QUATRIÈME PARTIE. – PARIS.
I. – TROIS GENTILSHOMMES.
On avait vu s’établir, depuis six semaines ou deux mois, au grand hôtel des Quatre Parties du monde, situé rue de Valois-Batave, devant le Palais-Royal, une colonie composée d’étrangers assez marquants.
Ils étaient trois hommes et deux femmes, sans compter les domestiques, et vivaient en famille, bien qu’ils portassent tous des noms différents.
En 1820, les hôtels nombreux, groupés autour du Palais-Royal étaient encore habités presque exclusivement par ce peuple cosmopolite de joueurs et de viveurs qu’attiraient la roulette et la gloire européenne des déesses parquées dans les galeries.
Le Palais-Royal était le centre des joyeux mystères ; les goutteux de province en parlaient avec onction à leurs coquins de neveux. Sa renommée était aussi brillante aux froides rives de la Néva qu’aux bords de la Tamise, ce brumeux Pactole qui roule des guinées, Vienne, Berlin, l’Italie, envoyaient à ce temple, ouvert à tous les désirs, d’innombrables dévots. Les sauvages de l’Amérique en racontaient les merveilles dans leurs wigwams, en buvant des petits verres d’eau-de-feu, et les bons musulmans de Turquie nourrissaient le secret espoir que c’était là précisément le paradis annoncé par le prophète.
Dans ce monde bigarré qui se renouvelait sanscesse aux abords du Palais-Royal, il y avait presque autant devéritables grands seigneurs que d’aventuriers de bas lieu, etcertes, il était bien difficile de reconnaître les uns d’avec lesautres ; aussi ne se donnait-on point pour cela beaucoup depeine. Il y avait une sorte de mesure qui servait à tousindistinctement dans ce peuple de comtes et de barons, où l’égalitésainte, comme on dit au dessert des banquets politiques, étaitreligieusement pratiquée.
On ne divisait point les hommes en chrétienset en païens, en royalistes et en libéraux, en nobles et envilains ; il y avait seulement des bourses vides et desbourses pleines.
Les bourses pleines constituaient les genscomme il faut ; les bourses vides donnaient droit au titre depolisson.
Et comme le hasard régnait là en dieu uniqueet suprême, tout polisson pouvait devenir homme comme il faut enune heure, et réciproquement.
Quant à la morale, on ne s’en occupait guère.Chez les maîtres d’hôtel, la rigueur la plus puritaine allaitparfois jusqu’à exiger un passeport.
C’était le comble. Il va sans dire qu’onn’avait point la folle idée de s’enquérir si M. le marquis untel avait des parchemins vrais ou faux, ni de prendre le plus petitrenseignement sur la question de savoir à quelle source abondanteet cachée le prince ***ski puisait ses billets de banque.
Dans une société, constituée sur ce pied delibérale tolérance, la petite colonie de l’hôtel des Quatre Partiesdu monde devait jouir d’une considération très-distinguée. Il yavait, en effet, de l’argent dans la caisse commune ; onmenait bonne vie, on jouait gros jeu, on dînait royalement, et lagêne n’avait pas encore montré une seule fois son menaçant boutd’oreille.
Aussi nos cinq étrangers n’étaient-ils pas deces émigrants à la douzaine qui abandonnent leur pays on ne saitpourquoi. Ils voyageaient, les hommes du moins, pour affairespolitiques, et cachaient sous des apparences frivoles le maniementdes plus graves intérêts.
Le chevalier de las Matas préparait larévolution qui chassa Ferdinand de Madrid ; le comte deManteïra jetait les bases de la charte portugaise, et le noblebaron Bibander de Berlin venait communiquer aux libéraux de Franceles précieuses idées de l’illuminisme allemand.
Avec eux voyageait madame la marquise d’Urgel,veuve d’un grand d’Espagne de première classe et sœur du chevalierde las Matas. Cette marquise était une adorable femme, ardentecomme une Andalouse et pas plus cruelle qu’une Parisienne.
Elle n’avait habité l’hôtel que durant un moisou cinq semaines ; après quoi on l’avait vue partir avec unejeune dame, dont il nous reste à parler. Elle demeurait maintenantdans un autre quartier, mais elle venait plusieurs fois par jour àl’hôtel.
La jeune dame qui l’avait suivie, et que nousdevons faire connaître aussi au lecteur, semblait peine sortie del’enfance. À l’hôtel des Quatre Parties du monde, on n’avait faitque l’entrevoir au moment de l’arrivée. Depuis lors, elle n’avaitpas quitté sa chambre une seule fois.
Elle était souffrante, sans doute, et c’étaitla camériste de madame la marquise qui seule avait le droit de luidonner des soins.
Les gens de l’hôtel parlaient quelquefoisentre eux de cette jeune dame autour de qui tombait comme un voilemystérieux. Bien qu’on ne l’eût aperçue qu’une seule fois, chacunse souvenait de sa beauté douce et vraiment exquise. En traversantles corridors pour se rendre à cette chambre reculée qu’elle nedevait plus quitter, sinon pour suivre la marquise à sa nouvellehabitation, la pauvre enfant avait l’air bien triste. Son visagepâle exprimait l’abattement et l’effroi.
On avait pu penser d’abord qu’elle était lajeune sœur de la marquise, mais leurs physionomies présentaient unentier contraste, et d’ailleurs le teint blanc et la blondechevelure de l’enfant démentaient une origine espagnole.
Quoi qu’il en fût, la camériste de madame lamarquise se plaisait à vanter l’attachement de sa maîtresse pour lajeune femme.
– Ah ! celle-là, disait-elle à toutpropos, peut remercier le bon Dieu !… C’est soigné dans ducoton… c’est caressé toute la journée !
– Mais elle ne vient donc jamais voir cesmessieurs ?… demandaient parfois les gens de l’hôtel.
– Ne m’en parlez pas !… ripostait lasoubrette c’est si indolent… quand on ouvre seulement la fenêtre,ça croit que ça va mourir.
C’était environ deux mois après les événementsqui avaient eu lieu au manoir de Penhoël ; on était enoctobre, et la température commençait à fraîchir.
Dans le salon de l’appartement occupé parnotre petite colonie à l’hôtel des Quatre Parties du monde, lechevalier de las Matas, le comte de Manteïra et le baron deBibander se trouvaient réunis.
Il y avait un bon feu dans la cheminée, pourchauffer ces trois nobles personnages, et la table qui restaitdressée au milieu de la chambre gardait les débris d’un copieuxdéjeuner.
Il était impossible de se méprendre : lavue seule de nos trois gentilshommes, à part même l’accent exotiqueque chacun d’eux avait au plus haut degré, suffisait pour lesplacer dans la classe des étrangers.
La France, en effet, a son galbe particulier,qui change suivant la mode et le temps, mais qui tranche toujoursavec les physionomies des peuples voisins.
À l’époque où se passe notre histoire, lesvisages parisiens étaient rasés soigneusement. À peine voyait-onquelques petits favoris dessiner un étroit demi-cercle et joindrel’oreille aux ailes du nez, qui surmontait une lèvre dépourvue detoute espèce de moustache. Les cheveux courts se frisaient à laTitus. Donc, pour se donner un air d’étranger, il suffisait deporter les cheveux longs et la barbe entière.
Les cheveux de nos trois gentilshommestombaient sur leurs épaules, et leurs barbes eussent fait envie auJuif errant.
En leur qualité de fils de la Péninsule, lecomte et le chevalier étaient bruns comme des corbeaux ; lebaron Bibander, en revanche, avait une de ces longues perruquesgermaniques qui ressemblent à des quenouilles chargées defilasse.
C’étaient, en vérité, des personnages assezremarquables pour mériter une description détaillée ; maisnous avons un moyen d’abréger en disant tout de suite au lecteurque le chevalier de las Matas, le comte de Manteïra et le baron deBibander étaient tout bonnement ses anciennes connaissances Robertdit l’Américain, Blaise surnommé l’Endormeur, et Bibandier,l’ancien chefs des uhlans de Bretagne.
Les deux premiers avaient jugé à propos de sedéguiser complétement et de changer de nom, pour parer auxpoursuites de la police, qui possédait en portefeuille leurssignalements et leur histoire.
Quant à l’ancien uhlan, son cas était le mêmeavec un danger moindre, car il avait eu l’adresse de ne jamaiscompromettre en justice son beau nom de Bibandier.
Robert et Blaise s’étaient dirigés sur Parisimmédiatement après leur expulsion du manoir. Ils laissaientderrière eux Lola, mais ils emmenaient la pauvre Blanche que Robertavait cachée comme une proie dans l’ancien trou de Bibandier, surla lande de Bains. Cet enlèvement avait lieu contre l’avis formelde l’Endormeur, qui n’aimait pas plus aujourd’hui qu’autrefois lesbouches inutiles. Mais Robert s’était roidi dans sa résolution. Ilavait son idée, et à présent, moins que jamais, il eût consenti àse dessaisir de l’héritière de Penhoël.
À peine hors du manoir, Blaise et lui étaientredevenus, du reste, les meilleurs amis de la terre. L’Endormeurosait à peine discuter au sujet de Blanche, tant il avait regret,le bon garçon, de cette scène faite à son vieux camarade dans lesalon de Penhoël.
Maintenant qu’il n’y avait plus moyen des’administrer sans partage les vingt mille livres de rente, Blaiseétait tout repentir.
Robert, cependant, ne songeait même pas à luifaire un reproche. Le triomphe les avait désunis ; la défaitecommune les rapprochait. Ils avaient encore besoin l’un de l’autreet ne demandaient pas mieux qu’à se liguer plus étroitement, pourrecommencer la lutte sur de nouveaux frais.
Robert, d’ailleurs, avait trop de choses entête pour trouver le temps d’entamer une vaine querelle. C’était,nous l’avons dit, une nature admirablement organisée pour lesdifficultés de la lutte, mais qui s’amollissait dans la fortune etperdait une bonne part de son audace, à mesure que le bien conquisamenait avec soi les chances de perte.
Il fallait à l’Américain, pour exécuter sesescamotages hardis, des poches vides et des mains libres.
En ce moment, loin de courber la tête sous lecoup qui le frappait, il se redressa plus vaillant que jamais. Lesdix mille francs qu’on lui avait jetés, comme un os à rongern’étaient, qu’une première mise de fonds pour recommencer lapartie. Il se retrouvait lui-même ; les idées abondaient dansson cerveau, et ce n’était pas sans joie qu’il songeait à cettegrande mêlée parisienne où il allait se précipiter de nouveau, arméde toutes pièces.
Dès ce premier moment, il pouvait compter plusd’une corde à son arc ; et Blanche lui paraissait être lameilleure de toutes. Mais comment emmener Blanche malgréelle ? Cent lieues à faire avec une jeune fille qui résiste,qui pleure, qui appelle au secours, c’est assurémentl’impossible.
Robert avait pour mentir un talent de premierordre, et la pauvre Blanche était si facile à tromper ! QuandRobert la plaça en croupe derrière lui sur la lande de Bains,Blanche le supplia les larmes aux yeux de la reconduire à samère.
Robert lui dit d’un air étonné :
– Pensez-vous donc que j’aie agi à l’insude Madame ?… Vous ignorez donc tout ce qui se passe aumanoir ?…
L’Ange ouvrait déjà ses grands yeux timides etcrédules.
– Hélas ! pauvre enfant, repritRobert ; Madame vous aime tant !… Elle vous a caché lemalheur jusqu’au dernier moment… Mais n’avez-vous jamais vu, alorsqu’elle se croyait seule, des larmes dans ses yeux ?…
– Oh ! si !… murmura l’Ange,bien souvent !
– Et ne vous êtes-vous jamais aperçuequ’elle me cherchait parfois pour m’entretenir en secret ?
– Si…, dit encore l’Ange.
– C’est que j’étais son confident,mademoiselle… Je savais combien elle souffrait, la pauvre saintefemme ! Je tâchais de la consoler, mais je n’ai pas pu ladéfendre…
– Mon Dieu !… mon Dieu !murmura l’Ange, qu’est-il donc arrivé à ma mère ?…
– Le maître de Penhoël a vendu petit àpetit ses métairies, ses moulins, son manoir…, répliqua Robert àqui la vérité donnait ici une grande force de persuasion ;Pontalès lui a tout acheté… Pontalès qui se disait son ami !…Et votre bonne mère qui a confiance en moi, mademoiselle Blanche,m’a prié de vous conduire à Rennes où elle viendra vousretrouver.
Blaise, qui trottait en avant, s’émerveillaitqu’on pût dépenser tant de bonne fourberie tout exprès pour semettre sur les bras une petite fille pleurnicheuse et malade, unehéritière ruinée, une bouche inutile, s’il en fut jamais !
– Mais, demandait l’Ange, pourquoi mamère ne m’a-t-elle pas conduite elle-même ?
L’Américain baissa la voix comme pour faireune grande confidence.
– Pauvre demoiselle !…répliqua-t-il, c’est qu’il fallait vous défendre contre votrepère !
– Contre mon père !…
– Je n’ose pas vous dire cela… votre pèreest à la merci des Pontalès… Et le jeune comte Alain vousaimait…
– Oh !… fit Blanche effrayée.
Puis elle ajouta en se serrant contreRobert :
– Merci, M. de Blois… merci dem’avoir sauvée !
Blanche ne gardait pas l’ombre d’un doute.Elle monta en voiture à Redon, confiante et pleine d’espoir deretrouver sa mère.
Comme elle n’avait aucune idée des distances,la route de Redon à Rennes put s’allonger pour elle bien au delàdes limites de la Bretagne, et quand elle montra enfin quelquessoupçons, Robert en fut quitte pour inventer une nouvellehistoire.
Ils voyageaient en chaise de poste et avec unegrande rapidité. Ils arrivèrent à Paris quelques heures après ladiligence qui portait Montalt et nos deux jeunes gens.
Tout d’abord, ils descendirent dans leurancien quartier, afin de prendre langue et de connaître un peul’état de la place.
Blanche, malade, passait ses jours au lit etdemandait sa mère.
Au bout d’une demi-semaine, on vit arriverLola, que le vieux Pontalès avait mise honnêtement à la porte. Aubout de la semaine entière, le bon Bibandier entra un matin dans legarni borgne où nos deux compagnons s’étaient provisoirementinstallés, et les serra tous deux contre son cœur aveceffusion.
– Pas de reproche !… dit-il, je vousai balancés pas mal l’autre jour… mais j’ai quinze mille francs,moi… et je mêle !
Les cœurs bien nés n’ont point de rancune. Onfit monter du vin et l’on tint un conseil, à la suite duquel nostrois amis et Lola changèrent de noms pour faire figure convenabledans le beau quartier.
Le soir même, le chevalier, le comte, le baronet madame la marquise, emmenant Blanche avec eux, firent leurentrée au grand hôtel des Quatre Parties du Monde.
Les affaires s’annonçaient à merveille, et nostrois gentilshommes eussent vécu dans la concorde la plus parfaite,sans Blanche qui était un perpétuel sujet d’inquiétude et dediscussion.
Blaise et Bibandier voyaient là, en effet, undanger qui était réel. On était contraint de claquemurer la jeunefille pour l’empêcher de communiquer avec les gens de l’hôtel, etcette séquestration commençait à faire jaser.
Blaise disait :
– Notre situation est bien assez précairepar elle-même, pour que nous n’allions pas en augmenter le dangerde gaieté de cœur… Il convient d’éloigner de nous ce qui peutattirer les regards ; et puisque l’Américain compte avoir tousles bénéfices de l’enlèvement, qu’il prenne les risques pour luitout seul !
Bibandier prêtait à cette opinion l’appui deson éloquence.
M. le chevalier de las Matas fut obligéde céder.
Il eut recours à Lola, qui ne lui refusaitjamais rien. Ce n’était pas chez la belle marquise amour proprementdit ou amitié bien définie, c’était tout bonnement vieille habituded’obéir.
On choisit un quartier modeste, de l’autrecôté de la Seine, et madame la marquise d’Urgel y prit unappartement à son nom.
L’endroit choisi fut cette partie du quartierSaint-Germain qui n’est déjà plus la patrie des écoles turbulentes,mais qui n’est pas encore tout à fait le noble faubourg.
À l’entrée de la rue Sainte-Marguerite, ducôté de l’Abbaye, il y avait une maison d’honnête apparence quisemblait vraiment faite pour une vertueuse dame et sa pupille. Cefut dans cette maison que Lola prit ses quartiers, et nos troiscompagnons, quittes de soucis, purent donner tous leurs soins àl’amélioration de leur industrie.
La matinée s’avançait : le chevalier delas Matas et le comte de Manteïra étaient encore en robe dechambre, mais le baron de Bibander s’occupait déjà de satoilette.
Le chevalier était assis, les pieds au feu,devant une petite table portant tout ce qu’il fallait pour écrire.Il avait sous la main une large feuille de papier, couverted’écritures et de chiffres. Autour de lui s’ouvraient quatre oucinq ouvrages d’arithmétique et d’algèbre qu’il consultait d’un airfort entendu.
De l’autre côté du foyer, M. le comte deManteïra fumait sa pipe en biseautant fort adroitement un jeu decartes.
Le baron de Bibander se tenait à l’autreextrémité de la salle devant une glace, où il se mirait avec unecomplaisance extrême.
Ils étaient vraiment assez bien déguisés tousles trois. La barbe et les cheveux longs allaient parfaitement à lafigure pâle de Robert, qui était un fort passable cavalierespagnol. L’Endormeur, lui, avait été obligé de raser ses cheveuxd’un blond tirant sur le roux et de se munir d’une perruque noirepour se donner une physionomie portugaise. Il avait teint, enoutre, sa barbe, et son meilleur ami aurait eu quelque peine à lereconnaître. Quant à Bibandier, ces quelques semaines d’abondancel’avaient refait si bellement, qu’à la rigueur son embonpointnouveau aurait pu seul lui servir de masque.
Son teint, naguère si jaune, fleurissaitmaintenant ; ses joues décharnées s’étaient arrondies. Ilcommençait même à prendre du ventre.
– Ah çà !… dit Blaise en passantl’ongle sur la tranche de son jeu de cartes, est-ce que tu n’as pasbientôt fini de mettre ton corset, M. le baron ?
– C’est étonnant commej’engraisse !… répliqua Bibandier en se souriant à lui-mêmedans le miroir ; mais j’avais dit à ce coquin de coiffeur devenir mettre des papillotes à ma barbe… vous verrez que le drôle mefera faux bond !
– Américain !… dit Blaise.
Robert leva la tête en sursaut.
– Regarde donc un peu M. le baron…est-ce que tu ne le trouves pas plus laid encorequ’autrefois ?
– Beaucoup plus laid, répliqua Robert quise renfonça aussitôt dans son algèbre.
Bibandier fit une pirouette et haussa lesépaules.
– Mes petits, murmura-t-il, on vouslaisse dire… vous êtes jaloux, ça se voit.
Il continua de se sangler à tour de bras et defaire exécuter à sa grande figure hâlée toutes sortes de grimacesmignonnes.
Il mettait à se trouver charmant une bonne foinon suspecte.
– Voilà le jeu arrangé !… ditBlaise ; si tu avais le temps de me montrer un peu à fairedanser Sa Majesté, Américain ?
Robert fit un geste d’impatience.
– Tu vois bien que je suis perdu aumilieu de mes chiffres…, répliqua-t-il ; chaque fois que tuviens me conter comme cela quelque fadaise, je suis obligé derecommencer des calculs du diable… Sans toi, étourneau que tu es,je tenais ma martingale !…
– Ah ! ah !… fit l’Endormeur,un bel oiseau que ta martingale !… mets-lui un grain de selsur la queue !
– Voyons ! s’écria Robert ;veux-tu me laisser en paix oui ou non ?
Blaise se reprit à battre ses cartesbiseautées.
– Sois calme, Américain, dit-il ; onrespecte ta martingale, mon fils… et on va tâcher de travaillertout seul.
Il étala ses cartes sur un coin de table etcommença une série de tours d’adresse qui n’étaient pas sansmérite.
On frappa doucement à la porte.
– Ah ! fit Bibandier avecjoie ; voilà mes papillotes.
Blaise avait abrité lestement son jeu decartes dans la manche large de sa robe de chambre.
La porte s’ouvrit, et l’on vit apparaître unmuseau long et jaunâtre, tenant par un énorme col de crinoline à ununiforme de soldat du centre.
L’Alsace seule a le secret de produire cesexcellentes têtes de troupiers, toutes en menton, et dont lesjoues, le nez, le front semblent se reculer humblement pour faireressortir deux triomphantes mâchoires, capables d’exterminer unearmée de Philistins.
– Ah !… dit Bibandier désappointé.Ce n’est que mon maître d’allemand… Bonjour, Graff.
Le soldat porta la main à son shako.
– Ponchur, messié, et la gombagnie…,dit-il en entrant. Ça fa-t-il gomme fus fulez ?…
– Ça fa gomme nus fulons, répliqua lenoble baron Bibander.
– Pas mal, pas mal !… fit Blaise…Seulement ça ne me paraît pas assez senti… J’ai eu un portier quiétait de Colmar et qui disait : Ça fa-t-il gômme fifilez ?
– Voyons !… s’écria Bibandier, toutça dépend des dialectes… Il ne s’agit pas de plaisanter ici… Vousautres, vous en prenez à votre aise… Toi, M. le Portugais, tun’as qu’à nasiller comme un canard et à mettre de la bouillie dansta bouche pour prononcer les s… Vous, seigneur chevalier de lasMatas, il vous suffit d’enfler les mots comme un marchand devulnéraire et de gasconnes un peu en faisant ronfler les nasales…Ah ! si je n’étais qu’une Essépagnoleu ou un Pourteungais,ajouta-t-il en nasillant à outrance, mon rôle serait bien facile…Mais un baron du saint-empire, morbleu !…
– Morplé !… si ça fus est écâl…, ditGraff.
– Je commence à être pas mal fort…,reprit Bibandier ; mais cet Alsacien manque de méthode.
– De guoi ? demanda Graff.
– De méthode ! mon brave ami… Etcela tient à ce qu’on a négligé ton éducation première… Est-ce quetu saurais me mettre des papillotes, toi ?
– Je grois pien ! répliqua lesoldat ; ché suis lé pârpier di pâtaillon.
– Répétez cela ! M. le baron,s’écria Blaise ; voilà une phrase qui contient en germe tousles principes du baragouinage.
Mais le baron était allé chercher du papier àpapillotes.
L’Alsacien riait.
– Si ché sais mettre les babiotes,répétait-il en montrant son énorme mâchoire ; ché suis né tansles babiotes…, mon bère était pârpier… mon crand-bère il étaitaussi pârpier…, le bère de mon crand-bère…
– Et ainsi de suite, interrompitBlaise.
– Ia, graff ! dit le soldaten se mettant au port d’armes.
Il se tut durant un instant, mais cettecoïncidence qui faisait un même mot de son nom à lui et du titre duprétendu Portugais lui sembla probablement très-bouffonne, car sesdeux grandes mâchoires s’ouvrirent de nouveau.
– Ia, Graff !… répéta-t-il,fus êtes graff… moi ché suis Graff, burguoi je m’abèleGraff… mais fus c’est bârce que fus êtes graff…, fusgombrenez ?
– Parfaitement…, dit Blaise.
Robert se frappait le front et perdait le filde ses calculs.
– En besogne ! s’écria Bibandier quiapportait une main de papier à papillotes.
Il s’assit devant la glace, et Graff s’emparade sa tête poilue.
Tout en maniant la chevelure épaisse et rudede M. le baron, l’Alsacien répétait entre ses dents :
– Si ché gommais lés babiotes ! Monbère était pârpier… mon crand-bère…
– Allons, Graff !… dit Bibandier,faisons d’une pierre deux coups : donne-moi taleçon !
– Che feux pien… Dâgez te faire adention…Si fus endrez chez dés pourgeois, fus tites : Ponchur, messié,mestâmes…
– Ponchur, messié, mestâmes, répétaBibandier.
– Et la gombagnie, ajouta Graff.
– Et la gombagnie, ajouta également lebaron. Après ?
– Abrès, fus tites : Il vait crandjaud !…
– Il vait crand jaud.
– U bien : Il vait crandvroid !…
– Il vait crand vroid…
– Ein vroid te gien, Matâme, oumessié !
– Assez là-dessus !…Après ?
– Abrès, fus tites : matâme,aimez-fus pien à brentre eine temi-dasse abrès le tiner ?
Le baron, docile, répéta encore cette phrasetant bien que mal.
– Après ?
Graff se gratta le front.
– Abrès… abrès… fus tites : Matâme,aimez-fus pien à brentre eine betite ferre abrès vodretemi-dasse ?
– Le café et le pousse-café…, ditBlaise.
– Impossible de s’y retrouver !grommela Robert.
– Messié Pipandre, reprit Graff, fosbabiotes sont insdallées.
Bibandier était charmant, la tête couronnée depapier rose.
Durant une bonne minute, il fit à son imagereflétée par la glace des yeux en coulisse, puis il se pencha versson professeur alsacien.
– Et quand on veut faire la cour à unefemme…, prononça-t-il tout bas, que faut-il dire ?
– Ah tâme !… répliqua Graff avecembarras, fus tites : Mâtemoiselle, fulez-fus brentre guelguejosse tessus le gontoir ?
Blaise battit des mains et cria bravo.
– Imbécile !… s’écria Bibandier,est-ce que les duchesses à qui je fais la cour prennent des petitsverres sur le comptoir ?…
– Ché sais bas, moi, messié Pipandre…
– Tu n’as donc aucune idée de ce quec’est qu’une femme du grand monde ?… Va-t’en ! On n’aplus besoin de toi !
Graff remit son shako sur sa tête plate etrase, mais il ne se pressa point de sortir.
– Eh bien ?… fit le baron.
– C’est que, messié Pipandre, répliqual’Alsacien qui remonta timidement sa buffleterie, fus m’afiezbromis eine betite à gonte…
– C’est juste, dit Bibandier qui fouilladans sa poche.
Puis il ajouta :
– Mais je n’ai que des billets de banque,mon fils… ce sera pour une autre fois.
Le pauvre Graff salua à la ronde d’un airrésigné.
– Ponsoir, messié…, dit-il, et lagombagnie.
À peine fut-il sorti que M. le chevalierde las Matas se leva brusquement et frappa un grand coup de poingsur la table.
Archimède devait avoir cet air radieuxlorsqu’il parcourut, dans son négligé historique, les rues deSyracuse étonnée.
– Je la tiens !… s’écria-t-il ;je la tiens !…
– Ta martingale ?… demandèrent à lafois Blaise et Bibandier.
Robert s’essuya le front.
– Ça n’a pas été sans peine !…répliqua-t-il ; mais, de par tous les diables, Montalt me lapayera mon pesant d’or !…
Blaise et Bibandier avaient l’air égalementincrédule.
– Américain, dit Blaise, tu as du talentpour ce qui est des cartes… ça, c’est une chose incontestable… maisvoilà bien des fois que tu la trouves ta martingale !
– Ta martingale…, fit observer Bibandier,c’est comme le merle blanc ou le trèfle à quatre feuilles.
Il s’occupait en ce moment de boutonner,par-dessus son pantalon d’un bleu vif, un superbe gilet de veloursponceau, à boutons brillantés.
– Vous n’entendez rien à toutcela !… s’écria M. le chevalier de las Matas. Je connaismaintenant Berry Montalt comme si je l’avais inventé, voyez-vous…J’ai cru d’abord qu’il faisait un peu comme nous et que sa grandefortune était dans les nuages… mais j’avais tort de croire cela… Ilest riche… il est puissamment riche !… Et tout ce quepossédait ce pauvre diable de Penhoël n’aurait pas pu fournir àmilord son argent de poche seulement !
– Ça ne prouve pas que tu aies trouvé tamartingale ?… dit l’Endormeur.
– Attends donc !… Quant à savoird’où lui vient cette grande fortune, je m’en doute… À Londres onn’a pas besoin d’être un aigle pour faire des coups de tous lesdiables, et je veux être pendu si Montalt a jamais vu son iman deMascate autre part que dans l’histoire des voyages… Il aura eu dela chance… Il sera tombé sur une bonne affaire… Et puis l’air deLondres lui aura semblé malsain…
– Si c’est comme cela, interrompit lebaron qui mettait ses soins à nouer autour de son cou osseux unecravate de satin blanc à raies couleur de feu, il n’y a rien àfaire !
– Par exemple !… s’écria Robert,c’est justement ces hommes-là que j’aime !… Si Montalt étaitun honnête gentleman comme il veut bien le dire, on n’aurait pastrouvé tout de suite son côté faible… mais j’ai causé avec lui… jel’ai retourné en tous sens… Croyez-moi, Montalt est des nôtres… Iln’a ni foi ni loi… Et après deux ou trois verres de punch il fautvoir sa face d’Anglais s’épanouir quand on lui raconte un bontour !… La seule différence qu’il y ait entre lui et moi,c’est que j’ai soulevé des montagnes pour gagner quelquesmisérables sous, tandis qu’il n’a eu qu’à se baisser probablementpour ramasser des millions… Car il a des millions, et l’histoireest assez singulière.
– Je sais… je sais, interrompit Blaise.La petite boîte de sandal, dont le couvercle est en diamants… c’estpeut-être du stras.
– Mon bonhomme, dit Robert avec gravité,l’autre soir, Montalt avait perdu cinquante et tant de mille francsau trente et quarante des étrangers… Je l’ai vu se lever et serendre dans un coin de la chambre… Il nous tournait le dos… Il apris dans sa poche un objet que je n’ai pas pu apercevoir ;mais c’était la fameuse boîte, j’en suis sûr !
– C’est une idée à toi…, interrompitBibandier.
– Après ?… dit Blaise.
– Si c’est une idée à moi, jugez-en,reprit Robert ; cet objet mystérieux dont je vous parle ill’approcha de sa bouche et l’on entendit un petit bruit sec commes’il eût cassé un morceau de sucre avec ses dents… L’instantd’après il revint et dit au banquier :
« – Je n’ai pas d’argent sur moi,voulez-vous m’escompter cela ? »
Robert s’arrêta.
– Et qu’est-ce que c’était quecela ? demandèrent Blaise et Bibandier.
– Cela, c’était un petit morceau destras, comme dit M. le baron, sur lequel le banquier du cercledes étrangers compta soixante-sept billets de mille francs à BerryMontalt… Sonne un peu, l’Endormeur, et dis qu’on apporte du vinchaud… nous avons à causer de nos affaires aujourd’hui… et il fauttâcher d’en causer le plus gaiement possible.
– Ça va-t-il durer beaucoup ?demanda le baron Bibander qui dirigeait vers ses deux oreilles lesbouts aigus de sa flamboyante cravate.
– N’avons-nous pas de temps ?…répliqua Robert.
– C’est que…, dit l’ancien uhlan avec unjoli sourire de jeune fat, j’ai reçu ce matin de mon coquin detailleur une polonaise dans le dernier goût… J’aurais voulu memontrer un peu au Palais-Royal et sur le boulevard, pour voirl’effet.
– Tu te montreras demain.
– Sans doute… Mais demain, mon coquin detailleur aura peut-être livré d’autres polonaises pareilles à lamienne… de sorte que je me trouverai en danger de croiser sur maroute le premier faquin venu habillé tout comme moi.
– Ce sera piquant pour le faquin,grommela Blaise. Joseph, ajouta-t-il en s’adressant au garçon quientrait, un bol de vin chaud pour M. le chevalier, et du punchpour moi.
– Et pour M. le baron ?…demanda le garçon.
Bibandier se gratta l’oreille.
– Le punch… le vin chaud…, murmura-t-il,ça fait monter le sang à la tête… et vous devenez rouges comme deshomards… Moi, j’aime les teints pâles… Joseph, vous me donnerez unbichof.
– Ah çà !… dit Blaise quand legarçon fut parti, tu oublieras donc toujours que tu es Allemand,toi ?
Bibandier s’élança vers la porte.
– Endentez-fus ?… cria-t-il àtravers les escaliers. Chossèphe !… fus mé tonnerez einepichof !
Ayant ainsi réparé très-adroitement sonétourderie, M. le baron revint s’asseoir au devant de saglace.
– Pour en finir une bonne fois avecMontalt, reprit Robert, je suis moralement certain que la volontéd’essayer quelque aventure ne lui manque pas… Seulement il n’estpas très-fort, et comme, d’un autre côté, il se sent riche, rien nele presse… Mais si l’on parvenait à lui persuader que, sans dangeraucun, on peut faire une rafle honorable, vous verriez comme ilsauterait !
– Le vin chaud de M. lechevalier ! dit le garçon.
Les deux autres garçons qui suivaientajoutèrent :
– Le punch de M. le comte !
– Le bichof de M. lebaron !
Les trois gentilshommes se versèrent àboire.
– Je l’ai sondé…, poursuivitRobert ; cet homme-là n’a pas du moins le défaut d’êtrehypocrite… Vous lui diriez que vous avez volé le tronc des pauvresdans une église, qu’il trouverait cela tout simple… Mais ce qui leséduit par-dessus tout, c’est l’idée de faire sauter comme cela,l’une après l’autre, toutes les banques des maisons de jeu deParis.
– À la santé de ta martingale ! ditBlaise.
– À la sandé té dà mârdingâle !…répéta le noble baron, qui baragouinait de tout son cœur,maintenant que cela n’était plus nécessaire.
– Buvez…, buvez, mes braves !…continua Robert ; cela en vaut parbleu bien la peine… Etd’abord, ma martingale, dont vous faites tant de gorges-chaudes,aura, du moins, eu ce résultat de nous valoir notre invitation dece soir.
– Du tout ! se récria Bibandier, ceMontalt a un certain coup d’œil… Il a reconnu en moi un homme commeil faut, et il m’a engagé à lui faire l’honneur de dîner à sonhôtel… Quoi de plus simple ?
– Le fait est…, dit Blaise que tu tedonnes ici des gants, M. Robert… Le Montalt est venu à moi etm’a dit :
« Cher comte, vous êtes un bon enfant etje m’estimerais heureux de vous voir assis à ma table. »
Robert haussa les épaules…
– Fous que vous êtes ! dit-il, etingrats ! Vous verrez que je remplirai vos poches sans avoirdroit seulement à la moindre reconnaissance.
– Remplis toujours, Américain, et nel’inquiète pas du reste !
Robert but à petites gorgées un verre de vinchaud et rassembla les notes éparses sur sa table.
– Voulez-vous que je vous explique mamartingale ?… demanda-t-il.
Blaise rapprocha son fauteuil ; la figurede Bibandier lui-même prit une expression de curiosité.
Robert se recueillit un instant, puis ilcommença d’un ton d’emphase vive et avec des gestesd’orateur :
– Mon système peut s’appliquer à tous lesjeux de hasard où les chances contraires se répartissent entre uncertain nombre de joueurs indépendants, d’une part, et un joueurunique, de l’autre, forcé de tenir toutes les mises : soit aubanquier.
« L’avantage de la banque, dans lesmaisons soumises à une surveillance légale, peut être déterminé parune fraction variable qui d’ordinaire est d’un dix-huitième et quej’élève, moi, à un douzième, pour aller au-devant desobjections.
« Nous sommes à une table de roulette…Vous me suivez bien ?
– Parfaitement, dirent les deuxauditeurs.
– Nous sommes, à une table de roulette,trois associés qui se disséminent parmi les joueurs… Pourl’intelligence de mon système, je donne un nom aux trois associés…Je suis, moi, je suppose, l’agent principal, la cheville ouvrière…vous deux, vous êtes des agents de second ordre ; toi, Blaise,tu es le levier…, toi, Bibandier, tu es le contre-poids.
– C’est comme une horloge ! murmural’ancien uhlan.
– Oh ! oh ! mon vieux, s’écriaRobert, tu parles vrai en croyant rire… c’est en effet unemécanique… une mécanique dont les rouages subtils et compliquéss’engrènent d’une façon merveilleuse.
Blaise et Bibandier écoutaient bouche béante.Ils firent seulement un peu la grimace lorsque Robertajouta :
– Ces notions préliminaires étant posées,je suis obligé d’appeler l’algèbre à mon secours pour expliquer lemécanisme de mes combinaisons.
– Sais-tu l’algèbre, toi,l’Endormeur ?… demanda Bibandier.
– Non… Et toi ?
– Moi, mon éducation a été tournéeentièrement vers la littérature… C’est égal, Américain, vatoujours !
– J’établis une progression géométrique…,reprit Robert en feuilletant ses notes comme un avocat quiplaide ; le nombre des termes importe peu, et la raison de maprogression est invariablement le nombre deux, puisque la série descoups double toujours la mise pour le gagnant quel qu’il soit, cecidans le jeu simple.
« Je dis donc : a est àb comme best à c, comme c est àd… soit : a : b : c : d :e… etc.
– Comprends pas !… interrompitBibandier.
– Voilà qui est fatal !… s’écriaRobert ; inventer une théorie mathématique et transcendantepour venir se briser contre l’ignorance aveugle !
– Ne te désespère pas, Américain…, ditBlaise. J’ai idée que milord sait les mathématiques.
M. le chevalier de las Matas éleva sonverre jusqu’à la hauteur de ses lèvres, autour desquelles errait unsourire douteux.
– Il ne faudrait pas non plus qu’il ensût trop long !… murmura-t-il.
Puis il ajouta en reprenant le fil de sonexplication :
– Mais, au demeurant, c’est siprofondément clair et simple, comme toutes les grandes idées, quevous-mêmes vous allez me comprendre.
« Soit mon enjeu premier représenté parla quantité n ; ton enjeu, à toi, Blaise, monagent-levier par la quantité n’, et le tien, Bibandier,mon agent-contre-poids, par la quantité n”, continuaRobert.
« J’établis tout d’abord que négale a, le premier terme de ma progression parquotient ; en outre, n égale n” moinsn’, attendu que le contre-poids doit représenter, au débutde la partie, la somme formée par ma mise n et la mise dulevier n”.
– Pourquoi cela ? demandaBlaise.
– Pour une cause bien simple… Au momentoù la partie s’engage, mon levier et moi nous jouons les mêmeschances… Il faut donc que le contre-poids, comme son noml’indique…
– Parbleu !… fit le baron Bibander,ça va de soi-même… L’Endormeur est bouché comme un cigare de larégie !
– Mais pourquoi l’Américain et son levierjouent-ils les mêmes chances ?… demanda encore Blaise.
– Cette question me fait plaisir, mongarçon, répliqua Robert : elle prouve que tu commences à voirplus clair… Mon levier et moi nous allons ensemble parce que leprincipal danger pour l’inventeur d’une martingale est de se voirdeviner par la banque… Toute série de paroli est redoutable pourl’administration… Et en définitive, sans les manœuvres qu’onemploie pour déjouer des calculs qui n’ont rien de condamnable,nous verrions la banque sauter trois ou quatre fois tous lessoirs ; mais voici ce qui arrive… Dès qu’un homme se présenteavec l’intention de martingaler, son jeu est percé à jour àl’instant même… si c’est un maladroit, on le laisse faire… si c’estun habile, on neutralise ses coups à l’aide de coups semblablestenus par quelque affidé de la maison… Moi j’ai mon levier qui mesert à dérouter tout espionnage… Mon levier connaît son rôle… ilsait par cœur ses instructions invariables… si bien qu’au moment oùle banquier attend mon quatrième ou mon cinquième paroli, je cessede jouer tout à coup, ce qui lui donne le change… Comprends-tumaintenant ?
– Un petit peu…, dit Blaise.
Le baron Bibander, qui vidait, parmi lesmèches de sa crinière, un plein flacon d’huile antique, fit ungeste de dédain.
– Un petit peu !… répéta-t-il ;moi, j’ai beau ne pas savoir l’algèbre, je trouve que la mécaniquede l’Américain n’a qu’un défaut, c’est d’être trop simple… Va, monbonhomme, on te saisit !
– De la seconde équation posée plus haut,reprit Robert, découle cette première conséquence rigoureusesavoir : que si la partie s’engageait et se continuait sur cesbases, la perte et le gain devraient se balancer complétement…
– Sauf les sorties du zéro et du doublezéro, interrompit Blaise.
– J’allais y arriver…
– Mais, mon petit, dit Bibandier ens’adressant à Blaise, il allait y arriver !… Tu vois bien quetu nous embrouilles… Donne-nous la paix, au nom de Dieu !
On ne savait en vérité, si l’ancien uhlanparlait ainsi de conviction ou par raillerie. Ses deux mains seplongeaient ensemble avec action dans les mèches de sa chevelure,que l’huile prodiguée ne pouvait point amollir. Il y allait d’ungrand sérieux, et, en apparence, de la meilleure foi du monde.
Mais ceux qui connaissaient Bihandier savaientqu’il gardait comme cela les dehors d’une naïveté crédule, jusqu’aumoment où il lui plaisait de mettre les rieurs de son côté.
– J’y arrivais…, poursuivit Robert ;sans cet obstacle que présentent les chances réservées au banquier,le problème serait aussi par trop facile à résoudre.
« Loin de méconnaître ces chances, je lesexagère en les portant à un douzième, tandis que, de l’aveu même deBlaise, qui parle de deux numéros sur 38, elles ne sont que de undix-neuvième.
« Entrons dans le raisonnement… Vousvoyez bien ce gros livre ? (Il montrait un énorme registreouvert à côté de lui.) Ce gros livre contient les passes des deuxcouleurs, notées par un piqueur de carte du 115, depuis quel’établissement existe… C’est officiel ! Et j’espère que nousavons là plus d’éléments qu’il n’en faut pour fonder un solidecalcul de probabilités.
– Ça doit être un bien bonouvrage !… dit le baron Bibander.
– Un ouvrage excellent !… une foisqu’on y a mis le nez, on ne peut plus se lasser de le feuilleter…D’après mes recherches, je constate une balance à peu près exacteentre les sorties des deux couleurs… Je constate en outre que laplus grande série, pouvant être considérée comme normale, porte auchiffre treize l’exposant le plus fort auquel doive arriver laraison de notre progression géométrique, car il est superflud’énoncer que nous raisonnons sur les chances probables et non surdes miracles qui arrivent une fois l’an…
Bibandier, qui s’acharnait au grand œuvre desa coiffure, approuva de la brosse et du peigne.
– Mes prémisses seront complètes,poursuivit Robert, lorsque j’aurai ajouté que de 1 jusqu’à 13 ilest des nombres en quelque sorte climatériques où s’arrêtent leplus souvent les séries : je citerai 5, 7 et 10, 7 surtout.D’après l’expérience, je parierais cinquante contre un pour lenombre 7.
– Moi aussi !… dit le baronBibander.
– Mais, continua Robert, ce sont là desimples étais qui ne font que soutenir, au besoin, les basessolides de mon système.
« Examinons d’abord les séries pendantes.Je place ma mise n = a sur la rouge, le levier fait demême… Le contre-poids met sur la noire n” =n X n’.
« Je perds, et le contre-poids gagne.Rien de fait par conséquent.
« Je pose 2n = b ; lelevier pose 2n’. Nous perdons.
« La mise du contre-poids qui gagnearrive alors au troisième terme d’une progression que jefigurerai : a” : b” : c” : d” :e”…
« Rien de changé jusqu’au cinquième coup.C’est alors seulement que je cesse de jouer, laissant le levierpoursuivre son paroli… Il fallait bien tenir compte de la chanceclimatérique attachée au chiffre cinq.
« Si nous perdons encore, le contre-poidsréalise déjà un bénéfice…
« Au sixième coup, le levier s’abstient.Il faut vous dire que le sixième coup est une affaire sûre. Quandon a dépassé cinq, on arrive à sept forcément.
– Je le crois ma foi bien ! dit lebaron Bibander.
– Au septième, c’est tout le contraire…le septième tour est le terme important de mon système… conversionentière !… Le contre-poids met sa mise dans sa poche et nousallons en grand, le levier et moi.
« Suivant toute probabilité, nousgagnons, cette fois.
« Pour obtenir la somme de notre gain, ilsuffit d’un petit calcul élémentaire fondé sur cette propositionalgébrique que vous trouverez dans Bourdon, dans Raynaud et mêmedans Bezout : un terme de rang quelconque est égal au premierterme, multiplié par une puissance de la raison d’un degré marquépar le nombre des termes qui précèdent celui que l’onconsidère…
« D’où il suit que le gain est représentéici par a” X 2 à la sixième puissance.
« D’où l’équation g” =a” X 26…
« Est-ce clair ?…
– Comme le jour !… fitBibandier.
Blaise perdait plante.
– Ce sera bien, dit-il, si tu gagnes…
– Oh !… oh !… oh !… fitBibandier avec dégoût, voilà un garçon véritablementterrible !… Mais, mon Dieu ! nous ne sommes pas àl’heure… donne-nous le temps de nous expliquer !… Enattendant, j’empoche, moi, contre-poids,a” X 26, et je dis àl’Américain : Mon petit, tu m’intéresses ; veuillepoursuivre…
– Il est évident, reprit ce dernier, quel’on peut perdre ; sans cela, M. le fermier des jeux nepayerait pas un si beau bail au gouvernement… Mais, à l’aide de ceregistre, je vous prouverai quand vous voudrez que toutes leschances sont pour nous dans ce cas particulier.
« La série gagnante suit la même marche,en sens contraire, et je regarde comme superflu, mon cher lord…
– Comment ! mon cher lord !…interrompit Blaise ; tu bats la campagne.
– L’Endormeur !… prononça gravementBibandier, j’ai parcouru la France depuis Paris jusqu’à Brest… etje n’ai jamais rencontré un animal aussi honteusement dépourvud’intelligence que vous, mon cher ami… Vous croyez donc quel’Américain s’est donné la peine d’inventer toutes ces drôleriespour nos beaux yeux ?
– Mais ce sont des faits sérieux !…se récria Robert.
– J’entends bien, mon petit…, répliqua lebaron ; c’est même plus que sérieux, c’est assommant !Mais que demandes-tu à Montalt pour ces diables de progressionsgéométriques qui vont lui faire un matelas de billets debanque ?
– Deux cent cinquante-sept mille cinqcent trente-huit francs quatre-vingt-quinze centimes…, réponditRobert ; tout est calculé, voyez-vous, avec une précisionrigoureuse… Tu ris, maître Bibandier, et toi, Blaise, tu n’y voisgoutte ?… Mais si vous vouliez prendre la peine de lire monlivre d’un bout à l’autre…
Les deux gentilshommes firent un gested’effroi en regardant le monstrueux registre.
– Américain, dit Bibandier, tu tiens tonaffaire ! voilà le véritable argument des arguments… Emporteavec toi ton registre et dis à Montalt : « Milord, lisezou payez ! » Je veux que le diable m’enlève si tu t’enreviens les mains vides !
Robert n’était pas en train de goûter laplaisanterie.
– Puisque je vous dis, s’écria-t-il enfrappant du pied, que c’est une combinaison certaine !… Laferme des jeux fait sa fortune avec un misérable surcroît de chancede un dix-neuvième… Savez-vous quelle est notre chance, ànous ?… Un sixième et quelque chose, messieurs, presque uncinquième !
Bibandier le regarda d’un air étonné.
– Ah çà !… murmura-t-il, est-ce quel’Américain, à force de mentir aux autres, serait arrivé à setromper lui-même ?… Ce serait très-fort… Messieurs, si vousavez encore quelque chose à dire, faisons remplir les bols, carnous sommes à sec.
Robert repoussa la table où se trouvaient sescalculs, et mit ses pieds au feu.
– Sonne, Blaise !… dit-il, etapprochez-vous tous les deux… Que mon système soit vrai ou faux, jeveux en faire de l’argent dès ce soir, et vous ne rirez plus, mescamarades, quand vous verrez notre caisse pleine… Du punch,Joseph ! et lestement !
Une fois les bols remplis, nos troisgentilshommes trinquèrent fraternellement, et Robertreprit :
– Je regarde l’invitation de Montaltcomme le commencement d’une ère nouvelle pour nous trois, mesenfants… Avec un peu d’adresse et de tenue, cet homme-là nousmènera très-loin… Mais il faudra jouer serré… Blaise et moi nousavons fait là-bas à Penhoël une école qui nous vaut bien vingt ansd’expérience… Ne donnons rien au hasard, croyez-moi, et faisons unpeu le bilan de notre situation… Blaise et moi, nous avons apportéchacun dix mille francs à la masse.
– Et moi, dit Bibandier, quinze mille quece vieux grigou de Pontalès a eu bien de la peine à me lâcher…Voilà un gaillard que ce vieux Pontalès !
Les sourcils de Robert se froncèrent.
– Entre lui et nous, murmura-t-il, lapartie n’est peut-être pas finie… Il a escamoté la première manche,grâce à toi, mons Bibandier… Mais gare à la seconde !
– Allons !… allons !… ditl’ancien uhlan, ne revenons donc pas sur nos vieillesrancunes !… J’ai donné cinq mille francs de plus que ma misepour racheter votre précieuse amitié, mes braves… Et, si vous mel’avez rendue, ajouta-t-il avec sentiment, c’est le meilleur marchéque j’aie fait de ma vie… Quant à Pontalès, je le déteste au moinsautant que vous… Ah ! le vieux coquin !… Quand vous fûtespartis, si vous saviez comme il nous traita, maître le Hivain etmoi ! Pour Macrocéphale, je ne dis pas : un gratte-papierpoudreux !… un misérable fesse-mathieu, laid comme unedouzaine d’huissiers râpés ! Mais moi… un homme comme ilfaut !… Il arriva là au moment où j’introduisais le couteausous l’aile de la fine volaille, cuite à point… Il me dit… Vouscroyez qu’il me dit : « Mon garçon, asseyons-nous là ettrinquons… » Non pas !… il prit sa voix de l’ancienrégime et me tint à peu près ce langage :« M. Bibandier, voici une excellente poularde et dumeilleur vin de la cave de Penhoël…, mais tout cela vous passerasous le nez, M. Bibandier, parce que vous n’êtes pas digne devous asseoir en mon illustre compagnie… Allez, mon braveM. Bibandier, allez à l’office souper avec vos pareils… »Saperlotte !… Le vieux malhonnête !… Je ne luipardonnerai jamais cela !
– Deux fois dix mille et quinze mille,reprit Robert qui avait attendu patiemment la fin de la précédentetirade, font trente-cinq mille francs… Depuis six semaines nousvivons là-dessus et nous vivons bien… pourtant, grâce à notrecommerce, nous avons une cinquantaine de mille francs encaisse.
– Ça ne va pas trop mal.
– Sans doute… mais pour réaliser certaineidée que je veux vous soumettre, cela va beaucoup trop lentement…Certes, nous sommes en belle passe… si, comme je le crois d’aprèsles nouveaux renseignements pris là-bas, l’aîné de Penhoël, notrefameux oncle d’Amérique, est de retour en France ; nousarrivons, par ma chère petite fiancée Blanche, à un superbehéritage…
– Nous ! répéta Bibandier d’un toncaressant.
Blaise secoua la tête.
– Mes bons amis, dit Robert, il estmanifeste que nous n’épouserons pas tous les trois ma joliefiancée… mais il y a dix à parier contre un que l’oncle d’Amériquefera le diable… Vous savez qu’il passe pour un rudegaillard !… J’aurai besoin de votre aide, et toute peinemérite salaire… Il ne s’agira pas probablement de bagatelles,voyez-vous bien, et il faudra de la résolution… mais je m’en fie àvous… l’ami Blaise est connu… Et toi, Bibandier, nous n’avons pasoublié ce que tu as fait pour nous sur le marais de Glénac, la nuitde la Saint-Louis…
Bibandier, à qui le bichof donnait de bellescouleurs, devint pâle tout à coup et baissa les yeux, à ce souvenirbrusquement éveillé.
– Moins tu parleras de cette nuit-là,M. Robert, dit-il d’un ton sec, mieux cela vaudra pour noustous !
– À la bonne heure… je croyais te faireun compliment… Si, au contraire, l’oncle d’Amérique est unechimère, eh bien ! on rendra l’Ange à sa mère éplorée, et l’onse livrera à l’exploitation sérieuse de Berry Montalt, anciengénéral en chef des armées du roi des Antipodes… et je vous répondsde celui-là corps pour corps… Mais, dans l’un et l’autre cas, ilfaudrait attendre… voir venir… et nous ne le pouvons pas.
– Pourquoi ?… dit Blaise, nous avonsde l’argent devant nous.
– Oui… mais le terme du réméré tombe dansquelques jours.
– Quel réméré ?
– Celui de nos fermes, moulins, prairieset futaies de Penhoël.
– Tu songes encore à cela, toi ?…s’écrièrent ensemble Blaise et Bibandier.
– Je ne songe qu’à cela !… répliquaRobert. Peste ! mes fils… vous oubliez que c’est l’héritagelégitime de ma chère petite femme… J’y tiens énormément… et si vousaviez du cœur, vous y tiendriez autant que moi… Ne serait-ce pascharmant de corriger, mais là, sévèrement, ce vieux routier dePontalès ?
– Pour ça, dit Blaise, il nous a jouésd’une polissonne de manière !
– Quand je songe au sourire narquoisqu’il avait en me mettant à la porte…, appuya Bibandier,vrai ! ça m’a été plus sensible que s’il m’avait seulementtraité comme vous deux !… parce que mon fort à moi, comme voussavez bien, c’est la délicatesse.
– Vengeons-nous !… s’écria Robert,rachetons Penhoël !
– Qu’en dis-tu, toi, l’Endormeur ?…demanda Bibandier ; moi, le pays me plaît assez…
– Un pays de Cocagne !… murmuraBlaise ; quelle bonne vie nous faisions dans ce manoir,l’Américain et moi !
– Il y aurait où nous mettre tous trois,reprit Robert ; tous trois à l’aise… et une fois là, quellescroupières nous taillerions à M. le marquis !… Une chosecertaine, c’est que les paysans le détestent… On leur monterait latête… et qui sait si un beau jour nous ne chasserions pas le vieuxrenard de son propre château de Pontalès ?
Le baron Bibander se frotta les mains.
– Je me chargerais de l’exécution,s’écria-t-il. Ah ! M. le marquis… ce serait drôle,allez !
Il cambra sa longue taille et fit mine dechiffonner son jabot.
– Allez, mon cher ! reprit-il ens’adressant à Pontalès absent, avant de partir, je vous permets demanger un morceau à l’office… L’insolent !s’interrompit-il.
– Avant tout, dit Blaise, il y a un petitinconvénient… N’est-ce pas à cinq cent mille francs que s’élève letaux du réméré ?
– Juste.
– Nous ne les avons pas, ce mesemble ?
– Gagnons-les.
– Je le veux bien… maiscomment ?
– Je ne dis pas que ça se fera tout seul…mais, ce soir, nous aurons un pied à l’hôtel de milord :profitons-en… Que chacun de nous prenne sa part de besogne… Toi,Blaise, avec ton air sans-souci, lève un peu la carte deslocalités… Toi, Bibandier, tâche de savoir où se nichent cesdiamants qu’on arrache avec les dents, comme des morceaux de sucrecandi… Moi, je resterai dans mon rôle… Je tâterai… je chercherai lejoint… Soit avec ma martingale, soit avec autre chose, je comptebien le bloquer… Mais, en définitive, si on ne pouvait pas,resterait à tenter le grand coup de force… Que diable ! cen’est pas la mer à boire que de fouiller la poche d’un homme ivreou de crocheter un méchant petit secrétaire en bois derose !…
– Moi, ça m’irait assez !… dit lebaron Bibander ; ma main se gâte…
– Moi aussi…, ajouta Blaise. Je mefierais mieux à ce jeu-là qu’à la meilleure des martingales… Maisil y a encore un autre obstacle.
– Quoi donc ?
– C’est René de Penhoël tout seul qui adroit au rachat.
– C’est ma foi vrai !… murmural’ancien uhlan : voilà l’Endormeur qui a une idée.
– Mes fils, dit Robert d’un ton doctoral,croyez bien que quand je propose une affaire, ce n’est pas àl’aveugle… Me prenez-vous donc pour un bambin ?… C’esttoujours au nom de Penhoël que j’ai compté agir pour solder leréméré… Vous savez cela aussi bien que moi… Penhoël est un pauvrediable qui nous donnera sa procuration pour un morceau de pain.
– Si on peut le trouver…, interrompitBlaise.
– On le trouvera.
– Tu sais où il est ?
– Un peu, mon bonhomme.
– Ce diable d’Américain !… murmuraBibandier avec admiration.
– Où est-il ?… demanda Blaise.
– À Paris, mon fils, répliqua Robert. Etje me charge de lui faire signer tout ce que nous voudrons.
La pendule du salon sonna cinq heures. Nostrois gentilshommes se levèrent.
– Oh ! oh ! fit le baronBibander. Le temps passe vite, quand on est comme cela entre bonscamarades… Vous n’avez plus qu’une heure pour vous habiller, mesgarçons.
– Bah !… dit Robert, les gens de bonton se font toujours un peu attendre.
– Et la voiture que nous devons choisiren passant aux Champs-Élysées ? reprit Bibandier.Allons !… allons !… pour une première fois, il ne fautpas arriver trop en retard…
Le jour commençait à tomber. Le chevalier delas Matas et le comte de Manteïra prirent des bougies pour seretirer dans leurs chambres et procéder à leur toilette.
Resté seul, Bibandier poussa un sourire desoulagement.
– J’ai cru qu’ils ne me laisseraient pasun instant pour faire mes petites affaires !murmura-t-il ; il n’y a pourtant pas moyen de se présentercomme cela !… ajouta-t-il en lançant une œillade amoureuse àson miroir, je suis rouge comme un homard… Et c’est très-mauvaisgenre !
Il regarda tout autour de lui d’un airinquiet, et poussa discrètement les verrous des deux portes ;puis il prit dans son secrétaire une petite cassette, fermant àclef, qu’il ouvrit.
Dans cette cassette il y avait une grandequantité de tampons de soie et de pots de fard, rangés en bonordre.
Bibandier en saisit un qui contenait du blancvégétal, et revint sur la pointe des pieds vers son miroir.
Un tampon de soie tout neuf fut trempé dans laliqueur réparatrice, et l’ancien uhlan, le sourire aux lèvres,étendit sur son visage une couche d’intéressante pâleur.
Pour qui l’eût connu autrefois en Bretagne,alors qu’il couchait dans son trou de la lande de Bains et qu’il secontentait de ses misérables haillons, cette coquetteriesoudainement venue aurait pu paraître curieuse.
Mais Bibandier avait pris fort au sérieux sonrôle nouveau de gentilhomme, et pour trouver un terme decomparaison qui lui fût applicable, besoin serait de remonterjusqu’au pauvre beau Narcisse, se mourant à contempler sa propreimage.
Bibandier resta un gros quart d’heure devantsa glace, s’admirant de bonne foi et se faisant à lui-même desmines fort agaçantes.
Puis il serra les trésors de son teint dans sapetite cassette, et attendit ses deux compagnons de pied ferme.
Quand ceux-ci revinrent, ils le trouvèrent lacanne et le chapeau à la main, ganté de frais, orné d’épinglesd’or, de chaînes d’or et de breloques. Son costume éblouissant secomplétait par un habit de drap violâtre, à reflets lilas, quichatouillait l’œil de la plus séduisante façon.
Il était laid à se montrer pour del’argent.
Nos trois seigneurs sortirent de l’hôtel. Letemps était sec et très-froid. Ils gagnèrent à pied lesChamps-Élysées où ils avaient commandé un équipage.
La nuit se faisait. Les Champs-Élysées étaientdéjà presque déserts. Seulement, au tournant de l’avenue Gabrielle,deux petites chanteuses des rues s’étaient établies entre deuxchandelles, dont le vent tourmentait la flamme fumeuse, et disaientdes chansons en s’accompagnant de la harpe.
En passant devant elles, Blaise, qui parlaitavec action, renversa du pied une des deux chandelles et poursuivitsa route, sans même donner un regard aux deux pauvres filles, quiavaient interrompu leur chanson.
Il n’en fut pas de même de Bibandier, quimarchait en avant et qui se retourna.
À la vue des deux jeunes filles, l’ancienuhlan s’arrêta court, comme si une main de fer l’eût saisi aucollet.
En ce moment son blanc végétal ne lui servaità rien, car il était pâle comme un mort.
– Qu’as-tu donc ?… demandaRobert.
– Rien… rien !… balbutia lebaron : un éblouissement subit… J’ai cru que j’allais metrouver mal.
Il poursuivit sa route avec rapidité et commeon prend la fuite.
On entendait les voix tristes et tremblantesdes deux pauvres filles qui continuaient leur chanson, pour gagnerle pain de la soirée.
Les Champs-Élysées ne ressemblaient guèrealors à la bruyante et poudreuse promenade que Paris encombremaintenant chaque soir. Le cirque faisait claquer son fouetnational au faubourg du Temple ; le Panorama montrait quelquepart ailleurs une bataille autre que celle d’Eylau ; leGéorama n’existait pas ; le Navalorama était dans les limbes.On n’avait encore inventé ni Mabille, ni les cafés-musique, ni leJardin d’Hiver, ni le Château des Fleurs, cette gracieuseféerie.
Le gaz ne jetait point ses lueurs meurtrièresà travers les branches desséchées ; on y voyait un peu moinset les arbres se portaient beaucoup mieux car c’est un terriblevoisin que ce gaz étincelant qui jaunit, dès le printemps, lesormes de nos boulevards ; qui change tous les ans, au moinsune fois, nos rues en un abîme infect ; qui empoisonne labrise tiède égarée le long de nos trottoirs, et qui, de temps àautre, pas trop souvent au dire des capables, fait sauter unemaison ou deux, pour prouver qu’il est fort et de bonnequalité.
Çà et là pendaient à leurs cordes tenduesquelques réverbères modestes, dessinant, au milieu des ténèbres quivoilaient la chaussée, de petits îlots de lumière.
Quand la nuit tombait, surtout en automne, ceslongues allées devenaient désertes. Les bosquets où nos bourgeois,quittant le pas de leurs portes, viennent prendre aujourd’hui lefrais, étaient une noire solitude qui avait, dit-on, ses drames etses mystères.
On y rencontrait beaucoup plus de larrons quedans la forêt de Bondi, et le tronc des grands arbres cachaitparfois ces vampires modernes que la frayeur populaire fuyait sousle nom de piqueurs.
L’allée Gabrielle, protégée par lesfactionnaires de l’Élysée-Bourbon, gardait seule quelquespromeneurs après la brune, encore étaient-ce des promeneurs d’unecertaine espèce, car les Tuileries, maintenant délaissées, et lePalais-Royal accaparaient la foule.
La place Louis XV semblait un largefleuve séparant la ville bruyante, bavarde, affairée, du silencieuxdésert.
Dans ce désert, vous croisiez parfois pourtantquelques vieux messieurs à l’allure discrète et respectable, quicheminaient, les mains derrière le dos, sans penser à mal, Dieumerci, et quelques femmes dont le visage disparaissait sous unvoile épais.
Ces dames avaient toutes une tournureinquiète, effarouchée. Elles exécutaient sur la lisière desbosquets des évolutions sans but.
On eût dit qu’elles cherchaient dans l’ombreun objet perdu, ce à quoi les vieux messieurs voulaient bienquelquefois les aider.
Nos deux petites chanteuses étaient bien malplacées là pour faire bonne recette, mais elles n’y étaient pasvenues de prime abord, et c’était comme en désespoir de causequ’elles avaient choisi ce lieu.
Après avoir chanté longtemps devant la grilledes Tuileries, d’où la bise piquante chassait déjà les oisifs,elles s’étaient souvenues que, durant les beaux soirs de l’été,l’allée Gabrielle leur avait plus d’une fois porté bonheur.
Leur tasse de fer-blanc restait vide, et Dieusait qu’elles étaient bien pauvres ! Elles avaient traversé laplace Louis XV à tout hasard.
Depuis une heure elles étaient là, sous unréverbère, entre deux chandelles allumées.
Tant qu’il y avait eu un peu de jour, lesbambins des masures voisines s’étaient rassemblés autour d’elles,tantôt pour écouter, tantôt pour crier et se moquer.
Jamais pour donner…
Les passants rares faisaient comme lesbambins. Quand un élégant équipage glissait sans bruit sur le sablede l’allée, quelque jeune femme à la toilette riche se penchaitbien à la portière et laissait tomber sur les deux pauvres fillesun regard de ses beaux yeux. Mais c’était tout.
L’équipage filait, rapide, au trot balancé deses grands coursiers normands, et la jeune femme s’adossait denouveau aux coussins doux de sa voiture.
La tasse restait vide entre les deuxchandelles. Pas une offrande. Rien, rien !
Une seule fois, un bel enfant qui rentrait àl’hôtel de sa mère, après avoir joué toute l’après-midi auxTuileries, s’était approché en souriant. Le fer-blanc de la sébilleavait rendu un son métallique. Et l’enfant, joli ange à la longuechevelure d’or, était allé cacher sa tête rieuse dans le sein de sabonne.
Hélas ! ces enfants heureux nesoupçonnent pas le malheur, et sont impitoyables. Les deux pauvresfilles regardèrent dans la tasse et y trouvèrent un caillou,offrande railleuse du blond chérubin…
Des larmes roulèrent sur leurs jouespâlies…
Elles continuaient de chanter, pourtant.
Une autre fois, un de ces vieux messieursdiscrets et respectables s’était approché d’elles par derrière etavait parlé tout bas. Une rougeur vive vint au front deschanteuses, dont la voix trembla davantage.
Qu’avait-il dit ? Nous ne savons. Seuls,les vieux messieurs respectables et discrets ont le secret decertaines hardiesses, qui feraient honte, en vérité, à desscélérats de vingt ans.
Les deux jeunes filles n’avaient plus guère decourage. On devinait des sanglots sous les notes mélancoliques deleur chant.
Après chaque couplet, elles s’arrêtaient,abattues et brisées. Elles échangeaient un regard triste. Puiselles recommençaient avec une résignation si douce que le cœur leplus froid se fût senti ému de compassion.
Mais personne ne prenait garde.
Elles étaient à peu près du même âge :dix-huit à dix-neuf ans. La lueur faible du réverbère montraitleurs figures pâles, mais charmantes, que la souffrance n’avait pasencore eu le temps de flétrir.
Elles n’avaient, pour elles deux, qu’une seuleharpe, dont elles jouaient tour à tour.
Leurs costumes étaient propres et gardaientune certaine élégance parmi des indices trop évidents de pauvreté.C’étaient deux petites robes légères, dessinant la grâce exquise dedeux tailles souples et jeunes, mais ne pouvant rien contre le ventglacé de cette soirée d’automne.
Leurs coiffures consistaient en de petitsbonnets ronds, collants, qui laissaient échapper à profusion leluxe de leurs beaux cheveux, dont les boucles larges et flexiblestombaient jusque sur leurs épaules demi-nues.
Elles étaient belles toutes deux,délicieusement belles malgré la souffrance qui inclinait leursfronts découragés. Et quand, parfois, elles se regardaient enessayant de sourire, les pauvres filles, pour se donnermutuellement du cœur, il y avait sur leurs jolis visages comme lereflet d’une gaieté passée.
On eût deviné des jours heureux qui n’étaientpas bien loin encore…
Mais leurs yeux se baissaient, et il n’y avaitbientôt plus de sourire à leurs lèvres. Leurs petites mains,rougies et gonflées par le froid, cherchaient instinctivement leurspoitrines : c’était là qu’elles souffraient.
À Paris, la ville des joies dorées, chacunconnaît ce geste, pourtant ; chacun a vu, par ceséblouissantes soirées d’hiver, où les magasins luttent de richesseet de lumière, où les gais appels du plaisir se font entendre detoutes parts, la faim, pâle et timide, se glisser dans l’ombre desmaisons.
Cela navre le cœur. Mais les spectacles sontsi beaux ! l’orchestre des salles de bal a des accords sienivrants, et le champagne détonne si joyeusement dans les cabinetsdes restaurants à la mode !…
Cette joue livide, cette main qui pressaitconvulsivement une poitrine amaigrie, c’était un mauvais rêve. Enconscience, on peut mourir de faim auprès de cette abondance etparmi tant d’ivresse !
Quand ces affreuses visions se montrent, ilfaut rire davantage et boire une fois de plus. À quoi donc songe lapolice pour laisser ainsi la misère sans vergogne attrister lescitoyens qui s’amusent ?
Les deux jeunes filles chantaienttoujours ; leurs voix étaient pures et douces, mais ellestremblaient bien souvent.
Elles chantaient pour avoir un morceau depain.
Et à mesure que la soirée s’avançait, lespassants devenaient de plus en plus rares ; le froidaugmentait ; l’espoir s’en allait.
Au moment où nos trois gentilshommes passaientet où le pied de Blaise renversait une des deux chandelles,l’attention des deux jeunes filles avait été attirée par le gestede Bibandier, qui s’était arrêté court à les regarder.
Mais ç’avait été l’affaire d’un instant. Lebaron, entraîné par ses deux compagnons, avait disparu bien vite audétour d’une allée. C’est à peine si les jeunes filles avaientdistingué les traits de son visage.
Et pourtant il leur semblait qu’elles nevoyaient point cette figure pour la première fois.
Mais, si leurs souvenirs ne les trompaientpoint, Bibandier avait subi, depuis quelques semaines, une sinotable transformation, que la meilleure mémoire en eût étédéroutée.
D’ailleurs qu’importait cela ?
Les deux jeunes filles n’interrompirent mêmepas leur chant, et l’idée de cette rencontre s’effaça tout desuite, au milieu des pensées douloureuses qui emplissaient leurscœurs.
Il y avait de cela une heure. Les chandellestouchaient à leur fin, et la tasse de fer-blanc restait toujoursvide.
Celle des deux jeunes filles qui tenait laharpe en ce moment laissa tomber ses bras le long de sesflancs.
– Mon Dieu !… mon Dieu !…murmura-t-elle, nous allons donc mourir !…
L’autre jeune fille s’approcha d’elle et laserra contre son cœur.
– Du courage ! ma pauvre Cyprienne…,lui dit-elle ; chantons encore une fois… peut-être que lasainte Vierge aura pitié de nous.
Celle qu’on nommait Cyprienne s’appuya contrele poteau du réverbère, et posa ses deux mains sur sa poitrine.
– Diane…, dit-elle en pleurant, je n’aiplus de force !… Souffre-t-on longtemps ainsi avant l’heure dela mort ?
Diane toucha du revers de sa main son frontpâle qui brûlait ; ses yeux étaient secs ; mais on yvoyait une sorte d’égarement.
– Si seulement il n’y avait que moi àsouffrir !… murmura-t-elle en lançant vers le ciel un regardde reproche ; écoute, ma petite sœur… repose-toi… Je suis laplus forte, tu sais bien… je vais chanter toute seule.
Cyprienne s’accroupit, épuisée, au pied dupoteau.
Diane revint entre les deux chandelles dont laflamme tremblait, sur le point de s’éteindre, et saisit la harpeavec une sorte d’emportement.
Les cordes frémirent sous ses doigts. Dans lesilence qui régnait à l’entour, sa voix s’éleva sonore, vibrante etforte, comme un élan de désespoir.
Elle disait un chant de Bretagne aux accentsmélancoliques et graves.
C’était comme une voix de la patrie, pleurantdu fond de l’exil.
Personne n’écoutait, pas une oreille n’étaitouverte, aussi loin que le chant pût s’entendre. Personne, sinon unpauvre soldat en faction à la grille de l’Élysée-Bourbon.
Cyprienne, immobile et affaissée surelle-même, était plongée dans une de sorte de sommeil.
Et Diane chantait emportée par sa fièvre. Etle pauvre soldat avait la main sur son cœur : car il étaitBreton, et il reconnaissait la voix lointaine du pays.
Sans y songer, il avait déposé sonfusil auprès de sa guérite, et comme si une invisible mainl’attirait dans la nuit, il s’approchait lentement et désertait sonposte.
Pendant que les dernières notes de la chansontombaient sourdes et désolées des lèvres de Diane, le soldat sepenchait vers Cyprienne immobile qui ne le voyait point.
Il avait à la main les quelques gros souscomposant sa fortune. Et sa fortune tout entière tomba sans bruitdans la poche du tablier de la jeune fille.
Puis le pauvre soldat breton regagna sonposte, le cœur léger, les yeux humides…
Diane se taisait ; un instant elle restaappuyée sur sa harpe muette. Les lumières jetèrent une dernièrelueur et s’éteignirent.
Le regard abattu de Diane parcourut l’alléesolitaire.
– C’est fini !…murmura-t-elle ; viens, Cyprienne !
Et comme celle-ci ne pouvait point se lever,elle la prit entre ses bras.
Puis elle se chargea de la harpe, et les deuxjeunes filles descendirent vers la place Louis XV. Leurs pasétaient lents et pénibles. Elles traversèrent la place, puis lepont de la Concorde. Diane soutenait sa sœur par la taille et luidisait :
– On n’a pas du malheur comme cela tousles jours… Demain nous aurons meilleure chance… ce n’est qu’unenuit à passer !
– Tu me disais la même chose hier…,répliqua Cyprienne, quand nous avions froid et faim dans notrechambre !… Tu me disais : « Demain nous nesouffrirons plus… » Oh ! Diane !… Diane !… dansnotre Bretagne, les plus pauvres gens trouvent place au foyer de laferme… Et quand ils disent : « J’ai faim, » on leurdonne un morceau de pain noir… Du bon pain noir !ajouta-t-elle avec ce ton de sensualité avide que prend le gourmandpour parler du mets préféré. Si nous avions seulement un morceau debon pain noir !…
L’eau vint à la bouche de Diane.
– Oh ! oui…, dit-elle, nous n’envoulions pas autrefois… Mais à présent !
Elle s’arrêta et mit à terre sa harpe dont lepoids l’accablait.
– Reposons-nous un peu…,reprit-elle ; je suis bien lasse !
Cyprienne et elle s’assirent, côte à côte, surle parapet du quai Voltaire.
– Si Roger savait cela !… ditCyprienne ; il est riche maintenant… Étienne aussi… Maispeut-être qu’ils nous ont oubliées…
– Oh ! non !… s’écriaDiane ; Étienne est un noble cœur !…
– Nous sommes si malheureuses !…Quand je les vois passer dans leur voiture brillante… toujoursgais, toujours rieurs… je me demande ce qu’ils feraient si leursregards tombaient sur nous, pauvres filles…
– Ils nous reconnaîtraient, ma sœur…
– Peut-être ; car nous n’avonsencore que deux mois de misère… Mais leur voitures’arrêterait-elle ?… les verrions-nous descendre et accourirvers nous ?
Diane ne répondit point.
Cyprienne souriait amèrement.
– Chanteuses de rues !murmura-t-elle ; j’ai froid jusqu’au fond de mon cœur quand jesonge à ce que je souffrirais si Roger détournait la tête aprèsm’avoir aperçue…
– Il ne le ferait pas !… répliquaDiane ; je suis sûre de lui comme d’Étienne… Tout notremalheur est de ne pouvoir les joindre !… Si nous nous étionsmontrées à eux dans la diligence, en arrivant à Paris, notre sortaurait bien changé !…
– N’auraient-ils pas dû nousdeviner ?
– Ils ne savaient rien… Ils nouscroyaient encore à Penhoël… Oh ! ce fut notre premièredouleur, dans ce Paris où nous devions tant souffrir, quand nousnous vîmes seules au rendez-vous, devant les grandes tours noiresde Notre-Dame !… Te souviens-tu comme nous étions tristesaprès avoir espéré gaiement toute la journée ?…
– Et comme nous attendîmeslongtemps !…
– Ils ne vinrent pas… Sais-tu, ma petitesœur ! parfois je me sens consolée et je me dis : S’ilsne vinrent pas, c’est parce qu’ils nous aimaient…
– La même pensée m’est venue… Oh !que Dieu le veuille !… Mais si nous avions osé, nous aurionspu les retrouver dès ce jour, car leur compagnon de voyage étaitsur le parvis Notre-Dame, et il nous cherchait, comme nous lescherchions, nous…
Diane fut quelque temps avant de répondre.
– C’est une chose étrange !…reprit-elle enfin, comme les traits de cet homme sont restés gravésdans ma mémoire… Il me semble que je le vois encore… Quel visagefranc et fier !… Je n’ai jamais vu d’homme plus beau en mavie.
– Et comme il nous regardait pendant levoyage !… Je ne sais… on eût dit qu’il nous connaissait etqu’il nous aimait…
Cyprienne parlait ainsi d’un ton plus calme.En causant, elle oubliait presque sa souffrance ; mais, à cesderniers mots sa voix faiblit, et Diane, qui la vit chanceler,n’eut que le temps de la soutenir.
– Ce n’est rien…, murmura la pauvreenfant ; mon Dieu ! notre chambre est bien loin encore…,et je ne sais pas comment je ferai pour y arriver !
– Je te porterai…, dit Diane qui l’attirasur son cœur. Oh ! c’est de te voir souffrir ainsi qui metue !… Écoute… c’est notre dernier jour de misère…
Cyprienne dégagea sa tête et regarda la Seinequi coulait derrière elle.
– Oui…, murmura-t-elle ; tu asraison… ce pourrait être notre dernier jour de misère !
Diane couvrit son front de baisers enpleurant.
– Ma sœur !… ma petite sœur !…dit-elle ; je t’en prie, ne parle pas comme cela !… Dieuaura pitié de nous, j’en suis sûre… Je te le promets… Et laisse-moite dire ce que je veux faire demain… jusqu’à présent je n’ai pas eula force… mais je ne veux pas que tu meures, ma Cyprienne… Etdemain je l’oserais !
– Quoi donc ?… demandaCyprienne.
– Tu sais bien qu’ils passent tous lesjours aux Champs-Élysées, dans leur voiture… Étienne et Roger…Quand nous sommes sous les arbres, ils ne nous voient pas… maisdemain j’irai me mettre au-devant de leurs chevaux… je lesappellerai par leurs noms… et il faudra bien qu’ils nousreconnaissent !
Cyprienne releva la tête.
– J’irai avec toi !… dit-elle ;quand nous serons là toutes les deux, nous verrons si notre dernierespoir nous abandonne… Et s’ils ne nous repoussent pas, ma sœur,quelle joie de porter secours à Madame… et au pauvrePenhoël !…
– Et à notre bon père !… s’écriaDiane ; quelle joie de les sauver !… En attendant,reprit-elle tristement, nous n’avons rien à leur donner cesoir !…
Elle sauta sur le pavé.
– Mais ce n’est plus qu’un jourd’attente !… poursuivit-elle ; et l’espoir va nous donnerune bonne nuit.
Cyprienne, un peu ranimée, se mit aussi surses pieds. Durant un instant, les deux sœurs se disputèrent lefardeau de la harpe, et ce fut Diane encore qui s’en chargea. Puiselles continuèrent de descendre les quais jusqu’à la rue desPetits-Augustins, où elles s’engagèrent.
Plus d’une fois leur pas se ralentit jusqu’aumoment où elles se signèrent toutes les deux en passant devant leportail de Saint-Germain des Prés.
Elles étaient arrivées au terme de leurcourse. Après avoir tourné l’angle de la petite rue d’Erfurt, ellespurent voir la maison où se trouvait la chambre qu’elleshabitaient.
Cette maison était située au bout de la rueSainte-Marguerite, vis-à-vis et un peu au delà du bâtiment ensaillie qui flanque la prison de l’Abbaye.
Comme elles passaient devant le corps degarde, hâtant de leur mieux leur marche pénible, elles s’arrêtèrenttout à coup d’un commun mouvement.
Leurs mains se joignirent et se serrèrent.
– Oh !… fit Diane avec un étonnementprofond.
Cyprienne regardait, stupéfaite, une voiturequi venait de s’arrêter précisément à côté d’elle.
Par la portière ouverte de cette voiture, onapercevait une tête de jeune fille, dont la figure maladive et pâles’entourait de longs cheveux blonds.
Le marchepied tomba en même temps ques’ouvrait la porte de la maison voisine.
Une dame descendit de la voiture et prêta sonaide à la jeune fille malade.
– Lola !… murmura Cyprienne.
– Et l’Ange !… ajouta Diane.
La dame et la jeune fille entrèrent dans lamaison. La porte se referma sur elles, avant que Cyprienne etDiane, immobiles de surprise, eussent songé à faire unmouvement…
C’était une chambre petite et presque nue, oùse trouvaient pour tout meuble deux chaises et une couchette enbois blanc. Dans un coin se voyait une pauvre petite harpe quin’était, hélas ! ni peinte, ni sculptée, ni dorée comme celledu salon de Penhoël…
Dans la ruelle du lit, au-dessus d’un petitbénitier de verre, pendait une image de la Vierge.
Diane et Cyprienne venaient de rentrer. Lesquatre étages qui séparaient leur chambre de la rue avaient achevéd’épuiser leurs forces.
Cyprienne s’était laissée choir sur unechaise. Diane était tombée à genoux devant le lit, et sa têtebrûlante se cachait entre ses deux mains.
En ce moment, il n’y avait aucune différenceentre les deux jeunes filles : le courage de Diane fléchissaitenfin, et son accablement égalait celui de Cyprienne.
Elles ne se parlaient point ; un voileétait sur leur pensée confuse. Elles se laissaient aller àl’engourdissement du désespoir.
En ce moment de suprême lassitude et d’apathieprofonde, elles ne songeaient même pas à la rencontre qu’ellesvenaient de faire.
Il y avait à peine deux ou trois minutesqu’elles avaient vu Blanche de Penhoël, leur cousine aimée, etnulle parole ne s’échangeait entre elles à ce sujet.
Elles ne pouvaient plus… Et pourtant, parsuite de circonstances que nous connaîtrons bientôt, Diane etCyprienne étaient à même de mesurer l’importance de cette rencontrefortuite.
Diane et Cyprienne n’ignoraient rien de ce quis’était passé à Penhoël, après la nuit de la Saint-Louis. Ellessavaient l’enlèvement de l’Ange, l’expulsion des maîtres du manoiret tout ce qui s’y rattachait.
Elles savaient que Madame, brisée de douleur,Madame, qu’elles aimaient si tendrement autrefois ! cherchaitsa fille depuis deux mois, courant la ville au hasard et arrêtantles passants, comme une pauvre folle, pour leur demander sonenfant !…
Mais il est des heures où l’âme épuisée restesourde à toute voix. On dit que, dans les vastes solitudesd’outre-mer, le voyageur, accablé, se couche parfois sur la terre.Il reste là, immobile, haletant ; il reste, s’il entend auloin la voix menaçante du lion ou du tigre. Et, si tout près delui, sous l’herbe, ce bruit sinistre se fait ouïr qui annoncel’approche du serpent, il reste encore.
Une demi-heure se passa ; puis Dianereleva la tête lentement et jeta un regard sur sa sœur.
– Tu souffres ?… dit-elle.
Cyprienne serrait toujours sa poitrine à deuxmains. Elle ne répondit pas.
Diane se redressa, galvanisée par un élan decolère. Le sang remonta brusquement à sa joue ; elle secouales masses bouclées de ses beaux cheveux.
– Paris !… s’écria-t-elle avec uneamertume déchirante ; Paris que nous voyions si beau !…Paris où nous allons mourir désespérées ! oh ! que debrillants rêves et que de promesses menteuses !… N’était-cepas plus beau que le paradis même ? Du pain, mon Dieu !du pain !… Faut-il nous châtier si cruellement pour avoir étéaveugles ?… Sainte Vierge ! vous savez bien que si nousavons abandonné la maison de notre père, ce n’était pas pournous ! Sainte Vierge, ayez pitié !… du pain ! un peude pain !…
Elle se tordait en une sorte de délire. EtCyprienne, accablée, morne, ne prenait point garde.
Il y avait deux jours entiers qu’ellesn’avaient mangé.
La veille, elles avaient encore un derniermorceau de pain. Mais Marthe de Penhoël, son mari et le pauvreoncle Jean souffraient non loin de là d’une misère pareille.C’étaient eux qui, sans le savoir, avaient mangé le dernier morceaude pain de Diane et de Cyprienne…
Diane poursuivait, soutenue par safièvre :
– Pourquoi ces choses sont-ellespossibles ?… Pourquoi Dieu laisse-t-il ces espoirs insensésentrer dans le cœur de deux pauvres enfants ?… Était-ce uncrime que de vouloir défendre ceux que nous aimions ?…Oh ! maintenant que nous voyons notre folie, comment ycroire ?…
Elle eut un rire amer et désolé.
– Te souviens-tu de ce que nous venionschercher à Paris, ma sœur ?… dit-elle ; sais-tu encore ceque nous voulions gagner avec nos harpes et nos pauvreschansons ?… Cinq cent mille francs pour reconquérir les biensvolés de Penhoël !… cinq cent mille francs !…
Sa taille se renversa en arrière, ses mainsjointes se levèrent au ciel.
– Et nous avons dépensé les pièces de sixlivres du pauvre Benoît Haligan…, reprit-elle ; et nous avonsvendu l’une après l’autre nos robes apportées de Penhoël, nos croixd’or que notre père nous avait données… tout, jusqu’au médaillon oùétaient les cheveux de notre mère !… Oh !… mauditsois-tu, Paris ! Je te déteste ! Pour tous nos efforts,tu nous as donné l’insulte et la misère !… Nous étions venuesvers toi chercher la vie, et tu nous as tout pris, Parisimpitoyable !…
Cyprienne rendit une plainte faible. Dianes’élança vers elle, et se mit à genoux à ses pieds.
– Si tu savais comme cela me faitmal !… murmura Cyprienne en se tordant les mains ;cherche… oh ! cherche, ma sœur, s’il y a encore quelque choseà vendre !…
Le regard de Diane fit le tour de lachambre.
– Rien !… murmura-t-elledésespérée ; nous n’avons plus rien !
Elle entoura de ses bras le corps deCyprienne, comme pour la défendre contre la torture quil’accablait.
Dans ce mouvement, elle sentit un objetrésistant sous l’étoffe légère du tablier de sa sœur.
– Qu’est-ce que cela ?…s’écria-t-elle.
Cyprienne, réveillée par cette exclamation,porta la main à la poche de son tablier.
Et aussitôt, vous l’eussiez vue bondir sur lespieds, joyeuse et ranimée.
– De l’argent ! de l’argent !…s’écria-t-elle. Merci, sainte Vierge ! vous avez eu pitié denous !
– De l’argent !… répéta Dianeétonnée.
Cyprienne ouvrit la main devant le regardavide de sa sœur.
Elles tombèrent dans les bras l’une del’autre.
Vous ne les auriez point reconnues. C’était lagaieté vive de leurs jours de bonheur. Que le désespoir était loind’elles ! Avaient-elles seulement désespéré ?…
Leurs joues se coloraient ; leurs yeuxpétillaient.
Elles étaient jolies comme autrefois, quand leplaisir animait leurs gracieux visages dans le salon de verdure dePenhoël.
Aussi, quel trésor pour elles, qui étaientvenues chercher à Paris cinq cent mille francs, afin de racheter lemanoir !… Trois gros sous, glissés dans la poche de Cypriennepar le pauvre soldat breton ! Un bon grand morceau depain !…
Pauvre soldat, que Dieu vous le rende !Puissiez-vous, quand vous retournerez au pays, trouver votrefiancée fidèle et les bras ouverts de votre vieillemère !…
Cyprienne descendit l’escalier quatre àquatre. Diane était seule.
Un instant, elle demeura immobile ; puis,comme si un souvenir s’était éveillé en elle tout à coup, ellefranchit la porte à son tour.
La joie vive qui naguère animait son jolivisage faisait place à un grave recueillement.
