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Les Misérables – Tome III – Marius

Les Misérables – Tome III – Marius

de Victor Hugo

Livre premier – Paris étudié dans son atome

Chapitre I – Parvulus

Paris a un enfant et la forêt a un oiseau ; l’oiseau s’appelle le moineau ; l’enfant s’appelle le gamin.

Accouplez ces deux idées qui contiennent,l’une toute la fournaise, l’autre toute l’aurore, choquez ces étincelles, Paris, l’enfance ; il en jaillit un petit être. Homuncio, dirait Plaute.

Ce petit être est joyeux. Il ne mange pas tous les jours et il va au spectacle, si bon lui semble, tous les soirs.Il n’a pas de chemise sur le corps, pas de souliers aux pieds, pas de toit sur la tête ; il est comme les mouches du ciel qui n’ont rien de tout cela. Il a de sept à treize ans, vit par bandes, bat le pavé, loge en plein air,porte un vieux pantalon de son père qui lui descend plus bas que les talons, un vieux chapeau de quelque autre père qui lui descend plus bas que les oreilles, une seule bretelle en lisière jaune,court, guette, quête, perd le temps, culotte des pipes, jure comme un damné, hante le cabaret, connaît des voleurs, tutoie des filles,parle argot, chante des chansons obscènes, et n’a rien de mauvais dans le cœur. C’est qu’il a dans l’âme une perle, l’innocence, et les perles ne se dissolvent pas dans la boue. Tant que l’homme est enfant, Dieu veut qu’il soit innocent.

Si l’on demandait à l’énorme ville :Qu’est-ce que c’est que cela ? elle répondrait : C’est mon petit.

Chapitre II – Quelques-uns de ses signes particuliers

Le gamin de Paris, c’est le nain de la géante.

N’exagérons point, ce chérubin du ruisseau a quelquefois une chemise mais alors il n’en a qu’une ; il a quelquefois des souliers, mais alors ils n’ont point de semelles ; il a quelquefois un logis, et il l’aime, car il ytrouve sa mère ; mais il préfère la rue, parce qu’il y trouvela liberté. Il a ses jeux à lui, ses malices à lui dont la hainedes bourgeois fait le fond ; ses métaphores à lui ; êtremort, cela s’appelle manger des pissenlits par laracine ; ses métiers à lui, amener des fiacres, baisserles marchepieds des voitures, établir des péages d’un côté de larue à l’autre dans les grosses pluies, ce qu’il appelle fairedes ponts des arts, crier les discours prononcés parl’autorité en faveur du peuple français, gratter l’entre-deux despavés ; il a sa monnaie à lui, qui se compose de tous lespetits morceaux de cuivre façonné qu’on peut trouver sur la voiepublique. Cette curieuse monnaie, qui prend le nom deloques, a un cours invariable et fort bien réglé danscette petite bohème d’enfants.

Enfin il a sa faune à lui, qu’il observestudieusement dans des coins ; la bête à bon Dieu, le pucerontête-de-mort, le faucheux, le « diable », insecte noirqui menace en tordant sa queue armée de deux cornes. Il a sonmonstre fabuleux qui a des écailles sous le ventre et qui n’est pasun lézard, qui a des pustules sur le dos et qui n’est pas uncrapaud, qui habite les trous des vieux fours à chaux et despuisards desséchés, noir, velu, visqueux, rampant, tantôt lent,tantôt rapide, qui ne crie pas, mais qui regarde, et qui est siterrible que personne ne l’a jamais vu ; il nomme ce monstre« le sourd[4] ». Chercher des sourds dans lespierres, c’est un plaisir du genre redoutable. Autre plaisir, leverbrusquement un pavé, et voir des cloportes. Chaque région de Parisest célèbre par les trouvailles intéressantes qu’on peut y faire.Il y a des perce-oreilles dans les chantiers des Ursulines, il y ades mille-pieds au Panthéon, il y a des têtards dans les fossés duChamp de Mars.

Quant à des mots, cet enfant en a commeTalleyrand. Il n’est pas moins cynique, mais il est plus honnête.Il est doué d’on ne sait quelle jovialité imprévue ; il ahuritle boutiquier de son fou rire. Sa gamme va gaillardement de lahaute comédie à la farce.

Un enterrement passe. Parmi ceux quiaccompagnent le mort, il y a un médecin. – Tiens, s’écrie un gamin,depuis quand les médecins reportent-ils leur ouvrage ?

Un autre est dans une foule. Un homme grave,orné de lunettes et de breloques, se retourne indigné : –Vaurien, tu viens de prendre « la taille » à mafemme.

– Moi, monsieur ! fouillez-moi.

Chapitre III – Il est agréable

Le soir, grâce à quelques sous qu’il trouvetoujours moyen de se procurer, l’homuncio entre à unthéâtre. En franchissant ce seuil magique, il se transfigure ;il était le gamin, il devient le titi. Les théâtres sont desespèces de vaisseaux retournés qui ont la cale en haut. C’est danscette cale que le titi s’entasse. Le titi est au gamin ce que laphalène est à la larve ; le même être envolé et planant. Ilsuffit qu’il soit là, avec son rayonnement de bonheur, avec sapuissance d’enthousiasme et de joie, avec son battement de mainsqui ressemble à un battement d’ailes, pour que cette cale étroite,fétide, obscure, sordide, malsaine, hideuse, abominable, se nommele Paradis[5].

Donnez à un être l’inutile et ôtez-lui lenécessaire, vous aurez le gamin.

Le gamin n’est pas sans quelque intuitionlittéraire. Sa tendance, nous le disons avec la quantité de regretqui convient, ne serait point le goût classique. Il est, de sanature, peu académique. Ainsi, pour donner un exemple, lapopularité de mademoiselle Mars dans ce petit public d’enfantsorageux était assaisonnée d’une pointe d’ironie. Le gaminl’appelait mademoiselle Muche.

Cet être braille, raille, gouaille, bataille,a des chiffons comme un bambin et des guenilles comme unphilosophe, pêche dans l’égout, chasse dans le cloaque, extrait lagaîté de l’immondice, fouaille de sa verve les carrefours, ricaneet mord, siffle et chante, acclame et engueule, tempère Alleluiapar Matanturlurette, psalmodie tous les rhythmes depuis le DeProfundis jusqu’à la Chienlit, trouve sans chercher, sait ce qu’ilignore, est spartiate jusqu’à la filouterie, est fou jusqu’à lasagesse, est lyrique jusqu’à l’ordure, s’accroupirait sur l’Olympe,se vautre dans le fumier et en sort couvert d’étoiles. Le gamin deParis, c’est Rabelais petit.

Il n’est pas content de sa culotte, s’il n’y apoint de gousset de montre.

Il s’étonne peu, s’effraye encore moins,chansonne les superstitions, dégonfle les exagérations, blague lesmystères, tire la langue aux revenants, dépoétise les échasses,introduit la caricature dans les grossissements épiques. Ce n’estpas qu’il est prosaïque ; loin de là ; mais il remplacela vision solennelle par la fantasmagorie farce. SiAdamastor[6] lui apparaissait, le gamin dirait :Tiens ! Croquemitaine !

Chapitre IV – Il peut être utile

Paris commence au badaud et finit au gamin,deux êtres dont aucune autre ville n’est capable ;l’acceptation passive qui se satisfait de regarder, et l’initiativeinépuisable ; Prudhomme et Fouillou. Paris seul a cela dansson histoire naturelle. Toute la monarchie est dans le badaud.Toute l’anarchie est dans le gamin.

Ce pâle enfant des faubourgs de Paris vit etse développe, se noue et « se dénoue » dans lasouffrance, en présence des réalités sociales et des choseshumaines, témoin pensif. Il se croit lui-même insouciant ; ilne l’est pas. Il regarde, prêt à rire ; prêt à autre choseaussi. Qui que vous soyez qui vous nommez Préjugé, Abus, Ignominie,Oppression, Iniquité, Despotisme, Injustice, Fanatisme, Tyrannie,prenez garde au gamin béant.

Ce petit grandira.

De quelle argile est-il fait ? de lapremière fange venue. Une poignée de boue, un souffle, et voilàAdam. Il suffit qu’un dieu passe. Un dieu a toujours passé sur legamin. La fortune travaille à ce petit être. Par ce mot la fortune,nous entendons un peu l’aventure. Ce pygmée pétri à même dans lagrosse terre commune, ignorant, illettré, ahuri, vulgaire,populacier, sera-ce un ionien ou un béotien ? Attendez,currit rota[7], l’espritde Paris, ce démon qui crée les enfants du hasard et les hommes dudestin, au rebours du potier latin, fait de la cruche uneamphore.

Chapitre V – Ses frontières

Le gamin aime la ville, il aime aussi lasolitude, ayant du sage en lui. Urbis amator, commeFuscus ; ruris amator, comme Flaccus[8].

Errer songeant, c’est-à-dire flâner, est unbon emploi du temps pour le philosophe ; particulièrement danscette espèce de campagne un peu bâtarde, assez laide, mais bizarreet composée de deux natures, qui entoure certaines grandes villes,notamment Paris. Observer la banlieue, c’est observer l’amphibie.Fin des arbres, commencement des toits, fin de l’herbe,commencement du pavé, fin des sillons, commencement des boutiques,fin des ornières, commencement des passions, fin du murmure divin,commencement de la rumeur humaine ; de là un intérêtextraordinaire.

De là, dans ces lieux peu attrayants, etmarqués à jamais par le passant de l’épithète :triste, les promenades, en apparence sans but, dusongeur.

Celui qui écrit ces lignes a été longtempsrôdeur de barrières[9] à Paris, etc’est pour lui une source de souvenirs profonds. Ce gazon ras, cessentiers pierreux, cette craie, ces marnes, ces plâtres, ces âpresmonotonies des friches et des jachères, les plants de primeurs desmaraîchers aperçus tout à coup dans un fond, ce mélange du sauvageet du bourgeois, ces vastes recoins déserts où les tambours de lagarnison tiennent bruyamment école et font une sorte de bégayementde la bataille, ces thébaïdes le jour, coupe-gorge la nuit, lemoulin dégingandé qui tourne au vent, les roues d’extraction descarrières, les guinguettes au coin des cimetières, le charmemystérieux des grands murs sombres coupant carrément d’immensesterrains vagues inondés de soleil et pleins de papillons, tout celal’attirait.

Presque personne sur la terre ne connaît ceslieux singuliers, la Glacière, la Cunette, le hideux mur deGrenelle tigré de balles[10], leMont-Parnasse, la Fosse-aux-Loups, les Aubiers sur la berge de laMarne, Montsouris, la Tombe-Issoire, la Pierre-Plate de Châtillonoù il y a une vieille carrière épuisée qui ne sert plus qu’à fairepousser des champignons, et que ferme à fleur de terre une trappeen planches pourries. La campagne de Rome est une idée, la banlieuede Paris en est une autre ; ne voir dans ce que nous offre unhorizon rien que des champs, des maisons ou des arbres, c’estrester à la surface ; tous les aspects des choses sont despensées de Dieu. Le lieu où une plaine fait sa jonction avec uneville est toujours empreint d’on ne sait quelle mélancoliepénétrante. La nature et l’humanité vous y parlent à la fois. Lesoriginalités locales y apparaissent.

Quiconque a erré comme nous dans ces solitudescontiguës à nos faubourgs qu’on pourrait nommer les limbes deParis, y a entrevu çà et là, à l’endroit le plus abandonné, aumoment le plus inattendu, derrière une haie maigre ou dans l’angled’un mur lugubre, des enfants, groupés tumultueusement, livides,boueux, poudreux, dépenaillés, hérissés, qui jouent à la pigochecouronnés de bleuets. Ce sont tous les petits échappés des famillespauvres. Le boulevard extérieur est leur milieu respirable ;la banlieue leur appartient. Ils y font une éternelle écolebuissonnière. Ils y chantent ingénument leur répertoire de chansonsmalpropres. Ils sont là, ou pour mieux dire, ils existent là, loinde tout regard, dans la douce clarté de mai ou de juin, agenouillésautour d’un trou dans la terre, chassant des billes avec le pouce,se disputant des liards, irresponsables, envolés, lâchés,heureux ; et, dès qu’ils vous aperçoivent, ils se souviennentqu’ils ont une industrie, et qu’il leur faut gagner leur vie, etils vous offrent à vendre un vieux bas de laine plein de hannetonsou une touffe de lilas. Ces rencontres d’enfants étranges sont unedes grâces charmantes, et en même temps poignantes, des environs deParis.

Quelquefois, dans ces tas de garçons, il y ades petites filles, – sont-ce leurs sœurs ? – presque jeunesfilles, maigres, fiévreuses, gantées de hâle, marquées de taches derousseur, coiffées d’épis de seigle et de coquelicots, gaies,hagardes, pieds nus. On en voit qui mangent des cerises dans lesblés. Le soir on les entend rire. Ces groupes, chaudement éclairésde la pleine lumière de midi ou entrevus dans le crépuscule,occupent longtemps le songeur, et ces visions se mêlent à sonrêve.

Paris, centre, la banlieue,circonférence ; voilà pour ces enfants toute la terre. Jamaisils ne se hasardent au delà. Ils ne peuvent pas plus sortir del’atmosphère parisienne que les poissons ne peuvent sortir del’eau. Pour eux, à deux lieues des barrières, il n’y a plus rien.Ivry, Gentilly, Arcueil, Belleville, Aubervilliers, MénilmontantChoisy-le-Roi, Billancourt, Meudon, Issy, Vanves, Sèvres, Puteaux,Neuilly, Gennevilliers, Colombes, Romainville, Chatou, Asnières,Bougival, Nanterre, Enghien, Noisy-le-Sec, Nogent, Gournay, Drancy,Gonesse, c’est là que finit l’univers.

Chapitre VI – Un peu d’histoire

À l’époque, d’ailleurs presque contemporaine,où se passe l’action de ce livre, il n’y avait pas, commeaujourd’hui, un sergent de ville à chaque coin de rue (bienfaitqu’il n’est pas temps de discuter) ; les enfants errantsabondaient dans Paris. Les statistiques donnent une moyenne de deuxcent soixante enfants sans asile ramassés alors annuellement parles rondes de police dans les terrains non clos, dans les maisonsen construction et sous les arches des ponts. Un de ces nids, restéfameux, a produit « les hirondelles du pont d’Arcole ».C’est là, du reste, le plus désastreux des symptômes sociaux. Tousles crimes de l’homme commencent au vagabondage de l’enfant.

Exceptons Paris pourtant. Dans une mesurerelative, et nonobstant le souvenir que nous venons de rappeler,l’exception est juste. Tandis que dans toute autre grande ville unenfant vagabond est un homme perdu, tandis que, presque partout,l’enfant livré à lui-même est en quelque sorte dévoué et abandonnéà une sorte d’immersion fatale dans les vices publics qui dévore enlui l’honnêteté et la conscience, le gamin de Paris, insistons-y,si fruste, et si entamé à la surface, est intérieurement à peu prèsintact. Chose magnifique à constater et qui éclate dans lasplendide probité de nos révolutions populaires, une certaineincorruptibilité résulte de l’idée qui est dans l’air de Pariscomme du sel qui est dans l’eau de l’océan. Respirer Paris, celaconserve l’âme.

Ce que nous disons là n’ôte rien au serrementde cœur dont on se sent pris chaque fois qu’on rencontre un de cesenfants autour desquels il semble qu’on voie flotter les fils de lafamille brisée. Dans la civilisation actuelle, si incomplèteencore, ce n’est point une chose très anormale que ces fractures defamilles se vidant dans l’ombre, ne sachant plus trop ce que leursenfants sont devenus, et laissant tomber leurs entrailles sur lavoie publique. De là des destinées obscures. Cela s’appelle, carcette chose triste a fait locution, « être jeté sur le pavé deParis ».

Soit dit en passant, ces abandons d’enfantsn’étaient point découragés par l’ancienne monarchie. Un peud’Égypte et de Bohême dans les basses régions accommodait leshautes sphères, et faisait l’affaire des puissants. La haine del’enseignement des enfants du peuple était un dogme. À quoi bon les« demi-lumières » ? Tel était le mot d’ordre. Orl’enfant errant est le corollaire de l’enfant ignorant.

D’ailleurs, la monarchie avait quelquefoisbesoin d’enfants, et alors elle écumait la rue.

Sous Louis XIV, pour ne pas remonter plushaut, le roi voulait, avec raison, créer une flotte. L’idée étaitbonne. Mais voyons le moyen. Pas de flotte si, à côté du navire àvoiles, jouet du vent, et pour le remorquer au besoin, on n’a pasle navire qui va où il veut, soit par la rame, soit par lavapeur ; les galères étaient alors à la marine ce que sontaujourd’hui les steamers. Il fallait donc des galères ; maisla galère ne se meut que par le galérien ; il fallait donc desgalériens. Colbert faisait faire par les intendants de province etpar les parlements le plus de forçats qu’il pouvait. Lamagistrature y mettait beaucoup de complaisance. Un homme gardaitson chapeau sur sa tête devant une procession, attitudehuguenote ; on l’envoyait aux galères. On rencontrait unenfant dans la rue, pourvu qu’il eût quinze ans et qu’il ne sût oùcoucher, on l’envoyait aux galères. Grand règne ; grandsiècle.

Sous Louis XV, les enfantsdisparaissaient dans Paris ; la police les enlevait, on nesait pour quel mystérieux emploi. On chuchotait avec épouvante demonstrueuses conjectures sur les bains de pourpre du roi. Barbierparle naïvement de ces choses. Il arrivait parfois que les exempts,à court d’enfants, en prenaient qui avaient des pères. Les pères,désespérés, couraient sus aux exempts. En ce cas-là, le parlementintervenait, et faisait pendre, qui ? Les exempts ? Non.Les pères.

Chapitre VII – Le gamin aurait sa placedans les classifications de l’Inde

La gaminerie parisienne est presque une caste.On pourrait dire : n’en est pas qui veut.

Ce mot, gamin, fut imprimé pour lapremière fois et arriva de la langue populaire dans la languelittéraire en 1834[11]. C’estdans un opuscule intitulé Claude Gueux que ce mot fit sonapparition. Le scandale fut vif. Le mot a passé.

Les éléments qui constituent la considérationdes gamins entre eux sont très variés. Nous en avons connu etpratiqué un qui était fort respecté et fort admiré pour avoir vutomber un homme du haut des tours de Notre-Dame ; un autre,pour avoir réussi à pénétrer dans l’arrière-cour où étaientmomentanément déposées les statues du dôme des Invalides et leuravoir « chipé » du plomb ; un troisième, pour avoirvu verser une diligence ; un autre encore, parce qu’il« connaissait » un soldat qui avait manqué crever un œilà un bourgeois.

C’est ce qui explique cette exclamation d’ungamin parisien, épiphonème profond dont le vulgaire rit sans lecomprendre : – Dieu de Dieu ! ai-je du malheur !dire que je n’ai pas encore vu quelqu’un tomber d’uncinquième ! (Ai-je se prononcej’ai-t-y ; cinquième se prononcecintième.)

Certes, c’est un beau mot de paysan quecelui-ci : – Père un tel, votre femme est morte de samaladie ; pourquoi n’avez-vous pas envoyé chercher demédecin ? – Que voulez-vous, monsieur, nous autres pauvresgens, j’nous mourons nous-mêmes. Mais si toute lapassivité narquoise du paysan est dans ce mot, toute l’anarchielibre-penseuse du mioche faubourien est, à coup sûr, dans cetautre. Un condamné à mort dans la charrette écoute son confesseur.L’enfant de Paris se récrie : – Il parle à son calotin.Oh ! le capon !

Une certaine audace en matière religieuserehausse le gamin. Être esprit fort est important.

Assister aux exécutions constitue un devoir.On se montre la guillotine et l’on rit. On l’appelle de toutessortes de petits noms : – Fin de la soupe, – Grognon, – Lamère au Bleu (au ciel), – La dernière bouchée, – etc., etc. Pour nerien perdre de la chose, on escalade les murs, on se hisse auxbalcons, on monte aux arbres, on se suspend aux grilles, ons’accroche aux cheminées. Le gamin naît couvreur comme il naîtmarin. Un toit ne lui fait pas plus peur qu’un mât. Pas de fête quivaille la Grève. Samson et l’abbé Montès[12] sont lesvrais noms populaires. On hue le patient pour l’encourager. Onl’admire quelquefois. Lacenaire[13], gamin,voyant l’affreux Dautun mourir bravement, a dit ce mot où il y a unavenir : J’en étais jaloux. Dans la gaminerie, on neconnaît pas Voltaire, mais on connaît Papavoine. On mêle dans lamême légende « les politiques » aux assassins. On a lestraditions du dernier vêtement de tous. On sait que Tolleron avaitun bonnet de chauffeur, Avril une casquette de loutre, Louvel unchapeau rond, que le vieux Delaporte était chauve et nu-tête, queCastaing était tout rose et très joli, que Bories avait unebarbiche romantique, que Jean-Martin avait gardé ses bretelles, queLecouffé et sa mère se querellaient. – Ne vous reprochez doncpas votre panier, leur cria un gamin. Un autre, pour voirpasser Debacker, trop petit dans la foule, avise la lanterne duquai et y grimpe. Un gendarme, de station là, fronce le sourcil. –Laissez-moi monter, m’sieu le gendarme, dit le gamin. Et pourattendrir l’autorité, il ajoute : Je ne tomberai pas. – Jem’importe peu que tu tombes, répond le gendarme.

Dans la gaminerie, un accident mémorable estfort compté. On parvient au sommet de la considération s’il arrivequ’on se coupe très profondément, « jusqu’à l’os ».

Le poing n’est pas un médiocre élément derespect. Une des choses que le gamin dit le plus volontiers,c’est : Je suis joliment fort, va ! – Êtregaucher vous rend fort enviable. Loucher est une chose estimée.

Chapitre VIII – Où on lira un motcharmant du dernier roi

L’été, il se métamorphose en grenouille ;et le soir, à la nuit tombante, devant les ponts d’Austerlitz etd’Iéna, du haut des trains à charbon et des bateaux deblanchisseuses, il se précipite tête baissée dans la Seine et danstoutes les infractions possibles aux lois de la pudeur et de lapolice. Cependant les sergents de ville veillent, et il en résulteune situation hautement dramatique qui a donné lieu une fois à uncri fraternel et mémorable ; ce cri, qui fut célèbre vers1830, est un avertissement stratégique de gamin à gamin ; ilse scande comme un vers d’Homère, avec une notation presque aussiinexprimable que la mélopée éleusiaque des Panathénées, et l’on yretrouve l’antique Évohé. Le voici : – Ohé, Titi,ohéée ! y a de la grippe, y a de la cogne, prends tes zardeset va-t’en, pâsse par l’égout !

Quelquefois ce moucheron – c’est ainsi qu’ilse qualifie lui-même – sait lire ; quelquefois il sait écrire,toujours il sait barbouiller. Il n’hésite pas à se donner, par onne sait quel mystérieux enseignement mutuel, tous les talents quipeuvent être utiles à la chose publique : de 1815 à 1830, ilimitait le cri du dindon ; de 1830 à 1848, il griffonnait unepoire sur les murailles. Un soir d’été, Louis-Philippe, rentrant àpied, en vit un, tout petit, haut comme cela, qui suait et sehaussait pour charbonner une poire gigantesque sur un des piliersde la grille de Neuilly ; le roi, avec cette bonhomie qui luivenait de Henri IV, aida le gamin, acheva la poire, et donnaun louis à l’enfant en lui disant : La poire est aussilà-dessus[14]. Le gamin aime le hourvari. Uncertain état violent lui plaît. Il exècre « les curés ».Un jour, rue de l’université, un de ces jeunes drôles faisait unpied de nez à la porte cochère du numéro 69. – Pourquoi fais-tucela à cette porte ? lui demanda un passant. L’enfantrépondit : Il y a là un curé. C’est là, en effet, que demeurele nonce du pape. Cependant, quel que soit le voltairianisme dugamin, si l’occasion se présente d’être enfant de chœur, il se peutqu’il accepte, et dans ce cas il sert la messe poliment. Il y adeux choses dont il est le Tantale et qu’il désire toujours sans yatteindre jamais : renverser le gouvernement et faire recoudreson pantalon.

Le gamin à l’état parfait possède tous lessergents de ville de Paris, et sait toujours, lorsqu’il enrencontre un, mettre le nom sous la figure. Il les dénombre sur lebout du doigt. Il étudie leurs mœurs et il a sur chacun des notesspéciales. Il lit à livre ouvert dans les âmes de la police. Ilvous dira couramment et sans broncher : – « Un telesttraître ; – un tel est trèsméchant ; – un tel est grand ; – un tel estridicule ; » (tous ces mots, traître, méchant,grand, ridicule, ont dans sa bouche une acception particulière) –« celui-ci s’imagine que le Pont-Neuf est à lui et empêchele monde de se promener sur la corniche en dehors desparapets ; celui-là a la manie de tirer les oreilles auxpersonnes etc., etc. »

Chapitre IX – La vieille âme de laGaule

Il y avait de cet enfant-là dans Poquelin,fils des Halles ; il y en avait dans Beaumarchais. Lagaminerie est une nuance de l’esprit gaulois. Mêlée au bon sens,elle lui ajoute parfois de la force, comme l’alcool au vin.Quelquefois elle est défaut. Homère rabâche, soit ; onpourrait dire que Voltaire gamine. Camille Desmoulins étaitfaubourien. Championnet, qui brutalisait les miracles, était sortidu pavé de Paris ; il avait, tout petit, inondé lesportiques[15] de Saint-Jean de Beauvais et deSaint-Étienne du Mont ; il avait assez tutoyé la châsse desainte Geneviève pour donner des ordres à la fiole de saintJanvier[16].

Le gamin de Paris est respectueux, ironique etinsolent. Il a de vilaines dents parce qu’il est mal nourri et queson estomac souffre, et de beaux yeux parce qu’il a de l’esprit.Jéhovah présent, il sauterait à cloche-pied les marches du paradis.Il est fort à la savate. Toutes les croissances lui sont possibles.Il joue dans le ruisseau et se redresse par l’émeute ; soneffronterie persiste devant la mitraille ; c’était unpolisson, c’est un héros ; ainsi que le petit thébain, ilsecoue la peau du lion ; le tambour Bara était un gamin deParis ; il crie : En avant ! comme le cheval del’Écriture dit : Vah ! et en une minute, il passe dumarmot au géant.

Cet enfant du bourbier est aussi l’enfant del’idéal. Mesurez cette envergure qui va de Molière à Bara[17].

Somme toute, et pour tout résumer d’un mot, legamin est un être qui s’amuse, parce qu’il est malheureux.

Chapitre X – Ecce Paris, ecce homo

[18]Pour toutrésumer encore, le gamin de Paris aujourd’hui, comme autrefois legræculus de Rome, c’est le peuple enfant ayant au front laride du monde vieux.

Le gamin est une grâce pour la nation, et enmême temps une maladie. Maladie qu’il faut guérir. Comment ?Par la lumière.

La lumière assainit.

La lumière allume.

Toutes les généreuses irradiations socialessortent de la science, des lettres, des arts, de l’enseignement.Faites des hommes, faites des hommes. Éclairez-les pour qu’ils vouséchauffent. Tôt ou tard la splendide question de l’instructionuniverselle se posera avec l’irrésistible autorité du vraiabsolu ; et alors ceux qui gouverneront sous la surveillancede l’idée française auront à faire ce choix : les enfants dela France, ou les gamins de Paris ; des flammes dans lalumière ou des feux follets dans les ténèbres.

Le gamin exprime Paris, et Paris exprime lemonde.

Car Paris est un total. Paris est le plafonddu genre humain. Toute cette prodigieuse ville est un raccourci desmœurs mortes et des mœurs vivantes. Qui voit Paris croit voir ledessous de toute l’histoire avec du ciel et des constellations dansles intervalles. Paris a un Capitole, l’Hôtel de ville, unParthénon, Notre-Dame, un Mont-Aventin, le faubourg Saint-Antoine,un Asinarium, la Sorbonne, un Panthéon, le Panthéon, une VoieSacrée, le boulevard des Italiens, une Tour des Vents,l’opinion ; et il remplace les Gémonies par le ridicule. Sonmajo s’appelle le faraud, son transtévérin s’appelle le faubourien,son hammal s’appelle le fort de la halle, son lazzarone s’appellela pègre, son cockney s’appelle le gandin. Tout ce qui est ailleursest à Paris. La poissarde de Dumarsais peut donner la réplique à lavendeuse d’herbes d’Euripide, le discobole Vejanus revit dans ledanseur de corde Forioso, Therapontigonus Miles prendrait brasdessus bras dessous le grenadier Vadeboncœur, Damasippe lebrocanteur serait heureux chez les marchands de bric-à-brac,Vincennes empoignerait Socrate tout comme l’Agora coffreraitDiderot, Grimod de la Reynière a découvert le roastbeef au suifcomme Curtillus avait inventé le hérisson rôti, nous voyonsreparaître sous le ballon de l’arc de l’Étoile le trapèze qui estdans Plaute, le mangeur d’épées du Pœcile rencontré par Apulée estavaleur de sabres sur le Pont-Neuf, le neveu de Rameau et Curculionle parasite font la paire, Ergasile se ferait présenter chezCambacérès par d’Aigrefeuille ; les quatre muscadins de Rome,Alcesimarchus, Phœdromus, Diabolus et Argyrippe descendent de laCourtille dans la chaise de poste de Labatut ; Aulu-Gelle nes’arrêtait pas plus longtemps devant Congrio que Charles Nodierdevant Polichinelle ; Marton n’est pas une tigresse, maisPardalisca n’était point un dragon ; Pantolabus le lousticblague au café anglais Nomentanus le viveur, Hermogène est ténoraux Champs-Élysées, et, autour de lui, Thrasius le gueux, vêtu enBobèche, fait la quête ; l’importun qui vous arrête auxTuileries par le bouton de votre habit vous fait répéter après deuxmille ans l’apostrophe de Thesprion : quis properantem meprehendit pallio[19] ?le vin de Suresnes parodie le vin d’Albe, le rouge bord deDésaugiers fait équilibre à la grande coupe de Balatron, lePère-Lachaise exhale sous les pluies nocturnes les mêmes lueurs queles Esquilies, et la fosse du pauvre achetée pour cinq ans vaut labière de louage de l’esclave.

Cherchez quelque chose que Paris n’ait pas. Lacuve de Trophonius ne contient rien qui ne soit dans le baquet deMesmer ; Ergaphilas ressuscite dans Cagliostro ; lebrahmine Vâsaphantâ s’incarne dans le comte de Saint-Germain ;le cimetière de Saint-Médard fait de tout aussi bons miracles quela mosquée Oumoumié de Damas.

Paris a un Ésope qui est Mayeux, et uneCanidie qui est mademoiselle Lenormand. Il s’effare comme Delphesaux réalités fulgurantes de la vision ; il fait tourner lestables comme Dodone les trépieds. Il met la grisette sur le trônecomme Rome y met la courtisane ; et, somme toute, siLouis XV est pire que Claude, madame Du Barry vaut mieux queMessaline. Paris combine dans un type inouï, qui a vécu et que nousavons coudoyé, la nudité grecque, l’ulcère hébraïque et le quolibetgascon. Il mêle Diogène, Job et Paillasse, habille un spectre devieux numéros du Constitutionnel, et fait ChodrucDuclos.

Bien que Plutarque dise : le tyrann’envieillit guère, Rome, sous Sylla comme sous Domitien, serésignait et mettait volontiers de l’eau dans son vin. Le Tibreétait un Léthé, s’il faut en croire l’éloge un peu doctrinairequ’en faisait Varus Vibiscus : Contra Gracchos Tiberimhabemus. Bibere Tiberim, id est seditionem oblivisci[20]. Paris boit un million de litres d’eaupar jour, mais cela ne l’empêche pas dans l’occasion de battre lagénérale et de sonner le tocsin.

À cela près, Paris est bon enfant. Il accepteroyalement tout ; il n’est pas difficile en fait deVénus ; sa callipyge est hottentote ; pourvu qu’il rie,il amnistie ; la laideur l’égaye, la difformité le désopile,le vice le distrait ; soyez drôle, et vous pourrez être undrôle ; l’hypocrisie même, ce cynisme suprême, ne le révoltepas ; il est si littéraire qu’il ne se bouche pas le nezdevant Basile, et il ne se scandalise pas plus de la prière deTartuffe qu’Horace ne s’effarouche du « hoquet » dePriape[21]. Aucun trait de la face universelle nemanque au profil de Paris. Le bal Mabille n’est pas la dansepolymnienne du Janicule, mais la revendeuse à la toilette y couvedes yeux la lorette exactement comme l’entremetteuse Staphylaguettait la vierge Planesium. La barrière du Combat n’est pas unColisée, mais on y est féroce comme si César regardait. L’hôtessesyrienne a plus de grâce que la mère Saguet, mais, si Virgilehantait le cabaret romain, David d’Angers, Balzac et Charlet sesont attablés à la gargote parisienne[22]. Parisrègne. Les génies y flamboient, les queues rouges[23] y prospèrent. Adonaï y passe sur sonchar aux douze roues de tonnerre et d’éclairs ; Silène y faitson entrée sur sa bourrique. Silène, lisez Ramponneau.

Paris est synonyme de Cosmos. Paris estAthènes, Rome, Sybaris, Jérusalem, Pantin. Toutes les civilisationsy sont en abrégé, toutes les barbaries aussi. Paris serait bienfâché de n’avoir pas une guillotine.

Un peu de place de Grève est bon. Que seraittoute cette fête éternelle sans cet assaisonnement ? Nos loisy ont sagement pourvu, et, grâce à elles, ce couperet s’égoutte surce mardi gras.

Chapitre XI – Railler, régner

De limite à Paris, point. Aucune ville n’a eucette domination qui bafoue parfois ceux qu’elle subjugue. Vousplaire, ô Athéniens ! s’écriait Alexandre. Paris faitplus que la loi, il fait la mode ; Paris fait plus que lamode, il fait la routine. Paris peut être bête si bon luisemble ; il se donne quelquefois ce luxe ; alorsl’univers est bête avec lui ; puis Paris se réveille, sefrotte les yeux, dit : Suis-je stupide ! et éclate derire à la face du genre humain. Quelle merveille qu’une telleville ! Chose étrange que ce grandiose et ce burlesque fassentbon voisinage, que toute cette majesté ne soit pas dérangée partoute cette parodie, et que la même bouche puisse souffleraujourd’hui dans le clairon du jugement dernier et demain dans laflûte à l’oignon ! Paris a une jovialité souveraine. Sa gaîtéest de la foudre et sa farce tient un sceptre. Son ouragan sortparfois d’une grimace. Ses explosions, ses journées, seschefs-d’œuvre, ses prodiges, ses épopées, vont au bout del’univers, et ses coq-à-l’âne aussi. Son rire est une bouche devolcan qui éclabousse toute la terre. Ses lazzi sont desflammèches. Il impose aux peuples ses caricatures aussi bien queson idéal ; les plus hauts monuments de la civilisationhumaine acceptent ses ironies et prêtent leur éternité à sespolissonneries. Il est superbe ; il a un prodigieux 14 juilletqui délivre le globe ; il fait faire le serment du Jeu dePaume à toutes les nations ; sa nuit du 4 août dissout entrois heures mille ans de féodalité ; il fait de sa logique lemuscle de la volonté unanime ; il se multiplie sous toutes lesformes du sublime ; il emplit de sa lueur Washington,Kosciusko, Bolivar, Botzaris, Riego, Bem, Manin, Lopez, JohnBrown[24], Garibaldi ; il est partout oùl’avenir s’allume, à Boston en 1779, à l’île de Léon en 1820, àPesth en 1848, à Palerme en 1860 ; il chuchote le puissant motd’ordre : Liberté, à l’oreille des abolitionnistesaméricains groupés au bac de Harper’s Ferry, et à l’oreille despatriotes d’Ancône assemblés dans l’ombre aux Archi, devantl’auberge Gozzi, au bord de la mer ; il crée Canaris ; ilcrée Quiroga ; il crée Pisacane ; il rayonne le grand surla terre ; c’est en allant où son souffle les pousse que Byronmeurt à Missolonghi et que Mazet meurt à Barcelone ; il esttribune sous les pieds de Mirabeau et cratère sous les pieds deRobespierre ; ses livres, son théâtre, son art, sa science, salittérature, sa philosophie, sont les manuels du genrehumain ; il a Pascal, Régnier, Corneille, Descartes,Jean-Jacques, Voltaire pour toutes les minutes, Molière pour tousles siècles ; il fait parler sa langue à la boucheuniverselle, et cette langue devient le Verbe ; il construitdans tous les esprits l’idée de progrès ; les dogmeslibérateurs qu’il forge sont pour les générations des épées dechevet, et c’est avec l’âme de ses penseurs et de ses poètes quesont faits depuis 1789 tous les héros de tous les peuples ;cela ne l’empêche pas de gaminer ; et ce génie énorme qu’onappelle Paris, tout en transfigurant le monde par sa lumière,charbonne le nez de Bouginier au mur du temple de Thésée et écritCrédeville voleur sur les pyramides.

Paris montre toujours les dents ; quandil ne gronde pas, il rit.

Tel est ce Paris. Les fumées de ses toits sontles idées de l’univers. Tas de boue et de pierres si l’on veut,mais, par-dessus tout, être moral. Il est plus que grand, il estimmense. Pourquoi ? parce qu’il ose.

Oser ; le progrès est à ce prix.

Toutes les conquêtes sublimes sont plus oumoins des prix de hardiesse. Pour que la révolution soit, il nesuffit pas que Montesquieu la pressente, que Diderot la prêche, queBeaumarchais l’annonce, que Condorcet la calcule, qu’Arouet laprépare, que Rousseau la prémédite ; il faut que Dantonl’ose.

Le cri : Audace ! est unFiat Lux. Il faut, pour la marche en avant du genrehumain, qu’il y ait sur les sommets en permanence de fières leçonsde courage. Les témérités éblouissent l’histoire et sont une desgrandes clartés de l’homme. L’aurore ose quand elle se lève.Tenter, braver, persister, persévérer, s’être fidèle à soi-même,prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peude peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste,tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ;voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui lesélectrise. Le même éclair formidable va de la torche de Prométhéeau brûle-gueule de Cambronne.

Chapitre XII – L’avenir latent dans lepeuple

Quant au peuple parisien, même homme fait, ilest toujours le gamin ; peindre l’enfant, c’est peindre laville ; et c’est pour cela que nous avons étudié cet aigledans ce moineau franc.

C’est surtout dans les faubourgs, insistons-y,que la race parisienne apparaît ; là est le pur sang ; làest la vraie physionomie ; là ce peuple travaille et souffre,et la souffrance et le travail sont les deux figures de l’homme. Ily a là des quantités profondes d’êtres inconnus où fourmillent lestypes les plus étranges depuis le déchargeur de la Râpée jusqu’àl’équarrisseur de Montfaucon. Fex urbis, s’écrieCicéron ; mob[25], ajouteBurke indigné ; tourbe, multitude, populace. Ces mots-là sontvite dits. Mais soit. Qu’importe ? qu’est-ce que cela faitqu’ils aillent pieds nus ? Ils ne savent pas lire ; tantpis. Les abandonnerez-vous pour cela ? leur ferez-vous de leurdétresse une malédiction ? la lumière ne peut-elle pénétrerces masses ? Revenons à ce cri : Lumière ! etobstinons-nous-y ! Lumière ! lumière ! – Qui sait sices opacités ne deviendront pas transparentes ? lesrévolutions ne sont-elles pas des transfigurations ? Allez,philosophes, enseignez, éclairez, allumez, pensez haut, parlezhaut, courez joyeux au grand soleil, fraternisez avec les placespubliques, annoncez les bonnes nouvelles, prodiguez les alphabets,proclamez les droits, chantez les Marseillaises, semez lesenthousiasmes, arrachez des branches vertes aux chênes[26]. Faites de l’idée un tourbillon. Cettefoule peut être sublimée. Sachons nous servir de ce vasteembrasement des principes et des vertus qui pétille, éclate etfrissonne à de certaines heures. Ces pieds nus, ces bras nus, ceshaillons, ces ignorances, ces abjections, ces ténèbres, peuventêtre employés à la conquête de l’idéal. Regardez à travers lepeuple et vous apercevrez la vérité. Ce vil sable que vous foulezaux pieds, qu’on le jette dans la fournaise, qu’il y fonde et qu’ily bouillonne, il deviendra cristal splendide, et c’est grâce à luique Galilée et Newton découvriront les astres.

Chapitre XIII – Le petit Gavroche

Huit ou neuf ans environ après les événementsracontés dans la deuxième partie de cette histoire, on remarquaitsur le boulevard du Temple et dans les régions du Château-d’Eau unpetit garçon de onze à douze ans qui eût assez correctement réalisécet idéal du gamin ébauché plus haut, si, avec le rire de son âgesur les lèvres, il n’eût pas eu le cœur absolument sombre et vide.Cet enfant était bien affublé d’un pantalon d’homme, mais il ne letenait pas de son père, et d’une camisole de femme, mais il ne latenait pas de sa mère. Des gens quelconques l’avaient habillé dechiffons par charité. Pourtant il avait un père et une mère. Maisson père ne songeait pas à lui et sa mère ne l’aimait point.C’était un de ces enfants dignes de pitié entre tous qui ont pèreet mère et qui sont orphelins.

Cet enfant ne se sentait jamais si bien quedans la rue. Le pavé lui était moins dur que le cœur de samère.

Ses parents l’avaient jeté dans la vie d’uncoup de pied.

Il avait tout bonnement pris sa volée.

C’était un garçon bruyant, blême, leste,éveillé, goguenard, à l’air vivace et maladif. Il allait, venait,chantait, jouait à la fayousse, grattait les ruisseaux[27], volait un peu, mais comme les chats etles passereaux, gaîment, riait quand on l’appelait galopin, sefâchait quand on l’appelait voyou. Il n’avait pas de gîte, pas depain, pas de feu, pas d’amour ; mais il était joyeux parcequ’il était libre.

Quand ces pauvres êtres sont hommes, presquetoujours la meule de l’ordre social les rencontre et les broie,mais tant qu’ils sont enfants, ils échappent, étant petits. Lemoindre trou les sauve.

Pourtant, si abandonné que fût cet enfant, ilarrivait parfois, tous les deux ou trois mois, qu’il disait :« Tiens, je vas voir maman ! » Alors il quittait leboulevard, le Cirque, la Porte Saint-Martin, descendait aux quais,passait les ponts, gagnait les faubourgs, atteignait laSalpêtrière, et arrivait où ? Précisément à ce double numéro50-52 que le lecteur connaît, à la masure Gorbeau.

À cette époque, la masure 50-52,habituellement déserte et éternellement décorée del’écriteau : « Chambres à louer », se trouvait,chose rare, habitée par plusieurs individus qui, du reste, commecela est toujours à Paris, n’avaient aucun lien ni aucun rapportentre eux. Tous appartenaient à cette classe indigente qui commenceà partir du dernier petit bourgeois gêné et qui se prolonge demisère en misère dans les bas-fonds de la société jusqu’à ces deuxêtres auxquels toutes les choses matérielles de la civilisationviennent aboutir, l’égoutier qui balaye la boue et le chiffonnierqui ramasse les guenilles.

La « principale locataire » du tempsde Jean Valjean était morte et avait été remplacée par une toutepareille. Je ne sais quel philosophe a dit : On ne manquejamais de vieilles femmes.

Cette nouvelle vieille s’appelait madameBurgon, et n’avait rien de remarquable dans sa vie qu’une dynastiede trois perroquets, lesquels avaient successivement régné sur sonâme.

Les plus misérables entre ceux qui habitaientla masure étaient une famille de quatre personnes, le père, la mèreet deux filles déjà assez grandes, tous les quatre logés dans lemême galetas, une de ces cellules dont nous avons déjà parlé.

Cette famille n’offrait au premier abord riende très particulier que son extrême dénûment ; le père enlouant la chambre avait dit s’appeler Jondrette. Quelque tempsaprès son emménagement qui avait singulièrement ressemblé, pouremprunter l’expression mémorable de la principale locataire, àl’entrée de rien du tout, ce Jondrette avait dit à cettefemme qui, comme sa devancière, était en même temps portière etbalayait l’escalier : – Mère une telle, si quelqu’un venaitpar hasard demander un polonais ou un italien, ou peut-être unespagnol, ce serait moi.

Cette famille était la famille du joyeux petitva-nu-pieds. Il y arrivait et il y trouvait la pauvreté, ladétresse, et, ce qui est plus triste, aucun sourire ; le froiddans l’âtre et le froid dans les cœurs. Quand il entrait, on luidemandait : – D’où viens-tu ? Il répondait : – De larue. Quand il s’en allait, on lui demandait : – Oùvas-tu ? Il répondait : – Dans la rue. Sa mère luidisait : – Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

Cet enfant vivait dans cette absenced’affection comme ces herbes pâles qui viennent dans les caves. Ilne souffrait pas d’être ainsi et n’en voulait à personne. Il nesavait pas au juste comment devaient être un père et une mère.

Du reste sa mère aimait ses sœurs.

Nous avons oublié de dire que sur le boulevarddu Temple on nommait cet enfant le petit Gavroche. Pourquois’appelait-il Gavroche[28] ?Probablement parce que son père s’appelait Jondrette.

Casser le fil semble être l’instinct decertaines familles misérables.

La chambre que les Jondrette habitaient dansla masure Gorbeau était la dernière au bout du corridor. La celluled’à côté était occupée par un jeune homme très pauvre qu’on nommaitmonsieur Marius.

Disons ce que c’était que monsieur Marius.

Livre deuxième – Le grand bourgeois

Chapitre I – Quatrevingt-dix ans ettrente-deux dents

Rue Boucherat, rue de Normandie et rue deSaintonge, il existe encore quelques anciens habitants qui ontgardé le souvenir d’un bonhomme appeléM. Gillenormand[29], et quien parlent avec complaisance. Ce bonhomme était vieux quand ilsétaient jeunes. Cette silhouette, pour ceux qui regardentmélancoliquement ce vague fourmillement d’ombres qu’on nomme lepassé, n’a pas encore tout à fait disparu du labyrinthe des ruesvoisines du Temple auxquelles, sous Louis XIV, on a attachéles noms de toutes les provinces de France absolument comme on adonné de nos jours aux rues du nouveau quartier Tivoli[30] les noms de toutes les capitalesd’Europe ; progression, soit dit en passant, où est visible leprogrès.

M. Gillenormand, lequel était on ne peutplus vivant en 1831, était un de ces hommes devenus curieux à voiruniquement à cause qu’ils ont longtemps vécu, et qui sont étrangesparce qu’ils ont jadis ressemblé à tout le monde et que maintenantils ne ressemblent plus à personne. C’était un vieillardparticulier, et bien véritablement l’homme d’un autre âge, le vraibourgeois complet et un peu hautain du dix-huitième siècle, portantsa bonne vieille bourgeoisie de l’air dont les marquis portaientleur marquisat. Il avait dépassé quatrevingt-dix ans, marchaitdroit, parlait haut, voyait clair, buvait sec, mangeait, dormait etronflait. Il avait ses trente-deux dents. Il ne mettait de lunettesque pour lire. Il était d’humeur amoureuse, mais disait que depuisune dizaine d’années il avait décidément et tout à fait renoncé auxfemmes. Il ne pouvait plus plaire, disait-il ; il n’ajoutaitpas : Je suis trop vieux, mais : Je suis trop pauvre. Ildisait : Si je n’étais pas ruiné… héée ! – Il ne luirestait en effet qu’un revenu d’environ quinze mille livres. Sonrêve était de faire un héritage et d’avoir cent mille francs derente pour avoir des maîtresses. Il n’appartenait point, comme onvoit, à cette variété malingre d’octogénaires qui, commeM. de Voltaire, ont été mourants toute leur vie ; cen’était pas une longévité de pot fêlé ; ce vieillard gaillards’était toujours bien porté. Il était superficiel, rapide, aisémentcourroucé. Il entrait en tempête à tout propos, le plus souvent àcontresens du vrai. Quand on le contredisait, il levait lacanne ; il battait les gens, comme au grand siècle. Il avaitune fille de cinquante ans passés, non mariée, qu’il rossait trèsfort quand il se mettait en colère, et qu’il eût volontiersfouettée. Elle lui faisait l’effet d’avoir huit ans. Il souffletaiténergiquement ses domestiques et disait : Ah !carogne ! Un de ses jurons était : Par lapantoufloche de la pantouflochade ! Il avait destranquillités singulières ; il se faisait raser tous les jourspar un barbier qui avait été fou, et qui le détestait, étant jalouxde M. Gillenormand à cause de sa femme, jolie barbièrecoquette[31]. M. Gillenormand admirait sonpropre discernement en toute chose, et se déclarait trèssagace ; voici un de ses mots : « J’ai, en vérité,quelque pénétration ; je suis de force à dire, quand une puceme pique, de quelle femme elle me vient. » Les mots qu’ilprononçait le plus souvent, c’était : l’hommesensible et la nature. Il ne donnait pas à ce derniermot la grande acception que notre époque lui a rendue. Mais il lefaisait entrer à sa façon dans ses petites satires du coin dufeu : – La nature, disait-il, pour que la civilisation ait unpeu de tout, lui donne jusqu’à des spécimens de barbarie amusante.L’Europe a des échantillons de l’Asie et de l’Afrique, en petitformat. Le chat est un tigre de salon, le lézard est un crocodilede poche. Les danseuses de l’Opéra sont des sauvagesses roses.Elles ne mangent pas les hommes, elles les grugent. Ou bien, lesmagiciennes ! elles les changent en huîtres, et les avalent.Les caraïbes ne laissent que les os, elles ne laissent quel’écaille. Telles sont nos mœurs. Nous ne dévorons pas, nousrongeons ; nous n’exterminons pas, nous griffons.

Chapitre II – Tel maître, tel logis

Il demeurait au Marais, rue desFilles-du-Calvaire, n° 6. La maison était à lui. Cette maisona été démolie et rebâtie depuis, et le chiffre en a probablementété changé dans ces révolutions de numérotage que subissent lesrues de Paris. Il occupait un vieil et vaste appartement aupremier, entre la rue et des jardins, meublé jusqu’aux plafonds degrandes tapisseries des Gobelins et de Beauvais représentant desbergerades ; les sujets des plafonds et des panneaux étaientrépétés en petit sur les fauteuils. Il enveloppait son lit d’unvaste paravent à neuf feuilles en laque de Coromandel. De longsrideaux diffus pendaient aux croisées et y faisaient de grands pliscassés très magnifiques. Le jardin immédiatement situé sous sesfenêtres se rattachait à celle d’entre elles qui faisait l’angle aumoyen d’un escalier de douze ou quinze marches fort allégrementmonté et descendu par ce bonhomme. Outre une bibliothèque contiguëà sa chambre, il avait un boudoir auquel il tenait fort, réduitgalant tapissé d’une magnifique tenture de paille fleurdelysée etfleurie faite sur les galères de Louis XIV et commandée parM. de Vivonne à ses forçats pour sa maîtresse.M. Gillenormand avait hérité cela d’une farouche grand’tantematernelle, morte centenaire. Il avait eu deux femmes. Ses manièrestenaient le milieu entre l’homme de cour qu’il n’avait jamais étéet l’homme de robe qu’il aurait pu être. Il était gai, et caressantquand il voulait. Dans sa jeunesse, il avait été de ces hommes quisont toujours trompés par leur femme et jamais par leur maîtresse,parce qu’ils sont à la fois les plus maussades maris et les pluscharmants amants qu’il y ait. Il était connaisseur en peinture. Ilavait dans sa chambre un merveilleux portrait d’on ne sait qui,peint par Jordaens, fait à grands coups de brosse, avec desmillions de détails, à la façon fouillis et comme au hasard. Levêtement de M. Gillenormand n’était pas l’habit Louis XV,ni même l’habit Louis XVI ; c’était le costume desincroyables du Directoire. Il s’était cru tout jeune jusque-là etavait suivi les modes. Son habit était en drap léger, avec despacieux revers, une longue queue de morue et de larges boutonsd’acier. Avec cela la culotte courte et les souliers à boucles. Ilmettait toujours les mains dans ses goussets. Il disait avecautorité : La Révolution française est un tas dechenapans.

Chapitre III – Luc-Esprit

À l’âge de seize ans, un soir, à l’Opéra, ilavait eu l’honneur d’être lorgné à la fois par deux beautés alorsmûres et célèbres et chantées par Voltaire, la Camargo et la Sallé.Pris entre deux feux, il avait fait une retraite héroïque vers unepetite danseuse, fillette appelée Nahenry, qui avait seize anscomme lui, obscure comme un chat, et dont il était amoureux. Ilabondait en souvenirs. Il s’écriait : – Qu’elle était jolie,cette Guimard-Guimardini-Guimardinette, la dernière fois que jel’ai vue à Longchamps, frisée en sentiments soutenus, avec sesvenez-y-voir en turquoises, sa robe couleur de gens nouvellementarrivés, et son manchon d’agitation ! – Il avait porté dansson adolescence une veste de Nain-Londrin dont il parlaitvolontiers et avec effusion. – J’étais vêtu comme un turc du Levantlevantin, disait-il. Mme de Boufflers, l’ayantvu par hasard quand il avait vingt ans, l’avait qualifié « unfol charmant ». Il se scandalisait de tous les noms qu’ilvoyait dans la politique et au pouvoir, les trouvant bas etbourgeois. Il lisait les journaux, les papiers nouvelles, lesgazettes, comme il disait, en étouffant des éclats de rire.Oh ! disait-il, quelles sont ces gens-là !Corbière ! Humann ! Casimir Périer ! cela vous estministre. Je me figure ceci dans un journal :M. Gillenormand, ministre ! ce serait farce. Ehbien ! ils sont si bêtes que ça irait ! Il appelaitallégrement toutes choses par le mot propre ou malpropre et ne segênait pas devant les femmes. Il disait des grossièretés, desobscénités et des ordures avec je ne sais quoi de tranquille et depeu étonné qui était élégant. C’était le sans-façon de son siècle.Il est à remarquer que le temps des périphrases en vers a été letemps des crudités en prose. Son parrain avait prédit qu’il seraitun homme de génie, et lui avait donné ces deux prénomssignificatifs : Luc-Esprit.

Chapitre IV – Aspirant centenaire

Il avait eu des prix en son enfance au collègede Moulins où il était né, et il avait été couronné de la main duduc de Nivernais qu’il appelait le duc de Nevers. Ni la Conventionni la mort de Louis XVI, ni Napoléon, ni le retour desBourbons, rien n’avait pu effacer le souvenir de ce couronnement.Le duc de Nevers était pour lui la grande figure dusiècle. Quel charmant grand seigneur, disait-il, et qu’il avait bonair avec son cordon bleu ! Aux yeux de M. Gillenormand,Catherine II avait réparé le crime du partage de la Pologne enachetant pour trois mille roubles le secret de l’élixir d’or àBestuchef. Là-dessus, il s’animait : – L’élixir d’or,s’écriait-il, la teinture jaune de Bestuchef, les gouttes dugénéral Lamotte, c’était, au dix-huitième siècle, à un louis leflacon d’une demi-once, le grand remède aux catastrophes del’amour, la panacée contre Vénus[32].Louis XV en envoyait deux cents flacons au pape. – On l’eûtfort exaspéré et mis hors des gonds si on lui eût dit que l’élixird’or n’est autre chose que le perchlorure de fer.M. Gillenormand adorait les Bourbons et avait en horreur1789 ; il racontait sans cesse de quelle façon il s’étaitsauvé dans la Terreur, et comment il lui avait fallu bien de lagaîté et bien de l’esprit pour ne pas avoir la tête coupée. Siquelque jeune homme s’avisait de faire devant lui l’éloge de larépublique, il devenait bleu et s’irritait à s’évanouir.Quelquefois il faisait allusion à son âge de quatrevingt-dix ans,et disait : J’espère bien que je ne verrai pas deux foisquatrevingt-treize. D’autres fois, il signifiait aux gensqu’il entendait vivre cent ans.

Chapitre V – Basque et Nicolette

Il avait des théories. En voici une :« Quand un homme aime passionnément les femmes, et qu’il alui-même une femme à lui dont il se soucie peu, laide, revêche,légitime, pleine de droits, juchée sur le code et jalouse aubesoin, il n’a qu’une façon de s’en tirer et d’avoir la paix, c’estde laisser à sa femme les cordons de la bourse. Cette abdication lefait libre. La femme s’occupe alors, se passionne au maniement desespèces, s’y vert-de-grise les doigts, entreprend l’élève desmétayers et le dressage des fermiers, convoque les avoués, présideles notaires, harangue les tabellions, visite les robins, suit lesprocès, rédige les baux, dicte les contrats, se sent souveraine,vend, achète, règle, jordonne, promet et compromet, lie et résilie,cède, concède et rétrocède, arrange, dérange, thésaurise, prodigue,elle fait des sottises, bonheur magistral et personnel, et celaconsole. Pendant que son mari la dédaigne, elle a la satisfactionde ruiner son mari. » Cette théorie, M. Gillenormand sel’était appliquée, et elle était devenue son histoire. Sa femme, ladeuxième, avait administré sa fortune de telle façon qu’il restaità M. Gillenormand, quand un beau jour il se trouva veuf, justede quoi vivre, en plaçant presque tout en viager, une quinzaine demille francs de rente dont les trois quarts devaient s’éteindreavec lui. Il n’avait pas hésité, peu préoccupé du souci de laisserun héritage. D’ailleurs il avait vu que les patrimoines avaient desaventures, et, par exemple, devenaient des biensnationaux ; il avait assisté aux avatars du tiersconsolidé, et il croyait peu au grand-livre. – RueQuincampoix[33] quetout cela ! disait-il. Sa maison de la rue desFilles-du-Calvaire, nous l’avons dit, lui appartenait. Il avaitdeux domestiques, « un mâle et un femelle ». Quand undomestique entrait chez lui, M. Gillenormand le rebaptisait.Il donnait aux hommes le nom de leur province : Nîmois,Comtois, Poitevin, Picard. Son dernier valet était un gros hommefourbu et poussif de cinquante-cinq ans, incapable de courir vingtpas, mais, comme il était né à Bayonne, M. Gillenormandl’appelait Basque. Quant aux servantes, toutes s’appelaient chezlui Nicolette (même la Magnon dont il sera question plus loin). Unjour une fière cuisinière, cordon bleu, de haute race deconcierges, se présenta. – Combien voulez-vous gagner de gages parmois ? lui demanda M. Gillenormand. – Trente francs. –Comment vous nommez-vous ? – Olympie. – Tu auras cinquantefrancs, et tu t’appelleras Nicolette.

Chapitre VI – Où l’on entrevoit la Magnonet ses deux petits

Chez M. Gillenormand la douleur setraduisait en colère ; il était furieux d’être désespéré. Ilavait tous les préjugés et prenait toutes les licences. Une deschoses dont il composait son relief extérieur et sa satisfactionintime, c’était, nous venons de l’indiquer, d’être restévert-galant, et de passer énergiquement pour tel. Il appelait celaavoir « royale renommée ». La royale renommée luiattirait parfois de singulières aubaines. Un jour on apporta chezlui dans une bourriche, comme une cloyère d’huîtres, un gros garçonnouveau-né, criant le diable et dûment emmitouflé de langes, qu’uneservante chassée six mois auparavant lui attribuait.M. Gillenormand avait alors ses parfaits quatrevingt-quatreans. Indignation et clameur dans l’entourage. Et à qui cetteeffrontée drôlesse espérait-elle faire accroire cela ? Quelleaudace ! quelle abominable calomnie !M. Gillenormand, lui, n’eut aucune colère. Il regarda lemaillot avec l’aimable sourire d’un bonhomme flatté de la calomnie,et dit à la cantonade : « – Hé bien quoi ?qu’est-ce ? qu’y a-t-il ? qu’est-ce qu’il y a ? vousvous ébahissez bellement, et, en vérité, comme aucunes personnesignorantes. Monsieur le duc d’Angoulême, bâtard de sa majestéCharles IX, se maria à quatrevingt-cinq ans avec unepéronnelle de quinze ans, monsieur Virginal, marquis d’Alluye,frère du cardinal de Sourdis, archevêque de Bordeaux, eut àquatrevingt-trois ans d’une fille de chambre de madame laprésidente Jacquin un fils, un vrai fils d’amour, qui fut chevalierde Malte et conseiller d’état d’épée ; un des grands hommes dece siècle-ci, l’abbé Tabaraud, est fils d’un homme dequatrevingt-sept ans. Ces choses-là n’ont rien que d’ordinaire. Etla Bible donc ! Sur ce, je déclare que ce petit monsieur n’estpas de moi. Qu’on en prenne soin. Ce n’est pas sa faute. » –Le procédé était débonnaire. La créature, celle-là qui se nommaitMagnon, lui fit un deuxième envoi l’année d’après. C’était encoreun garçon. Pour le coup, M. Gillenormand capitula. Il remit àla mère les deux mioches, s’engageant à payer pour leur entretienquatrevingts francs par mois, à la condition que ladite mère nerecommencerait plus. Il ajouta : « J’entends que la mèreles traite bien. Je les irai voir de temps en temps. » Cequ’il fit. Il avait eu un frère prêtre, lequel avait ététrente-trois ans recteur de l’académie de Poitiers, et était mort àsoixante-dix-neuf ans. Je l’ai perdu jeune, disait-il. Cefrère, dont il est resté peu de souvenir, était un paisible avarequi, étant prêtre, se croyait obligé de faire l’aumône aux pauvresqu’il rencontrait, mais il ne leur donnait jamais que des monneronsou des sous démonétisés, trouvant ainsi moyen d’aller en enfer parle chemin du paradis. Quant à M. Gillenormand aîné, il nemarchandait pas l’aumône et donnait volontiers, et noblement. Ilétait bienveillant, brusque, charitable, et s’il eût été riche, sapente eût été le magnifique. Il voulait que tout ce qui leconcernait fût fait grandement, même les friponneries. Un jour,dans une succession, ayant été dévalisé par un homme d’affairesd’une manière grossière et visible, il jeta cette exclamationsolennelle : – « Fi ! c’est malproprementfait ! j’ai vraiment honte de ces grivèleries. Tout a dégénérédans ce siècle, même les coquins. Morbleu ! ce n’est pas ainsiqu’on doit voler un homme de ma sorte. Je suis volé comme dans unbois, mais mal volé. Sylvæ sint consuledignæ ! [34]» – il avait eu, nous l’avonsdit, deux femmes ; de la première une fille qui était restéefille, et de la seconde une autre fille, morte vers l’âge de trenteans, laquelle avait épousé par amour ou hasard ou autrement unsoldat de fortune qui avait servi dans les armées de la républiqueet de l’Empire, avait eu la croix à Austerlitz et avait été faitcolonel à Waterloo. C’est la honte de ma famille, disaitle vieux bourgeois. Il prenait force tabac, et avait une grâceparticulière à chiffonner son jabot de dentelle d’un revers demain. Il croyait fort peu en Dieu.

Chapitre VII – Règle : Ne recevoirpersonne que le soir

Tel était M. Luc-Esprit Gillenormand,lequel n’avait point perdu ses cheveux, plutôt gris que blancs, etétait toujours coiffé en oreilles de chien. En somme, et avec toutcela, vénérable.

Il tenait du dix-huitième siècle :frivole et grand.

Dans les premières années de la Restauration,M. Gillenormand, qui était encore jeune, – il n’avait quesoixante-quatorze ans en 1814, – avait habité le faubourgSaint-Germain, rue Servandoni, près Saint-Sulpice. Il ne s’étaitretiré au Marais qu’en sortant du monde, bien après sesquatrevingts ans sonnés.

Et en sortant du monde, il s’était muré dansses habitudes. La principale, et où il était invariable, c’était detenir sa porte absolument fermée le jour, et de ne jamais recevoirqui que ce soit, pour quelque affaire que ce fût, que le soir. Ildînait à cinq heures, puis sa porte était ouverte. C’était la modede son siècle, et il n’en voulait point démordre. – Le jour estcanaille, disait-il, et ne mérite qu’un volet fermé. Les gens commeil faut allument leur esprit quand le zénith allume ses étoiles. –Et il se barricadait pour tout le monde, fût-ce pour le roi.Vieille élégance de son temps.

Chapitre VIII – Les deux ne font pas lapaire

Quant aux deux filles de M. Gillenormand,nous venons d’en parler. Elles étaient nées à dix ans d’intervalle.Dans leur jeunesse elles s’étaient fort peu ressemblé, et, par lecaractère comme par le visage, avaient été aussi peu sœurs quepossible. La cadette était une charmante âme tournée vers tout cequi est lumière, occupée de fleurs, de vers et de musique, envoléedans des espaces glorieux, enthousiaste, éthérée, fiancée dèsl’enfance dans l’idéal à une vague figure héroïque. L’aînée avaitaussi sa chimère ; elle voyait dans l’azur un fournisseur,quelque bon gros munitionnaire bien riche, un mari splendidementbête, un million fait homme, ou bien, un préfet ; lesréceptions de la préfecture, un huissier d’antichambre chaîne aucou, les bals officiels, les harangues de la mairie, être« madame la préfète », cela tourbillonnait dans sonimagination. Les deux sœurs s’égaraient ainsi, chacune dans sonrêve, à l’époque où elles étaient jeunes filles. Toutes deuxavaient des ailes, l’une comme un ange, l’autre comme une oie.

Aucune ambition ne se réalise pleinement,ici-bas du moins. Aucun paradis ne devient terrestre à l’époque oùnous sommes. La cadette avait épousé l’homme de ses songes, maiselle était morte. L’aînée ne s’était pas mariée.

Au moment où elle fait son entrée dansl’histoire que nous racontons, c’était une vieille vertu, une prudeincombustible, un des nez les plus pointus et un des esprits lesplus obtus qu’on pût voir. Détail caractéristique : en dehorsde la famille étroite, personne n’avait jamais su son petit nom. Onl’appelait mademoiselle Gillenormand l’aînée.

En fait de cant, mademoiselle Gillenormandl’aînée eût rendu des points à une miss. C’était la pudeur pousséeau noir. Elle avait un souvenir affreux dans sa vie ; un jour,un homme avait vu sa jarretière.

L’âge n’avait fait qu’accroître cette pudeurimpitoyable. Sa guimpe n’était jamais assez opaque, et ne montaitjamais assez haut. Elle multipliait les agrafes et les épingles làoù personne ne songeait à regarder. Le propre de la pruderie, c’estde mettre d’autant plus de factionnaires que la forteresse estmoins menacée.

Pourtant, explique qui pourra ces vieuxmystères d’innocence, elle se laissait embrasser sans déplaisir parun officier de lanciers qui était son petit-neveu et qui s’appelaitThéodule.

En dépit de ce lancier favorisé,l’étiquette : Prude, sous laquelle nous l’avonsclassée, lui convenait absolument.Mlle Gillenormand était une espèce d’âmecrépusculaire. La pruderie est une demi-vertu et un demi-vice.

Elle ajoutait à la pruderie le bigotisme,doublure assortie. Elle était de la confrérie de la Vierge, portaitun voile blanc à de certaines fêtes, marmottait des oraisonsspéciales, révérait « le saint sang », vénérait « lesacré cœur », restait des heures en contemplation devant unautel rococo-jésuite dans une chapelle fermée au commun desfidèles, et y laissait envoler son âme parmi de petites nuées demarbre et à travers de grands rayons de bois doré.

