Categories: Romans

Les Diaboliques

Les Diaboliques

de Jules Amedee Barbey d’Aurevilly

Première préface aux Diaboliques

A qui dédier cela ?…

J. B. d’A.

Voici (sauf modifications ultérieures) la Préface de mes Diaboliques.

Pourquoi les Diaboliques ?

Est-ce pour les histoires qui sont ici ?

Ou pour les femmes de ces histoires ?

Qui sait ?

Les Histoires sont vraies. Rien d’inventé. Tout vu. Tout touché du coude ou du doigt. Il y aura certainement des têtes vives,montées par ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pas aussi diaboliques qu’elles ont l’air de s’en vanter. Elles s’attendaient à des inventions, à des complications, à des recherches, à des raffinements, à tout le tremblement du mélodrame moderne, qui se fourre partout, même dans le roman : quelque chose comme les Mémoires du Diable qui n’ont donné à leur auteur qu’une peine du Diable. Mais les Diaboliques ne sont point des diableries,ce sont des diaboliques : des histoires réelles de ce temps civilisé et si divin que, quand on s’avise de les écrire, il semble que ce soit le Diable qui ait dicté… Le Diable est comme Dieu. Le manichéisme qui est la souche de toutes les grandes hérésies du Moyen-âge, le manichéisme n’est pas si bête ! Malebranche disait que Dieu se reconnaissait à l’emploi DES MOYENS LES PLUS. Le Diable aussi.

Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les diaboliques ? N’ont-elles pas assez de diabolisme enleur personne pour mériter ce doux nom-là ?… Diabolique, iln’y en a pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n’yen a pas une seule à qui on puisse dire le mot de « mon ange » sansexagérer. Comme le Diable qui était un ange aussi, mais qui aculbuté, si elles sont des anges encore, c’est la tête en bas, lereste… en haut ! Pas une ici qui soit pure, vertueuse,innocente. Monstres même à part, elles présentent un effectif debons sentiments et de moralité bien peu considérable. Ellespourraient donc s’appeler Diaboliques sans l’avoir volé. On a voulufaire un petit Musée de ces Dames, en attendant qu’on fasse leMusée, encore plus petit, des Dames qui leur font pendant etcontraste dans la société, car toutes choses sont doubles. L’Art adeux lobes, comme le cerveau. La Nature ressemble à ces femmes quiont un œil bleu et un œil noir. Voici l’œil noir, dessiné àl’encre… de la PETITE VERTU. Oh ! de la plus petite qu’on aitpu trouver !

On donnera peut-être l’œil bleu, plus tard, si on trouve du bleuassez, pur. Mais y en a-t-il ?

En ce cas-là, après les DIABOLIQUES viendraient lesCELESTES.

Fin de 1870. Décembre.

J. B. d’A.

 

Préface de la première édition

Voici les six premières !

Si le public y mord, et les trouve à son goût, on publieraprochainement les six autres ; car elles sont douze, comme unedouzaine de pêches, – ces pécheresses !

Bien entendu qu’avec leur titre de Diaboliques, elles n’ont pasla prétention d’être un livre de prières ou d’Imitation chrétienne…Elles ont pourtant été écrites par un moraliste chrétien, mais quise pique d’observation vraie, quoique très hardie, et qui croit –c’est sa poétique, à lui – que les peintres puissants peuvent toutpeindre et que leur peinture est toujours assez morale quand elleest tragique et qu’elle donne l’horreur des choses qu’elle retrace.Il n’y a d’immoral que les Impassibles et les Ricaneurs. Or,l’auteur de ceci, qui croit au Diable et à ses influences dans lemonde, n’en rit pas, et il ne les raconte aux âmes pures que pourles en épouvanter.

Quand on aura lu ces Diaboliques, je ne crois pas qu’il y aitpersonne en disposition de les recommencer en fait, et toute lamoralité d’un livre est là…

Cela dit pour l’honneur de la chose, une autre question.Pourquoi l’auteur a-t-il donné à ces petites tragédies deplain-pied ce nom bien sonore – peut-être trop – deDiaboliques ?… Est-ce pour les histoires elles-mêmes qui sontici ? ou pour les femmes de ces histoires ?…

Ces histoires sont malheureusement vraies. Rien n’en a étéinventé. On n’en a pas nommé les personnages : voilà tout ! Onles a masqués, et on a démarqué leur linge. « L’alphabetm’appartient », disait Casanova, quand on lui reprochait de ne pasporter son nom. L’alphabet des romanciers, c’est la vie de tousceux qui eurent des passions et des aventures, et il ne s’agit quede combiner, avec la discrétion d’un art profond, les lettres decet alphabet-là. D’ailleurs, malgré le vif de ces histoires àprécautions nécessaires, il y aura certainement des têtes vives,montées par ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pasaussi diaboliques qu’elles ont l’air de s’en vanter. Elless’attendront à des inventions, à des complications, à desrecherches, à des raffinements, à tout le tremblement du mélodramemoderne, qui se fourre partout, même dans le roman. Elles setromperont, ces âmes charmantes !… Les Diaboliques ne sont pasdes diableries : ce sont des Diaboliques, – des histoires réellesde ce temps de progrès et d’une civilisation si délicieuse et sidivine, que, quand on s’avise de les écrire, il semble toujours quece soit le Diable qui ait dicté !… Le Diable est comme Dieu.Le Manichéisme, qui fut la source des grandes hérésies du MoyenAge, le Manichéisme n’est pas si bête. Malebranche disait que Dieuse reconnaissait, à l’emploi des moyens les plus simples. Le Diableaussi.

Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-ellespas les DIABOLIQUES ? N’ont-elles pas assez de diabolisme enleur personne pour mériter ce doux nom ? Diaboliques ! iln’y en a pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n’yen a pas une seule à qui on puisse dire sérieusement le mot de «Mon ange ! » sans exagérer. Comme le Diable, qui était un angeaussi, mais qui a culbuté, – si elles sont des anges, c’est commelui, – la tête en bas, le… reste en haut ! Pas une ici quisoit pure, vertueuse, innocente. Monstres même à part, ellesprésentent un effectif de bons sentiments et de moralité bien peuconsidérable. Elles pourraient donc s’appeler aussi « lesDiaboliques », sans l’avoir volé… On a voulu faire un petit muséede ces dames, – en attendant qu’on fasse le musée, encore pluspetit, des dames qui leur font pendant et contraste dans lasociété, car toutes choses sont doubles ! L’art a deux lobes,comme le cerveau. La nature ressemble à ces femmes qui ont un œilbleu et un œil noir. Voici l’œil noir dessiné à l’encre – à l’encrede la petite vertu.

On donnera peut-être l’œil bleu plus tard.

Après les DIABOLIQUES, les CELESTES… si on trouve du bleu assezpur…

Mais y en a-t-il ?

Jules BARBEY D’AUREVILLY.

Paris, 1er mai 1874.

Partie 1
Le rideau cramoisi

Really.

Il y a terriblement d’années, je m’en allais chasser le gibierd’eau dans les marais de l’Ouest, – et comme il n’y avait pas alorsde chemins de fer dans le pays où il me fallait voyager, je prenaisla diligence de *** qui passait à la patte d’oie du château deRueil et qui, pour le moment, n’avait dans son coupé qu’une seulepersonne. Cette personne, très remarquable à tous égards, et que jeconnaissais pour l’avoir beaucoup rencontrée dans le monde, étaitun homme que je vous demanderai la permission d’appeler le vicomtede Brassard. Précaution probablement inutile&|160;! Les quelquescentaines de personnes qui se nomment le monde à Paris sont biencapables de mettre ici son nom véritable… Il était environ cinqheures du soir. Le soleil éclairait de ses feux alentis une routepoudreuse, bordée de peupliers et de prairies, sur laquelle nousnous élançâmes au galop de quatre vigoureux chevaux dont nousvoyions les croupes musclées se soulever lourdement à chaque coupde fouet du postillon, – du postillon, image de la vie, qui faittoujours trop claquer son fouet au départ&|160;!

Le vicomte de Brassard était à cet instant de l’existence oùl’on ne fait plus guère claquer le sien… Mais c’est un de cestempéraments dignes d’être Anglais (il a été élevé en Angleterre),qui blessés à mort, n’en conviendraient jamais et mourraient ensoutenant qu’ils vivent. On a dans le monde, et même dans leslivres, l’habitude de se moquer des prétentions à la jeunesse deceux qui ont dépassé cet âge heureux de l’inexpérience et de lasottise, et on a raison, quand la forme de ces prétentions estridicule&|160;; mais quand elle ne l’est pas, – quand, aucontraire, elle est imposante comme la fierté qui ne veut pasdéchoir et qui l’inspire, je ne dis pas que cela n’est pointinsensé, puisque cela est inutile, mais c’est beau comme tant dechoses insensées&|160;!… Si le sentiment de la Garde qui meurt etne se rend pas est héroïque à Waterloo, il ne l’est pas moins enface de la vieillesse, qui n’a pas, elle, la poésie des baïonnettespour nous frapper. Or, pour des têtes construites d’une certainefaçon militaire, ne jamais se rendre est, à propos de tout,toujours toute la question, comme à Waterloo&|160;!

Le vicomte de Brassard, qui ne s’est pas rendu (il vit encore,et je dirai comment, plus tard, car il vaut la peine de le savoir),le vicomte de Brassard était donc, à la minute où je montais dansla diligence de ***, ce que le monde, féroce comme une jeune femme,appelle malhonnêtement « un vieux beau ». Il est vrai que pour quine se paie pas de mots ou de chiffres dans cette question d’âge, oùl’on n’a jamais que celui qu’on paraît avoir, le vicomte deBrassard pouvait passer pour « un beau » tout court. Du moins, àcette époque, la marquise de V… , qui se connaissait en jeunes genset qui en aurait tondu une douzaine, comme Dalila tondit Samson,portait avec assez de faste, sur un fond bleu, dans un bracelettrès large, en damier, or et noir, un bout de moustache du vicomteque le diable avait encore plus roussie que le temps… Seulement,vieux ou non, ne mettez sous cette expression de « beau », que lemonde a faite, rien du frivole&|160;; du mince et de l’exigu qu’ily met, car vous n’auriez pas la notion juste de mon vicomte deBrassard, chez qui, esprit, manières, physionomie, tout étaitlarge, étoffé, opulent, plein de lenteur patricienne, comme ilconvenait au plus magnifique dandy que j’aie connu, moi qui, ai vuBrummel devenir fou, et d’Orsay mourir&|160;!

C’était, en effet, un dandy que le vicomte de Brassard. S’ill’eût été moins, il serait devenu certainement maréchal de France.Il avait été dès sa jeunesse un des plus brillants officiers de lafin du premier Empire. J’ai ouï dire, bien des fois, à sescamarades de régiment, qu’il se distinguait par une bravoure à laMurat, compliquée de Marmont. Avec cela, – et avec une tête trèscarrée et très froide, quand le tambour ne battait pas, – il auraitpu, en très peu de temps, s’élancer aux premiers rangs de lahiérarchie militaire, mais le dandysme&|160;!… Si vous combinez ledandysme avec les qualités qui font l’officier : le sentiment de ladiscipline, la régularité dans le service, etc., etc., vous verrezce qui restera de l’officier dans la combinaison et s’il ne sautepas comme une poudrière&|160;! Pour qu’à vingt instants de sa viel’officier de Brassard n’eût pas sauté, c’est que, comme tous lesdandys, il était heureux. Mazarin l’aurait employé, – ses niècesaussi, mais pour une autre raison : il était superbe.

Il avait eu cette beauté nécessaire au soldat plus qu’àpersonne, car il n’y a pas de jeunesse sans la beauté, et l’armée,c’est la jeunesse de la France&|160;! Cette beauté, du reste, quine séduit pas que les femmes, mais les circonstances elles-mêmes, –ces coquines, – n’avait pas été la seule protection qui se fûtétendue sur la tête du capitaine de Brassard. Il était, je crois,de race normande, de la race de Guillaume le Conquérant, et ilavait, dit-on, beaucoup conquis… Après l’abdication de l’Empereur,il était naturellement passé aux Bourbons, et, pendant lesCent-Jours, surnaturellement leur était demeuré fidèle. Aussi,quand les Bourbons furent revenus, la seconde fois, le vicomtefut-il armé chevalier de Saint-Louis de la propre main de Charles X(alors MONSIEUR). Pendant tout le temps de la Restauration, le beaude Brassard ne montait pas une seule fois la garde aux Tuileries,que la duchesse d’Angoulême ne lui adressât, en passant, quelquesmots gracieux. Elle, chez qui le malheur avait tué la grâce, savaiten retrouver pour lui. Le ministre, voyant cette faveur, auraittout fait pour l’avancement de l’homme que Madame distinguaitainsi&|160;; mais, avec la meilleure volonté du monde, que fairepour cet enragé dandy qui – un jour de revue – avait mis l’épée àla main, sur le front de bandière de son régiment, contre soninspecteur général, pour une observation de service&|160;?… C’étaitassez que de lui sauver le conseil de guerre. Ce mépris insouciantde la discipline, le vicomte de Brassard l’avait porté partout.Excepté en campagne, où l’officier se retrouvait tout entier, il nes’était jamais astreint aux obligations militaires. Maintes fois,on l’avait vu, par exemple, au risque de se faire mettre à desarrêts infiniment prolongés, quitter furtivement sa garnison pouraller s’amuser dans une ville voisine et n’y revenir que les joursde parade ou de revue, averti par quelque soldat qui l’aimait, carsi ses chefs ne se souciaient pas d’avoir sous leurs ordres unhomme dont la nature répugnait à toute espèce de discipline et deroutine, ses soldats, en revanche, l’adoraient. Il était excellentpour eux. Il n’en exigeait rien que d’être très braves, trèspointilleux et très coquets, réalisant enfin le type de l’anciensoldat français, dont la Permission de dix heures et trois à quatrevieilles chansons, qui sont des chefs-d’œuvre, nous ont conservéune si exacte et si charmante image. Il les poussait peut-être unpeu trop au duel, mais il prétendait que c’était là le meilleurmoyen qu’il connût de développer en eux l’esprit militaire. « Je nesuis pas un gouvernement, disait-il, et je n’ai point dedécorations à leur donner quand ils se battent bravement entreeux&|160;; mais les décorations dont je suis le grand-maître (ilétait fort riche de sa fortune personnelle), ce sont des gants, desbuffleteries de rechange, et tout ce qui peut les pomponner, sansque l’ordonnance s’y oppose. » Aussi, la compagnie qu’il commandaiteffaçait-elle, par la beauté de la tenue, toutes les autrescompagnies de grenadiers des régiments de la Garde, si brillantedéjà. C’est ainsi qu’il exaltait à outrance la personnalité dusoldat, toujours prête, en France, à la fatuité et à lacoquetterie, ces deux provocations permanentes, l’une par le tonqu’elle prend, l’autre par l’envie qu’elle excite. On comprendra,après cela, que les autres compagnies de son régiment fussentjalouses de la sienne. On se serait battu pour entrer danscelle-là, et battu encore pour n’en pas sortir.

Telle avait été, sous la Restauration, la position toutexceptionnelle du, capitaine vicomte de Brassard. Et comme il n’yavait pas alors, tous les matins, comme sous l’Empire, la ressourcede l’héroïsme en action qui fait tout pardonner, personne n’auraitcertainement pu prévoir ou deviner combien de temps aurait durécette martingale d’insubordination qui étonnait ses camarades, etqu’il jouait contre ses chefs avec la même audace qu’il aurait jouésa vie s’il fût allé au feu, lorsque la révolution de 1830 leurôta, s’ils l’avaient, le souci, et à lui, l’imprudent capitaine,l’humiliation d’une destitution qui le menaçait chaque jourdavantage. Blessé grièvement aux Trois jours, il avait dédaigné deprendre du service sous la nouvelle dynastie des d’Orléans qu’ilméprisait. Quand la révolution de Juillet les fit maîtres d’un paysqu’ils n’ont pas su garder, elle avait trouvé le capitaine dans sonlit, malade d’une blessure qu’il s’était faite au pied en dansant –comme il aurait chargé – au dernier bal de la duchesse de Berry. –Mais au premier roulement de tambour, il ne s’en était pas moinslevé pour rejoindre sa compagnie, et comme il ne lui avait pas étépossible de mettre des bottes, à cause de sa blessure, il s’enétait allé à l’émeute comme il s’en serait allé au bal, enchaussons vernis et en bas de soie, et c’est ainsi qu’il avait prisla tête de ses grenadiers sur la place de la Bastille, chargé qu’ilétait de balayer dans toute sa longueur le boulevard. Paris, où lesbarricades n’étaient pas dressées encore, avait un aspect sinistreet redoutable. Il était désert. Le soleil y tombait d’aplomb, commeune première pluie de feu qu’une autre devait suivre, puisquetoutes ces fenêtres, masquées de leurs persiennes, allaient, tout àl’heure, cracher la mort… Le capitaine de Brassard rangea sessoldats sur deux lignes, le long et le plus près possible desmaisons, de manière que chaque file de soldats ne fût exposéequ’aux coups de fusil qui lui venaient d’en face, – et lui, plusdandy que jamais, prit le milieu de chaussée. Ajusté des deux côtéspar des milliers de fusils, de pistolets et de carabines, depuis laBastille jusqu’à la rue de Richelieu, il n’avait pas été atteint,malgré la largeur d’une poitrine dont il était peut-être un peutrop fier, car le capitaine de Brassard poitrinait au feu, commeune belle femme, au bal, qui veut mettre sa gorge en valeur, quand,arrivé devant Frascati, à l’angle de la rue de Richelieu, et aumoment où il commandait à sa troupe de se masser derrière lui pouremporter la première barricade qu’il trouva dressée sur son chemin,il reçut une balle dans sa magnifique poitrine, deux foisprovocatrice, et par sa largeur, et par les longs brandebourgsd’argent qui y étincelaient d’une épaule à l’autre, et il eut lebras cassé d’une pierre, – ce qui ne l’empêcha pas d’enlever labarricade et d’aller jusqu’à la Madeleine, à la tête de ses hommesenthousiasmés. Là, deux femmes en calèche, qui fuyaient Parisinsurgé, voyant un officier de la Garde blessé, couvert de sang etcouché sur les blocs de pierre qui entouraient, à cette époque-là,l’église de la Madeleine à laquelle on travaillait encore, mirentleur voiture à sa disposition, et il se fit mener par elles auGros-Caillou, où se trouvait alors le maréchal de Raguse, à qui ildit militairement : « Maréchal, j’en ai peut-être pour deuxheures&|160;; mais pendant ces deux heures-là, mettez-moi partoutoù vous voudrez&|160;! » Seulement il se trompait… Il en avait pourplus de deux heures. La balle qui l’avait traversé ne le tua pas.C’est plus de quinze ans après que je l’avais connu, et ilprétendait alors, au mépris de la médecine et de son médecin, quilui avait expressément défendu de boire tout le temps qu’avait duréla fièvre de sa blessure, qu’il ne s’était sauvé d’une mortcertaine qu’en buvant du vin de Bordeaux.

Et en en buvant, comme il en buvait&|160;! car, dandy en tout,il l’était dans sa manière de boire comme dans tout le reste… ilbuvait comme un Polonais. Il s’était fait faire un splendide verreen cristal de Bohême, qui jaugeait, Dieu me damne&|160;! unebouteille de bordeaux tout entière, et il le buvait d’unehaleine&|160;! Il ajoutait même, après avoir bu, qu’il faisait toutdans ces proportions-là, et c’était vrai&|160;! Mais dans un tempsoù la force, sous toutes les formes, s’en va diminuant, on trouverapeut-être qu’il n’y a pas de quoi être fat. Il l’était à la façonde Bassompierre, et il portait le vin comme lui. Je l’ai vu sablerdouze coups de son verre de Bohême, et il n’y paraissait mêmepas&|160;! Je l’ai vu souvent encore, dans ces repas que les gensdécents traitent « d’orgies », et jamais il ne dépassait, après lesplus brûlantes lampées, cette nuance de griserie qu’il appelait,avec une grâce légèrement soldatesque, « être un peu pompette », enfaisant le geste militaire de mettre un pompon à son bonnet. Moi,qui voudrais vous faire bien comprendre le genre d’homme qu’ilétait, dans l’intérêt de l’histoire qui va suivre, pourquoi ne vousdirai-je pas que je lui ai connu sept maîtresses, en pied, à lafois, à ce bon braguard du XIXe siècle&|160;; comme l’aurait appeléle XVIe en sa langue pittoresque. Il les intitulait poétiquement «les sept cordes de sa lyre », et, certes, je n’approuve pas cettemanière musicale et légère de parler de sa propre immoralité&|160;!Mais, que voulez-vous&|160;? Si le capitaine vicomte de Brassardn’avait pas été tout ce que je viens d’avoir l’honneur de vousdire, mon histoire serait moins piquante, et probablementn’eussé-je pas pensé à vous la conter.

Il est certain que je ne m’attendais guère à le trouver là,quand je montai dans la diligence de *** à la patte d’oie duchâteau de Rueil. Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus,et j’eus du plaisir à rencontrer&|160;; avec la perspective depasser quelques heures ensemble, un homme qui était encore de nosjours, et qui différait déjà tant des hommes de nos jours. Levicomte de Brassard, qui aurait pu entrer dans l’armure, deFrançois Ier et s’y mouvoir avec autant d’aisance que dans sonsvelte frac bleu d’officier de la Garde royale, ne ressemblait, nipar la tournure, ni par les proportions, aux plus vantés dés jeunesgens d’à présent. Ce soleil couchant d’une élégance grandiose et silongtemps radieuse, aurait fait paraître bien maigrelets et bienpâlots tous ces petits croissants de la mode, qui se lèventmaintenant à l’horizon&|160;! Beau de la beauté de l’empereurNicolas, qu’il rappelait par le torse, mais moins idéal de visageet moins grec de profil, il portait une courte barbe, restée noire,ainsi que ses cheveux, par un mystère d’organisation ou detoilette… impénétrable, et cette barbe envahissait très haut sesjoues, d’un coloris animé et mâle. Sous un front de la plus hautenoblesse, – un front bombé, sans aucune ride, blanc comme le brasd’une femme, – et que le bonnet à poil du grenadier, qui faittomber les cheveux, comme le casque, en le dégarnissant un peu ausommet, avait rendu plus vaste et plus fier, le vicomte de Brassardcachait presque, tant ils étaient enfoncés sous l’arcadesourcilière, deux yeux étincelants, d’un bleu très sombre, maistrès brillants dans leur enfoncement et y piquant comme deuxsaphirs taillés en pointe&|160;! Ces yeux-là ne se donnaient pas lapeine de scruter, et ils pénétraient. Nous nous prîmes la main, etnous causâmes. Le capitaine de Brassard parlait lentement, d’unevoix vibrante qu’on sentait capable de remplir un Champ-de-Mars deson commandement. Elevé dès son enfance, comme je vous l’ai dit, enAngleterre, il pensait peut-être en anglais&|160;; mais cettelenteur, sans embarras du reste, donnait un tour très particulier àce qu’il disait, et même à sa plaisanterie, car le capitaine aimaitla plaisanterie, et il l’aimait même un peu risquée. Il avait cequ’on appelle le propos vif. Le capitaine de Brassard allaittoujours trop loin, disait la comtesse de F… , cette jolie veuve,qui ne porte plus que trois couleurs depuis son veuvage : du noir,du violet et du blanc. Il fallait qu’il fût trouvé de très bonnecompagnie pour ne pas être souvent trouvé de la mauvaise. Maisquand on en est réellement, vous savez bien qu’on se passe tout, aufaubourg Saint-Germain&|160;!

Un des avantages de la causerie en voiture, c’est qu’elle peutcesser quand on n’a plus rien à se dire, et cela sans embarras pourpersonne. Dans un salon, on n’a point cette liberté. La politessevous fait un devoir de parler quand même, et on est souvent puni decette hypocrisie innocente par le vide et l’ennui de cesconversations où les sots, même nés silencieux (il y en a), setravaillent et se détirent pour dire quelque chose et êtreaimables. En voiture publique, tout le monde est chez soi autantque chez les autres, – et on peut sans inconvenance rentrer dans lesilence qui plaît et faire succéder à la conversation la rêverie…Malheureusement, les hasards de la vie sont affreusement plats, etjadis (car c’est jadis déjà) on montait vingt fois en voiturepublique, – comme aujourd’hui vingt fois en wagon, – sansrencontrer un causeur animé et intéressant… Le vicomte de Brassardéchangea d’abord avec moi quelques idées que les accidents de laroute, les détails du paysage et quelques souvenirs du monde oùnous nous étions rencontrés autrefois avaient fait naître, – puis,le jour déclinant nous versa son silence dans son crépuscule. Lanuit, qui, en automne, semble tomber à pic du ciel, tant elle vientvite&|160;! nous saisit de sa fraîcheur, et nous nous roulâmes dansnos manteaux, cherchant de la tempe le dur coin qui est l’oreillerde ceux qui voyagent. Je ne sais si mon compagnon s’endormit dansson angle de coupé&|160;; mais moi, je restai éveillé dans le mien.J’étais si blasé sur la route que nous faisions là et que j’avaistant de fois faite, que je prenais à peine garde aux objetsextérieurs, qui disparaissaient dans le mouvement de la voiture, etqui semblaient courir dans la nuit, en sens opposé à celui danslequel nous courions. Nous traversâmes plusieurs petites villes,semées, çà et là, sur cette longue route que les postillonsappelaient encore : un fier « ruban de queue », en souvenir de laleur, pourtant coupée depuis longtemps. La nuit devint noire commeun four éteint, – et, dans cette obscurité, ces villes inconnuespar lesquelles nous passions avaient d’étranges physionomies etdonnaient l’illusion que nous étions au bout du monde… Ces sortesde sensations que je note ici, comme le souvenir des impressionsdernières d’un état de choses disparu, n’existent plus et nereviendront jamais pour personne. A présent, les chemins de fer,avec leurs gares à l’entrée des villes, ne permettent plus auvoyageur d’embrasser, en un rapide coup d’œil, le panorama fuyantde leurs rues, au galop des chevaux d’une diligence qui va, tout àl’heure, relayer pour repartir. Dans la plupart de ces petitesvilles que nous traversâmes, les réverbères, ce luxe tardif,étaient rares, et on y voyait certainement bien moins que sur lesroutes que nous venions de quitter. Là, du moins, le ciel avait salargeur, et la grandeur de l’espace faisait une vague lumière,tandis qu’ici le rapprochement des maisons qui semblaient sebaiser, leurs ombres portées dans ces rues étroites, le peu de cielet d’étoiles qu’on apercevait entre les deux rangées des toits,tout ajoutait au mystère de ces villes endormies, où le seul hommequ’on rencontrât était – à la porte de quelque auberge – un garçond’écurie avec sa lanterne, qui amenait les chevaux de relais, etqui bouclait les ardillons de leur attelage, en sifflant ou enjurant contre ses chevaux récalcitrants ou trop vifs… Hors cela etl’éternelle interpellation, toujours la même, de quelque voyageur,ahuri de sommeil, qui baissait une glace et criait dans la nuit,rendue plus sonore à force de silence : « Où sommes-nous donc,postillon&|160;?… » rien de vivant ne s’entendait et ne se voyaitautour et dans cette voiture pleine de gens qui dormaient, en cetteville endormie, où peut-être quelque rêveur, comme moi, cherchait,à travers la vitre de son compartiment, à discerner la façade desmaisons estompée par la nuit, ou suspendait son regard et sa penséeà quelque fenêtre éclairée encore à cette heure avancée, en cespetites villes aux mœurs réglées et simples, pour qui la nuit étaitfaite surtout pour dormir. La veille d’un être humain, – ne fût-cequ’une sentinelle, – quand tous les autres êtres sont plongés danscet assoupissement qui est l’assoupissement de l’animalitéfatiguée, a toujours quelque chose d’imposant. Mais l’ignorance dece qui fait veiller derrière une fenêtre aux rideaux baissés, où lalumière indique la vie et la pensée, ajoute la poésie du rêve à lapoésie de la réalité. Du moins, pour moi, je n’ai jamais pu voirune fenêtre, – éclairée la nuit, – dans une ville couchée, parlaquelle je passais, – sans accrocher à ce cadre de lumière unmonde de pensées, – sans imaginer derrière ces rideaux desintimités et des drames… Et maintenant, oui, au bout de tantd’années, j’ai encore dans la tête de ces fenêtres qui y sontrestées éternellement et mélancoliquement lumineuses, et qui mefont dire souvent, lorsqu’en y pensant, je les revois dans messongeries :

« Qu’y avait-il donc derrière ces rideaux&|160;? »

Eh bien&|160;! une de celles qui me sont restées le plus dans lamémoire (mais tout à l’heure vous en comprendrez la raison) est unefenêtre d’une des rues de la ville de ***, par laquelle nouspassions cette nuit-là. C’était à trois maisons – vous voyez si monsouvenir est précis – au-dessus de l’hôtel devant lequel nousrelayions&|160;; mais cette fenêtre, j’eus le loisir de laconsidérer plus de temps que le temps d’un simple relais. Unaccident venait d’arriver à une des roues de notre voiture, et onavait envoyé chercher le charron qu’il fallut réveiller. Or,réveiller un charron, dans une ville de province endormie, et lefaire lever pour resserrer un écrou à une diligence qui n’avait pasde concurrence sur cette ligne-là, n’était pas une petite affairede quelques minutes… Que si le charron était aussi endormi dans sonlit qu’on l’était dans notre voiture, il ne devait pas être facilede le réveiller… De mon coupé, j’entendais à travers la cloison lesronflements des voyageurs de l’intérieur, et pas un des voyageursde l’impériale, qui, comme on le sait, ont la manie de toujoursdescendre dès que la diligence arrête, probablement (car la vanitése fourre partout en France, même sur l’impériale des voitures)pour montrer leur adresse à remonter, n’était descendu… Il est vraique l’hôtel devant lequel nous nous étions arrêtés était fermé. Onn’y soupait point. On avait soupé au relais précédent. L’hôtelsommeillait, comme nous. Rien n’y trahissait la vie. Nul bruit n’entroublait le profond silence… si ce n’est le coup de balai,monotone et lassé, de quelqu’un (homme ou femme… on nesavait&|160;; il faisait trop nuit pour bien s’en rendre compte)qui balayait alors la grande cour de cet hôtel muet, dont la portecochère restait habituellement ouverte. Ce coup de balai traînard,sur le pavé, avait aussi l’air de dormir, ou du moins d’en avoirdiablement envie&|160;! La façade de l’hôtel était noire comme lesautres maisons de la rue où il n’y avait de lumière qu’à une seulefenêtre… cette fenêtre que précisément j’ai emportée dans mamémoire et que j’ai là, toujours, sous le front&|160;!… La maison,dans laquelle on ne pouvait pas dire que cette lumière brillait,car elle était tamisée par un double rideau cramoisi dont elletraversait mystérieusement l’épaisseur, était une grande maison quin’avait qu’un étage, – mais placé très haut…

– C’est singulier&|160;! – fit le comte de Brassard, comme s’ilse parlait à lui-même, on dirait que c’est toujours le mêmerideau&|160;!

Je me retournai vers lui, comme si j’avais pu le voir dans notreobscur compartiment de voiture&|160;; mais la lampe, placée sous lesiège du cocher, et qui est destinée à éclairer les chevaux et laroute, venait justement de s’éteindre… Je croyais qu’il dormait, etil ne dormait pas, et il était frappé comme moi de l’air qu’avaitcette fenêtre&|160;; mais, plus avancé que moi, il savait, lui,pourquoi il l’était&|160;!

Or, le ton qu’il mit à dire cela – une chose d’une tellesimplicité&|160;! – était si peu dans la voix de mon dit vicomte deBrassard et m’étonna si fort, que je voulus avoir le cœur net de lacuriosité qui me prit tout à coup de voir son visage, et que je fispartir une allumette comme si j’avais voulu allumer mon cigare.L’éclair bleuâtre de l’allumette coupa l’obscurité.

Il était pâle, non pas comme un mort… mais comme la Mortelle-même.

Pourquoi pâlissait-il&|160;?… Cette fenêtre, d’un aspect siparticulier, cette réflexion et cette pâleur d’un homme quipâlissait très peu d’ordinaire, car il était sanguin, et l’émotion,lorsqu’il était ému, devait l’empourprer jusqu’au crâne, lefrémissement que je sentis courir dans les muscles de son puissantbiceps, touchant alors contre mon bras dans le rapprochement de lavoiture, tout cela me produisit l’effet de cacher quelque chose…que moi, le chasseur aux histoires, je pourrais peut-être savoir enm’y prenant bien.

– Vous regardiez donc aussi cette fenêtre, capitaine, et mêmevous la reconnaissiez&|160;? – lui dis-je de ce ton détaché quisemble ne pas tenir du tout à la réponse et qui est l’hypocrisie dela curiosité.

– Parbleu&|160;! si je la reconnais&|160;! fit-il de sa voixordinaire, richement timbrée et qui appuyait sur les mots.

Le calme était déjà revenu dans ce dandy, le plus carré et leplus majestueux des dandys, lesquels – vous le savez&|160;! –méprisent toute émotion, comme inférieure, et ne croient pas, commece niais de Gœthe, que l’étonnement puisse jamais être une positionhonorable pour l’esprit humain.

– Je ne passe pas par ici souvent, – continua donc, trèstranquillement, le vicomte de Brassard, – et même j’évite d’ypasser. Mais il est des choses qu’on n’oublie point. Il n’y en apas beaucoup, mais il y en a. J’en connais trois : le premieruniforme qu’on a mis, la première bataille où l’on a donné, et lapremière femme qu’on a eue. Eh bien&|160;! pour moi, cette fenêtreest la quatrième chose que je ne puisse pas oublier.

Il s’arrêta, baissa la glace qu’il avait devant lui… Etait-cepour mieux voir cette fenêtre dont il me parlait&|160;?… Leconducteur était allé chercher le charron et ne revenait pas. Leschevaux de relais, en retard, n’étaient pas encore arrivés de laposte. Ceux qui nous avaient traînés, immobiles de fatigue,harassés, non dételés, la tête pendant dans leurs jambes, nedonnaient pas même sur le pavé silencieux le coup de pied del’impatience, en rêvant de leur écurie. Notre diligence endormieressemblait à une voiture enchantée, figée par la baguette desfées, à quelque carrefour de clairière, dans la forêt de laBelle-au-Bois dormant.

– Le fait est, – dis-je, – que pour un homme d’imagination,cette fenêtre a de la physionomie.

– Je ne sais pas ce qu’elle a pour vous, – reprit le vicomte deBrassard, – mais je sais ce qu’elle a pour moi. C’est la fenêtre dela chambre qui a été ma première chambre de garnison. J’ai habitélà… Diable&|160;! il y a tout à l’heure trente-cinq ans&|160;!derrière ce rideau… qui semble n’avoir pas été changé depuis tantd’années, et que je trouve éclairé, absolument éclairé, comme ill’était quand…

Il s’arrêta encore, réprimant sa pensée&|160;; mais je tenais àla faire sortir.

– Quand vous étudiiez votre tactique, capitaine, dans vospremières veilles de sous-lieutenant&|160;?

– Vous me faites beaucoup trop d’honneur, répondit-il. J’étais,il est vrai, sous-lieutenant dans ce moment-là, mais les nuits queje passais alors, je ne les passais pas sur ma tactique, et sij’avais ma lampe allumée, à ces heures indues, comme disent lesgens rangés, ce n’était pas pour lire le maréchal de Saxe.

– Mais, – fis-je, preste comme un coup de raquette, – c’était,peut-être, tout de même, pour l’imiter&|160;?

Il me renvoya mon volant.

– Oh&|160;! – dit-il, – ce n’était pas alors que j’imitais lemaréchal de Saxe, comme vous l’entendez… Ça n’a été que bien plustard. Alors, je n’étais qu’un bambin de sous-lieutenant, fortépinglé dans ses uniformes, mais très gauche et très timide avecles femmes, quoiqu’elles n’aient jamais voulu le croire,probablement à cause de ma diable de figure… je n’ai jamais eu avecelles les profits de ma timidité. D’ailleurs, je n’avais quedix-sept ans dans ce beau temps-là. Je sortais de l’Ecolemilitaire. On en sortait à l’heure où vous y entrez à présent, carsi l’Empereur, ce terrible consommateur d’hommes, avait duré, ilaurait fini par avoir des soldats de douze ans, comme les sultansd’Asie ont des odalisques de neuf.

« S’il se met à parler de l’Empereur et des odalisques, –pensé-je, – je ne saurai rien.

– Et pourtant, vicomte, – repartis-je, – je parierais bien quevous n’avez gardé si présent le souvenir de cette fenêtre, qui luitlà-haut, que parce qu’il y a eu pour vous une femme derrière sonrideau&|160;!

– Et vous gagneriez votre pari, Monsieur, – fit-ilgravement.

– Ah&|160;! parbleu&|160;! – repris-je, – j’en étais biensûr&|160;! Pour un homme comme vous, dans une petite ville deprovince où vous n’avez peut-être pas passé dix fois depuis votrepremière garnison, il n’y a qu’un siège que vous y auriez soutenuou quelque femme que vous y auriez prise, par escalade, qui puissevous consacrer si vivement la fenêtre d’une maison que vousretrouvez aujourd’hui éclairée d’une certaine manière, dansl’obscurité&|160;!

– Je n’y ai cependant pas soutenu de siège… du moinsmilitairement, – répondit-il, toujours grave&|160;; mais êtregrave, c’était souvent sa manière de plaisanter, – et, d’un autrecôté, quand on se rend si vite la chose peut-elle s’appeler unsiège&|160;?… Mais quant à prendre une femme avec ou sans escalade,je vous l’ai dit, en ce temps-là, j’en étais parfaitementincapable… Aussi ne fut-ce pas une femme qui fut prise ici : ce futmoi&|160;!

Je le saluai&|160;; – le vit-il dans ce coupé sombre&|160;?

– On a pris Berg-op-Zoom, – lui dis-je.

– Et les sous-lieutenants de dix-sept ans, – ajouta-t-il, – nesont ordinairement pas des Berg-op-Zoom de sagesse et de continenceimprenables&|160;!

–Ainsi, – fis-je gaîment, – encore une madame ou unemademoiselle Putiphar…

– C’était une demoiselle, – interrompit-il avec une bonhomieassez comique.

– A mettre à la pile de toutes les autres, capitaine&|160;!Seulement, ici, le Joseph était militaire… un Joseph qui n’aura pasfui…

– Qui a parfaitement fui, au contraire, – repartit-il, du plusgrand sang-froid, – quoique trop tard et avec unepeur&|160;!&|160;!&|160;! Avec une peur à me faire comprendre laphrase du maréchal Ney que j’ai entendue de mes deux oreilles etqui, venant d’un pareil homme, m’a, je l’avoue, un peu soulagé : «Je voudrais bien savoir quel est le Jean-f… (il lâcha le mot toutau long) qui dit n’avoir jamais eu peur&|160;!… »

– Une histoire dans laquelle vous avez eu cette sensation-làdoit être fameusement intéressante, capitaine&|160;!

– Pardieu&|160;! – fit-il brusquement, – je puis bien, si vousen êtes curieux, vous la raconter, cette histoire, qui a été unévénement, mordant sur ma vie comme un acide sur de l’acier, et quia marqué à jamais d’une tache noire tous mes plaisirs de mauvaissujet… Ah&|160;! ce n’est pas toujours profit que d’être un mauvaissujet&|160;! – ajouta-t-il, avec une mélancolie qui me frappa dansce luron formidable que je croyais doublé de cuivre comme un brickgrec.

Et il releva la glace qu’il avait baissée, soit qu’il craignîtque les sons de sa voix ne s’en allassent par là, et qu’onn’entendît, du dehors, ce qu’il allait raconter, quoiqu’il n’y eûtpersonne autour de cette voiture, immobile et commeabandonnée&|160;; soit que ce régulier coup de balai, qui allait etrevenait, et qui râclait avec tant d’appesantissement le pavé de lagrande cour de l’hôtel, lui semblât un accompagnement importun deson histoire&|160;; – et je l’écoutai, – attentif à sa voix seule,– aux moindres nuances de sa voix, – puisque je ne pouvais voir sonvisage, dans ce noir compartiment fermé, – et les yeux fixés plusque jamais sur cette fenêtre, au rideau cramoisi, qui brillaittoujours de la même fascinante lumière, et dont il allait me parler:

« J’avais donc dix-sept ans&|160;; et je sortais de l’Ecolemilitaire, – reprit-il. – Nommé sous-lieutenant dans un simplerégiment d’infanterie de ligne, qui attendait, avec l’impatiencequ’on avait dans ce temps-là, l’ordre de partir pour l’Allemagne,où l’Empereur faisait cette campagne que l’histoire a nommée lacampagne de 1813, je n’avais pris que le temps d’embrasser monvieux père au fond de sa province, avant de rejoindre dans la villeoù nous voici, ce soir, le bataillon dont je faisais partie&|160;;car cette mince ville, de quelques milliers d’habitants tout auplus, n’avait en garnison que nos deux premiers bataillons… Lesdeux autres avaient été répartis dans les bourgades voisines. Vousqui probablement n’avez fait que passer dans cette ville-ci, quandvous retournez dans votre Ouest, vous ne pouvez pas vous douter dece qu’elle est – ou du moins de ce qu’elle était il y a trente ans– pour qui est obligé comme je l’étais alors, d’y demeurer. C’étaitcertainement la pire garnison où le hasard – que je crois le diabletoujours, à ce moment-là ministre de la guerre – pût m’envoyer pourmon début. Tonnerre de Dieu&|160;! quelle platitude&|160;! Je ne mesouviens pas d’avoir fait nulle part, depuis, de plus maussade etde plus ennuyeux séjour. Seulement, avec l’âge que j’avais, et avecla première ivresse de l’uniforme, – une sensation que vous neconnaissez pas, mais que connaissent tous ceux qui l’ont porté, –je ne souffrais guère de ce qui, plus tard, m’aurait paruinsupportable. Au fond, que me faisait cette morne ville deprovince&|160;?… Je l’habitais, après tout, beaucoup moins que monuniforme, – un chef-d’œuvre de Thomassin et Pied, qui meravissait&|160;! Cet uniforme, dont j’étais fou, me voilait etm’embellissait toutes choses&|160;; et c’était – cela va voussembler fort, mais c’est la vérité&|160;! – cet uniforme qui était,à la lettre, ma véritable garnison&|160;! Quand je m’ennuyais partrop dans cette ville sans mouvement, sans intérêt et sans vie, jeme mettais en grande tenue, – toutes aiguillettes dehors, – etl’ennui fuyait devant mon hausse-col&|160;! J’étais comme cesfemmes qui n’en font pas moins leur toilette quand elles sontseules et qu’elles n’attendent personne. Je m’habillais… pour moi.Je jouissais solitairement de mes épaulettes et de la dragonne demon sabre, brillant au soleil, dans quelque coin de Cours désertoù, vers quatre heures, j’avais l’habitude de me promener, sanschercher personne pour être heureux, et j’avais là des gonflementsdans la poitrine, tout autant que, plus tard, au boulevard de Gand,lorsque j’entendais dire derrière moi, en donnant le bras à quelquefemme : “Il faut convenir que voilà une fière tournured’officier&|160;!” Il n’existait, d’ailleurs, dans cette petiteville très peu riche, et qui n’avait de commerce et d’activitéd’aucune sorte, que d’anciennes familles à peu près ruinées, quiboudaient l’Empereur, parce qu’il n’avait pas, comme ellesdisaient, fait rendre gorge aux voleurs de la Révolution, et quipour cette raison ne fêtaient guère ses officiers. Donc, niréunions, ni bals, ni soirées, ni redoutes. Tout au plus, ledimanche, un pauvre bout de Cours où, après la messe de midi, quandil faisait beau temps, les mères allaient promener et exhiber leursfilles jusqu’à deux heures, – l’heure des Vêpres, qui, dès qu’ellesonnait son premier coup, raflait toutes les jupes et vidait cemalheureux Cours. Cette messe de midi où nous n’allions jamais, dureste, je l’ai vue devenir, sous la Restauration, une messemilitaire à laquelle l’état-major des régiments était obligéd’assister, et c’était au moins un événement vivant dans ce néantde garnisons mortes&|160;! Pour des gaillards qui étaient, commenous, à l’âge de la vie où l’amour, la passion des femmes, tientune si grande place, cette messe militaire était une ressource.Excepté ceux d’entre nous qui faisaient partie du détachement deservice sous les armes, tout le corps d’officiers s’éparpillait etse plaçait à l’église, comme il lui plaisait, dans la nef. Presquetoujours nous nous campions derrière les plus jolies femmes quivenaient à cette messe, où elles étaient sûres d’être regardées, etnous leur donnions le plus de distractions possible en parlant,entre nous, à mi-voix, de manière à pouvoir être entendus d’elles,de ce qu’elles avaient de plus charmant dans le visage ou dans latournure. Ah&|160;! la messe militaire&|160;! J’y ai vu commencerbien des romans. J’y ai vu fourrer dans les manchons que les jeunesfilles laissaient sur leurs chaises, quand elles s’agenouillaientprès de leurs mères, bien des billets doux, dont elles nousrapportaient la réponse, dans les mêmes manchons, le dimanchesuivant&|160;! Mais, sous l’Empereur, il n’y avait point de messemilitaire. Aucun moyen par conséquent d’approcher des filles commeil faut de cette petite ville où elles n’étaient pour nous que desrêves cachés, plus ou moins, sous des voiles, de loinaperçus&|160;! Des dédommagements à cette perte sèche de lapopulation la plus intéressante de la ville de ***, il n’y en avaitpas… Les caravansérails que vous savez, et dont on ne parle pointen bonne compagnie, étaient des horreurs. Les cafés où l’on noietant de nostalgies, en ces oisivetés terribles des garnisons,étaient tels, qu’il était impossible d’y mettre le pied, pour peuqu’on respectât ses épaulettes… Il n’y avait pas non plus, danscette petite ville où le luxe s’est accru maintenant comme partout,un seul hôtel où nous puissions avoir une table passabled’officiers, sans être volés comme dans un bois, si bien quebeaucoup d’entre nous avaient renoncé à la vie collective ets’étaient dispersés dans des pensions particulières, chez desbourgeois peu riches, qui leur louaient des appartements le pluscher possible, et ajoutaient ainsi quelque chose à la maigreurordinaire de leurs tables et à la médiocrité de leurs revenus.

« J’étais de ceux-là. Un de mes camarades qui demeurait ici, àla Poste aux chevaux, où il avait une chambre, car la Poste auxchevaux était dans cette rue en ce temps-là – tenez&|160;! àquelques portes derrière nous, et peut-être, s’il faisait jour,verriez-vous encore sur la façade de cette Poste aux chevaux levieux soleil d’or à moitié sorti de son fond de céruse, et quifaisait cadran avec son inscription : “AU SOLEIL LEVANT&|160;!” –Un de mes camarades m’avait découvert un appartement dans sonvoisinage&|160;; – à cette fenêtre qui est perchée si haut, et quime fait l’effet, ce soir, d’être la mienne toujours, comme sic’était hier&|160;! Je m’étais laissé loger par lui. Il était plusâgé que moi, depuis plus longtemps au régiment, et il aimait àpiloter dans ces premiers moments et ces premiers détails de ma vied’officier, mon inexpérience, qui était aussi del’insouciance&|160;! Je vous l’ai dit, excepté la sensation del’uniforme sur laquelle j’appuie, parce que c’est encore là unesensation dont votre génération à congrès de la paix et àpantalonnades philosophiques et humanitaires n’aura bientôt plus lamoindre idée, et l’espoir d’entendre ronfler le canon dans lapremière bataille où je devais perdre (passez-moi cette expressionsoldatesque&|160;!) mon pucelage militaire, tout m’étaitégal&|160;! Je ne vivais que dans ces deux idées, – dans la secondesurtout, parce qu’elle était une espérance, et qu’on vit plus dansla vie qu’on n’a pas que dans la vie qu’on a. Je m’aimais pourdemain, comme l’avare, et je comprenais très bien les dévots quis’arrangent sur cette terre comme on s’arrange dans un coupe-gorgeoù l’on n’a qu’à passer une nuit. Rien ne ressemble plus à un moinequ’un soldat, et j’étais soldat&|160;! C’est ainsi que jem’arrangeais de ma garnison. Hors les heures des repas que jeprenais avec les personnes qui me louaient mon appartement et dontje vous parlerai tout à l’heure, et celles du service et desmanœuvres de chaque jour, je vivais la plus grande partie de montemps chez moi, couché sur un grand diable de canapé de maroquinbleu sombre, dont la fraîcheur me faisait l’effet d’un bain froidaprès l’exercice, et je ne m’en relevais que pour aller faire desarmes et quelques parties d’impériale chez mon ami d’en face :Louis de Meung, lequel était moins oisif que moi, car il avaitramassé parmi les grisettes de la ville une assez jolie petitefille, qu’il avait prise pour maîtresse, et qui lui servait,disait-il, à tuer le temps… Mais ce que je connaissais de la femmene me poussait pas beaucoup à imiter mon ami Louis. Ce que j’ensavais, je l’avais vulgairement appris, là où les élèves deSaint-Cyr l’apprennent les jours de sortie… Et puis, il y a destempéraments qui s’éveillent tard… Est-ce que vous n’avez pas connuSaint-Rémy, le plus mauvais sujet de toute une ville, célèbre parses mauvais sujets, que nous appelions “le Minotaure”, non pas aupoint de vue des cornes, quoiqu’il en portât, puisqu’il avait tuél’amant de sa femme, mais au point de vue de laconsommation&|160;?… »

– Oui, je l’ai connu, – répondis-je, – mais vieux, incorrigible,se débauchant de plus en plus à chaque année qui lui tombait sur latête. Pardieu&|160;! si je l’ai connu, ce grand rompu deSaint-Rémy, comme on dit dans Brantôme&|160;!

– C’était en effet un homme de Brantôme, – reprit levicomte.

– Eh bien&|160;! Saint-Rémy, à vingt-sept ans sonnés, n’avaitencore touché ni à un verre ni à une jupe. Il vous le dira, si vousvoulez&|160;! A vingt-sept ans, il était, en fait de femmes, aussiinnocent que l’enfant qui vient de naître, et quoiqu’il ne tétâtplus sa nourrice, il n’avait pourtant jamais bu que du lait et del’eau.

– Il a joliment rattrapé le temps perdu&|160;! – fis-je.

– Oui, – dit le vicomte, – et moi aussi&|160;! Mais j’ai eumoins de peine à le rattraper&|160;! Ma première période desagesse, à moi, ne dépassa guère le temps que je passai dans cetteville de ***&|160;; et quoique je n’y eusse pas la virginitéabsolue dont parle Saint-Rémy, j’y vivais cependant, ma foi&|160;!comme un vrai chevalier de Malte, que j’étais, attendu que je lesuis de berceau… Saviez-vous cela&|160;? J’aurais même succédé à unde mes oncles dans sa commanderie, sans la Révolution qui abolitl’Ordre, dont, tout aboli qu’il fût, je me suis quelquefois permisde porter le ruban. Une fatuité&|160;!

« Quant aux hôtes que je m’étais donnés, en louant leurappartement, – continua le vicomte de Brassard, – c’était bien toutce que vous pouvez imaginer de plus bourgeois. Ils n’étaient quedeux, le mari et la femme, tous deux âgés, n’ayant pas mauvais ton,au contraire. Dans leurs relations avec moi, ils avaient même cettepolitesse qu’on ne trouve plus, surtout dans leur classe, et quiest comme le parfum d’un temps évanoui. Je n’étais pas dans l’âgeoù l’on observe pour observer, et ils m’intéressaient trop peu pourque je pensasse à pénétrer dans le passé de ces deux vieilles gensà la vie desquels je me mêlais de la façon la plus superficielledeux heures par jour, – le midi et le soir, – pour dîner et souperavec eux. Rien ne transpirait de ce passé dans leurs conversationsdevant moi, lesquelles conversations trottaient d’ordinaire sur leschoses et les personnes de la ville, qu’elles m’apprenaient àconnaître et dont ils parlaient, le mari avec une pointe demédisance gaie, et la femme, très pieuse, avec plus de réserve,mais certainement non moins de plaisir. Je crois cependant avoirentendu dire au mari qu’il avait voyagé dans sa jeunesse pour lecompte de je ne sais qui et de je ne sais quoi, et qu’il étaitrevenu tard épouser sa femme… qui l’avait attendu. C’étaient, audemeurant, de très braves gens, aux mœurs très douces, et, de trèscalmes destinées. La femme passait sa vie à tricoter des bas àcôtes pour son mari, et le mari, timbré de musique, à racler surson violon de l’ancienne musique de Viotti, dans une chambre àgaletas au-dessus de la mienne… Plus riches, peut-êtrel’avaient-ils été. Peut-être quelque perte de fortune qu’ilsvoulaient cacher les avait-elle forcés à prendre chez eux unpensionnaire&|160;; mais autrement que par le pensionnaire, on nes’en apercevait pas. Tout dans leur logis respirait l’aisance deces maisons de l’ancien temps, abondantes en linge qui sent bon, enargenterie bien pesante, et dont les meubles semblent desimmeubles, tant on se met peu en peine de les renouveler&|160;! Jem’y trouvais bien. La table était bonne, et je jouissais largementde la permission de la quitter dès que j’avais, comme disait lavieille Olive qui nous servait, “les barbes torchées”, ce quifaisait bien de l’honneur de les appeler “des barbes” aux troispoils de chat de la moustache d’un gamin de sous-lieutenant, quin’avait pas encore fini de grandir&|160;!

J’étais donc là environ depuis un semestre, tout aussitranquille que mes hôtes, auxquels je n’avais jamais entendu direun seul mot ayant trait à l’existence de la personne que j’allaisrencontrer chez eux, quand un jour, en descendant pour dîner àl’heure accoutumée, j’aperçus dans un coin de la salle à manger unegrande personne qui, debout et sur la pointe des pieds, suspendaitpar les rubans son chapeau à une patère, comme une femmeparfaitement chez elle et qui vient de rentrer. Cambrée à outrance,comme elle l’était pour accrocher son chapeau à cette patère placéetrès haut, elle déployait la taille superbe d’une danseuse qui serenverse, et cette taille était prise (c’est le mot, tant elleétait lacée&|160;!) dans le corselet luisant d’un spencer de soieverte à franges qui retombaient sur sa robe blanche, une de cesrobes du temps d’alors, qui serraient aux hanches et qui n’avaientpas peur de les montrer, quand on en avait… Les bras encore enl’air, elle se retourna en m’entendant entrer, et elle imprima à sanuque une torsion qui me fit voir son visage&|160;; mais elleacheva son mouvement comme si je n’eusse pas été là, regarda si lesrubans du chapeau n’avaient pas été froissés par elle en lesuspendant, et cela accompli lentement, attentivement et presqueimpertinemment, car, après tout, j’étais là, debout, attendant,pour la saluer, qu’elle prît garde à moi, elle me fit enfinl’honneur de me regarder avec deux yeux noirs, très froids,auxquels ses cheveux, coupés à la Titus et ramassés en boucles surle front, donnaient l’espèce de profondeur que cette coiffure donneau regard… Je ne savais qui ce pouvait être, à cette heure et àcette place. Il n’y avait jamais personne à dîner chez mes hôtes…Cependant elle venait probablement pour dîner. La table était mise,et il y avait quatre couverts… Mais mon étonnement de la voir làfut de beaucoup dépassé par l’étonnement de savoir qui elle était,quand je le sus… quand mes deux hôtes, entrant dans la salle, me laprésentèrent comme leur fille qui sortait de pension et qui allaitdésormais vivre avec eux.

Leur fille&|160;! Il était impossible d’être moins la fille degens comme eux que cette fille-là&|160;! Non pas que les plusbelles filles du monde ne puissent naître de toute espèce de gens.J’en ai connu… et vous aussi, n’est-ce pas&|160;?Physiologiquement, l’être le plus laid peut produire l’être le plusbeau. Mais elle&|160;! entre elle et eux, il y avait l’abîme d’unerace… D’ailleurs, physiologiquement, puisque je me permets ce grandmot pédant, qui est de votre temps, non du mien, on ne pouvait laremarquer que pour l’air qu’elle avait, et qui était singulier dansune jeune fille aussi jeune qu’elle, car c’était une espèce d’airimpassible, très difficile à caractériser. Elle ne l’aurait pas euqu’on aurait dit : « Voilà une belle fille&|160;! » et on n’yaurait pas plus pensé qu’à toutes les belles filles qu’on rencontrepar hasard&|160;; et dont on dit cela, pour n’y plus penser jamaisaprès. Mais cet air… qui la séparait, non pas seulement de sesparents, mais de tous les autres, dont elle semblait n’avoir ni lespassions, ni les sentiments, vous clouait… de surprise, sur place…L’Infante à l’épagneul, de Velasquez, pourrait, si vous laconnaissez, vous donner une idée de cet air-là, qui n’était nifier, ni méprisant, ni dédaigneux, non&|160;! mais tout simplementimpassible, car l’air fier, méprisant, dédaigneux, dit aux gensqu’ils existent, puisqu’on prend la peine de les dédaigner ou deles mépriser, tandis que cet air-ci dit tranquillement : « Pourmoi, vous n’existez même pas. » J’avoue que cette physionomie mefit faire, ce premier jour et bien d’autres, la question qui pourmoi est encore aujourd’hui insoluble : comment cette grandefille-là était-elle sortie de ce gros bonhomme en redingote jaunevert et à gilet blanc, qui avait une figure couleur des confituresde sa femme, une loupe sur la nuque, laquelle débordait sa cravatede mousseline brodée, et qui bredouillait&|160;?… Et si le marin’embarrassait pas, car le mari n’embarrasse jamais dans ces sortesde questions, la mère me paraissait tout aussi impossible àexpliquer. Mlle Albertine (c’était le nom de cette archiduchessed’altitude, tombée du ciel chez ces bourgeois comme si le cielavait voulu se moquer d’eux), Mlle Albertine, que ses parentsappelaient Alberte pour s’épargner la longueur du nom, mais ce quiallait parfaitement mieux à sa figure et à toute sa personne, nesemblait pas plus la fille de l’un que de l’autre… A ce premierdîner, comme à ceux qui suivirent, elle me parut une jeune fillebien élevée, sans affectation, habituellement silencieuse, qui,quand elle parlait, disait en bons termes ce qu’elle avait à dire,mais qui n’outrepassait jamais cette ligne-là… Au reste, elleaurait eu tout l’esprit que j’ignorais qu’elle eût, qu’ellen’aurait guère trouvé l’occasion de le montrer dans les dîners quenous faisions. La présence de leur fille avait nécessairementmodifié les commérages des deux vieilles gens. Ils avaient suppriméles petits scandales de la ville. Littéralement, on ne parlait plusà cette table que de choses aussi intéressantes que la pluie et lebeau temps. Aussi Mlle Albertine ou Alberte, qui m’avait tantfrappé d’abord par son air impassible, n’ayant absolument que celaà m’offrir, me blasa bientôt sur cet air-là… Si je l’avaisrencontrée dans le monde pour lequel j’étais fait, et que j’auraisdû voir, cette impassibilité m’aurait très certainement piqué auvif… Mais, pour moi, elle n’était pas une fille à qui je puissefaire la cour… même des yeux. Ma position vis-à-vis d’elle, à moien pension chez ses parents, était délicate, et un rien pouvait lafausser… Elle n’était pas assez près ou assez loin de moi dans lavie pour qu’elle pût m’être quelque chose… et j’eus bientôt répondunaturellement, et sans intention d’aucune sorte, par la pluscomplète indifférence, à son impassibilité.

Et cela ne se démentit jamais, ni de son côté ni du mien. Il n’yeut entre nous que la politesse la plus froide, la plus sobre deparoles. Elle n’était pour moi qu’une image qu’à peine jevoyais&|160;; et moi, pour elle, qu’est-ce que j’étais&|160;?… Atable, – nous ne nous rencontrions jamais que là, – elle regardaitplus le bouchon de la carafe ou le sucrier que ma personne… Cequ’elle y disait, très correct, toujours fort bien dit, maisinsignifiant, ne me donnait aucune clé du caractère qu’elle pouvaitavoir. Et puis, d’ailleurs, que m’importait&|160;?… J’aurais passétoute ma vie sans songer seulement à regarder dans cette calme etinsolente fille, à l’air si déplacé d’Infante… Pour cela, ilfallait la circonstance que je m’en vais vous dire, et quim’atteignit comme la foudre, comme la foudre qui tombe, sans qu’ilait tonné&|160;!

Un soir, il y avait à peu près un mois que Mlle Alberte étaitrevenue à la maison, et nous nous mettions à table pour souper. Jel’avais à côté de moi, et je faisais si peu d’attention à elle queje n’avais pas encore pris garde à ce détail de tous les jours quiaurait dû me frapper : qu’elle fût à table auprès de moi au lieud’être entre sa mère et son père, quand, au moment où je dépliaisma serviette sur mes genoux… non, jamais je ne pourrai vous donnerl’idée de cette sensation et de cet étonnement&|160;! je sentis unemain qui prenait hardiment la mienne par-dessous la table. Je crusrêver… ou plutôt je ne crus rien du tout… Je n’eus que l’incroyablesensation de cette main audacieuse, qui venait chercher la miennejusque sous ma serviette&|160;! Et ce fut inouï autantqu’inattendu&|160;! Tout mon sang, allumé sous cette prise, seprécipita de mon cœur dans cette main, comme soutiré par elle, puisremonta furieusement, comme chassé par une pompe, dans moncœur&|160;! Je vis bleu… mes oreilles tintèrent. Je dus devenird’une pâleur affreuse. Je crus que j’allais m’évanouir… quej’allais me dissoudre dans l’indicible volupté causée par la chairtassée de cette main, un peu grande, et forte comme celle d’unjeune garçon, qui s’était fermée sur la mienne. – Et, comme, vousle savez, dans ce premier âge de la vie, la volupté a sonépouvante, je fis un mouvement pour retirer ma main de cette follemain qui l’avait saisie, mais qui, me la serrant alors avecl’ascendant du plaisir qu’elle avait conscience de me verser, lagarda d’autorité, vaincue comme ma volonté, et dans l’enveloppementle plus chaud, délicieusement étouffée… Il y a trente-cinq ans decela, et vous me ferez bien l’honneur de croire que ma main s’estun peu blasée sur l’étreinte de la main des femmes&|160;; mais j’aiencore là, quand j’y pense, l’impression de celle-ci étreignant lamienne avec un despotisme si insensément passionné&|160;! En proieaux mille frissonnements que cette enveloppante main dardait à moncorps tout entier, je craignais de trahir ce que j’éprouvais devantce père et cette mère, dont la fille, sous leurs yeux, osait…Honteux pourtant d’être moins homme que cette fille hardie quis’exposait à se perdre, et dont un incroyable sang-froid couvraitl’égarement, je mordis ma lèvre au sang dans un effort surhumain,pour arrêter le tremblement du désir, qui pouvait tout révéler àces pauvres gens sans défiance, et c’est alors que mes yeuxcherchèrent l’autre de ces deux mains que je n’avais jamaisremarquées, et qui, dans ce périlleux moment, tournait froidementle bouton d’une lampe qu’on venait de mettre sur la table, car lejour commençait de tomber… Je la regardai… C’était donc là la sœurde cette main que je sentais pénétrant la mienne, comme un foyerd’où rayonnaient et s’étendaient le long de mes veines d’immenseslames de feu&|160;! Cette main, un peu épaisse, mais aux doigtslongs et bien tournés, au bout desquels la lumière de la lampe, quitombait d’aplomb sur elle, allumait des transparences roses, netremblait pas et faisait son petit travail d’arrangement de lalampe, pour la faire aller, avec une fermeté, une aisance et unegracieuse langueur de mouvement incomparables&|160;! Cependant nousne pouvions pas rester ainsi… Nous avions besoin de nos mains pourdîner… Celle de Mlle Alberte quitta donc la mienne&|160;; mais aumoment où elle la quitta, son pied, aussi expressif que sa main,s’appuya avec le même aplomb, la même passion, la mêmesouveraineté, sur mon pied, et y resta tout le temps que dura cedîner trop court, lequel me donna la sensation d’un de ces bainsinsupportablement brûlants d’abord, mais auxquels on s’accoutume,et dans lesquels on finit par se trouver si bien, qu’on croiraitvolontiers qu’un jour les damnés pourraient se trouver fraîchementet suavement dans les brasiers de leur enfer, comme les poissonsdans leur eau&|160;!… Je vous laisse à penser si je dînai cejour-là, et si je me mêlai beaucoup aux menus propos de meshonnêtes hôtes, qui ne se doutaient pas, dans leur placidité, dudrame mystérieux et terrible qui se jouait alors sous la table. Ilsne s’aperçurent de rien&|160;; mais ils pouvaient s’apercevoir dequelque chose, et positivement je m’inquiétais pour eux… pour eux,bien plus que pour moi et pour elle. J’avais l’honnêteté et lacommisération de mes dix-sept ans… Je me disais :» Est-elleeffrontée&|160;? Est-elle folle&|160;? » Et je la regardais du coinde l’œil, cette folle qui ne perdait pas une seule fois, durant ledîner, son air de Princesse en cérémonie, et dont le visage restaaussi calme que si son pied n’avait pas dit et fait toutes lesfolies que peut dire et faire un pied, – sur le mien&|160;! J’avoueque j’étais encore plus surpris de son aplomb que de sa folie.J’avais beaucoup lu de ces livres légers où la femme n’est pasménagée. J’avais reçu une éducation d’école militaire. Utopiquementdu moins, j’étais le Lovelace de fatuité que sont plus ou moinstous les très jeunes gens qui se croient de jolis garçons, et quiont pâturé des bottes de baisers derrière les portes et dans lesescaliers, sur les lèvres des femmes de chambre de leurs mères.Mais ceci déconcertait mon petit aplomb de Lovelace de dix-septans. Ceci me paraissait plus fort que ce que j’avais lu, que toutce que j’avais entendu dire sur le naturel dans le mensongeattribué aux femmes, – sur la force de masque qu’elles peuventmettre à leurs plus violentes ou leurs plus profondes émotions.Songez donc&|160;! elle avait dix-huit ans&|160;! Les avait-ellemême&|160;?… Elle sortait d’une pension que je n’avais aucuneraison pour suspecter, avec la moralité et la piété de la mère quil’avait choisie pour son enfant. Cette absence de tout embarras,disons le mot, ce manque absolu de pudeur, cette domination aiséesur soi-même en faisant les choses les plus imprudentes, les plusdangereuses pour une jeune fille, chez laquelle pas un geste, pasun regard n’avait prévenu l’homme auquel elle se livrait par une simonstrueuse avance, tout cela me montait au cerveau et apparaissaitnettement à mon esprit, malgré le bouleversement de mes sensations…Mais ni dans ce moment, ni plus tard, je ne m’arrêtai à philosopherlà-dessus. Je ne me donnai pas d’horreur factice pour la conduitede cette fille d’une si effrayante précocité dans le mal.D’ailleurs, ce n’est pas à l’âge que j’avais, ni même beaucoup plustard, qu’on croit dépravée la femme qui – au premier coup d’œil –se jette à vous&|160;! On est presque disposé à trouver cela toutsimple, au contraire, et si on dit : « La pauvre femme&|160;! »c’est déjà beaucoup de modestie que cette pitié&|160;! Enfin, sij’étais timide, je ne voulais pas être un niais&|160;! La granderaison française pour faire sans remords tout ce qu’il y a de pis.Je savais, certes, à n’en pas douter, que ce que cette filleéprouvait pour moi n’était pas de l’amour. L’amour ne procède pasavec cette impudeur et cette impudence, et je savais parfaitementaussi que ce qu’elle me faisait éprouver n’en était pas non plus.Mais, amour ou non… ce que c’était, je le voulais&|160;!… Quand jeme levai de table, j’étais résolu… La main de cette Alberte, àlaquelle je ne pensais pas une minute avant qu’elle eût saisi lamienne, m’avait laissé, jusqu’au fond de mon être, le désir dem’enlacer tout entier à elle tout entière, comme sa main s’étaitenlacée à ma main&|160;!

« Je montai chez moi comme un fou, et quand je me fus un peufroidi par la réflexion, je me demandai ce que j’allais faire pournouer bel et bien une intrigue, comme on dit en province, avec unefille si diaboliquement provocante. Je savais à peu près – comme unhomme qui n’a pas cherché à le savoir mieux – qu’elle ne quittaitjamais sa mère&|160;; – qu’elle travaillait habituellement prèsd’elle, à la même chiffonnière, dans l’embrasure de cette salle àmanger, qui leur servait de salon&|160;; – qu’elle n’avait pasd’amie en ville qui vînt la voir, et qu’elle ne sortait guère quepour aller le dimanche à la messe et aux vêpres avec ses parents.Hein&|160;? ce n’était pas encourageant, tout cela&|160;!… Jecommençais à me repentir de n’avoir pas un peu plus vécu avec cesdeux bonnes gens que j’avais traités sans hauteur, mais avec lapolitesse détachée et parfois distraite qu’on a pour ceux qui nesont que d’un intérêt très secondaire dans la vie&|160;; mais je medis que je ne pouvais modifier mes relations avec eux, sansm’exposer à leur révéler ou à leur faire soupçonner ce que jevoulais leur cacher… Je n’avais, pour parler secrètement à MlleAlberte, que les rencontres sur l’escalier quand je montais à machambre ou que j’en descendais&|160;; mais, sur l’escalier, onpouvait nous voir et nous entendre… La seule ressource à ma portée,dans cette maison si bien réglée et si étroite, où tout le monde setouchait du coude, était d’écrire&|160;; et puisque la main decette fille hardie savait si bien chercher la mienne par-dessous latable, cette main ne ferait sans doute pas beaucoup de cérémoniespour prendre le billet que je lui donnerais, et je l’écrivis. Cefut le billet de la circonstance, le billet suppliant, impérieux etenivré, d’un homme qui a déjà bu une première gorgée de bonheur etqui en demande une seconde… Seulement, pour le remettre, il fallaitattendre le dîner du lendemain, et cela me parut long&|160;; maisenfin il arriva, ce dîner&|160;! L’attisante main, dont je sentaisle contact sur ma main depuis vingt-quatre heures, ne manqua pas derevenir chercher la mienne, comme la veille, par-dessous la table.Mlle Alberte sentit mon billet et le prit très bien, comme jel’avais prévu. Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est qu’avec cetair d’Infante qui défiait tout par sa hauteur d’indifférence, ellele plongea dans le cœur de son corsage, où elle releva une dentellerepliée, d’un petit mouvement sec, et tout cela avec un naturel etune telle prestesse, que sa mère qui, les yeux baissés sur cequ’elle faisait, servait le potage, ne s’aperçut de rien, et queson imbécile de père, qui lurait toujours quelque chose en pensantà son violon, quand il n’en jouait pas, n’y vit que du feu. »

– Nous n’y voyons jamais que cela, capitaine&|160;! –interrompis-je gaîment, car son histoire me faisait l’effet detourner un peu vite à une leste aventure de garnison&|160;; mais jene me doutais pas de ce qui allait suivre&|160;! – Tenez&|160;! pasplus tard que quelques jours, il y avait à l’Opéra, dans une loge àcôté de la mienne, une femme probablement dans le genre de votredemoiselle Alberte. Elle avait plus de dix-huit ans, parexemple&|160;; mais je vous donne ma parole d’honneur que j’ai vurarement de femme plus majestueuse de décence. Pendant qu’a durétoute la pièce, elle est restée assise et immobile comme sur unebase de granit. Elle ne s’est retournée ni à droite, ni à gauche,une seule fois&|160;; mais sans doute elle y voyait par lesépaules, qu’elle avait très nues et très belles, car il y avaitaussi, et dans ma loge à moi, par conséquent derrière nous deux, unjeune homme qui paraissait aussi indifférent qu’elle à tout ce quin’était pas l’opéra qu’on jouait en ce moment. Je puis certifierque ce jeune homme n’a pas fait une seule des simagrées ordinairesque les hommes font aux femmes dans les endroits publics, et qu’onpeut appeler des déclarations à distance. Seulement quand la piècea été finie et que, dans l’espèce de tumulte général des loges quise vident, la dame s’est levée, droite, dans sa loge, pour agraferson burnous, je l’ai entendue dire à son mari, de la voix la plusconjugalement impérieuse et la plus claire : « Henri&|160;!,ramassez mon capuchon&|160;! » et alors, par-dessus le dos deHenri, qui s’est précipité la tête en bas, elle a étendu le bras etla main et pris un billet du jeune homme, aussi simplement qu’elleeût pris des mains de son mari son éventail ou son bouquet. Luis’était relevé, le pauvre homme&|160;! tenant le capuchon – uncapuchon de satin ponceau, mais moins ponceau que son visage, etqu’il avait, au risque d’une apoplexie, repêché sous les petitsbancs, comme il avait pu… Ma foi&|160;! après avoir vu cela, jem’en suis allé, pensant qu’au lieu de le rendre à sa femme, ilaurait pu tout aussi bien le garder pour lui, ce capuchon, afin decacher sur sa tête ce qui, tout à coup, venait d’ypousser&|160;!

– Votre histoire est bonne, – dit le vicomte de Brassard assezfroidement&|160;; – dans un autre moment&|160;; peut-être enaurait-il joui davantage&|160;; mais laissez-moi vous achever lamienne. J’avoue qu’avec une pareille fille, je ne fus pas inquietdeux minutes de la destinée de mon billet. Elle avait beau êtrependue à la ceinture de sa mère, elle trouverait bien le moyen deme lire et de me répondre. Je comptais même, pour tout un avenir deconversation par écrit, sur cette petite poste de par-dessous latable que nous venions d’inaugurer, lorsque le lendemain, quandj’entrai dans la salle à manger avec la certitude, très caressée aufond de ma personne, d’avoir séance tenante une réponse trèscatégorique à mon billet de la veille, je crus avoir la berlue envoyant que le couvert avait été changé, et que Mlle Alberte étaitplacée là où elle aurait dû toujours être, entre son père et samère… Et pourquoi ce changement&|160;?… Que s’était-il donc passéque je ne savais pas&|160;?… Le père ou la mère s’étaient-ilsdoutés de quelque chose&|160;? J’avais Mlle Alberte en face de moi,et je la regardais avec cette intention fixe qui veut êtrecomprise. Il y avait vingt-cinq points d’interrogation dans mesyeux&|160;; mais les siens étaient aussi calmes, aussi muets, aussiindifférents qu’à l’ordinaire. Ils me regardaient comme s’ils ne mevoyaient pas. Je n’ai jamais vu regards plus impatientants que ceslongs regards tranquilles qui tombaient sur vous comme sur unechose. Je bouillais de curiosité, de contrariété, d’inquiétude,d’un tas de sentiments agités et déçus… et je ne comprenais pascomment cette femme, si sûre d’elle-même qu’on pouvait croire qu’aulieu de nerfs elle eût sous sa peau fine presque autant de musclesque moi, semblât ne pas oser me faire un signe d’intelligence quim’avertît, – qui me fît penser, – qui me dît, si vite que ce pûtêtre, que nous nous entendions, – que nous étions connivents etcomplices dans le même mystère, que ce fût de l’amour, que ce nefût pas même de l’amour&|160;!… C’était à se demander si vraimentc’était bien la femme de la main et du pied sous la table, dubillet pris et glissé la veille, si naturellement, dans soncorsage, devant ses parents, comme si elle y eût glissé unefleur&|160;! Elle en avait tant fait qu’elle ne devait pas êtreembarrassée de m’envoyer un regard. Mais non&|160;! Je n’eus rien.Le dîner passa tout entier sans ce regard que je guettais, quej’attendais, que je voulais allumer au mien, et qui ne s’allumapas&|160;! « Elle aura trouvé quelque moyen de me répondre », medisais-je en sortant de table et en remontant dans ma chambre, nepensant pas qu’une telle personne pût reculer, après s’être siincroyablement avancée&|160;; – n’admettant pas qu’elle pût riencraindre et rien ménager, quand il s’agissait de ses fantaisies, etparbleu&|160;! franchement, ne pouvant pas croire qu’elle n’en eûtau moins une pour moi&|160;!

