Les femmes savantes de Molière

Vadius

Les Grâces et Vénus règnent dans tous les vôtres.

Trissotin

Vous avez le tour libre, et le beau choix des mots.

Vadius

On voit partout chez vous l’ithos et le pathos.

Trissotin

Nous avons vu de vous des églogues d’un style

Qui passe en doux attraits Théocrite et Virgile.

Vadius

Vos odes ont un air noble, galant et doux,

Qui laisse de bien loin votre Horace après vous.

Trissotin

Est-il rien d’amoureux comme vos chansonnettes ?

Vadius

Peut-on voir rien d’égal aux sonnets que vous faites ?

Trissotin

Rien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux ? Vadius

Rien de si plein d’esprit que tous vos madrigaux ?

Trissotin

Aux ballades surtout vous êtes admirable.

Vadius

Et dans les bouts-rimés je vous trouve adorable.

Trissotin

Si la France pouvoit connoître votre prix,

Vadius

Si le siècle rendoit justice aux beaux esprits,

Trissotin

En carrosse doré vous iriez par les rues.

Vadius

On verroit le public vous dresser des statues.

Hom ! C’est une ballade, et je veux que tout net

Vous m’en…

Trissotin

Avez-vous vu certain petit sonnet

Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie ?

Vadius

Oui, hier il me fut lu dans une compagnie. Trissotin

Vous en savez l’auteur ?

Vadius

Non ; mais je sais fort bien

Qu’à ne le point flatter son sonnet ne vaut rien.

Trissotin

Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable.

Vadius

Cela n’empêche pas qu’il ne soit misérable ;

Et, si vous l’avez vu, vous serez de mon goût.

Trissotin

Je sais que là-dessus je n’en suis point du tout,

Et que d’un tel sonnet peu de gens sont capables.

Vadius

Me préserve le Ciel d’en faire de semblables !

Trissotin

Je soutiens qu’on ne peut en faire de meilleur ;

Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur.

Vadius

Vous !

Trissotin

Moi. Vadius

Je ne sais donc comment se fit l’affaire.

Trissotin

C’est qu’on fut malheureux de ne pouvoir vous plaire.

Vadius

Il faut qu’en écoutant j’aye eu l’esprit distrait,

Ou bien que le lecteur m’ait gâté le sonnet.

Mais laissons ce discours et voyons ma ballade.

Trissotin

La ballade, à mon goût, est une chose fade.

Ce n’en est plus la mode ; elle sent son vieux temps.

Vadius

La ballade pourtant charme beaucoup de gens.

Trissotin

Cela n’empêche pas qu’elle ne me déplaise.

Vadius

Elle n’en reste pas pour cela plus mauvaise.

Trissotin

Elle a pour les pédants de merveilleux appas. Vadius

Cependant nous voyons qu’elle ne vous plaît pas.

Trissotin

Vous donnez sottement vos qualités aux autres.

Vadius

Fort impertinemment vous me jetez les vôtres.

Trissotin

Allez, petit grimaud, barbouilleur de papier.

Vadius

Allez, rimeur de balle, opprobre du métier.

Trissotin

Allez, fripier d’écrits, impudent plagiaire.

Vadius

Allez, cuistre…

Philaminte

Eh ! Messieurs, que prétendez-vous faire ?

Trissotin

Va, va restituer tous les honteux larcins

Que réclament sur toi les Grecs et les Latins. Vadius

Va, va-t’en faire amende honorable au Parnasse

D’avoir fait à tes vers estropier Horace.

Trissotin

Souviens-toi de ton livre et de son peu de bruit.

Vadius

Et toi, de ton libraire à l’hôpital réduit.

Trissotin

Ma gloire est établie ; en vain tu la déchires.

Vadius

Oui, oui, je te renvoie à l’auteur des Satires.

Trissotin

Je t’y renvoie aussi.

Vadius

J’ai le contentement

Qu’on voit qu’il m’a traité plus honorablement :

Il me donne, en passant, une atteinte légère,

Parmi plusieurs auteurs qu’au Palais on révère ;

Mais jamais, dans ses vers, il ne te laisse en paix,

Et l’on t’y voit partout être en butte à ses traits. Trissotin

C’est par là que j’y tiens un rang plus honorable.

Il te met dans la foule, ainsi qu’un misérable.

Il croit que c’est assez d’un coup pour t’accabler,

Et ne t’a jamais fait l’honneur de redoubler ;

Mais il m’attaque à part, comme un noble adversaire

Sur qui tout son effort lui semble nécessaire ;

Et ses coups contre moi redoublés en tous lieux

Montrent qu’il ne se croit jamais victorieux.

Vadius

Ma plume t’apprendra quel homme je puis être.

Trissotin

Et la mienne saura te faire voir ton maître.

Vadius

Je te défie en vers, prose, grec, et latin.

Trissotin

Hé bien, nous nous verrons seul à seul chez Barbin. Scène IV

Trissotin, Philaminte, Armande, Bélise, Henriette

Trissotin

A mon emportement ne donnez aucun blâme :

C’est votre jugement que je défends, Madame,

Dans le sonnet qu’il a l’audace d’attaquer.

Philaminte

A vous remettre bien je me veux appliquer.

Mais parlons d’autre affaire. Approchez, Henriette.

Depuis assez longtemps mon âme s’inquiète

De ce qu’aucun esprit en vous ne se fait voir,

Mais je trouve un moyen de vous en faire avoir.

Henriette

C’est prendre un soin pour moi qui n’est pas nécessaire :

Les doctes entretiens ne sont point mon affaire ;

J’aime à vivre aisément, et, dans tout ce qu’on dit,

Il faut se trop peiner pour avoir de l’esprit.

C’est une ambition que je n’ai point en tête ;

Je me trouve fort bien, ma mère, d’être bête,

Et j’aime mieux n’avoir que de communs propos,

Que de me tourmenter pour dire de beaux mots.

Philaminte

Oui, mais j’y suis blessée, et ce n’est pas mon conte

De souffrir dans mon sang une pareille honte. La beauté du visage est un frêle ornement,

Une fleur passagère, un éclat d’un moment,

Et qui n’est attaché qu’à la simple épiderme ;

Mais celle de l’esprit est inhérente et ferme.