Elle avait une amie de chapelle, vieillevierge comme elle, appelée Mlle Vaubois, absolumenthébétée, et près de laquelle Mlle Gillenormandavait le plaisir d’être une aigle. En dehors des agnus dei et desave maria, Mlle Vaubois n’avait de lumières que surles différentes façons de faire les confitures.Mlle Vaubois, parfaite en son genre, étaitl’hermine de la stupidité sans une seule tache d’intelligence.

Disons-le, en vieillissantMlle Gillenormand avait plutôt gagné que perdu.C’est le fait des natures passives. Elle n’avait jamais étéméchante, ce qui est une bonté relative ; et puis, les annéesusent les angles, et l’adoucissement de la durée lui était venu.Elle était triste d’une tristesse obscure dont elle n’avait paselle-même le secret. Il y avait dans toute sa personne la stupeurd’une vie finie qui n’a pas commencé.

Elle tenait la maison de son père.M. Gillenormand avait près de lui sa fille comme on a vu quemonseigneur Bienvenu avait près de lui sa sœur. Ces ménages d’unvieillard et d’une vieille fille ne sont point rares et ontl’aspect toujours touchant de deux faiblesses qui s’appuient l’unesur l’autre.

Il y avait en outre dans la maison, entrecette vieille fille et ce vieillard, un enfant, un petit garçontoujours tremblant et muet devant M. Gillenormand.M. Gillenormand ne parlait jamais à cet enfant que d’une voixsévère et quelquefois la canne levée : – Ici !monsieur ! – Maroufle, polisson, approchez ! – Répondez,drôle ! – Que je vous voie, vaurien ! etc., etc. Ill’idolâtrait.

C’était son petit-fils[35].Nous retrouverons cet enfant.

Livre troisième – Le grand-père et lepetit-fils

Chapitre I – Un ancien salon

Lorsque M. Gillenormand habitait la rueServandoni, il hantait plusieurs salons très bons et très nobles.Quoique bourgeois, M. Gillenormand était reçu. Comme il avaitdeux fois de l’esprit, d’abord l’esprit qu’il avait, ensuitel’esprit qu’on lui prêtait, on le recherchait même, et on lefêtait. Il n’allait nulle part qu’à la condition d’y dominer. Ilest des gens qui veulent à tout prix l’influence et qu’on s’occuped’eux ; là où ils ne peuvent être oracles, ils se fontloustics. M. Gillenormand n’était pas de cette nature ;sa domination dans les salons royalistes qu’il fréquentait necoûtait rien à son respect de lui-même. Il était oracle partout. Illui arrivait de tenir tête à M. de Bonald, et même àM. Bengy-Puy-Vallée[36].

Vers 1817, il passait invariablement deuxaprès-midi par semaine dans une maison de son voisinage, rue Férou,chez madame la baronne de T., digne et respectable personne dont lemari avait été, sous Louis XVI, ambassadeur de France àBerlin. Le baron de T., qui de son vivant donnait passionnémentdans les extases et les visions magnétiques, était mort ruiné dansl’émigration, laissant, pour toute fortune, en dix volumesmanuscrits reliés en maroquin rouge et dorés sur tranche, desmémoires fort curieux sur Mesmer et son baquet. Madame de T.n’avait point publié les mémoires par dignité, et se soutenaitd’une petite rente, qui avait surnagé on ne sait comment. Madame deT. vivait loin de la cour, monde fort mêlé, disait-elle,dans un isolement noble, fier et pauvre. Quelques amis seréunissaient deux fois par semaine autour de son feu de veuve etcela constituait un salon royaliste pur. On y prenait le thé, etl’on y poussait, selon que le vent était à l’élégie ou audithyrambe, des gémissements ou des cris d’horreur sur le siècle,sur la charte, sur les buonapartistes, sur la prostitution ducordon bleu à des bourgeois, sur le jacobinisme deLouis XVIII, et l’on s’y entretenait tout bas des espérancesque donnait Monsieur, depuis Charles X.

On y accueillait avec des transports de joiedes chansons poissardes où Napoléon était appelé Nicolas.Des duchesses, les plus délicates et les plus charmantes femmes dumonde, s’y extasiaient sur des couplets comme celui-ci adressé« aux fédérés » :

Renfoncez dans vos culottes

Le bout d’chemis’ qui vous pend.

Qu’on n’dis’pas qu’les patriotes

Ont arboré l’drapeau blanc !

On s’y amusait à des calembours qu’on croyaitterribles, à des jeux de mots innocents qu’on supposait venimeux, àdes quatrains, même à des distiques ; ainsi sur le ministèreDessolles, cabinet modéré dont faisaient partie MM. Decazes etDeserre :

Pour raffermir le trône ébranlé sur sa base,

Il faut changer de sol, et de serre et de case.

Ou bien on y façonnait la liste de la chambredes pairs, « chambre abominablement jacobine », et l’oncombinait sur cette liste des alliances de noms, de manière àfaire, par exemple, des phrases comme celle-ci : Damas,Sabran, Gouvion Saint-Cyr. Le tout gaîment.

Dans ce monde-là on parodiait la Révolution.On avait je ne sais quelles velléités d’aiguiser les mêmes colèresen sens inverse. On chantait son petit Ça ira :

Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira

Les buonapartist’à la lanterne !

Les chansons sont comme la guillotine ;elles coupent indifféremment, aujourd’hui cette tête-ci, demaincelle-là. Ce n’est qu’une variante.

Dans l’affaire Fualdès, qui est de cetteépoque, 1816, on prenait parti pour Bastide et Jausion, parce queFualdès était « buonapartiste ». On qualifiait leslibéraux, les frères et amis ; c’était le dernierdegré de l’injure.

Comme certains clochers d’église, le salon demadame la baronne de T. avait deux coqs. L’un étaitM. Gillenormand, l’autre était le comte de Lamothe-Valois,duquel on se disait à l’oreille avec une sorte deconsidération : Vous savez ? C’est le Lamothe del’affaire du collier. Les partis ont de ces amnistiessingulières.

Ajoutons ceci : dans la bourgeoisie, lessituations honorées s’amoindrissent par des relations tropfaciles ; il faut prendre garde à qui l’on admet ; demême qu’il y a perte de calorique dans le voisinage de ceux qui ontfroid, il y a diminution de considération dans l’approche des gensméprisés. L’ancien monde d’en haut se tenait au-dessus de cetteloi-là comme de toutes les autres. Marigny, frère de la Pompadour,a ses entrées chez M. le prince de Soubise. Quoique ?non, parce que. Du Barry, parrain de la Vaubernier, est le trèsbien venu chez M. le maréchal de Richelieu. Ce monde-là, c’estl’olympe. Mercure et le prince de Guéménée y sont chez eux. Unvoleur y est admis, pourvu qu’il soit dieu.

Le comte de Lamothe qui, en 1815, était unvieillard de soixante-quinze ans, n’avait de remarquable que sonair silencieux et sentencieux, sa figure anguleuse et froide, sesmanières parfaitement polies, son habit boutonné jusqu’à lacravate, et ses grandes jambes toujours croisées dans un longpantalon flasque couleur de terre de Sienne brûlée. Son visageétait de la couleur de son pantalon.

Ce M. de Lamothe était« compté » dans ce salon, à cause de sa« célébrité », et, chose étrange à dire, mais exacte, àcause du nom de Valois.

Quant à M. Gillenormand, sa considérationétait absolument de bon aloi. Il faisait autorité parce qu’ilfaisait autorité. Il avait, tout léger qu’il était et sans que celacoûtât rien à sa gaîté, une certaine façon d’être, imposante,digne, honnête et bourgeoisement altière ; et son grand âges’y ajoutait. On n’est pas impunément un siècle. Les annéesfinissent par faire autour d’une tête un échevellementvénérable.

Il avait en outre de ces mots qui sont tout àfait l’étincelle de la vieille roche. Ainsi quand le roi de Prusse,après avoir restauré Louis XVIII, vint lui faire visite sousle nom de comte de Ruppin, il fut reçu par le descendant deLouis XIV un peu comme marquis de Brandebourg et avecl’impertinence la plus délicate. M. Gillenormand approuva. –Tous les rois qui ne sont pas le roi de France, dit-il,sont des rois de province. On fit un jour devant lui cettedemande et cette réponse : – À quoi donc a été condamné lerédacteur du Courrier français ? – À être suspendu. –Sus est de trop, observa M. Gillenormand. Des parolesde ce genre fondent une situation.

À un Te Deum anniversaire du retour desBourbons, voyant passer M. de Talleyrand, il dit :Voilà son excellence le Mal.

M. Gillenormand venait habituellementaccompagné de sa fille, cette longue mademoiselle qui avait alorspassé quarante ans et en semblait cinquante, et d’un beau petitgarçon de sept ans, blanc, rose, frais, avec des yeux heureux etconfiants, lequel n’apparaissait jamais dans ce salon sans entendretoutes les voix bourdonner autour de lui : Qu’il estjoli ! quel dommage ! pauvre enfant ! Cet enfantétait celui dont nous avons dit un mot tout à l’heure. Onl’appelait – pauvre enfant – parce qu’il avait pour père « unbrigand de la Loire[37] ».

Ce brigand de la Loire était ce gendre deM. Gillenormand dont il a déjà été fait mention, et queM. Gillenormand qualifiait la honte de safamille.

Chapitre II – Un des spectres rouges dece temps-là

[38]Quelqu’unqui aurait passé à cette époque dans la petite ville de Vernon etqui s’y serait promené sur ce beau pont monumental auquel succéderabientôt, espérons-le, quelque affreux pont en fil de fer, aurait puremarquer, en laissant tomber ses yeux du haut du parapet, un hommed’une cinquantaine d’années coiffé d’une casquette de cuir, vêtud’un pantalon et d’une veste de gros drap gris, à laquelle étaitcousu quelque chose de jaune qui avait été un ruban rouge, chausséde sabots, hâlé par le soleil, la face presque noire et les cheveuxpresque blancs, une large cicatrice sur le front se continuant surla joue, courbé, voûté, vieilli avant l’âge, se promenant à peuprès tout le jour, une bêche ou une serpe à la main, dans un de cescompartiments entourés de murs qui avoisinent le pont et quibordent comme une chaîne de terrasses la rive gauche de la Seine,charmants enclos pleins de fleurs desquels on dirait, s’ils étaientbeaucoup plus grands : ce sont des jardins, et, s’ils étaientun peu plus petits : ce sont des bouquets. Tous ces enclosaboutissent par un bout à la rivière et par l’autre à une maison.L’homme en veste et en sabots dont nous venons de parler habitaitvers 1817 le plus étroit de ces enclos et la plus humble de cesmaisons. Il vivait là seul, et solitaire, silencieusement etpauvrement, avec une femme ni jeune, ni vieille, ni belle, nilaide, ni paysanne, ni bourgeoise, qui le servait. Le carré deterre qu’il appelait son jardin était célèbre dans la ville pour labeauté des fleurs qu’il y cultivait. Les fleurs étaient sonoccupation.

À force de travail, de persévérance,d’attention et de seaux d’eau, il avait réussi à créer après lecréateur, et il avait inventé de certaines tulipes et de certainsdahlias qui semblaient avoir été oubliés par la nature. Il étaitingénieux ; il avait devancé Soulange Bodin dans la formationdes petits massifs de terre de bruyère pour la culture des rares etprécieux arbustes d’Amérique et de Chine. Dès le point du jour, enété, il était dans ses allées, piquant, taillant, sarclant,arrosant, marchant au milieu de ses fleurs avec un air de bonté, detristesse et de douceur, quelquefois rêveur et immobile des heuresentières, écoutant le chant d’un oiseau dans un arbre, legazouillement d’un enfant dans une maison, ou bien les yeux fixésau bout d’un brin d’herbe sur quelque goutte de rosée dont lesoleil faisait une escarboucle. Il avait une table fort maigre, etbuvait plus de lait que de vin. Un marmot le faisait céder, saservante le grondait. Il était timide jusqu’à sembler farouche,sortait rarement, et ne voyait personne que les pauvres quifrappaient à sa vitre et son curé, l’abbé Mabeuf, bon vieux homme.Pourtant si des habitants de la ville ou des étrangers, lespremiers venus, curieux de voir ses tulipes et ses roses, venaientsonner à sa petite maison, il ouvrait sa porte en souriant. C’étaitle brigand de la Loire.

Quelqu’un qui, dans le même temps, aurait lules mémoires militaires, les biographies, le Moniteur etles bulletins de la grande armée, aurait pu être frappé d’un nomqui y revient assez souvent, le nom de Georges Pontmercy. Toutjeune, ce Georges Pontmercy était soldat au régiment de Saintonge.La Révolution éclata. Le régiment de Saintonge fit partie del’armée du Rhin. Car les anciens régiments de la monarchiegardèrent leurs noms de province, même après la chute de lamonarchie, et ne furent embrigadés qu’en 1794. Pontmercy se battità Spire, à Worms, à Neustadt, à Turkheim, à Alzey, àMayence[39] où il était des deux cents quiformaient l’arrière-garde de Houchard. Il tint, lui douzième,contre le corps entier du prince de Hesse, derrière le vieuxrempart d’Andernach, et ne se replia sur le gros de l’armée quelorsque le canon ennemi eut ouvert la brèche depuis le cordon duparapet jusqu’au talus de plongée. Il était sous Kléber àMarchiennes et au combat du Mont-Palissel où il eut le bras casséd’un biscayen. Puis il passa à la frontière d’Italie, et il fut undes trente grenadiers qui défendirent le col de Tende avec Joubert.Joubert en fut nommé adjudant-général et Pontmercy sous-lieutenant.Pontmercy était à côté de Berthier au milieu de la mitraille danscette journée de Lodi qui fit dire à Bonaparte : Berthiera été canonnier, cavalier et grenadier. Il vit son anciengénéral Joubert tomber à Novi, au moment où, le sabre levé, ilcriait : « En avant ! » Ayant été embarqué avecsa compagnie pour les besoins de la campagne dans une péniche quiallait de Gênes à je ne sais plus quel petit port de la côte, iltomba dans un guêpier de sept ou huit voiles anglaises. Lecommandant génois voulait jeter les canons à la mer, cacher lessoldats dans l’entre-pont et se glisser dans l’ombre comme naviremarchand. Pontmercy fit frapper les couleurs tricolores à la drissedu mât de pavillon, et passa fièrement sous le canon des frégatesbritanniques. À vingt lieues de là, son audace croissant, avec sapéniche il attaqua et captura un gros transport anglais qui portaitdes troupes en Sicile, si chargé d’hommes et de chevaux que lebâtiment était bondé jusqu’aux hiloires. En 1805, il était de cettedivision Malher qui enleva Günzbourg à l’archiduc Ferdinand. ÀWettingen, il reçut dans ses bras, sous une grêle de balles, lecolonel Maupetit blessé mortellement à la tête du 9èmedragons. Il se distingua à Austerlitz dans cette admirable marcheen échelons faite sous le feu de l’ennemi. Lorsque la cavalerie dela garde impériale russe écrasa un bataillon du 4ème deligne, Pontmercy fut de ceux qui prirent la revanche et quiculbutèrent cette garde. L’empereur lui donna la croix. Pontmercyvit successivement faire prisonniers Wurmser dans Mantoue, Mélasdans Alexandrie, Mack dans Ulm. Il fit partie du huitième corps dela grande armée que Mortier commandait et qui s’empara de Hambourg.Puis il passa dans le 55ème de ligne qui était l’ancienrégiment de Flandre. À Eylau, il était dans le cimetière oùl’héroïque capitaine Louis Hugo[40], onclede l’auteur de ce livre, soutint seul avec sa compagnie dequatrevingt-trois hommes, pendant deux heures, tout l’effort del’armée ennemie. Pontmercy fut un des trois qui sortirent de cecimetière vivants. Il fut de Friedland. Puis il vit Moscou, puis laBérésina, puis Lutzen, Bautzen, Dresde, Wachau, Leipsick, et lesdéfilés de Gelenhausen ; puis Montmirail, Château-Thierry,Craon, les bords de la Marne, les bords de l’Aisne et la redoutableposition de Laon. À Arnay-le-Duc, étant capitaine, il sabra dixcosaques, et sauva, non son général, mais son caporal. Il fut hachéà cette occasion, et on lui tira vingt-sept esquilles rien que dubras gauche. Huit jours avant la capitulation de Paris, il venaitde permuter avec un camarade et d’entrer dans la cavalerie. Ilavait ce qu’on appelait dans l’ancien régime ladouble-main, c’est-à-dire une aptitude égale à manier, soldat,le sabre ou le fusil, officier, un escadron ou un bataillon. C’estde cette aptitude, perfectionnée par l’éducation militaire, quesont nées certaines armes spéciales, les dragons, par exemple, quisont tout ensemble cavaliers et fantassins. Il accompagna Napoléonà l’île d’Elbe. À Waterloo, il était chef d’escadron de cuirassiersdans la brigade Dubois. Ce fut lui qui prit le drapeau du bataillonde Lunebourg. Il vint jeter le drapeau aux pieds de l’empereur. Ilétait couvert de sang. Il avait reçu, en arrachant le drapeau, uncoup de sabre à travers le visage. L’empereur, content, luicria : Tu es colonel, tu es baron, tu es officier de laLégion d’honneur ! Pontmercy répondit : Sire, jevous remercie pour ma veuve. Une heure après, il tombait dansle ravin d’Ohain. Maintenant qu’était-ce que ce GeorgesPontmercy ? C’était ce même brigand de la Loire.

On a déjà vu quelque chose de son histoire.Après Waterloo, Pontmercy, tiré, on s’en souvient, du chemin creuxd’Ohain, avait réussi à regagner l’armée, et s’était traînéd’ambulance en ambulance jusqu’aux cantonnements de la Loire.

La Restauration l’avait mis à la demi-solde,puis l’avait envoyé en résidence, c’est-à-dire en surveillance, àVernon. Le roi Louis XVIII, considérant comme non avenu toutce qui s’était fait dans les Cent-Jours, ne lui avait reconnu ni saqualité d’officier de la Légion d’honneur, ni son grade de colonel,ni son titre de baron[41]. Lui deson côté ne négligeait aucune occasion de signer le colonelbaron Pontmercy. Il n’avait qu’un vieil habit bleu, et il nesortait jamais sans y attacher la rosette d’officier de la légiond’honneur. Le procureur du roi le fit prévenir que le parquet lepoursuivrait pour « port illégal de cette décoration ».Quand cet avis lui fut donné par un intermédiaire officieux,Pontmercy répondit avec un amer sourire : Je ne sais point sic’est moi qui n’entends plus le français, ou si c’est vous qui nele parlez plus, mais le fait est que je ne comprends pas. – Puis ilsortit huit jours de suite avec sa rosette. On n’osa pointl’inquiéter. Deux ou trois fois le ministre de la guerre et legénéral commandant le département lui écrivirent avec cettesuscription : À monsieur le commandant Pontmercy. Ilrenvoya les lettres non décachetées. En ce même moment, Napoléon àSainte-Hélène traitait de la même façon les missives de sir HudsonLowe adressées au général Bonaparte. Pontmercy avait fini,qu’on nous passe le mot, par avoir dans la bouche la même saliveque son empereur.

Il y avait ainsi à Rome des soldatscarthaginois prisonniers qui refusaient de saluer Flaminius et quiavaient un peu de l’âme d’Annibal.

Un matin, il rencontra le procureur du roidans une rue de Vernon, alla à lui, et lui dit : – Monsieur leprocureur du roi, m’est-il permis de porter ma balafre ?

Il n’avait rien, que sa très chétivedemi-solde de chef d’escadron. Il avait loué à Vernon la pluspetite maison qu’il avait pu trouver. Il y vivait seul, on vient devoir comment. Sous l’Empire, entre deux guerres, il avait trouvé letemps d’épouser mademoiselle Gillenormand. Le vieux bourgeois,indigné au fond, avait consenti en soupirant et en disant :Les plus grandes familles y sont forcées. En 1815, madamePontmercy, femme du reste de tout point admirable, élevée et rareet digne de son mari, était morte, laissant un enfant. Cet enfanteût été la joie du colonel dans sa solitude ; mais l’aïeulavait impérieusement réclamé son petit-fils, déclarant que, si onne le lui donnait pas, il le déshériterait. Le père avait cédé dansl’intérêt du petit, et, ne pouvant avoir son enfant, il s’était misà aimer les fleurs.

Il avait du reste renoncé à tout, ne remuantni ne conspirant. Il partageait sa pensée entre les chosesinnocentes qu’il faisait et les choses grandes qu’il avait faites.Il passait son temps à espérer un œillet ou à se souvenird’Austerlitz.

M. Gillenormand n’avait aucune relationavec son gendre. Le colonel était pour lui « un bandit »,et il était pour le colonel « une ganache ».M. Gillenormand ne parlait jamais du colonel, si ce n’estquelquefois pour faire des allusions moqueuses à « sabaronnie ». Il était expressément convenu que Pontmercyn’essayerait jamais de voir son fils ni de lui parler, sous peinequ’on le lui rendît chassé et déshérité. Pour les Gillenormand,Pontmercy était un pestiféré. Ils entendaient élever l’enfant àleur guise. Le colonel eut tort peut-être d’accepter cesconditions, mais il les subit, croyant bien faire et ne sacrifierque lui. L’héritage du père Gillenormand était peu de chose, maisl’héritage de Mlle Gillenormand aînée étaitconsidérable. Cette tante, restée fille, était fort riche du côtématernel, et le fils de sa sœur était son héritier naturel.

L’enfant, qui s’appelait Marius, savait qu’ilavait un père, mais rien de plus. Personne ne lui en ouvrait labouche. Cependant, dans le monde où son grand-père le menait, leschuchotements, les demi-mots, les clins d’yeux, s’étaient fait jourà la longue jusque dans l’esprit du petit, il avait fini parcomprendre quelque chose, et comme il prenait naturellement, parune sorte d’infiltration et de pénétration lente, les idées et lesopinions qui étaient, pour ainsi dire, son milieu respirable, il envint peu à peu à ne songer à son père qu’avec honte et le cœurserré.

Pendant qu’il grandissait ainsi, tous les deuxou trois mois, le colonel s’échappait, venait furtivement à Pariscomme un repris de justice qui rompt son ban, et allait se poster àSaint-Sulpice[42], à l’heure où la tante Gillenormandmenait Marius à la messe. Là, tremblant que la tante ne seretournât, caché derrière un pilier, immobile, n’osant respirer, ilregardait son enfant. Ce balafré avait peur de cette vieillefille.

De là même était venue sa liaison avec le curéde Vernon, M. l’abbé Mabeuf.

Ce digne prêtre était frère d’un marguillierde Saint-Sulpice, lequel avait plusieurs fois remarqué cet hommecontemplant cet enfant, et la cicatrice qu’il avait sur la joue, etla grosse larme qu’il avait dans les yeux. Cet homme qui avait sibien l’air d’un homme et qui pleurait comme une femme avait frappéle marguillier. Cette figure lui était restée dans l’esprit. Unjour, étant allé à Vernon voir son frère, il rencontra sur le pontle colonel Pontmercy et reconnut l’homme de Saint-Sulpice. Lemarguillier en parla au curé, et tous deux sous un prétextequelconque firent une visite au colonel. Cette visite en amenad’autres. Le colonel d’abord très fermé finit par s’ouvrir, et lecuré et le marguillier arrivèrent à savoir toute l’histoire, etcomment Pontmercy sacrifiait son bonheur à l’avenir de son enfant.Cela fit que le curé le prit en vénération et en tendresse, et lecolonel de son côté prit en affection le curé. D’ailleurs, quandd’aventure ils sont sincères et bons tous les deux, rien ne sepénètre et ne s’amalgame plus aisément qu’un vieux prêtre et unvieux soldat. Au fond, c’est le même homme. L’un s’est dévoué pourla patrie d’en bas, l’autre pour la patrie d’en haut ; pasd’autre différence.

Deux fois par an, au 1er janvier età la Saint-Georges, Marius écrivait à son père des lettres dedevoir que sa tante dictait, et qu’on eût dit copiées dans quelqueformulaire ; c’était tout ce que toléraitM. Gillenormand ; et le père répondait des lettres forttendres que l’aïeul fourrait dans sa poche sans les lire.

Chapitre III – Requiescant

[43]Le salonde madame de T. était tout ce que Marius Pontmercy connaissait dumonde. C’était la seule ouverture par laquelle il pût regarder dansla vie. Cette ouverture était sombre, et il lui venait par cettelucarne plus de froid que de chaleur, plus de nuit que de jour. Cetenfant, qui n’était que joie et lumière en entrant dans ce mondeétrange, y devint en peu de temps triste, et, ce qui est pluscontraire encore à cet âge, grave. Entouré de toutes ces personnesimposantes et singulières, il regardait autour de lui avec unétonnement sérieux. Tout se réunissait pour accroître en lui cettestupeur. Il y avait dans le salon de madame de T. de vieillesnobles dames très vénérables qui s’appelaient Mathan, Noé, Lévisqu’on prononçait Lévi, Cambis qu’on prononçait Cambyse. Cesantiques visages et ces noms bibliques se mêlaient dans l’esprit del’enfant à son ancien testament qu’il apprenait par cœur, et quandelles étaient là toutes, assises en cercle autour d’un feu mourant,à peine éclairées par une lampe voilée de vert, avec leurs profilssévères, leurs cheveux gris ou blancs, leurs longues robes d’unautre âge dont on ne distinguait que les couleurs lugubres,laissant tomber à de rares intervalles des paroles à la foismajestueuses et farouches, le petit Marius les considérait avec desyeux effarés, croyant voir, non des femmes, mais des patriarches etdes mages, non des êtres réels, mais des fantômes.

À ces fantômes se mêlaient plusieurs prêtres,habitués de ce salon vieux, et quelques gentilshommes ; lemarquis de Sassenay, secrétaire des commandements de madame deBerry, le vicomte de Valory, qui publiait sous le pseudonyme deCharles-Antoine des odes monorimes, le prince deBeauffremont qui, assez jeune, avait un chef grisonnant et unejolie et spirituelle femme dont les toilettes de velours écarlate àtorsades d’or, fort décolletées, effarouchaient ces ténèbres, lemarquis de Coriolis d’Espinouse[44], l’hommede France qui savait le mieux « la politesseproportionnée », le comte d’Amendre, bonhomme au mentonbienveillant, et le chevalier de Port-de-Guy, pilier de labibliothèque du Louvre, dite le cabinet du roi.M. de Port-de-Guy, chauve et plutôt vieilli que vieux,contait qu’en 1793, âgé de seize ans, on l’avait mis au bagne commeréfractaire, et ferré avec un octogénaire, l’évêque de Mirepoix,réfractaire aussi, mais comme prêtre, tandis que lui l’était commesoldat. C’était à Toulon. Leur fonction était d’aller la nuitramasser sur l’échafaud les têtes et les corps des guillotinés dujour ; ils emportaient sur leur dos ces troncs ruisselants, etleurs capes rouges de galériens avaient derrière leur nuque unecroûte de sang, sèche le matin, humide le soir. Ces récitstragiques abondaient dans le salon de madame de T. ; et àforce d’y maudire Marat, on y applaudissait Trestaillon. Quelquesdéputés du genre introuvable y faisaient leur whist,M. Thibord du Chalard, M. Lemarchant de Gomicourt, et lecélèbre railleur de la droite, M. Cornet-Dincourt. Le baillide Ferrette, avec ses culottes courtes et ses jambes maigres,traversait quelquefois ce salon en allant chezM. de Talleyrand. Il avait été le camarade de plaisirs deM. le comte d’Artois, et, à l’inverse d’Aristote accroupi sousCampaspe, il avait fait marcher la Guimard à quatre pattes, et dela sorte montré aux siècles un philosophe vengé par un bailli.

Quant aux prêtres, c’étaient l’abbé Halma, lemême à qui M. Larose, son collaborateur à la Foudre,disait : Bah ! qui est-ce qui n’a pas cinquanteans ? quelques blancs-becs peut-être ! l’abbéLetourneur[45], prédicateur du roi, l’abbéFrayssinous, qui n’était encore ni comte, ni évêque, ni ministre,ni pair, et qui portait une vieille soutane où il manquait desboutons, et l’abbé Keravenant, curé deSaint-Germain-des-Prés ; plus le nonce du pape, alorsmonsignor Macchi, archevêque de Nisibis, plus tard cardinal,remarquable par son long nez pensif, et un autre monsignor ainsiintitulé : abbate Palmieri, prélat domestique, un des septprotonotaires participants du saint-siège, chanoine de l’insignebasilique libérienne, avocat des saints, postulatore disanti, ce qui se rapporte aux affaires de canonisation etsignifie à peu près maître des requêtes de la section duparadis ; enfin deux cardinaux, M. de la Luzerne etM. de Clermont-Tonnerre. M. le cardinal de laLuzerne était un écrivain et devait avoir, quelques années plustard, l’honneur de signer dans le Conservateur desarticles côte à côte avec Chateaubriand ;M. de Clermont-Tonnerre était archevêque de Toulouse, etvenait souvent en villégiature à Paris chez son neveu le marquis deTonnerre, qui a été ministre de la marine et de la guerre. Lecardinal de Clermont-Tonnerre était un petit vieillard gai montrantses bas rouges sous sa soutane troussée ; il avait pourspécialité de haïr l’encyclopédie et de jouer éperdument aubillard, et les gens qui, à cette époque, passaient dans les soirsd’été rue Madame, où était alors l’hôtel de Clermont-Tonnerre,s’arrêtaient pour entendre le choc des billes, et la voix aiguë ducardinal criant à son conclaviste, monseigneur Cottret, évêquein partibus de Caryste : Marque, l’abbé, jecarambole. Le cardinal de Clermont-Tonnerre avait été amenéchez madame de T. par son ami le plus intime,M. de Roquelaure, ancien évêque de Senlis et l’un desquarante. M. de Roquelaure était considérable par sahaute taille et par son assiduité à l’académie ; à travers laporte vitrée de la salle voisine de la bibliothèque où l’académiefrançaise tenait alors ses séances, les curieux pouvaient tous lesjeudis contempler l’ancien évêque de Senlis, habituellement debout,poudré à frais, en bas violets, et tournant le dos à la porte,apparemment pour mieux faire voir son petit collet. Tous cesecclésiastiques, quoique la plupart hommes de cour autant qu’hommesd’église, s’ajoutaient à la gravité du salon de T., dont cinq pairsde France, le marquis de Vibraye, le marquis de Talaru, le marquisd’Herbouville, le vicomte Dambray et le duc de Valentinois,accentuaient l’aspect seigneurial. Ce duc de Valentinois, quoiqueprince de Monaco, c’est-à-dire prince souverain étranger, avait unesi haute idée de la France et de la pairie qu’il voyait tout àtravers elles. C’était lui qui disait : Les cardinaux sontles pairs de France de Rome, les lords sont les pairs de Franced’Angleterre. Au reste, car il faut en ce siècle que larévolution soit partout, ce salon féodal était, comme nous l’avonsdit, dominé par un bourgeois. M. Gillenormand y régnait.

C’était là l’essence et la quintessence de lasociété parisienne blanche. On y tenait en quarantaine lesrenommées, même royalistes. Il y a toujours de l’anarchie dans larenommée. Chateaubriand, entrant là, y eût fait l’effet du pèreDuchêne. Quelques ralliés pourtant pénétraient, par tolérance, dansce monde orthodoxe. Le comte Beugnot y était reçu à correction.

Les salons « nobles » d’aujourd’huine ressemblent plus à ces salons-là. Le faubourg Saint-Germain d’àprésent sent le fagot. Les royalistes de maintenant sont desdémagogues, disons-le à leur louange.

Chez madame de T., le monde étant supérieur,le goût était exquis et hautain, sous une grande fleur depolitesse. Les habitudes y comportaient toutes sortes deraffinements involontaires qui étaient l’ancien régime même,enterré, mais vivant. Quelques-unes de ces habitudes, dans lelangage surtout, semblaient bizarres. Des connaisseurs superficielseussent pris pour province ce qui n’était que vétusté. On appelaitune femme madame la générale. Madame la colonelle n’étaitpas absolument inusité. La charmante madame de Léon, en souvenirsans doute des duchesses de Longueville et de Chevreuse, préféraitcette appellation à son titre de princesse. La marquise de Créquy,elle aussi, s’était appelée madame la colonelle.

Ce fut ce petit haut monde qui inventa auxTuileries le raffinement de dire toujours en parlant au roi dansl’intimité le roi à la troisième personne et jamaisvotre majesté, la qualification votre majestéayant été « souillée par l’usurpateur ».

On jugeait là les faits et les hommes. Onraillait le siècle, ce qui dispensait de le comprendre. Ons’entr’aidait dans l’étonnement. On se communiquait la quantité declarté qu’on avait. Mathusalem renseignait Épiménide. Le sourdmettait l’aveugle au courant. On déclarait non avenu le tempsécoulé depuis Coblentz. De même que Louis XVIII était, par lagrâce de Dieu, à la vingt-cinquième année de son règne[46], les émigrés étaient, de droit, à lavingt-cinquième année de leur adolescence.

Tout était harmonieux ; rien ne vivaittrop ; la parole était à peine un souffle ; le journal,d’accord avec le salon, semblait un papyrus. Il y avait des jeunesgens, mais ils étaient un peu morts. Dans l’antichambre, leslivrées étaient vieillottes. Ces personnages, complètement passés,étaient servis par des domestiques du même genre. Tout cela avaitl’air d’avoir vécu il y a longtemps, et de s’obstiner contre lesépulcre. Conserver, Conservation, Conservateur, c’était là à peuprès tout le dictionnaire. Être en bonne odeur, était laquestion. Il y avait en effet des aromates dans les opinions de cesgroupes vénérables, et leurs idées sentaient le vétyver. C’était unmonde momie. Les maîtres étaient embaumés, les valets étaientempaillés.

Une digne vieille marquise émigrée et ruinée,n’ayant plus qu’une bonne, continuait de dire : Mesgens.

Que faisait-on dans le salon de madame deT. ? On était ultra.

Être ultra ; ce mot, quoique ce qu’ilreprésente n’ait peut-être pas disparu, ce mot n’a plus de sensaujourd’hui. Expliquons-le.

Être ultra, c’est aller au delà. C’estattaquer le sceptre au nom du trône et la mitre au nom del’autel ; c’est malmener la chose qu’on traîne ; c’estruer dans l’attelage ; c’est chicaner le bûcher sur le degréde cuisson des hérétiques ; c’est reprocher à l’idole son peud’idolâtrie ; c’est insulter par excès de respect ; c’esttrouver dans le pape pas assez de papisme, dans le roi pas assez deroyauté, et trop de lumière à la nuit ; c’est être mécontentde l’albâtre, de la neige, du cygne et du lys au nom de lablancheur ; c’est être partisan des choses au point d’endevenir l’ennemi ; c’est être si fort pour, qu’on estcontre.

L’esprit ultra caractérise spécialement lapremière phase de la Restauration.

Rien dans l’histoire n’a ressemblé à ce quartd’heure qui commence à 1814 et qui se termine vers 1820 àl’avènement de M. de Villèle, l’homme pratique de ladroite. Ces six années furent un moment extraordinaire, à la foisbruyant et morne, riant et sombre, éclairé comme par le rayonnementde l’aube et tout couvert en même temps des ténèbres des grandescatastrophes qui emplissaient encore l’horizon et s’enfonçaientlentement dans le passé. Il y eut là, dans cette lumière et danscette ombre, tout un petit monde nouveau et vieux, bouffon ettriste, juvénile et sénile, se frottant les yeux ; rien neressemble au réveil comme le retour ; groupe qui regardait laFrance avec humeur et que la France regardait avec ironie ; debons vieux hiboux marquis plein les rues, les revenus et lesrevenants, des « ci-devant » stupéfaits de tout, debraves et nobles gentilshommes souriant d’être en France et enpleurant aussi, ravis de revoir leur patrie, désespérés de ne plusretrouver leur monarchie ; la noblesse des croisades conspuantla noblesse de l’Empire, c’est-à-dire la noblesse de l’épée ;les races historiques ayant perdu le sens de l’histoire ; lesfils des compagnons de Charlemagne dédaignant les compagnons deNapoléon. Les épées, comme nous venons de le dire, se renvoyaientl’insulte ; l’épée de Fontenoy était risible et n’était qu’unerouillarde ; l’épée de Marengo était odieuse et n’était qu’unsabre. Jadis méconnaissait Hier. On n’avait plus le sentiment de cequi était grand, ni le sentiment de ce qui était ridicule. Il y eutquelqu’un qui appela Bonaparte Scapin[47]. Cemonde n’est plus. Rien, répétons-le, n’en reste aujourd’hui. Quandnous en tirons par hasard quelque figure et que nous essayons de lefaire revivre par la pensée, il nous semble étrange comme un mondeantédiluvien. C’est qu’en effet il a été lui aussi englouti par undéluge. Il a disparu sous deux révolutions. Quels flots que lesidées ! Comme elles couvrent vite tout ce qu’elles ont missionde détruire et d’ensevelir, et comme elles font promptementd’effrayantes profondeurs !

Telle était la physionomie des salons de cestemps lointains et candides où M. Martainville avait plusd’esprit que Voltaire.

Ces salons avaient une littérature et unepolitique à eux. On y croyait en Fiévée. M. Agier y faisaitloi. On y commentait M. Colnet, le publiciste bouquiniste duquai Malaquais. Napoléon y était pleinement Ogre de Corse. Plustard, l’introduction dans l’histoire de M. le marquis deBuonaparté, lieutenant général des armées du roi, fut uneconcession à l’esprit du siècle.

Ces salons ne furent pas longtemps purs. Dès1818, quelques doctrinaires commencèrent à y poindre, nuanceinquiétante. La manière de ceux-là était d’être royalistes et des’en excuser. Là où les ultras étaient très fiers, les doctrinairesétaient un peu honteux. Ils avaient de l’esprit ; ils avaientdu silence ; leur dogme politique était convenablement empeséde morgue ; ils devaient réussir. Ils faisaient, utilementd’ailleurs, des excès de cravate blanche et d’habit boutonné. Letort, ou le malheur, du parti doctrinaire a été de créer lajeunesse vieille. Ils prenaient des poses de sages. Ils rêvaient degreffer sur le principe absolu et excessif un pouvoir tempéré. Ilsopposaient, et parfois avec une rare intelligence, au libéralismedémolisseur un libéralisme conservateur. On les entendaitdire : « Grâce pour le royalisme ! il a rendu plusd’un service. Il a rapporté la tradition, le culte, la religion, lerespect. Il est fidèle, brave, chevaleresque, aimant, dévoué. Ilvient mêler, quoique à regret, aux grandeurs nouvelles de la nationles grandeurs séculaires de la monarchie. Il a le tort de ne pascomprendre la Révolution, l’Empire, la gloire, la liberté, lesjeunes idées, les jeunes générations, le siècle. Mais ce tort qu’ila envers nous, ne l’avons-nous pas quelquefois envers lui ? LaRévolution, dont nous sommes les héritiers, doit avoirl’intelligence de tout. Attaquer le royalisme, c’est le contre-sensdu libéralisme. Quelle faute ! et quel aveuglement ! LaFrance révolutionnaire manque de respect à la France historique,c’est-à-dire à sa mère, c’est-à-dire à elle-même. Après le 5septembre, on traite la noblesse de la monarchie comme après le 8juillet[48] on traitait la noblesse de l’Empire.Ils ont été injustes pour l’aigle, nous sommes injustes pour lafleur de lys. On veut donc toujours avoir quelque chose àproscrire ! Dédorer la couronne de Louis XIV, gratterl’écusson d’Henri IV, cela est-il bien utile ? Nousraillons M. de Vaublanc qui effaçait les N du pontd’Iéna ! Que faisait-il donc ? Ce que nous faisons.Bouvines nous appartient comme Marengo. Les fleurs de lys sont ànous comme les N. C’est notre patrimoine. À quoi bonl’amoindrir ? Il ne faut pas plus renier la patrie dans lepassé que dans le présent. Pourquoi ne pas vouloir toutel’histoire ? Pourquoi ne pas aimer toute laFrance ? »

C’est ainsi que les doctrinaires critiquaientet protégeaient le royalisme, mécontent d’être critiqué et furieuxd’être protégé.

Les ultras marquèrent la première époque duroyalisme ; la congrégation caractérisa la seconde. À lafougue succéda l’habileté. Bornons ici cette esquisse.

Dans le cours de ce récit, l’auteur de celivre a trouvé sur son chemin ce moment curieux de l’histoirecontemporaine ; il a dû y jeter en passant un coup d’œil etretracer quelques-uns des linéaments singuliers de cette sociétéaujourd’hui inconnue. Mais il le fait rapidement et sans aucuneidée amère ou dérisoire. Des souvenirs, affectueux et respectueux,car ils touchent à sa mère, l’attachent à ce passé[49]. D’ailleurs, disons-le, ce même petitmonde avait sa grandeur. On en peut sourire, mais on ne peut ni lemépriser ni le haïr. C’était la France d’autrefois.

Marius Pontmercy fit comme tous les enfantsdes études quelconques. Quand il sortit des mains de la tanteGillenormand, son grand-père le confia à un digne professeur de laplus pure innocence classique. Cette jeune âme qui s’ouvrait passad’une prude à un cuistre. Marius eut ses années de collège, puis ilentra à l’école de droit. Il était royaliste, fanatique et austère.Il aimait peu son grand-père dont la gaîté et le cynisme lefroissaient, et il était sombre à l’endroit de son père.

C’était du reste un garçon ardent et froid,noble, généreux, fier, religieux, exalté ; digne jusqu’à ladureté, pur jusqu’à la sauvagerie.

Chapitre IV – Fin du brigand

L’achèvement des études classiques de Mariuscoïncida avec la sortie du monde de M. Gillenormand. Levieillard dit adieu au faubourg Saint-Germain et au salon de madamede T., et vint s’établir au Marais dans sa maison de la rue desFilles-du-Calvaire. Il avait là pour domestiques, outre le portier,cette femme de chambre Nicolette qui avait succédé à la Magnon, etce Basque essoufflé et poussif dont il a été parlé plus haut.

En 1827[50], Mariusvenait d’atteindre ses dix-sept ans. Comme il rentrait un soir, ilvit son grand-père qui tenait une lettre à la main.

– Marius, dit M. Gillenormand, tupartiras demain pour Vernon.

– Pourquoi ? dit Marius.

– Pour voir ton père.

Marius eut un tremblement. Il avait songé àtout, excepté à ceci, qu’il pourrait un jour se faire qu’il eût àvoir son père. Rien ne pouvait être pour lui plus inattendu, plussurprenant, et, disons-le, plus désagréable. C’était l’éloignementcontraint au rapprochement. Ce n’était pas un chagrin, non, c’étaitune corvée.

Marius, outre ses motifs d’antipathiepolitique, était convaincu que son père, le sabreur, commel’appelait M. Gillenormand dans ses jours de douceur, nel’aimait pas ; cela était évident, puisqu’il l’avait abandonnéainsi et laissé à d’autres. Ne se sentant point aimé, il n’aimaitpoint. Rien de plus simple, se disait-il.

Il fut si stupéfait qu’il ne questionna pasM. Gillenormand. Le grand-père reprit :

– Il paraît qu’il est malade. Il tedemande.

Et après un silence il ajouta :

– Pars demain matin. Je crois qu’il y acour des Fontaines une voiture qui part à six heures et qui arrivele soir. Prends-la. Il dit que c’est pressé.

Puis il froissa la lettre et la mit dans sapoche. Marius aurait pu partir le soir même et être près de sonpère le lendemain matin. Une diligence de la rue du Bouloi faisaità cette époque le voyage de Rouen la nuit et passait par Vernon. NiM. Gillenormand ni Marius ne songèrent à s’informer.

Le lendemain, à la brune, Marius arrivait àVernon. Les chandelles commençaient à s’allumer. Il demanda aupremier passant venu : la maison de monsieurPontmercy. Car dans sa pensée il était de l’avis de laRestauration, et, lui non plus, ne reconnaissait son père ni baronni colonel.

On lui indiqua le logis. Il sonna ; unefemme vint lui ouvrir, une petite lampe à la main.

– Monsieur Pontmercy ? ditMarius.

La femme resta immobile.

– Est-ce ici ? demanda Marius.

La femme fit de la tête un signeaffirmatif.

– Pourrais-je lui parler ?

La femme fit un signe négatif.

– Mais je suis son fils, reprit Marius.Il m’attend.

– Il ne vous attend plus, dit lafemme.

Alors il s’aperçut qu’elle pleurait.

Elle lui désigna du doigt la porte d’une sallebasse. Il entra.

Dans cette salle qu’éclairait une chandelle desuif posée sur la cheminée, il y avait trois hommes, un qui étaitdebout, un qui était à genoux, et un qui était à terre et enchemise couché tout de son long sur le carreau. Celui qui était àterre était le colonel.

Les deux autres étaient un médecin et unprêtre, qui priait.

Le colonel était depuis trois jours atteintd’une fièvre cérébrale. Au début de la maladie, ayant un mauvaispressentiment, il avait écrit à M. Gillenormand pour demanderson fils. La maladie avait empiré. Le soir même de l’arrivée deMarius à Vernon, le colonel avait eu un accès de délire ; ils’était levé de son lit malgré la servante, en criant : – Monfils n’arrive pas ! je vais au-devant de lui ! – Puis ilétait sorti de sa chambre et était tombé sur le carreau del’antichambre. Il venait d’expirer.

On avait appelé le médecin et le curé. Lemédecin était arrivé trop tard, le curé était arrivé trop tard. Lefils aussi était arrivé trop tard.

À la clarté crépusculaire de la chandelle, ondistinguait sur la joue du colonel gisant et pâle une grosse larmequi avait coulé de son œil mort. L’œil était éteint, mais la larmen’était pas séchée. Cette larme, c’était le retard de son fils.

Marius considéra cet homme qu’il voyait pourla première fois, et pour la dernière, ce visage vénérable et mâle,ces yeux ouverts qui ne regardaient pas, ces cheveux blancs, cesmembres robustes sur lesquels on distinguait çà et là des lignesbrunes qui étaient des coups de sabre et des espèces d’étoilesrouges qui étaient des trous de balles. Il considéra cettegigantesque balafre qui imprimait l’héroïsme sur cette face où Dieuavait empreint la bonté. Il songea que cet homme était son père etque cet homme était mort, et il resta froid.

La tristesse qu’il éprouvait fut la tristessequ’il aurait ressentie devant tout autre homme qu’il aurait vuétendu mort.

Le deuil, un deuil poignant, était dans cettechambre. La servante se lamentait dans un coin, le curé priait, eton l’entendait sangloter, le médecin s’essuyait les yeux ; lecadavre lui-même pleurait.

Ce médecin, ce prêtre et cette femmeregardaient Marius à travers leur affliction sans dire uneparole ; c’était lui qui était l’étranger. Marius, trop peuému, se sentit honteux et embarrassé de son attitude ; ilavait son chapeau à la main, il le laissa tomber à terre, afin defaire croire que la douleur lui ôtait la force de le tenir.

En même temps il éprouvait comme un remords etil se méprisait d’agir ainsi. Mais était-ce sa faute ? Iln’aimait pas son père, quoi !

Le colonel ne laissait rien. La vente dumobilier paya à peine l’enterrement. La servante trouva un chiffonde papier qu’elle remit à Marius. Il y avait ceci, écrit de la maindu colonel :

« – Pour mon fils. – L’empereurm’a fait baron sur le champ de bataille de Waterloo. Puisque laRestauration me conteste ce titre que j’ai payé de mon sang, monfils le prendra et le portera. Il va sans dire qu’il en seradigne. »

Derrière, le colonel avait ajouté :

« À cette même bataille de Waterloo, unsergent m’a sauvé la vie. Cet homme s’appelle Thénardier. Dans cesderniers temps, je crois qu’il tenait une petite auberge dans unvillage des environs de Paris, à Chelles ou à Montfermeil. Si monfils le rencontre, il fera à Thénardier tout le bien qu’ilpourra. »

Non par religion pour son père, mais à causede ce respect vague de la mort qui est toujours si impérieux aucœur de l’homme, Marius prit ce papier et le serra.

Rien ne resta du colonel. M. Gillenormandfit vendre au fripier son épée et son uniforme. Les voisinsdévalisèrent le jardin et pillèrent les fleurs rares. Les autresplantes devinrent ronces et broussailles, ou moururent.

Marius n’était demeuré que quarante-huitheures à Vernon. Après l’enterrement, il était revenu à Paris ets’était remis à son droit, sans plus songer à son père que s’iln’eût jamais vécu. En deux jours le colonel avait été enterré, eten trois jours oublié.

Marius avait un crêpe à son chapeau. Voilàtout.

Chapitre V – Utilité d’aller à la messepour devenir révolutionnaire

Marius avait gardé les habitudes religieusesde son enfance. Un dimanche qu’il était allé entendre la messe àSaint-Sulpice, à cette même chapelle de la Vierge où sa tante lemenait quand il était petit, étant ce jour-là distrait et rêveurplus qu’à l’ordinaire, il s’était placé derrière un pilier etagenouillé, sans y faire attention, sur une chaise en veloursd’Utrecht au dossier de laquelle était écrit ce nom :Monsieur Mabeuf, marguillier. La messe commençait à peinequ’un vieillard se présenta et dit à Marius :

– Monsieur, c’est ma place.

Marius s’écarta avec empressement, et levieillard reprit sa chaise.

La messe finie, Marius était resté pensif àquelques pas ; le vieillard s’approcha de nouveau et luidit :

– Je vous demande pardon, monsieur, devous avoir dérangé tout à l’heure et de vous déranger encore en cemoment ; mais vous avez dû me trouver fâcheux, il faut que jevous explique.

– Monsieur, dit Marius, c’estinutile.

– Si ! reprit le vieillard, je neveux pas que vous ayez mauvaise idée de moi. Voyez-vous, je tiens àcette place. Il me semble que la messe y est meilleure.Pourquoi ? je vais vous le dire. C’est à cette place-là quej’ai vu venir pendant des années, tous les deux ou trois moisrégulièrement, un pauvre brave père qui n’avait pas d’autreoccasion et pas d’autre manière de voir son enfant, parce que, pourdes arrangements de famille, on l’en empêchait. Il venait à l’heureoù il savait qu’on menait son fils à la messe. Le petit ne sedoutait pas que son père était là. Il ne savait même peut-être pasqu’il avait un père, l’innocent ! Le père, lui, se tenaitderrière ce pilier pour qu’on ne le vît pas. Il regardait sonenfant, et il pleurait. Il adorait ce petit, ce pauvre homme !J’ai vu cela. Cet endroit est devenu comme sanctifié pour moi, etj’ai pris l’habitude de venir y entendre la messe. Je le préfère aubanc d’œuvre où j’aurais droit d’être comme marguillier[51]. J’ai même un peu connu ce malheureuxmonsieur. Il avait un beau-père, une tante riche, des parents, jene sais plus trop, qui menaçaient de déshériter l’enfant si, lui lepère, il le voyait. Il s’était sacrifié pour que son fils fût richeun jour et heureux. On l’en séparait pour opinion politique.Certainement j’approuve les opinions politiques, mais il y a desgens qui ne savent pas s’arrêter. Mon Dieu ! parce qu’un hommea été à Waterloo, ce n’est pas un monstre ; on ne sépare pointpour cela un père de son enfant. C’était un colonel de Bonaparte.Il est mort, je crois. Il demeurait à Vernon où j’ai mon frèrecuré, et il s’appelait quelque chose comme Pontmarie ou Montpercy…– Il avait, ma foi, un beau coup de sabre.

– Pontmercy ? dit Marius enpâlissant.

– Précisément. Pontmercy. Est-ce que vousl’avez connu ?

– Monsieur, dit Marius, c’était monpère.

Le vieux marguillier joignit les mains, ets’écria :

– Ah ! vous êtes l’enfant !Oui, c’est cela, ce doit être un homme à présent. Eh bien !pauvre enfant, vous pouvez dire que vous avez eu un père qui vous abien aimé !

Marius offrit son bras au vieillard et leramena jusqu’à son logis. Le lendemain, il dit àM. Gillenormand :

– Nous avons arrangé une partie de chasseavec quelques amis. Voulez-vous me permettre de m’absenter troisjours ?

– Quatre ! répondit le grand-père.Va, amuse-toi.

Et, clignant de l’œil, il dit bas à safille :

– Quelque amourette !

Chapitre VI – Ce que c’est que d’avoirrencontrer un marguillier

Où alla Marius, on le verra un peu plusloin.

Marius fut trois jours absent, puis il revintà Paris, alla droit à la bibliothèque de l’école de droit, etdemanda la collection du Moniteur.

Il lut le Moniteur, il lut toutes leshistoires de la république et de l’empire, le Mémorial deSainte-Hélène, tous les mémoires, les journaux, les bulletins,les proclamations ; il dévora tout. La première fois qu’ilrencontra le nom de son père dans les bulletins de la grande armée,il en eut la fièvre toute une semaine. Il alla voir les générauxsous lesquels Georges Pontmercy avait servi, entre autres le comteH.[52] Le marguillier Mabeuf, qu’il était allérevoir, lui avait conté la vie de Vernon, la retraite du colonel,ses fleurs, sa solitude. Marius arriva à connaître pleinement cethomme rare, sublime et doux, cette espèce de lion-agneau qui avaitété son père.

Cependant, occupé de cette étude qui luiprenait tous ses instants comme toutes ses pensées, il ne voyaitpresque plus les Gillenormand. Aux heures des repas, ilparaissait ; puis on le cherchait, il n’était plus là. Latante bougonnait. Le père Gillenormand souriait. Bah !bah ! c’est le temps des fillettes ! – Quelquefois levieillard ajoutait : – Diable ! je croyais que c’étaitune galanterie, il paraît que c’est une passion.

C’était une passion en effet.

Marius était en train d’adorer son père.

En même temps un changement extraordinaire sefaisait dans ses idées. Les phases de ce changement furentnombreuses et successives. Comme ceci est l’histoire de beaucoupd’esprits de notre temps, nous croyons utile de suivre ces phasespas à pas et de les indiquer toutes.

Cette histoire où il venait de mettre les yeuxl’effarait.

Le premier effet fut l’éblouissement.

La république, l’empire, n’avaient été pourlui jusqu’alors que des mots monstrueux. La république, uneguillotine dans un crépuscule ; l’empire, un sabre dans lanuit. Il venait d’y regarder, et là où il s’attendait à ne trouverqu’un chaos de ténèbres, il avait vu, avec une sorte de surpriseinouïe mêlée de crainte et de joie, étinceler des astres, Mirabeau,Vergniaud, Saint-Just, Robespierre, Camille Desmoulins, Danton, etse lever un soleil, Napoléon. Il ne savait où il en était. Ilreculait aveuglé de clartés. Peu à peu, l’étonnement passé, ils’accoutuma à ces rayonnements, il considéra les actions sansvertige, il examina les personnages sans terreur ; larévolution et l’empire se mirent lumineusement en perspectivedevant sa prunelle visionnaire ; il vit chacun de ces deuxgroupes d’événements et d’hommes se résumer dans deux faitsénormes ; la république dans la souveraineté du droit civiquerestituée aux masses, l’empire dans la souveraineté de l’idéefrançaise imposée à l’Europe ; il vit sortir de la révolutionla grande figure du peuple et de l’empire la grande figure de laFrance. Il se déclara dans sa conscience que tout cela avait étébon[53].

Ce que son éblouissement négligeait dans cettepremière appréciation beaucoup trop synthétique, nous ne croyonspas nécessaire de l’indiquer ici. C’est l’état d’un esprit enmarche que nous constatons. Les progrès ne se font pas tous en uneétape. Cela dit, une fois pour toutes, pour ce qui précède commepour ce qui va suivre, nous continuons.

Il s’aperçut alors que jusqu’à ce moment iln’avait pas plus compris son pays qu’il n’avait compris son père.Il n’avait connu ni l’un ni l’autre, et il avait eu une sorte denuit volontaire sur les yeux. Il voyait maintenant ; et d’uncôté il admirait, de l’autre il adorait.

Il était plein de regrets, et de remords, etil songeait avec désespoir que tout ce qu’il avait dans l’âme, ilne pouvait plus le dire maintenant qu’à un tombeau ! Oh !si son père avait existé, s’il l’avait eu encore, si Dieu dans sacompassion et dans sa bonté avait permis que ce père fût encorevivant, comme il aurait couru, comme il se serait précipité, commeil aurait crié à son père : Père ! me voici ! c’estmoi ! j’ai le même cœur que toi ! je suis ton fils !Comme il aurait embrassé sa tête blanche, inondé ses cheveux delarmes, contemplé sa cicatrice, pressé ses mains, adoré sesvêtements, baisé ses pieds ! Oh ! pourquoi ce pèreétait-il mort si tôt, avant l’âge, avant la justice, avant l’amourde son fils ! Marius avait un continuel sanglot dans le cœurqui disait à tout moment : hélas ! En même temps, ildevenait plus vraiment sérieux, plus vraiment grave, plus sûr de safoi et de sa pensée. À chaque instant des lueurs du vrai venaientcompléter sa raison. Il se faisait en lui comme une croissanceintérieure. Il sentait une sorte d’agrandissement naturel que luiapportaient ces deux choses, nouvelles pour lui, son père et sapatrie.

Comme lorsqu’on a une clef, touts’ouvrait ; il s’expliquait ce qu’il avait haï, il pénétraitce qu’il avait abhorré ; il voyait désormais clairement lesens providentiel, divin et humain, des grandes choses qu’on luiavait appris à détester et des grands hommes qu’on lui avaitenseigné à maudire. Quand il songeait à ses précédentes opinions,qui n’étaient que d’hier et qui pourtant lui semblaient déjà sianciennes, il s’indignait et il souriait.

De la réhabilitation de son père il avaitnaturellement passé à la réhabilitation de Napoléon.

Pourtant, celle-ci, disons-le, ne s’étaitpoint faite sans labeur.

Dès l’enfance on l’avait imbu des jugements duparti de 1814 sur Bonaparte. Or, tous les préjugés de laRestauration, tous ses intérêts, tous ses instincts, tendaient àdéfigurer Napoléon. Elle l’exécrait plus encore que Robespierre.Elle avait exploité assez habilement la fatigue de la nation et lahaine des mères. Bonaparte était devenu une sorte de monstrepresque fabuleux, et, pour le peindre à l’imagination du peuplequi, comme nous l’indiquions tout à l’heure, ressemble àl’imagination des enfants, le parti de 1814 faisait apparaîtresuccessivement tous les masques effrayants, depuis ce qui estterrible en restant grandiose jusqu’à ce qui est terrible endevenant grotesque, depuis Tibère jusqu’à Croquemitaine. Ainsi, enparlant de Bonaparte, on était libre de sangloter ou de pouffer derire, pourvu que la haine fît la basse. Marius n’avait jamais eu –sur cet homme, comme on l’appelait, – d’autres idées dans l’esprit.Elles s’étaient combinées avec la ténacité qui était dans sanature. Il y avait en lui tout un petit homme têtu qui haïssaitNapoléon.

En lisant l’histoire, en l’étudiant surtoutdans les documents et dans les matériaux, le voile qui couvraitNapoléon aux yeux de Marius se déchira peu à peu. Il entrevitquelque chose d’immense, et soupçonna qu’il s’était trompé jusqu’àce moment sur Bonaparte comme sur tout le reste ; chaque jouril voyait mieux ; et il se mit à gravir lentement, pas à pas,au commencement presque à regret, ensuite avec enivrement et commeattiré par une fascination irrésistible, d’abord les degréssombres, puis les degrés vaguement éclairés, enfin les degréslumineux et splendides de l’enthousiasme.

Une nuit, il était seul dans sa petite chambresituée sous le toit. Sa bougie était allumée ; il lisaitaccoudé sur sa table à côté de sa fenêtre ouverte. Toutes sortes derêveries lui arrivaient de l’espace et se mêlaient à sa pensée.Quel spectacle que la nuit ! on entend des bruits sourds sanssavoir d’où ils viennent, on voit rutiler comme une braise Jupiterqui est douze cents fois plus gros que la terre, l’azur est noir,les étoiles brillent, c’est formidable.

Il lisait les bulletins de la grande armée,ces strophes homériques écrites sur le champ de bataille ; ily voyait par intervalles le nom de son père, toujours le nom del’empereur ; tout le grand empire lui apparaissait ; ilsentait comme une marée qui se gonflait en lui et quimontait ; il lui semblait par moments que son père passaitprès de lui comme un souffle, et lui parlait à l’oreille ; ildevenait peu à peu étrange ; il croyait entendre les tambours,le canon, les trompettes, le pas mesuré des bataillons, le galopsourd et lointain des cavaleries ; de temps en temps ses yeuxse levaient vers le ciel et regardaient luire dans les profondeurssans fond les constellations colossales, puis ils retombaient surle livre et ils y voyaient d’autres choses colossales remuerconfusément. Il avait le cœur serré. Il était transporté,tremblant, haletant ; tout à coup, sans savoir lui-même ce quiétait en lui et à quoi il obéissait, il se dressa, étendit ses deuxbras hors de la fenêtre, regarda fixement l’ombre, le silence,l’infini ténébreux, l’immensité éternelle, et cria : Vivel’empereur !

À partir de ce moment, tout fut dit. L’ogre deCorse, – l’usurpateur, – le tyran, – le monstre qui était l’amantde ses sœurs, – l’histrion qui prenait des leçons de Talma, –l’empoisonneur de Jaffa, – le tigre, – Buonaparté, – tout celas’évanouit, et fit place dans son esprit à un vague et éclatantrayonnement où resplendissait à une hauteur inaccessible le pâlefantôme de marbre de César. L’empereur n’avait été pour son pèreque le bien-aimé capitaine qu’on admire et pour qui l’on sedévoue ; il fut pour Marius quelque chose de plus. Il fut leconstructeur prédestiné du groupe français succédant au grouperomain dans la domination de l’univers. Il fut le prodigieuxarchitecte d’un écroulement, le continuateur de Charlemagne, deLouis XI, de Henri IV, de Richelieu, de Louis XIV etdu comité de salut public, ayant sans doute ses taches, ses fauteset même son crime, c’est-à-dire étant homme ; mais augustedans ses fautes, brillant dans ses taches, puissant dans son crime.Il fut l’homme prédestiné qui avait forcé toutes les nations àdire : – la grande nation. Il fut mieux encore ; il futl’incarnation même de la France, conquérant l’Europe par l’épéequ’il tenait et le monde par la clarté qu’il jetait. Marius vit enBonaparte le spectre éblouissant qui se dressera toujours sur lafrontière et qui gardera l’avenir. Despote, mais dictateur ;despote résultant d’une république et résumant une révolution.Napoléon devint pour lui l’homme-peuple comme Jésus estl’homme-Dieu.

On le voit, à la façon de tous les nouveauxvenus dans une religion, sa conversion l’enivrait, il seprécipitait dans l’adhésion et il allait trop loin. Sa nature étaitainsi : une fois sur une pente, il lui était presqueimpossible d’enrayer. Le fanatisme pour l’épée le gagnait etcompliquait dans son esprit l’enthousiasme pour l’idée. Il nes’apercevait point qu’avec le génie, et pêle-mêle, il admirait laforce, c’est-à-dire qu’il installait dans les deux compartiments deson idolâtrie, d’un côté ce qui est divin, de l’autre ce qui estbrutal. À plusieurs égards, il s’était mis à se tromper autrement.Il admettait tout. Il y a une manière de rencontrer l’erreur enallant à la vérité. Il avait une sorte de bonne foi violente quiprenait tout en bloc. Dans la voie nouvelle où il était entré, enjugeant les torts de l’ancien régime comme en mesurant la gloire deNapoléon, il négligeait les circonstances atténuantes.

Quoi qu’il en fût, un pas prodigieux étaitfait. Où il avait vu autrefois la chute de la monarchie, il voyaitmaintenant l’avènement de la France. Son orientation était changée.Ce qui avait été le couchant était le levant. Il s’étaitretourné.

Toutes ces révolutions s’accomplissaient enlui sans que sa famille s’en doutât.

Quand, dans ce mystérieux travail, il eut toutà fait perdu son ancienne peau de bourbonien et d’ultra, quand ileut dépouillé l’aristocrate, le jacobite et le royaliste, lorsqu’ilfut pleinement révolutionnaire, profondément démocrate, et presquerépublicain, il alla chez un graveur du quai des Orfèvres et ycommanda cent cartes portant ce nom : le baron MariusPontmercy[54].

Ce qui n’était qu’une conséquence très logiquedu changement qui s’était opéré en lui, changement dans lequel toutgravitait autour de son père. Seulement, comme il ne connaissaitpersonne, et qu’il ne pouvait semer ces cartes chez aucun portier,il les mit dans sa poche.

Par une autre conséquence naturelle, à mesurequ’il se rapprochait de son père, de sa mémoire, et des choses pourlesquelles le colonel avait combattu vingt-cinq ans, il s’éloignaitde son grand-père. Nous l’avons dit, dès longtemps l’humeur deM. Gillenormand ne lui agréait point. Il y avait déjà entreeux toutes les dissonances de jeune homme grave à vieillardfrivole. La gaîté de Géronte choque et exaspère la mélancolie deWerther. Tant que les mêmes opinions politiques et les mêmes idéesleur avaient été communes, Marius s’était rencontré là avecM. Gillenormand comme sur un pont. Quand ce pont tomba,l’abîme se fit. Et puis, par-dessus tout, Marius éprouvait desmouvements de révolte inexprimables en songeant que c’étaitM. Gillenormand qui, pour des motifs stupides, l’avait arrachésans pitié au colonel, privant ainsi le père de l’enfant etl’enfant du père.

À force de piété pour son père, Marius enétait presque venu à l’aversion pour son aïeul.

Rien de cela du reste, nous l’avons dit, ne setrahissait au dehors. Seulement il était froid de plus enplus ; laconique aux repas, et rare dans la maison. Quand satante l’en grondait, il était très doux et donnait pour prétexteses études, les cours, les examens, des conférences, etc. Legrand-père ne sortait pas de son diagnostic infaillible : –Amoureux ! Je m’y connais.

Marius faisait de temps en temps quelquesabsences.

– Où va-t-il donc comme cela ?demandait la tante.

Dans un de ces voyages, toujours très courts,il était allé à Montfermeil pour obéir à l’indication que son pèrelui avait laissée, et il avait cherché l’ancien sergent deWaterloo, l’aubergiste Thénardier. Thénardier avait fait faillite,l’auberge était fermée, et l’on ne savait ce qu’il était devenu.Pour ces recherches, Marius fut quatre jours hors de la maison.

– Décidément, dit le grand-père, il sedérange.

On avait cru remarquer qu’il portait sur sapoitrine et sous sa chemise quelque chose qui était attaché à soncou par un ruban noir.

Chapitre VII – Quelque cotillon

Nous avons parlé d’un lancier.

