CHERS LECTEURS,
Nous voici arrivés à l’ère chrétienne :j’ai tâché de vous donner une idée de cette monstrueuse société romaine qui asservissait, corrompait et épouvantait le monde.
Dans le récit de la vie des deux descendants de notre famille gauloise, Sylvest et Siomara, je vous ai présenté les conséquences les plus communes de l’esclavage où gémissaient nos pères et nos mères asservis sous l’oppression de Rome. Siomara,c’est l’effrayante dépravation qu’engendre souvent et forcément la servitude. Sylvest, c’est l’esclave martyr qui ne songe qu’à briser ses fers par la révolte, c’est le Gaulois conquis attendant le jour et l’heure d’exercer de légitimes et terribles représailles sur le conquérant, et de revendiquer, les armes à la main, le sol, la patrie, les droits, la nationalité, la religion, que la violence lui a ravis.
Cette sourde et menaçante ardeur d’insurrection contre la domination romaine couvait chez tous les peuples lorsque Jésus de Nazareth se révéla.
J’ai essayé, dans l’épisode suivant, où se trouve mêlée une des descendantes de notre famille gauloise, de mettre en action les principaux événements de la vie sublime de Jésus, de vous montrer ce Christ, si divinement adorable, parlant,agissant ainsi qu’il a parlé et agi, puisque, dans les scènes où ilparaît, il ne prononce pas un mot, il n’accomplit pas un acte quine lui ait été attribué par ses disciples Jean, Marc, Luc ouMatthieu, autrement dits les quatre évangélistes, qui, vous lesavez, chers lecteurs, ont écrit chacun de leur côté, mais avec degraves et nombreuses contradictions, la vie, les actes et lesparoles de Jésus, leur jeune maître, bien longtemps après samort ; de sorte que tout ce que nous savons de lui ne nous estparvenu que par les récits de ses quatre disciples, auteurs desÉvangiles, à l’affirmation desquels, bien que souventcontradictoire, on a dû se rendre.
Si j’ai mis, comme on dit, Jésus enscène, je n’ai fait que suivre en cela l’exemple donné par ungrand nombre d’écrivains depuis les temps les plus reculés jusqu’ànos jours ; usage qui a pris surtout racine dans les pays lesplus catholiques du monde, tels que l’Italie et l’Espagne, au tempsle plus formidable de l’inquisition, tels encore que la France, lafille aînée de l’Église, ainsi que l’appellent lescatholiques[1].
Si large, si absolu, si légal que soit pourchaque citoyen le droit de libre pensée, de libre examen, de libreconscience sur toutes les questions religieuses, en tant que ladiscussion reste convenable et mesurée, nous n’approfondirons pasici cette thèse, discutée, controversée depuis la mort deJésus : d’un côté, par les savants, les historiens ou lesphilosophes ; de l’autre, par les théologiens les plushabiles, les plus éloquents et les plus convaincus.
« Jésus est-il un être surhumain,surnaturel, le Fils de Dieu, conçu par la sainte Vierge, grâce àl’intervention du Saint-Esprit, et envoyé momentanément sur laterre par Dieu le Père, dans le but d’y accomplir, en faveur de larédemption de l’humanité, des prodiges, des miracles, et deressusciter visiblement trois jours après sa mort pour remonter auxcieux ? »
Ou bien :
« Jésus est-il un des plus hardisréformateurs, un des plus grands philosophes dont puisses’enorgueillir l’espèce humaine, un génie véritablement divin parl’âme, céleste par le cœur, qui, joignant à de rares et profondesconnaissances dans l’art de guérir, à l’aide desquelles il opéraitdes cures vraiment miraculeuses, une tendresse inépuisable pourtout ce qui était pauvre, opprimé, souffrant ou dégradé par unevicieuse organisation sociale, a, par ses doctrines, porté unemortelle atteinte à la monstrueuse tyrannie de la société romaine,jeté les fondements d’un monde nouveau, et pris place au-dessus deMoïse, de Platon, de Socrate, et de tous les sublimes génies del’Asie et de la Gaule druidique ? »
Nous honorons toutes les convictions sincèreset pieuses, depuis la croyance des juifs, des chrétiensrationalistes ou protestants, jusqu’à celle des catholiques romainsles plus orthodoxes en matière religieuse. Chacun pense, croit,pratique, examine, apprécie comme il veut ou comme il peut, à lacondition, nous le répétons, de respecter les croyances de tous,comme tous doivent respecter la croyance de chacun, pourvu qu’ellese formule avec mesure et convenance.
Ceci posé, nous trouvons fort logiques à sonpoint de vue, l’opinion émise dans le livre du célèbre docteurStraüs sur la vie de Jésus-Christ[2].
Cette opinion, la voici :
« La réflexion place Jésus dans lacatégorie des individus doués de hautes facultés, dont la vocation,dans les différents domaines de la vie, est d’élever ledéveloppement de l’esprit à des degrés supérieurs ; individusque nous signalons d’ordinaire par le titre de génies dans lesbranches extra-religieuses, et particulièrement dans celles del’art et de la science. Ce n’est pas sans doute encore ramener leChrist dans ce qui est, à proprement parler, le sanctuairechrétien, ce n’est que le placer dans la chapelle d’AlexandreSévère, à côté d’Orphée, d’Homère, où il se trouve, non-seulement àcôté de Moïse, mais encore à côté de Mahomet, et où même il ne doitpas dédaigner la compagnie d’Alexandre, et de César, de Raphaël etde Mozart. Ce rapprochement inquiétant disparaît cependant par deuxraisons : la première, c’est qu’entre les différents domainesoù peut se développer la force créatrice du génie, fille de laDivinité, le domaine de la religion est placé d’une manièregénérale en tête de tous les autres… aussi peut-on dire dufondateur d’une religion, dans un tout autre sens que du poète, duphilosophe, que Dieu se manifeste en lui ; la seconderaison, c’est que, même dans le domaine religieux, le Christ, étantl’auteur de la plus haute religion, dépasse les autres fondateursde religion[3].
» Mais, en admettant que le Christ, aupoint culminant de la vie spirituelle sur le terrain de lacommunion la plus intime de l’Être divin et humain, est le plusgrand parmi tous ceux dont le génie créateur s’est développé sur lemême théâtre, cela, dira-t-on, n’est valable que pour les temps quise sont écoulés ; quant à l’avenir, nous n’avons, ce mesemble, rien qui nous garantisse qu’il ne viendra pas un autregénie qui, bien que non attendu par la chrétienté, n’égale ou mêmene surpasse le Christ, de même que Thalès et Parménide ont étésuivi de Socrate et de Platon, et que, sur le terrain même de lareligion, Moïse a été suivi du Christ. »
Maintenant, chers lecteurs, ceux d’entre vousqui voudraient s’édifier sur les questions si délicates de lanaissance, des miracles et de la résurrection de Jésus, faits enapparence fort surnaturels, les trouveront expliqués ou ramenées àdes proportions humaines et possibles dans l’ouvrage du célèbredocteur Straüs, œuvre toute moderne et d’une immense érudition, àlaquelle la clarté du raisonnement, jointe à l’irrécusable citationdes faits, semble donner une autorité incontestable.
Quelques mots maintenant pour préciser l’étatdes choses en Judée au moment où Jésus de Nazareth sortit pour lapremière fois de l’obscurité où il avait jusqu’alors vécu.
Ainsi que vous le savez, Jésus, fils de Marieet du charpentier Joseph, était Juif et professait la religionjuive ; vous n’ignorez pas non plus que l’Ancien Testament,autrement dit la Bible, livre sacré des Hébreux, annonçait depuisdes siècles, par la voix des prophètes, la venue d’unMessie, génie à la fois libérateur et réformateur, dont lamission serait d’affranchir le pays des Hébreux de l’oppressionétrangère et de changer cette terre de misères et de larmes enterre promise, en paradis terrestre. Les mêmes livres saintsdécrivaient à l’avance quels seraient les actes et même quelquesparticularités de la vie de ce Messie ; aussi devait-ilarriver et il arriva que, trouvant ainsi leur conduite tracéed’avance par les prédictions séculaires, tantôt des imposteurs,tantôt des hommes consciencieusement fanatisés par la lecture deslivres saints, et se croyant véritablement le Messie promis, tantôtdes hommes d’un sens politique profond, comprenant toute l’autoritéque donnerait à leurs plans de réformes cette origine quasi-divine,se donnèrent, de siècle en siècle, pour le véritable libérateur etle réformateur tant annoncé par les saintes Écritures, tâchant etparvenant, chose assez peu difficile, à faire parfois à peu prèscoïncider leur vie, leurs actes, leurs paroles avec quelques-unesdes prophéties écrites dans la Bible ; en d’autres termes, cesprophéties disant : Le Messie, fera, dira, accompliratelle chose, ces messies s’efforçaient, par tous les moyenspossibles (et ils étaient de beaucoup de sortes dans ces tempsd’ignorance grossière) de réaliser plus ou moins certainesprophéties qu’ils connaissaient d’avance.
Beaucoup de ces messies précédèrent Jésus,d’autres le suivirent ; les uns furent reconnus pour desfourbes et échouèrent misérablement ; d’autres eurent unepuissante influence sur le peuple hébreu, le soulevèrent contre lesRomains, qui déjà dominaient la Judée ; mais, comme Jésus deNazareth, ils payèrent de leur vie cette influence. Néanmoins,presque tous les messies agitèrent profondément les massessouffrantes et opprimées en leur promettant le royaume de Dieu surla terre, c’est-à-dire le bonheur de tous et l’extermination desconquérants étrangers. Sous le siècle d’Auguste, époque que nousvenons de traverser historiquement, la Judée fut incorporée à laSyrie, depuis longtemps province romaine. Cette incorporation, quiportait une dernière et suprême atteinte à la nationalité juive,fut favorablement accueillie par les classes supérieures de laJudée (ainsi que nous avons vu dans les Gaules beaucoup de richesGaulois accueillir avec joie la conquête romaine) ; mais lepeuple, écrasé par le redoublement des impôts dont il payait laprotection romaine, s’irrita profondément, et plusieurs révolteséclatèrent, soulevées par les derniers messies qui précédèrentJésus.
Ce fut donc en ces temps d’effervescencepopulaire que se produisit publiquement et politiquement Jésus deNazareth, se proclamant, après tant d’autres et comme tant d’autresavant lui, le véritable Messie.
Nous citerons ici, à ce sujet, quelques lignesd’un excellent ouvrage sur Jésus et sa doctrine[4],ouvrage écrit à un tout autre point de vue que celui du docteurStraüs, et qui arrive cependant à une conclusion presqueidentique.
« Dans le besoin commun de délivrance, lapopulation moyenne et supérieure (de Judée), souvent avertie partous les malheurs auxquels les soulèvements partiels avaient donnélieu, exigeait, pour reconnaître son libérateur (ou messie) que leconseil national eût proclamé préalablement son opportunité et lespouvoirs extraordinaires que l’opinion presque unanime ajoutait àsa venue. (Mais le conseil national des Juifs n’avait pas, si celase peut dire, accrédité Jésus-Christ comme véritable messie.) Lesclasses inférieures, au contraire, plus souffrantes et moinsarrêtées par la prudence et les intérêts personnels, seprécipitaient au-devant de tout homme qui annonçait au nom de Dieule salut de la nation.
» Une seconde cause, quoique fondée surl’un des principes les plus brillants, les plus moraux de ladoctrine de Jésus, éloignait de lui toutes les personnes attachéesdans leur condition sociale à un certain honneur, et devaitréveiller chez les magistrats une méfiance grande et involontaire.Les errements de l’école essénienne, qui, par amour pour la paix etla pureté de l’âme, dictait à ses adeptes de ne rechercher que lasociété des gens de bien, n’avaient point paru d’une nature assezféconde aux yeux de Jésus… Comme le secours du médecinn’appartient point, disait-il, aux individus en santé,mais aux malades, de même tous ses oins devaient aplanir auxméchants les voies du royaume de Dieu. En conséquence,beaucoup de femmes jusqu’alors prostituées, beaucoup d’hommesméprisés pour leur conduite, paraissaient en premier ordre sur sestraces et étaient admis à ses repas.
» Enfin, l’image flatteuse d’un mondeprochain où les pauvres, les derniers, obtiendraient laplace des premiers, la possession éternelle de la terrerecomposée, reconstituée, exerçaient beaucoup plutôt leur actionsur une multitude qui, ne possédant rien, ne livrait rien auxchances du hasard, que sur des hommes qui avaient à compromettreleur famille, leur existence, leur avenir. »
Telle était donc la position des hommes et deschoses lorsque Jésus de Nazareth se produisit en Judée comme levéritable Messie réformateur et libérateur ; mais, s’il devintaussitôt l’idole des pauvres, des opprimés, des êtres dégradés,auxquels il faisait entendre pour la première fois de tendresparoles d’amour, de consolation, de pardon et d’espérance, il futbientôt l’objet de la haine passionnée, aveugle, féroce, des gensqui, ainsi que le dit M. Salvador, craignaient de voircompromettre, par les doctrines réformatrices de Jésus,leur famille, leur existence, leur avenir.
Cette classe de citoyens de Jérusalem,composée des sénateurs, des banquiers, des docteurs de la loi etdes princes des prêtres, appartenait généralement à l’école ou àl’opinion pharisienne, opinion dont le principe reposaitsur le respect de la religion et de l’autorité.
Or, ainsi que vous le verrez, chers lecteurs,par les citations irrécusables des Évangiles, Jésus de Nazarethn’était pas seulement un admirable réformateur social et politique,mais encore un réformateur religieux, et quoiqu’il professât lareligion juive, il blâmait et, méconnaissait certaines observances,certaines pratiques religieuses, considérées par les prêtres commeindispensables au salut. Il fut donc incessamment attaqué, exécrépar les pharisiens, et finalement mis à mort à leur demande, pouravoir voulu, selon eux, renverser la religion, dissoudrela famille et attenter à la richesse et à lapropriété individuelle.
Le sujet est trop grave pour que je cherche lamoindre allusion aux événements et aux idées de notre temps ;vous vous en convaincrez vous-mêmes, car vous trouverez toutes mesaffirmations appuyées de l’irrécusable autorité desÉvangiles ; non, je ne cherche pas ici de puériles allusions,je constate des faits. Et, d’ailleurs, les temps ne sont plus lesmêmes : l’humanité a marché. La sublime doctrine de Jésus serésume par ces principes : l’amour du prochain, l’égalitéparmi les hommes, la charité.
L’amour du prochain et l’égalité avaient étédéjà prêchés par différents philosophes antérieurs à Jésus[5] ; mais personne, avant lui, n’avaitplus admirablement cherché et n’était arrivé à faire naître, àdévelopper, à exalter chez l’homme la charité, le devoir impérieuxde l’aumône ; de là ses attaques violentes, incessantes contreles riches, pour les engager et les forcer à l’aumône ; nulautre que lui n’avait tenté de relever, de réhabiliter par lerepentir, ces coupables de qui les fautes sont moins imputables àleurs mauvaises passions qu’aux iniquités sociales.
Mais, nous l’avons dit, l’humanité,éternellement en progrès, a marché : l’aumône et la charité,qui étaient pour ainsi dire le côté économique de la doctrine deJésus, et qui ont produit d’excellents résultats durant des sièclesoù la société se composait uniquement de maîtres et d’esclaves, deconquérants et de conquis, de seigneurs et de serfs, l’aumône et lacharité ont, comme économie sociale, accompli leur temps ;elles resteront toujours profondément vénérables comme vertusprivées, mais elles seraient aujourd’hui plus que jamaisimpuissantes à résoudre le redoutable problème de la misère. Unedes conséquences de l’égalité de tous devant la souverainetépopulaire est : quant à l’impôt, que celui qui possèdebeaucoup paye beaucoup, que celui qui possède peu paye peu ;quant à l’économie sociale, il est non moins conséquent queL’INSTRUMENT DE TRAVAIL SOIT ACCESSIBLE À TOUS, afin que toustrouvent dans les fruits de leur travail, désormais constant et àl’abri de toutes les vicissitudes, indépendance, moralisation,éducation, bien-être. Lors même qu’elle ne dégrade pas celui qui lareçoit, l’aumône est stérile… aussi stérile, dirions-nous, que leserait le pillage, que des méchants ou des insensés nousaccusent de prêcher : il ne s’agit pas de dépouiller ceux quipossèdent, mais de rendre, moyennant labeur, intelligence etprobité, la propriété accessible, facile, fructueuse à tous ceuxqui ne possèdent pas.
Permettez-moi, chers lecteurs, afin de bienvous préciser, selon moi, la différence des résultats de l’aumôneet du travail, de terminer par une parabole, ainsi quel’on disait au temps de Jésus de Nazareth. Cette parabole ne seraautre chose que le récit d’un fait dont j’ai été témoin.
« Il y a quelques années de cela ;le pain était hors de prix, l’hiver rigoureux : deux bonsriches, possédant des terres exactement semblables en nature,voulurent venir au secours des journaliers sans ouvrage quihabitaient la commune voisine. L’un des riches donna cinq centsfrancs, qui furent distribués aux journaliers qui manquaient depain et d’ouvrage. L’autre riche, au lieu de distribuer cinq centsfrancs en aumône, les consacra au défrichement d’un champ incultedepuis des siècles, donna ainsi du travail, et conséquemment dupain, à bon nombre de journaliers pendant la rude saison, et mit envaleur une terre jusqu’alors stérile. L’an d’après, il concéda auxmêmes journaliers la possession du champ, la semence et l’engraisnécessaires à la culture, sans se réserver d’autre prélèvementqu’une part des produits, qui le mettait à même de rentrer dans lesavances qu’il avait faites ainsi que dans le prix d’acquisition dusol, mais sans aucune stipulation d’intérêt ; les journalierss’acquittèrent ainsi des avances reçues, et, plus tard, profitèrentde l’intégralité de leurs travaux.
» Or, de ces deux riches voulant employercinq cents francs à donner du pain à leur prochain, lequel a lemieux réussi : celui qui a procédé par aumône ou celui qui amis l’instrument de travail à la portée des journaliers ? Lastérile aumône, bientôt absorbée sans rien produire, n’a donné quependant quelques mois du pain à ceux qui en manquaient ; lesecond travail a non-seulement assuré pendant un grand nombred’années à venir une occupation lucrative aux journaliers, premiersdéfricheurs de ce champ, mais augmenté par cette production infiniela richesse générale du pays. »
Un dernier mot, chers lecteurs ;permettez-moi de remercier publiquement ici ceux d’entre vous, etils sont en grand nombre, qui m’ont fait l’honneur de m’écrirequ’ils ont voté pour moi lors de la dernière élection de Paris. Lamission de représentant du peuple, jointe aux travaux incessants,indispensables à la continuation des Mystères du peuple,que vous accueillez avec une si constante bienveillance, m’imposede nouveaux devoirs ; mais je trouverai la force de suffire àma double tâche dans vos encouragements, et dans mon dévouementinaltérable à l’opinion démocratique et sociale qui m’a honoré desa confiance.
EUGÈNE SUE.
Paris, 6 mai 1850.
Un souper chez Ponce-Pilate àJérusalem. – Aurélie, femme de Grémion. –Jeane, femme de Chusa, intendant d’Hérode.– Jonas, riche banquier. – Baruch, docteur de laloi. – Caïphe, prince des prêtres. – Ce que ces seigneurspensent d’un jeune homme de Nazareth, ancien ouvrier charpentier,et comment lesdits pharisiens accusent ce jeune homme de prêcher,surtout à la lie de la populace, des doctrines incendiaires,subversives et criminellement attentatoires à la religion,à la famille et à la propriété. – Jeane,femme de Chusa, essaye de défendre le jeune homme deNazareth. – Nouveau méfait du Nazaréen annoncé par un officierromain. – Jeane et Aurélie échangent une promessemystérieuse pour le lendemain.
Ce soir-là, il y avait à Jérusalem un grandsouper chez Ponce-Pilate, procurateur au pays des Israélites pourl’empereur Tibère.
Vers la tombée du jour, la plus brillantesociété de la ville se rendit chez le seigneur romain. Sa maison,comme celle de toutes les personnes riches du pays, était bâtie enpierre de taille enduite de chaux et badigeonnée d’une couleurrouge[6].
On entrait dans ce somptueux logis par unecour carrée entourée de colonnes de marbre formant galerie. Aumilieu de cette cour jaillissait une fontaine qui répandait unegrande fraîcheur sous ce ciel brûlant de l’Arabie. Un immensepalmier, planté auprès de cette fontaine, la couvrait de son ombrependant le jour. On pénétrait ensuite dans un vestibule rempli deserviteurs, et de là dans la salle du festin, boisée de sandalincrusté d’ivoire.
Autour de la table étaient rangés des lits debois de cèdre recouverts de riches draperies, où les convivess’asseyaient pour manger… Selon l’usage du pays, les femmes quiassistaient au repas avaient amené une de leurs esclaves qui setenait debout derrière elles durant tout le festin. Ce fut ainsique Geneviève, femme de Fergan, assista aux scènes qu’elle varaconter, ayant accompagné sa maîtresse Aurélie chez le seigneurPonce-Pilate.
La société était choisie : on remarquaitparmi les gens les plus considérables : le seigneurBaruch, sénateur et docteur de la loi ; le seigneurChusa, intendant de la maison d’Hérode, tétarque ou princede Judée, sous la protection de Rome ; le seigneurGrémion, nouvellement arrivé de la Gaule romaine commetribun du trésor en Judée ; le seigneur Jonas, un desplus riches banquiers de Jérusalem, et enfin le seigneurCaïphe, un des princes de l’Église des Hébreux.
Au nombre des femmes qui assistaient à cefestin, il y avait Lucrèce, épouse de Ponce-Pilate ;Aurélie, épouse de Grémion, et Jeane, épouse deChusa[7].
Les deux plus jolies femmes de l’assemblée quisoupait ce soir-là chez Ponce-Pilate étaient Jeane et Aurélie.Jeane avait cette beauté particulière aux Orientales : degrands yeux noirs à la fois doux et vifs et des dents d’uneblancheur que son teint brun rendait plus éblouissante encore. Sonturban, de précieuse étoffe tyrienne de couleur pourpre enrouléed’une grosse chaîne d’or dont les deux bouts retombaient de chaquecôté sur ses épaules[8], encadraitson front à demi-caché par deux grosses tresses de cheveux noirs.Elle était vêtue d’une longue robe blanche laissant nus ses braschargés de bracelets d’or ; par-dessus cette robe, serrée à sataille par une écharpe d’étoffe pourpre pareille à son turban, elleportait une sorte de soubreveste de soie orange sans manches. Lesbeaux traits de Jeane avaient une expression remplie de douceur, etson sourire exprimait une bonté charmante.
Aurélie, femme de Grémion, née de parentsromains dans la Gaule du midi, était belle aussi, et vêtue, à lamode de son pays, de deux tuniques, l’une longue et rose, l’autrecourte et bleu-clair ; une résille d’or retenait ses cheveuxchâtains ; elle avait le teint aussi blanc que celui de Jeaneétait brun ; ses grands yeux bleus brillaient d’enjouement etson gai sourire annonçait une inaltérable bonne humeur.
