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Les Dieux ont soif

Les Dieux ont soif

d’ Anatole France
Chapitre 1

Évariste Gamelin, peintre, élève de David, membre de la section du Pont-Neuf, précédemment section Henri IV, s’était rendu de bon matin à l’ancienne église des Barnabites, qui depuis trois ans,depuis le 21 mai 1790, servait de siège à l’assemblée générale de la section. Cette église s’élevait sur une place étroite et sombre,près de la grille du Palais. Sur la façade, composée de deux ordres classiques, ornée de consoles renversées et de pots à feu,attristée par le temps, offensée par les hommes, les emblème sreligieux avaient été martelés et l’on avait inscrit en lettres noires au-dessus de la porte la devise républicaine « Liberté,Égalité, Fraternité ou la Mort ». Évariste Gamelin pénétra dans la nef: les voûtes, qui avaient entendu les clercs de la congrégation de Saint-Paul chanter en rochet les offices divins, voyaient maintenant les patriotes en bonnet rouge assemblés pour élire les magistrats municipaux et délibérer sur les affaires de la section.Les saints avaient été tirés de leurs niches et remplacés par les bustes de Brutus, de Jean-Jacques et de Le Peltier. La table des Droits de l’Homme se dressait sur l’autel dépouillé.

C’est dans cette nef que, deux fois la semaine, de cinq heuresdu soir à onze heures, se tenaient les assemblées publiques. Lachaire, ornée du drapeau aux couleurs de la nation, servait detribune aux harangues. Vis-à-vis, du côté de l’Épître, une estradede charpentes grossières s’élevait, destinée à recevoir les femmeset les enfants, qui venaient en assez grand nombre à ces réunions.Ce matin-là, devant un bureau, au pied de la chaire, se tenait, enbonnet rouge et carmagnole, le menuisier de la place de Thionville,le citoyen Dupont aîné, l’un des douze du Comité de surveillance.Il y avait sur le bureau une bouteille et des verres, une écritoireet un cahier de papier contenant le texte de la pétition quiinvitait la Convention à rejeter de son sein les vingt-deux membresindignes.

Évariste Gamelin prit la plume et signa.

– Je savais bien, dit le magistrat artisan, que tu viendraisdonner ton nom, citoyen Gamelin. Tu es un pur. Mais la sectionn’est pas chaude; elle manque de vertu. J’ai proposé au Comité desurveillance de ne point délivrer de certificat de civisme àquiconque ne signerait pas la pétition.

– Je suis prêt à signer de mon sang, dit Gamelin, laproscription des traîtres fédéralistes. Ils ont voulu la mort deMarat qu’ils périssent.

– Ce qui nous perd, répliqua Dupont aîné, c’estl’indifférentisme. Dans une section, qui contient neuf centscitoyens ayant droit de vote, il n’y en a pas cinquante quiviennent à l’assemblée. Hier nous étions vingt-huit.

– Eh bien! dit Gamelin, il faut obliger, sous peine d’amende,les citoyens à venir.

– Hé! Hé! Fit le menuisier en fronçant le sourcil, s’ilsvenaient tous, les patriotes seraient en minorité. Citoyen Gamelin,veux-tu boire un verre de vin à la santé des bonssans-culottes?…

Sur le mur de l’église, du côté de l’Évangile, on lisait cesmots accompagnés d’une main noire dont l’index montrait le passageconduisant au cloître Comité civil, Comité de surveillance, Comitéde bienfaisance. Quelques pas plus avant, on atteignait la porte dela ci-devant sacristie, que surmontait cette inscription: ComitéMilitaire. Gamelin la poussa et trouva le secrétaire du Comité quiécrivait sur une grande table encombrée de livres, de papiers, delingots d’acier, de cartouches et d’échantillons de terressalpêtrées.

– Salut, citoyen Trubert. Comment vas-tu?

– Moi?… je me porte à merveille.

Le secrétaire du Comité militaire, Fortuné Trubert, faisaitinvariablement cette réponse à ceux qui s’inquiétaient de sa santé,moins pour les instruire de son état que pour couper court à touteconversation sur ce sujet. Il avait, à vingt-huit ans, la peauaride, les cheveux rares, les pommettes rouges, le dos voûté.Opticien sur le quai des Orfèvres, il était propriétaire d’une trèsancienne maison qu’il avait cédée en 91 à un vieux commis pour sedévouer à ses fonctions municipales. Une mère charmante, morte àvingt ans et dont quelques vieillards, dans le quartier, gardaientle touchant souvenir, lui avait donné ses beaux yeux doux etpassionnés, sa pâleur, sa timidité. De son père, ingénieuropticien, fournisseur du roi, emporté par le même mal avant satrentième année, il tenait un esprit juste et appliqué. Sanss’arrêter d’écrire:

– Et toi, citoyen, comment vas-tu?

– Bien. Quoi de nouveau?

– Rien, rien. Tu vois tout est bien tranquille ici.

– Et la situation?

– La situation est toujours la même.

La situation était effroyable. La plus belle armée de laRépublique investie dans Mayence; Valenciennes assiégée; Fontenaypris par les Vendéens; Lyon révolté; les Cévennes insurgées, lafrontière ouverte aux Espagnols; les deux tiers des départementsenvahis ou soulevés; Paris sous les canons autrichiens, sansargent, sans pain.

Fortuné Trubert écrivait tranquillement. Les sections étantchargées par arrêté de la Commune d’opérer la levée de douze millehommes pour la Vendée, il rédigeait des instructions relatives àl’enrôlement et l’armement du contingent que le « Pont-Neuf »ci-devant « Henri IV » devait fournir. Tous les fusils de munitiondevaient être délivrés aux réquisitionnaires. La garde nationale dela section serait armée de fusils de chasse et de piques.

– Je t’apporte, dit Gamelin, l’état des cloches qui doivent êtreenvoyées au Luxembourg pour être converties en canons.

Évariste Gamelin, bien qu’il ne possédât pas un sou, étaitinscrit parmi les membres actifs de la section; la loi n’accordaitcette prérogative qu’aux citoyens assez riches pour payer unecontribution de la valeur de trois journées de travail; et elleexigeait dix journées pour qu’un électeur fût éligible. Mais lasection du Pont-Neuf, éprise d’égalité et jalouse de son autonomie,tenait pour électeur et pour. éligible tout citoyen qui avait payéde ses deniers son uniforme de garde national. C’était le cas deGamelin, qui était citoyen actif de sa section et membre du Comitémilitaire.

Fortuné Trubert posa sa plume

– Citoyen Évariste, va donc à la Convention demander qu’on nousenvoie des instructions pour fouiller le sol des caves, lessiver laterre et les moellons et recueillir le salpêtre. Ce n’est pas toutque d’avoir des canons, il faut aussi de la poudre.

Un petit bossu, la plume à l’oreille et des papiers à la main,entra dans la ci-devant sacristie. C’était le citoyen Beauvisage,du Comité de surveillance.

– Citoyens, dit-il, nous recevons de mauvaises nouvelles:Custine a évacué Landau.

– Custine est un traître! s’écria Gamelin.

– Il sera guillotiné dit Beauvisage.

Trubert, de sa voix un peu haletante, s’exprima avec son calmeordinaire

– La Convention n’a pas créé un Comité de salut public pour desprunes. La conduite de Custine y sera examinée. Incapable outraître, il sera remplacé par un général résolu à vaincre, et çaira.

Il feuilleta des papiers et y promena le regard de ses yeuxfatigués

– Pour que nos soldats fassent leur devoir sans trouble nidéfaillance, il faut qu’ils sachent que le sort de ceux qu’ils ontlaissés dans leur foyer est assuré. Si tu es de cet avis, citoyenGamelin, tu demanderas avec moi, à la prochaine assemblée, que leComité de bienfaisance se concerte avec le Comité militaire poursecourir les familles indigentes qui ont un parent à l’armée.

Il sourit et fredonna

– Ça ira! ça ira!

Travaillant douze et quatorze heures par jour, devant sa tablede bois blanc, à la défense de la patrie en péril, cet humblesecrétaire d’un comité de section ne voyait point de disproportionentre l’énormité de la tâche et la petitesse de ses moyens, tant ilse sentait uni dans un commun effort à tous les patriotes, tant ilfaisait corps avec la nation, tant sa vie se confondait avec la vied’un grand peuple. Il était de ceux qui, enthousiastes et patients,après chaque défaite, préparaient le triomphe impossible etcertain. Aussi bien leur fallait-il vaincre. Ces hommes de rien,qui avaient détruit la royauté, renversé le vieux monde, ceTrubert, petit ingénieur opticien, cet Évariste Gamelin, peintreobscur, n’attendaient point de merci de leurs ennemis. Ilsn’avaient de choix qu’entre la victoire et la mort. De là leurardeur et leur sérénité.

 

Chapitre 2

 

 

Au sortir des Barnabites, Évariste Gamelin s’achemina vers laplace Dauphine, devenue place de Thionville, en l’honneur d’unecité inexpugnable. Située dans le quartier le plus fréquenté deParis, cette place avait perdu depuis près d’un siècle sa belleordonnance : les hôtels construits sur les trois faces, au temps deHenri IV, uniformément en brique rouge avec chaînes de pierreblanche, pour des magistrats magnifiques, maintenant, ayant échangéleurs nobles toits d’ardoise contre deux ou trois misérables étagesen plâtras, ou même rasés jusqu’à terre et remplacés sans honneurpar des maisons mal blanchies à la chaux, n’offraient plus que desfaçades irrégulières, pauvres, sales, percées de fenêtres inégales,étroites, innombrables, qu’égayaient des pots de fleurs, des cagesd’oiseaux et des linges qui séchaient. Là, logeait une multituded’artisans, bijoutiers, ciseleurs, horlogers, opticiens,imprimeurs, lingères, modistes, blanchisseuses, et quelques vieuxhommes de loi qui n’avaient point été emportés dans la tourmenteavec la justice royale.

C’était le matin et c’était le printemps. De jeunes rayons desoleil, enivrants comme du vin doux, riaient sur les murs et secoulaient gaiement dans les mansardes. Les châssis des croisées àguillotine étaient tous soulevés et l’on voyait au-dessous lestêtes échevelées des ménagères. Le greffier du tribunalrévolutionnaire, sorti de la maison pour se rendre à son poste,tapotait en passant les joues des enfants qui jouaient sous lesarbres. On entendait crier sur le Pont-Neuf la trahison de l’infâmeDumouriez.

Évariste Gamelin habitait, sur le côté du quai de l’Horloge, unemaison qui datait de Henri IV et aurait fait encore assez bonnefigure sans un petit grenier couvert de tuiles dont on l’avaitexhaussée sous l’avant-dernier tyran. Pour approprier l’appartementde quelque vieux parlementaire aux convenances des famillesbourgeoises et artisanes qui y logeaient, on avait multiplié lescloisons et les soupentes. C’est ainsi que le citoyen Remacle,concierge-tailleur, nichait dans un entresol fort abrégé en hauteurcomme en largeur, où on le voyait par la porte vitrée, les jambescroisées sur son établi et la nuque au plancher, cousant ununiforme de garde national, tandis que la citoyenne Remacle, dontle fourneau n’avait pour cheminée que l’escalier, empoisonnait leslocataires de la fumée de ses ragoûts et de ses fritures, et que,sur le seuil de la porte, la petite Joséphine, leur fille,barbouillée de mélasse et belle comme le jour, jouait avec Mouton,le chien du menuisier. La citoyenne Remacle, abondante de cœur, depoitrine et de reins, passait pour accorder ses faveurs à sonvoisin le citoyen Dupont aîné, l’un des douze du Comité desurveillance. Son mari, tout du moins, l’en soupçonnaitvéhémentement et les époux Remacle emplissaient la maison deséclats alternés de leurs querelles et de leurs raccommodements. Lesétages supérieurs de la maison étaient occupés par le citoyenChaperon, orfèvre, qui avait sa boutique sur le quai de l’Horloge,par un officier de santé, par un homme de loi, par un batteur d’oret par plusieurs employés du Palais.

Évariste Gamelin monta l’escalier antique jusqu’au quatrième etdernier étage, où il avait son atelier avec une chambre pour samère. Là finissaient les degrés de bois garnis de carreaux quiavaient succédé aux grandes marches de pierre des premiers étages.Une échelle, appliquée au mur, conduisait à un grenier d’oùdescendait pour lors un gros homme assez vieux, d’une belle figurerose et fleurie, qui tenait péniblement embrassé un énorme ballot,et fredonnait toutefois: J’ai perdu mon serviteur.

S’arrêtant de chantonner, il souhaita courtoisement le bonjour àGamelin, qui le salua fraternellement et l’aida à descendre sonpaquet, ce dont le vieillard lui rendit grâces

. – Vous voyez là, dit-il en reprenant son fardeau, des pantinsque je vais de ce pas livrer à un marchand de jouets de la rue dela Loi. Il y en a ici tout un peuple: ce sont mes créatures; ellesont reçu de moi un corps périssable, exempt de joies et desouffrances. Je ne leur ai pas donné la pensée, car je suis un Dieubon.

C’était le citoyen Maurice Brotteaux, ancien traitant, ci-devantnoble: son père, enrichi dans les partis, avait acheté unesavonnette à vilain. Au bon temps, Maurice Brotteaux se nommaitmonsieur des Ilettes et donnait, dans son hôtel de la rue de laChaise, des soupers fins que la belle madame de Rochemaure, époused’un procureur, illuminait de ses yeux, femme accomplie, dont lafidélité honorable ne se démentit point tant que la Révolutionlaissa à Maurice Brotteaux des Ilettes ses offices, ses rentes, sonhôtel, ses terres, son nom. La Révolution les lui enleva. Il gagnasa vie à peindre des portraits sous les portes cochères, à fairedes crêpes et des beignets sur le quai de la Mégisserie, à composerdes discours pour les représentants du peuple et à donner desleçons de danse aux jeunes citoyennes. Présentement, dans songrenier, où l’on se coulait par une échelle et où l’on ne pouvaitse tenir debout, Maurice Brotteaux, riche d’un pot de colle, d’unpaquet de ficelles, d’une boîte d’aquarelle et de quelques rognuresde papier, fabriquait des pantins qu’il vendait à de gros marchandsde jouets, qui les revendaient aux colporteurs, qui les promenaientpar les Champs-Élysées, au bout d’une perche, brillants objets desdésirs des petits enfants. Au milieu des troubles publics et dansla grande infortune dont il était lui-même accablé, il gardait uneâme sereine, lisant pour se récréer son Lucrèce, qu’il portaitconstamment dans la poche béante de sa redingote puce.

Évariste Gamelin poussa la porte de son logis, qui céda a toutde suite. Sa pauvreté lui épargnait le souci des serrures, et quandsa mère, par habitude, tirait le verrou, il lui disait « A quoi bon?On ne vole pas les toiles d’araignée, et les miennes pasdavantage ». Dans son atelier s’entassaient, sous une couche épaissede poussière ou retournées contre le mur, les toiles de ses débuts,alors qu’il traitait, selon la mode, des scènes galantes, caressaitd’un pinceau lisse et timide des carquois épuisés et des oiseauxenvolés, des jeux dangereux et des songes de bonheur, troussait desgardeuses d’oies et fleurissait de roses le sein desbergères.

Mais cette manière ne convenait point à son tempérament. Cesscènes, froidement traitées, attestaient l’irrémédiable chasteté dupeintre. Les amateurs ne s’y étaient pas trompés et Gamelin n’avaitjamais passé pour un artiste érotique. Aujourd’hui, bien qu’iln’eût pas encore atteint la trentaine, ces sujets lui semblaientdater d’un temps immémorial. Il y reconnaissait la dépravationmonarchique et l’effet honteux de la corruption des cours. Ils’accusait d’avoir donné dans ce genre méprisable et montré ungénie avili par l’esclavage. Maintenant, citoyen d’un peuple libre,il charbonnait d’un trait vigoureux des Libertés, des Droits del’Homme, des Constitutions françaises, des Vertus républicaines,des Hercules populaires terrassant l’Hydre de la Tyrannie, etmettait dans toutes ces compositions toute l’ardeur de sonpatriotisme. Hélas! il n’y gagnait point sa vie. Le temps étaitmauvais pour les artistes. Ce n’était pas, sans doute, la faute dela Convention, qui lançait de toutes parts des armées contre lesrois, qui, fière, impassible, résolue devant l’Europe conjurée,perfide et cruelle envers elle-même, se déchirait de ses propresmains, qui mettait la terreur à l’ordre du jour, instituait pourpunir les conspirateurs un tribunal impitoyable auquel elle allaitdonner bientôt ses membres à dévorer, et qui dans le même temps,calme, pensive, amie de la science et de la beauté, réformait lecalendrier, créait des écoles spéciales, décrétait des concours depeinture et de sculpture, fondait des prix pour encourager lesartistes, organisait des salons annuels, ouvrait le Muséum et, àl’exemple d’Athènes et de Rome, imprimait un caractère sublime à lacélébration des fêtes et des deuils publics. Mais l’art français,autrefois si répandu en Angleterre, en Allemagne, en Russie, enPologne, n’avait plus de débouchés à l’étranger. Les amateurs depeinture, les curieux d’art, grands seigneurs et financiers,étaient ruinés, avaient émigré ou se cachaient. Les gens que laRévolution avait enrichis, paysans acquéreurs de biens nationaux,agioteurs, fournisseurs aux armées, croupiers du Palais-Royal,n’osaient encore montrer leur opulence et, d’ailleurs, ne sesouciaient point de peinture. Il fallait ou la réputation deRegnault ou l’adresse du jeune Gérard pour vendre un tableau.Greuze, Fragonard, Houin étaient réduits à l’indigence. Prud’honnourrissait péniblement sa femme et ses enfants en dessinant dessujets que Copia gravait au pointillé. Les peintres patriotesHennequin, Wicar, Topino-Lebrun souffraient la faim. Gamelin,incapable de faire les frais d’un tableau, ne pouvant ni payer lemodèle, ni acheter des couleurs, laissait à peine ébauchée sa vastetoile du Tyran poursuivi aux Enfers par les Furies. Elle couvraitla moitié de l’atelier de figures inachevées et terribles, plusgrandes que nature, et d’une multitude de serpents verts dardantchacun deux langues aiguës et recourbées. On distinguait au premierplan, à gauche, un Charon maigre et farouche dans sa barque,morceau puissant et d’un beau dessin, mais qui sentait l’école. Ily avait bien plus de génie et de naturel dans une toile de moindresdimensions, également inachevée, qui était pendue à l’endroit lemieux éclairé de l’atelier. C’était un Oreste que sa sœur Électresoulevait sur son lit de douleur. Et l’on voyait la jeune filleécarter d’un geste touchant les cheveux emmêlés qui voilaient lesyeux de son frère. La tête d’Oreste était tragique et belle et l’ony reconnaissait une ressemblance avec le visage dupeintre.

 

Gamelin regardait souvent d’un œil attristé cette composition;parfois ses bras frémissants du désir de peindre se tendaient versla figure largement esquissée d’Électre et retombaient impuissants.L’artiste était gonflé d’enthousiasme et son âme tendue vers degrandes choses. Mais il lui fallait s’épuiser sur des ouvrages decommande qu’il exécutait médiocrement, parce qu’il devait contenterle goût du vulgaire et aussi parce qu’il ne savait point imprimeraux moindres choses le caractère du génie. Il dessinait de petitescompositions allégoriques, que son camarade Desmahis gravait assezadroitement en noir ou en couleurs et que prenait à bas prix unmarchand d’estampes de la rue Honoré, le citoyen Blaise. Mais lecommerce des estampes allait de mal en pis, disait Blaise, quidepuis quelque temps ne voulait plus rien acheter.

Cette fois pourtant, Gamelin, que la nécessité rendaitingénieux, venait de concevoir une invention heureuse et neuve, dumoins le croyait-il, qui devait faire la fortune du marchandd’estampes, du graveur et la sienne; un jeu de cartes patriotiquedans lequel aux rois, aux dames, aux valets de l’ancien régime ilsubstituait des Génies, des Libertés, des Égalités. Il avait déjàesquissé toutes ses figures, il en avait terminé plusieurs, et ilétait pressé de livrer à Desmahis celles qui se trouvaient en étatd’être gravées. La figure qui lui paraissait la mieux venuereprésentait un volontaire coiffé du tricorne, vêtu d’un habit bleuà parements rouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires,assis sur une caisse, les pieds sur une pile de boulets, son fusilentre les jambes. C’était le citoyen de cœur remplaçant le valet decœur. Depuis plus de six mois Gamelin dessinait des volontaires, ettoujours avec amour. Il en avait vendu quelques-uns, aux joursd’enthousiasme. Plusieurs pendaient au mur de l’atelier. Cinq ousix, à l’aquarelle, à la gouache, aux deux crayons, traînaient surla table et sur les chaises. Au mois de juillet 92, lorsques’élevaient sur toutes les places de Paris des estrades pour lesenrôlements, quand tous les cabarets, ornés de feuillage,retentissaient des cris de « Vive la Nation! vivre libre ou mourir! »Gamelin ne pouvait passer sur le Pont-Neuf ou devant la maison deville sans que son cœur bondît vers la tente pavoisée sous laquelledes magistrats en écharpe inscrivaient les volontaires au son de laMarseillaise. Mais en rejoignant les armées il eût laissé sa mèresans pain.

Précédée du bruit de son souffle péniblement expiré, lacitoyenne veuve Gamelin entra dans l’atelier, suante, rougeoyante,palpitante, la cocarde nationale négligemment pendue à son bonnetet prête à s’échapper. Elle posa son panier sur une chaise et,plantée debout pour mieux respirer, gémit de la cherté desvivres.

Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l’enseignede la Ville de Châtellerault tant qu’avait vécu son époux, etmaintenant pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retiréechez son fils le peintre. C’était l’aîné de ses deux enfants. Quantà sa fille Julie, naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieuxétait d’ignorer ce qu’elle était devenue, car il n’était pas bon dedire qu’elle avait émigré avec un aristocrate.

– Seigneur Dieu! soupira la citoyenne en montrant à sonfils une miche de pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix;encore s’en faut-il bien qu’il soit de pur froment. On ne trouve aumarché ni œufs, ni légumes, ni fromages. A force de manger deschâtaignes, nous deviendrons châtaignes.

Après un long silence, elle reprit

– J’ai vu dans la rue des femmes qui n’avaient pas de quoinourrir leurs petits enfants. La misère est grande pour le pauvremonde. Et il en sera ainsi tant que les affaires ne seront pasrétablies.

– Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil, la disettedont nous souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs quiaffament le peuple et s’entendent avec les ennemis du dehors pourrendre la République odieuse aux citoyens et détruire la liberté.Voilà où aboutissent les complots des Brissotins, les trahisons desPétion et des Roland! Heureux encore si les fédéralistes en armesne viennent pas massacrer, à Paris, les patriotes que la famine nedétruit pas assez vite Il n’y a pas de temps à perdre il faut taxerla farine et guillotiner quiconque spécule sur la nourriture dupeuple, fomente l’insurrection ou pactise avec l’étranger. LaConvention vient d’établir un tribunal extraordinaire pour jugerles conspirateurs. Il est composé de patriotes; mais ses membresauront-ils assez d’énergie pour défendre la patrie contre tous sesennemis? Espérons en Robespierre, il est vertueux. Espérons surtouten Marat. Celui-là aime le peuple, discerne ses véritables intérêtset les sert. Il fut toujours le premier à démasquer les traîtres, àdéjouer les complots. Il est incorruptible et sans peur. Lui seulest capable de sauver la République en péril.

La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnetsa cocarde négligée.

– Laisse donc, Évariste; ton Marat est un homme comme lesautres, et qui ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu asdes illusions. Ce que tu dis aujourd’hui de Marat, tu l’as ditautrefois de Mirabeau, de La Fayette, de Pétion, de Brissot.

– Jamais! s’écria Gamelin, sincèrement oublieux.

Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée depapiers, de livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posala soupière de faïence, deux écuelles d’étain, deux fourchettes defer, la miche de pain bis et un pot de piquette.

Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirentleur dîner par un petit morceau de lard. La mère ayant mis sonfricot sur son pain, portait gravement sur la pointe de son couteaude poche les morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respectdes aliments qui avaient coûté cher.

Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, quirestait songeur et distrait.

– Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux,mange.

Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d’un préceptereligieux.

Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres.Gamelin réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à cesmaux.

Mais elle:

– Il n’y a plus d’argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n’y aplus de confiance. C’est à désespérer de tout.

– Taisez-vous, ma mère, taisez-vous! s’écria Gamelin.Qu’importent nos privations, nos souffrances d’un moment! LaRévolution fera pour les siècles le bonheur du genrehumain.

La bonne dame trempa son pain dans son vin son esprits’éclaircit et elle songea en souriant au temps de sa jeunesse,quand elle dansait sur l’herbe à la fête du roi. Il lui souvenaitaussi du jour où Joseph Gamelin, coutelier de son état, l’avaitdemandée en mariage. Et elle conta par le menu comment les chosess’étaient passées. Sa mère lui avait dit « Habille-toi. Nous allonssur la place de Grève, dans le magasin de M. Bienassis, orfèvre,pour voir écarteler Damiens ». Elles eurent grand-peine à se frayerun chemin à travers la foule des curieux. Dans le magasin de M.Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph Gamelin, vêtu de sonbel habit rose, et elle avait compris tout de suite de quoi ilretournait. Tout le temps qu’elle s’était tenue à la fenêtre pourvoir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatrechevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle,n’avait pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure etsa taille.

Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer savie.

– Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m’yattendais, par suite d’une frayeur que j’eus, étant grosse, sur lePont-Neuf, où je faillis être renversée par des curieux, quicouraient à l’exécution de M. de Lally. Tu étais si petit, à tanaissance, que le chirurgien croyait que tu ne vivrais pas. Mais jesavais bien que Dieu me ferait la grâce de te conserver. Jet’élevai de mon mieux, ne ménageant ni les soins ni la dépense. Ilest juste de dire, mon Évariste, que tu m’en témoignas de lareconnaissance et que, dès l’enfance, tu cherchas à m’enrécompenser selon tes moyens. Tu étais d’un naturel affectueux etdoux. Ta sœur n’avait pas mauvais cœur; mais elle était égoïste etviolente. Tu avais plus de pitié qu’elle des malheureux. Quand lespetits polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres,tu t’efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour lesrendre à leur mère, et bien souvent tu n’y renonçais que foulé auxpieds et cruellement battu. A l’âge de sept ans, au lieu de tequereller avec de mauvais sujets, tu allais tranquillement dans larue en récitant ton catéchisme; et tous les pauvres que turencontrais, tu les amenais à la maison pour les secourir, tant queje fus obligée de te fouetter pour t’ôter cette habitude. Tu nepouvais voir un être souffrir sans verser des larmes. Quand tu eusachevé ta croissance, tu devins très beau. A ma grande surprise, tune semblais pas le savoir, très différent en cela de la plupart desjolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure.

La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu à vingt ans unvisage grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine,les traits d’une Minerve. Maintenant ses yeux sombres et ses jouespâles exprimaient une âme triste et violente. Mais son regard,lorsqu’il le tourna sur sa mère, reprit pour un moment la douceurde la première jeunesse.

Elle poursuivit:

– Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courir les filles,mais tu te plaisais à rester près de moi, à la boutique, et ilm’arrivait parfois de te dire de te retirer de mes jupes et d’allerun peu te dégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit de mortje te rendrai ce témoignage, Évariste, que tu es un bon fils. Aprèsle décès de ton père, tu m’as prise courageusement à ta charge;bien que ton état ne te rapporte guère, tu ne m’as jamais laisséemanquer de rien, et, si nous sommes aujourd’hui tous deux dépourvuset misérables, je ne puis te le reprocher, la faute en est à laRévolution.

Il fit un geste de reproche; mais elle haussa les épaules etpoursuivit.

– Je ne suis pas une aristocrate. J’ai connu les grands danstoute leur puissance et je puis dire qu’ils abusaient de leursprivilèges. J’ai vu ton père bâtonné par les laquais du duc deCanaleilles parce qu’il ne se rangeait pas assez vite sur lepassage de leur maître. Je n’aimais point l’Autrichienne elle étaittrop fière et faisait trop de dépenses. Quant au roi, je l’ai crubon, et il a fallu son procès et sa condamnation pour me fairechanger d’idée. Enfin je ne regrette pas l’ancien régime, bien quej’y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas que laRévolution établira l’égalité, parce que les hommes ne serontjamais égaux; ce n’est pas possible, et l’on a beau mettre le payssens dessus dessous il y aura toujours des grands et petits, desgras et des maigres.

Et, tout en parlant, elle rangeait la vaisselle. Le peintre nel’écoutait plus. Il cherchait la silhouette d’un sans-culotte, enbonnet rouge et en carmagnole, qui devait, dans son jeu de cartes,remplacer le valet de pique condamné.

On gratta à la porte et une fille, une campagnarde, parut, pluslarge que haute, rousse, bancale, une loupe lui cachant l’œilgauche, l’œil droit d’un bleu si pâle qu’il en paraissait blanc,les lèvres énormes et les dents débordant les lèvres.

Elle demanda à Gamelin si c’était lui le peintre et s’il pouvaitlui faire un portrait de son fiancé, Ferrand (Jules), volontaire àl’armée des Ardennes.

Gamelin répondit qu’il ferait volontiers ce portrait au retourdu brave guerrier.

La fille demanda avec une douceur pressante que ce fût tout desuite.

Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu’il ne pouvait rienfaire sans le modèle.

La pauvre créature ne répondit rien: elle n’avait pas prévucette difficulté. La tête inclinée sur l’épaule gauche, les mainsjointes sur le ventre, elle demeurait inerte et muette et semblaitaccablée de chagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, lepeintre, pour distraire la malheureuse amante, lui mit dans la mainun des volontaires qu’il avait peints à l’aquarelle et lui demandas’il était fait ainsi, son fiancé des Ardennes.

Elle appliqua sur le papier le regard de son œil morne, quilentement s’anima, puis brilla, et resplendit; sa large faces’épanouit en un radieux sourire.

– C’est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin; c’estFerrand (Jules) au naturel, c’est Ferrand (Jules) toutcraché.

Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuille des mains,elle la plia soigneusement de ses gros doigts rouges et en fit untout petit carré qu’elle coula sur son cœur, entre le busc et lachemise, remit à l’artiste un assignat de cinq livres, souhaita lebonsoir à la compagnie et sortit, clochante et légère.

 

Chapitre 3

 

 

Dans l’après-midi du même jour, Évariste se rendit chez lecitoyen Jean Blaise, marchand d’estampes, qui vendait aussi desboîtes, des cartonnages et toutes sortes de jeux, rue Honoré,vis-à-vis de l’Oratoire, proche les Messageries, à l’Amour peintre.Le magasin s’ouvrait au rez-de-chaussée d’une maison vieille desoixante ans, par une baie dont la voûte portait à sa clef unmascaron cornu. Le cintre de cette baie était rempli par unepeinture à l’huile représentant le Sicilien ou l’Amour peintre,d’après une composition de Boucher, que le père de Jean Blaiseavait fait poser en 1770 et qu’effaçaient depuis lors le soleil etla pluie. De chaque côté de la porte, une baie semblable, avec unetête de nymphe en clef de voûte, garnie de vitres aussi grandesqu’il s’en était pu trouver, offrait aux regards les estampes à lamode et les dernières nouveautés de la gravure en couleurs. On yvoyait, ce jour-là, des scènes galantes traitées avec une grâce unpeu sèche par Boilly, Leçons d’amour conjugal et Doucesrésistances, dont se scandalisaient les Jacobins et que les pursdénonçaient à la Société des arts; la Promenade publique deDebucourt, avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur troischaises, des chevaux du jeune Carie Vernet, des aérostats, le Bainde Virginie et des figures d’après l’antique.

Parmi les citoyens dont le flot coulait devant le magasin,c’étaient les plus déguenillés qui s’arrêtaient le plus longtempsdevant les deux belles vitrines, prompts à se distraire, avidesd’images et jaloux de prendre, du moins par les yeux, leur part desbiens de ce monde; ils admiraient bouche béante, tandis que lesaristocrates donnaient un coup d’œil, fronçaient le sourcil etpassaient.

Du plus loin qu’il put l’apercevoir, Évariste leva ses regardsvers une des fenêtres qui s’ouvraient au-dessus du magasin, cellede gauche, où il y avait un pot d’œillets rouges derrière le balconde fer à coquille. Cette fenêtre éclairait la chambre d’Élodie,fille de Jean Blaise. Le marchand d’estampes habitait avec sonunique enfant le premier étage de la maison.

Évariste, s’étant arrêté un moment, comme pour prendre haleinedevant l’Amour peintre, tourna le bec-de-cane. Il trouva lacitoyenne Élodie qui, ayant vendu des gravures, deux compositionsde Fragonard fils et de Naigeon, soigneusement choisies entrebeaucoup d’autres, avant d’enfermer dans la caisse les assignatsqu’elle venait de recevoir, les passait l’un après l’autre entreses beaux yeux et le jour, pour en examiner les pontuseaux, lesvergeures et le filigrane, inquiète, car il circulait autant defaux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au commerce. Commeautrefois ceux qui imitaient la signature du roi, lescontrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort;cependant on trouvait des planches à assignats dans toutes lescaves; les Suisses introduisaient de faux assignats par millions;on les jetait par paquets dans les auberges; les Anglais endébarquaient tous les jours des ballots sur nos côtes pourdiscréditer la République et réduire les patriotes à la misère,Élodie craignait de recevoir du mauvais papier et craignait plusencore d’en passer et d’être traitée comme complice de Pitt, s’enfiant toutefois à sa chance et sûre de se tirer d’affaire en touterencontre.

Évariste la regarda de cet air sombre qui mieux que tous lessourires exprime l’amour. Elle le regarda avec une moue un peumoqueuse qui retroussait ses yeux noirs, et cette expression luivenait de ce qu’elle se savait aimée et qu’elle n’était pas fâchéede l’être et de ce que cette figure-là irrite un amoureux, l’exciteà se plaindre, l’induit à se déclarer s’il ne l’a pas encore fait,ce qui était le cas d’Évariste.

Ayant mis les assignats dans la caisse, elle tira de sacorbeille à ouvrage une écharpe blanche, qu’elle avait commencé debroder, et se mit à travailler. Elle était laborieuse et coquette,et comme, d’instinct, elle maniait l’aiguille pour plaire en mêmetemps que pour se faire une parure, elle brodait de façonsdifférentes selon ceux qui la regardaient: elle brodaitnonchalamment pour ceux à qui elle voulait communiquer une doucelangueur; elle brodait capricieusement pour ceux qu’elle s’amusaità désespérer un peu. Elle se mit à broder avec soin pour Évariste,en qui elle désirait entretenir un sentiment sérieux.

Élodie n’était ni très jeune ni très jolie. On pouvait latrouver laide au premier abord. Brune, le teint olivâtre, sous legrand mouchoir blanc noué négligemment autour de sa tête et d’oùs’échappaient les boucles azurées de sa chevelure, ses yeux de feucharbonnaient leurs orbites. En son visage rond, aux pommettessaillantes, riant, un peu camus, agreste et voluptueux, le peintreretrouvait la tête du faune Borghèse, dont il admirait, sur unmoulage, la divine espièglerie. De petites moustaches donnaient del’accent à ses lèvres ardentes. Un sein qui semblait gonflé detendresse soulevait le fichu croisé à la mode de l’année. Sa taillesouple, ses jambes agiles, tout son corps robuste se mouvaient avecdes grâces sauvages et délicieuses. Son regard, son souffle, lesfrissons de sa chair, tout en elle demandait le cœur et promettaitl’amour. Derrière le comptoir de marchande, elle donnait l’idéed’une nymphe de la danse, d’une bacchante d’Opéra, dépouillée de sapeau de lynx, de son thyrse et de ses guirlandes de lierre,contenue, dissimulée par enchantement dans l’enveloppe modested’une ménagère de Chardin.

– Mon père n’est pas à la maison, dit-elle au peintreattendez-le un moment il ne tardera pas à rentrer.

Les petites mains brunes faisaient courir l’aiguille à traversle linon.

– Trouvez-vous ce dessin à votre goût, monsieurGamelin?

Gamelin était incapable de feindre. Et l’amour, en enflammantson courage, exaltait sa franchise.

– Vous brodez avec habileté, citoyenne, mais, si vous voulez queje vous le dise, le dessin qui vous a été tracé n’est pas assezsimple, assez nu, et se ressent du goût acheté qui régna troplongtemps en France dans l’art de décorer les étoffes, les meubles,les lambris; ces nœuds, ces guirlandes rappellent le style petit etmesquin qui fut en faveur sous le tyran. Le goût renaît. Hélas!nous revenons de loin. Du temps de l’infâme Louis XV, la décorationavait quelque chose de chinois. On faisait des commodes à grosventre, à poignées contournées d’un aspect ridicule, qui ne sontbonnes qu’à être mises au feu pour chauffer les patriotes; lasimplicité seule est belle. Il faut revenir à l’antique. Daviddessine des lits et des fauteuils d’après les vases étrusques etles peintures d’Herculanum.

– J’ai vu de ces lits et de ces fauteuils, dit Élodie, c’estbeau. Bientôt on n’en voudra pas d’autres. Comme vous, j’adorel’antique.

– Eh bien citoyenne, reprit Évariste, si vous aviez orné cetteécharpe d’une grecque, de feuilles de lierre, de serpents ou deflèches entrecroisées, elle eût été digne d’une Spartiate… et devous. Vous pouvez cependant garder ce modèle en le simplifiant, enle ramenant à la ligne droite.

Elle lui demanda ce qu’il fallait ôter. Il se pencha surl’écharpe ses joues effleurèrent les boucles d’Élodie. Leurs mainsse rencontraient sur le linon, leurs souffles se mêlaient. Évaristegoûtait en ce moment une joie infinie; mais, sentant près de seslèvres les lèvres d’Élodie, il craignait d’avoir offensé la jeunefille et se retira brusquement.

 

La citoyenne Blaise aimait Évariste Gamelin. Elle le trouvaitsuperbe avec ses grands yeux ardents, son beau visage ovale, sapâleur, ses abondants cheveux noirs, partagés sur le front ettombant à flots sur ses épaules, son maintien grave, son air froid,son abord sévère, sa parole ferme, qui ne flattait point. Et, commeelle l’aimait, elle lui prêtait un fier génie d’artiste quiéclaterait un jour en chefs-d’œuvre et rendrait son nom célèbre, etelle l’en aimait davantage. La citoyenne Blaise n’avait pas unculte pour la pudeur virile, sa morale n’était pas offensée de cequ’un homme cédât à ses passions, à ses goûts, à ses désirs; elleaimait Évariste, qui était chaste; elle ne l’aimait pas parce qu’ilétait chaste; mais elle trouvait à ce qu’il le fût l’avantage de neconcevoir ni jalousie ni soupçons et de ne point craindre derivales. Toutefois, en cet instant, elle le jugea un peu tropréservé. Si l’Aricie de Racine, qui aimait Hippolyte, admirait lavertu farouche du jeune héros, c’était avec l’espoir d’en triompheret elle eût bientôt gémi d’une sévérité de mœurs qu’il n’eût pointadoucie pour elle. Et, dès qu’elle en trouva l’occasion, elle sedéclara plus qu’à demi, pour le contraindre à se déclarer lui-même.A l’exemple de cette tendre Aricie, la citoyenne Blaise n’était pastrès éloignée de croire qu’en amour la femme est tenue à faire desavances. Les plus aimants, se disait-elle, sont les plus timides;ils ont besoin d’aide et d’encouragement. Telle est, au reste, leurcandeur, qu’une femme peut faire la moitié du chemin et mêmedavantage sans qu’ils s’en aperçoivent, en leur ménageant lesapparences d’une attaque audacieuse et la gloire de la conquête. Cequi la tranquillisait sur l’issue de l’affaire, c’est qu’ellesavait avec certitude (et aussi n’y avait-il pas de doute à cesujet) qu’Évariste, avant que la Révolution l’eût héroïsé, avaitaimé très humainement une femme, une humble créature, la conciergede l’académie.

Élodie, qui n’était point une ingénue, concevait différentessortes d’amour. Le sentiment que lui inspirait Évariste était assezprofond pour qu’elle pensât lui engager sa vie. Elle était toutedisposée à l’épouser, mais s’attendait à ce que son pèren’approuvât pas l’union de sa fille unique avec un artiste obscuret pauvre. Gamelin n’avait rien; le marchand d’estampes remuait degrosses sommes d’argent. L’Amour peintre lui rapportait beaucoup,l’agio plus encore, et il s’était associé à un fournisseur quilivrait à la cavalerie de la République des bottes de jonc et del’avoine mouillée. Enfin, le fils du coutelier de la rueSaint-Dominique était un mince personnage auprès de l’éditeurd’estampes connu dans toute l’Europe, apparenté aux Blaizot, auxBasan, aux Didot, et qui fréquentait chez les citoyens Saint-Pierreet Florian. Ce n’est pas qu’en fille obéissante elle tînt leconsentement de son père pour nécessaire à son établissement. Lepère, veuf de bonne heure, d’humeur avide et légère, grand coureurde filles, grand brasseur d’affaires, ne s’était jamais occupéd’elle, l’avait laissée grandir libre, sans conseils, sans amitié,soucieux non de surveiller, mais d’ignorer la conduite de cettefille, dont il appréciait en connaisseur le tempérament fougueux etles moyens de séduction bien autrement puissants qu’un joli visage.Trop généreuse pour se garder, trop intelligente pour se perdre,sage dans ses folies, le goût d’aimer ne lui avait jamais faitoublier les convenances sociales. Son père lui savait un gré infinide cette prudence; et, comme elle tenait de lui le sens du commerceet le goût des entreprises, il ne s’inquiétait pas des raisonsmystérieuses qui détournaient du mariage une fille si nubile et laretenaient à la maison, où elle valait une gouvernante et quatrecommis. A vingt-sept ans, elle se sentait d’âge et d’expérience àfaire sa vie elle-même et n’éprouvait nul besoin de demander lesconseils ou de suivre la volonté d’un père jeune, facile etdistrait. Mais pour qu’elle épousât Gamelin, il aurait fallu que M.Blaise fît un sort à ce gendre pauvre, l’intéressât dans la maison,lui assurât des travaux comme il en assurait à plusieurs artistes,enfin, d’une manière ou d’une autre, lui créât des ressources; etcela elle jugeait impossible que l’un l’offrît, que l’autrel’acceptât, tant il y avait peu de sympathie entre ces deuxhommes.

Cette difficulté embarrassait la tendre et sage Élodie. Elleenvisageait sans terreur l’idée de s’unir à son ami par des lienssecrets et de prendre l’auteur de la nature pour seul témoin deleur foi mutuelle. Sa philosophie ne trouvait pas condamnable unetelle union que l’indépendance où elle vivait rendait possible et àlaquelle le caractère honnête et vertueux d’Évariste donnerait uneforce rassurante mais Gamelin avait grand-peine à subsister et àsoutenir la vie de sa vieille mère il ne semblait pas qu’il y eûtdans une existence si étroite place pour un amour même réduit à lasimplicité de la nature. D’ailleurs Évariste n’avait pas encoredéclaré ses sentiments ni fait part de ses intentions. La citoyenneBlaise espérait bien l’y obliger avant peu.

Elle arrêta du même coup ses méditations et sonaiguille

– Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne me plairaqu’autant qu’elle vous plaira à vous-même. Dessinez-moi un modèle,je vous prie. En l’attendant, je déferai comme Pénélope ce qui aété fait en votre absence.

Il répondit avec un sombre enthousiasme

– Je m’y engage, citoyenne. Je vous dessinerai le glaived’Harmodius: une épée dans une guirlande.

Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et des fleurs dansce style sobre et nu, qu’il aimait. Et, en même temps, il exposaitses doctrines.

– Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous leslegs de la servitude le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvaisdessin. Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyranset pour des esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bonstyle ni de la ligne pure; nulle part la nature ni la vérité. Desmasques, des poupées, des chiffons, des singeries. La postéritéméprisera leurs frivoles ouvrages. Dans cent ans, tous les tableauxde Watteau auront péri, méprisés dans les greniers; en 1893, lesétudiants en peinture recouvriront de leurs ébauches les toiles deBoucher. David a ouvert la voie il se rapproche de l’antique; maisil n’est pas encore assez simple, assez grand, assez nu. Nosartistes ont encore bien des secrets à apprendre des frisesd’Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques.

Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint àFragonard, qu’il poursuivait d’une haine inextinguible

– Le connaissez-vous, citoyenne?

Élodie fit signe qu’oui.

– Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes estsuffisamment ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais ila l’air d’un sage de la Grèce auprès de Fragonard. Je l’airencontré, il y a quelque temps, ce misérable vieillard, trottinantsous les arcades du Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant,égrillard, hideux. A cette vue, je souhaitai qu’à défaut d’Apollonquelque vigoureux ami des arts le pendit à un arbre et l’écorchâtcomme Marsyas, en exemple éternel aux mauvais peintres.

Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais etvoluptueux

– Vous savez haïr, monsieur Gamelin, faut-il croire que voussavez aussi aimer.

– C’est vous, Gamelin? fit une voix de ténor, la voix du citoyenBlaise qui rentrait dans son magasin, bottes craquantes, breloquessonnantes, basques envolées, et coiffé d’un énorme chapeau noirdont les cornes lui descendaient sur les épaules.

Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sa chambre.

– Eh bien, Gamelin! demanda le citoyen Blaise, m’apportez-vousquelque chose de neuf?

– Peut-être dit le peintre.

Et il exposa son idée

– Nos cartes à jouer offrent un contraste choquant avec l’étatdes mœurs. Les noms de valet et de roi offensent les oreilles d’unpatriote. J’ai conçu et exécuté le nouveau jeu de cartesrévolutionnaire dans lequel aux rois, aux dames, aux valets sontsubstituées les Libertés, les Égalités, les Fraternités; les as,entourés de faisceaux s’appellent les Lois. Vous annoncez Libertéde trèfle, Égalité de pique, Fraternité de carreau, Loi de cœur. Jecrois ces cartes assez fièrement dessinées; j’ai l’intention de lesfaire graver en taille-douce par Desmahis, et de prendre unbrevet.

Et, tirant de son carton quelques figures terminées àl’aquarelle, l’artiste les tendit au marchand d’estampes. Lecitoyen Blaise refusa de les prendre et détourna la tête.

– Mon petit, portez cela à la Convention, qui vous accordera leshonneurs de la séance. Mais n’espérez pas tirer un sol de votrenouvelle invention, qui n’est pas nouvelle. Vous vous êtes levétrop tard. Votre jeu de cartes révolutionnaire est le troisièmequ’on m’apporte. Votre camarade Dugourc m’a offert, la semainedernière, un jeu de piquet avec quatre Génies, quatre Libertés,quatre Égalités. On m’a proposé un autre jeu où il y avait dessages, des braves, Caton, Rousseau, Annibal, qui sais-je encore! Etces cartes avaient sur les vôtres, mon ami, l’avantage d’êtregrossièrement dessinées et gravées sur bois au canif. Que vousconnaissez peu les hommes pour croire que les joueurs se servirontde cartes dessinées dans le goût de David et gravées dans lamanière de Bartolozzi! Et c’est encore une étrange illusion decroire qu’il faille faire tant de façons pour conformer les vieuxjeux de cartes aux idées actuelles. D’eux-mêmes, les bonssans-culottes en corrigent l’incivisme en annonçant Le tyran ousimplement Le gros cochon! Ils se servent de leurs cartescrasseuses et n’en achètent jamais d’autres. La grande consommationde jeux se fait dans les tripots du Palais-Égalité je vousconseille d’y aller et d’offrir aux croupiers et aux pontes vosLibertés, vos Égalités, vos. comment dites-vous?… vos Lois de cœur.et vous reviendrez me dire comment ils vous ont reçu!

Le citoyen Blaise s’assit sur le comptoir, donna des pichenettessur sa culotte nankin pour en ôter les grains de tabac, et,regardant Gamelin avec une douce pitié

– Permettez-moi de vous donner un conseil, citoyen peintre sivous voulez gagner votre vie, laissez là vos cartes patriotiques,laissez là vos symboles révolutionnaires, vos Hercules, vos hydres,vos Furies poursuivant le crime, vos génies de la Liberté, etpeignez-moi de jolies filles. L’ardeur des citoyens à se régénérertiédit avec le temps et les hommes aimeront toujours les femmes.Faites-moi des femmes toutes roses, avec de petits pieds et depetites mains. Et mettez-vous dans la tête que personne nes’intéresse plus à la Révolution et qu’on ne veut plus en entendreparler.

Du coup, Évariste Gamelin se cabra

– Quoi! ne plus entendre parler de la Révolution! Maisl’établissement de la liberté, les victoires de nos armées, lechâtiment des tyrans sont des événements qui étonneront lapostérité la plus reculée? Comment n’en pourrions-nous pas êtrefrappés?. Quoi! la secte du sans-culotte Jésus a duré près dedix-huit siècles, et le culte de la Liberté serait aboli aprèsquatre ans à peine d’existence!

Mais Jean Blaise, d’un air de supériorité:

– Vous êtes dans le rêve; moi, je suis dans la vie. Croyez-moi,mon ami, la Révolution ennuie: elle dure trop. Cinq ansd’enthousiasme, cinq ans d’embrassades, de massacres, de discours,de Marseillaise, de tocsins, d’aristocrates à la lanterne, de têtesportées sur des piques, de femmes à cheval sur des canons, d’arbresde la Liberté coiffés du bonnet rouge, de jeunes filles et devieillards traînés en robes blanches dans des chars de fleurs;d’emprisonnements, de guillotine, de rationnements, d’affiches, decocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c’est long! Etpuis l’on commence à n’y plus rien comprendre. Nous en avons tropvu, de ces grands citoyens que vous n’avez conduits au Capitole quepour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker,Mirabeau, La Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tant d’autres. Quinous dit que vous ne préparez pas le même sort à vos nouveauxhéros?. On ne sait plus.

– Nommez-les, citoyen Blaise, nommez-les ces héros que nous nouspréparons à sacrifier! dit Gamelin, d’un ton qui rappela lemarchand d’estampes à la prudence.

– Je suis républicain et patriote, répliqua-t-il, la main surson cœur. Je suis aussi républicain que vous, je suis aussipatriote que vous, citoyen Évariste Gamelin. Je ne soupçonne pasvotre civisme et ne vous accuse nullement de versatilité. Maissachez que mon civisme et mon dévouement à la chose publique sontattestés par des actes nombreux. Mes principes, les voici: Je donnema confiance à tout individu capable de servir la nation. Devantles hommes que la voix publique désigne au périlleux honneur dupouvoir législatif, comme Marat, comme Robespierre, je m’incline;je suis prêt à les aider dans la mesure de mes faibles moyens et àleur apporter l’humble concours d’un bon citoyen. Les comitéspeuvent témoigner de mon zèle et de mon dévouement. En société avecde vrais patriotes, j’ai fourni de l’avoine et du fourrage à notrebrave cavalerie, des souliers à nos soldats. Aujourd’hui même, jefais envoyer de Vernon soixante bœufs à l’armée du Midi, à traversun pays infesté de brigands et battu par les émissaires de Pitt etde Condé. Je ne parle pas; j’agis.

Gamelin remit tranquillement ses aquarelles dans son carton,dont il noua les cordons et qu’il passa sous son bras.

– C’est une étrange contradiction, dit-il, les dents serrées,que d’aider nos soldats à porter à travers le monde cette libertéqu’on trahit dans ses foyers en semant le trouble et l’inquiétudedans l’âme de ses défenseurs. Salut, citoyen Blaise.