Elle monta un étage, puis deux. Elle setrouvait sur un étroit carré, souillé de poussière, sur lequels’ouvrait la porte d’un grenier vide.
Elle entra dans ce grenier, dont la charpentetrouée donnait passage au vent froid du soir et aux rayons de lalune.
Une cloison, désemparée et plus trouée encoreque la charpente, se trouvait du côté opposé à la porte.
Diane s’en approcha sur la pointe despieds.
Elle colla son œil à l’une des fentes largeset nombreuses qui séparaient les planches.
Au delà, il y avait un second grenier à peuprès semblable au premier, mais qui était habité.
Point de siéges ; un seul matelas parterre, où gisait un vieillard pâle comme la mort ; une misèrenavrante, affreuse, auprès de laquelle le dénûment de la petitechambre des deux sœurs était presque de l’opulence.
D’un côté du grenier, sur un soliveauvermoulu, un homme à la figure hâve, creuse et comme stupéfiée,s’asseyait auprès d’une bouteille qui semblait vide. Il portait unhabit en lambeaux ; sa barbe et ses cheveux gris se mêlaient.Il appuyait ses deux coudes sur ses genoux maigres, et sa têteétait entre ses mains. À l’autre bout de la misérable chambre, unefemme s’asseyait sur le sol même ; ses cheveux noirs dénouésentouraient un visage qui avait la blancheur et l’immobilité dumarbre. Elle regardait devant elle d’un œil fixe et sans pensée. Onvoyait sur ses traits réguliers une douleur si poignante que lecœur en restait navré.
Le vieillard, couché sur le matelas, était lepère Géraud, ancien aubergiste du Mouton couronné ;la femme accroupie à terre était madame Marthe ; l’homme à labarbe grise, assis sur le soliveau, se nommait René, vicomte dePenhoël.
Le temps avait fait de la cloison unevéritable claire-voie ; elle n’empêchait pas plus d’entendreque de voir. Chaque jour, Diane et Cyprienne venaient là au moinsune fois.
Elles ne se découvraient point, parce qu’elleseussent été forcées d’avouer qu’elles faisaient, elles, filles dePenhoël, le métier de chanteuses des rues ; parce qu’on lesaurait peut-être retenues, et qu’il leur eût fallu renoncer à leurschimériques espoirs. Mais elles se sentaient moins seules et moinsabandonnées, lorsqu’elles avaient rendu leur pieuse visite auxanciens maîtres du manoir.
Ces visites, d’ailleurs, étaient autre chosequ’un culte stérile adressé à de chers souvenirs. Les Penhoëlvivaient là, depuis deux mois, bien qu’ils fussent dépourvus detoutes ressources ; ils vivaient uniquement grâce aux deuxjeunes filles.
Le malheur semble s’acharner sur les vaincus.Le pauvre aubergiste de Redon avait tout quitté pour suivre sesanciens maîtres et pour les servir. Il s’était dit : « Jetravaillerai ; dans ce grand Paris je trouverai bien del’ouvrage. » Mais, au lieu de venir en aide à la famille, ilse trouvait peser lourdement sur elle, car, dès les premièressemaines, le père Géraud était tombé malade d’un excès de travail,et depuis lors il n’avait pu se relever.
Quant au bon oncle Jean, il avait caché sacroix de Saint-Louis et passait ses jours entiers à parcourir laville, demandant partout de l’emploi, n’importe quel emploi, etn’en pouvant trouver nulle part.
Marthe et son mari n’essayaient même pas.Madame se courbait, anéantie, sous le poids de sa douleur de mère.Elle n’avait plus ni volonté ni force. Parfois, elle restait dumatin au soir accroupie dans la poussière, à l’endroit où nous lavoyons maintenant, sans bouger, sans parler. D’autres fois ellesortait furtivement, dès l’aube. C’était pour aller au loin, dansParis inconnu, tant que ses pauvres jambes pouvaient laporter ; c’était pour chercher sa fille…
Les gens du quartier la regardaient comme unefolle.
René, lui, buvait le plus qu’il pouvait. Dèsqu’il n’avait plus de quoi boire, il tombait dans une apathiemorne.
Il se passait des semaines sans qu’une parolesortît de ses lèvres.
Chaque soir, il quittait son soliveau, etallait disputer au vieux Géraud malade une part de son matelas.
Marthe et l’oncle Jean couchaient sur laterre.
Tant qu’il était resté un peu d’argent à Dianeet à Cyprienne, elles avaient fait passer chaque jour leur petiteoffrande par les trous de la cloison. Plus tard ç’avait été dupain, le pain dont elles manquaient elles-mêmes !
Telle était l’atonie profonde oùs’engourdissaient les pauvres hôtes du grenier, qu’ils nesongeaient point à chercher la source de cette mystérieuse aumône.Penhoël se jetait sur le pain comme une brute affamée. Ce qu’illaissait prolongeait l’agonie de sa femme et du père Géraud.
L’oncle Jean vivait on ne savait comment.Jamais il ne diminuait la part de ses compagnons d’infortune.
Quand l’offrande arrivait, à l’heureordinaire, la voix de Madame s’élevait parfois pour bénir lebienfaiteur invisible. Les deux jeunes filles, alors, baisaient enpleurant la cloison qui les séparait de Marthe. Leur cœur battaitbien fort, car elles n’avaient rien perdu de cette ardentetendresse qu’elles portaient jadis à Madame. Elles étaient obligéesde s’enfuir pour ne point s’élancer vers elle et se coucher à sesgenoux.
Le silence régnait presque toujours dans latriste demeure, un silence lugubre, interrompu seulement par lesplaintes du malade. Parfois, pourtant, vers le soir, Madame causaità voix basse avec l’oncle Jean. Dans ces occasions, elle venaitvers la cloison pour s’éloigner de son mari. C’était ainsi queCyprienne et Diane avaient appris les affaires de Penhoël. Ellessavaient dans ses plus petits détails la monotone histoire del’exil, les regrets amers, les espoirs déçus, la longue torture.Elles connaissaient même le terme fatal, après lequel il ne seraitplus possible de rentrer dans la possession du manoir.
Mais les pauvres filles avaient perdu leursillusions folles. Qu’importait le terme maintenant ?…
Diane était derrière la cloison, regardant, lecœur gros, cette scène de désolation muette et morne. Une porte,qui se trouvait au pied du matelas, s’ouvrit en criant sur sesgonds faussés,et la tête blanche de Jean de Penhoël se montra sur leseuil.
Il était moins changé que les autres. C’étaitbien toujours ce visage vénérable et doux jusqu’à la faiblesse. Ilportait le même costume qu’autrefois, seulement sa veste de paysanétait bien usée et le ruban de Saint-Louis ne pendait plus à saboutonnière.
Il traversa le grenier d’un pas lent. Le bruitde ses sabots s’étouffait sur la poussière épaisse.
– Bonsoir, mon neveu ! dit-il entendant la main à René.
René leva sur lui son regard pesant et privéde pensée.
– Bonsoir !… grommela-t-il ; jen’ai plus d’eau-de-vie.
Il montra du doigt la bouteille vide, quiétait auprès de lui sur le soliveau.
L’oncle Jean fit comme s’il n’avait pasentendu, et gagna le lit du malade.
Penhoël grondait entre ses dents :
– Ils m’ont mis là tous deux !… tousdeux !… mon frère et ma femme !…
– Eh bien ! mon vieux Géraud, ditl’oncle, comment ça va-t-il ce soir ?
Géraud fit effort pour se soulever sur lematelas.
– Que Dieu vous bénisse, Jean dePenhoël !… répliqua-t-il d’une voix épuisée ; la fièvreme tient bien fort… Ah ! si je m’en allais, ce serait pour lemieux, car je ne pourrai pas travailler de longtemps.
– Vous vous guérirez plutôt, mon braveami… Et nous verrons tous ensemble de meilleurs jours !
– Je ne sais pas…, dit le vieilaubergiste ; je ne sais pas, M. Jean !… Me voilàbien bas et je ne suis plus jeune… Si le bon Dieu voulait que jevisse seulement le fils de mon commandant et notre pauvre dametirés de cet enfer, je n’aurais pas de chagrin à mourir… Mais çadure… ça dure !… Et moi, je ne fais que leur prendre chaquejour la moitié de leur pain…
Il se laissa retomber sur sa couche. L’oncleen sabots se dirigea vers le coin où Marthe était assise. Il sepencha vers elle et prit sa main qu’il baisa. Dans ce mouvement, ilmettait, à son insu, un reste de cette grâce noble dont les vieuxgentilshommes emportent le secret. Cela faisait péniblementcontraste avec la repoussante misère du grenier.
– Bonsoir, Marthe ! dit le vieillarddoucement.
Madame répondit par un signe de tête.
– Ma pauvre fille, reprit l’oncle, il mesemble que vous êtes plus pâle encore qu’hier au soir…
Marthe essaya de sourire.
– Mon Dieu !… mon Dieu ! repritl’oncle dont les grands yeux bleus se levaient au ciel avec unerésignation douloureuse, je fais pourtant ce que je puis !… Cesont mes cheveux blancs qui les arrêtent… J’ai beau leurdire : « Voyez mes bras, je suis vigoureux encore ;on me répond : « Il est temps de vous reposer, monvieux. » Me reposer… quand ma pauvre belle Marthesouffre !…
Il essuya son front où il y avait de lasueur.
– Je suis bien las, ma fille,reprit-il ; Paris est grand… et je n’ai pas pris un seulinstant de repos durant toute cette journée… Sais-je à combien deportes j’ai frappé ?… Partout où je me présentais, jedisais : « Donnez-moi de l’ouvrage… je ne demande pas àchoisir la besogne… je ferai ce que vous voudrez… »
– Pauvre père ! pensait Diane quiécoutait les larmes aux yeux.
– « Je ne demande pas un grossalaire…, poursuivait Jean de Penhoël ; quand j’aurai bientravaillé, vous me donnerez ce que vous voudrez. » La porte serefermait avant que j’eusse fini… Ou bien on me demandait :« Brave homme, que savez-vous faire ? » MonDieu ! autrefois je savais monter à cheval, porter le mousquetet manier l’épée… Je n’ai jamais été obligé d’apprendre d’autremétier, grâce au pain que me donnait Penhoël. Et maintenant quePenhoël n’a plus de pain, je ne peux pas lui en donner moi !Je répondais : « Je sais bêcher la terre des jardins,porter les fardeaux, balayer les écuries… Ayez pitié !…Faites-moi le valet de vos serviteurs ! – Non… non… » Lamême parole toujours !… Dans cet immense Paris où tant d’or seprodigue, quand on est pauvre et qu’on a les cheveux blancs, ilfaut donc se coucher sur la terre pour attendre la mort !…
Diane collait son oreille aux planches ;elle sanglotait tout bas. Marthe de Penhoël restait froide etsemblait saisir à peine le sens de ces paroles désolées.
L’oncle Jean s’assit auprès d’elle, et pritses mains, qu’il serra tendrement dans les siennes.
– Et pourtant, continua-t-il enretrouvant son mélancolique sourire, j’ai tort de murmurer, caraujourd’hui, Dieu m’a envoyé un espoir… Marthe… ma petiteMarthe !… si le pauvre vieillard pouvait voussecourir !…
Il baissa la voix comme pour faire uneconfidence.
– Écoutez ! reprit-il, je crois bienque nous ne serons pas longtemps malheureux désormais… Comme jerevenais ce soir, harassé de fatigue et le découragement dansl’âme, j’ai entendu, par la fenêtre ouverte d’un rez-de-chaussée,un bruit bien connu à mon oreille… des fleurets qui se choquaient…et le coup de fouet de la sandale, claquant contre le sol… J’étaisauprès d’une salle d’armes… Autrefois, du temps de ma jeunesse, jefaisais un fier tireur, ma petite Marthe !… C’est moi quidonnai des leçons à notre Louis, la plus forte lame deBretagne !…
À ce nom de Louis, le regard fixe de Madameeut un rayonnement soudain et fugitif.
Jean de Penhoël continua sans prendregarde :
– Comme il se tenait sous lesarmes !… Il me semble le voir encore ferme sur ses jarretsd’acier, vif à l’attaque, prompt à la parade… Ah ! il étaitdevenu plus fort que son maître, le cher enfant !… Maisparlons de nous, ma fille… Je suis entré dans la salle… ils étaientlà une vingtaine de jeunes gens prenant leçon ou faisant assaut.Moi qui ai vu Saint-Georges, Fabien et la Bessière, je puis biendire cela… on ne se bat plus comme autrefois, et les bellesmanières sont perdues !
Son bon sourire se teignit d’un peud’ironie.
– Vraiment, s’écria-t-il emporté par unedistraction soudaine, ces beaux messieurs d’à présent sontincroyables ! Si vous les voyiez, Marthe, saluer négligemmentet tirer le mur comme par manière d’acquit, cela vous ferait pitié,ma pauvre fille !… Plus de grâce !… une tenue gauche eten même temps fanfaronne !… À les voir courir, souffler, crieret se fendre comme des compas pour se donner, au hasard, quelquesméchants coups de fleuret dans les cuisses, on dirait une douzainede paires de boutiquiers qui se battent avec leurs aunes.
L’oncle en sabots eut un petit rire sec etdécidément moqueur.
Puis tout à coup sa figure redevint grave.
– À qui vais-je parler de cela ?… Etdevrais-je censurer, moi qui demande l’aumône ?… Je me suisapproché du maître, du professeur, comme on les appellemaintenant, et je lui ai dit en rassemblant tout moncourage :
« – Monsieur, avez-vous besoin d’unprévôt pour votre salle ?
« Le professeur m’a toisé d’un regarddédaigneux.
« – Est-ce qu’on faisait des armes avantle déluge ? m’a-t-il demandé.
« Toujours mes malheureux cheveuxblancs !
« – Je pense bien que l’art a fait desprogrès…, ai-je répondu, et sous votre direction savante…
« – Mon vieux, on n’apprend plus rien àvotre âge !
« – C’est que j’ai grand besoin…
« – Je vous demande si cela meregarde !…
« Je m’en allais tristement, lorsqu’il seravisa pour mon bonheur.
« – Au fait, dit-il, je n’aime pas àrenvoyer comme ça les pauvres diables… J’ai besoin de quelqu’unpour balayer la salle, moucheter les fleurets et mettre tout enordre… vingt francs par mois : l’ancien, ça vousva-t-il ?…
« Si cela m’allait, ma pauvre petiteMarthe !… vingt francs par mois !… Comme je l’airemercié !… Et j’entre en fonctions dans huit jours…Entends-tu bien ?… nous n’avons plus qu’une semaine demisère !
Le pauvre oncle Jean ne se possédait pas dejoie.
– Eh bien ! reprit-il voyant queMarthe ne répondait pas, vous ne dites rien, ma fille ?…
Marthe secoua la tête :
– Huit jours !… murmura-t-elle d’unton si bas que Diane ne put l’entendre à travers la cloison, c’estbien long !… c’est trop long !
Et comme l’oncle Jean l’interrogeait duregard, elle ajouta :
– La main qui nous jetait chaque soir unmorceau de pain s’est lassée, sans doute…
Elle n’acheva point sa pensée, mais ses deuxmains touchèrent sa poitrine avec, ce mouvement dont nous avonsparlé déjà, funeste pantomime, signal de détresse que tout le mondecomprend.
La tête du vieillard se pencha vers laterre.
Diane n’avait rien entendu de ces dernièresparoles, mais elle avait vu le geste de Marthe, et celasuffisait.
Elle s’élança tremblante d’émotion. En troissauts elle eut regagné sa chambre où Cyprienne rentrait, à cemoment, tout essoufflée.
Cyprienne, joyeuse et consolée, mordait àbelles dents un gros morceau de pain qu’elle rapportait.
– Ils souffrent là-haut…, ditDiane ; Madame a faim !
Les dents de Cyprienne, qui venaient de rompreavidement la croûte appétissante et dorée, lâchèrent priseaussitôt.
– Et moi qui ne pensais pas !…s’écria-t-elle ; vite, ma sœur !… Heureusement que je neleur ai pris qu’une bouchée !…
Elles remontèrent, lestes comme des sylphides,les marches vermoulues des deux derniers étages, et l’instantd’après le pain, glissant entre deux planches, tomba sur le solpoudreux du grenier.
Marthe poussa un cri de soulagement.
Les deux jeunes filles la regardaient manger.Elles souriaient toutes deux.
– Ma sœur…, disait Cyprienne ; àvoir cela, on n’a plus faim.
Il y avait cinq minutes que Diane et Cyprienneétaient rentrées dans leur chambre, dont la porte restaitentr’ouverte. Elles étaient agenouillées toutes deux, côte à côte,devant l’image de la Vierge, collée au mur, dans la ruelle du petitlit. Elles disaient ensemble leur prière du soir.
Quand elles eurent achevé de réciter avecrecueillement la série d’oraisons que l’usage catholique réunit enun pieux faisceau pour consacrer les heures du sommeil, Dianeajouta d’un ton simple, qui révélait l’habitude de chaquejour :
– Sainte Marie, mère de Dieu, intercédezauprès de Jésus, votre fils, afin qu’il nous envoie cinq cent millefrancs pour racheter les biens de Penhoël !…
– Ainsi soit-il !… réponditCyprienne.
Pauvres enfants !
– Faites, bonne sainte Vierge, repritDiane, que notre cousine Blanche soit gardée de tout mal, et quenous puissions la rendre à sa mère ; sainte Marie, ayez pitiéde Penhoël, de Vincent, de Madame et de notre bon père. Faites quenotre oncle Louis revienne enfin, pour nous porter secours.
C’était une formule bien souvent répétée.
Cyprienne dit encore :
– Ainsi soit-il !
Puis, elles restèrent un instant agenouilléeset priant tout bas. Parmi les paroles que leur cœur prononçait, àdéfaut de leur bouche muette, on eût trouvé sans doute les nomsd’Étienne et de Roger…
Tout à coup, elles se levèrent entressaillant. La porte entr’ouverte de leur chambre avait crié, enmême temps qu’on y frappait trois petits coups discrets.
– Madame Cocarde !… dit, sur lepalier, une voix cassée et chevrotante, mais flûtée, sucrée etgardant évidemment des prétentions à la douceur ; êtes-vouscouchées, mes tourterelles ?
– Pas encore, répondit Diane ;cependant… il est bien tard !
– Mais non ! mon ange d’amour,repartit la voix sucrée, cassée, etc. ; pas encore neuf heuresà ma montre qui va comme l’hôtel de ville… Ah çà ! on peutentrer, je pense ?… Pauvres mignonnes ! comme ellesétaient jolies ainsi à genoux et disant leurs petites drôleries deprières !…
En 1820, les dames du genre de madame Cocardeétaient païennes comme une chanson de Béranger. De nos jours,revenues à des sentiments meilleurs, elles ont des croix d’argentdoré à leur ceinture et une chaise à coussins de velours rouge dansla nef folâtre de Notre-Dame de Lorette.
Madame Cocarde entra tout doucement et refermala porte.
C’était une petite femme pâlotte et blonde,aux traits courts, un peu effacés, aux grands yeux d’un bleudélayé, tendres, comme on dit, craignant la lumière et cernés d’uncercle gris, empruntant cette couleur à une myriade de ridesimperceptibles. Elle souriait d’une assez gentille façon ; sataille bien prise dans une robe de chambre de taffetas nankinparaissait rondelette et potelée. De loin, un myope l’eût priseassurément pour une de ces jolies femmes arrivées à la trentaine,qui conservent des allures enfantines et mignardes, un peu au delàde l’âge convenable.
Mais de près l’aspect changeait notablement.Sa figure était comme sa voix, quelque chose de flétri etd’usé : une ruine à grand’peine replâtrée, et que toutes lesréparations du monde ne pouvaient point empêcher d’être uneruine.
Non pas que madame Cocarde eût dépassé debeaucoup la trentaine. Ces femmes-là n’ont pas précisément d’âge.Parmi des signes d’une vieillesse précoce, elle gardait certainsindices qui parlaient encore de jeunesse. Madame Cocarde avaitprobablement vécu à fond de train.
On se fait ainsi parfois une position bienhonnête. Madame Cocarde avait l’estime de son quartier. Ellepossédait des rentes ; elle était principale locataire destrois derniers étages de la maison où nous sommes. On ne faisaitpoint de bruit chez elle. Et bien que certaines langues méchantesse permissent un narquois sourire en parlant du genre d’affairesauxquelles se livrait madame Cocarde, tout ce qui vendait vin,sucre, café, viande ou légumes dans la rue Sainte-Marguerite ladéclarait une femme comme il faut, et qui eût trouvé plus d’unmari, si elle n’avait pas été trop fine pour tomber dans cetravers-là.
Madame Cocarde traversa la chambre d’un passautillant et vint s’asseoir à côté du lit, en ayant soin detourner le dos à la lumière. Cyprienne et Diane restaientdebout ; il était facile de voir que cette visite attardée neleur faisait point un plaisir infini ; mais on pouvait devinerégalement qu’elles avaient intérêt à ménager la visiteuse.
Madame Cocarde souriait et les caressait duregard.
– Ça va bien à de petits chérubins commevous d’être dévotes, reprit-elle quand elle fut assise ; lebon Dieu, la bonne Vierge, les bons anges gardiens !… Moiaussi, je croyais à tout cela quand j’étais petite fille… Ah !mes pauvres belles ! lorsqu’on arrive à vingt-cinq ans…vingt-six ans… ces enfantillages-là sont déjà bien loin… et l’onsonge à des choses plus sérieuses !
Elle fourra ses deux mains dans les poches desa douillette.
– Savez-vous qu’il fait frais chezvous ?… reprit-elle en se pelotonnant sur elle-même avec unmouvement frileux. Il y a déjà six semaines que je fais du feu,moi… Je sais bien qu’il y a la différence des situations… maisc’est égal, mes anges, vous devriez avoir un petit poêle etl’allumer le soir en rentrant.
– Nous verrons…, dit Diane, quand l’hiversera venu…
– C’est qu’il vient, ma pauvre biche… Ilapproche à grands pas !… Moi qui vous parle, j’ai mis mesrobes d’été dans l’armoire… Et je trouve que les jupons ouatés nesont pas de trop.
Elle toucha l’étoffe de la robe de Cypriennequi se trouvait le plus près d’elle.
– De l’indienne !s’écria-t-elle ; et encore de la petite indienne !… Meschers cœurs, comme vous devez grelotter avec ça !
La principale vertu de Cyprienne n’était pointla patience.
– Mon Dieu, madame, dit-elle en reprenantsa robe avec un geste brusque, nous faisons comme nous pouvons, etnous ne nous plaignons pas.
– Est-ce que je vous aurais fâchée, maperle ?… demanda madame Cocarde dont la voix flûtée prit desaccents plus doucereux encore ; je ne me le pardonnerais pas,car je vous aime de tout mon cœur !… Voyez-vous, c’est dansvotre intérêt que je parle… Un rhume est bien vite gagné… puisvient la fluxion de poitrine… Mes petits enfants, je sais bienqu’il y a la différence des situations… Je ne vous dis pas demettre des robes de soie, comme moi… mais de bons corsages en lainebien doublés… voilà ce que je voudrais vous voir !
Elle sortit de sa poche un petit couteaud’écaille un peu plus long qu’une épingle, et s’en servit en guisede cure-dent.
– Il n’y a rien d’ennuyeux comme lescuisses de bécasse pour rester comme cela entre les dents !…poursuivit-elle sans ponctuer par le moindre silence son intrépidebavardage. Aimez-vous la bécasse, mes amours ?… C’est ungibier qui coûte toujours assez cher… mais, Dieu merci ! masituation me permet de ne pas trop regarder à la dépense…Asseyez-vous donc là sur votre lit, mes belles… car il n’y a plusqu’une chaise… Vraiment, pour bien peu de chose vous pourriez avoirun joli petit mobilier… Je ne vous parle pas d’acheter des meublescomme les miens… la différence des situations… mais enfin…
– Madame, interrompit Diane, ce que nousavons nous suffit.
– À la bonne heure, mes trésors !…s’écria madame Cocarde ; on peut dire que vous n’êtes pasdifficiles à contenter… Mais si vous ne vous asseyez pas, jecroirai que vous voulez me renvoyer.
Manifestement, madame Cocarde avait le droit,en effet, de croire cela ; car les deux jeunes fillesdemeuraient devant elle muettes, froides, embarrassées. Néanmoins,elles obéirent à ce dernier appel et prirent place toutes deux surle pied du lit avec une politesse contrainte.
Madame Cocarde était, comme nous l’avons dit,principale locataire de la maison, et grâce à l’intercession desdeux sœurs, elle consentait à ne point chasser les Penhoël de leurmisérable grenier.
C’était là tout le secret de la déférence quelui montraient Diane et Cyprienne.
– Bien, mes petits enfants !…reprit-elle. Comme cela, au moins, on peut causer à sonaise !… J’ai beau avoir les dents bien rangées, ces coquinesde bécasses ont de petits nerfs qui entrent partout !… Etpuis, c’est peut-être une arête, car j’ai mangé du bar… Ah !mes petits enfants, l’excellent dîner que j’ai fait !… Il fautque je vous en conte le menu… Un potage en tortue délicieux… Pourrelevé, un bar au court bouillon… Pour entrée, une blanquette devolaille, que mon cordon bleu réussit toujours à merveille… Pourrôti, cette scélérate de bécasse… Après cela, une crème à lavanille, un raisin et mon café… Je n’ai jamais mieux dîné de mavie !
Durant cette complaisante énumération, Dianeet Cyprienne avaient les yeux baissés. On rouvrait en quelque sorteleur plaie vive ; on appuyait le doigt brutalement sur cetteintolérable souffrance, la faim, qu’elles essayaient en vaind’oublier.
Madame Cocarde les lorgnait par-dessous sapaupière clignotante.
– Je ne suis pas ce qui s’appelle unegourmande…, poursuivit-elle ; mais j’avais déjeuné plus matinqu’à l’ordinaire… et c’est si bon de manger quand on agrand’faim !
Cyprienne poussa un gros soupir. Chacune deces paroles doublait les déchirants élancements qui tiraillaientson estomac vide. Diane souffrait autant que sa sœur ; maiselle restait forte comme toujours, et aucun signe de malaise neparaissait sur son visage.
– Et vous, mes belles…, reprit gaiementmadame Cocarde, comment avons-nous dîné aujourd’hui ?… Jem’intéresse à cela, moi, parce que je vous aime.
Les deux jeunes filles ne répondirent point.Sous la paupière brûlante de Cyprienne, il y avait une larmed’angoisse.
– Eh bien ?… continua la principalelocataire ; on ne veut donc pas me dire ses petits secrets deménage ?… On a honte peut-être ?… Mon Dieu ! mesanges, je fais la part des différences de situation… Je pense bienque vous ne vivez pas d’ortolans… Tenez, voulez-vous que je vousdise, moi, ce que vous avez mangé aujourd’hui… Une bonne soupe… unbœuf aux choux et du fromage…
Pour la faim mortelle des deux pauvres filles,ce simple menu était plus appétissant que la carte la plusrecherchée du dîner de madame Cocarde.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! fittout bas Cyprienne.
Le rouge monta au visage de Diane.
– Vous avez deviné à peu près, madame,dit-elle ; mais, je vous le répète… nous sommes contentes dece que nous avons.
– Voilà de la vraie philosophie, monange !… Eh bien ! moi, je suis désolée… désolée de voirde charmantes filles comme vous dans la misère…
– Madame…
– Pas de colère, mon enfant !… Semontrer orgueilleuse vis-à-vis d’une véritable amie, c’est avoir unmauvais cœur !… Fâchez-vous tant que vous voudrez, du reste,vous ne m’empêcherez pas de dire ce que je pense… J’ai le cœurserré, voyez-vous, chaque fois que j’entre dans cette chambre… Deuxpauvres chaises, un grabat… Cette harpe qui est seule maintenant,parce que vous avez vendu l’autre, je parie…
– Madame !… dit encore Diane.
La principale locataire prit ses deux mainsqu’elle joignit avec celles de Cyprienne :
– Je vous assure que je vous aime, mespauvres enfants !… prononça-t-elle d’un accent pénétré ;ayez confiance en moi, je vous supplie !… Je suis plus vieilleque vous… J’ai plus d’expérience… Laissez-moi voussauver !
Ce n’était pas la première fois que madameCocarde parlait ainsi. Diane et Cyprienne avaient leurs raisonspour suspecter la franchise de ses paroles ; et pourtant,telle est la confiance de cet âge, que les deux jeunes fillesrelevèrent sur la principale locataire leurs regards émus etpresque crédules.
– Des robes d’indienne en plein hiver,reprit madame Cocarde, pas de feu !… à peine une misérablechandelle… et pour soutenir ces jolis corps si délicats, sicharmants, une nourriture grossière… peut-être insuffisante…
Elle sentit frémir la main de Cyprienne.
– N’est-ce pas ?… poursuivit-elle,insuffisante ?…
– Oh !… murmura Cyprienne, pargrâce, ne nous parlez plus de tout cela, madame ; si voussaviez ce que je souffre !…
– Hein ? fit madame Cocarde aveccuriosité.
Diane regarda sa sœur à la dérobée ; sonfront devint pourpre ; elle releva les yeux sur madame Cocardeet dit à voix basse :
– Elle souffre… parce qu’il y a deuxjours qu’elle n’a mangé.
– Deux jours !… répéta froidement lapetite femme ; moi qui ai mal à l’estomac quand j’oublie monsecond déjeuner… C’est bien long !
Elle retira sa main pour la replonger dans lapoche de sa douillette.
– Deux jours !… répéta-t-elleencore, mais cette fois avec lenteur et comme en faisant un retoursur elle-même ; moi aussi… ces choses-là ne s’oublient pas…moi aussi, j’ai été deux jours sans manger… Bon Dieu ! mesfilles, tout le monde a passé par là… C’est le coup d’éperon quiforce à faire le premier pas… et je vous promets que les autres pasne coûtent guère…
Cette froideur subite refoulait l’émotion desdeux jeunes filles, et Diane regrettait déjà son aveu.
– Oh ! oh ! continua la petitefemme en suivant le cours de ses réflexions ; je savais bienque vous n’étiez pas millionnaires ! mais deux jours sansmanger !… Ah çà ! le métier ne va donc pas du tout, dutout ?…
Comme Diane ne répondait point, madame Cocardetourna les yeux vers elle et changea brusquement de visage. Safroideur disparut pour faire place à cette douceur mielleuse etriante qu’elle savait donner à sa physionomie.
– Vous me voyez anéantie, mes beauxanges, dit-elle. Comment !… si près de moi… de moi qui vousporte un intérêt si véritable !… Mais vous ne vous souvenezdonc plus de ce que je vous ai dit dans le temps ?
La voix de Diane prit un accent hautain etsévère.
– Nous avons tâché de l’oublier, madame…,répliqua-t-elle.
– Comme vous êtes ravissante ainsi, monange !… s’écria madame Cocarde qui la regardait avec unesincère admiration ; la fierté vous sied comme à unereine !… Ah ! que je voudrais jeter au feu cette petiterobe qui m’impatiente et mettre à la place de la soie, du velours,des dentelles !… Ce serait si facile ! et vous meremercieriez tant lorsque vous seriez devenues plusraisonnables !
Diane, le front haut, les yeux baissés, lajoue en feu, était belle, en effet, belle comme l’orgueil de lapudeur.
– Nous sommes obligées de nous lever dèsle matin, madame, dit-elle, et voilà qu’il est bien tard.
– C’est-à-dire que vous me chassez !s’écria la petite femme, moi, votre meilleure amie !… Etpourquoi ?… Parce que je veux changer votre misère en bonheur…parce que je suis franche et que je ne puis pas cacher mon dépit devous voir comme ça sans ressource, vous qui pourriez avoir unemaison et de beaux meubles, et tout !
Elle se leva dans un mouvement tragique,appris quelque part au théâtre, et qui rendait tant bien que mall’amertume du dévouement méconnu ; puis elle ajouta sanss’éloigner encore :
– Souvenez-vous de ce que je vous dislà !… J’ai l’expérience… et je vous promets que vous vousmordrez les doigts, mes poulettes, plutôt dix fois qu’une, à causede votre conduite de ce soir… Mais dame ! qui refusemuse !… On n’attendra pas ces demoiselles jusqu’à la fin dumonde… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! comme si on nesavait pas ça par cœur !… Nous sommes toutes la mêmechose !… On se rebiffe ; on fait la petite rageuse ;on rejette bien loin la fortune… Puis on se lasse, je dis les plusfières ! Et telle qui a repoussé tout l’or de la terre, desbijoux, des toilettes, des rentes… une situation, quoi !prononça madame Cocarde avec emphase, se laisse prendre par unartiste ou un va-nu-pieds.
Diane fronça le sourcil.
Madame Cocarde haussa les épaules et sedirigea vers la porte.
– Voilà comme ça se joue !…grommela-t-elle en levant les yeux au plafond. Quand je pense queces petites bégueules-là se laissent mourir de faim auprès de lasoupière pleine !… car je vous le dis encore, quoique ce soit,en conscience, jeter des perles… je m’entends bien !… oui,mesdemoiselles sans le sou, il y a un monsieur, un millionnaire,qui en fait, pour vous, des pas et des démarches !… un hommetout ce qu’il y a de mieux !… et si vous vouliez, demain vousauriez équipage.
Point de réponse. Diane releva l’oreiller dulit pour faire la couverture.
Les yeux tendres et clignotants de madameCocarde eurent un éclair, et sa bouche pincée fit une grimaceméchante.
– Équipage, mademoiselle Diane,répéta-t-elle, vous qui n’avez plus de souliers…entendez-vous ?
Ceci fut dit avec une explosion d’aigreur etde malice. La petite femme mettait bas décidément son masquedoucereux pour lâcher bride à sa langue barbelée, mauvaise, griffuecomme la patte d’un chat en colère.
Elle avait encore deux ou trois pas à fairepour atteindre la porte. On allait en entendre de belles.
La pauvre Cyprienne n’écoutait plus. Diane,elle, avait laissé la couverture à moitié faite. Sa tête sepenchait sur son épaule. Un sourire étrange errait autour de salèvre. Son front était pensif, et ses grands yeux, perdant leursregards superbes, étaient devenus tout à coup rêveurs.
– Entendez-vous ?… reprit madameCocarde exaspérée par le sourire de la jeune fille ; je vousjure bien, mesdemoiselles en haillons, que vous attendrez longtempsune occasion pareille ! Je me serais fait fort de vousobtenir, moi, tout ce que vous auriez voulu… Trente bonnes millelivres de rente, car cet homme-là est fou !… Des créaturescomme ça refuser trente mille livres de rente !… Dites donc,avez-vous l’argent de votre mois pour me payer ? Ah !ah ! j’ai été trop bonne avec vous ! Demain soir, foid’honnête femme, les gens du grenier iront coucher dans larue !…
Diane restait toujours calme. À la voir, oneût dit que toutes ces paroles insultantes ne lui étaient pointadressées.
À ces derniers mots, pourtant, elle se tournavers madame Cocarde avec lenteur.
La principale locataire, qui crut à uneattaque, mit le poing sur la hanche d’un air intrépide ; maisses bras tombèrent lorsqu’elle entendit la jeune fille lui demanderfroidement :
– Combien faut-il d’argent pour fairetrente mille livres de rente ?
– Comment dites-vous, mon cœur ?…balbutia madame Cocarde. Combien il faut d’argent, encapital ?…
– Oui.
– Six cent mille francs au deniervingt.
– Six cent mille francs !… répétaDiane en regardant sa sœur à la dérobée.
La petite femme se rapprochait.
– Est-ce que nous allons êtregentilles ?… murmura-t-elle avec un retour subit de caressantedouceur.
Diane pensait.
Puis elle dit d’un ton tranquille :
– Cet homme… pourrait-on y aller cesoir ?
Madame Cocarde recula d’un pas, et Cypriennereleva la tête en sursaut pour jeter à sa sœur un regard stupéfait.Elle se croyait le jouet d’un rêve.
Il n’y avait pas la moindre trace d’émotionsur le beau visage de Diane.
– Peste !… fit la petitefemme ; ce soir !… Comme on y va maintenant !… Ahçà ! mignonnes, vous vous êtes donc joliment moquées demoi ?…
– Diane ! prononça tout basCyprienne.
Diane lui imposa silence d’un geste glacé.
– Je vous demande, dit-elle ens’adressant à la principale locataire qu’elle regardait en face, sion peut aller chez cet homme ce soir ?
– Mais… je ne vois pas…, balbutia madameCocarde ; sans doute…
Elle ajouta en aparté :
– Au fait, je ne réponds de rien,moi !… C’est lui qui les a dénichées !… Mais,tudieu ! il paraît que les petits anges savent déjà ce queparler veut dire !… Tout de suite, mon séraphin !reprit-elle en souriant à Diane, et je vous promets que vous serezbien reçues… et que vous trouverez là un souper toutservi !
– C’est bon…, dit Diane ;voulez-vous nous y conduire ?
– Oh ! ma sœur !… fit Cyprienneen joignant les mains.
– Si je le veux !… s’écria la petitefemme ; je passe un châle ; je mets un chapeau, etj’envoie chercher une voiture… Attendez-moi, mes biches !… jesuis à vous dans deux minutes !
Elle sortit en courant.
Les deux jeunes filles restèrent seules.
Cyprienne regardait sa sœur avec de grandsyeux ébahis, et ne pouvait point trouver de paroles pourl’interroger.
Diane était immobile, la taille droite, lesbras croisés sur sa poitrine.
– Six cent mille francs !… dit-elleenfin… de quoi racheter Penhoël !
– Oh !… mon Dieu ! fitCyprienne.
– Écoute !… reprit Diane, pendantque tu allais acheter du pain, j’étais là-haut, moi, et je lesvoyais souffrir ! Comme Madame est changée !… Ses yeuxn’ont plus de larmes… Et notre vieux père qui va chaque jour deporte en porte, repoussé partout… abreuvé partout d’insultes et demépris !
Cyprienne pleurait.
– C’est vrai !… c’est vrai !dit-elle parmi ses larmes. Mais la honte !…
Diane la prit entre ses bras et la couvritd’un regard de mère.
– Tu as raison, pauvre enfant !…murmura-t-elle ; ne viens pas… car c’est encore un combat… etsi l’on échoue, cette fois, il faudra bien mourir…
– J’irai…, dit Cyprienne.
Nehemiah Jones, le majordome de Montalt, étaitun gentleman et un homme de goût parfait. Il avait acheté pour sonmaître un des plus confortables hôtels du faubourgSaint-Honoré ; un hôtel largement séparé de la voie oùfourmille la foule bruyante et gênante, isolé au beau milieu de lagrande ville, ombragé par des arbres centenaires et ouvrant lahaute porte de ses salons sur des jardins de prince.
Nehemiah Jones avait trouvé cela entre lesChamps-Élysées et la place Beauveau. C’était une retraite choisied’où la vue rencontrait partout des arbres, du gazon, des fleurs,et nulle part l’autre côté de la rue, cette odieuse barrière quiborne l’horizon parisien ! nulle part la fenêtre curieuse duvoisin ; nulle part le dos de ces civilisés qui passent desheures en contemplation devant les vitres des cordonniers ou desmarchands de parapluies.
Et c’était charmant ! Une sorte de riantpalais, bâti sous le règne de Louis XV, alors que les bosquetsde Beaujon étaient bien loin de Paris encore et cachaient seulementles façades mignonnes des foliesnobles ou financières.
L’hôtel Montalt, comme on l’appelait déjà dansle faubourg, affectait la forme régulière d’un château duXVIIIe siècle dessiné par Péronnet ou Gabriel.
C’était un corps de bâtiment carré, flanqué dedeux pavillons symétriques. Au-dessus du deuxième étage, dontchaque fenêtre avait à son sommet des têtes rieuses de nymphes oude satyres, régnait une galerie ajourée, tournant autour du toit etle masquant presque entièrement. Sur le fronton triangulaire,Coustou le jeune avait taillé deux dryades, couchées à demi etsoutenant un écusson de marbre.
Sous le fronton, quatre colonnes doriquessupportaient un large balcon, dont la saillie abritait la dernièremarche d’un perron circulaire, où s’étageaient douze paires devases à fleurs.
En quittant la cour plantée d’arbres pourmonter les degrés du perron, vous trouviez un spacieux vestibule,soutenu par un péristyle d’ordre corinthien en marbre violet, avecchapiteaux de bronze ; l’œil enfilait le corps de logis, percéà jour, et allait se reposer sur la belle verdure du jardin situéderrière l’hôtel.
Aux deux côtés du vestibule, pavé en mosaïqueromaine, s’ouvraient, à droite, le salon, la galerie, labibliothèque, le tout en enfilade ; à gauche, sous une tête decerf monstrueuse, la salle à manger, où pouvaient s’asseoircinquante convives.
En face du perron, l’escalier d’honneurmontrait sa haute rampe d’acier ciselé, rehaussé de volutes d’or,de pampres et de fleurs. Du côté opposé à la rampe, au-dessus d’unlambris en marbre violet comme celui des colonnes, Desportes avaitmis quelques-unes de ses larges peintures, sur lesquelles le dômetransparent qui terminait l’escalier jetait la lumière à grandsflots.
La terrasse, tournant deux fois sur elle-mêmeavec ses balustrades de marbre blanc, s’ouvrait au delà duvestibule et descendait au jardin. C’était un vrai petit parc, quis’étendait à gauche de l’avenue Marigny jusqu’aux maisons dufaubourg d’une part, de l’autre, jusqu’aux abords desChamps-Élysées.
On était là surtout en plein XVIIIesiècle. Après le beau parterre, venait le boulingrin Pompadour etles tilleuls énormes, taillés en arcades. Puis c’étaient desstatues, habillées de mousse et cachées dans des niches de verdure,des jets d’eau qui voulaient être rustiques, des naïades, destritons, Neptune, Amphitrite, etc., le tout entouré d’un cercle debuis centenaires à qui le ciseau avait donné mille formesarchitecturales ou fantastiques.
Par delà les grands buis, il y avait deslabyrinthes ombreux où Cupidon et sa sœur se jouaient, aimaient,souriaient, se groupaient sous la feuillée, suivant le lascifcaprice de l’art au siècle de Louis XV.
Lors de son arrivée, Montalt avait trouvé cemythologique paradis en pleine verdure et en pleines fleurs. Iln’avait eu garde de regretter son froid palais de Portland-Place, àLondres. Mais quand vinrent les jours pluvieux de septembre, adieula riche feuillée des grands arbres, adieu les corbeilles defleurs.
Le nabab était inconstant par système. Il seserait fatigué bien vite des fleurs et des arbres, mais il n’aimaitpas à voir son caprice contrarié avant l’heure de la satiété.
Il fit appeler Nehemiah Jones, son majordome,et il lui dit :
– M. Jones, ne pourrait-on mettremon jardin en serre ?
– Si c’est la volonté de milord, répliquaNehemiah Jones le plus simplement du monde, pourquoi non ?
Il eût semblé, en vérité, à entendre ce braveAnglais, que la volonté de milord était la règle de l’univers.
Milord répondit :
– C’est ma volonté, M. Jones.
Nous ferons remarquer en passant que ce titrede lord, appliqué à Montalt, était de pure convention. L’Angleterrene prodigue pas ainsi la seigneurie : seulement, tout millionest noble pour les pauvres gens. Montalt, d’ailleurs, n’y tenaitpoint, et se vantait volontiers d’être sorti du peuple.
Nehemiah Jones salua et se retira. Quelquesheures après, une armée d’ouvriers envahissait le jardin, au-dessusduquel s’éleva comme par enchantement une toiture transparente.
Cela coûta un prix insensé. Mais NehemiahJones revint dire à Montalt un beau matin :
– Milord, on a mis en serre le jardin deVotre Seigneurie.
C’était bien la perle des majordomes, que ceNehemiah Jones.
Paris s’est, ému, un jour, ému pour tout debon vraiment, parce qu’on lui a ouvert, moyennant un francd’entrée, un Éden qui se nommait le Jardin d’Hiver, et quiétait grand comme la salle des Pas-Perdus, au Palais de Justice. Leparc de Montalt aurait contenu à l’aise une demi-douzaine deJardins d’Hiver.
Jugez si Paris se mit en fièvre ! Lespremiers qui entendirent parler de cette merveille n’y voulurentpoint croire ; puis, comme on racontait des détails précis,vraisemblables, circonstanciés, les moins curieux désirèrentvoir.
Mais il ne s’agissait pas ici de donner unfranc et de confier au contrôle sa canne ou son parapluie :personne n’entrait, sinon les amis de Montalt, ou encore lesprotégés de Nehemiah Jones.
C’est à peine si, des fenêtres hautes dufaubourg, on voyait briller à travers les arbres, dans ce pays dejardins et de bosquets, l’immense voûte de verre ; mais onn’en grimpait pas moins aux mansardes et c’étaient souvent debelles dames qui laissaient en bas leurs équipages pourentreprendre cette ascension.
Il y eut des grisettes aussi pauvresqu’honnêtes qui gagnèrent trois cents livres de rente à prêterainsi leur modeste asile, d’où l’on apercevait le dôme desInvalides, le Val-de-Grâce, l’Institut, la Salpêtrière, mais non dutout le mystérieux paradis du nabab.
Le champ était ouvert aux suppositions, auxdescriptions apocryphes, à la poésie des nouvellistes rêveurs,et Dieu sait que nul ne se faisait faute d’avoir enpoche son petit plan du jardin miraculeux ! On en comptait lesberceaux, les grottes et les statues. Plus il était difficile d’ypénétrer, plus il y avait de véritable gloire à dire :« Je l’ai vu. »
Personne ne s’en privait. Et comme le thèmedescriptif était varié par l’imagination de chacun, l’idée que s’enfaisaient les simples dépassait toutes les limites dumerveilleux.
Les uns, frottés de saine littérature,refaisaient tout doucement les bosquets d’Amide, ou l’Éden deMilton ; les autres prouvaient certaines connaissancesd’histoire naturelle en décrivant les mille plantes desplates-bandes et des corbeilles ; d’autres enfin, prenant soind’animer la scène, montraient le beau nabab errant sous sesféeriques ombrages, au milieu d’un essaim d’almées.
Car l’idée du sérail de Montalt avait franchile détroit, et ceux qui avaient aperçu, par hasard, Séid et sonnoir compagnon, leur confiaient tout naturellement la garde d’unharem nombreux et choisi.
Quant à l’idée qu’on se faisait de la richessedu nabab, c’était quelque chose de prodigieux et de fou. Ceux quine voulaient pas exagérer disaient seulement qu’il était plus richeque le roi ; mais le commun des croyants ne cherchait pas mêmeune comparaison.
Les hâbleurs parlaient de fourgons chargésd’or…
Et de tout cela se dégageait une sorte decrainte superstitieuse. Un homme qui disposait de tels trésorsdevait être au-dessus des lois du monde et se rire des barrièresimposées à la foule.
Parmi tous ces on dit, le vrai avaitsa part, le faux la sienne. Ce qu’il faut affirmer, c’est que cefameux jardin n’avait point peut-être son pareil en Europe.
Quant à l’hôtel, œuvre d’une ère sensuelles’il en fut, Montalt l’avait orné suivant son goût bizarre. Là, semêlaient aux voluptueux souvenirs de notre XVIIIesiècle, les molles délices des mœurs asiatiques. Le confort anglaisbrochait sur le tout et doublait l’originalité de cet hybrideaccord.
Boucher se trouvait avoir jeté en grappesailées ses Amours dodus sur les panneaux d’une salle que Montaltavait fait daller de marbre et où des tuyaux lançaient l’eau tièdeet parfumée des bains, suivant la mode de Tebriz ou de Dir. Sousles tentures se montraient encore les guirlandes de fleurs et defruits. Les vives couleurs des pans de cachemire faisaient tort auxnuances un peu passées qui chatoient encore aux robes desmarquises-bergères de Watteau.
Et tout près, à dix pas de ces coussinsparesseusement amoncelés, l’attirail austère du sportbritannique.
Le palais de Montalt réunissait la mollesse duXVIIIe siècle aux mollesses de l’Orient, sans craindrele voisinage des modes roides du gentlemanry pur sang.
Car Montalt, malgré toute sa puissance, nepouvait façonner que le dedans à sa guise. Entre les murs del’hôtel ses souvenirs pouvaient prendre une forme et lui rendreaisément l’aspect aimé de sa vie indienne ; il pouvait secroire encore à Mascate, ou parcourant en vainqueur, avec sescipayes, un coin de la Perse, une province du Kaboul…
Mais au dehors, c’était l’Europe. Impossiblede refaire les mœurs de tout le monde. Au lieu du palanquinasiatique aux balancements indolents, il fallait le fougueuxattelage.
Et point n’est besoin de dire que les écuriesdu nabab n’avaient pas de rivales dans Paris.
La richesse, le luxe prodigue et somptueuxétendaient comme un vernis sur les contrastes trop heurtés quieussent pu déparer la demeure de Montalt. Le désordre est plus beauparfois que toute symétrie. Cela était beau comme le désordre.
Montalt était là, d’ailleurs, servant lui-mêmede lien vivant à toutes ces choses disparates, et adoucissant lescontrastes, à force de présenter en sa propre personne tous lescontrastes réunis.
C’était son œuvre ; l’œuvre achevée, iln’y songeait plus guère, et vivait là comme il eût vécu ailleurs,indifférent à ces merveilles créées avec tant de passion.
Suivant la morale commune, qui est assurémentla meilleure, il menait là, dans sa délicieuse retraite, uneexistence assez peu exemplaire.
Les trois dieux idiots du vaudeville : lejeu, le vin, les belles, étaient sa religion.
Il buvait comme un vrai lord ; il jouaitcomme un possédé du diable ; il aimait comme don Juan. Où soninconstant amour n’avait-il pas été, depuis les pécheressesdivinisées par la mode et se faisant une gloire de leur galanterie,jusqu’à ces Madeleines modestes qui glissent et tombent derrière levoile ? Depuis Lola, notre belle Lola, madame la marquised’Urgel, jusqu’à telle jolie dame, que Lovelace lui-même eût craintd’attaquer.
Il est vrai de dire, pourtant, que Montaltn’opérait jamais de séductions et n’abusait de personne. Il n’avaitni le temps, ni le vouloir. Pour séduire, il faut au moins unsemblant d’amour, et la comédie jouée eût fatigué Montalt presqueautant que la réalité même…
Elles l’eussent aimé, car il était généreux,noble, brave et beau comme un demi-dieu ; elles l’aimaientpeut-être. C’était malgré lui et à son insu. Lui n’aimait rien etdonnait tout à ses sens qui s’éveillaient, ardents et jeunes, àcôté du sommeil lourd de son cœur.
On est ainsi parfois, à la suite d’un de cesamours mortels où l’on avait mis tout son être et que la déceptiona brisés. Mais le nabab disait bien souvent que jamais il n’avaitaimé…
C’était sa nature, sans doute.
Il fallait croire cela, bien que difficilementon pût concilier ce vide glacé du cœur, ce matérialisme sanscontre-poids avec la belle générosité qui perçait, non point dansses paroles, mais dans ses actions.
Il y avait tant de contrastes dans cethomme ! Ceux qui l’approchaient le plus intimement n’auraientpoint osé le juger, encore moins le définir. En principe, son âmesemblait perdue ; il n’y avait plus rien en lui que doute,négation, blasphème. Tout ce qui est bon, tout ce qui est saint,excitait son mépris ou sa raillerie. Il ne voulait croire qu’aumal. Et pourtant, à part les fautes de sa vie systématiquementdissolue, il ne faisait que le bien.
C’était comme une lutte entre sa nature bonne,sensible, miséricordieuse, et quelque système impie, qu’il s’étaitimposé de force à lui-même. C’était, si l’on peut s’exprimer ainsi,un homme arrivé à la religion du vice, et tâchant d’expier sesvertus. C’était surtout, du moins aurait-on pu le croire s’iln’avait pris à tâche de le nier constamment, un homme blessé par lesort injuste et qui avait cette folie bizarre de tourner savengeance contre Dieu même.
Ses bonnes actions, il les cachait avec unsoin minutieux et jaloux, avec un soin presque égal à celui qu’ilmettait à se parer de ses fautes. Vis-à-vis même du serviteurchargé de répandre ses bienfaits, il s’en excusait comme d’unefaiblesse honteuse. Par un raffinement d’ironie, ce même serviteurremplissait auprès de lui un emploi sans nom.
C’était un Anglais appelé Smith. Des sommesénormes passaient par les mains de ce Smith. La plus grande partétait affectée à des aumônes, bien que Montalt fît semblant decroire parfois que le tout passait au budget de ses plaisirs.
Le soir, en revenant du jeu, Montalt entraitdans une chambre ornée de tout ce que le luxe peut offrir de plusmerveilleux. Une fois sortie de cette chambre, la femme qui y étaitentrée n’y devait plus rentrer jamais. Ce n’était pas néanmoins unexil, car elle avait droit dorénavant de franchir la porte close del’hôtel et d’assister aux magnifiques fêtes du nabab.
Ce qui n’était pas un mince privilége.
M. Smith n’avait pas encore été audépourvu, et pas une fois, la chambre consacrée ne s’était trouvéevide à l’heure où le nabab rentrait d’ordinaire.
Mais celui-ci, en cela comme en toute autrechose, avait ses caprices soudains et impérieux. Il lui arrivaitbien souvent de passer franc devant la chambre, au devant delaquelle veillaient les deux noirs, sans même jeter un regard àl’intérieur.
Ces soirs-là, il entrait seul dans sonappartement, dont il fermait la porte à double tour. On l’entendaitse promener longtemps et à grands pas sur le parquet de sa chambreà coucher. Parfois, ses serviteurs curieux prétendaient avoir ouï,à travers la porte, comme un sourd gémissement…
Le lendemain, on le trouvait sur son lit, pâleet brisé de lassitude. On n’osait point lui adresser laparole ; à peine prenait-on le courage de regarder à ladérobée son visage défait et bouleversé.
Ces jours-là, il ne mangeait point. Il restaitjusqu’au soir assis sur son divan, tandis que ses deux nègres,immobiles et muets, attendaient ses ordres.
Ceux qui eussent pu pénétrer le secret de savie auraient remarqué que ces tristesses mornes et profondes leprenaient chaque fois que les hasards du jeu le forçaient à enleverun diamant au couvercle de sa boîte de sandal.
Et assurément, ce n’était pas la perteelle-même qui le navrait ainsi, car on n’avait jamais vu au Cercledes Étrangers un joueur plus calme et plus impassible.
Les jours dont nous parlons, personne nepénétrait près de lui, pas même Étienne et Roger qu’il aimait tantà voir d’habitude.
Car, en ceci du moins, le nabab avait faitexception à son inconstance. Cette amitié de hasard, nouée dans lecoupé d’une diligence, eût gardé pour bien des gens, dans sonorigine même, un germe de rupture. Mais, pour Montalt, c’était toutle contraire ; il se disait avec un souverain plaisir quecette liaison n’avait aucune cause logique : on n’était niparent ni voisin ; on n’avait point été élevé ensemble ;on ne s’était point dévoué mutuellement l’un pour l’autre :donc, il y avait chance que l’on pût s’aimer…
Pour sa part, il aimait les deux jeunes gensbeaucoup plus que le premier jour. Il était fou du talentd’Étienne ; il applaudissait de tout son cœur aux moindressaillies de Roger. Vous eussiez dit parfois, lorsqu’ils étaientensemble, un père entre ses deux fils chéris tendrement.
Mais c’était plus souvent encore un joyeuxcamarade, et alors il n’était plus possible de ramener la moindreidée paternelle. Montalt, jeune comme eux par la beauté, parl’esprit, par l’élégance exquise, pouvait passer facilement pour lefrère aîné, à qui deux ou trois années de plus donnent du poids etde l’aplomb.
Il poursuivait avec une héroïque patiencel’œuvre entamée sur la route de Rennes à Paris. Chaque fois que lesdeux jeunes gens et lui se trouvaient ensemble, il prêchait ;c’était sa manie. Il voulait faire d’Étienne et de Roger desphilosophes à son image ; il voulait leur donner surtout ceprofond mépris de l’espèce féminine qu’il affectait en touteoccasion.
Pour en arriver là, il faisait mieux queraisonner, il tentait. À plusieurs reprises, Étienne et Rogers’étaient trouvés en face d’occasions charmantes etimprévues ; mais le nabab avait beau les entourer deséductions, Étienne et Roger résistaient vaillamment ; Étiennesurtout dont le cœur était plus fort.
Du reste, ils se laissaient aller tous deuxsans trop réfléchir, et avec l’insouciance de leur âge, à la pentede cette bonne et molle vie que le hasard leur faisait. Étiennetravaillait et recevait de son labeur une récompense royale ;Roger ne travaillait point, mais il portait le titre de secrétairede milord et touchait, sous ce prétexte, des appointementsmagnifiques.
Tout, dans la maison du nabab, voitures,chevaux, valets, était à leurs ordres.
Charmants cavaliers comme ils l’étaient,distingués, spirituels, élégants, et riches par la grâce du hasard,ils faisaient, en vérité, figure dans le monde.
Au commencement, et d’un commun accord, ilss’étaient promis de mettre à exécution ce cher dessein qu’ilsavaient fait un soir dans le jardin de Penhoël, thésauriser,thésauriser comme des avares, pour revenir bien vite en Bretagne oùles attendait le bonheur.
Étienne restait fidèle à son projet. Chaquesomme que lui donnait le nabab était religieusement placée, et lejeune artiste tressaillait d’aise en voyant s’augmenter rapidementson trésor, car c’était la dot de Diane, de Diane qui était sonrêve de toutes les heures, son amour unique et passionné.
Car, à travers l’éloignement, Étienne lavoyait encore plus noble et plus belle.
Roger pensait bien, lui aussi, à Cyprienne,mais sait-on comment l’argent se dépense à Paris ? La dot deCyprienne était lente à venir.
Il aimait pourtant, le bon garçon ; maisplus d’une enchanteresse, placée sur son passage par ce perfideMontalt, lui avait semblé bien adorable.
Tandis qu’Étienne peignait des panneaux ouesquissait des cartons, Roger allait se promener. Quand il revenaitet qu’Étienne le questionnait en frère, Roger ne faisait pastoujours confession générale.
Une chose cependant rapprochait les deuxjeunes gens et les réunissait en une commune inquiétude, c’étaitl’absence de nouvelles de Bretagne, le silence complet etinexplicable des amis qu’ils avaient laissés derrière eux.
Étienne avait écrit à Diane plusieursfois ; Roger avait écrit à Cyprienne et à Madame. Point deréponse.
Des lettres avaient été adressées au vieuxGéraud qui, de tout temps, avait témoigné à Étienne et à Roger uneaffection sincère. Point de réponse encore.
Les semaines s’étaient écoulées ; onattendait toujours. Étienne et Roger faisaient mille suppositionset s’ingéniaient à chercher le mot de l’énigme. Jamais, dans leurshypothèses, ils n’arrivaient à côtoyer même la tristeréalité !…
En désespoir de cause, Étienne avait écrit àun de ses confrères dont la famille habitait les environs deRedon ; et il comptait les heures en attendant la réponse,qui, cette fois, ne pouvait pas lui manquer.
Le nabab traitait magnifiquement. Il avaitpour chef un de ces hommes choisis qui portent notre glorieux nomfrançais jusqu’au fin fond des cuisines russes, anglaises etautrichiennes. Son repas était au-dessus de toute description, etla plume de faisan des poëtes culinaires qui continuent AntoninCarême se fût émoussée devant tant de splendeur.
Par exemple, il faut bien l’avouer, lesconvives assis autour de cette table éblouissante étaient un peumêlés. Nous parlons seulement de la première table, car il y enavait deux, et la seconde, réservée aux dames, n’était pas mêlée dutout.
Dans ce monde errant et bien titré qui segroupe autour d’une maison de jeu, dès qu’une maison de jeus’ouvre, il est vraiment bien difficile de distinguer l’aventurierdu gentilhomme. En effet, l’aventurier se frotte si aisément augentilhomme, et le gentilhomme si fatalement à l’aventurier, qu’ilsdéteignent l’un sur l’autre, si bien que tel vrai marquis,possédant un nombre rond de quartiers sincères, vous fait l’effetd’un aigrefin, tandis que tel bachelier ès tours d’adresse, cachantsoigneusement ses diplômes, vous miroite à l’œil comme le pluspailleté des marquis.
Il y a longtemps que la mode française est àl’anglomanie. Montalt avec ses millions, sa romanesque histoire oùil n’y avait pas un seul mensonge, sa grande mine et la hautedistinction de sa personne, n’aurait eu qu’à se laisser faire pourdevenir le lion des salons aristocratiques.
On eût abaissé à plaisir les roides barrièresde l’étiquette devant ses fantaisies, et, de par l’audace même deses caprices, il eût conquis la royauté de la mode.
Mais il n’en voulait pas. Il lui plaisait, parexemple, d’attirer chez lui le faubourg Saint-Germain et de nepoint lui rendre sa visite.
Il lui plaisait d’amuser tout ce mondeorgueilleux, mais en l’humiliant à sa manière.
Chez lui, le plaisir ne s’arrêtait jamaisavant d’atteindre aux folles nuances de l’orgie ; on lesavait. Il se divertissait à voir les puritains passer le seuil deson enfer.
Autour de la table de Berry Montalt, il yavait assurément de vrais grands seigneurs, mais on y voyait aussi,à part même nos gentilshommes de l’hôtel des Quatre Parties duMonde, un nombre assez notable de chevaliers d’industrie. Les unset les autres, du reste, s’emboîtaient passablement et formaient untrès-noble ensemble.
On voyait là, réunis, des représentants detrois ou quatre aristocraties, et la crème de cinq ou sixtripots.
Le Cercle des Étrangers surtout, alors danstoute sa gloire, fournissait un contingent remarquable. Tous lespays du globe étaient représentés. Les plus minces convives senommaient pour le moins M. le chevalier. Il y avait desquantités de comtes… trois marquis et un duc. Il y avait même cetillustre et trop infortuné polonais le prince Bottansko, dont lesaffidés de la Russie parlaient avec mépris, mais qui était, enréalité, un ancien modèle d’atelier, honorablement connu parmi lesrapins de l’empire.
C’était merveille de voir l’élégante etspirituelle courtoisie qui se dépensait autour de la table. Montaltdonnait le ton, et il était en veine de charmantes saillies. Cequ’il y avait d’alliage dans cette noble réunion disparaissaitvraiment sous l’or pur.
D’ailleurs, les grecs de 1820, bienque cette appellation antique ne fût pas encore retrouvée, valaientnos grecs de 1847. Ce genre est évidemment d’élite etdonne à ses adeptes un vernis inappréciable.
Entre les plus élégants, M. le chevalierde las Matas se faisait remarquer ; il méritait à tous égardsl’honneur que lui avait fait milord en le plaçant auprès de lui.Nos deux autres gentilshommes ne brillaient pas à beaucoup prèsautant, mais le Portugal et l’Allemagne sont des pays où l’espritde conversation ne croit pas en pleine terre. M. le comte deManteïra et le bon baron Bibander étaient, en somme,convenables : c’était tout ce qu’il fallait exiger deux.
En arrivant à l’hôtel du nabab, nos troisgentilshommes avaient eu une alerte assez vive. Ils n’avaient vujusqu’alors Montalt qu’au Cercle des Étrangers, et ils ignoraiententièrement la composition de son intérieur.
Lola était bien venue à l’hôtel, comme tantd’autres femmes ; mais, comme toutes les autres, elle n’avaitfait que passer.
En entrant, ce soir, les premières figuresaperçues par Bibandier, Blaise et Robert, avaient été justementdeux visages de connaissance, qu’ils ne s’attendaient certes pointtrouver là ; nous voulons parler d’Étienne et de Roger.
Les deux jeunes gens étaient aux côtés deMontalt, et faisaient avec lui les honneurs.
La surprise de nos trois gentilshommes fut sigrande, qu’ils pensèrent se trahir au premier moment.
Mais ils étaient bien déguisés ; l’aplombleur revint d’autant mieux qu’ils purent voir tout de suite qu’onne les reconnaissait point.
Par le fait, Étienne et Roger étaient à centlieues de songer à M. Robert de Blois, à Blaise, sondomestique, ou même au pauvre fossoyeur Bibandier.
L’alerte était passée depuis longtemps. Ledîner marchait suivant les règles de l’art. Le sommelier de milord,personnage classique et nourri des traditions les plusrespectables, dirigeait avec méthode et sang-froid son bataillon deporte-bouteilles ; les vins étaient non-seulement choisis, cequi est beaucoup, mais servis selon le code de la gastrologie, cequi est davantage.
Il faut ici le coup d’œil et la science. Ilfaut savoir alterner le chaud madère avec le bordeaux, ce roi desvins ; il faut placer à propos le chambertin généreux, leporto, cher aux palais britanniques, le syracuse, le chypre et lelacryma-christi, ces vins romantiques, que l’on boit au théâtredans des coupes de carton doré ; le constance, fouetté par lestempêtes, et le johannisberg, diplomatique ambroisie, qu’onn’achète, dit-on, qu’avec de l’esprit ou de la gloire.
Quant au champagne, cette pâle et froidepotion qui met les collégiens en goguette et fait chanter lesétudiants à la barrière, nous aurions pudeur de prononcer son nombourgeois parmi tant de noms illustres.
On causait fort gaiement déjà. Le baronBibander, une fois la glace rompue, se prenait à baragouiner d’unesi triomphante façon, que le bon Graff était tout fier de sonélève.
Montalt avait des prévenances pour chacun,mais il donnait la principale part de son attention à M. lechevalier de las Matas, qui l’entretenait avec une rarevivacité.
Montalt lui répondait, lui souriait, et nelaissait jamais son verre vide.
Le moyen de ne pas boire quand on avait milordlui-même pour échanson ! M. le chevalier, bonne têtepourtant, était déjà un peu exalté au commencement du secondservice.
Mais cela ne tirait point à conséquence,attendu que les trois quarts des convives marchaient en avant delui. Le prince Bottansko, surtout, afin de faire honneur à sanationalité, buvait avec une vigueur au-dessus de tout éloge.
Dans la galerie voisine, un brillant orchestreexécutait tantôt des airs à la mode, tantôt des mélodies indiennes,fournies par Mirze, l’ancienne esclave du nabab.
Au bout de la galerie s’ouvrait une secondesalle, décorée exactement comme la première, et au milieu delaquelle se dressait aussi une table servie.
Cette table était entourée par un cercle decharmantes femmes qui buvaient, ma foi, le mieux du monde.
Mirze présidait au banquet féminin, Mirze quenous avons vue toujours mélancolique et muette.
Mais le nabab lui avait dit d’être gaie, dechanter, de sourire…
Elle était gaie, la pauvre âme esclave, ellechantait, elle souriait.
Presque toutes ces dames avaient obéi, dureste, à la fantaisie de Montalt ; elles avaient, pour laplupart, des costumes asiatiques, et douze ou quinze d’entre elles,sous la direction de Mirze, s’étaient déguisées en bayadères deMysore.
Bien entendu, autour de cette table, on n’eûtpas trouvé une seule femme laide. Ceci était la moindre chose. Maisil y en avait de ravissantes et qui faisaient le plus grand honneurau goût de M. Smith, le galant distributeur d’aumônes.
Parmi les plus charmantes, il fallaitdistinguer deux petites danseuses de l’Académie royale de musique,qui venaient pour la première fois à l’hôtel. M. Smith, onpeut le dire, avait eu ici la main particulièrement heureuse.C’étaient deux petits lutins au sourire naïf et mutin, toutesjeunes, gracieuses comme des fées.
Des bijoux, enfin !
Ces deux demoiselles avaient été convoquées envue d’Étienne et de Roger. Le nabab voulait en finir une bonne foisavec la chevaleresque niaiserie de ses deux favoris ; etvraiment, pour opérer une tentation efficace, on ne pouvait trouvermieux que mesdemoiselles Delphine et Hortense, les deux plusnouvelles acquisitions du corps de ballet de l’Opéra.
Étienne et Roger n’avaient qu’à se bientenir !
De temps en temps, pendant le dîner, Montaltles regardait en souriant à l’idée de sa victoire prochaine, ettout en écoutant les discours animés du chevalier de las Matas, quilui soumettait peut-être, en ce moment, le plan de sa fameusemartingale, Montalt faisait de loin aux deux jeunes gens des signesde joyeuse menace.
Étienne et Roger comprenaient parfaitement, etlevaient leurs verres en signe de bataille acceptée.
Malgré l’incontestable talent deM. Smith, les délicieuses pensionnaires de l’Académie royalede musique n’étaient cependant pas précisément ce que Montaltaurait voulu.
Il s’agissait de convertir les deux jeunesgens à sa manière de voir, et, sur ce sujet, la fantaisie deMontalt s’était développée outre mesure. La résistance de Roger etd’Étienne l’avait piqué au vif. C’était désormais une gageure qu’ilprétendait gagner à tout prix.
Aussi se montrait-il ici bien plus difficileque pour lui-même. Il ne s’était pas confié en aveugle, commed’ordinaire, à l’expérience habile de M. Smith. Il avait donnédes instructions spéciales ; il avait désigné lui-même deuxjeunes filles qui n’étaient ni mademoiselle Delphine, nimademoiselle Hortense.
Mais, chose que le nabab ne voulait plusconcevoir depuis longtemps, il est des vertus, des entêtements,pour parler son langage, qui sont encore capables de résister àtout l’or du monde.
Cela en plein XIXesiècle !
C’est triste à penser, mais le nabab venaitd’en avoir une preuve éclatante.
Il s’agissait de deux pauvres enfants sansressources, et que nul conseil ne soutenait dans la droite voie, dedeux enfants, placées sur cette pente glissante où nulle jeunefille ne garde l’équilibre, au dire des romanciers païens et desphilosophes de l’école transcendante, de deux chanteuses des rues,puisqu’il faut nommer les choses par leur nom.
Mais des chanteuses comme on n’en voit point,des jeunes filles d’une beauté si merveilleuse et si touchante quele nabab, ce cœur flétri, avait senti quelque chose remuer au fondde son âme, rien qu’à les regarder !
Il les aimait, ces deux belles jeunesfilles ; il pensait à elles bien souvent, depuis que le hasardles avait jetées, un jour, sur son chemin, et s’il s’obstinait àvouloir faire d’elles les maîtresses d’Étienne et de Roger, c’estque l’idée lui souriait d’avoir ainsi près de lui deux couplesbeaux, jeunes, heureux.
Sa pensée ne pouvait aller plus loin sansmentir à l’étrange et triste morale qu’il s’était faite ;songer au mariage, c’eût été non-seulement folie, au point de vuedes exigences sociales ; c’eût été surtout fausser etpervertir la ligne terrible de sa philosophie.
Mais ce beau rêve ne pouvait point seréaliser. Les deux jeunes filles qui auraient dû s’y prêter avectant de reconnaissance s’avisaient de préférer leur pauvreté à cequ’elles appelaient la honte.
Tant il est vrai que ce malheureux Montalt nepouvait rencontrer chez les femmes que contradiction et méchantvouloir !
Ah ! si elles avaient consenti, ladéfaite des deux jeunes gens eût été, cette fois, biencertaine ! Comment résister à tant de naïveté charmante ?Comment rester froid devant ces divins sourires ?
Mais elles ne voulaient pas. Tous les effortsavaient échoué. Il n’y fallait plus songer.
Et le nabab donnait aujourd’hui cette fête, endésespoir de cause, pour voir s’il pourrait se passer des petiteschanteuses de rues.
Les choses semblaient aller à souhait. Nosdeux jeunes gens, placés auprès de compagnons de leur âge, ne seménageaient point. En somme, ce complot, ourdi contre leur fidélitéamoureuse, était assez innocent ; et lors même qu’ils eussentdécouvert le piége où l’on prétendait les pousser tout doucement,peut-être n’en eussent-ils point conçu une horreurtrès-profonde.
Ils étaient parfaitement disposés ce soir-là.Le nabab pouvait suivre de loin les progrès de leur gaieté toujourscroissante. Il voyait leurs joues s’animer, leurs yeux briller, etleurs regards, excellent augure ! se tourner parfois, avec uneimpatience non équivoque, vers la porte qui conduisait, au secondsalon.
Les têtes s’exaltaient, cependant ; ledessert, symétriquement aligné, avait subi l’attaque générale etcouvrait la table de ses plats en désordre. Trente conversations secroisaient, vives et décousues. C’était l’heure. Le nabab fit unsigne. Dans la galerie, l’orchestre frappa un accord long etretentissant. Il se fit un bruit de pas légers et un essaim defemmes se précipita dans la salle, le verre à la main.
Elles étaient masquées, mais de ce masquecourt et sans barbe qui ne cache ni le rouge éclat des lèvres, nila fraîcheur jeune et veloutée des joues.
Il y eut à ce coup de théâtre un crid’enthousiasme parmi les convives. Le baron Bibander seul fut unpeu contrarié parce que cette galante surprise le saisissait audépourvu, et qu’il n’avait pas le temps de consulter son miroir depoche, pour voir si son visage n’avait pas déteint, par hasard.
L’orchestre jouait au dehors un air lent etmonotone.
Au moment où les convives descendaient ledouble perron de la terrasse pour entrer au jardin, dont l’aspectdépassait les étincelantes merveilles des contes de fées, les douzefemmes déguisées en bayadères quittèrent brusquement leurscavaliers et s’élancèrent sur le gazon qui faisait face àl’hôtel.
Au premier plan du tableau, sur le velours desgazons, parmi les corbeilles fleuries, on voyait ces douze femmes,pareilles en beauté, drapées gracieusement dans leurs costumesétranges, tout étincelants de pierreries et d’or, et dont la dansemolle réalisait un voluptueux rêve.
Leurs masques étaient tombés au premier signalde l’orchestre. Elles étaient toutes charmantes et jeunes, mais ilfallait donner la palme aux élues de M. Smith, à ces deuxpéris, légères et mignonnes qui devaient tenter la conquêted’Etienne et de Roger.
Elles étaient en vérité adorables, et l’onn’eût point su dire laquelle était la plus ravissante. Hortenseavait un visage de brune, piquant et vif, couronné de cheveux noirscomme l’ébène.
Delphine était blonde ; mais non point deces blondes langoureuses dont le regard se noie, pâle et sansrayons. Ses grands yeux bleus souriaient ; les boucles d’or deses longs cheveux se jouaient avec mutinerie sur ses blanchesépaules.
Elle était jolie, jolie !…
Étienne regardait Delphine ; Rogerdévorait des yeux Hortense. Et le nabab souriait, tout en écoutantM. le chevalier de las Matas, qui redoublait ses fraisd’éloquence.
L’orchestre, qui avait d’abord voilé sesaccords lents et balancés, montait en un crescendo de plusen plus rapide. La danse suivait l’orchestre. On voyait lesbayadères se mêler, se perdre, se reprendre, tourner surelles-mêmes en agitant leurs voiles, et former comme une chaînevivante dont les anneaux se nouaient et se dénouaient.
À mesure que le rhythme devenait plus vif, unesorte de fièvre enthousiaste s’emparait d’elles.
Les musiciens haletants pressaient la mesure,pressaient toujours.
Un instant encore on vit la troupe charmanteprécipiter ses pas avec frénésie ; puis, tout à coup,l’orchestre se tut. Les danseuses avaient disparu comme unsonge.
Delphine appuyait sa blonde tête contre lapoitrine d’Étienne. Hortense prenait en souriant le bras deRoger.
Le nabab caressa du doigt sa moustacheeffilée, et regarda un instant les deux couples avec complaisance.Puis il se tourna enfin vers M. le chevalier de las Matas qui,depuis quelques minutes, prêchait dans le désert.
– Eh bien ! milord, demanda cedernier, que pensez-vous de mon idée ?
Sa figure était pourpre ; ses yeuxbrillaient outre mesure, mais ses paupières lourdes avaient cebattement impossible à réprimer qui annonce l’ivresseimminente.
Le nabab lui avait tant et si bien versé àboire !
Comme on fait aux approches de l’ivresse, ils’enfonçait de plus en plus dans son idée fixe et mettait àconvaincre Montalt une chaleur obstinée.
Celui-ci le regarda en souriant.
– Je pense, M. le chevalier,répondit-il, que vous êtes un homme très-entendu… mais je n’aimepas beaucoup ces affaires où il faut compter avec le hasard.
– On peut en essayer d’autres !…s’écria vivement Robert ; j’ai plus d’une corde à mon arc… etsi vouliez, milord…
– Quoi ?… fit Montalt avecnégligence.
– Vous êtes riche… mais vous avez desgoûts de roi !… Quelle fortune serait assez grande poursatisfaire ces prodigalités incroyables ?
Il montrait du geste le jardin et semblaitsupputer mentalement les sommes énormes qu’il avait fallu jeterdans ces féeriques magnificences.
– Le fait est, dit Montalt simplement,que je mange mon capital, M. le chevalier.
– Je savais bien !… Ah !milord, si vous vouliez me comprendre !
– Mais, M. le chevalier, je vouscomprends parfaitement.
– En vérité ?… dit Robert qui baissales yeux ; eh bien ?…
– Eh bien !… répéta Montalt, je sensqu’avec un homme habile, on pourrait. Mais, M. le chevalier,notre connaissance date à peine de quelques semaines… et je ne saispas encore…
– C’est vrai !… interrompitRobert ; vous ne m’avez jamais vu à l’œuvre !
– Vous comprenez qu’en ces sortes dechoses, reprit Montalt dont le sourire devint plus gracieux, cen’est pas précisément sur la moralité d’un homme qu’on désireraitêtre fixé…
– J’entends bien !… c’est sur sonsavoir-faire.
– Vous l’avez dit, M. lechevalier.
Robert se rapprocha de Montalt, et prit lahardiesse de s’appuyer familièrement à son bras.
– Que diriez-vous, poursuivit-il enbaissant la voix, d’un pauvre garçon qui serait arrivé un beaujour, sans recommandation ni appui, dans un château où il neconnaissait âme qui vive… et qui, dans l’espace de trois ans,serait parvenu, au moyen de sa seule industrie, à mettre toutbonnement à la porte le maître du château pour s’installer en sonlieu et place ?
– C’est très-fort, répliqua Montalt.
– J’entends légalement…, repritRobert ; ayant par devers lui, cet homme dont je vous parle,des actes de propriété en bonne et due forme !
– C’est encore plus fort !
Robert lui serra le bras.
– Auriez-vous le temps d’écouter unehistoire ? dit-il.
– Est-elle longue votrehistoire ?
– Passablement… mais quand vous l’aurezentendue, vous aurez, mon cher lord, la mesure complète de mescapacités.
– C’est que le jeu s’engage…, dit Montaltavec une hésitation vraie ou feinte ; et je voudrais…
– Misère !… s’écria le chevalier enle retenant de force ; celui qui a fait vingt mille livres derente avec néant, milord, peut faire des milliards avec la moitiéseulement de votre fortune !… Vous avez le temps de risquerdeux ou trois centaines de louis sur une carte… Il faut que vousm’écoutiez !
Montalt jeta un regard de regret au tapisvert, qui s’entourait déjà de joueurs.
– Allons, dit-il, puisque vous le voulez,je suis à vos ordres.
Robert l’entraîna aussitôt vers l’un desmassifs de verdure.
Tandis qu’ils traversaient le jardin, descouples de danseurs valsaient sur le gazon. D’autres danseurscausaient, demi-couchés sur des coussins jetés à profusion surl’herbe. D’autres encore franchissaient les hautes portes percéesdans le feuillage sombre des buis, et poursuivaient, le long desberceaux, leur promenade enchantée.
La troupe bigarrée des cipayes circulait dansles bosquets portant des sorbets et des glaces.
Roger valsait avec Delphine, Étienne avecHortense.
Blaise était au jeu. Le baron Bibanderpapillonnait avec la femme de son choix et se donnait des airs dedon Juan adorables.
Robert et Montalt s’assirent l’un auprès del’autre.
– Il y a trois ans de cela, dit Robert,nous étions deux… Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais le nomde mon compagnon… C’était M. le comte de Manteïra…
– Ah ! ah ! fit le nabab, cegros garçon de comte est-il donc aussi un colossed’habileté ?
– Non pas !… mais il vaut son prix…Vous allez voir… Nous avions été forcés de quitter Paris tous lesdeux pour des affaires… de famille… Nous nous dirigeâmes un peu àl’aventure du côté de la Bretagne, avec une dame de votreconnaissance.
– La marquise ?… dit Montalt.
– Madame la marquise d’Urgel, qui avaitalors trois ans de moins, et qui était belle comme un ange.
Comme pour confirmer cette assertion, Lolapassa, en ce moment, au bras de son cavalier, devant le berceau oùMontalt et Robert étaient assis.
– Oui, oui…, dit le nabab en laregardant, madame la marquise devait être bien belle !
– En arrivant dans certaine ville deBretagne dont le nom importe peu, reprit Robert, nous avions, ànous trois, sept francs cinquante centimes.
– Du vin !… cria le nabab à uncipaye qui passait à sa portée.
Depuis quelques minutes, on voyait circulerdans le jardin des femmes qui n’avaient point assisté au souper.C’était la coutume aux fêtes du nabab, et nul ne songeait à s’enétonner. On appelait cela l’entrée des grandes dames.
Car il était convenu que tous ces masquesmignons, arrivant sur le tard, étaient des grandes dames ! Detrès-grandes dames ! comme disait Buridan, le capitaine.
L’hôtel Montalt avait sa terrible renommée. Onen disait un mal horrible, mais on y allait, mais, pour y aller, onbravait tout de grand cœur : parce que ce n’était point là unede ces réputations menteuses qui promettent beaucoup pour ne rientenir ; bien au contraire, on n’en pouvait prendre une idéeexacte à l’avance : chez le nabab, magnificences et féeriesétaient fort au-dessus de la renommée. Les descriptions mentaient,non par exagération, mais par impuissance.
Il fallait voir pour croire à ce miracle de lafantaisie et de l’argent.
Mais si ce contingent nouveau de beautésinconnues et un peu dépaysées dans ce monde étrange n’excitaitpoint la surprise, il se passait, à l’insu de tous, un fait assezsingulier, et pour lequel les familiers de l’hôtel n’auraient pointtrouvé d’explication.
Les douze danseuses que nous avons vues ouvrirle bal étaient officiellement enrôlées et faisaient partie, toutcomme les cipayes, de la mise en scène de la fête. C’étaitM. Smith qui leur avait fourni ces gracieux costumes debayadères. En comptant Mirze, il y avait en tout treize femmesdéguisées ainsi. Et il ne pouvait y en avoir davantage, car on eûtmis tous les tailleurs parisiens au défi de livrer des costumespareils.
Ces costumes, qui gardaient un cachet toutparticulier d’exactitude, avaient été faits sous la direction deMirze, dans la maison même.
Et pourtant, si quelqu’un eût songé à compterles bayadères, il en eût trouvé quinze en ce moment, toutesrigoureusement semblables, sauf les nuances différentes de leursceintures de cachemire.
Il y en avait deux de trop, deux femmes qui,sans doute, n’avaient point le droit d’assister à ces fêtes, et quis’y étaient glissées en fraude à la faveur du déguisementofficiel.
Mais par quels moyens s’étaient-elles procuréce déguisement ? Un seul était, à la rigueur, admissible,quoique bien improbable. Mirze, qui était la surintendante desfêtes nocturnes de l’hôtel Montalt, faisait faire toujours quelquescostumes de rechange.
Elle avait, dans une chambre voisine de sonappartement, une sorte de magasin où se trouvaient rassemblés desdéguisements de toute espèce. On s’était introduit dans cettechambre peut-être. On avait volé ces tuniques brodées d’or, cesceintures flottantes et ces diadèmes de perles…
Quoi qu’il en soit, il n’eût point étémalaisé, une fois la fraude éventée, de reconnaître les deuxfraudeuses. C’étaient de toutes jeunes filles, accusées par leurembarras même et par la frayeur qui perçait dans leur maintien.Elles se tenaient au bas du perron, serrées l’une contre l’autre,et jetant à la ronde leurs regards ébahis.
Cela dura quelques minutes. Puis elleséchangèrent deux ou trois paroles rapides et se séparèrentbrusquement.
Leur parti semblait pris. Elles avaient mis decôté tout à coup cet air d’effroi qui aurait pu les trahir.
La première, qui portait en écharpe uneceinture de cachemire rouge à franges d’or, alla droit à la tablede jeu, où maître Blaise faisait merveille.
La seconde, dont la ceinture était verte, sedirigea vers le noble baron Bibander, demi-couché sur des coussinsauprès d’un massif de fleurs, et qui prenait des poses de satrapeen lutinant sa conquête.
Elles prononcèrent toutes deux quelques mots àl’oreille de nos deux gentilshommes.
L’effet fut assez remarquable.
M. le comte de Manteïra laissa échapperses cartes et devint tout blême.
Le noble baron Bibander se dressa en sursaut,roide comme un bâton.
Il regardait, bouche béante, et avec uneindicible surprise, la bayadère à la ceinture verte, qui s’assittranquillement à ses côtés.
L’autre, la bayadère à la ceinture rouge, pritplace à la table de jeu, auprès du comte de Manteïra stupéfait.
Les paroles prononcées par les deux jeunesfemmes inconnues, à l’oreille du baron Bibander et du comte deManteïra, étaient pourtant bien simples.
La ceinture rouge frangée d’or avait dit aucomte :
– Bonjour, M. Blaise.
La ceinture verte avait dit aubaron :
– Bonjour, M. Bibandier.
Et cela tout doucement, d’un ton amical etdiscret, où il n’y avait certes point de menace.
Le comte de Manteïra chercha d’abord, sous lemasque de son interlocutrice, les traits brunis et réguliers deLola, car quelle autre, dans cette fête, pouvait savoir sonnom ?
Mais, impossible de se méprendre !l’inconnue, aussi grande que Lola, avait une taille bien plusjuvénile, les épaules moins larges, la poitrine moinsdéveloppée ; et, d’ailleurs, Lola était brune, tandis que lediadème de perles, qui servait de coiffure à l’inconnue, laissaitéchapper à profusion les boucles des plus beaux cheveux châtainsque l’on pût voir.
Le comte de Manteïra fit effort pour surmonterson trouble, et reprit ses cartes d’une main qui, malgré lui,tremblait.
– Ne faites pas attention à moi,M. Blaise, dit la ceinture rouge avec simplicité, et continuezvotre partie… j’ai du loisir… j’attendrai.
Le comte n’avait pas le choix et ne pouvaitfaire autrement que d’obéir.
On l’observait, son trouble avait étéremarqué ; mais on trouvait à cette émotion une cause toutenaturelle.
La jeune femme semblait admirablementbelle ; c’était quelque bonne fortune qui tombait des nues àM. le comte.
La partie engagée était un écarté. Le comteavait quatre points, et son adversaire n’en marquait pas unseul.
– Prenez garde !… ditcelui-ci : heureux en amour, malheureux au jeu, M. lecomte… Nous allons piquer sur quatre !
Blaise écoutait à peine. Ses yeux, au lieu desuivre son jeu, cherchaient à pénétrer sous le masque del’inconnue.
L’adversaire marqua le roi et fit la vole. Lecercle des assistants se prit à rire.
La ceinture rouge se pencha de nouveau àl’oreille de Manteïra.
– M. Blaise, dit-elle, vous saviezjouer autrefois mieux que cela… Vous trichiez à l’office pendantque votre maître trichait au salon… Ne vous gênez pas à cause demoi, je vous en prie… pas de compliments !… faites sauter lacoupe.