« Si ses parents n’ont pas de soupçon, – me disais-je encore, –si c’est le hasard qui a fait ce changement de couvert à table,demain je me retrouverai auprès d’elle… » Mais le lendemain, ni lesautres jours, je ne fus placé auprès de Mlle Alberte, qui continuad’avoir la même incompréhensible physionomie et le même incroyableton dégagé pour dire les riens et les choses communes qu’on avaitl’habitude de dire à cette table de petits bourgeois. Vous devinezbien que je l’observais comme un homme intéressé à la chose. Elleavait l’air aussi peu contrarié que possible, quand je l’étaishorriblement, moi&|160;! quand je l’étais jusqu’à la colère, – unecolère à me fendre en deux et qu’il fallait cacher&|160;! Et cetair, qu’elle ne perdait jamais, me mettait encore plus loin d’elleque ce tour de table interposé entre nous&|160;! J’étais siviolemment exaspéré, que je finissais par ne plus craindre de lacompromettre en la regardant, en lui appuyant sur ses grands yeuximpénétrables, et qui restaient glacés, la pesanteur menaçante etenflammée des miens&|160;! Etait-ce un manège que saconduite&|160;? Etait-ce coquetterie&|160;? N’était-ce qu’uncaprice après un autre caprice,… ou simplement stupidité&|160;?J’ai connu, depuis, de ces femmes tout d’abord soulèvement de sens,puis après, tout stupidité&|160;! « Si on savait le moment&|160;! »disait Ninon. Le moment de Ninon était-il déjà passé&|160;?Cependant, j’attendais toujours… quoi&|160;? un mot, un signe, unrien risqué, à voix basse, en se levant de table dans le bruit deschaises qu’on dérange, et comme cela ne venait pas, je me jetaisaux idées folles, à tout ce qu’il y avait au monde de plus absurde.Je me fourrai dans la tête qu’avec toutes les impossibilités dontnous étions entourés au logis, elle m’écrirait par la poste&|160;;– qu’elle serait assez fine, quand elle sortirait avec sa mère,pour glisser un billet dans la boîte aux lettres, et, sous l’empirede cette idée, je me mangeais le sang régulièrement deux fois parjour, une heure avant que le facteur passât par la maison… Danscette heure-là je disais dix fois à la vieille Olive, d’une voixétranglée : « Y a-t-il des lettres pour moi, Olive&|160;? »laquelle me répondait imperturbablement toujours : « Non, Monsieur,il n’y en a pas. » Ah&|160;! l’agacement finit par être tropaigu&|160;! Le désir trompé devint de la haine. Je me mis à haïrcette Alberte, et, par haine de désir trompé, à expliquer saconduite avec moi par les motifs qui pouvaient le plus me la fairemépriser, car la haine a soif de mépris. Le mépris, c’est sonnectar, à la haine&|160;! « Coquine lâche, qui a peur d’unelettre&|160;! » me disais-je. Vous le voyez, j’en venais aux grosmots. Je l’insultais dans ma pensée, ne croyant pas en l’insultantla calomnier. Je m’efforçai même de ne plus penser à elle que jecriblais des épithètes les plus militaires, quand j’en parlais àLouis de Meung, car je lui en parlais&|160;! car l’outrance où ellem’avait jeté avait éteint en moi toute espèce de chevalerie, – etj’avais raconté toute mon aventure à mon brave Louis, qui s’étaittirebouchonné sa longue moustache blonde en m’écoutant, et quim’avait dit, sans se gêner, car nous n’étions pas des moralistesdans le 27e :

– Fais comme moi&|160;! Un clou chasse l’autre. Prends pourmaîtresse une petite cousette de la ville, et ne pense plus à cettesacrée fille-là&|160;!

« Mais je ne suivis point le conseil de Louis. Pour cela,j’étais trop piqué au jeu. Si elle avait su que je prenais unemaîtresse, j’en aurais peut-être pris une pour lui fouetter le cœurou la vanité par la jalousie. Mais elle ne le saurait pas. Commentpourrait-elle le savoir&|160;?… En amenant, si je l’avais fait, unemaîtresse chez moi, comme Louis, à son hôtel de la Poste, c’étaitrompre avec les bonnes gens chez qui j’habitais, et qui m’auraientimmédiatement prié d’aller chercher un autre logement que leleur&|160;; et je ne voulais pas renoncer, si je ne pouvais avoirque cela, à la possibilité de retrouver la main ou le pied de cettedamnante Alberte qui après ce qu’elle avait osé, restait toujoursla grande Mademoiselle Impassible.

– Dis plutôt impossible&|160;! » – disait Louis, qui se moquaitde moi.

« Un mois tout entier se passa, et malgré mes résolutions de memontrer aussi oublieux qu’Alberte et aussi indifférent qu’elle,d’opposer marbre à marbre et froideur à froideur, je ne vécus plusque de la vie tendue de l’affût, – de l’affût que je déteste, mêmeà la chasse&|160;! Oui, Monsieur, ce ne fut plus qu’affût perpétueldans mes journées&|160;! Affût quand je descendais à dîner, et quej’espérais la trouver seule dans la salle à manger comme lapremière fois&|160;! Affût au dîner, où mon regard ajustait de faceou de côté le sien qu’il rencontrait net et infernalement calme etqui n’évitait pas plus le mien qu’il n’y répondait&|160;! Affûtaprès le dîner, car je restais maintenant un peu après dîner voirces dames reprendre leur ouvrage, dans leur embrasure de croisée,guettant si elle ne laisserait pas tomber quelque chose, son dé,ses ciseaux, un chiffon, que je pourrais ramasser, et en les luirendant toucher sa main, – cette main que j’avais maintenant àtravers la cervelle&|160;! Affût chez moi, quand j’étais remontédans ma chambre, y croyant toujours entendre le long du corridor cepied qui avait piétiné sur le mien, avec une volonté si absolue.Affût jusque dans l’escalier, où je croyais pouvoir la rencontrer,et où la vieille Olive me surprit un jour, à ma grande confusion,en sentinelle&|160;! Affût à ma fenêtre – cette fenêtre que vousvoyez – où je me plantais quand elle devait sortir avec sa mère, etd’où je ne bougeais pas avant qu’elle fût rentrée, mais tout celaaussi vainement que le reste&|160;! Lorsqu’elle sortait, tortilléedans son châle de jeune fille, – un châle à raies rouges etblanches : je n’ai rien oublié&|160;! semé de fleurs noires etjaunes sur les deux raies, elle ne retournait pas son torseinsolent une seule fois, et lorsqu’elle rentrait, toujours auxcôtés de sa mère, elle ne levait ni la tête ni les yeux vers lafenêtre où je l’attendais&|160;! Tels étaient les misérablesexercices auxquels elle m’avait condamné&|160;! Certes, je saisbien que les femmes nous font tous plus ou moins valeter, mais dansces proportions-là&|160;!&|160;! Le vieux fat qui devrait être morten moi s’en révolte encore&|160;! Ah&|160;! je ne pensais plus aubonheur de mon uniforme&|160;! Quand j’avais fait le service de lajournée, – après l’exercice ou la revue, – je rentrais vite, maisnon plus pour lire des piles de mémoires ou de romans, mes seuleslectures dans ce temps-là. Je n’allais plus chez Louis de Meung. Jene touchais plus à mes fleurets. Je n’avais pas la ressource dutabac qui engourdit l’activité quand elle vous dévore, et que vousavez, vous autres jeunes gens qui m’avez suivi dans la vie&|160;!On ne fumait pas alors au 27e, si ce n’est entre soldats, au corpsde garde, quand on jouait la partie de brisque sur le tambour… Jerestais donc oisif de corps, à me ronger… je ne sais pas si c’étaitle cœur, sur ce canapé qui ne me faisait plus le bon froid quej’aimais dans ces six pieds carrés de chambre, où je m’agitaiscomme un lionceau dans sa cage, quand il sent la chair fraîche àcôté.

« Et si c’était ainsi le jour, c’était aussi de même une grandepartie de la nuit. Je me couchais tard. Je ne dormais plus. Elle metenait éveillé, cette Alberte d’enfer, qui me l’avait allumé dansles veines, puis qui s’était éloignée comme l’incendiaire qui neretourne pas même la tête pour voir son feu flamber derrièrelui&|160;! Je baissais, comme le voilà, ce soir », – ici le vicomtepassa son gant sur la glace de la voiture placée devant lui, pouressuyer la vapeur qui commençait d’y perler, « – ce même rideaucramoisi, à cette même fenêtre, qui n’avait pas plus de persiennesqu’elle n’en a maintenant, afin que les voisins, plus curieux enprovince qu’ailleurs, ne dévisageassent pas le fond de ma chambre.C’était une chambre de ce temps-là, – une chambre de l’Empire,parquetée en point de Hongrie, sans tapis, où le bronze plaquaitpartout le merisier, d’abord en tête de sphinx aux quatre coins dulit, et en pattes de lion sous ses quatre pieds, puis, sur tous lestiroirs de la commode et du secrétaire, en camées de faces de lion,avec des anneaux de cuivre pendant de leurs gueules verdâtres, etpar lesquels on les tirait quand on voulait les ouvrir. Une tablecarrée, d’un merisier plus rosâtre que le reste de l’ameublement, àdessus de marbre gris, grillagée de cuivre, était en face du lit,contre le mur, entre la fenêtre et la porte d’un grand cabinet detoilette&|160;; et, vis-à-vis de la cheminée, le grand canapé demaroquin bleu dont je vous ai déjà tant parlé… A tous les angles decette chambre d’une grande élévation et d’un large espace, il yavait des encoignures en faux laque de Chine, et sur l’une d’elleson voyait, mystérieux et blanc, dans le noir du coin, un vieuxbuste de Niobé d’après l’antique, qui étonnait là, chez cesbourgeois vulgaires. Mais est-ce que cette incompréhensible Alberten’étonnait pas bien plus&|160;? Les murs lambrissés, et peints àl’huile, d’un blanc jaune, n’avaient ni tableaux, ni gravures. J’yavais seulement mis mes armes, couchées sur de longuespattes-fiches en cuivre doré. Quand j’avais loué cette grandecalebasse d’appartement, – comme disait élégamment le lieutenantLouis de Meung, qui ne poétisait pas les choses, – j’avais faitplacer au milieu une grande table ronde que je couvrais de cartesmilitaires, de livres et de papiers : c’était mon bureau. J’yécrivais quand j’avais à écrire… Eh bien&|160;! un soir, ou plutôtune nuit, j’avais roulé le canapé auprès de cette grande table, etj’y dessinais à la lampe, non pas pour me distraire de l’uniquepensée qui me submergeait depuis un mois, mais pour m’y plongerdavantage, car c’était la tête de cette énigmatique Alberte que jedessinais, c’était le visage de cette diablesse de femme dontj’étais possédé, comme les dévots disent qu’on l’est du diable. Ilétait tard. La rue, – où passaient chaque nuit deux diligences ensens inverse, – comme aujourd’hui, – l’une à minuit trois quarts etl’autre à deux heures et demie du matin, et qui toutes deuxs’arrêtaient à l’hôtel de la Poste pour relayer, – la rue étaitsilencieuse comme le fond d’un puits. J’aurais entendu voler unemouche&|160;; mais si, par hasard, il y en avait une dans machambre, elle devait dormir dans quelque coin de vitre ou dans undes plis cannelés de ce rideau, d’une forte étoffe de soie croisée,que j’avais ôté de sa patère et qui tombait devant la fenêtre,perpendiculaire et immobile. Le seul bruit qu’il y eût alors autourde moi, dans ce profond et complet silence, c’était moi qui lefaisais avec mon crayon et mon estompe. Oui, c’était elle que jedessinais, et Dieu sait avec quelle caresse de main et quellepréoccupation enflammée&|160;! Tout à coup, sans aucun bruit deserrure qui m’aurait averti, ma porte s’entr’ouvrit en flûtant ceson des portes dont les gonds sont secs, et resta à moitiéentrebâillée, comme si elle avait eu peur du son qu’elle avaitjeté&|160;! Je relevai les yeux, croyant avoir mal fermé cetteporte qui, d’elle-même, inopinément, s’ouvrait en filant ce sonplaintif, capable de faire tressaillir dans la nuit ceux quiveillent et de réveiller ceux qui dorment. Je me levai de ma tablepour aller la fermer&|160;; mais la porte entr’ouverte s’ouvritplus grande et très doucement toujours, mais en recommençant le sonaigu qui traîna comme un gémissement dans la maison silencieuse, etje vis, quand elle se fut ouverte de toute sa grandeur,Alberte&|160;! – Alberte qui, malgré les précautions d’une peur quidevait être immense, n’avait pu empêcher cette porte maudite decrier&|160;!

« Ah&|160;! tonnerre de Dieu&|160;! ils parlent de visions, ceuxqui y croient&|160;; mais la vision la plus surnaturelle nem’aurait pas donné la surprise, l’espèce de coup au cœur que jeressentis et qui se répéta en palpitations insensées, quand je visvenir à moi, – de cette porte ouverte, – Alberte, effrayée au bruitque cette porte venait de faire en s’ouvrant, et qui allaitrecommencer encore, si elle la fermait&|160;! Rappelez-voustoujours que je n’avais pas dix-huit ans&|160;! Elle vit peut-êtrema terreur à la sienne : elle réprima, par un geste énergique, lecri de surprise qui pouvait m’échapper, – qui me seraitcertainement échappé sans ce geste, – et elle referma la porte, nonplus lentement, puisque cette lenteur l’avait fait crier, maisrapidement, pour éviter ce cri des gonds, – qu’elle n’évita pas, etqui recommença plus net, plus franc, d’une seule venue etsuraigu&|160;; – et, la porte fermée et l’oreille contre, elleécouta si un autre bruit, qui aurait été plus inquiétant et plusterrible, ne répondait pas à celui-là… Je crus la voir chanceler…Je m’élançai, et je l’eus bientôt dans les bras.

– Mais elle va bien, votre Alberte, – dis-je au capitaine.

– Vous croyez peut-être, – reprit-il, comme s’il n’avait pasentendu ma moqueuse observation, – qu’elle y tomba, dans mes bras,d’effroi, de passion, de tête perdue, comme une fille poursuivie ouqu’on peut poursuivre, – qui ne sait plus ce qu’elle fait quandelle fait la dernière des folies, quand elle s’abandonne à ce démonque les femmes ont toutes – dit-on – quelque part, et qui serait lemaître toujours, s’il n’y en avait pas deux autres aussi en elles,– la Lâcheté et la Honte, – pour contrarier celui-là&|160;! Ehbien, non, ce n’était pas cela&|160;! Si vous le croyiez, vous voustromperiez… Elle n’avait rien de ces peurs vulgaires et osées… Cefut bien plus elle qui me prit dans ses bras que je ne la pris dansles miens… Son premier mouvement avait été de se jeter le frontcontre ma poitrine, mais elle le releva et me regarda, les yeuxtout grands, – des yeux immenses&|160;! – comme pour voir sic’était bien moi qu’elle tenait ainsi dans ses bras&|160;! Elleétait horriblement pâle, et comme je ne l’avais jamais vuepâle&|160;; mais ses traits de Princesse n’avaient pas bougé. Ilsavaient toujours l’immobilité et la fermeté d’une médaille.Seulement, sur sa bouche aux lèvres légèrement bombées errait je nesais quel égarement, qui n’était pas celui de la passion heureuseou qui va l’être tout à l’heure&|160;! Et cet égarement avaitquelque chose de si sombre dans un pareil moment, que, pour ne pasle voir, je plantai sur ces belles lèvres rouges et érectiles lerobuste et foudroyant baiser du désir triomphant et roi&|160;! Labouche s’entr’ouvrit… mais les yeux noirs, à la noirceur profonde,et dont les longues paupières touchaient presque alors mespaupières, ne se fermèrent point, – ne palpitèrent même pas&|160;;– mais tout au fond, comme sur sa bouche, je vis passer de ladémence&|160;! Agrafée dans ce baiser de feu et comme enlevée parles lèvres qui pénétraient les siennes, aspirée par l’haleine quila respirait, je la portai, toujours collée à moi, sur ce canapé demaroquin bleu, – mon gril de saint Laurent, depuis un mois que jem’y roulais en pensant à elle, – et dont le maroquin se mitvoluptueusement à craquer sous son dos nu, car elle était à moitiénue. Elle sortait de son lit, et, pour venir, elle avait… lecroirez-vous&|160;? été obligée de traverser la chambre où son pèreet sa mère dormaient&|160;! Elle l’avait traversée à tâtons, lesmains en avant, pour ne pas se choquer à quelque meuble qui auraitretenti de son choc et qui eût pu les réveiller.

– Ah&|160;! – fis-je, – on n’est pas plus brave à la tranchée.Elle était digne d’être la maîtresse d’un soldat&|160;!

– Et elle le fut dès cette première nuit-là, reprit le vicomte.– Elle le fut aussi violente que moi, et je vous jure que jel’étais&|160;! Mais c’est égal… voici la revanche&|160;! Elle nimoi ne pûmes oublier, dans les plus vifs de nos transports,l’épouvantable situation qu’elle nous faisait à tous les deux. Ausein de ce bonheur qu’elle venait chercher et m’offrir, elle étaitalors comme stupéfiée de l’acte qu’elle accomplissait d’une volontépourtant si ferme, avec un acharnement si obstiné. Je ne m’enétonnai pas. Je l’étais bien, moi, stupéfié&|160;! J’avais bien,sans le lui dire et sans le lui montrer, la plus effroyable anxiétédans le cœur, pendant qu’elle me pressait à m’étouffer sur le sien.J’écoutais, à travers ses soupirs, à travers ses baisers, à traversle terrifiant silence qui pesait sur cette maison endormie etconfiante, une chose horrible : c’est si sa mère ne s’éveillaitpas, si son père ne se levait pas&|160;! Et jusque par-dessus sonépaule, je regardais derrière elle si cette porte, dont ellen’avait pas ôté la clé, par peur du bruit qu’elle pouvait faire,n’allait pas s’ouvrir de nouveau et me montrer, pâles et indignées,ces deux têtes de Méduse, ces deux vieillards, que nous trompionsavec une lâcheté si hardie, surgir tout à coup dans la nuit, imagesde l’hospitalité violée et de la Justice&|160;! Jusqu’à cesvoluptueux craquements du maroquin bleu, qui m’avaient sonné ladiane de l’Amour, me faisaient tressaillir d’épouvante… Mon cœurbattait contre le sien, qui semblait me répercuter ses battements…C’était enivrant et dégrisant tout à la fois, mais c’étaitterrible&|160;! Je me fis à tout cela plus tard. A force derenouveler impunément cette imprudence sans nom, je devinstranquille dans cette imprudence. A force de vivre dans ce dangerd’être surpris, je me blasai. Je n’y pensai plus. Je ne pensai plusqu’à être heureux. Dès cette première nuit formidable, qui auraitdû l’épouvanter des autres, elle avait décidé qu’elle viendraitchez moi de deux nuits en deux nuits, puisque je ne pouvais allerchez elle, – sa chambre de jeune fille n’ayant d’autre issue quedans l’appartement de ses parents, – et elle y vint régulièrementtoutes les deux nuits&|160;; mais jamais elle ne perdit lasensation, – la stupeur de la première fois&|160;! Le temps neproduisit pas sur elle l’effet qu’il produisit sur moi. Elle ne sebronza pas au danger, affronté chaque nuit. Toujours elle restait,et jusque sur mon cœur, silencieuse, me parlant à peine avec lavoix, car, d’ailleurs, vous vous doutez bien qu’elle étaitéloquente&|160;; et lorsque plus tard le calme me prit, moi, àforce de danger affronté et de réussite, et que je lui parlai,comme on parle à sa maîtresse, de ce qu’il y avait déjà de passéentre nous, – de cette froideur inexplicable et démentie, puisqueje la tenais dans mes bras, et qui avait succédé à ses premièresaudaces&|160;; quand je lui adressai enfin tous ces pourquoiinsatiables de l’amour, qui n’est peut-être au fond qu’unecuriosité, elle ne me répondit jamais que par de longues étreintes.Sa bouche triste demeurait muette de tout… excepté debaisers&|160;! Il y a des femmes qui vous disent : « Je me perdspour vous »&|160;; il y en a d’autres qui vous disent : « Tu vasbien me mépriser »&|160;; et ce sont là des manières différentesd’exprimer la fatalité de l’amour. Mais elle, non&|160;! Elle nedisait mot… Chose étrange&|160;! Plus étrange personne&|160;! Elleme produisait l’effet d’un épais et dur couvercle de marbre quibrûlait, chauffé par en dessous… Je croyais qu’il arriverait unmoment où le marbre se fendrait enfin sous la chaleur brûlante,mais le marbre ne perdit jamais sa rigide densité. Les nuitsqu’elle venait, elle n’avait ni plus d’abandon, ni plus de paroles,et, je me permettrai ce mot ecclésiastique, elle fut toujours aussidifficile à confesser que la première nuit qu’elle était venue. Jen’en tirai pas davantage… Tout au plus un monosyllabe arraché,d’obsession, à ces belles lèvres dont je raffolais d’autant plusque je les avais vues plus froides et plus indifférentes pendant lajournée, et, encore, un monosyllabe qui ne faisait pas grandelumière sur la nature de cette fille, qui me paraissait plussphinx, à elle seule, que tous les Sphinx dont l’image semultipliait autour de moi, dans cet appartement Empire.

– Mais, capitaine, interrompis-je encore, – il y eut pourtantune fin à tout cela&|160;? Vous êtes un homme fort, et tous lesSphinx sont des animaux fabuleux. Il n’y en a point dans la vie, etvous finîtes bien par trouver, que diable&|160;! ce qu’elle avaitdans son giron, cette commère-là&|160;!

– Une fin&|160;! Oui, il y eut une fin, – fit le vicomte deBrassard en baissant brusquement la vitre du coupé, comme si larespiration avait manqué à sa monumentale poitrine et qu’il eûtbesoin d’air pour achever ce qu’il avait à raconter. – Mais legiron, comme vous dites, de cette singulière fille n’en fut pasplus ouvert pour cela. Notre amour, notre relation, notre intrigue,– appelez cela comme vous voudrez, – nous donna, ou plutôt medonna, à moi, des sensations que je ne crois pas avoir éprouvéesjamais depuis avec des femmes plus aimées que cette Alberte, qui nem’aimait peut-être pas, que je n’aimais peut-être pas&|160;!&|160;!Je n’ai jamais bien compris ce que j’avais pour elle et ce qu’elleavait pour moi, et cela dura plus de six mois&|160;! Pendant cessix mois, tout ce que je compris, ce fut un genre de bonheur donton n’a pas l’idée dans la jeunesse. Je compris le bonheur de ceuxqui se cachent. Je compris la jouissance du mystère dans lacomplicité, qui, même sans l’espérance de réussir, ferait encoredes conspirateurs incorrigibles. Alberte, à la table de ses parentscomme partout, était toujours la Madame Infante qui m’avait tantfrappé le premier jour que je l’avais vue. Son front néronien, sousses cheveux bleus à force d’être noirs, qui bouclaient durement ettouchaient ses sourcils, ne laissaient rien passer de la nuitcoupable, qui n’y étendait aucune rougeur. Et moi qui essayaisd’être aussi impénétrable qu’elle, mais qui, j’en suis sûr, auraisdû me trahir dix fois si j’avais eu affaire à des observateurs, jeme rassasiais orgueilleusement et presque sensuellement, dans leplus profond de mon être, de l’idée que toute cette superbeindifférence était bien à moi et qu’elle avait pour moi toutes lesbassesses de la passion, si la passion pouvait jamais êtrebasse&|160;! Nul que nous sur la terre ne savait cela… et c’étaitdélicieux, cette pensée&|160;! Personne, pas même mon ami, Louis deMeung, avec lequel j’étais discret depuis que j’étaisheureux&|160;! Il avait tout deviné, sans doute, puisqu’il étaitaussi discret que moi. Il ne m’interrogeait pas. J’avais reprisavec lui, sans effort, mes habitudes d’intimité, les promenades surle Cours, en grande ou en petite tenue, l’impériale, l’escrime etle punch&|160;! Pardieu&|160;! quand on sait que le bonheurviendra, sous la forme d’une belle jeune fille qui a comme une ragede dents dans le cœur, vous visiter régulièrement d’une nuitl’autre, à la même heure, cela simplifie joliment lesjours&|160;!

« – Mais ils dormaient donc comme les Sept Dormants, les parentsde cette Alberte&|160;? – fis-je railleusement, en coupant net lesréflexions de l’ancien dandy par une plaisanterie, et pour ne pasparaître trop pris par son histoire, qui me prenait, car, avec lesdandys, on n’a guère que la plaisanterie pour se faire un peurespecter.

– Vous croyez donc que je cherche des effets de conteur hors dela réalité&|160;? – dit le vicomte. – Mais je ne suis pasromancier, moi&|160;! Quelquefois Alberte ne venait pas. La porte,dont les gonds huilés étaient moelleux comme de la ouatemaintenant, ne s’ouvrait pas de toute une nuit, et c’est qu’alorssa mère l’avait entendue et s’était écriée, ou c’est que son pèrel’avait aperçue, filant ou tâtonnant à travers la chambre.Seulement Alberte, avec sa tête d’acier, trouvait à chaque fois unprétexte. Elle était souffrante… Elle cherchait le sucrier sansflambeau, de peur de réveiller personne… »

– Ces têtes d’acier-là ne sont pas si rares que vous avez l’airde le croire, capitaine&|160;! – interrompis-je encore. J’étaiscontrariant. – Votre Alberte, après tout, n’était pas plus forteque la jeune fille qui recevait toutes les nuits, dans la chambrede sa grand-mère, endormie derrière ses rideaux, un amant entré parla fenêtre, et qui, n’ayant pas de canapé de maroquin bleu,s’établissait, à la bonne franquette, sur le tapis… Vous savezcomme moi l’histoire. Un soir, apparemment poussé par la jeunefille trop heureuse, un soupir plus fort que les autres réveilla lagrand-mère, qui cria de dessous ses rideaux un : « Qu’as-tu donc,petite&|160;? » à la faire évanouir contre le cœur de sonamant&|160;; mais elle n’en répondit pas moins de sa place : «C’est mon buse qui me gêne, grand-maman, pour chercher mon aiguilletombée sur le tapis, et que je ne puis pas retrouver&|160;! »

– Oui, je connais l’histoire, reprit le vicomte de Brassard, quej’avais cru humilier, par une comparaison, dans la personne de sonAlberte. – C’était, si je m’en souviens bien, une de Guise que lajeune fille dont vous me parlez. Elle s’en tira comme une fille deson nom&|160;; mais vous ne dites pas qu’à partir de cette nuit-làelle ne rouvrit plus la fenêtre à son amant, qui était, je crois,monsieur de Noirmoutier, tandis qu’Alberte revenait le lendemain deces accrocs terribles, et s’exposait de plus belle au danger bravé,comme si de rien n’était. Alors, je n’étais, moi, qu’unsous-lieutenant assez médiocre en mathématiques, et qui m’enoccupais fort peu&|160;; mais il était évident, pour qui sait fairele moindre calcul des probabilités, qu’un jour… une nuit… il yaurait un dénoûment…

– Ah, oui&|160;! – fis-je, me rappelant ses paroles d’avant sonhistoire, – le dénoûment qui devait vous faire connaître lasensation de la peur, capitaine.

– Précisément, – répondit-il d’un ton plus grave et quitranchait sur le ton léger que j’affectais. – Vous l’avez vu,n’est-ce pas&|160;? depuis ma main prise sous la table jusqu’aumoment où elle surgit la nuit, comme une apparition dans le cadrede ma porte ouverte, Alberte ne m’avait pas marchandé l’émotion.Elle m’avait fait passer dans l’âme plus d’un genre de frisson,plus d’un genre de terreur&|160;; mais ce n’avait été encore quel’impression des balles qui sifflent autour de vous et des bouletsdont on sent le vent&|160;; on frissonne, mais on va toujours. Ehbien&|160;! ce ne fut plus cela. Ce fut de la peur, de la peurcomplète, de la vraie peur, et non plus pour Alberte, mais pourmoi, et pour moi tout seul&|160;! Ce que j’éprouvai, ce futpositivement cette sensation qui doit rendre le cœur aussi pâle quela face&|160;; ce fut cette panique qui fait prendre la fuite à desrégiments tout entiers. Moi qui vous parle, j’ai vu fuir toutChamboran, bride abattue et ventre à terre, l’héroïque Chamboran,emportant, dans son flot épouvanté, son colonel et sesofficiers&|160;! Mais à cette époque je n’avais encore rien vu, etj’appris… ce que je croyais impossible.

« Ecoutez donc… C’était une nuit. Avec la vie que nous menions,ce ne pouvait être qu’une nuit… une longue nuit d’hiver. Je nedirai pas une de nos plus tranquilles. Elles étaient toutestranquilles, nos nuits. Elles l’étaient devenues à force d’êtreheureuses. Nous dormions sur ce canon chargé. Nous n’avions pas lamoindre inquiétude en faisant l’amour sur cette lame de sabre poséeen travers d’un abîme, comme le pont de l’enfer des Turcs&|160;!Alberte était venue plus tôt qu’à l’ordinaire, pour être pluslongtemps. Quand elle venait ainsi, ma première caresse, monpremier mouvement d’amour était pour ses pieds, ses pieds quin’avaient plus alors ses brodequins verts ou hortensia, ces deuxcoquetteries et mes deux délices, et qui, nus pour ne pas faire debruit, m’arrivaient transis de froid des briques sur lesquelleselle avait marché, le long du corridor qui menait de la chambre deses parents à ma chambre, placée à l’autre bout de la maison. Jeles réchauffais, ces pieds glacés pour moi, qui peut-êtreramassaient, pour moi, en sortant d’un lit chaud, quelque horriblemaladie de poitrine… Je savais le moyen de les tiédir et d’y mettredu rose ou du vermillon, à ces pieds pâles et froids&|160;; maiscette nuit-là mon moyen manqua… Ma bouche fut impuissante à attirersur ce cou-de-pied cambré et charmant la plaque de sang quej’aimais souvent à y mettre, comme une rosette ponceau… Alberte,cette nuit-là, était plus silencieusement amoureuse que jamais. Sesétreintes avaient cette langueur et cette force qui étaient pourmoi un langage, et un langage si expressif que, si je lui parlaistoujours, moi, si je lui disais toutes mes démences et toutes mesivresses, je ne lui demandais plus de me répondre et de me parler.A ses étreintes, je l’entendais. Tout à coup, je ne l’entendisplus. Ses bras cessèrent de me presser sur son cœur, et je crus àune de ces pâmoisons comme elle en avait souvent, quoiqueordinairement elle gardât, en ses pâmoisons, la force crispée del’étreinte… Nous ne sommes pas des bégueules entre nous. Noussommes deux hommes, et nous pouvons nous parler comme deux hommes…J’avais l’expérience des spasmes voluptueux d’Alberte, et quand ilsla prenaient, ils n’interrompaient pas mes caresses. Je restaiscomme j’étais, sur son cœur, attendant qu’elle revînt à la vieconsciente, dans l’orgueilleuse certitude qu’elle reprendrait sessens sous les miens, et que la foudre qui l’avait frappée laressusciterait en la refrappant… Mais mon expérience fut trompée.Je la regardai comme elle était, liée à moi, sur le canapé bleu,épiant le moment où ses yeux, disparus sous ses larges paupières,me remontreraient leurs beaux orbes de velours noir et defeu&|160;; où ses dents, qui se serraient et grinçaient à briserleur émail au moindre baiser appliqué brusquement sur son cou ettraîné longuement sur ses épaules, laisseraient, en s’entr’ouvrant,passer son souffle. Mais ni les yeux ne revinrent, ni les dents nese desserrèrent… Le froid des pieds d’Alberte était monté jusquedans ses lèvres et sous les miennes… Quand je sentis cet horriblefroid, je me dressai à mi-corps pour mieux la regarder&|160;; jem’arrachai en sursaut de ses bras, dont l’un tomba sur elle etl’autre pendit à terre, du canapé sur lequel elle était couchée.Effaré, mais lucide encore, je lui mis la main sur le cœur… Il n’yavait rien&|160;! rien au pouls, rien aux tempes, rien aux artèrescarotides, rien nulle part… que la mort qui était partout, et déjàavec son épouvantable rigidité&|160;!

J’étais sûr de la mort… et je ne voulais pas y croire&|160;! Latête humaine a de ces volontés stupides contre la clarté même del’évidence et du destin. Alberte était morte. De quoi&|160;?… Je nesavais. Je n’étais pas médecin. Mais elle était morte&|160;; etquoique je visse avec la clarté du jour de midi que ce que jepourrais faire était inutile, je fis pourtant tout ce qui mesemblait si désespérément inutile. Dans mon néant absolu de tout,de connaissances, d’instruments, de ressources, je lui vidais surle front tous les flacons de ma toilette. Je lui frappaisrésolument dans les mains, au risque d’éveiller le bruit, danscette maison où le moindre bruit nous faisait trembler. J’avais ouïdire à un de mes oncles, chef d’escadron au 4e dragons, qu’il avaitun jour sauvé un de ses amis d’une apoplexie en le saignant viteavec une de ces flammes dont on se sert pour saigner les chevaux.J’avais des armes plein ma chambre. Je pris un poignard, et j’enlabourai le bras d’Alberte à la saignée. Je massacrai ce brassplendide d’où le sang ne coula même pas. Quelques gouttes s’ycoagulèrent. Il était figé. Ni baisers, ni succions, ni morsures nepurent galvaniser ce cadavre raidi, devenu cadavre sous mes lèvres.Ne sachant plus ce que je faisais, je finis par m’étendre dessus,le moyen qu’emploient (disent les vieilles histoires) lesThaumaturges ressusciteurs, n’espérant pas y réchauffer la vie,mais agissant comme si je l’espérais&|160;! Et ce fut sur ce corpsglacé qu’une idée, qui ne s’était pas dégagée du chaos dans lequella bouleversante mort subite d’Alberte m’avait jeté, m’apparutnettement… et que j’eus peur&|160;!

Oh&|160;!… mais une peur… une peur immense&|160;! Alberte étaitmorte chez moi, et sa mort disait tout. Qu’allais-je devenir&|160;?Que fallait-il faire&|160;?… A cette pensée, je sentis la main, lamain physique de cette peur hideuse, dans mes cheveux qui devinrentdes aiguilles&|160;! Ma colonne vertébrale se fondit en une fangeglacée, et je voulus lutter – mais en vain – contre cettedéshonorante sensation… Je me dis qu’il fallait avoir dusang-froid… que j’étais un homme après tout… que j’étais militaire.Je me mis la tête dans mes mains, et quand le cerveau me tournaitdans le crâne, je m’efforçai de raisonner la situation horribledans laquelle j’étais pris… et d’arrêter, pour les fixer et lesexaminer, toutes les idées qui me fouettaient le cerveau comme unetoupie cruelle, et qui toutes allaient, à chaque tour, se heurter àce cadavre qui était chez moi, à ce corps inanimé d’Alberte qui nepouvait plus regagner sa chambre, et que sa mère devait retrouverle lendemain dans la chambre de l’officier, morte etdéshonorée&|160;! L’idée de cette mère, à laquelle j’avaispeut-être tué sa fille en la déshonorant, me pesait plus sur lecœur que le cadavre même d’Alberte… On ne pouvait pas cacher lamort&|160;; mais le déshonneur, prouvé par le cadavre chez moi, n’yavait-il pas moyen de le cacher&|160;?… C’était la question que jeme faisais, le point fixe que je regardais dans ma tête. Difficultégrandissant à mesure que je la regardais, et qui prenait lesproportions d’une impossibilité absolue. Hallucinationeffroyable&|160;! par moments le cadavre d’Alberte me semblaitemplir toute ma chambre et ne pouvoir plus en sortir. Ah&|160;! sila sienne n’avait pas été placée derrière l’appartement de sesparents, je l’aurais, à tout risque, reportée dans son lit&|160;!Mais pouvais-je faire, moi, avec son corps mort dans mes bras, cequ’elle faisait, elle, déjà si imprudemment, vivante, etm’aventurer ainsi à traverser une chambre que je ne connaissaispas, où je n’étais jamais entré, et où reposaient endormis dusommeil léger des vieillards le père et la mère de lamalheureuse&|160;?… Et cependant, l’état de ma tête était tel, lapeur du lendemain et de ce cadavre chez moi me galopaient avec tantde furie, que ce fut cette idée, cette témérité, cette folie dereporter Alberte chez elle qui s’empara de moi comme l’unique moyende sauver l’honneur de la pauvre fille et de m’épargner la hontedes reproches du père et de la mère, de me tirer enfin de cetteignominie. Le croirez-vous&|160;? J’ai peine à le croire moi-même,quand j’y pense&|160;! J’eus la force de prendre le cadavred’Alberte et, le soulevant par les bras, de le charger sur mesépaules. Horrible chape, plus lourde, allez&|160;! que celle desdamnés dans l’enfer du Dante&|160;! Il faut l’avoir portée, commemoi, cette chape d’une chair qui me faisait bouillonner le sang dedésir il n’y avait qu’une heure, et qui maintenant metransissait&|160;!… Il faut l’avoir portée pour bien savoir ce quec’était&|160;! J’ouvris ma porte ainsi chargé et, pieds nus commeelle, pour faire moins de bruit, je m’enfonçai dans le corridor quiconduisait à la chambre de ses parents, et dont la porte était aufond, m’arrêtant à chaque pas sur mes jambes défaillantes pourécouter le silence de la maison dans la nuit, que je n’entendaisplus, à cause des battements de mon cœur&|160;! Ce fut long. Rienne bougeait… Un pas suivait un pas… Seulement, quand j’arrivai toutcontre la terrible porte de la chambre de ses parents, – qu’il mefallait franchir et qu’elle n’avait pas, en venant, entièrementfermée pour la retrouver entr’ouverte au retour, et que j’entendisles deux respirations longues et tranquilles de ces deux pauvresvieux qui dormaient dans toute la confiance de la vie, je n’osaiplus&|160;!… Je n’osai plus passer ce seuil noir et béant dans lesténèbres… Je reculai&|160;; je m’enfuis presque avec monfardeau&|160;! Je rentrai chez moi de plus en plus épouvanté. Jereplaçai le corps d’Alberte sur le canapé, et je recommençai,accroupi sur les genoux auprès d’elle, les suppliciantes questions: “Que faire&|160;? que devenir&|160;?… ” Dans l’écroulement qui sefaisait en moi, l’idée insensée et atroce de jeter le corps decette belle fille, ma maîtresse de six mois&|160;! par la fenêtre,me sillonna l’esprit. Méprisez-moi&|160;! J’ouvris la fenêtre…j’écartai le rideau que vous voyez là… et je regardai dans le troud’ombre au fond duquel était la rue, car il faisait très sombrecette nuit-là. On ne voyait point le pavé. “On croira à unsuicide”, pensai-je, et je repris Alberte, et je la soulevai… Maisvoilà qu’un éclair de bon sens croisa la folie&|160;! “D’où sesera-t-elle tuée&|160;? D’où sera-t-elle tombée si on la trouvesous ma fenêtre demain&|160;?… ” me demandai-je. L’impossibilité dece que je voulais faire me souffleta&|160;! J’allai refermer lafenêtre, qui grinça dans son espagnolette. Je retirai le rideau dela fenêtre, plus mort que vif de tous les bruits que je faisais.D’ailleurs, par la fenêtre, – sur l’escalier, – dans le corridor, –partout où je pouvais laisser ou jeter le cadavre, éternellementaccusateur, la profanation était inutile. L’examen du cadavrerévélerait tout, et l’œil d’une mère, si cruellement avertie,verrait tout ce que le médecin ou le juge voudrait lui cacher… Ceque j’éprouvais était insupportable, et l’idée d’en finir d’un coupde pistolet, en l’état lâche de mon âme démoralisée (un mot del’Empereur que plus tard j’ai compris&|160;!), me traversa enregardant luire mes armes contre le mur de ma chambre. Mais quevoulez-vous&|160;?… Je serai franc : j’avais dix-sept ans, etj’aimais… mon épée. C’est par goût et sentiment de race que j’étaissoldat. Je n’avais jamais vu le feu, et je voulais le voir. J’avaisl’ambition militaire. Au régiment nous plaisantions de Werther, unhéros du temps, qui nous faisait pitié, à nous autresofficiers&|160;! La pensée qui m’empêcha de me soustraire, en metuant, à l’ignoble peur qui me tenait toujours, me conduisit à uneautre qui me parut le salut même dans l’impasse où je metordais&|160;! “Si j’allais trouver le colonel&|160;?” me dis-je. –Le colonel c’est la paternité militaire, – et je m’habillai commeon s’habille quand bat la générale, dans une surprise… Je pris mespistolets par une précaution de soldat. Qui savait ce qui pourraitarriver&|160;?… J’embrassai une dernière fois, avec le sentimentqu’on a à dix-sept ans, – et on est toujours sentimental à dix-septans, – la bouche muette, et qui l’avait été toujours, de cettebelle Alberte trépassée, et qui me comblait depuis six mois de sesplus enivrantes faveurs… Je descendis sur la pointe des piedsl’escalier de cette maison où je laissais la mort… Haletant commeun homme qui se sauve, je mis une heure (il me sembla que j’ymettais une heure&|160;!) à déverrouiller la porte de la rue et àtourner la grosse clé dans son énorme serrure, et après l’avoirrefermée avec les précautions d’un voleur, je m’encourus, comme unfuyard, chez mon colonel.

J’y sonnai comme au feu. J’y retentis comme une trompette, commesi l’ennemi avait été en train d’enlever le drapeau durégiment&|160;! Je renversai tout, jusqu’à l’ordonnance qui vouluts’opposer à ce que j’entrasse à pareille heure dans la chambre deson maître, et une fois le colonel réveillé par la tempête du bruitque je faisais, je lui dis tout. Je me confessai d’un trait et àfond, rapidement et crânement, car les moments pressaient, lesuppliant de me sauver…

C’était un homme que le colonel&|160;! Il vit d’un coup d’œill’horrible gouffre dans lequel je me débattais… Il eut pitié duplus jeune de ses enfants, comme il m’appela, et je crois quej’étais alors assez dans un état à faire pitié&|160;! Il me dit,avec le juron le plus français, qu’il fallait commencer pardécamper immédiatement de la ville, et qu’il se chargerait de tout…qu’il verrait les parents dès que je serais parti, mais qu’ilfallait partir, prendre la diligence qui allait relayer dans dixminutes à l’hôtel de la Poste, gagner une ville qu’il me désigna etoù il m’écrirait… Il me donna de l’argent, car j’avais oublié d’enprendre, m’appliqua cordialement sur les joues ses vieillesmoustaches grises, et dix minutes après cette entrevue, je grimpais(il n’y avait plus que cette place) sur l’impériale de ladiligence, qui faisait le même service que celle où nous sommesactuellement, et je passais au galop sous la fenêtre (je vousdemande quels regards j’y jetai) de la funèbre chambre où j’avaislaissé Alberte morte, et qui était éclairée comme elle l’est cesoir. »

Le vicomte de Brassard s’arrêta, sa forte voix un peu brisée. Jene songeais plus à plaisanter. Le silence ne fut pas long entrenous.

– Et après&|160;? – lui dis-je.

– Eh bien&|160;! voilà – répondit-il, il n’y a pasd’après&|160;! C’est cela qui a bien longtemps tourmenté macuriosité exaspérée. Je suivis aveuglément les instructions ducolonel. J’attendis avec impatience une lettre qui m’apprendrait cequ’il avait fait et ce qui était arrivé après mon départ.J’attendis environ un mois&|160;; mais, au bout de ce mois, ce nefut pas une lettre que je reçus du colonel, qui n’écrivait guèrequ’avec son sabre sur la figure de l’ennemi&|160;; ce fut l’ordred’un changement de corps. Il m’était ordonné de rejoindre le 35e,qui allait entrer en campagne, et il fallait que sous vingt-quatreheures je fusse arrivé au nouveau corps auquel j’appartenais. Lesimmenses distractions d’une campagne, et de la première&|160;! lesbatailles auxquelles j’assistai, les fatigues et aussi lesaventures de femmes que je mis par-dessus celle-ci, me firentnégliger d’écrire au colonel, et me détournèrent du souvenir cruelde l’histoire d’Alberte, sans pouvoir pourtant l’effacer. Je l’aigardé comme une balle qu’on ne peut extraire… Je me disais qu’unjour ou l’autre je rencontrerais le colonel, qui me mettrait enfinau courant de ce que je désirais savoir, mais le colonel se fittuer à la tête de son régiment à Leipsick… Louis de Meung s’étaitaussi fait tuer un mois auparavant… C’est assez méprisable, cela, –ajouta le capitaine, – mais tout s’assoupit dans l’âme la plusrobuste, et peut-être parce qu’elle est la plus robuste… Lacuriosité dévorante de savoir ce qui s’était passé après mon départfinit par me laisser tranquille. J’aurais pu depuis bien desannées, et changé comme j’étais, revenir sans être reconnu danscette petite ville-ci et m’informer du moins de ce qu’on savait, dece qui y avait filtré de ma tragique aventure. Mais quelque chosequi n’est pas, certes, le respect de l’opinion, dont je me suismoqué toute ma vie, quelque chose qui ressemblait à cette peur queje ne voulais pas sentir une seconde fois, m’en a toujoursempêché.

Il se tut encore, ce dandy qui m’avait raconté, sans le moindredandysme, une histoire d’une si triste réalité. Je rêvais sousl’impression de cette histoire, et je comprenais que ce brillantvicomte de Brassard, la fleur non des pois, mais des plus fierspavots rouges du dandysme, le buveur grandiose de claret, à lamanière anglaise, fût comme un autre, un homme plus profond qu’ilne paraissait. Le mot me revenait qu’il m’avait dit, en commençant,sur la tache noire qui, pendant toute sa vie, avait meurtri sesplaisirs de mauvais sujets… quand tout à coup, pour m’étonnerdavantage encore, il me saisit le bras brusquement :

– Tenez&|160;! – me dit-il, – voyez au rideau&|160;!

L’ombre svelte d’une taille de femme venait d’y passer en s’ydessinant&|160;!

– L’ombre d’Alberte&|160;! – fit le capitaine. – Le hasard estpar trop moqueur ce soir, ajouta-t-il avec amertume.

Le rideau avait déjà repris son carré vide, rouge et lumineux.Mais le charron, qui, pendant que le vicomte parlait, avaittravaillé à son écrou, venait de terminer sa besogne. Les chevauxde relais étaient prêts et piaffaient, se sabotant de feu. Leconducteur de la voiture, bonnet d’astracan aux oreilles, registreaux dents, prit les longes et s’enleva, et une fois hissé sur sabanquette d’impériale, cria, de sa voix claire, le mot ducommandement, dans la nuit :

« Roulez&|160;! »

Et nous roulâmes, et nous eûmes bientôt dépassé la mystérieusefenêtre, que je vois toujours dans mes rêves, avec son rideaucramoisi.

Partie 2
Le plus bel amour de Don Juan

Chapitre 1

 

Le meilleur régal du diable, c’est une innocence.

(A.)

Il vit donc toujours, ce vieux mauvais sujet ?

– Par Dieu ! s’il vit ! – et par l’ordre de Dieu,Madame, fis-je en me reprenant, car je me souvins qu’elle étaitdévote, – et de la paroisse de Sainte-Clotilde encore, la paroissedes ducs ! – Le roi est mort ! Vive le roi !Disait-on sous l’ancienne monarchie avant qu’elle fût cassée, cettevieille porcelaine de Sèvres. Don Juan, lui, malgré toutes lesdémocraties, est un monarque qu’on ne cassera pas.

– Au fait, le diable est immortel ! dit-elle comme uneraison qu’elle se serait donnée.

– Il a même…

– Qui ?… le diable ?…

– Non, Don Juan… soupé, il y a trois jours, en goguette. Devinezoù ?…

– A votre affreuse Maison-d’Or, sans doute…

– Fi donc, Madame ! Don Juan n’y va plus… il n’y a rien làà fricasser pour sa grandesse. Le seigneur Don Juan a toujours étéun peu comme ce fameux moine d’Arnaud de Brescia qui, racontent lesChroniques, ne vivait que du sang des âmes. C’est avec cela qu’ilaime à roser son vin de Champagne, et cela ne se trouve plus depuislongtemps dans le cabaret des cocottes !

– Vous verrez, – reprit-elle avec ironie, – qu’il aura soupé aucouvent des Bénédictines, avec ces dames…

– De l’Adoration perpétuelle, oui, Madame ! Car l’adorationqu’il a inspirée une fois, ce diable d’homme ! me fait l’effetde durer toujours.

– Pour un catholique, je vous trouve profanant, – dit-ellelentement, mais un peu crispée, – et je vous prie de m’épargner ledétail des soupers de vos coquines, si c’est une manière inventéepar vous de m’en donner des nouvelles que de me parler, ce soir deDon Juan.

– Je n’invente rien, Madame. Les coquines du souper en question,si ce sont des coquines, ne sont pas les miennes…malheureusement…

– Assez, Monsieur !

– Permettez-moi d’être modeste. C’étaient…

– Les mille è trè ?… – fit-elle, curieuse, se ravisant,presque revenue à l’amabilité.

– Oh ! pas toutes, Madame… Une douzaine seulement. C’estdéjà, comme cela, bien assez honnête…

– Et déshonnête aussi, – ajouta-t-elle.

– D’ailleurs, vous savez aussi bien que moi qu’il ne peut pastenir beaucoup de monde dans le boudoir de la comtesse deChiffrevas. On a pu y faire des choses grandes ; mais il estfort petit, ce boudoir…

– Comment ? – se récria-t-elle, étonnée. – C’est donc dansle boudoir qu’on aura soupé ?…

– Oui, Madame, c’est dans le boudoir. Et pourquoi pas ? Ondîne bien sur un champ de bataille. On voulait donner un souperextraordinaire au seigneur Don Juan, et c’était plus digne de luide le lui donner sur le théâtre de sa gloire, là où les souvenirsfleurissent à la place des orangers. Jolie idée, tendre etmélancolique ! Ce n’était pas le bal des victimes ; c’enétait le souper.

– Et Don Juan ? – dit-elle, comme Orgon dit « EtTartufe ? » dans la pièce.

– Don Juan a fort bien pris la chose et très bien soupé,

Lui, tout seul, devant elles !

dans la personne de quelqu’un que vous connaissez… et qui n’estpas moins que le comte Jules-Amédée-Hector de Ravila deRavilès.

– Lui ! C’est bien, en effet, Don Juan, – dit-elle.

Et, quoiqu’elle eût passé l’âge de la rêverie, cette dévote àbec et à ongles, elle se mit à rêver au comte Jules-Amédée-Hector,– à cet homme de race Juan, – de cette antique race Juan éternelle,à qui Dieu n’a pas donné le monde, mais a permis au diable de lelui donner.

Chapitre 2

 

Ce que je venais de dire à la vieille, le marquis Guy de Ruyétait l’exacte vérité. Il y avait trois jours à peine qu’unedouzaine de femmes du vertueux faubourg Saint-Germain (qu’ellessoient bien tranquilles, je ne les nommerai pas !) lesquelles,toutes les douze, selon les douairières du commérage, avaient étédu dernier bien (vieille expression charmante) avec le comte Ravilade Ravilès, s’étaient prises de l’idée singulière de lui offrir àsouper, – à lui seul d’homme – pour fêter… quoi ? elles ne ledisaient pas. C’était hardi, qu’un tel souper ; mais lesfemmes, lâches individuellement, en troupe sont audacieuses. Pasune peut-être de ce souper féminin n’aurait osé l’offrir chez elle,en tête à tête, au comte Jules-Amédée-Hector ; mais ensemble,et s’épaulant toutes, les unes par les autres, elles n’avaient pascraint de faire la chaîne du baquet de Mesmer autour de cet hommemagnétique et compromettant, le comte de Ravila de Ravilès…

– Quel nom !

– Un nom providentiel, Madame… Le comte de Ravila de Ravilès,qui, par parenthèse, avait toujours obéi à la consigne de ce nomimpérieux, était bien l’incarnation de tous les séducteurs dont ilest parlé dans les romans et dans l’histoire, et la marquise Guy deRuy – une vieille mécontente, aux yeux bleus, froids et affilés,mais moins froids que son cœur et moins affilés que son esprit, –convenait elle-même que, dans ce temps, où la question des femmesperd chaque jour de son importance, s’il y avait quelqu’un qui pûtrappeler Don Juan, à coup sûr ce devait être lui !Malheureusement, c’était Don Juan au cinquième acte. Le prince deLigne ne pouvait faire entrer dans sa spirituelle tête qu’Alcibiadeeût jamais eu cinquante ans. Or, par ce côté-là encore, le comte deRavila allait continuer toujours Alcibiade. Comme d’Orsay, ce dandytaillé dans le bronze de Michel-Ange, qui fut beau jusqu’à sadernière heure, Ravila avait eu cette beauté particulière à la raceJuan, – à cette mystérieuse race qui ne procède pas de père enfils, comme les autres, mais qui apparaît çà et là, à de certainesdistances, dans les familles de l’humanité.

C’était la vraie beauté, – la beauté insolente, joyeuse,impériale, juanesque enfin ; le mot dit tout et dispense de ladescription ; et – avait-il fait un pacte avec lediable ? – il l’avait toujours… Seulement, Dieu retrouvait soncompte ; les griffes de tigre de la vie commençaient à luirayer ce front divin, couronné des roses de tant de lèvres, et surses larges tempes impies apparaissaient les premiers cheveux blancsqui annoncent l’invasion prochaine des Barbares et la fin del’Empire… Il les portait, du reste, avec l’impassibilité del’orgueil surexcité par la puissance ; mais les femmes quil’avaient aimé les regardaient parfois avec mélancolie. Quisait ? elles regardaient peut-être l’heure qu’il était pourelles à ce front ? Hélas, pour elles comme pour lui, c’étaitl’heure du terrible souper avec le froid Commandeur de marbreblanc, après lequel il n’y a plus que l’enfer, – l’enfer de lavieillesse, en attendant l’autre ! Et voilà pourquoipeut-être, avant de partager avec lui ce souper amer et suprême,elles pensèrent à lui offrir le leur et qu’elles en firent unchef-d’œuvre.

Oui, un chef-d’œuvre de goût, de délicatesse, de luxe patricien,de recherche, de jolies idées ; le plus charmant, le plusdélicieux, le plus friand, le plus capiteux, et surtout le plusoriginal des soupers. Original ! pensez donc ! C’estordinairement la joie, la soif de s’amuser qui donne àsouper ; mais ici, c’était le souvenir, c’était le regret,c’était presque le désespoir, mais le désespoir en toilette, cachésous des sourires ou sous des rires, et qui voulait encore cettefête ou cette folie dernière, encore cette escapade vers lajeunesse revenue pour une heure, encore cette griserie pour qu’ilen fût fait à jamais !…

Les Amphitryonnes de cet incroyable souper, si peu dans lesmœurs trembleuses de la société à laquelle elles appartenaient,durent y éprouver quelque chose de ce que Sardanapale ressentit surson bûcher, quand il y entassa, pour périr avec lui, ses femmes,ses esclaves, ses chevaux, ses bijoux, toutes les opulences de savie. Elles, aussi, entassèrent à ce souper brûlant toutes lesopulences de la leur. Elles y apportèrent tout ce qu’elles avaientde beauté, d’esprit, de ressources, de parure, de puissance, pourles verser, en une seule fois, en ce suprême flamboiement.

L’homme devant lequel elles s’enveloppèrent et se drapèrent danscette dernière flamme, était plus à leurs yeux qu’aux yeux deSardanapale toute l’Asie. Elles furent coquettes pour lui commejamais femmes ne le furent pour aucun homme, comme jamais femmes nele furent pour un salon plein ; et cette coquetterie, ellesl’embrasèrent de cette jalousie qu’on cache dans le monde etqu’elles n’avaient point besoin de cacher, car elles savaienttoutes que cet homme avait été à chacune d’elles, et la hontepartagée n’en est plus… C’était, parmi elles toutes, à quigraverait le plus avant son épitaphe dans son cœur.

Lui, il eut, ce soir-là, la volupté repue, souveraine,nonchalante, dégustatrice du confesseur de nonnes et du sultan.Assis comme un roi – comme le maître – au milieu de la table, enface de la comtesse de Chiffrevas, dans ce boudoir fleur de pêcherou de… péché (on n’a jamais bien su l’orthographe de la couleur dece boudoir), le comte de Ravila embrassait de ses yeux, bleud’enfer, que tant de pauvres créatures avaient pris pour le bleu duciel, ce cercle rayonnant de douze femmes, mises avec génie, etqui, à cette table, chargée de cristaux, de bougies allumées et defleurs, étalaient, depuis le vermillon de la rose ouverte jusqu’àl’or adouci de la grappe ambrée, toutes les nuances de lamaturité.

Il n’y avait pas là de ces jeunesses vert tendre, de ces petitesdemoiselles qu’exécrait Byron, qui sentent la tartelette et qui,par la tournure, ne sont encore que des épluchettes, mais tous étéssplendides et savoureux, plantureux automnes, épanouissements etplénitudes, seins éblouissants battant leur plein majestueux aubord découvert des corsages, et, sous les camées de l’épaule nue,des bras de tout galbe, mais surtout des bras puissants, de cesbiceps de Sabines qui ont lutté avec les Romains, et qui seraientcapables de s’entrelacer, pour l’arrêter, dans les rayons de laroue du char de la vie.

J’ai parlé d’idées. Une des plus charmantes de ce souper avaitété de le faire servir par des femmes de chambre, pour qu’il ne fûtpas dit que rien eût dérangé l’harmonie d’une fête dont les femmesétaient les seules reines, puisqu’elles en faisaient les honneurs…Le seigneur Don Juan – branche de Ravila – put donc baigner sesfauves regards dans une mer de chairs lumineuses et vivantes commeRubens en met dans ses grasses et robustes peintures, mais il putplonger aussi son orgueil dans l’éther plus ou moins limpide, plusou moins troublé de tous ces cœurs. C’est qu’au fond, et malgrétout ce qui pourrait empêcher de le croire, c’est un rudespiritualiste que Don juan ! Il l’est comme le démon lui-même,qui aime les âmes encore plus que les corps, et qui fait même cettetraite-là de préférence à l’autre, le négrier infernal !

Spirituelles, nobles, du ton le plus faubourg Saint-Germain,mais ce soir-là hardies comme des pages de la maison du Roi quandil y avait une maison du Roi et des pages, elles furent d’unétincellement d’esprit, d’un mouvement, d’une verve et d’un brioincomparables. Elles s’y sentirent supérieures à tout ce qu’ellesavaient été dans leurs plus beaux soirs. Elles y jouirent d’unepuissance inconnue qui se dégageait du fond d’elles-mêmes, et dontjusque-là elles ne s’étaient jamais doutées.

Le bonheur de cette découverte, la sensation des forces tripléesde la vie ; de plus, les influences physiques, si décisivessur les êtres nerveux, l’éclat des lumières, l’odeur pénétrante detoutes ces fleurs qui se pâmaient dans l’atmosphère chauffée parces beaux corps aux effluves trop forts pour elles, l’aiguillon desvins provocants, l’idée de ce souper qui avait justement le méritepiquant du péché que la Napolitaine demandait à son sorbet pour letrouver exquis, la pensée enivrante de la complicité dans ce petitcrime d’un souper risqué, oui ! mais qui ne versa pasvulgairement dans le souper régence ; qui resta un souperfaubourg Saint-Germain et XIXe siècle, et où de tous ces adorablescorsages, doublés de cœurs qui avaient vu le feu et qui aimaient àl’agacer encore, pas une épingle ne tomba ; – toutes ceschoses enfin, agissant à la fois, tendirent la harpe mystérieuseque toutes ces merveilleuses organisations portaient en elles,aussi fort qu’elle pouvait être tendue sans se briser, et ellesarrivèrent à des octaves sublimes, à d’inexprimables diapasons… Cedut être curieux, n’est-ce pas ? Cette page inouïe de sesMémoires, Ravila l’écrira-t-il un jour ?… C’est une questionmais lui seul peut l’écrire… Comme je le dis à la marquise Guy deRuy, je n’étais pas à ce souper, et si j’en vais rapporter quelquesdétails et l’histoire par laquelle il finit, c’est que je les tiensde Ravila lui-même, qui, fidèle à l’indiscrétion traditionnelle etcaractéristique de la race Juan, prit la peine, un soir de me lesraconter.

Chapitre 3

 

Il était donc tard, – c’est-à-dire tôt ! Le matin venait.Contre le plafond et à une certaine place des rideaux de soie rosedu boudoir, hermétiquement fermés, on voyait poindre et rondir unegoutte d’opale, comme un œil grandissant, l’œil du jour curieux quiaurait regardé par là ce qu’on faisait dans ce boudoir enflammé.L’alanguissement commençait à prendre les chevalières de cetteTable-Ronde, ces soupeuses, si animées il n’y avait qu’un moment.On connaît ce moment-là de tous les soupers où la fatigue del’émotion et de la nuit passée semble se projeter sur tout, sur lescoiffures qui s’affaissent, les joues vermillonnées ou pâlies quibrûlent, les regards lassés dans les yeux cernés quis’alourdissent, et même jusque sur les lumières élargies etrampantes des mille bougies des candélabres, ces bouquets de feuaux tiges sculptées de bronze et d’or.

La conversation générale, longtemps faite d’entrain, partie devolant où chacun avait allongé son coup de raquette, s’étaitfragmentée, émiettée, et rien de distinct ne s’entendait plus dansle bruit harmonieux de toutes ces voix, aux timbresaristocratiques, qui se mêlaient et babillaient comme les oiseaux,à l’aube, sur la lisière d’un bois… quand l’une d’elles, – une voixde tête, celle-là ! – impérieuse et presque impertinente,comme doit l’être une voix de duchesse, dit tout à coup, par-dessustoutes les autres, au comte de Ravila, ces paroles qui étaient sansdoute la suite et la conclusion d’une conversation, à voix basse,entre eux deux, que personne de ces femmes, qui causaient, chacuneavec sa voisine, n’avait entendue :

– Vous qui passez pour le Don Juan de ce temps-ci, vous devrieznous raconter l’histoire de la conquête qui a le plus flatté votreorgueil d’homme aimé et que vous jugez, à cette lueur du momentprésent, le plus bel amour de votre vie ?…

Et la question, autant que la voix qui parlait, coupa nettementdans le bruit toutes ces conversations éparpillées et fitsubitement le silence.

C’était la voix de la duchesse de ***. – Je ne lèverai pas sonmasque d’astérisques ; mais peut-être la reconnaîtrez-vous,quand je vous aurai dit que c’est la blonde la plus pâle de teintet de cheveux, et les yeux les plus noirs sous ses longs sourcilsd’ambre, de tout le faubourg Saint-Germain. – Elle était assise,comme un juste à la droite de Dieu, à la droite du comte de Ravila,le dieu de cette fête, qui ne réduisait pas alors ses ennemis à luiservir de marche-pied ; mince et idéale comme une arabesque etcomme une fée, dans sa robe de velours vert aux reflets d’argent,dont la longue traîne se tordait autour de sa chaise, et figuraitassez bien la queue de serpent par laquelle se terminait la croupecharmante de Mélusine.

– C’est là une idée ! – fit la comtesse de Chiffrevas,comme pour appuyer, en sa qualité de maîtresse de maison, le désiret la motion de la duchesse, – oui, l’amour de tous les amours,inspirés ou sentis, que vous voudriez le plus recommencer, sic’était possible.

– Oh ! je voudrais les recommencer tous ! – fit Ravilaavec cet inassouvissement d’Empereur romain qu’ont parfois cesblasés immenses. Et il leva son verre de champagne, qui n’était pasla coupe bête et païenne par laquelle on l’a remplacé, mais leverre élancé et svelte de nos ancêtres, qui est le vrai verre dechampagne, – celui-là qu’on appelle une flûte, peut-être à causedes célestes, mélodies qu’il nous verse souvent au cœur. – Puis ilétreignit d’un regard circulaire toutes ces femmes qui formaientautour de la table une si magnifique ceinture. – Et cependant, –ajouta-t-il en replaçant son verre devant lui avec une mélancolieétonnante pour un tel Nabuchodonosor qui n’avait encore mangéd’herbe que les salades à l’estragon du café Anglais, – etcependant c’est la vérité, qu’il y en a un entre tous lessentiments de la vie, qui rayonne toujours dans le souvenir plusfort que les autres, à mesure que la vie s’avance, et pour lequelon les donnerait tous !

– Le diamant de l’écrin, – dit la comtesse de Chiffrevassongeuse, qui regardait peut-être dans les facettes du sien.

– … Et de la légende de mon pays, – reprit à son tour laprincesse Jable… qui est du pied des monts Ourals, – ce fameux etfabuleux diamant, rose d’abord, qui devient noir ensuite, mais quireste diamant, plus brillant encore noir que rose… – Elle dit celaavec le charme étrange qui est en elle, cette Bohémienne ! carc’est une Bohémienne, épousée par amour par le plus beau prince del’émigration polonaise, et qui a l’air aussi princesse que si elleétait née sous les courtines des Jagellons.

Alors, ce fut une explosion ! « Oui, – firent-elles toutes.– Dites-nous cela, comte ! » ajoutèrent-elles passionnément,suppliantes déjà, avec les frémissements de la curiosité jusquedans les frisons de leurs cous, par derrière ; se tassant,épaule contre épaule ; les unes la joue dans la main, le coudesur la table ; les autres, renversées au dossier des chaises,l’éventail déplié sur la bouche ; le fusillant toutes de leursyeux émerillonnés et inquisiteurs.

– Si vous le voulez absolument… , – dit le comte, avec lanonchalance d’un homme qui sait que l’attente exaspère ledésir.

– Absolument ! dit la duchesse en regardant comme undespote turc aurait regardé le fil de son sabre – le fil d’or deson couteau de dessert.

– Ecoutez donc, – acheva-t-il, toujours nonchalant.

Elles se fondaient d’attention, en le regardant. Elles lebuvaient et le mangeaient des yeux. Toute histoire d’amourintéresse les femmes ; mais qui sait ? peut-être lecharme de celle-ci était-il, pour chacune d’elles, la pensée quel’histoire qu’il allait raconter pouvait être la sienne… Elles lesavaient trop gentilhomme et de trop grand monde pour n’être passûres qu’il sauverait les noms et qu’il épaissirait, quand il lefaudrait, les détails par trop transparents ; et cette idée,cette certitude leur faisait d’autant plus désirer l’histoire.Elles en avaient mieux que le désir ; elles en avaientl’espérance.

Leur vanité se trouvait des rivales dans ce souvenir évoquécomme le plus beau souvenir de la vie d’un homme, qui devait enavoir de si beaux et de si nombreux ! Le vieux sultan allaitjeter une fois de plus le mouchoir… que nulle main ne ramasserait,mais que celle à qui il serait jeté sentirait tombersilencieusement dans son cœur…

Or voici, avec ce qu’elles croyaient, le petit tonnerreinattendu qu’il fit passer sur tous ces fronts écoutants :

Chapitre 4

 

« J’ai ouï dire souvent à des moralistes, grandsexpérimentateurs de la vie, – dit le comte de Ravila, – que le plusfort de tous nos amours n’est ni le premier, ni le dernier, commebeaucoup le croient ; c’est le second. Mais en fait d’amour,tout est vrai et tout est faux, et, du reste, cela n’aura pas étépour moi… Ce que vous me demandez, Mesdames, et ce que j’ai, cesoir, à vous raconter, remonte au plus bel instant de ma jeunesse.Je n’étais plus précisément ce qu’on appelle un jeune homme, maisj’étais un homme jeune, et, comme disait un vieil oncle à moi,chevalier de Malte, pour désigner cette époque de la vie, “j’avaisfini mes caravanes”. En pleine force donc, je me trouvais en pleinerelation aussi, comme on dit si joliment en Italie, avec une femmeque vous connaissez toutes et que vous avez toutes admirée… »

Ici le regard que se jetèrent en même temps, chacune à toutesles autres, ce groupe de femmes qui aspiraient les paroles de cevieux serpent, fut quelque chose qu’il faut avoir vu, car c’estinexprimable.

«Cette femme était bien, – continua Ravila, – tout ce que vouspouvez imaginer de plus distingué, dans tous les sens que l’on peutdonner à ce mot. Elle était jeune, riche, d’un nom superbe, belle,spirituelle, d’une large intelligence d’artiste, et naturelle aveccela, comme on l’est dans votre monde, quand on l’est… D’ailleurs,n’ayant, dans ce monde-là, d’autre prétention que celle de meplaire et de se dévouer ; que de me paraître la plus tendredes maîtresses et la meilleure des amies.

Je n’étais pas, je crois, le premier homme qu’elle eût aimé…Elle avait déjà aimé une fois, et ce n’était pas son mari ;mais ç’avait été vertueusement, platoniquement, utopiquement, decet amour qui exerce le cœur plus qu’il ne le remplit ; qui enprépare les forces pour un autre amour qui doit toujours bientôt lesuivre ; de cet amour d’essai, enfin, qui ressemble à la messeblanche que disent les jeunes prêtres pour s’exercer à dire, sansse tromper, la vraie messe, la messe consacrée… Lorsque j’arrivaidans sa vie, elle n’en était encore qu’à la messe blanche. C’estmoi qui fus la véritable messe, et elle la dit alors avec toutesles cérémonies de la chose et somptueusement, comme un cardinal.»

A ce mot-là, le plus joli rond de sourires tourna sur ces douzedélicieuses bouches attentives, comme une ondulation circulaire surla surface limpide d’un lac… Ce fut rapide, maisravissant !

« C’était vraiment un être à part ! – reprit le comte. –J’ai vu rarement plus de bonté vraie, plus de pitié, plus desentiments excellents, jusque dans la passion qui, comme vous lesavez, n’est pas toujours bonne. Je n’ai jamais vu moins de manège,moins de pruderie et de coquetterie, ces deux choses si souventemmêlées dans les femmes, comme un écheveau dans lequel la griffedu chat aurait passé… Il n’y avait point de chat en celle-ci… Elleétait ce que ces diables de faiseurs de livres, qui nousempoisonnent de leurs manières de parler, appelleraient une natureprimitive, parée par la civilisation ; mais elle n’en avaitque les luxes charmants, et pas une seule de ces petitescorruptions qui nous paraissent encore plus charmantes que cesluxes… »

– Était-elle brune ? – interrompit tout à coup et àbrûle-pourpoint la duchesse, impatientée de toute cettemétaphysique.

– Ah ! vous n’y voyez pas assez clair ! – dit Ravilafinement. – Oui, elle était brune, brune de cheveux jusqu’au noirle plus jais, le plus miroir d’ébène que j’aie jamais vu reluiresur la voluptueuse convexité lustrée d’une tête de femme, mais elleétait blonde de teint, – et c’est au teint et non aux cheveux qu’ilfaut juger si on est brune ou blonde, – ajouta le grandobservateur, qui n’avait pas étudié les femmes seulement pour enfaire des portraits. – C’était une blonde aux cheveux noirs…

Toutes les têtes blondes de cette table, qui ne l’étaient,elles, que de cheveux, firent un mouvement imperceptible. Il étaitévident que pour elles l’intérêt de l’histoire diminuait déjà.

« Elle avait les cheveux de la Nuit, – reprit Ravila, – mais surle visage de l’Aurore, car son visage resplendissait de cettefraîcheur incarnadine, éblouissante et rare, qui avait résisté àtout dans cette vie nocturne de Paris dont elle vivait depuis desannées, et qui brûle tant de roses à la flamme de ses candélabres.Il semblait que les siennes s’y fussent seulement embrasées, tantsur ses joues et sur ses lèvres le carmin en était presquelumineux ! Leur double éclat s’accordait bien, du reste, avecle rubis qu’elle portait habituellement sur le front, car, dans cetemps-là, on se coiffait en ferronnière, ce qui faisait dans sonvisage, avec ses deux yeux incendiaires dont la flamme empêchait devoir la couleur, comme un triangle de trois rubis ! Elancée,mais robuste, majestueuse même, taillée pour être la femme d’uncolonel de cuirassiers, – son mari n’était alors chef d’escadronque dans la cavalerie légère, – elle avait, toute grande damequ’elle fût, la santé d’une paysanne qui boit du soleil par lapeau, et elle avait aussi l’ardeur de ce soleil bu, autant dansl’âme que dans les veines, – oui, présente et toujours prête… Maisvoici où l’étrange commençait ! Cet être puissant et ingénu,cette nature purpurine et pure comme le sang qui arrosait sesbelles joues et rosait ses bras, était… le croirez-vous ?maladroite aux caresses… »

Ici quelques yeux se baissèrent, mais se relevèrent,malicieux…

« Maladroite aux caresses comme elle était imprudente dans lavie, – continua Ravila, qui ne pesa pas plus que cela sur lerenseignement. – Il fallait que l’homme qu’elle aimait luienseignât incessamment deux choses qu’elle n’a jamais apprises, dureste… à ne pas se perdre vis-à-vis d’un monde toujours armé ettoujours implacable, et à pratiquer dans l’intimité le grand art del’amour, qui empêche l’amour de mourir. Elle avait cependantl’amour ; mais l’art de l’amour lui manquait… C’était lecontraire de tant de femmes qui n’en ont que l’art ! Or, pourcomprendre et appliquer la politique du Prince, il faut être déjàBorgia. Borgia précède Machiavel. L’un est poète ; l’autre, lecritique. Elle n’était nullement Borgia. C’était une honnête femmeamoureuse, naïve, malgré sa colossale beauté, comme la petite filledu dessus de porte, qui, ayant soif, veut prendre dans sa main del’eau de la fontaine, et qui, haletante, laisse tout tomber àtravers ses doigts, et reste confuse…

C’était presque joli, du reste, que le contraste de cetteconfusion et de cette gaucherie avec cette grande femme passionnée,qui, à la voir dans le monde, eût trompé tant d’observateurs, – quiavait tout de l’amour, même le bonheur, mais qui n’avait pas lapuissance de le rendre comme on le lui donnait. Seulement jen’étais pas alors assez contemplateur pour me contenter de ce jolid’artiste, et c’est même la raison qui, à certains jours, larendait inquiète, jalouse et violente, – tout ce qu’on est quand onaime, et elle aimait ! – Mais, jalousie, inquiétude, violence,tout cela mourait dans l’inépuisable bonté de son cœur, au premiermal qu’elle voulait ou qu’elle croyait faire, maladroite à lablessure comme à la caresse ! Lionne, d’une espèce inconnue,qui s’imaginait avoir des griffes, et qui, quand elle voulait lesallonger, n’en trouvait jamais dans ses magnifiques pattes develours. C’est avec du velours qu’elle égratignait !

– Où va-t-il en venir ? – dit la comtesse de Chiffrevas àsa voisine, – car, vraiment, ce ne peut pas être là le plus belamour de Don Juan !

Toutes ces compliquées ne pouvaient croire à cettesimplicité !

« Nous vivions donc, – dit Ravila, – dans une intimité qui avaitparfois des orages, mais qui n’avait pas de déchirements, et cetteintimité n’était, dans cette ville de province qu’on appelle Paris,un mystère pour personne… La marquise… elle était marquise… »

Il y en avait trois à cette table, et brunes de cheveux aussi.Mais elles ne cillèrent pas. Elles savaient trop que ce n’était pasd’elles qu’il parlait… Le seul velours qu’elles eussent, à toutesles trois, était sur la lèvre supérieure de l’une d’elles, – lèvrevoluptueusement estompée, qui, pour le moment, je vous jure,exprimait pas mal de dédain.