Le sénateur Baruch, un des plus savantsdocteurs de la loi, occupait à ce souper la placed’honneur. Il semblait fort gourmand, car son turban vert étaitpresque toujours penché sur son assiette ; deux ou trois foismême il fut obligé de desserrer la ceinture qui retenait sa longuerobe violette ornée d’une longue frange d’argent. La gloutonneriede ce gros sénateur fit plusieurs fois sourire et chuchoter Jeaneet Aurélie, nouvelles amies, assises à côté l’une de l’autre, etderrière lesquelles se tenait debout Geneviève, ne perdant pas unede leurs paroles et étant non moins attentive à tout ce quedisaient les convives.
Le seigneur Jonas, un des plus richesbanquiers de Jérusalem, coiffé d’un petit turban jaune, vêtu d’unerobe brune, portait une barbe grise pointue et ressemblait à unoiseau de proie ; il parlait de temps à autre à voix basseavec le docteur de la loi, qui lui répondait rarement, et sanscesser de manger, tandis que le prince des prêtres, Caïphe,Grémion, Ponce-Pilate et les autres personnages s’entretenaient deleur côté.
Vers la fin du souper, le docteur de la loi,commençant à se rassasier, essuya sa barbe grasse du revers de samain, et dit au tribun du trésor nouvellement arrivé enJudée :
– Seigneur Grémion, commencez-vous à voushabituer à notre pauvre pays ? Ah ! c’est un grandchangement pour vous qui arrivez de la Gaule romaine… Quel longvoyage vous avez fait là !
– J’aime à voir des pays nouveaux,répondit Grémion, et j’aurai souvent occasion de parcourir celui-cipour surveiller les péagers du fisc.
– Malheureusement pour le seigneurGrémion, reprit le banquier Jonas, il arrive en Judée dans untriste et mauvais temps.
– Pourquoi cela, seigneur ? demandaGrémion.
– N’est-ce pas toujours un mauvais tempsqu’un temps de troubles civils ? répondit le banquier.
– Sans doute, seigneur Jonas ; maisde quels troubles s’agit-il ?
– Mon ami Jonas, reprit Baruch, ledocteur de la loi, veut vous parler des déplorables désordres quece vagabond de Nazareth traîne partout après lui, et qui augmententchaque jour.
– Ah ! oui, dit Grémion, cet ancienouvrier charpentier de Galilée, né dans une étable et fils d’unfabricant de charrues ?… Il court, dit-on, le pays… Vous lenommez ?…
– Si on lui donnait le nom qu’il mérite…,s’écria le docteur de la loi d’un air courroucé, on l’appelleraitle scélérat… l’impie… le séditieux… mais il porte le nom deJésus.
– Bon !… un bavard, dit Ponce-Pilateen haussant les épaules après avoir vidé sa coupe ; un fou,qui parle à des oisons… rien de plus…
– Seigneur Ponce-Pilate, s’écria ledocteur de la loi d’un ton de reproche, je ne vous comprendspas ! Comment ! vous qui représentez ici l’augusteempereur Tibère, notre protecteur, à nous, pacifiques et honnêtesgens, car, sans vos troupes, il y a longtemps que la populace seserait soulevée contre Hérode, notre prince, vous vous montrezinsouciant des faits et gestes de ce Nazaréen… vous le traitez defou ?… Ah ! seigneur Ponce-Pilate… seigneur Ponce-Pilate…ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous le dis : les fous commecelui-là sont des pestes publiques !…
– Et je vous répète, moi, mes seigneurs,reprit Ponce-Pilate en tendant sa coupe vide à son esclave deboutderrière lui, je vous répète que vous vous alarmez à tort… Laissezdire ce Nazaréen, et ses paroles passeront comme du vent.
– Seigneur Baruch, vous voulez donc biendu mal à ce jeune homme de Nazareth ? dit Jeane de sa voixdouce. Vous ne pouvez entendre prononcer son nom sans vouscourroucer…
– Certes, je lui veux du mal, reprit ledocteur de la loi ; et c’est justice, car ce Nazaréen, qui nerespecte rien, non-seulement m’a insulté, moi, personnellement,mais encore il a insulté tous mes confrères du sénat en mapersonne… Car, enfin, savez-vous, l’autre jour, ce qu’il a osé diresur la place du Temple, en me voyant passer ?…
– Voyons ces terribles paroles, seigneurBaruch…, reprit Jeane en souriant. Cela doit êtreaffreux !…
– Affreux n’est pas assez… c’estabominable, monstrueux ! qu’il faut dire, reprit le docteur dela loi. Je passais donc l’autre jour sur la place du Temple ;je venais de dîner chez mon voisin Samuel… Je vois de loin ungroupe de gueux en haillons, artisans, conducteurs de chameaux,loueurs d’ânes, femmes de mauvaise vie, enfants déguenillés, etautres gens de la plus dangereuse espèce ; ils écoutaient unjeune homme monté sur une pierre : il pérorait de toutes sesforces… Soudain il me désigne du geste : tous ces vagabonds seretournent vers moi, et j’entends le Nazaréen dire à sonentourage[9] : « Gardez-vous de ces docteursde la loi, qui aiment à se promener avec de longues robes, à êtresalués sur la place publique, à avoir les premières chaires dansles synagogues et les premières places dans les festins[10]. »
– Vous m’avouerez, seigneur Ponce-Pilate,dit le banquier Jonas, qu’il est impossible de pousser plus loinl’audace de la personnalité…
– Mais il me semble, dit tout bas enriant Aurélie à Jeane, en lui faisant remarquer que le docteur dela loi avait justement la place d’honneur au festin, il me sembleque le seigneur Baruch affectionne en effet ces places-là.
– C’est pourquoi il est si courroucécontre le jeune homme de Nazareth, qui a l’hypocrisie enhorreur ! répondit Jeane, tandis que Baruch reprenait de plusen plus furieux :
– Mais voici, chers seigneurs, qui estplus abominable encore : « Gardez-vous, a ajouté leséditieux, gardez-vous de ces docteurs de la loi, qui dévorent lesmaisons des veuves sous prétexte qu’ils font de longues prières.Ces personnes-là, » et cet audacieux m’a encore désigné,« ces personnes-là seront punies plus rigoureusement que lesautres[11]. » Oui, voilà ce que j’ai entendudire en propres termes au Nazaréen… Et maintenant, seigneurPonce-Pilate, je vous le déclare, moi, si l’on ne réprime au plustôt cette licence effrénée qui ose attaquer l’autorité des docteursde la loi, c’est-à-dire la loi et l’autorité elles-mêmes… si l’onpeut impunément signaler ainsi les sénateurs à la haine et aumépris publics, nous marchons à l’abîme !…
– Laissez-le dire, reprit Ponce-Pilate envidant de nouveau sa grande coupe, laissez-le dire, et vivez enjoie…
– Vivre en joie n’est pas possible,seigneur Ponce-Pilate, lorsqu’on prévoit de grands désastres,reprit le banquier Jonas. Je le déclare, les craintes de mon digneami Baruch sont des plus fondées… Oui, et comme lui, jerépète : Nous marchons à l’abîme ; ce charpentier deNazareth est d’une audace qui passe toutes les bornes ; il nerespecte rien, mais rien : hier, c’était la loi, l’autorité,qu’il attaquait dans ses représentants ; aujourd’hui, ce sontles riches contre lesquels il excite la lie de la populace…N’a-t-il pas osé prononcer ces exécrables paroles : Il estplus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille qu’il nel’est qu’un riche entre dans le royaume du ciel[12] ! »
À cette citation du seigneur Jonas, tous lesconvives s’exclamèrent à l’envi :
– C’est abominable !…
– Où allons-nous ?…
– À l’abîme, comme l’a si bien démontréle seigneur Baruch !
– Ainsi, nous tous, qui possédons de l’ordans nos coffres, nous voici voués au feu éternel !…
– Comparés à des chameaux qui ne peuventpasser par le trou d’une aiguille !
– Et ces monstruosités sont dites etrépétées par le Nazaréen à la lie de la populace…
– Afin de l’exciter au pillage desriches…
– N’est-ce pas indignement flatter lesdétestables passions de tous ces gueux déguenillés, dont Jésus deNazareth fait ses plus chères délices, et avec lesquels, dit-on, ils’enivre ?[13]
– Je ne peux guère en vouloir à ce garçond’aimer le vin, dit Ponce-Pilate en riant et en tendant de nouveausa coupe à son esclave. Les buveurs ne sont point gensdangereux…
– Mais ce n’est pas tout, reprit Caïphe,prince des prêtres ; non-seulement ce Nazaréen outrage la loi,l’autorité, la propriété des richesses, il attaque non moinsaudacieusement la religion de nos pères… Ainsi leDeutéronome dit formellement : « Vous neprêterez pas à usure à votre frère, mais seulement auxétrangers. » Remarquez bien ceci : mais seulement auxétrangers. Eh bien ! méprisant les prescriptions de notresainte religion, le Nazaréen s’arroge le droit de dire :« Faites du bien à tous, et prêtez sans rien espérer. »Et il a soin d’ajouter : Vous ne pouvez servir à la foisDieu et l’argent[14]. Desorte que la religion déclare formellement qu’il est licite detirer profit de son argent à l’endroit des étrangers, tandis que leNazaréen, blasphémant la sainte Écriture dans l’un de ses dogmesles plus importants, nie ce qu’elle affirme, défend ce qu’ellepermet.
– Ma qualité de païen, repritPonce-Pilate de plus en plus de bonne humeur, ne me permet pas deprendre part à une telle discussion… Je vais intérieurementinvoquer notre dieu Bacchus… À boire, esclave, à boire !…
– Cependant, seigneur Ponce-Pilate,reprit le banquier Jonas qui paraissait difficilement contenir lacolère que lui causait l’indifférence du Romain, en mettant même decôté ce qu’il y a de sacrilège dans la proposition du Nazaréen,vous avouerez qu’elle est des plus insensées ; car, messeigneurs, je vous le demande, alors que devient notrecommerce ?…
– C’est la ruine de la richessepublique !
– Que veut-on que je fasse de l’or quej’ai dans mes coffres, si je n’en tire point profit, si je prêtesans rien espérer, comme dit cet audacieux novateur ?Cela ferait rire[15]… si cen’était pas si odieux…
– Et il ne s’agit pas seulement d’uneattaque isolée dirigée contre notre sainte religion, reprit Caïphe,un des princes de l’Église ; c’est, chez le Nazaréen, unsystème arrêté d’outrager, de saper dans sa base la foi de nospères ; en voici une nouvelle preuve. Dernièrement, desmalades étaient plongés dans la piscine de Béthèsda…
– Près la porte des Brebis ?
– Justement… Ce jour-là était jour desabbat ; or, vous savez, mes seigneurs, combien est solennelleet sacrée l’interdiction de faire quoi que ce soit le jour dusabbat ?
– Pour tout homme religieux, c’estcommettre une terrible impiété.
– Maintenant, jugez la conduite duNazaréen, reprit Caïphe. Il va à la piscine, et notez en passantque, par une astuce scélérate et pour ruiner les médecins, il nereçoit jamais un denier pour ses guérisons, car il est fort versédans l’art de guérir.
– Comment voulez-vous, seigneur Caïphe,qu’un homme qui ne respecte rien respecte même lesmédecins ?…
– Le Nazaréen arrive donc à lapiscine : il y trouve, entre autres, un homme qui avait lepied démis ; il le lui remet…
– Quoi ! le jour dusabbat ?
– Il aurait osé ?…
– Abomination de ladésolation !…
– Guérir un malade le jour du sabbat…sacrilège !…
– Oui, mes seigneurs, répondit le princedes prêtres d’une voix lamentable ; il a commis cesacrilège[16] !
– Si encore ce jeune homme n’avait pasguéri le malade, dit tout bas Aurélie à Jeane en souriant, jeconcevrais leur colère…
– Une telle impiété, ajouta le docteurBaruch, une telle impiété mériterait le dernier supplice[17], car il est impossible d’outrager plusabominablement la religion !…
– Et ne croyez, pas reprit Caïphe, que leNazaréen se cache de ses sacrilèges ou en rougisse… loin de là, ilblasphème à ce point de dire qu’il se moque du sabbat et que ceuxqui l’observent sont des hypocrites[18] !…
Un murmure général d’indignation accueillitles paroles du prince des prêtres, tant l’impiété du Nazaréensemblait abominable aux convives de Ponce-Pilate. Mais celui-ci,vidant coupe sur coupe, ne paraissait plus s’occuper de ce qui sedisait autour de lui.
– Non, seigneur Caïphe, reprit lebanquier Jonas d’un air consterné, si ce n’était vous quim’affirmiez de telles énormités, j’hésiterais à les croire.
– Je vous parle pertinemment, car j’ai eul’idée, heureuse, je crois, d’aposter près du Nazaréen des genstrès-rusés qui ont l’air d’être ses partisans ; ils le fontainsi parler ; il se livre alors sans défiance, cause avec noshommes à cœur ouvert, et puis… ceux-ci viennent aussitôt tout nousrapporter[19].
– C’est une excellente imagination quevous avez eue là, seigneur Caïphe, dit le banquier Jonas. Honneur àvous !…
– C’est donc grâce à ces émissaires,reprit le prince des prêtres, que j’ai été instruit qu’avant-hierencore ce Nazaréen a prononcé des paroles incendiaires capables defaire égorger les maîtres par leurs esclaves.
– Quel scélérat !
– Mais que veut-il ?
– Seigneur, voici ces paroles, repritCaïphe, écoutez-les bien : « Le disciple n’est pas plusque le maître, ni l’esclave plus que son seigneur ; c’estassez au disciple d’être comme son maître, et à l’esclave comme sonseigneur[20]. »
Un nouveau murmure d’indignation courroucée sefit entendre.
– Voyez-vous la belle concession que ceNazaréen daigne nous faire ? s’écria le banquier Jonas.Vraiment ! c’est assez à l’esclave d’être comme sonseigneur ! Vous nous accorder cela, Jésus deNazareth ? Vous permettez que l’esclave ne soit pas plus queson seigneur ?… Grand merci !
– Et voyez, ajouta le docteur de la loi,voyez les conséquences de ces épouvantables doctrines, si ellesétaient jamais répandues ; et nous pouvons parler ainsi entrenous, à cette heure où nos serviteurs viennent de quitter la salledu festin… car enfin, du jour où l’esclave se croira l’égal de sonmaître, il se dira : « Si je suis l’égal de mon maître,il n’a donc pas le droit de me tenir en servitude ?… et j’aile droit moi de me rebeller… » Or, vous savez, mes seigneurs,ce que serait un pareille révolte ?
– Ce serait la fin de lasociété !
– La fin du monde !
– Le chaos ! s’écria le seigneurBuruch, car le chaos doit succéder au déchaînement des plusdétestables passions populaires, et le Nazaréen ne les flatte quepour les déchaîner ; il promet monts et merveilles à cesmisérables pour s’en faire des prosélytes ; il flatte leurenvie haineuse en leur disant qu’au jour de la justice, lespremiers seront les derniers, et les derniers seront lespremiers[21].
– Oui… dans le royaume des cieux, ditJeane d’une voix douce et ferme. C’est ainsi que l’entend le jeunemaître…
– Ah ! vraiment ? reprit leseigneur Chusa, son mari, d’un air sardonique, il s’agit seulementdu royaume des cieux ?… Vous croyez cela ?… Pourquoi doncalors, il y a quelque temps, un nommé Pierre, un de ses disciples,je crois, lui ayant dit en propres termes : « Maître,voici que nous abandonnons tout et que nous te suivons ; quoidonc aurons-nous pour cela[22] ?
– Ce Pierre était un homme de prévoyance,dit le banquier Jonas d’un air railleur ; ce compère ne sepayait pas de viande creuse.
– À cette question de Pierre, repritChusa, que répond le Nazaréen, afin d’exciter la cupidité desbandits dont il veut se faire tôt ou tard des instruments ? Ilrépond ces propres paroles : « Personne n’abandonnera samaison, ses frères, ses sœurs, son père, sa mère, ses fils et seschamps pour moi et pour l’Évangile, qu’il ne reçoive :pour le présent CENT FOIS PLUS qu’il n’aabandonné, et dans les siècles futurs, la vieéternelle[23]. »
– Pour le présent… c’est assezclair, dit le docteur Baruch ; il promet, pour leprésent aux hommes de sa bande, cent maisons au lieu d’unequ’ils quittent pour le suivre, un champ cent fois plus grand quecelui qu’ils abandonnent ; et, en outre, pour l’avenir, dansles siècles futurs, il assure à ces mécréants la vieéternelle !
– Or, où les prendra-t-il ces centmaisons pour une ? reprit le banquier Jonas ; oui, où lesprendra-t-il ces champs promis à ces vagabonds ? Il nous lesprendra à nous autres possesseurs de biens, à nous autreschameaux, pour qui l’entrée du paradis est aussi étroiteque le trou d’une aiguille, parce que nous sommes riches.
– Je crois, mes seigneurs, reprit Jeane,que vous interprétez mal les paroles du jeune maître ; ellesont un sens figuré.
– Vraiment, reprit le mari de Jeane d’unair ironique ; et voyons donc cette belle figure ?
– Lorsque Jésus de Nazareth dit que ceuxqui le suivront aurons pour le présent cent fois plus qu’ils n’ontabandonné, il entend par là, ce me semble, que la conscience deprêcher la bonne nouvelle, l’amour du prochain, la tendresse pourles faibles et les souffrants, compensera au centuple lerenoncement que l’on se sera imposé.
Ces sages et douces paroles de Jeane furenttrès-mal accueillies par les convives de Ponce-Pilate, et le princedes prêtres s’écria :
– Je plains votre femme, seigneur Chusa,d’être comme tant d’autres, aveuglée par le Nazaréen. Il s’agittellement pour lui des biens matériels, que voici quelque chose debien plus fort : il a l’audace d’envoyer ces vagabonds, qu’ilappelle ses disciples, s’établir et manger à bouche que veux-tudans les maisons, sans rien payer, sous prétexte d’y prêcher sesabominables doctrines.
– Comment ! mes seigneurs, repritGrémion, dans votre pays, de telles violences sont possibles etdemeurent impunies ?… Des gens viennent chez vous s’établir deforce, et y boire, y manger, sous le prétexte d’ypérorer ?
– Ceux qui reçoivent les disciples dujeune maître de Nazareth, reprit Jeane, les reçoiventvolontairement.
– Oui, quelques-uns, reprit Jonas ;mais le plus grand nombre de ceux qui hébergent ces vagabondscèdent à la peur, à la menace ; car, d’après les ordres duNazaréen, ceux qui refusent d’héberger ces fainéants vagabonds sontvoués par eux au feu du ciel[24].
De nouvelles clameurs se soulevèrent au récitdes nouveaux méfaits du Nazaréen.
– C’est une intolérabletyrannie !…
– Il faut pourtant en finir avec depareilles indignités !…
– C’est le pillage organisé !…
– Aussi, reprit le banquier Jonas, leseigneur Baruch a parfaitement raison de dire : « C’estdroit au chaos que nous mène le Nazaréen, pour qui rien n’estsacré ; » car, je le répète, non content de vouloirdétruire la loi, l’autorité, la propriété, la religion, il veut,pour couronner son œuvre infernale, détruire la famille !…
– Mais c’est donc votre Belzébuth enpersonne ? s’écria le seigneur Grémion. Comment ! messeigneurs, ce Nazaréen voudrait anéantir la famille ?
– Oui… l’anéantir en la divisant, repritCaïphe, l’anéantir en semant la discorde et la haine dans le foyerdomestique, en armant le fils contre le père, les serviteurs contreleurs maîtres !
– Seigneur, reprit Grémion d’un air dedoute, un projet si abominable peut-il entrer dans la tête d’unhomme ?…
– D’un homme… non, reprit le prince desprêtres, mais d’un Belzébuth, comme ce Nazaréen ; en voici lapreuve : D’après le rapport irrécusable des émissaires dont jevous ai parlé, ce maudit a prononcé, il y a huit jours, leshorribles paroles que voici, parlant à cette bande de gueux qui nele quitte pas :
« – Ne croyez point que je sois venu vousapporter la paix sur terre ; j’ai apportél’épée ; je suis venu mettre le feu sur la terre, et toutmon désir est qu’il s’allume ; c’est la division, je vousle répète, et non la paix, que je vous apporte ; je suisvenu jeter la division entre le père et le fils, la fille et lamère, la belle-fille et la belle-mère ; les propres serviteursd’un homme se déclareront ses ennemis ; dans toute maison decinq personnes, il y en aura deux contre les trois autres[25]. »
– Mais c’est épouvantable !s’écrièrent à la fois le banquier Jonas et l’intendant Chusa.
– C’est prêcher la dissolution de lafamille par la haine !…
– C’est prêcher la guerre civile, s’écriale Romain Grémion, la guerre sociale ! comme celle qu’asoulevée Spartacus, l’esclave révolté…
– Quoi ! oser dire : Jesuis venu mettre le feu sur la terre, et tout mon désirest qu’il s’allume !…
– Les propres serviteurs d’un hommese déclareront ses ennemis !…
– Dans toute maison de cinqpersonnes, il y en aura deux contre les troisautres !…
– C’est, comme il a l’infernale audace dele dire, c’est venir mettre le feu sur la terre…
Jeane avait paru écouter avec une pénibleimpatience toutes ces accusations portées contre le Nazaréen ;aussi s’écria-t-elle d’une voix ferme et animée :
– Eh ! mes seigneurs, je suis lassed’entendre vos calomnies ; vous ne comprenez pas le sens desparoles du jeune maître de Nazareth à ses disciples… Quand il parledes divisions qui naîtront dans les familles, cela signifie que,dans une maison, les uns partageant ses doctrines d’amour et detendresse pour le prochain, qu’il prêche du cœur et des lèvres, etles autres persistant dans leur dureté de cœur, ils serontdivisés ; il veut dire que les serviteurs se déclareront lesennemis de leur maître, si ce maître a été injuste etméchant ; il veut dire encore une fois que, dans toutefamille, on sera pour ou contre lui. En peut-il êtreautrement ? Il engage à renoncer aux richesses ; ilproclame l’esclave égal de son maître ; il console, ilpardonne ceux qui ont péché, plus par suite de leur misère ou deleur ignorance que par mauvais naturel. Tous les hommes ne peuventdonc tout de suite partager ces généreuses doctrines… Quelle vériténouvelle ne les a pas d’abord divisés ? Aussi, le jeune maîtrede Nazareth dit-il, dans son langage figuré, qu’il est venu mettrele feu sur la terre, et que son désir est qu’il s’allume !…Oh ! oui, je le crois, car ce feu dont il parle, c’estl’ardent amour de l’humanité dont son cœur est embrasé.
