charlot embrassa Rosalie qui pleurait etvoulait partir avec lui. Puis il alla dire adieu aux animaux quechaque jour il menait au pâturage.

« Adieu, Bellone, dit-il à la vacheblanche qui le regardait de son grand œil doux et mélancolique.Adieu, Kéban ; adieu, Brunette. »

Ni Bellone, ni Kéban, ni Brunette necomprenaient les paroles de Charlot ; mais, voyant sa figureattristée, ils frottaient leurs bonnes têtes contre la poitrine del’enfant pour le consoler et lui témoigner leur affection.

Quant à Kidu, il ne quittait pas son petitmaître d’une semelle.

Sur la route, on rencontra Fanchette qui setenait aux aguets pour dire adieu à son ancien camarade. Ellel’embrassa, lui glissa dans la main une petite médaille en plomb desaint Mathurin et une pièce de vingt sous, tout son trésor. Puiselle vint prendre la main de Marianne et la porta à ses lèvres avecun mouvement rempli d’effusion, exprimant par cette muette caressela part qu’elle prenait à son chagrin. Charlot avait l’air trèssérieux.

En arrivant, à Lanmodez, le fermier qui avaitla complaisance de le conduire, ainsi que Jobic, jusqu’àLézardrieux, fit une halte de cinq minutes pour prendre quelquescommissions. Il était convenu que là se ferait l’adieu définitif dufutur mousse et de sa famille.

Émerveillé de son voyage en charrette, étourdià la pensée des belles choses qu’il allait voir, Charlot, quin’avait pas encore atteint d’ailleurs l’âge où l’on comprend toutela douleur d’une séparation, avait naturellement bien du chagrin dequitter sa mère et ses sœurs ; mais c’était surtout de lesvoir pleurer qu’il pleurait lui-même.

La pauvre Marianne le tint longtemps pressésur son cœur en appelant sur lui toutes les bénédictions duciel.

Jobic fit un signe au fermier.

« Il est temps de partir, dit lepaysan.

– Adieu, maman ! cria Charlot.

– Adieu, mon fils ! réponditMarianne. Sois bon et brave comme ton père, et que Dieu veille surtoi ! »

Les chevaux se mirent en mouvement, et lesvoyageurs s’éloignèrent.

Kidu avait vu son maître monter en voiture. Ille suivit en aboyant. On avait beau le renvoyer, il revenaittoujours. Jobic le ramena à Marianne, qui fut obligée de l’attacheravec son mouchoir. Alors le pauvre chien, les yeux fixés sur lacharrette qui emportait Charlot, se mit à pousser des hurlementsplaintifs qui navraient le cœur de Marianne.

Elle et Denise restèrent sur la route tantqu’on put distinguer les voyageurs. Bientôt un tournant les dérobaà leurs yeux.

Toutes deux entrèrent alors dans l’église, oùMarianne s’agenouilla devant l’autel et pria longtemps.

Enfin Denise et Fanchette parvinrent àl’emmener en lui rappelant que Rosalie était seule à la maison.

Une fois de retour dans la chaumière, Mariannereprit ses occupations accoutumées ; mais on ne la vit plussourire comme du temps où elle avait auprès d’elle son mari et sonfils.

Chaque fois qu’il s’élevait une tempête, elledevenait sombre et inquiète. Ce n’était pas raisonnable, carCharlot étant déjà bien loin de France, l’orage qui régnait sur lescôtes de Bretagne n’avait aucune influence sur le sort duJean-Bart. Mais le cœur d’une mère s’alarme de tout.

Alors Denise et Rosalie redoublaient enverselle de soins et de prévenances. Toutes trois priaient ensemble, etle calme rentrait peu à peu dans l’âme de la pauvre Marianne.

Chapitre 10– Arrivée au Havre. – Cadillac et Dur-à-cuire. – Entrevue avec lecapitaine. – Le bâtiment met à la voile.

Nous n’essayerons pas de décrire lesétonnements et les admirations de Charlot dorant son voyage et aumoment de son arrivée au Havre.

Tout était nouveau, tout était magnifique pourun enfant qui n’avait jamais poussé ses excursions plus loin quePleumeur, c’est-à-dire à trois lieues environ de Lanmodez.

« Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-ilen apercevant le port. Ah ! mon Dieu ! c’est comme uneforêt sur l’eau ! »

Les étonnements de Charlot amusaient beaucoupson ami Jobic, qui lui donnait d’interminables explications avecune patience fort méritoire chez lui. Le matelot attendit deux outrois jours avant de conduire son protégé chez le capitaine. Ilcraignait que l’air ahuri de Charlot ne produisît une mauvaiseimpression sur M. Tanguy.

Parmi les matelots déjà engagés sur leJean-Bart, se trouvaient deux hommes qui avaient connuAntoine. Jobic leur présenta Charlot.

Avec des gens de cœur, cela suffisait ;Charlot pouvait désormais compter sur deux protecteurs de plus.

L’un d’eux était un vieux loup de mer, à lavoix rude, à l’air grognon, qui semblait toujours prêt à dévorerles gens avec lesquels il causait. Il disait bonjour à son meilleurcamarade du ton dont un autre aurait abordé son ennemi déclaré.Pierre Norzec était Breton comme Jobic et Charlot : car, envrai Breton qu’il était, le capitaine Tanguy avait pris le pluspossible de ses compatriotes.

Excellent homme au fond, Pierre avait desdehors si maussades qu’ils lui avaient valu le sobriquet deDur-à-cuire.

L’autre ami de Charlot formait avec Norzec uncontraste des plus piquants. Il se nommait Lazare Cadillac ;mais, grâce aux histoires peu vraisemblables qu’il avait coutume deraconter avec un aplomb magnifique, on l’appelait le plus souventCadicrac.

Par une bizarrerie fort commune, ces deuxhommes de caractère si opposé étaient les meilleurs amis du monde.Du matin au soir, Cadillac taquinait son camarade, et le pèreDur-à-cuire, que la moindre plaisanterie de la part d’un autremettait en fureur, ne faisait que menacer Lazare de l’écorcher vif,ce qu’il n’avait jamais essayé de faire, on le pense bien.

Les mauvaises langues du bord prétendaient queleur attachement tenait surtout à ce que l’un était aussi bavardque l’autre était taciturne. Lazare parlait ; Pierre écoutait,et tout allait pour le mieux.

L’accueil fait à Charlot par ces deux matelotsfut caractéristique.

« Ton nom ? demanda brusquementNorzec.

– Charlot.

– Âge ?

– Douze ans bientôt.

– Un franc marin, ton père. Travaillebien, sinon gare dessous ; je cogne. Faut pas faire honte àton père. Veux-tu un verre de cognac, moussaillon ?

– Non, dit Cadillac, c’est trop fort pource petit ; donne-lui du cassis.

– Pouah ! fit dédaigneusementNorzec, des douceurs !

– Il ne prendra rien du tout, cela vaudramieux, répondit Jobic qui était le plus raisonnable. Laissez-lui letemps de s’habituer.

– Accoste ici, moussaillon, dit Cadillacen empoignant Charlot qu’il mit entre ses jambes ; sais-tu lamanière dont les singes mangent le sucre au Bengale ?

– Non, monsieur.

– Apporte du sucre, garçon. Hé,là-bas ! »

Le garçon de café accourut. Les matelotspayent bien, mais il ne faut pas les faire attendre.

« Voilà, monsieur. »

Le garçon apporta cinq ou six morceaux desucre, comme pour une tasse de café.

« Mets-en dans ta bouche, » ditLazare au petit Morand.

L’enfant obéit, ne sachant trop s’il devaitrire ou trembler.

« Croque. »

Charlot croqua. Comme il aimait le sucre, ladémonstration lui plaisait assez jusque-là.

« Eh bien, lui dit gravement Lazare en lemettant devant une glace, pour manger le sucre les singes fontexactement comme toi ; ils le croquent. »

L’enfant ne comprit d’abord rien à cetteplaisanterie de matelot ; mais, au second morceau de sucre, ilvit bien qu’elle n’avait d’autre but que de lui donner unefriandise et de l’enhardir un peu en le faisant rire.

« Un mousse qui mange du sucre !grommelait pendant ce temps le vieux Norzec. Pourquoi pas demanderdu chocolat et des glaces pour ce petit brigand ? Tiens,moussaillon, voilà dix sous pour toi ; mais si tu achètes desbonbons avec, je te hache en morceaux. Allons, file tonnœud ! »

Charlot profita de la permission pours’établir sur le seuil de la porte entr’ouverte, et pour regarderde tous ses yeux un joueur d’orgue de Barbarie qui faisait danserdeux petits chiens au son de cet instrument.

Quelques minutes après, Jobic vint lechercher. Ils sortaient ensemble, quand ils se trouvèrent nez à nezavec le capitaine Tanguy, qui passait par hasard dans la rue.

« C’est là ton protégé ? dit-il àJobic en fronçant le sourcil.

– Oui, capitaine.

– Depuis quand êtes-vous auHavre ?

– Depuis huit jours, capitaine.

– Pourquoi ne me l’as-tu pas amené toutde suite ? »

Jobic ne savait pas mentir ; il balbutiaquelques mots inintelligibles.

« Tu voulais le former auparavant,n’est-ce-pas ? C’est pour cela sans doute que tu le mènes déjàau cabaret, afin qu’il devienne un chenapan comme le petit Bernard,que vous avez perdu en le faisant boire et fumer.

– Capitaine, reprit Jobic tout honteux,c’était pour faire voir l’enfant à Norzec et à Cadillac, tous deuxamis de son père, que je l’ai amené là.

– C’est différent. Mais il ne faut plusl’y conduire. À son âge, on place mal son amour-propre ; onveut être un homme en imitant les défauts des hommes qu’on voitautour de soi et qui frappent plus que leurs bonnesqualités. »

Tout en parlant, M. Tanguy écartait de lamain les longs cheveux blonds qui couvraient le front du petitMorand.

« Tu as une honnête figure, mon garçon,lui dit-il, et tu ressembles à ton père. Tâche de lui ressembler entout, car c’était un brave marin. »

Il fit causer Charlot. Quoique fort intimidé,notre ami ne répondit pas trop mal. Le capitaine l’eut bien vitejugé.

« Nous en ferons quelque chose, dit-il aumatelot. L’écorce est épaisse, mais le cœur est bon. Sais-tu lire,Charlot ?

– Oui, capitaine.

– Écrire ?

– Oui, capitaine.

– Et calculer ?

– Un peu.

– Allons, à partir d’aujourd’hui, tu peuxte regarder comme faisant partie de l’équipage duJean-Bart. Écris-le à ta mère, et dis-lui que toncapitaine a connu ton père et aura soin de toi. »

Dès le lendemain, Jobic conduisit Charlot àbord du Jean-Bart,qui était amarré contre le quai et donton complétait le chargement. L’enfant se mit immédiatement à labesogne. Il s’amusa beaucoup le premier jour ; le second, latâche lui sembla un peu rude. Grâce à Jobic et à ses deux amis, onle ménageait beaucoup cependant ; mais, pour comprendre cequ’est véritablement le travail, il faut avoir travaillé ailleursque chez soi. Les enfants se figurent toujours qu’en dehors de lafamille, ils trouveront plus d’indulgence et de liberté, et c’estjustement le contraire qui arrive.

Quelques jours avant son départ du Havre,Charlot écrivit à sa mère la lettre suivante, qui lui coûta biendes heures de travail et force cheveux : car, lorsque lesphrases ne lui venaient pas, il se grattait la tête avec une telleanimation, qu’une grande correspondance n’eût pas tardé à le rendrechauve.

« Ma chère maman, écrivait-il, je meporte bien, et je désire que la présente vous trouve de même enbonne santé, et Denise et Rosalie et Fanchette aussi. Nous partonsdans huit jours. C’est moi qui travaille dur, ma chère maman !Ça m’ennuie bien quelquefois, va ; mais, quand je boude àl’ouvrage, Jobic me dit : Pense à ta mère qui a travaillétoute sa vie pour vous nourrir. Alors ça me donne du courageet je recommence.

« Le capitaine est content de moi, àpreuve que, l’autre jour, il m’a donné, en passant, une tape sur lajoue et que Bernard, au contraire, a reçu une calotte parce qu’ilfrottait le dos du chien d’un passager avec du tripoli, au lieu defrotter le cuivre de l’habitacle, et le chien n’était pas content.C’est Kidu qui aurait bien mordu, si on l’avait frotté comme ça.Mais Bernard est si drôle qu’il me fait rire tout de même. Il esttoujours à me taquiner et à me conter un tas de chosesextraordinaires. Je ne sais jamais quand il dit vrai ou quand il nedit pas vrai. Des fois ça me vexe quand je le vois me rireau nez, et je lui flanque des coups, et il me les rend, car il atrois ans de plus que moi ; mais après je n’y pense plus, etje l’aime assez tout de même, parce qu’il est bien amusant.

« Figure-toi qu’il fume comme un vieuxmatelot, et qu’il boit de grands verres de cognac. Moi, un jour,j’ai voulu essayer ; mais ça m’a rendu malade, et Jobic m’afichu des claques. Alors je n’ai pas eu envie de recommencer, jet’assure bien, d’autant plus qu’il m’a dit que ça te ferait duchagrin, et ça suffit pour que je ne le fasse plus jamais.

« Parce que, vois-tu, maintenant que mevoilà quasiment un homme et que je vois comme c’est dur de gagnerde l’argent, je comprends combien papa et toi vous avez étécourageux et bons pour nous, et je veux devenir riche pour que tune travailles plus du tout, ni mes sœurs non plus, et que tu mangesdes crêpes et du lard tant que tu voudras, et que tu boives ducidre. Tu auras aussi une jolie petite maison blanche comme j’envois ici, et de si beaux dindons avec des canards blancs et unpetit bateau pour nous promener. Et puis Denise et Rosalie serontbien habillées, et la petite Fanchette demeurera chez nous, parceque je l’aime bien aussi. J’ai toujours ses vingt sous dans mabourse et quarante-huit sous qu’on m’a donnés, pour des commissionsque j’avais faites. Moi, je voulais te les envoyer, mais Jobic adit qu’il fallait attendre à mon retour.

« Il est bien bon pour moi, Jobic, et lepère Dur-à-cuire et Cadillac aussi. C’est celui-là qui te feraitrire avec ses histoires.

« Nous sommes bien nourris, je t’assure,et souvent je voudrais pouvoir mettre ma part dans ma poche pourl’apporter à mes petites sœurs. Dis à Denise de m’écrire unegrande, grande lettre, si tu n’as pas le temps, toi, et qu’elle meraconte tout plein de choses. Et Rosalie, est-ce qu’elle commence àse faire obéir de Kéban ? Il ne faut pas surtout qu’elle luijette des pierres, car il croit que c’est pour jouer ; ilviendrait lui donner des coups de tête, et Rosalie tomberait parterre, puisque, moi qui suis fort, je tombais quelquefois. Il y adans ce pays-ci de grosses, grosses vaches qui ont quasiment l’airde bœufs ; mais elles n’ont pas de bon lait comme Bellone.Est-ce que Brunette grimpe toujours sur les talus ? Bernarddit qu’il y a des pays où les chèvres paissent sur les grandsarbres, mais je ne crois pas cela, n’est-ce-pas ?

« Dis à Rosalie d’embrasser bien monpauvre Kidu pour moi… J’ai toujours envie de pleurer, quand jepense à vous ; mais Norzec et Jobic disent que c’est honteuxpour un mousse d’avoir la larme à l’œil. Quand ça m’étouffe trop,je vais me cacher dans la hune, et là je pleure à mon aise. Mais nedis cela à personne, car on se moquerait de moi.

« Je t’embrasse, ma bonne chère mère,comme je t’aime et mes sœurs aussi. Dis à Fanchette que je pensebien souvent à elle et que je l’aime parce qu’elle a été bonne pourtoi.

« Et puis, comme je n’ai plus rien à tedire, je ferme ma lettre. Voilà trois jours que j’ytravaille ; même j’en suis tout en nage, tant ça me donnechaud de tant écrire.

« Je t’embrasse de tout mon cœur, maman,et mes sœurs et Fanchette et tout le monde.

« Ton fils Charlot Morand,mousse à bord du Jean-Bart.

« Ce 28 mai 1840. »

Huit jours après l’envoi de cette longuemissive, le Jean-Bartmettait à la voile et cinglait versle Brésil.

Chapitre 11– Le Jean-Bart. – Vie de bord. – L’intérieur d’un navire. – Débutsde Charlot. – Mauvais tours de Bernard.

Coucher dans un hamac, morceau de toile àvoile suspendu par des cordes, peut être favorable au sommeil desgens qui en ont l’habitude. Mais la première nuit que Charlot passadans ce nouveau lit fut agitée ; chaque mouvement du vaisseau,en le secouant, disloquait ses membres. Il se leva moulu comme s’ilavait reçu des coups de bâton.

« Mon gars, lui dit Jobic, dans soixanteans d’ici, tu ne voudras pas dormir ailleurs que là-dedans.Sais-tu, continua-t-il, que tu as de la chance de naviguer pour toncoup d’essai sur le Jean-Bart, un trois-mâts de huit centstonneaux. »

Charlot regarda son ami et parut calculer enlui-même la place que tiendraient huit cents barriques de vinarrimées (rangées) à fond de cale.

Jobic lui expliqua que le tonneau est unemesure de poids, qui équivaut à 1 000 kilogrammes. LeJean-Bart était capable de jauger(porter) 800fois 1 000 kilogrammes. Il parut au petit mousse qu’unbâtiment semblable ne devait jamais éprouver de naufrage.

Cependant on s’occupait sur le pont dedéterminer la vitesse de la marche du bâtiment. Un morceau de boisà peu près triangulaire, nommé loch,avait été jeté à l’eauet restait stationnaire, tandis que la corde qu’on y avait adaptéese déroulait rapidement. Au bout d’une minute, la quantité de cordeainsi dévidée indique la longueur de distance parcourue.

« Tout cela est si important, dit Jobic àCharlot, que chaque jour on consigne sur un livre spécial, nommélivre de loch, du nom de ce morceau de bois, quelle a étéla marche du navire, quelle route il a tenue, les coups de vent,les avaries, les rencontres, etc. C’est la tâche de l’officierde quart, ainsi nommé parce que le temps de son servicedure quatre heures. Les matelots se relaient aussi dans le mêmetemps. Sur les navires de commerce, ils se divisent en deux bandes,deux bordées, et on les désigne sous le nom detribordais ou bâbordais, selon qu’ils se trouventà bâbord ou à tribord.

– Pourquoi, demanda Charlot, qui suivaittoujours de l’œil le loch et sa longue corde, pourquoi y a-t-il desnœuds à cette corde ?

– Bon ! as-tu aussi remarqué que cesnœuds étaient faits à intervalles réguliers ? Celui qui tientla corde les compte quand ils lui passent sous le doigt. L’on saitalors que le vaisseau file six nœudsou dix nœudsà l’heure, et c’est un autre moyen de connaître avec quellerapidité l’on marche. »

Charlot vit encore avec plaisir qu’ilvoyagerait en compagnie de quelques moutons, d’une vache et d’unechèvre qu’on avait installés dans la chaloupe. Il se promit dechercher par là des amis.

Enfin, ne voulant pas négliger la pratiquepour la théorie, Jobic commanda à son protégé de grimper au grandmât. Pour cela, des cordages nommés haubans sont disposéscomme les montants d’une échelle double. Ils partent des flancs dunavire et rejoignent le sommet de chaque mât. Les échelons sont encorde plus mince et plus tendue ; ils prennent le nomd’enfléchure.Mais un mât n’est point fait d’une seulepièce ; il se compose en réalité de trois mâts emboîtés lesuns dans les autres. Au sommet de chacun, se trouve une espèce deplate-forme à jour, nommée hune. Au-dessus du grandmât s’élève le mât de hune, dont la voile prend ladésignation de grand hunier ; puis vient le mâtde perroquet, surmonté de celui de catacoisou plutôtcacatois, ainsi que le nomment tous les marins.

Malheureusement pour Charlot, maître Bernard,son collègue, lui avait raconté très sérieusement que le troudu chat, échancrure pratiquée dans la hune et par laquelle onpasse pour aller plus haut, devait son nom à un chat énorme qui s’ytenait jour et nuit.

« Il ne dit rien aux anciens matelots,prétendait Bernard, mais il griffe et mord cruellement ceux qu’ilne connaît pas. »

Un novice (aspirant matelot) et deux autresmarins avaient confirmé ce récit. Charlot commença donc à tremblerquand Letallec lui ordonna de monter au grand mât, puis d’allerjusqu’aux barres de perroquet. Il gravissait lentement lesenfléchures.

« Plus vite, lambin ! » luicria Jobic.

À mesure qu’il approchait de la hune, Charlotralentissait encore son ascension.

« Veux-tu monter ! » lui disaitle matelot, mécontent de sa nonchalance.

Quant à Bernard et au novice, ils riaient à setenir les côtes.

Jobic saisit un bout de corde et fit mine des’élancer dans la mâture pour activer le mousse.

« Serais-tu poltron, mongars ? » cria d’en bas le capitaine qui venaitd’arriver.

À ces mots, la fierté du petit Breton dominatout autre sentiment. Il prit son élan, traversa le trou du chat,et grimpa d’un trait jusqu’aux barres de perroquet.

« L’enfant a du cœur, il ira bien, »murmura le capitaine en continuant son chemin.

Au bout de cinq ou six minutes, un bruitparticulier le fit se retourner.

C’était maître Charlot qui, revenu de sonexpédition, tombait à coups de poing sur Bernard.

« La paix ! » dit lecapitaine.

Les combattants se séparèrent. M. Tanguyeut bientôt appris la cause du combat.

« Mon enfant, dit-il à Charlot, quiroulait son béret d’un air confus, je ne veux point de bataille àmon bord. On ne se fâche pas ainsi pour une bagatelle. Quand ondoit rester longtemps ensemble, il faut que chacun y mette du sienet qu’on se montre réciproquement indulgent.

– Oui, capitaine, soupira Charlot.

– Quant à toi, Bernard, il ne faut pasnon plus que tes plaisanteries aillent trop loin ; autrement,c’est le martinet du contre-maître qui se chargerait dupayement. »

Cette mercuriale n’empêcha point maîtreBernard de mystifier bien d’autres fois son petit camarade ;mais peu à peu celui-ci devint plus avisé.