« … Et marquise trois fois, comme les pachas peuvent êtrepachas à trois queues ! continua Ravila, à qui la vervevenait. La marquise était de ces femmes qui ne savent rien cacheret qui, quand elles le voudraient, ne le pourraient pas. Sa fillemême, une enfant de treize ans, malgré son innocence, nes’apercevait que trop du sentiment que sa mère avait pour moi. Jene sais quel poète a demandé ce que pensent de nous les filles dontnous avons aimé les mères. Question profonde ! que je me suissouvent faite quand je surprenais le regard d’espion, noir etmenaçant, embusqué sur moi, du fond des grands yeux sombres decette fillette. Cette enfant, d’une réserve farouche, qui le plussouvent quittait le salon quand je venais et qui se mettait le plusloin possible de moi quand elle était obligée d’y rester, avaitpour ma personne une horreur presque convulsive… qu’elle cherchaità cacher en elle, mais qui, plus forte qu’elle, la trahissait… Celase révélait dans d’imperceptibles détails, mais dont pas un nem’échappait. La marquise, qui n’était pourtant pas uneobservatrice, me disait sans cesse : “Il faut prendre garde, monami. Je crois ma fille jalouse de vous… ”

« J’y prenais garde beaucoup plus qu’elle.

Cette petite aurait été le diable en personne, je l’aurais biendéfiée de lire dans mon jeu… Mais le jeu de sa mère étaittransparent. Tout se voyait dans le miroir pourpre de ce visage, sisouvent troublé ! A l’espèce de haine de la fille, je nepouvais m’empêcher de penser qu’elle avait surpris le secret de samère à quelque émotion exprimée, dans quelque regard trop noyé,involontairement, de tendresse. C’était, si vous voulez le savoir,une enfant chétive, parfaitement indigne du moule splendide d’oùelle était sortie, laide, même de l’aveu de sa mère, qui ne l’enaimait que davantage ; une petite topaze brûlée… que vousdirai-je ? une espèce de maquette en bronze, mais avec desyeux noirs… Une magie ! Et qui, depuis… »

Il s’arrêta après cet éclair… comme s’il avait voulu l’éteindreet qu’il en eût trop dit… L’intérêt était revenu général,perceptible, tendu, à toutes les physionomies, et la comtesse avaitdit même entre ses belles dents le mot de l’impatience éclairée : «Enfin ! »

Chapitre 5

 

« Dans les commencements de ma liaison avec sa mère, – reprit lecomte de Ravila, – j’avais eu avec cette petite fille toutes lesfamiliarités caressantes qu’on a avec tous les enfants… Je luiapportais des sacs de dragées. Je l’appelais “petite masque”, ettrès souvent, en causant avec sa mère, je m’amusais à lui lisserson bandeau sur la tempe, – un bandeau de cheveux malades, noirs,avec des reflets d’amadou, – mais “la petite masque”, dont lagrande bouche avait un joli sourire pour tout le monde,recueillait, repliait son sourire pour moi, fronçait âprement sessourcils, et, à force de se crisper, devenait d’une “petite masque”un vrai masque ridé de cariatide humiliée, qui semblait, quand mamain passait sur son front, porter le poids d’un entablement sousma main.

Aussi bien, en voyant cette maussaderie toujours retrouvée à lamême place et qui semblait une hostilité, j’avais fini par laisserlà cette sensitive, couleur de souci, qui se rétractait siviolemment au contact de la moindre caresse… et je ne lui parlaismême plus ! « Elle sent bien que vous la volez, – me disait lamarquise. – Son instinct lui dit que vous lui prenez une portion del’amour de sa mère. » Et quelquefois, elle ajoutait dans sadroiture : « C’est ma conscience que cette enfant, et mon remords,sa jalousie. »

Un jour, ayant voulu l’interroger sur cet éloignement profondqu’elle avait pour moi, la marquise n’en avait obtenu que cesréponses brisées, têtues, stupides, qu’il faut tirer, avec untire-bouchon d’interrogations répétées, de tous les enfants qui neveulent rien dire… « Je n’ai rien… je ne sais pas », et voyant ladureté de ce petit bronze, elle avait cessé de lui faire desquestions, et, de lassitude, elle s’était détournée…

J’ai oublié de vous dire que cette enfant bizarre était trèsdévote, d’une dévotion sombre, espagnole, moyen âge,superstitieuse. Elle tordait autour de son maigre corps toutessortes de scapulaires et se plaquait sur sa poitrine, unie comme ledos de la main, et autour de son cou bistré, des tas de croix, debonnes Vierges et de Saint-Esprits ! « Vous êtesmalheureusement un impie, – me disait la marquise. – Un jour, encausant, vous l’aurez peut-être scandalisée. Faites attention àtout ce que vous dites devant elle, je vous en supplie. N’aggravezpas mes torts aux yeux de cet enfant envers qui je me sens déjà sicoupable ! » Puis, comme la conduite de cette petite nechangeait point, ne se modifiait point : « Vous finirez par lahaïr, – ajoutait la marquise inquiète, – et je ne pourrai pas vousen vouloir. » Mais elle se trompait : je n’étais qu’indifférentpour cette maussade fillette, quand elle ne m’impatientait pas.

J’avais mis entre nous la politesse qu’on a entre grandespersonnes, et entre grandes personnes qui ne s’aiment point. Je latraitais avec cérémonie, l’appelant gros comme le bras : «Mademoiselle », et elle me renvoyait un « Monsieur » glacial. Ellene voulait rien faire devant moi qui pût la mettre, je ne dis pasen valeur, mais seulement en dehors d’elle-même… Jamais sa mère neput la décider à me montrer un de ses dessins, ni à jouer devantmoi un air de piano. Quand je l’y surprenais, étudiant avecbeaucoup d’ardeur et d’attention, elle s’arrêtait court, se levaitdu tabouret et ne jouait plus…

Une seule fois, sa mère l’exigeant (il y avait du monde), ellese plaça devant l’instrument ouvert avec un de ces airs victimequi, je vous assure, n’avait rien de doux, et elle commença je nesais quelle partition avec des doigts abominablement contrariés.J’étais debout à la cheminée, et je la regardais obliquement. Elleavait le dos tourné de mon côté, et il n’y avait pas de glacedevant elle dans laquelle elle pût voir que je la regardais… Tout àcoup son dos (elle se tenait habituellement mal, et sa mère luidisait souvent : « Si tu te tiens toujours ainsi, tu finiras par tedonner une maladie de poitrine »), tout à coup son dos se redressa,comme si je lui avais cassé l’épine dorsale avec mon regard commeavec une balle ; et abattant violemment le couvercle du piano,qui fit un bruit effroyable, en tombant, elle se sauva du salon… Onalla la chercher ; mais ce soir-là, on ne put jamais l’y fairerevenir.

– Eh bien, il paraît que les hommes les plus fats ne le sontjamais assez, car la conduite de cette ténébreuse enfant, quim’intéressait si peu, ne me donna rien à penser sur le sentimentqu’elle avait pour moi. Sa mère, non plus. Sa mère, qui étaitjalouse de toutes les femmes de son salon, ne fut pas plus jalouseque je n’étais fat avec cette petite fille, qui finit par serévéler dans un de ces faits que la marquise, l’expansion même dansl’intimité, pâle encore de la terreur qu’elle avait ressentie, etriant aux éclats de l’avoir éprouvée, eut l’imprudence de meraconter.

Il avait souligné, par inflexion, le mot d’imprudence comme eûtfait le plus habile acteur et en homme qui savait que toutl’intérêt de son histoire ne tenait plus qu’au fil de cemot-là !

Mais cela suffisait apparemment, car ces douze beaux visages defemmes s’étaient renflammés d’un sentiment aussi intense que lesvisages des Chérubins devant le trône de Dieu. Est-ce que lesentiment de la curiosité chez les femmes n’est pas aussi intenseque le sentiment de l’adoration chez les Anges ?… Lui, lesregarda tous, ces visages de Chérubins qui ne finissaient pas auxépaules, et les trouvant à point, sans doute, pour ce qu’il avait àleur dire, il reprit vite et ne s’arrêta plus :

« Oui, elle riait aux éclats, la marquise, rien que d’ypenser ! – me dit-elle à quelque temps de là, lorsqu’elle merapporta la chose ; mais elle n’avait pas toujours ri ! –“Figurez-vous, – me conta-t-elle (je tâcherai de me rappeler sespropres paroles), – que j’étais assise là où nous sommesmaintenant.” – (C’était sur une de ces causeuses qu’on appelait desdos-à-dos, le meuble le mieux inventé pour se bouder et seraccommoder sans changer de place.) – Mais vous n’étiez pas où vousvoilà, heureusement ! quand on m’annonça… devinez qui ?…vous ne le devineriez jamais… M. le curé de Saint-Germain-des-Prés.Le connaissez-vous ?… Non ! Vous n’allez jamais à lamesse, ce qui est très mal… Comment pourriez-vous donc connaître cepauvre vieux curé qui est un saint, et qui ne met le pied chezaucune femme de sa paroisse, sinon quand il s’agit d’une quête pourses pauvres ou pour son église ? Je crus tout d’abord quec’était pour cela qu’il venait.

Il avait dans le temps fait faire sa première communion à mafille, et elle, qui communiait souvent, l’avait gardé pourconfesseur. Pour cette raison, bien des fois, depuis ce temps-là,je l’avais invité à dîner, mais en vain. Quand il entra, il étaitextrêmement troublé, et je vis sur ses traits, d’ordinaire siplacides, un embarras si peu dissimulé et si grand, qu’il me futimpossible de le mettre sur le compte de la timidité toute seule,et que je ne pus m’empêcher de lui dire pour première parole :Eh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il ; monsieur lecuré ?

– Il y a, – me dit-il, – Madame, que vous voyez l’homme le plusembarrassé qu’il y ait au monde. Voilà plus de cinquante ans que jesuis dans le saint ministère, et je n’ai jamais été chargé d’unecommission plus délicate et que je comprisse moins que celle quej’ai à vous faire… »

– « Et il s’assit, me demanda de faire fermer ma porte tout letemps de notre entretien. Vous sentez bien que toutes cessolennités m’effrayaient un peu… Il s’en aperçut.

– Ne vous effrayez pas à ce point, Madame, – reprit-il ; –vous avez besoin de tout votre sang-froid pour m’écouter et pour mefaire comprendre, à moi, la chose inouïe dont il s’agit, et qu’envérité je ne puis admettre… Mademoiselle votre fille, de la part dequi je viens, est, vous le savez comme moi, un ange de pureté et depiété. Je connais son âme. Je la tiens dans mes mains depuis sonâge de sept ans, et je suis persuadé qu’elle se trompe… à forced’innocence peut-être… Mais, ce matin, elle est venue me déclareren confession qu’elle était, vous ne le croirez pas, Madame, ni moinon plus, mais il faut bien dire le mot… enceinte ! »

« – Je poussai un cri…

– J’en ai poussé un comme vous dans mon confessionnal, ce matin,reprit le curé, à cette déclaration faite par elle avec toutes lesmarques du désespoir le plus sincère et le plus affreux ! Jesais à fond cette enfant. Elle ignore tout de la vie et du péché…C’est certainement de toutes les jeunes filles que je confessecelle dont je répondrais le plus devant Dieu. Voilà tout ce que jepuis vous dire ! Nous sommes, nous autres prêtres, leschirurgiens des âmes, et il nous faut les accoucher des hontesqu’elles dissimulent, avec des mains qui ne les blessent ni ne lestachent. Je l’ai donc, avec toutes les précautions possibles,interrogée, questionnée, pressée de questions, cette enfant audésespoir, mais qui, une fois la chose dite, la faute avouée,qu’elle appelle un crime et sa damnation éternelle, car elle secroit damnée, la pauvre fille ! ne m’a plus répondu et s’estobstinément renfermée dans un silence qu’elle n’a rompu que pour mesupplier de venir vous trouver, Madame, et de vous apprendre soncrime, – car il faut bien que maman le sache, – a-t-elle dit, – etjamais je n’aurai la force de le lui avouer ! » –

« J’écoutais le curé de Saint-Germain-des-Prés. Vous vous doutezbien avec quel mélange de stupéfaction et d’anxiété ! Commelui et encore plus que lui, je croyais être sûre de l’innocence dema fille ; mais les innocents tombent souvent, même parinnocence… Et ce qu’elle avait dit à son confesseur n’était pasimpossible… Je n’y croyais pas… Je ne voulais pas y croire ;mais cependant ce n’était pas impossible !… Elle n’avait quetreize ans, mais elle était une femme, et cette précocité mêmem’avait effrayée… Une fièvre, un transport de curiosité mesaisit.

Je veux et je vais tout savoir ! – dis-je à ce bonhomme deprêtre, ahuri devant moi et qui, en m’écoutant, débordaitd’embarras son chapeau. – Laissez-moi, monsieur le curé. Elle neparlerait pas devant vous. Mais je suis sûre qu’elle me dira tout…que je lui arracherai tout, et que nous comprendrons alors ce quiest maintenant incompréhensible ! »

– « Et le prêtre s’en alla là-dessus, – et dès qu’il fut parti,je montai chez ma fille, n’ayant pas la patience de la fairedemander et de l’attendre.

Je la trouvai devant le crucifix de son lit, pas agenouillée,mais prosternée, pâle comme une morte, les yeux secs, mais trèsrouges, comme des yeux qui ont beaucoup pleuré. Je la pris dans mesbras, l’assis près de moi, puis sur mes genoux, et je lui dis queje ne pouvais pas croire ce que venait de m’apprendre sonconfesseur.

Mais elle m’interrompit pour m’assurer avec des navrements devoix et de physionomie que c’était vrai, ce qu’il avait dit, etc’est alors que, de plus en plus inquiète et étonnée, je luidemandai le nom de celui qui…

Je n’achevai pas… Ah ! ce fut le moment terrible !Elle se cacha la tête et le visage sur mon épaule… mais je voyaisle ton de feu de son cou, par derrière, et je la sentaisfrissonner. Le silence qu’elle avait opposé à son confesseur, elleme l’opposa. C’était un mur.

– Il faut que ce soit quelqu’un bien au-dessous de toi, puisquetu as tant de honte ?… » – lui dis-je, pour la faire parler enla révoltant, car je la savais orgueilleuse.

Mais c’était toujours le même silence, le même engloutissementde sa tête sur mon épaule. Cela dura un temps qui me parut infini,quand tout à coup elle me dit sans se soulever : « Jure-moi que tume pardonneras, maman. »

Je lui jurai tout ce qu’elle voulut, au risque d’être cent foisparjure, je m’en souciais bien ! Je m’impatientais. Jebouillais… Il me semblait que mon front allait éclater et laisseréchapper ma cervelle…

« – Eh bien ! c’est M. de Ravila », fit-elle d’une voixbasse ; et elle resta comme elle était dans mes bras.

« Ah ! l’effet de ce nom, Amédée ! Je recevais d’unseul coup, en plein cœur, la punition de la grande faute de mavie ! Vous êtes, en fait de femmes, un homme si terrible, vousm’avez fait craindre de telles rivalités, que l’horrible “pourquoipas ?” dit à propos de l’homme qu’on aime et dont on doute, seleva en moi… Ce que j’éprouvais, j’eus la force de le cacher àcette cruelle enfant, qui avait peut-être deviné l’amour de samère.

– M. de Ravila ! – fis-je, avec une voix qui me semblaitdire tout, – mais tu ne lui parles jamais ? » – Tu le fuis, –j’allais ajouter, car la colère commençait ; je la sentaisvenir… Vous êtes donc bien faux tous les deux ? – Mais jeréprimai cela… Ne fallait-il pas que je susse les détails, un parun, de cette horrible séduction ?… Et je les lui demandai avecune douceur dont je crus mourir, quand elle m’ôta de cet étau, dece supplice, en me disant naïvement :

« – Mère, c’était un soir. Il était dans le grand fauteuil quiest au coin de la cheminée, en face de la causeuse. Il y restalongtemps, puis il se leva, et moi j’eus le malheur d’allerm’asseoir après lui dans ce fauteuil qu’il avait quitté. Oh !maman !… c’est comme si j’étais tombée dans du feu. je voulaisme lever, je ne pus pas… le cœur me manqua ! et je sentis…tiens ! là, maman… que ce que j’avais… c’était unenfant !… »

La marquise avait ri, dit Ravila, quand elle lui avait racontécette histoire ; mais aucune des douze femmes qui étaientautour de cette table ne songea à rire, – ni Ravila non plus.

– Et voilà, Mesdames, croyez-le, si vous voulez, – ajouta-t-ilen forme de conclusion, – le plus bel amour que j’aie inspiré de mavie !

Et il se tut, elles aussi. Elles étaient pensives…L’avaient-elles compris ?

Lorsque joseph était esclave chez Mme Putiphar, il était sibeau, dit le Koran, que, de rêverie, les femmes qu’il servait àtable se coupaient les doigts avec leurs couteaux, en le regardant.Mais nous ne sommes plus au temps de Joseph, et les préoccupationsqu’on a au dessert sont moins fortes.

– Quelle grande bête, avec tout son esprit, que votre marquise,pour vous avoir dit pareille chose ! – fit la duchesse, qui sepermit d’être cynique, mais qui ne se coupa rien du tout avec lecouteau d’or qu’elle tenait toujours à la main.

La comtesse de Chiffrevas regardait attentivement dans le fondd’un verre de vin du Rhin, en cristal émeraude, mystérieux comme sapensée.

– Et la petite masque ? – demanda-t-elle.

– Oh, elle était morte, bien jeune et mariée en province, quandsa mère me raconta cette histoire, répondit Ravila.

– Sans cela !… fit la duchesse songeuse.

Partie 3
Le bonheur dans le crime

Dans ce temps délicieux, quand on raconte une histoire vraie,c’est à croire que le Diable a dicté.

J’étais un des matins de l’automne dernier à me promener aujardin des Plantes, en compagnie du docteur Torty, certainement unede mes plus vieilles connaissances. Lorsque je n’étais qu’unenfant, le docteur Torty exerçait la médecine dans la ville de V…&|160;; mais après environ trente ans de cet agréable exercice, etses malades étant morts, – ses fermiers comme il les appelait,lesquels lui avaient rapporté plus que bien des fermiers nerapportent à leurs maîtres, sur les meilleures terres de Normandie,– il n’en avait pas repris d’autres&|160;; et déjà sur l’âge et foud’indépendance, comme un animal qui a toujours marché sur sonbridon et qui finit par le casser, il était venu s’engloutir dansParis, – là même, dans le voisinage du Jardin des Plantes, rueCuvier, je crois, – ne faisant plus la médecine que pour sonplaisir personnel, qui, d’ailleurs, était grand à en faire, car ilétait médecin dans le sang et jusqu’aux ongles, et fort médecin, etgrand observateur, en plus, de bien d’autres cas que de cassimplement physiologiques et pathologiques…

L’avez-vous quelquefois rencontré, le docteur Torty&|160;?C’était un de ces esprits hardis et vigoureux qui ne chaussentpoint de mitaines, par la très bonne et proverbiale raison que : «chat ganté ne prend pas de souris », et qu’il en avait immensémentpris, et qu’il en voulait toujours prendre, ce matois de fine etforte race&|160;; espèce d’homme qui me plaisait beaucoup à moi, etje crois bien (je me connais&|160;!) par les côtés surtout quidéplaisaient le plus aux autres. En effet, il déplaisait assezgénéralement quand on se portait bien, ce brusque original dedocteur Torty&|160;; mais ceux à qui il déplaisait le plus, unefois malades, lui faisaient des salamalecs, comme les sauvages enfaisaient au fusil de Robinson qui pouvait les tuer, non pour lesmêmes raisons que les sauvages, mais spécialement pour les raisonscontraires : il pouvait les sauver&|160;! Sans cette considérationprépondérante, le docteur n’aurait jamais gagné vingt mille livresde rente dans une petite ville aristocratique, dévote et bégueule,qui l’aurait parfaitement mis à la porte cochère de ses hôtels, sielle n’avait écouté que ses opinions et ses antipathies. Il s’enrendait compte, du reste, avec beaucoup de sang-froid, et il enplaisantait. « Il fallait, – disait-il railleusement pendant lebail de trente ans qu’il avait fait à V… , – qu’ils choisissententre moi et l’Extrême-Onction, et, tout dévots qu’ils étaient, ilsme prenaient encore de préférence aux Saintes Huiles. » Comme vousvoyez, il ne se gênait pas, le docteur. Il avait la plaisanterielégèrement sacrilège. Franc disciple de Cabanis en philosophiemédicale, il était, comme son vieux camarade Chaussier, de l’écolede ces médecins terribles par un matérialisme absolu, et commeDubois – le premier des Dubois – par un cynisme qui descend touteschoses et tutoierait des duchesses et des dames d’honneurd’impératrice et les appellerait « mes petites mères », ni plus nimoins que des marchandes de poisson. Pour vous donner une simpleidée du cynisme du docteur Torty, c’est lui qui me disait un soir,au cercle des Ganaches, en embrassant somptueusement d’un regard depropriétaire le quadrilatère éblouissant de la table ornée de centvingt convives : « C’est moi qui les fais tous&|160;!… » Moïsen’eût pas été plus fier, en montrant la baguette avec laquelle ilchangeait des rochers en fontaines. Que voulez-vous, Madame&|160;?Il n’avait pas la bosse du respect, et même il prétendait que là oùelle est sur le crâne des autres hommes, il y avait un trou sur lesien. Vieux, ayant passé la soixante-dizaine, mais carré, robusteet noueux comme son nom, d’un visage sardonique et, sous saperruque châtain clair, très lisse, très lustrée et à cheveux trèscourts, d’un œil pénétrant, vierge de lunettes, vêtu presquetoujours en habit gris ou de ce brun qu’on appela longtemps fuméede Moscou, il ne ressemblait ni de tenue ni d’allure à messieursles médecins de Paris, corrects, cravatés de blanc, comme du suairede leurs morts&|160;! C’était un autre homme. Il avait, avec sesgants de daim, ses bottes à forte semelle et à gros talons qu’ilfaisait retentir sous son pas très ferme, quelque chose d’alerte etde cavalier, et cavalier est bien le mot, car il était resté(combien d’années sur trente&|160;!), le charivari boutonné sur lacuisse, et à cheval, dans des chemins à casser en deux desCentaures, – et on devinait bien tout cela à la manière dont ilcambrait encore son large buste, vissé sur des reins qui n’avaientpas bougé, et qui se balançait sur de fortes jambes sansrhumatismes, arquées comme celles d’un ancien postillon. Le docteurTorty avait été une espèce de Bas-de-Cuir équestre, qui avait vécudans les fondrières du Cotentin, comme le Bas-de-Cuir de Cooperdans les forêts de l’Amérique. Naturaliste qui se moquait, comme lehéros de Cooper, des lois sociales, mais qui, comme l’homme deFenimore, ne les avait pas remplacées par l’idée de Dieu, il étaitdevenu un de ces impitoyables observateurs qui ne peuvent pas nepoint être des misanthropes. C’est fatal. Aussi l’était-il.Seulement il avait eu le temps, pendant qu’il faisait boire la bouedes mauvais chemins au ventre sanglé de son cheval, de se blasersur les autres fanges de la vie. Ce n’était nullement unmisanthrope à l’Alceste. Il ne s’indignait pas vertueusement. Il nes’encolérait pas. Non&|160;! il méprisait l’homme aussitranquillement qu’il prenait sa prise de tabac, et même il avaitautant de plaisir à le mépriser qu’à la prendre.

Tel exactement il était, ce docteur Torty, avec lequel je mepromenais.

Il faisait, ce jour-là, un de ces temps d’automne, gais etclairs, à arrêter les hirondelles qui vont partir. Midi sonnait àNotre-Dame, et son grave bourdon semblait verser, par-dessus larivière verte et moirée aux piles des ponts, et jusque par-dessusnos têtes, tant l’air ébranlé était pur&|160;! de longsfrémissements lumineux. Le feuillage roux des arbres du jardins’était, par degrés, essuyé du brouillard bleu qui les noie en cesvaporeuses matinées d’octobre, et un joli soleil d’arrière-saisonnous chauffait agréablement le dos, dans sa ouate d’or, au docteuret à moi, pendant que nous étions arrêtés, à regarder la fameusepanthère noire, qui est morte, l’hiver d’après, comme une jeunefille, de la poitrine. Il y avait çà et là, autour de nous, lepublic ordinaire du jardin des Plantes, ce public spécial de gensdu peuple, de soldats et de bonnes d’enfants, qui aiment à badauderdevant la grille des cages et qui s’amusent beaucoup à jeter descoquilles de noix et des pelures de marrons aux bêtes engourdies oudormant derrière leurs barreaux. La panthère devant laquelle nousétions, en rôdant, arrivés, était, si vous vous en souvenez, decette espèce particulière à l’île de Java, le pays du monde où lanature est le plus intense et semble elle-même quelque grandetigresse, inapprivoisable à l’homme, qui le fascine et qui le morddans toutes les productions de son sol terrible et splendide. AJava, les fleurs ont plus d’éclat et plus de parfum, les fruitsplus de goût, les animaux plus de beauté et plus de force que dansaucun autre pays de la terre, et rien ne peut donner une idée decette violence de vie à qui n’a pas reçu les poignantes etmortelles sensations d’une contrée tout à la fois enchantante etempoisonnante, tout ensemble Armide et Locuste&|160;! Etaléenonchalamment sur ses élégantes pattes allongées devant elle, latête droite, ses yeux d’émeraude immobiles, la panthère était unmagnifique échantillon des redoutables productions de son pays.Nulle tache fauve n’étoilait sa fourrure de velours noir, d’un noirsi profond et si mat que la lumière, en y glissant, ne la lustraitmême pas, mais s’y absorbait, comme l’eau s’absorbe dans l’épongequi la boit… Quand on se retournait de cette forme idéale de beautésouple, de force terrible au repos, de dédain impassible et royal,vers les créatures humaines qui la regardaient timidement, qui lacontemplaient, yeux ronds et bouche béante, ce n’était pasl’humanité qui avait le beau rôle, c’était la bête. Et elle étaitsi supérieure, que c’en était presque humiliant&|160;! J’en faisaisla réflexion tout bas au docteur, quand deux personnes scindèrenttout à coup le groupe amoncelé devant la panthère et se plantèrentjustement en face d’elle&|160;; « Oui, – me répondit le docteur, –mais voyez maintenant&|160;! Voici l’équilibre rétabli entre lesespèces&|160;! »

C’étaient un homme et une femme, tous deux de haute taille, etqui, dès le premier regard que je leur jetai, me firent l’effetd’appartenir aux rangs élevés du monde parisien. Ils n’étaientjeunes ni l’un ni l’autre, mais néanmoins parfaitement beaux.L’homme devait s’en aller vers quarante-sept ans et davantage, etla femme vers quarante et plus… Ils avaient donc, comme disent lesmarins revenus de la Terre de Feu, passé la ligne, la ligne fatale,plus formidable que celle de l’équateur, qu’une fois passée on nerepasse plus sur les mers de la vie&|160;! Mais ils paraissaientpeu se soucier de cette circonstance. Ils n’avaient au front, ninulle part, de mélancolie… L’homme, élancé et aussi patricien danssa redingote noire strictement boutonnée, comme celle d’un officierde cavalerie, que s’il avait porté un de ces costumes que le Titiendonne à ses portraits, ressemblait par sa tournure busquée, son airefféminé et hautain, ses moustaches aiguës comme celles d’un chatet qui à la pointe commençaient à blanchir, à un mignon du temps deHenri III&|160;; et pour que la ressemblance fût plus complète, ilportait des cheveux courts, qui n’empêchaient nullement de voirbriller à ses oreilles deux saphirs d’un bleu sombre, qui merappelèrent les deux émeraudes que Sbogar portait à la même place…Excepté ce détail ridicule (comme aurait dit le monde) et quimontrait assez de dédain pour les goûts et les idées du jour, toutétait simple et dandy comme l’entendait Brummell, c’est-à-direirrémarquable, dans la tenue de cet homme qui n’attiraitl’attention que par lui-même, et qui l’aurait confisquée toutentière, s’il n’avait pas eu au bras la femme, qu’en ce moment, ily avait… Cette femme, en effet, prenait encore plus le regard quel’homme qui l’accompagnait, et elle le captivait plus longtemps.Elle était grande comme lui. Sa tête atteignait presque à lasienne. Et, comme elle était aussi tout en noir, elle faisaitpenser à la grande Isis noire du Musée Egyptien, par l’ampleur deses formes, la fierté mystérieuse et la force. Chose étrange&|160;!dans le rapprochement de ce beau couple, c’était la femme qui avaitles muscles, et l’homme qui avait les nerfs… Je ne la voyais alorsque de profil&|160;; mais&|160;; le profil, c’est l’écueil de labeauté ou son attestation la plus éclatante. Jamais, je crois, jen’en avais vu de plus pur et de plus altier. Quant à ses yeux, jen’en pouvais juger, fixés qu’ils étaient sur la panthère, laquelle,sans doute, en recevait une impression magnétique et désagréable,car, immobile déjà, elle sembla s’enfoncer de plus en plus danscette immobilité rigide, à mesure que la femme, venue pour la voir,la regardait&|160;; et – comme les chats à la lumière qui leséblouit – sans que sa tête bougeât d’une ligne, sans que la fineextrémité de sa moustache, seulement, frémît, la panthère, aprèsavoir clignoté quelque temps, et comme n’en pouvant pas supporterdavantage, rentra lentement, sous les coulisses tirées de sespaupières, les deux étoiles vertes de ses regards. Elle seclaquemurait.

– Eh&|160;! eh&|160;! panthère contre panthère&|160;! – fit ledocteur à mon oreille&|160;; – mais le satin est plus fort que levelours.

Le satin, c’était la femme, qui avait une robe de cette étoffemiroitante – une robe à longue traîne. Et il avait vu juste, ledocteur&|160;! Noire, souple, d’articulation aussi puissante, aussiroyale d’attitude, – dans son espèce, d’une beauté égale, et d’uncharme encore plus inquiétant, – la femme, l’inconnue, était commeune panthère humaine, dressée devant la panthère animale qu’elleéclipsait&|160;; et la bête venait de le sentir, sans doute, quandelle avait fermé les yeux. Mais la femme – si c’en était un – ne secontenta pas de ce triomphe. Elle manqua de générosité. Elle voulutque sa rivale la vît qui l’humiliait, et rouvrît les yeux pour lavoir. Aussi, défaisant sans mot dire les douze boutons du gantviolet qui moulait son magnifique avant-bras, elle ôta ce gant, et,passant audacieusement sa main entre les barreaux de la cage, elleen fouetta le museau court de la panthère, qui ne fit qu’unmouvement… mais quel mouvement&|160;!… et d’un coup de dents,rapide comme l’éclair&|160;!… Un cri partit du groupe où nousétions. Nous avions cru le poignet emporté : Ce n’était que legant. La panthère l’avait englouti. La formidable bête outragéeavait rouvert des yeux affreusement dilatés, et ses naseaux froncésvibraient encore…

– Folle&|160;! dit l’homme, en saisissant ce beau poignet, quivenait d’échapper à la plus coupante des morsures.

Vous savez comme parfois on dit : « Folle&|160;!… » Il le ditainsi&|160;; et il le baisa, ce poignet, avec emportement.

Et, comme il était de notre côté, elle se retourna de troisquarts pour le regarder baisant son poignet nu, et je vis ses yeux,à elle… ces yeux qui fascinaient des tigres, et qui étaient àprésent fascinés par un homme&|160;; ses yeux, deux larges diamantsnoirs, taillés pour toutes les fiertés de la vie, et quin’exprimaient plus en le regardant que toutes les adorations. Del’amour&|160;!

Ces yeux-là étaient et disaient tout un poème. L’homme n’avaitpas lâché le bras, qui avait dû sentir l’haleine fiévreuse de lapanthère, et, le tenant replié sur son cœur, il entraîna la femmedans la grande allée du jardin, indifférent aux murmures et auxexclamations du groupe populaire, – encore ému du danger quel’imprudente venait de courir, – et qu’il retraversatranquillement. Ils passèrent auprès de nous, le docteur et moi,mais leurs visages tournés l’un vers l’autre, se serrant flanccontre flanc, comme s’ils avaient voulu se pénétrer, entrer, luidans elle, elle dans lui, et ne faire qu’un seul corps à eux deux,en ne regardant rien qu’eux-mêmes. C’étaient, aurait-on cru à lesvoir ainsi passer, des créatures supérieures, qui n’apercevaientpas même à leurs orteils la terre sur laquelle ils marchaient, etqui traversaient le monde dans leur nuage, comme, dans Homère, lesImmortels&|160;!

De telles choses sont rares à Paris, et, pour cette raison, nousrestâmes à le voir filer, ce maître-couple, – la femme étalant satraîne noire dans la poussière du jardin, comme un paon, dédaigneuxjusque de son plumage.

Ils étaient superbes, en s’éloignant ainsi, sous les rayons dusoleil de midi, dans la majesté de leur entrelacement, ces deuxêtres… Et voilà comme ils regagnèrent l’entrée de la grille dujardin et remontèrent dans un coupé, étincelant de cuivres etd’attelage, qui les attendait.

– Ils oublient l’univers&|160;! – fis-je au docteur, qui compritma pensée.

– Ah&|160;! ils s’en soucient bien de l’univers&|160;! –répondit-il, de sa voix mordante. Ils ne voient rien du tout dansla création, et, ce qui est bien plus fort, ils passent même auprèsde leur médecin sans le voir.

– Quoi, c’est vous, docteur&|160;! – m’écriai-je, – mais alorsvous allez me dire ce qu’ils sont, mon cher docteur.

Le docteur fit ce qu’on appelle un temps, voulant faire uneffet, car en tout il était rusé, le compère&|160;!

– Eh bien, c’est Philémon et Baucis, – me dit-il simplement. –Voilà&|160;!

– Peste&|160;! fis-je, – un Philémon et une Baucis d’une fièretournure et ressemblant peu à l’antique. Mais, docteur, ce n’estpas leur nom… Comment les appelez-vous&|160;?

– Comment&|160;! – répondit le docteur, – dans votre monde, oùje ne vais point, vous n’avez jamais entendu parler du comte et dela comtesse Serlon de Savigny comme d’un modèle fabuleux d’amourconjugal&|160;?

– Ma foi, non, – dis-je&|160;; – on parle peu d’amour conjugaldans le monde où je vais, docteur.

– Hum&|160;! hum&|160;! c’est bien possible, – fit le docteur,répondant bien plus à sa pensée qu’à la mienne.

– Dans ce monde-là, qui est aussi le leur, on se passe beaucoupde choses plus ou moins correctes. Mais, outre qu’ils ont uneraison pour ne pas y aller, et qu’ils habitent presque toutel’année leur vieux château de Savigny, dans le Cotentin, il a couruautrefois de tels bruits sur eux, qu’au faubourg Saint-Germain, oùl’on a encore un reste de solidarité nobiliaire, on aime mieux setaire que d’en parler.

– Et quels étaient ces bruits&|160;?… Ah&|160;! voilà que vousm’intéressez, docteur&|160;! Vous devez en savoir quelque chose. Lechâteau de Savigny n’est pas très loin de la ville de V… , où vousavez été médecin.

– Eh&|160;! ces bruits… – dit le docteur (il prit pensivementune prise de tabac). – Enfin, on les a crus faux&|160;! Tout ça estpassé… Mais, malgré tout, quoique les mariages d’inclination et lesbonheurs qu’ils donnent soient en province l’idéal de toutes lesmères de famille, romanesques et vertueuses, elles n’ont pas pubeaucoup, – celles que j’ai connues, – parler à mesdemoisellesleurs filles de celui-là&|160;!

– Et, cependant, Philémon et Baucis, disiez-vous,docteur&|160;?…

– Baucis&|160;! Baucis&|160;! Hum&|160;! Monsieur… – interrompitle docteur Torty, en passant brusquement son index en crochet surtoute la longueur de son nez de perroquet (un de ses gestes), – netrouvez-vous pas, voyons, qu’elle a moins l’air d’une Baucis qued’une lady Macbeth, cette gaillarde-là&|160;?…

– Docteur, mon cher et adorable docteur, – repris-je, avectoutes sortes de câlineries dans la voix, – vous allez me dire toutce que vous savez du comte et de la comtesse de Savigny&|160;?…

– Le médecin est le confesseur des temps modernes, – fit ledocteur, avec un ton solennellement goguenard. – Il a remplacé leprêtre, Monsieur, et il est obligé au secret de la confession commele prêtre…

Il me regarda malicieusement, car il connaissait mon respect etmon amour pour les choses du catholicisme, dont il était l’ennemi.Il cligna l’œil. Il me crut attrapé.

– Et il va le tenir… comme le prêtre&|160;! – ajouta-t-il, avecéclat, et en riant de son rire le plus cynique. – Venez par ici.Nous allons causer.

Et il m’emmena dans la grande allée d’arbres qui borde, par cecôté, le Jardin des Plantes et le boulevard de l’Hôpital… Là, nousnous assîmes sur. un banc à dossier vert, et il commença :

« Mon cher, c’est là une histoire qu’il faut aller chercher déjàloin, comme une balle perdue sous des chairs revenues&|160;; carl’oubli, c’est comme une chair de choses vivantes qui se reformepar-dessus les événements et qui empêche d’en voir rien, d’ensoupçonner rien au bout d’un certain temps, même la place. C’étaitdans les premières années qui suivirent la Restauration. Unrégiment de la Garde passa par la ville de V… &|160;; et, ayant étéobligés d’y rester deux jours pour je ne sais quelle raisonmilitaire, les officiers de ce régiment s’avisèrent de donner unassaut d’armes, en l’honneur de la ville. La ville, en effet, avaitbien tout ce qu’il fallait pour que ces officiers de la Garde luifissent honneur et fête. Elle était, comme on disait alors, – plusroyaliste que le Roi. – Proportion gardée avec sa dimension (cen’est guère qu’une ville de cinq à six mille âmes), elle foisonnaitde noblesse. Plus de trente jeunes gens de ses meilleures famillesservaient alors, soit aux Gardes-du-Corps, soit à ceux de Monsieur,et les officiers du régiment en passage à V… les connaissaientpresque tous. Mais, la principale raison qui décida de cettemartiale fête d’un assaut, fut la réputation d’une ville quis’était appelée “la bretteuse” et qui était encore, dans cemoment-là, la ville la plus bretteuse de France. La Révolution de1789 avait eu beau enlever aux nobles le droit de porter l’épée, àV… ils prouvaient que s’ils ne la portaient plus, ils pouvaienttoujours s’en servir. L’assaut donné par les officiers fut trèsbrillant. On y vit accourir toutes les fortes lames du pays, etmême tous les amateurs, plus jeunes d’une génération, qui n’avaientpas cultivé, comme on le cultivait autrefois, un art aussicompliqué et aussi difficile que l’escrime&|160;; et tousmontrèrent un tel enthousiasme pour ce maniement de l’épée, lagloire de nos pères, qu’un ancien prévôt du régiment, qui avaitfait trois ou quatre fois son temps et dont le bras était couvertde chevrons, s’imagina que ce serait une bonne place pour y finirses jours qu’une salle d’armes qu’on ouvrirait à V… &|160;; et lecolonel, à qui il communiqua et qui approuva son dessein, luidélivra son congé et l’y laissa. Ce prévôt, qui s’appelait Stassinen son nom de famille, et La Pointe-au-corps en son surnom deguerre, avait eu là tout simplement une idée de génie. Depuislongtemps, il n’y avait plus à V… de salle d’armes correctementtenue&|160;; et c’était même une de ces choses dont on ne parlaitqu’avec mélancolie entre ces nobles, obligés de donner eux-mêmesdes leçons à leurs fils ou de les leur faire donner par quelquecompagnon revenu du service, qui savait à peine ou qui savait malce qu’il enseignait. Les habitants de V… se piquaient d’êtredifficiles. Ils avaient, réellement le feu sacré. Il ne leursuffisait pas de tuer leur homme&|160;; ils voulaient le tuersavamment et artistement, par principes. Il fallait, avant tout,pour eux, qu’un homme, comme ils disaient, fût beau sous les armes,et ils n’avaient qu’un profond mépris pour ces robustes maladroits,qui peuvent être très dangereux sur le terrain, mais qui ne sontpas au strict et vrai mot, ce qu’on appelle “des tireurs”. LaPointe-au-corps, qui avait été un très bel homme dans sajeunesse&|160;; et qui l’était encore, – qui, au camp de Hollande,et bien jeune alors, avait battu à plate couture tous les autresprévôts et remporté un prix de deux fleurets et de deux masquesmontés en argent, – était, lui, justement un de ces tireurs commeles écoles n’en peuvent produire, si la nature ne leur a préparéd’exceptionnelles organisations. Naturellement, il fut l’admirationde V… , et bientôt mieux. Rien n’égalise comme l’épée. Sousl’ancienne monarchie, les rois anoblissaient les hommes qui leurapprenaient à la tenir. Louis XV, si je m’en souviens bien,n’avait-il pas donné à Danet, son maître, qui nous a laissé unlivre sur l’escrime, quatre de ses fleurs de lys, entre deux épéescroisées, pour mettre dans son écusson&|160;?… Ces gentilshommes deprovince, qui sentaient encore à plein nez leur monarchie, furenten peu de temps de pair à compagnon avec le vieux prévôt, commes’il eût été l’un des leurs.

« Jusque-là, c’était bien, et il n’y avait qu’à féliciterStassin, dit La Pointe-au-corps, de sa bonne fortune&|160;; mais,malheureusement, ce vieux prévôt n’avait pas qu’un cœur de maroquinrouge sur le plastron capitonné de peau blanche dont il couvrait sapoitrine, quand il donnait magistralement sa leçon… Il se trouvaqu’il en avait un autre par dessous, lequel se mit à faire dessiennes dans cette ville de V… , où il était venu chercher le havrede grâce de sa vie. Il parait que le cœur d’un soldat est toujoursfait avec de la poudre. Or, quand le temps a séché la poudre, ellen’en prend que mieux. A V… , les femmes sont si généralementjolies, que l’étincelle était partout pour la poudre séchée de monvieux prévôt. Aussi, son histoire se termina-t-elle comme celled’un grand nombre de vieux soldats. Après avoir roulé dans toutesles contrées de l’Europe, et pris le menton et la taille de toutesles filles que le diable avait mises sur son chemin, l’anciensoldat du premier Empire consomma sa dernière fredaine en épousant,à cinquante ans passés, avec toutes les formalités et lessacrements de la chose, – à la municipalité et à l’église, – unegrisette de V… &|160;; laquelle, bien entendu – je connais lesgrisettes de ce pays-là&|160;; j’en ai assez accouché pour lesconnaître&|160;! – lui campa un enfant, bel et bien au bout de sesneuf mois, jour pour jour&|160;; et cet enfant, qui était unefille, n’est rien moins, mon cher, que la femme à l’air de déessequi vient de passer, en nous frisant insolemment du vent de sarobe, et sans prendre plus garde à nous que si nous n’avions pasété là&|160;! »

– La comtesse de Savigny&|160;! – m’écriai-je.

« Oui, la comtesse de Savigny, tout au long, elle-même&|160;!Ah&|160;! il ne faut pas regarder aux origines, pas plus pour lesfemmes que pour les nations&|160;; il ne faut regarder au berceaude personne. Je me rappelle avoir vu à Stockholm celui de CharlesXII, qui ressemblait à une mangeoire de cheval grossièrementcoloriée en rouge, et qui n’était pas même d’aplomb sur ses quatrepiquets. C’est de là qu’il était sorti, cette tempête&|160;! Aufond, tous les berceaux sont des cloaques dont on est obligé dechanger le linge plusieurs fois par jour&|160;; et cela n’estjamais poétique, pour ceux qui croient à la poésie, que lorsquel’enfant n’y est plus. »

Et, pour appuyer son axiome, le docteur, à cette place de sonrécit, frappa sa cuisse d’un de ses gants de daim, qu’il tenait parle doigt du milieu&|160;; et le daim claqua sur la cuisse, demanière à prouver à ceux qui comprennent la musique que le bonhommeétait encore rudement musclé.

Il attendit. Je n’avais pas à le contrarier dans sa philosophie.Voyant que je ne disais rien, il continua :

« Comme tous les vieux soldats, du reste, qui aiment jusqu’auxenfants des autres, La Pointe-au-corps dut raffoler du sien. Riend’étonnant à cela. Quand un homme déjà sur l’âge a un enfant, ill’aime mieux que s’il était jeune, car la vanité, qui double tout,double aussi le sentiment paternel. Tous les vieux roquentins quej’ai vus, dans ma vie, avoir tardivement un enfant, adoraient leurprogéniture, et ils en étaient comiquement fiers comme d’une actiond’éclat. Persuasion de jeunesse, que la nature, qui se moquaitd’eux, leur coulait au cœur&|160;! Je ne connais qu’un bonheur plusgrisant et une fierté plus drôle : c’est quand, au lieu d’unenfant, un vieillard, d’un coup, en fait deux&|160;! LaPointe-au-corps n’eut pas cet orgueil paternel de deuxjumeaux&|160;; mais il est vrai de dire qu’il y avait de quoitailler deux enfants dans le sien. Sa fille – vous venez de lavoir&|160;; vous savez donc si elle a tenu ses promesses&|160;! –était un merveilleux enfant pour la force et la beauté. Le premiersoin du vieux prévôt fut de lui chercher un parrain parmi tous cesnobles, qui hantaient perpétuellement sa salle d’armes&|160;; et ilchoisit, entre tous, le comte d’Avice, le doyen de tous cesbatteurs de fer et de pavé, qui, pendant l’émigration, avait étélui-même prévôt à Londres, à plusieurs guinées la leçon. Le comted’Avice de Sortôville-en-Beaumont, déjà chevalier de Saint-Louis etcapitaine de dragons avant la Révolution, – pour le moins, alors,septuagénaire, – boutonnait encore les jeunes gens et leur donnaitce qu’on appelle, en termes de salle, “de superbes capotes”.C’était un vieux narquois, qui avait des railleries en actionféroces. Ainsi, par exemple, il aimait à passer son carrelet à laflamme d’une bougie, et quand il, en avait, de cette façon, durcila lame, il appelait ce dur fleuret, – qui ne pliait plus et vouscassait le sternum ou les côtes, lorsqu’il’vous touchait, – du nominsolent de “chasse-coquin”. Il prisait beaucoup LaPointe-au-corps, qu’il tutoyait. “La fille d’un homme comme toi –lui disait-il – ne doit se nommer que comme l’épée d’un preux.Appelons-la Haute-Claire&|160;!” Et ce fut le nom qu’il lui donna.Le curé de V… fit bien un peu la grimace à ce nom inaccoutumé, quen’avaient jamais entendu les fonts de son église&|160;; mais, commele parrain était monsieur le comte d’Avice et qu’il y auratoujours, malgré les libéraux et leurs piailleries, desaccointances indestructibles entre la noblesse et le clergé&|160;;comme d’un autre côté, on voit dans le calendrier romain une saintenommée Claire, le nom de l’épée d’Olivier passa à l’enfant, sansque la ville de V… s’en émût beaucoup. Un tel nom semblait annoncerune destinée L’ancien prévôt, qui aimait son métier presque autantque sa fille, résolut de lui apprendre et de lui laisser son talentpour dot. Triste dot&|160;! maigre pitance&|160;! avec les mœursmodernes, que le pauvre diable de maître d’armes ne prévoyaitpas&|160;! Dès que l’enfant put donc se tenir debout, il commençade la plier aux exercices de l’escrime&|160;; et comme c’était unmarmot solide que cette fillette, avec des attaches et desarticulations d’acier fin, il la développa d’une si étrangemanière, qu’à dix ans, elle semblait en avoir déjà quinze, etqu’elle faisait admirablement sa partie avec son père et les plusforts tireurs de la ville de V… On ne parlait partout que de lapetite Hauteclaire Stassin, qui, plus tard, devait devenirMademoiselle Hauteclaire Stassin. C’était surtout, comme vous vousen doutez, de la part des jeunes demoiselles de la ville, dans lasociété de laquelle, tout bien qu’il fût avec les pères, la fillede Stassin, dit La Pointe-au-corps, ne pouvait décemment aller, uneincroyable, ou plutôt une très croyable curiosité, mêlée de dépitet d’envie. Leurs pères et leurs frères en parlaient avecétonnement et admiration devant elles, et elles auraient voulu voirde près cette Saint-Georges femelle, dont la beauté, disaient-ils,égalait le talent d’escrime. Elles ne la voyaient que de loin et àdistance. J’arrivais alors à V… , et j’ai été souvent le témoin deces curiosités ardentes. La Pointe-au-corps, qui avait, sousl’Empire, servi dans les hussards, et qui, avec sa salle d’armes,gagnait gros d’argent, s’était permis d’acheter un cheval pourdonner des leçons d’équitation à sa fille&|160;; et comme ildressait aussi à l’année de jeunes chevaux pour les habitués de sasalle, il se promenait souvent à cheval, avec Hauteclaire, dans lesroutes qui rayonnent de la ville et qui l’environnent. Je les y airencontrés maintes fois, en revenant de mes visites de médecin, etc’est dans ces rencontres que je pus surtout juger de l’intérêt,prodigieusement enflammé, que cette grande jeune fille, sihâtivement développée, excitait dans les autres jeunes filles dupays. J’étais toujours, par voies et chemins en ce temps-là, et jem’y croisais fréquemment avec les voitures de leurs parents, allanten visite, avec elles, à tous les châteaux d’alentour. Eh bien,vous ne pourrez jamais vous figurer avec quelle avidité, et mêmeavec quelle imprudence, je les voyais se pencher et se précipiteraux portières dès que Mlle Hauteclaire Stassin apparaissait,trottant ou galopant dans la perspective d’une route, brodequin àbotte avec son père. Seulement, c’était à peu près inutile&|160;;le lendemain, c’étaient presque toujours des déceptions et desregrets qu’elles m’exprimaient dans mes visites du matin à leursmères, car elles n’avaient jamais bien vu que la tournure de cettefille, faite pour l’amazone, et qui la portait comme vous – quivenez de la voir – pouvez le supposer, mais dont le visage étaittoujours plus ou moins caché dans un voile gros bleu trop épais.Mlle Hauteclaire Stassin n’était guère connue que des hommes de laville de V… Toute la journée le fleuret à la main, et la figuresous les mailles de son masque d’armes qu’elle n’ôtait pas beaucouppour eux, elle ne sortait guère de la salle de son père, quicommençait à s’enrudir et qu’elle remplaçait souvent pour la leçon.Elle se montrait très rarement dans la rue, – et les femmes commeil faut ne pouvaient la voir que là, ou encore le dimanche à lamesse&|160;; mais, le dimanche à la messe, comme dans la rue, elleétait presque aussi masquée que dans la salle de son père, ladentelle de son voile noir étant encore plus sombre et plus serréeque les mailles de son masque de fer. Y avait-il de l’affectationdans cette manière de se montrer ou de se cacher, qui excitait lesimaginations curieuses&|160;?… Cela était bien possible&|160;; maisqui le savait&|160;? qui pouvait le dire&|160;? Et cette jeunefille, qui continuait le masque par le voile, n’était-elle pasencore plus impénétrable de caractère que de visage, comme la suitene l’a que trop prouvé&|160;?

Il est bien entendu, mon très cher, que je suis obligé de passerrapidement sur tous les détails de cette époque, pour arriver plusvite au moment où réellement cette histoire commence. MlleHauteclaire avait environ dix-sept ans. L’ancien beau, LaPointe-au-corps, devenu tout à fait un bonhomme, veuf de sa femme,et tué moralement par la Révolution de Juillet, laquelle fit partirles nobles en deuil pour leurs châteaux et vida sa salle,tracassait vainement ses gouttes qui n’avaient pas peur de sesappels du pied, et s’en allait au grand trot vers le cimetière.Pour un médecin qui avait le diagnostic, c’était sûr… Cela sevoyait. Je ne lui en promettais pas pour longtemps, quand, unmatin, fut amené à sa salle d’armes, – par le vicomte de Tailleboiset le chevalier de Mesnilgrand, – un jeune homme du pays élevé auloin, et qui revenait habiter le château de son père, mortrécemment. C’était le comte Serlon de Savigny, le prétendu (disaitla ville de V… dans son langage de petite ville) de Mlle Delphinede Cantor. Le comte de Savigny était certainement un des plusbrillants et des plus piaffants jeunes gens de cette époque dejeunes gens qui piaffaient tous, car il y avait (à V… commeailleurs) de la vraie jeunesse, dans ce vieux monde. A présent, iln’y en a plus. On lui avait beaucoup parlé de la fameuseHauteclaire Stassin, et il avait voulu voir ce miracle. Il latrouva ce qu’elle était, – une admirable jeune fille, piquante etprovocante en diable dans ses chausses de soie tricotées, quimettaient en relief ses formes de Pallas de Velletri, et dans soncorsage de maroquin noir, qui pinçait, en craquant, sa taillerobuste et découplée, – une de ces tailles que les Circassiennesn’obtiennent qu’en emprisonnant leurs jeunes filles dans uneceinture de cuir, que le développement seul de leur corps doitbriser. Hauteclaire Stassin était sérieuse comme une Clorinde. Illa regarda donner sa leçon, et il lui demanda de croiser le feravec elle. Mais il ne fut point le Tancrède de la situation, lecomte de Savigny&|160;! Mlle Hauteclaire Stassin plia à plusieursreprises son épée en faucille sur le cœur du beau Serlon, et ellene fut pas touchée une seule fois.

– On ne peut pas vous toucher, Mademoiselle, – lui dit-il, avecbeaucoup de grâce. – Serait-ce un augure&|160;?…

L’amour-propre, dans ce jeune homme, était-il, dès ce soir-là,vaincu par l’amour&|160;?

C’est à partir de ce soir-là, du reste, que le comte de Savignyvint, tous les jours, prendre une leçon d’armes à la salle de LaPointe-au-corps. Le château du comte n’était qu’à la distance dequelques lieues. Il les avait bientôt avalées, soit à cheval, soiten voiture, et personne ne le remarqua dans ce nid bavard d’unepetite ville où l’on épinglait les plus petites choses du bout dela langue, mais où l’amour de l’escrime expliquait tout. Savigny nefit de confidences à personne. Il évita même de venir prendre saleçon aux mêmes heures que les autres jeunes gens de la ville.C’était un garçon qui ne manquait pas de profondeur, ce Savigny… Cequi se passa entre lui et Hauteclaire, s’il se passa quelque chose,aucun, à cette époque, ne l’a su ou ne s’en douta. Son mariage avecMlle Delphine de Cantor, arrêté par les parents des deux familles,il y avait des années, et trop avancé pour ne pas se conclure,s’accomplit trois mois après le retour du comte de Savigny&|160;;et même ce fut là pour lui une occasion de vivre tout un mois à V…, près de sa fiancée, chez laquelle il passait, en coupe réglée,toutes les journées, mais d’où, le soir, il s’en allait trèsrégulièrement prendre sa leçon…

Comme tout le monde, Mlle Hauteclaire entendit, à l’égliseparoissiale de V… , proclamer les bans du comte de Savigny et deMlle de Cantor&|160;; mais, ni son attitude, ni sa physionomie, nerévélèrent qu’elle prît à ces déclarations publiques un intérêtquelconque. Il est vrai que nul des assistants ne se mit à l’affûtpour l’observer. Les observateurs n’étaient pas nés encore surcette question, qui sommeillait, d’une liaison possible entreSavigny et la belle Hauteclaire. Le mariage célébré, la comtessealla s’établir à son château, fort tranquillement, avec son mari,lequel ne renonça pas pour cela à ses habitudes citadines et vint àla ville tous les jours. Beaucoup de châtelains des environsfaisaient comme lui, d’ailleurs. Le temps s’écoula. Le vieux LaPointe-au-corps mourut. Fermée quelques instants, sa salle serouvrit. Mlle Hauteclaire Stassin annonça qu’elle continuerait lesleçons de son père&|160;; et, loin d’avoir moins d’élèves par lefait de cette mort, elle en eut davantage. Les hommes sont tous lesmêmes. L’étrangeté leur déplaît, d’homme à homme, et lesblesse&|160;; mais si l’étrangeté porte des jupes, ils enraffolent. Une femme qui fait ce que fait un homme, le ferait-ellebeaucoup moins bien, aura toujours sur l’homme, en France, unavantage marqué. Or, Mlle Hauteclaire Stassin, pour ce qu’ellefaisait, le faisait beaucoup mieux. Elle était devenue beaucoupplus forte que son père. Comme démonstratrice, à la leçon, elleétait incomparable, et comme beauté de jeu, splendide. Elle avaitdes coups irrésistibles, – de ces coups qui ne s’apprennent pasplus que le coup d’archet ou le démanché du violon et qu’on ne peutmettre, par enseignement, dans la main de personne. Je ferraillaisun peu dans ce temps, comme tout ce monde dont j’étais entouré, etj’avoue qu’en ma qualité d’amateur, elle me charmait avec decertaines passes. Elle avait, entre autres, un dégagé de quarte entierce qui ressemblait à de la magie. Ce n’était plus là une épéequi vous frappait, c’était une balle&|160;! L’homme le plus rapideà la parade ne fouettait que le vent, même quand elle l’avaitprévenu qu’elle allait dégager, et la botte lui arrivait,inévitable, au défaut de l’épaule et de la poitrine. On n’avait pasrencontré de fer&|160;! J’ai vu des tireurs devenir fous de cecoup, qu’ils appelaient de l’escamotage, et ils en auraient avaléleur fleuret de fureur&|160;! Si elle n’avait pas été femme, on luiaurait diablement cherché querelle pour ce coup-là. A un homme, ilaurait rapporté vingt duels.

Du reste, même à part ce talent phénoménal si peu fait pour unefemme, et dont elle vivait noblement, c’était vraiment un être trèsintéressant que cette jeune fille pauvre, sans autre ressource queson fleuret, et qui, par le fait de son état, se trouvait mêlée auxjeunes gens les plus riches de la ville, parmi lesquels il y enavait de très mauvais sujets et de très fats, sans que sa fleur debonne renommée en souffrît. Pas plus à propos de Savigny qu’àpropos de personne, la réputation de Mlle Hauteclaire Stassin nefut effleurée… “Il parait pourtant que c’est une honnête fille”,disaient les femmes comme il faut, – comme elles l’auraient ditd’une actrice. Et moi-même, puisque j’ai commencé à vous parler demoi, moi-même, qui me piquais d’observation, j’étais, sur lechapitre de la vertu de Hauteclaire, de la même opinion que toutela ville. J’allais quelquefois à la salle d’armes, et avant etaprès le mariage de M. de Savigny, je n’y avais jamais vu qu’unejeune fille grave, qui faisait sa fonction avec simplicité. Elleétait, je dois le dire, très imposante, et elle avait mis tout lemonde sur le pied du respect avec elle, n’étant, elle, nifamilière, ni abandonnée avec qui que ce fût. Sa physionomie,extrêmement fière, et qui n’avait pas alors cette expressionpassionnée dont vous venez d’être si frappé, ne trahissait nichagrin, ni préoccupation, ni rien enfin de nature à faire prévoir,même de la manière la plus lointaine, la chose étonnante qui, dansl’atmosphère d’une petite ville, tranquille et routinière, fitl’effet d’un coup de canon et cassa les vitres…

– Mademoiselle Hauteclaire Stassin a disparu&|160;!

Elle avait disparu : pourquoi&|160;?… comment&|160;?… oùétait-elle allée&|160;? On ne savait. Mais, ce qu’il y avait decertain, c’est qu’elle avait disparu. Ce ne fut d’abord qu’un cri,suivi d’un silence, mais le silence ne dura pas longtemps. Leslangues partirent. Les langues, longtemps retenues, – comme l’eaudans une vanne et qui, l’écluse levée, se précipite et va fairetourner la roue du moulin avec furie, – se mirent à écumer et àbavarder sur cette disparition inattendue, subite, incroyable, querien n’expliquait, car Mlle Hauteclaire avait disparu sans dire unmot ou laisser un mot à personne. Elle avait disparu, comme ondisparaît quand on veut réellement disparaître, – ce n’étant pasdisparaître que de laisser derrière soi une chose quelconque,grosse comme rien, dont les autres peuvent s’emparer pour expliquerqu’on a disparu. – Elle avait disparu de la plus radicale manière.Elle avait fait, non pas ce qu’on appelle un trou à la lune, carelle n’avait pas laissé plus une dette qu’autre chose derrièreelle&|160;; mais elle avait fait ce qu’on peut très bien appeler untrou dans le vent. Le vent souffla, et ne la rendit pas. Le moulindes langues, pour tourner à vide, n’en tourna pas moins, et se mità moudre cruellement cette réputation qui n’avait jamais donnébarre sur elle. On la reprit alors, on l’éplucha, on la passa aucrible, on la carda… Comment, et avec qui, cette fille si correcteet si fière s’en était-elle allée&|160;?… Qui l’avaitenlevée&|160;? Car, bien sûr, elle avait été enlevée… Nulle réponseà cela. C’était à rendre folle une petite ville de fureur, et,positivement, V… le devint. Que de motifs pour être encolère&|160;! D’abord, ce qu’on ne savait pas, on le perdait. Puis,on perdait l’esprit sur le compte d’une jeune fille qu’on croyaitconnaître et qu’on ne connaissait pas, puisqu’on l’avait jugéeincapable de disparaître comme ça… Puis, encore, on perdait unejeune fille qu’on avait cru voir vieillir ou se marier, comme lesautres jeunes filles de la ville – internées dans cette cased’échiquier d’une ville de province, comme des chevaux dansl’entrepont d’un bâtiment. Enfin, on perdait, en perdant MlleStassin, qui n’était plus alors que cette Stassin, une salled’armes célèbre à la ronde, qui était la distinction, l’ornement etl’honneur de la ville, sa cocarde sur l’oreille, son drapeau auclocher. Ah&|160;! c’était dur, que toutes ces pertes&|160;! Et quede raisons, en une seule, pour faire passer sur la mémoire de cetteirréprochable Hauteclaire, le torrent plus ou moins fangeux detoutes les suppositions&|160;! Aussi y passèrent-elles… Exceptéquelques vieux hobereaux à l’esprit grand seigneur, qui, comme sonparrain, le comte d’Avice, l’avaient vue enfant, et qui,d’ailleurs, ne s’émeuvant pas de grand’chose, regardaient commetout simple qu’elle eût trouvé une chaussure meilleure à son piedque cette sandale de maître d’armes qu’elle y avait mise,Hauteclaire Stassin, en disparaissant, n’eut personne pour elle.Elle avait, en s’en allant, offensé l’amour-propre de tous&|160;;et même ce furent les jeunes gens qui lui gardèrent le plus rancuneet s’acharnèrent le plus contre elle, parce qu’elle n’avait disparuavec aucun d’eux.

Et ce fut longtemps leur grand grief et leur grande anxiété.Avec qui était-elle partie&|160;?… Plusieurs de ces jeunes gensallaient tous les ans vivre un mois ou deux d’hiver à Paris, etdeux ou trois d’entre eux prétendirent l’y avoir vue et reconnue, –au spectacle, – ou, aux Champs-Elysées, à cheval, – accompagnée ouseule, – mais ils n’en étaient pas bien sûrs. Ils ne pouvaientl’affirmer. C’était elle, et ce pouvait bien n’être pas elle&|160;;mais la préoccupation y était… Tous, ils ne pouvaient s’empêcher depenser à cette fille, qu’ils avaient admirée et qui, endisparaissant, avait mis en deuil cette ville d’épée dont elleétait la grande artiste, la diva spéciale, le rayon. Après que lerayon se fut éteint, c’est-à-dire, en d’autres termes, après ladisparition de cette fameuse Hauteclaire, la ville de V… tomba dansla langueur de vie et la pâleur de toutes les petites villes quin’ont pas un centre d’activité dans lequel les passions et lesgoûts convergent… L’amour des armes s’y affaiblit. Animée naguèrepar toute cette martiale jeunesse, la ville de V… devint triste.Les jeunes gens qui, quand ils habitaient leurs châteaux, venaienttous les jours ferrailler, échangèrent le fleuret pour le fusil.Ils se firent chasseurs et restèrent sur leurs terres ou dans leursbois, le comte de Savigny comme tous les autres. Il vint de moinsen moins à V… , et si je l’y rencontrai quelquefois, ce fut dans lafamille de sa femme, dont j’étais le médecin. Seulement, nesoupçonnant d’aucune façon, à cette époque, qu’il pût y avoirquelque chose entre lui et cette Hauteclaire qui avait sibrusquement disparu, je n’avais nulle raison pour lui parler decette disparition subite, sur laquelle le silence, fils des languesfatiguées, commençait de s’étendre&|160;; – et lui non plus ne meparlait jamais de Hauteclaire et des temps où nous nous étionsrencontrés chez elle, et ne se permettait de faire à ces temps-là,même de loin, la moindre allusion. »

– Je vous entends venir, avec vos petits sabots de bois, –fis-je au docteur, en me servant d’une expression du pays dont ilme parlait, et qui est le mien. – C’était lui qui l’avaitenlevée&|160;!

« Eh bien&|160;! pas du tout, – dit le docteur&|160;; – c’étaitmieux que cela&|160;! Vous ne vous douteriez jamais de ce quec’était…

Outre qu’en province, surtout, un enlèvement n’est pas chosefacile au point de vue du secret, le comte de Savigny, depuis sonmariage, n’avait pas bougé de son château de Savigny.

Il y vivait, au su de tout le monde, dans l’intimité d’unmariage qui ressemblait à une lune de miel indéfiniment prolongée,– et comme tout se cite et se cote en province, on le citait et onle cotait, Savigny, comme un de ces maris qu’il faut brûler, tantils sont rares (plaisanterie de province), pour en jeter la cendresur les autres. Dieu sait combien de temps j’aurais été dupe,moi-même, de cette réputation, si, un jour, – plus d’un an après ladisparition de Hauteclaire Stassin, – je n’avais été appelé, entermes pressants, au château de Savigny, dont la châtelaine étaitmalade. Je partis immédiatement, et, dès mon arrivée, je fusintroduit auprès de la comtesse, qui était effectivement trèssouffrante d’un mal vague et compliqué, plus dangereux qu’unemaladie sévèrement caractérisée. C’était une de ces femmes devieille race, épuisée, élégante, distinguée, hautaine, et qui, dufond de leur pâleur et de leur maigreur, semblent dire : “Je suisvaincue du temps, comme ma race&|160;; je me meurs, mais je vousméprise&|160;!” et, le diable m’emporte, tout plébéien que je suis,et quoique ce soit peu philosophique, je ne puis m’empêcher detrouver cela beau. La comtesse était couchée sur un lit de repos,dans une espèce de parloir à poutrelles noires et à murs blancs,très vaste, très élevé, et orné de choses d’art ancien quifaisaient le plus grand honneur au goût des comtes de Savigny. Uneseule lampe éclairait cette grande pièce, et sa lumière, rendueplus mystérieuse par l’abat-jour vert qui la voilait, tombait surle visage de la comtesse, aux pommettes incendiées par la fièvre.Il y avait quelques jours déjà qu’elle était malade, et Savigny –pour la veiller mieux – avait fait dresser un petit lit dans leparloir, auprès du lit de sa bien-aimée moitié. C’est quand lafièvre, plus tenace que tous ses soins, avait montré un acharnementsur lequel il ne comptait pas, qu’il avait pris le parti dem’envoyer chercher. Il était là, le dos au feu, debout, l’airsombre et inquiet, à me faire croire qu’il aimait passionnément safemme et qu’il la croyait en danger. Mais l’inquiétude dont sonfront était chargé n’était pas pour elle, mais pour une autre, queje ne soupçonnais pas au château de Savigny, et dont la vuem’étonna jusqu’à l’éblouissement. C’était Hauteclaire&|160;! »

– Diable&|160;! voilà qui est osé&|160;! – dis-je audocteur.

« Si osé, – reprit-il, – que je crus rêver en la voyant&|160;!La comtesse avait prié son mari de sonner sa femme de chambre, àqui elle avait demandé avant mon arrivée une potion que je venaisprécisément de lui conseiller&|160;; et, quelques secondes après,la porte s’était ouverte :

– Eulalie, et ma potion&|160;? – dit, d’un ton bref, la comtesseimpatiente.

– La voici, Madame&|160;! – fit une voix que je crusreconnaître, et qui n’eut pas plutôt frappé mon oreille que je visémerger de l’ombre qui noyait le pourtour profond du parloir, ets’avancer au bord du cercle lumineux tracé par la lampe autour dulit, Hauteclaire Stassin&|160;; – oui, Hauteclaire elle-même&|160;!– tenant, dans ses belles mains, un plateau d’argent sur lequelfumait le bol demandé par la comtesse. C’était à couper larespiration qu’une telle vue&|160;! Eulalie&|160;!… Heureusement,ce nom d’Eulalie prononcé si naturellement me dit tout, et futcomme le coup d’un marteau de glace qui me fit rentrer dans unsang-froid que j’allais perdre, et dans mon attitude passive demédecin et d’observateur. Hauteclaire, devenue Eulalie, et la femmede chambre de la comtesse de Savigny&|160;!… Son déguisement – sitant est qu’une femme pareille pût se déguiser – était complet.Elle portait le costume des grisettes de la ville de V… , et leurcoiffe qui ressemble à un casque, et leurs longs tirebouchons decheveux tombant le long des joues, – ces espèces de tirebouchonsque les prédicateurs appelaient, dans ce temps-là, des serpents,pour en dégoûter les jolies filles, sans avoir jamais pu yparvenir. – Et elle était là-dessous d’une beauté pleine deréserve, et d’une noblesse d’yeux baissés, qui prouvait qu’ellesfont bien tout ce qu’elles veulent de leurs satanés corps, cescouleuvres de femelles, quand elles ont le plus petit intérêt àcela… M’étant rattrapé du reste, et sûr de moi-même comme un hommequi venait de se mordre la langue pour ne pas laisser échapper uncri de surprise, j’eus cependant la petite faiblesse de vouloir luimontrer, à cette fille audacieuse, que je la reconnaissais&|160;;et, pendant que la comtesse buvait sa potion, le front dans sonbol, je lui plantai, à elle, mes deux yeux dans ses yeux, comme sij’y avais enfoncé deux pattefiches&|160;; mais ses yeux – de biche,pour la douceur, ce soir-là – furent plus fermes que ceux de lapanthère, qu’elle vient, il n’y a qu’un moment, de faire baisser.Elle ne sourcilla pas. Un petit tremblement, presque imperceptible,avait seulement passé dans les mains qui tenaient le plateau. Lacomtesse buvait très lentement, et quand elle eut fini :

– C’est bien, – dit-elle. – Remportez cela.

Et Hauteclaire-Eulalie se retourna, avec cette tournure quej’aurais reconnue entre les vingt mille tournures des fillesd’Assuérus, et elle remporta le plateau. J’avoue que je demeurai uninstant sans regarder le comte de Savigny, car je sentais ce quemon regard pouvait être pour lui dans un pareil moment&|160;; maisquand je m’y risquai, je trouvai le sien fortement attaché sur moi,et qui passait alors de la plus horrible anxiété à l’expression dela délivrance. Il venait de voir que j’avais vu, mais il voyaitaussi que je ne voulais rien voir de ce que j’avais vu, et ilrespirait. Il était sûr d’une impénétrable discrétion, qu’ilexpliquait probablement (mais cela m’était bien égal&|160;!) parl’intérêt du médecin qui ne se souciait pas de perdre un clientcomme lui, tandis qu’il n’y avait là que l’intérêt del’observateur, qui ne voulait pas qu’on lui fermât la porte d’unemaison où il y avait, à l’insu de toute la terre, de pareilleschoses à observer.

Et je m’en revins, le doigt sur ma bouche, bien résolu de nesouffler mot à personne de ce dont personne dans le pays ne sedoutait. Ah&|160;! les plaisirs de l’observateur&|160;! cesplaisirs impersonnels et solitaires de l’observateur, que j’aitoujours mis au-dessus de tous les autres, j’allais pouvoir me lesdonner en plein, dans ce coin de campagne, en ce vieux châteauisolé, où, comme médecin, je pouvais venir quand il me plairait… –Heureux d’être délivré d’une inquiétude, Savigny m’avait dit :“Jusqu’à nouvel ordre, docteur, venez tous les jours.” Je pourraisdonc étudier, avec autant d’intérêt et de suite qu’une maladie, lemystère d’une situation qui, racontée à n’importe qui, auraitsemblé impossible… Et comme déjà, dès le premier jour que jel’entrevis, ce mystère excita en moi la faculté ratiocinante, quiest le bâton d’aveugle du savant et surtout du médecin, dans lacuriosité acharnée de leurs recherches, je commençai immédiatementde raisonner cette situation pour l’éclairer… Depuis combien detemps existait-elle&|160;?… Datait-elle de la disparition deHauteclaire&|160;?… Y avait-il déjà plus d’un an que la chosedurait et que Hauteclaire Stassin était femme de chambre chez lacomtesse de Savigny&|160;? Comment, excepté moi, qu’il avait bienfallu faire venir, personne n’avait-il vu ce que j’avais vu, moi,si aisément et si vite&|160;?… Toutes questions qui montèrent àcheval et s’en vinrent en croupe à V… avec moi, accompagnées debien d’autres qui se levèrent et que je ramassai sur ma route. Lecomte et la comtesse de Savigny, qui passaient pour s’adorer,vivaient, il est vrai, assez retirés de toute espèce de monde.Mais, enfin, une visite pouvait, de temps en temps, tomber auchâteau. Il est vrai encore que si c’était une visite d’hommes,Hauteclaire pouvait ne pas paraître. Et si c’était une visite defemmes, ces femmes de V… , pour la plupart, ne l’avaient jamaisassez bien vue pour la reconnaître, cette fille bloquée, pendantdes années, par ses leçons, au fond d’une salle d’armes, et qui,aperçue de loin, à cheval ou à l’église, portait des voiles qu’elleépaississait à dessein, – car Hauteclaire (je vous l’ai dit) avaittoujours eu cette fierté des êtres très fiers, que trop decuriosité offense, et qui se cachent d’autant plus qu’ils sesentent la cible de plus de regards. Quant aux gens de M. deSavigny, avec lesquels elle était bien obligée de vivre, s’ilsétaient de V… ils ne la connaissaient pas, et peut-être n’enétaient-ils point… Et c’est ainsi que je répondais, tout entrottant, à ces premières questions, qui, au bout d’un certaintemps et d’un certain chemin, rencontraient leurs réponses, etqu’avant d’être descendu de la selle, j’avais déjà construit toutun édifice de suppositions, plus ou moins plausibles, pourexpliquer ce qui, à un autre qu’un raisonneur comme moi, aurait étéinexplicable. La seule chose peut-être que je n’expliquais pas sibien, c’est que l’éclatante beauté de Hauteclaire n’eût pas été unobstacle à son entrée dans le service de la comtesse de Savigny,qui aimait son mari et qui devait en être jalouse. Mais, outre queles patriciennes de V… , aussi fières pour le moins que les femmesdes paladins de Charlemagne, ne supposaient pas (graveerreur&|160;; mais elles n’avaient pas lu le Mariage deFigaro&|160;!) que la plus belle fille de chambre fût plus pourleurs maris que le plus beau laquais n’était pour elles, je finispar me dire, en quittant l’étrier, que la comtesse de Savigny avaitses raisons pour se croire aimée, et qu’après tout ce sacripant deSavigny était bien de taille, si le doute la prenait, à ajouter àces raisons-là. »

– Hum&|160;! – fis-je sceptiquement au docteur, que je ne pusm’empêcher d’interrompre, – tout cela est bel et bon, mon cherdocteur, mais n’ôtait pas à la situation son imprudence.

« Certes, non&|160;! – répondit-il&|160;; – mais, si c’étaitl’imprudence même qui fît la situation&|160;? – ajouta ce grandconnaisseur en nature humaine. – Il est des passions quel’imprudence allume, et qui, sans le danger qu’elles provoquent,n’existeraient pas. Au XVIe siècle, qui fut un siècle aussipassionné que peut l’être une époque, la plus magnifique caused’amour fut le danger même de l’amour. En sortant des bras d’unemaîtresse, on risquait d’être poignardé&|160;; ou le mari vousempoisonnait dans le manchon de sa femme, baisé par vous et surlequel vous aviez fait toutes les bêtises d’usage&|160;; et, bienloin d’épouvanter l’amour, ce danger incessant l’agaçait,l’allumait et le rendait irrésistible&|160;! Dans nos plates mœursmodernes, où la loi a remplacé la passion, il est évident quel’article du Code qui s’applique au mari coupable d’avoir, – commeelle dit grossièrement, la loi, – introduit “la concubine dans ledomicile conjugal”, est un danger assez ignoble&|160;; mais pourles âmes nobles, ce danger, de cela seul qu’il est ignoble,. estd’autant plus grand&|160;; et Savigny, en s’y exposant, y trouvaitpeut-être la seule anxieuse volupté qui enivre vraiment les âmesfortes.

