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Les Deux Soeurs

Les Deux Soeurs

de Paul Bourget

Chapitre 1 SUR UN QUAI DE GARE

Le train rapide qui vient de Coire et qui passe à Ragatz vers six heures du soir, était en retard de vingt-cinq minutes. Mais les deux sœurs, en train d’aller et devenir sur le quai de la petite gare, ne pensaient pas à s’en plaindre. Pour la première fois depuis ces deux semaines que Mme de Méris – l’aînée – avait rejoint l’autre,Mme Liébaut qui faisait faire à sa petite fille la cure de seaux de Ragatz, une conversation un peu plus intime s’engageait entre elles. Le sentiment de la séparation, toujours mélancolique et surtout dans le commencement du crépuscule, leur attendrissait-il le cœur ? Cédaient-elles à la douce poésie partout répandue autour d’elles dans le paysage ? Cette longue et verdoyante vallée de Ragatz où le jeune Rhin coule, si rapide et si froid, parmi les peupliers, s’étalait, sous le soleil tombant de cette fin d’une chaude journée d’août, comme une oasis de si calme félicité ! On eût dit que les contreforts des grandes Alpes apparus de tous les côtés se dressaient là pour préserver le coquet village, les fraîches prairies, les bouquets des vieux arbres contre la brutalité du monde. Et quelle noblesse dans ces profils de montagnes ! Avec quelle délicatesse de contours la chaîne du Falknis détachait sur le clair du couchant la dentelure violette de ses cimes ! Comme la gorge sauvage, en face, qui mène à Pfäfers, s’enfonçait hardiment dans la cassure des énormesrochers ! Que la ruine de Wartenstein était romantique à voir,écroulée sur la pointe abrupte de son pic ! Le vent se levait,faible encore, chargé de la fraîcheur des glaciers sur lesquels ilpasse, là-haut, avant de descendre dans la paisible vallée, etaucune dissonance ne troublait pour les deux sœurs le charme decette heure. À peine si une douzaine de voyageurs attendaient, euxaussi, dans la gare, le train retardataire, à cette époque del’année où les express rentrent presque vides à Paris. Les porteurss’accotaient aux malles préparées sur le quai, avec un flegme touthelvétique. Dans ce silence des choses et des gens autour de leurlente promenade, le bruit le plus fort qu’elles entendissent étaitle rythme léger de leurs petits pieds quand elles arrivaient de lapartie sablée du sol de la gare à la partie bétonnée. Ellesformaient ainsi, causant avec un abandon que révélait l’accord deleur démarche, une couple d’une grâce singulière, tant laressemblance de leurs silhouettes et de leurs visages étaitsaisissante à cette minute. L’aînée, Agathe, avait trente ans, lacadette, Madeleine, en avait vingt-neuf. Cette différence,insignifiante, ne se reconnaissait pas à leur aspect, et ellesdonnaient l’impression de deux jumelles, si pareilles de traits quecette quasi-identité déconcertait les personnes qui ne les ayantpas vues souvent rencontraient l’une d’elles en l’absence del’autre. Elles étaient toutes les deux blondes, d’un blond mêlé dereflets châtains. Elles avaient toutes les deux des yeux d’un grisbleu dans un de ces teints transparents, fragiles, qui fontvraiment penser aux pétales de certaines roses. Elles avaient lemême nez délicat, la même ligne mince des joues, le même arc bienmarqué des sourcils, le même menton frappé d’une imperceptiblefossette, et une jolie et même irrégularité de leur bouchespirituelle une lèvre supérieure coupée un peu courte, qui laissaitvoir au repos des dents un peu longues, joliment rangées.

À les étudier cependant, cette espèce detrompe-l’œil et comme de prestige s’évanouissait. Des détails toutphysiques se remarquaient d’abord : l’aînée était d’un doigtpeut-être plus petite que la cadette. La masse des cheveux decelle-ci était plus opulente, sa taille plus forte, malgré sajeunesse, son visage un rien plus potelé. On les regardaitdavantage et l’on constatait très vite une dissemblance plusessentielle, si radicale qu’une fois discernée, les analogies, lesidentités presque de ces deux êtres faisaient ressortir cetteopposition davantage encore. On devinait que deux personnalitésabsolument contraires vivaient, sentaient, pensaient sous cesformes si pareilles. Une âme difficultueuse, compliquée etmécontente se dissimulait derrière le regard des prunelles bleuesd’Agathe, aussi fermées que celles de Madeleine étaient ouvertes,caressantes et gaies. Une défiance de nature, plus aisée à sentirqu’à bien définir, crispait chez l’aînée le pli du sourire au lieuque la cadette si avenante, si indulgente, créait partout autourd’elle cette atmosphère de bonhomie fine qui fait de la seuleprésence de certaines femmes une douceur dont on est tenté de lesremercier. Leurs façons de s’habiller ne révélaient pas moinsclairement la nuance de leurs caractères. Elles étaient, l’une etl’autre, mises avec l’élégance des Parisiennes richesd’aujourd’hui. Quelques mots résumeront ce qu’il faut bien appelerleur histoire sociale. – Nous en avons tous une, dans ces tempsd’ascension hâtive, et cette histoire domine souvent toutes nosdestinées de cœur, si cachée que soit cette action d’événements enapparence très étrangers à notre intime sensibilité. – Agathe etMadeleine étaient des demoiselles Hennequin, de la maisonHENNEQUIN, Gazes et Rubans, l’une des plus importantes, ily a dix ans, de la rue des Jeûneurs. Ayant perdu leur père et leurmère, très jeunes, à quelques semaines de distance, leur dotd’orphelines avait été assez considérable pour leur permettren’importe quel mariage. Agathe avait épousé un homme titré etruiné, un comte de Méris, dont elle était veuve. Celui-ci avait,par hasard, hérité lui-même d’un oncle, avant de mourir, en sorteque la jeune femme restait seule, sans enfants, avec plus de centvingt mille francs de rente. Madeleine, elle, s’était mariée, plussimplement et plus bourgeoisement, à un médecin de grand avenirdont la clientèle grandissait chaque jour, et le ménage n’avait pasà dépenser beaucoup moins que la veuve. Ces chiffres expliqueront,à qui connaît Paris, quelles toilettes d’un luxe léger et coûteuxles deux sœurs promenaient sur ce quai de gare. C’est comme unelivrée que toutes les jolies femmes revêtent aujourd’hui, àcertaine hauteur de budget. Seulement si la robe de mohair noir etla mante de drap noir passementée de blanc qu’Agathe portait pourle voyage venaient d’une même maison et du même rang que le costumede serge blanche de Madeleine, l’une trouvait le moyen d’êtreraide, guindée, comme harnachée, là où l’autre était gracieuse etsouple. Les joyaux de demi-deuil de Mme de Méris, sachaîne en platine et en perles noires, ses broches émaillées denoir avec des diamants, soulignaient ce je ne sais quoi deprétentieux répandu sur toute sa personne. Madeleine, elle, n’avaitd’autres bijoux que l’or des grandes épingles qui piquaient sonlarge chapeau de tulle à fleurs et celui de la gourmette oùs’enchâssait la montre de son bracelet. De temps à autre, et touten causant avec la voyageuse qu’elle accompagnait à son train, –elle-même ne quittait pas encore Ragatz, – elle regardait l’heure àson poignet d’un geste qui traduisait une inquiétude. Ce n’étaitpas l’impatience de voir la locomotive déboucher du tunnel sur leRhin, là-bas. Elle appréhendait au contraire que ce train oùmonterait sa sœur n’arrivât trop vite. Agathe lui parlait, depuisces quelques minutes, avec une demi-ouverture du cœur, et desconversations de cet ordre étaient rares entre les deux sœurs.Elles n’en avaient pas eu une seule durant tout leur séjour commundans la ville d’eaux. Cette singularité de leurs rapports ne tenaitpas à la nature de Madeleine, très aimante, très spontanée. L’aînéeen était seule responsable, par quelques-uns de ces défauts decaractère pour lesquels les formules manquent, tant ils tiennent auplus intime et au plus profond de l’être. Agathe déplaisait, commeMadeleine plaisait, par cet indéfinissable ensemble de choses quel’on appelle la personnalité. Elle le sentait. Elle l’avaittoujours senti. Cette constante impression d’un secret désaccordentre elle et la vie lui avait donné cette espèce d’irritabilitéqui aboutit si vite à ce qu’un humoriste anglo-saxon appelle la« dyspepsie morale ». Malgré l’apparente réussite de sesambitions, elle avait été peu heureuse, et supportait mal lebonheur dont elle avait toujours vu au contraire sa cadettepénétrée. Elle ne l’enviait pas. Elle cachait trop de noblessevraie sous ses dehors rêches, pour qu’un aussi vil sentimenttrouvât place dans son cœur. Mais elle souffrait d’elle, etjustement des traits personnels qui contrastaient le plus avec sespropres insuffisances. Elle détestait cette facile humeur deMadeleine où elle ne pouvait s’empêcher de voir un peu devulgarité, – quoique rien ne fût moins vulgaire que cette aisanceheureuse. – Elle lui reprochait cette joie de vivre où elle n’étaitpas loin de discerner un égoïsme, ce qui était injuste. Ellehaïssait aussi des succès de société qu’elle eût pour un rienattribués à un peu de coquetterie. À quoi bon d’ailleurs analyserdes relations délicates qu’il suffisait d’indiquer ?L’aventure à qui cette causerie entre les deux sœurs sert deprologue fera ressortir ces anomalies avec une netteté qu’aucuncommentaire préalable n’égalerait.

Leur conversation avait commencé par unepetite phrase assez irréfléchie de Madeleine. Elle avait pensé touthaut et dit à son aînée, qui devait, de Ragatz, toucher seulementbarre à Paris puis aller en Normandie chez une amie à elle que sasœur n’aimait guère :

– « Tout de même je regrette deux fois dene pas te garder. Mais oui. Pour t’avoir d’abord, et ne pas resterseule avec ma pauvre Charlotte… » – Cette allusion à sa petitefille pour la santé de laquelle elle était aux eaux mit une lueurtriste dans ses yeux si gais… « Et aussi, pour que tu n’aillespas chez les Fugré. »

– « Je n’ai pas l’habitude de négligermes amies quand elles sont dans la peine, et toi-même, en yréfléchissant, tu ne m’en estimerais pas… » avait réponduAgathe d’un ton qui prouvait que l’antipathie de sa cadette pourMme de Fugré ne lui échappait pas. D’ordinaire, devantdes phrases pareilles et qui risquaient d’ouvrir entre les deuxsœurs une discussion, Mme Liébaut se taisait. Cetteréplique-ci enfermait une allusion à une difficulté récente queMadeleine et son mari avaient eue avec un des camarades de cedernier. Ils s’étaient brouillés avec cet homme parce qu’il avaithasardé la fortune de sa femme et de ses enfants dans d’imprudentesopérations de Bourse. Cette fâcherie avait coïncidé avec sa ruinetotale. L’indignation du médecin contre le spéculateur s’étaitmanifestée si vivement avant cette ruine, que l’orgueil blessé decelui-ci avait empêché toute réconciliation après le désastre.Mme de Méris, à ce sujet, avait assez vivement blâmé sonbeau-frère. Madeleine sentit le rappel de ce blâme qui, à l’époque,l’avait déjà froissée. La préoccupation qu’elle avait de l’avenirde sa sœur et son besoin de l’en entretenir, si peu que ce fût,avant son départ, la fit passer outre :

– « Si Clotilde n’est pas heureuse, tuavoueras que c’est bien sa faute, » avait-elle riposté enhochant doucement la tête, « les torts de son mari seréduisent à aimer trop sa terre, ses chevaux, sa chasse et pasassez Paris. »

– « Tu sais aussi bien que moi ce qui enest, » reprit l’aînée sur un ton d’impatience. « Il estjaloux d’elle, ignoblement jaloux. Voilà la vérité. Je lerépète : ignoblement. Il a imaginé ce moyen de la séquestrer,à vingt-cinq ans, à l’âge où une jeune femme a cependant le droitde s’épanouir, surtout quand elle est aussi vraiment honnête queClotilde. C’est abominable… »

– « Pourquoi l’a-t-elle laissé devenirjaloux ? » demanda Madeleine. « Oui.Pourquoi ?… C’était si simple ! Quand elle a vu commencercette maladie, car c’en est une, pourquoi n’a-t-elle pas cédé àFugré sur tous les points où il s’irritait ?… D’ailleurs, elleaurait toutes les raisons et lui tous les torts, »rectifia-t-elle afin d’empêcher la protestation de sa sœur,« je n’en redouterais pas moins ton séjour chez eux. Pour unecause ou pour une autre, les Fugré sont un mauvais ménage. Ce n’estpas dans leur compagnie que tu prendras l’idée de teremarier… »

– « De me remarier ?… » fitAgathe, et elle eut de nouveau un de ces sourires dont l’expressionrendait soudain son visage si différent de celui de l’autre. Unléger tremblement agitait dans ces moments-là ses lèvres qui secreusaient davantage sur le côté droit, et cette inégalité eûtdéfiguré une physionomie moins jolie que la sienne. « Tu n’asdonc pas encore quitté cette idée-là ? » continua-t-elle.« Tu trouves que je n’en ai pas assez de ma premièreexpérience ? »

– « Je trouve que tu tires d’un hasardtrès particulier des conclusions générales qui ne sont pasjustes, » répondit tendrement Madeleine. « Tu es maltombée une première fois. Ce devrait être un motif pour essayer debien tomber une seconde. Tu étais si jeune quand tu as épouséRaoul ! Tu as été prise par ses manières, par son élégance.C’était bien naturel aussi que tu fusses attirée par le monde où ilallait t’introduire… »

– « Dis-moi tout de suite que je me suismariée par vanité, puisque ton mari et toi vous l’avez toujourspensé, » dit Agathe.

– « Jamais nous n’avons pensécela, » répondit, vivement cette fois, Mme Liébaut.« Il n’y a aucun rapport entre ce vilain sentiment etl’innocent, le naïf attrait que la haute société exerce sur uneenfant de dix-neuf ans quand elle est si jolie, si fine, si faitepour devenir tout naturellement une grande dame !… Ce que jeveux dire c’est qu’à présent tu peux refaire ta vie, et que tudois la refaire… » Elle insista sur cette fin de phrase.« C’est ma grande maxime, tu sais : on doit vouloirvivre. Pour une femme de trente ans, belle comme toi, intelligentecomme toi, sensible comme toi, ce n’est pas vivre que de n’avoirrien, ni personne à aimer vraiment. Une femme qui n’est pas épouseet qui n’est pas mère, c’est une trop grande misère. Tu es ma sœur,ma chère sœur, et je ne veux pas de ce sort pour toi… »

– « Je te remercie de l’intention, »répliqua Mme de Méris avec la même ironie. Puissérieusement : « Tu ne m’as jamais tout à fait comprise,ma pauvre Madeleine. Je ne t’en veux pas. Ce que tu appelles tagrande maxime, ce sont tes goûts. C’est ton caractère. Tu auraisépousé Raoul, toi, que tu aurais trouvé le moyen d’être heureuse…Je vois cela d’ici, comme si j’y étais », continua-t-elle ensoulignant son persiflage d’un petit rire sec. « Sesbrutalités seraient devenues de la franchise. Il t’aurait trahie,comme il m’a trahie. Tu te serais dit que c’était ta faute, commetu le dis de Clotilde. Veux-tu que je précise la chose qui noussépare, qui nous séparera toujours ? Tu as toujoursaccepté, tu accepteras toujours ta vie quelle qu’ellesoit. Moi j’ai voulu choisir la mienne. Cela ne m’a pasréussi. Peut-être y a-t-il plus de noblesse dans certains malheursque dans certains bonheurs… Et puis on ne se refait point. Je ne meremarierai pas pour me remarier, mets-toi cette idée dans la tête,une fois pour toutes. Je me remarierai, si je me remarie, quand jecroirai avoir rencontré quelqu’un que je puisse, – je reprends taphrase, – aimer, oui, aimer, mais vraiment, mais absolument.Va ! Les querelles de ménage de Clotilde et de Julien nem’empêcheraient pas d’épouser ce quelqu’un qui m’eût pris le cœur,si je l’avais rencontré. Mais tes exhortations ne me feront pas nonplus changer mon existence, pour la changer. Elle a ses heures decruelle solitude, c’est vrai, cette existence. Elle n’a pas de trèsdoux souvenirs auxquels se rattacher. C’est mon existence à moi,telle que je l’ai voulue, et sa fierté me suffit… » –« Tu te fais plus forte que tu n’es, heureusement, »répondit l’autre. « Si tu pensais réellement ce que tu dis, tune serais qu’une orgueilleuse, et tu ne l’es pas. Je te répète quetu es une femme, une vraie femme, et si tendre ! Tu t’endéfends, mais on ne trompe pas sa petite sœur quand on est sagrande… Autorise-moi seulement à te le chercher, ce quelqu’un quite prendrait le cœur ?… Et je le trouverai. »

Elle avait dit ces mots avec le mélange dedemi-badinage et de demi-émotion, habituel aux êtres trop sensiblesquand ils veulent apprivoiser un cœur qu’ils aiment et qu’ilsdevinent hostile. La grâce de sa voix et de son regard pourformuler sa paradoxale proposition détendit une minute lamalveillance latente de Mme de Méris, qui se reprit àsourire, et, comme se prêtant à cette enfantine fantaisie, ellerépliqua, sans amertume cette fois :

– « Je ne t’ai jamais empêchée dechercher, pourvu que je reste libre de refuser. »

– « Tu sais que je suis très sérieusedans mon offre, » riposta la cadette, « et que je vais memettre en campagne aussitôt, du moment que j’ai tonconsentement. »

– « Tu l’as, dit l’aînée sur le même tonde plaisanterie affectueuse. « Mais si c’est parmi lesrhumatisants et les neurasthéniques de Ragatz… »

– « Tout arrive, » interrompitMadeleine qui ajouta, en montrant à l’extrémité de la voie lasilhouette de la locomotive : « même les trainssuisses… »

L’express débouchait en effet du pont entunnel construit sur le Rhin, et la petite gare changeait d’aspect.Les voyageurs plus nombreux se pressaient sur le bord du quai. Lesfacteurs manœuvraient les lourds haquets chargés de malles. Lafemme de chambre de Mme de Méris était maintenant auprèsde sa maîtresse. D’une main elle tenait le nécessaire, de l’autrele paquet de châles. La rumeur des wagons roulant plus doucementavant l’arrêt définitif couvrait à peine l’éclat des voixs’interpellant à présent autour des deux sœurs qui marchaient lelong du convoi. Elles ne pensaient plus qu’à découvrir le numéro ducompartiment réservé à la voyageuse. Quand il fut trouvé et Agatheinstallée parmi les innombrables objets dont s’encombre inutilementet élégamment toute femme qui se respecte : minusculescoussins pour le dos, minuscule sac de cuir pour le livre et lesflacons d’odeurs, minuscule pendule pour y mesurer la longueur dutemps, – et ainsi du reste ! – elle s’accouda quelquesinstants à la fenêtre ouverte de la portière, pour échanger undernier adieu avec Madeleine. Elles faisaient toutes deux à cetinstant un groupe d’une exquise beauté, tournant l’une vers l’autreleurs visages si semblables de traits, se regardant avec desprunelles de nouveau si pareilles, avec la grâce jumelle de leursourire. Comme à travers toutes sortes de complications de la partde l’aînée et toutes sortes de délicats pardons de la part de lacadette elles se chérissaient véritablement, une émotion identiqueles possédait, qui augmentait la similitude de leurs physionomies.Elles se trouvaient l’une et l’autre sous la lumière du soleil déjàtrès baissé qui dorait de reflets plus chauds la soie de leursclairs cheveux et la transparence de leur teint si frais. Cettedouble et charmante apparition était si originale qu’elle auraitpartout ailleurs provoqué la curiosité des témoins de ce joliadieu. Dans les dernières minutes d’un départ, de tels tableauxsont perdus. Les deux sœurs pouvaient donc se regarder et sesourire, en liberté, comme si elles n’eussent pas été dans un lieupublic, exposées à toutes les indiscrétions… Soudain cependant, cesourire s’arrêta sur les lèvres de la voyageuse. Ses yeuxs’éteignirent, une rougeur colora ses joues et presque aussitôt lemême changement d’expression s’accomplit pour Madeleine. L’une etl’autre venaient de constater qu’elles étaient regardées fixementpar un inconnu, immobile à quelques pas d’elles. C’était un hommed’environ trente ans, lui-même d’une physionomie trop particulièrepour qu’il passât aisément inaperçu. Il était assez petit, habilléavec ce rien de gaucherie qui distingue les soldats professionnelslorsqu’ils revêtent le costume civil. L’extrême énergie de sonmasque, tout creusé sous la barbe courte, était comme voilée, commenoyée d’une mélancolie qui ne s’accordait ni avec l’orgueil presqueimpérieux de son regard, ni avec le pli sévère de sa bouche. Lamaigreur et la nuance bronzée de son teint, où brûlaientlittéralement deux yeux très bruns, presque noirs, indiquaient unétat maladif, qui n’avait pourtant rien de commun avec l’épuisementdes citadins, traité d’ordinaire à Ragatz. Sa physionomie militairesuggérait l’idée de quelque campagne lointaine, d’énormes fatiguessupportées dans des climats meurtriers. Il tenait une lettre à lamain qu’il venait, ayant manqué l’heure du courrier, jeter à laboîte du train. Et puis, la rencontre des deux femmes l’avait, pourune seconde, arrêté dans une contemplation dont il sentit lui-mêmel’inconvenance, car il rougit de son côté, sous son hâle, et ilmarcha vers le wagon de la poste, d’un pas hâtif, sans plus seretourner, tandis que la cadette disait plaisamment àl’aînée :

– « Avoue que, parmi les rhumatisants etles neurasthéniques de ces eaux, on rencontre aussi des figures dehéros de roman. »

– « Tu veux dire de messieurs pas trèsbien élevés, » répondit Agathe.

– « Parce que celui-là te regardait dansun moment où il croyait que tu ne le voyais pas ?… » fitMadeleine. « La manière dont il a rougi, quand nous l’avonssurpris, prouve qu’il n’a pas l’habitude de ces mauvaisesfaçons. »

– « Pourquoi prétends-tu que c’était moiqu’il regardait ?… » interrogea Mme de Méris…« c’était toi. »

– « C’était toi… » repritMme Liébaut en riant ; « moi, il ne pouvait pas mevoir. »

– « Mettons que c’était nous »,répondit Agathe. Il est donc deux fois mal élevé, quoi que tu endises, voilà tout… » Puis, riant aussi : – « Ne meprésente toujours pas ce candidat à mine de jaunisse, il n’auraitpas de chances … Je n’ai aucune vocation pour le métier degarde-malade… »

Le train commençait de s’ébranler tandisqu’elle prononçait ces mots de raillerie. Elle envoya un baiser dubout de sa main gantée à sa sœur qui longtemps demeura debout surle petit quai, maintenant désert, à regarder la file des wagonsserpenter dans la vallée.

– « Pauvre Agathe ! » sedisait-elle… « C’est pourtant vrai que sa vie est trop triste,trop dénudée. Elle est aigrie quelquefois, bien peu, quand on penseà ce qu’elle a traversé, à ce qu’elle traverse… Ah ! si jepouvais réellement lui trouver ce mari dont elle prétend qu’elle neveut pas !… C’est étrange. Elle est si sensible et l’on diraitqu’elle craint de sentir, si aimante et elle a peurd’aimer… »

Chapitre 2UN HÉROS D’OPÉRETTE ET UN HÉROS DE ROMAN

 

Cette inquiétude sur l’avenir de sa sœur,Madeleine l’avait ressentie très souvent, et très souvent aussil’impression qu’une secrète jalousie empoisonnait le cœur de sonaînée. Une jalousie ? Même ce mot est de nouveau bien fort.Insistons-y. Agathe, qui avait voulu délibérément épouser unpersonnage qui eût un « de » devant son nom, ne pouvaitpas jalouser sa cadette dans son union avec un simple docteur. Maisla vanité d’une fille grandie dans un milieu de négociants et qui arêvé de triomphes sociaux abonde en contradictions. Dédaignerréellement et sincèrement la destinée d’une autre personnen’empêche pas que l’on ne haïsse la réussite de cette destinée.Madeleine devinait cette nuance, avec son tact de sensitive, et sisa tendresse intimement partiale lui interdisait de s’abandonner àcette lucidité, elle n’en subissait pas moins certaines évidences.Sans cesse, lorsqu’elle avait causé d’une façon plus intime avec sasœur, elle se retournait attristée et comme déprimée. Cettesensation d’une singulière mélancolie l’accablait en revenant de lagare chez elle dans le crépuscule commençant. Elle habitait, pourla saison, un pavillon écarté dans une des succursales d’un deshôtels qui se pressent autour du petit parc de l’établissement desbains. Grâce aux relations de son mari avec un des médecins deseaux, elle avait là un petit appartement séparé, où sa fille et soninstitutrice, elle-même et sa femme de chambre pouvaient se croirevraiment chez elles. De grands hêtres voilaient de leur feuillagela balustrade du balcon en bois sur lequel ouvrait le salon. Un destalents de Madeleine, celui dont sa sœur la critiquait le plusvolontiers, était cet art de l’adaptation adroite à toutes lescirconstances. Où qu’elle fût, choses et gens semblaient conspirerautour d’elle pour se rendre faciles. Sa bonne humeur, sa grâce, safinesse expliquaient assez cette espèce de domination des menusincidents de la vie. La charmante femme était reconnaissante à cequ’elle appelait naïvement sa chance, de tous ces modestesbonheurs, comme si elle ne les eût pas conquis par ses qualités. Cesoir encore, lorsque arrivée dans son petit salon ses yeux seposèrent sur sa fille qui dînait à l’heure fixée par le médecin,sous la surveillance de la femme de chambre, un remerciement luijaillit du cœur, pour la joie que lui représentait sa jolieCharlotte, – et une pitié pour celle qui venait de partir siseule.

– « Voilà le cher trésor qu’il luifaudrait, » pensa-t-elle ! « Oh ! Ellel’aura ! Elle l’aura ! »

Cependant elle interrogeait sa fille sur sonemploi de fin de l’après-midi et celle-ci l’interrogeait sur ledépart de sa tante. Le « cher trésor », comme sa mèrel’appelait en s’en parlant à elle-même, était bien souvent untrésor d’inquiets soucis. À neuf ans que Charlotte allait avoir,ses yeux trop grands dans son visage trop mince, ses membresgraciles, sa visible nervosité disaient que cette tête aux cheveuxblonds était toujours menacée. Elle avait eu l’année précédente unecrise de rhumatisme suivie d’un léger commencement de chorée qu’unpremier séjour à Ragatz avait guéri. Cette seconde cure devaitempêcher le retour des redoutables accidents. C’était encore un desreproches d’Agathe à Madeleine que l’optimisme de celle-ci surl’avenir de cette bien chétive santé. La sœur aînée ne voulait pasvoir dans l’arrière-fond des prunelles de la mère l’angoissepassionnée qui, par instants, les assombrissait pour céder la placeaussitôt à la volonté non moins passionnée de faire vivre cettedélicate enfant. Et puis, Madeleine était de ces cœurs courageuxqui acceptent de souffrir dans ce qu’ils aiment et qui préfèrent cerisque de martyre à la sécheresse de l’indifférence. Cettegénérosité native et réfléchie la soutenait dans l’épreuve continueque lui représentait sa fragile et pâle fillette. Elle seraisonnait sans cesse pour se démontrer que son instinct était unesagesse, prolongeant, comme toutes les rêveuses, ses conversationsavec ceux qu’elle aimait en d’interminables discours intérieurs.Celui qu’elle se tenait une heure et demie après cet adieu de lagare, tandis qu’elle s’acheminait seule vers l’hôtel où elleprenait ses repas, peut être donné comme un type de ces allées etvenues de sa pensée autour des soucis cachés de sa vie :

– « Souhaiter à une femme un mari et unenfant, » se disait-elle, « c’est pourtant lui souhaitertant de malheur possible ! Agathe a tant souffert par Méris etmoi je pourrais tant souffrir par Charlotte !… Ah !chère, chère Charlotte !… si je la perdais, Georges ne me laremplacerait pas (c’était le nom de son petit garçon, resté à Parisavec le père). Mais souhaiterais-je, même si cet affreux malheurarrivait, de ne l’avoir jamais eue, à moi ?… Aimer, c’esttoujours courir la chance d’être blessée, et il faut la courir.Hors de là c’est le vide, c’est le néant… Souffrons, mais vivons.Je veux que ma pauvre Agathe aime et vive… Qu’elle aime ?Qui ?… Comme sa voix était profonde, tout à l’heure, pour medire : quelqu’un que je puisse aimer, mais vraiment,absolument… Et qu’elle s’est faite moqueuse pour medéfier : Je ne t’ai jamais empêchée de chercher. … Ceque je lui ai répondu en plaisantant, pourquoi ne pas l’essayersérieusement ? Pourquoi ne pas lui chercher cequelqu’un ?… Pourquoi ? C’est qu’elle ne s’y prêtera pas.Elle ne se prête pas à la vie, qu’elle est son grand défaut. Sonpremier geste est toujours de se replier, de se retirer… Là, sur cequai, quand cet inconnu l’a regardée, – car c’était bien elle qu’ilregardait, – son instinct a été seulement de dire que ce jeunehomme n’était pas bien élevé et d’ajouter qu’il était laid. Certes,il était tout, excepté cela… J’ai rarement vu une physionomie plusintéressante. On entend pourtant parler de rencontres aux eaux quiont changé tout le sort d’une femme… Ce ne sera pas cetterencontre-ci, puisque Agathe est loin maintenant… »

Tout en devisant de la sorte avec elle-même,la jolie monologueuse était entrée dans la vaste salle où, deuxfois par jour, se réunissaient, les uns autour de la grande tablecentrale, les autres à des tables indépendantes, les innombrableshôtes de ce caravansérail cosmopolite, attirés par « lesnaïades bienfaisantes de ces sources », aurait dit un poèteantique. Mme Liébaut avait sa place fixée à une petite tableentre deux fenêtres. Elle la gagnait, comme d’habitude, saluée parles quelques personnes avec qui elle avait lié connaissance. Ellerépondait par un léger signe de tète et ce sourire qu’elle avait sinaturellement. Tout d’un coup ce sourire s’arrêta sur ses lèvres,et elle se sentît rougir comme avait rougi sa sœur à la gare. À unetable voisine de celle où son couvert mis l’attendait, elle venaitd’apercevoir la silhouette de l’inconnu dont la rencontre sur lequai, à la minute du départ, avait provoqué les derniers proposéchangés avec Agathe. C’était bien lui, et cette physionomie, tropintéressante en effet pour être oubliée. De son côté, il avaitaperçu Mme Liébaut avant même qu’elle ne l’eût vu. Il l’avaitfixée du regard si particulier de ses yeux brûlants, aussitôtdétournés dès qu’ils avaient croisé les yeux étonnés de la jeunefemme, et tout de suite il les avait reposés sur elle avec unétonnement égal. La personne assise en face de lui et avec laquelleil dînait s’était levée à moitié pour saluer l’arrivante !Cette personne était le vieux baron Favelles, un des clientsparisiens du docteur Liébaut, et que ce dernier avait envoyé àRagatz. Les assiduités du baron auprès de la femme de son médecinavaient même fourni aux deux sœurs plus d’un motif de dissentimentdurant le séjour de Mme de Méris. Que de fois, le voyantvenir à elles dans le parc, l’aînée avait dit à sacadette :

– « Quand on tient à sa femme, onn’expédie pas aux mêmes eaux qu’elle un individu aussi assommantque cet animal-là… »

– « Il s’écoute un peu parler, »répondait Madeleine ; « mais il est si serviable, sipoli… »

– « Je sais, » répliquait l’aînée,« personne ni rien ne t’ennuie. C’est humiliant pour ceux etcelles que tu prétends aimer. Qui n’a pas de dégoûts n’a pas degoûts. »

On devine que Favelles n’aurait pas été jugéavec cette sévérité par Agathe s’il n’avait pas manifesté pourMme Liébaut une admiration par trop partiale. Le hasard ayantfait jouer à cet aimable homme, dans le début de cette rencontre,ce rôle d’aiguilleur réservé quelquefois à de simples fantoches,c’est le lieu d’indiquer en quelques touches les traits marquantsd’une individualité significative quoiqu’un peu ridicule. Ilconsistait, ce ridicule, – mais tant de Parisiens en sontatteints ! – à ne pas vouloir vieillir, ni physiquement nimoralement. Ancien sous-préfet du second Empire, Favelles gardait,à soixante-sept ans très passés, la silhouette et les allures d’unélégant de cette époque. Ses guêtres blanches et son chapeau gris àlongs poils, l’été, – l’hiver, sa redingote ajustée et sespantalons clairs, lui donnaient cet aspect spécial auxcontemporains de la guerre d’Italie et du canal de Suez, de laGrande-Duchesse et du plébiscite, cette physionomie dehaute tenue où il y a du militaire et du financier, du grandadministrateur et du galantin. Dans l’amas d’insignifiants ougraves documents trouvés aux Tuileries après le 4 Septembre etpubliés par les soins des tristes gouvernants d’alors, en plusieursvolumes, les ennemis de Favelles – qui n’en a pas ? – se sontdonné le malin plaisir de relever deux lignes le concernant. Unenote secrète sur les fonctionnaires mentionne le sous-préfet,qu’elle caractérise ainsi : « Intelligent et actif, maistrop bel homme, trop d’odor della feminita » Le baronn’a visiblement abdiqué aucune des prétentions résumées par cetteflatteuse épigramme. Seulement si « le trop bel homme »n’a pas perdu un pouce de sa grande taille, il est obligé demaintenir son ventre au majestueux, d’après le conseil deBrillat-Savarin, par une savante ceinture. Si le haut de son crânene montre pas les tons jaunis d’une bille d’ivoire, c’est grâce àun ramenage non moins savant, et les reflets férocement violets desmèches qui lui servent à dissimuler ainsi sa calvitie dénoncentl’emploi d’une eau plus savante encore. Ses favoris coupés court etqu’il laisse grisonner un peu – très peu, pour tromper qui ? –encadrent un visage que la congestion guette. Aucun régime n’arriveà le nettoyer de ses plaques rouges, comme aucun massage n’arrive àrendre la souplesse à ses mouvements. À le voir se redresser, commeil fit, pour esquisser ce salut sur le passage de Madeleine, oncroit entendre craquer tous les os. Il salue cependant, de mêmequ’il s’habille, de même qu’il cause, sans tenir compte du temps nide ses ankyloses. Il n’avoue pas plus celles de son esprit quecelles de ses jointures. C’est le clubman qui veut mourir « aucourant », et qui ne se pardonnerait pas de manquer unepremière, une grande vente, une ouverture d’exposition. Il vient delire le livre à la mode. Il va vous présenter l’homme ou la femmeen vue. Cette énervante manie de ne pas retarder lui joue parfoisd’étranges tours. L’an dernier, c’était son portrait par un artistede la plus nouvelle école, si outrageusement réaliste qu’une foisla toile suspendue sur la cimaise du Salon, le baron a quitté Parishuit jours pour ne plus se voir, c’est le cas d’employerl’expression classique, en peinture. L’autre année, c’était sonentrée dans un comité de coloniaux, au temps où il n’était question– éternelle chimère des Celtes imaginatifs – que des Indes Noireset des conquêtes africaines. Favelles s’est trouvé voisiner là avecun des membres les plus notoires de la Commune, que le sang desotages n’empêche pas d’être aujourd’hui conseiller d’État etcommandeur de la Légion d’honneur. Les deux hommes ont failli avoirune affaire, dès la première séance. Le Vieux Beau en a euréellement une, une autre année qui n’est pas lointaine, pour avoirété caricaturé dans un journal mondain, sous le pseudonyme par troptransparent et cruellement médical de « baron Gravelle »,comme le Sigisbée d’une actrice en vogue. Le sexagénaire a essuyéle feu d’un jeune journaliste, en homme très brave, et il a tiré enl’air, de son côté, prouvant qu il est demeuré par surcroît un trèsbrave homme, à travers une existence presque pathétique defutilité, si près de ce que nos pères appelaient les finsdernières. Nous mourrons tous, voilà qui est certain. Mais à quelleheure Favelles y penserait-il entre son cercle, les foyers dethéâtres, les déjeuners au cabaret, les dîners en ville, et lereste ?