Un jour pourtant, il fut la dupe d’une autreaventure. Un passager avait recueilli un poisson volant. Ce poissonest à peu près de la dimension d’un petit hareng ; il a degrandes nageoires au moyen desquelles il s’enlève sur l’eau et peutse soutenir une ou deux minutes en l’air, jusqu’à ce qu’il retombedans les flots, ou sur le pont de quelque navire. C’est le plussouvent pour se dérober à la voracité des dorades et des thons, quileur font une guerre acharnée, que ces pauvres animaux se livrent àla gymnastique aérienne qui leur a mérité leur nom.

Charlot n’avait point vu le poisson, mais ilavait entendu parler de la trouvaille faite par le passager. Aprèsavoir préparé la chose longtemps à l’avance par ses récits, Bernardvint informer son camarade que le chirurgien du bord l’envoyaitdire au coq de mettre à la broche les deux ailes dupoisson volant.

Charlot, devant lequel on parlait depuis uneheure de cet animal comme d’une sorte de poulet ou de pigeonaquatique, accomplit naïvement la prétendue commission duchirurgien.

Par malheur, le coq avait encouru laveille de sévères reproches au sujet d’une fricassée de poulets,qui ne contenait que quatre ailes pour trois têtes et six cuisses.Le capitaine n’ayant jamais voulu consentir à attribuer ce déficità une mauvaise conformation de ses poulets, le coq avaitété mis à la demi-ration de vin pendant trois jours.

Déjà de mauvaise humeur, il prit pour uneraillerie le message du pauvre Charlot et l’en récompensaimmédiatement par un rude soufflet. Éclairé sur la mystificationdont il venait d’être victime, Charlot s’en retourna, l’oreillebasse, vers les matelots qui riaient de bon cœur.

« Eh bien, Charlot, qu’a répondu lecoq ? demanda Bernard d’un ton gouailleur.

– Voilà sa réponse, » repartit lepetit Breton en rendant généreusement à Bernard le soufflet qu’ilavait reçu.

Peu soucieux de ce présent, Bernard riposta.Par malheur pour lui, vint à passer le second,c’est-à-dire l’officier placé immédiatement après le capitaine etdont l’autorité prime celle du lieutenant, qui n’est que letroisième officier du bord. Pour s’être servi indûment du nom duchirurgien, Bernard fut condamné à douze coups de martinet qui luifurent appliqués immédiatement, au grand désespoir de Charlot quicriait :

« Donnez-m’en la moitié. J’en mérite biensix pour avoir été si bête ! »

Bernard, au milieu de son supplice, essayaitde le consoler.

« On n’en meurt pas, lui disait-il, etdans un sens ça fait du bien, car on s’en veut tout de même d’êtresi taquin. Mais que veux-tu, Charlot, c’est plus fort quemoi ; dès qu’une malice me passe par la tête, je la mets àl’air. Et voilà les suites, » ajouta l’étourdi, en montrantses épaules meurtries à Charlot.

Chapitre 12– Charlot fait connaissance avec un passager. – Le passage de laligne. – Le Père Tropique et son cortège. – Le baptême. – Tempête àl’horizon.

Au moment de quitter son fils, Marianne luiavait fait promettre qu’il travaillerait l’écriture etl’arithmétique chaque fois qu’il en trouverait l’occasion ;Jobic avait donné sa parole qu’il y veillerait. Il est bon de direici que, de tout temps, Charlot avait eu de grandes dispositionspour le calcul.

Un jour qu’assis à l’écart, il se livrait àune division compliquée, il s’aperçut, en relevant la tête, qu’unpassager le regardait travailler. Charlot connaissait déjà de vueM. Lambert Villiers, l’inspecteur chargé par la Compagnie del’importante mission à laquelle on avait affecté leJean-Bart.

M. Villiers devait avoir une quarantained’années. Il était petit, brun, et déjà presque chauve. Saphysionomie un peu triste révélait une grande intelligence, et sesyeux annonçaient un caractère actif et résolu.

« Que fais-tu là, mon enfant ?demanda-t-il.

– Une division, monsieur.

– Voyons cela. »

Rouge jusqu’aux oreilles, Charlot montra sonpapier.

« Et tu as le courage de travailler ainsisans maître ?

– Je l’avais promis à maman.

– C’est bien, mon ami, très bien. Tu doisaimer la lecture ?

– Je crois que oui, monsieur.

– Tu crois ?

– Autrefois je ne l’aimais pasbeaucoup ; mais maintenant il me semble que je l’aimerais.

– Je n’ai malheureusement que des livrestrop sérieux pour toi, reprit l’ingénieur, après un instant desilence. N’importe, viens dans ma cabine quand tu ne seras pas dequart, nous verrons à te trouver quelque chose. »

Malgré la bienveillance que lui avaittémoignée M. Villiers, le pauvre Charlot n’osait aller letrouver. Il est défendu aux gens de l’équipage de passer surl’arrière, à moins que ce ne soit pour les besoins du service, etl’enfant avait peur d’enfreindre la consigne.

Au risque de se faire punir, Jobic prit lemousse par la main et le conduisit chez M. Villiers. Il ygagna un verre de rhum et un cigare, et il se retira, laissantCharlot en train de causer avec l’inspecteur, que le babil dumousse amusait. De tout temps Charlot avait été bon etserviable ; mais son indolence l’avait souvent empêché demontrer ses bonnes qualités. Maintenant qu’il avait gagné del’activité et perdu son air endormi, il commençait à paraître cequ’il était réellement, un bon garçon intelligent, honnête et lecœur sur la main.

Sa franchise et sa modestie plurent àM. Villiers. Il parla de Charlot au capitaine, et celui-ci leconfirma dans la bonne opinion qu’il avait conçue de notre ami.

Appelé de temps en temps chez l’inspecteur,Charlot fut chargé de divers petits arrangements à faire dans sacabine. Son empressement le rendit d’abord assez maladroit ;mais, avec l’habitude, il reprit du sang-froid et finit par serendre véritablement utile à son protecteur, qui s’intéressait àlui toujours davantage. Lui trouvant des dispositions pour lesmathématiques, M. Villiers lui en donna quelques leçons.Charlot fit des progrès rapides. Il comprenait tout et n’oubliaitpas le lendemain ce qu’il avait appris la veille. Bientôt lareconnaissance et l’affection qu’il éprouvait pour M. Villiersaugmentèrent encore son ardeur au travail. De son côté,l’inspecteur le prit tout à fait en amitié.

Cependant, on approchait de l’équateur, ligneimaginaire qui sépare le globe en deux parties à égales distancesdes pôles. L’usage existe, sur les vaisseaux, de célébrer lepassage de cette ligne par une cérémonie qu’on appelle le Baptêmedu Père Tropique.

Le capitaine, très exigeant sous le rapport dutravail et de la discipline, était en revanche disposé à laisserjouir son équipage de toutes les distractions qui ne nuisaient pasà la régularité du service. Il autorisa donc les matelots àcélébrer le Baptême du Père Tropique.

Sur le rang d’avant (gaillardd’avant), on s’occupait activement des préparatifs de cettesolennité.

Quand vint le grand jour, une grêle de fèveset de haricots, tombant du haut de la mâture, annonça qu’un graveévénement se préparait dans les régions célestes.

Bientôt parut un postillon, coiffé d’unchapeau ciré, tout couvert de rubans et chaussé de longues bottescomme en portent les pêcheurs de Terre-Neuve ; à ces bottess’adaptaient de gigantesques éperons mexicains dont les molettesavaient au moins sept à huit centimètres de diamètre. Il s’approchadu capitaine, qui se promenait les mains derrière le dos sur ladunette, et lui fit un petit discours.

Le but de cette harangue était de lui annoncerla visite du Père Tropique, souverain des contrées que traversaitle Jean-Bart.

« Très bien, répondit le capitaine, tupeux dire à Sa Majesté que nous la recevrons avec les égards quilui sont dus.

– Et son épouse ?

– Et son épouse aussi. »

Le postillon s’inclina, fit tourner bride aulong bâton sur lequel il était à cheval, et se dirigea versl’avant. En descendant de la dunette, il embarrassa ses éperonsl’un dans l’autre et fit la plus belle culbute du monde.

On se mit à rire, le postillon se releva,fouetta vigoureusement son coursier en bois qu’il accusa de l’avoirdésarçonné par une ruade, et alla rejoindre son souverain.

Pendant ce temps, les passagers et lesofficiers se rassemblaient pour attendre la visite du PèreTropique. Le capitaine se tenait un peu en avant.

Un vacarme infernal, produit par uneclarinette, un violon, un flageolet, deux couvercles de casseroleset un petit baril vide sur lequel on frappait comme sur une grossecaisse, servit d’ouverture à la cérémonie.

Deux matelots, affublés de longues barbesd’étoupe, coiffés de bonnets de carton, vêtus de manteaux romainsreprésentés par des couvertures et portant chacun une hached’abordage, se présentèrent d’abord comme les sapeurs d’unrégiment.

Deux petits anges couverts de plumes, que legoudron collait sur leur corps, servaient de pages au souverain.Ces anges étaient les deux mousses Bernard et René. Charlot, devantsubir le baptême, ne figurait pas dans le cortège.

Enfin parut le Père Tropique, qui n’étaitautre que Lazare Cadillac. Une barbe immense, faite avec descopeaux de menuisier, assortie à sa longue chevelure, luidescendait jusqu’aux jambes. Il portait une armure de carton doré,un manteau royal qui avait été et qui devait redevenir unecourtepointe en indienne à franges ; des bottes de Terre-Neuveet trois petites casseroles en guise de montre et de breloques,complétaient son costume.

Sa tendre épouse l’accompagnait. Le novice quijouait ce rôle, et qui n’était point laid, s’était badigeonné levisage avec de la farine et prenait des airs timides et modestestout à fait convenables à son emploi. Comme ensemble, sa toilettelaissait un peu à désirer. Sa robe ne dépassait guère le genou, etses gros souliers juraient avec ses bas de soie confectionnés aumoyen d’un vieux foulard blanc. Quant à trouver un bonnet pareil ausien, je défierais toutes les modistes parisiennes d’y parvenir.Fleurs fanées, dentelles en papier, franges en étoupe, plumesd’oies et de canards en guise de marabouts, ce prodigieux bonnetréunissait tout ce qu’on peut désirer. Aussi avait-il la hauteurd’un bonnet à poil.

Sa Majesté féminine tenait dans ses bras unpoupon composé d’un sac bourré de copeaux, et elle lui prodiguaitles plus tendres caresses.

Derrière ces nobles personnages, gambadaientles courtisans les plus étranges que puisse rêver l’imaginationd’un peintre fantaisiste. Et quels cris, quelles contorsions, quelséclats de rire !

Les matelots ne s’amusent pas souvent et nerient guère ; mais, quand ils s’y mettent, c’est de tout leurcœur.

Arrivé devant le capitaine, le Père Tropiquebrandit son sceptre.

« Silence ! dit-il.

– Silence ! » répétèrent lescourtisans.

Un silence profond régna aussitôt. Le PèreTropique commença une longue harangue, dont les termes sontconsacrés par l’usage et que nous ne répéterons pas ici.

Le capitaine lui répondit en quelques mots etlui accorda la permission de baptiser les nouveaux venus.

Le royal cortège fit volte-face et se retira,tandis que les haricots pleuvaient comme de plus belle.

Un grand baquet rempli d’eau fut placé surl’avant et recouvert d’une planche mobile. De chaque côté setenaient les courriers et les licteurs de Sa Majesté.

Les nouveaux passagers furent conduits devantle Père Tropique. Selon la générosité de leur offrande, on secontentait de leur jeter un peu d’eau de Cologne dans la manche, oubien on les inondait d’eau de mer.

Charlot, passant la ligne pour la premièrefois, devait subir le baptême dans toute sa rigueur.

Comme Jobic savait qu’il ne supportait pastrès bien les plaisanteries, il lui avait recommandé de ne point sefâcher, quelque mauvais tour qu’on pût lui jouer.

Charlot l’avait promis un peu à contre-cœur,et non sans une certaine appréhension des épreuves mystérieusesqu’il allait avoir à subir.

À l’appel de son nom, les deux satellites leconduisirent aux pieds de Sa Majesté.

« Quel est ton nom ? demanda le PèreTropique.

– Charlot Morand.

– Tu es le fils d’un brave marin qui nousa souvent présenté ses hommages. Assieds-toi là. »

On fit asseoir Charlot tout ému sur la planchequi recouvrait une cuve remplie d’eau. Le Père Tropique fit unpetit discours sur les devoirs d’un bon mousse. Charlot dutembrasser une sorte de grande férule blanchie d’un côté avec de lafarine, et noircie de l’autre avec du noir de fumée. À la suite deces baisers, il fut, à son insu, badigeonné de noir et deblanc.

Pendant qu’il récitait la formule du sermentque lui dictait un matelot costumé en sauvage, on retirabrusquement la planche et Charlot tomba dans l’eau… pas la tête lapremière… au contraire. En même temps un seau d’eau, qu’on tenaitsuspendu au-dessus de lui, compléta sa douche.

« Pouah ! Pouah ! » fit lepauvre garçon, qui se crut noyé.

Il sortit enfin de sa baignoire dans un étatfacile à comprendre, et se sauva à toutes jambes au milieu deséclats de rire des matelots. Bernard surtout le retenait pours’amuser de sa colère ; mal lui en prit. Fidèle à sa promesse,Charlot ne lui administra pas le moindre coup de poing ; il lesaisit au contraire dans ses bras et l’embrassa si affectueusementque le pauvre ange se trouva bientôt aussi mouillé queCharlot.

Cet épisode fit rire tout le monde, et notrehéros encore plus que personne.

Tandis que les matelots se poursuivaientjusque dans la mâture avec des seaux d’eau et se servaient même despompes à incendie du navire pour s’arroser réciproquement, lecapitaine interrogeait l’horizon d’un regard attentif. Des signesimperceptibles pour tout autre qu’un marin expérimenté luifaisaient redouter un ouragan soudain, comme il en arrivequelquefois dans ces parages.

Bientôt son parti fut pris. Il donna quelquesordres. Le Père Tropique, sa famille et ses courtisans, tous furenten cinq minutes parés(prêts) pour la manœuvre. Lesmatelots s’étaient débarrassés en un clin d’œil de leurs costumesfantastiques ; mais les pauvres anges, qui ne pouvaientenlever leur goudron et leurs plumes qu’à grand renfort d’huile, degraisse ou de beurre, durent manœuvrer toute la journée sous cecostume peu commode.

Chapitre 13– La tempête. – Un homme à la mer. – Courage de Charlot. – Arrivéeà Rio-Janeiro. – M. Villiers.

La tempête éclata bientôt dans toute safureur. Le navire bondissait sur les vagues. Son beaupré, à chaquecoup de tangage, disparaissait dans les flots.

Tout autre que des marins exercés demeuraitdans sa cabine. Cependant M. Villiers avait voulu rester surla dunette. C’est une sorte de maison en bois, s’élevantau-dessus du pont et surmontée d’un autre pont qui lui sert decouverture et de terrasse. Sur ce second pont est placé legouvernail.

Au moment où le navire se câbrait,pour ainsi dire, afin de franchir la cime d’une vague énorme, uneautre vague arriva et balaya tout ce qui se trouvait sur ladunette, sauf le timonier, qui se cramponnait à la roue. Quant aucapitaine, il était alors sur son banc de quart.

Entraîné par la vague furieuse,M. Villiers disparut.

« Un homme à la mer ! dit letimonier. – Deux hommes à la mer ! » ajouta-t-ilaussitôt.

Le second homme, c’était notre ami Charlot. Àl’instant où M. Villiers était enlevé de dessus le bord, lemousse apportait en courant un cordage que le timonier avaitdemandé pour l’aider à maintenir la roue du gouvernail.

Avec une présence d’esprit qu’on n’auraitjamais attendue d’un enfant de cet âge, Charlot remit une desextrémités de la corde au timonier ; puis, conservant l’autreà la main, il se jeta résolument à l’eau avant que le marin pût leretenir.

Quoique Charlot, élevé sur les bords de lamer, nageât comme un petit poisson, sa tentative n’en était pasmoins dangereuse. Mais le brave enfant n’avait consulté que soncœur et sa reconnaissance pour M. Villiers.

Dieu voulut sans doute l’en récompenser. Parun hasard miraculeux, il se trouva tout près de celui qu’ilcherchait à sauver. Malgré cela, il avait peine à lerejoindre ; les vagues le lui cachaient de temps en temps etles éloignaient l’un de l’autre. Enfin, un moment rapprochés, ilssaisirent ensemble une des bouées de sauvetage qu’on leur jetait dunavire. Tous deux s’y cramponnèrent, et, grâce à la corde que lemousse n’avait pas lâchée, on les hala jusque sous la poupe, et onleur lança d’autres cordages. Tous leurs efforts n’empêchèrentpoint qu’une vague ne les emportât encore à quelque distance. Maison les ramena de nouveau, et on parvint enfin à les hisser sur ladunette. Charlot avait perdu connaissance. Par un mouvementinstinctif, il tenait son cordage avec tant de force qu’on eutmille peines à le retirer de ses doigts crispés.

Quand il revint à lui, il reçut lescompliments de tout le monde. Jobic et Lazare l’embrassèrent. Lepère Dur-à-cuire murmura en levant les épaules :

« Eh bien, mon garçon, à te voir mangerton sucre, là-bas au Havre, je ne t’aurais pas cru sibrave. »

Le digne matelot n’avait jamais pu digérer cesucre-là.

L’héroïque conduite de Charlot fut consignéesur le livre de bord, et le capitaine le félicita chaleureusement.Quant à M. Villiers, qui avait montré pendant l’accident unsang-froid extraordinaire, il ne le perdit qu’en serrant dans sesbras le brave petit garçon auquel il devait la vie.

Comme la tempête n’était pas encore à sa fin,Charlot se déroba aux remerciements de M. Villiers pourretourner à son poste. En le voyant arriver sur le gaillardd’avant, les matelots l’applaudirent.

« Charlot, mon garçon, dit Cadillac, quiaurait plaisanté sur un gril brûlant, je te nomme colonel de monrégiment, le 1er plongeur à cheval, et je te décore dela médaille de sauvetage. »

Il fit mine en même temps de lui accrocher surla poitrine un couvercle de casserole. Mais, tout en plaisantantainsi, il serra cordialement la main du petit mousse.

Une manœuvre dispersa tout le monde.

Au bout de quelques heures, la tempête secalma enfin. On put reprendre la route directe au lieu de continuerà fuir devant le vent, ou vent arrière, c’est-à-dire dansle même sens que le vent.

Pendant la soirée, M. Villiers se promenalongtemps sur le pont en compagnie du capitaine Tanguy. Ilscausaient avec une certaine animation. Le timonier, qui entendaitquelques mots de leur conversation chaque fois qu’ils arrivaientprès de lui, raconta qu’ils avaient prononcé plus d’une fois le nomde Charlot.

D’après le peu qu’il avait saisi, il luisemblait que M. Villiers émettait quelque projet à l’égard dupetit mousse, et que le capitaine l’engageait à en différerl’accomplissement.

« Laissez-le se former auparavant,répondait M. Tanguy ; plus tard, il vous remercierad’avoir attendu. »

De quoi s’agissait-il ? Voilà ce que lematelot ne put dire à Jobic.

Malgré ses bonnes qualités, l’enfant n’étaitpoint parfait. Bien d’autres que lui d’ailleurs se fussent laisséenivrer par les éloges qu’il recevait. Il se crut tout de suite ungrand personnage, et, suivant l’expression populaire, ilposa un peu.

Les actes de courage et de dévouement sontchose trop commune parmi les marins pour qu’on en parle bienlongtemps. Au bout de quelques jours, quoi qu’on n’eût pas oubliéle courage de Charlot, et qu’on le traitât moins brusquement queses camarades, on ne lui parlait plus de ses exploits. AlorsCharlot en parla de lui-même. Les deux premières fois, cela passasans observation. Mais un jour, Dur-à-cuire lui dit de son airbourru :

« Laisse-nous tranquilles avec tonhistoire, moussaillon. On ne se vante pas ainsi, que diable !Au large ! »

Voyant que Charlot se retirait tout piteux,Cadillac l’empoigna par le bras :

« Je vais t’expliquer ce que Dur-à-cuirevient de te narrersi gracieusement, dit-il en saluantironiquement le vieux matelot. Ce que tu as fait l’autre jour estbien, assurément, surtout pour un enfant comme toi, mais tu gâteston affaire en en causant à perpétuité. Parmi les hommes quit’entourent, il n’en est guère qui n’auraient quelques traits demême genre à citer. Vois un peu s’ils en jacassent comme toi à toutpropos. Les éloges, faut les attendre et ne jamais aller leschercher.

– Quand on est brave, faut pas êtrevaniteux, comprends-tu ? ajouta Jobic.

– Oui, Jobic, murmura Charlothonteux.

– Tiens, moi, par exemple, reprit Lazare,un jour qu’il faisait nuit, j’ai sauvé une diligence à douze placeset cinq chevaux, qui était entrée au grand trot dans le ventred’une baleine avec les vingt-trois voyageurs qu’elle contenait, ettrois chats dont deux chiens. Eh bien, tu vois que je n’en parlejamais.

– Et comment as-tu fait pour sauver tadiligence ? demanda Jobic.

– J’ai frappé (attaché) uneamarre sur le timon de la voiture, j’ai roulé l’autre extrémitéautour d’un boulet, avec lequel j’ai chargé un canon, puis j’ai misle feu à la pièce. En sautant, le boulet a entraîné la voiture, lesdouze chevaux, les quarante voyageurs et les trois éléphants.

– Tu disais trois chats.

– Oui, mais ils avaient trouvé tant desouris dans le ventre de la baleine qu’ils étaient devenus groscomme des éléphants. »

Comme maître Cadillac débitait ces folies d’unair impassible et du ton le plus grave, tout le monde se mit àrire, et Charlot fit chorus.

Il profita néanmoins de l’avis du matelot, etsa modestie acheva de lui concilier l’affection de l’équipage.