J’ai donc cherché longtemps un biais de vous donner

La beauté que les ans ne peuvent moissonner,

De faire entrer chez vous le desir des sciences,

De vous insinuer les belles connoissances ;

Et la pensée enfin où mes voeux ont souscrit,

C’est d’attacher à vous un homme plein d’esprit ;

Et cet homme est Monsieur, que je vous détermine

A voir comme l’époux que mon choix vous destine.

Henriette

Moi, ma mère ?

Philaminte

Oui, vous. Faites la sotte un peu.

Bélise

Je vous entends : vos yeux demandent mon aveu,

Pour engager ailleurs un coeur que je possède.

Allez, je le veux bien. A ce noeud je vous cède :

C’est un hymen qui fait votre établissement.

Trissotin

Je ne sais que vous dire en mon ravissement,

Madame, et cet hymen dont je vois qu’on m’honore

Me met… Henriette

Tout beau, Monsieur, il n’est pas fait encore :

Ne vous pressez pas tant.

Philaminte

Comme vous répondez !

Savez-vous bien que si… Suffit, vous m’entendez.

Elle se rendra sage ; allons, laissons-la faire. Scène V

Henriette, Armande

Armande

On voit briller pour vous les soins de notre mère,

Et son choix ne pouvoit d’un plus illustre époux…

Henriette

Si le choix est si beau, que ne le prenez-vous ?

Armande

C’est à vous, non à moi, que sa main est donnée.

Henriette

Je vous le cède tout, comme à ma soeur aînée.

Armande

Si l’hymen, comme à vous, me paroissoit charmant,

J’accepterois votre offre avec ravissement.

Henriette

Si j’avois, comme vous, les pédants dans la tête,

Je pourrois le trouver un parti fort honnête.

Armande

Cependant, bien qu’ici nos goûts soient différents,

Nous devons obéir, ma soeur, à nos parents :

Une mère a sur nous une entière puissance,

Et vous croyez en vain par votre résistance… Scène VI

Chrysale, Ariste, Clitandre, Henriette, Armande

Chrysale

Allons, ma fille, il faut approuver mon dessein :

Otez ce gant ; touchez à Monsieur dans la main,

Et le considérez désormais dans votre âme

En homme dont je veux que vous soyez la femme.

Armande

De ce côté, ma soeur, vos penchants sont fort grands.

Henriette

Il nous faut obéir, ma soeur, à nos parents.

Un père a sur nos voeux une entière puissance.

Armande

Une mère a sa part à notre obéissance.

Chrysale

Qu’est-ce à dire ?

Armande

Je dis que j’appréhende fort

Qu’ici ma mère et vous ne soyez pas d’accord ;

Et c’est un autre époux… Chrysale

Taisez-vous, péronnelle !

Allez philosopher tout le soûl avec elle,

Et de mes actions ne vous mêlez en rien.

Dites-lui ma pensée, et l’avertissez bien

Qu’elle ne vienne pas m’échauffer les oreilles :

Allons vite.

Ariste

Fort bien : vous faites des merveilles.

Clitandre

Quel transport ! quelle joie ! ah ! que mon sort est doux !

Chrysale

Allons, prenez sa main, et passez devant nous,

Menez-là dans sa chambre. Ah ! les douces caresses !

Tenez, mon coeur s’émeut à toutes ces tendresses,

Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours,

Et je me ressouviens de mes jeunes amours.

LES FEMMES SAVANTES – MOLIÈRE > ACTE IV

Acte IV

Scène I

Armande, Philaminte

Armande

Oui, rien n’a retenu son esprit en balance :

Elle a fait vanité de son obéissance.

Son coeur, pour se livrer, à peine devant moi

S’est-il donné le temps d’en recevoir la loi,

Et sembloit suivre moins les volontés d’un père,

Qu’affecter de braver les ordres d’une mère.

Philaminte

Je lui montrerai bien aux lois de qui des deux

Les droits de la raison soumettent tous ses voeux.

Et qui doit gouverner, ou sa mère ou son père,

Ou l’esprit ou le corps, la forme ou la matière.

Armande

On vous en devoit bien au moins un compliment ;

Et ce petit Monsieur en use étrangement,

De vouloir malgré vous devenir votre gendre.

Philaminte

Il n’en est pas encore où son coeur peut prétendre.

Je le trouvois bien fait, et j’aimois vos amours ;

Mais dans ses procédés il m’a déplu toujours.

Il sait que, Dieu merci, je me mêle d’écrire,

Et jamais il ne m’a prié de lui rien lire. Scène II

Clitandre, Armande, Philaminte

Armande

Je ne souffrirois point, si j’étois que de vous,

Que jamais d’Henriette il pût être l’époux.

On me feroit grand tort d’avoir quelque pensée

Que là-dessus je parle en fille intéressée,

Et que le lâche tour que l’on voit qu’il me fait

Jette au fond de mon coeur quelque dépit secret :

Contre de pareils coups l’âme se fortifie

Du solide secours de la philosophie,

Et par elle on se peut mettre au-dessus de tout.

Mais vous traiter ainsi, c’est vous pousser à bout :

Il est de votre honneur d’être à ses voeux contraire,

Et c’est un homme enfin qui ne doit point vous plaire.

Jamais je n’ai connu, discourant entre nous,

Qu’il eût au fond du coeur de l’estime pour vous.

Philaminte

Petit sot !

Armande

Quelque bruit que votre gloire fasse,

Toujours à vous louer il a paru de glace.

Philaminte

Le brutal ! Armande

Et vingt fois, comme ouvrages nouveaux,

J’ai lu des vers de vous qu’il n’a point trouvé beaux.

Philaminte

L’impertinent !

Armande

Souvent nous en étions aux prises ;

Et vous ne croiriez point de combien de sottises…

Clitandre

Eh ! doucement, de grâce : un peu de charité,

Madame, ou tout au moins un peu d’honnêteté.

Quel mal vous ai-je fait ? et quelle est mon offense,

Pour armer contre moi toute votre éloquence ?

Pour vouloir me détruire, et prendre tant de soin

De me rendre odieux aux gens dont j’ai besoin ?

Parlez, dites, d’où vient ce courroux effroyable ?

Je veux bien que Madame en soit juge équitable.

Armande

Si j’avois le courroux dont on veut m’accuser,

Je trouverois assez de quoi l’autoriser :

Vous en seriez trop digne, et les premières flammes

S’établissent des droits si sacrés sur les âmes,

Qu’il faut perdre fortune, et renoncer au jour,

Plutôt que de brûler des feux d’un autre amour ;

Au changement de voeux nulle horreur ne s’égale,

Et tout coeur infidèle est un monstre en morale. Clitandre

Appelez-vous, Madame, une infidélité

Ce que m’a de votre âme ordonné la fierté ?