Ce léger « crayon » d’un survivantd’une génération quasi disparue, fera comprendre aussitôt le petitéveil d’idées qui commença d’agiter la tête de Madeleine, lorsque,remise de son premier saisissement, elle se fut assise à sa place,avec le souvenir des repas pris à cette même table, pendant cesdeux semaines, vis-à-vis d’Agathe.

– « Je vais écrire cela, dès demain, à masœur, » se disait-elle, « que le monsieur deux fois malélevé, comme elle l’a appelé, dîne ce soir avec Favelles !…Cette fois, je suis sûre de savoir qui c’est. Favelles est en trainde lui faire les honneurs de mon pauvre moi… Sinon, causerait-ilavec ces précautions, en se penchant, et confidentiellement ?Est-il écrit en assez gros caractères, le cher homme ?… Quec’est singulier pourtant ! Je songeais tout à l’heure à cesrencontres aux eaux qui bouleversent toute une vie. Il y a vraimentquelque chose d’un peu fantastique dans cette coïncidence que lebaron se trouve connaître quelqu’un qui nous a frappées ce soir,Agathe et moi, dont nous avons parlé comme nous en avons parlé…Oui, quel étrange concours de petits événements tout de même !Cinq minutes plus tard, le train était parti. Nous n’avions pas vucet homme durant tout le séjour d’Agathe à Ragatz. Il ne l’avaitpas vue, lui non plus. Et il faut qu’il vienne porter une lettre àla gare juste à temps pour la remarquer, car il l’a remarquée. Ellea eu beau dire : ce n’était pas moi qu’il regardait, ni nous.C’était elle… Mais qui est-il ? Peut-être un baigneur arrivéd’hier ou de ce matin, et alors le hasard est plus étonnant encore…Je le saurai, cela m’amusera, et aussi jusqu’à quel point il estvraiment ce « monsieur deux fois mal élevé » Il n’en apas l’air, mais pas du tout, en ce moment. Je parierais à sonattitude qu’il est gêné que Favelles lui parle de moi devantmoi… » En songeant, elle étudiait les deux hommes dans lagrande glace qui servait de panneau au mur contre lequel s’appuyaitsa petite table. Le Beau du second Empire avait cette mineimportante de l’initié qui étale à un nouveau venu sa science de laSociété. Son interlocuteur et lui ne tournaient plus les yeux ducôté de Mme Liébaut. Celle-ci était pourtant si certained’être l’unique objet de leur entretien qu’elle se disaitencore : « Le baron va me le présenter, ou il ne seraitpas le baron, tout à l’heure sans doute, dans la galerie. »Les habitués de l’hôtel se rencontraient en effet, comme d’unaccord tacite, après chaque déjeuner et chaque dîner, dans un longpromenoir couvert, où les uns restaient assis en fumant et prenantle café, tandis que les autres marchaient les cent pas. Les arbresdu parc verdoyaient autour de cet étroit salon en plein air. Desplantes grimpantes paraient les pelouses de leurs feuillages et deleurs fleurs qui enguirlandaient jusqu’à la toiture. Un orchestre,caché dans un kiosque, accompagnait les propos, de sa musiquedispersée dans la pluie ou le soleil, dans le vent ou la nuit,suivant le temps et l’heure. Le promenoir aboutissait à unerotonde, où les boutiques, particulières aux villes d’eaux desbords du Rhin, étalaient leurs colifichets chatoyants :pierres au rabais, de toutes nuances, améthystes et cornalines,lapis et onyx, sanguines et chrysoprases, à côté des centaines deces objets en bois travaillés entre la Suisse et la ForêtNoire : coucous et couteaux à papier, becs de cannes ettrophées de chasse. Une profusion d’écharpes rayées, venues deslacs italiens, si proches, voisinaient avec des bijoux en corail etdes mosaïques sur bois envoyés de Sorrente, et des peignes, desépingles, des couteaux à papier, des crochets en écaille brune oublonde, expédiés de Naples. Enfin c’était l’innombrable amas des« souvenirs » que les patients d’une cure achètent tous,tôt ou tard, dans l’oisiveté de leurs heures vides. Une fois à lamaison, ces brimborions, de pittoresques, deviennent hideux. Ilsressemblent en cela aux intimités ébauchées autour du verre d’eauet des salles de bains. Mais, comme Madeleine n’était pas encorerentrée à Paris, ce petit coin du promenoir l’amusait toujours. Ilse dessina dans son esprit avec ses moindres détails, et Favelless’avançant vers elle suivi de l’inconnu : « J’aurai làune minute amusante, » se dit-elle. « Ce monsieur aparfaitement vu, à la gare, que nous l’avions surpris en flagrantdélit d’indiscrétion. Il vient de voir que je l’ai reconnu. Quellemine aura-t-il ?… Je le jugerai là-dessus, j’aurai de quoidivertir un peu ma bougonne Agathe… »

Le dîner de la jeune femme s’achevait parmices pensées. Arrivée en retard, elle se trouvait rester l’une desdernières dans la vaste salle à manger. Le baron Favelles et soncompagnon s’étaient levés depuis longtemps et ils avaient disparuquand elle se prépara, elle aussi, à rentrer chez elle. Entrel’instant où elle s’était figuré gaiement l’embarras de l’inconnuet celui où elle remettait la mante destinée à protéger sondemi-décolletage contre la fraîcheur du soir, une réflexion trèsdifférente des précédentes avait sans doute traversé sonesprit ; car, au lieu de se diriger vers cette porte dupromenoir, où elle risquait presque sûrement de retrouver les deuxhommes, elle quitta la salle à manger par une autre sortie quidonnait directement sur le parc… Une réflexion ?… Uneimpression plutôt, un de ces vagues et presque indéfinissablesinstincts comme l’approche d’un homme destiné à jouer un rôle dansleur existence en émeut chez les femmes d’une extrêmesusceptibilité sentimentale. Après s’être dit : « Cetteprésentation sera bien amusante ; Madeleine se disait :« Décidément, non. Après que ce monsieur nous a regardées à lagare, comme il nous a regardées, c’est mieux tout de même de ne paspermettre qu’il me soit présenté. (Elle oubliait qu’elle avaitprotesté contre le nous.) Ce dîner, à l’hôtel, ce soir,est très suspect. Comment n’y ai-je pas vu une nouvelle preuved’indiscrétion ? Il m’a suivie de loin en sortant de la gare,il a su où j’habitais, et mon nom. Et puis que je mange ici.L’hôtel est un restaurant en même temps qu’un hôtel Il y est venu.Pourquoi ? Pour essayer de me revoir ?…Me revoir ?Mais c’était ma sœur qu’il regardait… Hé bien ! Agathe estpartie. Il le sait. Il n’y a qu’une personne qui puisse luiapprendre quelque chose sur elle… C’est moi… » Et de nouveauhésitante : « Je bats la campagne. Quelle folie ! Cesont des idées de roman…Ce qui n’est pas une idée de roman, c’estque ce monsieur n’a pas été très bien élevé. À la gare, j’ai dit lecontraire à ma sœur. Mais il faut l’avouer, elle avait raison. Dedeux choses l’une : ou bien il s’est trouvé à l’hôtelvolontairement et c’est tout à fait mal. Dans ce cas, je doisl’éviter. Ou bien il n’y a là qu’une coïncidence, et pourquoi nepas l’éviter encore ? On fait toujours trop de nouvellesconnaissances… » La charmante femme eût été très étonnée siquelque ami perspicace ou quelque amie lui eût expliqué la subitevolte-face que résumait ce nouveau petit discours. Ce dérobementdevant la présentation possible de l’inconnu, qu’était-ce qu’unfrisson de crainte nerveuse ? Et que signifie un inconscientet irrésistible mouvement de cet ordre à l’occasion d’un étranger,sinon un obscur commencement d’intérêt ? Madeleine eût pu s’enconvaincre au plaisir singulier que lui causa, quelques minutesplus tard, la preuve, tout d’un coup surprise, de la délicatesse del’inconnu au contraire et de sa correction. En s’échappant de lasalle à manger par la porte du parc, elle croyait ainsi rentrertranquille. Elle avait compté sans une autre indiscrétion et pluscertaine que celle du jeune homme si sévèrement jugé parMme de Méris. Faut-il dire qu’il s’agissait deFavelles ? Le baron n’était pas de ceux qui perdent une seuleoccasion de briller auprès d’une jolie femme, ne fût-ce que par lereflet d’un autre. Il avait, tout en passant et repassant dans lepromenoir, guetté à travers les vitres la fin du dîner deMme Liébaut. Il l’avait vue s’attarder une seconde, tandisqu’elle remettait sa pèlerine, comme si elle hésitait sur le cheminà prendre, puis se diriger vers la sortie du parc. Le temps ;pour lui-même, de contourner le bâtiment de l’hôtel, du grand pasde ses vieilles jambes rajeunies par l’importance de l’effet àproduire plus encore que par la thermalité mystérieuse des eaux deRagatz. Il était devant elle, – mais seul, – et, s’excusant del’aborder, il la questionnait sur le départ deMme de Métis. Ensuite, sans autre préambule :

– « J’avais à dîner ce soir quelqu’un quivous aurait bien intéressée, le commandant LouisBrissonnet. »

– « Le compagnon du colonelMarchand ?… demanda Madeleine, avec un sursaut de curiositéspontanée dont elle s’étonna elle-même. Un trouble passa sur sonvisage. Favelles ne s’en aperçut pas, dans l’obscurité de l’alléequ’éclairaient mal les réverbères placés de distance en distance.Lui-même était d’ailleurs trop uniquement occupé de ce qu’il eûtvolontiers appelé son succès pour remarquer une nuance dephysionomie, si légère et aussitôt disparue. Tous ceux qui ontsuivi, d’après les documents de l’époque, l’héroïque expédition duCongo-Nil se rappellent qu’un des corps qui la composaient, séparépar une erreur de route du reste de la troupe, à quelques lieues duBahr-el-Gazal, et assailli par la plus féroce tribu de cette férocecontrée, dut son salut au sang-froid de Brissonnet, alorslieutenant. Consumé de fièvres et grièvement blessé, il déployapour arracher ses hommes à un massacre certain une énergie àlaquelle son chef, aussi magnanime qu’il est courageux, a rendu unretentissant hommage. Il n’y avait donc rien d’étonnant queMme Liébaut sût le nom du brillant officier et ses faitsd’armes. Favelles aurait préféré lui apprendre le tout pour placerun récit dont il ne lui fit d’ailleurs pas complètementgrâce :

– « Oui, » répéta-t-il, « lecompagnon du colonel Marchand, le Brissonnet qui, avec cinq centstirailleurs, a tenu tête à cinq mille nègres. Ne pouvant plusmarcher, il faisait le coup de feu par-dessus les épaules de sesporteurs fanatisés… Mais vous avez lu les pages que le colonel luia consacrées… Après trois ans, Brissonnet ne s’est pas remis de sesfatigues, et la Faculté l’a expédié ici, où il est arrivé hiermatin… Il est descendu dans un très petit hôtel. L’héroïsme ne mènepas à la fortune, vous savez… J’avais eu l’occasion de leconnaître, quand je faisais partie du Comité de l’Afrique centrale.J’avais été très intéressé par deux ou trois de ses communications.Après ma douche, je me promenais dans le parc, je me heurte à lui…Je l’invite à dîner, un peu avec l’idée de vous le présenter. Onn’est pas gâté à Ragatz, comme distractions, et j’étais très sûrque vous auriez du plaisir à l’entendre raconter ses aventures… Etpuis, ne voilà-t-il pas que ce malheureux est saisi, au milieu dudîner, d’une névralgie atroce… Ça l’a pris tout d’un coup, commevous veniez d’entrer, justement. Quelle guigne ! Il faut queç’ait été bien grave, car je vous avoue que je lui avais annoncéque vous voudriez bien me laisser vous l’amener. Vous avoirvue, » ajouta le galantin, « et perdre une occasion toutofferte de se rapprocher de vous, c’est invraisemblable !…Enfin, vous m’autoriserez à réparer ce contre-temps demain, si vousêtes dans le parc à l’heure de la musique ? Je lui ai donnérendez-vous là… Pourvu qu’il n’ait pas l’idée de repartir !…Tandis que je le reconduisais à son hôtel, à deux pas, ilincriminait les eaux de Ragatz. Il a pris son premier bainaujourd’hui. Quelquefois ce premier bain réveille les misères quela cure va soulager. Je lui ai dit cela, sans parvenir à luiarracher une promesse de prolonger l’expérience. La guigne seraitcomplète. Ah ! s’il s’en va, et quand vous êtes à Ragatz,vous, madame Liébaut, je donne ma démission de colonial.C’est que l’Afrique abêtit les officiers français… De mon temps, iln’y avait pas de névralgie qui tînt. Les belles dames d’abord, lasanté ensuite ! J’ai toujours envie de leur dire, comme dansla comédie :

Cédez-moi vos trente ans, si vous n’en faites rien…

Brissonnet pourtant est aussi spirituel qu’ilest brave, et il cause quand il veut causer !… S’il reste, jelui ferai narrer ses histoires de chasses… Que Mlle Charlotte enentende une, une seule, elle ne voudra pas plus lâcher lecommandant qu’un volume de Jules Verne… Vraiment, s’il ne restepas, quel dommage et quelle gaffe !… »

Madeleine était trop habituée aux madrigauxplus ou moins délicats du baron pour y prendre garde. Ce ton deroquentin suranné avait attiré à l’excellent homme l’antipathie deMme de Méris. Mme Liébaut, elle, lui avait dèslongtemps pardonné la sottise de ses compliments, – toujoursl’odor di feminita du rapport secret, mais combienrancie ! – en faveur de la gâterie que le célibataire endurciprodiguait sans cesse à sa petite fille. Encore cette fois, ilavait pensé à l’enfant. Ce fut la mère qui répondit, en répétantles avant-dernières paroles du Sigisbée démodé :

– « Quel dommage, eneffet !… »

– « Alors, s’il reste, » insistaFavelles, « vous ne voyez pas d’objections à ce que je vous leconduise ?… »

– « Aucune, » réponditMadeleine.

Elle s’écouta prononcer ce mot quicontredisait par trop ses résolutions de tout à l’heure, et denouveau elle s’étonna de l’élan spontané avec lequel elle avaitaccordé son acquiescement. Mais ne venait-elle pas d’apprendrequelques petits faits qui, eux aussi, contredisaient complètementl’hypothèse ébauchée un quart d’heure auparavant dans sonesprit ? Elle savait maintenant que la présence de Brissonnetà une table de restaurant où elle prenait tous ses repas n’avaitpas été préméditée. Elle savait que, l’ayant reconnue, il n’avaitplus pensé qu’à l’éviter, bien loin d’essayer de s’imposer. Ellesavait enfin que ce masque jugé par elle au premier regard siintéressant ne mentait pas. Elle avait comme porté un défi auhasard par son « tout arrive « de la gare, et le hasardavait répondu en les mettant, sa sœur et elle, en rapport avec unde ces hommes tels que l’imagination féminine rêvera toujours d’enrencontrer. À la suite de ces diverses découvertes, le plan de savolonté devait être déplacé du coup. Il l’était si bien qu’au lieude quitter le baron Favelles, comme elle l’eût certainement fait entoute autre circonstance, pour regagner vite son appartement etcauser avec sa petite fille encore éveillée, elle s’attardait dansles allées du parc à écouter les interminables commentaires dubaron sur les aventures sénégalaises de l’explorateur. Avant deprendre part à l’expédition Marchand, Brissonnet, alors simplesous-lieutenant, n’a-t-il pas exécuté, dans la région saharienne,une des plus audacieuses reconnaissances que les annales de notrearmée d’Afrique, si riches en exploits pareils, puissentmentionner ? L’ancien sous-préfet, ravi d’être écoutécomplaisamment par la plus jolie des Parisiennes exilées à Ragatz,oubliait l’humidité du soir, interdite de la façon la plus sévère àses rhumatismes. Il ne remarquait pas le mince et perfidebrouillard qui, monté du Rhin, s’étendait doucement sur la valléebaignée de lune. Madeleine oubliait, elle aussi, qu’elle était àpeine couverte et que les fins souliers dont elle était chausséen’étaient pas faits pour fouler le sol des allées, mouillé derosée. Un projet commençait de se dessiner dans sa pensée, d’abordvague, puis moins vague, puis précis. Et deux heures plus tard,lorsque enfin revenue aux Petites Charmettes (c’était lenom de sa villa), elle eut embrassé sa fille endormie, et qu’ellese fut elle-même vêtue pour la nuit, ce projet s’était fixé enlignes très nettes. Elle en raisonnait déjà comme d’un fait positifet qu’elle ne discutait plus. Le petit roman, tendrement etpurement chimérique, ébauché dans sa rêverie, l’attirait par unattrait si profond, si conforme aussi aux secrètes dispositions desa nature, follement sentimentale sous son parti pris de tranquillesagesse bourgeoise ! Elle demeura longtemps, longtemps, safemme de chambre congédiée, sur le balcon en terrasse de sonappartement, à regarder le vaste paysage de plus en plus argenté devapeurs, tout en se prononçant à nouveau un de ces interminablesmonologues dont elle était coutumière. Les étoiles palpitaient auciel, où le croissant de la lune brillait d’un éclat de métal. LeFalknis profilait, par-dessus les cimes onduleuses des grandsarbres, sa silhouette sombre, détachée sur le violet comme déteintdu ciel. La rumeur de la Tarmina, la tumultueuse et rapide rivièrequi roule sauvagement vers le Rhin son eau d’une si glauque nuance,animait seule le silence de la vallée, rendu par la nuit à sonrepos d’asile. Mme Liébaut écoutait cette plainte, ses yeuxerraient sur cet horizon d’ombres épaisses, de vapeurstransparentes, de clartés élyséennes, et elle se disait :

– « Pourquoi ce qui n’a été qu’uneplaisanterie dans notre adieu de la gare ne deviendrait-il pas uneréalité ?… Oui. Pourquoi ?… Agathe me dit toujoursqu’elle déteste les gens de son monde. Elle vit parmi des oisifs etdes médiocres. Si cependant on arrivait à lui présenter commecandidat à sa main un homme tel que celui-ci, déjà glorieux àtrente-trois ans et qui a tout pour lui : cette beautéphysique d’abord, – avant de rien savoir de lui, n’ai-je pas eul’impression, rien qu’à la regarder, qu’il était à part desautres ? – un admirable caractère ensuite, – le témoignage deson chef et de ses actions l’atteste ; – la poésie enfin d’unedestinée malheureuse. Favelles ne m’a-t-il pas dit qu’il étaitpauvre et aussi qu’il avait dû demander un congé, tant nosgouvernants le persécutent de mesquines tracasseries ?… Maispour qu’Agathe s’éprenne de lui et qu’il s’éprenne d’elle, il fautqu’ils se connaissent et elle est partie, et lui il va peut-êtrepartir… S’il part, c’est une chose finie… Partira-t-il ? Non.Il en a peut-être eu l’intention une minute, quand Favelles lui aparlé de le présenter. Son incorrection de la gare lui aura faithonte. Il aura craint que je ne lui en tienne rigueur. Cettesusceptibilité prouve que ce soldat déterminé conserve une âmetoute neuve, toute fraîche. Elle prouve aussi que notre rencontre àla gare lui a fait une impression… Notre ?… Non. Encore unefois, il n’a vu là-bas que ma sœur. Elle était à la fenêtre duwagon, regardant du côté où il venait, et moi je lui tournais ledos… D’ailleurs, quand il nous aurait remarquées toutes les deux,nous nous ressemblons tellement, qu’en ce moment je le défieraisbien de nous distinguer l’une de l’autre… À cause de cetteressemblance, il restera. Si c’est ma sœur qui l’a frappé, ilvoudra la revoir en moi… La revoir en moi ?… La revoir enmoi ?… » Elle se répétait ces mots tentateurs,indéfiniment, et, toute songeuse, elle continuait : –« J’ai encore dix jours à passer ici, pourquoi ne pas enprofiter ? Si le commandant Brissonnet a vraiment remarquéAgathe, il voudra se lier avec moi à cause d’elle. Je m’y prêterai…Ce ne sera pas de la coquetterie. Il s’agit seulement de lui donnerle désir et la possibilité de venir chez moi, à Paris. Il viendrachez moi. Il y retrouvera ma sœur. Je m’effacerai alors… Ce sera àlui de se faire aimer… Et si, pendant ces dix jours, cetteressemblance est la cause qu’après avoir admiré Agathe à la gare,c’est de moi qu’il devient amoureux ?… Il n’y a pas dedanger…, » se répondit-elle en haussant ses fines épaules…,« il n’aura pas de peine à constater que mes affections sontprises, bien prises, que j’aime mon mari de tout mon cœur… Il sauravite qu’il n’y a pas d’espoir. Alors, quand il se retrouveravis-à-vis de ma sœur, c’est moi qu’il reverra en elle… Il se seraépris de l’aînée à travers la cadette… Mon Dieu ! Agathe araison, je vois toujours tout en beau. Je suppose aussitôt qu’ilaime une de nous ! Sais-je seulement s’il n’a pas unattachement déjà ? Cette lettre qu’il allait jeter au train,avec la crainte évidente de manquer la dernière poste, nel’adressait-il pas à une femme ?… Bah ! Même en ce cas,il ne s’agirait point d’un sentiment bien sérieux. Il ne se seraitpas arrêté ainsi, à la vue d’Agathe, s’il avait au cœur un vraiamour… Après dix minutes de conversation, d’ailleurs, je saurai àquoi m’en tenir. Un homme qui n’est pas libre, ça se reconnaît sivite !… Mais sera-t-il encore là demain ?… Pourvu qu’il ysoit ! Dire que dans deux ou trois mois, ma sœur pourrait êtresur le point de refaire sa vie avec lui et que ce petit retard del’express de Paris en aurait été la cause… Que ce serait amusanttout de même, si sa vie s’arrangeait ainsi et pour ce motif !…Mais je suis folle. Allons dormir… »

Chapitre 3POUR LE COMPTE D’UNE AUTRE

 

Mme Liébaut se doutait si peu du secretsentiment caché au fond, très au fond de ce romanesque projet, quesa première action le lendemain fut d’en écrire longuement à sonmari. Elle lui envoyait ainsi chaque jour une chronique de sa vieaux eaux et de la santé de leur fille. Ce matin encore elle vit enpensée le médecin recevant cette lettre, au moment de sortir. Ill’ouvrirait dans le coupé de l’Urbaine à deux chevaux qui le menaità son hôpital. Liébaut était attaché au service de laPitié. De là il courait à travers Paris de visite envisite. Ces quatre pages d’une fine écriture seraient lues entredeux séances de douleur. Elles seraient le viatique quotidien, lapetite joie de cet homme excellent, que Madeleine croyait aimer,qu’elle aimait réellement, mais d’une de ces affections dontl’accoutumance a fait une simple amitié. L’honnête femme sourit àcette image qui lui représentait le compagnon de sa vie, dansl’exercice de son accablant métier. Cette physionomie du praticien,déjà usé à quarante-trois ans par l’excès du travail et l’absencetotale d’exercices physiques, n’avait rien de commun avec celle del’officier d’Afrique, empreinte, elle aussi, d’une précocelassitude. Seulement les fatigues de l’explorateur évoquaient lemystère du désert, les dangers affrontés dans un lointain décor delarges fleuves, de palmiers gigantesques, de sauvages et viergesétendues. La poésie de la mort bravée froidement parait ce visagetourmenté d’un mâle attrait que n’avait pas le masque bourgeois dudocteur, dont les paupières s’étaient ridées à cligner sur deslivres de pathologie, les tempes dégarnies à méditer desordonnances, les épaules voûtées à se pencher sur des poitrinespour les ausculter. Contraste uniquement extérieur ! À laréflexion tous les dévouements se valent, et celui d’un père defamille qui peine courageusement pour les siens n’est pas d’uneautre essence que le sacrifice d’un soldat. Madeleine avait l’âmeassez saine pour comprendre cette grandeur des humbles vertus, quin’est méconnue que des cœurs vulgaires, mais, si raisonnablequ’elle fût, elle gardait dans un arrière-pli de son être cettegraine de fantaisie féminine qui s’épanouit en floraisonsdangereuses sous le prestige des aventures exceptionnelles et despersonnalités frappantes. Rien de plus imprudent que le jeu à quoielle se préparait : cet effort pour attirer l’attention d’unhomme qui, dès la première rencontre, l’intéressait un peu trop.Elle en avait une préconscience, si l’on peut dire,puisqu’elle s’était déjà donné cette justification anticipée :« Si je veux qu’il me remarque, c’est afin de substituer plustard ma sœur à moi-même, et qu’un goût léger pour moi devienne unsentiment sérieux pour elle. » Sophisme d’une sensibilité àdemi ignorante d’elle-même. Il faut toujours en revenir au proverbedont le plus passionné des poètes, et qui a payé cher sonexpérience, a fait le titre de son chef-d’œuvre : On nebadine pas avec l’amour… Madeleine eût répondu, si on l’eûtinterrogée quand elle sortit de sa maison, vers onze heures, salettre dans la main, avec sa petite fille, qu’il ne s’agissaitd’amour, ni peu ni prou, encore moins d’un badinage, et elle eûtété d’une absolue bonne foi ! Une chance s’offrait, cettechance longtemps et vainement cherchée de refaire l’avenird’Agathe, et la sœur cadette n’eût pas admis une seconde qu’uneautre cause lui donnât la vague émotion dont elle était saisie ens’acheminant vers l’hôtel et se posant cette question :

– « M. Brissonnet est-ilparti ? Est-il resté ?… Je le saurai tout à l’heure.C’est le moment où Favelles fait sa promenade après son bain etavant son déjeuner. Il sera allé se renseigner, aussitôt sorti…Justement, le voilà… Et les voilà… »

Madeleine Liébaut avait suivi d’instinct, etcomme sans y penser, pour gagner l’hôtel et sa boîte aux lettres,un chemin un peu détourné qui rejoignait l’allée du parc, où leBeau du second Empire étalait volontiers ses élégances de onzeheures. Il était là, chaussé des plus fins souliers jaunes, guêtréde coutil clair, dans un complet de flanelle rayée, d’une coupe àlui, qui trouvait le moyen d’antidater, si l’on peut dire, par saforme, cette toute moderne étoffe. Une fleur s’ouvrait à saboutonnière, cachant à moitié le mince ruban rouge, militairementporté. Le chapeau de paille posé sur le coin de la tête, le cheveuastiqué, vernissé, laqué, le baron fumait, en dépit de toutes leslois de l’hygiène, son deuxième cigare de la journée. Dans l’orbitede son œil s’enchâssait un monocle d’écaille dont la sertissurespéciale et le large ruban moiré faisaient une prétention.Hélas ! un presbytisme croissant en faisait une nécessité. Cevieil enfant de près de trois quarts de siècle dressait son torse,tendait son jarret. Il dominait de ses épaules le grêle et maladifhéros, tout nerfs et tout énergie morale, qu’était Brissonnet. Lecommandant, pauvrement vêtu d’un pardessus de drap sombrevisiblement acheté dans un magasin de confections, coiffé d’unchapeau melon vaguement roussi aux bords, les pieds pris dans desbottines à lacets dont les cassures ignoraient les coquetteries del’embauchoir, eût fait triste mine à côté du seigneur qui lepromenait sous les arbres du parc, dans la jolie clarté de cettematinée, n’eût été l’air d’aristocratie comme naturellement répandusur lui. Son regard, qui vous poursuivait d’une obsession, quandvous l’aviez une fois croisé, l’éclairait tout entier.Mme Liébaut n’eût pas plus tôt rencontré de nouveau ces yeuxd’une si extraordinaire puissance d’expression, qu’elle éprouva,comme la veille, un intime sursaut d’obscure timidité. Elleregretta presque d’avoir pris ce chemin. Ses doigts nerveuxcaressèrent – pourquoi ? Était-ce contenance ? Était-ceappréhension d’un danger ? – les boucles de sa fille, qui levason joli visage avec un sourire pour lui dire :

– « Maman, voici M. Favelles avec unautre monsieur. Comme il a l’air malade, celui-là ! Et commeses yeux brillent… »

– « C’est sans doute un voyageur et quiaura pris les fièvres dans des climats tropicaux… » – réponditla mère. Elle avait à peine achevé cette phrase, toute vague et oùsa fillette ne pouvait pas deviner qu’elle connaissait parfaitementl’énigmatique personnage ; déjà les deux hommes débuchaient del’allée, le baron rutilant de l’orgueil d’un cornac qui produit sonéléphant, et le cornaqué, tout nerveux, tout contracté, aussipassionnément désireux d’être ailleurs que la jeune femme à qui leprésentateur disait :

– « Hé bien ! chère amie, lecommandant Brissonnet n’est pas parti… Vous regrettiez son départ.Je l’ai retenu, et je vous l’amène… »

Quand un jeune homme et une jeune femme quigardent, entre eux deux, sans se connaître encore, le petit mystèred’un secret, même le plus innocent, sont confrontés de la sorte etavec aussi peu de préparations, les premiers mots prononcés parl’un et par l’autre revêtent une signification décisive. La voix,la simple voix de quelqu’un dont on a remarqué la physionomieaccroît ou détruit d’un coup un intérêt naissant. Un geste ysuffit, une attitude, trop ou trop peu d’aisance. Que Brissonneteût eu seulement une allure ou très assurée ou très empruntée,qu’il eût émis d’un timbre déplaisant quelque phrase ouprétentieuse ou banale, et le fragile échafaudage de l’édificesentimental construit en imagination par la cadette pour y abriterle futur bonheur de son aînée, s’écroulait. Ce fut le contraire quiarriva. Aussitôt que Favelles eut proféré cette formule deprésentation trop clairement dénonciatrice de l’entretien de laveille, Madeleine se sentit rougir. Elle vit que la brusqueriesoulignée de cette phrase ne gênait pas moins Brissonnet. Sespaupières avaient battu sur ses yeux, l’éclair d’un instant, assezpour dénoncer chez cet officier qui avait fait la guerre – et dansquelles conditions ! – une susceptibilité de délicatesse égaleà celle de Mme Liébaut. Celle-ci lui sut tout de suite un gréinfini de cet accord, et elle éprouva le besoin de marquer sasympathie au héros intimidé. L’indiscrétion de Favelles lui enfournissait le prétexte. Elle répondit donc :

– « C’est vrai, j’aurais été bien auregret, comme toute vraie Française, d’avoir passé aussi près d’undes compagnons du colonel Marchand, sans lui avoir dit combien tousles miens et moi-même avons admiré le courage des soldats deFachoda et aussi combien nous les avons plaints… »

Le commandant l’avait regardée, tandis qu’elleparlait, sans timidité cette fois. Elle put lire dans ces prunellessombres une reconnaissance et une pudeur. Pareil sur ce point à sonnoble chef, Brissonnet n’aimait guère à parader dans la tristessede sa vie actuelle avec les fortes actions de sa vie passée.D’ordinaire, on était sûr de le mécontenter en l’interrogeant surle cruel épisode auquel s’associe le nom du village africain queles Anglais viennent de débaptiser, par respect pour la poignée debraves, ramassés là devant le Sirdar victorieux. Il devinaqu’aucune curiosité mesquine ne se dissimulait derrière cesquelques mots de Mme Liébaut, et qu’ils exprimaient unsentiment sincère. Il répondit avec une simplicité pareille, d’unevoix qui avait un charme très particulier, – elle était très mâleet très douce, extrêmement ferme dans les notes hautes etcaressante dans les notes profondes :

– « Ce n’est pas là-bas que nous avonsété à plaindre, madame, c’est depuis… Bien moins que ceux qui ontfait perdre au pays le fruit de notre effort… » Mais il avaittrop l’orgueil de ses sentiments pour s’abandonner à sa plus intimedouleur devant une inconnue, si sympathique lui fût-elle. Il eût eul’horreur de se prêter sur un pareil sujet à un échange de propossuperficiels. Il détourna donc la conversation :« D’ailleurs, le passé est le passé, » continua-t-il,« l’existence du militaire tient toute dans le verbe servir.Il n’a rien à reprocher à la destinée du moment qu’il peut leconjuguer dans ses trois temps : j’ai servi, je sers, jeservirai. M. Favelles prétend que les eaux de Ragatz memettront en état de dire ce futur sans mensonge. J’avoue que je nel’espérais guère en venant ici et que je l’espère moins encore…

– « Répétez-lui, chère amie, » ditle Vieux Beau à la jeune femme, « qu’il ait un peu depatience, et quel miracle ces bains ont accompli sur Charlotte.N’est-ce pas, mademoiselle ?… » continua-t-il ens’adressant maintenant à l’enfant qui, tout effarouchée d’êtreinterrogée ainsi, fit tourner, au lieu de répondre, une corde àsauter qu’elle tenait à la main et elle se prit à courir avec dansl’allée.

– « Certes, » fit la mère,« elle n’aurait pas sauté comme cela il y a sixsemaines… »

– « Et moi, je n’aurais pas pris uncontre de quarte avec ce doigté…, » insista Favelles, et, desa canne, il esquissa un mouvement de fleuret. L’homme du secondEmpire avait été naturellement dans sa jeunesse un de ces friandsde la lame, comme il y en eut tant aux environs de 1865. Unegrimace de souffrance contracta son visage, tandis qu’il étendaitde nouveau son bras en tournant son poignet raidi et remuant sesdoigts noueux. Il exécuta pourtant plusieurs mouvements, puisappuya son bâton à terre en disant un : « Voilà aprèsdix-sept bains… » triomphal, qui plissa dans un demi-sourireles fines lèvres de Madeleine. Un sourire semblable passa sur levisage d’habitude si tragique du commandant. C’était le signequ’avec un peu de bonheur et de paix, une enfantine gaietérenaîtrait vite dans cet homme sur lequel pesaient trop d’annéesd’une trop ardente et trop pénible tension. Le vaniteux baron étaitsi fier de ne plus cheminer, courbé et traînant la patte, qu’il neremarqua pas ce double sourire, et tous les trois s’engagèrent dansl’allée où la petite gambadait toujours en fouettant de sa corde legros sable bleu pris au lit du Rhin. Mme Liébaut et Brissonnetse taisaient ou presque, et Favelles s’épanchait en souvenirs.Malgré son constant souci d’être à la mode, le besoin de conterfaisait sans cesse de lui le classique vieillard de lalégende :

laudator temporis acti.