C’était un arrière-petit-neveu queM. Gillenormand avait du côté paternel, et qui menait, endehors de la famille et loin de tous les foyers domestiques, la viede garnison. Le lieutenant Théodule Gillenormand remplissait toutesles conditions voulues pour être ce qu’on appelle un joli officier.Il avait « une taille de demoiselle », une façon detraîner le sabre victorieuse, et la moustache en croc. Il venaitfort rarement à Paris, si rarement que Marius ne l’avait jamais vu.Les deux cousins ne se connaissaient que de nom. Théodule était,nous croyons l’avoir dit, le favori de la tante Gillenormand, quile préférait parce qu’elle ne le voyait pas. Ne pas voir les gens,cela permet de leur supposer toutes les perfections.

Un matin, Mlle Gillenormandaînée était rentrée chez elle aussi émue que sa placidité pouvaitl’être. Marius venait encore de demander à son grand-père lapermission de faire un petit voyage, ajoutant qu’il comptait partirle soir même. – Va ! avait répondu le grand-père, etM. Gillenormand avait ajouté à part en poussant ses deuxsourcils vers le haut de son front : Il découche avecrécidive. Mlle Gillenormand était remontée dans sachambre très intriguée, et avait jeté dans l’escalier ce pointd’exclamation : C’est fort ! et ce pointd’interrogation : Mais où donc est-ce qu’il va ? Elleentrevoyait quelque aventure de cœur plus ou moins illicite, unefemme dans la pénombre, un rendez-vous, un mystère, et elle n’eûtpas été fâchée d’y fourrer ses lunettes. La dégustation d’unmystère, cela ressemble à la primeur d’un esclandre ; lessaintes âmes ne détestent point cela. Il y a dans les compartimentssecrets de la bigoterie quelque curiosité pour le scandale.

Elle était donc en proie au vague appétit desavoir une histoire.

Pour se distraire de cette curiosité quil’agitait un peu au delà de ses habitudes, elle s’était réfugiéedans ses talents, et elle s’était mise à festonner avec du cotonsur du coton une de ces broderies de l’Empire et de la Restaurationoù il y a beaucoup de roues de cabriolet. Ouvrage maussade,ouvrière revêche. Elle était depuis plusieurs heures sur sa chaisequand la porte s’ouvrit. Mlle Gillenormand leva lenez ; le lieutenant Théodule était devant elle, et lui faisaitle salut d’ordonnance. Elle poussa un cri de bonheur. On estvieille, on est prude, on est dévote, on est la tante ; maisc’est toujours agréable de voir entrer dans sa chambre unlancier.

– Toi ici, Théodule !s’écria-t-elle.

– En passant, ma tante.

– Mais embrasse-moi donc.

– Voilà ! dit Théodule.

Et il l’embrassa. La tante Gillenormand alla àson secrétaire, et l’ouvrit.

– Tu nous restes au moins toute lasemaine ?

– Ma tante, je repars ce soir.

– Pas possible !

– Mathématiquement !

– Reste, mon petit Théodule, je t’enprie.

– Le cœur dit oui, mais la consigne ditnon. L’histoire est simple. On nous change de garnison ; nousétions à Melun, on nous met à Gaillon. Pour aller de l’anciennegarnison à la nouvelle, il faut passer par Paris. J’ai dit :je vais aller voir ma tante.

– Et voici pour ta peine.

Elle lui mit dix louis dans la main.

– Vous voulez dire pour mon plaisir,chère tante.

Théodule l’embrassa une seconde fois, et elleeut la joie d’avoir le cou un peu écorché par les soutaches del’uniforme.

– Est-ce que tu fais le voyage à chevalavec ton régiment ? lui demanda-t-elle.

– Non, ma tante. J’ai tenu à vous voir.J’ai une permission spéciale. Mon brosseur mène mon cheval ;je vais par la diligence. Et à ce propos, il faut que je vousdemande une chose.

– Quoi ?

– Mon cousin Marius Pontmercy voyage doncaussi, lui ?

– Comment sais-tu cela ? fit latante, subitement chatouillée au vif de la curiosité.

– En arrivant, je suis allé à ladiligence retenir ma place dans le coupé.

– Eh bien ?

– Un voyageur était déjà venu retenir uneplace sur l’impériale. J’ai vu sur la feuille son nom.

– Quel nom ?

– Marius Pontmercy.

– Le mauvais sujet ! s’écria latante. Ah ! ton cousin n’est pas un garçon rangé comme toi.Dire qu’il va passer la nuit en diligence !

– Comme moi.

– Mais toi, c’est par devoir ; lui,c’est par désordre.

– Bigre ! fit Théodule.

Ici, il arriva un événement àMlle Gillenormand aînée ; elle eut une idée.Si elle eût été homme, elle se fût frappé le front. Elle apostrophaThéodule :

– Sais-tu que ton cousin ne te connaîtpas ?

– Non. Je l’ai vu, moi ; mais il n’ajamais daigné me remarquer.

– Vous allez donc voyager ensemble commecela ?

– Lui sur l’impériale, moi dans lecoupé.

– Où va cette diligence ?

– Aux Andelys.

– C’est donc là que va Marius ?

– À moins que, comme moi, il ne s’arrêteen route. Moi, je descends à Vernon pour prendre la correspondancede Gaillon. Je ne sais rien de l’itinéraire de Marius.

– Marius ! quel vilain nom !Quelle idée a-t-on eue de l’appeler Marius ! Tandis que toi,au moins, tu t’appelles Théodule !

– J’aimerais mieux m’appelerAlfred[55], dit l’officier.

– Écoute, Théodule.

– J’écoute, ma tante.

– Fais attention.

– Je fais attention.

– Y es-tu ?

– Oui.

– Eh bien, Marius fait des absences.

– Hé hé !

– Il voyage.

– Ah ah !

– Il découche.

– Oh oh !

– Nous voudrions savoir ce qu’il y alà-dessous.

Théodule répondit avec le calme d’un hommebronzé :

– Quelque cotillon.

Et avec ce rire entre cuir et chair qui décèlela certitude, il ajouta :

– Une fillette.

– C’est évident, s’écria la tante quicrut entendre parler M. Gillenormand, et qui sentit saconviction sortir irrésistiblement de ce mot fillette,accentué presque de la même façon par le grand-oncle et par lepetit-neveu. Elle reprit :

– Fais-nous un plaisir. Suis un peuMarius. Il ne te connaît pas, cela te sera facile. Puisque filletteil y a, tâche de voir la fillette. Tu nous écriras l’historiette.Cela amusera le grand-père.

Théodule n’avait point un goût excessif pource genre de guet ; mais il était fort touché des dix louis, etil croyait leur voir une suite possible. Il accepta la commissionet dit : – Comme il vous plaira, ma tante. Et il ajouta à partlui : – Me voilà duègne.

Mlle Gillenormandl’embrassa.

– Ce n’est pas toi, Théodule, qui feraisde ces frasques-là. Tu obéis à la discipline, tu es l’esclave de laconsigne, tu es un homme de scrupule et de devoir, et tu nequitterais pas ta famille pour aller voir une créature.

Le lancier fit la grimace satisfaite deCartouche loué pour sa probité.

Marius, le soir qui suivit ce dialogue, montaen diligence sans se douter qu’il eût un surveillant. Quant ausurveillant, la première chose qu’il fit, ce fut de s’endormir. Lesommeil fut complet et consciencieux. Argus ronfla toute lanuit.

Au point du jour, le conducteur de ladiligence cria : – Vernon ! relais de Vernon ! lesvoyageurs pour Vernon ! – Et le lieutenant Théodule seréveilla.

– Bon, grommela-t-il, à demi endormiencore, c’est ici que je descends.

Puis, sa mémoire se nettoyant par degrés,effet du réveil, il songea à sa tante, aux dix louis, et au comptequ’il s’était chargé de rendre des faits et gestes de Marius. Celale fit rire.

Il n’est peut-être plus dans la voiture,pensa-t-il, tout en reboutonnant sa veste de petit uniforme. Il apu s’arrêter à Poissy ; il a pu s’arrêter à Triel ; s’iln’est pas descendu à Meulan, il a pu descendre à Mantes, à moinsqu’il ne soit descendu à Rolleboise, ou qu’il n’ait poussé jusqu’àPacy, avec le choix de tourner à gauche sur Évreux ou à droite surLaroche-Guyon[56]. Cours après, ma tante. Que diablevais-je lui écrire, à la bonne vieille ?

En ce moment un pantalon noir qui descendaitde l’impériale apparut à la vitre du coupé.

– Serait-ce Marius ? dit lelieutenant.

C’était Marius.

Une petite paysanne, au bas de la voiture,mêlée aux chevaux et aux postillons, offrait des fleurs auxvoyageurs. – Fleurissez vos dames, criait-elle.

Marius s’approcha d’elle et lui acheta lesplus belles fleurs de son éventaire.

– Pour le coup, dit Théodule sautant àbas du coupé, voilà qui me pique. À qui diantre va-t-il porter cesfleurs-là ? Il faut une fièrement jolie femme pour un si beaubouquet. Je veux la voir.

Et, non plus par mandat maintenant, mais parcuriosité personnelle, comme ces chiens qui chassent pour leurcompte, il se mit à suivre Marius.

Marius ne faisait nulle attention à Théodule.Des femmes élégantes descendaient de la diligence ; il ne lesregarda pas. Il semblait ne rien voir autour de lui.

– Est-il amoureux ! pensaThéodule.

Marius se dirigea vers l’église.

– À merveille, se dit Théodule.L’église ! c’est cela. Les rendez-vous assaisonnés d’un peu demesse sont les meilleurs. Rien n’est exquis comme une œillade quipasse par-dessus le bon Dieu.

Parvenu à l’église, Marius n’y entra point, ettourna derrière le chevet. Il disparut à l’angle d’un descontreforts de l’abside.

– Le rendez-vous est dehors, ditThéodule. Voyons la fillette.

Et il s’avança sur la pointe de ses bottesvers l’angle où Marius avait tourné.

Arrivé là, il s’arrêta stupéfait.

Marius, le front dans ses deux mains, étaitagenouillé dans l’herbe sur une fosse. Il y avait effeuillé sonbouquet. À l’extrémité de la fosse, à un renflement qui marquait latête, il y avait une croix de bois noir avec ce nom en lettresblanches : Colonel Baron Pontmercy. On entendaitMarius sangloter.

La fillette était une tombe.

Chapitre VIII – Marbre contre granit

C’était là que Marius était venu la premièrefois qu’il s’était absenté de Paris. C’était là qu’il revenaitchaque fois que M. Gillenormand disait : Il découche.

Le lieutenant Théodule fut absolumentdécontenancé par ce coudoiement inattendu d’un sépulcre ; iléprouva une sensation désagréable et singulière qu’il étaitincapable d’analyser, et qui se composait du respect d’un tombeaumêlé au respect d’un colonel. Il recula, laissant Marius seul dansle cimetière, et il y eut de la discipline dans cette reculade. Lamort lui apparut avec de grosses épaulettes, et il lui fit presquele salut militaire. Ne sachant qu’écrire à la tante, il prit leparti de ne rien écrire du tout ; et il ne serait probablementrien résulté de la découverte faite par Théodule sur les amours deMarius, si, par un de ces arrangements mystérieux si fréquents dansle hasard, la scène de Vernon n’eût eu presque immédiatement unesorte de contre-coup à Paris.

Marius revint de Vernon le troisième jour degrand matin, descendit chez son grand-père, et, fatigué de deuxnuits passées en diligence, sentant le besoin de réparer soninsomnie par une heure d’école de natation, monta rapidement à sachambre, ne prit que le temps de quitter sa redingote de voyage etle cordon noir qu’il avait au cou, et s’en alla au bain.

M. Gillenormand, levé de bonne heurecomme tous les vieillards qui se portent bien, l’avait entendurentrer, et s’était hâté d’escalader, le plus vite qu’il avait puavec ses vieilles jambes, l’escalier des combles où habitaitMarius, afin de l’embrasser, et de le questionner dansl’embrassade, et de savoir un peu d’où il venait.

Mais l’adolescent avait mis moins de temps àdescendre que l’octogénaire à monter, et quand le père Gillenormandentra dans la mansarde, Marius n’y était plus.

Le lit n’était pas défait, et sur le lits’étalaient sans défiance la redingote et le cordon noir.

– J’aime mieux ça, ditM. Gillenormand.

Et un moment après il fit son entrée dans lesalon où était déjà assise Mlle Gillenormand aînée,brodant ses roues de cabriolet.

L’entrée fut triomphante.

M. Gillenormand tenait d’une main laredingote et de l’autre le ruban de cou, et criait :

– Victoire ! nous allons pénétrer lemystère ! nous allons savoir le fin du fin ! nous allonspalper les libertinages de notre sournois ! nous voici à mêmele roman. J’ai le portrait !

En effet, une boîte de chagrin noir, assezsemblable à un médaillon, était suspendue au cordon[57].

Le vieillard prit cette boîte et la considéraquelque temps sans l’ouvrir, avec cet air de volupté, deravissement et de colère d’un pauvre diable affamé regardant passersous son nez un admirable dîner qui ne serait pas pour lui.

– Car c’est évidemment là un portrait. Jem’y connais. Cela se porte tendrement sur le cœur. Sont-ilsbêtes ! Quelque abominable goton, qui fait frémirprobablement ! Les jeunes gens ont si mauvais goûtaujourd’hui !

– Voyons, mon père, dit la vieillefille.

La boîte s’ouvrait en pressant un ressort. Ilsn’y trouvèrent rien qu’un papier soigneusement plié.

– De la même au même, ditM. Gillenormand éclatant de rire. Je sais ce que c’est. Unbillet doux !

– Ah ! lisons donc ! dit latante.

Et elle mit ses lunettes. Ils déplièrent lepapier et lurent ceci :

« – Pour mon fils. – L’empereurm’a fait baron sur le champ de bataille de Waterloo. Puisque laRestauration me conteste ce titre que j’ai payé de mon sang, monfils le prendra et le portera. Il va sans dire qu’il en seradigne. »

Ce que le père et la fille éprouvèrent nesaurait se dire. Ils se sentirent glacés comme par le souffle d’unetête de mort. Ils n’échangèrent pas un mot. SeulementM. Gillenormand dit à voix basse et comme se parlant àlui-même :

– C’est l’écriture de ce sabreur.

La tante examina le papier, le retourna danstous les sens, puis le remit dans la boîte.

Au même moment, un petit paquet carré longenveloppé de papier bleu tomba d’une poche de la redingote.Mademoiselle Gillenormand le ramassa et développa le papier bleu.C’était le cent de cartes de Marius. Elle en passa une àM. Gillenormand qui lut : Le baron MariusPontmercy.

Le vieillard sonna. Nicolette vint.M. Gillenormand prit le cordon, la boîte et la redingote, jetale tout à terre au milieu du salon, et dit :

– Remportez ces nippes.

Une grande heure se passa dans le plus profondsilence. Le vieux homme et la vieille fille s’étaient assis setournant le dos l’un à l’autre, et pensaient, chacun de leur côté,probablement les mêmes choses. Au bout de cette heure, la tanteGillenormand dit :

– Joli !

Quelques instants après, Marius parut. Ilrentrait. Avant même d’avoir franchi le seuil du salon, il aperçutson grand-père qui tenait à la main une de ses cartes et qui, en levoyant, s’écria avec son air de supériorité bourgeoise et ricanantequi était quelque chose d’écrasant :

– Tiens ! tiens ! tiens !tiens ! tiens ! tu es baron à présent. Je te fais moncompliment. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Marius rougit légèrement, etrépondit :

– Cela veut dire que je suis le fils demon père.

M. Gillenormand cessa de rire et ditdurement :

– Ton père, c’est moi.

– Mon père, reprit Marius les yeuxbaissés et l’air sévère, c’était un homme humble et héroïque qui aglorieusement servi la république et la France, qui a été granddans la plus grande histoire que les hommes aient jamais faite, quia vécu un quart de siècle au bivouac, le jour sous la mitraille etsous les balles, la nuit dans la neige, dans la boue, sous lapluie, qui a pris deux drapeaux, qui a reçu vingt blessures, quiest mort dans l’oubli et dans l’abandon, et qui n’a jamais eu qu’untort, c’est de trop aimer deux ingrats, son pays et moi !

C’était plus que M. Gillenormand n’enpouvait entendre. À ce mot, la république, il s’étaitlevé, ou pour mieux dire, dressé debout. Chacune des paroles queMarius venait de prononcer avait fait sur le visage du vieuxroyaliste l’effet des bouffées d’un soufflet de forge sur un tisonardent. De sombre il était devenu rouge, de rouge pourpre, et depourpre flamboyant.

– Marius ! s’écria-t-il. Abominableenfant ! je ne sais pas ce qu’était ton père ! je ne veuxpas le savoir ! je n’en sais rien et je ne le sais pas !mais ce que je sais, c’est qu’il n’y a jamais eu que des misérablesparmi tous ces gens-là ! c’est que c’étaient tous des gueux,des assassins, des bonnets rouges, des voleurs ! je distous ! je dis tous ! je ne connais personne ! je distous ! entends-tu, Marius ! Vois-tu bien, tu es baroncomme ma pantoufle ! C’étaient tous des bandits qui ont serviRobespierre ! tous des brigands qui ont serviBu–o–na–parté[58] ! tous des traîtres qui onttrahi, trahi, trahi ! leur roi légitime ! tous des lâchesqui se sont sauvés devant les Prussiens et les Anglais àWaterloo ! Voilà ce que je sais. Si monsieur votre père estlà-dessous, je l’ignore, j’en suis fâché, tant pis, votreserviteur !

À son tour, c’était Marius qui était le tison,et M. Gillenormand qui était le soufflet. Marius frissonnaitdans tous ses membres, il ne savait que devenir, sa tête flambait.Il était le prêtre qui regarde jeter au vent toutes ses hosties, lefakir qui voit un passant cracher sur son idole. Il ne se pouvaitque de telles choses eussent été dites impunément devant lui. Maisque faire ? Son père venait d’être foulé aux pieds et trépignéen sa présence, mais par qui ? par son grand-père. Commentvenger l’un sans outrager l’autre ? Il était impossible qu’ilinsultât son grand-père, et il était également impossible qu’il nevengeât point son père. D’un côté une tombe sacrée, de l’autre descheveux blancs. Il fut quelques instants ivre et chancelant, ayanttout ce tourbillon dans la tête ; puis il leva les yeux,regarda fixement son aïeul, et cria d’une voix tonnante :

– À bas les Bourbons, et ce gros cochonde Louis XVIII[59] !

Louis XVIII était mort depuis quatre ans,mais cela lui était bien égal.

Le vieillard, d’écarlate qu’il était, devintsubitement plus blanc que ses cheveux. Il se tourna vers un bustede M. le duc de Berry qui était sur la cheminée et le saluaprofondément avec une sorte de majesté singulière. Puis il alladeux fois, lentement et en silence, de la cheminée à la fenêtre etde la fenêtre à la cheminée, traversant toute la salle et faisantcraquer le parquet comme une figure de pierre qui marche. À laseconde fois, il se pencha vers sa fille, qui assistait à ce chocavec la stupeur d’une vieille brebis, et lui dit en souriant d’unsourire presque calme.

– Un baron comme monsieur et un bourgeoiscomme moi ne peuvent rester sous le même toit.

Et tout à coup se redressant, blême,tremblant, terrible, le front agrandi par l’effrayant rayonnementde la colère, il étendit le bras vers Marius et lui cria :

– Va-t’en.

Marius quitta la maison.

Le lendemain, M. Gillenormand dit à safille :

– Vous enverrez tous les six moissoixante pistoles à ce buveur de sang, et vous ne m’en parlerezjamais.

Ayant un immense reste de fureur à dépenser etne sachant qu’en faire, il continua de dire vous à safille pendant plus de trois mois.

Marius, de son côté, était sorti indigné. Unecirconstance qu’il faut dire avait aggravé encore son exaspération.Il y a toujours de ces petites fatalités qui compliquent les dramesdomestiques. Les griefs s’en augmentent, quoique au fond les tortsn’en soient pas accrus. En reportant précipitamment, sur l’ordre dugrand-père, « les nippes » de Marius dans sa chambre,Nicolette avait, sans s’en apercevoir, laissé tomber, probablementdans l’escalier des combles, qui était obscur, le médaillon dechagrin noir où était le papier écrit par le colonel. Ce papier nice médaillon ne purent être retrouvés. Marius fut convaincu que« monsieur Gillenormand », à dater de ce jour il nel’appela plus autrement, avait jeté « le testament de sonpère », au feu. Il savait par cœur les quelques lignes écritespar le colonel, et, par conséquent, rien n’était perdu. Mais lepapier, l’écriture, cette relique sacrée, tout cela était son cœurmême. Qu’en avait-on fait ?

Marius s’en était allé, sans dire où ilallait, et sans savoir où il allait, avec trente francs, sa montre,et quelques hardes dans un sac de nuit. Il était monté dans uncabriolet de place, l’avait pris à l’heure et s’était dirigé à touthasard vers le pays latin.

Qu’allait devenir Marius ?

Livre quatrième – Les amis del’A B C

Chapitre I – Un groupe qui a faillidevenir historique

À cette époque, indifférente en apparence, uncertain frisson révolutionnaire courait vaguement. Des souffles,revenus des profondeurs de 89 et de 92, étaient dans l’air. Lajeunesse était, qu’on nous passe le mot, en train de muer. On setransformait, presque sans s’en douter, par le mouvement même dutemps. L’aiguille qui marche sur le cadran marche aussi dans lesâmes. Chacun faisait en avant le pas qu’il avait à faire. Lesroyalistes devenaient libéraux, les libéraux devenaientdémocrates.

C’était comme une marée montante compliquée demille reflux ; le propre des reflux, c’est de faire desmélanges ; de là des combinaisons d’idées trèssingulières ; on adorait à la fois Napoléon et la liberté.Nous faisons ici de l’histoire. C’étaient les mirages de cetemps-là. Les opinions traversent des phases. Le royalismevoltairien, variété bizarre, a eu un pendant non moins étrange, lelibéralisme bonapartiste[60].

D’autres groupes d’esprits étaient plussérieux. Là on sondait le principe ; là on s’attachait audroit. On se passionnait pour l’absolu, on entrevoyait lesréalisations infinies ; l’absolu, par sa rigidité même, pousseles esprits vers l’azur et les fait flotter dans l’illimité. Rienn’est tel que le dogme pour enfanter le rêve. Et rien n’est tel quele rêve pour engendrer l’avenir. Utopie aujourd’hui, chair et osdemain.

Les opinions avancées avaient des doublesfonds. Un commencement de mystère menaçait « l’ordreétabli », lequel était suspect et sournois. Signe au plus hautpoint révolutionnaire. L’arrière-pensée du pouvoir rencontre dansla sape l’arrière-pensée du peuple. L’incubation des insurrectionsdonne la réplique à la préméditation des coups d’État.

Il n’y avait pas encore en France alors de cesvastes organisations sous-jacentes comme le tugendbundallemand[61] et le carbonarisme italien : maisçà et là des creusements obscurs, se ramifiant. La Cougourdes’ébauchait à Aix[62] ;il y avait à Paris, entre autres affiliations de ce genre, lasociété des Amis de l’A B C.

Qu’était-ce que les Amis del’A B C ? une société ayant pour but, en apparence,l’éducation des enfants, en réalité le redressement des hommes.

On se déclarait les amis de l’A B C.– L’Abaissé, c’était le peuple. On voulait le relever.Calembour dont on aurait tort de rire. Les calembours sontquelquefois graves en politique ; témoin le Castratus adcastra[63] qui fit de Narsès un générald’armée ; témoin : Barbari et Barberini ;témoin : Fueros y Fuegos ; témoin : Tues Petrus et super hanc petram, etc., etc.

Les amis de l’A B C étaient peunombreux. C’était une société secrète à l’état d’embryon ;nous dirions presque une coterie, si les coteries aboutissaient àdes héros. Ils se réunissaient à Paris en deux endroits, près desHalles, dans un cabaret appelé Corinthe dont il seraquestion plus tard, et près du Panthéon dans un petit café de laplace Saint-Michel appelé le café Musain, aujourd’huidémoli ; le premier de ces lieux de rendez-vous était contiguaux ouvriers, le deuxième, aux étudiants.

Les conciliabules habituels des Amis del’A B C se tenaient dans une arrière-salle du caféMusain. Cette salle, assez éloignée du café, auquel ellecommuniquait par un très long couloir, avait deux fenêtres et uneissue avec un escalier dérobé sur la petite rue des Grès[64]. On y fumait, on y buvait, on y jouait,on y riait. On y causait très haut de tout, et à voix basse d’autrechose. Au mur était clouée, indice suffisant pour éveiller le flaird’un agent de police, une vieille carte de la France sous larépublique.

La plupart des Amis de l’A B Cétaient des étudiants, en entente cordiale avec quelques ouvriers.Voici les noms des principaux. Ils appartiennent dans une certainemesure à l’histoire : Enjolras, Combeferre, Jean Prouvaire,Feuilly, Courfeyrac, Bahorel, Lesgle ou Laigle, Joly,Grantaire.

Ces jeunes gens faisaient entre eux une sortede famille, à force d’amitié. Tous, Laigle excepté, étaient dumidi.

Ce groupe était remarquable. Il s’est évanouidans les profondeurs invisibles qui sont derrière nous. Au point dece drame où nous sommes parvenus, il n’est pas inutile peut-être dediriger un rayon de clarté sur ces jeunes têtes avant que lelecteur les voie s’enfoncer dans l’ombre d’une aventuretragique.

Enjolras, que nous avons nommé le premier, onverra plus tard pourquoi, était fils unique et riche.

Enjolras était un jeune homme charmant,capable d’être terrible. Il était angéliquement beau. C’étaitAntinoüs, farouche. On eût dit, à voir la réverbération pensive deson regard, qu’il avait déjà, dans quelque existence précédente,traversé l’apocalypse révolutionnaire. Il en avait la traditioncomme un témoin. Il savait tous les petits détails de la grandechose. Nature pontificale et guerrière, étrange dans un adolescent.Il était officiant et militant ; au point de vue immédiat,soldat de la démocratie ; au-dessus du mouvement contemporain,prêtre de l’idéal. Il avait la prunelle profonde, la paupière unpeu rouge, la lèvre inférieure épaisse et facilement dédaigneuse,le front haut. Beaucoup de front dans un visage, c’est commebeaucoup de ciel dans un horizon. Ainsi que certains jeunes hommesdu commencement de ce siècle et de la fin du siècle dernier qui ontété illustres de bonne heure, il avait une jeunesse excessive,fraîche comme chez les jeunes filles, quoique avec des heures depâleur. Déjà homme, il semblait encore enfant. Ses vingt-deux ansen paraissaient dix-sept. Il était grave, il ne semblait pas savoirqu’il y eût sur la terre un être appelé la femme. Il n’avait qu’unepassion, le droit, qu’une pensée, renverser l’obstacle. Sur le montAventin, il eût été Gracchus ; dans la Convention, il eût étéSaint-Just. Il voyait à peine les roses, il ignorait le printemps,il n’entendait pas chanter les oiseaux ; la gorge nue d’Évadnéne l’eût pas plus ému qu’Aristogiton ; pour lui, comme pourHarmodius[65], les fleurs n’étaient bonnes qu’àcacher l’épée. Il était sévère dans les joies. Devant tout ce quin’était pas la république, il baissait chastement les yeux. C’étaitl’amoureux de marbre de la Liberté. Sa parole était âprementinspirée et avait un frémissement d’hymne. Il avait des ouverturesd’ailes inattendues. Malheur à l’amourette qui se fût risquée deson côté ! Si quelque grisette de la place Cambrai ou de larue Saint-Jean-de-Beauvais, voyant cette figure d’échappé decollège, cette encolure de page, ces longs cils blonds, ces yeuxbleus, cette chevelure tumultueuse au vent, ces joues roses, ceslèvres neuves, ces dents exquises, eût eu appétit de toute cetteaurore, et fût venue essayer sa beauté sur Enjolras, un regardsurprenant et redoutable lui eût montré brusquement l’abîme, et luieût appris à ne pas confondre avec le chérubin galant deBeaumarchais le formidable chérubin d’Ézéchiel[66].

À côté d’Enjolras qui représentait la logiquede la révolution, Combeferre en représentait la philosophie. Entrela logique de la révolution et sa philosophie, il y a cettedifférence que sa logique peut conclure à la guerre, tandis que saphilosophie ne peut aboutir qu’à la paix. Combeferre complétait etrectifiait Enjolras. Il était moins haut et plus large. Il voulaitqu’on versât aux esprits les principes étendus d’idéesgénérales ; il disait : Révolution, maiscivilisation ; et autour de la montagne à pic il ouvrait levaste horizon bleu. De là, dans toutes les vues de Combeferre,quelque chose d’accessible et de praticable. La révolution avecCombeferre était plus respirable qu’avec Enjolras. Enjolras enexprimait le droit divin, et Combeferre le droit naturel. Lepremier se rattachait à Robespierre ; le second confinait àCondorcet. Combeferre vivait plus qu’Enjolras de la vie de tout lemonde. S’il eût été donné à ces deux jeunes hommes d’arriverjusqu’à l’histoire, l’un eût été le juste, l’autre eût été le sage.Enjolras était plus viril, Combeferre était plus humain.Homo et Vir, c’était bien là en effet leurnuance. Combeferre était doux comme Enjolras était sévère, parblancheur naturelle. Il aimait le mot citoyen, mais il préférait lemot homme. Il eût volontiers dit : Hombre, comme lesespagnols. Il lisait tout, allait aux théâtres, suivait les courspublics, apprenait d’Arago la polarisation de la lumière, sepassionnait pour une leçon où Geoffroy Saint-Hilaire avait expliquéla double fonction de l’artère carotide externe et de l’artèrecarotide interne, l’une qui fait le visage, l’autre qui fait lecerveau ; il était au courant, suivait la science pas à pas,confrontait Saint-Simon avec Fourier, déchiffrait les hiéroglyphes,cassait les cailloux qu’il trouvait et raisonnait géologie,dessinait de mémoire un papillon bombyx, signalait les fautes defrançais dans le Dictionnaire de l’Académie, étudiait Puységur etDeleuze, n’affirmait rien, pas même les miracles, ne niait rien,pas même les revenants, feuilletait la collection duMoniteur, songeait. Il déclarait que l’avenir est dans lamain du maître d’école, et se préoccupait des questionsd’éducation. Il voulait que la société travaillât sans relâche àl’élévation du niveau intellectuel et moral, au monnayage de lascience, à la mise en circulation des idées, à la croissance del’esprit dans la jeunesse, et il craignait que la pauvreté actuelledes méthodes, la misère du point de vue littéraire borné à deux outrois siècles dits classiques, le dogmatisme tyrannique des pédantsofficiels, les préjugés scolastiques et les routines ne finissentpar faire de nos collèges des huîtrières artificielles. Il étaitsavant, puriste, précis, polytechnique, piocheur, et en même tempspensif « jusqu’à la chimère », disaient ses amis. Ilcroyait à tous ces rêves : les chemins de fer, la suppressionde la souffrance dans les opérations chirurgicales, la fixation del’image de la chambre noire, le télégraphe électrique, la directiondes ballons. Du reste peu effrayé des citadelles bâties de toutesparts contre le genre humain par les superstitions, les despotismeset les préjugés. Il était de ceux qui pensent que la science finirapar tourner la position. Enjolras était un chef, Combeferre étaitun guide. On eût voulu combattre avec l’un et marcher avec l’autre.Ce n’est pas que Combeferre ne fût capable de combattre, il nerefusait pas de prendre corps à corps l’obstacle et de l’attaquerde vive force et par explosion ; mais mettre peu à peu, parl’enseignement des axiomes et la promulgation des lois positives,le genre humain d’accord avec ses destinées, cela lui plaisaitmieux ; et, entre deux clartés, sa pente était plutôt pourl’illumination que pour l’embrasement. Un incendie peut faire uneaurore sans doute, mais pourquoi ne pas attendre le lever dujour ? Un volcan éclaire, mais l’aube éclaire encore mieux.Combeferre préférait peut-être la blancheur du beau au flamboiementdu sublime. Une clarté troublée par de la fumée, un progrès achetépar de la violence, ne satisfaisaient qu’à demi ce tendre etsérieux esprit. Une précipitation à pic d’un peuple dans la vérité,un 93, l’effarait ; cependant la stagnation lui répugnait plusencore, il y sentait la putréfaction et la mort ; à toutprendre, il aimait mieux l’écume que le miasme, et il préférait aucloaque le torrent, et la chute du Niagara au lac de Montfaucon. Ensomme il ne voulait ni halte, ni hâte. Tandis que ses tumultueuxamis, chevaleresquement épris de l’absolu, adoraient et appelaientles splendides aventures révolutionnaires, Combeferre inclinait àlaisser faire le progrès, le bon progrès, froid peut-être, maispur ; méthodique, mais irréprochable ; flegmatique, maisimperturbable. Combeferre se fût agenouillé et eût joint les mainspour que l’avenir arrivât avec toute sa candeur, et pour que rienne troublât l’immense évolution vertueuse des peuples. Il fautque le bien soit innocent, répétait-il sans cesse. Et eneffet, si la grandeur de la révolution, c’est de regarder fixementl’éblouissant idéal et d’y voler à travers les foudres, avec dusang et du feu à ses serres, la beauté du progrès, c’est d’êtresans tache ; et il y a entre Washington qui représente l’un etDanton qui incarne l’autre, la différence qui sépare l’ange auxailes de cygne de l’ange aux ailes d’aigle.

Jean Prouvaire était une nuance plus adoucieencore que Combeferre. Il s’appelait Jehan[67], parcette petite fantaisie momentanée qui se mêlait au puissant etprofond mouvement d’où est sortie l’étude si nécessaire dumoyen-âge. Jean Prouvaire était amoureux, cultivait un pot defleurs, jouait de la flûte, faisait des vers, aimait le peuple,plaignait la femme, pleurait sur l’enfant, confondait dans la mêmeconfiance l’avenir et Dieu, et blâmait la révolution d’avoir faittomber une tête royale, celle d’André Chénier. Il avait la voixhabituellement délicate et tout à coup virile. Il était lettréjusqu’à l’érudition, et presque orientaliste. Il était bonpar-dessus tout ; et, chose toute simple pour qui sait combienla bonté confine à la grandeur, en fait de poésie il préféraitl’immense. Il savait l’italien, le latin, le grec etl’hébreu ; et cela lui servait à ne lire que quatrepoètes : Dante, Juvénal, Eschyle et Isaïe. En français, ilpréférait Corneille à Racine et Agrippa d’Aubigné à Corneille. Ilflânait volontiers dans les champs de folle avoine et de bleuets,et s’occupait des nuages presque autant que des événements. Sonesprit avait deux attitudes, l’une du côté de l’homme, l’autre ducôté de Dieu ; il étudiait, ou il contemplait. Toute lajournée il approfondissait les questions sociales : lesalaire, le capital, le crédit, le mariage, la religion, la libertéde penser, la liberté d’aimer, l’éducation, la pénalité, la misère,l’association, la propriété, la production et la répartition,l’énigme d’en bas qui couvre d’ombre la fourmilière humaine ;et le soir, il regardait les astres, ces êtres énormes. CommeEnjolras, il était riche et fils unique. Il parlait doucement,penchait la tête, baissait les yeux, souriait avec embarras, semettait mal, avait l’air gauche, rougissait de rien, était forttimide. Du reste, intrépide.

Feuilly[68] était unouvrier éventailliste, orphelin de père et de mère, qui gagnaitpéniblement trois francs par jour, et qui n’avait qu’une pensée,délivrer le monde. Il avait une autre préoccupation encore :s’instruire ; ce qu’il appelait aussi se délivrer. Il s’étaitenseigné à lui-même à lire et à écrire ; tout ce qu’il savait,il l’avait appris seul. Feuilly était un généreux cœur. Il avaitl’embrassement immense. Cet orphelin avait adopté les peuples. Samère lui manquant, il avait médité sur la patrie. Il ne voulait pasqu’il y eût sur la terre un homme qui fût sans patrie. Il couvaiten lui-même, avec la divination profonde de l’homme du peuple, ceque nous appelons aujourd’hui l’idée des nationalités. Ilavait appris l’histoire exprès pour s’indigner en connaissance decause. Dans ce jeune cénacle d’utopistes, surtout occupés de laFrance, il représentait le dehors. Il avait pour spécialité laGrèce, la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, l’Italie. Il prononçaitces noms-là sans cesse, à propos et hors de propos, avec laténacité du droit. La Turquie sur la Crète et la Thessalie, laRussie sur Varsovie, l’Autriche sur Venise, ces violsl’exaspéraient. Entre toutes, la grande voie de fait de1772[69] le soulevait. Le vrai dansl’indignation, il n’y a pas de plus souveraine éloquence, il étaitéloquent de cette éloquence-là. Il ne tarissait pas sur cette dateinfâme, 1772, sur ce noble et vaillant peuple supprimé partrahison, sur ce crime à trois, sur ce guet-apens monstre,prototype et patron de toutes ces effrayantes suppressions d’étatqui, depuis, ont frappé plusieurs nobles nations, et leur ont, pourainsi dire, raturé leur acte de naissance. Tous les attentatssociaux contemporains dérivent du partage de la Pologne. Le partagede la Pologne est un théorème dont tous les forfaits politiquesactuels sont les corollaires. Pas un despote, pas un traître,depuis tout à l’heure un siècle, qui n’ait visé, homologué,contresigné et paraphé, ne varietur, le partage de laPologne. Quand on compulse le dossier des trahisons modernes,celle-là apparaît la première. Le congrès de Vienne a consulté cecrime avant de consommer le sien. 1772 sonne l’hallali, 1815 est lacurée. Tel était le texte habituel de Feuilly. Ce pauvre ouvriers’était fait le tuteur de la justice, et elle le récompensait en lefaisant grand. C’est qu’en effet il y a de l’éternité dans ledroit. Varsovie ne peut pas plus être tartare que Venise ne peutêtre tudesque. Les rois y perdent leur peine, et leur honneur. Tôtou tard, la patrie submergée flotte à la surface et reparaît. LaGrèce redevient la Grèce ; l’Italie redevient l’Italie. Laprotestation du droit contre le fait persiste à jamais. Le vol d’unpeuple ne se prescrit pas. Ces hautes escroqueries n’ont pointd’avenir. On ne démarque pas une nation comme un mouchoir.

Courfeyrac avait un père qu’on nommaitM. de Courfeyrac. Une des idées fausses de la bourgeoisiede la Restauration en fait d’aristocratie et de noblesse, c’étaitde croire à la particule. La particule, on le sait, n’a aucunesignification. Mais les bourgeois du temps de la Minerveestimaient si haut ce pauvre de qu’on se croyait obligé del’abdiquer. M. de Chauvelin se faisait appelerM. Chauvelin, M. de Caumartin, M. Caumartin,M. de Constant de Rebecque, Benjamin Constant,M. de Lafayette, M. Lafayette. Courfeyrac n’avaitpas voulu rester en arrière, et s’appelait Courfeyrac toutcourt.

Nous pourrions presque, en ce qui concerneCourfeyrac, nous en tenir là, et nous borner à dire quant aureste : Courfeyrac, voyez Tholomyès.

Courfeyrac en effet avait cette verve dejeunesse qu’on pourrait appeler la beauté du diable de l’esprit.Plus tard, cela s’éteint comme la gentillesse du petit chat, ettoute cette grâce aboutit, sur deux pieds, au bourgeois, et, surquatre pattes, au matou.

Ce genre d’esprit, les générations quitraversent les écoles, les levées successives de la jeunesse, se letransmettent, et se le passent de main en main, quasicursores[70], à peu près toujours le même ;de sorte que, ainsi que nous venons de l’indiquer, le premier venuqui eût écouté Courfeyrac en 1828 eût cru entendre Tholomyès en1817. Seulement Courfeyrac était un brave garçon. Sous lesapparentes similitudes de l’esprit extérieur, la différence entreTholomyès et lui était grande. L’homme latent qui existait entreeux était chez le premier tout autre que chez le second. Il y avaitdans Tholomyès un procureur et dans Courfeyrac un paladin.

Enjolras était le chef. Combeferre était leguide, Courfeyrac était le centre. Les autres donnaient plus delumière, lui il donnait plus de calorique ; le fait est qu’ilavait toutes les qualités d’un centre, la rondeur et lerayonnement.

Bahorel avait figuré dans le tumulte sanglantde juin 1822[71], à l’occasion de l’enterrement dujeune Lallemand.

Bahorel[72] était unêtre de bonne humeur et de mauvaise compagnie, brave, panier percé,prodigue et rencontrant la générosité, bavard et rencontrantl’éloquence, hardi et rencontrant l’effronterie ; la meilleurepâte de diable qui fût possible ; ayant des gilets téméraireset des opinions écarlates ; tapageur en grand, c’est-à-diren’aimant rien tant qu’une querelle, si ce n’est une émeute, et rientant qu’une émeute, si ce n’est une révolution ; toujours prêtà casser un carreau, puis à dépaver une rue, puis à démolir ungouvernement, pour voir l’effet ; étudiant de onzième année.Il flairait le droit, mais il ne le faisait pas. Il avait pris pourdevise : avocat jamais, et pour armoiries une tablede nuit dans laquelle on entrevoyait un bonnet carré. Chaque foisqu’il passait devant l’école de droit, ce qui lui arrivaitrarement, il boutonnait sa redingote, le paletot n’était pas encoreinventé, et il prenait des précautions hygiéniques. Il disait duportail de l’école : quel beau vieillard ! et du doyen,M. Delvincourt : quel monument ! Il voyait dans sescours des sujets de chansons et dans ses professeurs des occasionsde caricatures. Il mangeait à rien faire une assez grosse pension,quelque chose comme trois mille francs. Il avait des parentspaysans auxquels il avait su inculquer le respect de leur fils.

Il disait d’eux : Ce sont des paysans, etnon pas des bourgeois ; c’est pour cela qu’ils ont del’intelligence.

Bahorel, homme de caprice, était épars surplusieurs cafés ; les autres avaient des habitudes, lui n’enavait pas. Il flânait. Errer est humain, flâner est parisien. Aufond, esprit pénétrant, et penseur plus qu’il ne semblait.

Il servait de lien entre les Amis del’A B C et d’autres groupes encore informes, mais quidevaient se dessiner plus tard.

Il y avait dans ce conclave de jeunes têtes unmembre chauve.

Le marquis d’Avaray, que Louis XVIII fitduc pour l’avoir aidé à monter dans un cabriolet de place le jouroù il émigra, racontait qu’en 1814, à son retour en France, commele roi débarquait à Calais, un homme lui présenta un placet. – Quedemandez-vous ? dit le roi. – Sire, un bureau de poste. –Comment vous appelez-vous ? – L’Aigle.

Le roi fronça le sourcil, regarda la signaturedu placet et vit le nom écrit ainsi : Lesgle. Cetteorthographe peu bonapartiste toucha le roi et il commença àsourire. – Sire, reprit l’homme au placet, j’ai pour ancêtre unvalet de chiens, surnommé Lesgueules. Ce surnom a fait mon nom. Jem’appelle Lesgueules, par contraction Lesgle, et par corruptionL’Aigle. – Ceci fit que le roi acheva son sourire. Plus tard ildonna à l’homme le bureau de poste de Meaux, exprès ou parmégarde.

Le membre chauve du groupe était fils de ceLesgle, ou Lègle, et signait Lègle (de Meaux). Ses camarades, pourabréger, l’appelaient Bossuet.

Bossuet était un garçon gai qui avait dumalheur. Sa spécialité était de ne réussir à rien. Par contre, ilriait de tout. À vingt-cinq ans, il était chauve. Son père avaitfini par avoir une maison et un champ ; mais lui, le fils,n’avait rien eu de plus pressé que de perdre dans une faussespéculation ce champ et cette maison. Il ne lui était rien resté.Il avait de la science et de l’esprit, mais il avortait. Tout luimanquait, tout le trompait ; ce qu’il échafaudait croulait surlui. S’il fendait du bois, il se coupait un doigt. S’il avait unemaîtresse, il découvrait bientôt qu’il avait aussi un ami. À toutmoment quelque misère lui advenait ; de là sa jovialité. Ildisait : J’habite sous le toit des tuiles quitombent. Peu étonné, car pour lui l’accident était le prévu,il prenait la mauvaise chance en sérénité et souriait destaquineries de la destinée comme quelqu’un qui entend laplaisanterie. Il était pauvre, mais son gousset de bonne humeurétait inépuisable. Il arrivait vite à son dernier sou, jamais à sondernier éclat de rire. Quand l’adversité entrait chez lui, ilsaluait cordialement cette ancienne connaissance ; il tapaitsur le ventre aux catastrophes ; il était familier avec laFatalité au point de l’appeler par son petit nom. – Bonjour,Guignon, lui disait-il.

Ces persécutions du sort l’avaient faitinventif. Il était plein de ressources. Il n’avait point d’argent,mais il trouvait moyen de faire, quand bon lui semblait, « desdépenses effrénées ». Une nuit, il alla jusqu’à manger« cent francs » dans un souper avec une péronnelle, cequi lui inspira au milieu de l’orgie ce mot mémorable :Fille de cinq louis, tire-moi mes bottes.

Bossuet se dirigeait lentement vers laprofession d’avocat ; il faisait son droit, à la manière deBahorel. Bossuet avait peu de domicile ; quelquefois pas dutout. Il logeait tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, le plussouvent chez Joly. Joly étudiait la médecine. Il avait deux ans demoins que Bossuet.

Joly était le malade imaginaire jeune. Cequ’il avait gagné à la médecine, c’était d’être plus malade quemédecin. À vingt-trois ans, il se croyait valétudinaire et passaitsa vie à regarder sa langue dans son miroir. Il affirmait quel’homme s’aimante comme une aiguille, et dans sa chambre il mettaitson lit au midi et les pieds au nord, afin que, la nuit, lacirculation de son sang ne fût pas contrariée par le grand courantmagnétique du globe. Dans les orages, il se tâtait le pouls. Dureste, le plus gai de tous. Toutes ces incohérences, jeune,maniaque, malingre, joyeux, faisaient bon ménage ensemble, et il enrésultait un être excentrique et agréable que ses camarades,prodigues de consonnes ailées, appelaient Jolllly. – Tu peuxt’envoler sur quatre L, lui disait Jean Prouvaire.

Joly avait l’habitude de se toucher le nezavec le bout de sa canne, ce qui est l’indice d’un espritsagace.

Tous ces jeunes gens, si divers, et dont, ensomme, il ne faut parler que sérieusement, avaient une mêmereligion : le Progrès.

Tous étaient les fils directs de la révolutionfrançaise. Les plus légers devenaient solennels en prononçant cettedate : 89. Leurs pères selon la chair étaient ou avaient étéfeuillants, royalistes, doctrinaires ; peu importait ; cepêle-mêle antérieur à eux, qui étaient jeunes, ne les regardaitpoint ; le pur sang des principes coulait dans leurs veines.Ils se rattachaient sans nuance intermédiaire au droitincorruptible et au devoir absolu.

Affiliés et initiés, ils ébauchaientsouterrainement l’idéal.

Parmi tous ces cœurs passionnés et tous cesesprits convaincus, il y avait un sceptique. Comment se trouvait-illà ? Par juxtaposition. Ce sceptique s’appelait Grantaire, etsignait habituellement de ce rébus :R. Grantaire[73] était unhomme qui se gardait bien de croire à quelque chose. C’était dureste un des étudiants qui avaient le plus appris pendant leurscours à Paris ; il savait que le meilleur café était au caféLemblin, et le meilleur billard au café Voltaire, qu’on trouvait debonnes galettes et de bonnes filles à l’Ermitage sur le boulevarddu Maine, des poulets à la crapaudine chez la mère Saguet[74], d’excellentes matelotes barrière de laCunette, et un certain petit vin blanc barrière du Combat. Pourtout, il savait les bons endroits ; en outre la savate et lechausson, quelques danses, et il était profond bâtonniste.Par-dessus le marché, grand buveur. Il était laiddémesurément ; la plus jolie piqueuse de bottines de cetemps-là, Irma Boissy, indignée de sa laideur, avait rendu cettesentence : Grantaire est impossible ; mais lafatuité de Grantaire ne se déconcertait pas. Il regardaittendrement et fixement toutes les femmes, ayant l’air de dire detoutes : si je voulais ! et cherchant à fairecroire aux camarades qu’il était généralement demandé.

Tous ces mots : droit du peuple, droitsde l’homme, contrat social, révolution française, république,démocratie, humanité, civilisation, religion, progrès, étaient,pour Grantaire, très voisins de ne rien signifier du tout. Il ensouriait. Le scepticisme, cette carie sèche de l’intelligence, nelui avait pas laissé une idée entière dans l’esprit. Il vivait avecironie. Ceci était son axiome : Il n’y a qu’une certitude, monverre plein. Il raillait tous les dévouements dans tous les partis,aussi bien le frère que le père, aussi bien Robespierre jeune queLoizerolles. – Ils sont bien avancés d’être morts, s’écriait-il. Ildisait du crucifix : Voilà une potence qui a réussi. Coureur,joueur, libertin, souvent ivre, il faisait à ces jeunes songeurs ledéplaisir de chantonner sans cesse : J’aimons les filleset j’aimons le bon vin. Air : Vive Henri IV[75].

Du reste ce sceptique avait un fanatisme. Cefanatisme n’était ni une idée ni un dogme, ni un art, ni unescience ; c’était un homme : Enjolras. Grantaireadmirait, aimait et vénérait Enjolras. À qui se ralliait ce douteuranarchique dans cette phalange d’esprits absolus ? Au plusabsolu. De quelle façon Enjolras le subjuguait-il ? Par lesidées ? Non. Par le caractère. Phénomène souvent observé. Unsceptique qui adhère à un croyant, cela est simple comme la loi descouleurs complémentaires. Ce qui nous manque nous attire. Personnen’aime le jour comme l’aveugle. La naine adore le tambour-major. Lecrapaud a toujours les yeux au ciel ; pourquoi ? pourvoir voler l’oiseau. Grantaire, en qui rampait le doute, aimait àvoir dans Enjolras la foi planer. Il avait besoin d’Enjolras. Sansqu’il s’en rendît clairement compte et sans qu’il songeât à sel’expliquer à lui-même, cette nature chaste, saine, ferme, droite,dure, candide, le charmait. Il admirait, d’instinct, son contraire.Ses idées molles, fléchissantes, disloquées, malades, difformes, serattachaient à Enjolras comme à une épine dorsale. Son rachis morals’appuyait à cette fermeté. Grantaire, près d’Enjolras, redevenaitquelqu’un. Il était lui-même d’ailleurs composé de deux éléments enapparence incompatibles. Il était ironique et cordial. Sonindifférence aimait. Son esprit se passait de croyance et son cœurne pouvait se passer d’amitié. Contradiction profonde ; carune affection est une conviction. Sa nature était ainsi. Il y a deshommes qui semblent nés pour être le verso, l’envers, le revers.Ils sont Pollux, Patrocle, Nisus, Eudamidas, Éphestion, Pechméja.Ils ne vivent qu’à la condition d’être adossés à un autre ;leur nom est une suite, et ne s’écrit que précédé de la conjonctionet ; leur existence ne leur est pas propre ;elle est l’autre côté d’une destinée qui n’est pas la leur.Grantaire était un de ces hommes. Il était l’envers d’Enjolras.

On pourrait presque dire que les affinitéscommencent aux lettres de l’alphabet. Dans la série, O et P sontinséparables. Vous pouvez, à votre gré, prononcer O et P, ou Oresteet Pylade.

Grantaire, vrai satellite d’Enjolras, habitaitce cercle de jeunes gens ; il y vivait ; il ne seplaisait que là ; il les suivait partout. Sa joie était devoir aller et venir ces silhouettes dans les fumées du vin. On letolérait pour sa bonne humeur.

Enjolras, croyant, dédaignait ce sceptique,et, sobre, cet ivrogne. Il lui accordait un peu de pitié hautaine.Grantaire était un Pylade point accepté. Toujours rudoyé parEnjolras, repoussé durement, rejeté et revenant, il disaitd’Enjolras : Quel beau marbre !

Chapitre II – Oraison funèbre deBlondeau, par Bossuet

Une certaine après-midi, qui avait, comme onva le voir, quelque coïncidence avec les événements racontés plushaut, Laigle de Meaux était mensuellement adossé au chambranle dela porte du café Musain. Il avait l’air d’une cariatide envacances ; il ne portait rien que sa rêverie. Il regardait laplace Saint-Michel. S’adosser, c’est une manière d’être couchédebout qui n’est point haïe des songeurs. Laigle de Meaux pensait,sans mélancolie, à une petite mésaventure qui lui était échuel’avant-veille à l’école de droit, et qui modifiait ses planspersonnels d’avenir, plans d’ailleurs assez indistincts.

La rêverie n’empêche pas un cabriolet depasser, et le songeur de remarquer le cabriolet. Laigle de Meaux,dont les yeux erraient dans une sorte de flânerie diffuse, aperçut,à travers ce somnambulisme, un véhicule à deux roues cheminant dansla place, lequel allait au pas, et comme indécis. À qui en voulaitce cabriolet ? pourquoi allait-il au pas ? Laigle yregarda. Il y avait dedans, à côté du cocher, un jeune homme, etdevant ce jeune homme un assez gros sac de nuit. Le sac montraitaux passants ce nom écrit en grosses lettres noires sur une cartecousue à l’étoffe : Marius Pontmercy.

Ce nom fit changer d’attitude à Laigle. Il sedressa et jeta cette apostrophe au jeune homme ducabriolet :

– Monsieur Marius Pontmercy !

Le cabriolet interpellé s’arrêta.

Le jeune homme qui, lui aussi, semblait songerprofondément, leva les yeux.

– Hein ? dit-il.

– Vous êtes monsieur MariusPontmercy ?

– Sans doute.

– Je vous cherchais, reprit Laigle deMeaux.

– Comment cela ? demandaMarius ; car c’était lui, en effet, qui sortait de chez songrand-père, et il avait devant lui une figure qu’il voyait pour lapremière fois. Je ne vous connais pas.

– Moi non plus, je ne vous connais point,répondit Laigle.

Marius crut à une rencontre de loustic, à uncommencement de mystification en pleine rue. Il n’était pasd’humeur facile en ce moment-là. Il fronça le sourcil. Laigle deMeaux, imperturbable, poursuivit :

– Vous n’étiez pas avant-hier àl’école ?

– Cela est possible.

– Cela est certain.

– Vous êtes étudiant ? demandaMarius.

– Oui, monsieur. Comme vous. Avant-hierje suis entré à l’école par hasard. Vous savez, on a quelquefois deces idées-là. Le professeur était en train de faire l’appel. Vousn’ignorez pas qu’ils sont très ridicules dans ce moment-ci. Autroisième appel manqué, on vous raye l’inscription. Soixante francsdans le gouffre.

Marius commençait à écouter. Laiglecontinua :

– C’était Blondeau qui faisait l’appel.Vous connaissez Blondeau[76], il a lenez fort pointu et fort malicieux, et il flaire avec délices lesabsents. Il a sournoisement commencé par la lettre P. Je n’écoutaispas, n’étant point compromis dans cette lettre-là. L’appel n’allaitpas mal. Aucune radiation. L’univers était présent. Blondeau étaittriste. Je disais à part moi : Blondeau, mon amour, tu neferas pas la plus petite exécution aujourd’hui. Tout à coupBlondeau appelle Marius Pontmercy. Personne ne répond.Blondeau, plein d’espoir, répète plus fort : MariusPontmercy. Et il prend sa plume. Monsieur, j’ai desentrailles. Je me suis dit rapidement : Voilà un brave garçonqu’on va rayer. Attention. Ceci est un véritable vivant qui n’estpas exact. Ceci n’est pas un bon élève. Ce n’est point là uncul-de-plomb, un étudiant qui étudie, un blanc-bec pédant, fort ensciences, lettres, théologie et sapience, un de ces esprits bêtastirés à quatre épingles ; une épingle par faculté. C’est unhonorable paresseux qui flâne, qui pratique la villégiature, quicultive la grisette, qui fait la cour aux belles, qui est peut-êtreen cet instant-ci chez ma maîtresse. Sauvons-le. Mort àBlondeau ! En ce moment, Blondeau a trempé dans l’encre saplume noire de ratures, a promené sa prunelle fauve surl’auditoire, et a répété pour la troisième fois : MariusPontmercy ! J’ai répondu : Présent !Cela fait que vous n’avez pas été rayé.

– Monsieur !… dit Marius.

– Et que, moi, je l’ai été, ajouta Laiglede Meaux.

– Je ne vous comprends pas, fitMarius.

Laigle reprit :

– Rien de plus simple. J’étais près de lachaire pour répondre et près de la porte pour m’enfuir. Leprofesseur me contemplait avec une certaine fixité. Brusquement,Blondeau, qui doit être le nez malin dont parle Boileau[77], saute à la lettre L. L, c’est malettre. Je suis de Meaux, et je m’appelle Lesgle.

– L’Aigle ! interrompit Marius, quelbeau nom !

– Monsieur, le Blondeau arrive à ce beaunom, et crie : Laigle ! Je réponds :Présent ! Alors Blondeau me regarde avec la douceurdu tigre, sourit, et me dit : Si vous êtes Pontmercy, vousn’êtes pas Laigle. Phrase qui a l’air désobligeante pour vous, maisqui n’était lugubre que pour moi. Cela dit, il me raye.

Marius s’exclama.

– Monsieur, je suis mortifié…

– Avant tout, interrompit Laigle, jedemande à embaumer Blondeau dans quelques phrases d’éloge senti. Jele suppose mort. Il n’y aurait pas grand’chose à changer à samaigreur, à sa pâleur, à sa froideur, à sa roideur, et à son odeur.Et je dis : Erudimini qui judicatis terram[78]. Ci-gît Blondeau, Blondeau le Nez,Blondeau Nasica, le bœuf de la discipline, bos disciplinæ,le molosse de la consigne, l’ange de l’appel, qui fut droit, carré,exact, rigide, honnête et hideux. Dieu le raya comme il m’arayé.

Marius reprit :

– Je suis désolé…

– Jeune homme, dit Laigle de Meaux, quececi vous serve de leçon. À l’avenir, soyez exact.

– Je vous fais vraiment milleexcuses.

– Ne vous exposez plus à faire rayervotre prochain.

– Je suis désespéré…

Laigle éclata de rire.

– Et moi, ravi. J’étais sur la pented’être avocat. Cette rature me sauve. Je renonce aux triomphes dubarreau. Je ne défendrai point la veuve et je n’attaquerai pointl’orphelin. Plus de toge, plus de stage. Voilà ma radiationobtenue. C’est à vous que je la dois, monsieur Pontmercy. J’entendsvous faire solennellement une visite de remercîments. Oùdemeurez-vous ?

– Dans ce cabriolet, dit Marius.

– Signe d’opulence, repartit Laigle aveccalme. Je vous félicite. Vous avez là un loyer de neuf mille francspar an.

En ce moment Courfeyrac sortait du café.

Marius sourit tristement :

– Je suis dans ce loyer depuis deuxheures et j’aspire à en sortir ; mais c’est une histoire commecela, je ne sais où aller.

– Monsieur, dit Courfeyrac, venez chezmoi.

– J’aurais la priorité, observa Laigle,mais je n’ai pas de chez moi.

– Tais-toi, Bossuet, repritCourfeyrac.

– Bossuet, fit Marius, mais il mesemblait que vous vous appeliez Laigle.

– De Meaux, répondit Laigle ; parmétaphore, Bossuet.

Courfeyrac monta dans le cabriolet.

– Cocher, dit-il, hôtel de laPorte-Saint-Jacques.

Et le soir même, Marius était installé dansune chambre de l’hôtel de la Porte-Saint-Jacques, côte à côte avecCourfeyrac.

Chapitre III – Les étonnements deMarius

En quelques jours, Marius fut l’ami deCourfeyrac. La jeunesse est la saison des promptes soudures et descicatrisations rapides. Marius près de Courfeyrac respiraitlibrement, chose assez nouvelle pour lui. Courfeyrac ne lui fit pasde questions. Il n’y songea même pas. À cet âge, les visages disenttout de suite tout. La parole est inutile. Il y a tel jeune hommedont on pourrait dire que sa physionomie bavarde. On se regarde, onse connaît.

Un matin pourtant, Courfeyrac lui jetabrusquement cette interrogation :

– À propos, avez-vous une opinionpolitique ?

– Tiens ! dit Marius, presqueoffensé de la question.

– Qu’est-ce que vous êtes ?

– Démocrate-bonapartiste.

– Nuance gris de souris rassurée, ditCourfeyrac.

Le lendemain, Courfeyrac introduisit Marius aucafé Musain. Puis il lui chuchota à l’oreille avec unsourire : Il faut que je vous donne vos entrées dans larévolution. Et il le mena dans la salle des Amis del’A B C. Il le présenta aux autres camarades en disant àdemi-voix ce simple mot que Marius ne comprit pas : Unélève.

Marius était tombé dans un guêpier d’esprits.Du reste, quoique silencieux et grave, il n’était ni le moins ailéni le moins armé.

Marius, jusque-là solitaire et inclinant aumonologue et à l’aparté par habitude et par goût, fut un peueffarouché de cette volée de jeunes gens autour de lui. Toutes cesinitiatives diverses le sollicitaient à la fois, et letiraillaient. Le va-et-vient tumultueux de tous ces esprits enliberté et en travail faisait tourbillonner ses idées. Quelquefois,dans le trouble, elles s’en allaient si loin de lui qu’il avait dela peine à les retrouver. Il entendait parler de philosophie, delittérature, d’art, d’histoire, de religion, d’une façoninattendue. Il entrevoyait des aspects étranges ; et comme ilne les mettait point en perspective, il n’était pas sûr de ne pasvoir le chaos. En quittant les opinions de son grand-père pour lesopinions de son père, il s’était cru fixé ; il soupçonnaitmaintenant, avec inquiétude et sans oser se l’avouer, qu’il nel’était pas. L’angle sous lequel il voyait toute chose commençaitde nouveau à se déplacer. Une certaine oscillation mettait enbranle tous les horizons de son cerveau. Bizarre remue-ménageintérieur. Il en souffrait presque.

Il semblait qu’il n’y eût pas pour ces jeunesgens de « choses consacrées ». Marius entendait, surtoute matière, des langages singuliers, gênants pour son espritencore timide.

Une affiche de théâtre se présentait, ornéed’un titre de tragédie du vieux répertoire, dit classique. – À basla tragédie chère aux bourgeois ! criait Bahorel. Et Mariusentendait Combeferre répliquer :

– Tu as tort, Bahorel. La bourgeoisieaime la tragédie, et il faut laisser sur ce point la bourgeoisietranquille. La tragédie à perruque a sa raison d’être, et je nesuis pas de ceux qui, de par Eschyle, lui contestent le droitd’exister. Il y a des ébauches dans la nature ; il y a, dansla création, des parodies toutes faites ; un bec qui n’est pasun bec, des ailes qui ne sont pas des ailes, des nageoires qui nesont pas des nageoires, des pattes qui ne sont pas des pattes, uncri douloureux qui donne envie de rire, voilà le canard. Or,puisque la volaille existe à côté de l’oiseau, je ne vois paspourquoi la tragédie classique n’existerait point en face de latragédie antique.

Ou bien le hasard faisait que Marius passaitrue Jean-Jacques-Rousseau entre Enjolras et Courfeyrac.

Courfeyrac lui prenait le bras.

– Faites attention. Ceci est la ruePlâtrière, nommée aujourd’hui rue Jean-Jacques-Rousseau, à caused’un ménage singulier qui l’habitait il y a une soixantained’années. C’étaient Jean-Jacques et Thérèse. De temps en temps, ilnaissait là de petits êtres. Thérèse les enfantait, Jean-Jacquesles enfantrouvait[79].

Et Enjolras rudoyait Courfeyrac.

– Silence devant Jean-Jacques ! Cethomme, je l’admire. Il a renié ses enfants, soit ; mais il aadopté le peuple.

Aucun de ces jeunes gens n’articulait cemot : l’empereur. Jean Prouvaire seul disait quelquefoisNapoléon ; tous les autres disaient Bonaparte. Enjolrasprononçait Buonaparte.

Marius s’étonnait vaguement. Initiumsapientiæ[80].

Chapitre IV – L’arrière-salle du caféMusain

Une des conversations entre ces jeunes gens,auxquelles Marius assistait et dans lesquelles il intervenaitquelquefois, fut une véritable secousse pour son esprit.

Cela se passait dans l’arrière-salle du caféMusain. À peu près tous les Amis de l’A B C étaientréunis ce soir-là. Le quinquet était solennellement allumé. Onparlait de choses et d’autres, sans passion et avec bruit. ExceptéEnjolras et Marius, qui se taisaient, chacun haranguait un peu auhasard. Les causeries entre camarades ont parfois de ces tumultespaisibles. C’était un jeu et un pêle-mêle autant qu’uneconversation. On se jetait des mots qu’on rattrapait. On causaitaux quatre coins.

Aucune femme n’était admise dans cettearrière-salle, excepté Louison, la laveuse de vaisselle du café,qui la traversait de temps en temps pour aller de la laverie au« laboratoire ».