Le lendemain, vous pouvez le croire, – continua le docteurTorty, – j’étais au château de bonne heure&|160;; mais ni ce jour,ni les suivants, je n’y vis rien qui ne fût le train de toutes lesmaisons où tout est normal et régulier. Ni du côté de la malade, nidu côté du comte, ni même du côté de la fausse Eulalie, qui faisaitnaturellement son service comme si elle avait été exclusivementélevée pour cela, je ne remarquai quoi que ce soit qui pût merenseigner sur le secret que j’avais surpris. Ce qu’il y avait decertain, c’est que le comte de Savigny et Hauteclaire Stassinjouaient la plus effroyablement impudente des comédies avec lasimplicité d’acteurs consommés, et qu’ils s’entendaient pour lajouer. Mais ce qui n’était pas si certain, et ce que je voulaissavoir d’abord, c’est si la comtesse était réellement leur dupe, etsi, au cas où elle l’était, il serait possible qu’elle le fûtlongtemps. C’est donc sur la comtesse que je concentrai monattention. J’eus d’autant moins de peine à la pénétrer qu’elleétait ma malade, et, par le fait de sa maladie, le point de mire demes observations. C’était, comme je vous l’ai dit, une vraie femmede V… , qui ne savait rien de rien que ceci : c’est qu’elle étaitnoble, et qu’en dehors de la noblesse, le monde n’était pas digned’un regard… Le sentiment de leur noblesse est la seule passion desfemmes de V… dans la haute classe, – dans toutes les classes, fortpassionnées. Mlle Delphine de Cantor, élevée aux Bénédictines où,sans nulle vocation religieuse, elle s’était horriblement ennuyée,en était sortie pour s’ennuyer dans sa famille, jusqu’au moment oùelle épousa le comte de Savigny, qu’elle aima, ou crut aimer, avecla facilité des jeunes filles ennuyées à aimer le premier venuqu’on leur présente. C’était une femme blanche, molle de tissus,mais dure d’os, au teint de lait dans lequel eût surnagé du son,car les petites taches de rousseur dont il était semé étaientcertainement plus foncées que ses cheveux, d’un roux très doux.Quand elle me tendit son bras pâle, veiné comme une nacre bleuâtre,un poignet fin et de race, où le pouls à l’état normal battaitlanguissamment, elle me fit l’effet d’être mise au monde et crééepour être victime… pour être broyée sous les pieds de cette fièreHauteclaire, qui s’était courbée devant elle jusqu’au rôle deservante. Seulement, cette idée, qui naissait d’abord en laregardant, était contrariée par un menton qui se relevait, àl’extrémité de ce mince visage, un menton de Fulvie sur lesmédailles romaines, égaré au bas de ce minois chiffonné, et aussipar un front obstinément bombé, sous ces cheveux sans rutilance.Tout cela finissait par embarrasser le jugement. Pour les pieds deHauteclaire, c’était peut-être de là que viendraitl’obstacle&|160;; – étant impossible qu’une situation comme celleque j’entrevoyais dans cette maison, – de présent, tranquille, –n’aboutît pas à quelque éclat affreux… En vue de cet éclat futur,je me mis donc à ausculter doublement cette petite femme, qui nepouvait pas rester lettre close pour son médecin bien longtemps.Qui confesse le corps tient vite le cœur. S’il y avait des causesmorales ou immorales à la souffrance actuelle de la comtesse, elleaurait beau se rouler en boule avec moi, et rentrer en elle sesimpressions et ses pensées, il faudrait bien qu’elle les allongeât.Voilà ce que je me disais&|160;; mais, vous pouvez vous fier à moi,je la tournai et la retournai vainement avec ma serre de médecin.Il me fut évident, au bout de quelques jours, qu’elle n’avait pasle moindre soupçon de la complicité de son mari et de Hauteclairedans le crime domestique dont sa maison était le silencieux etdiscret théâtre… Etait-ce, de sa part, défaut de sagacité&|160;?mutisme de sentiments jaloux&|160;? Qu’était-ce&|160;?… Elle avaitune réserve un peu hautaine avec tout le monde, excepté avec sonmari. Avec cette fausse Eulalie qui la servait, elle étaitimpérieuse, mais douce. Cela peut sembler contradictoire. Cela nel’est point. Cela n’est que vrai. Elle avait le commandement bref,mais qui n’élève jamais la voix, d’une femme faite pour être obéieet qui est sûre de l’être… Elle l’était admirablement. Eulalie,cette effrayante Eulalie, insinuée, glissée chez elle, je ne savaiscomment, l’enveloppait de ces soins qui s’arrêtent juste à tempsavant d’être une fatigue pour qui les reçoit, et montrait dans lesdétails de son service une souplesse et une entente du caractère desa maîtresse qui tenait autant du génie de la volonté que du géniede l’intelligence… Je finis même par parler à la comtesse de cetteEulalie, que je voyais si naturellement circuler autour d’ellependant mes visites, et qui me donnait le froid dans le dos quedonnerait un serpent qu’on verrait se dérouler et s’étendre, sansfaire le moindre bruit, en s’approchant du lit d’une femmeendormie… Un soir que la comtesse lui demanda d’aller chercher jene sais plus quoi, je pris occasion de sa sortie et de la rapidité,à pas légers, avec laquelle elle l’exécuta, pour risquer un mot quifit peut-être jour :

– Quels pas de velours&|160;! dis-je, en la regardant sortir.Vous avez là, madame la comtesse, une femme de chambre d’un bienagréable service, à ce que je crois. Me permettez-vous de vousdemander où vous l’avez prise&|160;? Est-ce qu’elle est de V… , parhasard, cette fille-là&|160;?

– Oui, elle me sert fort bien, répondit indifféremment lacomtesse, qui se regardait alors dans un petit miroir à main,encadré dans du velours vert et entouré de plumes de paon, avec cetair impertinent qu’on a toujours quand on s’occupe de tout autrechose que de ce qu’on vous dit. J’en suis on ne peut plus contente.Elle n’est pas de V… &|160;; mais vous dire d’où elle est, je n’ensais plus rien. Demandez à M. de Savigny, si vous tenez à lesavoir, docteur, car c’est lui qui me l’a amenée quelque temps.après notre mariage. Elle avait servi, me dit-il en me laprésentant, chez une vieille cousine à lui, qui venait de mourir,et elle était restée sans place. Je l’ai prise de confiance, etj’ai bien fait. C’est une perfection de femme de chambre. Je necrois pas qu’elle ait un défaut.

– Moi, je lui en connais un, madame la comtesse, – dis-je enaffectant la gravité.

– Ah&|160;! et lequel&|160;? – fit-elle languissamment, avec ledésintérêt de ce qu’elle disait, et en regardant toujours dans sapetite glace, où elle étudiait attentivement ses lèvres pâles.

– Elle est trop belle, – dis-je&|160;; – elle est réellementtrop belle pour une femme de chambre. Un de ces jours, on vousl’enlèvera.

– Vous croyez&|160;? – fit-elle, toujours se regardant, ettoujours distraite de ce que je disais.

– Et ce sera, peut-être, un homme comme il faut et de votremonde qui s’en amourachera, madame la comtesse&|160;! Elle estassez belle pour tourner la tête à un duc.

Je prenais la mesure de mes paroles tout en les prononçant.C’était là un coup de sonde&|160;; mais si je ne rencontrais rien,je ne pouvais pas en donner un de plus.

– Il n’y a pas de duc à V… , – répondit la comtesse, dont lefront resta aussi poli que la glace qu’elle tenait à la main. Et,d’ailleurs, toutes ces filles-là, docteur, ajouta-t-elle en lissantun de ses sourcils, quand elles veulent partir, ce n’est pasl’affection que vous avez pour elles qui les en empêche. Eulalie ale service charmant, mais elle abuserait comme les autres del’affection que l’on aurait pour elle, et je me garde bien de m’yattacher.

Et il ne fut plus question d’Eulalie ce jour-là. La comtesseétait absolument abusée. Qui ne l’aurait été, du reste&|160;?Moi-même, – qui de prime-abord l’avais reconnue, cette Hauteclairevue tant de fois, à une simple longueur d’épée, dans la salled’armes de son père, – il y avait des moments où j’étais tenté decroire à Eulalie. Savigny avait beaucoup moins qu’elle, lui quiaurait dû l’avoir davantage, la liberté, l’aisance, le naturel dansle mensonge&|160;; mais elle&|160;! ah&|160;! elle s’y mouvait etelle y vivait comme le plus flexible des poissons vit et se meutdans l’eau. Il fallait, certes, qu’elle l’aimât, et l’aimâtétrangement, pour faire ce qu’elle faisait, pour avoir tout plantélà d’une existence exceptionnelle, qui pouvait flatter sa vanité enfixant sur elle les regards d’une petite ville, – pour ellel’univers, – où plus tard elle pouvait trouver, parmi les jeunesgens, ses admirateurs et ses adorateurs, quelqu’un qui l’épouseraitpar amour et la ferait entrer dans cette société plus élevée, dontelle ne connaissait que les hommes, Lui, l’aimant, jouaitcertainement moins gros jeu qu’elle. Il avait, en dévoûment, laposition inférieure. Sa fierté d’homme devait souffrir de nepouvoir épargner à sa maîtresse l’indignité d’une situationhumiliante. Il y avait même, dans tout cela, une inconséquence avecle caractère impétueux qu’on attribuait à Savigny. S’il aimaitHauteclaire au point de lui sacrifier sa jeune femme, il aurait pul’enlever et aller vivre avec elle en Italie, – cela se faisaitdéjà très bien en ce temps-là&|160;! – sans passer par lesabominations d’un concubinage honteux et caché. Etait-ce donc luiqui aimait le moins&|160;?… Se laissait-il plutôt aimer parHauteclaire, plus aimer par elle qu’il ne l’aimait&|160;?… Etait-ceelle qui, d’elle-même, était venue le forcer jusque dans les gardesdu domicile conjugal&|160;? Et lui, trouvant la chose audacieuse etpiquante, laissait-il faire cette Putiphar d’une espèce nouvelle,qui, à toute heure, lui avivait la tentation&|160;?… Ce que jevoyais ne me renseignait pas beaucoup sur Savigny et Hauteclaire…Complices – ils l’étaient bien, parbleu&|160;! – dans un adultèrequelconque&|160;; mais les sentiments qu’il y avait au fond de cetadultère, quels étaient-ils&|160;?… Quelle était la situationrespective de ces deux êtres l’un vis-à-vis de l’autre&|160;?…Cette inconnue de mon algèbre, je tenais à la dégager. Savignyétait irréprochable pour sa femme&|160;; mais lorsqueHauteclaire-Eulalie était là, il avait, pour moi qui l’ajustais ducoin de l’œil, des précautions qui attestaient un esprit bien peutranquille. Quand, dans le tous-les-jours de la vie, il demandaitun livre, un journal, un objet quelconque à la femme de chambre desa femme, il avait des manières de prendre cet objet qui eussenttout révélé à une autre femme que cette petite pensionnaire, élevéeaux Bénédictines, et qu’il avait épousée… On voyait que sa mainavait peur de rencontrer celle de Hauteclaire, comme si, latouchant par hasard, il lui eût été impossible de ne pas laprendre. Hauteclaire n’avait point de ces embarras&|160;; de cesprécautions épouvantées… Tentatrice comme elles le sont toutes, quitenteraient Dieu dans son ciel, s’il y en avait un, et le Diabledans son enfer, elle semblait vouloir agacer, tout ensemble, et ledésir et le danger. Je la vis une ou deux fois, – le jour où mavisite tombait pendant le dîner, que Savigny faisait pieusementauprès du lit de sa femme. C’était elle qui servait, les autresdomestiques n’entrant point dans l’appartement de la comtesse. Pourmettre les plats sur la table, il fallait se pencher un peupar-dessus l’épaule de Savigny, et je la surpris qui, en les ymettant, frottait des pointes de son corsage la nuque et lesoreilles du comte, qui devenait tout pâle… et qui regardait si safemme ne le regardait pas. Ma foi&|160;! j’étais jeune encore dansce temps, et le tapage des molécules dans l’organisation, qu’onappelle la violence des sensations, me semblait la seule chose quivalût la peine de vivre. Aussi m’imaginais-je qu’il devait y avoirde fameuses jouissances dans ce concubinage caché avec une fausseservante, sous les yeux affrontés d’une femme qui pouvait toutdeviner. Oui, le concubinage dans la maison conjugale, comme dit cevieux Prudhomme de Code, c’est à ce moment-là que je lecompris&|160;!

Mais excepté les pâleurs et les transes réprimées de Savigny, jene voyais rien du roman qu’ils faisaient entre eux, en attendant ledrame et la catastrophe… selon moi inévitables. Où en étaient-ilstous les deux&|160;? C’était là le secret de leur roman, que jevoulais arracher. Cela me prenait la pensée comme la griffe desphinx d’un problème, et cela devint si fort que, de l’observation,je tombai dans l’espionnage, qui n’est que de l’observation à toutprix. Hé&|160;! hé&|160;! un goût vif, bientôt nous déprave… Poursavoir ce que j’ignorais, je me permis bien de petites bassesses,très indignes de moi, et que je jugeais telles, et que je me permisnéanmoins. Ah&|160;! l’habitude de la sonde, mon cher&|160;! Je lajetais partout. Lorsque, dans mes visites au château, je mettaismon cheval à l’écurie, je faisais jaser les domestiques sur lesmaîtres, sans avoir l’air d’y toucher. Je mouchardais (oh&|160;! jene m’épargne pas le mot) pour le compte de ma propre curiosité.Mais les domestiques étaient tout aussi trompés que la comtesse.Ils prenaient Hauteclaire de très bonne foi pour une des leurs, etj’en aurais été pour mes frais de curiosité sans un hasard qui,comme toujours, en fit plus, en une fois, que toutes mescombinaisons, et m’en apprit plus que tous mes espionnages.

Il y avait plus de deux mois que j’allais voir la comtesse, dontla santé ne s’améliorait pas et présentait de plus en plus lessymptômes de cette débilitation si commune maintenant, et que lesmédecins de ce temps énervé ont appelée du nom d’anémie. Savigny etHauteclaire continuaient de jouer, avec la même perfection, la trèsdifficile comédie que mon arrivée et ma présence en ce châteaun’avaient pas déconcertée. Néanmoins, on eût dit qu’il y avait unpeu de fatigue dans les acteurs. Serlon avait maigri, et j’avaisentendu dire à V… : “Quel bon mari que ce M. de Savigny&|160;! Ilest déjà tout changé de la maladie de sa femme. Quelle belle chosedonc que de s’aimer&|160;!” Hauteclaire, à la beauté immobile,avait les yeux battus, pas battus comme on les a quand ils ontpleuré, car ces yeux-là n’ont peut-être jamais pleuré de leurvie&|160;; mais ils l’étaient comme quand on a beaucoup veillé, etn’en brillaient que plus ardents, du fond de leur cercle violâtre.Cette maigreur de Savigny, du reste, et ces yeux cernés deHauteclaire, pouvaient venir d’autre chose que de la viecompressive qu’ils s’étaient imposée. Ils pouvaient venir de tantde choses, dans ce milieu souterrainement volcanisé&|160;! J’enétais à regarder ces marques trahissantes à leurs visages,m’interrogeant tout bas et ne sachant trop que me répondre, quandun jour, étant allé faire ma tournée de médecin dans les alentours,je revins le soir par Savigny. Mon intention était d’entrer auchâteau, comme à l’ordinaire&|160;; mais un accouchement trèslaborieux d’une femme de la campagne m’avait retenu fort tard, et,quand je passai par le château, l’heure était beaucoup trop avancéepour que j’y pusse entrer. Je ne savais pas même l’heure qu’ilétait. Ma montre de chasse s’était arrêtée. Mais la lune, qui avaitcommencé de descendre de l’autre côté de sa courbe dans le ciel,marquait, à ce vaste cadran bleu, un peu plus de minuit, ettouchait presque, de la pointe inférieure de son croissant, de lapointe inférieure de son croissant, la pointe des hauts sapins deSavigny, derrière lesquels elle allait disparaître…

–&|160;… Êtes-vous allé parfois à Savigny&|160;? – fit ledocteur, en s’interrompant tout à coup et en se tournant vers moi.– Oui, – reprit-il, à mon signe de tête. – Eh bien&|160;! voussavez qu’on est obligé d’entrer dans ce bois de sapins et de passerle long des murs du château, qu’il faut doubler comme un cap, pourprendre la route qui mène directement à V… Tout à coup, dansl’épaisseur de ce bois noir où je ne voyais goutte de lumière nin’entendais goutte de bruit, voilà qu’il m’en arriva un à l’oreilleque je pris pour celui d’un battoir, – le battoir de quelque pauvrefemme, occupée le jour aux champs, et qui profitait du clair delune pour laver son linge à quelque lavoir ou à quelque fossé… Cene fut qu’en avançant vers le château, qu’à ce claquement régulierse mêla un autre bruit qui m’éclaira sur la nature du premier.C’était un cliquetis d’épées qui se croisent, et se frottent, ets’agacent. Vous savez comme on entend tout dans le silence et l’airfin des nuits, comme les moindres bruits y prennent des précisionsde distinctibilité singulière&|160;! J’entendais, à ne pouvoir m’yméprendre, le froissement animé du fer. Une idée me passa dansl’esprit&|160;; mais, quand je débouchai du bois de sapins duchâteau, blêmi par la lune, et dont une fenêtre était ouverte :

– Tiens&|160;! – fis-je, admirant la force des goûts et deshabitudes, – voilà donc toujours leur manière de fairel’amour&|160;!

Il était évident que c’était Serlon et Hauteclaire qui faisaientdes armes à cette heure. On entendait les épées comme si on lesavait vues. Ce que j’avais pris pour le bruit des battoirsc’étaient les appels du pied des tireurs. La fenêtre ouvertel’était dans le pavillon le plus éloigné, des quatre pavillons, decelui où se trouvait la chambre de la comtesse. Le château endormi,morne et blanc sous la lune, était comme une chose morte… Partoutailleurs que dans ce pavillon, choisi à dessein, et dont laporte-fenêtre, ornée d’un balcon, donnait sous des persiennes àmoitié fermées, tout était silence et obscurité&|160;; mais c’étaitde ces persiennes, à moitié fermées et zébrées de lumière sur lebalcon, que venait ce double bruit des appels du pied et dugrincement des fleurets. Il était si clair, il arrivait si net àl’oreille, que je préjugeai avec raison, comme vous allez voir,qu’ayant très chaud (on était en juillet), ils avaient ouvert laporte du balcon sous les persiennes. J’avais arrêté mon cheval surle bord du bois, écoutant leur engagement qui paraissait très vif,intéressé par cet assaut d’armes entre amants qui s’étaient aimésles armes à la main et qui continuaient de s’aimer ainsi, quand, aubout d’un certain temps, le cliquetis des fleurets et le claquementdes appels du pied cessèrent. Les persiennes de la porte vitrée dubalcon furent poussées et s’ouvrirent, et je n’eus que le temps,pour ne pas être aperçu dans cette nuit claire, de faire reculermon cheval dans l’ombre du bois de sapins. Serlon et Hauteclairevinrent s’accouder sur la rampe en fer du balcon. Je les discernaisà merveille. La lune tomba derrière le petit bois, mais la lumièred’un candélabre, que je voyais derrière eux dans l’appartement,mettait en relief leur double silhouette. Hauteclaire était vêtue,si cela s’appelle vêtue, comme je l’avais vue tant de fois, donnantses leçons à V… , lacée dans ce gilet d’armes de peau de chamoisqui lui faisait comme une cuirasse, et les jambes moulées par ceschausses en soie qui en prenaient si juste le contour musclé.Savigny portait à peu près le même costume. Sveltes et robustestous deux, ils apparaissaient sur le fond lumineux, qui lesencadrait, comme deux belles statues de la Jeunesse et de la Force.Vous venez tout à l’heure d’admirer dans ce jardin l’orgueilleusebeauté de l’un et de l’autre, que les années n’ont pas détruiteencore. Eh bien&|160;! aidez-vous de cela pour vous faire une idéede la magnificence du couple que j’apercevais alors, à ce balcon,dans ces vêtements serrés qui ressemblaient à une nudité. Ilsparlaient, appuyés à la rampe, mais trop bas pour que j’entendisseleurs paroles&|160;; mais les attitudes de leurs corps les disaientpour eux. Il y eut un moment où Savigny laissa tomber passionnémentson bras autour de cette taille d’amazone qui semblait faite pourtoutes les résistances et qui n’en fit pas… Et, la fièreHauteclaire se suspendant presque en même temps au cou de Serlon,ils formèrent, à eux deux, ce fameux et voluptueux groupe de Canovaqui est dans toutes les mémoires, et ils restèrent ainsi sculptésbouche à bouche le temps, ma foi, de boire, sans s’interrompre etsans reprendre, au moins une bouteille de baisers&|160;! Cela durabien soixante pulsations comptées à ce pouls qui allait plus vitequ’à présent, et que ce spectacle fit aller plus vite encore…

Oh&|160;! oh&|160;! – fis-je, quand je débusquai de mon bois etqu’ils furent rentrés, toujours enlacés l’un à l’autre, dansl’appartement dont ils abaissèrent les rideaux, de grands rideauxsombres. – Il faudra bien qu’un de ces matins ils se confient àmoi. Ce n’est pas seulement eux qu’ils auront à cacher. – En voyantces caresses et cette intimité qui me révélaient tout, j’en tirais,en médecin, les conséquences. Mais leur ardeur devait tromper mesprévisions. Vous savez comme moi que les êtres qui s’aiment trop(le cynique docteur dit un autre mot) ne font pas d’enfants. Lelendemain matin, j’allai à Savigny. Je trouvai Hauteclaireredevenue Eulalie, assise dans l’embrasure d’une des fenêtres dulong corridor qui aboutissait à la chambre de sa maîtresse, unemasse de linge et de chiffons sur une chaise devant elle, occupée àcoudre et à tailler là-dedans, elle, la tireuse d’épée de lanuit&|160;! S’en douterait-on&|160;? pensai-je, en l’apercevantavec son tablier blanc et ces formes que j’avais vues, comme sielles avaient été nues, dans le cadre éclairé du balcon, noyéesalors dans les plis d’une jupe qui ne pouvait pas les engloutir… Jepassai, mais sans lui parler, car je ne lui parlais que le moinspossible, ne voulant pas avoir avec elle l’air de savoir ce que jesavais et ce qui aurait peut-être filtré à travers ma voix ou monregard. Je me sentais bien moins comédien qu’elle, et je mecraignais… D’ordinaire, lorsque je passais le long de ce corridoroù elle travaillait toujours, quand elle n’était pas de serviceauprès de la comtesse, elle m’entendait si bien venir, elle étaitsi sûre que c’était moi, qu’elle ne relevait jamais la tête. Ellerestait inclinée sous son casque de batiste empesée, ou sous cetteautre coiffe normande qu’elle portait aussi à certains jours, etqui ressemble au hennin d’Isabeau de Bavière, les yeux sur sontravail et les joues voilées par ces longs tire-bouchons d’un noirbleu qui pendaient sur leur ovale pâle, n’offrant à ma vue que lacourbe d’une nuque estompée par d’épais frisons, qui s’y tordaientcomme les désirs qu’ils faisaient naître. Chez Hauteclaire, c’estsurtout l’animal qui est superbe. Nulle femme plus qu’elle n’eutpeut-être ce genre de beauté-là… Les hommes, qui, entre eux, sedisent tout, l’avaient bien souvent remarquée. A V… , quand elle ydonnait des leçons d’armes, les hommes l’appelaient entre eux :Mademoiselle Esaü… Le Diable apprend aux femmes ce qu’elles sont,ou plutôt elles l’apprendraient au Diable, s’il pouvait l’ignorer…Hauteclaire, si peu coquette pourtant, avait en écoutant, quand onlui parlait, des façons de prendre et d’enrouler autour de sesdoigts les longs cheveux frisés et tassés à cette place du cou, cesrebelles au peigne qui avait lissé le chignon, et dont un seulsuffit pour troubler l’âme, nous dit la Bible. Elle savait bien lesidées que ce jeu faisait naître&|160;! Mais à présent, depuisqu’elle était femme de chambre, je ne l’avais pas vue, une seulefois, se permettre ce geste de la puissance jouant avec la flamme,même en regardant Savigny.

Mon cher, ma parenthèse est longue&|160;; mais tout ce qui vousfera bien connaître ce qu’était Hauteclaire Stassin importe à monhistoire… Ce jour-là, elle fut bien obligée de se déranger et devenir me montrer son visage, car la comtesse la sonna et luicommanda de me donner de l’encre et du papier dont j’avais besoinpour une ordonnance, et elle vint. Elle vint, le dé d’acier audoigt, qu’elle ne prit pas le temps d’ôter, ayant piqué l’aiguilleenfilée sur sa provocante poitrine, où elle en avait piqué unemasse d’autres pressées les unes contre les autres etl’embellissant de leur acier. Même l’acier des aiguilles allaitbien à cette diablesse de fille, faite pour l’acier, et qui, auMoyen Age, aurait porté la cuirasse. Elle se tint debout devant moipendant que j’écrivais, m’offrant l’écritoire avec ce noble etmoelleux mouvement dans les avant-bras que l’habitude de faire desarmes lui avait donné plus qu’à personne. Quand j’eus fini, jelevai les yeux et je la regardai, pour ne rien affecter, et je luitrouvai le visage fatigué de sa nuit. Savigny, qui n’était pas làquand j’étais arrivé, entra tout à coup. Il était bien plus fatiguéqu’elle… Il me parla de l’état de la comtesse, qui ne guérissaitpas. Il m’en parla comme un homme impatienté qu’elle ne guérit pas.Il avait le ton amer, violent, contracté de l’homme impatienté. Ilallait et venait en parlant. Je le regardais froidement, trouvantla chose trop forte pour le coup, et ce ton napoléonien avec moi unpeu inconvenant. “Mais si je guérissais ta femme, – pensai-jeinsolemment, – tu ne ferais pas des armes et l’amour toute la nuitavec ta maîtresse.” J’aurais pu le rappeler au sentiment de laréalité et de la politesse qu’il oubliait, lui planter sous le nez,si cela m’avait plu, les sels anglais d’une bonne réponse. Je mecontentai de le regarder. Il devenait plus intéressant pour moi quejamais, car il m’était évident qu’il jouait plus que jamais lacomédie. »

Et le docteur s’arrêta de nouveau. Il plongea son large pouce etson index dans sa boîte d’argent guilloché et aspira une prise demacoubac, comme il avait l’habitude d’appeler pompeusement sontabac. Il me parut si intéressant à son tour, que je ne lui fisaucune observation et qu’il reprit, après avoir absorbé sa prise etpassé son doigt crochu sur la courbure de son avide nez en bec decorbin :

« Oh&|160;! pour impatienté, il l’était réellement&|160;; maisce n’était point parce que sa femme ne guérissait pas, cette femmeà laquelle il était si déterminément infidèle&|160;! Quediable&|160;! lui qui concubinait avec une servante dans sa propremaison, ne pouvait guère s’encolérer parce que sa femme neguérissait pas&|160;! Est-ce que, elle guérie, l’adultère n’eût pasété plus difficile&|160;? Mais c’était vrai, pourtant, que latraînerie de ce mal sans bout le lassait, lui portait sur lesnerfs. Avait-il pensé que ce serait moins long&|160;? Et, depuis,lorsque j’y ai songé, si l’idée d’en finir vint à lui ou à elle, ouà tous les deux, puisque la maladie ou le médecin n’en finissaitpas, c’est peut-être de ce moment-là… »

– Quoi&|160;! docteur, ils auraient donc&|160;?…

Je n’achevai pas, tant cela me coupait la parole, l’idée qu’ilme donnait&|160;!

Il baissa la tête en me regardant, aussi tragique que la statuedu Commandeur, quand elle accepte de souper.

« Oui&|160;! – souffla-t-il lentement, d’une voix basse,répondant à ma pensée : – Au moins, à quelques jours de là, tout lepays apprit avec terreur que la comtesse était morte empoisonnée…»

– Empoisonnée&|160;! m’écriai-je.

«&|160;… Par sa femme de chambre, Eulalie, qui avait pris unefiole l’une pour l’autre et qui, disait-on, avait fait avaler à samaîtresse une bouteille d’encre double, au lieu d’une médecine quej’avais prescrite. C’était possible, après tout, qu’une pareilleméprise. Mais je savais, moi, qu’Eulalie, c’étaitHauteclaire&|160;! Mais je les avais vus, tous deux, faire legroupe de Canova, au balcon&|160;! Le monde n’avait pas vu ce quej’avais vu. Le monde n’eut d’abord que l’impression d’un accidentterrible. Mais quand, deux ans après cette catastrophe, on appritque le comte Serlon de Savigny épousait publiquement la fille àStassin, – car il fallut bien déclencher qui elle était, la fausseEulalie, – et qu’il allait la coucher dans les draps chauds encorede sa première femme, Mlle Delphine de Cantor, oh&|160;! alors, cefut un grondement de tonnerre de soupçons à voix basse, comme si onavait eu peur de ce qu’on disait et de ce qu’on pensait. Seulement,au fond, personne ne savait. On ne savait que la monstrueusemésalliance, qui fit montrer au doigt le comte de Savigny etl’isola comme un pestiféré. Cela suffisait bien, du reste. Voussavez quel déshonneur c’est, ou plutôt c’était, car les choses ontbien changé aussi dans ce pays-là, que de dire d’un homme : Il aépousé sa servante&|160;! Ce déshonneur s’étendit et resta surSerlon comme une souillure. Quant à l’horrible bourdonnement ducrime soupçonné qui avait couru, il s’engourdit bientôt comme celuid’un taon qui tombe lassé dans une ornière. Mais il y avaitcependant quelqu’un qui savait et qui était sûr… »

– Et ce ne pouvait être que vous, docteur&|160;? –interrompis-je.

– C’était moi, en effet, – reprit-il, – mais pas moi tout seul.Si j’avais été seul pour savoir, je n’aurais jamais eu que devagues lueurs, pires que l’ignorance… Je n’aurais jamais été sûr,et, fit-il, en s’appuyant sur les mots avec l’aplomb de la sécuritécomplète : – je le suis&|160;!

« Et, écoutez bien comme je le suis&|160;! » – ajouta-t-il, enme prenant le genou avec ses doigts noueux, comme avec une pince.Or, son histoire me pinçait encore plus que ce systèmed’articulations de crabe qui formait sa redoutable main.

« Vous vous doutez bien, – continua-t-il, – que je fus lepremier à savoir l’empoisonnement de la comtesse. Coupables ou non,il fallait bien qu’ils m’envoyassent chercher, moi qui étais lemédecin. On ne prit pas la peine de seller un cheval. Un garçond’écurie vint à poil et au grand galop me trouver à V… , d’où je lesuivis, du même galop, à Savigny. Quand j’arrivai, – cela avait-ilété calculé&|160;? – il n’était plus possible d’arrêter les ravagesde l’empoisonnement. Serlon, dévasté de physionomie, vint au devantde moi dans la cour et me dit, au dégagé de l’étrier, comme s’ileût eu peur des mots dont il se servait :

– Une domestique s’est trompée. (Il évitait de dire : Eulalie,que tout le monde nommait le lendemain.) Mais, docteur, ce n’estpas possible&|160;! Est-ce que l’encre double serait unpoison&|160;?…

– Cela dépend des substances avec quoi elle est faite, –repartis-je. – Il m’introduisit chez la comtesse, épuisée dedouleur, et dont le visage rétracté ressemblait à un peloton de filblanc tombé dans de la teinture verte… Elle était effrayante ainsi.Elle me sourit affreusement de ses lèvres noires et de ce sourirequi dit à un homme qui se tait : “Je sais bien ce que vous pensez…” D’un tour d’œil je cherchai dans la chambre si Eulalie ne s’ytrouvait pas. J’aurais voulu voir sa contenance à pareil moment.Elle n’y était point. Toute brave qu’elle fût, avait-elle eu peurde moi&|160;?… Ah&|160;! je n’avais encore que d’incertainesdonnées…

La comtesse fit un effort en m’apercevant et s’était soulevéesur son coude.

– Ah&|160;! vous voilà, docteur, – dit-elle&|160;; – mais vousvenez trop tard. Je suis morte. Ce n’est pas le médecin qu’ilfallait envoyer chercher, Serlon, c’était le prêtre. Allez&|160;!donnez des ordres pour qu’il vienne, et que tout le monde me laisseseule deux minutes avec le docteur. Je le veux&|160;!

Elle dit ce : Je le veux, comme je ne le lui avais jamaisentendu dire, – comme une femme qui avait ce front et ce mentondont je vous ai parlé.

– Même moi&|160;? – dit Savigny, faiblement.

– Même vous, – fit-elle. Et elle ajouta, presque caressante : –Vous savez, mon ami, que les femmes ont surtout des pudeurs pourceux qu’elles aiment.

A peine fut-il sorti, qu’un atroce changement se produisit enelle. De douce, elle devint fauve.

– Docteur, – dit-elle d’une voix haineuse, – ce n’est pas unaccident que ma mort, c’est un crime. Serlon aime Eulalie, et ellem’a empoisonnée&|160;! Je ne vous ai pas cru quand vous m’avez ditque cette fille était trop belle pour une femme de chambre. J’ai eutort. Il aime cette scélérate, cette exécrable fille qui m’a tuée.Il est plus coupable qu’elle, puisqu’il l’aime et qu’il m’a trahiepour elle. Depuis quelques jours, les regards qu’ils se jetaientdes deux côtés de mon lit m’ont bien avertie. Et encore plus legoût horrible de cette encre avec laquelle ils m’ontempoisonnée&|160;!&|160;!… Mais j’ai tout bu, j’ai tout pris,malgré cet affreux goût, parce que j’étais bien aise demourir&|160;! Ne me parlez pas de contre-poison. Je ne veux d’aucunde vos remèdes. Je veux mourir.

– Alors, pourquoi m’avez-vous fait venir, madame lacomtesse&|160;?…

– Eh bien&|160;! voici pourquoi, reprit-elle haletante… – C’estpour vous dire qu’ils m’ont empoisonnée, et pour que vous medonniez votre parole d’honneur de le cacher. Tout ceci va faire unéclat terrible. Il ne le faut pas. Vous êtes mon médecin, et onvous croira, vous, quand vous parlerez de cette méprise qu’ils ontinventée, quand vous direz que même je ne serais pas morte, quej’aurais pu être sauvée, si depuis longtemps ma santé n’avait étéperdue. Voilà ce qu’il faut me jurer, docteur…

Et comme je ne répondais pas, elle vit ce qui s’élevait en moi.Je pensais qu’elle aimait son mari au point de vouloir le sauver.C’était l’idée qui m’était venue, l’idée naturelle et vulgaire, caril est des femmes tellement pétries pour l’amour et sesabnégations, qu’elles ne rendent pas le coup dont elles meurent.Mais la comtesse de Savigny ne m’avait jamais produit l’effetd’être une de ces femmes-là&|160;!

– Ah&|160;! ce n’est pas ce que vous croyez qui me fait vousdemander de me jurer cela, docteur&|160;! Oh&|160;! non&|160;! jehais trop Serlon en ce moment pour ne pas, malgré sa trahison,l’aimer encore… Mais je ne suis pas si lâche que de luipardonner&|160;! Je m’en irai de cette vie, jalouse de lui, etimplacable. Mais il ne s’agit pas de Serlon, docteur, reprit-elleavec énergie, en me découvrant tout un côté de son caractère quej’avais entrevu, mais que je n’avais pas pénétré dans ce qu’ilavait de plus profond. Il s’agit du comte de Savigny. Je ne veuxpas, quand je serai morte, que le comte de Savigny passe pourl’assassin de sa femme. Je ne veux pas qu’on le traîne en courd’assises, qu’on l’accuse de complicité avec une servante adultèreet empoisonneuse&|160;! Je ne veux pas que cette tache reste sur cenom de Savigny, que j’ai porté. Oh&|160;! s’il ne s’agissait que delui, il est digne de tous les échafauds&|160;! Mais, lui, je luimangerais le cœur&|160;! Mais il s’agit de nous tous, les genscomme il faut du pays&|160;! Si nous étions encore ce que nousdevrions être, j’aurais fait jeter cette Eulalie dans une desoubliettes du château de Savigny, et il n’en aurait plus étéquestion jamais&|160;! Mais, à présent, nous ne sommes plus lesmaîtres chez nous. Nous n’avons plus notre justice expéditive etmuette, et je ne veux pour rien des scandales et des publicités dela vôtre, docteur&|160;; et j’aime mieux les laisser dans les brasl’un de l’autre, heureux et délivrés de moi, et mourir enragéecomme je meurs, que de penser, en mourant, que la noblesse de V…aurait l’ignominie de compter un empoisonneur dans ses rangs. »

« Elle parlait avec une vibration inouïe, malgré lestremblements saccadés de sa mâchoire qui claquait à briser sesdents. Je la reconnaissais, mais je l’apprenais encore&|160;!C’était bien la fille noble qui n’était que cela, la fille nobleplus forte, en mourant, que la femme jalouse. Elle mourait biencomme une fille de V… , la dernière ville noble de France&|160;! Ettouché de cela plus peut-être que je n’aurais dû l’être, je luipromis et je lui jurai, si je ne la sauvais pas, de faire cequ’elle me demandait.

Et je l’ai fait, mon cher. Je ne la sauvai pas. Je ne pus pas lasauver : elle refusa obstinément tout remède. Je dis ce qu’elleavait voulu, quand elle fut morte, et je persuadai… Il y a bienvingt-cinq ans de cela… A présent, tout est calmé, silencé, oublié,de cette épouvantable aventure. Beaucoup de contemporains sontmorts. D’autres générations ignorantes, indifférentes, ont poussésur leurs tombes, et la première parole que je dis de cettesinistre histoire, c’est à vous&|160;!

Et encore, il a fallu ce que nous venons de voir pour vous laraconter. Il a fallu ces deux êtres, immuablement beaux malgré letemps, immuablement heureux malgré leur crime, puissants,passionnés, absorbés en eux, passant aussi superbement dans la vieque dans ce jardin, semblables à deux de ces Anges d’autel quis’enlèvent, unis dans l’ombre d’or de leurs quatre ailes&|160;!»

J’étais épouvanté… – Mais, – fis-je, – si c’est vrai ce que vousme contez là, docteur, c’est un effroyable désordre dans lacréation que le bonheur de ces gens-là.

– C’est un désordre ou c’est un ordre, comme il vous plaira, –répondit le docteur Torty, cet athée absolu et tranquille aussi,comme ceux dont il parlait, mais c’est un fait. Ils sont heureuxexceptionnellement, et insolemment heureux. Je suis bien vieux, etj’ai vu dans ma vie bien des bonheurs qui n’ont pas duré&|160;;mais je n’ai vu que celui-là qui fût aussi profond, et qui duretoujours&|160;!

« Et croyez que je l’ai bien étudié, bien scruté, bienperscruté&|160;! Croyez que j’ai bien cherché la petite bête dansce bonheur-là&|160;! Je vous demande pardon de l’expression, maisje puis dire que je l’ai pouillé… J’ai mis les deux pieds et lesdeux yeux aussi avant que j’ai pu dans la vie de ces deux êtres,pour voir s’il n’y avait pas à leur étonnant et révoltant bonheurun défaut, une cassure, si petite qu’elle fût, à quelque endroitcaché&|160;; mais je n’ai jamais rien trouvé qu’une félicité àfaire envie, et qui serait une excellente et triomphanteplaisanterie du Diable contre Dieu, s’il y avait un Dieu et unDiable&|160;! Après la mort de la comtesse, je demeurai, comme vousle pensez bien, en bons termes avec Savigny. Puisque j’avais faittant que de prêter l’appui de mon affirmation à la fable imaginéepar eux pour expliquer l’empoisonnement, ils n’avaient pasd’intérêt à m’écarter, et moi j’en avais un très grand à connaîtrece qui allait suivre, ce qu’ils allaient faire, ce qu’ils allaientdevenir. J’étais horripilé, mais je bravais mes horripilations… Cequi suivit, ce fut d’abord le deuil de Savigny, lequel dura lesdeux ans d’usage, et que Savigny porta de manière à confirmerl’idée publique qu’il était le plus excellent des maris, passés,présents et futurs… Pendant ces deux ans, il ne vit absolumentpersonne. Il s’enterra dans son château avec une telle rigueur desolitude, que personne ne sut qu’il avait gardé à Savigny Eulalie,la cause involontaire de la mort de la comtesse et qu’il aurait dû,par convenance seule, mettre à la porte, même dans la certitude deson innocence. Cette imprudence de garder chez soi une telle fille,après une telle catastrophe, me prouvait la passion insensée quej’avais toujours soupçonnée dans Serlon. Aussi ne fus-je nullementsurpris quand un jour, en revenant d’une de mes tournées demédecin, je rencontrai un domestique sur la route de Savigny, à quije demandai des nouvelles de ce qui se passait au château, et quim’apprit qu’Eulalie y était toujours… A l’indifférence aveclaquelle il me dit cela, je vis que personne, parmi les gens ducomte, ne se doutait qu’Eulalie fût sa maîtresse. “Ils jouenttoujours serré, – me dis-je. Mais pourquoi ne s’en vont-ils pas dupays&|160;? Le comte est riche. Il peut vivre grandement partout.Pourquoi ne pas filer avec cette belle diablesse (en fait dediablesse, je croyais à celle-là) qui, pour le mieux crocheter, apréféré vivre dans la maison de son amant, au péril de tout, qued’être sa maîtresse à V… , dans quelque logement retiré où ilserait allé bien tranquillement la voir en cachette&|160;?” Il yavait là un dessous que je ne comprenais pas. Leur délire, leurdévorement d’eux-mêmes étaient-ils donc si grands qu’ils nevoyaient plus rien des prudences et des précautions de lavie&|160;?… Hauteclaire, que je supposais plus forte de caractèreque Serlon, Hauteclaire, que je croyais l’homme des deux dans leursrapports d’amants, voulait-elle rester dans ce château où onl’avait vue servante et où l’on devait la voir maîtresse, et enrestant, si on l’apprenait et si cela faisait un scandale, préparerl’opinion à un autre scandale bien plus épouvantable, son mariageavec le comte de Savigny&|160;? Cette idée ne m’était pas venue àmoi, si elle lui était venue à elle, en cet instant de monhistoire. Hauteclaire Stassin, fille de ce vieux pilier de salled’armes, La Pointe-au-corps, – que nous avions tous vue, à V… ,donner des leçons et se fendre à fond en pantalon collant, –comtesse de Savigny&|160;! Allons donc&|160;! Qui aurait cru à cerenversement, à cette fin du monde&|160;? Oh&|160;! pardieu, jecroyais très bien, pour ma part, in petto, que le concubinagecontinuerait d’aller son train entre ces deux fiers animaux, quiavaient, au premier coup d’œil, reconnu qu’ils étaient de la mêmeespèce et qui avaient osé l’adultère sous les yeux mêmes de lacomtesse. Mais le mariage, le mariage effrontément accompli au nezde Dieu et des hommes, mais ce défi jeté à l’opinion de toute unecontrée outragée dans ses sentiments et dans ses mœurs, j’en étais,d’honneur&|160;! à mille lieues, et si loin que quand, au bout desdeux ans du deuil de Serlon, la chose se fit brusquement, le coupde foudre de la surprise me tomba sur la tête comme si j’avais étéun de ces imbéciles qui ne s’attendent jamais à rien de ce quiarrive, et qui, dans le pays, se mirent alors à piauler comme leschiens, fouettés dans la nuit, piaulent aux carrefours.

Du reste, en ces deux ans du deuil de Serlon, si strictementobservé et qui fut, quand on en vit la fin, si furieusement taxéd’hypocrisie et de bassesse, je n’allai pas beaucoup au château deSavigny… Qu’y serais-je allé faire&|160;?… On s’y portait trèsbien, et jusqu’au moment peu éloigné peut-être où l’on m’enverraitchercher nuitamment, pour quelque accouchement qu’il faudrait biencacher encore, on n’y avait pas besoin de mes services. Néanmoins,entre temps, je risquais une visite au comte. Politesse doublée decuriosité éternelle. Serlon me recevait ici ou là, selonl’occurrence et où il était, quand j’arrivais. Il n’avait pas lemoindre embarras avec moi. Il avait repris sa bienveillance. Ilétait grave. J’avais déjà remarqué que les êtres heureux sontgraves. Ils portent en eux attentivement leur cœur, comme un verreplein, que le moindre mouvement peut faire déborder ou briser…Malgré sa gravité et ses vêtements noirs, Serlon avait dans lesyeux l’incoercible expression d’une immense félicité. Ce n’étaitplus l’expression du soulagement et de la délivrance qui ybrillait, comme le jour où, chez sa femme, il s’était aperçu que jereconnaissais Hauteclaire, mais que j’avais pris le parti de ne pasla reconnaître. Non, parbleu&|160;! c’était bel et bien dubonheur&|160;! Quoique, en ces visites cérémonieuses et rapides,nous ne nous entretinssions que de choses superficielles etextérieures, la voix du comte de Savigny, pour les dire, n’étaitpas la même voix qu’au temps de sa femme. Elle révélait à présent,par la plénitude presque chaude de ses intonations, qu’il avaitpeine à contenir des sentiments qui ne demandaient qu’à lui sortirde la poitrine. Quant à Hauteclaire (toujours Eulalie, et auchâteau, ainsi que me l’avait dit le domestique), je fus assezlongtemps sans la rencontrer. Elle n’était plus, quand je passais,dans le corridor où elle se tenait du temps de la comtesse,travaillant dans son embrasure. Et, pourtant, la pile de linge à lamême place, et les ciseaux, et l’étui, et le dé sur le bord de lafenêtre, disaient qu’elle devait toujours travailler là, sur cettechaise vide et tiède peut-être, qu’elle avait quittée, m’entendantvenir. Vous vous rappelez que j’avais la fatuité de croire qu’elleredoutait la pénétration de mon regard&|160;; mais, à présent, ellen’avait plus à la craindre. Elle ignorait que j’eusse reçu laterrible confidence de la comtesse. Avec la nature audacieuse etaltière que je lui connaissais, elle devait même être contente depouvoir braver la sagacité qui l’avait devinée. Et, de fait, ce queje présumais était la vérité, car le jour où je la rencontraienfin, elle avait son bonheur écrit sur son front d’une si radieusemanière, qu’en y répandant toute la bouteille d’encre double aveclaquelle elle avait empoisonné la comtesse, on n’aurait pas pul’effacer&|160;!

C’est dans le grand escalier du château que je la rencontraicette première fois. Elle le descendait et je le montais. Elle ledescendait un peu vite&|160;; mais quand elle me vit, elle ralentitson mouvement, tenant sans doute à me montrer fastueusement sonvisage, et à me mettre bien au fond des yeux ses yeux qui peuventfaire fermer ceux des panthères, mais qui ne firent pas fermer lesmiens. En descendant les marches de son escalier, ses jupesflottant en arrière sous les souffles d’un mouvement rapide, ellesemblait descendre du ciel. Elle était sublime d’air heureux.Ah&|160;! son air était à quinze mille lieues au-dessus de l’air deSerlon&|160;! Je n’en passai pas moins sans lui donner signe depolitesse, car si Louis XIV saluait les femmes de chambre dans lesescaliers, ce n’étaient pas des empoisonneuses&|160;! Femme dechambre, elle l’était encore ce jour-là, de tenue, de mise, detablier blanc&|160;; mais l’air heureux de la plus triomphante etdespotique maîtresse avait remplacé l’impassibilité de l’esclave.Cet air-là ne l’a point quittée. Je viens de le revoir, et vousavez pu en juger. Il est plus frappant que la beauté même du visagesur lequel il resplendit. Cet air surhumain de la fierté dansl’amour heureux, qu’elle a dû donner à Serlon, qui d’abord, lui, nel’avait pas, elle continue, après vingt ans, de l’avoir encore, etje ne l’ai vu ni diminuer, ni se voiler un instant sur la face deces deux étranges Privilégiés de la vie. C’est par cet air-làqu’ils ont toujours répondu victorieusement à tout, à l’abandon,aux mauvais propos, aux mépris de l’opinion indignée, et qu’ils ontfait croire à qui les rencontre que le crime dont ils ont étéaccusés quelques jours n’était qu’une atroce calomnie. »

– Mais vous, docteur, – interrompis-je, – après tout ce que voussavez, vous ne pouvez pas vous laisser imposer par cetair-là&|160;? Vous ne les avez pas suivis partout&|160;? Vous neles voyez pas à toute heure&|160;?

« Excepté dans leur chambre à coucher, le soir, et ce n’est paslà qu’ils le perdent, – fit le docteur Torty, gaillard, maisprofond, – je les ai vus, je crois bien, à tous les moments de leurvie depuis leur mariage, qu’ils allèrent faire je ne sais où, pouréviter le charivari que la populace de V… , aussi furieuse à safaçon que la Noblesse à la sienne, se promettait de leur donner.Quand ils revinrent mariés, elle, authentiquement comtesse deSavigny, et lui, absolument déshonoré par un mariage avec uneservante, on les planta là, dans leur château de Savigny. On leurtourna le dos. On les laissa se repaître d’eux tant qu’ilsvoulurent… Seulement, ils ne s’en sont jamais repus, à ce qu’ilparaît&|160;; encore tout à l’heure, leur faim d’eux-mêmes n’estpas assouvie. Pour moi, qui ne veux pas mourir, en ma qualité demédecin, sans avoir écrit un traité de tératologie, et qu’ilsintéressaient… comme des monstres, je ne me mis point à la queue deceux qui les fuirent. Lorsque je vis la fausse Eulalie parfaitementcomtesse, elle me reçut comme si elle l’avait été toute sa vie.Elle se souciait bien que j’eusse dans la mémoire le souvenir deson tablier blanc et de son plateau&|160;! “Je ne suis plusEulalie, – me dit-elle&|160;; – je suis Hauteclaire, Hauteclaireheureuse d’avoir été servante pour lui… ” Je pensais qu’elle avaitété bien autre chose&|160;; mais comme j’étais le seul du pays quifût allé à Savigny, quand ils y revinrent, j’avais toute honte bue,et je finis par y aller beaucoup. Je puis dire que je continuai dem’acharner à regarder et à percer dans l’intimité de ces deuxêtres, si complètement heureux par l’amour. Eh bien&|160;! vous mecroirez si vous voulez, mort cher, la pureté de ce bonheur, souillépar un crime dont j’étais sûr, je ne l’ai pas vue, je ne dirai pasternie, mais assombrie une seule minute dans un seul jour. Cetteboue d’un crime lâche qui n’avait pas eu le courage d’êtresanglant, je n’en ai pas une seule fois aperçu la tache sur l’azurde leur bonheur&|160;! C’est à terrasser, n’est-il pas vrai&|160;?tous les moralistes de la terre, qui ont inventé le bel axiome duvice puni et de la vertu récompensée&|160;! Abandonnés etsolitaires comme ils l’étaient, ne voyant que moi, avec lequel ilsne se gênaient pas plus qu’avec un médecin devenu presque un ami, àforce de hantises, ils ne se surveillaient point. Ils m’oubliaientet vivaient très bien, moi présent, dans l’enivrement d’une passionà laquelle je n’ai rien à comparer, voyez-vous, dans tous lessouvenirs de ma vie… Vous venez d’en être le témoin il n’y a qu’unmoment : ils sont passés là, et ils ne m’ont pas même aperçu, etj’étais à leur coude&|160;! Une partie de ma vie avec eux, ils nem’ont pas vu davantage… Polis, aimables, mais le plus souventdistraits, leur manière d’être avec moi était telle, que je neserais pas revenu à Savigny si je n’avais tenu à étudiermicroscopiquement leur incroyable bonheur, et à y surprendre, pourmon édification personnelle, le grain de sable d’une lassitude,d’une souffrance, et, disons le grand mot : d’un remords. Maisrien&|160;! rien&|160;! L’amour prenait tout, emplissait tout,bouchait tout en eux, le sens moral et la conscience, – comme vousdites, vous autres&|160;; et c’est en les regardant, ces heureux,que j’ai compris le sérieux de la plaisanterie de mon vieuxcamarade Broussais, quand il disait de la conscience : “Voilàtrente ans que je dissèque, et je n’ai pas seulement découvert uneoreille de ce petit animal-là&|160;!” »

Et ne vous imaginez point, – continua ce vieux diable de docteurTorty, comme s’il eût lu dans ma pensée, – que ce que je vous dislà, c’est une thèse… la preuve d’une doctrine que je crois vraie,et qui nie carrément la conscience comme la niait Broussais. Il n’ya pas de thèse ici. Je ne prétends point entamer vos opinions… Iln’y a que des faits, qui m’ont étonné autant que vous. Il y a lephénomène d’un bonheur continu, d’une bulle de savon qui grandittoujours et qui ne crève jamais&|160;! Quand le bonheur estcontinu, c’est déjà une surprise&|160;; mais ce bonheur dans lecrime, c’est une stupéfaction, et voilà vingt ans que je ne revienspas de cette stupéfaction-là. Le vieux médecin, le vieuxobservateur, le vieux moraliste… ou immoraliste – (reprit-il,voyant mon sourire), – est déconcerté par le spectacle auquel ilassiste depuis tant d’années, et qu’il ne peut pas vous faire voiren détail, car s’il y a un mot traînaillé partout, tant il estvrai&|160;! c’est que le bonheur n’a pas d’histoire. Il n’a pasplus de description. On ne peint pas plus le bonheur, cetteinfusion d’une vie supérieure dans la vie, qu’on ne saurait peindrela circulation du sang dans les veines. On s’atteste, auxbattements des artères, qu’il y circule, et c’est ainsi que jem’atteste le bonheur de ces deux êtres que vous venez de voir, cebonheur incompréhensible auquel je tâte le pouls depuis silongtemps. Le comte et la comtesse de Savigny refont tous lesjours, sans y penser, le magnifique chapitre de l’amour dans lemariage de Mme de Staël, ou les vers plus magnifiques encore duParadis perdu dans Milton. Pour mon compte, à moi, je n’ai jamaisété bien sentimental ni bien poétique&|160;; mais ils m’ont, aveccet idéal réalisé par eux, et que je croyais impossible, dégoûtédes meilleurs mariages que j’aie connus, et que le monde appellecharmants. Je les ai toujours trouvés si inférieurs au leur, sidécolorés et si froids&|160;! La destinée, leur étoile, le hasard,qu’est-ce que je sais&|160;? a fait qu’ils ont pu vivre poureux-mêmes. Riches, ils ont eu ce don de l’oisiveté sans laquelle iln’y a pas d’amour, mais qui tue aussi souvent l’amour qu’elle estnécessaire pour qu’il naisse… Par exception, l’oisiveté n’a pas tuéle leur. L’amour, qui simplifie tout, a fait de leur vie unesimplification sublime. Il n’y a point de ces grosses choses qu’onappelle des événements dans l’existence de ces deux mariés, qui ontvécu, en apparence, comme tous les châtelains de la terre, loin dumonde auquel ils n’ont rien à demander, se souciant aussi peu deson estime que de son mépris. Ils ne se sont jamais quittés. Oùl’un va, l’autre l’accompagne. Les routes des environs de V…revoient Hauteclaire à cheval, comme du temps du vieux LaPointe-au-corps&|160;; mais c’est le comte de Savigny qui est avecelle, et les femmes du pays, qui, comme autrefois, passent envoiture, la dévisagent lus encore peut-être que quand elle était lagrade et mystérieuse jeune fille au voile bleu sombre, et qu’on nevoyait pas. Maintenant, elle lève son voile, et leur montrehardiment le visage de servante qui a su se faire épouser, et ellesrentrent indignées, mais rêveuses… Le comte et la comtesse deSavigny ne voyagent point&|160;; ils viennent quelquefois à Paris,mais ils n’y restent que quelques jours. Leur vie se concentre donctout entière dans ce château de Savigny, qui fut le théâtre d’uncrime dont ils ont peut-être perdu le souvenir, dans l’abîme sansfond de leurs cœurs…

– Et ils n’ont jamais eu d’enfants, docteur&|160;? – luidis-je.

– Ah&|160;! – fit le docteur Torty, – vous croyez que c’est làqu’est la fêlure, la revanche du Sort, et ce que vous appelez lavengeance ou la justice de Dieu&|160;? Non, ils n’ont jamais eud’enfants. Souvenez-vous&|160;! Une fois, j’avais eu l’idée qu’ilsn’en auraient pas. Ils s’aiment trop… Le feu, – qui dévore, –consume et ne produit pas. Un jour, je le dis à Hauteclaire :

« – Vous n’êtes donc pas triste de n’avoir pas d’enfant, madamela comtesse&|160;?

– Je n’en veux pas&|160;! – fit-elle impérieusement. J’aimeraismoins Serlon. Les enfants, – ajouta-t-elle avec une espèce demépris, – sont bons pour les femmes malheureuses&|160;! »

Et le docteur Torty finit brusquement son histoire sur ce mot,qu’il croyait profond.

Il m’avait intéressé, et je le lui dis : « – Toute criminellequ’elle soit, – fis-je, – on s’intéresse à cette Hauteclaire. Sansson crime, je comprendrais l’amour de Serlon.

– Et peut-être même avec son crime&|160;! » – dit le docteur. –« Et moi aussi&|160;! » – ajouta-t-il, le hardi bonhomme.

Partie 4
Le dessous de cartes d’une partie de whist

Chapitre 1

 

– Vous moquez-vous de nous, monsieur, avec une pareillehistoire ?

– Est-ce qu’il n’y a pas, madame, une espèce de tulle qu’onappelle du tulle illusion ?…

(A une soirée chez le prince T… )

J’étais, un soir de l’été dernier, chez la baronne de Mascranny,une des femmes de Paris qui aiment le plus l’esprit comme on enavait autrefois, et qui ouvre les deux battants de son salon – unseul suffirait – au peu qui en reste parmi nous. Est-ce quedernièrement l’Esprit ne s’est pas changé en une bête à prétentionqu’on appelle l’Intelligence ?… La baronne de Mascranny est,par son mari, d’une ancienne et très illustre famille, originairedes Grisons. Elle porte, comme tout le monde le sait, de gueules àtrois fasces, vivrées de gueules à l’aigle éployée d’argent,addextrée d’une clef d’argent, senestrée d’un casque de même, l’écuchargé, en cœur, d’un écusson d’azur à une fleur de lys d’or ;et ce chef, ainsi que les pièces qui le couvrent, ont été octroyéespar plusieurs souverains de l’Europe à la famille de Mascranny, enrécompense des services qu’elle leur a rendus à différentes époquesde l’histoire. Si les souverains de l’Europe n’avaient pasaujourd’hui de bien autres affaires à démêler, ils pourraientcharger de quelque pièce nouvelle un écu déjà si noblementcompliqué, pour le soin véritablement héroïque que la baronne prendde la conversation cette fille expirante des aristocraties oisiveset des monarchies absolues. Avec l’esprit et les manières de sonnom, la baronne de Mascranny a fait de son salon une espèce deCoblentz délicieux où s’est réfugiée la conversation d’autrefois,la dernière gloire de l’esprit français, forcé d’émigrer devant lesmœurs utilitaires et occupées de notre temps. C’est là que chaquesoir, jusqu’à ce qu’il se taise tout à fait, il chante divinementson chant du cygne. Là, comme dans les rares maisons de Paris oùl’on a conservé les grandes traditions de la causerie, on ne carreguère de phrases, et le monologue est à peu près inconnu. Rien n’yrappelle l’article du journal et le discours politique, ces deuxmoules si vulgaires de la pensée, au dix-neuvième siècle. L’espritse contente d’y briller en mots charmants ou profonds, mais bientôtdits ; quelquefois même en de simples intonations, et moinsque cela encore, en quelque petit geste de génie. Grâce à cebienheureux salon, j’ai mieux reconnu une puissance dont je n’avaisjamais douté, la puissance du monosyllabe. Que de fois j’en aientendu lancer ou laisser tomber avec un talent bien supérieur àcelui de Mlle Mars, la reine du monosyllabe à la scène, mais qu’oneût lestement détrônée au faubourg Saint-Germain, si elle avait puy paraître ; car les femmes y sont trop grandes dames pour,quand elles sont fines, y raffiner la finesse comme une actrice quijoue Marivaux.

Or, ce soir-là, par exception, le vent n’était pas aumonosyllabe. Quand j’entrai chez la baronne de Mascranny, il s’ytrouvait assez du monde qu’elle appelle ses intimes, et laconversation y était animée de cet entrain qu’elle y a toujours.Comme les fleurs exotiques qui ornent les vases de jaspe de sesconsoles, les intimes de la baronne sont un peu de tous les pays.Il y a parmi eux des Anglais, des Polonais, des Russes ; maisce sont tous des Français pour le langage et par ce tour d’espritet de manières qui est le même partout, à une certaine hauteur desociété. Je ne sais pas de quel point on était parti pour arriverlà ; mais, quand j’entrai, on parlait romans. Parier romans,c’est comme si chacun avait parlé de sa vie. Est-il nécessaired’observer que, dans cette réunion d’hommes et de femmes du monde,on n’avait pas le pédantisme d’agiter la question littéraire ?Le fond des choses, et non la forme, préoccupait. Chacun de cesmoralistes supérieurs, de ces praticiens, à divers degrés, de lapassion et de la vie, qui cachaient de sérieuses expériences sousdes propos légers et des airs détachés, ne voyait alors dans leroman qu’une question de nature humaine, de mœurs et d’histoire.Rien de plus. Mais n’est-ce donc pas tout ?… Du reste, ilfallait qu’on eût déjà beaucoup causé sur ce sujet, car les visagesavaient cette intensité de physionomie qui dénote un intérêtpendant longtemps excité. Délicatement fouettés les uns par lesautres, tous ces esprits avaient leur mousse. Seulement, quelquesâmes vives – j’en pouvais compter trois ou quatre dans ce salon –se tenaient en silence, les unes le front baissé, les autres l’œilfixé rêveusement aux bagues d’une main étendue sur leurs genoux.Elles cherchaient peut-être à corporiser leurs rêveries, ce qui estaussi difficile que de spiritualiser ses sensations. Protégé par ladiscussion, je me glissai sans être vu derrière le dos éclatant etvelouté de la belle comtesse de Damnaglia, qui mordait du bout desa lèvre l’extrémité de son éventail replié, tout en écoutant,comme ils écoutaient tous, dans ce monde où savoir écouter est uncharme. Le jour baissait, un jour rose qui se teignait enfin denoir, comme les vies heureuses. On était rangé en cercle et ondessinait, dans la pénombre crépusculaire du salon, comme uneguirlande d’hommes et de femmes, dans des poses diverses,négligemment attentives. C’était une espèce de bracelet vivant dontla maîtresse de la maison, avec son profil égyptien, et le lit derepos sur lequel elle est éternellement couchée, comme Cléopâtre,formait l’agrafe. Une croisée ouverte laissait voir un pan du cielet le balcon où se tenaient quelques personnes. Et l’air était sipur et le quai d’Orsay si profondément silencieux, à ce moment-là,qu’elles ne perdaient pas une syllabe de la voix qu’on entendaitdans le salon, malgré les draperies en vénitienne de la fenêtre,qui devaient amortir cette voix sonore et en retenir lesondulations dans leurs plis. Quand j’eus reconnu celui qui parlait,je ne m’étonnai ni de cette attention, – qui n’était plus seulementune grâce octroyée par la grâce,… – ni de l’audace de qui gardaitainsi la parole plus longtemps qu’on n’avait coutume de le faire,dans ce salon d’un ton si exquis.

En effet, c’était le plus étincelant causeur de ce royaume de lacauserie. Si ce n’est pas son nom, voilà son titre ! Pardon.Il en avait encore un autre… La médisance ou la calomnie, cesMénechmes qui se ressemblent tant qu’on ne peut les reconnaître, etqui écrivent leur gazette à rebours, comme si c’était de l’hébreu(n’en est-ce pas souvent ?), écrivaient en égratignures qu’ilavait été le héros de plus d’une aventure qu’il n’eût pascertainement, ce soir-là, voulu raconter.

« … Les plus beaux romans de la vie – disait-il, quand jem’établis sur mes coussins de canapé, à l’abri des épaules de lacomtesse de Damnaglia, – sont des réalités qu’on a touchées ducoude, ou même du pied, en passant. Nous en avons tous vu. Le romanest plus commun que l’histoire. je ne parle pas de ceux-là quifurent des catastrophes éclatantes, des drames joués par l’audacedes sentiments les plus exaltés à la majestueuse barbe del’Opinion ; mais à part ces clameurs très rares, faisantscandale dans une société comme la nôtre, qui était hypocrite hier,et qui n’est plus que lâche aujourd’hui, il n’est personne de nousqui n’ait été témoin de ces faits mystérieux de sentiment ou depassion qui perdent toute une destinée, de ces brisements de cœurqui ne rendent qu’un bruit sourd, comme celui d’un corps tombantdans l’abîme caché d’une oubliette, et par-dessus lequel le mondemet ses mille voix ou son silence. On peut dire souvent du roman ceque Molière disait de la vertu : “Où diable va-t-il senicher ?… ” Là où on le croit le moins, on le trouve !Moi qui vous parle, j’ai vu dans mon enfance… non, vu n’est pas lemot ! j’ai deviné, pressenti, un de ces drames cruels,terribles, qui ne se jouent pas en public, quoique le public envoie les acteurs tous les jours ; une de ces sanglantescomédies, comme disait Pascal, mais représentées à huis clos,derrière une toile de manœuvre, le rideau de la vie privée et del’intimité. Ce qui sort de ces drames cachés, étouffés, quej’appellerai presque à transpiration rentrée, est plus sinistre, etd’un effet plus poignant sur l’imagination et sur le souvenir, quesi le drame tout entier s’était déroulé sous vos yeux. Ce qu’on nesait pas centuple l’impression de ce qu’on sait. Metrompé-je ? Mais je me figure que l’enfer, vu par unsoupirail, devrait être plus effrayant que si, d’un seul et planantregard, on pouvait l’embrasser tout entier. »

Ici, il fit une légère pause. Il exprimait un fait tellementhumain, d’une telle expérience d’imagination pour ceux qui en ontun peu, que pas un contradicteur ne s’éleva. Tous les visagespeignaient la curiosité la plus vive. La jeune Sibylle, qui étaitpliée en deux aux pieds du lit de repos où s’étendait sa mère, serapprocha d’elle avec une crispation de terreur, comme si l’on eûtglissé un aspic entre sa plate poitrine d’enfant et son corset.

– Empêche-le, maman, – dit-elle, avec la familiarité d’uneenfant gâtée, élevée pour être une despote, – de nous dire cesatroces histoires qui font frémir.

– je me tairai, si vous le voulez, mademoiselle Sibylle, –répondit celui qu’elle n’avait pas nommé, dans sa familiarité naïveet presque tendre.

Lui, qui vivait si près de cette jeune âme, en connaissait lescuriosités et les peurs ; car, pour toutes choses, elle avaitl’espèce d’émotion que l’on a quand on plonge les pieds dans unbain plus froid que la température, et qui coupe l’haleine à mesurequ’on entre dans la saisissante fraîcheur de son eau.

– Sibylle n’a pas la prétention, que je sache, d’imposer silenceà mes amis, fit la baronne en caressant la tête de sa fille, siprématurément pensive. Si elle a peur, elle a la ressource de ceuxqui ont peur ; elle a la fuite ; elle peut s’enaller.

Mais la capricieuse fillette, qui avait peut-être autant d’enviede l’histoire que madame sa mère, ne fuit pas, mais redressa sonmaigre corps, palpitant d’intérêt effrayé, et jeta ses yeux noirset profonds du côté du narrateur, comme si elle se fût penchée surun abîme.

– Eh bien ! contez, dit Mlle Sophie de Revistal, entournant vers lui son grand œil brun baigné de lumière, et qui estsi humide encore, quoiqu’il ait pourtant diablement brillé. Tenez,voyez ! ajouta-t-elle avec un geste imperceptible, nousécoutons tous.

Et il raconta ce qui va suivre. Mais pourrai-je rappeler, sansl’affaiblir, ce récit, nuancé par la voix et le geste, et surtoutfaire ressortir le contre-coup de l’impression qu’il produisit surtoutes les personnes rassemblées dans l’atmosphère sympathique dece salon ?

« J’ai été élevé en province, dit le narrateur, mis en demeurede raconter, et dans la maison paternelle. Mon père habitait unebourgade jetée nonchalamment les pieds dans l’eau, au bas d’unemontagne, dans un pays que je ne nommerai pas, et près d’une petiteville qu’on reconnaîtra quand j’aurai dit qu’elle est, ou du moinsqu’elle était, dans ce temps, la plus profondément et la plusférocement aristocratique de France. je n’ai depuis, rien vu depareil. Ni notre faubourg Saint-Germain, ni la place Bellecour, àLyon, ni les trois ou quatre grandes villes qu’on cite pour leuresprit d’aristocratie exclusif et hautain, ne pourraient donner uneidée de cette petite ville de six mille âmes qui, avant 1789, avaitcinquante voitures armoriées, roulant fièrement sur son pavé.

Il semblait qu’en se retirant de toute la surface du pays,envahi chaque jour par une bourgeoisie insolente, l’aristocratie sefût concentrée là, comme dans le fond d’un creuset, et y jetât,comme un rubis brûlé, le tenace éclat qui tient à la substance mêmede la pierre, et qui ne disparaîtra qu’avec elle.

La noblesse de ce nid de nobles, qui mourront ou qui sont mortspeut-être dans ces préjugés que j’appelle, moi, de sublimes véritéssociales, était incompatible comme Dieu. Elle ne connaissait pasl’ignominie de toutes les noblesses, la monstruosité desmésalliances.

Les filles, ruinées par la Révolution, mouraient stoïquementvieilles et vierges, appuyées sur leurs écussons qui leursuffisaient contre tout. Ma puberté s’est embrasée à laréverbération ardente de ces belles et charmantes jeunesses quisavaient leur beauté inutile, qui sentaient que le flot de sang quibattait dans leurs cœurs et teignait d’incarnat leurs jouessérieuses, bouillonnait vainement.

Mes treize ans ont rêvé les dévoûments les plus romanesquesdevant ces filles pauvres qui n’avaient plus que la couronne ferméede leurs blasons pour toute fortune, majestueusement tristes, dèsleurs premiers pas dans la vie, comme il convient à des condamnéesdu Destin. Hors de son sein, cette noblesse, pure comme l’eau desroches, ne voyait personne.

Comment voulez-vous, – disaient-ils, – que nous voyions tous cesbourgeois dont les pères ont donné des assiettes auxnôtres ?

Ils avaient raison ; c’était impossible, car, pour cettepetite ville, c’était vrai. On comprend l’affranchissement, à degrandes distances ; mais, sur un terrain grand comme unmouchoir, les races se séparent par leur rapprochement même. Ils sevoyaient donc entre eux, et ne voyaient qu’eux et quelquesAnglais.

Car les Anglais étaient attirés par cette petite ville qui leurrappelait certains endroits de leurs comtés. Ils l’aimaient pourson silence, pour sa tenue rigide, pour l’élévation froide de seshabitudes, pour les quatre pas qui la séparaient de la mer qui lesavait apportés, et aussi pour la possibilité d’y doubler, par lebas prix des choses, le revenu insuffisant des fortunes médiocresdans leur pays.

Fils de la même barque de pirates que les Normands, à leurs yeuxc’était une espèce de Continental England que cette ville normande,et ils y faisaient de longs séjours.

Les petites miss y apprenaient le français en poussant leurcerceau sous les grêles tilleuls de la place d’armes ; mais,vers dix-huit ans, elles s’envolaient en Angleterre, car cettenoblesse ruinée ne pouvait guère se permettre le luxe dangereuxd’épouser des filles qui n’ont qu’une simple dot, comme lesAnglaises. Elles partaient donc, mais d’autres migrations venaientbientôt s’établir dans leurs demeures abandonnées, et les ruessilencieuses, où l’herbe poussait comme à Versailles, avaienttoujours à peu près le même nombre de promeneuses à voile vert, àrobe à carreaux, et à plaid écossais. Excepté ces séjours, enmoyenne de sept à dix ans, que faisaient ces familles anglaises,presque toutes renouvelées à de si longs intervalles, rien nerompait la monotonie d’existence de la petite ville dont il estquestion. Cette monotonie était effroyable.

On a souvent parlé – et que n’a-t-on point dit ! – ducercle étroit dans lequel tourne la vie de province ; mais icicette vie, pauvre partout en événements, l’était d’autant plus queles passions de classe à classe, les antagonismes de vanité,n’existaient pas comme dans une foule de petits endroits, où lesjalousies, les haines, les blessures d’amour-propre, entretiennentune fermentation sourde qui éclate parfois dans quelque scandale,dans quelque noirceur, dans une de ces bonnes petites scélératessessociales pour lesquelles il n’y a pas de tribunaux.

Ici, la démarcation était si profonde, si épaisse, siinfranchissable, entre ce qui était noble et ce qui ne l’était pas,que toute lutte entre la noblesse et la roture étaitimpossible.

En effet, pour que la lutte existe, il faut un terrain commun etun engagement, et il n’y en avait pas. Le diable, comme on dit, n’yperdait rien, sans doute.

Dans le fond du cœur de ces bourgeois dont les pères avaientdonné des assiettes, dans ces têtes de fils de domestiques,affranchis et enrichis, il y avait des cloaques de haine etd’envie, et ces cloaques élevaient souvent leur vapeur et leurbruit d’égout contre ces nobles, qui les avaient entièrement sortisde l’orbe de leur attention et de leur rayon visuel, depuis qu’ilsavaient quitté leurs livrées.

Mais tout cela n’atteignait pas ces patriciens distraits dans laforteresse de leurs hôtels, qui ne s’ouvraient qu’à leurs égaux, etpour qui la vie finissait à la limite de leur caste. Qu’importaitce qu’on disait d’eux, plus bas qu’eux ?… Ils ne l’entendaientpas. Les jeunes gens qui auraient pu s’insulter, se prendre dequerelle, ne se rencontraient point dans les lieux publics, quisont des arènes chauffées à rouge par la présence et les yeux desfemmes.

Il n’y avait pas de spectacle. La salle manquant, jamais il nepassait de comédiens. Les cafés, ignobles comme des cafés deprovince, ne voyaient guère autour de leurs billards que ce qu’il yavait de plus abaissé parmi la bourgeoisie, quelques mauvais sujetstapageurs et quelques officiers en retraite, débris fatigués desguerres de l’Empire. D’ailleurs, quoique enragés d’égalité blessée(ce sentiment qui, à lui seul, explique les horreurs de laRévolution), ces bourgeois avaient gardé, malgré eux, lasuperstition des respects qu’ils n’avaient plus.

Le respect des peuples ressemble un peu à cette sainte Ampoule,dont on s’est moqué avec une bêtise de tant d’esprit. Lorsqu’il n’yen a plus, il y en a encore. Le fils du bimbelotier déclame contrel’inégalité des rangs ; mais, seul, il n’ira point traverserla place publique de sa ville natale, où tout le monde se connaîtet où l’on vit depuis l’enfance, pour insulter de gaieté de cœur lefils d’un Clamorgan-Taillefer, par exemple, qui passe donnant lebras à sa sœur. Il aurait la ville contre lui. Comme toutes leschoses haïes et enviées, la naissance exerce physiquement sur ceuxqui la détestent une action qui est peut-être la meilleure preuvede son droit. Dans les temps de révolution, on réagit contre elle,ce qui est la subir encore ; mais dans les temps calmes, on lasubit tout au long.