Son geste d’escrimeur lui avait rappelé lesbretteurs de sa jeunesse et les belles séances de terrain, ausortir de la Maison d’Or et du Café Anglais. Les aventuresaujourd’hui oubliées d’aimables compagnons qui furent de charmantscauseurs et des gloires de salles d’armes revenaient dans sondiscours : celles d’Alfonso de Aldama, de Georges Brinquant,de Saucède. Madeleine écoutait d’une oreille distraite ces noms quine lui représentaient même pas des fantômes, – et ceux qui lesportaient ont été des vivants si vivants ! – À la dérobée,elle étudiait l’officier d’Afrique, retombé à cette habituelleméditation qui semblait le transporter bien loin, là-bas, aux paysdu ciel torride, de la forêt primitive et du danger. Ils n’avaientpas fait deux cents pas de la sorte ; soudain et sans que rieneût pu faire prévoir cette résolution, le commandant prit congéavec une telle brusquerie que Favelles lui-même en demeuradécontenancé :

– « On vous verra cetteaprès-midi ?… » demanda-t-il. « Mais qui vouspresse ?… »

Et comme Brissonnet s’éloignait, après uneréponse aussi évasive que brève :

– « Il a de ces accès desauvagerie, » dit le baron, « qu’il faut lui pardonner.Je ne serais pas étonné que le soleil du Congo lui eût frappé latête… Soyez indulgente pour lui, madame Madeleine. Il n’a pas causéce matin… Baste ! vous le reverrez. On ne peut pas se manquerles uns les autres dans cette cuvette qu’est Ragatz… Je croism’apercevoir qu’il vous a déçue. Je lui ferai prendre sarevanche… »

La psychologie de l’ancien sous-préfet avaitsans doute été plus pénétrante, quand il travaillait pour sonpropre compte. Sans quoi il n’eût assurément pas mérité la noteflatteuse trouvée dans l’armoire secrète des Tuileries. Ce départsubit du commandant était précisément le contraire de cettemaladresse déplorée par le présentateur. Durant les toutespremières minutes, le plaisir de trouver l’énigmatique personnagede la gare et du restaurant si pareil à son imagination avaientenhardi la timide Madeleine, mais déjà elle commençait à sereprocher une familiarité trop hâtive avec un nouveau venu quipouvait la mal juger. Cette fuite inopinée calma aussitôt ce légerfrisson de scrupule. Elle recommença de se livrer au songe caresséla veille et le matin, d’autant plus librement qu’après sa lettresi franche à son mari, elle ne gardait aucune arrière-pensée.Comment l’idée lui fût-elle venue qu’un sentiment personnel semélangeât à un dessein si désintéressé : un mariage à ménagerpeut-être entre l’officier glorieux et malheureux, d’une part, etde l’autre, sa sœur malheureuse elle aussi, dans sa richesse etavec son nom ? Un seul point troublait la conscience de laprudente bourgeoise qu’elle restait, même dans sonromanesque : elle ne savait de Brissonnet que ses actionsd’éclat. Elle ignorait tout de sa famille. Quand le soir, elle seretrouva de nouveau avec Favelles, après dîner, elle employa desruses de diplomate à l’interroger sur les origines du commandant,sans avoir l’air de s’y intéresser.

– « C’est là le malheur, » réponditFavelles. « Il vient d’en bas. Il a brûlé l’étape, comme ondit. Ses parents étaient des cultivateurs près de Périgueux. Ilsont fait de gros sacrifices pour l’élever. Je rends à Brissonnetcette justice : il n’en rougit point. Il vous raconteraitlui-même, s’il vous connaissait mieux, le dévouement de ce père etde cette mère – qu’il a perdus, voyez quelle épreuve, pendant qu’ilétait en Afrique ! … Pourtant cette humble origine se sent àdes nuances. Ainsi la façon dont il nous a quittés ce matin…Ah ! si je pouvais en faire un homme du monde ! Avec satournure, s’il arrivait simplement à comprendre quelle force c’estde se mettre en habit tous les soirs… ! » Quand l’anciensous-préfet prononçait de ces formules, le sérieux de son rouge etimportant visage d’ex-viveur et d’ex-fonctionnaire était vraimentimpayable. « Il ferait le mariage qui lui plairait, d’autantplus qu’il n’a pas de mauvaises manières. Il a des façons dignes,dans leur maladresse. Ça, c’est le soldat. Il est pauvrement mis,mais soigné sur lui. Ce qui lui manque… » ajouta le Vieux Beauavec un clignement d’yeux où reparaissait l’homme del’odor di feminita… « ce qui luimanque, c’est d’avoir intéressé une femme comme il faut… »Puis voyant les jolis sourcils de Mme Liébaut se froncer àcette phrase, qui ressemblait fort à une insinuation :« Vous me trouvez très immoral, » insista-t-il.« Mais cet intérêt pourrait être innocent, – en toutrien tout honneur… » Il rit gaiement de son médiocreà peu près, en ajustant son monocle avec la plus comique fatuité.C’était là un autre trait de son caractère et très logique :il adorait étonner les jeunes femmes dont il s’occupait, comme deMme Liébaut, en Sigisbée désintéressé et sincèrement dévoué,par ces sous-entendus de demi-cynisme. Ne supposaient-ils pas unelongue expérience de haute galanterie ? Madeleine lui savaitce ridicule. D’habitude elle n’y prenait pas plus garde qu’auxélégances surannées dont il parait sa décadence. Son optimismedélicat, et que sa sœur lui reprochait tant, s’obstinait à voirdans le Don Juan démissionnaire, – combien malgré lui ! – lesqualités réelles qu’il conservait : sa bonhomie et sonobligeance, son courage devant les infirmités commençantes et lamort prochaine, la noblesse surtout de sa fidélité à la cause,aujourd’hui vaincue, qu’il avait servie tout jeune. Cette fois ellefut trop vivement choquée pour ne pas le faire sentir à soninterlocuteur qui en resta un peu penaud.

– « J’ai fait une gaffe, » dit-il,quand Madeleine l’eut quitté après s’être laissé reconduire commela veille, jusqu’au seuil de sa villa, sans plus lui répondre,sinon par des monosyllabes. « C’est prodigieux qu’une aussijolie petite Ève n’ait pas la moindre envie du fruit défendu. Sonmari est un brave homme et un bon médecin. Son diagnostic est depremier ordre. Tout de même, ce lourdaud d’hôpital apparié à cettefine Parisienne, c’est un peu fort… Un percheron attelé avec unepouliche arabe. Ils ne sont vraiment pas du même pied. Et lapouliche ne rue pas dans les traits ! Et le voiture conjugaleroule sans verser !… Tiens, la comparaison est drôle. Je latravaillerai. Il y a un mot là dedans que je placerai… Unpercheron ?… Une pouliche ?… Un carrossier et unecobbesse, ce serait mieux… »

Vérifier cobbesse avec Walter [Michel]

** * * *

Cette métaphore irrévérencieuse attestait lesgoûts hippiques du baron. Il avait, dans ses beaux jours de grandepiaffe, mangé une vingtaine de mille francs, comme propriétaired’un quart d’écurie de courses. Elle lui revint le lendemain, àrevoir la jeune femme de son docteur, qualifiée sicavalièrement, – imitons son genre d’esprit, – à côté deson protégé Brissonnet, dans une circonstance qui aurait dû lerendre jaloux de l’officier. Mais le véritable Vieux Beau, le VieuxBeau bon teint – sans épigramme ni équivoque, – n’est pas jalouxdes succès des autres. Il est trop saturé de fatuité. Favellesvenait donc, après avoir couru vainement après Brissonnet toute lamatinée, de le retrouver en train d’écouter la musique sous lesarbres de la charmille aménagée au milieu du parc, et,naturellement, il l’avait entraîné vers l’allée où Mme Liébauts’installait le plus volontiers. Elle venait là, souvent, vers lestrois heures, avec sa petite fille. Assise sur une chaise à l’ombredes branches, elle travaillait indéfiniment à quelque ouvrage aveccette patience qu’elle mettait à toute besogne. Cette rêveusen’était jamais une oisive. Elle ne lisait guère. Les chimères dontse nourrissait sa fantaisie lui faisaient, sans qu’elle s’en rendîtcompte, paraître prosaïques et froides les inventions desécrivains. Cette après-midi elle avait emporté, pour occuper sesmains, des écheveaux d’une fine laine mêlée de brins de soie,destinée à se transformer en un souple mantelet pour Charlotte.Elle avait mis sa chaise sous un grand arbre où la brise éveillaitun lent frémissement de feuilles, de quoi accompagner et bercer sasongerie. Sous son grand chapeau de légère mousseline pâlementrose, son souple corps pris dans une robe de batiste assortie, sesjolis doigts sortant des longues mitaines de dentelle souslesquelles transparaissait la chair délicate de l’avant-bras,c’était une apparition de jeunesse à la croire la très grande sœurde la petite fille qui jouait près d’elle comme la veille, maiscette fois avec un cerceau. Un des ruisseaux épanchés de lamontagne vers le Rhin contournait, à travers les saulaies, l’espècede quinconce que Madeleine avait choisi pour sa retraite. Comme lebaron Favelles et le commandant s’approchaient, Charlotte lesaperçut, et dans une de ces crispations de mouvements que latimidité inflige aux enfants trop nerveux, elle donna un coup debaguette si maladroit que le cerceau roula dans la petite rivière.L’enfant jeta un léger cri qui fit se relever la tête de sa mère.La petite se tenait sur le bord de l’eau immobile, les braspendants, consternée de voir le fragile objet emporté par le flotrapide. Le cerceau allait, allait, pliant encore les herbes déjàcourbées par le courant, contournant les pierres autour desquellescette eau écumait en blanche mousse, jusqu’à ce qu’il s’arrêtâtquelques secondes, retenu dans un petit coude que faisait leruisselet. On voyait le bois mince émerger de l’eau, et se mouvoir,tantôt projeté vers la terre, tantôt attiré vers la pointe de cettesorte de cap. Une poussée plus forte du courant, la pointe seraitdoublée, et le cerceau emporté au loin… Tout à coup, Charlotte jetaun nouveau cri, de surprise cette fois et d’espérance. Brissonnetvenait de franchir d’un bond cette largeur du ruisseau. Il étaitsur l’autre rive, marchant parmi les hautes herbes, du pas lested’un familier de la brousse. Il s’était penché en se suspendanttout entier d’un bras à une grosse branche d’arbre. De sa mainlibre, il avait saisi le cerceau, et déjà un autre bond l’avaitramené sur la rive où l’attendait la petite fille sur le bord del’eau. Dans cette action si simple, mais qu’un gymnasteprofessionnel pouvait seul accomplir, il avait déployé une grâcedans la force qui contrastait singulièrement avec son apparencemaladive et la structure de ses membres grêles sous la jaquetteétriquée. L’explorateur avait reparu, et toutes les adressesphysiques acquises par l’entraînement de plusieurs années de viesauvage. C’est aussi la première idée qu’énonça Favelles, qui avaitrejoint Mme Liébaut pendant les cinq minutes qu’avait duré cetour de force ; et tandis que l’enfant accueillait la reprisede ce jouet perdu avec des exclamations de joie :

– « Il s’est cru de nouveau en Afrique,notre commandant, » fit-il, « Si tous les soldats ducolonel Marchand avaient cette agilité, je ne m’étonne plus de laroute qu’ils ont parcourue… » Et, tout de suite, continuantson métier de cornac, avec cette vanité du reflet, de tous lessnobismes le plus inoffensif : « Maintenant que vous êtesune paire d’amis, mademoiselle, » – il s’adressait à Charlotterevenue auprès d’eux, – « demandez au commandant de vousraconter où il a appris à sauter ainsi. Deux mètres et quart. Maisoui, elle a bien deux mètres un quart… cette rivière. Hé !Hé ! On franchirait d’autres distances quand il s’agit demettre l’espace entre un lion et soi… »

– « Un lion ? » demanda lafillette. « Vous avez rencontré un lion,monsieur ? »

– « J’en ai rencontré cent, »répondit Brissonnet, en riant malgré lui du regard stupéfié de lapetite Parisienne, « deux cents… Mais M. Favelles me faittrop d’honneur en m’attribuant une vitesse à la course capabled’échapper à la poursuite d’un fauve… Je n’en ai jamais eu lebesoin d’ailleurs. Quand un homme rencontre un lion, mademoiselle,sachez-le, c’est toujours le lion qui commence par se sauver. Çamiaule très fort, ces grandes bêtes. Ce ne sont que d’énormeschats, voyez-vous… »

– « Demandez-lui donc alors, d’où luivient cette cicatrice ?… » reprit Favelles. L’officiern’eut pas le temps de cacher sa main gauche qui montrait une longuetrace pareille à celle d’une ancienne brûlure. « Allons,Brissonnet, racontez cette histoire sans fausse modestie, commevous avez fait à l’un de nos dîners. Vous jugerez, mademoiselle, siles lions sont les gros chats inoffensifs dont il parle… »

– « Vous ne refuserez pas ce plaisir àCharlotte, monsieur… » dit la mère en attirant contre elle safille rougissante de curiosité. Ces quelques propos avaient étééchangés si rapidement que Madeleine se trouva avoir prononcé cetteprière, de nouveau, sans presque s’en être rendu compte. Favellesavait familièrement placé une chaise à côté de sa chaise à elle. Ils’y était assis, pendant que Brissonnet restait debout. La phrasede Mme Liébaut équivalait à une autorisation de s’asseoir àson tour. Sur le visage de l’officier passa une contrariété. Lesrécits de ses propres aventures lui étaient toujours désagréables.À cette minute, et dans la présence de cette femme qui avait faitsur lui une trop profonde impression depuis ces quarante-huitheures, ce désagrément allait jusqu’à la souffrance. Il s’exécutapourtant avec cette simplicité un peu fruste qui est souvent celledes gens de guerre. Elle a son charme puissant quand on la senttrès vraie et non jouée.

– Cette fois-là, » dît-il, « toutest arrivé par ma faute… Ou plutôt, » rectifia-t-il,« par la faute du hasard. Voici la chose. Nous étions entrain, cinquante hommes et moi, de procéder à une reconnaissance.Le chef ne nous avait pas caché qu’il redoutait beaucoup lesparages où il nous envoyait, habités par des anthropophages… Meshommes étaient braves, mais, ce jour-là, le troisième depuis quenous avions quitté le camp, je les sentais flotter. Pourquoi ?Ces paniques latentes ne s’expliquent pas. Il faisait une chaleurterrible. Nous venions de marcher ces quarante-huit heures le longd’un lac vaste comme une mer, sans rencontrer un être vivant, sousd’énormes arbres. Nous allions, emboîtant le pas l’un à l’autre, enfile indienne, et moi le dernier. À un moment la file entières’arrête. Je cours en avant pour savoir la cause de cette soudaineimmobilité, et je vois, à cinquante mètres, un lion debout, énorme,qui nous regardait. Je fais signe à mes hommes de ne pas bouger. Leplus tranquillement que je peux, je prends mon fusil, je l’arme etje mets le genou en terre pour ajuster la bête. Je commandais,c’était à moi de donner l’exemple du sang-froid… Le lion meregardait avec étonnement, en se fouettant les flancs avec laqueue. Je lâche mon coup. Je me croyais très sûr de ma balle. Jel’avais seulement blessé, et d’une blessure légère quin’intéressait aucun muscle, car il commença à marcher sur moi, enpataud, très lourdement. Ils n’ont de légèreté que lorsqu’ilsbondissent. J’avais une seconde balle à tirer. Je ne voulais laplacer qu’à coup sûr. J’attendais donc, et voilà que, tout d’uncoup, une pétarade éclate à mes côtés, au-dessus de moi, autour dema tête. C’étaient mes hommes qui, sans ordre, fusillaient le lion,– et qui le manquaient. La bête s’arrête, comme stupéfaite, et, seramassant, elle bondit. Quand j’ai vu en l’air ce grand ventreblanc, j’ai bien cru que c’était fini. Je tire quand même, et cettefois je traverse le cœur. Mais l’élan du lion était pris, et il meserait tombé dessus si je n’avais fait un écart qui ne l’a pasempêché de m’emporter le bras à moitié dans son agonie… Voilàtoutes mes chasses aux lions, mademoiselle, » conclut-il,« et je n’ai même pas la peau de celui-là. Nous étions presséset n’avions que trop de bagages. Nous l’avons abandonné…

– « L’existence d’Europe doit vousparaître bien monotone, par contraste avec des sensationspareilles… » dit Mme Liébaut, après un silence.

– « Quelquefois, » répondit-il.« Mais ce ne sont pas les dangers qui rendent les expéditionscomme celles-là inoubliables. Ce sont des impressions de librenature comme on n’en retrouve plus dans nos vieux pays tropcivilisés. Puisque nous en sommes sur le chapitre des lions,permettez-moi de vous raconter un autre épisode, moins tragique,mais plus significatif… Il m’est arrivé une nuit, au camp, d’êtreréveillé par un bruit singulier. Je regarde à travers un desinterstices de la toile, et je vois, dans la clairière où nousavions dressé nos tentes, un lion, sa lionne, et deux lionceaux quipassaient. La lune inondait le camp d’une lumière aussi distincteque celle du jour. Le mâle était visiblement inquiet. Ilconsidérait ces cônes blancs placés de distance en distance, ets’arrêtait à chaque minute, en reniflant. La femelle, indifférenteà tout excepté à ses petits, les exerçait à marcher. Les lionceauxfaisaient cinq pas, six, sept, gauchement, sur leurs grossespattes, puis ils roulaient. La mère, couchée sur le dos, jouaitalors avec eux. Elle les forçait à se redresser de nouveau ;les six ou sept pas de marche recommençaient, et la chute, et lesjeux… Cette étrange famille mit au moins une heure à traverserl’espace illuminé par la lune, et à disparaître dans la forêt… Jen’eus pas une seconde l’impression du péril, mais que j’assistais àune merveilleuse scène de la vie primitive. Cette visite de cesquatre lions, la nuit, ç’a été une fête, un spectacle comme je n’enai jamais vu dans les plus célèbres théâtres… Monsieur le baron,vous me trouvez bien naïf, n’est-ce pas ?… »

Favelles s’était mis à rire en effet sur cesderniers mots. L’explorateur ajouta, prenant cette expressionpresque enfantinement effarouchée qu’il avait quelquefois : –« J’aurais dû me défier. Entre un Parisien comme vous et unAfricain, la partie n’est pas égale. Vous vous moquez de moi.Avouez-le. »

– « Pas le moins du monde, » ditvivement Favelles. « Mais quand vous avez prononcé le mot dethéâtre, j ‘ai pensé qu’il n’y a pas besoin d’aller si loin pourjouir d’un spectacle comme celui que vous décrivez si joliment…Votre famille de lions, je l’ai vue, moi qui ne quitte pas souventles Champs-Élysées, au Cirque d’été, ce charmant Cirque d’été queces brigands ont démoli. » Ces brigands, on le devine,c’étaient, pour le fidèle du second Empire, tous les gouvernants,sans aucune exception, depuis la honteuse journée du 4 Septembre.Il fallait l’entendre prononcer ces mots : le Cirqued’été, pour comprendre ce que lui avaient représenté pendantdes années, à lui comme aux élégants de sa génération, ces samedisde mai et de juin où tout le Paris qui s’amuse se donnaitrendez-vous autour de la piste, solennel royaume du solennelM. Loyal. « Oui, » continua-t-il, « je ne saisplus à quelle époque on avait installé une grande cage au milieu del’arène. On y montrait un lion et une lionne qui venait de mettrebas, avec deux petits… On faisait tout à coup la nuit, et l’onbaignait d’électricité les quatre bêtes… Les deux lionceaux et lamère jouaient sous ce faux clair de lune tout comme les vôtres,tandis que le père allait et venait comme votre lion. On les avaitdressés à cela. Ce rapprochement d’idées m’est venu, et j’ai souri…Moralité, comme pour les fables, puisqu’il s’agit d’animaux :les Africains deviennent très vite bien Parisiens. Un peu dedressage y suffit. C’était l’histoire de ces lions, Brissonnet. Cesera la vôtre. À la façon dont vous contez, ça l’estdéjà… »

Celui que l’officier, peu au courant desusages, appelait plébéiennement « monsieur le baron »,s’était cru très aimable en exprimant ce compliment au narrateur.Il ne se doutait pas qu’il touchait, par cette comparaison avec deslions domestiques, la place la plus malade de cette sensibilité.Une ombre passa dans les yeux profonds du soldat, qui avaitcontemplé tant de scènes tragiques ou sauvages, toutes grandioses.Avoir rêvé, avoir vécu une épopée héroïque, et que plusieurs annéesd’un sacrifice sublime et renouvelé toutes les heures, aboutissentà une figuration, comme celle de l’entrée à Paris de Marchand et deses camarades, puis à une curiosité autour d’un nom ! C’étaitla mélancolie qui rongeait Brissonnet depuis son retour.L’évocation par Favelles, de ces lions, pareils à ceux qu’il avaitrencontrés dans le désert, et devenus des « numéros »dans un programme de cirque, était le symbole trop saisissant de sadestinée. Il y eut un silence que le Vieux Beau, ravi de sonanecdote à lui, n’interpréta pas dans sa vérité. Madeleine, avecson tact de femme, devina quelle impression avait passé sur le cœurulcéré du jeune homme, et comme d’un geste instinctif elle voulutpanser cette plaie soudain rouverte :

– « Je ne sens pas du tout commevous, » fit-elle en s’adressant à Favelles… « Je n’aijamais pu supporter de regarder un fauve dans une cage. Ilssouffrent trop. Je serais sortie du cirque plutôt que d’assister àcette parodie : ces jeux de cette lionne et de ces lionceaux àseule fin de divertir ce public blasé, avec cette perspective pources pauvres bêtes qui ont tant besoin d’espace, de finirpoitrinaires entre des barreaux !… Au lieu qu’en écoutantM. Brissonnet, je voyais cette clairière, cette forêt, ceclair de lune, ces admirables animaux, et je l’enviais… Je luiétais reconnaissante surtout, » continua-t-elle en attirantson enfant à elle, « de prendre tant de peine pour Charlotte…Allons, » acheva-t-elle en s’adressant à celle-ci, « dismerci à M. le commandant Brissonnet, pour la bellehistoire… »

– « Merci, monsieur, » répéta lapetite fille, puis, avançant son fin visage, et câline :« Vous n’en savez pas d’autres, monsieur ? »

– « Toute la femme est là, » ditFavelles en esquissant un bravo avec des mains. « Quand Èvedans le jardin eut pris la pomme que lui présentait le serpent,elle a dû lui demander aussi : où estl’autre ? »

– « C’est une petite indiscrète, »interrompit la mère, « et vous allez finir de me la gâter sivous avez l’air de trouver cela naturel… »

Son geste démentait la sévérité de sonlangage, car elle flattait la joue de la petite fille qui s’étaittapie contre elle, pour se faire pardonner, la tête sur ses genoux.Puis, revenant à son projet, – pour justifier derechef à sespropres yeux l’intimité trop grande de cet entretien, – elleajouta : – « Quel dommage que ma sœur soit partieavant-hier ! Elle qui s’intéresse tant aux récits de voyage,elle se serait beaucoup plu à causer avec lecommandant !… » Elle observait ce dernier, du coin del’œil, en prononçant ces mots. Il lui sembla qu’à cette mention dela voyageuse, il avait tressailli légèrement. « Si pourtantelle lui avait déjà fait une impression ? » Cette petitephrase se prononça en elle, distinctement, et fut la cause que,s’étant levée pour continuer seule se promenade avec sa fille, ellelaissa Favelles et Brissonnet l’accompagner sans plus de remords,inavoués ou non. S’il était vrai que le souvenir d’Agathe aperçuequelques instants à la portière d’un wagon resta si vif dans lamémoire de l’officier, la moitié du travail était faite. Les huitjours qu’elle avait à passer aux eaux avec le jeune hommesuffiraient à parachever le reste.

Chapitre 4UNE ÂME DE SOLDAT

 

Madeleine Liébaut ne s’était pastrompée : celui dont elle rêvait romanesquement de faire sonbeau-frère avait été frappé d’une impression très forte par lagrâce exquise du visage d’Agathe apparu à la fenêtre ducompartiment. Mais elle n’avait pas deviné que le travail qu’ellesouhaitait d’accomplir s’était accompli déjà, en partie du moins,en sens inverse ; il avait suffi que l’officier la vît, elle,traverser la salle à manger, le premier soir, et ensuite qu’ilcausât avec elle, dans le vaste parc rempli du chant et du vold’innombrables oiseaux. L’extraordinaire ressemblance des deuxsœurs entre elles avait aussitôt dérivé sur la cadette l’admirationéveillée par le coup de foudre de la beauté de l’aînée. C’étaitbien Mme de Méris qu’il avait remarquée à la gare, et ill’avait aussitôt retrouvée dans l’autre, si bien qu’il en avaitoublié la première, aperçue l’éclair d’un instant. Oublié ?Non, il les avait confondues. Aurait-il pu d’ailleurs distinguerl’absente de la présente, celle qu’il avait vue se pencher sourianthors du wagon, et la présente, celle qui allait et venait à côté delui dans ce cadre de verdures, de montagnes et d’eaux qui cerneRagatz ? De cette vallée fraîche et sauvage, Madeleine futtout de suite pour Brissonnet la vivante fée. L’image de cette finecréature aux yeux profonds et spirituels, aux traits délicats, auxgestes menus, et que l’on devinait si frémissante sous sa grâcecontenue, devait s’associer dans sa pensée désormais et pourtoujours à ces pentes ombragées de sapins et de mélèzes, à cesponts de troncs d’arbres jetés sur les torrents, à ces gorges dontles roches sauvages surplombent des eaux bouillonnantes etracontent la fureur d’antiques cataclysmes, à ces prairies fauchéesde la veille et parfumées de l’arôme des foins, au joli paradoxe dece village d’eaux, de cette oasis d’élégance abritée dans cettevallée perdue. Pour lui aussi ces huit jours de rencontresquotidiennes allaient être une oasis – la première où il lui eûtdonné de s’arrêter et de se reposer dans le charme que répandautour d’elle, rien qu’en existant, une femme secrètement etsilencieusement aimée.

Le petit drame sentimental dont le premieracte se déroula durant cette semaine – sans événements comme tantde tragédies de cœur à leur début, – serait inintelligible, si l’onn’indiquait pas dès maintenant dans quelles dispositions d’âmel’officier d’Afrique se trouvait alors. Elles expliqueront lasoudaineté d’une passion qui risquera de paraître un peu bienrapide. Pourtant, l’expérience le prouve trop : les invasionsles plus puissantes de l’amour sont le plus souvent les plussubites. Grandi – Favelles avait dit vrai – dans des conditionstrès humbles, Brissonnet avait jusqu’à sa vingt-quatrième annéetravaillé avec une ardeur si âpre pour suppléer aux lacunes de soninstruction et sortir de Saint-Maixent dans les premiers rangs,qu’il n’avait littéralement pas eu le loisir de sentir son cœur.Ses curiosités féminines s’étaient bornées à de banales aventuressans poésie et sans lendemain. Et tout de suite, ç’avait étél’Afrique, non pas celle des séjours dans les cabarets de la côte,parmi les verres d’absinthe, les parties de cartes et lescréatures, mais celle des marches forcées, des luttes sans répitcontre le climat, contre les bêtes féroces, contre les hommes,enfin la préparation et l’exécution, sous Marchand, de cetteétonnante traversée de tout le monde noir. Au retour, il avaitretrouvé les difficultés de carrière, résultat de la malveillancedes pouvoirs publics à l’égard des membres de la mission. Deschagrins de famille s’y étaient mêlés, puis une crise de santé,mais surtout il avait connu ce vague état de misanthropie farouchequi se développe si aisément chez les gens de guerre soudainréduits au repos. Ces diverse circonstances combinées n’avaient paspermis à l’explorateur d’autres émotions que celles de l’ambitiondéçue. Il y avait donc en lui une immense et secrète réserve detendresses demeurées intactes, une force de passion latente, sil’on peut dire. Cet aspect de héros de roman que Madeleine avaitsignalé à sa sœur, sur un ton mi-sérieux, mi-railleur, ne mentaitpas. Toute la douleur subie dans l’action, depuis ces quelquesannées, avait avivé et comme mis à vif la sensibilité du soldat aulieu de l’endurcir. C’est l’histoire ordinaire des hommesd’entreprise et de danger : à trop subir et de trop dureschoses, s’ils ne perdent pas toute faculté d’aimer, ils deviennentpresque morbidement émotifs. Cette anomalie apparente n’est quelogique : les âmes très fortes vont naturellement à l’extrêmede leurs qualités et de leurs défauts. Sont-elles nées avec destendances à l’égoïsme ? Elles ont bientôt fait de les outrer,d’abolir en elles tous les éléments qui s’opposeraient audéveloppement implacable de leur personnalité. Ont-elles reçu, aucontraire, avec la vie, cet instinct de dévouement, cet appétit desimpressions tendres qui est comme un sens à part, – aussiinintelligible à ceux qui ne le possèdent pas que peut l’être lalumière à un aveugle ou le son de la voix à un sourd ? – ladestinée peut les jeter dans les chemins les plus contraires àleurs dispositions primitives, il suffit d’un incident, et le Roméoqui a trop souvent passé l’âge d’être aimé, un Don Quichotte dontla Dulcinée n’a pas attendu son chevalier. Le premier cas n’étaitpas celui du commandant Brissonnet. Les terribles fatigues de sescampagnes d’Afrique ne lui avaient pas plus enlevé la jeunesse duvisage que celle du cœur. L ‘autre cas n’était pas celui deMme Liébaut. La sœur d’Agathe réalisait si bien en elle,malgré le bourgeoisisme de sa naissance et de son mariage, le typeaccompli de grâce et de noblesse qu’un dévot des cours d’amour eûtrêvé pour sa Dame ! Il était impossible d’imaginer un ensemblede conditions mieux agencées pour porter aussitôt deux êtres auplus haut degré de séduction réciproque. Il y avait de quoi fairetrembler, pour elle et pour lui, quelqu’un qui n’eût pas été unvieux Parisien ironiste comme Favelles. Mais l’ancien viveur, quele hasard rendait témoin de ce début de passion, n ‘était pasde ceux qui prennent au tragique des aventures de cette sorte.Cette idylle ne devait être pour lui qu’une comédie, où la notegaie était donnée par les enfantillages de ce héros, mêlé desannées durant aux plus violentes sensations de la chasse et de laguerre. Et maintenant son pouls, que l’approche de la plusredoutable mort avait laissé si souvent calme, allait battre defièvre à la seule idée que ce soir, que demain il reverrait lasilhouette de cette femme, inconnue de lui si peu de tempsauparavant ! Oui, pendant toute cette fin du séjour deMme Liébaut, les énergies de Brissonnet allaient se dépenser àprendre des résolutions de cette importance : sortirait-il àl’heure où il savait qu’elle sortait ? Irait-il,après le déjeuner, sous la vérandah de l’hôtel où il était possiblequ’il la rencontrât avec le baron Favelles ?Passerait-il près de sa villa avec la chance d’y parler àla petite Charlotte ? Chacun de ces riens allait représenterpour ce brave de véritables drames de timidité !

C’était cette timidité, si absolument, sinaïvement sincère, qui lui avait, le premier soir, rendu impossiblede supporter la présentation à Madeleine, après le petit incidentde la gare. Cette même timidité l’avait fait s’échapper presquesauvagement, au cours du premier entretien qui avait suivi larencontre du lendemain. Il ne s’était pas mépris en imaginantqu’elle l’étoufferait de nouveau à la prochaine occasion, en dépitde la grâce d’accueil déployée par elle dans cette seconderencontre de la petite rivière, si inattendue pour lui. Nes’était-il pas laissé aller à y raconter ses exploits de chasse,comme une émule de l’illustre Tartarin, lui le plus muet deshommes, à l’ordinaire, sur ses propres faits et gestes ? Iln’allait pas être plus hardi à la troisième rencontre. Vingt-quatreheures s’étaient passées de nouveau, durant lesquelles il s’étaitdemandé s’il aurait ou non la chance de revoir la jeune femme,d’abord le matin, – et il avait erré dans tout le parc sans que lasilhouette, passionnément contemplée la veille, apparût sous lesarceaux taillés des grands arbres, – puis l’après-midi, et ils’était approché de la vérandah. – Après le déjeunerMme Liébaut lui était apparue, comme il le prévoyait, assiseauprès du baron Favelles, et occupée de la plus prosaïque manièredans ce prosaïque décor d’une terrasse d’hôtel de saison. Ellebuvait tout simplement une tasse de café, tandis que son vieuxcavalier servant dégustait un petit verre de fine champagne entirant des bouffées de son éternel cigare, en dépit desprescriptions du docteur. Eux aussi, le Vieux Beau et la jeunefemme, avaient aperçu l’amoureux qui, brusquement, fit volte-faceet s’enfonça dans les allées, non sans que l’ancien fonctionnairene soulignât cette soudaine et déconcertante disparition, d’unephrase :

– « Décidément notre tueur de lions estmoins apprivoisé que je n’aurais cru, d’après ses façons d’hier… Ilvous a vue, et regardez-le se sauver… »

– « Pourquoi croyez-vous qu’ilnous a vus ? » demanda Madeleine enrectifiant.

– « Vous ! » réponditFavelles. « Je répète : vous… Raisonnons. Il n’apu venir de ce côté qu’avec l’idée de me retrouver ; il saitmes habitudes. S’il n’a pas poussé jusqu’ici, c’est qu’il a eu unmotif. Lequel ? Votre présence, ma chère amie. Vousl’embarrassez… Songez qu’il a été habitué, des années durant, à neparler qu’à des dames noires – coloured ladies, comme ondit en Amérique. Ces beaux cheveux blonds et ce joli teint rose lechangent un peu trop… »

– « Un madrigal… » fit la jeunefemme en menaçant Favelles de son doigt levé. « Notre pactetient toujours. Vous devez une discrétion… » Puis, moqueuse,peut-être pour ne pas laisser deviner le secret plaisir que luicausait le subit retour du promeneur, ramené de leur côté par uneautre volte-face. « Raisonnons, soit.