Quant à M. Villiers, il redoubla desollicitude envers son nouveau protégé. Il avait obtenu ducapitaine que le mousse aurait chaque soir quelque liberté pourlire et travailler. Il lui demandait compte de ses lectures,causait avec lui de façon à développer son esprit, et le poussaitvivement en mathématiques.

Après une traversée de deux mois, leJean-Bart arriva en vue de Rio-Janeiro.

Rio-Janeiro, capitale du Brésil, est une villede 200 000 âmes. La population se compose de blancs, de métis,de mulâtres, de nègres et d’Indiens. Ceux-ci, maintenant peunombreux et dans une misérable condition, descendent des premiershabitants du pays. On évalue à deux ou trois millions le nombre desnègres esclaves.

La traite (commerce des nègres) est àprésent interdite par les lois, mais, au moment dont nous parlons,elle avait lieu encore clandestinement, à la honte del’humanité.

La langue du pays est le portugais. La plupartdes blancs savent aussi l’anglais ou le français. Presque tous sontcatholiques.

Située à l’entrée d’une baie magnifique etencadrée de pittoresques montagnes, Rio-Janeiro se compose demaisons à un seul étage construites à l’européenne et n’offrantrien de pittoresque. Le port est un des plus beaux du monde. Laville est excessivement sale. Comme il n’y a pas d’égouts, chaqueondée de pluie transforme les rues en rivières qui emprisonnent lesgens dans leurs maisons.

M. Villiers avait à faire diverses étudessur les ressources et les relations commerciales deRio-Janeiro ; il loua une maison dans la rue principale, qu’onappelle Rua Dircita. Les matelots étant peu occupés, ilobtint du capitaine la permission d’emmener Charlot, sous prétextede l’employer à faire des commissions.

Le premier soin de notre ami, en débarquant,fut de porter lui-même à la poste une lettre pour sa mère. Cettelettre était un petit volume auquel, depuis longtemps, il employaitles soirées. Il contait sa vie à bord, ses études, les bontés deM. Villiers ; il disait surtout le grand désir qu’ilavait de revoir sa famille.

Dans la chaumière, Charlot était, comme on lepense bien, le sujet toujours renaissant des causeries, l’objet detous les rêves, l’inquiétude et l’espoir de sa mère et de sessœurs. Aucun petit événement n’avait lieu qui ne rappelât sonsouvenir et le regret de son absence. Quand Rosalie eut dessouliers neufs, elle eût bien voulu faire admirer à Charlot sonpetit pied chaussé de bleu. Denise parlait de lui, même à Kéban.Chaque soir les deux enfants et leur mère répétaient ensemble laprière des marins : « Mon Dieu, épargnez au vaisseau quile porte le vent et la fureur des flots. Préservez-le lui-même detout mal ; faites que nous le revoyions heureux. Mais si vousen ordonnez autrement, donnez à lui et à nous force etcourage. »

Fanchette prenait sa part de tous ces vœux, detoutes ces pensées ; bonne, active, intelligente, elle avaitgagné l’affection de ses maîtres, qui la traitaient mieux qu’uneservante ordinaire. Le curé continuait de lui donner desleçons ; elle savait l’histoire sainte, le catéchisme, elleapprenait l’arithmétique, et, dans les longues soirées d’hiver,c’était elle qui lisait à haute voix, autour du foyer quiréunissait la famille, des livres choisis par le digne prêtre.

Par elle, celui-ci connut bientôt davantageMarianne, Charlot, Denise et Rosalie. Il accompagna Fanchette quandelle allait voir ses amis, et ses visites laissaient toujours lespauvres gens plus heureux et en meilleur espoir. Il pourvoyaitaussi à ce que Marianne, dont le chagrin avait altéré la santé, eûtde temps en temps du bouillon et un peu de bon vin. Enfin ils’occupait des enfants, contait des histoires à Rosalie,encourageait Denise à profiter de ses rares instants de loisir pourse perfectionner dans la lecture.

La petite avait appris, comme son frère, avecl’instituteur ; mais elle n’avait pas le temps de continuerses leçons ; seulement M. Nicolas la prenait avec soipendant deux heures pour lui faire lire quelque livre utile.

M. Nicolas aussi était un des bons amisde la famille ; il aimait à parler de son petit élèveabsent.

« Vous verrez,Mme Marianne, que ce garçon-là fera son chemin. Ila de l’intelligence et du cœur.

– Pour du cœur, monsieur, bien sûr il ena, disait Marianne. C’est un brave enfant ; que Dieu lebénisse ! »

Aussi nous avons vu que Dieu bénissaitCharlot.

Chapitre 14– Les nègres. – Le masque de fer-blanc. – La grâce de Morabé. –Voyage dans l’intérieur. – Expédition de Charlot. – Culbute. – Lemanioc. – Un vilain camarade de lit. – Un rôti de serpent.

Pendant quelques jours, Charlot parcourut laville avec M. Villiers. L’inspecteur rencontrait à chaqueinstant l’occasion d’apprendre quelque chose à son petitprotégé.

Celui-ci, encouragé, ne tarissait pas enquestions, et ce désir de savoir faisait qu’on s’intéressait à luidavantage encore.

De proche en proche, tous les sujets furentabordés. Charlot apprit l’histoire de la découverte de l’Amérique.Il sut que le premier Européen qui mit le pied au Brésil, en 1500,fut un Portugais nommé Janez Pinzon. Il sut que Rio-Janeiro, fondéepar les Portugais, en 1556, cédée aux Hollandais en 1640, et parceux-ci à la maison de Bragance, fut prise par Duguay-Trouin en1711.

Quand le petit mousse entendait dire la belleconduite et les exploits d’un grand capitaine, son cœur se gonflaitd’admiration ; il éprouvait à la fois le désir de sedistinguer un jour, et la tristesse d’en être peut-êtreincapable.

« Mon cher enfant, lui répétait alorsM. Villiers, songe uniquement à la tâche quotidienne. Chaquefois qu’il faut agir, agis pour le mieux en suivant l’inspirationde ta conscience. Duguay-Trouin et les honnêtes gens de tout tempset de tous pays n’ont pas fait autre chose. »

Parmi les objets nouveaux qui surprenaientCharlot, la vue des nègres esclaves fut ce qui lui causa la plusvive impression.

Ces malheureux à demi nus, vêtus de haillons,circulaient dans les rues courbés sous le poids de lourds fardeauxet traités comme des animaux. Le cœur de l’enfant saignait devantcette dégradation.

Un jour M. Villiers reçut d’un de sescorrespondants, le señor Paraõ, diversobjets qui lui furent apportés par un nègre dont le visage étaitcouvert d’un masque de fer-blanc retenu derrière la tête au moyend’un cadenas. C’est un procédé qu’on emploie souvent pour empêcherles nègres de manger de la terre. Quelques-uns, en effet, sontaffectés d’une maladie d’estomac qui les porte à dévorer de laterre et du charbon, et lorsqu’on les laisse satisfaire ce goûtdépravé, ils ne tardent pas à succomber.

On se sert aussi du masque comme instrument depunition, mais cela arrive rarement. Tel était cependant le caspour le nègre dont nous parlons. Il appartenait à un ancien négrierenrichi par la traite, qui avait la réputation trop méritée d’êtreexcessivement dur pour ses esclaves.

Un jour qu’il frappait à coups de pied le filsde ce nègre, un petit garçon de huit à dix ans, le pauvre père cédaau cri de son cœur et voulut défendre son fils. Convaincu d’avoirlevé la main sur son maître, il fut saisi, garrotté et roué decoups.

Le señor Paraõpouvait le faire condamner à mort ; mais il ne se souciait pasde perdre un esclave aussi robuste et aussi intelligent que Morabé.Il lui fit grâce de la vie, non par humanité, mais parcalcul ; seulement il se vengea plus cruellement encorepeut-être en lui faisant infliger à diverses reprises autant decoups de fouet que le malheureux pouvait en supporter sans mourir,et surtout en le condamnant au terrible supplice du masque.

Tandis que M. Villiers examinait lesobjets qu’on lui apportait, le nègre raconta son histoire au petitmousse dont l’âge lui rappelait celui de son fils.

Quand Morabé fut parti, Charlot commença àrôder autour de l’inspecteur comme un enfant qui a quelque chose àdemander et qui n’ose.

« Qu’as-tu donc ? » demandaM. Villiers.

Charlot raconta l’histoire de Morabé.

« Eh bien ? dit M. Villiers,qui voyait déjà venir maître Charlot.

– Eh bien, monsieur, leseñor Paraõ répète sans cesse que toutesa maison est à votre disposition…

– Après ?

– Si vous lui demandiez la grâce deMorabé, il vous l’accorderait…

– Petit intrigant ! » réponditM. Villiers en passant sa main sur la tête de l’enfant.

Celui-ci comprit que sa cause était gagnée, etses yeux brillèrent de joie.

Le lendemain, en effet, M. Villiersl’envoya chez le señor Paraõ, et lapremière personne qu’il rencontra dans la cour fut le pauvre Morabédélivré de son masque.

L’esclave courut à Charlot et le remerciachaleureusement. « Si jamais le petit blanc a besoin de moi,dit-il, je lui appartiens. »

Charlot fut très heureux de voir le pauvrehomme libre de respirer, mais il ne songea pas que Morabé pûtjamais lui rendre aucun service.

Cependant l’inspecteur devait aller enexcursion dans l’intérieur du pays. Comme une partie du trajet sefaisait par eau, le capitaine lui offrit la chaloupe du bâtiment etlui donna pour équipage l’élite des matelots duJean-Bart ; Jobic, Pierre Norzec et Cadillac enfirent naturellement partie. Charlot obtint aussi de suivreM. Villiers qui avait hésité à l’emmener, car il craignaitpour lui les fièvres si communes dans ce pays.

La chaloupe fut placée sous le commandement deM. Noël Ganflé, le plus positif, le plus exact et le plustaciturne officier que M. Villiers eût jamais rencontré dansses nombreux voyages. Marcel Gautier, le chirurgien duJean-Bart, obtint l’autorisation de faire partie del’expédition.

Le trajet eut lieu sans incident remarquable.On débarqua le soir auprès de la petite ville de San-Juan, située à40 leguas environ de Rio-de-Janeiro. La leguabrésilienne équivaut à peu près à 1600 mètres.

M. Villiers, le lieutenant et lechirurgien couchèrent dans un hôtel, si toutefois l’on peut donnerce nom à une affreuse maison où l’on ne trouve ni à boire ni àmanger et où la vermine seule abonde.

On avait affirmé à l’inspecteur que la routeétait sûre ; mais, comme les nègres marrons (évadés)s’étaient réfugiés de ce côté, M. Villiers avait pris laprécaution de se faire accompagner d’une partie de son monde.

Le soir même de l’arrivée à San-Juan, ilordonna qu’on lui amenât des mulets pour le lendemain. À la pointedu jour on se mit en marche.

L’escorte se composait de Jobic, du pèreDur-à-cuire et de son inséparable Cadillac, d’un novice, de Charlotet de Bernard Louviers. Nous avons oublié de dire que ce dernierfaisait partie de l’équipage de la chaloupe. Ce n’était pas grâce àsa bonne conduite qu’il avait obtenu cette faveur, car le capitaineétait toujours plus mécontent de lui ; mais M. Tanguyvoulait soustraire Bernard à l’influence de quelques mauvais sujetsdont celui-ci avait déjà fait la connaissance à Rio.

Afin de n’être pas retardé par les piétons,redoutant d’ailleurs l’effet terrible de la chaleur sur ses hommes,M. Villiers avait fait venir des mules et des chevaux pourtout le monde. Les marins ne sont pas généralement d’habilescavaliers, et le départ fut difficile.

Cependant Cadillac avait déclaré qu’il montaitmieux que Léotard. On lui avait destiné une grande bête dépourvuede queue, mais dont les os apparaissaient dans toute leur symétrie.L’animal avait aussi une paire d’oreilles inquiètes qui se tenaienttoujours en arrière en signe de méfiance et de mauvaise humeur.Mais Cadillac ne s’inquiétait guère de pareils symptômes. Il voulutse mettre en selle ; le cheval hennit et recula.

« Pourquoi le prends-tu à gauche ?cria Dur-à-cuire.

– C’est ma méthode… répondit Cadillac. Jel’ai inventée. »

Mais le cheval, qui ne connaissait pas laméthode, y vit une insulte personnelle. Il commença à tournerrapidement pour éviter son cavalier, levant en même temps la têteet la secouant avec un air de résolution indomptable.

« Je te monterai dessus, animal !criait Cadillac, quand je devrais sauter par-dessus tatête. »

En effet, par une manœuvre habile, il surpritson adversaire, s’élança et se trouva placé en travers de lui, àpeu près comme un sac de blé. Aussitôt le cheval partit d’un airdélibéré, secouant ses jambes à chaque pas, comme s’il avait voulules rejeter loin de lui et pour tout à fait. Cette allure nerendait pas facile au matelot l’opération de se mettre en selle. Ilparvint cependant à s’asseoir, mais ne put jamais attraper lesétriers, trop longs pour lui. Si bien qu’il dut chevaucher à lafaçon des singes, les coudes et les genoux tout près du corps.

Tandis qu’emporté malgré lui il jurait contresa bête, des événements également fâcheux se passaient derrièrelui.

Bernard avait déniché, on ne sait où, unénorme éperon aussi long que son pied, et l’avait solidementaccroché à son soulier. Le guide l’ayant engagé à l’ôter, il nerépondit que par de mauvaises plaisanteries et conserva sonéperon.

Soit que le mulet n’aimât point à être piqué,soit qu’il trouvât mauvais de n’être piqué que d’un seul côté,toujours est-il qu’il se mit à ruer. Intrépide et souple, Bernardtint bon d’abord, mais, dans ses efforts pour rester en selle, iln’était pas maître des mouvements de ses jambes. Plus le mulet sedébattait, plus l’éperon s’enfonçait dans sa chair ; c’étaitun mauvais moyen de calmer l’animal. Il partit enfin au grandgalop, emportant Bernard qui tirait vainement sur la bride commesur un cordage.

Le pauvre Norzec, fort innocent pourtant desméfaits de ce coquin d’éperon, en fut aussi la victime. Compagnonhabituel de la monture de Bernard, le mulet du père Dur-à-cuirepartit à fond de train sur les traces de son ami. Nous devonsajouter, pour sauver l’honneur du matelot, qu’il tira sivigoureusement sur les rênes que le morceau lui en resta dans lamain. N’ayant plus alors aucun moyen de gouverner sa monture, il secramponna d’une main à l’arçon de la selle, de l’autre à lacroupière, et ce fut dans cette position qu’il disparut aux yeuxdes autres voyageurs.

Au bout d’une heure, ceux-ci retrouvèrent lestrois fugitifs réunis dans la même infortune. Cadillac était assiset se frottait les genoux. Bernard, que le mulet avait déposé peumollement sur un buisson, avait la figure tout écorchée. Quant aupère Dur-à-cuire, il était tombé pile, dit-il,c’est-à-dire sur le dos, et n’avait pas grand mal. Tout en parlantcependant, il se tâtait, se palpait, et il est permis de croire quelui non plus n’était pas sans avarie.

« Tu es bien heureux, disait-il àBernard, de t’être tant abîmé.

– Merci ! murmura Bernard.

– Sans cela je t’aurais assommé.

– Pour me donner une partie de plaisircomplète, n’est-ce pas ? » répondit le mousse en évitantlestement la main robuste qui se dirigeait vers ses oreilles avecdes intentions hostiles.

Peu flatté par les charmes de l’équitation, lepère Dur-à-cuire ne resta désormais sur son mulet qu’à son corpsdéfendant. La plupart du temps il cheminait à pied, tirant derrièrelui sa monture, qui se laissait traîner avec l’obstinationparticulière à sa race. De temps en temps le matelot, exaspéré, seretournait vers l’animal et lui disait gravement :

« Ce n’est donc pas assez de teremorquer, feignant,faudra-t-il encore que je teporte ?

– Comment veux-tu qu’il te réponde,disait alors Cadillac, il ne sait pas le français ? Parle-luiportugais. »

Lui, cependant, avait pris le parti des’abandonner complètement au bon plaisir de son cheval, et tousdeux cheminaient depuis lors paisiblement.

Quant à notre ami Charlot, ainsi que laplupart des paysans de la Basse-Bretagne, il savait un peu monter àcheval. Il regarda comment s’y prenait M. Gautier, lechirurgien, qui était très bon cavalier, et il s’efforça del’imiter. Celui-ci vit les efforts du petit mousse. Comme Charlot,poussé par son obligeance habituelle, avait trouvé moyen de luirendre divers petits services, le chirurgien l’avait pris enaffection. Il l’appela et lui montra comment il devait se placersur la selle et diriger sa monture.

Au bout de quelques heures, nos voyageursarrivèrent à une fazenda(habitation agricole) de laquelledépendait une grande plantation de manioc.

Le manioc est un arbuste dont la racineremplace le blé au Brésil. Sa culture a une certaine importance. Ilporte, vers la fin de juillet, des fleurs rouges ; son fruitcontient des graines d’un blanc tirant sur le gris.

La racine ressemble par sa forme à une grossecarotte, mais sa couleur est celle de la pomme de terre. Son poidsmoyen est d’environ un kilogramme.

On commence par la ratissersoigneusement ; puis on la râpe, à la main dans les maisonsparticulières, au moyen d’une grande meule dans les fabriques. Unefois qu’elle a été ainsi réduite en poudre, on l’entasse dans despaniers qu’on laisse séjourner assez longtemps dans l’eau. On lasoumet ensuite au pressoir qui en fait sortir le jus, puis onl’étend sur de grandes plaques en fer qu’on expose au feu.

La consommation de cette racine estconsidérable ; on la mange surtout en bouillie, on en fait desgalettes, ou bien on la sert sur la table en farine, et chacun enprend ce qu’il lui plaît pour consommer avec la viande ou lepoisson.

Le manioc et la carna secca (viandeséchée), qui vient principalement de Buenos-Ayres, forment le fondde la nourriture des nègres.

Le fazendero (propriétaireagriculteur) invita les voyageurs à dîner. M. Villiers auraitdésiré que Charlot pût manger à la même table que lui ; maiscela eût été contraire à la discipline du bord, et le capitaine luiavait fait comprendre, avant le départ, tous les inconvénients quecela pourrait offrir. Ne pouvant davantage, M. Villiersrecommanda son protégé au fazendero.

Les campagnards brésiliens sont trèshospitaliers, et les voyageurs furent traités avec une abondancequi prouvait au moins la bonne volonté de leur hôte. Le dessertsurtout était splendide. Il s’y trouvait une quantité de fruits queCharlot ne connaissait ni de vue ni de nom. Il aurait faitvolontiers connaissance avec la plupart d’entre eux, tant ilsavaient de belles couleurs, mais le chirurgien l’engagea às’observer sous ce rapport.

Le pauvre Cadillac et Jobic lui-mêmenégligèrent de suivre le sage conseil du docteur, et mal leur enprit. Pendant deux jours, ils furent obligés de se livrer à unegymnastique fort ennuyeuse, car à peine grimpés sur leurs mulets ilfallait en descendre, et cela se répétait vingt fois par jour.

Heureusement pour eux, la petite caravanerencontra sur la route une truppa qui revenait justementde la plantation de café que l’inspecteur allait visiter. Un vieuxmulâtre, le chef de cette truppa (convoi d’une dizaine demulets), indiqua aux deux matelots un remède dont l’usage les mitbientôt à même de rester tranquillement sur leur selle.

Comme M. Villiers parlait à cet homme duprojet de pousser son excursion jusqu’à Buena-Vista, c’est-à-dire àune dizaine de leguas de la plantation duseñor Corvisto, celui-ci parut inquiet.

« Qu’avez-vous donc ? » luidemanda l’inspecteur.

Le vieux mulâtre hésita et jeta un regardfurtif autour de lui.

« Il y a beaucoup de nègres marrons de cecôté, dit-il.

– Sont-ils dangereux ?

– Pas d’habitude. Ils se tiennent dans lebois et n’en sortent guère.

– Eh bien, alors ?

– Eh bien, señor, il en estarrivé dernièrement de nouveaux qui sont très méchants, et… enfinje crois que la route est dangereuse. »

Comme deux nègres s’approchaient, l’esclaves’éloigna précipitamment.

M. Villiers consulta le guide, auquel ilfit part des inquiétudes que lui suggéraient les récits du mulâtre.Le guide se mit à rire.

« C’est un vieux coquin qui a vouluobtenir une gratification de Votre Excellence, dit-il ; il estextrêmement rare de voir des nègres marrons attaquer un blanc, mêmeisolé. Les pauvres diables ont trop peur de se montrer pour risquerrien de pareil. »

Quelque diligence qu’eussent faite lesvoyageurs, ils ne purent gagner avant le soir l’habitation duseñor Corvisto. Il leur fallut coucher sous une sortede hangar dont la toiture laissait fort à désirer.

Au milieu de la nuit, Charlot poussa un cri dedétresse. Brusquement réveillé par une sensation de froid à lajambe, il y avait porté la main et avait rencontré un corpsvisqueux et glacé. C’était un serpent qui s’était glissé toutdoucement sous la couverture du petit mousse.

Charlot bondit bien loin de sa couche. Onaccourut.

Jobic souleva bravement la couverture. Onaperçut alors le serpent qui dormait du sommeil de l’innocence,blotti sous le tissu de laine.

Jobic et Cadillac levaient déjà leurs bâtonspour l’assommer, quand les deux nègres qui voyageaient avec lesmatelots retinrent leurs bras. L’un d’eux empoigna le serpent parle cou, tandis que l’autre, armé d’une pierre, en assénait un boncoup sur la tête du reptile.

« Li mort ; nous mangerli ! dit le nègre en riant de façon à montrer lesdents jusqu’aux oreilles.

– Vous mangerez le serpent ! s’écriaCharlot ébahi.

– Oui, li bon ; puis, nousdonner la peau au señor, » ajouta le nègre endésignant M. Villiers.

Ainsi qu’on l’apprit plus tard, leur cadeaun’avait pas une grande valeur ; mais ils comptaient sur unegratification du généreux étranger, et leur attente ne fut pastrompée. Quant au serpent, il était d’une espèce fort commune et samorsure n’était pas venimeuse.

« Encore s’il était truffé ! »murmurait Cadillac en voyant les nègres préparer leur cuisine.