Jeane, en s’exprimant ainsi d’une voix émue,vibrante, paraissait plus belle encore ; Aurélie, sa nouvelleamie, la contemplait avec autant de surprise que d’admiration…
Les convives du seigneur Ponce-Pilate firententendre, au contraire, des murmures d’étonnement et d’indignation,et Chusa, mari de Jeane, lui dit durement :
– Vous êtes folle ! et j’ai honte devos paroles. Il est incroyable qu’une femme qui se respecte ose,sans mourir de confusion, défendre d’abominables doctrines,prêchées sur la place publique ou dans d’ignobles tavernes, aumilieu de vagabonds, de voleurs et de femmes de mauvaise vie,entourage habituel de ce Nazaréen…
– Le jeune maître, répondant à ceux quilui reprochaient ce mauvais entourage, n’a-t-il pas dit, repritJeane de sa voix toujours sonore et ferme : « Ce nesont pas ceux qui se portent bien, mais les malades, qui ont besoinde médecin[26] ? », faisant entendre parcette parabole que ce sont les gens dont la vie est mauvaise quiont surtout besoin d’être éclairés, soutenus, guidés, aimés… je lerépète, oui, aimés consolés, pour revenir au bien ; cardouceur et miséricorde font plus que violence et châtiment ;et cette pieuse et tendre tâche, Jésus se l’impose chaquejour !
– Et moi, je vous répète, s’écria Chusacourroucé, que le Nazaréen ne flatte ainsi les détestables passionsde la vile populace au milieu de laquelle il passe sa vie, qu’afinde la soulever, l’heure et le moment venus, de s’en déclarer lechef, et de tout mettre à feu, à sac et à sang dans Jérusalem et enJudée ! puisqu’il a l’audace de dire qu’il n’apporte pas lapaix sur la terre, mais l’épée… mais le feu…
Ces paroles de l’intendant d’Hérode furenttrès-approuvées par les convives de Ponce-Pilate, qui semblaient deplus en plus étonnés du silence et de l’indifférence du procurateurromain ; car celui-ci, vidant fréquemment sa grande coupe,souriait d’une façon de plus en plus débonnaire à chaque énormitéque l’on reprochait au jeune homme de Nazareth.
Aurélie avait attentivement écouté la femme del’intendant d’Hérode défendre si chaleureusement le jeunemaître ; aussi lui dit-elle tout bas :
– Chère Jeane, vous ne sauriez croirequel désir j’ai de voir ce Nazaréen dont on dit tant de mal et dontvous dites tant de bien… Ce doit être un hommeextraordinaire ?…
– Oh ! oui… extraordinaire par sabonté, répondit Jeane aussi tout bas. Si vous saviez comme sa voixest tendre lorsqu’il parle aux faibles, aux souffrants, aux petitsenfants… oh ! surtout aux petits enfants !… Il les aime àl’adoration ; quand il les voit sa figure prend une expressioncéleste.
– Jeane, reprit Aurélie en souriant, ilest donc bien beau ?
– Oh ! oui… beau… beau comme unarchange !
– Que je serais donc curieuse de le voir,de l’entendre !… reprit Aurélie d’un air de plus en plusintéressé. Mais, hélas ! comment faire, s’il est toujours simal entouré ?… Une femme ne peut se risquer dans ces tavernesoù il prêche… ainsi qu’on le dit ?
Jeane resta un moment pensive, puis ellereprit :
– Qui sait ? chère Aurélie… il yaurait peut-être un moyen de voir et d’entendre le jeune maître deNazareth.
– Oh ! dites, s’écria vivementAurélie, dites vite, chère Jeane… quel moyen ?
– Silence ! on nous regarde…,répondit Jeane ; plus tard nous reparlerons de cela…
En effet, le seigneur Chusa, très-indigné del’opiniâtreté de sa femme à défendre le Nazaréen, jetait de temps àautre sur elle des regards courroucés en causant avec Caïphe.
Ponce-Pilate venait de vider encore une foissa grande coupe, et, les joues allumées, les yeux brillants etfixes, complètement étranger à ce qui se passait autour de lui, ilsemblait jouir d’une extrême béatitude intérieure.
Le seigneur Baruch, après s’être consulté àvoix basse avec Caïphe et le banquier, dit au Romain :
– Seigneur Ponce-Pilate ?
Mais le seigneur Ponce-Pilate, se souriant deplus en plus à lui-même, ne répondit pas ; il fallut que ledocteur de la loi lui touchât le bras. Le procurateur, semblantalors se réveiller en sursaut, dit :
– Excusez-moi, mes seigneurs, je songeaisà… je songeais… Enfin qu’y a-t-il ?
– Il y a, seigneur Ponce-Pilate, repritle docteur Baruch, que si après tout ce que mes amis et moi venonsde vous raconter des abominables projets de ce Nazaréen, vous nesévissez pas contre lui avec la dernière des rigueurs, vous lereprésentant de l’auguste empereur Tibère, protecteur natureld’Hérode, notre prince, il arrivera que…
– Voyons ! qu’arrivera-t-il, messeigneurs ?
– Il arrivera qu’avant la pâque prochaineJérusalem… la Judée entière sera au pillage par le fait de ceNazaréen, que la populace appelle déjà le roi des Juifs.
Ponce-Pilate répondit, conservant cet airtranquille et insouciant qui le caractérisait :
– Allons, mes seigneurs, ne prenons pasainsi des buissons pour des forêts, des taupinières pour desmontagnes ! Est-ce à moi de vous rappeler votrehistoire ? Est-ce que ce garçon de Nazareth est le premier quise soit avisé de jouer le rôle de messie ? Est-ce quevous n’avez pas eu Judas le Galiléen, qui prétendait queles Israélites ne devaient reconnaître d’autre maître que Dieu, etqui tâcha de soulever vos populations contre notre pouvoir à nous,Romains ?… Qu’est-il arrivé ?… Ce Judas-là a été mis àmort, et il en serait de même de ce jeune homme de Nazareth, s’ils’avisait de souffler la rébellion !
– Sans doute, seigneur, reprit Caïphe, leprince des prêtres, le Nazaréen n’est pas le premier fourbe qui sesoit donné pour le Messie que nos saintes Écritures annoncentdepuis tant de siècles. Depuis cinquante ans, pour ne parler quedes faits récents, nous avons eu, parmi les faux messies,Jonathas, et, après lui, Simon le magicien,surnommé la grande vertu de Dieu ; puisBarkokebah, le fils de l’Étoile[27], et tantd’autres prétendus imposteurs, prétendus messies ou sauveurs etrégénérateurs du pays d’Israël !… Mais aucun de ces fourbesn’a eu l’influence du Nazaréen, et surtout son infernaleaudace ; ils n’attaquaient pas, comme lui, avec acharnement,les riches, les docteurs de la loi, les prêtres, la famille, lareligion, enfin tout ce qui doit être respecté, sous peine de voirIsraël tomber dans le chaos… Ces autres imposteurs ne s’adressaientpas surtout et incessamment comme le Nazaréen, à cette lie de lapopulace dont il dispose d’une façon redoutable ; car enfin,dernièrement encore, le seigneur Baruch, las des outrages publicsdont le Nazaréen poursuivait les pharisiens, c’est-à-dire lespersonnes les plus respectables de Jérusalem qui professentl’opinion pharisienne, si honnête, si modérée en toutes choses, leseigneur Baruch, dis-je, voulut faire emprisonner leNazaréen ; mais l’attitude de la populace devint si menaçante,que mon noble ami Baruch n’osa pas donner l’ordre d’arrêter cemauvais homme[28]. Ainsi donc, seigneur Ponce-Pilate,vous disposez d’une force armée considérable ; si vous nevenez point à notre aide, à nous qui ne disposons que d’une faiblemilice, dont une partie est non moins infectée que la populace parles détestables doctrines du Nazaréen, nous ne répondons pas de lapaix publique, et un soulèvement populaire contre vos proprestroupes est possible.
– Oh ! quant à cela, reprit en riantPonce-Pilate, vous me trouveriez le premier, casque en tête,cuirasse au dos, épée au poing, si le Nazaréen osait ameuter lapopulace contre mes troupes ; quant au reste, parJupiter ! démêlez vous-mêmes votre écheveau, s’il estembrouillé, mes seigneurs ; ces affaires intérieures vousconcernent seuls, vous autres sénateurs de la cité. Arrêtez cejeune homme, emprisonnez-le, crucifiez-le, s’il le mérite :c’est votre droit, usez-en ; moi, je représente icil’empereur, mon maître ; tant que son pouvoir n’est pasattaqué, je ne bouge pas.
– Et d’ailleurs, seigneur procurateur,reprit Jeane, le jeune maître de Nazareth n’a-t-il pas dit :Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui estCésar !
– C’est vrai, noble Jeane, réponditPonce-Pilate, et il y a loin de là à vouloir insurger le peuplecontre le Romain.
– Mais ne voyez-vous donc pas, seigneur,s’écria le docteur Baruch, que ce fourbe agit ainsi par hypocrisiepour ne pas éveiller vos soupçons, et que, l’heure venue, ilappellera la populace aux armes ?
– Alors, mes seigneurs, repritPonce-Pilate en vidant de nouveau sa coupe, le Nazaréen, metrouvera prêt à le recevoir à la tête de mes cohortes ; mais,jusque-là, je n’ai rien à voir dans vos démêlés.
À ce moment, un officier romain entra touteffaré et dit à Ponce-Pilate :
– Seigneur procurateur, il vientd’arriver ici une nouvelle étrange.
– Laquelle ?
– Une grande émotion populaire est causéepar… Jésus de Nazareth…
– Pauvre jeune homme ! dit tout basAurélie en s’adressant à Jeane, il joue de malheur, tout le mondelui en veut !
– Écoutons, reprit Jeane avec inquiétude,écoutons !…
– Vous voyez, seigneur Ponce-Pilate,s’écrièrent à la fois le prince des prêtres, le docteur de la loiet le banquier, il n’est pas jour que le Nazaréen ne trouble lapaix publique…
– Répondez, dit le gouverneur àl’officier, de quoi s’agit-il ?
– Quelques gens arrivés deBéthanie prétendent qu’il y a trois jours Jésus deNazareth a ressuscité un mort… Tout le peuple de la ville est dansune émotion inexprimable ; des bandes de gens déguenilléscourent à l’heure qu’il est dans les rues de Jérusalem avec desflambeaux, criant : « Gloire à Jésus de Nazareth quiressuscite les morts ! »
– L’audacieux ! s’écria Caïphe,vouloir imiter nos saints prophètes ! imiter Élie,qui ressuscita le fils de la veuve de Sérapta ! ouÉlisée, qui ressuscita Joreb !Profanation ! profanation !
– C’est un imposteur ! s’écria à sontour le banquier ; c’est une supercherie impie,sacrilège ! Nos saintes Écritures annoncent que le Messieressuscitera les morts… Le Nazaréen veut jouer jusqu’au bout sonrôle de messie…
– On va jusqu’à dire le nom du mortressuscité, reprit l’officier ; il se nommeraitLazare ![29]
– Je demande au seigneurPonce-Pilate ! s’écria Caïphe, que l’on fasse rechercher etarrêter à l’instant ce Lazare !
– Il faut un exemple ! s’écria ledocteur de la loi, il faut que ce Lazare-là soit pendu[30] ! Ça lui apprendra àressusciter !
– Les entendez-vous ? ils veulentfaire mourir ce pauvre homme, dit Aurélie en s’adressant à Jeane ethaussant les épaules. Perdre la vie parce qu’on l’a retrouvéemalgré soi !… car ils ne l’accuseront pas, je suppose, d’avoirdemandé à ressusciter… Décidément, ils sont fous.
– Hélas ! chère Aurélie, reprittristement la femme de Chusa, il y a de méchants fous…
– Je répète, s’écria le docteur Baruch,qu’il faut que ce Lazare soit pendu !
– Ah çà ! voyons, mes seigneurs,reprit Ponce-Pilate, voilà un honnête mort couché tranquillementdans son sépulcre, ne songeant à mal ; on le ressuscite, iln’en peut mais… et vous voulez que je le fasse pendre pourcela ?
– Oui, seigneur ! s’écria Caïphe, ilfaut couper le mal dans sa racine ; car enfin, si le Nazaréense met maintenant à ressusciter les morts…
– Il est impossible de prévoir où celas’arrêtera ! s’écria le docteur Baruch ; je demande doncformellement au seigneur Ponce-Pilate que cet audacieux Lazare soitmis à mort !
– Mais, seigneur, dit Aurélie, si vous lependez, et que le jeune maître de Nazareth le ressusciteencore ?…
– On le rependra, dame Aurélie !s’écria le banquier Jonas, on le rependra ! Par Josué !il serait plaisant de céder à de pareils vagabonds !
– Mes seigneurs, dit Ponce-Pilate, vousavez votre milice ; faites arrêter et pendre ce Lazare, si bonvous semble ; seulement vous serez plus impitoyables que nousautres païens ; Grecs et Romains, qui avons eu, comme vous,nos ressuscités. Mais, par Jupiter ! nous ne les pendonspas ; car j’ai ouï dire que, tout récemment, Apollonius deTyane ressuscita une jeune fille dont il rencontra le cercueilque le fiancé suivait en gémissant… Apollonius de Tyane ditquelques mots magiques : la fiancée sortit de son cercueilplus fraîche, plus charmante que jamais[31] ;le mariage se fit, les époux vécurent fort heureux.
– L’eussiez-vous donc aussi fait mourirde nouveau, cette pauvre fiancée revenant à la vie, mes bonsseigneurs ? demanda Aurélie.
– Oui, certes, répondit Caïphe, si elleeût été complice d’un imposteur ; et, puisque le seigneurprocurateur nous laisse abandonnés à nos propres forces, moi et mondigne ami Baruch, nous allons vous quitter, afin de donner àl’instant des ordres relatifs à l’arrestation de ce Lazare.
– Faites, mes seigneurs, dit Ponce-Pilateen se levant, vous êtes sénateurs de votre cité.
– Seigneur Grémion, dit Chusa,l’intendant de la maison d’Hérode, je devais partir après-demainpour aller à Bethléem ; si vous voulez que nous voyagionsensemble, j’avancerai mon départ d’un jour, et nous nous mettronsen route demain matin ; nous serons de retour dans trois ouquatre jours ; je profiterai de votre escorte, car, dans cestemps de troubles, il fait bon d’être bien accompagné.
– J’accepte votre offre, seigneur Chusa,répondit le tribun du trésor ; je serai ravi de voyager avecquelqu’un qui, comme vous, connaît le pays.
– Chère Aurélie, dit tout bas Jeane à sonamie, vous vouliez voir le jeune maître de Nazareth ?
– Oh ! plus que jamais, chèreJeane ! Tout ce que j’entends redouble ma curiosité…
– Venez demain à ma maison après ledépart de votre mari, reprit Jeane à voix basse, et peut-êtretrouverons-nous moyen de vous satisfaire.
– Mais comment ?
– Je vous le dirai, chère Aurélie.
– À demain donc, chère Jeane.
Et les deux jeunes femmes quittèrent, ainsique leurs maris et l’esclave Geneviève, la maison dePonce-Pilate.
La taverne de l’Onagre. – Aurélieet Geneviève. – Les mendiants. – Les courtisanes. – Les mères etles petits enfants. – Les émissaires des princes des prêtres et desdocteurs de la foi. – Pierre. – Celui qui travaille doit êtrenourri. – Paix universelle. – Arrivée du jeune maîtrede Nazareth.
La taverne de l’Onagre était lerendez-vous des conducteurs de chameaux, des loueurs d’ânes, desportefaix, des marchands ambulants, vendeurs de pastèques, degrenades et de dattes fraîches en la saison, et plus tard d’olivesconfites et de dattes sèches. On trouvait aussi dans cette tavernedes gens sans aveu, des courtisanes de bas étage, des mendiants,des vagabonds, et de ces braves dont les voyageurs achetaient laprotection armée lorsqu’ils se rendaient d’une ville à une autre,afin d’être défendus contre les voleurs des grands chemins parcette escorte souvent fort suspecte. On y voyait aussi des esclavesromains amenés par leurs maîtres dans le pays des Hébreux…
La taverne de l’Onagre avait mauvaiseréputation : les disputes, les rixes y étaient fréquentes, et,aux approches de la nuit, l’on ne voyait guère s’aventurer auxenvirons de la porte des Brebis, non loin de laquelleétait situé ce repaire, que des hommes à figures sinistres et desfemmes de mauvaise vie ; puis, la nuit tout-à-fait venue, onentendait sortir de ce lieu redouté des cris, des éclats de rire,des chants bachiques ; souvent des gémissements plaintifssuccédaient aux disputes ; de temps à autre, quelques hommesde la milice de Jérusalem entraient dans la taverne sous prétexted’y rétablir le bon ordre, et en sortaient, ou plus avinés et plusturbulents que les buveurs, ou chassés à coups de bâton et depierre.
Le lendemain du jour où avait eu lieu lesouper chez Ponce-Pilate, vers le soir, à la nuit tombée, deuxjeunes garçons, simplement vêtus d’une tunique blanche et d’unturban de laine bleue, se promenaient dans une petite rue tortueuseau bout de laquelle on apercevait la porte de la redoutabletaverne ; ils causaient en marchant, et souvent tournaient latête vers l’une des extrémités de la rue, comme s’ils eussentattendu la venue de quelqu’un.
– Geneviève, dit l’un deux à soncompagnon en s’arrêtant (ces deux prétendus jeunes gens étaientAurélie et son esclave déguisées sous des habits masculins),Geneviève, ma nouvelle amie Jeane tarde bien à venir ; celam’inquiète ; et puis, s’il faut te l’avouer, je crains defaire une folie…
– Alors, ma chère maîtresse, rentrons aulogis.
– J’en ai grande envie… et, pourtant,retrouverai-je jamais une occasion pareille ?…
– Il est vrai que l’absence du seigneurGrémion, votre mari, parti ce matin avec le seigneur Chusa,l’intendant du prince Hérode, vous laisse complètement libre, etque, de longtemps peut-être, vous ne jouirez d’une libertépareille…
– Avoue, Geneviève, que tu es encore pluscurieuse que moi de voir cet homme extraordinaire, ce jeune maîtrede Nazareth ?
– Cela serait, ma chère maîtresse, qu’iln’y aurait rien d’étonnant dans mon désir : je suis esclave,et le Nazaréen dit qu’il ne doit plus y avoir d’esclaves.
– Je te rends donc la servitude biendure, Geneviève ?
– Non, oh ! non !… Mais,sincèrement, connaissez-vous beaucoup de maîtresses qui vousressemblent ?
– Ce n’est pas à moi à répondre à cela…flatteuse.
– C’est à moi de le dire… S’il serencontre par hasard une bonne maîtresse comme vous, il y en a centqui, pour un mot, pour la moindre négligence, font déchirer leursesclaves à coups de fouet, ou les torturent avec une joie cruelle…Est-ce vrai ?…
– Je ne dis pas non…
– Vous me rendez la servitude aussi douceque possible, ma chère maîtresse ; mais enfin, je nem’appartiens pas… J’ai été obligée de me séparer de mon pauvreFergan, mon mari, qui a tant pleuré en me quittant… Qui me dit qu’ànotre retour je le retrouverai à Marseille ? qu’il n’aura pasété vendu et emmené je ne sais où ?… Qui me dit que leseigneur Grémion ne me vendra pas moi-même, ne me séparera pas devous ?…
– Je t’ai promis que tu ne me quitteraispas.
– Mais si votre époux voulait me vendre,vous ne pourriez l’en empêcher…
– Hélas ! non…
– Et, il y a cent ans, nos pères et nosmères, à nous Gaulois, étaient libres pourtant !… Les aïeux deFergan étaient les plus vaillants chefs de leur tribu !…
– Oh ! dit Aurélie en souriant, lafille d’un César ne serait pas plus fière d’avoir un empereur pourpère, que tu ne l’es, toi, de ce que tu appelles lesaïeux de ton mari.
– La fierté n’est pas permise auxesclaves, reprit tristement Geneviève ; tout ce que jeregrette, c’est notre liberté… Qu’avons-nous donc fait pour laperdre ?… Ah ! si les vœux de ce jeune homme de Nazarethétaient exaucés… s’il n’y avait plus d’esclaves !…
– Plus d’esclaves ? Mais, Geneviève,tu es folle ; est-ce que c’est possible ?… Plusd’esclaves ? Qu’on leur rende la vie le moins dure possible,soit ; mais, plus d’esclaves, ce serait la fin du monde.Vois-tu, Geneviève, ce sont ces exagérations-là qui font tant detort à ce jeune homme de Nazareth.
– Il n’est pas aimé des puissants et desheureux… Hier, à ce souper, chez le seigneur Ponce-Pilate, deboutderrière vous, je ne perdais pas une parole… Quel acharnementcontre ce pauvre jeune homme !
– Que veux-tu, Geneviève ? réponditAurélie en souriant, c’est un peu sa faute.
– Vous aussi, vous l’accusez ?
– Non ; mais enfin il attaque lesbanquiers, les docteurs de la loi, les médecins, les prêtres, enfintous ces hypocrites qui, m’a dit Jeane, appartiennent à l’opinionpharisienne… Il n’en faut pas davantage pour se perdre àjamais.
– C’est du courage, au moins, de direleurs vérités aux méchantes gens… et ce jeune homme de Nazareth estaussi bon que courageux, selon Jeane, votre amie… Elle est riche,considérée ; elle n’est pas esclave comme moi ; il neprêche donc pas en sa faveur, à elle… et pourtant, voyez comme ellel’admire ?
– Cette admiration d’une douce etcharmante femme témoigne, il est vrai, en faveur de ce jeunehomme ; car, Jeane, avec son noble cœur, serait incapabled’admirer un méchant… Quelle aimable amie le hasard m’a donnée enelle ! Je ne sais rien de plus tendre que son regard, de pluspénétrant que sa voix… Elle dit que, lorsque ce Nazaréen parle auxsouffrants, aux pauvres et aux petits enfants, sa figure devientdivine… Je ne sais ; mais, ce qui est certain, c’est que lafigure de Jeane devient céleste lorsqu’elle parle de lui.
– Ne serait-ce pas elle qui s’approche dece côté, ma chère maîtresse ?… J’entends dans l’ombre un pasléger…
– Ce doit être elle.
En effet, Jeane, aussi costumée en jeunegarçon, eut bientôt rejoint Aurélie et son esclave…
– Vous m’attendez peut-être depuislongtemps, Aurélie ? dit la jeune femme ; mais je n’ai pusortir en secret de ma maison avant cette heure.
– Jeane, je ne me sens pas très-rassurée…je suis peut-être encore plus peureuse que curieuse… Pensez donc,des femmes de notre condition dans cette horrible taverne où serassemble, dit-on, la lie de la populace !
– N’ayez aucune crainte ; ces genssont plus turbulents et plus effrayants à voir que vraimentméchants… Déjà je suis allée deux fois parmi eux sous cedéguisement, avec une de mes parentes, pour entendre le jeunemaître… Cette taverne est très-peu éclairée ; il règne autourde la cour une galerie sombre où nous ne serons pas vues ;nous demanderons un pot de cervoise, et l’on ne fera pas attentionà nous ; on ne s’occupe que du jeune maître de Nazareth, ou,en son absence, de ses disciples, qui viennent prêcher la bonnenouvelle… Venez, Aurélie… il se fait tard… venez…
– Écoutez ! écoutez ! dit lajeune femme à Jeane en prêtant l’oreille du côté de la taverne avecinquiétude. Entendez-vous ces cris ! On se dispute dans cethorrible lieu !…
– Cela prouve que le jeune maître n’y estpas encore arrivé, reprit Jeane ; car, en sa présence, toutesles voix se taisent, et les plus violents deviennent doux comme desagneaux.
