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Les Contes de nos pères

Les Contes de nos pères

de Paul Féval (père)

LE PETIT GARS.

I. – L’HOSPITALITÉ.

La paroisse de Cournon se cache au fond d’une riante vallée qu’arrose le lent et tortueux courant de la rivière d’Oust. Son petit clocher dépasse à peine les toits de chaume de ses cabanes, lesquelles, au nombre de trente au plus, se groupent au hasard sur un microscopique mamelon. De loin, on les prendrait pour un troupeau de brebis qu’une panique aurait rassemblées en ce lieu ; on s’attend presque à les voir tout à coup redescendre la colline et bondir par les hautes herbes, le long des bords aplatis de la rivière.

Les vieilles gens de la paroisse de Cournon savent de belles histoires de revenants qu’ils content aux veillées d’été, dans la grange de M. le recteur, – aux veillées d’hiver, sous le vaste manteau de la cheminée d’une ferme, en faisant rôtir des châtaignes sous la cendre, pour les manger ensuite, arrosées de bon cidre. Ils savent aussi de longues légendes où figurent les nobles filles des ducs, les chevaliers de la cour de Bretagne, et ces nains hideux que recélaient jadis les cavernes des Montagnes Noires, au duché de Penthièvre. Mais, ce qu’ils savent le mieux, ce sont ces drames héroïques que jouèrent les paysans bretons au temps de la chouannerie. En les contant, ils se passionnent, parce que leurs frères, leurs pères, y furent acteurs, parce que souvent eux-mêmes y jouèrent un rôle.

Le héros de Cournon, l’homme dont les conteurs de veillées aiment surtout à rappeler les hauts faits, se nommait Janet Legoff. Il était connu de ses amis, et davantage de ses ennemis sous le nom du Petit Gars. Sur ce chapitre, les bardes de la vallée de l’Oust ne tarissent point : on feraitune épopée avec leurs récits ; mais nous nous bornerons pouraujourd’hui à une simple anecdote, en demandant pardon au PetitGars d’en user ainsi avec sa gloire.

Vers la fin de l’année 1790, Armand deThélouars, capitaine aux gardes françaises, épousa par amourHenriette-Élise de Lanno-Carhoët, nièce de M. de Carhoët,baron de Saulnes, qui s’en était allé mourir en Amérique pourdéfendre les marchands du nouveau monde contre les marchands del’ancien : bataille où, par parenthèse, une noble épée commela sienne n’avait que faire ; mais c’était la mode alors, etcette guerre, à tout prendre, devait immortaliser le cheval blancde M. de Lafayette.

Henriette était belle de visage et plus belleencore de cœur. C’était une de ces simples et pures filles deBretagne, qui aiment et se dévouent sans faste, par nature, commeles autres vivent et respirent. Son mari l’appréciait à sa valeur,et la chérissait tendrement. Elle n’avait plus de famille depuis lamort du baron de Saulnes, son oncle, qui l’avait élevée. Le seulparent qui lui restât était M. le marquis de Graives, austèrevieillard, qui vivait fort retiré en son manoir, et que Henrietteconnaissait à peine. Les deux fils de ce marquis de Graivesservaient le roi, et passaient pour être dignes en tout du nom deleur père.

Armand de Thélouars quitta Paris au mois deseptembre de l’année 1792. Il revenait en Bretagne pour se joindreà l’association royaliste, fondée par son fameux homonyme, ArmandTuffin de la Rouarie.

Ce dernier était, lui aussi, un ancien soldatd’Amérique, où il avait acquis une grande renomméed’intrépidité ; mais, à la différence deM. de Saulnes, il avait revu son pays sain et sauf. Onsait le résultat de ses patients efforts pour soutenir le trône enruines. Mal secondé par les uns, trahi par un misérable, dont lenom, comme celui d’Érostrate, ne devrait être jamais prononcé, lemarquis de la Rouarie mourut à la tâche, et sa conspiration futétouffée. Mais l’œuvre d’un esprit de cette trempe ne peut pointêtre anéantie d’un seul coup. Il faut, pour ainsi dire, la tuerplus d’une fois pour en faire un cadavre. L’organisation que laRouarie avait imprimée à la résistance bretonne était si vivace etsi puissante, que, la tête coupée, force resta aux membres ou dumoins à quelques-uns. Dans le Morbihan, MM. de Silz et deLantivy demeurèrent en armes ; dans le Finistère,M. d’Amphernay ne remit que longtemps après sa loyale épée aufourreau. Boishardy, Caradeuc, du Bernard, Palierne, du Bois-Guy,etc., combattirent même après avoir perdu l’espoir devaincre ; le prince de Talmont, enfin, au milieu de sesdomaines héréditaires, préluda dès lors aux chevaleresques travauxqui devaient remplir sa brillante et courte carrière.

Un instant découragé par la mort de celui queles royalistes de Bretagne regardaient à bon droit comme leur chef,M. de Thélouars s’était retiré à son château, situé audelà de la Vilaine, non loin de la Roche-Bernard, avec sa femme etson enfant, âgé d’un an ; mais bientôt il reçut du Morbihandes nouvelles qui l’engagèrent à reprendre les armes.

Il partit un soir, sans suite, accompagnéseulement d’un adolescent, nommé Janet Legoff, qui était né àCournon, sur les terres de Lanno-Carhoët, et qu’Armand tenait ensingulière affection. Comme nulle retraite n’était sûre, en cestemps de malheur, il fut convenu queMme de Thélouars rejoindrait son mari,quelques jours après, aux environs de Ploërmel. Janet Legoffn’avait jamais quitté jusqu’alors sa jeune maîtresse, qu’il aimaitavec une sorte de respectueuse adoration. Il se montra fort tristede ce départ, bien que son chagrin fût combattu par ce charmeirrésistible qui attire le premier âge vers les dangereusesaventures. Il avait, à cette époque, quatorze ou quinze ans tout auplus. C’était un enfant au visage doux, timide et rêveur ; sataille était petite, mais merveilleusement prise, et l’on devinaitla force sous la grâce nonchalante de chacun de ses mouvements.Janet, comme on voit, ne ressemblait guère au commun des rudesenfants des campagnes bretonnes. Il était pourtant fils de paysanset des plus pauvres. C’était par charité que la mère d’Henriettelui avait jadis donné un asile.

Ce fut un vendredi du mois d’avril 1795, queMme de Thélouars se mit en route pourrejoindre son mari. Voyager en carrosse eût été s’exposer à desdangers presque certains. Henriette confia le petit Alain, sonfils, à une servante montée sur un mulet bâté ; elle-mêmes’assit sur un fort cheval, et le pèlerinage commença.

Aucun accident n’en troubla le début. Lapetite caravane traversa la Vilaine sans encombre au-dessus deRedon, et prit la direction de Malestroit, afin de gagner Ploërmel.Henriette avait fait dessein de passer la nuit à son manoir deCarhoët, situé dans la vallée de l’Oust, à une demi-lieue du bourgde Cournon ; mais, à la tombée de la nuit, et au moment où lacavalcade atteignait la lisière des grandes landes qui sont entreRenac et la Gacilly, un orage épouvantable éclata tout à coup.C’était un de ces ouragans mêlés de grêle qui suivent presquetoujours de près les équinoxes dans le voisinage des côtes. Lefracas de la tourmente était si fort, et l’obscurité si opaque, quela suite de Mme de Thélouars se dispersa. Elledemeura seule, au milieu de la lande, avec Marguerite, la servantequi s’était chargée du petit Alain. En plein jour, les gens du payseux-mêmes s’égarent parfois dans cet inextricable écheveau dessentiers que trace, à travers les hauts ajoncs des landes,l’insouciance du paysan morbihannais. Ces sentiers, en effet,tournent, reviennent, se bifurquent, rayonnent, se rejoignent, toutcela sans but, et probablement par hasard. Nous voudrions parierque le fameux labyrinthe de Crète n’était qu’un jeu d’enfantsauprès de la lande de Renac. Qu’on juge de la position d’Henriette,perdue dans ce désert, par une nuit de tempête, avec un pauvreenfant qui pleurait d’épouvante, et n’ayant d’autre boussole queles éblouissants éclairs qui déchiraient incessamment lesténèbres.

Effrayée et prise de cette fièvre del’inquiétude qui conseille le mouvement et ne permet pointd’attendre, la jeune femme poussa son cheval, et se recommanda à laProvidence. La servante la suivit, à demi folle de terreur.Longtemps elles errèrent ainsi dans une forêt d’ajoncs, dont lestêtes épineuses éperonnaient leurs montures. – La nuit était déjàfort avancée, lorsqu’un éclair leur montra une masse noire quiempruntait à la fugitive lueur de l’orage une effrayante et sombremajesté. Quand l’éclair se fut éteint dans l’ombre, Henrietteaperçut devant elle une lumière. La masse noire était une demeurehumaine, et, à en juger par ses dimensions, ce devait être un noblechâteau. Henriette ordonna à Marguerite de frapper à lagrand’porte, et de réclamer l’hospitalité.

On ne se pressa point d’ouvrir. – Lorsqu’onouvrit enfin, ce fut un vieux serviteur à mine revêche qui semontra sur le seuil. Au lieu de souhaiter la bienvenue aux pauvresvoyageuses, il dirigea sur elles l’âme d’une lanterne sourde,tandis que son autre main élevait, par précaution pure, le canonoctogone d’un massif pistolet. L’examen ne parut pas satisfaire levieux valet.

– Si j’avais su, grommela-t-il entre sesdents, du diable si j’aurais ouvert… Il y a un village à unehuchée[1] sur la droite, ajouta-t-il touthaut ; m’est avis que vous y passerez une bonne nuit comme jele souhaite.

Et il attira sur lui le lourd battant de laporte.

– Mon brave homme, s’écria Henriette, jesuis accablée de fatigue, et j’ignore la route. Au nom de Dieu, neme repoussez pas !

 

Le vieillard eut un instant d’hésitation.

– Le fait est que c’est un fait !murmura-t-il enfin. La jeune dame a l’air fatiguée, et la nuit estnoire comme la joue du diable… Allons !… entrez, madame…monsieur le marquis n’en saura rien.

Nos deux voyageuses ne se firent point répétercette permission. Tandis que le vieux valet refermait soigneusementla porte, Henriette regardait autour d’elle, et il lui semblait quece lieu ne lui était pas étranger.

– Monsieur n’en saura rien, répétait lebonhomme en poussant de son mieux les verrous ; il sefâcherait… Et Pierre-Paul qui ne revient pas ! faut qu’il yait du nouveau là-dessous !… Entrez, ma jeune dame, etchauffez-vous. Jésus Dieu ! il y a un enfant… pauvre innocentecréature !… Ah ! dame ! j’ai vu le temps où vousauriez été mieux reçue que cela ; mais faut se méfier, au jourd’aujourd’hui… L’enfant est joli, tout de même, et je lui souhaitedu bonheur… Mais ce Pierre-Paul qui ne revient pas !

Henriette et sa servante s’approchèrentavidement du feu de bois vert qui brûlait dans la vaste cheminée dela cuisine. Leurs vêtements étaient trempés de pluie, et le petitAlain, qui tremblait de froid et de peur, reprit son sourired’enfant joyeux en retrouvant la chaleur et la lumière. Henriettele baisa au front avec une tendresse passionnée.

– Chez qui sommes-nous, mon bravehomme ? demanda-t-elle.

– Pierre-Paul ne revient pas !répéta tristement le vieux valet, qui se nommait Bernard : –pour sûr, il y a du nouveau… Et Dieu sait ce que c’est que lenouveau, par le temps qui court !

– Madame vous demande chez qui noussommes, dit Marguerite étonnée qu’on tardât à satisfaire samaîtresse.

– Ça, c’est une autre affaire, réponditBernard sans se presser. La prudence est la mère de toutes lesvertus, et vous êtes peut-être la femme de quelque maudit… respectde vous tout de même !… de quelque maudit bleu.

 

– Je suis Henriette de Lanno-Carhoët,femme de monsieur de Thélouars.

– Jésus Dieu ! s’écriaBernard ; – la nièce de monsieur le marquis !… Et moi quine la reconnaissais pas !…

– Serais-je donc ici à Graives… chez mononcle ? demanda Henriette.

– Notre bonne dame, dit humblementBernard, je me fais vieux ; mes yeux se perdent, et puis, il ya si longtemps que je ne vous avais vue !… Sans mentir, vousavez fièrement grandi… Mais j’y pense, je vais prévenir monsieur lemarquis.

Henriette l’arrêta.

– Ne troublez point le sommeil de mononcle, dit-elle.

– Son sommeil ! répéta Bernard avecmystère et tristesse ; – il ne dort pas… il ne dortplus ! On dit que les serviteurs de Sa Majesté… je prie Dieude les bénir… lui ont confié un dépôt, quelque chose de précieux…de plus précieux que l’argent et que l’or… Il garde, il veille, lanuit, le jour, sans cesse… Ah ! notre bonne dame, c’est unrude travail pour un homme de l’âge de monsieur lemarquis !

Henriette ne comprenait pas parfaitement, maiselle n’eut pas le temps de demander des explications. Bernard, eneffet, prit la résine qui brûlait, retenue par un bâton fendu,fiché dans la paroi intérieure de la cheminée, et se dirigea versla porte. D’un geste respectueux, il invita la jeune dame à lesuivre.

 

Blaise Houdé de Bellissant, marquis deGraives, était seul dans un grand salon carré, tapissé de hautelisse, et meublé avec cette magnificence ample, opulente, un peutrop cossue, qui caractérise le luxe breton. C’était un homme degrande taille, mais courbé par l’âge ; il atteignait alors lesplus extrêmes limites de la vieillesse, et comptait près de centans. Des deux côtés de son front large et fier tombaient lesmèches, touffues encore, d’une chevelure blanche comme la neige.Ses yeux éteints et voilés semblaient nager dans un milieu terne,sans reflets ; mais l’arc audacieusement dessiné de ses épaissourcils et les lignes sévères de sa bouche annonçaient que letemps n’avait point dompté l’inébranlable détermination de soncaractère. Il était assis dans un fauteuil dont le haut dossier,renversé en forme de bateau, portait, brodé, l’écusson deBellissant, burelé d’or et de gueules, au chef d’azur, chargé d’unbuste de carnation issant d’un nuage d’argent. Auprès delui, sur une table, reposaient son épée, un livre d’heures et uncornet acoustique. Le marquis de Graives était sourd. Dès queBernard parut, le marquis se tourna vers lui avec une vivacité quene promettait point son grand âge :

– Pierre-Paul est-il de retour ?demanda-t-il en appliquant le cornet à son oreille.

Bernard, tout en faisant un signe négatif,s’effaça et donna passage à Mme de Thélouars.Un nuage couvrit le front du vieillard qui, néanmoins, se levaaussitôt et fit quelques pas à la rencontre d’Henriette, qu’il nereconnaissait pas.

– Mademoiselle de Lanno-Carhoët !prononça distinctement Bernard.

– Madame ma nièce ! dit le vieillardavec étonnement.

– Monsieur mon oncle, balbutia Henriette,à qui M. de Graives avait toujours inspiré un respectmêlé d’une forte dose de crainte, – je vous prie de m’excuser… maprésence inattendue est peut-être un embarras.

 

Le marquis lui mit au front un grave etcourtois baiser.

– La fille de feu ma bonne et estiméecousine est toujours la bienvenue au château de Graives,interrompit-il ; néanmoins, ma nièce, je ne puis dire que jesois aise de vous voir. Nous vivons dans un temps malheureux etplein de périls, et ma maison, entre toutes, est une retraitedangereuse… Asseyez-vous, madame ma nièce… du moins ytrouverez-vous, durant tout le temps qu’il vous plaira d’ydemeurer, une hospitalité franche et empressée.

– Je partirai demain, dit Henriette,glacée par ce froid accueil. En attendant, afin de ne vous pointtroubler, permettez que je me retire.

Le marquis, en guise de réponse, lui baisa lamain et s’inclina.

Au moment où Henriette se dirigeait vers laporte, des coups violents et précipités retentirent au dehors.Bernard tressaillit, et M. de Graives, qui n’avait pasentendu, devina.

– Pierre-Paul ! dit Bernard.

– Va !… mais va donc vite !cria le marquis avec une vivacité inquiète. Pardon, madame manièce, ajouta-t-il, en réprimant tout signe extérieurd’émotion.

Henriette demeurait immobile et ne songeaitplus à sortir. Un instinct secret, instinct de mère, l’avertissaitqu’un événement important allait avoir lieu.

M. de Graives s’était rassis, calme,grave, impassible comme devant. La porte s’ouvrit violemment, et unhomme, trempé de sueur, de pluie et de boue, s’élança dans lesalon. C’était Pierre-Paul.

– Ils viennent ! s’écria-t-il enentrant.

– Ils viennent ? répéta froidementle marquis.

– De Redon et de Vannes à la fois.

– Sont-ils loin encore ?

– Sur mes talons !… Au moment où jevous parle, le château doit être investi déjà.

– Combien sommes-nous ?

– Dix, répondit Bernard.

– Combien sont-ils ?

– Deux cents, répondit Pierre-Paul.

 

M. le marquis de Graives se leva. Sataille avait retrouvé toute sa hauteur, son regard la flammeperçante et dominatrice des jours de la jeunesse.

– Que tout le monde quitte le château surl’heure, dit-il d’une voix vibrante ; il en est temps encore.Quant à moi, mon poste est ici ; je resterai à mon poste.

– Seul ? demanda Bernard à voixbasse.

Le marquis comprit. Un éclair d’orgueil brillasous l’ombre de ses épais sourcils.

– Pour mourir, dit-il en souriant,Bellissant eut-il jamais besoin de compagnie ?…

II. – LA CACHETTE.

Mme de Thélouars étaitrestée spectatrice muette de cette scène. Elle n’avait comprisqu’une chose : le château était investi, investi par lestroupes républicaines, sans doute. Or, si elle était prise avec sonfils, son sort ne pouvait être douteux. Femme d’un royaliste sousles armes, elle devait subir les conséquences de cettejurisprudence conventionnelle dont les victimes ne se peuvent pointcompter. Son fils lui-même, le pauvre enfant, n’aurait point undestin meilleur, car les gens de la république n’y regardaientpoint de si près. Henriette demeura quelques minutes anéantie sousle coup d’une terreur poignante ; puis, s’élançant versl’office où était resté son fils, elle l’arracha dormant des mainsde Marguerite, et le pressa convulsivement contre son cœur ;puis encore, sans dire une parole, elle sortit en courant pourretourner auprès de son oncle et lui demander conseil.

M. le marquis de Graives avaitpéremptoirement répété à ses gens l’ordre de quitter le château surl’heure. Ceux-ci, habitués à obéir quand même, firent à la hâteleurs préparatifs, et s’enfuirent, entraînant avec eux Marguerite,qui voulait attendre sa maîtresse, et pleurait à la pensée del’abandonner.

Henriette, pendant cela, perdue dans lessombres couloirs du château, ne pouvait retrouver sa route. Elleentendit s’ouvrir, puis se refermer les lourds battants de lagrande porte sur les habitants de Graives qui fuyaient. Son cœur seserra davantage. Elle s’appuya, tremblante, à la muraille d’uncorridor inconnu ; ses yeux se remplirent de pleurs amers, et,pour la première fois, ce fut avec angoisse qu’elle baisa le frontde son fils endormi.

Comme elle hésitait, ne sachant de quel côtéreprendre sa course, une des extrémités du corridor s’illuminasubitement. Henriette aperçut M. le marquis de Graives quis’avançait avec lenteur, une lampe à la main. Le vieillard avaitrevêtu un somptueux costume militaire ; sa poitrine, couvertede décorations, scintillait au loin, et renvoyait en gerbesmulticolores les rayons brisés de la lampe. Il avait sous le brasune petite cassette, sa main gauche tenait une épée nue, et deuxriches pistolets étaient passés à sa ceinture.

Il se croyait seul, et ne voyait pointHenriette qui se collait immobile à la muraille. En ce moment oùnul regard indiscret ne pouvait épier sa physionomie, M. lemarquis de Graives n’était certes point suspect de jouer un rôle.Il n’était point comme ces pères conscrits de Rome qui se drapaientdans leur orgueil, et mouraient fastueusement, assis sur leurchaise d’ivoire. Seul avec sa conscience, il était lui-même, etrien de plus. Le calme sublime de son regard ne cherchait pasl’admiration d’une foule amie ou ennemie. Aussi cette tranquillitésainte du juste en face de la mort mettait à son front une sorted’auréole qui annonçait le martyre.

Henriette était loin de percer le mystère decette mort prochaine ; elle ignorait le dessein de son oncle,elle ne savait rien, et pourtant la vue seule du vieillard lui futcomme une révélation de trépas inévitable. Cet homme n’était plusdu monde ; il voyait le ciel, tandis que son pied touchait laterre encore ; il s’en allait vers Dieu, impatient d’accomplirun suprême devoir.

Henriette était mère. Elle songea à son fils,et poussa un cri de détresse. Dans cette absence complète de toutautre bruit, ce cri perçant parvint vaguement jusqu’à l’ouïeparalysée du vieillard. Il leva sa lampe, et vit la jeune femme. Àcet aspect, ses sourcils se froncèrent.

– J’avais dit à tout le monde de quitterle château ! prononça-t-il avec dureté ; – éloignez-vous,madame !

Henriette fit machinalement quelques pas pourobéir ; mais au même instant la grand’porte extérieureretentit sous un déluge de coups.

– Il n’est plus temps,murmura-t-elle ; au nom de Dieu, mon oncle, donnez un asile àmon enfant !

Le vieillard fit un geste de colère.

– Mes heures sont comptées, dit-il, je nepuis les perdre en discussions vaines… Sortez, madame, fuyez ceslieux, pour vous, pour votre mari, pour votre enfant.

– Mais je ne puis, s’écria Henriettenavrée ; écoutez ! on brise les portes, on force lechâteau…

Un coup de fusil, tiré du dehors,l’interrompit, et les débris d’un vitrail de la galerie tombèrentaux pieds de M. de Graives.

Jusqu’alors ce dernier n’avait rien entendu,ni les paroles de sa nièce, ni le fracas extérieur ; maisl’explosion le fit tressaillir. Il comprit, et son visage devintsombre.

– Peut-être vaudrait-il mieux pour vous,dit-il d’une voix étouffée, braver la barbarie de ces hommes que devenir là où je vais, madame. Mais je ne vous repousse plus. Desdeux côtés, le péril est certain, fatalement inévitable…Voulez-vous rester ou venir ?

– Avec vous ! avec vous !murmura la pauvre mère affolée en s’attachant aux vêtements dumarquis.

Le vieillard, sans répondre, reprit sa marche.Au bout du corridor, il fit jouer un ressort caché dans lemur ; une porte massive tourna sur ses gonds, et laissa voirun étroit couloir où l’on ne pouvait s’engager que de profil.

– Mes ancêtres, dit-il en se parlant àlui-même, se firent huguenots au seizième siècle. Ce fut une fautegriève, – que Dieu puisse leur pardonner en sa miséricorde !…On les traquait alors, comme on nous poursuit maintenant ; lesretraites qu’ils se ménagèrent contre les catholiques vont servir àun catholique contre les fils de leur damnable doctrine. – Entrez,madame, s’il vous plaît.

Le couloir se terminait par une seconde portesemblable à la première, qui s’ouvrait sur un escalier en pierre.Lorsque M. de Graives fit jouer le ressort caché de cetteseconde porte, une bouffée d’air humide s’élança au dehors etfaillit éteindre la lampe.

– Entrez, madame ma nièce, répéta levieillard.

Henriette, plus morte que vive, descendit enchancelant ces marches glissantes qui exhalaient comme une odeur detombeau. M. de Graives barricada fortement la portederrière lui, et descendit à son tour.

– Pour nous découvrir, murmura-t-il, ilfaudra démolir le château ; mais on le démolira… non pointpeut-être pour massacrer une femme et un vieillard : la peinepasserait le plaisir ; mais parce que leur âme est avide, etqu’ils savent suivre, à travers les décombres, la piste égarée d’untrésor !

Henriette écoutait, tremblante, ces parolesqui ne lui étaient point destinées. Au bas de l’escalier, lemarquis ayant tiré un panneau tournant qui donnait, presque deplain-pied, sur une chambre basse, la jeune femme y entra ets’affaissa aussitôt, épuisée, sur un siége.

La pièce où se trouvèrent ainsi nos deuxfugitifs avait été récemment munie de tout ce qui est nécessairepour soutenir un blocus. Il y avait des vivres en abondance, del’eau, et de l’huile pour la lampe. Évidemment le marquis n’avaitpoint été pris au dépourvu. Quant à la pièce elle-même, c’était unesorte de trou rond, bas-voûté, ménagé dans l’épaisseur plusqu’ordinaire de la muraille orientale du château. Une meurtrière,en forme d’entonnoir, permettait au malheureux forcé d’habiter cecachot de respirer par rares bouffées l’air pur du parc. C’était,en effet, sur le parc, et même sur l’endroit le plus ombreux duparc, que donnait la meurtrière. À l’extérieur, elle se trouvaitcachée par le branchage des arbres.

M. le marquis de Graives déposa sa lampesur une table, et jeta autour de lui un regard presque satisfait.Ce regard annonçait une détermination si profonde, et à la fois sidépourvue d’espoir, que Mme de Thélouars neput le soutenir. Elle baissa les yeux en gémissant, et se prit àbercer le petit Alain qui, réveillé par tout ce mouvement,vagissait et se plaignait.

– Tout y est ! dit en ce momentM. de Graives, qui ouvrit son grand livre d’Heures à laplace où il avait naguère interrompu sa pieuse lecture ; –nous avons ici ce qu’il faut pour vivre et pour mourir.

Il approcha la lampe et donna son âme à lareligieuse poésie du livre saint. M. le marquis de Graivesétait préparé dès longtemps. Depuis plus d’un mois que ses filsavaient rejoint le petit noyau de royalistes qui tentaientd’organiser insurrectionnellement la campagne de Ploërmel, levieillard avait dû s’attendre à quelque visite armée. Son manoird’ailleurs avait une réputation de richesse qui ne pouvait manquerde tenter l’âme intègre des suppôts de la Convention : en cetemps où il y avait tant de héros aux frontières, on salissaitvolontiers l’uniforme à l’intérieur. Mais à part ces raisons decraindre qui lui étaient communes avec tous les autresgentilshommes non encore spoliés, M. le marquis de Graivesavait un motif spécial de compter sur une attaque prochaine.

L’avant-veille, Pierre-Paul, le valet deconfiance qu’il employait à éventer les desseins des autorités duvoisinage, lui avait appris que la rumeur publique l’accusait decacher à Graives un inestimable trésor. Par extraordinaire, larumeur publique ne se trompait point. Soit hasard, soitindiscrétion de quelque royaliste, elle tombait juste. Un trésorétait caché à Graives. Or, pour quiconque connaissait les mœurs desgens de la Convention, d’une rumeur semblable à l’attaque, àl’incendie, au meurtre, il y avait précisément la distance du lieususpect au plus prochain district, et rien de plus.M. de Graives savait cela ; il prit ses mesures enconséquence. Pierre-Paul fut dépêché en éclaireur ; nous avonsvu le résultat de sa dernière reconnaissance.

 

Voici maintenant quel était le trésor tenu endépôt par M. de Graives. Un peu moins d’un an auparavant,M. de la Rouarie était venu dans le Morbihan, avec sonami de Fontevieux, pour montrer aux royalistes de ces contrées lasignature dont les princes, frères du roi, avaient revêtu l’acted’association bretonne. Il y eut une assemblée des partisans del’insurrection au château de Graives, dont la situation, sur lesconfins du Morbihan et de l’Ille-et-Vilaine, était particulièrementpropre à cet objet. À la suite des délibérations,M. de la Rouarie fit deux parts du trésor del’association. Il garda une somme considérable en billets decaisse, souscrits par M. de Calonne, pour le compte desprinces, et remit au châtelain de Graives le reste des billets decaisse, des lettres de change sur M. de Botherel, agentde la famille royale à Jersey, et un diamant d’une énorme valeur,obole princière, cotisation personnelle de monseigneur le ducd’Enghien en faveur des soutiens du trône. Les billets de caissegardés par la Rouarie sont ces mêmes valeurs qui, dirigées surParis et confiées pour la négociation à Latouche C…, médecin deBazouge, mirent ce dénonciateur à même de livrer à Danton le secretde l’association bretonne.

Quoi qu’il en soit, depuis cette époque, etmême après la catastrophe qui étouffa l’insurrection, lesroyalistes du pays entre Vannes et Redon s’accoutumèrent à regarderM. de Graives comme le trésorier du parti. Trop vieuxpour combattre de sa personne, et connu de tous pour un de cesderniers types de loyauté chevaleresque, égarés dans cet âge defer, M. de Graives était l’homme qu’il fallait auxserviteurs du roi. Dévoué jusqu’à l’héroïsme et tenant à suprêmehonneur la confiance de ses frères en croyance, il avait plus d’unefois fait serment de mourir avant de rendre le dépôt laissé entreses mains. Ce dépôt, notablement diminué par la déchéance desbillets de caisse, restait néanmoins considérable, à cause dudiamant dont la trop grande valeur avait empêché la ventejusqu’alors.

Les proverbes ne mentent guère, et il y a unproverbe qui dit : Abondance de bien nuit. M. le marquisde Graives dépensa trop de courage dans une circonstance où la plussimple prudence eût été préférable. Il aurait dû, dès les premièresalarmes, aviser les insurgés de Ploërmel, et se décharger de saresponsabilité ; mais cette responsabilité lui était chère,parce qu’elle portait en elle un péril, et que, grâce à elle, il yavait chance de mourir pour le roi. Lorsqu’il apprit les rumeursqui se répandaient dans les villes environnantes, il ressentit unmouvement qui ressemblait fort à de la joie, et répéta son sermentau fond de son cœur. Durant la nuit, il descendit à la cachettedont lui seul, avec ses deux fils, connaissait le secret chemin,fit tranquillement ses préparatifs, et attendit des nouvelles desbleus en lisant son vieux livre d’Heures. Ce qu’il avaitprévu ne manqua pas d’arriver. Seulement il y eut luxed’assaillants. On avait flairé le trésor à Vannes et à Redon :on vint à la fois de Redon et de Vannes. Le coffret que M. lemarquis de Graives avait rapporté sous son bras contenait lediamant de Condé, les papiers de l’association, et un morceau de lavraie croix, relique de famille que le vieux seigneur eût livréeaux profanes aussi peu volontiers que le trésor lui-même.

Entre nos deux reclus, la nuit se passasilencieuse et triste. L’enfant se réveillait de temps entemps ; il avait froid. Mme de Thélouarsle regardait alors avec des yeux désolés, et songeait à sonmari.

– S’il savait où nous sommes !pensait-elle.

Mais ces mots étaient seulement une plainte,et non point l’expression d’un espoir. La plus folle imaginationn’aurait pu concevoir désormais un moyen de communiquer avec lesinsurgés de Ploërmel. Une heure auparavant, la chose étaitpossible. Un mot prononcé par le vieux seigneur eût transformé sesserviteurs en autant d’émissaires, mais ce mot, il ne l’avait pointvoulu prononcer. Son dévouement, dépassant l’héroïsme pour arriverà la monomanie, prétendait obstinément au martyre.

Cette pensée de martyre, caressée peut-êtrependant de longs mois, trônait despotiquement dans son esprit. Troptyrannique pour être lucide, elle mettait dans l’ombre toutraisonnement. M. de Graives ne voyait pas, ou ne voulaitpas voir qu’il faut un but à tout sacrifice, et que le martyreinutile n’est qu’une sublime erreur ; mais Dieu nous garded’un blâme inopportun contre de telles faiblesses ! Elles sonttrop rares pour être dangereuses, et ce n’est pas notre époque quia besoin d’un frein pour modérer l’exagération des instinctsgénéreux. M. de Graives, et c’est ce que nous avons vouluétablir, se croyait donc obligé d’honneur à mourir auprès du dépôtconfié. Qu’il se trompât ou non, il pensait être à son poste etremplir un étroit devoir.

On n’entendait plus aucun bruit à l’extérieur.Sans nul doute, les révolutionnaires étaient entrés au château. Ilscherchaient. Tant que dura la nuit, le silence de la cachette nefut point troublé ; mais, au moment où une ligne blanchâtrecommençait à marquer l’étroite ouverture de la meurtrière, etannonçait le lever du jour, Mme de Thélouarsentendit avec effroi des coups réguliers et lointains encore.C’était comme le bruit de la pioche attaquant une fortemuraille.

Le vieillard n’avait point son appareilacoustique. Aucun son ne parvenait à son oreille. Il continuait salecture. Mais bientôt l’effort des démolisseurs, redoublant sanscesse, produisit un ébranlement périodique et sensible.M. de Graives releva la tête et devint attentif. Puis,après s’être assuré qu’il ne se trompait point, il quitta son siégeet ouvrit une sorte de placard pratiqué dans le mur. De ce placard,il tira un baril d’un demi-pied de diamètre ainsi qu’une mèched’étoupe soufrée, et plaça le tout sur la table. Henriette leregarda faire avec indifférence, car elle ne savait pas ce quecontenait le baril.

 

– S’ils poussent droit, murmura levieillard, nous en avons pour une heure ; s’ils dévient d’unpied seulement, ils pourront travailler pendant deux jours avantd’arriver jusqu’à nous.

Et il ajouta avec un soupir :

– Ce sera bien long !

Mais, comme il prononçait ces mots, son regardtomba sur Mme de Thélouars, dont la têtes’était penchée sur sa poitrine. La fatigue avait vaincu la jeunefemme ; ses yeux s’étaient fermés un instant, et son frontincliné touchait les boucles blondes qui couronnaient le front dupetit Alain. Le visage de M. de Graives exprima unecommisération profonde.

– Pauvres enfants ! pensa-t-il.

Car la mère et la fille étaient également pourlui des enfants. Son âge quintuplait l’âge de la jeune femme. – Ilfit sur lui-même un effort violent, et détourna ses yeux de cegroupe dont la vue amollissait son cœur. Il pouvait avoir pitié,mais il ne pouvait point fléchir dans son dessein, parce que ledevoir commandait, et que, depuis cent ans, M. de Graivesobéissait au devoir.

Il enleva le couvercle du baril, remua lecontenu avec la pointe de son épée, et y introduisit de force lepetit coffret. Cela fait, il posa la mèche soufrée tout à côté dela lampe.

– La première pierre qui branlera,dit-il, sera mon signal… Ah ! que c’eût été un glorieux momentsans cette femme, et pourquoi est-elle venue pour empoisonner lajoie de ma dernière heure !

À ce moment, Henriette tressaillit ets’éveilla. L’enfant se prit à sourire en étendant ses bras vers lameurtrière. M. de Graives, pour ne point voir cespectacle qui le navrait, reprit son livre de prières. Henriette seleva doucement, et s’approcha de l’ouverture. – Le petit Alainsouriait toujours.

C’est que, au dehors, sous le branchage épaisdes arbres du parc, une voix douce, voix d’enfant ou de femme,chantait les couplets d’une chanson connue de tout habitant du paysde Vannes. Elle disait ces naïves paroles, si populaires dans lesbruyères morbihannaises :

C’est au pays de Bretagne

Qu’on fait de jolis sabots ;

Tenez vos petits pieds chauds,

Ma belle brune…

Et vous, gars à marier,

Cherchez fortune !

M. de Graives n’entendait rien etlisait son livre d’Heures.

– Janet ! prononça bien basMme de Thélouars qui tâchait de passer sa têteà travers la meurtrière.

La voix cessa de chanter.

– Janet Legoff ! répétaHenriette.

– Qui m’appelle ? dit la voix avecune expression d’étonnement inquiet.

Avant qu’Henriette pût répondre, on entenditarmer un pistolet sous le feuillage. Aussitôt un bruit de pasagiles et précipités retentit sur le gazon du parc, et la voix,lointaine maintenant, continua avec un accent de bravade :

Les rochers y sont de pierre,

De pierre du haut en bas ;

Le soleil ne les fond pas,

Non plus la lune…

Et vous, gars à marier,

Cherchez fortune !

III. – LE RÉGENT.

Cette même nuit, vers une heure du matin,M. de Thélouars fut éveillé par une inquiétante nouvelle.Les insurgés étaient cantonnés au château de K…, à trois lieues dePloërmel. Ils étaient au nombre de trois cents environ, et, dans cenombre, se trouvaient les deux fils de M. le marquis deGraives. On avait tenu conseil jusqu’à minuit ; Armand venaitde se mettre au lit, lorsque arriva l’un des hommes de la suite desa femme : l’escorte s’était dispersée ; on ne savait cequ’était devenue Mme de Thélouars.

Presque au même instant, un message deM. de Silz annonça le départ de Vannes d’un détachementde cent hommes, se dirigeant du côté de la Gacilly. Ce dernierévénement rendait la position d’Henriette fort dangereuse. Armandle sentit, et ne fut pas le seul à le sentir. Janet Legoff, quiétait couché sur un lit de camp dans un coin de la chambre, sautasur ses pieds, et remit silencieusement sa veste qu’il avait ôtéepour dormir.

Malgré sa préoccupation,M. de Thélouars remarqua ce mouvement.

– Que fais-tu, Janet ? dit-il.

– Va bien falloir envoyer quelqu’un poursavoir, répondit Janet le plus simplement du monde.

– C’est un homme qu’il faut pour cela,mon enfant.

– Je ne dis pas non. Envoyez un homme,notre monsieur. L’homme cherchera, moi je trouverai… si c’est uneffet de votre bonté de le permettre.

M. de Thélouars aimait beaucoupJanet Legoff, et le connaissait pour un jeune garçon intrépide etintelligent. Il lui permit de seller un cheval et de partir ;mais, médiocrement rassuré par cette mesure, il envoya ses gensdans différentes directions, à son château, à Cournon, à Rieux etjusqu’à Redon, avec ordre de s’informer, et de revenir à francétrier à K…

Pendant ce temps, comme nous l’avons vu, lechâteau de Graives, auquel M. de Thélouars ne songeaitnullement, et qui renfermait pourtant la pauvre Henriette, avaitété investi par deux détachements républicains.

Le premier, celui qui avait été signalé parM. de Silz et qui venait de Vannes, était commandé par lecapitaine Jolly ; l’autre, venant de Redon, avait pour chef lecitoyen lieutenant Morest.

Chacun de ces détachements était accompagnéd’un de ces personnages problématiques, moitié soldats, moitiéagents de police, qui se nommaient représentants du peuplelorsqu’ils suivaient une armée ou une flotte, et qui, dans un ranginférieur, n’avaient point de titre que nous sachions. Cesmisérables étaient comme une nauséabonde matérialisation del’influence parisienne dans les provinces éloignées. Ilsreprésentaient admirablement le gouvernement d’alors, en ce qu’ilsengendraient le mal et tâchaient d’empêcher le bien. Les soldats neles aimaient guère, et, du reste, les soldats n’aimaient point laConvention davantage. C’était, on peut le dire, malgré cetteassemblée que la gloire française brilla, en ce malheureux temps,d’un éclat que l’Empire sut à peine surpasser.

Les deux personnages dont nous parlons étaientdonc des représentants au petit pied, des racines cubiques deconventionnels, des extraits de marauds, enfin, s’il estpermis d’employer un terme de si mauvaise compagnie, même pourcaractériser la position la plus souillée que l’homme politiquepuisse tenir.

Celui qui venait de Vannes s’appelaitBertin ; celui qui venait de Redon avait nom Thomas. –C’étaient tous les deux des gens d’un certain âge, à la physionomieinsignifiante, si elle n’eût révélé leur bas instinct de rapine etde cruauté. À peine est-il besoin de dire que c’étaient eux quiavaient la direction effective de l’expédition. Sous la République,en effet, époque d’invraisemblable tyrannie, le chef militairecommandait seulement lorsqu’il y avait des balles ou des boulets àrecevoir.

Le citoyen Thomas et le citoyen Bertin furenttrès-médiocrement satisfaits de se rencontrer. La présence ducitoyen Thomas parut au citoyen Bertin un double emploi, et lecitoyen Thomas regarda la venue du citoyen Bertin comme une puresuperfétation. Il y avait au château de Graives un trésor, et lavoix publique allait jusqu’à dire que le fameux diamant, ci-devantde la couronne, le Régent, y était caché ; mais cetrésor, quel qu’il fût, perdrait moitié à être partagé. Nos deuxcitoyens étaient assez forts en logique pour admettre cettedernière supposition sans conteste.

 

Or il fallait bien que le proconsul de Vanneseût sa part : il était de nécessité que le représentant deRedon eût la sienne, sans parler des commissaires de Paris. Donc,voici ce qui arrivait, et c’était déplorable : Bertin avaitcompté partager seulement avec son chef de file de Vannes, lesagents supérieurs de Paris, et la République s’il en restait ;maintenant, il se trouvait forcé de partager avec Thomas, lequelavait derrière lui une hiérarchie identiquement pareille, de mainstoujours ouvertes pour prendre, toujours fermées pour restituer. –Qu’on juge si Bertin et Thomas devaient se voir d’un bonœil !

Quant aux deux chefs militaires, à qui ondevait un an de solde, quant à leurs soldats, qui n’avaient pas desouliers, ils venaient chercher un trésor, comme les garçons decaisse de la Banque vont toucher un bordereau. Peu leur importaitla destination de ce trésor ; ils étaient instrument depuisles pieds jusqu’à la tête ; on se servait d’eux en ce tempscomme d’une arme bien trempée, apte également aux actions héroïqueset aux vols de grand chemin.

En entrant au château, Bertin et Thomassecouèrent, comme deux barbets, leurs grotesques tricornes et lesdraperies déteintes de leurs écharpes tricolores, en se jetantréciproquement de fauves regards. Puis, ayant débouclé le ceinturonde leurs inoffensives épées, afin de se mettre à l’aise, ilsprocédèrent à la visite du manoir. Autre désappointement : lemanoir était vide. Une fois la porte principale forcée, nulobstacle ne les arrêta plus. C’était bien mauvais signe. On avaitsans doute abandonné le château ; on avait peut-être emportéle trésor.

– Citoyen, dit le lieutenant Morest à sonreprésentant, nous aurons été prévenus.

Le capitaine Jolly en dit autant à sonsurveillant.

Ce commun déboire rapprocha un instant lesdeux rivaux. Ils se consultèrent, et le résultat de leur conférencefut d’ordonner de nouvelles recherches.

– Courage, citoyens ! s’écriaBertin ; le vieux ci-devant se cache quelque part, et jeprends sur moi, au nom de la République, – une et indivisible, – depromettre une paire de sabots toute neuve au défenseur de la patriequi découvrira ce vil ennemi du salut public !

On ne donnait pas tous les jours une paire desabots aux défenseurs de la patrie. Cette généreuse promesse ranimaleur ardeur, et ils se précipitèrent en tous sens dans les galeriesabandonnées du château.

Vers le point du jour, après avoir fouilléinutilement les moindres recoins, ils se crurent enfin sur lapiste. Un soldat fit remarquer que la muraille extérieure de l’aileorientale était d’une épaisseur inusitée. Aussitôt on se mit àl’œuvre. Les pioches et les pics allèrent leur train, et, malgré lasolidité de cette antique maçonnerie, la besogne avançarapidement.

Mais la cachette n’avait qu’un étage ;elle se trouvait au centre de la muraille, comme ces trous que lafermentation ouvre dans les massifs fromages de Parme. Pour larencontrer, il ne fallait percer ni trop haut ni trop bas. – Onperça trop bas.

Il y eut néanmoins un moment où les sapeursapprochèrent si près de la chambre secrète, que l’ébranlementéveilla les sens émoussés du vieux marquis de Graives. Ce fut alorsqu’il se leva pour placer près de lui le baril et la mèche.

Les soldats travaillaient, conduits par lecapitaine et le lieutenant. Ni le citoyen Bertin, ni le citoyenThomas n’étaient la pour les guider. – Que faisaient donc cesdignes soutiens de l’égalité ? étaient-ils descendus auxcaves, afin d’abreuver leur vertueux larynx d’une liqueurcontre-révolutionnaire ? Nous ne prétendons point affirmerqu’ils fussent incapables d’une action pareille, mais, pour lemoment, ils avaient, en vérité, bien autre chose en tête. On leuravait dit que le Régent, ci-devant diamant de la couronne,était caché à Graives ; ils voulaient trouver leRégent.

Rien n’affriande les voleurs comme un monceaud’or, représenté par une valeur qui tient dans le creux de lamain.

– Si je le trouve, disait le citoyenBertin, je le cacherai sous mon aisselle.

– Si l’Être suprême permet que je mettela main dessus, pensait le citoyen Thomas, je l’avalerai comme uneprune.

Et ils songeaient à la joie de leurs épouses,et aux carmagnoles de satin dont ces honnêtes citoyennes pourraientdésormais se revêtir aux solennités de la guillotine. – Nos deuxminiatures de représentants se mirent donc à fureter chacun de soncôté, songeant à la République un peu moins qu’au roi de Prusse, etpromettant un cierge à la déesse de la Raison, au cas où leurchasse serait heureuse. En furetant, ils eurent ensemble la mêmeidée, ce qui, à titre d’exception, confirme la fameuse règle :les beaux-esprits se rencontrent.

Le citoyen Bertin, qui se trouvait alors aurez-de-chaussée, se frappa le front ; – le citoyen Thomas, quivisitait les combles, exécuta le même geste, indice certain del’enfantement d’une idée, et tous deux sortirent, l’un par la portede la cour, l’autre par la porte du jardin. Arrivés au bas desperrons opposés, ils décrivirent deux courbes concentriques dontles arcs devaient nécessairement se rejoindre. Cette manœuvre lesamena au pignon de l’aile orientale, vis-à-vis de l’endroit où lessoldats travaillaient à l’intérieur, et juste sous la meurtrièrequi ventilait la chambre secrète.

Voici quel était leur calcul. – Tous deuxavaient remarqué, lors de la reconnaissance préalable que fonttoujours au dehors les habiles dans la gaie science des visitesdomiciliaires, reconnaissance qui donne en gros le plan deslocalités, tous deux, disons-nous, avaient remarqué une petiteporte basse, vermoulue, condamnée d’apparence, et sur laquelle secroisaient les pousses chevelues du lierre. Cette petite portesemblait n’avoir point servi depuis un siècle ; mais on nefait pas usage de cachette tous les jours : s’il y avait unecachette, cette porte devait y communiquer directement ouindirectement.