Chapitre 15– Santa-Esperanza. – Un fazendero. – Récolte du café. – Un coup detête de Bernard. – Angoisses. – Les Indiens Pouris. – Arrivée àBuena-Vista. – Explorations dans les bois. – Disparitionmystérieuse du guide.

On arriva le lendemain à Santa-Esperanza,l’habitation du señor Corvisto.

Ce personnage passait pour être fort riche. Ondisait qu’il possédait au moins 600 nègres, ce qui est une manièred’évaluer la fortune dans ce pays. La valeur moyenne d’un esclaveest de 12 à 1500 francs. Cela a beaucoup augmenté. Il est vrai queles femmes et les enfants valent moins cher.

Le pauvre Charlot était tout ahuri d’entendreainsi parler de la vente des créatures humaines, exactement commes’il s’était agi d’un bœuf ou d’un cheval. Il s’étonnait aussi del’insouciance des esclaves qui chantent, qui rient, et n’ontvraiment pas l’air aussi malheureux qu’on le supposerait en Europe.L’intérêt de leur maître étant de les conserver en bonne santé, ilssont assez bien nourris. Ils ont aussi, durant leurs maladies, dessoins qui manquent quelquefois aux pauvres gens de nos pays.

L’habitation du señor Corvisto nerépondait pas à sa fortune. Elle était grande, il est vrai, etentourée de vastes jardins, mais ces jardins étaient mal tenus. Lamaison n’était pas en meilleur état. Quatre ou cinq croiséesseulement avaient des vitres. Les autres n’étaient que desouvertures dénuées de tout châssis.

Le mobilier était aussi des plus simples, saufquelques meubles d’une grande valeur qu’on avait fait venirévidemment de Rio-Janeiro et qui contrastaient singulièrement avecles autres. Autour de l’habitation ondulaient des collines dont lespentes peu rapides étaient couvertes de caféiers.

La hauteur moyenne du caféier, quand il aatteint toute sa croissance, est d’environ deux mètres. Ses fleursblanches ressemblent un peu pour la forme à celles des jasminsd’Espagne. Le pistil de cette fleur devient un fruit oblong etpointu, d’abord vert, puis rouge, puis rouge brun, qui se composede deux loges contenant chacune un grain qui n’est autreque le café.

Suivant la nature du terrain et la manière deprocéder des fazenderos,la cueillette du café se fait tousles deux ou tous les trois ans. Comme le même arbrisseau porte à lafois des fleurs et des fruits, la récolte du café est pour ainsidire continue.

Quoique rien n’annonçât chez lui une vigueurexceptionnelle, M. Villiers était une de ces naturesénergiques qui résistent parfaitement à la fatigue. Dès lelendemain de son arrivée à la plantation de Santa-Esperanza, il seleva à la pointe du jour pour assister aux travaux des esclaves.Charlot, Bernard et maître Cadillac l’accompagnèrent.

Ils assistèrent au départ des noirs, que lesurveillant compta un par un avant de les envoyer au travail.

La récolte du café n’est pas du reste unebesogne très pénible : on le cueille comme on cueille les poisen Europe, puis on le transporte, pour le faire sécher au soleil,sur de grandes aires pareilles à celles qui servent chez nous aubattage du blé. Elles sont entourées de petits murs d’un demi-mètrede haut, percés à leur partie inférieure d’échancrures destinées àlaisser écouler l’eau de pluie.

Une fois que les coques sont sèches, on lesverse dans des mortiers, où des pilons en bois, mus par un coursd’eau, les frappent de coups multipliés et les écossent en peu detemps.

Des mortiers, les grains de café passent àtravers une sorte de crible, et de là sur une vaste surface planeen forme de table, autour de laquelle les nègres sont rangés. Ilsachèvent alors de séparer les grains de la balle. Ce travail sefait avec une dextérité fort amusante à voir.

Une fois épluché, le grain est soumis à unechaleur modérée dans de grands chaudrons en cuivre ou sur desdisques de même métal ayant de tout petits rebords.

C’est là qu’il prend la livréegrisâtre sous laquelle il nous arrive.

Malgré l’ardeur du soleil, les nègrestravaillaient assez gaiement.

Tandis que M. Villiers examinait letableau animé qu’il avait sous les yeux et prenait quelques notes,Bernard et Charlot s’amusaient à seconder les nègres et à cueillirles coques contenant le café. Bernard aperçut dans un coinun endroit où les caféiers étaient chargés de fruits, et qu’onsemblait avoir oublié. Quand les noirs le virent se diriger de cecôté, ils lui firent signe de revenir sur ses pas. Le surveillant,qui était à l’autre extrémité du champ, le rappela aussi. Mais,suivant son habitude, Bernard n’en tint compte. On le perditbientôt de vue. Un instant après, il poussa des cris de détresse.Charlot s’élançait bravement à son secours, lorsque le surveillant,qui venait d’arriver au galop de son cheval, le prit par le bras etle retint vigoureusement. Cet homme, qui était un mulâtre,abandonna sa monture et pénétra au milieu des caféiers.

Pendant ce temps, des esclaves racontaient àCharlot que, dans les plantations où y il avait beaucoup deserpents (et il en était ainsi pour Santa-Esperanza), on leurabandonnait un petit coin du champ. Comme les reptiles fuientgénéralement devant l’homme, ils finissaient par se retirer presquetous vers cet endroit à mesure que les travailleurs envahissaientle reste. À la fin de la cueillette, on réduisait de plus en plusleur retraite et l’on finissait par y mettre le feu.

Cela n’avait lieu, du reste, qu’en peud’endroits, car sur la plupart des plantations, cette précautionn’était pas nécessaire.

Le mulâtre reparut bientôt, soutenant Bernardd’une main et portant de l’autre un serpent vert-bouteille dont lavue fit pousser de grands cris aux esclaves. Il appartenait,paraît-il, à une espèce très dangereuse.

Le reptile avait mordu Bernard à la cuisse. Lemousse l’avait assommé avec son bâton ferré, et le mulâtre l’avaitachevé, car ces animaux ont la vie extrêmement dure.

Quoiqu’il ne fût point poltron, le pauvreBernard éprouvait de cruelles angoisses.

« Croyez-vous que j’en mourrai,monsieur ? demandait-il au surveillant.

– J’espère que non, répondit gravement lemulâtre ; par bonheur pour vous, une partie du venin estrestée sur votre pantalon. En cautérisant immédiatement, nousarrêterons probablement l’action de ce qui aura pénétré dans laplaie. »

Les consolations du mulâtre n’étaient pas,comme on voit, des plus rassurantes. Tout en parlant, néanmoins ilagissait. Comme Bernard avait déjà ôté son pantalon pour qu’on pûtvisiter la blessure, le mulâtre tira un couteau affilé de sa pocheet fit une incision en croix sur l’endroit mordu par le serpent. Ilenleva même le morceau de chair que les dents de l’animal avaienttouché. Il fit saigner la blessure en pressant les bords de laplaie et la cautérisa avec de l’acide nitrique dontM. Villiers avait toujours un flacon dans son portefeuille.Puis il mâcha quelques herbes qu’un vieux nègre s’était hâté decueillir, et en fit une sorte de cataplasme qu’il mit sur la plaieet qu’il assujettit avec un mouchoir.

Effrayé du danger que courait son camarade,Charlot regardait d’un œil inquiet cette opération que Bernardsupporta du reste avec beaucoup de courage.

« Voilà ce qu’on gagne à vouloir fairetoujours à sa tête et à n’écouter les avis de personne, ditM. Villiers.

– Pauvre garçon ! murmura Charlot,s’il allait mourir.

– Tranquillise-toi, repritl’inspecteur ; le mulâtre vient de me dire que lacautérisation ayant été faite immédiatement, Bernard ne couraitaucun danger. »

Dès que le soleil disparut à l’horizon, lesnègres suspendirent leurs travaux. Ils vinrent se mettre en rangdevant l’habitation. On les compta comme le matin. Puis on dit àhaute voix une prière après laquelle ils allèrent souper.

M. Villiers avait le projet de visiteraussi un établissement formé par un Allemand, M. Hofen, aumilieu d’une épaisse forêt, pour l’exploitation de divers arbresprécieux servant à la teinture et à l’ébénisterie. Cette propriété,nommée Buena-Vista, était située près d’une petiterivière, ce qui permettait d’envoyer les bois jusqu’à la mer sanstrop de frais.

M. Corvisto conseilla à M. Villiersde prendre pour guides des Indiens qui venaient de passer la nuitsous un des hangars de la plantation.

Ces Indiens, dits Pouris, étaient àla recherche de deux nègres évadés. Ils les suivaient à la pistedepuis trois jours, comme de véritables chiens de chasse, etprétendaient être certains de les retrouver.

Le teint des Pouris est cuivré ; leurscheveux noirs et très épais ne sont pas crépus, mais ils ont, commeles nègres, le nez épaté, les lèvres épaisses et l’air abruti. Ilsvivent dans la plus affreuse misère, ce qui tient surtout à leurindolence, car ils ne travaillent guère que pour ne pas mourir defaim.

M. Corvisto ayant garanti leur fidélité àl’inspecteur français, ce dernier se mit en route dès le lendemainmatin en emmenant toute son escorte, sauf Bernard, pour la blessureduquel il redoutait la fatigue du voyage.

À quelque distance de Santa-Esperanza, lesPouris se séparèrent. Deux seulement restèrent avecM. Villiers ; les quatre autres s’enfoncèrent dans lesbois pour suivre la piste des nègres fugitifs. Un mulâtre et unBrésilien les accompagnaient.

Les deux guides de M. Villierss’acquittèrent fidèlement de leur mission et le conduisirent à bonport à la maison de M. Hofen.

Ce dernier se trouvait absent. Il était partiavec la moitié de ses hommes pour donner la chasse à une bande denègres marrons qui lui avaient volé des bestiaux et des grains.

En l’attendant, M. Villiers commença sesexplorations. Il emmena seulement avec lui son ami Charlot etmaître Cadillac. Le chirurgien étudiait une autre partie de laforêt en compagnie de Norzec. Quant au lieutenant, il avait préférérester à l’habitation.

Dès que M. Villiers avait trouvé quelquearbre précieux de teinture et d’ébénisterie, des arbustes, desplantes fournissant des épicesou des gommes, il en prenaitdes échantillons que Cadillac était chargé de porter sur sesrobustes épaules.

Un des nègres de M. Hofen servait deguide à l’inspecteur.

Un jour que M. Villiers s’était enfoncéplus avant que d’habitude dans la forêt, le guide s’éloigna pourcueillir des fruits.

Quelques minutes après, un bruit de branchesfroissées ou brisées attira l’attention de Charlot. Il lui semblaaussi entendre un cri, mais il lui aurait été impossible de dire sic’était le cri d’un homme ou bien celui d’un animal.

Il s’avança vers l’endroit d’où venait cebruit, mais rien ne se fit plus entendre.

Il revint auprès de M. Villiers.

Au bout de quelques minutes, l’inspecteurappela le guide. Personne ne répondit.

« Attendons, » ditM. Villiers.

Ils attendirent quelque temps, mais Sérouma(l’Indien) ne parut point.

M. Villiers et Charlot le hélèrent denouveau, de toute la force de leurs poumons, puis ils se mirent àsa recherche.

Arrivés à deux ou trois cents pas, ilsremarquèrent un endroit où des branches cassées et des feuilleséparses semblaient révéler une lutte.

« Venez voir, monsieur ! s’écriatout à coup le petit mousse.

– Qu’y a-t-il ? demandaM. Villiers.

– Du sang ! répondit Charlot enmontrant des feuilles marquées de taches rouges.

– Et là encore, ajouta Cadillac uninstant après.

– Il est arrivé quelque malheur à cepauvre Sérouma, » dit M. Villiers avec anxiété.

Ils cherchèrent si les taches du sang allaientplus loin, mais ils n’en trouvèrent plus. De temps en temps ilsélevaient la voix pour appeler le guide. Nul ne répondit à leurscris. Le soleil s’inclinait déjà à l’horizon, et dans ces climatsla nuit vient vite.

« Il faut retourner à Buena-Vista, ditM. Villiers. Pourvu que nous retrouvions notre chemin, »pensait-il en même temps.

Chapitre 16– Une nuit dans les bois. – Les nègres marrons. – Prisonniers. – Lecamp des nègres. – Le grand Malgache. – Position critique.

Ils revinrent sur leurs pas ;malheureusement, comptant sur leur guide, ils avaient négligéd’observer le chemin déjà parcouru. Il faut d’ailleurs avoir véculongtemps dans les bois pour être capable de se retrouver au milieude ces épaisses forêts, où il n’existe d’autres routes que lespistes formées par le passage des bêtes fauves, et où l’œil dunègre est le seul qui puisse découvrir un point de repère.

M. Villiers et Charlot se trouvèrentbientôt complètement perdus. La nuit arrivait. Les voix des animauxsauvages commençaient à se faire entendre dans le lointain.

Pour ne pas alarmer son petit compagnon,M. Villiers dissimula ses inquiétudes.

« Il faut renoncer à gagner Buena-Vistace soir, dit-il ; nous allons coucher ici.

– Brrr ! fit Charlot, peu flatté decette perspective.

– As-tu peur ? lui demandaCadillac.

– Non, mais…

– Mais ?

– Mais si nous allions être mangés parles lions ?…

– Avant tout, interrompit l’inspecteur,il faudrait nous occuper de faire du feu. C’est le meilleur moyend’éloigner les animaux féroces.

– Et de cuire son dîner, quand on a dequoi dîner, murmura Cadillac.

– As-tu faim, Charlot ? »demanda M. Villiers.

Quelque mésaventure qui pût arriver à notreami Charlot, cela ne lui enlevait jamais l’appétit.

Il répondit à la question de l’inspecteur parun gros soupir.

Cadillac portait la cantine sur son dos, mais,comme on avait déjà livré le matin un rude assaut aux provisionsqu’elle contenait, ce qui restait était fort insuffisant pour ledîner de trois personnes. Il fallait d’ailleurs songer au déjeunerdu lendemain.

Tandis que M. Villiers partageait entrois portions égales le biscuit de bord et le petit morceau deviande froide qui avait échappé à leur premier appétit, Cadillacramassait du bois mort pour faire le feu.

Charlot, de son côté, cueillait quelquesfruits ; mais, comme on lui avait recommandé de ne pass’éloigner, sa récolte ne fut pas abondante.

« Que pensez-vous de ladisparition de notre guide, Cadillac ? demandaM. Villiers, en jetant un regard autour de lui pour s’assurerqu’il ne serait pas entendu de Charlot qu’il craignaitd’alarmer.

– Je pense, monsieur, que le pauvreSérouma aura été dévoré par quelque bête féroce.

– Non, nous aurions trouvé des lambeauxde vêtements et des traces plus visibles d’une lutte.

– Alors il aurait été tué par des banditsou des sauvages ?

– Par des nègres marrons, plutôt.Silence, voici le mousse. »

Malgré de cruelles inquiétudes, les troisEuropéens commencèrent bientôt à sentir leurs yeux se fermer sousle poids du sommeil. Il fut convenu que Cadillac etM. Villiers veilleraient à tour de rôle au salut commun.

Toujours prêt à donner l’exemple, l’inspecteurse chargea du premier quart. Cadillac et Charlot se couchèrentauprès du brasier. M. Villiers s’assit à côté d’eux, sur untronc d’arbre, la main sur ses pistolets et l’oreille attentive aumoindre bruit. Deux mortelles heures s’écoulèrent ainsi.

Ses inquiétudes auraient été bien plus vivesencore s’il avait pu distinguer ce qui se passait autour de luidans l’épaisseur du fourré.

À cinquante pas à peine, plusieurs corps noirset complètement nus se tenaient couchés sur le sol. On ne voyaitd’eux que leurs yeux, qui scintillaient dans l’obscurité comme desvers luisants.

Ils formaient, en rampant autour desEuropéens, un cercle qui allait toujours en se resserrant. Bientôtles plus avancés arrivèrent tout près du brasier. Un cri aiguretentit soudain. À ce signal, les nègres se redressèrent d’un bondet s’élancèrent sur les blancs.

Pris à l’improviste, et d’ailleurs accabléspar le nombre, ceux-ci ne purent se défendre.

Cadillac blessa pourtant l’un des assaillants.Quant à M. Villiers, qui montra dans cette occasion sonsang-froid habituel, il comprit tout de suite l’inutilité d’unerésistance, et il arrêta la main de Charlot qui se disposait àjouer vaillamment de son petit couteau de chasse.

En un clin d’œil, les Européens furent ficeléscomme des ballots de marchandises et emportés par des nègres, quicheminaient dans l’obscurité aussi facilement que s’ils avaient eudes yeux de chat. Les broussailles déchiraient au passage les mainset les visages des prisonniers ; mais, dans leur anxiété,eux-mêmes n’y prenaient pas garde.

Après quelques heures d’un pénible voyage, onatteignit une clairière au milieu de laquelle flambait un grandfeu.

Là, des noirs dormaient couchés sur le sol, oucausaient en fumant et en buvant de l’arak et dutafia.

Les trois blancs furent jetés à terre assezrudement.

« Hé, là-bas ! cria Cadillac, faitesdonc attention à l’arrimage ! Ne voyez-vous donc pasqu’il y a écrit : fragile, sur mon dos. »

Un coup de poing administré par un grandcoquin de nègre borgne lui coupa la parole.

En ce moment, un Malgache à figure sinistre,dont le corps à demi nu annonçait une vigueur extraordinaire, etqui avait des bras d’une longueur disproportionnée, sortit de lafoule et s’assit sur un gros billot, à quelque distance dubrasier.

« Chiens d’étrangers, dit-il enportugais, vous appartenez à une race maudite qui vit de notre sanget de nos sueurs. Hier encore des blancs se sont emparés de huit denos compagnons et les ont emmenés. Le destin qu’ils subirontdécidera du vôtre. Tout à l’heure un de ces hommes partira pourBuena-Vista. Le señor Hofen doit y être rendumaintenant avec ses prisonniers. Mon messager lui proposera unéchange entre nos frères et vous. Si le señor Hofenaccepte, vous aurez la vie sauve ; mais, s’il a exécuté samenace de pendre mes compatriotes aux arbres de sa cour, je vousferai couper en morceaux et rôtir sur le brasier que vousvoyez. »

En parlant ainsi, le Malgache tourmentait lemanche de son couteau. On voyait qu’il lui en coûtait de ne pasdéchirer immédiatement le corps de ses ennemis.

Quand le soleil vint dissiper l’obscurité,M. Villiers s’aperçut que les nègres avaient entouré leurretraite d’une sorte de palissade formée d’arbustes épineux.Paresseux comme ils le sont presque tous, ils restaient couchés surle sol et ne se levaient que pour manger ou pour jouer à diversjeux avec une animation extraordinaire.

La plupart avaient de mauvaises figures. Commenous l’avons dit, les esclaves sont généralement bien traités auBrésil, et les fugitifs sont presque tous des fainéants ;quant à ceux dont le but est d’échapper à de mauvais traitements,on comprend qu’ils soient exaspérés contre la race blanche. Tousétaient maigres et décharnés. Leur contenance indiquait assezqu’ils vivaient au milieu d’inquiétudes continuelles.

Au moment d’envoyer un messager à Buena-Vista,le Malgache ordonna à M. Villiers d’écrire lui-même quelquesmots à M. Hofen. L’inspecteur obéit.

Dès qu’il eut achevé un billet au crayon surune feuille déchirée de son calepin, le noir appela un de sescompagnons qui en fit la lecture à haute voix :

« Nous sommes prisonniers des nègresmarrons, et notre sort dépend de celui que subiront les noirs quevous avez capturés. »

M. Villiers avait ajouté en allemand, àla suite de son nom et comme si cela faisait partie de lasignature : folgen fluss (suivre rivière). Il avaitdistingué en effet, à peu de distance, le murmure d’un grand coursd’eau, et il avait vu quelques nègres rentrer de la pêche avec despoissons encore vivants, ce qui indiquait une grande proximité del’eau, car dans ce pays tout se corrompt en quelques heures.

Les deux mots allemands, placés comme ilsl’étaient, n’attirèrent point l’attention. Un messager partitaussitôt avec la lettre. Cet homme avait parmi ses camarades laréputation d’un rapide marcheur, et, malgré la distance, onespérait le revoir le soir même. Il revint en effet vers septheures.

Les nègres s’assemblèrent autour de lui.

Il paraît que les noirs prisonniers avaientété cruellement traités, car des cris de colère et de vengeances’élevèrent dès qu’il eut parlé.

Les pauvres Européens s’attendaient à êtremassacrés ; mais on se contenta de les menacer de resserrerleurs liens.

« Quelles nouvelles a donc apporté lemessager ? » demanda M. Villiers.

On ne lui répondit que par des injures.

Chapitre 17– Un cœur reconnaissant. – Fuite de Charlot. – L’iguane. – L’once.– Des amis et des vivres.

Vers une heure du matin, Charlot, qui étaitcouché le dos appuyé contre un tronc d’arbre renversé, sentit toutà coup une main qui le touchait légèrement. Il poussa un criétouffé.

« Silence ! lui dit-on à voix basse,je viens vous sauver. Restez immobile et ne tournez même pas latête de mon côté. »

Malheureusement pour Charlot, son cri avaitéveillé l’attention d’un gardien qui s’approcha de lui.

« Pourquoi as-tu crié ? lui demandale noir.

– Un serpent a passé là, tout près demoi, balbutia Charlot.

– Eh bien, puisse-t-il t’avoir mordu,chien ! » s’écria l’autre en retournant prendre sa placeprès du brasier.

Au bout de quelques minutes, Charlot entenditun imperceptible bruissement auprès de lui. C’était l’inconnu quirevenait.

« Écoutez-moi, reprit-il à l’oreille dupetit mousse ; je suis Morabé, le nègre qui portait un masqueà Rio-Janeiro et dont vous avez obtenu la grâce. Je viensd’entendre la réponse apportée par le messager.

– A-t-il remis la lettre ?

– Oui, mais il était trop tard. Enarrivant auprès de Buena-Vista, les nègres prisonniers avaienttenté de s’enfuir ; trois seulement ont réussi ; lesautres sont morts ou couverts de blessures.

– Que veut-on faire de nous ?demanda Charlot.