– Voyez donc, disait-on dans le cercle,comme la main de Manteïra tremble, pendant que la petite bayadèrelui chuchote des douceurs à l’oreille !
– Il y a de quoi, vraiment !
– Je gagerais qu’elle est délicieusementjolie !
– Messieurs, le comte est un heureuxmortel !…
L’infortuné Blaise avait au front de grossesgouttes de sueur.
Pendant cela, il ne faut pas croire que lenoble Bibander fût sur un lit de roses. La ceinture verte avait lalangue pour le moins aussi aiguë que celle de sa compagne.
Mais le trouble de l’ancien uhlan neressemblait pas tout à fait à celui de Blaise : il avait l’airplus effrayé qu’intrigué ; on eût dit qu’il savait à peu prèsà qui il avait affaire.
– Peste ! M. Bibandier !…disait la ceinture verte, nous avons laissé là-bas, je le voisbien, notre pauvre veste de futaine !
– Madame…, balbutiait le baron, je nevous comprends pas.
– Oh ! que si fait,M. Bibandier !… La preuve, c’est que vous oubliez debaragouiner en me parlant… Il fallait dire au moins : Matàme,ché ne fus gombrends bas !
– Matâme !… répéta machinalement lebaron.
Et il ajouta en se tournant vers saconquête :
– Eine bedite indrigue déchalusie !…
La ceinture verte éclata de rire.
– Bien dit, cette fois !…s’écria-t-elle. C’est pourtant vrai que je me meurs dejalousie !… Je viens de bien loin pour vous chercher…Ah ! que je vous aimais mieux, mon Bibandier, avec votre vestetrouée !… vous étiez fidèle, alors… Ah ! M. lebaron, M. le baron !… Vous savez comme les femmes sevengent… J’ai envie de dire à tout ce monde que vous êtes lefossoyeur du bourg de Glénac !
L’ancien uhlan se tournait et se retournaitsur ses moelleux coussins, comme s’ils eussent été rembourrésd’aiguilles.
– Je ne vous connais pas…, murmura-t-il.C’est-à-dire… ché ne fus gonnais bas…
La bayadère appuya sa jolie tête sur son coudeet se prit à le regarder fixement à travers les trous de sonmasque.
Le malheureux baron était à la torture.
– Ah çà ! reprit la bayadère, nousavons donc fait un héritage ?… car les cinquante pièces de sixlivres n’auraient point suffi à nous poser sur ce bon pied dans lemonde…
– Comte ! s’écriait-on autour de latable, heureux au jeu, malheureux en amour ! Vous avez perduune belle partie… Piqué sur quatre !
Blaise se leva. Il était très-pâle et gardaitun sourire contraint.
– J’ai bien des choses à vous demander,M. Blaise, dit la ceinture rouge en l’attirant hors du cercledes joueurs ; et d’abord où est l’Américain, comme vousl’appelez ?
– Qui êtes-vous ?… quiêtes-vous ?… murmura le comte d’un air accablé.
– L’Endormeur ! je vous trouve biencurieux !… Vous ne voulez pas me dire où est votre ancienmaître ?
– Ici.
– À merveille !… J’ai cru apercevoirmadame Lola… me suis-je trompée ?
– C’est elle qui vous a mise à même dejouer cette dangereuse comédie, n’est-ce pas ?… demandavivement le comte.
– Me suis-je trompée ? répéta lajeune femme.
– Non.
– Vous êtes au moins véridique… et vousavez raison, M. Blaise, car je ne suis pas en humeur de vousépargner !…
– Mais qui êtes-vous, au nom duciel ?
– Vous qui avez été si longtemps enBretagne, vous savez bien que les pauvres jeunes filles, mortesavant le mariage, reviennent sur terre parfois…
Blaise tressaillit. Il lui semblait que lesyeux de la bayadère brûlaient, derrière son masque de velours,comme deux charbons ardents.
– Et vous savez bien, reprit-elle endonnant à sa voix des inflexions profondes, que Dieu renvoieparfois ici-bas les victimes pour dévoiler le crime desassassins…
Blaise n’interrogeait plus. Mais il regardaittoujours la jeune femme, attachée à son bras, et ses yeuxpeignaient le comble de la terreur.
– Je vois que vous vous souvenez !…reprit la bayadère, et que je n’aurai pas besoin de vous rappelerla nuit de la Saint-Louis…
– C’est impossible !… balbutiaitBlaise qui se croyait le jouet d’un cauchemar ;impossible !…
La ceinture rouge lui serra le bras.
– Ne mentez pas…, dit-elle d’un tonimpérieux ; Blanche de Penhoël est-elle parmi ces femmesmasquées ?
– Non…, répondit Blaise.
– Malheur à vous si vous metrompez !…
– Je ne vous trompe pas.
– Et…, reprit la jeune femme en hésitant,ces deux jeunes gens qui étaient avec vous à Penhoël…
– Quels jeunes gens ?
– Le peintre… et le fils adoptif dumaître…
– Étienne Moreau et Roger deLaunoy ?
Les yeux de la jeune femme se baissèrent, etBlaise profita de ce mouvement pour l’envelopper d’un regardperçant.
– Que sont-ils devenus ?murmura-t-elle.
– Ils sont ici…, répondit Blaise.
Ce fut la jeune femme qui tressaillit, cettefois. Elle avait entraîné Blaise peu à peu jusqu’à un massif sombreet solitaire.
– Merci…, dit-elle, vous m’avez appristout ce que je voulais savoir… Maintenant, un mot encore… ce mot,répétez-le à vos complices, M. Blaise, car il pourrait devenirvotre arrêt… Vous avez envoyé aux pieds de Dieu celles qui étaienttrop faibles pour vous combattre sur la terre… Elles sont fortesmaintenant ; prenez garde !… S’il arrivait malheur àl’Ange de Penhoël que vous tenez en votre pouvoir, vous pourriezdire adieu à votre vie de méfaits et de crimes,M. Blaise ! car il y a sur votre tête une main armée… lamain de vos victimes, que vous ne pourrez pas tuer deuxfois !
Blaise était tout tremblant, et néanmoins sonêtre se révoltait énergiquement contre cette fantasmagorieimpossible. Il avait, pour étayer son incrédulité, le bruit et lalumière de la fête. Ce n’était point le lieu d’une apparition.
Peut-être que si pareille vision s’étaitprésentée à lui, là-bas, en Bretagne, sous les murailles noires dela Tour du Cadet, le long des rives mélancoliques du marais deGlénac, peut-être fût-il tombé foudroyé.
Car, en ces lieux tristes et consacrés par lesterreurs populaires, tout parle à l’âme un langage mystérieux etsurnaturel.
Sous ces grands saules chevelus, les pâlesvierges qu’on nomme les belles-de-nuit passent et repassent.
La Femme-Blanche laisse flotter au vent seslongs voiles, blafards comme le suaire des morts…
Et puis le théâtre du meurtre eût été là, toutprès !
Et cette jeune femme, qui connaissait lessecrets de la nuit terrible, avait, en vérité, la taille et jusqu’àla voix de l’une des deux victimes.
Mais ici, sous ces clartés étincelantes, aubeau milieu de ces joyeuses rumeurs, à cent lieues du gouffre oùles deux pauvres filles avaient trouvé la mort, c’était déjàbeaucoup que d’avoir donné quelques minutes au premier mouvement dela frayeur superstitieuse et irrésistible.
Dès que la réflexion put venir, Blaise sesentit reprendre courage.
– Je ne sais pas qui vous êtes, madame…,dit-il, et je ne vous cache pas que vous m’avez fait grand’peur…Mais laissez là, croyez-moi, les choses de l’autre monde… Vous ensavez assez pour nous tenir, voilà le fait, heureux pour vous oumalheureux, suivant que vous jouerez vos cartes… Quant à nousterrifier par des billevesées, cela peut réussir une fois, non pasdeux.
Il s’interrompit et poussa un cri étouffé, uncri de détresse et d’horreur.
Tout en parlant, il s’était tourné vers labayadère pour appuyer d’un coup d’œil ferme et rassuré lapéroraison de son discours.
La jeune femme était immobile et droite à soncôté.
Elle n’avait plus de masque sur le visage.Blaise recula, épouvanté, en se couvrant la figure de sesmains.
Il avait vu un fantôme…
Quand il rouvrit les yeux, la jeune femmeavait disparu. Il se trouva en face de Bibandier, pâle, l’œilhagard, l’air affolé.
– L’as-tu vue ?… demanda-t-il d’unevoix étouffée.
– Que veux-tu, mon bonhomme ?répliqua l’ancien uhlan qui frissonnait de tous ses membres, lediable s’en mêle… On n’y peut rien.
– Tu l’as vue ?…
– Pardieu !… si je l’ai vue !…Il faut prévenir l’Américain.
– Où est-elle passée ?
– L’enfer le sait.
Et l’ancien uhlan ajouta tout bas en levantles yeux au ciel :
– Ayez donc un bon cœur… Et vous serezrécompensé comme ça…
Le bal se montrait sous un aspect plusgracieux et tout plein de voluptueux repos. La danse faisaittrêve ; on voyait de tous côtés sur le gazon des couples amis,portant à leurs lèvres, pâles de fatigue, le cristal taillé desverres. Vous avez vu de ces tableaux représentant des fêtesantiques, des groupes souriants sous les grands arbres, des femmescouronnées de fleurs et l’écume rose au bord de la coupepleine.
C’était ainsi ; c’était plus beau.
L’atmosphère tiède du jardin enivrait presqueautant que les mille breuvages servis à profusion.
Pauvres souvenirs de Penhoël, oùétiez-vous ? Y avait-il au monde, en ce moment, pour Roger,une autre femme que la blonde Delphine ? Hélas ! Étiennelui-même devenait fou à contempler les beaux yeux noirsd’Hortense.
On les avait mises au défi, lesenchanteresses, au défi toutes deux ! Il fallait voir commeelles faisaient assaut de séductions et d’ardentes paroles.Oh ! les divines ! elles feignaient si bien l’amour, quel’amour lui-même n’eût point valu mieux : c’est aimer que detromper ainsi. Et peut-être aimaient-elles…
Qui sait ? Il y avait à peine deux moisqu’elles étaient à l’Académie royale de musique. Après deux moisentiers, on a vu là des natures robustes qui gardaient encore unpetit peu de cœur.
N’aimaient-elles point, qu’importe !Alors c’était de l’art, un vrai chef-d’œuvre ! Il fallaitadmirer cette science précoce et profonde, qui copiait avec unevérité sublime jusqu’aux élans de la passion.
Roger était vaincu ; Étienne chancelaitet se débattait encore.
Mais il y avait un symptôme terrible.
Vers le milieu du bal, un domestique lui avaitremis une lettre portant le timbre de Redon.
Et cette lettre, si chèrement attendue,Étienne l’avait serrée sans l’ouvrir.
Cette lettre qui parlait de Diane, sans doute…Étienne avait fait cela, le vaillant, le fidèle ! Hélas !pauvres filles de Bretagne !…
Montalt était le plus fort. Quel nobletriomphe ! Il avait enfin réussi à tuer l’avenir de deuxenfants inconnues…
Il restait toujours auprès de Robert, quipoursuivait son récit.
Tandis que le nabab écoutait, sa belle figuregardait le calme de l’indifférence, et pourtant il fallait bien queles faits racontés par Robert lui inspirassent un intérêtquelconque, car le temps ne lui pesait point trop ; il nesongeait pas à quitter la place, bien que l’histoire se prolongeâtoutre mesure.
Robert avait la parole élégante et facile. Ence moment, son imagination surexcitée brodait sur le fond vraimille détails curieux. Il mettait à ménager l’intérêt de son récitcette coquetterie du romancier qui tient toujours son lecteur enhaleine.
Ils étaient arrivés à Paris presque en mêmetemps, Montalt et lui. Le hasard les avait rapprochés tout desuite. C’était au Cercle des Étrangers que la rencontre s’étaitfaite.
Robert venait là, escorté de ses deux acolyteset armé de toutes pièces contre les injustices du sort.
Montalt, lui, cherchait à tuer le temps, àsecouer cet ennui qui le prenait à la gorge, au milieu de sa viedorée.
Comme le nabab jouait gros jeu, comme ilgardait un sang-froid pareil en perdant des sommes énormes ou enamoncelant devant lui des tas d’or, les nouvellistes du cerclefirent en sorte de savoir bien vite quelle était sa position dansle monde.
Robert flaira en lui une dupe de premièrequalité.
Nous savons qu’il était au besoin hommed’excellente compagnie. Les avances qu’il risqua furent discrèteset convenables ; on ne les repoussa point.
Au bout d’une ou deux semaines, il put secroire parfaitement dans l’esprit du nabab. Celui-ci l’accueillaità merveille et semblait faire grand cas de lui.
Néanmoins, il y avait des nuances, qu’unobservateur très-clairvoyant aurait pu saisir à la volée, et quieussent donné à penser que Robert n’avait pas bien serré le bandeausur les yeux de son nouvel ami.
Montalt le tenait toujours un peu à distance.On eût dit parfois que, sans effort et d’un seul coup d’œil, ilavait percé à jour toutes les habiletés de M. le chevalier delas Matas, et que c’était là encore pour lui une manière de passerle temps, une sorte d’étude qu’il faisait tranquillement et à sonaise.
Le chevalier posait devant lui, travaillait,s’efforçait, nouait artistement les fils de son intrigue.
Montalt se divertissait à le regarder.
Mais les observateurs se trompent souvent àforce d’écarquiller leurs yeux pour tout voir ; peut-être n’yavait-il rien de tout cela chez Montalt.
C’était un esprit paresseux, un cœur lassé.Une étude de ce genre, qui eût presque supposé le don de secondevue, n’aurait pu que fatiguer sa molle indolence.
Aussi, M. le chevalier de las Matas, quiétait pourtant un homme prudent, n’avait jamais conçu la moindreinquiétude à ce sujet.
Il allait son chemin, et constatait chaquejour des progrès fort honorables.
Montalt devait finir par y passer…
Ils étaient tous les deux sous un berceau,assis bien confortablement devant un flacon de johannisberg.Montalt versait ; Robert buvait pour soutenir sa verve.
Il avait déjà raconté, sans prononcer encoreaucun nom, son arrivée à Penhoël.
– Voilà quel fut mon début, milord,dit-il en s’interrompant ; comment le trouvez-vous ?
– Très-joli, M. le chevalier ;ces faux bandits, cet orage épouvantable, cette inondation aumilieu de la nuit, enfin l’intérieur de cette famille patriarcale…vous êtes un conteur très-spirituel !
– Je suis un historien, milord… Tout ceque je vous ai dit est de la plus rigoureuse exactitude… L’Ange,les deux sœurs habillées en paysannes, le vieil oncle,l’aubergiste… le sorcier, je n’ai rien inventé !
Le nabab s’arrangea sur ses coussins.
– Continuez…, dit-il.
– Dès ce soir-là, reprit Robert, tout futtoisé… Je vis qu’il y avait là les éléments d’une magnifiqueaffaire… Un homme simple, faible, un peu brutal… une femme quiavait un secret… Et tout près de là un ennemi héréditaire,puissamment riche, et qui devenait pour nous un allié naturel.
Les yeux de Montalt se fermèrent à demi, etson regard glissa sur le visage enluminé de Robert.
Bien que cet homme fût la nonchalance même, etqu’il ne prît point la peine, assurément, de composer saphysionomie, on ne savait jamais deviner sa pensée secrète.
En ce moment, par exemple, où tout chez luigardait l’aspect de la tranquillité froide et presque ennuyée, il yavait pourtant, dans ce regard qui glissait entre ses paupièresdemi-closes, une finesse aiguë, prompte, subtile. Ce regardrévélait toute une situation nouvelle.
On pouvait se demander si tant de froideurétait une comédie. On pouvait croire que, malgré la réserve duconteur, qui cachait les noms de ses personnages, Montalt voyait àtravers le voile…
Mais que pouvait-il voir ? Robert parlaitde monsieur, de madame, de l’aubergiste, de l’oncle…
Ces choses-là sont partout.
Tandis que nous tâchons, d’ailleurs, d’imposerune signification à ce qui n’en avait point peut-être, l’œil deMontalt avait perdu cette flamme vive et se tournait, distrait,vers le bal…
Oh ! certes, il voyait seulement ce queRobert voulait bien lui montrer, et il ne fallait pas se plaindrede son attention trop curieuse, car c’est à peine s’il daignaitécouter maintenant…
Robert poursuivait, racontant, comme un poëteguerrier eût chanté lui-même ses propres exploits, les ténébreusesmachinations qui avaient occupé les premiers temps de son séjour àPenhoël.
Il montrait avec complaisance les progrès dece poison moral versé goutte à goutte au malheureux René :Lola, le jeu, l’ivresse, la jalousie enfin, cette massue qui avaitachevé l’œuvre du poison.
À mesure que l’histoire avançait, ce que nousavons essayé de peindre tout à l’heure devenait plus saisissable.Il y avait deux hommes en Montalt : l’un dont le cœur etl’esprit sommeillaient à la fois, l’autre qui suivait avec uneattention concentrée chaque phase du récit de Robert.
Cet homme-là se cachait derrière l’autre, etau premier aspect, vous n’eussiez vu que nonchalance et lassitudesur la belle figure du nabab, qui semblait savourer son paresseuxrepos.
Puis, tout à coup, un tressaillement faible,une lueur qui s’allumait sous sa paupière ; un rien vousdisait qu’il y avait là un esprit éveillé, une oreille ouverte, uncœur sentant au vif…
Et vous voyiez alors, ou du moins vous croyiezvoir, sous ce masque de lourde indolence, des efforts nerveux etinquiets, le désir passionné de comprendre, la lumière qui sefaisait tout à coup, puis la nuit revenue…
Car, à supposer qu’on ne se fût point trompéen bâtissant ce tremblant édifice d’hypothèses, en supposant qu’ily eût en effet, sous le sommeil apparent de cet homme, tant de viefiévreuse et ardente, la chose certaine, c’est qu’il ne savaitpas…
Il ne savait pas ! Une lueur apparaissaitau loin devant son intelligence. Toutes ses facultés se tendaient àla fois. Puis quelques paroles tombaient des lèvres deRobert ; la lueur s’éteignait ; tout disparaissait.
Et Robert était à cent lieues de se douterqu’il eût provoqué cette sourde tempête.
Son regard interrogeait bien souvent le visagedu nabab, où se montrait toujours un calme inaltérable.
C’était au point que Robert s’impatientait, etmaudissait la froideur de cette statue en chair et en os, que rienne pouvait émouvoir.
Il y eut surtout un instant où sonamour-propre de conteur fut piqué vivement.
C’était à l’endroit le plus dramatique, àl’endroit où Madame entrait en scène, poursuivie par cette fatalitétragique, qui pesait sur la famille depuis trois ans.
Le nabab se redressa tout à coup ; sesyeux s’ouvrirent tout grands, mais ce ne fut point pour regarderRobert.
Quelque chose de plus intéressant attiraitl’attention de milord, qui se prit à sourire.
Hortense, appuyée sur Étienne, Delphine, lesbras jetés autour du cou de Roger, venaient de s’arrêter à l’entréedu berceau.
Derrière les deux couples qui, désormais,s’entendaient à merveille, deux femmes se glissaient d’arbre enarbre, deux femmes jalouses, il n’y avait pas à s’y méprendre, etsemblaient épier curieusement nos amoureux improvisés.
Nos deux couples passèrent pour s’enfoncerplus avant sous les arbres. Les deux inconnues passèrentégalement.
Montalt, tout entier à ses observations, nes’était point aperçu que le chevalier de las Matas avait suspenduson récit durant un instant.
Robert avait eu, en effet, lui aussi, sadistraction.
Pendant que le nabab s’accoudait sur la table,derrière sa tête penchée, deux figures étaient apparues àRobert.
Ces deux figures, toutes pâles etbouleversées, appartenaient à nos deux gentilshommes, qui, depuisquelques minutes déjà, s’efforçaient en vain d’attirer sonattention.
Blaise toussait discrètement, et Bibandierexécutait, à l’aide de ses grands bras, une série de signauxtélégraphiques.
Dès qu’ils virent que Robert les apercevait,ils l’appelèrent du geste en se reculant dans l’ombre. Mais Robertn’avait garde de quitter son poste. Il crut deviner qu’ils’agissait de quelque perte au jeu, et haussa les épaules d’un airsuperbe.
Blaise et Bibandier eurent beau redoublerleurs appels ; Robert tourna le dos et poursuivit sonrécit.
Comme Étienne et Roger avaient disparuderrière les arbres, le nabab se reprit à écouter.
C’était grand dommage que son œil ne pûtpercer en ce moment les charmilles, qui étaient entre lui et lesdeux jeunes couples. L’imbroglio se nouait, en effet, de cecôté : la petite comédie prenait tournure.
Tout à coup, au moment où le feuillage leurcachait enfin la lumière importune, Étienne et Roger s’étaient vu,chacun, deux compagnes au lieu d’une.
Deux bayadères, dont l’une, portant uneceinture rouge frangée d’or, avait pris sans façon le brasd’Etienne, tandis que l’autre, qui avait une ceinture verte,appuyait sa petite main au bras de Roger.
Mesdemoiselles Hortense et Delphine prirent lachose assez gaiement ; elles apostrophèrent leurs deux rivalesdans le langage convenu des bals masqués. Celles-ci ne répondirentpoint.
Étienne et Roger n’avaient pas ce qu’ilfallait d’expérience pour porter passablement ce manteau de donJuan qu’on leur jetait à l’improviste sur les épaules. Cette bonnefortune non souhaitée les jeta dans un égal embarras.
– Je n’aime que vous, dit Roger àDelphine, et je ne connais pas cette femme !
Étienne, de son côté, disait àHortense :
– Je vous jure que je ne comprends rien àcela… cette femme m’est tout à fait inconnue.
Hortense et Delphine répondirent, inspirées enmême temps par la logique la plus élémentaire :
– Alors renvoyez-la !
Étienne et Roger ne demandaient pas mieux qued’obéir. Ils firent tous les deux un effort pour se dégager, maisnous savons déjà, par l’exemple de nos deux pauvres gentilshommes,que la ceinture rouge et la ceinture verte ne lâchaient pasfacilement prise.
Elles restèrent muettes et obstinémentaccrochées au bras du peintre ordinaire et du secrétaire demilord.
– Allons ! dit mademoiselleHortense, vous êtes un mauvais sujet, M. Étienne !
– Ah ! Roger ! Roger !soupira Delphine déjà plus familière. J’ai beau vouloir être gaie,cela me fait bien du mal !
Les deux pauvres jeunes gens, innocents aupremier degré, se confondaient en protestations, et juraient àl’envi qu’ils n’avaient pas de maîtresse.
Ce serment, qui tombait à la fois des lèvresd’Étienne et de Roger, sembla délier la langue des deuxinconnues.
– Et Cyprienne ?… murmura laceinture verte à l’oreille du secrétaire.
– Et Diane ?… dit la ceinture rougeau peintre.
L’obscurité, qui régnait sous les arbres,cacha la pâleur subite des deux jeunes gens. Mais Hortense etDelphine n’en ressentirent pas moins le contre-coup de ces paroles,car Étienne et Roger tressaillirent brusquement.
– Qu’y a-t-il donc ?demandèrent-elles. Est-ce que décidément vous ne pouvez pas vousdébarrasser de cela ?…
Étienne et Roger gardaient le silence,immobiles et comme atterrés.
Ils ne répondaient plus à la douce pressiondes jolis bras de leurs danseuses.
– Il n’y a pourtant que deux mois dit laceinture rouge d’une voix basse et lente ; deux mois suffisentdonc pour oublier ?
– Vous la trompiez donc, la pauvre fille,murmurait la ceinture verte d’un accent si triste que Roger enavait le cœur serré, quand vous lui disiez là-bas, dans la grandeallée de châtaigniers qui borde le marais : « Jen’aimerai jamais que vous, et je vous aimerai toujours… »
Les deux jeunes gens étaient puissamment émus,et pourtant ils étaient convaincus tous les deux que c’était là unemystification préparée par le nabab lui-même.
Montalt aimait tant à se jouer de leurssouvenirs ! Ils avaient eu la bonhomie de lui conter leurhistoire d’amour en ses moindres détails. Montalt n’ignorait aucunecirconstance, sauf le nom de Penhoël lui-même, qu’un instinct dediscrétion et de délicatesse leur avait fait taire. Rien ne luiétait plus facile que de les faire intriguer ainsi par la premièrevenue.
Mais le jeu leur était cruel, et cette plaintequi leur arrivait, au moment même où ils oubliaient un instant lepassé, sonnait à leur cœur comme un reproche amer.
Étienne se taisait, parce qu’il étaitimpressionné plus fortement. Il était dans le caractère de Rogerd’essayer au moins un peu de fanfaronnade.
– Fi ! ma chère !… s’écria-t-ilen tâchant de prendre un air dégagé, ce sont là des histoiresvieilles comme le déluge !
Il sentit trembler les mains de la femmeinconnue qui s’appuyait à son bras.
– Oh ! oh ! fit-il ; onvous a soigneusement soufflé votre rôle, ma chère !…Voyons ! il faut que cela cesse !… Nous n’avons pas letemps de nous attendrir !
Un sanglot souleva la poitrine de la ceintureverte ; Roger l’entendit et ce fut comme si un poids de glaceeût pesé sur son cœur.
– Étienne ! murmura la ceinturerouge, Dieu vous bénira pour n’avoir point parlé comme votre ami…Bien des malheurs sont tombés sur le manoir, et vous les ignorezsans doute… Faites éloigner ces femmes, et je vais vous dire ce quesont devenus ceux que vous aimiez autrefois.
– Éloigner ces femmes !… répétamademoiselle Hortense, qu’est-ce que c’est que ce genre-là,petite ?
Étienne, dont la tête s’inclinait pensive, sereleva brusquement comme un homme qui s’éveille.
– Vous jouez avec des choses bien graves,madame !… dit-il en s’adressant à l’inconnue qu’il repoussadoucement ; mais je ne vous en veux point, car vous ignorezsans doute le mal que vous faites.
– Petite, dit Hortense, ça signifie enfrançais : J’ai bien l’honneur !… à l’avantage !…C’est le cas de disparaître et d’aller voir là-bas si nous ysommes.
– Quant à vous, mademoiselle, repritÉtienne qui salua sa jolie danseuse avec une froideur polie,veuillez m’excuser si je vous quitte… Vous auriez désormais en moiun triste compagnon de plaisir… car on vient de me rappeler, parmoquerie, ce qu’un homme d’honneur devrait n’oublierjamais !…
Il s’éloigna, laissant Hortense surprise etencore plus désappointée.
– Et vous ? dit tout bas la ceintureverte qui était restée auprès de Roger.
Celui-ci hésita un instant, puis il lâcha lebras de Delphine à son tour.
– Oh !… fit la danseusepathétiquement, va-t-on m’abandonner aussi ?…
Roger poussa un gros soupir et suivit aveclenteur les pas d’Étienne.
Les deux danseuses se regardèrent un instantd’un air tragi-comique.
– Ils sont gentils tout de même !…soupira Hortense.
– Gentils à croquer !…
– Mais, par exemple, innocents !oh ! innocents !
– Comme des pigeons de volière, mabonne !… acheva lestement Delphine.
Puis elle ajouta en rajustant les perles de sacoiffure :
– Est-ce ennuyeux ?… Moi, d’abord,j’étais sûre du mien !
– Et moi donc !
– Oh ! toi, pas tout à fait !…Mais c’est égal, je veux mon billet de cinq cents… On n’avait pasmis dans le marché qu’il viendrait des sauvages de femmes pour nousles prendre sous le nez !
– Moi qui avais eu tant de mal !…dit Hortense. Je n’avais jamais tant soupiré de ma vie !… Maisoù sont-elles donc, ces pleurnicheuses ?… Je ne les ai pasreconnues, moi.
– Ni moi… Il fait si sombre !…
Elles regardèrent tout autour d’elles.
– Disparues !… s’écria Delphine.
– Évaporées !… Je parie que c’est untour du vieux Smith pour nous empêcher de passer à la caisse.
– Allons arracher les yeux du vieuxSmith !
Hortense fit une pirouette ; Delphine enrendit deux. Elles se prirent par la taille et regagnèrent le balen valsant comme des bienheureuses.
À quelques pas de là, Étienne et Rogers’étaient arrêtés.
Étienne semblait absorbé par sa rêverietriste ; Roger chantonnait entre ses dents et cassait lesbranches des lilas, qui ne pouvaient mais de sa mésaventure.
Ce fut le jeune peintre qui rompit lesilence.
– Elles ont parlé de malheur…, pensa-t-iltout haut.
– Est-ce que tu fais attention à cessornettes ? grommela Roger sans prendre la peine de cacher sadétestable humeur.
– Je ne sais…, répondit Étienne. J’aicomme un pressentiment…
– Peuh !… siffla le secrétaire.
Étienne poursuivait :
– Le masque change la voix… et cebrillant costume est bien loin des chères petites robes qu’ellesportaient à Penhoël…
Roger fit une moue dédaigneuse, et continua debriser des branches de lilas en fredonnant :
– Ô Richard ! ô mon roi !
L’univers t’abandonne !…
– S’il était possible de croire !…murmura le jeune peintre.
– À la bonne heure !… s’écria Roger,te voilà parti !… Du diable si l’on peut prévoir où nousallons aller sur cette route-là !… Mais, mon pauvre garçon,elles sont toutes deux au manoir bien tranquillement, et Diane nepense pas plus à toi que Cyprienne à moi, je te le prometsbien !
– Des malheurs !… répétaÉtienne ; c’est que le malheur menaçait, en effet, quand noussommes partis de Bretagne !
– Bah !… fit Roger qui se vengeait àforce de scepticisme de l’effort vertueux qu’il avait fait pourlâcher le joli bras de mademoiselle Delphine ; on n’a mangépersonne, je te le garantis !
Étienne poursuivait sans l’écouter :
– Si cette voix, qui est venue nouséveiller au milieu de notre rêve, était un écho de leursvoix !…
– Tudieu !… à cent lieues dedistance !… voilà un troubadour d’écho !…
– Pauvres enfants !… si ellescroyaient que nous les avons oubliées !…
Étienne et Roger étaient à l’endroit le plussombre du jardin, et cependant une simple charmille les séparait dubal qui se ranimait, plus joyeux, après quelques instants derepos.
Roger prit le bras d’Étienne pour l’entraînervers la fête. Ils se retournèrent ensemble. Les deux inconnuesétaient là derrière eux.
– Elles ne croient plus rien ! ditcelle qui portait une ceinture rouge en répondant aux derniers motsdu peintre ; ignorez-vous donc ce qui s’est passé aumanoir ?
Étienne garda le silence, partagé entrel’impression produite sur lui par ces paroles, et l’idée qu’ilgardait que tout cela était une comédie.
Roger murmura entre ses dents :
– Je sais une chose, moi !… c’estqu’on n’a pas daigné répondre à mes lettres… et que, s’il s’agitd’oubli, ce n’est pas moi qui ai commencé !… Mais milord mepayera cette mascarade !
– Vous ne répondez pas !… reprit laceinture rouge dont la voix inconnue éveillait pourtant, au fond ducœur d’Étienne, une émotion étrange. N’avez-vous rien appris,vraiment, de cette funeste histoire ?… Je vais donc vous ladire, moi… Tous ceux que vous avez connus autrefois au manoir… lemaître, Madame, que vous aimiez tant, M. Roger deLaunoy ! le pauvre oncle Jean…
– Eh bien ?… dit Étienne avec unenerveuse impatience.
– On les a chassés !… Ils se meurentde misère et de faim, eux qui étaient si charitables !…
Roger, malgré son parti pris de ne riencroire, ne put retenir une exclamation d’étonnement.
Étienne ne raisonnait plus. Que ce fût ou nonune scène préparée par le nabab, ses souvenirs, violemment évoqués,envahissaient son cœur. Il croyait.
– Tout ce que nous avons est àeux !… s’écria-t-il ; où les trouver ?
D’un mouvement involontaire, il avait saisi lamain de l’inconnue, qui était froide.
La ceinture verte n’avait point parlé encore.Ce fut elle qui répondit. Sa voix sèche et irritée semblait aller àl’adresse de Roger.
– On n’a pas besoin de vous…, dit-elle.Ceux qui n’ont point abandonné Madame et son mari à l’heure de ladétresse se chargeront de les secourir…
– Ce n’est pas tout encore…, repritl’autre jeune fille ; Blanche… celle que vous appeliez l’Ange…des misérables l’ont enlevée à sa mère !
– Nous voilà prêts à faire tout ce quiest possible pour la retrouver, dit Étienne.
– D’autres se chargeront encore de cesoin…, répliqua la ceinture verte. On n’a pas besoin devous !
– Mais…, reprit Étienne enhésitant : vous ne nous parlez plus de celles… que nousaimons ?
Les deux inconnues gardèrent le silence. Ellesétaient immobiles, dans l’ombre du berceau, et se tenaient par lamain.
Roger s’était rapproché.
– Je vous en prie !… dit Étienne,nous aurions pu chercher à savoir qui vous êtes et nous ne l’avonspas fait… Je vous en prie, donnez-nous des nouvelles de Diane et deCyprienne ?…
– Diane est morte…, répondit la ceinturerouge à voix basse.
Et la ceinture verte ajouta de même :
– Cyprienne est morte.
Les deux jeunes gens demeurèrent anéantis. Ence premier moment d’angoisse, toute idée de supercheries’évanouissait.
Ce fut seulement au bout de quelques secondesque Roger s’écria tremblant d’indignation :
– Tout cela n’est que mensongesodieux !… Étienne… viens !… laissons cesfemmes !…
Il voulut entraîner le peintre, mais celui-cirésista.
– Qui que vous soyez, dit-il d’une voixbrisée par l’émotion, ayez pitié de nous, au nom de Dieu !… Sivous êtes venues vers nous, par l’ordre de Berry Montalt, pourrailler un amour qui est notre espoir et qui est notre vie, soyezpardonnées !… Mais, en grâce, dites-nous, oh ! dites-nousbien vite que tout cela n’est qu’une comédie !
– Diane est morte !… répéta laceinture rouge.
– Cyprienne est morte !… dit l’autrejeune fille.
Mais leurs voix avaient changé d’accent. Ellestremblaient.
Roger se couvrit le visage, et des larmesjaillirent entre ses doigts.
– Ô Cyprienne !… Cyprienne !…murmura-t-il parmi ses sanglots.
Étienne était immobile et glacé comme unestatue.
– Elles sont mortes…, reprit la ceinturerouge, assassinées…
Étienne fit un pas en arrière, et sa poitrinerendit une sorte de rugissement.
– Assassinées par un homme qui danse àcette belle fête !… acheva la jeune fille.
– Son nom ?… s’écrièrent à la foisÉtienne et Roger.
Puis Roger ajouta, se reprenant malgré lui àl’espoir :
– Mais c’est impossible, mon Dieu !…nous l’aurions su !…
– Elles vous aimaient, les deux pauvresjeunes filles !… prononça lentement la ceinture rouge ;puisque vous dites leur avoir écrit, si elles n’ont point répondu àvos lettres, il faut bien qu’elles soient mortes !…
– Une lettre !… s’écria Étienne, quece mot sembla ranimer tout à coup ; j’ai une lettre !…ah ! nous allons savoir…
Il fouilla vivement dans la poche de son habitet en retira le message, portant le timbre de Redon. Ses mainstremblaient si fort qu’il ne pouvait l’ouvrir.
Quand il eut fait sauter enfin le cachet, soitque ses yeux fussent troublés, soit que l’obscurité fût tropgrande, il ne put parvenir à déchiffrer l’écriture.
Roger avait un voile sur la vue.
Ils s’élancèrent tous les deux vers lalumière. La lettre était du confrère d’Étienne, et confirmait toutce que les deux jeunes gens venaient d’apprendre.
Pontalès était maître du manoir. Les Penhoëldépouillés erraient on ne savait où ; les deux filles del’oncle Jean, pauvres belles-de-nuit, disait l’artiste breton enfaisant allusion à la légende de Bretagne, avaient été enterréesdans le cimetière de Glénac…
Roger pleurait comme un enfant ; Étienne,les yeux secs et le visage livide, retourna précipitamment sur sespas. Un vague espoir lui restait.
Sous le berceau touffu, à la place ou étaientrestées les deux jeunes filles, il n’y avait plus personne.
Étienne chercha de tous côtés ; ce fut envain.
Roger et lui appelèrent. Point de réponse.
Seulement, comme ils se laissaient choir surle gazon, épuisés et l’âme navrée, une voix vint jusqu’à leursoreilles, voix mélancolique et douce, qui sonna comme l’écho d’uneplainte lointaine, parmi les gais accords de l’orchestre.
Cette voix disait ces mots :
– Belles-de-nuit…
– Mais vous ne buvez pas, M. lechevalier ! disait Montalt en décoiffant un troisième flaconde vin du Rhin.
Robert tendit son verre ; ses jouesétaient pourpres, et son regard s’alourdissait.
– Ah çà ! murmura-t-il en clignantde l’œil avec mystère, je ne voulais pas vous en dire silong !… Mais je sais bien à qui je m’adresse… et dudiable ! si vous n’aimerez pas mieux faire des affaires avecmoi que de me trahir !
– Vous trahir ?… Fi donc !
– Et puis, quand vous le voudriez… vousne savez ni les noms ni les adresses, mon cher lord !… Et deRennes jusqu’à Brest, il y a plus d’un manoir rococo, plus d’unefamille assommante, et plus d’un benêt de mari dans la position…vous m’entendez bien ?… Allez donc mettre la main justementsur mon brutal !… Ah ! mais… où en étais-je ?
Montalt sourit paisiblement.
– Vous en étiez, répondit-il, à cettelettre que vous enlevâtes à Madame avec une adresse siconsommée…
Robert remercia d’un grave signe de tête, etporta son verre à ses lèvres.
En ce moment où il ne pouvait observer lenabab, la physionomie de celui-ci eut comme un voile de tristesse.Durant un instant de raison, ses traits détendus exprimèrent undécouragement profond et amer. Cela dura bien peu ; car,lorsque Robert posa son verre vide sur la table, Montalt avaitrepris son sourire placide et légèrement ennuyé.
– Peste ! dit Robert, je crois quej’ai un succès ! L’histoire vous amuse donc, puisque vous vousrappelez comme cela les détails ?
– Jamais histoire ne m’a mieux diverti,répliqua Montalt avec ce ton de politesse froide que prennent lesauditeurs résignés.
– Vous n’êtes pas dégoûté, mon cherlord !… Et pourtant Dieu sait que je passe d’excellentesaventures… C’est votre faute… Vous nous avez traités royalement, etnous autres, Espagnols, nous avons la tête facile à échauffer… Nousdisons donc que j’en étais à la lettre… Mais, bah ! bien avantce temps-là, j’avais le secret de la pauvre femme… Si vous saviezcomme ces bonnes gens sont spécialement créés et mis au monde pourêtre trompés ! Une idée, milord !… Voulez-vous que notrepremière affaire se fasse en Bretagne ?
– Chevalier, je ne dis pas non…, répliquaMontalt.
– Je me suis laissé dire que vousdétestez la Bretagne.
– Raison de plus pour y faire desaffaires…
– Ah ! diable !… ah !diable ! s’écria Robert ; voilà un mot, ma parole !…Il n’est pas fort, mais pour un Anglais… Dame ! milord, vousêtes chez vous, ne vous gênez pas ! Comprenez-vous laposition ? La fortune de notre homme était déjà entamée assezpassablement, et Capulet, le fameux ennemi héréditaire, avaitdéposé chez maître la Chicane de bons petits actes, qui nousconstituaient, de compte à demi, propriétaire de la moitié desbiens de Montaigu…
Robert, qui était un drôle quelque peu lettré,avait trouvé pour Pontalès et Penhoël ces deux pseudonymesromantiques.
– Mais, poursuivit-il, nous avions madameMontaigu, la mère de l’Ange qui, malgré l’infidélité de son époux,– vous savez, il en tenait pour Lola, exerçait sur lui unedangereuse influence… Madame Montaigu est encore une belle femme,morbleu ! et si j’avais eu le temps, je me serais fait aimerd’elle, sans trop de répugnance, pour arranger la chose tout d’uncoup… Mais, en définitive, c’eût été payer bien cher quelques millefrancs de rente… Je vous prie de croire, milord, que je ne meprodigue pas comme cela !…
Montalt ne sourcilla pas. Pourtant un regard,plus perçant que celui de Robert, eût distingué peut-être, àtravers cette enveloppe de tranquillité impassible, un signe demalaise bientôt réprimé.
Mais Robert n’avait garde ; il suivaitlaborieusement les fils de son récit, et c’était tout au plus s’ilparvenait à ne point s’y perdre ; car le nabab lui versaittoujours à boire, et l’ivresse venait à grand train.
– Vous ai-je déjà parlé del’autre ?… demanda-t-il en s’interrompant brusquement. Oui…j’ai dû vous toucher quelques mots déjà de l’oncle d’Amérique…, uneautre variété de fossile qui est, dit-on, puissamment riche, etdont j’espère bien hériter quelque jour…
– Vous êtes un homme admirable !…dit le nabab.
– Merci bien !… Je vous parle del’oncle d’Amérique, parce que la lettre lui était adressée.
Un imperceptible tressaillement agita la facede Montalt, qui baissa les yeux, comme s’il eût craint, cette fois,de croiser son regard avec celui de Robert.
– Quel crime innocent… mon cherlord ! s’écria ce dernier, et que de tonneaux de larmes,pourtant, versées à l’occasion de ce crime comme on n’en faitplus !… Vous diriez une page mouillée des pleurs de troiscents grisettes et arrachées à un roman puéril et honnête de ce bonM. Ducray-Duménil !… Figurez-vous deux enfants bienélevés, qui cueillent le fruit défendu en tremblant et qui sevoilent ensuite la face, ne sachant comment faire pénitence de cethorrible péché !…
Il s’interrompit pour rire de tout son cœur.Il était ivre.
– Ah ! ah ! ah !continua-t-il en se tenant les côtes ; n’est-ce pas que c’estdrôle ?… Et du drame, corbleu, dans ce paradisterrestre !… Ève aimée par les deux frères… L’aîné qui la cèdeau cadet… En voilà un présent !… Et le cadet épousant Ève,sans se douter que le goût de la pomme fatale ne lui était déjàplus absolument inconnu… Un verre de quelque chose, s’il vousplaît !… Et l’aîné, partant pour la Syrie, toujours avec deslarmes dans les yeux !… Vivent les larmes !… À votresanté… milord. Oh ! oh !… Qu’y avait-il donc dans cevin ?… Vous devinez ce que contenait la lettre, j’en suis sûr.Madame Montaigu disait dans un style à fendre l’âme :
« Pourquoi m’as-tu menée sur lacoudrette ?… Pourquoi m’as-tu abandonnée ?… Pourquoi tonfrère m’a-t-il épousée ?… Pourquoi, pourquoi,pourquoi ?…
« Et je souffre !… et je suis bienmalheureuse !… Et des larmes encore !… des fleuvesentiers de larmes !… »
La ligne bleuâtre qui était sous les yeux deMontalt semblait se creuser et prendre une teinte plus foncée. Parintervalles, un mouvement convulsif agitait sa lèvre. Mais son beaufront restait calme, et il souriait toujours.
Il n’avait rien à cacher, sans doute, sinonson dégoût pour la barbare gaieté de ce bourreau, qui raillaitimpitoyablement ses victimes. Et pourtant, derrière cet obstinésourire, ce n’étaient pas seulement la fatigue et la répugnance quel’on voyait percer. Il y avait plus. On aurait cru parfois devinerde l’angoisse, parfois la tempête terrible, toute prête àéclater.
Robert ne voyait rien de tout cela. Etpeut-être était-ce tout simplement le jeu de la lumière lointainequi venait, glissant à travers le feuillage, écrire de capricieusespensées sur le visage immobile de Montalt…
– Bref, reprit Robert, la lettre étaitcompromettante comme tout ce qui tombe de la plume naïve de lavertu… Il y en avait dix fois plus qu’il ne fallait pour monter latête de mon brutal ; d’autant mieux que ledit buveurd’eau-de-vie avait reçu de son côté un message… une lettre du frèreaîné, qui ne pouvait pas se tenir en paix dans son exil, et quienvoyait, par la poste, un volume de pathos… Ma foi, milord, jedonnerais vingt louis pour avoir dans ma poche ces deux morceauxd’éloquence… Nous les lirions ensemble, et cela vous réjouirait,j’en suis sûr.
– D’après ce que vous m’en dites,M. le chevalier, répliqua Montalt dont la voix était ferme,cela devait être curieux, en effet.
– Vous ne vous figurez pas !… Je meprocurai aussi cette seconde lettre, pensant bien qu’à l’occasionce larcin retomberait tout naturellement sur Madame, car Montaigune la lui avait jamais montrée.
– Ah ! fit le nababinvolontairement.
Robert le regarda.
– Ma parole ! s’écria-t-il, c’est unplaisir que de vous conter des histoires !… Vous n’êtes pasexcessivement impressionnable, milord… mais au moins vous écoutez,et c’est flatteur…
« Une fois les deux lettres dans monportefeuille, la chère dame n’avait plus un mot à dire… Je latenais… au moindre signe de révolte, je faisais le geste de mettrela main à ma poche… et tout aussitôt elle courbait la tête comme sij’avais eu un talisman à lui montrer.
« Aussi tout alla comme sur desroulettes… Montaigu vendait, vendait !… Capulet achetait,achetait !… Si bien qu’un beau jour, Montaigu n’eut plus àvendre que l’héritage de son frère absent.
« Il fallait pour cela uneprocuration.
« M. de la Chicane, cet honnêtehomme de loi, qui est déjà de votre connaissance, lui fournit unmoyen tout simple pour sortir d’embarras.
« – Imitez la signature de votre frère…,lui dit-il.
« Montaigu ne fit point trop ledifficile… Un soir que sa bouteille d’eau-de-vie s’était vidée pluslestement que de coutume, il fit un premier faux… Les autresvinrent sans effort ni douleur.
« Il faut vous dire que ce pauvre diablede Montaigu avait bien quelque répugnance à mener cemétier-là ; mais, outre que nous ne laissions jamais un louisdans sa caisse, il croyait se venger ainsi de son coquin de frère,car je l’avais endoctriné admirablement. Le frère, après avoir faitla sottise de s’en aller, avait fait la sottise de revenir, un beaujour, bayer aux corneilles sous les murailles du manoir.
« La date de cette romanesque visitecorrespondait justement avec la naissance de l’Ange. Comme bienvous pensez, je n’étais pas homme à négliger cette coïncidence…
– Je m’en fie à vous !… dit Montalt,au front duquel brillaient quelques gouttes de sueur, amenées làsans doute par la chaleur croissante qui régnait dans lejardin ; vous fîtes croire à notre homme que l’Ange n’étaitpoint sa fille…
– Précisément !… Et le voilà de plusen plus enragé contre son pauvre frère qui n’en pouvait mais.
« Dès ce moment l’affaire eût été dans lesac, si nous n’avions rencontré sur nos pas un obstacle d’un genreassez fantastique.
« Pardieu, milord, nous sommes dans lepays des lutins, il faut bien que mon récit contienne quelquesdiableries.
« L’obstacle dont je vous parleconsistait en deux petits démons qui nous ont donné bien du fil àretordre… Mais il me semble que vous ne versez plus àboire ! »
Montalt, en effet, jugeait que son partenaireétait en bon point. Il ne voulait pas embarrasser davantage lalangue et les idées de Robert. Mais arrêtez donc un hommeivre ! Le chevalier saisit la bouteille, et se versa lui-mêmeun plein verre.
– Deux petits démons…, reprit-il encherchant le fil perdu de sa pensée, deux petits démons… Ahçà ! Blaise et Bibandier vont-ils passer leur soirée à mefaire des signes stupides derrière les arbres ?Morbleu !… ajouta-t-il en se levant et en menaçant nos deuxgentilshommes, qui, demi-cachés par le tronc d’un platane,cherchaient, en effet, à attirer son attention, jouez, perdez,trichez ! cela ne me regarde pas… de fais une affaire avec monami Montalt ; vous voyez bien… Si j’aperçois encore vosfigures de déterrés, je vous brise une bouteille sur lecrâne !
Blaise et Bibandier disparurent. De cetincident, le nabab ne parut pas s’émouvoir plus que du reste.
– Au diable !… fit Robert en serasseyant, les brutes ne savent pas de quoi il s’agit, et je veuxêtre pendu si nous partageons avec eux !… Où enétais-je ?
– Deux petits démons…
– Bien, bien !… deux monstresd’enfants !… les filles de l’oncle crustacé… Je ne peux pasvous dire, moi, tout le mal qu’elles nous ont donné… volant nosactes, déchirant nos quittances, forçant nos secrétaires… Ah !si le Montaigu n’avait pas été une poule mouillée… ou si seulementces deux petites viragos avaient porté des pantalons au lieu dejupons, ma foi ! je ne pourrais pas dire ce qui seraitarrivé…
« Mais, en définitive, avec toutes leursjongleries, les petites n’ont pu que retarder de deux ou trois moisle dénoûment de l’histoire.
« Et le dénoûment fut beau, milord… Jevous en fais juge…
Ici Robert s’interrompit pour se recueillir uninstant. Puis il commença le récit des événements survenus àPenhoël, depuis la nuit de la Saint-Louis jusqu’à cette autre nuit,qui vit le départ de la famille dépouillée.
Loin de chercher à gazer les faits, ilamplifiait et il exagérait, tant il avait à cœur de passer auprèsde Montalt pour un coquin de première force.
Montalt écoutait d’un air de complaisanteattention. Il n’avait point perdu son sourire, et la pâleur quiétait maintenant sur son visage pouvait certes provenir de lafatigue, car l’histoire durait depuis bien longtemps.
C’était toujours ce front tranquille et fier,sans rides, comme le front d’un jeune homme.
Rien n’avait changé, ni dans son attitude, nidans l’expression de sa physionomie.
Seulement, ses yeux baissés ne se relevaientplus, et sa main s’était plongée sous sa chemise ouverte.
Aux beaux moments du récit, alors quel’éloquence de Robert atteignait à son comble, on voyait cette mains’agiter imperceptiblement à travers l’étoffe des habits deMontalt.
Cette dernière nuit de Penhoël, cette nuitsombre et pleine d’épouvante, où René avait levé l’épée sur Madame,fut racontée par Robert avec une sorte d’enthousiasme.
L’auditeur le plus froid eût donné là quelquesigne d’émotion. Il n’en fut pas de même de Montalt.
Sa respiration resta égale et calme. Il nefronça les sourcils qu’une seule fois, et encore sifaiblement ! Ce fut lorsque Robert lui montra Madame, setraînant aux pieds de son mari, et demandant grâce pour la mémoirede l’absent…
– Elle aimait donc encore ce frèreabsent ? murmura le nabab.
– Peuh !… fit Robert ;comédie ! comédie !… puisque je vous dis qu’avec un mot,un geste, avec moins que rien, j’aurais été l’amant de cettefemme-là… Quant au vieil oncle antédiluvien, il mangeait le pain dela maison, ménageant assez bien la chèvre et le chou…Pardieu ! en définitive, on s’occupait bien du frèreabsent !… C’est moi, moi tout seul qui donnais de l’importanceà ce fantôme… C’est moi qui ressuscitais cette prétendue passion,et je puis dire sans vanité que j’ai bâti mon château sur la pointed’une aiguille.
Il se renversa sur le dos de son siége.
– Le frère !… reprit-il enriant ; qui songeait au frère ? Ah çà ! milord, unverre de vin, s’il vous plaît… J’ai fini… Ma conduite en tout cecivous semble-t-elle convenablement adroite ?
– C’est le sublime de l’art, répliquaMontalt, et je m’estimerais heureux d’avoir un associé de votreforce.
– À la bonne heure !… Tel que vousme voyez, je vous avais deviné, moi !… Et quoique je vousvisse jouer comme une dupe, là-bas, au Cercle, je savais bien quevous n’étiez pas un homme à préjugés… Il ne vous manque qu’un peude triture…
– Vous serez mon maître, M. lechevalier.
– Et nous irons loin ensemble,milord !… Examinez-moi donc le nœud de cette intrigue !…Comme c’est arrangé !… Comme tous ces personnages y jouentleur rôle sans le savoir !
Robert oubliait, volontairement bien entendu,que c’était M. le marquis de Pontalès qui avait tenu enréalité dans sa main les fils de cette merveilleuse intrigue, etque lui, Robert, y avait joué un rôle, important il est vrai, maisau profit de M. le marquis.
Il continua, tandis que Montalt s’inclinait ensigne d’approbation entière et sans réserve :
– Il n’y a pas à dire !… Ce n’estpoint là une histoire de poignard et de poison, où des banditssubalternes jouent quelques milliers de francs contre la chance dubagne… Pas de moyens violents… rien que des combinaisons où la loipénale n’a rien à voir… On entre chez les gens… on s’assied à leurplace… on les prie poliment de sortir… et voilà !
Montalt se leva, et ce mouvement, qui mit enlumière les beaux traits de son visage, montra en même temps d’unefaçon plus apparente la pâleur de son front et le cercle bleuâtrequi se creusait au-dessous de ses yeux. Il avait toujours la maindroite appuyée contre son sein sous la toile de sa chemise.
– Pas un moyen violent ! repritRobert en cherchant quelques gouttes de vin au fond du dernierflacon vide ; pas un meurtre…
Derrière lui, une voix s’éleva qui perça lefeuillage du berceau :
– Tu mens !… dit-elle.
Robert se leva en sursaut et retomba pesammentsur son siége.
Montalt se tourna lentement vers l’endroitd’où la voix était partie.
– Est-ce vous qui avez parlé,milord… ? balbutia Robert.
– Non…, répliqua Montalt.
La voix se fit entendre de nouveau derrièreles arbres, faible, basse, et arrivant à peine aux oreilles dunabab et de son compagnon.
– Tu mens ! répéta-t-elle ; tuas assassiné… non pas des hommes forts… mais deux pauvres jeunesfilles que la main de Dieu vengera, Robert de Blois !
L’Américain semblait frappé de la foudre.
– Nous venons de parler du pays desapparitions surnaturelles, M. le chevalier, dit froidement lenabab que rien ne pouvait étonner. Vous avez évoqué desfantômes…
Il salua d’un geste plein de courtoisie, etlaissa Robert seul dans le berceau.
Blaise et Bibandier s’y élancèrentaussitôt.
Le nabab rentra dans le bal ; il avaitpour coutume de se retirer longtemps avant la fin de ses fêtes. Cefut donc sans étonnement qu’on le vit se diriger vers le perron del’hôtel.
Il traversa les groupes joyeux en s’inclinantà droite et à gauche, sans retirer la main qui pressait toujours sapoitrine.
Sa figure pâle avait ce même sourire qu’on luiavait vu au moment où l’orchestre donnait le premier signal de ladanse.
Il franchit le péristyle jonché de fleurs, etrentra dans l’hôtel.
Quand il eut fermé sur lui la porte de sonappartement, tout ce calme qui était sur ses traits disparut commepar magie. Ses sourcils se froncèrent, des rides se creusèrent àson front. Un feu sombre brûla dans son regard. Sa gorge,oppressée, rendit un gémissement.
Il se laissa tomber sur un divan, comme si sesjambes n’avaient plus la force de le soutenir.
Vous eussiez dit un patient qui vient de subirla longue et intolérable torture…
Quand il retira sa main cachée dans sapoitrine, la toile de sa chemise, en touchant son sein palpitant,se teignit d’une large empreinte de sang…
Il est de ces natures excentriques etvigoureuses qui se plaisent aux tours de force, et prodiguentvolontiers, sans but, l’effort d’un héroïsme inutile. Donnez-leur,à ces Hercules, un monde à soulever, ils essayeront ; ilsréussiront peut-être. Jetez-les au milieu de la vie commune, ilss’endormiront dans cette oisiveté paresseuse, compagne inséparablede la vigueur qui se sent et qui ne voit point de travaux dignesd’elle.
Mais que surgisse l’occasion, l’ombre del’occasion, ils vont tendre les muscles de leur corps ou lesressorts de leur âme. Vous les verrez bondir à l’attaque oudemeurer fermes à la défense, comme ces grandes roches que la minedéchire, mais ne peut point ébranler.
Si l’occasion n’arrive pas, ils se lasseronten des batailles imaginaires ; ils dépenseront à plier unroseau la puissance qu’il faudrait pour déraciner un chêne.
Montalt était un de ces cœurs robustes etfougueux qui se laissent engourdir par l’indolence découragée. Ilne savait plus où allait sa vie. S’il s’éveillait parfois, c’étaitpour prodiguer sa force en des luttes vaines.
Il venait de soutenir le plus épuisant combatqu’il eût affronté jamais. Pendant de longues heures, il s’étaitforcé à rester froid, calme, souriant, avec l’enfer dans lecœur…
Mais pourquoi cet effort gigantesque ?Était-ce une gageure folle tenue contre lui-même ? Et cettesouffrance, d’où venait-elle ?
Avait-il, à savoir toutes ces aventuresracontées par Robert, un intérêt assez grand pour compenser sonmartyre ?
À cette question, il n’aurait pu répondrelui-même peut-être, car tout était ténèbres et doute au fond de sonesprit.
Pourtant, à faire même largement la part decette tendance bizarre dont nous venons de parler, il fallait bienqu’il y eût quelque chose de réel derrière le labeur exagéré decette lutte. La souffrance, à tout le moins, était vraie. Ilsuffisait, pour s’en convaincre, de regarder les traits ravagés deMontalt, et cette main qui sortait, sanglante, de sa poitrinedéchirée.
Il y a des ressemblances étranges, desrapports tout gros de souvenirs, où l’esprit vient se heurter àl’improviste, et qui font renaître au vif l’angoisse, morte depuisdes années…
Montalt, qui passait sa vie dans un sophismeperpétuel, reniant ce qu’il aimait, exaltant ce qu’il méprisait,Montalt, le contempteur acharné de la vertu, de l’honneur, del’amour, devait avoir à l’âme une blessure envenimée.
Cette philosophie qu’il s’était faite ne luiallait point. Le froid scepticisme jurait dans sa bouche, où l’onn’eût deviné que des paroles généreuses et chevaleresques. Il sementait à lui-même, ou bien il poursuivait la vengeance insenséedes cœurs déçus…
Tout en lui semblait provenir d’une réactionfuneste, et poussée jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. Cethomme avait dû adorer passionnément tout ce qu’il conspuaitdésormais.
On aurait pu reconstruire son passé rienqu’avec ses haines.
Il y en avait une, puérile en apparence et quinous a fait parfois sourire : nous voulons parler de sonaversion pour la Bretagne. Peut-être eût-on trouvé, dans cesentiment même, lasource de l’intérêt si grand qu’il prenait au récit de Robert. Nousdisons peut-être, car, avec ces natures exceptionnelles, il faut seméfier des inductions, et si Montalt avait un secret, il ne l’avaitconfié à personne…
Il y avait bien un quart d’heure qu’il étaitsorti du bal. Depuis ce temps, il restait immobile et commeanéanti. Ses bras tombaient le long de son corps ; sa belletête, renversée sur les coussins du divan, exprimait la détresseamère et désespérée.
Il se redressa au bout de quelques minutes, etpassa le revers de sa main sur son front que baignait une sueurfroide.
– Non !… murmura-t-il, je ne veuxpas avoir pitié… Je veux sourire… sourire comme tout à l’heure, dûtmon cœur se briser, en songeant qu’ils peuvent être malheureuxaussi… que la main de Dieu, s’il y a un Dieu, a pu s’appesantir sureux !… qu’ils souffrent !… qu’ils se meurent !…
Il se couvrit le visage de ses mains.
– Oh ! fit-il avec un sanglot dansla gorge, n’y a-t-il pas des années que je les déteste ?… Tantmieux ! tant mieux ! si le hasard me venge !…
Il se leva brusquement et se prit à parcourirla chambre à grands pas.
– Et puis…, poursuivit-il en rejetant enarrière les boucles de ses cheveux, qui se collaient à son fronthumide, que m’importe cela ? Est-ce que je connais cesgens ?… Faut-il que je devienne fou parce que trois ou quatremisérables coquins ont mis au pillage une gentilhommière deBretagne ?…
Il eut un sourire contraint et saccadé.
– Sur ma parole, reprit-il, j’ai souffertcomme s’il se fût agi de quelque chose… J’avais trop bu peut-être…Est-ce que je prendrais le vin tendre en vieillissant ?…J’aime mieux croire que mes nerfs seuls étaient en révolte… et quej’avais tout simplement la fièvre, à force d’écouter ce lâchecoquin qui me contait ses prouesses contre une femme… Par le nom deDieu ! s’interrompit-il en contenant sa voix qui voulaitéclater, je crois que je me serais guéri, si je l’avais broyé sousmon talon comme une vipère !…
Son pas se ralentit et ses lèvres eurent unsourire amer.
– Et pourquoi cela ?… continua-t-ilen se répondant à lui-même : que m’a fait cet homme ?…N’a-t-il pas le droit d’être un empoisonneur et un assassin ?…Est-ce un crime de vaincre en tromperie la femme astucieuse etperfide ? Encore une fois, que me fait tout cela ?…Pourquoi ma tête est-elle en feu ?… Pourquoi mon cœur sedéchire-t-il dans ma poitrine ?…
Ses yeux s’égaraient. Il se laissa choir denouveau sur le divan.
– Mon Dieu !… fit-il après un longsilence, pendant lequel sa physionomie, changeant peu à peu, vint àexprimer une rêverie douce et mélancolique ; pauvreBretagne !… pauvre petite église où l’on priait Dieu du fonddu cœur !… Pauvre enfant, qui aimait peut-être et qu’onabandonna pour l’ombre d’un extravagant héroïsme !… Que desouvenirs bons et chers !… Tout le reste ne fut-il pas un rêvepénible ?… Qu’y eut-il après ces années heureuses ?…Vingt années d’efforts fiévreux, de luttes entreprises pours’étourdir et pour oublier… le jeu terrible des batailles… de l’orconquis sans joie… une vie perdue !…
Sa tête se pencha sur sa poitrine.
– Et tant de bonheur là-bas !…murmura-t-il : l’autre n’avait-il pas raison de défendre sontrésor ?… Mon Dieu ! mon Dieu !… se reprit-il entressaillant, sais-je où va ma pensée ?… S’il étaitvrai !… si ma souffrance avait un écho tout au fond de soncœur !… À ma plainte le silence a répondu… mais entendit-ellema plainte ?… Oh ! l’histoire de cet homme ! Ne luicacha-t-on pas mes regrets et ma misère ?
Sa main se glissa dans son sein, et il enretira cette boîte de sandal, dont le couvercle était chargé dediamants.
Il la contempla durant quelques secondes ensilence, et ses yeux devinrent humides.
Mais, au moment où il allait l’ouvrir, sessourcils se froncèrent ; il la remit dans son sein d’un gesteplein de courroux.
Il se leva encore une fois, révolté contrelui-même.
– Folie !… folie !s’écria-t-il, que reste-t-il d’un rêve ?… Je suis BerryMontalt, l’homme qui n’a ni regret, ni espérance !… J’ai misun voile sur mon passé !… Je ne crois pas à l’avenir !…Je suis seul, et je suis fort !
Il s’arrêta en face d’un miroir et regarda sataille haute et fière. Ses cheveux noirs bouclaient autour de sonfront. Il était jeune, brillant, superbe.
La glace lui renvoya l’orgueilleux défi quiétait sur son visage.
Il sonna.
Séid montra sa face noire à la porte de lachambre à coucher.
– Mon opium !… dit Montalt, etdéshabille-moi !
Il y avait bien longtemps que le nababappelait ainsi, chaque soir, le sommeil rebelle à son chevet.
Tandis que Séid préparait le breuvage, onfrappa doucement à la porte extérieure. Montalt fit signed’ouvrir.
C’était M. Smith, tout de noir habillé,comme il convient à un homme décent et qui sait vivre. Montalt lereçut le verre à la main.
– Pardon, milord…, dit M. Smith queson emploi léger n’empêchait pas de garder en toute occasion unegravité puritaine ; Votre Seigneurie me paraissait occupée,cette nuit, d’affaires si importantes que je n’ai pas osé ladéranger… J’avais pourtant une bonne nouvelle.
– Qu’est-ce ?… demanda Montalt enbuvant une gorgée.
– Nos deux intraitables ont enfin prisleur parti, répliqua M. Smith.
– Ah !… fit Montalt ; Étienneet Roger ?…
– Non pas, s’il plaît à Votre Seigneurie,dit M. Smith. Je veux parler des deux charmantes miss que nousconvoitons depuis si longtemps.
– Mes deux petits chapeaux depaille !… s’écria le nabab ; elles ont enfin consenti àvous entendre ?
– Mieux que cela !
– Elles ont promis de venir ?
– Elles sont venues, milord.
– Seules ?…
– Conduites par une honorable lady de maconnaissance… mistress Cocarde.
Montalt tenait son verre à la hauteur de seslèvres.
– Il n’y en a donc pas une !…murmura-t-il ; toutes… toutes pour un peu d’or !…
Il avala d’un trait le reste de sonbreuvage.
– Pardieu ! dit-il en se dirigeantvers la porte qui avait donné passage à Séid, je vais doncm’endormir gaiement !
…… … . .
Il était un peu plus de neuf heures du soirquand madame Cocarde et ses deux protégées descendirent de voituredans une de ces ruelles désertes qui côtoyaient alors lesChamps-Élysées, entre l’avenue Marigny et les terrains de Beaujon.Elles traversèrent une courte allée de tilleuls, joignant lescommuns d’une maison de grande apparence, qui semblait illuminéepour une fête.
Diane et Cyprienne, tremblantes, se laissaientconduire par madame Cocarde, laquelle était, au contraire, fort àson aise et paraissait connaître à fond les localités.
Les deux jeunes filles ne portaient plus lecostume que nous leur avons vu quelques heures auparavant dansl’avenue Gabrielle. Par une sorte de pieux instinct, au momentd’affronter le danger suprême, elles avaient repris leurs vêtementsbretons : le bonnet collant des Morbihannaises, le chastemouchoir de cou et la petite jupe en laine rayée.
Madame Cocarde avait un chapeau à haute plumesfrisées et un cachemire Ternaux de qualité supérieure.
Elle sonna, un domestique vint ouvrir ;puis arriva un monsieur en habit noir qui accueillit madame Cocardeavec une politesse digne.
– Votre servante, M. Smith, dit laprincipale locataire d’un air dégagé, vous ne m’attendiez pas àpareille heure, je parie ?
– Il est toujours temps, belle dame…,commença M. Smith.
– Bien !… très-bien !…interrompit madame Cocarde ; je me suis un peu pressée… etvoilà de petits anges qui prendraient bien quelque chose…Entrons !
M. Smith mit le binocle à l’œil et braquasur les deux jeunes filles un regard connaisseur.
– Ah ! oh !… fit-il, modulantmalgré lui les tons chromatiques de l’interjection anglaise ;Very pretty maiden, by God !…
Puis il ajouta tout bas :
– Est-ce que ce sont elles ?
Madame Cocarde cligna de l’œil etrépondit :
– En propre original.
M. Smith salua et passa devant. On montaun petit escalier dont les marches disparaissaient sous la lainemoelleuse d’un tapis, et M. Smith, qui montrait le chemin,ouvrit bientôt une porte au premier étage.
Il s’effaça et salua encore.
– Donnez-vous la peine d’entrer…, dit-ilen indiquant la porte ouverte.
Diane et Cyprienne hésitaient.
– Allons, mes perles !… s’écriamadame Cocarde, c’est de vous qu’il s’agit… Moi, je suis tropvieille…, ajouta-t-elle avec un soupir, pour entrer là dedans… onva vous servir à souper.
– C’est fait, interrompitM. Smith.
– Alors, bon appétit, mesmignonnes !… dit madame Cocarde qui poussa ses deux protégéesdans la chambre, et referma la porte sur elles.
M. Smith prit un carnet dans sa poche eten sortit deux ou trois chiffons soyeux qu’il déposa dans la maintendue de madame Cocarde.
Celle-ci fit une belle révérence etdisparut.
Cyprienne et Diane restaient immobiles auprèsde la porte fermée. Elles n’osaient point lever les yeux, parcequ’elles croyaient voir là, quelque part, devant elles, l’objet deleur vague terreur.
Un homme sans doute, en définitive ; maiscet homme aux proportions fantastiques, ce monstre que rêve lafrayeur des jeunes filles.
Ce fut Cyprienne qui se hasarda la première àrelever les yeux, bien lentement d’abord et bien timidement. Ellevit une pièce de moyenne grandeur, doucement éclairée par deuxlampes à verres dépolis, et tapissée de velours sombre depuis leparquet jusqu’au plafond, où des caissons sculptés encadraient defraîches peintures.
Sur le velours des lambris tranchait un cordonde cadre d’or dont la forme élégante et les mignardes ciseluresallaient bien aux toiles charmantes qu’ils renfermaient.
Les meubles étaient, comme tous ceux del’hôtel, de la première époque du règne de Louis XV :c’étaient de véritables joyaux qu’on avait dû payer un prix fou.Dans une embrasure, une harpe, soulevant la draperie de mousselinedes Indes, montrait à demi la courbe gracieuse de son accoladeincrustée.
La couleur chatoyante des étoffes et l’orsculpté des membrures tranchait sur le fond sombre de latapisserie, qui doublait leur coquette fraîcheur.
Où l’or ne se montrait point, l’émail luisait,jetant ses guirlandes de fleurs sur les consoles en bois derose.
Il était impossible d’imaginer un boudoir plusdélicieux…
Et la main qui l’avait orné ne s’était livréeici à aucune confusion bizarre. Les souvenirs d’Asie faisaienttrêve et ne venaient point, comme dans le reste de l’hôtel,contrarier le style fleuri de notre XVIIIe siècle.
On avait opté, il s’agissait d’amour, entrel’Asie savante en volupté et la France de Louis XV. On avaitchoisi la France de Louis XV, grand honneur pour elleassurément.
Cyprienne, dont la paupière se relevait àdemi, poussa un petit cri de joie, non pas peut-être à la vue detoutes ces merveilles, mais à l’aspect d’un guéridon aux pieds debronze, dont la tablette incrustée supportait un souper adorable.L’eau vint à la bouche de Cyprienne, qui ne put s’empêcher desourire.
Mais elle baissa les yeux, parce que cepremier regard n’avait pas éclairé tous les coins de la chambre, etque la jeune fille gardait une bonne part de sa frayeur.
Diane, immobile et pâle, avait l’air d’unevictime qui attend.
Ses idées étaient autres et plus graves quecelles de sa sœur ; peut-être devinait-elle mieux la nature dudanger et l’étendue du sacrifice…
La paupière de Cyprienne s’ouvrit une secondefois, et ses narines s’enflèrent pour saisir toutes les effluvesaromatiques que lui envoyait la table servie.
– Diane !… dit-elle tout bas.
Et comme sa sœur ne répondait point, elle luisecoua le bras doucement.
– Vois donc !… reprit-elle, il n’y apersonne…
Les longs cils bruns de Diane se relevèrent,et son regard triste fit le tour de la chambre.
Sa poitrine oppressée rendit un soupir.
– Personne, répéta-t-elle ; mais onva venir…
Cyprienne traversa la chambre sur la pointedes pieds, et comme si elle eût craint de réveiller Barbe-Bleueendormi.
Il y avait sur la table des petits painstendres, dorés, appétissants. La pauvre fille avança la main, laretira, puis l’avança encore. Était-ce du poison ?
Elle prit un petit pain et l’approcha de seslèvres, qui étaient toutes pâles. Elle n’osait guère.
Mais qu’ils semblaient bons, ces petitspains ! Comme ils cédaient, en craquant, sous les doigts deCyprienne, qui n’avait pas mangé depuis deux jours !…
Sa bouche s’ouvrit ; ses dents blancheset fines attaquèrent la croûte blonde, et le petit pain disparutcomme par enchantement.
Elle en saisit deux autres et revint vers sasœur en sautant.
– Tiens, Diane !… dit-elle en luiprésentant la moitié de sa proie, il n’y a rien dedans, j’en suissûre !
Diane, qui n’avait pas laissé échapper uneplainte, était exténuée autant que sa sœur, et souffrait de lafaim, davantage peut-être, car la dernière bouchée avait été pourCyprienne.
Elle jeta sur le petit pain un regard deconvoitise. Elle hésita, puis sa main s’ouvrit à son tour…
Elle mangea.
– Sens-tu ces viandes froides ?… ditCyprienne, nous n’en avions pas vu depuis le grand dîner dePenhoël !… Si nous y goûtions ?
Diane ne répondit point.
Cyprienne fit une seconde fois le voyage, etmit deux blancs de faisan sur une assiette ; mais, au retour,elle s’arrêta à moitié chemin.
– J’y pense…, dit-elle, nous serons mallà-bas… pourquoi ne resterions-nous pas auprès de latable ?
Elle n’était plus si pâle, et son joli souriremutin se montrait à demi, déjà, autour de sa lèvre.
Diane ne bougeait pas.
– Viens donc !… repritCyprienne ; je te dis que nous serons mieux auprès de latable… Ce souper-là est à nous.
Ces derniers mots parurent produire uneimpression pénible sur Diane, qui tressaillit et leva les yeux auciel.
Mais Cyprienne, tout entière à sa fantaisie,la prit par le bras et l’entraîna, bon gré mal gré, vers latable.
– C’est moi qui fais le ménage !…dit-elle en roulant deux siéges sur le tapis ; commandez,mademoiselle… on vous servira.
L’instant d’après, elles étaient assisestoutes deux, côte à côte, devant leurs assiettes pleines. Il yavait, ma foi, du vin dans leurs verres, et le faisan avait subiune attaque assez notable.
Diane avait résisté, mais devant cettetentation d’une table bien servie, sa faim l’avait vaincue.
Et puis là n’était pas le danger ; laprudence ne conseillait-elle pas, au contraire, de prendre desforces pour se défendre contre le péril inconnu ?
Durant les premiers instants, les deux jeunesfilles se tenaient assises sur l’extrême bord de leurssiéges ; au moindre bruit qui se faisait dehors, ellesfrissonnaient de la tête aux pieds, laissant échapper couteaux etfourchettes.
Mais personne ne venait. Elles s’enfoncèrentplus avant dans leurs fauteuils douillets. Leur verre se vida deuxou trois fois. On ne peut dire que leur frayeur se calma, mais dumoins fut-elle un peu oubliée.
Les yeux de Cyprienne commencèrent àbriller ; son sourire s’épanouit plus franchement. Le frontsoucieux de Diane elle-même perdait peu à peu ses nuages.
C’étaient deux enfants, et les luttes récentesoù les avait jetées leur enthousiaste dévouement leur avaientappris la témérité.
Elles étaient femmes par leur sensibilitéprofonde et aussi par la pudeur ; mais, pour tout le reste,vous les eussiez trouvées hardies plus que des pages.
Elles avaient si souvent gardé leur gaietévive en bravant le danger de mort !
Ici le danger était autre, et les effrayaitd’autant plus que leur ignorance ne savait point le définir ;mais cette ignorance même laissait à leur esprit romanesque leloisir d’imaginer des choses impossibles et de se bâtir une foulede beaux espoirs.
Et puis le péril s’éloignait, ouvrant le champlibre à leur audace un peu fanfaronne.
Elles se sentaient redevenir vaillantes. Lagaieté de Cyprienne gagnait Diane, dont le front se redressaitmaintenant haut et brave.
Elles mangeaient d’un appétit joyeux, etfaisaient maintenant comme chez elles.
Cyprienne servait de tous les plats ! detous ! Leur faim tenace était de taille à faire tablenette.
Leurs verres se vidaient lestement. Ce qu’il yavait de terrible dans leur position disparaissait à leurs yeux.Elles jasaient, elles riaient de bon cœur. Vous eussiez dit deuxespiègles enfants, faisant une équipée folle en l’absence de lafamille, et n’ayant rien à redouter, sinon le retour de leurmère…
Et certes, le pauvre soldat breton, veillantaux grilles de l’Élysée, aurait eu peine à reconnaître en elles lesdeux jeunes filles, abattues par la faim et transies de froid, dontla détresse avait ému son brave cœur, au commencement de cettesoirée.
Leurs joues étaient colorées vivement ;leurs yeux pétillaient ; leurs voix se mêlaient, libres etgaies.
Elles étaient jolies à ravir !
Diane repoussa enfin son assiette.
– On ne nous empêchera pas d’avoir biensoupé, toujours !… dit Cyprienne ; mon Dieu ! quej’avais grand’faim !
– Et moi donc !…
– Et tu ne le disais pas, pauvre sœur… Iln’y a jamais que moi à me plaindre !
Diane l’entoura de ses bras et la baisa aufront. Puis elle se renversa sur le dos de son fauteuil.
Son regard souriant fit le tour de lachambre.
– Comme tout cela est beau !murmura-t-elle.
– Oh ! dit Cyprienne, la chambre deLola que nous admirions tant à Penhoël n’était rien auprès de cesbelles choses !
– Voilà le Paris que nous avionsdeviné !… reprit Diane dont les grands yeux noirs se voilèrentde rêverie. Te souviens-tu de ce que disaient nos livres, masœur ?… et de ce que nous disions dans nos longues promenadesau bord du marais ?… Nous voyions des richesses pareilles etbien d’autres enchantements !… Et il nous semblait que nousétions déjà au milieu de toutes ces merveilles… assises dans unsalon tout de velours et d’or, comme celui-ci… ou demi-couchées surle gazon, rempli de fleurs et de lumières…
– Je m’en souviens, ma sœur…
– Petites folles que nous étions !C’est que nous en perdions l’esprit !… Moi, d’abord, je voyaiscela comme je te vois…
– Et moi aussi !
– Il me semblait que nos pauvresvêtements tombaient, et que nous avions de belles robes de soie…des perles dans les cheveux… des diamants au cou… des dentelles surles épaules… Comme je te voyais jolie, ma Cyprienne !
– Et comme tu me semblais belle,Diane !
– Et, sous ces brillantes parures, noustraversions toutes ces féeries… Te souviens-tu ?… À la fin, ilvenait toujours un bon génie… et comme son sourire étaitdoux !… qui nous disait :
« Mes filles, tout cela est à vous… voicide l’or pour sauver Penhoël… je vous donne le choix ; restezici ou retournez en Bretagne. »
– Et nous répondions bien vite, s’écriaCyprienne : Merci, merci, bon génie !… nous voulonsrevoir ceux que nous aimons !
Elles se tenaient par la main, et leursregards se croisaient.
– Qui sait ? reprit Cyprienne enbaissant la voix ; le bon génie va venir peut-être…
Diane secoua la tête gravement.
– Ma pauvre petite sœur…, dit-elle, tuparles comme un enfant… il n’y a plus de bons génies.
– Oh ! s’il venait…, s’écriaCyprienne en suivant son idée, il faudrait tout d’abord délivrerl’Ange…
– Dès cette nuit !… appuya Dianeentraînée à son insu.
– Mettre Madame et Penhoël dans une bellemaison…
– Avec notre bon père !
– Et puis courir, courir bien vitejusqu’à Penhoël pour racheter le château.
– Nous aurions le temps, dit Diane.
– Et comme ils seraientheureux !
– Comme le pauvre Ange nous souriraitdoucement !
– Et Madame…
– Et tous ! tous !… Ah !c’est trop de bonheur !
Cyprienne se leva en frappant dans ses mains.Elle se jeta au cou de Diane dans un mouvement d’enthousiasme, ettoutes deux se tinrent embrassées. Elles avaient des larmes de joiedans les yeux.
En ce moment le son d’une musique lointaine etsuave arriva jusqu’à leurs oreilles. Elles se séparèrent pourécouter. C’était un mouvement de valse, lent, gracieux, balancé,qui empruntait à l’éloignement une douceur étrange.
– Qu’est-ce que cela ?… ditCyprienne. Diane avait la tête penchée ; elle écoutait avecravissement.
Les pauvres filles ne buvaient que de l’eaud’ordinaire. Les quelques gouttes de vin qu’elles avaient buesexaltaient leurs têtes ardentes et vives.
Cyprienne ne se rendait plus compte du motifqui les avait amenées. Elle s’élança vers la porte de sortie toutsimplement pour entendre de plus près cette délicieuse musique.
La porte était fermée.
Il y en avait une autre au bout opposé de lachambre ; Cyprienne y courut et l’ouvrit. Aussitôt que lesbattants sculptés eurent tourné sur leurs gonds, les deux sœurspoussèrent un cri de surprise : une lumière éblouissanteinondait le boudoir.
La porte donnait sur une chambre, désertecomme la première, mais dont la fenêtre, large et haute, s’ouvraitsur le jardin illuminé.
Juste en face de la fenêtre, derrière lesbranches à demi dépouillées d’un platane, une splendide girandoleétait suspendue.
Cyprienne s’élança dans la chambre, les brastendus et la bouche béante ; puis elle s’arrêta muetted’étonnement.
La musique se faisait entendre maintenant plusrapprochée. Cyprienne fit encore quelques pas afin de voir. Elle semit à la fenêtre et risqua un regard au dehors.
– Oh ! ma sœur… masœur !… dit-elle en plaçant ses deux mains devant sesyeux éblouis c’est le jardin de notre rêve !… Nous sommes dansle palais des fées !
De la fenêtre, en effet, le jardin présentaitun aspect magique. Derrière la girandole, dont les cristauxmouvants masquaient en quelque sorte la croisée, une double lignede feux dessinait les rampes d’un cavalier, planté d’arbustes et defleurs. Cette partie du jardin, correspondant à l’aile gauche del’hôtel, était déserte, mais le regard en se portant à droitedécouvrait à travers les feuilles clairsemées d’un rideau detilleuls l’illumination des parterres et des pièces de gazon, oùdéjà commençait le bal. Les jets d’eau reflétaient en gerbescolorées l’éclat des mille lumières courant le long des charmilleset marquant le dessin élégant des arcades de verdure ; partoutoù l’œil pouvait percer, ce n’étaient que feux étincelants etguirlandes de fleurs.
Diane et Cyprienne s’accoudaient toutes deuxau balcon de la fenêtre, et ouvraient de grands yeux charmés.
Leur esprit était ébloui plus encore que leursyeux. Les émanations tièdes et odorantes, qui montaient du jardinjusqu’à elles, les retenaient dans une sorte d’ivresse.
Elles n’avaient rien vu jamais, même dansleurs songes d’enfants, qui pût se comparer à ces splendeursenchantées.
Quand la danse fit trêve, au delà destilleuls, quelques couples se dirigèrent vers cette partie dujardin qui, jusqu’alors, était restée déserte.
Diane et Cyprienne quittèrent la croisée, afinde n’être point aperçues.
Ce mouvement les força d’examiner la pièce oùelles se trouvaient.
Il n’y avait là aucun miracle nouveau, etpourtant les deux jeunes filles durent s’étonner encore.
C’était une pièce assez vaste, ayant deuxportes dont l’une communiquait avec le boudoir, et dont l’autreétait fermée à clef. Quelques siéges modestes en formaient toutl’ameublement, avec trois ou quatre armoires vitrées. Mais, dansces armoires et entre chacune d’elles, le long des boiseries,pendait un pêle-mêle de costumes d’une richesse extrême. Il y enavait de tous les pays ; il y en avait de tous les temps. Oneût pu se faire là, suivant sa fantaisie, Turc ou Turque, Persan ouPersane, brahmane ou devedaskee, châtelaine du moyen âge, dame dutemps de Louis XIII, marquise Pompadour ou déesse de laliaison, car les costumes féminins étaient en majorité ; etparmi ceux de l’autre sexe, le plus grand nombre, par leur tailleet leur coupe, semblaient encore destinés à des femmes. Il y avaitde jolis petits uniformes, des sabres mignons, des poignardsd’Andalouse ; des dominos de toutes nuances, des masques detoutes formes. Il y avait même des redingotes à fine taille et despantalons renflés aux hanches, comme ceux que portent nos libresamazones, aux jours consacrés du carnaval.
C’était un vrai magasin.
De fait, l’hôtel Montalt possédait un théâtre,et chaque fois que le nabab donnait bal, Nehemiah Jones, lemajordome, montait quelque danse de caractère.
Cette chambre qui communiquait, par une courtegalerie, à l’appartement de Mirze, remplissait l’office d’unegrande armoire où s’entassaient, le lendemain des fêtes, toutes lesdéfroques du plaisir.
Diane et Cyprienne étaient femmes. La vue dece trésor de chiffons, de ces précieuses étoffes, de ces finesbroderies, de ces dentelles, les intéressait presque aussi vivementque le jardin merveilleux. Elles touchaient la soie épaisse ;le moelleux velours ; puis elles regardaient en soupirantl’étoffe grossière de leurs petites robes de laine.
Il y avait surtout deux costumes quiexcitaient leur admiration.
Ils avaient dû, sans doute, être préparés pourla fête de ce soir, car ils étaient étendus sur des siéges, etsemblaient attendre la main de la camériste.
C’étaient deux vêtements complets de bayadèresindoues : le pantalon bouffant de mousseline pailletée d’or,la courte tunique et la veste collante ; le diadème de perles,la riche ceinture de cachemire.
L’œil de Cyprienne allait de ces costumes à lafenêtre, et trahissait naïvement la pensée qui venait de naîtredans son esprit.
On entendait des voix sous la croisée.
– Rentrons, ma sœur…, dit Diane.
– Le bal est bien beau !… répliquaCyprienne en soupirant.
Elle retourna vers la fenêtre et se penchapour jeter un dernier regard.
Sous la girandole, au pied du cavalier, unefemme s’était arrêtée, seule.
Elle essuyait son front en sueur.
Au moment où le regard de Cyprienne tombaitsur elle, cette femme, qui venait de quitter la danse, ôta sonmasque.
Cyprienne étouffa un cri, et attira vivementsa sœur vers la fenêtre.
Le visage de la femme démasquée était éclairéen plein par les feux de la girandole.
– Regarde !… murmura Cyprienne.
– Lola !… prononça Diane toutbas.
À son tour, son regard glissa de la fenêtreaux costumes étendus sur les chaises.
– Elle ne peut être seule dans ce bal…,dit Cyprienne dont les yeux pétillaient d’audace et de désir ;si nous pouvions nous mêler à la fête, nous saurions peut-être biendes choses !…
– Notre pauvre Blanche !… pensa touthaut Diane dont le regard rêvait.
– Si elle l’avait amenée…, insinuaCyprienne.
Diane ne répondit point, mais son front, pluspensif, s’inclinait sur sa poitrine.
– Et puis, reprit Cyprienne en baissantla voix involontairement, qui sait si nous ne trouverions pas leurstraces ?…
Et comme Diane gardait encore le silence, elleajouta :
– Je parle d’Étienne et de Roger.
L’œil de Diane se tourna de nouveau vers lescostumes, qui paraissaient coupés juste à la taille des deux jeunesfilles.
– C’est impossible !… murmura-t-elleen secouant la tête.
– Pourquoi impossible ?… s’écriaCyprienne qui frappa le parquet de son petit pied impatient ;nous sommes seules ; personne ne nous voit… La fenêtre estbasse… et nous avons pour échelle les branches du platane…
Elle prit sa sœur par la main et l’entraînadoucement vers les costumes.
Tout en se jouant, elle dénoua le bonnet deDiane et plaça un diadème de perles sur ses cheveux bouclés.