Or les travailleurs faisaient un infernaltintamarre ; il était possible que le vieux marquis, effrayé,voulût s’échapper par cette voie, – en supposant toujours qu’il yeût une cachette, et que le vieux marquis y eût cherché un abri. Ceraisonnement, on en conviendra, n’était pas très-mauvais, les deuxprémisses valaient quelque chose, la conclusion seule tombait àfaux : la poterne, en effet, communiquait seulement avecl’ancien arsenal du château, où achevaient de s’oxyder côte à côtedeux vieilles coulevrines et trois ou quatre douzaines d’arquebusesà rouet.

 

Quoi qu’il en soit, le citoyen Bertin et lecitoyen Thomas, laissant les défenseurs de la patrie continuer leurœuvre de dévastation, s’installèrent sous l’épais couvert du parc,à quinze pas l’un de l’autre, et sans se voir. Ils couvaientavidement de l’œil la poterne, s’attendant à chaque instant à lavoir s’ouvrir et donner passage à un vieillard débile qui selaisserait dépouiller et assassiner sans résistance.

La porte ne s’ouvrit point, mais, tandis quenos deux champions gardaient obstinément l’affût, les bassesbranches des arbres s’agitèrent légèrement, et un pas, bondissantet vif comme celui d’un chevreuil, se fit entendre sous lecouvert : le citoyen Bertin se croyait seul, le citoyen Thomasaussi. Tous deux dressèrent l’oreille, et cherchèrent à percer del’œil l’épaisseur du fourré. – Ils ne virent qu’un enfant, uncharmant enfant au visage doux et timide, qui attachait sur lechâteau un mélancolique regard.

L’enfant, lui aussi, se croyait seul. Ils’approcha de la muraille, et s’appuya d’un air distrait à lapoterne.

– Si je ne la retrouvais pas !murmura-t-il.

Puis, avec la versatilité de son âge, il donnasans doute son esprit à d’autres pensées, car une subite gaietévint épanouir sa lèvre, et il se mit à chanter le fameux pot-pourrimorbihannais dont le second couplet termine notre dernierchapitre.

C’était Janet Legoff qui courait le pays, à larecherche de sa jeune dame.

Lorsque Mme de Thélouarsvint à la meurtrière, et prononça son nom pour la première fois,Janet saisit seulement un bruit vague et inarticulé, car les paroisde la meurtrière, disposées en entonnoir, arrêtaient le son aupassage, et le rejetaient à l’intérieur ; la seconde fois ilentendit tout à fait, mais, à cause de l’effet acoustique que nousvenons de mentionner, il ne reconnut point la voix de sa maîtresse,et regarda tout autour de soi en disant :

– Qui m’appelle ?

À ce mot, nos deux factionnairestressaillirent. Ils se crurent découverts, et, suivant leurhabitude, leur premier mouvement fut d’avoir peur. Mais ce n’étaitqu’un enfant ! Ils se rassurèrent, en ayant soin toutefoisd’armer leurs pistolets.

Janet tressaillit à son tour, bondit en avantcomme un jeune faon, et disparut légèrement derrière lesarbres.

Mais il ne s’éloigna point. Il avait déjàvisité le manoir de Lanno-Carhoët et les maisons environnantes.Nulle part on n’avait pu lui donner des nouvelles de sa maîtresse.Chemin faisant, il avait appris que les bleus s’étaientarrêtés au château de Graives, et, sans trop savoir pourquoi, ilavait dirigé sa course de ce côté. Cette voix mystérieuse etinconnue qui l’appelait par son nom lui donna à penser ; il secoula d’arbre en arbre, sous les épais feuillages du parc, et rôdaautour du château.

Nul indice ne se présenta d’abord pour fixerses incertitudes. Toutes les portes étaient ouvertes, mais onapercevait partout à l’intérieur des uniformes de soldats ;tenter de s’introduire eût été une inutile folie. Janet, forcé dedemeurer à distance, hésitait grandement, et se demandait déjà simieux n’eût valu porter ailleurs ses recherches, lorsque sonregard, baissé vers la terre, découvrit sur le sol amolli parl’orage de la nuit les traces du sabot d’un cheval. Il se penchavivement. Les traces étaient doubles : c’étaient d’abordcelles d’un palefroi, empreintes légères, mais irrégulièrementfrappées et entremêlées de fréquentes glissades sur la glaisehumide ; c’étaient ensuite les marques plus profondes du passûr et ferme d’un mulet.

Janet se releva d’un saut. Une vive rougeurcouvrit sa joue. Son regard petilla d’intelligence et de joie. Ils’élança au travers du parc, et gagna un petit tertre où il avaitattaché son cheval.

– C’est elle ! oh ! ce doitêtre elle ! se disait-il.

L’enfance, d’ordinaire, n’est pas irrésolue,parce qu’elle ne réfléchit point. Pour employer une expressionpresque proverbiale, elle ne doute de rien ; maisJanet n’était pas un enfant comme les autres. Au moment de piquerdes deux, son œil se tourna pensif vers le château de Graives, dontil apercevait, de cette position élevée, les plus basses fenêtrespar-dessus les arbres.

– Si elle n’y était pas !pensa-t-il.

Et l’idée de la responsabilité qu’il assumaitsur soi, du mal que pourrait causer une indication fausse outéméraire, lui traversa l’esprit, et refroidit brusquement sonardeur. Une erreur pouvait en effet égarer les secours, et rendremortel le danger d’Henriette et de son fils, qui peut-être, en cemoment, étaient sur le point de tomber au pouvoir de leurs cruelsennemis.

Un point blanc se montra sur la noire surfacedu pignon du château, et attira l’attention de Janet. Cet objetremuait. Janet s’orienta et acquit la conviction que ce point blancse trouvait juste au-dessus de l’endroit où naguère il avaitentendu prononcer son nom. – Au lieu de monter à cheval, ildescendit avec précaution le tertre, et se glissa de nouveau sousle couvert.

Cet objet était la main d’Henriette, qui avaitaperçu Janet sur le tertre, et qui l’appelait comme on appelle unedernière espérance. La pauvre femme l’avait entendu s’éloigner avecangoisse, et, désespérant de se faire entendre, elle déchira unepage de ses tablettes, sur laquelle elle traça quelques mots à lahâte. L’aspect de M. le marquis de Graives qui, toujoursimmobile et muet comme une statue de bronze, semblait avoir oubliésa présence, et s’absorbait dans l’attente de la mort, la glaçaitet la tuait. Sans se rendre compte de son vague espoir, et plutôtpour s’isoler de ce froid visage de vieillard, véritablepersonnification du trépas, Henriette regagna la meurtrière, ettenta de passer sa tête par l’ouverture, afin de voir au pied de lamuraille. L’ouverture était beaucoup trop étroite, mais Henrietteréussit à détacher une pierre, qui roula en morceaux àl’intérieur.

Alors elle put se pencher et regarder.

Immédiatement au-dessous d’elle, un dômeopaque de branchages entrelacés lui cachait le sol ; à droiteet à gauche il y avait deux éclaircies. Par la première, Henriettevit le citoyen Thomas ; par la seconde, le citoyen Bertin.Tous deux avaient le cou tendu, et dévoraient des yeux lapoterne.

– Pauvre Janet ! pensa la jeunefemme ; – ils vont le tuer.

Et pourtant, l’instinct de conservation etl’amour de mère, surexcités en elle par l’horreur de sa situation,ne lui permirent point de repousser cette dernière chance de salut.Elle entendit le pas léger de l’enfant, et n’eut pas le courage del’avertir que deux hommes étaient là, cachés, – deux ennemis.

Janet avançait toujours.Mme de Thélouars enveloppa un fragment depierre dans son billet, afin que le tout pût percer la voûte debranchages, et le laissa tomber.

L’effet fut tel, qu’elle ne pouvait point s’yattendre.

Un double cri retentit : le citoyenBertin et le citoyen Thomas s’élancèrent à la fois.

– Le Régent !dirent-ils en même temps.

Ils se rencontrèrent auprès du billet quigisait à terre, et se regardèrent stupéfaits. Puis leurs yeuxs’allumèrent, et, pour la première fois de leur vie sans doute,leurs mains cherchèrent instinctivement et de bon cœur la garde deleur épée.

– Arrête ! dit brutalement lecitoyen Bertin, ce diamant est à moi.

– Tu mens ! s’écria Thomas, quicouvrait le billet de son épée nue ; ce diamant est àmoi ; personne n’y touchera !

– C’est ce que nous allonsvoir !

Ils s’attaquèrent, cherchant à se prendre partrahison, et songeant bien plus, malgré leur avidité passionnée, àse couvrir qu’à frapper.

Le prétendu diamant restait entre eux, commeun prix attendant son vainqueur.

Mais, au plus fort de la bataille, un enfant,un sylphe ! passa sous leurs épées croisées avec la rapiditéd’une flèche, se pencha, se redressa et disparut.

– Le Régent !clamèrent ensemble les deux antagonistes en baissant leursépées.

Le billet en effet n’était plus là.

Le citoyen Bertin et le citoyen Thomas,rapprochés par cette catastrophe, se précipitèrent de compagnie surles traces du ravisseur. Ils arrivèrent à temps pour le voirenfourcher son cheval et partir au grand galop.

Henriette aussi, les mains jointes et les yeuxau ciel, vit son jeune sauveur prendre la direction de Ploërmel.Tandis qu’elle pleurait de reconnaissance, en remerciant Dieu, etque les deux citoyens s’arrachaient les cheveux en chœur, cesderniers eurent la mortification d’entendre de loin la voix duPetit Gars qui, claire, argentine, moqueuse, leur envoyait, enguise d’adieu, ce troisième couplet de sa bizarrechanson :

 

Le soir on danse sur l’aire,

Sur l’aire à battre le blé.

Ah ! dame, il fait bon danser

Quand vient la brune…

Et vous, gars à marier,

Cherchez fortune !

IV. – DEUX COUPS DE PISTOLET.

Henriette demeura longtemps à genoux. Elleavait suivi de l’œil, tant qu’elle avait pu, la course rapide deJanet, qui, brandissant de loin son chapeau de paille au-dessus desa tête, semblait promettre un prompt retour.

Quand elle rentra dans l’intérieur de lacellule, un sourire presque joyeux embellissait son charmantvisage. Elle mit au front du petit Alain, qui s’était rendormi, unbaiser plein de passion maternelle.

– Armand te reverra, dit-elle. Oh !puisses-tu être sauvé, et que Dieu prenne ma vie !

Puis, se souvenant tout à coup qu’elle n’étaitpas seule, elle s’élança, souriante, vers le vieux marquis, afin delui faire partager sa joie. Celui-ci était toujours immobile :il avait déposé son livre d’Heures, et priait mentalement, trouvantsans doute que l’ennemi tardait bien à paraître.

– Monsieur mon oncle, cria gaiementHenriette en serrant dans ses blanches mains les mains ridées duvieillard, – nous allons être sauvés !

– C’est par là qu’ils doivent venir,répondit le marquis en montrant un angle de la cachette ; –c’est l’endroit faible… N’ai-je point vu remuer unepierre ?

– Non, monsieur mon oncle. Lesdémolisseurs se sont éloignés. On n’entend plus leurs coups, dontle retentissement funèbre me brisait l’âme… Écoutez ! J’aienvoyé un message à M. de Thélouars. Il vavenir !

Le vieillard n’entendait pas. Il se méprit àl’enthousiasme qui brillait dans les traits de sa nièce, et crutqu’elle aussi attendait le dénoûment avec impatience. Cette idéeétait peut-être la seule qui désormais pût l’émouvoir puissamment.Il regarda Henriette avec des yeux où se peignait une admirationsans bornes.

– C’est un noble sang que le sang desCarhoët ! murmura-t-il. Vos pères furent de vaillants cœurs,madame ma nièce, et vous êtes bien leur digne fille !… Oui,ajouta-t-il avec mélancolie, vous aviez devant vous de longs jours,pleins de tendresse et de joie, madame, car vous êtes heureuse mèreet heureuse épouse… Et pourtant, lorsque la mort vient vers vous,lente, cruelle, inévitable, vous l’attendez le sourire aux lèvreset l’allégresse au front… C’est beau, madame !

– Que parlez-vous de mort ? voulutinterrompre Henriette.

– Oh ! c’est beau ! point defausse modestie !… Votre rôle fait honte au mien… Moi, je suisun vieillard ; mon sacrifice est dérisoire. Ce sont quelquesjours solitaires et tristes, quelques semaines peut-être, que jedonne à Dieu et au roi… Vous, c’est une vie entière, une viedouble, car votre unique enfant ne vous survivra point.

– Mais écoutez-moi, par pitié !s’écria Henriette ; vos paroles me torturent… Mon fils !Oh ! Dieu ne peut vouloir qu’il meure…

– Que je voudrais être à votre place, mafille ! reprit encore le vieillard ; – que votre mortsera belle devant les hommes et devant Dieu !

– La mort ! toujours la mort !murmura Henriette dont toute la joie s’enfuyait devant cettelugubre éloquence ; – si je pouvais lui faire comprendre…

Elle se pencha vivement à l’oreille dumarquis, et cria de toute sa force :

– Il va venir ! il vavenir !

Le vieillard parut avoir entendu ce derniermot.

– Chut ! fit-il avec mystère ;je le crois comme vous, madame ; ils vont venir… par là… C’estpar là que je les attends… mais, de par Dieu ! ils netrouveront point ce qu’ils cherchent. Écoutez-moi, vous êtes dignede me comprendre, et je suis sûr qu’au moment suprême vous nefaillirez point. Je n’entends plus ; je vois à peine ;ils pourraient me surprendre, et ce serait, madame, un terriblemalheur !… Lorsqu’ils arriveront, lorsque les coupsébranleront les dernières pierres, faites un signe, etalors !…

M. le marquis de Graives, dontl’enthousiasme semblait aller croissant, ne finit point sa phrase,mais il saisit la mèche, et fit le geste de l’approcher dubaril.

Henriette comprit à demi ce que signifiaitcette menaçante pantomime : elle se précipita sur le baril, etreconnut alors ce que le lecteur a deviné depuis longtemps, savoirque le baril était plein de poudre.

À ce moment, comme si tout se fût réuni pourl’accabler, les coups recommencèrent, plus rapprochés et plusvigoureux.

La pauvre femme poussa un cri déchirant ;et, prenant son enfant dans ses bras, elle se réfugia à l’angle leplus éloigné de la cachette.

– Je m’étais trompé, murmura le vieillardavec une tristesse mêlée d’orgueil ; – je vois que ce n’estpas chose si banale que d’envisager la mort sans frémir, et que jen’ai pas vécu assez encore pour voir le cœur d’une femme s’égalerau courage du vieux soldat.

Il détourna froidement ses regardsd’Henriette, pour épier le premier indice de l’invasion desrépublicains.

– Armand ! Armand ! ausecours ! cria Mme de Thélouars dont latête se perdait.

** *

Le cheval de Janet Legoff était vite, et Dieusait qu’il l’éperonna comme il faut. Il avait déplié le billet, etil savait lire. Plus de doute maintenant. Sa jeune maîtresse étaitlà, en péril de mort.

– Armand ! au secours ! disaitla pauvre femme, sur le papier comme de vive voix.

Janet allait comme le vent.

Son cheval épuisé tomba mourant à trois centspas du manoir de K… Janet prit sa course, sans donner un regard àson fidèle compagnon, et atteignit la porte en quelquessecondes.

Les chefs étaient assemblés ; on voulutle faire attendre, mais qui eût pu dès lors empêcher Janet Legoffde faire sa volonté ? Il repoussa les sentinelles qui avaientbien le double de sa taille, prit passage de vive force, et tombacomme une bombe au milieu du conseil assemblé.

 

– Pardon, excuse ! dit-il enessuyant les gouttes de sueur qui collaient ses cheveux à sonfront, et ruisselaient tout le long de sa joue rose ; – j’aitrouvé notre jeune dame, et faut pas perdre de temps !

– Où est-elle ? s’écriaM. de Thélouars.

Quelques royalistes, et, parmi eux, les deuxfils du marquis de Graives, se prirent à murmurer les mots de bienpublic et d’intérêt du parti.

– Où est-elle ? répéta Armand ;messieurs, vous ne me refuserez point votre aide !

– Nous avons une lourde tâche… commençaen hochant la tête l’aîné des fils de M. de Graives.

Janet le regarda en dessous.

– Où est-elle ? dit-il. Elle est auchâteau de Graives, que les bleus saccagent à l’heure où je vousparle.

Les deux Bellissant n’eurent garde decontinuer leurs objections. Ils se levèrent des premiers, et unquart d’heure après, toute la petite troupe était en route, savoir,les gentilshommes au galop, et les paysans au pas de course. Janet,monté sur un cheval frais, devançait tout le monde. Il s’était arméjusqu’aux dents ; ses traits enfantins et réguliersrespiraient l’ardeur des batailles.

Mais il ne devait point y avoir de bataille.Ce qui nous reste à raconter est autre et plus terrible qu’uncombat.

La vue d’un cavalier fuyant à toute brideavait donné à réfléchir au citoyen Thomas, ainsi qu’au citoyenBertin. Ils revinrent au manoir de fort mauvaise humeur, firentdonner encore çà et là quelques coups de pioche, et tinrentensuite, à l’écart, une sorte de conseil.

– Citoyen, dit Thomas, nous étions venustous les deux, je le vois, dans le même but : nous voulionsnous emparer du Régent…

– Pour le compte de la République !interrompit Bertin avec emphase.

– Évidemment ! reprit Thomas. Lediamant ci-devant de la couronne n’eût fait que passer entre nosmains pures et incorruptibles… Mais, à l’heure qu’il est, leRégent court la poste.

– Ce n’est que trop vrai ! soupiraBertin.

– L’homme qui l’emporte pourrait biennous attirer sur le dos les cohortes contre-révolutionnaires.

– Je pense que cela n’est pasimpossible.

– Je n’ai pas peur, citoyen Bertin.

– Je suis sans crainte, citoyen Thomas…mais…

– Au fait…

– La République a besoin de nous.

– La République en a très-grandbesoin !

– Je ne vous parle pas de fuir…

– Je repousserais avec indignation unepareille ouverture.

– Je le sais, citoyen Thomas, j’en suispersuadé plus que vous ne pouvez croire… Je propose seulement desonner la retraite.

– Celle des dix mille a immortaliséThémistocle, fit observer Thomas, qui n’était point unignorant.

– Je crois que vous voulez dire Xénophon,rectifia Bertin.

– Thémistocle ou Xénophon, je m’en batsl’œil, citoyen… Vous proposez la retraite ?

– Sauf meilleur avis, citoyen.

– Je me rends à vos raisons, dit Thomasavec un sérieux fort méritoire.

Et les défenseurs de la patrie s’en allèrentcomme ils étaient venus, les mains vides et les pieds nus. – Pourne pas blesser toute vraisemblance, nous avouerons néanmoins queles poches incorruptibles du citoyen Thomas, et aussi celles ducitoyen Bertin, donnèrent asile à une foule de menus objetsprécieux dont la République ne profita guère.

 

De sorte que, lorsqueM. de Thélouars et ses compagnons arrivèrent devant lechâteau de Graives, les bleus étaient en route pour Vannes et pourRedon depuis une heure. Les deux fils du marquis n’hésitèrent pasun seul instant ; les indications de Janet Legoff leur avaientappris où se trouvait Mme de Thélouars, etsans doute le marquis était auprès d’elle.

Ils firent attaquer aussitôt la première destrois portes qui conduisaient à la cachette.

Le bruit des leviers vint réveiller l’angoissedans le cœur de mère d’Henriette de Thélouars. Depuis une heureenviron qu’elle n’entendait plus rien, son épouvante s’étaitcalmée ; elle commençait à espérer. Mais ce fracas quiretentissait dans une autre direction lui annonçait de nouveauxefforts.

La première porte était la plus faible, ellefut rapidement brisée.

Lorsque les barres de fer attaquèrent laseconde, l’âme d’Henriette fut déchirée. La mort approchait, lamort pour son enfant.

Elle leva son regard effrayé surM. de Graives. Le vieillard était immobile : iln’entendait rien encore.

La seconde porte résista plus longtemps que lapremière, mais elle céda enfin ; un bruit confus de voix et depas se fit entendre, et un violent coup de pince ébranla le chêneépais de la porte intérieure de la cachette.

Henriette tomba lourdement à genoux, etcouvrit son fils de ses mains croisées.

M. le marquis de Graives, au contraire,se leva de toute sa hauteur, et jeta sur la porte un regardétonné.

– Je ne les attendais pas de ce côté,murmura-t-il ; – qu’importe ?

Il remua du doigt la poudre qui recouvrait lebaril, et prit la mèche en main.

– Henriette ! Henriette ! dit àce moment au dehors la voix de M. de Thélouars.

La jeune femme se leva à demi. Son œil brilla,sa poitrine battit. Une joie délirante, et qu’il ne faut pointessayer de décrire, envahit son cœur.

– C’est lui ! mon Dieu ! c’estlui ! murmura-t-elle en se traînant vers la porte.

La voix de M. de Graives luirépondit, grave, monotone, résignée ; elle disait :

– De profundis clamavi ad te,Domine ; Domine, exaudi vocem meam !

En même temps, il approcha la mèche de lalampe.

– Armand ! râla Henriette quipouvait parler à peine ; – hâte-toi, il va noustuer !

Mais la porte, robuste barrière, ne cédaitpoint encore, et M. le marquis de Graives prétendait mourir àpropos. Il lui fallait la vue de l’ennemi pour sanctionner ledernier acte de sa vie. Ce n’était point un suicide qu’il voulaitcommettre ; les âmes héroïques comme était la sienne ne saventpoint subroger leur main à la main de Dieu, pour hâter une mortconvoitée. Elles attendent, parce qu’elles sont fortes poursouffrir aussi bien que pour oser. S’il voulait mourir, c’était enchrétien et en soldat : s’il ne laissait pas le soin de sontrépas aux balles républicaines, c’est qu’il croyait devoir, enmourant, anéantir le dépôt qu’il ne pouvait plus défendre.

Il ne se hâta donc point, et, retenant lamèche suspendue au-dessus de la lampe, il continua sa funèbreprière :

– Fiant aures tuæ intendentes invocem deprecationis meæ.

– Armand ! Armand ! criait lapauvre Henriette.

Les coups redoublaient, etM. de Thélouars répondait :

– Me voici ! une minute encore, etje suis près de toi !

Une minute !… Henriette se sentaitdevenir folle. Tantôt elle priait Dieu, tantôt elle se traînait auxpieds du vieillard qui ne l’entendait pas et ne voulait point lavoir.

Un dernier coup de levier fit sauter unfragment de la porte. M. de Graives mit la mèche sur lalampe en disant :

– Si iniquitatemobservaveris…

Une autre planche tomba. – Le vieillardinterrompit sa prière, et dit avec enthousiasme :

– Mon Dieu, prenez nos âmes !

 

Mais, au moment où la mèche s’enflammait, unéclair illumina la cachette, un coup de pistolet se fit entendre ducôté de la meurtrière, et la lampe vola en éclats.

– Il y a temps pour tout ! dit aumême instant la joyeuse voix de Janet ; le Deprofundis n’est pas de saison.

Personne ne l’entendait dans la cachette, carHenriette, succombant enfin aux émotions poignantes quil’accablaient depuis douze heures, gisait sur le sol, privée desentiment.

Janet Legoff, cependant, faisait tous sesefforts pour voir ce qui se passait à l’intérieur de la cellule, oùne régnait plus qu’un sombre demi-jour. Nous voudrions bien dire aulecteur qu’il se trouvait là par l’effet d’un profond calcul, maispourquoi altérer la vérité ? Janet était un enfant. Impatientde voir le travail de ses compagnons traîner en longueur, il avaitvoulu, le premier de tous, porter à sa jeune maîtresse un signal desalut. Or, il était alerte et audacieux ; de branche enbranche, il parvint jusqu’à la meurtrière, à l’ouverture delaquelle il se cramponna.

Il arriva au moment où le vieillard commençaitle troisième verset de l’hymne mortuaire, et d’un coup d’œil ildevina tout. Prendre un de ses pistolets, viser la lampe, futl’affaire d’une seconde. – Le résultat prouva qu’il avait bienvisé.

Quand la lampe fut éteinte, Janet ne vit plusrien d’abord, et il s’effraya.

 

– Dépêchez-vous ! cria-t-il, commesi ses compagnons eussent pu l’entendre ; – qui sait quelleimagination va venir au vieux monsieur, maintenant !

Par le fait, en voyant la lampe s’éteindre,M. le marquis de Graives entra dans une violente fureur. Il sehâta, autant que ses vieilles jambes le lui permirent, vers lacavité d’où il avait retiré naguère le baril de poudre, et y pritun pistolet qu’il dirigea d’instinct vers la meurtrière. Mais il seravisa bientôt.

– Je n’en ai qu’un, pensa-t-il :avec quoi mettrai-je le feu au baril, si je perds cecoup !

Il revint donc vers la table, résolu à enfinir, – ce qu’il eût sans doute exécuté si Janet, dont les veuxs’habituaient à l’obscurité, ne lui eût brisé son arme dans la maind’un second coup de pistolet.

– Bien touché ! cria l’enfant quipoussa un long cri de joie.

M. de Graives lui répondit par ungémissement de profond désespoir. Il se laissa tomber sur sonsiége, et demeura plongé dans l’abattement le plus complet.

Par bonheur, il n’y resta pas longtemps.Quelques secondes après, les royalistes jetaient la porte endedans, et Mme de Thélouars était dans lesbras de son mari, remerciant Dieu, élevant avec transport sonenfant sauvé jusqu’à la bouche d’Armand, et se demandant si douzeheures d’angoisses n’étaient pas assez payées par cet instantd’inexprimable joie.

Quant à M. le marquis de Graives, il neperdit pas tout de suite sa mauvaise humeur, et fit à ses fils, quilui volaient son martyre, un accueil assez froid. Néanmoins,lorsqu’on lui eut rendu son cornet acoustique, et qu’on lui eutfait comprendre comment Janet Legoff l’avait empêché d’accomplirson funèbre dessein, il jeta un regard attendri vers un coin dugrand salon de Graives où M. de Thélouars tenait sa femmepressée contre son cœur.

– C’eût été dommage !murmura-t-il ; et, après tout, le dépôt est sauvé… Qu’onm’amène ce jeune drôle !

Janet arriva, le rouge au front et le chapeaude paille à la main.

– Tu aimes donc bien ta maîtresse ?lui dit M. de Graives d’un ton sévère.

– Ça, c’est la vérité, monsieur lemarquis.

– Et si j’avais été, par hasard, entreton pistolet et la lampe ?

– Dame ! monsieur le marquis.

– Qu’aurais-tu fait ?

– M’est avis que je vous auraisdit : Rangez-vous !

– Je suis sourd, je n’aurais pasentendu.

– C’est tout de même vrai, murmuraJanet.

– Eh bien, demanda encoreM. de Graives, qu’aurais-tu fait ?

– Dame ! monsieur le marquis, lapauvre jeune dame était là, par terre ; et le petit monsieurpleurait…

– Enfin, qu’aurais-tu fait ?

Janet Legoff releva tout à coup son regard, etdit d’une voix basse, mais ferme :

– Sauf votre respect, monsieur lemarquis, m’est avis que je vous aurais tué.

Les bonnes gens de Cournon disent, auxveillées, que le vieux seigneur sourit, et qu’il fit don au PetitGars d’une belle paire de pistolets.

Toujours est-il que ce fut là le premierexploit de Janet Legoff. Plus tard, il fit mieux encore. Son nom,qui devint célèbre dans les grandes landes de l’Ille-et-Vilaine, etdans les forêts du pays de Rieux, reviendra sans doute plus d’unefois sous notre plume, car il y a maints drames romanesques outerribles dans la vie guerrière du Petit Gars, telle que laracontent les bonnes gens de la paroisse de Cournon, en rôtissantleurs châtaignes sous la cendre.

LE VAL-AUX-FÉES

De Pontréan à Guichen, il y a une lieue deBretagne, c’est-à-dire un myriamètre et davantage. Le paysage estbeau tout le long de la route : à droite, dans la direction deMaure, s’étendent, à perte de vue, d’immenses forêts d’ajoncs queparsèment de vastes clairières, où le sol, rocheux et complétementbrûlé, ne peut pas même nourrir la stérile végétation des landes. Àgauche, c’est un pêle-mêle de petites collines, groupéestumultueusement et séparées par de microscopiques vallées, où lepommier trapu élève à peine sa tête ronde et verte au-dessus del’or ondoyant des moissons. Çà et là, une loge couverte en chaumes’accroupit à portée d’un monceau de décombres qui fut jadis unvaillant château. Ce qui reste du manoir domine encore lachaumière : on dirait que le loyal paysan de Bretagne n’apoint osé mettre sa girouette vassale au-dessus du rez-de-chausséedont les dalles poudreuses gardent peut-être l’empreinte du pied defer des chevaliers. Quelquefois, entre deux collines, on aperçoitla Vilaine qui montre timidement un lambeau de son mince ruban desatin. Un poëte de l’empire se pâmerait d’aise à voir cette modestenaïade qui a quelque chose d’académique dans ses contours ; ilsongerait au proverbial Méandre, et ferait à coup sûr plusieursmilliers d’alexandrins, dont Dieu nous préserve ! À l’horizon,les collines grandissent et se font montagnes ; les lointainsse teignent d’azur, tandis que le premier plan éblouit l’œil de sesjaunes reflets. Au sommet de quelque côte abrupte, dont le tapis debruyère se déchire çà et là pour laisser passer la dent noire etpointue du rocher, se dresse un magnifique château, entouré defutaies gigantesques, et mirant la campanille de son beffroi dansles eaux claires du lac qui dort au fond de la vallée.

Tout cela est d’un charmant aspect ; –mais, sur l’heure de midi, par une ardente journée d’août, toutcela est bien triste. La Vilaine est à sec, le lac croupit, lesmoissons coupées découvrent la poussière grisâtre du sillon ;la lande torréfiée exhale de chaudes et fades vapeurs ;l’horizon est en feu ; la route brûle, et le ciel pèse sur lecrâne des voyageurs comme pesait le plomb maudit des cachots deVenise sur la tête des captifs de Saint-Marc.

Or, c’était par une matinée d’août de l’année183…, et vers l’heure de midi, que je cheminais, le front bas etles pieds meurtris, sur la route de Pontréan à Guichen.

Après deux heures de marche, j’entendisderrière moi le bruit sourd d’un sabot de cheval frappant, àl’amble, la poudre épaisse de la route. C’était un Guichenais quirevenait de Rennes sur un bidet phthisique. Le bidet soufflaitdéplorablement, mais le rustre chantait et narguait le soleil sousson vaste chapeau de paille.

– Combien y a-t-il encore d’iciGuichen ? lui demandai-je au moment où il passait devantmoi.

– Toujours tout droit… faut pasmentir ! me répondit-il en soulevant son grand chapeau.

 

La réponse ne me parut point parfaitementcatégorique, et je repris :

– Avons-nous bien encore unelieue ?

– Une lieue ! répéta le Guichenaisd’un ton goguenard.

– Une demi-lieue ?

– Ma fâ dame nenni, notre monsieur.

– Combien donc ?

– Faut pas mentir !

Ce disant, le Guichenais souleva de nouveauson grand chapeau, et remit à l’amble son bidet poitrinaire. Je dusm’avouer que cette réponse évasive, dont abuse avec un sarcastiqueplaisir le paysan d’Ille-et-Vilaine, contient un précepteprofondément recommandable, et je continuai ma route en tâchant deme convaincre que c’était là une excellente plaisanterie.

Au premier détour de la route, je retrouvaimon Guichenais agenouillé auprès de son bidet, lequel gisait àterre et agonisait.

C’est toujours ainsi au champ d’honneur quemeurent les coursiers de Guichen ; il n’y a pas d’exemplequ’une seule de ces héroïques bêtes ait rendu le dernier soupir surla litière. – Le Guichenais se lamentait fort, et répétait sur tousles tons :

– Je suis ruiné, aussi vrai que jem’appelle Joson Férou !

Et il tâchait de relever son cheval, quiremuait convulsivement ses quatre pattes, et s’éteignait dans unsuprême accès de toux. Quand le bidet fut mort, le Guichenaisjoignit ses mains, courba la tête, et prononça avecaccablement :

– Faut pas mentir !

Ce dicton n’a point son pareil dans le monde.Il pourrait au besoin remplacer les vingt mille mots du vocabulaireet leurs diverses combinaisons.

La douleur du pauvre diable me toucha, et,oubliant ma rancune, je mis la main au gousset, d’où je tirai unepièce de six livres. Je la présentai à Joson Férou.

Il prit la pièce et la pesa. Puis il ôta sonlarge chapeau dont il tourna les bords entre ses doigts avecembarras.

– Not’ monsieur, dit-il, merci tout demême, ça, c’est la vérité ; mais la bête ne valait que quatrelivres dix sous… Ma fâ dame oui.

Ceci me fit augurer que cent écus de rentedevaient représenter à Guichen une écrasante opulence. – Il va sansdire que mon Guichenais me donna tous les renseignements que jevoulus. Il gagnait trente sous à la mort de son bidet, ce quicompensait bien un peu les angoisses de la séparation. Nous fîmesroute ensemble.

Nous venions de descendre une côte roide etbordée des deux côtés par des talus taillés à pic dans la pierrerose qui abonde aux alentours. La route se bifurquait au fond duravin. L’une des deux branches, étroit sentier peu fréquenté sansdoute, car le gazon croissait au milieu de sa voie, tournait àgauche, et se perdait en courant tortueusement dans lavallée : l’autre branche, qui était la continuation du grandchemin, grimpait en spirale le long de la côte opposée. – Ce lieuétait triste, désert, et son aspect sauvage me serra le cœur.

– Comment nomme-t-on ce ravin ?demandai-je au Guichenais.

– Sauf respect, notre monsieur, c’est leVal…

Joson s’interrompit et se signa.

– Le Val-aux-Fées, sauf respect !ajouta-t-il.

En Bretagne, ce gracieux nom de fée n’éveilleque des pensées de terreur. La fée bretonne est vieille, laide,noire, boiteuse, borgne, édentée, bossue, ridée, chauve etméchante. C’est à peine si les plus redoutables de nos portièresmodernes pourraient en donner une idée affaiblie.

En Écosse, on eût donné ce nom charmant deVal-aux-Fées à quelque délicieuse retraite, à l’un de cesromantiques paysages que Scott, le merveilleux artiste, nous arendus familiers. En Bretagne, le Val-aux-Fées est un sinistreentonnoir, dont la vue prédispose à ces méditations du genre leplus mélodramatique. Les deux rampes parallèles concentrent lesrayons du soleil et les rejettent, si ardents, au taillis quifoisonne au fond du ravin, que les branches de ce taillis portenten août déjà des feuilles jaunies et séchées : on dirait uneforêt de fagots. Le sol rougeâtre donne à la mouvante poussière duchemin des reflets de feu. En avant, une aride montagne, au sommetde laquelle se dressent les pans ébréchés d’une vieille muraille,barre la vue et repousse l’œil jusque sur le feuillage grillé duravin. En arrière, la route court, droite et roide, encaissée parde gigantesques talus qui surplombent, et menacent incessamment decrouler.

 

De sorte que, dans les idées bretonnes, le nomet le lieu s’accordent à merveille.

Joson s’était arrêté. Il regardait les ruinesen clignant de l’œil et semblait attendre une seconde question.Tout homme est un peu cicerone ; Joson était certes àl’abri de tout soupçon à l’endroit de l’archéologie, mais il savaitun conte et voulait gagner son écu de six livres.

Ma curiosité vint en aide à son envie.

– Qu’est cela  ? demandai-je encore,en montrant le sommet de la côte.

– Faut dire la vérité ! prononçaJoson avec une mystérieuse emphase ; – c’est le château deLucifer.

Joson s’appuya sur son mince bâton de cormierà massue, et se prit à siffler un de ces airs indigènes àpérilleuses cadences, qui peuvent durer trois jours sans jamaisretomber sur la tonique. Moi, j’avais dressé l’oreille, flairantune bonne vieille histoire.

L’histoire vint, vieille sinon bonne. – Jevais vous la dire telle à peu près que mon Guichenais me la contasur le revers d’un talus, à l’ombre d’un taillis de châtaigniers,en ponctuant chaque paragraphe d’un salut fort courtois et d’unsolennel FAUT PAS MENTIR.

I. – CINQ ANS.

Il y a bien des années, les gentilshommesavaient coutume de passer la mer pour s’en aller en terre sainte etcombattre les païens. Beaucoup partaient et ne revenaientpoint ; mais cela n’empêchait pas leurs fils de partir aprèseux, parce que les nobles de Bretagne, vieillards et jeunes gens,étaient de vaillants chrétiens.

Voici ce qui arriva une fois en temps decarême, la veille du saint dimanche des Rameaux.

Hervé de Lohéac, Martin Mortemer de Mauron,Yves Malgagnes et Gérard Lesnemellec, seigneur de Lern et du Val,s’en vinrent à la ville de Rennes sur leurs bons chevaux. C’étaientquatre francs batailleurs, ne craignant rien, si ce n’est Dieubeaucoup, et un peu le diable. Ils avaient fantaisie de prendre lacroix, afin de conquérir le tombeau du Sauveur qui était aux mainsdes infidèles.

Vers deux heures après l’Angelus demidi, ils frappèrent de compagnie à la porte de l’orfévre Pointel,que les bourgeois de Rennes, ses compères, avaient surnomméLucifer. Pointel était riche à tonneaux d’or et à tombereauxd’argent. Il avait, disait-on, du sang juif dans les veines, etpratiquait l’usure comme ont fait en tout temps les gens de cettenation ; mais il allait à la messe, ce qui enlevait toutprétexte honnête à ses dupes, qui l’eussent voulu de bon cœurlapidé. La seule vengeance qu’on se permît à son égard consistaiten cet étrange et emphatique sobriquet de Lucifer. On ne peuts’empêcher de penser que c’était là jeter au démon un crueloutrage, et, au fond de l’enfer, l’archange déchu doit s’irriteroutre mesure en se voyant rabaissé au niveau d’un trafiquantisraélite, – espèce si vile, race si profondément abjecte, quel’opulence elle-même est impuissante à la relever.

Mais ne mettons plus notre loquèle à la placedu récit de Joson.

Lucifer tenait à coup sûr le premier rangparmi les argentiers de Rennes. Il habitait un vaste édifice situésur les bords de la petite rivière d’Ille, et ses jardins, plantésd’arbrisseaux précieux et tout pleins de fleurs rares, s’étendaientau bord de l’eau, si loin, que l’œil n’en pouvait voir à la foisles deux extrémités. C’était un homme de quarante ans environ,petit, et portant sur son visage ce caractère d’avidité cauteleusequi est le propre des enfants d’Abraham. Il avait la taille voûtée,et ses cheveux commençaient à grisonner. Sa physionomie changeaitsuivant les circonstances ; elle était arrogante en face dufaible, humble vis-à-vis du puissant.

De notre temps, cet orfévre eût fait unbanquier recommandable.

Nos quatre barons, descendus de cheval à saporte, frappèrent bel et bien jusqu’à ce qu’un valet leur vîntouvrir.

– Va-t’en dire à ce chien deLucifer !… commença Yves Malgagnes.

Mais Hervé de Lohéac, qui était un seigneurprudent, l’interrompit.

 

– Ami, dit-il au valet, va, je te prie,et préviens maître Pointel que quatre nobles hommes désirentl’entretenir sur-le-champ.

Le valet obéit.

– Sainte croix ! murmura Malgagnes,c’est pitié de jeter sa courtoisie à un juif !

Les barons étaient alors dans un somptueuxvestibule dont les tentures faisaient grande honte aux pauvrestapisseries de leurs manoirs. Gérard Lesnemellec, seigneur de Lernet du Val, avait amené avec lui son fils unique, Addel, qui était àpeine âgé de seize ans. Le jeune homme regardait ces magnificencesavec une admiration naïve. Il s’approchait, il touchait le drapd’or, la soie et le velours ; il ne se pouvait point rassasierde voir et de s’émerveiller.

Par hasard, tandis qu’il faisait ainsi le tourdu vestibule, Addel souleva les draperies festonnées d’uneportière. Curieux comme on est à son âge, il avança vivement latête, afin de jeter son regard dans la pièce voisine. Mais toutaussitôt une épaisse rougeur colora son front ; il mit sesdeux mains sur son cœur, et demeura immobile, dans l’attitude d’unemuette contemplation.

Au milieu d’un petit salon tendu à la modeorientale, Addel venait d’apercevoir une jeune fille à peine sortiede l’adolescence. La jeune fille était belle de cette beauté noble,suave, choisie, que Dieu a laissée aux vierges d’Israël, parcequ’il y a toujours un rayon de clémence dans les orages du courrouxdivin. Elle était demi-couchée sur des coussins amoncelés. Songrand œil noir rêvait sous l’arc hautain d’un sourcil dereine ; un vague sourire venait par intervalle aux lignespures de sa bouche. De larges boucles, abondantes, noires etlustrées, ruisselaient le long de sa joue pâle. Elle tenait à lamain un luth de forme étrangère, dont les cordes, récemmentsollicitées, rendaient encore un vague et fugitif murmure.

Au mouvement que fit Addel, la jeune fille seretourna. En ces temps de chevalerie, l’amour était un culte, etl’enfance apprenait de bonne heure le code de cette galanteriemystique et contemplative qui est morte un beau jour, étouffée sousle poids des pédants ressouvenirs de la Renaissance. Addel mit ungenou en terre. La belle juive, un instant effrayée, rappela soncharmant sourire, et fit un digne et gracieux salut.

Addel fut sur le point de s’élancer verselle.

– Sainte croix ! dit à ce moment lagrosse voix de Malgagnes, – ce chien de mécréant a-t-il bienl’audace de faire attendre quatre bons gentilshommes !

Addel tressaillit. Sa main laissa retomber ladraperie ; son rêve était fini.

Avant qu’il pût se raviser, le valet rentra etdéclara qu’il avait ordre d’introduire les quatre barons. – Addelsuivit son père, non sans jeter de bien tristes regards vers laportière de soie.

– Qu’elle est belle ! sedisait-il.

Maître Pointel était assis dans un vieuxfauteuil de cuir à clous de fer, sans dorure. La simplicité, pourne pas dire la misère du réduit où il reçut ses nobles hôtes,contrastait singulièrement avec la splendeur des autresappartements.

 

– Messeigneurs, dit-il du plus loin qu’illes aperçut, quelle circonstance vaut au plus soumis de vos serfsl’honneur de votre visite ?

Ce fut Lohéac qui répondit.

– Maître, nous venons vers toi pourtraiter une importante affaire. As-tu quarante mille écus dans tescoffres ?…

– Dieu de Moïse !… c’est-à-diresainte Vierge ! s’écria Lucifer, – qui entendit jamais parlerde pareille somme ?

Hervé de Lohéac répéta froidement saquestion.

– Quarante mille écus ! répéta deson côté Lucifer ; – Dieu d’Abraham… c’est-à-dire par le saintnom du Christ ! je vous jure, mes bons seigneurs, que mapauvre escarcelle n’est point assez large pour contenir le quart decet immense trésor.

Martin Mortemer de Mauron fronça lesourcil ; Gérard Lesnemellec toucha la poignée de sadague ; Yves Malgagnes grommela force malédictions. Quant aujeune Addel, son esprit et son cœur étaient auprès de la bellefille qui tenait un luth dans sa blanche main, et dont la boucherose lui avait donné un sourire.

– Maître, reprit Hervé de Lohéac d’unevoix ferme et grave, je veux croire que les bruits qui courent surton compte sont des calomnies.

– Vous en pouvez faire serment,monseigneur.

– Tu es un bon chrétien…

– Un chrétien fervent et sincère, par laverge d’Aaron !… je veux dire par les saintsapôtres !

– Donc, poursuivit Lohéac, tu ne peuxpoint refuser de nous venir en aide… Ces quarante mille écusdoivent nous servir à gagner la Palestine, où nous mesurerons noslances contre les esclaves du démon.

– Mais je suis un pauvre homme.

– Misérable chien ! s’écriaMalgagnes à bout de patience.

Gérard Lesnemellec tira sa dague ; Martinde Mauron fit le geste de prendre Lucifer à la gorge. – Addel nevoyait rien de tout cela.

– Qu’elle est belle ! sedisait-il ; que ses cheveux sont noirs et doux ! qued’enchantements il y a dans son sourire !…

– Mes bons seigneurs, ayez pitié de votrehumble serviteur ! murmura Lucifer qui tremblait de tous sesmembres ; – les temps sont durs, et les hommes n’ont pointl’honnêteté que prescrit le Talmud… je veux parler de la divinedécade des commandements de Dieu… De faux frères m’ont emprunté monor, et je suis aussi dépourvu, à cette heure, que le plus pauvre detous les mendiants.

– Silence ! dit impérieusementLohéac. Avant de prodiguer ainsi le mensonge, écoute nospropositions. Il me faut, pour ma part, dix mille écus… Engarantie, je te donnerai ma seigneurie de Lohéac.

– Avec le château ? demanda Lucifer,dont l’œil avide rayonna subitement.

– Avec le château.

– Et les cinq paroisses ?… Et lafutaie de Tintaine ?

– Et la forêt de Tintaine, et les cinqparoisses.

– Je tâcherai, monseigneur.

– Moi, dit Malgagnes, pour dix mille écusqu’il me faut, je t’engage, chien de juif, mes prairies de Guignenet de la Féraudais, avec mon manoir de Malgagnes.

– Cela ne vaut pas Lohéac ; mais,pour vous obliger, monseigneur, je tâcherai.

C’était au tour de Mauron.

– Moi, dit-il, je mettrai entre tes mainsmaudites ma tour et mon domaine.

– C’est peu, répondit Lucifer.

– Je n’ai que cela.

– Je tâcherai… Cela fait trente milleécus.

Il ne restait plus que Gérard Lesnemellec.Lorsqu’il ouvrit la bouche, Lucifer composa subitement son visage.Gérard demanda comme les autres dix mille écus, sous la garantie deson domaine.

– C’est trop peu, répondit encoreLucifer, mais cette fois d’un ton péremptoire.

– Mon château de Lern est beau, repritGérard en insistant ; – le Val-aux-Fées, dont je suis maître,est fertile et vaut trois fois la somme que je te demande.