– Et puis, tenez, Jeane, voyez donc cegroupe d’hommes et de femmes de mauvaise mine réunis devant laporte, à la lueur de cette lanterne… De grâce, attendons qu’ilssoient passés ou entrés dans la taverne.
– Venez… il n’y a rien à craindre, vousdis-je…
– Non… je vous en prie, Jeane, un momentencore… En vérité, j’admire votre bravoure !
– Oh ! c’est que Jésus de Nazarethinspire le courage comme il inspire la mansuétude pour lescoupables… la tendresse pour ce qui souffre… Et puis, si voussaviez comme son langage est naturel ! quelles touchantes etingénieuses paraboles il trouve pour mettre sa pensée à la portéede ces hommes simples, de ces pauvres d’esprit, comme illes appelle, et qu’il aime tant ! Aussi, tous, jusqu’auxpetits enfants, pour lesquels il a un si grand faible, comprennentsa parole et n’en perdent pas un mot… Sans doute, avant lui,d’autres messies ont prophétisé la délivrance de notrepays opprimé par l’étranger, ont expliqué nos saintes Écritures,ont, par les moyens magiques de la médecine, guéri des maladiesdésespérées ; mais aucun de ces messies n’avait montréjusqu’ici cette patiente douceur avec laquelle le jeune maîtreenseigne aux humbles et aux petits… à tous enfin, car, pour lui, iln’y a pas d’infidèles, de païens : chaque cœur simple et bon,par cela seul qu’il est bon, est digne du royaume des cieux… Nesavez-vous pas sa parabole du païen ? Rien de plus simple etde plus touchant.
– Non, Jeane, je ne la connais pas.
– C’est la dernière que je lui ai entendudire… Elle s’appelle le bon Samaritain.
– Qu’est-ce qu’unSamaritain ?
– Les Samaritains sont un peuple idolâtrepar delà les dernières montagnes de la Judée ; les princes desprêtres regardent ces gens comme exclus du royaume de Dieu. Voicicette parabole :
« Un homme qui allait de Jérusalem àJéricho tomba entre les mains des voleurs. Ils le dépouillèrent, lecouvrirent de plaies, et s’en allèrent le laissant à demi-mort.
» Il arriva ensuite qu’un prêtreallait par le même chemin, lequel, ayant aperçu le blessé, passaoutre.
» Un lévite, qui vint au mêmelieu, ayant aperçu le blessé, passa encore outre.
» Mais un Samaritain, quivoyageait, vint à l’endroit où était cet homme, et, l’ayant vu, ilfut touché de compassion, s’approcha de lui, versa de l’huile et duvin sur ses plaies, les banda, et, l’ayant mis sur son cheval, ille mena dans une hôtellerie et prit soin de lui.
» Le lendemain, le Samaritain tira deuxdeniers de sa poche, les donna à l’hôte, et lui dit :« Ayez bien soin de cet homme ; tout ce que vousdépenserez de plus, je vous le rendrai. »
» – Maintenant, demanda Jésus à sesdisciples, lequel de ces trois hommes vous semble avoir été leprochain (le frère) de celui qui était tombé entre les mains desvoleurs ?
» – C’est celui, répondit-on à Jésus, quia exercé la miséricorde envers le blessé.
» – Allez donc en paix et faites demême[32], répondit Jésus avec un sourirecéleste !
L’esclave Geneviève, en entendant ce récit, neput retenir ses larmes, car Jeane avait surtout accentué avec uneineffable douceur ces derniers mots de Jésus :« Allez donc en paix et faites de même… »
– Vous avez raison, Jeane, dit Auréliepensive. Un enfant comprendrait l’enseignement de ces paroles, etje me sens émue.
– Et pourtant, cette parabole, repritJeane, est une de celles qui ont le plus irrité les princes desprêtres et les docteurs de la loi contre le jeune maître deNazareth.
– Et pourquoi ?
– Parce que, dans ce récit, il montre unSamaritain, un païen, plus humain que le lévite, que leprêtre, puisque cet idolâtre, voyant un frère dans lepauvre blessé, le secourt, et se rend ainsi plus digne du ciel queles deux saints hommes au cœur dur… Voilà pourtant ce que lesennemis de Jésus appellent ses blasphème, sessacrilèges !…
– Jeane, allons à la taverne ; jen’ai plus peur d’entrer en ce lieu… Des gens pour qui l’on inventede pareils récits, et qui les écoutent avec avidité, ne doivent pasêtre méchants.
– Vous le voyez, chère Aurélie, la paroledu Nazaréen agit déjà sur vous ; elle vous donne confiance etcourage… Venez… venez…
Et la jeune femme prit le bras de sonamie ; toutes deux, suivie de l’esclave Geneviève, sedirigèrent vers la taverne de l’Onagre, où elles arrivèrentbientôt.
Cette taverne, bâtie carrément comme toutesles maisons d’Orient, se composait d’une cour intérieure entouréede gros piliers soutenant une terrasse et formant quatre galeriessous lesquelles pouvaient se retirer les buveurs en cas depluie ; mais, cette nuit étant sereine et douce, le plus grandnombre des habitués du lieu étaient attablés dans la cour, à lalueur vacillante et rougeâtre d’une grosse lampe de fer placée aumilieu de la cour. Cet unique luminaire éclairant à peine lesgaleries, où se tenaient aussi quelques buveurs, elles restaientcomplètement obscures.
Ce fut vers l’une de ces sombres retraites queJeane, Aurélie et l’esclave Geneviève se dirigèrent ; ellesvirent, en traversant la foule, alors bruyante, beaucoup de gens enhaillons ou pauvrement vêtus, des femmes de mauvaise vie : lesunes, et en grand nombre, misérablement habillées, avaient pourturban un lambeau de voile blanc sur la tête ; quelquesautres, au contraire, portaient des robes et des coiffures d’étoffeassez précieuse, mais fanée, des bracelets, des colliers et despendants d’oreilles en cuivre ornés de fausses pierreries ;leurs joues étaient couvertes d’un fard éclatant ; leurstraits flétris, chagrins, une sorte d’amertume qui se révélaitjusque dans la joie bruyante et exagérée, disaient assez lesmisères, les angoisses, la honte de leur triste existence decourtisanes.
Parmi les hommes, ceux-ci semblaient abattuspar la pauvreté, ceux-là avaient l’air farouche, hardi ;plusieurs portaient des armes rouillées à leur ceinture, ous’appuyaient sur de longs bâtons terminés par une boule defer ; ailleurs, l’on reconnaissait, à leur carcan de fer, àleurs têtes rasées, des esclaves domestiques appartenant auxofficiers romains ; plus loin, des infirmes en haillonsétaient assis à terre auprès de leurs béquilles. Des mères tenaiententre leurs bras leurs petits enfants malades, pâles, amaigris,qu’elles couvaient d’un regard tendrement inquiet, attendant sansdoute aussi la venue du jeune maître de Nazareth, si savant dansl’art de guérir.
Geneviève, à quelques mots échangés entre deuxhommes bien vêtus, mais d’une figure sardonique et dure, devinaqu’ils étaient de ces émissaires secrets dont les princes desprêtres et les docteurs de la loi se servaient pour épier lesparoles du Nazaréen et le faire tomber dans le piège d’uneconfiance imprudente.
Jeane, plus hardie que son amie, lui avaitfrayé le passage à travers la foule ; avisant une tableinoccupée, placée dans l’ombre et derrière un des piliers desgaleries, la femme du seigneur Chusa s’y établit avec Aurélie, etdemanda un pot de cervoise à l’une des filles de la taverne, tandisque Geneviève, debout à côté de sa maîtresse, ne perdait pas de vueles deux émissaires des pharisiens et écoutait avidement tout cequi se disait autour d’elle.
– La nuit s’avance, dit tristement unefemme jeune et belle encore à l’une de ses compagnes attabléedevant elle, et dont les joues étaient, comme les siennes,couvertes de fard, selon la coutume des courtisanes. Jésus deNazareth ne viendra pas ce soir.
– C’était bien la peine de venir ici,reprit l’autre d’un ton de reproche ; nous aurions dû allernous promener aux environs de la piscine ; et là, quelquecentenier romain à moitié ivre, ou quelque docteur de la loi rasantles murailles, le nez dans son manteau, nous eût donné à souper. Ilne faudra donc pas te plaindre, Oliba, si nous nous couchons sansavoir mangé : tu l’auras voulu.
– Ce pain-là me semble maintenant siamer, que je ne le regrette pas…
– Amer ou non… c’est du pain… et quand ona faim… on le mange…
– En écoutant les paroles de Jésus,répondit doucement l’autre courtisane, j’aurais oublié ma faim…
– Oliba, tu deviens folle… Se nourriravec des mots…
– C’est que les paroles de Jésus disenttoujours pardon, miséricorde et amour… et jusqu’ici l’on n’avaitpour nous que des paroles d’aversion et de mépris !
Et la courtisane resta pensive, son frontappuyé sur sa main.
– Tu es une singulière fille,Oliba ! reprit l’autre. Enfin, si creux qu’il soit, nousn’aurons pas même ce souper de paroles ; car le Nazaréen neviendra pas maintenant ; il est trop tard.
– Que le Dieu tout-puissant fasse qu’ilvienne, au contraire ! dit une pauvre femme assisse par terreprès des deux courtisanes et tenant entre ses bras son enfantmalade. Je suis venue à pied de Bethléem pour prier notre bon Jésusde guérir ma fille ; il est sans pareil pour la guérison desmaux des enfants, et loin de faire payer ses conseils, il vousdonne souvent de quoi acheter les baumes qu’il prescrit…
– Par le ventre de Salomon !j’espère bien aussi que notre ami Jésus viendra ce soir, reprit unhomme de grande taille, à figure farouche et à longue barbehérissée, coiffé d’un lambeau de turban rouge, vêtu d’un sayon depoil de chameau presque en guenilles, serré à la taille par unecorde soutenant un large coutelas rouillé sans fourreau. Cet hommetenait en outre à la main un long bâton terminé par une masse defer. Si notre brave ami de Nazareth ne vient pas ce soir, j’auraipour rien perdu ma nuit, car j’avais fait prix pour escorter unvoyageur qui craignait d’aller seul de Jérusalem à Béthanie, depeur des mauvaises rencontres.
– Voyez donc ce bandit, avec sa figurepatibulaire et son grand coutelas ! voilà-t-il pas une escortebien rassurante ! dit à demi-voix à son compagnon l’un desdeux émissaires, assis non loin de Geneviève. Quel effrontéscélérat !…
– Il eût égorgé et dépouillé ce tropconfiant voyageur dans le premier chemin creux ! réponditl’autre émissaire.
– Aussi vrai que je m’appelle Banaïas,reprit l’homme au grand coutelas, j’aurais perdu sans regret cettebonne aubaine d’un voyageur à escorter, si notre ami de Nazarethétait venu… J’aime cet homme-là, moi ! il vous console detraîner en guenille, en vous démontrant que, puisqu’ils ne peuventpas plus entrer au paradis qu’un chameau passer par le trou d’uneaiguille, tous les mauvais riches seront un jour rôtis comme deschapons à la cuisine de Belzébuth… Ça ne remplit ni notre ventre ninotre bourse, c’est vrai !… mais ça soulage… aussi jepasserais des jours et des nuits à l’écouter dauber sur lesprêtres, les docteurs de la loi et autres pharisiens ! Et bienil fait, notre ami, car il faut les entendre, ces pharisiens ;si l’on vous conduit devant leur tribunal pour quelque vétille, ilsne savent que vous crier : « Vite à la geôle et aufouet ! voleur ! scélérat ! tison d’enfer !fils de Satan ! » et autres paternelles remontrances. Parle nez d’Ézéchiel ! croient-ils ainsi morigéner l’homme !Ils ne savent donc pas, les maudits, que tel cheval rétif à lahoussine obéirait à la voix ? Oh ! il sait bien cela,lui, notre ami de Nazareth, qui l’autre jour nous disait :« Si votre frère a péché contre vous, reprenez-le… et,s’il se repent, pardonnez-lui[33]… »Voilà parler… car, par l’oreille de Melchisédech ! je ne suispas tendre et bénin comme l’agneau pascal, moi… Non, non, j’ai eule temps de m’endurcir le cœur, la tête et la peau. Depuis vingtans, mon père m’a chassé de sa maison pour une sottise dejeunesse ; depuis lors, j’ai vécu aux crochets du diable… Jesuis aussi difficile à brider qu’un âne sauvage… Et pourtant, foide Banaïas, d’un seul mot dit de sa voix douce, notre ami deNazareth me ferait aller au bout du monde !
– Si Jésus ne peut venir, reprit un autrebuveur, il nous enverra quelqu’un de ses disciples nous avertir etnous prêcher la bonne nouvelle à la place du maître.
– À défaut de gâteau de fine fleur defroment pétri de miel, on mange du pain d’orge, dit un vieuxmendiant courbé par les années. La parole des disciples est bonne…celle du maître vaut mieux…
– Oh ! oui, reprit un autre vieuxmendiant ; à nous qui désespérons depuis notre naissance, ilnous donne l’espérance éternelle…
– Jésus nous enseigne que nous ne sommespas au-dessous de nos maîtres, dit un esclave d’un air sombre. Or,puisque nous valons nos maîtres, de quel droit nous tiennent-ils enesclavage ?
– Est-ce parce que, s’il y a cent maîtresd’un côté, nous sommes dix mille esclaves de l’autre ? repritun autre. Patience !… patience !… un jour viendra où nouscompterons nos maîtres, et nous nous compterons ensuite ;après quoi s’accomplira la parole de Jésus : Les premiersseront les derniers, et les derniers seront les premiers…
– Il nous dit, à nous artisans, qui, parle poids des impôts et par l’avarice des vendeurs, manquons souventde pain et de vêtements, ainsi que nos femmes et nos enfants :« Ne vous inquiétez pas ; Dieu, notre Père, pourvoit à laparure des lis des champs… à la nourriture des passereaux… un jourviendra où rien ne vous manquera. »
– Oui, car Jésus a dit encore ceci :« N’ayez ni or, ni argent, ni monnaie dans votre bourse, nisac pour le voyage, ni deux habits, ni souliers, car celui quitravaille mérite d’être nourri[34]… »
– Voici le maître !… voici lemaître !… dirent quelques personnes placées près de la portede la taverne. Voici notre ami !…
À ces mots, il se fit un grand mouvement dansla taverne : Aurélie, non moins curieuse que son esclaveGeneviève, monta sur un escabeau afin de mieux voir le jeunemaître. Leur attente fut trompée ; ce n’était pas encorelui : c’était Pierre, l’un de ses disciples.
– Et Jésus ? cria-t-on tout d’unevoix.
– Où est-il ?
– Le Nazaréen ne viendra-t-il doncpas ?
– Ne verrons-nous pas notre ami, l’amides affligés ?
– Moi, Judas et Simon, nousl’accompagnions, répondit Pierre, lorsqu’aux portes de la ville unepauvre femme, nous voyant passer, a supplié le maître d’entrer pourvisiter sa fille malade : c’est ce qu’il a fait. Il a gardéJudas et Simon près de lui et m’a envoyé vers vous. Ceux qui ontbesoin de lui n’ont qu’à l’attendre ici : il viendrabientôt.
Les paroles du disciple calmèrent l’impatiencede la foule, et Banaïas, l’homme au grand coutelas, dit àPierre :
– En attendant le maître, parle-nous delui, dis-nous la bonne nouvelle. Approche-t-il, le temps où cesgloutons, dont le ventre s’arrondit à mesure que le nôtre secreuse, n’auront plus pour s’engraisser que le soufre et le bitumede l’enfer ?
– Oui, les temps approchent !s’écria Pierre en montant sur un banc. Oui, les temps viennent,comme vient la nuit d’orage chargée de tempête et de foudre !Le Seigneur n’a-t-il pas dit par la voix des prophètes :« Je vais envoyer mon ange, qui préparera le chemin devantmoi[35] ! »
– Oui ! oui ! crièrentplusieurs voix ; oui, les prophètes l’ont annoncé !
– Quel est cet ange ? repritPierre ; quel est cet ange, sinon Jésus, notre maître, leMessie… le seul vrai Messie ?…
– Oui, c’est lui !
– C’est l’ange promis !
– C’est le vrai Messie !
– Et cet ange ayant préparé le chemin,que dit le Seigneur par la voix des prophètes ? continuaPierre : « Alors je m’approcherai de vous pour exercermon jugement ; je me hâterai de rendre mon témoignage contreles empoisonneurs, contre les parjures, contre ceux qui retiennentpar violence le salaire de l’ouvrier, contre ceux qui oppriment lesveuves, les orphelins et les étrangers, sans être retenus par macrainte[36]. » Le Seigneur n’a-t-il pas ditencore : « Il y a une race dont les dents sont des épées,et qui s’en sert comme de couteaux pour dévorer ceux qui n’ont riensur la terre et sont pauvres parmi les hommes[37] ! »
– Si cette race a des couteaux pourdents, dit Banaïas en mettant la main sur son coutelas, nousmordrons avec les nôtres !…
– Oh ! vienne le jour où serontjugés ceux qui retiennent par violence le salaire de l’ouvrier, etje dénoncerai à la vengeance du Seigneur le banquier Jonas !dit un artisan. Il m’a fait travailler en secret aux boiseries desa salle de festin les jours de sabbat, et il m’a retenu le salairede ces jours-là. J’ai voulu me plaindre : il m’a menacé de medénoncer aux princes des prêtres comme profanateur des jourssaints, et de me faire jeter en prison !
– Et pourquoi le banquier Jonas t’a-t-ilretenu injustement ton salaire ? reprit Pierre ; parceque, ainsi que le dit le prophète : « La cupidité estcomme une sangsue ; elle a deux filles qui disenttoujours : Apporte, apporte [38] ! »
– Et ces grosses sangsues-là, s’écriaBanaïas, est-ce qu’elles ne dégorgeront pas un jour tout le sangqu’elles ont sucé aux pauvres artisans, aux veuves et auxorphelins ?
– Si… si, répondit le disciple, nosprophètes et Jésus l’ont annoncé : « Pour ceux-là, cesera l’enfer et les grincements de dents… mais, une fois l’ivraie,qui étouffe le bon grain, arrachée, les méchants rois, les cupides,les usuriers extirpés de la terre dont ils pompent tous les sucs,viendra le jour du bonheur pour tous, la justice pour tous ;et, ce jour-là venu, ont dit les prophètes, les peuples nes’armeront plus les uns contre les autres, leurs épées seronttransformées en hoyaux, leurs lances en serpes ; une nation nelèvera plus le glaive contre aucune autre nation ; l’on nefera plus la guerre, mais chacun s’assiéra sous sa vigne ou sousson figuier, sans craindre personne : l’œuvre de la justicesera la sûreté, la paix et le bonheur de chacun[39]. Ences temps-là, enfin, le loup habitera avec l’agneau, le léopard secouchera près du chevreau, le lion et la brebis demeurerontensemble, et un petit enfant les conduira tous[40]. »
Cette peinture charmante de la paix et dubonheur universel parut faire une profonde impression surl’auditoire de Pierre ; plusieurs voix s’écrièrent :
– Oh ! viennent ces temps-là !…car à quoi bon s’égorger peuple contre peuple ?
– Que de sang perdu !
– Et qui en profite ? les pharaonsconquérants… hommes de sang, de bataille et de rapine.
– Oh ! viennent ces temps defélicité, de justice, de douceur ; et, comme disent lesprophéties, un petit enfant nous conduira tous.
– Oui, un petit enfant suffira… car nousserons doux, parce que nous serons heureux, reprit Banaïas, tandisqu’à cette heure nous sommes si malheureux, si courroucés, que centgéants ne suffiraient pas à nous contenir.
– Et ces temps venus, reprit Pierre, tousayant une part aux biens de la terre fécondée par le travail dechacun, tous étant sûrs de vivre en paix et félicité, on ne verraplus les oisifs jouir du fruit des labeurs d’autrui : leSeigneur ne l’a-t-il pas dit par la voix du fils de David, l’un deses élus :
« J’ai aussi eu en horreur tout letravail auquel je me suis appliqué sous le soleil, en devantlaisser le fruit à un homme qui me succédera.
» Car il y a tel homme qui travaille avecsagesse, avec science, avec industrie, et il laissera tout ce qu’ila acquis à un homme qui n’y a pas travaillé… Et qui sait s’il serasage ou insensé ?
» Or, c’est là une vanité et une grandeaffliction[41]. »
– Vous le savez, ajouta l’apôtre, la voixdu fils de David est sainte comme la justice ; non, celui-làqui n’a pas travaillé ne doit pas profiter du travaild’autrui !
– Mais, si j’ai des enfants ? ditune voix ; si, en me privant de sommeil et de la moitié de monpain quotidien, je parviens à épargner quelque chose pour eux, afinqu’ils ne connaissent pas les maux dont j’ai souffert, est-ce doncinjuste ?
– Eh ! qui vous parle duprésent ? s’écria Pierre ; qui vous parle de ce temps-ci,où le fort opprime le faible, le riche le pauvre, l’inique lejuste, le maître l’esclave ? En temps d’orage et de tempête,chacun élève comme il peut un abri pour lui et pour lessiens ; c’est justice !… Mais, quand seront venus lestemps promis par les prophètes, temps divins où un soleilbienfaisant resplendira toujours, où il n’y aura plus d’orages, oùla naissance de chaque enfant sera saluée par des chants joyeux,comme un bienfait du Seigneur, au lieu d’être pleurée, ainsiqu’aujourd’hui, comme une affliction, parce que, conçu dans leslarmes, l’homme, de nos jours, vit et meurt dans les larmes ;lorsque, au contraire, l’enfant, conçu dans l’allégresse, devravivre dans l’allégresse : lorsque le travail, écrasantaujourd’hui, sera lui-même une allégresse, tant seront abondantsles fruits de la terre promise… par le Seigneur :chacun, tranquille sur l’avenir de ses enfants, n’aura plus àprévoir, à thésauriser pour eux, en se privant, s’exténuant detravail… Non, non, quand Israël jouira enfin du royaume de Dieu,chacun travaillera pour tous, et tous jouiront du travail dechacun !
– Au lieu qu’à cette heure, dit l’artisanqui s’était plaint de l’iniquité du banquier Jonas, toustravaillent pour quelques-uns ; ces quelques-uns netravaillent pour personne et jouissent du travail de tous.
– Mais, pour ceux-là, reprit Pierre,notre maître de Nazareth l’a dit : « Le Fils de l’Hommeenverra ses anges, qui ramasseront et enlèveront hors de sonroyaume tout ce qu’il y a de scandaleux et de gens qui commettentl’iniquité ; ceux-là, on les précipitera dans une fournaiseardente, et c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements dedents[42]. »
– Et ce sera justice, dit Oliba lacourtisane ; ne sont-ce pas ceux-là qui nous forcent de vendrenotre corps pour échapper aux grincements de dents que cause lafaim ?… – Ne sont-ce pas ceux-là qui forcent les mères àtrafiquer de leurs enfants plutôt que de les voir mourir demisère ? dit une autre courtisane.