Mais vous vous en acquittez bien mal, monpauvre baron. M. Brissonnet a si peu peur de moi qu’il revientsur ses pas. Cette fois, il nous a vus, et se dirige-t-il versnous, oui ou non ? »

Favelles assura son monocle d’écaille dans sonarcade sourcilière, afin de constater l’approche du jeune homme, etaussi d’étudier l’attitude de la jeune femme. Si avisé qu’il fût,il ne discerna pas la nuance du sentiment qu’elle éprouvait. Il dittout haut, en hochant sa vieille tête de jugeur d’amour, unénigmatique : « Quel enfant !… » Cette évidentegaucherie de son protégé paraissait souverainement maladroite à sonexpérience, et c’était de nouveau la plus adroite des tactiques,comme aussi la plus inconsciente. Madeleine était mariée. Elleétait mère. De chacun de ses mouvements émanait une atmosphère depureté. L’officier ne la connaissait que depuis trois jours, et,déjà, il se fût méprisé de seulement supposer qu’elle pût jamaiscesser d’être une honnête femme, tant il avait compris que cettebonté et cette grâce étaient toutes mêlées de vertu, que cettefinesse de façons accompagnait une irréprochable délicatesse deconscience. Mais être sûr que l’on ne sera jamais aimé, est-ce uneraison pour ne pas aimer ? Si quelque chose peut toucher lecœur d’une femme fidèle à ses devoirs, n’est-ce pas cette passiondans le respect, cette hésitation de l’amoureux sans audace quiveut plaire, qui ne le veut pas, qui avance, qui recule ? Cetrouble, qu’il n’a pas la force de cacher, désarme chez celle quil’inspire l’instinct de défense, aussitôt éveillé devant le désiravoué. Si cette honnête femme porte elle-même, dans un intime replide son être, une place tendre sur laquelle l’amoureux timide a faitune impression, elle se donne alors des raisons pour n’être pastrop sévère à cet intérêt qu’elle provoque, au lieu de s’en donnerpour s’en défendre. Elle se dit qu’elle n’a rien à redouter. Ellepeut même, par un de ces sophismes que les plus sévères fiertés sepermettent, se dire que cet intérêt est seulement une admirationtrop émue, un commencement exalté d’amitié. D’ailleurs n’entrait-ilpas dans le programme imaginé par Madeleine que Brissonnet fût unpeu amoureux d’elle, – juste assez pour qu’ensuite, lorsqu’ilreverrait sa sœur, et grâce à l’attrait d’une ressemblancesurprenante jusqu’à l’identité, cette fantaisie se tournât en unsentiment sérieux pour celle qu’il pouvait épouser ? Nesera-ce pas de quoi justifier au regard des plus austèresmoralistes, le sourire avec lequel elle répondit de nouveau aucommandant, quand il eut enfin osé la saluer, – sourire si charmantque le jeune homme, après s’être promis à lui-même de s’éclipseraussitôt, par crainte d’être indiscret, accepta au contrairel’offre du baron Favelles et s’assit à leur table ? Celui-ci,continuant son rôle de cornac avec d’autant plus de verve qu’il enconstatait le succès, aiguillait la conversation dans le même sensque la veille :

– « Hé bien ? » disait-il àBrissonnet en lui montrant d’un geste le tableautin délicieux queformait l’angle du parc, terminé en un jardin planté de roses, avecl’horizon des montagnes là-bas, bleuâtres et profilées à traversles arbres : « Vous ne regrettez pas l’Afriqueaujourd’hui ?… Ragatz vous réussit. Vous n’avez plus l’airfatal que je vous ai tant reproché à Paris, quand nous nous sommesvus après votre communication au Comité. Vous vous souvenez ?…Maintenant, j’avoue qu’il y avait de quoi. On deviendrait morose àmoins… Vous ne vous figurez pas, madame, » ajouta-t-il ens’adressant à Madeleine, « à quelles persécutions le colonelMarchand et ses compagnons ont été en butte de la part de nosaffreux politiciens… » Et il allait entamer un récit quel’officier interrompit :

– « N’ennuyez pas Mme Liébaut de cesmisères, monsieur le baron. Si je vous les ai dites, à l’époque,c’était pour éclairer ces messieurs du Comité. Quant à moi, je n’yai jamais vu qu’une des épreuves naturelles de mon métier desoldat. Si ce métier ne consistait qu’à se faire tuer, il serait àla portée de tous. S’il ne consistait qu’à conquérir desterritoires nouveaux et à défendre les anciens, il serait sitentant qu’aucun cœur un peu généreux n’en voudrait d’autre. Il ades exigences plus sévères, plus âpres, et dont on ne comprend lapoésie qu’à l’user, si l’on peut dire. Elle réside dans la pratiquequotidienne et systématique du sacrifice. Un sacrifié volontaire,le soldat doit être cela, ou il n’est rien Quand le sacrifice apour théâtre le champ de bataille d’Austerlitz ou de Waterloo,c’est une chance. Quand le sacrifice exige que nous allions,déguisés, en terre ennemie, pour faire de l’espionnage et risquernotre vie obscurément, j’allais dire ignoblement, c’est une grandeépreuve. Quel est le soldat qui hésite pourtant ? C’est unsacrifice encore que de subir l’injustice d’un ministre et derester dans l’armée… Je ne juge personne, mais, pour ma part,chaque fois que l’on m’en a trop fait et que j’ai eu la tentationde reprendre ma liberté, j’ai entendu la voix intérieure merappeler que j’étais soldat pour me dévouer… Unmédecin qui a eu à se plaindre d’un malade, qui a été calomnié parlui, refusera-t-il de le soigner s’il sait le malade endanger ?… »

Il s’était retourné vers Mme Liébaut pourprononcer ces dernières paroles. Elles évoquèrent de nouveau devantla jeune femme l’image de son mari occupé à sa besogne de docteur àce moment même, et sans doute penché sur la poitrine de quelquepatient. Que de fois elle avait entendu le médecin professer, luiaussi, cette doctrine professionnelle de l’immolation et presquedans les mêmes termes ! Les confidences de ce praticien degrand cœur l’avaient préparé à comprendre l’officier d’Afriqueautant que cinquante années de frivolité parisienne en éloignaientFavelles. Aussi bien l’officier n’avait parlé que pour elle. Elles’en rendit compte au regard qu’il lui lança, quand le Beau de186o, haussant ses épaules, repartit avec la plus comique moue desa bouche expressive :

– « Tout cela est bel et bon. N’empêcheque c’est affreux de voir les uniformes embêtés par lesredingotes, et que je remercie le bon Dieu chaque jour d’avoir étéun grand garçon le 3 décembre 1851. Ce n’est pas gai de vieillir,mais je me suis réveillé joliment content ce matin-là !… Vousautres, vous êtes aussi braves au feu que vos aînés, mais vous vousembarrassez d’un tas d’idées mystiques dont on n’a pas besoin pourcharger l’ennemi, donner de beaux coups de sabre, et parader dansun bel uniforme. … C’était la seule philosophie pour l’officier demon temps. Hé ! Hé ! elle n’était pas si mauvaise.

– « Ces officiers ne servaient pas dansune armée vaincue et humiliée, » répondit Brissonnet. Ce courtdialogue entre ces deux représentants de deux générations, celled’avant la guerre de 70 et celle d’aujourd’hui, sur qui pèsent,avec le souvenir du désastre non vengé, de plus récentes et sidures épreuves, acheva d’émouvoir Madeleine à une profondeursingulière. Ce trouble excessif dénonçait déjà les orages futursdont cette conversation et d’autres semblables allaient être leprélude. Madeleine s’en doutait si peu qu’une fois rentrée dans lasolitude de sa villa, et quand elle se retrouva devant sa petitetable à écrire où l’attendait le papier préparé pour la lettrequotidienne à son mari, elle n’eut pas une seconde l’idée de taireun détail de ce nouvel entretien. Sa plume courait sur le papier,rapportant, une par une, les moindres paroles de Brissonnet. Soninnocence était si entière qu’elle insista sur le charmequ’auraient les rapports du médecin et de l’officier, s’ilsdevenaient un jour beaux-frères, étant donnée cette similitude dansleurs manières de penser. Elle annonçait encore dans cette lettreque Favelles les avait priés, elle et sa petite fille, à une longuepartie de voiture pour le surlendemain, et qu’elle avait accepté.Le commandant devait en être. Le but était le défilé deLuziensteig, sur la frontière de la Suisse et de l’Autriche. Onreviendrait par le Rhin et Maienfeld. Madeleine ne se doutait guèreen traçant les lettres du nom de ce petit village qu’il serviraitde théâtre à une scène toute voisine d’être tragique. Le hasardqui, par moments, se prête à nos imprudents projets avec unecomplaisance où l’on a peine à ne pas discerner une fatalité,allait avancer tout d’un coup l’intimité entre elle et LouisBrissonnet, de manière à suppléer à ce qu’il eût fallu de tempspour que leurs relations fussent ce qu’elle avait désiré. Cetépisode devait équivaloir à des mois de connaissance !

Quiconque a suivi ces chemins des environs deRagatz par une belle journée du mois d’août comprendra quelle placela mémoire de ces paysages traversés ainsi aurait prise dansl’imagination d’une créature romanesque et déjà troublée à soninsu, même si la promenade s’était achevée sans incidents. Toujourselle eût revu, dans un coin obscur de sa rêverie, le profilméditatif de l’officier d’Afrique détaché sur cet admirablehorizon. Il était assis sur la banquette de devant dans le landau.Il regardait tour à tour ces aspects variés d’une nature sublime,et, quand il se croyait sûr de n’être pas remarqué, ce visage defemme. Elle était inconnue de lui la semaine précédente, – et ellevenait de prendre toute sa vie ! Il se taisait. Madeleine,elle, comme épanouie au charme de ces heures, de ce ciel si doux,de cet air si pur, de ces bois si frais, causait beaucoup, tantôtavec sa fille toute rose et gaie, tantôt avec Favelles. Le VieuxBeau, qui avait envoyé d’avance un domestique, – un valet dechambre stylé par lui quinze ans durant ! – préparer un goûterdans une des auberges de la route, jouissait de cette promenadeavec une naïveté de collégien en vacances. N’en était-il pasl’organisateur ? Son contentement se manifestait par uneprodigalité de souvenirs. On sait que telle était sa manie. Et lesanecdotes succédaient aux anecdotes.

Il contait les originales fantaisies desgrands élégants de sa jeunesse : les duels de ce fou deMachault qui, un jour, s’était battu avec un de ses camarades declub, sur deux billards réunis, pour qu’il fût impossible derompre. Il disait le noctambulisme du plus Parisien des Russes, àl’époque de la Belle-Hélène, Serge Werekiew, qui se levaità l’heure du dîner, arrivait vers dix heures chez Bignon ; làil se faisait apporter une soupière d’argent où il lavait lui-mêmeses couverts, mangeait un énorme repas, le seul des vingt-quatreheures, puis il montait au Jockey, où il jouait au whist jusqu’aumatin. Il rappelait… Mais à quoi bon remémorer des anecdotes dontle piquant était, débitées ainsi, par le falot personnage, decontraster fantastiquement avec ce cadre de montagnes et deforêts ? Elles avaient encore, pour Madeleine et Brissonnet,ce charme d’être si étrangères à leurs secrètes impressions. Riendans ces récits ne pouvait toucher aux susceptibilités déjà tropvives de la passion naissante du jeune homme, rien réveiller lesprudences endormies de la jeune femme. Cet ensemble decirconstances avait donc rendu cette excursion parfaitementheureuse pour les quatre personnes que le landau voiturait le longde ces pentes douces ; quand, à une demi-heure peut-être duretour, se produisit l’épisode auquel il a été fait allusion. Cefut simple, rapide et terrible, comme il arrive quand éclate un deces accidents, toujours possibles et jamais prévus, qui nousmenacent tous à toute minute dans les moindres actions de notrevie ; et nous en demeurons aussi effarés que si nous n’avionsjamais compris, suivant un mot bien philosophique dans safantaisie, « combien il est dangereux d’être homme »

La voiture devait, je l’ai déjà dit, pourgagner le Rhin, puis Ragatz, traverser la paisible petite villegrisonne de Maienfeld avec ses larges maisons aux toits jolimentcreusés, ses jardins en terrasses, la luxuriance de ses vergers. Lebaron Favelles connaissait là un magasin d’antiquités devant lequelil fit arrêter le landau. Mme Liébaut consentit à descendre,sur l’instante prière du vaniteux, qui brûlait de compléter sestriomphes de l’après-midi en étalant ses connaissances debric-à-brac. Brissonnet suivit. La petite fille qui avait marché,durant les montées, à plusieurs reprises, pour cueillir dans lesbois une gerbe de fleurs, demanda qu’on lui permît de demeurer dansla voiture. Le cocher dit qu’il ferait aller et venir les chevauxdans la grande rue du village, à cause des mouches et pour qu’ilsne s’énervassent point. Les trois visiteurs étaient depuis cinqminutes peut-être dans la boutique à examiner les quelques objetsplus ou moins truqués qui justifiaient l’audacieuse inscription dela devanture : À l’Art Helvétique… Tout d’un coup descris perçants venus du dehors les contraignirent de relever latête. Avec cette rapidité du geste qui décèle l’habitude del’action, Brissonnet avait marché jusqu’au seuil. Mme Liébautet Favelles le virent, avec une surprise qui se changea bien viteen épouvante, s’élancer au dehors. Ils regardèrent eux-mêmes sur laplace et ils aperçurent une automobile qui s’enfuyait à toutevapeur d’un côté, et, de l’autre, arrivant à fond de train, du hautde la rue, le landau où était la petite fille. Le cocher,littéralement couché en arrière sur son siège, tirait avec uneffort désespéré sur les guides. Il essayait en vain de retenir lesdeux chevaux que le passage de l’automobile tout près d’eux avaitaffolés et qui s’étaient cabrés d’abord, puis emportés. Ilsenlevaient la voiture sur les pavés dans ce galop effréné. Lapetite Charlotte se tenait sur les coussins, paralysée d’épouvante.Mais déjà un homme s’était jeté devant l’attelage. Accroché d’unemain au mors du cheval de droite, il se laissait traîner sanslâcher prise, déchirant la bouche de la bête d’un tel effort quecelle-ci se prit à se débattre au lieu de continuer ce galop fou.L’autre cheval, sous l’à-coup de ce brusque arrêt de l’élan, avaitglissé à terre. Il se roulait dans ses traits et donnait des coupsde pied furieux à tout défoncer. Qu’importait ! la voitureétait arrêtée et la petite fille sauvée. Quelques minutes plustard, le héros de ce sauvetage, qui n’était autre que le commandantBrissonnet, était ramassé entre les deux bêtes, ayant reçu un deces coups de pied qui lui avait brisé le bras. Son visage était ensang. Un des boucleteaux des harnais lui avait déchiré le front. Etla mère de celle dont il avait préservé la vie au péril de lasienne était là, anxieuse, remerciant Dieu dans son cœur que sonenfant eût été arrachée à une mort presque certaine, et lesuppliant qu’il ne laissât pas mourir non plus cet homme à qui ellerêvait de donner un jour le nom de frère. – Cette anxiété, l’ardeurde cette prière, sa joie, quand le médecin du village, appelé à lahâte, eut diagnostiqué une simple fracture et quelques contusions,tout aurait dû achever de l’avertir qu’un sentiment bien différentde celui d’une future belle-sœur s’agitait en elle. Elle aurait dûlire du moins la vérité du sentiment qu’elle inspirait déjà dans leregard par lequel Brissonnet l’accueillit lorsque, revenu à lui,dans la pharmacie où on l’avait transporté, il la vit penchée surcette couchette improvisée. Ne pouvant rien lui exprimer del’émotion qui le poignait, il souleva son bras valide et caressales cheveux de la petite fille, debout, elle aussi, auprès de sonsauveur. Celle-ci eut un élan d’effusion et l’embrassa sans prendregarde au sang dont il était inondé :

– « Vous allez tacher votre robe,mademoiselle, » dit l’officier sur un ton de plaisanteriedouce : « Votre maman vous grondera… »

– « En attendant… » dit Favelles,« il faut penser à vous ramener à Ragatz, afin que l’on vousremette votre bras comme il faut. Vous vous en servez trop bienpour qu’on ne tienne pas à vous le garder intact… Mais vous-même,madame Liébaut, qu’avez-vous ?… »

Madeleine venait, en effet, de pâlir et des’appuyer au mur. Elle dit : « Ce n’est rien ; c’estla réaction de la terreur… » Et comme elle s’était assise etque l’enfant s’était maintenant approchée d’elle, un geste qu’ellefit lui mit aux doigts un peu de ce sang de Brissonnet dont lesvêtements de la petite fille étaient tachés, et l’officier, qui vitcela, dut baisser ses paupières, comme s’il ne pouvait passupporter ce symbole vivant de son amour…

Chapitre 5QUATRE MOIS APRÈS

 

Quatre mois s’étaient écoulés depuis le jouroù Brissonnet avait ainsi risqué sa vie pour préserver celle de lapetite Charlotte Liébaut, sous les yeux tour à tour épouvantés etfollement attendris de la mère et où celle-ci avait rougi sesdoigts délicats du sang échappé de la blessure. Il avait dû garderle lit deux semaines. Mme Liébaut étant partie de Ragatz sixjours après ce sauvetage, sans l’avoir revu, l’idylle ébauchée sousles arbres des quinconces du parc n’avait pas eu d’autres scènes.La dernière avait suffi pour qu’en s’en allant de la petite villesuisse, Madeleine emportât dans sa mémoire une image de l’officierplus profondément gravée que si leurs rencontres se fussentrenouvelées et prolongées durant des semaines, voire des années. Entoute autre occurrence, sa vertu se fût alarmée de tant penser à unétranger ; le prétexte de la reconnaissance maternelle luipermettait de nourrir une suprême illusion sur la nature de cesouvenir. Aussi ne s’était-ce le fait aucun scrupule, réinstallée àParis, de suivre le projet conçu dès le premier soir, quand lehasard les avait mises, elle et sa sœur, Mme de Méris, enprésence du commandant, sur le quai de la petite gare, et cesquatre mois avaient suffi pour que ce dessein, si vague d’abord, seprécisât dans des conditions qu’il serait fastidieux d’exposer endétail. Comment la délicate et charmante femme s’y était prise pouraguicher d’abord la curiosité d’Agathe ; – à quels sentimentsBrissonnet lui-même avait obéi en se présentant chez les Liébaut,dès son retour, puis en acceptant d’aller chez la jeune veuve plussouvent encore que chez Madeleine ; – quelles émotions,d’ordre très divers, avaient provoquées cette entrée du compagnonpréféré du colonel Marchand dans le petit monde du médecin et de sabelle-sœur, ces éléments de ce romanesque épisode se découvrirontassez dans les quelques scènes qui en marquèrent le dénouement.L’histoire de presque tous les amours ne tient-elle pas toutentière dans le récit de leurs débuts et celui de leur fin ?Que le lecteur et la lectrice veuillent donc bien se reporter aucrayonnage qui a servi de frontispice paisible à ce douloureuxrécit. Qu’ils imaginent les deux promeneuses de la station deRagatz assises maintenant l’une en face de l’autre, après cesquatre mois, au coin d’un des premiers feux de l’année, par uneaprès-midi de novembre, dans le petit salon de l’hôtel que ledocteur Liébaut s’est fait construire rue Spontini. Un ciel gristendu de nuages où il flottait déjà de la neige comme suspendue,attristait les hauts carreaux de la fenêtre, voilée dans sa partiebasse par des rideaux faits de carrés en filet, où la joliefantaisie de Madeleine avait copié des dessins gothiques : unelicorne, une dame sur sa haquenée, une Mort montrant à une autredame un miroir, une Fortune debout sur sa roue. Tout dans cetasile, ménagé à côté du grand salon réservé aux attentes desconsultations, révélait le goût fin de la jeune femme. Une harmoniedouce d’anciennes étoffes augmentait l’intimité de cette pièce. Lesportraits, suspendus aux murs ou posés sur les tables, l’abondancedes livres placés à la portée de la main, le bureau aménagé pourécrire à l’abri de son paravent, les bibelots partout épars, lesfleurs groupées dans leurs vases lui donnaient cette physionomied’une chambre très habitée, ce je ne sais quoi de très personnelqui ne s’oublie pas plus que l’expression d’un visage. L’artisanede cet « arrangement », comme eût dit Whistler, « enrose pâle et en bleu passé, en rouge mort et en vert éteint »,se tenait en ce moment allongée plutôt qu’assise dans un desfauteuils. Elle était vêtue d’une robe faite pour la chambre, – uneespèce de tea-gown de souple soie mauve et de dentelles.Elle avait bien toujours les masses épaisses de ses cheveux blondsà reflets châtains, la même grâce accorte et souple dans sa beauté,les mêmes yeux bleus dont le regard se posait comme une caresse.Mais ses joues s’étaient un peu creusées, son teint s’était pâli,une nervosité frémissait dans son sourire, la ligne de son corpss’était amincie, comme fondue, et ses prunelles n’avaient plus latransparence gaie d’autrefois. Une pensée se cachait dans leurarrière-fond, qui devait être douloureuse, à en juger par lalassitude dont tout l’être de cette femme paraissait touché.Mme de Méris, elle, avait changé aussi. Elle continuait àressembler à sa cadette, de cette étonnante ressemblance queMadeleine avait escomptée autrefois quand elle projetait dedétourner sur sa sosie le sentiment naissant de son admirateur deRagatz. La nuance identique de leurs chevelures, la couleur toutepareille de leurs yeux, l’analogie frappante de leurs traits leseussent fait toujours prendre l’une pour l’autre. Seulement l’aînées’était, depuis cette saison déjà lointaine, animée, éveillée,comme vitalisée. Elle n’avait plus cette moue boudeuse etmécontente de la femme aigrie et qui va vieillir, sans s’intéresserà rien qu’aux rancunes de son amour-propre froissé. Des impressionstrès fortes et d’une nature bien différente les avaientcertainement atteintes l’une et l’autre, dans cet intervalle.Madeleine – la chose était trop visible, quand on la connaissaitvraiment, – luttait contre ces impressions, quelles qu’ellesfussent. Elle les subissait sans se les permettre, au lieu que sasœur Agathe s’y abandonnait complaisamment, et avec ivresse. L’uneavait l’aspect d’une femme dont le cœur s’est laissé surprendre parun sentiment qu’elle repousse, l’autre au contraire portait surelle tout l’orgueil, toute l’audace d’une passion avouée.N’était-elle pas libre de caresser, sans cesser de s’estimer, desespérances que la mère de Charlotte n’aurait pu même concevoir,sans se mépriser ? Il y avait entre elles encore unedifférence. Dès qu’elle avait commencé à éprouver cette passion,Mme de Méris l’avait déclarée à sa sœur. Elle lui avaitd’autant moins épargné ces confidences que l’objet de cet amour,soudain grandi dans le cœur de la jeune veuve, était – on l’a tropcompris – précisément celui dont Madeleine lui avait dit :« Je t’ai trouvé ce mari que tu m’as permis de techercher, » le commandant Brissonnet. Mme Liébaut, aucontraire, avait déployé toute son énergie à cacher jusqu’aux pluspetits signes du trouble dont elle était possédée. On a comprispourquoi encore. Une très honnête femme, – et elle l’était dans leplein sens de ce beau mot, où se résument les vertus qu’un hommesouhaite à sa mère, à sa sœur, à son épouse, à sa fille, à tout cequ’il aime, à tout ce qu’il respecte, – une très honnête femme separdonne malaisément ces manquements si involontaires à la fidélitéconjugale : les rêves contre lesquels on se débat, – maiscomme ils reviennent ! – les nostalgies auxquelles on ne veutpas céder, – mais elles n’en sont pas moins là ! – lefrémissement de l’âme dans une certaine présence, la mélancoliedans une certaine absence. Madeleine était rentrée de Ragatz sansse rendre compte qu’elle ne s’intéressait pas à Brissonnetuniquement comme à un héros malheureux, comme au sauveur de safille, comme au mari possible de sa sœur. Elle savait maintenant levéritable nom de cette sympathie à la rapidité de laquelle elleavait trouvé tant de prétextes, et cette évidence la consumait detant de honte qu’elle serait morte plutôt que de la confesser, mêmeà son aînée, – surtout à son aînée. Elle, la femme de ce mari siloyal, si dévoué qu’était Liébaut, elle la mère de cette adorablepetite fille qu’était Charlotte, elle aimait quelqu’un … Et cequelqu’un, – par bonheur il ne soupçonnerait jamais le sentimentqu’il inspirait, – c’était la personne qu’elle avait introduiteelle-même dans la vie de sa sœur ! Que de fois, depuis cesdernières semaines, la malheureuse avait tremblé qu’Agathe ne vîntlui dire : « Il m’a demandée en mariage, et j’ai ditoui ! » Elle avait beau, de toute la force de sonhonneur, s’interdire de penser à cet homme qui ne devait rien être,qui n’était rien pour elle, une irrésistible et constante anxiétéla contraignait sans cesse, à toute occasion, de se demander cequ’il sentait lui-même, quelle énigme cachait cette assiduitéégalement répartie entre les deux sœurs, également respectueuse.Car l’officier d’Afrique avait agi comme si, au lieu d’être habituéà la stratégie de la brousse, il avait passé sa jeunesse à étudierles manœuvres sur l’antique carte du Tendre. Il avait laissé planerl’équivoque sur ses vrais sentiments. Laquelle aimait-il, deMadeleine ou d’Agathe ? Quand Mme Liébaut pensait, àquelque indice, que c’était elle, un délire la saisissait et unremords, une joie criminelle et une épouvante. Pensait-elle qu’ilaimait Agathe ? Elle se contraignait à se dire qu’elle devaits’en réjouir avec tout ce qu’elle avait d’affection tendre pour sasœur, et c’était alors en elle une souffrance aiguë qui lui faisaitmal, à croire que sa vie allait s’arrêter. Si elle s’affaissait,toute frémissante, toute pâle, les yeux si brillants, dans lefauteuil, au coin du feu, par cette après-midi de novembre, c’estque Mme de Méris était arrivée pendant une autre visite,celle de notre ancienne connaissance le baron Favelles, et dupremier coup d’œil Madeleine avait discerné dans son aînée uneagitation dont elle allait savoir la cause, maintenant que lepauvre baron était parti sur une anecdote dont il avait en vainescompté l’effet : – « Je m’en vais, » avait-il dit,« pour ne pas m’attirer le même mot qu’un jeune diplomatefrançais invité à Osborne, du vivant de la feue reine Victoria…Notre compatriote était très gai. Il raconte après dîner unehistoire qu’il croit très drôle. Silence de tout le salon… Onattendait, pour rire, l’appréciation de Sa Majesté, qui laissetomber, après une mortelle minute, ces simples paroles :We are not amused. Nous ne sommes pas amusés. »

– « Enfin ! » dit Madeleine,quand la silhouette cocasse du Vieux Beau eut disparu derrière laporte refermée sous sa tapisserie… « Je croyais qu’il ne s’enirait jamais ! Je m’en veux de n’avoir pas plus de patience,car vraiment il m’a donné cet été de vraies preuvesd’amitié… »

– « Je t’avais prévenue à Ragatz, »répondit Agathe. « Tu vas m’accuser d’avoir l’esprit decontradiction, » continua-t-elle, « je le trouve moinsennuyeux ici que là-bas… Et puis il t’a présenté qui tusais… »

Elle souriait en prononçant ces mots quifirent passer une ombre plus épaisse dans les prunelles de l’autre.Ils soulignaient – naïvement, car Mme de Méris n’y avaitpas entendu malice, – l’actuelle position des deux sœurs. Le motifqui rendait Agathe plus facile à vivre, moins rênée, moins nerveuseétait précisément celui qui expliquait le changement d’humeur deMme Liébaut. Comme celle-ci connaissait ce motif, et quecelle-là l’ignorait encore, tout entretien entre elles devenaitl’occasion de malentendus inintelligibles à l’aînée etdouloureusement sentis par la cadette. Agathe ne devina pas lepetit battement de cœur que sa simple réponse avait infligé àMadeleine, ni l’émotion avec laquelle sa secrète rivale luidemandait, prenant texte de cette allusion au commun objet de leurspensées :

Vérifier rênée avec Walter.

– « Il n’y a rien de nouveau de cecôté-là ? Il m’a semblé, quand tu es entrée, que tu étaistoute contrariée de ne pas me trouver seule… »

– « Un peu, » dit Agathe,« mais puisque Favelles a compris et qu’il est parti, tout estbien… Tu ne t’es pas trompée d’ailleurs. C’est vrai que j’ai ungrand service à te demander, » reprit-elle après une pausedurant laquelle une agitation singulière parut la dominer.« J’ai bien hésité, il s’agit d’une démarche si en dehors detoutes les habitudes !… Mais je crois que tu jugeras commemoi : elle est devenue nécessaire… »

– « Tu sais bien que je suis toujours làpour t’aider, ma grande, répondit Madeleine, qui prit la main deson aînée et la serra. Sa main à elle était si brûlante qu’Agatheperçut la chaleur à travers son gant.

– « Tu as la fièvre ?… »dit-elle. « Tu n’es pas bien ?… »

– « Moi ? » fit Madeleine.« Quelle idée !… Je suis un peu fatiguée parce que j’aicommis l’imprudence, ne dormant pas, de lire une partie de la nuit.Ce ne sera rien… » ajouta-t-elle, en rougissant un peu. Depuisces dernières semaines, il était arrivé souvent queMme de Méris l’avait regardée avec des yeux inquisiteurs,comme étonnée de l’altération de ses traits. Mais si la jeune veuveavait nourri même la plus vague idée qu’il y eût à cet évidentmalaise de sa sœur une autre cause que la lassitude physique – etquelle cause ! – aurait-elle prononcé si librement le nom quiallait lui venir aux lèvres tout de suite ?

– « Je préviendrai Liébaut, qui tegrondera… » dit-elle. Puis, reprenant sa confidence. « Tuas deviné qu’il s’agit de Brissonnet… Je devais passer la soiréehier au Théâtre-Français. Tu te souviens, j’en avais parlé à cinqheures, ici, au thé, devant lui. À peine entrée dans ma loge, et aupremier coup d’œil que je jette sur la salle, qui aperçois-je,assis à l’un des fauteuils d’orchestre, et avec un air d’être àmille lieues du spectacle ?… Notrecommandant !… »

– « Il peut avoir eu simplement la mêmefantaisie que toi, » répondit Madeleine, « celled’entendre une pièce dont tout le monde parle… »

– « Il est un peu trop coutumier dufait, » reprit Agathe : « À l’Opéra, vendredidernier, ç’a été la même histoire ; la même histoire auVaudeville, lundi. Si seulement il montait me rendre visite dans maloge, comme il serait naturel, on ne le remarquerait pas… Mais ildemeure là, immobile, à sa place, et quand il croit ne pas êtreobservé, il me regarde, avec sa lorgnette encore,indéfiniment… »

– « C’est la preuve que tul’intimides, » répondit Madeleine. Elle s’était penchée ducôté du feu, tandis que sa sœur lui racontait l’incident de laveille, commentaire trop significatif aux incidents des troisautres jours. Qu’avait-elle rêvé à Ragatz, sinon que le jeune hommese laissât prendre, faute d’espérance de son côté, au charme de sapseudo-jumelle ? Par quel illogique et coupable détour de sasensibilité chaque preuve nouvelle de cet intérêt de l’officierpour Mme de Méris lui faisait-il mal, si mal ? –Mais la charmante et courageuse femme n’admettait pas cettesouffrance, et, encore cette fois, elle eut l’énergied’ajouter : – « Oui, que tu l’intimides et qu’ilt’aime… »

– « Qu’il m’aime ?… » Agatheavait hoché la tête en répétant ces deux derniers mots avec unaccent où passait un doute. « Mais, s’il m’aimait, »insista-t-elle, « ne se dirait-il pas que son attitude est denature à le faire remarquer, et, par suite, à me faireremarquer ? Ne se rendrait-il pas compte qu’elle peutprovoquer, qu’elle provoque des commentaires ?… C’estjustement de cela que je viens te parler. J’avais dans ma loge,hier, Mme Éthorel. Tu sais comme elle est malveillante. Ellene pardonne à personne ses soi-disant quarante ans, qu’elle adepuis tantôt dix années !… – « C’est bien le commandantBrissonnet qui est là au cinquième rang del’orchestre ?… » me demande-t-elle tout d’un coup. –« Mais oui… » répondis-je en faisant semblant de nel’avoir vu que sur cette indication. – « Vous le connaissezbeaucoup, je crois ? » continua-t-elle. – « Il a étéprésenté à ma sœur aux eaux, » dis-je, « et je l’airencontré chez elle. » – « Ah ! »répliqua-t-elle simplement. Puis après un silence :– » Vous savez que je vous aime, ma chère Agathe,permettez-moi de vous donner un conseil. Tenez ce monsieur un peu àdistance. Il appartient à ce que j ‘appelle les amoureux del’espèce voyante. » – « Que voulez-vous dire parlà ? » insistai-je à mon tour. – « Rien que ce queje dis, répliqua-t-elle. « Tenez-le à distance… » Desphrases de ce ton, dans cette bouche, tu sais aussi bien que moi cequ’elles signifient : le nom de Brissonnet a été prononcé àpropos de moi, ou va l’être. On jase, ou l’on va jaser… »

– « Mme Éthorel est une méchantefemme, voilà tout, » répondit Madeleine, « et tu ne peuxrendre le commandant responsable des vilains propos d’une vieillecoquette, aigrie contre les sentiments qu’elle n’inspireplus. »

– « Je ne le rends responsable de rien,comprends-moi, » dit Agathe. « Nous avons toujours su, enle recevant, toi et moi, qu’il n’était pas du monde. Il n’en a pasles égoïsmes. Il n’en a pas non plus les prudences. Ce n’est pas enAfrique qu’il a pu acquérir la triste expérience des méchancetés desalon. Mais, avoue que tu serais la première à me blâmer si, moiqui l’ai, cette expérience, je laissais se prolonger une situationqui risque de me compromettre d’abord, et, puis… » Elle eut unpetit tremblement dans la voix, qui n’était pas joué, « etpuis, » répéta-t-elle, « qui me fait souffrir. »

– « Tu as donc changé de sentimentsdepuis ces derniers jours ? » interrogeaMme Liébaut. « Oui, » insista-t-elle, « si tul’aimes comme tu me l’as dit, peux-tu souffrir de constater qu’ilt’aime aussi ? Et il t’aime. Je te le répète, sa conduite estinexplicable autrement. »

– « Et trouves-tu explicable, s’ilm’aime, » reprit vivement la veuve, « qu’il n’essaiejamais de me parler plus intimement, de se rapprocher demoi ?… Quand nous nous rencontrons au théâtre, tu sais sonattitude. Quand il vient en visite à la maison, s’il me trouveseule, il reste à peine vingt minutes, et c’est de sa part uneffort pour soutenir la plus banale conversation qui contraste partrop avec d’autres circonstances où nous l’avons vu, toi et moi, sivif d’esprit, si prompt à la repartie, si brillant enfin.Arrive-t-il quand il y a déjà quelque personne ? On diraitqu’il en est heureux. Il reste là, s’il le peut, jusqu’à ce que levisiteur parte. Le plus souvent il s’en va avec lui… Je ne suis pasune de ces sottes qui s’imaginent, dès qu’un homme les regarded’une certaine manière, qu’elles ont inspiré la grande passion. Jene suis pas non plus de ces fausses modestes qui nient d’êtreaimées contre l’évidence. J’admets que M. Brissonnet a desfaçons d’agir qui laisseraient croire qu’il est épris de moi, maisj’affirme qu’il en a d’autres qui démentent totalement cettepremière hypothèse. Et voici pour moi la pierre de touche :oui ou non, suis-je libre ? Que l’on hésite à se déclarerquand on s’est attaché à une femme que l’on ne peut pas épouser,c’est très naturel. Mais quand on aime une veuve, qui n’a aucuneraison de ne pas désirer refaire sa vie, et quand elle nous montrela sympathie que je lui montre, il n’y a pas de timidité quitienne… Ou bien on lui demande sa main, ou bien l’on s’ouvre àquelqu’un, on tâte le terrain, avant de hasarder la démarchedéfinitive. Il a Favelles. Il a mieux que Favelles… Qui ? Maistoi-même. N’es-tu pas la confidente désignée pour un pareilmessage ? Or, a-t-il parlé à Favelles ? Non… T’a-t-ilparlé ? Non encore… Que veux-tu que jeconclue ? »

– Qu’il te trouve peut-être trop riche pourlui, répondit Madeleine, tout simplement. Ce scrupule seraitpourtant bien dans son caractère… »

– « Il ne se serait pas laissé aller ànous fréquenter, dans ce cas, » interrompit Agathe en secouantla tête, « Il a toujours su que j’avais de la fortune, et celan’a pas été une objection pour son orgueil. Il a cru, et il a eutrès raison, qu’en recevant un homme de sa valeur, nous étions sesobligées. Et, pour ma part, j’ai toujours cru que je l’étais. J’aitoujours agi vis-à-vis de lui en conséquence. Il est assezintelligent pour s’en être aperçu et en avoir tiré des conclusionstoutes contraires à celles que tu supposes… D’ailleurs, »ajouta-t-elle après un silence, « je ne suis pas de ton avissur la manière dont un grand cœur juge les différences de fortuneentre êtres qui s’aiment, et, si tu réfléchis, tu te rangerastoi-même au mien. S’il y a une réelle bassesse d’âme dans lemélange de sentiment joué et de calcul réel, d’apparente passion etde plat intérêt que représente un mariage d’argent, il y a aussiune certaine mesquinerie de nature dans un scrupule tel que celuidont tu parles. Un héros, et Louis Brissonnet a l’âme d’un héros,ne pense pas aux questions de dot quand il s’agit d’une passionvraie. Il les ignore, ce qui est la seule manière d’aimerréellement… Non. S’il ne se déclare pas, c’est qu’il y a autrechose. »

– « Mais quoi ? » fit Madeleinequi se sentit rougir. Elle aussi, elle avait souvent entrevu unmystère dans les contradictions de certaines attitudes chez cethomme qui exerçait un tel prestige sur sa pensée. Agathe parlait deregards fixés sur elle, mais quand Mme de Méris n’étaitpas là, Madeleine avait, elle aussi, surpris d’autres regards quilui avaient infligé cet irrésistible et profond tressaillement dela femme qui aime et qui se dit « Je suis aimée !… »Ces impressions avaient été si fugaces, si rapides, la réserve oùs’enveloppait Brissonnet vis-à-vis d’elle était si respectueuse, siindifférente, il lui avait paru si évidemment occupé de sa sœurqu’elle s’était chaque fois répondu à elle-même :« Quelle folie !… Je rêve !… » Encoremaintenant, elle se refusa à écouter la réponse que la plus secrètevoix de son cœur faisait à sa propre question, et elle écoutaitAgathe continuer.