Grantaire, parfaitement gris, assourdissait lecoin dont il s’était emparé. Il raisonnait et déraisonnait àtue-tête, il criait :

– J’ai soif. Mortels, je fais unrêve : que la tonne de Heidelberg[81] ait uneattaque d’apoplexie, et être de la douzaine de sangsues qu’on luiappliquera. Je voudrais boire. Je désire oublier la vie. La vie estune invention hideuse de je ne sais qui. Cela ne dure rien et celane vaut rien. On se casse le cou à vivre. La vie est un décor où ily a peu de praticables. Le bonheur est un vieux châssis peint d’unseul côté. L’Ecclésiaste dit : tout est vanité ; je pensecomme ce bonhomme qui n’a peut-être jamais existé. Zéro, ne voulantpas aller tout nu, s’est vêtu de vanité. Ô vanité ! rhabillagede tout avec de grands mots ! une cuisine est un laboratoire,un danseur est un professeur, un saltimbanque est un gymnaste, unboxeur est un pugiliste, un apothicaire est un chimiste, unperruquier est un artiste, un gâcheux est un architecte, un jockeyest un sportman, un cloporte est un ptérigibranche. La vanité a unenvers et un endroit ; l’endroit est bête, c’est le nègre avecses verroteries ; l’envers est sot, c’est le philosophe avecses guenilles. Je pleure sur l’un et je ris de l’autre. Ce qu’onappelle honneurs et dignités, et même honneur et dignité, estgénéralement en chrysocale. Les rois font joujou avec l’orgueilhumain. Caligula faisait consul un cheval ; Charles IIfaisait chevalier un aloyau. Drapez-vous donc maintenant entre leconsul Incitatus[82] et lebaronnet Roastbeef. Quant à la valeur intrinsèque des gens, ellen’est guère plus respectable. Écoutez le panégyrique que le voisinfait du voisin. Blanc sur blanc est féroce ; si le lysparlait, comme il arrangerait la colombe ! une bigote qui jased’une dévote est plus venimeuse que l’aspic et le bongarebleu[83]. C’est dommage que je sois un ignorant,car je vous citerais une foule de choses ; mais je ne saisrien. Par exemple, j’ai toujours eu de l’esprit ; quandj’étais élève chez Gros, au lieu de barbouiller des tableautins, jepassais mon temps à chiper des pommes ; rapin est le mâle derapine. Voilà pour moi ; quant à vous autres, vous me valez.Je me fiche de vos perfections, excellences et qualités. Toutequalité verse dans un défaut ; l’économe touche à l’avare, legénéreux confine au prodigue, le brave côtoie le bravache ;qui dit très pieux dit un peu cagot ; il y a juste autant devices dans la vertu qu’il y a de trous au manteau de Diogène. Quiadmirez-vous, le tué ou le tueur, César ou Brutus ?Généralement on est pour le tueur. Vive Brutus ! il a tué.C’est ça qui est la vertu. Vertu ? soit, mais folie aussi. Ily a des taches bizarres à ces grands hommes-là. Le Brutus qui tuaCésar était amoureux d’une statue de petit garçon. Cette statueétait du statuaire grec Strongylion, lequel avait aussi sculptécette figure d’amazone appelée Belle-Jambe, Eucnemos, que Néronemportait avec lui dans ses voyages. Ce Strongylion n’a laissé quedeux statues qui ont mis d’accord Brutus et Néron ; Brutus futamoureux de l’une et Néron de l’autre. Toute l’histoire n’est qu’unlong rabâchage. Un siècle est le plagiaire de l’autre. La bataillede Marengo copie la bataille de Pydna ; le Tolbiac de Cloviset l’Austerlitz de Napoléon se ressemblent comme deux gouttes desang. Je fais peu de cas de la victoire. Rien n’est stupide commevaincre ; la vraie gloire est convaincre. Mais tâchez donc deprouver quelque chose ! Vous vous contentez de réussir, quellemédiocrité ! et de conquérir, quelle misère ! Hélas,vanité et lâcheté partout. Tout obéit au succès, même la grammaire.Si volet usus, dit Horace[84]. Donc,je dédaigne le genre humain. Descendrons-nous du tout à lapartie ? Voulez-vous que je me mette à admirer lespeuples ? Quel peuple, s’il vous plaît ? Est-ce laGrèce ? Les Athéniens, ces Parisiens de jadis, tuaientPhocion, comme qui dirait Coligny, et flagornaient les tyrans aupoint qu’Anacéphore disait de Pisistrate : Son urine attireles abeilles. L’homme le plus considérable de la Grèce pendantcinquante ans a été ce grammairien Philetas, lequel était si petitet si menu qu’il était obligé de plomber ses souliers pour n’êtrepas emporté par le vent. Il y avait sur la plus grande place deCorinthe une statue sculptée par Silanion et cataloguée parPline ; cette statue représentait Épisthate. Qu’a faitÉpisthate ? il a inventé le croc-en-jambe. Ceci résume laGrèce et la gloire. Passons à d’autres. Admirerai-jel’Angleterre ? Admirerai-je la France ? La France ?pourquoi ? À cause de Paris ? je viens de vous dire monopinion sur Athènes. L’Angleterre ? pourquoi ? À cause deLondres ? je hais Carthage. Et puis, Londres, métropole duluxe, est le chef-lieu de la misère. Sur la seule paroisse deCharing-Cross, il y a par an cent morts de faim. Telle est Albion.J’ajoute, pour comble, que j’ai vu une Anglaise danser avec unecouronne de roses et des lunettes bleues. Donc un groing pourl’Angleterre ! Si je n’admire pas John Bull, j’admirerai doncfrère Jonathan ? Je goûte peu ce frère à esclaves. Ôteztime is money, que reste-t-il de l’Angleterre ? Ôtezcotton is king, que reste-t-il de l’Amérique ?L’Allemagne, c’est la lymphe ; l’Italie, c’est la bile. Nousextasierons-nous sur la Russie ? Voltaire l’admirait. Iladmirait aussi la Chine. Je conviens que la Russie a ses beautés,entre autres un fort despotisme ; mais je plains les despotes.Ils ont une santé délicate. Un Alexis décapité, un Pierrepoignardé, un Paul étranglé, un autre Paul aplati à coups de talonde botte, divers Ivans égorgés, plusieurs Nicolas et Basilesempoisonnés, tout cela indique que le palais des empereurs deRussie est dans une condition flagrante d’insalubrité. Tous lespeuples civilisés offrent à l’admiration du penseur cedétail : la guerre ; or la guerre, la guerre civilisée,épuise et totalise toutes les formes du banditisme, depuis lebrigandage des trabucaires aux gorges du mont Jaxa jusqu’à lamaraude des Indiens Comanches dans la Passe-Douteuse. Bah ! medirez-vous, l’Europe vaut pourtant mieux que l’Asie ? Jeconviens que l’Asie est farce ; mais je ne vois pas trop ceque vous avez à rire du grand lama, vous peuples d’occident quiavez mêlé à vos modes et à vos élégances toutes les ordurescompliquées de majesté, depuis la chemise sale de la reine Isabellejusqu’à la chaise percée du dauphin. Messieurs les humains, je vousdis bernique ! C’est à Bruxelles que l’on consomme le plus debière, à Stockholm le plus d’eau-de-vie, à Madrid le plus dechocolat, à Amsterdam le plus de genièvre, à Londres le plus devin, à Constantinople le plus de café, à Paris le plusd’absinthe ; voilà toutes les notions utiles. Paris l’emporte,en somme. À Paris, les chiffonniers mêmes sont des sybarites ;Diogène eût autant aimé être chiffonnier place Maubert quephilosophe au Pirée. Apprenez encore ceci : les cabarets deschiffonniers s’appellent bibines ; les plus célèbres sontla Casserole et l’Abattoir. Donc, ô guinguettes,goguettes, bouchons, caboulots, bouibouis, mastroquets,bastringues, manezingues, bibines des chiffonniers, caravansérailsdes califes, je vous atteste, je suis un voluptueux, je mange chezRichard à quarante sous par tête, il me faut des tapis de Perse à yrouler Cléopâtre nue ! Où est Cléopâtre ? Ah ! c’esttoi, Louison. Bonjour.

Ainsi se répandait en paroles, accrochant lalaveuse de vaisselle au passage, dans son coin de l’arrière-salleMusain, Grantaire plus qu’ivre.

Bossuet, étendant la main vers lui, essayaitde lui imposer silence, et Grantaire repartait de plusbelle :

– Aigle de Meaux, à bas les pattes. Tu neme fais aucun effet avec ton geste d’Hippocrate refusant lebric-à-brac d’Artaxerce. Je te dispense de me calmer. D’ailleurs jesuis triste. Que voulez-vous que je vous dise ? L’homme estmauvais, l’homme est difforme ; le papillon est réussi,l’homme est raté. Dieu a manqué cet animal-là. Une foule est unchoix de laideurs. Le premier venu est un misérable. Femme rime àinfâme. Oui, j’ai le spleen, compliqué de la mélancolie, avec lanostalgie, plus l’hypocondrie, et je bisque, et je rage, et jebâille, et je m’ennuie, et je m’assomme, et je m’embête ! QueDieu aille au diable !

– Silence donc, R majuscule ! repritBossuet qui discutait un point de droit avec la cantonade, et quiétait engagé plus qu’à mi-corps dans une phrase d’argot judiciairedont voici la fin :

– … Et quant à moi, quoique je sois àpeine légiste et tout au plus procureur amateur, je soutiensceci : qu’aux termes de la coutume de Normandie, à laSaint-Michel, et pour chaque année, un Équivalent devait être payéau profit du seigneur, sauf autrui droit, par tous et un chacun,tant les propriétaires que les saisis d’héritage, et ce, pourtoutes emphytéoses, baux, alleux, contrats domaniaires etdomaniaux, hypothécaires et hypothécaux…

– Échos, nymphes plaintives, fredonnaGrantaire.

Tout près de Grantaire, sur une table presquesilencieuse, une feuille de papier, un encrier et une plume entredeux petits verres annonçaient qu’un vaudeville s’ébauchait. Cettegrosse affaire se traitait à voix basse, et les deux têtes entravail se touchaient :

– Commençons par trouver les noms. Quandon a les noms, on trouve le sujet.

– C’est juste. Dicte. J’écris.

– Monsieur Dorimon ?

– Rentier ?

– Sans doute.

– Sa fille, Célestine.

– … tine. Après ?

– Le colonel Sainval.

– Sainval est usé. Je dirais Valsin.

À côté des aspirants vaudevillistes, un autregroupe, qui, lui aussi, profitait du brouhaha pour parler bas,discutait un duel. Un vieux, trente ans, conseillait un jeune,dix-huit ans, et lui expliquait à quel adversaire il avaitaffaire :

– Diable ! méfiez-vous. C’est unebelle épée. Son jeu est net. Il a de l’attaque, pas de feintesperdues, du poignet, du pétillement, de l’éclair, la parade juste,et des ripostes mathématiques, bigre ! et il est gaucher.

Dans l’angle opposé à Grantaire, Joly etBahorel jouaient aux dominos et parlaient d’amour.

– Tu es heureux, toi, disait Joly. Tu asune maîtresse qui rit toujours.

– C’est une faute qu’elle fait, répondaitBahorel. La maîtresse qu’on a a tort de rire. Ça encourage à latromper. La voir gaie, cela vous ôte le remords ; si on lavoit triste, on se fait conscience.

– Ingrat ! c’est si bon une femmequi rit ! Et jamais vous ne vous querellez !

– Cela tient au traité que nous avonsfait. En faisant notre petite sainte-alliance, nous nous sommesassigné à chacun notre frontière que nous ne dépassons jamais. Cequi est situé du côté de bise appartient à Vaud, du côté de vent àGex. De là la paix.

– La paix, c’est le bonheur digérant.

– Et toi, Jolllly, où en es-tu de tabrouillerie avec mamselle… tu sais qui je veux dire ?

– Elle me boude avec une patiencecruelle.

– Tu es pourtant un amoureuxattendrissant de maigreur.

– Hélas !

– À ta place, je la planterais là.

– C’est facile à dire.

– Et à faire. N’est-ce pas Musichettaqu’elle s’appelle ?

– Oui. Ah ! mon pauvre Bahorel,c’est une fille superbe, très littéraire, de petits pieds, depetites mains, se mettant bien, blanche, potelée, avec des yeux detireuse de cartes. J’en suis fou.

– Mon cher, alors il faut lui plaire,être élégant, et faire des effets de rotule. Achète-moi chezStaub[85] un bon pantalon de cuir de laine. Celaprête.

– À combien ? cria Grantaire.

Le troisième coin était en proie à unediscussion poétique. La mythologie païenne se gourmait avec lamythologie chrétienne. Il s’agissait de l’Olympe dont JeanProuvaire, par romantisme même, prenait le parti. Jean Prouvairen’était timide qu’au repos. Une fois excité, il éclatait, une sortede gaîté accentuait son enthousiasme, et il était à la fois riantet lyrique :

– N’insultons pas les dieux, disait-il.Les dieux ne s’en sont peut-être pas allés. Jupiter ne me faitpoint l’effet d’un mort. Les dieux sont des songes, dites-vous. Ehbien, même dans la nature, telle qu’elle est aujourd’hui, après lafuite de ces songes, on retrouve tous les grands vieux mythespaïens. Telle montagne à profil de citadelle, comme le Vignemale,par exemple, est encore pour moi la coiffure de Cybèle ; il nem’est pas prouvé que Pan ne vienne pas la nuit souffler dans letronc creux des saules, en bouchant tour à tour les trous avec sesdoigts ; et j’ai toujours cru qu’Io était pour quelque chosedans la cascade de Pissevache.

Dans le dernier coin, on parlait politique. Onmalmenait la charte octroyée. Combeferre la soutenait mollement,Courfeyrac la battait en brèche énergiquement. Il y avait sur latable un malencontreux exemplaire de la fameuseCharte-Touquet[86]. Courfeyrac l’avait saisie et lasecouait, mêlant à ses arguments le frémissement de cette feuillede papier.

– Premièrement, je ne veux pas de rois.Ne fût-ce qu’au point de vue économique, je n’en veux pas ; unroi est un parasite. On n’a pas de roi gratis. Écoutez ceci :Cherté des rois. À la mort de François Ier, ladette publique en France était de trente mille livres derente ; à la mort de Louis XIV, elle était de deuxmilliards six cents millions à vingt-huit livres le marc, ce quiéquivalait en 1760, au dire de Desmarets, à quatre milliards cinqcents millions, et ce qui équivaudrait aujourd’hui à douzemilliards. Deuxièmement, n’en déplaise à Combeferre, une charteoctroyée est un mauvais expédient de civilisation. Sauver latransition, adoucir le passage, amortir la secousse, faire passerinsensiblement la nation de la monarchie à la démocratie par lapratique des fictions constitutionnelles, détestables raisons quetout cela ! Non ! non ! n’éclairons jamais le peupleà faux jour. Les principes s’étiolent et pâlissent dans votre caveconstitutionnelle. Pas d’abâtardissement. Pas de compromis. Pasd’octroi du roi au peuple. Dans tous ces octrois-là, il y a unarticle 14. À côté de la main qui donne, il y a la griffe quireprend. Je refuse net votre charte. Une charte est unmasque ; le mensonge est dessous. Un peuple qui accepte unecharte abdique. Le droit n’est le droit qu’entier. Non ! pasde charte !

On était en hiver ; deux bûchespétillaient dans la cheminée. Cela était tentant, et Courfeyrac n’yrésista pas. Il froissa dans son poing la pauvre Charte-Touquet, etla jeta au feu. Le papier flamba. Combeferre regardaphilosophiquement brûler le chef-d’œuvre de Louis XVIII, et secontenta de dire :

– La charte métamorphosée enflamme[87].

Et les sarcasmes, les saillies, les quolibets,cette chose française qu’on appelle l’entrain, cette chose anglaisequ’on appelle l’humour, le bon et le mauvais goût, les bonnes etles mauvaises raisons, toutes les folles fusées du dialogue,montant à la fois et se croisant de tous les points de la salle,faisaient au-dessus des têtes une sorte de bombardement joyeux.

Chapitre V – Élargissement del’horizon

Les chocs des jeunes esprits entre eux ontcela d’admirable qu’on ne peut jamais prévoir l’étincelle nideviner l’éclair. Que va-t-il jaillir tout à l’heure ? onl’ignore. L’éclat de rire part de l’attendrissement. Au momentbouffon, le sérieux fait son entrée. Les impulsions dépendent dupremier mot venu. La verve de chacun est souveraine. Un lazzisuffit pour ouvrir le champ à l’inattendu. Ce sont des entretiens àbrusques tournants où la perspective change tout à coup. Le hasardest le machiniste de ces conversations-là.

Une pensée sévère, bizarrement sortie d’uncliquetis de mots, traversa tout à coup la mêlée de paroles oùferraillaient confusément Grantaire, Bahorel, Prouvaire, Bossuet,Combeferre et Courfeyrac.

Comment une phrase survient-elle dans ledialogue ? d’où vient qu’elle se souligne tout à coupd’elle-même dans l’attention de ceux qui l’entendent ? Nousvenons de le dire, nul n’en sait rien. Au milieu du brouhaha,Bossuet termina tout à coup une apostrophe quelconque à Combeferrepar cette date.

– 18 juin 1815 : Waterloo.

À ce nom, Waterloo, Marius, accoudé près d’unverre d’eau sur une table, ôta son poignet de dessous son menton,et commença à regarder fixement l’auditoire.

– Pardieu, s’écria Courfeyrac(Parbleu, à cette époque, tombait en désuétude), cechiffre 18 est étrange, et me frappe. C’est le nombre fatal deBonaparte. Mettez Louis devant et Brumaire derrière, vous aveztoute la destinée de l’homme, avec cette particularité expressiveque le commencement y est talonné par la fin.

Enjolras, jusque-là muet, rompit le silence,et adressa à Courfeyrac cette parole :

– Tu veux dire le crime parl’expiation.

Ce mot, crime, dépassait la mesure dece que pouvait accepter Marius, déjà très ému par la brusqueévocation de Waterloo.

Il se leva, il marcha lentement vers la cartede France étalée sur le mur et au bas de laquelle on voyait une îledans un compartiment séparé, il posa son doigt sur ce compartiment,et dit :

– La Corse. Une petite île qui a fait laFrance bien grande.

Ce fut le souffle d’air glacé. Touss’interrompirent. On sentit que quelque chose allait commencer.

Bahorel, ripostant à Bossuet, était en trainde prendre une pose de torse à laquelle il tenait. Il y renonçapour écouter.

Enjolras, dont l’œil bleu n’était attaché surpersonne et semblait considérer le vide, répondit sans regarderMarius :

– La France n’a besoin d’aucune Corsepour être grande. La France est grande parce qu’elle est la France.Quia nominor leo[88].

Marius n’éprouva nulle velléité dereculer ; il se tourna vers Enjolras, et sa voix éclata avecune vibration qui venait du tressaillement desentrailles :

– À Dieu ne plaise que je diminue laFrance ! mais ce n’est point la diminuer que de lui amalgamerNapoléon. Ah çà, parlons donc. Je suis nouveau venu parmi vous,mais je vous avoue que vous m’étonnez. Où en sommes-nous ? quisommes-nous ? qui êtes-vous ? qui suis-je ?Expliquons-nous sur l’empereur. Je vous entends dire Buonaparte enaccentuant l’u comme des royalistes. Je vous préviens que mongrand-père fait mieux encore ; il dit Buonaparté. Je vouscroyais des jeunes gens. Où mettez-vous donc votreenthousiasme ? et qu’est-ce que vous en faites ? quiadmirez-vous si vous n’admirez pas l’empereur ? et que vousfaut-il de plus ? Si vous ne voulez pas de ce grand homme-là,de quels grands hommes voudrez-vous ? Il avait tout. Il étaitcomplet. Il avait dans son cerveau le cube des facultés humaines.Il faisait des codes comme Justinien, il dictait comme César, sacauserie mêlait l’éclair de Pascal au coup de foudre de Tacite, ilfaisait l’histoire et il l’écrivait, ses bulletins sont desIliades, il combinait le chiffre de Newton avec la métaphore deMahomet, il laissait derrière lui dans l’orient des paroles grandescomme les pyramides ; à Tilsitt il enseignait la majesté auxempereurs, à l’académie des sciences il donnait la réplique àLaplace, au conseil d’état il tenait tête à Merlin, il donnait uneâme à la géométrie des uns et à la chicane des autres, il étaitlégiste avec les procureurs et sidéral avec les astronomes ;comme Cromwell soufflant une chandelle sur deux, il s’en allait auTemple marchander un gland de rideau ; il voyait tout, ilsavait tout ; ce qui ne l’empêchait pas de rire d’un rirebonhomme au berceau de son petit enfant ; et tout à coup,l’Europe effarée écoutait, des armées se mettaient en marche, desparcs d’artillerie roulaient, des ponts de bateaux s’allongeaientsur les fleuves, les nuées de la cavalerie galopaient dansl’ouragan, cris, trompettes, tremblement de trônes partout, lesfrontières des royaumes oscillaient sur la carte, on entendait lebruit d’un glaive surhumain qui sortait du fourreau, on le voyait,lui, se dresser debout sur l’horizon avec un flamboiement dans lamain et un resplendissement dans les yeux, déployant dans letonnerre ses deux ailes, la grande armée et la vieille garde, etc’était l’archange de la guerre !

Tous se taisaient, et Enjolras baissait latête. Le silence fait toujours un peu l’effet de l’acquiescement oud’une sorte de mise au pied du mur. Marius, presque sans reprendrehaleine, continua avec un surcroît d’enthousiasme :

– Soyons justes, mes amis ! êtrel’empire d’un tel empereur, quelle splendide destinée pour unpeuple, lorsque ce peuple est la France et qu’il ajoute son génieau génie de cet homme ! Apparaître et régner, marcher ettriompher, avoir pour étapes toutes les capitales, prendre sesgrenadiers et en faire des rois, décréter des chutes de dynastie,transfigurer l’Europe au pas de charge, qu’on sente, quand vousmenacez, que vous mettez la main sur le pommeau de l’épée de Dieu,suivre dans un seul homme Annibal, César et Charlemagne, être lepeuple de quelqu’un qui mêle à toutes vos aubes l’annonce éclatanted’une bataille gagnée, avoir pour réveille-matin le canon desInvalides, jeter dans des abîmes de lumière des mots prodigieux quiflamboient à jamais, Marengo, Arcole, Austerlitz, Iéna,Wagram ! faire à chaque instant éclore au zénith des sièclesdes constellations de victoires, donner l’empire français pourpendant à l’empire romain, être la grande nation et enfanter lagrande armée, faire envoler par toute la terre ses légions commeune montagne envoie de tous côtés ses aigles, vaincre, dominer,foudroyer, être en Europe une sorte de peuple doré à force degloire, sonner à travers l’histoire une fanfare de titans,conquérir le monde deux fois, par la conquête et parl’éblouissement, cela est sublime ; et qu’y a-t-il de plusgrand ?

– Être libre, dit Combeferre[89].

Marius à son tour baissa la tête. Ce motsimple et froid avait traversé comme une lame d’acier son effusionépique, et il la sentait s’évanouir en lui. Lorsqu’il leva lesyeux, Combeferre n’était plus là. Satisfait probablement de saréplique à l’apothéose, il venait de partir, et tous, exceptéEnjolras, l’avaient suivi. La salle s’était vidée. Enjolras, restéseul avec Marius, le regardait gravement. Marius cependant, ayantun peu rallié ses idées, ne se tenait pas pour battu ; il yavait en lui un reste de bouillonnement qui allait sans doute setraduire en syllogismes déployés contre Enjolras, quand tout à coupon entendit quelqu’un qui chantait dans l’escalier en s’en allant.C’était Combeferre, et voici ce qu’il chantait :

Si César m’avait donné

La gloire et la guerre,

Et qu’il me fallût quitter

L’amour de ma mère

Je dirais au grand César :

Reprends ton sceptre et ton char,

J’aime mieux ma mère, ô gué !

J’aime mieux ma mère[90].

L’accent tendre et farouche dont Combeferre lechantait donnait à ce couplet une sorte de grandeur étrange.Marius, pensif et l’œil au plafond, répéta presquemachinalement : Ma mère ?…

En ce moment, il sentit sur son épaule la maind’Enjolras.

– Citoyen, lui dit Enjolras, ma mère,c’est la république.

Chapitre VI – Res angusta

[91]Cettesoirée laissa à Marius un ébranlement profond, et une obscuritétriste dans l’âme. Il éprouva ce qu’éprouve peut-être la terre aumoment où on l’ouvre avec le fer pour y déposer le grain deblé ; elle ne sent que la blessure ; le tressaillement dugerme et la joie du fruit n’arrivent que plus tard.

Marius fut sombre. Il venait à peine de sefaire une foi ; fallait-il donc déjà la rejeter ? ils’affirma à lui-même que non. Il se déclara qu’il ne voulait pasdouter, et il commença à douter malgré lui. Être entre deuxreligions, l’une dont on n’est pas encore sorti, l’autre où l’onn’est pas encore entré, cela est insupportable ; et cescrépuscules ne plaisent qu’aux âmes chauves-souris. Marius étaitune prunelle franche, et il lui fallait de la vraie lumière. Lesdemi-jours du doute lui faisaient mal. Quel que fût son désir derester où il était et de s’en tenir là, il était invinciblementcontraint de continuer, d’avancer, d’examiner, de penser, demarcher plus loin. Où cela allait-il le conduire ? ilcraignait, après avoir fait tant de pas qui l’avaient rapproché deson père, de faire maintenant des pas qui l’en éloigneraient. Sonmalaise croissait de toutes les réflexions qui lui venaient.L’escarpement se dessinait autour de lui. Il n’était d’accord niavec son grand-père, ni avec ses amis ; téméraire pour l’un,arriéré pour les autres ; et il se reconnut doublement isolé,du côté de la vieillesse, et du côté de la jeunesse. Il cessad’aller au café Musain.

Dans ce trouble où était sa conscience, il nesongeait plus guère à de certains côtés sérieux de l’existence. Lesréalités de la vie ne se laissent pas oublier. Elles vinrentbrusquement lui donner leur coup de coude.

Un matin, le maître de l’hôtel entra dans lachambre de Marius et lui dit :

– Monsieur Courfeyrac a répondu pourvous.

– Oui.

– Mais il me faudrait de l’argent.

– Priez Courfeyrac de venir me parler,dit Marius.

Courfeyrac venu, l’hôte les quitta. Marius luiconta ce qu’il n’avait pas songé à lui dire encore, qu’il étaitcomme seul au monde et n’ayant pas de parents.

– Qu’allez-vous devenir ? ditCourfeyrac.

– Je n’en sais rien, répondit Marius.

– Qu’allez-vous faire ?

– Je n’en sais rien.

– Avez-vous de l’argent ?

– Quinze francs.

– Voulez-vous que je vous enprête ?

– Jamais.

– Avez-vous des habits ?

– Voilà.

– Avez-vous des bijoux ?

– Une montre.

– D’argent ?

– D’or. La voici.

– Je sais un marchand d’habits qui vousprendra votre redingote et un pantalon.

– C’est bien.

– Vous n’aurez plus qu’un pantalon, ungilet, un chapeau et un habit.

– Et mes bottes.

– Quoi ! vous n’irez pas piedsnus ? quelle opulence !

– Ce sera assez.

– Je sais un horloger qui vous achèteravotre montre.

– C’est bon.

– Non, ce n’est pas bon. Que ferez-vousaprès ?

– Tout ce qu’il faudra. Tout l’honnête dumoins.

– Savez-vous l’anglais ?

– Non.

– Savez-vous l’allemand ?

– Non.

– Tant pis.

– Pourquoi ?

– C’est qu’un de mes amis, libraire, faitune façon d’encyclopédie pour laquelle vous auriez pu traduire desarticles allemands ou anglais. C’est mal payé, mais on vit.

– J’apprendrai l’anglais etl’allemand.

– Et en attendant ?

– En attendant je mangerai mes habits etma montre.

On fit venir le marchand d’habits. Il achetala défroque vingt francs. On alla chez l’horloger. Il acheta lamontre quarante-cinq francs.

– Ce n’est pas mal, disait Marius àCourfeyrac en rentrant à l’hôtel, avec mes quinze francs, cela faitquatrevingts francs.

– Et la note de l’hôtel ? observaCourfeyrac.

– Tiens, j’oubliais, dit Marius.

L’hôte présenta sa note qu’il fallut payersur-le-champ. Elle se montait à soixante-dix francs.

– Il me reste dix francs, dit Marius.

– Diable, fit Courfeyrac, vous mangerezcinq francs pendant que vous apprendrez l’anglais, et cinq francspendant que vous apprendrez l’allemand. Ce sera avaler une languebien vite ou une pièce de cent sous bien lentement.

Cependant la tante Gillenormand, assez bonnepersonne au fond dans les occasions tristes, avait fini pardéterrer le logis de Marius. Un matin, comme Marius revenait del’école, il trouva une lettre de sa tante et les soixantepistoles, c’est-à-dire six cents francs en or dans une boîtecachetée.

Marius renvoya les trente louis à sa tanteavec une lettre respectueuse où il déclarait avoir des moyensd’existence et pouvoir suffire désormais à tous ses besoins. En cemoment-là il lui restait trois francs.

La tante n’informa point le grand-père de cerefus de peur d’achever de l’exaspérer. D’ailleurs n’avait-il pasdit : Qu’on ne me parle jamais de ce buveur de sang !

Marius sortit de l’hôtel de la PorteSaint-Jacques, ne voulant pas s’y endetter.

Livre cinquième – Excellence dumalheur

Chapitre I – Marius indigent

La vie devint sévère pour Marius. Manger seshabits et sa montre, ce n’était rien. Il mangea de cette choseinexprimable qu’on appelle de la vache enragée. Chosehorrible, qui contient les jours sans pain, les nuits sans sommeil,les soirs sans chandelle, l’âtre sans feu, les semaines sanstravail, l’avenir sans espérance, l’habit percé au coude, le vieuxchapeau qui fait rire les jeunes filles, la porte qu’on trouvefermée le soir parce qu’on ne paye pas son loyer, l’insolence duportier et du gargotier, les ricanements des voisins, leshumiliations, la dignité refoulée, les besognes quelconquesacceptées, les dégoûts, l’amertume, l’accablement. Marius appritcomment on dévore tout cela, et comment ce sont souvent les seuleschoses qu’on ait à dévorer. À ce moment de l’existence où l’homme abesoin d’orgueil parce qu’il a besoin d’amour, il se sentit moquéparce qu’il était mal vêtu, et ridicule parce qu’il était pauvre. Àl’âge où la jeunesse vous gonfle le cœur d’une fierté impériale, ilabaissa plus d’une fois ses yeux sur ses bottes trouées, et ilconnut les hontes injustes et les rougeurs poignantes de la misère.Admirable et terrible épreuve dont les faibles sortent infâmes,dont les forts sortent sublimes. Creuset où la destinée jette unhomme, toutes les fois qu’elle veut avoir un gredin ou undemi-dieu.

Car il se fait beaucoup de grandes actionsdans les petites luttes. Il y a des bravoures opiniâtres etignorées qui se défendent pied à pied dans l’ombre contrel’envahissement fatal des nécessités et des turpitudes. Nobles etmystérieux triomphes qu’aucun regard ne voit, qu’aucune renommée nepaye, qu’aucune fanfare ne salue. La vie, le malheur, l’isolement,l’abandon, la pauvreté, sont des champs de bataille qui ont leurshéros ; héros obscurs plus grands parfois que les hérosillustres.

De fermes et rares natures sont ainsicréées ; la misère, presque toujours marâtre, est quelquefoismère ; le dénûment enfante la puissance d’âme etd’esprit ; la détresse est nourrice de la fierté ; lemalheur est un bon lait pour les magnanimes.

Il y eut un moment dans la vie de Marius où ilbalayait son palier, où il achetait un sou de fromage de Brie chezla fruitière, où il attendait que la brune tombât pour s’introduirechez le boulanger, et y acheter un pain qu’il emportait furtivementdans son grenier, comme s’il l’eût volé. Quelquefois on voyait seglisser dans la boucherie du coin, au milieu des cuisinièresgoguenardes qui le coudoyaient, un jeune homme gauche portant deslivres sous son bras, qui avait l’air timide et furieux, qui enentrant ôtait son chapeau de son front où perlait la sueur, faisaitun profond salut à la bouchère étonnée, un autre salut au garçonboucher, demandait une côtelette de mouton, la payait six ou septsous, l’enveloppait de papier, la mettait sous son bras entre deuxlivres, et s’en allait. C’était Marius. Avec cette côtelette, qu’ilfaisait cuire lui-même, il vivait trois jours.

Le premier jour il mangeait la viande, lesecond jour il mangeait la graisse, le troisième jour il rongeaitl’os.

À plusieurs reprises la tante Gillenormand fitdes tentatives, et lui adressa les soixante pistoles. Marius lesrenvoya constamment, en disant qu’il n’avait besoin de rien.

Il était encore en deuil de son père quand larévolution que nous avons racontée s’était faite en lui. Depuislors, il n’avait plus quitté les vêtements noirs. Cependant sesvêtements le quittèrent. Un jour vint où il n’eut plus d’habit. Lepantalon allait encore. Que faire ? Courfeyrac, auquel ilavait de son côté rendu quelques bons offices, lui donna un vieilhabit. Pour trente sous, Marius le fit retourner par un portierquelconque, et ce fut un habit neuf. Mais cet habit était vert.Alors Marius ne sortit plus qu’après la chute du jour. Cela faisaitque son habit était noir. Voulant toujours être en deuil, il sevêtissait de la nuit.

À travers tout cela, il se fit recevoiravocat. Il était censé habiter la chambre de Courfeyrac, qui étaitdécente et où un certain nombre de bouquins de droit soutenus etcomplétés par des volumes de romans dépareillés figuraient labibliothèque voulue par les règlements. Il se faisait adresser seslettres chez Courfeyrac.

Quand Marius fut avocat, il en informa songrand-père par une lettre froide, mais pleine de soumission et derespect. M. Gillenormand prit la lettre avec un tremblement,la lut, et la jeta, déchirée en quatre, au panier. Deux ou troisjours après, mademoiselle Gillenormand entendit son père qui étaitseul dans sa chambre et qui parlait tout haut. Cela lui arrivaitchaque fois qu’il était très agité. Elle prêta l’oreille ; levieillard disait : – Si tu n’étais pas un imbécile, tu sauraisqu’on ne peut pas être à la fois baron et avocat.

Chapitre II – Marius pauvre

Il en est de la misère comme de tout. Ellearrive à devenir possible. Elle finit par prendre une forme et secomposer. On végète, c’est-à-dire on se développe d’une certainefaçon chétive, mais suffisante à la vie. Voici de quelle manièrel’existence de Marius Pontmercy s’était arrangée :

Il était sorti du plus étroit, le défilés’élargissait un peu devant lui. À force de labeur, de courage, depersévérance et de volonté, il était parvenu à tirer de son travailenviron sept cents francs par an. Il avait appris l’allemand etl’anglais ; grâce à Courfeyrac qui l’avait mis en rapport avecson ami le libraire, Marius remplissait dans lalittérature-librairie le modeste rôle d’utilité. Ilfaisait des prospectus, traduisait des journaux, annotait deséditions, compilait des biographies, etc. Produit net, bon an malan, sept cents francs. Il en vivait. Pas mal. Comment ? Nousl’allons dire.

Marius occupait dans la masure Gorbeau,moyennant le prix annuel de trente francs, un taudis sans cheminéequalifié cabinet où il n’y avait, en fait de meubles, quel’indispensable. Ces meubles étaient à lui. Il donnait trois francspar mois à la vieille principale locataire pour qu’elle vîntbalayer le taudis et lui apporter chaque matin un peu d’eau chaude,un œuf frais et un pain d’un sou. De ce pain et de cet œuf, ildéjeunait. Son déjeuner variait de deux à quatre sous selon que lesœufs étaient chers ou bon marché. À six heures du soir, ildescendait rue Saint-Jacques, dîner chez Rousseau, vis-à-vis Bassetle marchand d’estampes du coin de la rue des Mathurins. Il nemangeait pas de soupe. Il prenait un plat de viande de six sous, undemi-plat de légumes de trois sous, et un dessert de trois sous.Pour trois sous, du pain à discrétion. Quant au vin, il buvait del’eau. En payant au comptoir, où siégeait majestueusement madameRousseau, à cette époque toujours grasse et encore fraîche, ildonnait un sou au garçon, et madame Rousseau lui donnait unsourire. Puis il s’en allait. Pour seize sous, il avait eu unsourire et un dîner.

Ce restaurant Rousseau, où l’on vidait si peude bouteilles et tant de carafes, était un calmant plus encorequ’un restaurant. Il n’existe plus aujourd’hui. Le maître avait unbeau surnom ; on l’appelait Rousseaul’aquatique[92].

Ainsi, déjeuner quatre sous, dîner seizesous ; sa nourriture lui coûtait vingt sous par jour ; cequi faisait trois cent soixante-cinq francs par an. Ajoutez lestrente francs de loyer et les trente-six francs à la vieille, plusquelques menus frais ; pour quatre cent cinquante francs,Marius était nourri, logé et servi. Son habillement lui coûtaitcent francs, son linge cinquante francs, son blanchissage cinquantefrancs. Le tout ne dépassait pas six cent cinquante francs. Il luirestait cinquante francs. Il était riche. Il prêtait dansl’occasion dix francs à un ami ; Courfeyrac avait pu luiemprunter une fois soixante francs. Quant au chauffage, n’ayant pasde cheminée, Marius l’avait « simplifié ».

Marius avait toujours deux habillementscomplets ; l’un vieux, « pour tous les jours »,l’autre tout neuf, pour les occasions. Les deux étaient noirs. Iln’avait que trois chemises, l’une sur lui, l’autre dans sa commode,la troisième chez la blanchisseuse. Il les renouvelait à mesurequ’elles s’usaient. Elles étaient habituellement déchirées, ce quilui faisait boutonner son habit jusqu’au menton.

Pour que Marius en vînt à cette situationflorissante, il avait fallu des années. Années rudes ;difficiles, les unes à traverser, les autres à gravir. Mariusn’avait point failli un seul jour. Il avait tout subi, en fait dedénûment ; il avait tout fait, excepté des dettes. Il serendait ce témoignage que jamais il n’avait dû un sou à personne.Pour lui, une dette, c’était le commencement de l’esclavage. Il sedisait même qu’un créancier est pire qu’un maître ; car unmaître ne possède que votre personne, un créancier possède votredignité et peut la souffleter. Plutôt que d’emprunter il nemangeait pas. Il avait eu beaucoup de jours de jeûne. Sentant quetoutes les extrémités se touchent et que, si l’on n’y prend garde,l’abaissement de fortune peut mener à la bassesse d’âme, ilveillait jalousement sur sa fierté. Telle formule ou telle démarchequi, dans toute autre situation, lui eût paru déférence, luisemblait platitude, et il se redressait. Il ne hasardait rien, nevoulant pas reculer. Il avait sur le visage une sorte de rougeursévère. Il était timide jusqu’à l’âpreté.

Dans toutes ses épreuves il se sentaitencouragé et quelquefois même porté par une force secrète qu’ilavait en lui. L’âme aide le corps, et à de certains moments lesoulève. C’est le seul oiseau qui soutienne sa cage.

À côté du nom de son père, un autre nom étaitgravé dans le cœur de Marius, le nom de Thénardier. Marius, dans sanature enthousiaste et grave, environnait d’une sorte d’auréolel’homme auquel, dans sa pensée, il devait la vie de son père, cetintrépide sergent qui avait sauvé le colonel au milieu des bouletset des balles de Waterloo. Il ne séparait jamais le souvenir de cethomme du souvenir de son père, et il les associait dans savénération. C’était une sorte de culte à deux degrés, le grandautel pour le colonel, le petit pour Thénardier. Ce qui redoublaitl’attendrissement de sa reconnaissance, c’est l’idée de l’infortuneoù il savait Thénardier tombé et englouti. Marius avait appris àMontfermeil la ruine et la faillite du malheureux aubergiste.Depuis il avait fait des efforts inouïs pour saisir sa trace ettâcher d’arriver à lui dans ce ténébreux abîme de la misère oùThénardier avait disparu. Marius avait battu tout le pays ; ilétait allé à Chelles, à Bondy, à Gournay, à Nogent, à Lagny.Pendant trois années il s’y était acharné, dépensant à cesexplorations le peu d’argent qu’il épargnait. Personne n’avait pului donner de nouvelles de Thénardier ; on le croyait passé enpays étranger. Ses créanciers l’avaient cherché aussi, avec moinsd’amour que Marius, mais avec autant d’acharnement, et n’avaient pumettre la main sur lui. Marius s’accusait et s’en voulait presquede ne pas réussir dans ses recherches. C’était la seule dette quelui eût laissée le colonel, et Marius tenait à honneur de la payer.– Comment ! pensait-il, quand mon père gisait mourant sur lechamp de bataille, Thénardier, lui, a bien su le trouver à traversla fumée et la mitraille et l’emporter sur ses épaules, et il nelui devait rien cependant, et moi qui dois tant à Thénardier, je nesaurais pas le rejoindre dans cette ombre où il agonise et lerapporter à mon tour de la mort à la vie ! Oh ! je leretrouverai ! – Pour retrouver Thénardier en effet, Marius eûtdonné un de ses bras, et, pour le tirer de la misère, tout sonsang. Revoir Thénardier, rendre un service quelconque à Thénardier,lui dire : Vous ne me connaissez pas, eh bien, moi, je vousconnais ! je suis là ! disposez de moi ! – c’étaitle plus doux et le plus magnifique rêve de Marius.

Chapitre III – Marius grandi

À cette époque, Marius avait vingt ans. Il yavait trois ans qu’il avait quitté son grand-père. On était restédans les mêmes termes de part et d’autre, sans tenter derapprochement et sans chercher à se revoir. D’ailleurs, se revoir,à quoi bon ? pour se heurter ? Lequel eût eu raison del’autre ? Marius était le vase d’airain, mais le pèreGillenormand était le pot de fer.

Disons-le, Marius s’était mépris sur le cœurde son grand-père. Il s’était figuré que M. Gillenormand nel’avait jamais aimé, et que ce bonhomme bref, dur et riant, quijurait, criait, tempêtait et levait la canne, n’avait pour lui toutau plus que cette affection à la fois légère et sévère des Gérontesde comédie. Marius se trompait. Il y a des pères qui n’aiment pasleurs enfants ; il n’existe point d’aïeul qui n’adore sonpetit-fils. Au fond, nous l’avons dit, M. Gillenormandidolâtrait Marius. Il l’idolâtrait à sa façon, avec accompagnementde bourrades et même de gifles ; mais, cet enfant disparu, ilse sentit un vide noir dans le cœur. Il exigea qu’on ne lui enparlât plus, en regrettant tout bas d’être si bien obéi. Dans lespremiers temps il espéra que ce buonapartiste, ce jacobin, ceterroriste, ce septembriseur reviendrait. Mais les semaines sepassèrent, les mois se passèrent, les années se passèrent ; augrand désespoir de M. Gillenormand, le buveur de sang nereparut pas. – Je ne pouvais pourtant pas faire autrement que de lechasser, se disait le grand-père, et il se demandait : sic’était à refaire, le referais-je ? Son orgueil sur-le-champrépondait oui, mais sa vieille tête qu’il hochait en silencerépondait tristement non. Il avait ses heures d’abattement. Mariuslui manquait. Les vieillards ont besoin d’affections comme desoleil. C’est de la chaleur. Quelle que fût sa forte nature,l’absence de Marius avait changé quelque chose en lui. Pour rien aumonde, il n’eût voulu faire un pas vers ce « petitdrôle » mais il souffrait. Il ne s’informait jamais de lui,mais il y pensait toujours. Il vivait, de plus en plus retiré, auMarais. Il était encore, comme autrefois, gai et violent, mais sagaîté avait une dureté convulsive comme si elle contenait de ladouleur et de la colère, et ses violences se terminaient toujourspar une sorte d’accablement doux et sombre. Il disaitquelquefois : – Oh ! s’il revenait, quel bon soufflet jelui donnerais !

Quant à la tante, elle pensait trop peu pouraimer beaucoup ; Marius n’était plus pour elle qu’une espècede silhouette noire et vague ; et elle avait fini par s’enoccuper beaucoup moins que du chat ou du perroquet qu’il estprobable qu’elle avait.

Ce qui accroissait la souffrance secrète dupère Gillenormand, c’est qu’il la renfermait tout entière et n’enlaissait rien deviner. Son chagrin était comme ces fournaisesnouvellement inventées qui brûlent leur fumée. Quelquefois, ilarrivait que des officieux malencontreux lui parlaient de Marius,et lui demandaient : – Que fait, ou que devient monsieur votrepetit-fils ? – Le vieux bourgeois répondait, en soupirant,s’il était trop triste, ou en donnant une chiquenaude à samanchette, s’il voulait paraître gai : – Monsieur le baronPontmercy plaidaille dans quelque coin.

Pendant que le vieillard regrettait, Mariuss’applaudissait. Comme à tous les bons cœurs, le malheur lui avaitôté l’amertume. Il ne pensait à M. Gillenormand qu’avecdouceur, mais il avait tenu à ne plus rien recevoir de l’hommequi avait été mal pour son père. – C’était maintenant latraduction mitigée de ses premières indignations. En outre, ilétait heureux d’avoir souffert, et de souffrir encore. C’était pourson père. La dureté de sa vie le satisfaisait et lui plaisait. Ilse disait avec une sorte de joie que – c’était bien lemoins ; – que c’était – une expiation ; – que, –sans cela, il eût été puni, autrement et plus tard, de sonindifférence impie pour son père et pour un tel père ; qu’iln’aurait pas été juste que son père eût eu toute la souffrance, etlui rien ; – qu’était-ce d’ailleurs que ses travaux et sondénûment comparés à la vie héroïque du colonel ? qu’enfin saseule manière de se rapprocher de son père et de lui ressembler,c’était d’être vaillant contre l’indigence comme lui avait étébrave contre l’ennemi ; et que c’était là sans doute ce que lecolonel avait voulu dire par ce mot : il en seradigne. – Paroles que Marius continuait de porter, non sur sapoitrine, l’écrit du colonel ayant disparu, mais dans son cœur.

Et puis, le jour où son grand-père l’avaitchassé, il n’était encore qu’un enfant, maintenant il était unhomme. Il le sentait. La misère, insistons-y, lui avait été bonne.La pauvreté dans la jeunesse, quand elle réussit, a cela demagnifique qu’elle tourne toute la volonté vers l’effort et toutel’âme vers l’aspiration. La pauvreté met tout de suite la viematérielle à nu et la fait hideuse ; de là d’inexprimablesélans vers la vie idéale. Le jeune homme riche a cent distractionsbrillantes et grossières, les courses de chevaux, la chasse, leschiens, le tabac, le jeu, les bons repas, et le reste ;occupations des bas côtés de l’âme aux dépens des côtés hauts etdélicats. Le jeune homme pauvre se donne de la peine pour avoir sonpain ; il mange ; quand il a mangé, il n’a plus que larêverie. Il va aux spectacles gratis que Dieu donne ; ilregarde le ciel, l’espace, les astres, les fleurs, les enfants,l’humanité dans laquelle il souffre, la création dans laquelle ilrayonne. Il regarde tant l’humanité qu’il voit l’âme, il regardetant la création qu’il voit Dieu. Il rêve, et il se sentgrand ; il rêve encore, et il se sent tendre. De l’égoïsme del’homme qui souffre, il passe à la compassion de l’homme quimédite. Un admirable sentiment éclôt en lui, l’oubli de soi et lapitié pour tous. En songeant aux jouissances sans nombre que lanature offre, donne et prodigue aux âmes ouvertes et refuse auxâmes fermées, il en vient à plaindre, lui millionnaire del’intelligence, les millionnaires de l’argent. Toute haine s’en vade son cœur à mesure que toute clarté entre dans son esprit.D’ailleurs est-il malheureux ? Non. La misère d’un jeune hommen’est jamais misérable. Le premier jeune garçon venu, si pauvrequ’il soit, avec sa santé, sa force, sa marche vive, ses yeuxbrillants, son sang qui circule chaudement, ses cheveux noirs, sesjoues fraîches, ses lèvres roses, ses dents blanches, son soufflepur, fera toujours envie à un vieil empereur. Et puis chaque matinil se remet à gagner son pain ; et tandis que ses mainsgagnent du pain, son épine dorsale gagne de la fierté, son cerveaugagne des idées. Sa besogne finie, il revient aux extasesineffables, aux contemplations, aux joies ; il vit les piedsdans les afflictions, dans les obstacles, sur le pavé, dans lesronces, quelquefois dans la boue, la tête dans la lumière. Il estferme, serein, doux, paisible, attentif, sérieux, content de peu,bienveillant ; et il bénit Dieu de lui avoir donné ces deuxrichesses qui manquent à bien des riches : le travail qui lefait libre et la pensée qui le fait digne.

C’était là ce qui s’était passé en Marius. Ilavait même, pour tout dire, un peu trop versé du côté de lacontemplation. Du jour où il était arrivé à gagner sa vie à peuprès sûrement, il s’était arrêté là, trouvant bon d’être pauvre, etretranchant au travail pour donner à la pensée. C’est-à-dire qu’ilpassait quelquefois des journées entières à songer, plongé etenglouti comme un visionnaire dans les voluptés muettes de l’extaseet du rayonnement intérieur. Il avait ainsi posé le problème de savie : travailler le moins possible du travail matériel pourtravailler le plus possible du travail impalpable ; end’autres termes, donner quelques heures à la vie réelle, et jeterle reste dans l’infini. Il ne s’apercevait pas, croyant ne manquerde rien, que la contemplation ainsi comprise finit par être une desformes de la paresse ; qu’il s’était contenté de dompter lespremières nécessités de la vie, et qu’il se reposait trop tôt.

Il était évident que, pour cette natureénergique et généreuse, ce ne pouvait être là qu’un étattransitoire, et qu’au premier choc contre les inévitablescomplications de la destinée, Marius se réveillerait.

En attendant, bien qu’il fût avocat et quoiqu’en pensât le père Gillenormand, il ne plaidait pas, il neplaidaillait même pas. La rêverie l’avait détourné de laplaidoirie. Hanter les avoués, suivre le palais, chercher descauses, ennui. Pourquoi faire ? Il ne voyait aucune raisonpour changer de gagne-pain. Cette librairie marchande et obscureavait fini par lui faire un travail sûr, un travail de peu delabeur, qui, comme nous venons de l’expliquer, lui suffisait.

Un des libraires pour lesquels il travaillait,M. Magimel, je crois, lui avait offert de le prendre chez lui,de le bien loger, de lui fournir un travail régulier, et de luidonner quinze cents francs par an. Être bien logé ! quinzecents francs ! Sans doute. Mais renoncer à sa liberté !être un gagiste ! une espèce d’homme de lettres commis !Dans la pensée de Marius, en acceptant, sa position devenaitmeilleure et pire en même temps, il gagnait du bien-être et perdaitde la dignité ; c’était un malheur complet et beau qui sechangeait en une gêne laide et ridicule ; quelque chose commeun aveugle qui deviendrait borgne. Il refusa.

Marius vivait solitaire. Par ce goût qu’ilavait de rester en dehors de tout, et aussi pour avoir été par tropeffarouché, il n’était décidément pas entré dans le groupe présidépar Enjolras. On était resté bons camarades ; on était prêt às’entr’aider dans l’occasion de toutes les façons possibles ;mais rien de plus. Marius avait deux amis, un jeune, Courfeyrac, etun vieux, M. Mabeuf. Il penchait vers le vieux. D’abord il luidevait la révolution qui s’était faite en lui ; il lui devaitd’avoir connu et aimé son père. Il m’a opéré de lacataracte, disait-il.

Certes, ce marguillier avait été décisif.

Ce n’est pas pourtant que M. Mabeuf eûtété dans cette occasion autre chose que l’agent calme et impassiblede la providence. Il avait éclairé Marius par hasard et sans lesavoir, comme fait une chandelle que quelqu’un apporte ; ilavait été la chandelle et non le quelqu’un.

Quant à la révolution politique intérieure deMarius, M. Mabeuf était tout à fait incapable de lacomprendre, de la vouloir et de la diriger.

Comme on retrouvera plus tard M. Mabeuf,quelques mots ne sont pas inutiles.

Chapitre IV – M. Mabeuf

Le jour où M. Mabeuf disait àMarius : Certainement, j’approuve les opinionspolitiques, il exprimait le véritable état de son esprit.Toutes les opinions politiques lui étaient indifférentes, et il lesapprouvait toutes sans distinguer, pour qu’elles le laissassenttranquille, comme les Grecs appelaient les Furies « lesbelles, les bonnes, les charmantes », les Euménides.M. Mabeuf avait pour opinion politique d’aimer passionnémentles plantes, et surtout les livres. Il possédait comme tout lemonde sa terminaison en iste, sans laquelle personnen’aurait pu vivre en ce temps-là, mais il n’était ni royaliste, nibonapartiste, ni chartiste, ni orléaniste, ni anarchiste ; ilétait bouquiniste.

Il ne comprenait pas que les hommess’occupassent à se haïr à propos de billevesées comme la charte, ladémocratie, la légitimité, la monarchie, la république, etc.,lorsqu’il y avait dans ce monde toutes sortes de mousses, d’herbeset d’arbustes qu’ils pouvaient regarder, et des tas d’in-folio etmême d’in-trente-deux qu’ils pouvaient feuilleter. Il se gardaitfort d’être inutile ; avoir des livres ne l’empêchait pas delire, être botaniste ne l’empêchait pas d’être jardinier. Quand ilavait connu Pontmercy, il y avait eu cette sympathie entre lecolonel et lui, que ce que le colonel faisait pour les fleurs, ille faisait pour les fruits. M. Mabeuf était parvenu à produiredes poires de semis aussi savoureuses que les poires deSaint-Germain ; c’est d’une de ses combinaisons qu’est née, àce qu’il paraît, la mirabelle d’octobre, célèbre aujourd’hui, etnon moins parfumée que la mirabelle d’été. Il allait à la messeplutôt par douceur que par dévotion, et puis parce qu’aimant levisage des hommes, mais haïssant leur bruit, il ne les trouvaitqu’à l’église réunis et silencieux. Sentant qu’il fallait êtrequelque chose dans l’état, il avait choisi la carrière demarguillier. Du reste, il n’avait jamais réussi à aimer aucunefemme autant qu’un oignon de tulipe ou aucun homme autant qu’unelzévir. Il avait depuis longtemps passé soixante ans lorsqu’unjour quelqu’un lui demanda : – Est-ce que vous ne vous êtesjamais marié ? – J’ai oublié, dit-il. Quand il lui arrivaitparfois – à qui cela n’arrive-t-il pas ? – de dire : –Oh ! si j’étais riche ! – ce n’était pas en lorgnant unejolie fille, comme le père Gillenormand, c’était en contemplant unbouquin. Il vivait seul, avec une vieille gouvernante. Il était unpeu chiragre, et quand il dormait ses vieux doigts ankylosés par lerhumatisme s’arc-boutaient dans les plis de ses draps. Il avaitfait et publié une Flore des environs de Cauteretz avecplanches coloriées, ouvrage assez estimé dont il possédait lescuivres et qu’il vendait lui-même. On venait deux ou trois fois parjour sonner chez lui, rue Mézières[93], pourcela. Il en tirait bien deux mille francs par an ; c’était àpeu près là toute sa fortune. Quoique pauvre, il avait eu le talentde se faire, à force de patience, de privations et de temps, unecollection précieuse d’exemplaires rares en tous genres. Il nesortait jamais qu’avec un livre sous le bras et il revenait souventavec deux. L’unique décoration des quatre chambres aurez-de-chaussée qui, avec un petit jardin, composaient son logis,c’étaient des herbiers encadrés et des gravures de vieux maîtres.La vue d’un sabre ou d’un fusil le glaçait. De sa vie, il n’avaitapproché d’un canon, même aux Invalides. Il avait un estomacpassable, un frère curé, les cheveux tout blancs, plus de dents nidans la bouche ni dans l’esprit, un tremblement de tout le corps,l’accent picard, un rire enfantin, l’effroi facile, et l’air d’unvieux mouton. Avec cela point d’autre amitié ou d’autre habitudeparmi les vivants qu’un vieux libraire de la Porte Saint-Jacquesappelé Royol[94]. Il avait pour rêve de naturaliserl’indigo en France.

Sa servante était, elle aussi, une variété del’innocence. La pauvre bonne vieille femme était vierge. Sultan,son matou, qui eût pu miauler le Miserere d’Allegri à la chapelleSixtine, avait rempli son cœur et suffisait à la quantité depassion qui était en elle. Aucun de ses rêves n’était allé jusqu’àl’homme. Elle n’avait jamais pu franchir son chat. Elle avait,comme lui, des moustaches. Sa gloire était dans ses bonnets,toujours blancs. Elle passait son temps le dimanche après la messeà compter son linge dans sa malle et à étaler sur son lit des robesen pièce qu’elle achetait et qu’elle ne faisait jamais faire. Ellesavait lire. M. Mabeuf l’avait surnommée la mèrePlutarque.

M. Mabeuf avait pris Marius en gré, parceque Marius, étant jeune et doux, réchauffait sa vieillesse sanseffaroucher sa timidité. La jeunesse avec la douceur fait auxvieillards l’effet du soleil sans le vent. Quand Marius étaitsaturé de gloire militaire, de poudre à canon, de marches et decontre-marches, et de toutes ces prodigieuses batailles où son pèreavait donné et reçu de si grands coups de sabre, il allait voirM. Mabeuf, et M. Mabeuf lui parlait du héros au point devue des fleurs.

Vers 1830, son frère le curé était mort, etpresque tout de suite, comme lorsque la nuit vient, tout l’horizons’était assombri pour M. Mabeuf. Une faillite – de notaire –lui enleva une somme de dix mille francs, qui était tout ce qu’ilpossédait du chef de son frère et du sien. La révolution de Juilletamena une crise dans la librairie. En temps de gêne, la premièrechose qui ne se vend pas, c’est une Flore. La Floredes environs de Cauteretz s’arrêta court. Des semainess’écoulaient sans un acheteur. Quelquefois M. Mabeuftressaillait à un coup de sonnette. – Monsieur, lui disaittristement la mère Plutarque, c’est le porteur d’eau. – Bref, unjour M. Mabeuf quitta la rue Mézières, abdiqua les fonctionsde marguillier, renonça à Saint-Sulpice, vendit une partie, non deses livres, mais de ses estampes, – ce à quoi il tenait le moins, –et s’alla installer dans une petite maison du boulevardMontparnasse, où du reste il ne demeura qu’un trimestre, pour deuxraisons : premièrement, le rez-de-chaussée et le jardincoûtaient trois cents francs et il n’osait pas mettre plus de deuxcents francs à son loyer ; deuxièmement, étant voisin du tirFatou, il entendait toute la journée des coups de pistolet, ce quilui était insupportable.

Il emporta sa Flore, ses cuivres, sesherbiers, ses portefeuilles et ses livres, et s’établit près de laSalpêtrière dans une espèce de chaumière du villaged’Austerlitz[95], où il avait pour cinquante écus paran trois chambres et un jardin clos d’une haie avec puits. Ilprofita de ce déménagement pour vendre presque tous ses meubles. Lejour de son entrée dans ce nouveau logis, il fut très gai et cloualui-même les clous pour accrocher les gravures et les herbiers, ilpiocha son jardin le reste de la journée, et, le soir, voyant quela mère Plutarque avait l’air morne et songeait, il lui frappa surl’épaule et lui dit en souriant : – Bah ! nous avonsl’indigo !

Deux seuls visiteurs, le libraire de la PorteSaint-Jacques et Marius, étaient admis à le voir dans sa chaumièred’Austerlitz, nom tapageur qui lui était, pour tout dire, assezdésagréable.

Du reste, comme nous venons de l’indiquer, lescerveaux absorbés dans une sagesse, ou dans une folie, ou, ce quiarrive souvent, dans les deux à la fois, ne sont que très lentementperméables aux choses de la vie. Leur propre destin leur estlointain. Il résulte de ces concentrations-là une passivité qui, sielle était raisonnée, ressemblerait à la philosophie. On décline,on descend, on s’écoule, on s’écroule même, sans trop s’enapercevoir. Cela finit toujours, il est vrai, par un réveil, maistardif. En attendant, il semble qu’on soit neutre dans le jeu quise joue entre notre bonheur et notre malheur. On est l’enjeu, etl’on regarde la partie avec indifférence.

C’est ainsi qu’à travers cet obscurcissementqui se faisait autour de lui, toutes ses espérances s’éteignantl’une après l’autre, M. Mabeuf était resté serein, un peupuérilement, mais très profondément. Ses habitudes d’esprit avaientle va-et-vient d’un pendule. Une fois monté par une illusion, ilallait très longtemps, même quand l’illusion avait disparu. Unehorloge ne s’arrête pas court au moment précis où l’on en perd laclef.

M. Mabeuf avait des plaisirs innocents.Ces plaisirs étaient peu coûteux et inattendus ; le moindrehasard les lui fournissait. Un jour la mère Plutarque lisait unroman dans un coin de la chambre. Elle lisait haut, trouvantqu’elle comprenait mieux ainsi. Lire haut, c’est s’affirmer àsoi-même sa lecture. Il y a des gens qui lisent très haut et quiont l’air de se donner leur parole d’honneur de ce qu’ilslisent.

La mère Plutarque lisait avec cette énergie-làle roman qu’elle tenait à la main. M. Mabeuf entendait sansécouter.

Tout en lisant, la mère Plutarque arriva àcette phrase. Il était question d’un officier de dragons et d’unebelle :

« … La belle bouda, et ledragon… »

Ici elle s’interrompit pour essuyer seslunettes.

– Bouddha et le Dragon, reprit à mi-voixM. Mabeuf. Oui, c’est vrai, il y avait un dragon qui, du fondde sa caverne, jetait des flammes par la gueule et brûlait le ciel.Plusieurs étoiles avaient déjà été incendiées par ce monstre qui,en outre, avait des griffes de tigre. Bouddha alla dans son antreet réussit à convertir le dragon. C’est un bon livre que vous lisezlà, mère Plutarque. Il n’y a pas de plus belle légende[96].

Et M. Mabeuf tomba dans une rêveriedélicieuse.

Chapitre V – Pauvreté, bonne voisine demisère

Marius avait du goût pour ce vieillard candidequi se voyait lentement saisi par l’indigence, et qui arrivait às’étonner peu à peu, sans pourtant s’attrister encore. Mariusrencontrait Courfeyrac et cherchait M. Mabeuf. Fort rarementpourtant, une ou deux fois par mois, tout au plus.

Le plaisir de Marius était de faire de longuespromenades seul sur les boulevards extérieurs, ou au Champ de Marsou dans les allées les moins fréquentées du Luxembourg. Il passaitquelquefois une demi-journée à regarder le jardin d’un maraîcher,les carrés de salade, les poules dans le fumier et le chevaltournant la roue de la noria. Les passants le considéraient avecsurprise, et quelques-uns lui trouvaient une mise suspecte et unemine sinistre. Ce n’était qu’un jeune homme pauvre, rêvant sansobjet.

C’est dans une de ses promenades qu’il avaitdécouvert la masure Gorbeau, et, l’isolement et le bon marché letentant, il s’y était logé. On ne l’y connaissait que sous le nomde monsieur Marius.

Quelques-uns des anciens généraux ou desanciens camarades de son père l’avaient invité, quand ils leconnurent, à les venir voir. Marius n’avait point refusé. C’étaientdes occasions de parler de son père. Il allait ainsi de temps entemps chez le comte Pajol, chez le général Bellavesne, chez legénéral Fririon[97], aux Invalides. On y faisait de lamusique, on y dansait. Ces soirs-là Marius mettait son habit neuf.Mais il n’allait jamais à ces soirées ni à ces bals que les joursoù il gelait à pierre fendre, car il ne pouvait payer une voitureet il ne voulait arriver qu’avec des bottes comme des miroirs.

Il disait quelquefois, mais sansamertume : – Les hommes sont ainsi faits que, dans un salon,vous pouvez être crotté partout, excepté sur les souliers. On nevous demande là, pour vous bien accueillir, qu’une choseirréprochable ; la conscience ? non, les bottes.

Toutes les passions, autres que celles ducœur, se dissipent dans la rêverie. Les fièvres politiques deMarius s’y étaient évanouies. La révolution de 1830, en lesatisfaisant, et en le calmant, y avait aidé. Il était resté lemême, aux colères près. Il avait toujours les mêmes opinions,seulement elles s’étaient attendries. À proprement parler, iln’avait plus d’opinions, il avait des sympathies. De quel partiétait-il ? du parti de l’humanité. Dans l’humanité ilchoisissait la France ; dans la nation il choisissait lepeuple ; dans le peuple il choisissait la femme. C’était làsurtout que sa pitié allait[98].Maintenant il préférait une idée à un fait, un poète à un héros, etil admirait plus encore un livre comme Job qu’un événement commeMarengo. Et puis quand, après une journée de méditation, il s’enrevenait le soir par les boulevards et qu’à travers les branchesdes arbres il apercevait l’espace sans fond, les lueurs sans nom,l’abîme, l’ombre, le mystère, tout ce qui n’est qu’humain luisemblait bien petit.

Il croyait être et il était peut-être en effetarrivé au vrai de la vie et de la philosophie humaine, et il avaitfini par ne plus guère regarder que le ciel, seule chose que lavérité puisse voir du fond de son puits.

Cela ne l’empêchait pas de multiplier lesplans, les combinaisons, les échafaudages, les projets d’avenir.Dans cet état de rêverie, un œil qui eût regardé au dedans deMarius, eût été ébloui de la pureté de cette âme. En effet, s’ilétait donné à nos yeux de chair de voir dans la conscienced’autrui, on jugerait bien plus sûrement un homme d’après ce qu’ilrêve que d’après ce qu’il pense. Il y a de la volonté dans lapensée, il n’y en a pas dans le rêve. Le rêve, qui est toutspontané, prend et garde, même dans le gigantesque et l’idéal, lafigure de notre esprit : rien ne sort plus directement et plussincèrement du fond même de notre âme que nos aspirationsirréfléchies et démesurées vers les splendeurs de la destinée. Dansces aspirations, bien plus que dans les idées composées, raisonnéeset coordonnées, on peut retrouver le vrai caractère de chaquehomme. Nos chimères sont ce qui nous ressemble le mieux. Chacunrêve l’inconnu et l’impossible selon sa nature.

Vers le milieu de cette année 1831, la vieillequi servait Marius lui conta qu’on allait mettre à la porte sesvoisins, le misérable ménage Jondrette. Marius, qui passait presquetoutes ses journées dehors, savait à peine qu’il eût desvoisins.

– Pourquoi les renvoie-t-on ?dit-il.

– Parce qu’ils ne payent pas leur loyer.Ils doivent deux termes.

– Combien est-ce ?

– Vingt francs, dit la vieille.

Marius avait trente francs en réserve dans untiroir.

– Tenez, dit-il à la vieille, voilàvingt-cinq francs. Payez pour ces pauvres gens, donnez-leur cinqfrancs, et ne dites pas que c’est moi.

Chapitre VI – Le remplaçant

Le hasard fit que le régiment dont était lelieutenant Théodule vint tenir garnison à Paris. Ceci futl’occasion d’une deuxième idée pour la tante Gillenormand. Elleavait, une première fois, imaginé de faire surveiller Marius parThéodule ; elle complota de faire succéder Théodule àMarius.

À toute aventure, et pour le cas où legrand-père aurait le vague besoin d’un jeune visage dans la maison,ces rayons d’aurore sont quelquefois doux aux ruines, il étaitexpédient de trouver un autre Marius. Soit, pensa-t-elle, c’est unsimple erratum comme j’en vois dans les livres ; Marius, lisezThéodule.

Un petit-neveu est l’à peu près d’unpetit-fils ; à défaut d’un avocat, on prend un lancier.

Un matin, que M. Gillenormand était entrain de lire quelque chose comme la Quotidienne, sa filleentra, et lui dit de sa voix la plus douce, car il s’agissait deson favori :

– Mon père, Théodule va venir ce matinvous présenter ses respects.

– Qui ça, Théodule ?

– Votre petit-neveu.

– Ah ! fit le grand-père.

Puis il se remit à lire, ne songea plus aupetit-neveu qui n’était qu’un Théodule quelconque, et ne tarda pasà avoir beaucoup d’humeur, ce qui lui arrivait presque toujoursquand il lisait. La « feuille » qu’il tenait, royalisted’ailleurs, cela va de soi, annonçait pour le lendemain, sansaménité aucune, un des petits événements quotidiens du Parisd’alors : – Que les élèves des écoles de droit et demédecine devaient se réunir sur la place du Panthéon à midi ;– pour délibérer. – Il s’agissait d’une des questions dumoment : de l’artillerie de la garde nationale, et d’unconflit entre le ministre de la guerre et « la milicecitoyenne » au sujet des canons parqués dans la cour duLouvre. Les étudiants devaient « délibérer » là-dessus.Il n’en fallait pas beaucoup plus pour gonflerM. Gillenormand.

Il songea à Marius, qui était étudiant, etqui, probablement, irait, comme les autres, « délibérer, àmidi, sur la place du Panthéon ».