– Si tu savais comme te voilàjolie !… dit-elle.
Diane se prit à sourire tristement.
– Petite folle !…murmura-t-elle ; tu veux donc me tenter…
– Oh !… s’écria Cyprienne, ce seraitbon pour moi !… Mais toi, ma sœur, si tu cèdes, je sais bienque ce sera pour l’Ange…
Elle attacha le diadème de perles.
– Écoute, reprit-elle d’un ton sérieux,quelque chose me dit que nous trouverons là des nouvelles de ceuxque nous aimons… Mes pressentiments ne me trompent guère, tu lesais bien… Et si nous sommes venues jusqu’ici, est-ce pour fuir ledanger ?…
Tout en parlant, elle dégrafait le corsage deDiane qui se laissait faire.
La petite robe de laine tomba, et futremplacée par le pantalon bouffant de mousseline, par la tunique dedrap d’or et par la veste collante.
Cyprienne sauta de joie.
– Je vais donc être ainsi !…s’écria-t-elle en remplaçant par des babouches orientales leschaussures de sa sœur. À ton tour de faire la femme de chambre,Diane.
La seconde toilette fut moins longue encoreque la première, Cyprienne s’y prêtait de si bon cœur !
Quand elle fut habillée des pieds à la tête,elle se regarda, rouge de plaisir.
– S’ils nous voyaient !…murmura-t-elle.
Puis elle saisit deux masques de velours, unpour elle, un pour sa sœur.
Il ne restait plus que les ceintures ànouer.
Celle que choisit Cyprienne était verte. Dianeen prit une de cachemire rouge à franges d’or.
Au jardin la danse avait recommencé. Il n’yavait plus personne entre le cavalier et la fenêtre.
Cyprienne jeta ses bras autour du cou de sasœur.
Elle était un peu pâle, et son cœur battaitbien fort ; mais c’était de plaisir autant que de crainte.
– Une… deux… trois !… dit-elle enfrappant ses petites mains l’une contre l’autre, pour donner lesignal.
Au troisième coup, elle sauta légère comme unoiseau sur l’appui du balcon. L’instant d’après, elle retombait surses pieds, au bas du platane, et recevait dans ses bras Diane quitremblait.
Au sortir de son appartement, Montalt sedirigea de suite vers le boudoir, en dehors duquel les deux noirsrestèrent en faction.
C’était encore là une réminiscence de l’Asie,où l’on met volontiers un esclave ou deux aux portes, en guise deverrous.
Montalt entra. Diane et Cyprienne étaientassises côte à côte, tremblantes toutes deux, à l’autre extrémitédu boudoir. Elles avaient eu le temps de reprendre leurs vêtementsde paysannes bretonnes.
Rien ne trahissait leur récente escapade, saufla porte de la chambre aux costumes, qu’elles avaient oublié derefermer et qui laissait voir les illuminations du jardin.
Montalt ne prit point garde.
Il s’arrêta tout auprès du seuil pour examinerles deux jeunes filles, qui avaient les yeux cloués au parquet,mais qui le voyaient néanmoins parfaitement : le nerf optiquedes femmes ayant, comme chacun sait, le pouvoir de percer lamembrane de leurs paupières.
Elles n’en étaient pas moins déconcertées pourcela, et craintives, les pauvres enfants !
Cyprienne sentait le cœur lui manquer ;Diane rassemblait tout son courage, mais, en ce premier moment, lapeur était la plus forte.
C’était l’heure terrible. Elles allaientsavoir…
Le nabab traversa la chambre à paslents ; Diane, qui était la plus rapprochée de lui, ne perdaitpas un seul de ses mouvements.
Montalt prit un siége qu’il roula au-devantd’elles, mais il resta debout. Ses yeux peignaient une légèresurprise : c’était la première fois qu’il voyait les deuxjeunes filles sous leur costume de paysannes. Cette surprise, dureste, n’avait rien de pénible ; au contraire, à mesure qu’illes contemplait en silence, son visage exprimait une sorted’émotion attendrie.
– Pauvre Bretagne !… murmura-t-ilenfin d’une voix si basse que les deux sœurs ne l’entendirentpoint.
Cette exclamation, qui sortait du fond de soncœur, avait l’accent doux et triste qu’on prend pour plaindre unami méconnu.
Il va sans dire que, du premier coup d’œilDiane et Cyprienne l’avaient reconnu, non-seulement pour levoyageur du coupé, mais pour l’homme du rendez-vous de Notre-Dameet aussi pour l’interlocuteur de Robert dans la scène qui venaitd’avoir lieu au jardin, sous le berceau. Car elles avaient assistéà la fin de cette scène, et c’étaient elles qui avaient jeté, àtravers la charmille, le double et mystérieux démenti.
De leur cachette, elles avaient vu le calmeobstiné que gardait Montalt en écoutant l’odieuse histoire ;mais elles avaient vu aussi, – et c’était maintenant pour elles unvague sujet d’espoir, – la figure du nabab se décomposer tout àcoup et trahir l’amertume profonde qui était sous sa feintefroideur.
Comme son œil noir avait brillésoudainement ! et quelle menace dans le feu sombre de saprunelle !
En cet instant si court où Montalt avaitlaissé tomber son voile d’indifférence glacée, Diane avait entrevuen lui un juge du crime. Un prisme s’était mis entre son œil éblouiet cet homme si beau, si puissant, le maître de toutes cesmerveilles, le roi de ce palais enchanté ! Le romanesquepenchant qu’elle avait à voir les choses sous un aspect surnaturels’était réveillé.
Ce qu’elle pensait, ce qu’elle sentaitsurtout, elle n’aurait point su l’exprimer peut-être, mais son âmese recueillait en une émotion respectueuse, comme aux heures de laprière.
Elle espérait. Quelque chose l’entraînait àrespecter Montalt dont elle ne savait pas même le nom, et à croireen lui.
Et, à ce moment, où, de retour dans leboudoir, les deux jeunes filles attendaient, reprises par leurinquiétude effrayée, c’était bien Montalt que Diane s’attendait àvoir paraître…
Quand la porte s’ouvrit, il n’y eut queCyprienne à tressaillir.
Diane était immobile et droite sur son siége,l’œil au guet, l’oreille tendue. Elle ne tremblait point ; sonsang-froid l’étonnait elle-même. Cyprienne se rassurait presque, àla voir si tranquille.
Montalt les contemplait toutes deux ensilence, et la rêverie semblait le prendre. L’opium agissait surlui, déjà, du moins, comme calmant, et rendait à son visage toutesa noble sérénité.
– Pourquoi ce déguisement ?… dit-ilenfin d’un accent affable et bon ; vous n’en avez pas besoinpour être jolies comme des anges.
– Ce sont les vêtements de notre pays…,répondit Diane à voix basse et sans lever les yeux.
– Ah ! fit Montalt ;l’aimez-vous bien, votre pays ?
À cette question inattendue, Cyprienne risquaun timide regard. Puis elle tourna la tête aussitôt pour cacher sarougeur.
Mais elle avait eu le temps de voir en faceMontalt, dont le sourire s’imprégnait en ce moment d’une sorte debonté paternelle.
Le fardeau d’épouvante qui pesait sur lepauvre cœur de Cyprienne fut allégé de moitié pour le moins.
– Si nous aimons notre pays !… ditDiane. Nous sommes Bretonnes !
– Ah !… fit encore Montalt dont lavoix changea légèrement ; c’est une grande gloire que d’êtreBretonne à ce qu’il paraît, mes belles enfants !… À touthasard, je vous en fais mon compliment sincère.
– Il y a longtemps que vous savez d’oùnous venons…, murmura Diane.
– Oh ! oh !… s’écria le nababdont le sourire devint plus franc ; vous m’aviez donc remarquésur la route ?
Cyprienne fit un petit signe de têteaffirmatif.
– Alors pourquoi cette longuerésistance ?… demanda Montalt, car il y a longtemps que jedésirais votre visite… Aviez-vous peur de moi ?
– De vous moins que d’un autre…, réponditDiane qui raffermissait peu à peu sa voix pénétrante et douce.
Le nabab s’inclina.
– Moins que d’un autre…,répéta-t-il ; c’est beaucoup encore… J’espère que vous avezperdu ce reste de crainte… Voulez-vous que je sois votreami ?
– Oh !… répondit Dianevivement ; nous le voulons de tout notre cœur !
Une nuance d’embarras vint se refléter dans leregard de Montalt. On eût dit qu’il hésitait à donner un sens àcette réponse.
Le silence régna de nouveau, durant quelquessecondes, dans le boudoir. Montalt promenait son regard incertainde l’une à l’autre des deux jeunes filles.
Il contemplait avec une émotion croissante cesbeaux fronts, tout brillants de candeur, ces traits purs etcharmants, auxquels le petit bonnet des paysannes morbihannaisesétait comme une virginale couronne.
Ceux qui le connaissaient auraient devinéqu’une pensée généreuse et bonne livrait combat, au dedans delui-même, aux théories de son scepticisme entêté ; mais lescepticisme était bien fort, et le temps avait fait pénétrer sesracines jusqu’au cœur.
Il se redressa et prit une attitude dégagée,qui cadrait vraiment à merveille avec les grâces jeunes de sataille et de sa figure.
– Ma foi, mes belles, dit-il, j’ai hontede vous l’avouer !… Dans le principe, ce n’était pas pour moique je désirais votre venue… Fou que j’étais ! Il faut vousavoir vues de près pour connaître toute votre valeur… Je prometsbien que je ne vous céderai à personne !
Il n’y a point de complète ignorance. Dianedevint pâle, tandis qu’une épaisse rougeur tombait du front deCyprienne jusqu’à ses blanches épaules.
La ressemblance des deux sœurs disparaissaiten ce moment où la même émotion exagérait les caractères différentsde leur beauté.
Cyprienne n’était qu’une pauvre enfant,effarouchée et surprise ; Diane avait la fierté assurée d’unereine.
– Nous ne savons rien…, dit-elle d’unevoix lente et basse ; à peine pourrions-nous dire ce qui nousblesse dans vos paroles, monsieur… et pourtant, de confiantes quenous étions, nous voilà tristes et humiliées… On est venu versnous, au moment où la détresse nous accablait et où ma pauvre sœur,trop faible contre sa souffrance, parlait de mourir… Auprès denous, se prolongeait l’agonie d’une femme sainte que nous aimonscomme si elle était notre mère… Et je ne vous fatigue pas du comptede nos autres douleurs !… On nous a donné une espérance qui,bien longtemps, nous a semblé un rêve… Pourquoi le cacher ?Derrière les promesses qui nous étaient faites, plus d’une foisnous avons entrevu la honte. Mais quelquefois aussi, pauvresignorantes que nous étions, il nous semblait que Dieu devait avoirmis sur la terre, parmi tant d’hommes méchants, cruels,impitoyables, quelques cœurs généreux, pour que le ciel ne soitpoint une solitude après cette vie… Ne nous demandez pas si nousavons raisonné notre espoir, car notre conscience nous disait derester… Et si nous sommes ici, c’est ma faute… oh ! ma faute,à moi toute seule… Ma sœur ne voulait pas venir…
Cyprienne se rapprocha de Diane, et appuya satête contre le sein de sa sœur.
– Je t’aurais suivie au bout dumonde !… murmura-t-elle.
– Écoutez, reprit Diane ; quand jevous ai reconnu, j’ai senti au dedans de moi-même une joie que jene peux pas expliquer… Mon espoir m’a semblé moins fou… La craintequi me serrait le cœur s’est calmée… Que sais-je ? quand nousétions toutes deux dans notre misérable chambre, nous nous étionssouvenues de vous… Et votre image nous était parfois apparue… MonDieu ! nous avons fait tant de rêves, en notre vie, qui tousont été suivis d’un dur réveil !… À l’instant, quand vous avezparlé, mes yeux se sont ouverts… Le nuage qui était au devant de mavue s’est dissipé pour me montrer l’abîme au bord duquel noussommes… Monsieur, n’abusez pas de notre folie et laissez-noussortir de cet hôtel…
Montalt l’avait écoutée sans même essayer del’interrompre. Son visage avait repris cette indifférence fatiguée,qui était le masque derrière lequel son émotion se cachaittoujours.
– Mes belles…, dit-il avec un sourireglacé, quand on est entré chez moi, ce n’est pas ainsi qu’on ensort.
Cyprienne se couvrit le visage de sesmains.
– Ayez pitié ! dit Diane ; noussommes les filles d’un gentilhomme.
– Peste !… fit Montalt qui semblaits’endurcir dans son ironie, c’est extrêmement flatteur pour unvilain tel que moi !…
– Ayez pitié !… répéta Diane dontles longs cils baissés laissèrent échapper une larme ; notrepère est bien vieux… Et si nous sommes déshonorées, il ne reverrajamais ses filles…
Elle attendait une réponse, la tête haute etles yeux baissés.
La réponse ne vint pas.
– Écoutez…, reprit-elle d’une voixranimée ; nous sommes deux ici… contentez-vous d’unevictime.
– Je veux bien…, dit Montalt :laquelle restera ?
– Moi ! moi !… s’écrièrent enmême temps les deux jeunes filles.
– À merveille !… repritMontalt ; c’est maintenant à qui ne s’en ira point !
– Oh !… murmura Diane, ma pauvreCyprienne !… Je t’en prie ! je t’en prie !…
Cyprienne se jeta dans ses bras et la pressacontre son cœur.
– Nous mourrons ensemble…, dit-elle.
Diane, en ce moment, releva pour la premièrefois ses yeux sur Montalt, et le regarda en face. Sa prunellebrûlait ; le sang colorait vivement ses joues, naguère sipâles. Mais toute cette indignation tomba comme par magie.
Montalt avait beau retenir son masque :le regard perçant de la jeune fille avait vu au travers.
Elle n’avait eu besoin que d’un coup d’œil, etsa paupière, qui se baissait de nouveau maintenant, voilait presqueun sourire.
Elle avait vu la physionomie du nabab démentirénergiquement ses cruelles paroles ; elle avait vu la bontéderrière sa grimace impitoyable. Elle avait même cru voir ses yeuxhumides.
Montalt avait mis grande hâte à recomposer saphysionomie ; mais gagnez donc de vitesse le regard d’unefemme !
En se voyant découvert ainsi à l’improviste,il fronça le sourcil, et cette fois tout de bon.
– Femmes, Bretonnes et filles d’ungentilhomme ! murmura-t-il avec une amertume non feinte ;pardieu ! mes belles, vous êtes bien tombées !
Il repoussa le siége sur lequel il s’appuyait,et se mit à marcher dans la chambre tout en poursuivant :
– Et vous venez me parlerd’honneur !… Et vous venez me dire, comme dans lescomédies : « Nous préférons la mort à la honte… »Mademoiselle, vous eussiez fait une actrice passable…L’honneur !… s’interrompit-il en haussant les épaules,savez-vous bien à qui vous vous adressez ?… Je ne crois pas àl’honneur, moi, mes belles !… pas plus à l’honneur des femmesqu’à l’honneur des hommes… L’honneur des hommes est une stupiditésauvage… L’honneur des femmes est une niaiserie grotesque !…Et quant aux menaces de mort qu’on fait en pareil cas, celaressemble beaucoup à ces simagrées des chanteurs qui passent lamoitié de la journée à se faire prier et l’autre moitié à gémirleur romance, quand personne ne veut plus les entendre…
Tandis qu’il parlait ainsi en s’indignant àfroid et en gesticulant de toute sa force, Diane s’était penchée àl’oreille de Cyprienne et lui glissait quelques mots à voixbasse.
Puis les deux jeunes filles se prirent àregarder le nabab à la dérobée.
Il y avait maintenant presque autant decuriosité que de crainte dans les jolis yeux de Cyprienne.
Quant à Diane, tout son courage étaitrevenu…
Cet étrange pouvoir, elles l’ont toutes. Ici,l’ignorance importe peu, la candeur ne fait rien ; la plusinnocente, comme la plus astucieuse, a ce regard divinateur qui metl’âme à nu et perce tout voile.
Il suffit d’être femme.
À moins que la femme n’aime. En ce cas, deuxphénomènes contraires se produisent indifféremment. Parfois, lapassion rend plus subtile encore cette perspicacité qui dépassealors les limites du vraisemblable, et devient tout bonnement de laseconde vue, du mesmérisme, de la sorcellerie. Plus souvent l’Amourattache, en riant, sur ses beaux yeux jaloux, son mythologiquebandeau.
Que deviendrait ce malheureux don Juan, si lefils de Vénus portait toujours des lunettes ?…
Tandis que Montalt déclamait ses haranguesincendiaires et se croyait le plus barbare tyran du monde, les deuxjeunes filles se rassuraient tout doucement, Diane avait deviné cecœur fantasque et bizarre… deviné, non pas peut-être au point del’expliquer ou de le définir, mais assez pour donner une clef à sescapricieuses boutades, et ne plus voir, en chacune de ses actions,une énigme insoluble.
Elle était, en ceci, beaucoup plus savante queMontalt lui-même, qui, surtout à cette heure, ne savait ni ce qu’ilvoulait ni ce qu’il faisait. Son paradoxe favori, joint à lacrainte de s’attendrir, le rendait intraitable. Il se roidissait detoute sa force contre lui-même ; il se battait les flancs afinde se montrer sans pitié, justement parce qu’il sentait l’émotiondéjà victorieuse…
Elles étaient si charmantes toutes deux !l’une si douce et si naïve, l’autre si naïve et si fière ! Etpuis elles parlaient de malheur…
L’émotion actuelle se mêlait, chez Montalt, àcette autre émotion, récemment éprouvée durant le récit de Robert.Et tout cela le ramenait vers un passé lointain, mais qui vivaitencore, malgré lui, au fond de ses souvenirs.
Car le genre de suicide où s’obstinait Montaltest heureusement impossible. On ne peut tuer son âme, et sous lesglaces factices que la misanthropie amasse laborieusement, lasensibilité immortelle dort et attend le réveil ; surtoutquand la sensibilité fut exquise aux jours de la jeunesse ;quand le cœur, blessé dans un premier élan, s’est repliédédaigneusement et tout de suite en lui-même.
S’ils savaient, ces misanthropes, que lemépris et la haine sont de purs poisons en médecine morale, et quel’unique traitement applicable aux malades d’amour estl’homœopathie !
Dût-on être trompé deux fois au lieu d’une,trois au lieu de deux, quatre fois, cinq fois, dix fois, il fautfaire le brave et ne se point frapper la tête contre les murailles,pour quelques illusions perdues, comme l’empereur Auguste pour sestrois légions germaniques. Fi donc, César ! trois légionsperdues, six de retrouvées !… Et le cœur humain n’est-il pasplus riche en chimères que Rome impériale en soldats ?…
Dieu avait fait Montalt généreux à l’excès,facile à toutes impressions, ardent à aimer, dévoué,miséricordieux, sincère.
Montalt avait essayé de tourner en vicechacune de ces vertus, cela très-sérieusement.
À cette œuvre, il avait employé toute lafougue de sa jeunesse, toute la force de son âge viril ; maisil n’avait pas réussi.
Dieu était resté le maître.
Tout ce que Montalt avait pu faire, ç’avaitété de se tromper lui-même et de se regarder comme un damné depremière force.
Cette croyance était son orgueil et sa joie,d’ordinaire. Aujourd’hui pour la première fois depuis bienlongtemps, elle faisait naître en lui de vagues remords ; car,tout au fond de sa conscience, un doute avait surgi ; et il nesavait plus si cette longue et terrible vengeance, exercée contreson propre cœur, avait un motif ou seulement un prétexte.
Il ne savait plus. Les douces voix des deuxjeunes filles lui rappelaient confusément une autre voix. Leurscostumes bretons lui parlaient d’une terre haïe, mais bien aimée,autrefois, peut-être…
Aussi se montrait-il, à plaisir,implacable.
Cependant à de certains signes, on pouvaitprévoir que cette redoutable colère allait se fondre tout à coup.Le sarcasme amer était sur le point de se changer en caressantesparoles.
Car le nabab était fait ainsi, et ce soir bienplus encore que d’habitude, son caprice tournait à tous vents.
Il était inquiet. Au dedans de lui, une voixrépétait sans cesse : Si tu t’étais trompé !… si l’ont’aimait ! s’il y avait vingt ans de souffrancespartagées !…
Et, pour l’achever, l’opium commençait d’agir,préludant à cette ivresse douce qui précède le sommeil.
Comme il finissait de parler, son regardglissa vers les deux jeunes filles qu’il supposait terrifiées.
Il était séparé d’elles par toute la largeurde la chambre.
Diane jouait calme et souriante, avec lesbeaux cheveux ondés de Cyprienne.
Montalt eut un mouvement de dépit et desurprise.
Les deux sœurs semblaient ne plus faireattention à lui. Il s’arrêta et croisa ses bras sur sapoitrine.
– Mes belles, dit-il en soutenant son tonde raillerie, ne me faites vous plus la grâce dem’écouter ?
Diane se tourna aussitôt vers lui, le frontlibre, les yeux hardiment ouverts.
Cyprienne avançait sa tête, plus timide,derrière celle de sa sœur.
Montalt avait beau faire ; son regards’adoucissait à les contempler si jolies.
– Pourquoi nous chagriner ainsi ?…murmura Diane : nous qui voudrions tant vous aimer !
– Vraiment !… fit Montalt avec undernier effort d’ironie, ceci me paraît léger pour deux filles degentilhomme.
– Bon !… répliqua Diane librement etcomme si elle eût parlé à un vieil ami, vous voilà plus sévère quenous maintenant !… Ne voulez-vous plus que nous vousaimions ?
Montalt détourna la tête et poursuivit sapromenade.
Cette scène prenait, sans qu’il se fûtprésenté la moindre péripétie, un caractère singulièrementinattendu.
Vous vous souvenez de cette gracieuseallégorie du bonhomme la Fontaine dont on a fait tant de tableaux,jolis ou laids : une blonde enfant qui coupe en riant lesgriffes d’un lion de taille effroyable…
Il y avait ici quelque chose de pareil :seulement le lion de la fable se laissait faire, et Montaltrésistait tant qu’il pouvait.
Mais ses griffes n’en tombaient pas moins uneà une.
Depuis qu’il était entré dans cette chambre,il éprouvait un de ces sentiments soudains et impérieux contrelesquels sa systématique indolence ne se révoltait jamaisd’ordinaire.
Nous l’avons vu se jeter littéralement à latête d’Étienne et de Roger, dans le coupé de la diligence deRennes.
Le charme qui l’entraînait vers les deuxjeunes filles était du même genre et bien plus irrésistible.
Mais il y avait une différenceessentielle : Étienne et Roger étaient des hommes, et, dans lecas présent, il s’agissait de femmes, c’est-à-dire d’êtresmisérables et méritant tous les dédains ; de ces créaturesqui, suivant la doctrine de Montalt, naissaient avec tous les vicesde ces serpents gracieux et empoisonneurs, créés pour le malheur del’homme ; de ces ennemis faibles et formidables, menteurs,traîtres, cruels, qu’un honnête homme devait, en toutecirconstance, écraser et flétrir.
Le moyen de se laisser aller sans démolir toutl’édifice de son système !…
Pour comble, il se trouvait que les deuxpetites fées avaient deviné le silencieux combat dont sa conscienceétait le théâtre ! Elles souriaient au lieu de trembler. Lesrôles étaient si complétement intervertis, que lui, l’autocrate, letyran, était à la torture, tandis que les victimes contemplaientpaisiblement sa peine…
Mon Dieu ! elles n’abusaient point deleur victoire, et il y avait dans leurs regards, pleins declémence, un sincère désir d’accorder la paix au plus vite.
– Les filles d’un gentilhomme…, repritDiane qui étouffa un soupir ; c’est vrai, nous l’étions… mais,à présent, nos actions ne regardent plus que notre conscience…
– Votre père est mort ?… demandaMontalt du bout des lèvres.
– Non, grâce à Dieu !… s’écrièrentensemble les deux jeunes filles.
Puis Diane ajouta en secouant latête :
– C’est nous qui sommes mortes.
Le nabab interrompit sa promenade pour lesregarder d’un air sévère.
– Je ne raille pas…, reprit Diane avecmélancolie ; nous sommes bien mortes pour tous ceux que nousaimions… Nous avions entrepris une tâche qui dépassait les forcesde deux pauvres jeunes filles… Il y avait contre nous des hommessans cœur ni pitié… Une nuit, on nous fit tomber dans un piége,préparé lâchement… et un assassin subalterne fut chargé de noustuer…
Montalt s’était rapproché jusqu’au milieu dela chambre.
– Tout cela est bien vrai…, s’interrompitDiane, et je ne voudrais pas vous mentir, car quelque chose me ditque vous nous aimerez… Nous étions bien pauvres, mais un vieuxserviteur de notre famille, que Dieu a sans doute rappelé à luimaintenant, car il était alors sur son lit d’agonie, nous avaitfait héritières d’un petit trésor amassé pendant toute une vie detravail.
« On allait nous noyer. Nous étionscouchées au fond d’un bateau, la bouche bâillonnée et de grossespierres attachées au cou… »
Montalt fit deux pas de plus, comme àcontrecœur.
Diane poursuivait en attachant sur lui leregard de ses grands yeux noirs.
– L’eau était profonde, et nous n’avionspoint de secours à espérer dans cette nuit solitaire.
« Je donnai mon âme à Dieu, et je metournai vers ma pauvre sœur, pour la voir encore une fois.
« Notre assassin eut pitié en ce momentsuprême et nous rapprocha l’une de l’autre, pour que nous pussionsnous embrasser avant de mourir…
– Oh ! murmura Cyprienne qui étaittoute pâle à ce souvenir, et qui entourait Diane de ses bras, commeje priais Dieu de prendre ma vie et de garder la tienne, masœur !
Le nabab était maintenant tout près des deuxjeunes filles ; ses yeux humides souriaient. Diane baisa sasœur au front et continua :
– Je tâchai de parler à l’assassin avecmes yeux, car nos bras étaient garrottés… Il y avait de l’émotionsur son visage, et un espoir m’était venu.
« Il me comprit ; mon bâillon futdénoué. Je lui dis :
« – Si vous voulez nous laisser la vie,nous vous donnerons cinquante pièces de six livres et l’onn’entendra plus jamais parler de nous dans le pays.
« Cet homme était pauvre.
« – Cela fait trois cents francs !…murmura-t-il, et je puis bien enterrer des cercueils vides… Maisvous partirez tout de suite, et vous irez bien loin, bienloin !
« – Nous irons bien loin, et nousprierons Dieu pour vous.
« – Quant à ça, ce sera par-dessus lemarché…
« Le trésor du pauvre vieux serviteur denotre famille contenait cent écus de six livres. Nous en donnâmesla moitié, suivant notre promesse, et nous partîmes pourParis. »
Le nabab s’était assis au devant d’elles etles regardait avec un sourire de père.
– Mais mon histoire vous fatigue…,s’interrompit Diane justement à cet endroit.
– Coquette !… murmura Montalt d’unaccent plein de caresse, vous savez bien que non !
Diane lui tendit la main ; Montalt pritcelle de Cyprienne et les réunit toutes deux dans les siennes.
Il ne cherchait plus, dès lors, à cacher sonintérêt, excité au plus haut degré ; mais l’opium agissait, etle sommeil qui venait appesantissait déjà sa paupière.
– C’est alors que je vous rencontrai surla route de Paris ?… demanda-t-il.
– Précisément… Vous étiez avec deuxjeunes gens que nous avions vus parfois au pays.
– Parfois…, répéta Montalt, dans l’espritduquel une idée venait de surgir ; ne les connaissiez-vous pasparticulièrement ?
Diane hésita peut-être au dedans d’elle-même,mais son hésitation ne parut point.
– Non…, répondit-elle.
– Au fait…, pensa le nabab, Étienne etRoger m’auraient parlé de cette histoire.
Cependant, pour ne garder aucun doute, ilajouta tout haut :
– Voulez-vous me dire comment vous vousnommez ?
– Louise…, répliqua Diane qui serra lebras de sa sœur.
– Berthe…, dit Cyprienne en baissant lesyeux.
– J’aurais voulu que ce fussentelles ! pensa le nabab.
Il y avait un peu d’embarras dans la voix deDiane lorsqu’elle reprit :
– Il ne faut pas juger de pauvrescampagnardes comme des jeunes demoiselles bien élevées… Nous eûmestort peut-être de nous adresser à ces jeunes gens… Mais si voussaviez quelle hardiesse cela donne d’être mortes !… Rien necoûte et rien ne fait peur ! Quand nous hésitons, ma sœur etmoi, depuis que nous sommes à Paris, un seul mot lève tous nosscrupules… Et, ce soir encore, lorsqu’on a voulu nous entraînerchez vous, ni ma sœur ni moi nous n’eussions accepté si je n’avaispas dit comme toujours : « Nous ne sommes plus rien surla terre… Ce qui arrête les jeunes filles heureuses qu’on surveilleet qu’on aime ne peut pas nous retenir… Les belles-de-nuit sontlibres comme le vent qui les emporte sous le feuillage. »
– Les belles-de-nuit !… répéta lenabab ; c’est ainsi que vous aviez signé vos deux billets.
Mais il ne demanda point l’explication de cesurnom mystique.
– Et depuis deux mois, reprit-il, vousavez dû bien souffrir, pauvres enfants ?
– Nous avons eu à passer des heurescruelles, répliqua Diane ; car, si nous étions seules, il yavait une autre misère à côté de la nôtre… Mais le bon Dieu nous afaites courageuses et gaies… Nous avons eu plus d’un moment derépit… Tant qu’ont duré les beaux jours, les passants s’arrêtaientvolontiers pour écouter nos chansons… Et parfois nous revenionsriches… Ma petite sœur chante si bien !
– Et toi, donc !… s’écriaCyprienne ; si vous saviez comme les beaux messieurs laregardaient et l’écoutaient !
– Mais l’hiver est venu…, repritDiane ; on n’a plus voulu nous entendre… Il nous restait bienpeu de chose, quand nous sommes arrivées, sur nos cinquante écus desix livres… Nous avons vendu peu à peu tout ce que nous avions… Etces pauvres gens qui recevaient de nous le pain de chaque jour,sans nous connaître puisqu’ils nous croient mortes, ont eu faimdans leur misérable retraite… Oh ! s’il ne s’était agi que denous !… mais il fallait les sauver, et nous sommes venues…
Montalt se trouvait au centre d’une trame donttous les fils venaient aboutir à lui tour à tour.
Le hasard avait amené sur ses pas l’un aprèsl’autre tous les personnages d’un seul et même drame, et chacund’eux lui en avait dit assez pour que la somme de ces confidencesdiverses pût former, à bien peu de chose près, un récit complet etsans lacune.
Ç’avait été d’abord Vincent de Penhoël, lepauvre matelot breton de l’Érèbe ;
Puis Étienne et Roger, dans la diligence, surla route de Rennes ;
Puis Robert de Blois, avec ses acolytes Blaiseet Bibandier ;
Puis enfin les deux filles de l’oncleJean.
Mais Vincent, ombrageux et fier, avait jeté unvoile sur sa noble famille ; mais Étienne et Roger, quiavaient à se plaindre de Penhoël, tout en conservant pour lui leurvieille affection, n’avaient eu garde de prononcer son nom ;mais M. le chevalier de las Matas, ceci pour cause, avaitprêté généreusement des pseudonymes à tous les personnages de sonhistoire. Quant à Diane et à sa sœur, embarquées dans uneentreprise au moins audacieuse, elles avaient caché jusqu’à leursnoms de baptême.
Malgré cette commune discrétion, Montaltaurait découvert assurément la coïncidence des événements racontés,si, d’une part, ses perpétuelles railleries n’avaient obligé depuislongtemps Étienne et Roger à une réserve entière, et si, del’autre, Robert n’eût pris grand soin d’arranger un peu les faits àsa guise. Nous avons vu, entre autres choses, qu’il avait glissésur ce qui regardait les deux jeunes filles.
Et cependant, deux ou trois fois, un soupçonvague avait traversé l’esprit de Montalt. Il y avait d’abord cefantastique démenti jeté derrière la charmille ; il y avait enoutre ce double rendez-vous donné à Étienne et à Roger lors del’arrivée à Paris.
Mais le moyen de penser que les deux jeunesgens eussent fait près de cent lieues sans voir, au moins une fois,les jolies voyageuses de la Concurrence !
Et puis, ces noms de Louise et de Bertheégaraient le nabab dès ses premiers pas dans le champ desconjectures.
Montalt, d’ailleurs, avait une intelligencevive et haute ; mais il n’était pas homme à chercher bien fortni bien longtemps. Cette nuit, son indolence habituelle étaitaugmentée par l’effet de l’opium, qui agissait maintenant avec uneforce croissante, et enveloppait déjà ses idées dans une brumeconfuse.
Il résistait, parce qu’il se sentait heureuxet qu’il voulait prolonger la joie imprévue de cet entretien.
La situation avait tourné complétement.Montalt ne songeait plus à se révolter contre le charme qui l’avaitsaisi à l’improviste. L’idée ne lui venait pas d’élever l’ombred’un doute sur la romanesque histoire que Diane avait racontée.
C’étaient des faits étranges, mais comment nepas croire les paroles, toutes les paroles qui tombaient de cettecharmante bouche si pure et si sincère ? Ce beau regardpouvait-il accompagner le mensonge ?
Montalt aurait voulu seulement interroger,pour entendre encore cette voix sympathique et douce, quidescendait tout au fond de son cœur.
Mais le temps lui manquait. Il sentait lesommeil vainqueur courber sa volonté forte ; ses paupièresbattaient ; sa tête, appesantie, allait tomber sur sapoitrine.
Tout, autour de lui, vacillait déjà, comme lesobjets que l’on voit en songe.
Il y avait dans cet état quelque chose dedélicieux. Montalt se laissait aller voluptueusement à cedemi-sommeil qui le berçait. Il ne dormait pas encore, mais ilrêvait déjà…
Quelques minutes à peine s’étaient écoulées,depuis l’instant où sa voix, railleuse et dure, arrivait àl’oreille des deux pauvres filles comme un sarcasme et une menace.Maintenant, sa voix était douce, tendre, presque soumise, et sesyeux, qui nageaient dans une langueur molle, semblaient implorerl’amour.
Non point l’amour que le maître du haremdemande à ses esclaves, non pas l’amour que vous avez quêté, jeunesgens, aux genoux de la maîtresse idolâtrée. Que dis-je ? Il yavait de la passion pourtant dans ce regard, une passion profondeet recueillie.
La tendresse paternelle est austère. Pourtrouver un objet de comparaison, il faudrait se représenter lajeune mère qui se penche, heureuse, sur le berceau de sonenfant.
Et toute cette adoration s’était fait jour,non point à cause du récit de Diane, mais pendant le récit, qui luiavait servi seulement de prétexte et de transition.
Tandis que le nabab raillait naguère, ilaimait déjà, et la moquerie déchirait son propre cœur.
Ce cœur, fermé de force à toute tendresse, etqui, depuis vingt ans, souffrait d’un immense besoind’aimer !
Montalt tenait toujours les mains des deuxjeunes filles entre les siennes et les serrait doucement contre sapoitrine.
Diane et Cyprienne souriaient, sans crainte nidéfiance. Elles ne sentaient point trop ce qu’il y avaitd’inexplicable dans la tournure que prenaient les choses.
Et, par le fait, pour tenter cette démarchetéméraire, il fallait bien qu’elles eussent espéré un dénoûment dece genre.
En faisant la part la plus large possible àleur romanesque ignorance, il fallait bien encore, pour expliquercomment cet espoir insensé avait survécu à leur entrée dans l’hôteldu nabab, supposer qu’il y avait en elles quelque secrètepensée.
Cela était en effet. Tandis que les deuxsœurs, abritées par le feuillage, contemplaient la belle figure deMontalt, causant avec Robert de Blois, Diane avait serré tout àcoup le bras de sa sœur.
Quelques mots rapides étaient tombés de seslèvres.
Puis elle avait dit :
– Regarde !… oh !regarde !…
Et Cyprienne avait joint ses deux petitesmains en murmurant :
– Que Dieu le veuille !…
Ceci avait lieu au moment où Montalt, secroyant à l’abri de tout regard, détendait pour quelques secondessa physionomie, et laissait voir le profond dégoût que luiinspirait le récit de Robert.
Et Dieu sait que, pour partir et s’élancerdans les espaces infinis, l’imagination de nos deux jeunes fillesn’avait pas besoin d’un point d’appui bien large. Impossibled’imaginer rien de plus frêle que l’hypothèse bâtie par Diane, maisc’était assez, et à dater de cet instant leur esprit travaillait,travaillait…
De sorte que, indépendamment de leurscaractères, qui eussent suffi peut-être à les entraîner sur cettepente, le nabab d’un côté, les deux jeunes filles de l’autre,avaient, pour se rapprocher, de secrets motifs.
Pour le nabab, c’étaient ses souvenirs et devagues remords, éveillés dans cette soirée ; pour les deuxsœurs, c’était une mystérieuse promesse qui leur montrait le cielouvert…
– Ma belle Louise, dit Montalt en baisantleurs mains qu’elles ne songeaient point à retirer, ma jolieBerthe, comme je vais vous aimer !
– Oh ! tant mieux !… dirent lesdeux sœurs, car, nous aussi, nous vous aimerons bien !
– Voulez-vous être mes filles ?
– Si nous le voulons !… s’écriaDiane ; Dieu a donc pitié de nous !…
Et Cyprienne murmurait avec son gracieuxsourire :
– Je savais bien que vous étiez bon…Oh ! vous ne me faisiez pas peur !
– Écoutez…, reprit le nabab dont la voixse voilait, tout va changer dans cet hôtel… Vous y serez maîtresseset reines… Voilà bien longtemps que je souffre… Vous m’apportez lesalut et l’amour… Vous ne me quitterez plus, n’est-cepas ?
Les deux jeunes filles hésitèrent àrépondre.
– Eh bien ?… reprit Montalt.
– C’est que…, répliqua Diane, il y anotre pauvre père… et Madame.
– Puisqu’ils vous croientmortes !…
– Oh ! s’écria vivement Cyprienne,nous ne nous cacherons plus, quand vous nous aurez donné del’argent pour les sauver.
À d’autres oreilles, cette parole eûtpeut-être sonné mal. Montalt attira la jeune fille sur son cœurpour la remercier.
Diane, dont le front s’était couvert d’abordd’un nuage d’inquiétude, leva les yeux au ciel avecreconnaissance.
Si beau qu’eût été son rêve, la réalitésemblait vouloir le dépasser encore.
– Je vous donnerai donc del’argent ? demanda le nabab en caressant Cyprienne duregard.
– Puisque vous êtes si bon…, répliqua lajeune fille, et que nous en avons besoin pour soulager ceux quisouffrent…
Puis elle ajouta brusquement, comme pour nepas perdre une idée soudain venue :
– Vous ne savez pas ?… Si vous nousdonnez une chambre dans votre hôtel, nous irons chercher l’Ange…Vous ne lui refuserez pas un asile, n’est-ce pas ?
Et comme Montalt la contemplait sans répondre,elle ajouta en joignant les mains :
– C’est notre cousine… oh ! si vousla voyiez, elle est bien plus belle que nous !… Et sa pauvremère pleure, parce que les méchants la lui ont enlevée…
– Nous avons encore bien des choses àvous dire, reprit Diane ; mais comme vous semblez las etaccablé !
Montalt, en effet, cédait malgré lui àl’effort de l’opium.
– Nous avons demain…, répondit-il,après-demain, toute la vie pour causer, pour nous aimer… vous pourme conter vos désirs… moi pour les exécuter à l’instant même…Oh ! mes enfants !… mes filles chéries !… si voussaviez comme vous me faites heureux !… Mais ce soir je ne vousentendrai pas plus longtemps… Avant de venir ici, comme j’avais lamort dans le cœur, j’ai pris un breuvage pour appeler le sommeil…et le sommeil va venir… mais tant que je puis encore vous écouter,parlez-moi… demandez-moi ce que vous voulez.
Diane baissa les yeux.
– Nous voulons beaucoup d’argent…,répliqua-t-elle.
– Combien d’argent ?
– Cette femme qui nous a conduites icinous disait que vous nous donneriez trente mille livres derente.
– Ah !… fit le nabab étonné.
– Et que trente mille livres de rente,ajouta Cyprienne, cela faisait six cent mille francs… Six centmille francs !… c’est plus qu’il n’en faut pour racheter lemanoir où nous sommes nées !… Nous les porterions à Madame quiredeviendrait heureuse.
Un instant les sourcils de Montalt s’étaientfroncés ; mais, à mesure que la jeune fille parlait, son frontse déridait et il retrouvait son sourire.
– S’il ne vous faut que cela, reprit-ilgaiement, nous vous les trouverons.
– Vrai ?… s’écrièrent les deuxjeunes filles en se levant toutes deux et en bondissant dejoie.
– Mais, reprit Montalt, quand j’ai bu del’opium, je dors tard dans la matinée… et les pauvres gens dontvous parlez ont sans doute besoin de secours… Séid !
À cet appel, prononcé pourtant d’une voixassourdie déjà par l’abattement, la figure du noir se montraaussitôt sur le seuil.
Les deux jeunes filles reculèrenteffrayées.
– Prends deux bourses de perles, dit lenabab, mets cent louis dans chacune… et reviens tout de suite.
Le noir disparut et revint au bout d’uneminute, rapportant les deux bourses qui valaient chacune quatre oucinq fois ce qu’elles contenaient.
Cyprienne et Diane les regardaient, poséesqu’elles étaient sur la table, le rouge au front et les yeuxpétillants de plaisir.
– Regarde bien ces deux enfants, ditencore Montalt à Séid qui se retirait ; tu es à elles comme àmoi… tout ce qu’elles te diront, fais-le.
Les yeux brillants du nègre s’attachèrent surles deux sœurs, mais son noir visage n’exprima aucune surprise.
Il s’inclina et sortit.
– C’est à nous, ces bellesbourses ?… demanda Cyprienne.
La tête du nabab oscillait sur ses épaules etses yeux se fermaient.
– Pas encore…, répliqua-t-il, tandisqu’un sourire vague errait sur sa lèvre ; il faut que vous lesachetiez.
Son doigt, étendu, montra la harpe d’ordemi-cachée par la draperie dans un coin du boudoir.
– Une fois que je passais, reprit-iltandis que son accent s’imprégnait de mélancolie, je vous entendischanter une chanson qui me plut, mes filles… Voulez-vous me ladire ? Je m’endormirai en l’écoutant, et je rêverai devous…
Cyprienne s’élança vers la harpe.
– Quelle chanson ?… demandaDiane.
– Je sais bien laquelle, moi !…s’écria Cyprienne dont les jolis doigts couraient déjà sur lescordes de la harpe, en exécutant le simple et doux prélude de lamélodie bretonne : Les Belles-de-nuit. N’est-ce pasque c’est cela ? ajouta-t-elle en s’adressant au nabab.
Montalt fit un signe affirmatif, et sa tête serenversa sur le dossier de son fauteuil.
Les deux jeunes filles étaient debout aumilieu de la chambre.
Quand le prélude cessa, elles chantèrenttoutes deux, mariant leurs voix charmantes aux accords de laharpe.
Belle-de-nuit, fleur de Marie,
La plus chérie
Des êtres que l’ange avait mis,
Au paradis ;
Le frais parfum de ta corolle
Monte et s’envole
Aux pieds du Seigneur dans le ciel
Comme un doux miel…
À travers ses paupières demi-fermées, Montaltfixait sur elles un regard enchanté.
Pendant que Diane et Cyprienne disaient lesautres couplets, une expression de bonheur intime se répandait surles traits de Montalt. On eût dit que l’air et les paroles de cechant faisaient revivre en lui tout un monde de souvenirsaimés.
Ses lèvres s’entrouvraient pour donner passageà son souffle facile. Sa joue était colorée doucement. Tout en luiannonçait le repos bienfaisant et heureux.
– Plus bas !… murmura Diane ;le voilà qui s’endort.
La main de Cyprienne ne fit plus que caresserla harpe dont les accords se voilèrent.
Le dernier couplet tomba de la bouche des deuxjeunes filles comme un murmure :
C’est bien toi qu’on voit sous les saules,
Blanches épaules,
Sein de vierge, front gracieux
Et blonds cheveux…
Cette brise, c’est ton haleine,
Pauvre âme en peine ;
Cette eau qui perle sur les fleurs,
Ce sont tes pleurs !…
Les voix moururent en même temps que lesdernières notes de la harpe.
Montalt sommeillait. Ses yeux s’étaientfermés, souriants. Un songe délicieux semblait bercer déjà sonrepos.
Les deux sœurs s’étaient rapprochées sur lapointe des pieds et se tenaient debout à ses côtés.
Dans cette position, elles se trouvaient justeen face de la fenêtre donnant sur le jardin, et la girandole leséclairait vivement à travers la porte ouverte de la chambre auxcostumes.
Cyprienne, qui s’était retournée par hasard,crut apercevoir, sur le cavalier, derrière la girandole, deux outrois ombres qui se mouvaient.
Mais les myriades d’étincelles, jaillissantdes cristaux, éblouissaient sa vue. Et puis, qu’importait ce qui sepassait au dehors ? Elle n’essaya même pas d’en voirdavantage.
Elle ramena son regard vers Montalt, queDiane, pensive, contemplait toujours en silence.
Les deux sœurs restèrent ainsi pendantquelques minutes. Elles ne parlaient point, mais leurs cœurss’entendaient. Elles s’agenouillèrent, afin de prier pour lui.
Le bonheur mettait au front de Montalt commeune merveilleuse auréole. À voir la mâle et fière beauté de sonvisage, entre ces charmantes figures de jeunes filles, vous eussiezdit deux séraphins du ciel, veillant sur le sommeil del’archange.
– Dieu nous a exaucées !… dit Dianeen se relevant. Le voilà, notre bon génie !…
– Et comme il nous faudra l’aimer, masœur ! répondit Cyprienne.
Diane porta la main de Montalt à seslèvres.
Cyprienne se haussa sur la pointe de sespetits pieds, et sa bouche effleura le front du nabab…
On entendit un cri au dehors. Les deux jeunesfilles se retournèrent effrayées. Sur le cavalier, ces ombres,aperçues déjà par Cyprienne, et que l’éclat de la girandole rendaitindistinctes, s’agitaient et parlaient.
Diane s’élança et rabattit la draperie quifermait la chambre aux costumes.
Mais il était trop tard, sans doute, car,l’instant d’après, un bruit confus et violent se fit derrière laporte principale.
Les deux sœurs, pâles et tremblantes,croyaient distinguer des voix connues.
Le nabab dormait paisiblement, et souriait àses rêves.
Dans le jardin, Étienne et Roger erraientcomme des âmes en peine, cherchant toujours ces deux inconnues quiavaient interrompu si brusquement leur tête-à-tête avecmesdemoiselles Delphine et Hortense.
On ne songeait plus à celles-ci ; ellesétaient oubliées, et Roger lui-même ne pensait point à regretter sablonde bayadère. De leur côté, mademoiselle Delphine etmademoiselle Hortense ne témoignaient point un chagrin trop profondde leur déconvenue. Elles avaient pris le bras du premierconsolateur qui s’était offert, et dans tout le bal on n’eût pointtrouvé de danseuses plus allègres et plus folâtres.
Tel est le charmant caractère de ces dames. Fide la mélancolie ! Est-ce pour pleurer qu’on aime ?…
Le seul malheur en ce monde, c’est de sentirsa taille s’affaisser, son jarret mollir ; de voir branler lapremière dent, de découvrir dans le jais ondé d’une belle chevelurece fil d’argent qui brille et qui menace.
C’est l’âge impitoyable, cet escalier quechacun descend, dont les premières marches sont d’or, et dont lesderniers degrés se perdent hélas ! si bas, qu’on n’ose presquele dire…
Le temps marche, et ces dames ne sont que leslocataires de leur opulence. Ont-elles même un bail ? Cesmoelleux tapis que foulent leurs pieds mignons, les hautesdraperies de brocart qui entourent ce beau lit sculpté, ces meublesmerveilleux, ces cachemires, ces parures, tout cela les quittera unjour.
Mouiller de pauvres brodequins dans la boue dutrottoir, quand on s’est étendue, si gracieuse et si fière, sur lescoussins d’un noble équipage !
Oh ! c’est là le malheur ! lemalheur odieux, inévitable !
S’il est loin encore, tant mieux ! ilfaut rire.
S’il se rapproche, il faut rire plus fort, etrepousser toujours la tristesse qui enlaidit et se garder deslarmes qui vieillissent !
Mais où vont nos maussades pensées ?Hortense et Delphine n’avaient pas vingt ans…
Depuis plus d’une heure, nos deux amisparcouraient le jardin dans toutes les directions, sans jamaisrencontrer leurs inconnues. Ils avaient fouillé les moindresrecoins, et arrêté, l’une après l’autre, toutes les femmes quiportaient le costume de bayadère.
Parmi celles-ci, nulle ne manquait à la fête.Elles étaient bien douze, comme à l’ouverture du bal.
Mais cela ne faisait qu’augmenter le mystère,Étienne et Roger avaient acquis la certitude que leurs deuxinconnues ne se trouvaient point parmi ces douze danseuses.
Plus d’une fois, ils avaient poursuivi dansles bosquets quelque fine taille, serrée par une ceinture decachemire rouge à franges d’or ou par une ceinture verte, maisl’illusion ne durait guère ; au premier mot prononcé, ilss’éloignaient pour continuer leurs recherches vaines.
Ce n’étaient plus les voix tristes et doucesentendues sous le bosquet…
Ils désespéraient, et leur esprit tâchait envain de deviner le mot de l’énigme.
Tous deux avaient la même pensée. Plus ilsréfléchissaient, plus cette idée prenait d’empire.
Qui pouvaient être ces femmes, sinon Diane etCyprienne elles-mêmes ?
Ce n’avait d’abord été qu’un soupçon vague, etce soupçon, ils l’avaient repoussé comme une folie, tant que lesdeux inconnues étaient restées sous leurs yeux.
Ils étaient si loin de penser alors que lesfilles de l’oncle Jean eussent pu quitter Penhoël !
Mais maintenant ils se souvenaient de ceslongues causeries où Diane et Cyprienne ramenaient toujoursl’entretien sur Paris. Ils donnaient un sens à certains détails quiles avaient frappés autrefois.
C’était, chez les deux sœurs, une véritablepassion que ce lointain amour pour les merveilles devinées de lagrande ville.
Et pourtant comment croire ? Ellesaimaient tant Madame et leur vieux père !
Mais il y avait la lettre de Redon, qui disaitque Marthe de Penhoël et l’oncle Jean avaient été chassés dumanoir.
Hélas ! la lettre disait encore queCyprienne et Diane étaient mortes…
L’esprit des deux jeunes gens se perdait dansun dédale d’émotions confuses.
Mortes ! Ils n’osaient point prononcercette parole funeste, mais leurs questions échangées disaient cequ’ils avaient au fond du cœur.
– Si nous avions pu voir…, murmuraitRoger ; mais ce berceau était si sombre !…
– Ces costumes, d’ailleurs, répliquaitÉtienne, nous eussent-ils permis de les reconnaître ?
– Non, certes… Et pourtant il me sembleque la ceinture verte avait la taille de ma pauvre Cyprienne.
– Oh ! quand la ceinture rouge s’estapprochée de moi, son diadème de perles était juste à la hauteur dema bouche, comme autrefois les cheveux de Diane…
– Ce sont elles ! ce sont bienelles !
Puis les doutes arrivaient en foule.
Par quel inexplicable hasard auraient-elles puse trouver à l’hôtel du nabab ? Pourquoi se seraient-ellescachées ? Pourquoi auraient-elles fui ?…
– C’est moi, c’est moi ! s’écriaitRoger en se frappant la poitrine ; tu avais gardé ta raison,toi, Étienne !… Mais j’étais fou !… cette Delphinem’avait ensorcelé… Si ce sont elles, quelle a dû être leur penséeen nous voyant avec ces femmes ?…
– Mon Dieu !… et ne pouvoir ni lesrassurer ni obtenir notre pardon !…
Ils étaient rentrés par hasard dans le berceauoù avait eu lieu leur entretien avec les inconnues.
– Ce qu’elles ont dit me revient mieux encet endroit…, reprit Roger. Aucune de leurs paroles ne m’échappe…Qui connaîtrait ainsi Penhoël ?…
– Nous n’avons jamais rien précisé,répondit Étienne, dans les confidences que nous avons faites àmilord… Il n’y aurait que cette Lola dont j’ai aperçu tout àl’heure le visage…
– Peut-être…, dit Roger qui entrait dansun nouvel ordre d’idées. Mais encore elle ignorait nos relationsavec lui… Quel intérêt aurait-elle eu à raconter cettehistoire ?… Et puis, il y a des détails qu’elle ne pouvait pasconnaître… Oh ! ce sont elles !
Étienne venait de reprendre à la main lalettre qu’il avait reçue dans la soirée.
Ils étaient là un Breton et un Parisien. Cefut au Parisien que vint l’idée bretonne.
Étienne serra le bras de Roger et sa voixtrembla, tandis qu’il murmurait :
– C’est ici… derrière ces arbres que nousavons entendu cette voix qui disait :« Belles-de-nuit… »
Il s’arrêta comme si sa bouche se fût refuséeà prononcer des paroles trop cruelles.
– Eh bien ?… fit Roger.
– Eh bien ! reprit le jeune peintreavec effort, si c’étaient elles, en effet… mais si elles étaientmortes !…
Roger frissonna et garda le silence.
Il n’en était plus à ces heures de joyeuxscepticisme où le plaisir cuirassait son esprit, contre toutesuperstitieuse atteinte. Les souvenirs de Bretagne, qu’il avaitplein de cœur, lui rendaient cette crédulité vague où il avait vécudepuis son enfance.
– Belles-de-nuit !…répéta-t-il ; est-ce que tu crois cela, toi,Étienne ?
Le peintre avait son front brûlant dans samain.
Il lâcha brusquement le bras d’Étienne.
– Je ne sais…, répliqua-t-il d’une voixoù l’émotion tremblait ; mais quand j’ai touché sa main, samain était froide comme du marbre…
Il se laissa tomber sur un banc de gazon et secouvrit le visage. Son exaltation était au comble.
– Mon Dieu !… murmura-t-il avecpassion, morte ou vivante, faites que je la voie encore une fois,afin qu’elle sache tout ce que j’avais dans l’âme… car je ne lui aijamais dit comme je l’aimais !… Elle ne sait pas qu’elle étaitmon seul espoir de bonheur en ce monde !… Oh ! monDieu ! mon Dieu ! morte ou vivante, que je larevoie !…
Dans l’état de fièvre où il se trouvait, cesparoles étaient pour lui une sorte d’évocation. Il releva la têtecomme s’il se fût attendu à voir quelque blanche forme sortir dumassif et glisser à ses pieds.
Roger lui-même regardait tout autour duberceau avec un superstitieux effroi.
Mais ils ne virent rien, ni l’un ni l’autre,sinon deux têtes masculines et très-barbues, qui semblaient enobservation au coin de la charmille. Ces deux têtes disparurentprécipitamment, mais leur aspect avait suffi pour rompre le charme.Étienne se releva, brusquement éveillé de son rêve, et prit le brasde Roger pour rentrer dans le bal.
Les propriétaires de ces deux têtes masculineset barbues, dont nous venons de parler, s’effacèrent dans l’ombre,pour leur livrer passage, et les suivirent de loin.
Il y avait déjà longtemps qu’ils se livraientà ce manége. Ils semblaient avoir envie d’aborder nos deux jeunesgens et ne point oser.
C’était M. le comte de Manteïra et lenoble baron Bibander.
Nous savons qu’ils avaient eu, eux aussi, leurapparition fantastique. Depuis lors, ils restaient fort inquiets,sous le coup de cette pensée qu’il y avait dans le bal deuxpersonnes au fait de leur histoire ; deux personnes ennemiessans aucun doute.
Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu, enpremier lieu, pour rejoindre les deux bayadères, ensuite pourattirer l’attention de Robert, leur conseil habituel, et l’homme àressources de l’association.
Le tout inutilement. Les bayadères s’étaientévanouies comme de véritables feux follets, et Robert avait refuséobstinément de rompre son entrevue avec le nabab.
Tout en lui faisant des signes pour attirerson attention, Blaise et Bibandier s’étaient rapprochés à plusieursreprises, et quelques mots, saisis à la volée, leur avaient apprisle sujet de l’entretien.
Ç’avait été pour eux, alors, une bien autreinquiétude. Robert était un homme habile et surtout prudent. Ilbuvait volontiers, mais avec mesure et sans jamais s’enivrer.
À cet égard, il avait lieu d’être sûr delui-même, car, durant les trois années qu’il avait passées àPenhoël, pas une seule fois sa tête n’avait faibli.
D’ordinaire, il s’observait rigoureusement,ses compagnons le savaient. Mais ils savaient aussi qu’à une époqueplus ancienne, il en avait été autrement.
Au temps où Bibandier était recéleur, Blaiseméritait son surnom de l’Endormeur, où Robert, enfin, végétant dansles grades subalternes de sa profession, volait encore àl’américaine, on lui reconnaissait déjà de certaineshabiletés, quand il était à jeun.
Mais il ne valait plus rien après boire.L’ivresse gâtait tout. Le vin le rendait fanfaron, bavard,imprudent ; tout cela dans une proportion terrible pour lui etpour ses camarades.
Il y avait une chose qui faisait le dangerplus grand, c’est que, dans ces circonstances, l’Américain, tout enperdant ses facultés, gardait son caractère.
Au beau milieu de ses divagations, il secroyait le plus profond des diplomates, et travaillait de toutcœur.
Blaise et Bibandier n’avaient point oubliécela. Aussi à la vue de sa face avinée qui se penchait vers lenabab avec un air important et satisfait, l’idée du péril leur vinttout de suite.
Ils se demandèrent s’il n’y aurait pointsagesse à déserter une partie qui semblait se compliquerfatalement, et peut-être eussent-ils pris la fuite dès lors, si lafroide indifférence de Montalt ne les eût rassurés.
Ils attendirent.
Quand Montalt quitta le berceau, ils sehâtèrent de venir prendre sa place.
– Qu’as-tu dit, malheureux ?…s’écria Blaise ; qu’as-tu dit à cet homme ?
Robert le regarda d’un air de dédainsuprême.
– Où diable ce coquin de Montalt va-t-ilpêcher du vin comme cela ?… murmura-t-il ; on en boiraitune tonne sans pouvoir se griser !
– Mais tu es ivre, Américain !… ditBibandier en le secouant.
– Tout beau, messié Pipândre !…répliqua Robert ; est-ce que vous m’allez seulement à lacheville, vous autres ?… Est-ce que vous pouvez juger de mesactions ?… Je l’ai fait tourner comme une toupieorganisée !… Ah ! ah ! voilà un homme bloqué !…Ma martingale !… il s’agit bien de ma martingale !… mamartingale ne vaut pas deux sous !… C’est mon histoire qui estbonne !… Capulet, Montaigu… le diable et son train !…Faites vos paquets, mes garçons ; nous allons racheterPenhoël.
Blaise et Bibandier l’écoutaient, cherchant àcomprendre.
– Nous ferons nos paquets…, ditBlaise ; mais je crois que ce sera pour aller à la frontière…Tu ne sais donc pas ce qui se passe ici ?
Robert haussa les épaules.
– On boit… on rit… on chante !…répliqua-t-il.
– C’est le diable qui rit !… murmuraBlaise en se rapprochant ; et les morts reviennent.
Robert tressaillit, car il eut un vaguesentiment des paroles entendues naguère sous le feuillage.
– Oh ! oh !… balbutia-t-ild’une voix qui s’alourdissait de plus en plus ; est-ce quevous les avez entendues, vous aussi ?…
– Nous les avons vues !… ditBlaise ; et je veux mourir si j’y comprends un mot !… Cequi est bien sûr, c’est que dans l’hôtel du nabab il y a deuxcréatures qui peuvent nous perdre.
Bibandier se taisait. Sa figure, comme cellede Blaise, exprimait de l’effroi, mais c’était un effroi d’un autregenre.
– Ne pourrait-on avoir du vin ?… ditRobert ; me croyez-vous ivre pour me conter toutes cesfadaises ?… Nous sommes riches, et je vous promets bien queMontalt nous donnera sa boîte aux diamants, l’imbécile, pour quenous lui fassions des affaires !… Je le sais bien, moi,parbleu !…
Bibandier le secoua encore.
– Écoute…, dit-il ; allons-nous-en…Il fait une chaleur d’enfer dans ce jardin… l’air du dehors teremettra.
Il le prit par un bras, Blaise fit de même, etils essayèrent de le soulever.
Robert riait de tout son cœur.
– Viens !… reprit Blaise ; ilfaut que nous tenions conseil… Qui sait si demain il ne sera pastrop tard ?…
Robert les regarda tous deux, tour à tour,d’un air hébété ; puis il se dégagea d’un brusque mouvement etcroisa ses deux bras sur la table pour se faire un oreiller.
– Bonne histoire !…grommela-t-il ; ah ! dame oui !… ça s’appellebloquer un homme !
L’instant d’après, il ronflait comme unbienheureux. Blaise et Bibandier étaient plus embarrassésqu’auparavant.
L’homme qui, d’ordinaire, les tirait de pressedans les cas difficiles, leur manquait. Ils ne voyaient point clairau fond de leur situation, et ne savaient à quoi se résoudre.
Une seule chose leur apparaissait probable,sinon évidente, c’est qu’ils allaient avoir à lutter contre lenabab, et que le nabab serait le plus dangereux de tous lesennemis.
Tandis qu’ils se creusaient la tête en pureperte, évitant d’instinct les endroits où s’ébattait la foule, lehasard les conduisit sur le cavalier qui faisait face à la fenêtrede la chambre aux costumes.
Blaise poussa une exclamation d’étonnement. Unspectacle étrange était devant ses yeux.
Il montra du doigt, à l’intérieur du boudoir,un groupe vivement éclairé par les feux de la girandole.
– Les voilà !… dit-il à voixbasse.
Le regard de Bibandier avait suivi la ligneindiquée, et ses joues étaient devenues blêmes.
Le groupe se composait de Montalt et des deuxfilles de l’oncle Jean.
La main de Blaise pesa sur l’épaule del’ancien uhlan.
– Les voilà ! répéta-t-il, en chairet en os !… Tu ne les as pas tuées, mons Bibandier ?
– Sur ma parole sacrée, répliquacelui-ci, je les ai mises au fond de l’eau, les deux pauvrespetites… avec une pierre au cou, tu sais bien… ça ne peut être quedes fantômes !
Blaise le regarda en face et secoua latête.
En ce moment, Montalt pressait les mainsréunies des deux jeunes filles contre son cœur.
– Des fantômes !… grommelaBlaise ; je crois que tu t’es moqué de nous, monsieur lebaron !… Si c’est comme ça, tu ne le porteras pas en paradis…Mais vois donc, ajouta-t-il en serrant les poings avec colère,comme ils se parlent !… Je suis bien sûr que Montalt sait déjàl’histoire de la nuit de la Saint-Louis !
– Si on filait ?… dit le baronBibander à voix basse.
Blaise était assez de cet avis, mais il avaitgrande confiance dans l’habileté de Robert à jeun ; il sentaitque le plus sage était de réserver la situation jusqu’aulendemain.
Comme il hésitait ainsi, Étienne et Rogerpassèrent au pied du cavalier, pour s’enfoncer dans lesmassifs.
Blaise se frappa le front.
– Nous avons encore quelque chose à faireici, dit-il ; tu vois bien là-bas nos deux tourtereaux dePenhoël…
– Ils ont l’air de chercher commenous…
– C’est qu’ils cherchent !… Je nesais pas bien comment Robert arrangera tout ça demain, mais je sensque j’ai une idée… Penses-tu qu’ils ne nous aient pointreconnus ?
– J’en mettrais ma main au feu !
– Eh bien ! le nabab en verra dedures !… Nous ne sommes pas pincés encore !… Avec cesdeux tourtereaux-là… le petit Pontalès qui est à Paris… et d’autresque l’Américain nous dénichera, on peut monter un coup de tous lesdiables !
– Comment ça ?
– Nous aurons le temps d’en causer… Pourle quart d’heure, il faut agir… Suivons les petits, et fais ce queje te dirai.
Ils descendirent la rampe et s’enfoncèrentsous les bosquets en causant à voix basse. Étienne et Roger étaientdevant eux.
– C’est, que…, dit le baron Bibander enpoursuivant l’entretien, je ne me soucie pas beaucoup d’aller leurtirer ma révérence, moi… Pourquoi n’y vas-tu pas ?
– Y penses-tu ?… Ils me voyaienttous les jours… j’étais sans cesse sous leurs yeux… Ma voix seuleme ferait reconnaître.
– Non pas, l’Endormeur, non pas !…Je t’assure que tu es très-bien déguisé… Ta fausse barbe et tescheveux postiches…
– Allons donc !… Toi, c’est à peines’ils t’ont aperçu deux ou trois fois… Et encore, sois bien sûrqu’ils ne t’ont pas remarqué…
– Mais si fait !… On a beau être malhabillé… quand on a une certaine tournure…
– Alors tu ne veux pas ?…
– Dame !…
– Fais attention que nous serons deuxcontre toi, en cas de brouille !… Car l’Américain ne croitguère aux fantômes !…
Depuis le moment où la bayadère à la ceintureverte lui était apparue, ou plutôt depuis la rencontre qu’il avaitfaite, aux Champs-Élysées, de deux jeunes filles jouant de laharpe, le baron Bibander avait perdu la meilleure part de sesallures victorieuses. C’est à peine si on eût retrouvé en luil’ombre de ce fier seigneur de l’hôtel des Quatre Parties du monde,qui avait voix au chapitre et qui parlait même plus haut que lesautres.
Il se sentait en faute, et plus ses deuxassociés étaient près de perdre leur position, plus il redoutaitleur vengeance.
– Tu sens bien, l’Endormeur, dit-il, queje me soucie de tes menaces comme de l’an quarante, monbonhomme ! L’Américain et toi, et dix autres de votre force neme feraient pas encore peur !… Mais nous sommes ensemble… ilfaut bien travailler un peu… Je me dévoue.
– Tu te souviens bien de ce que je t’aidit ?…
– Me prends-tu pour un sot,décidément ?… Laisse-moi choisir ma belle, et tu vasvoir !
Blaise et lui suivirent encore les deux jeunesgens durant quelques minutes ; puis, au moment où ceux-cirentraient dans le bal, Bibandier, quittant son compagnon, lesaborda avec une rondeur toute germanique :
– Ché futrais afoir l’afantache de fustire ein bédit mot, baragouina-t-il en s’inclinant tout d’unepièce.
Ce qu’avait prévu Blaise arriva. L’idée nevint même pas aux deux jeunes gens qu’ils avaient pu voir quelquepart ce singulier personnage.
– À vos ordres, monsieur, ditÉtienne.
– Pien aimaple !… pienaimaple !… fit Bibandier, bardon si ché fus téranche… chégroin que fus cherchez guelgu’ein…
– Mais, monsieur !…
– Bàrlons pé, et bàrlons pien !… Fusgerchez té bédites témoiselles, hâpillées en pâyadères.
À ces derniers mots, la pensée d’unemystification revint en même temps à Étienne et à Roger.
– Comment savez-vous cela ?… ditÉtienne avec brusquerie.
Et Roger ajouta d’un ton où perçait déjà lamenace :
– Monsieur est donc un des acteurs de lacomédie ?… Le jeu peut ne pas être très-sûr !
Bibandier ne comprenait pas. Mais il étaitacteur, en effet, dans certaine comédie, et n’avait aucuneprétention à la témérité.
– Mes pons messiés, dit-il en faisant unpas en arrière pour rendre sa retraite possible en cas de malheur,ché suis le pâron Pipândre, gonnu, crâce à Tieu, tans Bâris… Chefulais fus rentre service en fus mondrant les bédites témoiselles,hâpillées en pâyadères… foilà tût !
Ceci fut dit avec une bonhomie germanique siadmirable, qu’Étienne et Roger se sentirent à moitié désarmés. Ilsregardèrent fixement le baron qui avait une bonne figure, malgré sabarbe horrifique.
– Vous savez où elles sont ?…murmura Roger d’un air de doute.
– Ya…, répliqua Bibandier ;c’est-à-tire… vui !
– Eh bien !… conduisez-nous.
L’ancien uhlan ne se le fit pas répéter. Il sedirigea aussitôt vers le cavalier, et monta la rampe en précédantles deux amis. Il ne s’arrêta qu’à l’endroit d’où l’on découvraitl’intérieur du boudoir.
Il étendit la main alors d’un gestesolennel.
– Tonnez-fus la beine te récàrter…,dit-il.
Étienne et Roger poussèrent en même temps ungrand cri.
Le hasard avait servi Bibandier. Au moment oùles deux jeunes gens suivaient de l’œil sa main tendue, Cyprienneet Diane venaient d’achever leur chant et s’étaient rapprochées dunabab endormi.
Impossible de ne pas les reconnaître, cettefois, car la girandole les éclairait d’une lumière aussi vive quecelle du jour.
Ce fut un coup de foudre qui frappa les deuxjeunes gens. Ils virent Diane soulever la main du nabab jusqu’à seslèvres, tandis que Cyprienne le baisait au front.
Ils se retournèrent du côté de leur guide. Leprudent Bibandier avait opéré sa retraite.
En ce moment les deux jeunes filles faisaientretomber la draperie. On ne voyait plus rien.
Étienne et Roger demeurèrent un instantatterrés.
Puis Roger saisit le bras de son ami.
– Nous sommes joués tous les deux !s’écria-t-il d’une voix que la rage faisait trembler. Ah ! jecomprends maintenant le manége de milord !… Tout ce que nouslui avions dit d’elles excitait sa fantaisie blasée, et c’étaitpour nous aveugler sur son infamie qu’il attachait à nos pas cesdeux femmes perdues !… Ah ! se vengera-t-on assez en luiprenant sa vie ?
Étienne restait immobile et tête baissée.
– Diane !… Diane…, murmurait-ilcomme s’il n’eût point voulu croire le témoignage de sesyeux ; est-ce possible ?…
Roger lui saisit le bras.
– Viens !… s’écria-t-il ;viens !… Je sens ma tête se perdre !… Oh ! Cypriennela maîtresse de cet homme !… moins que sa maîtresse : unedes sultanes de passage de son sérail infâme !
Il entraînait Étienne à travers le jardin.
Le jeune peintre se laissait faire ; sapensée était comme morte.
Ils rentrèrent dans l’hôtel et parvinrent, aubout de quelques secondes, à la porte du boudoir.
Roger se rua le premier pour forcerl’entrée.
Mais son élan furieux se brisa contre unesorte de mur vivant : les deux noirs étaient debout au devantdu seuil.
– Misérables !… s’écria Roger,osez-vous bien nous résister ? Place !… il faut que jeparle à milord !
Séid et son compagnon gardèrent le silence etne bougèrent point.
Roger s’élança de nouveau, et n’eut point unmeilleur succès.
Il criait ; il menaçait ; ilpleurait.
Comme il allait se précipiter une troisièmefois, Étienne le saisit à bras-le-corps et le contint.
– Milord est trop bien gardé cesoir !… murmura-t-il d’une voix profonde et pleined’amertume.
Puis il ajouta en s’adressant aux deuxnoirs :
– Dites à votre maître que nous quittonssa maison pour toujours… Mais ce n’est pas un adieu que nous luilaissons… Dites-lui qu’il nous reverra demain.
Il entraîna Roger à son tour, tandis que lesdeux nègres restaient là, sentinelles impassibles et muettes.
…… … . .
Deux heures s’écoulèrent.
La fatigue et l’ivresse avaient mis fin à lafête du nabab.
Il n’y avait plus personne dans le jardin oùles châssis, ouverts, laissaient pénétrer l’air froid de lanuit.
Les valets avaient éteint lustres etgirandoles. Un silence profond régnait dans l’hôtel, naguère sibruyant.
Tout le monde dormait.
Tout le monde, excepté Cyprienne et Diane quivenaient de rentrer dans la chambre aux costumes.
Diane ferma la fenêtre du jardin et choisit,parmi les vêtements pendus à la boiserie, un costume complet decavalier fashionable.
Cyprienne l’imita.
Elles entamèrent toutes deux, avec unegracieuse gaucherie, l’œuvre difficile de se vêtir en hommes.
Évidemment, ce n’était point pur caprice, etil y avait sous jeu quelque expédition importante, car vous eussiezretrouvé, sur leurs jolis visages, cette vaillance gaie qui lesfaisait sourire autrefois, à Penhoël, quand l’heure venait delivrer bataille.
C’étaient de bons petits soldats, joyeux aufeu et s’enivrant volontiers à l’odeur de la poudre !
– Comme c’est dur, ce vilain cuir !disait Cyprienne en essayant sa seconde paire de bottes ; vousverrez que je n’en trouverai pas d’assez petites pour monpied !…
– Jeune homme, répliqua Diane gravement,vous êtes un fat !
Et Cyprienne de rire de tout son cœur.
Les bottes mises, on passa le pantalon, coupépour une femme, mais dont la taille n’était pas encore assez fine.Dieu sait qu’on eut toutes les peines du monde à disposer le nœudde la cravate !
Diane voulait la rosette classique ;Cyprienne aimait mieux les deux pointes à la diable.
On se disputa presque.
Puis vint le gilet à châle, et la fineredingote collante.
La toilette était achevée. Elles seregardèrent en riant comme des folles, puis Diane prit un airsérieux.
– Ma pauvre Cyprienne…, dit-elle ;tu es dix fois trop jolie pour un garçon !
– Jolie toi-même !… s’écriaCyprienne ; tu es jalouse !… et tu ne veux pas me direque je suis bel homme !…
Diane la prit par la main et l’amena devantune glace. La glace, interrogée, leur renvoya les deux plusmignonnes figures d’enfants que l’on puisse imaginer.
Elles secouèrent la tête avecdécouragement.
– Ça rajeunit de cinq ans !… ditCyprienne ; nous sommes encore au collége.
– Avons-nous fait notre premièrecommunion ?… demanda Diane.
Puis, au beau milieu de leur gaieté, ellespoussèrent ensemble un gros soupir.
– Mon Dieu !… murmura Cyprienne,comment faire pour être laide ?
Diane baisa les beaux cheveux châtains dontles boucles ondoyaient autour de sa tête nue.
– Voilà l’impossible !…dit-elle ; mais on n’a pas besoin d’être laid pour faire legarçon.
– Je crois bien !… s’écriaCyprienne ; Roger était si beau !…
– Avant de courir après les joliesblondes…
– C’est comme Étienne, alors qu’iln’aimait pas les belles brunes…
Elles perdirent leur sourire, repentantestoutes deux d’avoir prononcé ces paroles qui ressemblaient à de laraillerie.
– C’est moi qui ai commencé, ma petitesœur…, dit timidement Diane.
– Et moi, je suis une méchante, ditCyprienne, car je sais bien qu’il t’aime !… Mais Roger…oh ! Roger ! il me payera les larmes que j’ai versées,cette nuit, sous mon masque !
Diane l’attira contre son cœur.
– Je demande son pardon, murmura-t-elle.C’est un enfant comme toi… et je suis sûre qu’il est bien tristemaintenant.
– Une idée !… s’écriaCyprienne ; puisqu’il nous faut être hommes pendant une heure,tâchons de leur ressembler.
– À qui ?
– Toi au grave M. Étienne… moi à cetétourdi de Roger… Voyons, mets-toi là !… Étienne a de grandsyeux pensifs comme les tiens… Fais son sourire rêveur et sa têtepenchée… C’est cela, ma foi, c’est cela !… Bravo !M. Étienne !
Et la folle faisait de grands saluts.
– À mon tour, maintenant ! repritelle. Je vous représente M. Roger de Launoy, avec son airfanfaron et son regard espiègle.
– Bravo !…, dit Diane à sontour ; il ne te manque qu’un peu de moustache…
– Oh ! si peu !…
– Quelques pouces de plus…
– Je marcherai sur la pointe despieds.
– Et quelques jolies boucles de moinsautour de cette tête sans cervelle !
Cyprienne s’élança vers un guéridon, où elleprit une paire de ciseaux ; puis, saisissant à pleines mainsles masses soyeuses de sa chevelure, elle se mit à tailler sansmiséricorde.
Diane poussa un cri et voulut l’arrêter, maisil n’était plus temps. Les mèches, tranchées d’une main ferme,inondaient déjà le parquet.
– Oh ! petite sœur !… ditDiane ; tes beaux cheveux que j’aimais tant !
– Moi aussi je les aimais beaucoup… maisils repousseront… Et puis ne me plains pas trop, reprit-elle enintroduisant les ciseaux impitoyables dans la magnifique chevelurede Diane ; je vais te mettre à mon régime… Titusgénérale !
Les ciseaux abattaient, abattaient. Il y avaitsur le parquet de quoi faire trois perruques à laLouis XIV.
Les deux enfants riaient en se dépouillant decette riche parure.
Quand la dernière boucle fut tombée, ellesinterrogèrent de nouveau la glace qui, cette fois, leur rendit deuxminois vifs, espiègles, mutins, deux vraies figures de pages.
Elles sautèrent de joie.
– Un peu de moustache maintenant, si tuveux !… dit Cyprienne ; j’en ai vu de toutes les couleursdans la toilette.
Elle ouvrit un tiroir, et une ligne brunetrancha sur le satin de sa lèvre.
Diane ne recula pas devant ce dernier détail.La métamorphose était complète.
Restaient encore pourtant quelquesaccessoires.
Elles choisirent, par exemple, entre les armesmignonnes disposées sur une étagère, chacune deux petits pistoletsqu’elles cachèrent sous leurs redingotes.
Elles bourrèrent leurs poches des louis d’orcontenus dans les bourses du nabab, puis elles se dirigèrent versla porte, coiffées de chapeaux ronds et la badine à la main.
Avant de sortir, leurs doigts, gantés defrais, envoyèrent un double baiser à Montalt endormi.
La porte s’ouvrit.
Les deux noirs, qui veillaient toujours endehors, les regardèrent avec surprise, et firent mine d’abord des’opposer à leur passage.
– Milord ne vous a-t-il pas ordonnéd’obéir à toutes nos volontés ? prononça Diane d’un tonimpérieux.
Séid hésita, puis s’inclina en signe desoumission.
– Eh bien ! reprit Diane, je vousordonne, moi, de faire atteler sur-le-champ une voiture… nousvoulons aller nous promener.
– À cette heure de la nuit ?…murmura le noir.
– C’est notre volonté !… ditDiane.
Le noir s’inclina encore, et s’éloigna pourobéir.
Madame la marquise d’Urgel habitait ledeuxième étage d’une maison de décente apparence, située rueSainte-Marguerite, juste en face de la prison militaire.
C’était, suivant l’opinion des gens duquartier, une veuve dans une position de fortune aisée, mais qui nerépondait pas tout à fait au fracas de son grand nom. Elle avaitcependant un appartement fort digne, une toilette toujoursrecherchée et une voiture.
Elle ne sortait guère, sinon pour accomplirses dévotions, comme une Castillane de bon sang, et aussi, le soir,parfois, à l’heure où s’ouvrent les salons du grand monde. Mais,comme elle ne recevait jamais personne, on ne supposait pointqu’elle pût être fort répandue.
Tout le monde s’accordait à convenir quec’était une des plus belles femmes de Paris.
Sa nièce, jolie personne de seize à dix-septans, à la figure douce et souffrante, vivait encore bien plusretirée. C’est à peine si on l’avait vue sortir deux ou trois fois,jamais à pied.
Dans les rares occasions où la marquisel’emmenait ainsi avec elle, les stores de la voiture étaientsoigneusement baissés.
Mais il n’y avait point là de mystère, c’étaittout bonnement la santé faible de la jeune fille qui nécessitaitces précautions.
On disait, en effet, que la pauvre enfant semourait d’une maladie de langueur.
C’était Blanche de Penhoël qui passait ainsipour la nièce de la marquise.
Blanche était dans cette maison depuis unmois. Avec les quelques semaines passées à l’hôtel des QuatreParties du monde, cela faisait deux grands mois depuis sondépart du manoir, et pourtant elle gardait toujours la pensée qu’onallait la rendre à sa mère. Ces caractères faibles et crédules sontlents à désespérer.
Lola, cœur froid dans un corps de feu,n’était, à proprement parler, ni méchante ni bonne. L’indifférencequ’elle apportait à tout lui avait fait commettre en sa vie biendes actions coupables, mais l’initiative du mal n’était point enelle.
Elle traitait Blanche avec assez dedouceur.
Ce n’était peut-être point pitié. Nous l’avonsvue poursuivre tranquillement la ruine d’un homme qui l’adorait,cela sans y mettre la moindre passion, et comme elle eût accomplila tâche la plus simple. Le sens moral lui manquait ; nullevoix ne parlait au fond de sa conscience.
Ces natures, en quelque sorte négatives,pullulent autour de nous. Seulement, comme un rien peut romprel’inerte équilibre qui les retient entre le bien et le mal, lemoindre enseignement suffit à les parquer dans le troupeau des gensordinaires, qui n’enfreignent aucune loi essentielle et viventsuivant l’ornière de tout le monde.
Ce sont alors d’honnêtes gens négatifs,passifs pour mieux dire, inutiles par eux-mêmes, sansindividualité, sans valeur propre, faisant uniquement nombre etconstituant partout l’immense majorité.
Mais le moindre enseignement pervers ou mêmel’absence de tout enseignement, car la faiblesse humaine a sa pentevers le mal, peut les jeter pour toujours dans une autre voie.
Ce sont alors des instruments de vice ou decrime, passifs encore, mais terribles, à cause de cela mêmesouvent.
Du reste, Blanche voyait Lola tout au plus unefois par jour. La prétendue marquise lui disait alors quelques motsde sa mère, qui était toujours sur le point d’arriver pourl’emmener avec elle en Bretagne.
Blanche n’avait pas l’idée du mensonge. Onavait beau la tromper, elle ne se fatiguait point de croire.
Il y avait chez la marquise une femme dechambre de vertu douteuse, mais bonne fille au fond, et d’uncaractère serviable, qui avait pris l’Ange en affection.
La pauvre enfant était si douce et si éloignéede la plainte. Thérèse, la femme de chambre, lui tenait compagnie,la soignait et la consolait.
Mais Thérèse avait deux ou trois soupirantsparmi la jeunesse studieuse du carrefour Bussy : Blancherestait bien souvent seule, et alors de vagues tristesses venaientl’accabler.
Elle se souvenait de Penhoël, où son enfances’était écoulée parmi les caresses. Mon Dieu ! que de bonheur,et comme on l’adorait ! Elle croyait voir la vénérable etbelle figure de l’oncle Jean qui lui souriait comme autrefois.
À son réveil, quand ses yeux s’ouvraient, ellecherchait le doux regard de sa mère.
Et Diane, et Cyprienne, ses cousines chéries,si complaisantes, si bonnes, si promptes à deviner ses moindrescaprices !
En retournant au manoir, quand on allait venirla chercher, elle retrouverait l’oncle Jean et sa mère ; maisDiane et Cyprienne étaient mortes…
Elles, si jolies, si pleines desanté, de force, de jeunesse ! Elles, dont la pauvre Blancheavait envié si souvent la gaieté insouciante et heureuse !
Elles ne seraient plus là. Dieu les avaitreprises. Et Blanche pleurait en songeant qu’elle iraits’agenouiller, entre leurs pauvres tombes, derrière l’église deGlénac…
Et Vincent, le retrouverait-elle aumanoir ? Elle ne se rendait point compte de cela, mais, parmiles souvenirs qui visitaient sa solitude, celui de Vincent était leplus assidu.
Elle songeait à lui presque autant qu’à samère.
Le malheur enseigne. Là-bas, au milieu durepos tranquille de Penhoël, l’enfant eût tardé longtemps encorepeut-être à devenir femme ; mais dans cette chambre solitaire,où ses jours s’écoulaient si tristes, son cœur travaillait à soninsu.
Elle aimait, non plus de cette amitié douce dupremier âge ; elle aimait d’amour…
Chaque fois que sa pensée se tournait versl’avenir, Vincent était là toujours, partageant la joie comme lapeine.
Il ne lui semblait pas possible que Vincentpût lui manquer jamais. À cet égard, elle ne se faisait nullequestion. Il était là, le compagnon naturel de sa destinée.
Pauvre Vincent ! Il y avait maintenanthuit grands mois que son départ de Penhoël avait arraché à la jeunefille quelques larmes distraites. Qu’était-il devenu ? Pendantce long espace de temps, point de nouvelles ! S’il lui étaitarrivé malheur !…
À cette pensée, Blanche avait froid au cœur.Tout ce qui lui restait de courage l’abandonnait. L’avenir sevoilait pour elle.
Car les choses avaient bien changé pendant ceshuit mois, et l’amour était venu durant l’absence.
Mais ce n’était pas seulement la pensée desamis dont elle était séparée qui chargeait de tristesse le pâlefront de l’Ange de Penhoël.
Il y avait en elle une inquiétude confuse quiprenait sa source dans la souffrance physique.
Le mal qui pesait sur elle n’avait point denom pour son ignorance. Elle ne savait pas ; mais elle étaitfemme, et parfois il se faisait en son esprit une vaguelumière.
Quand son flanc tressaillait, quand ellesentait au dedans d’elle un mystérieux frémissement, l’instinct queDieu met au cœur de toute mère faisait effort pour se révéler.
Parfois Blanche à genoux, brisée de douleur,priait Dieu de la débarrasser d’une pensée qui était unblasphème.
C’est qu’elle se comparait alors, la pauvrefille, malgré l’effort de son cœur pieux, à la sainte ViergeMarie…
Il va sans dire que Lola, Thérèse et même nostrois gentilshommes avaient découvert depuis longtemps son état.Madame en avait donné, du reste, la première idée à Robert, dans laconversation qu’ils avaient eue ensemble, pendant le bal de laSaint-Louis, sous la Tour du Cadet.
Robert avait été plus loin. Il savait à peuprès à quoi s’en tenir sur les étranges circonstances de cettegrossesse.
Et comme il était homme à profiter de tout, ilavait fait entrer l’ignorance de la jeune mère dans les calculs desa partie.
Ce n’était point chez lui une foi bienarrêtée, parce que cette croyance romanesque sortait tout à fait deson caractère.
Mais l’innocence de Blanche était simanifeste, si radieuse, en quelque sorte, que Robert doutait.
Cela suffisait.
Il s’était dit :
« Si véritablement la petite est viergede cœur et victime de quelque diablerie, je joue le rôle du diableet me pose en chevalier généreux qui répare noblement sa faute…Corbleu ! je reconnais mon enfant, et je deviens le modèle despères !… Si, au contraire, la petite a caché son jeu, ausortir de la coque elles sont toutes des comédiennesconsommées ! – si elle s’est passé là-bas, à Penhoël, lafantaisie d’avoir un amant… eh bien ! je suis de plus en plusgénéreux… j’endosse la faute du coupable… Je donne à la candidecréature qui va naître, n’importe lequel de mes illustres noms…j’épouse… et je reçois sur mon habit de noce les larmes de joie detoute une famille attendrie… Toujours en supposant que l’oncled’Amérique nous fasse l’amitié de revenir… car, s’il reste enchemin, il est bien entendu que ce fade roman ne me regardepas ! »
Robert avait agi en conséquence de ceraisonnement, et nous savons que Lola suivait ses ordres à lalettre.