Je ne fais qu’obéir aux lois qu’elle m’impose ;

Et si je vous offense, elle seule en est cause.

Vos charmes ont d’abord possédé tout mon coeur ;

Il a brûlé deux ans d’une constante ardeur ;

Il n’est soins empressés, devoirs, respects, services,

Dont il ne vous ait fait d’amoureux sacrifices.

Tous mes feux, tous mes soins ne peuvent rien sur vous ;

Je vous trouve contraire à mes voeux les plus doux.

Ce que vous refusez, je l’offre au choix d’une autre.

Voyez : est-ce, Madame, ou ma faute, ou la vôtre ?

Mon coeur court-il au change, ou si vous l’y poussez ?

Est-ce moi qui vous quitte, ou vous qui me chassez ?

Armande

Appelez-vous, Monsieur, être à vos voeux contraire,

Que de leur arracher ce qu’ils ont de vulgaire,

Et vouloir les réduire à cette pureté

Où du parfait amour consiste la beauté ?

Vous ne sauriez pour moi tenir votre pensée

Du commerce des sens nette et débarrassée ?

Et vous ne goûtez point, dans ses plus doux appas,

Cette union des coeurs où les corps n’entrent pas ?

Vous ne pouvez aimer que d’une amour grossière ?

Qu’avec tout l’attirail des noeuds de la matière ?

Et pour nourrir les feux que chez vous on produit,

Il faut un mariage, et tout ce qui s’ensuit ? Ah ! quel étrange amour ! et que les belles âmes

Sont bien loin de brûler de ces terrestres flammes !

Les sens n’ont point de part à toutes leurs ardeurs,

Et ce beau feu ne veut marier que les coeurs ;

Comme une chose indigne, il laisse là le reste.

C’est un feu pur et net comme le feu céleste ;

On ne pousse, avec lui, que d’honnêtes soupirs,

Et l’on ne penche point vers les sales desirs ;

Rien d’impur ne se mêle au but qu’on se propose ;

On aime pour aimer, et non pour autre chose ;

Ce n’est qu’à l’esprit seul que vont tous les transports,

Et l’on ne s’aperçoit jamais qu’on ait un corps.

Clitandre

Pour moi, par un malheur, je m’aperçois, Madame,

Que j’ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme :

Je sens qu’il y tient trop, pour le laisser à part ;

De ces détachements je ne connois point l’art :

Le Ciel m’a dénié cette philosophie,

Et mon âme et mon corps marchent de compagnie.

Il n’est rien de plus beau, comme vous avez dit,

Que ces voeux épurés qui ne vont qu’à l’esprit,

Ces unions de coeurs, et ces tendres pensées

Du commerce des sens si bien débarrassées.

Mais ces amours pour moi sont trop subtilisés ;

Je suis un peu grossier, comme vous m’accusez ;

J’aime avec tout moi-même, et l’amour qu’on me donne

En veut, je le confesse, à toute la personne.

Ce n’est pas là matière à de grands châtiments ; Et, sans faire de tort à vos beaux sentiments,

Je vois que dans le monde on suit fort ma méthode,

Et que le mariage est assez à la mode,

Passe pour un lien assez honnête et doux,

Pour avoir desiré de me voir votre époux,

Sans que la liberté d’une telle pensée

Ait dû vous donner lieu d’en paroître offensée.

Armande

Hé bien, Monsieur ! hé bien ! puisque, sans m’écouter,

Vos sentiments brutaux veulent se contenter ;

Puisque, pour vous réduire à des ardeurs fidèles,

Il faut des noeuds de chair, des chaînes corporelles,

Si ma mère le veut, je résous mon esprit

A consentir pour vous à ce dont il s’agit.

Clitandre

Il n’est plus temps, Madame : une autre a pris la place ;

Et par un tel retour j’aurois mauvaise grâce

De maltraiter l’asile et blesser les bontés

Où je me suis sauvé de toutes vos fiertés.

Philaminte

Mais enfin comptez-vous, Monsieur, sur mon suffrage,

Quand vous vous promettez cet autre mariage ?

Et, dans vos visions, savez-vous, s’il vous plaît,

Que j’ai pour Henriette un autre époux tout prêt ? Clitandre

Eh, Madame ! voyez votre choix, je vous prie :

Exposez-moi, de grâce, à moins d’ignominie,

Et ne me rangez pas à l’indigne destin

De me voir le rival de Monsieur Trissotin.

L’amour des beaux esprits, qui chez vous m’est contraire,

Ne pouvoit m’opposer un moins noble adversaire.

Il en est, et plusieurs, que pour le bel esprit

Le mauvais goût du siècle a su mettre en crédit ;

Mais Monsieur Trissotin n’a pu duper personne,

Et chacun rend justice aux écrits qu’il nous donne :

Hors céans, on le prise en tous lieux ce qu’il vaut ;

Et ce qui m’a vingt fois fait tomber de mon haut,

C’est de vous voir au ciel élever des sornettes

Que vous désavoueriez, si vous les aviez faites.

Philaminte

Si vous jugez de lui tout autrement que nous,

C’est que nous le voyons par d’autres yeux que vous. Scène III

Trissotin, Armande, Philaminte, Clitandre

Trissotin

Je viens vous annoncer une grande nouvelle.

Nous l’avons en dormant, Madame, échappé belle :

Un monde près de nous a passé tout du long,

Est chu tout au travers de notre tourbillon ;

Et s’il eût en chemin rencontré notre terre,

Elle eût été brisée en morceaux comme verre.

Philaminte

Remettons ce discours pour une autre saison :

Monsieur n’y trouveroit ni rime, ni raison ;

Il fait profession de chérir l’ignorance,

Et de haïr surtout l’esprit et la science.

Clitandre

Cette vérité veut quelque adoucissement.

Je m’explique, Madame, et je hais seulement

La science et l’esprit qui gâtent les personnes.

Ce sont choses de soi qui sont belles et bonnes ;

Mais j’aimerois mieux être au rang des ignorants,

Que de me voir savant comme certaines gens.

Trissotin

Pour moi, je ne tiens pas, quelque effet qu’on suppose,

Que la science soit pour gâter quelque chose. Clitandre

Et c’est mon sentiment qu’en faits, comme en propos,

La science est sujette à faire de grands sots.