Lucifer savait mieux que personne la vérité deces paroles, car il avait souvent admiré la magnifique position duchâteau et la fertilité de la vallée. Nonobstant, il se roidit dansson refus.

– C’est trop peu, répéta-t-il.

Les trois autres barons voulurent plaider lacause de Gérard.

– Messeigneurs, dit Lucifer, je suis unpauvre marchand, laissez-moi, s’il vous plaît, traiter mes affairescomme je l’entends… Ce soir, chacun de vous aura ces dix mille écusqu’il m’a demandés, mais je ne puis rien faire pour le châtelain deLern.

– Que veux-tu de plus, demandacelui-ci.

– Qu’avez-vous de plus,monseigneur ?

Gérard se creusa la cervelle. Au bout dequelques secondes, il courba la tête et répondittristement :

– Je n’ai rien.

– Écoutez, reprit Lucifer. Je croiraispécher en mettant obstacle à votre saint pèlerinage. S’il vousplaît accepter ce que je vais vous proposer, vous aurez les dixmille écus en bonnes et belles pièces d’or, toutes neuves, àl’effigie de notre aimé seigneur, le riche duc, que Dieu veuillegarder de tout mal !

Les quatre barons se découvrirent et direntamen, puis Gérard reprit :

– Quelles sont tes prétentions ?

– Peu de chose… Le château de Lern et leVal appartiendront après vous à ce damoisel…, qui est beau et denoble mine, par Jacob !… je veux dire par saintCorentin !

– C’est vrai… Après ?

– Vous n’avez point d’autrehéritier ?

– Cela est encore vrai… Où en veux-tuvenir ?

– Monseigneur, vous plairait-il me vendrevotre châtellenie de Lern avec le Val, pour vingt mille écusd’or.

Gérard recula de trois pas et leva son lourdgantelet de fer qui eût brisé le crâne de maître Pointel aussiaisément qu’une noix.

– Oses-tu bien me proposer de déshéritermon fils Addel ! s’écria-t-il en fronçant terriblement sessourcils.

– Du tout, point, monseigneur – À Dieu neplaise que je veuille aucun mal à ce gentil damoisel… SeulementLern me plaît, le Val aussi : et si vous avez désir d’aller enterre sainte, il vous faudra subir mes conditions.

– Lern, mon voisin et ami, demandaMalgagnes, veux-tu que je lance ce fils de Satan dans larivière ?

C’était en vérité chose faisable : l’Illecoulait sous les fenêtres. Heureusement pour maître Pointel, Hervéde Lohéac s’interposa.

– Messieurs mes voisins et amis, dit-il,un meurtre serait une méchante préparation à notre pieux voyage.Tâchons de ramener cet homme à des sentiments meilleurs… Maître,as-tu dit ton dernier mot ?

– Je ne dis jamais mon dernier mot,monseigneur… Discutons… Ce gentil damoisel va-t-il, lui aussi, enPalestine ?

– Sans doute, répondit Gérard ; ilmourrait de déplaisir si je prétendais lui ôter cette occasion degagner de l’honneur.

– Hélas ! pensa Addel, qui s’étaitpris enfin à écouter : hier, ce matin encore, il en étaitainsi… Pourquoi l’ai-je vue, mon Dieu ! Pourquoi !…

– C’est au mieux, reprit Lucifer, et laquestion change. Je n’offre plus que dix mille écus, mais je vouslaisse vos domaines.

– À la bonne heure !

– À condition que vous scellerez dupommeau de votre vaillante épée un parchemin que je vais remplir àl’instant.

– Et que dira ton parchemin ?demanda Gérard avec défiance.

– Il dira que si messire GérardLesnemellec, seigneur de Lern et du Val, ou, à son défaut,l’héritier dudit seigneur, ne se présente pas dans le délai de cinqans et cinq jours pour payer à maître Pointel dix mille écus d’or,ledit Pointel deviendra, de fait et de droit, seigneur et maître duchâteau de Lern, du Val-aux-Fées et autres domaines dudit GérardLesnemellec.

Malgagnes, qui avait fait, pour suivre etcomprendre cette longue phrase, des efforts désespérés, secoua latête et dit d’un air profondément convaincu :

– Mon avis est qu’il vaudrait mieux jeterle mécréant à la rivière.

Martin Mortemer de Mauron fit un geste nonéquivoque d’adhésion.

– Consultez-vous, mon voisin et ami, ditLohéac à Gérard. C’est vous seul que cela regarde.

Lesnemellec réfléchit un instant.

– À la garde de Dieu ! s’écria-t-iltout à coup au bout de quelques secondes, en touchant l’épaule deson fils Addel ; – je suis robuste ; l’enfant est fort etnotre querelle est sainte… Ce serait grande mésaventure si l’un denous deux au moins ne revoyait point la terre de France avant cinqlongues années… J’accepte tes conditions, maître.

 

Lucifer frappa dans ses mains, et un valet,habillé comme ne le sont point d’ordinaire les serviteurs deschrétiens, montra sa tête à la porte entre-bâillée. Sur un signe,il apporta tout ce qu’il fallait pour écrire.

L’acte fut fait en un clin d’œil, car Luciferétait clerc habile autant que pas un. Gérard le scella du pommeaude son épée. Les trois autres barons consentirent desreconnaissances qu’ils ne lurent point, pour cause, et un fleuved’or coula sur les carreaux poudreux du réduit de Lucifer.

Quand le tout fut bien et dûment compté, lesquatre barons prirent congé, savoir : Hervé de Lohéac, par ungrave salut, Lesnemellec, par un sombre et silencieux regard, etles deux autres, par un franc : Va-t’en au diable, chien dejuif !

Addel sortit le dernier. En traversant lasomptueuse antichambre, il ralentit le pas de manière à demeurerseul un instant. Son cœur battait violemment. Il s’élança vers laportière et la souleva. Les carreaux de soie aux éclatantescouleurs étaient là encore amoncelés sur le moelleux tapis, mais iln’y avait plus de jeune fille sur les carreaux de soie. La chambreétait vide. – Addel laissa retomber tristement la draperie, etrejoignit son père, qui déjà se tenait en selle et tournait la têtede son cheval vers le manoir de Lern.

Tant que la distance permit d’apercevoir lademeure de maître Pointel, Addel tint son regard attaché sur lescroisées. Une fois, il crut apercevoir les plis d’une écharpe quis’agitait et flottait au vent. Il se découvrit alors et mit satoque, ornée d’un bouquet de plumes blanches, au bout du fourreaude son épée. Son cœur accompagna ce lointain hommage et revint auxpieds de la belle inconnue. Addel aimait. Il n’avait que seize ans,mais il était en ces vieux jours une tendresse naïve, timide et sipure ! – Il n’avait que seize ans, mais il portait lalance ; sa main et son cœur étaient forts : chez cesprédestinés au royal métier de chevalerie, l’homme devançait l’âge.Ils vivaient tôt, vite et bien, parce qu’ils vivaient tout près dela mort.

Lorsque les arbres de la route cachèrent enfinla maison de Lucifer, Addel se recueillit en lui-même et fêtasilencieusement son jeune amour.

 

Il ne s’était point trompé. C’était bien labelle juive qui, suivant des yeux la marche de la cavalcade, avaitagité son mouchoir en signe d’adieu. Rachel était la fille demaître Pointel. Son enfance s’était passée dans la retraite, selonles usages orientaux, car son père, affublé d’un masque chrétien,suivait en réalité, comme il a été dit déjà, les rites secrets dela religion judaïque. Rachel n’avait point vu souvent un si beaupage que le fils de Lern. Les vierges d’Orient sontinflammables ; néanmoins, si notre Guichenais ne nous eûtpoint positivement affirmé qu’elle se sentit éprise à la premièrevue, nous n’oserions point avancer cette circonstance romanesque etpeu vraisemblable.

 

Rachel, durant tout le reste de cette journée,donna son âme à une rêverie inconnue. Le soir, son père lui fitprésent d’un riche bandeau de pierreries.

– Je puis t’offrir cette bagatelle sansme faire plus pauvre, mon trésor, dit-il, en mettant sa boucheridée sur le beau front de Rachel. Aujourd’hui, j’ai gagné unefortune.

Et, en véritable trafiquant qu’il était,Lucifer se prit à narrer complaisamment le marché qu’il avait faitavec les quatre barons.

– Les trois premiers, dit-il enfinissant, m’ont signé une obligation qui me fera leur héritier,s’ils meurent en Palestine, – ce que puisse permettre le Dieu deJacob ! – L’autre n’a pas besoin de mourir. Dans cinq ans,s’il revient, ce sera pour demander l’aumône à la porte de sonancien domaine.

 

Le cœur de Rachel se serra.

– Pourquoi leur faire tant de mal,murmura-t-elle.

– Pour me faire beaucoup de bien,répondit Lucifer en ricanant. – Et dis-moi, ma perle, commenttrouves-tu ces turquoises qui reluisent doucement alentour de tonbandeau ?

Rachel soupira et garda le silence.

– C’est le prix de son malheur !pensa-t-elle ; – et, s’il revient avant cinq ans ?reprit-elle, tout en levant son grand œil noir sur le marchand.

– Il ne reviendra pas.

Rachel baissa les yeux et pria le Dieu deschrétiens d’avoir pitié du beau damoisel.

Quelques jours après, Hervé de Lohéac, MartinMortemer de Mauron, Yves Malgagnes, Gérard Lesnemellec et son filsAddel revinrent à Rennes avec une suite nombreuse d’hommes d’armeset de bons serviteurs. Ils reçurent la croix des mains de l’évêque,et se rendirent à l’église cathédrale afin d’entendre la messe dedépart.

 

Addel s’était placé le dernier et touchait labalustrade du chœur.

De l’autre côté de cette balustrade, une femmevoilée priait, dévotement agenouillée sur les froides dalles de lanef.

Cette femme était Rachel, la fille de maîtrePointel l’orfévre.

Au moment où les chevaliers allaient quitterla nef, elle releva son voile et montra son radieux visage. Addelcroyait rêver. La joie et la surprise paralysaient ses muscles. Ilrestait cloué au sol.

– Rachel, murmura-t-il enfin, je saisvotre nom ; car, depuis le jour où je vous ai vue, j’erre,soirs et matins, sur les bords de l’Ille, guettant un regard de vosyeux, interrogeant vos serviteurs, et devinant votre doux visagederrière le voile épais de vos rideaux jaloux… Je pars, Rachel, etje vous laisse mon pauvre cœur, qui souffre et ne veut plus guérirdu mal d’amour.

Rachel écouta ces mots sans colère. Tandisqu’elle écoutait, un fugitif incarnat colora sa joue pâle.

– Addel, répondit-elle en souriant avecmélancolie, je sais votre nom, moi aussi ; soirs et matins, jereste à ma fenêtre, tant que vous errez sur les bords de l’Ille…Mais vous êtes noble, et mon père est marchand ; vous êtespauvre, et nul ne saurait compter les opulents trésors de mon père…Aimer, pour nous, ce sera souffrir.

– Qui ne voudrait souffrir pour l’amourde vous, Rachel !

– Addel ! cria de loin la voixretentissante de Gérard Lesnemellec, qui était en selle sur leparvis.

La foule s’était écoulée sans que les deuxjeunes gens y eussent pris garde. Ils restaient seuls sous leshauts piliers de la nef.

– Adieu, dit Rachel, je vous donne moncœur et vous le garderai fidèlement pendant cinq ans.

– Pourquoi cinq ans ? voulutdemander Addel.

Mais la belle juive lui passa vivement audoigt un anneau d’or et s’enfuit en répétant :

– Cinq ans !

Addel éleva l’anneau d’or vers sa bouche, afinde le baiser. Sur le chaton, il y avait deux mots gravés. Addelépela lettre à lettre et parvint à déchiffrer :

– Cinq ans !

– Je reviendrai, dit-il ; cet ordre,quelle qu’en soit la cause inconnue, est sacré pour moi… Donc, aurevoir, dans cinq ans !

Les larges voûtes de la cathédrales’emparèrent de ces mots, et, de chapelle en chapelle, l’échoredit :

– Cinq ans !

Rachel s’était mise à genoux dans l’ombred’une colonne. Depuis huit jours, elle priait bien souvent le Dieudes chrétiens, qui était le Dieu d’Addel.

– Seigneur, dit-elle, faites qu’il sesouvienne !

II. – QUATRE MENDIANTS.

Joson fit trêve à ces derniers mots ; ilavait fini ce que je pourrais appeler le prologue de son récit, et,à part quelques divagations dont je me dois avouer coupable, à partquelques termes ambitieux que j’ai mis, par méchante gloriole, à laplace des bonnes et simples paroles du Guichenais, il faut que lelecteur croie bien que je n’ai rien ajouté à son histoire.

– Notre monsieur, me dit-il à cetendroit, – faut dire la vérité.

– Je ne m’y oppose point,répondis-je.

– Respect de vous, j’ai le gosier seccomme si j’aurais chanté au pupitre pendant trois heures devêprées.

Ma gourde était vide. Je fis le geste de larenverser.

– Dommage ! prononça Joson aveconction ; – tout de même, il y a une auberge au revers de lacôte, et, si c’est un effet, nous allons y aller. Vous me ferezl’honnêteté d’un verre de cidre ou deux.

– Ou trois, mon brave. Montons lacôte.

Ce fut donc assis commodément sur le banc debois d’un petit cabaret fort affreux à voir, les coudes sur latable, et en face d’un pot de cidre aqueux et singulièrement saturéd’acides, – du vrai piot, en un mot, – que Joson commençacette seconde partie de sa légende. Nous ferions mieux peut-être dele laisser parler ; mais (faut pas mentir !) ceux de noslecteurs qui ne font point domicile au joli bourg de Guichenauraient parfois peine à comprendre le style de Joson. Nouscontinuerons donc de traduire.

On parlait beaucoup à Guichen et à Pontréan,et à Lohéac, et aussi à Rennes, d’un chevalier qui faisaitmerveilles en terre sainte contre les païens. Le roi l’avait faitcomte, le duc l’appelait mon cousin, et pas un croisé n’avaitconquis une gloire égale à la sienne.

Aussi les ménestrels chantaient-ils sur tousles tons sa renommée, et l’on entendait de toutes parts retentir,au milieu des louanges, le nom du vaillant comte Addel.

Il y avait cinq ans que Gérard Lesnemellec,seigneur de Lern et du Val, était parti pour la Palestine, encompagnie de ses trois voisins et amis. Depuis bien longtemps onn’avait point entendu parler d’eux en Bretagne. Plusieursgentilshommes du pays qui étaient de retour dans leurs foyersaffirmaient que, suivant toutes probabilités, les quatre baronsavaient laissé leurs vies auprès du tombeau de Notre-Seigneur. Cesbruits mettaient beaucoup de joie à l’âme de maître Pointel,surnommé Lucifer. Il y croyait et agissait en conséquence.

 

Ainsi, fort des actes qu’il avait fait signerà ses débiteurs, il se mit provisoirement en possession de leursgages, c’est-à-dire de leurs domaines. Il trancha du nobleseigneur, rassembla autour de lui une garde d’hommes d’armes quieût suffi à un comte, et fit peser sur toute la contrée satyrannique domination.

Il n’y a rien au monde d’irritant comme ledespotisme d’un usurpateur. Les bonnes gens du pays entre Pontréanet Lohéac essayèrent maintes fois de secouer le joug, mais ilsn’étaient pas les plus forts. Maître Pointel opposait à leursphalanges mal armées les jacques de fer de ses cavaliers. Ildemeurait toujours vainqueur.

Entre tous ces châteaux, il avait choisi celuide Lern pour y faire sa résidence. Dès longtemps maître Pointelavait jeté son regard de convoitise sur ce noble manoir, et nousavons vu que, pour se l’assurer mieux, il avait imposé à GérardLesnemellec une clause particulière. Maintenant qu’il était arrivéà ses fins, maître Lucifer s’en donnait à cœur joie. Il avaittransporté à Lern toutes les magnificences de la maison qu’ilhabitait autrefois sur les bords de la rivière d’Ille. Dans lagrande salle, ornée encore des portraits des Lesnemellec, depuisAthelstan de Lesnem, qui était venu du pays de Galles au temps oùles Saxons furent chassés d’Angleterre, jusqu’à Gérard lui-même,Lucifer festoyait jour et nuit avec ses hommes d’armes. Il buvait,le manant éhonté, dans la grande coupe de fer que jamais vilainn’avait jusqu’alors touchée de ses lèvres ; il buvait sanscomprendre que la fière devise qui entourait l’écu de Lesnemellec,gravée sur le métal, était un amer reproche à toute sa vie detortueux trafiquant ; il buvait, le juif sordide, dans ce vaseantique, austère héritage de famille, dont le baron chrétien seservait seulement aux jours solennels qui voyaient un fils deLesnem naître, se marier ou mourir ; il y buvait chaque soiret portait, au nom de Lesnemellec, d’insultants et dérisoirestoasts.

En un mot, maître Lucifer se prélassait à sonaise dans le manoir de Lern. On ne peut dire pourtant qu’il fûtparfaitement heureux. Deux chagrins pesaient sur sa nouvelle vie.Le premier venait de Rachel. Rachel, en effet, par un motifmystérieux, et que son père ne pouvait point deviner, avait refuséd’habiter le château de Lern, devenu le château de Lucifer. Pourl’avoir au moins près de lui, l’orfévre avait été obligé de luibâtir une maison au milieu du Val. Jamais Rachel ne franchissait leseuil du manoir. Cette conduite, que maître Pointel prenait parfoispour un tacite reproche de spoliation, lui était un grandcrève-cœur. Il aimait sa fille avec passion, et le respect de plusen plus froid qui avait remplacé chez celle-ci l’expansivetendresse des jours de son enfance, mêlait une forte dosed’amertume au bien-être du vieux juif.

Le second chagrin de Lucifer avait une sourcemoins naturelle. Le Val, il faut que le lecteur le sache, esthabité, depuis le commencement du monde, par trois fées de naturelcapricieux et acariâtre, lesquelles s’ingénient, du matin au soir,à trouver de méchants tours qu’elles mettent à exécution du soir aumatin. Ces fées sont sœurs, ou pour le moins cousines. Elles senomment Gulmitte, Reschine et Mêto. Au physique, elles ressemblentde tout point à trois vieilles femmes très-laides ; leur moralrépond positivement à leur physique. Quant à leur pouvoir, il estcelui de toutes les fées : elles savent planter des bosseshideuses sur le dos des enfants, rendre louches les yeux les plusdroits, etc., etc. En outre, et ceci du moins est original, ellesont la faculté de se grandir ou de se rapetisser jusqu’àl’indéfini, sans pouvoir changer en rien leurs traits ni leurtournure. De sorte que, à volonté, Gulmitte, Reschine et Mêtodeviennent d’affreuses vieilles d’une dimension colossale, ou desvieilles horribles d’une ténuité microscopique.

Joson me donna ces détails à demi-voix et d’unair fort peu rassuré.

Cette faculté d’extension propre à Gulmitte,Reschine et Mêto, faculté que le caoutchouc lui-même ne nous paraîtpoint posséder à un degré aussi éminent, sert admirablement leurinstinct taquin et mystificateur. Tantôt les trois fées, exhaussantleurs visages grossis sur leurs corps démesurément allongés, seguindaient jusqu’aux fenêtres de l’orfévre, et, faisant ombre à lalune, montraient de grimaçantes et gigantesques silhouettes.L’orfévre invoquait alors le Dieu d’Abraham et de Jacob, et d’unefoule d’autres Hébreux célèbres ; mais, tandis qu’il récitaitses prières, Gulmitte, Reschine et Mêto, passant d’un extrême àl’autre, se rapetissaient tout d’un coup et entraient dans lachambre, avec la brise des nuits, par les fissures de quelquefenêtre. Elles se ruaient sur le lit du juif et le mordaient àbelles dents, ce qui indiquait chez ces vieilles personnes unappétit fort sauvage, car la peau d’un usurier doit faire, aprèstout, un assez triste festin. – Quand elles étaient rassasiées demordre, Lucifer les voyait avec terreur reprendre lentement lataille humaine. Elles grandissaient, grandissaient, et s’asseyaienten rond au milieu de la chambre afin de tenir un grave conseil. Cequ’elles disaient alors, Lucifer ne le comprenait point, mais ilpensait que ce devaient être d’effrayantes choses, et ses cheveuxgris se dressaient sur son crâne déprimé.

Vers le matin, Gulmitte, Reschine et Mêtoenfourchaient le premier rayon du jour, et disparaissaient engrinçant un cacophonique éclat de rire.

Cela se renouvelait souvent. Maître Pointel enperdait la tête. Néanmoins, comme tout larron tient outre mesure àla chose volée, la pensée d’abandonner le château de Lern ne luivenait jamais. Le jour, il tâchait de se persuader que les terreursde sa nuit étaient l’effet d’un rêve. Il buvait du mieux qu’ilpouvait avec ses hommes d’armes, et attendait, tremblant, malgréson ivresse, que l’heure du sommeil fût venue.

Quant aux gens, vivants ou morts, qui étaienten Palestine, on peut affirmer que Lucifer ne s’en inquiétaitpoint. Ce glorieux nom de comte Addel qu’il entendait répéter dixfois chaque jour, n’éveillait en lui aucune crainte. Qu’importaitau juif la renommée d’un chrétien ?

Rachel, au contraire, s’occupait fort de cevaleureux comte dont parlaient avec admiration voyageurs etpèlerins. Chaque fois que l’occasion s’en présentait, elle sefaisait dire longuement ses batailles et ses victoires. Ellepâlissait au récit des dangers courus ; elle tressaillaitd’orgueil aux descriptions des vaillants travaux et beaux coups delance du chevalier croisé ; puis, quand le voyageur se taisaitenfin, elle le récompensait généreusement, et disait d’une voixtimide :

– L’amour d’une reine n’est pointau-dessus de si grande gloire… Sire pèlerin, apprenez-moi, je vousprie, à quelle princesse le comte Addel a donné son cœur.

– On ne lui connaît point d’amour,répondait le pèlerin.

– Il doit porter les couleurs de quelquenoble dame ?

– Il ne porte point de couleurs.

– Son écu doit avoir unedevise ?

– Point de devise à son écu !

Rachel rougissait et souriait.

Une fois, un pèlerin qui avait approché lecomte Addel de plus près que les autres, sut donner unrenseignement plus précis.

– Le beau chevalier, dit-il, n’a niécharpe, ni devise, mais il porte un anneau d’or à son doigt. Surcet anneau j’ai lu deux mots.

– Quels mots ? demanda Rachel avecune ardente curiosité.

– Cinq ans, répondit lepèlerin.

Ce pèlerin fut récompensé plus richement queles autres.

Rachel n’avait pas attendu cette révélationpour deviner le fils de Gérard Lesnemellec sous le brillant manteaude gloire que s’était fait le comte Addel. Elle avait tenu,entière, la promesse faite autrefois en l’église de Rennes :elle gardait son cœur en attendant que les cinq ans fussentécoulés.

Or, ce terme de cinq ans, comme on le pense,elle l’avait fixé à dessein, afin qu’Addel revît la Bretagnelorsqu’il serait temps encore pour lui de racheter les domaines deson père. Rachel, dès le premier instant, avait résolu d’empêchercette inique spoliation, et, si elle ne voulait point habiter lemanoir de Lern, c’est que la pensée de jouir d’un bien usurpé surAddel ou son père lui faisait horreur. L’absence, loin d’éteindrel’amour de la belle fille du juif, avait contribué à le grandir.Sans cesse en face d’elle-même, dans sa solitude, elle évoquait lesouvenir d’Addel ; elle le revoyait tel qu’il était à l’heuredu départ ; elle s’enivrait de son dernier regard, si tendreet si doux, si plein de serments de constance.

Mais elle ne se bornait point à de stérilessouvenirs. Les chevaliers qui revenaient de Palestine n’avaientpoint coutume d’apporter d’autre butin qu’un honneur sans tache etla gloire gagnée en combattant les infidèles. Or, gloire et honneurne se peuvent point monnayer. Quand Addel reviendrait, commentferait-il pour racheter Lern et le Val ?

Voilà ce que se demandait Rachel.

Cette question n’était point facile àrésoudre. Tant que Lucifer continua d’habiter sa maison de Rennes,sur les bords de la rivière d’Ille, Rachel se tortura l’esprit sanstrouver aucun moyen. Quand Lucifer vint à Lern, Rachel, attristéepar l’attente et l’inquiétude, prit la coutume de se promener seulepar les sentiers déserts qui couraient sous les taillis, dans lesprofondeurs du Val. À demi chrétienne déjà, par l’amour pur,dévoué, sans bornes, qu’elle nourrissait pour un chrétien, ellepriait Dieu et Marie de lui donner conseil.

Il fallait dix mille écus d’or pour racheterLern. Contre cet obstacle venait incessamment se briser le bonvouloir de la pauvre Rachel.

Un soir qu’elle revenait tristement au petitmanoir que son père avait fait élever pour elle au milieu du Val,elle entendit un bruit dans le taillis. La nuit tombait ; iln’y avait point de lune au ciel. Rachel, sans faire trêve à sarêverie, porta son regard distrait vers l’endroit d’où était partile bruit. Elle vit un spectacle étrange.

À travers les branches confusémentenchevêtrées du taillis, elle aperçut une étroite clairière, aucentre de laquelle trois êtres de forme humaine étaient couchés.Ces créatures avaient tout au plus un pied de hauteur. Elles setrouvaient éclairées par une demi-douzaine de vers luisantsartistement disposés en girandoles.

Rachel voulut s’enfuir, car ces créatures, àpart même leur taille exceptionnelle, étaient fort laides àvoir ; mais la terreur la clouait au sol. Elle avait reconnud’un coup d’œil les trois fées du Val. Tandis qu’elle restait ainsià la même place, son regard, par une sorte de fascination, nepouvait quitter les trois terribles sœurs. Se rappelantinvolontairement les récits de ses serviteurs, Rachelreconnaissait, à ne s’y pouvoir méprendre, chacune des troisvieilles : c’était bien là le visage renfrogné de Reschine, lenez crochu de Mêto et les cheveux mêlés de Gulmitte.

C’était le ronflement des fées endormies queRachel avait entendu.

À ce moment, Gulmitte se souleva sur son séantet se frotta les yeux en bâillant. Ses sœurs l’imitèrent, etl’entretien suivant s’engagea entre elles.

GULMITTE. .

Sœurs, êtes-vous là ?

RESCHINE ET MÊTO.

Nous y sommes.

GULMITTE.

Loin du jour ?

MÊTO.

Loin du bruit.

RESCHINE.

Loin du regard des hommes…

Qu’ont à faire, ce soir, les maîtresses duVal ?

GULMITTE.

À chanter.

MÊTO.

À danser.

RESCHINE.

C’est ennuyeux !

GULMITTE.

Àrire.

RESCHINE.

C’est fade !

MÊTO.

Nous pouvons conjurer ou maudire…

RESCHINE.

C’est commun !… Je sais, moi, quelquechose de pire :

Allons aux fils d’Adam souffler l’esprit dumal.

TOUTES LES TROIS, en chœur.

Le pire, c’est le mieux ! Foin duchant ! fi du rire !

Allons aux fils d’Adam souffler l’esprit dumal !

D’un bond, les trois fées franchirent ladistance qui les séparait de Rachel, et la jeune fille se trouvatout à coup entourée par trois vieilles femmes de taille ordinaire,qui ressemblaient, à s’y tromper, aux trois petites créaturesétendues naguère sous le taillis. Ces vieilles femmes se prirentd’abord à faire d’inconcevables grimaces, puis elles poussèrentensemble un éclat de rire bref et peu harmonieux.

– Fille de juif, dit ensuite Gulmitte,l’aînée de la fantasque famille, que fais-tu si tard par lessentiers humides de la forêt ?

Comme on voit, les fées daignent parler enprose, lorsqu’elles s’adressent à de simples mortels.

Rachel, terrifiée par cette laide apparition,n’eut garde de répondre.

– Sœurs, reprit Gulmitte, nedonnerons-nous point un bon conseil à cette pauvreenfant ?

 

– Si fait, répondirent les deux féescadettes.

Gulmitte poursuivit.

– Fille de juif, tu cherches de l’or…beaucoup d’or !… Ne tressaille pas ainsi ; nous lisonsdans ta pensée comme dans un livre ouvert… Si mes sœurs yconsentent, je puis te faire trouver l’or que tu cherches.

Rachel prêta l’oreille avidement. Reschine etMêto secouèrent la tête en signe d’adhésion, et Gulmitte s’approchade la jeune fille qu’elle prit par la main.

– Écoute, dit-elle en s’efforçantd’adoucir sa voix glapissante, – il est au château de Lucifer uncoffre de métal où ton père entasse ses richesses. Il y a dans cecoffre plus d’or que n’en ont vu jamais tes yeux. Plonges-y tesbras jusqu’au coude, ma fille ; prends les dix mille écus quite sont nécessaires, – et n’aie point de remords, car cet or, c’estde l’or volé !

Ce disant, Gulmitte ricana, et ses sœursl’imitèrent. Rachel fit un geste de dégoût.

– Tu ne veux pas ! s’écria Mêto.Cœur dégénéré ! Tu répugnes à suivre les exemples de tonpère.

Reschine se contenta de faire une effroyablemoue.

– Eh bien, reprit Mêto, je vais te donnerun autre moyen… Vends-nous ton âme pour dix mille écus.

– Vends-nous ton âme, répétèrent Gulmitteet Reschine.

Et, comme Rachel, tremblante, à demi morte, nepouvait point trouver de réponse, les trois fées, croyant qu’ellehésitait, se réunirent pour la presser.

– Ton âme, dit Gulmitte, deviendra uneâme de fée : tu connaîtras le passé, tu verras le présent, tudevineras l’avenir.

– Tu pourras faire du mal à tes ennemis,ajouta Reschine en passant sa langue pointue sur ses lèvres, commesi l’idée de la vengeance avait pour elle une palpable saveur.

– Tu seras belle, reprit Gulmitte, quidisposa ses cheveux hérissés avec une grotesque coquetterie.

– Aussi belle que nous, dit Mêto.

Et toutes trois répétèrent :

– Vends-nous ton âme !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmuradans sa détresse la pauvre Rachel.

Gulmitte, Reschine et Mêto reculèrent.

Rachel, enhardie par ce mouvement rétrograde,essaya timidement le signe de la croix. Tandis que sa main, noviceà ce saint œuvre, descendait de son front à sa poitrine, Gulmitte,Reschine et Mêto se prirent à rapetisser à vue d’œil. Lorsque lamain de Rachel passa enfin de l’épaule gauche à la droite pourparfaire le signe béni, Gulmitte, Reschine et Mêto, devenues un peumoins grosses que des fourmis, se blottirent en frémissant sous unbrin d’herbe.

Rachel passa et rentra vitement à son petitmanoir du Val. Durant cette nuit entière, elle ne put trouver lesommeil. Elle avait évité un danger, mais son embarras restait lemême, et la pauvre jeune fille, en revoyant l’aurore, se demanda,pour la millième fois :

– Quand Addel reviendra de la terresainte, comment fera-t-il pour racheter ses domaines ?

Une autre eût pensé peut-être aux méchantsconseils des fées, mais Rachel avait un noble cœur. Loin de donnerson âme à de coupables rêveries, elle se réfugia dans la prière, etconfessa pour la première fois, sans restriction, sa foinouvelle : elle pria Dieu et la Vierge et les saints.

Aussi, Dieu fit descendre en elle sa grâce, etvoici ce qu’elle résolut :

Lucifer l’accablait sans cesse de présents detoutes sortes. Elle avait un coffret plein de joyaux de prix. Cesjoyaux étaient bien à elle. Rachel fit dessein de les vendre auxorfévres de Rennes, afin de rassembler la somme dont aurait besoinAddel à son retour. Malheureusement ces joyaux étaient loin devaloir dix mille écus. Rachel thésaurisa. Elle redevint juive, tantelle se fit avare, ce qui causa une grande joie à maîtrePointel.

– L’enfant a de mon sang dans les veines,se disait-il avec allégresse ; elle est économe et sait leprix d’un ducat. Si le Très-Haut eût voulu lui donner de la barbe,elle eût fait la gloire d’Israël !

Et maître Lucifer redoublait de générosité,parce qu’il croyait savoir que ses dons tombaient en bonnes mains,ladres et parcimonieuses.

Quand Rachel recevait un anneau, un collier,une agrafe, elle se rendait à Rennes, où les confrères de Lucifern’hésitaient point à lui acheter ces objets au quart de leurvaleur : ceci par esprit fraternel ; car d’habitude ilsvolaient davantage. Rachel revenait au manoir avec son argent, etle joignait au trésor qu’elle amassait en terre, au pied d’unesouche de châtaignier, dans le recoin le plus sombre et le plusdésert du Val.

Elle fit tant et si bien, que, la veille dujour où devaient finir les cinq ans, elle compléta son trésor.Après l’avoir soigneusement compté et recompté, elle le couvrit deterre et reprit la route de son petit manoir.

Elle était joyeuse, car, bien que le terme fûtpresque écoulé, l’idée ne lui venait point qu’Addel pût manquer àsa promesse.

– Qu’il vienne ! pensait-elle, lamaison de son père ne lui sera point ravie. Il sera riche, il seraheureux…

** *

Le matin de ce même jour, quatre hommes vêtusde haillons misérables, qui gardaient la forme de manteaux depèlerins, passèrent les portes de la ville de Rennes et prirent laroute qui mène à Pontréan. Leurs chaussures étaient blanches depoussière ; sans doute, ils n’avaient pris, la nuitprécédente, que bien peu de repos, car leur apparence annonçait uneextrême fatigue.

Trois de ces hommes étaient des vieillards. Lequatrième pouvait avoir vingt trois ans.

Ils commencèrent leur voyage de ce pas lourdet mesuré des gens pour qui la marche est une nécessité de chaquejour. Nulle parole n’était échangée entre eux. Ils allaient,silencieux et mornes, se signant dévotement aux croix descarrefours, en demandant parfois un morceau de pain à la porte descabanes qui se trouvaient sur la route.

Arrivés entre Pontréan et Guichen, à lahauteur du château de Lucifer, les quatre mendiantss’arrêtèrent.

– Voici le terme de mon voyage, dit leplus jeune ; – : il faut nous séparer ici.

Les trois autres lui touchèrent la main.

– Bonne chance ! dirent-ils.

Et ils poursuivirent leur route du côté deGuichen.

– Bonne chance ! répéta le jeunehomme, qui se dirigea vers le château de Lucifer.

Il était si las, qu’il eut peine à soulever lepesant marteau de la grand’porte au-dessus de laquelle nebrillaient plus les nobles émaux de l’écusson de Lesnemellec. Lejuif avait fait gratter blason et devise : que d’usurpateursont cru comme lui tuer un souvenir en biffant un emblème !

À l’appel du jeune mendiant, un serviteur àmine revêche ouvrit cauteleusement l’un des battants de la porte,et le referma tout de suite en voyant l’extérieur du nouvelarrivant.

Un éclair ardent et terrible jaillit de l’œilde celui-ci. Il porta d’instinct sa main à l’endroit où pendd’ordinaire l’épée d’un homme d’armes, – mais il n’avait pointd’épée.

– Ouvrez ! cria-t-il à travers laporte, ouvrez, au nom de Dieu ! Je demande l’hospitalité aumaître de ce manoir.

 

Point de réponse.

La colère du pèlerin n’avait duré qu’uninstant. Il courba la tête et se signa humblement.

– J’ai péché, murmura-t-il avecrésignation ; – Dieu me châtie.

Comme il promenait autour de lui son regarddécouragé, il aperçut au fond du Val, à travers les branchesdépouillées des taillis, les blanches murailles du petit manoirhabité par Rachel. Il tourna ses pas de ce côté, afin d’implorerles hôtes de cette demeure. Rachel venait de rentrer. À l’annonced’un homme vêtu du costume de pèlerin, elle ordonna aussitôt del’introduire en sa présence, et ne prit que le temps de jeter surson gracieux visage le voile épais des femmes de l’Orient.

Le pèlerin entra d’un air triste et abattu.Les bords de son large feutre ne permettaient point d’apercevoirses traits.

– Vous êtes las, dit Rachel avec bonté,asseyez-vous, sire étranger, et dites-moi… : Que fait enPalestine le renommé comte Addel ?

– Le comte Addel n’est plus en Palestine,répondit le pèlerin d’une voix sourde, et en se laissant choir,épuisé, sur un siége.

Le cœur de la jeune fille tressaillitd’orgueil et de joie.

– Je n’ai donc pas espéré en vain !pensa-t-elle. Il s’est souvenu de sa promesse… Je vais lerevoir !… A-t-il touché la terre de France ?ajouta-t-elle tout haut.

Le pèlerin fut quelque temps avant derépondre.

– Le comte Addel ! reprit-il enfind’un ton plein d’amertume ; – qui parle du comte Addel ?…Naguère, c’était un chevalier chrétien, modèle de foi et devaillance. Maintenant, il a déserté son poste ; il a trahi sareligion et ses frères d’armes… Qui parle du comte Addel ?

Le pèlerin avait mis sa tête entre ses mains.Rachel était pâle ; son souffle soulevait péniblement sapoitrine.

– Celui-là en a menti ! –murmura-t-elle d’une voix basse, mais ferme, – qui dit que le comteAddel est un traître.

Le pèlerin se redressa vivement ; sonregard sembla vouloir percer le voile qui recouvrait les traits dela jeune fille.

– Merci ! dit-il.

Puis, se reprenant aussitôt, ilajouta :

– Noble dame, votre cœur est généreux,puisque vous défendez l’absent ; mais, par malheur, je n’aipoint menti. Jugez vous-même ; Addel a quitté lacroisade ; il a laissé ses soldats, – des soldats chrétiens,madame, – sans chef et sans appui, à la veille d’une bataille…

– A-t-il fait cela ? interrompitRachel.

– Il l’a fait !… Un indigne amourlui brûlait le cœur.

– Étranger, prononça sévèrement Rachel,qui vous a dit que l’amour d’Addel fût un indigne amour ?

Le pèlerin porta la main à sa poitrine.

– Il aime une juive ! dit-il d’unevoix si basse, que Rachel eut peine à l’entendre.

– Mensonge ! s’écria la jeunefille.

– Hélas ! qui mieux que moi peut lesavoir ?

– Vous connaissiez donc Addel ?

– Pourquoi cacher plus longtemps mahonte ! Je me nommerai, ce sera ma pénitence. Je suis Addel,madame, Addel fugitif et déshonoré.

Rachel, d’un geste rapide comme l’éclair,souleva le feutre du pèlerin. À la vue de ses traits brûlés par lesoleil de Judée, mais qu’on ne pouvait point méconnaître, ellepoussa un cri, et se laissa tomber à son tour sur un siége.

– Accablez-moi de vos mépris, poursuivitlentement le pèlerin. – Pour elle j’ai perdu mon âme et taché monécusson. J’avais fait une promesse fatale. Un jour, au milieu denos glorieux combats d’outre-mer, je me suis souvenu de cettepromesse, et j’ai tout abandonné. Cinq ans ! m’avait-elledit ; les cinq ans se sont écoulés : me voilà !

– Béni soit Dieu ! disait Rachel enextase.

Le pèlerin ne l’entendait pas.

– J’ai traversé bien des pays, reprit-ilencore. J’ai vendu mes armes, mes éperons d’or, mon cheval etjusqu’à mon épée de chevalier ; – puis, lorsque tout a étévendu, j’ai souffert de la faim et de la soif, mais j’ai gardél’anneau que je tiens d’elle.

Rachel prit l’anneau comme pour le considérer,et le baisa à la dérobée.

– Enfin, j’ai revu les domaines de monpère, poursuivit Addel, de mon noble père qui n’est plus !J’ai frappé à la porte de notre manoir, souillé par un hôte infâme.C’est là qu’elle doit être. On m’a refusé l’entrée… Mais je sens seréveiller ma force assoupie. Ce voyage aura servi du moins à mamaison. Cinq ans ! c’était aussi le délai du rachat de nosdomaines. Je vais aller à Rennes, chez les parents de monpère ; j’implorerai leur aide, et le juif maudit sera chasséhonteusement.

Rachel lui rendit son anneau.

– Vous voyez bien, madame, acheva lepèlerin, que je n’ai point calomnié le malheureux Addel. Il aime…car je l’aime encore ! il aime…

– Une chrétienne ! interrompitRachel en relevant son voile d’un geste calme et digne.

– Vous ! s’écria le jeunechevalier ; – est-il possible !

Rachel tira de son sein un médaillon d’or surlequel était sculptée l’image adorable du Dieu crucifié.

– Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit, dit-elle en baisant la sainte effigie, je suischrétienne, monseigneur.

Une joie pure et sans bornes illumina le noblevisage du comte Addel.

– Rachel, ma bien-aimée, murmura-t-ilaprès un long silence, je puis donc t’adorer sans crime, et je n’aiplus à choisir entre le bonheur et mon renom dechevalier !…

** *

En cet endroit, Joson se fit, coup sur coup,l’honnêteté de trois écuelles de cidre.

– Notre monsieur, me dit-il en essuyantses lèvres humides, – en voilà du vrai bon, c’est tout de même lavérité !

Je retirai prudemment mon écuelle.

– Allons, notre monsieur, s’écria Joson,un petit coup, s’il n’y a pas d’offense !

– Est-ce que l’histoire est finie ?demandai-je.

– Puisque vous ne buvez pas, c’est quevous n’avez pas soif… À votre santé tout de même !

 

– Et l’histoire ?…

– Faut pas mentir ! Je boiraisl’étang de Lohéac par cette chaleur-là, si tant seulement l’étangde Lohéac était autre chose que de l’eau… Quant à l’histoire, saintbon Dieu ! non, elle n’est pas finie. Croyez-vous donc que lesfées vont les laisser comme ça ?

– Alors, mon brave, continuez.

– C’est la fin qui est le plusbeau !… Mais le pichet est vide, aussi vrai que nous sommes aujour d’aujourd’hui… m’est avis que vous en boiriez bien unautre ?…

Cette chute méritait à coup sûr un salaire. Jefis venir une autre cruche que Joson caressa du regard. Ranimé parce renfort, il poursuivit son récit.

III. – LE TRÉSOR.

Ce fut un entretien plein de charmes que celuidu comte Addel avec la belle fille de maître Lucifer. Les deuxamants ne se pouvaient point lasser d’être ensemble, après avoirété si longtemps séparés. Le propre du bonheur est de rendre àl’âme sa vigueur perdue. Le comte Addel se prit à songer au bien desa maison.

– Et maintenant, madame, dit-il à Rachel,faites-moi donner un cheval, je vous prie. Il faut que je partepour Rennes.

– Quoi ! me quitter déjà ! ditla jeune fille avec reproche.

– Il le faut. Cet homme, – à qui Dieu megarde de vouloir du mal puisqu’il est votre père ! – avait,lui aussi, fixé cinq ans pour délai. Cinq ans et cinq jours. Lescinq ans sont écoulés. Il me reste cinq jours pour rassembler lasomme qui rachètera le patrimoine de Lesnemellec.

Rachel se prit à sourire.

– Comte, dit-elle, vous avez des amisdiligents, et cinq jours ne vous seront point nécessaires.

– Cinq jours pour rassembler dix milleécus d’or, ce n’est pas trop, dit Addel.

– Ce ne serait pas assez peut-être, siles dix mille écus n’étaient pas rassemblés d’avance…

– Hélas ! interrompit le chevalier,qui donc se serait occupé de l’absent ?…

Il n’acheva pas. Le charmant sourire de Rachelétait une réponse, et le comte Addel se pencha sur sa main qu’ilbaisa.

– Oui, seigneur, reprit-elle. Aujourd’huimême j’ai complété les dix mille écus que j’amasse depuis bien desjours à votre intention. Ils sont en lieu sûr… Reposez-vous durantcinq jours dans ma demeure que je vous offre ; le cinquièmevous irez trouver mon père afin de racheter votre château.

Addel ne trouva point de paroles pour rendregrâces. Il se mit à genoux auprès de sa maîtresse qui lui demandale récit de ses hauts faits.

** *

Pendant cela, les trois mendiants, compagnonsde voyage du comte Addel, avaient continué leur route. Ilss’étaient séparés à leur tour en se souhaitant bonne chance, etchacun d’eux avait cherché fortune de son côté. Quatre jours sepassèrent. Le matin du cinquième jour, les mendiants seretrouvèrent sur la route de Pontréan à Guichen, cheminant tous lestrois vers le château de Lern, où ils espéraient être reçus parleur compagnon, le comte Addel. Ils soulevèrent donc le marteau etn’éprouvèrent point un meilleur accueil que le comte Addellui-même. Le valet de Lucifer leur ferma discourtoisement la portesur le nez.

– Hélas ! hélas ! dirent alorsles trois mendiants, qu’allons-nous devenir !

Ces trois mendiants sont de notreconnaissance. Le plus vieux d’entre eux était Hervé de Lohéac. Ilmarchait maintenant à grand’peine, le pauvre seigneur, et sescheveux étaient tout blancs. Les deux autres étaient Yves Malgagneset Martin Mortemer de Mauron. Ils revenaient de faire visite àleurs anciens domaines, et tous trois avaient subi pareilleréception. Hervé avait trouvé les gens de Lucifer installés dansson beau château de Lohéac ; les cinq paroisses obéissaient àl’ancien orfévre, qui avait abattu bel et bien la futaie deTintaine. Malgagnes avait vu les troupeaux de Lucifer paissant dansles prairies de Guignen et de la Féraudais ; enfin, MartinMortemer n’avait pu pénétrer dans sa tour de Mauron, où les hommesd’armes de Lucifer faisaient bombance.

Partout Lucifer !

Les trois seigneurs, transportés d’une fortlégitime colère, avaient appelé aux armes leurs vassaux ; maisils étaient pauvres et couverts de haillons : leurs vassaux neles voulurent point reconnaître. En sorte que, repousséspareillement, ils se rencontrèrent au moment où chacun d’eux venaitréclamer l’aide du comte Addel, qui peut-être, et c’était leur seulespoir, avait été moins malheureux.

 

Là encore, ils devaient trouver Lucifer.

– Sainte croix ! s’écria Malgagnesd’un ton moitié dolent, moitié courroucé ; – ce diable de juifest sur terre pour le châtiment de nos péchés… J’ai faim !

– J’ai soif ! repartit Mauron.

– J’ai sommeil ! ajouta le vieuxHervé de Lohéac.