Or, on était dans une de ces périodes tranquilles, en 182… Lelibéralisme, qui croissait à l’ombre de la Charte constitutionnellecomme les chiens de la lice grandissaient dans leur chenild’emprunt, n’avait pas encore étouffé un royalisme que le passagedes Princes, revenant de l’exil, avait remué dans tous les cœursjusqu’à l’enthousiasme. Cette époque, quoi qu’on ait dit, fut unmoment superbe pour la France, convalescente monarchique, à qui lecouperet des révolutions avait tranché les mamelles, mais qui,pleine d’espérance, croyait pouvoir vivre ainsi, et ne sentait pasdans ses veines les germes mystérieux du cancer qui l’avait déjàdéchirée, et qui, plus tard, devra la tuer.

Pour la petite ville que j’essaie de vous faire connaître, cefut un moment de paix profonde et concentrée. Une mission quivenait de se clore avait, dans la société noble, engourdi ledernier symptôme de la vie, l’agitation et les plaisirs de lajeunesse. On ne dansait plus. Les bals étaient proscrits comme uneperdition. Les jeunes filles portaient des croix de mission surleurs gorgerettes, et formaient des associations religieuses sousla direction d’une présidente. On tendait au grave, à faire mourirde rire, si l’on avait osé. Quand les quatre tables de whistétaient établies pour les douairières et les vieux gentils-hommes,et les deux tables d’écarté pour les jeunes gens, ces demoisellesse plaçaient, comme à l’église, dans leurs chapelles où ellesétaient séparées des hommes, et elles formaient, dans un angle dusalon, un groupe silencieux… pour leur sexe (car tout est relatif),chuchotant au plus quand elles parlaient, mais bâillant en dedans àse rougir les yeux, et contrastant par leur tenue un peu droiteavec la souplesse pliante de leurs tailles, le rose et le lilas deleurs robes, et la folâtre légèreté de leurs pèlerines de blonde etde leurs rubans. »

Chapitre 2

 

« La seule chose, – continua le conteur de cette histoire oùtout est vrai et réel comme la petite ville où elle s’est passée,et qu’il avait peinte si ressemblante que quelqu’un, moins discretque lui, venait d’en prononcer le nom ; – la seule chose quieût, je ne dirai pas la physionomie d’une passion, mais enfin quiressemblât à du mouvement, à du désir, à de l’intensité desensation, dans cette société singulière où les jeunes fillesavaient quatre-vingts ans d’ennui dans leurs âmes limpides etintroublées, c’était le jeu, la dernière passion des âmesusées.

Le jeu, c’était la grande affaire de ces anciens nobles, taillésdans le patron des grands seigneurs, et désœuvrés comme de vieillesfemmes aveugles. Ils jouaient comme des Normands, des aïeuxd’Anglais, la nation la plus joueuse du monde. Leur parenté de raceavec les Anglais, l’émigration en Angleterre, la dignité de ce jeu,silencieux et contenu comme la grande diplomatie, leur avaient faitadopter le whist. C’était le whist qu’ils avaient jeté, pour lecombler, dans l’abîme sans fond de leurs jours vides. Ils lejouaient après leur dîner, tous les soirs, jusqu’à minuit ou uneheure du matin, ce qui est une vraie saturnale pour la province. Ily avait la partie du marquis de Saint-Albans, qui était l’événementde chaque journée. Le marquis semblait être le seigneur féodal detous ces nobles, et ils l’entouraient de cette considérationrespectueuse qui vaut une auréole, quand ceux qui la témoignent laméritent.

Le marquis était très fort au whist. Il avait soixante-dix-neufans. Avec qui n’avait-il pas joué ?… Il avait joué avecMaurepas, avec le comte d’Artois lui-même, habile au whist comme àla paume, avec le prince de Polignac, avec l’évêque Louis de Rohan,avec Cagliostro, avec le prince de la Lippe, avec Fox, avec Dundas,avec Sheridan, avec le prince de Galles, avec Talleyrand, avec leDiable, quand il se donnait à tous les diables, aux plus mauvaisjours de l’émigration : Il lui fallait donc des adversaires dignesde lui. D’ordinaire, les Anglais reçus par la noblessefournissaient leur contingent de forces à cette partie, dont onparlait comme d’une institution et qu’on appelait le whist de M. deSaint-Albans, comme on aurait dit, à la cour, le whist du Roi.

Un soir, chez Mme de Beaumont, les tables vertes étaientdressées ; on attendait un Anglais, un M. Hartford, pour lapartie du grand marquis. Cet Anglais était une espèce d’industrielqui faisait aller une manufacture de coton au Pont-aux-Arches, –par parenthèse, une des premières manufactures qu’on eût vues dansce pays dur à l’innovation, non par ignorance ou par difficulté decomprendre, mais par cette prudence qui est le caractère distinctifde la race normande. – Permettez-moi encore une parenthèse : LesNormands me font toujours l’effet de ce renard si fort en soritedans Montaigne. Où ils mettent la patte, on est sûr que la rivièreest bien prise, et qu’ils peuvent, de cette puissante patte,appuyer.

Mais, pour en revenir à notre Anglais, à ce M. Hartford, – queles jeunes gens appelaient Hartford tout court, quoique cinquanteans fussent bien sonnés sur le timbre d’argent de sa tête, que jevois encore avec ses cheveux ras et luisants comme une calotte desoie blanche, – il était un des favoris du marquis. Quoid’étonnant ? C’était un joueur de la grande espèce, un hommedont la vie (véritable fantasmagorie d’ailleurs) n’avait designification et de réalité que quand il tenait des cartes, unhomme, enfin, qui répétait sans cesse que le premier bonheur étaitde gagner au jeu, et que le second était d’y perdre : magnifiqueaxiome qu’il avait pris à Sheridan, mais qu’il appliquait demanière à se faire absoudre de l’avoir pris. Du reste, à ce vice dujeu près (en considération duquel le marquis de Saint-Albans luieût pardonné les plus éminentes vertus), M. Hartford passait pouravoir toutes les qualités pharisaïques et protestantes que lesAnglais sous-entendent dans le confortable mot d’honorability. Onle considérait comme un parfait gentleman. Le marquis l’amenaitpasser des huitaines à son château de la Vanillière, mais à laville il le voyait tous les soirs. Ce soir-là donc, on s’étonnait,et le marquis lui-même, que l’exact et scrupuleux étranger fût enretard…

On était en août. Les fenêtres étaient ouvertes sur un de cesbeaux jardins comme il n’y en a qu’en province, et les jeunesfilles, massées dans les embrasures, causaient entre elles, lefront penché sur leurs festons. Le marquis, assis devant la tablede jeu, fronçait ses longs sourcils blancs. Il avait les coudesappuyés sur la table. Ses mains, d’une beauté sénile, jointes sousson menton, soutenaient son imposante figure étonnée d’attendre,comme celle de Louis XIV, dont il avait la majesté. Un domestiqueannonça enfin M. Hartford. Il parut, dans sa tenue irréprochableaccoutumée, linge éblouissant de blancheur, bagues à tous lesdoigts, comme nous en avons vu depuis à M. Bulwer, un foulard desIndes à la main, et sur les lèvres (car il venait de dîner) lapastille parfumée qui voilait les vapeurs des essences d’anchois,de l’harvey-sauce et du porto.

Mais il n’était pas seul. Il alla saluer le marquis et luiprésenta, comme un bouclier contre tout reproche, un Ecossais deses amis, M. Marmor de Karkoël, qui lui était tombé à la manièred’une bombe, pendant son dîner, et qui était le meilleur joueur dewhist des Trois Royaumes.

Cette circonstance, d’être le meilleur whisteur de la tripleAngleterre, étendit un sourire charmant sur les lèvres pâles dumarquis. La partie fut aussitôt constituée. Dans son empressement àse mettre au jeu, M. de Karkoël n’ôta pas ses gants, quirappelaient par leur perfection ces célèbres gants de BryanBrummell, coupés par trois ouvriers spéciaux, deux pour la main etun pour le pouce. Il fut le partner de M. de Saint-Albans. Ladouairière de Hautcardon, qui avait cette place, la lui céda.

Or, ce Marmor de Karkoël, Mesdames, était, pour la tournure, unhomme de vingt-huit ans à peu près ; mais un soleil brûlant,des fatigues ignorées, ou des passions peut-être, avaient attachésur sa face le masque d’un homme de trente-cinq. il n’était pasbeau, mais il était expressif. Ses cheveux étaient noirs, trèsdurs, droits, un peu courts, et sa main les écartait souvent de sestempes et les rejetait en arrière. Il y avait dans ce mouvement unevéritable, mais sinistre éloquence de geste. Il semblait écarter unremords. Cela frappait d’abord, et, comme les choses profondes,cela frappait toujours.

J’ai connu pendant plusieurs années ce Karkoël, et je puisassurer que ce sombre geste, répété dix fois dans une heure,produisait toujours son effet et faisait venir dans l’esprit decent personnes la même pensée. Son front régulier, mais bas, avaitde l’audace. Sa lèvre rasée (on ne portait pas alors de moustachescomme aujourd’hui) était d’une immobilité à désespérer Lavater, ettous ceux qui croient que le secret de la nature d’un homme estmieux écrit dans les lignes mobiles de sa bouche que dansl’expression de ses yeux. Quand il souriait, son regard ne souriaitpas, et il montrait des dents d’un émail de perles, comme cesAnglais, fils de la mer, en ont parfois pour les perdre ou lesnoircir, à la manière chinoise, dans les flots de leur affreux thé.Son visage était long, creusé aux joues, d’une certaine couleurolive qui lui était naturelle, mais chaudement hâlé, par-dessus,des rayons d’un soleil qui, pour l’avoir si bien mordu, n’avait pasdû être le soleil émoussé de la vaporeuse Angleterre. Un nez longet droit, mais qui dépassait la courbe du front, partageait sesdeux yeux noirs à la Macbeth, encore plus sombres que noirs et trèsrapprochés, ce qui est, dit-on, la marque d’un caractèreextravagant ou de quelque insanité intellectuelle. Sa mise avait dela recherche. Assis nonchalamment comme il était là, à cette tablede whist, il paraissait plus grand qu’il n’était réellement, par unléger manque de proportion dans son buste, car il étaitpetit ; mais, au défaut près que je viens de signaler, trèsbien fait et d’une vigueur de souplesse endormie, comme celle dutigre dans sa peau de velours. Parlait-il bien le français ?La voix, ce ciseau d’or avec lequel nous sculptons nos pensées dansl’âme de ceux qui nous écoutent et y gravons la séduction,l’avait-il harmonique à ce geste que je ne puis me rappeleraujourd’hui sans en rêver ? Ce qu’il y a de certain, c’estque, ce soir-là, elle ne fit tressaillir personne. Elle neprononça, dans un diapason fort ordinaire, que les motssacramentels de tricks et d’honneurs, les seules expressions qui,au whist, coupent à d’égaux intervalles l’auguste silence au fondduquel on joue enveloppé.

Ainsi, dans ce vaste salon plein de gens pour qui l’arrivée d’unAnglais était une circonstance peu exceptionnelle, personne,excepté la table du marquis, ne prit garde à ce whisteur inconnu,remorqué par Hartford. Les jeunes filles ne retournèrent passeulement la tête par-dessus l’épaule pour le voir. Elles étaient àdiscuter (on commençait à discuter dès ce temps-là) la compositiondu bureau de leur congrégation et la démission d’une desvice-présidentes qui n’était pas ce jour-là chez Mme de Beaumont.C’était un peu plus important que de regarder un Anglais ou unEcossais. Elles étaient un peu blasées sur ces éternellesimportations d’Anglais et d’Ecossais. Un homme qui, comme lesautres, ne s’occuperait que des dames de carreau et detrèfle ! Un protestant, d’ailleurs ! un hérétique !Encore, si ç’eût été un lord catholique d’Irlande ! Quant auxpersonnes âgées, qui jouaient déjà aux autres tables lorsqu’onannonça M. Hartford, elles jetèrent un regard distrait surl’étranger qui le suivait et se replongèrent, de toute leurattention, dans leurs cartes, comme des cygnes plongent dans l’eaude toute la longueur de leurs cous.

M. de Karkoël ayant été choisi pour le partner du marquis deSaint-Albans la personne qui jouait en face de M. Hartford était lacomtesse du Tremblay de Stasseville, dont la fille Herminie, laplus suave fleur de cette jeunesse qui s’épanouissait dans lesembrasures du salon, parlait alors à Mlle Ernestine de Beaumont.Par hasard, les yeux de Mlle Herminie se trouvaient dans ladirection de la table où jouait sa mère.

– Regardez, Ernestine, fit-elle à demi-voix, comme cet Ecossaisdonne !

M. de Karkoël venait de se, déganter… Il avait tiré de leur étuide chamois parfumé, des mains blanches et bien sculptées, à fairela religion d’une petite maîtresse qui les aurait eues, et ildonnait les cartes comme on les donne au whist, une à une, maisavec un mouvement circulaire d’une rapidité si prodigieuse, quecela étonnait comme le doigté de Liszt. L’homme qui maniait lescartes ainsi devait être leur maître… Il y avait dix ans de tripotdans cette foudroyante et augurale manière de donner.

– C’est la difficulté vaincue dans le mauvais ton, dit lahautaine Ernestine, de sa lèvre la plus dédaigneuse, – mais lemauvais ton est vainqueur !

Dur jugement pour une si jeune demoiselle ; mais, avoir bonton était plus pour cette jolie tête-là que d’avoir l’esprit deVoltaire. Elle a manqué sa destinée, Mlle Ernestine de Beaumont, etelle a dû mourir de chagrin de n’être pas la camerera major d’unereine d’Espagne.

La manière de jouer de Marmor de Karkoël fit équation avec cettedonne merveilleuse. Il montra une supériorité qui enivra de plaisirle vieux marquis, car il éleva la manière de jouer de l’ancienpartner de Fox, et l’enleva jusqu’à la sienne. Toute supérioritéquelconque est une séduction irrésistible, qui procède par rapt etvous emporte dans son orbite. Mais ce n’est pas tout. Elle vousféconde en vous emportant. Voyez les grands causeurs ! ilsdonnent la réplique, et ils l’inspirent. Quand ils ne causent plus,les sots, privés du rayon qui les dora, reviennent, ternes, à fleurd’eau de conversation, comme des poissons morts retournés quimontrent un ventre sans écailles. M. de Karkoël fit bien plus qued’apporter une sensation nouvelle à un homme qui les avait épuisées: il augmenta l’idée que le marquis avait de lui-même, il couronnad’une pierre de plus l’obélisque, depuis longtemps mesuré, que ceroi du whist s’était élevé dans les discrètes solitudes de sonorgueil.

Malgré l’émotion qui le rajeunissait, le marquis observal’étranger pendant la partie du fond de cette patte d’oie (commenous disons de la griffe du Temps, pour lui payer son insolence denous la mettre sur la figure) qui bridait ses yeux spirituels.L’Ecossais ne pouvait être goûté, apprécié, dégusté, que par unjoueur d’une très grande force. Il avait cette attention profonde,réfléchie, qui se creuse en combinaisons sous les rencontres dujeu, et il la voilait d’une impassibilité superbe. A côté de lui,les sphinx accroupis dans la lave de leur basalte auraient sembléles statues des Génies de la confiance et de l’expansion. Il jouaitcomme s’il eût joué avec trois paires de mains qui eussent tenu lescartes, sans s’inquiéter de savoir à qui ces mains appartenaient.Les dernières brises de cette soirée d’août déferlaient en vaguesde soufflés et de parfums sur ces trente chevelures de jeunesfilles, nu-tête, pour arriver chargées de nouveaux parfums etd’effluves virginales, prises à ce champ de têtes radieuses, et sebriser contre ce front cuivré large et bas, écueil de marbre humainqui ne faisait pas un seul pli. Il ne s’en apercevait même pas. Sesnerfs étaient muets. En cet instant, il faut l’avouer, il portaitbien son nom de Marmor ! Inutile de dire qu’il gagna.

Le marquis se retirait toujours vers minuit. Il fut reconduitpar l’obséquieux Hartford, qui lui donna le bras jusqu’à savoiture.

– C’est le dieu du chelem (slam) que ce Karkoël ! luidit-il, avec la surprise de l’enchantement ; arrangez-vouspour qu’il ne nous quitte pas de si tôt.

Hartford le promit et le vieux marquis, malgré son âge et sonsexe, se prépara à jouer le rôle d’une sirène d’hospitalité.

Je me suis arrêté sur cette première soirée d’un séjour qui duraplusieurs années. je n’y étais pas ; mais elle m’a étéracontée par un de mes parents plus âgé que moi, et qui, joueurcomme tous les jeunes gens de cette petite ville où le jeu étaitl’unique ressource qu’on eût, dans cette famine de toutes lespassions, se prit de goût pour le dieu du chelem. Revue en seretournant et avec des impressions rétrospectives qui ont leurmagie, cette soirée, d’une prose commune et si connue, une partiede whist gagnée, prendra des proportions qui pourront peut-êtrevous étonner. – La quatrième personne de cette partie, la comtessede Stasseville, ajoutait mon parent, perdit son argent avecl’indifférence artistocratique qu’elle mettait à tout. Peut-êtrefut-ce de cette partie de whist que son sort fut décidé, là où sefont les destinées. Qui comprend un seul mot à ce mystère de lavie ?… Personne n’avait alors d’intérêt à observer lacomtesse. Le salon ne fermentait que du bruit des jetons et desfiches… Il aurait été curieux de surprendre dans cette femme, jugéealors et rejugée un glaçon poli et coupant, si ce qu’on a crudepuis et répété tout bas avec épouvante, a daté de cemoment-là.

La comtesse du Tremblay de Stasseville était une femme dequarante ans, d’une très faible santé, pâle et mince, mais d’unmince et d’un pâle que je n’ai vus qu’à elle. Son nez bourbonien,un peu pincé, ses cheveux châtain clair, ses lèvres très fines,annonçaient une femme de race, mais chez qui la fierté peut deveniraisément cruelle. Sa pâleur teintée de soufre était maladive.

Elle se fût nommée Constance, – disait Mlle Ernestine deBeaumont, qui ramassait des épigrammes jusque dans Gibbon, – qu’oneût pu l’appeler Constance Chlore.

Pour qui connaissait le genre d’esprit de Mlle de Beaumont, onétait libre de mettre une atroce intention dans ce mot. Malgré sapâleur, cependant, malgré la couleur hortensia passé des lèvres dela comtesse du Tremblay de Stasseville, il y avait pourl’observateur avisé, précisément dans ces lèvres à peine marquées,ténues et vibrantes comme la cordelette d’un arc, une effrayantephysionomie de fougue réprimée et de volonté. La société deprovince ne le voyait pas. Elle ne voyait, elle, dans la rigiditéde cette lèvre étroite et meurtrière, que le fil d’acier sur lequeldansait incessamment la flèche barbelée de l’épigramme. Des yeuxpers (car la comtesse portait de sinople, étincelé d’or, dans sonregard comme dans ses armes) couronnaient, comme deux étoilesfixes, ce visage sans le réchauffer. Ces deux émeraudes, striées dejaune, enchâssées sous les sourcils blonds et fades de ce frontbusqué, étaient aussi froides que si on les avait retirées duventre et du frai du poisson de Polycrate. L’esprit seul, un espritbrillant, damasquiné et affilé comme une épée, allumait parfoisdans ce regard vitrifié les éclairs de ce glaive qui tourne dontparle la Bible. Les femmes haïssaient cet esprit dans la comtessedu Tremblay, comme s’il avait été de la beauté. Et, en effet,c’était la sienne ! Comme Mlle de Retz, dont le cardinal alaissé un portrait d’amant qui s’est débarbouillé les yeux desdernières badauderies de sa jeunesse, elle avait un défaut à lataille, qui pouvait à la rigueur passer pour un vice. Sa fortuneétait considérable. Son mari, mourant, l’avait laissée très peuchargée de deux enfants : un petit garçon, bête à ravir, confié auxsoins très paternels et très inutiles d’un vieil abbé qui ne luiapprenait rien, et sa fille Herminie, dont la beauté aurait étéadmirée dans les cercles les plus difficiles et les plus artistesde Paris. Quant à sa fille, elle l’avait élevée irréprochablement,au point de vue de l’éducation officielle. L’irréprochable de Mmede Stasseville ressemblait toujours un peu à de l’impertinence.Elle en faisait une jusque de sa vertu, et qui sait si ce n’étaitpas son unique raison pour y tenir ? Toujours est-il qu’elleétait vertueuse ; sa réputation défiait la calomnie. Aucunedent de serpent ne s’était usée sur cette lime. Aussi, de regretforcené de n’avoir pu l’entamer, on s’épuisait à l’accuser defroideur. Cela tenait, sans nul doute, disait-on (on raisonnait, onfaisait de la science !), à la décoloration de son sang. Pourpeu qu’on eût poussé ses meilleures amies, elles lui auraientdécouvert dans le cœur la certaine barre historique qu’on avaitinventée contre une femme bien charmante et bien célèbre du siècledernier, afin d’expliquer qu’elle eût laissé toute l’Europeélégante à ses pieds, pendant dix ans, sans la faire monter d’uncran plus haut. »

Le conteur sauva par la gaieté de son accent le vif de cesdernières paroles, qui causèrent comme un joli petit mouvement depruderie offensée. Et, je dis, pruderie sans humeur, car lapruderie des femmes bien nées, qui n’affectent rien, est quelquechose de très gracieux. Le jour était si tombé, d’ailleurs, qu’onsentit plutôt ce mouvement qu’on ne le vit.

– Sur ma parole, c’était bien ce que vous dites, cette comtessede Stasseville, – fit, en bégayant, selon son usage, le vieuxvicomte de Rassy, bossu et bègue, et spirituel comme s’il avait étéboiteux par-dessus le marché. Qui ne connaît pas à Paris le vicomtede Rassy, ce memorandum encore vivant des petites corruptions duxviiie siècle ? Beau de visage dans sa jeunesse comme lemaréchal de Luxembourg, il avait, comme lui, son revers demédaille, mais le revers seul de la médaille lui était resté. Quantà l’effigie, où l’avait-il laissée ?… Lorsque les jeunes gensde ce temps le surprenaient dans quelque anachronisme de conduite,il disait que, du moins, il ne souillait pas ses cheveux blancs,car il portait une perruque châtain à la Ninon, avec une raie dechair factice, et les plus incroyables et indescriptiblestire-bouchons !

– Ah ! vous l’avez connue ? – dit le narrateurinterrompu. – Eh bien ! vous savez, vicomte, si je surfaisd’un mot la vérité.

– C’est calqué à la vitre, votre po… ortrait, – répondit levicomte en se donnant un léger soufflet sur la joue, par impatiencede bégayer, et au risque de faire tomber les grains du rouge qu’ondit qu’il met, comme il fait tout, sans nulle pudeur. – je l’aiconnue à… à… peu près au temps de votre histoire. Elle venait àParis tous les hivers pour quelques jours. je la rencontrais chezla princesse de Cou… ourt… tenay, dont elle était un peu parente.C’était de l’esprit servi dans sa glace, une femme froide à vousfaire tousser.

« Excepté ces quelques jours passés par hiver à Paris, – repritl’audacieux conteur, qui ne mettait même pas à ses personnages ledemi-masque d’Arlequin, – la vie de la comtesse du Tremblay deStasseville était réglée comme le papier de cette ennuyeuse musiquequ’on appelle l’existence d’une femme comme il faut, en province.Elle était, six mois de l’année, au fond de son hôtel, dans laville que je vous ai décrite au moral, et elle troquait, pendantles autres six mois, ce fond d’hôtel pour un fond de château, dansune belle terre qu’elle avait à quatre lieues de là. Tous les deuxans, elle conduisait à Paris sa fille, – qu’elle laissait à unevieille tante, Mlle de Triflevas, quand elle y allait seule, – aucommencement de l’hiver ; mais jamais de Spa, de Plombières,de Pyrénées ! On ne la voyait point aux eaux. Etait-ce de peurdes médisants ? En province, quand une femme seule, dans laposition de Mme de Stasseville, va prendre les eaux si loin, que necroit-on pas ?… que ne soupçonne-t-on pas ? L’envie deceux qui restent se venge, à sa façon, du plaisir de ceux quivoyagent. De singuliers airs viennent, comme des drôles desouffles, rider la pureté de ces eaux. Est-ce le fleuve Jaune, oule fleuve Bleu sur lequel on expose les enfants, en Chine ?…Les eaux, en France, ressemblent un peu à ce fleuve-là. Si ce n’estpas un enfant, on y expose toujours quelque chose aux yeux de ceuxqui n’y vont pas. La moqueuse comtesse du Tremblay était bien fièrepour sacrifier un seul de ses caprices à l’opinion ; mais ellen’avait point celui des eaux ; et son médecin l’aimait mieuxauprès de lui qu’à deux cents lieues, car, à deux cents lieues, leschattemites visites à dix francs ne peuvent pas beaucoup semultiplier. C’était une question, d’ailleurs, que de savoir si lacomtesse avait des caprices quelconques. L’esprit n’est pasl’imagination. Le sien était si net, si tranchant, si positif, mêmedans la plaisanterie, qu’il excluait tout naturellement l’idée decaprice. Quand il était gai (ce qui était rare), il sonnait si bience son vibrant de castagnettes d’ébène ou de tambour de basque,toute peau tendue et grelots de métal, qu’on ne pouvait pass’imaginer qu’il y eût jamais dans cette tête sèche, en dos,non ! mais en fil de couteau, rien qui rappelât la fantaisie,rien qui pût être pris pour une de ces curiosités rêveuses,lesquelles engendrent le besoin de quitter sa place et de s’enaller où l’on n’était pas. Depuis dix ans qu’elle était riche etveuve, maîtresse d’elle-même par conséquent, et de bien des choses,elle aurait pu transporter sa vie immobile fort loin de ce trou ànobles, où ses soirées se passaient à jouer le boston et le whistavec de vieilles filles qui avaient vu la Chouannerie, et de vieuxchevaliers, héros inconnus, qui avaient délivré Destouches.

Elle aurait pu, comme lord Byron, parcourir le monde avec unebibliothèque, une cuisine et une volière dans sa voiture, mais ellen’en avait pas eu la moindre envie. Elle était mieuxqu’indolente ; elle était indifférente ; aussiindifférente que Marmor de Karkoël quand il jouait au whist.Seulement, Marmor n’était pas indifférent au whist même, et dans savie, à elle, il n’y avait point de whist : tout était égal !C’était une nature stagnante, une espèce de femme-dandy, auraientdit les Anglais. Hors l’épigramme, elle n’existait qu’à l’état delarve élégante. “Elle est de la race des animaux à sang blanc”,répétait son médecin dans le tuyau de l’oreille, croyantl’expliquer par une image, comme on expliquerait une maladie par unsymptôme. Quoiqu’elle eût l’air malade, le médecin dépaysé niait lamaladie. Etait-ce haute discrétion ? ou bien réellement ne lavoyait-il pas ? jamais elle ne se plaignait ni de son corps nide son âme. Elle n’avait pas même cette ombre presque physique demélancolie, étendue d’ordinaire sur le front meurtri des femmes quiont quarante ans. Ses jours se détachaient d’elle et ne s’enarrachaient pas. Elle les voyait tomber de ce regard d’Ondine,glauque et moqueur, dont elle regardait toutes choses. Ellesemblait mentir à sa réputation de femme spirituelle, en nenuançant sa conduite d’aucune de ces manières d’être personnelles,appelées des excentricités. Elle faisait naturellement, simplement,tout ce que faisaient les autres femmes dans sa société, et ni plusni moins. Elle voulait prouver que l’égalité, cette chimère desvilains, n’existe vraiment qu’entre nobles. Là seulement sont lespairs, car la distinction de la naissance, les quatre générationsde noblesse nécessaires pour être gentilhomme, sont un niveau. “Jene suis que le premier gentilhomme de France”, disait Henri IV, etpar ce mot, il mettait les prétentions de chacun aux pieds de ladistinction de tous. Comme les autres femmes de sa caste, qu’elleétait trop aristocratique pour vouloir primer, la comtesseremplissait ses devoirs extérieurs de religion et de monde avec uneexacte sobriété, qui est la convenance suprême dans ce monde oùtous les enthousiasmes sont sévèrement défendus. Elle ne restaitpas en deçà ni n’allait au delà de sa société. Avait-elle acceptéen se domptant la vie monotone de cette ville de province oùs’était tari ce qui lui restait de jeunesse, comme une eau dormantesous des nénuphars ? Ses motifs pour agir, motifs de raison,de conscience, d’instinct, de réflexion, de tempérament, de goût,tous ces flambeaux intérieurs qui jettent leur lumière sur nosactes, ne projetaient pas de lueurs sur les siens. Rien du dedansn’éclairait les dehors de cette femme. Rien du dehors ne serépercutait au dedans ! Fatigués d’avoir guetté si longtempssans rien voir dans Mme de Stasseville, les gens de province, quiont pourtant une patience de prisonnier ou de pêcheur à la ligne,quand ils veulent découvrir quelque chose, avaient fini parabandonner ce casse-tête, comme on jette derrière un coffre unmanuscrit qu’il aurait été impossible de déchiffrer.

– Nous sommes bien bêtes, – avait dit un soir, dogmatiquement,la comtesse de Hautcardon, – et cela remontait à plusieurs années –de nous donner un tel tintouin pour savoir ce qu’il y a dans lefond de l’âme de cette femme : probablement il n’y a rien !»

Chapitre 3

 

« Et cette opinion de la douairière de Hautcardon avait étéacceptée. Elle avait eu force de loi sur tous ces esprits dépitéset désappointés de l’inutilité de leurs observations, et qui necherchaient qu’une raison pour se rendormir. Cette opinion régnaitencore, mais à la manière des rois fainéants, quand Marmor deKarkoël, l’homme peut-être qui devait le moins se rencontrer dansla vie de la comtesse du Tremblay de Stasseville, vint du bout dumonde s’asseoir à cette table verte où il manquait un partner. Ilétait né, racontait son cornac Hartford, dans les montagnes debrume des îles Shetland. Il était du pays où se passe la sublimehistoire de Walter Scott, cette réalité du Pirate que Marmor allaitreprendre en sous-œuvre, avec des variantes, dans une petite villeignorée des côtes de la Manche. Il avait été élevé aux bords decette mer sillonnée par le vaisseau de Cleveland. Tout jeune, ilavait dansé les danses du jeune Mordaunt avec les filles du vieuxTroil. Il les avait retenues, et plus d’une fois il les a danséesdevant moi sur la feuille en chêne des parquets de cette petiteville prosaïque, mais digne, qui juraient avec la poésie sauvage etbizarre de ces danses hyperboréennes. A quinze ans, on lui avaitacheté une lieutenance dans un régiment anglais qui allait auxIndes, et pendant douze ans il s’y était battu contre les Marattes.Voilà ce qu’on apprit bientôt de lui et de Hartford, et aussi qu’ilétait gentilhomme, parent des fameux Douglas d’Ecosse au cœursanglant. Mais ce fut tout. Pour le reste, on l’ignorait, et ondevait l’ignorer toujours. Ses aventures aux Indes, dans ce paysgrandiose et terrible où les hommes dilatés apprennent des manièresde respirer auxquelles l’air de l’Occident ne suffit plus, il neles raconta jamais. Elles étaient tracées en caractères mystérieuxsur le couvercle de ce front d’or bruni, qui ne s’ouvrait pas plusque ces boîtes à poison asiatique, gardées, pour le jour de ladéfaite et des désastres, dans l’écrin des sultans indiens. Ellesse révélaient par un éclair aigu de ces yeux noirs, qu’il savaitéteindre quand on le regardait, comme on souffle un flambeau quandon ne veut pas être vu, et par l’autre éclair de ce geste aveclequel il fouettait ses cheveux sur sa tempe, dix fois de suite,pendant un robber de whist ou une partie d’écarté. Mais hors ceshiéroglyphes de geste et de physionomie que savent lire lesobservateurs, et qui n’ont, comme la langue des hiéroglyphes, qu’unfort petit nombre de mots, Marmor de Karkoël était indéchiffrable,autant, à sa manière, que la comtesse du Tremblay l’était à lasienne. C’était un Cleveland silencieux. Tous les jeunes nobles dela ville qu’il habitait, et il y en avait plusieurs de fortspirituels, curieux comme des femmes et entortillants comme descouleuvres, étaient démangés du désir de lui faire raconter lesmémoires inédits de sa jeunesse, entre deux cigarettes de maryland.Mais ils avaient toujours échoué. Ce lion marin des îles Hébrides,roussi par le soleil de Lahore, ne se prenait pas à ces souricièresde salon offertes aux appétits de la vanité, à ces pièges à paon oùla fatuité française laisse toutes ses plumes, pour le plaisir deles étaler. La difficulté ne put jamais être tournée. Il étaitsobre comme un Turc qui croirait au Coran. Espèce de muet quigardait bien le sérail de ses pensées ! Je ne l’ai jamais vuboire que de l’eau et du café. Les cartes, qui semblaient sapassion, étaient-elles sa passion réelle ou une passion qu’ils’était donnée ? car on se donne des passions comme desmaladies. Etaient-elles une espèce d’écran qu’il semblait déplierpour cacher son âme ? Je l’ai toujours cru, quand je l’ai vujouer comme il jouait. Il enveloppa, creusa, invétéra cette passiondu jeu dans l’âme joueuse de cette petite ville, au point que,quand il fut parti, un spleen affreux, le spleen des passionstrompées, tomba sur elle comme un sirocco maudit et la fitressembler davantage à une ville anglaise. Chez lui, la table dewhist était ouverte dès le matin. La journée, quand il n’était pasà la Vanillière ou dans quelque château des environs, avait lasimplicité de celle des hommes qui sont brûlés par l’idée fixe. Ilse levait à neuf heures, prenait son thé avec quelque ami venu pourle whist, qui commençait alors et ne finissait qu’à cinq heures del’après-midi. Comme il y avait beaucoup de monde à ces réunions, onse relayait à chaque robber, et ceux qui ne jouaient pointpariaient. Du reste, il n’y avait pas que des jeunes gens à cesespèces de matinées, mais les hommes les plus graves de la ville.Des pères de famille, comme disaient les femmes de trente ans,osaient passer leurs journées dans ce tripot, et elles beurraient,en toute occasion, d’intentions perfides, mille tartelettes auverjus sur le compte de cet Ecossais, comme s’il avait inoculé lapeste à toute la contrée dans la personne de leurs maris. Ellesétaient pourtant bien accoutumées à les voir jouer, mais non dansces proportions d’obstination et de furie. Vers cinq heures, on seséparait, pour se retrouver le soir dans le monde et s’y conformer,en apparence, au jeu officiel et commandé par l’usage desmaîtresses de maison chez lesquelles on allait, mais, sous main eten réalité, pour jouer le jeu convenu le matin même, au whist deKarkoël. Je vous laisse à penser à quel degré de force ces hommes,qui ne faisaient plus qu’une chose, atteignirent. Ils élevèrent cewhist jusqu’à la hauteur de la plus difficile et de la plusmagnifique escrime. Il y eut sans doute des pertes fortconsidérables ; mais ce qui empêcha les catastrophes et lesruines que le jeu traîne toujours après soi, ce furent précisémentsa fureur et la supériorité de ceux qui jouaient. Toutes ces forcesfinissaient par s’équilibrer entre elles ; et puis, dans unrayon si étroit, on était trop souvent partner les uns des autrespour ne pas, au bout d’un certain temps, comme on dit en termes dejeu, se rattraper.

L’influence de Marmor de Karkoël, contre laquelle regimbèrent endessous les femmes raisonnables, ne diminua point, mais augmenta aucontraire. On le conçoit. Elle venait moins de Marmor et d’unemanière d’être entièrement personnelle, que d’une passion qu’ilavait trouvée là, vivante, et que sa présence, à lui qui lapartageait, avait exaltée. Le meilleur moyen, le seul peut-être degouverner les hommes, c’est de les tenir par leurs passions.Comment ce Karkoël n’eût-il pas été puissant ? Il avait ce quifait la force des gouvernements, et, de plus, il ne songeait pas àgouverner. Aussi arriva-t-il à cette domination qui ressemble à unensorcellement. On se l’arrachait. Tout le temps qu’il resta danscette ville, il fut toujours reçu avec le même accueil, et cetaccueil était une fiévreuse recherche. Les femmes, qui leredoutaient, aimaient mieux le voir chez elles que de savoir leursfils ou leurs maris chez lui, et elles le recevaient comme lesfemmes reçoivent, même sans l’aimer, un homme qui est le centred’une attention, d’une préoccupation, d’un mouvement quelconque.L’été, il allait passer quinze jours, un mois, à la campagne. Lemarquis de Saint-Albans l’avait pris sous son admiration spéciale,– protection ne dirait pas assez. A la campagne, comme à la ville,c’étaient des whists éternels. Je me rappelle avoir assisté(j’étais un écolier en vacances alors) à une superbe partie depêche au saumon, dans les eaux brillantes de la Douve, pendant toutle temps de laquelle Marmor de Karkoël joua, en canot, au whist àdeux morts (double dummy), avec un gentilhomme du pays. Il fûttombé dans la rivière qu’il eût joué encore !… Seule, unefemme de cette société ne recevait pas l’Ecossais à la campagne, età peine à la ville. C’était la comtesse du Tremblay.

Qui pouvait s’en étonner ? Personne. Elle était veuve, etelle avait une fille charmante. En province, dans cette sociétéenvieuse et alignée où chacun plonge dans la vie de tous, on nesaurait prendre trop de précautions contre des inductions faciles àfaire de ce qu’on voit à ce qu’on ne voit pas. La comtesse duTremblay les prenait en n’invitant jamais Marmor à son château deStasseville, et en ne le recevant à la ville que fort publiquementet les jours qu’elle recevait toutes ses connaissances. Sapolitesse était pour lui froide, impersonnelle. C’était uneconséquence de ces bonnes manières qu’on doit avoir avec tous, nonpour eux, mais pour soi. Lui, de son côté, répondait par unepolitesse du même genre ; et cela était si peu affecté, sinaturel dans tous les deux, qu’on a pu y être pris pendant quatreans. Je l’ai déjà dit : hors le jeu, Karkoël ne semblait pasexister. Il parlait peu. S’il avait quelque chose à cacher, il lecouvrait très bien de ses habitudes de silence. Mais la comtesseavait, elle, si vous vous le rappelez, l’esprit très extérieur ettrès mordant. Pour ces sortes d’esprits, toujours en dehors,brillants, agressifs, se retenir, se voiler, est chose difficile.Se voiler, n’est-ce pas même une manière de se trahir ?Seulement, si elle avait les écailles fascinantes et la triplelangue du serpent, elle en avait aussi la prudence. Rien doncn’altéra l’éclat et l’emploi féroces de sa plaisanterie habituelle.Souvent, quand on parlait de Karkoël devant elle, elle luidécochait de ces mots qui sifflent et qui percent, et que Mlle deBeaumont, sa rivale d’épigrammes, lui enviait. Si ce fut là unmensonge de plus, jamais mensonge ne fut mieux osé. Tenait-ellecette effrayante faculté de dissimuler de son organisation sèche etcontractile ? Mais pourquoi s’en servait-elle, elle,l’indépendance en personne par sa position et la fierté moqueuse ducaractère ? Pourquoi, si elle aimait Karkoël et si elle enétait aimée, le cachait-elle sous les ridicules qu’elle lui jetaitde temps à autre, sous ces plaisanteries apostates, renégates,impies, qui dégradent l’idole adorée… les plus grands sacrilèges enamour ?

Mon Dieu ! qui sait ? il y avait peut-être en toutcela du bonheur pour elle… – Si l’on jetait, docteur, – fit lenarrateur, en se tournant vers le docteur Beylasset, qui étaitaccoudé sur un meuble de Boule, et dont le beau crâne chauverenvoyait la lumière d’un candélabre que les domestiques venaient,en cet instant, d’allumer au-dessus de sa tête, si l’on jetait surla comtesse de Stasseville un de ces bons regards physiologistes, –comme vous en avez, vous autres médecins, et que les moralistesdevraient vous emprunter, – il était évident que tout, dans lesimpressions de cette femme, devait rentrer, porter en dedans, commecette ligne hortensia passé qui formait ses lèvres, tant elle lesrétractait ; comme ces ailes du nez, qui se creusaient au lieude s’épanouir, immobiles et non pas frémissantes ; comme cesyeux qui, à certains moments, se renfonçaient sous leurs arcadessourcilières et semblaient remonter vers le cerveau. Malgré sonapparente délicatesse et une souffrance physique dont on suivaitl’influence visible dans tout son être, comme on suit lesrayonnements d’une fêlure dans une substance trop sèche, elle étaitle plus frappant diagnostic de la volonté, de cette pile de Voltaintérieure à laquelle aboutissent nos nerfs. Tout l’attestait, enelle, plus qu’en aucun être vivant que j’aie jamais contemplé. Cetinflux de la volonté sommeillante circulait – qu’on me passe lemot, car il est bien pédant ! – puissanciellement jusque dansses mains, aristocratiques et princières pour la blancheur mate,l’opale irisée des ongles et l’élégance, mais qui, pour lamaigreur, le gonflement et l’implication des mille torsadesbleuâtres des veines, et surtout pour le mouvement d’appréhensionavec lequel elles saisissaient les objets, ressemblaient à desgriffes fabuleuses, comme l’étonnante poésie des Anciens enattribuait à certains monstres au visage et au sein de femme.Quand, après avoir lancé une de ces plaisanteries, un de ces traitsétincelants et fins comme les arêtes empoisonnées dont se serventles sauvages, elle passait le bout de sa langue vipérine sur seslèvres sibilantes, on sentait que dans une grande occasion, dans ledernier moment de la destinée, par exemple, cette femme frêle etforte tout ensemble était capable de deviner le procédé des nègres,et de pousser la résolution jusqu’à avaler cette langue si souple,pour mourir. A la voir, on ne pouvait douter qu’elle ne fût, enfemme, une de ces organisations comme il y en a dans tous lesrègnes de la nature, qui, de préférence ou d’instinct, recherchentle fond au lieu de la surface des choses ; un de ces êtresdestinés à des cohabitations occultes, qui plongent dans la viecomme les grands nageurs plongent et nagent sous l’eau, comme lesmineurs respirent sous la terre, passionnés pour le mystère, enraison même de leur profondeur, le créant autour d’elles etl’aimant jusqu’au mensonge, car le mensonge, c’est du mystèreredoublé, des voiles épaissis, des ténèbres faites à toutprix ! Peut-être ces sortes d’organisations aiment-elles lemensonge pour le mensonge, comme on aime l’art pour l’art, commeles Polonais aiment les batailles. – (Le docteur inclina gravementla tête en signe d’adhésion.) – Vous le pensez, n’est-ce pas ?et moi aussi ! je suis convaincu que, pour certaines âmes il ya le bonheur de l’imposture. Il y a une effroyable, mais enivrantefélicité dans l’idée qu’on ment et qu’on trompe ; dans lapensée qu’on se sait seul soi-même, et qu’on joue à la société unecomédie dont elle est la dupe, et dont on se rembourse les frais demise en scène par toutes les voluptés du mépris.

– Mais c’est affreux, ce que vous dites-là ! – interrompittout à coup la baronne de Mascranny, avec le cri de la loyautérévoltée.

Toutes les femmes qui écoutaient (et il y en avait peut-êtrequelques-unes connaisseuses en plaisirs cachés) avaient éprouvécomme un frémissement aux dernières paroles du conteur. J’en jugeaiau dos nu de la comtesse de Damnaglia, alors si près de moi. Cetteespèce de frémissement nerveux, tout le monde le connaît et l’aressenti. On l’appelle quelquefois avec poésie la mort qui passe.Etait-ce alors la vérité qui passait ?…

“Oui, – répondit le narrateur, c’est affreux ; mais est-cevrai ? Les natures au cœur sur la main ne se font pas l’idéedes jouissances solitaires de l’hypocrisie, de ceux qui vivent etpeuvent respirer la tête lacée dans un masque. Mais, quand on ypense, ne comprend-on pas que leurs sensations aient réellement laprofondeur enflammée de l’enfer ? Or, l’enfer, c’est le cielen creux. Le mot diabolique ou divin, appliqué à l’intensité desjouissances, exprime la même chose, c’est-à-dire des sensations quivont jusqu’au surnaturel. Mine de Stasseville était-elle de cetterace d’âmes ?… Je ne l’accuse ni ne la justifie. Je racontecomme je peux son histoire, que personne n’a bien sue, et jecherche à l’éclairer par une étude à la Cuvier sur sa personne.Voilà tout.

Du reste, cette analyse que je fais maintenant de la comtesse duTremblay, sur le souvenir de son image, empreinte dans ma mémoirecomme un cachet d’onyx fouillé par un burin profond sur de la cire,je ne la faisais point alors. Si j’ai compris cette femme, ce n’aété que bien plus tard… La toute-puissante volonté, qu’à laréflexion j’ai reconnue en elle, depuis que l’expérience m’a apprisà quel point le corps est la moulure de l’âme, n’avait pas plussoulevé et tendu cette existence, encaissée dans de tranquilleshabitudes, que la vague ne gonfle et ne trouble un lac de mer,fortement encaissé dans ses bords. Sans l’arrivée de Karkoël, decet officier d’infanterie anglaise que des compatriotes avaientengagé à aller manger sa demi-solde dans une ville normande, digned’être anglaise, la débile et pâle moqueuse qu’on appelait en riantmadame de Givre, n’aurait jamais su elle-même quel impérieuxvouloir elle portait dans son sein de neige fondue, comme disaitMlle Ernestine de Beaumont, mais sur lequel, au moral, tout avaitglissé comme sur le plus dur mamelon des glaces polaires. Quand ilarriva, qu’éprouva-t-elle ? Apprit-elle tout à coup que, pourune nature comme la sienne, sentir fortement, c’est vouloir ?Entraîna-t-elle par la volonté un homme qui ne semblait plus devoiraimer que le jeu ?… Comment s’y prit-elle pour réaliser uneintimité dont il est difficile, en province, d’esquiver lesdangers ?… Tous mystères, restés tels à jamais, mais qui,soupçonnés plus tard, n’avaient encore été pressentis par personneà la fin de l’année 182… Et cependant, à cette époque, dans un deshôtels les plus paisibles de cette ville, où le jeu était la plusgrande affaire de chaque journée et presque de chaque nuit ;sous les persiennes silencieuses et les rideaux de mousselinebrodée, voiles purs, élégants, et à moitié relevés d’une vie calme,il devait y avoir depuis longtemps un roman qu’on aurait juréimpossible. Oui, le roman était à cette vie correcte,irréprochable, réglée, moqueuse, froide jusqu’à la maladie, oùl’esprit semblait tout et l’âme rien. Il y était, et la rongeaitsous les apparences et la renommée, comme les vers qui seraient aucadavre d’un homme avant qu’il ne fût expiré.”

– Quelle abominable comparaison ! fit encore observer labaronne de Mascranny. – Ma pauvre Sibylle avait presque raison dene pas vouloir de votre histoire. Décidément, vous avez un vilaingenre d’imagination, ce soir.

– Voulez-vous que je m’arrête ? – répondit le conteur, avecune sournoise courtoisie et la petite rouerie d’un homme sûr del’intérêt qu’il a fait naître.

– Par exemple ! – reprit la baronne ; – est-ce quenous pouvons rester, maintenant, l’attention en l’air, avec unemoitié d’histoire ?

– Ce serait aussi par trop fatigant ! – dit, en défrisantune de ses longues anglaises d’un beau noir bleu, Mlle Laured’Alzanne, la plus languissante image de la paresse heureuse, avecle gracieux effroi de sa nonchalance menacée.

– Et désappointant, en plus ! – ajouta gaîment le docteur.– Ne serait-ce pas comme si un coiffeur, après vous avoir rasé uncôté du visage, fermait tranquillement son rasoir et voussignifiait qu’il lui est impossible d’aller plus loin ?…

– Je reprends donc, – reprit le conteur, avec la simplicité del’art suprême qui consiste surtout à se bien cacher… – En 182… ,j’étais dans le salon d’un de mes oncles, maire de cette petiteville que je vous ai décrite comme la plus antipathique auxpassions et à l’aventure ; et, quoique ce fût un joursolennel, la fête du roi, une Saint-Louis, toujours grandementfêtée par ces ultras de l’émigration, par ces quiétistes politiquesqui avaient inventé le mot mystique de l’amour pur : Vive le roiquand même ! on ne faisait, dans ce salon, rien de plus que cequ’on y faisait tous les jours. On y jouait. Je vous demande bienpardon de vous parler de moi, c’est d’assez mauvais goût, mais ille faut. J’étais un adolescent encore. Cependant, grâce à uneéducation exceptionnelle, je soupçonnais plus des passions et dumonde qu’on n’en soupçonne d’ordinaire à l’âge que j’avais. jeressemblais moins à un de ces collégiens pleins de gaucherie, quin’ont rien vu que dans leurs livres de classe, qu’à une de cesjeunes filles curieuses, qui s’instruisent en écoutant aux porteset en rêvant beaucoup sur ce qu’elles y ont entendu. Toute la villese pressait, ce soir-là, dans le salon de mon oncle, et, commetoujours, – car il n’y avait que des choses éternelles dans cemonde de momies qui ne secouaient leurs bandelettes que pour agiterdes cartes, – cette société se divisait en deux parties, la partiequi jouait, et les jeunes filles qui ne jouaient pas. Momies aussique ces jeunes filles, qui devaient se ranger, les unes auprès desautres, dans les catacombes du célibat, mais dont les visages,éclatants d’une vie inutile et d’une fraîcheur qui ne serait pasrespirée, enchantaient mes avides regards. Parmi elles, il n’yavait peut-être que Mlle Herminie de Stasseville à qui la fortuneeût permis de croire à ce miracle d’un mariage d’amour, sansdéroger. Je n’étais pas assez âgé, ou je l’étais trop, pour memêler à cet essaim de jeunes personnes, dont les chuchotementss’entrecoupaient de temps à autre d’un rire bien franc ou doucementcontenu. En proie à ces brûlantes timidités qui sont en même tempsdes voluptés et des supplices, je m’étais réfugié et assis auprèsdu dieu du chelem, ce Marmor de Karkoël, pour lequel je m’étaispris de belle passion. Il ne pouvait y avoir entre lui et moid’amitié. Mais les sentiments ont leur hiérarchie secrète. Il n’estpas rare de voir, dans les êtres qui ne sont pas développés, de cessympathies que rien de positif, de démontré, n’explique, et quifont comprendre que les jeunes gens ont besoin de chefs comme lespeuples qui, malgré leur âge, sont toujours un peu des enfants. Monchef, à moi, eût été Karkoël. Il venait souvent chez mon père,grand joueur comme tous les hommes de cette société. Il s’étaitsouvent mêlé à nos récréations gymnastiques, à mes frères et à moi,et il avait déployé devant nous une vigueur et une souplesse quitenaient du prodige. Comme le duc d’Enghien, il sautait en sejouant une rivière de dix-sept pieds. Cela seul, sans doute, devaitexercer sur la tête de jeunes gens comme nous, élevés pour devenirdes hommes de guerre, un grand attrait de séduction ; mais làn’était pas le secret pour moi de l’aimant de Karkoël. Il fallaitqu’il agît sur mon imagination avec la puissance des êtresexceptionnels sur les êtres exceptionnels, car la vulgaritépréserve des influences supérieures, comme un sac de laine préservedes coups de canon. Je ne saurais dire quel rêve j’attachais à cefront, qu’on eût cru sculpté dans cette substance que les peintresd’aquarelle appellent terre de Sienne ; à ces yeux sinistres,aux paupières courtes ; à toutes ces marques que des passionsinconnues avaient laissées sur la personne de l’Ecossais, comme lesquatre coups de barre du bourreau aux articulations d’unroué ; et surtout à ces mains d’un homme, du plus amolli descivilisés, chez qui le sauvage finissait au poignet, et quisavaient imprimer aux cartes cette vélocité de rotation quiressemblait au tournoiement de la flamme, et qui avait tant frappéHerminie de Stasseville, la première fois qu’elle l’avait vu. Or,ce soir-là, dans l’angle où se dressait la table de jeu, lapersienne était à moitié fermée. La partie était sombre commel’espèce de demi-jour qui l’éclairait. C’était le whist des forts.Le Mathusalem des marquis, M. de Saint-Albans, était le partner deMarmor. La comtesse du Tremblay avait pris pour le sien lechevalier de Tharsis, officier au régiment de Provence avant laRévolution et chevalier de Saint-Louis, un de ces vieillards commeil n’y en a plus debout maintenant, un de ces hommes qui furent àcheval sur deux siècles, sans être pour cela des colosses. A uncertain moment de la partie, et par le fait d’un mouvement de Mmedu Tremblay de Stasseville pour relever ses cartes, une des pointesdu diamant qui brillait à son doigt rencontra, dans cette ombreprojetée par la persienne sur la table verte, qu’elle rendait plusverte encore, un de ces chocs de rayon, intersectés par la pierre,comme il est impossible à l’art humain d’en combiner, et il enjaillit un dard de feu blanc tellement électrique, qu’il fitpresque mal aux yeux comme un éclair.

– Eh ! eh ! qu’est-ce qui brille ? – dit, d’unevoix flûtée, le chevalier de Tharsis, qui avait la voix de sesjambes.

– Et, qui est-ce qui tousse ? – dit simultanément lemarquis de Saint-Albans, tiré par une toux horriblement mate de sapréoccupation de joueur, en se retournant vers Herminie, quibrodait une collerette à sa mère.

– C’est mon diamant et c’est ma fille, – fit la comtesse duTremblay avec un sourire de ses lèvres minces, en répondant à tousles deux.

– Mon Dieu ! comme il est beau, votre diamant,Madame ! – reprit le chevalier. – Jamais je ne l’avais vuétinceler comme ce soir ; il forcerait les plus myopes à leremarquer.

On était arrivé, en disant cela, à la fin de la partie, et lechevalier de Tharsis prit la main de la comtesse : – Voulez-vouspermettre ?… – ajouta-t-il.

La comtesse ôta languissamment sa bague, et la jeta au chevaliersur la table de jeu.

Le vieil émigré l’examina en la tournant devant son œil comme unkaléidoscope. Mais la lumière a ses hasards et ses caprices. Enroulant sur les facettes de la pierre, elle n’en détacha pas unsecond jet de lumière nuancée, semblable à celui qui venait sirapidement d’en jaillir.

Herminie se leva et poussa la persienne, afin que le jour tombâtmieux sur la bague de sa mère et qu’on en pût mieux apprécier labeauté.

Et elle se rassit, le coude à la table, regardant aussi lapierre prismatique ; mais la toux revint, une toux sifflante,qui lui rougit et lui injecta la nacre de ses beaux yeux bleus,d’un humide radical si pur.

– Et où avez-vous pris cette affreuse toux, ma chèreenfant ? – dit le marquis de Saint-Albans, plus occupé de lajeune fille que de la bague, du diamant humain que du diamantminéral.

– Je ne sais, monsieur le marquis, – fit-elle, avec la légèretéd’une jeunesse qui croyait à l’éternité de la vie. – Peut-être à mepromener le soir, au bord de l’étang de Stasseville.

Je fus frappé alors du groupe qu’ils formaient à eux quatre.

La lumière rouge du couchant immergeait par la fenêtre ouverte.Le chevalier de Tharsis regardait le diamant ; M. deSaint-Albans, Herminie ; Mme du Tremblay, Karkoël, quiregardait d’un œil distrait sa dame de carreau. Mais ce qui mefrappa surtout, ce fut Herminie. La Rose de Stasseville était pâle,plus pâle que sa mère. La pourpre du jour mourant, qui versait sontransparent reflet sur ses joues pâles, lui donnait l’air d’unetête de victime, réfléchie dans un miroir qu’on aurait dit étaméavec du sang.

Tout à coup, j’eus froid dans les nerfs, et par je ne saisquelle évocation foudroyante et involontaire, un souvenir me saisitavec l’invincible brutalité de ces idées qui fécondentmonstrueusement la pensée révoltée, en la violant.

Il y avait quinze jours, à peu près, qu’un matin j’étais alléchez Marmor de Karkoël. Je l’avais trouvé seul. Il était de bonneheure. Nul des joueurs qui, d’ordinaire, jouaient le matin chezlui, n’était arrivé. Il était, quand j’entrai, debout devant sonsecrétaire, et il semblait occupé d’une opération fort délicate quiexigeait une extrême attention et une grande sûreté de main. Je nele voyais pas ; sa tête était penchée. Il tenait entre lesdoigts de sa main droite un petit flacon d’une substance noire etbrillante, qui ressemblait à l’extrémité d’un poignard cassé, et,de ce flacon microscopique, il épanchait je ne sais quel liquidedans une bague ouverte.

– Que diable faites-vous là ? – lui dis-je en m’avançant.Mais il me cria avec une voix impérieuse : « N’approchez pas !restez où vous êtes ; vous me feriez trembler la main, et ceque je fais est plus difficile et plus dangereux que de casser àquarante pas un tire-bouchon avec un pistolet qui pourrait crever.»

C’était une allusion à ce qui nous était arrivé, il y avaitquelque temps. Nous nous amusions à tirer avec les plus mauvaispistolets qu’il nous fût possible de trouver, afin que l’habiletéde l’homme se montrât mieux dans la faiblesse de l’instrument, etnous avions failli nous ouvrir le crâne avec le canon d’un pistoletqui creva.

Il put insinuer les gouttes du liquide inconnu qu’il laissaittomber du bec effilé de son flacon. Quand ce fut fait, il ferma labague et la jeta dans un des tiroirs de son secrétaire, comme s’ilavait voulu la cacher.

Je m’aperçus qu’il avait un masque de verre.

– Depuis quand, – lui dis-je, en plaisantant, – vousoccupez-vous de chimie ? et sont-ce des ressources contre lespertes au whist que vous composez ?

– Je ne compose rien, – me répondit-il, – mais ce qui estlà-dedans (et il montrait le flacon noir) est une ressource contretout. C’est, – ajouta-t-il avec la sombre gaîté du pays dessuicides d’où il était, – le jeu de cartes biseautées avec lequelon est sûr de gagner la dernière partie contre le Destin.

– Quelle espèce de poison ? – lui demandai-je, en prenantle flacon dont la forme bizarre m’attirait.

– C’est le plus admirable des poisons indiens, me répondit-il enôtant son masque. – Le respirer peut être mortel, et, de quelquemanière qu’on l’absorbe, s’il ne tue pas immédiatement, vous neperdez rien pour attendre ; son effet est aussi sûr qu’il estcaché. Il attaque lentement, presque languissamment, maisinfailliblement, la vie dans ses sources, en les pénétrant et endéveloppant, au fond des organes sur lesquels il se jette, de cesmaladies connues de tous et dont les symptômes, familiers à lascience, dépayseraient le soupçon et répondraient à l’accusationd’empoisonnement, si une telle accusation pouvait exister. On dit,aux Indes, que des fakirs mendiants le composent avec dessubstances extrêmement rares, qu’eux seuls connaissent et qu’on netrouve que sur les plateaux du Thibet. Il dissout les liens de lavie plus qu’il ne les rompt. En cela, il convient davantage à cesnatures d’Indiens, apathiques et molles, qui aiment la mort commeun sommeil et s’y laissent tomber comme sur un lit de lotos. Il estfort difficile, du reste, presque impossible de s’en procurer. Sivous saviez ce que j’ai risqué, pour obtenir ce flacon d’une femmequi disait m’aimer !… J’ai un ami, comme moi officier dansl’armée anglaise, et revenu comme moi des Indes où il a passé septans. Il a cherché ce poison avec le désir furieux d’une fantaisieanglaise, – et plus tard, quand vous aurez vécu davantage, vouscomprendrez ce que c’est. Eh bien ! il n’a jamais pu entrouver. Il a acheté, au prix de l’or, d’indignes contrefaçons. Dedésespoir, il m’a écrit d’Angleterre, et il m’a envoyé une de sesbagues, en me suppliant d’y verser quelques gouttes de ce nectar dela mort. Voilà ce que je faisais quand vous êtes entré.

Ce qu’il me disait ne m’étonnait pas. Les hommes sont ainsifaits, que, sans aucun mauvais dessein, sans pensée sinistre, ilsaiment à avoir du poison chez eux, comme ils aiment à avoir desarmes. Ils thésaurisent les moyens d’extermination autour d’eux,comme les avares thésaurisent les richesses. Les uns disent : Si jevoulais détruire ! comme les autres : Si je voulaisjouir ! C’est le même idéalisme enfantin. Enfant, moi-même, àcette époque, je trouvai tout simple que Marmor de Karkoël, revenudes Indes, possédât cette curiosité d’un poison comme il n’enexiste pas ailleurs, et, parmi ses kandjars et ses flèches,apportés au fond de sa malle d’officier, ce flacon de pierre noire,cette jolie babiole de destruction qu’il me montrait. Quand j’eusbien tourné et retourné ce bijou, poli comme une agate, qu’uneAlmée peut-être avait porté entre les deux globes de topaze de sapoitrine, et dans la substance poreuse duquel elle avait imprégnésa sueur d’or, je le jetai dans une coupe posée sur la cheminée, etje n’y pensai plus.

Eh bien ! le croiriez-vous ? c’était le souvenir de ceflacon qui me revenait !… La figure souffrante d’Herminie, sapâleur, cette toux qui semblait sortir d’un poumon spongieux,ramolli, où déjà peut-être s’envenimaient ces lésions profondes quela médecine appelle, – n’est-ce pas, docteur ? – dans unlangage plein d’épouvantements pittoresques, des cavernes ;cette bague qui, par une coïncidence inexplicable, brillait tout àcoup d’un éclat si étrange au moment où la jeune fille toussait,comme si le scintillement de la pierre homicide eût été lapalpitation de joie du meurtrier ; les circonstances d’unematinée qui était effacée de ma mémoire, mais qui y reparaissaienttout à coup : voilà ce qui m’afflua, comme un flot de pensées, aucerveau ! De lien pour rattacher les circonstances passées àl’heure présente, je n’en avais pas. Le rapprochement involontairequi se faisait dans ma tête était insensé. J’avais horreur de mapropre pensée. Aussi m’efforçai-je d’étouffer, d’éteindre en moicette fausse lueur, ce flamboiement qui s’était allumé, et quiavait passé dans mon âme comme l’éclair de ce diamant qui étaitpassé sur cette table verte !… Pour appuyer ma volonté etbroyer sous elle la folle et criminelle croyance d’un instant, jeregardais attentivement Marmor de Karkoël et la comtesse duTremblay.

Ils répondaient très bien l’un et l’autre par leur attitude etleur visage, que ce que j’avais osé penser était impossible !Marmor était toujours Marmor. Il continuait de regarder sa dame decarreau comme si elle eût représenté l’amour dernier, définitif, detoute sa vie. Mme du Tremblay, de son côté, avait sur le front,dans les lèvres et dans le regard, le calme qui ne la quittaitjamais, même quand elle ajustait l’épigramme, car sa plaisanterieressemblait à une balle, la seule arme qui tue sans se passionner,tandis que l’épée, au contraire, partage la passion de la main.Elle et lui, lui et elle, étaient deux abîmes placés en face l’unde l’autre ; seulement, l’un, Karkoël, était noir et ténébreuxcomme la nuit ; et l’autre, cette femme pâle, était claire etinscrutable comme l’espace. Elle tenait toujours sur son partnerdes yeux indifférents et qui brillaient d’une impassible lumière.Seulement, comme le chevalier de Tharsis n’en finissait pasd’examiner la bague qui renfermait le mystère que j’aurais voulupénétrer, elle avait pris à sa ceinture un gros bouquet de résédas,et elle se mit à le respirer avec une sensualité qu’on n’eût,certes, pas attendue d’une femme comme elle, si peu faite pour lesrêveuses voluptés. Ses yeux se fermèrent après avoir tourné dans jene sais quelle pâmoison indicible, et, d’une passion avide, ellesaisit avec ses lèvres effilées et incolores plusieurs tiges defleurs odorantes, et elle les broya sous ses dents, avec uneexpression idolâtre et sauvage, les yeux rouverts sur Karkoël.Etait-ce un signe, une entente quelconque, une complicité, comme enont les amants entre eux, que ces fleurs mâchées et dévorées ensilence ?… Franchement, je le crus. Elle remit tranquillementla bague à son doigt, quand le chevalier l’eut assez admirée, et lewhist continua, renfermé, muet et sombre, comme si rien ne l’avaitinterrompu. »

Ici, encore, le conteur s’arrêta. Il n’avait plus besoin de sepresser. Il nous tenait tous sous la griffe de son récit. Peut-êtretout le mérite de son histoire était-il dans sa manière de laraconter… Quand il se tut, on entendit, dans le silence du salon,aller et venir les respirations. Moi, qui allongeais mes regardspar-dessus mon rempart d’albâtre, l’épaule de la comtesse deDamnaglia, je vis l’émotion marbrer de ses nuances diverses tousces visages. Involontairement, je cherchais celui de la jeuneSibylle, de la sauvage enfant qui s’était cabrée aux premiers motsde cette histoire. J’eusse aimé à voir passer les éclairs de latranse dans ces yeux noirs qui font penser au ténébreux et sinistrecanal Orfano, à Venise, car il s’y noiera plus d’un cœur. Mais ellen’était plus sur le canapé de sa mère. Inquiète de ce qui allaitsuivre, la sollicitude de la baronne avait sans doute fait à safille quelque signe de furtive départie, et elle avait disparu.

« En fin de compte, – reprit le narrateur, – qu’y avait-il danstout cela qui fût de nature à m’émouvoir si fort et à se graverdans ma mémoire comme une eau-forte, car le temps n’a pas effacé unseul des linéaments de cette scène ? Je vois encore la figurede Marmor, l’expression du calme cristallisé de la comtesse, sefondant pour une minute dans la sensation de ces résédas respiréset triturés avec un frissonnement presque voluptueux. Tout celam’est resté, et vous allez comprendre pourquoi. Ces faits dont jene voyais pas très bien la relation entre eux, ces faits maléclairés d’une intuition que je me reprochais, dans l’écheveauentortillé desquels le possible et l’incompréhensibleapparaissaient, reçurent plus tard une goutte de lumière qui endébrouilla pour jamais en moi le chaos.

Je vous ai dit, je crois, que j’avais été mis fort tard aucollège. Les deux dernières années de mon éducation s’y écoulèrentsans que je revinsse dans mon pays. Ce fut donc au collège quej’appris, par les lettres de ma famille, la mort de Mlle Herminiede Stasseville, victime d’une maladie de langueur dont personne nes’était douté qu’à la dernière extrémité, et quand la maladie avaitété incurable. Cette nouvelle, qu’on me transmettait sans aucuncommentaire, me glaça le sang du même froid que j’avais sentilorsque, dans le salon de mon oncle, j’avais entendu pour lapremière fois cette toux qui sonnait la mort, et qui avait dresséen moi tout à coup de si épouvantables inductions. Ceux qui ontl’expérience des choses de l’âme me comprendront, quand je diraique je n’osai pas faire une seule question sur cette perte soudained’une jeune fille, enlevée à l’affection de sa mère et aux plusbelles espérances de la vie. J’y pensai d’une manière trop tragiquepour en parler à qui que ce fût. Revenu chez mes parents, jetrouvai la ville de *** bien changée ; car, en plusieursannées, les villes changent comme les femmes : on ne lesreconnaîtrait plus. C’était après 1830. Depuis le passage deCharles X, qui l’avait traversée pour aller s’embarquer àCherbourg, la plupart des familles nobles que j’avais connuespendant mon enfance vivaient retirées dans les châteauxcirconvoisins. Les événements politiques avaient frappé d’autantplus ces familles, qu’elles avaient cru à la victoire de leur partiet qu’elles étaient retombées d’une espérance. En effet, ellesavaient vu le moment où le droit d’aînesse, relevé par le seulhomme d’Etat qu’ait eu la Restauration, allait rétablir la sociétéfrançaise sur la seule base de sa grandeur et de sa force ;puis, tout à coup, cette idée, doublement juste de justesse et dejustice, qui avait brillé aux regards de ces hommes, dupes sublimesde leur dévouement monarchique, comme un dédommagement à leurssouffrances et à leur ruine, comme un dernier lambeau de vair etd’hermine qui doublât leur cercueil et rendît moins dur leurdernier sommeil, périr sous le coup d’une opinion publique qu’onn’avait su ni éclairer ni discipliner. La petite ville dont il aété si souvent question dans ce récit, n’était plus qu’un désert depersiennes fermées et de portes cochères qui ne s’ouvraient plus.La révolution de Juillet avait effrayé les Anglais, et ils étaientpartis d’une ville dont les mœurs et les habitudes avaient reçu desévénements une si forte rupture. Mon premier soin avait été dedemander ce qu’était devenu M. Marmor de Karkoël. On me réponditqu’il était retourné aux Indes sur un ordre de son gouvernement. Lapersonne qui me dit cela était précisément cet éternel chevalier deTharsis, l’un des quatre de la fameuse partie du diamant (fameuse,du moins elle l’était pour moi), et son œil, en me renseignant, sefixa sur les miens avec l’expression d’un homme qui veut êtreinterrogé. Aussi, presque involontairement, car les âmes sedevinent bien avant que la volonté n’ait agi :

– Et Mme du Tremblay de Stasseville ?… – lui dis-je.

– Vous saviez donc quelque chose ?… – me répondit-il assezmystérieusement, comme si nous avions eu cent paires d’oreilles ànous écouter, et nous étions seuls.

– Mais non, – lui dis-je, – je ne sais rien.

– Elle est morte, – reprit-il, – de la poitrine, comme sa fille,un mois après le départ de ce diable de Marmor de Karkoël.

– Pourquoi cette date ? – fis-je alors, – et pourquoi meparlez-vous de Marmor de Karkoël ?…

– C’est donc la vérité, répondit-il, – que vous ne savezrien ! Eh bien ! mon cher, il paraît qu’elle était samaîtresse. Du moins l’a-t-on fait entendre ici, quand on en parlaità voix basse. A présent, on n’ose plus en parler. C’était unehypocrite du premier ordre que cette comtesse. Elle l’était commeon est blonde ou brune, elle était née cela. Aussi pratiquait-ellele mensonge au point d’en faire une vérité, tant elle était simpleet naturelle, sans effort et sans affectation en tout. A traversune habileté si profonde qu’on n’a su que depuis bien peu de tempsque c’en était une, il a transpiré des bruits bientôt étouffés parla terreur qui les transmettait… A les entendre, cet Ecossais quin’aimait que les cartes, n’a pas été seulement l’amant de lacomtesse, laquelle ne le recevait jamais chez elle comme tout lemonde, et, mauvaise comme le démon, lui campait son épigramme commeà pas un de nous, quand l’occasion s’en présentait !… MonDieu, ceci ne serait rien, s’il n’y avait que cela ! Mais lepis est, dit-on, que le dieu du chelem avait fait chelem toute lafamille. Cette pauvre petite Herminie l’adorait en silence. MlleErnestine de Beaumont vous le dira si vous le voulez. C’était commeune fatalité. Lui, l’aimait-il ? Aimait-il la mère ? Lesaimait-il toutes les deux ? Ne les aimait-il ni l’une nil’autre ? Trouvait-il seulement la mère bonne pour entretenirsa mise au jeu ?… Qui sait ? Ici l’histoire est fortobscure. Tout ce qu’on certifie, c’est que la mère, dont l’âmeétait aussi sèche que le corps, s’était prise d’une haine pour safille, qui n’a pas peu contribué à la faire mourir.

– On dit cela ! – repris-je, plus épouvanté d’avoir penséjuste que je ne l’avais été d’avoir pensé faux, – mais qui peutsavoir cela ?… Karkoël n’était pas un fat. Ce n’est pas luiqui se serait permis des confidences. On n’a pu jamais rien savoirde sa vie. Il n’aura pas commencé d’être confiant, ou indiscret, àpropos de la comtesse de Stasseville.

– Non, – répondit le chevalier de Tharsis. – Les deux hypocritesfaisaient la paire. Il est parti comme il est venu, sans qu’aucunde nous ait pu dire : “Il était autre chose qu’un joueur.” Mais, siparfaite de ton et de tenue que fût dans le monde l’irréprochablecomtesse, les femmes de chambre, pour lesquelles il n’est pointd’héroïnes, ont raconté qu’elle s’enfermait avec sa fille, etqu’après de longues heures de tête-à-tête, elles sortaient pluspâles l’une que l’autre, mais la fille toujours davantage et lesyeux abîmés de pleurs.

– Vous n’avez pas d’autres détails et d’autres certitudes,chevalier ? – lui dis-je, pour le pousser et voir plus clair.– Mais vous n’ignorez pas ce que sont des propos de femmes dechambre… On en saurait probablement davantage par Mlle deBeaumont.

– Mlle de Beaumont ! – fit le Tharsis. – Ah ! elles nes’aimaient pas, la comtesse et elle, car c’était le même genred’esprit toutes les deux ! Aussi la survivante ne parle-t-ellede la morte qu’avec des yeux imprécatoires et des réticencesperfides. Il est sûr qu’elle veut faire croire les choses les plusatroces… et qu’elle n’en sait qu’une, qui ne l’est pas… l’amourd’Herminie pour Karkoël.

– Et ce n’est pas savoir grand-chose, chevalier, – repris-je. –Si l’on savait toutes les confidences que se font les jeunes fillesentre elles, on mettrait ; sur le compte de l’amour lapremière rêverie venue. Or, vous avouerez qu’un homme comme ceKarkoël avait bien tout ce qui fait rêver.

– C’est vrai, – dit le vieux Tharsis, – mais on a plus que desconfidences de jeunes filles. Vous rappelez-vous… non ! vousétiez trop enfant, mais on l’a assez remarqué dans notre société…que Mme Stasseville, qui n’avait jamais rien aimé, pas plus lesfleurs que tout le reste, car je défie de pouvoir dire quelsétaient les goûts de cette femme-là, portait toujours vers la finde sa vie un bouquet de résédas à sa ceinture, et qu’en jouant auwhist, et partout, elle en rompait les tiges pour les mâchonner, sibien qu’un beau jour Mlle de Beaumont demanda à Herminie, avec unepetite roulade de raillerie dans la voix, depuis quand sa mèreétait herbivore ?…

– Oui, je m’en souviens, – lui répondis-je. Et de fait, jen’avais jamais oublié la manière fauve, et presque amoureusementcruelle, dont la comtesse avait respiré et mangé les fleurs de sonbouquet, à cette partie de whist qui avait été pour moi unévénement.

– Eh bien ! – fit le bonhomme, – ces résédas venaient d’unemagnifique jardinière que Mme de Stasseville avait dans son salon.Oh ! le temps n’était plus où les odeurs lui faisaient mal.Nous l’avions vue ne pouvoir les souffrir, depuis ses dernièrescouches, pendant lesquelles on avait failli la tuer, nouscontait-elle langoureusement, avec un bouquet de tubéreuses. Aprésent, elle les aimait et les recherchait avec fureur. Son salonasphyxiait comme une serre dont on n’a pas encore soulevé lesvitrages à midi. A cause de cela, deux ou trois femmes délicatesn’allaient plus chez elle. C’étaient là des changements ! Maison les expliquait par la maladie et par les nerfs. Une fois morte,et quand il a fallu fermer son salon, – car le tuteur de son fils afourré au collège ce petit imbécile, que voilà riche comme doitêtre un sot, – on a voulu mettre ces beaux résédas en pleine terreet l’on a trouvé dans la caisse, devinez quoi !… le cadavred’un enfant qui avait vécu… »

Le narrateur fut interrompu par le cri très vrai de deux outrois femmes, pourtant bien brouillées avec le naturel. Depuislongtemps, il les avait quittées ; mais, ma foi, pour cetteoccasion il leur revint. Les autres, qui se dominaient davantage,ne se permirent qu’un haut-le-corps, mais il fut presqueconvulsif.

« – Quel oubli et quelle oubliette ! – fit alors, avec salégèreté qui rit de tout, cette aimable petite pourriture ambrée,le marquis de Gourdes, que nous appelons le dernier des marquis, unde ces êtres qui plaisanteraient derrière un cercueil et mêmededans.