Trissotin

Le paradoxe est fort.

Clitandre

Sans être fort habile,

La preuve m’en seroit, je pense, assez facile :

Si les raisons manquoient, je suis sûr qu’en tout cas

Les exemples fameux ne me manqueroient pas.

Trissotin

Vous en pourriez citer qui ne concluroient guère.

Clitandre

Je n’irois pas bien loin pour trouver mon affaire.

Trissotin

Pour moi, je ne vois pas ces exemples fameux.

Clitandre

Moi, je les vois si bien, qu’ils me crèvent les yeux.

Trissotin

J’ai cru jusques ici que c’étoit l’ignorance

Qui faisoit les grands sots, et non pas la science. Clitandre

Vous avez cru fort mal, et je vous suis garant

Qu’un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant.

Trissotin

Le sentiment commun est contre vos maximes,

Puisque ignorant et sot sont termes synonymes.

Clitandre

Si vous le voulez prendre aux usages du mot,

L’alliance est plus grande entre pédant et sot.

Trissotin

La sottise dans l’un se fait voir toute pure.

Clitandre

Et l’étude dans l’autre ajoute à la nature.

Trissotin

Le savoir garde en soi son mérite éminent.

Clitandre

Le savoir dans un fat devient impertinent.

Trissotin

Il faut que l’ignorance ait pour vous de grands charmes,

Puisque pour elle ainsi vous prenez tant les armes.

Clitandre

Si pour moi l’ignorance a des charmes bien grands,

C’est depuis qu’à mes yeux s’offrent certains savants. Trissotin

Ces certains savants-là peuvent, à les connoître,

Valoir certaines gens que nous voyons paroître.

Clitandre

Oui, si l’on s’en rapporte à ces certains savants ;

Mais on n’en convient pas chez ces certaines gens.

Philaminte

Il me semble, Monsieur…

Clitandre

Eh, Madame ! de grâce :

Monsieur est assez fort, sans qu’à son aide on passe ;

Je n’ai déjà que trop d’un si rude assaillant,

Et si je me défends, ce n’est qu’en reculant.

Armande

Mais l’offensante aigreur de chaque repartie

Dont vous…

Clitandre

Autre second : je quitte la partie.

Philaminte

On souffre aux entretiens ces sortes de combats,

Pourvu qu’à la personne on ne s’attaque pas. Clitandre

Eh, mon Dieu ! tout cela n’a rien dont il s’offense :

Il entend raillerie autant qu’homme de France ;

Et de bien d’autres traits il s’est senti piquer,

Sans que jamais sa gloire ait fait que s’en moquer.

Trissotin

Je ne m’étonne pas, au combat que j’essuie,

De voir prendre à Monsieur la thèse qu’il appuie.

Il est fort enfoncé dans la cour, c’est tout dit :

La cour, comme l’on sait, ne tient pas pour l’esprit ;

Elle a quelque intérêt d’appuyer l’ignorance,

Et c’est en courtisan qu’il en prend la défense.

Clitandre

Vous en voulez beaucoup à cette pauvre cour,

Et son malheur est grand de voir que chaque jour

Vous autres beaux esprits vous déclamiez contre elle,

Que de tous vos chagrins vous lui fassiez querelle,

Et, sur son méchant goût lui faisant son procès,

N’accusiez que lui seul de vos méchants succès.

Permettez-moi, Monsieur Trissotin, de vous dire,

Avec tout le respect que votre nom m’inspire,

Que vous feriez fort bien, vos confrères et vous,

De parler de la cour d’un ton un peu plus doux ;

Qu’à le bien prendre, au fond, elle n’est pas si bête

Que vous autres Messieurs vous vous mettez en tête ;

Qu’elle a du sens commun pour se connoître à tout ;

Que chez elle on se peut former quelque bon goût ;

Et que l’esprit du monde y vaut, sans flatterie,

Tout le savoir obscur de la pédanterie. Trissotin

De son bon goût, Monsieur, nous voyons des effets.

Clitandre

Où voyez-vous, Monsieur, qu’elle l’ait si mauvais ?

Trissotin

Ce que je vois, Monsieur, c’est que pour la science

Rasius et Baldus font honneur à la France,

Et que tout leur mérite, exposé fort au jour,

N’attire point les yeux et les dons de la cour.

Clitandre

Je vois votre chagrin, et que par modestie

Vous ne vous mettez point, Monsieur, de la partie ;

Et pour ne vous point mettre aussi dans le propos,

Que font-ils pour l’Etat vos habiles héros ?

Qu’est-ce que leurs écrits lui rendent de service,

Pour accuser la cour d’une horrible injustice,

Et se plaindre en tous lieux que sur leurs doctes noms

Elle manque à verser la faveur de ses dons ?

Leur savoir à la France est beaucoup nécessaire,

Et des livres qu’ils font la cour a bien affaire.

Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,

Que, pour être imprimés, et reliés en veau,

Les voilà dans l’Etat d’importantes personnes ;

Qu’avec leur plume ils font les destins des couronnes ;

Qu’au moindre petit bruit de leurs productions

Ils doivent voir chez eux voler les pensions ; Que sur eux l’univers a la vue attachée ;

Que partout de leur nom la gloire est épanchée,

Et qu’en science ils sont des prodiges fameux,

Pour savoir ce qu’ont dit les autres avant eux,

Pour avoir eu trente ans des yeux et des oreilles,

Pour avoir employé neuf ou dix mille veilles

A se bien barbouiller de grec et de latin,

Et se charger l’esprit d’un ténébreux butin

De tous les vieux fatras qui traînent dans les livres :

Gens qui de leur savoir paroissent toujours ivres,

Riches, pour tout mérite, en babil importun,

Inhabiles à tout, vuides de sens commun,

Et pleins d’un ridicule et d’une impertinence

A décrier partout l’esprit et la science.

Philaminte

Votre chaleur est grande, et cet emportement

De la nature en vous marque le mouvement :

C’est le nom de rival qui dans votre âme excite… Scène IV

Julien, Trissotin, Philaminte, Clitandre, Armande

Julien

Le savant qui tantôt vous a rendu visite,

Et de qui j’ai l’honneur de me voir le valet,

Madame, vous exhorte à lire ce billet.

Philaminte

Quelque important que soit ce qu’on veut que je lise,

Apprenez, mon ami, que c’est une sottise

De se venir jeter au travers d’un discours,

Et qu’aux gens d’un logis il faut avoir recours,

Afin de s’introduire en valet qui sait vivre.