Un strident et cacophonique éclat de rire sefit entendre à leurs pieds. On eût dit le discordant produit de lagaieté moqueuse de trois vieilles femmes.

Les trois barons s’arrêtèrent étonnés. Tout endevisant et se lamentant, ils avaient descendu au hasard lacolline, et ils se trouvaient alors en un lieu sombre et désert, auplus épais des noirs taillis du Val.

– Mes voisins et amis, demanda Malgagnesà voix basse, avez-vous entendu ?

– Oui, répondirent les deux autres.

– Qu’est-ce cela, je vous prie ?

– Je n’en sais rien, répliqua en bâillantle vieux seigneur de Lohéac ; – j’ai sommeil.

– J’ai soif ! soupira MartinMortemer.

Et Malgagnes, entraîné par l’exemple, ne putfaire moins que de répéter :

– J’ai faim !

Un second éclat de rire, plus strident, plusmoqueur, retentit encore à leurs pieds. Cette fois, les troisbarons se penchèrent, mais ils ne virent d’abord que trois petitesbêtes, qui se cachèrent sous une feuille morte. Comme ils allaientse redresser et poursuivre leur route, Malgagnes poussa un cri dejoie.

– Un écu d’or, dit-il.

Malgagnes ne se trompait point. Un écu d’orétait là, sur le sol, et nos trois barons, réduits à la besace,n’eurent garde de l’y laisser.

– Béni soit Dieu ! s’écria Mauron,je vais boire !

– Je vais manger ! ajoutaMalgagnes.

Hervé de Lohéac aurait pu dire : – Jevais dormir ; mais c’était un vieillard prudent et avisé. Aulieu de parler, il se prit à interroger du regard le sol toutautour de soi. Il n’y avait point d’autres écus, mais la terreétait fraîchement remuée.

– Mes amis et voisins, dit-il, je suisd’avis que nous nous arrêtions ici.

Les deux autres se récrièrent. Ils voulaientmanger et boire.

Le vieux Hervé s’assit froidement et se mit àgratter le sol avec ses doigts. La terre n’était pointfoulée ; il avançait rapidement dans sa besogne.

– Sainte croix ! murmura Malgagnes àl’oreille de Mauron, notre pauvre voisin et ami perd la tête.

– Il est fou, répondit Mauron.

Et tous deux se préparèrent à quitter laplace.

– Une minute encore, s’il vous plaît, ditgravement Lohéac, qui continuait toujours de fouiller.

Ventre affamé n’a point d’oreilles, suivant leproverbe ; mais une minute est si peu de chose ! Cetteminute, accordée, suffit pourtant à Hervé de Lohéac pour en venir àses fins. En fouillant, ses doigts rencontrèrent un objetrésistant, qu’il débarrassa de la terre qui le couvrait encore.C’était une cassette.

D’un vigoureux coup de son bâton de pèlerin,Malgagnes brisa le couvercle du coffret, et des flots d’orruisselèrent sur le sol.

Malgagnes et Mauron ouvrirent de grandsyeux ; mais le vieux Lohéac ne parut point trop surpris.

– La terre était fraîchement remuée,murmura-t-il.

– Gloire à vous, notre bien-aimé voisinet ami ! s’écrièrent en même temps les deux barons, chez quila joie remplaçait l’étonnement. Nous allons reprendre, à l’aide decet or, l’apparence qui convient à notre rang.

– Ce sera bien fait, dit Lohéac.

– Nous allons nous montrer de nouveau ànos vassaux.

– Les éblouir !

– Les subjuguer !

– Et maître Lucifer verra beaujeu !

Ce disant, ils empilèrent les pièces d’or dansleurs besaces, et remontèrent la côte d’un pas si leste, qu’on eûtpu croire que Mauron avait bu, Malgagnes mangé et Lohéac dormi àdiscrétion pendant une grasse semaine.

À peine avaient-ils disparu sous le taillis,qu’une feuille sèche s’agita auprès du trou, vide maintenant.

– Sœurs, êtes-vous là ? ditune voix.

– Nous y sommes, répondirentdeux autres voix.

La feuille se souleva. Gulmitte, Reschine etMêto, grosses chacune comme un pois, montrèrent tout à coup leursgrimaçantes figures.

GULMITTE, regardant de tous côtés sous le couvert.

Loin du jour ?

RESCHINE, de même.

Loin du bruit.

MÊTO.

Loin du regard des hommes…

Elles gardèrent un instant le silence etcommencèrent à grandir lentement. Lorsqu’elles eurent atteint lataille ordinaire des femmes, Gulmitte reprit en peignant sescheveux mêlés, à l’aide d’une bogue de châtaignier :

Qu’ont à faire aujourd’hui les maîtresses duVal ?

RESCHINE.

Du mal.

GULMITTE.

Encor ?

RESCHINE.

Toujours !

GULMITTE.

Soit !

MÊTO.

Soit.

TOUTES LES TROIS, ensemble.

Faisons du mal !

Elles s’accroupirent alors autour du trouqu’elles bouchèrent en un clin d’œil. Puis elles se mirent àpiétiner en chantant sur la terre remuée, afin d’effacer toutetrace de l’opération accomplie par Hervé de Lohéac. Sous leurspieds, le sol devint uni et dur comme la pierre.

Cela fait, elles poussèrent en chœur troiséclats de rire particulièrement diaboliques et disparurent,clopin-clopant, sous les branches dépouillées du bois.

Presque au même instant, un bruit de pas sefit entendre derrière les arbres ; c’étaient deux personnesqui marchaient lentement et causaient de cette voix basse etmurmurante qui fait bondir le cœur d’un jaloux aux écoutes. Bientôtle taillis s’agita ; les branches s’écartèrent ; le comteAddel et la fille de Lucifer parurent.

Rachel s’appuyait doucement au bras duchevalier. Elle était deux fois belle, car le bonheur avait mis àson front sa radieuse auréole. Le comte Addel aussi semblait bienheureux.

– Ainsi, disait-il avec tendresse,c’était pour me garder les biens de mon père que vous me donnâtesautrefois cet anneau sur lequel étaient gravés ces mots :Cinq ans !

– C’était pour cela, réponditRachel ; et aussi pour vous revoir, monseigneur.

Addel lui baisa la main.

– Merci, dit-il, merci du fond de l’âme,Rachel. Pour payer tant d’amour, je voudrais être un roi et vousdonner mon trône… Hélas ! je ne suis qu’un pauvrechevalier…

– Moi je suis fille de juif, monseigneur,interrompit Rachel avec humilité ; – vous descendez jusqu’àmoi, vous pardonnez à mon père… ne suis-je pas troppayée ?

 

– Descendre jusqu’à toi ! s’écria lecomte, – ne parle pas ainsi, Rachel, ma bien-aimée. Ton cœur estnoble et tu es la plus belle. Mes pairs envieront mon bonheur.

– Dieu le veuille ! soupira la jeunefille.

– Je te montrerai à tous avec orgueil,poursuivit Addel ; je dirai : Voilà ma dame ! et parle saint tombeau du Sauveur, celui-là sera audacieux ou insensé quin’inclinera pas son panache sur ton passage.

Rachel pleurait et souriait en même temps.

– Monseigneur, dit-elle, les heurespassent et nous sommes au dernier jour du délai…

– Laisse-moi te parler encore de notreamour, voulut interrompre Addel ; – laisse-moi te dire lesfêtes de nos épousailles…

Rachel l’arrêta.

– Nous voici au lieu où j’ai enfoui larançon de vos domaines, dit-elle. Il y a dix mille écus d’or sousnos pieds. Tirez votre épée, monseigneur, et fouillez le sol.

Addel avait repris son costume de chevalier.Une toque empanachée couvrait les longues boucles de ses beauxcheveux blonds. Lorsque Rachel le regardait à la dérobée, elleadmirait la richesse de sa taille gracieuse, la mâle beauté de sonvisage, la flamme douce mais hautaine qui jaillissait de saprunelle d’azur. Le cœur de la jeune fille était plein d’amour.

 

Le comte, cependant, tira son épée et commençaà fouiller le sol. La terre était dure et battue ; la besogneavançait lentement.

– C’est étrange ! dit-il au bout dequelques minutes en essuyant la sueur de son front ; – ce lieune semble point avoir été fouillé récemment.

– Patience, monseigneur, répondit Rachelen souriant ; – allez toujours.

Addel redoubla ses efforts. Son épée se brisadans la terre durcie ; il continua de fouiller avec letronçon. Rachel s’était assise à quelques pas sur le gazon. Ellechantait.

En chantant, elle ne s’apercevait pointqu’Addel travaillait maintenant avec une sorte de fièvre, et qu’illançait de temps en temps vers elle des regards de soupçons.

Enfin le chevalier jeta son arme avec colère,et s’appuya, épuisé, au tronc d’un arbre.

– Il n’y eut jamais de trésor en celieu ! dit-il d’une voix sourde.

Rachel cessa de chanter, et se leva. Elles’avança, toujours souriante, vers le trou ; mais à peine yeut-elle jeté son regard, qu’elle poussa un cri d’étonnement etd’angoisse. Jamais elle n’avait creusé si profondément la terre, etpourtant le trésor ne paraissait point.

– Mon Dieu ! mon Dieu !murmura-t-elle en joignant les mains.

Addel se redressa tout à coup. Ses traitsétaient contractés ; son œil brûlait de colère.

– À quoi bon cette comédie ?prononça-t-il durement.

Deux larmes roulèrent sur la joue pâlie deRachel.

– Quoi ! dit-elle avec désespoir,vous doutez de moi, monseigneur ?

– Je ne doute point : je suis sûr…De par Dieu ! tout cela était merveilleusement combiné ;et le juif, votre père, vous doit des éloges… Cinq jours merestaient, cinq jours qui, pour moi, étaient plus précieux que toutle reste de ma vie. J’allais partir et les mettre à profit. Vousm’avez arrêté. Abusant du fol aveu que je croyais faire à uneétrangère, vous avez calculé ce que pouvait encore sur mon cœur cetamour insensé qui m’a fait déserter mon poste de chrétien. Vousm’avez endormi par un mensonge, tandis que vos caresses décevantesenchaînaient ma volonté comme un charme maudit…

– Grâce ! grâce ! disait Rachelà genoux.

– Arrière ! s’écria le comte avec unéclat de voix ; – vous m’avez volé cinq jours, mais il mereste six heures. Dans six heures, un bon cheval peut aller àRennes et en revenir. Avant la nuit, je serai de retour, avec l’oret avec une épée… Oh ! tout n’est pas dit encore, femme ;je reconnais la main du juif dans cette trame dont vous n’êtes quel’instrument perfide, et si je ne puis rentrer ce soir, à l’aide del’or, dans le château de mon père, demain j’y rentrerai par lefer.

Rachel se sentait défaillir.

– Écoutez-moi, murmura-t-elle ; ayezpitié !…

Mais Addel, trompé par une apparence qui avaitfrappé soudain son esprit avec tous les caractères de la réalité,s’éloignait à grands pas, et ne l’entendait déjà plus.

Rachel, suffoquée par ses larmes, se laissachoir sur le gazon, et perdit connaissance.

Elle demeura bien longtemps ainsi. Lorsqu’ellerecouvra ses sens, la lune brillait au ciel. On entendait un bruitconfus sur la montagne. Rachel jeta autour d’elle ses regardseffrayés. Elle vit devant elle Gulmitte, à sa droite Reschine, à sagauche Mêto. Les trois vieilles ricanaient avec une ironiependable.

– Fille du juif, dit Gulmitte, tu asméprisé nos offres, et nous t’avons punie.

Rachel ne comprenait point. Son âme troubléeavait peine à coordonner ses pensées et ses souvenirs. Elle sesavait malheureuse, voilà tout.

– Tu avais mis cinq ans à rassembler tontrésor, reprit Gulmitte ; il a suffi d’une minute pour te leravir. Le comte Addel…

– Addel ! interrompit Rachel d’unevoix déchirante.

Ses souvenirs revenaient, précis, navrants,impitoyables.

– Il m’a outragée, murmura-t-elle ;il m’a délaissée, il m’a maudite !

– Il a fait tout cela, dit Gulmitte.

Et les deux autres vieilles répétèrent :– Il a fait tout cela.

Le bruit redoublait sur la montagne. C’étaitcomme un mélange de clameurs et de ce rauque cliquetis du ferheurtant le fer.

– Aussi, tu ne l’aimes plus, repritGulmitte.

– Je l’aime encore ! pensa tout hautRachel.

Et les trois fées de rire à briser lesjointures fêlées de leurs côtes.

– À la bonne heure, dit Mêto. Alors tuseras bien aise d’apprendre de ses nouvelles ?

– Dites, oh ! dites, s’écria lapauvre fille.

– Écoute ! prononça emphatiquementMêto, qui étendit son bras décharné vers la montagne où s’élevaitle château de Lucifer.

Le fracas atteignait son comble. On eût ditqu’une attaque furieuse ébranlait les fortes murailles dumanoir.

– Il est là ! poursuivit Mêto, entrele feu et le fer… La mort est suspendue au-dessus de sa tête.

Rachel, accablée, n’avait point la force derépondre.

– Ne voudrais-tu point le sauver ?demanda brusquement Reschine.

La jeune fille releva sa tête affaissée, etdit avec ardeur :

– Que faut-il faire ?

– Nous vendre ton âme, répondirentensemble les trois fées.

Rachel mit la main sur son cœur, et fit unsigne négatif.

– Mon âme est à Dieu, murmura-t-elle.

Gulmitte, Reschine et Mêto grondèrentsourdement et reculèrent d’un pas, comme si le nom de Dieu les eûteffrayées.

Puis elles revinrent à la charge.

– Il est là, répéta Gulmitte en montrantle château.

– Entre le feu et le fer, ajoutaMêto.

– Et d’un mot tu pourrais le sauver.

– Ma vie ! s’écria la jeunefille ; ne pouvez-vous vous contenter de ma vie ?

– C’est quelque chose, dit Reschine. –Sœurs, prendrons-nous la vie de la fille du juif ?

Elles se consultèrent durant la trentièmepartie d’une seconde.

– Sa vie est belle, pure, pleined’avenir, et elle n’a que vingt ans, reprit ensuite Mêto ; –prenons sa vie.

– Sa vie et son sang ! ajoutaReschine.

Gulmitte ne donna point son avis, et demeurapensive.

– Eh bien, sœur ? demandèrent lesdeux autres fées.

Gulmitte étendit son doigt ridé vers Rachel,et dit :

– Je ne veux pas.

Chaque sœur avait droit de veto dansce triumféminat (nous pensons qu’il n’est pas possibled’inventer un mot plus effrayant). Reschine et Mêto courbèrentleurs têtes jaunâtres en grondant, et s’éloignèrent en sautillantde branche en branche comme de très-laids écureuils. Gulmitte fitmine de les suivre.

La pauvre Rachel se tordait les mains ensanglotant.

– Addel ! mon chevalier !disait-elle, pourquoi ne puis-je payer ton salut au prix de monsang !

Ses yeux se fermèrent sous le poids de seslarmes.

Quand elle les rouvrit, elle vit devant elleGulmitte, la moins hideuse des trois fées. Gulmitte laregardait ; en la regardant, elle faisait une grimace quin’était pas jolie, mais qui exprimait une manière decompassion.

– Fille du juif, dit enfin la fée, jeviens chercher ta vie.

– Oh ! prenez-la, prenez-la !s’écria Rachel avec passion, – et qu’Addel soit sauvé !

Ce que nous allons dire n’est point unmensonge : du revers de sa main crochue, Gulmitte essuya unelarme qui se promenait dans les rides de sa joue. Le dévouement estchose si sainte, qu’il émeut parfois jusqu’au cœur d’une fée.Néanmoins il ne faudrait pas compter là-dessus.

– Écoute, dit-elle d’une voixtremblotante ; – moi aussi j’ai aimé du temps que j’étaismortelle… Tu me rappelles d’heureux jours, ma fille… Je vais dire àmes sœurs que tu t’es ravisée et que tu m’as vendu ton âme…

– Ne dites pas cela ! interrompitRachel.

– Pourquoi ? – T’imagines-tu, petitesotte, que nous soyons à cela près d’un mensonge !… Net’inquiète de rien, et regarde-moi faire.

Elle ramassa en tas une multitude de feuillessèches dont elle fit neuf fois le tour en prononçant des parolesque nul ne saurait comprendre. Au neuvième tour, les feuillessèches se changèrent en écus d’or tout neufs, à l’effigie du ducrégnant.

– Cela est à toi, dit Gulmitte à la jeunefille ; il y en a dix mille bien comptés. Je fais là unesottise, mais tu m’as rappelé mon bon temps, et je ne suis pasexposée à rencontrer des cœurs comme le tien tous les jours… Ceserait ruineux, ma fille !

Rachel se trouva seule, au milieu des taillisdu Val, avec un sac d’or entre les mains.

La lune s’était cachée, mais une lueursanglante éclairait l’horizon au-dessus du château de Lucifer. Lebeffroi d’alarme tintait lugubrement, tandis que les autres bruitssemblaient faire trêve. Rachel, faible et chancelante, se dirigeapéniblement vers la montagne, qu’elle commença à gravir. Ellesuccombait presque sous son fardeau. Lorsqu’elle atteignit lalisière des taillis, elle vit un spectacle qui la glaçad’horreur.

Le château de Lucifer était en flammes.

Voici ce qui était arrivé :

Les gentilshommes de Rennes à qui s’adressa lecomte Addel se trouvèrent avoir plus de vaillance que d’écus d’or.Ils ceignirent leurs longues épées, prirent leurs lances, etmontèrent à cheval. Addel, dont le courroux grandissait par lesobstacles, les guida lui-même vers le château de Lucifer. Au piedde la colline, les gentilshommes de Rennes rencontrèrent une troupenombreuse de cavaliers commandés par Hervé de Lohéac, MartinMortemer de Mauron et Yves Malgagnes. Ces trois barons avaientemployé comme il faut leurs dix mille écus d’or.

On fit le siége du château de Lucifer, etc’était le bruit du combat que Rachel entendait naguère sous lestaillis du Val. Les hommes d’armes de l’usurpateur furentfacilement vaincus, d’autant que ce dernier s’était caché on nesavait où dès le commencement de la bataille. On prit le château,on y mit le feu par excès de zèle ou autrement, sans réfléchir quece n’était point rendre un service très-précieux au comte Addel, etl’on chercha Lucifer depuis le rez-de-chaussée jusqu’auxcombles.

Point de Lucifer.

Rachel, cependant, continuait de monter. Ellene voyait plus ; elle ne pensait plus. Un ardent et vaguedésir de sauver Addel et son père la poussait en avant.

Au moment où elle arrivait au pied desmurailles, une cavalcade franchit la grande porte, abandonnant lechâteau à demi consumé. Addel marchait en tête.

– Monseigneur ! cria Rachel, entombant, brisée, sur l’herbe, je vous apporte l’or des fées.

Or, il se trouva que MM. de Lohéac,de Mauron et Malgagnes, tout en distribuant çà et là de surprenantscoups d’estoc, avaient raconté au jeune héritier de Lesnemellec lemerveilleux hasard qui les avait mis en face d’un trésor. De sorteque le comte Addel se repentait déjà fort amèrement d’avoirsoupçonné Rachel.

Sans comprendre les paroles de la jeune fille,il la souleva d’une main vigoureuse, la mit en croupe sur soncheval, et partit au galop.

Le sac de dix mille écus était tombé au rasdes murailles, auprès d’un soupirail fermé par des barreaux de fer.Un bras maigre et ridé s’allongea vivement à travers les barreaux,et saisit l’or avec avidité.

Sur la route, il est à croire qu’Addel obtintson pardon. Rachel et lui allèrent se marier au loin, – ce qui futprudent, suivant Joson Férou, car la fée Gulmitte aurait bien pu seraviser.

Le lendemain, au clair de lune, les trois féesmontèrent la colline et vinrent au château de Lucifer, afin deprendre l’âme de Rachel, que Gulmitte prétendait avoir achetée àbeaux deniers comptants.

Le manoir brûlait encore. Gulmitte, Reschineet Mêto grandirent d’abord jusqu’à dépasser de la tête les toituresles plus élevées, afin de plonger par toutes les fenêtres leursregards curieux. Nulle part, elles ne virent Rachel. Alors, endésespoir de cause, elles se rapetissèrent et entrèrent dans lescaves par les soupiraux.

Dans l’une des caves, elles entendirent larespiration d’un être humain endormi. Elles se rangèrent entriangle et entamèrent à voix basse leur entretiencabalistique :

GULMITTE.

Sœurs, êtes-vous là ?

RESCHINE ET MÊTO.

Nous y sommes.

GULMITTE.

Loin du jour ?

RESCHINE.

Loin du bruit.

MÊTO.

Loin du regard des hommes.

GULMITTE.

Que cherchent, en ce lieu, les maîtresses duVal ?

RESCHINE.

Une âme que notre or a convertie aumal !

Les trois fées, suivant leur coutume,répétèrent en chœur ce dernier vers ; puis Mêto alla quérir audehors un ver luisant pour éclairer leur recherche. Le ver luisantleur montra dans un coin de la cave le juif Lucifer endormi. Enguise d’oreiller, il avait mis sous sa tête le sac d’or oublié parRachel auprès du soupirail.

À la vue de l’or et de l’homme, Reschine etMêto accomplirent une double grimace en désappointement. Ellesavaient espéré mieux. Gulmitte seule ne fut pas trop étonnée.

 

Néanmoins, afin de ne point perdre leursoirée, elles prirent Lucifer par les pieds, et le tirèrent audehors à travers les barreaux du soupirail, malgré ses crislamentables et ses invocations au Dieu d’Abraham et de Jacob. PuisReschine, ajoutant une cinquantaine de pieds à sa taille, se guindajusqu’au beffroi, où elle pendit maître Lucifer par le cou.

Les dix mille écus d’or devinrent dix millefeuilles sèches.

Gulmitte, Reschine et Mêto enveloppèrentsoigneusement l’âme du vieil orfévre et en firent cadeau à Satan,qui ne leur en sut point de gré.

 

Quant au château de Lucifer, ses ruinesrestent depuis ce temps solitaires et sombres sur la montagne.Nulle main n’essaya jamais de le rebâtir, et le temps sembleimpuissant à miner ses gigantesques débris.

L’histoire était finie.

– Et qu’est devenue la race desLesnemellec, seigneurs de Lern et du Val ? demandai-je.

Joson Férou se leva et prit son bâton decormier.

– Je m’en vas vous dire,répondit-il : – je ne sais pas.

Nous sortîmes du cabaret pour reprendre notreroute vers Guichen. En me retournant, je vis les derniers rayons dusoleil mettre un rouge reflet aux murailles noircies du château deLucifer.

– Quoi qu’il ait pu advenir dans cettedemeure, pensai-je, ce dut être jadis une noble forteresse… Ahçà ! mon brave, continuai-je tout haut ; – les fées nemeurent point : à quoi passent-elles leur temps àprésent ?

Joson avait bu quelques écuelles de trop. Ilenfonça son grand chapeau sur l’oreille gauche, et brandit sonbâton de cormier d’un air fanfaron.

– Les damnées ! murmura-t-il ;elles donnent la gale aux moutons ; elles tordent le cou despoulains sur la lande ; elles affolent les génisses ;elles sèchent le trèfle sur tige, piquent le blé noir, et fonttourner le lait des vaches.

– Les avez-vous vuesquelquefois ?

– Faut dire la vérité !… Un soir dedimanche, j’ai vu trois petites bêtes se cacher sous une touffe degenêts dans le Val, trois petites bêtes qui étaient laides commedes péchés… Je fis un signe de croix, notre monsieur, et je pris macourse.

Cette conversation dégrisait sensiblement monGuichenais. La brune commençait à tomber. Joson perdait son allurevaillante ; sa voix avait moins d’éclat, et il jetaitd’anxieux regards sur les buissons du chemin.

– Ce n’était peut-être pas lesfées ? dis-je pour le faire parler.

– C’était ce que cela voulait… Un bonchrétien a autre chose à faire qu’à penser à tout cela.

– Qu’est-ce ? Joson, m’écriai-je, enm’arrêtant tout à coup ; – avez-vous vu ?…

Joson devint pâle comme un mort.

– Faut pas mentir !murmura-t-il.

– Avez-vous vu ces trois êtresétranges ?

Les dents de Joson se prirent à claquer commedes castagnettes.

– Où ça, notre monsieur, où ça ?prononça-t-il avec détresse.

– Ici, dis-je en montrant le premierbuisson venu.

Joson poussa un cri de terreur, jeta son bâtonpar-dessus la haie, son chapeau dans un fossé, et prit sa course àtravers champs dans la direction opposée.

Joson Férou court encore.

FORCE ET FAIBLESSE.

 

I. – DEUX FRÈRES.

Le château de Saint-Maugon était bien vieuxdéjà au dix-septième siècle ; il était presque aussi vieux quela noble race de Mauguer, dont les aînés juraient hommage au richeduc, debout et couverts, ni plus ni moins que la Marche et Porhoët.Maintenant, Porhoët, la Marche et Mauguer sont morts ; letrône ducal de Bretagne s’est écroulé depuis des siècles, maisSaint-Maugon dresse encore ses cinq tours grises, tout en haut dela montagne d’Ernec-le-Vicomte, à trois lieues de la bonne ville deRennes. Son donjon, dix fois centenaire, domine toujours la plaine,comme au temps où la plaine, vassale, obéissait à Mauguer depuisChâtillon jusqu’à Saint-Hellier. La mousse, cette rouille dugranit, a rongé ses murailles ; le lierre a monté de la baseau faîte, pour redescendre ensuite des créneaux jusqu’au sol,multipliant d’année en année ses grêles festons, jetant une bouturedans chaque fente, couvrant chaque crevasse d’un sombre bouquet deverdure, si bien que la pierre disparaît sous son luisant et noirfeuillage, comme se cachent parfois la décrépitude et la vieillessesous les plis opulents d’un manteau de velours. Ainsi drapé,Saint-Maugon fait une vénérable ruine. Le jour, on l’aperçoit debien loin ; son aspect met au cœur du passant une vaguemélancolie ; il est comme ces vieux hommes qui restent dans lavie, tristes et seuls, après avoir vu mourir leurspetits-fils : ces hommes ne peuvent point accoutumer leursyeux de cent ans à contempler des choses nouvelles ; ils ontvu mieux que le présent ; ils regrettent ; ils ne se sontpoint assez hâtés de mourir. – De même l’antique manoir, débrisd’un passé trop lointain, fait tache au milieu des bourgeoisesvillas qui s’asseyent aux croupes des collines environnantes. Il neles connaît pas ; elles ne sont point de sa famille.

La nuit, quand la voie lactée étend au-dessusdes toits aigus sa diaphane et blanche banderole, Saint-Maugonsemble grandir et redresser sa gothique façade. Aux villas lesoleil, à lui les ténèbres : la nuit, il est suzerain encore,– il règne. Le voyageur s’arrête au pied de la montagne ; ilregarde cette masse opaque, dont les hautains profils découpent lepâle azur du firmament ; il regarde et s’incline. Des hommesdorment dans les villas ; au château, des souvenirs veillent.Dix siècles sont derrière ses murailles : elles ont vu l’âged’or, les jours de sincérité, de vaillance, de chevalerie, et l’âged’airain qui jeta l’armure pour revêtir la soie, et l’âge de ferqui trancha la tête des rois, et cet autre âge enfin qui trafique,corrompt, trahit et se parjure, – l’âge de plomb où noussommes !

Deux avenues conduisent de la plaine auchâteau de Saint-Maugon. L’une, dont la pente est peu sensible,aboutit au pignon méridional ; l’autre, ménagée dans ladirection de Rennes, suit en ligne droite la rampe abrupte etescarpée. Ces deux avenues ne sont plus marquées que par des talus.Le taillis de coupe réglée couvre uniformément leur largevoie ; mais au dix-septième siècle, époque où les Mauguer deSaint-Maugon faisaient encore figure aux états de Bretagne, unequadruple rangée de grands chênes alignait ses robustes troncs lelong des talus. Ces magnifiques allées, longues chacune d’unedemi-lieue, gardaient au manoir son apparence seigneuriale.

Par une journée d’hiver de l’an 1683, deuxcavaliers s’engagèrent presque en même temps sous les arbresdépouillés du parc. L’un prit l’avenue méridionale ; l’autre,celle qui venait de Rennes. Tous deux étaient jeunes, beaux, etportaient comme il faut le costume blanc, galonné d’argent, desofficiers du régiment de la couronne. Celui qui arrivait de Rennes,montait un cheval frais qu’il maniait d’une merveilleuse façon. Ilparaissait avoir vingt-deux ans ; son visage était grave etdoux, son regard ferme, intelligent, intrépide. De son feutre àplumes s’échappaient les boucles abondantes d’une chevelure noirequi tombait en gracieux anneaux sur ses épaulettes decapitaine.

L’autre cavalier était plus jeune encore. Ilarrivait de loin, car sa monture, haletante, avait de la bouejusqu’au poitrail. Ses traits, qui présentaient avec ceux ducapitaine une remarquable ressemblance étaient plus délicats etplus fins. Il y avait dans son regard moins de fermeté, mais plusde fougue, et sa chevelure blonde efféminait davantage l’ensemblede sa physionomie. Il n’avait que l’épaulette d’enseigne.

Il poussait vivement son cheval, qui n’enpouvait plus guère, et semblait fort pressé d’atteindre le château.Tout ce qu’il put faire fut d’arriver au portail en même temps quele capitaine, qui pourtant ne se hâtait point.

Dès que nos deux cavaliers s’aperçurentmutuellement, ils poussèrent un joyeux cri de reconnaissance,quittèrent la selle et se jetèrent dans les bras l’un del’autre.

 

– Roger ! dit le capitaine enappuyant un baiser presque paternel sur le front de l’enseigne.

– Monsieur mon frère ! réponditcelui-ci avec une tendresse mêlée de respect.

– Fi ! Roger, au régiment ou devantla foule, passe encore ; mais ici, appelle-moi Bertrand, rienque Bertrand ! Les autres sont aînés et cadets ; noussommes frères, nous !

– Oh ! oui, frères, répéta Roger,qui avait une larme dans les yeux.

Les deux jeunes officiers se prirent par lamain et franchirent le seuil de la cour. C’étaientMM. de Saint-Maugon, fils de Hervé Mauguer deSaint-Maugon, chevalier, baron de Keruau, mort brigadier desarmées. Il y avait six mois qu’ils ne s’étaient vus. Roger, pendantce temps, avait tenu garnison à Nantes ; Bertrand était restéà Rennes. Or Bertrand et Roger ne s’étaient jamais quittésjusqu’alors ; ils s’aimaient comme se peuvent aimer deuxfrères qui n’ont plus de famille, et sont désormais tout l’un pourl’autre. La tendresse de Bertrand était forte comme son cœur,inaltérable, patiente, dévouée ; l’amour de Roger seressentait de l’enfantine frivolité de son caractère et del’infériorité réelle de son rang. Roger était cadet : sonfrère avait sur lui l’autorité d’un père. À cause de cela, Rogerétait plus respectueux, mais plus exigeant ; il prenait tousles droits de la faiblesse. Comme il devait obéir, il prétendaitqu’on lui cédât. Cette déduction peut ne point paraître logique,mais elle est vraie, et votre puissant empire, belles dames, suffità le prouver surabondamment.

– Tu as grandi, Roger, disait Bertrand entraversant les grandes salles du rez-de-chaussée de Saint-Maugon. –Te voilà fort, maintenant ; tu es un homme.

Roger toucha l’impondérable duvet quicommençait à poindre sur sa lèvre supérieure.

– Je suis un soldat, frère, dit-il. Maistoi… tu as bruni, Bertrand. Comme tu sais bien porter tamoustache ! Sur ma foi, je parie qu’il n’y a pas un autreofficier du régiment de la couronne qui soit de moitié aussi beauque toi.

Et Roger contemplait avec une admiration naïvele mâle visage du capitaine. Celui-ci souriait doucement et passaitsa main dans les blonds cheveux de l’enseigne. C’était un tableaugracieux et touchant : rien n’est saint, rien n’est suavecomme les joies de la famille.

Ils s’arrêtèrent dans une salle de moyennegrandeur, où Hervé Mauguer avait coutume de recevoir ses hôtes.Tous deux se découvrirent devant le portrait de leur père, tousdeux dirent un Ave au fond du cœur pour le salut de ladame de Saint-Maugon, dont le doux regard semblait encore leursourire sur la toile du cadre sculpté. Puis ils s’assirent, bienprès l’un de l’autre, sous un trophée d’armes surmonté de l’écussonde Mauguer, qui est « d’or au massacre de sable, chevillé dedix cors. »

Leurs mains étaient enlacées, ils se parlaientdu regard avant d’ouvrir la bouche, et leurs yeux disaient tout lebonheur qu’ils éprouvaient à se revoir.

– Six mois ! c’est bien long, frère,dit enfin Roger ; si M. de Gadagne, notre colonel,ne m’eût rappelé à Rennes, je crois que j’aurais quitté mon postepour venir t’embrasser.

– Toujours étourdi comme autrefois, ettoujours bon ! répliqua Bertrand. Et, dis-moi, qu’as-tu faitdurant cette longue absence ?

– Bien des choses, frère. Il y a denobles fêtes à Nantes, et les jeunes gentilshommes du Nantaistirent volontiers l’épée…

– Tu t’es battu ! interrompitvivement Bertrand.

– Plaisante question, frère ! J’aibientôt dix-neuf ans.

– Et avec qui t’es-tu mesuré ?

– Je ne sais… Avec l’un, puis avecl’autre… Mais laissons là ces bagatelles.

Il y avait plein contraste entre l’inquiètesollicitude de Bertrand et l’indifférence de Roger.

– Laissons cela, en effet, dit l’aîné deSaint-Maugon. Je vois que, sur ce sujet, nous ne pourrions pointnous entendre. Je n’aime pas, moi, ces combats de mode, où deuxbons serviteurs du roi se vont tuer par plaisanterie, et comme onva danser une courante.

– C’est le devoir d’un gentilhomme.

– C’est la manie d’un fou, quand ce n’estpas la faiblesse d’un enfant… Moi, aussi, j’ai tiré l’épée,Roger ; mais ce fut à contre-cœur, et malgré moi.

– Vous êtes sévère, monsieur mon frère,dit Roger, d’un ton de reproche.

– Pardonne-moi… c’est vrai… J’aurais dûgarder ces paroles de blâme. Mais, je t’aime tant, Roger !

Celui-ci rappela son sourire et pressa la mainde Bertrand contre son cœur.

– Frère, dit-il d’une voix caressante etpleine de joyeuse malice ; à ma prochaine affaire, je viendraiprendre tes graves conseils… Et, puisque tu ne veux point parler deduels, parlons amour.

– Es-tu donc amoureux ?

– J’ai dix-neuf ans, répéta Roger avecune comique emphase.

– C’est juste… Et peut-onconnaître ?

– Chut !… Nous savons sur le boutdes doigts notre code de galanterie, monsieur le capitaine, et nousserons sévère à notre tour… Fi ! vous êtes biencurieux !

– Je confesse ma faute… Ce nom-là ne sedit point… Moi-même…

– Es-tu donc amoureux, toi aussi ?interrompit en riant Roger.

Bertrand fit un grave signe d’affirmation.

– Tant mieux ! s’écria Roger ;en cela, du moins, nous nous comprendrons. Nous parlerons d’elles.Il ne faut point te méprendre, frère ; je n’aime point, commeje fais tout le reste, à la légère et en riant…

– Tant pis ! prononçainvolontairement le capitaine.

– Pourquoi ? elle est noble, riche,belle…

– T’aime-t-elle ?

– Je le crois… Elle sait que mon cœur esttout à elle… Souvent j’ai cru lire dans son sourire un aveu…

– Les sourires sont trompeurs, monfrère.

Roger devint triste ; ses traits prirentune expression de pitié.

– Serais-tu malheureux en amour ?demanda-t-il.

– Non, répondit Bertrand.

– C’est que tes paroles… Mais je suisfou ! la femme que tu aimes doit être fière en effet. Celle-làsera heureuse entre toutes.

– S’il ne faut pour cela que l’aimer,elle sera heureuse, mon frère, car je l’aime.

– C’est comme moi.

– Je l’aime plus que femme ne fut jamaisaimée… Elle est si belle !

– Oh ! pas plus belle que lamienne ! s’écria vivement Roger.

– Plus belle que toutes les autresfemmes, frère. Si tu la voyais !…

– Si tu voyais la mienne !

– N’ai-je pas vu tout ce que Rennescontient de beautés ? Elle brille comme une reine au milieu detoutes ses compagnes.

Roger fit un geste d’impatience.

– Nantes est plus grand que Rennes,dit-il, et celle que j’aime est la perle de Nantes.

– Rennes est le centre de noblesse,répondit Bertrand qui prenait feu sans le savoir ; – quelautre qu’un amoureux s’aviserait de comparer les marchandes duNantais aux nobles dames qui suivent les états ?

– Mais elle suit les états ! s’écriaRoger avec violence ; elle est noble, et, de par Dieu !si tu n’étais mon frère !…

Il toucha brusquement son épée, puis, honteuxde ce mouvement, il cacha son front rougissant dans le sein ducapitaine. Celui-ci s’était calmé tout à coup.

– Enfant ! murmura-t-il, en jetantses bras autour du cou de Roger. C’est moi qui ai tort, ou plutôtnous venons de faire assaut d’étourderie. Elles sont belles toutesdeux, puisque nous les aimons.

Roger se releva et rendit à Bertrand sonaccolade, mais il restait sur son gracieux visage quelques tracesde méchante humeur.

– Je veux que tu la voies ! dit-il.Je veux que tu me demandes merci comme un chevalierdésarçonné ; que tu te déclares vaincu…

– Je le fais d’avance, puisque cela teplaît.

– Non pas ! il faut juger enconnaissance de cause.

– Mais, objecta Bertrand, il y a loind’ici à Nantes.

– Elle n’est plus à Nantes, elle est àRennes ; et la prochaine fois que quelqu’un de messieurs desétats donnera bal…

– C’est fête ce soir chez M. lemarquis de Poulpry, lieutenant de roi, interrompit Bertrand.

– À merveille ! alors je te provoqueformellement, mon frère, et la question sera vidée ce soir…Ah ! monsieur le capitaine, l’amour ne connaît point le droitd’aînesse, et je vous présage une rude défaite.

– Nous verrons ! dit Bertrand moitiériant, moitié piqué au jeu ; j’accepte la bataille.

Quelques heures après, à la nuit tombante,MM. de Saint-Maugon, cachant sous de sombres manteauxleurs galants uniformes, montèrent à cheval dans la cour duchâteau. Six écuyers, à la livrée de Mauguer, et quatre laquaisarmés les suivirent. C’était, pour le temps, une escortenoble ; mais, cent ans auparavant, il eût fallu cinquantehommes d’armes pour accompagner comme il faut le premier-né deMauguer.

Les deux frères, impatients de vider leurdifférend, éperonnèrent vaillamment leurs montures, et laissèrentloin derrière eux écuyers et valets. Tout le long de la route,Roger chanta victoire, et accabla son frère de joyeuses etinnocentes fanfaronnades. Celui-ci le laissait dire, sûr qu’ilcroyait être de triompher dans quelques instants.

On arriva aux portes de Rennes. L’anguleuxcailloutage des rues fit feu sous les pieds des chevaux. Aprèsavoir galopé un quart d’heure dans les rues étroites et fangeusesde la basse ville, les deux frères revirent le ciel que leuravaient caché jusqu’alors les toits surplombants des vieux hôtels.Ils étaient sur la place du Palais. À droite, un édifice de noblearchitecture montrait ses nombreuses fenêtres brillammentilluminées. C’était l’hôtel de monsieur le lieutenant de roi.

MM. de Saint-Maugon jetèrent labride de leurs chevaux aux laquais rangés devant le seuil, etmontèrent le grand escalier que remplissait déjà l’harmonie du bal.L’huissier les annonça ; ils firent leur entrée.

Il y avait foule dans les salons et foule dansles galeries. Autour des lambris sculptés ou couverts de richestentures, régnait un double cordon de femmes. C’étaient partout desfleurs, des perles, du satin, des dentelles. Les paruresscintillaient ; les regards se croisaient, éblouissants outimides, hardis ou suppliants ; les pourpoints de velourstranchaient auprès des corsages fourrés de cygne ; les gardesdes épées scintillaient comme les agrafes des ceintures, et leséclatants panaches des gentilshommes ondulaient doucement à labrise parfumée des éventails. C’était délicieux à voir. L’œilcharmé ne savait point choisir entre tous ces enchantements, etquand les violons entamaient l’austère ouverture du menuet envogue, composé d’ordinaire par Lulli, on oubliait la terre pour secroire au fabuleux pays des rêves.

Bertrand et Roger firent le tour des salles,interrogeant du regard ce parterre de femmes, cherchant ets’étonnant de ne point trouver.

– Salut à M. le baron de Keruau,disaient en passant quelques jeunes officiers de la couronne.

Bertrand saluait d’un geste distrait etcontinuait sa recherche.

Quant à Roger, il n’avait point de titres, etses camarades ne lui jetaient qu’un familier : bonsoir,Saint-Maugon.

Nos deux frères avaient parcouru toutes lessalles et toutes les galeries.

– Elle n’est pas là ! ditBertrand.

– Elle n’est pas là ! répétaRoger.

– Frère, reprit l’aîné de Saint-Maugon,il nous faudra remettre notre gageure.

Un huissier souleva la portière de la porteprincipale.

– Peut-être ! dit Roger, qui tendaitl’oreille avidement.

– M. le président deMontméril ! annonça l’huissier.

Les deux frères tressaillirent.

Un vieillard, portant le costume desprésidents à mortier au parlement de Bretagne, franchit laportière. À son bras s’appuyait une jeune fille de la plus exquisebeauté.

– La voilà ! dirent ensemble lesSaint-Maugon avec un accent de triomphe.

Ce mot fut pour tous deux un coup de foudre.Ils se regardèrent. Bertrand avait pâli, mais son œil ne gardaitd’autre expression qu’une douleur amère et profonde ; aucontraire, dans celui de Roger il y avait de la rage.

– Et tu dis qu’elle t’aime !murmura-t-il.

Bertrand ne répondit point. Roger lui saisitfortement le bras. Deux larmes jaillirent de ses yeux et coulèrentsur sa joue. – Puis il ferma les yeux, et Bertrand le reçut,évanoui, sur la poitrine.

 

II. – MADEMOISELLE DE MONTMÉRIL.

L’huissier de M. le marquis de Poulpry,lieutenant de roi, annonça ce soir-là de bien illustres noms. Àpart les seigneurs tenant charges royales, tels queVignerod-Duplessis, duc d’Aiguillon, gouverneur de Bretagne,M. de Pontchartrain, intendant (nommé) de l’impôt, lechef d’escadre Coëtlogon et bien d’autres, toutes les grandesmaisons de Bretagne avaient des représentants dans les salons deM. de Poulpry. Rohan causait avec Goulaine, Rieuxs’appuyait au bras de la Chevière ; Penhoët donnait la main àCombourg. Il eût fallu aller jusqu’à Versailles pour trouver uneautre et aussi noble assemblée.

L’arrivée du président de Montméril et de safille fit événement, non-seulement pourMM. de Saint-Maugon, mais pour tout le reste del’assistance. M. de Montméril, en effet, doyen desprésidents à mortier du parlement breton, était fortement soupçonnéde mauvais vouloir à l’encontre du gouvernement de Sa Majesté. Ilfomentait, au sein des états, cette opposition hardie, etjusqu’alors victorieuse, qui repoussait l’intendant royal del’impôt, et prétendait conserver à la province le droitd’administrer elle-même ses revenus. Hors des états, son rôlen’était pas moins actif, mais devenait, disait-on, plus coupable.Beaucoup affirmaient qu’il n’était point étranger à cette révoltepartielle, peu offensive, mais obstinée, des paysans de la hauteBretagne, qui ne demandaient rien moins que l’annulation du pacted’union consenti par la duchesse Anne, malgré son peuple. Madame deSévigné, dans ses lettres, traite fort sévèrement cetteinsurrection ; les historiens la citent à peine pour mémoire,et ne se donnent point souci de discuter la légitimité de sesmotifs. Ceci ne nous doit pas surprendre, attendu que les insurgésfurent vaincus.

Mais l’Irlande aussi peut être vaincue. À Dieune plaise qu’il nous vienne à l’esprit une comparaison injurieusepour la France ! La France fit de chaque Breton un Français,tandis que l’Angleterre, ce gigantesque comptoir qui spécule surtout, sur le sang et sur les sueurs, ne prit l’Irlande que pour lapressurer. Néanmoins la Bretagne était un peuple, et l’on doitconcevoir qu’il se puisse trouver parmi un peuple des esprits pourne vouloir point comprendre qu’une femme ait le droit decapitaliser leur nationalité, afin de l’apporter en dot àl’étranger. Ces esprits ont tort dans tel cas donné ; leurrévolte est peut-être condamnable ; mais, de toutes lesrévoltes, n’est-ce point celle-là qui se peut le plus naturellementexcuser ?

Quoi qu’il en soit, quand la Bretagnes’insurge, ce n’est pas pour un jour, d’ordinaire, et ce n’estjamais tout à fait en vain. La révolte dont nous parlons, soutenueen quelque sorte par la résistance des états aux volontéssouveraines de Louis XIV, fut souvent redoutable, et empêchaplus d’une fois de dormir les ministres du grand roi. En 1683, elleavait subi une recrudescence soudaine, et quelques jours avant lebal du marquis de Poulpry, on avait vu, aux portes mêmes de Rennes,une manière de bataille. Les paysans s’étaient retirés laissant unecentaine de prisonniers aux gens du roi ; mais ils avaientpromis de revenir, et Dieu sait qu’ils tenaient toujours lespromesses de ce genre. Les captifs avaient été enfermés à l’ancienchâteau ducal de la Tour-le-Bât, où l’on faisait bonne garde auxportes de la ville.

On doit penser que, dans ces circonstancesextrêmes, il y avait, de la part de M. de Montméril,suspect de connivence avec les insurgés, une téméraire audace àvenir braver jusqu’en son hôtel le représentant de l’autoritéroyale. Aussi son nom, prononcé, provoqua dans l’assemblée unchuchotement général et d’augure équivoque. Tous les yeux sefixèrent à la fois sur lui. C’était un vieillard de haute taille, àla physionomie sévère et dont le caractère principal indiquait uneinflexible détermination. Il ne parut point prendre garde àl’émotion de la foule, et s’avança d’un pas lent et grave vers lemarquis de Poulpry, qu’il salua avec une froide courtoisie. Celafait, sans gêne aucune et sans affectation, il se mêla aux groupesdes invités.