– Oh ! quand viendra-t-il donc lejour de la justice ?
– Il vient, il approche, répondit Pierred’une voix éclatante ; car le mal, l’iniquité, la violencesont partout, non-seulement ici, en Judée, mais dans le mondeentier, qui est le monde romain… Oh ! les maux d’Israël nesont rien, non, rien auprès des maux affreux qui accablent lesnations ses sœurs !… L’univers entier se lamente et saignesous le triple joug de la férocité, de la débauche et de lacupidité romaines !… D’un bout de la terre à l’autre, depuisla Syrie jusqu’à la Gaule opprimée, l’on n’entend que le bruit deschaînes et les gémissements des esclaves écrasés de travail ;malheureux entre les malheureux, ils suent le sang par tous lespores !… Plus à plaindre que l’animal des bois mourant dans satanière, ou que l’animal de labour mourant sur sa litière, cesesclaves, on les torture, on les tue, on les livre par plaisir à ladent des bêtes féroces ! ! ! De vaillants peuples,comme les Gaulois veulent-ils briser leurs fers, on les noie dansleur sang ; et moi, je vous le dis en vérité, au nom de Jésusnotre maître, oui, je vous le dis en vérité, cela ne peut pasdurer…
– Non… non, s’écrièrent plusieursvoix ; non, cela ne peut pas durer.
– Notre maître est attristé, continua ledisciple, oh ! attristé jusqu’à la mort en songeant aux mauxhorribles, aux vengeances, aux épouvantables représailles que tantde siècles d’oppression et d’iniquité vont déchaîner sur la terre…Avant-hier, à Bethléem, le maître nous disait ceci :
« Lorsque vous entendrez parler deguerres et de séditions, ne soyez pas alarmés ; il faut queces choses arrivent d’abord ; mais leur fin ne viendra passitôt… »
– Écoutez, dirent plusieurs voix,écoutez…
– « On verra, a ajouté Jésus, onverra se soulever peuple contre peuple, royaume contreroyaume ; aussi les hommes sécheront de frayeur dans l’attentede tout ce qui doit arriver dans tout l’univers, car les vertus descieux seront ébranlées[43]. »
Une sourde rumeur d’effroi circula dans lafoule à ces prophéties de Jésus de Nazareth rapportées parPierre ; et plusieurs voix s’écrièrent :
– De grands orages vont donc éclater dansle ciel !…
– Tant mieux ! il faut qu’ellescrèvent, ces nuées d’iniquité, pour que le ciel se dégage et que lesoleil éternel resplendisse !
– Et, s’ils grincent des dents sur laterre avant d’aller les grincer dans le feu éternel, ces riches,ces princes des prêtres, ces rois pharaons couronnés ! ilsl’auront voulu ! s’écria Banaïas, ils l’aurontvoulu !
– Oui… oui… c’est vrai…
– Oh ! poursuivit Banaïas, ce n’estpas d’aujourd’hui que les prophètes leur crient aux oreilles :« Amendez-vous ! soyez bons ! soyezpitoyables ! Regardez seulement à vos pieds, au lieu de vousmirer dans votre orgueil ! Quoi ! repus que vous êtes,vous rebutez sur les mets les plus délicats ; vous tombezgorgés de vin près de vos coupes remplies jusqu’aux bords ;vous vous demandez : Mettrai-je aujourd’hui ma robe fourrée àbroderies d’or ou ma robe de peluche à broderies d’argent ? Etvotre prochain, grelottant de froid sous ses guenilles, ne peutseulement égoutter votre coupe et lécher les miettes de vosfestins ! » Par les entrailles de Jérémie !voilà-t-il assez longtemps que cela dure ?
– Oui, oui ! crièrent plusieursvoix, cela a assez duré ; les plus patients se lassent à lafin !
– Le bœuf le plus paisible finit par seretourner contre l’aiguillon !
– Et quel aiguillon que lafaim !
– Oui, reprit Pierre, oui, cela n’a quetrop duré ; oui, cela n’a que trop duré. Aussi Jésus notremaître a-t-il dit :
« L’esprit du Seigneur s’est reposé surmoi ; c’est pourquoi il m’a consacré par son onction : ilm’a envoyé pour prêcher la bonne nouvelle aux pauvres ; pourguérir ceux qui ont le cœur brisé ; pour annoncer aux captifsleur délivrance, aux aveugles le recouvrement de la vue ; pourrenvoyer libres ceux qui sont écrasés sous les fers ; pourpublier l’année favorable du Seigneur et le jour où il se vengerade ses ennemis[44]. »
Ces paroles du Nazaréen, rapportées parPierre, excitèrent un nouvel enthousiasme, et Geneviève entenditl’un des deux secrets émissaires des docteurs de la loi et desprinces des prêtres dire à son compagnon :
– Cette fois, le Nazaréen ne nouséchappera pas ; de pareilles paroles sont par trop séditieuseset furibondes…
Mais une nouvelle et grande rumeur s’entenditbientôt à l’extérieur de la taverne de l’Onagre, et ce ne fut qu’unseul cri répété par tous :
– C’est lui ! c’est lui !…
– C’est notre ami !
– Le voilà, notre Jésus ! levoilà !
Jésus de Nazareth arrive dans la tavernede l’Onagre. – Il appelle à lui les petits enfants. – Il secourtles malades. – Il console les pauvres mères. – Il vide sonaumônière. – Paraboles. – L’enfant prodigue. – Madeleine,la riche courtisane, entre à la taverne. – Anathème et satire deJésus sur les princes des prêtres, les docteurs de la loi et autrespharisiens hypocrites. – Le bon Pasteur. – Le soleil selève. – La foule suit Jésus dans la campagne. – Rencontre depharisiens et de la femme adultère. – Discours sur lamontagne, interrompu par le passage du seigneur Chusa et duseigneur Grémion, accompagnés de leur escorte et revenantsubitement de leur voyage. – Les populations se rebellant contrel’impôt, ces deux seigneurs manquent d’être lapidés. – Jésus apaisele peuple et les sauve. – Leur surprise de trouver leurs femmes enpareille compagnie. – Ils les prennent toutes deux en croupe etrentrent à Jérusalem.
La foule qui remplissait la taverne, apprenantcette fois l’arrivée de Jésus de Nazareth, se heurta, se pressapour aller à la rencontre du jeune maître ; les mères, quitenaient leurs petits enfants entre leurs bras, tâchèrent d’arriverles premières auprès de Jésus ; les infirmes, reprenant leursbéquilles, prièrent leurs voisins de leurs béquilles, prièrentleurs voisins de leur ouvrir passage. Telle était déjà lapénétrante et charitable influence de la parole du fils de Marie,que les valides s’écartèrent pour laisser arriver à lui les mèreset les souffrants.
Jeane, Aurélie et son esclave partagèrentl’émotion générale ; Geneviève, surtout, fille, femme etpeut-être un jour mère d’esclaves, éprouvait un grand battement decœur à la vue de celui-là qui venait, disait-il, annoncer auxcaptifs leur délivrance, et renvoyer libres ceux qui étaient sousleurs fers.
Enfin Geneviève l’aperçut.
Le fils de Marie, l’ami des petits enfants,des pauvres mères, des souffrants et des esclaves, était vêtu commeles autres Israélites ses compatriotes ; il portait une robede laine blanche serrée à la taille par une ceinture de cuir oùpendait une aumônière ; un manteau carré de couleur bleue sedrapait sur ses épaules. Ses longs cheveux, d’un blond doré,tombaient de chaque côté de son pâle visage d’une douceurangélique ; ses lèvres et son menton étaient à demi-ombragésd’une barbe légère, à reflets dorés comme sa chevelure. Son airétait cordial et familier ; il serra fraternellement toutesles mains qu’on lui tendait ; plusieurs fois il se baissa pourembrasser quelques enfants déguenillés qui tenaient les pans de sarobe, et, souriant avec bonté, il dit à ceux quil’entouraient :
– Laissez… laissez venir à moi ces petitsenfants !
Judas, homme à figure sombre, sournoise, etSimon, autres disciples de Jésus, l’accompagnaient, et portaientchacun un coffret dans lequel le fils de Marie, après avoirinterrogé chaque malade et attentivement écouté sa réponse, pritplusieurs médicaments qu’il remit aux infirmes et aux femmes quivenaient consulter sa science, soit pour eux-mêmes, soit pour leursenfants. Souvent aux avis et aux baumes qu’il distribuait Jésusjoignait un don d’argent qu’il tirait de l’aumônière suspendue à saceinture ; il puisa tant et si souvent à cette aumônière, qu’yayant une dernière fois plongé la main, il sourit tristement entrouvant la pochette vide. Aussi, après l’avoir retournée en toussens, il fit un signe de touchant regret, comme pour avertir qu’iln’avait plus rien à donner. Alors, ceux-là qu’il venait de secourirde ses conseils, de ses baumes et de son argent, le remerciant aveceffusion, il leur dit de sa voix douce :
– C’est le Seigneur Dieu, notre père àtous, qui est aux cieux, qu’il faut remercier, et non pointmoi ; allez en paix.
– Si ton trésor d’argent est vide, notreami, il te reste un trésor inépuisable… celui de tes bonnesparoles, dit Banaïas ; car il avait trouvé moyen d’arrivertout près de Jésus de Nazareth, et il le contemplait avec unmélange de respect et d’attendrissement qui faisait oublier safarouche laideur.
– Oui, reprit un autre ; dis-nous,Jésus, de ces choses que nous autres humbles et petits nouscomprenons…
– Le langage de nos saints prophètes estdivin… mais souvent obscur pour nous autres pauvres gens.
– Oh ! oui, notre bon Jésus, ajoutaun joli enfant qui s’était glissé au premier rang et tenait un pande la robe du jeune maître de Nazareth ; raconte-nous une deces paraboles qui nous plaisent tant, que nous les retenonstoujours, et que nous les répétons à nos mères ou à nos frères…
– Non, non, reprirent d’autresvoix ; avant la parabole, fais-nous un de tes beaux discourscontre les mauvais riches, les puissants et les superbes !
– Et surtout, notre ami, reprit Banaïas,dis-nous quand ces pharaons retourneront chez Belzébuth, leurmaître et seigneur ?
Mais le fils de Marie désigna du geste, ensouriant, le petit enfant qui avait d’abord demandé une parabole,et le prit sur ses genoux après s’être assis près d’unetable ; montrant de la sorte son faible pour l’enfance, lefils de Marie sembla dire que ce cher petit serait d’abordsatisfait dans son désir…
Tous alors se groupèrent autour de Jésus… Lesenfants, qui l’aimaient tant, s’assirent à ses pieds ; Olibaet d’autres courtisanes s’assirent aussi à terre à la moded’Orient, embrasant leurs genoux de leurs mains et les yeuxattachés sur le jeune maître de Nazareth dans une attente avide.Banaïas et plusieurs, de ses pareils, s’entassant derrière le jeunemaître, recommandaient le silence à la foule pressée. D’autres,enfin, plus éloignés, tels que Jeane, Aurélie et son esclaveGeneviève, formèrent un second rang en montant sur des bancs. Lefils de Marie, tenant toujours sur ses genoux l’enfant qui, l’un deses petits bras appuyé sur l’épaule de son bon Jésus, paraissaitsuspendu à ses lèvres, le fils de Marie commença la parabolesuivante :
« Un homme avait deux fils :
» Le plus jeune dit à son père :
» – Mon père, donnez-moi ce qui me doitrevenir de votre bien.
» Et le père leur partagea son bien.
» Quelque temps après, le plus jeune deces enfants, ayant emporté tout ce qu’il avait, s’en alla dans unpays éloigné où il dissipa tout son bien.
» Après qu’il eut tout dépensé, ilsurvint une grande famine en ce pays-là, et il commença d’être dansl’indigence. Il s’en alla donc se mettre au service de l’un deshabitants du pays, qui l’envoya en sa maison des champs pour ygarder les pourceaux.
» Là, il eût bien voulu se rassasier descosses que les pourceaux mangeaient ; mais personne ne lui endonnait… »
À ces mots du récit, l’enfant que le fils deMarie tenait sur ses genoux poussa un grand soupir, en joignant sespetites mains d’un air apitoyé.
Jésus continua :
« Enfin, étant rentré en lui-même (cefils prodigue), il dit :
» – Combien, dans la maison de mon père,il y a des serviteurs à gages qui ont du pain en abondance, et moije meurs ici de faim ! Il faut que je me lève, que j’ailletrouver mon père, et que je lui dise : « Mon père, j’aipéché contre le ciel et vous. Je ne suis plus digne d’être appelévotre fils ; traitez-moi comme un de vosserviteurs. »
» Il se leva donc et s’en alla trouverson père. Lorsqu’il était encore bien loin, son père l’aperçut, et,touché de compassion, il courut à lui, se jeta à son cou etl’embrassa.
» Et son fils lui dit :
» – Mon père, j’ai péché contre le cielet vous, je ne suis plus digne d’être appelé votre fils.
» Alors le père dit à sesserviteurs :
» – Apportez promptement la plus belledes robes, et revêtez-en mon fils ; mettez-lui un anneau audoigt et des souliers aux pieds. Amenez aussi le veau gras, ettuez-le ; mangeons et faisons bonne chère ; car voici quemon fils était mort, et il est ressuscité ; il était perdu, etil est retrouvé. »
– Oh ! le bon père ! ditl’enfant que le jeune maître de Nazareth tenait sur sesgenoux ; oh ! le bon et tendre père, qui pardonne etembrasse au lieu de gronder !
Jésus sourit, baisa l’enfant au front etcontinua :
« Ils se mirent donc à faire festin.Cependant le fils aîné, qui était dans les champs, revint, et,lorsqu’il fut proche de la maison, il entendit le bruit et leconcert de ceux qui dansaient.
» Il appela donc un des serviteurs et luidemanda ce que c’était.
» Le serviteur lui répondit :
» – C’est que votre frère est revenu, etvotre père a fait tuer le veau gras parce qu’il a retrouvé votrefrère en bonne santé.
» Ce qui ayant mis le fils aîné encolère, il ne voulait pas entrer dans le logis ; son pèresortit pour l’en prier.
» Et son fils lui fit cetteréponse :
» – Il y a tant d’années que je voussers ; je ne vous ai jamais désobéi en quoi que ce soit ;cependant, vous ne m’avez jamais donné à moi un chevreau pour medivertir avec mes amis ; mais, aussitôt que votre autre fils,qui a mangé votre bien avec des femmes perdues, est revenu, vousavez fait tuer pour lui le veau gras… »
– Oh ! qu’il est donc méchant, cetaîné ! dit l’enfant que le jeune maître tenait sur sesgenoux ; il est jaloux de son pauvre frère, qui revientpourtant bien malheureux à la maison. Dieu ne l’aimera pas, cejaloux ; n’est-ce pas, bon Jésus ?
Le fils de Marie secoua la tête comme pourrépondre à l’enfant que le Seigneur, en effet, n’aimait pas lesjaloux, et il continua :
« Alors le père dit à son aîné :
» – Mon fils, vous êtes toujours avecmoi, et ce que j’ai est à vous ; mais il fallait faire fête,parce que votre frère était mort, et il est ressuscité ; ilétait perdu, et il est retrouvé[45]. »
Tous ceux qui étaient là parurent touchésjusqu’aux larmes de ce récit ; le fils de Marie s’étant tupour boire un verre de vin que lui versait Judas, son disciple,Banaïas, qui l’avait écouté avec une profonde attention,s’écria :
– Notre ami, sais-tu que c’est là un peumon histoire, et beaucoup celle de tant d’autres ?… Car, si,après ma première faute de jeunesse, mon père avait imité le pèrede ta parabole et m’eût tendu les bras en signe de pardon, au lieude me chasser du logis à grands coups de bâton, je serais peut-êtreà cette heure assis à mon honnête foyer, au milieu de ma famille,tandis qu’aujourd’hui j’ai pour foyer le grand chemin, pour femmela misère, et pour enfants les mauvais desseins, fils de cettemère, la misère à l’œil farouche… Ah ! pourquoin’ai-je pas eu pour père l’homme de ta parabole.
– Ce père indulgent a pardonné, repritOliba la courtisane, parce qu’il sait que Dieu ayant donné lajeunesse à ses créatures, parfois elles en abusent ; maiscelles-là qui, flétries, misérables et repentantes, reviennenthumblement demander la moindre place à la maison paternelle,celles-là, loin de les repousser, ne doit-on pas les accueilliravec miséricorde ?
– Moi, reprit une autre voix, je nedonnerais pas un pépin de ce frère aîné, de cet homme de bien, sirauque, si rêche et si jaloux, à qui la vertu n’a rien coûté.
Geneviève entendit l’un des deux émissairesdes pharisiens dire à son compagnon :
– Le Nazaréen flatte-t-il assezdangereusement les mauvaises passions de ces vagabonds !…Désormais tout fainéant débauché qui aura quitté la maisonpaternelle va se croire en droit d’envoyer son père à Belzébuth sice père, mal avisé, au lieu de tuer le veau gras, chasse de chezlui, comme il le doit, ce fils scélérat, que la faim seule ramèneau bercail.
– Oui… Et tous les jeunes gens sages ethonnêtes passeront pour des gens à cœur sec et jaloux.
Et cet homme reprit tout haut, croyant quepersonne ne saurait qui parlait ainsi :
– Gloire à toi, Jésus de Nazareth, gloireà toi, le protecteur, le défenseur de nous autres, dissipateurs etprostituées ! Folie d’être vertueux et sages, puisqu’on doittuer le veau gras pour les débauchés !
De grands murmures accueillirent ces parolesde l’émissaire des pharisiens ; tous se retournèrent du côtéoù elles avaient été prononcées ; des menaces se firententendre.
– Hors d’ici ces gens au cœurinexorable !
– Oh ! ils sont sans pitié, sansentrailles, ces gens que le repentir ne touche pas, dit lacourtisane Oliba, ces corps glacés, qui ne comprennent pas que chezd’autres le sang bouillonne !
– Que celui qui a ainsi parlé se montre,s’écria Banaïas en frappant sur la table avec son lourd bâton ferréd’un air menaçant ; oui, qu’il nous montre sa vertueuse face,ce scrupuleux, plus sévère que notre ami de Nazareth, le frère despauvres, des affligés et des malades, qu’il soutient, guérit etconsole !… Par l’œil de Zorobabel ! je voudrais bien levoir en face, ce blanc agneau sans tache, qui vient de nous bêlerses vertus… Où est-il donc, ce lis immaculé de la vallée deshommes ! Il doit flairer le bien comme un vrai baume, ajoutaBanaïas en ouvrant ses larges narines ; et, par le nez duMalachie ! je ne sens point du tout, cet aromate de sagesse,ce parfum d’honnêteté, qui devrait trahir cet odorant vased’élection caché parmi nous autres pauvres pécheurs.
Cette plaisanterie de Banaïas fit beaucouprire l’assistance, et celui des deux émissaires qui avait ainsiattaqué les paroles du fils de Marie ne parut pas empressé de serendre au désir du redoutable ami du Nazaréen ; il feignit, aucontraire, ainsi que son compagnon, de chercher, comme les autresassistants, de quel côté étaient parties ces paroles.
Le tumulte allait croissant, lorsque le jeunemaître de Nazareth fit signe qu’il voulait parler ; la tempêtes’apaisa comme par enchantement, et, répondant à ce reproche d’êtretrop indulgent pour les pécheurs, Jésus dit avec un accent desévère douceur :
– Qui d’entre vous, possédant centbrebis, et en ayant perdu une, ne laisse dans le désert lesquatre-vingt-dix-neuf autres pour s’en aller chercher celle qui estperdue, jusqu’à ce qu’il la trouve ?
» Lorsqu’il l’a retrouvée, il la met avecjoie sur ses épaules.
» Et, étant retourné en sa maison, ilassemble ses amis et ses voisins, et leur dit :
» – Réjouissez-vous avec moi, parce quej’ai retrouvé ma brebis qui était perdue…
» Et je vous dis, ajouta le fils de Maried’une voix remplie d’une grave et tendre autorité, je vous dis,moi, qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheurqui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ontpas besoin de pénitence[46]. »
Ces touchantes paroles du fils de Marie firentune vive impression sur la foule ; elle applaudit du geste etde la parole.
– Réponds à cela, mon agneau blanc !mon lis sans tache ! reprit Banaïas en s’adressant àl’interrupteur invisible du Nazaréen. Si tu n’es pas de l’avis demon ami, viens ici soutenir tes paroles.
– Le beau mérite, comme le dit Jésus,reprit un autre, le beau mérite, à celui qui n’a ni faim ni soif,de ne se montrer ni glouton ni ivrogne !
– Facile est la vertu… à qui rien nemanque, dit la courtisane Oliba. La faim et l’abandon perdent plusde femmes que la débauche.
Soudain, un certain tumulte se fit parmi lafoule dont la taverne était remplie, et l’on entendit prononcer lenom de Madeleine.
– C’est une de ces créatures quitrafiquent de leur corps, dit Jeane à Aurélie ; ce n’est pasla misère qui l’a jetée, comme tant d’autres, dans cettedégradation, mais une première faute, suivie de l’abandon de celuiqui l’avait séduite et qu’elle adorait. Depuis, malgré lesdésordres de sa vie et la vénalité de ses amours, Madeleine aprouvé que son cœur n’était pas tout-à-fait corrompu : lespauvres ne l’implorent jamais en vain, et elle a passionnément aiméquelques hommes d’un amour aussi dévoué que désintéressé, leursacrifiant des princes des prêtres, des docteurs de la loi, deriches seigneurs, qui la comblaient à l’envi de leurs dons ;mon mari, entre autres, était du nombre de ces magnifiques…
– Votre mari, chère Jeane ?
– Il a dépensé pour Madeleine beaucoupd’argent… elle est si belle ! répondit la jeune femme avec unsourire d’indulgence. Il est de ceux qui l’ont enrichie. On dit desmerveilles de sa maison, ou plutôt du palais qu’elle habite ;ses coffres sont remplis des étoffes les plus rares, des pluséblouissantes pierreries… Les vases d’or et d’argent, venus àgrands frais de Rome, d’Asie et de Grèce, encombrent sesbuffets ; la pourpre et la soie de Tyr ornent les murailles desa demeure, et ses serviteurs sont aussi nombreux que ceux d’uneprincesse !
– Nous avons aussi, en Italie et dans laGaule romaine, de ces créatures, dont le luxe insolent insulte à lamédiocre fortune de beaucoup d’honnêtes femmes, répondit Aurélie.Mais que peut vouloir cette Madeleine au jeune maître deNazareth ?…
– Elle vient sans doute, comme plusieursde ses pareilles que vous voyez là, moins riches qu’elle, mais nonmoins dégradées, écouter la parole de Jésus, cette douce et tendreparole, qui pénètre les cœurs par sa miséricorde, les attendrit, ety fait germer le repentir…
Geneviève, entendant ces mots de Jeane, serappela le récit de Sylvest, le grand-père de son mari, récit quiracontait l’horrible vie de Siomara, la courtisane, et sa mortépouvantable.