Avant de s’engager dans la ruelle qui longe l’Oratoire, Gamelin,le cœur gros d’amour et de colère, se retourna pour donner unregard aux œillets rouges fleuris sur le rebord d’une fenêtre. Ilne désespérait point du salut de la patrie. Aux propos inciviquesde Jean Blaise, il opposait sa foi révolutionnaire. Encore luifallait-il reconnaître que ce marchand ne prétendait pas sansquelque apparence de raison que désormais le peuple de Paris sedésintéressait des événements. Hélas! il n’était que trop certainqu’à l’enthousiasme de la première heure succédait l’indifférencegénérale, et qu’on ne reverrait plus les grandes foules unanimes deQuatre-vingt-neuf, qu’on ne reverrait plus les millions d’âmesharmonieuses qui se pressaient en Quatre-vingt-dix autour del’autel des fédérés. Eh bien! les bons citoyens redoubleraient dezèle et d’audace, réveilleraient le peuple assoupi, en lui donnantle choix de la liberté ou de la mort.

Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d’Élodie soutenait soncourage.

Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l’horizon sousdes nuées pesantes, semblables à des montagnes de laveincandescente; les toits de la ville baignaient dans une lumièred’or; les vitres des fenêtres jetaient des éclairs. Et Gamelinimaginait des Titans forgeant, avec les débris ardents des vieuxmondes, Dicé, la cité d’airain.

N’ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, ilrêvait de s’asseoir à la table sans bouts qui convierait l’universet où prendrait place l’humanité régénérée. En attendant, il sepersuadait que la patrie, en bonne mère, nourrirait son enfantfidèle. Se roidissant contre les dédains du marchand d’estampes, ils’excitait à croire que son idée d’un jeu de cartes révolutionnaireétait nouvelle et bonne et qu’avec ses aquarelles bien réussies iltenait une fortune sous son bras. « Desmahis les gravera,pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes le nouveau jeu patriotique etnous sommes sûrs d’en vendre dix mille, à vingt sols chaque, en unmois. »

Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il sedirigea à grands pas sur le quai de la Ferraille, où logeaitDesmahis, au-dessus du vitrier.

On entrait par la boutique. La vitrière avertit Gamelin que lecitoyen Desmahis n’était pas chez lui, ce qui ne pouvait beaucoupsurprendre le peintre, qui savait que son ami était d’humeurvagabonde et dissipée, et qui s’étonnait qu’on pût graver autant etsi bien qu’il le faisait avec aussi peu d’assiduité. Gamelinrésolut de l’attendre un moment. La femme du vitrier lui offrit unsiège. Elle était morose et se plaignait des affaires qui allaientmal, quoiqu’on eût dit que la Révolution, en cassant les carreaux,enrichissait les vitriers.

La nuit tombait renonçant à attendre son camarade, Gamelin pritcongé de la vitrière. Comme il passait sur le Pont-Neuf, il vitdéboucher du quai des Morfondus des gardes nationaux à cheval quirefoulaient les passants, portaient des torches et, avec un grandcliquetis de sabres, escortaient une charrette qui traînaitlentement à la guillotine un homme dont personne ne savait le nom,un ci-devant, le premier condamné du nouveau tribunalrévolutionnaire. On l’apercevait confusément entre les chapeaux desgardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue et ballante,tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait deboutprès de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaiententre eux que c’était probablement quelque affameur du peuple etregardaient avec indifférence. Gamelin, s’étant approché, reconnutparmi les spectateurs Desmahis, qui s’efforçait de fendre la fouleet de couper le cortège. Il l’appela et lui mit la main surl’épaule; Desmahis tourna la tête. C’était un jeune homme beau etvigoureux. On disait naguère, à l’académie, qu’il portait la têtede Bacchus sur le corps d’Hercule. Ses amis l’appelaient »Barbaroux » à cause de sa ressemblance avec ce représentant dupeuple.

– Viens, lui dit Gamelin, j’ai à te parler d’une affaireimportante.

– Laisse-moi répondit vivement Desmahis.

Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment des’élancer:

– Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, uneouvrière de modes, ses cheveux blonds sur le dos: cette mauditecharrette m’en a sépare. Elle a passé devant, elle est déjà au boutdu pont.

Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la choseétait d’importance.

Mais Desmahis s’était déjà coulé à travers chevaux, gardes,sabres et torches et poursuivait la demoiselle de modes.

 

Chapitre 4

 

 

Il était dix heures du matin. Le soleil d’avril trempait delumière les tendres feuilles des arbres. Allégé par l’orage de lanuit, l’air avait une douceur délicieuse. A longs intervalles, uncavalier, passant sur l’allée des Veuves, rompait le silence de lasolitude. Au bord de l’allée ombreuse, contre la chaumière de LaBelle Lilloise, sur un banc de bois, Évariste attendait Élodie.Depuis le jour où leurs doigts s’étaient rencontrés sur le linon del’écharpe, où leurs souffles s’étaient mêlés, il n’était plusrevenu à l’Amour peintre. Pendant toute une semaine, sonorgueilleux stoïcisme et sa timidité, qui devenait sans cesse plusfarouche, l’avaient tenu éloigné d’Élodie. Il lui avait écrit unelettre grave, sombre, ardente, dans laquelle, exposant les griefsdont il chargeait le citoyen Blaise et taisant son amour,dissimulant sa douleur, il annonçait sa résolution de ne plusretourner au magasin d’estampes et montrait à suivre cetterésolution plus de fermeté que n’en pouvait approuver uneamante.

D’un naturel contraire, Élodie, encline à défendre son bien entoute occasion, songea tout de suite à rattraper son ami. Ellepensa d’abord à l’aller voir chez lui, dans l’atelier de la placede Thionville. Mais, le sachant d’humeur chagrine, jugeant, par salettre, qu’il avait l’âme irritée, craignant qu’il n’enveloppâtdans la même rancune la fille et le père et ne s’étudiât à ne laplus revoir, elle pensa meilleur de lui donner un rendez-voussentimental et romanesque auquel il ne pourrait se dérober, où elleaurait tout loisir de persuader et de plaire, où la solitudeconspirerait avec elle pour le charmer et le vaincre.

Il y avait alors, dans tous les jardins anglais et sur toutesles promenades à la mode, des chaumières construites par de savantsarchitectes, qui flattaient ainsi les goûts agrestes des citadins.La chaumière de La Belle lilloise, occupée par un limonadier,appuyait sa feinte indigence sur les débris artistement imitésd’une vieille tour, afin d’unir au charme villageois la mélancoliedes ruines. Et, comme s’il n’eût point su, pour émouvoir les âmessensibles, d’une chaumière et d’une tour écroulée, le limonadieravait élevé sous un saule un tombeau, une colonne surmontée d’uneurne funèbre et qui portait cette inscription: Cléonice à sonfidèle Azor. Chaumières, ruines, tombeaux à la veille de périr,l’aristocratie avait élevé dans les parcs héréditaires ces symbolesde pauvreté, d’abolition et de mort. Et maintenant les citadinspatriotes se plaisaient à boire, à danser, à aimer dans de fausseschaumières, à l’ombre de faux cloîtres faussement ruinés et parmide faux tombeaux, car ils étaient les uns comme les autres amantsde la nature et disciples de Jean-Jacques et ils avaientpareillement des cœurs sensibles et pleins dephilosophie.

Arrivé au rendez-vous avant l’heure fixée, Évariste attendait,et, comme au balancier d’une horloge, il mesurait le temps auxbattements de son cœur. Une patrouille passa, conduisant desprisonniers. Dix minutes après, une femme tout habillée de rose, unbouquet de fleurs à la main, selon l’usage, accompagnée d’uncavalier en tricorne, habit rouge, veste et culotte rayés, seglissèrent dans la chaumière, tous deux si semblables aux galantsde l’ancien régime qu’il fallait bien croire, avec le citoyenBlaise, qu’il y a dans les hommes des caractères que lesrévolutions ne changent point.

Quelques instants plus tard, venue de Rueil ou de Saint-Cloud,une vieille femme, qui portait au bout du bras une boîtecylindrique, peinte de couleurs vives, alla s’asseoir sur le bancoù attendait Gamelin. Elle avait posé devant elle sa boîte, dont lecouvercle portait une aiguille pour tirer les sorts. Car la pauvrefemme offrait, dans les jardins, la chance aux petits enfants.C’était une marchande de « plaisirs » vendant sous un nom nouveau uneantique pâtisserie, car, soit que le terme immémorial d’ « oublie »donnât l’idée importune d’oblation et de redevance, soit qu’on s’enfût lassé par caprice, les « oublies » s’appelaient alors des »plaisirs » .

La vieille essuya, d’un coin de son tablier, la sueur de sonfront et exhala ses plaintes au ciel, accusant Dieu d’injusticequand il faisait une dure vie à ses créatures. Son homme tenait unbouchon, au bord de la rivière, à Saint-Cloud, et elle montait tousles jours aux Champs-Élysées, agitant sa cliquette et criant « Voilàle plaisir, mesdames ». Et de tout ce travail ils ne tiraient pas dequoi soutenir leur vieillesse.

Voyant le jeune homme du banc disposé à la plaindre, elle exposaabondamment la cause de ses maux. C’était la république qui, endépouillant les riches, ôtait aux pauvres le pain de la bouche. Etil n’y avait pas à espérer un meilleur état de choses. Elleconnaissait, au contraire, à plusieurs signes, que les affaires neferaient qu’empirer. A Nanterre, une femme avait accouché d’unenfant à tête de vipère; la foudre était tombée sur l’église deRueil et avait fondu la croix du clocher; on avait aperçu unloup-garou dans le bois de Chaville. Des hommes masquésempoisonnaient les sources et jetaient dans l’air des poudres quidonnaient des maladies…

Évariste vit Élodie qui sautait de voiture. Il courut à elle.Les yeux de la jeune femme brillaient dans l’ombre transparente deson chapeau de paille; ses lèvres, aussi rouges que les œilletsqu’elle tenait à la main, souriaient. Une écharpe de soie noire,croisée sur la poitrine, se nouait sur le dos. Sa robe jaunefaisait voir les mouvements rapides des genoux et découvrait lespieds chaussés de souliers plats. Les hanches étaient presqueentièrement dégagées car la Révolution avait affranchi la tailledes citoyennes; cependant la jupe, enflée encore sous les reins,déguisait les formes en les exagérant et voilait la réalité sousson image amplifiée.

Il voulut parler et ne put trouver ses mots, et se reprocha cetembarras qu’Élodie préférait au plus doux accueil. Elle remarquaaussi et tint pour un bon signe qu’il avait noué sa cravate avecplus d’art qu’à l’ordinaire. Elle lui tendit la main.

– Je voulais vous voir, dit-elle, causer avec vous. Je n’ai pasrépondu à votre lettre; elle m’a déplu; je ne vous y ai pasretrouvé. Elle aurait été plus aimable, si elle avait été plusnaturelle. Ce serait faire tort à votre caractère et à votre espritque de croire que vous ne voulez pas retourner à l’Amour peintreparce que vous y avez eu une altercation légère sur la politique,avec un homme beaucoup plus âgé que vous. Soyez sûr que vous n’aveznullement à craindre que mon père vous reçoive mal, quand vousreviendrez chez nous. Vous ne le connaissez pas! il ne se rappelleni ce qu’il vous a dit, ni ce que vous lui avez répondu. Jen’affirme pas qu’il existe une grande sympathie entre vous deux;mais il est sans rancune. Je vous le dis franchement, il nes’occupe pas beaucoup de vous… ni de moi. Il ne pense qu’à sesaffaires et à ses plaisirs.

Elle s’achemina vers les bosquets de la chaumière, où il lasuivit avec quelque répugnance, parce qu’il savait que c’était lerendez-vous des amours vénales et des tendresses éphémères. Ellechoisit la table la plus cachée.

– Que j’ai de choses à vous dire, Évariste! L’amitié a desdroits: vous me permettez d’en user? Je vous parlerai beaucoup devous, et un peu de moi, si vous le voulez bien.

Le limonadier ayant apporté une carafe et des verres, elle versaelle-même à boire, en bonne ménagère; puis elle lui conta sonenfance, elle lui dit la beauté de sa mère, qu’elle aimait àcélébrer, par piété filiale et comme l’origine de sa propre beauté;elle vanta la vigueur de ses grands-parents, car elle avaitl’orgueil de son sang bourgeois. Elle conta comment, ayant perdu àseize ans cette mère adorable, elle avait vécu sans tendresse etsans appui. Elle se peignit telle qu’elle était, vive, sensible,courageuse, et elle ajouta:

– Évariste, j’ai passé une jeunesse trop mélancolique et tropsolitaire pour ne pas savoir le prix d’un cœur comme le vôtre, etje ne renoncerai pas de moi-même et sans efforts, je vous enavertis, à une sympathie sur laquelle je croyais pouvoir compter etqui m’était chère.

Évariste la regarda tendrement

– Se peut-il, Élodie, que je ne vous sois pas indifférent?Puis-je croire?

Il s’arrêta, de peur d’en trop dire et d’abuser par là d’uneamitié si confiante.

Elle lui tendit une petite main honnête, qui sortait à demi deslongues manches étroites garnies de dentelle. Son sein se soulevaiten longs soupirs.

– Attribuez-moi, Évariste, tous les sentiments que vous voulezque j’aie pour vous, et vous ne vous tromperez pas sur lesdispositions de mon cœur.

– Élodie, Élodie, ce que vous dites là, le répéterez-vous encorequand vous saurez…

Il hésita.

Elle baissa les yeux.

Il acheva plus bas:

– que je vous aime?

En entendant ces derniers mots, elle rougit: c’était de plaisir.Et, tandis que ses yeux exprimaient une tendre volupté, malgréelle, un sourire comique soulevait un coin de ses lèvres. Ellesongeait:

– Et il croit s’être déclaré le premier! et il craintpeut-être de me fâcher!

Et elle lui dit avec bonté:

– Vous ne l’aviez donc pas vu, mon ami, que je vousaimais?

Ils se croyaient seuls au monde. Dans son exaltation, Évaristeleva les yeux vers le firmament étincelant de lumière etd’azur:

– Voyez le ciel nous regarde! Il est adorable et bienveillantcomme vous, ma bien-aimée; il a votre éclat, votre douceur, votresourire.

Il se sentait uni à la nature entière, il l’associait à sa joie,à sa gloire. A ses yeux, pour célébrer ses fiançailles, les fleursdes marronniers s’allumaient comme des candélabres, les torchesgigantesques des peupliers s’enflammaient.

Il se réjouissait de sa force et de sa grandeur. Elle, plustendre et aussi plus fine, plus souple et plus ductile, se donnaitl’avantage de la faiblesse et, aussitôt après l’avoir conquis, sesoumettait à lui; maintenant qu’elle l’avait mis sous sadomination, elle reconnaissait en lui le maître, le héros, le dieu,brûlait d’obéir, d’admirer et de s’offrir. Sous l’ombrage dubosquet, il lui donna un long baiser ardent sous lequel ellerenversa la tête, et, dans les bras d’Évariste, elle sentit toutesa chair se fondre comme une cire.

Ils s’entretinrent longtemps encore d’eux-mêmes, oubliantl’univers. Évariste exprimait surtout des idées vagues et pures,qui jetaient Élodie dans le ravissement. Élodie disait des chosesdouces, utiles et particulières. Puis, quand elle jugea qu’elle nepouvait tarder davantage, elle se leva avec décision, donna à sonami les trois œillets rouges fleuris à sa fenêtre et sautalestement dans le cabriolet qui l’avait amenée. C’était une voiturede place peinte en jaune, très haute sur roues, qui n’avait certesrien d’étrange, non plus que le cocher. Mais Gamelin ne prenait pasde voitures et l’on n’en prenait guère autour de lui. De la voirsur ces grandes roues rapides, il eut un serrement de cœur et sesentit assailli d’un douloureux pressentiment par une sorted’hallucination tout intellectuelle, il lui semblait que le chevalde louage emportait Élodie au-delà des choses actuelles et du tempsprésent vers une cité riche et joyeuse, vers des demeures de luxeet de plaisirs où il ne pénétrerait jamais.

La voiture disparut. Le trouble d’Évariste se dissipa; mais illui restait une sourde angoisse et il sentait que les heures detendresse et d’oubli qu’il venait de vivre, il ne les revivraitplus.

Il passa par les Champs-Élysées, où des femmes en robes clairescousaient ou brodaient, assises sur des chaises de bois, tandis queleurs enfants jouaient sous les arbres. Une marchande de plaisirs,portant sa caisse en forme de tambour, lui rappela la marchande deplaisirs de l’allée des Veuves, et il lui sembla qu’entre ces deuxrencontres tout un âge de sa vie s’était écoulé. Il traversa laplace de la Révolution. Dans le jardin des Tuileries, il entenditgronder au loin l’immense rumeur des grands jours, ces voixunanimes que les ennemis de la Révolution prétendaient s’être tuespour jamais. Il hâta le pas dans la clameur grandissante, gagna larue Honoré et la trouva couverte d’une foule d’hommes et de femmes,qui criaient « Vive la République! Vive la Liberté! » Les murs desjardins, les fenêtres, les balcons, les toits étaient pleins despectateurs qui agitaient des chapeaux et des mouchoirs. Précédéd’un sapeur qui faisait place au cortège, entouré d’officiersmunicipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de gendarmes, dehussards, s’avançait lentement, sur les têtes des citoyens, unhomme au teint bilieux, le front ceint d’une couronne de chêne, lecorps enveloppé d’une vieille lévite verte à collet d’hermine. Lesfemmes lui jetaient des fleurs. Il promenait autour de lui leregard perçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cette multitudeenthousiaste, il cherchait encore des ennemis du peuple à dénoncer,des traîtres à punir. Sur son passage, Gamelin, tête nue, mêlant savoix à cent mille voix, cria:

– Vive Marat!

Le triomphateur entra comme le Destin dans la salle de laConvention. Tandis que la foule s’écoulait lentement, Gamelin,assis sur une borne de la rue Honoré, contenait de sa main lesbattements de son cœur. Ce qu’il venait de voir le remplissaitd’une émotion sublime et d’un enthousiasme ardent.

Il vénérait, chérissait Marat qui, malade, les veines en feu,dévoré d’ulcères, épuisait le reste de ses forces au service de laRépublique, et, dans sa pauvre maison, ouverte à tous,l’accueillait les bras ouverts, lui parlait avec le zèle du bienpublic, l’interrogeait parfois sur les desseins des scélérats. Iladmirait que les ennemis du juste, en conspirant sa perte, eussentpréparé son triomphe; il bénissait le tribunal révolutionnaire qui,en acquittant l’Ami du peuple, avait rendu à la Convention le pluszélé et le plus pur de ses législateurs. Ses yeux revoyaient cettetête brûlée de fièvre, ceinte de la couronne civique, ce visageempreint d’un vertueux orgueil et d’un impitoyable amour, cetteface ravagée, décomposée, puissante, cette bouche crispée, cettelarge poitrine, cet agonisant robuste qui, du haut du char vivantde son triomphe, semblait dire à ses concitoyens « Soyez, à monexemple, patriotes jusqu’à la mort ». La rue était déserte, la nuitla couvrait de son ombre; l’allumeur de lanternes passait avec sonfalot, et Gamelin murmurait:

– Jusqu’à la mort!

 

Chapitre 5

 

 

A neuf heures du matin, Évariste trouva dans le jardin duLuxembourg Élodie qui l’attendait sur un banc.

Depuis un mois qu’ils avaient échangé leurs aveux d’amour, ilsse voyaient tous les jours, à l’Amour peintre ou à l’atelier de laplace de Thionville, très tendrement, et toutefois avec une réservequ’imposait à leur intimité le caractère d’un amant grave etvertueux, déiste et bon citoyen, qui, prêt à s’unir à sa chèremaîtresse devant la loi ou devant Dieu seul, selon lescirconstances, ne le voulait faire qu’au grand jour etpubliquement. Élodie reconnaissait tout ce que cette résolutionavait d’honorable mais, désespérant d’un mariage que tout rendaitimpossible et se refusant à braver les convenances sociales, elleenvisageait au-dedans d’elle-même une liaison que le secret eûtrendue décente jusqu’à ce que la durée l’eût rendue respectable.Elle pensait vaincre, un jour, les scrupules d’un amant troprespectueux; et, ne voulant pas tarder à lui faire des révélationsnécessaires, elle lui avait demandé une heure d’entretien dans lejardin désert, près du couvent des Chartreux.

Elle le regarda d’un air de tendresse et de franchise, lui pritla main, le fit asseoir à son côté et lui parla avecrecueillement

– Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je mecrois digne de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pastout. Entendez-moi et soyez mon juge. Je n’ai à me reprocher aucuneaction vile, basse ou seulement intéressée. J’ai été faible etcrédule. Ne perdez pas de vue, mon ami, les circonstancesdifficiles dans lesquelles j’étais placée. Vous le savez je n’avaisplus de mère; mon père, encore jeune, ne songeait qu’à sesamusements et ne s’occupait pas de moi. J’étais sensible; la naturem’avait douée d’un cœur tendre et d’une âme généreuse; et, bienqu’elle ne m’eût pas refusé un jugement ferme et sain, le sentimentalors l’emportait en moi sur la raison. Hélas! il l’emporteraitencore aujourd’hui, s’ils ne s’accordaient tous deux, Évariste,pour me donner à vous entièrement et à jamais!

Elle s’exprimait avec mesure et fermeté. Ses paroles étaientpréparées; depuis longtemps elle avait résolu de faire saconfession, parce qu’elle était franche, parce qu’elle se plaisaità imiter Jean-Jacques et parce qu’elle se disait raisonnablement: »Évariste saura, quelque jour, des secrets dont je ne suis passeule dépositaire; il vaut mieux qu’un aveu, dont la liberté esttoute à ma louange, l’instruise de ce qu’il aurait appris un jour àma honte. » Tendre comme elle était et docile à la nature, elle nese sentait pas très coupable et sa confession en était moinspénible; elle comptait bien, d’ailleurs, ne dire que lenécessaire.

– Ah soupira-t-elle, que n’êtes-vous venu à moi, cher Évariste,à ces moments où j’étais seule, abandonnée?

Gamelin avait pris à la lettre la demande que lui avait faiteÉlodie d’être son juge. Préparé de nature et par éducationlittéraire à l’exercice de la justice domestique, il s’apprêtait àrecevoir les aveux d’Élodie.

Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler.

Elle dit très simplement:

– Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualités en avait debonnes et ne montrait que celles-là, me trouva quelque attrait ets’occupa de moi avec une assiduité qui surprenait chez lui: ilétait à la fleur de la vie, plein de grâce et lié avec des femmescharmantes qui ne se cachaient point de l’adorer. Ce ne fut pas parsa beauté ni même par son esprit qu’il m’intéressa. Il sut metoucher en me témoignant de l’amour, et je crois qu’il m’aimaitvraiment. Il fut tendre, empressé. Je ne demandai d’engagementsqu’à son cœur, et son cœur était mobile. Je n’accuse que moi; c’estma confession que je fais, et non la sienne. Je ne me plains pas delui, puisqu’il m’est devenu étranger. Ah! je vous jure, Évariste,il est pour moi comme s’il n’avait jamais été!

Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisait les bras; sonregard était fixe et sombre. Il songeait en même temps à samaîtresse et à sa sœur Julie. Julie aussi avait écouté un amant;mais, bien différente, pensait-il, de la malheureuse Élodie, elles’était fait enlever, non point dans l’erreur d’un cœur sensible,mais pour trouver, loin des siens, le luxe et le plaisir. En sasévérité, il avait condamné sa sœur et il inclinait à condamner samaîtresse.

Élodie reprit d’une voix très douce:

– J’étais imbue de philosophie; je croyais que les hommesétaient naturellement honnêtes. Mon malheur fut d’avoir rencontréun amant qui n’était pas formé à l’école de la nature et de lamorale, et que les préjugés sociaux, l’ambition, l’amour-propre, unfaux point d’honneur avaient fait égoïste et perfide.

Ces paroles calculées produisirent l’effet voulu. Les yeux deGamelin s’adoucirent. Il demanda:

– Qui était votre séducteur? Est-ce que je le connais?

– Vous ne le connaissez pas.

– Nommez-le-moi.

Elle avait prévu cette demande et était résolue à ne pas lasatisfaire. Elle donna ses raisons.

– Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pour moi, j’en aidéjà trop dit.

Et, comme il insistait

– Dans l’intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirai rien quiprécise à votre esprit cet étranger. Je ne veux pas jeter unspectre à votre jalousie; je ne veux pas mettre une ombre importuneentre vous et moi. Ce n’est pas quand j’ai oublié cet homme que jevous le ferai connaître.

Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur: c’est leterme qu’il employait obstinément, car il ne doutait pas qu’Élodien’eût été séduite, trompée, abusée. Il ne concevait même pas qu’ilen eût pu être autrement, et qu’elle eût obéi au désir, àl’irrésistible désir, écouté les conseils intimes de la chair et dusang; il ne concevait pas que cette créature voluptueuse et tendre,cette belle victime, se fût offerte; il fallait, pour contenter songénie, qu’elle eût été prise par force ou par ruse, violentée,précipitée dans des pièges tendus sous tous ses pas. Il lui faisaitdes questions mesurées dans les termes, mais précises, serrées,gênantes. Il lui demandait comment s’était formée cette liaison, sielle avait été longue ou courte, tranquille ou troublée, et dequelle manière elle s’était rompue. Et il revenait sans cesse surles moyens qu’avait employés cet homme pour la séduire, comme s’ilavait dû en employer d’étranges et d’inouïs. Toutes ces questions,il les fit en vain. Avec une obstination douce et suppliante, ellese taisait, la bouche serrée et les yeux gros de larmes.

Pourtant, Évariste ayant demandé où était à présent cet homme,elle répondit:

– Il a quitté le royaume.

Elle se reprit vivement:

– … la France.

– Un émigré! s’écria Gamelin.

Elle le regarda, muette, à la fois rassurée et attristée de levoir se créer lui-même une vérité conforme à ses passionspolitiques, et donner à sa jalousie gratuitement une couleurjacobine.

En fait, l’amant d’Élodie était un petit clerc de procureur trèsjoli garçon, chérubin saute-ruisseau, qu’elle avait adoré et dontle souvenir après trois ans lui donnait encore une chaleur dans lesein. Il recherchait les femmes riches et âgées: il quitta Élodiepour une dame expérimentée qui récompensait ses mérites. Entré,après la suppression des offices, à la mairie de Paris, il étaitmaintenant un dragon sans-culotte et le greluchon d’uneci-devant.

– Un noble! un émigré! répétait Gamelin, qu’elle segardait bien de détromper, n’ayant jamais souhaité qu’il sût toutela vérité. Et il t’a lâchement abandonnée?

Elle inclina la tête.

Il la pressa sur son cœur

– Chère victime de la corruption monarchique, mon amour tevengera de cet infâme. Puisse le ciel me le faire rencontrer! Jesaurai le reconnaître!

Elle détourna la tête, tout ensemble attristée et souriante, etdéçue. Elle l’aurait voulu plus intelligent des choses de l’amour,plus naturel, plus brutal. Elle sentait qu’il ne pardonnait si viteque parce qu’il avait l’imagination froide et que la confidencequ’elle venait de lui faire n’éveillait en lui aucune de ces imagesqui torturent les voluptueux, et qu’enfin il ne voyait dans cetteséduction qu’un fait moral et social.

Ils s’étaient levés et suivaient les vertes allées du jardin. Illui disait que, d’avoir souffert, il l’en estimait plus. Élodien’en demandait pas tant; mais, tel qu’il était, elle l’aimait, etelle admirait le génie des arts qu’elle voyait briller enlui.

Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent des attroupementsdans la rue de l’Égalité et tout autour du Théâtre de la Nation, cequi n’était point pour les surprendre depuis quelques jours unegrande agitation régnait dans les sections les plus patriotes; on ydénonçait la faction d’Orléans et les complices de Brissot, quiconjuraient, disait-on, la ruine de Paris et le massacre desrépublicains. Et Gamelin lui-même avait signé, peu auparavant, lapétition de la Commune qui demandait l’exclusion desVingt-et-un.

Près de passer sous l’arcade qui reliait le théâtre à la maisonvoisine, il leur fallut traverser un groupe de citoyens encarmagnole que haranguait, du haut de la galerie, un jeunemilitaire beau comme l’Amour de Praxitèle sous son casque de peaude panthère. Ce soldat charmant accusait l’Ami du peupled’indolence. Il disait:

– Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgent des fers!

A peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui:

– Venez, Évariste! fit-elle vivement. La foule, disait-elle,l’effrayait, et elle craignait de s’évanouir dans la presse. Ils sequittèrent sur la place de la Nation, en se jurant un amouréternel.

 

Ce matin-là, de bonne heure, le citoyen Brotteaux avait fait àla citoyenne Gamelin le présent magnifique d’un chapon. C’eût étéde sa part une imprudence de dire comment il se l’était procuré caril le tenait d’une dame de la Halle à qui, sur la pointe Eustache,il servait parfois de secrétaire, et l’on savait que les dames dela Halle nourrissaient des sentiments royalistes et correspondaientavec les émigrés. La citoyenne Gamelin avait reçu le chapon d’uncœur reconnaissant. On ne voyait guère de telles pièces, alors lesvivres enchérissaient. Le peuple craignait la famine; lesaristocrates, disait-on, la souhaitaient, les accapareurs lapréparaient.

Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part du chapon au dînerde midi, se rendit à cette invitation et félicita son hôtesse de lasuave odeur de cuisine qu’on respirait chez elle. Et, de fait,l’atelier du peintre sentait le bouillon gras.

– Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne dame. Pourpréparer l’estomac à recevoir votre chapon, j’ai fait une soupe auxherbes avec une couenne de lard et un gros os de bœuf. Il n’y arien qui embaume un potage comme un os à moelle.

– Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua le vieuxBrotteaux. Et vous ferez sagement de remettre demain, après-demainet tout le reste de la semaine, ce précieux os dans la marmite,qu’il ne manquera point de parfumer. La sibylle de Panzoustprocédait de la sorte elle faisait un potage de choux verts avecune couenne de lard jaune et un vieil savorados. Ainsi nomme-t-ondans son pays, qui est aussi le mien, l’os médullaire si savoureuxet succulent.

– Cette dame dont vous parlez, monsieur, fit la citoyenneGamelin, n’était-elle pas un peu regardante, de faire servir silongtemps le même os?

– Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elle étaitpauvre, bien que prophétesse.

A ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout ému des aveux qu’ilvenait de recevoir et se promettant de connaître le séducteurd’Élodie, pour venger en même temps sur lui la République et sonamour.

Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteaux reprit lefil de son discours:

– Il est rare que ceux qui font métier de prédire l’avenirs’enrichissent. On s’aperçoit trop vite de leurs supercheries. Leurimposture les rend haïssables. Mais il faudrait les détester biendavantage s’ils annonçaient vraiment l’avenir. Car la vie d’unhomme serait intolérable, s’il savait ce qui lui doit arriver. IIdécouvrirait des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et ilne jouirait plus des biens présents, dont il verrait la fin.L’ignorance est la condition nécessaire du bonheur des hommes, etil faut reconnaître que, le plus souvent, ils la remplissent bien.Nous ignorons de nous presque tout; d’autrui, tout. L’ignorancefait notre tranquillité; le mensonge, notre félicité.

La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, dit leBenedicite, fit asseoir son fils et son hôte, et commença de mangerdebout, refusant la place que le citoyen Brotteaux lui offrait àcôté de lui, car elle savait, disait-elle, à quoi la politessel’obligeait.

 

Chapitre 6

 

 

Dix heures du matin. Pas un souffle d’air. C’était le mois dejuillet le plus chaud qu’on eût connu. Dans l’étroite rue deJérusalem, une centaine de citoyens de la section faisaient laqueue à la porte du boulanger, sous la surveillance de quatregardes nationaux qui, l’arme au repos, fumaient leurpipe.

La Convention nationale avait décrété le maximum: aussitôtgrains, farine avaient disparu. Comme les Israélites au désert, lesParisiens se levaient avant le jour s’ils voulaient manger. Tousces gens, serrés les uns contre les autres, hommes, femmes,enfants, sous un ciel de plomb fondu, qui chauffait les pourrituresdes ruisseaux et exaltait les odeurs de sueur et de crasse, sebousculaient, s’interpellaient, se regardaient avec tous lessentiments que les êtres humains peuvent éprouver les uns pour lesautres, antipathie, dégoût, intérêt, désir, indifférence. On avaitappris, par une expérience douloureuse, qu’il n’y avait pas de painpour tout le monde aussi les derniers venus cherchaient-ils à seglisser en avant; ceux qui perdaient du terrain se plaignaient ets’irritaient et invoquaient vainement leur droit méprisé. Lesfemmes jouaient avec rage des coudes et des reins pour conserverleur place ou en gagner une meilleure. Si la presse devenait plusétouffante, des cris s’élevaient « Ne poussez pas! » Et chacunprotestait, se disant poussé soi-même.

Pour éviter ces désordres quotidiens, les commissaires déléguéspar la section avaient imaginé d’attacher à la porte du boulangerune corde que chacun tenait à son rang; mais les mains troprapprochées se rencontraient sur la corde et entraient en lutte.Celui qui la quittait ne parvenait point à la reprendre. Lesmécontents ou les plaisants la coupaient, et il avait fallu yrenoncer.

Dans cette queue, on suffoquait, on croyait mourir, on faisaitdes plaisanteries, on lançait des propos grivois, on jetait desinvectives aux aristocrates et aux fédéralistes, auteurs de tout lemal. Quand un chien passait, des plaisants l’appelaient Pitt.Parfois retentissait un large soufflet, appliqué par la main d’unecitoyenne sur la joue d’un insolent, tandis que, pressée par sonvoisin, une jeune servante, les yeux mi-clos et la boucheentrouverte, soupirait mollement. A toute parole, à tout geste, àtoute attitude propre à mettre en éveil l’humeur grivoise desaimables Français, un groupe de jeunes libertins entonnait le « Çaira », malgré les protestations d’un vieux jacobin, indigné que l’oncompromît en de sales équivoques un refrain qui exprimait la foirépublicaine dans un avenir de justice et de bonheur.

Son échelle sous le bras, un afficheur vint coller sur un mur,en face de la boulangerie, un avis de la Commune rationnant laviande de boucherie. Des passants s’arrêtaient pour lire la feuilleencore toute gluante. Une marchande de choux, qui cheminait sahotte sur le dos, se mit à dire de sa grosse voix cassée:

– Ils sont partis, les beaux bœufs! ratissons-nous lesboyaux.

Tout à coup une telle bouffée de puanteur ardente monta d’unégout, que plusieurs furent pris de nausées; une femme se trouvamal et fut remise évanouie à deux gardes nationaux qui la portèrentà quelques pas de là, sous une pompe. On se bouchait le nez; unerumeur grondait; des paroles s’échangeaient, pleines d’angoisse etd’épouvante. On se demandait si c’était quelque animal enterré là,ou bien un poison mis par malveillance, ou plutôt un massacré deSeptembre, noble ou prêtre, oublié dans une cave duvoisinage.

– On en a donc mis là?

– On en a mis partout!

– Ce doit être un de ceux du Châtelet. Le 2, j’en ai vu troiscents en tas sur le Pont au Change.

Les Parisiens craignaient la vengeance de ces ci-devant quimorts, les empoisonnaient.

Évariste Gamelin vint prendre la queue: il avait voulu éviter àsa vieille mère lés fatigues d’une longue station. Son voisin, lecitoyen Brotteaux, l’accompagnait, calme, souriant, son Lucrècedans la poche béante de sa redingote puce.

Le bon vieillard vanta cette scène comme une bambochade digne dupinceau d’un moderne Téniers.

– Ces portefaix et ces commères, dit-il, sont plus plaisants queles Grecs et les Romains si chers aujourd’hui à nos peintres. Pourmoi, j’ai toujours goûté la manière flamande.

Ce qu’il ne rappelait point, par sagesse et bon goût, c’estqu’il avait possédé une galerie de tableaux hollandais que le seulcabinet de M. de Choiseul égalait pour le nombre et le choix despeintures.

– II n’y a de beau que l’antique, répondit le peintre, et ce quien est inspiré; mais je vous accorde que les bambochades deTéniers, de Steen ou d’Ostade valent mieux que les fanfreluches deWatteau, de Boucher ou de Van Loo; l’humanité y est enlaidie, maisnon point avilie comme par un Baudouin ou un Fragonard.

Un aboyeur passa, criant:

– Le Bulletin du Tribunal révolutionnaire!… la liste descondamnés!

– Ce n’est point assez d’un tribunal révolutionnaire, ditGamelin. Il en faut un dans chaque ville. Que dis-je? dans chaquecommune, dans chaque canton. Il faut que tous les pères de famille,que tous les citoyens s’érigent en juges. Quand la nation se trouvesous le canon des ennemis et sous le poignard des traîtres,l’indulgence est parricide. Quoi! Lyon, Marseille, Bordeauxinsurgées, la Corse révoltée, la Vendée en feu, Mayence etValenciennes tombées au pouvoir de la coalition, la trahison dansles campagnes, dans les villes, dans les camps, la trahisonsiégeant sur les bancs de la Convention nationale, la trahisonassise, une carte à la main, dans les conseils de guerre de nosgénéraux! Que la guillotine sauve la patrie!

– Je n’ai pas d’objection essentielle à faire contre laguillotine, répliqua le vieux Brotteaux. La nature, ma seulemaîtresse et ma seule institutrice, ne m’avertit en effet d’aucunemanière que la vie d’un homme ait quelque prix; elle enseigne aucontraire, de toutes sortes de manières, qu’elle n’en a aucun.L’unique fin des êtres semble de devenir la pâture d’autres êtresdestinés à la même fin. Le meurtre est de droit naturel; enconséquence la peine de mort est légitime, à la condition qu’on nel’exerce ni par vertu ni par justice, mais par nécessité ou pour entirer quelque profit. Cependant il faut que j’aie des instinctspervers, car je répugne à voir couler le sang, et c’est unedépravation que toute ma philosophie n’est pas encore parvenue àcorriger.

– Les républicains, reprit Évariste, sont humains et sensibles.Il n’y a que les despotes qui soutiennent que la peine de mort estun attribut nécessaire de l’autorité. Le peuple souverain l’aboliraun jour. Robespierre l’a combattue, et avec lui tous les patriotes;la loi qui la supprime ne saurait être trop tôt promulguée. Maiselle ne devra être appliquée que lorsque le dernier ennemi de laRépublique aura péri sous le glaive de la loi.

Gamelin et Brotteaux avaient maintenant derrière eux desretardataires, et parmi ceux-là plusieurs femmes de la section;entre autres une belle grande tricoteuse, en fanchon et en sabots,portant un sabre en bandoulière, une jolie fille blonde,ébouriffée, dont le fichu était très chiffonné, et une jeune mèrequi, maigre et pâle, donnait le sein à un enfant malingre.L’enfant, qui ne trouvait plus de lait, criait, mais ses crisétaient faibles et les sanglots l’étouffaient. Pitoyablement petit,le teint blême et brouillé, les yeux enflammés, sa mère lecontemplait avec une sollicitude douloureuse.

– Il est bien jeune, dit Gamelin en se retournant vers lemalheureux nourrisson, qui gémissait contre son dos, dans la presseétouffante des derniers arrivés.

– Il a six mois, le pauvre amour! Son père est à l’armée: il estde ceux qui ont repoussé les Autrichiens à Condé. Il se nommeDumonteil (Michel), commis drapier de son état. Il s’est enrôlé,dans un théâtre qu’on avait dressé devant l’hôtel de ville. Lepauvre ami voulait défendre sa patrie et voir du pays. Il m’écritde prendre patience. Mais comment voulez-vous que je nourrissePaul. (c’est Paul qu’il se nomme) puisque je ne peux pas me nourrirmoi-même?

– Ah! s’écria la jolie fille blonde, nous en avons encore pourune heure, et il faudra, ce soir, recommencer la même cérémonie àla porte de l’épicière. On risque la mort pour avoir trois œufs etun quarteron de beurre.

– Du beurre, soupira la citoyenne Dumonteil, voilà trois moisque je n’en ai vu!

Et le chœur des femmes se lamenta sur la rareté et la cherté desvivres, jeta des malédictions aux émigrés et voua à la guillotineles commissaires de sections qui donnaient à des femmesdévergondées, au prix de honteuses faveurs, des poulardes et despains de quatre livres. On sema des histoires alarmantes de bœufsnoyés dans la Seine, de sacs de farine vidés dans les égouts, depains jetés dans les latrines. C’étaient les affameurs royalistes,rolandins, brissotins, qui poursuivaient l’extermination du peuplede Paris.

Tout à coup la jolie fille blonde, au fichu chiffonné, poussades cris comme si elle avait le feu à ses jupes, qu’elle secouaitviolemment et dont elle retournait les poches, proclamant qu’on luiavait volé sa bourse.

Au bruit de ce larcin, une grande indignation souleva ce menupeuple, qui avait pillé les hôtels du faubourg Saint-Germain etenvahi les Tuileries sans rien emporter, artisans et ménagères, quieussent de bon cœur brûlé le château de Versailles, mais se fussentcrus déshonorés s’ils y avaient dérobé une épingle. Les jeuneslibertins risquèrent sur la mésaventure de la belle enfant quelquesméchantes plaisanteries, aussitôt étouffées sous la rumeurpublique. On parlait déjà de pendre le voleur à la lanterne. Onentamait une enquête tumultueuse et partiale. La grande tricoteuse,montrant du doigt un vieillard soupçonné d’être un moine défroqué,jurait que c’était « le capucin qui avait fait le coup ». La foule,aussitôt persuadée, poussa des cris de mort.

Le vieillard si vivement dénoncé à la vindicte publique setenait fort modestement devant le citoyen Brotteaux. Il avait toutel’apparence, à vrai dire, d’un ci-devant religieux. Son air étaitassez vénérable, bien qu’altéré par le trouble que causaient à cepauvre homme les violences de la foule et le souvenir encore vifdes journées de Septembre. La crainte qui se peignait sur sonvisage le rendait suspect au populaire, qui croit volontiers queseuls les coupables ont peur de ses jugements, comme si laprécipitation inconsidérée avec laquelle il les rend ne devait paseffrayer jusqu’aux plus innocents.

Brotteaux s’était donné pour loi de ne jamais contrarier lesentiment populaire, surtout quand il se montrait absurde etféroce, « parce qu’alors, disait-il, la voix du peuple était la voixde Dieu ». Mais Brotteaux était inconséquent: il déclara que cethomme, qu’il fût capucin ou ne le fût point, n’avait pu dérober lacitoyenne, dont il ne s’était pas approché un seulmoment.

La foule conclut que celui qui défendait le voleur était soncomplice, et l’on parlait maintenant de traiter avec rigueur lesdeux malfaiteurs, et, quand Gamelin se porta garant de Brotteaux,les plus sages parlèrent de l’envoyer avec les deux autres à lasection.

Mais la jolie fille s’écria tout à coup joyeusement qu’elleavait retrouvé sa bourse. Aussitôt elle fut couverte de huées etmenacée d’être fessée publiquement, comme une nonne.

– Monsieur, dit le religieux à Brotteaux, je vous remercied’avoir pris ma défense. Mon nom importe peu, mais je vous dois devous le dire je me nomme Louis de Longuemare. Je suis un régulier,en effet; mais non pas un capucin, comme l’ont dit ces femmes. Ils’en faut de tout; je suis clerc régulier de l’ordre desBarnabites, qui donna des docteurs et des saints en foule àl’Église. Ce n’est point assez d’en faire remonter l’origine àsaint Charles Borromée on doit considérer comme son véritablefondateur l’apôtre saint Paul, dont il porte le monogramme dans sesarmoiries. J’ai dû quitter mon couvent devenu le siège de lasection du Pont-Neuf et porter un habit séculier.

– Mon Père, dit Brotteaux, en examinant la souquenille de M. deLonguemare, votre habit témoigne suffisamment que vous n’avez pasrenié votre état; à le voir, on croirait que vous avez réformévotre ordre plutôt que vous ne l’avez quitté. Et vous vous exposezbénévolement, sous ces dehors austères, aux injures d’une populaceimpie.

– Je ne puis pourtant pas, répondit le religieux, porter unhabit bleu, comme un danseur!

– Mon Père, ce que je dis de votre habit est pour rendre hommageà votre caractère et vous mettre en garde contre les dangers quevous courez.

– Monsieur, il conviendrait, tout au contraire, de m’encouragerà confesser ma foi. Car je ne suis que trop enclin à craindre lepéril. J’ai quitté mon habit, monsieur, ce qui est une manièred’apostasie; j’aurais voulu du moins ne pas quitter la maison oùDieu m’accorda durant tant d’années la grâce d’une vie paisible etcachée. J’obtins d’y demeurer; et j’y gardai ma cellule, tandisqu’on transformait l’église et le cloître en une sorte de petithôtel de ville qu’ils nommaient la section. Je vis, monsieur, jevis marteler les emblèmes de la sainte vérité; le vis le nom del’apôtre Paul remplacé par un bonnet de forçat. Parfois mêmej’assistai aux conciliabules de la section, et j’y entendisexprimer d’étonnantes erreurs. Enfin je quittai cette demeureprofanée et j’allai vivre de la pension de cent pistoles que mefait l’Assemblée dans une écurie dont on a réquisitionné leschevaux pour le service des armées. Là je dis la messe devantquelques fidèles, qui y viennent attester l’éternité de l’Église deJésus-Christ.

– Moi, mon Père, répondit l’autre, si vous voulez le savoir, jeme nomme Brotteaux et fus jadis publicain.

– Monsieur, répliqua le Père Longuemare, je savais, parl’exemple de saint Matthieu, qu’on peut attendre une bonne paroled’un publicain.

– Mon Père, vous êtes trop honnête.

– Citoyen Brotteaux, dit Gamelin, admirez ce bon peuple plusaffamé de justice que de pain chacun ici était prêt à quitter saplace pour châtier le voleur. Ces hommes, ces femmes si pauvres,soumis à tant de privations, sont d’une probité sévère, et nepeuvent tolérer un acte malhonnête.

– Il faut convenir, répondit Brotteaux, que, dans leur grandeenvie de pendre le larron, ces gens-ci eussent fait un mauvaisparti à ce bon religieux, à son défenseur et au défenseur de sondéfenseur. Leur avarice même et l’amour égoïste qu’ils portent àleur bien les y poussaient; le larron, en s’attaquant à l’un d’eux,les menaçait tous; ils se préservaient en le punissant. Au reste,il est probable que la plupart de ces manouvriers et de cesménagères sont probes et respectueux du bien d’autrui. Cessentiments leur ont été inculqués dès l’enfance par leurs père etmère qui les ont suffisamment fessés, et leur ont fait entrer lesvertus par le cul.

Gamelin ne cacha pas au vieux Brotteaux qu’un tel langage luisemblait indigne d’un philosophe.

– La vertu, dit-il, est naturelle à l’homme Dieu en a déposé legerme dans le cœur des mortels.

Le vieux Brotteaux était athée et tirait de son athéisme unesource abondante de délices.

– Je vois, citoyen Gamelin, que, révolutionnaire pour ce qui estde la terre, vous êtes, quant au ciel, conservateur et mêmeréacteur. Robespierre et Marat le sont autant que vous. Et jetrouve singulier que les Français, qui ne souffrent plus de roimortel, s’obstinent à en garder un immortel, beaucoup plustyrannique et féroce. Car qu’est-ce que la Bastille et même lachambre ardente, auprès de l’enfer? L’humanité copie ses dieux surses tyrans, et vous, qui rejetez l’original, vous gardez lacopie!

– Oh! citoyen! s’écria Gamelin, n’avez-vous pas honte de tenirce langage? et pouvez-vous confondre les sombres divinités conçuespar l’ignorance et la peur avec l’Auteur de la nature? La croyanceen un Dieu bon est nécessaire à la morale. L’Être suprême est lasource de toutes les vertus, et l’on n’est pas républicain si l’onne croit en Dieu. Robespierre le savait bien, qui fit enlever de lasalle des Jacobins ce buste du philosophe Helvétius, coupabled’avoir disposé les Français à la servitude en leur enseignantl’athéisme. J’espère, du moins, citoyen Brotteaux, que, lorsque laRépublique aura institué le culte de la Raison, vous ne refuserezpas votre adhésion à une religion si sage.

– J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme,répondit Brotteaux. La raison nous guide et nous éclaire; quandvous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vouspersuadera des crimes.

Et Brotteaux continua de raisonner, les pieds dans le ruisseau,ainsi qu’il le faisait naguère dans un de ces fauteuils dorés dubaron d’Holbach, qui, selon son expression, servaient de fondementà la philosophie naturelle:

– Jean-Jacques Rousseau, dit-il, qui montra quelques talents,surtout en musique, était un jean-fesse qui prétendait tirer samorale de la nature et qui la tirait en réalité des principes deCalvin. La nature nous enseigne à nous entre-dévorer et elle nousdonne l’exemple de tous les crimes et de tous les vices que l’étatsocial corrige ou dissimule. On doit aimer la vertu; mais il estbon de savoir que c’est un simple expédient imaginé par les hommespour vivre commodément ensemble. Ce que nous appelons la moralen’est qu’une entreprise désespérée de nos semblables contre l’ordreuniversel, qui est la lutte, le carnage et l’aveugle jeu de forcescontraires. Elle se détruit elle-même, et, plus j’y pense, plus jeme persuade que l’univers est enragé. Les théologiens et lesphilosophes, qui font de Dieu l’auteur de la nature et l’architectede l’univers, nous le font paraître absurde et méchant. Ils ledisent bon, parce qu’ils le craignent, mais ils sont forcés deconvenir qu’il agit d’une façon atroce. Ils lui prêtent unemalignité rare même chez l’homme. Et c’est par là qu’ils le rendentadorable sur la terre. Car notre misérable race ne vouerait pas unculte à des Dieux justes et bienveillants, dont elle n’aurait rienà craindre; elle ne garderait point de leurs bienfaits unereconnaissance inutile. Sans le purgatoire et l’enfer, le bon Dieune serait qu’un pauvre sire.

– Monsieur, dit le Père Longuemare, ne parlez point de la naturevous ne savez ce que c’est.

– Pardieu, je le sais aussi bien que vous, mon Père!

– Vous ne pouvez pas le savoir, puisque vous n’avez pas dereligion et que la religion seule nous enseigne ce qu’est lanature, en quoi elle est bonne et comment elle a été dépravée. Aureste, ne vous attendez pas à ce que je vous réponde; Dieu ne m’adonné, pour réfuter vos erreurs, ni la chaleur du langage ni laforce de l’esprit. Je craindrais de ne vous fournir, par moninsuffisance, que des occasions de blasphème et des causesd’endurcissement, et, lorsque je sens un vif désir de vous servir,je ne recueillerais pour tout fruit de mon indiscrète charitéque…

Ce propos fut interrompu par une immense clameur qui,partie de la tête de la colonne, avertit la file entière desaffamés que la boulangerie ouvrait ses portes. On commençad’avancer mais avec une extrême lenteur. Un garde national deservice faisait entrer les acheteurs, un par un. Le boulanger, safemme et son garçon étaient assistés dans la vente des pains pardeux commissaires civils qui, un ruban tricolore au bras gauche,s’assuraient que le consommateur appartenait à la section et qu’onne lui délivrait que la part proportionnelle aux bouches qu’ilavait à nourrir.

Le citoyen Brotteaux faisait de la recherche du plaisir la finunique de la vie: il estimait que la raison et les sens, seulsjuges en l’absence des Dieux, n’en pouvaient concevoir une autre.Or, trouvant dans les propos du peintre un peu trop de fanatisme etdans ceux du religieux un peu trop de simplicité pour y prendregrand plaisir, cet homme sage, afin de conformer sa conduite à sadoctrine dans les conjonctures présentes, et charmer l’attenteencore longue, tira de la poche béante de sa redingote puce sonLucrèce, qui demeurait ses plus chères délices et son vraicontentement. La reliure de maroquin rouge était écornée parl’usage et le citoyen Brotteaux en avait prudemment gratté lesarmoiries, les trois îlots d’or achetés à beaux deniers comptantspar le traitant son père. Il ouvrit le livre à l’endroit où lepoète philosophe, qui veut guérir les hommes des vains troubles del’amour, surprend une femme entre les bras de ses servantes dans unétat qui offenserait tous les sens d’un amant. Le citoyen Brotteauxlut ces vers, non toutefois sans jeter les yeux sur la nuque doréede sa jolie voisine ni sans respirer avec volupté la peau moite decette petite souillon. Le poète Lucrèce n’avait qu’une sagesse; sondisciple Brotteaux en avait plusieurs.