– On attend le jour pour ordonner votresupplice.

– Pauvre maman ! murmura Charlotqui, un instant, se retrouva par la pensée en Bretagne et dans sapetite chaumière.

– Morabé se souvient du bien et du mal,reprit le noir. Je vais couper vos liens ; reculez peu à peuvers le bois et sauvez-vous dans le fourré.

– Où irai-je ? murmura le pauvreenfant.

– Marchez dans la direction de cet arbre,reprit le noir en lui montrant du doigt un grand arbre éclairé parles lueurs vacillantes du brasier. Continuez tout droit. Vousarriverez à la rivière. Suivez-en le cours, il vous conduira toutprès de l’établissement des blancs. Attendez, ne bougezpas ! »

Il coupait en même temps les liens du petitmousse.

« Restez encore immobile pendant quelquetemps, dit-il, de peur qu’on ne vous regarde.

– Et M. Villiers, etCadillac ?

– Je ne puis les sauver.

– Je ne partirai pas sans eux.

– Voyez comme ils sont entourés.

– C’est M. Villiers qui a obtenuvotre grâce.

– Hélas ! je ne puis rien pourlui. »

M. Villiers et Cadillac étaient en effetcouchés au milieu du cercle lumineux formé par la lueur du brasier.De chaque côté des Européens se trouvaient deux nègres armés desabres et de couteaux.

Charlot se mit à pleurer.

« Je resterai avec eux, dit-il.

– Vous vous perdrez sans les sauver.Tapaï est si cruel !

– Qui est Tapaï ?

– Le Malgache qui nous commande. S’ilsavait ce que je viens de faire, il me tuerait sans pitié… Je vousen prie, sauvez-vous ! »

La vie aventureuse que Charlot menait depuisquelque temps avait développé son intelligence. Il réfléchit ques’il parvenait à gagner Buena-Vista, il pourrait peut-être amenerdu secours à ses amis, et que ceux-ci n’avaient pas d’autre chancede salut.

« Eh bien ? lui dit Morabé, que sonsilence inquiétait.

– Je vais partir, répondit l’enfant. Quele bon Dieu te récompense. »

Au moment où Charlot commençait à reculer,aidé par Morabé, qui le tirait en arrière, un des nègres jetaplusieurs brasses dans le feu. La flamme qui jaillit éclairal’endroit où était le petit mousse.

« Il faut attendre, lui dit tout bas sonsauveur ; on verrait vos mouvements. »

Charlot demeura immobile. Un des gardiens seleva et regarda de son côté. Ne voyant rien de nature àl’inquiéter, il se rassit à côté du feu.

Le cœur du mousse battait avec violence.Maintenant qu’il avait pris la résolution de fuir, chaque minutelui semblait un siècle. Il tremblait non pour lui, le brave enfant,mais pour ses amis.

Morabé lui donna quelques instructions sur laroute qu’il devait suivre et sur les principales difficultés qu’ilavait à surmonter.

« Venez avec moi, lui dit Charlot.

– Tapaï verrait bien que c’est moi quivous ai délivré, et il me tuerait.

– Vous resterez à l’habitation.

– On me livrerait à mon maître, qui meferait mourir sous les coups.

– Pourquoi vous êtes-voussauvé ?

– Le señor a presque tué monfils. Cette fois je l’ai frappé de mon couteau. Il ne pardonnerajamais. Tenez ! voici la flamme qui diminue ; il fautprofiter du moment. Partez. »

Charlot saisit la main que le pauvre nègren’aurait pas eu la pensée de lui tendre et la serra de toute laforce de ses petites mains.

Nul ne pourrait dire les angoisses qu’éprouvale pauvre enfant durant les quelques minutes qu’il mit à gagner lefourré. À chaque mouvement des noirs, éclairés par le brasier, ilse figurait qu’ils allaient se lever et le poursuivre. À l’instantmême où il atteignait la lisière du bois, un des nègres se redressatout à coup et se dirigea vers lui.

Le sang de Charlot se glaça dans ses veines.Il se crut perdu.

« Mon Dieu, protégez-moi ! »murmura-t-il.

Le nègre changea tout à coup de direction.Charlot le vit demander du tabac à un de ses compagnons.

Une minute après, le fugitif était entré dansle fourré et s’éloignait en rampant avec des précautions infinies.Chaque frôlement de feuilles le faisait tressaillir, mais il n’encontinuait pas moins son chemin avec courage. Bientôt il put selever et marcher.

Mais il n’était pas facile d’avancer au milieude cet épais fourré hérissé d’arbustes épineux et de plantesgrimpantes. Le mousse eut bientôt les pieds, les mains et le visagetout en sang. Il rencontra enfin une couléeou petitpassage formé par les animaux qui allaient boire à la rivière. Illa suivit, à quatre pattes comme un singe. Enfin, au bout d’uneheure environ, il arriva à la rivière. Alors, tombant à genoux,Charlot remercia Dieu de l’avoir sauvé. Puis il se mit à suivre lecours de l’eau de toute la vitesse de ses jambes, car il craignaitencore d’être rattrapé par les noirs.

C’était une rude entreprise pour un enfant decet âge, de franchir ainsi une distance de plusieurs lieues aumilieu de difficultés et de périls de tout genre. Il n’avaitd’ailleurs ni armes, ni provisions. Le pays lui était inconnu, etil se voyait continuellement arrêté par des halliers épineux, oupar des marais qu’il lui fallait tourner.

Mourant de faim et déjà fatigué par la marchede la veille, Charlot cheminait péniblement. Vingt fois il fut surle point de se coucher par terre et d’y rester pour mourir, tant ilse sentait épuisé et découragé ; mais, en songeant à sa mèreet à ses amis prisonniers des nègres, il retrouvait des forces. Ilse levait en soupirant, étirait ses pauvres membres brisés etrecommençait à marcher. Heureusement pour lui la lune se leva etvint éclairer la forêt.

Un peu avant le jour, Charlot aperçut un grandlézard qui dormait à demi caché sous un monceau de feuilles mortes.Il se rappela que les nègres mangeaient de ces animaux et que lachair n’en paraissait pas trop répugnante. Il aurait certainementmieux aimé un beefsteack ou un poulet rôti, mais il n’avait pas lechoix.

Le difficile était de s’emparer du lézard.L’animal avait au moins deux pieds de long, et ne devait pas êtrefort disposé à se laisser mettre à la broche.

Pour toute arme, Charlot avait son bâton etson couteau.

Il mit le couteau tout ouvert entre ses dents,prit son bâton de la main droite et commença à ramper toutdoucement pour s’approcher de son futur rôti.

Heureusement l’iguane (grand lézard)dormait tranquillement.

À force de précautions, Charlot finit pararriver à deux ou trois pas de la bête. Il leva son bâton et lui enasséna un grand coup sur la tête.

Réveillé en sursaut par cette attaqueinattendue, l’iguane prit la fuite en passant entre les jambes deCharlot qu’il renversa.

Charlot se releva lestement et courut aprèsson dîner qui s’en allait bon train vers les halliers. Il parvint àle rejoindre et tomba sur lui à coups de bâton. Le petit garçon yallait de bon cœur et tournait adroitement autour du lézard pouréviter ses dents.

Étourdi par la grêle de coups qu’il avaitreçus, celui-ci se traînait péniblement. Charlot allait l’achever,lorsqu’il entendit du bruit derrière lui. Il se retournabrusquement.

Au même instant un animal sortit du bois parun bond énorme et vint retomber à cinq ou six pas devant le mousse.C’était un once, sorte de petit léopard que le pauvregarçon prit pour un tigre à cause de sa forme et de son pelage.

Tandis que, fort effrayé, il regardait lenouveau venu d’un œil hagard, l’once s’allongea à terre comme unchat et sembla l’examiner à son tour. On eût dit qu’il se demandaitpar quel endroit il fallait entamer cette proie.

Sans quitter des yeux son ennemi, Charlotreculait peu à peu vers un arbre. L’once restait toujours immobile.Dès que Charlot sentit qu’il touchait l’arbre, il se retournavivement et se mit à grimper avec une agilité sans pareille. En unclin d’œil il fut au sommet des branches.

Il se serait cru dès lors parfaitement ensûreté, s’il n’avait entendu dire que certains animaux de l’espèceféline grimpaient aussi aux arbres. L’once, en effet, se rapprochadu tronc et se mit à tourner tout autour comme un général qui prendses mesures.

« Mon Dieu ! ayez pitié demoi ! » murmura le pauvre Charlot.

Au moment où il se penchait pour regarder cequ’était devenu l’animal, un coup de feu retentit. L’once fit unbond. Une seconde balle l’atteignit et le fit rouler sur le sol.Six hommes sortirent au même instant du fourré.

C’était Marcel Gautier, le chirurgien duJean-Bart, Norzec, un mulâtre et trois nègres del’habitation.

Charlot dégringola de son perchoir et courutse jeter dans les bras de ses amis. Le pauvre petit avait l’air siépuisé que les larmes en vinrent aux yeux du chirurgien.

« Es-tu blessé, coquin demoussaillon ? demanda Dur-à-cuire de sa plus grosse voix,après avoir commencé par embrasser l’enfant comme s’il eût voulul’étouffer.

– Non, M. Norzec, mais je suis sifatigué et j’ai si faim !…

– Voici de quoi manger, mon pauvreCharlot, » répondit le chirurgien en lui tendant un morceau degalette de manioc et une tranche de venaison.

Charlot ne put répondre ; il avait déjàdans la bouche un morceau de galette qui la remplissait toutentière.

« Doucement donc ! lui ditM. Gautier, tu vas t’étouffer. »

Charlot fit signe que non.

Tout à coup le petit garçon s’arrêta.

« Eh bien, tu ne manges plus,fainéant ! dit le père Dur-à-cuire.

– M. Villiers et Cadillac ont étépris par les esclaves marrons, dit Charlot ; on doit les fairemourir ce matin ; prisonnier comme eux, j’ai pu me sauver,grâce à un bon nègre qui m’y a aidé ; et si j’ai consenti àm’enfuir, c’était dans l’espoir de leur ramener du secours.

– Tonnerre ! » s’écria lematelot.

Charlot raconta alors tout ce qui s’étaitpassé depuis la disparition du guide.

« C’est sans doute le cadavre de cemalheureux que nous avons trouvé dans la forêt, ditM. Gautier. Tu as bien agi, Charlot, reprends des forces,continue ton déjeuner, tandis que Norzec et moi nous allons voir cequ’il y a de mieux à faire pour sauver nos amis. »

Tout en déjeunant, Charlot s’applaudissaitd’avoir échappé à la nécessité de manger du grand lézard. Lechirurgien et son compagnon lui apprirent comment ils étaientarrivés si à propos à son secours.

Chapitre 18– On marche au secours des prisonniers. – La fête du supplice. –L’attaque. – La déroute. – Vaillance de Charlot. – Les prisonniersnègres. – Éclaircissements. – Charlot paye sa dette à Morabé.

L’envoyé de Tapaï avait délivré àM. Hofen le message du Malgache et la lettre deM. Villiers. On s’était mis aussitôt en devoir de voler ausecours des Européens prisonniers. M. Gautier avait d’abord eula pensée de faire suivre le messager ; mais celui-ci s’étaitenfui, et M. Hofen savait qu’il serait inutile de chercher àle rejoindre. La seule indication de nature à guider les recherchesétait les deux mots suivre rivière, ajoutés en allemand aubas de la lettre de l’inspecteur. Malheureusement, il y avait unendroit où la rivière se divisait en deux branches. M. Hofense dit que les nègres marrons devaient être campés non loin dupoint de jonction ; il était cependant prudent d’explorer lesdeux branches. M. Gautier et Norzec partirent d’un côté,guidés par un nègre ; M. Hofen, M. Gauflé et Jobicprirent l’autre direction.

Entre les deux branches, et coupant en lignedroite l’angle qu’elles formaient, une troisième bande, composée dequatorze esclaves fidèles et bien armés, sous la conduite de deuxblancs, s’avançait vers la retraite présumée des bandits.

Chacun de ces petits détachements étaitaccompagné de nègres habitués à sonder la profondeur des bois. L’unou l’autre devait tomber sur la piste des marrons. Il avait alorspour consigne d’envoyer prévenir les autres bandes, qui, aussitôt,se réuniraient toutes trois pour occuper le campement.

Mais les nègres marrons se tenaient toujourssur leurs gardes, et plaçaient des éclaireurs de tous côtés ;l’entreprise était donc fort hasardeuse.

La route que venait de parcourir Charlot étantla plus directe, il fut convenu qu’on la suivrait. On envoya deuxnoirs aux deux autres corps, et on attendit d’être tous réunisavant de pousser en avant.

Tout brisé de fatigue qu’il était, le pauvreCharlot ne tenait pas d’impatience.

« Le Malgache a dit qu’il les feraitmourir au lever du soleil, » répétait-il à chaque instant.

La même inquiétude dévorait le chirurgien etle matelot. À la fin, ils ne purent y résister. Ils laissèrenttrois nègres pour guider les autres bandes quand ellesarriveraient, et se dirigèrent vers le camp des marrons sous laconduite de Charlot.

« Monte sur mon dos, petit marsouin, ditle père Dur-à-cuire à l’enfant, qui traînait péniblement ses jambesfatiguées.

– Merci, Norzec, répondit le mousse, jevous fatiguerais trop.

– Veux-tu bien monter, moussaillon demalheur ! s’écria Norzec ; monte, ou jet’assomme. »

Peu effrayé de cette menace dont ilconnaissait la valeur, Charlot céda pourtant au digne marin ets’installa sur ses robustes épaules.

Norzec marchait si vite, malgré son fardeau,que M. Gautier pouvait à peine le suivre.

Au bout de quelque temps, on parvint àl’endroit où Charlot avait dans la nuit rejoint la rivière. Unarbre de forme bizarre, qui avait poussé isolément sur la berge,fit reconnaître la place au petit mousse.

Ici commençait la partie la plus périlleuse del’expédition. Il fallait s’enfoncer dans le bois, et l’ons’exposait à être découvert par les éclaireurs ennemis.

La coulée qui avait conduit Charlot à larivière se trouvait presque en face de l’arbre, et les rameauxbrisés marquaient encore son passage. L’enfant entra le premierdans cette coulée, où M. Gautier le suivit. Norzec fermait lamarche.

Au bout d’une heure environ, ils entendirentdivers bruits dont ils ne purent s’expliquer la nature, mais quipartaient du même point de la forêt. Ils se dirigèrent de cecôté.

À mesure qu’ils approchaient, ilsdistinguaient des éclats de voix, des cris, et le bruit sec demorceaux de bois qu’on frappait l’un contre l’autre.

M. Gautier trembla pour lesprisonniers.

« On célèbre sans doute la fête de leursupplice, » pensa-t-il.

Un instant plus tard, en effet, il put seconvaincre que cette supposition était juste.

Arrivés à un endroit où le fourrédisparaissait pour faire place à une vaste clairière, les Françaisaperçurent de loin les nègres qui dansaient avec des cris et descontorsions frénétiques autour de leurs prisonniers. Ceux-ciétaient complètement nus ; des liens d’écorce les attachaientà un poteau.

M. Villiers était fort pâle, mais ilconservait sa figure impassible. Quant à Cadillac, il souriait d’unair de défi et semblait narguer ses bourreaux.

À un signal donné par Tapaï, le grandMalgache, la danse infernale s’arrêta. Les nègres s’armèrent debâtons de bois flexibles et se groupèrent autour des prisonniers.Tapaï s’était sans doute réservé l’honneur de frapper le premiercoup. Écartant de la main ses compagnons, il s’avança versM. Villiers.

« Aujourd’hui ce sont les nègres quifrappent les blancs et qui les font mourir, dit-il à l’inspecteur.Mort aux blancs ! »

En parlant ainsi, il leva le bras ; aumême instant un coup de feu retentit. Le Malgache poussa un cri derage en portant la main à son épaule.

C’était M. Gautier qui venait de luienvoyer une première balle. Deux autres suivirent presqueinstantanément qui renversèrent deux autres nègres, les plusrapprochés de M. Villiers. Le chirurgien et le matelot seprécipitèrent alors, le pistolet au poing, au milieu des noirs qui,à l’intrépidité de leur attaque, les prirent pour l’avant-garded’un corps nombreux. La plupart se sauvèrent. Quelques-uns pourtanttinrent tête aux assaillants.

Mais Tapaï ne voulait point perdre savengeance ; il tira, malgré sa blessure, son couteau ets’élança de nouveau vers les prisonniers. Il allait saisirM. Villiers par les cheveux, lorsque quelque chose lui passaentre les jambes et le renversa. Ce quelque chose était notre amiCharlot.

Entraîné par la chute de son adversaire,l’enfant roula sur le sol avec le grand Malgache ; mais il nelâcha point ses jambes. Heureusement pour le brave petit mousse,Tapaï, blessé, ne pouvait se servir de son bras droit. Norzec,accourant à la rescousse, asséna sur la tête du colosse un tel coupde crosse qu’il lui fendit le crâne.

Sans se préoccuper des meurtrissures qu’ilavait reçues, Charlot courut à M. Villiers dont il coupaprécipitamment les liens. Il en fit autant pour Cadillac.

« Ouf ! » s’écria celui-ci ens’étirant les bras.

Puis, saisissant son bâton, il s’en servit sibien qu’en moins d’une minute deux de ses ennemis gisaient sur lesol à demi morts.

M. Villiers, de son côté, ne restait pasoisif et se battait vaillamment.

Malheureusement pour les Européens, les noirss’aperçurent bientôt qu’ils étaient en petit nombre. Ils seconsultèrent, rappelèrent les fuyards et revinrent tous ensemble àl’attaque.

Serrés l’un contre l’autre, adossés au largetronc d’un arbre énorme, et protégeant de leurs corps le mousseplacé derrière eux, M. Villiers, le chirurgien et les deuxmatelots, le couteau aux dents, avaient en outre rechargé leursarmes et promettaient de vendre chèrement leur vie.

Tout à coup, deux ou trois marrons, accourantdes profondeurs du bois, se précipitèrent sur la clairière.

« Les blancs ! crièrent-ils, lesblancs arrivent ! Sauvons-nous ! »

Cette fois tous prirent la fuite. Plusieurscoups de feu partirent du fourré.

Les blancs, qui venaient d’arriver avec unedouzaine de nègres fidèles commandés par M. Hofen en personne,s’élancèrent après les fugitifs.

« Charlot ! mon pauvreCharlot ! criait Jobic en cherchant de tous côtés son petitprotégé, où est Charlot ?

– Me voici, Jobic, » réponditl’enfant en venant se jeter dans les bras du matelot.

Jobic l’enleva de terre et l’embrassa à lefaire crier.

« Pas si fort, disait l’enfant, tu meserres trop, Jobic.

– Tâche de ne pas me le casser !s’écria Cadillac. C’est à ce mousse-là que je dois d’être encore dece monde, et je ne veux pas qu’on me l’abîme.

– C’est lui qui nous a guidés jusqu’ici,ajouta le chirurgien. Si nous sommes arrivés à temps pour sauverM. Villiers et Cadillac, c’est au courage de maître Charlotque nous le devons. »

Mais Charlot ne pouvait répondre à tous cescompliments. Le pauvre enfant, brisé, meurtri, tombait de fatigue,de sommeil et de faim.

Les yeux à moitié fermés déjà, il avalaquelques morceaux de galette et un verre d’eau mêlée de rhum quelui présenta Jobic. Puis, étendant ses bras, il laissa retomber satête sur le sol et s’endormit au milieu des conversations et dubruit.

Pendant ce temps, les soldats de M. Hofenpoursuivaient les nègres marrons. Ils en firent septprisonniers.

Parmi ceux-ci se trouvait Morabé. On lesenchaîna solidement et, après une halte de quelques heuresnécessaire pour reposer les hommes, on se mit en devoir de regagnerBuena-Vista.

Norzec, Jobic et Cadillac se disputèrent à quiporterait Charlot, toujours endormi.

« J’ai entendu dire à des cavaliers qu’onétait plus fatigué quand on changeait de cheval, dit Norzec ;ainsi, filez votre nœud. Charlot est habitué à mon trot, et c’estmoi qui le porterai… Ho, hisse ! »

Le mousse endormi se trouva de nouveau àcalifourchon sur le cou du matelot.

Grâce aux nègres qui accompagnaientM. Hofen, on revint à Buena-Vista sans faire le détour auquell’obligation de suivre la rivière avait contraint notre ami. Cheminfaisant, M. Hofen raconta aux étrangers qu’aussitôt laréception du renseignement que lui avaient envoyé M. Gautieret Charlot, il avait deviné quelle devait être la position desnègres marrons. Son intention était de les cerner ; mais,comme il était arrivé juste au moment où les blancs allaient êtreécrasés par le nombre, il n’avait eu que le temps de s’élancer surles bandits.

Charlot n’entendit pas un mot de tout cela. Enarrivant à l’habitation, on le jeta sur un lit. Il ne fit qu’unsomme jusqu’au matin.

En se levant, il s’aperçut que tout le mondeétait rassemblé dans la cour. Il courut voir ce qui se passait.

Des esclaves, armés jusqu’aux dents etcommandés par un blanc et un mulâtre, se disposaient à conduire àla ville la plus prochaine les révoltés pris les armes à lamain.

« Pauvres gens ! » murmuraCharlot.

Il allait s’éloigner le cœur gros, lorsqu’ilremarqua qu’un des nègres l’appelait en lui faisant autant designes que le permettaient les chaînes dont le malheureux étaitchargé. Charlot s’approcha et reconnut Morabé.

Le petit mousse n’en fit ni une ni deux, commeon dit ; il se jeta au cou de l’esclave.

Une explication s’ensuivit. On relâcha lesliens de Morabé.

« Je ne puis laisser punir l’homme à quinous devons la vie, dit M. Villiers. Comment faire pour lesauver, monsieur Hofen ? »

Ce dernier le tira un peu à l’écart.

« Il n’y a qu’un seul moyen, dit-il,c’est d’acheter Morabé à son maître.

– Oh oui ! s’écria Charlot.

– Malheureusement il est à craindre quele señor Paraõ ne consente pas à vendrecet esclave.

– En offrant le double de ce qu’ilvaut ?

– Le señorParaõ est vindicatif ; il aimera mieux sevenger.