– Peut-être, pensait Geneviève, peut-êtreSiomara eût connu le repentir et sa fin eût été paisible si elleavait pu, comme cette Madeleine dont on parle, entendre lessalutaires enseignements de ce jeune homme.
– La voilà ! dirent plusieursvoix ; place à Madeleine, la plus belle entre les plusbelles !…
– Notre princesse à nous ! dit àOliba sa compagne d’un air de fierté ; car enfin, notre reine…à nous autres… c’est Madeleine !…
– Triste royauté ! reprit Oliba ensoupirant ; sa honte est vue de plus haut !… de plusloin !…
– Mais elle est si riche… siriche !…
– Se vendre pour un denier ou pour unmonceau d’or, répondit la pauvre courtisane, où est ladifférence ? L’ignominie est égale !…
– Oliba… tu deviens tout-à-faitfolle !…
La jeune femme ne répondit rien à sa pareilleet soupira.
Geneviève, montée, comme sa maîtresse, sur unescabeau, se haussa sur la pointe des pieds, et vit bientôt entrerdans la taverne la célèbre courtisane.
Madeleine était d’une beauté rare, lamentonnière de son turban de soie blanche brochée d’or encadraitson pâle et brun visage d’une perfection admirable ; ses longssourcils, d’un noir d’ébène, comme les bandeaux de ses cheveux, sedessinaient sur ce front jusqu’alors impudique et superbe, maisalors triste, abattu, car elle semblait navrée. Le rebord de sespaupières, teint d’une couleur bleuâtre, selon la mode orientale,donnait à son regard noyé de larmes quelque chose d’étrange, etsemblait doubler la grandeur de ses yeux, brillants dans ses pleurscomme des diamants noirs… Une longue robe de soir tyrienne d’unbleu tendre, brochée d’or et brodée de perles, traînait au loin surses pas, et elle avait pour ceinture une écharpe flottante d’étoffed’or couverte de pierreries de mille couleurs, comme celles de sesdoubles colliers, de ses boucles d’oreilles et des bracelets dontétaient couverts ses beaux bras nus, entre lesquels, s’avançantlentement vers le jeune maître, elle portait une urne d’albâtrerose de Chalcédoine plus précieux que l’or…
– Quel changement dans les traits deMadeleine ! dit Jeane à Aurélie ; je l’ai vue vingt foispasser dans sa litière, portée par ses serviteurs vêtus de richeslivrées ; le triomphe de la beauté, l’ivresse et la joie de lajeunesse se lisaient sur ses traits… Et la voici qui s’approchetimidement de Jésus, humble, accablée, pleurante, et plus tristeque la plus triste de ces pauvres femmes qui tiennent entre leursbras leurs enfants en haillons…
– Mais que fait-elle ? repritAurélie de plus en plus attentive. La voilà debout devant le jeunehomme de Nazareth ; d’une main elle tient son urne d’albâtreserrée contre son sein agité, tandis que de son autre main elledétache son riche turban. Elle le jette loin d’elle. Sa noire etépaisse chevelure, tombant sur sa poitrine et sur ses épaules, sedéroule comme un manteau de jais et traîne jusqu’à terre…
– Oh ! voyez… voyez, ses larmesredoublent, dit Jeane, son visage en est inondé…
– Elle s’agenouille aux pieds du fils deMarie, reprit Aurélie, les couvre de pleurs et de baisers.
– Quels sanglots déchirants !…
– Et les larmes qu’elle verse sur lespieds de Jésus… elle les essuie avec ses longs cheveux[47].
– Et voici que, fondant toujours enpleurs, elle prend son urne d’albâtre et verse aux pieds de Jésusun parfum délicieux, dont la senteur vient jusqu’ici.
– Le jeune maître veut la relever… ellerésiste… Elle ne peut parler, ses sanglots brisent sa voix ;elle courbe son front jusque sur le pavé…
Alors Jésus, dont l’attendrissement semblaitse contenir à peine, se tourna vers Simon l’un de ses disciples, ets’adressant à lui :
– Simon, j’ai quelque chose à vousdire…
– Maître, dites…
– Un créancier avait deuxdébiteurs ; l’un lui devait cinq cents deniers, l’autrecinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi le payer, il leur remità tous deux leur dette ; dites-moi donc lequel des deuxl’aimera davantage ?
Simon répondit :
– Maître, je crois que ce sera celuiauquel il aura été remis une plus grosse somme.
– Vous avez, Simon, bien jugé.
Et se tournant vers la riche courtisaneagenouillée, Jésus dit à ses assistants :
– Voyez-vous cette femme ? Je vousdéclare que beaucoup de péchés lui seront remis, parce qu’elle abeaucoup aimé !
Alors il dit à Madeleine d’une voix remplie detendresse et de pardon :
– Vos péchés vous sont remis… votre foivous a sauvée ; allez en paix[48].
– Abomination de la désolation ! dità demi-voix l’émissaire des pharisiens à son compagnon. Peut-onpousser plus loin l’audace et la démoralisation ? Voici que ceNazaréen pardonne tout ce que l’on blâme, absout tout ce que l’onpunit, relève tout ce que l’on flétrit ; après avoirréhabilité les débauchés, les prodigues, le voilà maintenant quiréhabilite les infâmes courtisanes !
– Et pourquoi ? reprit l’autreémissaire ; afin de toujours flatter les vices et lesdétestables passions des scélérats dont il s’entoure, afin de s’enfaire un jour des instruments…
– Mais patience, reprit l’autre,patience, Nazaréen, ton heure approche ; ton audace toujourscroissante t’attirera bientôt un châtiment terrible !
Pendant que Geneviève entendait ces deuxméchants hommes parler ainsi, elle vit Madeleine, après lesmiséricordieuses paroles de Jésus, se relever radieuse ; leslarmes coulaient encore sur son beau visage, mais ces larmes nesemblaient plus amères. Elle distribua à toutes les pauvres femmesqui l’entouraient ses pierreries, ses bijoux, dégrafa jusqu’à lamagnifique robe qu’elle portait par dessus sa tunique de fineétoffe de Sidon, et revêtit le manteau de grosse laine brune d’unejeune femme, à qui elle donna en échange sa riche robe brodée deperles valant un grand prix. Puis elle dit à Simon, disciple dujeune maître, qu’elle ne quitterait plus ces humbles vêtements, etque le lendemain tous ses biens seraient distribués à des famillesdans la pauvreté et aux courtisanes que la seule misère empêchaitde revenir à une vie meilleure.
À ces mots, Oliba, joignant ses mains dans unélan de reconnaissance, se jeta aux pieds de Madeleine, prit sesmains, les baisa en sanglotant, et lui dit :
– Bénie soyez-vous, Madeleine !…Oh ! bénie soyez-vous ! Votre bonté m’aura sauvée, moi ettant d’autres de mes pauvres compagnes de honte ; nous nousrepentions à la voix du fils de Marie… cette voix faisaittressaillir nos cœurs, nous espérions le pardon. Mais, hélas !la nécessité de vivre nous retenait dans le mal et le mépris… Béniesoyez-vous, Madeleine, vous qui rendez possible notre retour aubien !…
– Sœur, ce n’est pas moi qu’il fautbénir, répondit Madeleine, c’est Jésus de Nazareth, ses parolesm’ont inspirée.
Et Madeleine se confondit dans la foule pourentendre la parole du jeune maître.
Quelques-uns de ses disciples lui ayant dit enparlant de Madeleine qu’elle avait été séduite, puis abandonnée parun jeune docteur de la loi, la figure de Jésus devint grave,sévère, presque menaçante, et il s’écria :
« – Malheur à vous, docteurs de laloi ! malheur à vous, hypocrites ! vous êtes semblables àdes sépulcres blanchis ; le dehors paraît beau, mais le dedansest plein d’ossements et de pourriture !…
» Ainsi au dehors vous paraissez justesaux yeux des hommes, et au dedans vous êtes pleins d’hypocrisie etd’iniquité.
» Malheur à vous, conducteurs aveugles,qui avez grand soin de passer ce que vous buvez de peur d’avaler unmoucheron, et qui avalez un chameau !… »
Cette satire familière fit rire plusieurs desassistants, et Banaïas s’écria :
– Oh ! que tu as raison, notreami ! combien nous en connaissons de ces avaleurs dechameaux !… Mais telle est l’âcreté de leur conscience qu’ilsdigèrent ces chameaux comme l’autruche digère la pierre, et il n’yparaît rien !…
De nouveaux éclats de rire répondirent à laplaisanterie de Banaïas, et Jésus poursuivit :
– Malheur à vous, pharisiens !malheur à vous ! qui nettoyez le dehors de la coupe, tandisque le dedans est plein de rapines et d’impuretés !
– C’est vrai ! reprirent plusieursvoix : ces hypocrites nettoient le dehors parce que le dehorsseul se voit !…
Le fils de Marie continua :
– Malheur à vous, pharisiens ! quidites ce qu’il faut faire et ne le faites pas ! Malheur àvous ! qui liez des fardeaux pesants et insupportables, lesmettez sur les épaules des hommes, mais ne voulez pas les remuer dubout du doigt, ces pesants fardeaux !
Cette nouvelle comparaison familière frappal’esprit des auditeurs du jeune maître, et plusieurs voixs’écrièrent encore :
– Oui, oui, ces fainéants hypocritesdisent aux humbles : « Le travail est saint ;travaillez… travaillez… mais nous, nous ne travaillonspas ! »
– Oui, portez seuls le fardeau du labeur,nous ne voulons pas, nous autres, y toucher seulement du boutdu doigt !…
Jésus continua :
« – Malheur à vous, qui faites toutes vosactions pour vous donner en spectacle aux hommes ! ce pourquoivous portez de longues bandes de parchemin où sont écrites lesparoles de la loi, que vous ne pratiquez pas.
» Malheur à vous qui dites :« Si un homme jure par le temple, cela n’est rien… mais s’iljure par l’or du temple, il est obligé à sonserment ! »
– Parce que, pour ces mauvais riches, ditune voix, rien n’est sacré que l’or ! Ils jurent par leur or,comme d’autres jurent par leur âme… ou par leur honneur !…
« – De sorte que si un homme jure parl’autel, cela n’est rien, poursuivit Jésus ; mais quiconquejure par l’offrande qui est sur l’autel est obligé à son serment.Malheur donc à vous, hypocrites ! qui payez scrupuleusement ladîme et qui reniez ce qu’il y a de plus important dans laloi : la justice, la miséricorde et la bonne foi !C’étaient là des choses qu’il fallait pratiquer sans omettre lesautres !… »
– Par les deux pouces deMathusalem ! s’écria Banaïas en riant, tu en parles bien à tonaise, notre ami… Tous ces hypocrites ont dans leurs coffres dequoi, sans se gêner, payer la dîme… et ils la payent… mais oùveux-tu qu’ils trouvent cette monnaie de justice, de bonne foi etde miséricorde, que tu leur demandes à ces sépulcres blanchis, àces avaleurs de chameaux d’iniquités, comme tu les appelles sibien ?…
– Hélas ! le jeune maître ditvrai ! reprit un autre ; pour qui n’a pas d’argent, lajustice est sourde. Les docteurs de la loi ne vous disent pas àleur tribunal : « Quelles bonnes raisons as-tu pourtoi ? » mais : Combien d’argent mepromets-tu ? »
– J’avais confié quelques épargnes àJoas, un prince des prêtres, reprit une pauvre vieille femme, ilm’a dit avoir dépensé l’argent en offrandes pour mon salut… Quefaire, moi, pauvre femme ; contre un si puissantseigneur ?… Me résigner, et mendier un pain que je ne trouvepas tous les jours.
À cette plainte, Jésus s’écria avec unredoublement d’indignation :
« – Oh ! malheur à vous,hypocrites ! parce que sous prétexte de vos longues prières,vous dévorez les deniers des veuves ! Malheur à vousserpents ! race de vipères ! Comment éviterez-vous d’êtrecondamnés au feu de l’enfer ?… C’est pourquoi je vais vousenvoyer des prophètes et des sages pour vous sauver… Mais,hélas ! » ajouta le fils de Marie avec un accent degrande tristesse, « vous tuerez les uns, vous crucifierez lesautres ; vous les persécuterez de ville en ville… afin quetout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe survous, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, quevous avez tué entre le temple et l’autel ! »
– Oh ! ne crains rien, notreami ! si ces avaleurs de chameaux veulent répandre ton sang,s’écria Banaïas en frappant sur la poignée de son grand coutelasrouillé, il faudra d’abord qu’ils répandent le nôtre, et nous lesattendons !…
– Oui, oui, reprit la foule presque toutd’une voix, ne crains rien Jésus de Nazareth, nous tedéfendrons !
– Nous mourrons pour toi, s’il lefaut !
– Tu seras notre chef !
– Notre roi !
Mais, le fils de Marie, comme s’il se fûtdéfié de cet entraînement, secoua la tête avec une tristesse deplus en plus profonde ; des larmes coulèrent de ses yeux, etil s’écria d’une voix désolée :
« – Oh ! Jérusalem !…Jérusalem !… toi qui tues les prophètes ! toi qui lapidesles sages qui te sont envoyés ! combien de fois ai-je voulurassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses petits sousses ailes !… Et tu ne l’as pas voulu… non… tu n’as pasvoulu[49] !… »
Et l’accent du fils de Marie, d’abord mordant,sévère indigné en parlant des pharisiens hypocrites, fut empreintd’un regret si déchirant en prononçant ces dernières paroles, quepresque tous versèrent des larmes comme le jeune maître deNazareth. Bientôt un grand silence se fit, car on le vit s’accoudersur la table et cacher en pleurant sa figure entre ses mains.
Geneviève ne put non plus retenir seslarmes ; elle entendit l’un des deux émissaires dire à soncompagnon d’un air de triomphe cruel :
– Le Nazaréen a appelé les docteurs de laloi et les princes des prêtres serpent et race devipères ! Pendant toutes cette nuit il a blasphémé cequ’il y a de plus saint parmi les hommes : nous le tenons.
– Ah ! tu parles de crucifiés, Jésusde Nazareth ! reprit l’autre ; nous ne te ferons pasmentir, prophète de malheur !
Simon, l’un des disciples du jeune maître, levoyant toujours accoudé sur la table, pleurant en silence, sepencha vers lui et dit :
– Maître… le soleil va bientôt paraître…Les gens des campagnes qui apportent leurs fruits au marché deJérusalem passent par la vallée de Cédron ; ils ont, commenous, soif de ta parole ; ils t’attendent sur la route…n’irons-nous pas à leur rencontre ?…
Jésus se leva ; sa figure triste etpensive s’éclaircit en embrassant les enfants, qui, le voyant sedisposer à partir, lui tendirent leurs petits bras. Ensuite, ilserra fraternellement toutes les mains qu’on lui tendait, et sortitde la taverne de l’Onagre, située près d’une des portes de la villes’ouvrant sur la campagne ; il se dirigea vers la vallée deCédron, que les hommes et les femmes des champs traversaienthabituellement pour se rendre à Jérusalem, où ils apportaient leursprovisions…
Tel était l’attrait de la parole du jeunemaître de Nazareth, que la plupart des personnes qui venaient depasser la nuit à l’écouter le suivirent encore.
Madeleine, Oliba, Banaïas, étaient du nombrede ces personnes.
– Jeane, allez-vous donc aussi hors de laville ? dit Aurélie à la femme de Chusa. Voici le jour,rentrons au logis ; il serait imprudent de prolonger notreabsence.
– Moi, je ne rentre pas encore ; jesuivrais Jésus au bout du monde, répondit Jeane avecexaltation.
Et descendant de son banc, elle tira de sapoche une lourde bourse remplie d’or, qu’elle mit dans la main deSimon au moment où il allait quitter la taverne sur les pas du filsde Marie.
– Le jeune maître a vidé ce soir sonaumônière, dit Jeane à Simon, voici de quoi la remplir.
– Encore vous ! répondit Simon avecreconnaissance à la vue de Jeane : votre charité ne se lassepas[50].
– C’est la tendresse de votre maître quine se lasse pas de secourir, de consoler les pauvres, lesrepentants et les opprimés, répondit la femme de Chusa.
Geneviève, qui épiait avec inquiétude toutesles paroles des émissaires des pharisiens, entendit l’un de cesdeux hommes dire à l’autre :
– Suivez et surveillez le Nazaréen… Moi,je cours chez les seigneurs Caïphe et Baruch leur rendre compte desabominables blasphèmes et des impiétés qu’il a proférés cette nuiten compagnie de ces vagabonds… Il ne faut pas cette fois que leNazaréen échappe au sort qui l’attend…
Et les deux hommes se séparèrent.
Aurélie, après avoir paru réfléchir, dit à sacompagne :
– Jeane, je ne saurais vous exprimer ceque me fait éprouver la parole de ce jeune homme. Cette parole,tantôt simple, tendre et élevée, tantôt satirique et menaçante,pénètre mon cœur. C’est pour mon esprit comme un nouveau monde quis’ouvre ; car pour nous autres païens, ce mot charitéest une parole et une chose nouvelles… Loin d’être apaisée, macuriosité, mon intérêt augmentent, et quoi qu’il arrive, Jeane, jevous suis… Nos maris sont absents pour trois jours ;qu’importe, après tout, que nous rentrions dans nos demeures avantl’aube ou après le soleil levé ?…
Entendant sa maîtresse parler de la sorte,Geneviève fut très-heureuse, car pensant à ses frères esclaves dela Gaule, elle éprouvait aussi un grand désir d’entendre encore lesparoles du jeune maître de Nazareth, l’ami et le libérateur descaptifs.
Au moment de quitter la taverne avec samaîtresse et la charitable femme du seigneur Chusa, Geneviève futtémoin d’une chose qui prouva combien la parole de Jésus portaitpromptement ses fruits.
Madeleine, la belle courtisane repentie, vêtuedu vieux manteau de laine d’une pauvresse échangé contre tant deriches parures, Madeleine, suivant la foule empressée sur les pasde Jésus, heurta du pied une pierre de la rue, trébucha, et fûttombée à terre, sans le secours de Jeane et d’Aurélie, qui, setrouvant par hasard à ses côtés, se hâtèrent de la soutenir.
– Quoi ! vous, Jeane, la femme duseigneur Chusa ? dit la courtisane rougissant de confusion,songeant sans doute aux dons impurs qu’elle avait reçus de Chusa,vous, Jeane, vous n’avez pas craint de me tendre une mainsecourable, à moi, pauvre créature justement méprisée des honnêtesfemmes ?…
– Madeleine, lui répondit Jeane avec unebonté charmante, notre jeune maître ne vous a-t-il pas ditd’aller en paix, et que tous vos péchés vous seraientremis, parce que vous aviez beaucoup aimé ? De quel droitserais-je plus sévère que Jésus de Nazareth ! Votre main,Madeleine… votre main ; c’est une sœur qui vous la demande ensigne de pardon et d’oubli du passé.
Madeleine prit la main que Jeane lui offrait,mais ce fut pour la baiser avec respect et la couvrir de larmes dereconnaissance et de repentir.
– Ah ! Jeane, dit tout bas à sonamie la maîtresse de Geneviève, le jeune homme de Nazareth seraitsatisfait de vous voir pratiquer si généreusement sespréceptes.
Jeane, Aurélie et Madeleine, suivant la foule,sortirent bientôt des portes de Jérusalem.
Le soleil se levant alors dans toute sasplendeur, éclairait au loin les campagnes de la vallée de Cédron,dont l’aspect oriental, si nouveau pour Geneviève, la frappaittoujours de surprise et d’admiration.
Grâce à la saison printanière, hâtive cetteannée-là, les plaines qui s’étendaient aux portes de Jérusalemétaient aussi verdoyantes, aussi fleuries que celles de Saron, queGeneviève avait traversées en venant de Jaffa (lieu de sondébarquement) pour se rendre à Jérusalem avec sa maîtresse. Lesroses blanches et roses, les narcisses, les anémones, les girofléesjaunes et les immortelles odorantes, embaumaient l’air etémaillaient les champs de leurs fraîches couleurs, encore humidesde rosée.
Au bord du chemin, un bouquet de palmiersombrageait la voûte d’une fontaine où venaient déjà s’abreuver lesgrands buffles noirs couplés à leur joug et conduits par deslaboureurs vêtus d’un sayon de poil de chameau ; des pâtresamenaient aussi à cette fontaine leurs troupeaux de chèvres àoreilles pendantes et de moutons à larges queues, tandis que dejeunes femmes au teint brun, vêtues de blanc, venant sans douted’un village que l’on voyait à peu de distance, à demi-caché par unbois d’oliviers, puisaient de l’eau à cette fontaine, etretournaient au village, portant sur leur tête, à demi-enveloppéede leurs voiles blancs, de grandes amphores rouges remplies d’eaufraîche.
Plus loin, sur la route poudreuse quidescendait en serpentant des premières rampes des montagnes, dontla cime se dégageait à peine des vapeurs azurées du matin, onvoyait cheminer lentement une longue caravane que dominaient lescous allongés des chameaux chargés de ballots.
Tout au long de la route que suivaitGeneviève, des colombes bleues, des alouettes et des bergeronnettesnichées dans des taillis de nopals et de térébinthes, faisaiententendre leurs chants, tandis que quelque cigogne blanche auxpattes rouges s’élevait dans les airs tenant un serpent dans sonbec…
Plusieurs pâtres et laboureurs, apprenant parles personnes qui suivaient le Nazaréen qu’il se rendait à lacolline de Cédron pour y prêcher la bonne nouvelle, changèrent deroute, et, dirigeant leurs troupeaux de ce côté, augmentèrent lafoule attachée aux pas du fils de Marie.
Jeane, Aurélie et Geneviève approchaient ainsidu village à demi-caché dans le bois d’oliviers que l’on devaittraverser pour arriver à la colline. Soudain, de ce bois, ellesvirent sortir en tumulte un grand nombre d’hommes et de femmespoussant des cris et des imprécations.
À la tête de ce rassemblement marchaient desdocteurs de la loi et des prêtres ; deux de ceux-ci emmenaientune belle jeune femme pieds et bras nus, à peine vêtue d’unetunique : la honte, l’épouvante se peignaient sur son visagebaigné de larmes ; ses cheveux épars couvraient ses épaulesnues. De temps à autre, demandant grâce à travers ses sanglots,elle se jetait, dans son désespoir, à genoux sur les cailloux duchemin, malgré les efforts des deux prêtres qui, la tenant chacunpar un bras et la traînant ainsi dans la poussière, la forçaientbientôt de se relever et de marcher entre eux. La foule accablaitde huées, d’imprécations et d’injures cette infortunée, aussilivide, aussi terrifiée qu’une femme que l’on conduit ausupplice…
À la vue de ce tumulte, le fils de Marie,surpris, s’arrêta ; ceux qui l’accompagnaient s’arrêtèrent demême et se rangèrent en cercle derrière lui.