Quant à mademoiselle de Montméril, elle fitaussi sensation ; mais non point de la même manière. Sa vuemit dans le cœur des femmes le dépit et l’envie ; au cœur deshommes elle fit naître, comme toujours et partout dès qu’elle seprésentait, une admiration sans bornes. Bertrand et Roger avaientraison tous les deux : c’était bien la plus belle !

Elle avait dix-huit ans : sa taille hauteet flexible gardait de la fierté dans sa grâce ; elle marchaitde ce pas correct et majestueusement naturel que ne peuvent pointimiter les comédiennes affublées d’un rôle de vierge noble. Sonfront pur s’encadrait de boucles blondes qui ondulaient, élastiqueset molles, jusqu’à la naissance de ses épaules, chastement voilées.Son œil, d’un bleu obscur, pensait et parlait ; sa bouchesérieuse savait sourire, et l’ovale exquis de son visage semblaitemprunté aux tableaux de ces peintres d’Italie qui voyaient Marieet les anges dans les saintes extases de leur génie. Tout étaitbeau dans cette belle fille ; son nom même lui était uneparure ; elle s’appelait Reine.

Roger l’avait vue à Nantes, oùM. de Montméril avait fait un voyage au commencement del’hiver, pour s’entendre avec les mécontents de Clisson. Le cadetde Saint-Maugon, jeune, ignorant la vie, fougueux et faible à lafois, fut pris d’une de ces passions subites et accablantes quicroissent seulement au cœur des adolescents. Il aima Reineardemment et sans mesure ; cet amour fut plus fort que satimidité, il balbutia des mots de tendresse, et ne fut pointrepoussé.

Qui pourrait dire où s’arrête la légèreté, oùcommence la coquetterie ? Reine écouta Roger. Il était beau,et puis il aimait tant ! Mais lorsque Reine quitta Nantes pourrevenir avec son père en la capitale de la Bretagne, ce fut sansdouleur bien amère et sans regrets fort cuisants.

Tandis que Roger se morfondait en pensant àelle, Mlle de Montméril n’était pas cependant,il faut le dire, sans songer un peu à lui. Voici comment :elle avait trouvé à Rennes Bertrand de Saint-Maugon, lequelressemblait à son frère comme une bonne épée de combat ressemble àune rapière de parade. Ce fut en comparant que Reine se souvint. Orla comparaison n’était point à l’avantage du pauvre Roger. BertrandMauguer de Saint-Maugon, baron de Keruau, capitaine au régiment dela couronne, était chef d’armes, et succédait aux biensconsidérables de Mauguer ; Roger n’avait, lui, que sonépaulette d’enseigne.

Cette différence importait assez peu àMlle de Montméril, mais elle avait un père, etnous en devons tenir compte. À part cela, d’ailleurs, Bertrand,vaillant soldat et cavalier accompli, ne le cédait en rien à sonfrère par les avantages extérieurs ; pour les choses del’intelligence et de l’âme, il était évidemment son maître. Reinevit cela. Qui sait ? le pauvre Roger avait frayé peut-être lavoie qui conduisait au cœur de sa maîtresse. Le chemin frayé, cefut Bertrand qui passa. Reine crut voir en lui sans doute un autreRoger plus parfait et plus digne.

Mlle de Montméril étaitune de ces femmes qui accaparent les regards et monopolisent leshommages. Bertrand, au contraire de Roger, prétendit résister àl’attrait qui l’entraînait vers elle. Il se savait fort ; ilse confiait en lui-même, mais sa force le trahit. Et comme il avaitrésisté davantage, l’amour entra plus profondément dans son âme. Cefut une passion en quelque sorte réfléchie, où il y avait de latristesse, mais de l’extase. Bertrand mit en Reine tous ses espoirsde bonheurs. Il l’aima comme savent aimer les natures d’élite, avecune tendresse de père, un culte de servant et un dévouementd’ami.

Nous l’avons dit, et le mot est à peine assezénergique : ce fut pour les deux frères un coup de foudrelorsqu’ils se virent rivaux. Roger fut frappé au cœur ; unmonde de pensées navrantes fit irruption dans son cerveau ; ilétait jeune : il fléchit sous le poids de cette fatalitéécrasante, inattendue ; l’angoisse de Bertrand fut plusmortelle encore, mais il soutint le choc. Les gens comme lui netombent qu’une fois ; c’est pour mourir.

Son frère était là, près de lui, renversé surun siége, pâle, sans mouvement. À quelques pas,Mlle de Montméril, entourée d’un triple rangd’admirateurs, jetait au hasard ses sourires que l’on se disputaitau passage. Son regard croisa celui de Bertrand, et tout aussitôtson sourire changea ; elle y mit des paroles, et le triplecercle tressaillit d’envie. Bertrand posa la main sur son cœur quibattait à soulever son uniforme ; puis, au lieu d’obéir ausourire qui était un appel, il salua gravement et se dirigea versla porte.

Il était fils d’Adam. Avant de passer le seuilil se retourna. Le regard de Reine, perçant la foule, arrivajusqu’à lui et l’interrogea timidement.

– Ayez pitié, mon Dieu ! murmuraBertrand qui fit un pas vers la jeune fille.

Mais son œil tomba sur le front pâli de Roger.Il refoula toute égoïste pensée, et souleva brusquement la portièrederrière laquelle il disparut.

– Qu’a donc ce soir M. le baron deKeruau ? demanda le jeune M. de Kercornbrec enprécipitant les véloces roulades du grasseyement de Quimper.

– Le bonheur le rend fou, répondit uncadet de Trégaz avec l’accent chromatique du pays nantais.

– Le fait est, s’écriaM. de Châteautruhel, un gros homme rose et blanc, quinasillait comme c’est le devoir et le droit de tout habitant deRennes, – le fait est que le petit baron est un fortunémortel !

Les gens de Vitré, de Vannes, de Saint-Brieucet de Saint-Malo firent tour à tour leurs réflexions : àVitré, l’on clapote ; à Vannes, les mots passent des deuxcôtés des langues épaisses ; à Saint-Brieuc, la voix sedandine lentement sur d’incroyables cadences ; à Saint-Malo…Mais, à tout prendre, où parle-t-on comme il faut ? Levéritable accent français est-il ce cahoteux et bruyant roulement àl’aide duquel s’étourdissent réciproquement les riverains de laGaronne ? Est-ce plutôt le débonnaire gloussement duPicard ? la traînante chanson du Normand ? le grêle etglapissant fausset du Parisien ? ou le choli bârler despons hâpitants de l’Alsace ?

Reine n’écoutait point ces questions et cesréponses qui se croisaient autour d’elle. C’était, pour sonoreille, un bourdonnement dépourvu de signification. Son regardrestait fixé sur la porte par où venait de sortir Bertrand.

– Ne m’aime-t-il donc plus !murmura-t-elle.

 

Reine fut bien triste pendant une grandedemi-heure. Puis elle fut saisie par la fièvre du bal. Sa têtetourna au vent de ces frivoles pensées qui sont dans les notesjoyeuses de l’orchestre, dans l’éblouissant éclat des girandoles,dans l’atmosphère de la fête, toute saturée de parfums. Elledansa : ses rivales furent écrasées sous le poids de sontriomphe ; son triomphe l’étourdit et l’exalta.

Soyons cléments. D’honnêtes cœurs, des hommesgraves ont oublié parfois de sérieuses douleurs au milieu d’unsuccès de tribune ou d’académie ; nul ne résiste au prestigede l’ovation ; nous ne pouvons exiger que l’âme d’une jeunefille ait cette mémoire précise, tenace, imperturbable, que possèdetout seul ici-bas l’estomac d’un député des centres.

Lorsque Roger parvint à secouer enfinl’affaissement physique et moral qui s’était emparé de lui, sesidées se prirent à rouler confusément dans son esprit, comme ilarrive si l’on est éveillé en sursaut après un pesant sommeil. Iljeta autour de lui son regard étonné.

 

– Il s’est passé quelque chose !murmura-t-il enfin avec frayeur, comme s’il eût craint maintenantde renouer le fil brisé de ses souvenirs.

C’était entre deux menuets. Des couplespassaient et repassaient. Entre mille voix Roger reconnut la voixlointaine de Mlle de Montméril. Cette voix,entendue, précipita le mouvement de son sang. La mémoire des faitsrécents envahit son cœur avec violence.

– Il l’aime ! pensa-t-il ;Bertrand ! mon frère… C’est mon frère qui me prend tout monbonheur !

Sa tête brûlait.

– Mon frère ! répéta-t-il avecamertume et colère ; – n’avait-il pas assez de tout ce que lehasard lui avait donné à mon préjudice ?… Titres, fortune… Depar Dieu ! nous sommes égaux devant cette femme ! Et jela lui disputerai, fallût-il… !

Il s’arrêta. De grosses gouttes de sueurcoulaient de son front sur sa joue. Son visage décomposé annonçaitle paroxysme d’une effrayante exaltation. Seul, dans un angleobscur de la galerie, abrité par l’ombre d’une colonne, il semblaitun mauvais génie, égaré au milieu des splendides joies de cettefête.

À ce moment,Mlle de Montméril, appuyée sur le bras d’unbrillant cavalier, montra son radieux sourire au bout de lagalerie. Roger l’aperçut. Cette vue, au lieu d’attiser sa colère,mit une larme de repentir dans ses yeux.

– Peut-on ne la point aimer ! sedit-il ; – pauvre frère !

Tandis que Reine passait, Roger, le cou tendu,l’œil grand ouvert, la couvrait de son regard fixe. Quand elle eutdisparu à l’angle de la galerie, Roger se leva et fit quelques pasen chancelant. Il voulait chercher son frère, lui parler,l’interroger, savoir…

Son frère n’était plus au bal, mais, en lecherchant, il se trouva bientôt face à face avec Reine qui lereconnut, rougit, et ne parut point prendre souci de cacher sonémotion. Roger l’aborda. Reine était parfaitement remise de cetteattaque de mélancolie qui l’avait prise au commencement de la nuit.Il lui restait seulement un peu de rancune contre Bertrand, ce qui,naturellement, fut tout profit pour Roger. Mademoiselle deMontméril voulut bien se souvenir, en effet, des belles fêtes deNantes et des longs entretiens qu’elle avait eus avec le cadet deSaint-Maugon. Celui-ci était transporté. Il se croyait aimé. Il envenait parfois à plaindre son frère dont Reine, pour cause, nedisait pas un mot. Elle n’avait garde. Le charmant abandon qu’ellemontrait à Roger était peut-être une petite vengeance à l’adressede Bertrand. Parler de ce dernier, c’eût été montrer sondépit ; – or, fi donc !

Tout prend fin, hélas ! les choses quiplaisent, surtout, ne durent point. Roger fut forcé bientôt dedonner le baise-mains et de se retirer.

Il avait épuisé son contingent de joie pourcette nuit. Pendant tout le reste du bal, il erra dans les salons,tâchant de ne point perdre de vue un instant la belle Reine, etréussissant très-bien à attirer l’attention des observateurs, gensqu’on n’appelait peut-être point encore alors des badauds.

– Hé ! hé ! hé ! fit partrois fois le jeune M. de Kercornbrec, qui trouva moyende grasseyer d’une façon déplorable, quoiqu’il n’y ait pointd’r dans ces monosyllabes, – je crois que le petitSaint-Maugon, – qui sera bien quand il aura moustache, – veutmarcher sur les brisées de son aîné !

Le cadet de Trégaz procéda par demi-tons pourrépondre :

– Hé ! hé ! hé ! celapourrait bien être.

À quoi M. de Châteautruhel repartiten imitant de son mieux l’organe d’un oiseau aquatique fortdifférent du cygne :

– Hen ! hen ! hen… cela ne meparaît pas impossible !

Les gens de Vitré, de Vannes, de Saint-Brieucet de Saint-Malo énoncèrent des opinions non moins ingénieuses, àl’aide de voix encore plus surprenantes.

En dehors de ce groupe aimable, un autrepersonnage observait, lui aussi, le cadet de Saint-Maugon. Cen’était rien moins que M. le président de Montméril enpersonne. Plusieurs fois il parut être sur le point de s’approcherde Roger, mais toujours au moment de l’aborder, il se ravisait.

Roger ne prenait point garde. Il ne voyait queReine. Un coup de tonnerre ne l’eût point distrait de son ardentecontemplation.

Mais, pour un soldat, la voix du chef parleplus haut que le tonnerre. Ce fut Gilbert de Gadagne d’Hostung,comte de Verdun, colonel du régiment de la couronne, qui vint enfinle tirer de son rêve.

 

– Où est votre frère, monsieur deSaint-Maugon ? lui demanda le colonel, vers la fin du bal.

Roger ne pensait plus à son frère. Ce motréveilla en lui un souvenir.

– Je ne sais, monsieur, répondit-il avecembarras.

– J’ai des ordres à lui donner… unemission à lui confier… Vous êtes brave, monsieur deSaint-Maugon : êtes-vous prudent ?

– Monsieur !…

– Je n’ai pas voulu vous offenser, maisles circonstances sont difficiles ; écoutez-moi.

M. de Montméril s’était approchéd’eux sans bruit. Il appuya son épaule à la colonne voisine etprêta l’oreille. – Nous ne prétendons point excuser le président àmortier, mais, quand on veut savoir ce que les gens disent, c’estun moyen.

– Monsieur de Saint-Maugon, reprit lecolonel, nous avons cent insurgés prisonniers à la Tour-le-Bât. Oncraint une nouvelle attaque pour demain. Je comptais charger votrefrère du poste de la Tour… Le temps presse… S’il vous plaît, vousle remplacerez.

– Cela me plaît, monsieur, et je vousrends grâces de votre confiance.

– Vous la mériterez, j’en suis sûr… Allezvous préparer, sur-le-champ, je vous prie.

Le colonel salua d’un geste et aborda un autreofficier. Il était évident que des mesures d’urgence étaient priseset que l’insurrection se faisait plus menaçante que jamais. Rogerse dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, il se sentittoucher le bras.

– Je voudrais vous entretenir, monsieurde Saint-Maugon, dit une voix à son oreille.

Il se retourna. Le président de Montmérilétait à ses côtés. En ce moment Roger se fût excusé vis-à-vis detout autre, mais le père de Reine !…

– Je suis à vos ordres, monsieur,dit-il.

– Dans deux heures, où pourrais-je vousrencontrer ?

– Au château de la Tour-le-Bât, qu’onvient de m’assigner pour poste.

– Je m’y rendrai, monsieur, dit leprésident de Montméril, qui se perdit aussitôt dans la foule.

III. – LA TOUR-LE-BÂT.

On voyait encore à Rennes, il y a quelquesmois à peine, le vieux château ducal de la Tour-le-Bât dresserconfusément ses donjons, ses corps de logis, ses remparts, aumilieu de gracieux jardins et de maisons blanches. Il semblaithonteux, l’antique castel, non pas de son grand âge, mais del’insulte qu’on avait faite à sa vieillesse. La demeure des richesducs était devenue prison. La salle d’armes était transformée enignoble pistole ;les terrasses servaient depréau ; les croisées saxonnes, barrées de fer, ne laissaientpasser que des jurons de bas lieu et d’abjectes paroles.

Nous nous trompons : pêle-mêle avec lesscélérats vulgaires, se trouvaient là, dans ces dernières années,des cœurs loyaux, – de saints vieillards qui pouvaient reconnaîtrele cachot qu’ils avaient occupé déjà durant la Terreur,d’intrépides adolescents qui savaient souffrir et confesser leurcroyance, comme firent leurs pères en des temps d’héroïquemartyre ; de vaillantes femmes enfin, de ces femmes qui viventpour prier, secourir, aimer, anges de la terre qu’attendent etadmirent les anges du ciel, trésors de fidélité, de force, depatience ; de ces femmes qui craignent la renommée, fuient lesbravos du monde, et cachent, sous un voile de modestie, leurmagnifique et silencieux dévouement.

Il ne fallait rien moins que ces hôtes pourréhabiliter la vieille forteresse. Elle avait vu les ancêtres deces captifs mourir sur ses murailles en combattant l’Anglais :les siècles passent sur la robuste Bretagne, et ne changent pointle cœur de ses enfants ; la forteresse ducale reconnut lesarrière-petits-fils des preux dans ces hommes qui regardaient enface l’échafaud menaçant, et disaient : – Quandmême !

On a démoli la Tour-le-Bât.

En 1683, elle n’avait point de destinationbien précise. C’était un arsenal et un poste militaire. Dans lesmoments d’urgence, la partie des bâtiments qui bordait les rempartsde l’est et qui dominait le cours de la Vilaine, de concert avec lefort Saint-Georges, servait au besoin de prison de guerre.

C’était là qu’on avait déposé les cent paysansfaits prisonniers à la dernière rencontre.

Le soleil venait de se lever et dispersaitcapricieusement toutes les nuances du prisme sur les prés humidesqui séparaient la tour de la rivière. Roger de Saint-Maugon, assissur l’appui du rempart, donnait son âme entière aux récentssouvenirs du bal de monsieur le lieutenant de roi. Plongé dans cedemi-sommeil qu’impose la fatigue, il voyait passer devant ses yeuxReine, qui lui souriait doucement, puis son frère, triste, morne,vaincu.

– Il se croyait aimé ! murmuraitalors le cadet de Saint-Maugon. Pauvre Bertrand !

 

Les voix des sentinelles, qui refusaientpassage à un étranger, le jetèrent brusquement hors de son rêve.Cet étranger était de grande taille. Son chapeau rabattu nepermettait point de voir ses traits, et le reste de sa personnedisparaissait sous les plis abondants d’un vaste manteau.

– Monsieur de Saint-Maugon, cria-t-il deloin, je viens à notre rendez-vous.

– Le président de Montméril ! pensaRoger, qui avait oublié cette circonstance.

Puis il ajouta tout haut :

– Laissez passer !

Les soldats baissèrent leurs mousquets ets’écartèrent. Le président traversa lentement le terre-plein, etvint se poser en face de Roger.

– Merci, dit-il.

Son regard inquiet fit le tour du terre-plein,mesura la distance qui le séparait des sentinelles, comme s’il eûtvoulu se bien assurer que ses paroles ne pourraient point êtreentendues.

– Monsieur de Saint-Maugon, reprit-ilbrusquement après cet examen et en se tournant vers Roger, – vousaimez ma fille.

Le jeune homme ne put retenir un geste desurprise.

– Vous aimez ma fille, répéta Montmérild’un ton positif et péremptoire. Vous l’aimez depuis six mois, jele sais. J’avais deviné cet amour à Nantes, et si j’avais pu garderquelques doutes, le bal de la nuit dernière me les eût enlevés. Mafille vous aime-t-elle, monsieur ?

Roger balbutia quelques parolesinintelligibles.

– Elle vous aime. Vous le croyez, aumoins.

– Si je pouvais l’espérer !…commença Saint-Maugon avec chaleur.

– Espérez, si cela vous peut être unplaisir, interrompit M. de Montméril ; maislaissez-moi poursuivre. Je ne suis pas venu ici pour entendre desserments d’amour.

Il y avait quelque chose de brutalement forcédans le ton de cet homme. Sa voix raillait, tandis que son frontrestait grave, et son regard indécis accompagnait mal la rudessetranchante de ses paroles. Il jouait un rôle. – C’est pitié de voirla peine que se donne un bon fils de la Bretagne quand, par hasard,il essaye le masque de l’intrigue à son simple et franc visage.Montméril était à la gêne et faisait un pauvre acteur, mais un plusnaïf encore eût réussi auprès de Roger, qui éprouvait, en face dupère de Reine, cette terreur stupéfiante qui empêche le païen devoir que son idole est un vil morceau de bois.

– Je suis venu pour vous dire, reprit leprésident, que Reine de Montméril ne peut point être votrefemme.

– Ô monsieur… monsieur ! s’écriaRoger avec accablement ; pourquoi cet arrêt cruel ?

– Parce que je suis un Breton, monsieur,et que vous, vous n’êtes qu’un Français.

Roger se redressa offensé.

– Monsieur le président, dit-il, vousoubliez que votre robe passe après mon épée ; vous oubliez quevos aïeux se perdaient dans la foule quand les miens s’asseyaientaux marches du trône ducal !

 

– Tant mieux pour eux qui suivaient uneglorieuse route ! s’écria Montméril, tant pis pour vous quidésertez leurs traces !

Il n’y avait plus ici de rôle appris. Le vieuxBreton était fort, et digne, et solennel en prononçant ces mots quijaillissaient de son cœur, exalté par l’amour de la Bretagne.

– Vos pères, reprit-il, servaient unduc ; un roi est venu, qui, puissant et inique, a volél’héritage de ce duc… Entre ce duc et ce roi, monsieur, quel partieussent pris vos pères ?

– Mais vous me parlez de deux centsans ! voulut répliquer Roger ; il n’y a plus de duc…

– Les souverains ne meurent pas,monsieur, prononça lentement Montméril, et leurs droits ne sontpoint de ceux qui se peuvent prescrire. – M. de Montmérilôta respectueusement son feutre. – Monseigneur Julien d’Avaugour,héritier légitime et direct de la maison de Dreux, sans armée, sansargent, exilé, proscrit, est, par la grâce de Dieu, duc deBretagne, tout comme s’il avait cent mille soldats, des trésors etune patrie !

– Je respecte le malheur deM. d’Avaugour, mais je suis né sujet du roi, et je portel’uniforme de son armée.

– Tant pis pour vous ! dit uneseconde fois le président.

Il se fit un instant de silence.M. de Montméril avait parlé avec éloquence et noblesse,parce que ses paroles, pour être témérairement appliquées,énonçaient néanmoins un principe fondamental et d’une éternellevérité. Mais il se souvint qu’il était venu pour faire unmarché ; son langage changea.

– Je suis un homme de robe, reprit-il aubout de quelques secondes, et vous me l’avez rappelé à propos, carj’avais tentation de parler plus qu’il n’est besoin… Ma volonté estirrévocable. Toute discussion serait superflue. Vous n’avez, pourla fléchir, qu’un moyen… un seul !

Roger tendit avidement l’oreille. C’était sonarrêt qu’on allait prononcer.

– Je ne vous demande point, continuaM. de Montméril, de vous faire Breton après avoir étéFrançais. Nous sommes assez nombreux, Dieu merci, pour n’avoir passouci de quêter des défenseurs, – mais il se trouve dans ces murscent malheureux dont le seul crime est d’avoir été fidèles,dévoués, intrépides… Soyez leur sauveur ; la main de ma filleest à ce prix.

– C’est une trahison que vous meproposez ! s’écria le cadet de Saint-Maugon qui recula d’unpas.

– C’est un marché, répondit froidementMontméril, un marché où vous gagnez et où je perds. Les plus noblespartis se disputent la main de ma fille ; je vous l’offre, àvous, quand je pourrais la garder à votre frère.

– Mon frère ! interrompit Roger dontla jalousie serrait le cœur.

– Votre frère, qui est aussi riche quevous êtes pauvre, aussi puissant que vous êtes faible.

Roger mit sa tête entre ses mains.

Un sourire de triomphe vint à la lèvre deM. le président de Montméril.

– Vous n’agirez pas, reprit-ilencore ; vous laisserez faire… Fermer les yeux, ce n’est pointtrahir… Je crois, moi aussi, que Reine vous a distingué, monsieurde Saint-Maugon.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmuraRoger aux abois.

– Il est vaincu ! pensa leprésident. – Eh bien ! continua-t-il tout haut, voulez-vousêtre l’époux de Mlle de Montméril ?

– Pitié ! s’écria l’enseigne.Pitié ! monsieur ; vous voyez bien que ma raison se perd…Retirez-vous !

– Votre refus la jette aux bras d’unautre…

– Ah ! tenter une sentinelle à sonposte, est acte indigne d’un chrétien et d’un gentilhomme,monsieur… Laissez-moi !

– Adieu donc ! dit Montméril entournant le dos. Reine, la pauvre enfant, espérait une autreréponse.

Roger poussa un sanglot déchirant et arrêtaMontméril par son manteau.

– Monsieur, dit-il avec le calme de ladémence, donnez-moi Reine et prenez mon honneur !

Le milieu du jour était passé. Le ciel gris etsombre se fondait en torrents de pluie glacée. Le lugubre tintementdu tocsin se faisait entendre à la fois aux cinq clochers desparoisses de Rennes, et le bourdon de la tour de l’Horloge était enbranle. Les bourgeois avaient prudemment fermé leurs portes ;quelques-uns même, donnant un exemple qui ne devait pas être perdupour les bourgeois à venir, se cachaient jusque dans leurscaves.

Bertrand de Saint-Maugon, qui revenait de sonchâteau, afin de remplir les devoirs de son grade, entendit de loinles cloches et hâta le trot de sa monture.

Il était pâle comme on est après une nuit sanssommeil, passée au milieu des hésitations et des angoisses.Lorsqu’il avait quitté le bal de M. le marquis de Poulpry,ç’avait été pour monter à cheval et prendre au grand galop la routede Saint-Maugon. Le vent des nuits, en glissant sur son front quibrûlait, ne pouvait y mettre sa fraîcheur. Il allait murmurant deces paroles sans suite que dicte le trouble de l’âme.

 

En arrivant au château, il traversa la longuesuite d’appartements qui conduisaient au salon où nous l’avons vunaguère avec Roger. Là, il se jeta épuisé sur un siége.

C’était un valeureux et robuste cœur, maisforce et vaillance peuvent fléchir, à condition de se relever.Bertrand demeura quelque temps comme accablé. Au bout d’une heured’apathique désespoir, son regard tomba sur le portrait de sonpère, dont le fier visage semblait vivre encore et refléter deloyales pensées. Bertrand, ranimé par cette vue, retrouvacourage.

Il traversa le salon d’un pas ferme, et vintse mettre à genoux devant le portrait.

– Monsieur mon père, dit-il avec un saintrecueillement, priez Dieu d’avoir pitié de vos fils et donnez-moiconseil.

Les heures de la nuit s’écoulaient. Bertranddemeurait à genoux, mais il avait maintenant la force de combattrecontre lui-même. Il mit son frère avant son amour, et, refoulantl’ardente protestation de sa passion, il résolut d’attirer à soitoute la souffrance, afin de laisser à Roger le bonheur.

Après cette douloureuse victoire, il se sentitplus calme. Les premiers sons du tocsin qui frappèrent son oreilleau moment où il reprenait la route de Rennes jetèrent à travers sonmartyre une sorte de joie sauvage. Il devina de loin un dangermatériel, et piqua des deux, impatient de trouver la mêlée, lepéril, la mort peut-être.

 

On se battait bel et bien, en effet, par lesrues de Rennes. Les paysans étaient venus en nombre, de la forêt,de Saint-Aubin-du-Cormier, et jusque de Louvigné-du-Désert. Lestroupes royales avaient presque partout le dessous, d’autant mieuxqu’elles étaient attaquées sur leurs derrières par la populace, àlaquelle se joignaient les cent captifs qui, au moment du combat,avaient recouvré la liberté comme par enchantement. C’était, on enconviendra, hasard déplorable ou fort noire trahison.

Nul ne vit, ce jour-là, dans la mêlée, lecadet de Saint-Maugon.

En revanche, au plus fort de la bataille, uncavalier portant l’uniforme du régiment de la couronne, rehaussépar les deux petites épaulettes dragonne qui indiquaient le rang decapitaine, déboucha vers deux heures après midi du côté du faubourgSaint-Hellier. Il prit seul, et armé uniquement de son épée, lesassaillants à revers, perça comme un boulet de canon leurs rangstumultueusement formés, et se vint mettre à la tête d’un gros defusiliers qui se défendaient de leur mieux, à la tête du pont deViarmes. C’était Bertrand Mauguer de Saint-Maugon, baron deKeruau.

Son arrivée changea le cours de la bataille.Bien qu’il fût renommé déjà pour sa brillante valeur, jamais on nel’avait vu charger comme il le fit en cette occasion. Les pauvrespaysans tombaient sous son épée comme le sainfoin et le trèfle sousle fer du faucheur.

Ils résistèrent longtemps, puis ils sedébandèrent. Ce mouvement détermina la retraite générale desinsurgés. Mais les gens du roi de France payèrent chèrement leurvictoire. En fuyant, les paysans gardèrent leurs prisonniers, aunombre desquels était Gilbert de Gadagne d’Hostung, comte deVerdun, en personne.

Cependant, lorsque la fièvre du combat se futcalmée, un bruit courut parmi les officiers et soldats du régimentde la couronne. On disait que le président de Montméril, lequelétait en fuite maintenant, avait acheté l’officier chargé du postede la Tour-le-Bât, ce qui avait causé l’évasion des centcaptifs.

Quel était cet officier ? Personne nepouvait le dire. C’était Gilbert de Gadagne lui-même qui l’avaitmis à ce poste, et le malheureux colonel n’était point là pourrépondre.

Bertrand ne donnait point attention à cesbruits. Couvert de sueur et de sang, il allait par les rues etdemandait à tout passant des nouvelles de son frère qui n’avait pasparu au combat.

Les passants répondaient que Roger deSaint-Maugon était sans doute à son poste ; quelques-unsdisaient qu’il était prisonnier des rebelles, et il se trouva unbourgeois, de ceux qui sortaient de leurs caves, pour affirmer quelui, bourgeois, avait sauvé la vie au cadet de Saint-Maugon enmettant à mort deux douzaines de paysans. – N’avons-nous pas vu, ily a treize ans, d’autres bourgeois piper des places et des rubans àl’aide de mensonges analogues.

Bertrand, dévoré d’inquiétudes, interrogeaittoujours.

Enfin, l’un de ses camarades, qu’il rencontra,le força d’entendre le récit de la trahison qui entachait l’honneurdu régiment de la couronne.

Au nom du père de Reine, Bertrand pâlit, et unfuneste soupçon lui traversa le cœur. Il remit son cheval au galop,et poussa vers la Tour-le-Bât.

Le terre-plein était désert ; mais enpénétrant dans le corps de garde, Bertrand se trouva face à faceavec son frère qui le regarda d’un œil fixe et affolé.

 

– Ce n’est pas toi ! s’écriaBertrand ; dis-moi que ce n’est pas toi qui astrahi !

Roger demeura muet ; Bertrand, l’âmenavrée, s’assit auprès de lui.

– Frère, reprit-il d’une voix suppliante,ce n’est pas toi, n’est-ce pas ?

Même silence.

Un éclair d’indignation brilla dans l’œil deBertrand.

À ce moment on entendit au dehors la voix desofficiers qui s’entretenaient vivement et se disaient :

– Il faut pourtant que nous sachions lenom du traître !

Roger se leva, posa la main sur son cœur etretomba, brisé, sur le sol.

Bertrand se pencha et mit un baiser sur lefront glacé de son frère. Puis il sortit du corps de garde et fermala porte à clef.

– Le nom du traître ! répétaient lesofficiers.

– C’est moi, dit Bertrand de Saint-Maugonen s’avançant vers eux.

Les officiers reculèrent étonnés.

– Monsieur de Saint-Maugon, dit Hugues deMaurevers, lieutenant-colonel, je vous ai vu si bien faireaujourd’hui, que je ne puis vous croire.

– C’est moi, vous dis-je ! répétaBertrand.

Maurevers réfléchit un instant.

– Il y a en ceci un mystère que je necomprends point, reprit-il enfin. Quoi qu’il en soit, je dois fairemon devoir… Au nom de Sa Majesté le roi, monsieur de Saint-Maugon,je vous requiers de me rendre votre épée.

Bertrand obéit aussitôt.

IV. – PÉRIPÉTIES.

Le lendemain, dans une chambre basse de laTour-le-Bât, les deux Saint-Maugon étaient réunis. Roger dormaitd’un sommeil fiévreux et plein d’angoisses ; il était couchétout habillé sur le lit de camp, qui formait, avec deux escabelles,le mobilier de cette espèce de prison.

Bertrand, à genoux devant un crucifix de bois,pendu à la muraille, achevait sa prière du matin. Il avait leregard serein et le front calme.

Tout à coup un roulement de tambour, qui sefit au dehors pour appeler le corps de garde sous les armes,éveilla Roger en sursaut. Son premier regard tomba sur Bertrand, etun doux sourire vient épanouir sa lèvre.

– Ce n’était qu’un songe !murmura-t-il, un songe effrayant et cruel… Ô frère, j’ai fait cettenuit un bien terrible rêve.

Bertrand se leva sans répondre, et s’approchalentement du lit de camp.

– Que Dieu te bénisse, frère !dit-il d’une voix grave, mais exempte de toute amertume.

– Si tu savais ce que j’ai rêvé !reprit Roger en tendant son front au baiser de Bertrand. J’enfrémis encore, et il ne faut rien moins que ta vue… Mais oùsommes-nous donc ?… ces froides murailles… ce sol humide…

 

Roger retomba sur son lit.

– Malheur ! malheur !s’écria-t-il avec désespoir. Ce n’était pas un rêve, et le nom denotre père est flétri !

Bertrand prit sa main qu’il serra entre lessiennes. Il y avait tout l’amour d’un père dans le regard triste etrésigné de l’aîné de Saint-Maugon. Roger pleurait et ne cherchaitpoint à retenir les sanglots qui soulevaient sa poitrine.

– C’est toi qui seras son époux !prononça-t-il d’une voix entrecoupée ; – misérable et insenséque je suis ! cet homme m’a trompé…

– Il était bien fort contre toi, pauvrefrère !… ce fut, de sa part, une tentation perfide.

– Oh ! oui, s’écria Roger ;perfide en effet ! ses paroles… il me semble les entendreencore !… troublaient mon cœur, aveuglaient ma raison. Quesais-je ? s’il m’eût demandé davantage !… mais quepouvait-il me demander de plus !

Il retira d’un geste brusque la main quepressait Bertrand, et détourna la tête.

– Vous me méprisez, monsieur mon frère,dit-il.

– Je t’aime et je te plains, réponditdoucement le capitaine.

– Vous me plaignez !… votre rôle estfacile : vous êtes heureux, vous !

Bertrand regarda le ciel.

– Frère, dit-il, tu souffres… Je tepardonne.

– Je n’ai que faire de votre pardon,s’écria Roger en se levant, et je repousse votre pitié, monsieur…Reine m’aimait… je le sais… j’en suis sûr… entendez-vous ?j’en suis sûr !…

Il se mit à parcourir la salle basse à grandspas.

– Elle m’aime… on me tuera… vous pourrezêtre son époux… mais…

– Je le souhaite, répliqua Bertrand quine perdit pas cette inaltérable mansuétude que donne la vigueurmorale.

Roger s’arrêta et regarda son frère en face.La souffrance vicie profondément les cœurs faibles. Roger se sentitvenir un fougueux mouvement de haine.

– Hypocrisie !… pensa-t-il. Il meraille en héritant de mon bonheur !

Puis il ajouta tout haut avecrudesse :

– Que faites-vous ici ?… Je suisprisonnier ; vous êtes libre : ne puis-je au moins jouirde tout mon cachot ?

– Pauvre enfant ! murmura l’aîné deSaint-Maugon ; qu’elle doit être poignante l’angoisse qui metces paroles dans la bouche d’un frère !

Il jugeait Roger d’après lui, et se trompait.Certes, Roger souffrait ; mais dans sa souffrance, il y avaitautre chose qu’un remords. Ignorant le dévouement de son frère, ilse croyait prisonnier, sous le coup d’une accusation de trahison.Le châtiment prochain lui semblait une expiation. Ce qui letransportait de rage, c’était l’inutilité de sa faute. Reine luiéchappait. Son honneur, cet inestimable enjeu, était joué, étaitperdu. En revanche, au lieu du bonheur espéré, il recueillait lahonte.

La honte mortelle qui ne se rachètepoint : l’échafaud.

Mais sa jalousie, furieuse et folle,l’aveuglait à l’endroit de sa honte. Sa torture était dans sonamour.

La veille encore, Roger était un enfant loyal,mais faible. Aujourd’hui c’était une âme déchue, un gentilhommeindigne, un soldat dégradé, un mauvais frère.

C’est que, pour un cœur faible, l’existenceest une périlleuse loterie. La vieillesse peut venir sans chute,par hasard ; mais, le plus souvent, le déshonneur la gagne devitesse. Le droit chemin, pour employer une expressionpoétique dans sa trivialité, est un très-étroit sentier qui passeau-dessus d’un abîme. Comment l’homme, pur et bon qu’il soit,résistera-t-il aux passions qui l’attirent vers le précipice, s’iln’a point la force, cet appui auquel seul l’antiquité accordait lenom de vertu ? L’honneur, la probité, la fidélité, chez lescœurs débiles, sont comme ces couleurs éclatantes qui brillent surles tissus de bas prix. Le matin, elles éblouissent ; le soir,après quelque rude averse, il ne reste qu’un haillon terne etmisérable.

Bertrand ne voyait en Roger que le malheureuxet non point le coupable. Généreux et dévoué comme tous ceux quisont forts, il avait résolu, dès le premier moment, d’attirer à luila tempête pour en préserver son frère. Mais il ne voulait pasdévoiler son dessein, de peur d’éprouver un obstacle de la part deRoger lui-même. Celui-ci se croyait captif ; il fallait luilaisser cette croyance. Aussi, lorsque Roger le somma brusquementde sortir, Bertrand se retira aussitôt. Il était, lui, bienréellement prisonnier, et dut s’arrêter dans la pièce d’entrée quiformait une espèce d’antichambre. Comme il y mettait le pied, uneclef tourna dans la serrure de la porte extérieure, et un soldatparut, suivi d’une femme voilée.

– Entrez, madame, dit le soldat. Laconsigne est sévère, mais, dût-on me pendre, je ne me repentiraispas, si votre visite fait plaisir à M. le baron.

Ce que disait ce soldat, tous ses camaradesl’eussent dit à sa place : Bertrand était si brave et sibon !

La femme voilée entra et se découvrit levisage. C’était Mlle de Montméril.

Bertrand n’était point préparé. La vue deReine amollit son cœur. Il se sentit fléchir dans sa résolution. Sapassion, vaincue, se releva plus irrésistible, et recommença lalutte. Il aimait Reine de cet ardent et profond amour que l’hommen’a point deux fois en sa vie, et qui, refoulé un instant, reprendl’âme de vive force et la domine tyranniquement.

– J’étais résigné, pensa-t-il ;pourquoi Dieu m’envoie-t-il maintenant ce calice de suprêmeamertume !

Reine ne ressemblait guère à cette brillantejeune fille que nous avons admirée au bal de M. le marquis dePoulpry. Plus de diamants dans ses cheveux, plus de sourire à sabouche : une robe sombre ; des yeux fatigués de larmes,et de la pâleur sur sa joue. Mais elle était belle ainsi, plusbelle encore que la veille, entourée qu’elle était alors de tant desplendeurs et de tant d’hommages.

Bertrand, cachant son trouble sous unefroideur respectueuse, s’était incliné en silence, et lui avaitmontré du doigt l’unique siége qui se trouvât dans l’antichambre.Reine ne voulut point s’asseoir.

– Monsieur, dit-elle, je viens vers vousd’après la volonté de mon père.

Elle s’attendait peut-être à quelque tendrereproche touchant la froideur de ce début. Son attente futdéçue.

– Monsieur de Montméril, réponditBertrand avec tristesse, peut-il rendre à Mauguer l’honneur qu’ilvient de lui ravir.

– L’honneur ! répéta Reineinterdite ; – il s’agit de votre liberté, monsieur… Et, au nomdu ciel ! ajouta-t-elle, ne pouvant soutenir plus longtemps cerôle glacial ; – ne me parlez pas ainsi Bertrand !… Quevous ai-je fait ? Qu’avez-vous depuis hier ?

– Depuis hier ! murmura lecapitaine, dont tout le cœur s’élançait vers Reine ; –oh ! je suis bien malheureux depuis hier,mademoiselle !

– Tout peut être réparé… commençaReine.

– Non ! dit Bertrand.

Et commeMlle de Montméril le couvrait de son regardperçant et doux, regard d’ange auquel on ne résistait point, ilcourba la tête afin de fuir l’enivrement qui montait de son cœur àson cerveau. Sa piété fraternelle aux abois fit un derniereffort.

– Non, répéta-t-il, sans relever lesyeux ; – mais vous parliez de liberté ?…

– Je viens pour vous sauver, ne ledevinez-vous point ? Dans un quart d’heure, les postes vontêtre relevés ; les sentinelles sont gagnées…

– Dites-vous vrai ? interrompit lecapitaine avec vivacité.

– Tout est prêt ! répondit Reine.Des chevaux attendent au dehors.

– Il sera donc sauvé ! s’écriaBertrand, dont l’œil se releva fier et brillant.

L’amour était vaincu de nouveau. Son héroïqueabnégation avait le dessus.

Reine ne comprenait point.

– De qui parlez-vous ?demanda-t-elle.

– Écoutez, dit Bertrand avecentraînement ; c’est par vous qu’il est malheureux ;c’est par votre père qu’il fut coupable. – Votre dette estgrande : il faut l’acquitter, mademoiselle.

– C’est vous que je veux sauver.

– C’est lui que vous sauverez !…Lui, mon pauvre Roger, mon frère, dont hier encore la vie était sipure et l’avenir si riant ; lui que la mort de notre père afait mon enfant ; lui qui vous aime et qui vous a tout donné,jusqu’à notre honneur !…

– Mais vous… vous ! interrompitReine.

– Moi, mademoiselle…

Bertrand s’arrêta. Sa bouche, rebelle, serefusait à consommer le sacrifice.

– Moi, reprit-il enfin d’une voixaltérée ; – moi… Je ne vous aime pas.

Reine s’appuya au mur humide de la sallebasse. Elle défaillait.

– Vous voyez bien qu’il faut lesauver ! dit encore Bertrand.

– Oui, répondit Reine qui ressaisit safierté de femme ; – je le vois, et je suis prête,monsieur.

Roger était toujours assis sur le lit de camp,immobile, morne, le corps affaissé, l’âme engourdie. L’approche deReine qu’introduisait Bertrand le galvanisa tout à coup.

Lorsqu’on lui dit de suivre Reine, il se levaet obéit. Il ne demanda point comment, prisonnier, il lui étaitpermis de sortir. Il ne vit point que son frère demeurait à saplace. Pas un mot pour ce dernier, pas un geste d’adieu. Reineétait là. Son esprit ébranlé n’avait plus de ressort que pour unepensée : Reine. – Il la suivit machinalement et d’instinct,comme un somnambule, dominé par le despotique fluide, suit lemagnétiseur qui l’appelle.

Reine, au contraire, en quittant la sallebasse, ne put retenir un douloureux soupir, qui descendit jusqu’aufond du cœur de Bertrand.

Les deux fugitifs partirent. Bertrand, restéseul, croisa les bras sur sa poitrine. Il resta ainsi, les yeux auciel et le visage content. Lorsque le bruit des lourds battants dela maîtresse porte du château lui apprit que les fugitifs étaienthors de danger, il remercia Dieu.

** *

Il y avait des guirlandes de fleurs auxvénérables lambris du château de Saint-Maugon. L’or de l’écusson deMauguer scintillait aux feux de mille flambeaux. La musiqueinondait les hautes salles où se pressait une noble foule. –C’était dix-huit mois après les événements que nous venons deraconter.

– Ma foi de Dieu ! disait le jeuneM. de Kercornbrec, natif de Quimper, – M. le baronde Keruau peut se vanter d’avoir la plus belle femme de laBretagne.

– C’est-à-dire la plus belle femme dumonde ! solfia avec une excellente méthode le cadet de Trégaz,Nantais fort éloquent.

– C’est tout un ! nasilla le RennaisChâteautruhel.

Les gens de Vitré, de Saint-Brieuc, de Vanneset de Saint-Malo firent à ce sujet des observations analogues etqui ne méritent point d’être rapportées. Après quoiM. de Kercornbrec reprit, en grasseyant de la façon laplus remarquable :

– Ce pauvre baron l’échappa belle, s’ilvous en souvient, messieurs, il y a un an ou dix-huit mois. Si cesdamnés paysans de Louvigné n’avaient pas rendu la liberté aucolonel de Gadagne, l’aîné de Saint-Maugon se laissait condamner aulieu et place de son frère, ce qui eût été, ma foi de Dieu !grand dommage.

– Le fait est que Gilbert de Gadagnerevint fort à propos… c’était lui qui avait assigné le poste aupetit Roger de Saint-Maugon. Son témoignage sauva le pauvrebaron.

Un valet passait en ce moment avec un plateauchargé de vins choisis. M. de Châteautruhel choisit cetteoccasion pour parler du nez.

 

– Je propose, dit-il, de boire à la santédes nouveaux époux.

Cette motion fut acceptée avecenthousiasme.

– Et Roger ? demanda Trégaz, – s’ilvous plaît, qu’est-il devenu ?

– Il était amoureux fou deMlle de Montméril, qui est depuis hierMme la baronne de Kéruau. Mais la belle Reine nel’aimait point. Quand le témoignage de M. de Gadagne eutmis la vérité en lumière, Roger, qui se cachait à Montméril, pritla fuite.

– C’était un pauvre cœur.

– Tout beau, messieurs, interrompitChâteautruhel ; il est mort comme il faut, en Breton et engentilhomme… Il est mort devant la ville africaine d’Alger, encombattant pour le roi.

– Donc, que Dieu ait son âme ! ditle reste du groupe.

Un étranger était entré dans la salle. Sonfeutre rabattu cachait son visage. Il portait la double épaulettede capitaine. En entendant l’oraison funèbre de Roger il se prit àsourire.

Pendant cela, Bertrand de Saint-Maugon, assisauprès de Reine, sa femme, se recueillait en son bonheur, au milieude toute cette joie bruyante ; mais son bonheur n’était pointsans mélange.

– Vous semblez triste, Bertrand, ditReine avec tendresse.

– Je suis heureux, répondit l’aîné deSaint-Maugon, bien heureux, car vous êtes à moi, et je vous aime…Mais notre père mourant l’avait mis à ma garde. Il était mon frèreet mon fils… Pauvre Roger !

– Pauvre Roger ! répéta Reine.

– Mon frère ! mon noble frère !dit une voix émue à leurs côtés.