Il lisait, faisant deux pas tous les quarts d’heure. A sonoreille, réjouie par les cadences graves et nombreuses de la muselatine, jaillissait en vain la criaillerie des commères surl’enchérissement du pain, du sucre, du café, de la chandelle et dusavon. C’est ainsi qu’il atteignit avec sérénité le seuil de laboulangerie. Derrière lui, Évariste Gamelin voyait au-dessus de satête la gerbe dorée sur la grille de fer qui fermaitl’imposte.

A son tour, il entra dans la boutique les paniers, les casiersétaient vides; le boulanger lui délivra le seul morceau de pain quirestât et qui ne pesait pas deux livres. Évariste paya, et l’onferma la grille sur ses talons, de peur que le peuple en tumulten’envahît la boulangerie. Mais ce n’était pas à craindre cespauvres gens, instruits à l’obéissance par leurs antiquesoppresseurs et par leurs libérateurs du jour, s’en furent, la têtebasse et traînant la jambe.

Gamelin, comme il atteignait le coin de la rue, vit assise surune borne la citoyenne Dumonteil, son nourrisson dans ses bras.Elle était sans mouvement, sans couleur, sans larmes, sans regard.L’enfant lui suçait le doigt avidement. Gamelin se tint un momentdevant elle, timide, incertain. Elle ne semblait pas le voir.

Il balbutia quelques mots, puis tira son couteau de sapoche, un eustache à manche de corne, coupa son pain par le milieuet en mit la moitié sur les genoux de la jeune mère, qui regarda,étonnée; mais il avait déjà tourné le coin de la rue.

Rentré chez lui, Évariste trouva sa mère assise à la fenêtre,qui reprisait des bas. Il lui mit gaiement son reste de pain dansla main:

– Vous me pardonnerez, ma bonne mère: fatigué d’être silongtemps sur mes jambes, épuisé de chaleur, dans la rue, enrentrant à la maison, bouchée par bouchée, j’ai mangé la moitié denotre ration. Il reste à peine votre part.

Et il fit mine de secouer les miettes sur sa veste.

 

Chapitre 7

 

 

Usant d’une très vieille façon de dire, la citoyenne veuveGamelin l’avait annoncé « A force de manger des châtaignes, nousdeviendrons châtaignes ». Ce jour-là, 13 juillet, elle et son filsavaient dîné, à midi, d’une bouillie de châtaignes. Comme ilsachevaient cet austère repas, une dame poussa la porte et emplitsoudain l’atelier de son éclat et de ses parfums. Évariste reconnutla citoyenne Rochemaure. Croyant qu’elle se trompait de porte etcherchait le citoyen Brotteaux, son ami d’autrefois, il pensaitdéjà lui indiquer le grenier du ci-devant ou appeler Brotteaux,pour épargner à une femme élégante de grimper par une échelle demeunier; mais il parut dès l’abord que c’était au citoyen ÉvaristeGamelin qu’elle avait affaire, car elle se déclara heureuse de lerencontrer et de se dire sa servante.

Ils n’étaient point tout à fait étrangers l’un à l’autre ilss’étaient vus plusieurs fois dans l’atelier de David, dans unetribune de l’assemblée, aux Jacobins, chez le restaurateur Vénua;elle l’avait remarqué pour sa beauté, sa jeunesse, son airintéressant.

Portant un chapeau enrubanné comme un mirliton et empanachécomme le couvre-chef d’un représentant en mission, la citoyenneRochemaure était emperruquée, fardée, mouchetée, musquée, la chairfraîche encore sous tant d’apprêts ces artifices violents de lamode trahissaient la hâte de vivre et la fièvre de ces joursterribles aux lendemains incertains. Son corsage à grands revers età grandes basques, tout reluisant d’énormes boutons d’acier, étaitrouge sang, et l’on ne pouvait discerner, tant elle se montrait àla fois aristocrate et révolutionnaire, si elle portait lescouleurs des victimes ou celles du bourreau. Un jeune militaire, undragon, l’accompagnait.

La longue canne de nacre à la main, grande, belle, ample, lapoitrine généreuse, elle fit le tour de l’atelier, et, approchantde ses yeux gris son lorgnon d’or à deux branches, elle examina lestoiles du peintre, souriant, se récriant, portée à l’admiration parla beauté de l’artiste, et flattant pour être flattée.

– Qu’est-ce, demanda la citoyenne, que ce tableau si noble et sitouchant d’une femme douce et belle près d’un jeunemalade?

Gamelin répondit qu’il fallait y voir Oreste veillé par Électresa sœur, et que, s’il l’avait pu achever, ce serait peut-être sonmoins mauvais ouvrage.

– Le sujet, ajouta-t-il, est tiré de l’Oreste d’Euripide.J’avais lu, dans une traduction déjà ancienne de cette tragédie,une scène qui m’avait frappé d’admiration: celle où la jeuneÉlectre, soulevant son frère sur son lit de douleur, essuie l’écumequi lui souille la bouche, écarte de ses yeux les cheveux quil’aveuglent et prie ce frère chéri d’écouter ce qu’elle lui va diredans le silence des Furies. En lisant et relisant cette traduction,je sentais comme un brouillard qui me voilait les formes grecqueset que je ne pouvais dissiper. Je m’imaginais le texte originalplus nerveux et d’un autre accent. Éprouvant un vif désir de m’enfaire une idée exacte, j’allai prier M. Gail, qui professait alorsle grec au Collège de France (c’était en 91), de m’expliquer cettescène mot à mot. Il me l’expliqua comme je le lui demandais et jem’aperçus que les anciens sont beaucoup plus simples et plusfamiliers qu’on ne se l’imagine. Ainsi, Électre dit à Oreste « Frèrechéri, que ton sommeil m’a causé de joie! Veux-tu que je t’aide àte soulever? » Et Oreste répond « Oui, aide-moi, prends-moi, etessuie ces restes d’écume attachés autour de ma bouche et de mesyeux. Mets ta poitrine contre la mienne et écarte de mon visage machevelure emmêlée car elle me cache les yeux…  » Tout plein de cettepoésie si jeune et si vive, de ces expressions naïves et fortes,j’esquissai le tableau que vous voyez, citoyenne.

Le peintre, qui, d’ordinaire, parlait si discrètement de sesœuvres, ne tarissait pas sur celle-là. Encouragé par un signe quelui fit la citoyenne Rochemaure en soulevant son lorgnon, ilpoursuivit

– Hennequin a traité en maître les fureurs d’Oreste. Mais Orestenous émeut encore plus dans sa tristesse que dans ses fureurs.Quelle destinée que la sienne! C’est par piété filiale, parobéissance à des ordres sacrés qu’il a commis ce crime dont lesDieux doivent l’absoudre, mais que les hommes ne pardonnerontjamais. Pour venger la justice outragée, il a renié la nature, ils’est fait inhumain, il s’est arraché les entrailles. Il reste fiersous le poids de son horrible et vertueux forfait. C’est ce quej’aurais voulu montrer dans ce groupe du frère et de lasœur.

Il s’approcha de la toile et la regarda aveccomplaisance.

– Certaines parties, dit-il, sont à peu près terminées; la têteet le bras d’Oreste, par exemple.

– C’est un morceau admirable. Et Oreste vous ressemble, citoyenGamelin.

– Vous trouvez? fit le peintre avec un sourire grave.

Elle prit la chaise que Gamelin lui tendait. Le jeune dragon setint debout à son côté, la main sur le dossier de la chaise où elleétait assise. A quoi l’on pouvait voir que la Révolution étaitaccomplie, car, sous l’ancien régime, un homme n’eût jamais, encompagnie, touché seulement du doigt le siège où se trouvait unedame, formé par l’éducation aux contraintes, parfois assez rudes,de la politesse, estimant d’ailleurs que la retenue gardée dans lasociété donne un prix singulier à l’abandon secret et que, pourperdre le respect, il fallait l’avoir.

Louise Masché de Rochemaure, fille d’un lieutenant des chassesdu roi, veuve d’un procureur et, durant vingt ans, fidèle amie dufinancier Brotteaux des Ilettes, avait adhéré aux principesnouveaux. On l’avait vue, en juillet 1790, bêcher la terre du Champde Mars. Son penchant décidé pour les puissances l’avait portéefacilement des feuillants aux girondins et aux montagnards, tandisqu’un esprit de conciliation, une ardeur d’embrassement et uncertain génie d’intrigue l’attachaient encore aux aristocrates etaux contre-révolutionnaires. C’était une personne très répandue,fréquentant guinguettes, théâtres, traiteurs à la mode, tripots,salons, bureaux de journaux, antichambres de comités. La Révolutionlui apportait nouveautés, divertissements, sourires, joies,affaires, entreprises fructueuses. Nouant des intrigues politiqueset galantes, jouant de la harpe, dessinant des paysages, chantantdes romances, dansant des danses grecques, donnant à souper,recevant de jolies femmes, comme la comtesse de Beaufort etl’actrice Descoings, tenant toute la nuit table de trente et un etde biribi et faisant rouler la rouge et la noire, elle trouvaitencore le temps d’être pitoyable à ses amis. Curieuse, agissante,brouillonne, frivole, connaissant les hommes, ignorant les foules,aussi étrangère aux opinions qu’elle partageait qu’à celles qu’illui fallait répudier, ne comprenant absolument rien à ce qui sepassait en France, elle se montrait entreprenante, hardie et toutepleine d’audace par ignorance du danger et par une confianceillimitée dans le pouvoir de ses charmes.

Le militaire qui l’accompagnait était dans la fleur de lajeunesse. Un casque de cuivre garni d’une peau de panthère, et lacrête ornée de chenille ponceau, ombrageait sa tête de chérubin etrépandait sur son dos une longue et terrible crinière. Sa vesterouge, en façon de brassière, se gardait de descendre jusqu’auxreins pour n’en pas cacher l’élégante cambrure. Il portait à laceinture un énorme sabre, dont la poignée en bec d’aigleresplendissait. Une culotte à pont, d’un bleu tendre, moulait lesmuscles élégants de ses jambes, et des soutaches d’un bleu sombredessinaient leurs riches arabesques sur ses cuisses. Il avait l’aird’un danseur costumé pour quelque rôle martial et galant, dansAchille à Scyros ou les Noces d’Alexandre, par un élève de Davidattentif à serrer la forme.

Gamelin se rappelait confusément l’avoir déjà vu. C’était eneffet le militaire qu’il avait rencontré, quinze jours auparavant,haranguant le peuple sur les galeries du Théâtre de laNation.

La citoyenne Rochemaure le nomma:

– Le citoyen Henry, membre du Comité révolutionnaire de lasection des Droits de l’Homme.

Elle l’avait toujours dans ses jupes, miroir d’amour etcertificat vivant de civisme.

La citoyenne félicita Gamelin de ses talents et lui demanda s’ilne consentirait pas à dessiner une carte pour une marchande demodes à qui elle s’intéressait. Il y traiterait un sujet appropriéune femme essayant une écharpe devant une psyché, par exemple, ouune jeune ouvrière portant sous son bras un carton àchapeau.

Comme capables d’exécuter un petit ouvrage de ce genre, on luiavait parlé du fils Fragonard, du jeune Ducis et aussi d’un nomméPrudhomme; mais elle préférait s’adresser au citoyen ÉvaristeGamelin. Toutefois elle n’en vint, sur cet article, à rien deprécis, et l’on sentait qu’elle avait mis cette commande en avantuniquement pour engager la conversation. En effet, elle était venuepour tout autre chose. Elle réclamait du citoyen Gamelin un bonoffice sachant qu’il connaissait le citoyen Marat, elle venait luidemander de l’introduire chez l’Ami du peuple, avec qui elledésirait avoir un entretien.

Gamelin répondit qu’il était un trop petit personnage pour laprésenter à Marat, et que, du reste, elle n’avait que taire d’unintroducteur: Marat, bien qu’accablé d’occupations, n’était pasl’homme invisible qu’on avait dit.

Et Gamelin ajouta:

– Il vous recevra, citoyenne, si vous êtes malheureuse car songrand cœur le rend accessible à l’infortune et pitoyable à toutesles souffrances. Il vous recevra si vous avez quelque révélation àlui faire intéressant le salut public il a voué ses jours àdémasquer les traîtres.

La citoyenne Rochemaure répondit qu’elle serait heureuse desaluer en Marat un citoyen illustre, qui avait rendu de grandsservices au pays, qui était capable d’en rendre de plus grandsencore, et qu’elle souhaitait mettre ce législateur en rapport avecdes hommes bien intentionnés, des philanthropes favorisés par lafortune et capables de lui fournir des moyens nouveaux desatisfaire son ardent amour de l’humanité.

– Il est désirable, ajouta-t-elle, de faire coopérer les richesà la prospérité publique.

De vrai, la citoyenne avait promis au banquier Morhardt de lefaire dîner avec Marat.

Morhardt, Suisse comme l’Ami du peuple, avait lié partie avecplusieurs députés à la Convention, Julien (de Toulouse), Delaunay(d’Angers) et l’ex-capucin Chabot pour spéculer sur les actions dela Compagnie des Indes. Le jeu, très simple, consistait à fairetomber ces actions à six cent cinquante livres par des motionsspoliatrices, afin d’en acheter le plus grand nombre possible à ceprix et de les relever ensuite à quatre mille ou cinq mille livrespar des motions rassurantes. Mais Chabot, Julien, Delaunay étaientpercés à jour. On suspectait Lacroix, Fabre d’ÉgIantine et mêmeDanton. L’homme de l’agio, le baron de Batz, cherchait de nouveauxcomplices à la Convention et conseillait au banquier Morhardt devoir Marat.

Cette pensée des agioteurs contre-révolutionnaires n’était pasaussi étrange qu’elle semblait tout d’abord. Toujours ces gens-làs’efforçaient de se liguer avec les puissances du jour, et, par sapopularité, par sa plume, par son caractère, Marat était unepuissance formidable. Les girondins sombraient; les dantonistes,battus par la tempête, ne gouvernaient plus. Robespierre, l’idoledu peuple, était d’une probité jalouse, soupçonneux et ne selaissait point approcher. Il importait de circonvenir Marat, des’assurer sa bienveillance pour le jour où il serait dictateur, ettout présageait qu’il le deviendrait: sa popularité, son ambition,son empressement à recommander les grands moyens. Et peut-être,après tout, que Marat rétablirait l’ordre, les finances, laprospérité. Plusieurs fois il s’était élevé contre les énergumènesqui renchérissaient sur lui de patriotisme; depuis quelque temps,il dénonçait les démagogues presque autant que les modérés. Aprèsavoir excité le peuple à pendre les accapareurs dans leur boutiquepillée, il exhortait les citoyens au calme et à la prudence; ildevenait un homme de gouvernement.

Malgré certains bruits qu’on semait sur lui comme sur tous lesautres hommes de la Révolution, ces écumeurs d’or ne le croyaientpas corruptible, mais ils le savaient vaniteux et crédule; ilsespéraient le gagner par des flatteries et surtout par unefamiliarité condescendante, qu’ils croyaient de leur part la plusséduisante des flatteries. Ils comptaient, grâce à lui, souffler lefroid et le chaud sur toutes les valeurs qu’ils voudraient acheteret revendre, et le pousser à servir leurs intérêts en croyantn’agir que dans l’intérêt public.

Grande appareilleuse, bien qu’elle fut encore dans l’âge desamours, la citoyenne Rochemaure s’était donné la mission de réunirle législateur journaliste au banquier, et sa folle imagination luireprésentait l’homme des caves, aux mains encore rougies du sang deSeptembre, engagé dans le parti des financiers dont elle étaitl’agent, jeté par sa sensibilité même et sa candeur en plein agio,dans ce monde, qu’elle chérissait, d’accapareurs, de fournisseurs,d’émissaires de l’étranger, de croupiers et de femmesgalantes.

Elle insista pour que le citoyen Gamelin la conduisît chez l’Amidu peuple, qui habitait non loin, dans la rue des Cordeliers, prèsde l’église. Après avoir fait un peu de résistance, le peintre cédaau vœu de la citoyenne. Le dragon Henry, invité à se joindre à eux,refusa, alléguant qu’il entendait garder sa liberté, même à l’égarddu citoyen Marat, qui, sans doute, avait rendu des services à laRépublique, mais maintenant faiblissait: n’avait-il pas, dans safeuille, conseillé la résignation au peuple de Paris?

Et le jeune Henry, d’une voix mélodieuse, avec de longs soupirs,déplora la République trahie par ceux en qui elle avait mis sonespoir: Danton repoussant l’idée d’un impôt sur les riches,Robespierre s’opposant à la permanence des sections, Marat dont lesconseils pusillanimes brisaient l’élan des citoyens…

– Oh! s’écria-t-il, que ces hommes paraissent faibles auprès deLeclerc et de Jacques Roux! Roux! Leclerc! vous êtes les vrais amisdu peuple!

Gamelin n’entendit point ces propos, qui l’eussent indigné; ilétait allé dans la pièce voisine passer son habit bleu.

– Vous pouvez être fière de votre fils, dit la citoyenneRochemaure à la citoyenne Gamelin. Il est grand par le talent etpar le caractère.

La citoyenne veuve Gamelin donna, en réponse, un bon témoignagede son fils, sans toutefois s’enorgueillir de lui devant une damede haut parage, car elle avait appris dans son enfance que lepremier devoir des petits est l’humilité envers les grands. Elleétait encline à se plaindre, n’en ayant que trop sujet et trouvantdans ses plaintes un soulagement à ses peines. Elle révélaitabondamment ses maux à ceux qu’elle croyait capables de lessoulager, et madame de Rochemaure lui semblait de ceux-là. Aussi,mettant à profit l’instant favorable, elle conta tout d’une haleinela détresse de la mère et du fils, qui tous deux mouraient de faim.On ne vendait plus de tableaux la Révolution avait tué le commercecomme avec un couteau. Les vivres étaient rares et hors deprix.

Et la bonne dame expédiait ses lamentations avec toute lavolubilité de ses lèvres molles et de sa langue épaisse, afin deles avoir dépêchées toutes quand reparaîtrait son fils, dont lafierté n’eût point approuvé de telles plaintes. Elle s’efforçaitd’émouvoir dans le moins de temps possible une dame qu’elle jugeaitriche et répandue, et de l’intéresser au sort de son enfant. Etelle sentait que la: beauté d’Évariste conspirait avec elle pourattendrir une femme bien née. En effet, la citoyenne Rochemauremontra de la sensibilité elle s’émut à l’idée des souffrancesd’Évariste et de sa mère et rechercha les moyens de les adoucir.Elle ferait acheter les ouvrages du peintre par des hommes richesde ses amis.

– Car, dit-elle en souriant, il y a encore de l’argent enFrance, mais il se cache.

Mieux encore puisque l’art était perdu, elle procurerait àÉvariste un emploi chez Morhardt ou chez les frères Perregaux, ouune place de commis chez un fournisseur aux armées.

Puis elle songea que ce n’était pas cela qu’il fallait à unhomme de ce caractère; et, après un moment de réflexion, elle fitsigne qu’elle avait trouvé:

– Il reste à nommer plusieurs jurés au Tribunal révolutionnaire.Juré, magistrat, voilà ce qui convient à votre fils. Je suis enrelation avec les membres du Comité de Salut public; je connaisRobespierre l’aîné; son frère soupe très souvent chez moi. Je leurparlerai. Je ferai parler à Montané, à Dumas, à Fouquier.

La citoyenne Gamelin, émue et reconnaissante, mit un doigt sursa bouche Évariste rentrait dans l’atelier.

Il descendit avec la citoyenne Rochemaure l’escalier sombre,dont les degrés de bois et de carreaux étaient recouverts d’unecrasse antique.

Sur le Pont-Neuf, où le soleil, déjà bas, allongeait l’ombre dupiédestal qui avait porté le Cheval de Bronze et que pavoisaientmaintenant les couleurs de la nation, une foule d’hommes et defemmes du peuple écoutaient, par petits groupes, des citoyens quiparlaient à voix basse. La foule, consternée, gardait un silencecoupé par intervalles de gémissements et de cris de colère.Beaucoup s’en allaient d’un pas rapide vers la rue de Thionville,ci-devant rue Dauphine; Gamelin, s’étant glissé dans un de cesgroupes, entendit que Marat venait d’être assassiné.

Peu à peu la nouvelle se confirmait et se précisait il avait étéassassiné dans sa baignoire, par une femme venue exprès de Caenpour commettre ce crime.

Certains croyaient qu’elle s’était enfuie; mais la plupartdisaient qu’elle avait été arrêtée.

Ils étaient là, tous, comme un troupeau sans berger. Ilssongeaient

Marat, sensible, humain, bienfaisant, Marat n’est plus là pournous guider, lui qui ne s’est jamais trompé, qui devinait tout, quiosait tout révéler! Que faire, que devenir? Nous avons perdu notreconseiller, notre défenseur, notre ami. Ils savaient d’où venait lecoup, et qui avait dirigé le bras de cette femme. Ilsgémissaient

-Marat a été frappé par les mains criminelles qui veulent nousexterminer. Sa mort est le signal de l’égorgement de tous lespatriotes.

On rapportait diversement les circonstances de cette morttragique et les dernières paroles de la victime; on faisait desquestions sur l’assassin, dont on savait seulement que c’était unejeune femme envoyée par les traîtres fédéralistes. Montrant lesongles et les dents, les citoyennes vouaient la criminelle ausupplice et, trouvant la guillotine trop douce, réclamaient pour cemonstre le fouet, la roue, l’écartèlement, et imaginaient destortures nouvelles.

Des gardes nationaux en armes traînaient à la section un homme àl’air résolu. Ses vêtements étaient en lambeaux des filets de sangcoulaient sur sa face pâle. On l’avait surpris disant que Maratavait mérité son sort en provoquant sans cesse au pillage et aumeurtre. Et ç’avait été à grand-peine que les miliciens l’avaientsoustrait à la fureur populaire. On le désignait du doigt comme uncomplice de l’assassin, et des menaces de mort s’élevaient sur sonpassage.

Gamelin restait stupide de douleur. De maigres larmes séchaientdans ses yeux ardents. A sa douleur filiale se mêlaient unesollicitude patriotique et une piété populaire qui ledéchiraient.

Il songeait:

« Après Le Peltier, après Bourdon, Marat! Je reconnais le sortdes patriotes massacrés au Champ de Mars, à Nancy, à Paris, ilspériront tous. Et il songeait au traître Wimpfen qui naguèreencore, à la tête d’une horde de soixante mille royalistes,marchait sur Paris, et qui, s’il n’avait été arrêté à Vernon parles braves patriotes, eût mis à feu et à sang la ville héroïque etcondamnée.

Et combien de périls encore, combien de projets criminels,combien de trahisons, que la sagesse et la vigilance de Maratpouvaient seules connaître et déjouer Qui saurait après luidénoncer Custine oisif dans le camp de César et refusant dedébloquer Valenciennes, Biron inactif dans la Basse-Vendée,laissant prendre Saumur et assiéger Nantes, Dillon trahissant lapatrie dans l’Argonne?.

Cependant, autour de lui, de moment en moment,, grandissait laclameur sinistre

-Marat est mort; les aristocrates l’ont tué 1

Comme, le cœur gros de douleur, de haine et d’amour, il s’enallait rendre un hommage funèbre au martyr de la. liberté, unevieille paysanne qui portait la coiffe limousine s’approcha de luiet lui demanda si ce monsieur Marat, qui avait été assassiné,n’était pas monsieur le curé Mara, de Saint-Pierre-de-Queyroix.

 

Chapitre 8

 

 

La veille de la fête, par un soir tranquille et clair, Élodie,au bras d’Évariste, se promenait sur le champ de la Fédération. Desouvriers achevaient en hâte d’élever des colonnes, des statues, destemples, une montagne, un autel. Des symboles gigantesques,l’Hercule populaire brandissant sa massue, la Nature abreuvantl’univers à ses mamelles inépuisables, se dressaient soudain dansla capitale en proie à la famine, à la terreur, écoutant si l’onn’entendait pas sur la route de Meaux les canons autrichiens. LaVendée réparait son échec devant Nantes par des victoiresaudacieuses. Un cercle de fer, de flammes et de haine entourait lagrande cité révolutionnaire. Et cependant elle recevait avecmagnificence, comme la souveraine d’un vaste empire, les députésdes assemblées primaires qui avaient accepté la constitution. Lefédéralisme était vaincu: la République une, indivisible, vaincraittous ses ennemis.

Étendant le bras sur la plaine populeuse:

– C’est là, dit Évariste, que, le 17 juillet 91, l’infâme Baillyfit fusiller le peuple au pied de l’autel de la patrie. Legrenadier Passavant, témoin du massacre, rentra dans sa maison,déchira son habit, s’écria: « J’ai juré de mourir avec la liberté;elle n’est plus je meurs. » Et il se brûla la cervelle.

Cependant les artistes et les bourgeois paisibles examinaientles préparatifs de la fête, et on lisait sur leurs visages un amourde la vie aussi morne que leur vie elle-même; les plus grandsévénements, en entrant dans leur esprit, se rapetissaient à leurmesure et devenaient insipides comme eux. Chaque couple allait,portant dans ses bras ou traînant par la main ou faisant courirdevant lui des enfants qui n’étaient pas plus beaux que leursparents et ne promettaient pas de devenir plus heureux, et quidonneraient la vie à d’autres enfants aussi médiocres qu’eux enjoie et en beauté. Et parfois l’on voyait une jeune fille grande etbelle qui sur son passage inspirait aux jeunes hommes un généreuxdésir, aux vieillards le regret de la douce vie.

Près de l’École militaire, Évariste montra à Élodie des statueségyptiennes dessinées par David d’après des modèles romains del’époque d’Auguste. Ils entendirent alors un vieux Parisien poudrés’écrier:

– On se croirait sur les bords du Nil!

Depuis trois jours qu’Élodie n’avait vu son ami, de gravesévénements s’étaient passés à l’Amour peintre. Le citoyen Blaiseavait été dénoncé au Comité de sûreté générale pour fraudes dansles fournitures. Heureusement que le marchand d’estampes étaitconnu dans sa section; le Comité de surveillance de la section desPiques s’était porté garant de son civisme auprès du Comité desûreté générale et l’avait pleinement justifié.

Ayant conté cet événement avec émotion, Élodie ajouta:

– Nous sommes tranquilles maintenant, mais l’alerte a étéchaude. Il s’en est fallu de peu que mon père n’ait été mis enprison. Si le danger avait duré quelques heures de plus, je seraisallée vous demander, Évariste, de faire auprès de vos amisinfluents des démarches en sa faveur.

Évariste ne répondit pas. Élodie fut bien loin de mesurer laprofondeur de ce silence.

Ils allèrent, la main dans la main, le long des berges de laSeine. Ils se disaient leur mutuelle tendresse dans le langage deJulie et de Saint-Preux; le bon Jean-Jacques leur donnait lesmoyens de peindre et d’orner leur amour.

La municipalité avait accompli ce prodige de faire régner pourun jour l’abondance dans la ville affamée. Une foire s’étaitinstallée sur la place des Invalides, au bord de la rivière desmarchands vendaient, dans des baraques, des saucissons, descervelas, des andouilles, des jambons couverts de lauriers, desgâteaux de Nanterre, des pains d’épices, des crêpes, des pains dequatre livres, de la limonade et du vin. Il y avait aussi desboutiques où l’on vendait des chansons patriotiques, des cocardes,des rubans tricolores, des bourses, des chaînes de laiton et toutessortes de menus joyaux. S’arrêtant à l’étalage d’un humblebijoutier, Évariste choisit une bague en argent où l’on voyait enrelief la tête de Marat entortillée d’un foulard. Et il la passa audoigt d’Élodie.

 

Gamelin se rendit, ce soir-là, rue de l’Arbre-Sec, chez lacitoyenne Rochemaure, qui l’avait mandé pour affaire pressante. Illa trouva dans sa chambre à coucher, étendue sur une chaise longue,en déshabillé galant.

Tandis que l’attitude de la citoyenne exprimait une voluptueuselangueur, autour d’elle tout disait ses grâces, ses jeux, sestalents: une harpe près du clavecin entrouvert, une guitare dans unfauteuil; un métier à broder où était montée une étoffe de satin;sur la table, une miniature ébauchée, des papiers, des livres; unebibliothèque en désordre comme ravagée par une belle main aussiavide de connaître que de sentir. Elle lui donna sa main à baiseret lui dit:

– Salut, citoyen juré! Aujourd’hui même, Robespierre l’aîné m’aremis une lettre en votre faveur pour le président Herman, unelettre très bien tournée, qui disait à peu près: « Je vous indiquele citoyen Gamelin, recommandable par ses talents et par sonpatriotisme. Je me suis fait un devoir de vous annoncer un patriotequi a des principes et une conduite ferme dans la lignerévolutionnaire. Vous ne négligerez pas l’occasion d’être utile àun républicain. » J’ai porté sans débrider cette lettre au présidentHerman, qui m’a reçue avec une politesse exquise et a aussitôtsigné votre nomination. C’est chose faite.

Gamelin, après un moment de silence:

– Citoyenne, dit-il, bien que je n’aie pas un morceau de pain àdonner à ma mère, je jure sur mon honneur que je n’accepte lesfonctions de juré que pour servir la République et la venger detous ses ennemis.

La citoyenne jugea le remerciement froid et le complimentsévère. Elle soupçonna Gamelin de manquer de grâce. Mais elleaimait trop la jeunesse pour ne pas lui pardonner quelque âpreté.Gamelin était beau elle lui trouvait du mérite. On le façonnerasongea-t-elle. Et elle l’invita à ses soupers: elle recevait,chaque soir, après le théâtre.

– Vous rencontrerez chez moi des gens d’esprit et de talent:Elleviou, Talma, le citoyen Vigée, qui tourne les bouts-rimés avecune habileté merveilleuse. Le citoyen François nous a lu sa piècequ’on répète en ce moment au Théâtre de la Nation. Le style en estélégant et pur, comme tout ce qui sort de la plume du citoyenFrançois. La pièce est touchante, elle nous a fait verser deslarmes. C’est la jeune Lange qui tiendra le rôle de Paméla.

– Je m’en rapporte à votre jugement, citoyenne, réponditGamelin. Mais le Théâtre de la Nation est peu national. Et il estfâcheux pour le citoyen François que ses ouvrages soient portés surces planches avilies par les vers misérables de Laya; on n’a pasoublié le scandale de L’Ami des Lois.

– Citoyen Gamelin, je vous abandonne Laya: il n’est pas de mesamis.

Ce n’était point par bonté pure que la citoyenne avait employéson crédit à faire nommer Gamelin à un poste envié: après cequ’elle avait fait et ce que d’aventure il adviendrait qu’elle fîtpour lui, elle comptait se l’attacher étroitement et s’assurer unappui auprès d’une justice à laquelle elle pouvait avoir affaire,un jour ou l’autre, car enfin elle envoyait beaucoup de lettres enFrance et à l’étranger, et de telles correspondances étaient alorssuspectes.

– Allez-vous souvent au théâtre, citoyen?

A ce moment, le dragon Henry, plus charmant que l’enfantBathylle, entra dans la chambre. Deux énormes pistolets étaientpassés dans sa ceinture.

Il baisa la main de la belle citoyenne, qui lui dit:

– Voilà le citoyen Évariste Gamelin pour qui j’ai passé lajournée au Comité de sûreté générale et qui ne m’en sait point degré. Grondez-le.

– Ah! citoyenne, s’écria le militaire, vous venez de voir noslégislateurs aux Tuileries. Quel spectacle affligeant Lesreprésentants d’un peuple libre devraient-ils siéger sous leslambris d’un despote? Les mêmes lustres allumés naguère sur lescomplots de Capet et les orgies d’Antoinette éclairent aujourd’huiles veilles de nos législateurs. Cela fait frémir la nature.

– Mon ami, félicitez le citoyen Gamelin, répondit-elle il estnommé juré au Tribunal révolutionnaire.

– Mes compliments, citoyen! fit Henry. Je suis heureux de voirun homme de ton caractère investi de ces fonctions. Mais, à vraidire, j’ai peu de confiance en cette justice méthodique, créée parles modérés de la Convention, en cette Némésis débonnaire quiménage les conspirateurs, épargne les traîtres, ose à peine frapperles fédéralistes et craint d’appeler l’Autrichienne à sa barre.Non, ce n’est pas le Tribunal révolutionnaire qui sauvera laRépublique. Ils sont bien coupables, ceux qui, dans la situationdésespérée où nous sommes, ont arrêté l’élan de la justicepopulaire!

– Henry, dit la citoyenne Rochemaure, passez-moi ce flacon.

En rentrant chez lui, Gamelin trouva sa mère et le vieuxBrotteaux qui faisaient une partie de piquet à la lueur d’unechandelle fumeuse. La citoyenne annonçait sans vergogne tierce auroi.

Apprenant que son fils était juré, elle l’embrassa avectransports, songeant que c’était pour l’un et l’autre beaucoupd’honneur et que désormais tous deux mangeraient tous lesjours.

– Je suis heureuse et fière d’être la mère d’un juré, dit-elle.C’est une belle chose que la justice, et la plus nécessaire detoutes: sans justice, les faibles seraient vexés à chaque instant.Et je crois que tu jugeras bien, mon Évariste car, dès l’enfance,je t’ai trouvé juste et bienveillant en toutes choses. Tu nepouvais souffrir l’iniquité et tu t’opposais selon tes forces à laviolence. Tu avais pitié des malheureux, et c’est là le plus beaufleuron d’un juge. Mais, dis-moi, Évariste, comment êtes-voushabillés dans ce grand tribunal?

Gamelin lui répondit que les juges se coiffaient d’un chapeau àplumes noires, mais que les jurés n’avaient point de costumeuniforme, qu’ils portaient leur habit ordinaire.

Il vaudrait mieux, répliqua la citoyenne, qu’ils portassent larobe et la perruque ils en paraîtraient plus respectables. Bien quevêtu le plus souvent avec négligence, tu es beau et tu pares teshabits; mais la plupart des hommes ont besoin de quelque ornementpour paraître considérables il vaudrait mieux que les jurés eussentla robe et la perruque.

La citoyenne avait ouï dire que les fonctions de juré auTribunal rapportaient quelque chose; elle ne se tint pas dedemander si l’on y gagnait de quoi vivre honnêtement, car un juré,disait-elle, doit faire bonne figure dans le monde.

Elle apprit avec satisfaction que les jurés recevaient uneindemnité de dix-huit livres par séance et que la multitude descrimes contre la sûreté de l’État les obligerait à siéger trèssouvent.

Le vieux Brotteaux ramassa les cartes, se leva et dit àGamelin

– Citoyen, vous êtes investi d’une magistrature auguste etredoutable. Je vous félicite de prêter les lumières de votreconscience à un tribunal plus sûr et moins faillible peut-être quetout autre, parce qu’il recherche le bien et le mal, non point eneux-mêmes et dans leur essence, mais seulement par rapport à desintérêts tangibles et à des sentiments manifestes. Vous aurez àvous prononcer entre la haine et l’amour, ce qui se faitspontanément, non entre la vérité et l’erreur, dont le discernementest impossible au faible esprit des hommes. Jugeant d’après lesmouvements de vos cœurs, vous ne risquerez pas de vous tromper,puisque le verdict sera bon pourvu qu’il contente les passions quisont votre loi sacrée. Mais, c’est égal, si j’étais de votreprésident, je ferais comme Bridoie, je m’en rapporterais au sortdes dés. En matière de justice, c’est encore le plus sûr.

 

Chapitre 9

 

 

Évariste Gamelin devait entrer en fonctions le 14 septembre,lors de la réorganisation du Tribunal, divisé désormais en quatresections, avec quinze jurés pour chacune. Les prisons regorgeaient;l’accusateur public travaillait dix-huit heures par jour. Auxdéfaites des armées, aux révoltes des provinces, aux conspirations,aux complots, aux trahisons, la Convention opposait la terreur. LesDieux avaient soif.

La première démarche du nouveau juré fut de faire une visite dedéférence au président Herman, qui le charma par la douceur de sonlangage et l’aménité de son commerce. Compatriote et ami deRobespierre, dont il partageait les sentiments, il laissait voir uncœur sensible et vertueux. Il était tout pénétré de ces sentimentshumains, trop longtemps étrangers au cœur des juges et qui font lagloire éternelle d’un Dupaty et d’un Beccaria. Il se félicitait del’adoucissement des mœurs qui s’était manifesté, dans l’ordrejudiciaire, par la suppression de la torture et des supplicesignominieux ou cruels. Il se réjouissait de voir la peine de mort,autrefois prodiguée et servant naguère encore à la répression desmoindres délits, devenue plus rare, et réservée aux grands crimes.Pour sa part, comme Robespierre, il l’eût volontiers abolie, entout ce qui ne touchait pas à la sûreté publique. Mais il eût crutrahir l’État en ne punissant pas de mort les crimes commis contrela souveraineté nationale.

Tous ses collègues pensaient ainsi la vieille idée monarchiquede la raison d’État inspirait le Tribunal révolutionnaire. Huitsiècles de pouvoir absolu avaient formé ses magistrats, et c’estsur les principes du droit divin qu’il jugeait les ennemis de laliberté.

Évariste Gamelin se présenta, le même jour, devant l’accusateurpublic, le citoyen Fouquier, qui le reçut dans le cabinet où iltravaillait avec son greffier. C’était un homme robuste, à la voixrude, aux yeux de chat, qui portait sur sa large face grêlée, surson teint de plomb, l’indice des ravages que cause une existencesédentaire et recluse aux hommes vigoureux, faits pour le grand airet les exercices violents. Les dossiers montaient autour de luicomme les murs d’un sépulcre, et, visiblement, il aimait cettepaperasserie terrible qui semblait vouloir l’étouffer. Ses proposétaient d’un magistrat laborieux, appliqué à ses devoirs et dontl’esprit ne sortait pas du cercle de ses fonctions. Son haleineéchauffée sentait l’eau-de-vie qu’il prenait pour se soutenir etqui ne semblait pas monter à son cerveau, tant il y avait delucidité dans ses propos constamment médiocres.

Il vivait dans un petit appartement du Palais avec sa jeunefemme, qui lui avait donné deux jumeaux. Cette jeune femme, latante Henriette et la servante Pélagie composaient toute sa maison.Il se montrait doux et bon envers ces femmes. Enfin, c’était unhomme excellent dans sa famille et dans sa profession, sansbeaucoup d’idées et sans aucune imagination.

Gamelin ne put se défendre de remarquer avec quelque déplaisircombien ces magistrats de l’ordre nouveau ressemblaient d’esprit etde façons aux magistrats de l’ancien régime. Et c’en étaient Hermanavait exercé les fonctions d’avocat général au conseil d’Artois;Fouquier était un ancien procureur au Châtelet. Ils avaient gardéleur caractère. Mais Évariste Gamelin croyait à la palingénésierévolutionnaire.

En quittant le parquet, il traversa la galerie du Palais ets’arrêta devant les boutiques où toutes sortes d’objets étaientexposés avec art. il feuilleta, à l’étalage de la citoyenne Ténot,des ouvrages historiques, politiques, et philosophiques Les Chaînesde l’Esclavage, Essai sur le Despotisme; Les Crimes des Reines. Ala bonne heure! songea-t-il, ce sont des écrits républicains et ildemanda à la librairie si elle vendait beaucoup de ces livres-là.Elle secoua la tête

– On ne vend que des chansons et des romans.

Et tirant un petit volume d’un tiroir

– Voici, ajouta-t-elle, quelque chose de bon.

Évariste lut le titre La Religieuse en chemise.

Il trouva devant la boutique voisine Philippe Desmahis qui,superbe et tendre parmi les eaux de senteur, les poudres et lessachets de la citoyenne Saint-Jorre, assurait la belle marchande deson amour, lui promettait de lui faire son portrait et luidemandait un moment d’entretien dans le jardin des Tuileries, lesoir. Il était beau. La persuasion coulait de ses lèvres etjaillissait de ses yeux. La citoyenne Saint-Jorre l’écoutait ensilence et, prête à le croire, baissait les yeux.

 

Pour se familiariser avec les terribles fonctions dont il étaitinvesti, le nouveau juré voulut, mêlé au public, assister à unjugement du tribunal. Il gravit l’escalier où un peuple immenseétait assis comme dans un amphithéâtre et il pénétra dansl’ancienne salle du Parlement de Paris.

On s’étouffait pour voir juger quelque général. Car alors, commedisait le vieux Brotteaux, la Convention, à l’exemple dugouvernement de Sa Majesté britannique, faisait passer en jugementles généraux vaincus, à défaut des généraux traîtres, qui, ceux-ci,ne se laissaient point juger. « Ce n’est point, ajoutait Brotteaux,qu’un général vaincu soit nécessairement criminel, car de toutenécessité il en faut un dans chaque bataille. Mais il n’est riencomme de condamner à mort un général pour donner du cœur auxautres ».

On en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil de l’accusé, deces militaires légers et têtus, cervelles d’oiseau dans des crânesde bœuf. Celui-là n’en savait guère plus sur les sièges et lesbatailles qu’il avait conduits, que les magistrats quil’interrogeaient; l’accusation et la défense se perdaient dans leseffectifs, les objectifs, les munitions, les marches et lescontremarches. Et la foule des citoyens qui suivaient ces débatsobscurs et interminables voyaient derrière le militaire imbécile lapatrie ouverte et déchirée, souffrant mille morts; et, du regard etde la voix, ils pressaient les jurés, tranquilles à leur banc,d’assener leur verdict comme un coup de massue sur les ennemis dela République.

Évariste le sentait ardemment ce qu’il fallait frapper en cemisérable, c’étaient les deux monstres affreux qui déchiraient laPatrie: la révolte et la défaite. Il s’agissait bien, vraiment, desavoir si ce militaire était innocent ou coupable. Quand la Vendéereprenait courage, quand Toulon se livrait à l’ennemi, quandl’armée du Rhin reculait devant les vainqueurs de Mayence, quandl’armée du Nord, retirée au camp de César, pouvait être enlevée enun coup de main par les Impériaux, les Anglais, les Hollandais,maîtres de Valenciennes, ce qu’il importait, c’était d’instruireles généraux à vaincre ou à mourir. En voyant ce soudard infirme etabêti, qui, à l’audience, se perdait dans ses cartes comme ils’était perdu là-bas dans les plaines du Nord, Gamelin, pour ne pascrier avec le public « A mort! » sortit précipitamment de lasalle.

A l’assemblée de la section, le nouveau juré reçut lesfélicitations du président Olivier, qui lui fit jurer sur le vieuxmaitre-autel des Barnabites, transformé en autel de la patrie,d’étouffer dans son âme, au nom sacré de l’humanité, toutefaiblesse humaine.

Gamelin, la main levée, prit à témoin de son serment les mânesaugustes de Marat, martyr de la liberté, dont le buste venaitd’être posé contre un pilier de la ci-devant église, en face dubuste de Le Peltier.

Quelques applaudissements retentirent, mêlés à des murmures.L’assemblée était agitée. A l’entrée de la nef, un groupe desectionnaires armés de piques vociférait.

– Il est antirépublicain, dit le président, de porter des armesdans une réunion d’hommes libres.

Et il ordonna de déposer aussitôt les fusils et les piques dansla ci-devant sacristie.

Un bossu, l’œil vif et les lèvres retroussées, le citoyenBeauvisage, du comité de vigilance, vint occuper la chaire devenuela tribune et surmontée d’un bonnet rouge.

– Les généraux nous trahissent, dit-il, et livrent nos armées àl’ennemi. Les Impériaux poussent des partis de cavalerie autour dePéronne et de Saint-Quentin, Toulon a été livré aux Anglais, qui ydébarquent quatorze mille hommes. Les ennemis de la Républiqueconspirent au sein même de la Convention. Dans la capitale,d’innombrables complots sont ourdis pour délivrer l’Autrichienne.Au moment que je parle, le bruit court que le fils Capet, évadé duTemple, est porté en triomphe à Saint-Cloud: on veut relever en safaveur le trône du tyran. L’enchérissement des vivres, ladépréciation des assignats sont l’effet des manœuvres accompliesdans nos foyers, sous nos yeux, par les agents de l’étranger. Aunom du salut public, je somme le citoyen juré d’être impitoyablepour les conspirateurs et les traîtres.

Tandis qu’il descendait de la tribune, des voix s’élevaient dansl’assemblée « A bas le Tribunal révolutionnaire! A bas lesmodérés! ».

Gras et le teint fleuri, le citoyen Dupont aîné, menuisier surla place de Thionville, monta à la tribune, désireux, disait-il,d’adresser une question au citoyen juré. Et il demanda à Gamelinquelle serait son attitude dans l’affaire des Brissotins et de laveuve Capet.

Évariste était timide et ne savait point parler en public. Maisl’indignation l’inspira. Il se leva, pâle, et dit d’une voixsourde:

– Je suis magistrat. Je ne relève que de ma conscience. Toutepromesse que je vous refais serait contraire à mon devoir. Je doisparler au Tribunal et me taire partout ailleurs. Je ne vous connaisplus. Je suis juge je ne connais ni amis ni ennemis.

L’assemblée, diverse, incertaine et flottante, comme toutes lesassemblées, approuva. Mais le citoyen Dupont aîné revint à lacharge; il ne pardonnait pas à Gamelin d’occuper une place qu’ilavait lui-même convoitée.

– Je comprends, dit-il, j’approuve même les scrupules du citoyenjuré. On le dit patriote c’est à lui de voir si sa conscience luipermet de siéger dans un tribunal destiné à détruire les ennemis dela République et résolu à les ménager. Il est des complicitésauxquelles un bon citoyen doit se soustraire. N’est-il pas avéréque plusieurs jurés de ce tribunal se sont laissé corrompre parl’or des accusés, et que le président Montané a perpétré un fauxpour sauver la tête de la fille Corday?

A ces mots, la salle retentit d’applaudissements vigoureux. Lesderniers éclats en montaient encore aux voûtes, quand FortunéTrubert monta à la tribune. Il avait beaucoup maigri, en cesderniers mois. Sur son visage pâle, des pommettes rouges perçaientla peau; ses paupières étaient enflammées et ses prunellesvitreuses.

– Citoyens, dit-il d’une voix faible et un peu haletante,étrangement pénétrante; on ne peut suspecter le Tribunalrévolutionnaire sans suspecter en même temps la Convention et leComité de Salut public dont il émane. Le citoyen Beauvisage nous aalarmés en nous montrant le président Montané altérant la procédureen faveur d’un coupable. Que n’a-t-il ajouté, pour notre repos,que, sur la dénonciation de l’accusateur public, Montané a étédestitué et emprisonné? Ne peut-on veiller au salut public sansjeter partout la suspicion? N’y a-t-il plus de talents ni de vertusà la Convention? Robespierre, Couthon, Saint-Just ne sont-ils pasdes hommes honnêtes? Il est remarquable que les propos les plusviolents sont tenus par des individus qu’on n’a jamais vuscombattre pour la République! Ils ne parleraient pas autrements’ils voulaient la rendre haïssable. Citoyens, moins de bruit etplus de besogne C’est avec des canons, et non avec descriailleries, que l’on sauvera la France. La moitié des caves de lasection n’ont pas encore été fouillées. Plusieurs citoyensdétiennent encore des quantités considérables de bronze. Nousrappelons aux riches que les dons patriotiques sont pour eux lameilleure des assurances. Je recommande à votre libéralité lesfilles et les femmes de nos soldats qui se couvrent de gloire à lafrontière et sur la Loire. L’un d’eux, le hussard Pommier(Augustin), précédemment apprenti sommelier, rue de Jérusalem, le10 du mois dernier, devant Condé, menant des chevaux boire, futassailli par six cavaliers autrichiens il en tua deux et ramena lesautres prisonniers. Je demande que la section déclare que Pommier(Augustin) a fait son devoir.

Ce discours fut applaudi et les sectionnaires se séparèrent auxcris de Vive la République! Demeuré seul dans la nef avec Trubert,Gamelin lui serra la main

– Merci. Comment vas-tu?

– Moi, très bien, très bien! répondit Trubert, en crachant, avecun hoquet, du sang dans son mouchoir. La République a beaucoupd’ennemis au-dehors et au-dedans et notre section en compte, poursa part, un assez grand nombre. Ce n’est pas avec des criailleriesmais avec du fer et des lois qu’on fonde les empires. Bonsoir,Gamelin j’ai quelques lettres à écrire.

Et il s’en alla, son mouchoir sur les lèvres, dans la ci-devantsacristie.

 

La citoyenne veuve Gamelin, sa cocarde désormais mieux ajustée àsa coiffe, avait pris, du jour au lendemain, une gravitébourgeoise, une fierté républicaine et le digne maintien qui sied àla mère d’un citoyen juré. Le respect de la justice, dans lequelelle avait été nourrie, l’admiration que, depuis l’enfance, luiinspiraient la robe et la simarre, la sainte terreur qu’elle avaittoujours éprouvée à la vue de ces hommes à qui Dieu lui-même cèdesur la terre son droit de vie et de mort, ces sentiments luirendaient auguste, vénérable et saint ce fils que naguère ellecroyait encore presque un enfant. Dans sa simplicité, elleconcevait la continuité de la justice à travers la Révolution aussifortement que les législateurs de la Convention concevaient lacontinuité de l’État dans la mutation des régimes, et le Tribunalrévolutionnaire lui apparaissait égal en majesté à toutes lesjuridictions anciennes qu’elle avait appris à révérer.

Le citoyen Brotteaux montrait au jeune magistrat de l’intérêtmêlé de surprise et une déférence forcée. Comme la citoyenne veuveGamelin, il considérait la continuité de la justice à travers lesrégimes; mais, au rebours de cette dame, il méprisait les tribunauxrévolutionnaires à l’égal des cours de l’ancien régime. N’osantexprimer ouvertement sa pensée, et ne pouvant se résoudre à setaire, il se jetait dans des paradoxes que Gamelin comprenait toutjuste assez pour en soupçonner l’incivisme.

– L’auguste tribunal où vous allez bientôt siéger, lui dit-ilune fois, a été institué par le Sénat français pour le salut de laRépublique; et ce fut certes une pensée vertueuse de noslégislateurs que de donner des juges à leurs ennemis. J’en conçoisla générosité, mais je ne la crois pas politique. Il eût été plushabile à eux, il me semble, de frapper dans l’ombre leurs plusirréconciliables adversaires et de gagner les autres par des donsou des promesses. Un tribunal frappe avec lenteur et fait moins demal que de peur; il est surtout exemplaire. L’inconvénient du vôtreest de réconcilier tous ceux qu’il effraie et de faire ainsi d’unecohue d’intérêts et de passions contraires un grand parti capabled’une action commune et puissante. Vous semez la peur c’est la peurplus que le courage qui enfante les héros; puissiez-vous, citoyenGamelin, ne pas voir un jour éclater contre vous des prodiges depeur!

Le graveur Desmahis, amoureux, cette semaine-là, d’une fille duPalais-Égalité, la brune Flora, une géante, avait trouvé pourtantcinq minutes pour féliciter son camarade et lui dire qu’une tellenomination honorait grandement les beaux-arts.

Élodie elle-même, bien qu’à son insu elle détestât toute choserévolutionnaire, et qui craignait les fonctions publiques comme lesplus dangereuses rivales qui pussent lui disputer le cœur de sonamant, la tendre Élodie subissait l’ascendant d’un magistrat appeléà se prononcer dans des affaires capitales. D’ailleurs lanomination d’Évariste aux fonctions de juré produisait autourd’elle des effets heureux, dont sa sensibilité trouvait à seréjouir: le citoyen Jean Blaise vint dans l’atelier de la place deThionville embrasser le juré avec un débordement de mâletendresse.