Les prêtres et les docteurs de la loi,reconnaissant sans doute le jeune maître de Nazareth, firent signeaux gens du village, de qui les cris et les fureurs redoublaient àchaque instant, de rester à quelques pas. Alors ces genscourroucés, hommes et femmes, ramassèrent de grosses pierres dontils restèrent armés, faisant de temps à autre entendre des injureset des menaces contre la prisonnière éplorée.
Les prêtres et les docteurs de la loi,auxquels l’émissaire des pharisiens était allé parler en secret,traînèrent l’infortunée créature jusqu’aux pieds de Jésus, qu’ellese mit aussi à implorer dans sa terreur, levant vers lui son visagebaigné de larmes et ses mains meurtries couvertes de sang et depoussière.
Alors un des prêtres dit à Jésus, pourl’éprouver, et dans l’espoir de le perdre s’il ne se prononçait pascomme eux :
– Cette femme vient d’être surprise enadultère ; or, Moïse nous a ordonné dans la loi de lapider lesadultères… Quel est donc sur cela votre sentiment ?
Jésus, au lieu de répondre, se baissa et semit à écrire sur le sable du bout de son doigt.
Et comme les pharisiens, étonnés, continuaientde l’interroger, il se releva et leur dit, ainsi qu’à ceux de lafoule qui s’étaient armés de pierres :
« Que celui d’entre vous qui est sanspéché, lui jette la première pierre (à cette femme) ».
Puis, se baissant de nouveau, il se remit àécrire sur le sable sans regarder autour de lui.
Aux paroles du fils de Marie, de grandsapplaudissements éclatèrent parmi la foule qui le suivait, etBanaïas s’écria en riant aux éclats :
– Bien dit, notre ami… Je ne suis pasprophète ; mais, si des mains pures doivent seules lapidercette pauvre pécheresse, je jure, par les talons de Gédéon, quenous allons voir tous ces furieux de vertu, tous ces frénétiques dechasteté, tous ces endiablés de pudeur, à commencer par lesseigneurs prêtres et les seigneurs docteurs de la loi, tourner auplus vite leurs sandales et retrousser leurs robes pour courir plusvite… Tenez, que vous disais-je ? ajouta Banaïas en redoublantd’éclats de rire ainsi que beaucoup d’autres ; les voilà quise débandent comme un troupeau de pourceaux poursuivis par unloup !
– Et pourceaux ils sont ! reprit unautre. Quant au loup qui les poursuit, c’est leur conscience.
Et ainsi que le disait Banaïas, à ces parolesde Jésus : Que celui d’entre vous qui est sans péché jettela première pierre à cette femme, les docteurs de la loi etles princes des prêtres, sans doute accusés par leur conscience,ainsi que ceux qui voulaient d’abord lapider la femme adultère,tous enfin, craignant peut-être aussi la foule dont était suivi lejeune maître de Nazareth, se sauvèrent si prestement, sirapidement, que, lorsque le fils de Marie se releva, car il avaitcontinué d’écrire sur le sable, cette foule, naguère si menaçante,fuyait au loin vers le village ; Jésus ne vit plus alors quel’accusée, toujours agenouillée, toujours suppliante et pleurant àses pieds.
Souriant avec finesse et bonté en lui montrantle vide fait autour d’elle par la dispersion de ceux qui naguèrevoulaient la lapider, Jésus lui dit :
– Femme, où sont donc vosaccusateurs ? Personne ne vous a-t-il condamnée ?
– Non, seigneur, répondit-elle fondant enlarmes.
– Je ne vous condamnerai pas non plus,lui dit Jésus. Allez… et ne péchez plus à l’avenir[51].
Et laissant la femme adultère à genoux etencore dans le saisissement d’avoir été ainsi sauvée de la mort etpardonnée, le fils de Marie arriva bientôt, suivi de ses discipleset de la foule, au pied d’une colline où se trouvaient déjàrassemblés un grand nombre de gens de la campagne attendant savenue avec impatience : ceux-ci, ayant leurs provisions surdes ânes ou sur des zèbres ; ceux-là, sur des chariots traînéspar des bœufs ; d’autres, dans des paniers tressés qu’ilsportaient sur leurs têtes. Les pasteurs, qui, lors du passage duNazaréen, abreuvaient leurs troupeaux à la fontaine, arrivèrent àleur tour ; et, lorsque toute cette foule, silencieuse etattentive, fut ainsi rassemblée au pied de la colline, Jésus deNazareth gravit ce monticule afin d’être mieux entendu de tous.
Le soleil levant, inondant de sa vive lumièrele fils de Marie, vêtu de sa tunique blanche et de son manteaud’azur, faisait resplendir son céleste visage, et, se jouant dansses longs cheveux blonds, semblait les entourer d’une auréole d’or.Alors, s’adressant à ces simples de cœur, qu’il aimait à l’égal despetits enfants, Jésus leur dit de sa voix sonore ettendre :
« – Bienheureux les pauvres d’esprit,parce que le royaume des cieux est à eux !
» Bienheureux ceux qui sont doux, parcequ’ils posséderont la terre !
» Bienheureux ceux qui pleurent, parcequ’ils seront consolés !
» Bienheureux les miséricordieux parcequ’ils obtiendront eux-mêmes miséricorde !
» Bienheureux ceux qui ont le cœur pur,parce qu’ils verront Dieu !
» Bienheureux les pacifiques, parcequ’ils seront appelés les bienheureux !
» Bienheureux ceux qui souffrentpersécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est àeux !
» Mais malheur à vous, riches, car vousemportez votre consolation !
» Malheur à vous qui êtes rassasiés, carvous aurez faim !
» Malheur à vous qui riez maintenant, carvous pleurerez plus tard !
» Malheur à vous quand les hommes dirontdu bien de vous, car leurs pères disaient du bien des fauxprophètes !
» Aimez votre prochain commevous-mêmes…
» Prenez bien garde ne pas faire vosbonnes œuvres devant les hommes, afin d’attirer leursregards !
» Lors donc que vous donnez l’aumône, nefaites pas sonner la trompette comme font les hypocrites dans lestemples et dans les rues, pour être honorés des hommes ; carje vous dis en vérité qu’alors ils ont déjà reçu leurrécompense.
» Ainsi, l’autre jour, j’étais assis dansla synagogue vis-à-vis du tronc, prenant garde de quelle manière lepeuple y jetait de l’argent : plusieurs gens riches y enjetaient beaucoup ; il vint une pauvre veuve ; elle mitseulement dans le tronc deux petites pièces qui faisaient le quartd’un sou ; alors, appelant mes disciples, je leurdis :
» – En vérité, cette pauvre veuve a donnéplus que tous ceux qui ont mis dans le tronc ; car tous lesautres ont donné de leur abondance, mais celle-ci a donné, de sonindigence, même tout ce qu’elle avait et tout ce qui lui restaitpour vivre.
» Lorsque vous faites l’aumône, que votremain gauche ne sache donc point ce que fait votre main droite.
» De même, lorsque vous priez, neressemblez pas aux hypocrites qui affectent de prier dans lessynagogues et au coin des places publiques, pour être vus deshommes. Pour vous, lorsque vous voulez prier, entrez dans votrechambre, fermez-en la porte, et priez votre Père dans lesecret.
» Lorsque vous jeûnez, ne prenez point unair triste comme font les hypocrites, car ils apparaissent avec unvisage pâle et défait, afin que les hommes connaissent qu’ilsjeûnent.
» Vous, lorsque vous jeûnez,parfumez-vous la tête et le visage, afin qu’il ne paraisse pas auxhommes que vous jeûnez, mais seulement à votre Père qui esttoujours présent à ce qu’il y a de plus secret.
» Ne faites point surtout comme les deuxhommes de cette parabole :
» Deux hommes montèrent au temple pourprier ; l’un était publicain, l’autre pharisien. Le pharisien,se tenant debout, priait ainsi en lui-même :
» – Mon Dieu, je vous rends grâce de ceque je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont voleurs,injustes, adultères, qui sont enfin tels que ce publicain(que je vois là-bas). Je jeûne deux fois la semaine ; je donnela dîme de ce que je possède.
» Le publicain, au contraire, se tenantbien loin, n’osait pas même lever les yeux au ciel : mais ilse frappait la poitrine en disant :
» – Mon Dieu, ayez pitié de moi qui suisun pécheur !
» Je vous déclare que celui-ci s’enretourna chez lui justifié, et non pas l’autre.
» Car quiconque s’élève sera abaissé…quiconque s’abaisse sera élevé…
» Ne vous amassez pas de trésors sur laterre, où les vers et la rouille les corrompent et où les voleursles déterrent et les dérobent ; mais faites-vous des trésorsdans le ciel, car là où est votre trésor, là aussi est votrecœur !…
» Faites aux hommes ce que vous désirezqu’ils vous fassent ; c’est la loi et les prophètes.
» Aimez vos ennemis, faites du bien àceux qui vous haïssent…
» Si quelqu’un vous prend votre manteau,ne l’empêchez point de prendre aussi votre robe.
» Donnez à tous ceux qui vousdemanderont.
» Ne réclamez pas votre bien à celui quil’emporte.
» Que celui qui a deux vêtements en donneun à celui qui n’en a pas.
» Que celui qui a de quoi manger en fassede même.
» Car le jour de la justice venu, Dieudira à ceux qui sont à sa gauche :
» – Allez loin de moi, maudits !allez au feu éternel ! car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pasdonné à manger !
» – J’ai eu soif, et vous ne m’avez pasdonné à boire !
» – J’ai eu besoin de logement, et vousne m’avez pas logé !
» – J’ai été sans habits, et vous nem’avez pas revêtu !
» – J’ai été malade et en prison, et vousne m’avez pas visité !
» Et alors les méchants répondront auSeigneur :
» – Seigneur, quand est-ce que nous vousavons vu avoir faim ou soif, ou être sans habits ? ou sanslogement, ou en prison ?
» Mais le Seigneur répondra :
» – Je vous dis en vérité qu’autant defois que vous aurez manqué de rendre ces services à l’un des pluspauvres parmi les hommes, vous avez manqué me les rendre àmoi-même, votre Seigneur Dieu[52] !… »
Au grand chagrin de la foule, émue, attendriepar ces divins préceptes du fils de Marie, que pouvaient comprendreles plus pauvres d’esprit, comme disait le jeune maître,son discours fut interrompu par suite d’un violent tumulte quis’éleva.
Voici à quel propos. Une troupe de gens àcheval, venant des montagnes, se dirigeant rapidement versJérusalem, fut obligée de s’arrêter devant le rassemblementconsidérable groupé au pied de la colline où prêchait le jeunemaître de Nazareth.
Ces cavaliers, dans leur impatience,enjoignirent brutalement à la foule de se disperser et de livrerpassage au seigneur Chusa, intendant de la maison du prince Hérode,et au seigneur Grémion, tribun du trésor romain.
En entendant ces mots, Aurélie, femme duseigneur Grémion, pâlit et dit à Jeane :
– Nos maris ! déjà de retour !…Ils reviennent sur leurs pas ; ils vont nous trouver absentesdu logis… ils sauront que nous l’avons quitté depuis hier soir…Nous sommes perdues !…
– Avons-nous donc quelque chose à nousreprocher pour être inquiètes ? répondit Jeane. N’avons-nouspas écouté des enseignements et assisté à des exemples qui rendentles bons cœurs meilleurs encore ?
– Chère maîtresse, dit Geneviève àAurélie, je crois que, du haut de son cheval, le seigneur Grémionvous a reconnue, car il parle bas au seigneur Chusa en étendant ledoigt de ce côté-ci.
– Ah ! je tremble ! ditAurélie. Que faire ? que devenir ? Ah ! maudite soitma curiosité !
– Bénie soit-elle, au contraire, lui ditJeane, car vous remporterez des trésors dans votre cœur… Allonshardiment au-devant de nos maris : ce sont les méchants qui secachent et baissent la tête. Venez, Aurélie, venez… et marchons lefront haut !…
À ce moment, Madeleine, la repentie,s’approcha des deux jeunes femmes, et dit à Jeane les larmes auxyeux :
– Adieu, vous qui m’avez tendu la mainquand j’étais tombée dans le mépris ; votre souvenir seratoujours présent à Madeleine dans sa solitude…
– De quelle solitude parlez-vous ?dit Jeane surprise. Où allez-vous donc, Madeleine ?
– Au désert ! répondit la repentieen étendant le bras vers la cime des montagnes arides au-delàdesquelles s’étendent les solitudes désolées de la mer Morte. Jevais au désert pleurer mes péchés, emportant dans mon cœur untrésor d’espérance ! Béni soit le fils de Marie, à qui je doisce divin trésor !…
Et la foule s’ouvrant avec respect devant lagrande repentie, elle se dirigea lentement vers les montagnes.
À peine Madeleine eut-elle disparu, que Jeane,entraînant son amie presque malgré elle, se dirigea vers lescavaliers à travers le peuple irrité des grossières paroles del’escorte.
On abhorrait Hérode, prince de Judée, qui eûtété chassé du trône sans la protection des Romains… Il était cruel,dissolu, et écrasait d’impôts le peuple israélite : aussi,lorsque l’on apprit que l’un des cavaliers était le seigneur Chusa,intendant de ce prince exécré, la haine que l’on avait contre lemaître rejaillit sur son intendant ainsi que sur son compagnon, leseigneur Grémion, qui, au nom du fisc romain, glanait là où Hérodeavait moissonné.
Aussi, pendant que Jeane, Aurélie et l’esclaveGeneviève traversaient péniblement le rassemblement pour arriverjusqu’aux deux cavaliers, des huées éclatèrent de toutes partscontre les seigneurs Chusa et Grémion, et ils durent entendre enfrémissant de colère des paroles telles que celles-ci, échoaffaibli des anathèmes du jeune maître contre lesméchants :
– Malheur à toi, intendantd’Hérode ! qui nous écrases d’impôts et dévores la maison dela veuve et de l’orphelin !
– Malheur à toi, Romain ! qui viensaussi prendre part à nos dépouilles ?…
Banaïas, agitant d’une main son coutelas d’unair menaçant et farouche, s’approcha des deux seigneurs, et, leurmontrant le poing, s’écria :
– Le renard est lâche et cruel !mais il a appelé à lui son ami le loup dont les dents sont pluslongues et la force plus grande !… Le renard lâche et cruel,c’est ton maître Hérode, seigneur Chusa ! et le loup féroce,c’est Tibère, ton maître, à toi, Romain, qui vient aider le renardà la curée !…
Et comme le seigneur Chusa, pâle de rage,faisait mine de tirer son épée pour frapper Banaïas, celui-ci levason coutelas et s’écria :
– Par le ventre de Goliath ! je tecoupe en deux comme une pastèque si tu mets la main à tonépée !
Les deux seigneurs, n’ayant pour escorte quecinq ou six cavaliers, se continrent, de peur d’être lapidés par cepeuple irrité ; et tâchèrent de sortir de ce rassemblementqui, de plus en plus courroucé, s’écriait :
– Oui, malheur à vous ! gens du fiscd’Hérode et de Tibère ! malheur à vous ! car nous avonsfaim ; et le pain trempé de nos sueurs que nous portons à noslèvres, vous nous l’arrachez des mains au nom de l’impôt !
– Malheur à vous ! car, loin depardonner le mal, vous accablez de maux des gens sansdéfense !
– Malheur à vous !… mais bonheur ànous, car le jour de la justice approche… le jeune maître deNazareth l’a dit.
– Oui, oui, bientôt il y aura pour vous,méchants et oppresseurs, des larmes et des grincements dedents.
– Alors les premiers seront les derniers…et les derniers… les premiers…
Chusa et Grémion, de plus en plus effrayés, seconsultaient du regard, ne sachant comment échapper à cette foulemenaçante… Les plus irrités commençaient déjà à ramasser de grossespierres à la voix de Banaïas, qui s’était écrié en remettant soncoutelas à sa ceinture et s’armant d’un énorme caillou :
– Notre maître, à nous, pauvres gens, adit ce matin en parlant de cette pauvre femme que ces pharisienshypocrites voulaient lapider : Que celui qui est sanspéché lui jette la première pierre… Et moi, mes amis, je vousdit ceci : « Que celui qui a été écorché par le fiscjette la première pierre à ces écorcheurs… et qu’elle soit suiviede beaucoup d’autres !… »
– Oui, oui, cria la foule, qu’ilsdisparaissent sous un monceau de cailloux !
– Lapidons-les !
– Aux pierres ! auxpierres !…
– Nos époux courent un danger ;c’est une raison de plus pour nous rapprocher d’eux, avait ditJeane à Aurélie en redoublant d’efforts afin d’arriver jusqu’auxcavaliers, de plus en plus enveloppés.
Soudain on entendit la voix douce et vibrantedu Nazaréen dominer le tumulte et prononcer ces paroles :
– Je vous dis en vérité, si ces hommesont péché, ne peuvent-ils pas se repentir d’ici au jour dujugement ? qu’ils ne pèchent plus et aillent enpaix !…
À ces mots du fils de Marie, la tempêtepopulaire s’apaisa comme par enchantement… La foule se calma,devint silencieuse, et, par un mouvement spontané, s’écarta pourlaisser libre passage aux cavaliers et à leur escorte… Alors Jeaneet Aurélie parvinrent à rejoindre leurs maris.
À la vue de sa femme, le seigneur Grémion dità Chusa d’un air irrité :
– J’en étais sûr !… J’avais reconnuma femme…
– Et la mienne aussi l’accompagne !s’écria Chusa non moins en colère. Et, comme elle, sous undéguisement… C’est l’abomination de la désolation !…
– Rien ne manque à la fête, ajoutaGrémion ; voici l’esclave de ma femme…
Jeane, toujours douce et calme, dit à sonmari :
– Seigneur, faites-moi place ; jemonterai en croupe sur votre cheval pour regagner le logis.
– Oui…, reprit Chusa en serrant les dentsde colère, vous allez regagner le logis avec moi… Mais, par lescolonnes du temple ! vous ne le quitterez plus désormais sansmoi…
Jeane ne répondit rien, tendit la main à sonmari pour qu’il l’aidât à monter en croupe : d’un léger bondelle s’assit sur le cheval.
– Montez aussi en croupe derrière moi,dit Grémion à sa femme d’un air courroucé. Votre esclave Geneviève– et, par Jupiter ! elle payera cher sa complicité dans cetteindignité ! – votre esclave Geneviève se tiendra en croupederrière un des cavaliers de l’escorte.
Il en fut ainsi, et l’on suivit la route deJérusalem.
Le cavalier qui portait Geneviève en croupesuivant de près les seigneurs Grémion et Chusa, l’esclave entenditceux-ci gourmander rudement leurs femmes.
– Non, par Hercule !… s’écriait leRomain, retrouver ma femme déguisée en homme au milieu de cettebande de gueux en haillons, de vagabonds et de séditieuxscélérats !… c’est à n’y pas croire… Non, par Hercule !il me fallait venir en Judée pour voir une pareilleénormité !…
– Et moi, qui suis de Judée, seigneur,reprenait Chusa, je ne suis non plus que vous habitué à cesénormités… Je savais bien que des mendiants, des voleurs, descourtisanes du plus bas étage, suivaient ce Nazaréen maudit !…Mais que la colère du Seigneur me frappe à l’instant si j’avaisjamais entendu dire que des femmes qui se respectaient avaient eul’indignité de se mêler à la vile populace que cet homme traîne àsa suite en tout pays, vile populace qui tout-à-l’heure nouslapidait, sans la vaillance de notre attitude ! ajouta leseigneur Chusa d’un air conquérant.
– Oui… heureusement, nous avons imposé àces misérables par notre courage, reprit le seigneur Grémion ;sinon c’était fait de nous… Ah ! vous disiez vrai… voilà unenouvelle preuve des haines et des ressentiments que produisent lesprédictions incendiaires de ce Nazaréen ; il ne songe qu’àexciter les pauvres contre les riches !
– Le jeune maître n’a-t-il pas, aucontraire, calmé la fureur de la foule ? dit la douce et fermevoix de Jeane. N’a-t-il pas dit : « Laissez aller en paixces hommes, et qu’ils ne pèchent plus ?… »
– Est-ce assez d’audace ? s’écriaChusa en s’adressant à Grémion. Vous entendez ma femme ? Nedirait-on pas que l’on ne peut maintenant aller en paix sur leschemins qu’avec la permission du Nazaréen… de ce fils deBelzébuth ! et que, si nous avons échappé aux fureurs de cesscélérats, c’est grâce à la promesse qu’il leur a faite que nous nepécherions plus… Par les colonnes du saint temple !… est-ceassez d’impudence !…
– Le jeune maître de Nazareth, repritJeane, ne peut répondre de ce qui se dit et se fait en son nom… Lafoule s’était injustement émue contre vous… D’un mot il l’aapaisée… que pouvait-il faire davantage ?…
– Voilà du nouveau !… s’écria leseigneur Chusa. Et de quel droit ce Nazaréen calme-t-il ousoulève-t-il à son gré le populaire ?… Savez-vous pourquoinous revenons à Jérusalem ? C’est parce qu’on nous a assurésque, par suite des prédications abominables de cet homme, lesmontagnards de Judée et les laboureurs de la plaine de Saron nouslapideraient si nous nous présentions pour percevoir lesimpôts…
– Le jeune maître a dit : Rendezà César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu !reprit Jeane. Est-ce donc sa faute si les populations, écrasées parle fisc, sont hors d’état de payer davantage ?
– Et, par Hercule ! il faudrapourtant bien qu’elles payent ! s’écria Grémion. Nousretournons à Jérusalem, afin d’y chercher une escorte de troupessuffisante pour anéantir la rébellion ; et malheur à ceux quinous résisteront !…
– Et surtout malheur au Nazaréen !reprit Chusa ; lui seul est cause de tout le mal… Aussivais-je prévenir le prince Hérode, les seigneurs Ponce-Pilate etCaïphe, de l’audace croissante de ce vagabond, et demander, s’il lefaut, son supplice…
– Faites-le mourir, reprit Jeane, il vouspardonnera et priera Dieu pour vous !
Ce fut ainsi que Jeane, Aurélie et Genevièvefurent ramenées à Jérusalem.
Geneviève est punie d’être allée écouterles paroles de Jésus. – La prison. – Aurélie vient trouver sonesclave au milieu de la nuit. – Projets.
Lorsque Geneviève fut revenue avec samaîtresse au logis du seigneur Chusa, celui-ci dit à sa femme d’unair courroucé :
– Rentrez dans votre chambre.
Aurélie baissa la tête en soupirant, obéit etjeta sur son esclave un triste regard d’adieu.
Grémion prit alors Geneviève par le bras, etla conduisit dans une salle basse, sorte de cave, destinée àconserver les outres remplies d’huile, de vin et d’autresprovisions ; l’on descendait dans ce lieu par quelques marchesrapides. Le maître de Geneviève la poussa si rudement qu’elletrébucha et tomba de marche en marche jusque sur le sol, pendantque Grémion fermait la porte épaisse de cette salle basse.