De sorte que l’Ange gardait son ignorance.Personne ne lui avait jamais donné de leçons.
Mais, si discret que l’on puisse être, lesfaits parlent, et près de l’évidence les moindres indices ont leursignification éloquente.
Lola ne pouvait toujours retenir ses regards,et les yeux de Thérèse disaient bien des choses en se fixanttoujours sur la taille épaissie de la jeune fille.
Pour que Blanche continuât de repousser lessoupçons vagues qui l’obsédaient, il fallait l’appui de saconscience virginale et la pureté limpide de ses souvenirs.
La chambre qu’elle habitait dans la maison dela marquise donnait sur le devant, car on ne la traitait point enprisonnière, et son angélique douceur rendait toute précautionsuperflue.
Eût-on voulu prendre des précautions, sachambre n’aurait point été encore mal choisie. De l’autre côté dela rue, il n’y avait, en effet, aucune fenêtre d’où les regardsindiscrets pussent épier la solitude de la jeune fille.
Du moins, telle était l’apparence, puisque lacroisée de Blanche regardait cet espace vide qui se trouve derrièrela porte latérale de la prison militaire.
De l’intérieur de sa chambre, elle voyaitseulement les derrières de la rue de l’Abbaye et le profil de lafaçade intérieure de la prison, c’est-à-dire quelques barreaux defer, faisant saillie hors de l’épaisse muraille.
Mais, à cause de cette position même, si ellene pouvait rien voir, elle pouvait être vue.
Et, de fait, derrière une de ces croisées, quedéfendait un solide grillage, il y avait un prisonnier dont lesyeux restaient fixés sur elle durant une grande partie du jour.
Une ou deux fois, Blanche l’avait entrevu auxrares instants où le soleil, pénétrant dans la ruelle intérieure dela prison, éclairait d’aplomb son visage. Mais elle n’avait pudistinguer ses traits, parce qu’il y avait les barreaux de ferentre le prisonnier et son regard.
D’ailleurs, elle n’avait point l’esprit assezlibre pour se donner à une curiosité vaine.
Comme son âme était bonne, elle priait parfoispour le pauvre prisonnier. C’était tout.
Le prisonnier, au contraire, s’occupait d’ellesans cesse.
Il avait en sa possession la lame d’un couteauqui, ébréchée, lui servait à limer ses barreaux. Toutes les heuresde sa nuit se passaient à ce patient travail ; mais dès ques’ouvrait la croisée de Blanche, il ne travaillait plus, sa têtes’avançait, avide, et il semblait que son âme s’élançait vers lajeune fille.
Durant des heures entières, il restait encontemplation devant elle, et parfois, lorsque le front de Blanches’appuyait, plus triste, sur sa main, des larmes venaient aux yeuxdu pauvre prisonnier.
Bien souvent, il avait essayé d’attirerl’attention de la jeune fille, soit en l’appelant par son nom, caril savait son nom, soit en agitant ses mains à travers lesbarreaux.
Mais sa voix s’était perdue parmi les chantsrauques des autres captifs, et quant à ses signaux, Blanche ne lesremarquait point, ignorant qu’ils lui fussent adressés.
Le prisonnier avait nom Vincent dePenhoël.
Dans cette maison, la pauvre Blanche setrouvait, à son insu, entourée de tous ceux qu’elle aimait.
Vincent, qu’appelaient ses larmes muettes,pouvait la voir pleurer ; quelques pas, et deux ou trois mursla séparaient de sa mère qu’elle demandait à Dieu chaque jour dansson ardente prière.
…… … . .
Vincent était arrivé jusqu’à Paris, tantôt àpied, tantôt sur la charrette de quelque paysan voyageur, comme ilavait pu, enfin.
De Redon jusqu’à Rennes, les traces desravisseurs avaient été faciles à suivre. À Rennes, au bureau desdiligences, il avait acquis la preuve que Blanche était maintenantsur la route de Paris.
Ceux qui l’emmenaient avaient, dès lors,changé de noms, et Vincent ne pouvait deviner en eux les ancienshôtes de Penhoël. Mais que lui importait ?
Une fois acquise la certitude que Blancheétait à Paris, Vincent ne calcula plus ni ses moyens ni ses forces.Il s’élança sur la route, comme s’il eût espéré joindre la voiture,qui avait sur lui vingt-cinq lieues d’avance.
Il ne lui restait plus que bien peu de chosesur l’argent du nabab. Loin de pouvoir payer sa place à ladiligence, il n’avait pas même de quoi vivre durant le trajet.
Il ne songea point à cela.
Courir ! courir ! atteindre lesinfâmes qui lui enlevaient Blanche, voilà seulement ce quil’occupait. Mais l’enthousiasme se lasse, et il y a près de centlieues de Rennes jusqu’à Paris.
Plus d’une fois, pendant la route, Vincent futobligé de mendier un gîte et un morceau de pain.
Plus d’une fois, il s’arrêta, vaincu par lebesoin ou par la fatigue.
La route s’allongeait devant lui à perte devue, et des larmes lui venaient aux yeux.
Enfin il arriva ! Oh ! ce grandParis ne l’effraya point. Dès les premiers pas il pensaitrencontrer des indices. Il se disait : « Je parcourraitoutes les rues, j’entrerai dans toutes les maisons, je visiterailes moindres recoins ! Je trouverai… jetrouverai !… »
Il trouva le soir même, comme il dormait,épuisé de lassitude, sur un banc des boulevards, un fonctionnairepublic, curieux par état, lequel interrompit son somme pour luidemander son nom et son adresse.
Le pauvre Vincent avait mis six jours pourvenir de Rennes, six jours sous la pluie et la poussière. Il étaitfait à peu près comme notre Bibandier, à l’époque où ce noble baronn’était encore que général de uhlans dans les taillis del’Ille-et-Vilaine. Il sentait son vagabond d’une lieue.
À la demande du fonctionnaire, il resta fortembarrassé : d’adresse, il n’en avait point, et sa désertion,après le malheureux duel de Madère, ne lui donnait pas grandcourage à décliner ses nom et prénoms.
Comme il hésitait, le fonctionnaire public etcurieux l’engagea poliment à le suivre. Vincent voulut fuir ;ce fut sa perte. Le fonctionnaire se mit en communication avecquelques sergents de ville qui prenaient le frais là, par hasard,et le pauvre Vincent eut un gîte.
Il se trouvait que le rapport du commandant dela station de Madère était arrivé depuis peu au ministère de lamarine. Les bureaux venaient d’achever leur travail, et la policeavait des notes toutes fraîches.
Vincent essaya bien de mentir, mais c’était unmétier nouveau pour lui ; on le pressa ; il se coupa. Laprison de l’Abbaye lui ouvrit ses portes à deux battants, jusqu’aumoment où un conseil de guerre, assemblé, déciderait de sonsort.
Il était là sous les verrous depuis environsept semaines.
Pendant la première moitié de ce laps detemps, un découragement lourd et accablant s’était emparé de lui.La pensée de Blanche perdue, de Blanche qu’il ne pouvait plus mêmeessayer de secourir, le navrait. Il voulut se laisser mourir. Mais,un jour qu’il tentait d’entrevoir, à travers les barreaux de sacellule, un petit coin de cette ville immense où Blanche souffraitpeut-être abandonnée, la seule fenêtre qu’il pût apercevoir, del’autre côté de la rue, s’ouvrit tout à coup, et deux femmes s’ymontrèrent.
Il faillit tomber à la renverse, tant sasurprise fut profonde.
L’une de ces deux femmes était Lola, l’autreétait Blanche.
Il poussa un grand cri de joie, et des larmesvinrent à ses yeux. Puis ses mains, crispées convulsivement,secouèrent les barreaux solides. Il voulait s’élancer. Ilappelait : « Blanche ! Blanche !… »
La jeune fille n’entendait pas. Mais elleresta. Vincent la revit le lendemain à la même place ; lesurlendemain il la revit encore.
C’était là qu’elle demeurait.
Comme elle était changée, mais toujoursbelle ! Vincent l’aimait mille fois plus qu’au temps dubonheur.
Et toutes ses pensées se tournèrent désormaisvers un seul but : fuir pour se rapprocher d’elle, fuir pourla protéger et la sauver !
Son courage revint ; sa force doubla.
Oh ! s’il avait pu échanger avec Blancheune parole, un signe seulement, son travail eût marché bien plusvite. Mais il avait beau faire, entre lui et la jeune fille le mêmeobstacle se dressait toujours. La pauvre lame ébréchée, que lehasard avait mise entre ses mains, s’usait contre le fer àl’épreuve. La tâche allait bien lentement. Mais Vincent ne selassait point, et l’œuvre avançait un peu tous les jours.
Une fois le barreau scié, que devait-ilfaire ? Il ne savait : à la grâce de Dieu !…
Cette nuit, tandis que le prisonniertravaillait, sans bruit, et constatait que sa lame entraitmaintenant tout entière dans le fer du barreau, Blanche veillait,elle aussi, en proie à des douleurs plus vives.
Elle était seule. Madame la marquise d’Urgelavait quitté la maison dès la brune pour se rendre à la fête dunabab, et Thérèse, profitant de l’occasion, avait donné sa soirée àquelqu’un de ses studieux amants.
Blanche était tout habillée sur son lit. Ellese sentait à la fois plus souffrante d’esprit et de corps. Desourdes douleurs déchiraient son flanc, et sa bouche rendait desplaintes faibles, auxquelles nulle voix ne répondait.
Les bruits de la rue diminuaient peu à peu.Les boutiques se fermaient ; on n’entendait plus qu’à de raresintervalles le roulement des voitures attardées.
Et personne ne rentrait au logis de lamarquise.
La pauvre Blanche avait peur.
Elle sentait que la force allait lui manquerpour souffrir, et offrait son âme à Dieu, pensant que la dernièreheure allait sonner pour elle.
La fièvre venait, amenant des visionsnavrantes ou terribles. L’Ange voyait, autour de sa couche, tousceux qu’elle aimait ; mais ils étaient pâles ; ilsavaient les yeux pleins de larmes… Et Blanche se disait :
– Ils sont morts… morts comme je vaismourir…
Elle essayait de prier. Les paroles del’oraison se mêlaient dans sa bouche. Elle ne pouvait.
Dans sa frayeur, elle appelait, et sa voix,changée, tombant au milieu du silence, l’épouvantait davantage…
Vers une heure du matin, la fatigue, plusforte que la souffrance, ferma enfin ses yeux. Elle s’endormit dusommeil de l’épuisement.
Thérèse rentra, puis madame la marquiseelle-même. Blanche ne les entendit point.
Son sommeil, que rien n’avait pu troubler, futpourtant interrompu brusquement aux environs de cinq heures dumatin par un tintamarre diabolique qui se faisait à la porte de larue.
Blanche s’éveilla en sursaut.
On frappait à la porte ; on sonnait àtriple carillon, et l’on appelait le concierge à grands cris…
Le bruit qui avait troublé le sommeil de lapauvre Blanche venait bien de la porte cochère, dont le marteau,agité à tour de bras, produisait un tintamarre d’enfer.
Cinq heures venaient de sonner à Saint-Germaindes Prés. C’est le moment où les couples de portiers, bercés dansleur meilleur sommeil, ronflent intrépidement et rêvent ledélicieux paradis de la petite propriété.
On avait beau frapper, un silence obstinérégnait dans la loge.
Mais les assaillants paraissaient d’humeur àne point abandonner, pour si peu, la partie.
C’étaient ma foi, deux charmants cavaliers,lestes et pimpants, qui venaient de quitter un fort bel équipage,stationnant devant la maison. Leur voiture ne portait pointd’armoiries. Elle était timbrée seulement d’un B et d’un M, peintsen miniature dans un cartouche doré.
Sur le siége de devant, auprès du cocher, il yavait un grand nègre, vêtu d’une livrée bizarre, et rappelant lecostume asiatique ; sur le siége de derrière, un autre nègre,en tout semblable au premier, se tenait debout.
À cette heure de nuit, on ne pouvaitdistinguer leurs traits, mais la clarté des réverbères dessinait ensilhouette leur robuste carrure.
Nos deux gentils cavaliers n’avaient faitqu’un saut de la voiture sur le pavé. Ils avaient tous deux de cesfines tailles, de ces tournures gracieuses et à la fois gaillardesque les mères voudraient à leurs fils sortant du collége, mais dontla plupart des adolescents se privent, cet âge étant, quoi qu’endisent les poëtes, l’âge des cheveux plats, des grands pieds, desallures gauches et des mains rouges.
Le bruit qu’ils faisaient était certes denature à émouvoir la sentinelle placée à quelques pas de là devantla porte de la prison militaire, mais l’honnête soldat ne bougeaitpoint à cause de la voiture. Les voleurs de nuit ont tort de ne pasfaire leurs affaires en équipage.
MM. Édouard et Léon de Saint-Remy, –c’étaient les noms de nos deux coureurs d’aventures, – frappaientcependant à démancher le marteau.
À bout de cinq grandes minutes, une voixendormie s’éleva à l’intérieur de la loge :
– M’ame Gonelle, dit cette voix, lelocataire du cinquième a-t-il pris sa clef ?
– Oui, M. Gonelle.
– Alors, c’est des intrigants qui veulentnous faire aller, m’ame Gonelle !
Cette conclusion voulait dire queM. Gonelle remettait sa tête chaudement coiffée du bonnet decoton et qu’il recommençait un somme.
Nouveau roulement de marteau.
– Sapristi !… gronda leconcierge ; ça ne va donc pas nous laisser dormir ? Tireun peu voir le cordon, Bichette !
– Tu sais bien que le cordon est démis…,répliqua la portière ; sois gentil, M. Gonelle… lève-toi,et va ouvrir.
– Pour gagner la coqueluche, est-cepas ?…
Roulement démoniaque, avec accompagnement decoups de pied dans la porte.
La concierge, effrayée, sauta hors de sonlit.
Elle saisit un balai à tout événement, etdescendit sous la voûte.
Qui est là ?… dit-elle en s’appuyant surson arme.
– La marquise d’Urgel, répondit biendoucement M. Édouard de Saint-Remy.
– Tiens ! tiens ! tiens !fit la portière ; comme on rêve !… j’aurais juré quemadame était rentrée… et que le cocher avait dit : Porte,si plaît !…
– Ouvrez donc, madame Gonelle !…
La concierge se décida enfin à obéir.
– Oh ! oh ! s’écria-t-elle ense frottant les yeux à l’aspect des deux jeunes gens qui étaiententrés vivement et qui avaient refermé la porte derrière eux,qu’est-ce que ça veut dire ?
M. Léon vint mettre sa jolie figure touterose sous le nez de la bonne femme.
– Nous voulons bien vous avouer, ma chèremadame Gonelle, dit-il en riant, que nous ne sommes pas lamarquise.
– Cet aplomb !…
– Mais, reprit M. Léon, nous sommesses amis intimes.
– Ses cousins germains, ajoutaM. Édouard.
– Ses frères de lait, madameGonelle !
– Ta ta ta…, fit la portière ; je nevous ai jamais vus, et madame ne reçoit pas à cette heure… Revenezplus tard.
– Vous ne nous avez jamais vus ?… serécria M. Édouard.
– Eh bien, Bichette ?… fit leportier du fond de sa loge.
– Écoutez !… reprit Léon, nous nevoulons pas vous tenir là entre deux vents, ma chère dame… Il fautque nous voyions la marquise à l’instant même.
– Impossible !
M. Édouard tira de sa poche unedemi-douzaine de louis et les mit dans la main de la concierge.
Celle-ci recula jusqu’à la petite lanterne,allumée à la porte de la loge.
Si c’eût été de l’argent blanc, peut-êtreeût-elle parlementé pour la forme, mais le reflet jaune de l’or luisauta aux yeux.
Elle lâcha son balai pour faire une bellerévérence.
– C’est-à-dire…, se reprit-elle,impossible… Entendons-nous !… vous avez l’air de deux jeunesmessieurs bien honnêtes… et il faut bien que vous soyez venus dansla maison puisque vous m’appelez par mon nom de madame Gonelle.
– Mais que fais-tu donc là,Bichette ?… criait le concierge.
– La paix, M. Gonelle !… Il estun peu matin… mais les proches parents ça se reçoit à toute heure…et peut-être que madame n’est pas encore couchée.
Elle s’effaça en faisant une seconderévérence. M. Léon et M. Édouard montaient déjàl’escalier quatre à quatre.
Ils sonnèrent. Ce fut Thérèse qui vint leurouvrir.
La camériste de madame la marquise d’Urgelvenait de déshabiller sa maîtresse, elle était elle-même en négligéde nuit.
La vue des deux jeunes gens la surprit bienautant que la concierge, mais c’était une fille intrépide qui neperdait pas la tête pour les bagatelles.
– Vous vous trompez, messieurs…, dit-elleen éclairant tour à tour les figures d’Édouard et de Léon ; cen’est pas ici que vous vouliez sonner, je pense ?
Les deux jeunes gens, tout en montantl’escalier, avaient opéré dans leur toilette quelqueschangements.
Leurs chemises de fine batiste laissaientmaintenant tomber, hors de leurs redingotes, des jabots froissés etfripés ; leurs cheveux s’ébouriffaient à la diable, et ilsavaient penché leurs chapeaux sur l’oreille en déterminéstapageurs.
Au lieu de répondre, Édouard fit deux ou troispas dans l’antichambre en feignant de chanceler.
Léon, pendant cela, caressait sans façon, durevers de la main, la joue de la jolie camériste.
– Bonsoir, Lisette !… dit-il.
– Du tout, Marton, du tout !…ajoutait M. Édouard en faisant le moulinet avec sabadine ; nous ne nous trompons pas, mon enfant… nous venonsfaire une petite visite à ta belle maîtresse.
Il pirouetta sur lui-même, et planta parderrière un gros baiser sur le cou nu de la camériste.
Thérèse n’était point suspecte d’austérité.Elle entendait parfaitement la plaisanterie ; mais en cemoment elle avait plus envie de se fâcher que de rire.
– Ah çà ! mes petits…, dit-elle,vous êtes ivres ou fous. Pour qui nous prenez-vous, s’il vousplaît ?
– Toi, Marton, répondit Édouard, je teprends pour la plus jolie fille que j’aie embrassée depuis unesemaine !
– Et quant à ta maîtresse, Toinette,ajouta Léon, nous la prenons pour ce qu’elle est… la belle desbelles, morbleu !… la ravissante des ravissantes… Va nousannoncer, mon ange… Le vicomte Léon de Saint-Remy, secrétaired’ambassade…
– Et le chevalier Édouard de Saint-Remy,gentilhomme de la chambre du roi de Bavière…
Thérèse haussa les épaules.
– Deux échappés de collége !…murmura-t-elle.
Malheureusement, il n’était plus temps de leurfermer la porte au nez. L’ennemi était dans la place. Léon restaitbien entre elle et la porte, mais le vicomte Édouard, secrétaired’ambassade, papillonnait derrière elle et se donnait des airsrégence adorables à voir.
La pauvre fille était embarrassée par lalégèreté même de son costume et par le bougeoir qu’elle tenait à lamain.
C’est à peine s’il lui était possible de sedéfendre contre les mille lutineries que M. le vicomte etM. le chevalier commettaient à l’envi sur sa personne.
Chaque fois qu’elle voulait protester ou sefâcher, Léon lui prenait le menton en riant à gorge déployée,tandis qu’Édouard s’emparait de sa fine taille.
– Mais c’est indécent !…criait-elle. On n’a jamais vu chose pareille… Finissez ! ou jevais appeler au secours !
Et, malgré tout, elle ne pouvait parvenir à semettre sérieusement en colère.
C’était une connaisseuse que cette bonneThérèse, et ses adversaires étaient deux si charmants petitsscélérats !…
Dans tout le quartier des Écoles, dont elleconnaissait le personnel sur le bout du doigt, on n’eût pointtrouvé des yeux pareils à ceux de M. le chevalier ; quantau vicomte, Faublas eût semblé un balourd auprès de lui.
C’était, chez les deux frères, une élégancevive, gracieuse, fanfaronne, à laquelle on ne pouvait pointrésister.
Et une gaieté si franche ! Ils menaientleur folle escapade si bonnement et de si excellent cœur !
Il y avait d’ailleurs du champagne dans cestêtes-là, et Thérèse respectait le champagne.
– Appeler !… se récriaM. Édouard ; Lison, tu n’y songes pas, ameuter lesvoisins !… rassembler tout ce qu’il y a de mauvaises languesdepuis la loge du concierge jusqu’au sixième étage !… Que t’adonc fait madame la marquise ?
– Et que t’avons-nous fait,Angélique ?… reprit Léon en parodiant l’accent de laplainte ; nous sommes ici pour ton bonheur, petiteingrate !… De par tous les diables, avons-nous l’air de gensqu’on chasse comme des manants ?
– Vous avez l’air de deux petitsécervelés qui mériteraient de passer le reste de la nuit au corpsde garde !… et le corps de garde n’est pas loin !
– La rue à traverser !… s’écria levicomte ; comment, comment, Joséphine, vous descendez à lamenace ?… Ma fille, nous avons soupé comme des dieux.
– Cela se voit ! interrompit lacamériste.
– Pure calomnie, Marton !… mon frèreet moi, nous boirions douze bouteilles de champagne sans perdrel’équilibre… Mais voilà que je t’ai assez embrassée pour moncompte, Lisette… et il est temps de parler raison.
– Vous allez vous en aller.
– Indubitablement…, répondit Édouard.
– Ah !… fit Thérèse soulagée.
– Nous nous en irons, reprit le vicomte,dès que nous aurons déposé nos hommages aux pieds de ta charmantemaîtresse.
– Encore !…
– Toujours, ma fille !… c’est unparti pris, vois-tu bien… Et tout à l’heure tu vas être des nôtres…Voyons, Toinette, combien faut-il d’argent pour teséduire ?
– De l’argent à moi ?
– Aimes-tu mieux des baisers ? Tuauras l’un et l’autre.
– Impertinents petits fats !…s’écria Thérèse.
Le chevalier Léon, qui était en face d’elle,prit dans sa poche une pleine poignée d’or. Thérèse rougit etdétourna les yeux.
Ce mouvement la mit en face du vicomteÉdouard, qui avait à la lèvre un malicieux sourire, et qui avaitaussi la main pleine d’or.
– Entre deux feux, ma charmante !…dit-il ; je ne vois pas comment tu pourrais résister àcela !…
Thérèse, toute rouge et souriante, regardaittour à tour les deux espiègles, qui faisaient tinter tout doucementles pièces d’or dans le creux de leurs mains gantées.
– En définitive, pensait-elle, ils sontgentils à croquer !… et madame ne déteste pas laplaisanterie ! Ah çà ! mes beaux messieurs, reprit-elletout haut, pour or ni pour argent je ne voudrais pas trahir mamaîtresse !
– Cela se voit sur ta figure,Lisette !… interrompit le chevalier.
– On ne m’en passe pas, ajouta levicomte ; j’ai deviné tout de suite que tu étais la perle dessoubrettes !
Ce disant, le petit vicomte lui prenait lamain droite, tandis que le chevalier s’emparait de sa maingauche.
Thérèse eut un petit frémissement doux aucontact de l’or.
– Si j’étais bien sûre… !murmura-t-elle.
– Sûre de quoi, mignonne ?… s’écriale vicomte ; de notre moralité ?… Nous sommes connus pourles plus mauvais sujets de Paris… Tu vois bien que tu n’as rien àcraindre !
Thérèse réfléchit un instant. Puis elle posason bougeoir sur un meuble et ôta tranquillement sa coiffe de nuit,après avoir eu soin de serrer la double offrande dans sa poche.
MM. Édouard et Léon de Saint-Remy laregardaient faire avec surprise.
Elle dénoua d’abord ses cheveux qui tombèrent,épars, sur ses épaules.
– Si je devine juste…, dit le vicomte, tues une adorable friponne, Lisette !
Thérèse, au lieu de répondre, arracha deux outrois agrafes de sa camisole, et en déchira, d’un seul coup, l’unedes manches, depuis le haut jusqu’en bas.
Puis elle regarda les deux jeunes gens d’unair résolu.
– Voyons si vous êtes de vrais mauvaissujets !… dit-elle.
Avant qu’ils eussent pu répondre, elles’élança vers l’appartement de sa maîtresse en criant ausecours.
Malgré leurs seize ans, le petit vicomte et lepetit chevalier semblaient, en vérité, connaître assez bien lesfemmes. Ils ne parurent point déconcertés de cette fugue soudaine,et entrèrent du premier coup dans la comédie.
– En avant !… s’écria Édouard.Marton aurait dû nous prévenir… Mais elle nous a jugés dignesd’improviser notre rôle !
Ils coururent tous deux sur les pas de lasoubrette et s’introduisirent, en la serrant de près, jusque dansla chambre de madame la marquise.
Thérèse criait toujours et tremblait comme lafeuille.
Lola, prise à l’improviste, était sérieusementeffrayée.
– Qu’est-ce donc ?… avait-elledemandé au moment où la soubrette en désordre s’était jetée dansson appartement comme dans un asile.
– Oh ! madame !… oh !madame ! répliqua Thérèse d’une voix entrecoupée, quelsdémons !… Je crois que j’en mourrai !…
Les jolies têtes des deux jeunes gens semontrèrent en ce moment à la porte.
Lola, un pied chaussé, l’autre nu, était entrain de monter sur son lit. La vue des deux jeunes gens modératrès-manifestement son épouvante, car elle avait redouté un dangerd’une autre sorte.
Néanmoins, elle poussa un cri, et jeta unpeignoir sur ses épaules nues en prenant des poses de colombeeffrayée.
Thérèse était debout, au milieu de la chambre,faisant de grands hélas ! et cherchant l’occasion de setrouver mal.
Édouard et Léon étaient entrés, et avaientfermé derrière eux la porte au verrou.
– Messieurs !… messieurs ! ditla marquise, voilà une conduite infâme !… Je ne vous connaispas.
– Mon Dieu !… mon Dieu !soupirait Thérèse, quels démons !
Elle se laissa choir sur un fauteuil.
Édouard et Léon étaient restés auprès de laporte. Ils s’inclinèrent respectueusement et firent quelques pas,le chapeau à la main.
– Madame la marquise…, dit Édouard aveclenteur, et comme si l’émotion eût embarrassé sa parole, daigneznous pardonner…
– Vous pardonner, messieurs !
– Nous sommes plus coupables encore quevous ne le pensez peut-être… Nous avons forcé la porte de votrehôtel… Nous avons feint l’ivresse pour avoir un prétexte d’user deviolence envers cette pauvre fille…
– Les petits monstres n’avaient même pasbu de champagne ! pensa Thérèse qui s’éventait avec unmouchoir ; il n’y a plus d’enfants !
– Nous l’avons menacée…, repritÉdouard ; nous l’eussions tuée, madame, si elle ne nous avaitpas livré passage !
– Mon Dieu !… mon Dieu !… fitThérèse, je l’ai échappé belle, à ce qu’il paraît !
– Mais…, balbutia la marquise, quel estvotre dessein, messieurs ?
– Notre dessein, nous allons vous ledire, madame… et nous vous prions de considérer que nous sommes desang-froid, autant qu’on peut l’être auprès d’une femme délicieuse…Notre nuit n’a point eu d’orgie… Ce que nous promettrons, nous leferons… et rien au monde n’est désormais capable d’entraver nosdesseins.
Lola, tout en feignant de baisser les yeux,les considérait à la dérobée. Ils étaient jolis comme des Amours,et l’aventure, après tout, ne lui déplaisait qu’à moitié. Il yavait pourtant un doute vague dans son esprit ; ses souvenirss’émouvaient ; il lui semblait avoir vu déjà quelque part cescharmants visages…
Mais elle ne savait se dire en quel lieu, ni àquelle époque.
Les deux frères, cependant, restaient inclinésdevant elle. Le chevalier Léon baissait ses grands yeux timides, etle vicomte la provoquait d’un regard de feu.
Ce fut ce dernier qui reprit encore :
– Vous sentez bien, madame la marquise,que pour en arriver au point où nous en sommes, il a fallu jeterhors de notre cœur toute hésitation et toute crainte… Nous vousaimons tous les deux d’un amour irrésistible et absolu… Il faut quel’un de nous soit heureux… et nous venons vous prier de faire votrechoix.
La marquise eut un sourire d’ironie.
– Madame, reprit le vicomte Édouard avecun sourire plus respectueux, je vous supplie de vouloir bien pesermes expressions… J’ai dit : « Il le faut. »
– De sorte que, en tout ceci, répliqua lamarquise qui se redressa, ma volonté ne compte pour rien…
– Si fait, madame… J’ai eu déjà l’honneurde vous dire que vous pouviez choisir entre nous deux.
– Vous êtes fous ! dit sèchementLola, et je vous invite à vous retirer, messieurs.
Le vicomte roula un fauteuil jusqu’auprès dela marquise, et lui baisa révérencieusement le bout des doigts enla contraignant à s’asseoir.
– Ce n’est pas votre dernier mot…, dit-ilgardant toujours le ton de la prière ; nous sommes jeunes,riches, nobles…
– Et qu’importe tout cela ? s’écriale chevalier Léon qui n’avait encore rien dit, nous vous aimons,madame… nous vous aimons… Et moi, je passerais ma vie à être votreesclave.
– En voilà un qui fait fausse route,pensa Thérèse ; l’autre est beaucoup plus fort !
Édouard jeta sur son frère un regardjaloux.
– Penses-tu donc aimer plus quemoi ?… s’écria-t-il ; si je parle de ma fortune et de monnom, c’est pour les mettre à vos pieds, madame, ajouta-t-il en setournant vers Lola ; je voudrais doubler, tripler, centuplermes cent mille livres de rente, pour que vous fussiez puissantecomme une déesse et pour voir vos caprices devenir la loi dumonde !
– Parlez-moi de celui-là !… se ditThérèse, ça va se terminer agréablement, j’en suis sûre !
La physionomie de Lola, qui s’adoucissait àvue d’œil, permettait vraiment cet espoir.
Pourtant, on ne pouvait décemment céder ainsià la première sommation ; il fallait garder au moins leshonneurs de la guerre.
Lola changea de tactique, et se prit àsourire.
– Messieurs, dit-elle, la gageure étaitdifficile, et vous vous en êtes assez galamment tirés pour votreâge… Vos amis vous attendent sans doute en bas pour vous féliciterde votre vaillance… Allez les rejoindre, messieurs ; vous enavez fait assez pour ce soir… Mais je suis curieuse… Combienaviez-vous parié, M. le vicomte ?
– Un pari, madame !… Sur notrehonneur…
La marquise se leva.
– Ne vous parjurez pas, messieurs,reprit-elle ; vous êtes venus ici pour faire ma conquête… Vousavez réussi… Seulement, je vous trouve charmants tous les deux… et,dans une affaire aussi grave, il me faut du temps pour opérer monchoix.
Le vicomte et le chevalier se regardèrent à ladérobée. Ceci était un méchant coup fort malaisé à parer.
– Ne croyez pas que je plaisante !…poursuivit la marquise avec un sourire tout aimable ; revenezdemain… après-demain… quand vous voudrez… ma maison vous seratoujours ouverte.
Les deux frères restaient immobiles etmuets.
– Eh bien !… fit la marquise, est-ceêtre trop exigeante que de vous demander quelques heures dedélai ?
– Notre amour…, commença le vicomte.
– C’est convenu !… votre amour estfougueux, entraînant, incomparable !… Mais j’ai sommeil,messieurs, et je vous prie d’avoir pitié de moi.
La chance tournait. Thérèse, qui marquait lespoints, pouvait constater que les deux frères perdaient leuravantage.
Édouard fut quelque temps avant derépondre.
– Madame…, dit-il en prenant un petit tondégagé, il est évident que nous devrions tomber à genoux et vousrendre grâce… Mais que voulez-vous ? Nous sommes des enfantsgâtés… nous avons mis dans notre tête, – mille pardons de vous direcela, madame la marquise, – que l’un de nous ne sortirait pointcette nuit de votre chambre à coucher… Coûte que coûte, il faut quecela soit !
Lola fronça le sourcil.
– Ainsi, monsieur…, dit-elle, vous nevoulez pas m’obéir ?
– Nous vous en offrons nos excuses àgenoux, madame…
Lola fit un pas vers la cheminée.
– Il faut donc que je finisse par oùj’aurais dû commencer ! murmura-t-elle ; je vais appelermes gens…
Loin de chagriner nos deux petits Faublas,cette nouvelle tournure que prenait la scène sembla leur causer unplaisir évident ; chacun d’eux eut grand’peine à comprimer letriomphant sourire qui voulait épanouir sa lèvre.
D’un bond, le vicomte Édouard s’était placéentre la marquise et la cheminée.
Lola voulut passer outre. Le vicomte, au lieude l’arrêter, suivit à la lettre les bonnes traditions recommandéespar les maîtres en ces circonstances ; il saisit sur lacheminée une paire de ciseaux damasquinés et trancha, d’une mainhabile, les deux cordons de sonnette.
– À moi, Thérèse !… s’écria lamarquise.
– Tiens !… fit le chevalierLéon ; Marton ne s’appelle pas Angélique !…
Comme la soubrette faisait mine d’aller ausecours de sa maîtresse, il l’entoura de ses deux bras.
Une lutte s’engagea. Le chevalier Léon nebrillait pas par la vigueur, car la victoire allait rester àThérèse sans l’intervention du vicomte.
Celui-ci arrivait, tenant à la main les deuxcordons de sonnette.
– Vingt louis si tu te laissesgarrotter !… murmura-t-il à l’oreille de la camériste.
Thérèse cessa de résister et se prit à pousserdes gémissements lamentables.
Le vicomte lui lia solidement bras etjambes.
– Ah !… disait Thérèse en pleurant,ma pauvre maîtresse ! ma pauvre maîtresse !…
Celle-ci avait pris le parti de tomber sur unsiége dans une posture agaçante, et de s’évanouir.
Quand le vicomte et le chevalier retournèrentvers elle, après avoir noué un foulard sur la bouche de Thérèse, lamarquise leva sur eux ses beaux yeux mourants.
– Je suis à votre merci, messieurs,dit-elle ; ayez pitié de moi !…
Le vicomte et le chevalier ne semblaient pointtrop pressés d’abuser de leur victoire. Ils approchèrent deuxsiéges et s’assirent en face de l’infortunée marquise en reculantson fauteuil.
Le chevalier Léon riait sous sa finemoustache.
– Veuillez vous calmer, madame, repritÉdouard ; maintenant que votre femme de chambre ne peut plusvous défendre ou s’échapper pour appeler du secours, vous n’avezabsolument rien à craindre de nous.
Le vicomte s’interrompit pour dessiner du boutde sa badine des arabesques sur le parquet ; ilhésitait ; son minois, tout à l’heure si hardi, peignaitmaintenant une nuance d’embarras.
– Ce qui nous reste à dire estextrêmement délicat…, poursuivit-il ; mais on ne peut pas vousle cacher plus longtemps, belle dame… Ce n’est pas pour vous quenous sommes venus…
Lola tressaillit faiblement et darda un furtifregard par-dessous ses paupières closes. Elle ne réponditpoint.
Le vicomte hésitait toujours.
– Allons, dit le petit chevalier enfronçant ses jolis sourcils, je crois qu’il faut que je parle… Vousêtes trop galant, monsieur mon frère… Voici le fait, madame lamarquise… Vous avez chez vous une jeune fille à laquelle nous nousintéressons tous les deux au plus haut degré…
La marquise ne le laissa pas achever. Oubliantsa faiblesse et sa pâmoison ébauchées, elle bondit sur ses piedscomme une lionne.
– Ah ! fit-elle entre ses dentsserrées ; ce n’est pas pour moi que vous venez !…
À son tour, Léon se leva d’un mouvementviolent, comme s’il eût lâché la bride tout à coup à une colèrelongtemps contenue.
Le vicomte le força de se rasseoir.
– Madame, reprit-il en jetant un regardvers les fenêtres où commençaient à poindre les premières lueurs del’aube, le temps nous presse et il nous faut hâter le dénoûment detout ceci… Cette jeune fille dont mon frère vient de vous parler nedoit point rester avec vous… Nous venons la chercher.
Il ne s’agissait plus d’attaques plus ou moinsaudacieuses, ni de folles galanteries. La marquise entrevoyait lepiége. Jusqu’alors, elle s’était forcée à trembler, et son courrouxétait de commande, comme sa frayeur.
Mais, à présent, tout devenait réel, terreuret colère.
Elle était très-pâle ; ses sourcils noirsse fronçaient durement. Ses regards, qui s’étaient portés d’abordvers Thérèse garrottée, se clouaient à présent au sol.
– Veuillez nous répondre, madame, ditencore le vicomte qui reprenait tout son sang-froid ; nouslivrerez-vous cette jeune fille ?
– Non, repartit Lola à voix basse.
– Réfléchissez, s’écria Léon ; cequ’on n’obtient pas de gré, on le prend de force !
La marquise essaya de sourire.
– Ceci est un jeu d’enfants, messieurs,dit-elle. Vous avez lié ma femme de chambre et coupé les cordonsdes sonnettes… ces moyens-là réussissent seulement dans les vieuxcontes à dormir debout… Que j’élève la voix, et les voisins,éveillés, vont accourir…
– Cela peut être vrai, madame, répliquafroidement Édouard ; mais je vous promets que vous n’élèverezpas la voix.
Il écarta un peu les revers de sa redingote,et prit à la main un petit pistolet mignon ; son frère fit demême.
Thérèse ouvrait de grands yeux dans son coin.Au moment où la scène avait changé d’aspect d’une façon sicomplétement inattendue, elle avait essayé de se débarrasser de sesliens à la sourdine ; mais il se trouvait que, tout en sejouant, le vicomte et le chevalier l’avaient attachée de main demaître, et bâillonnée dans la perfection.
À la vue des deux pistolets, Lola haussa lesépaules.
– Contre une femme !… dit-elle avecdédain.
– C’est peu chevaleresque, j’enconviens…, répliqua le vicomte, mais nécessité n’a point de loi…Nous allons vous placer le plus respectueusement possible, si vousvoulez bien le permettre, dans la même situation que votreservante.
Lola était debout, tandis que les deux frèresdemeuraient assis. Elle avait la tête baissée, et l’on pouvaitcroire qu’elle arrangeait sa capitulation ; mais il en étaittout autrement : c’était une fuite qu’elle méditait.
Elle se disait :
« Si je puis mettre une porte entre euxet moi, tout est sauvé. »
Car ses soupçons n’allaient pas au delà del’apparence ; pour elle, le but des deux jeunes gens étaitchangé, voilà tout. Au lieu de s’attaquer à elle, c’était Blanchequ’ils voulaient ; mais il s’agissait toujours, à ses yeux,d’une équipée amoureuse.
L’idée qui avait traversé son esprit aucommencement de l’entrevue, et ce souvenir vague qu’avait éveilléen elle l’aspect des deux jeunes gens, ne tenaient point contre lesbrusques émotions subies depuis lors. Elle ne songeait plus àcela.
Au moment où elle pouvait penser que les deuxfrères se fiaient à son immobilité, elle prit, soudain son élan etgagna d’un saut l’autre extrémité de la chambre où s’ouvrait laporte des appartements intérieurs.
Le petit chevalier la guettait, et c’était ungarçon agile s’il en fut.
Lola le trouva planté entre elle et la porte.Lola voulut crier ; il lui mit sans façon la main sur labouche.
– Silence, madame, dit en même temps levicomte, ou malheur à vous !…
– Vous ne m’assassinerez pas,peut-être !… criait la marquise en se débattant ; vousêtes des hommes !
Le petit chevalier éclata de rire ; et,dans cet accès de gaieté, sa voix, qu’il ne contraignait plus,avait des notes très-peu masculines.
– Si c’est là votre dernier espoir,madame, dit le vicomte, je suis fâché de vous l’enlever… Votremodestie effarouchée ne vous a pas permis, jusqu’à présent,peut-être, de nous examiner bien à votre aise… Afin d’être bienpersuadée que je suis, pour ma part, incapable de vous épargner,regardez-moi…
Le vicomte avait rejeté ses cheveux en arrièreet tournait son visage vers la lampe.
Les bras de Lola tombèrent le long de soncorps.
– Suis-je folle ?…balbutia-t-elle ; Diane !…
Le petit chevalier la prit par les épaules etla tourna de son côté.
– À mon tour, madame Lola !… dit-il,regardez-moi bien aussi… Ma sœur est trop bonne… peut être que samain tremblerait… mais moi, je suis à l’aise sous ces habits degarçon… et, au moindre cri désormais, je vous fais sauter lacervelle !
– Cyprienne !… murmura la marquised’une voix éteinte ; et je ne les ai pas reconnues !
Elle était entre les deux jeunes filles, quiavaient la tête haute et dont les yeux brillaient d’unedétermination exaltée.
Point de pitié à espérer.
Elle regardait, avec une épouvante sournoise,les canons des deux pistolets, qui la menaçaient toujours.
Ses genoux fléchirent sous le poids de soncorps ; elle tomba évanouie, cette fois, pour tout de bon.
En un tour de main ses bras et ses jambesfurent liés comme ceux de Thérèse et sa bouche couverte d’unbâillon.
– Où est la chambre de mademoiselle dePenhoël ? demanda Diane à la servante.
Celle-ci n’avait que les yeux de libres ;elle indiqua du regard une porte que les deux jeunes fillesfranchirent aussitôt.
…… … . .
Quelques minutes après, l’équipage timbré auxchiffres B. M. partait au galop, avec ses deux grands nègresdevant et derrière.
Il était dit que le sommeil des paisibleshabitants de la rue Sainte-Marguerite devait être troublé plusd’une fois cette nuit-là.
À peine l’équipage s’éloignait-il, en effet,dans la direction de la Croix-Rouge, que l’on put voir, auxpremiers rayons du jour naissant, un homme s’élancer sur ses tracesen courant de toute sa force.
La sentinelle de la prison militaire avaitfait quelques pas hors de son poste.
Elle hésita un instant et cria par troisfois :
– Prisonnier, arrêtez !…
Comme le fugitif n’en courait que mieux, lesoldat mit la crosse de son fusil contre son épaule et lâcha ladétente pour l’acquit de sa conscience. En un instant, toutes lesfenêtres de la rue furent garnies de coiffes de nuit et de bonnetsde coton.
Madame la marquise d’Urgel, seule, avec saservante Thérèse, resta, pour cause, à l’intérieur de sesappartements.
En même temps la patrouille fit irruption horsdu corps de garde.
La cause de ce remue-ménage était simplementl’évasion du pauvre Vincent de Penhoël.
Vincent avait achevé de scier son barreau,vers cinq heures du matin, à peu près au moment où la voiture dunabab s’arrêtait devant la porte de madame la marquise d’Urgel.
Il n’avait formé aucune espèce de plan etcomptait s’en remettre à l’inspiration du moment, quand l’heure departir serait venue.
Dès qu’il put passer la tête entre lesbarreaux, il regarda au-dessous de lui, et distingua vaguement unegrosse masse noire sur le pavé de la cour.
C’était le dogue de garde, sentinelle dont lasurveillance ne se trompe jamais.
Vincent rentra dans sa cellule et fit unecorde avec ses draps ; car il fallait partir : Blancheétait là, de l’autre côté de la rue, qui souffrait et quil’appelait.
Il attacha ses draps, tordus en forme decâble, à deux de ses barreaux qui restaient fixés dans la pierre,puis il se laissa glisser, non pas jusqu’au sol de la cour, maisseulement jusqu’au premier étage de la prison.
Au premier bruit, la masse noire, gisant surle pavé, avait remué ; le dogue s’était dressé sur ses quatrepattes.
Mais il n’aboyait point ; il secontentait de hurler en sourdine, comme s’il n’eût point voulueffrayer sa proie.
Il attendait, la gueule ouverte et la languependante.
Vincent voyait briller dans l’obscurité sesyeux d’un rouge sombre, comme des charbons demi-éteints.
Le jour, qui commençait à poindre, n’éclairaitpas encore la cour encaissée ; mais au dehors, on distinguaitdéjà faiblement les objets.
Vincent allait d’une fenêtre à l’autre,déchirant ses mains et ses genoux, mais se tenant ferme et neperdant point courage.
Il fut longtemps à gagner la porte qui donnesur la rue Sainte-Marguerite.
Cette porte est située entre deux corps debâtiments, qu’elle isole l’un de l’autre.
Vincent se coucha sur la corniche pourreprendre haleine, et pour mesurer le saut qu’il lui restait àfaire.
Il jeta ses regards tout autour de lui.L’attention de la sentinelle n’était point encore éveillée.
En explorant ainsi les abords de la prison, ilaperçut la voiture, arrêtée juste en face de lui.
Le jour grandissait ; on y voyait assezdéjà pour qu’il pût distinguer les noirs visages des deuxnègres.
En un autre moment, peut-être les aurait-ilreconnus tout de suite, car leurs figures l’avaient frappéautrefois sur le pont de l’Érèbe.
Mais il avait autre chose à penser.D’ailleurs, avant qu’il eût pu faire aucune réflexion, la porte dela marquise s’ouvrit pour donner passage à deux jeunes gens quiportaient dans leurs bras une femme malade ou évanouie.
L’âme de Vincent était dans son regard.
Du premier coup d’œil, il avait reconnuBlanche de Penhoël.
Quant aux deux jeunes gens, il ne les avaitpas même regardés.
Un cri rauque s’échappa de sa poitrine. Sansplus prendre désormais aucune précaution, il se pendit des deuxmains à la corniche et sauta sur le trottoir.
Le bruit de la voiture qui partait avaitempêché le factionnaire d’entendre le cri de Vincent. Mais la chutedu prisonnier éveilla enfin son attention, et du moins fit-ilmontre de bonne volonté en envoyant une balle à la poursuite dufugitif.
Vincent courait sur les traces de l’équipage,et tournait déjà l’angle de la rue d’Erfurt.
Il y a loin de la prison de l’Abbaye aufaubourg Saint-Honoré. Les chevaux de Berry Montalt allaient commele vent ; mais la passion soutenait les forces de Vincent, quiluttait de vitesse avec le rapide équipage.
Il allait à perdre haleine, le frontruisselant de sueur, et la gorge haletante.
Il appelait sans le savoir, et poussait descris désespérés.
Au moment où Dieu lui envoyait la liberté,allait-il perdre Blanche pour toujours ?…
La voiture traversa le pont Royal et longea lequai des Tuileries. Vincent redoublait d’efforts, mais il sentaitsa vigueur s’épuiser.
Il put encore suivre l’équipage tout le longde la place de la Concorde et dans l’allée Gabrielle ; maisquand il arriva au coin de l’avenue Marigny, l’équipage avaitdisparu.
Il continua sa course durant un instantencore, sans but et sans pensée ; puis il se laissa choir surla terre froide.
Robert, Bibandier, Blaise et Lola étaientréunis dans cette salle de l’hôtel des Quatre Parties duMonde, où nous avons vu l’ancien uhlan prendre avec l’honnêteGraff, des leçons de patois germanique.
Blaise et Bibandier se tenaient côte à côte, àl’un des coins de la cheminée ; ils avaient l’air fort abattu.Le noble baron ne songeait guère, ce matin, à faire friser sa bellechevelure, et M. le comte de Manteïra laissait de côté sescartes biseautées.
À l’autre extrémité du foyer, madame lamarquise d’Urgel s’enfonçait dans une bergère et tenait ses yeuxcloués au plancher. Elle avait à la main un flacon de sels, dontelle se servait fréquemment. Son visage était très-pâle ;toute sa personne gardait des traces visibles de l’émotion quiavait agité sa nuit.
Robert était pâle aussi, plus pâle peut-êtreque la marquise, mais il portait la tête haute et une sombrerésolution était dans son regard.
Il pouvait être neuf heures du matin.
Nos quatre compagnons venaient d’avoir unentretien où les reproches amers et les chagrines récriminationss’étaient croisés en tous sens.
Le plus maltraité avait été le pauvreBibandier, qui ne savait comment excuser sa faiblesse.
Sans lui les deux filles de l’oncle Jean neseraient jamais revenues inquiéter l’association !
Il avait essayé d’abord de protester de soninnocence ; il avait affirmé sous serment que, la nuit de laSaint-Louis, Diane et Cyprienne étaient descendues toutes deux aufond de l’eau avec une pierre au cou.
Mais l’évidence le terrassait.
Diane et Cyprienne vivaient.
– Écoutez !… dit-il enfin avecl’émotion du coupable qui avoue son crime, j’avais bu tant de cidrece soir-là !… et puis je sentais bien que mes misères étaientfinies ; car, en me mettant de moitié dans un pareil coup,vous me donniez tout bonnement la clef de votre caisse… Et je vouscroyais si riches !
« On a le cœur tendre quand on estheureux… Je ne veux pas excuser la chose, mais je l’explique… Enentrant dans le bateau, je ne sais pas si j’avais déjà des idées,mais la perche me trembla dans la main.
« Elles étaient là, couchées, toutesdeux, si pâles et si jolies !
« Elles me regardaient avec leurs grandsyeux doux et tristes.
« Le bateau glissait le long du courant,et j’entendais le bourdonnement de la Femme-Blanche, qui semblaitappeler sa proie. Sait-on ce qui traverse l’esprit d’un homme dansce diable de pays ?… Je suis un peu poëte, moi !… et j’aipeur des revenants…
« Vous avez beau hausser les épaules…Quand j’étais fossoyeur du bourg de Glénac, j’ai vu plus d’unefois, par la fenêtre de ma loge, les Belles-de-Nuit passer sous lesgrands ifs du cimetière…
« Cette nuit, à travers le sourd fracasde la Femme-Blanche, je jurerais que j’entendis les Belles-de-Nuitchanter…
Elles appelaient leurs sœurs.
« Moi, je faisais des signes de croixcomme un sot et je marmottais des patenôtres…
« Ah ! ah ! j’aurais voulu vousy voir…
« Si bien qu’en arrivant au tournant, lecœur me manqua… Je déliai les petites, qui se sauvèrent à la nageou autrement, je n’en sais rien… »
Le bon Bibandier se tut, omettant à desseinles cinquante pièces de six livres offertes et acceptées.
Au moment où nous introduisons le lecteur àl’hôtel des Quatre Parties du Monde, toutes cesexplications étaient échangées. Robert avait avoué sans beaucoup derestrictions ce qui s’était passé entre lui et le nabab.
Pour se disculper, il prétendait bien queBerry Montalt avait introduit quelque drogue enivrante dans sonbreuvage, mais cela ne faisait rien à l’affaire.
La chose certaine, c’est qu’il avait racontéau nabab les événements de Penhoël, et que le voile transparentdont il avait enveloppé son histoire pouvait bien être déchiré parles deux filles de l’oncle Jean, qu’un hasard diabolique mettaitsous la main du nabab.
Par quelle succession de circonstances cebizarre rapprochement avait-il eu lieu, c’est ce que personne nesavait dire encore.
Et peu importait, en définitive.
On savait enfin, pour comble de malheur, queBlanche avait échappé à la garde de Lola.
Les deux démons de Penhoël, comme on lesappelait autrefois, Cyprienne et Diane signalaient déjà leurprésence !
Il n’était pas difficile de deviner qu’ellesauraient mis Blanche sous la protection du nabab.
Et maintenant, que faire ? La partiesemblait tellement compromise que l’idée de fuir était venue à toutle monde.
Il n’était pas encore trop tard. À supposermême que Berry Montalt prît en main les intérêts de Penhoël, iln’avait pas eu le temps de donner l’éveil à la police. Les portesétaient ouvertes, et une bonne chaise de poste, bien attelée,pouvait trancher d’un seul coup la difficulté.
Mais Robert de Blois était une étrange naturede coquin ; il ne connaissait la faiblesse qu’aux heures deprospérité. Quand les cartes se brouillaient, quand les difficultésnaissaient et grandissaient à l’improviste pour lui barrer laroute, il s’éveillait en quelque sorte, ce n’était plus le mêmehomme. Le courage lui venait et l’escroc vulgaire se haussait à lataille des plus vaillants héros de cours d’assises.
Il ne voulait pas fuir, lui ; ilprétendait voir clair à travers tous ces dangers quiobscurcissaient l’horizon ; il se sentait de l’argent enpoche, et se faisait fort de ramener la partie.
En somme qu’y avait-il ? La probabilitéd’un adversaire de plus. Qui pouvait dire si cet adversaire nedeviendrait pas un allié à l’occasion ?
Fallait-il renoncer à cet espoir ? Lalutte restait possible, et l’ennemi qu’on ne pouvait se concilier,il fallait le perdre.
Au premier abord, cette ligue des Penhoël avecle nabab semblait, à la vérité, formidable ; mais cette ligueétait-elle bien réelle ?
Que de femmes s’étaient égarées dans cevoluptueux boudoir, où Blaise et Bibandier avaient aperçu lesfilles de l’oncle Jean !
À cette heure, les filles de l’oncle Jeanétaient déjà, peut-être, hors de l’hôtel Montalt.
Ce cas probable une fois admis, les deuxjeunes filles perdaient les trois quarts de leur force. Cen’étaient plus que deux pauvres enfants, isolées dans Paris, etplus faciles à perdre ici qu’au fond de la Bretagne même !
Il y avait bien longtemps que, grâce à madamela marquise d’Urgel, Robert connaissait la demeure des autresmembres de la famille de Penhoël.
Lola, comme nous l’avons dit, demeurait àquelques pas de la pauvre maison où René, Madame et l’oncle Jean semouraient dans la détresse. Robert connaissait parfaitement leurétat, et cela lui fournissait un argument péremptoire.
Il était manifeste en effet qu’à tout le moinscette partie de la famille échappait à l’action du nabab. Penhoël,sa femme et le vieil oncle étaient perdus dans ce trou.
Lola et Robert ignoraient que Diane etCyprienne avaient habité justement la même maison que les anciensmaîtres de Penhoël. Depuis leur arrivée à Paris, les deux jeunesfilles sortaient dès le matin et ne rentraient que le soir ;elles n’étaient nullement connues dans le quartier.
Blaise et Bibandier avaient dans les talentsde Robert une grande confiance, que sa maladresse de la veille nesuffisait point à entamer ; quant à Lola, elle appartenait àRobert, qui l’avait faite et dressée.
Malgré les récriminations et les reproches,l’Américain restait le chef de la bande, et l’on attendait saparole pour savoir au juste ce qu’il fallait espérer oucraindre.
Il ne s’était point expliqué encore, etcontinuait silencieusement sa promenade.
Quand il s’arrêta enfin devant le foyer, toutle monde devint attentif.
– Nous étions des fous !… dit-il àvoix basse et comme en se parlant d’abord à lui-même ; nousvoulions faire de la diplomatie, lorsque le bon sens aurait dû nousapprendre qu’il fallait y aller franchement et tout d’un coup… Cesmoyens adroits réussissent parfois, mais il faut le temps… Et nousavons à peine six jours devant nous, sur lesquels il faut prendretrois jours pour le voyage !
– Tu penses donc encore à Penhoël ?…demanda Blaise.
– Comment diable !… s’écria Robert,si j’y pense !… Mais c’est là que nous avons enfoui toutes nosbelles années !… C’est le domaine acquis par notre travail… Onnous a dépouillés, volés, trahis, et tu demandes si je songe àravoir notre héritage !
– C’est que, murmura Blaise, depuis hier,notre position…
– Notre position ?… elle est plusbelle !… nous allions manquer le coche à force de précautions…Le hasard, ou mon imprudence si vous voulez, a précipité les choseset nous force à jouer le tout pour le tout… C’est comme cela quej’aime à voir les parties s’engager !
Il se planta contre la cheminée, le dos au feuet les mains croisées sur les basques de son habit. Sa tête pâle seredressait ; il y avait du feu dans son regard ; nouseussions reconnu le hardi coquin, partant un beau soir de l’aubergede Redon et marchant à la conquête d’une fortune, sans autres armesque son audace.
Blaise et Bibandier se sentaient reprendrecourage.
– Hier, poursuivit l’Américain, vous vousmoquiez de mes calculs algébriques, et vous aviez raison, mes fils…Ma martingale a fait fiasco !… le nabab est plus fort que jene pensais… Tant pis pour lui !… Au lieu de lui piper quelquescentaines de mille francs, nous prendrons son magot tout entier…c’est plus logique et plus franc.
Bibandier secoua la tête.
– Quand il s’agit de parler…,commença-t-il.
– Tais-toi, interrompitl’Américain ; on te pardonne l’affaire des petites… mais c’està condition que tu garderas désormais le respect convenable enversceux qui valent mieux que toi… Voyons, mes fils !… avons-nousfait notre devoir hier ?… L’Endormeur connaît-il un peu lesêtres de l’hôtel ?
– Couci !… répliqua Blaise. Onrencontrait à chaque porte ces grands diables de cipayes…
– Et toi, baron, as-tu la piste desmillions ?
Bibandier répondit, en retrouvant un peu de sabonne fatuité de la veille :
– Il y avait cette grande belle femme quise collait à mon bras, et qui ne m’aurait pas quitté d’une semellepour un coup de canon !…
– Est-ce de la boîte aux diamants quevous parlez ? demanda Lola.
Tout le monde se tourna vers elle, et chacunl’interrogea du regard.
– Vous sauriez… ? commença vivementRobert.
– Je sais, répliqua la marquise, qu’il laporte sur lui d’ordinaire ; quand il ne la porte pas sur lui,la boîte reste sous clef, dans un petit meuble en palissandre,placé au pied de son lit.
– Et comment arrive-t-on dans sa chambreà coucher ?
Lola prit une feuille de papier blanc et uncrayon. En cinq ou six traits elle traça une sorte de plangrossier, figurant le premier étage de l’hôtel Montalt.
Nos trois gentilshommes s’étaient levés, etl’entouraient, suivant son travail d’un regard avide.
Comme elle achevait, un domestique entr’ouvritla porte du salon.
– Une lettre pressée pour M. lechevalier de las Matas…, dit-il.
L’Américain regarda la suscription ; ilne connaissait point l’écriture et se hâta de rompre le cachet.
Aux premières lignes parcourues, il eut unsourire, puis sa figure exprima tout à coup l’incertitude etl’hésitation.
Le billet était ainsi conçu :
« Berry Montalt, esq., présente sescompliments à M. le chevalier de las Matas, et le prie devouloir bien lui fixer un rendez-vous dans la matinée. »
Était-ce un piége ?
Robert renvoya le domestique d’un geste, etpassa la lettre à Blaise.
– Que vas-tu faire ?… demandacelui-ci.
– Moi, dit Bibandier, je n’irais pas.
L’Américain garda le silence.
Il s’accouda contre la tablette de la cheminéeet mit sa tête entre ses mains.
Au bout de quelques minutes, il releva lesyeux sur Lola, qui avait repris son apparence d’indifférentefroideur.
– Cette chambre est-elle biengardée ?… demanda-t-il en suivant de l’œil les lignes du planébauché.
– L’hôtel est plein de domestiques,répondit Lola, et les deux nègres sont vigilants comme des chiensd’attache.
– Quand le nabab sort, dit encorel’Américain, les nègres le suivent ?
– Toujours.
Robert se gratta le front comme un homme quiréfléchit profondément.
– Ça peut se faire…, murmura-t-il ;j’ai vu le temps où l’Endormeur était un gaillard déterminé.
– Il faudrait au moins savoir…,interrompit celui-ci.
– Nous en causerons, mon bon homme… et ily aura de l’ouvrage pour tout le monde… même pour notre Lola qui,j’en suis bien sûr, garde une dent à MM. Édouard et Léon deSaint-Remy…
La marquise, dont les joues s’étaient peu àpeu ranimées, redevint pâle à entendre prononcer ces deux noms.
Elle retroussa les manchettes de dentelle quicouvraient ses belles mains, et montra deux traces bleuâtresentourant la naissance de ses bras.
Les liens l’avaient cruellement blessée, etson orgueil de femme était blessé plus cruellement encore.
Ses yeux brillèrent d’un éclat farouche, et sabouche muette sourit amèrement.
– Voilà une petite main, dit Robert, quivaut mieux désormais que la grosse patte de Bibandier !… Si,une fois, notre Lola tenait en son pouvoir Diane et Cyprienne dePenhoël…
– Je crois que je les tuerais !…interrompit la marquise d’une voix sourde.
Robert se frotta les mains.
– Le fait est qu’elles vous ontindignement traitée…, reprit-il ; mais patience !… nousvous les livrerons pieds et poings liés… Ah ! elless’attaquent à nous de nouveau !… Pour en finir avec certainsembarras, on est encore mieux à Paris qu’en Bretagne.
Il alla prendre sur le divan son chapeau qu’illissa du revers de sa manche.
– Je ne sais, poursuivit-il d’un ton degaieté forcée ou véritable, mais je crois que j’ai là une idée quiva brusquer le dénoûment de la comédie… Il est maintenant dixheures, et le Cercle des étrangers n’ouvre qu’à onze ; nousavons le temps.
Il tendit la main à Lola.
– Ma fille, continua-t-il, vous allezmonter en voiture et vous rendre chez le petit Pontalès… Il fautqu’il soit au Cercle à onze heures… Il trouvera là le nabab… Il leprovoquera en duel…
– Mais…, dit Lola.
– Pontalès vous aime comme un fou… etvous arrangerez la chose… Est-ce convenu ?
– C’est convenu…, répliqua lamarquise.
– Nous avons, d’un autre côté, poursuivitRobert, ces deux étourneaux d’Étienne et de Roger.
– Pour ceux-là, s’écria Blaise, après ceque je leur ai fait voir hier, je réponds d’eux !
– Tu es un bon garçon… et tu as fait làun coup de maître !… Moi, je vais lui déterrer un adversaireauquel personne n’aurait songé, j’en suis sûr, et qui tire l’épéecomme feu Saint-George… Après ça, je m’occuperai de notre amiPenhoël, que je me charge de rendre doux comme un agneau… Peut-êtreirai-je à l’hôtel Montalt… Que je m’y rende ou non, bon courage,mes enfants, la partie n’est pas perdue ! D’ici à demain, mousavons le temps de travailler… et je vous promets qu’après-demain, àl’heure où nous sommes, nous roulerons en bonne chaise de poste surla route de Bretagne !
Il franchit la porte et disparut.
Lola sortit à son tour pour exécuter sapromesse.
Sa tâche n’était pas fort malaisée. Le jeunePontalès se laissait dominer par elle complétement et l’aimait enesclave. Depuis qu’il avait quitté la Bretagne pour la suivre, sapassion avait grandi, et bien qu’il connût le passé de Lola mieuxque personne, il s’aveuglait à plaisir, et n’était point éloigné decroire sincèrement qu’il possédait les bonnes grâces d’une grandedame.
L’Endormeur et Bibandier, restés seuls,sonnèrent le déjeuner. Ils se sentaient tout ragaillardis, et sanssavoir encore quel était le plan de Robert, ils avaientconfiance.
Cette confiance, ils l’auraient perduepeut-être s’ils avaient pu voir, en ce moment, la mine soucieuse deleur compagnon.
Robert, qui avait cessé de se contraindre,aussitôt sorti de leur présence, allait, en effet, maintenant, lelong de la rue Saint-Honoré, la tête basse et l’air découragé.
Il avait fait comme ces généraux intrépides,qui raniment à tout hasard la vaillance de leurs soldats pour unedernière bataille mais qui n’espèrent point la victoire.
Ce n’est pas qu’il crût être sansressource ; seulement sa partie, qui semblait sûre la veille,s’était gâtée en une nuit. Au lieu de jouer un jeu tranquille etsûr, il fallait recourir aux moyens violents et chanceux ; ilfallait, en un mot, payer de sa personne, et Robert n’aimait pointle danger.
Il avait fait semblant, devant ses acolytes,d’avoir un plan tout prêt et une ligne de conduite tracée.Maintenant, qu’il n’avait plus à répondre qu’aux interrogations desa propre conscience, il s’avouait son embarras et safaiblesse.
Des idées vagues se croisaient dans le cerveaude Robert ; il entrevoyait bien le moyen d’engager la lutte,mais il y avait désormais tant de chances contre lui !
Et la défaite, ici, devait être la ruine detous ses espoirs.
Après des années de travail et de peines, lehasard le ramenait en équilibre au bord d’un précipice. Nul moyende reculer. Au delà de l’abîme, il y avait la fortune.
Mais il fallait franchir l’abîme.
Et si le pied manquait, on roulait tout aufond, où menaçait la cour d’assises…
Sans le savoir peut-être, l’Américain sedirigeait vers l’hôtel du nabab. Tout en marchant, il travaillait àcoordonner ses idées et à voir clair parmi les difficultés de sasituation.
Une fois ou deux, il se demanda si le plussage ne serait pas de faire ses malles et de quitter la France.Mais depuis des années il poursuivait un dessein devenu cher ;il regardait les biens de Penhoël comme étant son domaine. Selonlui, Pontalès l’en avait injustement dépouillé. C’était une natureobstinée en ses projets. La pensée de rompre une trame presqueentièrement tissée et de commencer une tâche nouvelle le navrait.Il tenait à son œuvre plus que nous ne saurions dire, et puisait uncourage inébranlable au fond de ses regrets.
Penhoël, le patrimoine conquis, la douce ettranquille aisance, gagnée par tant de soins et par tant decombats !
Il n’avait point changé, depuis sa premièrearrivée en Bretagne. Son rêve était toujours la vie paisible dupropriétaire, les honneurs politiques et la gloire de clocher.
C’est une chose bizarre, certainement, maisune chose avérée. Les neuf dixièmes des voleurs de tous grades sontséduits par la pensée de cette transformation. Ils sourient àl’idée de se retirer des affaires, ni plus ni moins que les avouésou les marchands de gilets de flanelle.
Après le travail, honnête ou non, le repos. Ily a bien des manières de se faire un sort, comme on dit, et chacuncaresse l’idée de prendre sa retraite.
Une fois riche, on devient honnêtehomme ; on couronne sa vie de rapines par toutes sortesd’actions méritantes. Ne sait-on pas que le monde, toujourscomplice, prodigue à ces diables, qui se sont faits ermites surleurs vieux jours, son estime banale et ses respects dehasard ?
Penhoël ! Penhoël ! le bonpays ! les champs fertiles, parmi les vastes landes ! lejoli manoir, les eaux poissonneuses et les forêts peuplées degibier !…
Et encore la vengeance si douce ! Quellejoie de prendre sa revanche sur le vieux Pontalès !
Il y avait dans tout ceci, peut-être, un côtépuéril ; mais c’était une passion réelle, et la passion, pourne se point pouvoir discuter, en est-elle moinsirrésistible ?
Aussi, entre les déboires récemment éprouvés,celui qui frappait Robert à l’endroit le plus sensible étaitl’enlèvement de Blanche. Blanche était pour lui une légitimation deson droit à l’héritage de Penhoël. Le caractère faible de la jeunefille lui était assez connu pour qu’il n’eût point fait entrer dansses calculs la possibilité d’une résistance efficace.
Maintenant qu’il l’avait perdue, il ne sesouvenait point que ce projet d’alliance était subordonné auxchances du retour de l’oncle d’Amérique. Il regrettait Blanche, ensupposant même qu’elle fût restée pauvre, parce que Blanche, pauvreou non, entr’ouvrait toujours pour lui la porte du manoir.
Et, dans le travail mental qu’il faisait en cemoment, c’était Blanche surtout qu’il cherchait à remplacer.
Pour cela, il n’y avait que René de Penhoëllui-même.
Mais, pour se servir de René d’une manièreutile, la première chose était de posséder la somme qui devaitracheter le manoir, ou du moins une grande partie de cettesomme.
Et Robert s’ingéniait. Puis, tout à coup, lapensée du danger présent se jetait à la traverse de sescombinaisons d’avenir.
Le nabab était là, devant lui, fort et armé deses millions.
Était-il possible de le ramener ? oufallait-il désormais le combattre comme un irréconciliableadversaire ?
Là était la plus grande perplexité de Robert.Tantôt il avait envie de se rendre à l’invitation de Berry Montalt,et de recommencer avec lui une lutte d’adresse ; tantôt ilreculait, vaincu d’avance, parce qu’il voyait, entre le nabab etlui, les sourires ennemis et moqueurs des deux filles de l’oncleJean.
Sa face pâle se rougissait alors de colère, etses doigts se crispaient convulsivement, tandis qu’une pensée desang traversait son esprit.
C’étaient elles, les deux filles détestées,qui avaient suscité tous les obstacles de sa route ! La hainequ’il leur portait n’était plus cette aversion de comédie qu’ilgardait au vieux Penhoël ; c’était la haine tragique, àlaquelle il faut la mort.
Il avait peur d’elles, et cette crainteprenait dans son esprit, sceptique pourtant, un caractère presquesuperstitieux.
Le résultat de ces réflexions fut qu’il yavait danger à remettre les pieds chez le nabab, dont l’invitationcachait peut-être une embûche.
Une fois cette donnée admise, il fallait setourner d’un autre côté. Robert entra chez un écrivain public etdemanda ce qu’il faut pour écrire.
Il réfléchit durant quelques secondes, puis saplume courut sur le papier. La lettre était pour le vieux Jean dePenhoël.
Robert connaissait parfaitement le bon oncleen sabots ; il savait comment le prendre. Son billet, tracé endeux minutes, était un petit chef-d’œuvre de concision etd’adresse. À la lecture de ces lignes, le vieux sang de Penhoëldevait bouillir dans les veines de l’oncle Jean.
Et le bonhomme était une rude lame, malgré sonair humble et ses cheveux blancs.
Robert plia sa lettre à la hâte et la remit aucommissionnaire du coin.
– Vous allez porter cela au n°… de la rueSainte-Marguerite, dit-il ; vous monterez, sans rien demanderau concierge, jusqu’au dernier étage de la maison… En cherchantbien, vous trouverez la porte d’un grenier où demeure une pauvrefamille… Là, vous demanderez M. Jean… S’il n’est pas là, vousgarderez la lettre… Si M. Jean est là, il vous interrogeraquand la lettre sera lue… Vous lui répondrez que ce billet vous aété remis dans la rue par deux jeunes filles bien jolies, portantdes jupes de laine rayée et des petits bonnets ronds.
Le commissionnaire leva son regard surRobert.
– Tout ça fait bien de l’ouvrage !…dit-il.
Robert lui mit une pièce de cinq francs dansla main.
– Trouvez de la besogne comme ça tous lesjours, mon brave, répliqua-t-il, et vous pourrez mettre de côtépour vos vieux ans… Allez vite !… Il s’agit d’une bonne œuvre,et vous savez que la charité se cache.
L’Auvergnat n’en demandait pas si long ;il empocha la pièce et partit comme un lièvre.
Robert, au lieu de continuer sa route versl’hôtel du nabab, descendit au hasard une des rues qui conduisentaux Champs-Élysées.
Il voulait établir, en une heure de calmecomplet, le bilan de sa situation, et revenir auprès de sesacolytes avec un plan tout tracé.
Il faisait froid. À cette heure matinale, lesChamps-Élysées étaient déserts. L’Américain ne pouvait choisir unendroit plus propice à ses méditations.
Aussi, s’en donnait-il à cœur joie, lorsqu’ilrencontra, au milieu d’un massif solitaire, un sujet inattendu dedistraction.
C’était un pauvre diable, revêtu du costumedes détenus militaires, qui dormait couché au pied d’un arbre, oudu moins qui semblait dormir, la tête penchée sur sa poitrine etles mains violettes de froid, dans l’herbe mouillée.
L’Américain n’avait nulle envie de voir lafigure de cet homme, et pourtant, par un mouvement machinal, il sepencha en passant près de lui.
D’un seul coup d’œil il le reconnut.
– Vincent de Penhoël !… murmura-t-ilavec étonnement.
Puis un sourire vint errer sur sa lèvre.
– C’est le cas ou jamais de renouvelerconnaissance !… se dit-il en prenant la main froide du jeunehomme.
Au premier attouchement, Vincent s’éveilla ensursaut et se releva d’un bond.
Il y avait bien des nuits que le pauvre garçonn’avait fermé l’œil. Au point du jour, après la course désespéréequ’il avait fournie, il s’était traîné jusque-là pour éviter lesregards, et la fatigue l’avait vaincu.
Son premier mouvement fut de fuir, car ilgardait un souvenir vague des événements de la nuit, et il pensaitqu’on venait l’arrêter.
Mais ses jambes étaient transies par le froid,et c’est à peine s’il put reculer de quelques pas enchancelant.
Robert s’avança vers lui en souriant avecbonhomie, et lui tendit la main.
– Pardieu ! M. de Penhoël,dit-il, je ne m’attendais guère à cette rencontre… Mais quel aireffarouché vous avez là !… Vous ne me reconnaissezpas ?
– M. de Blois !… balbutiaVincent.
Il ne se hâtait point d’accepter la main qu’onlui offrait ; mais son regard n’exprimait pas non plus unerépugnance bien décidée.
Vincent ignorait, en effet, la part que cethomme avait prise à la ruine de Penhoël. Un soir, si le lecteurs’en souvient, le fils de l’oncle Jean avait traversé le passage dePort-Corbeau et gagné la loge de Benoît Haligan.
Là on lui avait dit :
– René de Penhoël, et Madame et ton pèreont été chassés du manoir ; tes sœurs sont mortes ;Blanche a été enlevée.
Et il était reparti comme un homme frappé defolie.
Depuis lors il n’avait pas entendu prononcerune seule fois le nom de Penhoël.
Il avait réfléchi bien souvent, tantôtrévoquant en doute les paroles du vieux Benoît, tantôt se demandantqui avait consommé la ruine de Penhoël.
La pensée de Robert de Blois lui venait alorsà l’esprit, car il se souvenait d’avoir ressenti, dès l’abord, pourcet homme, une répugnance instinctive. Mais une autre image seprésentait bien vite à son esprit, et laissait Robert au secondrang.
Le coupable devait être Pontalès, l’ennemihéréditaire, le vieux spoliateur de sa famille…
Robert devina la pensée qui était dansl’esprit de Vincent.
– Vous refusez de prendre ma main,M. de Penhoël ?… dit-il en mettant de côté sonsourire. Après si longtemps, vous rappelez-vous donc encore lespetites discussions que nous avons pu avoir autrefois enBretagne ?… J’en serais fâché, monsieur, car j’ai gardé aufond du cœur une reconnaissance sincère à votre famille… S’il étaitpermis de parler ainsi, je dirais même que je crois l’avoir prouvéjusqu’à un certain point… et en vous trouvant ici, dans unesituation que je ne m’explique pas, j’avais l’espoir que vous mefourniriez l’occasion de vous rendre un service.
Vincent baissa les yeux et garda lesilence.
– M. de Penhoël, reprit Robert,je n’ai point de comptes à vous demander… Vous m’avez vu autrefoisdans un cas difficile et forcé d’accepter une hospitalité qui s’estprolongée, j’en suis sûr, trop longtemps à votre gré… Cettehospitalité, je l’ai payée depuis… et je voudrais vous convaincreque vous avez en moi un ami.
Vincent releva la tête et le regarda enface.
– Je sais une partie de ce qui estarrivé, dit-il, et j’ai vu Blanche de Penhoël en compagnie de cettefemme que vous aviez amenée au manoir pour usurper la place deMadame…
– Lola ?… s’écria Robert en secouantla tête. Puisque vous me parlez ainsi, M. Vincent, il faut quevous ne sachiez, en effet, qu’une bien faible partie des tristesévénements qui ont ruiné votre famille ! Lola que j’aimaistant ! – car il faut l’avouer à ma honte, je l’aimais ! –Lola s’est tournée contre nous… Elle est devenue la maîtresse dufils Pontalès…
– Et le fils Pontalès n’avait-il pasporté ses regards sur ma cousine Blanche ?… demanda Vincent enpâlissant.
L’Américain prit un air étonné.
– Ne savez-vous donc pas que c’est luiqui l’a enlevée ?… murmura-t-il.
– Mais alors…, commença Vincent dont leslèvres tremblaient de colère.
– Que sais-je ?… interrompit Roberten se rapprochant du jeune homme, qui ne s’éloigna point cettefois ; l’affection aveugle le cœur, vous le savez bien… Tantque j’ai aimé cette Lola, je n’ai rien voulu voir… je n’ai rien vu…Mais, depuis qu’elle nous a trahis tous, mes yeux se sont ouverts…J’ai mesuré avec effroi, M. Vincent, la perversité de cettefemme… Il faut bien le dire : tout en restant la maîtressed’Alain de Pontalès, c’est elle qui l’a aidé à enlever votrecousine.
Vincent écoutait d’un air sombre, les lèvresblêmes et les sourcils froncés.
– Il y a deux mois, maintenant, repritl’Américain comme en se laissant aller à ses souvenirs, que lacatastrophe a eu lieu… Pontalès nous chassa tous du manoir, hôteset maîtres… Votre oncle René n’avait plus rien… moi, au contraire,j’ai reçu, par la volonté de Dieu, quelques fonds de mon pays, etj’ai été bien heureux de rendre à mon pauvre ami une partie de cequ’il avait fait pour moi… Grâce à mes petites ressources, René dePenhoël, sa noble femme et votre bon père, M. Vincent, évitentau moins la misère, en attendant des jours plus heureux.
L’Américain prononça ces derniers mots avec unaccent d’émotion véritable.
Il passa son bras sous celui de Vincent, quine fit point de résistance.
– Mais vous, reprit-il, parlez-moi devous, je vous en prie, mon jeune ami. Pourquoi cet uniforme, quin’est point celui de la marine ?… Et comment vous trouvez-vousen ce lieu ?…
Au moment où Vincent allait répondre, ses yeuxse portèrent par hasard vers la grande avenue de l’Étoile, oùpassait une escouade de soldats, suivis de loin par des sergents deville.
Il quitta précipitamment le bras de Robertpour se jeter derrière un arbre.
L’Américain eut un beau mouvement. Affectantde se douter, pour la première fois, d’un fait que le costume deVincent lui avait révélé dès le début de l’entrevue, il déboutonnason riche pardessus d’hiver, s’en dépouilla vivement, et le tenditau jeune homme.
En de semblables instants, on ne fait pas defaçons. Notre fugitif endossa l’ample redingote, sous laquelle setrouva masquée sa livrée de prisonnier.
– Un pareil service fait oublier bien deschoses… M. de Blois, et je vous remercie de bon cœur.
Ils se serrèrent la main avec une effusionmutuelle.
Les soldats passèrent auprès d’eux, sans mêmeles remarquer.
– Il me reste à vous dire, poursuivitRobert, que votre famille et moi nous avons fait l’impossible pourretrouver votre cousine Blanche.
– Je l’ai retrouvée, moi…, interrompitVincent.
– En vérité ! dit joyeusementRobert.
– Pour la reperdre, hélas !M. de Blois !…
Vincent raconta en quelques mots son évasiondu matin et le nouvel enlèvement commis sur la personne deBlanche.
Tout en l’écoutant, l’Américain semblaitréfléchir profondément.
Il jouait au naturel le rôle d’un homme quin’a nulle idée de la chose qu’on lui raconte.
– Ce ne peut pourtant pas être Pontalèscette fois ! murmura-t-il quand Vincent eut fini. Vous êtesbien sûr qu’il n’y avait point de femme dans la voiture ?
– Il y avait deux jeunes gens.
– Deux jeunes gens…, répétal’Américain ; deux jeunes gens !… Et vous n’avez pasremarqué d’autre indice ?
Vincent chercha dans sa mémoire.
– Attendez donc ! s’écria-t-il, il yavait sur le siége de devant et sur celui de derrière deux grandsnègres.
– Oh !… fit Robert.
Puis il ajouta eu serrant la main du jeunehomme :
– Et quelle direction la voiture a-t-elleprise ?
– Je l’ai perdue de vue là-bas…, répliquaVincent, qui montra du doigt l’angle de l’avenue Marigny.
– C’est cela !… s’écria Robert.
– Comment !… dit Vincent quirespirait à peine, vous sauriez… ?
– Il me semble que vous étiez fort surl’escrime autrefois, M. Vincent ?… dit Robert au lieu derépondre.
– Ma captivité, répliqua le jeune homme,vient de ce que j’ai tué en duel, à Madère, un des bretteurs lesplus redoutés de la marine française.
– Tant mieux !… car la justice estlente ! et quand il s’agit d’une jeune fille enlevée… Pontalèsvoulait du moins faire d’elle sa femme, tandis que cet homme…
– Écoutez ! dit Vincent dont leregard brûlait et qui parlait bref entre ses dents serrées, si vousme mettez en face de cet homme, je vous regarderai comme monmeilleur ami.
Robert tira sa montre qui marquait onzeheures.
– Venez donc, M. Vincent !…s’écria-t-il, et que Dieu vous aide !
Il faisait nuit encore quand le nababs’éveilla. L’habitude abrégeait pour lui les effets de l’opium.
Il avait froid. Il se dressa lentement et jetaautour de lui son regard, appesanti par un reste de sommeil.
Le boudoir était désert.
On eût dit que Montalt cherchait à retrouverles illusions d’un rêve enfui.
– Elles étaient là…, murmura-t-il ;quand j’ai fermé les yeux, vaincu par l’opium, j’ai senti longtempsleurs mains dans mes mains… et à travers mes paupières closes, ilme semblait encore que je les voyais sourire…
Il passa le revers de sa main sur sonfront.
– Sais-je ce que Dieu m’envoie ?…reprit-il avec un accent de tristesse et de doute ; depuishier, les souvenirs se pressent dans ma mémoire… Le passé prend uneforme et surgit devant mes yeux incrédules… Mon cœur dormait…Va-t-il s’éveiller pour de nouvelles tortures ?
Il se leva brusquement. Le froid, gagné durantle sommeil, glissa, rapide comme un éclair, le long de ses veineset le fit frissonner.
– Je ne veux plus souffrir !…dit-il ; je ne veux plus croire… Oh ! le hasard aura beaum’apporter l’écho de mes espoirs passés ; mon cœur estmort !…
Il regarda encore tout autour de la chambre,et murmura comme malgré lui :
– Mais où donc sont-elles ? Ce nepeut être un songe, pourtant !… J’ai vu leurs longs cheveuxsous la toile de leurs petits bonnets de Bretagne… J’ai entenduleurs voix douces, dont l’accent me faisait plus jeune de vingtannées… Voici encore la harpe au milieu de la chambre… Où doncsont-elles ?
Il se tourna vers la porte ouverte de la piècevoisine et appela doucement :
– Berthe !… Louise !
C’étaient les noms que les jeunes filless’étaient donnés.
On ne répondit point.
Le nabab attendit durant un instant ; sesyeux, fixés sur la porte de la chambre aux costumes, où ils’attendait sans doute à voir paraître les figures souriantes desdeux petites chanteuses, avaient une expression tendre etcaressante.
Personne ne parut sur le seuil.
Montalt fit deux ou trois pas de ce côté,comme si une invisible main le poussait vers les jeunes filles.Puis il s’arrêta tout à coup au milieu du boudoir, et l’expressionde sa figure changea.
Un sourire amer vint à sa lèvre, tandis queson front se plissait.
– Fou que je suis !… pensa-t-il touthaut ; misérable fou ! ce sont des femmes !… N’ai-jepas assez souffert ?…
Il se tourna d’un mouvement brusque versl’autre porte, où les nègres veillaient d’ordinaire.
– Séid !… appela-t-il.
Point de réponse encore.
Il fit un geste d’impatience et ouvrit laporte. Sa voix résonna dans le silence du corridor.
– Séid !… Obbah !…
Rien. C’était la première fois que les noirsrestaient muets à son appel.
Mais Berry Montalt était fait de telle sorteque les circonstances ordinaires de la vie ne le frappaient point.Au lieu de s’étonner ou de rechercher la cause de cet abandoninexplicable, il traversa le corridor et gagna sa chambre àcoucher.
Il se jeta tout habillé sur son lit, fuyant lafatigue inutile de ses réflexions, et implorant de nouveau lesommeil.
Le sommeil ne voulait point venir. À decertains moments, il tombait dans une sorte d’assoupissementfiévreux et lourd ; mais son agitation, luttant contre lesderniers effets de l’opium, entourait son chevet de fantômes. Ilrevoyait des choses et des hommes, absents depuis les jours de sajeunesse.
Sa vie avait-elle été le rêve, et le rêveétait-il la réalité ?
Chaque fois qu’il fermait les yeux, lesfigures amies d’autrefois accouraient lui sourire. Il revoyait lepaysage agreste que son enfance avait aimé. Il s’égarait dans dessentiers connus et s’arrêtait à l’ombre du vieil arbre, dontl’écorce fidèle avait gardé un chiffre, gravé par sa propremain.
C’étaient les eaux tranquilles d’un grand lac,au milieu duquel montaient et se balançaient de blanches vapeurs.Les saules pleuraient au bord de l’eau, qui entraînait leursbranches pliantes. Le soleil se couchait, tout pâle, derrière leshautes châtaigneraies.
Et le long de ce sentier ombreux quidescendait la montagne, une jeune fille s’avançait à pas lents.
Qu’elle était belle ! et que de doucecandeur couronnait son visage de vierge !
Les derniers rayons du jour semblaient sejouer avec amour dans les ondes molles de ses blonds cheveux.
Elle souriait seule avec elle-même ; satête se penchait sur la marguerite des champs que sa main blancheet fine effeuillait avec lenteur.
Montalt l’entendait. Elle demandait à lapetite fleur, la jeune fille crédule : « M’aime-t-il unpeu ?… M’aime-t-il beaucoup ?… »
Et, suivant ce que la fleur répondait, lesourire de la jeune fille rayonnait ou ses beaux yeux se voilaientde larmes…
Montalt se retournait sur sa couche qui lebrûlait. Un nom venait mourir à sa lèvre…
Puis quelque voix mystérieuse s’élevait parmile silence et modulait simplement les notes d’un chant rustique, cedoux chant des Belles-de-Nuit dont les jeunes filles avaient bercénaguère son premier sommeil.
Montalt écoutait, malgré lui, cette mélodie oùil y avait du bonheur et des larmes.
Le soleil s’était caché derrière lachâtaigneraie. La nuit tombait bleue, paisible, étoilée. La chansondes pâtres mourait dans le lointain. Où était la blonde jeunefille ?
Au sommet de la colline, il y avait un grandjardin, le jardin d’un noble château. La nuit était encore plusnoire sous la tonnelle, où le chèvrefeuille et la clématitemariaient leurs feuillages protecteurs. C’est à peine si l’onapercevait une forme blanche sur le banc de gazon.
La jeune fille dormait.
Berry Montalt sentait sa respiration s’arrêterdans sa gorge, et, le long de ses tempes ardentes, de grossesgouttes de sueur coulaient de son front.
La passion le plongea bientôt dans un rêved’extase.
Plus il faisait d’efforts pour revenir à lavie réelle, et plus de séduisantes images semblaient enchaîner savolonté.
Il se dressa sur son séant, pâle, haletant,épuisé de fatigue.
Le jour entrait dans son alcôve à travers lesdraperies des rideaux.
Il agita une sonnette, placée sur sa table denuit. Les deux noirs partirent à la fois.
Montalt se mit entre leurs mains, et subitsans mot dire les soins qu’ils lui donnaient chaque jour.
Il ne leur demanda pas même compte de leurabsence nocturne.
Sa toilette achevée, il les renvoya d’ungeste.
On eût trouvé, sur la belle régularité de sestraits, la trace de ses fatigues récentes, car cette nuit avait étépour lui pleine de navrantes et terribles secousses ; mais, àpart la pâleur de son front et la ligne bleuâtre qui s’élargissaitau-dessous de sa paupière, son visage sévère et froid ne montraitaucun signe d’émotion.