– Nous verrons, reprit M. Villiers.Pour le moment, obtenez seulement qu’on laisse cet homme sous votregarde. Je me charge de le ramener à Rio-Janeiro. Une fois là, noustrouverons moyen de le sauver. »

Grâce à quelques milreïs[4] distribués aux chefs de l’escorte,l’affaire s’arrangea.

On enferma Morabé dans une chambre où il futbien traité et bien nourri. Puis, il partit à son tour avec sesprotecteurs pour Rio-Janeiro, où nos voyageurs arrivèrent à bonport, mais singulièrement amaigris et noircis par le soleil de feudu Brésil.

Telle était l’humeur vindicative duseñor Paraõ qu’il ne voulait à aucun prixvendre son esclave. Il tenait absolument à le faire mourir.

Heureusement pour le nègre, la Providence sechargea le même jour de punir le Brésilien de sa cruauté. Soncheval, qu’il surmenait et rouait de coups, prit le mors aux dentset l’écrasa contre un arbre.

Alors les héritiers acceptèrent en échange deMorabé et de sa famille le prix élevé qu’en offraitM. Villiers.

Jamais Charlot n’avait été aussi content quele jour où le nègre, libre désormais, vint remercier son petitprotecteur et M. Villiers.

« Que Dieu bénisse la mère qui vous a misau monde ! » s’écriait le pauvre homme les larmes auxyeux.

Pour s’associer à la bonne œuvre del’inspecteur, l’équipage du Jean-Bart fit une collecte,afin de laisser à la famille du noir les moyens d’acheter unepetite hutte et de vivre quelque temps. Comme les marins sontgénéreux, cette collecte produisit 70 milreïs, c’est-à-dire environ168 francs. M. Villiers y ajouta 200 francs.

Morabé, industrieux et actif plus que sescompatriotes, monta un petit commerce de fruits. On sut plus tardqu’il avait prospéré et qu’il vivait heureux avec sa femme et sesenfants.

Chapitre 19– Le cap Horn. – Valparaiso. – La famille Morand. – La fièvretyphoïde. – Dévouement de Fanchette. – La lettre.

Peu de temps après le retour deM. Villiers et de ses compagnons à Rio-Janeiro, leJean-Bart mit à la voile pour continuer son voyage. Nousne nous arrêterons pas avec lui à chacune des escales(relâches) qu’il fit sur les côtes du Brésil. Il s’agissaitd’affaires commerciales dont le détail serait trop long etn’offrirait aucun intérêt à nos jeunes lecteurs. Disons seulementque, trois mois plus tard, le Jean-Bart, en route pourValparaiso, se disposait à la périlleuse entreprise de doubler lecap Horn.

Ce cap, qui forme la pointe la plusméridionale de l’Amérique, doit son nom à Guillaume Schouten, quile découvrit en 1816 et lui donna le nom de sa ville natale.

La mer est toujours extrêmement houleuse dansces parages, et des tempêtes fréquentes menacent lesnavigateurs.

À la sortie du détroit Le Maire, qui sépare laTerre de Feu des îles Staatenland, le Jean-Bart essuya unorage terrible. Il fallut prendre des ris, c’est-à-dirediminuer la surface des voiles au moyen de ficelles attachées à latoile et nouées ensemble. Une des vergues fut brisée par un coup devent, et les éclats blessèrent deux matelots assez grièvement. Desmontagnes d’eau se précipitaient en écumant sur le navire qu’ellessemblaient à chaque instant devoir engloutir. À peine, dans letumulte de la tempête, pouvait-on entendre les ordres ducapitaine.

Enfin, après quelques heures, le vent diminuade violence et l’on put hisser des voiles. Mais la mer,bouleversée, restait toujours houleuse, et le navirefatiguait beaucoup, comme on dit à bord. Harassés et sanscesse appelés à la manœuvre, les matelots avaient à peine le tempsde manger. Quant au repos, il ne fallait y penser ni pour le journi pour la nuit.

En dépit des coups de vent qui serenouvelèrent plusieurs fois en quelques jours, leJean-Bart parvint à doubler le cap Horn, dont la pointenue et désolée s’élève à près de 200 mètres au-dessus desflots.

À partir de ce moment, nos voyageursquittaient l’océan Atlantique et entraient dans l’océan Pacifique.Ce dernier ne mérite son nom qu’à une certaine distance de sonterrible voisin, dont les tempêtes réagissent sur lui.

Charlot se comporta fort bravement dans lesjours de péril. Il montra surtout un sang-froid extraordinaire chezun enfant de cet âge. Quoiqu’il ne fît aucun étalage de zèle et debravoure, le capitaine remarqua sa conduite avant même queM. Villiers ne la lui eût signalée.

« C’est un marin de la bonne roche,dit-il à l’inspecteur. Beaucoup de besogne et peu de bruit. Si cegarçon-là pouvait rester un ou deux ans à terre pour travailler lesmathématiques, il y a chez lui l’étoffe d’un capitaine au cabotageet peut-être au long cours.

– Bernard aussi s’est bien montré, ditM. Villiers.

– Certainement ; ce n’est ni lecourage ni l’intelligence qui lui manquent ; malheureusement,cela ne suffit pas. Il est menteur, indiscipliné et paresseux. Cesdéfauts lui font perdre le fruit de toutes ses bonnes qualités.Avec plus de vivacité et d’intelligence que Charlot, vous verrezqu’il réussira moins bien dans la vie que ce dernier. »

Une vigie, c’est-à-dire un matelotqui était de faction dans la hune pour voir de plus loin,interrompit le capitaine en annonçant qu’on apercevaitValparaiso.

Rien de plus triste que l’aspect de cetteville peuplée cependant de 40 000 âmes. Elle dépend du Chili,dont Santiago est la capitale. Les maisons, construites àl’italienne, sont fort richement décorées dans l’intérieur ;mais les tourbillons de sable, qui s’élèvent sur la route aumoindre souffle du vent, abîment tout et exercent une influencefâcheuse sur la santé des habitants.

Comme tous les peuples de l’Amérique du Sud,les Chiliens sont d’intrépides cavaliers. Le costume national estle puncho, sorte de pièce d’étoffe au milieu de laquelleon pratique un trou pour passer la tête.

Le commerce de cette ville se faitprincipalement avec Lima et consiste en métaux précieux, tels quel’or, l’argent et le platine. Le Chili exporte aussi des bœufs, desmoutons et des grains.

Aucun incident n’ayant marqué le séjour duJean-Bart dans le port de Valparaiso, nous ne nous yarrêterons pas.

Laissons le capitaine Tanguy et son équipagevisiter les principales villes de la côte occidentale de l’Amériquedu Sud, et revenons à la famille de Charlot, que nous avons perduede vue depuis longtemps.

Marianne avait continué sa vie laborieuse etdévouée. La pauvre femme ne pouvait cependant reprendrecomplètement ses forces. Le chagrin de la perte de son mari étaitchez elle aussi vif que le premier jour. Elle ne trouvait de charmeà rien ; son unique plaisir désormais était d’embrasser sesdeux filles et de recevoir des nouvelles du cher petit absent. Elles’était procuré une mappemonde, sur laquelle Denise et ellesuivaient les relâches de maître Charlot.

Chaque soir on voyageait avec lui, et seslettres apportaient une semaine tout entière de joie et d’animationdans la pauvre demeure.

Un jour, en arrivant chez ses amies, Fanchetteles trouva désolées ; Marianne venait de tomber tout à faitmalade. Les voisines disaient tout bas qu’elle avait la fièvretyphoïde. Cette maladie était alors à l’état d’épidémie sur lacôte. Denise aussi se plaignait de douleurs de tête et pouvait àpeine se remuer.

L’argent est si difficile à gagner pour lespauvres gens, qu’ils hésitent longtemps avant de faire venir undocteur. Puis le médecin le moins éloigné demeurait à Lezardrieux,c’est-à-dire à trois lieues de là environ.

Enfin, un fermier qui se rendait de ce côté sechargea de le prévenir.

Au premier coup d’œil, le médecin reconnut laterrible maladie.

« Est-ce qu’il y a du danger, monsieurTraneau ? demanda tout bas Fanchette.

– Pas encore, mon enfant, mais cela peutvenir. Et il est indispensable que les deux malades soient veilléesavec le plus grand soin. »

Il écrivit quelques prescriptions etsortit.

Mais il ne suffisait pas d’avoir lesordonnances du médecin, il fallait encore les porter au pharmaciende Lézardrieux ou de Tréguier, et il fallait aussi de l’argent pourpayer les médicaments.

Fanchette obtint du facteur qu’il ferait sescommissions au bourg voisin. Puis, ayant réuni le peu d’argentqu’elle avait amassé, elle demanda un congé à son maître et vints’installer au chevet de ses amies. Marianne avait déjà perdu lesentiment de ce qui se passait autour d’elle. Denise parlaitincessamment sans qu’on pût la comprendre.

La petite Rosalie allait en pleurant d’un lità l’autre et venait cacher sa figure éplorée contre l’épaule deFanchette, qui la consolait de son mieux.

La tâche de celle-ci était difficile. Les deuxmalades réclamaient des soins constants. Il fallait être sur piedtoute la nuit pour leur donner à boire, car une soif inextinguibleles dévorait. Il fallait aussi préparer les repas de Rosalie,l’aider à faire sortir les bestiaux et à les renfermer, traire lavache et la chèvre, aller chercher de l’eau à la fontaine, laver lelinge, que sais-je enfin ? Une femme dans la force de l’âgeserait difficilement venue à bout de tant de soins. CommentFanchette, frêle et chétive, parvint-elle à s’en acquitter ?Dieu seul pourrait le dire. La courageuse enfant travaillait sanscesse et ne dormait que deux ou trois heures par jour.

L’instituteur et le curé venaient souvent etgardaient les malades tandis qu’elle était occupée ailleurs. Lecuré ne manquait jamais d’apporter du vin, un morceau de viande, ouun peu d’argent ; mais lui-même était pauvre, et sa cure nel’enrichissait pas. L’instituteur et quelques voisines donnaientdes coquillages, des pommes de terre. Du reste, le médecin avaitordonné que très peu de personnes restassent dans la chambre, dontl’air devait être conservé aussi pur que possible.

Comme on l’a dit souvent, un malheur n’arrivejamais seul. Le matelot qui manœuvrait la barque des Morand, payaaussi son tribut à l’épidémie de fièvre typhoïde.

La pauvre famille se trouva dès lorscomplètement sans ressources.

Un jour, le facteur apporta une lettre pourMme Marianne Morand.

« C’est vingt-huit sous, dit-il.

– Je n’ai pas tant d’argent quecela, » répondit Fanchette qui avait envie de pleurer.

Le facteur fit un geste de regret et remit lalettre dans sa boîte.

« Vous la reprenez !

– Dame ! puisqu’elle n’est paspayée. »

Fanchette poussa un gros soupir. À cet instantle curé parut sur le seuil.

« Qu’y a-t-il donc ? »demanda-t-il en voyant l’air malheureux de Fanchette.

On le lui expliqua. Il prit la lettre et payale port.

« Marianne est hors d’état d’entendre lalecture de ceci, reprit-il en regardant la malade.

– S’il y avait des choses presséesdedans, cependant, remarqua Fanchette.

– On dirait qu’elle contient quelquepapier d’un autre format, dit encore le curé qui palpait la lettre,peut-être un mandat. »

Il regarda le timbre, l’écriture.

« Valparaiso ! Ce doit être de sonfils.

– De Charlot. Ah ! quelbonheur !

– Que faire ? se demandait le digneprêtre. Si cette lettre contient réellement de l’argent, il fautl’ouvrir. D’un autre côté, décacheter une lettre qui ne m’est pasadressée… Bah ! Dieu lit dans mon cœur, il voit ce qui me faitagir. »

Il fit sauter le cachet et trouva un mandat decent quarante francs, un petit billet du capitaine Tanguy et unelettre de Charlot.

« Madame, écrivait le capitaine, j’aitenu à vous écrire pour vous témoigner ma satisfaction de laconduite de votre fils. C’est un excellent enfant qui sera digne deson père et deviendra comme lui un brave et loyal marin. Il peutcompter dès à présent sur l’amitié de votre tout dévoué.

« Tanguy,

« Capitaine au long cours. »

« Ma chère maman, écrivait Charlot de soncôté, tu sais qu’en arrivant à Rio-Janeiro, M. Villiersm’avait donné cent francs. Avec cela, sur le conseil de Norzec,j’ai acheté une petite pacotille. M. Villiers s’est chargé deme la vendre à Valparaiso, et j’ai déjà soixante-deux francs debénéfice. Avec ce que m’ont donné le second et le chirurgien pourqui j’avais fait des commissions, ça me fait cent quatre-vingtsfrancs.

« Jamais je ne m’étais vu tant d’argent.J’avais si peur de le perdre que je n’en dormais pas.

« Qu’est-ce que tu comptes faire de cetrésor ? m’a demandé un jour le capitaine.

« J’ai dit que je le gardais pour toi etque je voudrais bien pouvoir te le donner tout de suite.

« Alors il l’a pris et l’a porté chez unbanquier, et le banquier lui a remis en échange un papier que jet’envoie. Il est adressé à un monsieur Rothschild. Il paraît que cemonsieur est bien connu, car le capitaine m’a dit que tu pouvaisprésenter ce papier à n’importe quel banquier de Tréguier ou deLannion et qu’on te donnerait l’argent tout de suite.

« Il faudra acheter une mantepour toi, car la tienne était tout usée et tu avais froid les joursde gros temps. Et puis des souliers et du bon cidre pour te donnerdes forces. Je voudrais bien aussi que Denise et Rosalie aientchacune une veste neuve. Rosalie avait tant d’envie d’en porter uneverte comme celle de la petite Binie. Et puis je voudrais bienaussi que tu donnes quelque chose à Fanchette, tu l’embrasseras dema part. Enfin tu sais mieux que moi ce qu’il faut faire del’argent, et tu achèteras ce que tu voudras.

« Si tu savais combien je désire êtreriche pour t’envoyer beaucoup d’argent. Tu aurais une jolie maisonblanche, comme il y en a au Havre, et puis un bon dîner. Enfin toutce qu’il y a de meilleur serait pour toi et pour mes sœurs.Fanchette aussi en aurait sa part. Sans compter que je n’oublieraisni Jobic, ni Cadillac, ni le père Dur-à-cuire, qui sont tous bonspour moi.

« Tu sais bien M. Villiers, de quije te parle toujours ? Eh bien, il me donne des leçons demathématiques. Je lui en suis si reconnaissant ! Quelquefoisil s’impatiente, parce que je ne comprends pas très vite ;alors je deviens rouge et je ne sais plus ce que je dis. Mais ilhausse les épaules en riant et il me tire l’oreille, une manièred’amitié, en me disant de n’avoir point peur. Il dit qu’il faut queje travaille pour devenir un jour capitaine. Moi, je voudrais bien,mais c’est si beau que je n’ose l’espérer.

« Quand tu m’écriras, donne-moi desnouvelles de tout le monde, de Denise, de Rosalie, de Fanchette etde tous nos bestiaux et du vieux sacristain, de Jérôme, de notrematelot, du petit Mathurin, et enfin de tous les voisins.

« Je vais faire mon possible pour gagnerencore d’autre argent afin de te l’envoyer. Ainsi ne ménage pascelui-ci, emploie-le à bien te soigner ainsi que mes sœurs et lapetite Fanchette.

« Adieu, ma chère maman, je prie le bonDieu qu’il vous conserve tous en bonne santé, et je me dis pour lavie ton fils obéissant,

« Charlot Morand. »

Un paraphe formidable accompagnait lasignature de Charlot.

« Brave petit cœur, va, » murmura lebon curé.

Malgré l’état d’assoupissement dans lequelMarianne était constamment plongée, son cœur de mère avait entendule nom de Charlot. Elle souleva péniblement sa tête et montra lalettre du doigt.

« Charlot, murmura-t-elle en essayant derassembler le fil emmêlé de ses idées.

– Il se porte bien et il vous envoie centquarante francs, dit le curé. Le capitaine vous écrit aussi et vousfait les plus grands éloges de votre fils. »

Un éclair de joie illumina le visage amaigride la pauvre mère.

« Mon cher enfant ! »dit-elle.

Il fallut lui mettre la lettre devant les yeuxet la poser un instant sur ses lèvres. Puis son regard s’éteignit,sa tête retomba sur l’oreiller. Cinq minutes après, elle ne voyaitplus rien de ce qui se passait autour d’elle.

« Écoute, dit le curé à Fanchette, enattendant que Marianne soit assez bien pour signer le mandat, jevais lui faire l’avance d’une partie de cette somme. Envoie prendrechez moi soixante-dix francs, cela te permettra d’avoir les objetsles plus nécessaires. »

Fanchette courut chez les voisins. Avecl’obligeance des pauvres gens, chacun se mit à l’œuvre. L’un allachez le curé ; l’autre courut jusqu’à Lézardrieux chez lepharmacien ; un troisième acheta un peu de menu bois dans uneferme voisine. Chacun enfin fit de son mieux.

Soit que la maladie de Marianne fût arrivée àla période décroissante, soit que l’émotion produite par lesnouvelles de son fils eût amené une crise salutaire, à partir de cejour il y eut amélioration dans son état. Bientôt le médecindéclara qu’elle était hors de danger ainsi que Denise. Mais il eutbien soin d’ajouter que leur état réclamait encore longtemps dessoins assidus.

La grande distraction de la veuve fut alors dese faire lire la lettre de Charlot et celle du capitaine Tanguy.Elle était si fière des éloges qu’on donnait à sonenfant !

« Il ne t’a pas oubliée non plus, toi,disait-elle en montrant à Fanchette les passages où Charlot parlaitamicalement de sa petite camarade.

– Bon Charlot !

– Comme il te remerciera quand il sauratout ce que tu as fait pour nous ! Tu as été notre bon ange,ma petite Fanchette.

– Ah ! madame Marianne, ne dites pascela.

– Si, mon enfant. Le docteur et le curém’ont raconté que sans tes soins Denise et moi ne serions plus dece monde.

– Oh ! s’écria Fanchette, j’auraisvoulu pouvoir faire davantage ! Je n’oublierai jamais combienvous avez été bonne pour la pauvre mendiante. Si vous saviez commeje suis heureuse chaque fois que j’entre dans votre maison !Tout le monde me reçoit ici comme si j’étais de la famille, et onm’embrasse, on me dit de bonnes paroles ! Enfin, je ne saispas comment vous expliquer cela, madame Marianne, mais voyez-vous,il me semble que mon cœur s’ouvre quand je viens ici… et… et… enfinje vous aime tous de tout mon cœur, et je vous suis bienreconnaissante de votre amitié. »

Elle se jeta dans les bras de la veuve qui laserra sur son cœur avec effusion.

« Eh bien, et moi ? dit Rosalie englissant sa tête mutine près de celle de sa mère.

– Et moi ? murmura Denise qui avaitpassé son bras bien faible encore autour du cou de Fanchette.

– Mes enfants, dit Marianne, remercionsDieu du secours qu’il vient de nous envoyer. Remercions-le surtoutde m’avoir donné des enfants si dévoués, si affectueux. Puisse sabonté nous protéger encore, protéger surtout mon petit Charlot etle ramener auprès de nous ! »

Marianne et les trois enfants se mirent àgenoux et firent ensemble une fervente prière.

Chapitre 20– San-Francisco. – La fièvre d’or. – Désertion de Bernard et deJérôme. Explorations. – Découverte de l’or. – Travail auxmines.

Retournons maintenant à notre ami Charlot,dont le navire est en vue de San-Francisco. Cette ville, que ladécouverte des mines d’or a rendue célèbre, était jadis une petitebourgade peu importante. Elle dépendait de la Nouvelle-Californie,qui fut découverte en 1542 par Cabrillo et que le célèbrenavigateur Drake explora trente-six ans plus tard. L’Espagne s’enempara au dix-huitième siècle. Après avoir fait longtemps partie duMexique, elle fut conquise par les États-Unis et comprise dès lorsdans leur Confédération. La population de la Californie, quin’était alors que de 160 000 âmes tout au plus, dépassemaintenant 500 000 âmes.

Monterez, autrefois capitale du pays, a dûcéder son titre à San-Francisco.

Cette ville, située à l’entrée du fleuve dumême nom, ne comptait en 1847 que 4 ou 5 000 habitants.Aujourd’hui la population monte à plus de 100 000 personnesappartenant à toutes les nations.

La baie de San-Francisco, une des plus bellesdu monde, a vingt-cinq lieues de long et se compose de plusieursautres baies, entre autres de celles de Santa-Clara et deSan-Pablo. Elle renferme aussi plusieurs îles, telles que l’île deLos Angelos et l’île Molatte.

La ville est située au sud de l’entrée de labaie. On la voit à droite en traversant le goulet ou détroit connusous le nom de Porte-d’Or.

Au moment où nos voyageurs arrivèrent àSan-Francisco, le pays était en proie à la fièvre de l’or. Lesmines venaient d’être découvertes, et les travailleurs comme lesaventuriers accouraient de toutes les parties du monde. Pleinsd’illusions, ils se figuraient faire fortune en quelques jours sanspeine ni travail. On parlait beaucoup de ceux qui revenaient desmines avec des sacs de poudre d’or et de pepites (morceauxd’or) ; mais on oubliait les malheureux, bien plus nombreuxencore, qui n’avaient trouvé dans leurs recherches que la misère,la fièvre et souvent la mort.

Plusieurs navires à l’ancre dans la baie nepouvaient repartir faute d’équipage ; les matelots s’étaientsauvés pour aller aux mines. Aussi, le capitaine Tanguy jugea-t-ilà propos de faire ce petit discours à son monde :

« Mes enfants, si en arrivant àRio-Janeiro ou à Panama, je vous avais dit que je trouvais desmatelots à moitié prix et que, par conséquent, j’allais vousdébarquer pour leur faire place, vous m’auriez accusé de mauvaisefoi, et vous m’auriez représenté avec raison que je n’avais pas ledroit de manquer aux conditions de l’engagement que nous avons prisau Havre. Eh bien, si l’un de vous me quittait pour aller auxmines, il manquerait à sa parole et serait méprisé de sescamarades. Je sais que vous êtes tous de braves garçons, de vraismarins, et j’ai confiance en vous. Ici comme ailleurs, je vouslaisserai aller à terre, et je compte sur l’honneur pour vousempêcher de déserter votre navire. »

Les hommes jurèrent de revenir fidèlement àbord.