Julien

Je noterai cela, Madame, dans mon livre.

Philaminte, lit :

Trissotin s’est vanté, Madame, qu’il épouseroit votre fille. Je vous donne avis que sa philosophie n’en veut

qu’à vos richesses, et que vous ferez bien de ne point conclure ce mariage que vous n’ayez vu le poème que je

compose contre lui. En attendant cette peinture, où je prétends vous le dépeindre de toutes ses couleurs, je

vous envoie Horace, Virgile, Térence, et Catulle, où vous verrez notés en marge tous les endroits qu’il a pillés. Philaminte poursuit.

Voilà sur cet hymen que je me suis promis

Un mérite attaqué de beaucoup d’ennemis ;

Et ce déchaînement aujourd’hui me convie

A faire une action qui confonde l’envie,

Qui lui fasse sentir que l’effort qu’elle fait,

De ce qu’elle veut rompre aura pressé l’effet.

Reportez tout cela sur l’heure à votre maître,

Et lui dites qu’afin de lui faire connoître

Quel grand état je fais de ses nobles avis

Et comme je les crois dignes d’être suivis,

Dès ce soir à Monsieur je marierai ma fille.

Vous, Monsieur, comme ami de toute la famille,

A signer leur contrat vous pourrez assister,

Et je vous y veux bien, de ma part, inviter.

Armande, prenez soin d’envoyer au Notaire,

Et d’aller avertir votre soeur de l’affaire.

Armande.

Pour avertir ma soeur, il n’en est pas besoin,

Et Monsieur que voilà saura prendre le soin

De courir lui porter bientôt cette nouvelle,

Et disposer son coeur à vous être rebelle.

Philaminte

Nous verrons qui sur elle aura plus de pouvoir,

Et si je la saurai réduire à son devoir.

(Elle s’en va.) Armande

J’ai grand regret, Monsieur, de voir qu’à vos visées

Les choses ne soient pas tout à fait disposées.

Clitandre

Je m’en vais travailler, Madame, avec ardeur,

A ne vous point laisser ce grand regret au coeur.

Armande

J’ai peur que votre effort n’ait pas trop bonne issue.

Clitandre

Peut-être verrez-vous votre crainte déçue.

Armande

Je le souhaite ainsi.

Clitandre

J’en suis persuadé.

Et que de votre appui je serai secondé.

Armande

Oui, je vais vous servir de toute ma puissance.

Clitandre

Et ce service est sûr de ma reconnoissance. Scène V

Chrysale, Ariste, Henriette, Clitandre

Clitandre

Sans votre appui, Monsieur, je serai malheureux :

Madame votre femme a rejeté mes voeux,

Et son coeur prévenu veut Trissotin pour gendre.

Chrysale

Mais quelle fantaisie a-t-elle donc pu prendre ?

Pourquoi diantre vouloir ce Monsieur Trissotin ?

Ariste

C’est par l’honneur qu’il a de rimer à latin

Qu’il a sur son rival emporté l’avantage.

Clitandre

Elle veut dès ce soir faire ce mariage.

Chrysale

Dès ce soir ?

Clitandre

Dès ce soir.

Chrysale

Et dès ce soir je veux.

Pour la contrecarrer, vous marier vous deux. Clitandre

Pour dresser le contrat, elle envoie au Notaire.

Chrysale

Et je vais le querir pour celui qu’il doit faire.

Clitandre

Et Madame doit être instruite par sa soeur

De l’hymen où l’on veut qu’elle apprête son coeur.

Chrysale

Et moi, je lui commande avec pleine puissance

De préparer sa main à cette autre alliance.

Ah ! je leur ferai voir si, pour donner la loi,

Il est dans ma maison d’autre maître que moi.

Nous allons revenir, songez à nous attendre.

Allons, suivez mes pas, mon frère, et vous, mon gendre.

Henriette

Hélas ! dans cette humeur conservez-le toujours.

Ariste

J’emploierai toute chose à servir vos amours.

Clitandre

Quelque secours puissant qu’on promette à ma flamme,

Mon plus solide espoir, c’est votre coeur, Madame. Henriette

Pour mon coeur, vous pouvez vous assurer de lui.

Clitandre

Je ne puis qu’être heureux, quand j’aurai son appui.

Henriette

Vous voyez à quels noeuds on prétend le contraindre.

Clitandre

Tant qu’il sera pour moi, je ne vois rien à craindre.

Henriette

Je vais tout essayer pour nos voeux les plus doux :

Et si tous mes efforts ne me donnent à vous,

Il est une retraite où notre âme se donne

Qui m’empêchera d’être à toute autre personne.

Clitandre

Veuille le juste Ciel me garder en ce jour

De recevoir de vous cette preuve d’amour !

LES FEMMES SAVANTES – MOLIÈRE > ACTE V

Acte V

Scène I

Henriette, Trissotin

Henriette

C’est sur le mariage où ma mère s’apprête

Que j’ai voulu, Monsieur, vous parler tête à tête ;

Et j’ai cru, dans le trouble où je vois la maison,

Que je pourrois vous faire écouter la raison.

Je sais qu’avec mes voeux vous me jugez capable

De vous porter en dot un bien considérable ;

Mais l’argent, dont on voit tant de gens faire cas,

Pour un vrai philosophe a d’indignes appas ;

Et le mépris du bien et des grandeurs frivoles

Ne doit point éclater dans vos seules paroles.

Trissotin

Aussi n’est-ce point là ce qui me charme en vous ;

Et vos brillants attraits, vos yeux perçants et doux,

Votre grâce, et votre air, sont les biens, les richesses,

Qui vous ont attiré mes voeux et mes tendresses :

C’est de ces seuls trésors que je suis amoureux.

Henriette

Je suis fort redevable à vos feux généreux :

Cet obligeant amour a de quoi me confondre,

Et j’ai regret, Monsieur, de n’y pouvoir répondre.

Je vous estime autant qu’on sauroit estimer ;

Mais je trouve un obstacle à vous pouvoir aimer : Un coeur, vous le savez, à deux ne sauroit être,

Et je sens que du mien Clitandre s’est fait maître.

Je sais qu’il a bien moins de mérite que vous,

Que j’ai de méchants yeux pour le choix d’un époux,

Que par cent beaux talents vous devriez me plaire ;

Je vois bien que j’ai tort, mais je n’y puis que faire ;

Et tout ce que sur moi peut le raisonnement,

C’est de me vouloir mal d’un tel aveuglement.