– D’où venait cet enfant ? – ajouta le chevalier deTharsis, en pétrissant son tabac dans sa boîte d’écaille. – De quiétait-il ? Etait-il mort de mort naturelle ? L’avait-ontué ?… Qui l’avait tué ?… Voilà ce qu’il est impossiblede savoir et ce qui fait faire, mais bien bas, des suppositionsépouvantables.

– Vous avez raison, chevalier, – lui répondis-je, renfonçant enmoi plus avant ce que je croyais savoir de plus que lui. – Ce seratoujours un mystère, et même qu’il sera bon d’épaissir jusqu’aujour où l’on n’en soufflera plus un seul mot.

– En effet, – dit-il, – il n’y a que deux êtres au monde quisavent réellement ce qu’il en est, et il n’est pas probable qu’ilsle publient, ajouta-t-il, avec un sourire de côté. – L’un est ceMarmor de Karkoël, parti pour les Grandes-Indes, la malle pleine del’or qu’il nous a gagné. On ne le reverra jamais. L’autre…

– L’autre ? – fis-je étonné.

– Ah ! l’autre, – reprit-il, avec un clignement d’œil qu’ilcroyait bien fin, – il y a encore moins de danger pour l’autre.C’est le confesseur de la comtesse. Vous savez, ce gros abbé deTrudaine, qu’ils ont, par parenthèse, nommé dernièrement au siègede Bayeux.

– Chevalier, . – lui dis-je alors, frappé d’une idée quim’illumina, mieux que tout le reste, cette femme naturellementcachée, qu’un observateur à lunettes comme le chevalier de Tharsisappelait hypocrite, parce qu’elle avait mis une énergique volontépar-dessus ses passions, peut-être pour en redoubler l’orageuxbonheur, – chevalier, vous vous êtes trompé. Le voisinage de lamort n’a pas entrouvert l’âme scellée et murée de cette femme,digne de l’Italie du seizième siècle plus que de ce temps. Lacomtesse du Tremblay de Stasseville est morte… comme elle a vécu.La voix du prêtre s’est brisée contre cette nature impénétrable quia emporté son secret. Si le repentir le lui eût fait verser dans lecœur du ministre de la miséricorde éternelle, on n’aurait rientrouvé dans la jardinière du salon. »

Le conteur avait fini son histoire, ce roman qu’il avait promiset dont il n’avait montré que ce qu’il en savait, c’est-à-dire lesextrémités. L’émotion prolongeait le silence. Chacun restait danssa pensée et complétait, avec le genre d’imagination qu’il avait,ce roman authentique dont on n’avait à juger que quelques détailsdépareillés. A Paris, où l’esprit jette si vite l’émotion par lafenêtre, le silence, dans un salon spirituel, après une histoire,est le plus flatteur des succès :

– Quel aimable dessous de cartes ont vos parties de whist !– dit la baronne de Saint-Albiti, joueuse comme une vieilleambassadrice. – C’est très vrai ce que vous disiez. A moitié montréil fait plus d’impression que si l’on avait retourné toutes lescartes et qu’on eût vu tout ce qu’il y avait dans le jeu.

– C’est le fantastique de la réalité, – fit gravement ledocteur.

– Ah ! – dit passionnément Mlle Sophie de Revistal, – il enest également de la musique et de la vie. Ce qui fait l’expressionde l’une et de l’autre, ce sont les silences bien plus que lesaccords.

Elle regarda son amie intime, l’altière comtesse de Damnaglia,au buste inflexible, qui rongeait toujours le bout d’ivoire,incrusté d’or, de son éventail. Que disait l’œil d’acier bleuâtrede la comtesse ?… Je ne la voyais pas, mais son dos, oùperlait une sueur légère, avait une physionomie. On prétend que,comme Mme de Stasseville, la comtesse de Damnaglia a la force decacher bien des passions et bien du bonheur.

– Vous m’avez gâté des fleurs que j’aimais, – dit la baronne deMascranny, en se retournant de trois quarts vers le romancier. Et,cassant le cou à une rose bien innocente qu’elle prit à son corsageet dont elle éparpilla les débris dans une espèce d’horreur rêveuse:

– Voilà qui est fini ! – ajouta-t-elle ; – je neporterai plus de résédas.

Partie 5
A un dîner d’athées

Ceci est digne de gens sans Dieu. (ALLEN)

Le jour tombait depuis quelques instants dans les rues de laville de ***. Mais, dans l’église de cette petite et expressiveville de l’Ouest, la nuit était tout à fait venue. La nuit avancepresque toujours dans les églises. Elle y descend plus vite quepartout ailleurs, soit à cause des reflets sombres des vitraux,quand il y a des vitraux, soit à cause de l’entrecroisement despiliers, si souvent comparés aux arbres des forêts, et aux ombresportées par les voûtes. Cette nuit des églises, qui devance un peula mort définitive du jour au dehors, n’en fait guère nulle partfermer les portes. Généralement, elles restent ouvertes, l’Angelussonné, – et même quelquefois très tard, la veille des grandes fêtespar exemple, dans les villes dévotes, où l’on se confesse en grandnombre pour les communions du lendemain. Jamais, à aucune heure dela journée, les églises de province ne sont plus hantées par ceuxqui les fréquentent qu’à cette heure vespérale où les travauxcessent, où la lumière agonise, et où l’âme chrétienne se prépare àla nuit, – à la nuit qui ressemble à la mort et laquelle la mortpeut venir. A cette heure-là, on sent vraiment très bien que lareligion chrétienne est la fille des catacombes et qu’elle atoujours quelque chose en elle des mélancolies de son berceau.C’est à ce moment, en effet, que ceux qui croient encore à laprière aiment à venir s’agenouiller et s’accouder, le front dansleurs mains, en ces nuits mystérieuses des nefs vides, quirépondent certainement au plus profond besoin de l’âme humaine, carsi pour nous autres mondains et passionnés, le tête-à-tête encachette avec la femme aimée nous paraît plus intime et plustroublant dans les ténèbres, pourquoi n’en serait-il pas de mêmepour les âmes religieuses avec Dieu, quand il fait noir devant sestabernacles, et qu’elles lui parlent, de bouche à oreille, dansl’obscurité&|160;?

Or, c’est ainsi qu’elles semblaient lui parler dans l’église de*** ce jour-là, les âmes pieuses qui y étaient venues faire leursprières du soir, selon leur coutume. Quoique dans la ville, grised’un crépuscule brumeux d’automne, les réverbères ne fussent pasencore allumés, – ni la petite lampe grillagée de la statue de laVierge, qu’on voyait à la façade de l’hôtel des dames de laVarengerie, et qui n’y est plus à présent, – il y avait plus dedeux heures que les Vêpres étaient finies, – car c’était dimanche,ce jour-là, – et le nuage d’encens qui forme longtemps un daisbleuâtre dans l’en-haut des voûtes du chœur, après les Offices, s’yétait évaporé. La nuit, épaisse déjà dans l’église, y étalait sagrande draperie d’ombre qui semblait, comme une voile tombant d’unmât, déferler des cintres. Deux maigres cierges, perchés autournant de deux piliers de la nef, assez éloignés l’un de l’autre,et la lampe du sanctuaire, piquant sa petite étoile immobile dansle noir du chœur, plus profond que tout ce qui était noir àl’entour, faisaient ramper sur les ténèbres qui noyaient la nef etles bas-côtés, une lueur fantômale plutôt qu’une lumière. A cettefiltration de clarté incertaine, il était possible de se voirdouteusement et confusément, mais il était impossible de sereconnaître… On apercevait bien, ici et là, dans les pénombres, desgroupes plus opaques que les fonds sut lesquels ils se détachaientvaguement, – des dos courbés, – quelques coiffes blanches de femmesdu peuple agenouillées par terre, – deux ou trois mantelets quiavaient baissé leurs capuchons&|160;; mais c’était tout. Ons’entendait mieux qu’on ne se voyait. Toutes ces bouches quipriaient à voix basse, dans ce grand vaisseau silencieux et sonore,et par le silence rendu plus sonore, faisaient ce susurrementsingulier qui est comme le bruit d’une fourmilière d’âmes, visiblesseulement à l’œil de Dieu. Ce susurrement continu et menu, coupé,par intervalles, de soupirs, ce murmure labial, – si impressionnantdans les ténèbres d’une église muette, – n’était troublé par rien,si ce n’est, parfois, par une des portes des bas-côtés, qui roulaitsur ses gonds et claquait en se refermant derrière la personne quivenait d’entrer&|160;; – le bruit alerte et clair d’un sabot quilongeait l’orée des chapelles&|160;; – une chaise qui, heurtée dansl’obscurité, tombait&|160;; – et, de temps en temps, une ou deuxtoux, de ces toux retenues de dévotes qui les musiquent et qui lesflûtent, par respect pour les saints échos de la maison duSeigneur. Mais ces bruits qui n’étaient que le passage rapide d’unson, n’interrompaient pas ces âmes attentives et ferventes dans letrain-train de leurs prières et l’éternité de leur susurrement.

Et voilà pourquoi, de ce groupe de fidèles, recueillis etrassemblés chaque soir dans l’église de ***, aucun ne prit garde àun homme qui en eût assurément étonné plus d’un, s’il avait faitassez de jour ou de clarté pour qu’il fût possible de lereconnaître. Ce n’était pas, lui, un hanteur d’église. On ne l’yvoyait jamais. Il n’y avait pas mis le pied depuis qu’il étaitrevenu, après des années d’absence, habiter momentanément sa villenatale. Pourquoi donc y entrait-il ce soir-là&|160;?… Quelsentiment, quelle idée, quel projet l’avait décidé à franchir leseuil de cette porte, devant laquelle il passait plusieurs fois parjour comme si elle n’eût pas existé&|160;?… C’était un homme hauten tout, qui avait dû courber sa fierté autant que sa grande taillepour passer sous la petite porte basse cintrée, et verdie par leshumidités de ce pluvieux climat de l’Ouest&|160;; et qu’il avaitprise pour entrer. Il ne manquait pas, après tout, de poésie danssa tête de feu. Quand il entra dans ce lieu, qu’il avaitprobablement désappris, fut-il frappé de l’aspect presque tombal decette église, qui, de construction, ressemble à une crypte, carelle est plus basse que le pavé de la place sur laquelle elle estbâtie, et son portail, à escalier intérieur de quelques marches,plus élevé que le maître autel&|160;?… Il n’avait pas lu sainteBrigitte. S’il l’avait lue, il aurait, en entrant dans cetteatmosphère nocturne, pleine de mystérieux chuchotements, pensé à lavision de son Purgatoire, à ce dortoir, morne et terrible, où l’onne voit personne et où l’on entend des voix basses et des soupirsqui sortent des murs… Quelle que fût, du reste, son impression,toujours est-il qu’il s’arrêta, peu sûr de lui-même et de sessouvenirs, s’il en avait, au milieu de la contre-allée danslaquelle il s’était engagé. Pour qui l’eût observé, il cherchaitévidemment quelqu’un ou quelque chose, qu’il ne trouvait pas dansces ombres… Cependant, quand ses yeux s’y furent un peu faits etqu’il put retrouver autour de lui les contours des choses, il finitpar apercevoir une vieille mendiante, croulée, plutôtqu’agenouillée, pour dire son chapelet, à l’extrémité du banc despauvres, et il lui demanda, en la touchant à l’épaule, la chapellede la Vierge et le confessionnal d’un prêtre de la paroisse qu’illui nomma. Renseigné par cette vieille habituée du banc des pauvresqui, depuis cinquante ans peut-être, semblait faire partie dumobilier de l’église de *** et lui appartenir autant que lesmarmousets de ses gargouilles, l’homme en question arriva, sanstrop d’encombre, à travers les chaises dérangées et dispersées parles Offices de la journée, et se planta juste debout devant leconfessionnal qui est au fond de la chapelle. Il y resta les brascroisés, comme les ont presque toujours, dans les églises, leshommes qui n’y viennent pas pour prier et qui veulent pourtant yavoir une attitude convenable et grave. Plusieurs dames de lacongrégation du Saint-Rosaire, alors en oraison autour de cettechapelle, si elles avaient remarqué cet homme, n’auraient pu ledistinguer autrement que par je ne dirai pas l’impiété, mais la nonpiété de son attitude. D’ordinaire, il est vrai, les soirs deconfession, il y avait auprès de la quenouille de la Vierge, ornéede ses rubans, un cierge tors de cire jaune allumé et qui éclairaitla chapelle&|160;; mais, comme on avait communié en foule le matinet qu’il n’y avait plus personne au confessionnal, le prêtre de ceconfessionnal, qui y faisait solitairement sa méditation, en étaitsorti, avait éteint le cierge de cire jaune, et était rentré dansson espèce de cellule en bois pour y reprendre sa méditation, sousl’influence de cette obscurité qui empêche toute distractionextérieure et qui féconde le recueillement. Etait-ce ce motif,était-ce hasard, caprice, économie ou quelque autre raison de cegenre, qui avait déterminé l’action très simple de ce prêtre&|160;?Mais, à coup sûr, cette circonstance sauva l’incognito, s’il tenaità le garder, de l’homme entré dans la chapelle, et qui, d’ailleurs,n’y demeura que peu d’instants… Le prêtre, qui avait éteint soncierge avant son arrivée, l’ayant aperçu à travers les barreaux desa porte à claire-voie&|160;; rouvrit toute grande cette porte,sans quitter le fond du confessionnal dans lequel il étaitassis&|160;; et l’homme, décroisant ses bras, tendit au prêtre unobjet indiscernable qu’il avait tiré de sa poitrine :

– Tenez, mon père&|160;! – dit-il d’une voix basse, maisdistincte. – Voilà assez longtemps que je le traîne avecmoi&|160;!

Et il n’en fut pas dit davantage. Le prêtre, comme s’il eût sude quoi il s’agissait, prit l’objet et referma tranquillement laporte de son confessionnal. Les dames de la congrégation duSaint-Rosaire crurent que l’homme qui avait parlé au prêtre allaits’agenouiller et se confesser, et furent extrêmement étonnées de levoir descendre le degré de la chapelle d’un pied leste, et regagnerla contre-allée par où il était venu.

Mais, si elles furent surprises, il fut encore plus surprisqu’elles, car, au beau milieu de cette contre-allée qu’il remontaitpour sortir de l’église, il fut saisi brusquement par deux brasvigoureux, et un rire, abominablement scandaleux dans un lieu sisaint, partit presque à deux pouces de sa figure. Heureusement pourles dents qui riaient qu’il les reconnut, si près de sesyeux&|160;!

– Sacré nom de Dieu&|160;! – fit en même temps le rieur àmi-voix, mais pas de manière cependant qu’on n’entendît pas, prèsde là, le blasphème et l’autre irrévérente parole, – qu’est-ce quetu fous donc, Mesnil, dans une église, à pareille heure&|160;? Nousne sommes plus en Espagne, comme au temps où nous chiffonnions sijoliment les guimpes des religieuses d’Avila.

Celui qu’il avait appelé « Mesnil » eut un geste de colère.

– Tais-toi&|160;! – dit-il, en réprimant l’éclat d’une voix quine demandait qu’à retentir. – Es-tu ivre&|160;?… Tu jures dans uneéglise comme dans un corps de garde. Allons&|160;! pas desottises&|160;! et sortons d’ici décemment tous deux.

Et il doubla le pas, enfila, suivi de l’autre, la petite portebasse, et quand, dehors et à l’air libre de la rue, ils eurent pureprendre la plénitude de leur voix :

– Que tous les tonnerres de l’enfer te brûlent, Mesnil&|160;! –continua l’autre, qui paraissait comme enragé. – Vas-tu donc tefaire capucin&|160;?… Vas-tu donc manger de la messe&|160;?… Toi,Mesnilgrand, toi, le capitaine de Chamboran, comme un calotin, dansune église&|160;!

– Tu y étais bien, toi&|160;! – dit Mesnil, avectranquillité.

– J’y étais pour t’y suivre. Je t’ai vu y entrer, plus étonné deça, ma parole d’honneur, que si j’avais vu violer ma mère. Je mesuis dit : Qu’est-ce donc qu’il va faire dans cette grange àprêtraille&|160;?… Puis j’ai pensé qu’il y avait là quelque damnéeanguille de jupe sous roche, et j’ai voulu voir pour quellegrisette ou pour quelle grande dame de la ville tu y allais.

– Je n’y suis allé que pour moi seul, mon cher, – dit Mesnil,avec l’insolence froide du plus complet mépris, de ce mépris qui sesoucie bien de ce qu’on pense.

– Alors, tu m’étonnes plus diablement que jamais&|160;!

– Mon cher, – reprit Mesnil, en s’arrêtant, – les hommes… commemoi, n’ont été faits, de toute éternité, que pour étonner leshommes… comme toi.

Et, tournant le dos et hâtant le pas, comme quelqu’un quin’entend pas être suivi, il monta la rue de Gisors et regagna laplace Thurin, dans un des angles de laquelle il demeurait.

Il demeurait chez son père, le vieux M. de Mesnilgrand comme onl’appelait par la ville, quand on en parlait. C’était un vieillardriche et avare (prétendait-on), dur à la détente, – c’était le motdont on se servait, – qui depuis longues années vivait retiré detoutes compagnies, excepté pendant les trois mois que son fils, quihabitait Paris, venait passer dans la ville de ***. Alors, ce vieuxM. de Mesnilgrand, qui ne voyait pas un chat d’ordinaire, semettait à inviter et à recevoir les anciens amis et camarades derégiment de son fils et à se gaver de ces somptueux dîners d’avare,à faire partout, disaient les rabelaisiens de l’endroit, fortmalproprement et fort ingratement aussi, car la chère (cette chèrede vilain vantée par les proverbes) y était excellente.

Pour vous en donner une idée, il y avait, à cette époque-là,dans la ville de ***, un fameux receveur particulier des finances,qui avait, quand il y arriva, produit l’effet d’un carrosse à sixchevaux entrant dans une église. C’était un assez mince financierque ce gros homme, mais la nature s’était amusée à en faire, devocation, un grand cuisinier. On racontait qu’en 1814, il avaitapporté à Louis XVIII, détalant vers Gand, d’une main la caisse deson arrondissement, et de l’autre un coulis de truffes qui semblaitavoir été cuisiné par les sept diables des péchés capitaux, tant ilétait délicieux&|160;; Louis XVIII avait, comme de juste, pris lacaisse sans dire seulement merci&|160;; mais, de reconnaissancepour le coulis, il avait orné l’estomac prépotent de ce maîtrequeux de génie, poussé en pleines finances, de son grand cordonnoir de Saint-Michel, qu’on n’accordait guère qu’à des savants ou àdes artistes. Avec ce large cordon moiré, toujours plaqué sur songilet blanc, et son crachat d’or allumant sa bedaine, ce Turcaretde M. Deltocq (il s’appelait Deltocq), qui, les jours deSaint-Louis, portait l’épée et l’habit de velours à la française,orgueilleux et insolent comme trente-six cochers anglais poudrésd’argent, et qui croyait que tout devait céder à l’empire de sessauces, était pour la ville de ***, un personnage de vanité et defaste presque solaire… Eh bien&|160;! c’est avec ce haut personnagedînatoire, qui se vantait de pouvoir faire quarante-neuf potagesmaigres d’espèces différentes, mais qui ne savait pas combien il enpouvait faire de gras, – c’était l’infini&|160;! – que lacuisinière du vieux M. de Mesnilgrand luttait, et à qui elledonnait des inquiétudes, pendant le séjour à *** de son fils, auvieux M. de Mesnilgrand&|160;!

Il en était fier, de son fils&|160;; – mais aussi, il en étaittriste, ce grand vieillard de père, et il y avait de quoi&|160;!Son jeune homme, comme il l’appelait, quoiqu’il eût quarante anspassés, avait eu la vie brisée du même coup qui avait mis l’Empireen miettes et renversé la fortune de Celui qui alors n’était plusque l’EMPEREUR, comme s’il avait perdu son nom dans sa fonction etdans sa gloire&|160;! Parti comme vélite à dix-huit ans, del’étoffe dans laquelle se taillaient les maréchaux à cette époque,le fils Mesnilgrand avait fait les guerres de l’Empire, ayant surson kolback tous les panaches de l’espérance&|160;; mais letonnerre final de Waterloo avait brûlé jusqu’à ras de terre sesdernières ambitions. Il était de ceux que la Restauration ne repritpas à son service, parce qu’ils n’avaient pu résister à lafascination du retour de l’île d’Elbe, qui fit oublier leursserments aux hommes les plus forts, comme s’ils avaient perdu leurlibre arbitre. Le chef d’escadron Mesnilgrand, celui dont lesofficiers de Chamboran, ce régiment romanesquement brave, disaient: « On peut être aussi brave que Mesnilgrand&|160;; mais davantage,c’est impossible&|160;! » vit de ses camarades de régiment, quin’avaient pas des états de service comparables aux siens, devenir,à sa moustache, colonels des plus beaux régiments de la GardeRoyale&|160;; et, quoiqu’il ne fût pas jaloux, ce lui fut unecruelle angoisse… C’était une nature de l’intensité la plusredoutable. La discipline militaire d’un temps où elle fut presqueromaine, fut seule capable d’endiguer les passions de ce violentqui – de ses passions inexprimablement terribles – avait révolté saville natale avant dix-huit ans, et failli mourir. Avant dix-huitans, en effet, des excès de femmes, des excès insensés, lui avaientdonné une maladie nerveuse, une espèce de tabes dorsal pour lequelil avait fallu lui brûler la colonne vertébrale avec des moxas.Cette médication effrayante qui épouvanta la ville de *** comme sesexcès l’avaient épouvantée, fut un genre de supplice exemplairedont les pères de famille de la ville infligèrent la vue à leursfils, pour les moraliser, comme on moralise les peuples par laterreur. Ils les menèrent voir brûler le jeune Mesnilgrand, quin’échappa aux morsures du feu, dirent les médecins, que grâce à uneorganisation d’enfer&|160;; c’était le mot, puisqu’elle avait sibien résisté à la flamme. Aussi quand, avec cette organisation siprodigieusement exceptionnelle, qui, après les moxas, résista plustard aux fatigues, aux blessures et à tous les fléaux qui puissentfondre sur un homme de guerre, Mesnilgrand, robuste encore, se vit,en pleine maturité, sans le grand avenir militaire qu’il avaitrêvé, sans but désormais, les bras cassés et l’épée clouée aufourreau, ses sentiments s’exaspérèrent jusqu’à la fureur la plusaiguë. S’il fallait, pour le faire comprendre, chercher dansl’histoire un homme à qui comparer Mesnilgrand, on serait obligé deremonter jusqu’au fameux Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Unmoraliste ingénieux, préoccupé du non-sens de nos destinées, a,pour l’expliquer, prétendu que les hommes ressemblent à desportraits dont les uns ont la tête ou la poitrine coupée par leurscadres, sans proportion avec leur grandeur naturelle, et dont lesautres disparaissent, rapetissés et réduits à l’état de nains parl’absurde immensité du leur. Mesnilgrand, fils d’un simple hobereaubas-normand, qui devait mourir dans l’obscurité de la vie privée,après avoir manqué la grande gloire historique pour laquelle ilétait né, se rencontra avoir, – et pour quoi en faire&|160;? –l’épouvante puissance de furie continue, d’envenimement etd’ulcération enragée, qu’avait ce Téméraire, que l’histoire appelleaussi le Terrible Waterloo, qui l’avait jeté sur le pavé, fut pourlui, en une fois, ce que Granson et Morat avaient été, en deux,pour cette foudre humaine qui s’éteignit dans les neiges de Nancy.Seulement, il n’y eut pas de neige et de Nancy pour Mesnilgrand, lechef d’escadron dégommé, comme disent les gens qui déshonorenttout, avec leur bas vocabulaire. A cette époque, on crut qu’il setuerait, ou qu’il deviendrait fou. Il ne se tua point, et sa têterésista. Il ne devint pas fou. Il l’était déjà, dirent les rieurs,car il y a toujours des rieurs. S’il ne se tua pas, – et, sa natureétant donnée, ses amis auraient pu lui demander, mais ne luidemandèrent pas pourquoi, – il n’était pas homme à se laissermanger le cœur par le vautour, sans essayer d’écraser le bec duvautour. Comme Alfiéri, cet incroyable volontaire d’Alfiéri, qui,ne sachant rien que dompter des chevaux, apprit le grec à quaranteans et fit même des vers grecs, Mesnilgrand se jeta, ou plutôt seprécipita dans la peinture, c’est-à-dire dans ce qu’il y avait deplus éloigné de lui, exactement comme on monte au septième étagepour se tuer mieux, en tombant de plus haut, quand on veut se jeterpar la fenêtre. Il ne savait pas un mot de dessin, et il devintpeintre comme Géricault, qu’il avait, je crois, connu auxMousquetaires. Il travailla… avec la furie de la fuite devantl’ennemi, disait-il, avec un rire amer, exposa, fit éclat, n’exposaplus, crevant ses toiles après les avoir peintes, et recommençantde travailler avec un infatigable acharnement. Cet officier, quiavait toujours vécu le bancal à la main, emporté par son cheval àtravers l’Europe, passa sa vie piqué devant un chevalet, sabrant latoile de son pinceau, et tellement dégoûté de la guerre, – ledégoût de ceux qui adorent&|160;! – que ce qu’il peignait le plus,c’étaient des paysages, des paysages comme ceux qu’il avaitravagés. Tout en les peignant, il mâchait je ne sais quel masticd’opium, mêlé au tabac qu’il fumait jour et nuit, car il s’étaitfait construire une espèce de houka de son invention, dans lequelil pouvait fumer, même en dormant. Mais ni les narcotiques, ni lesstupéfiants, ni aucun des poisons avec lesquels l’homme se paralyseet se tue en détail, ne purent endormir ce monstre de fureur, quine s’assoupissait jamais en lui et qu’il appelait le crocodile desa fontaine, un crocodile phosphorescent dans une fontaine defeu&|160;! D’aucuns, qui le connaissaient mal, le crurent longtempscarbonaro. Mais, pour ceux qui le connaissaient mieux, il y avaittrop de déclamation et de libéralisme bête dans le carbonarisme,pour qu’un homme aussi absolu tombât dans des niaiseries qu’iljugeait, avec la ferme judiciaire de son pays. Et de fait, endehors de ses passions, dont l’extravagance avait été quelquefoissans limites, il avait le sentiment net de la réalité qui distingueles hommes de race normande. Il ne donna jamais dans l’illusion desconspirations. Il avait prédit au général Berton sa destinée. D’unautre côté, les idées démocratiques sur lesquelles lesImpérialistes s’appuyèrent sous la Restauration, pour mieuxconspirer, lui répugnaient d’instinct. Il était profondémentaristocrate. Il ne l’était pas seulement de naissance, de caste, derang social&|160;; il l’était de nature, comme il était lui, et pasun autre, et comme il l’eût été encore, aurait-il été le derniercordonnier de sa ville, Il l’était enfin, comme dit Henri Heine, «par sa grande manière de sentir », et non point bourgeoisement, àla façon des parvenus qui aiment les distinctions extérieures. Ilne portait pas ses décorations. Son père, le voyant à la veille dedevenir colonel, quand s’écroula l’Empire, lui avait constitué unmajorat de baron&|160;; mais il n’en prit jamais le titre, et, surses cartes et pour tout le monde, il ne fut que « le chevalier deMesnilgrand ». Les titres, vidés des privilèges politiques dont ilsétaient bourrés autrefois, et qui en faisaient de vraies armes deguerre, ne valaient pas plus à ses yeux que des écorces d’orangequand l’orange n’y est plus, et il s’en moquait bien, même devantceux qui les respectaient. Il en donna la preuve, un jour, danscette petite ville de ***, entichée de noblesse, où les anciensseigneurs terriens du pays, ruinés et volés par la Révolution,avaient, peut-être pour se consoler, l’inoffensive manie des’attribuer entre eux des titres de comte et de marquis, que leursfamilles très anciennes, et n’ayant nul besoin de cela pour êtretrès nobles, n’avaient jamais portés. Mesnilgrand, qui trouvaitcette usurpation ridicule, prit un moyen hardi pour la fairecesser. Un soir de réunion dans une des maisons les plusaristocratiques de la ville, il dit au domestique : « Annoncez leduc de Mesnilgrand. » Et le domestique, étonné, annonça d’une voixde Stentor : « Monsieur le duc de Mesnilgrand&|160;! » Ce fut unhaut-le-corps général. « Ma foi, dit-il, voyant l’effet qu’il avaitproduit, en tant que tout le monde se donne un titre, j’ai mieuxaimé prendre celui-là&|160;! » On ne souffla mot. Et mêmequelques-uns de bonne humeur se mirent à rire dans les petitscoins&|160;; mais on ne recommença plus. Il y a toujours desChevaliers errants dans le monde. Ils ne redressent plus les tortsavec la lance, mais les ridicules avec la raillerie, et Mesnilgrandétait de ces Chevaliers-là.

Il avait le don du sarcasme. Mais ce n’était pas le seul don quele Dieu de la force lui eût fait. Quoique, dans son économieanimale, le caractère fût sur le premier plan, comme chez presquetous les hommes d’action, l’esprit, resté en seconde ligne, n’enétait pas moins, pour lui et contre les autres, une puissance. Nuldoute que si le chevalier de Mesnilgrand avait été un hommeheureux, il n’eût été très spirituel&|160;; mais, malheureux, ilavait des opinions de désespéré et, quand il était gai, chose rare,une gaîté de désespéré&|160;; et rien ne casse mieux que la penséefixe du malheur le kaléidoscope de l’esprit et ne l’empêche mieuxde tourner, en éblouissant. Seulement, ce qu’il avait par-dessustout, c’était, avec les passions qui fermentaient dans son sein,une extraordinaire éloquence. Le mot qu’on a dit de Mirabeau etqu’on peut dire de tous les orateurs : « Si vous l’eussiezentendu&|160;!… » semblait fait spécialement pour lui. Il fallaitle voir, à la moindre discussion, sa poitrine de volcan soulevée,passant du pâle à un pâle plus profond, le front labouré de houlesde rides – comme la mer dans l’ouragan de sa colère, – les pupillesjaillissant de leur cornée, comme pour frapper ceux à qui ilparlait, – deux balles flamboyantes&|160;! fallait le voirhaletant, palpitant, l’haleine courte, la voix plus pathétique àmesure qu’elle se brisait davantage, l’ironie faisant tremblerl’écume sur ses lèvres, longtemps vibrantes après qu’il avaitparlé, plus sublime d’épuisement, après ces accès, que Talma dansOreste, plus magnifiquement tué et cependant ne mourant pas,n’étant pas achevé par sa colère, mais la reprenant le lendemain,une heure après, une minute après, phénix de fureur, renaissanttoujours de ses cendres&|160;!… Et en effet, n’importe à quelmoment on touchât à de certaines cordes, immortellement tendues enlui, il s’en échappait des résonances à renverser celui qui auraiteu l’imprudence de les effleurer. « Il est venu passer hier lasoirée à la maison, disait une jeune fille à une de ses amies. Machère, il y a rugi tout le temps. C’est un démoniaque. On finirapar ne plus le recevoir du tout, M. de Mesnilgrand. » Sans cesrugissements de mauvais ton, pour lesquels ne sont faits ni lessalons, ni les âmes qui les habitent, peut-être aurait-il intéresséles jeunes filles qui en parlaient avec cette moqueuse sévérité.Lord Byron commençait à devenir fort à la mode dans ce temps-là, etquand Mesnilgrand était silencieux et contenu, il y avait en luiquelque chose des héros de Byron. Ce n’était pas la beautérégulière que les jeunes personnes à âme froide recherchent. Ilétait rudement laid&|160;; mais son visage pâle et ravagé, sous sescheveux châtains restés très jeunes, son front ridé prématurément,comme celui de Lara ou du Corsaire, son nez épaté de léopard, sesyeux glauques, légèrement bordés d’un filet de sang comme ceux deschevaux de race très ardents, avaient une expression devantlaquelle les plus moqueuses de la ville de *** se sentaienttroublées. Quand il était là, les plus ricaneuses ne ricanaientplus. Grand, fort, bien tourné, quoiqu’il se voûtât un peu du hautdu corps, comme si la vie qu’il portait eût été une armure troplourde, le chevalier de Mesnilgrand avait, sous son costume modernel’air perdu qu’on retrouve dans certains majestueux portraits defamille. « C’est un portrait qui marche », disait encore une jeunefille qui le voyait entrer dans un salon pour la première fois.D’ailleurs, Mesnilgrand couronnait tous ces avantages par unavantage supérieur à tous les autres, aux yeux de ces fillettes :il était toujours divinement mis. Etait-ce là une dernièrecoquetterie de sa vie d’homme à femmes, à ce désespéré, et quisurvivait à cette vie finie, enterrée, comme le soleil couchéenvoie un dernier rayon rose au flanc des nuages derrière lesquelsil a sombré&|160;?… Etait-ce un reste du luxe satrapesque, étaléautrefois par cet officier de Chamboran qui avait fait payer auvieil avare son père, quand son régiment fut licencié, vingt millefrancs seulement de peaux de tigre pour ses chabraques et sesbottes rouges&|160;? Mais, le fait est qu’aucun jeune homme deParis ou de Londres ne l’eût emporté par l’élégance sur cemisanthrope, qui n’était plus du monde, et qui, pendant les troismois de son séjour à ***, ne faisait que quelques visites, et puisaprès n’en faisait plus.

Il y vivait, comme à Paris, livré à sa peinture jusqu’à la nuit.Il se promenait peu dans cette ville propre et charmante, àl’aspect rêveur, bâtie pour des rêveurs, cette ville de poètes, oùil n’y en avait peut-être pas un. Quelquefois, il y passait dansquelques rues, et le boutiquier disait à l’étranger qui remarquaitsa hautaine tournure : « C’est le commandant Mesnilgrand », commesi le commandant Mesnilgrand devait être connu de toute laterre&|160;! Qui l’avait vu une fois ne l’oubliait plus. Ilimposait, comme tous les hommes qui ne demandent plus rien à lavie&|160;; car qui ne demande rien à la vie est plus haut qu’elle,et c’est elle alors qui fait des bassesses avec nous. Il n’allaitpoint au café avec les autres officiers que la Restauration avaitrayés de ses cadres de service, et auxquels il ne manquait jamaisde donner une poignée de main, quand il les rencontrait. Les cafésde province répugnaient à son aristocratie. C’était pour luiaffaire de goût que de ne pas entrer là. Cela ne scandalisaitpersonne. Les camarades étaient toujours sûrs de le rencontrer chezson père, devenu, pendant son séjour, magnifique, d’avare qu’ilétait pendant son absence, et qui leur donnait des festins appeléspar eux des Balthazars, quoiqu’ils n’eussent jamais lu laBible.

Il y assistait en face de son fils, et quoiqu’il fût vieux etsemblât-il, par la tenue, un personnage de comédie, on voyait quele père avait dû être, dans le temps, digne de procréer cettegéniture dont il avait l’orgueil… C’était un grand vieillard trèssec, droit comme un mât de vaisseau, qui tenait altièrement tête àla vieillesse. Toujours vêtu d’une longue redingote de couleursombre, qui le faisait paraître encore plus grand qu’il n’était, ilavait extérieurement l’austérité du penseur ou d’un homme pourlequel le monde n’avait ni pompes, ni œuvres. Il portait, sans lequitter jamais, depuis des années, un bonnet de coton avec un largeserre-tête lilas&|160;; mais nul plaisant n’aurait songé à rire dece bonnet de coton, la coiffure traditionnelle du Maladeimaginaire. Le vieux M. de Mesnilgrand ne prêtait pas plus à lacomédie qu’à personne. Il aurait coupé le rire sur les lèvresjoyeuses de Regnard, et rendu plus pensif le regard pensif deMolière. Quelle qu’eût été la jeunesse de ce Géronte ou de cetHarpagon presque majestueux&|160;; cela remontait trop loin pourqu’on s’en souvînt. Il avait donné (disait-on) du côté de laRévolution, quoiqu’il fût le parent de Vicq d’Azir, le médecin deMarie-Antoinette, mais ce n’avait pas été long. L’homme du fait(les Normands appellent leur bien leur fait&|160;; expressionprofonde&|160;!), le possesseur, le terrien, avaient en luipromptement redressé l’homme d’idée. Seulement, de la Révolution,il était sorti athée politique, comme il y était entré athéereligieux, et ces deux athéismes combinés en avaient fait unnégateur carabiné, qui aurait effrayé Voltaire. Il parlait peu, dureste, de ses opinions, excepté dans ces dîners d’hommes qu’ildonnait pour fêter son fils, où, se trouvant en famille d’idées, illaissait échapper des lueurs d’opinion qui auraient justifié cequ’on disait de lui par la ville. Pour les gens religieux et lesnobles dont elle était pleine, c’était, en effet, un vieux réprouvéqu’il était impossible de voir et qui s’était fait justice, enn’allant chez personne… Sa vie était très simple. Il ne sortaitjamais. Les limites de son jardin et de sa cour étaient pour lui lebout du monde. Assis, l’hiver, sous le grand manteau de la cheminéede sa cuisine, où il avait fait rouler un vaste fauteuil rouge brunde velours d’Utrecht, à larges oreilles, silencieux devant lesdomestiques qu’il gênait de sa présence, car devant lui ilsn’osaient pas parler haut, et ils s’entretenaient à voix basse,comme dans une église&|160;; l’été, il les délivrait de saprésence, et il se tenait dans sa salle à manger, qui étaitfraîche, lisant les journaux ou quelques bouquins d’une anciennebibliothèque de moines, achetés par lui à la criée, ou classant desquittances devant un petit secrétaire d’érable, à coins cuivrés,qu’il avait fait descendre là, pour ne pas être obligé de monter unétage, quand ses fermiers venaient, et quoique ce ne fût pas là unmeuble de salle à manger. S’il se passait autre chose que descalculs d’intérêts dans sa cervelle, c’est ce que personne nesavait. Sa face, à nez court, un peu écrasée, blanche comme lacéruse et trouée de petite vérole, ne laissait rien filtrer de sespensées, aussi énigmatiques que celles d’un chat, qui fait ronronau coin du feu. La petite vérole, qui l’avait criblé, lui avaitrougi les yeux et retourné les cils en dedans, qu’il était obligéde couper&|160;; et cette horrible opération, qu’il fallait répétersouvent, lui avait rendu la vue clignotante, si bien que, quand ilvous parlait, il était obligé de mettre la main sur ses sourcilscomme un garde-vue, pour s’assurer le regard, en se renversant unpeu en arrière, ce qui lui donnait tout à la fois un grand aird’impertinence et de fierté. On n’eût certainement, avec aucunlorgnon, obtenu un effet d’impertinence supérieur à celuiqu’obtenait le vieux M. de Mesnilgrand avec sa main tremblante,posée de champ sur ses sourcils pour vous ajuster et vous voirmieux, quand il vous interpellait… Sa voix était celle d’un hommequi avait toujours eu le droit du commandement sur les autres, unevoix de tête plus que de poitrine, comme celle d’un homme qui alui-même plus de tête que de cœur&|160;; mais il ne s’en servaitpas beaucoup. On aurait dit qu’il en était aussi avare que de sesécus. Il l’économisait, non pas comme le centenaire Fontenelleéconomisait la sienne, quand il interrompait sa phrase, lorsqu’ilpassait une voiture, pour la reprendre après que le roulement de lavoiture avait cessé. Le vieux M. de Mesnilgrand n’était pas, commele vieux Fontenelle, un bonhomme de porcelaine fêlée,perpétuellement occupé à surveiller ses fêlures. C’était, lui, unantique dolmen, de granit pour la solidité, et s’il parlait peu,c’est que les dolmens parlent peu, comme les jardins de LaFontaine. Quand cela lui arrivait, du reste, c’était d’une brièvefaçon, à la Tacite. En conversation, il gravait le mot. Il avait lestyle lapidaire, – et même lapidant, car il était né caustique, etles pierres qu’il jetait dans le jardin des autres atteignaienttoujours quelqu’un. Autrefois, comme beaucoup de pères, il avaitpoussé des cris de cormoran contre les dépenses et les folies deson fils&|160;; mais depuis que Mesnil – ainsi qu’il disait parabréviation familière – était resté pris comme un Titan sous lamontagne renversée de l’Empire, il avait pour lui le respect d’unhomme qui a pesé la vie dans tous les trébuchets du mépris et quitrouvait que rien n’est plus beau, après tout, que la force humaineécrasée par la stupidité du destin&|160;!

Et il le lui témoignait à sa manière, et cette manière étaitexpressive. Quand son fils parlait devant lui, il y avait del’attention passionnée sur cette froide face blafarde, qui semblaitune lune dessinée au crayon blanc sur papier gris, et dont lesyeux, rougis par la petite vérole, eussent été passés à lasanguine. D’ailleurs, la meilleure preuve qu’il pût donner du casqu’il faisait de son fils Mesnil, c’était, pendant le séjour chezlui de ce fils, le complet oubli de son avarice, de cette passionqui lâche le moins, de sa poigne froide, l’homme qu’elle a pris.C’étaient ces fameux dîners qui empêchaient M. Deltocq de dormir etqui agitaient les lauriers… de ses jambons, au-dessus de sa tête.C’étaient ces dîners comme le Diable peut seul en tripoter pour sesfavoris… Et de fait, les convives de ces dîners-là n’étaient-ilspas les très grands favoris du Diable&|160;?… « Tout ce que laville et l’arrondissement ont de gueux et de scélérats se trouvelà, marmottaient les royalistes et les dévots, qui avaient encoreles passions de 1815. Il doit s’y dire furieusement d’infamies – etpeut-être s’y en faire », ajoutaient-ils. Les domestiques, qu’on nerenvoyait pas au dessert, comme aux soupers du baron d’Holbach,colportaient en effet des bruits abominables par la ville sur cequ’on disait en ces ripailles&|160;; et la chose même devint siforte dans l’opinion, que la cuisinière du vieux M. de Mesnilgrandfut circonvenue par ses amies et menacée de ceci : que, pendant lavisite du fils Mesnilgrand à son père, M. le curé ne la laisseraitplus approcher des Sacrements. On éprouvait alors, dans la ville de***, pour ces agapes si tympanisées de la place Thurin, une horreurpresque égale à l’horreur que les chrétiens, au Moyen Age,ressentaient pour ces repas des juifs, dans lesquels ilsprofanaient des hosties et égorgeaient des enfants. il est vrai quecette horreur était un peu tempérée par les convoitises d’unesensualité très éveillée, et par tous les récits qui faisaientvenir l’eau à la bouche des gourmands de la ville&|160;; quand onparlait devant eux des dîners du vieux M. de Mesnilgrand. Enprovince et dans une petite ville, tout se sait. La halle y estmieux que la maison de verre du Romain : elle y est une maison sansmurs. On savait, à un perdreau ou à une bécassine près, ce qu’ilaurait ou ce qu’il y avait eu à chaque dîner hebdomadaire de laplace Thurin. Ces repas, qui avaient ordinairement lieu tous lesvendredis, raflaient le meilleur poisson et le meilleur coquillageà la halle, car on y faisait impudemment chère de commissaire, ences festins affreux et malheureusement exquis. On y mariaitfastueusement le poisson à la viande, pour que la loi del’abstinence et de la mortification, prescrite par l’Eglise, fûtmieux transgressée… Et cette idée-là était bien l’idée du vieux M.de Mesnilgrand et de ses satanés convives&|160;! Cela leurassaisonnait leur dîner de faire gras les jours maigres, et,par-dessus leur gras, de faire un maigre délicieux. Un vrai maigrede cardinal&|160;! Ils ressemblaient à cette Napolitaine qui disaitque son sorbet était bon, mais qui l’aurait trouvé meilleur s’ilavait été un péché. Et que dis-je&|160;? un péché&|160;! Il auraitfallu qu’il en fût plusieurs pour ces impies, car tous, tant qu’ilsétaient, qui venaient s’asseoir à cette table maudite, c’étaientdes impies, – des impies de haute graisse et de crête écarlate, demortels ennemis du prêtre, dans lequel ils voyaient toute l’Eglise,des athées, – absolus et furieux, – comme on l’était à cetteépoque&|160;; l’athéisme d’alors étant un athéisme trèsparticulier. C’était, en effet, celui d’une période d’hommesd’action de la plus immense énergie, qui avaient passé par laRévolution et les guerres de l’Empire, et qui s’étaient vautrésdans tous les excès de ces temps terribles. Ce n’était pas du toutl’athéisme du XVIIIe siècle, dont il était pourtant sorti.L’athéisme du XVIIIe siècle avait des prétentions à la vérité et àla pensée. Il était raisonneur, sophiste, déclamatoire, surtoutimpertinent. Mais il n’avait pas les insolences des soudards del’Empire et des régicides apostats de 93. Nous qui sommes venusaprès ces gens-là, nous avons aussi notre athéisme, absolu,concentré, savant, glacé, haïsseur, haïsseur implacable&|160;!ayant pour tout ce qui est religieux la haine de l’insecte pour lapoutre qu’il perce. Mais, lui, non plus que l’autre, cetathéisme-là, ne peut donner l’idée de l’athéisme forcené des hommesdu commencement du siècle, qui, élevés comme des chiens par lesvoltairiens, leurs pères, avaient, depuis qu’ils étaient hommes,mis leurs mains jusqu’à l’épaule dans toutes les horreurs de lapolitique et de la guerre et de leurs doubles corruptions. Aprèstrois ou quatre heures de buveries et de mangeries blasphématoires,la salle à manger hurlante du vieux M. de Mesnilgrand avait de bienautres vibrations et une bien autre physionomie que ce piètrecabinet de restaurant, où quelques mandarins chinois de lalittérature ont fait dernièrement leur petite orgie à cinq francspar tête, contre Dieu. C’étaient ici de tout autresbombances&|160;! Et comme elles ne recommenceront probablementjamais, du moins dans les mêmes termes, il est intéressant etnécessaire, pour l’histoire des mœurs, de les rappeler.

Ceux qui les faisaient, ces bombances sacrilèges, sont morts etbien morts&|160;; mais à cette époque ils vivaient, et même c’estl’époque où ils vivaient le plus, car la vie est plus forte, quandce ne sont pas les facultés qui baissent, mais les malheurs qui ontgrandi. Tous ces amis de Mesnilgrand, tous ces commensaux de lamaison de son père, avaient la même plénitude de forces activesqu’ils eussent jamais eues, et ils en avaient davantage, puisqu’ilsles avaient exercées, puisqu’ils avaient bu à la bonde du tonneaude tous les excès du désir et de la jouissance, sans avoir étéfoudroyés par ces spiritueux renversants&|160;; mais ils netenaient plus entre leurs dents et leurs mains crispées la bonde dutonneau qu’ils avaient mordue, – comme Cynégire son vaisseau, pourle retenir. Les circonstances leur avaient arraché des dents cettemamelle qu’ils avaient tétée, sans l’épuiser, et ils n’en avaientque plus soif, de l’avoir tétée&|160;! C’était pour eux aussi,comme pour Mesnilgrand, l’heure de l’enragement. Ils n’avaient pasla hauteur de l’âme de Mesnil, de ce Roland le Furieux dontl’Arioste, s’il avait eu un Arioste, aurait dû ressembler de génietragique à Shakespeare. Mais à leur niveau d’âme, à leur étage depassion et d’intelligence, ils avaient, comme lui, leur vie finieavant la mort, – qui n’est pas la fin de la vie et qui souventvient bien longtemps avant sa fin. C’étaient des désarmés avec laforce de porter des armes. Ils n’étaient pas, tous ces officiers,que des licenciés de l’armée de la Loire&|160;; c’étaient leslicenciés de la vie et de l’Espérance. L’Empire perdu, laRévolution écrasée par cette réaction qui n’a pas su la tenir sousson pied, comme saint Michel y tient le dragon, tous ces hommes,rejetés de leurs positions, de leurs emplois, de leurs ambitions,de tous les bénéfices de leur passé, étaient retombés impuissants,défaits, humiliés, dans leur ville natale, où ils étaient revenus «crever misérablement comme des chiens », disaient-ils avec rage. AuMoyen Age, ils auraient fait des pastoureaux, des routiers, descapitaines d’aventure&|160;; mais on ne choisit pas sontemps&|160;; mais, les pieds pris dans les rainures d’unecivilisation qui a ses proportions géométriques et ses précisionsimpérieuses, force leur était de rester tranquilles, de ronger leurfrein, d’écumer sur place, de manger et de boire leur sang, et d’enravaler le dégoût&|160;! Ils avaient bien la ressource desduels&|160;; mais que sont quelques coups de sabre ou de pistolet,quand il leur eût fallu des hémorragies de sang versé, à noyer laterre, pour calmer l’apoplexie de leurs fureurs et de leursressentiments&|160;? Vous vous doutez bien, après cela, des oremusqu’ils adressaient à Dieu, quand ils en parlaient, car s’ils n’ycroyaient pas, d’autres y croyaient : leurs ennemis&|160;! etc’était assez pour maugréer, blasphémer et canonner dans leursdiscours tout ce qu’il y a de saint et de sacré parmi les hommes.Mesnilgrand disait d’eux un soir, en les regardant autour de latable de son père, et aux lueurs d’un punch gigantesque : « qu’onen monterait un beau corsaire&|160;! » – « Rien n’y manquerait, –ajoutait-il, en guignant deux ou trois défroqués, mêlés à cessoldats sans uniforme, – pas même des aumôniers, si c’était là unefantaisie de corsaires que des aumôniers&|160;! » Mais, après lalevée du blocus continental et l’époque folle de paix qui suivit,si ce ne fut pas le corsaire qui manqua, ce fut l’armateur.

Eh bien&|160;! ces convives du vendredi, qui scandalisaienthebdomadairement la ville de ***, vinrent, suivant leur usage,dîner à l’hôtel Mesnilgrand le vendredi en suivant le dimanche oùMesnil avait été si brusquement appréhendé dans l’église par un deses anciens camarades, étonné et furieux de l’y voir. Cet anciencamarade était le capitaine Rançonnet, du 8e dragons, lequel, parparenthèse, arriva un des premiers au dîner de ce jour-là, n’ayantpas revu Mesnilgrand de toute la semaine et n’ayant pu encoredigérer sa visite à l’église et la manière dont Mesnil l’avait reçuet planté là, quand il lui avait demandé des explications. Ilcomptait bien revenir sur cette chose stupéfiante dont il avait ététémoin, et qu’il tenait à éclaircir, en présence de tous lesconviés du vendredi qu’il régalerait de cette histoire. Lecapitaine Rançonnet n’était pas le plus mauvais garçon des mauvaisgarçons de la bande des vendredis. Mais il était l’un des plusfanfarons, et tout à la fois des plus naïfs d’impiété. Quoiqu’il nefût pas sot, il en était devenu bête. Il avait toujours l’idée deDieu dans l’esprit, comme une mouche dans le nez. Il était, de latête aux pieds, un officier du temps, avec tous les défauts et, lesqualités de ce temps, pétri par la guerre et pour la guerre, et necroyant qu’à elle, et n’aimant qu’elle&|160;; un de ces dragons quifont sonner leurs gros talons, – comme dit la vieille chansondragonne. Des vingt-cinq qui dînaient ce jour-là à l’hôtelMesnilgrand, il était peut-être celui qui aimait le plus Mesnil,quoiqu’il eût perdu le fil de son Mesnil, depuis qu’il l’avait vuentrer dans une église. Est-il besoin d’en avertir&|160;?… lamajorité de ces vingt-cinq convives se composait d’officiers, maisil n’y avait pas à ce dîner que des militaires. Il y avait desmédecins, – les plus matérialistes des médecins de la ville, –quelques anciens moines, fuyards de leur abbaye et en rupture devœux, contemporains du père Mesnilgrand – deux ou trois prêtressoi-disant mariés, mais en réalité concubinaires, et, brochant surle tout, un ancien représentant du peuple, qui avait voté la mortdu Roi… Bonnets rouges ou schakos, les uns révolutionnaires à touscrins, les autres bonapartistes effrénés, prêts à se chamailler età s’arracher les entrailles, mais tous athées, et, sur ce pointseul de la négation de Dieu et du mépris de toutes les Eglises, dela plus touchante unanimité. Ce sanhédrin de diables à plusieursespèces de cornes était présidé par ce grand diable en bonnet decoton, le père Mesnilgrand, à la face blême et terrible sous cettecoiffure, qui n’avait plus rien de bouffon avec pareille têtepar-dessous, et qui se tenait droit au milieu de sa table, commel’Evêque mitré de la messe du Sabbat, vis-à-vis de son fils Mesnil,au visage fatigué de lion au repos, mais dont les muscles étaienttoujours près de jouer dans son mufle ridé et de lancer deséclairs&|160;!…

Quant à lui, disons-le, il se distinguait – impérialement – detous les autres. Ces officiers, anciens beaux de l’Empire, où il yeut tant de beaux, avaient, certes&|160;! de la beauté et même del’élégance&|160;; mais leur beauté était régulière,tempéramenteuse, purement ou impurement physique, et leur élégancesoldatesque. Quoique en habits bourgeois, ils avaient conservé leraide de l’uniforme, qu’ils avaient porté toute leur vie. Selon uneexpression de leur vocabulaire, ils étaient un peu trop ficelés.Les autres convives, gens de science, comme les médecins, ourevenus de tout, comme ces vieux moines, qui se souciaient biend’un habit, après avoir porté et foulé aux pieds les ornementssacrés de la splendeur sacerdotale, ressemblaient par le vêtement àd’indignes pleutres… Mais lui, Mesnilgrand, était – eussent dit lesfemmes – adorablement mis. Comme on était au matin encore, ilportait un amour de redingote noire, et il était cravaté (comme onse cravatait alors) d’un foulard blanc, de nuance écrue seméd’imperceptibles étoiles d’or brodées à la main. Etant chez lui, ilne s’était pas botté. Son pied nerveux et fin, qui faisait dire : «Mon prince&|160;! » aux pauvres assis aux bornes des rues quand ilpassait près d’eux, était chaussé de bas de soie à jour et de cesescarpins, très découverts et à talon élevé, qu’affectionnaitChateaubriand, l’homme le plus préoccupé de son pied qu’il y eûtalors en Europe, après le grand-duc Constantin. Sa redingoteouverte, coupée par Staub, laissait voir un pantalon de prunelle àreflets scabieuse et un simple gilet de casimir noir à châle, sanschaîne d’or&|160;; car, ce jour-là, Mesnilgrand n’avait de bijouxd’aucune sorte, si ce n’est un camée antique d’un grand prix,représentant la tête d’Alexandre, qui fixait sur sa poitrine lesplis étendus de sa cravate sans nœud, – presque militaire, – unhausse-col. Rien qu’en le voyant en cette tenue, d’un goût si sûr,on sentait que l’artiste avait passé par le soldat et l’avaittransfiguré, et que l’homme de cette mise n’était pas de la mêmeespèce que les autres qui étaient là, quoiqu’il fût à tu et à toiavec beaucoup d’entre eux. Le patricien de nature, l’officier négraine d’épinards, comme ils disaient de lui dans leur languemilitaire, se révélait et tranchait bien sur ce vigoureuxrepoussoir de soldats énergiques, excessivement vaillants, maisvulgaires et inaptes aux commandements supérieurs. Maître demaison, – en seconde ligne, puisque son père faisait les honneursde sa table, – Mesnilgrand, s’il ne s’élevait pas quelqu’une de cesdiscussions qui l’enlevaient par les cheveux, comme Persée enlevala tête de la Gorgone, et lui faisaient vomir les flots de safougueuse éloquence, Mesnilgrand parlait peu en ces réunionsbruyantes, dont le ton n’était pas complètement le sien et qui, dèsles huîtres, montaient à des diapasons de voix, d’aperçus etd’idées si aigus, qu’une note de plus n’était pas possible et quele plafond – ce bouchon de la salle – risqua bien souvent d’ensauter, après tous les autres bouchons.

Ce fut à midi précis qu’on se mit à table, selon la coutumeironique de ces irrévérents moqueurs, qui profitaient des moindreschoses pour montrer leur mépris de l’Eglise. Une idée de ce pieuxpays de l’Ouest est de croire que le Pape se met à table à midi, etqu’avant de s’y mettre, il envoie sa bénédiction à tout l’universchrétien. Eh bien&|160;! cet auguste Benedicite paraissait comiqueà ces libres penseurs. Aussi, pour s’en gausser, le vieux M. deMesnilgrand ne manquait jamais, quand le premier coup de midisonnait au double clocher de la ville, de dire du plus haut de savoix de tête, avec ce sourire voltairien qui fendait parfois endeux son immobile face lunaire : « A table, Messieurs&|160;! Deschrétiens comme nous ne doivent pas se priver de la bénédiction duPape&|160;! » Et ce mot, ou l’équivalent, était comme un tremplintendu aux impiétés qui allaient y bondir, à travers toutes lesconversations échevelées d’un dîner d’hommes, et d’hommes commeeux. En thèse générale, on peut dire que tous les dîners d’hommesoù ne préside pas l’harmonieux génie d’une maîtresse de maison, oùne plane pas l’influence apaisante d’une femme qui jette sa grâce,comme un caducée, entre les grosses vanités, les prétentionscriantes, les colères sanguines et bêtes, même chez les gensd’esprit, des hommes attablés entre eux, sont presque toujoursd’effroyables mêlées de personnalités, prêtes à finir toutes commele festin des Lapithes et des Centaures, où il n’y avait peut-êtrepas de femmes non plus. En ces sortes de repas découronnés defemmes, les hommes les plus polis et les mieux élevés perdent deleur charme de politesse et de leur distinction naturelle&|160;; etquoi d’étonnant&|160;?… Ils n’ont plus la galerie à laquelle ilsveulent plaire, et ils contractent immédiatement quelque chose desans-gêne, qui devient grossier au moindre attouchement, au moindrechoc des esprits les uns par les autres. L’égoïsme, l’inexilableégoïsme, que l’art du monde est de voiler sous des formes aimables,met bientôt les coudes sur la table, en attendant qu’il vous lesmette dans les côtés. Or, s’il en est ainsi pour les plus athéniensdes hommes, que devait-il en être pour les convives de l’hôtelMesnilgrand, pour ces espèces de belluaires et de gladiateurs, cesgens de clubs jacobins et de bivouacs militaires, qui se croyaienttoujours un peu au bivouac ou au club, et parfois encore en pirelieu&|160;?… Difficilement peut-on s’imaginer, quand on ne les apas entendues, les conversations à bâtons rompus et à vitres et àverres cassés de ces hommes, grands mangeurs, grands buveurs,bourrés de victuailles échauffantes, incendiés de vins capiteux, etqui, avant le troisième service, avaient lâché la bride à tous lespropos et fait feu des quatre pieds dans leurs assiettes. Cen’étaient pas toujours des impiétés, du reste, qui étaient le fondde ces conversations, mais c’en étaient les fleurs&|160;; et onpeut dire qu’il y en avait dans tous les vases&|160;!… Songezdonc&|160;! c’était le temps où Paul-Louis Courier, qui aurait trèsbien figuré à ces dîners-là, écrivait cette phrase pour fouetter lesang à la France : « La question est maintenant de savoir si nousserons capucins ou laquais. » Mais ce n’était pas tout. Après lapolitique, la haine des Bourbons, le spectre noir de laCongrégation, les regrets du passé pour ces vaincus, toutes cesavalanches qui roulaient en bouillonnant d’un bout à l’autre decette table fumante, il y avait d’autres sujets de conversation, àtempêtes et à tintamarres. Par exemple, il y avait les femmes. Lafemme est l’éternel sujet de conversation des hommes entre eux,surtout en France, le pays le plus fat de la terre. Il y avait lesfemmes en général et les femmes en particulier, – les femmes del’univers et celle de la porte à côté, – les femmes des pays quebeaucoup de ces soldats avaient parcourus, en faisant les beauxdans leurs grands uniformes victorieux, et celles de la ville, chezlesquelles ils n’allaient peut-être pas, et qu’ils nommaientinsolemment par nom et prénom, comme s’ils les avaient intimementconnues, sur le compte de qui, parbleu&|160;! ils ne se gênaientpas, et dont, au dessert, ils pelaient en riant la réputation,comme ils pelaient une pêche, pour, après, en casser le noyau. Tousprenaient part à ces bombardements de femmes, même les plus vieux,les plus coriaces, les plus dégoûtés de la femelle, ainsi qu’ilsdisaient cyniquement, car les hommes peuvent renoncer à l’amourmalpropre, mais jamais à l’amour-propre de la femme, et, fût-ce surle bord de leur fosse ouverte, ils sont toujours prêts à tremperleurs museaux dans ces galimafrées de fatuité&|160;!

Et ils les y trempèrent, ce jour-là, jusqu’aux oreilles, à cedîner qui fut, comme déchaînement de langues, le plus corsé de tousceux que le vieux M. de Mesnilgrand eût donnés. Dans cette salle àmanger, présentement muette, mais dont les murs nous en diraient desi belles s’ils pouvaient parler, puisqu’ils auraient ce que jen’ai pas, moi, l’impassibilité des murs, l’heure des vanteries quiarrive si vite dans les dîners d’hommes, d’abord décente, – puisindécente bientôt, – puis déboutonnée, – enfin chemise levée etsans vergogne, amena les anecdotes, et chacun raconta la sienne… Cefut comme une confession de démons&|160;! Tous ces insolentsrailleurs, qui n’auraient pas eu assez de brocards pour laconfession d’un pauvre moine, dite à haute voix, aux pieds de sonsupérieur, en présence des frères de son Ordre, firent absolumentla même chose, non pour s’humilier, comme le moine, mais pours’enorgueillir et se vanter de l’abomination de leur vie, – ettous, plus ou moins, crachèrent en haut leur âme contre Dieu, leurâme qui, à mesure qu’ils la crachèrent, leur retomba sur lafigure.

Or, au milieu de ce débordement de forfanteries de toute espèce,il y en eut une qui parut… est-ce plus piquante qu’il fautdire&|160;? Non, plus piquante ne serait pas un mot assez fort,mais plus poivrée, plus épicée, plus digne du palais de feu de cesfrénétiques qui, en fait d’histoires, eussent avalé du vitriol.Celui qui la raconta, de tous ces diables, était le plus froidcependant… Il l’était comme le derrière de Satan, car le derrièrede Satan, malgré l’enfer qui le chauffe, est très froid, – disentles sorcières qui le baisent à la messe noire du Sabbat. C’était uncertain et ci-devant abbé Reniant, – un nom fatidique&|160;! –lequel, dans cette société à l’envers de la Révolution, quidéfaisait tout, s’était fait, de son chef, de prêtre sans foi,médecin sans science, et qui pratiquait clandestinement unempirisme suspect et, qui sait&|160;? Peut-être meurtrier. Avec leshommes instruits, il ne convenait pas de son industrie. Mais, ilavait persuadé aux gens des basses classes de la ville et desenvirons qu’il en savait plus long que tous les médecins à brevetset à diplômes… On disait mystérieusement qu’il avait des secretspour guérir. Des secrets&|160;! ce grand mot qui répond à toutparce qu’il ne répond à rien, le cheval de bataille de tous lesempiriques, qui sont maintenant tout ce qui reste des sorciers, sipuissants jadis sur l’imagination populaire. Ce ci-devant abbéReniant – « car, disait-il avec colère, ce diable de titre d’abbéétait comme une teigne sur son nom que toutes les calottes de brain’auraient pu jamais en arracher&|160;! » – ne se livrait point paramour du gain à ces fabrications cachées de remèdes, qui pouvaientêtre des empoisonnements : il avait de quoi vivre. Mais ilobéissait au démon dangereux des expériences, qui commence partraiter la vie humaine comme une matière à expérimentations, et quifinit par faire des Sainte-Croix, et des Brinvilliers&|160;! Nevoulant pas avoir affaire avec les médecins patentés, comme il lesappelait d’un ton de mépris, il était le propre apothicaire de sesdrogues, et il vendait ou donnait ses breuvages, – car bien souventil les donnait, – à condition pourtant qu’on lui en rapportât lesbouteilles. Ce coquin, qui n’était pas un sot, savait intéresserles passions de ses malades à sa médecine. Il donnait du vin blanc,mêlé à je ne sais quelles herbailles, aux hydropiques parivrognerie, et aux filles embarrassées, disaient les paysans enclignant de l’œil, des tisanes qui tout de même faisaient fondreleurs embarras. C’était un homme de taille moyenne, de mine frigideet discrète, vêtu dans le genre du vieux M. de Mesnilgrand (mais enbleu), portant, autour d’une figure de la couleur du lin qui n’apas été blanchi, des cheveux en rond (la seule chose qu’il eûtgardée du prêtre) d’une odieuse nuance filasse, et droits comme deschandelles&|160;; peu parleur, et compendieux quand il se mettait àparler. Froid et propret comme la crémaillère d’une cheminéehollandaise, en ces dîners où l’on disait tout et où il sirotaitmièvrement son vin dans son angle de table quand les autreslampaient le leur, il plaisait peu à ces bouillants, qui lecomparaient à du vin tourné de Sainte-Nitouche, un vignoble de leurinvention. Mais cet air-là ne donna que plus de ragoût à sonhistoire, quand il dit modestement que, pour lui, ce qu’il avaitfait de mieux contre l’infâme de M. de Voltaire, ç’avait été unjour – dame&|160;! on fait ce qu’on peut&|160;! – de donner unpaquet d’hosties à des cochons&|160;!

A ce mot-là, il y eut un tonnerre d’interjections triomphantes.Mais le vieux M. de Mesnilgrand le coupa de sa voix incisive etgrêle :

– C’est, sans doute, – dit-il, – la dernière fois, l’abbé, quevous avez donné la communion&|160;?

Et le pince-sans-rire mit sa main blanche et sèche au-dessus deses yeux, pour voir le Reniant, posé maigrement derrière son verreentre les deux larges poitrines de ses deux voisins, le capitaineRançonnet, empourpré et flambant comme une torche, et le capitaineau 6e cuirassiers, Travers de Mautravers, qui ressemblait à uncaisson.

– Il y avait déjà longtemps que je ne la donnais plus, – repritle ci-devant prêtre, – et que j’avais jeté ma souquenille auxorties du chemin. C’était en pleine révolution, le temps où vousétiez ici, citoyen Le Carpentier, en tournée de représentant dupeuple. Vous vous rappelez bien une jeune fille d’Hémevès que vousfîtes mettre à la maison d’arrêt&|160;? une enragée&|160;! uneépileptique&|160;!

– Tiens&|160;! – dit Mautravers, – il y a une femme mêlée auxhosties&|160;! L’avez-vous aussi donnée aux cochons&|160;!

– Tu te crois spirituel, Mautravers&|160;? – fit Rançonnet. –Mais n’interromps donc pas l’abbé. L’abbé, finissez-nousl’histoire.

– Ah&|160;! l’histoire, – reprit Reniant, – sera bientôt contée.Je disais donc, monsieur Le Carpentier, cette fille d’Hémevès, vousen souvenez-vous&|160;? On l’appelait la Tesson… Joséphine Tesson,si j’ai bonne mémoire, une grosse maflée, – une espèce de MarieAlacoque pour le tempérament sanguin, – l’âme damnée des chouans etdes prêtres, qui lui avaient allumé le sang, qui l’avaientfanatisée et rendue folle… Elle passait sa vie à les cacher, lesprêtres… Quand il s’agissait d’en sauver un, elle eût bravé trenteguillotines. Ah&|160;! les ministres du Seigneur&|160;! comme elleles nommait, elle les cachait chez elle, et partout. Elle les eûtcachés sous son lit, dans son lit, sous ses jupes, et, s’ilsavaient pu y tenir, elle les aurait tous fourrés et tassés, leDiable m’emporte&|160;! là où elle avait mis leur boîte à hosties –entre ses tétons&|160;!

– Mille bombes&|160;! – fit Rançonnet, exalté.

– Non, pas mille, mais deux seulement, monsieur Rançonnet, –dit, en riant de son calembour, le vieux apostat libertin&|160;; –mais elles étaient de fier calibre&|160;!

Le calembour trouva de l’écho. Ce fut une risée.

– Singulier ciboire qu’une gorge de femme&|160;! – fit ledocteur Bleny, rêveur.

– Ah&|160;! le ciboire de la nécessité&|160;! – reprit Reniant,à qui le flegme était déjà revenu. Tous ces prêtres qu’ellecachait, persécutés, poursuivis, traqués, sans église, sanssanctuaire, sans asile quelconque, lui avaient donné à garder leurSaint-Sacrement, et ils l’avaient campé dans sa poitrine, croyantqu’on ne viendrait jamais le chercher là&|160;!… Oh&|160;! ilsavaient une fameuse foi en elle. Ils la disaient une sainte. Ilslui faisaient croire qu’elle en était une. Ils lui montaient latête et lui donnaient soif du martyre. Elle, intrépide, ardente,allait et venait, et vivait hardiment avec sa boîte à hosties soussa bavette. Elle la portait de nuit, par tous les temps, la pluie,le vent, la neige, le brouillard, à travers des chemins deperdition, aux prêtres cachés qui faisaient communier les mourants,en catimini… Un soir, nous l’y surprîmes, dans une ferme où mouraitun chouan, moi et quelques bons garçons des Colonnes Infernales deRossignol. Il y en eut un qui, tenté par ses maîtres avant-postesde chair vive, voulut prendre des libertés avec elle&|160;; mais iln’en fut pas le bon marchand, car elle lui imprima ses dix griffessur la figure, à une telle profondeur qu’il a dû en rester marquépour toute sa vie&|160;! Seulement, tout en sang qu’elle le mît, lemâtin ne lâcha pas ce qu’il tenait, et il arracha la boîte à bonsdieux qu’il avait trouvée dans sa gorge&|160;; et j’y comptai bienune douzaine d’hosties que, malgré ses cris et ses ruées, car ellese rua sur nous comme une furie, je fis jeter immédiatement dansl’auge aux cochons.

Et il s’arrêta faisant jabot, pour une si belle chose, comme unpou sur une tumeur qui se donnerait des airs.

– Vous avez donc vengé messieurs les porcs de l’Evangile, dansle corps desquels Jésus-Christ fit entrer des démons, – dit levieux M. de Mesnilgrand de sa sarcastique voix de tête. – Vous avezmis le bon Dieu dans ceux-ci à la place du Diable : c’est un prêtépour un rendu.

– Et en eurent-ils une indigestion, monsieur Reniant, ou bienles amateurs qui en mangèrent, demanda profondément un hideux petitbourgeois nommé Le Hay, usurier à cinquante pour cent de son état,et qui avait l’habitude de dire qu’en tout il faut considérer lafin.

Il y eut comme un temps d’arrêt dans ce flot d’impiétésgrossières.

– Mais toi, tu ne dis rien, Mesnil, de l’histoire de l’abbéReniant&|160;? – fit le capitaine Rançonner, qui guettaitl’occasion d’accrocher n’importe à quoi son histoire de la visitede Mesnilgrand à l’église.

Mesnil ne disait rien, en effet. Il était accoudé, la joue danssa main, sur le bord de la table, écoutant sans horripilation, maissans goût, toutes ces horreurs, débitées par des endurcis, et surlesquelles il était blasé et bronzé… Il en avait tant entendu toutesa vie dans les milieux qu’il avait traversés&|160;! Les milieux,pour l’homme, c’est presque une destinée. Au Moyen Age, lechevalier de Mesnilgrand aurait été un croisé brûlant de foi. AuXIXe siècle, c’était un soldat de Bonaparte, à qui son incrédule depère n’avait jamais parlé de Dieu, et qui, particulièrement enEspagne, avait vécu dans les rangs d’une armée qui se permettaittout, et qui commettait autant de sacrilèges qu’à la prise de Romeles soldats du connétable de Bourbon. Heureusement, les milieux nesont absolument une fatalité que pour les âmes et les géniesvulgaires. Pour les personnalités vraiment fortes, il y a quelquechose, ne fût-ce qu’un atome, qui échappe au milieu et résiste àson action toute-puissante. Cet atome dormait invincible dansMesnilgrand. Ce jour-là, il n’aurait rien dit&|160;; il auraitlaissé passer avec l’indifférence du bronze ce torrent de fangeimpie qui roulait devant lui en bouillonnant, comme un bitume del’enfer&|160;; mais, interpellé par Rançonnet :

– Que veux-tu que je te dise&|160;? – fit-il, avec une lassitudequi touchait à la mélancolie. – M. Reniant n’a pas fait là unechose si crâne pour que, toi, tu puisses tant l’admirer&|160;! S’ilavait cru que c’était Dieu, le Dieu vivant, le Dieu vengeur qu’iljetait aux porcs, au risque de la foudre sur le coup ou de l’enfer,sûrement, pour plus tard, il y aurait eu là du moins de labravoure, du mépris de plus que la mort, puisque Dieu, s’il est,peut éterniser ta torture. Il y aurait eu là une crânerie, folle,sans doute, mais enfin une crânerie à tenter un crâne aussi crâneque toi&|160;! Mais la chose n’a pas cette beauté-là, mon cher. M.Reniant ne croyait pas que ces hosties fussent Dieu. Il n’avait paslà-dessus le moindre doute. Pour lui, ce n’étaient que des morceauxde pain à chanter, consacrés par une superstition imbécile, et pourlui, comme pour toi-même, mon pauvre Rançonnet, vider la boîte auxhosties dans l’auge aux cochons, n’était pas plus héroïque que d’yvider une tabatière ou un cornet de pains à cacheter.

– Eh&|160;! eh&|160;! – fit le vieux M. de Mesnilgrand, serenversant sur le dossier de sa chaise, ajustant son fils sous samain en visière, comme il l’eût regardé tirer un coup de pistoletbien en ligne, toujours intéressé par ce que disait son fils, mêmequand il n’en partageait pas l’idée et ici il la partageait. Aussidoubla-t-il son : Eh&|160;! eh&|160;!

– Il n’y a donc ici, mon pauvre Rançonnet, reprit Mesnil, –disons le mot… qu’une cochonnerie. Mais ce que je trouve beau, moi,et très beau, ce que je me permets d’admirer, Messieurs, quoique jene croie pas non plus à grand-chose, c’est cette fille Tesson,comme vous l’appelez, monsieur Reniant, qui porte ce qu’elle croitson Dieu sur son cœur&|160;; qui, de ses deux seins de vierge faitun tabernacle à ce Dieu de toute pureté&|160;; et qui respire, etqui vit, et qui traverse tranquillement toutes les vulgarités, ettous les dangers de la vie avec cette poitrine intrépide etbrûlante, surchargée d’un Dieu, tabernacle et autel à la fois, etautel qui, à chaque minute, pouvait être arrosé de son propresang&|160;!… Toi, Rançonnet, toi, Mautravers, toi, Sélune, et moiaussi, nous avons tous eu l’Empereur sur la poitrine, puisque nousavions sa Légion d’Honneur, et cela nous a parfois donné plus decourage au feu de l’y avoir. Mais elle, ce n’est pas l’image de sonDieu qu’elle a sur la sienne&|160;; c’en est, pour elle, laréalité. C’est le Dieu substantiel, qui se touche, qui se donne,qui se marge, et qu’elle porte, au prix de sa vie, à ceux qui ontfaim de ce Dieu-là&|160;! Eh bien, ma parole d’honneur&|160;! jetrouve cela tout simplement sublime… Je pense de cette fille commeen pensaient les prêtres, qui lui donnaient leur Dieu à porter. Jevoudrais savoir ce qu’elle est devenue. Elle est peut-êtremorte&|160;; peut-être vit-elle, misérable, dans quelque coin decampagne&|160;; mais je sais bien que, fussé-je maréchal de France,si je la rencontrais, cherchât-elle son pain, les pieds nus dans lafange, je descendrais de cheval et lui ôterais respectueusement monchapeau, à cette noble fille, comme si c’était vraiment Dieuqu’elle eût encore sur le cœur&|160;! Henri IV, un jour, ne s’estpas agenouillé dans la boue, devant le Saint-Sacrement qu’onportait à un pauvre, avec plus d’émotion que moi je nem’agenouillerais devant cette fille-là.