Ils tinrent leur parole, en effet, saufBernard et un autre marin, d’esprit assez borné, qui s’appelaitJérôme Sornin. Ces deux derniers eurent le malheur de se trouverdans un cabaret avec une bande de mineurs qui arrivaient desplacers (endroits où l’on recueille l’or) et qui avaientfait une brillante campagne.

Leurs récits enflammèrent tellementl’imagination de Bernard et de Jérôme, qu’ils résolurent de partiraussi pour les mines.

Ils voulurent entraîner Charlot avec eux, maisle mousse refusa bravement.

« Nigaud, lui dit Bernard, songe donc quetu rapporteras de l’or plein tes poches pour envoyer à ta mère et àtes sœurs.

– C’est vrai, soupira Charlot, maisrappelle-toi ce que le capitaine nous a dit hier.

– Bah ! des bêtises. Vois donc lesmatelots des autres navires… Allons, viens avec nous.

– Non, répondit Charlot avecfermeté ; mon devoir est de rester ici, et je resterai.

– Ne va pas nous trahir au moins, ditJérôme.

– Il n’y a rien à craindre, » repritBernard.

Ils s’éloignèrent aussitôt, et ils partirentfurtivement le lendemain matin.

« Ce garçon prend un mauvais chemin,murmura le capitaine quand il constata l’absence de Bernard. Si sonpauvre père vivait encore, quelle honte pour lui ! »

Ainsi que nous l’avons dit, M. Villiersétait chargé des intérêts d’une puissante Compagnie commerciale, etla Californie lui offrait un vaste champ d’études.

« Croyez-vous que nous puissions passerquinze jours ici sans que vos matelots désertent ? dit-il aucapitaine Tanguy.

– Oui, répondit le capitaine, maintenantje réponds d’eux. Seulement, comme la fidélité de ces braves gensmérite une récompense, je vais les autoriser à travailler pour leurcompte dans la ville ; ils iront à tour de rôle. »

Il est bon de dire qu’à cette époque lamain-d’œuvre était hors de prix à San-Francisco. On payait desgarçons de café jusqu’à 80 francs par jour. Des charpentiers et desmanœuvres se faisaient des journées de 120 francs.

Comme portefaix, un homme vigoureux pouvaitaisément gagner une soixantaine de francs.

Il est vrai que les vivres et les logementsétaient à des prix proportionnés ; le bénéfice était enréalité bien moins considérable qu’on ne l’eût supposé.

L’esprit de conduite et l’honnêteté sonttoujours appréciés partout, et les matelots du Jean-Barttrouvèrent promptement à s’employer à de bonnes conditions.

Jobic entra chez un charpentier qui luidonnait 60 fr. par jour. Norzec s’établit portefaix. Cadillac, quiétait adroit comme un singe, devint barbier ambulant ; il yeut des journées où il gagna jusqu’à 200 francs.

Quant à Charlot, qui avait l’air de deux ansau moins plus âgé qu’il ne l’était réellement, il se fitcommissionnaire. Le menuisier du bord lui fabriqua une paire decrochets à sa taille ; et le mousse, actif, probe etintelligent, eut bientôt une petite clientèle.

Un jour qu’il était assis à sa placeaccoutumée sur les wharfs,ou quais, un individu, habillécomme les gens qui arrivent des mines et chargé autant qu’une bêtede somme, s’arrêta devant lui.

Bien qu’il fût à moitié gris, cet hommen’avait pas mauvaise figure. On l’aurait pris pour un ancien marin.Son gros rire, un peu bête, était cependant bon et confiant.

« Mon garçon, dit-il à Charlot,connais-tu un endroit où un homme, qui a de l’or plein son sac,puisse se faire beau et se payer tout ce qu’il y a de plus huppé enfait d’habillement ?

– Oui, monsieur, répondit Charlot. Il y ale grand bazar de Melwil et Ce, où vous trouverez toutce que vous voudrez.

– Bon, bon ! Alors tu vas m’yconduire.

– Oui, monsieur. »

Chemin faisant, le mineur raconta qu’ilarrivait des placers,et qu’en six mois, il avait récoltépour 48 000 fr. d’or.

« Maintenant, dit-il, il n’y a rien detrop bon pour moi, et je veux vivre comme un capitaine devaisseau.

– Vous êtes bien heureux, soupiraCharlot.

– Tu voudrais aussi gagner de l’argent,mon petit homme ?

– Dame, oui !

– Et qu’en ferais-tu ?

– Je l’enverrais à ma mère et à messœurs. »

Le mineur s’arrêta.

« Tiens, tu vaux mieux que moi. J’aiaussi une pauvre vieille mère qui m’attend là-bas, et je ne pensaispas à elle.

– Maintenant que vous êtes riche, il fautaller la voir, dit le mousse.

– Je veux faire encore une expédition auxplacers auparavant. Je connais un endroit où je suis sûrde ramasser plus de cinquante livres d’or.

– Oui, monsieur, mais votre mère, pendantce temps-là, qu’est-ce qu’elle deviendra ? »

Le mineur s’arrêta encore.

« Le petit a raison, murmura-t-il, jesuis un sans cœur. Je ne vaux pas le diable. Attends,petit. »

Il défit une large ceinture qu’il portaitroulée autour de la taille, dessous sa vareuse, et en tira un sacnoir et sali, plein de poudre d’or.

« Il y en a là pour 12 000 fr.,dit-il. Garde-moi ça, c’est pour envoyer à ma vieille mère.

– Tout de suite ?

– Oh ! non, tu m’ennuies ; j’aitrop soif, puis je veux me requinquer ; nous arrangerons lereste après que j’aurai fait mes emplettes. Tiens, voilà une oncepour toi (environ 80 fr.) ; tu la donneras à ta mère. Etmaintenant, marchons. »

En route, le mineur, qui s’appelait Letoureux,s’arrêta encore dans deux ou trois bar-room, sorte decomptoirs où l’on vend des boissons et des liqueurs fortes.

Quand il entra dans le bazar, il se tenait àpeine debout. Heureusement pour lui, les marchands servaient chaquejour des clients de ce genre et savaient comment s’y prendre aveceux.

On l’équipa à neuf des pieds à la tête pour lamodeste somme de 380 dollars (1900 fr.). Les commis auraient assezvolontiers gardé la ceinture avec les vieux habits du chaland, maisce dernier, malgré son ivresse, ne perdait pas de vue son or.

En sortant, Charlot remarqua deux individusplantés à la porte du bazar comme attendant quelqu’un. Il serappela avoir déjà vu ces deux figures derrière eux, et quand illes vit de nouveau emboîter le pas à leur suite, quelques soupçonstraversèrent son esprit.

« Monsieur, dit-il à son compagnon, ilfaut nous hâter de gagner l’hôtel. Voilà deux hommes qui noussuivent et qui n’ont pas l’air d’avoir de bons desseins.

– Eux, répondit le mineur que l’ivressedisposait à tout voir en beau, c’est des amis. Tu vas voirplutôt. »

Il s’approcha des inconnus et les engagea àentrer avec lui au premier bar-room qu’ilsrencontreraient.

La proposition fut acceptée avec empressement.On s’installa, et les hommes insistèrent beaucoup pour faire boireCharlot ; mais celui-ci refusa obstinément.

La nuit approchait cependant, et l’on saitavec quelle rapidité elle tombe dans cette partie du globe. Quandles convives sortirent du bar-room, l’obscurité étaitcomplète. L’un des individus prit le bras droit de Letoureux,l’autre s’empara du bras gauche, et tous trois s’en allèrent enchantant, Letoureux en français et ses compagnons en anglais.Charlot trottait par derrière, soucieux et inquiet, car il devinaitque les prétendus amis du pauvre mineur se proposaient de ledévaliser.

« Tu peux t’en aller, mon garçon, luidirent-ils deux ou trois fois, nous n’avons plus besoin detoi. »

L’enfant ne répondait rien, mais, quoique trèsfatigué, il suivait toujours les trois hommes.

Malgré son ivresse, Letoureux avait conservéle souvenir confus de l’or qu’il avait remis au mousse.

De temps en temps il se tournait vers lui etmurmurait confusément quelques mots relatifs à son sac.

« Que veut-il dire ? demanda l’undes Américains.

– Dame, répondit Charlot auquel vint uneidée, il parle d’un grand sac de poudre d’or qu’il a confié à unportefaix avant d’aller au bazar, et qu’il voudrait sans doutealler reprendre.

– Il était bien grand, ce sac ?

– Oh ! oui, monsieur, fitCharlot ; grand comme ça. »

Et il indiquait les dimensions d’un sac propreà contenir au moins 40 à 50 livres d’or, c’est-à-dire près de80 000 francs.

Les Américains se regardèrent.

« Qui a remis ce sac au portefaix ?demandèrent-ils.

– Moi, fit Charlot.

– Et où perche ce portefaix ?

– Au coin du quai, à côté des maisonsneuves.

– Peux-tu nous y conduire ?

– Oui, monsieur.

– Écoute, mon garçon, tu as l’airintelligent : si tu veux gagner 500 dollars, conduis-nous chezcet homme, et tu lui demanderas le sac en disant que nous sommesdes amis de celui-ci – en désignant Letoureux.

– Oui, monsieur.

– Seulement, ajouta l’autre, prends gardeà toi ; si tu nous trahis, je t’enfonce mon couteau dans leventre.

– Tais-toi donc, imbécile, murmura lepremier, il fallait le surveiller sans rien dire et ne pasl’alarmer inutilement. »

Le portefaix auquel Charlot conduisait lestrois hommes n’était autre que Norzec. Quoique épuisé de fatigue,l’enfant courait de toutes ses forces, car il craignait de ne plustrouver le marin à son poste.

Enfin ils arrivèrent au coin où se trouvaitDur-à-cuire.

« Eh bien ? demanda un desAméricains.

– C’est ici, répondit Charlot encherchant du regard son ami.

– Et l’homme qui a reçu le sac ?

– Le voilà ! »

Charlot venait en effet d’apercevoir Norzecqui, sa journée terminée, s’en allait bras dessus bras dessous avecun confrère, un matelot anglais, près duquel lui-même, tout robustequ’il était, avait l’air d’un gringalet.

« Alors, viens lui demander le sac d’or,dit l’Américain, et songe à ce que je t’ai dit ; si tu noustrahis, je t’étrangle. »

Il posa la main sur le cou du mousse commepour jouer, et se dirigea avec lui vers les deux marins.

« Qu’est-ce que tu veux, mongarçon ? demanda Norzec en reconnaissant Charlot.

– Nous venons réclamer le sac d’or quivous a été confié ce matin par notre ami, dit le voleur en montrantLetoureux.

– Un sac d’or ! fit Norzecstupéfait, qu’est-ce que cela veut dire ?

– Ça veut dire, s’écria Charlot, que cesdeux hommes-là veulent voler celui-ci.

– Comment, petit drôle ! »s’écria l’Américain en assénant à l’enfant un coup de poing quil’aurait assommé si l’Anglais n’avait paré le coup avec l’adressed’un boxeur émérite.

Voyant que les choses tournaient mal pour eux,les voleurs voulurent fuir ; mais ils avaient affaire à desgaillards vigoureux et résolus qui les empoignèrent à la gorge.

Norzec reçut un coup de bowie-knifequ’il para adroitement. L’autre compagnon, pour se venger, tira surCharlot un coup de revolver qui ne fit que lui effleurerl’épaule.

Au bruit de la détonation, plusieurs personnesaccoururent. Norzec et le matelot anglais, qui avaient ficelé leursprisonniers comme des saucissons, racontèrent ce qui s’étaitpassé.

Il paraît que les deux Américains n’en étaientpas à leur coup d’essai, car on les reconnut pour avoir déjà étécondamnés et s’être enfuis de prison.

À cette époque, il n’y avait pas en Californiede police régulièrement constituée, et les habitants deSan-Francisco se faisaient eux-mêmes justice. On empoigna lescoupables, et ils furent reconduits sous les verrous.

Nous n’avons pas besoin de dire lescompliments qu’on fit à Charlot sur son courage et sa présenced’esprit. Norzec ne se sentait pas de joie en les entendant.

Quant à Letoureux, qu’on parvint à dégriser enlui faisant boire de l’ammoniaque, il ne pouvait se lasser deremercier le petit garçon auquel il devait sa vie et safortune.

Rendu plus sage par son aventure, il résolutde retourner immédiatement dans son pays. Mais auparavant il voulutrécompenser généreusement son sauveur : il lui laissa unesomme de six mille francs.

« Écoutez donc, disait-il à ceux qui luireprésentaient que c’était beaucoup, si le petit avait été moinsbrave et moins honnête, il m’aurait laissé égorger par les deuxbrigands. Puis il aurait gardé les 12 ou 15 000 francs depoudre d’or que je lui avais confiés et que personne ne serait venului réclamer. Je lui dois la vie enfin, et ma carcasse vaut bienencore 6 000 francs, pour moi du moins. »

Le pauvre Charlot faillit devenir fou de joielorsqu’il apprit son aubaine.

« J’achèterai une maison pour maman,s’écria-t-il, et des robes de soie pour mes sœurs et pourFanchette.

– En attendant, dit M. Villiers,veux-tu envoyer tout de suite de l’argent chez toi ?

– Oh ! oui, monsieur, tout.

– Non, il faut garder quelque chose pourt’acheter une pacotille. Envoie 2 000 francs. »

Il le conduisit chez un banquier qui leurremit une traite de 2 000 francs payable au Havre. Charlotl’adressa à sa mère avec une longue lettre, et le tout partit dansle sac aux dépêches d’un navire qui mettait à la voile pourBordeaux.

Le lendemain, M. Villiers invita Charlotà déjeuner, et, comme avant de quitter San-Francisco il désirait envoir un peu les environs, il fit louer trois chevaux et partit avecle mousse et Cadillac.

Arrivés à quatre lieues environ de la ville etsur le point de tourner bride, nos promeneurs entendirent tout àcoup une voix lamentable s’élever d’un marécage voisin.

« Au secours ! criait-on enfrançais, au secours ! Ayez pitié de moi !

– C’est singulier, dit Cadillac, il mesemble que je connais cette voix. »

Il mit pied à terre ainsi que Charlot etcourut à l’endroit d’où partaient les cris.

Mais avant d’aller plus loin, il faut que nousracontions au lecteur ce qu’il était advenu de Jérôme et deBernard, les deux déserteurs du Jean-Bart.

Chapitre 21– Les deux aventuriers. – Tribulations de Bernard et de soncompagnon. – Les bushrangers. – Mort de Jérôme. – Dangers deBernard.

Maître Bernard, étant dépensier, trouva sabourse plate quand, au moment de partir, il voulut faire quelquesemplettes nécessaires à leur expédition. Au contraire, JérômeSornin, qui était avare, se trouvait bien en fonds ; mais ilne se décida point à dégarnir ses poches.

Tous deux s’en allèrent donc avec leurs bâtonset leurs couteaux, une chemise, un mouchoir, un pantalon derechange, une gourde remplie de rhum et quelques livres depain.

Pour arriver plus vite sur les terrainsaurifères, ils prirent le bateau à vapeur de Sacramento, ce quiréduisit à un demi-dollar (2 fr. 50 c.) les ressources dumousse. Jérôme possédait encore 62 francs, mais la fourmi de lafable était une dissipatrice auprès de Sornin. Jamais il n’auraitprêté 5 francs à un ami, fût-ce pour le sauver de la mort.

Après plusieurs journées d’un pénible voyage,ils arrivèrent à la mine de San-Juan.

« Je crois que nous devrions commencer àtravailler ici, dit Bernard.

– Il y a bien du monde.

– Oui, mais il faut absolument que jegagne quelque chose, moi. Au prix où sont les vivres, je n’ai mêmeplus de quoi dîner. »

Jérôme ne répondit rien. Comme il avait faim,lui aussi, il s’approcha d’une sorte de boutique tenue par un hommede mauvaise mine qui gardait un poignard et un revolver auprès deses balances à poudre d’or.

Pour un morceau de pain et une tranche desalaison, l’honnête marchand demanda deux dollars.

« Deux dollars ! s’écriaJérôme ; jamais ! »

Il s’éloigna.

Mais la faim le rappela bientôt. Il débattitinutilement le prix du marchand et finit par donner les deuxdollars. Bernard était menteur, fainéant, étourdi ; mais iln’était pas avare, et jamais il n’eût hésité à partager son dîneravec un ami moins fortuné. Aussi, jugeant d’après lui-même, ilregardait Jérôme et attendait.

Enfin il parla.

« Dis donc, et moi ? Comment vais-jefaire ?

– Pour quoi ?

– Pour dîner.

– Achète du pain et du salé.

– Avec quoi ?

– Fallait apporter de l’argent.

– Puisque je n’en avais pas.

– C’est pas ma faute, tiens !

– C’est vrai, mais tu peux bien me prêterquelques dollars.

– Merci ! les camarades sont libresde jeter leur argent par la fenêtre. Moi, je n’aime pas cela.

– À ton aise. »

Bernard s’éloigna. Le pauvre garçon avaitgrand’faim. L’air vif de la Californie creuse l’estomac, et laroute qu’il venait de faire avait encore développé son appétit.Mais il n’y avait rien chez le marchand qui ne coûtât qu’undemi-dollar. À la fin, il songea à sa chemise de rechange et offrità l’homme de la lui vendre. Celui-ci la retourna en tous sens en laregardant d’un œil de mépris.

« Deux dollars, dit-il.

– Quatre.

– Deux ou rien, » fit le marchand encoupant du savon pour un client qui le paya en poudre d’or.

L’estomac de Bernard lui dit d’accepter lemarché. Il accepta. Les deux dollars passèrent naturellement àacheter du pain et de la salaison.

Leur repas achevé, nos aventuriersredescendirent la rivière où l’on recueillait l’or mêlé à la terrequi formait le lit du cours d’eau. Malheureusement, ils n’avaientaucun instrument pour tirer de la terre et laver l’or qu’ellecontenait.

Tandis que Jérôme se consultait pour savoirs’il devait en acheter, Bernard furetait au milieu des travailleurssans se préoccuper des rebuffades qu’il essuyait ni des regardssoupçonneux qu’on lui jetait.

À la fin, il avisa un mineur assis sur unmonceau de pierres et qui jurait depuis cinq minutes comme uncharretier embourbé.

« Qu’avez-vous donc ? lui demandaBernard.

– Allez au diable ! répondit lemineur.

– J’ai le temps. Pourquoi netravaillez-vous pas ?

– Que vous importe ? »

Et il se remit à jurer.

« Faut-il vous aider ? demanda denouveau Bernard.

– À quoi, animal ?

– À laver l’or, donc.

– Tu vois bien que je ne puis bouger lebras, imbécile, reprit l’autre en lui montrant ses deux poignetshorriblement gonflés. Un quartier de rocher que je soulevais m’estretombé sur les mains. Me voilà hors d’état de travailler d’icilongtemps.

– Si vous voulez, je travaillerai pourvous avec vos outils, et nous partagerons le profit. »

Le marché finit par se conclure. Bernard semit à la besogne.

Une pelle, une pioche et une bateacomposaient tout l’attirail du mineur.

La batea est une grande sébile enbois dans laquelle on met de la terre aurifère. On plonge à demicette batea dans l’eau courante, qui délaie et emporte la terrepour ne laisser au fond du récipient que l’or mélangé de gros sablenoir.

Maître Jérôme s’approcha bien vite, quand ilvit la fortune de son camarade. Il voulut s’y associer, mais ce futà son tour d’embourser un refus.

Alors, le matelot fit sournoisement remarquerau mineur que lui, Jérôme, était plus vigoureux et plus âgé queBernard et qu’il pourrait recueillir bien plus d’or dans le mêmeespace de temps.

« Laissons-le faire aujourd’hui, réponditl’homme. Demain, vous le remplacerez. »

Quand Bernard vit que son camarade lesupplantait ainsi, il devint furieux et tomba sur lui à coups depoing. Naturellement il eut le dessous et ne fut pas ménagé.

Mais leur querelle attira l’attention. On vintleur demander s’ils avaient acquitté la redevance que, depuisquelques mois, chaque travailleur devait payer au gouvernement pourson droit d’exploitation.

Sur la réponse négative de nos aventuriers, onles envoya chercher fortune ailleurs.

Ils partirent l’oreille basse. Afin d’emporterquelques provisions, Bernard vendit son pantalon de rechange.Désormais il ne lui restait plus que les vêtements qu’il avait surle corps.

On comprend que les deux déserteurs nedevaient pas trouver dans la conversation une grande diversion àleurs ennuis. Chacun en voulait à son compagnon et sentait qu’il nepouvait compter sur lui en cas de danger.

On arriva à un autre placer ; Bernardvendit son chapeau et son mouchoir afin d’avoir de quoi déjeuner.Malgré son intelligence et ses recherches il ne put trouver aucunarrangement à faire. Les mineurs sont soupçonneux, et nos deuxpèlerins n’inspiraient pas la confiance. Aussi le pauvre mousse secoucha-t-il sans dîner.

Le lendemain, voyant que l’heure du déjeunerse passait de même, il alla trouver une escouade de quatre hommesqui manœuvraient un craddle, et leur offrit de faire la cuisine, delaver le linge, de couper le bois, etc., pour sa nourriture et unepetite part dans le bénéfice. On accepta.

Il entra immédiatement en fonctions.

Quant à Jérôme, il acheta enfin une pellecassée et une vieille casserole qui servait de batea à un pauvreIrlandais. Avec cela il se mit à la besogne.

La chance le favorisant, il tomba du premiercoup sur un bon endroit de la rivière et recueillit pour 420 francsde poudre dans sa journée. Aussi travailla-t-il si bien qu’il avaitle corps tout courbaturé. Cela ne l’empêcha point de recommencer lelendemain avec diverses alternatives de succès. Au bout de troisjours, il avait ramassé 750 francs et payé la taxe.