Comme tous les contre-révolutionnaires, il éprouvait de laconsidération pour les puissances de la République, et, depuisqu’il avait été dénoncé pour fraude dans les fournitures del’armée, le Tribunal révolutionnaire lui inspirait une crainterespectueuse. Il se voyait personnage de trop d’apparence et mêlé àtrop d’affaires pour goûter une sécurité parfaite; le citoyenGamelin lui paraissait un homme à ménager. Enfin on était boncitoyen, ami des lois.

Il tendit la main au peintre magistrat, se montra cordial etpatriote, favorable aux arts et à la liberté. Gamelin, généreux,serra cette main largement tendue.

– Citoyen Évariste Gamelin, dit Jean Blaise, je fais appel àvotre amitié et à vos talents. Je vous emmène demain pourquarante-huit heures à la campagne vous dessinerez et nouscauserons.

Plusieurs fois, chaque année, le marchand d’estampes faisait unepromenade de deux ou trois jours en compagnie de peintres quidessinaient, sur ses indications, des paysages et des ruines.Saisissant avec habileté ce qui pouvait plaire au public, ilrapportait de ces tournées des morceaux qui, terminés dansl’atelier et gravés avec esprit, faisaient des estampes à lasanguine ou en couleurs, dont il tirait bon profit. D’après cescroquis, il faisait exécuter aussi des dessus de portes et destrumeaux qui se vendaient autant et mieux que les ouvragesdécoratifs d’Hubert Robert.

Cette fois, il voulait emmener le citoyen Gamelin pour esquisserdes fabriques d’après nature, tant le juré avait pour lui grandi lepeintre. Deux autres artistes étaient de la partie, le graveurDesmahis, qui dessinait bien, et l’obscur Philippe Dubois, quitravaillait excellemment dans le genre de Robert. Selon la coutume,la citoyenne Élodie, avec sa camarade la citoyenne Hasard,accompagnait les artistes. Jean Blaise, qui savait unir au souci deses intérêts le soin de ses plaisirs, avait aussi invité à cettepromenade la citoyenne Thévenin, actrice du Vaudeville, qui passaitpour sa bonne amie.

 

Chapitre 10

 

 

Le samedi, à sept heures du matin, le citoyen Blaise, en bicornenoir, gilet écarlate, culotte de peau, bottes jaunes à revers,cogna du manche de sa cravache à la porte de l’atelier. Lacitoyenne veuve Gamelin s’y trouvait en honnête conversation avecle citoyen Brotteaux, tandis qu’Évariste nouait devant un petitmorceau de glace sa haute cravate blanche.

– Bon voyage, monsieur Blaise ! dit la citoyenne. Mais,puisque vous allez peindre des paysages, emmenez donc monsieurBrotteaux, qui est peintre.

– Eh bien dit Jean Blaise, citoyen Brotteaux, venez avecnous.

Quand il se fut assuré qu’il ne serait point importun,Brotteaux, d’humeur sociable et ami des divertissements,accepta.

La citoyenne Élodie avait monté les quatre étages pour embrasserla citoyenne veuve Gamelin, qu’elle appelait sa bonne mère. Elleétait tout de blanc vêtue et sentait la lavande.

Une vieille berline de voyage, à deux chevaux, la capoteabaissée, attendait sur la place. Rose Thévenin se tenait au fondavec Julienne Hasard. Élodie fit prendre la droite à la comédienne,s’assit à gauche, et mit la mince Julienne entre elles deux.Brotteaux se plaça en arrière, vis-à-vis de la citoyenne Thévenin;Philippe Dubois, vis-à-vis de la citoyenne Hasard; Évariste,vis-à-vis d’Élodie. Quant à Philippe Desmahis, il dressait sontorse athlétique sur le siège, à la gauche du cocher, qu’ilétonnait en lui contant qu’en un certain pays d’Amérique, lesarbres portaient des andouilles et des cervelas.

Le citoyen Blaise, excellent cavalier, faisait la route à chevalet prenait les devants pour n’avoir pas la poussière de laberline.

A mesure que les roues brûlaient le pavé du faubourg, lesvoyageurs oubliaient leurs soucis; et, à la vue des champs, desarbres, du ciel, leurs pensées devinrent riantes et douces. Élodiesongea qu’elle était née pour élever des poules auprès d’Évariste,juge de paix dans un village, au bord d’une rivière, près d’unbois. Les ormeaux du chemin fuyaient sur leur passage. A l’entréedes villages, les mâtins s’élançaient de biais contre la voiture etaboyaient aux jambes des chevaux, tandis qu’un grand épagneulcouché en travers de la chaussée se levait à regret; les poulesvoletaient éparses et, pour fuir, traversaient la route; les oies,en troupe serrée, s’éloignaient lentement. Les enfants barbouillésregardaient passer l’équipage. La matinée était chaude, le cielclair. La terre gercée attendait la pluie. Ils mirent pied à terreprès de Villejuif. Comme ils traversaient le bourg, Desmahis entrachez une fruitière pour acheter des cerises dont il voulaitrafraîchir les citoyennes. La marchande était jolie Desmahis nereparaissait plus. Philippe Dubois l’appela par le surnom que sesamis lui donnaient communément

– Hé ! Barbaroux ! Barbaroux !

A ce nom exécré, les passants dressèrent l’oreille et desvisages parurent à toutes les fenêtres. Et, quand ils virent sortirde chez la fruitière un jeune et bel homme, la veste ouverte, lejabot flottant sur une poitrine athlétique, et portant sur sesépaules un panier de cerises et son habit au bout d’un bâton, leprenant pour le girondin proscrit, des sans-culottesl’appréhendèrent violemment et l’eussent conduit à la municipalitémalgré ses protestations indignées, si le vieux Brotteaux, Gamelinet les trois jeunes femmes n’eussent attesté que le citoyen senommait Philippe Desmahis, graveur en taille-douce et bon jacobin.Encore fallut-il que le suspect montrât sa carte de civisme qu’ilportait sur lui, par grand hasard, étant fort négligent de ceschoses. A ce prix, il échappa aux mains des villageois patriotessans autre dommage qu’une de ses manchettes de dentelle, qu’on luiavait arrachée; mais la perte était légère. Il reçut même lesexcuses des gardes nationaux qui l’avaient serré le plus fort etqui parlaient de le porter en triomphe à la municipalité.

Libre, entouré des citoyennes Élodie, Rose et Julienne, Desmahisjeta à Philippe Dubois, qu’il n’aimait pas et qu’il soupçonnait deperfidie, un sourire amer, et, le dominant de toute la tête:

– Dubois, si tu m’appelles encore Barbaroux, je t’appelleraiBrissot; c’est un petit homme épais et ridicule, les cheveux gras,la peau huileuse, les mains gluantes. On ne doutera pas que tu nesois l’infâme Brissot, l’ennemi du peuple; et les républicains,saisis à ta vue d’horreur et de dégoût, te pendront à la prochainelanterne. Tu entends?

Le citoyen Blaise, qui venait de faire boire son cheval, assuraqu’il avait arrangé l’affaire, quoiqu’il apparût à tous qu’elleavait été arrangée sans lui.

On remonta en voiture. En route, Desmahis apprit au cocher que,dans cette plaine de Longjumeau, plusieurs habitants de la luneétaient tombés autrefois, qui, par la forme et la couleur,approchaient de la grenouille, mais étaient d’une taille bien plusélevée. Philippe Dubois et Gamelin parlaient de leur art. Dubois,élève de Regnault, était allé à Rome. Il avait vu les tapisseriesde Raphaël, qu’il mettait au-dessus de tous les chefs-d’œuvre. Iladmirait le coloris du Corrège, l’invention d’Annibal Carrache etle dessin du Dominiquin, mais ne trouvait rien de comparable, pourle style, aux tableaux de Pompeio Battoni. Il avait fréquenté, àRome, M. Ménageot et madame Lebrun, qui tous deux s’étaientdéclarés contre la Révolution aussi n’en parlait-il pas. Mais ilvantait Angelica Kauffmann, qui avait le goût pur et connaissaitl’antique.

Gamelin déplorait qu’à l’apogée de la peinture française, sitardive, puisqu’elle ne datait que de Lesueur, de Claude et dePoussin et correspondait à la décadence des écoles italienne etflamande, eût succédé un si rapide et profond déclin. Il enrapportait les causes aux mœurs publiques et à l’Académie, qui enétait l’expression. Mais l’Académie venait d’être heureusementsupprimée et, sous l’influence des principes nouveaux, David et sonécole créaient un art digne d’un peuple libre. Parmi les jeunespeintres, Gamelin mettait sans envie au premier rang Hennequin etTopino-Lebrun. Philippe Dubois préférait Regnault, son maître, àDavid et fondait sur le jeune Gérard l’espoir de la peinture.

Élodie complimentait la citoyenne Thévenin sur sa toque develours rouge et sa robe blanche. Et la comédienne félicitait sesdeux compagnes de leurs toilettes et leur indiquait les moyens defaire mieux encore: c’était, à son avis, de retrancher sur lesornements.

– On n’est jamais assez simplement mise, disait-elle. Nousapprenons cela au théâtre où le vêtement doit laissez voir toutesles attitudes. C’est là sa beauté, il n’en veut point d’autre.

– Vous dites bien, ma belle, répondait Élodie. Mais rien n’estplus coûteux en toilette que la simplicité. Et ce n’est pastoujours par mauvais goût que nous mettons des fanfreluches; c’estquelquefois par économie.

Elles parlèrent avec intérêt des modes de l’automne, robesunies, tailles courtes.

– Tant de femmes s’enlaidissent en suivant la mode ! dit laThévenin. On devrait s’habiller selon sa forme.

– Il n’y a de beau que les étoffes roulées sur le corps etdrapées, dit Gamelin. Tout ce qui a été taillé et cousu estaffreux.

Ces pensées, mieux placées dans un livre de Winckelmann que dansla bouche d’un homme qui parle à des Parisiennes, furent rejetéesavec le mépris de l’indifférence.

– On fait pour l’hiver, dit Élodie, des douillettes à lalaponne, en florence et en sicilienne, et des redingotes à laZulime, à taille ronde, qui se ferment par un gilet à laturque.

– Ce sont des cache-misère, dit la Thévenin. Cela se vend toutfait. J’ai une petite couturière qui travaille comme un ange et quin’est pas chère je vous l’enverrai, ma chérie.

Et les paroles volaient, légères et pressées, déployant,soulevant les fins tissus, florence rayé, pékin uni, sicilienne,gaze, nankin.

Et le vieux Brotteaux, en les écoutant, songeait avec unevolupté mélancolique à ces voiles d’une saison jetés sur des formescharmantes, qui durent peu d’années et renaissent éternellementcomme les fleurs des champs. Et ses regards, qui allaient de cestrois jeunes femmes aux bleuets et aux coquelicots du sillon, semouillaient de larmes souriantes.

Ils arrivèrent à Orangis vers les neuf heures et s’arrêtèrent àl’auberge de la Cloche, où les époux Poitrine logeaient à pied et àcheval. Le citoyen Blaise, qui avait rafraîchi sa toilette, tenditla main aux citoyennes. Après avoir commandé le dîner pour midi,précédés de leurs boîtes, de leurs cartons, de leurs chevalets etde leurs parasols, que portait un petit gars du village, ils s’enfurent à pied, par les champs, vers le confluent de l’Orge et del’Yvette, en ces lieux charmants d’où l’on découvre la plaineverdoyante de Longjumeau et que bordent la Seine et les bois deSainte-Geneviève.

Jean Blaise, qui conduisait la troupe artiste, échangeait avecle ci-devant financier des propos facétieux où passaient sans ordreni mesure Verboquet le Généreux, Catherine Cuissot qui colportait,les demoiselles Chaudron, le sorcier Galichet et les figures plusrécentes de Cadet-Rousselle et de madame Angot.

Évariste, pris d’un amour soudain de la nature, en voyant desmoissonneurs lier des gerbes, sentait ses yeux se gonfler delarmes; des rêves de concorde et d’amour emplissaient son cœur.Desmahis soufflait dans les cheveux des citoyennes les graineslégères des pissenlits. Ayant toutes trois un goût de citadinespour les bouquets, elles cueillaient dans les prés lebouillon-blanc, dont les fleurs se serrent en épis autour de latige, la campanule, portant suspendues en étages ses clochetteslilas tendre, les grêles rameaux de la verveine odorante, l’hièble,la menthe, la gaude, la mille-feuille, toute la flore champêtre deFêté unissant. Et, parce que Jean-Jacques avait mis la botanique àla mode parmi les filles des villes, elles savaient toutes troisdes fleurs les noms et les amours. Comme les corolles délicates,alanguies de sécheresse, s’effeuillaient dans ses bras et tombaienten pluie à ses pieds, la citoyenne Élodie soupira:

– Elles passent déjà, les fleurs…

Tous se mirent à l’œuvre et s’efforcèrent d’exprimer la naturetelle qu’ils la voyaient; mais chacun la voyait dans la manièred’un maître. En peu de temps Philippe Dubois eut troussé dans legenre de Hubert-Robert une ferme abandonnée, des arbres abattus, untorrent desséché. Évariste Gamelin trouvait au bord de l’Yvette lespaysages du Poussin. Philippe Desmahis, devant un pigeonnier,travaillait dans la manière picaresque de Callot et de Duplessis.Le vieux Brotteaux, qui se piquait d’imiter les flamands, dessinaitsoigneusement une vache. Élodie esquissait une chaumière, et sonamie Julienne, qui était fille d’un marchand de couleurs, luifaisait sa palette. Des enfants, collés contre elle, la regardaientpeindre. Elle les écartait de son jour en les appelant moucheronset en leur donnant des berlingots. Et la citoyenne Thévenin, quandelle en trouvait de jolis, les débarbouillait, les embrassait etleur mettait des fleurs dans les cheveux. Elle les caressait avecune douceur mélancolique parce qu’elle n’avait pas la joie d’êtremère, et aussi pour s’embellir par l’expression d’un tendresentiment et pour exercer son art de l’attitude et dugroupement.

Seule, elle ne dessinait ni ne peignait. Elle s’occupaitd’apprendre un rôle et plus encore de plaire. Et, son cahier à lamain, elle allait de l’un à l’autre, chose légère et charmante. Pasde teint, pas de figure, pas de corps, pas de voix disaient lesfemmes, et elle emplissait l’espace de mouvement, de couleur etd’harmonie. Fanée, jolie, lasse, infatigable, elle était lesdélices du voyage. D’humeur inégale et cependant toujours gaie,susceptible, irritable et pourtant accommodante et facile, lalangue salée avec le ton le plus poli, vaine, modeste, vraie,fausse, délicieuse, si Rose Thévenin ne faisait pas bien sesaffaires, si elle ne devenait point déesse, c’est que les tempsétaient mauvais et qu’il n’y avait plus à Paris ni encens ni autelspour les Grâces. La citoyenne Blaise, qui en parlant d’elle faisaitla grimace et l’appelait sa belle-mère ne pouvait la voir sans serendre à tant de charmes.

On répétait à Feydeau Les Visitandines; et Rose se félicitaitd’y tenir un rôle plein de naturel. C’est le naturel qu’ellecherchait, qu’elle poursuivait, qu’elle trouvait.

– Nous ne verrons donc point Paméla? dit le beau Desmahis.

Le Théâtre de la Nation était fermé et les comédiens envoyés auxMadelonnettes et à Pélagie.

– Est-ce là la liberté? s’écria la Thévenin levant au ciel sesbeaux yeux indignés.

– Les acteurs du Théâtre de la Nation, dit Gamelin, sont desaristocrates, et la pièce du citoyen François tend à faireregretter les privilèges de la noblesse.

– Messieurs, dit la Thévenin, ne savez-vous entendre que ceuxqui vous flattent?.

Vers midi, chacun se sentant grand-faim, la petite trouperegagna l’auberge.

Évariste, auprès d’Élodie, lui rappelait en souriant lessouvenirs de leurs premières rencontres

Deux oisillons étaient tombés du toit où ils nichaient sur lerebord de votre fenêtre.

– Vous les nourrissiez à la becquée; l’un d’eux vécut et prit savolée. L’autre mourut dans le nid d’ouate que vous lui aviez fait.C’était celui que j’aimais le mieux avez-vous dit. Ce jour-là, vousportiez, Élodie, un nœud rouge dans les cheveux.

Philippe Dubois et Brotteaux, un peu en arrière des autres,parlaient de Rome où ils étaient allés tous deux, celui-ci en 72,l’autre vers les derniers jours de l’Académie. Et il souvenaitencore au vieux Brotteaux de la princesse Mondragone, à qui il eûtbien laissé entendre ses soupirs, sans le comte Altieri qui ne laquittait pas plus que son ombre. Philippe Dubois ne négligea pas dedire qu’il avait été prié à diner chez le cardinal de Bernis et quec’était l’hôte le plus obligeant du monde.

– Je l’ai connu, dit Brotteaux, et je puis dire sans me flatterque j’ai été durant quelque temps de ses plus familiers; il aimaità fréquenter la canaille. C’était un aimable homme et, bien qu’ilfît métier de débiter des fables, il y avait dans son petit doigtplus de saine philosophie que dans la tête de tous vos jacobins quiveulent nous envertueuser et nous endéificoquer. Certes j’aimemieux nos simples théophages, qui ne savent ni ce qu’ils disent nice qu’ils font, que ces enragés barbouilleurs de lois, quis’appliquent à nous guillotiner pour nous rendre vertueux et sageset nous faire adorer l’Être suprême, qui les a faits à son image.Au temps passé, je faisais dire la messe à la chapelle des Ilettespar un pauvre diable de curé qui disait après boire: « Ne médisonspoint des pécheurs nous en vivons, prêtres indignes que noussommes! » Convenez, monsieur, que ce croqueur d’orémus avait desaines maximes sur le gouvernement. Il en faudrait revenir là etgouverner les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’on lesvoudrait être.

La Thévenin s’était rapprochée du vieux Brotteaux. Elle savaitque cet homme avait mené grand train autrefois, et son imaginationparait de ce brillant souvenir la pauvreté présente du ci-devantfinancier, qu’elle jugeait moins humiliante, étant générale etcausée par la ruine publique. Elle contemplait en lui, curieusementet non sans respect, les débris d’un de ces généreux Crésus quecélébraient en soupirant les comédiennes ses aînées. Et puis lesmanières de ce bonhomme en redingote puce si râpée et si propre luiplaisaient.

– Monsieur Brotteaux, lui dit-elle, on sait que jadis, dans unbeau parc, par des nuits illuminées, vous vous glissiez dans desbosquets de myrtes avec des comédiennes et des danseuses, au sonlointain des flûtes et des violons. Hélas! elles étaient plusbelles, n’est-ce pas, vos déesses de l’Opéra et de laComédie-Française, que nous autres, pauvres petites actricesnationales?

– Ne le croyez pas, mademoiselle, répondit Brotteaux, et sachezque s’il s’en fût rencontré en ce temps une semblable à vous, ellese serait promenée, seule, en souveraine et sans rivale, pour peuqu’elle l’eût souhaité, dans le parc dont vous voulez bien vousfaire une idée si flatteuse…

L’hôtel de la Cloche était rustique. Une branche de houx pendaitsur la porte charretière, qui donnait accès à une cour toujourshumide où picoraient les poules. Au fond de la cour s’élevaitl’habitation, composée d’un rez-de-chaussée et d’un étage, coifféed’une haute toiture de tuiles moussues et dont les mursdisparaissaient sous de vieux rosiers tout fleuris de roses. Adroite, des quenouilles montraient leurs pointes au-dessus du murbas du jardin. A gauche était l’écurie, avec un râtelier extérieuret une grange en colombage. Une échelle s’appuyait au mur. De cecôté encore, sous un hangar encombré d’instruments agricoles et desouches, du haut d’un vieux cabriolet, un coq blanc surveillait sespoules. La cour était fermée, de ce sens, par des étables devantlesquelles s’élevait, comme un tertre glorieux, un tas de fumierque, à cette heure, retournait de sa fourche une fille plus largeque haute, les cheveux couleur de paille. Le purin qui remplissaitses sabots lavait ses pieds nus, dont on voyait se soulever parintervalles les talons jaunes comme du safran. Sa jupe trousséelaissait à découvert la crasse de ses mollets énormes et bas.Tandis que Philippe Desmahis la regardait, surpris et amusé du jeubizarre de la nature qui avait construit cette fille en largeur,l’hôtelier appela:

– Hé ! la Tronche! va querir de l’eau

Elle se retourna et montra une face écarlate et une large boucheoù manquait une palette. Il avait fallu la corne d’un taureau pourébrécher cette puissante denture. Sa fourche à l’épaule, elleriait. Semblables à des cuisses, ses bras rebrassés étincelaient ausoleil.

La table était mise dans la salle basse, où les pouletsachevaient de rôtir sous le manteau de la cheminée, garni de vieuxfusils. Longue de plus de vingt pieds, la salle, blanchie à lachaux, n’était éclairée que par les vitres verdâtres de la porte etpar une seule fenêtre, encadrée de roses, auprès de laquellet’aïeule tournait son rouet. Elle portait une coiffe et un bavoletde dentelle du temps de la Régence. Les doigts noueux de ses mainstachées de terre tenaient la quenouille. Des mouches se posaientsur le bord de ses paupières, et elle ne les chassait pas. Dans lesbras de sa mère, elle avait vu passer Louis XIV en carrosse.

Il y avait soixante ans qu’elle avait fait le voyage de Paris.Elle conta d’une voix faible et chantante aux trois jeunes femmesdebout devant elle qu’elle avait vu l’Hôtel de Ville, les Tuilerieset la Samaritaine, et que, lorsqu’elle traversait le Pont-Royal, unbateau qui portait des pommes au marché du Mail s’était ouvert, queles pommes s’en étaient allées au fil de l’eau et que la rivière enétait tout empourprée.

Elle avait été instruite des changements survenus nouvellementdans le royaume, et surtout de la zizanie qu’il y avait entre lescurés jureurs et ceux qui ne juraient point. Elle savait aussiqu’il y avait eu des guerres, des famines et des signes dans leciel. Elle ne croyait point que le roi fût mort. On l’avait faitfuir, disait-elle, par un souterrain et l’on avait livré aubourreau, à sa place, un homme du commun.

Aux pieds de l’aïeule, dans son moïse, le dernier-né desPoitrine, Jeannot, faisait ses dents. La Thévenin souleva leberceau d’osier et sourit à l’enfant, qui gémit faiblement, épuiséde fièvre et de convulsions. II fallait qu’il fût bien malade, caron avait appelé le médecin, le citoyen Pelleport, qui, à la vérité,député suppléant à la Convention, ne faisait point payer sesvisites.

La citoyenne Thévenin, enfant de la balle, était partout chezelle; mal contente de la façon dont la Tronche avait lavé lavaisselle, elle essuyait les plats, les gobelets et lesfourchettes. Pendant que la citoyenne Poitrine faisait cuire lasoupe, qu’elle goûtait en bonne hôtelière, Élodie coupait entranches un pain de quatre livres encore chaud du four. Gamelin, enla voyant faire, lui dit:

– J’ai lu, il y a quelques jours, un livre écrit par un jeuneAllemand dont j’ai oublié le nom, et qui a été très bien mis enfrançais. On y voit une belle jeune fille nommée Charlotte qui,comme vous, Élodie, taillait des tartines et, comme vous, lestaillait avec grâce, et si joliment qu’à la voir faire le jeuneWerther devint amoureux d’elle.

– Et cela finit par un mariage? demanda Élodie.

– Non, répondit Évariste; cela finit par la mort violente deWerther.

Ils dînèrent bien, car ils avaient grand-faim; mais la chèreétait médiocre. Jean Blaise s’en plaignit: il était très porté sursa bouche et faisait de bien manger une règle de vie; et, sansdoute, ce qui l’incitait à ériger sa gourmandise en système,c’était la disette générale. La Révolution avait dans toutes lesmaisons renversé la marmite. Le commun des citoyens n’avait rien àse mettre sous la dent. Les gens habiles qui, comme Jean Blaise,gagnaient gros dans la misère publique, allaient chez le traiteuroù ils montraient leur esprit en s’empiffrant. Quant à Brotteauxqui, en l’an II de la Liberté, vivait de châtaignes et de croûtonsde pain, il lui souvenait d’avoir soupé chez Grimod de la Reynière,à l’entrée des Champs-Élysées. Envieux de mériter le titre de finegueule, devant les choux au lard de la femme Poitrine, il abondaiten savantes recettes de cuisine et en bons préceptesgastronomiques. Et, comme Gamelin déclarait qu’un républicainméprise les plaisirs de la table, le vieux traitant, amateurd’antiquités, donnait au jeune Spartiate la vraie formule du brouetnoir.

Après le dîner, Jean Blaise, qui n’oubliait pas les affairessérieuses, fit faire à son académie foraine des croquis et desesquisses de l’auberge, qu’il jugeait assez romantique dans sondélabrement. Tandis que Philippe Desmahis et Philippe Duboisdessinaient les étables, la Tronche vint donner à manger auxcochons. Le citoyen Pelleport, officier de santé, qui sortait enmême temps de la salle basse où il était venu porter ses soins aupetit Poitrine, s’approcha des artistes et, après les avoircomplimentés de leurs talents, qui honoraient la nation toutentière, il leur montra la Tronche au milieu des pourceaux.

– Vous voyez cette créature, dit-il, ce n’est pas une fille,comme vous pourriez le croire c’est deux filles. Comprenez que jeparle littéralement. Surpris du volume énorme de sa charpenteosseuse, je l’ai examinée et me suis aperçu qu’elle avait laplupart des os en double à chaque cuisse, deux fémurs soudésensemble; à chaque épaule, deux humérus. Elle possède aussi desmuscles en double. Ce sont, à mon sens, deux jumelles étroitementassociées ou, pour mieux dire, fondues ensemble. Le cas estintéressant. Je l’ai signalé à monsieur Saint-Hilaire, qui m’en asu gré. C’est un monstre que vous voyez là, citoyens. Ces gens-cil’appellent la Tronche Ils devraient dire les Tronches elles sontdeux. La nature a de ces bizarreries. Bonsoir, citoyens peintres!Nous aurons de l’orage, cette nuit.

Après le souper aux chandelles, l’académie Blaise fit dans lacour de l’auberge, en compagnie d’un fils et d’une fille Poitrine,une partie de colin-maillard, à laquelle jeunes femmes et jeuneshommes mirent une vivacité que leur âge explique assez pour qu’onne cherche pas si la violence et l’incertitude du temps n’excitaitpas leur ardeur. Quand il fit tout à fait nuit, Jean Blaise proposade jouer dans la salle basse aux jeux innocents. Élodie demanda lachasse au cœur qui fut acceptée de toute la compagnie. Sur lesindications de la jeune fille, Philippe Desmahis traça à la craiesur les meubles, les portes et les murs sept cœurs, c’est-à-dire unde moins qu’il n’y avait de joueurs, car le vieux Brotteaux s’étaitmis obligeamment de la partie. On dansa en rond La Tour, prendsgarde et, sur un signal d’Élodie, chacun courut mettre la main surun cœur. Gamelin, distrait et maladroit, les trouva tous pris ildonna un gage, le petit couteau acheté six sous à la foireSaint-Germain et qui avait coupé le pain pour la mère indigente. Onrecommença et ce furent tour à tour Blaise, Élodie, Brotteaux et laThévenin qui ne trouvèrent pas de cœur et donnèrent chacun leurgage, une bague, un réticule, un petit livre relié en maroquin, unbracelet. Puis, les gages furent tirés au sort sur les genouxd’Élodie et chacun, pour racheter le sien, dut montrer ses talentsde société, chanter une chanson ou dire des vers. Brotteaux récitale discours du patron de la France, au premier chant de LaPucelle

Je suis Denis et saint de mon métier,

J’aime la Gaule.

Le citoyen Blaise, bien que moins lettré, donna sans hésiter laréponse de Richemond

Monsieur le Saint, ce n’était pas la peine

D’abandonner le céleste domaine.

Tout le monde alors lisait et relisait avec délices lechef-d’œuvre de l’Arioste français; les hommes les plus gravessouriaient des amours de Jeanne et de Dunois, des aventures d’Agnèset de Monrose et des exploits de l’âne ailé. Tous les hommescultivés savaient par cœur les beaux endroits de ce poèmedivertissant et philosophique. Évariste Gamelin, lui-même, bien qued’humeur sévère, en prenant sur le giron d’Élodie son couteau desix liards, récita de bonne grâce l’entrée de Grisbourdon auxenfers. La citoyenne Thévenin chanta sans accompagnement la romancede Nina Quand le bien-aimé reviendra. Desmahis chanta, sur l’air deLa Faridondaine :

Quelques uns prirent le cochon

De ce bon Saint Antoine

Et, lui mettant un capuchon,

Ils en firent un moine,

Il n’en coûtait que la façon…

Cependant Desmahis était soucieux. A cette heure, il aimaitardemment les trois femmes avec lesquelles il jouait au gage touchéet il jetait à toutes trois des regards brûlants et doux. Il aimaitla Thévenin pour sa grâce, sa souplesse, son art savant, sesœillades et sa voix qui allait au cœur; il aimait Élodie, qu’ilsentait de nature abondante, riche et donnante; il aimait JulienneHasard, malgré ses cheveux décolorés, ses cils blancs, ses tachesde rousseur et son maigre corsage, parce que, comme ce Dunois dontparle Voltaire dans La Pucelle, il était toujours prêt, dans sagénérosité, à donner à la moins jolie une marque d’amour, etd’autant plus qu’elle lui semblait, pour l’instant, la plusinoccupée et, partant, la plus accessible. Exempt de toute vanité,il n’était jamais sûr d’être agréé; il n’était jamais sûr non plusde ne l’être pas. Aussi s’offrait-il, à tout hasard. Profitant desrencontres heureuses du gage touché il tint quelques tendres proposà la Thévenin, qui ne s’en fâcha pas, mais n’y pouvait guèrerépondre sous le regard jaloux du citoyen Jean Blaise. Il parlaplus amoureusement encore à la citoyenne Élodie, qu’il savaitengagée avec Gamelin, mais il n’était pas assez exigeant pourvouloir un cœur à lui seul. Élodie ne pouvait l’aimer; mais elle letrouvait beau et elle ne réussit pas entièrement à le lui cacher.Enfin, il porta ses vœux les plus pressants à l’oreille de lacitoyenne Hasard elle y répondit par un air de stupeur qui pouvaitexprimer une soumission abîmée aussi bien qu’une morneindifférence. Et Desmahis ne crut point qu’elle étaitindifférente.

Il n’y avait dans l’auberge que deux chambres à coucher, toutesdeux au premier étage et sur le même palier. Celle de gauche, laplus belle, était tendue de papier à fleurs et ornée d’une glacegrande comme la main, dont le cadre doré subissait l’offense desmouches depuis l’enfance de Louis XV. Là, sous un ciel d’indienne àramages, se dressaient deux lits garnis d’oreillers de plume,d’édredons et de courtepointes. Cette chambre était réservée auxtrois citoyennes.

Quand vint l’heure de la retraite, Desmahis et la citoyenneHasard, tenant à la main chacun son chandelier, se souhaitèrent lebonsoir sur le palier. Le graveur amoureux coula à la fille dumarchand de couleurs un billet par lequel il la priait de lerejoindre, quand tout serait endormi, dans le grenier, qui setrouvait au-dessus de la chambre des citoyennes.

Prévoyant et sage, il avait dans la journée étudié les êtres etexploré ce grenier, plein de bottes d’oignons, de fruits quiséchaient sous un essaim de guêpes, de coffres, de vieilles malles.II y avait même vu un vieux lit de sangle boiteux et hors d’usage,à ce qu’il lui sembla, et une paillasse éventrée, où sautaient despuces.

En face de la chambre des citoyennes était une chambre à troislits, assez petite, où devaient coucher, à leurs guises, lescitoyens voyageurs. Mais Brotteaux, qui était sybarite, s’en étaitallé à la grange dormir dans le foin. Quant à Jean Blaise, il avaitdisparu, Dubois et Gamelin ne tardèrent pas à s’endormir. Desmahisse mit au lit; mais, quand le silence de la nuit eut, comme une eaudormante, recouvert la maison, le graveur se leva et montal’escalier de bois, qui se mit à craquer sous ses pieds nus. Laporte du grenier était entrebâillée. II en sortait une chaleurétouffante et des senteurs âcres de fruits pourris. Sur un lit desangle boiteux, la Tronche dormait, la bouche ouverte, la chemiserelevée, les jambes écartées. Elle était énorme. Traversant lalucarne, un rayon de lune baignait d’azur et d’argent sa peau qui,entre des écailles de crasse et des éclaboussures de purin,brillait de jeunesse et de fraîcheur. Desmahis se jeta sur elle;réveillée en sursaut, elle eut peur et cria; mais, dès qu’ellecomprit ce qu’on lui voulait, rassurée, elle ne témoigna nisurprise ni contrariété et feignit d’être encore plongée dans undemi-sommeil qui, en lui ôtant la conscience des choses, luipermettait quelque sentiment.

Desmahis rentra dans sa chambre, où il dormit jusqu’au jour d’unsommeil tranquille et profond.

Le lendemain, après une dernière journée de travail, l’académiepromeneuse reprit le chemin de Paris. Quand Jean Blaise paya sonhôte en assignats, le citoyen Poitrine se lamenta de ne plus voirque de l’argent carré et promit une belle chandelle au bougre quiramènerait les jaunets.

Il offrit des fleurs aux citoyennes. Par son ordre, la Tronche,sur une échelle, en sabots et troussée, montrant au jour sesmollets crasseux et resplendissants, coupait infatigablement desroses aux rosiers grimpants qui couvraient la muraille. De seslarges mains les roses tombaient en pluie, en torrents, enavalanche, dans les jupes tendues d’Élodie, de Julienne et de laThévenin. La berline en fut pleine. Tous, rentrant à la nuit, enapportèrent chez eux des brassées, et leur sommeil et leur réveilen fut tout parfumé.

 

Chapitre 11

 

 

Le matin du 7 septembre, la citoyenne Rochemaure, se rendantchez le juré Gamelin, qu’elle voulait intéresser à quelque suspectde sa connaissance, rencontra sur le palier le ci-devant Brotteauxdes Ilettes, qu’elle avait aimé dans les jours heureux. Brotteauxs’en allait porter douze douzaines de pantins de sa façon chez lemarchand de jouets de la rue de la Loi. Et il s’était résolu, pourles porter plus aisément, à les attacher au bout d’une perche,selon les guises des vendeurs ambulants. Il en usait galamment avectoutes les femmes, même avec celles dont une longue habitude avaitémoussé pour lui l’attrait, comme ce devait être le cas de madamede Rochemaure, à moins qu’assaisonnée par la trahison, l’absence,l’infidélité et l’embonpoint, il ne la trouvât appétissante. Entout cas, il l’accueillit sur le palier sordide, aux carreauxdisjoints, comme autrefois sur les degrés du perron des Ilettes etla pria de lui faire l’honneur de visiter son grenier. Elle montaassez lestement l’échelle et se trouva sous une charpente dont lespoutres penchantes portaient un toit de tuiles percé d’une lucarne.On ne pouvait s’y tenir debout. Elle s’assit sur la seule chaisequ’il y eût en ce réduit et, ayant promené un moment ses regardssur les tuiles disjointes, elle demanda, surprise et attristée:

– C’est là que vous habitez, Maurice? Vous n’avez guère à ycraindre les importuns. Il faut être diable ou chat pour vous ytrouver.

– J’y ai peu d’espace, répondit le ci-devant. Et je ne vouscache pas que parfois il y pleut sur mon grabat. C’est un faibleinconvénient. Et durant les nuits sereines j’y vois la lune, imageet témoin des amours des hommes. Car la lune, madame, fut de touttemps attestée par les amoureux, et dans son plein, pâle et ronde,elle rappelle à l’amant l’objet de ses désirs.

– J’entends, dit la citoyenne.

En leur saison, poursuivit Brotteaux, les chats font un beauvacarme dans cette gouttière. Mais il faut pardonner à l’amour demiauler et de jurer sur les toits, quand il emplit de tourments etde crimes la vie des hommes.

Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s’aborder comme des amisqui s’étaient quittés la veille pour s’en aller dormir; et, bienque devenus étrangers l’un à l’autre, ils s’entretenaient avecbonne grâce et familiarité. Cependant, madame de Rochemaureparaissait soucieuse. La Révolution, qui avait été longtemps pourelle riante et fructueuse, lui apportait maintenant des soucis etdes inquiétudes; ses soupers devenaient moins brillants et moinsjoyeux. Les sons de sa harpe n’éclaircissaient plus les visagessombres. Ses tables de jeu étaient abandonnées des plus richespontes. Plusieurs de ses familiers, maintenant suspects, secachaient; son ami, le financier Morhardt, était arrêté, et c’étaitpour lui qu’elle venait solliciter le juré Gamelin. Elle-même étaitsuspecte. Des gardes nationaux avaient fait une perquisition chezelle, retourné les tiroirs de ses commodes, soulevé des lames deson parquet, donné des coups de baïonnette dans ses matelas. Ilsn’avaient rien trouvé, lui avaient fait des excuses et bu son vin.Mais ils étaient passés fort près de sa correspondance avec unémigré, M. d’Expilly. Quelques amis qu’elle avait parmi lesjacobins l’avaient avertie que le bel Henry, son greluchon,devenait compromettant par ses violences trop outrées pour paraîtresincères.

Les coudes sur les genoux et les poings dans les joues,songeuse, elle demanda à son vieil ami, assis sur la paillasse

– Que pensez-vous de tout ceci, Maurice?

– Je pense que ces gens-ci donnent à un philosophe et à unamateur de spectacles ample matière à réflexion et àdivertissement; mais qu’il serait meilleur pour vous, chère amie,que vous fussiez hors de France.

– Maurice, où cela nous mènera-t-il?

– C’est ce que vous me demandiez, Louise, un jour, en voiture,au bord du Cher, sur le chemin des Ilettes, tandis que notrecheval, qui avait pris le mors aux dents, nous emportait d’un galopfurieux. Que les femmes sont donc curieuses! Encore aujourd’huivous voulez savoir où nous allons. Demandez-le aux tireuses decartes. Je ne suis point devin, ma mie. Et la philosophie, même laplus saine, est d’un faible secours pour la connaissance del’avenir. Ces choses finiront, car tout finit. On peut en prévoirdiverses issues. La victoire de la coalition et l’entrée des alliésà Paris. Ils n’en sont pas loin; toutefois je doute qu’ils yarrivent. Ces soldats de la République se font battre avec uneardeur que rien ne peut éteindre. Il se peut que Robespierre épouseMadame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume pendant laminorité de Louis XVII.

– Vous croyez? s’écria la citoyenne, impatiente de se mêler àcette belle intrigue.

– Il se peut encore, poursuivit Brotteaux, que la Vendéel’emporte et que le gouvernement des prêtres se rétablisse sur desmonceaux de ruines et des amas de cadavres. Vous ne pouvezconcevoir, chère amie, l’empire que garde le clergé sur lamultitude des ânes. Je voulais dire des âmes la langue m’a fourché.Le plus probable, à mon sens, c’est que le Tribunal révolutionnaireamènera la destruction du régime qui l’a institué: il menace tropde têtes. Ceux qu’il effraie sont innombrables; ils se réuniront,et, pour le détruire, ils détruiront le régime. Je crois que vousavez fait nommer le jeune Gamelin à cette justice. Il est vertueux:il sera terrible. Plus j’y songe, ma belle amie, plus je crois quece tribunal, établi pour sauver la République, la perdra. LaConvention a voulu avoir, comme la royauté, ses Grands Jours, saChambre ardente, et pourvoir à sa sûreté par des magistrats nomméspar elle et tenus dans sa dépendance. Mais que les Grands Jours dela Convention sont inférieurs aux Grands Jours de la monarchie, etsa Chambre ardente moins politique que celle de Louis XIV! Il règnedans le Tribunal révolutionnaire un sentiment de basse justice etde plate égalité qui le rendra bientôt odieux et ridicule etdégoûtera tout le monde. Savez-vous, Louise, que ce tribunal, quiva appeler à sa barre la reine de France et vingt et unlégislateurs, condamnait hier une servante coupable d’avoir crié »Vive le roi » avec une mauvaise intention et dans la pensée dedétruire la République? Nos juges, tout de noir emplumés,travaillent dans le genre de ce Guillaume Shakespeare, si cher auxAnglais, qui introduit dans les scènes les plus tragiques de sonthéâtre de grossières bouffonneries.

– Eh bien, Maurice, demanda la citoyenne, êtes-vous toujoursheureux en amour?

– Hélas! répondit Brotteaux, les colombes volent au blanccolombier et ne se posent plus sur la tour en ruines.

– Vous n’avez pas changé. Au revoir, mon ami.

 

Ce soir-là, le dragon Henry, s’étant rendu, sans y être prié,chez madame de Rochemaure, la trouva qui cachetait une lettre surlaquelle il lut l’adresse du citoyen Rauline, à Vernon. C’était, ille savait, une lettre pour l’Angleterre. Rauline recevait par unportillon des messageries le courrier de madame de Rochemaure et lefaisait porter à Dieppe par une marchande de marée. Un patron debarque le remettait, la nuit, à un navire britannique qui croisaitsur la côte; un émigré, M. d’Expilly, le recevait à Londres et lecommuniquait, s’il le jugeait utile, au cabinet de Saint-James.

Henry était jeune et beau: Achille n’unissait pas tant de grâceà tant de vigueur, quand il revêtit les armes que lui présentaitUlysse. Mais la citoyenne Rochemaure, sensible naguère aux charmesdu jeune héros de la Commune, détournait de lui ses regards et sapensée depuis qu’elle avait été avertie que, dénoncé aux jacobinscomme un exagéré, ce jeune soldat pouvait la compromettre et laperdre. Henry sentait qu’il ne serait peut-être pas au-dessus deses forces de ne plus aimer madame de Rochemaure; mais il luidéplaisait qu’elle ne le distinguât plus. Il comptait sur elle poursatisfaire à certaines dépenses auxquelles le service de laRépublique l’avait engagé. Enfin, songeant aux extrémités oùpeuvent se porter les femmes et comment elles passent avec rapiditéde la tendresse la plus ardente à la plus froide insensibilité etcombien il leur est facile de sacrifier ce qu’elles ont chéri et deperdre ce qu’elles ont adoré, il soupçonna que cette ravissanteLouise pourrait un jour le faire jeter en prison pour sedébarrasser de lui. Sa sagesse lui conseillait de reconquérir cettebeauté perdue. C’est pourquoi il était venu armé de tous sescharmes. Il s’approchait d’elle, s’éloignait, se rapprochait, lafrôlait, la fuyait selon les règles de la séduction dans lesballets. Puis, il se jeta dans un fauteuil, et, de sa voixinvincible, de sa voix qui parlait aux entrailles des femmes, illui vanta la nature et la solitude et lui proposa en soupirant unepromenade à Ermenonville.

Cependant, elle tirait quelques accords de sa harpe et jetaitautour d’elle des regards d’impatience et d’ennui. Soudain Henry sedressa sombre et résolu et lui annonça qu’il partait pour l’arméeet serait dans quelques jours devant Maubeuge.

Sans montrer ni doute ni surprise, elle l’approuva d’un signe detête.

– Vous me félicitez de cette décision?

– Je vous en félicite.

Elle attendait un nouvel ami qui lui plaisait infiniment et dontelle pensait tirer de grands avantages; tout autre chose quecelui-ci: un Mirabeau ressuscité, un Danton décrotté et devenufournisseur, un lion qui parlait de jeter tous les patriotes dansla Seine. A tout moment elle croyait entendre la sonnette ettressaillait.

Pour renvoyer Henry, elle se tut, bâilla, feuilleta unepartition, et bâilla encore. Voyant qu’il ne s’en allait pas, ellelui dit qu’elle avait à sortir et passa dans son cabinet detoilette.

Il lui criait d’une voix émue :

– Adieu, Louise ! Vous reverrai-je jamais?

Et ses mains fouillaient dans le secrétaire ouvert. Dès qu’ilfut dans la rue, il ouvrit la lettre adressée au citoyen Rauline etla lut avec intérêt. Elle contenait en effet un tableau curieux del’état de l’esprit public en France. On y parlait de la reine, dela Thévenin, du Tribunal révolutionnaire, et maints proposconfidentiels de ce bon Brotteaux des Ilettes y étaientrapportés.

Ayant achevé sa lecture et remis la lettre dans sa poche, ilhésita quelques instants; puis, comme un homme qui a pris sarésolution et qui se dit que le plus tôt sera le mieux, il sedirigea vers les Tuileries et pénétra dans l’antichambre du Comitéde sûreté générale.

 

Ce jour-là, à trois heures de l’après-midi, Évariste Gamelins’asseyait sur le banc des jurés en compagnie de quatorze collèguesqu’il connaissait pour la plupart, gens simples, honnêtes etpatriotes, savants, artistes ou artisans un peintre comme lui, undessinateur, tous deux pleins de talent, un chirurgien, uncordonnier, un ci-devant marquis, qui avait donné de grandespreuves de civisme, un imprimeur, de petits marchands, unéchantillon enfin du peuple de Paris. Ils se tenaient là, dans leurhabit ouvrier ou bourgeois, tondus à la Titus ou portant lecatogan, le chapeau à cornes enfoncé sur les yeux ou le chapeaurond posé en arrière de la tête, ou le bonnet rouge cachant lesoreilles. Les uns étaient vêtus de la veste, de l’habit et de laculotte, comme en l’ancien temps, les autres, de la carmagnole etdu pantalon rayé à la façon des sans-culottes. Chaussés de bottesou de souliers à boucles ou de sabots, ils présentaient sur leurspersonnes toutes les diversités du vêtement masculin en usagealors. Ayant tous déjà siégé plusieurs fois, ils semblaient fort àl’aise à leur banc et Gamelin enviait leur tranquillité. Son cœurbattait, ses oreilles bourdonnaient, ses yeux se voilaient et toutce qui l’entourait prenait pour lui une teinte livide.

Quand l’huissier annonça le Tribunal, trois juges prirent placesur une estrade assez petite, devant une table verte. Ils portaientun chapeau à cocarde, surmonté de grandes plumes noires, et lemanteau d’audience avec un ruban tricolore d’où pendait sur leurpoitrine une lourde médaille d’argent. Devant eux, au pied del’estrade, siégeait le substitut de l’accusateur public, dans uncostume semblable. Le greffier s’assit entre le Tribunal et lefauteuil vide de l’accusé. Gamelin voyait ces hommes différents dece qu’il les avait vus jusque-là, plus beaux, plus graves, pluseffrayants, bien qu’ils prissent des attitudes familières,feuilletant des papiers, appelant un huissier ou se penchant enarrière pour entendre quelque communication d’un juré ou d’unofficier de service.

Au-dessus des juges, les tables des Droits de l’Homme étaientsuspendues; à leur droite et à leur gauche, contre les vieillesmurailles féodales, les bustes de Le Peltier Saint-Fargeau et deMarat. En face du banc des jurés, au fond de la salle, s’élevait latribune publique. Des femmes en garnissaient le premier rang, quiblondes, brunes ou grises, portaient toutes la haute coiffe dont lebavolet plissé leur ombrageait les joues; sur leur poitrine,auxquelles la mode donnait uniformément l’ampleur d’un seinnourricier, se croisait le fichu blanc ou se recourbait la bavettedu tablier bleu. Elles tenaient les bras croisés sur le rebord dela tribune. Derrière elles on voyait, clairsemés sur les gradins,des citoyens vêtus avec cette diversité qui donnait alors auxfoules un caractère étrange et pittoresque. A droite, versl’entrée, derrière une barrière pleine, s’étendait un espace où lepublic se tenait debout. Cette fois, il y était peu nombreux.L’affaire dont cette section du Tribunal allait s’occupern’intéressait qu’un petit nombre de spectateurs, et, sans doute,les autres sections, qui siégeaient en même temps, appelaient descauses plus émouvantes.

C’est ce qui rassurait un peu Gamelin dont le cœur, prêt àfaiblir, n’aurait pu supporter l’atmosphère enflammée des grandesaudiences. Ses yeux s’attachaient aux moindres détails ilremarquait le coton dans l’oreille du greffier et une tache d’encresur le dossier du substitut, Il voyait, comme avec une loupe, leschapiteaux sculptés dans un temps où toute connaissance des ordresantiques était perdue et qui surmontaient les colonnes gothiques deguirlandes d’ortie et de houx. Mais ses regards revenaient sanscesse à ce fauteuil, d’une forme surannée, garni de veloursd’Utrecht rouge, usé au siège et noirci aux bras. Des gardesnationaux en armes se tenaient à toutes les issues.

Enfin l’accusé parut, escorté de grenadiers, libre toutefois deses membres comme le prescrivait la loi. C’était un homme d’unecinquantaine d’années, maigre, sec, brun, très chauve, les jouescreuses, les lèvres minces et violacées, vêtu à l’ancienne moded’un habit sang de bœuf. Sans doute parce qu’il avait la fièvre,ses yeux brillaient comme des pierreries et ses joues avaient l’aird’être vernies. Il s’assit. Ses jambes, qu’il croisait, étaientd’une maigreur excessive et ses grandes mains noueuses en faisaienttout le tour. Il se nommait Marie-Adolphe Guillergues et étaitprévenu de dilapidation dans les fourrages de la République. L’acted’accusation mettait à sa charge des faits nombreux et graves, dontaucun n’était absolument certain. Interrogé, Guillergues nia laplupart de ces faits et expliqua les autres à son avantage. Sonlangage était précis et froid, singulièrement habile et donnaitl’idée d’un homme avec lequel il n’est pas désirable de traiter uneaffaire. Il avait réponse à tout. Quand le juge lui faisait unequestion embarrassante, son visage restait calme et sa paroleassurée, mais ses deux mains, réunies sur sa poitrine, secrispaient d’angoisse. Gamelin s’en aperçut et dit à l’oreille deson voisin, peintre comme lui :

– Regardez ses pouces!

Le premier témoin qu’on entendit apporta des faits accablants.C’est sur lui que reposait toute l’accusation. Ceux qui furentappelés ensuite se montrèrent, au contraire, favorables à l’accusé.Le substitut de l’accusateur public fut véhément, mais demeura dansle vague. Le défenseur parla avec un ton de vérité qui valut àl’accusé des sympathies qu’il n’avait pas su lui-même se concilier.L’audience fut suspendue et les jurés se réunirent dans la chambredes délibérations. Là, après une discussion obscure et confuse, ilsse partageaient en deux groupes à peu près égaux en nombre. On vitd’un côté les indifférents, les tièdes, les raisonneurs, qu’aucunepassion n’animait, et d’un autre côté ceux qui se laissaientconduire par le sentiment, se montraient peu accessibles àl’argumentation et jugeaient avec le cœur. Ceux-là condamnaienttoujours. C’étaient les bons, les purs ils ne songeaient qu’àsauver la République et ne s’embarrassaient point du reste. Leurattitude fit une forte impression sur Gamelin qui se sentait encommunion avec eux.

« Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon, un scélératqui a spéculé sur le fourrage de notre cavalerie. L’absoudre, c’estlaisser échapper un traître, c’est trahir la patrie, vouer l’arméeà la défaite. » Et Gamelin voyait déjà les hussards de laRépublique, sur leurs montures qui bronchaient, sabrés par lacavalerie ennemie. « Mais si Guillergues était innocent?… »

Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussi d’infidélitédans les fournitures. Tant d’autres devaient agir comme Guillergueset Blaise, préparer la défaite, perdre la République! II fallaitfaire un exemple. Mais si Guillergues était innocent?.

– Il n’y a pas de preuves, dit Gamelin, à haute voix.!

– Il n’y a jamais de preuves répondit en haussant les épaules lechef du jury, un bon, un pur.

Finalement, il se trouva sept voix pour la condamnation et huitpour l’acquittement.

Le jury rentra dans la salle et l’audience fut reprise. Lesjurés étaient tenus de motiver leur verdict; chacun parla à sontour devant le fauteuil vide. Les uns étaient prolixes; les autresse contentaient d’un mot; il y en avait qui prononçaient desparoles inintelligibles.