Comme il faisait ce songe pénible, lelieutenant Théodule entra, vêtu en bourgeois, ce qui était habile,et discrètement introduit par mademoiselle Gillenormand. Le lancieravait fait ce raisonnement : – Le vieux druide n’a pas toutplacé en viager. Cela vaut bien qu’on se déguise en pékin de tempsen temps.

Mademoiselle Gillenormand dit, haut, à sonpère :

– Théodule, votre petit-neveu.

Et, bas, au lieutenant :

– Approuve tout.

Et se retira.

Le lieutenant, peu accoutumé à des rencontressi vénérables, balbutia avec quelque timidité : Bonjour, mononcle, et fit un salut mixte composé de l’ébauche involontaire etmachinale du salut militaire achevée en salut bourgeois.

– Ah ! c’est vous ; c’est bien,asseyez-vous, dit l’aïeul.

Cela dit, il oublia parfaitement lelancier.

Théodule s’assit, et M. Gillenormand seleva.

M. Gillenormand se mit à marcher de longen large, les mains dans ses poches, parlant tout haut ettourmentant avec ses vieux doigts irrités les deux montres qu’ilavait dans ses deux goussets.

– Ce tas de morveux ! ça se convoquesur la place du Panthéon ! Vertu de ma mie ! Des galopinsqui étaient hier en nourrice ! Si on leur pressait le nez, ilen sortirait du lait ! Et ça délibère demain à midi ! Oùva-t-on ? où va-t-on ? Il est clair qu’on va à l’abîme.C’est là que nous ont conduits les descamisados ! L’artilleriecitoyenne ! Délibérer sur l’artillerie citoyenne ! S’enaller jaboter en plein air sur les pétarades de la gardenationale ! Et avec qui vont-ils se trouver là ? Voyez unpeu où mène le jacobinisme. Je parie tout ce qu’on voudra, unmillion contre un fichtre, qu’il n’y aura là que des repris dejustice et des forçats libérés. Les républicains et les galériens,ça ne fait qu’un nez et qu’un mouchoir. Carnot disait : Oùveux-tu que j’aille, traître ? Fouché répondait : Où tuvoudras, imbécile ! Voilà ce que c’est que lesrépublicains.

– C’est juste, dit Théodule.

M. Gillenormand tourna la tête à demi,vit Théodule, et continua :

– Quand on pense que ce drôle a eu lascélératesse de se faire carbonaro ! Pourquoi as-tu quitté mamaison ? Pour t’aller faire républicain. Pssst ! d’abordle peuple n’en veut pas de ta république, il n’en veut pas, il a dubon sens, il sait bien qu’il y a toujours eu des rois et qu’il y enaura toujours, il sait bien que le peuple, après tout, ce n’est quele peuple, il s’en burle, de ta république, entends-tu,crétin ! Est-ce assez horrible, ce caprice-là !S’amouracher du père Duchêne, faire les yeux doux à la guillotine,chanter des romances et jouer de la guitare sous le balcon de 93,c’est à cracher sur tous ces jeunes gens-là, tant ils sontbêtes ! Ils en sont tous là. Pas un n’échappe. Il suffit derespirer l’air qui passe dans la rue pour être insensé. Ledix-neuvième siècle est du poison. Le premier polisson venu laissepousser sa barbe de bouc, se croit un drôle pour de vrai, et vousplante là les vieux parents. C’est républicain, c’est romantique.Qu’est-ce que c’est que ça, romantique ? faites-moi l’amitiéde me dire ce que c’est que ça ? Toutes les folies possibles.Il y a un an, ça vous allait à Hernani. Je vous demande unpeu, Hernani ! des antithèses, des abominations quine sont pas même écrites en français ! Et puis on a des canonsdans la cour du Louvre. Tels sont les brigandages de cetemps-ci.

– Vous avez raison, mon oncle, ditThéodule.

M. Gillenormand reprit :

– Des canons dans la cour duMuséum ! pourquoi faire ? Canon, que me veux-tu[99] ? Vous voulez donc mitraillerl’Apollon du Belvédère ? Qu’est-ce que les gargousses ont àfaire avec la Vénus de Médicis ? Oh ! ces jeunes gens d’àprésent, tous des chenapans ! Quel pas grand’chose que leurBenjamin Constant ! Et ceux qui ne sont pas des scélérats sontdes dadais ! Ils font tout ce qu’ils peuvent pour être laids,ils sont mal habillés, ils ont peur des femmes, ils ont autour descotillons un air de mendier qui fait éclater de rire lesJeannetons ; ma parole d’honneur, on dirait les pauvreshonteux de l’amour. Ils sont difformes, et ils se complètent enétant stupides ; ils répètent les calembours de Tiercelin etde Potier, ils ont des habits-sacs, des gilets de palefrenier, deschemises de grosse toile, des pantalons de gros drap, des bottes degros cuir, et le ramage ressemble au plumage. On pourrait se servirde leur jargon pour ressemeler leurs savates. Et toute cette ineptemarmaille vous a des opinions politiques. Il devrait êtresévèrement défendu d’avoir des opinions politiques. Ils fabriquentdes systèmes, ils refont la société, ils démolissent la monarchie,ils flanquent par terre toutes les lois, ils mettent le grenier àla place de la cave et mon portier à la place du roi, ilsbousculent l’Europe de fond en comble, ils rebâtissent le monde, etils ont pour bonne fortune de regarder sournoisement les jambes desblanchisseuses qui remontent dans leurs charrettes ! Ah !Marius ! ah ! gueusard ! aller vociférer en placepublique ! discuter, débattre, prendre des mesures ! ilsappellent cela des mesures, justes dieux ! le désordre serapetisse et devient niais. J’ai vu le chaos, je vois le gâchis.Des écoliers délibérer sur la garde nationale, cela ne se verraitpas chez les ogibewas et chez les cadodaches ! Les sauvagesqui vont tout nus, la caboche coiffée comme un volant de raquette,avec une massue à la patte, sont moins brutes que cesbacheliers-là ! Des marmousets de quatre sous ! ça faitles entendus et les jordonnes ! ça délibère etratiocine ! C’est la fin du monde. C’est évidemment la fin dece misérable globe terraqué. Il fallait un hoquet final, la Francele pousse. Délibérez, mes drôles ! Ces choses-là arriveronttant qu’ils iront lire les journaux sous les arcades de l’Odéon.Cela leur coûte un sou, et leur bon sens, et leur intelligence, etleur cœur, et leur âme, et leur esprit. On sort de là, et l’onfiche le camp de chez sa famille. Tous les journaux sont de lapeste ; tous, même le Drapeau blanc ! au fondMartainville était un jacobin ! Ah ! juste ciel ! tupourras te vanter d’avoir désespéré ton grand-père, toi !

– C’est évident, dit Théodule.

Et, profitant de ce que M. Gillenormandreprenait haleine, le lancier ajouta magistralement :

– Il ne devrait pas y avoir d’autrejournal que le Moniteur et d’autre livre quel’Annuaire militaire[100].

M. Gillenormand poursuivit :

– C’est comme leur Sieyès ! unrégicide aboutissant à un sénateur ! car c’est toujours par làqu’ils finissent. On se balafre avec le tutoiement citoyen pourarriver à se faire dire monsieur le comte. Monsieur le comte groscomme le bras, des assommeurs de septembre ! Le philosopheSieyès ! Je me rends cette justice que je n’ai jamais faitplus de cas des philosophies de tous ces philosophes-là que deslunettes du grimacier de Tivoli ! J’ai vu un jour lessénateurs passer sur le quai Malaquais en manteaux de veloursviolet semés d’abeilles avec des chapeaux à la Henri IV. Ilsétaient hideux. On eût dit les singes de la cour du tigre.Citoyens, je vous déclare que votre progrès est une folie, quevotre humanité est un rêve, que votre révolution est un crime, quevotre république est un monstre, que votre jeune France pucellesort du lupanar, et je vous le soutiens à tous, qui que vous soyez,fussiez-vous publicistes, fussiez-vous économistes, fussiez-vouslégistes, fussiez-vous plus connaisseurs en liberté, en égalité eten fraternité que le couperet de la guillotine ! Je voussignifie cela, mes bonshommes !

– Parbleu, cria le lieutenant, voilà quiest admirablement vrai.

M. Gillenormand interrompit un gestequ’il avait commencé, se retourna, regarda fixement le lancierThéodule entre les deux yeux, et lui dit :

– Vous êtes un imbécile.

Livre sixième – La conjonction de deuxétoiles

Chapitre I – Le sobriquet : mode deformation des noms de familles

Marius à cette époque était un beau jeunehomme de moyenne taille, avec d’épais cheveux très noirs, un fronthaut et intelligent, les narines ouvertes et passionnées, l’airsincère et calme, et sur tout son visage je ne sais quoi qui étaithautain, pensif et innocent. Son profil, dont toutes les lignesétaient arrondies sans cesser d’être fermes, avait cette douceurgermanique qui a pénétré dans la physionomie française par l’Alsaceet la Lorraine, et cette absence complète d’angles qui rendait lesSicambres si reconnaissables parmi les romains et qui distingue larace léonine de la race aquiline. Il était à cette saison de la vieoù l’esprit des hommes qui pensent se compose, presque àproportions égales, de profondeur et de naïveté. Une situationgrave étant donnée, il avait tout ce qu’il fallait pour êtrestupide ; un tour de clef de plus, il pouvait être sublime.Ses façons étaient réservées, froides, polies, peu ouvertes. Commesa bouche était charmante, ses lèvres les plus vermeilles et sesdents les plus blanches du monde, son sourire corrigeait ce quetoute sa physionomie avait de sévère. À de certains moments,c’était un singulier contraste que ce front chaste et ce sourirevoluptueux. Il avait l’œil petit et le regard grand[101].

Au temps de sa pire misère, il remarquait queles jeunes filles se retournaient quand il passait, et il sesauvait ou se cachait, la mort dans l’âme. Il pensait qu’elles leregardaient pour ses vieux habits et qu’elles en riaient ; lefait est qu’elles le regardaient pour sa grâce et qu’elles enrêvaient.

Ce muet malentendu entre lui et les joliespassantes l’avait rendu farouche. Il n’en choisit aucune, parl’excellente raison qu’il s’enfuyait devant toutes. Il vécut ainsiindéfiniment, – bêtement, disait Courfeyrac.

Courfeyrac lui disait encore : – N’aspirepas à être vénérable (car ils se tutoyaient ; glisser aututoiement est la pente des amitiés jeunes). Mon cher, un conseil.Ne lis pas tant dans les livres et regarde un peu plus lesmargotons. Les coquines ont du bon, ô Marius ! À force det’enfuir et de rougir, tu t’abrutiras.

D’autres fois Courfeyrac le rencontrait et luidisait :

– Bonjour, monsieur l’abbé.

Quand Courfeyrac lui avait tenu quelque proposde ce genre, Marius était huit jours à éviter plus que jamais lesfemmes, jeunes et vieilles, et il évitait par-dessus le marchéCourfeyrac.

Il y avait pourtant dans toute l’immensecréation deux femmes que Marius ne fuyait pas et auxquelles il neprenait point garde. À la vérité on l’eût fort étonné si on lui eûtdit que c’étaient des femmes. L’une était la vieille barbue quibalayait sa chambre et qui faisait dire à Courfeyrac : Voyantque sa servante porte sa barbe, Marius ne porte point la sienne.L’autre était une espèce de petite fille qu’il voyait très souventet qu’il ne regardait jamais.

Depuis plus d’un an, Marius remarquait dansune allée déserte du Luxembourg, l’allée qui longe le parapet de laPépinière, un homme et une toute jeune fille presque toujours assiscôte à côte sur le même banc, à l’extrémité la plus solitaire del’allée, du côté de la rue de l’Ouest[102].Chaque fois que ce hasard qui se mêle aux promenades des gens dontl’œil est retourné en dedans amenait Marius dans cette allée, etc’était presque tous les jours, il y retrouvait ce couple. L’hommepouvait avoir une soixantaine d’années, il paraissait triste etsérieux ; toute sa personne offrait cet aspect robuste etfatigué des gens de guerre retirés du service. S’il avait eu unedécoration, Marius eût dit : c’est un ancien officier. Ilavait l’air bon, mais inabordable, et il n’arrêtait jamais sonregard sur le regard de personne. Il portait un pantalon bleu, uneredingote bleue et un chapeau à bords larges, qui paraissaienttoujours neufs, une cravate noire et une chemise de quaker,c’est-à-dire, éclatante de blancheur, mais de grosse toile. Unegrisette passant un jour près de lui, dit : Voilà un veuf fortpropre. Il avait les cheveux très blancs.

La première fois que la jeune fille quil’accompagnait vint s’asseoir avec lui sur le banc qu’ilssemblaient avoir adopté, c’était une façon de fille de treize ouquatorze ans, maigre, au point d’en être presque laide, gauche,insignifiante, et qui promettait peut-être d’avoir d’assez beauxyeux. Seulement ils étaient toujours levés avec une sorted’assurance déplaisante. Elle avait cette mise à la fois vieille etenfantine des pensionnaires de couvent ; une robe mal coupéede gros mérinos noir. Ils avaient l’air du père et de la fille.

Marius examina pendant deux ou trois jours cethomme vieux qui n’était pas encore un vieillard et cette petitefille qui n’était pas encore une personne, puis il n’y fit plusaucune attention. Eux de leur côté semblaient ne pas même le voir.Ils causaient entre eux d’un air paisible et indifférent. La fillejasait sans cesse, et gaîment. Le vieux homme parlait peu, et, parinstants, il attachait sur elle des yeux remplis d’une ineffablepaternité.

Marius avait pris l’habitude machinale de sepromener dans cette allée. Il les y retrouvait invariablement.

Voici comment la chose se passait :

Marius arrivait le plus volontiers par le boutde l’allée opposé à leur banc. Il marchait toute la longueur del’allée, passait devant eux, puis s’en retournait jusqu’àl’extrémité par où il était venu, et recommençait. Il faisait ceva-et-vient cinq ou six fois dans sa promenade, et cette promenadecinq ou six fois par semaine sans qu’ils en fussent arrivés, cesgens et lui, à échanger un salut. Ce personnage et cette jeunefille, quoiqu’ils parussent et peut-être parce qu’ils paraissaientéviter les regards, avaient naturellement quelque peu éveillél’attention des cinq ou six étudiants qui se promenaient de tempsen temps le long de la Pépinière, les studieux après leur cours,les autres après leur partie de billard. Courfeyrac, qui était desderniers, les avait observés quelque temps, mais trouvant la fillelaide, il s’en était bien vite et soigneusement écarté. Il s’étaitenfui comme un Parthe en leur décochant un sobriquet. Frappéuniquement de la robe de la petite et des cheveux du vieux, ilavait appelé la fille mademoiselle Lanoire et le pèremonsieur Leblanc, si bien que, personne ne les connaissantd’ailleurs, en l’absence du nom, le surnom avait fait loi. Lesétudiants disaient : – Ah ! monsieur Leblanc est à sonbanc ! et Marius, comme les autres, avait trouvé commoded’appeler ce monsieur inconnu M. Leblanc.

Nous ferons comme eux, et nous dironsM. Leblanc pour la facilité de ce récit.

Marius les vit ainsi presque tous les jours àla même heure pendant la première année. Il trouvait l’homme à songré, mais la fille assez maussade.

Chapitre II – Lux facta est

[103]Laseconde année, précisément au point de cette histoire où le lecteurest parvenu, il arriva que cette habitude du Luxembourgs’interrompit, sans que Marius sût trop pourquoi lui-même, et qu’ilfut près de six mois sans mettre les pieds dans son allée. Un jourenfin il y retourna. C’était par une sereine matinée d’été, Mariusétait joyeux comme on l’est quand il fait beau. Il lui semblaitqu’il avait dans le cœur tous les chants d’oiseaux qu’il entendaitet tous les morceaux du ciel bleu qu’il voyait à travers lesfeuilles des arbres.

Il alla droit à « son allée », et,quand il fut au bout, il aperçut, toujours sur le même banc, cecouple connu. Seulement, quand il approcha, c’était bien le mêmehomme ; mais il lui parut que ce n’était plus la même fille.La personne qu’il voyait maintenant était une grande et bellecréature ayant toutes les formes les plus charmantes de la femme àce moment précis où elles se combinent encore avec toutes lesgrâces les plus naïves de l’enfant ; moment fugitif et pur quepeuvent seuls traduire ces deux mots : quinze ans. C’étaientd’admirables cheveux châtains nuancés de veines dorées, un frontqui semblait fait de marbre, des joues qui semblaient faites d’unefeuille de rose, un incarnat pâle, une blancheur émue, une boucheexquise d’où le sourire sortait comme une clarté et la parole commeune musique, une tête que Raphaël eût donnée à Marie posée sur uncou que Jean Goujon eût donné à Vénus. Et, afin que rien ne manquâtà cette ravissante figure, le nez n’était pas beau, il étaitjoli ; ni droit ni courbé, ni italien ni grec ; c’étaitle nez parisien ; c’est-à-dire quelque chose de spirituel, defin, d’irrégulier et de pur, qui désespère les peintres et quicharme les poètes.

Quand Marius passa près d’elle, il ne put voirses yeux qui étaient constamment baissés. Il ne vit que ses longscils châtains pénétrés d’ombre et de pudeur.

Cela n’empêchait pas la belle enfant desourire tout en écoutant l’homme à cheveux blancs qui lui parlait,et rien n’était ravissant comme ce frais sourire avec des yeuxbaissés.

Dans le premier moment, Marius pensa quec’était une autre fille du même homme, une sœur sans doute de lapremière. Mais, quand l’invariable habitude de la promenade leramena pour la seconde fois près du banc, et qu’il l’eut examinéeavec attention, il reconnut que c’était la même. En six mois lapetite fille était devenue jeune fille ; voilà tout. Rienn’est plus fréquent que ce phénomène. Il y a un instant où lesfilles s’épanouissent en un clin d’œil et deviennent des roses toutà coup. Hier on les a laissées enfants, aujourd’hui on les retrouveinquiétantes[104].

Celle-ci n’avait pas seulement grandi, elles’était idéalisée. Comme trois jours en avril suffisent à decertains arbres pour se couvrir de fleurs, six mois lui avaientsuffi pour se vêtir de beauté. Son avril à elle était venu.

On voit quelquefois des gens qui, pauvres etmesquins, semblent se réveiller, passent subitement de l’indigenceau faste, font des dépenses de toutes sortes, et deviennent tout àcoup éclatants, prodigues et magnifiques. Cela tient à une renteempochée ; il y a eu échéance hier. La jeune fille avaittouché son semestre.

Et puis ce n’était plus la pensionnaire avecson chapeau de peluche, sa robe de mérinos, ses souliers d’écolieret ses mains rouges ; le goût lui était venu avec labeauté ; c’était une personne bien mise avec une sorted’élégance simple et riche et sans manière. Elle avait une robe dedamas noir, un camail de même étoffe et un chapeau de crêpe blanc.Ses gants blancs montraient la finesse de sa main qui jouait avecle manche d’une ombrelle en ivoire chinois, et son brodequin desoie dessinait la petitesse de son pied. Quand on passait prèsd’elle, toute sa toilette exhalait un parfum jeune etpénétrant.

Quant à l’homme, il était toujours lemême.

La seconde fois que Marius arriva près d’elle,la jeune fille leva les paupières. Ses yeux étaient d’un bleucéleste et profond, mais dans cet azur voilé il n’y avait encoreque le regard d’un enfant. Elle regarda Marius avec indifférence,comme elle eût regardé le marmot qui courait sous les sycomores, oule vase de marbre qui faisait de l’ombre sur le banc ; etMarius de son côté continua sa promenade en pensant à autrechose.

Il passa encore quatre ou cinq fois près dubanc où était la jeune fille, mais sans même tourner les yeux verselle.

Les jours suivants, il revint comme àl’ordinaire au Luxembourg, comme à l’ordinaire, il y trouva« le père et la fille », mais il n’y fit plus attention.Il ne songea pas plus à cette fille quand elle fut belle qu’il n’ysongeait lorsqu’elle était laide. Il passait toujours fort près dubanc où elle était, parce que c’était son habitude.

Chapitre III – Effet de printemps

Un jour, l’air était tiède, le Luxembourgétait inondé d’ombre et de soleil, le ciel était pur comme si lesanges l’eussent lavé le matin, les passereaux poussaient de petitscris dans les profondeurs des marronniers, Marius avait ouverttoute son âme à la nature, il ne pensait à rien, il vivait et ilrespirait, il passa près de ce banc, la jeune fille leva les yeuxsur lui, leurs deux regards se rencontrèrent.

Qu’y avait-il cette fois dans le regard de lajeune fille ? Marius n’eût pu le dire. Il n’y avait rien et ily avait tout. Ce fut un étrange éclair.

Elle baissa les yeux, et il continua sonchemin.

Ce qu’il venait de voir, ce n’était pas l’œilingénu et simple d’un enfant, c’était un gouffre mystérieux quis’était entr’ouvert, puis brusquement refermé.

Il y a un jour où toute jeune fille regardeainsi. Malheur à qui se trouve là !

Ce premier regard d’une âme qui ne se connaîtpas encore est comme l’aube dans le ciel. C’est l’éveil de quelquechose de rayonnant et d’inconnu. Rien ne saurait rendre le charmedangereux de cette lueur inattendue qui éclaire vaguement tout àcoup d’adorables ténèbres et qui se compose de toute l’innocence duprésent et de toute la passion de l’avenir. C’est une sorte detendresse indécise qui se révèle au hasard et qui attend. C’est unpiège que l’innocence tend à son insu et où elle prend des cœurssans le vouloir et sans le savoir. C’est une vierge qui regardecomme une femme.

Il est rare qu’une rêverie profonde ne naissepas de ce regard là où il tombe. Toutes les puretés et toutes lesardeurs se concentrent dans ce rayon céleste et fatal qui, plus queles œillades les mieux travaillées des coquettes, a le pouvoirmagique de faire subitement éclore au fond d’une âme cette fleursombre, pleine de parfums et de poisons, qu’on appelle l’amour.

Le soir, en rentrant dans son galetas, Mariusjeta les yeux sur son vêtement, et s’aperçut pour la première foisqu’il avait la malpropreté, l’inconvenance et la stupidité inouïed’aller se promener au Luxembourg avec ses habits « de tousles jours », c’est-à-dire avec un chapeau cassé près de laganse, de grosses bottes de roulier, un pantalon noir blanc auxgenoux et un habit noir pâle aux coudes.

Chapitre IV – Commencement d’une grandemaladie

Le lendemain, à l’heure accoutumée, Mariustira de son armoire son habit neuf, son pantalon neuf, son chapeauneuf et ses bottes neuves ; il se revêtit de cette panopliecomplète, mit des gants, luxe prodigieux, et s’en alla auLuxembourg.

Chemin faisant, il rencontra Courfeyrac, etfeignit de ne pas le voir. Courfeyrac en rentrant chez lui dit àses amis : – Je viens de rencontrer le chapeau neuf et l’habitneuf de Marius et Marius dedans. Il allait sans doute passer unexamen. Il avait l’air tout bête.

Arrivé au Luxembourg, Marius fit le tour dubassin et considéra les cygnes, puis il demeura longtemps encontemplation devant une statue qui avait la tête toute noire demoisissure et à laquelle une hanche manquait. Il y avait près dubassin un bourgeois quadragénaire et ventru qui tenait par la mainun petit garçon de cinq ans et lui disait : – Évite les excès.Mon fils, tiens-toi à égale distance du despotisme et del’anarchie. – Marius écouta ce bourgeois. Puis il fit encore unefois le tour du bassin. Enfin il se dirigea vers « sonallée », lentement et comme s’il y allait à regret. On eût ditqu’il était à la fois forcé et empêché d’y aller. Il ne se rendaitaucun compte de tout cela, et croyait faire comme tous lesjours.

En débouchant dans l’allée, il aperçut àl’autre bout « sur leur banc » M. Leblanc et lajeune fille. Il boutonna son habit jusqu’en haut, le tendit sur sontorse pour qu’il ne fît pas de plis, examina avec une certainecomplaisance les reflets lustrés de son pantalon, et marcha sur lebanc. Il y avait de l’attaque dans cette marche et certainement unevelléité de conquête. Je dis donc : il marcha sur le banc,comme je dirais : Annibal marcha sur Rome.

Du reste il n’y avait rien que de machinaldans tous ses mouvements, et il n’avait aucunement interrompu lespréoccupations habituelles de son esprit et de ses travaux. Ilpensait en ce moment-là que le Manuel du Baccalauréatétait un livre stupide et qu’il fallait qu’il eût été rédigé par derares crétins pour qu’on y analysât comme chefs-d’œuvre de l’esprithumain trois tragédies de Racine et seulement une comédie deMolière. Il avait un sifflement aigu dans l’oreille. Tout enapprochant du banc, il tendait les plis de son habit, et ses yeuxse fixaient sur la jeune fille. Il lui semblait qu’elle emplissaittoute l’extrémité de l’allée d’une vague lueur bleue.

À mesure qu’il approchait, son pas seralentissait de plus en plus. Parvenu à une certaine distance dubanc, bien avant d’être à la fin de l’allée, il s’arrêta, et il neput savoir lui-même comment il se fit qu’il rebroussa chemin. Il nese dit même point qu’il n’allait pas jusqu’au bout. Ce fut à peinesi la jeune fille put l’apercevoir de loin et voir le bel air qu’ilavait dans ses habits neufs. Cependant il se tenait très droit,pour avoir bonne mine dans le cas où quelqu’un qui serait derrièrelui le regarderait.

Il atteignit le bout opposé, puis revint, etcette fois il s’approcha un peu plus près du banc. Il parvint mêmejusqu’à une distance de trois intervalles d’arbres, mais là ilsentit je ne sais quelle impossibilité d’aller plus loin, et ilhésita. Il avait cru voir le visage de la jeune fille se penchervers lui. Cependant il fit un effort viril et violent, domptal’hésitation, et continua d’aller en avant. Quelques secondesaprès, il passait devant le banc, droit et ferme, rouge jusqu’auxoreilles, sans oser jeter un regard à droite, ni à gauche, la maindans son habit comme un homme d’état. Au moment où il passa – sousle canon de la place – il éprouva un affreux battement de cœur.Elle avait comme la veille sa robe de damas et son chapeau decrêpe. Il entendit une voix ineffable qui devait être « savoix ». Elle causait tranquillement. Elle était bien jolie. Ille sentait, quoiqu’il n’essayât pas de la voir. – Elle ne pourraitcependant, pensait-il, s’empêcher d’avoir de l’estime et de laconsidération pour moi si elle savait que c’est moi qui suis levéritable auteur de la dissertation sur Marcos Obregon de la Rondaque monsieur François de Neufchâteau a mise, comme étant de lui, entête de son édition de Gil Blas[105] !

Il dépassa le banc, alla jusqu’à l’extrémitéde l’allée qui était tout proche, puis revint sur ses pas et passaencore devant la belle fille. Cette fois il était très pâle. Dureste il n’éprouvait rien que de fort désagréable. Il s’éloigna dubanc et de la jeune fille, et, tout en lui tournant le dos, il sefigurait qu’elle le regardait, et cela le faisait trébucher.

Il n’essaya plus de s’approcher du banc, ils’arrêta vers la moitié de l’allée, et là, chose qu’il ne faisaitjamais, il s’assit, jetant des regards de côté, et songeant, dansles profondeurs les plus indistinctes de son esprit, qu’après toutil était difficile que les personnes dont il admirait le chapeaublanc et la robe noire fussent absolument insensibles à sonpantalon lustré et à son habit neuf.

Au bout d’un quart d’heure il se leva, commes’il allait recommencer à marcher vers ce banc qu’une auréoleentourait. Cependant il restait debout et immobile. Pour lapremière fois depuis quinze mois il se dit que ce monsieur quis’asseyait là tous les jours avec sa fille l’avait sans douteremarqué de son côté et trouvait probablement son assiduitéétrange.

Pour la première fois aussi il sentit quelqueirrévérence à désigner cet inconnu, même dans le secret de sapensée, par le sobriquet de M. Leblanc.

Il demeura ainsi quelques minutes la têtebaissée, et faisant des dessins sur le sable avec une baguettequ’il avait à la main.

Puis il se tourna brusquement du côté opposéau banc, à M. Leblanc et à sa fille, et s’en revint chezlui.

Ce jour-là il oublia d’aller dîner. À huitheures du soir il s’en aperçut, et comme il était trop tard pourdescendre rue Saint-Jacques, tiens ! dit-il, et il mangea unmorceau de pain.

Il ne se coucha qu’après avoir brossé sonhabit et l’avoir plié avec soin.

Chapitre V – Divers coups de foudretombent sur mame Bougon

Le lendemain, mame Bougon, – c’est ainsi queCourfeyrac nommait la vieilleportière-principale-locataire-femme-de-ménage de la masure Gorbeau,elle s’appelait en réalité madame Burgon, nous l’avons constaté,mais ce brise-fer de Courfeyrac ne respectait rien, – mame Bougon,stupéfaite, remarqua que monsieur Marius sortait encore avec sonhabit neuf.

Il retourna au Luxembourg, mais il ne dépassapoint son banc de la moitié de l’allée. Il s’y assit comme laveille, considérant de loin et voyant distinctement le chapeaublanc, la robe noire et surtout la lueur bleue. Il n’en bougea pas,et ne rentra chez lui que lorsqu’on ferma les portes du Luxembourg.Il ne vit pas M. Leblanc et sa fille se retirer. Il en conclutqu’ils étaient sortis du jardin par la grille de la rue de l’Ouest.Plus tard, quelques semaines après, quand il y songea, il ne putjamais se rappeler où il avait dîné ce soir-là.

Le lendemain, c’était le troisième jour, mameBougon fut refoudroyée. Marius sortit avec son habit neuf.

– Trois jours de suite !s’écria-t-elle.

Elle essaya de le suivre, mais Marius marchaitlestement et avec d’immenses enjambées ; c’était unhippopotame entreprenant la poursuite d’un chamois. Elle le perditde vue en deux minutes et rentra essoufflée, aux trois quartsétouffée par son asthme, furieuse. – Si cela a du bon sens,grommela-t-elle, de mettre ses beaux habits tous les jours et defaire courir les personnes comme cela !

Marius s’était rendu au Luxembourg.

La jeune fille y était avec M. Leblanc.Marius approcha le plus près qu’il put en faisant semblant de liredans un livre, mais il resta encore fort loin, puis revints’asseoir sur son banc où il passa quatre heures à regarder sauterdans l’allée les moineaux francs qui lui faisaient l’effet de semoquer de lui.

Une quinzaine s’écoula ainsi. Marius allait auLuxembourg non plus pour se promener, mais pour s’y asseoirtoujours à la même place et sans savoir pourquoi. Arrivé là, il neremuait plus. Il mettait chaque matin son habit neuf pour ne pas semontrer, et il recommençait le lendemain.

Elle était décidément d’une beautémerveilleuse. La seule remarque qu’on pût faire qui ressemblât àune critique, c’est que la contradiction entre son regard qui étaittriste et son sourire qui était joyeux donnait à son visage quelquechose d’un peu égaré, ce qui fait qu’à de certains moments ce douxvisage devenait étrange sans cesser d’être charmant.

Chapitre VI – Fait prisonnier

Un des derniers jours de la seconde semaine,Marius était comme à son ordinaire assis sur son banc, tenant à lamain un livre ouvert dont depuis deux heures il n’avait pas tournéune page. Tout à coup il tressaillit. Un événement se passait àl’extrémité de l’allée. M. Leblanc et sa fille venaient dequitter leur banc, la fille avait pris le bras du père, et tousdeux se dirigeaient lentement vers le milieu de l’allée où étaitMarius. Marius ferma son livre, puis il le rouvrit, puis ils’efforça de lire. Il tremblait. L’auréole venait droit à lui. –Ah ! Mon dieu ! pensait-il, je n’aurai jamais le temps deprendre une attitude. – Cependant, l’homme à cheveux blancs et lajeune fille s’avançaient. Il lui paraissait que cela durait unsiècle et que cela n’était qu’une seconde. – Qu’est-ce qu’ilsviennent faire par ici ? se demandait-il. Comment ! elleva passer là ! Ses pieds vont marcher sur ce sable, dans cetteallée, à deux pas de moi ! – Il était bouleversé, il eût vouluêtre très beau, il eût voulu avoir la croix ! Il entendaits’approcher le bruit doux et mesuré de leurs pas. Il s’imaginaitque M. Leblanc lui jetait des regards irrités. Est-ce que cemonsieur va me parler ? pensait-il. Il baissa la tête ;quand il la releva, ils étaient tout près de lui. La jeune fillepassa, et en passant elle le regarda. Elle le regarda fixement,avec une douceur pensive qui fit frissonner Marius de la tête auxpieds. Il lui sembla qu’elle lui reprochait d’avoir été silongtemps sans venir jusqu’à elle et qu’elle lui disait :C’est moi qui viens. Marius resta ébloui devant ces prunellespleines de rayons et d’abîmes.

Il se sentait un brasier dans le cerveau. Elleétait venue à lui, quelle joie ! Et puis, comme elle l’avaitregardé ! Elle lui parut plus belle qu’il ne l’avait encorevue. Belle d’une beauté tout ensemble féminine et angélique, d’unebeauté complète qui eût fait chanter Pétrarque et agenouillerDante. Il lui semblait qu’il nageait en plein ciel bleu. En mêmetemps il était horriblement contrarié, parce qu’il avait de lapoussière sur ses bottes.

Il croyait être sûr qu’elle avait regardéaussi ses bottes.

Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eûtdisparu. Puis il se mit à marcher dans le Luxembourg comme un fou.Il est probable que par moments il riait tout seul et parlait haut.Il était si rêveur près des bonnes d’enfants que chacune le croyaitamoureux d’elle.

Il sortit du Luxembourg, espérant la retrouverdans une rue.

Il se croisa avec Courfeyrac sous les arcadesde l’Odéon et lui dit : Viens dîner avec moi. Ils s’enallèrent chez Rousseau, et dépensèrent six francs. Marius mangeacomme un ogre. Il donna six sous au garçon. Au dessert il dit àCourfeyrac : As-tu lu le journal ? Quel beau discours afait Audry de Puyraveau !

Il était éperdument amoureux.

Après le dîner, il dit à Courfeyrac : Jete paye le spectacle. Ils allèrent à la Porte-Saint-Martin voirFrédérick dans l’Auberge des Adrets. Marius s’amusaénormément.

En même temps il eut un redoublement desauvagerie. En sortant du théâtre, il refusa de regarder lajarretière d’une modiste qui enjambait un ruisseau, et Courfeyracayant dit : Je mettrais volontiers cette femme dans macollection, lui fit presque horreur.

Courfeyrac l’avait invité à déjeuner au caféVoltaire le lendemain. Marius y alla, et mangea encore plus que laveille. Il était tout pensif et très gai. On eût dit qu’ilsaisissait toutes les occasions de rire aux éclats. Il embrassatendrement un provincial quelconque qu’on lui présenta. Un cercled’étudiants s’était fait autour de la table et l’on avait parlé desniaiseries payées par l’état qui se débitent en chaire à laSorbonne, puis la conversation était tombée sur les fautes et leslacunes des dictionnaires et des prosodies-Quicherat[106]. Marius interrompit la discussionpour s’écrier : – C’est cependant bien agréable d’avoir lacroix !

– Voilà qui est drôle ! ditCourfeyrac bas à Jean Prouvaire.

– Non, répondit Jean Prouvaire, voilà quiest sérieux.

Cela était sérieux en effet. Marius en était àcette première heure violente et charmante qui commence les grandespassions.

Un regard avait fait tout cela.

Quand la mine est chargée, quand l’incendieest prêt, rien n’est plus simple. Un regard est une étincelle.

C’en était fait. Marius aimait une femme. Sadestinée entrait dans l’inconnu.

Le regard des femmes ressemble à de certainsrouages tranquilles en apparence et formidables. On passe à côtétous les jours paisiblement et impunément et sans se douter derien. Il vient un moment où l’on oublie même que cette chose estlà. On va, on vient, on rêve, on parle, on rit. Tout à coup on sesent saisi. C’est fini. Le rouage vous tient, le regard vous apris. Il vous a pris, n’importe par où ni comment, par une partiequelconque de votre pensée qui traînait, par une distraction quevous avez eue. Vous êtes perdu. Vous y passerez tout entier. Unenchaînement de forces mystérieuses s’empare de vous. Vous vousdébattez en vain. Plus de secours humain possible. Vous alleztomber d’engrenage en engrenage, d’angoisse en angoisse, de tortureen torture, vous, votre esprit, votre fortune, votre avenir, votreâme ; et, selon que vous serez au pouvoir d’une créatureméchante ou d’un noble cœur, vous ne sortirez de cette effrayantemachine que défiguré par la honte ou transfiguré par lapassion.

Chapitre VII – Aventures de la lettre Ulivrée aux conjectures

L’isolement, le détachement de tout, lafierté, l’indépendance, le goût de la nature, l’absence d’activitéquotidienne et matérielle, la vie en soi, les luttes secrètes de lachasteté[107], l’extase bienveillante devant toutela création, avaient préparé Marius à cette possession qu’on nommela passion. Son culte pour son père était devenu peu à peu unereligion, et, comme toute religion, s’était retiré au fond del’âme. Il fallait quelque chose sur le premier plan. L’amourvint.

Tout un grand mois s’écoula, pendant lequelMarius alla tous les jours au Luxembourg. L’heure venue, rien nepouvait le retenir. – Il est de service, disait Courfeyrac. Mariusvivait dans les ravissements. Il est certain que la jeune fille leregardait.

Il avait fini par s’enhardir, et ils’approchait du banc. Cependant il ne passait plus devant,obéissant à la fois à l’instinct de timidité et à l’instinct deprudence des amoureux. Il jugeait utile de ne point attirer« l’attention du père ». Il combinait ses stationsderrière les arbres et les piédestaux des statues avec unmachiavélisme profond, de façon à se faire voir le plus possible àla jeune fille et à se laisser voir le moins possible du vieuxmonsieur. Quelquefois pendant des demi-heures entières, il restaitimmobile à l’ombre d’un Léonidas ou d’un Spartacus quelconque,tenant à la main un livre au-dessus duquel ses yeux, doucementlevés, allaient chercher la belle fille, et elle, de son côté,détournait avec un vague sourire son charmant profil vers lui. Touten causant le plus naturellement et le plus tranquillement du mondeavec l’homme à cheveux blancs, elle appuyait sur Marius toutes lesrêveries d’un œil virginal et passionné. Antique et immémorialmanège qu’Ève savait dès le premier jour du monde et que toutefemme sait dès le premier jour de la vie ! Sa bouche donnaitla réplique à l’un et son regard donnait la réplique à l’autre.

Il faut croire pourtant que M. Leblancfinissait par s’apercevoir de quelque chose, car souvent, lorsqueMarius arrivait, il se levait et se mettait à marcher. Il avaitquitté leur place accoutumée et avait adopté, à l’autre extrémitéde l’allée, le banc voisin du Gladiateur, comme pour voir si Mariusles y suivrait. Marius ne comprit point, et fit cette faute. Le« père » commença à devenir inexact, et n’amena plus« sa fille » tous les jours. Quelquefois il venait seul.Alors Marius ne restait pas. Autre faute.

Marius ne prenait point garde à ces symptômes.De la phase de timidité il avait passé, progrès naturel et fatal, àla phase d’aveuglement. Son amour croissait. Il en rêvait toutesles nuits. Et puis il lui était arrivé un bonheur inespéré, huilesur le feu, redoublement de ténèbres sur ses yeux. Un soir, à labrune, il avait trouvé sur le banc que « M. Leblanc et safille » venaient de quitter, un mouchoir. Un mouchoir toutsimple et sans broderie, mais blanc, fin, et qui lui parut exhalerdes senteurs ineffables. Il s’en empara avec transport. Ce mouchoirétait marqué des lettres U. F. ; Marius ne savait rien decette belle enfant, ni sa famille, ni son nom, ni sa demeure ;ces deux lettres étaient la première chose d’elle qu’il saisissait,adorables initiales sur lesquelles il commença tout de suite àconstruire son échafaudage. U était évidemment le prénom.Ursule ! pensa-t-il, quel délicieux nom ! Il baisa lemouchoir, l’aspira, le mit sur son cœur, sur sa chair, pendant lejour, et la nuit sous ses lèvres pour s’endormir.

– J’y sens toute son âme !s’écriait-il.

Ce mouchoir était au vieux monsieur quil’avait tout bonnement laissé tomber de sa poche.

Les jours qui suivirent la trouvaille, il nese montra plus au Luxembourg que baisant le mouchoir et l’appuyantsur son cœur. La belle enfant n’y comprenait rien et le luimarquait par des signes imperceptibles.

– Ô pudeur ! disait Marius.

Chapitre VIII – Les invalides eux-mêmespeuvent être heureux

Puisque nous avons prononcé le motpudeur, et puisque nous ne cachons rien, nous devons direqu’une fois pourtant, à travers ses extases, « sonUrsule » lui donna un grief très sérieux. C’était un de cesjours où elle déterminait M. Leblanc à quitter le banc et à sepromener dans l’allée. Il faisait une vive brise de prairial quiremuait le haut des platanes. Le père et la fille, se donnant lebras, venaient de passer devant le banc de Marius. Marius s’étaitlevé derrière eux et les suivait du regard, comme il convient danscette situation d’âme éperdue.

Tout à coup un souffle de vent, plus en gaîtéque les autres, et probablement chargé de faire les affaires duprintemps, s’envola de la pépinière, s’abattit sur l’allée,enveloppa la jeune fille dans un ravissant frisson digne desnymphes de Virgile et des faunes de Théocrite, et souleva sa robe,cette robe plus sacrée que celle d’Isis, presque jusqu’à la hauteurde la jarretière. Une jambe d’une forme exquise apparut. Marius lavit. Il fut exaspéré et furieux.

La jeune fille avait rapidement baissé sa robed’un mouvement divinement effarouché, mais il n’en fut pas moinsindigné. – Il était seul dans l’allée, c’est vrai. Mais il pouvaity avoir eu quelqu’un. Et s’il y avait eu quelqu’un !Comprend-on une chose pareille ! C’est horrible ce qu’ellevient de faire là ! – Hélas ! la pauvre enfant n’avaitrien fait ; il n’y avait qu’un coupable, le vent ; maisMarius, en qui frémissait confusément le Bartholo qu’il y a dansChérubin, était déterminé à être mécontent, et était jaloux de sonombre. C’est ainsi en effet que s’éveille dans le cœur humain, etque s’impose, même sans droit, l’âcre et bizarre jalousie de lachair. Du reste, en dehors même de cette jalousie, la vue de cettejambe charmante n’avait eu pour lui rien d’agréable ; le basblanc de la première femme venue lui eût fait plus de plaisir.

Quand « son Ursule », après avoiratteint l’extrémité de l’allée, revint sur ses pas avecM. Leblanc et passa devant le banc où Marius s’était rassis,Marius lui jeta un regard bourru et féroce. La jeune fille eut cepetit redressement en arrière accompagné d’un haussement depaupières qui signifie : Eh bien, qu’est-ce qu’il adonc ?

Ce fut là leur « premièrequerelle »[108].

Marius achevait à peine de lui faire cettescène avec les yeux que quelqu’un traversa l’allée. C’était uninvalide tout courbé, tout ridé et tout blanc, en uniformeLouis XV, ayant sur le torse la petite plaque ovale de draprouge aux épées croisées, croix de Saint-Louis du soldat, et ornéen outre d’une manche d’habit sans bras dedans, d’un mentond’argent et d’une jambe de bois. Marius crut distinguer que cetêtre avait l’air extrêmement satisfait. Il lui sembla même que levieux cynique, tout en clopinant près de lui, lui avait adressé unclignement d’œil très fraternel et très joyeux, comme si un hasardquelconque avait fait qu’ils pussent être d’intelligence et qu’ilseussent savouré en commun quelque bonne aubaine. Qu’avait-il donc àêtre si content, ce débris de Mars ? Que s’était-il donc passéentre cette jambe de bois et l’autre ? Marius arriva auparoxysme de la jalousie. – Il était peut-être là ! sedit-il ; il a peut-être vu ! – Et il eut envied’exterminer l’invalide.

Le temps aidant, toute pointe s’émousse. Cettecolère de Marius contre « Ursule », si juste et silégitime qu’elle fût, passa. Il finit par pardonner ; mais cefut un grand effort ; il la bouda trois jours.

Cependant, à travers tout cela et à cause detout cela, la passion grandissait et devenait folle.

Chapitre IX – Éclipse

On vient de voir comment Marius avaitdécouvert ou cru découvrir qu’Elle s’appelait Ursule.

L’appétit vient en aimant. Savoir qu’elle senommait Ursule, c’était déjà beaucoup ; c’était peu. Marius entrois ou quatre semaines eut dévoré ce bonheur. Il en voulut unautre. Il voulut savoir où elle demeurait.

Il avait fait une première faute : tomberdans l’embûche du banc du Gladiateur. Il en avait fait uneseconde : ne pas rester au Luxembourg quand M. Leblanc yvenait seul. Il en fit une troisième. Immense. Il suivit« Ursule ».

Elle demeurait rue de l’Ouest, à l’endroit dela rue le moins fréquenté, dans une maison neuve à trois étagesd’apparence modeste.

À partir de ce moment, Marius ajouta à sonbonheur de la voir au Luxembourg le bonheur de la suivre jusquechez elle.

Sa faim augmentait. Il savait comment elles’appelait, son petit nom du moins, le nom charmant, le vrai nomd’une femme ; il savait où elle demeurait ; il voulutsavoir qui elle était.

Un soir, après qu’il les eut suivis jusquechez eux et qu’il les eut vus disparaître sous la porte cochère, ilentra à leur suite et dit vaillamment au portier :

– C’est le monsieur du premier qui vientde rentrer ?

– Non, répondit le portier. C’est lemonsieur du troisième.

Encore un pas de fait. Ce succès enharditMarius.

– Sur le devant ? demanda-t-il.

– Parbleu ! fit le portier, lamaison n’est bâtie que sur la rue.

– Et quel est l’état de cemonsieur ? repartit Marius.

– C’est un rentier, monsieur. Un hommebien bon, et qui fait du bien aux malheureux, quoique pasriche.

– Comment s’appelle-t-il ? repritMarius.

Le portier leva la tête, et dit :

– Est-ce que monsieur estmouchard ?

Marius s’en alla assez penaud, mais fort ravi.Il avançait.

– Bon, pensa-t-il. Je sais qu’elles’appelle Ursule, qu’elle est fille d’un rentier, et qu’elledemeure là, rue de l’Ouest, au troisième.

Le lendemain M. Leblanc et sa fille nefirent au Luxembourg qu’une courte apparition ; ils s’enallèrent qu’il faisait grand jour. Marius les suivit rue de l’Ouestcomme il en avait pris l’habitude. En arrivant à la porte cochère,M. Leblanc fit passer sa fille devant puis s’arrêta avant defranchir le seuil, se retourna et regarda Marius fixement.

Le jour d’après, ils ne vinrent pas auLuxembourg. Marius attendit en vain toute la journée.

À la nuit tombée, il alla rue de l’Ouest, etvit de la lumière aux fenêtres du troisième. Il se promena sous cesfenêtres jusqu’à ce que cette lumière fût éteinte.

Le jour suivant, personne au Luxembourg.Marius attendit tout le jour, puis alla faire sa faction de nuitsous les croisées. Cela le conduisait jusqu’à dix heures du soir.Son dîner devenait ce qu’il pouvait. La fièvre nourrit le malade etl’amour l’amoureux.

Il se passa huit jours de la sorte.M. Leblanc et sa fille ne paraissaient plus au Luxembourg.Marius faisait des conjectures tristes ; il n’osait guetter laporte cochère pendant le jour. Il se contentait d’aller à la nuitcontempler la clarté rougeâtre des vitres. Il y voyait par momentspasser des ombres, et le cœur lui battait.

Le huitième jour, quand il arriva sous lesfenêtres, il n’y avait pas de lumière. – Tiens ! dit-il, lalampe n’est pas encore allumée. Il fait nuit pourtant. Est-cequ’ils seraient sortis ? Il attendit. Jusqu’à dix heures.Jusqu’à minuit. Jusqu’à une heure du matin. Aucune lumière nes’alluma aux fenêtres du troisième étage et personne ne rentra dansla maison. Il s’en alla très sombre.

Le lendemain, – car il ne vivait que delendemains en lendemains, il n’y avait, pour ainsi dire, plusd’aujourd’hui pour lui, – le lendemain il ne trouva personne auLuxembourg, il s’y attendait ; à la brune, il alla à lamaison. Aucune lueur aux fenêtres ; les persiennes étaientfermées ; le troisième était tout noir.

Marius frappa à la porte cochère, entra et ditau portier :

– Le monsieur du troisième ?

– Déménagé, répondit le portier.

Marius chancela et dit faiblement :

– Depuis quand donc ?

– D’hier.

– Où demeure-t-il maintenant ?

– Je n’en sais rien.

– Il n’a donc point laissé sa nouvelleadresse ?

– Non.

Et le portier levant le nez reconnutMarius.

– Tiens ! c’est vous ! dit-il,mais vous êtes donc décidément quart-d’œil ?

Livre septième – Patron-minette

Chapitre I – Les mines et lesmineurs

Les sociétés humaines ont toutes ce qu’onappelle dans les théâtres un troisième dessous[109]. Le sol social est partout miné,tantôt pour le bien, tantôt pour le mal. Ces travaux sesuperposent. Il y a les mines supérieures et les mines inférieures.Il y a un haut et un bas dans cet obscur sous-sol qui s’effondreparfois sous la civilisation, et que notre indifférence et notreinsouciance foulent aux pieds. L’Encyclopédie, au siècle dernier,était une mine, presque à ciel ouvert. Les ténèbres, ces sombrescouveuses du christianisme primitif, n’attendaient qu’une occasionpour faire explosion sous les Césars et pour inonder le genrehumain de lumière. Car dans les ténèbres sacrées il y a de lalumière latente. Les volcans sont pleins d’une ombre capable deflamboiement. Toute lave commence par être nuit. Les catacombes, oùs’est dite la première messe, n’étaient pas seulement la cave deRome, elles étaient le souterrain du monde.

Il y a sous la construction sociale, cettemerveille compliquée d’une masure, des excavations de toutessortes. Il y a la mine religieuse, la mine philosophique, la minepolitique, la mine économique, la mine révolutionnaire. Tel piocheavec l’idée, tel pioche avec le chiffre, tel pioche avec la colère.On s’appelle et on se répond d’une catacombe à l’autre. Les utopiescheminent sous terre dans ces conduits. Elles s’y ramifient en toussens. Elles s’y rencontrent parfois, et y fraternisent.Jean-Jacques prête son pic à Diogène qui lui prête sa lanterne.Quelquefois elles s’y combattent. Calvin prend Socin aux cheveux.Mais rien n’arrête ni n’interrompt la tension de toutes cesénergies vers le but, et la vaste activité simultanée, qui va etvient, monte, descend et remonte dans ces obscurités, et quitransforme lentement le dessus par le dessous et le dehors par lededans ; immense fourmillement inconnu. La société se doute àpeine de ce creusement qui lui laisse sa surface et lui change lesentrailles. Autant d’étages souterrains, autant de travauxdifférents, autant d’extractions diverses. Que sort-il de toutesces fouilles profondes ? L’avenir.

Plus on s’enfonce, plus les travailleurs sontmystérieux. Jusqu’à un degré que le philosophe social saitreconnaître, le travail est bon ; au delà de ce degré, il estdouteux et mixte ; plus bas, il devient terrible. À unecertaine profondeur, les excavations ne sont plus pénétrables àl’esprit de civilisation, la limite respirable à l’homme estdépassée ; un commencement de monstres est possible.

L’échelle descendante est étrange ; etchacun de ces échelons correspond à un étage où la philosophie peutprendre pied, et où l’on rencontre un de ces ouvriers, quelquefoisdivins, quelquefois difformes. Au-dessous de Jean Huss, il y aLuther ; au-dessous de Luther, il y a Descartes ;au-dessous de Descartes, il y a Voltaire ; au-dessous deVoltaire, il y a Condorcet ; au-dessous de Condorcet, il y aRobespierre ; au-dessous de Robespierre, il y a Marat ;au-dessous de Marat, il y a Babeuf. Et cela continue. Plus bas,confusément, à la limite qui sépare l’indistinct de l’invisible, onaperçoit d’autres hommes sombres, qui peut-être n’existent pasencore. Ceux d’hier sont des spectres ; ceux de demain sontdes larves. L’œil de l’esprit les distingue obscurément. Le travailembryonnaire de l’avenir est une des visions du philosophe.

Un monde dans les limbes à l’état de fœtus,quelle silhouette inouïe !

Saint-Simon, Owen, Fourier[110],sont là aussi, dans des sapes latérales.

Certes, quoiqu’une divine chaîne invisible lieentre eux à leur insu tous ces pionniers souterrains, qui, presquetoujours, se croient isolés, et qui ne le sont pas, leurs travauxsont bien divers, et la lumière des uns contraste avec leflamboiement des autres. Les uns sont paradisiaques, les autressont tragiques. Pourtant, quel que soit le contraste, tous cestravailleurs, depuis le plus haut jusqu’au plus nocturne, depuis leplus sage jusqu’au plus fou, ont une similitude, et la voici :le désintéressement. Marat s’oublie comme Jésus. Ils se laissent decôté, ils s’omettent, ils ne songent point à eux. Ils voient autrechose qu’eux-mêmes. Ils ont un regard, et ce regard cherchel’absolu. Le premier a tout le ciel dans les yeux ; ledernier, si énigmatique qu’il soit, a encore sous le sourcil lapâle clarté de l’infini. Vénérez, quoi qu’il fasse, quiconque a cesigne : la prunelle étoile.

La prunelle ombre est l’autre signe.

À elle commence le mal. Devant qui n’a pas deregard songez et tremblez. L’ordre social a ses mineurs noirs.

Il y a un point où l’approfondissement est del’ensevelissement, et où la lumière s’éteint.

Au-dessous de toutes ces mines que nous venonsd’indiquer, au-dessous de toutes ces galeries, au-dessous de toutcet immense système veineux souterrain du progrès et de l’utopie,bien plus avant dans la terre, plus bas que Marat, plus bas queBabeuf, plus bas, beaucoup plus bas, et sans relation aucune avecles étages supérieurs, il y a la dernière sape. Lieu formidable.C’est ce que nous avons nommé le troisième dessous. C’est la fossedes ténèbres. C’est la cave des aveugles. Inferi[111].

Ceci communique aux abîmes.

Chapitre II – Le bas-fond

Là le désintéressement s’évanouit. Le démons’ébauche vaguement ; chacun pour soi. Le moi sans yeux hurle,cherche, tâtonne et ronge. L’Ugolin[112]social est dans ce gouffre.

Les silhouettes farouches qui rôdent danscette fosse, presque bêtes, presque fantômes, ne s’occupent pas duprogrès universel, elles ignorent l’idée et le mot, elles n’ontsouci que de l’assouvissement individuel. Elles sont presqueinconscientes, et il y a au dedans d’elles une sorte d’effacementeffrayant. Elles ont deux mères, toutes deux marâtres, l’ignoranceet la misère. Elles ont un guide, le besoin ; et, pour toutesles formes de la satisfaction, l’appétit. Elles sont brutalementvoraces, c’est-à-dire féroces, non à la façon du tyran, mais à lafaçon du tigre. De la souffrance ces larves passent au crime ;filiation fatale, engendrement vertigineux, logique de l’ombre. Cequi rampe dans le troisième dessous social, ce n’est plus laréclamation étouffée de l’absolu ; c’est la protestation de lamatière. L’homme y devient dragon. Avoir faim, avoir soif, c’est lepoint de départ ; être Satan, c’est le point d’arrivée. Decette cave sort Lacenaire.

On vient de voir tout à l’heure, au livrequatrième, un des compartiments de la mine supérieure, de la grandesape politique, révolutionnaire et philosophique. Là, nous venonsde le dire, tout est noble, pur, digne, honnête. Là, certes, onpeut se tromper, et l’on se trompe ; mais l’erreur y estvénérable tant elle implique d’héroïsme. L’ensemble du travail quise fait là a un nom : le Progrès.

Le moment est venu d’entrevoir d’autresprofondeurs, les profondeurs hideuses.

Il y a sous la société, insistons-y, et,jusqu’au jour où l’ignorance sera dissipée, il y aura la grandecaverne du mal.

Cette cave est au-dessous de toutes et estl’ennemie de toutes. C’est la haine sans exception. Cette cave neconnaît pas de philosophes ; son poignard n’a jamais taillé deplume. Sa noirceur n’a aucun rapport avec la noirceur sublime del’écritoire. Jamais les doigts de la nuit qui se crispent sous ceplafond asphyxiant n’ont feuilleté un livre ni déplié un journal.Babeuf est un exploiteur pour Cartouche ! Marat est unaristocrate pour Schinderhannes. Cette cave a pour butl’effondrement de tout.

De tout. Y compris les sapes supérieures,qu’elle exècre. Elle ne mine pas seulement, dans son fourmillementhideux, l’ordre social actuel ; elle mine la philosophie, ellemine la science, elle mine le droit, elle mine la pensée humaine,elle mine la civilisation, elle mine la révolution, elle mine leprogrès. Elle s’appelle tout simplement vol, prostitution, meurtreet assassinat. Elle est ténèbres, et elle veut le chaos. Sa voûteest faite d’ignorance.

Toutes les autres, celles d’en haut, n’ontqu’un but, la supprimer. C’est là que tendent, par tous leursorganes à la fois, par l’amélioration du réel comme par lacontemplation de l’absolu, la philosophie et le progrès. Détruisezla cave Ignorance, vous détruisez la taupe Crime.

Condensons en quelques mots une partie de ceque nous venons d’écrire. L’unique péril social, c’est l’Ombre.

Humanité, c’est identité. Tous les hommes sontla même argile. Nulle différence, ici-bas du moins, dans laprédestination. Même ombre avant, même chair pendant, même cendreaprès. Mais l’ignorance mêlée à la pâte humaine la noircit. Cetteincurable noirceur gagne le dedans de l’homme et y devient leMal.

Chapitre III – Babet, Gueulemer,Claquesous et Montparnasse

Un quatuor de bandits, Claquesous, Gueulemer,Babet et Montparnasse, gouvernait de 1830 à 1835 le troisièmedessous de Paris.

Gueulemer était un Hercule déclassé. Il avaitpour antre l’égout de l’Arche-Marion. Il avait six pieds de haut,des pectoraux de marbre, des biceps d’airain, une respiration decaverne, le torse d’un colosse, un crâne d’oiseau. On croyait voirl’Hercule Farnèse vêtu d’un pantalon de coutil et d’une veste develours de coton. Gueulemer, bâti de cette façon sculpturale,aurait pu dompter les monstres ; il avait trouvé plus courtd’en être un. Front bas, tempes larges, moins de quarante ans et lapatte d’oie, le poil rude et court, la joue en brosse, une barbesanglière ; on voit d’ici l’homme. Ses muscles sollicitaientle travail, sa stupidité n’en voulait pas. C’était une grosse forceparesseuse. Il était assassin par nonchalance. On le croyaitcréole. Il avait probablement un peu touché au maréchal Brune,ayant été portefaix à Avignon en 1815. Après ce stage, il étaitpassé bandit.

La diaphanéité de Babet contrastait avec laviande de Gueulemer. Babet était maigre et savant. Il étaittransparent, mais impénétrable. On voyait le jour à travers les os,mais rien à travers la prunelle. Il se déclarait chimiste. Il avaitété pitre chez Bobèche et paillasse chez Bobino[113].Il avait joué le vaudeville à Saint-Mihiel. C’était un homme àintentions, beau parleur, qui soulignait ses sourires etguillemetait ses gestes. Son industrie était de vendre en pleinvent des bustes de plâtre et des portraits du « chef del’État ». De plus, il arrachait les dents. Il avait montré desphénomènes dans les foires, et possédé une baraque avec trompette,et cette affiche : – Babet, artiste dentiste, membre desacadémies, fait des expériences physiques sur métaux etmétalloïdes, extirpe les dents, entreprend les chicots abandonnéspar ses confrères. Prix : une dent, un franc cinquantecentimes ; deux dents, deux francs ; trois dents, deuxfrancs cinquante. Profitez de l’occasion. – (Ce « profitez del’occasion » signifiait : faites-vous-en arracher le pluspossible.) Il avait été marié et avait eu des enfants. Il ne savaitce que sa femme et ses enfants étaient devenus. Il les avait perduscomme on perd son mouchoir. Haute exception dans le monde obscurdont il était, Babet lisait les journaux. Un jour, du temps qu’ilavait sa famille avec lui dans sa baraque roulante, il avait ludans le Messager qu’une femme venait d’accoucher d’unenfant suffisamment viable, ayant un mufle de veau, et il s’étaitécrié : Voilà une fortune ! ce n’est pas ma femme quiaurait l’esprit de me faire un enfant comme cela !

Depuis, il avait tout quitté pour« entreprendre Paris ». Expression de lui.

Qu’était-ce que Claquesous ? C’était lanuit. Il attendait pour se montrer que le ciel se fût barbouillé denoir. Le soir il sortait d’un trou où il rentrait avant le jour. Oùétait ce trou ? Personne ne le savait. Dans la plus complèteobscurité, à ses complices, il ne parlait qu’en tournant le dos.S’appelait-il Claquesous ? non. Il disait : Je m’appellePas-du-tout. Si une chandelle survenait, il mettait un masque. Ilétait ventriloque. Babet disait : Claquesous est unnocturne à deux voix. Claquesous était vague, errant,terrible. On n’était pas sûr qu’il eût un nom, Claquesous étant unsobriquet ; on n’était pas sûr qu’il eût une voix, son ventreparlant plus souvent que sa bouche ; on n’était pas sûr qu’ileût un visage, personne n’ayant jamais vu que son masque. Ildisparaissait comme un évanouissement ; ses apparitionsétaient des sorties de terre.

Un être lugubre, c’était Montparnasse[114]. Montparnasse était un enfant ;moins de vingt ans, un joli visage, des lèvres qui ressemblaient àdes cerises, de charmants cheveux noirs, la clarté du printempsdans les yeux ; il avait tous les vices et aspirait à tous lescrimes. La digestion du mal le mettait en appétit du pire. C’étaitle gamin tourné voyou, et le voyou devenu escarpe. Il était gentil,efféminé, gracieux, robuste, mou, féroce. Il avait le bord duchapeau relevé à gauche pour faire place à la touffe de cheveux,selon le style de 1829. Il vivait de voler violemment. Sa redingoteétait de la meilleure coupe, mais râpée. Montparnasse, c’était unegravure de modes ayant de la misère et commettant des meurtres. Lacause de tous les attentats de cet adolescent était l’envie d’êtrebien mis. La première grisette qui lui avait dit : Tu es beau,lui avait jeté la tache de ténèbres dans le cœur, et avait fait unCaïn de cet Abel. Se trouvant joli, il avait voulu êtreélégant ; or la première élégance, c’est l’oisiveté ;l’oisiveté d’un pauvre, c’est le crime. Peu de rôdeurs étaientaussi redoutés que Montparnasse. À dix-huit ans, il avait déjàplusieurs cadavres derrière lui. Plus d’un passant les bras étendusgisait dans l’ombre de ce misérable, la face dans une mare de sang.Frisé, pommadé, pincé à la taille, des hanches de femme, un busted’officier prussien, le murmure d’admiration des filles duboulevard autour de lui, la cravate savamment nouée, un casse-têtedans sa poche, une fleur à sa boutonnière ; tel était cemirliflore du sépulcre.

Chapitre IV – Composition de latroupe

À eux quatre, ces bandits formaient une sortede Protée, serpentant à travers la police et s’efforçant d’échapperaux regards indiscrets de Vidocq « sous diverse figure, arbre,flamme, fontaine », s’entre-prêtant leurs noms et leurs trucs,se dérobant dans leur propre ombre, boîtes à secrets et asiles lesuns pour les autres, défaisant leurs personnalités comme on ôte sonfaux nez au bal masqué, parfois se simplifiant au point de ne plusêtre qu’un, parfois se multipliant au point que Coco-Lacourlui-même les prenait pour une foule.

Ces quatre hommes n’étaient point quatrehommes ; c’était une sorte de mystérieux voleur à quatre têtestravaillant en grand sur Paris ; c’était le polype monstrueuxdu mal habitant la crypte de la société.

Grâce à leurs ramifications, et au réseausous-jacent de leurs relations, Babet, Gueulemer, Claquesous etMontparnasse avaient l’entreprise générale des guets-apens dudépartement de la Seine. Ils faisaient sur le passant le coupd’état d’en bas. Les trouveurs d’idées en ce genre, les hommes àimagination nocturne, s’adressaient à eux pour l’exécution. Onfournissait aux quatre coquins le canevas, ils se chargeaient de lamise en scène. Ils travaillaient sur scénario. Ils étaient toujoursen situation de prêter un personnel proportionné et convenable àtous les attentats ayant besoin d’un coup d’épaule et suffisammentlucratifs. Un crime étant en quête de bras, ils lui sous-louaientdes complices. Ils avaient une troupe d’acteurs de ténèbres à ladisposition de toutes les tragédies de cavernes.

Ils se réunissaient habituellement à la nuittombante, heure de leur réveil, dans les steppes qui avoisinent laSalpêtrière. Là, ils conféraient. Ils avaient les douze heuresnoires devant eux ; ils en réglaient l’emploi.

Patron-Minette, tel était le nomqu’on donnait dans la circulation souterraine à l’association deces quatre hommes. Dans la vieille langue populaire fantasque quiva s’effaçant tous les jours, Patron-Minette signifie lematin, de même que Entre chien et loup signifie le soir.Cette appellation, Patron-Minette, venait probablement del’heure à laquelle leur besogne finissait, l’aube étant l’instantde l’évanouissement des fantômes et de la séparation des bandits.Ces quatre hommes étaient connus sous cette rubrique. Quand leprésident des assises visita Lacenaire dans sa prison, il lequestionna sur un méfait que Lacenaire niait. – Qui a faitcela ? demanda le président. Lacenaire fit cette réponse,énigmatique pour le magistrat, mais claire pour la police : –C’est peut-être Patron-Minette.

On devine parfois une pièce sur l’énoncé despersonnages ; on peut de même presque apprécier une bande surla liste des bandits. Voici, car ces noms-là surnagent dans lesmémoires spéciales, à quelles appellations répondaient lesprincipaux affiliés de Patron-Minette :

Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille.

Brujon. (Il y avait une dynastie deBrujon ; nous ne renonçons pas à en dire un mot.)

Boulatruelle, le cantonnier déjàentrevu[115].

Laveuve.

Finistère.

Homère Hogu, nègre[116].

Mardisoir.

Dépêche.

Fauntleroy, dit Bouquetière.

Glorieux, forçat libéré.

Barrecarrosse, dit monsieur Dupont.

Lesplanade-du-Sud.

Poussagrive.

Carmagnolet.

Kruideniers, dit Bizarro.

Mangedentelle.

Les-pieds-en-l’air.

Demi-liard, dit Deux-milliards.

Etc., etc.