Trissotin

Le don de votre main où l’on me fait prétendre

Me livrera ce coeur que possède Clitandre ;

Et par mille doux soins j’ai lieu de présumer

Que je pourrai trouver l’art de me faire aimer.

Henriette

Non : à ses premiers voeux mon âme est attachée,

Et ne peut de vos soins, Monsieur, être touchée.

Avec vous librement j’ose ici m’expliquer,

Et mon aveu n’a rien qui vous doive choquer.

Cette amoureuse ardeur qui dans les coeurs s’excite

N’est point, comme l’on sait, un effet du mérite :

Le caprice y prend part, et quand quelqu’un nous plaît,

Souvent nous avons peine à dire pourquoi c’est.

Si l’on aimoit, Monsieur, par choix et par sagesse,

Vous auriez tout mon coeur et toute ma tendresse ;

Mais on voit que l’amour se gouverne autrement.

Laissez-moi, je vous prie, à mon aveuglement,

Et ne vous servez point de cette violence Que pour vous on veut faire à mon obéissance.

Quand on est honnête homme, on ne veut rien devoir

A ce que des parents ont sur nous de pouvoir ;

On répugne à se faire immoler ce qu’on aime,

Et l’on veut n’obtenir un coeur que de lui-même.

Ne poussez point ma mère à vouloir par son choix

Exercer sur mes voeux la rigueur de ses droits ;

Otez-moi votre amour, et portez à quelque autre

Les hommages d’un coeur aussi cher que le vôtre.

Trissotin

Le moyen que ce coeur puisse vous contenter ?

Imposez-lui des lois qu’il puisse exécuter.

De ne vous point aimer peut-il être capable,

A moins que vous cessiez, Madame, d’être aimable,

Et d’étaler aux yeux les célestes appas…

Henriette

Eh, Monsieur ! laissons-là ce galimatias.

Vous avez tant d’Iris, de Philis, d’Amarantes,

Que partout dans vos vers vous peignez si charmantes,

Et pour qui vous jurez tant d’amoureuse ardeur…

Trissotin

C’est mon esprit qui parle, et ce n’est pas mon coeur.

D’elles on ne me voit amoureux qu’en poète ;

Mais j’aime tout de bon l’adorable Henriette. Henriette

Eh ! de grâce, Monsieur…

Trissotin

Si c’est vous offenser,

Mon offense envers vous n’est pas prête à cesser.

Cette ardeur, jusqu’ici de vos yeux ignorée,

Vous consacre des voeux d’éternelle durée ;

Rien n’en peut arrêter les aimables transports ;

Et, bien que vos beautés condamnent mes efforts,

Je ne puis refuser le secours d’une mère

Qui prétend couronner une flamme si chère ;

Et pourvu que j’obtienne un bonheur si charmant,

Pourvu que je vous aye, il n’importe comment.

Henriette

Mais savez-vous qu’on risque un peu plus qu’on ne pense

A vouloir sur un coeur user de violence ?

Qu’il ne fait pas bien sûr, à vous le trancher net,

D’épouser une fille en dépit qu’elle en ait,

Et qu’elle peut aller, en se voyant contraindre,

A des ressentiments que le mari doit craindre ?

Trissotin

Un tel discours n’a rien dont je sois altéré

A tous événements le sage est préparé ;

Guéri par la raison des foiblesses vulgaires,

Il se met au-dessus de ces sortes d’affaires,

Et n’a garde de prendre aucune ombre d’ennui

De tout ce qui n’est pas pour dépendre de lui. Henriette

En vérité, Monsieur, je suis de vous ravie ;

Et je ne pensois pas que la philosophie

Fût si belle qu’elle est, d’instruire ainsi les gens

A porter constamment de pareils accidents.

Cette fermeté d’âme, à vous si singulière,

Mérite qu’on lui donne une illustre matière,

Est digne de trouver qui prenne avec amour

Les soins continuels de la mettre en son jour ;

Et comme, à dire vrai, je n’oserois me croire

Bien propre à lui donner tout l’éclat de sa gloire,

Je le laisse à quelque autre, et vous jure entre nous

Que je renonce au bien de vous voir mon époux.

Trissotin

Nous allons voir bientôt comment ira l’affaire,

Et l’on a là-dedans fait venir le Notaire. Scène II

Chrysale, Clitandre, Martine, Henriette

Chrysale

Ah, ma fille ! je suis bien aise de vous voir.

Allons, venez-vous-en faire votre devoir,

Et soumettre vos voeux aux volontés d’un père.

Je veux, je veux apprendre à vivre à votre mère,

Et, pour la mieux braver, voilà, malgré ses dents,

Martine que j’amène, et rétablis céans.

Henriette

Vos résolutions sont dignes de louange.

Gardez que cette humeur, mon père, ne vous change,

Soyez ferme à vouloir ce que vous souhaitez,

Et ne vous laissez point séduire à vos bontés ;

Ne vous relâchez pas, et faites bien en sorte

D’empêcher que sur vous ma mère ne l’emporte.

Chrysale

Comment ? Me prenez-vous ici pour un benêt ?

Henriette

M’en préserve le Ciel !

Chrysale

Suis-je un fat, s’il vous plaît ? Henriette

Je ne dis pas cela.

Chrysale

Me croit-on incapable

Des fermes sentiments d’un homme raisonnable ?

Henriette

Non, mon père.

Chrysale

Est-ce donc qu’à l’âge où je me voi,

Je n’aurois pas l’esprit d’être maître chez moi ?

Henriette

Si fait.

Chrysale

Et que j’aurois cette foiblesse d’âme,

De me laisser mener par le nez à ma femme ?

Henriette

Eh ! non, mon père.

Chrysale

Ouais ! qu’est-ce donc que ceci ?

Je vous trouve plaisante à me parler ainsi. Henriette

Si je vous ai choqué, ce n’est pas mon envie.

Chrysale

Ma volonté céans doit être en tout suivie.

Henriette

Fort bien, mon père.

Chrysale

Aucun, hors moi, dans la maison,

N’a droit de commander.

Henriette

Oui, vous avez raison.

Chrysale

C’est moi qui tiens le rang de chef de la famille.

Henriette

D’accord.

Chrysale

C’est moi qui dois disposer de ma fille.

Henriette

Eh ! oui. Chrysale

Le Ciel me donne un plein pouvoir sur vous.