Quand vint son tour, Gamelin se leva et dit :

– En présence d’un crime si grand que d’ôter aux défenseurs dela patrie les moyens de vaincre, on veut des preuves formelles quenous n’avons point.

A la majorité des voix, l’accusé fut déclaré non coupable.Guillergues fut ramené devant les juges, accompagné du murmurebienveillant des spectateurs qui lui annonçaient son acquittement.C’était un autre homme. La sécheresse de ses traits s’était fondue,ses lèvres s’étaient amollies. Il avait l’air vénérable; son visageexprimait l’innocence. Le président lut, d’une voix émue, leverdict qui renvoyait le prévenu; la salle éclata enapplaudissements. Le gendarme qui avait amené Guillergues seprécipita dans ses bras. Le président l’appela et lui donnal’accolade fraternelle. Les jurés l’embrassèrent. Gamelin pleuraità chaudes larmes.

Dans la cour du Palais, illuminée des derniers rayons du jour,une multitude hurlante s’agitait. Les quatre sections du Tribunalavaient prononcé la veille trente condamnations à mort, et, sur lesmarches du grand escalier, des tricoteuses accroupies attendaientle départ des charrettes. Mais Gamelin, descendant les degrés dansle not des jurés et des spectateurs, ne voyait rien, n’entendaitrien que son acte de justice et d’humanité et les félicitationsqu’il se donnait d’avoir reconnu l’innocence. Dans la cour, Élodie,toute blanche, en larmes et souriante, se jeta dans ses bras et yresta pâmée. Et, quand elle eut recouvré la voix, elle lui dit:

– Évariste, vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtes généreux!Dans cette salle, le son de votre voix, mâle et douce, metraversait tout entière de ses ondes magnétiques. J’en étaisélectrisée. Je vous contemplais à votre banc. Je ne voyais quevous. Mais vous, mon ami, vous n’avez donc pas deviné ma présence?Rien ne vous a averti que j’étais là? Je me tenais dans la tribune,au second rang, à droite. Mon Dieu! qu’il est doux de faire lebien! Vous avez sauvé ce malheureux. Sans vous, c’en était fait delui il périssait. Vous l’avez rendu à la vie, à l’amour des siens.En ce moment, il doit vous bénir. Évariste, que je suis heureuse etfière de vous aimer !

Se tenant par le bras, serrés l’un contre l’autre, ils allaientpar les rues, se sentant si légers qu’ils croyaient voler.

Ils allaient à L’Amour peintre. Arrivés à l’Oratoire :

– Ne passons pas par le magasin dit Élodie.

Elle le fit entrer par la porte cochère et monter avec elle àl’appartement. Sur le palier, elle tira de son réticule une grandeclef de fer.

– On dirait une clef de prison, fit-elle. Évariste, vous allezêtre mon prisonnier.

Ils traversèrent la salle à manger et furent dans la chambre dela jeune fille.

Évariste sentait sur ses lèvres la fraîcheur ardente des lèvresd’Élodie. Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeuxmourants, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie,elle lui échappa et courut pousser le verrou…

La nuit était déjà avancée quand la citoyenne Biaise ouvrit àson amant la porte de l’appartement et lui dit tout bas, dansl’ombre :

– Adieu, mon amour! C’est l’heure où mon père va rentrer. Si tuentends du bruit dans l’escalier, monte vite à l’étage supérieur etne descends que quand il n’y aura plus de danger qu’on te voie.Pour te faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à lafenêtre de la concierge. Adieu, ma vie, adieu, mon âme !

Quand il se trouva dans la rue, il vit la fenêtre de la chambred’Élodie s’entrouvrir et une petite main cueillir un œillet rougequi tomba à ses pieds comme une goutte de sang

 

Chapitre 12

 

 

Un soir que le vieux Brotteaux portait douze douzaines depantins au citoyen Caillou, rue de la Loi, le marchand de jouets,doux et poli d’ordinaire, lui fit, au milieu de ses poupées et deses polichinelles, un accueil malgracieux.

– Prenez garde, citoyen Brotteaux, lui dit-il, prenez garde! Cen’est pas toujours le temps de rire; les plaisanteries ne sont pastoutes bonnes. un membre du Comité de sûreté de la section, qui avisité hier mon établissement, a vu vos pantins et les a trouvéscontre-révolutionnaires.

– Il se moquait! dit Brotteaux.

– Nenni, citoyen, nenni. C’est un homme qui ne plaisante pas. Ila dit qu’en ces petits bonshommes la représentation nationale étaitperfidement contrefaite, qu’on y reconnaissait notamment descaricatures de Couthon, de Saint-Just et de Robespierre, et il lesa saisis. C’est une perte sèche pour moi, sans parler des périls oùje suis exposé.

– Quoi! ces Arlequins, ces Gilles, ces Scaramouches, ces Colinset ces Colinettes, que j’ai peints tels que Boucher les peignait ily a cinquante ans, seraient des Couthon et des Saint-Justcontrefaits? II n’y a pas un homme sensé pour leprétendre.

– Il est possible, reprit le citoyen Caillou, que vous ayez agisans malice, bien qu’il faille toujours se défier d’un hommed’esprit comme vous. Mais le jeu est dangereux. En voulez-vous unexemple? Natoile, qui tient un petit théâtre aux Champs-Élysées, aété arrêté avant-hier pour incivisme, à cause qu’il faisait jouerla Convention par Polichinelle.

– Encore un coup, dit Brotteaux, en soulevant la toile quirecouvrait ses petits pendus, regardez ces masques et ces visages,sont-ce d’autres que des personnages de comédie et de bergerie?Comment vous êtes-vous laissé dire, citoyen Caillou, que je jouaisla Convention nationale?

Brotteaux était surpris. Tout en accordant beaucoup à la sottisehumaine, il n’eût pas cru qu’elle en vînt jamais à suspecter sesScaramouches et ses Colinettes. Il protestait de leur innocence etde la sienne. Mais le citoyen Caillou ne voulait rienentendre.

– Citoyen Brotteaux, remportez vos pantins. Je vous estime, jevous honore, mais ne veux être ni blâmé ni inquiété à cause devous. Je respecte la loi. J’entends rester bon citoyen et êtretraité comme tel. Bonsoir, citoyen Brotteaux; remportez vospantins.

Le vieux Brotteaux reprit le chemin de son logis, portant sessuspects sur l’épaule au bout d’une perche, et moqué par lesenfants qui croyaient que c’était le marchand de mort-aux-rats. Sespensées étaient tristes. Sans doute, il ne vivait pas seulement deses pantins/ il faisait des portraits à vingt sols, sous les portescochères et dans un tonneau des halles, en compagnie desravaudeuses, et beaucoup de jeunes garçons, qui partaient pourl’armée, voulaient laisser leur portrait à leur jeune maîtresse.Mais ces petits ouvrages lui donnaient un mal extrême, et il s’enfallait de beaucoup qu’il fît ses portraits aussi bien que sespantins. Il servait parfois de secrétaire aux dames de la halle,mais c’était se mêler à des complots royalistes et les risquesétaient gros. II se rappela qu’il y avait dans la rueNeuve-des-Petits-Champs, proche la place ci-devant Vendôme, unautre marchand de jouets, nommé Joly, et il résolut d’aller dès lelendemain lui offrir ce que refusait le pusillanimeCaillou.

Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui en craignaitl’injure pour ses pantins, hâta le pas. Comme il passait lePont-Neuf, sombre et désert, et tournait le coin de la place deThionville, il vit à la lueur d’une lanterne, sur une borne, unmaigre vieillard qui semblait exténué de fatigue et de faim, etgardait encore un air vénérable. Il était vêtu d’une lévitedéchirée, n’avait point de chapeau et semblait âgé de plus desoixante ans. S’étant approché de ce malheureux, Brotteaux reconnutle Père Longuemare, qu’il avait sauvé de la lanterne, six mois ençà, tandis qu’ils faisaient tous deux la queue devant laboulangerie de la rue de Jérusalem. Engagé envers ce religieux parun premier service, Brotteaux s’approcha de lui, s’en fitreconnaître pour le publicain qui s’était trouvé à son côté aumilieu de la canaille, un jour de grande disette, et lui demandas’il ne pourrait point lui être utile.

– Vous paraissez las, mon Père. Prenez une goutte decordial.

Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puce un petitflacon d’eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce.

– Buvez. Et je vous aiderai à regagner votre domicile.

Le Père Longuemare repoussa de la main le flacon et s’efforça dese lever. Mais il retomba sur sa borne.

– Monsieur, dit-il d’une voix faible, mais assurée, depuis troismois j’habitais Picpus. Averti qu’on était venu m’arrêter chez moi,hier, à cinq heures de relevée, je ne suis pas rentré à mondomicile. Je n’ai point d’asile; j’erre dans les rues et suis unpeu fatigué.

– Eh bien, mon Père, fit Brotteaux, accordez-moi l’honneur departager mon grenier.

– Monsieur, dit le Barnabite, vous entendez bien que je suissuspect.

– Je le suis aussi, dit Brotteaux, et mes pantins le sont aussi,ce qui est le pis de tout. Vous les voyez exposés, sous cette mincetoile, à la pluie fine qui nous morfond. Car, sachez, mon Père,qu’après avoir été publicain je fabrique des pantins poursubsister.

Le Père Longuemare prit la main que lui tendait le ci-devantfinancier, et accepta l’hospitalité offerte. Brotteaux, en songrenier, lui servit du pain, du fromage et du vin, qu’il avait misà rafraîchir dans sa gouttière, car il était sybarite.

Ayant apaisé sa faim :

– Monsieur, dit le Père Longuemare, je dois vous informer descirconstances qui ont amené ma fuite et m’ont jeté expirant surcette borne où vous m’avez trouvé. Chassé de mon couvent, je vivaisde la maigre rente que l’Assemblée m’avait faite; je donnais desleçons de latin et de mathématiques et j’écrivais des brochures surla persécution de l’Église de France. J’ai même composé un ouvraged’une certaine étendue, pour démontrer que le sermentconstitutionnel des prêtres est contraire à la disciplineecclésiastique. Les progrès de la Révolution m’ôtèrent tous mesélèves et je ne pouvais toucher ma pension faute d’avoir lecertificat de civisme exigé par la loi. C’est ce certificat quej’allai demander à l’Hôtel de Ville, avec la conviction de lemériter. Membre d’un ordre institué par l’apôtre saint Paullui-même, qui se prévalut du titre de citoyen romain, je meflattais de me conduire, à son imitation, en bon citoyen français,respectueux de toutes les lois humaines qui ne sont pas enopposition avec les lois divines. Je présentai ma requête àmonsieur Colin, charcutier et officier municipal, préposé à ladélivrance de ces sortes de cartes. Il m’interrogea sur mon état.Je lui dis que j’étais prêtre il me demanda si j’étais marié, et,sur ma réponse que je ne l’étais pas, il me dit que c’était tantpis pour moi. Enfin, après diverses questions, il me demanda sij’avais prouvé mon civisme le 10 août, le 2 septembre et le 31 mai.On ne peut donner de certificats, ajouta-t-il, qu’à ceux qui ontprouvé leur civisme par leur conduite en ces trois occasions Je nepus lui taire une réponse qui le satisfît. Toutefois il prit monnom et mon adresse et me promit de faire promptement une enquêtesur mon cas. Il tint parole et c’est en conclusion de son enquêteque deux commissaires du Comité de sûreté générale de Picpus,assistés de la force armée, se présentèrent à mon logis en monabsence pout me conduire en prison. Je ne sais de quel crime onm’accuse. Mais convenez qu’il faut plaindre monsieur Colin, dontl’esprit est assez troublé pour reprocher à un ecclésiastique den’avoir pas montré son civisme le 10 août, le 2. septembre, le 31mai. Un homme capable d’une telle pensée est bien digne depitié.

– Moi non plus, je n’ai point de certificat, dit Brotteaux. Noussommes tous deux suspects. Mais vous êtes las. Couchez-vous, monPère. Nous aviserons demain à votre sécurité.

Il donna le matelas à son hôte et garda pour lui la paillasse,que le religieux réclama par humilité, avec une telle instancequ’il fallut le satisfaire il eût, sans cela, couché sur lecarreau. Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux souffla lachandelle par économie et par prudence.

– Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce que vousfaites pour moi; mais, hélas! il est de peu de conséquence pourvous que je vous en sache gré. Puisse Dieu vous en faire un mérite!Ce serait pour vous d’une conséquence infinie. Mais Dieu ne tientpas compte de ce qui n’est pas fait pour sa gloire et n’est quel’effort d’une vertu purement naturelle. C’est pourquoi je voussupplie, monsieur, de faire pour Lui ce que vous étiez porté àfaire pour moi.

– Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci etne m’ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dontvous exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l’amour de vouscar, enfin, bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connaistrop peu pour vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l’amourde l’humanité car je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pourcroire, comme lui, que l’humanité a des droits; et ce préjugé, dansun esprit aussi libre que le sien, m’afflige. Je le fais par cetégoïsme qui inspire à l’homme tous les actes de générosité et dedévouement, en le faisant se reconnaître dans tous les misérables,en le disposant à plaindre sa propre infortune dans l’infortuned’autrui et en l’excitant à porter aide à un mortel semblable à luipar la nature et la destinée, jusque-là qu’il croit se secourirlui-même en le secourant. Je le fais encore par désœuvrement car lavie est à ce point insipide qu’il faut s’en distraire à tout prixet que la bienfaisance est un divertissement assez fade qu’on sedonne à défaut d’autres plus savoureux; je le fais par orgueil etpour prendre avantage sur vous; je le fais, enfin, par esprit desystème et pour vous montrer de quoi un athée estcapable.

– Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le PèreLonguemare. J’ai reçu de Dieu plus de grâces qu’il ne vous en aaccordées jusqu’à cette heure; mais je vaux moins que vous, et voussuis bien inférieur en mérites naturels. Permettez-moi cependant deprendre aussi sur vous un avantage. Ne me connaissant pas, vous nepouvez m’aimer. Et moi, monsieur, sans vous connaître, je vous aimeplus que moi-même/ Dieu me l’ordonne.

Ayant ainsi parlé, le Père Longuemare s’agenouilla sur lecarreau, et, après avoir récité ses prières, s’étendit sur sapaillasse et s’endormit paisiblement.

 

Chapitre 13

 

 

Évariste Gamelin siégeait au Tribunal pour la deuxième fois.Avant l’ouverture de l’audience il s’entretenait, avec sescollègues du jury, des nouvelles arrivées le matin. Il y en avaitd’incertaines et de fausses; mais ce qu’on pouvait retenir étaitterrible. Les armées coalisées, maîtresses de toutes les routes,marchant d’ensemble, la Vendée victorieuse, Lyon insurgé, Toulonlivré aux Anglais, qui y débarquaient quatorze millehommes.

C’était autant pour ces magistrats des faits domestiques que desévénements intéressant le monde entier. Sûrs de périr si la patriepérissait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Etl’intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurssentiments, leurs passions, leur conduite.

Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert, secrétaire duComité de défense; c’était l’avis de sa nomination de commissairedes poudres et des salpêtres.

Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraireles substances nécessaires à la fabrication de la poudre. L’ennemisera peut-être demain devant Paris: il faut que le sol de la patrienous fournisse la foudre que nous lancerons à ses agresseurs. Jet’envoie ci-contre une instruction de la Convention relative autraitement des salpêtres. Salut et fraternité.

A ce moment, l’accusé fut introduit. C’était un des derniers deces généraux vaincus que la Convention livrait au Tribunal, et leplus obscur. A sa vue, Gamelin frissonna/ il croyait revoir cemilitaire que, mêlé au public, il avait vu, trois semainesauparavant, juger et envoyer à la guillotine. C’était le mêmehomme, l’air têtu, borné/ ce fut le même procès. Il répondait d’unefaçon sournoise et brutale qui gâtait ses meilleures réponses. Seschicanes, ses arguties, les accusations dont il chargeait sessubordonnés, faisaient oublier qu’il accomplissait la tâcherespectable de défendre son honneur et sa vie. Dans cette affairetout était incertain, contesté, position des armées, nombre deseffectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus, mouvements destroupes/ on ne savait rien. Personne ne comprenait rien à cesopérations confuses, absurdes, sans but, qui avaient abouti à undésastre, personne, pas plus le défenseur et l’accusé lui-même quel’accusateur, les juges et les jurés, et, chose étrange, personnen’avouait à autrui ni à soi-même qu’il ne comprenait pas. Les jugesse plaisaient à faire des plans, à disserter sur la tactique et lastratégie; l’accusé trahissait ses dispositions naturelles pour lachicane.

On disputait sans fin. Et Gamelin, durant ces débats, voyait surles âpres routes du Nord les caissons embourbés et les canonsrenversés dans les ornières, et, par tous les chemins, défiler endésordre les colonnes vaincues, tandis que la cavalerie ennemiedébouchait de toutes parts par les défilés abandonnés. Et ilentendait de cette armée trahie monter une immense clameur quiaccusait le général. A la clôture des débats, l’ombre emplissait lasalle, et la figure indistincte de Marat apparaissait comme unfantôme sur la tête du président. Le jury appelé à se prononcerétait partagé. Gamelin d’une voix sourde, qui s’étranglait dans sagorge, mais d’un ton résolu, déclara l’accusé coupable de trahisonenvers la République, et un murmure approbateur, qui s’éleva dansla foule, vint caresser sa jeune vertu. L’arrêt fut lu auxflambeaux, dont la lueur livide tremblait sur les tempes creuses ducondamné où l’on voyait perler la sueur. A la sortie, sur lesdegrés où grouillait la foule des commères encocardées, tandisqu’il entendait murmurer son nom, que les habitués du Tribunalcommençaient à connaître, Gamelin fut assailli par des tricoteusesqui, lui montrant le poing, réclamaient la tête del’Autrichienne.

Le lendemain, Évariste eut à se prononcer sur le sort d’unepauvre femme, la veuve Meyrion, porteuse de pain. Elle allait parles rues poussant une petite voiture et portant, pendue à sataille, une planchette de bois blanc à laquelle elle faisait avecson couteau des coches qui représentaient le compte des painsqu’elle avait livrés. Son gain était de huit sous par jour. Lesubstitut de l’accusateur public se montra d’une étrange violence àl’égard de cette malheureuse, qui avait, parait-il, crié « Vive leroi! » à plusieurs reprises, tenu des propos contre-révolutionnairesdans les maisons où elle allait porter le pain de chaque jour, ettrempé dans une conspiration qui avait pour objet l’évasion de lafemme Capet. Interrogée par le juge, elle reconnut les faits quilui étaient imputés; soit simplicité, soit fanatisme, elle professades sentiments royalistes d’une grande exaltation et se perditelle-même.

Le Tribunal révolutionnaire faisait triompher l’égalité en semontrant aussi sévère pour les portefaix et les servantes que pourles aristocrates et les financiers. Gamelin ne concevait pointqu’il en pût être autrement sous un régime populaire. Il eût jugéméprisant, insolent pour le peuple, de l’exclure du supplice. C’eûtété le considérer, pour ainsi dire, comme indigne du châtiment.Réservée aux seuls aristocrates, la guillotine lui eût paru unesorte de privilège inique. Gamelin commençait à se faire duchâtiment une idée religieuse et mystique, à lui prêter une vertu,des mérites propres. Il pensait qu’on doit la peine aux criminelset que c’est leur faire tort que de les en frustrer. Il déclara lafemme Meyrion coupable et digne du châtiment suprême, regrettantseulement que les fanatiques qui l’avaient perdue, plus coupablesqu’elle, ne fussent pas là pour partager son sort.

 

Évariste se rendait presque chaque soir aux Jacobins, qui seréunissaient dans l’ancienne chapelle des Dominicains, vulgairementnommés Jacobins, rue Honoré. Sur une cour, où s’élevait un arbre dela Liberté, un peuplier, dont les feuilles agitées rendaient unperpétuel murmure, la chapelle, d’un style pauvre et maussade,lourdement coiffée de tuiles, présentait son pignon nu, percé d’unœil-de-bœuf et d’une porte cintrée, que surmontait le drapeau auxcouleurs nationales, coiffé du bonnet de la Liberté. Les Jacobins,ainsi que les Cordeliers et les Feuillants, avaient pris la demeureet le nom de moines dispersés. Gamelin, assidu naguère aux séancesdes Cordeliers, ne retrouvait pas chez les Jacobins les sabots, lescarmagnoles, les cris des dantonistes. Dans le club de Robespierrerégnait la prudence administrative et la gravité bourgeoise. Depuisque l’Ami du peuple n’était plus, Évariste suivait les leçons deMaximilien, dont la pensée dominait aux Jacobins et, de là, parmille sociétés alliées, s’étendait sur toute la France. Pendant lalecture du procès-verbal, il promenait ses regards sur les murs nuset tristes, qui, après avoir abrité les fils spirituels du grandinquisiteur de l’hérésie, voyaient assemblés les zélés inquisiteursdes crimes contre la patrie.

Là se tenait sans pompe et s’exerçait par la parole le plusgrand des pouvoirs de l’État. Il gouvernait la cité, l’empire,dictait ses décrets à la Convention. Ces artisans du nouvel ordrede choses, si respectueux de la loi qu’ils demeuraient royalistesen 1791 et le voulaient être encore au retour de Varennes, par unattachement opiniâtre à la Constitution, amis de l’ordre établi,même après les massacres du Champ-de-Mars, et jamaisrévolutionnaires contre la révolution, étrangers aux mouvementspopulaires, nourrissaient dans leur âme sombre et puissante unamour de la patrie qui avait enfanté quatorze armées et dressé laguillotine. Évariste admirait en eux la vigilance, l’espritsoupçonneux, la pensée dogmatique, l’amour de la règle, l’art dedominer, une impériale sagesse.

Le public qui composait la salle ne faisait entendre qu’unfrémissement unanime et régulier, comme le feuillage de l’arbre dela Liberté qui s’élevait sur le seuil.

Ce jour-là, le 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant,le regard perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visagegrêlé, l’air froid, monta lentement à la tribune. Il était poudré àfrimas et portait un habit bleu qui lui marquait la taille. Ilavait ce maintien compassé, tenait cette allure mesurée qui faisaitdire aux uns, en se moquant, qu’il ressemblait à un maitre à danseret qui le faisait saluer par d’autres du nom d’Orphée français;Robespierre prononça d’une voix claire un discours éloquent contreles ennemis de la République. Il frappa d’arguments métaphysiqueset terribles Brissot et ses complices. Il parla longtemps, avecabondance, avec harmonie. Planant dans les sphères célestes de laphilosophie, il lançait la foudre sur les conspirateurs quirampaient sur le sol.

Évariste entendit et comprit. Jusque-là, il avait accusé laGironde de préparer la restauration de la monarchie ou le triomphede la faction d’Orléans et de méditer la ruine de la ville héroïquequi avait délivré la France et qui délivrerait un jour l’univers.Maintenant, à la voix du sage, il découvrait des vérités plushautes et plus pures; il concevait une métaphysiquerévolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des grossièrescontingences, à l’abri des erreurs des sens, dans la région descertitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées etpleines de confusion; la complexité des faits est telle qu’on s’yperd. Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et lemal en des formules simples et claires. Fédéralisme,indivisibilité: dans l’unité et l’indivisibilité était le salut;dans le fédéralisme, la damnation. Gamelin goûtait la joie profonded’un croyant qui sait le mot qui sauve et le mot qui perd.Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme autrefois lestribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du crimeverbal. Et, parce qu’il avait l’esprit religieux, Évariste recevaitces révélations avec un sombre enthousiasme; son cœur s’exaltait etse réjouissait à l’idée que désormais, pour discerner le crime etl’innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout, ôtrésors de la foi!

Le sage Maximilien l’éclairait aussi sur les intentions perfidesde ceux qui voulaient égaliser les biens et partager les terres,supprimer la richesse et la pauvreté et établir pour tous lamédiocrité heureuse. Séduit par leurs maximes, il avait d’abordapprouvé leurs desseins qu’il jugeait conformes aux principes d’unvrai républicain. Mais Robespierre, par ses discours aux Jacobins,lui avait révélé leurs menées et découvert que ces hommes, dont lesintentions paraissaient pures, tendaient à la subversion de laRépublique, et n’alarmaient les riches que pour susciter àl’autorité légitime de puissants et implacables ennemis. En effet,sitôt la propriété menacée, la population tout entière, d’autantplus attachée à ses biens qu’elle en possédait peu, se retournaitbrusquement contre la République. Alarmer les intérêts, c’estconspirer. Sous apparence de préparer le bonheur universel et lerègne de la justice, ceux qui proposaient comme un objet digne del’effort des citoyens l’égalité et la communauté des biens étaientdes traîtres et des scélérats plus dangereux que lesfédéralistes.

Mais la plus grande révélation que lui eût apportée la sagessede Robespierre, c’était les crimes et les infamies de l’athéisme.Gamelin n’avait jamais nié l’existence de Dieu; il était déiste etcroyait à une providence qui veille sur les hommes; mais, s’avouantqu’il ne concevait que très indistinctement l’Être suprême et trèsattaché à la liberté de conscience, il admettait volontiers qued’honnêtes gens pussent, à l’exemple de Lamettrie, de Boulanger, dubaron d’Holbach, de Lalande, d’Helvétius, du citoyen Dupuis, niert’existence de Dieu, à la charge d’établir une morale naturelle etde retrouver en eux-mêmes les sources de la justice et les règlesd’une vie vertueuse. Il s’était même senti en sympathie avec lesathées, quand il les avait vus injuriés ou persécutés. Maximilienlui avait ouvert l’esprit et dessillé les yeux. Par son éloquencevertueuse, ce grand homme lui avait révélé le vrai caractère del’athéisme, sa nature, ses intentions, ses effets; il lui avaitdémontré que cette doctrine, formée dans les salons et les boudoirsde l’aristocratie, était la plus perfide invention que les ennemisdu peuple eussent imaginée pour le démoraliser et l’asservir; qu’ilétait criminel d’arracher du cœur des malheureux la penséeconsolante d’une providence rémunératrice et de les livrer sansguide et sans frein aux passions qui dégradent l’homme et en fontun vil esclave, et qu’enfin l’épicurisme monarchique d’un Helvétiusconduisait à l’immoralité, à la cruauté, à tous les crimes. Et,depuis que les leçons d’un grand citoyen l’avaient instruit, ilexécrait les athées, surtout lorsqu’ils l’étaient d’un cœur ouvertet joyeux, comme le vieux Brotteaux.

 

Dans les jours qui suivirent, Évariste eut à juger, coup surcoup, un ci-devant convaincu d’avoir détruit des grains pouraffamer le peuple, trois émigrés qui étaient revenus fomenter laguerre civile en France, deux filles du Palais-Égalité, quatorzeconspirateurs bretons, femmes, vieillards, adolescents, maîtres etserviteurs. Le crime était avéré, la loi formelle. Parmi lescoupables se trouvait une femme de vingt ans, parée des splendeursde la jeunesse sous les ombres de sa fin prochaine, charmante. Unnœud bleu retenait ses cheveux d’or, son fichu de linon découvraitun cou blanc et flexible.

Évariste opina constamment pour la mort, et tous les accusés, àl’exception d’un vieux jardinier, furent envoyés àl’échafaud.

La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrentquarante-cinq hommes et dix-huit femmes.

Les juges du Tribunal révolutionnaire ne faisaient pas dedistinction entre les hommes et les femmes, inspirés en cela par unprincipe aussi ancien que la justice même. Et, si le présidentMontané, touché par le courage et la beauté de Charlotte Corday,avait tenté de la sauver en altérant la procédure, et y avait perduson siège, les femmes, le plus souvent, étaient interrogées sansfaveur, d’après la règle commune à tous les tribunaux. Les jurésles craignaient, se défiaient de leurs ruses, de leur habitude defeindre, de leurs moyens de séduction. Égalant les hommes encourage, elles invitaient par là le Tribunal à les traiter commeles hommes. La plupart de ceux qui les jugeaient, médiocrementsensuels ou sensuels à leurs heures, n’en étaient nullementtroublés. Ils condamnaient ou acquittaient ces femmes selon leurconscience, leurs préjugés, leur zèle, leur amour mol ou violent dela République. Elles se montraient presque toutes soigneusementcoiffées et mises avec autant de recherche que leur permettait leurmalheureux état. Mais il y en avait peu de jeunes, moins encore dejolies. La prison et les soucis les avaient flétries, le jour crude la salle trahissait leur fatigue, leurs angoisses, accusaitleurs paupières flétries, leur teint couperosé, leurs lèvresblanches et contractées. Pourtant le fatal fauteuil reçut plusd’une fois une femme jeune, belle dans sa pâleur, alors qu’uneombre funèbre, pareille aux voiles de la volupté, noyait sesregards. A cette vue, que des jurés se soient ou attendris ouirrités; que, dans le secret de ses sens dépravés, un de cesmagistrats ait scruté les secrets les plus intimes de cettecréature qu’il se représentait à la fois vivante et morte, et que,en remuant des images voluptueuses et sanglantes, il se soit donnéle plaisir atroce de livrer au bourreau ce corps désiré, c’est ceque, peut-être, on doit taire, mais qu’on ne peut nier, si l’onconnaît les hommes. Évariste Gamelin, artiste froid et savant, nereconnaissait de beauté qu’à l’antique, et la beauté lui inspiraitmoins de trouble que de respect. Son goût classique avait de tellessévérités qu’il trouvait rarement une femme à son gré; il étaitinsensible aux charmes d’un joli visage autant qu’à la couleur deFragonard et aux formes de Boucher. Il n’avait jamais connu ledésir que dans l’amour profond.

Comme la plupart de ses collègues du Tribunal, il croyait lesfemmes plus dangereuses que les hommes. Il haïssait les ci-devantprincesses, celles qu’il se figurait, dans ses songes pleinsd’horreur, mâchant, avec Élisabeth et l’Autrichienne, des ballespour assassiner les patriotes; il haïssait même toutes ces bellesamies des financiers, des philosophes et des hommes de lettres,coupables d’avoir joui des plaisirs des sens et de l’esprit et vécudans un temps où il était doux de vivre. Il les haïssait sanss’avouer sa haine, et, quand il en avait quelqu’une à juger, il lacondamnait par ressentiment, croyant la condamner avec justice pourle salut public. Et son honnêteté, sa pudeur virile, sa froidesagesse, son dévouement à l’État, ses vertus enfin, poussaient sousla hache des têtes touchantes.

Mais qu’est ceci et que signifie ce prodige étrange? Naguèreencore il fallait chercher les coupables, s’efforcer de lesdécouvrir dans leur retraite et de leur tirer l’aveu de leur crime.Maintenant, ce n’est plus la chasse avec une multitude de limiers,la poursuite d’une proie timide; voici que de toutes partss’offrent les victimes. Nobles, vierges, soldats, filles publiquesse ruent sur le Tribunal, arrachent aux juges leur condamnationtrop lente, réclament la mort comme un droit dont ils sontimpatients de jouir. Ce n’est pas assez de cette multitude dont lezèle des délateurs a rempli les prisons et que l’accusateur publicet ses acolytes s’épuisent à faire passer devant le Tribunal; ilfaut pourvoir encore au supplice de ceux qui ne veulent pasattendre. Et tant d’autres, encore plus prompts et plus fiers,enviant leur mort aux juges et aux bourreaux, se frappent de leurpropre main! A la fureur de tuer répond la fureur de mourir. Voici,à la Conciergerie, un jeune militaire, beau, vigoureux, aimé; il alaissé dans la prison une amante adorable qui lui a dit « Vis pourmoi! » Il ne veut vivre ni pour elle, ni pour l’amour, ni pour lagloire. Il a allumé sa pipe avec son acte d’accusation. Et,républicain, car il respire la liberté par tous les pores, il sefait royaliste afin de mourir. Le Tribunal s’efforce del’acquitter; l’accusé est le plus fort; juges et jurés sont obligésde céder.

L’esprit d’Évariste, naturellement inquiet et scrupuleux,s’emplissait, aux leçons des Jacobins et au spectacle de la vie, desoupçons et d’alarmes. A la nuit, en suivant, pour se rendre chezÉlodie, les rues mal éclairées, il croyait, par chaque soupirail,apercevoir dans la cave la planche aux faux assignats; au fond dela boutique vide du boulanger ou de l’épicier, il devinait desmagasins regorgeant de vivres accaparés; à travers les vitresétincelantes des traiteurs, il lui semblait entendre les propos desagioteurs qui préparaient la ruine du pays en vidant des bouteillesde vin de Beaune ou de Chablis; dans les ruelles infectes, ilapercevait les filles de joie prêtes à fouler aux pieds la cocardenationale aux applaudissements de la jeunesse élégante; il voyaitpartout des conspirateurs et des traîtres. Et il songeait «République! contre tant d’ennemis secrets ou déclarés, tu n’asqu’un secours. Sainte guillotine, sauve la patrie! »

Élodie l’attendait dans sa petite chambre bleue, au-dessus deL’Amour peintre. Pour l’avertir qu’il pouvait entrer, elle mettaitsur le rebord de la fenêtre son petit arrosoir vert, près du potd’œillets. Maintenant il lui faisait horreur, il lui apparaissaitcomme un monstre elle avait peur de lui et elle l’adorait. Toute lanuit, pressés éperdument l’un contre l’autre, l’amant sanguinaireet la voluptueuse fille se donnaient en silence des baisersfurieux.

 

Chapitre 14

 

 

Levé dès l’aube, le Père Longuemare, ayant balayé la chambre,s’en alla dire sa messe dans une chapelle de la rue d’Enfer,desservie par un prêtre insermenté. Il y avait à Paris des milliersde retraites semblables, où le clergé réfractaire réunissaitclandestinement de petits troupeaux de fidèles. La police dessections, bien que vigilante et soupçonneuse, fermait les yeux surces bercails cachés, de peur des ouailles irritées et par un restede vénération pour les choses saintes. Le Barnabite fit ses adieuxà son hôte, qui eut grand-peine à obtenir qu’il revînt dîner, etl’engagea enfin par la promesse que la chère ne serait ni abondanteni délicate.

Brotteaux, demeuré seul, alluma un petit fourneau de terre;puis, tout en préparant le dîner du religieux et de l’épicurien, ilrelisait Lucrèce et méditait sur la condition des hommes.

Ce sage n’était pas surpris que des êtres misérables, vainsjouets des forces de la nature, se trouvassent le plus souvent dansdes situations absurdes et pénibles; mais il avait la faiblesse decroire que les révolutionnaires étaient plus méchants et plus sotsque les autres hommes, en quoi il tombait dans l’idéologie. Aureste, il n’était point pessimiste et ne pensait pas que la vie fûttout à fait mauvaise. Il admirait la nature en plusieurs de sesparties, spécialement dans la mécanique céleste et dans l’amourphysique et s’accommodait des travaux de la vie en attendant lejour prochain où il ne connaîtrait plus ni craintes nidésirs.

Il coloria quelques pantins avec attention et fit une Zerlinequi ressemblait à la Thévenin. Cette fille lui plaisait et sonépicurisme louait l’ordre des atomes qui la composaient.

Ces soins t’occupèrent jusqu’au retour du Barnabite.

– Mon Père, fit-il en lui ouvrant la porte, je vous avais biendit que notre repas serait maigre. Nous n’avons que des châtaignes.Encore s’en faut-il qu’elles soient bien assaisonnées.

– Des châtaignes ! s’écria le Père Longuemare en souriant,il n’y a point de mets plus délicieux. Mon père, monsieur, était unpauvre gentilhomme limousin, qui possédait, pour tout bien, unpigeonnier en ruines, un verger sauvage et un bouquet dechâtaigniers. Il se nourrissait, avec sa femme et ses douzeenfants, de grosses châtaignes vertes, et nous étions tous forts etrobustes. J’étais le plus jeune et le plus turbulent; mon pèredisait, par plaisanterie, qu’il faudrait m’envoyer à l’Amériquefaire le flibustier. Ah monsieur, que cette soupe aux châtaignesest parfumée! Elle me rappelle la table couronnée d’enfants oùsouriait ma mère.

Le repas achevé, Brotteaux se rendit chez Joly, marchand dejouets rue Neuve-des-Petits-Champs, qui prit les pantins refuséspar Caillou et en commanda non pas douze douzaines à la fois commecelui-ci, mais bien vingt quatre douzaines pourcommencer.

En atteignant la rue ci-devant Royale, Brotteaux vit sur laplace de la Révolution étinceler un triangle d’acier entre deuxmontants de bois c’était la guillotine. Une foule énorme et joyeusede curieux se pressait autour de l’échafaud, attendant lescharrettes pleines. Des femmes, portant l’éventaire sur le ventre,criaient les gâteaux de Nanterre. Les marchands de tisane agitaientleur sonnette; au pied de la statue de la Liberté, un vieillardmontrait des gravures d’optique dans un petit théâtre surmontéd’une escarpolette où se balançait un singe. Des chiens, sousl’échafaud, léchaient le sang de la veille. Brotteaux rebroussavers la rue Honoré.

Rentré dans son grenier, où le Barnabite lisait son bréviaire,il essuya soigneusement la. table et y mit sa boite de couleursainsi que les outils et les matériaux de son état.

– Mon Père, dit-il, si vous ne jugez pas cette occupationindigne du sacré caractère dont vous êtes revêtu, aidez-moi, jevous prie, à fabriquer des pantins. Un sieur Joly m’en a fait, cematin même, une assez grosse commande. Pendant que je peindrai cesfigures déjà formées, vous me rendrez grand service en découpantdes têtes, des bras, des jambes et des troncs sur les patrons quevoici. Vous n’en sauriez trouver de meilleurs ils sont d’aprèsWatteau et Boucher.

– Je crois, en effet, monsieur, dit Longuemare, que Watteau etBoucher étaient propres à créer de tels brimborions il eût mieuxvalu, pour leur gloire, qu’ils s’en fussent tenus à d’innocentspantins comme ceux-ci. Je serais heureux de vous aider, mais jecrains de n’être pas assez habile pour cela.

Le Père Longuemare avait raison de se défier de son adresseaprès plusieurs essais malheureux, il fallut bien reconnaître queson génie n’était pas de découper à la pointe du canif, dans unmince carton, des contours agréables. Mais quand, à sa demande,Brotteaux lui eut donné de la ficelle et un passe-lacet, il serévéla très apte à douer de mouvement ces petits êtres qu’iln’avait su former, et à les instruire à la danse. Il avait bonnegrâce à les essayer ensuite en faisant exécuter à chacun d’euxquelques pas de gavotte, et, quand ils répondaient à ses soins, unsourire glissait sur ses lèvres sévères.

Une fois qu’il tirait en mesure la ficelle d’un Scaramouche:

– Monsieur, dit-il, ce petit masque me rappelle une singulièrehistoire. C’était en 1746 j’achevais mon noviciat, sous ladirection du Père Magitot, homme âgé, de profond savoir et de mœursaustères. A cette époque, il vous en souvient peut-être, lespantins, destinés d’abord à l’amusement des enfants, exerçaient surles femmes et même sur les hommes jeunes et vieux un attraitextraordinaire; ils faisaient fureur à Paris. Les boutiques desmarchands à la mode en regorgeaient; on en trouvait chez lespersonnes de qualité, et il n’était pas rare de voir à la promenadeet dans les rues un grave personnage faire danser son pantin.L’âge, le caractère, la profession du Père Magitot ne le gardèrentpoint de la contagion. Alors qu’il voyait chacun occupé à fairesauter un petit homme de carton, ses doigts éprouvaient desimpatiences qui lui devinrent bientôt très importunes. Un jour quepour une affaire importante, qui intéressait l’ordre tout entier,il faisait visite à monsieur Chauvel, avocat au Parlement, avisantun pantin suspendu à la cheminée, il éprouva une terrible tentationd’en tirer la ficelle. Ce ne fut qu’au prix d’un grand effort qu’ilen triompha. Mais ce désir frivole le poursuivit et ne lui laissaplus de repos. Dans ses études, dans ses méditations, dans sesprières, à l’église, dans le chapitre, au confessionnal, en chaire,il en était obsédé. Après quelques jours consumés dans un troubleaffreux, il exposa ce cas extraordinaire au général de l’ordre,qui, en ce moment, se trouvait heureusement à Paris. C’était undocteur éminent et l’un des princes de l’église de Milan. Ilconseilla au Père Magitot de satisfaire une envie innocente dansson principe, importune dans ses conséquences et dont l’excèsmenaçait de causer dans l’âme qui en était dévorée les plus gravesdésordres. Sur l’avis ou, pour mieux dire, par l’ordre du général,le Père Magitot retourna chez monsieur Chauve!, qui le reçut, commela première fois, dans son cabinet. Là, retrouvant le pantinaccroché à la cheminée, il s’en approcha vivement et demanda à sonhôte la grâce d’en tirer un moment la ficelle.. L’avocat la luiaccorda très volontiers et lui confia que parfois il faisait danserScaramouche (c’était le nom du pantin) en préparant ses plaidoirieset que, la veille encore, il avait réglé sur les mouvements deScaramouche sa péroraison en faveur d’une femme accusée faussementd’avoir empoisonné son mari. Le Père Magitot saisit en tremblant laficelle, et vit sous sa main Scaramouche s’agiter comme un possédéqu’on exorcise. Ayant ainsi contenté son caprice, il fut délivré del’obsession.

– Votre récit ne me surprend pas, mon Père, dit Brotteaux. Onvoit de ces obsessions. Mais ce ne sont pas toujours des figures decarton qui les causent.

Le Père Longuemare, qui était religieux, ne parlait jamais dereligion; Brotteaux en parlait constamment. Et, comme il se sentaitde la sympathie pour le Barnabite, il se plaisait à l’embarrasseret à le troubler par des objections à divers articles de ladoctrine chrétienne.

Une fois, tandis qu’ils fabriquaient ensemble des Zerlines etdes Scaramouches :

– Quand je considère, dit Brotteaux, les événements qui nous ontmis au point où nous sommes, doutant quel parti, dans la folieuniverselle, a été le plus fou, je ne suis pas éloigné de croireque ce fut celui de la cour.

– Monsieur, répondit le religieux, tous les hommes deviennentinsensés, comme Nabuchodonosor, quand Dieu les abandonne; mais nulhomme, de nos jours, ne plongea dans l’ignorance et l’erreur aussiprofondément que monsieur l’abbé Fauchet, nul homme ne fut aussifuneste au royaume que celui-là. Il fallait que Dieu fût ardemmentirrité contre la France, pour lui envoyer monsieur l’abbéFauchet!

– Il me semble que nous avons vu d’autres malfaiteurs que cemalheureux Fauchet.

– Monsieur l’abbé Grégoire a montré aussi beaucoup demalice.

– Et Brissot, et Danton, et Marat, et cent autres, qu’endites-vous, mon Père?

– Monsieur, ce sont des laïques les laïques ne sauraientencourir les mêmes responsabilités que les religieux. Ils ne fontpas le mal de si haut, et leurs crimes ne sont pointuniversels.

– Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de sa conduite dans larévolution présente?

– Je ne vous comprends pas, monsieur.

– Épicure a dit « Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ouil le peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il leveut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant;s’il le peut et ne le veut, il est pervers; s’il ne le peut ni nele veut, il est impuissant et pervers; s’il le veut et le peut, quene le fait-il, mon Père? »

Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regardsatisfait.

– Monsieur, répondit le religieux, il n’y a rien de plusmisérable que les difficultés que vous soulevez. Quand j’examineles raisons de l’incrédulité, il me semble voir des fourmis opposerquelques brins d’herbe comme une digue au torrent qui descend desmontagnes. Souffrez que je ne dispute pas avec vous j’y aurais tropde raisons et trop peu d’esprit. Au reste, vous trouverez votrecondamnation dans l’abbé Guénée et dans vingt autres. Je vous diraiseulement que ce que vous rapportez d’Épicure est une sottise caron y juge Dieu comme s’il était un homme et en avait la morale. Ehbien monsieur, les incrédules, depuis Celse jusqu’à Bayle etVoltaire, ont abusé les sots avec de semblablesparadoxes.

– Voyez, mon Père, dit Brotteaux, où votre foi vous entraîne.Non content de trouver toute la vérité dans votre théologie, vousvoulez encore n’en rencontrer aucune dans les ouvrages de tant debeaux génies qui pensèrent autrement que vous.

– Vous vous trompez entièrement, monsieur, répliqua Longuemare.Je crois, au contraire, que rien ne saurait être tout à fait fauxdans la pensée d’un homme. Les athées occupent le plus bas échelonde la connaissance; à ce degré encore, il reste des lueurs deraison et des éclairs de vérité, et, alors même que les ténèbres lenoient, l’homme dresse un front où Dieu mit l’intelligence: c’estle sort de Lucifer.

– Eh bien, monsieur, dit Brotteaux, je ne serai pas si généreuxet je vous avouerai que je ne trouve pas dans tous les ouvrages desthéologiens un atome de bon sens.

Il se défendait toutefois de vouloir attaquer la religion, qu’ilestimait nécessaire aux peuples; il eût souhaité seulement qu’elleeût pour ministres des philosophes et non des controversistes. IIdéplorait que les Jacobins voulussent la remplacer par une religionplus jeune et plus maligne, par la religion de la liberté, del’égalité, de la république, de la patrie. Il avait remarqué quec’est dans la vigueur de leur jeune âge que les religions sont leplus furieuses et le plus cruelles, et qu’elles s’apaisent envieillissant. Aussi, souhaitait-il qu’on gardât le catholicisme,qui avait beaucoup dévoré de victimes au temps de sa vigueur, etqui maintenant, appesanti sous le poids des ans, d’appétitmédiocre, se contentait de quatre ou cinq rôtis d’hérétiques encent ans.

– Au reste, ajouta-t-il, je me suis toujours bien accommodé desthéophages et des christicoles. J’avais un aumônier aux Iletteschaque dimanche, on y disait la messe; tous mes invités yassistaient. Les philosophes y étaient les plus recueillis et lesfilles d’Opéra les plus ferventes. J’étais heureux alors etcomptais de nombreux amis.

– Des amis, s’écria le Père Longuemare, des amis ! Ahmonsieur, croyez-vous qu’ils vous aimaient, tous ces philosophes ettoutes ces courtisanes, qui ont dégradé votre âme de telle sorteque Dieu lui-même aurait peine à y reconnaître un des temples qu’ila édifiés pour sa gloire?

 

Le Père Longuemare continua d’habiter huit jours chez lepublicain sans y être inquiété. Il suivait, autant qu’il pouvait,la règle de sa communauté et se levait de sa paillasse pourréciter, agenouillé sur le carreau, les offices de nuit. Bienqu’ils n’eussent tous deux à manger que de misérables rogatons, ilobservait le jeûne et l’abstinence. Témoin affligé et souriant deces austérités, le philosophe lui demanda, un jour :

– Croyez-vous vraiment que Dieu éprouve quelque plaisir à vousvoir endurer ainsi le froid et la faim?

– Dieu lui-même, répondit le moine, nous a donné l’exemple de lasouffrance.

Le neuvième jour depuis que le Barnabite logeait dans le grenierdu philosophe, celui-ci sortit entre chien et loup pour porter sespantins à Joly, marchand de jouets, rue Neuve-des-Petits-Champs. Ilrevenait heureux de les avoir tous vendus, lorsque, sur laci-devant place du Carrousel, une fille en pelisse de satin bleubordée d’hermine, qui courait en boitant, se jeta dans ses bras etle tint embrassé à la façon des suppliantes de tous lestemps.

Elle tremblait; on entendait les battements précipités de soncœur. Admirant comme elle se montrait pathétique dans sa vulgarité,Brotteaux, vieil amateur de théâtre, songea que mademoiselleRaucourt ne l’eût pas vue sans profit.

Elle parlait d’une voix haletante, dont elle baissait le ton depeur d’être entendue des passants

– Emmenez-moi, citoyen, cachez-moi, par pitié! Ils sont dans machambre, rue Fromenteau. Pendant qu’ils montaient, je me suisréfugiée chez Flora, ma voisine, et j’ai sauté par la fenêtre dansla rue, de sorte que je me suis foulé le pied. Ils viennent; ilsveulent me mettre en prison et me faire mourir. La semainedernière, ils ont fait mourir Virginie.

Brotteaux comprenait bien qu’elle parlait des délégués du Comitérévolutionnaire de la section ou des commissaires du Comité desûreté générale. La Commune avait alors un procureur vertueux, lecitoyen Chaumette, qui poursuivait les filles de joie comme lesplus funestes ennemies de la République. Il voulait régénérer lesmœurs. A vrai dire, les demoiselles du Palais-Égalité étaient peupatriotes. Elles regrettaient l’ancien état et ne s’en cachaientpas toujours. Plusieurs avaient été déjà guillotinées commeconspiratrices, et leur sort tragique avait excité beaucoupd’émulation chez leurs pareilles.

Le citoyen Brotteaux demanda à la suppliante par quelle fauteelle s’était attiré un mandat d’arrêt.

Elle jura qu’elle n’en savait rien, qu’elle n’avait rien faitqu’on pût lui reprocher.

– Eh bien, ma fille, lui dit Brotteaux, tu n’es point suspectetu n’as rien à craindre. Va te coucher, et laisse-moitranquille.

Alors elle avoua tout

– J’ai arraché ma cocarde et j’ai crié « Vive le roi!»

Il s’engagea sur les quais déserts, avec elle. Serrée à sonbras, elle disait :

– Ce n’est pas que je l’aime, le roi; vous pensez bien que je nel’ai jamais connu et peut-être n’était-il pas un homme trèsdifférent des autres. Mais ceux-ci sont méchants. Ils se montrentcruels envers les pauvres filles. Ils me tourmentent, me vexent etm’injurient de toutes les manières; ils veulent m’empêcher de fairemon métier. Je n’en ai pas d’autre. Vous pensez bien que si j’enavais un autre, je ne ferais pas celui-là. Qu’est-ce qu’ilsveulent? Ils s’acharnent contre les petits, les faibles, lelaitier, le charbonnier, le porteur d’eau, la blanchisseuse. Ils neseront contents que lorsqu’ils auront mis contre eux tout le pauvremonde.

Il la regarda elle avait l’air d’un enfant. Elle ne ressentaitplus de peur. Elle souriait presque, légère et boitillante. Il luidemanda son nom. Elle répondit qu’elle se nommait Athénaïs et avaitseize ans.

Brotteaux lui offrit de la conduire où elle voudrait. Elle neconnaissait personne à Paris; mais elle avait une tante, servante àPalaiseau, qui la garderait chez elle.

Brotteaux prit sa résolution :

– Viens, mon enfant lui dit-il.

Et il l’emmena, appuyée à son bras.

Rentré dans son grenier, il trouva le Père Longuemare qui lisaitson bréviaire.

Il lui montra Athénaïs, qu’il tenait par la main :

– Mon Père, voilà une fille de la rue Fromenteau qui a crié «Vive le roi! » La police révolutionnaire est à ses trousses. Ellen’a point de gîte. Permettrez-vous qu’elle passe la nuitici?

Le Père Longuemare ferma son bréviaire :

– Si je vous comprends bien, dit-il, vous me demandez monsieur,si cette jeune fille, qui est comme moi sous le coup d’un mandatd’arrêt, peut, pour son salut temporel, passer la nuit dans la mêmechambre que moi.

– Oui, mon Père.

– De quel droit m’y opposerais-je? et, pour me croire offensé desa présence, suis-je sûr de valoir mieux qu’elle?

Il se mit, pour la nuit, dans un vieux fauteuil ruiné, assurantqu’if y dormirait bien. Athénaïs se coucha sur le matelas.Brotteaux s’étendit sur la paillasse et souffla lachandelle.

Les heures et les demies sonnaient aux clochers des églises ilne dormait point et entendait les souffles mêlés du religieux et dela fille. La lune, image et témoin de ses anciennes amours, se levaet envoya dans la mansarde un rayon d’argent qui éclaira lachevelure blonde, les cils d’or, le nez fin, la bouche ronde etrouge d’Athénaïs, dormant les poings fermés.