Durant une grande demi-heure, il se promena delong en large dans la chambre ; puis il ouvrit la fenêtre pourdonner à sa poitrine oppressée et brûlante l’air frais des matinéesd’automne.
La fenêtre s’ouvrait sur le jardin. Le regardde Montalt tomba sur ce berceau où, la veille au soir, Robert luiavait raconté l’histoire de cette famille bretonne, ruinée etperdue par une lente trahison.
Il se rejeta violemment en arrière et refermad’un geste brusque les battants de la croisée. Son front s’étaitchargé d’un nuage plus sombre.
– Si je croyais… ? murmura-t-il.
Sa pensée ne s’acheva point, mais il joignitles mains et leva les yeux au ciel.
Il traversa la chambre et alla tomber dans unfauteuil, derrière son lit, à côté du petit meuble renfermant laboîte de sandal au couvercle de diamants.
Il introduisit la clef dans la serrure, etprit la boîte, qu’il tint, durant plusieurs minutes, dans sa main,comme s’il n’eût point osé l’ouvrir.
En ce moment ses traits bouleversés peignaientdes émotions contraires et indéfinissables.
– Si je croyais ?… répéta-t-il enpressant son front à deux mains.
Il se leva et arpenta de nouveau la chambre,mais cette fois à grands pas et avec une agitation qu’il necherchait point à réprimer.
Tout en marchant, il murmurait :
– Il faut que je sache !… Peut-êtreai-je à me repentir ?… Si Dieu était bon !… et si moncœur n’était pas mort.
Il s’élança tout à coup vers son secrétaire ettraça sur le papier quelques lignes rapides.
C’était une lettre ; sur l’enveloppe ilécrivit :
À M. le chevalier de las Matas, hôtel des
Quatre Parties du monde.
– Faites porter cette lettre à sonadresse, dit-il à Séid accouru au bruit de la sonnette ; qu’ondise à M. le chevalier que je l’attendrai ici jusqu’à onzeheures.
Séid sortit. Le nabab resta les deux coudesappuyés sur la tablette de son secrétaire.
– Il me faut cette lettre !murmura-t-il après un instant de silence. Si cet homme a dit vrai,il doit l’avoir conservée pour s’en servir à l’occasion… Il me lafaut !… Dussé-je la payer au poids de l’or, je laveux !
Il regarda la pendule qui marquait dix heures.Puis il reprit en se renversant sur le dos de sonfauteuil :
– Viendra-t-il ?… Et cette lettre,d’ailleurs, existe-t-elle ?… Tout cela n’est-il pointmensonge ?…
Il se tut et demeura les yeux fixés sur lapendule, suivant la marche lente des aiguilles.
Durant toute cette heure, il ne prononça plusune parole, et son visage, qui était redevenu immobile ne trahissait pointce qui se passait au dedans de lui-même.
Pourtant, un monde de pensées envahissait sonesprit. Le repentir était au seuil de sa conscience ; mais,d’un autre côté, une réaction lente et forte se faisait en luicontre les émotions subies depuis quelques heures.
Il voulait se persuader qu’il avait honte etpitié de lui-même ; et la servitude où il tenait sa consciencelui venant en aide, il prenait sincèrement pitié de safaiblesse.
Quand l’idée des deux jeunes filles, que lehasard avait jetées sur son chemin, venait à la traverse de saméditation, il la repoussait avec impatience et colère.
Plus d’une fois, il fut sur le point de sonnerSéid pour demander de leurs nouvelles, mais il se retinttoujours.
Que lui importaient ces filles ? Pourquoiprolonger la folle comédie de la veille ?
Il se parlait ainsi, cherchant des termes demépris pour caractériser sa conduite ; mais l’impressionproduite par les deux pauvres Bretonnes avait été trop vive et tropprofonde pour qu’il pût la jeter, à volonté, hors de son cœur.
Il avait beau chercher à se tromperlui-même : cette impression ne pouvait être l’effet du hasard.Elle avait ses racines dans le passé ; elle était lecontre-coup d’un de ces sentiments qui traversent la vie. Elleétait un remords et un souvenir.
Aussi, Montalt, au milieu du doute renaissant,voyait-il toujours ces deux visages qui lui souriaient et lerappelaient à la foi.
Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de seroidir, et sa colère s’en augmentait sourdement.
Onze heures sonnèrent à la pendule. Montalt seleva et secoua brusquement la tête, comme un homme qui veut sedébarrasser, une bonne fois, du fardeau importun de sespensées.
– Il ne viendra pas !… dit-il, tantmieux !… Je suis las de ces fades angoisses !… et je leurdis adieu pour toujours… Séid !
Le noir parut.
– Fais atteler, lui dit Montalt.
Séid s’attendait peut-être à ce qu’on luidirait du moins un mot de ces deux jeunes filles à qui, la veille,on accordait une attention si chère, et que l’on avait mêmeinstituées, pour ainsi dire, les maîtresses de la maison.
Mais, en définitive, le noir était fait auxcaprices inexplicables de Berry Montalt. D’ailleurs, s’il neparlait point, il ne pensait guère et réalisait, dans toute saperfection, l’idéal de l’obéissance passive.
Montalt arracha un des plus gros diamants dela boîte de sandal et monta dans sa voiture en disant aucocher :
– Au Cercle !
Le Cercle des Étrangers était situé rueSaint-Honoré, un peu au delà du Palais-Royal. C’était une maison dejeu, qui se donnait des airs de club, et qui empruntait un peu saphysionomie aux Enfers de Londres.
On jouait là des sommes énormes, à l’anglaise,avec l’habit noir, la cravate blanche et l’escarpin.
Montalt y venait d’ordinaire pour tuer lesheures de son oisiveté ennuyée. Il y avait des jours où le jeu lepassionnait, et où il trouvait encore quelques émotions dans lesbizarres péripéties qui se succèdent autour du tapis vert.
Ce matin, il venait demander aux cartes, nonpoint l’émotion, mais l’oubli et le sommeil du cœur. Il y avait desannées que sa conscience n’avait parlé si haut, et ses souvenirséveillés brusquement l’assiégeaient.
Il était mécontent de lui-même ; il sereprochait amèrement ce qu’il appelait sa faiblesse ; il eûtvoulu faire retomber sur quelqu’un sa sourde colère.
En un mot, il était dans cet état où les nerfsrévoltés demandent un choc, et où les médecins vous ordonneraientvolontiers une bonne querelle comme mesure hygiénique.
À ce point de vue, la détestable humeur dunabab allait être servie à souhait, grâce aux bons soins de nostrois gentilshommes.
Au moment où son équipage s’arrêtait en facedu club, une autre voiture quittait la place et s’éloignait augrand trot.
Une tête de femme s’était penchée à laportière et s’était retirée précipitamment à la vue de Montalt quine l’avait même pas remarquée.
La dame regarda par l’autre portière et fit unsigne de la main à un jeune homme qui se tenait debout sur la portedu Cercle.
Celui-ci salua gracieusement, et l’équipagedisparut.
Montalt descendait sur le trottoir. Notrejeune homme, habillé dans le dernier goût, et pouvant être accusémême d’un peu d’exagération dans son élégance, braquait sans façonsur lui un magnifique binocle d’or.
Le nabab, qui ne prenait point garde, se miten devoir d’entrer.
Notre jeune homme lui frappa sur l’épaule.
– Un mot, milord !… dit-il.
Le nabab s’arrêta.
– C’est bien à lord Berry Montalt quej’ai l’honneur de parler ?
– Oui, répondit le nabab.
– Moi, reprit le jeune homme, je suis lecomte Alain de Pontalès.
Montalt, qui n’avait pas même daigné lever lesyeux sur lui jusqu’alors, tressaillit légèrement et le regarda.
– Ah !… fit-il ; et que mevoulez-vous ?
– J’aurais une explication à vousdemander, milord… Vous connaissez madame la marquised’Urgel ?
– Je ne sais pas…, répondit Montalt.
– Comment !… vous ne savezpas ?… répéta le jeune Pontalès qui éleva la voix.
– Non, monsieur… Est-ce là tout ce quevous aviez à me dire ?
Le petit Pontalès sortait de l’équipage deLola. Il avait la tête fraîchement montée. La froideur méprisantedu nabab lui mit le rouge au front.
– J’ai à vous dire, milord, reprit-il endonnant à sa voix des inflexions provoquantes, qu’il est indigned’un gentleman d’éviter à l’aide d’une prétendue ignorance lessuites d’une première lâcheté. Vous avez insulté une femme… unefemme que j’aime, milord… et que je me fais gloire d’aimer.
Montalt laissait tomber sur lui son regardfroid et fixe : on eût dit qu’il cherchait un souvenir sur lestraits du jeune homme.
– Vous ressemblez à votre père,M. de Pontalès…, dit-il enfin. Je ne sais pas si j’aiinsulté votre maîtresse… mais vous me déplaisez,monsieur !
– Alors nous allons nous entendre.
Montalt, ouvrit les revers de sa redingote etprit son portefeuille.
– Nous allons nous entendre,M. de Pontalès…, poursuivit-il ; car je ne suis pasde ceux qui choisissent leurs adversaires… et il m’importe peu, jevous jure, quand mon humeur est de me battre, d’avoir affaire à unvrai gentilhomme ou à un fils de manant, affublé de la peau d’uncomte !
– Monsieur !… s’écria Pontalès quipâlit et recula d’un pas.
Le nabab avait ouvert son portefeuille etmouillé le bout de son crayon.
– Il fait jour à six heures, dit-il, àsix heures moins un quart, je serai demain au bois de Boulogne,porte d’Orléans… Votre arme ?
– L’épée.
Le nabab écrivit sur son calepin :
« Six heures moins un quart,M. de Pontalès. »
Puis il salua de la main et monta l’escalierdu Cercle.
Il n’y avait encore que très-peu d’habituésdans la salle du trente et quarante où Montalt jouaitd’ordinaire.
C’était là qu’il se rencontrait presque tousles jours avec M. le chevalier de las Matas et ses deuxcompagnons.
Son regard fit le tour de la chambre. C’étaitle chevalier qu’il cherchait. Mais il ne le vit point dans lesgroupes rares qui causaient avant de s’asseoir à la table dejeu.
Robert n’était pourtant pas bien loin. Il secachait derrière la porte entre-bâillée d’une salle voisine, et sondoigt étendu désignait justement le nabab à Vincent de Penhoël, quiétait debout auprès de lui.
Vincent fit un geste de surprise.
– Quoi !… murmura-t-il, en êtes-vousbien sûr ?
– Positivement sûr, répliqua Robert.Vincent courbait la tête et semblait indécis.
Tout à coup il se redressa, et ses yeuxbrillèrent, au grand plaisir de l’Américain, qui vit l’affairefaite.
– Oui… oui !… murmura-t-il en separlant à lui-même, c’est vrai… les deux nègres !…
Il se souvenait en ce moment d’avoir vu lesdeux noirs auprès du nabab, sur le bateau à vapeur.
– Voulez-vous me prêter six louis ?dit-il à Robert.
Celui-ci s’empressa de fouiller dans sapoche.
– Ne me nommez pas, surtout !…murmura-t-il tandis que Vincent de Penhoël entrait dans la salle dutrente et quarante.
Ce dernier franchit à pas lents l’espace quile séparait du nabab.
La figure de Montalt se dérida enl’apercevant.
– Eh ! mais… s’écria-t-il, je ne metrompe pas… voici notre jeune matelot breton.
Il lui tendit la main cordialement.
La main de Vincent de Penhoël resta immobilele long de son flanc. Il avait la tête haute et les yeuxbaissés.
– Milord, dit-il, j’ai contracté deuxdettes envers vous… La première consiste en de l’argent prêté… jel’acquitte… Voici vos six pièces d’or.
Un domestique du Cercle passait, portant surun plateau des paquets de cartes neuves.
– Joseph !… dit le nabab.
Le garçon s’avança.
Montalt lui mit les six louis dans lamain.
– Voici pour boire un verre de vin à masanté, mon brave…, dit-il.
Puis il ajouta en se tournant versVincent :
– Mon cher ami, nous sommes quittes, à ceque je vois.
– Tout à l’heure !… répliquaPenhoël, car je vais vous payer aussi le second service que vousm’avez rendu.
– Quel service ?… demanda le nababsans affectation aucune.
– Vous m’avez sauvé la vie, milord.
– C’est vrai !… dit Montalt, jel’avais oublié…
– Moi, je m’en souviens… et au lieu devous tuer, comme j’en aurais le droit, je vous offre une chance desalut.
Montalt regarda le jeune homme avecsurprise.
Il n’y avait pas moyen de croire à uneplaisanterie, car la physionomie de Vincent avait cette expressionsombre et presque sauvage que nous lui avons vue au moment dusuicide. Sur ses traits, amaigris par les souffrances, il y avaitun courroux sourd et concentré ; ses yeux menaçaient et savoix avait peine à ne point éclater.
C’était un enfant énergique et fier, dont lacolère ne s’usait point en insultes vaincs. Il avait le calme de laforce.
Le nabab ne comprenait rien à cette scène.
– Ah çà ! mon jeune ami, dit-il,avons-nous par hasard un grain de folie ?… Je vous demande engrâce pourquoi vous voulez me tuer ?
– Pourquoi je veux vous tuer ?…répliqua Vincent dont les sourcils se froncèrent ; vous voussouvenez, milord, que je vous ai conté autrefois l’histoire d’unejeune fille qui s’était endormie, pure, sur un banc de gazon lesoir d’une fête… et qui se réveilla…
– Je me souviens, monsieur, interrompitprécipitamment le nabab dont la joue se décolora tout à coup.
– L’homme qui s’était glissé sous leberceau, reprit Vincent, n’avait qu’un but en ce monde et qu’unespoir… réparer sa faute à force de dévouement et d’amour…
– Quand on a vingt ans…, murmura le nababqui semblait faire sur lui-même un douloureux retour, c’est ainsiqu’est le cœur.
– Après deux mois de recherches, repritencore Vincent, deux mois de misère et de souffrances, le coupableavait enfin retrouvé sa victime… il allait tomber à ses genoux etlui donner sa vie tout entière… lorsqu’un misérable est venuenlever la jeune fille !… Savez-vous le nom de ce misérable,milord ?…
– Comment le saurais-je ?… demandaMontalt.
Vincent fit peser sur lui son regard dur etperçant.
– Ne me mentez pas !… dit-il tandisque le nabab se redressait instinctivement devant cetteinsulte ; c’est vous qui l’avez fait enlever, milord !…je le sais… j’en suis sûr !… Et voici comment je paye ma detteenvers vous. Je vous dis : Rendez-moi ma fiancée…rendez-la-moi telle qu’elle est entrée dans votre hôtel… Je vouscroirai, si vous m’affirmez sur l’honneur qu’il en est tempsencore.
Le nabab tombait de son haut, car il ignoraitcomplétement l’expédition nocturne, faite, à l’aide de sa voitureet de ses nègres, par MM. Édouard et Léon de Saint-Remy.
– Je vous tiens compte de vos bonssentiments à mon endroit, M. Vincent, dit-il sans éprouverencore d’autre sentiment que la surprise ; mais il m’estabsolument impossible d’en profiter… En conscience, mon jeune ami,je ne puis rendre ce que je n’ai pas pris.
– Vous refusez ?… murmura Vincentles dents serrées ; prenez garde, milord !
– Menacez… insultez…, répliquaMontalt ; vous pourrez me mettre l’épée à la main,M. Vincent… mais vous ne pourrez pas me fâcher… J’ai l’intimeconviction, voyez-vous, que vous êtes de bonne foi et que vousbattez la campagne.
Vincent garda un instant le silence.
– Milord, reprit-il ensuite, je vous aioffert la vie… vous n’en avez pas voulu… C’est maintenant que noussommes quittes… Que votre sang retombe sur vous-même !… Moi,je me fais justice de mes propres mains, parce que je suis unproscrit et que je ne puis demander protection aux lois de monpays.
Montalt tira de nouveau son portefeuille.
– À quelle arme voulez-vous m’immoler,mon jeune ami ?… demanda-t-il.
– À l’épée…, répondit Vincent ; etnous verrons si vous raillerez demain, milord !…
– Demain…, répéta Montalt, j’ai un petitrendez-vous à six heures moins le quart… je serai par conséquentlibre à six heures… Vous convient-il de venir me trouver à la ported’Orléans, au bois de Boulogne ?
– Cela me convient.
Montalt écrivit sur son carnet immédiatementau-dessous de la première mention :
« Six heures, M. Vincent. »
Celui-ci tourna le dos et se retira, tandisque M. le chevalier de las Matas se frottait les mains,derrière la porte de la salle voisine.
Le jeu s’installait, et le banquier mêlait lescartes du trente et quarante.
Les amateurs prenaient déjà place autour de latable.
Vers ce moment, il se passait une petite scènedans le vestibule du club.
N’entrait pas qui voulait au Cercle desÉtrangers ; il fallait être présenté par un adepte.
Étienne et Roger venaient d’être arrêtés dansl’antichambre par l’employé, chargé de reconnaître lesarrivants ; ils avaient insisté de leur mieux, mais laconsigne était inflexible.
Heureusement que depuis le matin, comme nousavons pu le voir, nos trois gentilshommes jouaient, autour de BerryMontalt, le rôle du hasard, et lui fournissaient des aventures.
Comme Étienne et Roger se retiraient, deguerre lasse, ils rencontrèrent, à la porte extérieure, ce bravemonsieur qui les avait accostés à la fête du nabab.
Le noble baron Bibander parut enchanté de larencontre et leur offrit une cordiale poignée de main.
– Eh ! eh ! eh !… dit-il,on fient sé gonsoler tes bédits châcrins t’amour afec lé drente etgarante… Eh ! eh ! eh !…
C’était un coup de la Providence.
– Monsieur, dit vivement Roger, on refusede nous laisser entrer… Pouvez-vous nous aider à lever cetobstacle ?
– Gomment tonc !… répliquaBibandier ; à merfeille ! engenté de fus êtreacréable.
Il s’avança d’un pas important et magistralvers le contrôleur des entrées ; il lui dit quelques mots àl’oreille, et celui-ci salua.
– Fenez… fenez, mes cheunes amis, repritle baron Bibander ; maindenant, fus êtes chez fus !
La porte du Cercle s’ouvrit pour Étienne etRoger. Ils n’eurent pas même la peine de remercier leurintroducteur, qui avait traversé la salle en trois enjambées, etrejoint M. le chevalier de las Matas, à son posted’observation, dans la chambre voisine.
– Bravo !… dit Robert ; je luiai déjà jeté deux bâtons dans les jambes !
– Comment deux ?…
– D’abord le Pontalès… Ensuite cetétourneau de Vincent, qui est revenu de je ne sais où tout exprèspour nous prêter main-forte !…
– Chut !… fit Bibandier, voilà lebal qui commence !
Étienne et Roger venaient en effet d’aborderMontalt.
Celui-ci était arrivé au paroxysme de samauvaise humeur. La première querelle qu’il avait rencontrée surson chemin l’avait plutôt réjoui que contrarié. Ç’avait été uneissue pour le fiel qu’il avait dans l’âme ; mais laprovocation de Vincent rétablissait l’équilibre, et ramenait sesidées sombres.
Il avait gardé de cet enfant un souvenir ami,et pour prix du service rendu, Vincent revenait vers lui la mainarmée et la provocation à la bouche.
Montalt ne fatiguait point son indolence àchercher longtemps la cause de ce revirement bizarre ; mais ilsubissait l’impression triste, et son cœur lui pesait.
Il était dans cette situation morale,lorsqu’il vit venir à lui Étienne et Roger.
Le jeune peintre avait la figure pâle et leregard indécis ; les yeux de Roger brillaient, au contraire,et le sang lui montait aux joues.
Montalt ne se souvenait plus de ce que luiavait dit Séid au sujet des deux jeunes gens. Leur aspect lui causaseulement de la surprise, parce qu’il ne les avait jamais vus en celieu.
– Par quel hasard… ?commença-t-il.
Étienne l’interrompit.
– Nous voudrions vous parler enparticulier, milord…, dit-il d’un ton froid et grave.
Il avait salué le nabab. Roger, au contraire,restait droit et roide devant lui.
Montalt les regarda tour à tour, et il eut unvague souvenir des paroles qui avaient glissé naguère sur sonesprit.
– Au fait, murmura-t-il, je n’ai pas rêvécela… On m’a dit que vous vouliez me quitter.
– Nous voulons faire davantage, milord,répliqua Roger qui élevait la voix malgré lui.
– Silence !… dit Étienne. Tu m’aspromis de me laisser parler.
Le nabab, qui les regardait toujours, croisases bras sur sa poitrine.
– Ah çà !… s’écria-t-il, est-ce quevous allez me prendre à partie, vous aussi ?… Vous ai-je, parhasard, enlevé vos maîtresses ?…
– Milord !… milord !…interrompit Roger dont la colère faisait bouillir le sang, lamoquerie est de trop, je vous jure… et notre vengeance n’a pasbesoin d’aiguillon !
Montalt ouvrit ses bras, et fit ce geste del’homme qui tombe des nues.
– Ma foi !… dit-il, je crois quec’est une gageure !… J’ai donc deviné juste, messieurs… Vousvenez me chercher querelle ?
Roger ouvrit la bouche pour répondre. Étiennel’arrêta :
– Milord, dit-il d’une voix lente ettriste, nous vous aimions d’une affection pleine de reconnaissanceet de respect… Vous-même, je crois que vous aviez pour nous de latendresse… Les apparences trompent parfois…
– Les apparences !… répéta Roger enhaussant les épaules ; quand on a vu, de ses yeuxvu !…
Étienne lui demanda le silence d’un geste.
– Je voudrais tant m’être trompé !…reprit-il. Milord, il s’agit ici, non pas seulement de vous, maisde deux jeunes filles…
– Deux…, interrompit Montalt en souriant,cela fait quatre.
Un peu de sang monta aux joues pâles du jeunepeintre.
Il poursuivit pourtant avec le mêmecalme :
– Il s’agit, du bonheur de ma vie… et dubonheur de Roger… Nous deux, milord, que vous avez traités enfrères… en fils chéris… nous n’avions qu’un seul espoir et qu’unseul amour, vous le savez…
– Mademoiselle Diane et mademoiselleCyprienne…, grommela Montalt ; je n’ai pas l’avantage de lesconnaître.
– Vous ne les connaissez pas…vous ?… s’écria Roger impétueusement par le nom de Dieu, vousmentez, milord !
Les sourcils de Montalt se froncèrentlégèrement.
– Il est clair comme le jour,murmura-t-il, que mes deux jeunes frères… mes fils chéris, pourparler comme M. Étienne… sont décidés à me couper la gorge… Jen’y puis absolument rien !
Étienne fixait toujours sur lui son regarddouloureux.
– Je ne vous insulte pas, moi, milord…,poursuivit-il d’une voix que l’émotion faisait trembler… et je vousprie de pardonner à mon ami… Il est bien malheureux !… Si vouspouviez savoir tout ce que nous souffrons depuis hier !
Montalt fit un geste d’impatience.
Peut-être que, dès ce moment, la complèteignorance qu’il affectait de montrer n’était plus très-sincère.
Peut-être que, malgré ces noms de Berthe et deLouise que les deux filles de l’oncle Jean avaient pris auprès delui, soupçonnait-il déjà vaguement la vérité. Mais l’élémentcontrariant et fantasque de son caractère était vivementexcité ; il recevait depuis le matin piqûres sur piqûres, etil n’en fallait pas tant pour faire regimber son orgueil.
Désormais, il n’y avait plus de côté par où leprendre. Il redevenait cet homme dur, intraitable, irascible,répondant aux prières parties du cœur par la raillerie froide, ets’obstinant, à plaisir, dans son rôle impitoyable.
Roger supportait à grand’peine les ménagementspris par le jeune peintre ; mais celui-ci retardait l’heure dela colère, non pas tant pour Montalt que pour Diane elle-même,qu’il eût fallu croire perdue.
Il hésitait tant qu’il pouvait ; il seforçait à douter ; sa confiance était grande comme sonamour.
– Je vous en prie !… dit-il encore,ne faites attention qu’à notre souffrance, et répondez-nous…Dites-nous que nous nous sommes trompés… donnez-nous une preuve, lamoindre…
Berry Montalt bâilla.
La rage étouffait Roger.
– Parfois…, poursuivit Étienne, fantaisievous prend, nous le savons, de cacher votre bonté sous desapparences de rudesse affectée… Mais vous nous voyez devant vous,le cœur brisé… Ne jouez pas avec notre torture !
Le nabab bailla de nouveau.
– Messieurs, dit-il suivant l’impulsionde sa nature qui, une fois lancée dans la voie mauvaise, exagéraitle mal comme le bien, j’ai connu beaucoup de jeunes filles en mavie, brunes, blondes et d’autres couleurs… J’ai tâché de medivertir du mieux que j’ai pu… et s’il fallait, pour châtiment dechaque bonne fortune, subir des sermons pareils, j’yrenoncerais.
– Alors, dit Étienne dont la tête calmeet sévère se redressa, vous refusez toute explication,milord ?
– J’aime encore mieux me battre,monsieur !
– Choisissez donc entre nous, dit Étienned’une voix basse et sombre, et que ce soit un combat àmort !
– Moi !… s’écria Roger, c’est moique vous choisirez, car je vous dis que vous êtes un lâche et uninfâme !… Je ne voulais pas croire le monde qui vous accusaitde pousser vos débauches jusqu’aux excès les plus honteux… Maismaintenant, j’ai vu, Berry Montalt !… vous êtes un misérablesans cœur, ni honneur !… Et si je n’ai pas votre vie demain,c’est que vous me tuerez !
Le nabab avait tiré de sa poche le fatalcalepin.
– Ni l’un, ni l’autre…, murmura-t-il entraçant quelques mots au crayon ; je vous ferai la mauvaiseplaisanterie de vous épargner, mes jeunes camarades.
La rage étouffa la voix de Roger.
– Eh bien !… dit Étienne, lequelchoisissez-vous ?
– Tous les deux, mon jeune ami,savoir : M. Étienne Moreau à six heures et un quart…M. Roger de Launoy à six heures et demie… Je vous demandepardon de fixer l’heure moi-même… mais vous n’êtes pas venus lespremiers.
Étienne, depuis quelques secondes, tenait lebras de Roger pour l’empêcher de se ruer sur le nabab.
Celui-ci salua et s’éloigna endisant :
– Bois de Boulogne, porte d’Orléans…Messieurs, au plaisir de vous revoir !
La scène s’était passée à l’une des extrémitésde la salle. Montalt gagna la table de jeu et s’assit parmi lesjoueurs.
Il plaça devant lui un paquet de billets debanque.
Jamais peut-être on n’avait pu voir sa bellefigure aussi indifférente et aussi froide.
Étienne avait entraîné Roger hors du club.
Il y avait un quart d’heure environ que lenabab était assis devant le tapis vert et perdait, suivant sonhabitude, avec un magnifique stoïcisme, lorsqu’on entendit unevague rumeur dans l’antichambre.
Après quelques secondes de pourparlers assezbruyants, la porte s’ouvrit, et un personnage, comme on n’en avaitpeut-être jamais vu au Cercle des Étrangers, fit son entrée dans lasalle.
Les domestiques lui avaient refusé longtempsle passage, et pour qu’on l’introduisît enfin dans la nobleassemblée, il n’avait fallu rien moins que le nom de Berry Montalt,prononcé avec autorité. Mais le nabab était une excellentepratique, et sa protection eût servi de passe-port à unmendiant.
Il n’y avait point, du reste, au moins enapparence, une différence appréciable entre un mendiant et lepersonnage dont nous avons annoncé l’entrée.
C’était un vieillard de grande taille, dont latête courbée sur sa poitrine se couronnait de rares cheveux, blancscomme neige. Il portait des vêtements villageois de forme antique,usés jusqu’à la corde ; sa chaussure consistait en de grossabots, bourrés de paille.
Le bruit inusité que produisait sa marche surle parquet de la salle fit tourner ta tête à tout le monde. Montaltseul ne daigna point prendre garde.
Chacun se demandait ce que voulait dire cettemascarade.
Nos trois gentilshommes, aux aguets derrièrela porte de la chambre voisine où le jeu ne fonctionnait pointencore, auraient seuls pu donner le mot de l’énigme.
Le vieillard s’arrêta en face du tapisvert.
Sa taille se redressa, et sa tête relevéemontra la beauté vénérable et digne d’un noble visage desexagénaire.
– Quel est celui d’entre vous, dit-ild’une voix douce et ferme, qui se nomme Berry Montalt ?
– C’est moi, répliqua le nabab sans seretourner.
– Alors, veuillez me suivre…, reprit levieillard. J’ai à vous parler.
Montalt ne bougea pas.
– Mon digne monsieur, dit-il seulement,je crois que je sais votre histoire. Il s’agit d’une jeune filleenlevée…
– Ma nièce…, interrompit le vieillardavec simplicité.
Un sourire courut autour de la table.
– Votre nièce, soit !… reprit lenabab, et vous venez me provoquer en duel…
– C’est vrai…, parce qu’on vous ditriche, au point de ne plus craindre les lois…
Montalt avait ouvert son calepin sur latable.
– Milord, lui cria de loin le princeslave Bottansko, est-ce que vous avez l’idée folle d’accepter ledéfi de ce pauvre diable ?
– Bois de Boulogne, porte d’Orléans…,prononça froidement Montalt au lieu de répondre.
– Mais regardez-le donc ! disait-onparmi les joueurs.
– Quel nom inscrirai-je ?… demandaMontalt, le crayon levé.
– Jean de Penhoël…, répondit levieillard.
Montalt tressaillit et fit un mouvement commepour se retourner. Mais il se ravisa.
Une pâleur soudaine avait couvert sajoue ; sa main trembla visiblement tandis qu’il écrivait surson calepin à la cinquième place :
« Jean de Penhoël… Sept heures moins unquart. »
…… … . .
Derrière la porte de la salle voisine, nostrois gentilshommes ne se possédaient pas de joie.
– La farce est jouée !… dit Robert àses deux acolytes ; le vieux surtout a été sublime !…Désormais, en supposant même qu’il en réchappe… demain matin, nousaurons carte blanche, à dater de cinq heures… Du diable si notrepartie n’est pas plus belle que jamais !…
Le matin de ce jour, pour la première foisdepuis deux mois, des regards étrangers avaient pu mesurerl’affreuse misère du grenier où se mouraient les anciens maîtres dePenhoël.
Jusqu’alors, le secret de ce dénûment absoluet de cette mortelle détresse avait été surpris seulement par lesdeux filles de l’oncle Jean.
Madame Cocarde, la principale locataire, quimontait parfois l’escalier roide avec sa robe de satin et sonbonnet aux rubans couleur de feu, pour demander le pauvre loyer dutaudis, avait connaissance officielle de cette lugubreagonie ; mais la petite femme ne se mêlait point des affairesd’autrui. En descendant du grenier, où la faim torturait toute unefamille, elle s’asseyait à sa table solitaire et mangeait avec cetappétit concentré des amoureuses en retraite.
Madame Cocarde eût appris que ces malheureuxlocataires étaient décidément morts de faim, qu’elle n’en eût pasperdu la moindre bouchée.
Il avait fallu que le hasard donnât l’éveil àun voisin charitable.
Le matin même, on était monté dans le grenierde Penhoël, et tout d’abord, on avait transporté à l’hôpital lepauvre père Géraud, qui s’en allait lentement dans l’autre monde,sans autre maladie que l’épuisement et la famine.
Car, depuis que sa faiblesse l’avait cloué surle matelas, le vieil aubergiste refusait obstinément de manger,pour ne point diminuer la part de pain de la pauvre famille.
En se retirant, le voisin, qui emmenait Géraudà l’hôpital, mit sur le coin du matelas un petit écu de troislivres.
Il était pauvre aussi et ne pouvait fairedavantage.
Dès que le matelas fut vide, René de Penhoëlse glissa sur ses mains et ses genoux dans la poussière, afin deprendre la place encore chaude du malade. Il trouva l’écu de troislivres et le glissa furtivement dans sa poche.
Sa face hâve et comme pétrifiée eut un sourireidiot.
Madame était toujours assise à la place oùnous l’avons vue la veille. Ses deux mains se croisaient sur sesgenoux. Elle s’appuyait à la muraille et demeurait immobile. Safigure amaigrie était si pâle qu’on aurait pu croire que la viel’avait abandonnée.
L’oncle Jean était à genoux auprès d’elle etla contemplait en silence.
On frappa à la porte du grenier. L’oncle ensabots pensa que c’était le voisin qui revenait.
– Entrez…, dit-il.
La porte s’ouvrit, et un homme, portant lecostume de velours râpé des commissionnaires, entra.
Il regarda tout autour de lui d’un airétonné.
– C’est ici que demeure M. Jean dePenhoël ?
– Oui…, répliqua l’oncle c’est moi quisuis Jean de Penhoël.
– Alors, reprit l’Auvergnat, c’est à vousque je dois donner cette lettre.
Puis il ajouta tout d’un trait, pour avoir ledroit de s’échapper, car la vue de cette misère lui chargeait lecœur :
– Il n’y a pas de réponse et lacommission est payée… Salue bien, messieurs et madame !
Il sortit brusquement ; on l’entenditdescendre l’escalier quatre à quatre.
L’oncle avait entre les mains la lettre queRobert avait tracée à la hâte chez un écrivain public du faubourgSaint-Honoré.
Cette lettre disait en substance :
« Vous avez du courage, vous aimez madameMarthe, et vous êtes désormais le seul gardien de l’honneur dePenhoël.
« Blanche, votre nièce, est entre lesmains d’un homme riche et puissant… si puissant et si riche qu’onn’aurait point raison de lui en s’adressant à la justicehumaine.
« Vous avez été soldat, et vous êtesgentilhomme.
« Le personnage dont on vous parle est unAnglais du nom de Berry Montalt ; vous le rencontrerez auCercle des Étrangers, rue Saint-Honoré, n°…
Pour être introduit au Cercle, le meilleurpasse-port est le nom de Berry Montalt lui-même. »
Tandis qu’il lisait, Marthe avait relevé surlui son regard.
C’était quelque chose de si étrange qu’unelettre arrivant au milieu de cette misère abandonnée.
L’oncle Jean lui baisa les deux mains.
– Je vais sortir, ma fille…, dit-il,courage ! Dieu aura pitié de nous.
Marthe secoua la tête et baissa les yeux. Ellen’interrogea point. Elle n’avait plus la force d’être curieuse.
L’oncle prit son chapeau de paysan ets’éloigna.
Marthe était seule avec le maître de Penhoël.Pareille circonstance ne s’était pas présentée une seule foisdepuis leur départ du manoir ; il y avait toujours eu entreeux soit l’oncle Jean, soit le pauvre père Géraud.
Durant les deux mois qui venaient des’écouler, personne n’avait jamais fait allusion à cette scène deviolence sauvage qui avait eu lieu dans le grand salon de Penhoëlau moment du départ.
René semblait l’avoir oubliée, Marthe nevoulait point s’en souvenir.
Quant à l’oncle Jean, il avait exercélongtemps sur Penhoël une surveillance active et cachée ;mais, depuis quelques semaines, cette surveillance s’était peu àpeu ralentie. Tout semblait mort chez René, jusqu’à la colère, etil suffisait de le voir de près pour acquérir la certitude qu’ilétait incapable de se relever désormais jusqu’à une pensée devengeance.
Sa nature morale et sa nature physique avaientfléchi pareillement. C’était un vieillard imbécile et faible ;sa pensée dormait engourdie, comme le ressort de ses membres,autrefois si robustes.
Il restait des journées entières, accroupidans son coin, immobile et ne secouant son inerte apathie que pourporter à ses lèvres la bouteille fêlée, où l’oncle Jean mettaitparfois quelques gouttes d’eau-de-vie.
Quand il n’y avait plus rien dans labouteille, il laissait retomber sa tête barbue sur sa poitrine, etrestait plongé, depuis le matin jusqu’au soir, dans un pesantsommeil.
Il ne bougeait pas ; il ne parlait pas.Il recevait les soins de sa femme sans témoigner ni plaisir nipeine. Et quand son regard éteint tombait sur elle par hasard, oneût cherché en vain dans cette morne prunelle l’indice d’unsentiment quelconque : haine ou tendresse.
L’oncle Jean se fiait à ces signes et necraignait plus.
Une fois qu’on avait allumé une chandelle dansle pauvre grenier, le père Géraud disait avoir vu, en s’éveillantau milieu de la nuit, René de Penhoël, dressé de son haut contre lemur, regarder sa femme avec des yeux flamboyants.
Ses lèvres blêmes tremblaient en murmurant demenaçantes paroles, qui arrivaient, confuses, jusqu’à l’oreille dumalade.
Marthe dormait, couchée sur sa paille.
Les doigts de René se crispaientconvulsivement ; on eût dit qu’il allait s’élancer sur elle etl’étouffer entre ses bras décharnés.
Mais le vieux Géraud avait la fièvre qui amèneles visions terribles et les mauvais rêves…
Le lendemain René était toujours accroupi dansson coin et rien n’avait troublé le pauvre sommeil de Marthe.
L’oncle Jean ne songeait plus à cettecirconstance. L’idée ne lui vint même pas de craindre tandis qu’ilfermait la porte du grenier sur René de Penhoël et sur safemme.
René était étendu sur le matelas, à la placedu père Géraud, et faisait mine de dormir.
Dès que le bruit des sabots de l’oncle Jeans’étouffa au bas de l’escalier, il rouvrit les yeux pour jeterautour de lui son regard indécis et lourd.
Puis il se souleva lentement et s’assit sur lematelas.
Il prit dans sa poche l’écu de troislivres ; il le plaça dans le creux de sa main ; il letourna, le retourna, l’examina dans tous les sens.
Un vague sourire venait à sa lèvre.
Quand ses yeux quittèrent la pièce de monnaie,ce fut pour se tourner vers sa bouteille qu’il avait laissée à sonancienne place.
Son sourire se renforça plus joyeux.
Mais quand son œil, en faisant de nouveau letour du grenier, vint à tomber sur Marthe qui lui tournait le dos,il n’eut plus de sourire.
Ses prunelles éteintes brûlèrent tout àcoup ; les rides de son front se creusèrent.
Quiconque eût vu ce regard aurait frissonné àla pensée d’un crime.
Le crime devait être hideux dans ce réduittout nu, entre ces deux êtres affaiblis et brisés par lamisère…
Marthe ne savait pas. Elle songeait, commetoujours, au martyre présent et au bonheur passé. Trois nomsétaient sur sa lèvre et au fond de son cœur.
Diane, Cyprienne… Blanche ! Blanche,surtout, qui vivait, Blanche, l’idole adorée à genoux, l’amour dece cœur flétri, l’espoir de cette vie brisée !
Les autres étaient mortes ; elles avaientle bonheur aux pieds de Dieu. Mais Blanche qui souffrait, Blanche,la victime d’un piége mystérieux, inexplicable ! Blanche, lapauvre vierge, qui allait être mère !
Car Marthe avait compté les jours ; lajeune fille devait s’étonner, épouvantée, aux tressaillements deses flancs…
Que faisait-elle ? Qui la sauvait de sesterreurs ? Dans quel sein cacherait-elle son front rougissantà l’heure fatale ?
Et l’enfant ! le cœur de Marthe battait,soulevé par une émotion double : car il y avait un souvenirqui se mêlait à l’angoisse présente.
Le malheur de la fille avait été le malheur dela mère, et il semblait que la colère de Dieu eût jeté deux foiscette calamité dans la maison de Penhoël, comme un funestehéritage.
Un soir, la pauvre Marthe s’était enfuie de sachambre, alors qu’elle était jeune fille. Son cœur était viergecomme celui de Blanche ; mais son flanc douloureux luicriait : « Tu es mère ! »
En même temps, bien qu’il n’y eût rien dansses souvenirs, une voix mystérieuse parlait au fond de son âme etlui disait le nom du père de son enfant… un homme qu’elle aimaitd’une tendresse pure et dévouée, son premier, son seul amour,l’aîné de Penhoël qui l’avait abandonnée…
Car il y avait déjà plusieurs mois que Louisavait quitté la Bretagne.
Elle se voyait descendre la pente ombreuse quimenait des portes du manoir à la rivière d’Oust.
Elle allait, affolée par la souffrance,épouvantée, découragée.
Et la porte du pauvre Benoît Haligan, lepasseur, s’ouvrait pour la recevoir. Là, sur un lit de paille, à lalueur tremblante d’une résine, Marthe mettait au monde deux enfantsjumeaux… deux belles petites filles dont le premier sourirepassait, en ce moment, devant ses yeux et la faisait pleurer.
Pauvre Diane ! pauvre Cyprienne !leur malheur avait précédé leur naissance !…
Chez Benoît, le passeur, Marthe n’était pointseule. Jean de Penhoël était auprès du lit avec sa femme. Ilsn’abandonnèrent point la jeune accouchée les amis dévoués.
La femme de Jean de Penhoël emporta les deuxenfants, et devint leur mère.
Oh ! que Blanche était bien plusmalheureuse encore ! Point d’amis auprès de son chevet !Il n’y avait autour d’elle que le mépris et l’insultepeut-être…
Marthe songeait ainsi.
René, pendant cela, semblait subir unetransformation étrange. L’animation revenait à son visageinerte ; ses yeux roulaient, vifs et hagards.
Un éclair venait de traverser la nuit profondede son intelligence, et pour un instant son idiotisme montaitjusqu’à la folie.
Il regardait toujours l’écu de trois livres.Ses lèvres remuaient, produisant un son vague et inarticulé. Sonpoing fermé menaçait Marthe par derrière, et sa bouches’entr’ouvrait en un sauvage sourire.
Il se leva tout chancelant ; ses jambesn’étaient plus habituées à le porter ; quiconque l’eût aperçuainsi debout se fût effrayé de sa maigreur cadavéreuse. On voyait,en quelque sorte, ses os à travers les trous de ses haillonssouillés.
Il n’y avait plus rien en lui du maître dePenhoël, et ceux qui, autrefois, avaient bu le vin de sa table seseraient refusés à le reconnaître.
Il se rendit d’abord auprès de la petitecroisée à charnière qui s’ouvrait sur le toit, et l’examinasoigneusement. Il hocha la tête d’un air satisfait.
Puis il redescendit vers la cloison, derrièrelaquelle nous avons vu Diane épier, les larmes aux yeux, la misèrede la pauvre famille.
Il y avait à cette cloison une très-grandequantité de trous et de fentes. René les compta l’une aprèsl’autre, sans omettre la plus petite fissure.
Il paraissait se complaire à ce patienttravail.
Il était maintenant devant Marthe, qui pouvaitsuivre chacun de ses mouvements ; mais la pauvre femme nejetait sur lui qu’un regard machinal. Sa pensée allaitailleurs ; elle ne savait pas pourquoi Penhoël comptait ainsiles fentes de la cloison ; elle ne cherchait pas à savoir.
René mit son doigt dans la dernière fissure ethocha la tête encore. Ses grands cheveux gris suivaient lemouvement de son front et tombaient en désordre sur sa jouehave.
Il les rejeta en arrière à deux mains ;puis il fixa ses yeux assombris sur Marthe, qui ne le regardaitplus.
– Je suis le maître !… murmura-t-ilavec emphase.
Il prit sous son bras la bouteille fêlée, oùil ne restait plus une seule goutte d’eau-de-vie, et se dirigeavers la porte avec le pas incertain d’un homme ivre.
Marthe entendit la porte s’ouvrir, puisretomber.
Elle était seule.
Bien des fois, déjà, elle avait erré dans cegrand Paris, cherchant sa fille au hasard et toujours envain ; mais l’espoir est immortel dans le cœur des mères. Sapremière pensée fut de fuir et d’aller encore si loin que ses paspourraient la porter, de maison en maison, le long des ruesinconnues, demander Blanche.
Elle se leva ; sa faiblesse, qui étaitgrande, n’aurait pu l’arrêter ; mais René avait fermé la porteen dehors.
Marthe revint tristement à sa place et selaissa retomber sur sa paille.
Elle ne devait pas attendre longtemps leretour de son mari. Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvritde nouveau et le maître de Penhoël rentra.
Marthe put entendre sa respiration essouffléeet pénible.
Il avait remonté à la hâte les six étages etrevenait bien chargé, malgré sa faiblesse.
L’écu de trois livres y avait passé toutentier. La bouteille fêlée était pleine d’eau-de-vie. Il apportaiten outre un assez grand panier, plein de charbon, un cahier depapier et un pot plein de colle.
Il s’assit sur le matelas pour reprendrehaleine et pour boire une longue gorgée d’eau-de-vie. Sonexcitation, loin de se calmer, semblait augmenter de minute enminute.
– Oui !… oui !… murmurait-il latête haute et l’œil brillant ; je suis le maître !
Quand il se fut reposé durant un instant, ildéchira le papier par bandes et l’enduisit de colle, pour boucher,l’une après l’autre, toutes les fentes de la cloison.
Cela dura longtemps, car les planchesvermoulues se déjetaient de tous côtés.
Marthe pensait que René en agissait ainsi pouréviter le froid des nuits d’hiver.
Mais la première fois que son regard rencontracelui du maître de Penhoël, sa croyance changea. Sans savoirpourquoi encore, elle se sentit frissonner.
René travaillait tant qu’il pouvait. Desgouttes de sueur glissaient sur sa tempe jaunie ; il nes’arrêtait que pour boire.
Et à mesure qu’il buvait, un enthousiasmesauvage secouait la morne apathie de ses traits.
Tout le cahier était employé, mais il n’yavait plus de trous à la cloison. Avant de sortir, René avait bienpris sa mesure.
Il passa le revers de sa main sur son fronthumide, et regarda joyeusement son ouvrage terminé.
– Celui qui vint, l’autre fois, se mettreentre nous deux…, grommela-t-il, n’est pas ici… Je suis lemaître !
Il prit dans un coin un gril rongé de rouille,oublié là, sans doute, par les anciens locataires du grenier, etdisposa dessus, en pyramide, tout le contenu de son panier decharbon.
Puis il battit le briquet et mit le feu aubrasier.
Marthe le regardait faire maintenant. Durantun instant, ses yeux tout grands ouverts peignirent l’épouvante.Elle comprenait.
C’était la mort qui était là tout prèsd’elle.
La pensée de l’Ange de Penhoël lui vint. Ellevoulut se lever et se défendre, pour que sa fille, si elle vivaitencore, ne fût point une orpheline.
Mais, avant qu’elle eût quitté sa place, uneautre idée vint à la traverse de sa terreur. Ses grands yeux bleuseurent un rayonnement doux.
– Dieu me les rendra au cielpensa-t-elle ; toutes trois !
Elle croisa ses bras sur sa poitrine ets’adossa contre la muraille.
Les vapeurs du charbon commençaient à emplirla chambre. René, agenouillé auprès du gril, soufflait de toute saforce. Le brasier s’allumait et mettait un sanglant reflet sur sajoue décharnée.
Il riait. Il prononçait le nom de sa femme. Ilprononçait avec plus de haine encore le nom de son frère.
Et il répétait d’une voix sourde :
– J’étais riche !… j’étaisheureux !… j’aimais !… Qui m’a pris mon bonheur, monamour et ma richesse ?… Elle et lui !… Oh ! cettefois, personne ne viendra… Je suis le maître !
Sa tête tournait déjà. Le brasier ne formaitplus qu’un seul monceau de feu. Il avala d’un trait le reste de sabouteille d’eau-de-vie et se laissa choir, comme une masse, sur lematelas.
Marthe avait les yeux fermés. Ses idéesvacillaient et s’égaraient dans ce songe enchanté qui précède,dit-on, la mort par asphyxie.
En ce moment, comme toujours, elle était avecses filles, la pauvre mère !
Mais, entre ses trois filles, il n’y avaitplus de différence. Elle pouvait les aimer d’une tendresse égale etpartager entre elles ses baisers heureux.
Oh ! les trois beaux anges, vêtus delongues robes blanches, et couronnés de fleurs !
Dieu les lui amenait par la main, et lessaints du paradis souriaient à son bonheur de mère.
Un poids était sur sa poitrine haletante, maiselle ne le sentait point, tant elle avait de joie.
Diane, Cyprienne, Blanche ! pauvresenfants perdues et retrouvées, qui riaient et qui pleuraient surson sein.
Comme elles s’aimaient toutes trois, et commeelles l’aimaient !
Et derrière leurs visages angéliques, àtravers le voile diaphane qui couvre les visions, Martheentrevoyait une autre figure : les traits mâles d’un homme quisemblait avoir honte et se cacher.
Oh ! Dieu pardonne à tous, et ce n’estpas au ciel qu’il faut garder souvenir du mal enduré sur laterre.
Au ciel, tout amour est chaste, toute passions’épure sous l’œil de Dieu. Le sourire de Marthe appelait Louis dePenhoël…
Le voile s’épaississait ; la nuit sefaisait ; Marthe se sentait mourir.
Tandis qu’elle essayait d’assembler les motsde sa suprême prière, sa léthargie reçut un choc soudain ; unsouffle d’air frais tomba sur sa bouche vivifiée ; ellerouvrit les yeux… ou plutôt elle crut les rouvrir, et c’était sansdoute une nouvelle phase de son dernier rêve, car ce qu’elle voyaitmaintenant était encore l’impossible.
Ses deux filles mortes étaient auprès d’elle,Diane et Cyprienne, non plus en longues robes blanches, mais avecce costume des vierges de Bretagne qu’elles portaient lorsqu’elleslui étaient apparues dans la loge de Benoît Haligan…
– Pauvres belles-de-nuit !… pensaitMarthe ; aujourd’hui comme alors.
Et ses yeux s’étaient refermés.
L’air frais continuait, cependant, de tombersur son front et sur sa bouche.
Elle entendait autour d’elle un bruit de paslégers.
Elle essaya encore de soulever ses paupières.Il y avait un nuage sur son regard.
Elle put voir, néanmoins, durant une seconde,Diane et Cyprienne qui lui souriaient de loin.
Puis la vision disparut, comme si les jeunesfilles eussent percé la cloison.
Le brasier était éteint ; la fenêtreouverte laissait passer à flots l’air libre. Comme elle baissaitles yeux, Marthe vit briller quelque chose auprès d’elle dans lapoussière.
C’était une poignée de pièces d’or.
Diane et Cyprienne étaient rentrées à l’hôtelMontalt, vers le lever du jour, avec Blanche, qui ne lesreconnaissait point sous leurs costumes d’hommes. Usant del’autorité que le nabab leur avait conférée, elles avaient faitpréparer une chambre pour la jeune fille, que sa faiblesse extrêmeempêchait de rester debout.
Les deux noirs obéissaient à leurs ordrescomme à ceux de Montalt lui-même.
Dès que Blanche fut couchée dans son lit,Diane et Cyprienne songèrent au pauvre grenier de la rue del’Abbaye.
Il leur restait un devoir à remplir.
Elles revinrent au boudoir, que le nabab avaitquitté déjà, et rentrèrent dans la chambre aux costumes. Pantalonset redingotes tombèrent en un tour de main, pour faire place àleurs habits de paysannes bretonnes.
Cette seconde toilette fut bien moins longueque la première.
La glace, où elles se voyaient tout à l’heure,espiègles et mutines, sous leurs costumes de jeunes gens, leurrenvoya bientôt deux charmants visages de vierges, souriants etdoux.
Elles quittèrent de nouveau l’hôtel, mais,cette fois, avec leurs jupes courtes et leurs petits bonnets rondsde Bretagne.
Elles firent à pied la route qu’elles venaientde parcourir au galop des beaux chevaux de Montalt.
Il y avait à peine douze heures qu’ellesavaient quitté leur pauvre chambrette, sous les auspices del’excellente madame Cocarde. Mais que d’événements les séparaientdéjà de la soirée précédente !
La sentinelle de la prison militaire, qui lesvit arriver en se tenant par la main et frapper doucement à laporte de leur demeure, n’eut garde de les reconnaître pour ces deuxbrillants petits seigneurs qui avaient troublé sa faction deuxheures auparavant et carillonné comme deux diables à la porte demadame la marquise.
Elles montèrent tout droit à ce grenierinhabité qui était séparé par une cloison du misérable asile dePenhoël.
Le jour était clair déjà, et pourtant, àtravers les fentes de la cloison, Cyprienne et Diane ne purent riendistinguer, parce que la lumière arrivait bien tard dans le grenierde la famille, éclairé seulement par une étroite croisée àcharnière, dont le carreau unique était tout noirci depoussière.
– Ils dorment encore…, murmuraDiane ; ne les réveillons pas.
Et Cyprienne ajouta :
– Descendons à notre chambre… nousremonterons dans quelques minutes.
Quand elles rentrèrent dans la petite mansardeaux murailles grises et nues, où elles avaient tant pleuré, lespauvres enfants, leur cœur bondit de joie.
Les jours de misère étaient passés ; ceuxqu’elles aimaient tant allaient enfin être heureux.
Ce plaisir qu’on éprouve, au moment dubonheur, à revoir les lieux où l’on a souffert, elles leressentaient dans toute sa plénitude.
Et que leurs souvenirs de la veille leurapparaissaient lointains déjà ! Elles doutaient presqued’avoir été si malheureuses.
Chacun des objets restés dans la chambretteétait salué par elles comme un ami cher. La harpe, le petit lit etl’image sainte de la Vierge, qui avait gardé si longtemps leursommeil…
– Te souviens-tu, ma sœur ? disaitCyprienne. Nous étions là toutes deux à genoux, quand madameCocarde est venue nous chercher hier.
– Hier !… répéta Diane toutepensive ; était-ce bien hier ?…
Cyprienne se mit à sourire.
– Oh ! oui…, dit-elle, c’était bienhier que j’avais grand’faim, mon Dieu !… Et toi… tu ne teplaignais pas… Jamais je ne t’ai entendue te plaindre… mais je suisbien sûre que tu souffrais aussi !
– Je souffrais pour toi…, murmura Diane,et pour Madame… Oh ! cela me brisait le cœur de penser quenous ne pouvions rien pour la secourir !
Cyprienne sauta de joie.
– Madame !… s’écria-t-elle, notrechère Madame ! Que Dieu est bon et que nous sommesheureuses !… Ma sœur, c’est nous qui l’aurons sauvée !…C’est nous qui lui rendrons son Ange bien-aimé !
Diane se laissa glisser sur ses genoux devantl’image de la Vierge.
– Nous la verrons encore sourire commeautrefois…, murmura-t-elle ; oh ! sainte Mère de Dieu,soyez bénie !… car nous l’aimons comme si nous étions sesfilles… et son bonheur nous est plus cher que notrebonheur !
Cyprienne s’était mise à genoux auprès de sasœur. Elles prièrent toutes deux.
Puis toutes deux se jetèrent sur le lit, carelles étaient bien lasses, et leurs jolies têtes, rapprochées,s’appuyèrent ensemble sur l’oreiller.
Elles ne voulaient point dormir ; mais,tandis qu’elles s’entretenaient, mariant leurs sourires heureux, lesommeil les surprit et ferma leurs paupières.
Une heure se passa, puis deux heures. QuandDiane s’éveilla enfin en sursaut, le soleil de midi, glissant àtravers les carreaux de la lucarne, tombait d’aplomb sur sonvisage.
Elle se jeta hors du lit en poussant un cri desurprise. À son tour, Cyprienne s’éveilla.
– Comment !… dit-elle en se frottantles yeux, nous avons dormi !
– Et pendant cela, peut-être qu’ilssouffrent là-haut !… ajouta Diane. Viens vite, masœur !
Elles s’élancèrent dans l’escalier.
Mais, en arrivant devant la cloison, leursregards furent arrêtés par un obstacle imprévu. On avait bouchérécemment tous les trous qui existaient entre les planches. Ellesne pouvaient rien voir.
Aucun bruit ne se faisait dans la chambrevoisine.
– Comment faire ?… murmuraDiane.
Le doigt de Cyprienne s’était introduit déjàdans l’une des fentes afin d’éprouver l’obstacle. Elle sentitl’humidité du papier qui n’avait pas eu le temps de sécherencore.
Son doigt appuya un peu davantage, et lepapier, déchiré, céda.
Elle mit son œil à l’ouverture. L’air vicié,qui passa immédiatement par le trou, la prit à la gorge et la fitreculer.
– Qu’est-ce cela ?… murmura-t-elle,car elle n’avait rien vu.
À son tour, Diane regarda.
Elle vit le maître de Penhoël étendu les brasen croix sur le matelas. Elle vit Madame, affaissée contre lamuraille et plus pâle qu’une morte. Au milieu de la chambre, ellevit le brasier qui brûlait encore.
Elle devina tout.
– Oh ! ma sœur !… masœur ! s’écria-t-elle épouvantée : ils ont voulu setuer ! Fasse le ciel qu’il ne soit pas trop tard pour leurporter secours !
Ses mains qui tremblaient ébranlèrent par labase l’une des planches de la cloison. Heureusement que lesplanches ne tenaient guère. Les efforts réunis des deux jeunesfilles parvinrent à en soulever une qui resta, néanmoins, fixée parle haut.
Elles passèrent, et quand elles furentpassées, la planche, retombant par son propre poids, refermal’ouverture.
Ce n’était point un rêve que Marthe de Penhoëlavait fait. Elle avait revu Diane et Cyprienne. Et ce n’étaientpoint de pauvres belles-de-nuit, échappées un instant ducercueil.
L’air frais qui tombait maintenant sur sonvisage, et rendait le souffle à sa poitrine oppressée, venait de lafenêtre, ouverte par leurs mains.
Cet or qui brillait aux pieds de Marthe étaitun don des deux jeunes filles.
Elles étaient ici, comme toujours, la douceprovidence de Penhoël.
Si elles avaient disparu, ce n’était pas pourlongtemps, sans doute. Il n’y avait rien dans le pauvre grenier,pas même une goutte d’eau.
Elles étaient allées chercher du secours.
Le regard troublé de Marthe les vitdisparaître et tâcha en vain de trouver l’issue qui leur avaitdonné passage. La planche était retombée comme la première fois etlaissait la cloison intacte, en apparence. Marthe se persuadait deplus en plus qu’elle avait été le jouet d’une vision.
Mais d’autres yeux, plus clairvoyants que lessiens, étaient ouverts sur cette scène et ne pouvaient prendre lechange.
M. Robert de Blois ne croyait point auxchoses surnaturelles.
En quittant le Cercle des Étrangers, aprèsl’excellente comédie au moyen de laquelle il avait dirigé cinqbonnes épées contre la poitrine de Montalt, l’Américain avait prisune voiture et s’était dirigé vers la rue Sainte-Marguerite.
C’était une démarche pénible qu’il allaitentreprendre, car, bien qu’il fût, dès longtemps, débarrassé detous préjugés importuns, l’Américain éprouvait une certainerépugnance à se retrouver en face de ses victimes.
Penhoël lui avait sauvé la vie. Il avait mangéle pain de Penhoël, et habité son toit. Et, pour prix du bienfait,il avait rendu, lui, la trahison la plus noire.
En ses heures de gaieté, ce n’était pointainsi que M. le chevalier de las Matas traitait la questionavec ses dignes amis le comte de Manteïra et le baron Bibander. Iltrouvait même, parfois, le courage de faire des gorges chaudes surla chute de Penhoël, ce brave homme ! comme il l’appelait.
Mais à cette heure où il s’agissaitd’affronter la vue de ce malheureux, ruiné, dégradé, moralementassassiné, M. le chevalier de las Matas se sentait comme unpetit remords.
Si encore la détresse de Penhoël lui avaitprofité dans une bonne et large mesure…
Mais non ! c’était ce vieux coquin dePontalès qui avait emmagasiné la récolte coupée parautrui !
En somme, il n’y avait pas à reculer. Lesdélicates répugnances étaient d’autant moins de saison que cetteentrevue avec l’ancien maître de Penhoël pourrait fournir lesmoyens de faire rendre gorge à cet odieux Pontalès.
Et Robert tressaillit d’aise rien qu’à cettepensée.
Cela lui redonnait un peu de cœur. Quediable ! il y allait de l’intérêt de Penhoël lui-même, car onne comptait point lui demander gratuitement sa signature, à cepauvre garçon.
Fi donc !…
On était tout prêt à débourser quelques bonsbillets de mille francs s’il le fallait.
Et quelle fête ! un billet de millefrancs chez Penhoël !
Tout en montant l’escalier sale et désemparé,Robert arrivait à se persuader qu’il jouait, à son tour, le rôle desauveur.
Pourtant, lorsqu’il fut parvenu sur le palierpoudreux qui précédait le grenier, ses hésitations le reprirent. Ilmit son œil à la serrure, pour éviter du moins toute surprise.
Il aperçut justement Cyprienne et Dianefaisant irruption par la cloison disjointe, et ouvrantprécipitamment la fenêtre.
Lui aussi devina tout.
Mais ce qui le préoccupa principalement, cefut l’apparition des deux jeunes filles.
Décidément, il n’y avait donc pas moyen defaire un pas sans se heurter contre elles au beau milieu de laroute !
Sans le hasard diabolique qui les amenait là,Robert allait entrer le premier. On lui volait son rôle deprovidence !
Ces réflexions chagrines et sa mauvaise humeurne l’empêchaient pas de tenir son œil collé à la serrure ; ilvit parfaitement la poignée d’or rouler dans la poussière.
– Cela sent son nabab !… pensa-t-ilen fronçant le sourcil ; les petites sont décidément àl’hôtel… Si elles y sont, la paix n’est plus possible… et j’ai bienfait d’entamer la guerre !… Ah ! coquin deBibandier !… si tu avais fait ta besogne !
Un instant, il eut l’idée de redescendrel’escalier quatre à quatre et d’aller prévenir Lola qui demeurait àdeux pas, afin qu’elle fit suivre les deux jeunes filles à leursortie ; mais, au moment où il allait quitter son poste,Cyprienne et Diane soulevèrent la planche et disparurent de l’autrecôté de la cloison.
Les idées de l’Américain changèrent. Un plansurgit tout à coup de son cerveau.
Il était sûr que pas une parole n’avait étéprononcée depuis qu’il avait l’œil à la serrure. Puisqu’on luicédait la place, c’était le moment d’agir et de se hâter.
La clef était toujours en dehors de la porte,où René l’avait laissée. L’Américain entra sans bruit.
Il passa franc devant René, qui n’avait pointencore repris connaissance, et ne s’arrêta qu’auprès de Madame.
Il fit tinter légèrement l’or déposé sur lecarreau.
Marthe rouvrit à demi les yeux, et les refermaaussitôt avec un mouvement de frayeur.
– Madame…, dit Robert doucement,écoutez-moi au nom de Dieu, et revenez à vous !… Voilà déjàlongtemps que je suis ici à tâcher de vous secourir… Par pitié, nerepoussez point mon aide, et voyez en moi un ami !
Marthe demeurait affaissée sur elle-même. Ellese redressa au choc d’une pensée soudaine.
– Ma fille !… monsieur, dit-elle,qu’avez-vous fait de ma fille ?…
– M. Jean de Penhoël n’a-t-il pasreçu ma lettre ? demanda l’Américain.
– Je ne sais pas, répliqua Marthe quijoignit les mains ; je vous en prie, dites-moi ce qu’estdevenue ma fille ?
– Je n’ai pas osé signer la lettre,reprit Robert au lieu de répondre, de peur que M. Jean n’eûtpas confiance… C’est un grand malheur, madame, que d’avoir donnéaux gens qu’on respecte et qu’on aime le droit de douter…
– Oh ! monsieur !…monsieur ! interrompit Marthe, vous ne voulez pas me parler dema fille !
– J’en parlais dans la lettre, madame…Écoutez ! Ce n’est pas ici le lieu de nous expliquer… Lesanciens maîtres de Penhoël ne peuvent rester un instant de plusdans cette misérable retraite… Je suis venu vous chercher.
– Nous chercher ?… répéta Marthe quidétourna les yeux ; vous, monsieur ?
Robert prit un air de contrition résignée.Cela ne l’empêcha point de jeter un furtif regard vers lacloison ; il sentait que l’entrevue s’engageait mal. Ladiscussion n’était pas de saison : il fallait agir, car soninstinct lui disait que l’absence des deux jeunes filles ne seraitpas de longue durée.
– J’ai mérité cela !… murmura-t-ilen baissant la tête ; je sais bien que vous devez me haïr,madame… Et pourtant, s’il est vrai que toute faute s’expie,j’espère obtenir un jour votre pardon… Dussé-je ne jamaisl’obtenir, ajouta-t-il en feignant une émotion plus grande, je meféliciterais encore d’avoir payé aujourd’hui une partie de ma detteen sauvant votre vie.
– C’est donc vous ?… dit Marthefaiblement.
L’Américain regarda tout autour de la chambrecomme si cette question l’eût étonné bien fort.
– Et qui donc serait-ce ?…demanda-t-il.
– Je ne sais…, murmura Madame qui parlaitsurtout pour elle-même ; j’avais cru… ma pauvre tête est sifaible !… Cependant, je suis bien sûre d’avoir vu de l’or.
– J’aurais voulu vous l’apporter plustôt…, répliqua Robert, mais j’ai été bien pauvre aussi, moi,madame !… Quand on vous chassa indignement de Penhoël,pensez-vous donc que j’y sois resté après vous ?
La porte qui restait ouverte établissait avecla fenêtre un courant d’air vif. Le poids qui était sur la poitrinede Marthe s’allégeait, et sa présence d’esprit revenait. Le maîtrede Penhoël lui-même recouvrait lentement la vie ; il s’agitaitpar intervalles sur son matelas, et c’était maintenant le sommeilde l’ivresse qui l’empêchait d’ouvrir les yeux.
Marthe regarda Robert en face.
– Il ne nous reste rien, monsieur,dit-elle ; je ne sais pas quel intérêt vous avez encore à noustromper.
– Oh !… fit l’Américain en levantles yeux au ciel, n’ai-je donc pas été assez cruellement puni, monDieu ?… Madame, je ne cherche pas à pallier ma faute… je mesuis laissé autrefois séduire par les belles paroles du marquis dePontalès… Je me suis ligué avec lui contre Penhoël… J’ai été durenvers vous, madame… J’ai abusé du secret que le hasard avait misentre mes mains… mais, sur ma conscience, je vous le jure, toutcela n’avait qu’un but… je voulais vous forcer à me donner votrefille que j’aimais… Je me disais : La fortune que j’emprunte,je la rendrai en épousant Blanche… Mon amour était si grand,madame, qu’il excusait tout à mes yeux… Je restais aveuglé, nevoyant que Blanche au monde, et ne m’apercevant pas que Pontalèsfaisait de moi l’instrument d’une trahison infâme !…
Il s’arrêta, comme si l’émotion quil’oppressait l’eût empêché de poursuivre. Marthe l’écoutait,incrédule encore, mais attentive déjà. Ce long malheur qui pesaitsur elle n’avait pu laisser intacte l’énergie de sonintelligence.
– Le jour fatal arriva, repritRobert ; j’enlevai votre fille, dont le jeune Pontalès voulaitfaire sa maîtresse… votre fille, ajouta-t-il plus bas, tandis queMarthe cachait son front entre ses mains, qui était déjà ma femmedevant Dieu… Le soir même de votre départ, je fus chassé, à montour, de Penhoël… À Paris, où je vins tout de suite, je vouscherchai longtemps… Dans votre misère, madame, n’avez-vous pas reçuparfois de mystérieux secours ?
Robert disait cela au hasard.
– Quoi !… s’écria Madame vivement,ce pain qui soutenait notre vie… ?
– J’étais trop pauvre pour fairedavantage, reprit l’Américain hypocritement. Ce n’est qued’aujourd’hui que la fortune semble vouloir me sourire… Ce matin,j’ai reçu une somme considérable qui m’a rendu bien heureux, carj’ai pensé à vous, madame… et à Blanche…, ajouta-t-il en détournantles yeux ; avec de l’argent, on est bien fort, et nouspourrons sans doute la retrouver.
– La retrouver ?… s’écria Marthe ense levant à demi.
– Ma lettre disait tout cela !…répondit Robert ; c’est un affreux malheur, madame !
– Mais vous ne me dites pas ce qui estarrivé…, interrompit Marthe ; vous ne me dites rien.
L’Américain mit un genou en terre.
– J’étais venu vers vous, madame,murmura-t-il les mains jointes, pour implorer mon pardon et pourvous dire : Nous la retrouverons ensemble !
Marthe se leva, chancelante.
En ce moment René de Penhoël, éveillé par lecourant d’air qui passait sur son corps, s’agitait et tachait de semettre debout.
L’Américain jeta encore un regard vers lacloison. Il lui semblait entendre un bruit derrière lesplanches.
Désormais une seconde de retard pouvait toutperdre. Il se pencha vivement vers Marthe.
– Je sais où elle est…,murmura-t-il ; voulez-vous venir la chercher avecmoi ?
Marthe fit d’elle-même un pas vers laporte.
Il n’y avait pas d’explication possible avecle maître de Penhoël. Robert le prit tout bonnement par le bras etl’entraîna de force vers l’escalier.
Ils sortirent tous les trois. Madame marchaitdevant ; elle eût voulu courir.
Robert ferma la porte en dehors, et fit monterles anciens maîtres de Penhoël dans la voiture qui l’attendaitdevant la maison.
Quand Cyprienne et Diane revinrent,essoufflées, par l’escalier de leur chambre, elles trouvèrent legrenier désert…
Le soir de ce même jour, si utilement employépar nos trois gentilshommes, il y eut un petit festin à l’hôtel desQuatre Parties du monde.
La journée avait mal commencé. On s’étaitéveillé dans la tristesse. La rencontre des deux filles de l’oncleJean, que l’on croyait mortes, leur présence chez le nabab, lesrévélations imprudentes faites à ce dernier par Robert, enfinl’enlèvement de l’Ange…
C’était une série de coups terribles et qu’ilsemblait bien difficile de parer.
Mais la chance avait tourné, ou plutôt, car ilfaut rendre justice à chacun, l’habileté des joueurs avait rétablila partie.
Nos trois gentilshommes, que nous avons vus lematin la tête basse et la contenance découragée, trinquaientmaintenant d’un air tout à fait vainqueur.
Lola elle-même était d’une gaieté folle.
Chacun avait son triomphe à constater.
Le noble baron Bibander rappelait avec unecertaine complaisance qu’il avait fait monter, la veille, Étienneet Roger sur le cavalier, et qu’il leur avait montré, à travers unefenêtre ouverte, ce joli groupe : le nabab endormi entre lesdeux jeunes filles.
– Il fallait voir, ajoutait-il en riant,comme les petits rageaient de bon cœur !…
Il rappelait en outre qu’il s’était tenu enobservation aux abords du club, et que l’admission d’Étienne et deRoger avait eu lieu grâce à son illustre patronage.
Et il concluait en disant :
– Si les deux petits ne le tuent pasdemain, ce coquin de nabab, c’est qu’il aura la viedure !…
Lola se vantait d’avoir monté la tête du jeunePontalès, qui avait passé la journée entière à la salle d’armespour se faire la main avant le duel.
Là ne se bornait pas son travail de lajournée.
Sur l’ordre de Robert, elle s’était rendue àl’hôtel Montalt, où elle avait eu quelques minutes de conférenceavec une des femmes de Mirze, nommée Nawn.
Cette femme était d’origine malaise, etsoutenait la détestable réputation de sa race.
Lola gardait une rancune profonde et toutefraîche aux deux filles de l’oncle Jean. Elle avait donné de l’or àNawn, la Malaise, et celle-ci lui avait promis de se trouver à lanuit tombante dans l’allée Gabrielle, afin de recevoir un nouveauprésent, et d’apprendre ce que l’on attendait d’elle pour prix del’argent donné.
Il s’agissait de se défaire, une bonne foispour toutes, de Diane et de Cyprienne.
Malgré sa rancune, Lola, dont la naturen’était point d’être cruelle, aurait hésité peut-être à dicter lesconditions du marché.
Aussi ne s’en était-on point fié à elle.C’était M. le comte de Manteïra en personne qui était allé aurendez-vous.
Nawn était bien capable de comprendre àdemi-mot ce qu’on exigeait d’elle : les femmes de son payssont, au dire des voyageurs, les premières empoisonneuses du mondeentier.
Elles empoisonnent pour un collier deverroterie, pour une image enluminée, comme leurs maris poignardentpour un flacon de vin.
Ceci est une chose bien connue, et laréputation de la race malaise n’est plus à faire.
Nawn emporta l’argent, et promit que lelendemain matin les deux jeunes filles dormiraient pour ne pluss’éveiller.
Elle eut même la discrétion de ne points’informer du motif qui poussait Blaise à user de ses talents.
Un signal fut convenu. Nawn promit que quandsa besogne serait faite, elle allumerait deux lumières sur ladernière fenêtre de l’aile gauche de l’hôtel, qui donnait justementsur ces ruelles désertes, où nous avons vu la voiture de madameCocarde s’engager le jour de la fête.
Il y aurait du monde dans ces ruelles, vers lafin de la nuit, pour attendre le signal, et Nawn recevrait, lelendemain, le complément de la récompense.
C’était assurément une affaire toute simple,et traitée de bonne foi des deux côtés. Il ne s’agissait plus là,comme le fit observer Blaise en buvant un verre de xérès, d’unepoule mouillée du genre de Bibandier, et madame Nawn avait toutel’encolure d’une femme en état de tenir sa parole.
Quant au signal, ce n’était pas seulementBlaise qui devait l’apercevoir, et nos trois gentilshommesn’avaient pas même besoin de se déranger pour allerl’attendre : leurs affaires les appelaient tous trois de cecôté, avant le lever du jour.
Car, comme on peut le penser, en combinantcette quintuple provocation adressée au nabab, Robert avait vouluse ménager d’autres chances que celle du duel lui-même, et nostrois gentilshommes avaient dessein de dormir assez peu cettenuit-là.
Quand chacun eut exalté ses propres mérites,l’Américain prit la parole.
– Moi, dit-il, je ne parle même pas dupetit Vincent et de l’oncle Jean, que j’ai jetés comme des bâtonsdans les jambes de Montalt.
– Il était pourtant bien beau, l’oncleJean !… interrompit Bibandier, avec ses gros sabots pleins depaille et sa veste de futaine !… Quand je pense que j’ai étéplus mal habillé que ça, autrefois.
– Misères !… repritl’Américain ; je ne dis pas non plus que j’ai eu le premierl’idée d’entrer en relations d’affaires avec madame Nawn… Il fautbien laisser quelque chose à ce bon gros garçon de Blaise, qui nefait œuvre de ses dix doigts, pour continuer son rôle de domestiquede bonne maison… Quant à l’expédition de demain matin, elle estencore dans les futurs contingents, et il faut attendre pour enjuger les résultats… Mais ce dont je me vante, mes excellents amis,c’est d’avoir fait une bonne action qui réjouit ma conscience.
Il se renversa sur le dos de son fauteuil etprit un accent théâtral :
– Il y avait un pauvre ménage, réduit audernier degré de la misère… et nous avions bien contribué un peu àcette misère-là, tous tant que nous sommes… Ce que j’ai faitaujourd’hui doit calmer à jamais tous nos remords. Je suis arrivéau moment où le mari avait allumé un réchaud au milieu de la pauvreretraite ; je suis entré comme un bon ange, j’ai rendu lesouffle à leurs poitrines étouffées. Je les ai pris chacun sous unbras, tout déguenillés qu’ils étaient, et je les ai fait monterdans ma propre voiture.
– Ah ! dit Bibandier sansrire ; saint Vincent de Paule n’est pas grand’chose auprès detoi, M. Robert !
– Je les ai conduits auprès d’ici, repritce dernier, dans un hôtel décent… Je leur ai fait donner un bonrepas et des lits tout frais… Ils sont comme des poissons dansl’eau.
– Comment t’ont-ils suivi ? demandaBlaise.
– J’ai dit à Penhoël, réponditl’Américain, que je lui donnerais de l’eau-de-vie tant qu’ilvoudrait… et une revanche générale pour toutes les parties d’écartéqu’il a perdues contre nous en Bretagne.
– Et Madame ? demanda encoreBlaise.
– Je lui ai parlé de sa fille…
– Pauvre femme !… murmura Lola quibaissa les yeux dans un mouvement de pitié involontaire.
– On a bien raison de dire, repritRobert, que toute bonne action a sa récompense… car, maintenant,nous avons sous la main le véritable maître de Penhoël, mesenfants… Et gare à ce vieil aigrefin de Pontalès !
– Il ne nous manque plus qu’unebagatelle…, dit Bibandier ; cinq cent mille francs.
– Bah !… fit Blaise ; demainmatin, nous serons tous trois millionnaires.
– Et si nous manquons lecoche ?…
– Eh bien ! s’écria Robert, dans cecas-là même nous pourrions encore utiliser Penhoël… car je ne vousai pas tout dit, mes enfants !… Cette prétendue école que j’aifaite hier en racontant au nabab une histoire un peu trop vraie,n’est pas si sotte que vous voudriez bien le croire… Vous savezbien cette lettre que j’ai reçue de l’hôtel Montalt, avant departir ce matin ?
– Oui…, répliquèrent à la fois Blaise etBibandier ; tu sais ce que veut le nabab ?
– Je le sais.
– Tu l’as donc vu ?
– Du tout… mais, en rentrant ici, j’aitrouvé deux autres lettres du même Berry Montalt… Dans la première,il ne disait rien du tout, vous savez… Dans la seconde, ils’expliquait un peu… Dans la troisième, il dit la chose tout aulong, comme un brave homme.
– Et que dit-il ?
L’Américain se mit à sourire et joua ducure-dent.
– C’est une drôle d’histoire !…répliqua-t-il enfin ; ça ne se comprend guère… Je ne sais quepenser ; mais, au demeurant, ce Montalt est comme tous lesenrichis qui reviennent des antipodes… c’est l’homme des fantaisiesabsurdes et inexplicables !
– Mais encore…
– Eh bien, voici ce que c’est ! Ilparaîtrait qu’hier j’ai été très-éloquent… surtout en rendantcompte de certaine missive adressée par madame Marthe à Louis dePenhoël, il y a bien longtemps… Ce chiffon de papier-là nous a déjàété d’une certaine utilité dans l’affaire de Bretagne… Etmaintenant, voilà Montalt qui veut me l’acheter un prixfou !
– L’acheter ?… dit Blaise :pour quoi faire ?
– Est-ce que je sais ?… J’ai vu àLondres un Anglais qui paya, devant moi, deux mille guinées troislignes de l’écriture d’une voleuse, pendue à Tyburn… Montalt estAnglais, après tout !…
Il prononça ces mots comme s’il avait étépréoccupé, malgré lui, d’une arrière-pensée.
– Mais cette lettre, dit Bibandier,l’as-tu ?
L’Américain tira son portefeuille de sapoche.
– Je l’ai, répliqua-t-il, et je seraisporté à croire qu’elle vaut en effet un bon prix, car c’est pourl’avoir que ce pauvre diable de Penhoël m’avait permis d’enlever safille… Ce soir-là, il arriva bien des événements… Penhoël, enpartant, oublia la lettre dans le salon, et je la repris.
– Eh bien !… dit Blaise, pourquoihésites-tu ?… Vends-la !…
Malgré lui, Robert était tout pensif.
– Sans doute…, répliqua-t-il ; sansdoute !… En fait de folies, le nabab ne compte pas… et je suisbien sûr qu’on en aurait ce qu’on voudrait… mais il faut attendre…Une arme vaut mieux parfois que de l’argent… et demain, comme tudis, ami Blaise, nous serons peut-être millionnaires…
…… … . .
La soirée s’avançait déjà lorsque BerryMontalt revint à son hôtel. Il avait passé toute la journée dehors,et c’était du Cercle qu’il avait écrit ses deux dernières lettres àM. le chevalier las Matas.
La première chose dont il s’informa endescendant de voiture fut de savoir si le chevalier était venu ous’il avait écrit. À ces deux questions, le concierge de l’hôtelrépondit négativement. On n’avait point eu de lettres, et la seulevisite reçue dans la journée était celle de madame la marquised’Urgel, qui avait demandé Mirze.
Le nabab gagna ses appartements d’un airtriste et préoccupé. Il s’assit, en rentrant, devant sonsecrétaire, et trempa sa plume dans l’encre.
– Jean de Penhoël !…murmura-t-il ; une jeune fille enlevée !… Tout cela estétrange… J’aurais dû lui parler peut-être…
Il déposa sa plume et appuya la tête contre samain.
– Ces choses m’entourent et mepressent !… poursuivit-il. Le doigt de Dieu est-il là ?…Ou n’est-ce qu’un jeu du hasard moqueur ?… J’ai beau merévolter et dire : Que m’importe ?… Toutes mes blessuressaignent… et je n’ai plus qu’une seule pensée…
Il resta un instant immobile ; puis saplume, reprise avec emportement, courut en grinçant sur lepapier.
Une lettre fut écrite en un clin d’œil, maisplus vite encore déchirée.
– Ce n’est pas le moyen de savoir !…murmura-t-il j’ai montré trop clairement à cet homme quelle étaitmon envie… Désormais, c’est un marché qu’il faut lui proposer.
Il écrivit encore :
« Si la lettre dont M. le chevalierde las Matas m’a parlé hier est remise à l’hôtel Montalt avantminuit, je tiendrai une somme de cinquante mille francs à ladisposition de M. le chevalier. »
Il signa.
Comme il était en train de plier sa lettre, ilse ravisa tout à coup et la rouvrit pour mettre cent mille francs àla place de cinquante mille.
Et sa plume resta suspendue, pendant plusd’une minute, au-dessus du papier, parce qu’il se demandait s’ildevait doubler encore la somme promise.
Il sonna Séid et lui remit la lettre dans sonenveloppe.
– La réponse à ce message devra m’êtrerapportée sur l’heure, dit-il.
Séid s’inclina comme d’habitude en signed’obéissance.
Au moment où il sortait, Montalt lerappela.
– Ces deux jeunes filles…, demanda-t-ilen hésitant, sont-elles revenues à l’hôtel ?
– Oui, répondit Séid.
– Y a-t-il longtemps ?
– Oui.
– Faites-les venir ici.
Séid se retira.
L’instant d’après, Diane et Cyprienneentraient dans la chambre du nabab.
Malgré la nature romanesque et aventureuse deleur caractère, malgré l’ignorance complète où elles étaient deschoses du monde, les deux jeunes filles ne pouvaient s’empêcher deregarder comme un rêve le souvenir de cette unique et bizarreentrevue qu’elles avaient eue avec le nabab.
Elles avaient passé toute l’après-midi àl’hôtel, veillant auprès de Blanche, qui était plongée, depuis lematin, dans un état d’affaissement léthargique.
La pauvre enfant avait éprouvé cette nuit unchoc terrible : cet enlèvement mystérieux l’avait brisée.Depuis son entrée à l’hôtel Montalt, ses paupières ne s’étaientpoint rouvertes. Son souffle était faible ; on l’aurait cruemorte si quelque plainte rare n’était tombée parfois de ses lèvresdécolorées.
Nawn, la servante de Mirze, était venue, deson plein gré, offrir son aide aux deux jeunes filles.
Cette Nawn faisait une garde-malade attentiveet souverainement adroite. C’était un secours précieux que Diane etCyprienne acceptaient avec reconnaissance.
Tout en veillant au chevet de Blanche, lesdeux jeunes filles songeaient, et, bien qu’elles ne pussent secommuniquer leurs pensées de peur d’éveiller la pauvre malade,leurs pensées étaient les mêmes.
Elles se demandaient comment Madame et René dePenhoël avaient pu fuir dans l’état où ils étaient ; elles lesavaient laissés mourants tous les deux ! Pourquoi quitter leurretraite justement à cette heure ?
Où étaient-ils allés ?
À ces questions nulle réponse n’étaitpossible. Cyprienne et Diane entrevoyaient un mystère, sans pouvoirmême essayer de l’éclaircir.
– Demain, se disaient-elles, nousretournerons…
Et leur esprit, abandonnant cette énigmeinsoluble, revenait à d’autres idées. Diane songeait à Étienne,Cyprienne à Roger.
Qu’avaient-ils dû penser la veille ? Ilsaimaient encore ; ils n’avaient pas oublié. Oh ! on lesaimait aussi…
Diane se réjouissait d’avoir retrouvé le cœurd’Étienne tout entier à elle ; Cyprienne pardonnait à Rogerson inconstance folle, pour les bonnes larmes qu’elle avait vuesdans ses yeux.
Elle l’aimait comme il était.
Un regard échangé disait aux deux sœurs cequ’elles avaient dans l’âme ; c’était une conversation muette,et parfois toutes deux se prenaient à sourire en rougissant, commesi elles eussent mis leur cœur de vierge à nu dans des paroles trophardies.
Puis elles faisaient un détour encore dans lessentiers perdus de la rêverie. On ne peut pas toujours parlerd’amour, même avec son âme, et il y avait un sujet de réflexion quirevenait frapper incessamment au seuil de leur pensée.
Cet homme, qui était maintenant leur hôte, etqui leur avait dit d’une voix si douce, avec un sourire sibon : « Je suis votre père ; » cet homme dontl’aspect seul avait clos, comme par enchantement, leurs jours demisère, ce bon génie de leurs anciens rêves ! il était là,toujours, devant leurs yeux…
Elles le voyaient avec sa noble beauté, avecce charme fier qui rayonnait de son sourire.
Ses moindres paroles restaient gravées tout aufond de leurs cœurs.
Il avait commencé par être bien cruel pourdevenir ensuite si généreux !…
Diane et Cyprienne ne trouvaient personne àqui le comparer, même de loin ; les hommes qu’elles avaientvus jusqu’alors n’étaient point faits ainsi.
Elles ne le connaissaient pas, mais elles ledevinaient plus complétement peut-être que ceux-là mêmes quivivaient avec lui depuis des années.
Leur bonheur était de penser qu’il leur seraitdonné peut-être de mettre un baume sur les blessures envenimées dece grand cœur.
Depuis le matin, il ne leur avait pas donnésigne de vie, mais elles n’avaient point d’inquiétude encore, parceque toute la maison était à leurs ordres. Séid avait parlé ;chacun, dans l’hôtel, leur obéissait comme au nabab lui-même.
Elles attendaient ; quelque chose leurdisait que Montalt ne les avait point oubliées. Et il n’y avaitpoint d’impatience dans leur attente parce qu’un secret sentimentde crainte se mêlait à leur affection reconnaissante.
Les heures de l’absence avaient encore grandile nabab à leurs yeux ; elles tremblaient presque à l’idée dele revoir.
Mais il n’y avait pas là l’ombre d’une penséede défiance. Depuis douze heures qu’elles avaient amené l’Ange dansla maison du nabab, l’idée ne leur était pas venue qu’il pût yavoir danger ou seulement inconvenance.
L’ordre de Montalt les trouva préparées. Elleslaissèrent Nawn auprès de Blanche, et s’éloignèrent en se tenantpar la main.
Ce fut ainsi qu’elles entrèrent dans lachambre de Montalt.
Elles demeurèrent auprès du seuil, les yeuxbaissés, le front rougissant et le sourire aux lèvres.
Montalt était toujours assis auprès de sonbureau.
Il les regarda un instant en silence et avecadmiration comme s’il se fût étonné de les retrouver si jolies.
– Approchez…, dit-il enfin.