Puis Bertrand se sentit prendre àbras-le-corps, et une bouche s’appuya passionnément contre sonfront.

Le feutre de l’étranger tomba et laissa voirles traits de Roger, brûlés par le soleil des côtes africaines.Bertrand poussa un cri de joie.

– De par Dieu ! murmura le jeuneM. de Kercornbrec, il paraîtrait qu’il n’est pasmort !… Il a gagné une épaulette, voilà tout.

– J’ai voulu voir votre bonheur, ditRoger ; demain, je repars pour l’armée.

– Quoi ! sitôt ? demandaReine.

– Madame ma sœur, répondit le jeune hommeen baissant les yeux et avec un léger trouble dans la voix, – ilfaut la gloire pour effacer la honte.

– Dieu est bon ! murmurait Bertrand,plongé dans une sorte d’extase. – Reine, Roger… tout ce quej’aime !…

Sa voix fut couverte par le nez deM. de Châteautruhel, qui proposait de boire au retour ducadet de Saint-Maugon, ce à quoi obtempérèrent, avec satisfaction,MM. de Kercornbrec et de Trégaz, ainsi que les gens deVitré, de Saint-Brieuc, de Vannes et de Saint-Malo.

LA MORT DE CÉSAR.

Afin que le lecteur n’aille point sefourvoyer, nous dirons tout de suite que notre héros, à part sontrépas malheureux, n’a rien de commun avec le vainqueur dePharsale. Le César dont nous allons chanter la fin précoce était,en son vivant, une honnête créature dépourvue d’ambition, et quin’eût certes point pleuré de jalousie en voyant la statued’Alexandre de Macédoine. Il menait une existence pure ettranquille, accomplissant soigneusement les modestes devoirs quilui étaient confiés, et pratiquant dans le silence toutes lesvertus compatibles avec sa position sociale.

De père en fils, les ancêtres de César avaientfidèlement servi la noble maison de Bazouge-Kerhoat, dont les aînéstenaient état de prince, et passaient, avec Rieux et Rohan, pourles plus hauts seigneurs de la province de Bretagne. César faisaitcomme ses aïeux ; il était aimant, dévoué, fidèle.

Il eût été réellement fort difficile detrouver un plus beau chien que César, – car César était un chien.Sans cette circonstance, nous prenons sur nous d’affirmer que seséminentes qualités l’auraient fait connaître dès longtemps aumonde, et qu’il n’aurait point eu besoin de nous pour écriretardivement sa biographie. Son portrait en pied, qui orne le salonà manger du château de Kerhoat, atteste qu’il était de hautestature, portait fièrement sa tête carrée, et ramassait comme ilfaut son torse robuste pour résister prudemment ou bondir àl’attaque avec une héroïque intrépidité. Son poil était blanc,tigré de marques châtain foncé. Bien que son museau fût court commecelui d’un dogue, il avait de belles et longues oreilles ; lessoies de ses reins, molles et légèrement bouclées, donnaient uneapparence de richesse à sa fourrure. En somme, il y avait en lui duchien-loup, du dogue et de l’épagneul. Nous ne sommes point assezspécialement versés dans la physiologie canine, pour dire au justede quel croisement de races ce noble et fort animal pouvait être leproduit.

En l’automne de l’année 1793, César avaittrois ans. Son cou tigré ne portait point le lourd collier de cuir,hérissé de pointes de fer. Un simple anneau de cuivre, luisantcomme de l’or fin, et poinçonné aux armes de Bazouge, se cachait àdemi sous ses longs poils soyeux. À cet anneau pendait une petiteplaque où se voyait un chiffre délicatement gravé et formé desinitiales H. B. Cette plaque indiquait que César appartenait àMlle Henriette de Bazouge.

À cette époque, le château de Kerhoat n’avaitplus cet aspect de vie et de bien-être qui réjouissait naguère seshôtes, au bon temps où M. de Bazouge tenait table ouvertetant que durait la session des états de Bretagne. Situé à troislieues de Rennes, sur la lisière de la forêt du même nom, le richemanoir servait alors de maison de plaisance à messieurs de lanoblesse. C’était fête perpétuelle. Les remises, si vastes qu’ellesfussent, ne pouvaient suffire à la foule des carrosses. Il fallaitêtre duc ou ami du châtelain pour avoir place en l’écurie pour sonattelage. Le soir, les vastes salons s’illuminaient ; lesmille cristaux des girandoles envoyaient des faisceauxd’éblouissants rayons aux sculptures des lambris, à la sombredorure des portraits de famille, aux émaux savamment éprouvés desécussons. Puis venait le splendide souper, égayé par les récits dequelque petit chevalier, qui avait été jusqu’à Paris où sepassaient de fort singulières choses. Les dames s’étonnaient et nevoulaient point croire qu’il y eût au monde une femme aussi belleque la reine, et un homme aussi laid que M. de Mirabeau.Après le souper, le bal, le bal antérévolutionnaire, avec sa dansegrave, digne, gracieuse, galante ; danse où pouvaient figurerles princesses, – danse naïve, mais hautaine, et qui rappelait, parson royal caractère, les nobles mœurs des jours chevaleresques.

Mais les lustres étaient éteints maintenant.Il n’y avait plus dans les longues galeries ni cavaliers empressés,balayant le sol du blanc panache de leur feutre, ni belles dames,ni velours, ni diamants, ni fleurs. Les bruits de fête setaisaient ; les splendeurs s’étaient voilées, et si quelqueclarté venait, durant les nuits silencieuses, effleurer dans leurscadres brunis les sévères visages des seigneurs de Kerhoat, c’étaitun pâle rayon de lune, qui glissait, fugitif et triste, entre lesfranges poudreuses des épais rideaux des fenêtres.

C’était toujours le même château, dressantsuperbement ses quatre hautes tours qui gardaient, comme autant devigilantes sentinelles, les symétriques constructions du corps delogis. Il y avait toujours, d’un côté de la cour, les immensesécuries ; de l’autre, les communs. – Mais les communs étaientdéserts, et deux chevaux grelottaient seuls dans la vaste solitudede l’écurie.

Un mauvais ange avait plané au-dessus deKerhoat, secouant son aile sur ses joies, et mettant à néant dumême coup sa splendeur et sa puissance.

Depuis deux ans, le chef actuel de la maisonde Bazouge, vieillard octogénaire, avait perdu ses quatre filsaînés : deux à l’armée de Condé, deux sur l’échafaud. Lecinquième combattait en Vendée. M. de Bazouge habitaitseul son château de Kerhoat avec Henriette, sa petite-fille.Jusqu’alors, son grand âge et la vénération de ses anciens vassauxavaient suffi à le protéger.

Les paysans de Noyal-sur-Vilaine et lessabotiers de la forêt se découvraient encore sur son passage,lorsque, à de rares intervalles, il parcourait, appuyé sur le brasd’Henriette, les campagnes qui avaient été son domaine.Quelques-uns même lui disaient bien bas : – Dieu vous bénisse,notre monsieur ! Les femmes, toujours plus courageuses, ne secachaient point pour saluer Henriette d’un cordial : – Bien lebonjour, notre demoiselle ! Mais là s’arrêtaient les marquesde respect ou de sympathie. On n’était qu’à trois lieues de Rennes,cité de 25,000 âmes, qui jouissait de cinq guillotines, et iln’était besoin que d’un pareil voisinage pour enseigner la prudenceaux plus étourdis.

M. de Bazouge s’était défait de sameute comme de ses chevaux et de ses valets. Il n’y avait plus auchâteau, outre le jardinier, qu’un brave serviteur nommé Lapierre,deux chevaux de selle, et César, qu’on avait conservé à l’instanteprière d’Henriette.

Celle-ci était une jolie enfant de treize ans,dont le doux visage empruntait aux malheurs qui avaient accablé sarace, une expression de mélancolie. Elle environnait son aïeul desoins attentifs et respectueux. Le matin, quandM. de Bazouge s’éveillait, la première figure qu’ilvoyait était celle d’Henriette. Elle lui faisait la lecture pour ledistraire, et quand de bien tristes pensées amenaient un nuage plussombre au front du vieillard, Henriette se mettait à genoux devantlui et chantait. M. de Bazouge écoutait : l’amertumede son cœur se dissipait peu à peu au son de cette pieuse voix,comme la gelée matinale se fond à la tiède chaleur du soleil despremiers jours de printemps. Il posait ses deux mains sur le frontd’Henriette, et lissait d’un geste distrait les brillants bandeauxde ses cheveux blonds.

Puis le pauvre vieillard se prenait à sourire,et son regard, levé vers le ciel, remerciait Dieu pour cettesuprême consolation, accordée au soir de sa vie.

D’autres fois, l’aïeul et sa petite-fille semettaient à genoux, côte à côte, sur un beau prie-Dieu d’ébène.L’aïeul priait pour ses quatre fils, martyrs de la plus sainte descauses, et pour le cinquième, qui attendait le même martyre.L’enfant priait pour son père. Et quand cet homme, qui avait donnésa famille entière à Dieu et au roi, avait fini de louer Dieu, ilcriait : Vive le roi ! – et la faible voix de la jeunefille répétait ce cri loyal, héroïque mot d’ordre que murmuraitpeut-être en ce moment la bouche mourante du dernier Bazouge, surquelque champ de bataille vendéen.

 

Pendant cela, César était couché dans un coindu salon ; ses yeux gris, à reflets de feu, se fixaientamoureusement sur sa jeune maîtresse. Quand le regard d’Henriettetombait sur lui par hasard, il se levait à demi, tendait ses deuxpattes de devant et humait joyeusement l’air. Il ne la perdaitjamais de vue tant que durait le jour ; la nuit, il secouchait en travers de sa porte, comme faisaient les gentilshommesde la chambre des anciens rois de Portugal.

 

Dès qu’Henriette mettait le pied dehors, Césartournait en bondissant autour d’elle. Il courait follement le longdes grandes allées du jardin, enjambait les plates-bandes, etrevenait mettre son museau dans le sable au pied de sa suzeraine.César aimait bien M. de Bazouge, mais nous ne trouvonspas de mot qui puisse peindre convenablement son attachement pourHenriette. Sur un geste d’elle, il eût abandonné un os à ronger, ilaurait peut-être, sur son ordre, signé un traité de paix aveccertain matou retranché dans les combles du château, et contrelequel il entretenait une vendetta héréditaire.

Il y avait au bout de l’ancien parc de Kerhoatun petit ermitage où, par hasard, une croix était restée debout.Henriette dirigeait volontiers sa promenade vers ce but, tandis queson aïeul faisait la sieste ou lisait. L’office le plus importantde César était d’escorter la jeune fille dans ces excursions. Dèsqu’il la voyait tourner la clef du jardin pour entrer dans le parc,sa contenance changeait. Il modérait subitement son allure etprenait un maintien fort grave, comme s’il eût senti l’importancede la responsabilité qui pesait sur lui. En vérité, sa protectionen valait, pour le moins, une autre ; il avait le jarretferme, l’œil perçant, et des dents à mettre en déroute une escouadede loups. Malheureusement les animaux féroces qui infestaient alorsla France étaient beaucoup plus nombreux et plus méchants surtoutque les loups.

Un jour Lapierre, l’unique serviteur duchâteau, revint de Noyal, l’effroi peint sur le visage. On disaitque les autorités de Rennes étaient lasses de laisser si prèsd’elles, en paix et en vie, un vieux ci-devant qui avait eu plus detitres à lui seul que la moitié des états ensemble. En conséquence,la gendarmerie, escortée par un délégué du district, devait fairesous peu une descente au château de Kerhoat.M. de Bazouge reçut cette nouvelle en vieux soldat et enchrétien ; mais, en regardant Henriette, son œil se remplitsubitement de larmes. Elle était si jeune, si belle et sibonne ! Au jour de sa naissance, un si riant avenir s’ouvraitdevant elle ! Autour de son berceau, la famille avait rêvésans doute quelque brillante et noble alliance. Hélas ! il n’yavait plus de famille. Le vieillard restait seul pour voir l’hymende l’enfant, lugubre fête qui devait se passer en place publique etsous le soleil, avec l’échafaud pour autel, et pour prêtre lebourreau.

– Que la volonté de Dieu soitfaite ! dit M. de Bazouge en essuyant furtivement sajoue ; et vive le roi !

– Vive le roi ! répétaHenriette.

– Vive le roi ! prononça lentementune troisième voix forte et grave.

César sauta joyeusement vers le nouvelarrivant. C’était un homme de grande taille, dont la figuredisparaissait sous les larges bords d’un feutre à cocarde blanche.Un vaste manteau drapé autour de sa taille cachait le reste de soncostume. Il s’était arrêté sur le seuil.

– Qui êtes-vous ? demanda levieillard.

 

Le nouveau venu fit une caresse à César commepour le remercier de son bon accueil, jeta son manteau sur un siégeet se découvrit.

– Mon père ! Mon fils !crièrent en même temps Henriette et M. de Bazouge.

Et l’étranger les pressa tour à tour sur soncœur en répétant :

– Mon père ! Ma fille !

C’était le dernier héritier mâle de Bazouge deKerhoat, Henri, vicomte de Plenars. Il arrivait des environs deBeaupréau, où il avait laissé la division qu’il commandait dansl’armée catholique et royale. Ses bottes étaient blanches depoussière et ses éperons sanglants. Quand sa première joie futcalmée, le vieillard devint silencieux. Pendant que le vicomteembrassait sa fille avec passion et semblait ne point pouvoir serassasier de sa vue, M. de Bazouge réfléchissait.

– Henri, dit-il enfin, que dois-je penserde ce retour ? La guerre est-elle finie ? N’y a-t-il plusen France un coin de terre où se puisse planter notredrapeau ?

Le vicomte fit trêve à ses caresses et montrasa cocarde blanche.

– Monsieur, répondit-il en secouant lapoussière de ses bottes de voyage, – mes frères sont morts comme ilappartenait à vos fils de mourir. Quand le drapeau blanc tombera,vous ne verrez point de sang à mes éperons, mais à mon épée. Jetiens à honneur d’imiter messieurs mes frères… Ne craignez rien.Vous n’aurez point la honte d’entendre dire jamais que la guerreest finie tant que battra le cœur du dernier de vos fils.

M. de Bazouge prit la main duvicomte et la serra fortement.

– Ah ! si je pouvais !…murmura-t-il avec angoisse.

– Il y aurait un héroïque soldat de plusdans l’armée de Sa Majesté, interrompit le vicomte ; mais lapauvre Henriette serait seule au monde… Qu’elle est belle,monsieur, et comme elle ressemble à sa mère !

Ce souvenir amena une larme dans les yeux deM. de Bazouge, et mit un nuage de rêveuse tristesse surle front hautain du vicomte ; mais, secouant bientôt cettepréoccupation, il prit à part son père et lui expliqua les motifsde son voyage. Les mesures de rigueur sévissaient de plus en pluspar toute la France. Il avait profité d’un moment de répit ets’était mis en route le lendemain d’une victoire, pour déterminerson père à fuir en Angleterre.

– Je vous le demande, non point pourvous, monsieur, ajouta-t-il, mais pour cette pauvre enfant qui estnotre seule joie et notre seul espoir… Refuserez-vous de lui sauverla vie ?

M. de Bazouge rejeta d’abord bienloin toute idée de fuite. Trop vieux pour combattre, il voulait dumoins braver le danger dans le manoir de ses pères, mais le vicomtefut éloquent. La vue d’Henriette, qui souriait de loin et semblaitimplorer la permission de s’approcher, fit le reste.

– Viens, ma fille, viens, dit levieillard attendri ; je tournerai le dos une fois en ma vie,mais tu vivras, et Dieu te donnera des jours meilleurs.

Toutes les mesures du vicomte étaient prises àl’avance. Il avait envoyé des gens sûrs à Granville pour préparerles moyens de passage, et sa suite, composée de six bravesserviteurs, l’attendait sur la lisière de la forêt, prête à servird’escorte aux fugitifs. Il fut résolu qu’on quitterait le château àla nuit. Et le vicomte, pour ne point éveiller les soupçons,rejoignit sa petite troupe qui se tenait cachée dans la maisonabandonnée d’un garde. Lapierre fut chargé de mettre en état l’unedes voitures qui gisaient, inutiles depuis longtemps, sous laremise, et de préparer les chevaux.

Si courageuse qu’on soit, à l’âge d’Henrietteon n’envisage point la mort sans frémir. Quand elle sut le dangerqui l’avait menacée et le salut qu’on lui apportait, elle se sentitjoyeuse. Ce ne fut point pourtant sans une secrète douleur qu’ellese vit sur le point de dire adieu au vieux manoir où s’était passéeson enfance. Elle allait çà et là, par tout le château, suivie deCésar qui semblait comprendre ses regrets et sa joie, elle allaitdonnant un triste regard à chaque chose, et contemplant, pour ladernière fois peut-être, ces vastes salles où les doruresscintillaient encore sous leur poudreux linceul, ces longues ethautes galeries au pavé de marbre, ces larges escaliersqu’embaumaient autrefois une double rangée de caissons de fleurs.Puis elle descendait au jardin et cueillait un bouquet, afin degarder bien longtemps sur la terre d’exil des roses de Kerhoat, ensouvenir de la patrie. – À cette heure de la séparation, toutprenait autour d’elle un aspect aimable. Le vieux château luiapparaissait plus vénérable et plus fier ; les parterresdessinaient plus coquettement leurs symétriques arabesques ;les massifs de grands chênes secouaient plus doucement leursfeuillages inclinés ; les rosiers effeuillaient leurs fleurs,afin d’envoyer de plus pénétrants parfums. Rien, en ce monde, n’estplus séduisant que le bien qu’on va perdre, – si ce n’est peut-êtrele bien qu’on a perdu.

Henriette voulut s’agenouiller encore une foisdans l’ermitage où la conduisait naguère sa promenade quotidienne.Elle traversa le parc, sous l’escorte de César, et vint s’arrêterau pied de la croix. Cette croix était située sur une sorte detertre, et dominait la campagne. Après avoir prié, Henriettes’assit et donna son esprit à la rêverie. César, couché à sesgenoux, avait pelotonné son corps ; ses yeux se fermaientnonchalamment pour éviter un rayon de soleil couchant, qui, passantà travers les feuilles, se jouait dans les cils rougeâtres de sapaupière. Il semblait sommeiller à demi.

Tout à coup il se leva et poussa un sourdaboiement. La tête haute, le jarret tendu, il braquait son œilgrand ouvert dans la direction de Noyal. Henriette suivit ce regardet devint pâle. Sur la route de Noyal, quatre cavalierss’avançaient. Henriette avait reconnu l’uniforme redouté dessoldats de la république.

Elle se dressa sur ses jambes tremblantes, etprit à toute course le chemin du château. César s’arrêta un instantsur le tertre pour lancer un aboiement menaçant, auquel répondit lavoix lointaine d’un fort limier qui suivait les soldats, tenu enlaisse par l’un d’entre eux.

À Kerhoat, comme dans presque tous les ancienschâteaux, il y avait de sûres et impénétrables cachettes. Henriettedevança les soldats d’un quart d’heure, ce qui lui donna le tempsde vaincre les scrupules de son aïeul. Le vieillard consentit enfinà se mettre à couvert dans une chambre secrète, après avoirtoutefois ceint son épée de bataille et passé à son cou le cordondes ordres du roi, pour le cas où l’on viendrait à découvrir saretraite. Ces fiers débris de la gloire française n’aimaient pointà mourir en négligé.

César se coucha en travers de la cachette.

Quelques minutes après, trois soldats et undélégué du district de Rennes se présentèrent à la porte duchâteau. Lapierre, qui n’était point averti, ouvrit, et futimmédiatement fait prisonnier.

– Où est ton maître ? demanda ledélégué.

– À Guernesey, répondit sans hésiter lefidèle serviteur.

Les trois défenseurs de la patrie et leuracolyte firent quatre fort laides grimaces ; mais ilsaperçurent la voiture de voyage dans un coin de la cour.

– Misérable traître ! dit ledélégué ; tu as menti à la république… Pied à terre,citoyens ! attachez-moi ce drôle, et commençons la visite durepaire.

On attacha Lapierre à un anneau de fer, devantl’écurie. Cela fait, le délégué ôta la laisse à son limier.

– Pille, Rustaud, pille !dit-il.

Le limier, dressé dès longtemps à la chassehumaine, se précipita dans le grand escalier, remplissant lechâteau de ses aboiements. Les soldats et leur chef lesuivirent.

Pendant ce temps, Lapierre faisait de sonmieux pour rompre ses liens, mais les soldats l’avaient garrotté enconscience, et le pauvre garçon avançait bien lentement dans sabesogne.

– Si j’étais libre ! se disait-il,j’irais chercher monsieur le vicomte, et, dans un quart d’heure,ces sans-culottes verraient beau jeu.

Mais il n’était pas libre.

Les soldats avaient bientôt perdu de vue lelimier, qui s’était lancé en hurlant dans les interminablescorridors du premier étage. Ils le suivaient seulement, guidés parsa voix, et le délégué l’excitait de loin avec des termes devénerie, hideusement appropriés à cette abominable chasse.

– Il rencontre, disait-il ; il tientla voie. Le vieux blaireau ne peut nous échapper.

La cachette était située à la hauteur dudeuxième étage, et pratiquée dans l’épaisseur de la muraille del’ancien beffroi. Elle s’ouvrait sur une chambre inhabitée. Césarétait toujours à son poste, couché en travers de la porte. Quand lelimier, guidé par son flair exercé, entra dans la chambre, César sedressa silencieusement sur ses quatre pattes. Une seconde après,les deux chiens étaient en présence.

C’étaient deux robustes animaux, pleinsd’ardeur, de force et de souplesse. Le limier montra sa doublerangée de dents blanches et pointues.

César ne bougea point.

– Taïaut ! Rustaud ! hardi, monbrave ! cria de loin le républicain.

Le limier bondit en avant. César l’évita et leprit à la gorge. Le limier se débattit convulsivement durant uneseconde, puis il poussa un rauque hurlement, – puis encore, il seroidit et demeura immobile.

César alors lâcha prise et se recouchapaisiblement à son poste. Le limier était mort.

– Où diable est passé Rustaud ?disait le délégué dans le corridor ; on ne l’entend plus…Hardi, mon bellot ! hardi !

 

Rustaud n’avait garde de répondre. Le délégués’impatienta. Pour comble de malheur, par une fenêtre de lagalerie, il aperçut Lapierre qui, ayant réussi enfin à détacher sesliens, enfourchait le cheval de l’un des soldats et s’enfuyait augrand galop.

– Ça se gâte ! grommela-t-il.

Désormais les chasseurs marchaient àl’aveugle ; mais, conduits par Rustaud jusqu’à la galerie dusecond étage, ils ne pouvaient tarder longtemps à découvrir lafameuse chambre. C’est ce qui arriva en effet. Au bout de dixminutes, le délégué se trouva en face du cadavre du limier. Un peuplus loin, dans l’ombre d’une encoignure, il distingua les yeuxflamboyants de César.

– Nous y voilà, camarades ! dit-ilen se retirant prudemment derrière les soldats. Ce chien monstrueuxa assassiné Rustaud, aux mânes duquel je rends la justice de direqu’il est mort servant la patrie… Sondez ce mur. Le trou dublaireau n’est pas loin.

Les soldats s’avancèrent. César, le corpsramassé, les poils hérissés, aspirait bruyamment l’air. Son ventretouchait le sol. Ses yeux lançaient du feu. Le premier soldat quivoulut sonder le mur fut terrassé comme un enfant, puis Césarreprit son poste.

– Tirez ! cria le délégué ;immolez ce monstre, défenseurs de la patrie !

Les soldats mirent en joue ; mais, à cemoment, la porte de la cachette roula sur ses gonds, etM. de Bazouge se montra sur le seuil. Il avait toutentendu, et, voyant sa perte désormais certaine, il venait fairetête au danger. En ce moment suprême, sa grande taille s’étaitfièrement redressée. Son hautain visage, autour duquel voltigeaientquelques mèches de cheveux blancs, brillait d’une résignationsublime. Il portait le costume de lieutenant général, et ce futl’épée à la main qu’il se présenta devant ses ennemis.

Les soldats se sentirent intimidés, mais ledélégué reprit courage.

– Salut, citoyen ! dit-il ; ona besoin de toi là-bas au tribunal… Tu es bien le citoyen Bazouge,n’est-ce pas ?

– Je suis, répondit le vieillard d’un tongrave, Yves de Bazouge-Kerhoat, marquis de Bouëx, comte de Noyal etde Landevey, seigneur de Pléchastel, Kernez et autres lieux,chevalier des ordres du roi, lieutenant général des armées et……

– Assez, citoyen, assez ! Il y en adix fois de trop pour te faire pendre ! s’écria le délégué enéclatant de rire. – Allons ! donne-nous ta vieille rapière,citoyen marquis.

– Venez la prendre, réponditM. de Bazouge, qui se mit résolument en garde.

Le républicain, alléché par cette facilevictoire, dégaina et porta une botte au vieillard qui parafaiblement. Henriette, plus morte que vive, s’élança au-devant delui pour détourner le second coup, mais César se jeta au-devantd’Henriette. Ce fut lui qui reçut l’épée en plein poitrail.

– Pitié ! s’écria la jeune fille entombant à genoux.

Le délégué répondit par un impitoyablericanement, et releva son épée sanglante.

– Vive le roi ! ditM. de Bazouge en se remettant en garde.

– Vive le roi ! répéta cette mêmevoix grave et forte que nous avons entendue une fois déjà.

L’épée du républicain, qui s’appuyait déjà surle cœur du vieillard, retomba. Il se retourna plein d’épouvante. Levicomte de Plenars, Lapierre et six hommes armés jusqu’aux dentsvenaient de faire irruption dans la chambre. En un tour de main,les défenseurs de la patrie furent réduits à l’impuissance et jetésdans un coin.

Henriette, riant et pleurant, embrassant sonpère, baisait les mains de son aïeul et remerciait Dieu.

– En route, maintenant, dit levicomte.

La voiture de voyage fut attelée à la barbedes républicains. M. de Bazouge y monta le premier. Quandce fut au tour d’Henriette, elle se sentit retenue par sa robe, etvit à ses pieds César, dont l’œil plaintif et mourant semblaitimplorer une caresse. César l’avait suivie jusque-là. Depuis leperron, une large traînée de sang marquait la trace de sonpassage.

Henriette se sentit émue jusqu’au fond ducœur. Elle se baissa et mit sa jolie bouche sur le front sanglantdu fidèle animal. César remua joyeusement la queue et fit entendreun grognement de bien-être.

 

– Il faut le panser, il fautl’emmener ! dit Henriette.

César lui lécha les mains, puis il s’étendittout de son long, et mourut.

** *

M. de Bazouge et sa fille gagnèrentheureusement les côtes d’Angleterre. Henriette revint seule enFrance, après les mauvais jours de la révolution. Elle se souvintde César, et l’image de ce noble animal se voit encore sur l’un despanneaux de la salle à manger de Kerhoat. – Quand un visiteur s’enétonne, le vieux Lapierre s’empresse de saisir l’occasion, etraconte comment César vainquit en combat singulier un limier de laConvention, et fut assassiné par un républicain, à l’instar de sonhomonyme impérial.

JOUVENTE DE LA TOUR.

Beaucoup d’Anglaises d’un certain âgefréquentent le bac de Jouvente, qui est en rivière de Rance, à unedemi-lieue de Saint-Servan. Ces filles majeures d’Albion, trompéespar une ressemblance de nom, viennent chercher là le fabuleuxcosmétique célébré par les poëtes du moyen âge. Mais il n’y a pointde fontaine dans les petites îles qui se groupent en gracieuxarchipel au milieu de la rivière ; les bateliers de Solidor,intéressés à prolonger l’erreur des naïves ladies, les promènent derocher en rocher, ils auraient scrupule d’oublier le moindreécueil. Aussi, le soir venu, les Anglaises courbaturées regagnenttristement leur hôtel avec un appétit britannique et quelques ridesde plus à leurs fades visages.

À Jouvente, la Rance est dix fois plus largeque la Seine. Ses rives, dont les pentes régulières semblentménagées par la main d’un paysagiste habile, se couvrent à perte devue de parcs magnifiques, de châteaux séculaires, de villas toutesneuves, et de clochers à dentelles. Les îles jetées au milieu ducourant forment, dans toute la bonhomie du terme, un délicieuxséjour. Bernardin de Saint-Pierre eût volontiers planté satente dans l’une de ces microscopiques solitudes, aussi vertes queles tableaux de chevalet qui veulent représenter le paradisterrestre. Son inoffensive misanthropie eût été là fort à l’aise,car, à part les Anglaises dont nous avons parlé, on n’y rencontreque des courlis, des barnaches, et quelques douaniers très-malvêtus qui sont un peu plus sauvages que les oiseaux de mer.

En face des îles, sur la rive gauche de laRance, gît un monceau de ruines à demi caché par un bouquet dehauts châtaigniers. C’est l’ancien prieuré de Jouvente, qui,suivant l’opinion commune, a donné son nom au passage. L’opinioncommune se trompe ici comme en beaucoup d’autres cas : lepassage et le prieuré furent baptisés tous deux par le mêmeparrain, et l’histoire de ce baptême se trouve consignée dans lesvénérables lambeaux d’un manuscrit sur parchemin, écrit en languelatine, qui forme la partie intéressante de la bibliothèquepublique du bon bourg de Langourla (Côtes-du-Nord). L’excellentcuré de Langourla, tout en attachant à ce précieux débrisl’importance convenable, le communique libéralement, et va mêmejusqu’à traduire les passages les plus remarquables aux personnesqui n’ont point fait leurs humanités.

La Rance est une des plus charmantes rivièresqui soient au monde, et il y a des soles héroïques au bon bourg deLangourla. Aussi invitons-nous ceux de nos lecteurs qui sont gensde loisir, à diriger, par quelque belle matinée d’été, leurpromenade vers le passage de Jouvente. C’est un peu loin ;mais ils pourront feuilleter le manuscrit latin, si mieux ilsn’aiment ouïr la version du digne curé.

Voici la nôtre :

À une époque fort reculée et qu’il n’est pointpossible de préciser autrement, vivait sur la rive gauche de laRance un batelier nomme Jouvente (Juventus). Il étaitbeau, robuste, vaillant et de race noble. Le manuscrit s’expliqueformellement sur ce dernier point ; ce qui nous induit àpenser que Jouvente n’était pas un batelier ordinaire, mais untenancier de la châtellenie voisine, qui possédait à fief lepassage. Il habitait une petite tour au bord de l’eau. Sa vie étaitsolitaire et laborieuse. Toujours prêt à sauter dans son bac dèsque le cor résonnait sur la rive opposée ou que la main impatientedu voyageur mettait en branle la cloche de son donjon, Jouvente nedormait jamais que d’un œil ; nuit et jour il orientait savoile ou appuyait sur ses avirons pour couper l’inégal courant dela Rance.

Il avait dix-huit ans. Quel ermite de dix-huitans n’a ses rêves ? Quand le crépuscule du soir surprenaitJouvente à l’autre bord et qu’il revenait seul à sa tour par unbeau clair de lune, souvent, bien souvent ses mains cessaient depeser sur la rame, sa tête s’inclinait, sa bouche murmurait desparoles que nul n’aurait su comprendre ; une vague langueurvoilait son regard qui suivait une lueur lointaine, brillant àtravers les châtaigniers de la rive. Pendant cela, le bac,abandonné à lui-même, suivait impétueusement le courant. Les îlesdisparaissaient dans le brouillard des nuits, la lumière elle-mêmese cachait bientôt derrière l’arête d’un cap. Jouvente alorss’éveillait brusquement, comme si un lien mystique eût existé entrela lueur lointaine et son rêve. Il saisissait ses avirons etremontait le fleuve à force de rames. Puis, quand le cap doublélaissait voir de nouveau la lumière, Jouvente souriait doucement,et sa bouche se fronçait comme pour donner un baiser.

 

Arrivé au bord, il gagnait la plate-forme desa tour, et, avant de s’étendre sur sa couche, il jetait un dernierregard vers la lumière qui, plus rapprochée maintenant, scintillaitcapricieusement entre les feuilles des arbres. Le plus souvent ildemeurait bien longtemps à cette place, et, quand la lumières’éteignait, Jouvente devenait triste et murmurait : –Bonsoir !

Il se couchait ; le sommeil venaitlentement ; mais dès que sa paupière était close, sa bouche seprenait à sourire. On eût dit qu’une vision aimée descendait à sonchevet pour enchanter ses nuits. – Il dormait et souriait ainsijusqu’à ce que la rude voix d’un passager attardé vînt le jeterhors de son rêve.

À une portée d’arbalète de la tour deJouvente, il y avait un modeste manoir habité par un vieillard etsa fille. Le vieillard se nommait Rostan du Bosc et sa fille avaitnom Nielle. C’était une douce enfant qui soutenait pieusement dansla vie les derniers pas de son vieux père. Elle était belle :de longs cheveux blonds encadraient son visage, plus suave quecelui d’une sainte ; l’angélique pureté de son âme rayonnaitdans la prunelle bleue de son grand œil, et, lorsqu’elle couraitgaiement dans les bruyères, on pensait involontairement à cesgentilles fées que voyaient, dans leurs hautes extases, les bardesinspirés de l’antique Bretagne.

C’était au manoir de Rostan du Bosc, dans lachambrette de Nielle, que brillait cette lueur lointaine quifaisait dériver chaque soir le bateau de Jouvente. Jouvente aimaitNielle. Quant à celle-ci, le manuscrit latin dit qu’elle n’aimaitpoint autre chose que son vieux père, l’ombre des chênes, la fleurd’or des genêts et la douce voix du rossignol qui chantait, lesnuits d’été, devant sa fenêtre ouverte. Mais Nielle n’avait quequinze ans : l’amour prend son temps avec les jeunes filles decet âge ; il sait que l’heure vient où tombe tout à coup cetteenfantine indifférence, et il attend, en dieu d’esprit, sûr de sonfait.

 

Jouvente attendait aussi ; mais c’étaitfort à contre-cœur. À mesure que passaient les jours, sa solitudese faisait plus triste ; la pensée de Nielle, qui, autrefois,emplissait son âme de joie, amenait maintenant avec soi d’inquietsdésirs et de douloureuses aspirations. Le soir, la lumière brillaittoujours, mais Jouvente ne la voyait plus qu’à travers deslarmes ; il souffrait et n’avait point de cœur ami pourprendre une part de sa souffrance. Peut-être savait-il un remède àson mal. Parfois, quand toute la largeur de la rivière le séparaitdu manoir de Rostan du Bosc, il se sentait venir un fiercourage ; son cerveau s’exaltait ; il faisait desseind’aller vers le vieillard et de solliciter la main de safille ; à moitié route, sa résolution chancelait ; il sedemandait si mieux ne vaudrait point attendre Nielle sous lachâtaigneraie, tomber à ses genoux et lui dire…

Mais la rive approchait ; à travers l’eauverte et diaphane, on distinguait déjà l’or du sable de la grève.Jouvente avait peur et tremblait ; les deux expédients, siaisés de loin, lui apparaissaient tout pleins de terriblesdifficultés ; il montait, la tête basse, les degrés de satour ; il demeurait morne et pensif jusqu’à la nuit. – Lanuit, il s’asseyait sur sa plate-forme ; la lumière semontrait dans la chambrette de Nielle, et Jouvente, le pauvre fou,lui disait tout bas des mots d’amour.

Si bien que ses affaires n’avançaient pas lemoins du monde.

L’auteur du manuscrit en langue latine exécuteici une fort habile et longue transition qui fait les délices dubon curé de Langourla ; mais l’immense majorité des lecteursdédaigne les transitions, et nous respectons cette faiblesse d’uneclasse estimable à tant d’autres égards. – Passons.

Un matin, Rostan du Bosc appela sa fille à sonchevet. Il était pâle, sa voix chevrotait et sa tête chauveoscillait lentement.

– Ma fille, dit-il, Dieu m’a donné delongs jours et je l’en remercie, car tu n’as plus de mère et j’aiveillé sur toi… Mais la vie me quitte enfin et il te faut un autreprotecteur.

Nielle ne répondit point ; elle saisit lamain de son père qu’elle pressa sur sa bouche en pleurant.

– Il faut te marier, ma fille, reprit levieillard.

– Je veux rester avec vous, mon père,avec vous toujours !

Le vieillard secoua sa tête chenue.

– Toujours ! répéta-t-il en sourianttristement : – c’est bien long à ton âge, ma fille ; aumien, c’est un mois, une semaine, une journée peut-être…

– Non ! oh ! non ! murmuraNielle dont les sanglots étouffaient la voix.

Rostan lui mit au front un baiser etpoursuivit :

– Il te faut un époux dont le bras fortremplace mon bras qu’ont affaibli les années… Réponds, mafille : n’as-tu point choisi déjà, dans ton cœur, l’homme donttu voudrais être la compagne ?

– Jamais je n’y ai songé, mon père.

– N’as-tu point remarqué que Jouvente dela Tour est beau et bien fait ?

– On dit qu’il a le cœur noble et bon,mon père.

– On le dit, ma fille… Ne voudrais-tupoint être la femme de Jouvente de la Tour ?

Nielle rougit, puis elle essaya desourire ; elle eût voulu éluder cette explication dont ledébut avait été si douloureux, mais Rostan du Bosc répéta saquestion d’une voix grave et ferme ; Nielle mit sa blondechevelure dans le sein du vieillard et répondit enfin :

– S’il vous plaît que je devienne lafemme de Jouvente de la Tour, cela me plaît aussi, mon père.

Une heure après, le vieux Rostan sonnait lacloche de Jouvente. Celui-ci était en rivière et ne se doutaitpoint de l’heureuse aubaine qui l’attendait au retour. Il avait étéappelé sur l’autre rive par un pauvre voyageur portant besace etpèlerine, comme les gens qui reviennent de terre sainte.

– Combien paye-t-on pour lepassage ? demanda ce pauvre étranger.

– Mon compagnon, répondit Jouvente, onpaye un denier rennais, – à moins qu’on ne préfère gagner le guéqui est à six lieues d’ici, au-dessus de la ville de Dinan.

 

L’étranger retourna tristement sespoches : elles étaient vides.

– Mes pieds saignent et je suis bien las,murmura-t-il ; mais il me faudra remonter jusqu’à la ville deDinan, afin de trouver le gué.

– Ne faites point cela, mon compagnon,dit Jouvente, touché de compassion ; entrez dans mon bateau,je vous passerai pour l’amour de Dieu.

L’étranger n’eut garde de faire la sourdeoreille. Il sauta dans le bac assez lestement malgré sa fatigue, ets’assit à l’arrière auprès du gouvernail. C’était un homme arrivé àcette période de la jeunesse qui précède immédiatement l’âge mûr.Il était beau ; sa riche chevelure noire tombait abondammentsur son front sans rides ; il y avait du feu dans sa prunelle,et ses façons étaient celles d’un noble homme. Jouvente ramait, ledos tourné à l’avant de la barque, de sorte que l’étranger et luise trouvèrent face à face. Tous deux se regardèrent et tous deuxeurent la même pensée.

– Dans un combat corps à corps, sedirent-ils chacun à part soi, mon voisin ferait rudement sapartie.

Mais c’était là une pensée vague et inspiréeseulement par les mœurs batailleuses de l’époque. Loin d’avoirmotif de querelle, Jouvente et l’étranger se devaient assistance etbon vouloir mutuel à cause du service rendu. En arrivant au bordils se serrèrent la main.

– Mon compagnon, dit l’étranger, je prieDieu qu’il me permette de vous payer ma dette quelque jour. En cemoment, je ne suis qu’un pauvre voyageur, sans ressource et sansasile ; mais mon père est un riche seigneur et sa mort me ferapuissant.

– Le peu que j’ai fait pour vous,répondit Jouvente, je l’ai fait de bon cœur, et s’il y avait placepour deux sous mon toit, je vous offrirais l’hospitalité… Vousplaît-il partager ma bourse ?

Jouvente versa dans le creux de sa main lecontenu de son escarcelle et en fit deux parts égales.

– Merci-Dieu ! s’écria l’étranger,vous êtes un généreux cœur, mon homme, et je veux mériter l’enfersi cette aumône ne vous porte pas bonheur… Enseignez-moi, je vousprie, la demeure de quelque noble du voisinage, afin que j’aie lanourriture et le repos.

Jouvente se retourna pour indiquer du doigt lemanoir de Rostan du Bosc ; ce mouvement lui fit apercevoir levieillard lui-même qui se dirigeait vers la grève, aussi rapidementque le lui permettaient ses jambes alourdies par l’âge.

– Voici l’hôte de tous les nécessiteux,dit Jouvente. Nul n’a jamais frappé en vain à la porte de Rostan duBosc. Adressez-vous à lui.

Mais Rostan du Bosc avait autre chose en têtepour le moment : il attendait Jouvente depuis une heure etprétendait lui parler sur-le-champ. Lorsque l’étranger s’avançavers lui, découvert et dans une humble posture, il l’écarta d’ungeste. Celui-ci n’avait point menti : son père, Éloi deCoëtquen, sire de Combourg, était un opulent seigneur ; maisRobert de Coëtquen (c’était le nom de l’étranger) avait encouru lacolère paternelle et se voyait réduit depuis longtemps à errer demanoir en manoir, réclamant partout un gîte et place à table, choseque l’hospitalité bretonne ne sait point refuser. Le malheur abatla fierté ! Robert de Coëtquen, tout fils de baron qu’ilétait, obéit au geste du vieillard et se retira en silence àquelques pas.

– Mon fils, dit Rostan du Bosc àJouvente, je te connais pour honnête, vaillant et craignantDieu ; si tu veux, tu seras l’époux de ma fille.

Jouvente devint pâle et ne répondit point. Lajoie frappe aussi rudement parfois que la douleur. Jouventeétouffait ; ses jambes fléchissaient sous le poids de soncorps.

– Refuserais-tu ? demanda tristementle vieillard qui se méprenait à ce silence.

Deux larmes jaillirent des yeux de Jouvente etsillonnèrent lentement sa joue pâlie. Ne pouvant parler, il prit lamain du vieux Rostan qu’il pressa contre sa poitrine. Celui-cicomprit et fut heureux.

– Mon Dieu !… mon Dieu ! ditenfin Jouvente, j’ai bien prié, mais je n’espérais pas tant dejoie. Merci, mon père ! Je l’aime ; elle est la pensée demes jours et le rêve de mes nuits…

Et Jouvente couvrait de baisers les mains duvieux Rostan, lequel souriait au ressouvenir de ses jeunes annéeset répétait doucement :

– Tant mieux ! mon fils, tantmieux ! Nielle sera une heureuse femme et n’aura plus besoinde moi.

Ce soir-là, Jouvente regarda gaiement lalumière de Nielle briller à travers les branches des châtaigniers.Il lui envoya de loin des millions de baisers, et, quand elles’éteignit, Jouvente se prit à sourire en murmurant : – Àbientôt !

Quant à Robert de Coëtquen, le pauvreétranger, il passa la nuit au manoir de Rostan du Bosc. On doitcroire que l’hospitalité du vieillard lui plut outre mesure, car ilresta le lendemain et la nuit du lendemain ; le jour suivant,il resta encore ; puis des semaines se passèrent, et ilrestait toujours. À l’aide de la bourse de Jouvente, il avaitacheté, en la ville de Saint-Malo, des habits de noble homme, et lemanuscrit latin dit que, sous ce nouveau costume, on eûtdifficilement trouvé plus fière mine que la sienne, depuisl’embouchure de la Rance jusqu’à sa source. Il avait vu du pays etsavait le monde, ce qui rendait sa conversation pleine d’attraits.Rostan l’écoutait durant de longues heures sans fatigue et sansennui ; Nielle surtout dévorait avidement les récits degalanterie ou de guerre que savait si bien faire l’étranger. Labouche demi-ouverte, l’œil fixé sur le beau visage de Robert, elledonnait son âme entière à ses émouvantes paroles. Sa naïveintelligence s’exaltait aux poétiques tableaux du conteur ;son cœur se passionnait pour ces héros d’amour qui, dans toutehonnête légende, enlèvent de douces recluses, injustementenchaînées et fiancées à de détestables tyrans.

– Que ne puis-je ainsi vous donner mavie, Nielle ? disait Jouvente à la fin de ces récits.

Mais Nielle ne trouvait point à Jouvente unair suffisamment chevaleresque ; elle l’aimait d’une amitié desœur et le considérait comme son futur époux. Là se bornait sonobéissance aux volontés de son père. Cette fine fleur de tendressequi est au fond du cœur de toute jeune fille, ce n’était pointJouvente qui devait la cueillir.

Il était bien heureux, pourtant. L’année quisépare les fiançailles du mariage suivait son cours ; encorequelques mois, et Nielle serait sa femme !

Avant cette époque, il arriva deux événementsau manoir. D’abord, le vieux Rostan du Bosc rendit son âme à Dieu,qui lui gardait place en son paradis ; ensuite, Robert deCoëtquen hérita du château de Combourg et autres fiefs du seigneurson père, ce pourquoi Robert partit en toute hâte ; mais,avant de partir, il dit à l’oreille de Nielle, qui rougit sous sonvoile de deuil :

– Je reviendrai.

Nielle aimait bien son vieux père ; ellefut inconsolable. Tant que durait le jour, elle pleurait. Lemanuscrit, en une phrase obscure et de mauvaise latinité, laissepercer l’opinion que le souvenir de Robert était pour quelque chosedans cette douleur amère et obstinée. Nous ne donnerons point notreavis là-dessus. Toujours est-il que Jouvente perdit son temps àvouloir sécher les larmes de sa fiancée ; le pauvre garçon sedésolait, car le jour du mariage approchait, et c’est une lugubrefête qu’un mariage où l’épousée pleure.

La veille des noces, Jouvente se rendit commed’habitude au manoir où l’attendait cette fois une agréablesurprise. Nielle ne pleurait plus ; elle avait même disposéavec une sorte de coquetterie sa sombre toilette. C’était unchangement aussi rapide que complet.

– Aurais-je amené le bonheur dans monbac ? demanda joyeusement Jouvente. Hier, j’ai conduit surcette rive un cavalier qui ne m’a point voulu montrer sonvisage.

Nielle détourna vivement la tête ; maisJouvente poussa un franc éclat de rire.

– Il m’a donné un écu d’or pour sonpassage, continua-t-il ; j’en aurais donné vingt, moi qui suisun pauvre homme, pour retrouver ton doux sourire, Nielle, tonsourire que tu me cachais depuis si longtemps.