Nous en passons, et non des pires[117]. Ces noms ont des figures. Ilsn’expriment pas seulement des êtres, mais des espèces. Chacun deces noms répond à une variété de ces difformes champignons dudessous de la civilisation.

Ces êtres, peu prodigues de leurs visages,n’étaient pas de ceux qu’on voit passer dans les rues. Le jour,fatigués des nuits farouches qu’ils avaient, ils s’en allaientdormir, tantôt dans les fours à plâtre, tantôt dans les carrièresabandonnées de Montmartre ou de Montrouge, parfois dans les égouts.Ils se terraient.

Que sont devenus ces hommes ? Ilsexistent toujours. Ils ont toujours existé. Horace en parle :Ambubaiarum collegia, phannacopolæ, mendici, mimæ[118] ; et, tant que lasociété sera ce qu’elle est, ils seront ce qu’ils sont. Sousl’obscur plafond de leur cave, ils renaissent à jamais dusuintement social. Ils reviennent, spectres, toujoursidentiques ; seulement ils ne portent plus les mêmes noms etils ne sont plus dans les mêmes peaux.

Les individus extirpés, la tribu subsiste.

Ils ont toujours les mêmes facultés. Du truandau rôdeur, la race se maintient pure. Ils devinent les bourses dansles poches, ils flairent les montres dans les goussets. L’or etl’argent ont pour eux une odeur. Il y a des bourgeois naïfs dont onpourrait dire qu’ils ont l’air volables. Ces hommes suiventpatiemment ces bourgeois. Au passage d’un étranger ou d’unprovincial, ils ont des tressaillements d’araignée.

Ces hommes-là, quand, vers minuit, sur unboulevard désert, on les rencontre ou on les entrevoit, sonteffrayants. Ils ne semblent pas des hommes, mais des formes faitesde brume vivante ; on dirait qu’ils font habituellement blocavec les ténèbres, qu’ils n’en sont pas distincts, qu’ils n’ont pasd’autre âme que l’ombre, et que c’est momentanément, et pour vivrependant quelques minutes d’une vie monstrueuse, qu’ils se sontdésagrégés de la nuit.

Que faut-il pour faire évanouir ceslarves ? De la lumière. De la lumière à flots. Pas unechauve-souris ne résiste à l’aube. Éclairez la société endessous[119].

Livre huitième – Le mauvais pauvre

Chapitre I – Marius, cherchant une filleen chapeau, rencontre un homme en casquette

L’été passa, puis l’automne ; l’hivervint. Ni M. Leblanc ni la jeune fille n’avaient remis lespieds au Luxembourg. Marius n’avait plus qu’une pensée, revoir cedoux et adorable visage. Il cherchait toujours, il cherchaitpartout ; il ne trouvait rien. Ce n’était plus Marius lerêveur enthousiaste, l’homme résolu, ardent et ferme, le hardiprovocateur de la destinée, le cerveau qui échafaudait avenir suravenir, le jeune esprit encombré de plans, de projets, de fiertés,d’idées et de volontés ; c’était un chien perdu. Il tomba dansune tristesse noire. C’était fini. Le travail le rebutait, lapromenade le fatiguait, la solitude l’ennuyait ; la vastenature, si remplie autrefois de formes, de clartés, de voix, deconseils, de perspectives, d’horizons, d’enseignements, étaitmaintenant vide devant lui. Il lui semblait que tout avaitdisparu.

Il pensait toujours, car il ne pouvait faireautrement ; mais il ne se plaisait plus dans ses pensées. Àtout ce qu’elles lui proposaient tout bas sans cesse, il répondaitdans l’ombre : À quoi bon ?

Il se faisait cent reproches. Pourquoi l’ai-jesuivie ? J’étais si heureux rien que de la voir ! Elle meregardait, est-ce que ce n’était pas immense ? Elle avaitl’air de m’aimer. Est-ce que ce n’était pas tout ? J’ai vouluavoir quoi ? Il n’y a rien après cela. J’ai été absurde. C’estma faute, etc., etc. Courfeyrac, auquel il ne confiait rien,c’était sa nature, mais qui devinait un peu tout, c’était sa natureaussi, avait commencé par le féliciter d’être amoureux, en s’enébahissant d’ailleurs ; puis, voyant Marius tombé dans cettemélancolie, il avait fini par lui dire : – Je vois que tu asété simplement un animal. Tiens, viens à la Chaumière[120] !

Une fois, ayant confiance dans un beau soleilde septembre, Marius s’était laissé mener au bal de Sceaux[121] par Courfeyrac, Bossuet et Grantaire,espérant, quel rêve ! qu’il la retrouverait peut-être là. Bienentendu, il n’y vit pas celle qu’il cherchait. – C’est pourtant iciqu’on retrouve toutes les femmes perdues, grommelait Grantaire enaparté. Marius laissa ses amis au bal, et s’en retourna à pied,seul, las, fiévreux, les yeux troubles et tristes dans la nuit,ahuri de bruit et de poussière par les joyeux coucous pleinsd’êtres chantants qui revenaient de la fête et passaient à côté delui, découragé, aspirant pour se rafraîchir la tête l’âcre senteurdes noyers de la route.

Il se remit à vivre de plus en plus seul,égaré, accablé, tout à son angoisse intérieure, allant et venantdans sa douleur comme le loup dans le piège, quêtant partoutl’absente, abruti d’amour.

Une autre fois, il avait fait une rencontrequi lui avait produit un effet singulier. Il avait croisé dans lespetites rues qui avoisinent le boulevard des Invalides un hommevêtu comme un ouvrier et coiffé d’une casquette à longue visièrequi laissait passer des mèches de cheveux très blancs. Marius futfrappé de la beauté de ces cheveux blancs et considéra cet hommequi marchait à pas lents et comme absorbé dans une méditationdouloureuse. Chose étrange, il lui parut reconnaîtreM. Leblanc. C’étaient les mêmes cheveux, le même profil,autant que la casquette le laissait voir, la même allure, seulementplus triste. Mais pourquoi ces habits d’ouvrier ? qu’est-ceque cela voulait dire ? que signifiait ce déguisement ?Marius fut très étonné. Quand il revint à lui, son premiermouvement fut de se mettre à suivre cet homme ; qui sait s’ilne tenait point enfin la trace qu’il cherchait ? En tout cas,il fallait revoir l’homme de près et éclaircir l’énigme. Mais ils’avisa de cette idée trop tard, l’homme n’était déjà plus là. Ilavait pris quelque petite rue latérale, et Marius ne put leretrouver. Cette rencontre le préoccupa quelques jours, puiss’effaça. – Après tout, se dit-il, ce n’est probablement qu’uneressemblance.

Chapitre II – Trouvaille

Marius n’avait pas cessé d’habiter la masureGorbeau. Il n’y faisait attention à personne.

À cette époque, à la vérité, il n’y avait plusdans cette masure d’autres habitants que lui et ces Jondrette dontil avait une fois acquitté le loyer, sans avoir du reste jamaisparlé ni au père, ni aux filles. Les autres locataires étaientdéménagés ou morts, ou avaient été expulsés faute de payement.

Un jour de cet hiver-là, le soleil s’était unpeu montré dans l’après-midi, mais c’était le 2 février, cetantique jour de la Chandeleur dont le soleil traître, précurseurd’un froid de six semaines, a inspiré à Mathieu Lænsberg[122] ces deux vers restés justementclassiques :

Qu’il luise ou qu’il luiserne,

L’ours rentre en sa caverne[123].

Marius venait de sortir de la sienne. La nuittombait. C’était l’heure d’aller dîner ; car il avait bienfallu se remettre à dîner, hélas ! ô infirmités des passionsidéales !

Il venait de franchir le seuil de sa porte quemame Bougon balayait en ce moment-là même tout en prononçant cemémorable monologue :

– Qu’est-ce qui est bon marché àprésent ? tout est cher. Il n’y a que la peine du monde quiest bon marché ; elle est pour rien, la peine dumonde !

Marius montait à pas lents le boulevard versla barrière afin de gagner la rue Saint-Jacques. Il marchaitpensif, la tête baissée.

Tout à coup il se sentit coudoyé dans labrume ; il se retourna, et vit deux jeunes filles en haillons,l’une longue et mince, l’autre un peu moins grande, qui passaientrapidement, essoufflées, effarouchées, et comme ayant l’air des’enfuir ; elles venaient à sa rencontre, ne l’avaient pas vu,et l’avaient heurté en passant. Marius distinguait dans lecrépuscule leurs figures livides, leurs têtes décoiffées, leurscheveux épars, leurs affreux bonnets, leurs jupes en guenilles etleurs pieds nus. Tout en courant, elles se parlaient. La plusgrande disait d’une voix très basse :

– Les cognes sont venus. Ils ont manquéme pincer au demi-cercle.

L’autre répondait : – Je les ai vus. J’aicavalé, cavalé, cavalé !

Marius comprit, à travers cet argot sinistre,que les gendarmes ou les sergents de ville avaient failli saisirces deux enfants, et que ces enfants s’étaient échappées.

Elles s’enfoncèrent sous les arbres duboulevard derrière lui, et y firent pendant quelques instants dansl’obscurité une espèce de blancheur vague qui s’effaça.

Marius s’était arrêté un moment.

Il allait continuer son chemin, lorsqu’ilaperçut un petit paquet grisâtre à terre à ses pieds. Il se baissaet le ramassa. C’était une façon d’enveloppe qui paraissaitcontenir des papiers.

– Bon, dit-il, ces malheureuses aurontlaissé tomber cela !

Il revint sur ses pas, il appela, il ne lesretrouva plus ; il pensa qu’elles étaient déjà loin, mit lepaquet dans sa poche, et s’en alla dîner.

Chemin faisant, il vit dans une allée de larue Mouffetard une bière d’enfant couverte d’un drap noir, poséesur trois chaises et éclairée par une chandelle. Les deux filles ducrépuscule lui revinrent à l’esprit.

– Pauvres mères ! pensa-t-il. Il y aune chose plus triste que de voir ses enfants mourir ; c’estde les voir mal vivre.

Puis ces ombres qui variaient sa tristesse luisortirent de la pensée, et il retomba dans ses préoccupationshabituelles. Il se remit à songer à ses six mois d’amour et debonheur en plein air et en pleine lumière sous les beaux arbres duLuxembourg.

– Comme ma vie est devenue sombre !se disait-il. Les jeunes filles m’apparaissent toujours. Seulementautrefois c’étaient les anges ; maintenant ce sont lesgoules.

Chapitre III – Quadrifrons

[124]Lesoir, comme il se déshabillait pour se coucher, sa main rencontradans la poche de son habit le paquet qu’il avait ramassé sur leboulevard. Il l’avait oublié. Il songea qu’il serait utile del’ouvrir, et que ce paquet contenait peut-être l’adresse de cesjeunes filles, si, en réalité, il leur appartenait, et dans tousles cas les renseignements nécessaires pour le restituer à lapersonne qui l’avait perdu.

Il défit l’enveloppe.

Elle n’était pas cachetée et contenait quatrelettres, non cachetées également.

Les adresses y étaient mises.

Toutes quatre exhalaient une odeur d’affreuxtabac[125].

La première lettre était adressée : àMadame, madame la marquise de Grucheray, place vis-à-vis la chambredes députés, n° …

Marius se dit qu’il trouverait probablement làles indications qu’il cherchait, et que d’ailleurs la lettren’étant pas fermée, il était vraisemblable qu’elle pouvait être luesans inconvénient.

Elle était ainsi conçue :

« Madame la marquise,

« La vertu de la clémence et piétié estcelle qui unit plus étroitement la société. Promenez votresentiment chrétien, et faites un regard de compassion sur cetteinfortuné español victime de la loyauté et d’attachement à la causesacrée de la légitimé, qu’il a payé de son sang, consacrée safortune, toute, pour défendre cette cause, et aujourd’hui se trouvedans la plus grande misère. Il ne doute point que votre honorablepersonne l’accordera un secours pour conserver une existenceextrêmement pénible pour un militaire d’éducation et d’honneurplein de blessures. Compte d’avance sur l’humanité qui vous animéet sur l’intérêt que Madame la marquise porte à une nation aussimalheureuse. Leur prière ne sera pas en vaine, et leurreconnaissance conservera sont charmant souvenir.

« De mes sentiments respectueux aveclesquelles j’ai l’honneur d’être,

« Madame,

« Don Alvarez, capitaine español de caballerie, royalisterefugié en France que se trouve en voyagé pour sa patrie et lemanquent les réssources pour continuer son voyagé. »

Aucune adresse n’était jointe à la signature.Marius espéra trouver l’adresse dans la deuxième lettre dont lasuscription portait : à Madame, madame la contesse deMontvernet, rue Cassette, n° 9.

Voici ce que Marius y lut :

« Madame la contesse,

« C’est une malheureuse meré de famillede six enfants dont le dernier n’a que huit mois. Moi malade depuisma dernière couche, abandonnée de mon mari depuis cinq moisn’aiyant aucune réssource au monde dans la plus affreuseindigance.

« Dans l’espoir de Madame la contesse,elle a l’honneur d’être, madame, avec un profond respect,

« Femme Balizard. »

Marius passa à la troisième lettre, qui étaitcomme les précédentes une supplique ; on y lisait :

« Monsieur Pabourgeot, électeur,négociant bonnetier en gros, rue Saint-Denis au coin de la rue auxFers.

« Je me permets de vous adresser cettelettre pour vous prier de m’accorder la faveur prétieuse de vossimpaties et de vous intéresser à un homme de lettres qui vientd’envoyer un drame au théâtre-français. Le sujet en est historique,et l’action se passe en Auvergne du temps de l’empire. Le style, jecrois, en est naturel, laconique, et peut avoir quelque mérite. Ily a des couplets a chanter en quatre endroits. Le comique, lesérieux, l’imprévu, s’y mêlent à la variété des caractères et à uneteinte de romantisme répandue légèrement dans toute l’intrigue quimarche mistérieusement, et va, par des péripessies frappantes, sedenouer au milieu de plusieurs coups de scènes éclatants.

« Mon but principal est de satisfère ledesir qui anime progresivement l’homme de notre siècle, c’est àdire, LA MODE, cette caprisieuse et bizarre girouette qui changepresque à chaque nouveau vent.

« Malgré ces qualités j’ai lieu decraindre que la jalousie, l’égoïsme des auteurs privilégiés,obtienne mon exclusion du théâtre, car je n’ignore pas les déboiresdont on abreuve les nouveaux venus.

« Monsieur Pabourgeot, votre justeréputation de protecteur éclairé des gants de lettres m’enhardit àvous envoyer ma fille qui vous exposera notre situation indigante,manquant de pain et de feu dans cette saison d’hyver. Vous dire queje vous prie d’agreer l’hommage que je désire vous faire de mondrame et de tous ceux que je ferai, c’est vous prouver combienj’ambicionne l’honneur de m’abriter sous votre égide, et de parermes écrits de votre nom. Si vous daignez m’honorer de la plusmodeste offrande, je m’occuperai aussitôt à faire une pièsse devers pour vous payer mon tribu de reconnaissance. Cette pièsse, queje tacherai de rendre aussi parfaite que possible, vous seraenvoyér avant d’être insérée au commencement du drame et débitéesur la scène.

« À Monsieur,

« Et Madame Pabourgeot,

« Mes hommages les plus respectueux.

« Genflot, homme de lettres.

« P. S. Ne serait-ce que quarantesous.

« Excusez-moi d’envoyer ma fille et de nepas me présenter moi-même, mais de tristes motifs de toilette ne mepermettent pas, hélas ! de sortir… »

Marius ouvrit enfin la quatrième lettre. Il yavait sur l’adresse : Au monsieur bienfaisant de l’égliseSaint-Jacques-du-Haut-Pas. Elle contenait ces quelqueslignes :

« Homme bienfaisant,

« Si vous daignez accompagner ma fille,vous verrez une calamité missérable, et je vous montrerai mescertificats.

« À l’aspect de ces écrits votre âmegénéreuse sera mue d’un sentiment de sencible bienveillance, carles vrais philosophes éprouvent toujours de vives émotions.

« Convenez, homme compatissant, qu’ilfaut éprouver le plus cruel besoin, et qu’il est bien douloureux,pour obtenir quelque soulagement, de le faire attester parl’autorité comme si l’on n’était pas libre de souffrir et de mourird’innanition en attendant que l’on soulage notre missère. Lesdestins sont bien fatals pour d’aucuns et trop prodigue ou tropprotecteur pour d’autres.

« J’attends votre présance ou votreoffrande, si vous daignez la faire, et je vous prie de vouloir bienagréer les sentiments respectueux avec lesquels je m’honored’être,

« homme vraiment magnanime,

« votre très humble

« et très obéissant serviteur,

« P. Fabantou, artiste dramatique. »

Après avoir lu ces quatre lettres, Marius nese trouva pas beaucoup plus avancé qu’auparavant.

D’abord aucun des signataires ne donnait sonadresse.

Ensuite elles semblaient venir de quatreindividus différents, don Alvarès, la femme Balizard, le poèteGenflot et l’artiste dramatique Fabantou, mais ces lettresoffraient ceci d’étrange qu’elles étaient écrites toutes quatre dela même écriture.

Que conclure de là, sinon qu’elles venaient dela même personne ?

En outre, et cela rendait la conjecture plusvraisemblable, le papier, grossier et jauni, était le même pour lesquatre, l’odeur de tabac était la même, et, quoiqu’on eûtévidemment cherché à varier le style, les mêmes fautesd’orthographe s’y reproduisaient avec une tranquillité profonde, etl’homme de lettres Genflot n’en était pas plus exempt que lecapitaine español.

S’évertuer à deviner ce petit mystère étaitpeine inutile. Si ce n’eût pas été une trouvaille, cela eût eul’air d’une mystification. Marius était trop triste pour bienprendre même une plaisanterie du hasard et pour se prêter au jeuque paraissait vouloir jouer avec lui le pavé de la rue. Il luisemblait qu’il était à colin-maillard entre ces quatre lettres quise moquaient de lui.

Rien n’indiquait d’ailleurs que ces lettresappartinssent aux jeunes filles que Marius avait rencontrées sur leboulevard. Après tout, c’étaient des paperasses évidemment sansaucune valeur.

Marius les remit dans l’enveloppe, jeta letout dans un coin, et se coucha.

Vers sept heures du matin, il venait de selever et de déjeuner, et il essayait de se mettre au travaillorsqu’on frappa doucement à sa porte.

Comme il ne possédait rien, il n’ôtait jamaissa clef, si ce n’est quelquefois, fort rarement, lorsqu’iltravaillait à quelque travail pressé. Du reste, même absent, illaissait sa clef à sa serrure. – On vous volera, disait mameBougon. – Quoi ? disait Marius. – Le fait est pourtant qu’unjour on lui avait volé une vieille paire de bottes, au grandtriomphe de mame Bougon.

On frappa un second coup, très doux comme lepremier.

– Entrez, dit Marius.

La porte s’ouvrit.

– Qu’est-ce que vous voulez, mameBougon ? reprit Marius sans quitter des yeux les livres et lesmanuscrits qu’il avait sur sa table.

Une voix, qui n’était pas celle de mameBougon, répondit :

– Pardon, monsieur…

C’était une voix sourde, cassée, étranglée,éraillée, une voix de vieux homme enroué d’eau-de-vie et derogomme.

Marius se tourna vivement, et vit une jeunefille.

Chapitre IV – Une rose dans lamisère

Une toute jeune fille était debout dans laporte entrebâillée. La lucarne du galetas où le jour paraissaitétait précisément en face de la porte et éclairait cette figured’une lumière blafarde. C’était une créature hâve, chétive,décharnée ; rien qu’une chemise et une jupe sur une nuditéfrissonnante et glacée. Pour ceinture une ficelle, pour coiffureune ficelle, des épaules pointues sortant de la chemise, une pâleurblonde et lymphatique, des clavicules terreuses, des mains rouges,la bouche entr’ouverte et dégradée, des dents de moins, l’œilterne, hardi et bas, les formes d’une jeune fille avortée et leregard d’une vieille femme corrompue ; cinquante ans mêlés àquinze ans ; un de ces êtres qui sont tout ensemble faibles ethorribles et qui font frémir ceux qu’ils ne font pas pleurer.

Marius s’était levé et considérait avec unesorte de stupeur cet être presque pareil aux formes de l’ombre quitraversent les rêves.

Ce qui était poignant surtout, c’est que cettefille n’était pas venue au monde pour être laide. Dans sa premièreenfance, elle avait dû même être jolie. La grâce de l’âge luttaitencore contre la hideuse vieillesse anticipée de la débauche et dela pauvreté. Un reste de beauté se mourait sur ce visage de seizeans, comme ce pâle soleil qui s’éteint sous d’affreuses nuées àl’aube d’une journée d’hiver.

Ce visage n’était pas absolument inconnu àMarius. Il croyait se rappeler l’avoir vu quelque part.

– Que voulez-vous, mademoiselle ?demanda-t-il.

La jeune fille répondit avec sa voix degalérien ivre :

– C’est une lettre pour vous, monsieurMarius.

Elle appelait Marius par son nom ; il nepouvait douter que ce ne fût à lui qu’elle eût affaire ; maisqu’était-ce que cette fille ? comment savait-elle sonnom ?

Sans attendre qu’il lui dît d’avancer, elleentra. Elle entra résolûment, regardant avec une sorte d’assurancequi serrait le cœur toute la chambre et le lit défait. Elle avaitles pieds nus. De larges trous à son jupon laissaient voir seslongues jambes et ses genoux maigres. Elle grelottait.

Elle tenait en effet une lettre à la mainqu’elle présenta à Marius.

Marius en ouvrant cette lettre remarqua que lepain à cacheter large et énorme était encore mouillé. Le message nepouvait venir de bien loin. Il lut :

« Mon aimable voisin, jeunehomme !

« J’ai apris vos bontés pour moi, quevous avez payé mon terme il y a six mois. Je vous bénis, jeunehomme. Ma fille aînée vous dira que nous sommes sens un morceau depain depuis deux jours, quatre personnes, et mon épouse malade. Sije ne suis point desçu dans ma pensée, je crois devoir espérer quevotre cœur généreux s’humanisera à cet exposé et vous subjuguera ledésir de m’être propice en daignant me prodiguer un légerbienfait.

« Je suis avec la considérationdistinguée qu’on doit aux bienfaiteurs de l’humanité,

« Jondrette.

« P. S. – Ma fille attendra vosordres, cher monsieur Marius. »

Cette lettre, au milieu de l’aventure obscurequi occupait Marius depuis la veille au soir, c’était une chandelledans une cave. Tout fut brusquement éclairé.

Cette lettre venait d’où venaient les quatreautres. C’était la même écriture, le même style, la mêmeorthographe, le même papier, la même odeur de tabac.

Il y avait cinq missives, cinq histoires, cinqnoms, cinq signatures, et un seul signataire. Le capitaine españoldon Alvarès, la malheureuse mère Balizard, le poëte dramatiqueGenflot, le vieux comédien Fabantou se nommaient tous les quatreJondrette, si toutefois Jondrette lui-même s’appelaitJondrette.

Depuis assez longtemps déjà que Mariushabitait la masure, il n’avait eu, nous l’avons dit, que de bienrares occasions de voir, d’entrevoir même son très infimevoisinage. Il avait l’esprit ailleurs, et où est l’esprit est leregard. Il avait dû plus d’une fois croiser les Jondrette dans lecorridor ou dans l’escalier ; mais ce n’était pour lui que dessilhouettes ; il y avait pris si peu garde que la veille ausoir il avait heurté sur le boulevard sans les reconnaître lesfilles Jondrette, car c’était évidemment elles, et que c’était àgrand’peine que celle-ci, qui venait d’entrer dans sa chambre,avait éveillé en lui, à travers le dégoût et la pitié, un vaguesouvenir de l’avoir rencontrée ailleurs.

Maintenant il voyait clairement tout. Ilcomprenait que son voisin Jondrette avait pour industrie dans sadétresse d’exploiter la charité des personnes bienfaisantes, qu’ilse procurait des adresses, et qu’il écrivait sous des noms supposésà des gens qu’il jugeait riches et pitoyables des lettres que sesfilles portaient, à leurs risques et périls, car ce père en étaitlà qu’il risquait ses filles ; il jouait une partie avec ladestinée et il les mettait au jeu. Marius comprenait queprobablement, à en juger par leur fuite de la veille, par leuressoufflement, par leur terreur, et par ces mots d’argot qu’ilavait entendus, ces infortunées faisaient encore on ne sait quelsmétiers sombres, et que de tout cela, il était résulté, au milieude la société humaine telle qu’elle est faite, deux misérablesêtres qui n’étaient ni des enfants, ni des filles, ni des femmes,espèces de monstres impurs et innocents produits par la misère.

Tristes créatures sans nom, sans âge, sanssexe, auxquelles ni le bien, ni le mal ne sont plus possibles, etqui, en sortant de l’enfance, n’ont déjà plus rien dans ce monde,ni la liberté, ni la vertu, ni la responsabilité. Âmes écloseshier, fanées aujourd’hui, pareilles à ces fleurs tombées dans larue que toutes les boues flétrissent en attendant qu’une roue lesécrase.

Cependant, tandis que Marius attachait surelle un regard étonné et douloureux, la jeune fille allait etvenait dans la mansarde avec une audace de spectre. Elle sedémenait sans se préoccuper de sa nudité. Par instants, sa chemisedéfaite et déchirée lui tombait presque à la ceinture. Elle remuaitles chaises, elle dérangeait les objets de toilette posés sur lacommode, elle touchait aux vêtements de Marius, elle furetait cequ’il y avait dans les coins[126].

– Tiens, dit-elle, vous avez unmiroir !

Et elle fredonnait, comme si elle eût étéseule, des bribes de vaudeville, des refrains folâtres que sa voixgutturale et rauque faisait lugubres. Sous cette hardiesse perçaitje ne sais quoi de contraint, d’inquiet et d’humilié. L’effronterieest une honte.

Rien n’était plus morne que de la voirs’ébattre et pour ainsi dire voleter dans la chambre avec desmouvements d’oiseau que le jour effare, ou qui a l’aile cassée. Onsentait qu’avec d’autres conditions d’éducation et de destinée,l’allure gaie et libre de cette jeune fille eût pu être quelquechose de doux et de charmant. Jamais parmi les animaux la créaturenée pour être une colombe ne se change en une orfraie. Cela ne sevoit que parmi les hommes.

Marius songeait, et la laissait faire.

Elle s’approcha de la table.

– Ah ! dit-elle, deslivres !

Une lueur traversa son œil vitreux. Ellereprit, et son accent exprimait ce bonheur de se vanter de quelquechose, auquel nulle créature humaine n’est insensible :

– Je sais lire, moi.

Elle saisit vivement le livre ouvert sur latable, et lut assez couramment :

« … Le général Bauduin reçut l’ordred’enlever avec les cinq bataillons de sa brigade le château deHougomont qui est au milieu de la plaine de Waterloo… »

Elle s’interrompit :

– Ah ! Waterloo ! Je connaisça. C’est une bataille dans les temps. Mon père y était. Mon père aservi dans les armées. Nous sommes joliment bonapartistes cheznous, allez ! C’est contre les Anglais Waterloo.

Elle posa le livre, prit une plume, ets’écria :

– Et je sais écrire aussi !

Elle trempa la plume dans l’encre, et setournant vers Marius :

– Voulez-vous voir ? Tenez, je vaisécrire un mot pour voir.

Et avant qu’il eût eu le temps de répondre,elle écrivit sur une feuille de papier blanc qui était au milieu dela table : Les cognes sont là.

Puis, jetant la plume :

– Il n’y a pas de fautes d’orthographe.Vous pouvez regarder. Nous avons reçu de l’éducation, ma sœur etmoi. Nous n’avons pas toujours été comme nous sommes. Nous n’étionspas faites…

Ici elle s’arrêta, fixa sa prunelle éteintesur Marius, et éclata de rire en disant avec une intonation quicontenait toutes les angoisses étouffées par tous lescynismes :

– Bah !

Et elle se mit à fredonner ces paroles sur unair gai :

J’ai faim, mon père.

Pas de fricot.

J’ai froid, ma mère.

Pas de tricot.

Grelotte,

Lolotte !

Sanglote,

Jacquot !

À peine eut-elle achevé ce couplet qu’elles’écria :

– Allez-vous quelquefois au spectacle,monsieur Marius ? Moi, j’y vais. J’ai un petit frère qui estami avec des artistes et qui me donne des fois des billets. Parexemple, je n’aime pas les banquettes de galeries. On y est gêné,on y est mal. Il y a quelquefois du gros monde ; il y a aussidu monde qui sent mauvais.

Puis elle considéra Marius, prit un airétrange, et lui dit :

– Savez-vous, monsieur Marius, que vousêtes très joli garçon ?

Et en même temps il leur vint à tous les deuxla même pensée, qui la fit sourire et qui le fit rougir.

Elle s’approcha de lui, et lui posa une mainsur l’épaule.

– Vous ne faites pas attention à moi,mais je vous connais, monsieur Marius. Je vous rencontre ici dansl’escalier, et puis je vous vois entrer chez un appelé le pèreMabeuf qui demeure du côté d’Austerlitz, des fois, quand je mepromène par là. Cela vous va très bien, vos cheveux ébouriffés.

Sa voix cherchait à être très douce et neparvenait qu’à être basse. Une partie des mots se perdait dans letrajet du larynx aux lèvres comme sur un clavier où il manque desnotes.

Marius s’était reculé doucement.

– Mademoiselle, dit-il avec sa gravitéfroide, j’ai là un paquet qui est, je crois, à vous. Permettez-moide vous le remettre.

Et il lui tendit l’enveloppe qui renfermaitles quatre lettres.

Elle frappa dans ses deux mains, ets’écria :

– Nous avons cherché partout !

Puis elle saisit vivement le paquet, et défitl’enveloppe, tout en disant :

– Dieu de Dieu ! avons-nous cherché,ma sœur et moi ! Et c’est vous qui l’aviez trouvé ! Surle boulevard, n’est-ce pas ? ce doit être sur leboulevard ? Voyez-vous, ça a tombé quand nous avons couru.C’est ma mioche de sœur qui a fait la bêtise. En rentrant nous nel’avons plus trouvé. Comme nous ne voulions pas être battues, quecela est inutile, que cela est entièrement inutile, que cela estabsolument inutile, nous avons dit chez nous que nous avions portéles lettres chez les personnes et qu’on nous avait dit nix !Les voilà, ces pauvres lettres ! Et à quoi avez-vous vuqu’elles étaient à moi ? Ah ! oui, à l’écriture !C’est donc vous que nous avons cogné en passant hier au soir. Onn’y voyait pas, quoi ! J’ai dit à ma sœur : Est-ce quec’est un monsieur ? Ma sœur m’a dit : Je crois que c’estun monsieur !

Cependant, elle avait déplié la suppliqueadressée « au monsieur bienfaisant de l’égliseSaint-Jacques-du-Haut-Pas ».

– Tiens ! dit-elle, c’est celle pource vieux qui va à la messe. Au fait, c’est l’heure. Je vas luiporter. Il nous donnera peut-être de quoi déjeuner.

Puis elle se remit à rire, etajouta :

– Savez-vous ce que cela fera si nousdéjeunons aujourd’hui ? Cela fera que nous aurons eu notredéjeuner d’avant-hier, notre dîner d’avant-hier, notre déjeunerd’hier, notre dîner d’hier, tout ça en une fois, ce matin.Tiens ! parbleu ! si vous n’êtes pas contents, crevez,chiens !

Ceci fit souvenir Marius de ce que lamalheureuse venait chercher chez lui.

Il fouilla dans son gilet, il n’y trouvarien.

La jeune fille continuait, et semblait parlercomme si elle n’avait plus conscience que Marius fût là.

– Des fois je m’en vais le soir. Des foisje ne rentre pas. Avant d’être ici, l’autre hiver nous demeurionssous les arches des ponts. On se serrait pour ne pas geler. Mapetite sœur pleurait. L’eau, comme c’est triste ! Quand jepensais à me noyer, je disais : Non, c’est trop froid. Je vaistoute seule quand je veux, je dors des fois dans les fossés.Savez-vous, la nuit, quand je marche sur le boulevard, je vois lesarbres comme des fourches, je vois des maisons toutes noiresgrosses comme les tours de Notre-Dame, je me figure que les mursblancs sont la rivière, je me dis : Tiens, il y a de l’eaulà ! Les étoiles sont comme des lampions d’illuminations, ondirait qu’elles fument et que le vent les éteint, je suis ahurie,comme si j’avais des chevaux qui me soufflent dans l’oreille ;quoique ce soit la nuit, j’entends des orgues de Barbarie et lesmécaniques des filatures, est-ce que je sais, moi ? Je croisqu’on me jette des pierres, je me sauve sans savoir, tout tourne,tout tourne. Quand on n’a pas mangé, c’est très drôle.

Et elle le regarda d’un air égaré.

À force de creuser et d’approfondir sespoches, Marius avait fini par réunir cinq francs seize sous.C’était en ce moment tout ce qu’il possédait au monde. – Voilàtoujours mon dîner d’aujourd’hui, pensa-t-il, demain nous verrons.– Il prit les seize sous et donna les cinq francs à la fille.

Elle saisit la pièce.

– Bon, dit-elle, il y a dusoleil !

Et comme si ce soleil eût eu la propriété defaire fondre dans son cerveau des avalanches d’argot, ellepoursuivit :

– Cinque francs ! du luisant !un monarque ! dans cette piolle ! c’est chenâtre !Vous êtes un bon mion. Je vous fonce mon palpitant. Bravo lesfanandels ! deux jours de pivois ! et de laviandemuche ! et du fricotmar ! on pitancerachenument ! et de la bonne mouise !

Elle ramena sa chemise sur ses épaules, fit unprofond salut à Marius, puis un signe familier de la main, et sedirigea vers la porte en disant :

– Bonjour, monsieur. C’est égal. Je vastrouver mon vieux.

En passant, elle aperçut sur la commode unecroûte de pain desséchée qui y moisissait dans la poussière ;elle se jeta dessus et y mordit en grommelant :

– C’est bon ! c’est dur ! ça mecasse les dents !

Puis elle sortit.

Chapitre V – Le judas de laprovidence

Marius depuis cinq ans avait vécu dans lapauvreté, dans le dénûment, dans la détresse même, mais ils’aperçut qu’il n’avait point connu la vraie misère. La vraiemisère, il venait de la voir. C’était cette larve qui venait depasser sous ses yeux. C’est qu’en effet qui n’a vu que la misère del’homme n’a rien vu, il faut voir la misère de la femme ; quin’a vu que la misère de la femme n’a rien vu, il faut voir lamisère de l’enfant.

Quand l’homme est arrivé aux dernièresextrémités, il arrive en même temps aux dernières ressources.Malheur aux êtres sans défense qui l’entourent ! Le travail,le salaire, le pain, le feu, le courage, la bonne volonté, tout luimanque à la fois. La clarté du jour semble s’éteindre au dehors, lalumière morale s’éteint au dedans ; dans ces ombres, l’hommerencontre la faiblesse de la femme et de l’enfant, et les ploieviolemment aux ignominies.

Alors toutes les horreurs sont possibles. Ledésespoir est entouré de cloisons fragiles qui donnent toutes surle vice ou sur le crime.

La santé, la jeunesse, l’honneur, les sainteset farouches délicatesses de la chair encore neuve, le cœur, lavirginité, la pudeur, cet épiderme de l’âme, sont sinistrementmaniés par ce tâtonnement qui cherche des ressources, qui rencontrel’opprobre, et qui s’en accommode. Pères, mères, enfants, frères,sœurs, hommes, femmes, filles, adhèrent, et s’agrègent presquecomme une formation minérale, dans cette brumeuse promiscuité desexes, de parentés, d’âges, d’infamies, d’innocences. Ilss’accroupissent, adossés les uns aux autres, dans une espèce dedestin taudis. Ils s’entreregardent lamentablement. Ô lesinfortunés ! comme ils sont pâles ! comme ils ontfroid ! Il semble qu’ils soient dans une planète bien plusloin du soleil que nous.

Cette jeune fille fut pour Marius une sorted’envoyée des ténèbres.

Elle lui révéla tout un côté hideux de lanuit.

Marius se reprocha presque les préoccupationsde rêverie et de passion qui l’avaient empêché jusqu’à ce jour dejeter un coup d’œil sur ses voisins. Avoir payé leur loyer, c’étaitun mouvement machinal, tout le monde eût eu ce mouvement ;mais lui Marius eût dû faire mieux. Quoi ! un mur seulement leséparait de ces êtres abandonnés, qui vivaient à tâtons dans lanuit, en dehors du reste des vivants, il les coudoyait, il était enquelque sorte, lui, le dernier chaînon du genre humain qu’ilstouchassent, il les entendait vivre ou plutôt râler à côté de lui,et il n’y prenait point garde ! tous les jours à chaqueinstant, à travers la muraille, il les entendait marcher, aller,venir, parler, et il ne prêtait pas l’oreille ! et dans cesparoles il y avait des gémissements, et il ne les écoutait mêmepas ! sa pensée était ailleurs, à des songes, à desrayonnements impossibles, à des amours en l’air, à desfolies ; et cependant des créatures humaines, ses frères enJésus-Christ, ses frères dans le peuple, agonisaient à côté delui ! agonisaient inutilement ! Il faisait même partie deleur malheur, et il l’aggravait. Car s’ils avaient eu un autrevoisin, un voisin moins chimérique et plus attentif, un hommeordinaire et charitable, évidemment leur indigence eût étéremarquée, leurs signaux de détresse eussent été aperçus, et depuislongtemps déjà peut-être ils eussent été recueillis etsauvés ! Sans doute ils paraissaient bien dépravés, biencorrompus, bien avilis, bien odieux même, mais ils sont rares, ceuxqui sont tombés sans être dégradés ; d’ailleurs il y a unpoint où les infortunés et les infâmes se mêlent et se confondentdans un seul mot, mot fatal, les misérables ; de qui est-ce lafaute ? Et puis, est-ce que ce n’est pas quand la chute estplus profonde que la charité doit être plus grande ?

Tout en se faisant cette morale, car il yavait des occasions où Marius, comme tous les cœurs vraimenthonnêtes, était à lui-même son propre pédagogue, et se grondaitplus qu’il ne le méritait, il considérait le mur qui le séparaitdes Jondrette, comme s’il eût pu faire passer à travers cettecloison son regard plein de pitié et en aller réchauffer cesmalheureux. Le mur était une mince lame de plâtre soutenue par deslattes et des solives, et qui, comme on vient de le lire, laissaitparfaitement distinguer le bruit des paroles et des voix. Ilfallait être le songeur Marius pour ne pas s’en être encore aperçu.Aucun papier n’était collé sur ce mur ni du côté des Jondrette, nidu côté de Marius ; on en voyait à nu la grossièreconstruction. Sans presque en avoir conscience, Marius examinaitcette cloison ; quelquefois la rêverie examine, observe etscrute comme ferait la pensée. Tout à coup il se leva, il venait deremarquer vers le haut, près du plafond, un trou triangulairerésultant de trois lattes qui laissaient un vide entre elles. Leplâtras qui avait dû boucher ce vide était absent, et en montantsur la commode on pouvait voir par cette ouverture dans le galetasdes Jondrette. La commisération a et doit avoir sa curiosité. Cetrou faisait une espèce de judas. Il est permis de regarderl’infortune en traître pour la secourir. – Voyons un peu ce quec’est que ces gens-là, pensa Marius, et où ils en sont.

Il escalada la commode, approcha sa prunellede la crevasse et regarda.

Chapitre VI – L’homme fauve au gîte

Les villes, comme les forêts, ont leurs antresoù se cachent tout ce qu’elles ont de plus méchant et de plusredoutable. Seulement, dans les villes, ce qui se cache ainsi estféroce, immonde et petit, c’est-à-dire laid ; dans les forêts,ce qui se cache est féroce, sauvage et grand, c’est-à-dire beau.Repaires pour repaires, ceux des bêtes sont préférables à ceux deshommes. Les cavernes valent mieux que les bouges.

Ce que Marius voyait était un bouge.

Marius était pauvre et sa chambre étaitindigente ; mais, de même que sa pauvreté était noble, songrenier était propre. Le taudis où son regard plongeait en cemoment était abject, sale, fétide, infect, ténébreux, sordide. Pourtous meubles, une chaise de paille, une table infirme, quelquesvieux tessons, et dans deux coins deux grabatsindescriptibles ; pour toute clarté, une fenêtre-mansarde àquatre carreaux, drapée de toiles d’araignée. Il venait par cettelucarne juste assez de jour pour qu’une face d’homme parût une facede fantôme. Les murs avaient un aspect lépreux, et étaient couvertsde coutures et de cicatrices comme un visage défiguré par quelquehorrible maladie. Une humidité chassieuse y suintait. On ydistinguait des dessins obscènes grossièrement charbonnés.

La chambre que Marius occupait avait un pavagede briques délabré ; celle-ci n’était ni carrelée, niplanchéiée ; on y marchait à cru sur l’antique plâtre de lamasure devenu noir sous les pieds. Sur ce sol inégal, où lapoussière était comme incrustée, et qui n’avait qu’une virginité,celle du balai, se groupaient capricieusement des constellations devieux chaussons, de savates et de chiffons affreux ; du restecette chambre avait une cheminée ; aussi la louait-on quarantefrancs par an. Il y avait de tout dans cette cheminée, un réchaud,une marmite, des planches cassées, des loques pendues à des clous,une cage d’oiseau, de la cendre, et même un peu de feu. Deux tisonsy fumaient tristement.

Une chose qui ajoutait encore à l’horreur dece galetas, c’est que c’était grand. Cela avait des saillies, desangles, des trous noirs, des dessous de toits, des baies et despromontoires. De là d’affreux coins insondables où il semblait quedevaient se blottir des araignées grosses comme le poing, descloportes larges comme le pied, et peut-être même on ne sait quelsêtres humains monstrueux.

L’un des grabats était près de la porte,l’autre près de la fenêtre. Tous deux touchaient par une extrémitéà la cheminée et faisaient face à Marius.

Dans un angle voisin de l’ouverture par oùMarius regardait, était accrochée au mur dans un cadre de bois noirune gravure coloriée au bas de laquelle était écrit en grosseslettres : LE SONGE. Cela représentait une femme endormie et unenfant endormi, l’enfant sur les genoux de la femme, un aigle dansun nuage avec une couronne dans le bec, et la femme écartant lacouronne de la tête de l’enfant, sans se réveillerd’ailleurs ; au fond Napoléon dans une gloire s’appuyait surune colonne gros bleu à chapiteau jaune ornée de cetteinscription :

MARINGO.

AUSTERLITS.

IÉNA.

WAGRAMME.

ELOT.

Au-dessous de ce cadre, une espèce de panneaude bois plus long que large était posé à terre et appuyé en planincliné contre le mur. Cela avait l’air d’un tableau retourné, d’unchâssis probablement barbouillé de l’autre côté, de quelque trumeaudétaché d’une muraille et oublié là en attendant qu’on leraccroche.

Près de la table, sur laquelle Mariusapercevait une plume, de l’encre et du papier, était assis un hommed’environ soixante ans, petit, maigre, livide, hagard, l’air fin,cruel et inquiet ; un gredin hideux.

Lavater, s’il eût considéré ce visage, y eûttrouvé le vautour mêlé au procureur ; l’oiseau de proie etl’homme de chicane s’enlaidissant et se complétant l’un parl’autre, l’homme de chicane faisant l’oiseau de proie ignoble,l’oiseau de proie faisant l’homme de chicane horrible.

Cet homme avait une longue barbe grise. Ilétait vêtu d’une chemise de femme qui laissait voir sa poitrinevelue et ses bras nus hérissés de poils gris. Sous cette chemise,on voyait passer un pantalon boueux et des bottes dont sortaientles doigts de ses pieds.

Il avait une pipe à la bouche et il fumait. Iln’y avait plus de pain dans le taudis, mais il y avait encore dutabac.

Il écrivait, probablement quelque lettre commecelles que Marius avait lues.

Sur le coin de la table on apercevait un vieuxvolume rougeâtre dépareillé, et le format, qui était l’ancien in-12des cabinets de lecture, révélait un roman. Sur la couverture,s’étalait ce titre imprimé en grosses majuscules : DIEU, LEROI, L’HONNEUR ET LES DAMES, PAR DUCRAY-DUMINIL. 1814[127].

Tout en écrivant, l’homme parlait haut, etMarius entendait ses paroles :

– Dire qu’il n’y a pas d’égalité, mêmequand on est mort ! Voyez un peu le Père-Lachaise ! Lesgrands, ceux qui sont riches, sont en haut, dans l’allée desacacias, qui est pavée. Ils peuvent y arriver en voiture. Lespetits, les pauvres gens, les malheureux, quoi ! on les metdans le bas, où il y a de la boue jusqu’aux genoux, dans les trous,dans l’humidité. On les met là pour qu’ils soient plus vitegâtés ! On ne peut pas aller les voir sans enfoncer dans laterre.

Ici il s’arrêta, frappa du poing sur la table,et ajouta en grinçant des dents :

– Oh ! je mangerais lemonde !

Une grosse femme qui pouvait avoir quaranteans ou cent ans était accroupie près de la cheminée sur ses talonsnus.

Elle n’était vêtue, elle aussi, que d’unechemise et d’un jupon de tricot rapiécé avec des morceaux de vieuxdrap. Un tablier de grosse toile cachait la moitié du jupon.Quoique cette femme fût pliée et ramassée sur elle-même, on voyaitqu’elle était de très haute taille. C’était une espèce de géante àcôté de son mari. Elle avait d’affreux cheveux d’un blond rouxgrisonnants qu’elle remuait de temps en temps avec ses énormesmains luisantes à ongles plats.

À côté d’elle était posé à terre, tout grandouvert, un volume du même format que l’autre, et probablement dumême roman.

Sur un des grabats, Marius entrevoyait uneespèce de longue petite fille blême assise, presque nue et lespieds pendants, n’ayant l’air ni d’écouter, ni de voir, ni devivre.

La sœur cadette sans doute de celle qui étaitvenue chez lui.

Elle paraissait onze ou douze ans. Enl’examinant avec attention, on reconnaissait qu’elle en avait bienquinze. C’était l’enfant qui disait la veille au soir sur leboulevard : J’ai cavalé ! cavalé !cavalé !

Elle était de cette espèce malingre qui restelongtemps en retard, puis pousse vite et tout à coup. C’estl’indigence qui fait ces tristes plantes humaines. Ces créaturesn’ont ni enfance ni adolescence. À quinze ans, elles en paraissentdouze, à seize ans, elles en paraissent vingt. Aujourd’hui petitesfilles, demain femmes. On dirait qu’elles enjambent la vie, pouravoir fini plus vite.

En ce moment, cet être avait l’air d’unenfant.

Du reste, il ne se révélait dans ce logis laprésence d’aucun travail ; pas un métier, pas un rouet, pas unoutil. Dans un coin quelques ferrailles d’un aspect douteux.C’était cette morne paresse qui suit le désespoir et qui précèdel’agonie.

Marius considéra quelque temps cet intérieurfunèbre plus effrayant que l’intérieur d’une tombe, car on ysentait remuer l’âme humaine et palpiter la vie.

Le galetas, la cave, la basse-fosse où decertains indigents rampent au plus bas de l’édifice social, n’estpas tout à fait le sépulcre, c’en est l’antichambre ; mais,comme ces riches qui étalent leurs plus grandes magnificences àl’entrée de leur palais, il semble que la mort, qui est tout àcôté, mette ses plus grandes misères dans ce vestibule.

L’homme s’était tu, la femme ne parlait pas,la jeune fille ne semblait pas respirer. On entendait crier laplume sur le papier.

L’homme grommela, sans cesserd’écrire :

– Canaille ! canaille ! toutest canaille[128] !

Cette variante à l’épiphonème de Salomonarracha un soupir à la femme.

– Petit ami, calme-toi, dit-elle. Ne tefais pas de mal, chéri. Tu es trop bon d’écrire à tous ces gens-là,mon homme.

Dans la misère, les corps se serrent les unscontre les autres, comme dans le froid, mais les cœurs s’éloignent.Cette femme, selon toute apparence, avait dû aimer cet homme de laquantité d’amour qui était en elle ; mais probablement, dansles reproches quotidiens et réciproques d’une affreuse détressepesant sur tout le groupe, cela s’était éteint. Il n’y avait plusen elle pour son mari que de la cendre d’affection. Pourtant lesappellations caressantes, comme cela arrive souvent, avaientsurvécu. Elle lui disait : Chéri, petit ami, monhomme, etc., de bouche, le cœur se taisant.

L’homme s’était remis à écrire.

Chapitre VII – Stratégie et tactique

Marius, la poitrine oppressée, allaitredescendre de l’espèce d’observatoire qu’il s’était improvisé,quand un bruit attira son attention et le fit rester à saplace.

La porte du galetas venait de s’ouvrirbrusquement.

La fille aînée parut sur le seuil.

Elle avait aux pieds de gros souliers d’hommetachés de boue qui avait jailli jusque sur ses chevilles rouges, etelle était couverte d’une vieille mante en lambeaux que Marius nelui avait pas vue une heure auparavant, mais qu’elle avaitprobablement déposée à sa porte afin d’inspirer plus de pitié, etqu’elle avait dû reprendre en sortant. Elle entra, repoussa laporte derrière elle, s’arrêta pour reprendre haleine, car elleétait tout essoufflée, puis cria avec une expression de triomphe etde joie :

– Il vient !

Le père tourna les yeux, la femme tourna latête, la petite sœur ne bougea pas.

– Qui ? demanda le père.

– Le monsieur !

– Le philanthrope ?

– Oui.

– De l’église Saint-Jacques ?

– Oui.

– Ce vieux ?

– Oui.

– Et il va venir ?

– Il me suit.

– Tu es sûre ?

– Je suis sûre.

– Là, vrai, il vient ?

– Il vient en fiacre.

– En fiacre. C’est Rothschild !

Le père se leva.

– Comment es-tu sûre ? s’il vient enfiacre, comment se fait-il que tu arrives avant lui ? Luias-tu bien donné l’adresse au moins ? lui as-tu bien dit ladernière porte au fond du corridor à droite ? Pourvu qu’il nese trompe pas ! Tu l’as donc trouvé à l’église ? a-t-illu ma lettre ? qu’est-ce qu’il t’a dit ?

– Ta, ta, ta ! dit la fille, commetu galopes, bonhomme ! Voici : je suis entrée dansl’église, il était à sa place d’habitude, je lui ai fait larévérence, et je lui ai remis la lettre, il a lu, et il m’adit : Où demeurez-vous, mon enfant ? J’ai dit :Monsieur, je vas vous mener. Il m’a dit : Non, donnez-moivotre adresse, ma fille a des emplettes à faire, je vais prendreune voiture, et j’arriverai chez vous en même temps que vous. Jelui ai donné l’adresse. Quand je lui ait dit la maison, il a parusurpris et qu’il hésitait un instant, puis il a dit : C’estégal, j’irai. La messe finie, je l’ai vu sortir de l’église avec safille, je les ai vus monter en fiacre. Et je lui ai bien dit ladernière porte au fond du corridor à droite.

– Et qu’est-ce qui te dit qu’ilviendra ?

– Je viens de voir le fiacre qui arrivaitrue du Petit-Banquier. C’est ce qui fait que j’ai couru.

– Comment sais-tu que c’est le mêmefiacre ?

– Parce que j’en avais remarqué le numérodonc !

– Quel est ce numéro ?

– 440[129].

– Bien, tu es une fille d’esprit.

La fille regarda hardiment son père, et,montrant les chaussures qu’elle avait aux pieds :

– Une fille d’esprit, c’est possible.Mais je dis que je ne mettrai plus ces souliers-là, et que je n’enveux plus, pour la santé d’abord, et pour la propreté ensuite. Jene connais rien de plus agaçant que des semelles qui jutent et quifont ghi, ghi, ghi, tout le long du chemin. J’aime mieux allernu-pieds.

– Tu as raison, répondit le père d’un tonde douceur qui contrastait avec la rudesse de la jeune fille, maisc’est qu’on ne te laisserait pas entrer dans les églises. Il fautque les pauvres aient des souliers. On ne va pas pieds nus chez lebon Dieu, ajouta-t-il amèrement. Puis revenant à l’objet qui lepréoccupait : – Et tu es sûre, là, sûre, qu’ilvient ?

– Il est derrière mes talons,dit-elle.

L’homme se dressa. Il y avait une sorted’illumination sur son visage.

– Ma femme ! cria-t-il, tu entends.Voilà le philanthrope. Éteins le feu.

La mère stupéfaite ne bougea pas.

Le père, avec l’agilité d’un saltimbanque,saisit un pot égueulé qui était sur la cheminée et jeta de l’eausur les tisons.

Puis s’adressant à sa fille aînée :

– Toi ! dépaille lachaise !

Sa fille ne comprenait point.

Il empoigna la chaise et d’un coup de talon ilen fit une chaise dépaillée. Sa jambe passa au travers.

Tout en retirant sa jambe, il demanda à safille :

– Fait-il froid ?

– Très froid. Il neige.

Le père se tourna vers la cadette qui étaitsur le grabat près de la fenêtre et lui cria d’une voixtonnante :

– Vite ! à bas du lit,fainéante ! tu ne feras donc jamais rien ! Casse uncarreau !

La petite se jeta à bas du lit enfrissonnant.

– Casse un carreau ! reprit-il.

L’enfant demeura interdite.

– M’entends-tu ? répéta le père, jete dis de casser un carreau !

L’enfant, avec une sorte d’obéissanceterrifiée, se dressa sur la pointe du pied, et donna un coup depoing dans un carreau. La vitre se brisa et tomba à grandbruit.

– Bien, dit le père.

Il était grave et brusque. Son regardparcourait rapidement tous les recoins du galetas.

On eût dit un général qui fait les dernierspréparatifs au moment où la bataille va commencer.

La mère, qui n’avait pas encore dit un mot, sesouleva et demanda d’une voix lente et sourde et dont les parolessemblaient sortir comme figées :

– Chéri, qu’est-ce que tu veuxfaire ?

– Mets-toi au lit, répondit l’homme.

L’intonation n’admettait pas de délibération.La mère obéit et se jeta lourdement sur un des grabats.

Cependant on entendait un sanglot dans uncoin.

– Qu’est-ce que c’est ? cria lepère.

La fille cadette, sans sortir de l’ombre oùelle s’était blottie, montra son poing ensanglanté. En brisant lavitre elle s’était blessée ; elle s’en était allée près dugrabat de sa mère, et elle pleurait silencieusement.

Ce fut le tour de la mère de se redresser etde crier :

– Tu vois bien ! les bêtises que tufais ! en cassant ton carreau, elle s’est coupée !

– Tant mieux ! dit l’homme, c’étaitprévu.

– Comment ? tant mieux ? repritla femme.

– Paix ! répliqua le père, jesupprime la liberté de la presse.

Puis, déchirant la chemise de femme qu’ilavait sur le corps, il fit un lambeau de toile dont il enveloppavivement le poignet sanglant de la petite.

Cela fait, son œil s’abaissa sur la chemisedéchirée avec satisfaction.

– Et la chemise aussi, dit-il. Tout celaa bon air.

Une bise glacée sifflait à la vitre et entraitdans la chambre. La brume du dehors y pénétrait et s’y dilataitcomme une ouate blanchâtre vaguement démêlée par des doigtsinvisibles. À travers le carreau cassé, on voyait tomber la neige.Le froid promis la veille par le soleil de la Chandeleur était eneffet venu.

Le père promena un coup d’œil autour de luicomme pour s’assurer qu’il n’avait rien oublié. Il prit une vieillepelle et répandit de la cendre sur les tisons mouillés de façon àles cacher complètement.

Puis se relevant et s’adossant à lacheminée :

– Maintenant, dit-il, nous pouvonsrecevoir le philanthrope.

Chapitre VIII – Le rayon dans lebouge

La grande fille s’approcha et posa sa main surcelle de son père.

– Tâte comme j’ai froid, dit-elle.

– Bah ! répondit le père, j’ai bienplus froid que cela.

La mère cria impétueusement :

– Tu as toujours tout mieux que lesautres, toi ! même le mal.

– À bas ! dit l’homme.

La mère, regardée d’une certaine façon, setut.

Il y eut dans le bouge un moment de silence.La fille aînée décrottait d’un air insouciant le bas de sa mante,la jeune sœur continuait de sangloter ; la mère lui avait prisla tête dans ses deux mains et la couvrait de baisers en lui disanttout bas :

– Mon trésor, je t’en prie, ce ne serarien, ne pleure pas, tu vas fâcher ton père.

– Non ! cria le père, aucontraire ! sanglote ! sanglote ! cela faitbien.

Puis, revenant à l’aînée :

– Ah çà, mais ! il n’arrivepas ! S’il allait ne pas venir ! j’aurais éteint mon feu,défoncé ma chaise, déchiré ma chemise et cassé mon carreau pourrien !

– Et blessé la petite ! murmura lamère.

– Savez-vous, reprit le père, qu’il faitun froid de chien dans ce galetas du diable ? Si cet homme nevenait pas ! Oh ! voilà ! il se fait attendre !il se dit : Eh bien ! ils m’attendront ! ils sont làpour cela ! – Oh ! que je les hais, et comme je lesétranglerais avec jubilation, joie, enthousiasme et satisfaction,ces riches ! tous ces riches ! ces prétendus hommescharitables, qui font les conflits, qui vont à la messe, quidonnent dans la prêtraille, prêchi, prêcha, dans les calotins, etqui se croient au-dessus de nous, et qui viennent nous humilier, etnous apporter des vêtements ! comme ils disent ! desnippes qui ne valent pas quatre sous, et du pain ! Ce n’estpas cela que je veux, tas de canailles ! c’est del’argent ! Ah ! de l’argent ! jamais ! parcequ’ils disent que nous l’irions boire, et que nous sommes desivrognes et des fainéants ! Et eux ! qu’est-ce qu’ilssont donc, et qu’est-ce qu’ils ont été dans leur temps ? desvoleurs ! ils ne se seraient pas enrichis sans cela !Oh ! l’on devrait prendre la société par les quatre coins dela nappe et tout jeter en l’air ! tout se casserait, c’estpossible, mais au moins personne n’aurait rien, ce serait cela degagné ! – Mais qu’est-ce qu’il fait donc, ton mufle demonsieur bienfaisant ? viendra-t-il ! L’animal apeut-être oublié l’adresse ! Gageons que cette vieillebête…

En ce moment on frappa un léger coup à laporte ; l’homme s’y précipita et l’ouvrit en s’écriant avecdes salutations profondes et des sourires d’adoration :

– Entrez, monsieur ! daignez entrer,mon respectable bienfaiteur, ainsi que votre charmantedemoiselle.

Un homme d’un âge mûr et une jeune filleparurent sur le seuil du galetas.

Marius n’avait pas quitté sa place. Ce qu’iléprouva en ce moment échappe à la langue humaine.

C’était Elle.

Quiconque a aimé sait tous les sens rayonnantsque contiennent les quatre lettres de ce mot : Elle.

C’était bien elle. C’est à peine si Marius ladistinguait à travers la vapeur lumineuse qui s’était subitementrépandue sur ses yeux. C’était ce doux être absent, cet astre quilui avait lui pendant six mois, c’était cette prunelle, ce front,cette bouche, ce beau visage évanoui qui avait fait la nuit en s’enallant. La vision s’était éclipsée, elle reparaissait !

Elle reparaissait dans cette ombre, dans cegaletas, dans ce bouge difforme, dans cette horreur !

Marius frémissait éperdument. Quoi !c’était elle ! les palpitations de son cœur lui troublaient lavue. Il se sentait prêt à fondre en larmes. Quoi ! il larevoyait enfin après l’avoir cherchée si longtemps ! il luisemblait qu’il avait perdu son âme et qu’il venait de laretrouver.

Elle était toujours la même, un peu pâleseulement ; sa délicate figure s’encadrait dans un chapeau develours violet, sa taille se dérobait sous une pelisse de satinnoir. On entrevoyait sous sa longue robe son petit pied serré dansun brodequin de soie.

Elle était toujours accompagnée deM. Leblanc.

Elle avait fait quelques pas dans la chambreet avait déposé un assez gros paquet sur la table.

La Jondrette aînée s’était retirée derrière laporte et regardait d’un œil sombre ce chapeau de velours, cettemante de soie, et ce charmant visage heureux.

Chapitre IX – Jondrette pleurepresque

Le taudis était tellement obscur que les gensqui venaient du dehors éprouvaient en y pénétrant un effet d’entréede cave. Les deux nouveaux venus avancèrent donc avec une certainehésitation, distinguant à peine des formes vagues autour d’eux,tandis qu’ils étaient parfaitement vus et examinés par les yeux deshabitants du galetas, accoutumés à ce crépuscule.

M. Leblanc s’approcha avec son regard bonet triste, et dit au père Jondrette :

– Monsieur, vous trouverez dans ce paquetdes hardes neuves, des bas et des couvertures de laine.

– Notre angélique bienfaiteur nouscomble, dit Jondrette en s’inclinant jusqu’à terre. – Puis, sepenchant à l’oreille de sa fille aînée, pendant que les deuxvisiteurs examinaient cet intérieur lamentable, il ajouta bas etrapidement :

– Hein ? qu’est-ce que jedisais ? des nippes ! pas d’argent. Ils sont tous lesmêmes ! À propos, comment la lettre à cette vieille ganacheétait-elle signée ?

– Fabantou, répondit la fille.

– L’artiste dramatique, bon !

Bien en prit à Jondrette, car en ce moment-làmême M. Leblanc se retournait vers lui, et lui disait de cetair de quelqu’un qui cherche le nom :

– Je vois que vous êtes bien à plaindre,monsieur…

– Fabantou, répondit vivementJondrette.

– Monsieur Fabantou, oui, c’est cela, jeme rappelle.

– Artiste dramatique, monsieur, et qui aeu des succès.

Ici Jondrette crut évidemment le moment venude s’emparer du « philanthrope ». Il s’écria avec un sonde voix qui tenait tout à la fois de la gloriole du bateleur dansles foires et de l’humilité du mendiant sur les grandesroutes :

– Élève de Talma, monsieur ! je suisélève de Talma ! La fortune m’a souri jadis. Hélas !maintenant c’est le tour du malheur. Voyez, mon bienfaiteur, pas depain, pas de feu. Mes pauvres mômes n’ont pas de feu ! Monunique chaise dépaillée ! Un carreau cassé ! par le tempsqu’il fait ! Mon épouse au lit ! malade !

– Pauvre femme ! ditM. Leblanc.

– Mon enfant blessée ! ajoutaJondrette.

L’enfant, distraite par l’arrivée desétrangers, s’était mise à contempler « la demoiselle »,et avait cessé de sangloter.

– Pleure donc ! braille donc !lui dit Jondrette bas.

En même temps il lui pinça sa main malade.Tout cela avec un talent d’escamoteur.

La petite jeta les hauts cris.

L’adorable jeune fille que Marius nommait dansson cœur « son Ursule » s’approcha vivement :

– Pauvre chère enfant !dit-elle.

– Voyez, ma belle demoiselle, poursuivitJondrette, son poignet ensanglanté ! C’est un accident qui estarrivé en travaillant sous une mécanique pour gagner six sous parjour. On sera peut-être obligé de lui couper le bras !

– Vraiment ? dit le vieux monsieuralarmé.

La petite fille, prenant cette parole ausérieux, se remit à sangloter de plus belle.

– Hélas, oui, mon bienfaiteur !répondit le père.

Depuis quelques instants, Jondretteconsidérait, « le philanthrope » d’une manière bizarre.Tout en parlant, il semblait le scruter avec attention comme s’ilcherchait à recueillir des souvenirs. Tout à coup, profitant d’unmoment où les nouveaux venus questionnaient avec intérêt la petitesur sa main blessée, il passa près de sa femme qui était dans sonlit avec un air accablé et stupide, et lui dit vivement et trèsbas :

– Regarde donc cet homme-là !

Puis se retournant vers M. Leblanc, etcontinuant sa lamentation :

– Voyez, monsieur ! je n’ai, moi,pour tout vêtement qu’une chemise de ma femme ! et toutedéchirée ! au cœur de l’hiver. Je ne puis sortir faute d’unhabit. Si j’avais le moindre habit, j’irais voir mademoiselle Marsqui me connaît et qui m’aime beaucoup. Ne demeure-t-elle pastoujours rue de la Tour-des-Dames ? Savez-vous,monsieur ? nous avons joué ensemble en province. J’ai partagéses lauriers. Célimène viendrait à mon secours, monsieur !Elmire ferait l’aumône à Bélisaire ! Mais non, rien ! Etpas un sou dans la maison ! Ma femme malade, pas un sou !Ma fille dangereusement blessée, pas un sou ! Mon épouse a desétouffements. C’est son âge, et puis le système nerveux s’en estmêlé. Il lui faudrait des secours, et à ma fille aussi ! Maisle médecin ! mais le pharmacien ! comment payer ?pas un liard ! Je m’agenouillerais devant un décime,monsieur ! Voilà où les arts en sont réduits ! Etsavez-vous, ma charmante demoiselle, et vous, mon généreuxprotecteur, savez-vous, vous qui respirez la vertu et la bonté, etqui parfumez cette église où ma pauvre fille en venant faire saprière vous aperçoit tous les jours ?… Car j’élève mes fillesdans la religion, monsieur. Je n’ai pas voulu qu’elles prissent lethéâtre. Ah ! les drôlesses ; que je les voiebroncher ! Je ne badine pas, moi ! Je leur flanque desbouzins sur l’honneur, sur la morale, sur la vertu !Demandez-leur. Il faut que ça marche droit. Elles ont un père. Cene sont pas de ces malheureuses qui commencent par n’avoir pas defamille et qui finissent par épouser le public. On est mamsellePersonne, on devient madame Tout-le-Monde. Crebleur ! pas deça dans la famille Fabantou ! J’entends les éduquervertueusement, et que ça soit honnête, et que ça soit gentil, etque ça croie en Dieu ! sacré nom ! – Eh bien, monsieur,mon digne monsieur, savez-vous ce qui va se passer demain ?Demain, c’est le 4 février, le jour fatal, le dernier délai que m’adonné mon propriétaire ; si ce soir je ne l’ai pas payé,demain ma fille aînée, moi, mon épouse avec sa fièvre, mon enfantavec sa blessure, nous serons tous quatre chassés d’ici, et jetésdehors, dans la rue, sur le boulevard, sans abri, sous la pluie,sous la neige. Voilà, monsieur. Je dois quatre termes, uneannée ! c’est-à-dire soixante francs.

Jondrette mentait. Quatre termes n’eussentfait que quarante francs, et il n’en pouvait devoir quatre,puisqu’il n’y avait pas six mois que Marius en avait payé deux.

M. Leblanc tira cinq francs de sa pocheet les posa sur la table.

Jondrette eut le temps de grommeler àl’oreille de sa grande fille :

– Gredin ! que veut-il que je fasseavec ses cinq francs ? Cela ne me paye pas ma chaise et moncarreau ! Faites donc des frais !

Cependant, M. Leblanc avait quitté unegrande redingote brune qu’il portait par-dessus sa redingote bleueet l’avait jetée sur le dos de la chaise.