Quant à Bernard, il menait une rude existenceet se lamentait chaque soir d’un état de choses si peu conforme àses illusions. Du reste, tous les mineurs voyaient diminuer leursrecettes, et l’on désertait peu à peu ce placer pour celui deGold Fountain. La chance de Jérôme n’ayant duré que troisjours, il eut envie de visiter ce nouvel endroit. Bernard et lui seremirent en route. L’un emportait sa batea et 920 francs, l’autre 5dollars.

Ils s’en allèrent ainsi cheminant côte à côtesans confiance et sans amitié, se détestant au fond et enchaînéscependant par leur faute commune.

On les avait prévenus que desbushrangers (voleurs de grand chemin) rôdaient dans lesenvirons. Jérôme en avait conçu quelque inquiétude.

« Si les voleurs nous attaquaient !disait-il.

– Ça m’est bien égal, répondait Bernard,qu’est-ce qu’ils auraient à me prendre ?

– Oui, mais à moi ?

– Ça ne me regarde pas.

– On dit qu’ils ne se gênent guère pourtuer un homme. Tu me défendrais bien sans doute ?

– Pourquoi ?

– Entre amis…

– Est-ce que je profite de ton or,moi ?

– Dame ! chacun son bien.

– Et chacun sa peau. Je n’irai pasrisquer la mienne pour défendre ton or, dont il ne m’est jamaisrevenu aucun profit. »

En ceci Bernard se faisait pire qu’il n’étaitréellement, mais l’égoïsme de Jérôme excusait sa réponse.

Le pauvre homme devait d’ailleurs être puni desa cupidité d’une façon plus terrible. Comme pour justifier sescraintes, ils rencontrèrent un jour une bande de mineurs à figuresbarbues et sinistres, armés jusqu’aux dents, mais dépourvus debagages.

En dépit de leurs physionomies, c’étaient dejoyeux compères, chantant, plaisantant, vociférant, échangeant desinterpellations et des quolibets en français, en allemand, enespagnol et surtout en anglais.

Bernard, qui aimait la compagnie et que touteconversation bruyante séduisait, trouva bientôt moyen de sefaufiler parmi eux. Les voyageurs le regardaient pourtant avec unair de méfiance singulier.

« Serait-ce un espion ? dit l’und’eux à l’oreille d’un autre.

– Allons donc, un enfant !

– Il y en a de si rusés ! Et soncamarade ?

– Un crétin. Seulement il garde la mainsur sa ceinture avec tant de soin qu’il pourrait bien se trouver làquelques dollars.

– Il faudra vérifier.

– Parbleu ! »

Les haltes dans ce pays sont généralementmarquées par les sources qu’on rencontre. Aussi les voyageurs dontnous parlons s’arrêtèrent-ils le soir près d’un cours d’eau. Chacunjeta son fardeau sur le sol, déplia sa couverture et se mit endevoir de vaquer à l’importante affaire du dîner.

Tandis que Jérôme cherchait avec quelqueconvive une association peu coûteuse, Bernard était invité par unautre, que son babil amusait, à s’asseoir près de lui.

Il accepta d’autant plus volontiers que legarde-manger de la bande paraissait bien garni, à en juger par lenombre d’outres pleines que l’on voyait étalées sur le gazon.

« Est-ce que je ne pourrais pas dîneraussi en payant ma part ? demanda gauchement Jérôme à celuiqui paraissait diriger les autres.

– Combien as-tu ?

– De quoi ?

– D’or, parbleu.

– Pas grand’chose.

– Enfin.

– Environ 40 dollars.

– Tu mens.

– Non, monsieur, je vous jure.

– Au reste, peu importe ; ce que tuas nous suffira.

– 40 dollars pour un dîner !

– L’honneur de dîner avec nous vaut biencela.

– J’aime mieux dîner tout seul.

– Assez de plaisanteries. Tonor ? »

Et l’homme se jeta sur lui.

Jérôme était brave ; l’avaricesurexcitait encore ses forces. Il défendit vaillamment son petitavoir. Oubliant ses justes griefs, Bernard se précipitagénéreusement au secours de son compagnon. Mais ils étaient seulscontre dix, et ils avaient affaire à des hommes qui neconnaissaient aucune crainte, aucun motif d’humanité. Dans lalutte, Jérôme reçut un coup de couteau dans le cœur ; ilmourut sans pousser un cri. Bernard, à sa première blessure, eut laprésence d’esprit de tomber et de faire le mort. On le retourna, onle secoua ; il ne souffla pas. Alors on le jeta dans larivière avec le malheureux Jérôme. Il se laissa entraîner quelquetemps par le courant ; puis, dès qu’il fut hors de vue, ilnagea vers la rive et se blottit au plus épais des roseaux.

Pendant toute la soirée et toute la nuit, ilresta dans cette affreuse situation, n’osant faire un mouvement, depeur d’attirer l’attention des bushrangers. Chaque frémissement dufeuillage le faisait tressaillir. Glacé de froid et mourant defaim, le pauvre enfant expiait cruellement sa désertion. Quandenfin les voleurs furent partis, il se mit en roule dans ladirection de San-Francisco.

Heureusement pour le pauvre garçon, desmineurs, qui voyageaient sur un petit char à bœufs, eurent lacharité de le faire monter près d’eux et de lui donner à manger.Cela dura quatre jours. Ensuite il dut continuer sa route à pied.On lui avait laissé des provisions. Il rencontra aussi d’autrespersonnes qui lui firent partager leur repas. Il parvint de cettefaçon jusqu’à cinq lieues de San-Francisco. Mais ses forces étaientà leur terme. Il se laissa tomber au pied de quelques arbres quibordaient la route et demeura sans mouvement.

Quelques minutes plus tard, comme nous l’avonsdit, M. Villiers et ses deux compagnons vinrent à passer. Lescris de Bernard ayant attiré leur attention, ils le découvrirent etfurent saisis de pitié en le voyant hâve, défait, presque mourant.Le malheureux se couvrait la figure de ses deux mains et pleuraitamèrement de honte et de chagrin. Cadillac et Charlot leconsolèrent de leur mieux ; il leur conta son histoire.

« Il faut ramener promptement ce jeunehomme à San-Francisco et lui faire donner des soins, ditM. Villiers. Prenez-le en croupe, Cadillac. »

Cadillac s’empressa d’obéir, et la petitecaravane se dirigea vers San-Francisco.

En arrivant, M. Villiers fit transporterBernard chez lui. L’enfant, bien soigné, ne tarda pas à revenir àla santé, et l’inspecteur se chargea de faire sa paix avec lecapitaine Tanguy. Il y parvint, mais non sans peine.

Bernard cependant mit tant de franchise dansses aveux et protesta si bien qu’il était corrigé désormais, queM. Tanguy se laissa attendrir.

« Ne parlons plus du passé, dit-il ;seulement, mon garçon, rappelle-toi qu’on ne gagne jamais rien enmanquant à son devoir. Te voilà à peine sorti de maladie et sans lesou, tandis que tes camarades restés fidèles sont bien portants,heureux, et leur bourse même ne s’en trouve pas plusmal. »

Quelques jours plus tard, l’équipage duJean-Bart ralliait le bord, et le navire cinglait vers laChine. Il devait ensuite faire escale à Calcutta, puis enfinrevenir en France.

« Quand reverrai-je ma mère et mes sœurset Fanchette ? pensait Charlot. Me reconnaîtra-t-on chez moiseulement ? Il me semble que je suis déjà tellementchangé ! Pour moi, je les reconnaîtrai toutes, et même lapetite Rosalie, quand elle serait devenue aussi grande que maman etun peu raisonnable. »

Mais le voyage n’était pas encore à sa fin. Delongs mois devaient s’écouler avant que le mousse revît les côtesde France. Pendant ce temps, il vécut presque toujours à bord, carle navire ne fit plus que de courtes relâches. M. Villiers,dont l’intérêt pour son petit ami ne se démentit point, luicontinua ses leçons et ses conseils. Il ne négligeait point nonplus ses intérêts matériels. Charlot apprit que du blé, des épices,de la soie, de l’ivoire, achetés bon marché à Pékin, se revendaientun bon prix à Calcutta. Sa bourse s’arrondit, et il s’en réjouit enpensant au bien qu’il pourrait faire à ceux qu’il aimait.

Chapitre 22– Le retour. – Les amis de Charlot. – Projets. – Mariage deChariot. – Jours heureux.

Trois ans s’étaient écoulés depuis le départde Charlot. Grâce à l’argent qu’il avait envoyé chez lui à chaquerelâche du navire, l’aisance avait reparu dans le ménage.

Fanchette avait quitté son maître, qui étaitresté son ami, et elle demeurait maintenant chez les Morand. Levieux curé lui avait donné l’idée et les moyens d’entreprendre,pour le compte de Marianne, un petit commerce qui réussissaitparfaitement. Des propriétaires des environs, dont les jardinsproduisaient plus de fruits qu’ils n’en pouvaient consommer, luicédaient ces fruits pour un prix très modique. Fanchette allaitensuite, avec une petite charrette, les revendre en détail àLézardrieux ou à Tréguier. La bonne conduite et l’intelligence dela jeune fille excitaient un vif intérêt. On lui achetait depréférence à toute autre.

Voyant le succès de ses opérations, elle lesétendit un peu et vendit divers articles de mercerie. Plus tard,elle eut des mouchoirs de couleur, des broderies, des dentellescommunes pour les coiffes des paysannes. Active, avenante, polieavec tout le monde, elle se formait peu à peu une bonneclientèle.

Son aide de camp habituel était Rosalie, quicommençait à devenir grande fille, et qui se pâmait d’aise lorsqueFanchette lui permettait de porter son éventaire ou de mesurer dulacet pour les pratiques.

Denise déchargeait sa mère des soins duménage. Si Marianne avait écouté ses trois filles, comme elle lesappelait, elle se serait croisé les bras du matin au soir ;mais elle était trop laborieuse pour cela.

Fanchette et Rosalie avaient beau lui cachersa quenouille ou ses aiguilles, elle savait les retrouver, ou bienelle dénichait quelque autre travail en dépit des réclamations desenfants qui la grondaient en riant.

Marianne les chérissait toutes trois. Elle eûtété parfaitement heureuse sans l’absence de Charlot. Mais ellepensait à lui jour et nuit. Pour le revoir un seul moment, elle eûtconsenti de bon cœur à faire vingt lieues, pieds nus sur lesrochers.

Dieu sait tous les projets qu’on formait dansla chaumière relativement au retour du petit mousse.

Cette phrase : « Quand Charlot seraici, » était répétée au moins vingt fois par jour. « Ilne peut tarder maintenant, ajoutait-on ; sa dernière lettrenous disait qu’il cinglait vers la France. »

Enfin, un matin, vers la fin du mois de juin,une voiture s’arrêta à quelques portées de fusil de la chaumièredes Morand. Quatre marins en descendirent. Trois d’entre euxs’assirent sur le gazon à l’ombre des arbres. Le quatrième sedirigea vers la maison de Marianne.

« Entrez, fit la veuve en entendantloqueter à la porte.

– Bonjour à la compagnie ! dit lavoix joyeuse de notre ami Jobic.

– Jobic ! s’écria Marianne encourant à lui. Et mon fils ?…

– Il va bien, répondit le matelot.Calmez-vous, Marianne, vous le verrez bientôt.

– Pourquoi n’est-il pas là… puisquevous-même…

– Ah ! dame, vous savez, lesaffaires de l’armement… »

Mais Jobic, qui n’était point un habilementeur, ne pouvait s’empêcher de rire et de cligner de l’œil.

« Il est là, j’en suis sûre !s’écria la pauvre mère. Au nom du ciel, Jobic, ne me faites pasattendre davantage ! »

Elle ouvrit la porte de la chaumière.

« Charlot ! » cria-t-elle.

Et Rosalie de répéter avec Denise :

« Charlot !Charlot ! »

Charlot arriva en courant et s’élança dans lesbras de sa mère.

« Mon fils ! murmurait Marianne,comme tu es grandi, comme tu es fort !

– Embrasse-moi donc ! criaitDenise.

– Et moi ! disait Rosalie, grimpéesur la chaise de sa mère.

– Prenez donc des précautions avec desenragées comme ça, » grommela Jobic d’un air grognon.

Mais le digne matelot eut son tour.

Charlot étant accaparé par ses sœurs, Mariannevint lui prendre la main et le remercia avec effusion des soinsqu’il avait pris pour son enfant.

« Ne parlons pas de ça, disait Jobic, neparlons pas de ça. C’est un plaisir de veiller sur un garçon commecelui-là. Il fait honneur à sa famille et à ses amis. »

Jobic racontait à Marianne les prouesses dujeune marin, tandis que ce dernier embrassait Fanchette. Le premiermouvement de la jeune fille avait été de se jeter dans les bras deson ancien camarade ; mais, en voyant un grand garçon à lamine hardie, elle était restée tout interdite. De son côté, Charlotétait surpris de retrouver une jeune fille avenante et gracieuse aulieu de la pauvresse hâve, maigre et mal habillée qu’il avaitlaissée en Bretagne.

Tous deux se regardèrent un instant en silenced’un air surpris. Rosalie, qui ne comprenait rien à cettehésitation, les poussa l’un vers l’autre. Denise et ellecommencèrent en même temps un panégyrique de Fanchette, quecelle-ci ne parvint pas à interrompre.

Marianne, entendant cela, prit part à laconversation et joignit ses éloges à ceux de ses filles.

Ces témoignages de reconnaissance, cesaffectueuses paroles émurent tellement la pauvre Fanchette qu’ellese mit à pleurer.

« Qu’as-tu donc ? s’écriaRosalie.

– Je suis trop heureuse, murmural’orpheline en cachant sa tête dans les bras de Marianne. Vous êtestous si bons pour moi, que je bénis Dieu chaque jour de m’avoirconduite auprès de vous.

– Mère, dit Charlot au bout de quelquesminutes, tu sais bien Cadillac et le père Dur-à-cuire dont je teparlais souvent dans mes lettres ?

– Les deux amis de ton père, ceux qui onteu tant de bontés pour toi.

– Oui, maman. Eh bien, ils ont voulu meconduire jusqu’ici. Ils sont à deux pas.

– Et tu les laisses dehors ?

– Dame, maman, c’est Norzec qui l’avoulu. Il prétend que ça l’ennuie de voir pleurer les femmes etqu’il veut laisser passer l’orage avant de venir te souhaiter lebonjour.

– Ah ! c’est un drôle departiculier, dit Jobic, mais un cœur d’or, voyez-vous,Marianne.

– Cours chercher tes amis, monenfant, » reprit la veuve qui, prenant au sérieux les boutadesde Norzec, se bassinait précipitamment les yeux avec de l’eaufraîche.

Un instant après, Charlot revint dans lachaumière, en poussant devant lui Cadillac et Norzec qui reculaitcomme un cheval rétif.

« Celui-ci est Cadillac, fit Charlot, etvoilà M. Norzec, le père Dur-à-cuire, comme nous l’appelons àbord. »

Au milieu de tant d’émotions, la pauvreMarianne ne savait plus où elle en était. Faute de meilleureexpression pour témoigner sa reconnaissance aux deux matelots, elleles embrassa et les remercia d’avoir veillé sur Charlot.

« Ah ben oui ! veiller sur un petitmarsouin comme ça, grommela Norzec, d’autant plus bourru qu’ilavait la larme à l’œil. Dès qu’il y avait des coups à recevoir, ilfallait qu’il y courût. Vous avez là un fameux garnement de fils,allez. N’est-ce pas, moussaillon de malheur ? »

Et il empoigna Charlot par la tête, à lagrande terreur de Rosalie, qui ne fut rassurée que par les éclatsde rire du mousse, que le matelot secouait de manière à fairecroire qu’il voulait lui démantibuler les os.

Quelques heures s’écoulèrent comme un songe,au milieu d’une conversation à bâtons rompus où quelques larmes etles éclats de rire se succédaient.

Charlot raconta à sa mère une partie de sesvoyages. De San-Francisco, le Jean-Bart était allé enChine. Là, sur le conseil de M. Villiers, le mousse avaitemployé la plus grande partie de son argent à faire une pacotillequ’il avait ensuite vendue avec un assez joli bénéfice en arrivantà Calcutta. Dans cette dernière ville, chef-lieu des IndesOrientales, il avait acheté du salpêtre, des nattes, des marabouts.M. Villiers s’était chargé de lui vendre tout cela au Havre.Le résultat de ces opérations commerciales était une somme de9 000 francs qu’il jeta tout joyeux sur les genoux de samère.

Tandis que notre héros racontait à ses sœursémerveillées quelques épisodes de son voyage, Jobic tira Marianneun peu à l’écart.

« Vous avez reçu, lui dit-il, une lettrede M. Villiers, n’est-ce pas ?

– Oui, Jobic, une lettre qui m’a renduebien heureuse. Il fait l’éloge de mon fils et il me promet deveiller toujours sur lui.

– Vous pouvez compter là-dessus, repritJobic. Il m’a chargé de vous le répéter de sa part. Il porte unegrande amitié à Charlot et tient à ce qu’il devienne un jourcapitaine au long cours. Comme il faudra, pour cela, que le petitpasse deux ou trois ans à terre pour préparer ses examens,M. Villiers m’a dit qu’il se chargerait de la dépense.Seulement, il ne veut pas en parler à Charlot, parce qu’il trouvequ’un homme ne doit compter que sur lui-même.

« Dès que le mousse aura passé sesexamens, M. Villiers se charge de lui faire donner un boncommandement. Et comme on ne peut être reçu capitaine avantvingt-cinq ans, nous avons encore du temps devant nous. »

Dans la journée, Charlot alla visiter lesvoisins et remercier tous ceux qui avaient rendu quelque service àsa mère. Il avait apporté avec lui une foule de petits objets qu’iloffrit en cadeau.

Cette attention, plus encore que la valeur desobjets, fit grand plaisir à tout le monde. Cela n’empêcha pointqu’on fut étonné de voir un mousse dont le gousset était si biengarni. On n’avait jamais entendu parler de chose pareille.

Le soir, le curé et l’instituteur vinrentdîner dans la chaumière. Le curé s’était fait accompagner d’unénorme pâté fabriqué avec grand soin par sa gouvernante. Jamaisrepas ne fut plus gai. Au dessert, Rosalie, qui s’était installéesur les genoux du père Dur-à-cuire, causa gravement avec lui. Lematelot se prit d’une si belle amitié pour la petite fille que,pendant le séjour qu’il fit à Lanmodez, il ne sortait jamais sansl’emmener avec lui.

Jobic et ses deux camarades passèrent huitjours au village. Puis ils repartirent pour le Havre, afin detravailler au chargement de leur navire.

Charlot ne tarda pas à les rejoindre ;mais cette fois la séparation fut moins douloureuse, car son voyagene devait durer qu’un an. D’ailleurs le mousse avait monté engrade, et c’était maintenant en qualité de pilotinqu’ilpartait.

Il continua à se rendre digne de labienveillance de ses chefs et devint bientôt un excellent marin.Économe et laborieux, il savait aussi employer son argent demanière à réaliser des bénéfices qu’il envoyait à sa mèrerégulièrement. Et jamais il ne lui écrivait sans joindre à salettre un mot pour Fanchette.

Celle-ci était souvent chargée de luirépondre. Elle le tenait au courant de tout ce qui se passait àLanmodez.

Grâce à l’argent qu’envoyait Charlot et àcelui que Fanchette gagnait par son commerce, la famille Morandvivait dans l’aisance.

Marianne acheta une jolie petite maison quicontenait plusieurs chambres. Au rez-de-chaussée se trouvait lacuisine et une petite boutique, où Fanchette et Denise vendaient dela mercerie et divers objets de toilette à l’usage des femmes de lacampagne. La famille prospérait.

Quand Charlot eut atteint ses dix-neuf ans,M. Villiers le fit entrer dans une école spéciale afin qu’ilpréparât ses examens. Il passait le temps des vacances chez samère. Fanchette avait alors dix-sept ans. Elle était jolie autantque bonne et dévouée.

Un jour le jeune marin confia à sa mère qu’ilserait bien heureux d’avoir une femme douce, économe et laborieusecomme Fanchette. Cet aveu fit grand plaisir à Marianne, qui depuislongtemps rêvait ce mariage. Quant à Rosalie, ayant saisi quelquesmots de la conversation, elle perdit la tête de joie et courut dansle magasin. Là, comme une folle, elle se jeta dans les bras deFanchette en l’appelant Mme Charlot Morand.

La pauvre fille fut tellement troublée qu’ellefaillit s’évanouir. Marianne arriva là-dessus, lui dit de bonnesparoles. Fanchette, qui admirait la bonne conduite etl’intelligence de Charlot, ne se fit pas prier pour devenir safemme. Le mariage fut remis au temps où le jeune homme aurait passéses examens. Quand vint cette époque, Denise était aussi fiancée àun instituteur de Paimpol ; le vieux curé bénit en même tempsles deux unions.

Charlot fut capitaine au long cours aussitôtque son âge le lui permit. M. Villiers, qui n’avait jamaiscessé de veiller sur son petit compagnon de voyage, obtint pour luile commandement d’un beau navire.

Il va sans dire que Jobic, Norzec et Cadillacfirent partie de l’équipage du jeune capitaine. Il n’avait jamaisoublié les premiers protecteurs de son enfance ; aussisaisit-il avec empressement l’occasion de leur témoigner sareconnaissance des bontés qu’ils avaient eues pour luiautrefois.

Chaque fois qu’il revient au Havre et peutdisposer de quelques jours, il emmène à Lanmodez les troismatelots, que Marianne, Fanchette et Rosalie accueillent commefaisant partie de la famille. Ces jours-là, Denise et quelquefoisson mari viennent prendre leur part de la fête. Dans une de cesvisites, Charlot amena son second, qui lui avait rendu pendant latraversée de grands services. Le jeune homme était orphelin ;en voyant le bonheur qui régnait dans cette famille, il ne puts’empêcher de sentir plus vivement le vide qui l’entourait.Rosalie, dont le cœur était bon, se chargea de le consoler endevenant sa femme.

Il y a maintenant six petits enfants autour dela table de famille. C’est encore l’instituteur qui leur apprend àlire. Le vieux curé espère vivre assez pour leur faire faire leurpremière communion.

Quand Charlot se trouve entre sa mère, safemme, ses sœurs, ses enfants et ses fidèles amis, il remercie Dieuqui a si généreusement récompensé le travail et le courage du petitmousse du Jean-Bart.

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