« Voilà, songea-t-il, une terrible ennemie de la République!»

Quand Athénaïs se réveilla, il faisait jour. Le religieux étaitparti. Brotteaux, sous la lucarne, lisant Lucrèce, s’instruisait,aux leçons de la muse latine, à vivre sans craintes et sans désirs;et toutefois il était dévoré de regrets et d’inquiétudes.

En ouvrant les yeux, Athénaïs vit avec stupeur sur sa tête lessolives d’un grenier. Puis elle se rappela, sourit à son sauveur ettendit vers lui, pour le caresser, ses jolies petites mainssales.

Soulevée sur sa couche, elle montra du doigt le fauteuil délabréoù le religieux avait passé la nuit.

– II est parti?. Il n’est pas allé me dénoncer, dites?

– Non, mon enfant. On ne saurait trouver plus honnête homme quece vieux fou.

Athénaïs demanda quelle était la folie de ce bonhomme; et, quandBrotteaux lui eut dit que c’était la religion, elle lui reprochagravement de parler ainsi, déclara que les hommes sans religionétaient pis que des bêtes et que, pour elle, elle priait Dieusouvent, espérant qu’il lui pardonnerait ses péchés et la recevraiten sa sainte miséricorde.

Puis, remarquant que Brotteaux tenait un livre à la main, ellecrut que c’était un livre de messe et dit :

– Vous voyez bien que, vous aussi, vous dites vos prières! Dieuvous récompensera de ce que vous avez fait pour moi.

Brotteaux lui ayant dit que ce livre n’était pas un livre demesse, et qu’il avait été écrit avant que l’idée de messer se fûtintroduite dans le monde, elle pensa que c’était une Clé desSonges, et demanda s’il ne s’y trouvait pas l’explication d’un rêveextraordinaire qu’elle avait fait. Elle ne savait pas lire et neconnaissait, par ouï-dire, que ces deux sortesd’ouvrages.

Brotteaux lui répondit que ce livre n’expliquait que le songe dela vie. La belle enfant, trouvant cette réponse difficile, renonçaà la comprendre et se trempa le bout du nez dans la terrine quiremplaçait pour Brotteaux les cuvettes d’argent dont il usaitautrefois. Puis elle arrangea ses cheveux devant le miroir à barbede son hôte, avec un soin minutieux et grave. Ses bras blancsrecourbés sur sa tête, elle prononçait quelques paroles, à longsintervalles.

– Vous, vous avez été riche.

– Qu’est-ce qui te le fait croire?

– Je ne sais pas. Mais vous avez été riche et vous êtes unaristocrate, j’en suis sûre.

Elle tira de sa poche une petite Sainte-Vierge en argent dansune chapelle ronde d’ivoire, un morceau de sucre, du fil, desciseaux, un briquet, deux ou trois étuis et, après avoir fait lechoix de ce qui lui était nécessaire, elle se mit à raccommoder sajupe, qui avait été déchirée en plusieurs endroits.

– Pour votre sûreté, mon enfant, mettez ceci à votre coiffe! luidit Brotteaux, en lui donnant une cocarde tricolore.

– Je le ferai volontiers, monsieur, lui répondit-elle; mais cesera pour l’amour de vous et non pour l’amour de lanation.

Quand elle se fut habillée et parée de son mieux, tenant sa jupeà deux mains, elle fit la révérence comme elle l’avait appris auvillage et dit à Brotteaux :

– Monsieur, je suis votre très humble servante.

Elle était prête à obliger son bienfaiteur de toutes lesmanières, mais elle trouvait convenable qu’il ne demandât rien etqu’elle n’offrît rien: il lui semblait que c’était gentil de sequitter de la sorte, et selon les bienséances.

Brotteaux lui mit dans la main quelques assignats pour qu’elleprît le coche de Palaiseau. C’était la moitié de sa fortune, et,bien qu’il fût connu pour ses prodigalités envers les femmes, iln’avait encore fait avec aucune un si égal partage de sesbiens.

Elle lui demanda son nom.

– Je me nomme Maurice.

Il lui ouvrit à regret la porte de la mansarde

– Adieu, Athénaïs.

Elle l’embrassa.

– Monsieur Maurice, quand vous penserez à moi, appelez-moiMarthe c’est le nom de mon baptême, le nom dont on m’appelait auvillage… Adieu et merci… Bien votre servante, monsieurMaurice.

 

Chapitre 15

 

 

Il fallait vider les prisons qui regorgeaient; il fallait juger,juger sans repos ni trêve. Assis contre les murailles tapissées defaisceaux et de bonnets rouges, comme leurs pareils sur les fleursde lis, les juges gardaient la gravité, la tranquillité terrible deleurs prédécesseurs royaux. L’accusateur public et ses substituts,épuisés de fatigue, brûlés d’insomnie et d’eau-de-vie, nesecouaient leur accablement que par un violent effort; et leurmauvaise santé les rendait tragiques. Les jurés, divers d’origineet de caractère, les uns instruits, les autres ignares, lâches ougénéreux, doux ou violents, hypocrites ou sincères, mais qui tous,dans le danger de la patrie et de la République, sentaient oufeignaient de sentir les mêmes angoisses, de brûler des mêmesflammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient qu’un seulêtre, une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bêtemystique, qui, par l’exercice naturel de ses fonctions, produisaitabondamment la mort. Bienveillants ou cruels par sensibilité,secoués soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaientavec des larmes un accusé qu’ils eussent, une heure auparavant,condamné avec des sarcasmes. A mesure qu’ils avançaient dans leurtâche, ils suivaient plus impétueusement les impulsions de leurcœur.

Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolence que leurdonnait l’excès du travail, sous les excitations du dehors et lesordres du souverain, sous les menaces des sans-culottes et destricoteuses pressés dans les tribunes et dans l’enceinte publique,d’après des témoignages forcenés, sur des réquisitoiresfrénétiques, dans un air empesté, qui appesantissait les cerveaux,faisait bourdonner les oreilles et battre les tempes et mettait unvoile de sang sur les yeux. Des bruits vagues couraient dans lepublic sur des jurés corrompus par l’or des accusés. Mais à cesrumeurs le jury tout entier répondait par des protestationsindignées et des condamnations impitoyables. Enfin, c’étaient deshommes, ni pires ni meilleurs que les autres. L’innocence, le plussouvent, est un bonheur et non pas une vertu: quiconque eût acceptéde se mettre à leur place eût agi comme eux et accompli d’une âmemédiocre ces tâches épouvantables.

Antoinette, tant attendue, vint enfin s’asseoir en robe noiredans le fauteuil fatal, au milieu d’un tel concert de haine queseule la certitude de l’issue qu’aurait le jugement en fitrespecter les formes. Aux questions mortelles l’accusée répondittantôt avec l’instinct de la conservation, tantôt avec sa hauteuraccoutumée, et, une fois, grâce à l’infamie d’un de sesaccusateurs, avec la majesté d’une mère. L’outrage et la calomnieseuls étaient permis aux témoins; la défense fut glacée d’effroi.Le Tribunal, se contraignant à juger dans les règles, attendait quetout cela fût fini pour jeter la tête de l’Autrichienne àl’Europe.

 

Trois jours après l’exécution de Marie-Antoinette, Gamelin futappelé auprès du citoyen Fortuné Trubert, qui agonisait à trentepas du bureau militaire où il avait épuisé sa vie, sur un lit desangle, dans la cellule de quelque Barnabite expulsé. Sa têtelivide creusait l’oreiller. Ses yeux, qui ne voyaient déjà plus,tournèrent leurs prunelles vitreuses du côté d’Évariste; sa maindesséchée saisit la main de l’ami et la pressa avec une forceinattendue. Il avait eu trois vomissements de sang en deux jours.Il essaya de parler; sa voix, d’abord voilée et faible comme unmurmure, s’enfla, grossit

– Wattignies! Wattignies! Jourdan a forcé l’ennemi dans soncamp, débloqué Maubeuge. Nous avons repris Marchiennes. Ça ira. çaira.

Et il sourit.

Ce n’étaient pas des songes de malade; c’était une vue claire dela réalité, qui illuminait alors ce cerveau sur lequel descendaientles ténèbres éternelles. Désormais l’invasion semblait arrêtée lesgénéraux, terrorisés, s’apercevaient qu’ils n’avaient pas mieux àfaire que de vaincre. Ce que les enrôlements volontaires n’avaientpoint apporté, une armée nombreuse et disciplinée, la réquisitionle donnait. Encore un effort, et la République seraitsauvée.

Après une demi-heure d’anéantissement, le visage de FortunéTrubert, creusé par la mort, se ranima, ses mains sesoulevèrent.

Il montra du doigt à son ami le seul meuble qu’il y eût dans lachambre, un petit secrétaire de noyer.

Et de sa voix haletante et faible, que conduisit un espritlucide :

– Mon ami, comme Eudamidas, je te lègue mes dettes : trois centvingt livres dont tu trouveras le compte… dans ce cahier rouge…Adieu, Gamelin. Ne t’endors pas. Veille à la défense de laRépublique. Ça ira.

L’ombre de la nuit descendait dans la cellule. On entendit lemourant pousser un souffle embarrassé, et ses mains qui grattaientle drap.

A minuit, il prononça des mots sans suite :

– Encore du salpêtre… Faites livrer les fusils… La santé? trèsbonne… Descendez ces cloches.

II expira à heures du matin. Par ordre de la section, son corpsfût exposé dans la nef de la ci-devant église des Barnabites, aupied de l’autel de, la Patrie, sur un lit de camp, le corpsrecouvert d’un drapeau tricolore et le front ceint d’une couronnede chêne.

Douze vieillards vêtus de la toge latine, une palme à la main,douze jeunes filles, traînant de longs voiles et portant desfleurs, entouraient le lit funèbre. Aux pieds du mort, deux enfantstenaient chacun une torche renversée. Évariste reconnut en l’und’eux la fille de sa concierge, Joséphine, qui, par sa gravitéenfantine et sa beauté charmante, lui rappela ces génies de l’amouret de la mort, que les Romains sculptaient sur leurssarcophages.

Le cortège se rendit au cimetière Saint-André-des-Arts auxchants de La Marseillaise et du Ça ira.

En mettant le baiser d’adieu sur le front de Fortuné Trubert,Évariste pleura. Il pleura sur lui-même, enviant celui qui sereposait, sa tâche accomplie.

Rentré chez lui, il reçut avis qu’il était nommé membre duConseil général de la Commune. Candidat depuis quatre mois, ilavait été élu sans concurrent, après plusieurs scrutins, par unetrentaine de suffrages. On ne votait plus les sections étaientdésertes; riches et pauvres ne cherchaient qu’à se soustraire auxcharges publiques. Les plus grands événements n’excitaient plus nienthousiasme ni curiosité; on ne lisait plus les journaux, Évaristedoutait si, sur les sept cent mille habitants de la capitale, troisou quatre mille seulement avaient encore l’âmerépublicaine.

Ce jour-là, les Vingt-et-Un comparurent.

Innocents ou coupables des malheurs et des crimes de laRépublique, vains, imprudents, ambitieux et légers, à la foismodérés et violents, faibles dans la terreur comme dans laclémence, prompts à déclarer la guerre, lents à la conduire,traînés au Tribunal sur l’exemple qu’ils avaient donné, ilsn’étaient pas moins la jeunesse éclatante de la Révolution; ils enavaient été le charme et la gloire. Ce juge, qui va les interrogeravec une partialité savante; ce blême accusateur, qui, là, devantsa petite table, prépare leur mort et leur déshonneur; ces jurés,qui voudront tout à l’heure étouffer leur défense; ce public destribunes, qui les couvre d’invectives et de huées, juge, jurés,peuple, ont naguère applaudi leur éloquence, célébré leurs talents,leurs vertus. Mais ils ne se souviennent plus.

Évariste avait fait jadis son dieu de Vergniaud, son oracle deBrissot. Il ne se rappelait plus, et, s’il restait dans sa mémoirequelque vestige de son antique admiration, c’était pour concevoirque ces monstres avaient séduit les meilleurs citoyens.

En rentrant, après l’audience, dans sa maison, Gamelin entenditdes cris déchirants. C’était la petite Joséphine que sa mèrefouettait pour avoir joué sur la place avec des polissons et salila belle robe blanche qu’on lui avait mise pour la pompe funèbre ducitoyen Trubert.

 

Chapitre 16

 

 

Après avoir, durant trois mois, sacrifié chaque jour à la patriedes victimes illustres ou obscures, Évariste eut un procès à lui;d’un accusé il fit son accusé.

Depuis qu’il siégeait au Tribunal, il épiait avidement, dans lafoule des prévenus qui passaient sous ses yeux, le séducteurd’Élodie, dont il s’était fait, dans son imagination laborieuse,une idée dont quelques traits étaient précis. Il le concevaitjeune, beau, insolent, et se faisait une certitude qu’il avaitémigré en Angleterre. Il crut le découvrir en un jeune émigré nomméMaubel, qui, de retour en France et dénoncé par son hôte, avait étéarrêté dans une auberge de Passy et dont le parquet deFouquier-Tinville instruisait l’affaire avec mille autres. On avaitsaisi sur lui des lettres que l’accusation considérait comme lespreuves d’un complot ourdi par Maubel et les agents de Pitt, maisqui n’étaient en fait que des lettres écrites à l’émigré par desbanquiers de Londres chez qui il avait déposé des fonds. Maubel,qui était jeune et beau, paraissait surtout occupé de galanteries.On trouvait dans son carnet trace de relations avec l’Espagne,alors en guerre avec la France; ces lettres, à la vérité, étaientd’ordre intime, et, si le parquet ne rendit pas une ordonnance denon-lieu, ce fut en vertu de ce principe que la justice ne doitjamais se hâter de relâcher un prisonnier.

Gamelin eut communication du premier interrogatoire subi parMaubel en chambre du conseil et il fut frappé du caractère du jeuneci-devant, qu’il se figurait conforme à celui qu’il attribuait àl’homme qui avait abusé de la confiance d’Élodie. Dès lors, enfermépendant de longues heures dans le cabinet du greffier, il étudia ledossier avec ardeur. Ses soupçons s’accrurent étrangement quand iltrouva dans un calepin déjà ancien de l’émigré l’adresse de l’Amourpeintre, jointe, il est vrai, à celle du Vert, du Portrait de laci-devant Dauphine et de plusieurs autres magasins d’estampes et detableaux. Mais, quand il eut appris qu’on avait recueilli dans cemême calepin quelques pétales d’un œillet rouge, recouverts avecsoin d’un papier de soie, songeant que l’œillet rouge était lafleur préférée d’Élodie qui la cultivait sur sa fenêtre, la portaitdans ses cheveux, la donnait (il le savait) en témoignage d’amour,Évariste ne douta plus.

Alors, s’étant fait une certitude, il résolut d’interrogerÉlodie, en lui cachant toutefois les circonstances qui lui avaientfait découvrir le criminel.

Comme il montait l’escalier de sa maison, il sentit dès lespaliers inférieurs une entêtante odeur de fruit et trouva dansl’atelier Élodie, qui aidait la citoyenne Gamelin à faire de laconfiture de coings. Tandis que la vieille ménagère, allumant lefourneau, méditait en son esprit les moyens d’épargner le charbonet la cassonade sans nuire à la qualité de la confiture, lacitoyenne Blaise, sur sa chaise de paille, ceinte d’un tablier detoile bise, des fruits d’or plein son giron, pelait les coings etles jetait par quartiers dans une bassine de cuivre. Les barbes desa coiffe étaient rejetées en arrière, ses mèches noires setordaient sur son front moite; il émanait d’elle un charmedomestique et une grâce familière qui inspiraient les doucespensées et la tranquille volupté.

Elle leva, sans bouger, sur son amant son beau regard d’or fonduet dit :

– Voyez, Évariste, nous travaillons pour vous. Vous mangerez,tout l’hiver, d’une délicieuse gelée de coings qui vous affermiral’estomac et vous rendra le cœur gai.

Mais Gamelin, s’approchant d’elle, lui prononça ce nom àl’oreille :

– Jacques Maubel.

A ce moment, le savetier Combalot vint montrer son nez rouge parla porte entrebâillée. Il apportait, avec des souliers, auxquels ilavait remis des talons, la note de ses ressemelages.

De peur de passer pour un mauvais citoyen, il faisait usage dunouveau calendrier. La citoyenne Gamelin, qui aimait à voir clairdans ses comptes, se perdait dans les fructidor et lesvendémiaire.

Elle soupira :

– Jésus!! ils veulent tout changer, les jours, les mois, lessaisons, le soleil et la lune! Seigneur Dieu, monsieur Combalot,qu’est-ce que c’est que cette paire de galoches du 8vendémiaire?

– Citoyenne, jetez les yeux sur votre calendrier pour vousrendre compte.

Elle le décrocha, y jeta les yeux, et, les détournant aussitôt:

– Il n’a pas l’air chrétien! fit-elle, épouvantée.

– Non seulement cela, citoyenne, dit le savetier, mais nousn’avons plus que trois dimanches au lieu de quatre. Et ce n’est pastout il va falloir changer notre manière de compter. Il n’y auraplus de liards ni de deniers, tout sera réglé sur l’eaudistillée.

A ces paroles la citoyenne Gamelin, les lèvres tremblantes, levales yeux au plafond et soupira :

– Ils en font trop !

Et, tandis qu’elle se lamentait, semblable aux saintes femmesdes calvaires rustiques, un fumeron, allumé en son absence dans labraise, remplissait l’atelier d’une vapeur infecte qui, jointe àl’odeur entêtante des coings, rendait l’air irrespirable. Élodie seplaignit que la gorge lui grattait, et demanda qu’on ouvrit lafenêtre. Mais, dès que le citoyen savetier eut pris congé et que lacitoyenne Gamelin eut regagné son fourneau, Évariste répéta ce nomà l’oreille de la citoyenne Blaise.

– Jacques Maubel.

Elle le regarda avec un peu de surprise, et, trèstranquillement, sans cesser de couper un coing en quartiers :

– Et bien?. Jacques Maubel?.

– C’est lui!

– Qui? lui?

– Tu lui as donné un œillet rouge.

Elle déclara ne pas comprendre, et lui demanda qu’ils’expliquât.

– Cet aristocrate! cet émigré! cet infâme!

Elle haussa les épaules, et nia avec beaucoup de naturel avoirjamais connu un Jacques Maubel.

Et vraiment elle n’en avait jamais connu.

Elle nia avoir jamais donné d’œillets rouges à personne qu’àÉvariste; mais peut-être, sur ce point, n’avait-elle pas très bonnemémoire.

Il connaissait mal les femmes, et n’avait pas pénétré bienprofondément le caractère d’Élodie; pourtant il la pensait trèscapable de feindre et de tromper un plus habile que lui.

– Pourquoi nier? dit-il. Je sais.

Elle affirma de nouveau n’avoir connu aucun Maubel. Et, ayantfini de peler ses coings, elle demanda de l’eau parce que sesdoigts poissaient.

Gamelin lui apporta une cuvette. Et, en se lavant les mains,elle renouvela ses dénégations.

Il répéta encore qu’il savait, et, cette fois, elle garda lesilence.

Elle ne voyait pas où tendait la question de son amant et étaità mille lieues de soupçonner que ce Maubel, dont elle n’avaitjamais entendu parler, dût comparaître devant le Tribunalrévolutionnaire; elle ne comprenait rien aux soupçons dont onl’obsédait, mais elle les savait mal fondés. C’est pourquoi,n’ayant guère d’espoir de les dissiper, elle n’en avait guère envienon plus. Elle cessa de se défendre d’avoir connu un Maubel,préférant laisser le jaloux s’égarer sur une fausse piste, quand,d’un moment à l’autre, le moindre incident pouvait le mettre sur lavéritable voie. Son petit clerc d’autrefois, devenu un joli dragonpatriote, était brouillé maintenant avec sa maîtresse aristocrate.Quand il rencontrait Élodie, dans la rue, il la regardait d’un œilqui semblait dire « Allons! la belle; je sens bien que je vais vouspardonner de vous avoir trahie, et que je suis tout près de vousrendre mon estime. » Elle ne fit donc plus effort pour guérir cequ’elle appelait les lubies de son ami; Gamelin garda la convictionque Jacques Maubel était le corrupteur d’Élodie.

Les jours qui suivirent, le Tribunal s’occupa sans relâched’anéantir le fédéralisme, qui, comme une hydre, avait menacé dedévorer la liberté. Ce furent des jours chargés; et les jurés,épuisés de fatigue, expédièrent le plus rapidement possible lafemme Roland, inspiratrice ou complice des crimes de la factionbrissotine.

Cependant Gamelin passait chaque matin au parquet pour presserl’affaire Maubel. Des pièces importantes étaient à Bordeaux ilobtint qu’un commissaire les irait chercher en poste. Ellesarrivèrent enfin.

Le substitut de l’accusateur public les lut, fit la grimace etdit à Évariste

– Elles ne sont pas fameuses, les pièces Il n’y a rienlà-dedans! des fadaises !… S’il était seulement certain que ceci-devant comte de Maubel a émigré! …

Enfin Gamelin réussit. Le jeune Maubel reçut son acted’accusation et fut traduit devant le Tribunal révolutionnaire le19 brumaire.

Dès l’ouverture de l’audience, le président montra le visagesombre et terrible qu’il avait soin de prendre pour conduire lesaffaires mal instruites. Le substitut de l’accusateur se caressaitle menton des barbes de sa plume et affectait la sérénité d’uneconscience pure. Le greffier lut l’acte d’accusation on n’en avaitpas encore entendu de si creux.

Le président demanda à l’accusé s’il n’avait pas eu connaissancedes lois rendues contre les émigrés.

– Je les ai connues et observées, répondit Maubel, et j’aiquitté la France muni de passeports en règle.

Sur les raisons de son voyage en Angleterre et de son retour enFrance il s’expliqua d’une manière satisfaisante. Sa figure étaitagréable, avec un air de franchise et de fierté qui plaisait. Lesfemmes des tribunes le regardaient d’un œil favorable. L’accusationprétendait qu’il avait fait un séjour en Espagne dans le moment oùdéjà cette nation était en guerre avec la France il affirma n’avoirpas quitté Bayonne à cette époque. Un point seul restait obscur.Parmi les papiers qu’il avait jetés dans sa cheminée, lors de sonarrestation, et dont on n’avait retrouvé que des bribes, on lisaitdes mots espagnols et le nom de « Nieves ».

Jacques Maubel refusa de donner à ce sujet les explications quilui étaient demandées. Et, quand le président lui dit que l’intérêtde l’accusé était de s’expliquer, il répondit qu’on ne doit pastoujours suivre son intérêt.

Gamelin ne songeait à convaincre Maubel que d’un crime: partrois fois il pressa le président de demander à l’accusé s’ilpouvait s’expliquer sur l’œillet dont il gardait si précieusementdans son portefeuille les pétales desséchés.

Maubel répondit qu’il ne se croyait pas obligé de répondre à unequestion qui n’intéressait pas la justice, puisqu’on n’avait pastrouvé de billet caché dans cette fleur.

Le jury se retira dans la salle des délibérations, favorablementprévenu en faveur de ce jeune homme dont l’affaire, obscure,semblait surtout cacher des mystères amoureux. Cette fois, lesbons, les purs eux-mêmes eussent volontiers acquitté. L’un d’eux,un ci-devant, qui avait donné des gages à la Révolution, dit:

– Est-ce sa naissance qu’on lui reproche? Moi aussi, j’ai eu lemalheur de naître dans l’aristocratie.

– Oui, mais tu en es sorti, répliqua Gamelin, et il y estresté.

Et il parla avec une telle véhémence contre ce conspirateur, cetémissaire de Pitt, ce complice de Cobourg, qui était allé par-delàles monts et par-delà les mers susciter des ennemis à la liberté,il demanda si ardemment la condamnation du traître, qu’il réveillal’humeur toujours inquiète, la vieille sévérité des juréspatriotes.

L’un d’eux, cyniquement, lui dit:

– Il est des services qu’on ne peut se refuser entrecollègues.

Le verdict de mort fut rendu à une voix de majorité.

Le condamné entendit sa sentence avec une tranquillitésouriante. Ses regards, qu’il promenait paisiblement sur la salle,exprimèrent, en rencontrant le visage de Gamelin, un indiciblemépris.

Personne n’applaudit la sentence.

Jacques Maubel, reconduit à la Conciergerie, écrivit une lettreen attendant l’exécution qui devait se faire le soir même, auxflambeaux:

 

Ma chère sœur, le Tribunal m’envoie à l’échafaud, me donnant laseule joie que je pouvais ressentir depuis la mort de ma Nievesadorée. Ils m’ont pris le seul bien qui me restait d’elle, unefleur de grenadier, qu’ils appelaient, je ne sais pourquoi, unœillet. J’aimais les arts: à Paris, dans les temps heureux, j’airecueilli des peintures et des gravures qui sont maintenant en lieusûr et qu’on te remettra dès qu’il sera possible. Je te prie, chèresœur, de les garder en mémoire de moi.

 

Il se coupa une mèche de cheveux, la mit dans la lettre, qu’ilplia, et écrivit la suscription:

 

A la citoyenne Clémence Dezeimeries, née Maubel. LaRéole.

 

Il donna tout ce qu’il avait d’argent sur lui au porte-clefs, enle priant de faire parvenir cette lettre, demanda une bouteille devin et but à petits coups en attendant la charrette…

Après souper, Gamelin courut à l’Amour peintre et bondit dans lachambre bleue où chaque nuit l’attendait Élodie.

– Tu es vengée, lui dit-il. Jacques Maubel n’est plus. Lacharrette qui le conduisait à la mort a passé sous tes fenêtres,entourée de flambeaux.

Elle comprit

– Misérable! C’est toi qui l’as tué, et ce n’était pas monamant. Je ne le connaissais pas. Je ne l’ai jamais vu. Quel hommeétait-ce? Il était jeune, aimable. innocent. Et tu l’as tué,misérable! misérable!

Elle tomba évanouie. Mais, dans les ombres de cette mort légère,elle se sentait inondée en même temps d’horreur et de volupté. Ellese ranima à demi; ses lourdes paupières découvraient le blanc deses yeux, sa gorge se gonflait, ses mains battantes cherchaient sonamant. Elle le pressa dans ses bras à l’étouffer, lui enfonça lesongles dans la chair et lui donna, de ses lèvres déchirées, le plusmuet, le plus sourd, le plus long, le plus douloureux et le plusdélicieux des baisers.

Elle l’aimait de toute sa chair, et, plus il lui apparaissaitterrible, cruel, atroce, plus elle le voyait couvert du sang de sesvictimes, plus elle avait faim et soif de lui.

 

Chapitre 17

 

 

Le 24 frimaire, à dix heures du matin, sous un ciel vif et rose,qui fondait les glaces de la nuit, les citoyens Guénot etDelourmel, délégués du Comité de sûreté générale, se rendirent auxBarnabites et se firent conduire au Comité de surveillance de lasection, dans la salle capitulaire, où se trouvait pour lors lecitoyen Beauvisage, qui fourrait des bûches dans la cheminée. Maisils ne le virent point d’abord, à cause de sa stature brève etramassée. De la voix fêlée des bossus, le citoyen Beauvisage priales délégués de s’asseoir et se mit tout à leur service. Guénot luidemanda s’il connaissait un ci-devant des Ilettes, demeurant prèsdu Pont-Neuf.

– C’est, ajouta-t-il, un individu que je suis chargéd’arrêter.

Et il exhiba l’ordre du Comité de sûreté générale. Beauvisage,ayant quelque temps cherché dans sa mémoire, répondit qu’il neconnaissait point d’individu nommé des Ilettes, que le suspectainsi désigné pouvait ne point habiter la section, certainesparties du Muséum, de l’Unité, de Marat-et-Marseille se trouvantaussi à proximité du Pont-Neuf; que, s’il habitait la section, cedevait être sous un nom autre que celui que portait l’ordre duComité; que néanmoins on ne tarderait pas à le découvrir.

– Ne perdons point de temps dit Guénot. Il fut signalé à notrevigilance par une lettre d’une de ses complices qui a étéinterceptée et remise au Comité, il y a déjà quinze jours, et dontle citoyen Lacroix a pris connaissance hier soir seulement. Noussommes débordés; les dénonciations nous arrivent de toutes parts,en telle abondance qu’on ne sait à qui entendre.

– Les dénonciations, répliqua fièrement Beauvisage, affluentaussi au Comité de vigilance de la section. Les uns apportent leursrévélations par civisme; les autres, par l’appât d’un billet decent sols. Beaucoup d’enfants dénoncent leurs parents, dont ilsconvoitent l’héritage.

– Cette lettre, reprit Guénot, émane d’une ci-devant Rochemaure,femme galante, chez  qui l’on jouait le biribi, et porte ensuscription le nom d’un citoyen Rauline; mais elle est réellementadressée à un émigré au service de Pitt. Je l’ai prise sur moi pourvous en communiquer ce qui concerne l’individu desIlettes.

Il tira la lettre de sa poche.

– Elle débute par de longues indications sur les membres de laConvention qu’on pourrait, au dire de cette femme, gagner parl’offre d’une somme d’argent ou la promesse d’une haute fonctiondans un gouvernement nouveau, plus stable que celui-ci. Ensuite selit ce passage:

 

Je sors de chez M. des Ilettes, qui habite, près du Pont-Neuf,un grenier où il faut être chat ou diable pour le trouver; il estréduit pour vivre à fabriquer des polichinelles. Il a du jugement:c’est pourquoi je vous transmets, monsieur, l’essentiel de saconversation. Il ne croit pas que l’état de choses actuel dureralongtemps. Il n’en prévoit pas la fin dans la victoire de lacoalition; et l’événement semble lui donner raison; car vous savez,Monsieur, que depuis quelque temps les nouvelles de la guerre sontmauvaises. Il croirait plutôt à la révolte des petites gens et desfemmes du peuple, encore profondément attachées à leur religion. Ilestime que l’effroi général que cause le Tribunal révolutionnaireréunira bientôt la France entière contre les Jacobins. « CeTribunal, a-t-il dit plaisamment, qui juge la reine de France etune porteuse de pain, ressemble à ce Guillaume Shakespeare, siadmiré des Anglais etc. » Il ne croit pas impossible que Robespierreépouse Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume. Jevous serais reconnaissant, monsieur, de me faire tenir les sommesqui me sont dues, c’est-à-dire mille livres sterling, par la voieque vous avez coutume d’employer, gardez-vous bien d’écrire à M.Morhardt: il vient d’être arrêté, mis en prison, etc.,etc.

 

– Le sieur des Ilettes fabrique des polichinelles, ditBeauvisage, voilà un indice précieux. bien qu’il y ait beaucoup depetites industries de ce genre dans la section. – Cela me faitpenser, dit Delourmel, que j’ai promis de rapporter une poupée à mafille Nathalie, la cadette, qui est malade d’une fièvre scarlatine.Les taches ont paru hier. Cette fièvre n’est pas bien à craindre;mais elle exige des soins. Et Nathalie, très avancée pour son âge,d’une intelligence très développée, est d’une santédélicate.

– Moi, dit Guénot, je n’ai qu’un garçon. Il joue au cerceau avecdes cercles de tonneau et fabrique de petites montgolfières ensoufflant dans des sacs.

– Bien souvent, fit observer Beauvisage, c’est avec des objetsqui ne sont pas des jouets que les enfants jouent le mieux. Monneveu Émile, qui est un bambin de sept ans, très intelligent,s’amuse toute la journée avec de petits carrés de bois, dont ilfait des constructions… En usez-vous?

Et Beauvisage tendit sa tabatière ouverte aux deuxdélégués.

– Maintenant il faut pincer notre gredin, dit Delourmel, quiportait de longues moustaches et roulait de grands yeux. Je me sensd’appétit, ce matin, à manger de la fressure d’aristocrate, arroséed’un verre de vin blanc.

Beauvisage proposa aux délégués d’aller trouver dans sa boutiquede la place Dauphine son collègue Dupont aîné, qui connaissaitsûrement l’individu des Ilettes. Ils cheminaient dans l’air vif,suivis de quatre grenadiers de la section.

– Avez-vous vu jouer Le Jugement dernier des Rois? demandaDelourmel à ses compagnons; la pièce mérite d’être vue. L’auteur ymontre tous les rois de l’Europe réfugiés dans une île déserte, aupied d’un volcan qui les engloutit. C’est un ouvragepatriotique.

Delourmel avisa, au coin de la rue du Harlay, une petitevoiture, brillante comme une chapelle, que poussait une vieille quiportait par-dessus sa coiffe un chapeau de toile cirée.

– Qu’est-ce que vend cette vieille? demanda-t-il.

La vieille répondit elle-même:

– Voyez, messieurs, faites votre choix. Je tiens chapelets etrosaires, croix, images saint Antoine, saints suaires, mouchoirs desainte Véronique, Ecce homo, Agnus Dei, cors et bagues de saintHubert, et tous objets de dévotion.

– C’est l’arsenal du fanatisme! s’écria Delourmel.

Et il procéda à l’interrogatoire sommaire de la colporteuse, quirépondait à toutes les questions:

– Mon fils, il y a quarante ans que je vends des objets dedévotion.

Un délégué du Comité de sûreté générale, avisant un habit bleuqui passait, lui enjoignit de conduire à la Conciergerie la vieillefemme étonnée.

Le citoyen Beauvisage fit observer à Delourmel que c’eût étéplutôt au Comité de surveillance à arrêter cette marchande et à laconduire à la section; que d’ailleurs on ne savait plus quelleconduite tenir à l’endroit du ci-devant culte, pour agir selon lesvues du gouvernement, et s’il fallait ou tout permettre ou toutinterdire.

En approchant de la boutique du menuisier, les délégués et lecommissaire entendirent des clameurs irritées, mêlées auxgrincements de la scie et aux ronflements du rabot. Une querelles’était élevée entre le menuisier Dupont aîné et son voisin leportier Remacle à cause de la citoyenne Remacle, qu’un attraitinvincible ramenait sans cesse au fond de la menuiserie d’où ellerevenait à la loge couverte de copeaux et de sciure de bois. Leportier offensé donna un coup de pied à Mouton, le chien dumenuisier, au moment même où sa propre fille, la petite Joséphine,tenait l’animal tendrement embrassé. Joséphine, indignée, serépandit en imprécations contre son père; le menuisier s’écriad’une voix irritée:

– Misérable! je te défends de battre mon chien.

– Et moi, répliqua le portier en levant son balai, je te défendsde…

Il n’acheva pas: la varlope du menuisier lui avait effleuré latête.

Du plus loin qu’il aperçut le citoyen Beauvisage accompagné desdélégués, il courut à lui et lui dit:

– Citoyen commissaire, tu es témoin que ce scélérat vient dem’assassiner.

Le citoyen Beauvisage, coiffé du bonnet rouge, insigne de sesfonctions, étendit ses longs bras dans une attitude pacificatrice,et, s’adressant au portier et au menuisier:

– Cent sols, dit-il, à celui de vous qui nous indiquera où setrouve un suspect, recherché par le Comité de sûreté générale, leci-devant des Ilettes, fabricant de polichinelles.

Tous deux, le portier et le menuisier, désignèrent ensemble lelogis de Brotteaux, ne se disputant plus que pour l’assignat decent sols promis au délateur.

Delourmel, Guénot et Beauvisage, suivis des quatre grenadiers,du portier Remacle, du menuisier Dupont, et d’une douzaine depetits polissons du quartier, enfilèrent l’escalier ébranlé surleurs pas, puis montèrent par l’échelle de meunier.

Brotteaux, dans son grenier, découpait des pantins tandis que lePère Longuemare, en face de lui, assemblait par des fils leursmembres épars, et il souriait en voyant ainsi naître sous sesdoigts le rythme et l’harmonie.

Au bruit des crosses sur le palier, le religieux tressaillit detous ses membres, non qu’il eût moins de courage que Brotteaux quidemeurait impassible, mais le respect humain ne l’avait pas habituéà se composer un maintien. Brotteaux, aux questions du citoyenDelourmel, comprit d’où venait le coup et s’aperçut un peu tardqu’on a tort de se confier aux femmes. Invité à suivre le citoyencommissaire, il prit son Lucrèce et ses trois chemises.

– Le citoyen, dit-il, montrant le Père Longuemare, est un aideque j’ai pris pour fabriquer mes pantins. Il est domiciliéici.

Mais le religieux, n’ayant pu présenter un certificat decivisme, fut mis avec Brotteaux en état d’arrestation.

Quand le cortège passa devant la loge du concierge, la citoyenneRemacle, appuyée sur son balai, regarda son locataire de l’air dela vertu qui voit le crime aux mains de la loi. La petiteJoséphine, dédaigneuse et belle, retint par son collier Mouton, quivoulait caresser l’ami qui lui avait donné du sucre. Une foule decurieux emplissait la place de Thionville.

Brotteaux, au pied de l’escalier, se rencontra avec une jeunepaysanne qui se disposait à monter les degrés. Elle portait sousson bras un panier plein d’œufs et tenait à la main une galetteenveloppée dans un linge. C’était Athénaïs, qui venait de Palaiseauprésenter à son sauveur un témoignage de sa reconnaissance. Quandelle s’aperçut que des magistrats et quatre grenadiers emmenaient »monsieur Maurice » elle demeura stupide, demanda si c’était vrai,s’approcha du commissaire, et lui dit doucement:

– Vous ne l’emmenez pas? ce n’est pas possible. Mais vous ne leconnaissez pas Il est bon comme le bon Dieu.

Le citoyen Delourmel la repoussa et fit signe aux grenadiersd’avancer. Alors Athénaïs vomit les plus sales injures, lesinvectives les plus obscènes sur les magistrats et les grenadiers,qui croyaient sentir se vider sur leurs têtes toutes les cuvettesdu Palais-Royal et de la rue Fromenteau. Puis, d’une voix quiremplit la place de Thionville tout entière et fit frémir la fouledes curieux, elle cria:

– Vive le roi! vive le roi!

 

Chapitre 18

 

 

La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, et le tenaitpour l’homme tout ensemble le plus aimable et le plus considérablequ’elle eût jamais approché. Elle ne lui avait pas dit adieu quandon l’avait arrêté, parce qu’elle eût craint de braver les autoritéset que dans son humble condition elle regardait la lâcheté comme undevoir. Mais elle en avait reçu un coup dont elle ne se relevaitpas.

Elle ne pouvait manger et déplorait qu’elle eût perdu l’appétitau moment où elle avait enfin de quoi le satisfaire. Elle admiraitencore son fils; mais elle n’osait plus penser aux épouvantablestâches qu’il accomplissait et se félicitait de n’être qu’une femmeignorante pour n’avoir pas à le juger.

La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet au fond d’unemalle; elle ne savait pas bien s’en servir, mais elle en occupaitses doigts tremblants. Après avoir vécu jusqu’à la vieillesse sanspratiquer sa religion, elle devenait pieuse; elle priait Dieu,toute la journée, au coin du feu, pour le salut de son enfant et dece bon monsieur Brotteaux. Souvent Élodie l’allait voir ellesn’osaient se regarder et, l’une près de l’autre, parlaient auhasard de choses sans intérêt.

Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait à gros floconsobscurcissait le ciel et étouffait tous les bruits de la ville, lacitoyenne Gamelin, qui était seule au logis, entendit frapper à laporte. Elle tressaillit; depuis plusieurs mois le moindre bruit lafaisait frissonner. Elle ouvrit la porte. Un jeune homme dedix-huit ou vingt ans entra, son chapeau sur la tête. Il était vêtud’un carrick vert bouteille, dont les trois collets lui couvraientla poitrine et la taille. Il portait des bottes à revers de façonanglaise. Ses cheveux châtains tombaient en boucles sur sesépaules. Il s’avança au milieu de l’atelier, comme pour recevoirtout ce que le vitrage envoyait de lumière à travers la neige, etdemeura quelques instants immobile et silencieux.

Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardaitinterdite:

– Tu ne reconnais pas ta fille?

La vieille dame joignit les mains:

– Julie! C’est toi. Est-il Dieu possible!

– Mais oui, c’est moi Embrasse-moi, maman.

La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans ses bras et mitune larme sur le collet du carrick. Puis elle reprit avec un accentd’inquiétude:

– Toi, à Paris!

– Ah maman, que n’y suis-je venue seule! Moi, on ne mereconnaîtra pas dans cet habit.

En effet, le carrick dissimulait ses formes et elle neparaissait pas différente de beaucoup de très jeunes hommes qui,comme elle, portaient les cheveux longs, partagés en deux masses.Les traits de son visage, fins et charmants, mais hâlés, creuséspar la fatigue, endurcis par les soucis, avaient une expressionaudacieuse et mâle. Elle était mince, avait les jambes longues etdroites, ses gestes étaient aisés; seule sa voix claire eût pu latrahir.

Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle répondit qu’ellemangerait volontiers, et, quand on lui eut servi du pain, du vin etdu jambon, elle se mit à manger, un coude sur la table, belle etgloutonne comme Cérès dans la cabane de la vieille Baubô.

Puis, le verre encore sur ses lèvres:

– Maman, sais-tu quand mon frère rentrera? Je suis venue luiparler.

La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne réponditrien.

– Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin etconduit au Luxembourg.

Elle donnait ce nom de mari à Fortuné de Chassagne, ci-devantnoble et officier dans le régiment de Bouillé. Il l’avait aiméequand elle était ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée etemmenée en Angleterre, où il avait émigré après le 10 août. C’étaitson amant; mais elle trouvait plus décent de le nommer son époux,devant sa mère. Et elle se disait que la misère les avait bienmariés et que c’était un sacrement que le malheur.

Ils avaient plus d’une fois passé la nuit tous deux sur un banc,dans les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous lestables des tavernes, à Piccadilly.

Sa mère ne répondait point et la regardait d’un œilmorne.

– Tu ne m’entends donc pas, maman? Le temps presse, il faut queje voie Évariste tout de suite: lui seul peut sauverFortuné.

– Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas àton frère.

– Comment? que dis-tu, ma mère?

– Je dis qu’il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère demonsieur de Chassagne.

– Maman, il le faut bien, pourtant!

–  Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieur deChassagne de t’avoir enlevée. Tu sais avec quelle colère il parlaitde lui, quels noms il lui donnait.

– Oui, il l’appelait corrupteur, fit Julie avec un petit riresifflant, en haussant les épaules.

– Mon enfant, il était mortellement offensé. Évariste a pris surlui de ne plus parler de monsieur de Chassagne. Et voilà deux ansqu’il n’a soufflé mot de lui ni de toi. Mais ses sentiments n’ontpas changé; tu le connais il ne vous pardonne pas.

– Mais, maman, puisque Fortuné m’a épousée… à Londres.

La pauvre mère leva les yeux et les bras:

– Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, un émigré, pourqu’Évariste le traite comme un ennemi.

– Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je lui demande defaire auprès de l’accusateur public et du Comité de sûreté généraleles démarches nécessaires pour sauver Fortuné, il n’y consentirapas?… Mais, maman, ce serait un monstre, s’il refusait!

– Mon enfant, ton frère est un honnête homme et un bon fils.Mais ne lui demande pas, oh! ne lui demande pas de s’intéresser àmonsieur de Chassagne. Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point sespensées et, sans doute, je ne serais pas capable de les comprendre.mais il est juge; il a des principes; il agit d’après saconscience. Ne lui demande rien, Julie.

–  Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu’il estfroid, insensible, que c’est un méchant, qu’il n’a que del’ambition, de la vanité. Et tu l’as toujours préféré à moi. Quandnous vivions tous les trois ensemble, tu me le proposais pourmodèle. Sa démarche compassée et sa parole grave t’imposaient, tului découvrais toutes les vertus. Et moi, tu me désapprouvaistoujours, tu m’attribuais tous les vices, parce que j’étaisfranche, et que je grimpais aux arbres. Tu n’as jamais pu mesouffrir. Tu n’aimais que lui. Tiens! je le hais, ton Évariste;c’est un hypocrite.

– Tais-toi, Julie j’ai été une bonne mère pour toi comme pourlui. Je t’ai fait apprendre un état. Il n’a pas dépendu de moi quetu ne restes une honnête fille et que tu ne te maries selon tacondition. Je t’ai aimée tendrement et je t’aime encore. Je tepardonne et je t’aime. Mais ne dis pas de mal d’Évariste. C’est unbon fils. Il a toujours eu soin de moi. Quand tu m’as quittée, monenfant, quand tu as abandonné ton état, ton magasin, pour allervivre avec monsieur de Chassagne, que serais-je devenue sans lui?Je serais morte de misère et de faim.

– Ne parle pas ainsi, maman tu sais bien que nous t’aurionsentourée de soins, Fortuné et moi, si tu ne t’étais pas détournéede nous, excitée par Évariste. Laisse-moi tranquille! il estincapable d’une bonne action; c’est pour me rendre odieuse à tesyeux qu’il a affecté de prendre soin de toi. Lui! t’aimer?. Est-cequ’il est capable d’aimer quelqu’un? Il n’a ni cœur ni esprit. Iln’a aucun talent, aucun. Pour peindre, il faut une nature plustendre que la sienne.

Elle promena ses regards sur les toiles de l’atelier, qu’elleretrouvait telles qu’elle les avait quittées.

– La voilà, son âme! il l’a mise sur ses toiles, froide etsombre. Son Oreste, son Oreste, l’œil bête, la bouche mauvaise etqui a l’air d’un empalé, c’est lui tout entier. Enfin, maman, tu necomprends donc rien? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tules connais, les jacobins, les patriotes, toute la séquelled’Évariste. Ils le feront mourir. Maman, ma chère maman, ma petitemaman, je ne veux pas qu’on me le tue. Je l’aime! je l’aime Il aété si bon pour moi, et nous avons été si malheureux ensemble!Tiens, ce carrick, c’est un habit à lui. Je n’avais plus dechemise. Un ami de Fortuné m’a prêté une veste et j’ai été chez ungarçon limonadier à Douvres, pendant qu’il travaillait chez uncoiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c’était risquernotre vie; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris,pour y accomplir une mission importante. Nous avons consenti; nousaurions accepté une mission pour le diable. On nous a payé notrevoyage et donné une lettre de change peut un banquier de Paris.Nous avons trouvé les bureaux fermés ce banquier est en prison etva être guillotiné. Nous n’avions pas un rouge liard. Toutes lespersonnes à qui nous étions amies et à qui nous pouvions nousadresser sont en fuite ou emprisonnées. Pas une porte où frapper.Nous couchions dans une écurie de la rue de la Femme-sans-tête. Undécrotteur charitable, qui y dormait sur la paille avec nous, prêtaà mon amant une de ses boîtes, une brosse et un pot de cirage auxtrois quarts vide. Fortuné, pendant quinze jours, a gagné sa vie etla mienne à cirer des souliers sur la place de Grève. Mais lundi unmembre de la Commune mit le pied sur la boîte et lui fit cirer sesbottes. C’est un ancien boucher à qui Fortuné a donné autrefois uncoup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande à fauxpoids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous, lecoquin le reconnut, l’appela aristocrate et le menaça de le fairearrêter. La foule s’amassa; elle se composait de braves gens et dequelques scélérats qui criaient A mort l’émigré! et appelaient lesgendarmes. A ce moment, j’apportais la soupe à Fortuné. Je l’ai vuconduire à la section, et enfermer dans l’église Saint-Jean. J’aivoulu l’embrasser on me repoussa. J’ai passé la nuit comme un chiensur une marche de l’église. On l’a conduit, ce matin…

Julie ne put achever; les sanglotsl’étouffaient.

Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux auxpieds de sa mère:

– On l’a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman,maman, aide-moi à le sauver; aie pitié de ta fille!

Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux fairereconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine; et, prenant lesmains de sa mère, elle les pressa sur ses seinspalpitants.

– Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie! soupira la veuveGamelin.

Et elle colla son visage humide de larmes sur les joues de lajeune femme.

Durant quelques instants, elles gardèrent le silence. La pauvremère cherchait dans son esprit le moyen d’aider sa fille et Julieépiait le regard de ces yeux noyés de pleurs.

« Peut-être, songeait la mère d’Évariste, peut-être, si je luiparle, se laissera-t-il fléchir. II est bon, il est tendre. Si lapolitique ne l’avait pas endurci, s’il n’avait pas subi l’influencedes jacobins, il n’aurait point eu de ces sévérités quim’effraient, parce que je ne les comprends pas.  »

Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie

– Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je le préparerai àte voir, à t’entendre. Ta vue pourrait l’irriter et je craindraisle premier mouvement. Et puis, je le connais: cet habit lechoquerait; il est sévère sur tout ce qui touche aux mœurs, auxconvenances. Moi-même, j’ai été un peu surprise de voir ma Julie engarçon.

– Ah! maman, l’émigration et les affreux désordres duroyaume ont rendu ces travestissements bien communs. On les prendpour exercer un métier, pour n’être point reconnu, pour faireconcorder un passeport ou un certificat empruntés. J’ai vu àLondres le petit Girey habillé en fille et qui avait l’air d’unetrès jolie fille; et tu conviendras, maman, que ce travestissementest plus scabreux que le mien.

– Ma pauvre enfant, tu n’as pas besoin de te justifier à mesyeux, ni de cela ni d’autre chose. Je suis ta mère, tu serastoujours innocente pour moi. Je parlerai à Évariste, je dirai…

Elle s’interrompit. Elle sentait ce qu’était son fils; elle lesentait, mais elle ne voulait pas le croire, elle ne voulait pas lesavoir.

– Il est bon. Il fera pour moi. pour toi ce que je luidemanderai.

Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent. Julies’endormit la tête sur les genoux où elle avait reposé enfant.Cependant, son chapelet à la main, la mère douloureuse pleurait surles maux qu’elle sentait venir silencieusement, dans le calme de cejour de neige où tout se taisait, les pas, les roues, le ciel.

Tout à coup, avec une finesse d’ouïe que l’inquiétude avaitaiguisée, elle entendit son fils qui montait l’escalier.

– Évariste! dit-elle. Cache-toi.

Et elle poussa sa fille dans sa chambre.

– Comment allez-vous aujourd’hui, ma bonne mère?

Évariste accrocha son chapeau au portemanteau, changea son habitbleu contre une veste de travail et s’assit devant son chevalet.Depuis quelques jours il esquissait au fusain une Victoire déposantune couronne sur le front d’un soldat mort pour la patrie. Il eûttraité ce sujet avec enthousiasme, mais le Tribunal dévorait toutesses journées, prenait toute son âme, et sa main déshabituée dudessin se faisait lourde et paresseuse.

Il fredonna le Ça ira.

– Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin; tu as lecœur gai.

– Nous devons nous réjouir, ma mère il y a de bonnes nouvelles.La Vendée est écrasée, les Autrichiens défaits; l’armée du Rhin aforcé les lignes de Lautern et de Wissembourg.  Le jour estproche où la République triomphante montrera sa clémence. Pourquoifaut-il que l’audace des conspirateurs grandisse à mesure que laRépublique croît en force et que les traîtres s’étudient à frapperdans l’ombre la patrie, alors qu’elle foudroie les ennemis quil’attaquent à découvert?

La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observait son filspar-dessus ses lunettes.

– Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer les dix livresque tu lui devais; je les lui ai remises. La petite Joséphine a eumal au ventre pour avoir mangé trop de confitures, que le menuisierlui avait données. Je lui ai fait de la tisane. Desmahis est venute voir; il a regretté de ne pas te trouver. Il voudrait graver unsujet de ta composition. Il te trouve un grand talent. Ce bravegarçon a regardé tes esquisses et les a admirées.

– Quand la paix sera rétablie et la conspiration étouffée, ditle peintre, je reprendrai mon Oreste. Je n’ai pas l’habitude de meflatter; mais il y a là une tête digne de David.

Il traça d’une ligne majestueuse le bras de sa Victoire.

– Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plus beau que sesbras eux-mêmes fussent des palmes.

– Évariste!

– Maman?

– J’ai reçu des nouvelles… devine de qui.

– Je ne sais pas.

– De Julie… de ta sœur. Elle n’est pas heureuse.