Henriette

Qui vous dit le contraire ?

Chrysale

Et pour prendre un époux,

Je vous ferai bien voir que c’est à votre père

Qu’il vous faut obéir, non pas à votre mère.

Henriette

Hélas ! vous flattez là les plus doux de mes voeux.

Veuillez être obéi, c’est tout ce que je veux.

Chrysale

Nous verrons si ma femme à mes desirs rebelle…

Clitandre

La voici qui conduit le Notaire avec elle.

Chrysale

Secondez-moi bien tous.

Martine

Laissez-moi, j’aurai soin

De vous encourager, s’il en est de besoin. Scène III

Philaminte, Bélise, Armande, Trissotin, le Notaire, Chrysale, Clitandre, Henriette, Martine

Philaminte

Vous ne sauriez changer votre style sauvage,

Et nous faire un contrat qui soit en beau langage ?

Le Notaire

Notre style est très-bon, et je serois un sot,

Madame, de vouloir y changer un seul mot.

Bélise

Ah ! quelle barbarie au milieu de la France !

Mais au moins, en faveur, Monsieur, de la science,

Veuillez, au lieu d’écus, de livres et de francs,

Nous exprimer la dot en mines et talents,

Et dater par les mots d’ides et de calendes.

Le Notaire

Moi ? Si j’allois, Madame, accorder vos demandes,

Je me ferois siffler de tous mes compagnons.

Philaminte

De cette barbarie en vain nous nous plaignons.

Allons, Monsieur, prenez la table pour écrire.

Ah ! ah ! cette impudente ose encor se produire ?

Pourquoi donc, s’il vous plaît, la ramener chez moi ? Chrysale

Tantôt, avec loisir, on vous dira pourquoi.

Nous avons maintenant autre chose à conclure.

Le Notaire

Procédons au contrat. Où donc est la future ?

Philaminte

Celle que je marie est la cadette.

Le Notaire

Bon.

Chrysale

Oui. La voilà, Monsieur ; Henriette est son nom.

Le Notaire

Fort bien. Et le futur ?

Philaminte

L’époux que je lui donne

Est Monsieur.

Chrysale

Et celui, moi, qu’en propre personne

Je prétends qu’elle épouse, est Monsieur.

Le Notaire

Deux époux !

C’est trop pour la coutume. Philaminte

Où vous arrêtez-vous ?

Mettez, mettez, Monsieur, Trissotin pour mon gendre.

Chrysale

Pour mon gendre, mettez, mettez, Monsieur, Clitandre.

Le Notaire

Mettez-vous donc d’accord, et d’un jugement mûr

Voyez à convenir entre vous du futur.

Philaminte

Suivez, suivez, Monsieur, le choix où je m’arrête.

Chrysale

Faites, faites, Monsieur, les choses à ma tête.

Le Notaire

Dites-moi donc à qui j’obéirai des deux ?

Philaminte

Quoi donc ? vous combattez les choses que je veux ?

Chrysale

Je ne saurois souffrir qu’on ne cherche ma fille

Que pour l’amour du bien qu’on voit dans ma famille.

Philaminte

Vraiment à votre bien on songe bien ici,

Et c’est là pour un sage un fort digne souci ! Chrysale

Enfin pour son époux j’ai fait choix de Clitandre.

Philaminte

Et moi, pour son époux, voici qui je veux prendre :

Mon choix sera suivi, c’est un point résolu.

Chrysale

Ouais ! vous le prenez là d’un ton bien absolu ?

Martine

Ce n’est point à la femme à prescrire, et je sommes

Pour céder le dessus en toute chose aux hommes.

Chrysale

C’est bien dit.

Martine

Mon congé cent fois me fût-il hoc,

La poule ne doit point chanter devant le coq.

Chrysale

Sans doute.

Martine

Et nous voyons que d’un homme on se gausse,

Quand sa femme chez lui porte le haut-de-chausse. Chrysale

Il est vrai.

Martine

Si j’avois un mari, je le dis,

Je voudrois qu’il se fît le maître du logis ;

Je ne l’aimerois point, s’il faisoit le jocrisse ;

Et si je contestois contre lui par caprice,

Si je parlois trop haut, je trouverois fort bon

Qu’avec quelques soufflets il rabaissât mon ton.

Chrysale

C’est parler comme il faut.

Martine

Monsieur est raisonnable

De vouloir pour sa fille un mari convenable.

Chrysale

Oui.

Martine

Par quelle raison, jeune et bien fait qu’il est,

Lui refuser Clitandre ? Et pourquoi, s’il vous plaît,

Lui bailler un savant, qui sans cesse épilogue ?

Il lui faut un mari, non pas un pédagogue ;

Et ne voulant savoir le grais, ni le latin,

Elle n’a pas besoin de Monsieur Trissotin. Chrysale

Fort bien.

Philaminte

Il faut souffrir qu’elle jase à son aise.

Martine

Les savants ne sont bons que pour prêcher en chaise ;

Et pour mon mari, moi, mille fois je l’ai dit,

Je ne voudrois jamais prendre un homme d’esprit.

L’esprit n’est point du tout ce qu’il faut en ménage ;

Les livres cadrent mal avec le mariage ;

Et je veux, si jamais on engage ma foi,

Un mari qui n’ait point d’autre livre que moi,

Qui ne sache A ne B, n’en déplaise à Madame,

Et ne soit en un mot docteur que pour sa femme.

Philaminte

Est-ce fait ? et sans trouble ai-je assez écouté

Votre digne interprète ?

Chrysale

Elle a dit vérité.

Philaminte

Et moi, pour trancher court toute cette dispute,

Il faut qu’absolument mon desir s’exécute.

Henriette et Monsieur seront joints de ce pas :

Je l’ai dit, je le veux : ne me répliquez pas ;

Et si votre parole à Clitandre est donnée,

Offrez-lui le parti d’épouser son aînée. Chrysale

Voilà dans cette affaire un accommodement.

Voyez, y donnez-vous votre consentement ?

Henriette

Eh, mon père !

Clitandre

Eh, Monsieur !

Bélise

On pourroit bien lui faire

Des propositions qui pourroient mieux lui plaire :

Mais nous établissons une espèce d’amour

Qui doit être épuré comme l’astre du jour :

La substance qui pense y peut être reçue,

Mais nous en bannissons la substance étendue. Scène dernière

Ariste, Chrysale, Philaminte, Bélise, Henriette, Armande, Trissotin, Le Notaire, Clitandre, Martine

Ariste

J’ai regret de troubler un mystère joyeux

Par le chagrin qu’il faut que j’apporte en ces lieux.