– Monsieur Fabantou, dit-il, je n’ai plusque ces cinq francs sur moi, mais je vais reconduire ma fille à lamaison et je reviendrai ce soir ; n’est-ce pas ce soir quevous devez payer ?…

Le visage de Jondrette s’éclaira d’uneexpression étrange. Il répondit vivement :

– Oui, mon respectable monsieur. À huitheures je dois être chez mon propriétaire.

– Je serai ici à six heures, et je vousapporterai les soixante francs.

– Mon bienfaiteur ! cria Jondretteéperdu.

Et il ajouta tout bas :

– Regarde-le bien, ma femme !

M. Leblanc avait repris le bras de labelle jeune fille et se tournait vers la porte :

– À ce soir, mes amis, dit-il.

– Six heures ? fit Jondrette.

– Six heures précises.

En ce moment le pardessus resté sur la chaisefrappa les yeux de la Jondrette aînée.

– Monsieur, dit-elle, vous oubliez votreredingote.

Jondrette dirigea vers sa fille un regardfoudroyant accompagné d’un haussement d’épaules formidable.

M. Leblanc se retourna et répondit avecun sourire :

– Je ne l’oublie pas, je la laisse.

– Ô mon protecteur, dit Jondrette, monauguste bienfaiteur, je fonds en larmes ! Souffrez que je vousreconduise jusqu’à votre fiacre.

– Si vous sortez, repartitM. Leblanc, mettez ce pardessus. Il fait vraiment trèsfroid.

Jondrette ne se le fit pas dire deux fois. Ilendossa vivement la redingote brune.

Et ils sortirent tous les trois, Jondretteprécédant les deux étrangers.

Chapitre X – Tarif des cabriolets derégie : deux francs l’heure

Marius n’avait rien perdu de toute cettescène, et pourtant en réalité il n’en avait rien vu. Ses yeuxétaient restés fixés sur la jeune fille, son cœur l’avait pourainsi dire saisie et enveloppée tout entière dès son premier pasdans le galetas. Pendant tout le temps qu’elle avait été là, ilavait vécu de cette vie de l’extase qui suspend les perceptionsmatérielles et précipite toute l’âme sur un seul point. Ilcontemplait, non pas cette fille, mais cette lumière qui avait unepelisse de satin et un chapeau de velours. L’étoile Sirius fûtentrée dans la chambre qu’il n’eût pas été plus ébloui.

Tandis que la jeune fille ouvrait le paquet,dépliait les hardes et les couvertures, questionnait la mère maladeavec bonté et la petite blessée avec attendrissement, il épiaittous ses mouvements, il tâchait d’écouter ses paroles. Ilconnaissait ses yeux, son front, sa beauté, sa taille, sa démarche,il ne connaissait pas le son de sa voix. Il avait cru en saisirquelques mots une fois au Luxembourg, mais il n’en était pasabsolument sûr. Il eût donné dix ans de sa vie pour l’entendre,pour pouvoir emporter dans son âme un peu de cette musique. Maistout se perdait dans les étalages lamentables et les éclats detrompette de Jondrette. Cela mêlait une vraie colère au ravissementde Marius. Il la couvait des yeux. Il ne pouvait s’imaginer que cefût vraiment cette créature divine qu’il apercevait au milieu deces êtres immondes dans ce taudis monstrueux. Il lui semblait voirun colibri parmi des crapauds.

Quand elle sortit, il n’eut qu’une pensée, lasuivre, s’attacher à sa trace, ne la quitter que sachant où elledemeurait, ne pas la reperdre au moins après l’avoir simiraculeusement retrouvée ! Il sauta à bas de la commode etprit son chapeau. Comme il mettait la main au pêne de la serrure etallait sortir, une réflexion l’arrêta. Le corridor était long,l’escalier roide, le Jondrette bavard, M. Leblanc n’était sansdoute pas encore remonté en voiture ; si, en se retournantdans le corridor, ou dans l’escalier, ou sur le seuil, ill’apercevait lui Marius, dans cette maison, évidemment ils’alarmerait et trouverait moyen de lui échapper de nouveau, et ceserait encore une fois fini. Que faire ? Attendre unpeu ? mais pendant cette attente, la voiture pouvait partir.Marius était perplexe. Enfin il se risqua, et sortit de sachambre.

Il n’y avait plus personne dans le corridor.Il courut à l’escalier. Il n’y avait personne dans l’escalier. Ildescendit en hâte, et il arriva sur le boulevard à temps pour voirun fiacre tourner le coin de la rue du Petit-Banquier et rentrerdans Paris.

Marius se précipita dans cette direction.Parvenu à l’angle du boulevard, il revit le fiacre qui descendaitrapidement la rue Mouffetard ; le fiacre était déjà très loin,aucun moyen de le rejoindre ; quoi ? courir après ?impossible ; et d’ailleurs de la voiture on remarqueraitcertainement un individu courant à toutes jambes à la poursuite dufiacre, et le père le reconnaîtrait. En ce moment, hasard inouï etmerveilleux, Marius aperçut un cabriolet de régie qui passait àvide sur le boulevard. Il n’y avait qu’un parti à prendre, monterdans ce cabriolet, et suivre le fiacre. Cela était sûr, efficace etsans danger.

Marius fit signe au cocher d’arrêter, et luicria :

– À l’heure !

Marius était sans cravate, il avait son vieilhabit de travail auquel des boutons manquaient, sa chemise étaitdéchirée à l’un des plis de la poitrine.

Le cocher s’arrêta, cligna de l’œil et étenditvers Marius sa main gauche en frottant doucement son index avec sonpouce.

– Quoi ? dit Marius.

– Payez d’avance, dit le cocher.

Marius se souvint qu’il n’avait sur lui queseize sous.

– Combien ? demanda-t-il.

– Quarante sous.

– Je payerai en revenant.

Le cocher, pour toute réponse, siffla l’air deLa Palisse et fouetta son cheval.

Marius regarda le cabriolet s’éloigner d’unair égaré. Pour vingt-quatre sous qui lui manquaient, il perdait sajoie, son bonheur, son amour ! il retombait dans lanuit ! il avait vu et il redevenait aveugle ! il songeaamèrement et, il faut bien le dire, avec un regret profond, auxcinq francs qu’il avait donnés le matin même à cette misérablefille. S’il avait eu ces cinq francs, il était sauvé, ilrenaissait, il sortait des limbes et des ténèbres, il sortait del’isolement, du spleen, du veuvage ; il renouait le fil noirde sa destinée à ce beau fil d’or qui venait de flotter devant sesyeux et de se casser encore une fois. Il rentra dans la masuredésespéré.

Il aurait pu se dire que M. Leblanc avaitpromis de revenir le soir, et qu’il n’y aurait qu’à s’y mieuxprendre cette fois pour le suivre ; mais dans sacontemplation, c’est à peine s’il avait entendu.

Au moment de monter l’escalier, il aperçut del’autre côté du boulevard, le long du mur désert de la rue de laBarrière des Gobelins, Jondrette enveloppé du pardessus du« philanthrope », qui parlait à un de ces hommes de mineinquiétante qu’on est convenu d’appeler rôdeurs debarrières ; gens à figures équivoques, à monologuessuspects, qui ont un air de mauvaise pensée, et qui dorment assezhabituellement le jour, ce qui fait supposer qu’ils travaillent lanuit.

Ces deux hommes, causant immobiles sous laneige qui tombait par tourbillons, faisaient un groupe qu’unsergent de ville eût à coup sûr observé, mais que Marius remarqua àpeine.

Cependant, quelle que fût sa préoccupationdouloureuse, il ne put s’empêcher de se dire que ce rôdeur debarrières à qui Jondrette parlait ressemblait à un certainPanchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, que Courfeyrac lui avaitmontré une fois et qui passait dans le quartier pour un promeneurnocturne assez dangereux. On a vu, dans le livre précédent, le nomde cet homme. Ce Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, afiguré plus tard dans plusieurs procès criminels et est devenudepuis un coquin célèbre. Il n’était encore alors qu’un fameuxcoquin. Aujourd’hui il est à l’état de tradition parmi les banditset les escarpes. Il faisait école vers la fin du dernier règne. Etle soir, à la nuit tombante, à l’heure où les groupes se forment etse parlent bas, on en causait à la Force dans la fosse-aux-lions.On pouvait même, dans cette prison, précisément à l’endroit oùpassait sous le chemin de ronde ce canal des latrines qui servit àla fuite inouïe en plein jour de trente détenus en 1843, onpouvait, au-dessus de la date de ces latrines, lire son nom,PANCHAUD, audacieusement gravé par lui sur le mur de ronde dans unede ses tentatives d’évasion. En 1832, la police le surveillaitdéjà, mais il n’avait pas encore sérieusement débuté.

Chapitre XI – Offres de service de lamisère à la douleur

Marius monta l’escalier de la masure à paslents ; à l’instant où il allait rentrer dans sa cellule, ilaperçut derrière lui dans le corridor la Jondrette aînée qui lesuivait. Cette fille lui fut odieuse à voir, c’était elle qui avaitses cinq francs, il était trop tard pour les lui redemander, lecabriolet n’était plus là, le fiacre était bien loin. D’ailleurselle ne les lui rendrait pas. Quant à la questionner sur la demeuredes gens qui étaient venus tout à l’heure, cela était inutile, ilétait évident qu’elle ne la savait point, puisque la lettre signéeFabantou était adressée au monsieur bienfaisant de l’égliseSaint-Jacques-du-Haut-Pas.

Marius entra dans sa chambre et poussa saporte derrière lui.

Elle ne se ferma pas ; il se retourna etvit une main qui retenait la porte entr’ouverte.

– Qu’est-ce que c’est ?demanda-t-il, qui est là ?

C’était la fille Jondrette.

– C’est vous ? reprit Marius presquedurement, toujours vous donc ! Que me voulez-vous ?

Elle semblait pensive et ne répondait pas.Elle n’avait plus son assurance du matin. Elle n’était pas entréeet se tenait dans l’ombre du corridor, où Marius l’apercevait parla porte entre-bâillée.

– Ah çà, répondrez-vous ? fitMarius. Qu’est-ce que vous me voulez ?

Elle leva sur lui son œil morne où une espècede clarté semblait s’allumer vaguement, et lui dit :

– Monsieur Marius, vous avez l’airtriste. Qu’est-ce que vous avez ?

– Moi ! dit Marius.

– Oui, vous.

– Je n’ai rien.

– Si !

– Non.

– Je vous dis que si !

– Laissez-moi tranquille !

Marius poussa de nouveau la porte, ellecontinua de la retenir.

– Tenez, dit-elle, vous avez tort.Quoique vous ne soyez pas riche, vous avez été bon ce matin.Soyez-le encore à présent. Vous m’avez donné de quoi manger,dites-moi maintenant ce que vous avez. Vous avez du chagrin, celase voit. Je ne voudrais pas que vous eussiez du chagrin. Qu’est-cequ’il faut faire pour cela ? Puis-je servir à quelquechose ? Employez-moi. Je ne vous demande pas vos secrets, vousn’aurez pas besoin de me dire, mais enfin je peux être utile. Jepeux bien vous aider, puisque j’aide mon père. Quand il faut porterdes lettres, aller dans les maisons, demander de porte en porte,trouver une adresse, suivre quelqu’un, moi je sers à ça. Eh bien,vous pouvez bien me dire ce que vous avez, j’irai parler auxpersonnes. Quelquefois quelqu’un qui parle aux personnes, ça suffitpour qu’on sache les choses, et tout s’arrange. Servez-vous demoi.

Une idée traversa l’esprit de Marius. Quellebranche dédaigne-t-on quand on se sent tomber ?

Il s’approcha de la Jondrette.

– Écoute… lui dit-il.

Elle l’interrompit avec un éclair de joie dansles yeux.

– Oh ! oui, tutoyez-moi !j’aime mieux cela.

– Eh bien, reprit-il, tu as amené ici cevieux monsieur avec sa fille…

– Oui.

– Sais-tu leur adresse ?

– Non.

– Trouve-la-moi.

L’œil de la Jondrette, de morne, était devenujoyeux, de joyeux il devint sombre.

– C’est là ce que vous voulez ?demanda-t-elle.

– Oui.

– Est-ce que vous lesconnaissez ?

– Non.

– C’est-à-dire, reprit-elle vivement,vous ne la connaissez pas, mais vous voulez la connaître.

Ce les qui était devenu laavait je ne sais quoi de significatif et d’amer.

– Enfin, peux-tu ? dit Marius.

– Vous avoir l’adresse de la belledemoiselle ?

Il y avait encore dans ces mots « labelle demoiselle » une nuance qui importuna Marius. Ilreprit :

– Enfin n’importe ! l’adresse dupère et de la fille. Leur adresse, quoi !

Elle le regarda fixement.

– Qu’est-ce que vous medonnerez ?

– Tout ce que tu voudras !

– Tout ce que je voudrai ?

– Oui.

– Vous aurez l’adresse.

Elle baissa la tête, puis d’un mouvementbrusque elle tira la porte qui se referma.

Marius se retrouva seul.

Il se laissa tomber sur une chaise, la tête etles deux coudes sur son lit, abîmé dans des pensées qu’il nepouvait saisir et comme en proie à un vertige. Tout ce qui s’étaitpassé depuis le matin, l’apparition de l’ange, sa disparition, ceque cette créature venait de lui dire, une lueur d’espéranceflottant dans un désespoir immense, voilà ce qui emplissaitconfusément son cerveau.

Tout à coup il fut violemment arraché à sarêverie.

Il entendit la voix haute et dure de Jondretteprononcer ces paroles pleines du plus étrange intérêt pourlui :

– Je te dis que j’en suis sûr et que jel’ai reconnu.

De qui parlait Jondrette ? il avaitreconnu qui ? M. Leblanc ? le père de « sonUrsule » ? quoi ! est-ce que Jondrette leconnaissait ? Marius allait-il avoir de cette façon brusque etinattendue tous les renseignements sans lesquels sa vie étaitobscure pour lui-même ? allait-il savoir enfin qui ilaimait ? qui était cette jeune fille ? qui était sonpère ? l’ombre si épaisse qui les couvrait était-elle aumoment de s’éclaircir ? Le voile allait-il se déchirer ?Ah ciel !

Il bondit, plutôt qu’il ne monta, sur lacommode, et reprit sa place près de la petite lucarne de lacloison.

Il revoyait l’intérieur du bougeJondrette.

Chapitre XII – Emploi de la pièce de cinqfrancs de M. Leblanc

Rien n’était changé dans l’aspect de lafamille, sinon que la femme et les filles avaient puisé dans lepaquet, et mis des bas et des camisoles de laine. Deux couverturesneuves étaient jetées sur les deux lits.

Le Jondrette venait évidemment de rentrer. Ilavait encore l’essoufflement du dehors. Ses filles étaient près dela cheminée, assises à terre, l’aînée pansant la main de lacadette. Sa femme était comme affaissée sur le grabat voisin de lacheminée avec un visage étonné. Jondrette marchait dans le galetasde long en large à grands pas. Il avait les yeuxextraordinaires.

La femme, qui semblait timide et frappée destupeur devant son mari, se hasarda à lui dire :

– Quoi, vraiment ? tu essûr ?

– Sûr ! Il y a huit ans ! maisje le reconnais ! Ah ! je le reconnais ! je l’aireconnu tout de suite ! Quoi, cela ne t’a pas sauté auxyeux ?

– Non.

– Mais je t’ai dit pourtant : faisattention ! mais c’est la taille, c’est le visage, à peineplus vieux, il y a des gens qui ne vieillissent pas, je ne sais pascomment ils font, c’est le son de voix. Il est mieux mis, voilàtout ! Ah ! vieux mystérieux du diable, je te tiens,va !

Il s’arrêta et dit à ses filles :

– Allez-vous-en, vous autres ! –C’est drôle que cela ne t’ait pas sauté aux yeux.

Elles se levèrent pour obéir.

La mère balbutia :

– Avec sa main malade ?

– L’air lui fera du bien, dit Jondrette.Allez.

Il était visible que cet homme était de ceuxauxquels on ne réplique pas. Les deux filles sortirent.

Au moment où elles allaient passer la porte,le père retint l’aînée par le bras et dit avec un accentparticulier :

– Vous serez ici à cinq heures précises.Toutes les deux. J’aurai besoin de vous.

Marius redoubla d’attention.

Demeuré seul avec sa femme, Jondrette se remità marcher dans la chambre et en fit deux ou trois fois le tour ensilence. Puis il passa quelques minutes à faire rentrer et àenfoncer dans la ceinture de son pantalon le bas de la chemise defemme qu’il portait.

Tout à coup il se tourna vers la Jondrette,croisa les bras, et s’écria :

– Et veux-tu que je te dise unechose ? La demoiselle…

– Eh bien quoi ! repartit la femme,la demoiselle ?

Marius n’en pouvait douter, c’était biend’elle qu’on parlait. Il écoutait avec une anxiété ardente. Toutesa vie était dans ses oreilles.

Mais le Jondrette s’était penché, et avaitparlé bas à sa femme. Puis il se releva et termina touthaut :

– C’est elle !

– Ça ? dit la femme.

– Ça ! dit le mari.

Aucune expression ne saurait rendre ce qu’il yavait dans le ça de la mère. C’était la surprise, la rage,la haine, la colère, mêlées et combinées dans une intonationmonstrueuse. Il avait suffi de quelques mots prononcés, du nom sansdoute, que son mari lui avait dit à l’oreille, pour que cettegrosse femme assoupie se réveillât, et de repoussante devînteffroyable.

– Pas possible ! s’écria-t-elle.Quand je pense que mes filles vont nu-pieds et n’ont pas une robe àmettre ! Comment ! une pelisse de satin, un chapeau develours, des brodequins, et tout ! pour plus de deux centsfrancs d’effets ! qu’on croirait que c’est une dame !Non, tu te trompes ! Mais d’abord l’autre était affreuse,celle-ci n’est pas mal ! elle n’est vraiment pas mal ! cene peut pas être elle !

– Je te dis que c’est elle. Tuverras.

À cette affirmation si absolue, la Jondretteleva sa large face rouge et blonde et regarda le plafond avec uneexpression difforme. En ce moment elle parut à Marius plusredoutable encore que son mari. C’était une truie avec le regardd’une tigresse.

– Quoi ! reprit-elle, cette horriblebelle demoiselle qui regardait mes filles d’un air de pitié, ceserait cette gueuse ! Oh ! je voudrais lui crever leventre à coups de sabot !

Elle sauta à bas du lit, et resta un momentdebout, décoiffée, les narines gonflées, la bouche entr’ouverte,les poings crispés et rejetés en arrière. Puis elle se laissaretomber sur le grabat. L’homme allait et venait sans faireattention à sa femelle.

Après quelques instants de ce silence, ils’approcha de la Jondrette et s’arrêta devant elle, les brascroisés, comme le moment d’auparavant.

– Et veux-tu que je te dise encore unechose ?

– Quoi ? demanda-t-elle.

Il répondit d’une voix brève etbasse :

– C’est que ma fortune est faite.

La Jondrette le considéra de ce regard quiveut dire : Est-ce que celui qui me parle deviendraitfou ?

Lui continua :

– Tonnerre ! voilà pas mal longtempsdéjà que je suis paroissien de laparoisse-meurs-de-faim-si-tu-as-du-feu-meurs-de-froid-si-tu-as-du-pain !j’en ai assez eu de la misère ! ma charge et la charge desautres ! Je ne plaisante plus, je ne trouve plus ça comique,assez de calembours, bon Dieu ! plus de farces, pèreéternel ! Je veux manger à ma faim, je veux boire à masoif ! bâfrer ! dormir ! ne rien faire ! jeveux avoir mon tour, moi, tiens ! avant de crever, je veuxêtre un peu millionnaire.

Il fit le tour du bouge et ajouta :

– Comme les autres.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?demanda la femme.

Il secoua la tête, cligna de l’œil et haussala voix comme un physicien de carrefour qui va faire unedémonstration :

– Ce que je veux dire ?écoute !

– Chut ! grommela la Jondrette, passi haut ! si ce sont des affaires qu’il ne faut pas qu’onentende.

– Bah ! qui ça ? levoisin ? je l’ai vu sortir tout à l’heure. D’ailleurs est-cequ’il entend, ce grand bêta ? Et puis je te dis que je l’ai vusortir.

Cependant, par une sorte d’instinct, Jondrettebaissa la voix, pas assez pourtant pour que ses paroleséchappassent à Marius. Une circonstance favorable, et qui avaitpermis à Marius de ne rien perdre de cette conversation, c’est quela neige tombée assourdissait le bruit des voitures sur leboulevard.

Voici ce que Marius entendit :

– Écoute bien. Il est pris, lecrésus ! C’est tout comme. C’est déjà fait. Tout est arrangé.J’ai vu des gens. Il viendra ce soir à six heures. Apporter sessoixante francs, canaille ! As-tu vu comme je vous aidébagoulé ça, mes soixante francs, mon propriétaire, mon 4février ! ce n’est seulement pas un terme ! était-cebête ! Il viendra donc à six heures ! c’est l’heure où levoisin est allé dîner. La mère Burgon lave la vaisselle en ville.Il n’y a personne dans la maison. Le voisin ne rentre jamais avantonze heures. Les petites feront le guet. Tu nous aideras. Ils’exécutera.

– Et s’il ne s’exécute pas ? demandala femme.

Jondrette fit un geste sinistre etdit :

– Nous l’exécuterons.

Et il éclata de rire.

C’était la première fois que Marius le voyaitrire. Ce rire était froid et doux, et faisait frissonner.

Jondrette ouvrit un placard près de lacheminée et en tira une vieille casquette qu’il mit sur sa têteaprès l’avoir brossée avec sa manche.

– Maintenant, fit-il, je sors. J’aiencore des gens à voir. Des bons. Tu verras comme ça va marcher. Jeserai dehors le moins longtemps possible. C’est un beau coup àjouer. Garde la maison.

Et, les deux poings dans les deux goussets deson pantalon, il resta un moment pensif, puis s’écria :

– Sais-tu qu’il est tout de même bienheureux qu’il ne m’ait pas reconnu, lui ! S’il m’avait reconnude son côté, il ne serait pas revenu. Il nous échappait !C’est ma barbe qui m’a sauvé ! ma barbiche romantique !ma jolie petite barbiche romantique !

Et il se remit à rire.

Il alla à la fenêtre. La neige tombaittoujours et rayait le gris du ciel.

– Quel chien de temps ! dit-il.

Puis croisant la redingote :

– La pelure est trop large. – C’est égal,ajouta-t-il, il a diablement bien fait de me la laisser, le vieuxcoquin ! Sans cela je n’aurais pas pu sortir et tout auraitencore manqué ! À quoi les choses tiennent pourtant !

Et, enfonçant la casquette sur ses yeux, ilsortit.

À peine avait-il eu le temps de faire quelquespas dehors que la porte se rouvrit et que son profil fauve etintelligent reparut par l’ouverture.

– J’oubliais, dit-il. Tu auras un réchaudde charbon.

Et il jeta dans le tablier de sa femme lapièce de cinq francs que lui avait laissée le« philanthrope ».

– Un réchaud de charbon ? demanda lafemme.

– Oui.

– Combien de boisseaux ?

– Deux bons.

– Cela fera trente sous. Avec le restej’achèterai de quoi dîner.

– Diable, non.

– Pourquoi ?

– Ne va pas dépenser lapièce-cent-sous.

– Pourquoi ?

– Parce que j’aurai quelque chose àacheter de mon côté.

– Quoi ?

– Quelque chose.

– Combien te faudra-t-il ?

– Où y a-t-il un quincaillier parici ?

– Rue Mouffetard.

– Ah oui, au coin d’une rue, je vois laboutique.

– Mais dis-moi donc combien il te faudrapour ce que tu as à acheter ?

– Cinquante sous-trois francs.

– Il ne restera pas gras pour ledîner.

– Aujourd’hui il ne s’agit pas de manger.Il y a mieux à faire.

– Ça suffit, mon bijou.

Sur ce mot de sa femme, Jondrette referma laporte, et cette fois Marius entendit son pas s’éloigner dans lecorridor de la masure et descendre rapidement l’escalier.

Une heure sonnait en cet instant àSaint-Médard.

Chapitre XIII – Solus cum solo, in locoremoto, non cogitabuntur orare pater noster

[130]Marius, tout songeur qu’il était,était, nous l’avons dit, une nature ferme et énergique. Leshabitudes de recueillement solitaire, en développant en lui lasympathie et la compassion, avaient diminué peut-être la faculté des’irriter, mais laissé intacte la faculté de s’indigner ; ilavait la bienveillance d’un brahme et la sévérité d’un juge ;il avait pitié d’un crapaud, mais il écrasait une vipère. Or,c’était dans un trou de vipères que son regard venait deplonger ; c’était un nid de monstres qu’il avait sous lesyeux.

– Il faut mettre le pied sur cesmisérables, dit-il.

Aucune des énigmes qu’il espérait voirdissiper ne s’était éclaircie ; au contraire, toutes s’étaientépaissies peut-être ; il ne savait rien de plus sur la belleenfant du Luxembourg et sur l’homme qu’il appelait M. Leblanc,sinon que Jondrette les connaissait. À travers les parolesténébreuses qui avaient été dites, il n’entrevoyait distinctementqu’une chose, c’est qu’un guet-apens se préparait, un guet-apensobscur, mais terrible ; c’est qu’ils couraient tous les deuxun grand danger, elle probablement, son père à coup sûr ;c’est qu’il fallait les sauver ; c’est qu’il fallait déjouerles combinaisons hideuses des Jondrette et rompre la toile de cesaraignées.

Il observa un moment la Jondrette. Elle avaittiré d’un coin un vieux fourneau de tôle et elle fouillait dans desferrailles.

Il descendit de la commode le plus doucementqu’il put et en ayant soin de ne faire aucun bruit.

Dans son effroi de ce qui s’apprêtait et dansl’horreur dont les Jondrette l’avaient pénétré, il sentait unesorte de joie à l’idée qu’il lui serait peut-être donné de rendreun tel service à celle qu’il aimait.

Mais comment faire ? Avertir lespersonnes menacées ? où les trouver ? Il ne savait pasleur adresse. Elles avaient reparu un instant à ses yeux, puiselles s’étaient replongées dans les immenses profondeurs de Paris.Attendre M. Leblanc à la porte le soir à six heures, au momentoù il arriverait, et le prévenir du piège ? Mais Jondrette etses gens le verraient guetter, le lieu était désert, ils seraientplus forts que lui, ils trouveraient moyen ou de le saisir ou del’éloigner, et celui que Marius voulait sauver serait perdu. Uneheure venait de sonner, le guet-apens devait s’accomplir à sixheures. Marius avait cinq heures devant lui.

Il n’y avait qu’une chose à faire.

Il mit son habit passable, se noua un foulardau cou, prit son chapeau, et sortit, sans faire plus de bruit ques’il eût marché sur de la mousse avec des pieds nus.

D’ailleurs la Jondrette continuait defourgonner dans ses ferrailles.

Une fois hors de la maison, il gagna la rue duPetit-Banquier.

Il était vers le milieu de cette rue près d’unmur très bas qu’on peut enjamber à de certains endroits et quidonne dans un terrain vague, il marchait lentement, préoccupé qu’ilétait, la neige assourdissait ses pas ; tout à coup ilentendit des voix qui parlaient tout près de lui. Il tourna latête, la rue était déserte, il n’y avait personne, c’était en pleinjour, et cependant il entendait distinctement des voix.

Il eut l’idée de regarder par-dessus le murqu’il côtoyait.

Il y avait là en effet deux hommes adossés àla muraille, assis dans la neige et se parlant bas.

Ces deux figures lui étaient inconnues. L’unétait un homme barbu en blouse et l’autre un homme chevelu enguenilles. Le barbu avait une calotte grecque, l’autre la tête nueet de la neige dans les cheveux.

En avançant la tête au-dessus d’eux, Mariuspouvait entendre.

Le chevelu poussait l’autre du coude etdisait :

– Avec Patron-Minette, ça ne peut pasmanquer.

– Crois-tu ? dit le barbu ; etle chevelu repartit :

– Ce sera pour chacun un fafiot de cinqcents balles, et le pire qui puisse arriver : cinq ans, sixans, dix ans au plus !

L’autre répondit avec quelque hésitation et ense grattant sous son bonnet grec :

– Ça, c’est une chose réelle. On ne peutpas aller à l’encontre de ces choses-là.

– Je te dis que l’affaire ne peut pasmanquer, reprit le chevelu. La maringotte du père Chose seraattelée.

Puis ils se mirent à parler d’un mélodramequ’ils avaient vu la veille à la Gaîté.

Marius continua son chemin.

Il lui semblait que les paroles obscures deces hommes, si étrangement cachés derrière ce mur et accroupis dansla neige, n’étaient pas peut-être sans quelque rapport avec lesabominables projets de Jondrette. Ce devait être làl’affaire.

Il se dirigea vers le faubourg Saint-Marceauet demanda à la première boutique qu’il rencontra où il y avait uncommissaire de police.

On lui indiqua la rue de Pontoise et le numéro14.

Marius s’y rendit.

Et passant devant un boulanger, il acheta unpain de deux sous et le mangea, prévoyant qu’il ne dîneraitpas.

Chemin faisant, il rendit justice à laprovidence. Il songea que, s’il n’avait pas donné ses cinq francsle matin à la fille Jondrette, il aurait suivi le fiacre deM. Leblanc, et par conséquent tout ignoré, que rien n’auraitfait obstacle au guet-apens des Jondrette, et que M. Leblancétait perdu, et sans doute sa fille avec lui.

Chapitre XIV – Où un agent de policedonne deux coups de poing à un avocat

Arrivé au numéro 14 de la rue de Pontoise, ilmonta au premier et demanda le commissaire de police.

– Monsieur le commissaire de police n’yest pas, dit un garçon de bureau quelconque ; mais il y a uninspecteur qui le remplace. Voulez-vous lui parler ? est-cepressé ?

– Oui, dit Marius.

Le garçon de bureau l’introduisit dans lecabinet du commissaire. Un homme de haute taille s’y tenait debout,derrière une grille, appuyé à un poêle, et relevant de ses deuxmains les pans d’un vaste carrick à trois collets. C’était unefigure carrée, une bouche mince et ferme, d’épais favorisgrisonnants très farouches, un regard à retourner vos poches. Oneût pu dire de ce regard, non qu’il pénétrait, mais qu’ilfouillait.

Cet homme n’avait pas l’air beaucoup moinsféroce ni beaucoup moins redoutable que Jondrette ; le doguequelquefois n’est pas moins inquiétant à rencontrer que leloup.

– Que voulez-vous ? dit-il à Marius,sans ajouter monsieur.

– Monsieur le commissaire depolice ?

– Il est absent. Je le remplace.

– C’est pour une affaire trèssecrète.

– Alors parlez.

– Et très pressée.

– Alors, parlez vite.

Cet homme, calme et brusque, était tout à lafois effrayant et rassurant. Il inspirait la crainte et laconfiance. Marius lui conta l’aventure. – Qu’une personne qu’il neconnaissait que de vue devait être attirée le soir même dans unguet-apens ; – qu’habitant la chambre voisine du repaire ilavait, lui Marius Pontmercy, avocat, entendu tout le complot àtravers la cloison ; – que le scélérat qui avait imaginé lepiège était un nommé Jondrette ; – qu’il aurait des complices,probablement des rôdeurs de barrières, entre autres un certainPanchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille ; – que les fillesde Jondrette feraient le guet ; – qu’il n’existait aucun moyende prévenir l’homme menacé, attendu qu’on ne savait même pas sonnom ; – et qu’enfin tout cela devait s’exécuter à six heuresdu soir au point le plus désert du boulevard de l’Hôpital, dans lamaison du numéro 50-52.

À ce numéro, l’inspecteur leva la tête, et ditfroidement :

– C’est donc dans la chambre du fond ducorridor ?

– Précisément, fit Marius, et ilajouta : – Est-ce que vous connaissez cette maison ?

L’inspecteur resta un moment silencieux, puisrépondit en chauffant le talon de sa botte à la bouche dupoêle :

– Apparemment.

Il continua dans ses dents, parlant moins àMarius qu’à sa cravate :

– Il doit y avoir un peu dePatron-Minette là dedans.

Ce mot frappa Marius.

– Patron-Minette, dit-il. J’ai en effetentendu prononcer ce mot-là.

Et il raconta à l’inspecteur le dialogue del’homme chevelu et de l’homme barbu dans la neige derrière le murde la rue du Petit-Banquier.

L’inspecteur grommela :

– Le chevelu doit être Brujon, et lebarbu doit être Demi-Liard, dit Deux-Milliards.

Il avait de nouveau baissé les paupières, etil méditait.

– Quant au père Chose, je l’entrevois.Voilà que j’ai brûlé mon carrick. Ils font toujours trop de feudans ces maudits poêles. Le numéro 50-52. Ancienne propriétéGorbeau.

Puis il regarda Marius.

– Vous n’avez vu que ce barbu et cechevelu ?

– Et Panchaud.

– Vous n’avez pas vu rôdailler par là uneespèce de petit muscadin du diable ?

– Non.

– Ni un grand gros massif matériel quiressemble à l’éléphant du Jardin des Plantes ?

– Non.

– Ni un malin qui a l’air d’une anciennequeue-rouge ?

– Non.

– Quant au quatrième, personne ne levoit, pas même ses adjudants, commis et employés. Il est peusurprenant que vous ne l’ayez pas aperçu.

– Non. Qu’est-ce que c’est, demandaMarius, que tous ces êtres-là[131] ?

L’inspecteur répondit :

– D’ailleurs ce n’est pas leur heure.

Il retomba dans son silence, puisreprit :

– 50-52. Je connais la baraque.Impossible de nous cacher dans l’intérieur sans que les artistess’en aperçoivent. Alors ils en seraient quittes pour décommander levaudeville. Ils sont si modestes ! le public les gêne. Pas deça, pas de ça. Je veux les entendre chanter et les fairedanser.

Ce monologue terminé, il se tourna vers Mariuset lui demanda en le regardant fixement :

– Aurez-vous peur ?

– De quoi ? dit Marius.

– De ces hommes ?

– Pas plus que de vous ! répliquarudement Marius qui commençait à remarquer que ce mouchard ne luiavait pas encore dit monsieur.

L’inspecteur regarda Marius plus fixementencore et reprit avec une sorte de solennité sentencieuse.

– Vous parlez là comme un homme brave etcomme un homme honnête. Le courage ne craint pas le crime, etl’honnêteté ne craint pas l’autorité.

Marius l’interrompit :

– C’est bon ; mais que comptez-vousfaire ?

L’inspecteur se borna à luirépondre :

– Les locataires de cette maison-là ontdes passe-partout pour rentrer la nuit chez eux. Vous devez enavoir un ?

– Oui, dit Marius.

– L’avez-vous sur vous ?

– Oui.

– Donnez-le-moi, dit l’inspecteur.

Marius prit sa clef dans son gilet, la remit àl’inspecteur, et ajouta :

– Si vous m’en croyez, vous viendrez enforce.

L’inspecteur jeta sur Marius le coup d’œil deVoltaire à un académicien de province qui lui eût proposé unerime ; il plongea d’un seul mouvement ses deux mains, quiétaient énormes, dans les deux immenses poches de son carrick, eten tira deux petits pistolets d’acier, de ces pistolets qu’onappelle coups de poing. Il les présenta à Marius en disant vivementet d’un ton bref :

– Prenez ceci. Rentrez chez vous.Cachez-vous dans votre chambre. Qu’on vous croie sorti. Ils sontchargés. Chacun de deux balles. Vous observerez. Il y a un trou aumur, vous me l’avez dit. Les gens viendront. Laissez-les aller unpeu. Quand vous jugerez la chose à point, et qu’il sera temps del’arrêter, vous tirerez un coup de pistolet. Pas trop tôt. Le resteme regarde. Un coup de pistolet en l’air, au plafond, n’importe où.Surtout pas trop tôt. Attendez qu’il y ait commencementd’exécution, vous êtes avocat, vous savez ce que c’est.

Marius prit les pistolets et les mit dans lapoche de côté de son habit.

– Cela fait une bosse comme cela, cela sevoit, dit l’inspecteur. Mettez-les plutôt dans vos goussets.

Marius cacha les pistolets dans sesgoussets.

– Maintenant, poursuivit l’inspecteur, iln’y a plus une minute à perdre pour personne. Quelle heureest-il ? Deux heures et demie. C’est pour septheures ?

– Six heures, dit Marius.

– J’ai le temps, reprit l’inspecteur,mais je n’ai que le temps. N’oubliez rien de ce que je vous ai dit.Pan. Un coup de pistolet.

– Soyez tranquille, répondit Marius.

Et comme Marius mettait la main au loquet dela porte pour sortir, l’inspecteur lui cria :

– À propos, si vous aviez besoin de moid’ici-là, venez ou envoyez ici. Vous feriez demander l’inspecteurJavert.

Chapitre XV – Jondrette fait sonemplette

Quelques instants après, vers trois heures,Courfeyrac passait par aventure rue Mouffetard en compagnie deBossuet. La neige redoublait et emplissait l’espace. Bossuet étaiten train de dire à Courfeyrac :

– À voir tomber tous ces flocons deneige, on dirait qu’il y a au ciel une peste de papillons blancs. –Tout à coup, Bossuet aperçut Marius qui remontait la rue vers labarrière et avait un air particulier.

– Tiens ! s’exclama Bossuet.Marius !

– Je l’ai vu, dit Courfeyrac. Ne luiparlons pas.

– Pourquoi ?

– Il est occupé.

– À quoi ?

– Tu ne vois donc pas la mine qu’ila ?

– Quelle mine ?

– Il a l’air de quelqu’un qui suitquelqu’un.

– C’est vrai, dit Bossuet.

– Vois donc les yeux qu’il fait !reprit Courfeyrac.

– Mais qui diable suit-il ?

– Quelque mimi-goton-bonnet-fleuri !il est amoureux.

– Mais, observa Bossuet, c’est que je nevois pas de mimi, ni de goton, ni de bonnet fleuri dans la rue. Iln’y a pas une femme.

Courfeyrac regarda, et s’écria :

– Il suit un homme !

Un homme en effet, coiffé d’une casquette, etdont on distinguait la barbe grise quoiqu’on ne le vît que de dos,marchait à une vingtaine de pas en avant de Marius.

Cet homme était vêtu d’une redingote touteneuve trop grande pour lui et d’un épouvantable pantalon en loquestout noirci par la boue.

Bossuet éclata de rire.

– Qu’est-ce que c’est que cethomme-là ?

– Ça ? reprit Courfeyrac, c’est unpoète. Les poètes portent assez volontiers des pantalons demarchands de peaux de lapin et des redingotes de pairs deFrance.

– Voyons où va Marius, fit Bossuet,voyons où va cet homme, suivons-les, hein ?

– Bossuet ! s’écria Courfeyrac,aigle de Meaux ! vous êtes une prodigieuse brute. Suivre unhomme qui suit un homme !

Ils rebroussèrent chemin.

Marius en effet avait vu passer Jondrette rueMouffetard, et l’épiait.

Jondrette allait devant lui sans se douterqu’il y eût déjà un regard qui le tenait.

Il quitta la rue Mouffetard, et Marius le vitentrer dans une des plus affreuses bicoques de la rue Gracieuse, ily resta un quart d’heure environ, puis revint rue Mouffetard. Ils’arrêta chez un quincaillier qu’il y avait à cette époque au coinde la rue Pierre-Lombard, et, quelques minutes après, Marius le vitsortir de la boutique, tenant à la main un grand ciseau à froidemmanché de bois blanc qu’il cacha sous sa redingote. À la hauteurde la rue du Petit-Gentilly, il tourna à gauche et gagna rapidementla rue du Petit-Banquier. Le jour tombait, la neige qui avait cesséun moment venait de recommencer. Marius s’embusqua au coin même dela rue du Petit-Banquier qui était déserte comme toujours, et iln’y suivit pas Jondrette. Bien lui en prit, car, parvenu près dumur bas où Marius avait entendu parler l’homme chevelu et l’hommebarbu, Jondrette se retourna, s’assura que personne ne le suivaitet ne le voyait, puis enjamba le mur, et disparut.

Le terrain vague que ce mur bordaitcommuniquait avec l’arrière-cour d’un ancien loueur de voitures malfamé qui avait fait faillite et qui avait encore quelques vieuxberlingots sous des hangars.

Marius pensa qu’il était sage de profiter del’absence de Jondrette pour rentrer ; d’ailleurs l’heureavançait ; tous les soirs mame Burgon, en partant pour allerlaver la vaisselle en ville, avait coutume de fermer la porte de lamaison qui était toujours close à la brune ; Marius avaitdonné sa clef à l’inspecteur de police ; il était doncimportant qu’il se hâtât.

Le soir était venu ; la nuit était à peuprès fermée ; il n’y avait plus, sur l’horizon et dansl’immensité, qu’un point éclairé par le soleil, c’était lalune.

Elle se levait rouge derrière le dôme bas dela Salpêtrière.

Marius regagna à grands pas le n° 50-52.La porte était encore ouverte quand il arriva. Il monta l’escaliersur la pointe du pied et se glissa le long du mur du corridorjusqu’à sa chambre. Ce corridor, on s’en souvient, était bordé desdeux côtés de galetas en ce moment tous à louer et vides. MameBurgon en laissait habituellement les portes ouvertes. En passantdevant une de ces portes, Marius crut apercevoir dans la celluleinhabitée quatre têtes d’hommes immobiles que blanchissaitvaguement un reste de jour tombant par une lucarne. Marius nechercha pas à voir, ne voulant pas être vu. Il parvint à rentrerdans sa chambre sans être aperçu et sans bruit. Il était temps. Unmoment après, il entendit mame Burgon qui s’en allait et la portede la maison qui se fermait.

Chapitre XVI – Où l’on retrouvera lachanson sur un air anglais à la mode en 1832

Marius s’assit sur son lit. Il pouvait êtrecinq heures et demie. Une demi-heure seulement le séparait de cequi allait arriver. Il entendait battre ses artères comme on entendle battement d’une montre dans l’obscurité. Il songeait à cettedouble marche qui se faisait en ce moment dans les ténèbres, lecrime s’avançant d’un côté, la justice venant de l’autre. Iln’avait pas peur, mais il ne pouvait penser sans un certaintressaillement aux choses qui allaient se passer. Comme à tous ceuxque vient assaillir soudainement une aventure surprenante, cettejournée entière lui faisait l’effet d’un rêve, et, pour ne point secroire en proie à un cauchemar, il avait besoin de sentir dans sesgoussets le froid des deux pistolets d’acier.

Il ne neigeait plus ; la lune, de plus enplus claire, se dégageait des brumes, et sa lueur mêlée au refletblanc de la neige tombée donnait à la chambre un aspectcrépusculaire.

Il y avait de la lumière dans le taudisJondrette. Marius voyait le trou de la cloison briller d’une clartérouge qui lui paraissait sanglante.

Il était réel que cette clarté ne pouvaitguère être produite par une chandelle. Du reste, aucun mouvementchez les Jondrette, personne n’y bougeait, personne n’y parlait,pas un souffle, le silence y était glacial et profond, et sanscette lumière on se fût cru à côté d’un sépulcre.

Marius ôta doucement ses bottes et les poussasous son lit.

Quelques minutes s’écoulèrent. Marius entenditla porte d’en bas tourner sur ses gonds, un pas lourd et rapidemonta l’escalier et parcourut le corridor, le loquet du bouge sesouleva avec bruit ; c’était Jondrette qui rentrait.

Tout de suite plusieurs voix s’élevèrent.Toute la famille était dans le galetas. Seulement elle se taisaiten l’absence du maître comme les louveteaux en l’absence duloup.

– C’est moi, dit-il.

– Bonsoir, pèremuche ! glapirent lesfilles.

– Eh bien ? dit la mère.

– Tout va à la papa, répondit Jondrette,mais j’ai un froid de chien aux pieds. Bon, c’est cela, tu t’eshabillée. Il faudra que tu puisses inspirer de la confiance.

– Toute prête à sortir.

– Tu n’oublieras rien de ce que je t’aidit ? Tu feras bien tout ?

– Sois tranquille.

– C’est que… dit Jondrette. Et iln’acheva pas sa phrase.

Marius l’entendit poser quelque chose de lourdsur la table, probablement le ciseau qu’il avait acheté.

– Ah çà, reprit Jondrette, a-t-on mangéici ?

– Oui, dit la mère, j’ai eu trois grossespommes de terre et du sel. J’ai profité du feu pour les fairecuire.

– Bon, repartit Jondrette. Demain je vousmène dîner avec moi. Il y aura un canard et des accessoires. Vousdînerez comme des Charles-Dix. Tout va bien !

Puis il ajouta en baissant la voix.

– La souricière est ouverte. Les chatssont là.

Il baissa encore la voix et dit :

– Mets ça dans le feu.

Marius entendit un cliquetis de charbon qu’onheurtait avec une pincette ou un outil en fer, et Jondrettecontinua :

– As-tu suifé les gonds de la porte pourqu’ils ne fassent pas de bruit ?

– Oui, répondit la mère.

– Quelle heure est-il ?

– Six heures bientôt. La demie vient desonner à Saint-Médard.

– Diable ! fit Jondrette. Il fautque les petites aillent faire le guet. Venez, vous autres, écoutezici.

Il y eut un chuchotement.

La voix de Jondrette s’éleva encore :

– La Burgon est-elle partie ?

– Oui, dit la mère.

– Es-tu sûre qu’il n’y a personne chez levoisin ?

– Il n’est pas rentré de la journée, ettu sais bien que c’est l’heure de son dîner.

– Tu es sûre ?

– Sûre.

– C’est égal, reprit Jondrette, il n’y apas de mal à aller voir chez lui s’il y est. Ma fille, prends lachandelle et vas-y.

Marius se laissa tomber sur ses mains et sesgenoux et rampa silencieusement sous son lit.

À peine y était-il blotti qu’il aperçut unelumière à travers les fentes de sa porte.

– P’pa, cria une voix, il est sorti.

Il reconnut la voix de la fille aînée.

– Es-tu entrée ? demanda lepère.

– Non, répondit la fille, mais puisque saclef est à sa porte, il est sorti.

Le père cria :

– Entre tout de même.

La porte s’ouvrit, et Marius vit entrer lagrande Jondrette, une chandelle à la main. Elle était comme lematin, seulement plus effrayante encore à cette clarté.

Elle marcha droit au lit, Marius eut uninexprimable moment d’anxiété, mais il y avait près du lit unmiroir cloué au mur, c’était là qu’elle allait. Elle se haussa surla pointe des pieds et s’y regarda. On entendait un bruit deferrailles remuées dans la pièce voisine.

Elle lissa ses cheveux avec la paume de samain et fit des sourires au miroir tout en chantonnant de sa voixcassée et sépulcrale :

Nos amours ont duré toute une semaine,

Mais que du bonheur les instants sont courts !

S’adorer huit jours, c’était bien la peine !

Le temps des amours devrait durer toujours !

Devrait durer toujours ! devrait durertoujours !

Cependant Marius tremblait. Il lui semblaitimpossible qu’elle n’entendît pas sa respiration.

Elle se dirigea vers la fenêtre et regardadehors en parlant haut avec cet air à demi fou qu’elle avait.

– Comme Paris est laid quand il a mis unechemise blanche ! dit-elle.

Elle revint au miroir et se fit de nouveau desmines, se contemplant successivement de face et de troisquarts.

– Eh bien ! cria le père, qu’est-ceque tu fais donc ?

– Je regarde sous le lit et sous lesmeubles, répondit-elle en continuant d’arranger ses cheveux, il n’ya personne.

– Cruche ! hurla le père. Ici toutde suite ! et ne perdons pas le temps.

– J’y vas ! j’y vas ! dit-elle.On n’a le temps de rien dans leur baraque !

Elle fredonna :

Vous me quittez pour aller à la gloire,

Mon triste cœur suivra partout vos pas.

Elle jeta un dernier coup d’œil au miroir etsortit en refermant la porte sur elle.

Un moment après, Marius entendit le bruit despieds nus des deux jeunes filles dans le corridor et la voix deJondrette qui leur criait :

– Faites bien attention ! l’une ducôté de la barrière, l’autre au coin de la rue du Petit-Banquier.Ne perdez pas de vue une minute la porte de la maison, et pour peuque vous voyiez quelque chose, tout de suite ici ! quatre àquatre ! Vous avez une clef pour rentrer.

La fille aînée grommela :

– Faire faction nu-pieds dans laneige !

– Demain vous aurez des bottines de soiecouleur scarabée ! dit le père.

Elles descendirent l’escalier, et, quelquessecondes après, le choc de la porte d’en bas qui se refermaitannonça qu’elles étaient dehors.

Il n’y avait plus dans la maison que Marius etles Jondrette ; et probablement aussi les êtres mystérieuxentrevus par Marius dans le crépuscule derrière la porte du galetasinhabité.

Chapitre XVII – Emploi de la pièce decinq francs de Marius

Marius jugea que le moment était venu dereprendre sa place à son observatoire. En un clin d’œil, et avec lasouplesse de son âge, il fut près du trou de la cloison.

Il regarda.

L’intérieur du logis Jondrette offrait unaspect singulier, et Marius s’expliqua la clarté étrange qu’il yavait remarquée. Une chandelle y brûlait dans un chandeliervert-de-grisé, mais ce n’était pas elle qui éclairait réellement lachambre. Le taudis tout entier était comme illuminé par laréverbération d’un assez grand réchaud de tôle placé dans lacheminée et rempli de charbon allumé ; le réchaud que laJondrette avait préparé le matin. Le charbon était ardent et leréchaud était rouge, une flamme bleue y dansait et aidait àdistinguer la forme du ciseau acheté par Jondrette ruePierre-Lombard, qui rougissait enfoncé dans la braise. On voyaitdans un coin près de la porte, et comme disposés pour un usageprévu, deux tas qui paraissaient être l’un un tas de ferrailles,l’autre un tas de cordes. Tout cela, pour quelqu’un qui n’eût riensu de ce qui s’apprêtait, eût fait flotter l’esprit entre une idéetrès sinistre et une idée très simple. Le bouge ainsi éclairéressemblait plutôt à une forge qu’à une bouche de l’enfer, maisJondrette, à cette lueur, avait plutôt l’air d’un démon que d’unforgeron.

La chaleur du brasier était telle que lachandelle sur la table fondait du côté du réchaud et se consumaiten biseau. Une vieille lanterne sourde en cuivre, digne de Diogènedevenu Cartouche, était posée sur la cheminée.

Le réchaud, placé dans le foyer même, à côtédes tisons à peu près éteints, envoyait sa vapeur dans le tuyau dela cheminée et ne répandait pas d’odeur.

La lune, entrant par les quatre carreaux de lafenêtre, jetait sa blancheur dans le galetas pourpre et flamboyant,et pour le poétique esprit de Marius, songeur même au moment del’action, c’était comme une pensée du ciel mêlée aux rêvesdifformes de la terre.

Un souffle d’air, pénétrant par le carreaucassé, contribuait à dissiper l’odeur du charbon et à dissimuler leréchaud.

Le repaire Jondrette était, si l’on serappelle ce que nous avons dit de la masure Gorbeau, admirablementchoisi pour servir de théâtre à un fait violent et sombre etd’enveloppe à un crime. C’était la chambre la plus reculée de lamaison la plus isolée du boulevard le plus désert de Paris. Si leguet-apens n’existait pas, on l’y eût inventé.

Toute l’épaisseur d’une maison et une foule dechambres inhabitées séparaient ce bouge du boulevard, et la seulefenêtre qu’il eût donnait sur de vastes terrains vagues enclos demurailles et de palissades.

Jondrette avait allumé sa pipe, s’était assissur la chaise dépaillée, et fumait. Sa femme lui parlait bas.

Si Marius eût été Courfeyrac, c’est-à-dire deces hommes qui rient dans toutes les occasions de la vie, il eûtéclaté de rire quand son regard tomba sur la Jondrette. Elle avaitun chapeau noir avec des plumes assez semblable aux chapeaux deshérauts d’armes du sacre de Charles X, un immense châle tartansur son jupon de tricot, et les souliers d’homme que sa fille avaitdédaignés le matin. C’était cette toilette qui avait arraché àJondrette l’exclamation : Bon ! tu t’eshabillée ! tu as bien fait. Il faut que tu puisses inspirer laconfiance !

Quant à Jondrette, il n’avait pas quitté lesurtout neuf et trop large pour lui que M. Leblanc lui avaitdonné, et son costume continuait d’offrir ce contraste de laredingote et du pantalon qui constituait aux yeux de Courfeyracl’idéal du poète.

Tout à coup Jondrette haussa lavoix :

– À propos ! j’y songe. Par le tempsqu’il fait, il va venir en fiacre. Allume la lanterne, prend-là, etdescends. Tu te tiendras derrière la porte en bas. Au moment où tuentendras la voiture s’arrêter, tu ouvriras tout de suite, ilmontera, tu l’éclaireras dans l’escalier et dans le corridor, etpendant qu’il entrera ici, tu redescendras bien vite, tu payeras lecocher, et tu renverras le fiacre.

– Et de l’argent ? demanda lafemme.

Jondrette fouilla dans son pantalon, et luiremit cinq francs.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?s’écria-t-elle.

Jondrette répondit avec dignité :

– C’est le monarque que le voisin a donnéce matin.

Et il ajouta :

– Sais-tu ? il faudrait ici deuxchaises.

– Pourquoi ?

– Pour s’asseoir.

Marius sentit un frisson lui courir dans lesreins en entendant la Jondrette faire cette réponsepaisible :

– Pardieu ! je vais t’aller cherchercelles du voisin.

Et d’un mouvement rapide elle ouvrit la portedu bouge et sortit dans le corridor.

Marius n’avait pas matériellement le temps dedescendre de la commode, d’aller jusqu’à son lit et de s’ycacher.

– Prends la chandelle, criaJondrette.

– Non, dit-elle, cela m’embarrasserait,j’ai les deux chaises à porter. Il fait clair de lune.

Marius entendit la lourde main de la mèreJondrette chercher en tâtonnant sa clef dans l’obscurité. La portes’ouvrit. Il resta cloué à sa place par le saisissement et lastupeur.

La Jondrette entra.

La lucarne mansardée laissait passer un rayonde lune entre deux grands pans d’ombre. Un de ces pans d’ombrecouvrait entièrement le mur auquel était adossé Marius, de sortequ’il y disparaissait.

La mère Jondrette leva les yeux, ne vit pasMarius, prit les deux chaises, les seules que Marius possédât, ets’en alla, en laissant la porte retomber bruyamment derrièreelle.

Elle rentra dans le bouge :

– Voici les deux chaises.

– Et voilà la lanterne, dit le mari.Descends bien vite.

Elle obéit en hâte, et Jondrette restaseul.

Il disposa les deux chaises des deux côtés dela table, retourna le ciseau dans le brasier, mit devant lacheminée un vieux paravent, qui masquait le réchaud, puis alla aucoin où était le tas de cordes et se baissa comme pour y examinerquelque chose. Marius reconnut alors que ce qu’il avait pris pourun tas informe était une échelle de corde très bien faite avec deséchelons de bois et deux crampons pour l’accrocher.

Cette échelle et quelques gros outils,véritables massues de fer, qui étaient mêlés au monceau deferrailles entassé derrière la porte, n’étaient point le matin dansle bouge Jondrette et y avaient été évidemment apportés dansl’après-midi, pendant l’absence de Marius.

– Ce sont des outils de taillandier,pensa Marius.

Si Marius eût été un peu plus lettré en cegenre, il eût reconnu, dans ce qu’il prenait pour des engins detaillandier, de certains instruments pouvant forcer une serrure oucrocheter une porte, et d’autres pouvant couper ou trancher, lesdeux familles d’outils sinistres que les voleurs appellent lescadets et les fauchants.

La cheminée et la table avec les deux chaisesétaient précisément en face de Marius. Le réchaud étant caché, lachambre n’était plus éclairée que par la chandelle ; lemoindre tesson sur la table ou sur la cheminée faisait une grandeombre. Un pot à l’eau égueulé masquait la moitié d’un mur. Il yavait dans cette chambre je ne sais quel calme hideux et menaçant.On y sentait l’attente de quelque chose d’épouvantable.

Jondrette avait laissé sa pipe s’éteindre,grave signe de préoccupation, et était venu se rasseoir. Lachandelle faisait saillir les angles farouches et fins de sonvisage. Il avait des froncements de sourcils et de brusquesépanouissements de la main droite comme s’il répondait aux derniersconseils d’un sombre monologue intérieur. Dans une de ces obscuresrépliques qu’il se faisait à lui-même, il amena vivement à lui letiroir de la table, y prit un long couteau de cuisine qui y étaitcaché et en essaya le tranchant sur son ongle. Cela fait, il remitle couteau dans le tiroir, qu’il repoussa.

Marius de son côté saisit le pistolet quiétait dans son gousset droit, l’en retira et l’arma.

Le pistolet en s’armant fit un petit bruitclair et sec.

Jondrette tressaillit et se souleva à demi sursa chaise :

– Qui est là ? cria-t-il.

Marius suspendit son haleine, Jondrette écoutaun instant, puis se mit à rire en disant :

– Suis-je bête ! C’est la cloisonqui craque.

Marius garda le pistolet à sa main.

Chapitre XVIII – Les deux chaises deMarius se font vis-à-vis

Tout à coup la vibration lointaine etmélancolique d’une cloche ébranla les vitres. Six heures sonnaientà Saint-Médard.

Jondrette marqua chaque coup d’un hochement detête. Le sixième sonné, il moucha la chandelle avec ses doigts.

Puis il se mit à marcher dans la chambre,écouta dans le corridor, marcha, écouta encore : – Pourvuqu’il vienne ! grommela-t-il ; puis il revint à sachaise.

Il se rasseyait à peine que la portes’ouvrit.

La mère Jondrette l’avait ouverte et restaitdans le corridor faisant une horrible grimace aimable qu’un destrous de la lanterne sourde éclairait d’en bas.

– Entrez, monsieur, dit-elle.

– Entrez, mon bienfaiteur, répétaJondrette se levant précipitamment.

M. Leblanc parut.

Il avait un air de sérénité qui le faisaitsingulièrement vénérable.

Il posa sur la table quatre louis.

– Monsieur Fabantou, dit-il, voici pourvotre loyer et vos premiers besoins. Nous verrons ensuite.

– Dieu vous le rende, mon généreuxbienfaiteur ! dit Jondrette ; et, s’approchant rapidementde sa femme :

– Renvoie le fiacre !

Elle s’esquiva pendant que son mari prodiguaitles saluts et offrait une chaise à M. Leblanc. Un instantaprès elle revint et lui dit bas à l’oreille :

– C’est fait.

La neige qui n’avait cessé de tomber depuis lematin était tellement épaisse qu’on n’avait point entendu le fiacrearriver, et qu’on ne l’entendit pas s’en aller.

Cependant M. Leblanc s’était assis.

Jondrette avait pris possession de l’autrechaise en face de M. Leblanc.

Maintenant, pour se faire une idée de la scènequi va suivre, que le lecteur se figure dans son esprit la nuitglacée, les solitudes de la Salpêtrière couvertes de neige, etblanches au clair de lune comme d’immenses linceuls, la clarté deveilleuse des réverbères rougissant çà et là ces boulevardstragiques et les longues rangées des ormes noirs, pas un passantpeut-être à un quart de lieue à la ronde, la masure Gorbeau à sonplus haut point de silence, d’horreur et de nuit, dans cettemasure, au milieu de ces solitudes, au milieu de cette ombre, levaste galetas Jondrette éclairé d’une chandelle, et dans ce bougedeux hommes assis à une table, M. Leblanc tranquille,Jondrette souriant et effroyable, la Jondrette, la mère louve, dansun coin, et, derrière la cloison, Marius invisible, debout, neperdant pas une parole, ne perdant pas un mouvement, l’œil au guet,le pistolet au poing.

Marius du reste n’éprouvait qu’une émotiond’horreur, mais aucune crainte. Il étreignait la crosse du pistoletet se sentait rassuré. – J’arrêterai ce misérable quand je voudrai,pensait-il.

Il sentait la police quelque part là enembuscade, attendant le signal convenu et toute prête à étendre lebras.

Il espérait du reste que de cette violenterencontre de Jondrette et de M. Leblanc quelque lumièrejaillirait sur tout ce qu’il avait intérêt à connaître.

Chapitre XIX – Se préoccuper des fondsobscurs

À peine assis, M. Leblanc tourna les yeuxvers les grabats qui étaient vides.

– Comment va la pauvre petiteblessée ? demanda-t-il.

– Mal, répondit Jondrette avec un sourirenavré et reconnaissant, très mal, mon digne monsieur. Sa sœur aînéel’a menée à la Bourbe[132] sefaire panser. Vous allez les voir, elles vont rentrer tout àl’heure.

– Madame Fabantou me paraît mieuxportante ? reprit M. Leblanc en jetant les yeux sur lebizarre accoutrement de la Jondrette, qui, debout entre lui et laporte, comme si elle gardait déjà l’issue, le considérait dans uneposture de menace et presque de combat.

– Elle est mourante, dit Jondrette. Maisque voulez-vous, monsieur ? elle a tant de courage, cettefemme-là ! Ce n’est pas une femme, c’est un bœuf.

La Jondrette, touchée du compliment, se récriaavec une minauderie de monstre flatté :

– Tu es toujours trop bon pour moi,monsieur Jondrette !

– Jondrette, dit M. Leblanc, jecroyais que vous vous appeliez Fabantou ?

– Fabantou dit Jondrette ! repritvivement le mari. Sobriquet d’artiste !

Et, jetant à sa femme un haussement d’épaulesque M. Leblanc ne vit pas, il poursuivit avec une inflexion devoix emphatique et caressante :

– Ah ! c’est que nous avons toujoursfait bon ménage, cette pauvre chérie et moi ! Qu’est-ce qu’ilnous resterait, si nous n’avions pas cela ! Nous sommes simalheureux, mon respectable monsieur ! On a des bras, pas detravail ! On a du cœur, pas d’ouvrage ! Je ne sais pascomment le gouvernement arrange cela, mais, ma parole d’honneur,monsieur, je ne suis pas jacobin, monsieur, je ne suis pasbousingot[133], je ne lui veux pas de mal, mais sij’étais les ministres, ma parole la plus sacrée, cela iraitautrement. Tenez, exemple, j’ai voulu faire apprendre le métier ducartonnage à mes filles. Vous me direz : Quoi ! unmétier ? Oui ! un métier ! un simple métier !un gagne-pain ! Quelle chute, mon bienfaiteur ! Quelledégradation quand on a été ce que nous étions ! Hélas !il ne nous reste rien de notre temps de prospérité ! Rienqu’une seule chose, un tableau auquel je tiens, mais dont je medéferais pourtant, car il faut vivre ! item, il fautvivre !

Pendant que Jondrette parlait, avec une sortede désordre apparent qui n’ôtait rien à l’expression réfléchie etsagace de sa physionomie, Marius leva les yeux et aperçut au fondde la chambre quelqu’un qu’il n’avait pas encore vu. Un hommevenait d’entrer, si doucement qu’on n’avait pas entendu tourner lesgonds de la porte. Cet homme avait un gilet de tricot violet,vieux, usé, taché, coupé et faisant des bouches ouvertes à tous sesplis, un large pantalon de velours de coton, des chaussons à sabotsaux pieds, pas de chemise, le cou nu, les bras nus et tatoués, etle visage barbouillé de noir. Il s’était assis en silence et lesbras croisés sur le lit le plus voisin, et, comme il se tenaitderrière la Jondrette, on ne le distinguait que confusément.

Cette espèce d’instinct magnétique qui avertitle regard fit que M. Leblanc se tourna presque en même tempsque Marius. Il ne put se défendre d’un mouvement de surprise quin’échappa point à Jondrette.

– Ah ! je vois ! s’écriaJondrette en se boutonnant d’un air de complaisance, vous regardezvotre redingote ? Elle me va ! ma foi, elle meva !

– Qu’est-ce que c’est que cethomme ? dit M. Leblanc.

– Ça ! fit Jondrette, c’est unvoisin. Ne faites pas attention.

Le voisin était d’un aspect singulier.Cependant les fabriques de produits chimiques abondent dans lefaubourg Saint-Marceau. Beaucoup d’ouvriers d’usines peuvent avoirle visage noirci. Toute la personne de M. Leblanc respiraitd’ailleurs une confiance candide et intrépide. Il reprit :

– Pardon, que me disiez-vous donc,monsieur Fabantou ?

– Je vous disais, monsieur et cherprotecteur, repartit Jondrette, en s’accoudant sur la table et encontemplant M. Leblanc avec des yeux fixes et tendres assezsemblables aux yeux d’un serpent boa, je vous disais que j’avais untableau à vendre.

Un léger bruit se fit à la porte. Un secondhomme venait d’entrer et de s’asseoir sur le lit, derrière laJondrette. Il avait, comme le premier, les bras nus et un masqued’encre ou de suie.

Quoique cet homme se fût, à la lettre, glissédans la chambre, il ne put faire que M. Leblanc nel’aperçût.

– Ne prenez pas garde, dit Jondrette. Cesont des gens de la maison. Je disais donc qu’il me restait untableau, un tableau précieux… – Tenez, monsieur, voyez.

Il se leva, alla à la muraille au bas delaquelle était posé le panneau dont nous avons parlé, et leretourna, tout en le laissant appuyé au mur. C’était quelque choseen effet qui ressemblait à un tableau et que la chandelle éclairaità peu près. Marius n’en pouvait rien distinguer, Jondrette étantplacé entre le tableau et lui ; seulement il entrevoyait unbarbouillage grossier, et une espèce de personnage principalenluminé avec la crudité criarde des toiles foraines et despeintures de paravent.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?demanda M. Leblanc.

Jondrette s’exclama :

– Une peinture de maître, un tableau d’ungrand prix, mon bienfaiteur ! J’y tiens comme je tiens à mesdeux filles, il me rappelle des souvenirs ! mais, je vous l’aidit et je ne m’en dédis pas, je suis si malheureux que je m’endéferais…

Soit hasard, soit qu’il eût quelquecommencement d’inquiétude, tout en examinant le tableau, le regardde M. Leblanc revint vers le fond de la chambre. Il y avaitmaintenant quatre hommes, trois assis sur le lit, un debout près duchambranle de la porte, tous quatre bras nus, immobiles, le visagebarbouillé de noir. Un des trois qui étaient sur le lit s’appuyaitau mur, les yeux fermés, et l’on eût dit qu’il dormait. Celui-làétait vieux ; ses cheveux blancs sur son visage noir étaienthorribles. Les deux autres semblaient jeunes. L’un était barbu,l’autre chevelu. Aucun n’avait de souliers ; ceux quin’avaient pas de chaussons étaient pieds nus.

Jondrette remarqua que l’œil deM. Leblanc s’attachait à ces hommes.

– C’est des amis. Ça voisine, dit-il.C’est barbouillé parce que ça travaille dans le charbon. Ce sontdes fumistes. Ne vous en occupez pas, mon bienfaiteur, maisachetez-moi mon tableau. Ayez pitié de ma misère. Je ne vous levendrai pas cher. Combien l’estimez-vous ?