– « Quoi ?… Je ne sais pas. Il y ades moments où je me demande s’il n’est pas engagé dans une liaisonqu’il n’ose pas briser. Je ne m’en indignerais point. Il était siseul, si malheureux, quand il est revenu d’Afrique. Il a purencontrer une femme qui est entrée dans sa vie, pas assez pourqu’il consente à l’épouser, assez pour qu’il se considère commeengagé… Quoi qu’il en soit, cette incertitude ne peut durer, et leservice que je viens te demander, c’est tout bonnement de m’aider àen sortir. »

– « Moi ? » s’écriaMme Liébaut, avec une émotion qu’elle n’arriva pas àdissimuler, et, allant au-devant de la prière que se préparait àformuler l’autre : « Tu voudrais que je m’interpose entrevous ?… Mais comment pourrais-je ? »

– « Tu n’as pas tout à fait deviné mapensée, » répondit Agathe, « Il ne s’agit pas d’unmessage de moi à lui. Tu es ma sœur. C’est toi qui as connuM. Brissonnet la première et qui me l’as fait connaître.Imagine que tu aies appris, par quelqu’un qui ne soit pas moi, lamalveillante remarque de Mme Éthorel. Ne serait-il pas naturelque tu t’inquiétasses ? N’est-il pas naturel d’autre partqu’estimant le commandant comme tu l’estimes, tu le jugesabsolument incapable de faire quoi que ce soit qui compromette unefemme, à moins qu’il ne s’en rende pas compte ?… Je tedemande, ma chère Madeleine, d’agir comme tu agirais de toi-même siles conditions étaient celles que je viens de dire. Hésiterais-tu àfaire venir M. Brissonnet et à causer avec lui pour l’avertirdes commentaires de certains de nos amis ? La conclusion d’unpareil entretien n’est pas douteuse : ou bien il ne m’aimepas, et alors il s’excusera et nous ne le reverrons plus. Ou bienil m’aime, et alors, dans son trouble, il te découvrira sonsentiment, il voudra savoir ce qu’il peut espérer… Fine comme je teconnais, il te dira tout… Ah ! ma petite Made, tu ne merefuseras pas cela. C’est toi qui as voulu que je le connusse, toiqui m’as tentée. Sans toi, je n’aurais jamais pensé à recommencerma vie. J’étais si résolue à rester libre ! Tu as vaincu messcrupules. Tu m’as fait accepter cette idée d’un second mariage. Tume dois de m’aider… Je comprends que c’est bien délicat, bienintimidant… Mais qui peut toucher cette question avec lui, si cen’est pas toi ? Et il faut qu’elle soit touchée. Encore uncoup, je souffre trop de cette incertitude. Ma réputation, c’estbeaucoup. Il y a quelque chose qui m’importe encore plus que maréputation, c’est mon cœur. Il n’est pas assez pris pour que jen’aie pas encore la force de renoncer à ce rêve, s’il m’estdémontré que ce n’est qu’un rêve. Mais il faut que je sache. Il lefaut… »

Elle avait parlé avec une passion grandissantequi prouvait combien elle avait changé depuis ces instants où elleaffirmait, sur le quai de la gare de Ragatz, son intention d’unéternel veuvage. Elle disait alors : « Mon existence esttelle que je l’ai voulue, et sa fierté me suffit… » Et à cetteseconde même l’ironie du destin amenait dans cette petite garejustement celui devant qui cette fierté devait si vite plier. Uneautre personne avait changé davantage encore, c’était celle à quila jeune veuve, désireuse maintenant de redevenir une jeune femme,adressait ce pressant appel. À mesure que l’aînée avait précisé ledétail de la mission dont elle souhaitait de charger sa cadette, lecœur de celle-ci avait été agité d’une palpitation de plus en plusforte. L’entretien auquel la conviait Agathe s’était dessiné,devant son imagination, dans son intolérable détail. Elle s’étaitvue recevant celui qu’elle aimait, – car elle l’aimait, et combien,elle pouvait le constater à son trouble ! – Ce serait danscette même pièce. Il se tiendrait là, respirant, vivant, laregardant, la bouleversant, par sa seule présence et ne le sachantpas, ne devant jamais le savoir, puisqu’elle voulait continuer des’estimer, et rester vraiment fidèle à l’honnête homme dont elleportait le nom. Une autre fidélité, celle qu’elle avait vouée à sasœur, exigerait que Madeleine fît plus. Il lui faudrait provoquerchez son interlocuteur l’aveu de son amour pour une autre.L’entendrait-elle, aurait-elle la force de l’entendre dire :« J’aime Mme de Méris ? … » Si pourtantBrissonnet n’aimait pas Agathe ? Si une autre déclarationmontait aux lèvres de l’officier, obligé après cette démarche deMme Liébaut de cesser ses visites chez les deux sœurs et ne lesupportant pas, parce qu’en effet il aimait l’une d’elles, – maispas celle qu’il pouvait épouser ?… Que deviendrait la femmesecrètement éprise, s’il lui fallait entendre des mots dont laseule énonciation en sa présence était un crime contre la foijurée, contre ce foyer qui si longtemps lui avait suffi, auquelelle tenait toujours par tant de fibres, les meilleures, les plusprofondes de son être, par sa tendresse pour Charlotte et Georges,sa fille et son fils, – et aussi par son affection si réelle pourleur père ? N’était-ce pas déjà une félonie que d’éprouver,même pour la combattre, cette sympathie passionnée, et à l’égard dequi ?… Non. Madeleine ne pouvait pas transmettre le messageque sa sœur lui demandait. Un tel entretien était ou tropdouloureux ou trop dangereux. N’avait-elle pas, et le droit dedécliner cette souffrance, et l’obligation d’éviter ce péril ?Mais comment formuler ce refus dont la vraie raison devait être àtout prix cachée ? Hélas ! Quelles paroles pouvaient êtreplus dénonciatrices que la gêne avec laquelle elle réponditévasivement :

– « Tu n’aperçois pas un autre moyen pourte renseigner ?… Ne trouves-tu pas que celui-là risque d’allercontre ton propre désir ?… »

– « Pourquoi ? Je ne comprends pas,« interrogea Agathe.

– « Mais parce qu’aborder un pareilsujet, pour une personne qui te touche d’aussi près que moi, c’est,tout bonnement, offrir ta main… »

– « Et après ?… » réponditvivement Mme de Méris. « Oui, après ? Je n’aijamais compris que l’on eût de la vanité dans les choses del’amour. Si M. Brissonnet m’aime, je te répète, cette démarchelui ira droit au cœur, justement pour cela. S’il y trouve de quoise choquer, – c’est bien cela que tu crains ? – il ne m’aimepas… Je le saurai, je veux le savoir… Que peut-il arriver ?Qu’il raconte que j’ai voulu l’épouser et que c’est lui qui n’a pasvoulu ?… »

– « Lui, raconter cela ?… »protesta Madeleine. « Il en est incapable !… »

– « Hé bien, alors ? » repritAgathe… « Non, il n’y a pas d’autre moyen et tu ne merefuseras pas de lui parler… à moins qu’il n’y ait, à ce refus, uneraison que tu ne me dises pas… »

– « À toi ? » fitMme Liébaut… « Quelle raison veux-tu qu’il yait ?… » Sa sœur, qui la regardait fixement, put voir lesang affluer tout d’un coup à ses joues pâlies, puis se retirer etles laisser plus pâles encore, comme si le cœur de la jeune femmes’était contracté, sous cette question, dans un spasme trop fort.Ce n’était pas la première fois que l’aînée surprenait chez sacadette des signes de troubles intérieurs. Elle n’avait pas cherchéà se les expliquer. Ses idées toutes faites sur le caractère deMadeleine se mettaient entre elle et une observation directe, commeil arrive si souvent dans les rapports de famille. Pour la premièrefois, à cette minute, et dans un de ces accès de subite luciditéque la passion trouve à son service, par un instinct presqueanimal, un soupçon traversa son esprit. Ce ne fut qu’un éclair, et,aussitôt, elle rejeta la pensée qui venait de l’assaillir, non sansen garder comme un frisson, et elle répliqua :

– « Aucune, en effet, aucune… Tu m’asparu étrange tout à l’heure, alors… »

– « Alors ?… » insistaMadeleine.

– « Il n’y a plus d’alors, »répliqua Mme de Méris. « Mais, je t’en supplie,Madeleine, ne continue pas à me dire non. Je te le jure, » etsa voix se fit profonde, « ce serait un mauvais service à merendre… »

– « Je parlerai àM. Brissonnet, » répondit Madeleine, après un bien courtinstant d’une suprême lutte, durant lequel elle n’avait pu empêcherque ses paupières ne battissent nerveusement, que sa bouche netremblât. Épouvantée devant cette flamme de lucidité soudainallumée dans les prunelles d’Agathe, et devant la menace de sesdernières paroles, elle avait cru que cette immédiate soumissionrassurerait une défiance qui portait sa misère au comble. Elle nese doutait pas qu’elle venait au contraire d’accroître encore, chezcelle dont elle était la secrète et involontaire rivale, lasensation d’un mystère. Du moins une interrogation qui, en cemoment, lui eût été trop pénible, lui fut épargnée par un trèssimple hasard, la venue précisément de cette Mme Éthorel, dontla malveillante remarque, la veille, avait servi de prétexte à laprière d’Agathe. Celle-ci n’eut que le temps de dire à sa sœur,durant les deux minutes qui séparèrent l’entrée du domestiquedemandant si madame voulait recevoir, et l’entrée de lavisiteuse :

– « Tu lui parleras, maisquand ? »

– « Demain, » répondit Madeleine,« je vais lui écrire qu’il vienne à deux heures… »

– « Merci, » dit Agathe, et comme lebruit du pas de Mme Éthorel montant l’escalier se faisaitentendre : « Je vous laisserai seules. La Vieille Beautévient te raconter que je me compromets, tu verras… Va ; il estnécessaire d’en finir… »

Chapitre 6CONTAGIONS DE JALOUSIE

 

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé et la« Vieille Beauté », comme la jeune veuve avait appelé lanouvelle venue avec l’insolence de ses trente ans, était en effetoccupée à rapporter perfidement à la sœur cadette les propos deleur monde sur la cour que l’officier faisait par trop ouvertementà la sœur aînée. L’indiscrète ne devinait pas quel retentissementchacune de ses paroles avait dans cette sensibilité si blessée.Mais qui devine les souffrances des autres, alors même que cesautres nous tiennent de tout près au cœur ? Crucifiée par lespropos de Mme Éthorel, si inconsidérés dans leur malveillance,Madeleine ne se doutait pas, elle non plus, qu’au même momentAgathe recevait des coups pareils, et de quelle main ! Elle eneût frémi d’épouvante jusque dans ses moelles.Mme de Méris avait fait comme elle avait dit. Elle avaitquitté la place presque aussitôt la visiteuse entrée, non sansavoir échangé avec elle toutes les chatteries de deux femmes de lamême société qui se sont vues la veille, qui se reverront demain etqui se câlinent l’une l’autre en se déchirant. D’ordinaire Agathen’attachait pas à ces petites simagrées de salon plus d’importancequ’elles ne méritent. Mais quand on vient de traverser certainssoupçons, on supporte plus difficilement la fausseté de cesprotestations pourtant très banales et au fond inoffensives,derrière lesquelles s’abritent les perfidies de société. L’évidenceque, sous les caressants papotages de deux amies qui se sourienttendrement, se cachent de jolies petites haines toutes prêtes àgriffer et à mordre – cette évidence dont on sourit comme d’unechose plutôt divertissante, aux heures d’indulgente observation, –apparaît soudain comme une chose affreuse, si un petit indice vousa dénoncé à l’improviste une trahison dans un être aimé. L’idéed’un universel mensonge autour de votre aveuglement vous faitfrémir. C’était cette impression qu’éprouvait Agathe, sans serendre encore bien compte du motif, en descendant l’escalier del’hôtel de sa sœur.

– « Comme on est trompée tout demême !… » se disait-elle. « Qui croirait à voircette femme m’embrasser, comme elle fait, chaque fois que nous nousrencontrons, qu’aussitôt la porte fermée elle me diffame ? …Dieu sait les insinuations auxquelles elle se livre en cet instant… Tant mieux d’ailleurs ! Elle me rend service. Madeleineconstatera que je n’ai pas exagéré. – Comme il est nécessairequ’elle parle à Louis, et vite !… » Elle appelaitBrissonnet de son prénom, quand elle évoquait son image, pour elleseule. « Il est extraordinaire qu’elle n’ait pas compris celatoute seule et depuis longtemps… Mais non. Elle a été bouleverséede ma demande. Pourquoi ?… Tout son sang n’a fait qu’un tour.J’ai cru qu’elle allait se trouver mal. Pourquoi ?… Est-ceque ?… » La réponse à cette question se formula soudaindans l’esprit de la sœur, si longtemps envieuse, avec une nettetéqui la fit se contracter tout entière. Elle ferma les yeux presqueconvulsivement en se disant « Non, non, » à voix haute.Puis, tout bas : « Non. Ce n’est pas possible. Madeleineaime son mari, et elle m’aime. Elle ne le trahirait pas, et moi,elle n’aurait jamais pensé à me présenter cet homme, avecl’intention déclarée de me le faire épouser, si elle avait pour luiun intérêt trop vif. Ce sont des chimères, de vilaines, de hideuseschimères. La vie est déjà si triste, on a si peu de vraisamis ! S’il fallait encore ne pas croire à une sœur pour quil’on a toujours été parfaitement bonne, ce serait trop dur… Non, Cen’est pas… Non. Non. »

Elle s’était surprise à prononcer de nouveaucette formule de dénégation à voix haute, tout en s’installant dansl’automobile électrique qui lui servait à Paris pour ses courses,et qu’elle avait laissée à la porte des Liébaut. Elle avait donnéau mécanicien l’adresse d’une de ses amies dont c’était le jour. Aulieu de descendre, quand la voiture s’arrêta, elle jeta unenouvelle adresse à l’homme, celle d’un magasin situé à une autreextrémité de Paris, où elle n’avait aucune espèce de besoin de serendre. La perspective de se mêler à une causerie d’indifférentslui avait paru insupportable. Son coupé allait, glissant d’unmouvement rapide et sans secousse, dans le crépuscule commençant decette fin d’après-midi de l’automne. Un brouillard s’était levé,presque jaunâtre, que les lanternes des voitures trouaient de leursfeux, fantastiquement, et en dépit du « non » prononcétout à l’heure avec tant d’énergie, Agathe de Méris se posait denouveau la question qui avait surgi devant sa pensée, cet :« Est-ce que ?… » énigmatique, qui enveloppait detrop douloureuses hypothèses. Elle osait maintenant les regarder enface et aller jusqu’au bout de leur logique : – « Est-ceque Madeleine aimerait Louis Brissonnet ? … Quand elle m’aécrit de Ragatz, pour me parler de leur rencontre, je me rappelle,j’ai été étonnée de son enthousiasme. J’ai expliqué cela par cettefacilité à l’engouement qu’elle a toujours eue. J’ai voulu y voirune preuve de plus que ce projet d’un second mariage pour moi luitenait vraiment au cœur. J’en ai souri et je lui en ai étéreconnaissante. Si je m’étais trompée pourtant ?… Non. Encorenon. Elle ne me l’aurait pas présenté… Puis-je supposer qu’ellel’ait fait uniquement pour s’assurer des facilités de lerevoir ?… Et pourquoi non ? Elle a toujours été sipersonnelle, si peu habituée à se contraindre ! Tout lui atoujours tant réussi !… Ce serait un infâme procédé… Allonsdonc ! Une femme qui aime hésite-t-elle sur lesprocédés ? Madeleine aura spéculé sur cette froideur qu’ellem’a si souvent reprochée. Ma froideur ! Parce que je n’étalepas mes sentiments comme elle ! Ç’aura été son excuse à sespropres yeux. Elle se sera dit : ma sœur n’aimera jamais cethomme, je ne lui ferai donc aucun tort, et moi, elle me servira deparavent… Je crois que je deviens folle. Ce serait admettre qu’elletrahit son mari… Et ce n’est pas ! Ce n’estpas ! »

Comme on voit, ce petit monologuesous-entendait de singulières sévérités de jugement envers latendre et pure Madeleine, et de bien imméritées, de bien gratuitesaussi. Le principe de cette injustice était dans la secrète etconstante malveillance, nourrie si longtemps par l’aînée des deuxsœurs contre la cadette. Souffrir, comme Agathe avait fait, pendantdes jours et des jours, du bonheur d’une autre, c’estnécessairement se former des idées inexactes sur le caractère decette autre. Elle avait trop souvent critiqué les manières d’êtrede Madeleine, et avec trop d’acrimonie, pour n’avoir pas perdu lesens exact de cette exquise nature. Rien de plus fréquent,insistons-y, que ces erreurs d’optique entre personnes qui sevoient sans cesse et ne connaissent d’elles que des images fausses.Ces méconnaissances sont à l’origine de presque toutes lestragédies de famille, autant que les discussions d’intérêt. Que defois nous nous étonnons de constater que les qualités les plusévidentes d’un fils sont ignorées par ses parents, qu’un frère nediscerne pas chez un frère une valeur qui éclate aux yeux dupremier venu ! Depuis des années, Mme de Méris avaitété, dans maintes circonstances, dominée à l’égard de sa sœur parcette illusion à rebours, mais jamais comme à cet instant.L’automobile continuait d’aller, l’arrêtant ici, l’arrêtant là,devant une boutique, devant une autre. En proie à cette fièvre oùl’on ne peut supporter ni la solitude, ni la compagnie, Agathemultipliait les courses inutiles, – en vain. Elle n’échappait pas àla jalousie qui la mordait au cœur aussitôt qu’elle se remettait entête à tête avec ses pensées.

– « Ce n’est pas ?… »reprenait-elle. « Et pourquoi cela ne serait-il pas ?…N’apprend-on point tous les jours, par un scandale absolumentinattendu, des secrets que l’on n’aurait pas même imaginés commepossibles dans certaines existences ? Tromper, c’est jouer lacomédie, c’est feindre un personnage que l’on n’est pas… Et puis,Liébaut est un excellent, un brave garçon, mais qu’il estcommun ! Qu’il est lourd ! Si un homme réalise le type dumari trahi, c’est bien lui… La rancune de la veuve pour le mariageheureux de sa sœur ne la rendait pas d’habitude très indulgentepour son beau-frère le médecin. Elle la retrouvait, cette rancune,au service de ses iniques soupçons : « Mais, pour queMadeleine le trahît, il faudrait qu’elle eût Brissonnet pourcomplice… Pour complice ? Alors, les attitudes de Louis avecmoi, ses regards, ses silences, où j ‘ai cru deviner tantd’émotions cachées, seraient autant de mensonges ! Non, je neveux pas croire de lui cette infamie. Je ne le veux pas… Aucontraire, s’il a deviné que Madeleine l’aime, tandis que lui nel’aime pas, cette idée ne suffit-elle pas à expliquer qu’il n’osepas se déclarer ?… Oui. La voilà, la vérité… C’est la raisonpour laquelle Madeleine a tant changé depuis ces dernièressemaines. Elle voit que Louis m’aime, et elle, elle aime Louis.C’est la raison pour laquelle il se tait. Il ignore tout de messentiments. Elle lui a laissé voir tout des siens… Il a pitiéd’elle, et sans doute aussi, il pense que s’il me demande ma main,elle se jettera en travers… Et moi qui me suis confiée à elle, moiqui l’ai chargée de ce message !… C’est préférable ainsi. Jesaurai à quoi m’en tenir. Ah ! S’il m’aime, je ne me laisseraipas prendre mon bonheur. Et il m’aime ! il m’aime !…

La jeune femme s’était répété ce motpassionnément, afin d’en redoubler l’évidence. Son âme tourmentées’y était fixée, comme à un point solide, où trouver un appui et dela force, quand après deux heures de ces méditationscontradictoires, où tour à tour elle avait incriminé et innocentésa sœur, l’automobile s’arrêta enfin à l’entrée de la maisonqu’elle habitait. C’était une grande bâtisse palatiale, pouremployer le vocabulaire barbare d’aujourd’hui, à l’angle del’avenue des Champs-Élysées et d’une des rues qui la coupent.Mme de Méris occupait dans ce caravansérail un vasteappartement d’une installation intensément moderne, – un peu paresprit d’opposition au petit hôtel intime de Madeleine. Elledemeura étonnée de voir stationner devant sa porte un coupé àcaisson jaune attelé de deux petits chevaux, l’un blanc et l’autrenoir. Elle reconnaissait la voiture de louage dont son beau-frèrese servait pour ses visites :

– « Tiens, » se dit-elle,« Liébaut a un malade dans ma maison ? » Puisaussitôt : « À moins qu’il ne soit chez moi… Chezmoi ? Pour quel motif, lui qui ne vient pas me voir deux foispar an ?… » Après ses réflexions de tout à l’heure, uneexplication de cette visite irrégulière s’offrit à elle, qui luifit battre le cœur, tandis que l’ascenseur, trop lent à son gré,l’emportait vers son troisième étage : « Se douterait-ilde quelque chose ?… Mais de quoi ?… »

Le médecin était chez sa belle-sœur en effet.Il l’attendait dans une espèce de boudoir dont le seul aspectfaisait un contraste significatif avec le coin si privé, siindividuel, où, deux heures auparavant, Madeleine recevait Agathe.Ce petit salon de l’aînée aurait suffi à dénoncer les côtés tendus,guindés, et pour tout dire, prétentieux de sa nature. Cette pièce,où elle se tenait cependant beaucoup, avait l’impersonnalité d’undécor. Mme de Métis avait essayé d’en faire une copie,strictement classique, d’une chambre du dix-huitième siècle. Elleavait obtenu un ensemble si visiblement composé qu’il en étaitfroid, artificiel, et surtout, ce n’était pas son salon. Sa grâceun peu raide y était trop déplacée, et non moins déplacée à cetteminute la physionomie du docteur François Liébaut, qui,professionnellement vêtu de la redingote noire, allait et venaitparmi ces étoffes et ces meubles clairs. C’était, on l’a déjà dit,un homme de quarante et quelques années, vieilli avant l’âge. Ilavait trop peiné, dans ces conditions de détestable hygiène oùvivent nécessairement les médecins lorsqu’ils cumulent les labeursde la clientèle et des recherches personnelles. Son teint brouilléoù dominaient les nuances jaunes révélait la funeste habitude desrepas pris vite et irrégulièrement entre deux consultations. Satête penchée en avant racontait une autre habitude, et non moinsfuneste, celle des longues séances à son bureau le soir, quand, lajournée du praticien à peine finie, celle du savant commençait. Lespersonnes qui s’intéressent à cet ordre de questions connaissentson beau traité des Cachexies, où se trouvent exposées desthéories neuves, notamment sur ces deux redoutables maladies descapsules surrénales et du corps thyroïde qui conservent une gloirefunèbre aux noms d’Addison, de Basedow et de Graves. Le caractèretrès spécial des études du mari de Madeleine suffit à expliquercomment la jeune femme, toute intelligente et toute dévouée qu’ellefût, n’avait pu s’y intéresser véritablement. Elle avait beau êtreune créature très délicate, très souple, et, par conséquent, trèsdisposée à modeler ses goûts sur ceux de l’homme distingué qu’elleavait épousé, son imagination avait été incapable de le suivre dansdes analyses si austères, si répugnantes par certains points unesensibilité neuve et fine. Elle avait vu travailler François enl’admirant de son inlassable patience. Elle avait aussi admiré sondévouement envers ses malades, les noblesses de sondésintéressement, mais tout le domaine technique où son mari vivaiten pensée lui était resté fermé, et depuis quelque temps hostile.C’est le danger qui menace les ménages des hommes trop profondémentenfoncés dans des recherches d’un ordre trop abstrait. Quand ilsont épousé une femme très simple, elle se résigne à jouer auprèsd’eux le rôle de la Marthe de l’Écriture : « Elle allaits’empressant aux divers soins du service. » Mais il arrive quecette Marthe, une fois sa besogne finie, voudrait devenir Marie,celle qui « s’asseyait aux pieds du Seigneur, pour écouter saparole » et qu’elle est malheureuse de ne le pouvoirpas ! Plus simplement et sans métaphores, Madeleine Liébautétait de celles qui, pour être tout à fait heureuses dans lemariage, ont le besoin d’une union absolue, totale, des cœurs etaussi des esprits. Faute de cette union, inconciliable avec unpareil métier et de pareilles recherches, elle s’était très tôtsentie un peu solitaire, même entre ses deux enfants, et auprès dece compagnon qui dépensait toute son intelligence à écrire despages emplies de ces « cas » abominables, enchantementdes cliniciens. Quelques-uns de ces « cas » étaientquelque chose de plus pour la mère. On se rappelle que sa petitefille avait souffert, à la suite de rhumatismes, d’une légèreatteinte de chorée, guérie par les eaux de Ragatz. Or, un deschapitres du grand ouvrage de son mari portait ce titre dont leseul énoncé poursuivait Madeleine d’une cruelle menace : Desrapports de la Chorée et de la maladie de Basedow. Elle avaitcherché ces pages dans la bibliothèque du médecin, poussée parcette torturante curiosité du pronostic que connaissent trop tousceux qui ont vu souffrir un être aimé sans bien comprendre son mal.Les sentiments de la mère à l’égard de la Science de son mariétaient depuis lors très complexes : elle éprouvait unereconnaissance anticipée pour l’habileté avec laquelle le médecinsoignerait leur fille si jamais ce funeste présage se réalisait.Elle en voulait à cette Science du frisson où une pareilleappréhension la jetait. C’étaient ces impressions qui l’avaientpréparée, inconsciemment, à subir la nostalgie d’une autreexistence, auprès d’un autre homme. La rencontre aux eaux avecl’héroïque officier d’Afrique avait soudain donné une forme à sesrêves. Elle s’était juré que personne au monde ne devineraitl’éveil en elle d’un émoi qui faisait horreur à ses scrupules.Hélas ! Elle avait été devinée par celui à qui elle aurait leplus passionnément désiré cacher la blessure soudain ouverte auplus secret de son cœur, François Liébaut lui-même, et le marimalheureux allait initier à sa découverte cette sœur dont laperspicacité jalouse avait déjà tant effrayé Agathe.

Quand Agathe entra dans le salon, son premierregard lui apprit ce qu’elle avait pressenti : la visite deson beau-frère annonçait un événement extraordinaire. Lequel ?Le visage du médecin, grave d’habitude, mais d’une gravitédistraite et vague, celle de l’homme qui suit ses idées, étaitcomme tendu, comme contracté par un rongement de soucis. En mêmetemps, l’émotion de l’entretien qu’il se préparait à provoquer avecla sœur de sa femme lui donnait une inquiétude dont la fièvre sereconnaissait à ses moindres mouvements. Ses doigts se crispaientsur le dos des meubles, autour des bibelots qu’il prenait etreposait sans les voir. Ses paupières battaient sur ses yeux, quin’osèrent pas d’abord se fixer sur son interlocutrice. Laconversation à peine engagée, ce fut au contraire, de sa part,cette ardente, cette prenante inquisition des prunelles, qui neveulent pas laisser échapper le plus petit signe, dans leur aviditéde savoir… De savoir ? Mais quoi ? Obsédée elle-même parles pensées que l’entrevue de cette après-midi lui avait infligées,comment Agathe n’eût-elle pas aussitôt soupçonné la vérité ?Son beau-frère était venu chez elle, avec le projet de lui parlerdes relations de Madeleine et de Brissonnet. Pour lui non plus, cesrelations n’étaient donc pas claires ?… La curiositéd’apprendre si elle avait deviné juste, était si forte aussi chezla jeune veuve qu’elle se sentit trembler, et, dans l’incapacité decacher son énervement, elle feignit une inquiétude bien différentede celle qui la poignait réellement :

– Comme vous semblez troublé, François… » demanda-t-elle en allant droit à lui, et lui prenant lamain : « Qu’y a-t-il ?… Ma sœur n’est pas plussouffrante ?… Je l’ai quittée un peu fatiguée… Ce n’est pascela ? Non… Il n’est rien arrivé à Georges et à Charlotte, aumoins ? Mais parlez, parlez… »

– « Calmez-vous, ma chère Agathe, »dit Liébaut. L’instinct du métier venait de lui faire prendre, àlui, si profondément remué de son côté, le ton qu’il aurait eu auchevet d’un malade en proie à une surexcitation nerveuse.« Non, » continua-t-il d’une voix qui s’émouvait à sontour, « il n’est rien arrivé à personne, heureusement…Pourtant vous avez raison, c’est à cause de Madeleine que je suisici. C’est d’elle que je suis venu vous parler… »

Mme de Méris n’avait jamaisapprouvé, on ne l’ignore pas, le mariage de sa cadette, et lebonheur apparent de cette union bourgeoise n’avait pas contribué àdiminuer cette antipathie. Aussi ne s’était-elle jamais donné lapeine d’étudier ce beau-frère dont elle rougissait un peu, malgrésa haute valeur. Là encore, la grande loi de la mésintelligencefamiliale par idée préalable avait accompli son œuvre. Madeleineavait jugé Liébaut, une fois pour toutes, et condamné. Elle s’étaitformé de lui l’image d’un très honnête personnage, et trèsennuyeux, supérieur sans doute dans son métier, mais absorbé dansdes travaux qui ne l’intéressaient, elle, en aucune manière, etabsolument dépourvu de toute conversation. Qu’il eût pu plaire à sacadette, elle avait, dès le premier jour, déclaré ne pas lecomprendre, et sa malveillance à l’égard de cette sœur secrètementjalousée avait trouvé là une occasion unique de s’exercer, sous lacouleur d’une généreuse pitié. Elle ne soupçonnait pas que cethomme, silencieux et modeste. volontiers effacé dans le monde,avait une délicatesse presque morbide d’impressions. FrançoisLiébaut était un de ces sensitifs qui perçoivent les moindresnuances, qu’un air de froideur surpris chez un de leurs prochesparalyse, qui souffrent de la plus légère marque d’indifférence.Cette exquise susceptibilité du cœur ne semble guère conciliableavec les dures disciplines de l’Hôpital et de l’École pratique.Elle existe pourtant chez quelques médecins, et, comme il arrivequand il y a une antithèse radicale entre les exigences de laposition et les prédispositions natives, celles-là exaspèrentcelles-ci au lieu de les guérir. Le mari de Madeleine appartenait àcette espèce très rare, et si aisément méconnue, des praticiens quideviennent des amis pour leurs clients, que les larmes d’une mèreau chevet d’un enfant mourant bouleversent, qui sont atteints parl’ingratitude d’un malade comme par une trahison. L’on devine,d’après ces quelques indications, ce qu’avait été pour lui, dès sesfiançailles, l’antipathie latente de la sœur de sa femme. Il avaitd’abord essayé de désarmer Agathe, gauchement. N’y réussissant pas,il avait fini par accepter cette hostilité, se repliant,s’enveloppant lui-même d’indifférence. Pour qu’il fût venu, cesoir, prendre sa belle-sœur comme confidente, il fallait qu’il fûten proie à une crise bien forte de souffrance. Cela,Mme de Méris l’avait reconnu aussitôt, mais ce que lespremières phrases de son beau-frère lui révélèrent et qu’elle n’eûtjamais même imaginé, ce fut la perspicacité exercée par cetaciturne à son endroit, durant tant d’années. Ce fut surtout lafinesse et la fierté de cette âme qu’elle avait considérée comme sipeu digne d’intérêt, comme si vulgaire, – pour employer un de sesmots. Ce fut enfin le drame caché, le dessous vrai d’un ménage dontelle avait inconsciemment envié la tranquillité, en affectant d’endédaigner le caractère « pot-au-feu ». Agathe avait rêvépour elle-même d’aventures romanesques. L’issue de cette petitetragédie sentimentale où les avait engagées, sa sœur et elle, unesecrète rivalité d’amour, devait lui apporter l’évidente preuve quece romanesque tant souhaité ne réside ni dans les événementsexceptionnels, ni dans les destinées extraordinaires. Les cœurssérieux et profonds, ceux qui ont « accepté » leur vie, –comme elle avait dit ironiquement sur le quai de la gare, – qui s’ysont attachés par leurs fibres les plus secrètes, sont aussi ceuxqui éprouvent au plus haut degré ces émotions intenses, vainementdemandées par tant d’imaginations déréglées aux révoltes et auxcomplications :

– « Agathe », reprit Liébaut aprèsun silence, « les choses que j’ai à vous dire sont si graves,si intimes, qu’au moment de les formuler les mots me manquent… Nousn’avons jamais beaucoup parlé à cœur ouvert, vous et moi. Ne voyezpas un reproche dans cette phrase… » insista-t-il en arrêtantsa belle-sœur d’un geste, comme elle protestait. « La fauteest toute à moi qui ne vous ai pas fait voir assez à quel pointj’étais disposé à vous aimer comme un frère… Mais oui, j’aitoujours été ainsi, même avec Madeleine. Je ne sais pas meraconter. C’est ridicule, je m’en rends trop compte, un médecintimide, un médecin sentimental et qui garde à part lui desimpressions qu’il n’ose pas exprimer !… C’est ainsi pourtant,et sur le point d’avoir avec vous un entretien d’où dépendpeut-être tout mon bonheur, il faut que je vous aie dit d’abordcela, pour que vous ne me croyiez pas fou, tant l’homme que je vaisvous montrer diffère de celui que vous connaissez, ou croyezconnaître… »

– « Celui que je connais, » réponditMme de Méris, « a toujours été le meilleur des mariset le plus aimable des beaux-frères… »

– « Ne me parlez pas ainsi… »interrompit Liébaut, presque avec irritation, et il ajoutaaussitôt : « Pardon !… À de certaines minutessolennelles, et nous sommes à l’une de ces minutes, les phrases decourtoisie font du mal. On ne peut supporter que la vérité…D’ailleurs, » et son visage exprima une résolution soudaine,presque brutale, celle de quelqu’un qui, voulant en finir à toutprix, renonce d’un coup aux préambules qu’il avait préparéslonguement et va droit à son but… « D’ailleurs, à quoi bonrevenir sur les maladresses que j’ai pu avoir dans mes rapportsavec vous ? Je suis le mari de votre sœur. Nous sommesattachés l’un à l’autre par le lien le plus étroit qui existe, endehors de ceux du sang. Nous ne faisons, vous, ma femme et moi,qu’une famille. J’ai le droit de vous poser la question qui mebrûle le cœur et je vous la pose… Agathe, voici maintenant plus detrois mois qu’un homme est entré dans notre intimité, qu’aucun denous ne connaissait que de nom auparavant… Chaque semaine écoulée,depuis lors, n’a fait que rendre plus grande cette intimité… Cethomme n’est pas seulement reçu chez vous et chez nous, il s’estfait présenter à tous nos amis. Quand on nous invite, vous et nous,on l’invite. Allons-nous au théâtre, vous et nous ? Il y va… Àune exposition ? Il s’y trouve… Cet homme est jeune, il n’estpas marié… Agathe, je vous demande de me répondre avec toute votreloyauté : est-ce à cause de vous que M. le commandantBrissonnet vient dans notre milieu, comme il y vient ? Est-ceà cause de vous… » répéta-t-il. Et sourdement, comme s’ilavait eu honte d’avouer la souffrance qu’enveloppait cette simpleet angoissante demande : « ou deMadeleine ?… »

Un sursaut involontaire avait secoué la sœuraînée. Pour que son beau-frère en fût arrivé, lui si discret, siréservé, à poser cette question, directement, – répétons le mot, –brutalement, il fallait qu’il eût observé des faits positifs, –quels faits ? – qu’il eût commencé de suivre une trace, –quelle trace ? Une réponse non moins directe, non moinsbrutale venait aux lèvres de la rivale éprise et jalouse :« Dites tout, François. Vous croyez qu’il peut y avoir unsecret entre Madeleine et Brissonnet ? Vous le croyez. Surquels indices ? Comment ?… » Elle eut l’énergie dese dominer, un peu par cet instinct de franc-maçonnerie du sexe quiveut que, devant l’enquête pressante d’un homme, une femme se sented’abord solidaire d’une autre femme. Entre sœurs, même qui ne sontpas très intimes, cet instinct est plus fort encore, plus spontané,plus irrésistible. Et puis, montrer aussitôt combien cetinterrogatoire de son beau-frère la bouleversait, c’était, pourAgathe, avouer ses propres sentiments. C’était dire qu’elle aimaitet qui elle aimait. C’était manquer à cette surveillance de soi,poussée chez elle, depuis tant d’années, jusqu’à la roideur, enparticulier dans ses relations avec le mari de sa sœur cadette.C’était enfin risquer de ne pas apprendre ce qu’elle désiraitsavoir, maintenant, à n’importe quel prix. Un autre instinct, celuide ruse et de diplomatie, toujours éveillé chez les femmes les plusviolemment emportées par la passion, lui fit trouver sur place unmoyen sûr d’arracher son secret à cet homme, impatient, lui aussi,de savoir. Il allait lui dire toutes ses raisons d’être jaloux.