Ces deux lettres me font porteur de deux nouvelles,

Dont j’ai senti pour vous les atteintes cruelles :

L’une, pour vous, me vient de votre procureur ;

L’autre, pour vous, me vient de Lyon.

Philaminte

Quel malheur,

Digne de nous troubler, pourroit-on nous écrire ?

Ariste

Cette lettre en contient un que vous pouvez lire.

Philaminte

Madame, j’ai prié Monsieur votre frère de vous rendre cette lettre, qui vous dira ce que je n’ai osé vous aller

dire. La grande négligence que vous avez pour vos affaires a été cause que le clerc de votre rapporteur ne m’a

point averti, et vous avez perdu absolument votre procès que vous deviez gagner. Chrysale

Votre procès perdu !

Philaminte

Vous vous troublez beaucoup !

Mon coeur n’est point du tout ébranlé de ce coup.

Faites, faites paroître une âme moins commune,

A braver, comme moi, les traits de la fortune.

Le peu de soin que vous avez vous coûte quarante mille écus, et c’est à payer cette somme, avec les dépens,

que vous êtes condamnée par arrêt de la Cour.

Condamnée ! Ah ! ce mot est choquant, et n’est fait

Que pour les criminels.

Ariste

Il a tort en effet,

Et vous vous êtes là justement récriée.

Il devoit avoir mis que vous êtes priée,

Par arrêt de la Cour, de payer au plus tôt,

Quarante mille écus, et les dépens qu’il faut.

Philaminte

Voyons l’autre.

Chrysale lit.

Monsieur, l’amitié qui me lie à Monsieur votre frère me fait prendre intérêt à tout ce qui vous touche. Je sais que vous avez mis votre bien entre les mains d’Argante et de Damon, et je vous donne avis qu’en même jour ils ont fait tous deux banqueroute. O Ciel ! tout à la fois perdre ainsi tout mon bien ! Philaminte

Ah ! quel honteux transport ! Fi ! tout cela n’est rien.

Il n’est pour le vrai sage aucun revers funeste,

Et perdant toute chose, à soi-même il se reste.

Achevons notre affaire, et quittez votre ennui :

Son bien nous peut suffire, et pour nous, et pour lui

Trissotin

Non, Madame : cessez de presser cette affaire.

Je vois qu’à cet hymen tout le monde est contraire,

Et mon dessein n’est point de contraindre les gens.

Philaminte

Cette réflexion vous vient en peu de temps !

Elle suit de bien près, Monsieur, notre disgrâce.

Trissotin

De tant de résistance à la fin je me lasse.

J’aime mieux renoncer à tout cet embarras,

Et ne veux point d’un coeur qui ne se donne pas.

Philaminte

Je vois, je vois de vous, non pas pour votre gloire,

Ce que jusques ici j’ai refusé de croire.

Trissotin

Vous pouvez voir de moi tout ce que vous voudrez,

Et je regarde peu comment vous le prendrez.

Mais je ne suis point homme à souffrir l’infamie Des refus offensants qu’il faut qu’ici j’essuie ;

Je vaux bien que de moi l’on fasse plus de cas,

Et je baise les mains à qui ne me veut pas.

Philaminte

Qu’il a bien découvert son âme mercenaire !

Et que peu philosophe est ce qu’il vient de faire !

Clitandre

Je ne me vante point de l’être, mais enfin

Je m’attache, Madame, à tout votre destin.

Et j’ose vous offrir avecque ma personne

Ce qu’on sait que de bien la fortune me donne.

Philaminte

Vous me charmez, Monsieur, par ce trait généreux,

Et je veux couronner vos desirs amoureux.

Oui, j’accorde Henriette à l’ardeur empressée…

Henriette

Non, ma mère : je change à présent de pensée.

Souffrez que je résiste à votre volonté.

Clitandre

Quoi ? vous vous opposez à ma félicité ?

Et lorsqu’à mon amour je vois chacun se rendre… Henriette

Je sais le peu de bien que vous avez, Clitandre,

Et je vous ai toujours souhaité pour époux,

Lorsqu’en satisfaisant à mes voeux les plus doux,

J’ai vu que mon hymen ajustoit vos affaires ;

Mais lorsque nous avons les destins si contraires,

Je vous chéris assez dans cette extrémité,

Pour ne vous charger point de notre adversité.

Clitandre

Tout destin, avec vous, me peut être agréable ;

Tout destin me seroit, sans vous, insupportable.

Henriette

L’amour dans son transport parle toujours ainsi.

Des retours importuns évitons le souci :

Rien n’use tant l’ardeur de ce noeud qui nous lie,

Que les fâcheux besoins des choses de la vie ;

Et l’on en vient souvent à s’accuser tous deux

De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux.

Ariste

N’est-ce que le motif que nous venons d’entendre

Qui vous fait résister à l’hymen de Clitandre ?

Henriette

Sans cela, vous verriez tout mon coeur y courir,

Et je ne fuis sa main que pour le trop chérir. Ariste

Laissez-vous donc lier par des chaînes si belles.

Je ne vous ai porté que de fausses nouvelles ;

Et c’est un stratagème, un surprenant secours,

Que j’ai voulu tenter pour servir vos amours,

Pour détromper ma soeur, et lui faire connoître

Ce que son philosophe à l’essai pouvoit être.

Chrysale

Le Ciel en soit loué !

Philaminte

J’en ai la joie au coeur,

Par le chagrin qu’aura ce lâche déserteur.

Voilà le châtiment de sa basse avarice,

De voir qu’avec éclat cet hymen s’accomplisse.

Chrysale

Je le savois bien, moi, que vous l’épouseriez.

Armande

Ainsi donc à leurs voeux vous me sacrifiez ?

Philaminte

Ce ne sera point vous que je leur sacrifie,

Et vous avez l’appui de la philosophie,

Pour voir d’un oeil content couronner leur ardeur.

Bélise

Qu’il prenne garde au moins que je suis dans son coeur :

Par un prompt désespoir souvent on se marie,

Qu’on s’en repent après tout le temps de sa vie.

Chrysale

Allons, Monsieur, suivez l’ordre que j’ai prescrit,

Et faites le contrat ainsi que je l’ai dit.

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