– Ce serait un scandale qu’elle le fût.

– Ne parle pas ainsi, mon enfant elle est ta sœur. Julie n’estpas mauvaise; elle a de bons sentiments, que le malheur a nourris.Elle t’aime. Je puis t’assurer, Évariste, qu’elle aspire à une vielaborieuse, exemplaire, et ne songe qu’à se rapprocher des siens.Rien n’empêche que tu la revoies. Elle a épousé FortunéChassagne.

– Elle vous a écrit?

– Non.

– Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère?

– Ce n’est pas par une lettre, mon enfant; c’est…

Il se leva et l’interrompit d’une voix terrible:

– Taisez-vous, ma mère! Ne me dites pas qu’ils sont tous deuxrentrés en France. Puisqu’ils doivent périr, que du moins ce nesoit pas par moi. Pour eux, pour vous, pour moi, faites quej’ignore qu’ils sont à Paris. Ne me forcez pas à le savoir; sansquoi…

– Que veux-tu dire, mon enfant? Tu voudrais, tu oserais?.

– Ma mère, écoutez-moi: si je savais que ma sœur Julie est danscette chambre. (et il montra du doigt la porte close), j’irais toutde suite la dénoncer au Comité de vigilance de la section…

La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissa tomber sontricot de ses mains tremblantes et soupira, d’une voix plus faibleque le plus faible murmure

– Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien c’est unmonstre

Aussi pâle qu’elle, l’écume aux lèvres, Évariste s’enfuit etcourut chercher auprès d’Élodie l’oubli, le sommeil, l’avant-goûtdélicieux du néant.

 

Chapitre 19

 

 

Pendant que le Père Longuemare et la fille Athénaïs étaientinterrogés à la section, Brotteaux fut conduit entre deux gendarmesau Luxembourg, où le portier refusa de le recevoir, alléguant qu’iln’avait plus de place. Le vieux traitant fut mené ensuite à laConciergerie et introduit au greffe, pièce assez petite, partagéeen deux par une cloison vitrée. Pendant que le greffier inscrivaitson nom sur les registres d’écrou, Brotteaux vit à travers lescarreaux deux hommes qui, chacun sur un mauvais matelas, gardaientune immobilité de mort et, l’œil fixe, semblaient ne rien voir. Desassiettes, des bouteilles, des restes de pain et de viandecouvraient le sol autour d’eux. C’étaient des condamnés à mort quiattendaient la charrette.

Le ci-devant des Ilettes fut conduit dans un cachot où, à lalueur d’une lanterne, il entrevit deux figures étendues, l’unefarouche, mutilée, hideuse, l’autre gracieuse et douce. Ces deuxprisonniers lui offrirent un peu de leur paille pourrie et pleinede vermine, pour qu’il ne couchât pas sur la terre souilléed’excréments. Brotteaux se laissa choir sur un banc, dans l’ombrepuante, et demeura la tête contre le mur, muet, immobile. Sadouleur était telle qu’il se serait brisé la tête contre le mur,s’il en avait eu la force. Il ne pouvait respirer. Ses yeux sevoilèrent; un long bruit, tranquille comme le silence, envahit sesoreilles, il sentit tout son être baigner dans un néant délicieux.Durant une incomparable seconde, tout lui fut harmonie, clartésereine, parfum, douceur. Puis il cessa d’être.

Quand il revint à lui, la première pensée qui s’empara de sonesprit fut de regretter son évanouissement et, philosophe jusquedans la stupeur du désespoir, il songea qu’il lui avait falludescendre dans un cul de basse-fosse, en attendant la guillotine,pour éprouver la sensation de volupté la plus vive que ses senseussent jamais goûtée. Il s’essayait à perdre de nouveau lesentiment, mais sans y réussir, et, peu à peu, au contraire, ilsentait l’air infect du cachot apporter à ses poumons, avec lachaleur de la vie, la conscience de son intolérablemisère.

Cependant ses deux compagnons tenaient son silence pour unecruelle injure. Brotteaux, qui était sociable, essaya de satisfaireleur curiosité; mais, quand ils apprirent qu’il était ce que l’onappelait un politique un de ceux dont le crime léger était deparole ou de pensée, ils n’éprouvèrent pour lui ni estime nisympathie. Les faits reprochés à ces deux prisonniers avaient plusde solidité: le plus vieux était un assassin, l’autre avaitfabriqué de faux assignats. Ils s’accommodaient tous deux de leurétat et y trouvaient même quelques satisfactions. Brotteaux se prità songer soudain qu’au-dessus de sa tête tout était mouvement,bruit, lumière et vie, et que les jolies marchandes du Palaissouriaient derrière leur étalage de parfumerie, de mercerie, aupassant heureux et libre, et cette idée accrut sondésespoir.

La nuit vint, inaperçue dans l’ombre et le silence du cachot,mais lourde pourtant et lugubre. Une jambe étendue sur son banc etle dos contre la muraille, Brotteaux s’assoupit. Et il se vit assisau pied d’un hêtre touffu, où chantaient les oiseaux; le soleilcouchant couvrait la rivière de flammes liquides et le bord desnuées était teint de pourpre. La nuit se passa. Une fièvre ardentele dévorait et il buvait avidement, à même sa cruche, une eau quiaugmentait son mal.

Le lendemain, le geôlier, qui apporta la soupe, promit àBrotteaux de le mettre à la pistole, moyennant finance, dès qu’ilaurait de la place, ce qui ne tarderait guère. En effet, lesurlendemain, il invita le vieux traitant à sortir de son cachot. Achaque marche qu’il montait, Brotteaux sentait rentrer en lui laforce et la vie, et quand sur le carreau rouge d’une chambre il vitse dresser un lit de sangle recouvert d’une méchante couverture delaine, il pleura de joie. Le lit doré où se becquetaient descolombes, qu’il avait jadis fait faire pour la plus jolie desdanseuses de l’Opéra, ne lui avait pas paru si agréable ni promisde telles délices.

Ce lit de sangle était dans une grande salle, assez propre, quien contenait dix-sept autres, séparés par de hautes planches. Lacompagnie qui habitait là, composée d’ex-nobles, de marchands, debanquiers, d’artisans, ne déplut pas au vieux publicain, quis’accommodait de toutes sortes de personnes. Il observa que ceshommes, privés comme lui de tout plaisir et exposés à périr par lamain du bourreau, montraient de la gaieté et un goût vif pour laplaisanterie. Peu disposé à admirer les hommes, il attribuait labonne humeur de ses compagnons à la légèreté de leur esprit, quiles empêchait de considérer attentivement leur situation. Et il seconfirmait dans cette idée en observant que les plus intelligentsd’entre eux étaient profondément tristes. Il s’aperçut bientôt que,pour la plupart, ils puisaient dans le vin et l’eau-de-vie unegaieté qui prenait à sa source un caractère violent et parfois unpeu fou. Ils n’avaient pas tous du courage; mais tous enmontraient. Brotteaux n’en était pas surpris il savait que leshommes avouent volontiers la cruauté, la colère, l’avarice même,mais jamais la lâcheté, parce que cet aveu les mettrait, chez lessauvages et même dans une société polie, en un danger mortel. C’estpourquoi, songeait-il, tous les peuples sont des peuples de héroset toutes les armées ne sont composées que de braves.

Plus encore que le vin et l’eau-de-vie, le bruit des armes etdes clefs, le grincement des serrures, l’appel des sentinelles, letrépignement des citoyens à la porte du Tribunal enivraient lesprisonniers, leur inspiraient la mélancolie, le délire ou lafureur. Il y en avait qui se coupaient la gorge avec un rasoir ouse jetaient par une fenêtre.

Brotteaux logeait depuis trois jours à la pistole, quand ilapprit, par le porte-clefs, que le Père Longuemare croupissait surla paille pourrie, dans la vermine, avec les voleurs et lesassassins. Il le fit recevoir à la pistole, dans la chambre qu’ilhabitait et où un lit était devenu vacant. S’étant engagé à payerpour le religieux, le vieux publicain, qui n’avait pas sur lui ungrand trésor, s’ingénia à faire des portraits à un écu l’un. Il seprocura, par l’intermédiaire d’un geôlier, de petits cadres noirspour y mettre de menus travaux en cheveux qu’il exécutait assezadroitement. Et ces ouvrages furent très recherchés dans uneréunion d’hommes qui songeaient à laisser des souvenirs.

Le Père Longuemare tenait haut son cœur et son esprit. Enattendant d’être traduit devant le Tribunal révolutionnaire, ilpréparait sa défense. Ne séparant point sa cause de celle del’Église, il se promettait d’exposer à ses juges les désordres etles scandais causés à l’Épouse de Jésus-Christ par la constitutioncivile du clergé; il entreprenait de peindre la fille ainée del’Église faisant au pape une guerre sacrilège, le clergé françaisdépouillé, violenté, odieusement soumis à des laïques; lesréguliers, véritable milice du Christ, spoliés et dispersés. Ilcitait saint Grégoire le Grand et saint Irénée, produisait desarticles nombreux de droit canon et des paragraphes entiers desdécrétales.

Toute la journée, il griffonnait sur ses genoux, au pied de sonlit, trempant des tronçons de plumes usées jusqu’aux barbes dansl’encre, dans la suie, dans le marc de café, couvrant d’uneillisible écriture papiers à chandelle, papiers d’emballage,journaux, gardes de livres, vieilles lettres, vieilles factures,cartes à jouer, et songeant à y employer sa chemise après l’avoirpassée à l’amidon. Il entassait feuille sur feuille, et, montrantl’indéchiffrable barbouillage, il disait :

– Quand je paraîtrai devant mes juges, je les inonderai delumière.

Et, un jour, jetant un regard satisfait sur sa défense sanscesse accrue et pensant à ces magistrats qu’il brûlait deconfondre, il s’écria :

– Je ne voudrais pas être à leur place !

Les prisonniers que le sort avait réunis dans ce cachot étaientou royalistes ou fédéralistes; il s’y trouvait même un jacobin; ilsdifféraient entre eux d’opinion sur la manière de conduire lesaffaires de l’État, mais aucun d’eux ne gardait le moindre reste decroyances chrétiennes. Les feuillants, les constitutionnels, lesgirondins trouvaient, comme Brotteaux, le bon Dieu fort mauvaispour eux-mêmes et excellent pour le peuple. Les jacobinsinstallaient à la place de Jéhovah un dieu jacobin, pour fairedescendre de plus haut le jacobinisme sur le monde; mais, comme ilsne pouvaient concevoir ni les uns ni les autres qu’on fût assezabsurde pour croire à aucune religion révélée, voyant que le PèreLonguemare ne manquait pas d’esprit, ils le prenaient pour unfourbe. Afin, sans doute, de se préparer au martyre, il confessaitsa foi en toute rencontre, et, plus il montrait de sincérité, plusil semblait un imposteur.

En vain Brotteaux se portait garant de la bonne foi dureligieux; Brotteaux passait lui-même pour ne croire qu’une partiede ce qu’il disait. Ses idées étaient trop singulières pour ne pasparaître affectées, et ne contentaient personne entièrement. Ilparlait de Jean-Jacques comme d’un plat coquin. Par contre, ilmettait Voltaire au rang des hommes divins, sans toutefois l’égalerà l’aimable Helvétius, à Diderot, au baron d’Holbach. A son sens,le plus grand génie du siècle était Boulanger. Il estimait beaucoupaussi l’astronome Lalande et Dupuis, auteur d’un Mémoire surl’origine des constellations. Les hommes d’esprit de la chambréefaisaient au pauvre barnabite mille plaisanteries dont il nes’apercevait jamais: sa candeur déjouait tous les pièges.

Pour écarter les soucis qui les rongeaient et échapper auxtourments de l’oisiveté, les prisonniers jouaient aux dames, auxcartes et au trictrac. Il n’était permis d’avoir aucun instrumentde musique. Après souper, on chantait, on récitait des vers. LaPucelle de Voltaire mettait un peu de gaieté au cœur de cesmalheureux, qui ne se lassaient pas d’en entendre les bonsendroits. Mais, ne pouvant se distraire de la pensée affreuseplantée au milieu de leur cœur, ils essayaient parfois d’en faireun amusement et, dans la chambre des dix-huit lits, avant des’endormir, ils jouaient au Tribunal révolutionnaire. Les rôlesétaient distribués selon les goûts et les aptitudes. Les unsreprésentaient les juges et l’accusateur; d’autres, les accusés oules témoins, d’autres le bourreau et ses valets. Les procèsfinissaient invariablement par l’exécution des condamnés, qu’onétendait sur un lit, le cou sous une planche. La scène étaittransportée ensuite dans les enfers. Les plus agiles de la troupe,enveloppés dans des draps, faisaient des spectres. Et un jeuneavocat de Bordeaux, nommé Dubosc, petit, noir, borgne, bossu,bancal, le Diable boiteux en personne, venait, tout encorné, tirerle Père Longuemare, par les pieds, hors de son lit, lui annonçantqu’il était condamné aux flammes éternelles et damné sans rémissionpour avoir fait du créateur de l’univers un être envieux, sot etméchant, un ennemi de la joie et de l’amour.

– Ah! ah! ah! criait horriblement ce diable, tu as enseigné,vieux bonze, que Dieu se plaît à voir ses créatures languir dans lapénitence et s’abstenir de ses dons les plus chers. Imposteur,hypocrite, cafard, assieds-toi sur des clous et mange des coquillesd’œufs pour l’éternité!

Le Père Longuemare se contentait de répondre que, dans cediscours, le philosophe perçait sous le diable et que le moindredémon de l’enfer eût dit moins de sottises, étant un peu frotté dethéologie et certes moins ignorant qu’un encyclopédiste.

Mais, quand l’avocat girondin l’appelait capucin, il se fâchaittout rouge et disait qu’un homme incapable de distinguer unbarnabite d’un franciscain ne saurait pas voir une mouche dans dulait.

Le Tribunal révolutionnaire vidait les prisons, que les comitésremplissaient sans relâche en trois mois la chambre des dix-huitfut à moitié renouvelée. Le Père Longuemare perdit son diablotin.L’avocat Dubosc, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, futcondamné à mort comme fédéraliste et pour avoir conspiré contrel’unité de la République. Au sortir du Tribunal, il repassa, commetous les autres condamnés, par un corridor qui traversait la prisonet donnait sur la chambre qu’il avait animée trois mois de sagaieté. En faisant ses adieux à ses compagnons, il garda le tonléger et l’air joyeux qui lui étaient habituels.

– Excusez-moi, monsieur, dit-il au Père Longuemare, de vousavoir tiré par les pieds dans votre lit. Je n’y reviendraiplus.

Et, se tournant vers le vieux Brotteaux :

– Adieu, je vous précède dans le néant. Je livre volontiers à lanature les éléments qui me composent, en souhaitant qu’elle enfasse, à l’avenir, un meilleur usage, car il faut reconnaîtrequ’elle m’avait fort mal réussi.

Et il descendit au greffe, laissant Brotteaux affligé et le PèreLonguemare tremblant et vert comme la feuille, plus mort que vif devoir l’impie rire au bord de l’abîme.

Quand germinal ramena les jours clairs, Brotteaux, qui étaitvoluptueux, descendit plusieurs fois par jour dans la cour quidonnait sur le quartier des femmes, près de la fontaine où lescaptives venaient, le matin, laver leur linge. Une grille séparaitles deux quartiers; mais les barreaux n’en étaient pas assezrapprochés pour empêcher les mains de se joindre et les bouches des’unir. Sous la nuit indulgente, des couples s’y pressaient. AlorsBrotteaux, discrètement se réfugiait dans l’escalier et, assis surune marche, tirait de la poche de sa redingote puce son petitLucrèce, et lisait, à la lueur d’une lanterne, quelques maximessévèrement consolatrices Sic ubi non erimus. Quand nous auronscessé de vivre, rien ne pourra nous émouvoir, non pas même le ciel,la terre et la mer confondant leurs débris. Mais, tout en jouissantde sa haute sagesse, Brotteaux enviait au barnabite cette folie quilui cachait l’univers.

La terreur, de mois en mois, grandissait. Chaque nuit, lesgeôliers ivres, accompagnés de leurs chiens de garde, allaient decachot en cachot, portant des actes d’accusation, hurlant des nomsqu’ils estropiaient, réveillaient les prisonniers et pour vingtvictimes désignées en épouvantaient deux cents. Dans ces corridors,pleins d’ombres sanglantes, passaient chaque jour, sans uneplainte, vingt, trente, cinquante condamnés, vieillards, femmes,adolescents, et si divers de condition, de caractère, de sentiment,qu’on se demandait s’ils n’avaient pas été tirés au sort.

Et l’on jouait aux cartes, on buvait du vin de Bourgogne, onfaisait des projets, on avait des rendez-vous, la nuit, à lagrille. La société, presque entièrement renouvelée, étaitmaintenant composée en grande partie d’ exagérés et d’ enragés.Toutefois la chambre des dix-huit lits demeurait encore le séjourde l’élégance et du bon ton, hors deux détenus qu’on y avait mis,récemment transférés du Luxembourg à la Conciergerie, et qu’onsuspectait d’être des moutons c’est-à-dire des espions, lescitoyens Navette et Bellier, il ne s’y trouvait que d’honnêtesgens, se témoignaient une confiance réciproque. On y célébrait, lacoupe à la main, les victoires de la République. Il s’y rencontraitplusieurs poètes, comme il s’en voit dans toute réunion d’hommesoisifs. Les plus habiles d’entre eux composaient des odes sur lestriomphes de l’armée du Rhin et les récitaient avec emphase. Ilsétaient bruyamment applaudis. Brotteaux seul louait mollement lesvainqueurs et leurs chantres.

– C’est, depuis Homère, une étrange manie des poètes, dit-il unjour, que de célébrer les militaires. La guerre n’est point un art,et le hasard décide seul du sort des batailles. De deux généraux enprésence, tous deux stupides, il faut nécessairement que l’un d’euxsoit victorieux. Attendez-vous à ce qu’un jour un de ces porteursd’épée que vous divinisez vous avale tous comme la grue de la fableavale les grenouilles. C’est alors qu’il sera vraiment dieu. Carles dieux se connaissent à l’appétit.

Brotteaux n’avait jamais été touché par la gloire des armes. Ilne se réjouissait nullement des triomphes de la République, qu’ilavait prévus. Il n’aimait point le nouveau régime qu’affermissaitla victoire. Il était mécontent. On l’eût été à moins.

Un matin, on annonça que les commissaires du Comité de sûretégénérale feraient des perquisitions chez les détenus, qu’onsaisirait assignats, objets d’or et d’argent, couteaux, ciseaux,que de telles recherches avaient été faites au Luxembourg et qu’onavait enlevé lettres, papiers, livres.

Chacun alors s’ingénia à trouver quelque cachette où mettre cequ’il avait de plus précieux. Le Père Longuemare porta, parbrassées, sa défense dans une gouttière. Brotteaux coula sonLucrèce dans les cendres de là cheminée.

Quand les commissaires, ayant au cou des rubans tricolores,vinrent opérer leurs saisies, ils ne trouvèrent guère que ce qu’onavait jugé convenable de leur laisser. Après leur départ, le PèreLonguemare courut à sa gouttière et recueillit de sa défense ce quel’eau et le vent en avaient laissé. Brotteaux retira de la cheminéeson Lucrèce tout noir de suie.

« Jouissons de l’heure présente, songea-t-il, car j’augure àcertains signes que le temps nous est désormais étroitement mesuré.»

Par une douce nuit de prairial, tandis qu’au-dessus du préau lalune montrait dans le ciel pâli ses deux cornes d’argent, le vieuxtraitant qui, à sa coutume, lisait Lucrèce sur un degré del’escalier de pierre, entendit une voix l’appeler, une voix defemme, une voix délicieuse, qu’il ne reconnaissait pas. Ildescendit dans la cour et vit derrière la grille une forme qu’il nereconnaissait pas plus que la voix et qui lui rappelait, par sescontours indistincts et charmants, toutes les femmes qu’il avaitaimées. Le ciel la baignait d’azur et d’argent. Brotteaux reconnutsoudain la jolie comédienne de la rue Feydeau, RoseThévenin.

– Vous ici, mon enfant ! La joie de vous y voir m’estcruelle. Depuis quand et pourquoi êtes-vous ici?

– Depuis hier.

Et elle ajouta très bas :

– J’ai été dénoncée comme royaliste. On m’accuse d’avoirconspiré pour délivrer la reine. Comme je vous savais ici, j’aitout de suite cherché à vous voir. Écoutez-moi, mon ami. car vousvoulez bien que je vous donne ce nom? Je connais des gens en place;j’ai, je le sais, des sympathies jusque dans le Comité de salutpublic. Je ferai agir mes amis ils me délivreront, et je vousdélivrerai à mon tour.

Mais Brotteaux, d’une voix qui se fit pressante :

– Par tout ce que vous avez de cher, mon enfant, n’en faitesrien! N’écrivez pas, ne sollicitez pas; ne demandez rien àpersonne, je vous en conjure, faites-vous oublier.

Comme elle ne semblait pas pénétrée de ce qu’il disait, il sefit plus suppliant encore :

– Gardez le silence, Rose, faites-vous oublier, là est le salut.Tout ce que vos amis tenteraient ne ferait que hâter votre perte.Gagnez du temps. Il en faut peu, très peu, j’espère, pour voussauver. Surtout n’essayez pas d’émouvoir les juges, les jurés, unGamelin. Ce ne sont pas des hommes, ce sont des choses: on nes’explique pas avec les choses. Faites-vous oublier. Si vous suivezmon conseil, mon amie, je mourrai heureux de vous avoir sauvé lavie.

Elle répondit :

– Je vous obéirai. Ne parlez pas de mourir.

Il haussa les épaules :

– Ma vie est finie, mon enfant. Vivez et soyezheureuse.

Elle lui prit les mains et les mit sur son sein :

– Écoutez-moi, mon ami. Je ne vous ai vu qu’un jour et pourtantvous ne m’êtes point indifférent. Et si ce que je vais vous direpeut vous rattacher à la vie, croyez-le je serai pour vous…tout ceque vous voudrez que je sois.

Et ils se donnèrent un baiser sur la bouche à travers la grille.

 

Chapitre 20

 

 

Évariste Gamelin, pendant une longue audience du Tribunal, à sonbanc, dans l’air chaud, ferme les yeux et pense:

« Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans les trous, enavaient fait un oiseau de nuit, l’oiseau de Minerve, dont l’œilperçait les conspirateurs dans les ténèbres où ils sedissimulaient. Maintenant, c’est un regard bleu, froid, tranquille,qui pénètre les ennemis de l’État et dénonce les traîtres avec unesubtilité inconnue même à l’Ami du peuple, endormi pour toujoursdans le jardin des Cordeliers. Le nouveau sauveur, aussi zélé etplus perspicace que le premier, voit ce que personne n’avait vu etson doigt levé répand la terreur. II distingue les nuancesdélicates,  imperceptibles, qui séparent le mal du bien, levice de la vertu, que sans lui on eût confondues, au dommage de lapatrie et de la liberté; il trace devant lui la ligne mince,inflexible, en dehors de laquelle il n’est, à gauche et à droite,qu’erreur, crime et scélératesse. L’Incorruptible enseigne commenton sert l’étranger par exagération et par faiblesse, en persécutantles cultes au nom de la raison, et en résistant au nom de lareligion aux lois de la République.  Non moins que lesscélérats qui immolèrent Le Peltier  et Marat, ceux qui leurdécernent des honneurs divins pour compromettre leur mémoireservent l’étranger. Agent de l’étranger, quiconque rejette lesidées d’ordre, de sagesse, d’opportunité; agent de l’étranger,quiconque outrage les mœurs, offense la vertu, et, dans ledérèglement  de son cœur, nie Dieu. Les prêtres fanatiquesméritent  la mort; mais il y a une manièrecontre-révolutionnaire  de combattre le fanatisme; il y a desabjurations criminelles.  Modéré, on perd la République;violent, on la perd.

« Oh redoutables devoirs du juge, dictés par le plus sage deshommes! Ce ne sont plus seulement les aristocrates, lesfédéralistes, les scélérats de la faction d’Orléans, les ennemisdéclarés de la patrie qu’il faut frapper. Le conspirateur, l’agentde l’étranger est un Protée, il prend toutes les formes. Il revêtl’apparence d’un patriote, d’un révolutionnaire, d’un ennemi desrois; il affecte l’audace d’un cœur qui ne bat que pour la liberté;il enfle la voix et fait trembler les ennemis de la République:c’est Danton; sa violence cache mal son odieux modérantisme et sacorruption apparaît enfin. Le conspirateur, l’agent de l’étranger,c’est ce bègue éloquent qui mit à son chapeau la première cocardedes révolutionnaires, c’est ce pamphlétaire qui, dans son civismeironique et cruel, s’appelait lui-même le procureur de la lanterne,c’est Camille Desmoulins: il s’est décelé en défendant les générauxtraîtres et en réclamant les mesures criminelles d’une clémenceintempestive. C’est Philippeaux, c’est Hérault, c’est le méprisableLacroix. Le conspirateur, l’agent de l’étranger, c’est ce pèreDuchesne qui avilit la liberté par sa basse démagogie et de qui lesimmondes calomnies rendirent Antoinette elle-même intéressante.C’est Chaumette, qu’on vit pourtant doux, populaire, modéré,bonhomme et vertueux dans l’administration de la Commune, mais ilétait athée. Les conspirateurs, les agents de l’étranger, ce sonttous ces sans-culottes en bonnet rouge, en carmagnole, en sabots,qui ont follement renchéri de patriotisme sur les jacobins. Leconspirateur, l’agent de l’étranger, c’est Anacharsis Cloots,l’orateur du genre humain, condamné à mort par toutes lesmonarchies du monde; mais on devait tout craindre de lui: il étaitPrussien.

« Maintenant, violents et modérés, tous ces méchants, tous cestraîtres, Danton, Desmoulins, Hébert, Chaumette, ont péri sous lahache. La République est sauvée; un concert de louanges monte detous les comités et de toutes les assemblées populaires versMaximilien et la Montagne. Les bons citoyens s’écrient « Dignesreprésentants d’un peuple libre, c’est en vain que les enfants desTitans ont levé leur tête altière: Montagne bienfaisante, Sinaïprotecteur, de ton sein bouillonnant est sortie la foudresalutaire… »

« En ce concert, le Tribunal a sa part de louanges. Qu’il estdoux d’être vertueux et combien la reconnaissance publique estchère au cœur du juge intègre ! Cependant, pour un cœurpatriote, quel sujet d’étonnement et quelles causes d’inquiétude.Quoi! pour trahir la cause populaire, ce n’était donc pas assez deMirabeau, de La Fayette, de Bailly, de Pétion, de Brissot? Il yfallait encore ceux qui ont dénoncé ces traîtres. Quoi! tous leshommes qui ont fait la Révolution ne l’ont faite que pour laperdre. Ces grands auteurs des grandes journées préparaient avecPitt et Cobourg la royauté d’Orléans ou la tutelle de Louis XVII.Quoi! Danton, c’était Monk! Quoi! Chaumette et les hébertistes,plus perfides que les fédéralistes qu’ils ont poussés sous lecouteau, avaient conjuré la ruine de l’empire Mais parmi ceux quiprécipitent à la mort les perfides Danton et les perfidesChaumette, l’œil bleu de Robespierre n’en découvrira-t-il pasdemain de plus perfides encore? Où s’arrêtera l’exécrableenchaînement des traîtres trahis et la perspicacité del’Incorruptible? »

 

Chapitre 21

 

 

Cependant Julie Gamelin, vêtue de son carrick vert bouteille,allait tous les jours dans le jardin du Luxembourg et là, sur unbanc, au bout d’une allée, attendait le moment où son amantparaîtrait à une des lucarnes du palais. Ils se faisaient dessignes et échangeaient leurs pensées dans un langage muet qu’ilsavaient imaginé. Elle savait par ce moyen que le prisonnieroccupait une assez bonne chambre, jouissait d’une agréablecompagnie, avait besoin d’une couverture et d’une bouillotte etaimait tendrement sa maîtresse.

Elle n’était pas seule à épier un visage aimé dans ce palaischangé en prison. Une jeune mère près d’elle tenait ses regardsattachés sur une fenêtre close et, dès qu’elle voyait la fenêtres’ouvrir, elle élevait son petit enfant dans ses bras, au-dessus desa tête. Une vieille dame, voilée de dentelle, se tenait de longuesheures immobile sur un pliant, espérant en vain apercevoir unmoment son fils qui, pour ne pas s’attendrir, jouait au palet dansla cour de la prison, jusqu’à ce qu’on eût fermé lejardin.

Durant ces longues stations sous le ciel gris ou bleu, un hommed’un âge mûr, assez gros, très propre, se tenait sur un bancvoisin, jouant avec sa tabatière et ses breloques, et dépliant unjournal qu’il ne lisait jamais. Il était vêtu, à la vieille modebourgeoise, d’un tricorne à galon d’or, d’un habit zinzolin et d’ungilet bleu, brodé d’argent. Il avait l’air honnête; il étaitmusicien, à en juger par la flûte dont un bout dépassait sa poche.Pas un moment il ne quittait des yeux le faux jeune garçon, il necessait de lui sourire et, le voyant se lever, il se levaitlui-même et le suivait de loin. Julie, dans sa misère et dans sasolitude, se sentait touchée de la sympathie discrète que luimontrait ce bon homme.

Un jour, comme elle sortait du jardin, la pluie commençant àtomber, le bon homme s’approcha d’elle et, ouvrant son vasteparapluie rouge, lui demanda la permission de l’en abriter. Ellelui répondit doucement, de sa voix claire, qu’elle y consentait.Mais au son de cette voix et averti, peut-être, par une subtileodeur de femme, il s’éloigna vivement, laissant exposée à la pluied’orage la jeune femme, qui comprit et, malgré ses soucis, ne puts’empêcher de sourire.

Julie logeait dans une mansarde de la rue du Cherche-Midi et sefaisait passer pour un commis drapier qui cherchait unemploi ; la citoyenne veuve Gamelin, persuadée enfin que safille ne courait nulle part de si grand danger que près d’elle,l’avait éloignée de la place de Thionville et de la section duPont-Neuf, et l’entretenait de vivres et de linge autant qu’ellepouvait. Julie faisait un peu de cuisine, allait au Luxembourg voirson cher amant et rentrait dans son taudis; la monotonie de cemanège berçait ses chagrins et, comme elle était jeune et robuste,elle dormait toute la nuit d’un profond sommeil. D’un caractèrehardi, habituée aux aventures et excitée, peut-être, par l’habitqu’elle portait, elle allait quelquefois, la nuit, chez unlimonadier de la rue du Four, à l’enseigne de La Croix rouge, quefréquentaient des gens de toutes sortes et des femmes galantes.Elle y lisait les gazettes et jouait au trictrac avec quelquecourtaud de boutique ou quelque militaire, qui lui fumait sa pipeau nez. Là, on buvait, on jouait, on faisait l’amour et les rixesétaient fréquentes. Un soir, un buveur, au bruit d’une chevauchéesur le pavé du carrefour, souleva le rideau et, reconnaissant lecommandant en chef de la garde nationale, le citoyen Hanriot, quipassait au galop avec son état-major, murmura entre ses dents:

– Voilà la bourrique à Robespierre!

A ce mot, Julie poussa un grand éclat de rire. Mais un patrioteà moustaches releva vertement le propos:

– Celui qui parle ainsi, s’écria-t-il, est un f… aristocrate,que j’aurais plaisir à voir éternuer dans le panier à Samson.Sachez que le général Hanriot est un bon patriote qui sauradéfendre, au besoin, Paris et la Convention. C’est cela que lesroyalistes ne lui pardonnent point.

Et le patriote à moustaches, dévisageant Julie qui ne cessaitpas de rire:

– Toi, blanc-bec, prends garde que je ne t’envoie mon pied dansle derrière, pour t’apprendre à respecter les patriotes.

Cependant des voix s’élevaient:

– Hanriot est un ivrogne et un imbécile!

– Hanriot est un bon jacobin! Vive Hanriot!

Deux partis se formèrent. On s’aborda, les poings s’abattirentsur les chapeaux défoncés, les tables se renversèrent, les verresvolèrent en éclats, les quinquets s’éteignirent, les femmespoussèrent des cris aigus. Assaillie par plusieurs patriotes, Julies’arma d’une banquette, fut terrassée, griffa, mordit sesagresseurs. De son carrick ouvert et de son jabot déchiré sapoitrine haletante sortait. Une patrouille accourut au bruit, et lajeune aristocrate s’échappa entre les jambes desgendarmes.

Chaque jour, les charrettes étaient pleines decondamnés.

– Je ne peux pourtant pas laisser mourir mon amant disait Julieà sa mère.

Elle résolut de solliciter, de faire des démarches, d’aller dansles comités, dans les bureaux, chez des représentants, chez desmagistrats, partout où il faudrait. Elle n’avait point de robe. Samère emprunta une robe rayée, un fichu, une coiffe de dentelle à lacitoyenne Blaise, et Julie, vêtue en femme et en patriote, serendit chez le juge Renaudin, dans une humide et sombre maison dela rue Mazarine.

Elle monta en tremblant l’escalier de bois et de carreau et futreçue par le juge dans son cabinet misérable, meublé d’une table desapin et de deux chaises de paille. Le papier de tenture pendait enlambeaux. Renaudin, les cheveux noirs et collés, l’œil sombre, lesbabines retroussées et le menton saillant, lui fit signe de parleret l’écouta en silence.

Elle lui dit qu’elle était la sœur du citoyen Chassagne,prisonnier au Luxembourg, lui exposa le plus habilement qu’elle putles circonstances dans lesquelles il avait été arrêté, lereprésenta innocent et malheureux, se montra pressante.

Il demeura insensible et dur.

Suppliante, à ses pieds, elle pleura.

Dès qu’il vit des larmes, son visage changea: ses prunelles,d’un noir rougeâtre, s’enflammèrent, et ses énormes mâchoiresbleues remuèrent comme pour ramener la salive dans sa gorgesèche.

– Citoyenne, on fera le nécessaire. Ne vous inquiétezpas.

Et, ouvrant une porte, il poussa la solliciteuse dans un petitsalon rose, où il y avait des trumeaux peints, des groupes debiscuit, un cartel et des candélabres dorés, des bergères, uncanapé de tapisserie décoré d’une pastorale de Boucher. Julie étaitprête à tout pour sauver son amant.

Renaudin fut brutal et rapide. Quand elle se leva, rajustant labelle robe de la citoyenne Elodie, elle rencontra le regard cruelet moqueur de cet homme; elle sentit aussitôt qu’elle avait fait unsacrifice inutile.

– Vous m’avez promis la liberté de mon frère dit-elle.

Il ricana.

– Je t’ai dit, citoyenne, qu’on ferait le nécessaire,c’est-à-dire qu’on appliquerait la loi, rien de plus, rien demoins. Je t’ai dît de ne point t’inquiéter, et pourquoit’inquiéterais-tu? Le Tribunal révolutionnaire est toujoursjuste.

Elle pensa se jeter sur lui, le mordre, lui arracher les yeux.Mais, sentant qu’elle achèverait de perdre Fortuné Chassagne, elles’enfuit et courut enlever dans sa mansarde la robe souilléed’Élodie. Et là, seule, elle hurla, toute la nuit, de rage et dedouleur.

Le lendemain, étant retournée au Luxembourg, elle trouva lejardin occupé par des gendarmes qui chassaient les femmes et lesenfants. Des sentinelles, placées dans les allées, empêchaient lespassants de communiquer avec les détenus. La jeune mère, quivenait, chaque jour, portant son enfant dans ses bras, dit à Juliequ’on parlait de conspiration dans les prisons et que l’onreprochait aux femmes de se réunir dans le jardin pour émouvoir lepeuple en faveur des aristocrates et des traîtres.

 

Chapitre 22

 

 

Une montagne s’est élevée subitement dans le jardin desTuileries. Le ciel est sans nuages. Maximilien marche devant sescollègues en habit bleu, en culotte jaune, ayant à la main unbouquet d’épis, de bleuets et de coquelicots. Il gravit la montagneet annonce le dieu de Jean-Jacques à la République attendrie. 0pureté! ô douceur! ô foi! ô simplicité antique, ô larmes de pitié!ô rosée féconde! ô clémence! ô fraternité humaine!

En vain l’athéisme dresse encore sa face hideuse: Maximiliensaisit une torche; les flammes dévorent le monstre et la Sagesseapparaît, d’une main montrant le ciel, de l’autre tenant unecouronne d’étoiles.

Sur l’estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste,au milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces àDieu. Il voit s’ouvrir une ère de félicité.

Il soupire:

– Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélératsle permettent.

Hélas! les scélérats ne l’ont pas permis. Il faut encore dessupplices; il faut encore verser des flots de sang impur. Troisjours après la fête de la nouvelle alliance et la réconciliation duciel et de la terre, la Convention promulgue la loi de prairial quisupprime, avec une sorte de bonhomie terrible, toutes les formestraditionnelles de la loi, tout ce qui a été conçu depuis le tempsdes Romains équitables pour la sauvegarde de l’innocencesoupçonnée. Plus d’instructions, plus d’interrogatoires, plus detémoins, plus de défenseurs: l’amour de la patrie supplée à tout.L’accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou son innocence,passe muet devant le juré patriote. Et c’est dans ce temps qu’ilfaut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée etobscurcie. Comment juger maintenant? Comment reconnaître en uninstant l’honnête homme et le scélérat, le patriote et l’ennemi dela patrie?.

Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirset s’accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dansl’abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justicesalutaire et terrible dont les ministres n’étaient point deschats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leursgothiques balances, mais des sans-culottes jugeant par illuminationpatriotique et voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties,les précautions eussent tout perdu, les mouvements d’un cœur droitsauvaient tout. Il fallait suivre les impulsions de la nature,cette bonne mère, qui ne se trompe jamais; il fallait juger avec lecœur, et Gamelin faisait des invocations aux mânes deJean-Jacques:

– Homme vertueux, inspire-moi, avec l’amour des hommes, l’ardeurde les régénérer!

Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C’étaitsurtout des simples; et, quand les formes furent simplifiées, ilsse trouvèrent à leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien,dans sa marche accélérée, ne les troublait plus. Ils s’enquéraientseulement des opinions des accusés, ne concevant pas qu’on pût sansméchanceté penser autrement qu’eux. Comme ils croyaient posséder lavérité, la sagesse, le souverain bien, ils attribuaient à leursadversaires l’erreur et le mal. Ils se sentaient forts ils voyaientDieu.

Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunal révolutionnaire. L’Êtresuprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ilsaimaient, ils croyaient.

Le fauteuil de l’accusé avait été remplacé par une vaste estradepouvant contenir cinquante individus on ne procédait plus que parfournées. L’accusateur public réunissait dans une même affaire etinculpait comme complices des gens qui souvent, au Tribunal, serencontraient pour la première fois. Le Tribunal jugea avec lesfacilités terribles de la loi de prairial ces prétenduesconspirations des prisons qui, succédant aux proscriptions desdantonistes et de la Commune, s’y rattachaient par les artificesd’une pensée subtile. Pour qu’on y reconnût en effet les deuxcaractères essentiels d’un complot fomenté avec l’or de l’étrangercontre la République, la modération intempestive et l’exagérationcalculée, pour qu’on y vît encore le crime dantoniste et le crimehébertiste, on y avait mis deux têtes opposées, deux têtes defemmes, la veuve de Camille, cette aimable Lucile, et la veuve del’hébertiste Momoro, déesse d’un jour et joyeuse commère. Toutesdeux avaient été renfermées par symétrie dans la même prison, oùelles avaient pleuré ensemble sur le même banc de pierre; toutesdeux avaient, par symétrie, monté sur l’échafaud. Symbole tropingénieux, chef-d’œuvre d’équilibre imaginé sans doute par une âmede procureur et dont on faisait honneur à Maximilien. On rapportaità ce représentant du peuple tous les événements heureux oumalheureux qui s’accomplissaient dans la République, les lois, lesmœurs, le cours des saisons, les récoltes, les maladies. Injusticeméritée, car cet homme, menu, propret, chétif, à face de chat,était puissant sur le peuple.

Le Tribunal expédiait, ce jour-là, une partie de la grandeconspiration des prisons, une trentaine de conspirateurs duLuxembourg, captifs très soumis, mais royalistes ou fédéralistestrès prononcés. L’accusation reposait tout entière sur letémoignage d’un seul délateur. Les jurés ne savaient pas un mot del’affaire; ils ignoraient jusqu’aux noms des conspirateurs.Gamelin, en jetant les yeux sur le banc des accusés, reconnut parmieux Fortuné Chassagne. L’amant de Julie, amaigri par une longuecaptivité, pâle, les traits durcis par la lumière crue qui baignaitla salle, gardait encore quelque grâce et quelque fierté. Sesregards rencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrent demépris.

Gamelin, possédé d’une fureur tranquille, se leva, demanda laparole, et, les yeux fixés sur le buste de Brutus l’ancien, quidominait le Tribunal:

– Citoyen président, dit-il, bien qu’il puisse exister entre undes accusés et moi des liens qui, s’ils étaient déclarés, seraientdes liens d’alliance, je déclare ne me point récuser. Les deuxBrutus ne se récusèrent pas quand, pour le salut de la républiqueou la cause de la liberté, il leur fallut condamner un fils,frapper un père adoptif.

Il se rassit.

– Voilà un beau scélérat murmura Chassagne entre sesdents.

Le public restait froid, soit qu’il fût enfin las des caractèressublimes, soit que Gamelin eût triomphé trop facilement dessentiments naturels.

– Citoyen Gamelin, dit le président, aux termes de la loi, touterécusation doit être formulée par écrit, dans les vingt-quatreheures avant l’ouverture des débats. Au reste, tu n’as pas lieu dete récuser: un juré patriote est au-dessus des passions.

Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatre minutes. Leréquisitoire conclut à la peine de mort pour tous. Les jurés lavotèrent d’une parole, d’un signe de tête et par acclamation. Quandce fut le tour de Gamelin d’opiner:

– Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et la loi estformelle.

Tandis qu’il descendait l’escalier du Palais, un jeune hommevêtu d’un carrick vert bouteille et qui semblait âgé de dix-sept oudix-huit ans, l’arrêta brusquement au passage. Il portait unchapeau rond, rejeté en arrière, et dont les bords faisaient à sabelle tête pâle une auréole noire. Dressé devant le juré, il luicria, terrible de colère et de désespoir:

– Scélérat! monstre!! assassin! Frappe-moi, lâche! Je suis unefemme! Fais-moi arrêter, fais-moi guillotiner, Caïn! Je suis tasœur.

Et Julie lui cracha au visage. La foule des tricoteuses et dessans-culottes se relâchait alors de sa vigilance révolutionnaire;son ardeur civique était bien attiédie il n’y eut autour de Gamelinet de son agresseur que des mouvements incertains et confus. Juliefendit l’attroupement et disparut dans le crépuscule.

 

Chapitre 23

 

 

Évariste Gamelin était las et ne pouvait se reposer; vingt foisdans la nuit, il se réveillait en sursaut d’un sommeil plein decauchemars. C’était seulement dans la chambre bleue, entre les brasd’Élodie, qu’il pouvait dormir quelques heures. Il parlait etcriait en dormant et la réveillait; mais elle ne pouvait comprendreses paroles.

Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il seréveilla brisé d’épouvante et faible comme un enfant. L’aubetraversait les rideaux de la chambre de ses flèches livides. Lescheveux d’Évariste, mêlés sur son front, lui couvraient les yeuxd’un voile noir. Élodie, au chevet du lit, écartait doucement lesmèches farouches. Elle le regardait, cette fois, avec une tendressede sœur et, de son mouchoir, essuyait la sueur glacée sur le frontdu malheureux. Alors il se rappela cette belle scène de l’Orested’Euripide, dont il avait ébauché un tableau qui, s’il avait pul’achever, aurait été son chef-d’œuvre la scène où la malheureuseÉlectre essuie l’écume qui souille la bouche de son frère. Et ilcroyait entendre aussi Élodie dire d’une voix douce « Écoute-moi,mon frère chéri, pendant que les Furies te laissent maître de taraison. »

Et il songeait:

« Et pourtant, je ne suis point parricide. Au contraire, c’estpar piété filiale que j’ai versé le sang impur des ennemis de mapatrie. »

 

Chapitre 24

 

 

On n’en finissait pas avec la conspiration des prisons.Quarante-neuf accusés remplissaient les gradins. Maurice Brotteauxoccupait la droite du plus haut degré, la place d’honneur. Il étaitvêtu de sa redingote puce, qu’il avait soigneusement brossée laveille, et reprisée à l’endroit de la poche que le petit Lucrèce, àla longue, avait usée. A son côté, la femme Rochemaure, peinte,fardée, éclatante, horrible. On avait placé le Père Longuemareentre elle et la fille Athénaïs, qui avait retrouvé, auxMadelonnettes, la fraîcheur de l’adolescence.

Les gendarmes entassaient sur les gradins des gens que ceux-cine connaissaient pas, et qui, peut-être, ne se connaissaient pasentre eux, tous complices cependant, parlementaires, journaliers,ci-devant nobles, bourgeois et bourgeoises. La citoyenne Rochemaureaperçut Gamelin au banc des jurés. Bien qu’il n’eût pas répondu àses lettres pressantes, à ses messages répétés, elle espéra en lui,lui envoya un regard suppliant et s’efforça d’être pour lui belleet touchante. Mais le regard froid du jeune magistrat lui ôta touteillusion.

Le greffier lut l’acte d’accusation qui, bref sur chacun desaccusés, était tong à cause de leur nombre. Il exposait à grandstraits le complot ourdi dans les prisons pour noyer la Républiquedans le sang des représentants de la nation et du peuple de Paris,et, faisant la part de chacun, il disait:

– L’un des plus pernicieux auteurs de cette abominableconjuration est le nommé Brotteaux, ci-devant des Ilettes, receveurdes finances sous le tyran. Cet individu, qui se faisait remarquer,même au temps de la tyrannie, par sa conduite dissolue, est unepreuve certaine que le libertinage et les mauvaises mœurs sont lesplus grands ennemis de la liberté et du bonheur des peuples eneffet, après avoir dilapidé les finances publiques et épuisé endébauches une notable partie de la substance du peuple, cetindividu s’associa avec son ancienne concubine, la femmeRochemaure, pour correspondre avec les émigrés et informertraîtreusement la faction de l’étranger de l’état de nos finances,des mouvements de nos troupes, des fluctuations del’opinion.

« Brotteaux qui, à cette période de sa méprisable existence,vivait en concubinage avec une prostituée qu’il avait ramassée dansla boue de la rue Fromenteau, la fille Athénaïs, la gagnafacilement à ses desseins et l’employa à fomenter lacontre-révolution par des cris impudents et des excitationsindécentes.

« Quelques propos de cet homme néfaste vous indiquerontclairement ses idées abjectes et son but pernicieux. Parlant dutribunal patriotique, appelé aujourd’hui à le châtier, il disaitinsolemment « Le Tribunal révolutionnaire ressemble à une pièce deGuillaume Shakespeare, qui mêle aux scènes les plus sanglantes lesbouffonneries les plus triviales. » Sans cesse il préconisaitl’athéisme, comme le moyen le plus sûr d’avilir le peuple et de lerejeter dans l’immoralité. Dans la prison de la Conciergerie, où ilétait détenu, il déplorait à l’égal des pires calamités lesvictoires de nos vaillantes armées, et s’efforçait de jeter lasuspicion sur les généraux les plus patriotes en leur prêtant desdesseins tyrannicides. « Attendez-vous, disait-il, dans un langageatroce, que la plume hésite à reproduire, attendez-vous à ce que,un jour, un de ces porteurs d’épée, à qui vous devez votre salut,vous avale tous comme la grue de la fable avala lesgrenouilles. »

Et l’acte d’accusation poursuivait de la sorte.

« La femme Rochemaure, ci-devant noble, concubine de Brotteaux,n’est pas moins coupable que lui. Non seulement elle correspondaitavec l’étranger et était stipendiée par Pitt lui-même, mais,associée à des hommes corrompus, tels que Julien (de Toulouse) etChabot, en relations avec le ci-devant baron de Batz, elleinventait, de concert avec ce scélérat, toutes sortes demachinations pour faire baisser les actions de la Compagnie desIndes, les acheter à vil prix et en relever le cours par desmachinations opposées aux premières, frustrant ainsi la fortuneprivée et la fortune publique. Incarcérée à la Bourbe et auxMadelonnettes, elle n’a pas cessé de conspirer dans sa prison,d’agioter et de se livrer à des tentatives de corruption à l’égarddes juges et des jurés.

« Louis Longuemare, ex-noble, ex-capucin, s’était depuislongtemps essayé à l’infamie et au crime avant d’accomplir lesactes de trahison dont il a à répondre ici. Vivant dans unehonteuse promiscuité avec la fille Gorcut, dite Athénaïs, sous letoit même de Brotteaux, il est le complice de cette fille et de ceci-devant noble. Durant sa captivité à la Conciergerie, il n’a pascessé un seul jour d’écrire des libelles attentatoires à la libertéet à la paix publiques.

« II est juste de dire, à propos de Marthe Gorcut, dite Athénaïs,que les filles prostituées sont le plus grand fléau des mœurspubliques, auxquelles elles insultent, et l’opprobre de la sociétéqu’elles flétrissent. Mais à quoi bon s’étendre sur des crimesrépugnants, que l’accusée avoue sans pudeur?…  »

L’accusation passait ensuite en revue les cinquante quatreautres prévenus, que ni Brotteaux, ni le Père Longuemare, ni lacitoyenne Rochemaure ne connaissaient, sinon pour en avoir vuplusieurs dans les prisons, et qui étaient enveloppés avec lespremiers dans « cette conjuration exécrable, dont les annales despeuples ne fournissent point d’exemple ».

L’accusation concluait à la peine de mort pour tous lesinculpés.

Brotteaux fut interrogé le premier.

– Tu as conspiré?

– Non, je n’ai pas conspiré. Tout est faux dans l’acted’accusation que je viens d’entendre.

– Tu vois? tu conspires encore en ce moment contre leTribunal.

Et le président passa à la femme Rochemaure, qui répondit pardes protestations désespérées, des larmes et desarguties.

Le Père Longuemare s’en remettait entièrement à la volonté deDieu. Il n’avait pas même apporté sa défense écrite.

A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit avecun esprit de renoncement. Toutefois, quand le président le traitade capucin, le vieil homme en lui se ranima:

– Je ne suis pas capucin, dit-il, je suis prêtre et religieux del’ordre des Barnabites.

– C’est la même chose répliqua le président avecbonhomie.

Le Père Longuemare le regarda, indigné:

– On ne peut concevoir d’erreur plus étrange, fit-il, que deconfondre avec un capucin un religieux de cet ordre des Barnabitesqui tient ses constitutions de l’apôtre saint Paullui-même.

Les éclats de rire et les huées éclatèrent dansl’assistance.

Et le Père Longuemare, prenant ces moqueries pour des signes dedénégation, proclamait qu’il mourrait membre de cet ordre deSaint-Barnabé, dont il portait l’habit dans son cœur.

– Reconnais-tu, demanda le président, avoir conspiré avec lafille Gorcut, dite Athénaïs, qui t’accordait ses méprisablesfaveurs?

A cette question, le Père Longuemare leva vers le ciel un regarddouloureux et répondit par un silence qui exprimait la surprised’une âme candide et la gravité d’un religieux qui craint deprononcer de vaines paroles.

– Fille Gorcut, demanda le président à la jeune Athénaïs,reconnais-tu avoir conspiré avec Brotteaux?

Elle répondit doucement

– Monsieur Brotteaux, à ma connaissance, n’a fait que du bien.C’est un homme comme il en faudrait beaucoup et comme il n’y a pasmeilleur. Ceux qui disent le contraire se trompent. C’est tout ceque j’ai à dire.