Diane et Cyprienne s’avancèrent. Maisl’entrevue était loin de se renouer à ce point de familiaritéintime où le sommeil de Montalt l’avait interrompu, la nuitprécédente, et la gentille joue de Cyprienne serait devenue bienplus vermeille encore si quelqu’un lui eût rappelé qu’elle avaitosé mettre un baiser sur le front de cet homme.
Montalt avait l’air grave, presque sévère.
– Bonsoir, Berthe…, dit-il en prenant lesmains des deux sœurs ; bonsoir, Louise… Il y a bien longtempsque je ne vous ai vues… Avez-vous pensé à moi,aujourd’hui ?
– Oh ! oui, milord !… répliquaCyprienne.
– Grâce à vous, ajouta Diane, nous avonsporté secours à ceux que nous aimons.
Montalt les regardait en face tour à tour.
– Et vous n’avez point eu regret dem’avoir menti ?… murmura-t-il.
– Menti ?… balbutièrent les deuxjeunes filles en échangeant un regard furtif.
Le nabab souriait tristement.
– Laquelle de vous s’appelleDiane ?… demanda-t-il ; et laquelle a nomCyprienne ?…
Les deux sœurs étaient devenues toutespâles.
– Oh ! monsieur !…monsieur ! s’écria Diane, je vous en prie,pardonnez-nous ! Le désespoir nous a poussées à venir… etquelque chose nous disait que nous bravions, en venant, les blâmesdu monde… Nous avons menti, c’est vrai… mais c’est que noussongions à notre vieux père.
– C’est vous qui êtes Diane, n’est-cepas ?… dit le nabab ; et c’est vous qui aimezÉtienne ?
– Étienne ?… répéta encore la jeunefille.
Il lui semblait qu’un pouvoir surnaturelpouvait seul lire ainsi au fond de son cœur.
– Et vous, Cyprienne, reprit le nabab,vous aimez Roger de Launoy ?… Que Dieu vous donne du bonheur,mes pauvres enfants !… L’amour fait bien souffrir… et quanddeux cœurs se donnent l’un à l’autre, il y en a toujours un quiment ou qui se trompe…
– Étienne est un honnête homme, répliquaDiane en relevant la tête.
– Je le crois…, dit Montalt.
– Et Roger m’aime !… ajoutaCyprienne.
– Comment ne pas vous aimer, mafille ?… Qui sait ?… j’ai tort, peut-être… Dieu leveuille !
Sa physionomie changea, comme s’il eût faiteffort pour secouer sa tristesse. Il rappela sur sa lèvre son beausourire, et prit les mains des deux jeunes filles, qu’il serracontre son cœur.
– Pourquoi ne m’appelez-vous plus votrepère ? dit-il presque gaiement.
Diane ne répondit pas, mais Cyprienne, plushardie par moments, secoua la tête en prenant un petit airmutin :
– Parce que vous nous grondez…, dit-elle,et parce que vous avez deviné notre secret !
– Et si je vous pardonne ?…
– Alors, nous vous pardonnerons.
Montalt les attira vers lui et réunit leurstêtes charmantes sous un même baiser.
– Merci, mes filles…, dit-il.
– Merci, père…, répondirent en même tempsles voix caressantes des deux sœurs.
Montalt resta quelque temps à les contempleren silence. Il n’était plus forcé de feindre pour cacher satristesse ; une expression de joie recueillie éclairait sonvisage.
– C’est vrai, pourtant, dit-il ;j’ai deviné un secret, moi !… moi qui laisse toujourssommeiller mon esprit !… Je vous aime si bien, mes enfantschéries, que j’ai fait une fois comme tout le monde… J’ai oubliéque j’étais mort et qu’il n’y avait plus en moi ni curiosité nidésir… J’ai travaillé, j’ai tâché de lire dans le regard… et j’airéussi.
– N’avez-vous appris que cela ?…,demanda Cyprienne en jouant l’indifférence.
– Rien que cela, mademoiselle Berthe…,répliqua le nabab. Soyez tranquille… Je ne sais pas le nom de votrevieux père, qui est un gentilhomme !… Je ne sais rien, sinonque je vous aime et que je suis heureux de vous avoir là toutesdeux contre mon cœur…
– Nous aussi, nous vous aimons !murmura Diane émue, comme un ami et comme un père.
Les yeux de Montalt se perdirent un instantdans le vide.
– Sais-je pourquoi ?… pensa-t-iltout haut ; on dit que je suis l’homme du caprice… je le croisquelquefois… Et pourtant, s’il y a un Dieu, c’est lui qui vous amises sur mon chemin, pauvres enfants, afin que je sois bon àquelque chose ici-bas… Oh ! je ne jouerai plus… Ce qui mereste est à vous, mes filles, et vous serez riches !
Il se prit à sourire tout à coup.
– Vous souvenez-vous que je vous aipoursuivies longtemps ? dit Montalt. Le monde me croit fou degalanteries et d’aventures amoureuses… Pauvre monde ! quiprend le désespoir pour l’ardeur et le découragement pour lafièvre !… En courant après vous, mes enfants, ce n’était pas àmoi que je pensais… Vous allez bien m’en vouloir… Étienne et Roger,que j’aimais en ce temps-là, me parlaient de vous sans cesse, et jevoulais leur donner un remède contre l’amour…
– Oh ! fit Diane avec reproche, vousvouliez les rendre infidèles !…
– L’amour est un si cruel malheur, mafille !… En vous voyant jolies comme des anges, je m’étaisdit : « Voilà ce qu’il me faut… » Et, sans vousconnaître, je vous opposais à vous-mêmes… Je prenais les deuxpauvres petites chanteuses pour en faire les rivales des deuxnobles filles de Bretagne… Vous me ferez croire à Dieu avant demourir, mes enfants, car sa main est là, et c’est elle qui vous adéfendues contre moi.
– Père, dit Cyprienne qui lui baisa lamain avec un petit frisson de crainte, quand je pense que nousaurions pu vous haïr !…
Le nabab baissa les yeux, et un nuagedescendit sur son front.
– Cela eût peut-être mieux valu ainsi…,murmura-t-il ; demain, qui sait ce que seront noscœurs ?… Quand je vous vois, je crois mon âme guérie ;…quand je vous entends m’appeler mon père, je suis heureux, et il mesemble que je n’ai jamais connu la souffrance… Mais tout cela n’estque mensonge !… ajouta-t-il en se levant brusquement, vousn’êtes pas mes filles ! Un autre a droit à l’amour que jevoudrais tout seul.
Les deux sœurs le regardaient tristement et netrouvaient point de réponse.
Montalt parcourait la chambre à grands pas. Aubout de quelques minutes, il se laissa retomber sur son siége.
– Père…, dit Diane en prenant sa maintimidement, est-ce que vous êtes fâché contre nous ?
Le nabab la pressa contre sa poitrine avec ungeste passionné.
– Deux ! s’écria-t-il ;oh ! ce serait trop, c’est vrai !… je n’ai pas méritétant de bonheur !… Mais si Dieu m’avait donné seulement unefille comme toi, Diane… ou comme toi, ma Cyprienne chérie !…que ma vie serait changée et belle !… et comme jedésapprendrais vite à désirer le néant qui suit la mort !…
– Vous qui êtes si bon…, murmura Diane,comment ne croyez-vous plus au ciel ?…
– Parce que, si le ciel existe, il estimpitoyable !… Ne vaut-il pas mieux douter que dehaïr ?…
Cyprienne écoutait, saisie par cette vagueterreur que le blasphème inspire à la foi naïve.
– Oh !… fit Diane avec compassion,vous avez donc bien souffert ?
– Si j’ai souffert ! prononça lenabab d’une voix sourde et avec un accent d’amertume si déchirantque les deux sœurs eurent froid jusqu’au fond de l’âme ;pauvre enfants ! puissiez-vous ne savoir jamais ce qu’est unepareille souffrance !…
Il essaya de sourire, et cet effort renditplus douloureuse l’expression de profonde angoisse qui était surses traits.
Cyprienne et Diane s’étaient rapprochéesattentives.
– Mais je pense bien, reprit Montalt avecune nuance de fatigue et de sarcasme, que j’ai eu tort de souffrir…beaucoup de gens me prendraient pour un fou s’ils savaient monhistoire… Et ces gens seraient sages, peut-être… Que m’a-t-onfait ?… M’ont-ils assassiné, dépouillé ?… M’ont-ilsseulement trahi ?… Non. J’avais un ami et j’avais unemaîtresse… J’aimais la jeune fille au point de lui donner millefois ma vie… L’autre… qui était mon ami depuis que je sentais moncœur, je l’aimais jusqu’à lui sacrifier mon amour !
« Il était faible ; je me croyaisfort… nous étions presque des enfants tous les deux… Je le vismalheureux ; parce qu’il aimait en secret ma fiancée…
« Peut-être eus-je tort, mes filles, caril y a des dévouements injustes et cruels. La jeune fille avaitdroit à mon amour, et devant Dieu, moi, je n’avais plus le droit defuir…
« Et pourtant, je quittai la maison demon père, avec des larmes dans les yeux, moi, qui ne savais encoreque sourire !
« J’emportai dans l’exil mon amitiéenthousiaste et l’amour qui devait emplir ma vie.
« De quoi faut-il me plaindre ?… Monami épousa la femme que je lui avais cédée… Et un jour que jerevenais de bien loin, un jour que je m’approchais en tremblant dela maison de mon père, et que je me disais : « Il faudrasourire en voyant leur bonheur, » je rencontrai mon ami sur lechemin…
« Il me refusa sa main froide. Il se mitentre moi et la porte de sa maison. Je repartis ; mon âmeétait morte… »
Cyprienne et Diane avaient des larmes dans lesyeux.
– Pauvre père !… dirent-elles encouvrant ses mains de caresses.
– De quoi faut-il me plaindre ?répéta le nabab avec un élan d’amertume ; et que venais-jefaire chez cet homme ?… Je lui avais cédé mon bonheur ;peut-être croyait-il que je venais le reprendre… Oh ! mais jel’aimais tant !…
« Et la jeune fille qui était maintenantsa femme ?… Celle-là, je l’avais abandonnée, presquetrahie !… De quel droit pouvais-je lui demander unsouvenir ?
« N’était-ce pas moi-même et moi seul quiavais brisé ma vie ?
« Savaient-ils seulement qu’ils avaienttué mon âme, sinon mon corps : lui, parce qu’il me chassaitdans sa défiance jalouse ; elle, parce que je lui avais jetéle cri suprême de mon repentir et de ma douleur, et qu’elle avaitgardé le silence ?… »
Il appuya ses deux mains contre son front toutpâle. La pente de ses souvenirs l’entraînait.
– Oh ! je l’aimais !…murmura-t-il d’une voix tremblante ; vingt années se sontécoulées depuis lors, et je n’ai jamais aimé une autrefemme !… J’ai supplié Dieu de m’envoyer l’oubli !… Dieune m’a point exaucé… Je l’aime encore… je l’aime !… Cettenuit, je suis devenu fou rien qu’en écoutant une histoire où je nesais quelle femme jouait un rôle qui pouvait ressembler à savie…
« Et maintenant que je vous parle,j’attends comme un pauvre insensé… J’ai entrevu un vague espoirdans la nuit de mon avenir… Si je m’étais trompé !… si elleavait souffert, elle aussi, comme j’ai souffert !…
« J’attends pour savoir si je dois vivre,ou m’endormir dans la fatigue qui m’accable… »
Il se tut. Cyprienne et Diane l’écoutaientencore.
Il y avait en elles une émotion puissante etgrave qui les faisait muettes.
L’un des noirs entr’ouvrit la porte de lachambre.
– Une lettre pour milord, dit-il.
Le sang remonta violemment à la joue dunabab.
– D’où vient cette lettre ?…demanda-t-il d’une voix mal assurée, tandis que le noir s’avançaitvers lui.
– De l’hôtel des Quatre Parties du monde,répondit le nègre.
Montalt redevint plus pâle. Sa main tremblaiten saisissant la lettre. Il la regarda longtemps : on eût ditqu’il n’osait point l’ouvrir.
– Ceci est mon arrêt…, murmura-t-il ensouriant avec tristesse.
Il glissa la lettre fermée dans son sein.
– Ne voulez-vous donc pointsavoir ?… demanda Diane.
– Plus tard…, répliqua le nabab ; simon désir est satisfait, j’ai toute une vie pour me réjouir… Si mondernier espoir me trompe, j’ai toute une longue nuit à souffrir…Parlons de vous, mes filles, car il faut au moins que j’aie fait,ici-bas, quelqu’un d’heureux. Je vous ai fait hier une promesse… Jene l’ai pas oubliée… et je vais l’accomplir.
Il se dirigea vers son secrétaire, dont latablette restait baissée.
Il prit dans l’un des tiroirs la clef du petitmeuble, qui se trouvait au pied de son lit.
– Regardez bien tout ce que je fais…,dit-il ; vous pourrez avoir besoin de vous en souvenir.
Dans le meuble, il prit la boîte de sandal, etrevint auprès des deux jeunes filles.
– Voilà toute ma fortune…, poursuivit-ilje n’ai rien au monde, sinon cette boîte qui renferme une boucle decheveux blonds… Je les regarde parfois, quand je suis seul, et jevois sourire alors toutes les belles joies de ma jeunesse… Cetteboucle est là, gardée par les diamants qui l’entourent… Pour me laravir, il faudrait me prendre aussi mes diamants, dont la perte melaisserait plus pauvre qu’un mendiant… Cela me plaît à penser… Et,vous savez, chacun pare son idole… Moi, je n’ai ni femme, nienfant, ni famille… J’ai voulu faire un asile brillant à mon chersouvenir.
Il porta la boîte de sandal à ses lèvres, pourla baiser d’abord, puis pour arracher, à l’aide de ses dents,quelques-uns des diamants enchâssés dans le couvercle.
Il en prit quatre et les examina durantquelques secondes.
– C’est là une monnaie que je me suisfaite…, reprit-il en continuant, son examen ; je sais lavaleur de ces pierres tout comme si j’étais joaillier… Nem’avez-vous pas dit qu’il vous fallait cinq cent millefrancs ?
Cyprienne et Diane ne purent pas trouver deréponse, tant la surprise et l’émotion agissaient fortement surelles.
– Il m’en reste encore cinq ou six foisautant…, poursuivit le nabab, qui sembla compter de l’œil les videsnombreux marqués sur le couvercle de la boîte ; et qui sait sij’aurai besoin désormais de cette fortune ? Voici toujoursquatre pierres qui valent chacune cinquante mille écus, à peu près…Je vous les donne, mes filles.
– Est-il possible ?… s’écrièrent àla fois Diane et Cyprienne.
– Ne me remerciez pas…, dit le nabab enles baisant au front tour à tour ; je vous suis encoreredevable… Mon cœur était mort depuis vingt ans, et vous l’avezressuscité pour un jour… Oui, ajouta-t-il en fixant sur elles sesyeux attendris, j’avais oublié la joie d’aimer… Soyez bénies, mesfilles, car vous prierez pour moi, j’en suis sûr, quand vous ne meverrez plus.
Les deux sœurs tressaillirent, et leur regards’emplit d’inquiétude.
Montalt arrêta la question qui se pressait surleurs lèvres.
– Ne craignez rien, dit-il, Dieu a enfinpitié de moi, puisque je vous ai trouvées… Vous m’aimez, n’est-cepas ?…
– Oh ! notre bon père !…s’écrièrent les deux jeunes filles qui tâchaient de sourire àtravers leurs larmes, nous vous aimerons toujours !…
Montalt souriait aussi et ses yeux étaienthumides.
– Chères… chères enfants !murmura-t-il, je vous crois… et je crois que nous serons tousheureux…
Il avait mis les quatre diamants dans la mainde Diane.
Il retourna vers le meuble, afin d’y replacerla boîte de sandal.
Tandis qu’il refermait le meuble à doubletour, la pendule sonna : il était minuit.
Montalt revint vers les deux jeunes filles,mais il n’y avait plus de sourire sur ses lèvres.
– Diane, dit-il, je vous confie cetteclef, ma fille… J’avais encore bien des choses à vous dire, maisj’ai besoin d’être seul… Écoutez seulement mes dernières paroles…Je vous reverrai demain vers huit heures… peut-être à neuf heures…Si je n’étais pas revenu à dix heures, vous vous serviriez de cetteclef, Diane ; vous prendriez la boîte de sandal… les diamantsqui la couvrent seraient votre héritage…
– Oh ! père !… interrompirentles deux jeunes filles effrayées en se serrant contre lui.
– Laissez-moi poursuivre…, reprit Montaltqui parlait d’une voix triste, mais ferme ; cette fortune queje vous lègue, vous n’aurez de compte à en rendre à personne…Seulement, dans le cas où je ne devrais point revenir, ma volontéest que la boucle de cheveux renfermée dans cette boîte soitdétruite… Promettez-moi de la brûler, mes filles, et d’en jeter lescendres au vent…
Diane et Cyprienne promirent. Elles voulaientparler et décharger le poids qui était sur leur cœur ; mais lenabab les conduisit lui-même jusqu’à la porte.
Elles se jetèrent dans ses bras ; il lesrepoussa doucement.
– À demain, mes filles !…dit-il.
Il était seul.
Un instant, il resta auprès de la porte,écoutant les pas légers des deux sœurs qui s’éloignaient dans lecorridor.
Sa main se posa sur sa bouche, comme pour leurenvoyer un dernier baiser.
Puis il tira précipitamment de son sein laréponse de Robert.
Il la considéra durant plus d’une minute avantde l’ouvrir. Il n’osait pas.
Sa respiration soulevait péniblement sapoitrine, et il y avait de grosses gouttes de sueur à sonfront.
Enfin il rompit le cachet.
La lettre était ainsi conçue :
« Le chevalier de las Matas a l’honneurde présenter ses respects à lord Berry-Montalt, et le prie deremettre à demain, dans la soirée, l’affaire dont il estquestion. »
La tête de Montalt tomba sur sa poitrine.
– Demain ! murmura-t-il.
Puis il ajouta en déchirant lalettre :
– Je mourrai sans savoir…
Nawn, la servante de Mirze, était restée seuleau chevet de Blanche, lorsque les deux filles de l’oncle Jeanavaient quitté leur chambre pour se rendre aux ordres du nabab.
Pendant les premières minutes qui suivirent ledépart des deux jeunes filles, Nawn demeura, comme d’ordinaire,accroupie sur son carreau de soie, la tête penchée, les brastombants, dans une attitude de nonchalante apathie.
C’était une femme de grande taille, quipouvait avoir quarante ans à peine, mais dont la peau cuivrée étaitdéjà sillonnée de rides.
Les domestiques de l’hôtel la craignaient. Onl’accusait d’avoir empoisonné, à Londres, un groom mulâtre demilord, qui l’avait abandonnée après avoir été son amant.
Mais elle semblait dévouée à Mirze, et Mirzeavait conservé sur l’esprit du nabab ce pouvoir que donnel’habitude.
Nawn n’avait point été chassée, bien que lesdeux noirs du nabab prétendissent l’avoir vue verser quelque chosede diabolique dans le dernier verre d’ale du pauvre mulâtredéfunt.
Au bout de deux ou trois minutes, les yeuxbaissés de Nawn se relevèrent lentement. Ses membres étaienttoujours immobiles, mais ses prunelles, noires comme le jais, seprirent à rouler avec vivacité, comme si elle eût voulu embrasserd’un seul coup d’œil toute l’étendue de la chambre.
Quand cet examen rapide l’eut bien convaincuequ’elle était seule, son regard inquiet se porta sur Blancheendormie.
Les paupières de la jeune fille étaient biencloses. De ce côté encore, Nawn était à l’abri de toutesurprise.
Elle se leva et gagna la cheminée, auprès delaquelle deux bouilloires d’argent chauffaient. Dans l’une d’elles,il y avait de la tisane pour Blanche ; dans l’autre, de l’eaupour le thé de Diane et de Cyprienne.
Nawn s’accroupit devant le foyer et ranima lefeu.
Il y avait sur son visage pensif del’hésitation et de la pitié.
– Elles sont bien belles, ces deux jeunesfilles !… murmura-t-elle ; elles sont bien douces… etleurs voix vont au cœur… Moi, je suis vieille et je suis laide.
Elle souleva le couvercle de la bouilloire quicontenait l’eau pour le thé.
– Et puis…, grommela-t-elle en fronçantle sourcil, ce sont toutes ces belles filles qui font pleurer mamaîtresse !… Pauvre Mirze !… comme elle était belle avantque les larmes eussent creusé ses yeux !… On l’aimaitautrefois… maintenant, elle est dédaignée.
Tout en parlant, Nawn caressait, au fond de sapoche, des pièces d’or qui tintaient légèrement.
Elle retira sa main pleine de louis et lescompta d’un regard joyeux.
– Oui, oui…, reprit-elle, ce que j’enfais, c’est pour ma bonne maîtresse. Que m’importe cetor ?…
Son œil amoureux démentait ses paroles.
Quand elle eut bien contemplé ses louis, elleles remit dans sa poche et tira de son sein une petite fiole deverre.
En ce moment, Blanche ouvrait les yeux à demi.Elle jeta son regard éteint autour d’elle…
– J’ai rêvé…, pensa-t-elle ; j’ai vumes deux cousines qui sont mortes… Elles souriaient toutes deux aupied de mon lit…
Sa paupière retomba, lassée, tandis que seslèvres pâles murmuraient une prière pour les pauvresbelles-de-nuit…
Sa raison, affaiblie comme son corps, necherchait point à se rendre compte de sa situation nouvelle.D’ailleurs, le demi-jour qui régnait dans là chambre latrompait ; elle ne savait pas où elle était.
Nawn avait débouché, à l’aide de ses dents, lepetit flacon de verre.
Elle murmurait en regardant labouilloire :
– Cela tue vite… les jeunes filles nesouffriront pas.
Son hésitation était finie.
Elle étendit la main et versa dans l’eauchaude la moitié du contenu de son flacon.
Nul bruit ne se faisait dans la chambre, etpourtant Nawn n’était plus seule.
En sortant, Diane et Cyprienne n’avaient pointpris la peine de fermer la porte, qui restait entre-bâillée.
Si le regard perçant de Nawn s’était tourné dece côté, elle aurait vu sur le seuil une tête, noire comme l’ébène,dont la bouche, entr’ouverte par l’étonnement, montrait deuxrangées de dents éblouissantes.
Ce fut, du reste, l’affaire d’une seconde.Avant que Nawn eût remis le flacon dans son sein, la tête noireavait disparu, et Séid se disait derrière la porte :
– C’est la même eau qui a tué lemulâtre…
Nawn se rapprocha du lit où Blanche étaittoujours immobile.
Une réflexion lui vint. Les soupçonspourraient se porter sur elle, et le flacon l’accuserait en cecas.
Elle traversa la pièce sans bruit et entradans la chambre voisine, dont elle ouvrit la fenêtre pour jeter audehors le reste du poison.
Son absence ne dura guère qu’une minute. Quandelle rentra, Blanche était réveillée et toute tremblante.
Elle murmurait de sa voix faible, qu’onentendait à peine, et disait qu’elle avait vu un grand homme noirtraverser la chambre en rampant et s’approcher du foyer.
Nawn ne comprit pas ou ne fit point attention.La chambre était déserte et les deux bouilloires toujours à la mêmeplace…
Quelques instants après, Cyprienne et Dianerevinrent.
Elles semblaient tristes toutes deux, et leursyeux gardaient des traces de larmes.
– Laissez-nous, ma bonne…, dirent-elles àNawn ; vous pouvez aller vous reposer.
Nawn ne se pressait point d’obéir. Elletournait autour du foyer.
– Vous n’avez rien pris de la journée…,murmura-t-elle ; ne voulez-vous point que je vous serve un peude thé ?
– Nous nous servirons nous-mêmes, mabonne… Allez !
Nawn sortit comme à contre-cœur.
Quand elle eut passé la porte, Diane etCyprienne se jetèrent dans les bras l’une de l’autre enpleurant.
Puis elles s’assirent toutes deux. Durantquelques instants, leur douleur les rendit muettes.
– Ma sœur, dit enfin Cyprienne, lelaisserons-nous mourir sans essayer au moins de lesauver ?
Diane secoua la tête en silence.
– Nous n’avons pas prononcé une parole,reprit Cyprienne, pas fait un signe pour l’arrêter dans sarésolution !… Et pourtant il nous aime… il nous auraitpeut-être écoutées !…
– Il nous a éloignées, répliqua Diane,parce qu’il a eu peur de nos prières et de nos caresses !
– Et nous avons obéi sansrésistance !… Il fallait du courage, ma sœur !… Oh !si j’étais près de lui à présent, il aurait beau faire… jem’attacherais à lui… je lui dirais que cette mort qu’il appelle estun crime !… car il veut se tuer, j’en suis sûre !
Diane avait les yeux secs maintenant.
– Quel noble cœur !… dit-elle ;Dieu n’a point dû pardonner à ceux qui ont ainsi brisé safoi !
– Oh ! cette femme et cethomme !… s’écria Cyprienne, puissent-ils êtremaudits !…
Diane lui serra le bras.
– Tais-toi…, murmura-t-elle ;n’appelle pas au hasard la colère de Dieu… Ceux-là que tu maudissont peut-être bien malheureux, ma sœur !…
Cyprienne l’interrogea du regard, mais lapaupière de Diane se baissa.
– Comme il est généreux et bon !poursuivit cette dernière après un silence ; il a pensé ànous, même à cette heure où tout s’oublie… Tu as raison, ma pauvresœur, nous avons manqué de courage… Mais aussi commentparler ?… Il comptait les minutes… Nous avions tant de chosesà lui dire… nous ne lui avons rien dit !
– Pas même ce que nous avons fait grâce àson assistance, répliqua Cyprienne ; j’aurais voulu lui parlerde Madame.
– Et de notre Ange, qu’il eût aimée, j’ensuis sûre !… J’aurais voulu qu’il vît notre pauvreBlanche.
– Et quelque chose encore !…interrompit Cyprienne ; sa voix avait un accent de tristesseet de reproche quand il a prononcé les noms d’Étienne et de Roger…Dix fois, j’ai été sur le point de faire une question.
– S’il fallait accuser, répliqua Diane,il n’aurait pas voulu nous répondre…
Blanche s’agita faiblement dans sonsommeil.
– Mon Dieu ! continua Cyprienne, tul’aimes comme moi, ma sœur… Si cruelle que soit la blessure de soncœur, nous l’aurions guérie à force de tendresse… Pensedonc !… S’il avait voulu venir avec nous, là-bas, à Penhoël…Comme il aurait été heureux au milieu de tout ce bonheur, sonouvrage !… Tu ne me réponds pas, ma sœur ?…
– Oui… oui…, fit Diane d’un airdistrait ; je crois qu’il aurait été bien heureux.
– Et n’est-il donc plus temps, s’écriaCyprienne, de tenter un dernier effort ?… Il me semble que jeserais éloquente en ce moment, car mon cœur est plein… Je luidirais comme Madame est sainte et bonne !… comme notre Blanchea l’âme angélique !… comme la vieillesse de notre père estvénérable et douce !… Je lui dirais nos tranquilles joies deBretagne… ce que nous regrettons, ma sœur !… ce qui mettaitdans nos yeux des larmes si amères quand nous étions seules aumilieu de ce grand Paris !…
Elle s’arrêta, parce que l’Ange s’agitaitdavantage. La bouche pâlie de la pauvre enfant exhalait desplaintes étouffées.
– Elle souffre…, murmura Cyprienne.
Diane semblait distraite pour les douleurs del’Ange comme pour les rêves d’avenir de sa sœur.
Sa main fit subir une pression plus forte aubras de cette dernière.
– As-tu bien regardéBerry-Montalt ?… demanda-t-elle tout à coup.
– Pourquoi cela ?… balbutiaCyprienne étonnée.
– As-tu, remarqué, – je ne sais pas si jeme trompe, as-tu remarqué une ressemblance ?…
– Oui…, interrompit Cypriennevivement ; cela m’a frappée deux ou trois fois… mais c’est envain que j’ai interrogé mes souvenirs… Je cherche encore à merappeler quel visage…
– C’est que tu ne te souviens plus,peut-être, interrompit Diane à son tour, du temps où René dePenhoël était heureux…
– C’est vrai !… dit Cyprienne dontles yeux s’ouvrirent tout grands ; c’est vrai !… quand jeme représente le sourire de Montalt, il me semble que je voisPenhoël sourire !
La rêverie absorbait Diane de plus enplus.
– C’est qu’il y a encore autre chose,reprit-elle avec lenteur. Te souviens-tu que, là-bas, en Bretagne,on nous disait toujours que notre oncle Louis avait aiméMadame ?…
– Est-ce que tu croirais ?… commençaCyprienne.
– Et que Madame l’aimait…, poursuivitDiane dont le beau regard s’éclairait ; et que Louis dePenhoël quitta la Bretagne, parce que René, son frère, se mouraitd’amour pour Madame…
– Oh !… fit Cyprienne pâled’émotion, c’est vrai !… c’est vrai !… ma sœur, il fautcourir !… nous jeter à ses genoux… le prier… lesupplier !
Elle avait saisi le bras de Diane etl’entraînait vers la porte.
Blanche poussa un cri aigu. Les deux jeunesfilles s’arrêtèrent effrayées. Blanche se soulevait sur son lit etse tordait en des convulsions.
Diane et Cyprienne l’avaient trouvée, toutevêtue sur sa couche, dans l’appartement de madame la marquised’Urgel ; mais une fois à l’hôtel du nabab, elles l’avaientdéshabillée pour la mettre au lit.
Le seul regard qu’elles avaient échangé alors,et la rougeur subite de leurs fronts, avaient dit leur communepensée.
Blanche était enceinte ; il n’y avait pasà s’y méprendre.
Quant à percer le fond de cet étrange mystère,qui semblait accuser d’une manière victorieuse une enfantjusqu’alors innocente et pure comme les anges, les deux sœursavaient essayé, chacune de leur côté, mille explicationsimpossibles, mais elles ne s’étaient point communiqué leurs doutesde vive voix.
Avant d’aborder ce sujet, elles sentaientleurs joues en feu ; leurs yeux se baissaient, et les paroleshésitaient sur leurs lèvres.
D’ailleurs, Nawn n’avait presque point quittéla chambre, et ce n’était pas devant la servante qu’elles eussentvoulu parler.
Mais, si elles ne s’étaient point communiquéleurs pensées, leurs pensées n’en étaient pas moins semblables.
Au cri de Blanche, le même effroi lessaisit.
Si c’était l’heure de la délivrance !Elles étaient là, seules, ignorantes, et ne sachant pas même quelgenre de secours il fallait porter à la malade.
Et Blanche était si faible !…
L’idée ne leur venait point, pourtant,d’appeler à leur aide, car, en ce premier moment de trouble, ellesne raisonnaient pas leur situation. La frayeur, qui les prenait àl’improviste, les aveuglait en quelque sorte, et ne laissait parlerque leur instinct, qui leur criait de sauver l’honneur dePenhoël.
Qu’espéraient-elles, cependant ?Hélas ! les pauvres filles eussent été bien en peine de ledire.
Elles avaient la volonté vague de cacherl’enfant qui sans doute allait naître.
Par quel moyen ? Elles ne savaient.
Ce qu’elles ne pouvaient ignorer, c’est que lanaissance d’un enfant met bien souvent la mère aux portes dutombeau.
Il faut, autour du lit de l’accouchée, lessoins expérimentés et l’aide précieuse de la science. Qu’allait-ilse passer ? Il n’y avait ici à espérer que l’aide de Dieu.
Blanche criait ; ses plaintes déchiraientle cœur de Diane et de Cyprienne, qui demeuraient pourtantimmobiles à l’autre bout de la chambre. Quelque chose les retenaitloin de ce lit, où s’accomplissait un mystère qui les épouvantait.Blanche ne les voyait point ; elle se croyait seule. Elledisait parmi ses plaintes :
– Mon Dieu, ayez pitié de moi !…Sainte Vierge, vous qui savez si je suis innocente, ne me laissezpas mourir sans secours !… Oh ! ma mère ! mamère ! si tu savais comme je souffre !…
L’affaissement et la fatigue faisaient trêveun instant à sa torture. Diane et Cyprienne voyaient alors sa têtecharmante se renverser sur l’oreiller.
Elle était si pâle qu’on eût dit unemorte.
Ses yeux se fermaient. Ses grands cheveuxblonds tombaient, épars, sur son front et sur ses joues.
Et, chaque fois que les douleurs se calmaient,le doute revenait dans sa conscience d’enfant, où il n’y avait quede purs souvenirs.
– C’est impossible !…murmurait-elle ; je suis folle !… Les jeunes filles commemoi ne sont pas mères !… Mon Dieu ! si je dois mourir,ôtez-moi cette pensée qui m’empêche de prier.
Diane et Cyprienne écoutaientstupéfaites ; elles ne pouvaient deviner la vérité bizarre etincroyable ; mais leurs cœurs n’avaient pas besoin d’unecertitude raisonnée. Elles auraient juré que Blanche étaitinnocente.
Les instants de trêve étaient courts. L’Angede Penhoël reprenait son épuisant martyre. Les deux filles del’oncle Jean s’étaient rapprochées peu à peu et se tenaient deboutauprès du lit.
Blanche rouvrit les yeux à demi. Un souriredoux erra autour de sa lèvre.
– Oh !… fit-elle d’une voixmourante, merci, sainte Vierge !… vous m’envoyez vos angespour me secourir.
Sa paupière retomba.
Elle murmura encore :
– Peut-être que je suis morte… car mesdeux cousines sont dans le ciel !
Cyprienne et Diane pleuraient.
Au bout d’une minute de calme, Blanche eut untressaillement violent et poussa un grand cri. Diane, que l’émotionfaisait sourire sous ses larmes, reçut un enfant dans ses bras.
Nawn, qui avait feint de s’éloigner, étaitrestée en sentinelle derrière la porte, guettant le moment degagner ses louis d’or.
Elle avait tout vu, tout entendu.
Et cette femme, qui attendait impatiemmentl’heure du crime, fut saisie de pitié à la vue de l’enfant et de lajeune mère.
Pour tuer ceux-là, on ne l’avait pointpayée.
Elle s’élança d’un bond dans la chambre ets’empara de l’enfant pour lui donner les premiers secours.
Blanche joignit les mains et se laissaretomber sur son oreiller, heureuse et guérie.
Les deux sœurs se jetèrent au cou de Nawn, etl’embrassèrent à l’envi.
Nawn ne perdait point la tête. L’instant étaitsouverainement favorable.
– Vous vous rendrez malades, dit-elle, sivous ne prenez rien ; et voilà une pauvre jeune dame qui m’al’air d’avoir grand besoin de vous !
– Nous prendrons tout ce que vousvoudrez, ma bonne !… s’écrièrent à la fois Diane et Cypriennequi berçaient tour à tour l’enfant entre leurs bras.
Nawn arrangea deux pleines tasses de thé. Enles présentant aux deux sœurs, ses mains ne tremblèrent point.
C’était de la besogne commandée.
Cyprienne et Diane burent gaiement, puis ellesremirent l’enfant aux mains de Nawn. Elles avaient échangé unregard.
Blanche semblait s’être assoupie ; leurprésence n’était plus indispensable. Elles s’élancèrent toutes deuxdans le corridor pour gagner la chambre de Berry-Montalt, et tenterl’effort retardé par la crise de Blanche.
La chambre du nabab était déserte ; sonlit était froissé, bien que sa couverture n’eût point été soulevée.Il avait dû prendre quelques instants de repos sans ôter sesvêtements.
Il était alors un peu plus de cinq heures dumatin.
Restée seule, Nawn mit l’enfant sur le pied dulit.
– Elles étaient bien jolies !…murmura-t-elle comme si les deux sœurs eussent été déjà mortes.
Puis elle ajouta en secouant sa têtebasanée :
– Elles en ont pour un quart d’heureencore…
Elle sortit en se hâtant, et se rendit dans ladernière pièce de l’aile gauche, donnant sur les ruellesdésertes.
Elle ouvrit la croisée ; on n’entendaitaucun bruit au dehors.
– Est-ce qu’ils ne seraient paslà ?… grommela-t-elle ; j’avais pourtant promis la chosepour cinq heures… Je suis en retard de dix minutes !
Elle alluma deux bougies qu’elle plaça surl’appui de la croisée…
Un cri poussé avec précaution troubla la nuitsilencieuse.
– Ils sont là !… dit Nawn.
La grande pendule du marchand de vin de laporte d’Orléans venait de sonner six heures moins le quart. Le jourse levait : le vent soufflait, sec et froid, parmi les arbresdépouillés du bois de Boulogne.
Quelques charrettes de paysans attardésdescendaient encore l’avenue de Neuilly, et se hâtaient pour gagnerles halles. Le bois était complétement désert.
Il y avait à peine quelques secondes quel’œil-de-bœuf du cabaretier avait jeté l’heure, à travers lescontre-vents fermés, lorsqu’une élégante voiture déboucha aurond-point de la porte d’Orléans.
Elle traversa la place sablée, au trot de sesmagnifiques chevaux, et s’arrêta contre le mur d’enceinte, à troiscents pas environ de la sentinelle.
Les petits arbres du bois de Boulogne, quin’était guère alors qu’un taillis, empêchaient la sentinelle devoir la voiture. Néanmoins le brave soldat du centre, averti parson belliqueux instinct, arrêta sa promenade pour se gratterl’oreille et murmurer :
– Voilà des bourgeois qui vont au champd’honneur ! Un militaire français n’y doit point mettreobstacle…
Il enfonça le shako sur sa titus, ets’enveloppa dans son manteau couleur de poussière, déterminé à nerien voir et à ne rien entendre.
La voiture, cependant, s’était ouverte ;deux nègres, qui se tenaient devant et derrière, avaient sauté surle sable pour aider leurs maîtres à descendre.
Montalt mit pied à terre le premier, puis vintNehemiah Jones, le grave majordome, bien peigné, raséadmirablement, et habillé de noir des pieds à la tête.
Il n’y avait qu’eux dans la voiture.
Le nabab, qui était très-pâle et dont lestraits fatigués dénotaient l’humeur la plus morose où nous l’ayonsencore vu, resta debout, en avant de la voiture, les bras croiséssur sa poitrine.
Nehemiah Jones prit dans l’intérieur une paired’épées, et vint se placer au côté du nabab.
Les deux nègres reprirent leurs places, l’unsur le siége de devant, l’autre sur le siége de derrière.
On n’avait pas encore prononcé une seuleparole.
Montalt tira sa montre.
– Six heures moins dix…,murmura-t-il ; cinq minutes de retard, déjà !
– Le Français, prononça M. Jonessentencieusement, a le caractère léger, oublieux, étourdi ;l’inexactitude est au nombre de ses défauts, et des voyageursdignes de foi ont remarqué…
– Assez, mister Jones !… interrompitMontalt ; je crois que j’entends une voiture.
Le majordome s’inclina gravement et tenditl’oreille.
– S’il plaît à Votre Seigneurie, dit-il,c’est une voiture, en effet… Votre Seigneurie se battra-t-elleici-même, ou sous le couvert ?
– Cherchez une place dans le bois, misterJones, répondit Montalt.
Le majordome s’éloigna d’un pas digne etmesuré pour obéir à cet ordre.
La voiture qu’on avait entendue de loin semontra en ce moment au bout de l’allée. C’était un fiacre. Étienneet Roger en descendirent. Ils n’avaient pas amené de témoins.
– Oh ! oh ! se ditMontalt ; n’aurons-nous pointM. de Pontalès ?
Il échangea un salut froid avec les deuxjeunes gens.
Roger portait deux épées sous le bras.
– Monsieur, dit Étienne, vous nous voyezvenir seuls parce que le combat, tel que vous vouliez nousl’imposer, ne peut pas nous convenir.
– Ah !… fit Montalt du bout deslèvres.
– Nous avons tiré au sort…, repritÉtienne.
– Et j’ai perdu…, dit Roger.
– C’est moi, poursuivit le jeune peintre,qui me battrai contre vous, milord.
Étienne disait cela d’un air triste et sanscolère. Le regard qu’il jetait à Montalt implorait encore, malgrélui peut-être, cette explication si durement refusée.
Montalt détourna les yeux et se prit àregarder Roger, qui, loin d’imiter le calme de son ami, avait déjàle rouge à la joue et semblait contenir à grand’peine sonirritation prête à éclater.
Il baissa les yeux en frémissant devant leregard du nabab, provoquant et moqueur.
– Ah !… fit encore ce dernier, vousavez joué, mes jeunes camarades ?… et M. Roger agagné ?… et il vient ici comme simple témoin ?… Ahçà ! mais c’est donc un insulteur pour rire que ceM. Roger ?
Étienne se mit au-devant de son ami, qui avaitfait un mouvement pour se jeter sur le nabab.
– Épargnez-vous, milord ! dit-ild’un ton sévère ; en France, nous sommes avares d’outrages àl’heure du combat.
Il repoussa Roger, et se tourna vers Montalt,qu’il regarda en face. Montalt avait toujours les bras croisés sursa poitrine. Parmi le dédain qui était sur ses traits, il y avaitcomme une cruauté froide et volontaire.
– Milord, lui dit Étienne, je suis venujusqu’ici avec un reste d’espoir… Mon cœur s’obstinait à douter…non pas à cause de vous, milord, car je sais qu’il est une naturechez qui la bienfaisance est une boutade comme le crime un caprice…mais à cause d’elle, que j’aimais de toute la puissance de mon âme…à cause d’elle que j’avais laissée si pure et si belle de cœur, ily a deux mois à peine !… J’avais vu par mes yeux et par ceuxde mon ami… Je me refusais à croire l’évidence…
– On dit que la foi sauve…, murmuraMontalt.
Un peu de sang vint aux joues pâles du jeunepeintre, et ses yeux eurent un éclair.
– L’un de nous deux va mourir…,dit-il ; à quoi bon railler maintenant ?… Milord, vousnous avez rencontrés tous les deux sur le chemin du bon Dieu, commeon dit dans notre pauvre Bretagne… vous nous avez appelés vos amis…vous nous avez arraché notre secret à force de tendresse feinte…Votre fantaisie était d’avoir quelqu’un à aimer… vous avez surprisnotre affection, à nous dont le cœur est jeune et loyal. VoiciRoger qui a soif de votre sang, à cette heure, et qui eût donnépour vous la dernière goutte de son sang ! Ce sont des jeuxétranges auxquels vous vous plaisez !… Et quand vous avez sunos douleurs avec nos joies… quand vous avez pu mesurer l’espoircher qui soutenait notre vie, vous avez dépensé votre or pour allerchercher tout au fond de la Bretagne, dans un village ignoré, deuxpauvres jeunes filles, et vous avez tué notre bonheur !…Oh ! certes, on pouvait se refuser à le croire, car il y a dela folie dans votre rôle honteux, milord !… et vous êtes à mesyeux un insensé encore plus qu’un infâme !
– S’il plaît à Sa Seigneurie, criaNehemiah Jones dans le taillis, j’ai trouvé un endroit avantageuxet confortable…
– Allons ! dit Montalt qui se mit enmarche ; votre sermon n’était peut-être pas fini,M. Étienne… mais les affaires avant tout !
Ils s’enfoncèrent tous les trois sous lecouvert, et l’instant d’après ils avaient rejoint le majordome dansune petite clairière, située à vingt-cinq pas seulement del’allée.
Les deux jeunes gens étaient muets maintenant.Montalt félicita son majordome sur le choix du lieu, et jeta bas saredingote.
Étienne était déjà prêt.
– C’est un combat à mort…, dit-il d’unevoix basse et résolue en tombant en garde.
Montalt se posa tout souriant, fit un salutplein de grâce et ne répondit point.
Les épées se touchèrent ; la garde dunabab, élégante mais lâche, semblait le découvrir.
Roger, dont le regard de feu suivait la pointedes armes, se disait :
– Si j’étais à la place d’Étienne, ceserait fait de cet homme !
Étienne, attaqua pourtant comme il faut, secouvrant d’une garde prudente, ferme, serrée. Montalt, lui, paraitnégligemment et du bout des doigts.
Au bout d’une minute de combat, il se fenditsur un coup droit et releva l’épée.
La chemise d’Étienne avait une petite tacherouge au milieu de la poitrine.
La place était mortelle. Roger se précipitasur son ami en tremblant.
Pendant cela, Montalt faisait signe à NehemiahJones, qui tira froidement de sa poche un foulard des Indes, etvint essuyer la pointe de l’épée, où restait une gouttelette desang.
Roger arracha l’arme des mains d’Étienne.
– Tu es blessé !… dit-il.
– Un quart de ligne de fer… murmuraMontalt. Un oiseau-mouche serait mort sur le coup !…
Sur le terrain, on ne se rend guère compted’une blessure que par l’endroit touché ; Étienne avait cru,au premier moment, que sa poitrine était traversée ; par lefait, et comme le disait le nabab, il n’avait qu’une piqûred’épingle.
Sa fierté se révolta énergiquement, et lacolère qu’il avait contenue jusqu’alors rendit son visageécarlate.
Il voulut reprendre l’épée à Roger, qui lerepoussa brusquement.
– Laisse-moi !… s’écria Roger ;je veux voir si cet homme pourra continuer avec moi saplaisanterie.
– C’est juste cela, dit Montalt qui seremit en garde ; mon cher peintre, ce ne peut pas êtretoujours à vous… Il faut bien que mon secrétaire ait son tour.
– Défendez-vous !…défendez-vous !… criait Roger dont la main tremblait derage.
– M. de Launoy, dit Montalt,vous êtes pressé… je conçois cela… mais moi, il faut que je meménage ; nous en sommes encore aux bagatelles de la porte…J’en suis désolé pour vous, mes très-chers, mais vous me donnez lapetite pièce avant le drame…
– Monsieur ! monsieur !interrompit Roger, défendez-vous, ou je ne réponds plus demoi !
Étienne restait là, vaincu et la têtebaissée.
– Soyez tranquille, reprit Montalt ;la plaisanterie ne durera pas toujours… Et, il y aura du sangailleurs qu’à l’extrême pointe de mon épée… Je suis ici pour mevenger, de vous d’abord, mes jeunes camarades, qui avez insulté lamain d’un bienfaiteur !… Or chacun en prend à sa guise… Moi,je me venge de vous en vous faisant une dernière aumône… Je vousdonne la vie, mes enfants, après vous avoir donné ma table et montoit…
Roger fit un pas en avant.
Montalt, au lieu de reculer, prit négligemmentson épée au croisé, et l’envoya tomber à quelques pas.
– Patience donc ! poursuivit-iltandis que Roger, confus, allait ramasser son arme ; j’ai bienécouté, moi, tout le sermon de M. Étienne, ce matin, et toutesvos insultes, hier, mon jeune camarade !… J’attends ici bonnecompagnie… Nous sommes seuls encore ; le temps ne pressepas.
Roger revint se mettre en face de lui.
– Pardieu ! s’écria le nabab, c’estune chose étrange que la destinée de certains hommes… Moi, chaquefois que j’ai fait le bien, j’ai toujours été châtié par lesort !… Sur cinq personnes que j’attends ici, pour croiser lefer avec elles…
– Cinq personnes ?… répétèrent lesdeux jeunes gens.
Montalt poursuivit sans s’arrêter àl’interruption :
– Une seule ne me doit ni amitié nireconnaissance… Des quatre autres, il y en a deux, vous, ÉtienneMoreau, et vous, Roger de Launoy, que j’ai traités comme mes fils…Le troisième est un pauvre jeune homme à qui j’ai sauvé la vie… Lequatrième…
Il passa le revers de sa main sur son front etn’acheva point.
– Aux trois premiers, reprit-il d’unevoix grave, qui me devraient reconnaissance et amour, je vaisinfliger une punition pareille… Il y aura trois poitrines marquéespar la pointe de mon fer, et ce seront trois signes de pitié… troisstigmates de mépris !…
– En garde donc, alors !… s’écriaRoger qui ne se possédait plus.
Montalt ne bougea pas.
– Celui qui ne me doit rien,poursuivit-il, sera le mieux traité ; il trouvera une armesérieuse au-devant de la sienne… Et il tombera dans un combat digned’un homme !… Quant au dernier, que Dieu le protége ! carla vengeance, ici, sera terrible…
Sa voix était devenue basse et sombre.
Il secoua sa longue chevelure noire, quitombait en anneaux mobiles sur le collet de sa chemise, et tenditenfin l’épée.
Roger croisa le fer en poussant une sorte decri joyeux.
Étienne était toujours immobile, comme si lafoudre l’eût touché.
Il ne craignait point pour la vie de Roger. Ceduel était pour lui une incroyable comédie, sous laquelle secachait un mystère dont l’explication échappait à sonintelligence.
L’image de Diane était devant sa vue. Parfois,tant était grande encore l’irrésistible sympathie qui l’avaitpoussé jadis vers Montalt, au delà de ce prologue funeste il voyaitun dénoûment heureux.
Le cœur de cet homme n’était-il pas un abîmeoù se confondaient vertus et vices, doutes et croyances ?…
Il ne savait…
Au moment où les deux épées glissaient pour lapremière fois l’une contre l’autre, un bruit de voiture se fit surle sable de l’allée voisine.
Roger précipita son attaque furieuse commes’il eût craint qu’on ne lui enlevât sa proie.
Car il n’avait aucune des idées quiremplissaient le cœur du jeune peintre. Il avait vu, il croyait. Lajalousie était désormais sa seule passion et sa seule pensée.
Avec Roger comme avec Étienne, le nabab enprenait fort à son aise. Vous eussiez dit un maître d’armes quitrompe, en se jouant, les coups pressés d’un élève maladroit.
– Qu’est-ce à dire ?… s’écria lejeune Pontalès qui parut en ce moment sur la lisière du taillisavec deux témoins.
Au même instant, Vincent, qui venait aussi dequitter son fiacre, se montra d’un autre côté.
Étienne, Roger, Vincent et Pontalès sereconnurent avec une égale surprise.
Mais ce n’était pas l’heure d’échanger desexplications.
Le nabab s’était fendu. Une petite tacherouge, toute pareille à celle que gardait la chemise d’Étienne,marqua la poitrine de Roger.
Le nabab releva encore son épée, dont lapointe humide fut essuyée soigneusement par le grand foulard desIndes de Nehemiah Jones.
– Ce n’est rien ! s’écriaRoger ; en garde !
Le nabab tira sa montre.
– Mon cher monsieur, répliqua-t-il, jen’ai qu’un quart d’heure à donner à chacun de vous… et lademi-heure est passée.
Les nouveaux arrivants faisaient cercle autourdes adversaires.
– En garde ! répéta Roger qui fonditimpétueusement sur le nabab.
On vit l’épée de Montalt décrire undemi-cercle rapide, et Roger, désarmé pour la seconde fois, commeun enfant, laissa tomber ses bras le long de son corps.
– À votre tour,M. de Pontalès !… dit froidement le nabab.
Pontalès échangea un regard avec ses deuxtémoins.
– Un duel semblable me paraît contretoutes les règles…, murmura-t-il, et je ne sais si je dois…
Pendant qu’il parlait, Vincent avait ramassél’épée.
– Moi, je ne connais pas les règles…,prononça-t-il rudement ; cet homme m’a donné rendez-vous…voici des armes… cela suffit.
– À la bonne heure ! s’écria Montalten riant, celui-là est un vrai gentilhomme breton… crinière de lionet cœur de loup !
– Celui-là sait tenir une épée !…répondit Vincent ; si vous n’avez pas le poignet libre et latête froide, ne vous battez pas contre lui.
Pour toute réponse, le nabab reprit, pour latroisième fois, sa garde élégante et fière ; mais il futobligé tout de suite de serrer son jeu et de se tenir ferme à laparade, car Vincent était un adversaire redoutable.
Le combat dura plusieurs minutes, au boutdesquelles la fatale tache de sang se montra sur la poitrine dujeune homme, juste à la même place que les deux autres.
Le foulard des Indes joua son rôle, etVincent, la tête basse, se retira auprès d’Étienne et de Roger.
– À votre tour,M. de Pontalès ! répéta le nabab.
Pontalès s’avança, suivi de ses deuxtémoins.
Tandis qu’il ôtait son habit sans faire denouvelles objections, Montalt le considérait, et son visage prenaitune expression de tristesse.
– Vous êtes jeune, dit-il enfin, etpeut-être êtes-vous un homme de cœur… Il est temps encore de vousretirer, M. de Pontalès… Mais si vous vous mettez là,devant moi, je vous préviens que mon épée ne s’arrêtera point entouchant votre poitrine… J’avais peut-être mes raisons pourépargner ces trois enfants… et peut-être en ai-je au contraire pourne point vous épargner, vous !
Il n’y avait plus ni raillerie ni fanfaronnadedans ses paroles.
– Vous êtes habile, monsieur…, réponditPontalès ; on fera ce qu’on pourra.
Dès les premières passes, il prouva quelui-même était singulièrement expert en fait d’escrime. Mais,au-devant de la poitrine nue de Montalt, il y avait comme un murd’acier…
Ce n’était plus le même homme. Toutenonchalance avait disparu de sa pose. Ses yeux avaient unrayonnement sombre, et des rides se creusaient entre ses sourcilsfroncés.
Il rompit tout à coup, en un certain moment,et appuya la pointe de son épée contre le sol.
– Écoutez !… murmura-t-il de manièreà n’être entendu que de Pontalès, ma tête s’échauffe… Je vous l’aidit hier : vous avez le visage de votre père… et je vaisoublier que vous ne m’avez jamais fait de mal !
– Ah ! s’écria Pontalès emportélui-même par la chaleur du combat, vous ne riez plus, milord… Sivous êtes las, on vous donnera trêve…
– Vous l’aurez voulu !… dit Montaltdont les yeux lancèrent un éclair. Je ne vois plus en vous que lefils de votre père, monsieur… et je me venge !
Les deux épées grincèrent en se touchant denouveau ; Pontalès tomba percé à la même place que les troisautres.
Mais, cette fois, le foulard des Indes essuyaquatre pouces de fer sanglant.
Le nabab croisa ses bras sur sa poitrine, etsa tête se pencha.
Les témoins de Pontalès l’emportaient, à bras,vers sa voiture.
Étienne, Roger et Vincent s’éloignaient déjàde la place du quadruple duel, lorsqu’un bruit de pas se fit dansle fourré.
On n’avait point entendu de voiture rouler surle sable de l’allée.
Les trois jeunes gens poussèrent ensemble uncri de surprise.
– Mon père !… dit Vincent.
– M. Jean !… ajoutèrent Étienneet Roger.
Montalt tressaillit légèrement, mais sestraits ne trahirent aucune émotion.
Seulement sa paupière se releva comme malgrélui, et son regard glissa sur les trois jeunes gens, parce qu’il sedisait :
– Son fils !… et ceux-ci leconnaissent ? Qui sont donc Cyprienne et Diane ?…
Le vieux Jean de Penhoël venait d’entrer dansla clairière. Il arrivait juste à l’heure, bien qu’il fût venu àpied depuis la rue Sainte-Marguerite, où il avait passé la nuit,tout seul, dans le pauvre grenier, abandonné par Madame et parRené.
Sa tête nue ruisselait de sueur. Il portait,comme toujours, ses sabots emplis de paille et sa veste de futainegrise, sur laquelle brillait, ce matin, sa croix deSaint-Louis.
– Si je suis en retard, dit-il en sehâtant vers le centre de la clairière, excusez-moi… je viens deloin, et je n’ai plus mes jambes de quinze ans.
En arrivant sur le lieu du combat, il reconnutà la fois les trois jeunes gens que ses yeux, affaiblis par l’âge,n’avaient point distingués d’abord.
Ceux-ci parlaient tout bas et semblaient seconsulter.
L’oncle Jean s’avança vers eux et leur tenditla main tour à tour.
– Bonjour, Vincent, mon fils…,dit-il ; tu m’apprendras tantôt pourquoi tu as laissé leservice du roi où je t’avais mis… En attendant, sois le bienvenu,et puisses-tu être plus heureux que nous !… Bonjour,Roger !… Bonjour, Étienne !… Je me disais tout le long duchemin : « Je ne trouverai pas dans ce Paris un seul amipour m’assister… » Je me trompais, ma foi !… MilordMontalt, ajouta-t-il en se tournant vers le nabab, j’ai des témoinsà revendre, comme vous voyez… Et vous n’aurez à me prêter qu’uneépée.
Il disait tout cela de sa voix douce et bonne,mais l’expression de ses traits n’avait plus cette humilité quenous lui avons vue. Il redressait la tête ; ses grands yeuxbleus brillaient, et son regard avait une belle fierté. Les troisjeunes gens regardaient avec respect et tristesse ce noble front devieillard avec sa couronne de cheveux blancs comme la neige.
Montalt aussi le regardait, mais c’était à ladérobée ; il détournait les yeux et affectait de ne rien voir.Sa figure, où ne se montrait nulle fatigue, peignait un mépris duret froid.
Il ne parlait point, et semblait attendre.
L’oncle Jean vint se placer en face delui.
– Donnez une arme à monsieur, dit Montalten s’adressant à son majordome.
L’oncle Jean se baissait déjà pour ramasserl’épée.
– Oh ! oh !… fit-il avecsurprise il y a sur la terre des gouttes de sang… Est-ce que je nesuis pas le premier ?
Les trois jeunes gens, qui étaient restésjusqu’alors indécis et sombres, s’ébranlèrent à la fois. Vincent semit entre son père et le nabab.
– Milord, dit-il à voix basse, ce combatest impossible !
– Vous êtes le cinquième, M. Jean…,murmurait pendant cela Étienne ; moi d’abord… Roger ensuite…votre fils après… enfin M. Alain de Pontalès que ses témoinsemportent mourant… Nous avons été tous vaincus, ici, à cette mêmeplace.
Les yeux bleus de l’oncle Jean brillèrentdavantage.
– Il est donc bien fort ?… dit-il enfaisant plier sa lame.
– C’est un démon…, répliqua Roger ;contre lui l’adresse et le sang-froid ne servent à rien… On diraitqu’il possède un charme.
– Morbleu ! voilà qui est bon àsavoir ! s’écria l’oncle Jean dont le visage s’animaitrangez-vous, mes enfants ! nous avons bonne cause et bon bras…Dieu est juste… rangez-vous !
Les deux jeunes gens ne bougeaient pas.
– Je ne sais pas si votre querelle estsemblable à la mienne, reprit le vieillard en les écartantd’autorité ; dans un quart d’heure, nous pourrons causer decela.
Entre lui et son adversaire, il ne restaitplus que Vincent, qui parlait bas au nabab avec vivacité.
Montalt détournait la tête et ne répondaitpoint.
– Range-toi, Vincent, reprit le vieuxPenhoël ; je ne te dis pas de te retirer, parce que tu essoldat et fils de soldat ; mais pas de faiblesse,enfant !… Nous sommes ici pour l’honneur de Penhoël.
Vincent hésitait encore ; un gesteimpérieux du vieillard le fit reculer de quelques pas.
– Mon père ! murmura-t-il pourtant,je vous en supplie…
– Silence !… interrompit l’oncle ensabots ; tu vois bien que milord nous attend !
Montalt consultait en effet sa montre.
– Nous avons perdu cinq minutes,dit-il.
– Nous allons les regagner !…s’écria l’oncle Jean qui jeta ses gros sabots et mit ses pieds nussur le gazon.
Il avait dépouillé sa veste de paysan etmontrait maintenant le chanvre gris de sa chemise. Étienne, lapâleur sur le front, disait à Roger :
– Te souviens-tu ?… Milord a dit quesa vengeance la plus terrible tomberait sur le cinquième… et c’estJean de Penhoël qui est le cinquième !
Roger courba le front sans répondre.
Tous deux avaient le même désir queVincent : mettre obstacle à ce duel inégal ; mais il yavait, à ce moment, sur le visage du vieux Penhoël une résolutionsi grave et si fière que leurs volontés dominées se taisaient.
Le vieillard prit place à l’endroit même oùses quatre devanciers avaient combattu. Il examina soigneusement lagarde de l’épée et l’angle de la monture.
Puis il fit le salut des armes, suivant larigueur des anciennes coutumes.
Sa haute taille se développait robuste ethautaine.
Quatre hommes forts et jeunes avaient passépar là, et pourtant on pouvait pressentir que, cette foisseulement, Montalt allait trouver à qui parler.
Il rendit le salut et donna son épée.
– À vous !… dit l’oncle Jean.
– À vous !… répliqua Montalt.
Le pied nu de l’oncle Jean frappa deuxbrusques appels, et son épée, manœuvrant avec une rapiditéprestigieuse, chercha le défaut de cette impénétrable cuirasse quiétait au-devant de la poitrine du nabab.
Il n’était plus temps d’en prendre à son aise.Montalt avait maintenant l’œil au guet, le jarret tendu, la mainleste. On voyait qu’il dépensait toute sa vigueur et toute sonadresse pour parer les coups précipités que lui portait levieillard.
Il fut obligé de rompre par trois fois.
Étienne, Vincent et Roger suivaient l’attaqued’un œil avide. Ils ne respiraient plus.
Nehemiah Jones, roide comme un piquet etportant sur son grave visage la tranquillité la plus heureuse,représentait bien dignement le flegme britannique au milieu detoutes ces émotions.
Le combat se poursuivait depuis cinq minutes,pour le moins, sans désemparer, et les minutes sont longues pourceux qui voient deux hommes l’épée à la main ! L’oncle Jeanavait gagné du terrain, mais on voyait de larges gouttes de sueurrouler sur sa joue enflammée, et son souffle sortait maintenantpénible de sa poitrine.
Le nabab, au contraire, gardait toujours ladureté froide et calme de sa physionomie ; sa respirationétait égale comme au premier instant. Il paraît avec une précisionmathématique, et ne ripostait point.
L’oncle Jean, qui avait tenté en vain tous lescoups d’armes, passa brusquement l’épée dans la main gauche, et sefendit sur un dégagé terrible.
Montalt para sur place, jetant de côté lapointe de l’arme, qui était à une ligne de sa poitrine.
Puis il se mit d’un bond hors de portée.
– M. Jean de Penhoël, dit-ilfroidement, ceci est le côté du cœur… reprenez haleine.
Le vieillard s’arrêta ; sa poitrinebattait, révoltée.
– Je croyais qu’il n’y avait qu’un hommeau monde, murmura-t-il, pour soutenir un assaut commecelui-là !
Derrière cette rudesse que Montalt retenait deforce sur son visage, il y eut comme un vague sourire.
Et, depuis le commencement du combat, ceux quieussent pu l’observer de près auraient découvert, sous son masquede dureté impitoyable, une émotion cachée.
Mais si cette émotion existait réellement, illa refoulait avec toute l’énergie de sa forte nature. Une pensée devengeance était en lui, comme il l’avait dit ; il s’ycramponnait obstinément. Cette vengeance inattendue devait êtreterrible…
Les trois jeunes gens tournaient vers luileurs regards suppliants. Il ne voulait point les voir.
Jean de Penhoël avait piqué son épée enterre.
Ses yeux étaient fixés sur le nabab, et uneétrange hésitation semblait envahir son visage.
– Je ne sais pas si ma pauvre tête seperd…, murmura-t-il ; Vincent, toi qui as de bons yeux,regarde donc… mais tu étais un tout petit enfant lorsqu’il nousquitta… Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce que jerêve ?
Sa voix tremblait. Il fit un pas en avant. Lenabab semblait ne point entendre.
– Laissez-moi vous regarder, monsieur…reprit le vieillard dont l’émotion allait croissant ; vous metourniez le dos hier quand je vous ai provoqué… et mes yeux sonttrop faibles désormais pour distinguer comme il faut le visage d’unhomme à la longueur de deux épées…
Il était tout près de Montalt qui baissait lesyeux en fronçant le sourcil.
– Oh !… fit le vieillard d’une voixbrisée, il y a vingt ans de cela, et je me trompe peut-être !…Regardez-moi, monsieur… Ne me reconnaissez-vous pas ?
– Non…, répondit Montalt.
L’oncle Jean se couvrit le visage de sesmains.
– Non ? répéta-t-il ; oh !c’est que je me trompe alors… car Louis de Penhoël n’aurait pasrenié le vieil ami de son père !
La figure de Montalt resta impassible etfroide, mais sa main serra convulsivement la garde de son épée.
– Allons !… dit-il durement, vousdevez être reposé…
L’oncle Jean courba la tête, et regagna saplace.
Les trois jeunes gens, qui n’avaient pointentendu ces dernières paroles, ne comprenaient rien à cettescène.
Ils avaient espéré un instant sans savoirpourquoi, et leur espérance s’en allait…
Jean de Penhoël, avant de reprendre son épée,tira de sa poche son mouchoir de grosse toile pour essuyer sesyeux, qui étaient inondés de larmes.
– Je vous demande une minute encore…,monsieur, dit-il, car il faut voir clair pour se défendre contrevous… Les vieillards sont comme les enfants ; ils pleurent…Oh !… Dieu aurait dû m’épargner cette espérancetrompée !… c’était mon fils !… Je ne sais pas si j’aimemon pauvre Vincent autant que je l’aimais !…
Les sourcils du nabab se froncèrent davantage.Un rouge vif remplaça, pour un instant, la pâleur de sa joue.
– Allons !… répéta-t-il d’une voixchangée.
L’oncle Jean reprit son arme.
– Et lui aussi !… dit-ilencore ; il m’aimait… Oh ! le noble enfant ! le chercœur !… que Dieu le protége !
Il se remit en garde.
Mais nulle épée ne choqua la sienne.
Les trois jeunes gens avaient poussé ensembleun cri de stupeur.
Le combat le plus terrible qu’avait soutenu cematin Berry-Montalt était contre lui-même, et son cœur l’avaitvaincu…
Il était là, devant le vieil oncle Jean, lesbras tout grands ouverts, et deux grosses larmes roulaient sur sesjoues.
– Mon vieil ami !… balbutia-t-il,mon vieux père !…
Jean de Penhoël se laissa tomber sur sapoitrine, et Montalt baisa ses cheveux blancs.
Ce matin, le nabab avait quitté l’hôtel un peuavant le jour.
Au moment où sa voiture partait, un homme quiétait en observation devant la porte cochère fit le tour desjardins en courant, et gagna la ruelle située sur les derrières del’hôtel.
La nuit était encore assez noire.
– Êtes-vous là ? murmura-t-il.
Deux hommes sortirent d’un enfoncement de lamuraille.
C’étaient MM. le chevalier de las Mataset le comte de Manteïra, en costume d’aventures.
– Eh bien ?… demandèrent-ils.
– Disparu !… répliqua le noble baronBibander ; je viens de le voir partir avec le grand sec demajordome et les deux nègres.
Les deux bougies que Nawn avait allumées à ladernière fenêtre de l’aile gauche n’avaient brillé qu’un seulinstant.
– Et le signal ?… demanda Bibandierà son tour.
– Tout va bien !… réponditRobert ; et puisque milord a emmené ses deux chiens de garde,nous n’aurons guère à enfoncer que des portes ouvertes… Voyons, ysommes-nous ?
– Présent !… répliqua Bibandier,sans peur et sans reproche…
– Moi, dit Blaise, ça me va énormémentcette petite partie fine !… Mais convenons un peu de nosfaits… Si nous emportons le gros lot, allons-nous toujours àPenhoël ?
– Toujours !… répliqua Robert ;René a bu de l’eau-de-vie toute la journée, et m’aime comme laprunelle de ses yeux… Nous rachetons le manoir et tout ce quis’ensuit… nous donnons un coup de bas au vieux Pontalès, et noussommes les seigneurs suzerains de la contrée !…
– Et cette fois, dit Blaise,M. Robert ne fera pas de mauvaise plaisanterie ?
– Nous n’aurons pas l’ombre d’unediscussion, mon brave ! Entre millionnaires, on emploie lesformes. Qui est-ce qui saute le premier ?
– Moi ! dit Blaise, ça me rappellemon bon temps, et je me sens tout gaillard… En avant, mes petits,et qui m’aime me suive !
Entre la ruelle et la maison, il y avait lamuraille du jardin, qui était fort basse en cet endroit.
Blaise l’escalada le premier, et ce ne fut paslong, car il n’avait point perdu ses anciens mérites.
L’Américain et Bibandier sautèrent bientôt àleur tour sur le sol gras des plates-bandes.
Ce n’était pas le côté du grand jardincouvert. Il n’y avait là qu’un étroit banc de gazon et quelques arbres aufeuillage desséché.
Robert fit entendre un petit coup de sifflet,auquel on répondit de la fenêtre où brillaient naguère les deuxbougies.
Un cordon se déroula et vint tomber aux piedsde nos trois gentilshommes. Robert y attacha l’extrémité d’uneéchelle de soie, et le cordon remonta. L’instant d’après, ilsfaisaient tous les trois, par la fenêtre, leur rentrée à l’hôtel dunabab.
– La petite dame est accouchée…, dit Nawnqui ne tremblait point trop fort.
– Bah fit Robert ; on ne pourra doncpas l’emmener ?
– Elle est bien faible !…
– Américain, dit Bibandier, je demande àêtre le parrain de l’enfant ; cela resserrera les liensd’estime et d’affection qui nous unissent.
Ils étaient gais comme des pinsons, les troisexcellents camarades !
– Ah çà ! reprit Robert ens’adressant à Nawn, tu as fait ta besogne, toi ?
Nawn secoua lentement sa tête cuivrée.
– J’avais dans un petit flacon,répondit-elle, un mélange des quatre meilleurs poisons de monpays…
– Où il y a tant d’excellentspoisons ! interrompit Bibandier.
– Avec cela, reprit Nawn, j’aurais envoyédans l’autre monde une douzaine de gentlemen bien portants commevous l’êtes… Les pauvres enfants ont bu la moitié de ma fiole, àelles toutes seules !
Bibandier essaya encore de rire pour se faireun mérite d’esprit fort auprès de ses collègues ; mais il nepouvait plus.
– Et puis ?… dirent en même tempsRobert et Blaise.
– Ça dure cinq minutes…, répliqua Nawn,quelquefois un quart d’heure… Après cela, tout est fini.
– Et tu es bien sûre ?…
– À l’heure où je vous parle, elles sontmortes…, repartit Nawn qui baissa ses yeux noirs et brûlants.
Une fois déjà Robert avait entendu cesmots : « Elles sont mortes. » On l’avait trompé. Ildoutait.
– Peux-tu nous les montrer ?demanda-t-il.
– Suivez-moi…, répliqua Nawn sanshésiter.
Robert fit un pas en avant. L’Endormeur etBibandier restèrent immobiles.
– Je vais vous mener jusqu’à leurchambre…, dit Nawn, mais vous entrerez tout seul… car je nevoudrais pas revoir leur visage !
Le jour se faisait bien lentement, et lesténèbres étaient encore épaisses. On entendit au fond du corridoroù était située la chambre des deux jeunes filles une voix faiblequi criait :
– Diane !… Cyprienne !…
Un frisson parcourut le corps de Robert.
– Écoutez !… dit Nawn ; ellesne répondront pas !
Nos trois compagnons prêtèrent attentivementl’oreille, et nul son ne répondit en effet à la voix deBlanche.
– Elles ne répondront pas !… répétaNawn ; la jeune dame qui les appelle ne peut pas lesapercevoir dans l’ombre… mais moi, je sais bien qu’elles sontcouchées sur le tapis… toutes deux côte à côte… les yeux mornes…les lèvres livides… Oh ! ajouta-t-elle en baissant la voixtout à coup, elles s’aimaient bien !… elles étaient bellescomme les anges… Je ne sais pas si je recommencerais !…
– Diane !… Cyprienne !… ditencore la voix de Blanche.
– Elles ne répondront pas !… murmuraNawn.
Blaise et Robert, bien qu’ils fussent descoquins sans cœur, se sentaient du froid dans les veines. Quant àBibandier, une sueur glacée mouillait ses tempes.
Il avait vu déjà une fois les deux jeunesfilles, côte à côte, couchées sur le bord de leur tombe.
La parole de Nawn évoquait pour lui deux pâlesfantômes.
– Oh ! oui !… balbutia-t-ilsans savoir qu’il parlait, elles étaient belles !… et ceux quiles ont tuées n’auront plus jamais de sommeiltranquille !…
– Diane !… Cyprienne !…prononça pour la troisième fois la voix toujours plus faible del’Ange.
Et point de réponse encore.
– Eh bien !… dit Nawn à Robert quirestait immobile, le corridor est court et la porte est ouverte… nevoulez-vous plus aller voir les mortes ?
Robert se retourna brusquement.
– Tu seras payée !… dit-il.Conduis-nous à la chambre de Montalt.
Nawn obéit.
L’appartement du nabab était situé, comme nousl’avons dit, à l’autre extrémité de l’hôtel.
Nos trois gentilshommes et leur guidetraversèrent avec précaution les longues galeries. La porteextérieure de la chambre à coucher était fermée. Blaise, quiportait sous son manteau une pince et divers instruments deserrurerie, fut chargé d’ouvrir. Cela prit du temps, soit que laserrure eût des combinaisons difficiles, soit que Blaise eût oubliéson adresse d’autrefois.
Quand on put entrer enfin, il faisait jourdans le corridor.
Mais nos trois compagnons retrouvèrent lesténèbres à l’intérieur de la chambre, dont les contrevents étaientsoigneusement fermés.
Comme Robert regardait derrière lui avecinquiétude, Nawn lui dit :
– Personne ne viendra vous surprendre…Les valets dans cette maison suivent l’exemple du maître…, onveille la nuit, on dort le jour… Les plus vigilants ne se lèventguère qu’à dix heures.
Elle tendit la main.
– J’ai fait ce que j’avais promis…,ajouta-t-elle ; payez-moi, car il faut que je quitte cethôtel.
Robert lui donna une bourse pleine d’or. Nawns’éloigna lentement et la tête baissée.
Nos trois gentilshommes étaient seuls, etmaîtres du terrain.
La porte fut fermée ; on alluma unelampe.
Robert fouilla d’abord les tiroirs dusecrétaire pour trouver la clef du petit meuble où la boîte dediamants devait être serrée.
Au lieu de la clef absente, il rencontra çà etlà quelques billets de banque dont il fit son profit.
Sur la tablette du secrétaire, une lettrecommencée attira son attention.
– Pardieu ! dit-il en parcourant lespremières lignes, je puis bien lire sans être indiscret, car cettelettre est à mon adresse… Savez-vous bien, messieurs, que ce pauvrelord menaçait de devenir maniaque ?… Trois lettres hier, deuxcette nuit ! cela commençait sur le pied de trente-cinq àquarante messages par semaine !… Et le tout pour me prier àgenoux de lui vendre un chiffon de papier griffonné par unefemme !…
– Voyons ! interrompit Blaise ;tu ne trouves pas la clef ?
L’Américain frappa gaiement sur la poche de saredingote.
– Certes, ceci est un détail mais je suisflatté d’avoir là, dans mon portefeuille, un crédit de centcinquante mille francs… peut-être davantage… car chaque lettrenouvelle de milord m’offre deux mille louis de plus !
Il s’arrêta, et son regard exprima une subiteinquiétude.
– La chose est si étrange, poursuivit-ilen baissant la voix, que j’aurais presque peur, si notre hommen’avait affaire ce matin à forte partie !…
– Peur de quoi ?… demandaBlaise.
– Mais il y a juste cinq à parier contreun, poursuivit Robert au lieu de répondre, que milord ne nousgênera plus désormais !… À la besogne, l’Endormeur, monami !… À défaut de clefs, essayons un peu de tesustensiles !…
Bibandier n’avait point pris part à ce courtentretien, mais si sa langue chômait, ses mains ne restaient pasoisives. Le noble baron furetait de meuble en meuble, et faisaitmain basse sur tout ce qu’il trouvait à sa convenance.
Si les fauteuils n’eussent point été tropgros, il les eût fourrés dans les vastes poches de saredingote.
Le petit meuble indiqué par Lola était à demicaché derrière les rideaux de brocart, dont les draperies, largeset lourdes, tombaient autour du lit de Montalt.
C’était une espèce de coffre, supporté parquatre pieds contournés, et couvert, du haut en bas,d’incrustations artistement variées ; au milieu de cerenflement, en forme de ventre, qui distingue les bahuts du tempsde Louis XV, on voyait une petite serrure mignonne, délicate,microscopique, qui semblait bien facile à forcer.
À défaut d’adresse, d’ailleurs, on pourraitemployer la force, car ces meubles si coquets sont fragiles, et lemoindre coup, vigoureusement appliqué, peut disjoindre leursplanchettes légères.
Nos trois gentilshommes bénissaient inpetto le caprice du nabab, qui avait choisi, pour renfermerson trésor, cette gentille armoire, au lieu d’une laide caisse defer.
L’Endormeur se mit à genoux sur le tapis, etcommença son office de serrurier.
Autrefois, à l’époque où il avait mérité sonsurnom, on n’aurait point pu compter les serrures habilementcrochetées par lui ; il ne possédait peut-être pas aussiparfaitement que l’Américain, son frère d’armes, le côtéintellectuel de l’art du voleur ; mais sa main était preste,et on pouvait citer de lui des exploits vraiment notables.
Fallait-il que cette vieille gloire vînt sebriser contre un jouet d’enfant ?
Le malheureux Blaise travaillait comme unnègre, suait à grosses gouttes, et faussait l’un après l’autre tousses instruments. On eût dit que la petite serrure était fée.
Le temps passait. Robert et Bibandiersuivaient la vaine besogne de leur compagnon avec une impatiencecroissante.
– Donne-moi cela !… s’écria enfinl’Américain en repoussant Blaise qui s’essuya le front sans motdire ; tu n’es plus bon à rien.
Il saisit l’une des tiges d’acier recourbées,et sonda la serrure à son tour.
Même résultat ! La tige d’acier setordit, et la serrure demeura inattaquable.
Robert se releva ; Bibandier voulutessayer à son tour, et ce fut avec aussi peu de succès.
– Le diable est dans cetteserrure !… grommela-t-il.
Nos trois gentilshommes étaient debout, latête basse et regardant d’un œil piteux ce charmant petit meublequi semblait si facile à ouvrir…
Ils ne s’étaient pas découragés trop vite, etun temps considérable s’était écoulé déjà depuis leur entrée àl’hôtel.
– C’est infernal !… murmural’Américain. Échouer au port ! Je parierais ma tête que lesdiamants sont dans ce coffre !…
– Ça me paraît clair !… appuyatristement Bibandier. Une si bonne petite serrure doit servir àquelque chose !…
Blaise tourna la tête par hasard, et ses yeuxtombèrent sur l’une des fenêtres.
– Regardez, dit-il d’un ton defrayeur.
Les regards de Blaise et de Robert suivirentsa main étendue.
Malgré la lumière de la lampe, on apercevaitaux fentes des contrevents fermés deux ou trois de ces pointsétincelants qui annoncent le grand soleil.
– Il faut en finir !… ditRobert.
Il se recula jusqu’à l’autre bout de lachambre et, prenant son élan, il vint donner de toute sa forcecontre le petit meuble. Le choc de son talon produisit un son secet faible. Ce fut tout.
Le ventre du bahut n’avait même pasfléchi.
– Il y a du fer sous le bois !…murmura-t-il en laissant retomber ses deux mains.
Nos trois gentilshommes, au comble del’embarras, se regardèrent en silence pendant une bonne minute.
– Messieurs, dit enfin Robert, il fautjouer le tout pour le tout !… Les gens de la maison vonts’éveiller, s’ils ne le sont pas déjà… En cavant au mieux, nousn’avons plus que quelques instants… Ne les perdons pas en effortsinutiles !… Je me souviens d’avoir vu une hache dans lachambre où Nawn nous a introduits d’abord… À l’aide de cette hache,nous aurons bien raison de la doublure de fer !
– Je vais la chercher !… s’écriaBlaise.
– Allons tous les deux !… ajoutaBibandier.
Ils se faisaient ce raisonnement que la fuiteserait plus aisée, en cas de danger, s’ils étaient une fois hors decette chambre.
Ils sortirent ensemble.
Nawn ne les avait point trompés. Malgrél’heure avancée, aucun bruit ne se faisait encore dans l’hôtel.
Resté seul, Robert prit la lampe et l’approchade la serrure pour l’examiner mieux. Il y avait autour desornements d’or guilloché, figurant une arabesque extrêmementlégère.
Au milieu des lignes enchevêtrées du dessin,Robert distingua un petit bouton d’argent.
Son cœur battit comme s’il avait eu déjà en sapossession la fameuse boîte aux diamants. Et tout de suite, il eutl’excellente idée de s’adjuger le trésor à lui tout seul.
La moins tordue des tiges d’acier futintroduite de nouveau dans la serrure, et Robert la fit jouer enmême temps qu’il pressait le bouton.
Le couvercle du petit meuble s’ouvrit etbascula de lui-même.
Robert poussa un cri de joie folle à la vuedes diamants qui renvoyèrent, en gerbes étincelantes, la lumière dela lampe.
Il saisit la boîte et s’élança vers laporte.
Mais, au lieu de franchir le seuil, ils’arrêta comme frappé de la foudre, et la boîte s’échappa de samain tremblante…
Il y avait devant lui deux fantômes :Diane et Cyprienne de Penhoël, qui tenaient à la main les pistoletsdu nabab, et qui, droites et fermes au-devant du seuil, dirigeaientles deux canons contre la poitrine de Robert.
Celui-ci toucha son front, qui se mouillaitd’une sueur froide.
– Encore !… encore !…murmura-t-il d’une voix étouffée.
La signification de ce mot dut échapper auxdeux jeunes filles, qui ne se doutaient même pas du danger récentqu’elles avaient couru par le fait de Nawn.
Pendant que cette dernière, en effet, aprèsavoir versé le poison dans la bouilloire, s’éloignaitprécipitamment pour jeter au dehors le flacon accusateur, Séidétait entré sans bruit dans la chambre de Blanche. Il avaitrenversé dans les cendres la liqueur empoisonnée, et rempli denouveau la bouilloire avec de l’eau pure.
De sorte que Nawn, au lieu de son poisonmalais, avait servi d’excellent thé aux deux jeunes filles.
Celles-ci veillaient dans leur chambre,attendant le retour du nabab. Blanche dormait auprès de son enfant.Diane et Cyprienne sortaient, de temps à autre, dans le corridor,pour prêter l’oreille.
Au moindre bruit, annonçant le retour espéréde Montalt, elles voulaient s’élancer au-devant de lui, le supplierde vivre et vaincre sa résolution fatale à force de caresses.
Un bruit se fit, c’était le coup de pied deRobert, essayant de forcer le petit meuble.
Cyprienne et Diane traversèrent aussitôt lecorridor. En un clin d’œil elles furent à la porte de Montalt.
Cette entrée dont nous parlons, et quicommuniquait avec l’appartement donné à Blanche, était située à latête du lit. Au moment où les deux jeunes filles y arrivaient,l’Endormeur et Bibandier sortaient par l’autre porte pour allerchercher la hache.
Robert ne pouvait voir entrer les deux sœurs,qui étaient masquées pour lui par le brocart épais des rideaux.
Quand elles s’avancèrent dans la chambre etqu’il eût pu les apercevoir, la découverte du secret l’absorbaitdéjà.
Il était tout entier à sa besogne.
Diane et Cyprienne demeurèrent d’abordétonnées à la vue d’un étranger. Il n’y avait point à s’yméprendre, cet homme était un voleur.
Grâce au bruit que faisait Robert entravaillant la serrure, elles purent, sans éveiller son attention,décrocher deux grands pistolets anglais, pendus aux deux côtés dusecrétaire, et gagner la porte principale.
Elles ne reconnurent Robert qu’au moment oùcelui-ci se retournait pour sortir.
– Vous êtes notre prisonnier,M. de Blois ! dit Diane ; n’essayez pas defuir… ne faites pas un mouvement, ou vous êtes mort !
L’Américain regarda tour à tour les deuxpistolets dont les gueules lui semblèrent énormes.
– Vous ne vous attendiez pas à nousretrouver ici !… reprit Diane, et pourtant vous avez habité laBretagne assez longtemps pour connaître nos vieilles légendes… lesbelles-de-nuit voyagent sur l’aile du vent… Hier, nous tourmentionsmadame la marquise d’Urgel à Paris… cette nuit, nous avons dormi ànotre place, derrière l’église de Glénac… et ce matin,M. de Blois, nous avons enfourché le dernier rayon delune pour venir vous mettre le pistolet sous la gorge…
– Ma sœur !… ma sœur ! ditCyprienne d’un ton plus sarcastique encore, c’est mal de railler unvaincu !… Je suis sûre que si nous laissions passer le pauvreM. de Blois en ce moment, il nous donnerait sa paroled’honneur de se convertir et de faire pénitence… Mais les morts ontde la rancune, M. de Blois… et nous allons vous garder làjusqu’au retour de milord.
L’Américain avait très-sérieusement peur.
– Écoutez-moi !… dit-il auhasard ; je sais bien que vous pouvez me perdre, mais je saisaussi que vous avez le cœur généreux, mesdemoiselles… Ayez pitié demoi !
– Pitié !… répliqua Diane ;l’eau est bien profonde au tournant de laFemme-Blanche !…
– Et les pierres étaient bienlourdes !… ajouta Cyprienne.
L’œil de Robert s’éclaira subitement pendantqu’elles parlaient ainsi, et un rayon s’alluma sous sa paupière,rapidement baissée.
– Ainsi…, murmura-t-il en redoublantd’humilité, vous n’aurez point compassion ?…
Son regard, qui se releva, prenait, en cemoment, une expression si étrange, que Cyprienne et Diane seretournèrent avec vivacité pour découvrir la cause de cechangement…
Robert éclata de rire.
Diane était prisonnière entre les bras deBibandier ; Cyprienne entre ceux de Blaise.
Les deux pauvres enfants courbèrent la têtesans essayer même de se défendre.
– Tudieu ! mesdemoiselles, ditl’Américain, il faut jouer serré, quand vous êtes de lapartie !… Pour aujourd’hui nous allons vous traiter seulementcomme vous avez traité Lola, car nous ne sommes pas encore à laporte de ce maudit hôtel…
L’Américain n’avait pas achevé sa phrase quesa figure changea une troisième fois.
L’apparition des jeunes filles et celle de nosdeux gentilshommes s’étaient succédé rapidement.
Une troisième péripétie arriva plus viteencore.
Au moment où Robert nouait son mouchoir, rouléen bandeau, sur la bouche de Diane, la porte que Bibandier etBlaise avaient laissée entr’ouverte s’ouvrit tout à fait et donnapassage au grand jour du dehors.
La haute taille de Berry-Montalt, qui tenait àla main ses deux épées de combat, se dessina en silhouette sur leseuil.
Cette émotion soudaine et irrésistible quiavait saisi, au bois de Boulogne, Berry-Montalt, ou, pour parlermieux, l’aîné de Penhoël, et qui avait arraché l’épée à ses mainstremblantes, ne dura qu’un instant.
Il avait été vaincu par un de ces fougueuxmouvements du cœur, dont nulle volonté humaine ne peut arrêterl’élan. Tous ses projets de colère et de vengeance s’étaientévanouis à la fois. Durant une minute, Louis eut des larmes dansles yeux, et son cœur battit contre la poitrine du vieil oncleJean.
Étienne et Roger regardaient, partagés entrela surprise et l’émotion contagieuse.
Vincent restait sombre, à l’écart.
Nehemiah Jones remettait au fourreau, avecméthode, les armes, soigneusement essuyées.
La seconde minute commençait à peine, queLouis se révoltait déjà contre ce qu’il appelait sa faiblesse. Seslarmes se séchèrent brusquement ; il se dégagea de l’étreintedu vieillard, et son visage reprit cette froideur glacée qu’ilavait gardée si longtemps.