Il n’avait plus la joue sur sa main. Il avait rejeté sa tête enarrière. Et, pendant qu’il parlait de s’agenouiller, ilgrandissait, et, comme la fiancée de Corinthe dans la poésie deGœthe, il semblait, sans s’être levé de sa chaise, grandi du bustejusqu’au plafond.

– C’est donc la fin du monde&|160;! – dit Mautravers, en cassantun noyau de pêche avec son poing fermé, comme avec un marteau. –Des chefs d’escadron de hussards à genoux, maintenant, devant desdévotes&|160;!

– Et encore, – dit Rançonnet, – encore, si c’était commel’infanterie devant la cavalerie, pour se relever et passer sur leventre à l’ennemi&|160;! Après tout, ce ne sont pas là dedésagréables maîtresses que ces diseuses d’oremus, que toutes cesmangeuses de bon Dieu, qui se croient damnées à chaque bonheurqu’elles nous donnent et que nous leur faisons partager. Mais,capitaine Mautravers, il y a pis pour un soldat que de mettre à malquelques bigotes : c’est de devenir dévot soi-même, comme une poulemouillée de pékin, quand on a traîné le bancal&|160;!… Pas plustard que dimanche dernier, où pensez-vous, Messieurs, qu’à latombée du jour j’ai surpris le commandant Mesnilgrand, iciprésent&|160;?…

Personne ne répondit. On cherchait&|160;; mais, de tous lespoints de la table, les yeux convergeaient vers le capitaineRançonnet.

– Par mon sabre&|160;! – dit Rançonnet, – je l’ai rencontré… nonpas rencontré, car je respecte trop mes bottes pour les traînerdans le crottin de leurs chapelles&|160;; mais je l’ai aperçu, dedos, qui se glissait dans l’église, en se courbant sous la petiteporte basse du coin de la place. Etonné, ébahi. Eh&|160;!sacre-bleu&|160;! me suis-je dit, ai-je la berlue&|160;?… Maisc’est la tournure de Mesnilgrand, ça&|160;!… Mais que va-t-il doncfaire dans une église, Mesnilgrand&|160;?… L’idée me regalopa aucerveau de nos anciennes farces amoureuses avec les satanéesbéguines des églises d’Espagne. Tiens&|160;! fis-je, ce n’est doncpas fini&|160;? Ce sera encore de la vieille influence de jupon.Seulement, que le Diable m’arrache les yeux avec ses griffes si jene vois pas la couleur de celui-ci&|160;! Et j’entrai dans leurboutique à messes… Malheureusement, il y faisait noir comme dans lagueule de l’enfer. On y marchait et on y trébuchait sur de vieillesfemmes à genoux, qui y marmottaient leurs patenôtres. Impossible derien distinguer devant soi, lorsque à force de tâtonner pourtantdans cet infernal mélange d’obscurité et de carcasses de vieillesdévotes en prières, ma main rattrapa mon Mesnil, qui filait déjà lelong de la contre-allée. Mais, croirez-vous bien qu’il ne voulutjamais me dire ce qu’il était venu faire dans cette galèred’église&|160;?… Voilà pourquoi je vous le dénonce aujourd’hui,Messieurs, pour que vous le forciez à s’expliquer.

– Allons, parle, Mesnil. Justifie-toi. Réponds à Rançonnet, –cria-t-on de tous les coins de la salle.

– Me justifier&|160;! – dit Mesnil, gaîment. – Je n’ai pas à mejustifier de faire ce qui me plaît. Vous qui clabaudez à cœur dejournée contre l’Inquisition, est-ce que vous êtes des inquisiteursen sens inverse, à présent&|160;? Je suis entré dans l’église,dimanche soir, parce que cela m’a plu.

– Et pourquoi cela t’a-t-il plu&|160;?… – fit Mautravers, car sile Diable est logicien, un capitaine de cuirassiers peut bienl’être aussi.

– Ah&|160;! voilà&|160;! – dit Mesnilgrand, en riant. – J’yallais… qui sait&|160;? peut-être à confesse. J’ai du moins faitouvrir la porte d’un confessionnal. Mais tu ne peux pas dire,Rançonnet, que ma confession ait trop duré&|160;?…

Ils voyaient bien qu’il se jouait d’eux… Mais il y avait danscette jouerie quelque chose de mystérieux qui les agaçait.

– Ta confession&|160;! mille millions de flammes&|160;! Tonplongeon serait donc fait&|160;? – dit tristement Rançonnet,terrassé, qui prenait la chose au tragique. Puis, se rejetantdevant sa pensée et se renversant comme un cheval cabré : – Maisnon, – cria-t-il, – tonnerre de tonnerres&|160;! c’estimpossible&|160;! Voyez-vous, vous autres, le chef d’escadronMesnilgrand à confesse, comme une vieille bonne femme, à deuxgenoux sur le strapontin, le nez au guichet, dans la guérite d’unprêtre&|160;? Voilà un spectacle qui ne m’entrera jamais dans lecrâne&|160;! Trente mille balles plutôt.

– Tu es bien bon&|160;; je te remercie, – fit Mesnilgrand avecune douceur comique, la douceur d’un agneau.

– Parlons sérieusement, – dit Mautravers, – je suis commeRançonnet. Je ne croirai jamais à une capucinade d’un homme de toncalibre, mon brave Mesnil. Même à l’heure de la mort, les genscomme toi ne font pas un saut de grenouille effrayée dans un baquetd’eau bénite.

– A l’heure de la mort, je ne sais pas ce que vous ferez,Messieurs, – répondit lentement Mesnilgrand&|160;; – mais quant àmoi, avant de partir pour l’autre monde, je veux faire à toutrisque mon portemanteau.

Et, ce mot d’officier de cavalerie fut si gravement dit qu’il yeut un silence, comme celui du pistolet qui tirait, il n’y a qu’uneminute, et tapageait, et dont la détente a cassé.

– Laissons cela, du reste, – continua Mesnilgrand. – Vous êtes,à ce qu’il paraît, encore plus abrutis que moi par la guerre et parla vie que nous avons menée tous… Je n’ai rien à dire àl’incrédulité de vos âmes&|160;; mais puisque toi, Rançonnet, tutiens à toute force à savoir pourquoi ton camarade Mesnilgrand, quetu crois aussi athée que toi, est entré l’autre soir à l’église, jeveux bien et je vais te le dire. Il y a une histoire là-dessous…Quand elle sera dite, tu comprendras peut-être, même sans croire àDieu, qu’il y soit entré.

Il fit une pause, comme pour donner plus de solennité à ce qu’ilallait raconter, puis il reprit :

– Tu parlais de l’Espagne, Rançonnet. C’est justement en Espagneque mon histoire s’est passée. Plusieurs d’entre vous y ont fait laguerre fatale qui, dès 1808, commença le désastre de l’Empire ettous nos malheurs. Ceux qui l’ont faite, cette guerre-là, ne l’ontpas oubliée, et toi, par parenthèse, moins que personne, commandantSélune&|160;! Tu en as le souvenir gravé assez avant sur la figurepour que tu ne puisses pas l’effacer.

Le commandant Sélune, assis auprès du vieux M. de Mesnilgrand,faisait face à Mesnil. C’était un homme d’une forte staturemilitaire et qui méritait de s’appeler le Balafré encore plus quele duc de Guise, car il avait reçu en Espagne, dans une affaired’avant-poste, un immense coup de sabre courbe, si bien appliquésur sa figure qu’elle en avait été fendue, nez et tout, en écharpe,de la tempe gauche jusqu’au-dessous de l’oreille droite. A l’étatnormal, ce n’aurait été qu’une terrible blessure d’un assez nobleeffet sur le visage d’un soldat&|160;; mais le chirurgien qui avaitrapproché les lèvres de cette plaie béante, pressé ou maladroit,les avait mal rejointes, et à la guerre comme à la guerre&|160;! Onétait en marche, et, pour en finir plus vite, il avait coupé avecdes ciseaux le bourrelet de chair qui débordait de deux doigts l’undes côtés de la plaie fermée&|160;; ce qui fit, non pas un sillondans le visage de Sélune, mais un épouvantable ravin. C’étaithorrible, mais, après tout, grandiose. Quand le sang montait auvisage de Sélune, qui était violent, la blessure rougissait, etc’était comme un large ruban rouge qui lui traversait sa facebronzée. « Tu portes, – lui disait Mesnil au jour de leurs communesambitions, – ta croix de grand-officier de la Légion d’honneur surla figure, avant de l’avoir sur la poitrine&|160;; mais soistranquille, elle y descendra. »

Elle n’y était pas descendue&|160;; l’Empire avait fini avant.Sélune n’était que chevalier.

– Eh bien, Messieurs, – continua Mesnilgrand, – nous avons vudes choses bien atroces en Espagne, n’est-ce pas&|160;? et mêmenous en avons fait&|160;; mais je ne crois pas avoir vu rien deplus abominable que ce que je vais avoir l’honneur de vousraconter.

– Pour mon compte, – dit nonchalamment Sélune, avec la fatuitéd’un vieil endurci qui n’entend pas qu’on l’émeuve de rien, – pourmon compte, j’ai vu un jour quatre-vingts religieuses jetées l’unesur l’autre, à moitié mortes, dans un puits, après avoir étépréalablement très bien violées chacune par deux escadrons.

– Brutalité de soldats&|160;! – fit Mesnilgrandfroidement&|160;; – mais voici du raffinement d’officier.

Il trempa sa lèvre dans son verre, et son regard cerclant latable et l’étreignant :

– Y a-t-il quelqu’un d’entre vous, Messieurs, – demanda-t-il, –qui ait connu le major Ydow&|160;?

Personne ne répondit, excepté Rançonnet.

– Il y a moi, – dit-il. – Le major Ydow&|160;! si je l’aiconnu&|160;! Eh&|160;! parbleu&|160;! il était avec moi au 8edragons.

– Puisque tu l’as connu, – reprit Mesnilgrand, – tu ne l’as pasconnu seul. Il était arrivé au 8e dragons, arboré d’une femme…

– La Rosalba, dite « la Pudica », – fit Rançonnet, sa fameuse… –Et il dit le mot crûment.

– Oui, – repartit Mesnilgrand, pensivement, – car une pareillefemme ne méritait pas le nom de maîtresse, même de celle d’Ydow… Lemajor l’avait amenée d’Italie, où, avant de venir en Espagne, ilservait dans un corps de réserve avec le grade de capitaine. Commeil n’y a ici que toi, Rançonnet, qui l’ai connu, ce major Ydow, tume permettras bien de le présenter à ces messieurs et de leurdonner une idée de ce diable d’homme, dont. l’arrivée au 8e dragonstapagea beaucoup quand il y entra, avec cette femme en sautoir… Iln’était pas Français, à ce qu’il paraît. Ce n’est pas tant pis pourla France. Il était né je ne sais où et de je ne sais qui, enIllyrie ou en Bohême, je ne suis pas bien sûr… Mais, où qu’il fûtné, il était étrange, ce qui est une manière d’être étrangerpartout. On l’aurait cru le produit d’un mélange de plusieursraces. Il disait, lui, qu’il fallait prononcer son nom à la grecque: , pour Ydow, parce qu’il était d’origine grecque&|160;; et sabeauté l’aurait fait croire, car il était beau, et, le Diablem’emporte&|160;! peut-être trop pour un soldat. Qui sait si on netient pas moins à se faire casser la figure, quand on l’a aussibelle&|160;? On a pour soi le respect qu’on a pour leschefs-d’œuvre. Tout chef-d’œuvre qu’il fût, cependant, il allait aufeu avec les autres&|160;; mais quand on avait dit cela du majorYdow, on avait tout dit. Il faisait son devoir, mais il ne faisaitjamais plus que son devoir. Il n’avait pas ce que l’Empereurappelait le feu sacré. Malgré sa beauté, dont je convenais trèsbien, d’ailleurs, je lui trouvais au fond une mauvaise figure, sousses traits superbes. Depuis que j’ai traîné dans les musées, oùvous n’allez jamais, vous autres, j’ai rencontré la ressemblance dumajor Ydow. Je l’ai rencontrée très frappante dans un des bustesd’Antinoüs… tenez&|160;! de celui-là auquel le caprice ou lemauvais goût du sculpteur a incrusté deux émeraudes dans le marbredes prunelles. Au lieu de marbre blanc les yeux vert de mer dumajor éclairaient un teint chaudement olivâtre et un angle facialirréprochable&|160;; mais, dans la lueur de ces mélancoliquesétoiles du soir, qui étaient ses yeux, ce qui dormait sivoluptueusement ce n’était pas Endymion : c’était un tigre… et, unjour, je l’ai vu s’éveiller&|160;!… Le major Ydow était, en mêmetemps, brun et blond. Ses cheveux bouclaient très noirs et trèsserrés autour d’un front petit, aux tempes renflées, tandis que salongue et soyeuse moustache avait le blond fauve et presque jaunede la martre zibeline… Signe (dit-on) de trahison ou de perfidie,qu’une chevelure et une barbe de couleur différente. Traître&|160;?le major l’aurait peut-être été plus tard. Il eut peut-être, commetant d’autres, trahi l’Empereur&|160;; mais il ne devait pas enavoir le temps. Quand il vint au 8e dragons, il n’étaitprobablement que faux, et encore pas assez pour ne pas en avoirl’air, comme le voulait le vieux malin de Souwarow, qui s’yconnaissait… Fut-ce cet air-là qui commença son impopularité parmises camarades&|160;? Toujours est-il qu’il devint, en très peu detemps, la bête noire du régiment. Très fat d’une beauté à laquellej’aurais préféré, moi, bien des laideurs de ma connaissance, il nesemblait n’être, en somme, comme disent soldatesquement lessoldats, qu’un miroir à… à ce que tu viens de nommer, Rançonnet, àpropos de la Rosalba. Le major Ydow avait trente-cinq ans. Vouscomprenez bien qu’avec cette beauté qui plaît à toutes les femmes,même aux plus fières, – c’est leur infirmité, – le major Ydow avaitdû être horriblement gâté par elles et chamarré de tous les vicesqu’elles donnent&|160;; mais il avait aussi, disait-on, ceuxqu’elles ne donnent pas et dont on ne se chamarre point… Certes,nous n’étions pas, comme tu le dirais, Rançonnet, des capucins dansce temps-là. Nous étions même d’assez mauvais sujets, joueurs,libertins, coureurs de filles, duellistes, ivrognes au besoin, etmangeurs d’argent sous toutes les espèces. Nous n’avions guère ledroit d’être difficiles. Eh bien&|160;! tels que nous étions alors,il passait pour bien pire que nous. Nous, il y avait des choses, –pas beaucoup&|160;! mais enfin il y en avait bien une ou deux,dont, si démons que nous fussions, nous n’aurions pas été capables.Mais, lui (prétendait-on), il était capable de tout. Je n’étais pasdans le 8e dragons. Seulement, j’en connaissais tous les officiers.Ils parlaient de lui cruellement. Ils l’accusaient de servilitéavec les chefs et de basse ambition. Ils suspectaient soncaractère. Ils allèrent même jusqu’à le soupçonner d’espionnage, etmême il se battit courageusement deux fois pour ce soupçonentre-exprimé&|160;; mais l’opinion n’en fut pas changée. Il esttoujours resté sur cet homme une brume qu’il n’a pu dissiper. Demême qu’il était brun et blond à la fois, ce qui est assez rare, ilétait aussi à la fois heureux au jeu et heureux en femmes&|160;; cequi n’est pas l’usage non plus. On lui faisait payer bien cher cesbonheurs-là, du reste. Ces doubles succès, ses airs à la Lauzun, lajalousie qu’inspirait sa beauté, car les hommes ont beau faire lesforts et les indifférents quand il s’agit de laideur, et répéter lemot consolant qu’ils ont inventé : qu’un homme est toujours assezbeau quand il ne fait pas peur à son cheval, ils sont, entre eux,aussi petitement et lâchement jaloux que les femmes entre elles, –tout cet ensemble d’avantages était l’explication, sans doute, del’antipathie dont il était l’objet&|160;; antipathie qui, parhaine, affectait les formes du mépris, car le mépris outrage plusque la haine, et la haine le sait bien&|160;!… Que de fois nel’ai-je pas entendu traiter, entre le haut et le bas de la voix, de« dangereuse canaille », quoique, s’il eût fallu prouver clairementqu’il en était une, on ne l’eût certainement pas pu… Et de fait,Messieurs, encore au moment où je vous parle, il est incertain pourmoi que le major Ydow fût ce qu’on disait qu’il était… Mais,tonnerre&|160;! – ajouta Mesnilgrand avec une énergie mêlée à unehorreur étrange, – ce qu’on ne disait pas et ce qu’il a été unjour, je le sais, et cela me suffit&|160;!

Cela nous suffira aussi, probablement, – dit gaîmentRançonnet&|160;; – mais, sacrebleu&|160;! quel diable de rapportpeut-il y avoir entre l’église où je t’ai vu entrer dimanche soiret ce damné major du 8e dragons, qui aurait pillé toutes leséglises et toutes les cathédrales d’Espagne et de la chrétienté,pour faire des bijoux à sa coquine de femme avec l’or et lespierres précieuses des saints sacrements&|160;?

– Reste donc dans le rang, Rançonnet&|160;! – fit Mesnil, commes’il eût commandé un mouvement à son escadron, – et tiens-toitranquille&|160;! Tu seras donc toujours la même tête chaude, etpartout impatient comme devant l’ennemi&|160;? Laisse-moimanœuvrer, comme je l’entends, mon histoire.

– Eh bien, marche&|160;! – fit le bouillant capitaine, qui pourse calmer, lampa un verre de Picardan. Et Mesnilgrand reprit :

– Il est bien probable que sans cette femme qui le suivait, etqu’on appelait sa femme, quoiqu’elle ne fût que sa maîtresse etqu’elle ne portât pas son nom, le major Ydow eût peu frayé avec lesofficiers du 8e dragons. Mais cette femme, qu’on supposait tout cequ’elle était pour s’être agrafée à un pareil homme, empêcha qu’onne fît autour du major le désert qu’on aurait fait sans elle. J’aivu cela dans les régiments. Un homme y tombe en suspicion ou endiscrédit, on n’a plus avec lui que de stricts rapports deservice&|160;; on ne camarade plus&|160;; on n’a plus pour lui depoignées de main&|160;; au café même, ce caravansérail d’officiersdans l’atmosphère chaude et familière du café, où toutes lesfroideurs se fondent, on reste à distance, contraint et polijusqu’à ce qu’on ne le soit plus et qu’on éclate, s’il vient lemoment d’éclater. Vraisemblablement, c’est ce qui serait arrivé aumajor&|160;; mais une femme, c’est l’aimant du diable&|160;! Ceuxqui ne l’auraient pas vu pour lui, le virent pour elle. Quin’aurait pas, au café, offert un verre de schnick au major,dédoublé de sa femme, le lui offrait en pensant à sa moitié, encalculant que c’était là un moyen d’être invité chez lui, où ilserait possible de la rencontrer… Il y a une proportiond’arithmétique morale, écrite, avant qu’elle le fût par unphilosophe sur du papier, dans la poitrine de tous les hommes,comme un encouragement du Démon : « c’est qu’il y a plus loin d’unefemme à son premier amant, que de son premier au dixième », etc’était, à ce qu’il semblait, plus vrai avec la femme du majorqu’avec personne. Puisqu’elle s’était donnée à lui, elle pouvaitbien se donner à un autre, et, ma foi&|160;! tout le monde pouvaitêtre cet autre-là&|160;! En un temps fort court, au 8e dragons, onsut combien il y avait peu d’audace dans cette espérance. Pour tousceux qui ont le flair de la femme, et qui en respirent la vraieodeur à travers tous les voiles blancs et parfumés de vertu danslesquels elle s’entortille, la Rosalba fut reconnue tout de suitepour la plus corrompue des femmes corrompues, – dans le mal, uneperfection&|160;!

« Et je ne la calomnie point, n’est-ce pas, Rançonnet&|160;?… Tul’as eue peut-être, et si tu l’as eue, tu sais maintenant s’il futjamais une plus brillante, une plus fascinante cristallisation detous les vices&|160;! Où le major l’avait-il prise&|160;?… D’oùsortait-elle&|160;? Elle était si jeune&|160;! On n’osa pas, toutd’abord, se le demander&|160;; mais ce ne fut pas long,l’hésitation&|160;! L’incendie – car elle n’incendia pas que le 8edragons, mais mon régiment de hussards à moi, mais aussi, tu t’ensouviens, Rançonnet, tous les états-majors du corps d’expéditiondont nous faisions partie, – l’incendie qu’elle alluma prit trèsvite d’étranges proportions… Nous avions vu bien des femmes,maîtresses d’officiers, et suivant les régiments, quand lesofficiers pouvaient se payer le luxe d’une femme dans leurs bagages: les colonels fermaient les yeux sur cet abus, et quelquefois sele permettaient. Mais de femmes à la façon de cette Rosalba, nousn’en avions pas même l’idée. Nous étions accoutumés à de bellesfilles, si vous voulez, mais presque toujours du même type, décidé,hardi, presque masculin, presque effronté&|160;; le plus souvent debelles brunes plus ou moins passionnées, qui ressemblaient à dejeunes garçons, très piquantes et très voluptueuses sous l’uniformeque la fantaisie de leurs amants leur faisait porter quelquefois…Si les femmes d’officiers, légitimes et honnêtes, se reconnaissentdes autres femmes par quelque chose de particulier, commun à ellestoutes, et qui tient au milieu militaire dans lequel elles vivent,ce quelque-chose-là est bien autrement marqué dans les maîtresses.Mais, la Rosalba du major Ydow n’avait rien de semblable auxaventurières de troupes et aux suiveuses de régiment dont nousavions l’habitude. Au premier abord, c’était une grande jeune fillepâle, mais qui ne restait pas longtemps pâle, comme vous allezvoir, – avec une forêt de cheveux blonds. Voilà tout. Il n’y avaitpas de quoi s’écrier. Sa blancheur de teint n’était pas plusblanche que celle de toutes les femmes à qui un sang frais et sainpasse sous la peau. Ses cheveux blonds n’étaient pas de ce blondétincelant, qui, a les fulgurances métalliques de l’or ou lesteintes molles et endormies de l’ambre gris, que j’ai vu à quelquesSuédoises. Elle avait le visage classique qu’on appelle un visagede camée, mais qui ne différait par aucun signe particulier decette sorte de visage, si impatientant pour les âmes passionnées,avec son invariable correction et son unité. Au prendre ou aulaisser, c’était certainement ce qu’on peut appeler une bellefille, dans l’ensemble de sa personne… Mais les philtres qu’ellefaisait boire n’étaient point dans sa beauté… Ils étaient ailleurs…Ils étaient où vous ne devineriez jamais qu’ils fussent… dans cemonstre d’impudicité qui osait s’appeler Rosalba, qui osait porterce nom immaculé de Rosalba, qu’il ne faudrait donner qu’àl’innocence, et qui, non contente d’être la Rosalba, la Rose etBlanche, s’appelait encore la Pudique, la Pudica, par-dessus lemarché&|160;!

– Virgile aussi s’appelait “le pudique”, et il a écrit leCorydon ardebat Alexim, – insinua Reniant, qui n’avait pas oubliéson latin.

– Et ce n’était pas une ironie, – continua Mesnilgrand, – que cesurnom de Rosalba, qui ne fut point inventé par nous, mais que nouslûmes dès le premier jour sur son front, où la nature l’avait écritavec toutes les roses de sa création. La Rosalba n’était passeulement une fille de l’air le plus étonnamment pudique pour cequ’elle était&|160;; c’était positivement la pudeur elle-même. Elleeût été pure comme les Vierges du ciel, qui rougissent peut-êtresous le regard des Anges, qu’elle n’eût pas été plus la Pudeur. Quidonc a dit – ce doit être un Anglais – que le monde est l’œuvre duDiable, devenu fou&|160;? C’était sûrement ce Diable-là qui, dansun accès de folie, avait créé la Rosalba, pour se faire le plaisir…du Diable, de fricasser, l’une après l’autre, la volupté dans lapudeur et la pudeur dans la volupté, et de pimenter, avec uncondiment céleste, le ragoût infernal des jouissances qu’une femmepuisse donner à des hommes mortels. La pudeur de la Rosalba n’étaitpas une simple physionomie, laquelle, par exemple, aurait,celle-là, renversé de fond en comble le système de Lavater. Non,chez elle, la pudeur n’était pas le dessus du panier&|160;; elleétait aussi bien le dessous que le dessus de la femme, et ellefrissonnait et palpitait en elle autant dans le sang qu’à la peau.Ce n’était pas non plus une hypocrisie. Jamais le vice de Rosalbane rendit cet hommage, pas plus qu’un autre, à la vertu. C’étaitréellement une vérité. La Rosalba était pudique comme elle étaitvoluptueuse, et le plus extraordinaire, c’est qu’elle l’était enmême temps. Quand elle disait ou faisait les choses les plus…osées, elle avait d’adorables manières de dire : “J’aihonte&|160;!” que j’entends encore. Phénomène inouï&|160;! on étaittoujours au début avec elle, même après le dénoûment. Elle fûtsortie d’une orgie de bacchantes, comme l’innocence de son premierpéché. Jusque dans la femme vaincue, pâmée, à demi morte, onretrouvait la vierge confuse, avec la grâce toujours fraîche de sestroubles et le charme auroral de ses rougeurs… Jamais je ne pourraivous faire comprendre les raffolements que ces contrastes vousmettaient au cœur, le langage périrait à exprimer cela&|160;! »

Il s’arrêta. Il y pensait, et ils y pensaient. Avec ce qu’ilvenait de dire, il avait, le croira-t-on&|160;? transformé enrêveurs ces soldats qui avaient vu tous les genres de feux, cesmoines débauchés, ces vieux médecins, tous ces écumeurs de la vieet qui en étaient revenus. L’impétueux Rançonnet, lui-même, nesouffla mot, Il se souvenait.

« Vous sentez bien, – reprit Mesnilgrand, – que le phénomène nefut connu que plus tard. Tout d’abord, quand elle arriva au 8edragons, on ne vit qu’une fille extrêmement jolie quoique belle,dans le genre, par exemple, de la princesse Paufine Borghèse, lasœur de l’Empereur, à qui, du reste, elle ressemblait. La princessePauline avait aussi l’air idéalement chaste, et vous savez tous dequoi elle est morte… Mais, Pauline n’avait pas en toute sa personneune goutte de pudeur pour teinter de rose la plus petite place deson corps charmant, tandis que la Rosalba en avait assez dans lesveines pour rendre écarlates toutes les places du sien. Le mot naïfet étonné de la Borghèse, quand on lui demanda comment elle avaitbien pu poser nue devant Canova : “Mais l’atelier étaitchaud&|160;! il y avait un poêle&|160;!” la Rosalba ne l’eût jamaisdit. Si on lui eût adressé la même question, elle se serait enfuieen cachant son visage divinement pourpre dans ses mains divinementrosées. Seulement, soyez bien sûrs qu’en s’en allant, il y auraiteu par derrière à sa robe un pli dans lequel auraient niché toutesles tentations de l’enfer&|160;!

« Telle donc elle était, cette Rosalba, dont le visage de viergenous pipa tous, quand elle arriva au régiment. Le major Ydow auraitpu nous la présenter comme sa femme légitime, et même comme safille, que nous l’aurions cru. Quoique ses yeux d’un bleu limpidefussent magnifiques, ils n’étaient jamais plus beaux que quand ilsétaient baissés. L’expression des paupières l’emportait surl’expression du regard. Pour des gens qui avaient roulé la guerreet les femmes&|160;; et quelles femmes&|160;! ce fut une sensationnouvelle que cette créature à qui, comme on dit avec une expressionvulgaire, mais énergique, “on aurait donné le bon Dieu sansconfession”. Quelle sacrée jolie fille&|160;! se soufflaient àl’oreille les anciens, les vieux routiers&|160;; mais quellemijaurée&|160;! Comment s’y prend-elle pour rendre le majorheureux&|160;?… Il le savait, lui, et il ne le disait pas… Ilbuvait son bonheur en silence, comme les vrais ivrognes, quiboivent seuls. Il ne renseignait personne sur la félicité cachéequi le rendait discret et fidèle pour la première fois de sa vie,lui, le Lauzun de garnison, le fat le plus carabiné et le plusfastueux, et qu’à Naples, rapportaient des officiers qui l’yavaient connu, on appelait le tambour-major de la séduction&|160;!Sa beauté, dont il était si vain, aurait fait tomber toutes lesfilles d’Espagne à ses pieds, qu’il n’en eût pas ramassé une. Acette époque, nous étions sur les frontières de l’Espagne et duPortugal, les Anglais devant nous, et nous occupions dans nosmarches les villes les moins hostiles au roi Joseph. Le major Ydowet la Rosalba y vivaient ensemble, comme ils eussent fait dans uneville de garnison en temps de paix. Vous vous souvenez desacharnements de cette guerre d’Espagne, de cette guerre furieuse etlente, qui ne ressemblait à aucune autre, car nous ne nous battionspas ici simplement pour la conquête, mais pour implanter unedynastie et une organisation nouvelle dans un pays qu’il fallaitd’abord conquérir. Aucun de vous n’a oublié qu’au milieu de cesacharnements il y avait des pauses, et que, dans l’entre-deux desbatailles les plus terribles, au sein de cette contrée envahie dontune partie était à nous, nous nous amusions à donner des fêtes auxEspagnoles le plus afrancesadas des villes que nous occupions.C’est dans ses fêtes que la femme du major Ydow, comme on disait,déjà fort remarquée, passa à l’état de célébrité. Et de fait, ellese mit à briller au milieu de ces filles brunes d’Espagne, comme undiamant dans une torsade de jais. Ce fut là qu’elle commença deproduire sur les hommes ces effets d’encharmement qui tenaient,sans doute, à la composition diabolique de son être, et quifaisaient d’elle la plus enragée des courtisanes, avec la figured’une des plus célestes madones de Raphael.

Alors les passions s’allumèrent et allèrent leur train, faisantleur feu dans l’ombre. Au bout d’un certain temps, tous flambèrent,même des vieux, même des officiers généraux qui avaient l’âged’être sages, tous flambèrent pour “la Pudica”, comme on trouvapiquant de l’appeler. Partout et autour d’elle les prétentionss’affichèrent&|160;; puis les coquetteries, puis l’éclat des duels,enfin tout le tremblement d’une vie de femme devenue le centre dela galanterie la plus passionnée, au milieu d’hommes indomptablesqui avaient toujours le sabre à la main. Elle fut le sultan de cesredoutables odalisques, et elle jeta le mouchoir à qui lui plut, etbeaucoup lui plurent. Quant au major Ydow, il laissa faire etlaissa dire… Etait-il assez fat pour n’être pas jaloux, ou, sesentant haï et méprisé, pour jouir, dans son orgueil de possesseur,des passions qu’inspiraient à ses ennemis la femme dont il était lemaître&|160;?… Il n’était guère possible qu’il ne s’aperçût dequelque chose. J’ai vu parfois son œil d’émeraude passer au noir del’escarboucle, en regardant tel de nous que l’opinion du momentsoupçonnait d’être l’amant de sa moitié&|160;; mais il secontenait… Et, comme on pensait toujours de lui ce qu’il y avait deplus insultant, on imputait son calme indifférent ou sonaveuglément volontaire à des motifs de la plus abjecte espèce. Onpensait que sa femme était encore moins un piédestal à sa vanitéqu’une échelle à son ambition. Cela se disait comme ces choses-làse disent, et il ne les entendait pas. Moi qui avais des raisonspour l’observer, et qui trouvais sans justice la haine et le méprisqu’on lui portait, je me demandais s’il y avait plus de faiblesseque de force, ou de force que de faiblesse, dans l’attitudesombrement impassible de cet homme, trahi journellement par samaîtresse, et qui ne laissait rien paraître des morsures de sajalousie. Par Dieu&|160;! nous avons tous, Messieurs, connu de ceshommes assez fanatisés d’une femme pour croire en elle, quand toutl’accuse, et qui, au lieu de se venger quand la certitude absolued’une trahison pénètre dans leur âme, préfèrent s’enfoncer dansleur bonheur lâche, et en tirer, comme une couverture par-dessusleur tête, l’ignominie&|160;!

Le major Ydow était-il de ceux-là&|160;? Peut-être. Mais,certes&|160;! la Pudica était bien capable d’avoir soufflé en luice fanatisme dégradant. La Circé antique, qui changeait les hommesen bêtes, n’était rien en comparaison de cette Pudica, de cetteMessaline-Vierge, avant, pendant et après. Avec les passions quibrûlaient au fond de son être et celles dont elle embrasait tousces officiers, peu délicats en matière de femmes, elle fut bienvite compromise, mais elle ne se compromit pas. Il faut bienentendre cette nuance. Elle ne donnait pas prise sur elleouvertement par sa conduite. Si elle avait un amant, c’était unsecret entre elle et son alcôve. Extérieurement, le major Ydown’avait pas l’étoffe du plus petit bout de scène à lui faire.L’aurait-elle aimé, par hasard&|160;?… Elle demeurait avec lui, etelle aurait pu sûrement, si elle avait voulu, s’attacher à lafortune d’un autre. J’ai connu un maréchal de l’Empire assez foud’elle pour lui tailler un manche d’ombrelle dans son bâton demaréchal. Mais c’est encore ici comme ces hommes dont je vousparlais. Il y a des femmes qui aiment… ce n’est pas leur amant queje veux dire, quoique ce soit leur amant aussi. Les carpesregrettent leur bourbe, disait Mme de Maintenon. La Rosalba nevoulut pas regretter la sienne. Elle n’en sortit pas, et moi j’yentrai. »

– Tu coupes les transitions avec ton sabre&|160;! – fit lecapitaine Mautravers.

– Parbleu&|160;! – repartit Mesnilgrand, – qu’ai-je àrespecter&|160;? Vous savez tous la chanson qu’on chantait auXVIIIe siècle :

Quand Boufflers parut à la cour,

On crut voir la reine d’amour.

Chacun s’empressait à lui plaire,

Et chacun l’avait… à son tour&|160;!

« J’eus donc mon tour. J’en avais eu, des femmes, et parpaquets&|160;! Mais qu’il y en eût une seule comme cette Rosalba,je ne m’en doutais pas. La bourbe fut un paradis. Je ne m’en vaispas vous faire des analyses à la façon des romanciers. J’étais unhomme d’action, brutal sur l’article, comme le comte Almaviva, etje n’avais pas d’amour pour elle dans le sens élevé et romanesquequ’on donne à ce mot, moi tout le premier… Ni l’âme, ni l’esprit,ni la vanité, ne furent pour quelque chose dans l’espèce de bonheurqu’elle me prodigua&|160;; mais ce bonheur n’eut pas du tout lalégèreté d’une fantaisie. Je ne croyais pas que là sensualité pûtêtre profonde. Ce fut la plus profonde des sensualités.Figurez-vous une de ces belles pêches, à chair rouge, danslesquelles on mord à belles dents, ou plutôt ne vous figurez rien…Il n’y a pas de figures pour exprimer le plaisir qui jaillissait decette pêche humaine, rougissant sous le regard le moins appuyécomme si vous l’aviez mordue. Imaginez ce que c’était quand, aulieu du regard, on mettait la lèvre ou la dent de la passion danscette chair émue et sanguine. Ah&|160;! le corps de cette femmeétait sa seule âme&|160;! Et c’est avec ce corps-là qu’elle medonna, un soir, une fête qui vous fera juger d’elle mieux que toutce que je pourrais ajouter. Oui, un soir, n’eut-elle pas l’audaceet l’indécence de me recevoir, n’ayant pour tout vêtement qu’unemousseline des Indes transparente, une nuée, une vapeur, à traverslaquelle on voyait ce corps, dont la forme était la seule pureté etqui se teignait du double vermillon mobile de la volupté et de lapudeur&|160;!… Que le Diable m’emporte si elle ne ressemblait pas,sous sa nuée blanche, à une statue de corail vivant&|160;! Aussi,depuis ce temps, je me suis soucié de la blancheur des autresfemmes comme de ça&|160;! »

Et Mesnilgrand envoya d’une chiquenaude une peau d’orange à lacorniche, par-dessus la tête du représentant Le Carpentier, quiavait fait tomber celle du roi.

« Notre liaison dura quelque temps, – continua-t-il, – mais necroyez pas que je me blasai d’elle. On ne s’en blasait pas. Dans lasensation, qui est finie, comme disent les philosophes en leurinfâme baragouin, elle transportait l’infini&|160;! Non, si je laquittai, ce fut pour une raison de dégoût moral, de fierté pourmoi, de mépris pour elle, pour elle qui, au plus fort des caressesles plus insensées, ne me faisait pas croire qu’elle m’aimât… Quandje lui demandais : M’aimes-tu&|160;? ce mot qu’il est impossible dene pas dire, même à travers toutes les preuves qu’on vous donne quevous êtes aimé, elle répondait : “Non&|160;!” ou secouaiténigmatiquement la tête. Elle se roulait dans ses pudeurs et dansses hontes, et elle restait là-dessous, au milieu de tous lesdésordres de sens soulevés, impénétrable comme le sphinx.Seulement, le sphinx était froid, et elle ne l’était pas… Eh bien,cette impénétrabilité qui m’impatientait et m’irritait, puis encorela certitude que j’eus bientôt des fantaisies à la Catherine IIqu’elle se permettait, furent la double cause du vigoureux coup decaveçon que j’eus la force de donner pour sortir des brastout-puissants de cette femme, l’abreuvoir de tous lesdésirs&|160;! Je la quittai, ou plutôt je ne revins plus à elle.Mais je gardai l’idée qu’une seconde femme comme celle-là n’étaitpas possible&|160;; et de penser cela me rendit désormais forttranquille et fort indifférent avec toutes les femmes. Ah&|160;!elle m’a parachevé comme officier. Après elle, je n’ai plus penséqu’à mon service. Elle m’avait trempé dans le Styx.

– Et tu es devenu tout à fait Achille&|160;! – dit le vieux M.de Mesnilgrand, avec orgueil.

– Je ne sais pas ce que je suis devenu, – repritMesnilgrand&|160;; – mais je sais bien qu’après notre rupture, lemajor Ydow, qui était avec moi dans les mêmes termes qu’avec tousles officiers de la division, nous apprit un jour, au café, que safemme était enceinte, et qu’il aurait bientôt la joie d’être père.A cette nouvelle inattendue, les uns se regardèrent, les autressourirent&|160;; mais il ne le vit pas, ou, l’ayant vu, il n’y pritgarde, résolu qu’il était, probablement, à ne faire jamaisattention qu’à ce qui était une injure directe. Quand il fut sorti: “L’enfant est-il de toi, Mesnil&|160;?” me demanda à l’oreille unde mes camarades&|160;; et, dans ma conscience une voix secrète,une voix plus précise que la sienne, me répéta la même question. Jen’osais me répondre. Elle, la Rosalba, dans nos tête-à-tête lesplus abandonnés, ne m’avait jamais dit un mot de cet enfant, quipouvait être de moi, ou du major, ou même d’un autre…

– L’enfant du drapeau&|160;! – interrompit Mautravers, commes’il eût donné un coup de pointe avec sa latte de cuirassier.

– Jamais, – reprit Mesnilgrand, – elle n’avait fait la moindreallusion à sa grossesse&|160;; mais quoi d’étonnant&|160;? C’était,je vous l’ai dit, un sphinx que la Pudica, un sphinx qui dévoraitle plaisir silencieusement et gardait son secret. Rien du cœur netraversait les cloisons physiques de cette femme, ouverte auplaisir seul… et chez qui la pudeur était sans doute la premièrepeur, le premier frisson, le premier embrasement du plaisir&|160;!Cela me fit un effet singulier de la savoir enceinte. Convenons-en,Messieurs, à présent que nous sommes sortis de la vie bestiale despassions : ce qu’il y a de plus affreux dans les amours partagées,– cette gamelle&|160;! – ce n’est pas seulement la malpropreté dupartage, mais c’est de plus l’égarement du sentimentpaternel&|160;; c’est cette anxiété terrible qui vous empêched’écouter la voix de la nature, et qui l’étouffe dans un doute dontil est impossible de sortir. On se dit : Est-ce à moi, cetenfant&|160;?… Incertitude qui vous poursuit comme la punition dupartage, de l’indigne partage auquel on s’est honteusementsoumis&|160;! Si on pensait longtemps à cela, quand on a du cœur,on deviendrait fou&|160;; mais la vie, la vie puissante et légère,vous reprend de son flot et vous emporte, comme le bouchon en lièged’une ligne rompue. – Après cette déclaration faite à nous tous parle major Ydow&|160;; le petit tressaillement paternel que j’avaiscru sentir dans mes entrailles s’apaisa. Rien ne bougea plus. Ilest vrai qu’à quelques jours plus tard j’avais bien autre chose àpenser qu’au bambin de la Pudica. Nous nous battions à Talavera, oùle commandant Titan, du 9e hussards, fut tué à la première charge,et où je fus obligé de prendre le commandement de l’escadron.

« Cette rude peignée de Talavera exaspéra la guerre que nousfaisions. Nous nous trouvâmes plus souvent en marche, plus serrés,plus inquiétés par l’ennemi, et forcément il fut moins question dela Pudica entre nous. Elle suivait le régiment en char-à-bancs, etce fut là, dit-on, qu’elle accoucha d’un enfant que le major Ydow,qui croyait en sa paternité, se mit à aimer comme si réellement cetenfant avait été le sien. Du moins, quand cet enfant mourut, car ilmourut quelques mois après sa naissance, le major eut un chagrintrès exalté, un chagrin à folies, et on n’en rit pas dans lerégiment. Pour la première fois, l’antipathie dont il était l’objetse tut. On le plaignit beaucoup plus que la mère qui, si ellepleura sa géniture, n’en continua pas moins d’être la Rosalba quenous connaissions tous, cette singulière catin arrosée de pudeurpar le Diable, qui avait, malgré ses mœurs, conservé la faculté,qui tenait du prodige, de rougir jusqu’à l’épine dorsale deux centsfois par jour&|160;! Sa beauté ne diminua pas. Elle résistait àtoutes les avaries. Et, cependant, la vie qu’elle menait devaitfaire très vite d’elle ce qu’on appelle entre cavaliers une vieillechabraque, si cette vie de perdition avait duré. »

– Elle n’a donc pas duré&|160;? Tu sais donc, toi, ce que cettechienne de femme-là est devenue&|160;? – fit Rançonnet, haletantd’intérêt, excité, et oubliant pour une minute cette visite àl’église qui le tenait si dru.

– Oui, – dit Mesnilgrand, – concentrant sa voix comme s’il avaittouché au point le plus profond de son histoire. Tu as cru, commetout le monde, qu’elle avait sombré avec Ydow dans le tourbillon deguerre et d’événements qui nous a enveloppés et, pour la plupart denous, dispersés et fait disparaître. Mais je vais aujourd’hui terévéler le destin de cette Rosalba.

Le capitaine Rançonnet s’accouda sur la table en prenant dans salarge main son verre, qu’il y laissa, et qu’il serra comme lapoignée d’un sabre, tout en écoutant.

– La guerre ne cessait pas, – reprit Mesnilgrand. – Ces patientsdans la fureur, qui ont mis cinq cents ans à chasser les Maures,auraient mis, s’il l’avait fallu, autant de temps à nous chasser.Nous n’avancions dans le pays qu’à la condition de surveillerchaque pas que nous y faisions. Les villages envahis étaientimmédiatement fortifiés par nous, et nous les retournions contrel’ennemi. Le petit bourg d’Alcudia, dont nous nous emparâmes, futnotre garnison assez de temps. Un vaste couvent y fut transformé encaserne&|160;; mais l’état-major se répartit dans les maisons dubourg, et le major Ydow eut celle de l’alcade. Or, comme cettemaison était la plus spacieuse, le major Ydow y recevaitquelquefois le soir le corps des officiers, car nous ne voyionsplus que nous. Nous avions rompu avec les afrancesados, nousdéfiant d’eux, tant la haine pour les Français gagnait duterrain&|160;! Dans ces réunions entre nous, quelquefoisinterrompues par les coups de feu de l’ennemi à nos avant-postes,la Rosalba nous faisait les honneurs de quelque punch, avec cet airincomparablement chaste que j’ai toujours pris pour uneplaisanterie du Démon. Elle y choisissait ses victimes&|160;; maisje ne regardais pas à mes successeurs. J’avais ôté mon âme de cetteliaison, et, d’ailleurs, je ne traînais après moi comme l’a dit jene sais plus qui, la chaîne rompue d’aucune espérance trompée. Jen’avais ni dépit, ni jalousie, ni ressentiment. Je regardais vivreet agir cette femme, qui m’intéressait comme spectateur, et quicachait les déportements du vice le plus impudent sous lesdéconcertements les plus charmants de l’innocence. J’allais donc,chez elle, et devant le monde elle m’y parlait avec la simplicitépresque timide d’une jeune fille, rencontrée par hasard à lafontaine ou dans le fond du bois. L’ivresse, le tournoiement detête, la rage des sens qu’elle avait allumée en moi, toutes ceschoses terribles n’étaient plus. Je les tenais pour dissipées,évanouies, impossibles&|160;! Seulement, lorsque je retrouvaisinépuisable cette nuance d’incarnat qui lui teignait le front pourun mot ou pour un regard, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver lasensation de l’homme qui regarde dans son verre vidé la dernièregoutte du champagne rosé qu’il vient de boire, et qui est tenté defaire rubis sur l’ongle, avec cette dernière goutte oubliée.

« Je le lui dis, un soir. Ce soir-là, j’étais seul chezelle.

J’avais quitté le café de bonne heure, et j’y avais laissé lecorps d’officiers engagé dans des parties de cartes et de billard,et jouant un jeu très vif. C’était le soir, mais un soir d’Espagneoù le soleil torride avait peine à s’arracher du ciel. Je latrouvai à peine vêtue, les épaules au vent, embrasées par unechaleur africaine, les bras nus, ces beaux bras dans lesquelsj’avais tant mordu et qui, dans de certains moments d’émotion quej’avais si souvent fait naître, devenaient, comme disent lespeintres, du ton de l’intérieur des fraises. Ses cheveux,appesantis par la chaleur, croulaient lourdement sur sa nuquedorée, et elle était belle ainsi, déchevelée, négligée,languissante à tenter Satan et à venger Eve&|160;! A moitié couchéesur un guéridon, elle écrivait… Or, si elle écrivait, la Pudica,c’était, pas de doute&|160;! à quelque amant, pour quelquerendez-vous, pour quelque infidélité nouvelle au major Ydow, quiles dévorait toutes, comme elle dévorait le plaisir, en silence.Lorsque j’entrai, sa lettre était écrite, et elle faisait fondrepour la cacheter, à la flamme d’une bougie, de la cire bleuepailletée d’argent, que je vois encore, et vous allez savoir, toutà l’heure, pourquoi le souvenir de cette cire bleue pailletéed’argent m’est resté si clair.

– Où est le major&|160;? – me dit-elle, me voyant entrer,troublée déjà, – mais elle était toujours troublée, cette femme quifaisait croire à l’orgueil et aux sens des hommes qu’elle étaitémue devant eux&|160;!

– Il joue frénétiquement ce soir, – lui répondis-je, en riant eten regardant avec convoitise cette friandise de flocon rose quivenait de lui monter au front&|160;; – et moi, j’ai ce soir uneautre frénésie.

Elle me comprit. Rien ne l’étonnait. Elle était faite aux désirsqu’elle allumait chez les hommes, qu’elle aurait ramenés en faced’elle de tous les horizons.

– Bah&|160;! – fit-elle lentement, quoique la teinte d’incarnatque je voulais boire sur son adorable et exécrable visage se fûtfoncée à la pensée que je lui donnais. – Bah&|160;! vos frénésies àvous sont finies. – Et elle mit le cachet sur la cire bouillante dela lettre, qui s’éteignit et se figea.

– Tenez&|160;! – dit-elle, insolemment provocante, – voilà votreimage&|160;! C’était brûlant il n’y a qu’une seconde, et c’estfroid.

Et, tout en disant cela, elle retourna la lettre et se penchapour en écrire l’adresse.

Faut-il que je le répète jusqu’à satiété&|160;? Certes&|160;! jen’étais pas jaloux de cette femme : mais nous sommes tous lesmêmes. Malgré moi, je voulus voir à qui elle écrivait, et, pourcela, ne m’étant pas assis encore, je m’inclinai par-dessus satête&|160;; mais mon regard fut intercepté par l’entre-deux de sesépaules, par cette fente enivrante et duvetée où j’avais faitruisseler tant de baisers, et, ma foi&|160;! magnétisé par cettevue, j’en fis tomber un de plus dans ce ruisseau d’amour, et cettesensation l’empêcha d’écrire… Elle releva sa tête de la table oùelle était penchée, comme si on lui eût piqué les reins d’unepointe de feu, se cambrant sur le dossier de son fauteuil, la têterenversée&|160;; elle me regardait, dans ce mélange de désir et deconfusion qui était son charme, les yeux en l’air et tournés versmoi, qui étais derrière elle, et qui fis descendre dans la rosemouillée de sa bouche entr’ouverte ce que je venais de faire tomberdans l’entre-deux de ses épaules.

Cette sensitive avait des nerfs de tigre. Tout à coup, ellebondit : – Voilà le major qui monte, – me dit-elle. – Il auraperdu, il est jaloux quand il a perdu. Il va me faire une scèneaffreuse. Voyons&|160;! Mettez-vous là… je vais le faire partir. –Et, se levant, elle ouvrit un grand placard dans lequel ellependait ses robes, et elle m’y poussa. Je crois qu’il y a bien peud’hommes qui n’aient été mis dans quelque placard, à l’arrivée dumari ou du possesseur en titre…

– Je te trouve heureux avec ton placard&|160;! – ditSélune&|160;; – je suis entré un jour dans un sac à charbon,moi&|160;! C’était, bien entendu, avant ma sacrée blessure. J’étaisdans les hussards blancs, alors. Je vous demande dans quel état jesuis sorti de mon sac à charbon&|160;!

– Oui, – reprit amèrement Mesnilgrand, – c’est encore là un desrevenants-bons de l’adultère et du partage&|160;! En cesmoments-là, les plus fendants ne sont pas fiers, et, par générositépour une femme épouvantée, ils deviennent aussi lâches qu’elle, etfont cette lâcheté de se cacher. J’en ai, je crois, mal au cœurencore d’être entré dans ce placard, en uniforme et le sabre aucôté, et, comble de ridicule&|160;! pour une femme qui n’avait pasd’honneur à perdre et que je n’aimais pas&|160;!

Mais je n’eus pas le temps de m’appesantir sur cette bassessed’être là, comme un écolier dans les ténèbres de mon placard et lesfrôlements sur mon visage de ses robes, qui sentaient son corps àme griser. Seulement, ce que j’entendis me tira bientôt de masensation voluptueuse. Le major était entré. Elle l’avait deviné,il était d’une humeur massacrante, et, comme elle l’avait dit, dansun accès de jalousie, et d’une jalousie d’autant plus explosivequ’avec nous tous il la cachait. Disposé au soupçon et à la colèrecomme il l’était, son regard alla probablement à cette lettrerestée sur la table, et à laquelle mes deux baisers avaient empêchéla Pudica de mettre l’adresse.

– Qu’est-ce que c’est que cette lettre&|160;?… fit-il, – d’unevoix rude.

– C’est une lettre pour l’Italie, – dit tranquillement laPudica.

Il ne fut pas dupe de cette placide réponse.

– Cela n’est pas vrai&|160;! – dit-il grossièrement, car vousn’aviez pas besoin de gratter beaucoup le Lauzun dans cet hommepour y retrouver le soudard&|160;; et je compris, à ce seul mot, lavie intime de ces deux êtres, qui engloutissaient entre eux deuxdes scènes de toute espèce, et dont, ce jour-là, j’allais avoir unspécimen. Je l’eus, en effet, du fond de mon placard. Je ne lesvoyais pas, mais je les entendais&|160;; et les entendre, pour moi,c’était les voir. Il y avait leurs gestes dans leurs paroles etdans les intonations de leurs voix, qui montèrent en quelquesinstants au diapason de toutes les fureurs. Le major insista pourqu’on lui montrât cette lettre sans adresse, et la Pudica, quil’avait saisie, refusa opiniâtrement de la donner. C’est alorsqu’il voulut la prendre de force. J’entendis les froissements etles piétinements d’une lutte entre eux, mais vous devinez bien quele major fut plus fort que sa femme. Il prit donc la lettre et lalut. C’était un rendez-vous d’amour à un homme, et la lettre disaitque cet homme avait été heureux et qu’on lui offrait le bonheurencore… Mais cet homme-là n’était pas nommé. Absurdement curieuxcomme tous les jaloux, le major chercha en vain le nom de l’hommepour qui on le trompait… Et la Pudica fut vengée de cette prise delettre, arrachée à sa main meurtrie, et peut-être ensanglantée, carelle avait crié pendant la lutte : “Vous me déchirez la main,misérable&|160;!” Ivre de ne rien savoir, défié et moqué par cettelettre qui ne le renseignait que sur une chose, c’est qu’elle avaitun amant, – un amant de plus, – le major Ydow tomba dans une de cesrages qui déshonorent le caractère d’un homme, et cribla la Pudicad’injures ignobles, d’injures de cocher. Je crus qu’il la roueraitde coups. Les coups allaient venir, mais un peu plus tard. Il luireprocha, – en quels termes&|160;! d’être… tout ce qu’elle était.Il fut brutal, abject, révoltant&|160;; et elle, à toute cettefureur, répondit en vraie femme qui n’a plus rien à ménager, quiconnaît jusqu’à l’axe l’homme à qui elle s’est accouplée, et quisait que la bataille éternelle est au fond de cette bauge de la vieà deux. Elle fut moins ignoble, mais plus atroce, plus insultanteet plus cruelle dans sa froideur, que lui dans sa colère. Elle futinsolente, ironique, riant du rire hystérique de la haine dans sonparoxysme le plus aigu, et répondant au torrent d’injures que lemajor lui vomissait à la face par de ces mots comme les femmes entrouvent, quand elles veulent nous rendre fous, et qui tombent surnos violences et dans nos soulèvements comme des grenades à feudans de la poudre. De tous ces mots outrageants à froid qu’elleaiguisait, celui avec lequel elle le dardait le plus, c’est qu’ellene l’aimait pas – qu’elle ne l’avait jamais aimé : “jamais&|160;!jamais&|160;! jamais&|160;!” répétait-elle, avec une furie joyeuse,comme si elle lui eût dansé des entrechats sur le cœur&|160;! – Or,cette idée – qu’elle ne l’avait jamais aimé – était ce qu’il yavait de plus féroce, de plus affolant pour ce fat heureux, pourcet homme dont la beauté avait fait ravage, et qui, derrière sonamour pour elle, avait encore sa vanité&|160;! Aussi arriva-t-ilune minute où, n’y tenant plus, sous le dard de ce mot,impitoyablement répété, qu’elle ne l’avait jamais aimé, et qu’il nevoulait pas croire, et qu’il repoussait toujours :

– Et notre enfant&|160;? – objecta-t-il, l’insensé&|160;! commesi c’était une preuve, et comme s’il eût invoqué unsouvenir&|160;!

– Ah&|160;! notre enfant&|160;! – fit-elle, en éclatant de rire.– Il n’était pas de toi&|160;!

J’imaginai ce qui dut se passer dans les yeux verts du major, enentendant son miaulement étranglé de chat sauvage. Il poussa unjuron à fendre le ciel. – Et de qui est-il&|160;? garcemaudite&|160;! – demanda-t-il, avec quelque chose qui n’était plusune voix.

Mais elle continua de rire comme une hyène.

– Tu ne le sauras pas&|160;! – dit-elle, en le narguant. Et ellele cingla de ce tu ne le sauras pas&|160;! mille fois répété, millefois infligé à ses oreilles&|160;; et quand elle fut lasse de ledire, – le croiriez-vous&|160;? – elle le lui chanta comme unefanfare&|160;! Puis, quand elle l’eut assez fouetté avec ce mot,assez fait tourner comme une toupie sous le fouet de ce mot, assezroulé avec ce mot dans les spirales de l’anxiété et del’incertitude, cet homme, hors de lui, et qui n’était plus entreses mains qu’une marionnette qu’elle allait casser&|160;; quand,cynique à force de haine, elle lui eut dit, en les nommant par tousleurs noms, les amants qu’elle avait eus, et qu’elle eut fait letour du corps d’officiers tout entier : “Je les ai eus tous, –cria-t-elle, – mais ils ne m’ont pas eue, eux&|160;! Et cet enfantque tu es assez bête pour croire le tien, a été fait par le seulhomme que j’aie jamais aimé&|160;! que j’aie jamais idolâtré&|160;!Et tu ne l’as pas deviné&|160;! Et tu ne le devines pasencore&|160;?”

« Elle mentait. Elle n’avait jamais aimé un homme. Mais ellesentait bien que le coup de poignard pour le major était dans cemensonge, et elle l’en dagua, elle l’en larda, elle l’en hacha, etquand elle en eut assez d’être le bourreau de ce supplice, elle luienfonça pour en finir, comme on enfonce un couteau jusqu’au manche,son dernier aveu dans le cœur :

– Eh bien&|160;! – fit-elle, – puisque tu ne devines pas, jetteta langue aux chiens, imbécile&|160;! C’est le capitaineMesnilgrand.

Elle mentait probablement encore, mais je n’en étais pas si sûr,et mon nom, ainsi prononcé par elle, m’atteignit comme une balle àtravers mon placard. Après ce nom, il y eut un silence comme aprèsun égorgement. – L’a-t-il tuée au lieu de lui répondre&|160;?pensé-je, lorsque j’entendis le bruit d’un cristal, jeté violemmentsur le sol, et qui y volait en mille pièces.

Je vous ai dit que le major Ydow avait eu, pour l’enfant qu’ilcroyait le sien, un amour paternel immense et, quand il l’avaitperdu, un de ces chagrins à folies, dont notre néant voudraitéterniser et matérialiser la durée. Dans l’impossibilité où ilétait, avec sa vie militaire en campagne, d’élever à son fils untombeau qu’il aurait visité chaque jour, – cette idolâtrie de latombe&|160;! – la major Ydow avait fait embaumer le cœur de sonfils pour mieux l’emporter avec lui partout, et il l’avait déposépieusement dans une urne de cristal, habituellement placée sur uneencoignure, dans sa chambre à coucher. C’était cette urne quivolait en morceaux.

– Ah&|160;! il n’était pas à moi, abominable gouge&|160;! –s’écria-t-il. Et j’entendis, sous sa botte de dragon, grincer ets’écraser le cristal de l’urne, et piétiner le cœur de l’enfantqu’il avait cru son fils&|160;!

Sans doute, elle voulut le ramasser, elle&|160;! l’enlever, lelui prendre, car je l’entendis qui se précipita&|160;; et lesbruits de la lutte recommencèrent, mais avec un autre, – le bruitdes coups.

– Eh bien&|160;! puisque tu le veux, le voilà, le cœur de tonmarmot, catin déhontée&|160;! – dit le major. Et il lui battit lafigure de ce cœur qu’il avait adoré, et le lui lança à la têtecomme un projectile. L’abîme appelle l’abîme, dit-on. Le sacrilègecréa le sacrilège. La Pudica, hors d’elle, fit ce qu’avait fait lemajor. Elle rejeta à sa tête le cœur de cet enfant, qu’elle auraitpeut-être gardé s’il n’avait pas été de lui, l’homme exécré, à quielle eût voulu rendre torture pour torture, ignominie pourignominie&|160;! C’est la première fois, certainement, que sihideuse chose se soit vue&|160;! un père et une mère se souffletanttour à tour le visage, avec le cœur mort de leur enfant&|160;!

Cela dura quelques minutes, ce combat impie… Et c’était siétonnamment tragique, que je ne pensai pas tout de suite à peser del’épaule sur la porte du placard, pour la briser et intervenir…quand un cri comme je n’en ai jamais entendu, ni vous non plus,Messieurs, – et nous en avons pourtant entendu d’assez affreux surles champs de bataille&|160;! – me donna la force d’enfoncer laporte du placard, et je vis… ce que je ne reverrai jamais&|160;! LaPudica, terrassée, était tombée sur la table où elle avait écrit,et le major l’y retenait d’un poignet de fer, tous voiles relevés,son beau corps à nu, tordu, comme un serpent coupé, sous sonétreinte. Mais que croyez-vous qu’il faisait de son autre main,Messieurs&|160;?… Cette table à écrire, la bougie allumée, la cireà côté, toutes ces circonstances avaient donné au major une idéeinfernale, – l’idée de cacheter cette femme, comme elle avaitcacheté sa lettre – et il était dans l’acharnement de ce monstrueuxcachetage, de cette effroyable vengeance d’amant perversementjaloux&|160;!

– Sois punie par où tu as péché, fille infâme&|160;! –cria-t-il.

Il ne me vit pas. Il était penché sur sa victime, qui ne criaitplus, et c’était le pommeau de son sabre qu’il enfonçait dans lacire bouillante et qui lui servait de cachet&|160;!

Je bondis sur lui&|160;; je ne lui dis même pas de se défendre,et je lui plongeai mon sabre jusqu’à la garde dans le dos, entreles épaules, et j’aurais voulu, du même coup, lui plonger ma mainet mon bras avec mon sabre à travers le corps, pour le tuermieux&|160;! »

– Tu as bien fait, Mesnil&|160;! dit le commandant Sélune&|160;;– il ne méritait pas d’être tué par devant, comme un de nous, cebrigand-là&|160;!

– Eh&|160;! mais c’est l’aventure d’Abailard, transposée àHéloïse&|160;! – fit l’abbé Reniant.

– Un beau cas de chirurgie, – dit le docteur Bleny, – etrare&|160;!

Mais Mesnilgrand, lancé, passa outre :

« Il était, – reprit-il, – tombé mort sur le corps de sa femmeévanouie. Je l’en arrachai, le jetai là, et poussai du pied soncadavre. Au cri que la Pudica avait jeté, à ce cri sorti commed’une vulve de louve, tant il était sauvage&|160;! et qui mevibrait encore dans les entrailles, une femme de chambre étaitmontée. “Allez chercher le chirurgien du 8e dragons&|160;; il y aici de la besogne pour lui, ce soir&|160;!” Mais je n’eus pas letemps d’attendre le chirurgien. Tout à coup, un boute-selle furieuxsonna, appelant aux armes. C’était l’ennemi qui nous surprenait etqui avait égorgé au couteau, silencieusement, nos sentinelles. Ilfallait sauter à cheval. Je jetai un dernier regard sur ce corpssuperbe et mutilé, immobilement pâle pour la première fois sous lesyeux d’un homme. Mais, avant de partir, je ramassai ce pauvre cœur,qui gisait à terre dans la poussière, et avec lequel ils auraientvoulu se poignarder et se déchiqueter, et je l’emportai, ce cœurd’un enfant qu’elle avait dit le mien, dans ma ceinture de hussard.»

Ici, le chevalier de Mesnilgrand s’arrêta, dans une émotionqu’ils respectèrent, ces matérialistes et ces ribauds.

– Et la Pudica&|160;?… – dit presque timidement Rançonnet, quine caressait plus son verre.

« Je n’ai plus eu jamais des nouvelles de la Rosalba, dite laPudica, – répondit Mesnilgrand. – Est-elle morte&|160;? A-t-elle puvivre encore&|160;? Le chirurgien a-t-il pu aller jusqu’àelle&|160;? Après la surprise d’Alcudia, qui nous fut si fatale, jele cherchai. Je ne le trouvai pas. Il avait disparu, comme tantd’autres, et n’avait pas rejoint les débris de notre régimentdécimé.

– Est-ce là tout&|160;? – dit Mautravers. – Et si c’est là tout,voilà une fière histoire&|160;! Tu avais raison, Mesnil, quand tudisais à Sélune que tu lui rendrais, en une fois, la petite monnaiede ses quatre-vingts religieuses violées et jetées dans le puits.Seulement, puisque Rançonnet rêve maintenant derrière son assiette,je reprendrai la question où il l’a laissée : Quelle relation a tonhistoire avec tes dévotions à l’église, de l’autre jour&|160;?…

– C’est juste, – dit Mesnilgrand. – Tu m’y fais penser. Voicidonc ce qui me reste à dire, à Rançonnet et à toi : j’ai portéplusieurs années, et partout, comme une relique, ce cœur d’enfantdont je doutais&|160;; mais quand, après la catastrophe deWaterloo, il m’a fallu ôter cette ceinture d’officier dans laquellej’avais espéré de mourir, et que je l’eus porté encore quelquesannées, ce cœur, – et je t’assure, Mautravers, que c’est lourd,quoique cela paraisse bien léger, – la réflexion venant avec l’âge,j’ai craint de profaner un peu plus ce cœur si profané déjà, et jeme suis décidé à le déposer en terre chrétienne. Sans entrer dansles détails que je vous donne aujourd’hui, j’en ai parlé à un desprêtres de cette ville, de ce cœur qui pesait depuis si longtempssur le mien, et je venais de le remettre à lui-même, dans leconfessionnal de la chapelle, quand j’ai été pris dans lacontre-allée à bras-le-corps par Rançonnet. »

Le capitaine Rançonnet avait probablement son compte. Il neprononça pas une syllabe, les autres non plus. Nulle réflexion nefut risquée. Un silence plus expressif que toutes les réflexionsleur pesait sur la bouche à tous.

Comprenaient-ils enfin, ces athées, que, quand l’Eglise n’auraitété instituée que pour recueillir les cœurs – morts ou vivants –dont on ne sait plus que faire, c’eût été assez beau commecela&|160;!

– Servez donc le café&|160;! – dit, de sa voix de tête, le vieuxM. de Mesnilgrand. – S’il est, Mesnil, aussi fort que ton histoire,il sera bon.

Partie 6
La vengeance d’une femme

Fortiter.

J’ai souvent entendu parler de la hardiesse de la littératuremoderne ; mais je n’ai, pour mon compte, jamais cru à cettehardiesse-là. Ce reproche n’est qu’une forfanterie… de moralité. Lalittérature, qu’on a dit si longtemps l’expression de la société,ne l’exprime pas du tout, – au contraire ; et, quand quelqu’unde plus crâne que les autres a tenté d’être plus hardi, Dieu saitquels cris il a fait pousser ! Certainement, si on veut bien yregarder, la littérature n’exprime pas la moitié des crimes que lasociété commet mystérieusement et impunément tous les jours, avecune fréquence et une facilité charmantes. Demandez à tous lesconfesseurs, – qui seraient les plus grands romanciers que le mondeaurait eus, s’ils pouvaient raconter les histoires qu’on leur couledans l’oreille au confessionnal. Demandez-leur le nombre d’incestes(par exemple) enterrés dans les familles les plus fières et lesplus élevées, et voyez si la littérature, qu’on accuse tantd’immorale hardiesse, a osé jamais les raconter, même pour eneffrayer ! A cela près du petit souffle, – qui n’est qu’unsouffle, – et qui passe – comme un souffle – dans le René deChateaubriand, – du religieux Chateaubriand, – je ne sache pas delivre où l’inceste, si commun dans nos mœurs, – en haut comme enbas, et peut-être plus en bas qu’en haut, – ait jamais fait lesujet, franchement abordé, d’un récit qui pourrait tirer de cesujet des effets d’une moralité vraiment tragique. La littératuremoderne, à laquelle le bégueulisme jette sa petite pierre, a-t-ellejamais osé les histoires de Myrrha, d’Agrippine et d’Œdipe, quisont des histoires, croyez-moi, toujours et parfaitement vivantes,car je n’ai pas vécu – du moins jusqu’ici – dans un autre enfer quel’enfer social, et j’ai, pour ma part, connu et coudoyé pas mal deMyrrhas, d’Œdipes et d’Agrippines, dans la vie privée et dans leplus beau monde, comme on dit. Parbleu ! cela n’avait jamaislieu comme au théâtre ou dans l’histoire. Mais, à travers lessurfaces sociales, les précautions, les peurs et leshypocrisies ; cela s’entrevoyait… Je connais – et tout Parisconnaît – une Mme Henri III, qui porte en ceinture des chapelets depetites têtes de mort, ciselées dans de l’or, sur des robes develours bleu, et qui se donne la discipline, mêlant ainsi au ragoûtde ses pénitences le ragoût des autres plaisirs de Henri III. Or,qui écrirait l’histoire de cette femme, qui fait des livres depiété, et que les jésuites croient un homme (joli détailplaisant !) et même un saint ?… Il n’y a déjà pas tantd’années que tout Paris a vu une femme, du faubourg Saint-Germain,prendre à sa mère son amant, et, furieuse de voir cet amantretourner à sa mère qui, vieille, savait mieux pourtant se faireaimer qu’elle, voler les lettres très passionnées de cette dernièreà cet homme trop aimé, les faire lithographier et les jeter, parmilliers, du Paradis (bien nommé pour une action pareille) dans lasalle de l’Opéra, un jour de première représentation. Qui a faitl’histoire de cette autre femme-là ?… La pauvre littérature nesaurait même par quel bout prendre de pareilles histoires, pour lesraconter.

Et c’est là ce qu’il faudrait faire si on était hardi.L’Histoire a des Tacite et des Suétone ; le Roman n’en a pas,– du moins en restant dans l’ordre élevé et moral du talent et dela littérature. Il est vrai que la langue latine brave l’honnêteté,en païenne qu’elle est, tandis que notre langue, à nous, a étébaptisée avec Clovis sur les fonts de Saint-Remy, et y a puisé uneimpérissable pudeur, car cette vieille rougit encore. Nonobstant,si on osait – oser, un Suétone ou un Tacite, romanciers, pourraientexister, car le Roman est spécialement l’histoire des mœurs, miseen récit et en drame, comme l’est souvent l’Histoire elle-même. Etnulle autre différence que celles-ci : c’est que l’un (le Roman)met ses mœurs sous le couvert de personnages d’invention, et quel’autre (l’Histoire) donne les noms et les adresses. Seulement, leRoman creuse bien plus avant que l’Histoire. Il a un idéal, etl’Histoire n’en a pas : elle est bridée par la réalité. Le Romantient, aussi, bien plus longtemps la scène. Lovelace dure plus,dans Richardson, que Tibère dans Tacite. Mais, si Tibère, dansTacite, était détaillé comme Lovelace dans Richardson, croyez-vousque l’Histoire y perdrait et que Tacite ne serait pas plusterrible ?… Certes, je n’ai pas peur d’écrire que Tacite,comme peintre, n’est pas au niveau de Tibère comme modèle, et que,malgré tout son génie, il en est resté écrasé.

Et ce n’est pas tout. A cette défaillance inexplicable, maisfrappante, dans la littérature, quand on la compare, dans saréalité, avec la réputation qu’elle a, ajoutez la physionomie quele crime a pris par ce temps d’ineffables et de délicieuxprogrès ! L’extrême civilisation enlève au crime soneffroyable poésie et ne permet pas à l’écrivain de la luirestituer. Ce serait par trop horrible, disent les âmes qui veulentqu’on enjolive tout, même l’affreux. Bénéfice de laphilanthropie ! d’imbéciles criminalistes diminuent lapénalité, et d’ineptes moralistes le crime, et encore ils ne lediminuent que pour diminuer la pénalité. Cependant, les crimes del’extrême civilisation sont, certainement, plus atroces que ceux del’extrême barbarie par le fait de leur raffinement, de lacorruption qu’ils supposent, et de leur degré supérieurd’intellectualité. L’Inquisition le savait bien. A une époque où lafoi religieuse et les mœurs publiques étaient fortes,l’Inquisition, ce tribunal qui jugeait la pensée, cette grandeinstitution dont l’idée seule tortille nos petits nerfs etescarbouille nos têtes de linottes, l’Inquisition savait bien queles crimes spirituels étaient les plus grands, et elle les châtiaitcomme tels… Et, de fait, si ces crimes parlent moins aux sens, ilsparlent plus à la pensée ; et la pensée, en fin de compte, estce qu’il y a de plus profond en nous. Il y a donc, pour leromancier, tout un genre de tragique inconnu à tirer de ces crimes,plus intellectuels que physiques, qui semblent moins des crimes àla superficialité des vieilles sociétés matérialistes, parce que lesang n’y coule pas et que le massacre ne s’y fait que dans l’ordredes sentiments et des mœurs… C’est ce genre de tragique dont on avoulu donner ici un échantillon, en racontant l’histoire d’unevengeance de la plus épouvantable originalité, dans laquelle lesang n’a pas coulé, et où il n’y a eu ni fer ni poison ; uncrime civilisé enfin, dont rien n’appartient à l’invention de celuiqui le raconte, si ce n’est la manière de le raconter.

Vers la fin du règne de Louis-Philippe, un jeune homme enfilait,un soir, la rue Basse-du-Rempart qui, dans ce temps-là, méritaitbien son nom de la Rue Basse, car elle était moins élevée que lesol du boulevard, et formait une excavation toujours mal éclairéeet noire, dans laquelle on descendait du boulevard par deuxescaliers qui se tournaient le dos, si on peut dire cela de deuxescaliers. Cette excavation, qui n’existe plus et qui seprolongeait de la rue de la Chaussée-d’Antin à la rue Caumartin,devant laquelle le terrain reprenait son niveau ; cette espècede ravin sombre, où l’on se risquait à peine le jour, était fortmal hantée quand venait la nuit. Le Diable est le Prince desténèbres. Il avait là une de ses principautés. Au centre, à peuprès, de cette excavation, bordée d’un côté par le boulevardformant terrasse, et, de l’autre, par de grandes maisonssilencieuses à portes cochères et quelques magasins de bric-à-brac,il y avait un passage étroit et non couvert où le vent, pour peuqu’il fît du vent, jouait comme dans une flûte, et qui conduisait,le long d’un mur et des maisons en construction, jusqu’à la rueNeuve-des-Mathurins. Le jeune homme en question, et très bien misdu reste, qui venait de prendre ce chemin, lequel ne devait pasêtre pour lui le droit chemin de la vertu, ne l’avait pris queparce qu’il suivait une femme qui s’était enfoncée, sans hésitationet sans embarras, dans la suspecte noirceur de ce passage. C’étaitun élégant que ce jeune homme, – un gant jaune, comme on disait desélégants de ce temps-là. – Il avait dîné longuement au Café deParis, et il était venu, tout en mâchonnant son cure-dents, seplacer contre la balustrade à mi-corps de Tortoni (à présentsupprimée), et guigner de là les femmes qui passaient le long duboulevard. Celle-là était justement passée plusieurs fois devantlui ; et, quoique cette circonstance, ainsi que la mise tropvoyante de cette femme et le tortillement de sa démarche fussent desuffisantes étiquettes ; quoique ce jeune homme, quis’appelait Robert de Tressignies, fût horriblement blasé et qu’ilrevînt d’Orient, – où il avait vu l’animal femme dans toutes lesvariétés de son espèce et de ses races, – à la cinquième passe decette déambulante du soir, il l’avait suivie… chiennement, comme ildisait, en se moquant de lui-même, – car il avait la faculté de seregarder faire et de se juger à mesure qu’il agissait, sans que sonjugement, très souvent contraire à son acte, empêchât son acte, ouque son acte nuisit à son jugement : asymptote terrible ! –Tressignies avait plus de trente ans. Il avait vécu cette niaisepremière jeunesse qui fait de l’homme le Jocrisse de sessensations, et pour qui la première venue qui passe est unmagnétisme. Il n’en était plus là. C’était un libertin déjà froidiet très compliqué de cette époque positive, un libertin fortementintellectualisé, qui avait assez réfléchi sur ses sensations pourne plus pouvoir en être dupe, et qui n’avait peur ni horreurd’aucune. Ce qu’il venait de voir, ou ce qu’il avait cru voir, luiavait inspiré la curiosité qui veut aller au fond d’une sensationnouvelle. Il avait donc quitté sa balustrade et suivi… très résoluà pousser à fin la très vulgaire aventure qu’il entrevoyait. Pourlui, en effet, cette femme qui s’en allait devant lui, déferlantonduleusement comme une vague, n’était qu’une fille du plus basétage ; mais elle était d’une telle beauté qu’on pouvaits’étonner que cette beauté ne l’eût pas classée plus haut, etqu’elle n’eût pas trouvé un amateur qui l’eût sauvée de l’abjectionde la rue, car, à Paris, lorsque Dieu y plante une jolie femme, leDiable, en réplique, y plante immédiatement un sot pourl’entretenir.