– « C’est à mon tour de vous supplier devous calmer, mon cher François, » répondit-elle. « Oui,calmez-vous. Il le faut. Je le veux… Vous me voyez stupéfiée de ceque j’apprends… En premier lieu, que vous croyez avoir quelquechose à vous reprocher dans votre attitude vis-à-vis de moi ?…Je vous répète que je vous ai toujours trouvé si bon, siaffectueux, et ce ne sont pas des formules de courtoisie, je vousle jure. Mais nous reviendrons là-dessus un autre jour… J’arrivetout de suite au second point, le plus important, puisqu’il paraîtvous bouleverser, à ces assiduités de M. Brissonnet auprès deMadeleine et de moi. Je vous répondrai en pleine franchise. Pourqui le commandant fréquente-t-il chez elle et chez moi ?… Nipour l’une ni pour l’autre, que je sache – du moins jusqu’ici. Paspour moi, puisqu’il ne m’a pas demandé ma main et que je suisveuve. Pas pour Madeleine, puisqu’elle n’est pas libre. Vousn’allez pas faire à ma sœur l’injure de penser qu’elle se laissefaire la cour, n’est-ce pas ?… Je vous préviens que si vousavez de pareilles idées, je ne vous le pardonnerai point…M. Brissonnet fréquente chez nous parce qu’il est seul àParis, désœuvré, et que nous le recevons comme il mérite d’êtrereçu, après ses belles actions et ses malheurs. Tout cela est trèssimple, très naturel… Encore un coup, revenez à vous, François.Ai-je raison ?… »

Elle le regardait en parlant, avec undemi-sourire qui tremblait au coin de ses lèvres fines. Il y avaitdans sa voix un je ne sais quoi de forcé auquel son interlocuteurne se trompa point. Le métier du médecin est comme celui du peintrede portraits. Il habitue ceux qui l’exercent à des intuitionsinstantanées qui semblent tenir du miracle. Le plus petitchangement d’une physionomie leur est saisissable. Quand ce pouvoird’observation est au service d’une simple curiosité, l’homme peutne pas bien traduire ces signes qu’il sait si bien voir. Mis en jeupar la passion, cet esprit professionnel aboutit à des luciditéslittéralement foudroyantes pour ceux ou celles qui en sont l’objet,et Agathe écoutait avec une stupeur déconcertée Liébautreprendre :

– « Vous mentez, Agathe, et vous mentezmal. Si c’était vrai que M. Brissonnet ne fréquentât notremilieu ni pour vous ni pour Madeleine, vous ne seriez pas émuecomme vous l’êtes, en me répondant… Tenez, »insista-t-il ; et lui saisissant la main, il lui mit le doigtsur le pouls avant qu’elle eût pu se soustraire à ce gested’inquisition… « Pourquoi votre cœur bat-il si vite en cemoment ?… Pourquoi avez-vous là, dans la gorge, un serrementqui vous force à respirer plus profondément ?…Pourquoi ?… Je le sais et je vais vous le dire. Vous aimez lecommandant Brissonnet. Vous l’aimez… Si j’en avais douté, je n’endouterais plus, rien qu’à vous regarder maintenant…

– « Du moment que vous pensezainsi… » répondit Agathe en se dégageant… « je necomprends plus du tout votre démarche, permettez-moi de vous ledire, François. J’ajoute qu’il y a des points auxquels un galanthomme doit toucher très délicatement dans un cœur de femme, fût-cecelui d’une belle-sœur, et vous venez de manquer à cettedélicatesse élémentaire.

Que j’aime ou non M. Brissonnet, quelrapport y a-t-il entre ce sentiment qui me concerne seule, s’ilexiste, et la question que vous m’avez posée ? … »

– « Quel rapport ?… » répéta lemédecin. « Quand on aime, on sait si l’on est aimé… On souffletant de ne pas l’être !… » Et, avec un accent queMme de Méris ne lui connaissait pas… « Ne rusez pasavec moi, Agathe, ce serait coupable. Je vous pose de nouveau maquestion, en toute simplicité. Oui ou non, le commandant Brissonnetvous aime-t-il ? Répondez-moi. Je suis votre frère. Vouspouvez me confier, à moi, vos projets d’avenir. Vous êtes libre,vous venez de le déclarer vous-même. Le commandant l’est aussi. Ilest tout naturel que vous pensiez à refaire votre vie avec lui.Vous a-t-il parlé dans ce sens ? Ou, s’il ne vous en a pasparlé, avez-vous deviné dans son attitude qu’il allait vous enparler, que la timidité l’en empêchait, qu’il n’osait pas,. qu’iloserait ? C’est là ce que j’ai voulu dire quand je vous aidemandé si M. Brissonnet fréquentait notre milieu pour vous,ou… »

Il s’était arrêté une seconde, comme si la finde la phrase qui lui avait échappé imprudemment tout à l’heure luiétait trop dure à énoncer de nouveau. Ce fut Agathe qui lesformula, cette fois, les mots cruels dont elle avait été sibouleversée.

– « Ou pour Madeleine ?… »répondit-elle, achevant elle-même l’interrogation devant laquelleil reculait. Et, entraînée à son tour par l’émotion que les parolessi étrangement exactes de Liébaut avaient soulevée en elle, la sœurjalouse continua : » Vous avez raison, il vaut mieuxpour tout le monde que toutes les équivoques soient dissipées.Elles le seront… Hé bien ! Oui, François, j’aimeM. Brissonnet. Je n’ai en effet aucun motif pour me cacherd’un sentiment que j’ai le droit d’avoir, et qui ne prend rien àpersonne. Quant à ses sentiments pour moi, je ne peux pas vous ledire, parce qu’il ne me les a pas dits et que je ne les connaispas. Vous prétendez que l’on voit toujours si l’on est aimé, quandon aime. Ce n’est pas vrai, et cette incertitude est un martyrebien douloureux aussi par instants ! C’est le mien… Cet aveuest trop humiliant pour ne pas vous prouver que je vous ai réponduavec une absolue franchise. À vous de n’être pas moins franc avecmoi, maintenant, en échange. Vous me devez de me faire connaîtretoute votre pensée, entendez-vous, toute. Vous avez pénétré lesecret de mes sentiments pour M. Brissonnet. Certains indicesvous ont fait croire qu’il y répondait. D’autres vous ont faitcroire autre chose, puisque le nom de Madeleine vous est venu auxlèvres après le mien. Quels indices et quelle autre chose ?Achevez… »

– « Ah ! » s’écria FrançoisLiébaut avec accablement. « C’est à mon tour de ne pluscomprendre, de ne plus savoir. J’étais si sûr que votre réponse medonnerait une évidence, une clarté. Et c’est le contraire. Leschoses m’apparaissent comme si vagues, comme si incertaines à cetteminute. Rien qu’en essayant de donner un corps à mes idées, je lessens s’évaporer, s’évanouir… Et cependant je me les suis forméesd’après des faits, ces idées. Elles ne sont pas des fantaisies demon cerveau malade. Je n’ai pas rêvé, en observant que depuis cestrois mois, vous, Agathe, vous avez changé. Je n’ai pas rêvédavantage en constatant que Madeleine avait changé aussi… Quandelle est revenue des eaux, elle était encore gaie et ouverte, déjàmoins qu’avant son départ. Je la surprenais quelquefois songerindéfiniment. Je remarquais aussi que ses conversations avecCharlotte roulaient toujours sur les incidents de ce fatal séjour àRagatz. Elle n’avait rien à se reprocher, puisqu’elle m’avait écritle détail de sa rencontre avec M. Brissonnet. Elle n’a rien àse reprocher encore aujourd’hui, j’en suis sûr, sûr comme vous etmoi nous sommes ici. Elle m’avait parlé, dans ses lettres, de sondésir que cet homme vous plût… Il n’était pas à Paris alors. Dèsson retour, il est venu à la maison. Je ne m’y suis pas trompé. Dupremier regard que nous avons échangé, lui et moi, j’ai éprouvécette antipathie qui est un avertissement. Oui. J’y crois. Lesanimaux la ressentent bien devant les êtres qui peuvent leur nuire.À cette première visite, Madeleine était très nerveuse. Je m’ensuis bien aperçu aussi. J’ai attribué cette nervosité à ce projetd’un mariage entre vous et le commandant. Je l’avais si souvententendue m’exprimer ses inquiétudes sur votre avenir ! Jesavais comme elle est sensible aux moindres événements qui vousconcernent !… Et puis M. Brissonnet vous a été présenté.Il est allé chez vous. Il est venu chez nous. Cette nervosité deMadeleine n’a pas cessé de grandir. J’ai expliqué alors cet étatsingulier par des désordres physiques. Toute la force de diagnosticque j’ai en moi, je l’ai appliquée à l’étudier. Je la voyais pâlir,ne plus manger, ne plus dormir, s’anémier, tomber dans ces silencesabsorbés d’où l’on sort comme dans un sursaut. L’évidence s’estimposée à moi qu’il s’agissait là d’une cause uniquement morale.Quelle cause ? Il ne s’était passé qu’un fait depuis sarentrée à Paris : la présence dans notre cercle du commandantBrissonnet. Je n’eus pas de peine à constater que la mélancolie deMadeleine subissait des hauts et des bas d’après les allées etvenues de ce nouvel ami. Devait-il dîner chez nous ou passer lasoirée ? L’excitation prédominait en elle. Était-elle certainequ’il ne viendrait pas ? C’était la dépression… Je luttaicontre cette évidence d’abord. Je voulus me persuader que je metrompais. Mes efforts pour diminuer mes soupçons ne firent que lesaccroître. J’essayai de parler de vous, de savoir si elle caressaittoujours l’espoir que vous vous décideriez à épouserM. Brissonnet. Je lui demandai si elle pensait qu’il vous plûtet que vous lui plussiez… À son embarras qu’elle ne domina point, àsa trop visible contrariété, j’ai mesuré le chemin qu’elle avaitparcouru, et dans quel sens… Vous me demandez quels sont mesindices ? Mais c’est la gêne où je la vois quand Brissonnetpasse la soirée dans un endroit où vous êtes, et qu’elle le sait.Mais c’est l’effort qu’elle fait, maintenant, quand l’entretienvient par hasard à tomber sur lui, pour en détourner le cours.C’est sa façon de baisser les paupières et de détourner lesprunelles quand mes yeux la fixent. Elle a peur de mon regard.C’est l’exaltation avec laquelle sa tendresse se rejette sur sesenfants, comme si elle voulait leur demander la force de ne pass’abandonner aux troubles dont elle est consumée… Ce qu’ilsprouvent, ces indices, vous le savez maintenant aussi bien quemoi : Madeleine est une honnête femme qui se défend contre unepassion… Mais se défendre contre une passion, c’est l’avoir. Elleaime cet homme, Agathe, entendez-vous, elle l’aime. Je ne l’accusepas plus de me trahir que je ne vous ai accusée tout à l’heured’avoir été coquette. Je sais que vous ne vous êtes rien permis decoupable, même avec les sentiments que vous avez. Je saispareillement que Madeleine ne m’a pas trahi, qu’elle ne me trahirapas. Mais je ne peux pas supporter cette idée qu’un autre ait priscette place dans sa pensée, dans son cœur. Je ne peuxpas… »

Tandis que cet honnête homme se lamentait,mettant à nu, dans ce paroxysme d’agonie, les plaies les pluscachées de son ménage, une telle douleur émanait de son accent, deses prunelles, et si fière, si pure ; la noblesse de soncaractère apparaissait si nettement dans cette absence totale debas soupçons, que Mme de Méris ne put s’empêcher d’enêtre touchée.

Cette pitié lui dictait son devoir : uneinsistance plus grande encore dans ses dénégations de tout àl’heure. Mais cette confirmation des idées qu’elle avait nourriestoute l’après-midi avait ébranlé en elle cette corde mauvaise de lajalousie féminine, qui rend si aisément un son de haine, même dansles âmes les plus hautes, et Agathe n’avait pas une âme haute. Cessentiments contradictoires : la compassion pour la souffrancevraie de son beau-frère, et la colère déjà grondante contre unerivale préférée passèrent dans les phrases qu’elle répondit à cetteconfidence :

– « Mais êtes-vous sûr que vousn’exagérez rien, mon pauvre François ? Entre un intérêtpeut-être un peu vif et une passion, il y a un abîme… Pourquoin’avez-vous pas dit à Madeleine simplement ce que vous venez de medire, comme vous venez de me le dire ? Vous le lui deviez…Vous ne doutez pas d’elle. Vous avez si raison ! C’est unehonnête femme. Elle le sera toujours… Elle aurait été la première àvous rassurer, j’en suis certaine… »

– « Lui parler ?… Àelle ? » interrompit Liébaut. Jamais, jamais !… Jen’en aurais pas eu la force. Vous ne me connaissez pas, Agathe, jevous le répète. Vous ne savez pas combien j’ai de peine à montrerce que je suis. Non. Je n’en ai pas eu la force… J’ai voulu sortirde cet enfer pourtant. J’ai compris que par vous j’en finirais aveccet horrible doute, par vous seule. Je vous l’ai dit : je vousavais observée, vous aussi. Je savais que vous aussi vous vousétiez laissé prendre à la séduction de cet homme. C’est même commecela que j’explique toute l’histoire morale de ma pauvre Madeleine,quand je suis de sang-froid. Elle a voulu sincèrement vous marier àBrissonnet, et puis une passion l’a envahie qu’elle se reprocheavec d’autant plus de remords. Elle ne se la pardonne, ni à causede moi, ni à cause de vous… J’ai pensé : s’il en est ainsi, –et il en est ainsi, – il faut qu’Agathe sache cela. Je le luiapprendrai, si elle l’ignore, et voilà ce que je suis venu vousdire. De deux choses l’une : ou M. Brissonnet vous aime…Alors, passez pardessus toutes les convenances, tous les préjugésdu monde. Rien ne s’oppose à votre mariage. Épousez-le, mais que cemariage soit décidé, que Madeleine en soit avertie, qu’il se fassevite, le plus vite qu’il sera possible. Une fois mariés, voyagez.Vous êtes riche, vous êtes indépendante. Ayez pitié de votre sœur,ayez pitié de moi, et qu’il s’écoule du temps, beaucoup de temps,avant que Madeleine ne le revoie… Ou bien cet homme ne vous aimepas, et alors… » Ici la voix du mari jaloux se fitsingulièrement âpre et sourde : « c’est qu’il aimeMadeleine… » Il insiste, sur un geste de son interlocutrice.« Oui, il aime une de vous deux. Sa conduite n’a pas d’autreexplication, à moins d’admettre, ce que je me refuse à croire, quec’est un misérable et un suborneur. Dans ce cas, ce serait à moid’agir… »

– « Que voulez-vous dire ? »interrogea Mme de Méris, soudain toute tremblante. Ellevenait de voir dans sa pensée son beau-frère et celui qu’elleaimait en face l’un de l’autre, une provocation, un duel.« Que ferez-vous ? »

– « La démarche la plus simple, »répondit Liébaut, redevenu soudain très calme. Il se voyait, lui,dans son esprit, parlant en homme à un homme, et cette vision luirendait le sang-froid des explications viriles ; « laplus simple, » répéta-t-il, « et la plus légitime, laplus indispensable. Je procéderai de la façon la plus courtoisepour commencer, et sans menaces. J’aurai une conversation avecM. Brissonnet. Je lui dirai que ses assiduités chez vous etchez nous ont provoqué des commentaires. J’en appellerai à sonhonneur… J’espère encore que ce premier entretiensuffira… »

– « Mais vous ne pouvez pas l’avoir aveclui, cet entretien, » interrompit Agathe plus vivement encore.« Il vous est interdit, et pour Madeleine, et pour moi, »ajouta-t-elle. « Je vous en conjure, François, ne voyez pasM. Brissonnet… Que, voulez-vous ? Que cette situationprenne fin. Elle va prendre fin… Je ne savais rien de ce que vousvenez de m’apprendre. Mais, moi aussi, je souffrais de cetteincertitude, de cette équivoque. Je ne pouvais pas plus parler àM. Brissonnet que vous ne pouvez lui parler, moins encore.J’ai demandé à Madeleine, aujourd’hui même, de lui dire précisémentce que vous vouliez lui faire dire, que ses assiduités étaientremarquées Je n’étais pas avertie. Si je l’avais été, ce n’est pasà ma sœur que je me serais adressée. Mais c’est fait, et laconclusion forcée de cet entretien est celle que vous désirez. SiM. Brissonnet m’aime, il déclarera à Madeleine qu’il veutm’épouser. S’il ne m’aime pas, il ne pourra plus, après cetteexplication, venir chez moi. Ne pouvant plus venir chez moi, il nepourra plus venir chez vous. Il disparaîtra de notremilieu. »

– « Et Madeleine a accepté de le voir etde lui poser cette espèce d’ultimatum ?… » interrogeaLiébaut.

– « Elle a accepté… » réponditAgathe.

Un silence tomba entre le beau-frère et labelle-sœur. Ils avaient baissé les yeux l’un et l’autre, en mêmetemps. L’un et l’autre les relevèrent, en même temps. Ils seregardèrent. La même vision insupportable avait passé devant leursjalousies. Tous deux comprenaient maintenant, quoiqu’ils nevoulussent pas se l’avouer, que Madeleine aimait le commandantBrissonnet, tous deux qu’elle en était aimée. Ils auraient dûcomprendre aussi que Madeleine n’avait jamais laissé mêmesoupçonner à l’officier les troubles de son cœur. Ils lecomprenaient. Pourtant l’un et l’autre, le mari et la sœur, furenttraversés à la fois de la même pensée de défiance. Ce fut Agathequi osa la formuler. Elle dit, presque à voix basse : –« Ah ! comme je voudrais assister cachée à cetentretien !… Je saurais alors… » Elle saisit les mains deson beau-frère et l’associant déjà à une complicité : Noussaurions… Entendez-vous, François, nous saurions. »Puis tout à fait bas : « C’est demain qu’il viendra lavoir, vers les deux heures, sans doute. Elle me l’a dit… Elle vouscroira sorti… Si vous reveniez cependant ?… Votre cabinetdonne sur le petit salon… il y a une tenture devant la porte… Sivous vous y cachiez ? Si nous nous y cachions ?… Nousentendrions. Nous saurions… »

Chapitre 7DEUX NOBLES CŒURS

 

Aucune proposition ne pouvait être pluscontraire au caractère si loyal, si tendre de François Liébaut. Cetaguet caché auquel sa belle-sœur le conviait et chez lui, sous sonpropre toit, à son foyer, quel exercice déshonorant de saprérogative de mari ! Mais il subissait une de ces crises depassion où se décèle la sauvagerie de l’amour blessé. C’est à desminutes pareilles qu’un homme d’honneur se laisse entraîner àouvrir des lettres, qu’il force un secrétaire fermé à clef, qu’ilpaie les indiscrétions d’un domestique ! Lorsque le médecinquitta Mme de Méris, le malheureux avait consenti, nonpas à tout ce qu’elle lui avait demandé, mais à une partie, cellequi lui était personnelle à lui. Il avait été convenu entre euxqu’une fois averti de l’heure exacte du rendez-vous, il rentreraitsans prévenir, et qu’il essaierait d’écouter la conversation deMadeleine et de Brissonnet, mais seul. Il n’avait pas voulu de laprésence de sa belle-sœur. Même dans ces instants d’une sifiévreuse jalousie, il lui avait été trop odieux de livrerMadeleine à l’espionnage d’Agathe. Il avait reculé devant cetaffront fait à sa chère femme. – Qu’elle lui était chère, en effet,à travers ses souffrances ! – Il l’avait vue, s’il acceptaitcette offre tentatrice, parlant librement, se croyant chez elle,et, derrière la porte, se tapirait cette sœur aînée dont il savaittrop qu’elle avait toujours envié sa sœur cadette ! Non. Il netrahirait pas sa femme de cette trahison-là. Il ne se liguerait pasainsi contre elle avec sa secrète ennemie. Qu’il employât, lui,pour savoir la vérité, un procédé clandestin, c’était son droitstrict. Il se devait à lui-même de ne pas outre-passer ce droit parune complicité qui l’eût par trop avili à ses propres yeux… Maisétait-ce même son droit ? Après s’être rangé au conseil de sabelle-sœur, un doute saisît Liébaut et un remords. Il n’avait pasquitté depuis dix minutes Mme de Méris que sa loyauté serévoltait contre un projet qu’il n’eût pas même osé concevoir sanselle. Il lui semblait qu’il venait de traverser un mauvais rêve,que cet entretien avec Agathe n’avait jamais eu lieu. À mesurequ’il approchait de la rue Spontini et de sa propre maison, cetteimpression se changeait en une autre. Il allait se retrouver enface de Madeleine. Il faudrait qu’il lui dissimulât, non plus desémotions comme il faisait avec tant d’efforts depuis des semaines,mais un projet inavouable, tant il était insultant pour elle, etcombien abaissant pour lui ! Il devrait, pour conduire à termece projet, commencer, dès ce soir, une enquête par trop indigne dece qu’avait été leur ménage ! Parlerait-il de Brissonnet, sansparaître se douter de ce qu’il savait par Agathe ? …Essaierait-il de faire dire à Madeleine qu’elle attendait lecommandant et à quelle heure ?… Ou bien se tairait-ilentièrement sur ce point, afin de mieux les surprendre lelendemain ?… Cacherait-il qu’il avait vuMme de Méris, ou, tout au contraire, le dirait-il, afinde provoquer une confidence sur la mission dont la sœur aînée avaitchargé la sœur cadette ?… Ces allées et venues de sa penséelui donnèrent une agitation presque insoutenable, contre laquelleil s’efforça de lutter, en quittant sa voiture, à la hauteur del’avenue Malakoff et rentrant à pied. Quand il ouvrit la porte del’hôtel avec la petite clef qu’il gardait pendue à sa chaîne demontre, il était du moins maître de ses nerfs. Cette facilité àrevenir chez lui sans que personne fût averti de sa présence tenaità des convenances toutes professionnelles. Agathe avait compté surcette particularité quand elle lui avait tracé le plan de sarentrée clandestine le lendemain. C’était là comme une répétitionde la scène qui devait avoir lieu. Elle réussit si bien que Liébautse sentit rougir à cette phrase d’accueil de Madeleine :

– « Ah ! c’est toi, François, tum’as fait peur… Je n’avais pas entendu la voiture… »

Elle avait été, en effet, comme réveillée ensursaut du songe où elle était tombée depuis le moment où sa sœurd’abord, puis Mme Éthorel l’avaient quittée. Elle avaitcondamné sa porte et elle était demeurée, les coudes sur lesgenoux, la tête dans les mains, à regarder le feu consumer d’uneflamme lente les bûches de la cheminée, et à se débattre parmi tropde pensées, trop d’émotions contraires. Cette méditation avait ététrès douloureuse, car le visage qu’elle montra à Liébaut portaitl’empreinte d’une étrange lassitude. La charmante femme trouvapourtant en elle la force de s’inquiéter de lui quand il lui eutrépondu :

– « Je suis rentré à pied. J’ai voulumarcher un peu. »

– « Tu t’es senti souffrant ? »demanda-t-elle. « C’est vrai. Tu es rouge… Tu as le sang à latête… Tu travailles trop… » ajouta-t-elle… « Etpourquoi ? Nous sommes assez riches, et tu es assez connu. Tudevrais te reposer… »

Elle avait pris la main de son mari, enprononçant cette phrase d’une affectueuse sollicitude qui n’étaitpas jouée. – » Elle m’aime donc !… » pensa lemédecin. Que de preuves de dévouement Madeleine lui avait donnéesainsi depuis le retour de Ragatz ! Et toutes avaient infligéau mari la trop lourde impression de reconnaissance émue et demalaise qu’il éprouvait encore maintenant. Chaque fois il s’étaitposé cette question : « Oui, elle m’aime, maiscomment ?… » Et il avait entrevu, derrière cette attitudesi touchante, ce qui était, hélas ! la vérité : le partipris de l’épouse qui se sait irréprochable, et qui témoigne uneaffection d’autant plus prévenante à son mari qu’elle ne separdonne pas de sentir son cœur dominé par un autre. Une telletendresse peut bien être très sincère. Cette épouse peut avoir pource mari une amitié réelle. Tant de souvenirs communs, une siancienne accoutumance, l’estime, la sympathie, leurs enfantsl’attachent à lui ! Ce sont des liens, d’imbrisables et chersliens. Ce n’est pas l’amour, et pour un homme fier et passionnémentépris, comme était François Liébaut, quelle amertume de constaterune pareille dualité de vie intérieure chez celle qui porte sonnom ! Avec quels mots pourtant traduire une plainte qui n’apas un fait auquel se prendre ? Et d’autre part, devant desgestes et des paroles de sollicitude, – comme celles que venait deprononcer Madeleine, – le moyen de ne pas se demander si l’on ne setrompe pas ? Il y avait aussi dans cet empressement de lafemme du médecin une perspicacité qui la rendait plus émouvantepour lui. C’était vrai qu’il se sentait souvent très las ! Cetémoignage d’un intérêt si constant lui donna une recrudescence deremords pour l’entretien qu’il venait d’avoir et pour le desseinqu’il en rapportait. Il répondit :

– « Quand j’aurai fini mon nouveaumémoire, je me reposerai… »

– « Je te connais, » répliqua-t-elleen hochant la tête, « et je connais le genre de tesrecherches. Toi et tes unis, je vous ai trop souvent entendus direqu’en médecine tout tient à tout. Chaque mémoire en amène un autre,et ainsi de suite, indéfiniment… Sais-tu ce qui seraitraisonnable ? Voici l’hiver. Charlotte et Georges sont un peupâlots. Malgré Ragatz, j’ai toujours peur pour elle d’une reprisede ses rhumatismes. Moi-même, je suis fatiguée. Ce froid m’éprouve.Nous devrions tous aller passer quelques mois au soleil, à Hyères,à Cannes, à Nice, ou en Italie ? »

Elle avait eu, pour formuler cette propositionde départ en famille, une prière dans ses yeux, presque supplianteet tout angoissée. Elle voulait partir ! Pourquoi ? Maispour fuir celui qu’elle s’était défendu d’aimer et qu’elle aimait.Cette nouvelle évidence des troubles de conscience que traversaitsa femme rendit au mari jaloux la frénésie de cette anxiété quil’avait conduit chez Agathe, la poursuite de la vérité. Ilrépondit, cédant en apparence à la fantaisie deMadeleine :

– « Tu as peut-être raison. Ce voyage metenterait beaucoup en principe, et, si ce n’est pas chez toi uneidée en l’air… »

– « Hé bien ? »interrogea-t-elle, comme il se taisait.

– « Hé bien : je ne dis pas non… Tuas donc grande envie de quitter Paris ? » osa-t-ilajouter. « Tu n’y regretteras rien, ni personne, pas même tasœur ? »

– « Oh ! ma sœur !… »fit-elle, comme si elle allait entrer dans la voie d’uneconfidence. Puis s’interrompant : « Les enfants vontdescendre, » continua-t-elle, « nous ne serons plusseuls. J’ai justement à te parler de ma sœur et très sérieusement.Mais ce que j’ai à te dire exige que nous ayons dutemps… »

Le petit garçon et la petite fille avaientl’habitude de dîner à table avec leurs parents, lorsque ceux-cirestaient à la maison. Malgré leur belle situation de fortune, lesLiébaut conservaient ces vieilles mœurs de la bourgeoisiefrançaise, qui tendent à disparaître des milieux élégants pourcéder à la coutume venue d’Angleterre : la relégation desenfants dans la nursery. Peut-être ce nouveau système, enséparant plus complètement les petites personnes des grandes,a-t-il de réels avantages d’éducation. En revanche, il n’est guèrefavorable à cette cordialité du foyer qui fut si longtemps lecharme de notre vie de famille, et, surtout, il supprime le plusgrand bienfait peut-être du mariage fécond. À de certaines heures,la présence d’un fils ou d’une fille entre des parents exerce sureux une influence d’apaisement dont rien n’égale la puissance. SiGeorges et Charlotte ne fussent pas entrés dans le petit salon,quelques minutes après que la mère avait prononcé cette phraseénigmatique : « J’ai justement te parler de masœur, » le père n’aurait certes pas eu la patience d’attendredavantage. Il eût pressé Madeleine de questions qui l’eussentfroissée. Il s’y fût lui-même exaspéré. Ce cœur de femme se fûtpeut-être refermé. Au lieu de cela, quand les deux têtes blondeseurent apparu, et que le gentil babil de ces petits êtres eutcommencé de remplir la chambre, les nerfs du mari soupçonneux sedétendirent. L’acte auquel l’avaient décidé les conseils passionnésde sa belle-sœur, et sa propre souffrance, cet acte outrageantd’espionnage et de déloyauté lui devint du coup inexécutable. Àvoir les yeux clairs des enfants se fixer avec amour sur ceux deMadeleine, la main de la mère caresser ces boucles blondes, puis, àtable, le rayonnement circulaire de la lampe suspendue éclairer cestrois visages, François Liébaut sentit qu’il n’avait pas le droitd’introduire dans son ménage des procédés de police. Cette femme,sa femme, méritait d’être respectée dans les arrière-fonds de savie intime. Elle y portait peut-être un douloureux secret ?Peut-être y soutenait-elle une lutte ? Ce combat caché – s’ilse livrait dans cette conscience – représentait par lui-même uneépreuve expiatoire que le chef de famille ne devait pas accroître.Un revirement acheva de s’accomplir dans cet esprit généreux.« Pour eux, » se disait-il, après le dîner, en attirant,lui aussi, ses enfants contre sa poitrine, et leur caressant lescheveux du même geste que la mère. « Oui, pour eux, je dois nepas laisser la honte d’une vilenie se glisser entre nous… Madeleinene saura pas que j’ai souffert de cette mortelle jalousie… Si je mesuis trompé en croyant qu’elle était troublée par les attentionsd’un autre, ce n’est que justice que je me taise. Ce n’est quejustice encore si je ne me suis pas trompé. Elle mérite ce silence,puisqu’elle a eu la force de se vaincre… Non. Jamais une mauvaisepensée ne lui est venue. Jamais, jamais… Non. Demain dans cetteconversation qu’elle a promis à sa sœur d’avoir avec cet homme,elle ne dira pas un mot qu’elle ne doive pas dire, elle n’enentendra pas un qu’elle ne doive pas entendre… Non. Je ne mecacherai pas pour l’espionner, comme une coupable… Ce serait de mapart une infamie. Je ne la commettrai pas… Mais que va-t-elle medire, à propos d’Agathe ? Si elle me parle de la visite decelle-ci aujourd’hui et de la démarche dont elle-même s’estchargée, lui mentirai-je ? Lui cacherai-je ma visite à moichez sa sœur ?… Comment lui expliquer alors que je ne lui enaie pas parlé, aussitôt rentré ?… Ah ! pourquoi n’ai-jepas suivi mon instinct ? Pourquoi ne me suis-je pas ouvert àelle dès les premiers mots ?… »

Ces réflexions s’imposaient à François Liébauttandis qu’il embrassait son fils et sa fille. Leur incohérencetraduisait bien les sentiments contradictoires dont cet hommeamoureux et trop lucide était possédé. Il éprouvait à la fois lebesoin irrésistible de s’expliquer avec Madeleine et celui de setaire pour la ménager. Vaines chimères que toutes les âmes noblesont caressées, quand la jalousie les brûlait de sa fièvreconvulsive ! Et, tôt ou tard, elles ont toutes manqué à cepacte de silence, qui n’est pas humain. Le mari de Madeleine devaitsuccomber à cette tentation de confesser toutes ses tristesses avecd’autant plus de facilité qu’il avait à confesser aussi une faute,commise uniquement en esprit, mais si grave : ce consentementau piège proposé par la perfide Agathe. Et comment eût-il pu gardersur son cœur le secret de cet insultant projet, devant la loyautédont sa femme lui donna une preuve saisissante, une fois lesenfants partis ?