Le président lui demanda si elle reconnaissait avoir vécu enconcubinage avec Brotteaux. Il fallut lui expliquer ce termequ’elle n’entendait pas. Mais, dès qu’elle eut compris de quoi ils’agissait, elle répondit qu’il n’aurait tenu qu’à lui, mais qu’ilne le lui avait pas demandé.

On rit dans les tribunes et le président menaça la fille Gorcutde la mettre hors des débats si elle répondait encore avec un telcynisme.

Alors elle l’appela cafard, face de carême, cornard, et vomitsur lui, sur les juges et les jurés des potées d’injures, jusqu’àce que les gendarmes l’eussent tirée de son banc et emmenée hors dela salle.

Le président interrogea ensuite brièvement les autres accusés,dans l’ordre où ils étaient placés sur les gradins. Un nomméNavette répondit qu’il n’avait pu conspirer dans une prison où iln’avait séjourné que quatre jours. Le président fit cetteobservation que la réponse était à considérer et qu’il priait lescitoyens jurés d’en tenir compte. Un certain Bellier répondit demême et le président adressa en sa faveur la même observation aujury. On interpréta cette bienveillance du juge comme l’effet d’unelouable équité ou comme un salaire dû à la délation.

Le substitut de l’accusateur public prit la parole. Il ne fitqu’amplifier l’acte d’accusation et posa ces questions:

– Est-il constant que Maurice Brotteaux, Louise Rochemaure,Louis Longuemare, Marthe Gorcut, dite Athénaïs, Eusèbe Rocher,Pierre Guyton-Fabulet, Marcelline Descourtis, etc., etc., ont forméune conjuration dont les moyens sont l’assassinat, la famine, lafabrication de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravationde la morale et de l’esprit public, le soulèvement des prisons; lebut la guerre civile, la dissolution de la représentationnationale, le rétablissement de la royauté?

Les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations. Ilsse prononcèrent à l’unanimité pour l’affirmative en ce quiconcernait tous les accusés, à l’exception des dénommés Navette etBellier, que le président et, après lui, l’accusateur publicavaient mis, en quelque sorte, hors de cause. Gamelin motiva sonverdict en ces termes:

– La culpabilité des accusés crève les yeux, leur châtimentimporte au salut de la Nation et ils doivent eux mêmes souhaiterleur supplice comme le seul moyen d’expier leurs crimes.

Le président prononça la sentence en l’absence de ceux qu’elleconcernait. Dans ces grandes journées, contrairement à cequ’exigeait la loi, on ne rappelait pas les condamnés pour leurlire leur arrêt, sans doute parce qu’on craignait le désespoir d’unsi grand nombre de personnes. Vaine crainte, tant la soumission desvictimes était alors grande et générale! Le greffier descendit lirele verdict, qui fut entendu dans ce silence et cette tranquillitéqui faisaient comparer les condamnés de prairial à des arbres misen coupe.

La citoyenne Rochemaure se déclara enceinte. Un chirurgien, qui était en même temps juré, fut commis pour la visiter. Onla porta évanouie dans son cachot.

– Ah! soupira le Père Longuemare, ces juges sont des hommes biendignes de pitié! l’état de leur âme est vrai ment déplorable. Ilsbrouillent tout et confondent un barnabite avec unfranciscain.

L’exécution devait avoir lieu, le jour même, à la « barrière duTrône-Renversé » .Les condamnés, la toilette faite, les cheveuxcoupés, la chemise échancrée, attendirent le bourreau, parquéscomme un bétail dans la petite salle séparée du greffe par unecloison vitrée.

A l’arrivée de l’exécuteur et de ses valets, Brotteaux, quilisait tranquillement son Lucrèce, mit le signet à la pagecommencée, ferma le livre, le fourra dans la poche de sa redingoteet dit au barnabite:

– Mon révérend Père, ce dont j’enrage, c’est que je ne vouspersuaderai pas. Nous allons dormir tous deux notre derniersommeil, et je ne pourrai pas vous tirer par la manche et vousréveiller pour vous dire « Vous voyez vous n’avez plus ni sentimentni connaissance; vous êtes inanimé. Ce qui suit la vie est comme cequi la précède. »

II voulut sourire; mais une atroce douleur lui saisit le cœur etles entrailles et il fut près de défaillir. Il reprittoutefois

– Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J’aime la vie etne la quitte point sans regret.

– Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde quevous êtes plus brave que moi et que pourtant la mort vous troubledavantage. Que veut dire cela, sinon que je vois la lumière, quevous ne voyez pas encore?

– Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vieparce que j’en ai mieux joui que vous, qui l’avez rendue aussisemblable que possible à la mort.

– Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure estgrave. Que Dieu m’assiste! Il est certain que nous mourrons sanssecours. Il faut que j’aie jadis reçu les sacrements avec tiédeuret d’un cœur ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd’hui quej’en ai un si pressant besoin.

Les charrettes attendaient. On y entassa les condamnés, lesmains liées. La femme Rochemaure, dont la grossesse n’avait pas étéreconnue par le chirurgien, fut hissée dans un des tombereaux. Elleretrouva un peu de son énergie pour observer la foule desspectateurs, espérant contre toute espérance y rencontrer dessauveurs. Ses yeux imploraient. L’affluence était moindrequ’autrefois et les mouvements des esprits moins violents. Quelquesfemmes seulement criaient « A mort » ou raillaient ceux qui allaientmourir. Les hommes haussaient les épaules, détournaient la tête etse taisaient, soit par prudence, soit par respect des lois. Il yeut un frisson dans la foule quand Athénaïs passa le guichet. Elleavait l’air d’un enfant. Elle s’inclina devant le religieux:

– Monsieur le curé, lui dit-elle, donnez-moil’absolution.

Le Père Longuemare murmura gravement les paroles sacramentelles,et dit:

– Ma fille! vous êtes tombée dans de grands désordres; mais quene puis-je présenter au Seigneur un cœur aussi simple que levôtre!

Elle monta, légère, dans la charrette. Et là, le buste droit, satête d’enfant fièrement dressée, elle s’écria:

– Vive le roi!

Elle fit un petit signe à Brotteaux pour lui montrer qu’il yavait de la place à côté d’elle. Brotteaux aida le barnabite àmonter et vint se placer entre le religieux et l’innocentefille.

– Monsieur, dit le Père Longuemare au philosophe épicurien, jevous demande une grâce ce Dieu auquel vous ne croyez pas encore,priez-le pour moi. Il n’est pas sûr que vous ne soyez pas plus prèsde lui que je ne le suis moi-même: un moment en peut décider. Pourque vous deveniez l’enfant privilégié du Seigneur, il ne fautqu’une seconde. Monsieur, priez pour moi.

Tandis que les roues tournaient en grinçant sur le pavé du longfaubourg, le religieux récitait du cœur et des lèvres les prièresdes agonisants. Brotteaux se remémorait les vers du poète de lanature Sic ubi non erimus… Tout lié qu’il était et secoué dansl’infâme charrette, il gardait une attitude tranquille et comme unsouci de ses aises. A son côté, Athénaïs, fière de mourir ainsi quela reine de France, jetait sur la foule un regard hautain, et levieux traitant, contemplant en connaisseur la gorge blanche de lajeune femme, regrettait la lumière du jour.

 

Chapitre 25

 

 

Pendant que les charrettes roulaient, entourées de gendarmes,vers la place du Trône-Renversé, menant à la mort Brotteaux et sescomplices, Évariste était assis, pensif, sur un banc du jardin desTuileries. Il attendait Élodie. Le soleil, penchant à l’horizon,criblait de ses flèches enflammées les marronniers touffus. A lagrille du jardin, la Renommée, sur son cheval ailé, embouchait satrompette éternelle. Les porteurs de journaux criaient la grandevictoire de Fleurus.

« Oui, songeait Gamelin, la victoire est à nous. Nous y avons misle prix. »

Il voyait les mauvais généraux traîner leurs ombres condamnéesdans la poussière sanglante de cette place de la Révolution où ilsavaient péri. Et il sourit fièrement, songeant que, sans lessévérités dont il avait eu sa part, les chevaux autrichiensmordraient aujourd’hui l’écorce de ces arbres.

Il s’écria en lui-même:

« Terreur salutaire, ô sainte terreur! L’année passée, à pareilleépoque, nous avions pour défenseurs d’héroïques vaincus enguenilles; le sol de la patrie était envahi, les deux tiers desdépartements en révolte. Maintenant nos armées bien équipées, bieninstruites, commandées par d’habiles généraux, prennentl’offensive, prêtes à porter la liberté par le monde. La paix règnesur tout le territoire de la République. Terreur salutaire! ôsainte terreur! aimable guillotine! L’année passée, à pareilleépoque, la République était déchirée par les factions; l’hydre dufédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant l’unité jacobineétend sur l’empire sa force et sa sagesse…  »

Cependant il était sombre. Un pli profond lui barrait le front;sa bouche était amère. Il songeait: « Nous disions Vaincre oumourir. Nous nous trompions, c’est vaincre et mourir qu’il fallaitdire. »

Il regardait autour de lui. Les enfants faisaient des tas desable. Les citoyennes sur leur chaise de bois, au pied des arbres,brodaient ou cousaient. Les passants en habit et culotte d’uneélégance étrange, songeant à leurs affaires ou à leurs plaisirs,regagnaient leur demeure. Et Gamelin se sentait seul parmi eux: il n’était ni leur compatriote ni leur contemporain. Ques’était-il donc passé? Comment à l’enthousiasme des belles annéesavaient succédé l’indifférence, la fatigue et, peut-être, ledégoût? Visiblement, ces gens-là ne voulaient plus entendre parlerdu Tribunal révolutionnaire et se détournaient de la guillotine.Devenue trop importune sur la place de la Révolution, on l’avaitrenvoyée au bout du faubourg Antoine. Là même, au passage descharrettes, on murmurait. Quelques voix, dit-on, avaient crié »Assez! »

Assez, quand il y avait encore des traîtres, des conspirateurs!Assez, quand il fallait renouveler les comités, épurer laConvention! Assez, quand des scélérats déshonoraient lareprésentation nationale! Assez, quand on méditait jusque dans leTribunal révolutionnaire la perte du Juste! Car, chose horrible àpenser et trop véritable! Fouquier lui-même ourdissait des trames,et c’était pour perdre Maximilien qu’il lui avait immolépompeusement cinquante-sept victimes traînées à la mort dans lachemise rouge des parricides. A quelle pitié criminelle cédait laFrance? Il fallait donc la sauver malgré elle et, lorsqu’ellecriait grâce, se boucher les oreilles et frapper. Hélas! lesdestins l’avaient résolu, la patrie maudissait ses sauveurs.Qu’elle nous maudisse et qu’elle soit sauvée!

« C’est trop peu que d’immoler des victimes obscures, desaristocrates, des financiers, des publicistes, des poètes, unLavoisier, un Roucher, un André Chénier. Il faut frapper cesscélérats tout-puissants qui, les mains pleines d’or et dégoutantesde sang, préparent la ruine de la Montagne, les Foucher, lesTallien, les Rovère, les Carrier, les Bourdon. Il faut délivrerl’État de tous ses ennemis. Si Hébert avait triomphé, la Conventionétait renversée, la République roulait aux abîmes; si Desmoulins etDanton avaient triomphé, la Convention, sans vertus, livrait laRépublique aux aristocrates, aux agioteurs et aux généraux. Si lesTallien, les Fouché, monstres gorgés de sang et de rapines,triomphent, la France se noie dans le crime et l’infamie. Tu dors,Robespierre, tandis que des criminels ivres de fureur et d’effroiméditent ta mort et les funérailles de la liberté. Couthon,Saint-Just, que tardez-vous à dénoncer les complots?

« Quoi!! l’ancien État, le monstre royal assurait son empire enemprisonnant chaque année quatre cent mille hommes, en en pendantquinze mille, en en rouant trois mille, et la République hésiteraitencore à sacrifier quelques centaines de têtes à sa sûreté et à sapuissance! Noyons-nous dans le sang et sauvons lapatrie. »

Comme il songeait ainsi, Élodie accourut à lui pâle etdéfaite:

– Évariste, qu’as-tu à me dire? Pourquoi ne pas venir à l’Amourpeintre, dans la chambre bleue? Pourquoi m’as-tu fait venirici?

– Pour te dire un éternel adieu.

Elle murmura qu’il était insensé, qu’elle ne pouvaitcomprendre…

Il l’arrêta d’un très petit geste de la main:

– Élodie, je ne puis plus accepter ton amour.

– Tais-toi, Évariste, tais-toi!

Elle le pria d’aller plus loin: là, on les observait, on lesécoutait.

Il fit une vingtaine de pas et poursuivit, très calme:

– J’ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et de monhonneur. Je mourrai infâme, et n’aurai à te léguer, malheureuse,qu’une mémoire exécrée. Nous aimer? Est-ce que l’on peut m’aimerencore?. Est-ce que je puis aimer?

Elle lui dit qu’il était fou; qu’elle l’aimait, qu’ellel’aimerait toujours. Elle fut ardente, sincère; mais elle sentaitaussi bien que lui, elle sentait mieux que lui qu’il avait raison.Et elle se débattait contre l’évidence.

Il reprit:

– Je ne me reproche rien. Ce que j’ai fait, je le ferais encore.Je me suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suismis hors l’humanité; je n’y rentrerai jamais. Non! la grande tâchen’est pas finie. Ah! la clémence, le pardon! Les traîtrespardonnent-ils? Les conspirateurs sont-ils cléments? Les scélératsparricides croissent sans cesse en nombre; il en sort de dessousterre, il en accourt de toutes nos frontières de jeunes hommes, quieussent mieux péri dans nos armées, des vieillards, des enfants,des femmes, avec les masques de l’innocence, de la pureté, de lagrâce. Et quand on les a immolés, on en trouve davantage. Tu voisbien qu’il faut que je renonce à l’amour, à toute joie, à toutedouceur de la vie, à la vie elle-même.

Il se tut. Faite pour goûter de paisibles jouissances, Élodiedepuis plus d’un jour s’effrayait de mêler, sous les baisers d’unamant tragique, aux impressions voluptueuses des images sanglantes;elle ne répondit rien. Évariste but comme un calice amer le silencede la jeune femme.

– Tu le vois bien, Élodie nous sommes précipités; notre œuvrenous dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J’aurai bientôtvécu un siècle. Vois ce front: Est-il d’un amant? Aimer!…

–  Évariste, tu es à moi, je te garde; je ne te rends pasta liberté.

Elle s’exprimait avec l’accent du sacrifice. Il le sentit; ellele sentit elle-même.

– Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle àmon devoir, que mon cœur fut droit et mon âme pure, que je n’eusd’autre passion que le bien public; que j’étais né sensible ettendre? Diras-tu: Il fit son devoir? Mais non! tu ne le diras pas.Et je ne te demande pas de le dire. Périsse ma mémoire! Ma gloireest dans mon cœur; la honte m’environne. Si tu m’aimas, garde surmon nom un éternel silence.

Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta ence moment dans les jambes de Gamelin.

Celui-ci l’éleva brusquement dans ses bras:

– Enfant! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras àl’infâme Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suiscruel pour que tu sois bon, je suis impitoyable pour que demaintous les Français s’embrassent en versant des larmes dejoie.

Il le pressa contre sa poitrine:

– Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devras tonbonheur, ton innocence; et, si jamais tu entends prononcer mon nom,tu l’exécreras.

Et il posa à terre l’enfant, qui s’alla jeter épouvanté dans lesjupes de sa mère, accourue pour le délivrer. Cette jeune mère, quiétait jolie et d’une grâce aristocratique, dans sa robe de linonblanc, emmena son petit garçon avec un air de hauteur.

Gamelin tourna vers Élodie un regard farouche:

– J’ai embrassé cet enfant; peut-être ferai-je guillotiner samère.

Et il s’éloigna, à grands pas, sous les quinconces.

Élodie resta un moment immobile, le regard fixe et baissé. Puis,tout à coup, elle s’élança sur les pas de son amant, et, furieuse,échevelée, telle qu’une ménade, elle le saisit comme pour ledéchirer et lui cria d’une voix étranglée de sang et de larmes:

– Eh bien moi aussi, mon bien-aimé, envoie-moi à la guillotine;moi aussi, fais-moi trancher la tête!

Et, à l’idée du couteau sur sa nuque, toute sa chair se fondaitd’horreur et de volupté.

 

Chapitre 26

 

 

Tandis que le soleil de thermidor se couchait dans une pourpresanglante, Évariste errait, sombre et soucieux, par les jardinsMarbeuf, devenus propriété nationale et fréquentés des Parisiensoisifs. On y prenait de la limonade et des glaces; il y avait deschevaux de bois et des tirs pour les jeunes patriotes. Sous unarbre, un petit Savoyard en guenilles, coiffé d’un bonnet noir,faisait danser une marmotte au son aigre de sa vielle. Un homme,jeune encore, svelte, en habit bleu, les cheveux poudrés,accompagné d’un grand chien, s’arrêta pour écouter cette musiqueagreste. Évariste reconnut Robespierre. Il le retrouvait pâli,amaigri, le visage durci et traversé de plis douloureux. Et ilsongea: «Quelles fatigues, et combien de souffrances ont laisséleur empreinte sur son front? Qu’il est pénible de travailler aubonheur des hommes! A quoi songe-t-il en ce moment? Le son de lavielle montagnarde le distrait-il du souci des affaires? Pense-t-ilqu’il a fait un pacte avec la mort et que l’heure est proche de letenir? Médite-t-il de rentrer en vainqueur dans ce comité de Salutpublic dont il s’est retiré, las d’y être tenu en échec, avecCouthon et Saint-Just, par une majorité séditieuse? Derrière cetteface impénétrable quelles espérances s’agitent ou quellescraintes? »

Pourtant Maximilien sourit à l’enfant, lui fit d’une voix douce,avec bienveillance, quelques questions sur la vallée, la chaumière,les parents que le pauvre petit avait quittés, lui jeta une petitepièce d’argent et reprit sa promenade. Après avoir fait quelquespas, il se retourna pour appeler son chien qui, sentant le rat,montrait les dents à la marmotte hérissée.

– Brount! Brount!

Puis il s’enfonça dans les allées sombres. Gamelin, par respect,ne s’approcha pas du promeneur solitaire; mais, contemplant laforme mince qui s’effaçait dans la nuit, il lui adressa cetteoraison mentale:

« J’ai vu ta tristesse, Maximilien; j’ai compris ta pensée. Tamélancolie, ta fatigue et jusqu’à cette expression d’effroiempreinte dans tes regards, tout en toi dit: Que la terreurs’achève et que la fraternité commence! Français, soyez unis, soyezvertueux, soyez bons. Aimez-vous les uns les autres. Eh bien! jeservirai tes desseins; pour que tu puisses, dans ta sagesse et tabonté, mettre fin aux discordes civiles, éteindre les hainesfratricides, faire du bourreau un jardinier qui ne tranchera plusque les têtes des choux et des laitues, je préparerai avec mescollègues du Tribunal les voies de la clémence, en exterminant lesconspirateurs et les traîtres. Nous redoublerons de vigilance et desévérité. Aucun coupable ne nous échappera. Et quand la tête dudernier des ennemis de la République sera tombée sous le couteau,tu pourras être indulgent sans crime et faire régner l’innocence etla vertu sur la France, ô père de la patrie! »

 

L’Incorruptible était déjà loin. Deux hommes en chapeau rond etculotte de nankin, dont l’un, d’aspect farouche, long et maigre,avait un dragon sur l’œil et ressemblait à Tallien, le croisèrentau tournant d’une allée, lui jetèrent un regard oblique et,feignant de ne point le reconnaître, passèrent. Quand ils furent àune assez grande distance pour n’être pas entendus, ils murmurèrentà voix basse:

– Le voilà donc, le roi, le pape, le dieu. Car il est Dieu. EtCatherine Théot est sa prophétesse. – Dictateur, traître, tyran! ilest encore des Brutus.

– Tremble, scélérat! la roche Tarpéienne est près duCapitole.

Le chien Brount s’approcha d’eux. Ils se turent et hâtèrent lepas.

 

Chapitre 27

 

 

Tu dors, Robespierre! L’heure passe, le temps précieuxcoule.

Enfin, le 8 thermidor, à la Convention, l’Incorruptible se lèveet va parler. Soleil du 31 mai, te lèves-tu une seconde fois?Gamelin attend, espère. Robespierre va donc arracher des bancsqu’ils déshonorent ces législateurs plus coupables que lesfédéralistes, plus dangereux que Danton. Non! pas encore. Je nepuis, dit-il, me résoudre à déchirer entièrement le voile quirecouvre ce profond mystère d’iniquité. Et la foudre éparpillée,sans frapper aucun des conjurés, les effraie tous. On en comptaitsoixante qui, depuis quinze jours, n’osaient coucher dans leur lit.Marat nommait les traîtres, lui; il les montrait du doigt.L’Incorruptible hésite, et, dès lors, c’est lui l’accusé…

Le soir, aux Jacobins, on s’étouffe dans la salle, dans lescouloirs, dans la cour.

Ils sont là tous, les amis bruyants et les ennemis muets.Robespierre leur lit ce discours que la Convention a entendu dansun silence affreux et que les jacobins couvrent d’applaudissementsémus.

– C’est mon testament de mort, dit l’homme, vous me verrez boirela ciguë avec calme.

– Je la boirai avec toi, répond David.

– Tous, tous! s’écrient les jacobins, qui se séparent sans riendécider.

Évariste, pendant que se préparait la mort du Juste, dormit dusommeil des disciples au jardin des Oliviers. Le lendemain, il serendit au Tribunal, où deux sections siégeaient. Celle dont ilfaisait partie jugeait vingt et un complices de la conspiration deLazare. Et, pendant ce temps, arrivaient les nouvelles: «LaConvention, après une séance de six heures, a décrété d’accusationMaximilien Robespierre, Couthon, Saint-Just avec AugustinRobespierre et Lebas, qui ont demandé à partager le sort desaccusés. Les cinq proscrits sont descendus à la barre. »

On apprend que le président de la section qui fonctionne dans lasalle voisine, le citoyen Dumas, a été arrêté sur son siège, maisque l’audience continue. On entend battre la générale et sonner letocsin.

Évariste, à son banc, reçoit de la Commune l’ordre de se rendreà l’Hôtel de Ville pour siéger au Conseil général. Au son descloches et des tambours, il rend son verdict avec ses collègues etcourt chez lui embrasser sa mère et prendre son écharpe. La placede Thionville est déserte. La section n’ose se prononcer ni pour nicontre la Convention. On rase les murs, on se coule dans lesallées, on rentre chez soi. A l’appel du tocsin et de la généralerépondent les bruits des volets qui se rabattent et des serruresqui se ferment. Le citoyen Dupont aîné s’est caché dans saboutique; le portier Remacle se barricade dans sa loge. La petiteJoséphine retient craintivement Mouton dans ses bras. La citoyenneveuve Gamelin gémit de la cherté des vivres, cause de tout le mal.Au pied de l’escalier, Évariste rencontre Élodie essoufflée, sesmèches noires collées sur son cou moite.

– Je t’ai cherché au Tribunal. Tu venais de partir. Oùvas-tu?

– A l’Hôtel de Ville.

– N’y va pas! Tu te perdrais: Hanriot est arrêté. les sectionsne marcheront pas. La section des Piques, la section deRobespierre, reste tranquille. Je le sais mon père en fait partie.Si tu vas à l’Hôtel de Ville, tu te perds inutilement.

– Tu veux que je sois lâche?

– Il est courageux, au contraire, d’être fidèle à la Conventionet d’obéir à la loi.

– La loi est morte quand les scélérats triomphent.

– Évariste, écoute ton Élodie; écoute ta sœur; viens t’asseoirprès d’elle, pour qu’elle apaise ton âme irritée.

Il la regarda jamais elle ne lui avait paru si désirable; jamaiscette voix n’avait sonné à ses oreilles si voluptueuse et sipersuasive.

– Deux pas, deux pas seulement, mon ami!

Elle l’entraîna vers le terre-plein qui portait le piédestal dela statue renversée. Des bancs en faisaient le tour, garnis depromeneurs et de promeneuses. Une marchande de frivolités offraitses dentelles; le marchand de tisane, portant sur son dos safontaine, agitait sa sonnette; des fillettes jouaient aux grâces.Sur la berge, des pêcheurs se tenaient immobiles, leur ligne à lamain. Le temps était orageux, le ciel voilé. Gamelin, penché sur leparapet, plongeait ses regards sur l’île pointue comme une proue,écoutait gémir au vent la cime des arbres, et sentait entrer dansson âme un désir infini de paix et de solitude.

Et, comme un écho délicieux de sa pensée, la voix d’Élodiesoupira:

– Te souviens-tu, quand, à la vue des champs, tu désirais êtrejuge de paix dans un petit village? Ce serait le bonheur.

Mais, à travers le bruissement des arbres et la voix de lafemme, il entendait le tocsin, la générale, le fracas lointain deschevaux et des canons sur le pavé.

A deux pas de lui, un jeune homme, qui causait avec unecitoyenne élégante, dit:

– Connaissez-vous la nouvelle?. L’Opéra est installé rue de laLoi.

Cependant on savait on chuchotait le nom de Robespierre, mais entremblant, car on le craignait encore. Et les femmes, au bruitmurmuré de sa chute, dissimulaient un sourire.

Évariste Gamelin saisit la main d’Élodie et aussitôt la rejetabrusquement:

– Adieu Je t’ai associée à mes destins affreux, j’ai flétri àjamais ta vie. Adieu. Puisses-tu m’oublier!

– Surtout, lui dit-elle, ne rentre pas chez toi cette nuit viensà l’Amour peintre. Ne sonne pas; jette une pierre contre mesvolets. J’irai t’ouvrir moi-même la porte, je te cacherai dans legrenier.

– Tu me reverras triomphant, ou tu ne me reverras plus.Adieu!

En approchant de l’Hôtel de Ville, il entendit monter vers leciel lourd la rumeur des grands jours. Sur la place de Grève, untumulte d’armes, un flamboiement d’écharpes et d’uniformes, lescanons d’Hanriot en batterie. Il gravit l’escalier d’honneur et, enentrant dans la salle du Conseil, signe la feuille de présence. LeConseil général de la Commune, à l’unanimité des quatre centquatre-vingt-onze membres présents, se déclare pour lesproscrits.

Le maire se fait apporter la table des Droits de l’Homme, litl’article où il est dit: «Quand le gouvernement viole les droits dupeuple, l’insurrection est pour le peuple le plus saint et le plusindispensable des devoirs », et le premier magistrat de Parisdéclare qu’au coup d’État de la Convention, la Commune opposel’insurrection populaire.

Les membres du Conseil général font serment de mourir à leurposte. Deux officiers municipaux sont chargés de se rendre sur laplace de Grève et d’inviter le peuple à se joindre à ses magistratsafin de sauver la patrie et la liberté.

On se cherche, on échange des nouvelles, on donne des avis.Parmi ces magistrats, peu d’artisans. La Commune réunie là esttelle que l’a faite l’épuration jacobine des juges et des jurés duTribunal révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin,des rentiers et des professeurs, des bourgeois cossus, de groscommerçants, des têtes poudrées, des ventres à breloques; peu desabots, de pantalons, de carmagnoles, de bonnets rouges. Cesbourgeois sont nombreux, résolus. Mais, quand on y songe, c’est àpeu près tout ce que Paris compte de vrais républicains. Deboutdans la maison de ville, comme sur le rocher de la liberté, unocéan d’indifférence les environne.

Pourtant des nouvelles favorables arrivent. Toutes les prisonsoù les proscrits ont été enfermés ouvrent leurs portes et rendentleur proie. Augustin Robespierre, venu de la Force, entre lepremier à l’Hôtel de Ville et est acclamé. On apprend, à huitheures, que Maximilien, après avoir longtemps résisté, se rend à laCommune. On l’attend, il va venir, il vient; une acclamationformidable ébranle les voûtes du vieux palais municipal. Il entre,porté par vingt bras. Cet homme mince, propret, en habit bleu etculotte jaune, c’est lui. Il siège, il parle.

A son arrivée, le Conseil ordonne que la façade de la maisonCommune sera sur-le-champ illuminée. En lui la République réside.Il parle, il parle d’une voix grêle, avec élégance. Il parlepurement, abondamment. Ceux qui sont là, qui ont joué leur vie sursa tête, s’aperçoivent, épouvantés, que c’est un homme de parole,un homme de comités, de tribune, incapable d’une résolution prompteet d’un acte révolutionnaire.

On l’entraîne dans la salle des délibérations. Maintenant ilssont là tous, ces illustres proscrits Lebas, Saint-Just, Couthon.Robespierre parle. Il est minuit et demi il parle encore. CependantGamelin, dans la salle du Conseil, le front collé à une fenêtre,regarde d’un œil anxieux; il voit fumer les lampions dans la nuitsombre. Les canons d’Hanriot sont en batterie devant la maison deville. Sut la place toute noire s’agite une foule incertaine,inquiète. A minuit et demi, des torches débouchent au coin de larue de la Vannerie, entourant un délégué de la Convention qui,revêtu de ses insignes, déploie un papier et lit, dans une rougelueur, le décret de la Convention, la mise hors la loi des membresde la Commune insurgée, des membres du Conseil général quil’assistent et des citoyens qui répondraient à son appel.

La mise hors la loi, la mort sans jugement! la seule idée enfait pâlir les plus déterminés. Gamelin sent son front se glacer.Il regarde la foule quitter à grands pas la place deGrève.

Et, quand il tourne la tête, ses yeux voient que la salle, oùles conseillers s’étouffaient tout à l’heure, est presquevide.

Mais ils ont fui en vain: ils avaient signé.

Il est deux heures. L’Incorruptible délibère dans la sallevoisine avec la Commune et les représentants proscrits.

Gamelin plonge ses regards désespérés sur la place noire. Ilvoit, à la clarté des lanternes, les chandelles de boiss’entrechoquer sur l’auvent de l’épicier, avec un bruit de quilles;les réverbères se balancent et vacillent un grand vent s’est élevé.Un instant après, une pluie d’orage tombe la place se videentièrement; ceux que n’avait pas chassés le terrible décret,quelques gouttes d’eau les dispersent. Les canons d’Hanriot sontabandonnés. Et quand on voit à la lueur des éclairs déboucher enmême temps par la rue Antoine et par le quai les troupes de laConvention, les abords de la maison Commune sont déserts.

Enfin Maximilien s’est décidé à faire appel du décret de laConvention à la section des Piques.

Le Conseil général se fait apporter des sabres, des pistolets,des fusils. Mais un fracas d’armes, de pas et de vitres briséesemplit la maison. Les troupes de la Convention passent comme uneavalanche à travers la salle des délibérations et s’engouffrentdans la salle du Conseil. Un coup de feu retentit Gamelin voitRobespierre tomber la mâchoire fracassée. Lui-même, il saisit soncouteau, le couteau de six sous qui, un jour de famine, avait coupédu pain pour une mère indigente, et que, dans la ferme d’Orangis,par un beau soir, Élodie avait gardé sur ses genoux, en tirant lesgages; il l’ouvre, veut l’enfoncer dans son cœur la lame rencontreune côte et se replie sur la virole qui a cédé et il s’entame deuxdoigts. Gamelin tombe ensanglanté. Il est sans mouvement, mais ilsouffre d’un froid cruel, et, dans le tumulte d’une lutteeffroyable, foulé aux pieds, il entend distinctement la voix dujeune dragon Henry qui s’écrie:

– Le tyran n’est plus; ses satellites sont brisés. La Révolutionva reprendre son cours majestueux et terrible.

Gamelin s’évanouit.

A sept heures du matin, un chirurgien envoyé par laConvention le pansa. La Convention était pleine de sollicitude pourles complices de Robespierre elle ne voulait pas qu’aucun d’euxéchappât à la guillotine. L’artiste peintre, ex-juré, ex-membre duConseil général de la Commune, fut porté sur une civière à laConciergerie.

 

Chapitre 28

 

 

Le 10, tandis que, sur le grabat d’un cachot, Évariste, après unsommeil de fièvre, se réveillait en sursaut dans une indiciblehorreur, Paris, en sa grâce et son immensité, souriait au soleil;l’espérance renaissait au cœur des prisonniers les marchandsouvraient allégrement leur boutique, les bourgeois se sentaientplus riches, les jeunes hommes plus heureux, les femmes plusbelles, par la chute de Robespierre. Seuls une poignée de jacobins,quelques prêtres constitutionnels et quelques vieilles femmestremblaient de voir l’empire passer aux méchants et aux corrompus.Une délégation du Tribunal révolutionnaire, composée del’accusateur public et de deux juges, se rendait à la Convention,pour la féliciter d’avoir arrêté les complots. L’assemblée décidaitque l’échafaud serait dressé de nouveau sur la place de laRévolution. On voulait que les riches, les élégants, les joliesfemmes pussent voir sans se déranger le supplice de Robespierre,qui aurait lieu le jour même. Le dictateur et ses complices étaienthors la loi il suffisait que leur identité fût constatée par deuxofficiers municipaux pour que le Tribunal les livrât immédiatementà l’exécuteur. Mais une difficulté surgissait les constatations nepouvaient être faites dans les formes, la Commune étant toutentière hors la loi. L’assemblée autorisa le Tribunal à faireconstater l’identité par des témoins ordinaires.

Les triumvirs furent traînés à la mort, avec leurs principauxcomplices, au milieu des cris de joie et de fureur, desimprécations, des rires, des danses.

Le lendemain, Évariste, qui avait repris quelque force etpouvait presque se tenir sur ses jambes, fut tiré de son cachot,amené au Tribunal et placé sur l’estrade qu’il avait tant de foisvue chargée d’accusés, où s’étaient assises tour à tour tant devictimes illustres ou obscures. Elle gémissait maintenant sous lepoids de soixante-dix individus, la plupart membres de la Commune,et quelques-uns jurés comme Gamelin, mis comme lui hors la loi. IIrevit son banc, le dossier sur lequel il avait coutume des’appuyer, la place d’où il avait terrorisé des malheureux, laplace où il lui avait fallu subir le regard de Jacques Maubel, deFortuné Chassagne, de Maurice Brotteaux, les yeux suppliants de lacitoyenne Rochemaure qui l’avait fait nommer juré et qu’il en avaitrécompensée par un verdict de mort. Il revit, dominant l’estrade oùles juges siégeaient sur trois fauteuils d’acajou, garnis develours d’Utrecht rouge, les bustes de Chalier et de Marat et cebuste de Brutus qu’il avait un jour attesté. Rien n’était changé,ni les haches, les faisceaux, les bonnets rouges du papier detenture, ni les outrages jetés par les tricoteuses des tribunes àceux qui allaient mourir, ni l’âme de Fouquier-Tinville, têtu,laborieux, remuant avec zèle ses papiers homicides, et envoyant,magistrat accompli, ses amis de la veille à l’échafaud.

Les citoyens Remacle, portier tailleur, et Dupont aîné,menuisier, place de Thionville, membre du Comité de surveillance dela section du Pont-Neuf, reconnurent Gamelin (Évariste), artistepeintre, ex-juré au Tribunal révolutionnaire, ex-membre du Conseilgénéral de la Commune. Ils témoignaient pour un assignat de centsols, aux frais de la section; mais, parce qu’ils avaient eu desrapports de voisinage et d’amitié avec le proscrit, ils éprouvaientde la gêne à rencontrer son regard. Au reste, il faisait chaud ilsavaient soif et étaient pressés d’aller boire un verre devin.

Gamelin fit effort pour monter dans la charrette il avait perdubeaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Lecocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche aumilieu des huées.

Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient:

– Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour!Il ne rit plus voyez comme il est pâle, le lâche!

C’étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère lesconspirateurs et les aristocrates, les exagérés et les indulgentsenvoyés par Gamelin et ses collègues à la guillotine.

La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentementle Pont-Neuf et la rue de la Monnaie on allait à la place de laRévolution, à l’échafaud de Robespierre. Le cheval boitait; à toutmoment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La fouledes spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l’escorte.Le public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux.Au coin de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunesgens, attablés à l’entresol, dans les salons des traiteurs à lamode, se mirent aux fenêtres, leur serviette à la main, etcrièrent:

– Cannibales, anthropophages, vampires!

La charrette ayant buté dans un tas d’ordures qu’on n’avait pasenlevées en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata dejoie:

– Le char embourbé! Dans la gadoue, les jacobins!

Gamelin songeait, et il crut comprendre.

« Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevionsces outrages jetés à la République et dont nous aurions dû ladéfendre. Nous avons été faibles; nous nous sommes rendus coupablesd’indulgence. Nous avons trahi la République. Nous avons mériténotre sort. Robespierre lui-même, le pur, le saint, a péché pardouceur, par mansuétude; ses fautes sont effacées par son martyre.A son exemple, j’ai trahi la République; elle périt il est justeque je meure avec elle. J’ai épargné le sang: que mon sang coule!Que je périsse! je l’ai mérité. »

Tandis qu’il songeait ainsi, il aperçut l’enseigne de L’Amourpeintre, et des torrents d’amertume et de douceur roulèrent entumulte dans son cœur.

Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres del’entresol entièrement rabattues. Quand la charrette passa devantla fenêtre de gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main defemme, qui portait à l’annulaire une bague d’argent, écarta le bordde la jalousie et lança vers Gamelin un œillet rouge que ses mainsliées ne purent saisir, mais qu’il adora comme le symbole etl’image de ces lèvres rouges et parfumées dont s’était rafraîchiesa bouche. Ses yeux se gonflèrent de larmes et ce fut tout pénétrédu charme de cet adieu qu’il vit se lever sur la place de laRévolution le couteau ensanglanté.

 

Chapitre 29

 

 

La Seine charriait les glaces de nivôse. Les bassins desTuileries, les ruisseaux, les fontaines étaient gelés. Le vent duNord soulevait dans les rues des ondes de frimas. Les chevauxexpiraient par les naseaux une vapeur blanche; les citadinsregardaient en passant le thermomètre à la porte des opticiens. Uncommis essuyait la buée sur les vitres de l’Amour peintre et lescurieux jetaient un regard sur les estampes à la mode: Robespierrepressant au-dessus d’une coupe un cœur comme un citron, pour enboire le sang, et de grandes pièces allégoriques telles que laTigrocratie de Robespierre: ce n’était qu’hydres, serpents,monstres affreux déchaînés sur la France par le tyran. Et l’onvoyait encore l’Horrible Conspiration de Robespierre, l’Arrestationde Robespierre, la Mort de Robespierre.

Ce jour-là, après le dîner de midi, Philippe Desmahis entra, soncarton sous le bras, à l’Amour peintre  et apporta au citoyenJean Blaise une planche qu’il venait de graver au pointillé, leSuicide de Robespierre. Le burin picaresque du graveur avait faitRobespierre aussi hideux que possible. Le peuple français n’étaitpas encore saoul de tous ces monuments qui consacraient l’opprobreet l’horreur de cet homme chargé de tous les crimes de laRévolution. Pourtant le marchand d’estampes, qui connaissait lepublic, avertit Desmahis qu’il lui donnerait désormais à graver dessujets militaires.

– Il va nous falloir des victoires et conquêtes, des sabres, despanaches, des généraux. Nous sommes partis pour la gloire. Je senscela en moi; mon cœur bat au récit des exploits de nos vaillantesarmées. Et quand j’éprouve un sentiment, il est rare que tout lemonde ne l’éprouve pas en même temps. Ce qu’il nous faut, ce sontdes guerriers et des femmes, Mars et Vénus.

– Citoyen Blaise, j’ai encore chez moi deux ou trois dessins deGamelin, que vous m’avez donnés à graver. Est-ce pressé?

– Nullement.

– A propos de Gamelin hier, en passant sur le boulevard duTemple, j’ai vu chez un brocanteur, qui a son échoppe vis-à-vis lamaison de Beaumarchais, toutes les toiles de ce malheureux. Il yavait là son Oreste et Électre. La tête de l’Oreste, qui ressembleà Gamelin, est vraiment belle, je vous assure. la tête et le brassont superbes. Le brocanteur m’a dit qu’il n’était pas embarrasséde vendre ces toiles à des artistes qui peindront dessus. Ce pauvreGamelin! il aurait eu peut-être un talent de premier ordre, s’iln’avait pas fait de politique.

– Il avait l’âme d’un criminel! répliqua le citoyen Blaise. Jel’ai démasqué, à cette place même, alors que ses instinctssanguinaires étaient encore contenus. II ne me l’a jamais pardonné.Ah! c’était une belle canaille.

– Le pauvre garçon il était sincère. Ce sont les fanatiques quil’ont perdu.

– Vous ne le défendez pas, je pense, Desmahis!… Il n’est pasdéfendable.

– Non, citoyen Blaise, il n’est pas défendable.

Et le citoyen Blaise tapant sur l’épaule du beauDesmahis

– Les temps sont changés. On peut vous appeler « Barbaroux »maintenant que la Convention rappelle les proscrits. J’y songeDesmahis, gravez-moi donc un portrait de CharlotteCorday.

Une femme grande et belle, brune, enveloppée de fourrures, entradans le magasin et fit au citoyen Blaise un petit salut intime etdiscret. C’était Julie Gamelin; mais elle ne portait plus ce nomdéshonoré elle se faisait appeler « la citoyenne veuve Chassagne » etétait habillée, sous son manteau, d’une tunique rouge, en l’honneurdes chemises rouges de la Terreur.

Julie avait d’abord senti de l’éloignement pour l’amanted’Évariste: tout ce qui avait touché à son frère lui était odieux.Mais la citoyenne Blaise, après la mort d’Évariste, avait recueillila malheureuse mère dans les combles de la maison de l’Amourpeintre. Julie s’y était aussi réfugiée; puis elle avait retrouvéune place dans la maison de modes de la rue des Lombards. Sescheveux courts, à la victime, son air aristocratique, son deuil luiattiraient les sympathies de la jeunesse dorée. Jean Blaise, queRose Thévenin avait à demi quitté, lui offrit des hommages qu’elleaccepta. Cependant Julie aimait à porter, comme aux jourstragiques, des vêtements d’homme elle s’était fait faire un belhabit de muscadin et allait souvent, un énorme bâton à la main,souper dans quelque cabaret de Sèvres ou de Meudon avec unedemoiselle de modes. Inconsolable de la mort du jeune ci-devantdont elle portait le nom, cette mâle Julie ne trouvait de réconfortà sa tristesse que dans sa fureur, et, quand elle rencontrait desjacobins, elle ameutait contre eux les passants en poussant descris de mort. Il lui restait peu de temps à donner à sa mère qui,seule dans sa chambre, disait toute la journée son chapelet, tropaccablée de la fin tragique de son fils pour en sentir de ladouleur. Rose était devenue la compagne assidue d’Élodie, qui.décidément s’accordait avec ses belles-mères.

– Où est Élodie? demanda la citoyenne Chassagne.

Jean Blaise fit signe qu’il ne le savait pas. Il ne le savaitjamais, il en faisait une ligne de conduite.

Julie venait la prendre pour aller voir, en sa compagnie, laThévenin à Monceaux, où la comédienne habitait une petite maisonavec un jardin anglais.

A la Conciergerie, la Thévenin avait connu un gros fournisseurdes armées, le citoyen Montfort. Sortie la première, à lasollicitation de Jean Blaise, elle obtint l’élargissement ducitoyen Montfort, qui, sitôt libre, fournit des vivres aux troupeset spécula sur les terrains du quartier de la Pépinière. Lesarchitectes Ledoux, Olivier et Wailly y construisaient de joliesmaisons, et le terrain y avait, en trois mois, triplé de valeur.Montfort était, depuis la prison du Luxembourg, l’amant de laThévenin; il lui donna un petit hôtel situé près de Tivoli et de larue du Rocher, qui valait fort cher et ne lui coûtait rien, lavente des lots voisins l’ayant déjà plusieurs fois remboursé. JeanBlaise était galant homme; il pensait qu’il faut souffrir ce qu’onne peut empêcher; il abandonna la Thévenin à Montfort sans sebrouiller avec elle.

Élodie, peu de temps après l’arrivée de Julie à l’Amour peintre,descendit toute parée au magasin. Sous son manteau, malgré larigueur de la saison, elle était nue dans sa robe blanche; sonvisage avait pâli, sa taille s’était amincie, ses regards coulaientalanguis et toute sa personne respirait la volupté. Les deux femmesallèrent chez la Thévenin qui les attendait. Desmahis lesaccompagna: l’actrice le consultait pour la décoration de son hôtelet il aimait Élodie qui était à ce moment plus qu’à demi résolue àne pas le laisser souffrir davantage. Quand les deux femmespassèrent près de Monceaux, où étaient enfouis sous un lit de chauxles suppliciés de la place de la Révolution:

– C’est bon pendant les froids, dit Julie; mais, au printemps,les exhalaisons de cette terre empoisonneront la moitié de laville.

La Thévenin reçut ses deux amies dans un salon antique dont lescanapés et les fauteuils étaient dessinés par David. Desbas-reliefs romains, copiés en camaïeu, régnaient sur les murs,au-dessus de statues, de bustes et de candélabres peints en bronze.Elle portait une perruque bouclée, d’un blond de paille. Lesperruques à cette époque faisaient fureur on en mettait six oudouze ou dix-huit dans les corbeilles de mariage. Une robe « à lacyprienne » enfermait son corps comme un fourreau.

S’étant jeté un manteau sur les épaules, elle mena ses amies etle graveur dans le jardin, que Ledoux lui dessinait et qui n’étaitencore qu’un chaos d’arbres nus et de plâtras. Elle y montraittoutefois la grotte de Fingal, une chapelle gothique avec unecloche, un temple, un torrent.

– Là, dit-elle, en désignant un bouquet de sapins, je voudraisélever un cénotaphe à la mémoire de cet infortuné Brotteaux desIlettes. Je ne lui étais pas indifférente. Il était aimable. Lesmonstres l’ont égorgé, je l’ai pleuré. Desmahis, vous me dessinerezune urne sur une colonne.

Et elle ajouta presque aussitôt:

– C’est désolant… je voulais donner un bal cette semaine; maistous les joueurs de violons sont retenus trois semaines à l’avance.On danse tous les soirs chez la citoyenne Tallien.

Après le dîner, la voiture de la Thévenin conduisit les troisamies et Desmahis au Théâtre Feydeau. Tout ce que Paris avaitd’élégant y était réuni. Les femmes, coiffées à l’antique ou à lavictime en robes très ouvertes, pourpres ou blanches et pailletéesd’or; les hommes portant des collets noirs très hauts et leurmenton disparaissant dans de vastes cravates blanches.

L’affiche annonçait Phèdre et le Chien du Jardinier. Toute lasalle réclama l’hymne cher aux muscadins et à la jeunesse dorée, leRéveil du Peuple.

Le rideau se leva et un petit homme, gros et court, parut sur lascène: c’était le célèbre Lays. Il chanta de sa belle voix deténor:

 

Peuple français, peuple de frères!

 

Des applaudissements si formidables éclatèrent que les cristauxdu lustre en tintaient. Puis on entendit quelques murmures, et lavoix d’un citoyen en chapeau rond répondit, du parterre, parl’Hymne des Marseillais:

 

Allons, enfants de la patrie!

 

Cette voix fut étouffée sous les huées; des crisretentirent:

– A bas les terroristes! Mort aux jacobins!

Et Lays, rappelé, chanta une seconde fois l’hymne desthermidoriens:

 

Peuple français, peuple de frères!

 

Dans toutes les salles de spectacle on voyait le buste de Maratélevé sur une colonne ou porté sur un socle; au Théâtre Feydeau, cebuste se dressait sur un piédouche, du côté jardin contre le cadrede maçonnerie qui fermait la scène.

Tandis que l’orchestre jouait l’ouverture de Phèdre etHippolyte, un jeune muscadin, désignant le buste du bout de songourdin, s’écria:

– A bas Marat!

Toute la salle répéta:

– A bas Marat! A bas Marat!

Et des voix éloquentes dominèrent le tumulte:

– C’est une honte que ce buste soit encore debout!

– L’infâme Marat règne partout, pour notre déshonneur. Le nombrede ses bustes égale celui des têtes qu’il voulait couper.

– Crapaud venimeux!

– Tigre!

– Noir serpent!

Soudain un spectateur élégant monte sur le rebord de sa loge,pousse le buste, le renverse. Et la tête de plâtre tombe en éclatssur les musiciens, aux applaudissements de la salle, qui, soulevée,entonne debout le Réveil du Peuple:

 

Peuple français, peuple de frères!

 

Parmi les chanteurs les plus enthousiastes, Élodie reconnut lejoli dragon, le petit clerc de procureur, Henry, son premieramour.

Après la représentation, le beau Desmahis appela un cabriolet,et reconduisit la citoyenne Blaise à l’Amour peintre.

Dans la voiture, l’artiste prit la main d’Élodie, entre sesmains:

– Vous le croyez, Élodie, que je vous aime?

– Je le crois, puisque vous aimez toutes les femmes.

– Je les aime en vous.

Elle sourit:

– J’assumerais une grande charge, malgré les perruques noires,blondes, rousses qui font fureur, si je me destinais à être pourvous toutes les sortes de femmes.

– Elodie, je vous jure.

– Quoi des serments, citoyen Desmahis? Ou vous avez beaucoup decandeur, ou vous m’en supposez trop.

Desmahis ne trouvait rien à répondre, et elle se félicita commed’un triomphe de lui avoir ôté tout son esprit.

Au coin de la rue de la Loi, ils entendirent des chants et descris et virent des ombres s’agiter autour d’un brasier. C’était unetroupe d’élégants, qui, au sortir du Théâtre Français, brûlaient unmannequin représentant l’Ami du peuple.

Rue Honoré, le cocher heurta de son bicorne une effigieburlesque de Marat, pendue à la lanterne.

Le cocher, mis en joie par cette rencontre, se tourna vers lesbourgeois et leur conta comment, la veille au soir, le tripier dela rue Montorgueil avait barbouillé de sang la tête de Marat endisant « C’est ce qu’il aimait », comment des petits garçons de dixans avaient jeté le buste à l’égout, et avec quel à-propos lescitoyens s’étaient écriés « Voilà son Panthéon! »

Cependant l’on entendait chanter chez tous les traiteurs et tousles limonadiers

 

Peuple français, peuple de frères!

 

Arrivée à l’Amour peintre:

– Adieu, fit Élodie, en sautant de cabriolet.

Mais Desmahis la supplia tendrement, et fut si pressant avectant de douceur, qu’elle n’eut pas le courage de le laisser à laporte.

– Il est tard, fit-elle; vous ne resterez qu’uninstant.

Dans la chambre bleue, elle ôta son manteau et parut dans sarobe blanche à l’antique, pleine et tiède de ses formes.

– Vous avez peut-être froid, dit-elle. Je vais allumer le feu ilest tout préparé.

Elle battit le briquet et mit dans le foyer une allumetteenflammée. Philippe la prit dans ses bras avec cette délicatessequi révèle la force, et elle en ressentit une douceur étrange. Et,comme déjà elle pliait sous les baisers, elle se dégagea

– Laissez-moi.

Elle se décoiffa lentement devant la glace de la cheminée; puiselle regarda, avec mélancolie, la bague qu’elle portait àl’annulaire de sa main gauche, une petite bague d’argent où lafigure de Marat, tout usée, écrasée, ne se distinguait plus. Ellela regarda jusqu’à ce que les larmes eussent brouillé sa vue, l’ôtadoucement et la jeta dans les flammes. Alors brillante de larmes etde sourire, belle de tendresse et d’amour, elle se jeta dans lesbras de Philippe. La nuit était avancée déjà quand la citoyenneBlaise ouvrit à son amant la porte de l’appartement et lui dit toutbas dans l’ombre

– Adieu, mon amour. C’est l’heure où mon père peut rentrer; situ entends du bruit dans l’escalier, monte vite à l’étage supérieuret ne descends que quand il n’y aura plus de danger qu’on te voie.Pour te faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à lafenêtre de la concierge. Adieu, ma vie! adieu, mon âme!

Les derniers tisons brillaient dans l’âtre. Élodie laissaretomber sur l’oreiller sa tête heureuse et lasse.

 

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