– Mais, dit M. Leblanc en regardantJondrette entre les deux yeux et comme un homme qui se met sur sesgardes, c’est quelque enseigne de cabaret. Cela vaut bien troisfrancs.

Jondrette répondit avec douceur :

– Avez-vous votre portefeuille là ?je me contenterais de mille écus.

M. Leblanc se leva debout, s’adossa à lamuraille et promena rapidement son regard dans la chambre. Il avaitJondrette à sa gauche du côté de la fenêtre et la Jondrette et lesquatre hommes à sa droite du côté de la porte. Les quatre hommes nebougeaient pas et n’avaient pas même l’air de le voir ;Jondrette s’était remis à parler d’un accent plaintif, avec laprunelle si vague et l’intonation si lamentable que M. Leblancpouvait croire que c’était tout simplement un homme devenu fou demisère qu’il avait devant les yeux.

– Si vous ne m’achetez pas mon tableau,cher bienfaiteur, disait Jondrette, je suis sans ressource, je n’aiplus qu’à me jeter à même la rivière. Quand je pense que j’ai voulufaire apprendre à mes deux filles le cartonnage demi-fin, lecartonnage des boîtes d’étrennes. Eh bien ! il faut une tableavec une planche au fond pour que les verres ne tombent pas parterre, il faut un fourneau fait exprès, un pot à troiscompartiments pour les différents degrés de force que doit avoir lacolle selon qu’on l’emploie pour le bois, le papier ou les étoffes,un tranchet pour couper le carton, un moule pour l’ajuster, unmarteau pour clouer les aciers, des pinceaux, le diable, est-ce queje sais, moi ? et tout cela pour gagner quatre sous parjour ! et on travaille quatorze heures ! et chaque boîtepasse treize fois dans les mains de l’ouvrière ! et mouillerle papier ! et ne rien tacher ! et tenir la collechaude ! le diable, je vous dis ! quatre sous parjour ! comment voulez-vous qu’on vive ?

Tout en parlant, Jondrette ne regardait pasM. Leblanc qui l’observait. L’œil de M. Leblanc étaitfixé sur Jondrette et l’œil de Jondrette sur la porte. L’attentionhaletante de Marius allait de l’un à l’autre. M. Leblancparaissait se demander : Est-ce un idiot ? Jondretterépéta deux ou trois fois avec toutes sortes d’inflexions variéesdans le genre traînant et suppliant : Je n’ai plus qu’à mejeter à la rivière ! j’ai descendu l’autre jour trois marchespour cela du côté du pont d’Austerlitz !

Tout à coup sa prunelle éteinte s’illuminad’un flamboiement hideux, ce petit homme se dressa et devinteffrayant, il fit un pas vers M. Leblanc et lui cria d’unevoix tonnante :

– Il ne s’agit pas de tout cela ! mereconnaissez-vous ?

Chapitre XX – Le guet-apens

La porte du galetas venait de s’ouvrirbrusquement, et laissait voir trois hommes en blouse de toilebleue, masqués de masques de papier noir. Le premier était maigreet avait une longue trique ferrée, le second, qui était une espècede colosse, portait, par le milieu du manche et la cognée en bas,un merlin à assommer les bœufs. Le troisième, homme aux épaulestrapues, moins maigre que le premier, moins massif que le second,tenait à plein poing une énorme clef volée à quelque porte deprison.

Il paraît que c’était l’arrivée de ces hommesque Jondrette attendait. Un dialogue rapide s’engagea entre lui etl’homme à la trique, le maigre.

– Tout est-il prêt ? ditJondrette.

– Oui, répondit l’homme maigre.

– Où donc est Montparnasse ?

– Le jeune premier s’est arrêté pourcauser avec ta fille.

– Laquelle ?

– L’aînée.

– Il y a un fiacre en bas ?

– Oui.

– La maringotte est attelée ?

– Attelée.

– De deux bons chevaux ?

– Excellents.

– Elle attend où j’ai dit qu’elleattendît ?

– Oui.

– Bien, dit Jondrette.

M. Leblanc était très pâle. Ilconsidérait tout dans le bouge autour de lui comme un homme quicomprend où il est tombé, et sa tête, tour à tour dirigée verstoutes les têtes qui l’entouraient, se mouvait sur son cou avec unelenteur attentive et étonnée, mais il n’y avait dans son air rienqui ressemblât à la peur. Il s’était fait de la table unretranchement improvisé ; et cet homme qui, le momentd’auparavant, n’avait l’air que d’un bon vieux homme, était devenusubitement une sorte d’athlète, et posait son poing robuste sur ledossier de sa chaise avec un geste redoutable et surprenant.

Ce vieillard, si ferme et si brave devant untel danger, semblait être de ces natures qui sont courageuses commeelles sont bonnes, aisément et simplement. Le père d’une femmequ’on aime n’est jamais un étranger pour nous. Marius se sentitfier de cet inconnu.

Trois des hommes aux bras nus dont Jondretteavait dit : ce sont des fumistes, avaient pris dansle tas de ferrailles, l’un une grande cisaille, l’autre une pince àfaire des pesées, le troisième un marteau, et s’étaient mis entravers de la porte sans prononcer une parole. Le vieux était restésur le lit, et avait seulement ouvert les yeux. La Jondrettes’était assise à côté de lui. Marius pensa qu’avant quelquessecondes le moment d’intervenir serait arrivé, et il éleva sa maindroite vers le plafond, dans la direction du corridor, prêt àlâcher son coup de pistolet.

Jondrette, son colloque avec l’homme à latrique terminé, se tourna de nouveau vers M. Leblanc et répétasa question en l’accompagnant de ce rire bas, contenu et terriblequ’il avait :

– Vous ne me reconnaissez doncpas ?

M. Leblanc le regarda en face etrépondit :

– Non.

Alors Jondrette vint jusqu’à la table. Il sepencha par-dessus la chandelle, croisant les bras, approchant samâchoire anguleuse et féroce du visage calme de M. Leblanc, etavançant le plus qu’il pouvait sans que M. Leblanc reculât,et, dans cette posture de bête fauve qui va mordre, ilcria :

– Je ne m’appelle pas Fabantou, je nem’appelle pas Jondrette, je me nomme Thénardier ! je suisl’aubergiste de Montfermeil ! entendez-vous bien ?Thénardier ! Maintenant me reconnaissez-vous ?

Une imperceptible rougeur passa sur le frontde M. Leblanc, et il répondit sans que sa voix tremblât, nis’élevât, avec sa placidité ordinaire :

– Pas davantage.

Marius n’entendit pas cette réponse. Qui l’eûtvu en ce moment dans cette obscurité l’eût vu hagard, stupide etfoudroyé. Au moment où Jondrette avait dit : Je me nommeThénardier, Marius avait tremblé de tous ses membres ets’était appuyé au mur comme s’il eût senti le froid d’une lamed’épée à travers son cœur. Puis son bras droit, prêt à lâcher lecoup de signal, s’était abaissé lentement, et au moment oùJondrette avait répété Entendez-vous bien,Thénardier ? les doigts défaillants de Marius avaientmanqué laisser tomber le pistolet. Jondrette, en dévoilant qui ilétait, n’avait pas ému M. Leblanc, mais il avait bouleverséMarius. Ce nom de Thénardier, que M. Leblanc ne semblait pasconnaître, Marius le connaissait. Qu’on se rappelle ce que ce nométait pour lui ! Ce nom, il l’avait porté sur son cœur, écritdans le testament de son père ! il le portait au fond de sapensée, au fond de sa mémoire, dans cette recommandationsacrée : « Un nommé Thénardier m’a sauvé la vie. Si monfils le rencontre, il lui fera tout le bien qu’il pourra. » Cenom, on s’en souvient, était une des piétés de son âme ; il lemêlait au nom de son père dans son culte. Quoi ! c’était là ceThénardier, c’était là cet aubergiste de Montfermeil qu’il avaitvainement et si longtemps cherché ! Il le trouvait enfin, etcomment ! ce sauveur de son père était un bandit ! cethomme, auquel lui Marius brûlait de se dévouer, était unmonstre ! ce libérateur du colonel Pontmercy était en train decommettre un attentat dont Marius ne voyait pas encore biendistinctement la forme, mais qui ressemblait à un assassinat !et sur qui, grand Dieu ! Quelle fatalité ! quelle amèremoquerie du sort ! Son père lui ordonnait du fond de soncercueil de faire tout le bien possible à Thénardier, depuis quatreans Marius n’avait pas d’autre idée que d’acquitter cette dette deson père, et, au moment où il allait faire saisir par la justice unbrigand au milieu d’un crime, la destinée lui criait : c’estThénardier ! La vie de son père, sauvée dans une grêle demitraille sur le champ héroïque de Waterloo, il allait enfin lapayer à cet homme, et la payer de l’échafaud ! Il s’étaitpromis, si jamais il retrouvait ce Thénardier, de ne l’aborderqu’en se jetant à ses pieds, et il le retrouvait en effet, maispour le livrer au bourreau ! Son père lui disait :Secours Thénardier ! et il répondait à cette voix adorée etsainte en écrasant Thénardier ! Donner pour spectacle à sonpère dans son tombeau l’homme qui l’avait arraché à la mort aupéril de sa vie, exécuté place Saint-Jacques par le fait de sonfils, de ce Marius à qui il avait légué cet homme ! et quelledérision que d’avoir si longtemps porté sur sa poitrine lesdernières volontés de son père écrites de sa main pour faireaffreusement tout le contraire ! Mais, d’un autre côté,assister à ce guet-apens et ne pas l’empêcher ! quoi !condamner la victime et épargner l’assassin ! est-ce qu’onpouvait être tenu à quelque reconnaissance envers un pareilmisérable ? Toutes les idées que Marius avait depuis quatreans étaient comme traversées de part en part par ce coup inattendu.Il frémissait. Tout dépendait de lui. Il tenait dans sa main à leurinsu ces êtres qui s’agitaient là sous ses yeux. S’il tirait lecoup de pistolet, M. Leblanc était sauvé et Thénardier étaitperdu ; s’il ne le tirait pas, M. Leblanc était sacrifiéet, qui sait ? Thénardier échappait. Précipiter l’un, oulaisser tomber l’autre ! remords des deux côtés. Quefaire ? que choisir ? manquer aux souvenirs les plusimpérieux, à tant d’engagements profonds pris avec lui-même, audevoir le plus saint, au texte le plus vénéré ! manquer autestament de son père, ou laisser s’accomplir un crime ! Illui semblait d’un côté entendre « son Ursule » lesupplier pour son père, et de l’autre le colonel lui recommanderThénardier. Il se sentait fou. Ses genoux se dérobaient sous lui.Et il n’avait pas même le temps de délibérer, tant la scène qu’ilavait sous les yeux se précipitait avec furie. C’était comme untourbillon dont il s’était cru maître et qui l’emportait. Il fut aumoment de s’évanouir.

Cependant Thénardier, nous ne le nommeronsplus autrement désormais, se promenait de long en large devant latable dans une sorte d’égarement et de triomphe frénétique.

Il prit à plein poing la chandelle et la posasur la cheminée avec un frappement si violent que la mèche faillits’éteindre et que le suif éclaboussa le mur.

Puis il se tourna vers M. Leblanc,effroyable, et cracha ceci :

– Flambé ! fumé !fricassé ! à la crapaudine !

Et il se remit à marcher, en pleineexplosion.

– Ah ! criait-il, je vous retrouveenfin, monsieur le philanthrope ! monsieur le millionnairerâpé ! monsieur le donneur de poupées ! vieuxJocrisse ! Ah ! vous ne me reconnaissez pas ! Non,ce n’est pas vous qui êtes venu à Montfermeil, à mon auberge, il ya huit ans, la nuit de Noël 1823 ! ce n’est pas vous qui avezemmené de chez moi l’enfant de la Fantine, l’Alouette ! cen’est pas vous qui aviez un carrick jaune ! non ! et unpaquet plein de nippes à la main comme ce matin chez moi ! Disdonc, ma femme ! c’est sa manie, à ce qu’il paraît, de porterdans les maisons des paquets pleins de bas de laine ! vieuxcharitable, va ! Est-ce que vous êtes bonnetier, monsieur lemillionnaire ? vous donnez aux pauvres votre fonds deboutique, saint homme ! quel funambule ! Ah ! vousne me reconnaissez pas ? Eh bien, je vous reconnais, moi, jevous ai reconnu tout de suite dès que vous avez fourré votre mufleici. Ah ! on va voir enfin que ce n’est pas tout roses d’allercomme cela dans les maisons des gens, sous prétexte que ce sont desauberges, avec des habits minables, avec l’air d’un pauvre, qu’onlui aurait donné un sou, tromper les personnes, faire le généreux,leur prendre leur gagne-pain, et menacer dans les bois, et qu’onn’en est pas quitte pour rapporter après, quand les gens sontruinés, une redingote trop large et deux méchantes couverturesd’hôpital, vieux gueux, voleur d’enfants !

Il s’arrêta, et parut un moment se parler àlui-même. On eût dit que sa fureur tombait comme le Rhône dansquelque trou ; puis, comme s’il achevait tout haut des chosesqu’il venait de se dire tout bas, il frappa un coup de poing sur latable et cria :

– Avec son air bonasse !

Et apostrophant M. Leblanc :

– Parbleu ! vous vous êtes moqué demoi autrefois. Vous êtes cause de tous mes malheurs ! Vousavez eu pour quinze cents francs une fille que j’avais, et quiétait certainement à des riches, et qui m’avait déjà rapportébeaucoup d’argent, et dont je devais tirer de quoi vivre toute mavie ! une fille qui m’aurait dédommagé de tout ce que j’aiperdu dans cette abominable gargote où l’on faisait des sabbatssterlings et où j’ai mangé comme un imbécile tout monsaint-frusquin ! Oh ! je voudrais que tout le vin qu’on abu chez moi fût du poison à ceux qui l’ont bu ! Enfinn’importe ! Dites donc ! vous avez dû me trouver farcequand vous vous êtes en allé avec l’Alouette ! Vous aviezvotre gourdin dans la forêt ! Vous étiez le plus fort.Revanche. C’est moi qui ai l’atout aujourd’hui ! Vous êtesfichu, mon bonhomme ! Oh mais, je ris. Vrai, je ris !Est-il tombé dans le panneau ! Je lui ai dit que j’étaisacteur, que je m’appelais Fabantou, que j’avais joué la comédieavec mamselle Mars, avec mamselle Muche, que mon propriétairevoulait être payé demain 4 février, et il n’a même pas vu que c’estle 8 janvier et non le 4 février qui est un terme ! Absurdecrétin ! Et ces quatre méchants philippes qu’ilm’apporte ! Canaille ! Il n’a même pas eu le cœur d’allerjusqu’à cent francs ! Et comme il donnait dans mesplatitudes ! Ça m’amusait. Je me disais : Ganache !Va, je te tiens. Je te lèche les pattes ce matin ! Je terongerai le cœur ce soir !

Thénardier cessa. Il était essoufflé. Sapetite poitrine étroite haletait comme un soufflet de forge. Sonœil était plein de cet ignoble bonheur d’une créature faible,cruelle et lâche, qui peut enfin terrasser ce qu’elle a redouté etinsulter ce qu’elle a flatté, joie d’un nain qui mettrait le talonsur la tête de Goliath, joie d’un chacal qui commence à déchirer untaureau malade, assez mort pour ne plus se défendre, assez vivantpour souffrir encore.

M. Leblanc ne l’interrompit pas, mais luidit lorsqu’il s’interrompit :

– Je ne sais ce que vous voulez dire.Vous vous méprenez. Je suis un homme très pauvre et rien moinsqu’un millionnaire. Je ne vous connais pas. Vous me prenez pour unautre.

– Ah ! râla Thénardier, la bonnebalançoire ! Vous tenez à cette plaisanterie ! Vouspataugez, mon vieux ! Ah ! vous ne vous souvenezpas ? Vous ne voyez pas qui je suis !

– Pardon, monsieur, réponditM. Leblanc avec un accent de politesse qui avait en un pareilmoment quelque chose d’étrange et de puissant, je vois que vousêtes un bandit.

Qui ne l’a remarqué, les êtres odieux ont leursusceptibilité, les monstres sont chatouilleux. À ce mot de bandit,la femme Thénardier se jeta à bas du lit, Thénardier saisit sachaise comme s’il allait la briser dans ses mains. – Ne bouge pas,toi ! cria-t-il à sa femme ; et, se tournant versM. Leblanc :

– Bandit ! oui, je sais que vousnous appelez comme cela, messieurs les gens riches !Tiens ! c’est vrai, j’ai fait faillite, je me cache, je n’aipas de pain, je n’ai pas le sou, je suis un bandit ! Voilàtrois jours que je n’ai mangé, je suis un bandit ! Ah !vous vous chauffez les pieds, vous autres, vous avez des escarpinsde Sakoski[134], vous avez des redingotes ouatées,comme des archevêques, vous logez au premier dans des maisons àportier, vous mangez des truffes, vous mangez des bottes d’aspergesà quarante francs au mois de janvier, des petits pois, vous vousgavez, et, quand vous voulez savoir s’il fait froid, vous regardezdans le journal ce que marque le thermomètre de l’ingénieurChevalier. Nous ! c’est nous qui sommes lesthermomètres ! nous n’avons pas besoin d’aller voir sur lequai au coin de la tour de l’Horloge combien il y a de degrés defroid, nous sentons le sang se figer dans nos veines et la glacenous arriver au cœur, et nous disons : Il n’y a pas deDieu ! Et vous venez dans nos cavernes, oui, dans noscavernes, nous appeler bandits ! Mais nous vousmangerons ! mais, pauvres petits, nous vous dévorerons !Monsieur le millionnaire ! sachez ceci : J’ai été unhomme établi, j’ai été patenté, j’ai été électeur, je suis unbourgeois, moi ! et vous n’en êtes peut-être pas un,vous !

Ici Thénardier fit un pas vers les hommes quiétaient près de la porte, et ajouta avec un frémissement :

– Quand je pense qu’il ose venir meparler comme à un savetier !

Puis s’adressant à M. Leblanc avec unerecrudescence de frénésie :

– Et sachez encore ceci, monsieur lephilanthrope ! je ne suis pas un homme louche, moi ! jene suis pas un homme dont on ne sait point le nom et qui vientenlever des enfants dans les maisons ! Je suis un anciensoldat français, je devrais être décoré ! J’étais à Waterloo,moi ! et j’ai sauvé dans la bataille un général appelé lecomte de je ne sais quoi ! Il m’a dit son nom ; mais sachienne de voix était si faible que je ne l’ai pas entendu. Je n’aientendu que merci. J’aurais mieux aimé son nom que sonremercîment. Cela m’aurait aidé à le retrouver. Ce tableau que vousvoyez, et qui a été peint par David à Bruqueselles, savez-vous quiil représente ? il représente moi. David a voulu immortaliserce fait d’armes. J’ai ce général sur mon dos, et je l’emporte àtravers la mitraille. Voilà l’histoire. Il n’a même jamais rienfait pour moi, ce général-là ; il ne valait pas mieux que lesautres ! Je ne lui en ai pas moins sauvé la vie au danger dela mienne, et j’en ai les certificats plein mes poches ! Jesuis un soldat de Waterloo, mille noms de noms ! Et maintenantque j’ai eu la bonté de vous dire tout ça, finissons, il me faut del’argent, il me faut beaucoup d’argent, il me faut énormémentd’argent, ou je vous extermine, tonnerre du bon Dieu !

Marius avait repris quelque empire sur sesangoisses, et écoutait. La dernière possibilité de doute venait des’évanouir. C’était bien le Thénardier du testament. Mariusfrissonna à ce reproche d’ingratitude adressé à son père et qu’ilétait sur le point de justifier si fatalement. Ses perplexités enredoublèrent. Du reste il y avait dans toutes ces paroles deThénardier, dans l’accent, dans le geste, dans le regard quifaisait jaillir des flammes de chaque mot, il y avait dans cetteexplosion d’une mauvaise nature montrant tout, dans ce mélange defanfaronnade et d’abjection, d’orgueil et de petitesse, de rage etde sottise, dans ce chaos de griefs réels et de sentiments faux,dans cette impudeur d’un méchant homme savourant la volupté de laviolence, dans cette nudité effrontée d’une âme laide, dans cetteconflagration de toutes les souffrances combinées avec toutes leshaines, quelque chose qui était hideux comme le mal et poignantcomme le vrai.

Le tableau de maître, la peinture de Daviddont il avait proposé l’achat à M. Leblanc, n’était, lelecteur l’a deviné, autre chose que l’enseigne de sa gargote,peinte, on s’en souvient[135], parlui-même, seul débris qu’il eût conservé de son naufrage deMontfermeil.

Comme il avait cessé d’intercepter le rayonvisuel de Marius, Marius maintenant pouvait considérer cette chose,et dans ce badigeonnage il reconnaissait réellement une bataille,un fond de fumée, et un homme qui en portait un autre. C’était legroupe de Thénardier et de Pontmercy, le sergent sauveur, lecolonel sauvé. Marius était comme ivre, ce tableau faisait enquelque sorte son père vivant, ce n’était plus l’enseigne ducabaret de Montfermeil, c’était une résurrection, une tombe s’yentr’ouvrait, un fantôme s’y dressait. Marius entendait son cœurtinter à ses tempes, il avait le canon de Waterloo dans lesoreilles, son père sanglant vaguement peint sur ce panneau sinistrel’effarait, et il lui semblait que cette silhouette informe leregardait fixement.

Quand Thénardier eut repris haleine, ilattacha sur M. Leblanc ses prunelles sanglantes, et lui ditd’une voix basse et brève :

– Qu’as-tu à dire avant qu’on te mette enbrindesingues ?

M. Leblanc se taisait. Au milieu de cesilence une voix éraillée lança du corridor ce sarcasmelugubre :

– S’il faut fendre du bois, je suis là,moi !

C’était l’homme au merlin qui s’égayait.

En même temps une énorme face hérissée etterreuse parut à la porte avec un affreux rire qui montrait non desdents, mais des crocs.

C’était la face de l’homme au merlin.

– Pourquoi as-tu ôté ton masque ?lui cria Thénardier avec fureur.

– Pour rire, répliqua l’homme.

Depuis quelques instants, M. Leblancsemblait suivre et guetter tous les mouvements de Thénardier, qui,aveuglé et ébloui par sa propre rage, allait et venait dans lerepaire avec la confiance de sentir la porte gardée, de tenir,armé, un homme désarmé, et d’être neuf contre un, en supposant quela Thénardier ne comptât que pour un homme. Dans son apostrophe àl’homme au merlin, il tournait le dos à M. Leblanc.

M. Leblanc saisit ce moment, repoussa dupied la chaise, du poing la table, et d’un bond, avec une agilitéprodigieuse, avant que Thénardier eût eu le temps de se retourner,il était à la fenêtre. L’ouvrir, escalader l’appui, l’enjamber, cefut une seconde. Il était à moitié dehors quand six poings robustesle saisirent et le ramenèrent énergiquement dans le bouge.C’étaient les trois « fumistes » qui s’étaient élancéssur lui. En même temps, la Thénardier l’avait empoigné auxcheveux.

Au piétinement qui se fit, les autres banditsaccoururent du corridor. Le vieux qui était sur le lit et quisemblait pris de vin, descendit du grabat et arriva en chancelant,un marteau de cantonnier à la main.

Un des « fumistes » dont lachandelle éclairait le visage barbouillé, et dans lequel Marius,malgré ce barbouillage, reconnut Panchaud, dit Printanier, ditBigrenaille, levait au-dessus de la tête de M. Leblanc uneespèce d’assommoir fait de deux pommes de plomb aux deux boutsd’une barre de fer.

Marius ne put résister à ce spectacle. – Monpère, pensa-t-il, pardonne-moi ! – Et son doigt chercha ladétente du pistolet. Le coup allait partir lorsque la voix deThénardier cria :

– Ne lui faites pas de mal !

Cette tentative désespérée de la victime, loind’exaspérer Thénardier, l’avait calmé. Il y avait deux hommes enlui, l’homme féroce et l’homme adroit. Jusqu’à cet instant, dans ledébordement du triomphe, devant la proie abattue et ne bougeantpas, l’homme féroce avait dominé ; quand la victime sedébattit et parut vouloir lutter, l’homme adroit reparut et prit ledessus.

– Ne lui faites pas de mal !répéta-t-il. Et, sans s’en douter, pour premier succès, il arrêtale pistolet prêt à partir et paralysa Marius pour lequel l’urgencedisparut, et qui, devant cette phase nouvelle, ne vit pointd’inconvénient à attendre encore. Qui sait si quelque chance nesurgirait pas qui le délivrerait de l’affreuse alternative delaisser périr le père d’Ursule ou de perdre le sauveur ducolonel ?

Une lutte herculéenne s’était engagée. D’uncoup de poing en plein torse M. Leblanc avait envoyé le vieuxrouler au milieu de la chambre, puis de deux revers de main avaitterrassé deux autres assaillants, et il en tenait un sous chacun deses genoux ; les misérables râlaient sous cette pression commesous une meule de granit ; mais les quatre autres avaientsaisi le redoutable vieillard aux deux bras et à la nuque et letenaient accroupi sur les deux « fumistes » terrassés.Ainsi, maître des uns et maîtrisé par les autres, écrasant ceuxd’en bas et étouffant sous ceux d’en haut, secouant vainement tousles efforts qui s’entassaient sur lui, M. Leblancdisparaissait sous le groupe horrible des bandits comme un sangliersous un monceau hurlant de dogues et de limiers.

Ils parvinrent à le renverser sur le lit leplus proche de la croisée et l’y tinrent en respect. La Thénardierne lui avait pas lâché les cheveux.

– Toi, dit Thénardier, ne t’en mêle pas.Tu vas déchirer ton châle.

La Thénardier obéit, comme la louve obéit auloup, avec un grondement.

– Vous autres, reprit Thénardier,fouillez-le.

M. Leblanc semblait avoir renoncé à larésistance. On le fouilla. Il n’avait rien sur lui qu’une bourse decuir qui contenait six francs, et son mouchoir.

Thénardier mit le mouchoir dans sa poche.

– Quoi ! pas de portefeuille ?demanda-t-il.

– Ni de montre, répondit un des« fumistes ».

– C’est égal, murmura avec une voix deventriloque l’homme masqué qui tenait la grosse clef, c’est unvieux rude !

Thénardier alla au coin de la porte et y pritun paquet de cordes, qu’il leur jeta.

– Attachez-le au pied du lit, dit-il. Et,apercevant le vieux qui était resté étendu à travers la chambre ducoup de poing de M. Leblanc et qui ne bougeait pas :

– Est-ce que Boulatruelle est mort ?demanda-t-il.

– Non, répondit Bigrenaille, il estivre.

– Balayez-le dans un coin, ditThénardier.

Deux des « fumistes » poussèrentl’ivrogne avec le pied près du tas de ferrailles.

– Babet, pourquoi en as-tu amenétant ? dit Thénardier bas à l’homme à la trique, c’étaitinutile.

– Que veux-tu ? répliqua l’homme àla trique, ils ont tous voulu en être. La saison est mauvaise. Ilne se fait pas d’affaires.

Le grabat où M. Leblanc avait étérenversé était une façon de lit d’hôpital porté sur quatre montantsgrossiers en bois à peine équarri. M. Leblanc se laissa faire.Les brigands le lièrent solidement, debout et les pieds posant àterre, au montant du lit le plus éloigné de la fenêtre et le plusproche de la cheminée.

Quand le dernier nœud fut serré, Thénardierprit une chaise et vint s’asseoir presque en face deM. Leblanc. Thénardier ne se ressemblait plus, en quelquesinstants sa physionomie avait passé de la violence effrénée à ladouceur tranquille et rusée. Marius avait peine à reconnaître dansce sourire poli d’homme de bureau la bouche presque bestiale quiécumait le moment d’auparavant, il considérait avec stupeur cettemétamorphose fantastique et inquiétante, et il éprouvait cequ’éprouverait un homme qui verrait un tigre se changer en unavoué.

– Monsieur… fit Thénardier.

Et écartant du geste les brigands qui avaientencore la main sur M. Leblanc :

– Éloignez-vous un peu, et laissez-moicauser avec monsieur.

Tous se retirèrent vers la porte. Ilreprit :

– Monsieur, vous avez eu tort de vouloirsauter par la fenêtre. Vous auriez pu vous casser une jambe.Maintenant, si vous le permettez, nous allons causertranquillement. Il faut d’abord que je vous communique une remarqueque j’ai faite, c’est que vous n’avez pas encore poussé le moindrecri.

Thénardier avait raison, ce détail était réel,quoiqu’il eût échappé à Marius dans son trouble. M. Leblancavait à peine prononcé quelques paroles sans hausser la voix, et,même dans sa lutte près de la fenêtre avec les six bandits, ilavait gardé le plus profond et le plus singulier silence.Thénardier poursuivit :

– Mon Dieu ! vous auriez un peu criéau voleur, que je ne l’aurais pas trouvé inconvenant ! Àl’assassin ! cela se dit dans l’occasion, et, quant à moi, jene l’aurais point pris en mauvaise part. Il est tout simple qu’onfasse un peu de vacarme quand on se trouve avec des personnes quine vous inspirent pas suffisamment de confiance. Vous l’auriez faitqu’on ne vous aurait pas dérangé. On ne vous aurait même pasbâillonné. Et je vais vous dire pourquoi. C’est que cettechambre-ci est très sourde. Elle n’a que cela pour elle, mais ellea cela. C’est une cave. On y tirerait une bombe que cela feraitpour le corps de garde le plus prochain le bruit d’un ronflementd’ivrogne. Ici le canon ferait boum et le tonnerre ferait pouf.C’est un logement commode. Mais enfin vous n’avez pas crié, c’estmieux, je vous en fais mon compliment, et je vais vous dire ce quej’en conclus : mon cher monsieur, quand on crie, qu’est-ce quivient ? la police. Et après la police ? la justice. Ehbien, vous n’avez pas crié ; c’est que vous ne vous souciezpas plus que nous de voir arriver la justice et la police. C’estque, – il y a longtemps que je m’en doute, – vous avez un intérêtquelconque à cacher quelque chose. De notre côté nous avons le mêmeintérêt. Donc nous pouvons nous entendre.

Tout en parlant ainsi, il semblait queThénardier, la prunelle attachée sur M. Leblanc, cherchât àenfoncer les pointes aiguës qui sortaient de ses yeux jusque dansla conscience de son prisonnier. Du reste son langage, empreintd’une sorte d’insolence modérée et sournoise, était réservé etpresque choisi, et dans ce misérable qui n’était tout à l’heurequ’un brigand on sentait maintenant « l’homme qui a étudiépour être prêtre ».

Le silence qu’avait gardé le prisonnier, cetteprécaution qui allait jusqu’à l’oubli même du soin de sa vie, cetterésistance opposée au premier mouvement de la nature, qui est dejeter un cri, tout cela, il faut le dire, depuis que la remarque enavait été faite, était importun à Marius, et l’étonnaitpéniblement.

L’observation si fondée de Thénardierobscurcissait encore pour Marius les épaisseurs mystérieuses souslesquelles se dérobait cette figure grave et étrange à laquelleCourfeyrac avait jeté le sobriquet de monsieur Leblanc. Mais, quelqu’il fût, lié de cordes, entouré de bourreaux, à demi plongé, pourainsi dire, dans une fosse qui s’enfonçait sous lui d’un degré àchaque instant, devant la fureur comme devant la douceur deThénardier, cet homme demeurait impassible ; et Marius nepouvait s’empêcher d’admirer en un pareil moment ce visagesuperbement mélancolique.

C’était évidemment une âme inaccessible àl’épouvante et ne sachant pas ce que c’est que d’être éperdue.C’était un de ces hommes qui dominent l’étonnement des situationsdésespérées. Si extrême que fût la crise, si inévitable que fût lacatastrophe, il n’y avait rien là de l’agonie du noyé ouvrant sousl’eau des yeux horribles.

Thénardier se leva sans affectation, alla à lacheminée, déplaça le paravent qu’il appuya au grabat voisin, etdémasqua ainsi le réchaud plein de braise ardente dans laquelle leprisonnier pouvait parfaitement voir le ciseau rougi à blanc etpiqué çà et là de petites étoiles écarlates.

Puis Thénardier vint se rasseoir près deM. Leblanc.

– Je continue, dit-il. Nous pouvons nousentendre. Arrangeons ceci à l’amiable. J’ai eu tort de m’emportertout à l’heure, je ne sais où j’avais l’esprit, j’ai été beaucouptrop loin, j’ai dit des extravagances. Par exemple, parce que vousêtes millionnaire, je vous ai dit que j’exigeais de l’argent,beaucoup d’argent, immensément d’argent. Cela ne serait pasraisonnable. Mon Dieu, vous avez beau être riche, vous avez voscharges, qui n’a pas les siennes ? Je ne veux pas vous ruiner,je ne suis pas un happe-chair après tout. Je ne suis pas de cesgens qui, parce qu’ils ont l’avantage de la position, profitent decela pour être ridicules. Tenez, j’y mets du mien et je fais unsacrifice de mon côté. Il me faut simplement deux cent millefrancs.

M. Leblanc ne souffla pas un mot.Thénardier poursuivit :

– Vous voyez que je ne mets pas mal d’eaudans mon vin. Je ne connais pas l’état de votre fortune, mais jesais que vous ne regardez pas à l’argent, et un homme bienfaisantcomme vous peut bien donner deux cent mille francs à un père defamille qui n’est pas heureux. Certainement vous êtes raisonnableaussi, vous ne vous êtes pas figuré que je me donnerais de la peinecomme aujourd’hui, et que j’organiserais la chose de ce soir, quiest un travail bien fait, de l’aveu de tous ces messieurs, pouraboutir à vous demander de quoi aller boire du rouge à quinze etmanger du veau chez Desnoyers. Deux cent mille francs, ça vaut ça.Une fois cette bagatelle sortie de votre poche, je vous réponds quetout est dit et que vous n’avez pas à craindre une pichenette. Vousme direz : Mais je n’ai pas deux cent mille francs sur moi.Oh ! je ne suis pas exagéré. Je n’exige pas cela. Je ne vousdemande qu’une chose. Ayez la bonté d’écrire ce que je vais vousdicter.

Ici Thénardier s’interrompit, puis il ajoutaen appuyant sur les mots et en jetant un sourire du côté duréchaud :

– Je vous préviens que je n’admettraispas que vous ne sachiez pas écrire.

Un grand inquisiteur eût pu envier cesourire.

Thénardier poussa la table tout près deM. Leblanc, et prit l’encrier, une plume et une feuille depapier dans le tiroir qu’il laissa entr’ouvert et où luisait lalongue lame du couteau.

Il posa la feuille de papier devantM. Leblanc.

– Écrivez, dit-il.

Le prisonnier parla enfin.

– Comment voulez-vous que j’écrive ?je suis attaché.

– C’est vrai, pardon ! fitThénardier, vous avez bien raison.

Et se tournant vers Bigrenaille :

– Déliez le bras droit de monsieur.

Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille,exécuta l’ordre de Thénardier. Quand la main droite du prisonnierfut libre, Thénardier trempa la plume dans l’encre et la luiprésenta.

– Remarquez bien, monsieur, que vous êtesen notre pouvoir, à notre discrétion, absolument à notrediscrétion, qu’aucune puissance humaine ne peut vous tirer d’ici,et que nous serions vraiment désolés d’être contraints d’en venir àdes extrémités désagréables. Je ne sais ni votre nom, ni votreadresse ; mais je vous préviens que vous resterez attachéjusqu’à ce que la personne chargée de porter la lettre que vousallez écrire soit revenue. Maintenant veuillez écrire.

– Quoi ? demanda le prisonnier.

– Je dicte.

M. Leblanc prit la plume. Thénardiercommença à dicter :

– « Ma fille… »

Le prisonnier tressaillit et leva les yeux surThénardier.

– Mettez « ma chère fille »,dit Thénardier.

M. Leblanc obéit. Thénardiercontinua :

– « Viens sur-le-champ… »

Il s’interrompit :

– Vous la tutoyez, n’est-cepas ?

– Qui ? demanda M. Leblanc.

– Parbleu ! dit Thénardier, lapetite, l’Alouette.

M. Leblanc répondit sans la moindreémotion apparente :

– Je ne sais ce que vous voulez dire.

– Allez toujours, fit Thénardier ;et il se remit à dicter :

– « Viens sur-le-champ. J’aiabsolument besoin de toi. La personne qui te remettra ce billet estchargée de t’amener près de moi. Je t’attends. Viens avecconfiance. »

M. Leblanc avait tout écrit. Thénardierreprit :

– Ah ! effacez viens avecconfiance ; cela pourrait faire supposer que la chosen’est pas toute simple et que la défiance est possible.

M. Leblanc ratura les trois mots.

– À présent, poursuivit Thénardier,signez. Comment vous appelez-vous ?

Le prisonnier posa la plume etdemanda :

– Pour qui est cette lettre ?

– Vous le savez bien, réponditThénardier. Pour la petite. Je viens de vous le dire.

Il était évident que Thénardier évitait denommer la jeune fille dont il était question. Il disait« l’Alouette », il disait « la petite », maisil ne prononçait pas le nom. Précaution d’habile homme gardant sonsecret devant ses complices. Dire le nom, c’eût été leur livrer« toute l’affaire », et leur en apprendre plus qu’ilsn’avaient besoin d’en savoir.

Il reprit :

– Signez. Quel est votre nom ?

– Urbain Fabre, dit le prisonnier.

Thénardier, avec le mouvement d’un chat,précipita sa main dans sa poche et en tira le mouchoir saisi surM. Leblanc. Il en chercha la marque et l’approcha de lachandelle.

– U. F. C’est cela. Urbain Fabre. Ehbien, signez U. F.

Le prisonnier signa.

– Comme il faut les deux mains pour plierla lettre, donnez, je vais la plier.

Cela fait, Thénardier reprit :

– Mettez l’adresse. MademoiselleFabre, chez vous. Je sais que vous demeurez pas très loind’ici, aux environs de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, puisque c’est làque vous allez à la messe tous les jours, mais je ne sais pas dansquelle rue. Je vois que vous comprenez votre situation. Comme vousn’avez pas menti pour votre nom, vous ne mentirez pas pour votreadresse. Mettez-la vous-même.

Le prisonnier resta un moment pensif, puis ilreprit la plume et écrivit :

– Mademoiselle Fabre, chez monsieurUrbain Fabre, rue Saint-Dominique-d’Enfer, n° 17.

Thénardier saisit la lettre avec une sorte deconvulsion fébrile.

– Ma femme ! cria-t-il.

La Thénardier accourut.

– Voici la lettre. Tu sais ce que tu as àfaire. Un fiacre est en bas. Pars tout de suite, et reviensidem.

Et s’adressant à l’homme au merlin :

– Toi, puisque tu as ôté ton cache-nez,accompagne la bourgeoise. Tu monteras derrière le fiacre. Tu saisoù tu as laissé la maringotte ?

– Oui, dit l’homme.

Et, déposant son merlin dans un coin, ilsuivit la Thénardier.

Comme ils s’en allaient, Thénardier passa satête par la porte entrebâillée et cria dans le corridor :

– Surtout ne perds pas la lettre !songe que tu as deux cent mille francs sur toi.

La voix rauque de la Thénardierrépondit :

– Sois tranquille. Je l’ai mise dans monestomac.

Une minute ne s’était pas écoulée qu’onentendit le claquement d’un fouet qui décrut et s’éteignitrapidement.

– Bon ! grommela Thénardier. Ilsvont bon train. De ce galop-là la bourgeoise sera de retour danstrois quarts d’heure.

Il approcha une chaise de la cheminée ets’assit en croisant les bras et en présentant ses bottes boueusesau réchaud.

– J’ai froid aux pieds, dit-il.

Il ne restait plus dans le bouge avecThénardier et le prisonnier que cinq bandits. Ces hommes, à traversles masques ou la glu noire qui leur couvrait la face et enfaisait, au choix de la peur, des charbonniers, des nègres ou desdémons, avaient des airs engourdis et mornes, et l’on sentaitqu’ils exécutaient un crime comme une besogne, tranquillement, sanscolère et sans pitié, avec une sorte d’ennui. Ils étaient dans uncoin entassés comme des brutes et se taisaient. Thénardier sechauffait les pieds. Le prisonnier était retombé dans sataciturnité. Un calme sombre avait succédé au vacarme farouche quiremplissait le galetas quelques instants auparavant.

La chandelle, où un large champignon s’étaitformé, éclairait à peine l’immense taudis, le brasier s’étaitterni, et toutes ces têtes monstrueuses faisaient des ombresdifformes sur les murs et au plafond.

On n’entendait d’autre bruit que larespiration paisible du vieillard ivre qui dormait.

Marius attendait, dans une anxiété que toutaccroissait. L’énigme était plus impénétrable que jamais.Qu’était-ce que cette « petite » que Thénardier avaitaussi nommée l’Alouette ? était-ce son« Ursule » ? Le prisonnier n’avait pas paru ému à cemot, l’Alouette, et avait répondu le plus naturellement dumonde : Je ne sais ce que vous voulez dire. D’un autre côté,les deux lettres U. F. étaient expliquées, c’était UrbainFabre, et Ursule ne s’appelait plus Ursule. C’est là ce que Mariusvoyait le plus clairement. Une sorte de fascination affreuse leretenait cloué à la place d’où il observait et dominait toute cettescène. Il était là, presque incapable de réflexion et de mouvement,comme anéanti par de si abominables choses vues de près. Ilattendait, espérant quelque incident, n’importe quoi, ne pouvantrassembler ses idées et ne sachant quel parti prendre.

– Dans tous les cas, disait-il, sil’Alouette, c’est elle, je le verrai bien, car la Thénardier val’amener ici. Alors tout sera dit, je donnerai ma vie et mon sangs’il le faut, mais je la délivrerai ! Rien ne m’arrêtera.

Près d’une demi-heure passa ainsi. Thénardierparaissait absorbé par une méditation ténébreuse. Le prisonnier nebougeait pas. Cependant Marius croyait par intervalles et depuisquelques instants entendre un petit bruit sourd du côté duprisonnier.

Tout à coup Thénardier apostropha leprisonnier :

– Monsieur Fabre, tenez, autant que jevous dise tout de suite.

Ces quelques mots semblaient commencer unéclaircissement. Marius prêta l’oreille. Thénardiercontinua :

– Mon épouse va revenir, ne vousimpatientez pas. Je pense que l’Alouette est véritablement votrefille, et je trouve tout simple que vous la gardiez. Seulement,écoutez un peu. Avec votre lettre, ma femme ira la trouver. J’aidit à ma femme de s’habiller, comme vous avez vu, de façon quevotre demoiselle la suive sans difficulté. Elles monteront toutesdeux dans le fiacre avec mon camarade derrière. Il y a quelque parten dehors d’une barrière une maringotte attelée de deux très bonschevaux. On y conduira votre demoiselle. Elle descendra du fiacre.Mon camarade montera avec elle dans la maringotte, et ma femmereviendra ici nous dire : C’est fait. Quant à votredemoiselle, on ne lui fera pas de mal, la maringotte la mènera dansun endroit où elle sera tranquille, et, dès que vous m’aurez donnéles petits deux cent mille francs, on vous la rendra. Si vous mefaites arrêter, mon camarade donnera le coup de pouce à l’Alouette.Voilà.

Le prisonnier n’articula pas une parole. Aprèsune pause, Thénardier poursuivit :

– C’est simple, comme vous voyez. Il n’yaura pas de mal si vous ne voulez pas qu’il y ait du mal. Je vousconte la chose. Je vous préviens pour que vous sachiez.

Il s’arrêta, le prisonnier ne rompit pas lesilence, et Thénardier reprit :

– Dès que mon épouse sera revenue etqu’elle m’aura dit : L’Alouette est en route, nous vouslâcherons, et vous serez libre d’aller coucher chez vous. Vousvoyez que nous n’avions pas de mauvaises intentions.

Des images épouvantables passèrent devant lapensée de Marius. Quoi ! cette jeune fille qu’on enlevait, onn’allait pas la ramener ? un de ces monstres allait l’emporterdans l’ombre ? où ?… Et si c’était elle ! Et ilétait clair que c’était elle ! Marius sentait les battementsde son cœur s’arrêter. Que faire ? Tirer le coup depistolet ? mettre aux mains de la justice tous cesmisérables ? Mais l’affreux homme au merlin n’en serait pasmoins hors de toute atteinte avec la jeune fille, et Mariussongeait à ces mots de Thénardier dont il entrevoyait lasignification sanglante : Si vous me faites arrêter, moncamarade donnera le coup de pouce à l’Alouette.

Maintenant ce n’était pas seulement par letestament du colonel, c’était par son amour même, par le péril decelle qu’il aimait, qu’il se sentait retenu.

Cette effroyable situation, qui durait déjàdepuis plus d’une heure, changeait d’aspect à chaque instant.Marius eut la force de passer successivement en revue toutes lesplus poignantes conjectures, cherchant une espérance et ne latrouvant pas. Le tumulte de ses pensées contrastait avec le silencefunèbre du repaire.

Au milieu de ce silence on entendit le bruitde la porte de l’escalier qui s’ouvrait, puis se fermait.

Le prisonnier fit un mouvement dans sesliens.

– Voici la bourgeoise, ditThénardier.

Il achevait à peine qu’en effet la Thénardierse précipita dans la chambre, rouge, essoufflée, haletante, lesyeux flambants, et cria en frappant de ses grosses mains sur sesdeux cuisses à la fois :

– Fausse adresse !

Le bandit qu’elle avait emmené avec elle,parut derrière elle et vint reprendre son merlin.

– Fausse adresse ? répétaThénardier.

Elle reprit :

– Personne ! Rue Saint-Dominique,numéro dix-sept, pas de monsieur Urbain Fabre ! On ne sait pasce que c’est !

Elle s’arrêta suffoquée, puiscontinua :

– Monsieur Thénardier ! ce vieux t’afait poser ! Tu es trop bon, vois-tu ! Moi, je te vouslui aurais coupé la margoulette en quatre pour commencer ! ets’il avait fait le méchant, je l’aurais fait cuire toutvivant ! Il aurait bien fallu qu’il parle, et qu’il dise oùest la fille, et qu’il dise où est le magot ! Voilà commentj’aurais mené cela, moi ! On a bien raison de dire que leshommes sont plus bêtes que les femmes ! Personne ! numérodix-sept ! C’est une grande porte cochère ! Pas demonsieur Fabre, rue Saint-Dominique ! et ventre à terre, etpourboire au cocher, et tout ! J’ai parlé au portier et à laportière, qui est une belle forte femme, ils ne connaissent pasça !

Marius respira. Elle, Ursule, ou l’Alouette,celle qu’il ne savait plus comment nommer, était sauvée.

Pendant que sa femme exaspérée vociférait,Thénardier s’était assis sur la table ; il resta quelquesinstants sans prononcer une parole, balançant sa jambe droite quipendait, et considérant le réchaud d’un air de rêverie sauvage.

Enfin il dit au prisonnier avec une inflexionlente et singulièrement féroce :

– Une fausse adresse ? qu’est-ce quetu as donc espéré ?

– Gagner du temps ! cria leprisonnier d’une voix éclatante.

Et au même instant il secoua ses liens ;ils étaient coupés. Le prisonnier n’était plus attaché au lit quepar une jambe.

Avant que les sept hommes eussent eu le tempsde se reconnaître et de s’élancer, lui s’était penché sous lacheminée, avait étendu la main vers le réchaud, puis s’étaitredressé, et maintenant Thénardier, la Thénardier et les bandits,refoulés par le saisissement au fond du bouge, le regardaient avecstupeur élevant au-dessus de sa tête le ciseau rouge d’où tombaitune lueur sinistre, presque libre et dans une attitudeformidable.

L’enquête judiciaire, à laquelle le guet-apensde la masure Gorbeau donna lieu par la suite, a constaté qu’un grossou, coupé et travaillé d’une façon particulière, fut trouvé dansle galetas, quand la police y fit une descente ; ce gros souétait une de ces merveilles d’industrie que la patience du bagneengendre dans les ténèbres et pour les ténèbres, merveilles qui nesont autre chose que des instruments d’évasion. Ces produits hideuxet délicats d’un art prodigieux sont dans la bijouterie ce que lesmétaphores de l’argot sont dans la poésie. Il y a des BenvenutoCellini au bagne, de même que dans la langue il y a des Villon. Lemalheureux qui aspire à la délivrance trouve moyen, quelquefoissans outils, avec un eustache, avec un vieux couteau, de scier unsou en deux lames minces, de creuser ces deux lames sans toucheraux empreintes monétaires, et de pratiquer un pas de vis sur latranche du sou de manière à faire adhérer les lames de nouveau.Cela se visse et se dévisse à volonté ; c’est une boîte. Danscette boîte, on cache un ressort de montre, et ce ressort de montrebien manié coupe des manilles de calibre et des barreaux de fer. Oncroit que ce malheureux forçat ne possède qu’un sou ; point,il possède la liberté. C’est un gros sou de ce genre qui, dans desperquisitions de police ultérieures, fut trouvé ouvert et en deuxmorceaux dans le bouge sous le grabat près de la fenêtre. Ondécouvrit également une petite scie en acier bleu qui pouvait secacher dans le gros sou. Il est probable qu’au moment où lesbandits fouillèrent le prisonnier, il avait sur lui ce gros souqu’il réussit à cacher dans sa main, et qu’ensuite, ayant la maindroite libre, il le dévissa, et se servit de la scie pour couperles cordes qui l’attachaient, ce qui expliquerait le bruit léger etles mouvements imperceptibles que Marius avait remarqués.

N’ayant pu se baisser de peur de se trahir, iln’avait point coupé les liens de sa jambe gauche.

Les bandits étaient revenus de leur premièresurprise.

– Sois tranquille, dit Bigrenaille àThénardier. Il tient encore par une jambe, et il ne s’en ira pas.J’en réponds. C’est moi qui lui ai ficelé cette patte-là.

Cependant le prisonnier éleva lavoix :

– Vous êtes des malheureux, mais ma viene vaut pas la peine d’être tant défendue. Quant à vous imaginerque vous me feriez parler, que vous me feriez écrire ce que je neveux pas écrire, que vous me feriez dire ce que je ne veux pasdire…

Il releva la manche de son bras gauche etajouta :

– Tenez.

En même temps il tendit son bras et posa surla chair nue le ciseau ardent qu’il tenait dans sa main droite parle manche de bois.

On entendit le frémissement de la chairbrûlée, l’odeur propre aux chambres de torture se répandit dans letaudis. Marius chancela éperdu d’horreur, les brigands eux-mêmeseurent un frisson, le visage de l’étrange vieillard se contracta àpeine, et, tandis que le fer rouge s’enfonçait dans la plaiefumante, impassible et presque auguste, il attachait sur Thénardierson beau regard sans haine où la souffrance s’évanouissait dans unemajesté sereine.

Chez les grandes ethautes natures les révoltes de la chair et des sens en proie à ladouleur physique font sortir l’âme et la font apparaître sur lefront, de même que les rébellions de la soldatesque forcent lecapitaine à se montrer.

– Misérables, dit-il, n’ayez pas pluspeur de moi que je n’ai peur de vous.

Et arrachant le ciseau de la plaie, il lelança par la fenêtre qui était restée ouverte, l’horrible outilembrasé disparut dans la nuit en tournoyant et alla tomber au loinet s’éteindre dans la neige.

Le prisonnier reprit :

– Faites de moi ce que vous voudrez.

Il était désarmé.

– Empoignez-le ! dit Thénardier.

Deux des brigands lui posèrent la main surl’épaule, et l’homme masqué à voix de ventriloque se tint en facede lui, prêt à lui faire sauter le crâne d’un coup de clef aumoindre mouvement.

En même temps Marius entendit au-dessous delui, au bas de la cloison, mais tellement près qu’il ne pouvaitvoir ceux qui parlaient, ce colloque échangé à voixbasse :

– Il n’y a plus qu’une chose à faire.

– L’escarper !

– C’est cela.

C’étaient le mari et la femme qui tenaientconseil.

Thénardier marcha à pas lents vers la table,ouvrit le tiroir et y prit le couteau.

Marius tourmentait le pommeau du pistolet.Perplexité inouïe. Depuis une heure il y avait deux voix dans saconscience, l’une lui disait de respecter le testament de son père,l’autre lui criait de secourir le prisonnier. Ces deux voixcontinuaient sans interruption leur lutte qui le mettait àl’agonie. Il avait vaguement espéré jusqu’à ce moment trouver unmoyen de concilier ces deux devoirs, mais rien de possible n’avaitsurgi. Cependant le péril pressait, la dernière limite de l’attenteétait dépassée, à quelques pas du prisonnier Thénardier songeait,le couteau à la main.

Marius égaré promenait ses yeux autour de lui,dernière ressource machinale du désespoir.

Tout à coup il tressaillit.

À ses pieds, sur sa table, un vif rayon depleine lune éclairait et semblait lui montrer une feuille depapier. Sur cette feuille il lut cette ligne écrite en grosseslettres le matin même par l’aînée des filles Thénardier :

– LES COGNES SONT LÀ.

Une idée, une clarté traversa l’esprit deMarius ; c’était le moyen qu’il cherchait, la solution de cetaffreux problème qui le torturait, épargner l’assassin et sauver lavictime. Il s’agenouilla sur la commode, étendit le bras, saisit lafeuille de papier, détacha doucement un morceau de plâtre de lacloison, l’enveloppa dans le papier, et jeta le tout par lacrevasse au milieu du bouge.

Il était temps. Thénardier avait vaincu sesdernières craintes ou ses derniers scrupules et se dirigeait versle prisonnier.

– Quelque chose qui tombe ! cria laThénardier.

– Qu’est-ce ? dit le mari.

La femme s’était élancée et avait ramassé leplâtras enveloppé du papier.

Elle le remit à son mari.

– Par où cela est-il venu ? demandaThénardier.

– Pardié ! fit la femme, par oùveux-tu que cela soit entré ? C’est venu par la fenêtre.

– Je l’ai vu passer, dit Bigrenaille.

Thénardier déplia rapidement le papier etl’approcha de la chandelle.

– C’est de l’écriture d’Éponine.Diable !

Il fit signe à sa femme, qui s’approchavivement et il lui montra la ligne écrite sur la feuille de papier,puis il ajouta d’une voix sourde :

– Vite ! l’échelle ! laissonsle lard dans la souricière et fichons le camp !

– Sans couper le cou à l’homme ?demanda la Thénardier.

– Nous n’avons pas le temps.

– Par où ? reprit Bigrenaille.

– Par la fenêtre, répondit Thénardier.Puisque Ponine a jeté la pierre par la fenêtre, c’est que la maisonn’est pas cernée de ce côté-là.

Le masque à voix de ventriloque posa à terresa grosse clef, éleva ses deux bras en l’air et ferma trois foisrapidement ses mains sans dire un mot. Ce fut comme le signal dubranle-bas dans un équipage. Les brigands qui tenaient leprisonnier le lâchèrent ; en un clin d’œil l’échelle de cordefut déroulée hors de la fenêtre et attachée solidement au rebordpar les deux crampons de fer.

Le prisonnier ne faisait pas attention à cequi se passait autour de lui. Il semblait rêver ou prier.

Sitôt l’échelle fixée, Thénardier cria.

– Viens ! la bourgeoise !

Et il se précipita vers la croisée.

Mais comme il allait enjamber, Bigrenaille lesaisit rudement au collet.

– Non pas, dis donc, vieux farceur !après nous !

– Après nous ! hurlèrent lesbandits.

– Vous êtes des enfants, dit Thénardier,nous perdons le temps. Les railles sont sur nos talons.

– Eh bien, dit un des bandits, tirons ausort à qui passera le premier.

Thénardier s’exclama :

– Êtes-vous fous ! êtes-voustoqués ! en voilà-t-il un tas de jobards ! perdre letemps, n’est-ce pas ? tirer au sort, n’est-ce pas ? audoigt mouillé ! à la courte paille ! écrire nosnoms ! les mettre dans un bonnet !…

– Voulez-vous mon chapeau ? cria unevoix du seuil de la porte.

Tous se retournèrent. C’était Javert.

Il tenait son chapeau à la main, et le tendaiten souriant.

Chapitre XXI – On devrait toujourscommencer par arrêter les victimes

Javert, à la nuit tombante, avait aposté deshommes et s’était embusqué lui-même derrière les arbres de la ruede la Barrière-des-Gobelins qui fait face à la masure Gorbeau del’autre côté du boulevard. Il avait commencé par ouvrir « sapoche », pour y fourrer les deux jeunes filles chargées desurveiller les abords du bouge. Mais il n’avait« coffré » qu’Azelma. Quant à Éponine, elle n’était pas àson poste, elle avait disparu et il n’avait pu la saisir. PuisJavert s’était mis en arrêt, prêtant l’oreille au signal convenu.Les allées et venues du fiacre l’avaient fort agité. Enfin ils’était impatienté, et, sûr qu’il y avait un nid là, sûrd’être en bonne fortune, ayant reconnu plusieurs desbandits qui étaient entrés, il avait fini par se décider à montersans attendre le coup de pistolet.

On se souvient qu’il avait le passe-partout deMarius.

Il était arrivé à point.

Les bandits effarés se jetèrent sur les armesqu’ils avaient abandonnées dans tous les coins au moment des’évader. En moins d’une seconde, ces sept hommes, épouvantables àvoir, se groupèrent dans une posture de défense, l’un avec sonmerlin, l’autre avec sa clef, l’autre avec son assommoir, lesautres avec les cisailles, les pinces et les marteaux, Thénardierson couteau au poing. La Thénardier saisit un énorme pavé qui étaitdans l’angle de la fenêtre et qui servait à ses filles detabouret.

Javert remit son chapeau sur sa tête, et fitdeux pas dans la chambre, les bras croisés, la canne sous le bras,l’épée dans le fourreau.

– Halte-là ! dit-il. Vous nepasserez pas par la fenêtre, vous passerez par la porte. C’estmoins malsain. Vous êtes sept, nous sommes quinze. Ne nouscolletons pas comme des auvergnats. Soyons gentils.

Bigrenaille prit un pistolet qu’il tenaitcaché sous sa blouse et le mit dans la main de Thénardier en luidisant à l’oreille :

– C’est Javert. Je n’ose pas tirer surcet homme-là. Oses-tu, toi ?

– Parbleu ! répondit Thénardier.

– Eh bien, tire.

Thénardier prit le pistolet, et ajustaJavert.

Javert, qui était à trois pas, le regardafixement et se contenta de dire :

– Ne tire pas, va ! ton coup varater.

Thénardier pressa la détente. Le couprata.

– Quand je te le disais ! fitJavert.

Bigrenaille jeta son casse-tête aux pieds deJavert.

– Tu es l’empereur des diables ! jeme rends.

– Et vous ? demanda Javert auxautres bandits.

Ils répondirent :

– Nous aussi.

Javert repartit avec calme :

– C’est ça, c’est bon, je le disais, onest gentil.

– Je ne demande qu’une chose, reprit leBigrenaille, c’est qu’on ne me refuse pas du tabac pendant que jeserai au secret.

– Accordé, dit Javert.

Et se retournant et appelant derrièrelui :

– Entrez maintenant !

Une escouade de sergents de ville l’épée aupoing et d’agents armés de casse-tête et de gourdins se rua àl’appel de Javert. On garrotta les bandits. Cette foule d’hommes àpeine éclairés d’une chandelle emplissait d’ombre le repaire.

– Les poucettes à tous ! criaJavert.

– Approchez donc un peu ! cria unevoix qui n’était pas une voix d’homme, mais dont personne n’eût pudire : c’est une voix de femme.

La Thénardier s’était retranchée dans un desangles de la fenêtre, et c’était elle qui venait de pousser cerugissement.

Les sergents de ville et les agentsreculèrent.

Elle avait jeté son châle et gardé sonchapeau ; son mari, accroupi derrière elle, disparaissaitpresque sous le châle tombé, et elle le couvrait de son corps,élevant le pavé des deux mains au-dessus de sa tête avec lebalancement d’une géante qui va lancer un rocher.

– Gare ! cria-t-elle.

Tous se refoulèrent vers le corridor. Un largevide se fit au milieu du galetas.

La Thénardier jeta un regard aux bandits quis’étaient laissé garrotter et murmura d’un accent guttural etrauque :

– Les lâches !

Javert sourit et s’avança dans l’espace videque la Thénardier couvait de ses deux prunelles.

– N’approche pas, va-t’en, cria-t-elle,ou je t’écroule !

– Quel grenadier ! fit Javert ;la mère ! tu as de la barbe comme un homme, mais j’ai desgriffes comme une femme.

Et il continua de s’avancer.

La Thénardier, échevelée et terrible, écartales jambes, se cambra en arrière et jeta éperdument le pavé à latête de Javert. Javert se courba. Le pavé passa au-dessus de lui,heurta la muraille du fond dont il fit tomber un vaste plâtras etrevint, en ricochant d’angle en angle à travers le bouge,heureusement presque vide, mourir sur les talons de Javert.

Au même instant Javert arrivait au coupleThénardier. Une de ses larges mains s’abattit sur l’épaule de lafemme et l’autre sur la tête du mari.

– Les poucettes ! cria-t-il.

Les hommes de police rentrèrent en foule, eten quelques secondes l’ordre de Javert fut exécuté.

La Thénardier, brisée, regarda ses mainsgarrottées et celles de son mari, se laissa tomber à terre ets’écria en pleurant :

– Mes filles !

– Elles sont à l’ombre, dit Javert.

Cependant les agents avaient avisé l’ivrogneendormi derrière la porte et le secouaient. Il s’éveilla enbalbutiant :

– Est-ce fini, Jondrette ?

– Oui, répondit Javert.

Les six bandits garrottés étaientdebout ; du reste, ils avaient encore leurs mines despectres ; trois barbouillés de noir, trois masqués.

– Gardez vos masques, dit Javert.

Et, les passant en revue avec le regard d’unFrédéric II à la parade de Potsdam, il dit aux trois« fumistes » :

– Bonjour, Bigrenaille. Bonjour, Brujon.Bonjour, Deux-Milliards.

Puis, se tournant vers les trois masques, ildit à l’homme au merlin :

– Bonjour, Gueulemer.

Et à l’homme à la trique :

– Bonjour, Babet.

Et au ventriloque :

– Salut, Claquesous.

En ce moment, il aperçut le prisonnier desbandits qui, depuis l’entrée des agents de police, n’avait pasprononcé une parole et se tenait tête baissée.

– Déliez monsieur ! dit Javert, etque personne ne sorte !

Cela dit, il s’assit souverainement devant latable, où étaient restées la chandelle et l’écritoire, tira unpapier timbré de sa poche et commença son procès-verbal.

Quand il eut écrit les premières lignes qui nesont que des formules toujours les mêmes, il leva lesyeux :

– Faites approcher ce monsieur que cesmessieurs avaient attaché.

Les agents regardèrent autour d’eux.

– Eh bien, demanda Javert, où est-ildonc ?

Le prisonnier des bandits, M. Leblanc,M. Urbain Fabre, le père d’Ursule ou de l’Alouette, avaitdisparu.

La porte était gardée, mais la croisée nel’était pas. Sitôt qu’il s’était vu délié, et pendant que Javertverbalisait, il avait profité du trouble, du tumulte, del’encombrement, de l’obscurité, et d’un moment où l’attentionn’était pas fixée sur lui, pour s’élancer par la fenêtre.

Un agent courut à la lucarne, et regarda. Onne voyait personne dehors.

L’échelle de corde tremblait encore.

– Diable ! fit Javert entre sesdents, ce devait être le meilleur !

Chapitre XXII – Le petit qui criait autome deux

[136]Lelendemain du jour où ces événements s’étaient accomplis dans lamaison du boulevard de l’Hôpital, un enfant, qui semblait venir ducôté du pont d’Austerlitz, montait par la contre-allée de droitedans la direction de la barrière de Fontainebleau. Il était nuitclose. Cet enfant était pâle, maigre, vêtu de loques, avec unpantalon de toile au mois de février, et chantait à tue-tête.

Au coin de la rue du Petit-Banquier, unevieille courbée fouillait dans un tas d’ordures à la lueur duréverbère ; l’enfant la heurta en passant, puis recula ens’écriant :

– Tiens ! moi qui avait pris ça pourun énorme, un énorme chien[137] !

Il prononça le mot énorme pour la seconde foisavec un renflement de voix goguenarde que des majusculesexprimeraient assez bien : un énorme, un ÉNORMEchien !

La vieille se redressa furieuse.

– Carcan de moutard !grommela-t-elle. Si je n’avais pas été penchée, je sais bien où jet’aurais flanqué mon pied !

L’enfant était déjà à distance.

– Kisss ! kisss ! fit-il. Aprèsça, je ne me suis peut-être pas trompé.

La vieille, suffoquée d’indignation, se dressatout à fait, et le rougeoiement de la lanterne éclaira en plein saface livide, toute creusée d’angles et de rides, avec des pattesd’oie rejoignant les coins de la bouche. Le corps se perdait dansl’ombre et l’on ne voyait que la tête. On eût dit le masque de laDécrépitude découpé par une lueur dans la nuit. L’enfant laconsidéra.

– Madame, dit-il, n’a pas le genre debeauté qui me conviendrait.

Il poursuivit son chemin et se remit àchanter :

Le roi Coupdesabot

S’en allait à la chasse,

À la chasse aux corbeaux…

Au bout de ces trois vers, il s’interrompit.Il était arrivé devant le numéro 50-52, et, trouvant la portefermée, il avait commencé à la battre à coups de pied, coups depied retentissants et héroïques, lesquels décelaient plutôt lessouliers d’homme qu’il portait que les pieds d’enfant qu’ilavait.

Cependant cette même vieille qu’il avaitrencontrée au coin de la rue du Petit-Banquier accourait derrièrelui poussant des clameurs et prodiguant des gestes démesurés.

– Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ceque c’est ? Dieu Seigneur ! on enfonce la porte ! ondéfonce la maison !

Les coups de pied continuaient.

La vieille s’époumonait.

– Est-ce qu’on arrange les bâtimentscomme ça à présent !

Tout à coup elle s’arrêta. Elle avait reconnule gamin.

– Quoi ! c’est ce satan !

– Tiens, c’est la vieille, dit l’enfant.Bonjour, la Burgonmuche. Je viens voir mes ancêtres.

La vieille répondit, avec une grimacecomposite, admirable improvisation de la haine tirant parti de lacaducité et de la laideur, qui fut malheureusement perdue dansl’obscurité :

– Il n’y a personne, mufle.

– Bah ! reprit l’enfant, où donc estmon père ?

– À la Force.

– Tiens ! et ma mère ?

– À Saint-Lazare.

– Eh bien ! et mes sœurs ?

– Aux Madelonnettes.

L’enfant se gratta le derrière de l’oreille,regarda mame Burgon, et dit :

– Ah !

Puis il pirouetta sur ses talons, et, unmoment après, la vieille restée sur le pas de la porte l’entenditqui chantait de sa voix claire et jeune en s’enfonçant sous lesormes noirs frissonnant au vent d’hiver :

Le roi Coupdesabot

S’en allait à la chasse,

À la chasse aux corbeaux,

Monté sur des échasses.

Quand on passait dessous

On lui payait deux sous.

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Tags: Victor Hugo