– « Je t’ai dit que j’avais à te parlerde ma sœur, » commença-t-elle, « Il s’agit d’un pointdélicat, si délicat que j’hésite depuis très longtemps à t’enentretenir. Mais les choses en sont venues à une crise si aiguë quej’ai le devoir de t’y mêler… Tu te souviens ce que je t’avais écritde Ragatz, » continua-t-elle avec un visible effort, « etdu projet que j’avais formé à l’endroit d’Agathe ? … Je rêvaisde la marier à M. Brissonnet… Cette alliance t’a souri, à toiaussi, et quand le commandant s’est présenté chez nous, à Paris,nous avons, d’un accord unanime, accepté qu’il pénétrât dans notresociété. Il a paru manifester le désir de se rapprocher d’Agathe.Nous ne nous y sommes pas opposés. Bref, il est devenu presque unde nos intimes… Et ce que nous n’avions pas osé espérer est arrivé.Agathe s’est laissé toucher le cœur. Elle l’aime. »

– « Tu ne m’apprends rien, »répondit Liébaut. Il avait sur la bouche l’aveu de sa conversationavec sa belle-sœur. Il se tut cependant, le cœur serré, pourlaisser parler sa femme. Qu’allait-elle lui dire, n’étant prévenuede rien ? Il avait là une occasion trop tentante d’éprouver savéracité, sans se déshonorer lui-même par l’emploi d’une rusehonteuse.

– « Si tu as deviné l’intérêt queM. Brissonnet inspire à Agathe, » reprit Madeleine,« tu te rends compte que tu as pu ne pas être le seul. Ellen’a pas su cacher ce sentiment à d’autres personnes de notreentourage, et qui ne sont pas aussi bienveillantes que toi ou quemoi… Bref, on en cause, et Agathe a acquis la preuve que l’on encause. Elle est venue aujourd’hui me communiquer ses inquiétudes.Elle est tourmentée d’une situation qui risquerait, en seprolongeant, de la compromettre, et qu’elle ne comprend pas. Commeelle me l’a dit très justement, il y a là un malentendu certain.Elle est veuve. Elle est prête à donner sa main àM. Brissonnet. Elle ne veut pas, de sa part à lui, d’uneattitude qui pourrait faire croire aux malveillants qu’elle n’estqu’une coquette, et elle se plaint qu’il ait pris, vis-à-visd’elle, cette attitude. Il sait, comme tout le monde, qu’elle estlibre. Il n’a qu’à ouvrir les yeux pour constater comme tout lemonde encore, malheureusement, qu’il ne lui déplaît pas. Sesassiduités sont inexplicables s’il ne s’intéresse pas à elle, et ilne se prononce pas. Il peut y avoir bien des motifs à cetteabstention : une liaison cachée qu’il hésite à rompre, lapudeur de sa trop modeste position de fortune… Que sais-je ?…Agathe s’en est d’abord étonnée. Maintenant elle s’en tourmente, jerépète le mot, et elle a raison de s’en tourmenter. Il lui a parunécessaire de mettre fin à des commentaires dangereux, enavertissant celui qui en est la cause, sans aucun doute,inconsciente. M. Brissonnet ne doit pas être rendu responsablede médisances qu’il ne soupçonne pas. Il faut qu’il les connaisse,et que, les connaissant, il se décide à prendre un parti. C’estl’idée d’Agathe, et que je trouve absolument sage… Elle a hésité àprovoquer elle-même une explication de cette nature. Encore là ellea été sage. Elle a pensé que lui ayant présenté M. Brissonnet,j’étais une intermédiaire toute désignée et par ce petit fait etpar ma qualité de sœur. Elle m’a donc demandé de voir lecommandant. Elle veut que je l’avertisse des mauvais propos quicourent. C’est le mettre en demeure de se prononcer… J’ai acceptécette mission, si pénible qu’elle fût. J’ai écrit àM. Brîssonnet pour lui demander de venir ici demain à deuxheures. La lettre n’est pas encore partie. Je n’ai pas voulul’expédier avant que nous en eussions causé ensemble. »

– « Pourquoi ?… » interrogea lemédecin. Il avait saisi dans l’accent de sa femme le frémissementd’une extrême émotion, mais contenue, mais domptée par une volontéque rien ne briserait. Son affectation à exposer le détail desfaits sans commentaires, avec des soulignements voulus de chaquemot, en était la preuve. « Oui, pourquoi ? »insista-t-il, « je t’ai toujours laissée libre d’agir entoutes circonstances comme tu l’entends. Je te connais trop pour nepas être sûr que tu ne te permettras jamais rien que je doiveblâmer. »

– « Tu es très bon, je le sais, »lui répondit Madeleine. Elle répéta, en le regardant avec des yeuxdont la détresse lui fit mal, « très bon… Aussi n’est-ce pasune permission que je voudrais obtenir de toi, ni même un conseil…Je voudrais te demander d’être là demain, si tu le peux, à deuxheures, quand M. Brissonnet viendra… Je désire que tu lereçoives avec moi… Il me semble que ta présence augmentera lasolennité de cet entretien, elle lui donnera le caractère familialqui la justifie… Enfin… » (et elle eut dans la voix untremblement plus accusé encore) « toute seule, je me sentiraistrop intimidée. Je ne trouverais pas bien mes phrases. Toi ici,près de moi, pour reprendre mes paroles au besoin, et les appuyer,j’aurai de la force… Ne me refuse pas d’assister à cette visite ducommandant, mon ami ! C’est le plus grand service que tupuisses rendre à ma sœur, et, par conséquent, à moi… »

Il y avait, dans la simplicité avec laquellel’épouse tentée, mais malgré elle, invoquait le secours de son marià cette occasion, quelque chose de si délicat et de si loyal quecelui-ci en demeura une minute sans répondre, tant il venait d’êtretouché à une place vive de son cœur. Lui qui, tout à l’heure, avaitécouté les cruelles et flétrissantes insinuations de sa belle-sœur,lui qui avait accepté l’idée de se cacher là, derrière la porte dupetit salon, pour épier cet entretien de Madeleine et Brissonnet,il éprouva un de ces sursauts de conscience qui ne peuvent sesoulager que par l’entière franchise, et, brusquement, il se dressadebout devant sa femme, et lui saisissant les mains :

– « Écoute, Madeleine… Avant de terépondre, il faut que je t’aie fait une confession. Je ne peux pasaccepter que tu me parles de la sorte et que moi, je me taise. Jene le dois pas… Depuis que tu as commencé de me raconter taconversation d’aujourd’hui avec ta sœur, la vérité me brûle leslèvres… Moi aussi, j’ai causé avec ta sœur aujourd’hui, tout àl’heure. J’arrive de chez elle… Tout ce que tu viens de me dire,elle me l’avait dit… Laisse-moi continuer, » insista-t-ilcomme Madeleine esquissait un geste d’étonnement. « Il fautque tu saches pourquoi je ne t’ai pas interrompue, dès les premiersmots… Il y a trop longtemps que ce secret m’étouffe, et quand je tevois si droite, si simple, si vraie, comme tu viens de l’être, jene supporte pas de nourrir à part moi des idées que je te cache… Neme réponds pas encore, » fit-il de nouveau, sur un secondgeste. « J’ai le courage de parler, à cette minute. Je ne suispas sûr de l’avoir plus tard… Pourquoi je ne t’ai pasinterrompue ? » répéta-t-il. « Je voulais savoir situ me rapporterais exactement ce que m’avait dit Agathe. C’est uneépreuve, ah ! bien honteuse, à laquelle je t’ai soumise, parceque… » il hésita un moment, « parce que je suisjaloux !… Le mot est prononcé, l’horrible mot !… Vois-tu,j’ai trop souffert depuis ces dernières semaines. Ces assiduités deM. Brissonnet dans notre milieu, dont tu me parles, je les airemarquées, comme toi. Comme toi, j’ai remarqué cette anomalie danssa conduite : il nous fréquentait avec une suite qui prouvaitde sa part un intérêt très spécial, et il ne faisait cependantaucune démarche de nature à indiquer un projet précis… Pardonne-moid’aller jusqu’au bout de mes pensées, Madeleine … Au moment même oùje m’étonnais, à part moi, du mystère aperçu dans les façons d’êtrede cet homme, je t’ai vue devenir un peu nerveuse d’abord, puisdavantage, puis vraiment malade. Il m’a semblé que ton état nes’expliquait point par des désordres purement physiques. J’ai crudémêler en toi un trouble moral, et j’ai eu peur… Oui, j’ai eu peurque toi aussi tu ne te fusses laissé prendre à la séduction quiémane naturellement d’un héros, jeune, intéressant, malheureux… Etvoilà comment je suis devenu jaloux ! Ce n’est pas ta faute siton pauvre mari n’est qu’un tâcheron d’amphithéâtre et d’hôpital,usé par la besogne et qui n’a rien pour parler à l’imagination… Sisouvent, depuis que je t’ai épousée, te voyant si jolie, si fine,si élégante, j’ai tremblé, non pas que l’on te fit la cour, j’aitoujours su que tu ne le permettrais point, mais que notre vie nete suffit pas !… Et puis, je me suis demandé si ton charmen’avait pas agi sur l’esprit de notre nouvel ami, si ce n’était paslà une explication et de ses assiduités dans notre milieu et de sessilences à l’égard d’Agathe ?… J’ai lutté contre ces idées. Jene me suis pas reconnu le droit de t’en infliger le contre-coup…Cette semaine-ci, elles sont devenues trop pénibles. J’ai étéincapable de les dominer. Je n’ai pas eu la force d’avoir uneexplication avec toi. Je l’ai eue avec Agathe… cette après-midi… ily a quelques heures… »

– « Tu lui as parlé comme tu viens de meparler ?… » s’écria Madeleine. Tu lui as dit ce que tuviens de me dire ?… »

– « Tout, » répondit Liébaut.

– « Ah ! » gémit-elle,« comment as-tu pu ?… Tu m’as aliéné son cœur pourtoujours !… Mon ami ! Que m’as-tu fait ?… Comme tuas mal agi envers moi ! …Ah ! Je ne le méritaispoint !… »

Le médecin la vit trembler de tout son corps,en jetant ce cri où frémissait une révolte. Elle allait en diredavantage. Elle s’arrêta. L’idée de cet entretien que son mariavait eu avec sa sœur la bouleversait. Ce trouble n’était rien, àcôté de l’épouvante dont l’avait remplie la première partie decette confidence.

Par un instinct qui n’était pas une ruse, ellene relevait dans ces déclarations de Liébaut qu’un seul point,celui où elle pût s’exprimer en pleine liberté sans avouer sonsecret. Elle tendit son énergie intérieure à cacher l’émotion dontl’accablait cette découverte de son mari, cette divination dusentiment qu’elle avait voulu dissimuler à tout prix, dont elleétait décidée, même maintenant, à défendre le mystère. Cet effortdans une minute de si intense émotion eut son contre-coup subit etimpossible à cacher. Elle n’eut pas plus tôt prononcé cette phrasequ’elle pâlit, comme si elle allait mourir. Elle se renversa enarrière sur son fauteuil, dans un spasme où le praticien saisit unenouvelle preuve, palpable et indiscutable, du profond ébranlementnerveux dont cet organisme était atteint. À de pareils désarrois ilfaut pourtant une cause. Et quelle autre supposer, sinon lavraie ? Malgré qu’il en eût, cette évidence s’imposait àLiébaut, tandis qu’il vaquait, avec une émotion que lui-même nedominait pas, aux soins que nécessitait cet évanouissement. QuandMadeleine fut revenue à elle, ils restèrent, un instant,silencieux, à se regarder. Ils comprenaient l’un et l’autre queleur conversation ne pouvait pas s’achever ainsi. Ils devaients’expliquer sur une question abordée entre eux, pour la premièrefois, et dans quels termes ! Elle rompit le silence, lapremière :

– « Pardon, mon ami, » dit-elle,« si je t’ai parlé un peu vivement tout à l’heure. Tu me disque tu as souffert, et, pour insensée qu’elle ait été, cettesouffrance est ton excuse… Oui, elle a été insensée… » Elleeut le courage, voulant imprimer jusqu’au fond du cœur de son marila croyance à cet héroïque mensonge, de l’envelopper, de lepénétrer de son regard. Elle y avait mis toute sa loyauté d’honnêtefemme qui ne faillira jamais, tout son dévouement d’épouse qui sesent le droit et le devoir de garder pour elle seule le secret deses tentations parce qu’elle sait qu’elle n’y succombera pas…« Mais, » continua-t-elle, « cela n’empêche pas quetu ne m’aies fait auprès d’Agathe un tort irréparable… Je t’ai sisouvent dit qu’elle avait à mon égard une disposition un peuombrageuse et que j’en étais peinée. Elle l’avait exercée à vide,jusqu’ici. Maintenant, elle va me haïr. Tu m’as aliéné son cœur,mon pauvre ami, le cœur de mon unique sœur, et pour une chimère,une insensée chimère !… »

– « Alors, » interrogea Liébaut, tun’aimes pas cet homme ?… » De tout ce qu’elle venait delui dire, le mari, si magnanime pourtant par nature, n’avait perçu,il n’avait retenu qu’un fait : ce démenti donné au soupçon quile rongeait depuis tant de jours. Mais l’infaillible intuition dela jalousie ne se rend pas si vite. François avait faim et soif quesa femme répétât cette dénégation, qu’elle la précisât, qu’ellel’aidât à interpréter dans un sens favorable tant de petits signesdont il avait nourri son chagrin. En même temps il sentait quecette insistance était, en ce moment, une brutalité. Madeleineétait si visiblement souffrante, qu’il était presque inhumain deprolonger une explication, très douloureuse si elle disait vrai,plus douloureuse si elle essayait de tromper la perspicacité de sonmari afin de l’épargner. Hélas ! il suffisait que le médecinentrevît cette seule chance d’une généreuse imposture pour qu’ilpassât outre à tous les scrupules et il répéta :« Redis-moi que tu ne l’aimes pas. »

– « Encore, » fit-elle dans un gesteaccablé et d’une voix brisée. « Tu ne m’as donc pas fait assezde mal avec cette idée, en m’atteignant dans l’affection quim’était la plus chère après la tienne ?… Je suis ta femme, monami, ta femme fidèle, et j’aime mes enfants… »

– « Ah ! » gémit-il, « cen’est pas répondre… »

– « Hé bien… » commença-t-elle d’unaccent plus ému encore.

– « Hé bien ?… »

– « Hé bien, non, je ne l’aimepas… » dit-elle.

– « Mais ta mélancolie, ces derniersmois, depuis ton retour de Ragatz, ta maladie, tes silences…Qu’avais-tu si tu n’avais pas un chagrin qui te rongeait ?…Mais ton évanouissement de tout à l’heure ?… »

– « Et c’est toi qui me poses desquestions pareilles, » interrompit-elle, et trouvant la forcede sourire, « toi, un médecin ?… C’est vrai. Je ne suispas bien forte depuis ces quelques semaines. Mes nerfs metrahissent souvent… Ce serait à toi de savoir ce que j’ai et dem’en guérir. Tu préfères me rendre plus malade… »

Il la regarda. Elle continuait de lui sourireavec un pli d’infinie tristesse dans le coin de sa boucheentr’ouverte. Le tourmenteur, qui était aussi comme le héros del’antique comédie, au titre poignant d’humanité éternelle, un« bourreau de soi-même », subit soudain, devant cecharmant visage dont il était si amoureux, un de ces accèsfoudroyants de remords comme les jaloux en éprouvent devant lafuneste besogne de leur frénésie. Qui ne se rappelle le cridéchirant d’Othello devant Desdemona morte : « O femmenée sous une mauvaise étoile ! Pâle comme ta chemise !Lorsque nous nous rencontrerons au tribunal de Dieu, ton aspectprésent suffira pour précipiter mon âme du ciel, et les démons s’ensaisiront ! … Froide, froide, mon enfant ! Froide commeta chasteté ! … » Certes les inquisitions angoissées dumari de Madeleine n’avaient rien de commun avec le geste du Moreassassin, et les susceptibilités du cœur dont il souffrait neressemblaient guère non plus à cette folie du héros shakespearientombant d’épilepsie : « Leurs lèvres ! Est-cepossible ? Leurs lèvres ! Qu’il avoue !… Lemouchoir !… O démon !… » Pourtant ce fut bien par unmême retournement violent de tout l’être que Liébaut se révoltabrusquement contre sa propre passion. Il eut subitement l’horreurdes paroles auxquelles il s’était laissé emporter. Il prit sa têtedans ses mains en se cachant les joues et les yeux, comme s’il nepouvait supporter son remords, et il resta une minute sans parler.Puis il se mit à genoux devant sa femme, et, couvrant de larmes sesmains qu’il baisait, il lui dit :

– « Que faudra-t-il que je fasse pour quetu oublies l’action que j’ai commise en allant chez ta sœur commej’y suis allé, et l’outrage que je t’ai fait en te parlant comme jet’ai parlé ?… Tu as raison. J’ai été un insensé. Je ne leserai plus… Cela m’a pris comme une fièvre, comme un vertige… Jen’ai plus été mon maître. … Mais je sais que tu me dis la vérité.Je le sais. Je te crois… Ah ! comment te prouver que je tecrois ?… »

– « En te relevant d’abord, »répondit Madeleine sur le même ton de bonhomie attristée et tendre,qu’elle avait pris pour parler de sa santé. Elle venait de voir quec’était le plus sûr moyen de manier ce cœur blessé sans lui fairetrop de mal. « Et puis, » continua-t-elle quand Liébautfut debout, « me promettre que tu vas me répondre en toutefranchise… Tranquillise-toi. Il ne s’agit pas d’une question quimette en doute ta foi en moi. Moi aussi, je crois que tu me crois.Je le sais… Mais nous ne sommes pas seuls au monde. Tu merépondras ?… » Et sur un signe d’assentiment, ellereprit, avec un accent où palpitait encore toute son émotioncachée : « J’avais écrit ma lettre à M. Brissonnetpour lui demander de venir demain. Je ne l’avais pas envoyée, parceque je voulais savoir auparavant si tu approuvais ce projetd’explication concerté avec ma sœur… Les choses sont bien changées,maintenant que je sais ta visite chez elle et les chagrins que tut’étais faits… Ne penses-tu pas qu’il vaudrait mieux que cettelettre ne partît point ?… Si ton entretien avec Agathe avaiteu lieu hier, elle ne serait certainement pas venue aujourd’hui medemander ce qu’elle m’a demandé. À quoi servira monintervention ? Si M. Brissonnet aime ma sœur et qu’ilhésite à l’épouser, par timidité, par scrupule peut-être de lasavoir trop riche, comme je t’ai dit, il se déclarera bien, tôt outard, et les mauvais propos tomberont d’eux-mêmes. Ils sontévidemment désagréables. Après tout, il ne faut pas s’en exagérerl’importance. Cet ennui n’est rien à côté de la peine que nouséprouverions, si, à la suite d’une conversation avec moi, où ilaurait compris qu’il lui allait se décider, le commandants’effaçait définitivement. Agathe ne me le pardonnerait pas, aprèsque sa jalousie a été éveillée ainsi. Elle m’accuserait d’avoirjoué un double jeu… Évidemment tu serais là, pour témoigner que jet’ai prié moi-même d’assister à cette explication. Y ayant assisté,tu pourrais en rapporter le détail… Elle ne te croirait pas nonplus. Elle penserait que j’ai trouvé le moyen de t’abuser… Elle esttellement défiante !… Si tu m’as vue bouleversée tout àl’heure au point de défaillir, c’est que je connais ce trait de soncaractère. J’ai prévu du coup dans quelles difficultés nous allionstous être enveloppés… Le mieux, vois-tu, c’est de ne pas nous mêlerde ce mariage, dorénavant. »

– « Non, Madeleine, » répondit lemari avec une fermeté singulière, « tu dois t’en mêler aucontraire et activement. C’est la meilleure preuve à donner à tasœur que mes imaginations ont été folles et que je me suis trompé.Tu vois, je dis : à lui donner, car, moi, je n’ai plus besoinde preuves… Si tu échoues dans cette négociation, et queM. Brissonnet ne se décide pas à demander la main d’Agathe, ildevra disparaître de notre milieu, ce qu’il ne pourra faire, étantdonné le galant homme qu’il est, qu’en s’arrangeant pour éviter lescommentaires. Il emploiera le plus sûr moyen, il quittera Paris. Illui est si aisé de demander du service !… » Liébaut nevit pas, heureusement pour lui, les mains de sa femme trembler surl’ouvrage qu’elle venait de reprendre pour se donner unecontenance. Il continua : « Devant ce départ, il serabien difficile à Agathe de t’accuser d’avoir joué le double jeudont tu parles, puisque ton intervention aura eu pour résultat uneabsence définitive… Si tu renonces à être son ambassadrice, aucontraire, tu devras justifier ce revirement. Quelque prétexte quetu lui donnes, c’est alors qu’Agathe se méfiera. Cette visite quej’ai eu la funeste idée de lui rendre est trop récente. Elledevinera que nous nous sommes expliqués, toi et moi… Elle penseraque tu as cédé à ma jalousie, à moi… Et ce que je veux qu’ellesache bien, c’est que cette jalousie n’existe plus. D’ailleurs,elle le saura… »

– « Tu as l’intention de luireparler ?… » demanda Madeleine vivement, avec unevéritable angoisse. Puis, se reprenant : « C’est vrai. Tune peux guère faire autrement, car maintenant elle te reparlera,elle, sans aucun doute… Mon Dieu ! Pourvu qu’elle ne terejette pas dans ces chimères dont je viens de te voir tantsouffrir !… Non, tu n’y retomberas pas… Tu as raison. Si nousavons cet entretien demain avec M. Brissonnet, nous enretirerons du moins cet avantage que ta folle jalousie n’aura plusde matière : ou bien il sera le fiancé de ma sœur ou bien ils’en ira… Ayons-le donc, cet entretien, et le plus vitepossible… »

Il y eut un silence entre les deux époux. Lajeune femme vit que l’ombre – dissipée à quel prix et avec quelbroiement de son pauvre cœur ! – reparaissait dans lesprunelles du médecin. Les jalousies sentimentales, comme cellequ’éprouvait ce mari si loyal d’une femme si loyale aussi, ont desdétours presque impossibles à prévoir. Elles traversent les plusdéconcertantes alternatives d’exigences maladivement despotiques etde sacrifices follement, passionnément généreux. Dans sa honted’avoir acquiescé, ne fût-ce qu’un instant, au projet d’espionnagesuggéré par sa belle-sœur, François Liébaut éprouvait le besoind’attester à sa femme, par un signe tangible, son absolu, son totalretour de confiance. Lui qui n’avait pas repoussé, une heureauparavant, l’idée de se cacher, comme un policier, pour surprendrela conversation de Brissonnet avec Madeleine et les vraissentiments de celle-ci, la seule perspective d’être en tiers dansleur entrevue lui faisait horreur à présent. Toute fine qu’ellefût, la charmante femme se trompa sur cette nuance de la plusillogique des passions. Elle demeura décontenancée, en se demandantsi son mari ne lui tendait pas de nouveau un piège. Cetteinsistance à vouloir qu’elle exécutât la promesse faite àMme de Méris n’était-elle pas une autre épreuve ?Elle calomniait ce cœur admirable dans lequel aucune duplicitén’était jamais entrée. Aussi fut-elle touchée aux larmes de saréponse. Tant de délicatesse s’y mêlait à tantd’aveuglement !

– « Nous n’aurons pas unentretien avec M. Brissonnet, » dit-il, en reprenant lestermes mêmes dont s’était servie sa femme et les soulignant par sonaccent. « Je ne serai pas là. Je ne veux pas y être. C’est toiqui verras le commandant et toi seule… C’est le gage que j’exige deton pardon… Sinon, je penserai que tu gardes sur ton cœur unerancune contre moi, qui ne serait que trop justifiée !…J’avais le droit de souffrir des idées qui m’obsédaient. Je ne meles étais pas faites. Elles m’avaient pris et malgré moi… Jen’avais pas le droit d’essayer de les vérifier par cette voiedétournée… Quand ta sœur saura que tu as vu cet homme, seule àseul, et cela d’après mon désir formellement exprimé, ellecomprendra que changement s’est fait dans mes pensées, et je luiaurai expliqué pourquoi… Quant à retomber sous son influence etdans les troubles dont je suis sorti, n’aie pas peur, ma chère, monunique amie. Mais je n’ai pas à te rassurer. Tu verras… Et, enattendant, où est ta lettre à M. Briçonnet ? »

– « Sur mon bureau… » réponditMadeleine. Elle eut sur les lèvres une dernière requête :« Attends encore. » Elle ne la formula point. Elle sentitque son mari trouverait l’apaisement à l’orage dont il était secouédans cette volontaire abdication de ses droits de surveillance lesplus légitimes. Et puis, elle était à bout de force. Il lui enfallait cependant pour accomplir ce qu’elle considérait comme sonstrict devoir : cacher à tout prix le trouble dont labouleversait la perspective de cette conversation en tête-à-têteavec celui qu’elle aimait – et sur quel sujet ! Il était tempsqu’elle retrouvât un peu de solitude, et que la scène actuelle pritfin, pour qu’elle pût enfin pleurer en paix, se pleurer, elle etcet amour défendu dont elle était consumée. Elle vit Liébautchercher le billet qui n’était pas fermé. Il le cacheta sans enavoir pris connaissance, y colla un timbre, sonna, et remitl’enveloppe au domestique en disant :

– « Que l’on jette cette lettre tout desuite à la boîte du grand bureau de la place Victor-Hugo, pourqu’elle arrive demain matin, très exactement. » Quand la portefut refermée, il revint s’agenouiller devant sa femme, et luimontrant un visage d’où émanait un rayonnement de tendresseexaltée :

– « C’est la première fois depuis dessemaines que je vais dormir sans ce poids sur le cœur !Pourquoi ne t’ai-je pas parlé plus tôt ? … Maintenant, je vaiste soigner… Tu n’auras plus ces joues pâles. Tu guériras. Jechercherai. Je trouverai. Rien ne me sera impossible, du moment queje sais que tu n’as pas cessé de m’aimer. »

Chapitre 8L’HÉROÏQUE MENSONGE

 

Le médecin prouvait, par ces phrases où sesoulageait, en s’épanchant, le flot amassé de ses mélancolies, queles diagnostics moraux sont plus malaisés à porter que les autres.Il ne se doutait pas que chaque protestation de son retour à laconfiance meurtrissait cette âme de femme à une autre place. Lesnatures vraiment profondes et délicates, comme était Madeleine, nese plaisent à elles-mêmes que si elles sont dans la véritécomplète, non seulement de leurs devoirs, mais de leurs sentiments.S’il arrive qu’un conflit entre ce devoir et ces sentiments lesoblige à sacrifier ceux-ci, elles n’hésitent pas à faire cetteimmolation dans leurs actes. L’épreuve la plus dure pour elles estde mentir sur l’état de leur cœur. Elles ont beau s’affirmer, commedans ce cas, que de montrer la souffrance de leur martyre serait endétruire l’effet, elles ne peuvent s’empêcher de subir une sorted’obscur remords, quand elles ont réussi à donner le change surleurs émotions les plus secrètes. Le scrupule les saisit.L’insincérité, qu’elles savent pourtant si nécessaire, trouble leurconscience. Elles s’accusent d’être hypocrites, et elles n’ont mêmepas, pour récompense d’un effort où leur être se brise, cettesatisfaction morale que leur dévouement semble mériter. Et voiciqu’une tentation l’envahissait, celle d’être vraie à l’égard dequelqu’un, que son sacrifice fût connu, du moins qu’il fût plaint.– Par qui ? Par celui-là même qui le partagerait. Que defemmes intimement, résolument honnêtes et imprudemment passionnéescomme elle, ont, comme elle, caressé ce dangereux projet d’avouerleur amour à l’heure même où elles y renonçaient ? C’est lasuprême épreuve d’une vertu que ce combat contre l’aveu dansl’adieu : et Madeleine le soutenait avec elle-même dans lanuit qui suivit cette explication avec son mari. Elle était couchéedans son lit, toute lumière éteinte. Sous la porte qui séparait sachambre à coucher de celle du médecin, elle pouvait voir brillerune raie de lumière, et quand elle tendait l’oreille, elledistinguait le bruit de papiers froissés. Elle se rendait compteque Liébaut, non plus, ne dormait pas. Il avait été trop secoué parles émotions de la soirée. Tout le symbole de l’histoire secrète dece ménage tenait dans ce contraste entre les insomnies des deuxépoux. Lui, avait repris son travail, ou du moins Madeleine lecroyait. Elle le voyait, accoudé sur la petite table, placée dansl’angle, et où il transportait, de son grand bureau, le soir, lesnotes qu’il voulait classer avant de s’endormir, les épreuves qu’ilse proposait de corriger. Elle ne le blâmait pas d’avoir l’énergiede cette besogne, si étrangère à leur commune préoccupation. Maisc’était une évidence trop accablante que leurs sensibilités neréagissaient pas de même. Quelle femme, avec toutes les finesses ettoutes les intelligences, a jamais pu comprendre ce phénomène dedédoublement qui permet à un homme d’études de se remettre, leslarmes aux yeux, le cœur serré, à des recherches de l’ordre le plusfroidement technique ? Tout à l’heure, quand Liébaut l’avaitquittée, Madeleine avait pu lire sur la première page d’unebrochure que le docteur portait à la main avec quelquesautres : « Un cas de maladie osseuse dePaget. » C’était le signe, très humble, très simple,que ce mari, passionnément épris de sa femme, exerçait aussi unmétier, et que ses énergies professionnelles continuaient d’agir,presque automatiquement. Ce détail suffit pour que Madeleine sesentît plus seule encore, et l’écheveau de ses pensées commença dese dévider dans le silence de la nuit si propice à ces méditationsdouloureuses de l’insomnie et de la fièvre.

– « Quelle journée, » songeait-elle,« et quelle soirée !… Et demain ?… François estrassuré, maintenant. Il travaille. C’est la preuve que j’ai réussiet que ses soupçons se sont en allés. Il faut qu’ils ne reviennentjamais. Qu’il ne comprenne jamais ce que j’auraisouffert !… » Et haussant ses minces épaules, ellefrissonnait sous le châle de fine laine dont elle s’étaitenveloppée par-dessus la soie souple de sa chemisette de lit, tantelle se sentait glacée et mal à l’aise. « Mais comment lecomprendrait-il ? C’est un bien grand cœur et un bien grandesprit. Il n’a jamais su, il ne saura jamais ce que c’est qu’unefemme. Lui, si bon, il est allé me livrer à cette pauvreAgathe !… Ah ! c’est à elle qu’il sera difficile decacher mon secret ! J’y avais pourtant réussi. Sans cela,m’aurait-elle supplié de faire cette démarche ?… Hébien ! Agathe me verra souffrir. Elle n’ira pas raconter sesobservations à François, du moment qu’elle aura constaté que je neme mets pas au travers de sa vie ; et je ne m’y mettrai nis’il l’aime, ni s’il ne l’aime pas… » Ellene désignait jamais Brissonnet autrement quand elle s’en parlait àelle-même, que par cet il impersonnel, ne voulant pasl’appeler du nom qu’il portait pour tous et ne se permettant pascette douceur du prénom, si pénétrante pour le cœur d’une femmeéprise et dont s’enivrait secrètement sa sœur : « S’ill’aime, je le lui donnerai… S’il ne l’aime pas ?… » Quede fois elle s’était posé cette question ! Et toujours elle yavait répondu avec un frémissement de sa sensibilité plus forte quetoutes ses résolutions : « Non. Il ne l’aime pas… »Que de fois aussi, elle s’était interdit de se formuler avec lanetteté de cette parole intérieure, aussi précise que l’autre,cette conclusion : « S’il ne l’aime pas, c’est moi qu’ilaime !… » Pourquoi, à la veille de cette entrevue, oùelle se préparait à mettre l’irréparable entre elle et cet homme,les redisait-elle, ces mots dangereux, ces mots coupables déjà, etnon plus dans le silence de son cœur, mais à mi-voix, comme pourmieux en savourer la volupté défendue ? » Oui. C’estmoi qu’il aime… c’est moi, c’est moi… » Elle serépétait : « Il m’aime. Il me le dira demain. J’ai bienle droit de l’entendre me le dire, puisque ce sera notre dernièrerencontre… Et moi, que lui répondrai-je ?… Que je l’aime aussiet qu’il doit partir, puisque je ne suis pas libre… Il emportera dumoins cette consolation, dans cet adieu qui sera éternel, de savoirque son sentiment est partagé, et moi, cette minute de vérité mepaiera de mes souffrances passées et futures. Elle me donnera laforce de vivre ensuite, de remplir tout mon devoir… » Elle sevit en face de l’officier d’Afrique et regardant sur ce visage sifier, si pétri de noblesse et de douleur, l’extase qui s’ypeindrait quand elle aurait murmuré cet aveu. « Nous nousquitterons alors sans que sa bouche ait même effleuré mamain… » À cette romanesque imagination son cœur battit. Unsang plus chaud courut dans ses veines. Cette fiévreuse brûlure del’amour la fit presque défaillir, et tout de suite sa conscience seréveilla : « Me laisser dire par luiqu’il m’aime ?… Le lui dire, moi ?… Mais quandje me retrouverai ici avec François et que je lui rapporterai cequi se sera passé, il y aura donc des choses que je luicacherai ?… J’aurai écouté, lui absent, des mots que jen’aurais pas écoutés, lui présent ? Il est si loyal, il vientde me donner une telle preuve de sa confiance, et je lui mentiraissur ce point encore ?… Non. Non. C’est déjà si dur de luimentir sur mes sentiments. Rien qu’à le voir entrer dans le salonquand l’autre sera parti, si je ne peux pas tout répéter desparoles qui se seront prononcées là, je mourrais de honte… Quefaire cependant ? Ah ! S’il aimait ma sœur, toutsimplement, si je me méprenais sur toute son attitude depuis cesdernières semaines ? S’il me déclarait qu’il n’a pas osécroire à la possibilité de ce mariage et qu’il s’est tu, à cause decela ? S’il l’épousait ?… Maintenant qu’Agathe estprévenue contre moi par les révélations que lui a faites François,quels rapports auraient son ménage avec le nôtre ? Nous nousverrions à peine et si mal ! Cette amitié qui m’a unie à ellemalgré tant de malentendus, serait finie… Hélas ! nel’est-elle pas ?… Et du moins Agathe serait heureuse, et luiaussi. Avec cette grande fortune à sa disposition, toute sacarrière deviendrait si aisée. Il pourrait attendre son heure, ets’il voulait entrer dans la politique avec sa gloire etcet instrument d’action, quel avenir !… C’est ce mariage queje devrais souhaiter pour lui. Je le souhaite. Oui. Je lesouhaite !… Oui. Je ferai tout pour qu’il aitlieu !… » Et soudain, éclatant en sanglots et enfonçantsa tête lassée dans ses oreillers : « Ah ! Jel’aime ! Je l’aime !… Et je ne veux pas que lui non plusle sache jamais. Je ne veux pas !… » Et, tout épouvantéede nette explosion de sa douleur, elle tendait l’oreille pourécouter si aucun bruit ne venait de la chambre voisine. Elletremblait que le pas de son mari ne lui annonçât qu’il avaitsurpris son gémissement : « François ne m’a pas entendue,se disait-elle, « il est bien heureux d’avoir sa science.Quand il travaille, il oublie tout, et il peut toujourstravailler ! … »

Madeleine se trompait, – et derrière cetteporte qui séparait leurs deux chambres un trouble bien grandravageait le cœur de cet homme qu’elle croyait apaisé. Il l’étaiten effet sur ce point : pour une période, qui serait ou longueou courte, suivant les incidents, l’idée fixe de la jalousiesentimentale, contre laquelle il s’était tant meurtri, ne letourmentait plus. Cependant, il n’arrivait pas à reprendre avec unvéritable intérêt le travail devant lequel il était attablé, et quifaisait vraiment une antithèse par trop saisissante à l’ordre depensées où ils venaient de se mouvoir, lui et sa femme. Le médecinavait sous les yeux plusieurs clichés pris dans son service àl’hôpital, d’après deux malades atteints de l’énigmatique ethorrible infirmité que Sir James Paget a décrite, pour la premièrefois dans un célèbre mémoire, en 1877. Le professeur Dieulafoy luia consacré, en la dénommant : « Ostéitedéformante progressive », une de ces bellesleçons de sa clinique de l’Hôtel-Dieu où la force de l’expressionarrive à la plus haute éloquence. Liébaut croyait avoir découvertla lésion initiale, inconnue jusqu’ici, qui détermine cette totalealtération du squelette. Il avait rédigé une note importante quidevait illustrer ces photographies. L’incurvation des membresinférieurs appauvris jusqu’au dessèchement, la saillie aiguë desépaules, le tassement du tronc, l’énormité du crâne faisaient deces images d’effroyables exemplaires de misère humaine, – de quoiretirer cet enseignement que nous sommes bien ingrats envers lesort, en nous créant des maux imaginaires, alors qu’il y a, de parle monde, tant de nos semblables atteints dans leur chair, et d’unefaçon si tragique ! Le mari de Madeleine était, je l’ai déjàdit, de ces docteurs que le contact quotidien avec la souffrancen’a pas blasés, et qui demeurent capables de plaindre les maladesqu’ils soignent, – voire, chose plus rare, ceux qu’ils étudient.Les deux lamentables individus, dont il avait devant lui lessilhouettes macabres et au sujet desquels il préparait cettecommunication à l’Académie, il les avait vus mourir, le cœuressoufflé, le cerveau comprimé, dans le plus affreux marasme. Il nese les rappelait même plus, à cette minute où son regard couraitsur ses épreuves, sans rien remarquer que la littéralité des motsimprimés. Sa plume rectifiait une virgule, corrigeait un détaild’orthographe, et la seule réalité, sentie par lui, était celle deses rapports avec sa femme et sa belle-sœur.