Et puis, encore, il avait, ce Robert de Tressignies, une autreraison pour la suivre que la souveraine beauté que ne voyaientpeut-être pas ces Parisiens, si peu connaisseurs en beauté vraie etdont l’esthétique, démocratisée comme le reste, manqueparticulièrement de hauteur. Cette femme était pour lui uneressemblance. Elle était cet oiseau moqueur qui joue le rossignol,dont parle Byron, dans ses Mémoires, avec tant de mélancolie. Ellelui rappelait une autre femme, vue ailleurs… Il était sûr,absolument sûr, que ce n’était pas elle, mais elle lui ressemblaità s’y méprendre, si se méprendre n’avait pas été impossible… Et ilen était, du reste, plus attiré que surpris, car il avait assezd’expérience, comme observateur, pour savoir qu’en fin de compte ily a beaucoup moins de variété qu’on ne croit dans les figureshumaines, dont les traits sont soumis à une géométrie étroite etinflexible, et peuvent se ramener à quelques types généraux. Labeauté est une. Seule, la laideur est multiple, et encore samultiplicité est bien vite épuisée. Dieu a voulu qu’il n’y eûtd’infini que la physionomie, parce que la physionomie est uneimmersion de l’âme à travers les lignes correctes ou incorrectes,pures ou tourmentées, du visage. Tressignies se disait confusémenttout cela, en mettant son pas dans le pas de cette femme, quimarchait le long du boulevard, sinueusement, et le coupait commeune faux, plus fière que la reine de Saba du Tintoret lui-même,dans sa robe de satin safran, aux tons d’or, cette couleur aiméedes jeunes Romaines, et dont elle faisait, en marchant, miroiter etcrier les plis glacés et luisants, comme un appel aux armes !Exagérément cambrée, comme il est rare de l’être en France, elles’étreignait dans un magnifique châle turc à larges raies blanches,écarlate et or ; et la plume rouge de son chapeau blanc –splendide de mauvais goût – lui vibrait jusque sur l’épaule. On sesouvient qu’à cette époque les femmes portaient des plumes penchéessur leurs chapeaux, qu’elles appelaient des plumes en saulepleureur. Mais rien ne pleurait en cette femme ; et la sienneexprimait bien autre chose que la mélancolie. Tressignies, quicroyait qu’elle allait prendre la rue de la Chaussée-d’Antin,étincelante de ses mille becs de lumière, vit avec surprise tout celuxe piaffant de courtisane, toute cette fierté impudente de filleenivrée d’elle-même et des soies qu’elle traînait, s’enfoncer dansla rue Basse-du-Rempart, la honte du boulevard de ce temps !Et l’élégant, aux bottes vernies, moins brave que la femme, hésitaavant d’entrer là-dedans… Mais ce ne fut guère qu’une seconde… Larobe d’or, perdue un instant dans les ténèbres de ce trou noir,après avoir dépassé l’unique réverbère qui les tatouait d’un pointlumineux, reluisit au loin, et il s’élança pour la rejoindre. Iln’eut pas grand-peine : elle l’attendait, sûre qu’ilviendrait ; et ce fut, alors, qu’au moment où il la rejoignitelle lui projeta bien en face, pour qu’il pût en juger, son visage,et lui campa ses yeux dans les yeux, avec toute l’effronterie deson métier. Il fut littéralement aveuglé de la magnificence de cevisage empâté de vermillon, mais d’un brun doré comme les ailes decertains insectes, et que la clarté blême, tombant en maigre filetdu réverbère, ne pouvait pas pâlir.

– Vous êtes Espagnole ? – fit Tressignies, qui venait dereconnaître un des plus beaux types de cette race.

– Si, – répondit-elle.

Etre Espagnole, à cette époque-là, c’était quelque chose !C’était une valeur sur la place. Les romans d’alors, le théâtre deClara Gazul, les poésies d’Alfred de Musset, les danses de MarianoCamprubi et de Dolorès Serral, faisaient excessivement priser lesfemmes orange aux joues de grenade, – et, qui se vantait d’êtreEspagnole ne l’était pas toujours, mais on s’en vantait. Seulement,elle ne semblait pas plus tenir à sa qualité d’Espagnole qu’à touteautre chose qu’elle aurait fait chatoyer ; et, en français:

– Viens-tu ? – lui dit-elle, à brûle-pourpoint, et avec letutoiement qu’aurait eu la dernière fille de la rue desPoulies ; existant aussi alors. Vous la rappelez-vous ?Une immondice !

Le ton, la voix déjà rauque, cette familiarité prématurée, cetutoiement si divin – le ciel ! – sur les lèvres d’une femmequi vous aime, et qui devient la plus sanglante des insolences dansla bouche d’une créature pour qui vous n’êtes qu’un passant,auraient suffi pour dégriser Tressignies par le dégoût, mais leDémon le tenait. La curiosité, pimentée de convoitise, dont ilavait été mordu, en voyant cette fille qui était plus pour lui quede la chair superbe, tassée dans du satin, lui aurait fait avalernon pas la pomme d’Eve, mais tous les crapauds d’unecrapaudière !

– Par Dieu ! – dit-il, – si je viens ! – Comme si ellepouvait en douter ! Je me mettrai à la lessive demain, –pensa-t-il.

Ils étaient au bout du passage par lequel on gagnait la rue desMathurins ; ils s’y engagèrent. Au milieu des énormes moellonsqui gisaient là et des constructions qui s’y élevaient, une seulemaison restée debout sur sa base, sans voisines, étroite, laide,rechignée, tremblante, qui semblait avoir vu bien du vice et biendu crime à tous les étages de ses vieux murs ébranlés, et qui avaitpeut-être été laissée là pour en voir encore, se dressait, d’unnoir plus sombre, dans un ciel déjà noir. Longue perche de maisonaveugle, car aucune de ses fenêtres (et les fenêtres sont les yeuxdes maisons) n’était éclairée, et qui avait l’air de vousraccrocher en tâtonnant dans la nuit ! Cette horrible maisonavait la classique porte entrebâillée des mauvais lieux, et, aufond d’une ignoble allée, l’escalier dont on voit quelques marcheséclairées d’en haut, par une lumière honteuse et sale… La femmeentra dans cette allée étroite, qu’elle emplit de la largeur de sesépaules et de l’ampleur foisonnante et frissonnante de sarobe ; et, d’un pied accoutumé à de pareilles ascensions, ellemonta lestement l’escalier en colimaçon, – image juste, car cetescalier en avait la viscosité… Chose inaccoutumée à ces bouges, enmontant, cet abominable escalier s’éclairait : ce n’était plus lalueur épaisse du quinquet puant l’huile qui rampait sur les murs dupremier étage, mais une lumière qui, au second, s’élargissait ets’épanouissait jusqu’à la splendeur. Deux griffes de bronze,chargées de bougies, incrustées dans le mur, illuminaient avec unfaste étrange une porte, commune d’aspect, sur laquelle étaitcollée, pour qu’on sût chez qui on entrait, la carte où ces fillesmettent leur nom, pour que, si elles ont quelque réputation etquelque beauté, le pavillon couvre la marchandise. Surpris de celuxe si déplacé en pareil lieu, Tressignies fit plus attention àces torchères, d’un style presque grandiose, qu’une puissante maind’artiste avait tordues, qu’à la carte et au nom de la femme, qu’iln’avait pas besoin de savoir, puisqu’il l’accompagnait. En lesregardant, – pendant qu’elle faisait tourner une clef dans laserrure de cette porte si bizarrement ornée et inondée de lumière,le souvenir lui revint des surprises des petites maisons du tempsde Louis XV. « Cette fille-là aura lu, – pensa-t-il, – quelquesromans ou quelques mémoires de ce temps, et elle aura eu lafantaisie de mettre un joli appartement, plein de voluptueusescoquetteries, là où on ne l’aurait jamais soupçonné… » Mais cequ’il trouva, la porte une fois ouverte, dut redoubler sonétonnement, – seulement dans un sens opposé.

Ce n’était, en effet, que l’appartement trivial et désordonné deces filles-là… Des robes, jetées çà et là confusément sur tous lesmeubles, et un lit vaste, – le champ de manœuvres, – avec lesimmorales glaces au fond et au plafond de l’alcôve, disaient bienchez qui on était… Sur la cheminée, des flacons qu’on n’avait paspensé à reboucher, avant de repartir pour la campagne du soir,croisaient leurs parfums dans l’atmosphère tiède de cette chambreoù l’énergie des hommes devait se dissoudre à la troisièmerespiration… Deux candélabres allumés, du même style que ceux de laporte, brûlaient des deux côtés de la cheminée. Partout, des peauxde bêtes faisaient tapis par-dessus le tapis. On avait tout prévu.Enfin, une porte ouverte laissait voir, par-dessous ses portières,un mystérieux cabinet de toilette, la sacristie de cesprêtresses.

Mais, tous ces détails, Tressignies ne les vit que plus tard.Tout d’abord, il ne vit que la fille chez laquelle il venait demonter. Sachant où il était, il ne se gêna pas. Il se mit sansfaçon sur le canapé attirant entre ses genoux cette femme qui avaitôté son chapeau et son châle, et qui les avait jetés sur lefauteuil. Il la prit à la taille, comme s’il l’eût bouclée entreses deux mains jointes, et il la regarda ainsi de bas en haut,comme un buveur qui lève au jour, avant de le boire, le verre devin qu’il va sabler ! Ses impressions du boulevard n’avaientpas menti. Pour un dégustateur de femmes, pour un homme blasé, maispuissant, elle était véritablement splendide. La ressemblance quil’avait tant frappé dans les lueurs mobiles et coupées d’ombre duboulevard, cette femme l’avait toujours, en pleine lumière fixe.Seulement, celle à qui elle le faisait penser n’avait pas sur sonvisage, aux traits si semblables qu’ils en paraissaient identiques,cette expression de fierté résolue et presque terrible que leDiable, ce père joyeux de toutes les anarchies, avait refusée à uneduchesse et avait donnée – pour quoi en faire ? – à unedemoiselle du boulevard. Quand elle eut la tête nue, avec sescheveux noirs, sa robe jaune, ses larges épaules dont ses hanchesdépassaient encore la largeur, elle rappelait la Judith de Vernet(un tableau de ce temps), mais par le corps plus fait pour l’amouret par le visage plus féroce encore. Cette férocité sombre venaitpeut-être d’un pli qui se creusait entre ses deux beaux sourcils,qui se prolongeaient jusque dans les tempes, comme Tressignies enavait vu à quelques Asiatiques, en Turquie, et elle lesrapprochait, dans une préoccupation si continue qu’on aurait ditqu’ils étaient barrés. Souffletant contraste ! cette filleavait la taille de son métier ; elle n’en avait pas la figure.Ce corps de courtisane, qui disait si éloquemment : Prends ! –cette coupe d’amour aux flancs arrondis qui invitait la main et leslèvres, étaient surmontés d’un visage qui aurait arrêté le désirpar la hauteur de sa physionomie, et pétrifié dans le respect lavolupté la plus brûlante… Heureusement, le sourire volontairementassoupli de la courtisane, et dont elle savait profaner la courbureidéalement dédaigneuse de ses lèvres, ralliait bientôt à elle ceuxque la fierté cruelle de son visage aurait épouvantés. Auboulevard, elle promenait ce raccrochant sourire, étaléimpudiquement sur ses lèvres rouges ; mais, au moment oùTressignies la tenait debout entre ses genoux, elle était sérieuse,et sa tête respirait quelque chose de si étrangement implacable,qu’il ne lui manquait que le sabre recourbé aux mains pour que cedandy de Tressignies pût, sans fatuité se croire Holopherne.

Il lui prit ses mains désarmées, et il s’en attesta la beautésuzeraine. Elle lui laissait faire silencieusement tout cet examende sa personne, et elle le regardait aussi, non pas avec lacuriosité futile ou sordidement intéressée de ses pareilles, qui,en vous regardant, vous soupèsent comme de l’or suspect…Evidemment, elle avait une autre pensée que celle du gain qu’elleallait faire ou du plaisir qu’elle allait donner. Il y avait dansles ailes ouvertes de ce nez, aussi expressives que des yeux et paroù la passion, comme par les yeux, devait jeter des flammes, unedécision suprême comme celle d’un crime qu’on va accomplir. – « Sil’implacabilité de ce visage était, par hasard ;l’implacabilité de l’amour et des sens, quelle bonne fortune pourelle et pour moi, dans ce temps d’épuisement ! » – pensaTressignies, qui, avant de s’en passer la fantaisie, la détaillaitcomme un cheval anglais… Lui, l’expérimenté, le fort critique enfait de femmes, qui avait marchandé les plus belles filles sur lemarché d’Andrinople et qui savait le prix de la chair humaine,quand elle avait cette couleur et cette densité, jeta, pour deuxheures de celle-ci, une poignée de louis dans une coupe de cristalbleu, posée à niveau de main sur une console, et qui ;probablement, n’avait jamais reçu tant d’or.

– Ah ! je te plais donc ?… – s’écria-t-elleaudacieusement et prête à tout, sous l’action du geste qu’il venaitde faire ; peut-être impatientée de cet examen dans lequel lacuriosité semblait plus forte que le désir, ce qui, pour elle,était une perte de temps ou une insolence. – Laisse-moi ôter toutcela, – ajouta-t-elle, comme si sa robe lui eût pesé, et en faisantsauter les deux premiers boutons de son corsage…

Et elle s’arracha de ses genoux pour aller dans le cabinet detoilette d’à côté… Prosaïque détail ! voulait-elle ménager sarobe ? La robe, c’est l’outil de ces travailleuses…Tressignies, qui rêvait devant ce visage l’inassouvissement deMessaline, retomba dans la plate banalité. Il se sentit de nouveauchez la fille – la fille de Paris, malgré la sublimité d’unephysionomie qui jurait cruellement avec le destin de celle quil’avait. « Bah ! – pensa-t-il encore, – la poésie n’est jamaisqu’à la peau avec ces drôlesses, et il ne faut la prendre que là oùelle est. »

Et il se promit de l’y prendre, mais il la trouva aussiailleurs, – et là où, certes, il ne se doutait pas qu’elle fût, lapoésie ! Jusque-là, en suivant cette femme, il n’avait obéiqu’à une irrésistible curiosité et à une fantaisie sansnoblesse ; mais, quand celle qui les lui avait si viteinspirées sortit du cabinet de toilette, où elle était allée sedéfaire de tous ses caparaçons du soir, et qu’elle revint vers lui,dans le costume, qui n’en était pas un, de gladiatrice qui vacombattre, il fut littéralement foudroyé d’une beauté que son œilexercé, cet œil de sculpteur qu’ont les hommes à femmes, n’avaitpas, au boulevard, devinée tout entière, à travers les soufflesrévélateurs de la robe et de la démarche. Le tonnerre entrant toutà coup, au lieu d’elle, par cette porte, ne l’aurait pas mieuxfoudroyé… Elle n’était pas entièrement nue ; mais c’étaitpis ! Elle était bien plus indécente, – bien plus révoltammentindécente que si elle eût été franchement nue. Les marbres sontnus, et la nudité est chaste. C’est même la bravoure de lachasteté. Mais cette fille, scélératement impudique, qui se seraitallumée elle-même, comme une des torches vivantes des jardins deNéron, pour mieux incendier les sens des hommes, et à qui sonmétier avait sans doute appris les plus basses rubriques de lacorruption, avait combiné la transparence insidieuse des voiles etl’osé de la chair, avec le génie et le mauvais goût d’unlibertinage atroce, car, qui ne le sait ? en libertinage, lemauvais goût est une puissance… Par le détail de cette toilette,monstrueusement provocante, elle rappelait à Tressignies cettestatuette indescriptible devant laquelle il s’était parfois arrêté,exposée qu’elle était chez tous les marchands de bronze du Parisd’alors, et sur le socle de laquelle on ne lisait que ce motmystérieux : « Madame Husson. » Dangereux rêve obscène ! Lerêve était ici une réalité. Devant cette irritante réalité, devantcette beauté absolue, mais qui n’avait pas la froideur qu’a tropsouvent la beauté absolue, Tressignies, retour de Turquie, auraitété le plus blasé des pachas à trois queues qu’il eût retrouvé lessens d’un chrétien, et même d’un anachorète. Aussi, quand, trèssûre des bouleversements qu’elle était accoutumée à produire, ellevint impétueusement à lui, et qu’elle lui poussa, à hauteur de labouche, l’éventaire des magnificences savoureuses de son corsage,avec le mouvement retrouvé de la courtisane qui tente le Saint dansle tableau de Paul Véronèse, Robert de Tressignies, qui n’était pasun saint, eut la fringale… de ce qu’elle lui offrait, et il la pritdans ses bras, cette brutale tentatrice, avec une fougue qu’ellepartagea, car elle s’y était jetée. Se jetait-elle ainsi dans tousles bras qui se fermaient sur elle ? Si supérieure qu’elle fûtdans son métier ou dans son art de courtisane, elle fut, cesoir-là, d’une si furieuse et si hennissante ardeur, que mêmel’emportement de sens exceptionnels ou malades n’aurait pas suffipour l’expliquer. Etait-elle au début de cette horrible vie defille, pour la faire avec une semblable furie ? Mais,vraiment, c’était quelque chose de si fauve et de si acharné, qu’onaurait dit qu’elle voulait laisser sa vie ou prendre celle d’unautre dans chacune de ses caresses. En ce temps-là, ses pareilles àParis, qui ne trouvaient pas assez sérieux le joli nom de «lorettes » que la littérature leur avait donné et qu’a immortaliséGavarni, se faisaient appeler orientalement : des « panthères ». Ehbien ! aucune d’elles n’aurait mieux justifié ce nom depanthère… Elle en eut, ce soir-là, la souplesse, les enroulements,les bonds, les égratignements et les morsures. Tressignies puts’attester qu’aucune des femmes qui lui étaient jusque-là passéespar les bras ne lui avait donné les sensations inouïes que luidonna cette créature, folle de son corps à rendre la foliecontagieuse, et pourtant il avait aimé, Tressignies. Mais, faut-ille dire à la gloire ou à la honte de la nature humaine ? Il ya dans ce qu’on appelle le plaisir, avec trop de mépris peut-être,des abîmes tout aussi profonds que dans l’amour. Etait-ce dans cesabîmes qu’elle le roula, comme la mer roule un fort nageur dans lessiens ? Elle dépassa, et bien au delà, ses plus coupablessouvenirs de mauvais sujet, et même jusqu’aux rêves d’uneimagination comme la sienne, tout à la fois violente et corrompue.Il oublia tout, – et ce qu’elle était, et ce pour quoi il étaitvenu, et cette maison, et cet appartement dont il avait eu presque,en y entrant, la nausée. Positivement, elle lui soutira son âme, àlui, dans son corps, à elle… Elle lui enivra jusqu’au délire, dessens difficiles à griser. Elle le combla enfin de telles voluptés,qu’il arriva un moment où l’athée à l’amour, le sceptique à tout,eut la pensée folle d’une fantaisie éclose tout à coup dans cettefemme, qui faisait marchandise de son corps. Oui, Robert deTressignies, qui avait presque dans la trempe la froideur d’acierde son patron Robert Lovelace, crut avoir inspiré au moins uncaprice à cette prostituée, qui ne pouvait être ainsi avec tous lesautres, sous peine de bientôt périr consumée. Il le crut deuxminutes, comme un imbécile, cet homme si fort ! Mais la vanitéqu’elle avait allumée, au feu d’un plaisir cuisant comme l’amour,eut soudainement, entre deux caresses, le petit frisson d’un doutesubit… Une voix lui cria du fond de son être : « Ce n’est pas toiqu’elle aime en toi ! » car il venait de la surprendre, dansle temps où elle était le plus panthère et le plus souplement nouéeà lui, distraite de lui et toute perdue dans l’absorbantecontemplation d’un bracelet qu’elle avait au bras, et sur lequelTressignies avisa le portrait d’un homme. Quelques mots en langueespagnole, que Tressignies, qui ne savait pas cette langue, necomprit pas, mêlés à ses cris de bacchante, lui semblèrent àl’adresse de ce portrait. Alors, l’idée qu’il posait pour un autre,– qu’il était là pour le compte d’un autre, – ce fait,malheureusement si commun dans nos misérables mœurs, avec l’étatsurchauffé et dépravé de nos imaginations, ce dédommagement del’impossible dans les âmes enragées qui ne peuvent avoir l’objet deleur désir, et qui se jettent sur l’apparence, se saisit violemmentde son esprit et le glaça de férocité. Dans un de ces accès dejalousie absurde et de vanité tigre dont l’homme n’est pas maître,il lui saisit le bras durement, et voulut voir ce bracelet qu’elleregardait avec une flamme qui, certainement, n’était pas pour lui,quand tout, de cette femme, devait être à lui dans un pareilmoment.

– Montre-moi ce portrait ! lui dit-il, avec une voix encoreplus dure que sa main.

Elle avait compris ; mais, sans orgueil :

– Tu ne peux pas être jaloux d’une fille comme moi, – luidit-elle. Seulement, ce ne fut pas le mot de fille qu’elle employa.Non, à la stupéfaction de Tressignies, elle se rima elle-même entain, comme un crocheteur qui l’aurait insultée. – Tu veux levoir ! – ajouta-t-elle. – Eh bien ! regarde.

Et elle lui coula près des yeux son beau bras, fumant encore dela sueur enivrante du plaisir auquel ils venaient de se livrer.

C’était le portrait d’un homme laid, chétif, au teint olive, auxyeux noirs jeunes, très sombre, mais non pas sans noblesse ;l’air d’un bandit ou d’un grand d’Espagne. Et il fallait bien quece fût un grand d’Espagne, car il avait au cou le collier de laToison-d’Or.

– Où as-tu pris cela ? – fit Tressignies, qui pensa : Elleva me faire un conte. Elle va me débiter la séduction d’usage, leroman du premier, l’histoire connue qu’elles débitent toutes…

– Pris ! – repartit-elle, révoltée. – C’est bien lui, PORDIOS, qui me l’a donné !

Qui lui ? ton amant, sans doute ? – dit Tressignies. –Tu l’auras trahi. Il t’aura chassée, et, tu auras rouléjusqu’ici.

Ce n’est pas mon amant, – fit-elle froidement, avecl’insensibilité du bronze, à l’outrage de cette supposition.

– Peut-être ne l’est-il plus, – dit Tressignies.

– Mais tu l’aimes encore : je l’ai vu tout à l’heure dans tesyeux.

Elle se mit à rire amèrement.

– Ah ! tu ne connais donc rien ni à l’amour, ni à la,haine ? – s’écria-t-elle. – Aimer cet homme ! mais jel’exècre ! C’est mon mari.

– Ton mari !

– Oui, mon mari, – fit-elle, le plus grand seigneur desEspagnes, trois fois duc, quatre fois marquis, cinq fois comte,grand d’Espagne à plusieurs grandesses, Toison-d’Or. Je suis laduchesse d’Arcos de Sierra-Leone.

Tressignies, presque terrassé par ces incroyables paroles, n’eutpas le moindre doute sur la vérité de cette renversanteaffirmation. Il était sûr que cette fille n’avait pas menti. Ilvenait de la reconnaître. La ressemblance qui l’avait tant frappéau boulevard était justifiée.

Il l’avait rencontrée déjà, et il n’y avait pas silongtemps ! C’était à Saint-Jean-de-Luz, où il était allépasser la saison des bains une année. Précisément, cette année-là,la plus haute société espagnole s’était donné rendez-vous sur lacôte de France, dans cette petite ville, qui est si près del’Espagne qu’on s’y rêverait en Espagne encore, et que lesEspagnols les plus épris de leur péninsule peuvent y venir envillégiature, sans croire faire une infidélité à leur pays. Laduchesse de Sierra-Leone avait habité tout un été cette bourgade,si profondément espagnole par les mœurs, le caractère, laphysionomie, les souvenirs historiques ; car on se rappelleque c’était là que furent célébrées les fêtes du mariage de LouisXIV, le seul roi de France qui, par parenthèse, ait ressemblé à unroi d’Espagne, et que c’est là aussi que vint échouer, après sonnaufrage, la grande fortune démâtée de la princesse des Ursins. Laduchesse de Sierra-Leone était alors, disait-on, dans la lune demiel de son mariage avec le plus grand et le plus opulent seigneurde l’Espagne. Quand, de son côté, Tressignies arriva dans ce nid depêcheurs qui a donné les plus terribles flibustiers au monde, elley étalait un faste qu’on n’y connaissait plus, depuis Louis XIV,et, parmi ces Basquaises qui, en fait de beauté, ne craignent larivalité de personne, avec leurs tailles de canéphores antiques etleurs yeux d’aigue-marine, si pâlement pers, une beauté quipourtant terrassait la leur. Attiré par cette beauté, et d’ailleursd’une naissance et d’une fortune à pouvoir pénétrer dans tous lesmondes, Robert de Tressignies s’efforça d’aller jusqu’à elle, maisle groupe de société espagnole dont la duchesse était lasouveraine, strictement fermé, cette année-là, ne s’ouvrit à aucundes Français qui passèrent la saison à Saint-Jean-de-Luz. Laduchesse, entrevue de loin, ou sur les dunes du rivage, ou àl’église, repartit sans qu’il pût la connaître, et, pour cetteraison, elle lui était restée dans le souvenir comme un de cesmétéores, d’autant plus brillants dans notre mémoire qu’ils ontpassé et que nous ne les reverrons jamais ! Il parcourut laGrèce et une partie de l’Asie ; mais aucune des créatures lesplus admirables de ces pays, où la beauté tient tant de place qu’onne conçoit pas le paradis sans elle, ne put lui effacer la tenaceet flamboyante image de la duchesse.

Eh bien, aujourd’hui, par le fait d’un hasard étrange etincompréhensible, cette duchesse, admirée un instant et disparue,revenait dans sa vie par le plus incroyable des chemins ! Ellefaisait un métier infâme ; il l’avait achetée. Elle venait delui appartenir. Elle n’était plus qu’une prostituée, et encore dela prostitution la plus basse, car il y a une hiérarchie jusquedans l’infamie… La superbe duchesse de Sierra-Leone, qu’il avaitrêvée et peut-être aimée, – le rêve étant si près de l’amour dansnos âmes ! – n’était plus… était-ce bien possible ?qu’une fille du pavé de Paris ! ! ! C’était elle quivenait de se rouler dans ses bras tout à l’heure, comme elles’était roulée probablement, la veille, dans les bras d’un autre, –le premier venu comme lui, – et comme elle se roulerait encore dansles bras d’un troisième demain, et, qui sait ? peut-être dansune heure ! Ah ! cette découverte abominable le frappaità la poitrine et au front d’un coup de massue de glace. L’homme, enlui, qui flambait il n’y avait qu’une minute, – qui, dans sondélire, croyait voir courir du feu jusque sur les corniches de cetappartement, embrasé par ses sensations, restait désenivré, transi,écrasé. L’idée, la certitude que c’était là réellement la duchessede Sierra-Leone, n’avait pas ranimé ses désirs, éteints aussi vitequ’une chandelle qu’on souffle, et ne lui avait pas fait remettresa bouche, avec plus d’avidité que la première fois, au feu brûlantoù il avait bu à pleines gorgées. En se révélant, la duchesse avaitemporté jusqu’à la courtisane ! Il n’y avait plus ici, pourlui, que la duchesse ; mais dans quel état ! souillée,abîmée, perdue, une femme à la mer, tombée de plus haut que durocher de Leucade dans une mer de boue, immonde et dégoûtante à nepouvoir l’y repêcher. Il la fixait d’un œil hébété, assise droiteet sombre, métamorphosée, et tragique ; de Messaline, changéetout à coup il ne savait en quelle mystérieuse Agrippine, surl’extrémité du canapé où ils s’étaient vautrés tous deux ; etl’envie ne le prenait pas de la toucher du bout du doigt, cettecréature dont il venait de pétrir, avec des mains idolâtres, lesformes puissantes, pour s’attester que c’était bien là ce corps defemme qui l’avait fait bouillonner, – que ce n’était pas uneillusion, – qu’il ne rêvait pas, – qu’il n’était pas fou ! Laduchesse ; en émergeant à travers la fille, l’avaitanéanti.

« – Oui, – lui dit-il, d’une voix qu’il s’arracha de la gorge oùelle était collée, tant ce qu’il avait entendu l’avaitstrangulé ! – je vous crois (il ne la tutoyait déjà plus), carje vous reconnais. Je vous ai vue à Saint-Jean-de-Luz, il y a troisans. »

A ce nom rappelé de Saint-Jean-de-Luz, une clarté passa sur lefront qui venait pour lui de s’envelopper, avec son incroyableaveu, dans de si prodigieuses ténèbres. – « Ah ! –dit-elle ; sous la lueur de ce souvenir, – j’étais alors danstoutes les ivresses de la vie, et à présent… »

L’éclair était déjà éteint, mais elle n’avait pas baissé sa têtevolontaire.

« – Et à présent ?… dit Tressignies, qui lui fit écho.

– A présent, – reprit-elle, – je ne suis plus que dans l’ivressede la vengeance… Mais je la ferai assez profonde, – ajouta-t-elleavec une violence concentrée, – pour y mourir, dans cettevengeance, comme les mosquitos de mon pays, qui meurent, gorgés desang, dans la blessure qu’ils ont faite.

Et, lisant sur le visage de Tressignies : – Vous ne comprenezpas, dit-elle, – mais je m’en vais vous faire comprendre. Voussavez qui je suis, mais vous ne savez pas tout ce que je suis.Voulez-vous le savoir ? Voulez-vous savoir mon histoire ?Le voulez-vous ? – reprit-elle avec une insistance exaltée. –Moi, je voudrais la dire à tous ceux qui viennent ici ! Jevoudrais la raconter à toute la terre ! J’en serais plusinfâme, mais j’en serais mieux vengée.

– Dites-la ! » – fit Tressignies, crocheté par unecuriosité et un intérêt qu’il n’avait jamais ressentis à ce degré,ni dans la vie, ni dans les romans, ni au théâtre. Il lui semblaitbien que cette femme allait lui raconter de ces choses comme iln’en avait pas entendu encore. Il ne pensait plus à sa beauté. Illa regardait comme s’il avait désiré assister à l’autopsie de soncadavre. Allait-elle le faire revivre pour lui ?…

« – Oui, – reprit-elle, – j’ai voulu bien des fois déjà laraconter à ceux qui montent ici ; mais ils n’y montent pas,disent-ils, pour écouter des histoires. Lorsque je la leurcommençais, ils m’interrompaient ou ils s’en allaient, brutesrepues de ce qu’elles étaient venues chercher ! Indifférents,moqueurs, insultants, ils m’appelaient menteuse ou bien folle. Ilsne me croyaient pas, tandis que vous, vous me croirez. Vous, vousm’avez vue à Saint-Jean-de-Luz, dans toutes les gloires d’une femmeheureuse, au plus haut sommet de la vie, portant comme un diadèmece nom de Sierra-Leone que je traîne maintenant à la queue de marobe dans toutes les fanges, comme on traînait à la queue d’uncheval, autrefois, le blason d’un chevalier déshonoré. Ce nom, queje hais et dont je ne me pare que pour l’avilir, est encore portépar le plus grand seigneur des Espagnes et le plus orgueilleux detous ceux qui ont le privilège de rester couverts devant Sa Majestéle Roi, car il se croit dix fois plus noble que le roi. Pour le ducd’Arcos de Sierra-Leone, que sont toutes les plus illustres maisonsqui ont régné sur les Espagnes : Castille, Aragon, Transtamare,Autriche et Bourbon ?… Il est, dit-il, plus ancien qu’elles.Il descend, lui, des anciens rois Goths, et par Brunehild il estallié aux Mérovingiens de France. Il se pique de n’avoir dans lesveines que de ce sang azul dont les plus vieilles races, dégradéespar des mésalliances, n’ont plus maintenant que quelques gouttes…Don Christoval d’Arcos, duc de Sierra-Leone et otros ducados, nes’était pas, lui, mésallié en m’épousant. Je suis uneTurre-Cremata, de l’ancienne maison des Turre-Cremata d’Italie, ladernière des Turre-Cremata, race qui finit en moi, bien digne dureste de porter ce nom de Turre-Cremata (tour brûlée), car je suisbrûlée à tous les feux de l’enfer. Le grand inquisiteur Torquemada,qui était un Turre-Cremata d’origine, a infligé moins de supplices,pendant toute sa vie, qu’il n’y en a dans ce. sein maudit… Il fautvous dire que les Turre-Cremata n’étaient pas moins fiers que lesSierra-Leone. Divisés en deux branches, également illustres, ilsavaient été, durant des siècles, tout-puissants en Italie et enEspagne. Au quinzième, sous le pontificat d’Alexandre VI, lesBorgia, qui voulurent, dans leur enivrement de la grande fortune dela papauté d’Alexandre, s’apparenter à toutes les maisons royalesde l’Europe, se dirent nos parents ; mais les Turre-Crematarepoussèrent cette prétention avec mépris, et deux d’entre euxpayèrent de leur vie cette audacieuse hauteur. Ils furent, dit-on,empoisonnés par César. Mon mariage avec le duc de Sierra-Leone futune affaire de race à race. Ni de son côté, ni du mien, il n’entrade sentiment dans notre union. C’était tout simple qu’uneTurre-Cremata épousât un Sierra-Leone. C’était tout simple, mêmepour moi, élevée dans la terrible étiquette des vieilles maisonsd’Espagne qui représentait celle de l’Escurial, dans cette dure etcompressive étiquette qui empêcherait les cœurs de battre, si lescœurs n’étaient pas plus forts que ce corset de fer. Je fus un deces cœurs-là… J’aimai Don Esteban. Avant de le rencontrer, monmariage sans bonheur de cœur (j’ignorais même que j’en eusse un)fut la chose grave qu’il était autrefois dans la cérémonieuse etcatholique Espagne, et qui ne l’est plus, à présent, que parexception, dans quelques familles de haute classe qui ont gardé lesmœurs antiques. Le duc de Sierra-Leone était trop profondémentEspagnol pour ne pas avoir les mœurs du passé. Tout ce que vousavez entendu dire en France de la gravité de l’Espagne, de ce paysaltier, silencieux et sombre, le duc l’avait et l’outrepassait…Trop fier pour vivre ailleurs que dans ses terres, il habitait unchâteau féodal, sur la frontière portugaise, et il s’y montrait,dans toutes ses habitudes, plus féodal que son château. Je vivaislà, près de lui, entre mon confesseur et mes caméristes, de cettevie somptueuse, monotone et triste, qui aurait écrasé d’ennui touteâme plus faible que la mienne. Mais j’avais été élevée pour être ceque j’étais : l’épouse d’un grand seigneur espagnol. Puis, j’avaisla religion d’une femme de mon rang, et j’étais presque aussiimpassible que les portraits de mes aïeules qui ornaient lesvestibules et les salles du château de Sierra-Leone, et qu’on yvoyait représentées, avec leurs grandes mines sévères, dans leursgarde-infants et sous leurs buscs d’acier. Je devais ajouter unegénération de plus à ces générations de femmes irréprochables etmajestueuses, dont la vertu avait été gardée par la fierté commeune fontaine par un lion. La solitude dans laquelle je vivais nepesait point sur mon âme, tranquille comme les montagnes de marbrerouge qui entourent Sierra-Leone. Je ne soupçonnais pas que sousces marbres dormait un volcan. J’étais dans les limbes d’avant lanaissance, mais j’allais naître et recevoir d’un seul regardd’homme le baptême de feu. Don Esteban, marquis de Vasconcellos, derace portugaise, et cousin du duc, vint à Sierra-Leone ; etl’amour, dont je n’avais eu l’idée que par quelques livresmystiques, me tomba sur le cœur comme un aigle tombe à pic sur unenfant qu’il enlève et qui crie… Je criai aussi. Je n’étais paspour rien une Espagnole de vieille race. Mon orgueil s’insurgeacontre ce que je sentais en présence de ce dangereux Esteban, quis’emparait de moi avec cette révoltante puissance. Je dis au duc dele congédier sous un prétexte ou sous un autre, de lui faire auplus vite quitter le château… , que je m’apercevais qu’il avaitpour moi un amour qui m’offensait comme une insolence. Mais donChristoval me répondit, comme le duc de Guise à l’avertissement queHenri III l’assassinerait : “Il n’oserait !” C’était le méprisdu Destin, qui se vengea en s’accomplissant. Ce mot me jeta àEsteban… »

Elle s’arrêta un instant ; – et il l’écoutait, parlantcette langue élevée qui, à elle seule, lui aurait affirmé, s’ilavait pu en douter, qu’elle était bien ce qu’elle disait : laduchesse de Sierra-Leone. Ah ! la fille du boulevard étaitalors entièrement effacée. On eût juré d’un masque tombé, et que lavraie figure, la vraie personne, reparaissait. L’attitude de cecorps effréné était devenue chaste. Tout en parlant, elle avaitpris derrière elle un châle, oublié au dos du canapé, et elle s’enétait enveloppée… Elle en avait ramené les plis sur ce sein maudit,– comme elle l’avait nommé, – mais auquel la prostitution n’avaitpu enlever la perfection de sa rondeur et sa fermeté virginale. Savoix même avait perdu la raucité qu’elle avait dans la rue…Etait-ce une illusion produite par ce qu’elle disait ? mais ilsemblait à Tressignies que cette voix était d’un timbre plus pur, –qu’elle avait repris sa noblesse.

« Je ne sais pas, – continua-t-elle, – si les autres femmes sontcomme moi. Mais cet orgueil incrédule de don Christoval, cedédaigneux et tranquille : “Il n’oserait !” en parlant del’homme que j’aimais, m’insulta pour lui, qui, déjà, dans le fondde mon être, avait pris possession de moi comme un Dieu. –“Prouve-lui que tu oseras !” – lui dis-je, le soir même, enlui déclarant mon amour. Je n’avais pas besoin de le lui dire.Esteban m’adorait depuis le premier jour qu’il m’avait vue. Notreamour avait eu la simultanéité de deux coups de pistolet tirés enmême temps, et qui tuent… J’avais fait mon devoir, de femmeespagnole en avertissant don Christoval. Je ne lui devais que mavie, puisque j’étais sa femme, car le cœur n’est pas libred’aimer ; et, ma vie, il l’aurait prise très certainement, enmettant à la porte de son château don Esteban ; comme je levoulais. Avec la folie de mon cœur déchaîné, je serais morte de neplus le voir, et je m’étais exposée à cette terrible chance. Maispuisque lui, le duc, mon mari, ne m’avait pas comprise, puisqu’ilse croyait au-dessus de Vasconcellos, qu’il lui paraissaitimpossible que celui-ci élevât les yeux et son hommage jusqu’à moi,je ne poussai pas plus loin l’héroïsme conjugal contre un amour quiétait mon maître… Je n’essaierai pas de vous donner l’idée exactede cet amour. Vous ne me croiriez peut-être pas, vous non plus…Mais qu’importe, après tout, ce que vous penserez !Croyez-moi, ou ne me croyez pas ! ce fut un amour tout à lafois brûlant et chaste, un amour chevaleresque, romanesque, presqueidéal, presque mystique. Il est vrai que nous avions vingt ans àpeine, et que nous étions du pays des Bivar, d’Ignace de Loyola etde sainte Thérèse. Ignace, ce chevalier de la Vierge, n’aimait pasplus purement la Reine des cieux que ne m’aimaitVasconcellos ; et moi, de mon côté, j’avais pour lui quelquechose de cet amour extatique que sainte Thérèse avait pour sonEpoux divin. L’adultère, fi donc ! Est-ce que nous pensionsque nous pouvions être adultères ? Le cœur battait si hautdans nos poitrines, nous vivions dans une atmosphère de sentimentssi transcendants et si élevés, que nous ne sentions en nous riendes mauvais désirs et des sensualités des amours vulgaires. Nousvivions en plein azur du ciel ; seulement ce ciel étaitafricain, et cet azur était du feu. Un tel état d’âmes aurait-ilduré ? Etait-ce bien possible qu’il durât ? Nejouions-nous pas là, sans le savoir, sans nous en douter, le jeu leplus dangereux pour de faibles créatures, et ne devions-nous pasêtre précipités, dans un temps donné, de cette hauteurimmaculée ?… Esteban était pieux comme un prêtre, comme unchevalier portugais du temps d’Albuquerque ; moi, je valaisassurément moins que lui, mais j’avais en lui et dans la pureté deson amour une foi qui enflammait la pureté du mien. Il m’avait dansson cœur, comme une madone dans sa niche d’or, – avec une lampe àses pieds, – une lampe inextinguible. Il aimait mon âme pour monâme. Il était de ces rares amants qui veulent grande la femmequ’ils adorent. Il me voulait noble, dévouée, héroïque, une grandefemme de ces temps où l’Espagne était grande. Il aurait mieux aiméme voir faire une belle action que de valser avec moi souffle àsouffle ! Si les anges pouvaient s’aimer entre eux devant letrône de Dieu, ils devraient s’aimer comme nous nous aimions… Nousétions tellement fondus l’un dans l’autre, que nous passions delongues heures ensemble et seuls, la main dans la main, les yeuxdans les yeux, pouvant tout, puisque nous étions seuls, maistellement heureux que nous ne désirions pas davantage. Quelquefois,ce bonheur immense qui nous inondait nous faisait mal à forced’être intense, et nous désirions mourir, mais l’un avec l’autre oul’un pour l’autre, et nous comprenions alors le mot de sainteThérèse : Je meurs de ne pouvoir mourir ! ce désir de lacréature finie succombant sous un amour infini, et croyant faireplus de place à ce torrent d’amour infini par le brisement desorganes et la mort. Je suis maintenant la dernière des créaturessouillées ; mais, dans ce temps-là, croirez-vous que jamais,les lèvres d’Esteban n’ont touché les miennes, et qu’un baiserdéposé par lui sur une rose, et repris par moi, me faisaitévanouir ? Du fond de l’abîme d’horreur où je me suisvolontairement plongée, je me rappelle à chaque instant, pour monsupplice, ces délices divines de l’amour pur dans lesquelles nousvivions, perdus, éperdus, et si transparents, sans doute, dansl’innocence de cet amour sublime, que don Christoval n’eut pasgrand’peine à voir que nous nous adorions. Nous vivions la têtedans le ciel. Comment nous apercevoir qu’il était jaloux, et dequelle jalousie ! De la seule dont il fût capable : de lajalousie de l’orgueil. Il ne nous surprit pas. On ne surprend queceux qui se cachent, Nous ne nous cachions pas. Pourquoi nousserions-nous cachés ? Nous avions la candeur de la flamme enplein jour qu’on aperçoit dans le jour même, et, d’ailleurs, lebonheur débordait trop de nous pour qu’on ne le vît pas, et lé ducle vit ! Cela creva enfin les yeux à son orgueil, cettesplendeur d’amour ! Ah ! Esteban avait osé ! Moiaussi ! Un soir nous étions comme nous étions toujours, commenous passions notre vie depuis que nous nous aimions, tête à tête,unis par le regard seul ; lui, à mes pieds, devant moi, commedevant la Vierge Marie, dans une contemplation si profonde que nousn’avions besoin d’aucune caresse. Tout à coup, le duc entra avecdeux noirs qu’il avait ramenés des colonies espagnoles, dont ilavait été longtemps gouverneur. Nous ne les aperçûmes pas, dans lacontemplation céleste qui enlevait nos âmes en les unissant, quandla tête d’Esteban tomba lourdement sur mes genoux. Il étaitétranglé ! Les noirs lui avaient jeté autour du cou ceterrible lazo avec lequel on étrangle au Mexique les taureauxsauvages. Ce fut la foudre pour la rapidité ! Mais la foudrequi ne me tua pas. Je ne m’évanouis point, je ne criai pas. Nullelarme ne jaillit de mes yeux. Je restai muette et rigide, dans unétat sans nom d’horreur, d’où je ne sortis que par un déchirementde tout mon être. Je sentis qu’on m’ouvrait la poitrine et qu’onm’en arrachait le cœur. Hélas ! ce n’était pas à moi qu’onl’arrachait : c’était à Esteban, à ce cadavre d’Esteban qui gisaità mes pieds, étranglé, la poitrine fendue, fouillée, comme un sac,par les mains de ces monstres ! J’avais ressenti, tant j’étaispar l’amour devenue lui, ce qu’aurait senti Esteban s’il avait étévivant. J’avais ressenti la douleur que ne sentait pas son cadavre,et c’était cela qui m’avait tirée de l’horreur dans laquelle jem’étais figée quand ils me l’avaient étranglé. Je me jetai à eux :“A mon tour !” leur criai-je. Je voulais mourir de la mêmemort, et je tendis ma tête à l’infâme lacet. Ils allaient laprendre. – “On ne touche pas à la reine”, fit le duc, cetorgueilleux duc qui se croyait plus que le Roi, et il les fitreculer en les fouettant de son fouet de chasse. “Non ! vousvivrez, Madame, me dit-il, mais pour penser toujours à ce que vousallez voir… ” Et il siffla. Deux énormes chiens sauvagesaccoururent.

Qu’on fasse manger, – dit-il, – le cœur de ce traître à ceschiens ! » – Oh ! à cela, je ne sais quoi se redressa enmoi :

« – Allons donc, venge-toi mieux ! – lui dis-je. – C’est àmoi qu’il faut le faire manger !

Il resta comme épouvanté de mon idée… “Tu l’aimes doncfurieusement ?” – reprit-il. – Ah ! je l’aimais d’unamour qu’il venait d’exaspérer. Je l’aimais à n’avoir ni peur nidégoût de ce cœur saignant, plein de moi, chaud de moi encore, etj’aurais voulu le mettre dans le mien, ce cœur… Je le demandai àgenoux, les mains jointes ! Je voulais épargner, à ce noblecœur adoré, cette profanation impie, sacrilège… J’aurais communiéavec ce cœur, comme avec une hostie. N’était-il pas monDieu ?… La pensée de Gabrielle de Vergy, dont nous avions lu,Esteban et moi, tant de fois l’histoire ensemble, avait surgi enmoi. Je l’enviais !… Je la trouvais heureuse d’avoir fait desa poitrine un tombeau vivant à l’homme qu’elle avait aimé. Mais lavue d’un amour pareil rendit le duc atrocement implacable. Seschiens dévorèrent le cœur d’Esteba devant moi. Je le leurdisputai ; je me battis avec ces chiens. Je ne pus le leurarracher. Ils me couvrirent d’affreuses morsures, et traînèrent etessuyèrent à mes vêtements leurs gueules sanglantes. »

Elle s’interrompit. Elle était devenue livide à ces souvenirs…et, haletante, elle se leva d’un mouvement forcené, et, tirant àelle un tiroir de commode par sa poignée de bronze, elle montra àTressignies une robe en lambeaux, teinte de sang à plusieurs places:

« Tenez ! – dit-elle, – c’est là le sang du cœur de l’hommeque j’aimais et que je n’ai pu arracher aux chiens ! Quand jeme retrouve seule dans l’exécrable vie que je mène, quand le dégoûtm’y prend, quand la boue m’en monte à la bouche et m’étouffe, quandle génie de la vengeance faiblit en moi, que l’ancienne duchesserevient et que la fille m’épouvante, je m’entortille dans cetterobe, je vautre mon corps souillé dans ses plis rouges, toujoursbrûlants pour moi, et j’y réchauffe ma vengeance. C’est un talismanque ces haillons sanglants ! Quand je les ai autour du corps,la rage de le venger me reprend aux entrailles, et je me retrouvede la force, à ce qu’il me semble, pour une éternité ! »

Tressignies frémissait, en écoutant cette femme effrayante. Ilfrémissait de ses gestes, de ses paroles, de sa tête, devenue unetête de Gorgone : il lui semblait voir autour de cette tête lesserpents que cette femme avait dans le cœur. Il commençait alors decomprendre – le rideau se tirait ! – ce mot vengeance, qu’elledisait tant, – qui lui flambait toujours aux lèvres !

« La vengeance ! oui, – reprit-elle, – vous comprenez,maintenant, ce qu’elle est, ma vengeance ! Ah ! je l’aichoisie entre toutes comme on choisit de tous les genres depoignards celui qui doit faire le plus souffrir, le cric denteléqui doit le mieux déchirer l’être abhorré qu’on tue. Le tuersimplement cet homme, et d’un coup ! je ne le voulais pas.Avait-il tué, lui, Vasconcellos avec son épée, comme ungentilhomme ? Non ! il l’avait fait tuer par des valets.II avait fait jeter son cœur aux chiens ; et son corps aucharnier peut-être ! Je ne le savais pas. Je ne l’ai jamaissu. Le tuer, pour tout cela ? Non ! c’était trop doux ettrop rapide ! Il fallait quelque chose de plus lent et de pluscruel… D’ailleurs, le duc était brave. II ne craignait pas la mort.Les Sierra-Leone l’ont affrontée à toutes les générations. Mais sonorgueil, son immense orgueil était lâche, quand il s’agissait dedéshonneur. Il fallait donc l’atteindre et le crucifier dans sonorgueil. Il fallait donc déshonorer son nom dont il était si fier.Eh bien ! je me jurai que, ce nom, je le tremperais dans laplus infecte des boues, que je le changerais en honte, enimmondice, en excrément ! et pour cela je me suis faite ce queje suis, – une fille publique, – la fille Sierra-Leone, qui vous araccroché ce soir !… »

Elle dit ces dernières paroles avec des yeux qui se mirent àétinceler de la joie d’un coup bien frappé.

« – Mais, – dit Tressignies, – le sait-il, lui, le duc, ce quevous êtes devenue ?…

– S’il ne le sait pas, il le saura un jour – répondit-elle, avecla sécurité absolue d’une femme qui a pensé à tout, qui a toutcalculé, qui est sûre de l’avenir. – Le bruit de ce que je faispeut l’atteindre d’un jour à l’autre, d’une éclaboussure de mahonte ! Quelqu’un des hommes qui montent ici peut lui cracherau visage le déshonneur de sa femme, ce crachat qu’on n’essuiejamais ; mais ce ne serait là qu’un hasard, et ce n’est pas àun hasard que je livrerais ma vengeance ! J’ai résolu d’enmourir pour qu’elle soit plus sûre ; ma mort l’assurera, enl’achevant. »

Tressignies était dépaysé par l’obscurité de ces dernièresparoles ; mais elle en fit jaillir une hideuse clarté :

« Je veux mourir où meurent les filles comme moi, – reprit-elle.– Rappelez-vous !… Il fut un homme, sous François Ier, quialla chercher chez une de mes pareilles une effroyable et immondemaladie, qu’il donna à sa femme pour en empoisonner le roi, dontelle était la maîtresse, et c’est ainsi qu’il se vengea de tous lesdeux… Je ne ferai pas moins que cet homme. Avec ma vie ignominieusede tous les soirs, il arrivera bien qu’un jour la putréfaction dela débauche saisira et rongera enfin la prostituée, et qu’elle iratomber par morceaux et s’éteindre dans quelque honteuxhôpital ! Oh ! alors, ma vie sera payée ! –ajouta-t-elle, avec l’enthousiasme de la plus affreuseespérance ; – alors, il sera temps que le duc de Sierra-Leoneapprenne comment sa femme, la duchesse de Sierra-Leone aura vécu etcomment elle meurt ! »

Tressignies n’avait pas pensé à cette profondeur dans lavengeance, qui dépassait tout ce que l’histoire lui avait appris.Ni l’Italie du XVIe siècle, ni la Corse de tous les âges, ces paysrenommés pour l’implacabilité de leurs ressentiments n’offraient àsa mémoire un exemple de combinaison plus réfléchie et plusterrible que celle de cette femme, qui se vengeait à même elle, àmême son corps comme à même son âme ! Il était effrayé de cesublime horrible, car l’intensité dans les sentiments, poussée à cepoint, est sublime. Seulement, c’est le sublime de l’enfer.

« Et quand il ne le saurait pas, – reprit-elle encore,redoublant d’éclairs sur son âme, – moi, après tout, je lesaurais ! Je saurais ce que je fais chaque soir, – que je boiscette fange, et que c’est du nectar, puisque c’est mavengeance !… Est-ce que je ne jouis pas, à chaque minute, dela pensée de ce que je suis ?… Est-ce qu’au moment où je ledéshonore, ce duc altier, je n’ai pas, au fond de ma pensée, l’idéeenivrante que je le déshonore ? Est-ce que je ne vois pasclairement dans ma pensée tout ce qu’il souffrirait s’il lesavait ?… Ah ! les sentiments comme les miens ont leurfolie, mais c’est leur folie qui fait le bonheur ! Quand je mesuis enfuie de Sierra-Leone, j’ai emporté avec moi le portrait duduc, pour lui faire voir, à ce portrait, comme si ç’avait été àlui-même, les hontes de ma vie ! Que de fois je lui ai dit,comme s’il avait pu me voir et m’entendre : “Regarde donc !regarde !” Et quand l’horreur me prend dans vos bras, à tousvous autres, – car elle m’y prend toujours : je ne puis pasm’accoutumer au goût de cette fange ! – j’ai pour ressource cebracelet, – et elle leva son bras superbe d’un mouvementtragique ; – j’ai ce cercle de feu, qui me brûle jusqu’à lamoelle et que je garde à mon bras, malgré le supplice de l’yporter, pour que je ne puisse jamais oublier le bourreau d’Esteban,pour que son image excite mes transports, – ces transports d’unehaine vengeresse, que les hommes sont assez bêtes et assez fatspour croire du plaisir qu’ils savent donner ! Je ne sais pasce que vous êtes, vous, mais vous n’êtes certainement pas lepremier venu parmi tous ces hommes ; et cependant vous avezcru, il n’y a qu’un instant, que j’étais encore une créaturehumaine, qu’il y avait encore une fibre qui vibrait en moi ;et il n’y avait en moi que l’idée de venger Esteban du monstre dontvoici l’image ! Ah ! son image, c’était pour moi comme lecoup de l’éperon, large comme un sabre, que le cavalier arabeenfonce dans le flanc de son cheval pour lui faire traverser ledésert. J’avais, moi, des espaces de honte encore plus grands àdévorer, et je m’enfonçais cette exécrable image dans les yeux etdans le cœur, pour mieux bondir sous vous quand vous me teniez… Ceportrait, c’était comme si c’était lui ! c’était comme s’ilnous voyait par ses yeux peints !… Comme je comprenaisl’envoûtement des siècles où l’on envoûtait ! Comme jecomprenais le bonheur insensé de planter le couteau dans le cœur del’image de celui qu’on eût voulu tuer ! Dans le temps quej’étais religieuse, avant d’aimer cet Esteban qui a pour moiremplacé Dieu, j’avais besoin d’un crucifix pour mieux penser auCrucifié ; et, au lieu de l’aimer, je l’aurais haï, j’eusseété une impie, que j’aurais eu besoin du crucifix pour mieux leblasphémer et l’insulter ! Hélas ! – ajouta-t-elle,changeant de ton et passant de l’âpreté des sentiments les pluscruels aux douceurs poignantes d’une incroyable mélancolie, – jen’ai pas le portrait d’Esteban. Je ne le vois que dans mon âme… etc’est peut-être heureux, – ajouta-t-elle. – Je l’aurais sous lesyeux qu’il relèverait mon pauvre cœur, qu’il me ferait rougir desindignes abaissements de ma vie. Je me repentirais, et je nepourrais plus le venger !… »

La Gorgone était devenue touchante, mais ses yeux étaient restéssecs. Tressignies, ému d’une tout autre émotion que celles-là parlesquelles jusqu’ici elle l’avait fait passer, lui prit la main, àcette femme qu’il avait le droit de mépriser, et il la lui baisaavec un respect mêlé de pitié. Tant de malheur et d’énergie la luigrandissaient : « Quelle femme ! – pensait-il. Si, au lieud’être la duchesse de Sierra-Leone elle avait été la marquise deVasconcellos, elle eût, avec la pureté et l’ardeur de son amourpour Esteban, offert à l’admiration humaine quelque chose decomparable et d’égal à la grande marquise de Pescaire. Seulement, –ajouta-t-il en lui-même, – elle n’aurait pas montré, et personnen’aurait jamais su, quels gouffres de profondeur et de volontéétaient en elle. » Malgré le scepticisme de son époque etl’habitude de se regarder faire et de se moquer de ce qu’ilfaisait, Robert de Tressignies ne se sentit point ridiculed’embrasser la main de cette femme perdue ; mais il ne savaitplus que lui dire. Sa situation vis-à-vis d’elle était embarrassée.En jetant son histoire entre elle et lui, elle avait coupé, commeavec une hache, ces liens d’une minute qu’ils venaient de nouer. Ily avait en lui un inexprimable mélange d’admiration, d’horreur, etde mépris ; mais il se serait trouvé de très mauvais goût defaire du sentiment ou de la morale avec cette femme. Il s’étaitsouvent moqué des moralistes, sans mandat et sans autorité, quipullulaient dans ce temps-là où, sous l’influence de certainsdrames et de certains romans, on voulait se donner les airs derelever, comme des pots de fleurs renversés, les femmes quitombaient, Il était, tout sceptique qu’il fût, doué d’assez de bonsens pour savoir qu’il n’y avait que le prêtre seul – le prêtre duDieu rédempteur – qui pût relever de pareilles chutes… et, encorecroyait-il que, contre l’âme de cette femme, le prêtre lui-même seserait brisé. Il avait en lui une implication de chosesdouloureuses, et il gardait un silence plus pesant pour lui quepour elle. Elle, toute à la violence de ses idées et de sessouvenirs, continua :

« Cette idée de le déshonorer, au lieu de le tuer, cet hommepour qui l’honneur, comme le monde l’entend, était plus que la vie,ne me vint pas tout de suite… Je fus longtemps à trouver cela.Après la mort de Vasconcellos, qu’on ne sut peut-être pas dans lechâteau, dont le corps fut probablement jeté dans quelque oublietteavec les noirs qui l’avaient assassiné, le duc ne m’adressa plus laparole, si ce n’est brièvement et cérémonieusement devant ses gens,car la femme de César ne doit pas être soupçonnée, et je devaisrester aux yeux de tous l’impeccable duchesse d’Arcos deSierra-Leone. Mais, tête à tête et entre nous, jamais un seul mot,jamais une allusion ; le silence, ce silence de la haine, quise nourrit d’elle-même et n’a pas besoin de parler. Don Christovalet moi, nous luttions de force et de fierté. Je dévorais meslarmes. Je suis une Turre-Cremata. J’ai en moi la puissantedissimulation de ma race qui est italienne, et je me bronzais,jusque dans les yeux, pour qu’il ne pût pas soupçonner ce quifermentait sous ce front de bronze où couvait l’idée de mavengeance. Je fus absolument impénétrable. Grâce à cettedissimulation, qui boucha tous les jours de mon être par lesquelsmon secret aurait pu filtrer, je préparai ma fuite de ce châteaudont les murs m’écrasaient, et où ma vengeance n’aurait pus’accomplir que sous la main du duc, qui se serait vite levée. Jene me confiai à personne. Est-ce que jamais mes duègnes ou mescaméristes avaient osé lever leurs yeux sur mes yeux pour savoir ceque je pensais ? J’eus d’abord le projet d’aller àMadrid ; mais, à Madrid, le duc était tout-puissant, et lefilet de toutes les polices se serait refermé sur moi à son premiersignal. Il m’y aurait facilement reprise, et, reprise une fois, ilm’aurait jetée dans l’in-pace de quelque couvent, étouffée là, tuéeentre deux portes, supprimée du monde, de ce monde dont j’avaisbesoin pour me venger !… Paris était plus sûr. Je préféraiParis. C’était une meilleure scène pour l’étalage de mon infamie etde ma vengeance ; et, puisque je voulais qu’un jour tout celaéclatât comme la foudre, quelle bonne place que cette ville, lecentre de tous les échos, à travers laquelle passent toutes lesnations du monde ! Je résolus d’y vivre de cette vie deprostituée qui ne me faisait pas trembler, et d’y descendreimpudemment jusqu’au dernier rang de ces filles perdues qui sevendent pour une pièce de monnaie, fût-ce à des goujats !Pieuse comme je l’étais avant de connaître Esteban, qui m’avaitarraché Dieu de la poitrine pour s’y mettre à la place, je melevais souvent la nuit sans mes femmes, pour faire mes oraisons àla Vierge noire de la chapelle. C’est de là qu’une nuit je mesauvai et gagnai audacieusement les gorges des Sierras. J’emportaitout ce que je pus de mes bijoux et de l’argent de ma cassette. Jeme cachai quelque temps chez des paysans qui me conduisirent à lafrontière. Je vins à Paris. Je m’y attelai, sans peur, à cettevengeance qui est ma vie. J’en suis tellement assoiffée, de cettefureur de me venger, que parfois j’ai pensé à affoler de moiquelque jeune homme énergique et à le pousser vers le duc pour luiapprendre mon ignominie ; mais j’ai fini toujours par étouffercette pensée, car ce n’est pas quelques pieds d’ordure que je veuxélever sur son nom et sur ma mémoire : c’est toute une pyramide defumier ! Plus je serai tard vengée, mieux je serai vengée…»

Elle s’arrêta. De livide, elle était devenue pourpre. La sueurlui découlait des tempes. Elle s’enrouait. Etait-ce le croup de lahonte ?… Elle saisit fébrilement une carafe sur la commode, etse versa un énorme verre d’eau qu’elle lampa.

« Cela est dur à passer, la honte ! – dit-elle ; maisil faut qu’elle passe ! J’en ai assez avalé depuis trois mois,pour qu’elle puisse passer !

– Il y a donc trois mois que ceci dure ? – (il n’osait plusdire quoi) fit Tressignies, avec un vague plus sinistre que laprécision.

– Oui, – dit-elle, – trois mois. Mais qu’est-ce que troismois ? – ajouta-t-elle. – Il faudra du temps pour cuire etrecuire ce plat de vengeance que je lui cuisine, et qui lui paierason refus du cœur d’Esteban qu’il n’a pas voulu me faire manger…»

Elle dit cela avec une passion atroce et une mélancolie sauvage.Tressignies ne se doutait pas qu’il pût y avoir dans une femme unpareil mélange d’amour idolâtre et de cruauté. Jamais on n’avaitregardé avec une attention plus concentrée une œuvre d’art qu’il neregardait cette singulière et toute-puissante artiste en vengeance,qui se dressait alors devant lui… Mais quelque chose, qu’il étaitétonné d’éprouver, se mêlait à sa contemplation d’observateur. Luiqui croyait en avoir fini avec les sentiments involontaires et dontla réflexion, au rire terrible, mordait toujours les sensations,comme j’ai vu des charretiers mordre leurs chevaux pour les faireobéir, sentait que dans l’atmosphère de cette femme il respirait unair dangereux. Cette chambre, pleine de tant de passion physique etbarbare, asphyxiait ce civilisé. Il avait besoin d’une gorgée d’airet il pensait à s’en aller, dût-il revenir.

Elle crut qu’il partait. Mais elle avait encore des côtés à luifaire voir dans son chef-d’œuvre.

« – Et cela ? – fit-elle, avec un dédain et un gesteretrouvé de duchesse, en lui montrant du doigt la coupe de verrebleu qu’il avait remplie d’or.

– Reprenez cet argent, – dit-elle. – Qui sait ? Je suispeut-être plus riche que vous. L’or n’entre pas ici. Je n’enaccepte de personne. Et, avec la fierté d’une bassesse qui était savengeance, elle ajouta : “je ne suis qu’une fille à cent sous.”»

Le mot fut dit comme il était pensé. Ce fut le dernier trait dece sublime à la renverse, de ce sublime infernal dont elle venaitde lui étaler le spectacle, et dont certainement le grandCorneille, au fond de son âme tragique, ne se doutait pas ! Ledégoût de ce dernier mot donna à Tressignies la force de s’enaller. Il rafla les pièces d’or de la coupe et n’y laissa que cequ’elle demandait. “Puisqu’elle le veut ! dit-il, je pèseraisur le poignard qu’elle s’enfonce, et j’y mettrai aussi ma tache deboue, puisque c’est de boue qu’elle a soif.” Et il sortit dans uneagitation extrême. Les candélabres inondaient toujours de leurlumière cette porte, si commune d’aspect, par laquelle il étaitdéjà passé. Il comprit pourquoi étaient plantées là ces torchères,quand il regarda la carte collée sur la porte, comme l’enseigne decette boutique de chair. Il y avait sur cette carte en grandeslettres :

LA DUCHESSE D’ARCOS

DE SIERRA-LEONE

Et, au-dessous, un mot ignoble pour dire le métier qu’ellefaisait.

Tressignies rentra chez lui, ce soir-là, après cette incroyableaventure, dans une situation si troublée qu’il en était presquehonteux. Les imbéciles – c’est-à-dire à peu près tout le monde –croient que rajeunir serait une invention charmante de la naturehumaine ; mais ceux qui connaissent la vie savent mieux leprofit que ce serait. Tressignies se dit avec effroi qu’il allaitpeut-être se retrouver trop jeune… et voilà pourquoi il se promitde ne plus mettre le pied chez la duchesse, malgré l’intérêt, ouplutôt à cause de l’intérêt que cette femme inouïe lui infligeait.« Pourquoi, se dit-il, retourner dans ce lieu malsain d’infection,au fond duquel une créature de haute origine s’est volontairementprécipitée ? Elle m’a conté toute sa vie, et je peux imaginersans effort les détails, qui ne peuvent changer, de cette horriblevie de chaque jour. » Telle fut la résolution de Tressignies, priseénergiquement au coin du feu, dans la solitude de sa chambre. Ils’y calfeutra quelque temps contre les choses et les distractionsdu dehors, tête à tête avec les impressions et les souvenirs d’unesoirée que son esprit ne pouvait s’empêcher de savourer, comme unpoème étrange et tout-puissant auquel il n’avait rien lu decomparable, ni dans Byron, ni dans Shakespeare, ses deux poètesfavoris. Aussi passa-t-il bien des heures, accoudé aux bras de sonfauteuil, à feuilleter rêveusement en lui les pages toujoursouvertes de ce poème d’une hideuse énergie. Ce fut là un lotus quilui fit oublier les salons de Paris, – sa patrie. Il lui fallutmême le coup de collier de sa volonté pour y retourner. Lesirréprochables duchesses qu’il y retrouva lui semblèrent manquer unpeu d’accent… Quoiqu’il ne fût pas une bégueule, ce Tressignies, nises amis non plus, il ne leur dit pas un seul mot de son aventure,par un sentiment de délicatesse qu’il traitait d’absurde, car laduchesse ne lui avait-elle pas demandé de raconter à tout venantson histoire, et de la faire rayonner aussi loin qu’il pourrait lafaire rayonner ?… Il la garda pour lui, au contraire. Il lamit et la scella dans le coin le plus mystérieux de son être, commeon bouche un flacon de parfum très rare, dont on perdrait quelquechose en le faisant respirer. Chose étonnante, avec la nature d’unhomme comme lui ! ni au Café de Paris, ni au cercle, ni àl’orchestre des théâtres, ni nulle part où les hommes serencontrent seuls et se disent tout, il n’aborda jamais un de sesamis sans avoir peur de lui entendre raconter, comme lui étantarrivée, l’aventure qui était la sienne ; et, cette chose quipouvait arriver faisait surgir en lui une perspective qui, dans lesdix premières minutes d’une conversation, lui causait un légertremblement. Nonobstant, il se tint parole, et non seulement il neretourna pas rue Basse-du-Rempart, mais au boulevard. Il nes’appuya plus, comme le faisaient les autres gants jaunes, leslions du temps, contre la balustrade de Tortoni. « Si je revoyaisflotter sa diable de robe jaune, se disait-il, je serais peut-êtreencore assez bête pour la suivre. » Toutes les robes jaunes qu’ilrencontrait le faisaient rêver… Il aimait à présent les robesjaunes, qu’il avait toujours détestées. « Elle m’a dépravé le goût», se disait-il, et c’est ainsi que le dandy se moquait de l’homme.Mais ce que Mme de Staël, qui les connaissait, appelle quelque partles pensées du Démon, était plus fort que l’homme et que le dandy.Tressignies devint sombre. C’était dans le monde un homme d’unesprit animé, dont la gaîté était aimable et redoutable – ce qu’ilfaut que toute gaîté soit dans ce monde, qui vous mépriserait si,tout en l’amusant, vous ne le faisiez pas trembler un peu. Il necausa plus avec le même entrain… « Est-il amoureux ? »disaient les commères. La vieille marquise de Clérembault, quicroyait qu’il en voulait à sa petite-fille, sortie tout chaud duSacré-Cœur et romanesque comme on l’était alors, lui disait avechumeur : « Je ne puis plus vous sentir quand vous prenez vos airsd’Hamlet. » De sombre, il passa souffrant. Son teint se plomba. «Qu’a donc M. de Tressignies ? » disait-on, et on allaitpeut-être lui découvrir le cancer à l’estomac de Bonaparte dans lapoitrine, quand, un beau jour, il supprima toutes les questions etinquisitions sur sa personne en bouclant sa malle en deux temps,comme un officier, et en disparaissant comme par un trou.

Où allait-il ? Qui s’en occupa ? Il resta plus d’un anparti, puis il revint à Paris, reprendre le brancard de sa vie demondain. Il était un soir chez l’ambassadeur d’Espagne, où, cesoir-là, par parenthèse, le monde le plus étincelant de Parisfourmillait… Il était tard. On allait souper. La cohue du buffetvidait les salons. Quelques hommes, dans le salon de jeu,s’attardaient à un whist obstiné. Tout à coup, le partner deTressignies, qui tournait les pages d’un petit portefeuilled’écaille sur lequel il écrivait les paris qu’on faisait à chaquerob, y vit quelque chose qui lui fit faire le « Ah ! » qu’onfait quand on retrouve ce qu’on oubliait.

« – Monsieur l’ambassadeur d’Espagne, – dit-il au maître de lamaison, qui, les mains derrière son dos, regardait jouer, – ya-t-il encore des Sierra-Leone à Madrid ?

– Certes, s’il y en a ! fit l’ambassadeur. – D’abord, il ya le duc, qui est de pair avec tout ce qu’il y a de plus élevéparmi les Grandesses.

– Qu’est donc cette duchesse de Sierra-Leone qui vient de mourirà Paris, et qu’est-elle au duc ? – reprit alorsl’interlocuteur.

– Elle ne pourrait être que sa femme, répondit tranquillementl’ambassadeur. Mais, il y a presque deux ans que la duchesse estcomme si elle était morte. Elle a disparu, sans qu’on sachepourquoi ni comment elle a disparu : – la vérité est un profondmystère ! Figurez-vous bien que l’imposante duchesse d’Arcosde Sierra-Leone n’était pas une femme de ce temps-ci, une de cesfemmes à folies, qu’un amant enlève. C’était une femme aussihautaine pour le moins que le duc son mari, qui est bien le plusorgueilleux des Ricos hombres de toute l’Espagne. De plus, elleétait pieuse, pieuse d’une piété quasi monastique. Elle n’a jamaisvécu qu’à Sierra-Leone, un désert de marbre rouge, où les aigles,s’il y en a, doivent tomber asphyxiés d’ennui de leurs pics !Un jour, elle en a disparu, et jamais on n’a pu retrouver sa trace.Depuis ce temps-là, le duc, un homme du temps de Charles-Quint, àqui personne n’a jamais osé poser la moindre question, est venuhabiter Madrid, et n’y a pas plus parlé de sa femme et de sadisparition que si elle n’avait jamais existé. C’était, en son nom,une Turre-Cremata, la dernière des Turre-Cremata, de la branched’Italie.

– C’est bien cela, – interrompit le joueur, Et il regarda cequ’il avait écrit sur un des feuillets de son calepin d’écaille. –Eh bien ! – ajouta-t-il solennellement, – monsieurl’ambassadeur d’Espagne, j’ai l’honneur d’annoncer à VotreExcellence que la duchesse de Sierra-Leone a été enterrée ce matin,et, ce dont assurément vous ne vous douteriez jamais, qu’elle a étéenterrée à l’église de la Salpêtrière, comme une pensionnaire del’établissement ! »

A ces paroles, les joueurs tournèrent le nez à leurs cartes etles plaquèrent devant eux sur la table, regardant tour à tour,effarés, celui-là qui parlait et l’ambassadeur.

– Mais oui ! – dit le joueur, qui faisait son effet, cettechose délicieuse en France ! – Je passais par là, ce matin, etj’ai entendu le long des murs de l’église un si majestueux tonnerrede musique religieuse, que je suis entré dans cette église, peuaccoutumée à de pareilles fêtes… et que je suis tombé de mon haut,en passant par le portail, drapé de noir et semé d’armoiries àdouble écusson, de voir dans le chœur le plus resplendissantcatafalque. L’église était à peu près vide. Il y avait au banc despauvres quelques mendiants, et çà et là quelques femmes, de ceshorribles lépreuses de l’hôpital qui est à côté, du moins decelles-là qui ne sont pas tout à fait folles et qui peuvent encorese tenir debout. Surpris d’un pareil personnel auprès d’un pareilcatafalque, je m’en suis approché, et j’ai lu, en grosses lettresd’argent sur fond noir, cette inscription que j’ai, ma foi !copiée, de surprise et pour ne pas l’oublier :

CI-GIT

SANZIA-FLORINDA-CONCEPTION

DE TURRE-CREMATA,

DUCHESSE D’ARCOS DE SIERRA-LEONE

FILLE REPENTIE,

MORTE A LA SALPETRIERE, LE…

REQUIESCAT IN PACE !

Les joueurs ne songeaient plus à la partie. Quant àl’ambassadeur, quoiqu’un diplomate ne doive pas plus être étonnéqu’un officier ne doive avoir peur, il sentit que son étonnementpouvait le compromettre :

– Et vous n’avez pas pris de renseignements ?… – fit-il,comme s’il eût parlé à un de ses inférieurs.

– A personne, Excellence, – répondit le joueur. – Il n’y avaitque des pauvres ; et les prêtres, qui peut-être auraient pu merenseigner, chantaient l’office. D’ailleurs, je me suis souvenu quej’aurais l’honneur de vous voir ce soir.

– Je les aurai demain, fit l’ambassadeur. Et la partie s’acheva,mais coupée d’interjections, et chacun si préoccupé de sa pensée,que tout le monde fit des fautes parmi ces forts whisteurs, et quepersonne ne s’aperçut de la pâleur de Tressignies, qui saisit sonchapeau et sortit, sans prendre congé de personne.

Le lendemain, il était de bonne heure à la Salpêtrière. Ildemanda le chapelain, – un vieux bonhomme de prêtre, – lequel luidonna tous les renseignements qu’il lui demanda sur le n° 119qu’était devenue la duchesse d’Arcos de Sierra-Leone. Lamalheureuse était venue s’abattre où elle avait prévu qu’elles’abattrait… A ce jeu terrible qu’elle avait joué, elle avait gagnéla plus effroyable des maladies. En peu de mois, dit le vieuxprêtre, elle s’était cariée jusqu’aux os… Un de ses yeux avaitsauté un jour brusquement de son orbite et était tombé à ses piedscomme un gros sou… L’autre s’était liquéfié et fondu… Elle étaitmorte – mais stoïquement – dans d’intolérables tortures… Riched’argent encore et de ses bijoux, elle avait tout légué auxmalades, comme elle, de la maison qui l’avait accueillie, etprescrit de solennelles funérailles. « Seulement, pour se punir deses désordres, – dit le vieux prêtre, qui n’avait rien compris dutout à cette femme-là, – elle avait exigé, par pénitence et parhumilité, qu’on mît après ses titres, sur son cercueil et sur sontombeau, qu’elle était une FILLE… REPENTIE. »

– Et encore, ajouta le vieux chapelain, dupe de la confessiond’une pareille femme, par humilité, elle ne voulait pas qu’on mît «repentie ».

Tressignies se prit à sourire amèrement du brave prêtre, mais ilrespecta l’illusion de cette âme naïve.

Car il savait, lui, qu’elle ne se repentait pas, et que cettetouchante humilité était encore, après la mort, de lavengeance !

Share