L’aîné de Penhoël était redevenu le nababBerry-Montalt.
– Louis !… murmura l’oncle Jean quine s’apercevait pas encore de ce changement, mon fils chéri !…comment as-tu pu rester tant d’années loin de nous ?
– Comme il n’y avait plus de place pourmoi dans la maison de mon père…, répliqua Montalt avec amertume,j’ai cherché fortune ailleurs.
L’oncle Jean le regarda, et vit seulementalors ses sourcils froncés et le sarcasme dur qui relevait salèvre.
– Comme tu dis cela !…murmura-t-il.
– M. Jean !… interrompitMontalt, on s’est passé de moi pendant vingt ans, là-bas, enBretagne… Moi, de mon côté, je vous jure que je n’ai guère songé àvous !
Le vieux Breton courba la tête.
– Finissons !… reprit Montalt ;vos filles sont chez moi… venez les reprendre.
– Mes filles ?… s’écria l’oncle Jeanstupéfait ; celles que j’appelais mes filles… elles sontmortes !…
– Elles vivent ! dirent ensembleÉtienne et Roger.
– Est-il possible ? balbutia levieillard. Diane ! Cyprienne !…
– Ce sont deux enfants gracieuses etbelles !… poursuivit Montalt au lieu de répondre ; jesouhaite qu’elles n’aient point l’âme ingrate de tous ceux quiportent le nom de Penhoël…
L’oncle Jean n’écoutait plus. Il pleurait dejoie.
– Ah !… si vous saviez !… sivous saviez, Louis !… voulut-il dire.
Montalt l’interrompit encore.
– Je ne veux rien savoir…, dit-il ;la tendresse et la haine fatiguent également ceux qui sont devenussages… Je n’aime plus et je ne hais pas… Messieurs, ajouta-t-il ense tournant vers Étienne et Roger, vous êtes intéressés à toutceci… Je retourne à mon hôtel ; suivez-moi, si vousvoulez.
Il n’y avait eu aucune explication d’échangée,et pourtant les deux jeunes gens ne soupçonnaient plus ; Rogerlui-même oubliait sa jalousie, et s’étonnait d’avoir douté.
Ils firent un pas vers le nabab. Vincentrestait seul en arrière.
– Et moi ?… dit-il.
– Et l’Ange !… s’écria l’oncleJean ; tu as raison, mon fils… c’est pour Blanche de Penhoëlque je suis venu ici !
– Blanche de Penhoël ?… répéta lenabab ; je ne connais pas ce nom…
À son tour Vincent se rapprocha.
– En êtes-vous bien sûr ?… dit-il lerouge au front et les dents serrées ; quand on veut nier, ilfaut prendre mieux ses précautions, milord… J’affirme que vous avezfait enlever, dans la nuit d’hier, ma cousine Blanche dePenhoël.
– M. Vincent, répliqua le nabab, jesuis las et je n’ai plus fantaisie de me battre… Vous pouvez meregarder avec vos yeux hardis et pleins de haine, monsieur !…Courage !… vous me forcez de vous reconnaître pour mon neveu…Ah ! ah ! jeune homme, ajouta-t-il avec amertume, combienfaut-il donc vous donner de fois la vie pour avoir droit à votregratitude ?… Courage ! vous dis-je, mon neveuVincent !… vous porterez comme il faut le nom dePenhoël !
Il se dirigea vers son équipage, qui attendaittoujours dans l’allée voisine.
Étienne et Roger le suivaient.
– Montez…, leur dit-il.
Les deux jeunes gens obéirent.
La portière se referma sur eux. L’oncle Jean,qui s’avançait timide et triste, monta dans le fiacre avecVincent.
Les deux voitures reprirent le chemin deParis.
Montalt et ses deux compagnons gardaient lesilence.
Étienne et Roger avaient peut-être envied’implorer leur pardon, car leurs cœurs étaient pleins d’espoir etde joie ; mais ils n’osaient pas, tant le visage de Montaltétait sévère et sombre.
Montalt rêvait, et sa rêverie avait unenavrante amertume.
– Pauvre oncle Jean !… sedisait-il ; celui-là est toujours le digne cœurd’autrefois !… Oh ce n’est pas sur lui qu’il fallait mevenger !… Mais mon frère… mais Marthe !… il n’a pas mêmeosé prononcer leurs noms devant moi !… Fou que je suis !…Hier, j’aurais donné ma fortune pour cette lettre où j’espéraistrouver un mot de compassion ou de regret… un mot d’amourpeut-être ! Fou !… misérable fou !… ne sais-je pas,depuis vingt ans, qu’il n’y a rien dans le cœur d’unefemme ?
– Milord…, dit en ce moment Étienne avectimidité, mon cœur se refusait à vous haïr… Pendant ces bellesannées que j’ai passées à Penhoël, j’entendais votre nom danstoutes les bouches… Avant de vous connaître, j’avais appris à vousaimer.
– Laissons là Penhoël, s’il vous plaît,monsieur…, repartit sèchement le nabab.
Roger, qui allait parler, baissa la tête ensilence.
– Vous êtes irrité contre nous, reprit lejeune peintre ; nous vous en avons donné le droit… mais, jevous en prie, milord, vous, l’oncle respecté de celles que nousaimons, oubliez votre colère !
Le nabab laissa tomber sur lui un regard froidet distrait.
– Je n’ai pas de colère, monsieur,répliqua-t-il ; seulement ce que je vois ici m’ennuie et merépugne…
Il bâilla et poursuivit comme en se parlant àlui-même :
– Tristes gens ! tristeschoses !… Je crois que je vais retourner dans l’Inde…
Étienne voulut insister, à défaut de son ami,qui gardait toujours un silence embarrassé. Le nabab fit un gestede fatigue et se renfonça dans un coin.
On ne parla plus durant tout le reste de laroute.
L’équipage du nabab arriva le premier devantl’hôtel. Le fiacre qui ramenait Jean de Penhoël et Vincent étaitresté un peu en arrière.
Les fenêtres de la chambre à coucher avaient,comme nous l’avons dit, leurs contrevents fermés. La pièce n’étaitéclairée que par la lumière d’une lampe. Au moment où Montaltouvrait la porte, ses yeux, habitués au grand jour du dehors,eurent quelque peine à distinguer les objets. Il vit seulement unescène confuse : deux jeunes filles terrassées, et trois hommesque sa présence subite semblait frapper de stupeur.
Cyprienne et Diane se relevèrent en poussantun cri de joie, et se jetèrent à son cou.
L’un des trois hommes, profitant de cemouvement, ramassa la boîte de sandal qui était toujours à terre,se glissa comme une anguille entre la porte et le nabab, etdisparut au détour du corridor.
Étienne et Roger ne savaient rien de ce qui sepassait à l’intérieur de la chambre ; ils ne songèrent pasmême à l’arrêter.
– Notre père !… disaient les jeunesfilles ; notre bon père !… c’est Dieu qui vous envoie…Oh ! nous avons bien pleuré cette nuit ; car nous avionspeur de ne plus vous revoir !…
Roger serra la main d’Étienne.
– Elles le nomment leur père !…murmura-t-il ; savent-elles ce que nous avons fait ?…nous pardonneront-elles ?…
Les lèvres de Montalt avaient effleuré lefront pâle encore des deux jeunes filles.
– Que signifie tout cela ? dit-ilsans beaucoup s’émouvoir.
– Oh ! père !… s’écria Diane,ces hommes, qui ont voulu nous tuer autrefois, sont venus pourdérober votre trésor !…
Montalt regarda par-dessus leur tête.
– Il me semble qu’ils étaient trois toutà l’heure…, dit-il.
Diane et Cyprienne se retournèrent. Il n’yavait plus là que Blaise et Bibandier, qui se faisaient petits àl’autre bout de la chambre. Les deux jeunes filles s’élancèrentvers les fenêtres ; les contrevents s’ouvrirent et les rayonsdu soleil inondèrent la chambre.
– Il s’est enfui !… dit Diane dontle regard aigu fouillait les moindres recoins.
– Avec les diamants !… ajoutaCyprienne.
– M. le baron Bibander !murmura Montalt en regardant nos deux gentilshommes atterrés,M. le comte de Manteïra… venus ici pour dévaliser monhôtel !… Quel était donc l’autre ?…
Avant qu’on pût faire réponse, on ouït unerumeur vague dans le lointain des corridors, puis la rumeurs’approcha, et la voix de l’oncle Jean, changée par la colère, sefit entendre.
Il disait :
– Je te reconnais, malgré tondéguisement… comme j’ai reconnu ton écriture dans cette lettreperfide, qui m’a mis l’épée la main contre mon neveu Louis !…Tu es donc le démon de notre famille !…
Il arrivait en ce moment devant la porte,traînant après lui M. le chevalier de las Matas, qu’il tenaitpar le collet de son habit.
D’un geste vigoureux, il le lança jusqu’aumilieu de la chambre en disant :
– Cette fois, je crois qu’on vat’écraser, vipère !
La face de Robert était livide. Iltremblait.
Chaque fois que son regard essayait de serelever, il voyait autour de lui le cercle de ses accusateurs.
Cyprienne et Diane étaient dans les bras del’oncle Jean mais leurs regards se tournaient pleins de tendresseémue, vers le nabab, car leur espérance était réalisée.
Cette pensée qu’elles avaient accueillie avectant de défiance, malgré la pente romanesque de leur nature, étaitbien la réalité.
Les dernières paroles de l’oncle Jean levaientle dernier doute. Leur bon génie s’appelait Louis dePenhoël !
Elles faisaient semblant de ne point voirÉtienne et Roger qui cherchaient leurs regards.
Ceux-ci étaient auprès de Robert, et, aveceux, il y avait l’oncle Jean, Vincent, les deux jeunes filles, tousceux que l’Américain avait dépouillés ou trahis, à l’exception deMarthe et de Penhoël.
– Louis, dit l’oncle Jean, cet homme estcause que Pontalès commande dans la maison de ton père.
Le visage du nabab eut une contraction légère,mais il demeura en dehors du cercle.
– Notre père…, dit Diane, – car nousl’appelons aussi notre père, ajouta-t-elle en s’adressant à Jean dePenhoël, sur qui ces simples mots parurent produire une impressionétrange ; – notre père n’ignore rien de ce qui s’est passé aumanoir… Nous avons entendu cet homme raconter lui-même tous seslâches exploits.
Blaise et Bibandier, comme on le pense,avaient la bonne envie de fuir, mais on voyait maintenant, au delàdu seuil, les têtes noires de Séid et de son compagnon.
– Ce que milord ne peut pas savoir, ditÉtienne, c’est que cet homme, en qui nous ne reconnaissions pointl’hôte fatal de Penhoël, est l’unique cause de notre rage folle etde notre erreur… C’est lui qui a fait naître nos soupçons… C’estlui encore qui nous a donné accès dans cette maison de jeu où nousavons pu vous joindre hier.
– C’est lui qui m’a conduit par la mainjusqu’à vous, ajouta Vincent.
– C’est lui qui a donné de l’argent àNawn pour empoisonner les jeunes demoiselles, prononça, derrière leseuil, la voix gutturale de Séid.
– C’est lui qui a tout fait !…ajouta l’oncle dont la main s’étendit au-dessus de la tête deRobert : notre malheur et notre ruine !… Mon neveu Louis,il faut que cet homme soit châtié !
Depuis l’entrée de Robert, le nabab n’avaitpas prononcé une seule parole. Sa tête était inclinée sur sapoitrine ; ses yeux rêvaient, il semblait ne pointécouter.
En ce moment, il s’avança vers l’Américain, etle cercle s’ouvrit pour lui faire passage.
Chacun se demandait ce qu’il allait faire, caril était roi dans cet hôtel, où chacun de ses ordres provoquait uneobéissance passive.
On savait que sa fantaisie était sa règleunique, et que la loi commune n’avait pas de frein pour savolonté.
Il mit sa main sur l’épaule de Robert, quifléchit à ce contact, comme si un poids écrasant l’eût accablé toutà coup.
Montalt se pencha vers lui. Robert se sentitperdre le souffle, tant il avait de terreur.
– M. le chevalier de las Matas, ditMontalt d’un ton doux et presque caressant, ce qu’affirment cesgens-là m’importe peu… Vous êtes chez moi… sous ma protection… etil ne vous sera point fait de mal.
Il y eut dans la chambre un murmure destupéfaction.
Robert lui-même n’osait pas en croire sesoreilles.
Il tendit à Montalt la boîte de sandal enmurmurant :
– Milord, je suis à la merci de votregénérosité.
Montalt prit les diamants comme par manièred’acquit, et sa bouche descendit jusqu’à effleurer l’oreille deRobert :
– M. le chevalier de las Matas…,reprit-il, si vous le voulez, je croirai que vous êtes venu à monhôtel pour répondre enfin à mes nombreux messages…
L’Américain se redressa ducoup ; il osa regarder Montalt en face, et sa frayeurs’évanouit comme par enchantement.
Montalt avait les yeux baissés.
– M’apportez-vous la lettre ?…dit-il.
– Milord…, répliqua Robert qui croyaitavoir déjà repris l’avantage, je n’ai rien à refuser à VotreSeigneurie…, mais la lettre…
– Si vous l’avez laissée chez vous,interrompit Montalt, donnez un ordre et vous l’aurez dans dixminutes.
– C’est que… milord…
Les sourcils de Montalt se froncèrentlégèrement.
– L’avez-vous, ou ne l’avez-vouspas ?… murmura-t-il sans perdre encore son accent decourtoisie.
Et comme Robert hésitait, il lui pressal’épaule tout à coup avec tant de force que ce dernier recula etpâlit.
– Je suis sûr que vous l’avez !…poursuivit Montalt ; veuillez me la donner, M. lechevalier… à l’instant même, s’il vous plaît !… ou bien jevais vous faire mourir sous le bâton !
– Milord…, balbutia Robert épouvanté.
Bibandier et Blaise tremblaient comme lafeuille.
– Séid !… dit tranquillementMontalt.
Le noir entra dans la chambre.
Robert ouvrit son habit avec précipitation etprit un portefeuille dans sa poche.
– Si je vous donne la lettre…, ditRobert, vous me laisserez partir sain et sauf ?…
– Et nous avec lui ?… balbutièrentde loin Blaise et Bibandier.
Montalt fixait sur le portefeuille un regardavide. Sa main frémissait convulsivement ; sa respirations’arrêtait dans sa gorge. Il fit un signe de tête affirmatif, commes’il n’eût point, pu répondre avec des paroles.
La lettre sortit à demi du portefeuille deRobert.
Montalt la saisit, tandis que sa poitrinerendait un râle.
– Sortez !… dit-il.
Nos trois gentilshommes s’élancèrent vers laporte et disparurent comme par enchantement.
Personne n’avait osé leur défendre lepassage.
Le nabab était au milieu de la chambre, tenantà la main la lettre ouverte. Mais il ne pouvait point lire, parceque ses yeux étaient aveuglés.
Tous les regards étaient fixés sur lui, et ilrégnait dans l’assemblée un silence solennel.
Au bout de quelques minutes, les yeuxdessillés de Montalt laissèrent couler deux grosses larmes sur sajoue.
Il chancela, puis tomba sur ses deuxgenoux.
– C’était elle !… murmura-t-il ensouriant comme un enfant sous ses larmes ; ellem’aimait !… Oh ! quel cœur m’avez-vous donc fait, monDieu ?… J’avais deviné ! je savais presque !… et jeme forçais à ne pas croire !… Je me plaisais à détester et àmaudire !…
Jean de Penhoël et les deux jeunes filless’étaient rapprochés de lui. Il se releva et attira le vieillardsur son sein.
– Mon vieux père !… reprit-il,j’avais trop aimé… La pensée de votre ingratitude me rendaitfou !
– Notre ingratitude !… répétal’oncle Jean ; pas une seule fois, depuis vingt ans, notreprière n’est allée vers Dieu sans lui parler de toi, mon fils…
Montalt le serra contre son cœur et donna sesmains aux deux jeunes filles, qui les couvrirent de baisers.
– Je le crois !… poursuivit-il. Jesuis heureux comme je ne pensais point qu’on pût l’être sur laterre !… Marthe !… oh !Marthe !…
Étienne et Roger ne comprenaient pas peut-êtretous les détails de cette scène, mais ils étaient profondémenttouchés. Seul, Vincent restait sombre et en dehors de l’émotiongénérale.
Il n’avait qu’une pensée : Blanche,Blanche, dont personne ne parlait, et qui était toujoursperdue…
Tout à coup Montalt se dégagea de la tripleétreinte qui le retenait, et fit un pas en arrière.
Le rouge vif qui couvrait ses joues fit placeà une mortelle pâleur.
– Oh !… balbutia-t-il enfrissonnant, j’ai médité cela tout un jour et toute une nuit… Dieume punira pour cette affreuse pensée !… Ce duel…
– Mon fils, interrompit l’oncle Jean, tume croyais coupable et tu voulais me tuer…
– Je voulais me venger !… répliquaMontalt ; me venger plus cruellement encore !… Pauvrevieil ami !… je voulais donner ma poitrine à ton épée et tedire mon nom en tombant frappé à mort.
L’oncle Jean se couvrit le visage de sesmains ; son sang était froid dans ses veines.
Le silence régna autour de Montalt.
Vincent profita de cet instant, et s’avançajusqu’au milieu de la chambre.
– Personne ne prononcera-t-il ici le nomde Blanche de Penhoël ?… demanda-t-il.
Cyprienne et Diane, à qui Vincent n’avaitdonné, en entrant, qu’un froid baiser, le prirent par la main etl’entraînèrent vers la porte qui communiquait avec l’intérieur del’hôtel.
Tandis qu’elles s’éloignaient, Montalt lessuivait d’un regard attristé.
– Dieu est juste !… murmura-t-il.Mon père, ta bonne et noble vie a une belle couronne… C’est au nomde tes filles que je te demande mon pardon !
L’oncle Jean s’approcha comme pourl’embrasser, et prononça quelques paroles à son oreille.
Montalt recula et porta ses deux mains à sapoitrine, comme si tout son être eût éprouvé un chocterrible : c’était la joie qui l’écrasait.
Une expression d’extatique bonheur se répanditsur son beau visage.
– Moi !… moi !… s’écria-t-ild’une voix entrecoupée ; Dieu m’aurait gardé tant dejoie !… Diane ! Cyprienne !… les deux enfants de moncœur !… les deux anges qui charmaient ma détresse !…Morbleu ! ajouta-t-il avec ce rire franc qui fait ressemblerl’allégresse de l’âme à un élan de gaieté ; morbleu ! mesjeunes camarades, approchez ici !… Vous aviez raison d’êtrejaloux de moi, car je suis bien sûr de les aimer mieux quevous !… Votre main, Étienne ? vous êtes un noble garçon…Votre main, Roger, quoique vous soyez un détestableétourdi ?…
Les deux jeunes gens ne se le firent pas diredeux fois.
– Étienne, reprit Montalt avec une nuancede mélancolie dans sa joie, tu seras le mari de ma belle Diane…Roger, tu auras ma douce Cyprienne… Messieurs, qu’elles soientheureuses, ou bien nous nous battrons encore une fois !…
– Sur notre honneur, répliquèrent lesjeunes gens en pressant ses deux mains, nous ne nous battrons plusjamais, milord !
…… … . .
Tous les personnages que nous avons laissésdans la chambre du nabab étaient rassemblés autour du lit deBlanche.
Il y avait un voile de sévère tristesse surles beaux traits de l’oncle Jean, dont le regard glissaitfurtivement, de temps à autre, vers le berceau où reposaitl’enfant. Une sorte de contrainte régnait ici, et Montalt, toutseul, avait gardé son aspect joyeux.
Ce n’était point l’état de la jeune malade quipouvait expliquer cette inquiétude ou cette tristesse, bien aucontraire ; Blanche avait retrouvé ses délicates couleursd’autrefois, et son joli visage souriait doucement, comme si la vuede tous ceux qu’elle aimait l’eût subitement guérie.
Le nabab avait peine à s’empêcher de sourire,et regardait Vincent du coin de l’œil.
– Mon beau neveu, dit-il, vous voyez bienque, raisonnablement, je ne pouvais pas répondre à vos demandesd’explications, malgré l’exquise politesse que vous mettiez à lesformuler, M. le gentilhomme !… Ces deux petites filles,ajouta-t-il en se tournant vers les deux sœurs, étaient, à ce qu’ilparaît, plus maîtresses que moi dans mon hôtel… C’était sans lesavoir que j’avais donné l’hospitalité à notre chère Blanche.
– Mon oncle, dit Vincent en rougissant,je vous demande pardon…
– Mon enfant, on a ici, de part etd’autre, tant de choses à se pardonner, que les comptess’embrouilleraient si nous ne proclamions pas une amnistiegénérale…
Il s’approcha de l’oncle Jean.
– Entendez-vous bien cela, mon vieilami ? dit-il à voix basse ; quant à ce qui vous faitfroncer le sourcil, souriez plutôt, car, si vous perdez deuxfilles, vous retrouvez un bel enfant dans ce berceau.
– L’honneur de Penhoël !… murmura levieillard.
– L’honneur de Penhoël regarde Penhoël,répliqua gaiement Montalt ; quand on a beaucoup voyagé, onsait beaucoup d’histoires… J’en ai appris notamment une très-jolie,à bord de certain navire anglais nommé l’Érèbe…Voulez-vousque je la raconte, mon neveu Vincent ?…
Vincent, le rouge au front, se mit à genouxauprès du lit de Blanche, et porta la main de la jeune fille à seslèvres.
– Maintenant qu’elle est pauvre commemoi…, dit-il avec une émotion grave, je puis bien avouer que jel’aime et promettre devant Dieu d’être son mari.
– Non pas, morbleu !… s’écria lenabab ; elle est riche, et toi aussi, mon neveu !… Cespetites filles ont en poche de quoi racheter Penhoël, et le restede ce que je possède est à vous, mes enfants !
– Penhoël !… répéta Diane. Il fauttrois jours pour faire la route de Bretagne… Et c’est dans troisjours que passe le dernier terme du rachat !
– Donc, nous avons le temps… s’écria lenabab ; fais atteler, ami Vincent !… Il nous fautretrouver d’abord Marthe et mon frère… Pour cela, je veux revoirnos trois coquins et leur porter des arguments irrésistibles… Venezavec moi !
Étienne et Roger baisèrent deux jolies mainsqu’on ne leur disputa qu’à demi, et suivirent le nabab, qui montadans sa voiture avec l’oncle Jean.
On ne fit qu’un temps de galop jusqu’à l’hôteldes Quatre Parties du Monde.
Mais quand Montalt demanda M. lechevalier de las Matas, on lui répondit que ce noble étranger etses deux compagnons étaient partis, depuis une demi-heure, pour neplus revenir.
FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE.
Le duel de la porte d’Orléans avait eu lieu lemercredi ; on était au samedi soir.
La principale auberge de Redon, le Moutoncouronné, qui n’avait plus pour maître, hélas ! le bonpère Géraud, ancien cuisinier au long cours, faisait aujourd’hui denotables recettes.
Il y avait, en vérité, deux tables d’hôtetrès-bien garnies, à l’heure du souper : l’une composée derouliers rennais, de Sauniers, de Guérande et de fermiers desenvirons ; l’autre illustrée par la présence de toute lasociété des bourgs voisins, qui venait pour la solennitédu lendemain.
On était, en effet, aux derniers jours denovembre, et il faut n’avoir pas de carriole pour manquer lagrand’messe de la cathédrale de Redon, un dimanche de fêtemajeure.
La société venait de s’asseoir autourde la longue table, où s’étalait un souper assez maigre : desbrèmes de Vilaine, cuites dans la poêle, des pommes de terre à lasauce blanche, des œufs durs à profusion et un grand luxed’assiettes de noix sèches. Les rouliers de l’autre tablen’auraient certainement point voulu de ce repas.
Mais les rouliers mangeaient avec desfourchettes de fer, tandis que la société se servaitd’argenterie d’étain pour découper ses œufs durs.
En outre, il y avait quelque chose de digne etde respectable à voir devant chaque convive, une bouteille de vin,où s’attachait la serviette pliée, ceci dans le propre pays ducidre !
Ces bouteilles étaient pour l’étiquette, sichère aux petits gentilshommes de la pauvre Bretagne. Elles étaienttoutes à demi vides, et on les avait entamées peut-être six moisauparavant, la veille du dimanche de Pâques ou du jeudi del’Ascension ; mais c’était du vin, du vrai vin, acide, épais,détestable, et l’on ne buvait pas du bon cidre comme les gens ducommun !
Nous eussions retrouvé là toutes nos bavardesconnaissances du salon de verdure de Penhoël : les troisGrâces Babouin-des-Roseaux-de-l’Étang, le chevalier adjoint et lachevalière adjointe de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihicavec ses trois vicomtes et même le bon père Chauvette, maîtred’école du bourg de Glénac.
Il pouvait être huit heures du soir, etl’assemblée eût été complète, sans le retard du jeune M. Numa,le frère des trois Grâces, dont la chaise restait vide.
– Comme le temps passe !… dit laRomance, l’aînée des Grâces Babouin, en acceptant une queue debrème des mains du chevalier adjoint de Kerbichel ; voilà deuxmois et demi à peine que nous étions assis à cette table, la veillede la mi-août, avec les Penhoël…
– C’est pourtant vrai !…répliqua-t-on à la ronde.
– Pauvre Madame !… murmura le pèreChauvette ; pauvre oncle Jean !… comme ils étaient bonset comme on les aimait !
– Ça n’empêche pas, répliqua la Cavatined’un ton aigre-doux, que le maître actuel de Penhoël, M. lemarquis de Pontalès, vaut mieux pour le pays,M. Chauvette !
L’assemblée approuva du bonnet.
– Je ne voudrais pas parler mal del’ancien maire…, reprit le chevalier adjoint de Kerbichel enavalant une rasade de son vin éventé, mais il était notoire que cepauvre M. de Penhoël s’adonnait aux liqueurs fortes.
– Et puis, poursuivit l’Ariette, dontl’aimable étourderie n’eût point fait espérer des réflexions siprofondes, il était joueur comme les cartes, et bâillait à sedémettre la mâchoire dès qu’on faisait de la musique !
– Moi, je dis une chose, prononçagravement la chevalière adjointe, quand un homme se ruine, c’est unmauvais sujet !… Le marquis de Pontalès a bien maintenantquatre-vingt mille livres de rente… ça fait honneur à unpays !… D’ailleurs on aurait dit qu’il n’y avait que cesgens-là pour faire comme il faut les honneurs de chezeux !
– Ah !… c’était joli !… murmuramadame veuve Claire Lebinihic avec regret, c’était bien joli lesfêtes de Penhoël !
Les trois vicomtes répétèrentaussitôt :
– C’était bien joli les fêtes dePenhoël !
Les trois Grâces Babouin se rangèrent à l’avisde madame de Kerbichel, et la Romance ajouta :
– D’ailleurs, on vous faisait sur cesgens là des cancans à ne plus s’entendre, et moi je ne peux passouffrir les cancans !… C’était cette Lola, qui n’avait pasassez du maître et qui faisait jaser d’elle encore avec le petitPontalès !… un bien joli homme, par exemple, celui-là !…C’était M. de Blois qui regardait Madame d’un œil, et del’autre mademoiselle Blanche !… À propos de mademoiselleBlanche…
– Ma sœur…, interrompit la Cavatine enbaissant les yeux, il faut de la charité !… On a vu des jeunesfilles hydropiques, à ce que dit le médecin de la Gacilly, quiavaient l’air…
Elle hésita, et secoua sa tête embéguinée.
– Bien, bien !… reprit madame veuveClaire Lebihinie ; c’est moi qui me suis aperçue la premièrequ’on élargissait de temps en temps sa robe !… Etl’évanouissement pendant le bal !… On sait ce que parler veutdire.
Les trois vicomtes la regardaient avecadmiration.
– Et les deux filles de l’oncleJean ?… reprit la Romance ; l’oncle aux grossabots !… Si on pouvait dire sa façon de penser sur lesmorts…
– Prenez garde, mademoiselle !…interrompit un des vicomtes, les bonnes gens disent qu’ellesreviennent la nuit autour du manoir… et, si bien fermée que soitvotre chambre à coucher, les belles-de-nuit ne seraient pasembarrassées pour aller vous rendre une petite visite…
– Et alors, s’écria Claire Lebinihic avecun gros rire, gare à votre cou, ma chère demoiselle !
Les deux vicomtes qui n’avaient point parlé sedédommagèrent en poussant un hurlement de joie.
La Romance était toute pâle.
– Que Dieu me préserve !murmura-t-elle : je sais ce qu’une chrétienne doit auxtrépassés, madame… et je trouve votre plaisanterie au moinsinconvenante !
– La paix ! mesdames, lapaix !… fit la chevalière adjointe. N’oublions pas que noussommes dans un lieu public… Pour en revenir à Penhoël, il paraîtque le petit Vincent a été guillotiné à Paris.
– Guillotiné ! s’écria le pèreChauvette en sautant sur sa chaise.
– Je lui avais toujours trouvé unemauvaise figure…, dit la Cavatine, mais ce n’est pasmalheureux : voici mon frère qui vient enfin souper avecnous !
– Tarde venientibus ossa !…déclama le chevalier adjoint, ce qui veut dire qu’on garde lesarêtes pour les galants qui oublient l’heure en courant laprétantaine, M. de l’Étang !
Numa Babouin avait une figure grave, où selisait l’orgueil d’une grande nouvelle apportée. Il s’assit ensilence à sa place.
– M. Numa sait quelque chose !…s’écria Claire Lebinihic dont les petits yeux ronds pétillaient decuriosité.
– Apportez-vous des nouvelles dudéris ?… demanda Kerbichel.
– Le déris a dû se faire cesoir…, répondit le frère Numa ; c’est la même chose tous lesans, M. le chevalier… Mais il pourrait bien arriver, sous peu,des événements comme on n’en voit pas souvent dans lepays !
Toutes les oreilles se dressèrent. Tous lesregards dévoraient le petit frère Numa Babouin, qui avait reprisson attitude solennelle et compassée.
– Mais enfin ?… dirent ensemble laRomance, l’Ariette et la Cavatine.
Le petit frère Babouin jeta sur Kerbichel unregard plein de dignité.
– On ne court pas plus que vous laprétantaine, M. le chevalier, dit-il ; on tâche seulementde savoir ce qui se passe… Et ce qui se passe, ajouta-t-il ensecouant la tête lentement, est bien étrange, mesdames !messieurs ! bien étrange ! bien étrange !…
– Vous nous faites mourir, monfrère !… s’écria la Romance impatientée.
Numa mit ses deux coudes sur la table.
– Vous savez bien que la vente du manoirest frappée d’une clause de réméré ?… commença-t-il.
– Parbleu ! fit Kerbichel.
– C’est aujourd’hui le dernier jour duterme, M. l’adjoint.
– On connaît cela,M. Babouin !… et personne n’apportera les cinq cent millefrancs qu’il faut pour le rachat…
– M. l’adjoint, c’est ce que je nevoudrais pas affirmer !
– Comment cela ?
– Jugez-en !… Tout à l’heure, jesuis entré dans la salle où les petites gens prennent leurs repas…Je me doutais bien qu’on parlerait de Penhoël… mais je ne medoutais guère de ce que j’allais apprendre !… Vous qui saveztout, M. de Kerbichel, je vous le donne encent !
– M. le chevalier renonce…, ditl’assemblée en chœur.
– Je vous le donne en mille !…
– Grâce !… grâce !
– Eh bien, messieurs !… eh bien,mesdames ! vous avez raison de renoncer, car vous n’auriezpoint deviné !… M. et madame de Penhoël sont ici danscette auberge.
Ce ne fut qu’un cri :
– Est-ce bien possible ?…
– Je ne sais pas si c’est possible,répondit Numa Babouin, mais cela est.
– Après tout…, dit Kerbichel en comptantses mots, ils ont peut-être trouvé de l’argent… Personne n’a jamaissongé à prétendre que Penhoël ne fût un parfait honnêtehomme !
– Assurément… assurément ! appuyal’assemblée.
– Mais voilà le beau del’histoire !… poursuivit le frère Numa. Vous souvenez-vous decet aventurier qui se faisait appeler Robert de Blois ?
– Un coquin, celui-là !
– Nous parlions de lui tout àl’heure !
– Eh bien ! il paraîtrait que ceRobert de Blois est le bailleur de fonds de Penhoël.
– Oh !… fit l’assistancestupéfaite.
– Positivement !… Il a ramené danssa voiture le maître et Madame… Il a toujours avec lui son anciendomestique Blaise, et en outre un pauvre diable que vous avez puconnaître fossoyeur du bourg de Glénac…
– Bibandier ?
– Bibandier !… On dit qu’ilsapportent un million dans les coffres de leur voiture.
– Un million ! s’écria le chevalieradjoint ; voyez comme on est coupable de s’avancer auhasard ! Il y a quelqu’un ici qui appelait tout à l’heureM. de Blois un aventurier !
– Ce n’est pas moi toujours !…riposta la Romance.
– Ni moi !… répéta la Cavatine.
– Ni moi !… ni moi !… nimoi !…
Ce n’était personne.
– Ah çà ! reprit Kerbichel, nepourrait-on être admis à présenter ses hommages à ce cherM. de Penhoël ?
– Il garde le plus sévère incognito.
– Je conçois cela… mais ce digneM. de Blois ?
– Il est déjà en route pour le manoiravec ses deux compagnons.
Il y eut un instant de silence, après quoil’aînée des trois Grâces prit la main de son jeune frère.
– Voilà ce que je nomme un événementheureux ! dit-elle ; certes, je n’ai rien contre lemarquis de Pontalès… mais j’ai toujours désiré, dans le secret demon cœur, le retour de cette chère famille de Penhoël !…
– Et nous donc !… fit-on à laronde.
Puis chacun ajouta son mot.
– De si braves gentilshommes !
– Des gens si généreux !
– Le plus vieux nom dudépartement !
– L’honneur, enfin, de lacontrée !
On faillit faire un mauvais parti au pauvrepère Chauvette, qui ne se réjouissait pas assez haut.
Un bruit se fit cependant au dehors, et toutle monde se précipita aux fenêtres, car la curiosité était excitéeau delà de toutes bornes.
C’était tout bonnement un homme qui montait àcheval devant la porte de l’auberge, et qui partait, un instantaprès, au grand trot.
– Je parierais cinq francs contre dixsous, dit madame veuve Claire Lebinihic, que cet homme est Penhoëlet qu’il est ivre !
– Ivre !M. de Penhoël ?… répéta l’assistancescandalisée.
Mais on n’eut pas le temps de pousser plusloin le procès, car le bruit du dehors se changea en fracas, etdeux chaises de poste débouchèrent à franc étrier du côté de laroute de Rennes.
Elles s’arrêtèrent toutes deux devant la portede l’auberge.
La société n’avait plus assez d’yeuxni d’oreilles.
Le jeune M. Babouin se glissa dansl’escalier pour aller chercher sa provision de nouvelles.
Un homme, que personne ne connaissait, avaitmis cependant pied à terre et fait appeler le maître del’auberge.
Il lui dit quelques paroles à voix basse, puisil revint vers la chaise de poste, dont la portière s’ouvrit denouveau pour donner passage à un vieillard à cheveux blancs.
– Je veux mourir si ce n’est pas le vieuxJean de Penhoël !… dit la Romance.
Le vieillard était entré dansl’auberge. Personne ne bougeait plus à l’intérieur des chaises deposte, dont les chevaux soufflaient et fumaient.
L’inconnu causait toujours avecl’aubergiste.
Au bout d’une grande demi-heure, le vieillardqu’on avait pris pour Jean de Penhoël se montra de nouveau. Aidépar un domestique de l’hôtel, il portait à bras une femme quisemblait malade et d’une faiblesse extrême.
– Madame !… murmurait-on auxfenêtres.
Et l’on ajoutait :
– Que veut dire tout cela ?…
La femme malade fut introduite dans l’une deschaises de poste, où le vieillard monta derrière elle.
On entendit l’inconnu demander au maître del’auberge :
– Combien y a-t-il de temps qu’il estparti ?
– Une demi-heure à peu près.
– Je vous prie de me faire seller uncheval sur-le-champ.
– Voilà le difficile, notre monsieur… Etvous aurez de la peine à en trouver par la ville… Les gens dontnous parlions tout à l’heure ont fait retenir, Dieu sait pourquoi,les chevaux de toutes les auberges.
– Qu’on dételle un de ceux de ma chaisede poste !… dit l’inconnu.
Son ordre fut exécuté sur-le-champ.
Il se mit en selle et se pencha à la portièrede l’une des chaises de poste.
– Vous passerez au pont des Houssayes…,dit-il, j’arriverai avant vous au manoir.
Il piqua des deux et partit au galop. Lesvoitures s’éloignèrent à leur tour. Une minute après, il n’y avaitplus personne dans la rue.
La société avait la fièvre, et lesnouvelles que lui apporta le petit frère Babouin n’étaient pas denature à la guérir.
Numa s’était glissé jusqu’à la porte de larue ; il avait fait le tour des mystérieuses voitures etinsinué son regard à l’intérieur.
– Ma foi ! s’écria-t-il en rentrantdans la salle à manger, il faut avoir vu cela pour ycroire !…
– Quoi donc ?… quoi donc ?
Numa reprit haleine. Les trois Grâces étaientfières d’être ses sœurs.
– Quoi donc ?… répéta-t-ilenfin ; il y a de tout là dedans, des vivants, des malades etdes morts.
– Des morts !… se récrial’assemblée.
– Des revenants, du moins !… J’aibien regardé dans les deux voitures, et, à l’exception d’une pairede grands coquins, noirs comme de l’encre, qui sont sur les siéges,je crois avoir reconnu tout le monde.
La société n’interrogeait plus, maisle frère Numa Babouin était maintenant le centre d’un cercle qui lepressait à l’étouffer.
C’était un beau moment dans la vie du jeunechef de la maison Babouin-des-Roseaux-de-l’Étang ; il ne sehâtait point de contenter ces appétits curieux qui lui faisaientune si haute importance.
– Laissez-moi respirer, mesdames etmessieurs, poursuivit-il, comptons un peu sur nos doigts… Dans lapremière voiture, j’ai reconnu Vincent, le guillotiné, et l’ancienmaître de cette auberge… vous savez bien, le pèreGéraud ?…
– Oui ! oui !…
– Et l’oncle en sabots.
– C’était donc bien lui ?
– Si vous m’interrompez, je ne pourrairien dire… C’est dans cette voiture qu’on a fait monter Madame…Dans l’autre, j’ai aperçu, que diable ! celles-là sont bienmortes ! les deux filles de l’oncle Jean avec leurs anciensamoureux Étienne et Roger de Launoy…
– Prenez garde, M. Babouin !…dit Kerbichel ; l’acte mortuaire a été dressé dûment et dansles formes.
– Je m’en lave les mains,monsieur !… Ce ne serait pas la première fois, soit dit sansvous offenser, que l’état civil ferait des âneries !… Enfin,toujours dans la même voiture, la petite Blanche qui tient, ma foi,un enfant dans ses bras !…
– Voyez-vous cela !… s’écrièrent lescinq femmes évidemment ravies.
– Le pauvre cher Ange !…
– Le pauvre cher Ange, murmura le frèreBabouin, va peut-être bien redevenir la plus riche héritière dupays…
Les membres de la société seregardèrent sans rire, et le chevalier adjoint de Kerbichel repritd’un accent pénétré :
– À l’exception de M. Chauvette qui,j’ai le regret de le dire, me semble un peu froid, tout le mondeici porte les Penhoël dans son cœur… Je propose de boire à leurretour, que chacun de nous espérait, au fond de l’âme, et qui nousrend si heureux !
…… … . .
Robert, Bibandier et Blaise étaient arrivés àRedon vers trois heures après midi. Lola ne faisait point, cettefois, partie de l’expédition. Nos trois gentilshommes n’emmenaientavec eux que le maître de Penhoël et Madame. René avait repris dela force, mais son intelligence était de plus en plus voilée, ettout le long de la route il n’avait fait que boire.
Marthe, au contraire, avait la conscienceparfaite du rôle qu’on imposait à son mari. Elle se sentaitprisonnière entre des mains ennemies, mais son courage éteint neréagissait plus. Il n’y avait en elle qu’indifférence etapathie : elle n’eût point levé le bras pour détourner lecouteau qui aurait menacé son cœur. Elle était en outre d’unefaiblesse si grande que, chez elle, la volonté même de se révoltereût été impuissante.
Durant toute la route, sa fatigue l’avaitplongée dans une sorte de sommeil pesant et maladif.
Ce qui allait se passer lui importait peu.Elle espérait que Dieu allait bientôt la réunir à ses filleschéries : Diane et Cyprienne, qui étaient descendues du cielpar deux fois pour visiter sa souffrance.
Sur terre, elle ne regrettait que Blanche.
En arrivant, elle s’étendit sur un lit, sur cemême lit où Lola s’était reposée, trois ans auparavant, tandis queBlaise et Robert faisaient leur premier repas à l’auberge duMouton couronné.
Nos trois gentilshommes et René de Penhoëls’attablèrent cette fois comme l’autre. On fit boire René tantqu’on put et l’on ne manqua pas de trinquer à son prochain retourdans la maison de ses pères.
Vers quatre heures et demie, Robert, Blaise etBibandier montèrent à cheval.
Avant de partir, ils dirent à René :
– Vous avez confiance en nous,maintenant, Penhoël… Vous savez désormais où sont vos amis et oùsont vos ennemis… Nous sommes forcés de vous quitter pour allerpréparer les voies, là-bas, au manoir… D’ici huit heures, passez letemps comme vous l’entendrez… mais, à huit heures, il faut que voussoyez sur la route de Penhoël.
René resta seul avec sa femme qui dormait. Sesanciennes idées de vengeance ne le reprirent point. On lui avaitmis de l’or dans ses poches, et il avait le vin content cejour-là.
À huit heures, il quitta l’auberge, suivantles instructions de nos trois gentilshommes. Son cheval était leseul disponible qui restât dans les auberges et à la poste de Redoncar Robert avait pris ses précautions en cas de mésaventure.
Il avait vaguement la crainte d’être poursuivipar le nabab.
Celui-ci avait perdu un jour entier à chercherdans Paris Madame et René de Penhoël. Au départ, Robert et ses deuxcompagnons avaient sur lui plus de douze heures d’avance ;mais ce large intervalle s’était amoindri peu à peu durant levoyage, et les deux chaises de poste du nabab touchèrent le pavé deRedon quatre ou cinq heures seulement après l’arrivée desfugitifs.
Le maître de l’auberge lui donna tous lesrenseignements désirables sur les cinq voyageurs descendus auMouton couronné dans l’après-midi. L’oncle Jean fut chargéde se rendre auprès de Madame. En la voyant si faible, il duthésiter et se demander si elle pourrait supporter encore la routede Redon au manoir. Mais on ne pouvait la laisser dans cettechambre d’auberge à la merci des événements.
Jean de Penhoël se fit reconnaître et prononçaquelques paroles d’espérance, mais il ne risqua point encore lesnoms de Diane, de Cyprienne et de Blanche, parce qu’il craignait,pour la pauvre malade, l’émotion subite et trop forte.
On la plaça, loin de ses filles, dans lavoiture où se trouvaient le père Géraud et Vincent…
À une lieue de Redon, René de Penhoël quichancelait au trot de sa monture, en suivant machinalement la routeconnue du manoir, entendit derrière lui le galop d’un cheval.
La nuit était humide et sombre. C’était aufond de cette vallée, couverte de taillis, où Bibandier alignaitjadis les rangs de sa fantastique armée.
Penhoël tourna la tête et vit dans lesténèbres une forme noire qui s’avançait rapidement.
C’était un cavalier dont la taille et lafigure disparaissaient sous les plis d’un long manteau.
– Qui es-tu ? cria l’ancien maîtred’une voix avinée.
Le cavalier ne répondit point.
– Moi, je suis Penhoël…, repritRené ; je vais racheter le manoir de mon père… et chasserPontalès, le fils du gargotier de Carantoire, comme un chien qu’ilest !…
Le cavalier garda le silence.
Malgré son ivresse, René se sentit le cœurserré par un effroi vague.
Il mit son cheval au pas. Le cavalier fit demême. René le considérait à la dérobée, et mesurait sa grandetaille qui se développait confusément dans l’ombre.
Il mit les éperons dans le ventre de samonture, qui partit au galop. Le cheval de l’étranger galopa defront.
– Qui es-tu ?… qui es-tu ?balbutia Penhoël.
Même silence de la part de l’inconnu.
René tremblait.
Au bout d’une heure de marche, pendantlaquelle son ivresse fit passer devant ses yeux d’effrayantesvisions, son cheval roidit les jarrets et s’arrêta court.
Une nappe d’eau écumante et agitée s’étendaitsur la route au-devant de lui. À gauche, le marais de Glénacprolongeait sa surface immense, au centre de laquelle la FemmeBlanche balançait les plis de sa robe de brouillard. À droite,la double colline donnait passage au torrent.
En face, on distinguait vaguement, au sommetde la montée, les constructions du manoir.
Il n’y avait pas une seule lumière auxfenêtres.
Mais, au bas de la colline, on distinguait unelueur incertaine qui brillait, à travers les châtaigniers, dans laloge de Benoît le passeur.
– Au bac !… cria René de toute saforce.
Sa voix enrouée dut mourir avant d’arriver aumilieu de la rivière.
Il ne se fit aucun mouvement dans la loge.
L’inconnu arrondit ses deux mains autour de sabouche et cria d’une voix vibrante, qui sonna dans la nuit commel’appel d’un cor.
– Au bac !… ho !…ho !…
La lumière s’éteignit dans la loge.
René tressaillit sur son cheval et se sentitfroid dans les veines.
En quittant l’auberge du Moutoncouronné, qui devait rappeler à Robert et à Blaise une foulede bons souvenirs, nos trois gentilshommes avaient pris la route deRedon à la Gacilly.
Mais au lieu de poursuivre tout droit leurchemin jusqu’au manoir, ils s’arrêtèrent à la hauteur du bourg deBains, et entrèrent dans le taillis.
Ils descendirent tous trois de cheval.
Jusqu’alors, la route s’était faitesilencieusement, et chacun d’eux semblait en proie à desméditations assez graves.
– Nous allons jeter notre bonnetpar-dessus les moulins !… dit Robert en passant sa brideautour d’une branche de chêne, nous allons jouer le tout pour letout… et ces parties-là se gagnent plus souvent qu’on nepense !
– Nous avons du malheur…, soupiraBibandier.
– Tais-toi ! s’écria Blaise ;sans ta bêtise, les petites seraient au fond de l’eau… et nousaurions dans nos poches les diamants du nabab !
– L’Endormeur, mon ami, répliquaBibandier, tu n’as plus le droit de parler… Ton poison n’a pasmieux réussi que ma noyade… Les petites ont un sort !
– Imbécile !… grommela Blaise.
– La paix !… fit Robert ; nousn’avons pas le temps de nous disputer… Si nous travaillons comme ilfaut, ce soir, la chance peut tourner encore… Et ce qui me plaîtdans cette partie, c’est qu’au moins elle ne sera pas longue àdécider !
– Mais, dit Blaise, si nous laperdons… ?
– À la grâce du diable, monbonhomme !… Si nous la perdons, il n’y a plus rien à faire enFrance… Tu files de ton côté, moi du mien ; Bibandier prendune troisième route, et nous recommençons sur nouveaux frais…
Il s’arrêta sur le bord du taillis qui faisaitface au bourg de Bains, et reprit :
– C’est dur à penser !… Les annéesviennent… et l’on n’est pas beaucoup plus avancé que le premierjour !… Bah ! chaque homme trouve l’occasion de fairefortune une fois dans sa vie… Il ne s’agit que de la saisir… Mesbons amis, c’est peut-être ce soir que notre étoile prendra saplace au ciel…
– Peste !… interrompit Blaise ;te voilà poëte !…
– Tu vas mourir !… marmottaBibandier.
L’Américain fit la grimace à ce dernier mot.Puis il releva la tête et montra du doigt la dernière maison dubourg.
– Si maître Protais le Hivain n’a pointperdu ses vieilles habitudes, reprit-il, nous allons le voir sortirtout à l’heure et venir de ce côté, vers la brune, fumer sa pipe dusoir…
– Mais que diable veux-tu faire de maîtrele Hivain ?… demanda Blaise.
Robert haussa les épaules.
– Penses-tu, répliqua-t-il, queM. le marquis de Pontalès viendrait volontiers à unrendez-vous que nous lui assignerions sur la lande, après la nuittombée ?…
– C’est juste !… c’est juste, ditBlaise ; Macrocéphale nous servira d’appeau… Qui sait ?l’aventure sera drôle et nous allons peut-être rire !…
– Je sais bien, moi, qui ne rirapas !… dit l’Américain en fronçant le sourcil ; le vieuxbrigand de Pontalès y passera, ou bien nous seronsriches !
Bibandier redressa tout d’une pièce sa longuetaille.
– En voilà un que j’exterminerais sansfaiblesse ! prononça-t-il gravement ; jusqu’ici j’ai étéla victime de mon bon cœur… Il est temps que celafinisse !
– Chut !… murmura Robert, etattention !
Il se courba pour cacher sa tête derrière letalus qui bordait le taillis. Blaise et Bibandier l’imitèrent.
La maison de l’homme de loi venait des’ouvrir, et maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale,s’avançait, en personne, dans la direction du bois.
Sa longue tête était couverte d’un bonnet delaine, mais il avait l’habit noir et les breloques d’un hommed’importance.
Il se promenait tout doucement, les mainsderrière le dos, fumant sa pipe comme un juste, et méditant, àloisir, quelque affreux tour de chicane.
La nuit commençait à devenir sombre lorsqu’ilpassa au ras du talus.
– En avant !… dit Robert qui sautad’un bond sur la lande.
Le pauvre homme de loi voulut pousser un crien voyant ces trois figures trop connues qui l’entouraient àl’improviste ; mais Bibandier lui mit sa main énorme sur labouche.
– Par Satan ! M. de laChicane, dit-il terriblement, si tu soupires seulement, jet’étrangle !
Le Hivain tremblait de tous ses membres, etses dents claquaient.
– Mes bons messieurs…, balbutia-t-ilenfin, mes dignes et chers amis… je suis bien heureux de vousrevoir… Mais l’étonnement… le saisissement… le plaisir !…
Ses petits yeux roulaient et n’osaient pointse fixer.
– Allons, allons !… dit Bibandierqui était tout glorieux de faire peur à quelqu’un, on sait bien quetu nous aimes, M. de la Chicane !… Pas de grandesphrases !… nous avons besoin de toi ; suis-nous.
– Je vous suivrai au bout du monde, meschers messieurs, répliqua le malheureux Macrocéphale, maispourtant…
– Venez !… interrompit Robert.
Le Hivain ne souffla plus mot, et se laissaconduire à l’intérieur du taillis. On se remit en selle, et l’hommede loi fut placé en croupe derrière Bibandier.
– Marchons !… dit Robert qui pritl’arrière-garde pour pouvoir causer avec l’homme de loi.
– Si vous allez au manoir, fit observertimidement celui-ci, je vous engage à prendre le pont desHoussayes, mes dignes messieurs… car nous sommes en déris depuishier… et le bac de Port-Corbeau ne sert plus à grand’chose.
– Benoît Haligan est mort ? demandal’Américain.
– Guère ne s’en faut, mon bonM. de Blois !… Vous savez que le pauvre fou croitdeviner l’avenir… Voilà plus de six mois qu’il agonise… et il aprédit lui-même que la mort entrerait ce soir dans sa cabane.
– Et Pontalès ?… demanda encoreRobert.
– Oh ! celui-là se porte bien, Dieumerci !… Toujours fin comme une demi-douzaine de Normands…toujours dur avec le pauvre monde !… Jésus ! bonDieu ! mon digne M. Robert, je suis un homme paisible,mais lorsque je le vis vous chasser de Penhoël… oh ! jel’avoue franchement, j’eus envie de lui briser mon bâton de houxsur la tête !
– En vérité !… fit Robert, ce fut àce point-là ?…
Macrocéphale prit un air attendri.
– Mes excellents amis…, dit-il, mon digneM. de Blois… mon cher M. Blaise… et vous-même, monbrave M. Bibandier… vous ne pouvez pas savoir combien je voussuis attaché sincèrement et du fond du cœur !… Pour vous êtreseulement agréable, voyez-vous bien, je me ferais hacher en millepièces…
Bibandier éclata de rire.
– J’attendais cette chute-là !…s’écria-t-il. Eh bien ! M. de la Chicane, vous voyezbien que nous vous payons de retour, puisque nous avons fait centlieues pour vous chercher !
– Et m’est-il permis de vousdemander… ? commença l’homme de loi.
– En temps et lieu vous saurez tout cela,M. le Hivain, interrompit Robert. La question importante, pourle moment, est de savoir si vous voulez être avec nous ou contrenous.
– Seigneur Jésus ! s’écria l’hommede loi, moi… contre vous !…
– Pour parler franc, reprit Robert, nousvoulons en finir avec Pontalès !
– Par des voies légales, jesuppose ?
– Très-légales.
– Eh bien ! mon digneM. de Blois… mon cher M. Blaise… mon braveM. Bibandier, je suis à vous… tout à vous !
Ils cheminaient maintenant à travers la lande,suivant à peu près la route que Diane et Cyprienne avaientparcourue, la nuit de la Saint-Louis, en revenant de leurexpédition chez l’homme de loi.
Ils traversèrent le pont des Houssayes, dontles piles de bois tremblaient sous l’effort croissant del’inondation ; puis ils descendirent la rivière jusqu’aupassage du Port-Corbeau.
Comme ils arrivaient sous le manoir, Robert,qui marchait le premier, arrêta son cheval.
– Maître le Hivain, dit-il, votre besognene sera pas bien malaisée, et nous vous payerons chacun de vos pascomme si vous étiez un roi.
– Ce n’est pas l’intérêt qui me faitagir, mon digne monsieur…
– Écoutez !… vous aurez toutsimplement à monter jusqu’au manoir.
– Volontiers !… Pourquoifaire ?
– Pour aller nous chercher M. lemarquis de Pontalès, avec qui je veux avoir une entrevue.
L’homme de loi secoua la tête.
– J’aurais beau monter au manoir,répondit-il, cela ne vous avancerait guère… Pontalès est un hommehabile, je dois en convenir… Il reste là-bas, dans le grandchâteau, pour faire dire aux alentours que les convenances sontgardées et que la maison des Penhoël attend encore ses anciensmaîtres dans le cas où ils viendraient payer le prix du rachat.
– Et il n’y a personne aumanoir ?…
Macrocéphale montra du doigt la façade où nebrillait aucune lumière.
– Personne !… répliqua-t-il, si cen’est un vieux domestique, chargé du bac, qui demeure dans lescommuns… C’est toute une comédie… La grande porte du manoir resteouverte… et Pontalès répète à qui veut l’entendre qu’il espère voirles Penhoël rentrer dans la maison de leurs aïeux.
Robert n’écoutait plus, et semblait méditersur ce contre-temps.
– Mais si vous voulez, ajoutaMacrocéphale, je vais prendre un de vos chevaux et courir jusqu’àPontalès.
– Il faut que l’entrevue ait lieurépliqua Robert.
– Eh bien ! je vous ramènerai votrehomme.
L’Américain examina en dessous l’homme de loi,qui gardait son air doucereux et innocent.
– L’Endormeur !… dit-il, on ne doitpas encore être couché à la ferme… va chercher le petit Francin… etsi l’on t’interroge, dis qu’il s’agit des intérêts de Penhoël.
Blaise s’engagea dans le sentier quiconduisait à la ferme.
– Mon brave M. le Hivain, repritRobert, nous avons toute confiance en vous… mais il faut une grandeheure pour aller et revenir de Pontalès. Et que de choses passentdans la tête d’un homme pendant une heure !… Restez plutôtavec nous… le petit Francin portera la lettre que vous allez écrireà M. le marquis.
– La lettre !… répéta leHivain ; comment voulez-vous que j’écrive au milieu de cetaillis ?
Robert indiqua du doigt une lueur qui brillaità travers les branches des châtaigniers.
– La loge du vieux Benoît nous servira debureau…, répondit-il.
– Ce que nous allons faire, murmural’homme de loi, n’a pas besoin de témoins…
Ils étaient à cinquante pas, tout au plus, dela loge. Bibandier se glissa entre les branches du taillis etdisparut pour revenir presque aussitôt.
– Le pauvre vieux ne nous gênera pas…,dit-il de loin.
– Il est mort ?…
– Donnez-vous la peine d’entrer !…Nous sommes les maîtres de la loge.
Ils s’introduisirent tous les trois dans lacabane, dont l’intérieur sombre et enfumé n’était éclairé que parune mince chandelle de résine, placée au chevet du grabat.
Le vieux Benoît était étendu sur le dos, lesbras en croix, les yeux ouverts et fixes. Il ne respirait plus.
Robert alla prendre la résine, et la posaauprès du trou qui servait de cheminée.
– Allume du feu, Bibandier…, dit-il, carmaître le Hivain a l’air de trembler la fièvre.
L’homme de loi frissonnait en effet.L’aventure tournait au lugubre, et il se demandait avec effroi quelen serait le dénoûment.
Il s’était assis le plus loin possible dugrabat, et de manière à tourner le dos au mort.
Bibandier jeta dans le foyer une brassée debois sec. Quand la flamme s’éleva claire et pétillante, l’Américainrapprocha son escabelle avec un mouvement de bien-être nonéquivoque.
– Les soirées fraîchissent…, dit-il, etle feu commence à ne pas être de trop !… Avez-vous ce qu’ilfaut pour écrire, M. le Hivain ?… Moi, je n’ai que dupapier timbré.
Macrocéphale releva sur lui un regard desurprise.
– Ça vous étonne ? repritl’Américain ; nous allons traiter une affaire sérieuse cesoir… Pontalès nous a joué un bon tour autrefois… mais, après lapartie, vient la revanche… Arrangez-vous le mieux possible, ettâchez d’écrire sur vos genoux.
Le Hivain avait tiré de sa poche une petiteécritoire, une plume et du papier.
– Ma parole !… reprit Robert, j’aisongé un instant à faire en personne une visite à ce vieux coquinde marquis… c’eût été plus simple… Mais on pourrait entrer dans cegrand diable de château et n’en point ressortir… J’aime mieuxtraiter la chose par correspondance… Écrivez.
– Je suis à vos ordres…, ditMacrocéphale.
– Écrivez !… Voyons, qu’allons-nouslui dire ?
– Quelque chose d’adroit…, insinuaBibandier ; si c’était un homme de nos âges, on pourraitrisquer le rendez-vous d’amour…
– Tais-toi !… interrompitRobert ; écrivez… « M. le marquis… » Quediable, M. le Hivain, vous n’êtes pas un enfant… écrivez demanière à ce qu’il vienne, et gagnez votre argent !
L’homme de loi se gratta l’oreille.
– À cette heure de nuit !…murmura-t-il ; et le jour où tombe le terme… D’ailleurs, lemarquis va se dire : « Pourquoi maître le Hivain nevient-il pas jusque chez moi ? »
– Il faut trouver un moyen.
– Je cherche…, dit Bibandier.
– Tais-toi !… Maître le Hivain, vousêtes un homme de ressources…
– Vous êtes bien honnête, mon dignemonsieur… mais Pontalès est si défiant !… Attendezdonc !… s’écria-t-il tout à coup en se touchant lefront ; je crois que j’ai trouvé !
– Voyons ?…
– Il y a une chose qui mettrait Pontalèssur ses deux jambes, quand même il serait à l’agonie : c’estle nom de l’aîné de Penhoël.
– En vérité ?… fit Robert qui seprit à sourire.
– On parle justement dans le pays, depuisdeux ou trois mois, du prétendu retour de M. Louis…,poursuivit Macrocéphale ; vous m’entendez bien… une de cesrumeurs qui se répandent on ne sait pourquoi ni comment… Je vaislui dire qu’il s’agit d’événements graves, où se trouve mêlé Louisde Penhoël.
– Dites-lui cela, maître le Hivain…,répliqua Robert ; et peut-être ne mentirez-vous pas tant quevous croyez.
La plume de l’homme de loi, qui courait déjàsur le papier, s’arrêta net.
– Comment !… balbutia-t-il ;est-ce que vous sauriez… ?
Blaise revenait avec le petit Francin.
– Finissez votre lettre !… ditRobert ; avant une heure, vous en saurez aussi long quenous.
L’homme de loi plia sa missive et la remit aupetit paysan, qui partit au galop, croyant servir les intérêts del’ancien maître de Penhoël.
Dès qu’il se fut éloigné, Robert devinttaciturne, et Macrocéphale essaya en vain de renouer laconversation.
C’était une nuit de novembre noire etfroide ; on entendait gémir le vent dans le taillis, et l’eaudéchaînée, qui roulait en bouillonnant au pied de la colline.
À l’intérieur de la cabane, le silencerégnait.
Une fois, Macrocéphale, qui avait l’oreilleaux aguets, crut entendre un soupir faible, venant du litmortuaire.
Il se leva épouvanté ; mais nos troiscompagnons le forcèrent à se rasseoir, et ne lui épargnèrent pointles moqueries.
Par le fait, le pauvre Benoît Haligan étaittoujours sur son grabat, les bras en croix et les yeux morts.
Au bout d’une heure, on ouït un bruit dechevaux sur la montée.
Nos trois compagnons se cachèrentprécipitamment derrière la porte, et l’homme de loi resta seulauprès du foyer.
L’instant d’après, le vieux marquis dePontalès entrait dans la cabane.
Il avait mis de côté son sourire emmiellé, etsemblait de fort mauvaise humeur.
– Que signifie cela ? s’écria-t-ildu seuil ; pourquoi ce rendez-vous ?… Et depuis quandn’avez-vous plus la force de venir jusque chez moi ?
Macrocéphale faisait de grands saluts.Peut-être eût-il été fort embarrassé pour répondre, si nos troisgentilshommes ne lui en eussent épargné la peine.
Pontalès, en effet, fit trêve à ses questions,parce que la porte venait de se refermer bruyamment derrièrelui.
Il se retourna en tressaillant, et reconnutd’un seul coup d’œil à qui il avait affaire.
– Un guet-apens !… murmura-t-il.
Puis il ajouta sans savoir qu’ilparlait :
– Mon fils m’écrivait hier qu’ils étaienttous à Paris !…
– Voici un pauvre raisonnement pour unhomme de votre force !… répliqua Robert en riant ; nesavez-vous pas bien qu’un quart d’heure avant sa mort,M. de la Palisse était encore en vie ?… Mais nousoublions de nous serrer la main, cher marquis, et de nous demandermutuellement de nos nouvelles…
Pontalès semblait un renard pris au piége.Sous ses paupières, baissées à demi, on voyait ses petits yeux grisqui roulaient tout effarés…
Robert, Blaise et Bibandier lui-même vinrent,tour à tour, lui tendre la main. Il répondit machinalement à cetteironique politesse.
– Messieurs…, balbutia-t-il, c’est voussans doute qui avez induit M. le Hivain à m’indiquer cerendez-vous ?…
– Si vous nous aviez laissé notre beaumanoir de Penhoël, cher marquis, répliqua Robert, nous n’en serionspas réduits à vous recevoir dans une chaumière… Ah ! vousjouâtes là un joli coup de cartes !… Du diable si j’ai vutricher avec plus d’aplomb en ma vie !… Les gendarmes… lesextraits des rôles de la préfecture… tout cela étaittrès-fort !… Mais prenez donc la peine de vous asseoir,M. le marquis, nous avons beaucoup de choses à nous dire, etrester debout sera fatigant.
Pontalès s’assit sur une escabelle.
– Procédons sans plan ni méthode !…reprit l’Américain dont l’air libre contrastait avec la détresse dumarquis ; je ne hais pas cet aimable désordre qui saute d’unsujet à un autre et varie gaiement l’entretien… Vous nous parliezde votre fils ?… Un très-beau cavalier, ma foi ! et quimenait bonne vie là-bas dans la capitale… Vous avez reçu de lui unelettre hier… Je puis vous donner des nouvelles encore plusfraîches…
– Vous l’avez vu récemment ?…demanda Pontalès qui tâchait péniblement à se remettre.
– Mon Dieu, répondit Robert, je ne saistrop comment vous dire cela… Le fait est que c’est une déplorableaffaire !…
Le marquis était père ; sa tête se relevainquiète.
– Vous savez, reprit l’Américain, on estjeune… on est brave… peut-être un peu querelleur… on a desduels…
– Un duel !… s’écria le marquis.
– Un duel extrêmement malheureux, moncher M. de Pontalès… L’aîné de Penhoël lui a mis troispouces de fer dans la poitrine.
Le marquis se leva tout d’une pièce, commes’il eût reçu un choc galvanique. Macrocéphale ne put s’empêcher del’imiter.
Nos trois gentilshommes, assis l’un près del’autre, balançaient leurs jambes croisées et gardaient un calmeparfait.
– L’aîné de Penhoël !… répétaPontalès d’une voix tremblante ; celui qu’on n’a pas vu depuisvingt ans ?… Mes oreilles ne me trompent-elles point… etparlez-vous bien de Louis de Penhoël ?…
À ce nom prononcé, un soupir rauque se fitentendre du côté du grabat.
Macrocéphale chancela sur ses jambes.
– Le mort s’éveille !…murmura-t-il.
Bibandier et Blaise étaient pâles, mais Roberthaussa les épaules.
– Quand les vivants le voudront,prononça-t-il lentement, le mort se rendormira.
Tout le monde, cependant, glissait vers legrabat des regards effrayés.
Comme si le vieux Benoît eût voulu protestercontre cette menace, on le vit s’agiter entre ses draps, puis selever sur son séant.
– C’est aujourd’hui !… dit-il d’unevoix creuse ; voilà bien des jours et bien des nuits quej’attendais ce moment !… La main de Dieu est sur moi… je neverrai pas le retour de Penhoël !
Tout le monde gardait un silence glacé. Robertlui-même, malgré sa forfanterie, ne trouvait pas le couraged’ouvrir la bouche.
– J’avais compté mes heures, reprit levieillard ; je savais bien que la maladie n’aurait pas letemps de me tuer… Je l’avais dit… je l’avais dit !… L’étrangerétait venu par un déris… dans une nuit sombre… c’est dans une nuitsombre et par un déris qu’il devait revenir !… PenhoëlPenhoël ! celui qui tuera ton corps et ton âme va me prendrema vie mortelle !
Son souffle râlait. Chacune de ses parolestombait sourde et pénible.
Il n’y avait pas dans la cabane une seulepoitrine qui ne fût oppressée.
– Qui donc a laissé ouvertes les portesdu manoir ?… reprit encore le vieux passeur dont la voix sefit plus vibrante ; je vois entrer ceux qui n’auraient jamaisdû sortir… celles qu’on croyait mortes ont, autour de leurs lèvresroses, le sourire de la vie…
« Penhoël ne cherche plus ses fillesparmi les belles-de-nuit, qui glissent sous les saules.
« Et l’absent, comme son cœur bat !son noble cœur ! à respirer l’air aimé du pays !…
« Les larmes sont séchées dans les yeuxde la sainte femme. Il y a un nouveau-né dans le berceau, paré defleurs… »
Un sourire étrange éclaira sa face hâve ;il balbutia encore des paroles qu’on ne pouvait plus entendre, etsa tête lourde rebondit sur la paille de son oreiller.
Un long silence régna dans la cabane puisl’Américain rapprocha son escabelle du siége de Pontalès.
– Il y a du vrai dans ce que dit ce vieuxfou, monsieur !… murmura-t-il. L’œuvre que vous avez édifiéepéniblement, à force de trahisons et de mensonges, est sapée par labase… Tel que vous me voyez, marquis de Pontalès, je viens vousapporter la ruine ou le salut… C’est à vous de choisir.
La lutte était entre Robert et lemarquis ; Blaise et Bibandier se taisaient. Macrocéphalejetait des regards effarés vers le pauvre grabat de Benoît.
– S’il ne s’agissait que du rachat dePenhoël, reprit Robert, je n’aurais pas même eu l’idée de venirvous déranger, M. le marquis… mais vous avez bien d’autreschoses à craindre… Savez-vous que ce Louis de Penhoël est un rudeadversaire ?…
– Vous l’avez vu ?… demandaPontalès.
– Comme je vous vois, M. lemarquis.
– Est-il toujours fort ?
– Toujours fort… toujours beau… toujoursjeune !… Le jour où votre fils est tombé sous son épée, Louisde Penhoël est sorti vainqueur de quatre autres duels.
– Mon pauvre fils ! murmura Pontalèsqui avait un peu oublié sa douleur paternelle ; mais vousdites qu’il n’est pas mort… et à son âge, on revient de loin…Voyons, messieurs, ajouta-t-il en donnant à son visage cetteexpression de bonhomie que nous lui connaissions jadis, j’airegretté bien souvent de m’être séparé de vous… et une fois passéle premier instant de surprise, je suis plutôt joyeux que mécontentde vous revoir.
Robert lui tendit la main.
– Voilà qui est parler, Pontalès !…s’écria-t-il ; d’autant mieux que votre sincérité est à l’abride tout soupçon ! Puisque vous le prenez ainsi, comme il faut,je vais jouer cartes sur table… D’abord, nous ramenons de ParisRené de Penhoël et sa femme.
– Ah !… fit Pontalès, c’est vous quiles ramenez ?
– Naturellement… Il nous fallait bien unearme contre votre habileté grande, M. le marquis… De manièreou d’autre, Penhoël possède les fonds qui doivent servir au rachat…Or, je ne veux pas vous le cacher, M. le marquis, le jour oùPenhoël rentrera dans son manoir, vous serez bien près de quittervotre beau château et tous vos magnifiques domaines…
– Comment cela ?
Robert tira sa montre.
– Dix heures !… murmura-t-il en separlant à lui-même ; dans une demi-heure René sera ici…Pardonnez-moi si je n’entre pas dans des explications détaillées,car le temps nous presse, et c’est à peine si nous pourrons dresserles actes qu’il nous faudra signer.
Pontalès ne répondit point, mais son regardfit le tour de l’assistance.
– Sans doute… sans doute ! repritRobert qui interprétait ce coup d’œil furtif et peureux, noussommes trois contre un… car maître le Hivain observera laneutralité la plus absolue, en cas de guerre déclarée… Nouspourrions user de violence à notre aise… mais ne craignez rien,M. le marquis… nous n’aurons pas besoin de cela… Notre intérêtveut qu’une alliance soit conclue entre vous et nous… alliancesolide, cette fois, et que votre caprice ne puisse plus rompre…
Il se tourna vers l’homme de loi, quichauffait ses grands souliers ferrés au coin de la cheminée.
– Préparez votre plume et votre encre,M. le Hivain, reprit-il ; voici deux feuilles de papiertimbré… Ayez l’obligeance de nous minuter un acte passé entreM. de Pontalès d’une part, et nous trois de l’autre,lequel acte divise en quatre portions égales les anciens domainesde Penhoël.
– Et je n’aurai qu’un quart ?…grommela le marquis.
– Chacun de nous, répliqua Robert, aural’un des trois autres quarts.
– J’aime mieux subir le rachat.
Robert donna les deux papiers timbrés àl’homme de loi.
– Permettez ! dit-il en faisant àPontalès un petit signe de tête amical, vous n’avez pas tout à faitle choix… Si nous ne sommes pas avec vous, nous serons contre vous…n’est-ce pas, mes braves ?
Blaise et Bibandier s’agitèrent sur leursescabelles.
– Et si nous sommes contre vous, repritRobert, nous ramènerons sur le tapis certaines vieilles histoiresqui vous donneront bien du fil à retordre… Maître le Hivain,écrivez un peu plus vite !
– À quoi bon ?… dit tout basPontalès, je ne signerai pas.
– Vous signerez, mon vieil ami !…Figurez-vous que le diable s’est mêlé de nos affaires : lesdeux filles de l’oncle Jean ne sont pas mortes.
Pontalès tressaillit.
– Le vieux Benoît vient de vous le diredans son langage original. Elles sont, ma foi ! pleines de vieet n’ignorent rien de votre bonne volonté à leur égard… Mais voilàle plus curieux : c’est par leur entremise que Louis dePenhoël a retrouvé sa famille… Il les aime à la folie… Et je vouspromets que si jamais il passe l’Oust, à Port-Corbeau, vous aurezbien vite de ses nouvelles.
– Voici l’un des doubles…, ditMacrocéphale.
Robert y jeta un rapide coup d’œil.
– C’est parfait !… dit-il ;tirez-en la copie.
Le Hivain se remit au travail.
– Mais enfin…, murmura Pontalès quisemblait hésiter, en quoi la signature de cet acte pourrait-elle meprotéger ?
– Dans un quart d’heure, réponditl’Américain, René va demander le bac… nous sommes armés sous nosmanteaux, et je vous ai apporté un poignard, M. lemarquis.
– À moi ?
– À vous !… car, cette fois, chacunmettra la main à l’œuvre… Nous serons cinq, en comptant maître leHivain, qui ne nous refusera point son aide.
– Je suis un homme paisible, balbutiaMacrocéphale.
– Vous ferez nombre… Et cela ne sera pasinutile… car nous aurons peut-être plus d’un adversaire àcombattre.
– Louis de Penhoël ?… prononçaPontalès à voix basse.
– Louis de Penhoël…, répétal’Américain.
Il parlait ici contre sa pensée. Selon lui, lenabab devait être encore à Paris, ou, tout au plus, sur la route deBretagne. Mais il lui fallait un autre épouvantail que René.
Pontalès hésitait encore.
Macrocéphale venait d’achever la copie del’acte.
– M. le marquis, dit Robert, il fautvous décider… Si vous ne signez pas, nous allons faire nous-mêmesl’office de passeurs, et amener ici les deux Penhoël… Il faut quevous compreniez bien votre situation… Vous avez affaire ici à troishommes qui n’ont plus rien à perdre, et qui, peut-être, gardentcontre vous quelque petite rancune… Ces hommes sont habitués àmettre leur intérêt avant toute idée de vengeance… Profitez,croyez-moi, de leur sagesse !… car, si vous perdez l’occasion,ce soir, demain, ces hommes porteront témoignage dans l’accusationde vol et d’assassinat que les deux Penhoël comptent vousintenter.
Pontalès pressa son front chauve entre sesdeux mains.
Un cri retentissant se fit entendre au dehors,dans la direction de la route de Redon.
On disait :
– Au bac !… ho !…ho !…
Le vieux passeur s’agita une seconde fois soussa couverture, comme si ce cri eût remué son agonie.
– Le voilà !… murmura-t-il de savoix creuse et haletante. Je le reconnais !… Mon Dieu !…donnez-moi une heure de vie, pour que le serviteur puisse saluerson maître avant d’aller vers vous.
Pontalès saisit une des copies et apposaconvulsivement sa signature au bas du papier.
Tout le monde se leva. Robert souffla larésine.
La voix de l’agonisant s’éleva encore dans lanuit.
– Il a signé !… murmura-t-il maisDieu veille !… Assassins… assassins, malheur àvous !…
La porte avait été ouverte. Bibandier,Pontalès et l’homme de loi étaient déjà dehors.
– Voilà trois mois que le vieuxagonise !… grommela Blaise, et son témoignage serait terribleen cas de malheur…
– Sors !… dit Robert.
Blaise sortit.
Au lieu de le suivre, l’Américain se dirigeaen tâtonnant vers le lit du mourant.
D’un geste brusque il retira l’oreiller depaille qui soutenait la tête de Benoît.
Celui-ci poussa un cri faible. Sa tête pendaitmaintenant renversée, et le souffle s’arrêtait dans sa gorge.
– Je l’avais dit !… balbutia-t-il enluttant contre la dernière étreinte de la mort ; je l’avaisdit !… Mon corps était à toi… Que Dieu et la Vierge aientpitié de mon âme !…
Le silence régna dans la loge. Robert, dont lefront pâle s’inondait d’une sueur froide, avait rejoint ses quatrecompagnons. Ils entrèrent tous les cinq dans le bac. Pontalès etMacrocéphale lui-même étaient armés de couteaux apportés parRobert.
Pontalès avait un tremblement nerveux par toutle corps ; ce fut lui qui sauta le premier dans le bateau.
– Ils ont jusqu’à minuit !murmura-t-il ; jusqu’à minuit, tous ceux qui tenteront depasser la rivière doivent mourir !
Son esprit semblait frappé violemment. Lafièvre le jetait hors de cette prudence cauteleuse, qui avait étésa règle durant toute une longue vie !
Robert riait dans sa barbe à le voir prendrela tête du bac et brandir son couteau.
Bibandier avait saisi la perche. Maître leHivain se tenait coi à l’arrière de la barque, et sentait tous lestourments d’un homme paisible, lancé tout à coup au milieu d’unebataille.
Ils atteignaient le milieu de la rivière. Onn’apercevait encore rien sur la rive opposée, tant la nuit étaitsombre.
– Couchez-vous au fond du bac…, ditRobert ; Bibandier seul doit se montrer à découvert.
Il joignit l’exemple au précepte et l’on nevit plus, au-dessus du bord, que la tête chevelue de l’ancienuhlan.
Au bout d’une minute, celui-ci cessa depercher.
– Il est tout seul…, murmura-t-il.
– Aborde !… répliqua Robert.
Puis il ajouta en serrant le bras dePontalès :
– On dit qu’entre vous et Penhoël, c’estune haine de plus d’un siècle… Vous avez droit à la préséance,M. le marquis… c’est vous qui frapperez le premier.
– Soit !… répliqua Pontalès d’unevoix sourde, je frapperai le premier !
Le bateau toucha, et presque aussitôt René dePenhoël sauta lourdement sur les planches vermoulues de lacale.
On ne pouvait distinguer les traits de sonvisage, mais tout en lui révélait une agitation extraordinaire.
– Vite !… vite !balbutia-t-il ; il a disparu avec son grand cheval noir… maisil va revenir peut-être… Vite !… vite !… mettez larivière entre lui et moi !…
Nos quatre compagnons s’étaient relevés, maisRené de Penhoël ne les voyait même pas. Son regard restait clouésur le rivage avec une invincible terreur.
Pontalès était en proie à une sorte de folie…Robert était obligé de le retenir pour l’empêcher de s’élancer surson ennemi.
– Tout à l’heure !… murmuraitl’Américain, tout à l’heure !…
Pontalès se débattait l’écume à la bouche.
Le bateau avait cédé au courant pendant lesquelques secondes où la perche de Bibandier était restéeoisive.
On se trouvait maintenant auprès d’une petitelangue de terre, où croissaient des saules, ces mêmes saules quiavaient servi d’abri à Robert et à Blaise, la nuit de leur arrivéeau manoir.
– Tourne !… cria l’Américain, ounous allons chavirer.
Au moment où Bibandier, obéissant, plantait saperche contre le rivage, une invisible main la saisit par sagarniture de fer et attira violemment le bac.
L’ancien uhlan poussa un cri de frayeur, sesmains abandonnèrent la perche. Le bateau s’était heurté contre lalangue de terre, et il y avait maintenant sur l’avant un homme degrande taille, qui avait surgi là comme par enchantement.
– Louis de Penhoël !… murmura Robertqui lâcha le bras de Pontalès.
– Tu mens !… cria René, il n’y aplus qu’un Penhoël… l’autre était un lâche et un traître…
Sa voix s’arrêta dans sa gorge, parce que levieux Pontalès, qu’on ne retenait plus, venait de le frapper parderrière.
René tomba lourdement, et resta en travers surle bord du bateau.
Pontalès s’élança en brandissant son couteausanglant et en criant :
– À l’autre ! à l’autre !
L’inconnu, qui était en effet Louis dePenhoël, n’avait point vu le coup qui frappait son frère.
Il rejeta derrière lui son manteau et brisasur son genou le petit bout de la perche.
Le bateau descendait à la dérive vers lemilieu du marais.
Le vieux Pontalès tomba, arrêté dans sa coursepar un coup de massue.
Puis une lutte courte s’engagea entre le nababet les trois autres assassins ; car Bibandier, le bon garçon,voyant que les choses tournaient au tragique, s’était coulé entreles saules et cheminait déjà sur la route de Redon.
Les poignards n’avaient pas beau jeu contre lamassue du nabab.
Elle s’abaissa une fois, puis deux, puistrois. À chaque coup, on entendait un râle.
Après le dernier coup, le silence régna sur lebateau.
Louis de Penhoël jeta son arme.
La nuit était bien sombre. Néanmoins, ilvoyait son frère couché contre le bord.
– René…, dit-il, nous n’avons plusd’ennemis…
Le maître de Penhoël demeura immobile.
Le nabab enjamba les cadavres pour serapprocher de lui.
Au moment où il se baissait pour lui prendrela main, René, qui était en équilibre sur le plat-bord, fit unmouvement convulsif et glissa dans l’eau du marais, où il disparutaussitôt.
Le nabab poussa un grand cri. Son pied venaitde glisser dans la mare de sang qui était sous le corps de sonfrère.
Il plongea tout habillé, tandis que le bac,chargé de ses quatre cadavres, continuait d’aller à la dérive versle tournant de la Femme-Blanche.
Il resta longtemps sous l’eau, sondant lesprofondeurs sombres du marais. Par trois fois on eût pu le voirreparaître, et, par trois fois entendre sa voix sonore qui jetaitaux deux rives du lac le nom de son frère.
Quand ces appels se taisaient, on n’entendaitque le bruit sourd de l’inondation croissante, et ces vaguesmugissements que jette le gouffre de la Femme-Blanche.
Louis plongea une dernière fois, et gagnaensuite la rive à la nage.
En ce moment, le bac touchait la lèvre dutournant et disparaissait sous les voiles de brouillard qui formentle vêtement fantastique de la Femme-Blanche.
Le chaland tournoya en craquant ; lescadavres soulevés se choquèrent. Le gouffre s’était refermé.
…… … . .
Les deux chaises de poste, que nous avons vuess’arrêter devant l’auberge du Mouton couronné, sur le portde Redon, avaient passé la rivière d’Oust au pont des Houssayes, etgagné le manoir de Penhoël, par la route praticable auxvoitures.
Les portes du manoir étaient ouvertes.Pontalès semblait avoir voulu défier les événements et proclamerbien haut qu’il attendait ses adversaires de pied ferme.
À l’intérieur de la maison, rien n’avaitchangé depuis trois mois. Durant tout cet espace de temps, eneffet, Pontalès avait continué d’habiter le grand château, nevoulant pas jouir d’un bien qui ne lui était pas encoredéfinitivement acquis.
Une fois passé le terme du rachat, il comptaitbien prendre sa revanche.
Dans le salon du manoir, les voyageurs de nosdeux chaises de poste étaient réunis.
On avait couché Madame sur sa chaise longue,et tout le monde l’entourait. Elle était pâle comme unemorte ; ses beaux traits, amaigris et fatigués, accusaient delongs jours de torture. Elle avait les yeux fermés ; sonsouffle était faible, et il semblait que la vie fût sur le point del’abandonner.
L’oncle Jean tenait une de ses mains etcherchait les imperceptibles battements de son pouls.
Diane et Cyprienne essayaient de réchaufferson autre main à force de baisers.
Blanche était à genoux sur le tapis à sespieds.
À l’entour se rangeaient Étienne, Roger,Vincent et le bon vieux Géraud.
On entendit au loin, sur le marais, trois crisvibrants et prolongés.
Marthe eut un tressaillement faible, et sespaupières se soulevèrent à demi pour retomber aussitôt.
Elle était dans cet état de torpeur etd’anéantissement depuis son départ de Redon. Trop de souffrancesavaient brisé son pauvre cœur de mère. Pendant la route, l’oncleJean avait essayé de lui parler et de la préparer, mais sesoreilles étaient fermées.
Elle ne savait rien de ce qui s’était passédepuis quelques jours. Pour elle, il n’y avait point encored’espoir, et son cœur restait accablé sous le malheur qui déjàn’existait plus.
Dans le salon de Penhoël tout le monde avaitla même pensée, bien que personne ne songeât à l’exprimer par desparoles. Chacun se disait :
– Si elle allait mourir avant d’êtreheureuse !…
Car sa joue devenait à chaque instant pluspâle, et le souffle qui tombait de ses lèvres entr’ouvertess’affaiblissait de plus en plus.
– Ma mère !… dit l’Ange qui avaitdes larmes dans les yeux, ne veux-tu point te réveiller ?
Marthe n’entendait pas.
Cyprienne et Diane levaient, au ciel leursbeaux regards humides, et priaient Dieu de toute la puissance deleurs âmes.
Tout à coup elles se dressèrent en même tempssur leurs pieds ; l’amour avait fait naître la même pensée aufond de leurs cœurs.
Dans un coin du salon, les petites harpes àpivots se cachaient à demi sous les draperies d’une fenêtre,muettes depuis bien des jours.
Diane et Cyprienne les roulèrent, sans bruit,jusqu’au milieu de la chambre.
Puis elles préludèrent doucement.
Puis encore leurs voix fraîches et puress’unirent en disant cette chanson bretonne que Madame aimait àentendre autrefois…
Les témoins de cette scène avaient les yeuxfixés sur la malade, et retenaient leur souffle.
Le premier couplet s’acheva sans que Martheeût fait un mouvement.
Les mains de Diane et de Cyprienne tremblaienten touchant les cordes de leurs harpes. Leurs voix étaient pleinesde larmes.
Au second couplet, un soupir faible s’échappade la poitrine de Marthe. Toutes les mains se joignirent ; laprière descendit au fond de tous les cœurs.
Diane et Cyprienne chantaient biendoucement :
Belle-de-nuit, ombre gentille,
Ô jeune fille !
Qui ferma tes beaux yeux au jour,
Est-ce l’amour ?
Dis, reviens-tu, sur notre terre,
Chercher ta mère ?
Marthe avait rouvert les yeux, et un vaguesourire errait autour de sa lèvre.
Cyprienne et Diane abandonnèrent leurs harpespour s’élancer à ses genoux.
En ce moment, la porte du salon s’ouvrit, etLouis de Penhoël parut sur le seuil.
Son beau visage était grave et triste ;ses cheveux noirs, trempés d’eau et de sueur, tombaient sur seshabits en désordre.
Le regard de Marthe se reposa d’abord surBlanche, puis sur Diane et Cyprienne : son sourires’imprégnait d’une tendresse heureuse.
Ses yeux se relevèrent ensuite, etparcoururent lentement le cercle d’amis qui l’entourait.
Personne n’osait ni faire un mouvement, niprononcer une parole.
Quand les yeux de Marthe tombèrent sur Louisde Penhoël, qui demeurait immobile au seuil du salon, elletressaillit vivement, et une nuance rosée vint colorer sa joue.
– Oh !… murmura-t-elle, vous tousque j’aimais tant !… Diane, Cyprienne, Blanche !… mesfilles chéries !… Louis !… mon pauvre Louis !… vousvoilà donc tous réunis et heureux !…
Une expression de doute et d’inquiétude serépandit sur son visage.
– Heureux !… reprit-elle ;c’est toujours ainsi que je vous retrouve dans mes songes…
Ses yeux se fermèrent de nouveau, et sa têtese renversa sur le coussin de la chaise longue, tandis que sesmains se joignaient avec recueillement.
– Mon Dieu ! ajouta-t-elle d’unevoix si faible qu’on pouvait à peine l’entendre, si c’est encore unrêve, faites que je ne m’éveille jamais !
FIN