Il baisa le front de sa fiancée et regagna satour, impatient de voir le soleil du lendemain.

Le soir de ce jour, il faisait grande tempêteen rivière de Rance. Vers dix heures avant minuit, la cloche de latour résonna bruyamment. Jouvente mit sa tête à une fenêtre.

– Je suis chrétien et ne veux pointtenter Dieu, dit-il ; passez votre chemin, mon bac ne prendrapas l’eau par cette terrible nuit.

– Descends, mon homme, répondit une voixbrève et impérieuse.

– Je connais cette voix ! pensaJouvente ; c’est celle de mon voyageur à l’écu d’or… Attendezà demain, ajouta-t-il tout haut.

– Demain, il sera trop tard. Descends, tedis-je… As-tu donc peur ?

Jouvente descendit. Le voyageur était en effetl’inconnu qu’il avait passé la veille. Une femme, qui cachait sonvisage derrière un long voile, s’appuyait à son bras ettremblait.

– Embarque ! dit l’inconnu.

– J’embarquerai parce que tu m’as défié,répondit Jouvente ; mais je veux voir ta figure.

– Tu la verras sur l’autre bord.

L’inconnu et la femme voilée entrèrent dans lebac que Jouvente poussa au large d’un vigoureux coup de pied.

La tempête faisait rage ; la Rance,grossie par le flux, avait de grandes vagues comme l’Océan. À peinelancé, le bac fut pris par le ressac et tressauta si violemment,que Jouvente lui-même crut qu’il allait se briser ; mais lebac était bon et Jouvente savait son métier. On franchit sansaccident la ligne d’écume qui bordait la grève ; c’était unpéril évité ; il en restait mille. La nuit était si sombre,que nul indice ne pouvait guider la marche du bac ; parfoisseulement un éclair, déchirant le ciel au-dessus des montagnes deSaint-Suliac, éclairait subitement les deux rampes qui encaissentle fleuve comme deux berges gigantesques, allumait au loin la crêteblanchie des lames et allait s’éteindre, du côté de Saint-Malo,dans l’opaque nuit du large. Quand les éclairs manquaient àJouvente, il tournait ses yeux vers le manoir de Rostan du Bosc,espérant s’orienter à l’aide de la lumière de Nielle ; mais,ce soir-là, Nielle n’avait sans doute point allumé sa lampe,Jouvente ne voyait rien.

Il ne perdait pas courage pourtant et ramaitavec énergie ; le bac était à moitié route, et lescontre-courants du petit archipel commençaient à tourmenter sacoque fatiguée. Jouvente pensait à Nielle et au bonheur dulendemain ; cette pensée lui fit jeter les yeux sur la femmevoilée dont chaque éclair lui montrait la taille gracieuse.L’inconnu et cette jeune femme étaient deux amants sansdoute : Jouvente était content de servir deux amants.

Tout à coup le vent déferla furieusement surle bateau qui venait de dépasser le groupe des îles ; lemanteau de l’inconnu fut arraché de ses épaules ; le voile dela jeune femme eut le sort du manteau. En même temps le ciels’embrasa, Jouvente vit les traits de ses deux passagers : lesavirons s’échappèrent de ses mains et il demeura commefoudroyé.

La femme voilée était Nielle, l’homme étaitRobert de Coëtquen-Combourg.

Le bac s’en allait à la dérive ; –Jouvente se leva, chancelant et la tête égarée ; il mit samain sur l’épaule de Robert.

– Autrefois je t’ai fait l’aumône,dit-il, et maintenant tu me voles mon bien le plus cher… Est-ceainsi que tu payes ta dette, monseigneur ?

Un sourire railleur vint à la lèvre deRobert.

– Ma dette ! répéta-t-il ; jete l’ai payée hier soir.

Jouvente lâcha l’épaule de Robert et fouillason escarcelle où il prit l’écu d’or qu’il avait reçu laveille ; puis, faisant un pas en arrière, il lança l’écu quifrappa Coëtquen en plein visage. Celui-ci tira son poignard ;Jouvente était en garde déjà.

Ce fut un étrange combat ; le bac, quin’était plus dirigé, présentait son travers à la lame et menaçaitnaufrage à chaque coup de vent ; le roulis était si violent,que les deux adversaires avaient peine à se soutenir ; ilschancelaient, ils tombaient, mais ils frappaient. L’obscuritérestait profonde, la foudre seule éclairait la lutte qui sepoursuivait silencieuse, acharnée, au milieu du redoutable choc deséléments soulevés.

Nielle, accablée d’épouvante et peut-être deremords, s’était évanouie et gisait au fond du bac.

– Renonce à elle ! cria Jouvente quivenait de terrasser son adversaire.

Robert sourit sous le poignard levé.

– Tu peux me tuer ; mais ellem’aime.

Cette idée n’était point venue encore àJouvente. Il croyait combattre le ravisseur de Nielle, et non passon amant. Il fut frappé au cœur.

– Elle t’aime ! répéta-t-ilmachinalement ; mais alors… elle ne m’aime pas, moi !

Robert sourit plus fort.

À ce moment le bac toucha contre un écueil.Les débris de sa coque se dispersèrent. Il ne resta sur l’eau quele mât pourvu de sa longue vergue. Robert songea d’abord à lui-mêmeet saisit le mât. Jouvente ne pensa qu’à Nielle. Il la soutint surl’eau et parvint à s’accrocher à la vergue qui fléchit sous sonpoids.

Au choc, Nielle avait repris ses sens.

La situation de nos trois naufragés étaitdésespérée, le mât ne pouvait les supporter tous trois. Jouventesoutenait d’une main Nielle que la terreur affolait ; del’autre, il cherchait son poignard à sa ceinture. Robert avaitlaissé échapper le sien.

Jouvente trouva son poignard. Chaque vaguesubmergeait le mât ; il fallait en finir. Jouvente leva sonarme et se dressa pour frapper.

Robert n’essaya point de se défendre, mais ildit avec une résignation pleine de triomphe :

– C’est moi qu’elle aime !

Jouvente retint son bras et se sentit hésiter.L’angoisse du doute déchirait son cœur. Son regard désolé errait deNielle à Robert. Enfin, il se pencha vers cette dernière.

– Est-ce vrai ? demanda-t-il d’unevoix tremblante.

Nielle, à son tour, hésita.

– Il a menti, n’est-ce pas ? s’écriaJouvente dont un espoir passionné réchauffa l’âme ; dis-moiqu’il a menti, Nielle.

Il brandissait de nouveau son poignard.

– Je l’aime ! prononça faiblement lajeune fille.

Jouvente jeta son poignard loin de lui. Ilétait pâle comme la mort, et ses yeux sans larmes regardaient leciel.

– Il n’y a place ici que pour deux,murmura-t-il ; monseigneur, faites-la bien heureuse !

Ce disant, il lâcha prise et disparut sous unevague. Le mât, à demi submergé, se releva.

– Jouvente ! Jouvente ! criaNielle en pleurant.

Le vent apporta un adieu lointain déjà. Puison n’entendit plus rien que l’assourdissant fracas de latempête.

Le flux et le courant poussèrent le mât dansle havre de Solidor, sur les bords duquel s’élèvent maintenant lesblanches maisons de la ville de Saint-Servan. Nielle et Robertfurent sauvés.

 

Nielle devint dame de Coëtquen et de Combourget d’autres lieux encore, mais elle ne fut point heureuse. Au boutde quelques années de mariage, elle quitta le monde pour serenfermer dans une pieuse retraite qu’elle fit bâtir de ses propresdeniers à la place du manoir de Rostan du Bosc. Elle donna à cettefondation le nom du pauvre Jouvente de la Tour, dont le souvenirvenait bien souvent visiter sa solitude. Ce nom de Jouvente restaau monastère quand on en fit un prieuré, et le passage l’a conservéjusqu’à nos jours.

À ce propos, le manuscrit latin fait uneréflexion assez raisonnable dans sa naïve banalité. Il dit que letardif repentir de Nielle ne valait pas, en bon compte, la dixièmepartie d’un denier rennais, bien qu’il faille douze de ces denierspour faire un sou. Le digne curé de Langourla ajoute d’ordinaire àcette observation quelques paroles de blâme à l’adresse des femmessensibles.

Le bedeau de la paroisse, qui sait aussi unpeu de latin, réserve toute sa mauvaise humeur pour Jouvente, etprétend que ce fluvialis nauta (il traduit naturellementcette expression par marin d’eau douce) fit preuve en toutceci d’une bonhomie approchant de la sottise. Il déclare que lui,bedeau, eût noyé Robert et peut-être Nielle par-dessus lemarché.

Il y a du bon, suivant nous, dans l’opinion dece bedeau.

LE MÉDECIN BLEU

I. – SAINTE.

Le bourg de Saint-Yon est pittoresquementassis sur la croupe d’une colline, dont le sommet se couronned’arbres séculaires. Au pied de cette colline s’étend un vastemarais. Ses eaux baignent à perte de vue la campagne de Redon etles extrêmes limites du département d’Ille-et-Vilaine. Le bourg estcomposé d’une seule rue, dont les maisons grises et couvertes enchaume s’étagent en amphithéâtre. À voir cette longue chaîne demaisons descendre tortueusement la montagne, on dirait, de loin, unserpent gigantesque endormi au soleil ou buvant l’eau tranquilledes marais.

En l’année 1794, M. de Vauduy étaitpropriétaire du manoir de Rieux, antique résidence des noblesseigneurs de ce nom, et situé à une demi-lieue au plus deSaint-Yon. M. de Vauduy était un homme d’une cinquantained’années, froid, sévère et taciturne. Les uns disaient qu’il étaitrépublicain fougueux, et donnaient pour preuve l’empressement qu’ilavait mis à se rendre possesseur du château de Rieux, au préjudicedu dernier rejeton de cette illustre maison, alors réfugié enAngleterre. Les autres prétendaient, au contraire, qu’il étaitsecrètement partisan des princes exilés, et que le château de Rieuxn’était, entre ses mains, qu’un dépôt, dont il conservaitprécieusement la propriété à son maître légitime.

Cette seconde opinion était la mieuxaccréditée, et assurait à M. de Vauduy une sorte depopularité dans le pays : car, il est à peine besoin de ledire à nos lecteurs, les campagnes bretonnes n’avaient point unfort grand amour pour le gouvernement républicain.

Au reste, tous les bruits qui couraient sur lemaître du château étaient des conjectures plus ou moins probables,et pas autre chose. Sa porte, en effet, restait habituellementclose ; il ne voyait personne, si ce n’est parfois Jean Brand,ancien bedeau de Saint-Yon, au temps où l’église était ouverte, etle docteur Saulnier, médecin du bourg.

 

Le citoyen Saulnier avait, avecM. de Vauduy, quelques traits de ressemblance morale.C’était aussi un homme froid et sévère ; mais ses opinionsrépublicaines, poussées à l’excès, n’étaient un mystère pourpersonne ; et comme les paysans des alentours, qui s’étaientdéjà soulevés plusieurs fois contre la Convention, donnaient auxsoldats réguliers le sobriquet de Bleus, on ne connaissaitguère le docteur, depuis Redon jusqu’à Carentoir, que sous le nomdu Médecin bleu. Il n’était point aimé dans le pays, parcequ’il s’était joint à diverses reprises, en qualité de volontaire,aux colonnes républicaines qui pourchassaient lesChouans ; mais on s’accordait à reconnaître qu’ilétait médecin habile, et son talent lui était un boulevard contrela malveillance publique.

Une autre cause encore diminuait le mauvaisvouloir des paysans. Le docteur avait une fille, objet du respectet de l’amour de tous.

Elle avait nom Sainte, et entrait dans saquatorzième année ; mais ceux qui ne la connaissaient point,en voyant son enfantin sourire et la candeur angélique de sonfront, lui auraient donné deux ans de moins. Parfois, pourtant,quand elle était loin de la foule, et qu’elle donnait son âme àcette rêverie que souffle la solitude, on aurait pu voir son grandœil bleu s’animer sous les cils à demi baissés de sa paupière. Sacharmante tête devenait sérieuse ; ses lèvres se rejoignaientet cachaient l’éblouissant émail de ses dents ; la ligne deses sourcils, si noire et si pure qu’on l’aurait pu croire tracéepar le pinceau d’un peintre habile, s’affermissait et tendait lacourbe hardie de son arc ; tout son visage, en un mot,dépouillant l’indécise gentillesse des premières années, revêtaitla pensive et intelligente beauté d’un autre âge.

En Bretagne, où tout est matière àsuperstitieux pressentiments, ce nom de Sainte et la précocemélancolie qui assombrissait aussi parfois sans motif ce radieuxvisage d’enfant semblaient un présage de mort prochaine. Quand ellepassait, les paysans se découvraient, et les femmes tiraient leurplus belle révérence.

– Bonjour, not’ demoiselle !disaient-ils.

Puis se retournant, ils regardaient avec unenaïve admiration la légèreté gracieuse de sa démarche, etajoutaient, en se signant dévotement :

– Dieu la bénisse ! Ce sera bientôtun ange de plus dans le ciel.

En attendant, c’était un ange sur la terre. Iln’y avait pas dans tout le bourg de pauvre cabane dont elle n’eûtplus d’une fois passé le seuil. Elle allait partout porter aide etconsolation. La souffrance semblait fuir à l’aspect de son frais etdoux visage, et les cris de douleur se changeaient, quand elleapparaissait, en murmures d’allégresse et de bénédiction.

Sainte avait une amie ; c’était la filledu ci-devant bedeau de Saint-Yon : Marie Brand. Marie, aussibelle, plus belle peut-être que sa compagne, avait un bon cœur etune tête légère. Elle était fière outre mesure, ce qui eût semblébien ridicule chez la fille d’un pauvre paysan, si Marie,spirituelle et parlant comme on parle dans les villes, n’eût pointété mieux élevée que ses compagnes. Il y avait quatre ans seulementqu’elle habitait le toit de son père. Jean Brand, qui était veuf,l’avait amenée un jour de bien loin, disait-il, sans s’expliquerdavantage. Or, on savait au bourg de Saint-Yon que Jean Brandn’aimait point les questions indiscrètes.

Durant les premiers mois qui suivirentl’arrivée de Marie, Sainte et elle s’étaient liées d’une étroiteamitié. Elles avaient mis en commun leurs joies et leurs chagrinsd’enfant ; elles s’étaient confié leurs petits secrets, révéléleurs plans d’avenir, dévoilé ces fantasques et mystérieux espoirsqui naissent au cœur des jeunes filles. Le citoyen Saulnier avaitparu voir d’abord sans répugnance cette intimité. Mais lors dupremier soulèvement du Morbihan, qui eut lieu en 1791, Jean Brandfut soupçonné d’avoir fait partie des insurgés. Depuis ce jour,Sainte reçut l’ordre de ne plus voir Marie. Elle pleura ; maiselle obéit.

 

II. – LE RÔLE D’UNE FEMME.

Sainte n’était point l’unique enfant dumédecin bleu. Elle avait un frère qui, depuis deux ans, avaitquitté le toit paternel. René Saulnier était un grand et fort jeunehomme, à la physionomie hautaine et résolue. Durant son enfance, ilavait été le favori du docteur, qui voulait en faire un soldat. Ence temps, c’est-à-dire cinq ou six ans avant l’époque où commencenotre récit, le bourg de Saint-Yon présentait un tableau champêtreplein de vie et de bonheur. Il y avait un bon curé aupresbytère ; il y avait au manoir une châtelaine aussicompatissante que riche, et qui ne voulait point qu’il y eût demalheureux sur ses domaines. Aux environs, une douzaine degentilhommières étaient peuplées de ces hobereaux campagnards, sipullulants en Bretagne, dont la tête est aussi folle que leur cœurest loyal, et qui parlent, entre les quatre murs enfumés de leurcabane, des royaumes conquis autrefois, en Syrie, par leursfabuleux ancêtres.

Madame de Rieux, veuve du marquis d’Ouessant,dominait toute cette plèbe noble, et son fils était comme le chefde la jeunesse du pays. M. de Vauduy, pauvre gentilhomme,et parent éloigné de la maison de Rieux, était l’intendant et lecommensal du château. Lui, le docteur Saulnier et l’abbé de Kernas,alors curé de Saint-Yon, formaient une petite société intime etbasée sur une estime amicale et mutuelle. L’honnête curé s’occupaitde l’éducation religieuse du jeune René et de sa sœur, qu’il aimaitcomme un père aime ses enfants ; M. de Vauduy,ancien militaire, apprenait à René le maniement des armes. À seizeans, René était un jeune homme simple de cœur, fervent chrétien,dévoué à ceux qu’il regardait comme ses bienfaiteurs ; ilétait de plus robuste, intrépide jusqu’à la témérité, maître passéau maniement de toute arme blanche, et si habile tireur, qu’onn’eût point trouvé son pareil à dix lieues à la ronde.

 

La révolution était venue ; le bon curéavait été obligé de fuir ; la famille de Rieux avait passé lamer, et les douze ou quinze gentillâtres étaient allés se fairetuer dans l’armée de Condé. Seul, M. de Vauduy étaitresté à Saint-Yon.

Quant à René, la fuite de ses ancienscompagnons de plaisir, et surtout celle du bon curé, lui avaientmis au cœur une irritation profonde. Habitué à vivre au milieu desnobles, simples et loyaux comme leurs épées, et ne pouvant juger legouvernement nouveau que par ses actes, il se prit à le haïr. Dufond de son obscure retraite, il ne pouvait mesurer les motifs quifaisaient agir tous ces bras impitoyables ; il entendaitparler de la guillotine ; son père, sincèrement imbu desdoctrines républicaines, essayait bien parfois de le ramener à sonparti, mais le jeune homme écoutait d’un air sombre, etrépondait :

– La république a chassé les habitants duchâteau, qui étaient les bienfaiteurs du pays ; elle a chassémonsieur le curé, dont la vie ne fut qu’une longue suite d’actionsméritoires ; elle a chassé tout ce qui était noble, bon etbeau… Je ne puis aimer la république.

Puis un jour, il prit son fusil double etpartit sans dire adieu à son père.

Sainte avait alors douze ans ; ellepleura et pria bien son frère afin qu’il n’abandonnât point lamaison paternelle, mais le jeune homme fut inflexible.

– Sainte, dit-il en l’embrassant, tu nesais pas, ma sœur, dans quelques mois la conscriptionviendra ; on me fera soldat de la république… J’aime mieuxmourir…, mourir pour Dieu et pour le roi ! N’est-ce pas unenoble cause, ma sœur ?

Sainte ne répondit point. Au fond de son cœurchacune de ces paroles trouvait un écho, mais elle n’eût pointvoulu donner tort à son père. Elle gardait le silence.

– Écoute, reprit René, d’autres motifsencore m’obligent à partir ; il se passe ici des choses que tune vois point et que tu ne saurais comprendre…M. de Vauduy n’est pas ce qu’il paraît être… Jean Brandne couche point la nuit dans son lit, et l’heure approche où lesbois de Saint-Yon retentiront du bruit des fusils… Mais ce ne seraplus le joyeux fracas de la chasse, ma sœur !…

– Que veux-tu dire ? s’écriaSainte.

– Un jour, ce fut la dernière fois que jevis notre bon curé ; en me disant adieu, il me baisa au front,et je sentis une larme rouler sur ma joue : « René,murmura-t-il à mon oreille, de malheureux temps vont venir ;la guerre civile et ses fureurs étouffent la piété filiale dans lecœur des enfants, l’amour paternel dans le cœur des pères… Quoiqu’il arrive, mon fils, souviens-toi du divin précepte, et ne tefais pas l’ennemi de ton père ! » Cette parole est restéedans mon souvenir, et je pars.

Sainte baissa douloureusement la tête.

– René, dit-elle, je ne te retiens plus,mais… notre père est vieux ; il a des ennemis ; qui ledéfendra quand viendra l’heure du péril ?

– Toi, ma sœur, toi qu’on aime, toi quenul malheureux ne peut voir sans se rappeler un bienfait ou uneconsolation. Tu restes avec lui, tu seras son égide… D’ailleurs,mieux vaut l’abandonner que d’être forcé de le combattre.

Sainte frissonna de la tête aux pieds.

– Pars ! s’écria-t-elle, oh !pars bien vite, mon frère !

René déposa un dernier baiser sur son front,et disparut sur la route de Vannes.

Il se faisait tard ; Sainte reprit lechemin de la demeure de son père. En passant près de l’église, quiétait fermée et déserte, elle s’agenouilla sur le seuil.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle avecferveur, faites que cette horrible crainte ne se réalisepoint ! Ils sont bons tous les deux et suivent la voix de leurconscience. Si l’un ou l’autre se trompe, et que ce soit un crime,prenez ma vie, mon Dieu, et ne permettez point qu’une lutte impieles rapproche, et que…

Elle n’eut point la force d’achever.

– Puisse Dieu vous exaucer, mafille ! dit auprès d’elle une voix grave et triste.

Sainte se releva vivement. Un homme enveloppéd’un vaste manteau s’était agenouillé à ses côtés. Elle reconnutl’abbé Kernas, l’ancien curé de Saint-Yon.

C’était un beau vieillard à la physionomieferme et douce à la fois. Il était découvert ; les rayons dela lune, luttant contre les dernières lueurs du crépuscule,envoyaient à son front chauve, entouré d’une transparente couronnede cheveux blancs, un reflet indécis, presque fantastique. Saintese sentit calmée par cette apparition inattendue ; elles’inclina comme elle avait coutume de faire autrefois devant leprêtre, et celui-ci prononça sur elle les paroles de labénédiction.

– Ma fille, dit-il ensuite, ce que jecraignais est arrivé, je le devine. Votre père, que je regardeencore comme mon ami, bien qu’un abîme nous sépare maintenant, n’apu étouffer les convictions de René ; leurs opinions seheurtent, et peut-être…

– René est parti, mon père.

– Dieu soit loué !… On ne peut direà un homme : Change de croyances ; mais on peut luiordonner, au nom de la religion universelle, de fuir quand il y aautour de lui des occasions de crime… Je comptais voir votre frère,Sainte ; c’était là le motif de ma présence en un lieu où jesuis désormais proscrit.

– Ne pourriez-vous demeurer quelque tempsparmi nous ? demanda la jeune fille ; le pays estmaintenant tranquille…

– Tranquille ! répéta le vieillarden hochant la tête ; plût au ciel qu’il en fût ainsi, mafille ! mais des signes que vous ne sauriez apercevoirannoncent une tempête à mes yeux plus clairvoyants… Non ! jene puis rester ; lors même que ma tranquillité personnelleserait assurée, je ne pourrais rester encore… Mon devoir m’appelle,ma fille, et la vie du prêtre n’est qu’une longue obéissance à lavoix du devoir.

Il prit la main de Sainte et la serra entreles siennes.

– Vous êtes bonne, continua-t-il, je puisle dire, moi qui lis dans votre jeune cœur comme dans un livreouvert. Si les orages politiques pouvaient être conjurés parl’influence d’une âme angélique, votre père et tout ce qui vous estcher seraient à l’abri… mais c’est une haine folle et furieuse quecelle qui pousse les uns contre les autres les enfants d’une mêmepatrie. C’est une haine implacable, qui rend aveugle et sourd, quidurcit le cœur et le ferme à tous les sentiments de la nature…Priez Dieu, Sainte, priez !… mais travaillez aussi, etsouvenez-vous que, dans ces luttes dénaturées, le rôle d’une femmechrétienne est tout de charité, de paix et de clémence. Commencezdonc, enfant, votre rôle de femme, et soyez, au milieu de nosdiscordes intestines, l’ange de la conciliation et de lapitié !

Avant que la jeune fille eût le temps de luirépondre, l’ancien curé de Saint-Yon s’inclina profondément devantla croix de son église, et disparut derrière les ifs touffus ducimetière.

Sainte était triste, mais elle se sentaitforte et courageuse. Ce rôle, que le prêtre venait de lui tracer,c’était celui qu’elle avait choisi d’elle-même dès que sa jeuneintelligence avait pu entrevoir et comprendre le malheur des temps.Chouans et Bleus étaient également sesfrères.

 

– Je serai toujours du parti des vaincus,se dit-elle, et Dieu me récompensera en faisant qu’un jour mon pèreet mon frère se retrouvent et s’embrassent.

Elle rentra. La nouvelle du départ de son filsfut un coup terrible pour le médecin bleu. Jusqu’alors il avaitespéré le ramener à ses propres croyances, mais tout espoir étaitperdu désormais.

– J’ai donc assez vécu, s’écria-t-il,pour voir mon fils devenir le suppôt des tyrans !

Sainte n’essaya point en ce moment de prendrela défense de son frère. Il fallait, pour ce rôle conciliateurqu’elle s’était imposé, non-seulement de la bonne volonté, maisaussi de la prudence et de l’adresse. Elle attendit.

Ce soir-là, le citoyen Saulnier refusa deprendre part au modeste souper que lui avait préparé Sainte. Il seretira dans sa chambre en silence, et passa la nuit en proie à unefièvre ardente. La fuite de René avait doublé tout d’un coup sahaine contre les partisans des princes exilés. Il accusait lesChouans d’avoir séduit son fils, et de l’avoir entraîné dans leursténébreuses associations.

Ce soupçon n’était point sans quelquefondement.

René, pendant son séjour à Saint-Yon, visitaitsouvent, à l’insu de son père, la cabane de Jean Brand. Leci-devant bedeau était trop prudent pour endoctriner lui-même lejeune homme : il eût fallu se confier à lui, et Jean Brand nese fiait à personne ; mais il y avait sous son toit un autreavocat dont la prestigieuse éloquence savait trouver le chemin ducœur de René. Marie Brand était royaliste, et elle portait dans lamanifestation de son opinion cette fougue ardente et indomptée quiétait le fond de son caractère. Quand elle parlait du meurtre deLouis XVI ou des innombrables assassinats par lesquels laConvention déshonorait sa cause, son œil flamboyait d’un éclatétrange ; sa voix d’enfant vibrait, perçante, et atteignait undiapason presque viril.

René dévorait alors, bouche béante, la parolede la charmante enthousiaste. Sa haine propre se fortifiait de lahaine de Marie, et il jurait mentalement de faire une guerre à mortà quiconque portait la cocarde aux trois couleurs.

Il ne songeait pas que ces couleurs étaientcelles du drapeau de son père.

Sainte ignorait cette circonstance. Elle avaitreligieusement exécuté l’ordre du docteur et avait cessé depuislongtemps de voir Marie.

Celle-ci, bien qu’elle habitât toujours lapauvre cabane de Jean Brand, avait pris des habitudes qui neconvenaient guère à la fille d’un paysan. Elle portait des robes dedemoiselle, et il n’était pas rare de la rencontrer dans lessentiers de la forêt, montée sur un magnifique cheval que n’auraitpas pu payer la vente du patrimoine entier de Jean Brand, et tenantà la main un petit fusil luxueusement orné, dont les garnituresd’argent renvoyaient, en gerbe, les rayons du soleil. Cetteconduite semblait à peine exciter la surprise des habitants deSaint-Yon.

– Jean Brand, avait-on coutume de dire,fait comme il veut ; sa fille aussi : voilàtout !

Quant au citoyen Saulnier, lorsqu’il parlaitde Marie, il disait :

– Il y a dans ces veines bleuâtres quidiaprent si délicatement la peau blanche et douce de cette main sifine, il y a du sang d’aristocrate !

Puis il hochait la tête.

Nous reverrons plus tard si le citoyenSaulnier se trompait.

Les deux années qui suivirent le départ deRené s’écoulèrent, pour Sainte, tristes et remplies par d’inutilesefforts. Elle dépensait, à miner peu à peu le courroux haineux deson père, plus de patiente adresse qu’il n’en faut à nos diplomatespour minuter leurs amphibologiques protocoles ; elle étaitsans cesse à son poste, toujours prête à saisir l’occasion deplacer un mot en faveur de l’absent ; mais rien ne faisait. Larancune du docteur semblait augmenter, loin de diminuer. Il était,au milieu de ces campagnes royalistes, comme une vedette de l’arméerépublicaine ; et plus d’une fois, ses avis amenèrent descolonnes de Bleus par delà les marais et dans le voisinage duchâteau.

Les paysans étaient fortement irrités contrelui ; mais Sainte était si bonne ! Souvent elle avaitrecueilli et soigné de malheureux Chouans blessés ; plussouvent, les femmes de ceux qui étaient dans les bandes avaient dûà sa générosité le pain quotidien de leur famille. Le docteur, ences occasions, ne mettait nul obstacle à sa bienfaisance. Iladorait sa fille, et se reposait de ses haines dans le spectacle dela perfection de Sainte.

III. – LA CROIX DU CARREFOUR.

Par une fraîche matinée du mois de septembre1794, le médecin bleu et sa fille se mirent en route, à pied, pourfaire une promenade dans la forêt de Rieux.

Le citoyen Saulnier, toutes les fois qu’unepréoccupation politique ne faussait point son esprit, était unaimable et excellent homme, un peu froid, mais franc, honnête etcapable de donner à sa fille une éducation irréprochable. Saintes’appuyait sur son bras. Ils allaient lentement, savourant lecharme de ces intimes entretiens, si doux de père à fille, et dontla plume est impuissante à rendre les suaves épanchements.

Insensiblement, la conversation, après avoireffleuré divers sujets, était tombée sur l’abbé de Kernas. Ledocteur, entraîné par ses souvenirs, parlait avec chaleur desservices nombreux et désintéressés que le bon prêtre lui avaitrendus autrefois. Sainte l’écoutait et se réjouissait ; lapauvre enfant croyait que cet hommage rendu à un homme proscrit parla république était une preuve que les opinions de son pèredevenaient moins extrêmes et moins passionnées. Malheureusement lapente était glissante, et l’ancien curé de Saint-Yon ramena toutnaturellement le docteur à ses déclamations favorites.

– Il était bon, dit-il, il étaitvertueux, et sa présence était une bénédiction pour le pays. Jel’aimais comme un frère… Mais doit-on regretter un juste quand lecoup qui l’a frappé a jeté bas, en même temps, des milliers descélérats et de tyrans ?

Ils étaient alors au centre de la forêt deRieux, à deux ou trois cents pas du château. Sainte, voulantdétourner l’entretien, montra du doigt, au hasard, un objet quis’élevait au bord du sentier.

– Qu’est-ce-là, mon père ?dit-elle.

Le docteur leva les yeux et s’arrêtastupéfait. Sainte elle-même tressaillit ; elle se repentitvivement de sa question étourdie.

Au centre d’une étoile, formée par lecroisement de plusieurs routes, s’élevait autrefois une croix debois, dont les bras et la tête, terminés en fleurs de lis, avaientéveillé la susceptibilité des Bleus. La croix, depuis bienlongtemps, gisait à terre, sous la bruyère touffue ; onl’avait remplacée par un poteau routier, surmonté d’un bonnetphrygien.

Mais ce jour-là, les choses avaient changé deface. C’était, à son tour, le poteau républicain qui gisait surl’herbe, et c’était la croix qui, droite et haute, marquait lecentre du carrefour. À son sommet, un drapeau blanc livrait seslongs plis à la brise, et la main du Christ tenait un écriteau surlequel on lisait le cri de guerre des insurgés bretons etvendéens : Dieu et le roi !

 

– Dieu et le roi ! s’écria lemédecin bleu avec un amer sourire ; sacrilége alliance du bienet du mal, du sublime et du grotesque !… Il faut qu’ils secroient bien forts pour oser pousser à ce pointl’insolence !

– Ils sont malheureux, mon père, dit ladouce voix de Sainte ; ne peut-on les plaindre au lieu de leshaïr !

– Les plaindre ! répéta le docteur,dont les sourcils se froncèrent ; plaint-on le serpent quivous enfonce au cœur son dard venimeux ?… Plaint-on le loupavide qui aiguise ses dents au tronc des chênes, et attend dansl’ombre sa proie pour la dévorer ?… Les plaindre !…

Le docteur s’interrompit tout à coup ; etdominant sa colère par un violent effort, il reprit :

– Mais je t’effraye, pauvre enfant. Tu estrop jeune encore pour comprendre tout ce qu’a de sacré la saintecause que j’ai embrassée, pour sentir tout ce qu’a d’odieux etd’abominable le principe qu’ils défendent… Les lâches ! ilsm’ont volé le cœur de mon fils !… Malheur à eux !

Des larmes vinrent aux yeux de la jeunefille.

– Pauvre René !murmura-t-elle ; il y a deux ans que nous n’avons eu de sesnouvelles.

– Puissions-nous !… s’écria lecitoyen Saulnier.

Il allait ajouter : ne jamais lerevoir ; mais son cœur démentit à l’instant ce vœublasphématoire, et il n’acheva point.

– Sainte, poursuivit-il d’un ton pluscalme, en lâchant le bras de la jeune fille, cette croix etl’écriteau qu’elle supporte sont de clairs et tristes présages. Uneinsurrection nouvelle va éclater, je m’y attendais ; lesbrigands de la Vendée, vaincus au delà de la Loire, devaient venirchercher chez nous un asile et des prosélytes. Retourne seule à lamaison, et prépare en toute hâte ma valise ; je partirai cesoir pour Redon.

– Ne répugnez-vous donc point, mon père,à ramener de nouveau les milices républicaines dans ce malheureuxpays ? dit Sainte.

– Il le faut… Je vais entrer au château,afin de m’entendre avec Vauduy… Va !

Sainte obéit sans répliquer, et le médecinbleu prit à grands pas le chemin du manoir.

La pauvre Sainte, au contraire, marchaitlentement et la tête baissée. Son cœur se serrait à l’idée de cettenouvelle lutte et des malheurs qui nécessairement en devaient êtrela suite.

Comme elle tournait un angle de la route, legalop d’un cheval vint frapper ses oreilles. Elle s’arrêtacraintive ; son père avait déjà disparu derrière les grandsarbres de la forêt. Le bruit cependant approchait rapidement.Bientôt, Sainte aperçut un cheval lancé à toute bride, et quivenait vers elle. Sur le cheval était une jeune fille à peinesortie de l’enfance qui, vêtue en amazone, poussait sa monture avecune sorte de frénésie. Sainte reconnut Marie Brand.

La fille du ci-devant bedeau passa près de sonancienne amie sans s’arrêter. Elle fit de la main un geste dereconnaissance plutôt hautain qu’amical, et un fier sourire vinterrer sur sa lèvre. Puis, elle toucha de sa cravache la croupefumante de son beau cheval, qui bondit en avant, et franchit endeux sauts l’espace qui le séparait de la route.

Sainte répondit au froid salut de Marie par lecordial : Bonjour ! du village. Elle ne l’avait jamaisvue ainsi parée des atours qui conviennent à une demoiselle desvilles. Elle la trouva belle, et se sentit venir au front unesubite rougeur. Peut-être était-ce le plaisir de voir une compagneaimée ; peut-être aussi était-ce un vague et fugitif désir deparures : pour être simple, généreuse et bonne, Sainte n’enétait pas moins une jeune fille, et quelle jeune fille ne se sentpoint parfois tourmentée par la naïve coquetterie du premierâge ?

Quand Marie fut passée, elle la suivit duregard, et remarqua le fusil double qu’un cordon de soie retenait àl’épaule de la jeune amazone ; elle remarqua aussi que satoque de velours était surmontée d’une cocarde blanche.

– Où va-t-elle ainsi ? se demandaSainte.

Puis, se souvenant des demi-mots de son pèrelorsqu’il venait à parler de Marie, elle ajouta :

– Et qui est-elle ?…

IV. – MARIE BRAND.

Grâce à l’achat national qu’en avait faitM. de Vauduy, ou mieux le citoyen Vauduy, le noblechâteau de Rieux n’avait subi aucune dégradation. Il s’élevaitentre ses quatre douves, défendu par sa ceinture de remparts dixfois séculaires, et protégé en outre par huit tourillons quiflanquaient, deux à deux, chacun des quatre angles de ses ailes.Au-dessus de la grand’porte, l’écusson avait été gratté et remplacépar une couche de badigeon : c’était la seule marque qu’y eûtlaissée le passage des cohortes républicaines.

À l’heure où Sainte reprenait, seule, lechemin de la maison de son père, il y avait trois personnagesrassemblés dans le grand salon du manoir. Assis dans un vastefauteuil, sous le tablier de la cheminée, Jean Brand, en costume depaysan, les deux pieds sur les chenets, causait avecM. de Vauduy à voix basse. Le riche gentilhomme et lepauvre villageois semblaient se traiter d’égal à égal, et souventles opinions du premier étaient rudement repoussées par le second.Le troisième personnage portait un large chapeau rabattu sur sesyeux, et tout son costume disparaissait sous le manteau qui lecouvrait complétement. Étranger à la conversation, il arpentaitlentement la salle et s’arrêtait seulement de temps à autre devantquelqu’un des vieux portraits de famille qui s’alignaient en cordonle long des hauts lambris.

Tout à coup, sans qu’aucun des domestiques eûtannoncé la venue d’un étranger, trois coups retentirent à laporte.

 

– Ce ne peut être que le docteur, murmuraprécipitamment M. de Vauduy.

– Que le diable le confonde !s’écria Jean Brand, qui se leva aussitôt, et, mettant le bonnet àla main, se hâta de prendre l’humble posture qui semblait luiconvenir.

L’homme au manteau enfonça davantage sonchapeau sur son front, et se glissa dans un embrasure.

Au même instant, et avant queM. de Vauduy eût pris le temps de dire :« Entrez ! » la porte s’ouvrit. Le médecin bleuparut sur le seuil.

Le citoyen Saulnier avait toujours conservéenvers M. de Vauduy les rapports d’amitié qui les liaientautrefois ; il pouvait entrer à toute heure au château, etnulle querelle n’avait jamais eu lieu entre lui et l’ancienintendant de Rieux ; mais un observateur eût facilement devinéque ces semblants de bonne intelligence recouvraient une froideurmutuelle.

En entrant, le docteur jeta un rapide regardautour de la salle.

– Vous n’êtes pas seul, citoyen, dit-il,je vous dérange ?

Puis il ajouta mentalement en regardant leci-devant bedeau :

– Toujours cet homme !

– Bien le bonjour, monsieur le docteur,murmura Jean Brand d’un ton bourru. – Et il se mit à l’écart.

– Loin de me déranger, mon cher docteur,dit M. de Vauduy, votre venue me fait grand plaisir. Jecomptais me rendre chez vous ce matin.

– Ah ! fit Saulnier.

– Oui… J’avais un service à réclamer devous.

– Je suis à vos ordres… Moi-même, j’avaiségalement un service à vous demander.

– Cela se trouve à merveille !s’écria M. de Vauduy.

– À merveille, en effet ! répétaSaulnier. Puis-je savoir ?…

– C’est une chose bien simple… JeanBrand, que voilà, est obligé de s’absenter ; moi-même, je suissur le point d’entreprendre un voyage qui sera fort longpeut-être…

– Ah ! fit encore Saulnier, dont unsarcastique sourire releva la lèvre.

– Et je voulais vous prier, continuaM. de Vauduy, de prendre chez vous pendant notreabsence…

– La jeune citoyenne Marie, n’est-cepas ? interrompit le docteur.

– Mademoiselle Marie, dit Brand avecemphase.

– Vous avez deviné, cher docteur, ils’agit de Marie Brand, à laquelle je m’intéresse… plus que je nepuis le dire.

– Citoyen, répondit Saulnier avecsécheresse, je suis forcé de vous refuser, et vous comprendrez mesmotifs… Moi-même, je compte partir ce soir, et je venais vous prierde donner asile à ma fille jusqu’à mon retour.

Jean Brand traversa lentement la salle et vintse placer en face du docteur.

C’était un personnage assez remarquable que ceJean Brand, et il mérite une description particulière. Sa tailleétait de beaucoup au-dessous de la moyenne, mais elle gagnait enlargeur ce qu’elle perdait en longueur. Sa carrure eût fait honneurà un homme de six pieds, et son torse, supporté par de courtesjambes, de forme peu académique, était un modèle parfait de forcemusculaire. D’habitude, il tenait les yeux baissés, et sa tête sepenchait sur son épaule dans une attitude de nonchalanteapathie ; mais quand une passion soudainement excitéeroidissait ses muscles, son cou se redressait et devenait debronze ; les veines de son front se gonflaient, ses yeuxfauves lançaient un éclair sombre et perçant à la fois. En cesinstants, sa physionomie se faisait terrible et puissammentaccentuée.

Rien de semblable n’existait lorsqu’iltraversa la salle pour s’approcher du citoyen docteur. Seulement sapaupière demi-baissée laissait échapper un regard hostile etmoqueur.

– Monsieur Saulnier, dit-il, ou citoyen,puisque c’est votre idée qu’on vous appelle comme ça, j’ai envie devous donner un conseil.

– Je vous tiens quitte, répondit lemédecin bleu avec dédain.

Jean Brand cligna de l’œil et roula son bonnetentre ses doigts.

– M’est avis, reprit-il, que vous avezmarché sur une mauvaise herbe, not’ maître.

– Je ne suis pas ton maître ; si jel’étais, mon premier soin serait de te dire :Va-t’en !

– Vous auriez tort, mon bonmonsieur ; moi, tout au contraire, je vous dis :Restez !

– Que veut dire ce misérable ?s’écria le docteur en s’adressant à M. de Vauduy.

Mais celui-ci ne répondit que par un gesteéquivoque, qui pouvait se traduire ainsi :

– Je n’ai pas le droit de lui imposersilence.

– Cela veut dire, reprit Jean Brand en seredressant tout à coup, que vous parlez à un capitaine au servicede Sa Majesté le roi de France et de Navarre ; cela veut direque vous n’êtes pas mon maître, en effet, parce que je suis levôtre ; cela veut dire enfin que vous avez joué trop longtempsle rôle d’espion de la république dans ce pays et que vos exploitsen ce genre touchent à leur terme… Vous êtes mon prisonnier.

À cette époque de troubles, chacun portait sursoi des armes. Saulnier, qui était un homme de cœur, voulutrésister et mit la main sur ses pistolets ; mais Jean Brand,le prévenant, appuya un des siens contre sa poitrine.

– Pas de sang ! s’écria l’homme aumanteau, qui se précipita entre eux et les sépara. Monsieur Brand,pourquoi cette violence ?… Donnez-moi vos armes,Saulnier ; je vous engage ma parole qu’il ne vous sera pointfait de mal.

Celui qui parlait ainsi releva son chapeau àces mots, et tendit la main au docteur.

 

– L’abbé de Kernas ! murmuracelui-ci ; j’aurais dû m’en douter !… Je suis dans unrepaire de Chouans.

– Ami, répondit le prêtre, vous êtes eneffet entre un serviteur de Dieu et un défenseur du trône : àcause de cela, vous êtes en sûreté.

Il fit un geste, et Jean Brand remit sespistolets à sa ceinture.

Vauduy était resté spectateur impassible decette scène.

– Ce diable de Brand, dit-il alors, a desfaçons d’agir tout à fait extraordinaires ; il ne sait pasdire deux mots sans brûler une cartouche… Mon cher Saulnier, jevous demande pardon de ce qui arrive, mais… ce que vous a dit Brandest la vérité ; vous êtes son prisonnier.

– Comment !… vous aussi !

– Moi plus que personne, poursuivitfroidement Vauduy. Je n’ai point changé d’état ; je suis,comme autrefois, le serviteur de la maison de Rieux, rien deplus.

– Mais de quel droit ?…

– Permettez. Le droit est positif :Brand a prononcé un mot fâcheux, mais juste ; vous faites,parmi nous, le rôle d’espion, mon très-cher Saulnier.

Celui-ci voulut se récrier.

– Permettez, poursuivitM. de Vauduy avec la même froideur ; vous êtes unhonnête homme, je le crois, et je vais vous en donner bientôt unepreuve… mais il n’en est pas moins vrai que vous comptiez partir cesoir pour Redon, afin de dénoncer…

– Je l’avoue, interrompit Saulnier ;je fais plus, je m’en glorifie !

– Chacun prend sa gloire où il la trouve,mon cher Saulnier ; mais, en bonne conscience, votre aveusuffit pour motiver la conduite du capitaine Brand, et, sans notreexcellent curé, qui a mieux aimé jeter bas son incognito que depermettre…

– Me croyez-vous assez lâche pour ledénoncer ?

– Je ne prétends point cela, quoiqueBrand fasse, dans son coin, une grimace significative ; maisbrisons là… Voulez-vous être libre ?

– Quelles sont vos conditions ?

– Peu de chose. Vous me rendrez le petitservice que je réclamais de vous au commencement de cetteentrevue.

– C’est-à-dire ?

– Vous recevrez chez vous Marie Brand, enpromettant, sous serment, – je crois à votre parole, moi, – enpromettant de la traiter comme votre fille, et surtout de ne pointaller à Redon.

Saulnier se prit à réfléchir.

À ce moment, on entendit ouvrir la porteextérieure du château, et les pas d’un cheval retentirent sur lepavé de la cour.

L’hésitation du docteur ne dura paslongtemps.

– Ni l’un ni l’autre, répondit-il. Ensortant d’ici, le premier acte de ma liberté sera de partir pourRedon.

– Voilà qui est parler, murmura JeanBrand.

Le prêtre haussa les épaules en soupirant.

– En outre, poursuivit Saulnier, je nesouffrirai jamais que le toit qui abrite ma fille soit souillépar…

– Silence ! s’écria Brand d’une voixmenaçante.

– Silence, en effet, maître Saulnier, ditM. de Vauduy, perdant tout à coup son ton defroideur ; si j’ai deviné ce que vous alliez dire, vous feriezbien de recommander à Dieu votre âme avant d’achever tout hautvotre pensée.

L’ancien curé de Saint-Yon s’approcha denouveau du docteur.

– Monsieur Saulnier, dit-il, nous étionsautrefois amis, et j’espère que vous m’avez gardé votreestime ?

– Mon estime et mon amitié, citoyenKernas, dit le docteur en lui tendant la main.

– Eh bien, reprit le prêtre, ayez égard àma prière ; consentez à rester neutre dans ces tristes combatset à donner asile à Marie Brand.

Avant que le docteur eût pu répondre, il sefit un léger bruit à la porte ; personne n’y prit garde.

– Jamais ! s’écria le citoyenSaulnier ; je suis républicain, je servirai la républiquejusqu’à la mort.

– Ainsi vous refusez de recevoir MarieBrand ? prononça lentement de Vauduy.

– Je refuse.

Vauduy tira le cordon d’une sonnette, et deuxpaysans, armés jusqu’aux dents, parurent sur le seuil d’une portelatérale.