– « Madeleine l’a bien compris, » sedisait-il, « je ne peux pas ne pas avoir une nouvelleexplication avec Agathe… Si ce mariage avec M. Brissonnet doitavoir lieu, il est indispensable que ce point de défiance ait étéréduit, qu’il ait disparu, entre les deux sœurs… Si ce mariage nedoit pas avoir lieu, il n’est pas moins nécessaire que touteéquivoque soit supprimée. Il faut qu’Agathe soit bien convaincueque sa sœur n’aura été pour rien dans cette non-réussite de sonprojet. Mais quand vaut-il mieux que nous en ayons causé, elle etmoi ? Après la conversation entre Madeleine etM. Brissonnet, ou avant ?… Si je parle après, et que lerésultat ait été celui que nous désirons, tout est bien. S’il setrouve avoir été contraire, Agathe me croira-t-elle ?…Évidemment, si je parle avant, mon autorité sera plus grande…Est-ce bien sûr ? Oui, dans l’hypothèse du mariage ; maisdans l’hypothèse opposée et après l’échec, Agathe ne me croira pasdavantage… Ah ! qu’elle me croie ou qu’elle ne me croie pas,c’est son affaire ! La mienne est de réparer et tout de suitela faute que j’ai commise envers ma pauvre Madeleine… Oui, jeparlerai à ma belle-sœur dès demain matin… Que merépondra-t-elle ?… »

Si François Liébaut avait été complètementguéri par le pieux mensonge de Madeleine, comme il le disait et lecroyait, il n’aurait pas éprouvé une angoisse à se poser cettequestion. Ces susceptibilités du cœur, de la nature de celle dontil avait tant souffert, tout imprécises et tout imaginatives,laissent derrière elles, chez celui qu’elles ont ravagé, uneinquiétude étrangement morbide. Il se sent toujours au momentd’être repris par le doute, alors même qu il s’affirme satranquillité. Quel regard aurait Agathe pour accueillir larétractation du mari jaloux de la veille, transformé sisoudainement ? Quelles paroles trouverait-elle à prononcer,capables de réveiller la défiance exorcisée à cette minute ?Et si elle se taisait, ce calme signifierait-il qu’elle partageaitla conviction de son interlocuteur ?…

– « Paroles ou silence, » finit parconclure le mari de Madeleine, en secouant sa tête pour chasser uneappréhension qui allait devenir intolérable, « je n’entiendrai pas plus compte que de ceci !… Il fit le geste delancer dans le feu la plume d’oie avec laquelle il corrigeait sonépreuve, et qui, appuyée trop fortement, par sa main soudainénervée, s’écachait sur le papier. « Mon devoir est absolu. Jedois à ma femme de réparer le tort que je lui ai fait. Je leréparerai, dès demain matin. Ma première visite, en sortant del’hôpital, sera pour Agathe, je m’en donne ma paroled’honneur. »

De pareils serments, tous ceux qui ont aimé etsouffert de la jalousie sentimentale le savent trop, ne sont jamaisque des prétextes à parjure. Quand il s’agit d’affronter une scèned’où nous risquons de sortir avec une crise nouvelle de latorturante maladie, que nous sommes ingénieux à nous chercher unprétexte pour la reculer ! Le lendemain matin, le docteurLiébaut alla bien à son hôpital, mais l’adresse qu’il donna a soncocher, quand il en sortit, ne fut pas celle deMme de Méris. La pendule fixée devant lui dans le coupémarquait midi qu’il n’avait pas encore fait cette visite à laquelleil s’était engagé vis-à-vis de lui-même, si solennellement. Partagéentre sa terreur de se retrouver en face de sa belle-sœur et sonremords de ne pas accomplir ce qu’il considérait comme une stricteobligation, il se rangea au parti le moins courageux. – Que ceux-làle blâment, qui n’ont jamais cédé à cette tentation d’éviter à toutprix une présence trop redoutée ! – Il écrivit. Rentré chezlui, pour l’heure du déjeuner, il avait demandé à son cocherd’attendre, et, vingt minutes plus tard, cet homme déposait chez leconcierge de l’énorme maison érigée au coin de l’avenue desChamps-Élysées, ce billet à remettre aussitôt àMme de Méris. « J’ai eu une explicationavec M., ma bonne et chère Agathe. Je tiens à vous direimmédiatement que j’ai acquis la preuve absolue que nous noussommes trompés tous les deux. Il faut » (le naïf médecinavait souligné ce mot en le répétant). « J’y insiste, ilfaut que vous effaciez de votre esprit toutes les idées que vousvous étiez faites à cause de ma folle imagination. J’espèred’ailleurs que vous aurez une bonne nouvelle, dès cette après-midi.M. doit toujours voir qui vous savez. Si vous venez vous-mêmevers trois heures, vous aurez sans doute la réponse. Si elle esttelle que vous la désirez, personne ne sera plus heureux qu’elle etque votre frère dévoué. » Lettre presqueimplorative dont la signature : un François Liébauttout tremblé – attestait davantage encore la crise de faiblessedans laquelle ces lignes avaient été tracées ! Elles necontenaient pas une phrase dont tous les mots ne dussent être, pourune femme du caractère d’Agathe et dans sa situation d’esprit, unepreuve de plus qu’elle y avait vu juste et que sa rivale avait eu,une fois encore, l’art de jouer une comédie.

– « Il n’a pas osé venir me raconter celaen face… » se dit-elle, après avoir lu ce peu courageuxmessage. Elle froissa le papier, avec une espèce de rancunesauvage, et sa déception se soulagea en criant tout haut :« Ah ! le lâche ! le lâche ! » Elle avaitpassé la nuit à se demander si son beau-frère aurait l’énergie detenir sa promesse. Au dernier moment, ne reculerait-il pas ?Les scrupules de sa faiblesse qu’il prendrait pour des reproches desa conscience ne prévaudraient-ils pas, quand il s’agiraitd’écouter caché cette conversation entre Madeleine et Brissonnetdont tout l’avenir de son bonheur, à elle, dépendait ?« Il est jaloux, » s’était-elle répondu en pensée, pourréfuter les objections que la connaissance profonde des timiditésdu médecin lui suggérait. « Il est jaloux, et un jaloux nerésiste pas au besoin de savoir… Pourvu seulement qu’il ne commettepas la folie d’avoir une explication avec Madeleine avant ?…Mais non. Il lui faudrait avouer qu’il est venu ici et qu’il m’aparlé… Un mari, même le plus aveuglé, ne fait pas de cesconfessions-là… » Et voici que ce billet lui apportait lapreuve que, cette confession, ce mari-ci l’avait faite ! Unescène de cette nature, entre les deux époux, supposait, de la partde la personne qui l’avait provoquée et qui ne pouvait être queFrançois, un extraordinaire état d’exaltation, celui dontMme de Méris l’avait vu possédé. Hors de lui, c’étaittrop certain, il n’avait pas gouverné sa parole. Il avait tout dità Madeleine, pêle-mêle. Tout !… S’il en était ainsi, la sœurcadette connaissait le conseil que la sœur aînée avait donné à sonmari ?… Cette idée suffisait pour qu’Agathe éprouvât contreson complice de quelques instants, et qui venait de la trahir, unpassionné mouvement de haine. Elle n’eut pas le loisir de s’ylivrer autrement que par cette insulte, répétée rageusement :« Le lâche ! le lâche !… » Une pensée quitouchait dans son cœur une fibre plus profonde que celle del’amour-propre la traversait de sa pointe brûlante :« Madeleine aime Brissonnet. C’est la chose sûre, celle dontje ne peux plus douter, et qui explique tout. Elle a trouvé lemoyen d’abuser son mari. Le malheureux ne sera pas là tout àl’heure, quand l’autre arrivera au rendez-vous. Madeleine et Louisseront seuls… » Cette possibilité d’un tête-à-tête entreMme Liébaut et le commandant n’était pas un fait d’ordrenouveau. L’idée en fut soudain aussi insupportable à la sœurjalouse que si ce tête-à-tête eût dû avoir lieu pour la premièrefois. Le caractère de sa cadette, lui non plus, n’était pas pourl’aînée une nouveauté. Elle le connaissait, elle aurait dû plutôtle connaître assez pour ne jamais accuser Madeleine d’uneabominable scélératesse. Et elle entrevoyait comme probable, commeindiscutable, cette sinistre histoire : Madeleine prenant àRagatz Louis Brissonnet comme amant, et, pour assurer la sécuritéde cette intrigue, faisant jouer à sa sœur le rôle de paravent.Hypothèse affreusement et gratuitement inique, et folle, aveccela ! D’où fussent venues, à une maîtresse heureuse, cestroubles profonds dont les retentissements avaient ébranlé la santéde Mme Liébaut au point de donner l’éveil au mari ?… MaisAgathe ne raisonnait plus… Elle avait repris la lettre de sonbeau-frère. Elle en épelait toutes les syllabes, et elle lestraduisait comme il arrive, dans le sens de sa rancune, avec cetteirrésistible ardeur de suggestion que la jalousie trouve à sonservice. Elle raisonnait :

– « C’est Madeleine qui a dicté cesphrases. Je reconnais ses manières de s’exprimer, si insinuantes,si peu droites !… Elle a empêché Liébaut de venir me voir.Elle a craint ma perspicacité et aussi que je ne défisse son œuvre.Après ce qu’il appelle, lui, une explication, elle est avertie queje sais beaucoup de choses. A-t-elle vraiment compté que je seraissa dupe, sur la seule affirmation de ce pauvre François ?…Pourquoi non ? Si elle et Brissonnet s’entendent, depuis cestrois mois, pour nous trahir, Liébaut et moi, de cette infâmemanière, ils doivent nous croire tous les deux aussi naïfs, aussiniais l’un que l’autre… Mais est-il possible qu’ils soientcomplices ?… Comment admettre que Brissonnet, un hommed’honneur, un héros, se soit prêté à une aussi vile, à une aussihonteuse manœuvre que celle qui aurait consisté à me faire la cour,au risque de troubler toute ma vie, sans m’aimer, et lié avec uneautre ? Et quelle autre !… Non, ce n’est pas vrai !Ce n’est pas vrai ! Il n’a pas fait cela !… »

Elle n’osait pas ajouter, même tout bas etpour elle seule : « Il ne m’a pas fait cela. »C’était là le point le plus profond et le plus sensible. Toutel’attitude du jeune homme vis-à-vis d’elle depuis ces trois moislui avait si souvent donné l’illusion qu’il l’aimait ! Elles’était si complaisamment caressé le cœur à cette chimère !Elle-même nourrissait pour lui un sentiment si vrai ! Cettehypothèse qu’il eût joué la comédie avec elle – et par passion poursa cadette – lui déchirait toute l’âme. Et revenant à cette lettrequi lui avait annoncé l’échec de son plan d’espionnage :« Liébaut souffrait pourtant hier autant que moi. Il aime safemme. Il est jaloux. Il peut savoir, et il ne veut passavoir !… – Ah ! si j’étais lui ?… »

Ce « si j’étais lui ?… » étaitgros d’une tentation détestable, mais si attirante. Une nouvelleidée commençait de lever dans l’esprit d’Agathe de Méris… « Lacachette est là… Si j’étais lui ?… Pourquoi ne pas prendre saplace, puisqu’il la déserte ?… » Elle se vit tapiederrière cette porte qui communiquait du cabinet du médecin aupetit salon de Madeleine. Si sa cadette était loyale avec elle,quel tort lui ferait l’aînée en écoutant cette conversation ?Aucun. Si, au contraire, Madeleine la trahissait, n’avait-elle pasle droit d’acquérir, à tout prix, la preuve de cettetrahison ? – Liébaut lui disait de venir vers trois heures.L’entretien avec Brissonnet était donc fixé, comme Madeleinel’avait dit, entre la fin du déjeuner et ce moment, vers deuxheures… Agathe se surprit à regarder la pendule. Elle marquait unpeu plus d’une heure. Immobile, elle demeura indéfiniment à suivreles allées et les retours du balancier. La tentation grandissait,grandissait… Quand il ne resta plus que dix, de ces petiteshachures qui représentent les minutes, entre la pointe de la grandeaiguille et le chiffre II, la jeune femme ne fut plus maîtresse decet appétit impérieux qui la dévorait. Elle s’habilla, descenditson escalier, prit une voiture, dans une sorte de somnambulismedont elle ne s’éveilla qu’en se retrouvant sur le trottoir de larue Bénouville, à l’angle de la rue Spontini. C’était l’adressequ’elle avait donnée au cocher. Elle réalisa d’un coup l’énormitéde l’acte qu’elle s’apprêtait à commettre. Elle allait y renoncer,quand une silhouette aperçue dans un fiacre lui rendit sa frénésie,accrue encore. Elle venait de reconnaître Brissonnet. Elle le vitqui s’élançait sur le trottoir devant l’hôtel des Liébaut. Ilconsulta sa montre, du geste de quelqu’un qui se croit en retard…Quand la porte se fut refermée sur lui, la résolution d’Agatheétait de nouveau prise. Le plan ébauché dans sa pensée était trèssimple : demander à monter dans le bureau de son beau-frère,sous le prétexte qu’elle avait un livre à y prendre, en priant quel’on ne dérangeât pas sa sœur… Quand elle eut pressé sur le bouton,le bruit du timbre retentit dans tout son être. Mais déjà cetteporte s’était ouverte devant elle, comme tout à l’heure devantl’officier. Elle avait débité son mensonge, et elle montait droitau bureau, sans que le valet de chambre pensât une seconde à lasuivre. Quelle idée se ferait cet homme en ne la voyant pasredescendre ? Ah ! que lui importait, pourvu qu’elleentendît ?… La voici dans la pièce d’attente, dans le cabinetde consultation… Elle marche vers la porte, derrière laquelle celuiqu’elle aime et sa rivale sont en train de causer librement, secroyant seuls… Tous les bruits s’étouffent dans cette chambreaménagée pour assurer le plus complet secret aux confidences desmalades… – Une première tenture était fixée sur cette porte demanière à bouger avec le battant. Une seconde tenture en tapisserieretombait de l’autre côté afin qu’aucun éclat de voix ne pûtarriver du cabinet au petit salon, ou du petit salon au cabinet. –C’est bien sur cette particularité qu’Agathe avait compté. Sesdoigts brûlants écartent la première tenture… Elle tient la poignéede métal de la serrure… Elle presse sur le pêne, lentement,doucement… Elle attire à elle la porte qui vire sur ses gonds avecun grincement, mais si faible !… Elle touche maintenantl’étoffe de l’épaisse doublure de l’autre portière… Elle écoute…C’est Brissonnet qui parle :

– « Alors, si je vous comprends bien,madame, » disait l’officier, « mes assiduités auprès deMme de Méris auraient été remarquées ?… »

– « Elles l’ont été » repartit lavoix de Madeleine, avec une fermeté dont Agathe commença des’étonner. Mais ce qui l’étonnait davantage encore, c’était cetteévidence que sa sœur ne lui avait pas menti. Elle tenait àBrissonnet, précisément le discours qu’elle avait annoncé. Ilallait être obligé de déclarer ses vrais sentiments. Ah ! quele cœur de la femme jalouse battait vite ! Si cet hommehésitait, c’est qu’il ne l’aimait pas. Il reprit, d’un timbre sourdoù Agathe devina une émotion grandissante :

– « Vous me voyez bien au regret, madame,d’une conséquence de ma conduite à laquelle j’étais loin dem’attendre… Dites-moi, du moins, que vous ne m’avez pas, vous, crucapable de compromettre une femme, le sachant ?… Je n’aijamais fait la cour à Mme de Méris, je vous en donne maparole d’honneur. Elle-même en témoignera. Mais puisque vousconsidérez que j’ai été imprudent, à partir d’aujourd’hui, je meconduirai de telle manière que les plus malveillants devrontchanger de langage … »

– « Que voulez-vous dire ? »interrogea Madeleine. « Quand quelqu’un aussi en vue que vousl’êtes a trop intimement fréquenté le salon d’une femme, il lacompromet davantage encore en cessant avec trop de brusquerie sesvisites. Prenez garde à ce que vous déciderez. Pensez bien que lemonde n’est pas si aveugle. Il sait très bien que les soudainesruptures de relations cachent presque toujours un mystère… Si l’ona remarqué vos assiduités, on ne remarquerait pas moins votreabsence… On en chercherait la raison dans une brouille… À cause dequoi ? … Ma sœur n’est pas de celles dont on peut incriminerla conduite… Il ne restera qu’une hypothèse, la plusnaturelle… » Cette fois, son intonation était moins ferme,pour conclure : « Car enfin, un honnête homme, et je saiscombien vous l’êtes, ne peut pas avoir eu deux motifs pours’intéresser à une jeune femme du moment qu’il est libre et qu’elleest libre… »

– « Je crois vous comprendre,madame, » répondit Brissonnet, après un nouveau silence.« En effet vous avez dû croire cela de moi. Je l’aurais crumoi-même d’un autre. Mme de Méris est veuve. Elle estcharmante. Tout homme serait fier, d’être distingué par elle et delui donner son nom. Il eût été trop naturel que cette ambition fûtla mienne… » Puis, d’une voix assourdie, il continua :« Je ne l’ai pas eue… Maintenant que vous me parlez, mes yeuxse dessillent. La vérité de ma situation m’apparaît… Mes assiduitésauprès de Mme de Méris semblaient traduire des sentimentsque je n’avais pas pour elle. Je professe à son égard le plusprofond respect. Mais, je ne l’aime pas et je n’ai jamais penséqu’elle pût me faire l’honneur de m’accorder sa main… Vousm’affirmez que, dans ces conditions, le parti que je me préparais àprendre, qui était de suspendre presque complètement mes visiteschez elle, risquerait d’aggraver les choses. Je ne saurais vousprouver mon entière, mon absolue bonne foi, madame, plus clairementqu’en vous disant : Dictez-moi vous-même ce que vous jugez queje dois faire, je le ferai… Je tiens trop à votre estime… et àcelle de Mme de Méris. Rien ne me coûtera pour conserverl’une et l’autre… »

– « Je n’ai pas qualité pour vous donnerun conseil, monsieur, » repartit Madeleine. « Mais deplus autorisés que moi ont pris les devants… Vous-même, ne nousavez-vous pas rapporté l’autre jour, à ma sœur et à moi, uneconversation que vous avez eue avec le général de Jardes ? Cechef si distingué vous a dessiné le plan de votre avenir. Voushésitiez, m’avez-vous dit, à suivre son avis. Cependant vous enreconnaissiez la sagesse… »

– « Si je vous entends bien, madame, vousvoulez dire que je devrais reprendre du service, et m’en aller trèsloin de Paris, pour très longtemps ?… »

– « C’est la plus sûre manière d’empêcherque l’on ne continue de parler, » répondit Mme Liébaut.Sa voix aussi s’était un peu altérée. Son émotion croissante nel’empêcha pas d’insister : « Même dans une difficulté oùil s’agit de ce que j’ai de plus cher, la réputation de ma sœur, jeme serais fait un scrupule de seulement mentionner cette solution,si l’autorité de M. de Jardes ne m’était une garantiequ’elle est aussi très conforme à votre intérêt…

– « Je vous remercie de votresollicitude, » interrompit Brissonnet. L’irritabilité deshommes nés pour l’action et qui se dominent malaisément, avaitpassé dans cette trop vive réplique, et surtout l’ironiedouloureuse de la passion méconnue. – « Oui, madame, »reprit-il, « je vous remercie… Vous serez obéie. En sortant dechez vous, j’irai chez M. de Jardes… Ma demande pour leTonkin sera signée dès ce soir… D’ici là, je me retirerai enprovince, chez mes parents. J’ai à leur dire adieu avant un nouvelexil, qui finira, Dieu sait quand… On ne me verra plus dans lemonde de Mme de Méris, et le motif de mon absence serad’un ordre si professionnel qu’il évitera les commentaires… Vousavez raison. Quand un homme d’honneur a commis des imprudences,même à son insu, il se doit de les racheter… Ce n’est que juste… Etpourtant, non, » continua-t-il plus âprement, « ce n’estpas tout à fait juste. Il y a une trop grande disproportion entreles torts d’attitude que j’ai pu avoir et le sacrifice que je vaisaccomplir… Ah ! madame, » et son accent se fit déchirant,… « laissez-moi du moins, avant de m’en aller, vous avoir ditquelque chose encore… Permettez-moi de vous raconter une histoire…l’aventure d’un de mes amis… d’un soldat comme moi… Il avaitrencontré une femme accomplie ; une, de ces créatures idéalescomme on rêve d’en avoir eu une, enfant pour mère, frère pour sœur,adolescent pour fiancée, homme pour épouse… Cette femme, elle,n’était pas libre… Malgré son existence passée tout entière dansdes compagnies peu scrupuleuses, mon ami n’était pas de ceux qui sefont un jeu de troubler la paix d’un ménage… S’il éprouva aussitôtpour cette femme une sympathie passionnée, il se jura à lui-même,non seulement de ne jamais la lui dire, mais de ne pas la luimontrer… Et il s’est tenu parole, des jours, des semaines, desmois… Celle qu’il aimait avait une sœur qui lui ressemblait, dansde certains moments, à les prendre l’une pour l’autre… L’insensédont je vous raconte le malheur avait bien tenu son serment. Maisprécisément parce qu’il se sentait, ou croyait se sentir assezd’énergie, pour le tenir jusqu’au bout, il s’était laissé aller àvivre dans le milieu de celle qu’il aimait… Je vous ai dit quec’était un insensé, mais c’était aussi un homme qui savait aimer,je vous le jure… Ses bonheurs étaient de respirer dans le même airque cette femme, de la rencontrer et d’entendre sa voix, de causeravec elle et de découvrir à chaque nouvelle occasion un prétexte deplus pour justifier à ses propres yeux le culte qu’il lui avaitvoué… Il eût été complètement heureux, dans cet amour sans espoir,s’il avait pu venir chez elle tous les jours et demeurer en saprésence, sans lui parler, à la contempler, l’écouter parler,penser, sentir… Ces visites quotidiennes lui étaient interdites.D’autres lui étaient permises, – du moins il crut qu’elles luiétaient permises, – à cette sœur dont la quasi-identité de traitsavec celle qu’il aimait était si saisissante… Mon ami se laissaaller, sans réfléchir, à cette tentation de tromper par cetteressemblance la passion qui le dévorait. Il prit l’habitude de serendre au théâtre, en soirée, à la promenade, partout où il étaitsûr de rencontrer cette sœur, sur le visage de laquelle sa rêveriereconnaissait, – avec quelle émotion, – cette grâce adorable dontil était épris, pas tout à fait la même, mais si pareille !…Et puis, une heure vint où même cette pauvre joie lui futinterdite. Alors il lui fut insupportable que les motifs auxquelsil avait cédé fussent méconnus de la seule personne à l’opinion delaquelle il tînt… Pour la première et la dernière fois, il manqua àla parole qu’il s’était donnée lui-même… Qu’il ne s’en aille pasmadame, sans emporter cette consolation que vous lui avez pardonnéet que vous l’avez compris. »

– « J’ai compris, monsieurBrissonnet, » répondit la voix de Madeleine, toutefrémissante, et comme cette preuve de son émotion fit mal à Agathe« J’ai compris que vous m’avez parlé comme personne ne m’ajamais parlé, comme personne ne me parlera jamais. Vous avez oubliéque je suis mariée et mère. Vous n’avez respecté en moi ni mon marini mes enfants. Vous m’avez pour toujours empoisonné le souvenir derelations que j’avais crues simples, honnêtes, droites. Et elles nel’étaient pas !… Adieu, monsieur, je vous demande de partird’ici, sans ajouter un seul mot… Vous ne voudrez pas m’avoirobligée d’appeler… »

– « Madame !… » s’écria lejeune homme avec une supplication. Puis, éclatant ensanglots : « C’est vous qui me répondez ainsi, vous,vous !… Ah ! malheureux ! Pourquoi ne me suis-je pastu jusqu’au bout ? Pourquoi n’ai-je pas emporté avec moi unsecret que j’avais si bien caché ? Madame, je vous en conjure,ne dites pas, ne pensez pas que je ne vous ai pas respectée !N’ayez pas peur de moi surtout !… Ne me faites pas cetaffront !… Permettez-moi de vous expliquer !… »

– « Je ne vous permets rien, » ditMadeleine. « Je vous laisse. Vous comprendrez que vous n’avezplus qu’à vous retirer et à ne plus revenir. »

En disant ces mots, elle marcha vers la portequi séparait le petit salon du cabinet de son mari, d’un pas sirapide qu’Agathe, paralysée par sa terreur d’être découverte, n’eutlittéralement pas le temps de s’effacer. Madeleine souleva laportière. Elle aperçut sa sœur, et son saisissement fut tel que sesjambes défaillirent. Elle dut s’appuyer contre le mur en continuantde s’accrocher de sa main droite à l’étoffe. Agathe se tenait latête baissée. Elle avait fait un pas en avant, pour arrêter sasœur. Maintenant, elle n’osait plus avancer. Brissonnet, lui, aprèsavoir jeté une exclamation de surprise, regardait alternativementles deux sœurs. Toutes sortes de sentiments passaient sur sonexpressive et mâle physionomie ! Enfin l’indignationl’emporta, et, s’adressant à Agathe, il lui dit :

– « Ah ! Madame de Méris, commentavez-vous pu ?… »

– « Monsieur Brissonnet… » suppliala jeune veuve.

– « Tu n’as pas à te justifier. Je neveux pas que tu te justifies… » s’écria Madeleine qui avait eula force de se dresser entre sa sœur et l’officier, « C’estmoi, monsieur, » continua-t-elle en se tournant versBrissonnet, « qui ai voulu que ma sœur assistât cachée à notreentretien… Oui, » insista-t-elle, impérieusement, « c’estmoi… J’ai voulu qu’elle apprît de votre propre bouche le détail devos vraies intentions sur le seul point que vous eussiez dûaborder… Ce n’est ni sa faute, ni la mienne, si vous en avez abordéun autre… »

– « Vous ai-je bien entendu,madame ? » dit Brissonnet. « Non, ce n’est paspossible que vous vous soyez prêtée à une pareille trahison, carc’en est une que de faire espionner quelqu’un qui, lui, étaitd’entière bonne foi. C’est une trahison que… »

– « Je vous ai prié tout à l’heure devous retirer, monsieur Brissonnet, » interrompit la courageusefemme. « À présent je vous l’ordonne… Je suis chez moi et jevous dispense, vous qui venez de me parler indignement, dequalifier une action dont ma conscience est seule juge… »

– « Madeleine… » implora de son côtéAgathe. Sa sœur lui avait saisi la main pour l’arrêter, avec uneviolence qui lui coupa la parole pendant un instant bien court. Ilsuffit pour que l’officier, qui avait pâli sous l’outrage d’unemanière affreuse, avisât son chapeau, et, se dirigeant vers laporte, il se retira en effet, en s’inclinant profondément du côtédes deux femmes. Quelques minutes plus tard, le bruit du battantd’en bas, ouvert puis refermé, attesta qu’il avait obéi àl’insultante injonction, et voici que devant le sacrifice accompli,le cœur de Madeleine se brisait de désespoir, et ellesanglotait :

– « Il est parti !… Je ne lereverrai plus jamais !… Je l’ai voulu … Jamais !Jamais ! »

– « C’est donc vrai que tu l’aimesaussi ? » demanda Mme de Méris.

– « Ah ! passionnément, »répondit-elle.

– « Et tu as plaidé ma cause avec cettechaleur !… Tu as voulu me le donner !… Tu m’as sauvél’honneur devant lui !… Comment obtiendrai-je de toi monpardon ?… » gémit Agathe.

– « En m’aidant à vivre et à tout cacherà François », répondit Madeleine.

Chapitre 9LES MOTS DE LA FIN

 

……………………………

Quand, une heure plus tard, le médecin revintaux nouvelles rue Spontini, il aperçut, en entrant dans le petitsalon, Agathe et Madeleine assises à côté l’une de l’autre. Lacadette avait appuyé sa tête sur l’épaule de l’aînée qui luicaressait les cheveux doucement, avec une tendresse où le marijaloux vit une dernière preuve qu’il avait été en proie à de folleschimères.

– « Hé bien ? » demanda-t-ilvivement.

– « Hé bien, » ditMme de Méris avec un regard qui l’adjurait de ne paspousser plus avant son interrogation, « Madeleine n’a pasréussi… Il paraît que je m’étais trompée et que M. Brissonnetne m’aime pas. Il a été loyal. Il a reconnu son imprudence, et ils’est excusé. Il va reprendre du service aux colonies et quitter laFrance… Ce que je vous demande, François, c’est de ne plus jamaisprononcer ce nom devant moi… J’aurai de la force, »ajouta-t-elle en embrassant sa cadette avec passion, « oui,j’en aurai… J’ai retrouvé ma sœur… »

– « C’est moi qui ai retrouvé lamienne, » répondit Madeleine, d’une voix si basse que Liébautne l’entendit pas. Il les aurait entendus, d’ailleurs, ces mots sisimples, qu’il n’en aurait pas compris le sens, ni le miracle detendresse que l’héroïsme de la plus jeune venait d’accomplir dansle cœur de l’aînée. Les deux femmes avaient en effet perdu, et pourtoujours, l’homme qu’elles aimaient toutes les deux. Mais ce communregret allait, grâce au sacrifice volontaire et à la délicatesse dela pure Madeleine, les réunir au lieu de les séparer. Ni l’une ni‘autre ne mentait. L’une et l’autre avait réellement retrouvé sasœur – reprise touchante d’intimité qui n’a pourtant pas désarméles commentaires du monde ! Comme avait dit Madeleine, cemonde n’est pas si aveugle, mais il a ses bonnes raisons pour nesupposer l’héroïsme et la délicatesse qu’en dernier ressort, etquand il ne peut plus trouver d’explication mesquine, et parconséquent probable, aux mystères qu’il a su deviner. Le subitdépart du commandant Brissonnet a donc été dûment discuté danstoute la petite société qui évolue autour des deux sœurs, et deuxversions sont en train de prévaloir. La première est celle deMme Éthorel qui a débité, sous le sceau du secret, cetteconfidence à vingt intimes :

– « Imaginez-vous la gaffe que j’aifaite !… C’est moi qui suis allée raconter à Mme Liébautque Brissonnet compromettait Mme de Méris. Les deux sœursaimaient le même homme !… Oh ! je ne crois pas qu’il sesoit jamais rien passé. D’ailleurs, je n’y étais pas… Ce qu’il y ade certain, c’est qu’elles ont dû avoir une terrible explication.Il a quitté Paris quarante-huit heures après que j’avais été servirce ragot à Madeleine. Où avais-je la tête ?… Elles en ont faittoutes deux une maladie. Elles ne se quittent plus maintenant, pourempêcher les potins… C’est un peu cousu de fil blanc, cesfinesses-là !… »

L’autre légende est celle que propageFavelles, en clignant de la manière la plus scélérate son vieil œilpresbyte, tout bordé de rouge.

– « Les jeunes gens d’aujourd’hui n’ontvraiment pas d’estomac… Ce Brissonnet, je le présente à deux sœurs,deux femmes charmantes. Il leur fait la cour à toutes deux, en secachant de l’une et de l’autre. Elles découvrent le pot aux roses,et voilà mon gaillard qui se sauve au Tonkin, comme s’il avaitcommis un crime. De mon temps, monsieur, quand on avait deux femmesdans sa vie et qu’elles l’apprenaient, on les gardait, monsieur,fût-ce deux sœurs. On leur ordonnait de rester bonnes amies, etelles obéissaient ! Je parierais vingt-cinq louis que cenigaud-là n’a même pas été du dernier bien avec lesdeux !… »

** * * *

Que ces « mots de la fin » de sonroman seraient amers à Louis Brissonnet s’ils arrivaient jusqu’àlui ! Mais les soupçonnera-t-il jamais et reviendra-t-il deslointaines contrées où il s’est exilé, pour ne plus revoir cesprofonds, ces beaux yeux de femme derrière lesquels il avait devinéune âme digne de la sienne, – une âme tendre et courageuse,passionnément aimante et passionnément fière ? Le souvenir dela terrible scène qui l’a pour toujours séparé de Madeleine ne luipermet plus de croire à cette âme et à ces yeux. Il est arrivé à laconclusion que les deux sœurs se sont jouées de sa naïveté afin del’attirer dans un vulgaire piège conjugal. Et cependant, quand ilévoque, sous le ciel de l’Extrême-Orient, l’image de cette adorableamoureuse qui, n’a voulu être qu’une sacrifiée, un instincts’éveille en lui, plus fort que l’évidence. Il devine un mystère,lui aussi, et, comme il n’est pas du monde, il entrevoit la vérité.Faut-il lui souhaiter de la connaître jamais tout entière ?Oui, maintenant qu’il s’est repris à aimer de nouveau son métier desoldat de toute l’ardeur de son sentiment déçu. Tous les martyresont droit à leur récompense. Celui de Madeleine serait payé sijamais Brissonnet accomplissait de nouveau de très hautes actions,au service de la France, avec l’idée que la joie de sa gloire estla seule volupté dont ce grand cœur de la femme qui l’aime, sepermettra jamais la douceur.

Paris, septembre-décembre 1904.

FIN

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