Mais, au même instant, la porte d’entrées’ouvrit avec fracas, et Marie Brand s’élança dans le salon. Unevive rougeur colorait sa joue ; son œil brillait d’un éclatextraordinaire, et ses sourcils froncés donnaient à sa physionomieune expression de sauvage et impérieuse rudesse.

À son aspect, M. de Vauduy, JeanBrand, et le curé lui-même se découvrirent respectueusement. Ellene répondit point à leur salut.

– Que signifie cela, messieurs ?dit-elle, en entrant, d’une voix brève et courroucée ; depuisquand la fille de mon père a-t-elle besoin qu’on sollicite pourelle un asile ?

– Not’ demoiselle… murmura humblementJean Brand.

– Paix ! Je vous avais faitconnaître mes volontés ; vous saviez qu’il me plaisait desuivre l’armée royaliste, et de combattre dans les rangs desfidèles soutiens du trône et de l’autel. Est-ce un complot que voustramiez contre moi, messieurs ?

– Mademoiselle, dit Vauduy, si c’est uncrime d’avoir voulu mettre à l’abri votre précieuse personne…

– Est-ce donc la fille d’un roi ? sedemanda Saulnier.

Et en effet, à voir le geste impérieux et lapose pleine de majesté de cette enfant de treize ans, devantlaquelle s’inclinaient ces trois hommes, cette question étaitpermise. Si Marie n’était pas de race royale, du moins devait-elleêtre d’une bien illustre naissance, pour que son caprice fût ainsiaccueilli par le respect et l’humilité.

Le prêtre, néanmoins, parut bientôt sesouvenir que son ministère était au-dessus de toute distinctionsociale.

– Ma fille, dit-il d’un ton ferme, vousêtes bien jeune…

– Qu’importe ?

– Peu importe, en effet. Eussiez-vousl’âge d’une femme, votre place ne serait point au milieu des camps.N’est-ce point assez des hommes pour répandre le sang dans cettedéplorable querelle ?

Marie écoutait, le front haut ; unsourire impatient et railleur précéda sa réponse.

– Mon père, dit-elle, je suisfemme ; je le sais ; c’est un malheur. Mais monsieur moncousin de Rieux est mort en exil, je suis le dernier rejeton de laplus illustre maison de Bretagne, et, par la Vierge ! masainte patronne, je dis : Foin de mon sexe ! et je portel’épée. Il ne faut pas, voyez-vous, que l’héritage de Rieux tombeen quenouille !

– Bravo ! murmura Jean Brand dontl’œil rayonna d’enthousiasme.

– Que Dieu ait pitié de vous, ma fille,dit le prêtre, car votre cœur est plein d’orgueil.

Et il se retira lentement.

Le docteur était né vassal de Rieux.Involontairement saisi par le souvenir de tous les bienfaits dontcette noble race avait de tout temps comblé le pays, il sedécouvrit à son tour.

– Citoyenne, balbutia-t-il avec embarras,j’ai refusé asile à Marie Brand, mais Marie de Rieux…

 

– Assez, monsieur ! interrompit lajeune fille avec mépris ; je ne veux point vous dire ce que jepense de vous, car Sainte, votre fille, fut mon amie, et René,votre fils, est un digne soldat du roi ; mais si vous eussiezaccepté l’offre que ces messieurs ont eu la faiblesse de vousfaire, j’aurais refusé, moi ! Allez, monsieur, allez continuervotre rôle ; il n’y a pas loin d’ici à Redon… et vous êteslibre !

– Libre ! répéta le médecin bleu aucomble de la surprise.

– Not’ demoiselle l’a dit ! grommelaJean Brand avec résignation.

– Qu’il soit fait suivant savolonté ! ajouta M. de Vauduy.

Saulnier salua profondément Marie de Rieux etfit une froide inclination à Vauduy. En passant près de l’abbé deKernas, il lui tendit de nouveau la main…

– C’est une noble enfant ! dit-il àvoix basse en désignant Marie.

– Monsieur Saulnier, répondit le prêtre,remerciez Dieu, car il vous a donné une fille qui a toutes lesvertus de son sexe et qui n’a que celles-là.

Quant à Jean Brand, il suivit le docteur,jusqu’au seuil, d’un regard haineux et plein de rancune.

– Il va nous dénoncer, pensa-t-il, maisnous serons loin demain, et je veux mourir sans confession, s’ilretrouve autre chose qu’un tas de cendres à la place de samaison !

V. – LE BIEN POUR LE MAL.

Un mois s’est écoulé depuis la scène que nousvenons de rapporter. La lutte s’est engagée ardente, implacable,comme toute lutte entre concitoyens.

Le jour de sa visite au château, le docteuravait accompli sa menace ; il était parti pour Redon avecSainte. Jean Brand aussi s’était souvenu de sa promesse ;quand le citoyen Saulnier revint le lendemain, escorté d’undétachement de Bleus, il vit de loin fumer les derniersdébris de sa maison.

 

Sainte pleura sur la demeure où s’était passéeson enfance, où elle avait reçu le dernier soupir de sa mère, – sabonne mère qui l’aimait tant ! mais aucune pensée de vengeancen’entra dans son cœur. Il n’en fut pas de même du médecin bleu,qui, dans sa colère, jura la mort de Jean Brand, et se fitvolontaire pour poursuivre son ennemi.

Bientôt les environs de Saint-Yon offrirent unaspect de désolation profonde. Le bourg lui-même était abandonné,et c’est à peine si quelques femmes et quelques enfants semontraient parfois dans sa longue rue déserte. Ces malheureux nefaisaient à Sainte aucun reproche, mais, quand ils passaient prèsd’elle, ils ne lui envoyaient plus leur cordial et joyeux salut.Son père n’était-il pas l’agent fatal qui avait amené lesrépublicains dans ces contrées ?

Sainte ne discontinuait point pour cela sa viede bienfaisance. Ce qu’elle avait, elle le donnait aux tristesdébris de la population du bourg. On recevait ses bienfaits, parceque la misère ne marchande pas, mais on les recevait sansgratitude, et il semblait que tout son généreux dévouement ne pûtdésormais compenser la juste haine qu’on portait au médecinbleu.

Celui-ci avait choisi l’une des cabanesabandonnées pour y établir sa demeure. Cette cabane, par unsingulier hasard, était justement celle de Jean Brand, le ci-devantbedeau, son mortel ennemi. Du reste, le citoyen Saulnier n’yfaisait que de courtes apparitions ; il poursuivait son œuvrede colère avec une passion inouïe, et se montrait toujours le plusardent à la poursuite des Chouans.

Souvent Sainte restait seule au logis durantde longues semaines, sans nouvelles de son père. Quand il revenait,elle se précipitait à sa rencontre, joyeuse de voir ses inquiétudesterminées et espérant qu’enfin son père ferait trêve à cette lutteacharnée ; mais il n’en était rien. Le médecin bleu recevaitavec une distraite indifférence les caresses de sa fille, puis ilrepartait en toute hâte.

Les Chouans, cependant, étaient loin d’avoirtoujours le dessous. Déjà plusieurs fois des renforts étaient venusde Redon, mais la victoire restait indécise. Quand les Chouansétaient obligés de céder le champ de bataille aux troupesrégulières, ils disparaissaient tout à coup pendant quelques jours.Nul ne savait quelle retraite les dérobait alors aux recherches lesplus actives, puis, au bout d’une semaine, on les voyait revenirplus nombreux, plus déterminés que jamais.

Les femmes et les enfants qui étaient restés àSaint-Yon semblaient avertis de tout ce qui se passait au dehors,et faisaient les plus étranges récits. On disait que le général desChouans était une jeune fille de treize ans, belle comme on ne vitjamais de beauté, et plus intrépide que le plus brave de sessoldats.

Et comme Sainte, dans sa naïve curiosité,s’informait de son nom, on lui répondait, avec l’emphase propre auxpaysans de la haute Bretagne :

« Des gens l’ont connue et fréquentée,qui n’étaient pas dignes de dénouer les cordons de sessouliers ; ceux-là l’appelaient Marie Brand, mais son vrai nomest mademoiselle de Sourdéac, marquise d’Ouessant, dame de Rieux,d’Acérac et de Châteauneuf-de-la-Mer ! »

Sainte s’émerveillait de ces récits, mais ellen’avait garde d’envier le sort brillant de son ancienne compagne.Elle se souvenait des paroles du bon prêtre et n’ambitionnait pointd’autre rôle que celui que l’abbé de Kernas lui avait autrefoistracé en trois mots : PAIX, CONCILIATION ET PITIÉ. Comme elleaimait encore Marie, et que Marie était en péril, elle unissait,dans sa prière de chaque jour, son nom à ceux de René et de sonpère.

Un jour, il y avait longtemps que le médecinbleu n’était venu à la cabane. Sainte revenait de la forêt oùs’était dirigée sa promenade solitaire, lorsqu’un fracas soudainretentit derrière elle : c’était le bruit d’une vivefusillade. Elle tourna la tête et vit une cinquantaine de Chouansfranchir le talus du chemin et s’enfuir, poursuivis par un nombredouble de républicains. Ils passèrent rapidement auprès d’elle.

– Voici un otage ! s’écria l’und’eux ; saisissons la fille du médecin maudit !

Mais les fuyards étaient presque tous des gensde Saint-Yon. Ils passèrent, et plusieurs même soulevèrent leurchapeau en disant :

– Dieu vous bénisse !

Quelques-uns pourtant, étrangers au bourg,s’arrêtèrent, ayant à leur tête celui qui avait parlé le premier etqui n’était autre que Jean Brand, revêtu de son costume decapitaine, c’est-à-dire portant le feutre à plumes, la veste àrevers et la ceinture blanche.

– Saisissons-la !répétèrent-ils.

Sainte voulut fuir. Ses jambesfléchissaient ; elle eût été bien vite atteinte, si uneseconde décharge des Bleus, qui avaient franchi le talus à leurtour, n’eût mis le trouble parmi ceux qui la poursuivaient. Ilss’enfoncèrent rapidement dans les taillis qui bordaient un côté dela route.

Mais la décharge avait eu un autre résultat.Jean Brand, frappé de deux balles, était tombé aux pieds deSainte.

– Jésus-Dieu ! dit-il ; j’aimon compte.

Les Bleus, sans se donner le temps derecharger leurs armes, s’étaient précipités sur les traces desfuyards.

Quand ils eurent disparu, Jean Brand se relevaen chancelant. Ses traits exprimaient l’étonnement le plusprofond.

– Mam’selle, murmura-t-il, saviez-vousque c’est moi qui ai mis le feu à la maison de votrepère ?

– Je le savais, répondit Sainte ;appuyez-vous sur mon bras.

– Et pourtant, reprit Jean Brand, vousavez laissé passer les Bleus sans leur dire : Le voilà !…tuez-le !… Vous vous êtes placée devant moi pour me cacher… etmaintenant, vous me soutenez comme si j’étais votre ami.

– Venez, interrompit Sainte ; votresang coule ; je vous panserai.

– Et tout à l’heure encore, continua JeanBrand, je proposais à mes hommes de vous saisir – Vous m’avezentendu, n’est-ce pas ?

– Je vous ai entendu… Hâtons-nous, ilsvont revenir !

– Mam’selle Sainte, je pensais qu’au cielseulement il y avait des anges !

On entendit au loin un nouveau bruit defusillade.

– Venez, venez ! s’écria Sainte enl’entraînant.

Jean Brand se laissa faire. En marchant, illevait sur sa jeune protectrice un regard de reconnaissance etd’admiration.

Sainte allait avec précaution, et le soutenaitde son mieux. Après bien des efforts, ils arrivèrent à la cabane,et Jean Brand se coucha dans son propre lit, qui était devenu celuidu docteur. Sainte avait souvent aidé son père dans ses pansements.Intelligente et adroite, elle avait retenu ce qu’il fallait faireen ces occasions, et le blessé se sentit bientôt assez soulagé pourchercher le sommeil.

À peine était-il endormi, que lesBleus arrivèrent. Sainte fit retomber autour du litl’épais rideau de serge, et ouvrit la porte aux soldats de larépublique. Si Jean Brand s’éveilla pendant l’heure qui suivit, ildut se croire l’objet d’une étrange vision. Les républicainss’étaient attablés sans cérémonie et faisaient fête au vin dudocteur. Quand ils eurent bien bu, ils se retirèrent et laissèrentla pauvre Sainte accablée de tristesse : nul, parmi eux,n’avait pu lui donner des nouvelles de son père.

Cependant Jean Brand s’éveilla, ignorant ledanger qu’il avait couru durant son sommeil. Sa première parole futnéanmoins un cri de gratitude. Tandis que Sainte le pansait, ellesentit une larme tomber sur sa main. Jean Brand pleurait.

 

– Mam’selle Sainte, dit-il, si Dieum’exauce, je vous revaudrai cela quelque jour.

– Vous ne me devez rien, répondit-elle,et si vous voulez me faire une promesse, je serai trop payée.

– Laquelle ? s’écria Brand avecvivacité.

– Le hasard… votre aversion mutuellepeut-être… peut vous mettre un jour en face de mon père dans uncombat… Épargnez-le !

– Je vous le jure.

– Merci.

Sainte avait fini le pansement. Elle s’assitauprès du lit et mit sa tête entre ses mains. Alors seulement Brandremarqua sa profonde tristesse, et c’eût été merveille pour unobservateur, que de voir la sympathique mélancolie qui envahit toutà coup le rude visage du proscrit.

Jean Brand était un de ces hommesénergiquement trempés qui surgissent soudain aux jours desrévolutions. Simple, dépourvu de toute espèce d’instruction, maispossédant un coup d’œil rapide autant que sûr, et cet imperturbablesang-froid dans le danger, qui est la première vertu d’un chef departisans, il avait gagné la confiance des nobles qui commandaientla chouannerie. C’était lui qui, avec M. de Vauduy,dirigeait la bande des environs de Saint-Yon, composée en majeurepartie des anciens vassaux de la maison de Rieux. Jean Brandpouvait être cruel par circonstance ou par nécessité, mais soncœur, fort dans le bien comme dans le mal, était capable d’unereconnaissance sans bornes. La conduite de Sainte l’avait touchéplus que nous ne saurions dire ; cette chose sublime quecommande la religion chrétienne et que pratiquent si peu dechrétiens, le pardon des injures, semblait au Chouan demi-sauvageun acte de vertu surhumaine. Il avait fait le mal, on lui rendaitle bien ; ce n’était là qu’accomplir strictement la lettre dela morale évangélique ; mais, dans les campagnes bretonnes, laloi du talion est en vigueur, et ceux-là seulement qui sont tropfaibles pour se venger, font fi de la vengeance.

Jean Brand suivait donc avec sollicitude lamélancolique rêverie de l’enfant qui venait de lui sauver la vie,et se sentait venir à l’âme une tendresse croissante.

– Oh ! oui, murmura-t-ilinvolontairement, s’il veut me tuer, il me tuera ; mais moi,je le respecterai désormais comme s’il était mon propre frère.

Sainte leva sur lui son regard voilé delarmes.

– Pourquoi pleurez-vous ?demanda-t-il.

– Hélas ! répondit Sainte, je vouscrois sincère, mais est-il temps encore ? Il y a quinze joursque je n’ai eu de nouvelles de mon père.

– Nous en aurons ! s’écria l’ancienbedeau ; je me charge d’en avoir ; fallût-il vousconduire jusque dans notre retraite, dont nul ne connaît le secret,vous aurez des nouvelles du médecin bleu… Et, tenez, je me sensfort ; peut-être pourrons-nous partir sur-le-champ !

Il voulut se lever ; mais, affaibli parla grande quantité de sang qu’il avait perdu, il ne put y réussir,et s’affaissa sur son lit.

– Merci, dit Sainte en souriantdoucement ; quand vous serez rétabli, nous partirons.

VI. – LE TROU-AUX-BICHES.

Huit jours se passèrent, et aucune nouvelle dudocteur ne vint calmer l’inquiétude de Sainte. Grâce à ses soins,Jean Brand était complétement rétabli.

– Mam’selle Sainte, dit-il un matin, jevais retrouver mes frères. Le secret de notre retraite fait toutenotre sûreté, mais je me confie en vous comme si vous étiez mafille… voulez-vous venir avec moi ?

– Aurai-je des nouvelles de monpère ? demanda Sainte.

– Nous chercherons ; nousinterrogerons les garsdepuis le premier jusqu’au dernier.Quant à moi, je ferai de mon mieux, voilà ce qui est sûr.

– Partons donc ! dit Sainte ;mais la route est longue, sans doute ?

– Pas si longue que vous pensez…Venez.

Les dernières maisons du bourg de Saint-Yontouchent à un terrain dépourvu d’arbres et dont une portion estmaintenant défrichée. C’était alors une lande aride, s’étendant àperte de vue, entre la lisière de la forêt et les rivages du maraisde l’Oust. Toute cette lande était couverte d’ajoncs vigoureux ettouffus, qui s’élevaient un peu au-dessus de la stature d’unhomme.

De tous côtés, comme il arrive d’ordinaire surles landes où nulle considération ne force le piéton à s’écarter dela ligne directe, ce taillis épineux était percé de mille sentiersdivergents, qui se coupaient et s’enchevêtraient de telle sorte,que le fameux fil d’Ariane eût été une ressource parfaitementinsuffisante pour se diriger au milieu de cet inextricablelabyrinthe. Mais, à défaut de fil, Jean Brand, qui s’y était engagéavec Sainte, avait une connaissance exacte et minutieuse du pays.Aussi allait-il d’un pas ferme, changeant de sentier tous les dixpas, mais ne montrant jamais une ombre d’hésitation.

Au bout d’une demi-heure de marche, ils’arrêta.

– Nous voici arrivés, dit-il.

Sainte regarda autour d’elle avec surprise.Elle connaissait ce lieu pour y être venue souvent dans sespromenades, mais elle n’y avait jamais rien découvert qui pûtservir d’abri à des êtres humains.

Cet endroit formait à peu près le milieu de lalande. Le terrain s’y affaissait circulairement, de manière àformer un large amphithéâtre ou entonnoir, à pente insensible, dontle centre était marqué par un dolmen (pierre druidique).Le sol, parfaitement uni et sans mouvement aucun, ne permettaitpoint de croire à l’existence d’une caverne cachée ; etl’absence complète d’arbres éloignait toute idée d’un campement enplein air.

– C’est le Trou-aux-Biches, ditSainte, en donnant à ce lieu le nom sous lequel il était désignédans le pays.

– C’est plutôt leTrou-aux-Chouans, répondit le bedeau. Du moins, à l’heurequ’il est vous y trouverez plus de Chouans que de biches.

Sainte jeta un nouveau regard aux alentours.Elle ne vit rien encore.

Jean Brand écarta alors avec précaution lesbranches épineuses d’un gigantesque ajonc.

– Passez, dit-il.

Sainte obéit. Aidée par le Chouan, qui, avecune adresse singulière, la préserva de toute piqûre, elle franchitle premier obstacle, et se trouva dans un nouveau sentier,tortueux, étroit, et le long duquel on ne pouvait marcher qu’en secourbant, parce que les ajoncs se rejoignaient à quatre pieds dusol, et formaient une manière de berceau impénétrable à l’œil. Onserait passé vingt fois devant la touffe d’ajoncs qui masquait cesentier sans soupçonner son existence, et ce n’était là cependant,pour ainsi dire, que le premier anneau de la chaîne de précautionsdont s’entouraient les insurgés royalistes.

Jean Brand prit la main de Sainte, et lui fitdescendre la pente douce de l’amphithéâtre.

Ils arrivèrent ainsi au pied dudolmen dont la tête grise s’élevait à plusieurs toises deterre. Jean Brand en fit le tour et toucha par trois fois, avec lacrosse ferrée de son fusil, une pierre plate et carrée qui semblaitscellée dans le sol. Au troisième coup, la pierre, tournant sur unecharnière intérieure, fit bascule et laissa découvert l’orificed’un large trou.

– Mort ! cria une voixsouterraine.

– Bleu ! répondit Jean Brand,achevant ainsi le juron caractéristique qui servait de mot depasse.

La pauvre Sainte s’était reculée avec effroi,en voyant la gueule béante de la caverne ; le Chouan larassura doucement, et tous deux commencèrent à descendre.

– Mettez vos fusils de côté, mes braves,dit Jean Brand en voyant deux sentinelles en blouse et en sabotscroiser les armes au bas de l’escalier.

– Le bedeau ! s’écrièrent en mêmetemps les deux Chouans ; le bedeau !

Et de tous les coins de la caverne, un hourragénéral et joyeux répéta :

– Le bedeau !

Sainte descendait en ce moment la dernièremarche ; en tournant l’angle saillant de l’escalier, elle setrouva tout à coup dans une immense salle, brillamment éclairée, etremplie d’hommes armés. Plus morte que vive, elle se pressatimidement contre son conducteur.

La caverne, de forme semi-circulaire, et dontles deux bouts se repliaient légèrement, de manière à figurer uncroissant, était entourée d’une litière de paille, couche communeoù s’étendaient les Chouans, lorsque l’heure du sommeil étaitvenue. Au-dessus de cette litière, une sorte de râtelier contenaitl’arsenal de rechange de la bande. C’étaient des armes de toutessortes, de toutes formes, et, on peut le dire, de toutesprovenances. À côté d’une rapière droite, à lame triangulaire,pendait un sabre recourbé à pointe de Damas, dont la poignée,bizarrement historiée, annonçait une origine musulmane ;auprès d’un tromblon de cuivre, à la gueule évasée comme lepavillon d’un cor de chasse, se dressait la longue et fluettecanardière du chasseur des marais ; puis venait un luxueuxfusil à deux coups, arme de gentilhomme, qui avait mis à mort sansdoute plus d’un vieux loup, plus d’un fort sanglier ; puisencore un mousquet massif, un canon blanc et lisse, trophée conquissur un pauvre milicien de la république. Au bout de ce magasin, surun affût à pivot, une petite pièce de deux livres de balle étaitsoigneusement recouverte de son étui de serge. Ce petit canon nesortait jamais du souterrain ; c’était l’artillerie dedéfense.

Sainte ne vit tout cela, comme on le pense,que fort imparfaitement. L’aspect de tous ces hommes à figuresfarouches et déterminées l’effrayait ; elle osait à peinelever les yeux et avait rabattu son voile sur son visage.

– Bedeau, mon ami, dit un officiersupérieur en costume, dans lequel Sainte reconnutM. de Vauduy ; nous avions presque fait le sacrificede ta précieuse personne… D’où viens-tu ? et qui nousamènes-tu là ?

– C’est trop de questions, répondit JeanBrand, et je n’ai pas le temps d’y répondre… Où estmademoiselle ?

– Dans son boudoir, répliquaM. de Vauduy en ricanant.

Jean Brand traversa la foule, écartant, àl’aide de ses coudes vigoureux, ceux que la curiosité portait às’approcher de trop près de Sainte.

Arrivé au bout de la caverne, il poussa uneporte et entra dans une petite cellule voûtée, où Marie de Rieuxétait seule.

– Ah ! ah ! fit Marie enprenant un air de souveraine qui ne lui allait point tropmal ; notre fidèle père nourricier !… Sois le bienvenu,Jean Brand, je craignais de ne plus te revoir.

Elle tendit la main avec une affectationthéâtrale, et le bedeau la porta à ses lèvres.

– Not’ demoiselle, dit-il, voicimam’selle Sainte, qui m’a sauvé la vie, et qui voudrait savoir desnouvelles du médecin bleu.

– Sainte ! s’écria la hautaineenfant en cachant une émotion réelle sous un sardoniquesourire ; qu’elle soit aussi la bienvenue ! mais est-cebien chez nous qu’il faut venir, pour chercher des nouvelles dumédecin bleu ?

– Sauf respect, commença Brand, eninterrogeant nos hommes…

– C’est bien ! interrompit Marie,interroge qui tu voudras, et laisse-nous seules.

Brand salua et se retira aussitôt.

Les deux jeunes filles ne s’étaient point vuesdepuis le jour où la croix, surmontée d’un drapeau blanc, avait étérelevée au carrefour de la forêt. Il y avait de cela plusieursmois. Sainte fut surprise et affligée du changement que ce courtespace de temps avait opéré sur les traits de sa compagne. Marieétait toujours belle, mais une mate et maladive pâleur avaitremplacé les fraîches couleurs qui brillaient autrefois sur sajoue. Son œil était entouré d’un cercle bleuâtre, et il y avait unetristesse profonde sous la méprisante ironie de son sourire.

Elles restèrent quelques minutes en face l’unede l’autre. Marie semblait faire une comparaison pénible entre ledoux visage de Sainte et ses traits à elle, ses traits d’enfant,déjà fanés et presque flétris. Enfin elle rompit le silence.

– La fille du médecin bleu, dit-elle sansabandonner son ton de froideur, s’est donc enfin souvenue de sonancienne amie ?

– Elle ne l’a jamais oubliée, réponditSainte avec douceur.

– C’est, de sa part, bien de la bonté… Etn’avez-vous point tremblé, Sainte, à l’idée de confier votre vie àdes brigands tels que nous ?

Marie appuya sur ce dernier mot avec unesingulière emphase ; on voyait que la pauvre enfant prenaitfort au sérieux sa position d’héroïne. Sainte songea peut-être àcette fable que le bon la Fontaine a intitulée la Mouche ducoche, mais elle n’en fit rien paraître, et réponditsimplement :

– Je suis sous la sauvegarde de JeanBrand.

– Pauvre sauvegarde, ma fille !…Jean Brand est ce que tout le monde est ici, mon serviteur… un motde moi, un geste, moins que cela, le ferait rentrer sous terre.

Sainte baissa les yeux… Elle se sentait prisede pitié.

– Vous êtes bien puissante, Marie,dit-elle ; êtes-vous heureuse ?

Cette question fit tomber comme parenchantement le masque au moyen duquel Marie voulait cacher sonnaturel franc et sincère. Elle regarda un instant Sainte d’un airindécis, puis, se levant d’un saut, elle lui jeta les bras autourdu cou et se prit à pleurer.

– Sainte, ma bonne Sainte, dit-elle, queje voudrais être à ta place !

La fille du docteur lui rendit son étreinte,et toutes deux, les bras enlacés, s’assirent côte à côte.

– Ainsi, dit Sainte, tu n’es pasheureuse ?

– Je ne sais… Parfois des idées de gloiretraversent ma cervelle ; je me sens le cœur d’un homme, et mamain trouve plaisir à caresser la garde d’une épée… C’est le sangde Rieux qui parle, alors ; en cet instant, j’irais à la mortcomme on court à une fête… Mais d’autres fois, quand je me vois,pauvre enfant que je suis, au milieu de tous ces hommes dévoués,mais grossiers et toujours prêts à lâcher la bride à leurs passionsbrutales… faut-il le dire ?… j’ai peur.

Elle cacha sa tête dans le sein de sonamie.

– Oh ! reprit-elle après un momentde silence, ce n’est pas la mort que je crains. Mon bras estfaible, mais mon cœur est fort… Ce qui me ronge, c’est ledoute : parfois, je crois surprendre un sourire de pitié surles lèvres de mes hommes ; parfois, ils me répondent avec cetair de condescendance que prennent les bons serviteurs avecl’enfant gâté d’un maître qu’ils aiment… Admirent-ils ma précoceénergie ?… Raillent-ils mes inutiles exploits ?… Suis-jegrande ou suis-je ridicule ?

En prononçant ce dernier mot, elle lança à ladérobée, vers Sainte, un regard plein d’anxiété.

 

Celle-ci fut quelque temps avant de prendre laparole. Quand elle rompit enfin le silence, ce fut d’un ton grave,presque sévère.

– Et c’est là tout ce que vouscraignez ? dit-elle.

– N’est-ce pas assez ?

– Un jour, le curé de Saint-Yon, que vousrespectiez autrefois, Marie…

– Et que je respecte encore…

– Je le souhaite… Un jour donc, le saintprêtre me dit ces paroles, qui se sont gravées dans mamémoire : « En ces temps de luttes impies, ma fille, lerôle d’une femme doit être un rôle de paix, de conciliation et depitié… » Ne vous a-t-il jamais rien dit de semblable,Marie ?

– Si fait… Je crois me souvenir… Mais jetrouve injustes et cruelles ces prescriptions qui font de la femmeun être passif, un être nul…

– Nul pour le mal, et tout-puissant pourle bien ! pensez-vous que ce soit un mauvais partage que lenôtre ?

– Je ne sais, dit Marie ensoupirant ; peut-être as-tu raison… En tous cas, pour reculer,je suis trop avancée…

– Est-il jamais trop tard pourreconnaître ses torts ? dit Sainte.

– Pour loi… pour tout autre… non !Mais je m’appelle de Rieux, et suis seule pour soutenir la gloirede ma race… Adieu ! Sainte, tes paroles amollissent mon cœur,et j’ai besoin d’un cœur de bronze… Adieu !

Marie de Rieux déposa un baiser sur le frontde Sainte, et la congédia d’un geste. Quand elle fut seule, elletomba dans une profonde rêverie et murmura machinalement :

– Paix, conciliation, pitié !… C’estlà le rôle d’un ange et non d’une créature mortelle… et pourtantc’est celui de Sainte.

Cette dernière rentra dans la caverne, etchercha des yeux Jean Brand, qui vint aussitôt à sa rencontre d’unair triste.

– J’ai interrogé tout le monde, dit-il,et personne n’a pu me répondre.

– N’y a-t-il plus d’espoir ? murmuraSainte accablée.

– Notre bande n’est pas seule, réponditle bedeau. J’irai, je m’informerai.

– Oh ! merci, merci, monsieurBrand ! s’écria Sainte. Dieu vous récompensera.

– Pensez-vous donc, dit le paysan enmontrant sa poitrine, que ceux que vous appelez des brigands n’ontpas là de cœur pour aimer et se souvenir ? J’ai contractéenvers vous une dette, mam’selle, et je vous la payerai avant demourir…

VII. – LA DETTE DE JEAN BRAND.

Sainte revint tristement à la cabane, et passaencore une semaine en proie à toutes les tortures de l’attente.

Un jour, Jean Brand arriva tout essoufflé.

– Une chopine de cidre, mam’selle, sic’est un effet de votre bonté, dit-il en tombant épuisé sur unbanc.

Sainte se hâta de lui servir à boire, et lebedeau avala la chopine d’un seul trait.

– Ah !… fit-il avec un long soupirde soulagement : un morceau de lard et du pain, maintenant,mam’selle, si ce n’est pas trop demander.

Sainte mit du pain et du lard sur la table.Jean Brand, avec une rapidité merveilleuse, fit disparaître le touten un instant.

– Ah !… dit-il encore en avalant ladernière bouchée.

Puis il ajouta dolemment :

– Il y avait trois grands jours que jen’avais mangé, mam’selle !

– Est-il possible ! s’écriaSainte.

– Voyez, reprit Jean, qui se leva etmontra son costume d’un geste mélancolique.

Son habit d’officier royaliste était réduit àl’état de haillons ; son écharpe blanche, déchirée et noirciepar la poudre, pendait en lambeaux autour de son corps.

– Qu’est-il donc arrivé ? demandaSainte.

– De tristes nouvelles pour les amis duroi, mam’selle. Voilà trois jours que nous nous battons, ou plutôtque nous sommes battus. Le général *** est en campagne, le mauditBleu !… Nous étions un contre quatre… Ah ! mam’selleSainte, il y a bien des corps morts à cette heure sur la lande.

 

– Et mon père ? s’écria la jeunefille dans son égoïste tendresse.

– J’allais y venir, mam’selle, et je vousdemande pardon de vous avoir parlé de nous… Il y a des nouvelles…de votre père d’abord… et puis d’un autre encore…

– Mon frère ?

– Bien touché !… C’est du gars René,en effet, qu’il s’agit.

– Parlez, monsieur Brand, par pitié,parlez !

– Je suis venu pour cela, mam’selle, etje viens de loin… D’abord, il faut vous souvenir que je vous devaisquelque chose, et que j’avais promis de payer ma dette avant demourir… Je l’ai payée, mam’selle, et tout à l’heure, je vais allermourir… ça vous étonne ?… Écoutez : Il y a trois jours,un corps de Vendéens nous arriva ; les pauvres diables étaientdans un piteux état, car, depuis la Loire, ils avaient étépoursuivis par les Bleus. Néanmoins, ils n’avaient perdu qu’un desleurs… un jeune homme, qui était tombé de fatigue à deux cents pasdu Trou-aux-Biches. Je demandai son nom : RenéSaulnier, me répondit-on.

– Mon frère !… mon pauvrefrère !…

– Attendez donc !… Je pris macanardière et m’en allai sur la lande. René était là, qui tirait lalangue à faire pitié. Je lui donnai ma gourde et le chargeai surmes épaules ; mais les républicains arrivaient : saintJésus ! nous l’avons échappé belle ! Heureusement que magourde avait ranimé René ; il fila, et moi je restai pourcouvrir sa fuite.

– Excellent homme ! s’écria Sainteen prenant la main de Jean.

– Attendez donc !… Ce fut l’affairede dix minutes. Les Bleus n’avaient plus de munitions ; j’enai été quitte pour quelques coups de crosse, et j’ai la tête dure…et d’un !… Le lendemain ce fut une autre fête. Nous sortîmesdu Trou-aux-Biches avant le jour pour surprendre lesBleus : nous les trouvâmes endormis… Votre père était là,mam’selle…

– Mon Dieu ! qu’allez-vousm’apprendre ? murmura Sainte.

– Attendez donc… Il eut le temps des’armer, et vint à notre rencontre comme un brave homme qu’il est,quoique pataud… Il se trouva en face deM. de Vauduy, son ancien camarade… Voyez-vous, mam’selle,dans ces guerres de Français à Français, il n’y a pas d’amitié quitienne : souvent même l’idée qu’on a devant soi un ami vouspousse et vous met le diable au corps. Vauduy est maître en faitd’armes. Il reçut votre père, ferme sur la hanche, et allaitl’embrocher, lorsque je l’ai terrassé d’un coup de crosse, priantle citoyen votre père d’aller voir à deux lieues de là si j’y étaispar hasard… Voilà !

– Quoi ! sauvés tous deux !sauvés par vous ! dit Sainte, qui fondit en larmes. Que fairepour vous prouver ma reconnaissance ?

– Voulez-vous me rendre biencontent ? dit Brand, qui se sentit rougir sous le cuir bronzéde sa joue.

– Parlez, que faut-il faire ?

Brand ouvrit ses bras.

– Embrassez-moi, mam’selle Sainte, maislà, bien comme il faut… comme une bonne fille embrasse son vieuxpère.

Sainte se jeta à son cou.

Le bedeau souriait et pleurait en mêmetemps.

– Merci !… dit-il, maintenant, je nevous dis pas au revoir, mam’selle Sainte, car je ne vous verraiplus… j’ai frappé mon officier ; nous avons, nous aussi, unediscipline… Adieu !

Sainte ne comprit pas tout d’abord ; maisbientôt la réalité lui apparut tout entière.

– Ils vont le fusiller !s’écria-t-elle en courant sur les pas du bedeau :Brand !… Jean Brand !… restez avec moi.

Mais le Chouan n’était déjà plus à portée del’entendre.

VIII. – LE RÊVE.

Les Chouans de Saint-Yon étaient àl’agonie ; un dernier coup devait les détruire ou lesdisperser. M. de Vauduy, seul officier restant, disposases hommes pour une suprême bataille ; il ne leur cacha pointl’imminence du danger. À quoi bon ? Ils étaient préparés àmourir.

Quand Vauduy se fut acquitté de ses devoirs desoldat, il entra dans la cellule de Marie.

– Mademoiselle, dit-il, deux chevaux sontsellés, et vous attendent au pied du dolmen ; un demes hommes vous accompagnera jusqu’à Vannes, où j’ai fait retenirvotre passage sur un brick qui part pour Falmouth… Il faut nousséparer.

Marie secoua l’engourdissement du désespoir oùl’avaient plongée les défaites successives de ses compagnons.

– Vous êtes donc bien sûrs devaincre ? dit-elle, en se redressant tout à coup.

– Hélas ! mademoiselle, nous sommessûrs de mourir.

– Et vous voulez me renvoyer à l’heure dupéril ?… Vauduy, cela n’est pas d’un serviteur loyal… Puisquela race des Rieux doit s’éteindre avec moi, qu’elle s’éteignenoblement, et sur un champ de bataille !

Vauduy voulut faire des représentations.

– Je le veux ! s’écria Marie.

L’ancien intendant s’inclina jusqu’à terre etsortit à reculons.

Comme il sortait, il rencontra Jean Brand.

– Bedeau, mon ami, dit-il, pourquoi es-turevenu ?

– J’avais donné ma parole.

– Une parole est quelque chose, mais lavie est davantage… Tu m’as frappé ; tu dois mourir. Maisn’est-ce pas une chose dérisoire que de fusiller un brave tel quetoi, la veille de notre mort à tous ?

– Cela vous regarde, dit froidement JeanBrand ; vous m’aviez laissé vingt-quatre heures pour allerjusqu’à Saint-Yon, où j’avais à remplir un devoir. Ce devoir estrempli ; me voilà.

– Jean Brand, mon ami, répondit Vauduyavec une égale froideur, ce que tu fais là est peut-être fort beau…mais mademoiselle et toi, vous êtes les deux plus grandsfous que je connaisse.

Puis il ajouta, en bâillant :

– Reste si cela te plaît, va-t’en si tuveux. Demain, au point du jour, si tu es encore là, et qu’on ait dutemps à perdre, on te fusillera.

Et Vauduy, succombant à la fatigue, se rouladans son manteau, et s’endormit.

– L’excès du péril peut-il donc tuer àl’avance, comme un feu trop violent brûle de loin ? murmuraJean Brand ; cet homme n’a plus ni espoir, ni crainte, nitendresse, ni haine ; son cœur s’est fait pierre, il est mortdéjà. –

Puis, profitant de la permission donnée, ilsaisit sa canardière, et s’éloigna lentement, résolu à partager, lelendemain, le sort de ses compagnons d’armes.

Sainte était rentrée dans la cabane, la penséedu sort qui attendait Jean Brand gâtait sa joie. Cette joieelle-même, d’ailleurs, n’était point sans mélange. Le citoyenSaulnier et René vivaient ; ils avaient échappé tous deux,comme par miracle, aux affreux dangers de cette guerred’extermination, mais ils allaient se trouver en présence. Lemédecin bleu savait-il que son fils était revenu ? René,lui-même, n’ignorait-il point que son père combattait, en qualitéde volontaire, dans les rangs des républicains ? Le hasard nepouvait-il pas les rapprocher dans la mêlée ?

À cette cruelle idée, Sainte, tremblant detous ses membres, se sentait mourir ; et, comme il arrive dansces occasions, plus l’idée était terrible, plus elle était tenace,obsédante, tyrannique. Impossible de la fuir ou de la chasser.

La nuit était venue. Sainte, assise près de salampe, la joue pâle, les yeux fixes et mornes, voyait sans cessedevant elle une effrayante vision, et ne songeait point à dormir.Les heures de la nuit passèrent lentement, l’une aprèsl’autre ; la jeune fille veillait toujours.

Enfin, les premières lueurs du matin firentpâlir les rayons de la lampe. Sainte, exténuée de fatigue,engourdie par l’angoisse, ferma les yeux, et le sommeil vint lasurprendre.

Elle dormit bien longtemps. Depuis plus de sixheures, le soleil avait franchi la ligne de l’horizon, et répandaità flots sa lumière. Sainte dormait encore.

Mais ce sommeil lourd, fiévreux, plein detressaillements soudains et de rêves pénibles, n’était point deceux qui reposent. Sainte voyait passer devant ses yeux des imagesterribles et grotesques à la fois. Le pesant cauchemar oppressaitsa poitrine. Des voix lugubres criaient des plaintes à son oreille,et, sous ses pieds, grouillait une eau impure où il y avait dusang. – Puis son rêve prit un enchaînement logique et affecta lesallures de la réalité. Alors, ce fut horrible.

Sainte se voyait sur la lande, non loin de cesauvage amphithéâtre que nos lecteurs connaissent déjà sous le nomde Trou-aux-Biches. Elle entendait çà et là des coups defeu derrière les ajoncs, mais elle n’apercevait rien.

Tout à coup, au détour de l’un des millesentiers qui marbrent la lande, elle vit deux hommes arrêtés face àface.

L’un était un jeune homme, l’autre unvieillard.

– Vive la république ! dit levieillard.

– Dieu et le roi ! répondit le jeunehomme.

Deux sabres furent dégainés, et un combatfurieux s’engagea.

Le jeune homme était René Saulnier ; levieillard était le médecin bleu.

– Mon père ! mon frère !voulait crier Sainte. –

Mais le cauchemar collait sa langue à sonpalais ; elle ne pouvait produire aucun son.

Et le hideux combat se poursuivaittoujours.

Sainte fit des efforts inouïs pour seprécipiter entre eux. Mais le cauchemar paralysait ses jambes, etses pieds étaient devenus de plomb……

 

IX. – LES INTÉRÊTS DE LA DETTE DE JEANBRAND.

Au moment où Sainte rêvait ainsi,c’est-à-dire, vers cinq heures du soir, les pauvres Chouans duTrou-aux-Biches étaient fort mal menés.M. de Vauduy et bien d’autres encore étaient morts, envendant comme il faut leur vie. Il n’y avait plus à tenir que lepetit corps de Vendéens arrivés récemment en Bretagne.

On se battait dans la forêt de Rieux, etl’ombre des grands arbres ajoutant à l’obscurité croissante, on sefrappait, pour ainsi dire, au hasard et sans se reconnaître.

Aussi, le rêve de la pauvre Sainte seréalisa : les deux Saulnier, le père et le fils, serencontrèrent dans l’ombre et ne se reconnurent point.

Le médecin bleu, ardent et passionné commetoujours, sous une apparence de froideur, était affolé par lafièvre du combat et frappait avec frénésie ; René, sans espoirde vaincre, voulait du moins mourir vengé : c’était un duel àmort qui allait avoir lieu.

Mais à l’instant où les sabres se croisaient,cherchant un passage, et menaçant à la fois la poitrine des deuxassaillants, un homme se précipita entre eux :

– Bas les armes ! s’écria-t-il d’unevoix brisée.

Et, en disant ces mots, il tomba pesamment surla mousse de la forêt.

La lune, à ce moment, se faisant jour autravers des hauts chênes, tomba d’aplomb sur nos troispersonnages.

Les deux Saulnier se reconnurent et jetèrentleurs sabres. René se mit à genoux.

– Voilà donc où tu en devais venir !s’écria le médecin bleu avec amertume.

– Taisez-vous un petit moment, monsieurSaulnier, dit l’homme qui avait mis fin au combat ; – mereconnaissez-vous ?

– Jean Brand ! s’écrièrent en mêmetemps le père et le fils.

– En propre original !…approchez-vous, docteur, car je sens que je m’en vais…

– Êtes-vous donc blessé ?interrompit Saulnier.

– Mieux que cela, docteur, et tous vosremèdes n’y feraient rien… ainsi donc, écoutez-moi. Je vous aisauvé la vie hier…

– Je le sais.

– Ne m’interrompez pas… Or, si je vous aisauvé la vie, ce n’était pas par tendresse pour vous, monsieurSaulnier, car je vous ai toujours détesté du mieux que j’ai pu…c’était pour votre fille… Quant à toi, René, je t’ai sauvé aussi,mais tu es un bon garçon et je te tiens quitte.

– Quel prix mettez-vous au service quevous m’avez rendu ? demanda le docteur.

– Ne m’interrompez donc pas ! Enoutre de cela, docteur, je viens de vous empêcher de vousentre-tuer, votre fils et vous, ce qui eût été désagréable, mêmepour un Bleu… excusez-moi… Pour ces deux services je ne réclamequ’une chose.

– Parlez.

La voix de Jean Brand s’affaiblissaitgraduellement ; il reprit pourtant avec effort :

– Monsieur Saulnier, la guerre estfinie ; il n’y a plus de Chouans à Saint-Yon, je suis ledernier, et dans deux minutes j’aurai rejoint mes frères… Embrassezvotre fils, monsieur Saulnier… cela fera plaisir à mademoiselleSainte… et je mourrai content.

Le docteur hésita un instant.

– Dépêchez-vous, murmura le bedeau ;si vous voulez que je voie ça, dépêchez-vous !

– Il ne sera pas dit que j’aie refusé ladernière demande d’un homme qui m’a sauvé la vie ! s’écria ledocteur Saulnier.

Et il tendit les bras à son fils qui s’y jetaen pleurant.

– À la bonne heure ! dit Jean Brandd’une voix si éteinte, qu’on pouvait à peine l’entendre :mam’selle Sainte sera bien contente… et j’ai fièrement payé madette… principal et intérêts !

** *

Vers sept heures, la porte de la cabanes’ouvrit. Sainte ferma les yeux instinctivement, et se recula,comme pour ne point voir ou entendre la confirmation de sesterreurs.

Mais deux voix connues prononcèrent en mêmetemps son nom, et elle se trouva dans les bras de son père et deson frère.

Derrière eux était entré l’abbé de Kernas.

– Monsieur Saulnier, dit-il, remerciezDieu d’avoir mis cet ange dans votre maison. Au milieu de cesluttes insensées, elle a pratiqué la loi du Seigneur, et leSeigneur l’en a récompensée dans ceux qu’elle aime… Vous, Sainte,ajouta-t-il en mettant un baiser au front de l’enfant,persévérez ; le rôle que vous avez pris, ma fille, a appelésur ce qui vous entoure la miséricorde céleste… Adieu… quoi qu’ilarrive, soyez toujours, au milieu des luttes politiques, l’ange dela PAIX, de la CONCILIATION et de la PITIÉ.

 

– Ne restez-vous point avec nous ?demanda René.

– Mon fils, répondit le prêtre, on se batencore dans d’autres parties de la Bretagne ; je vais allerprêcher et consoler.… Quand il n’y aura plus de malheureux àsecourir au loin, je reviendrai.

Il fit un pas vers la porte. Sainte courut àlui.

– Et Marie ? demanda-t-elle.

Une larme vint aux yeux du prêtre.

– C’était, répondit-il lentement, lafille des Rieux, ces chevaliers à l’âme de fer ; elle avait lecœur de ses pères ; elle est morte comme eux.

– Morte ! répéta Sainte enpleurant.

– Morte en criant : Dieu et leRoi !

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