La jeune femme se releva tout endolorie,s’assit sur la pierre et pleura d’abord amèrement ; puis seslarmes devinrent presque douces, lorsqu’elle songea qu’ellesouffrait pour être allée écouter la parole du jeune maître deNazareth, si tendre pour les pauvres et les esclaves, simiséricordieux pour les repentants, si sévère pour les méchants etles hypocrites.
Élevée dans la foi druidique que sa mère luiavait pour ainsi dire transmise avec la vie, Geneviève n’en avaitpas moins de confiance dans les préceptes du fils de Marie,quoiqu’il professât une autre religion que celle des druides,toujours proscrits et vénérés dans la Gaule. D’ailleurs, Jésuscroyait, disait-on, ainsi que les druides, qu’en sortant de cemonde-ci, on allait revivre ailleurs en âme et en chair, puisque,selon sa religion, il parlait de la résurrection des morts[53]. Enfin, malgré la sublimité de la foidruidique, qui délivrait l’homme de la crainte de mourir en luiapprenant que l’on ne mourait jamais, Geneviève ne trouvait pas,dans les préceptes de la religion gauloise, ce sentiment tendre,fraternel, miséricordieux, dont les paroles du jeune homme deNazareth étaient si souvent empreintes.
L’esclave se livrait à ces réflexions,lorsqu’elle vit s’ouvrir la porte de la cave où elle étaitenfermée ; Grémion, son maître, revenait accompagné de deuxhommes : l’un tenait un paquet de cordes, l’autre un fouet àlanières.
Geneviève n’avait jamais vu ces hommes :ils portaient un vêtement étranger.
Le seigneur Grémion descendit les premièresmarches de l’escalier et dit à Geneviève :
– Déshabille-toi.
L’esclave regarda son maître avec autant desurprise que d’effroi, croyant à peine à ce qu’elle entendait. Ilreprit :
– Déshabille-toi… sinon ces hommes, lesvalets du bourreau de la ville, vont t’ôter tes vêtements… pour tefouailler comme tu le mérites !
Ce supplice indigne, si souvent subi par lesfemmes esclaves, Geneviève, grâce à la bonté des Dieux et de samaîtresse, ne l’avait pas encore enduré ; aussi, dans sonépouvante, elle ne put que joindre ses mains, les tendre vers sonmaître, et, suppliante, tomber à genoux.
Mais le seigneur Grémion,s’effaçant pour donner passage aux deux hommes restés sur lapremière marche de l’escalier, leur dit :
– Déshabillez-la !… fouaillez-larudement jusqu’au sang… Elle se souviendra d’avoir assisté auxprédications de ce Nazaréen maudit.
Geneviève avait alors à peine vingt-trois ans,et son époux, Fergan, lui disait parfois qu’elle était belle. Ellefut, malgré ses pleurs, ses prières et sa résistance impuissante,dépouillée de ses vêtements, garrottée à l’un des piliers de lasalle basse, et bientôt son corps fut sillonné de coups defouet.
Elle avait d’abord espéré que la honte etl’horreur lui feraient perdre tout sentiment… Il n’en futrien ; mais elle oublia la douleur des coups, en se voyant enproie aux regards de ses bourreaux… et en entendant lesplaisanteries infâmes qu’ils échangeaient en la frappant.
Le seigneur Grémion, debout, les bras croisés,disait en riant avec méchanceté :
– Le Nazaréen ! ce fameux messie quise mêle de prophétiser, t’avait-il prédit ce qui t’arrive,Geneviève ? Trouves-tu qu’il ait eu raison de proclamerl’esclave l’égal de son maître ?… Par Jupiter ! jeregrette maintenant de ne t’avoir pas fait fouetter au milieu de laplace publique… C’eût été une bonne leçon donnée sur ton échine àces bandits qui croient aux séditieuses insolences de leur chef etami Jésus !
Lorsque les bourreaux furent las de frapper,l’un d’eux délia Geneviève, et son maître lui dit :
– Tu ne sortiras d’ici que dans huitjours ; durant ce temps, ma femme se passera de tessoins ; elle se servira elle-même : ce sera sapunition.
Et Grémion, sortant avec les bourreaux, laissaGeneviève seule.
Ce ne furent plus alors le souvenir destendres et miséricordieuses paroles du fils de Marie qui vinrent àla pensée de l’esclave, ainsi qu’elles lui étaient venues avant sonsupplice : ce furent les paroles de vengeance, d’anathème,qu’il avait aussi prononcées le matin même contre les méchants etles oppresseurs. Pendant les longues heures qu’elle passa seuleavec le souvenir de sa honte, elle se fit à elle-même le sermentque, si jamais les Dieux voulaient qu’elle fût mère et qu’elle pûtgarder près d’elle son enfant, elle s’efforcerait de lui inspirer àla fois l’amour des faibles et des opprimés, mais de lui inspireraussi l’horreur de la servitude, la haine des Romains, au lieu delaisser dégénérer dans sa jeune âme ces fiers ressentiments, commeils avaient dégénéré chez son époux Fergan, qu’elle aimait tant,malgré la faiblesse son caractère, lui qui descendait pourtant decette forte et indomptable race de Joel, le brenn de la tribu deKarnak.
Geneviève était depuis trois jours renferméedans la salle basse de la maison où Grémion, son maître, lui avait,chaque matin, apporté un peu de nourriture, lorsque, un soir, à uneheure assez avancée de la nuit, la porte de la prison de l’esclaves’ouvrit : elle vit apparaître Aurélie, sa maîtresse, tenantune lampe d’une main, et de l’autre un paquet qu’elle déposa sur ladernière marche de l’escalier.
– Pauvre femme ! tu as bien souffertà cause de moi, dit Aurélie dont les yeux se mouillèrent de larmesen s’approchant de Geneviève.
Celle-ci, malgré la bonté de sa maîtresse, neput s’empêcher de lui dire avec amertume :
– Si vous aviez une fille et que deshommes l’eussent dépouillée de ses vêtements pour la battre à coupsde fouet, par ordre d’un maître, que diriez-vous del’esclavage ?
– Geneviève, tu m’accuses, et je ne suispas cause de ces cruautés !
– Ce n’est pas vous que j’accuse, c’estl’esclavage ; vous êtes douce pour moi. Pourtant, voyez commel’on me traite !
– En vain, depuis trois jours, je demandeta grâce à mon mari, reprit Aurélie d’une voix remplie decompassion : il me l’a refusée ; je l’ai supplié de melaisser venir te voir, il s’est montré impitoyable ; ilemporte d’ailleurs toujours avec lui la clef de ta prison.
– Et comment vous l’êtes-vous procuréecette nuit ?
– Il avait mis cette clef sous sonchevet ; j’ai profité de son sommeil pour la prendre, et jesuis venue.
– J’ai bien souffert !… plus dehonte encore que de douleur, reprit Geneviève vaincue par ladouceur de sa maîtresse ; mais vos paroles me consolent.
– Écoute, Geneviève, je ne suis passeulement ici pour te consoler ; tu peux fuir de cette maisonet rendre un grand service au jeune homme de Nazareth… peut-êtremême lui sauver la vie…
– Que dites-vous, chère maîtresse ?s’écria Geneviève songeant moins à sa liberté qu’au service qu’ellepourrait peut-être rendre au fils de Marie. Oh ! parlez :ma vie, s’il le faut, pour celui qui dit qu’un jour les fers desesclaves seront brisés !
– Depuis que nous avons passé la nuithors du logis pour aller entendre les prédications de Jésus, Jeaneet moi nous ne nous étions pas revues : le seigneur Chusal’avait empêchée de sortir de chez elle pour venir ici ;cependant, ce soir, cédant à sa prière, il l’a amenée ici… etpendant qu’il causait avec mon mari, sais-tu ce que Jeane m’aappris ?
– Sur le jeune maître deNazareth ?
– Oui…
– Hélas ! quelque nouvellepersécution ?
– Il est trahi… On veut l’arrêter cettenuit même et le faire mourir.
– Trahi… lui ! Et par qui ?
– Par un de ses disciples.
– Oh ! l’infâme !
– Le seigneur Chusa, triomphant déjà dela mort de ce pauvre Nazaréen, a tout révélé ce soir à Jeane, pourjouir méchamment de l’affliction que lui causerait cette tristenouvelle ; voici donc ce qui s’est passé : Lespharisiens, docteurs de la loi, sénateurs et princes des prêtres,tous exaspérés par les prédications de ce jeune homme, et surtoutpar les dernières (celles que nous avons entendues), se sont réunischez le grand prêtre Caïphe et ont cherché les moyens de surprendrele Nazaréen ; mais, craignant un soulèvement populaire si onl’arrêtait hier, jour de fête, dans Jérusalem, ils ont remis àcette nuit l’exécution de leurs mauvais desseins[54].
– Quoi ! cette nuit… même ?
– Oui, un traître, un de ses disciples,nommé Judas, doit le livrer.
– L’un de ceux qui, l’autre nuit,l’accompagnaient à la taverne de l’Onagre ?
– Celui-là même dont tu avais remarqué lafigure sombre et sournoise… Judas est donc allé trouver les princesdes prêtres et les docteurs de la loi, et leur a dit :« Donnez-moi de l’argent, et je vous livrerai leNazaréen[55]. »
– Le misérable !
– Il est convenu de trente piècesd’argent avec les pharisiens, et, à l’heure qu’il est, peut-être,ce pauvre jeune homme, qui ne se défie de rien, est victime decette trahison.
– Hélas ! s’il en est ainsi, quelservice pourrai-je lui rendre ?
– Écoute encore… voici ce que Jeane m’adit ce soir :
– C’est en nous rendant chez vous, chèreAurélie, que mon mari m’a appris avec une joie cruelle le malheurdont est menacé Jésus. Sachant que, surveillée comme je le suis, jen’ai aucun moyen de le faire prévenir, car nos serviteurs redoutenttellement le seigneur Chusa, que, malgré mes prières ou des offresd’argent, aucun n’oserait sortir de la maison pour aller à larecherche du fils de Marie et l’avertir du danger ; d’ailleursla soirée s’avance ; une idée m’est venue : votre esclaveGeneviève paraît avoir autant de courage que de dévouement… Nepourrait-elle pas nous servir en cettecirconstance ?… »
» J’ai aussitôt appris à Jeane ma cruellevengeance que mon mari avait exercée sur toi ; mais Jeane,loin de renoncer à son projet, m’a demandé où Grémion mettait laclef de ta prison.
» – Sous son chevet, lui ai-jerépondu.
» – Tâchez de la prendre pendant qu’ildormira, m’a dit Jeane. Si vous réussissez à vous en emparer, allezdélivrer Geneviève ; il vous sera facile de la faire ensuitesortir du logis ; elle ira vite à la taverne de l’Onagre, etlà, peut-être, on lui dira où se trouve le jeune maître. »
– Oh ! chère maîtresse !s’écria Geneviève, je n’oublierai jamais la confiance que vous etvotre amie vous avez en moi. Tâchons d’ouvrir à l’instant la portede la maison.
– Un moment encore ; car, enfin,avant de te décider, il faut songer à la colère de mon mari. Cen’est pas pour moi que je la redoute, mais pour toi… Lorsque tureviendras ici, pauvre Geneviève, juge, d’après ce que tu assouffert, ce que tu aurais à souffrir encore !
– Ne pensons pas à moi !
– Nous y avons pensé, au contraire.Écoute encore : La nourrice de mon amie demeure près de laporte Judiciaire ; elle vend des étoffes de laine et s’appelleVéronique, femme de Samuel… Te rappelleras-tu ces noms ?
– Oui, oui ; Véronique, femme deSamuel, marchande d’étoffes près la porte Judiciaire… Mais, chèremaîtresse, hâtons-nous, l’heure s’avance ; chaque instantperdu peut être funeste au jeune maître… Oh ! je vous ensupplie, tâchez d’ouvrir la porte de la rue.
– Non, pas avant que je t’aie dit aumoins où tu pourras trouver un refuge ; il te sera impossiblede revenir ici car je frémis des traitements que te ferait endurermon mari.
– Quoi ! vous quitter… vous quitterpour toujours ?…
– Aimes-tu mieux subir un suppliceinfâme, et de pires tortures peut-être ?
– Je préférerais la mort à tant dehonte !
– Mon mari ne te tuera pas, parce que tuvaux de l’argent… Cette séparation est donc indispensable ;elle me coûte beaucoup… parce que jamais, peut-être, je neretrouverai une esclave en qui j’aie autant de confiance qu’en toi…Mais que veux-tu ? depuis que j’ai entendu les paroles de cejeune homme, je partage l’enthousiasme qu’il inspire à Jeane ;et si tu consens à tâcher de le sauver…
– En doutez-vous, chèremaîtresse ?
– Non ; je sais ton dévouement, toncourage… Voici donc ce qu’il faudrait faire. Si tu peux parvenir àtrouver le jeune maître de Nazareth, tu l’avertiras qu’il est trahipar Judas, l’un de ses disciples, et qu’il n’a plus qu’à fuir deJérusalem pour échapper aux pharisiens ; ils ont juré samort !… Jeane pense qu’en se retirant en Galilée, son paysnatal, le fils de Marie sera sauvé, car ses ennemis n’oseront pasle poursuivre jusque-là…
– Mais, chère maîtresse, même ici, àJérusalem, il n’aurait cette nuit qu’à appeler le peuple à sadéfense ; ses disciples, dont il est adoré, se mettraient à latête de la révolte, et tous les pharisiens du monde seraientimpuissants à l’arrêter !
– Jeane avait aussi songé à cemoyen : mais, pour qu’il soulève le peuple on sa faveur, ilfaut que Jésus ou ses disciples soient avertis du danger dont ilest menacé.
– Aussi, chère maîtresse, n’avons-nouspas un moment à perdre.
– Encore une fois, pauvre Geneviève, tuoublies les périls qui te menacent !… Lors donc que tu aurasprévenu le jeune maître ou quelqu’un de ses disciples, tu terendras chez Véronique, femme de Samuel ; tu lui diras que tuviens de la part de Jeane, et, pour preuve de la vérité, tu luiremettras cet anneau, que mon amie a ôté de son doigt ; tuprieras Véronique de te cacher dans sa maison et de se rendreaussitôt chez Jeane, qui l’instruira de ce qu’elle et moi comptonsensuite faire pour toi. « Véronique, m’a dit mon amie, estbonne et serviable ; elle conserve, ainsi que son mari, pourle jeune homme de Nazareth, une grande reconnaissance, parce qu’ila guéri un de leurs enfants. » Tu seras donc sûrement cachéedans cette maison jusqu’à ce que Jeane et moi ayons résolu quelquechose à ton égard. Ce n’est pas tout : j’ai apporté dans cettetoile ton déguisement de jeune garçon, que j’ai été prendretout-à-l’heure dans l’endroit où tu couches ; il sera plusprudent de revêtir ces habits d’homme. Il te coûtera moins decourir de nuit, ainsi déguisée, les rues de Jérusalem, et d’entrerà la taverne de l’Onagre.
– Chère… chère maîtresse, toujours bonne…vous pensez à tout !
– Hâte-toi, de t’habiller… Pendant cetemps-là je vais aller voir s’il est possible d’ouvrir la porte dela rue.
&|160;
Évasion de Geneviève. – Le jardin desoliviers. – Banaïas. – Le tribunal de Caïphe. – La maison dePonce-Pilate. – Le prétoire. – Les soldats romains. – Le roi desJuifs. – La croix. – La Porte Judiciaire. – Le Golgotha. – Les deuxlarrons. – Les pharisiens. – Mort de Jésus.
&|160;
Aurélie, ayant quitté la salle basse, y revintau bout de quelques instants, et trouva Geneviève vêtue en jeunegarçon bouclant la ceinture de cuir de sa tunique.
–&|160;Impossible d’ouvrir la porte&|160;! –dit avec désespoir Aurélie à son esclave&|160;; – la clef n’est pasrestée en dedans à la serrure, comme on l’y laissehabituellement.
–&|160;Chère maîtresse, – dit Geneviève, –venez&|160;; essayons encore. Venez vite.
Et toutes deux, après avoir traversé la cour,arrivèrent auprès de l’entrée de la maison. Les efforts deGeneviève furent aussi vains que ceux de sa maîtresse pour ouvrirla porte. Elle était surmontée d’un demi-cintre à jour&|160;; maisil était impossible d’atteindre sans échelle à cette ouverture…Soudain Geneviève dit à Aurélie&|160;:
–&|160;J’ai lu, dans les récits de famillelaissés à Fergan, qu’une de ses aïeules nommée Méroë, femme d’unmarin, avait pu, à l’aide de son mari, monter sur un arbre assezélevé.
–&|160;Par quel moyen&|160;?
–&|160;Veuillez vous adosser à cette porte,chère maîtresse&|160;; maintenant, enlacez vos deux mains, de sorteque je puisse placer dans leur creux le bout de mon pied&|160;: jemettrai ensuite l’autre sur votre épaule&|160;; peut-être ainsiatteindrai-je le cintre, de là, je tâcherai de descendre dans larue.
Soudain l’esclave entendit au loin la voix duseigneur Grémion, qui, de l’étage supérieur, appelait d’un toncourroucé&|160;:
–&|160;Aurélie&|160;! Aurélie&|160;!
–&|160;Mon mari, s’écria la jeune femme toutetremblante. – Ah&|160;! Geneviève, tu es perdue&|160;!
–&|160;Vos mains, vos mains, chère maîtresse,– dit vivement l’esclave. – Encore un effort&|160;; si je puismonter jusqu’à cette ouverture, je suis sauvée.
Aurélie obéit presque machinalement àGeneviève&|160;; car la voix menaçante du seigneur Grémion serapprochait de plus en plus. L’esclave, après avoir placé l’un deses pieds dans le creux des deux mains de sa maîtresse, appuyalégèrement son autre pied sur son épaule, atteignit ainsi à lahauteur de l’ouverture, parvint à se placer sur l’épaisseur de lamuraille, et resta quelques instants agenouillée sous ledemi-cintre.
–&|160;Mais, en sautant dans la rue, – ditAurélie avec effroi, – tu te briseras, pauvre Geneviève.
À ce moment arrivait le seigneur Grémion,pâle, courroucé, tenant une lampe à la main.
–&|160;Que faites-vous là&|160;? –s’écria-t-il en s’adressant à sa femme, – répondez&|160;!répondez&|160;!
Puis, apercevant l’esclave agenouilléeau-dessus de la porte, il ajouta&|160;:
–&|160;Ah&|160;! scélérate&|160;! tu veuxt’échapper&|160;!… c’est ma femme qui favorise ta fuite&|160;!
–&|160;Oui, – répondit courageusement Aurélie,– oui&|160;; dussiez-vous me tuer sur la place, elle va échapper àvos mauvais traitements.
Geneviève après avoir, du haut de l’ouvertureoù elle était blottie, regardé dans la rue, vit qu’il lui fallaitsauter deux fois sa hauteur&|160;; elle hésita un moment&|160;;mais entendant le seigneur Grémion dire à sa femme qu’il secouaitbrutalement par le bras pour lui faire abandonner les anneaux de laporte auxquels elle se cramponnait&|160;:
–&|160;Par Hercule&|160;! me laisserez-vouspasser&|160;? Oh&|160;! je vais aller dehors attendre votremisérable esclave, et si elle ne se brise pas les membres ensautant dans la rue, moi je lui briserai les os&|160;!
–&|160;Tâche de descendre et de te sauver,Geneviève, – cria Aurélie&|160;; – ne crains rien&|160;!… il faudraque l’on me foule aux pieds avant d’ouvrir cette porte&|160;!
Geneviève leva les yeux au ciel pour invoquerles dieux, s’élança du rebord du cintre en se pelotonnant, et futassez heureuse pour toucher terre sans se blesser. Cependant, elleresta un instant étourdie de sa chute, puis elle prit rapidement lafuite, le cœur navré des cris qu’elle entendait pousser au dedansdu logis par sa maîtresse, que son mari maltraitait.
L’esclave, après avoir d’abord précipité sacourse pour s’éloigner de la maison de son maître, s’arrêtaessoufflée, pour se rappeler dans quelle direction était placée lataverne de l’Onagre, où elle espérait se renseigner sur le jeunemaître de Nazareth, qu’elle voulait prévenir du danger dont ilétait menacé.
Elle apprit dans cette taverne que quelquesheures auparavant il s’était dirigé, avec plusieurs de sesdisciples, du côté du torrent de Cédron, vers un jardin plantéd’oliviers, où, souvent, il se rendait la nuit pour méditer et pourprier.
Geneviève courut en hâte vers ce lieu. Aumoment où elle franchissait la porte de la ville, elle vit au loindans la nuit la lueur de plusieurs torches se reflétant sur lescasques et sur les armures d’un assez grand nombre desoldats&|160;; ils marchaient en désordre et poussaient desclameurs confuses. L’esclave, craignant qu’ils ne fussent envoyéspar les pharisiens pour se saisir du fils de Marie, tâcha de lesdevancer, et d’arriver assez à temps pour donner l’alarme à Jésusou à ses disciples.
Elle n’était plus qu’à une petite distance deces gens armés qu’elle reconnut pour des miliciens de Jérusalem,troupe peu renommée pour son courage, lorsqu’à la lueur desflambeaux qu’ils portaient, elle remarqua en dehors de la route, etsuivant la même direction, un étroit sentier bordé detérébinthes&|160;; elle prit ce chemin, afin de n’être pas vue dessoldats, à la tête desquels elle remarqua Judas, ce disciple dujeune maître qu’elle avait vu à la taverne de l’Onagre une desnuits précédentes. Il disait alors à haute voix à l’officier desmiliciens&|160;:
–&|160;Seigneur, celui que vous me verrezembrasser sera le Nazaréen.
–&|160;Oh&|160;! cette fois, – repritl’officier, – il ne nous échappera pas, et demain, avant le coucherdu soleil, ce séditieux aura subi la peine due à ses crimes…Hâtons-nous… hâtons-nous&|160;; quelqu’un de ses disciples pourraitlui donner l’éveil sur notre arrivée. Soyons aussi très-prudents…de peur de tomber dans une embuscade… et soyons très-prudentsencore lorsque nous serons sur le point de nous saisir du Nazaréen…il peut employer contre nous des moyens magiques et diaboliques… Sije vous recommande la prudence, braves miliciens, – ajoutal’officier d’un ton valeureux, – ce n’est pas que je redoute ledanger… mais c’est pour assurer le succès de notre entreprise…
Les miliciens ne parurent pas très-rassuréspar ces paroles de l’officier&|160;; ils ralentirent leur marche,de crainte sans doute de quelque embuscade. Geneviève profita decette circonstance, et, toujours courant, elle arriva aux bords dutorrent de Cédron. Non loin de là, elle aperçut un monticule plantéd’oliviers&|160;; ce bois, noyé d’ombre, se distinguait à peine desténèbres de la nuit. Elle prêta l’oreille, tout étaitsilencieux&|160;; l’on entendait seulement au loin les pas mesurésdes soldats, qui s’approchaient lentement. Geneviève eut un momentd’espoir, pensant que peut-être le jeune maître de Nazareth,prévenu à temps, avait quitté ce lieu. Elle s’avançait avecprécaution dans l’obscurité, lorsqu’elle trébucha contre un corpsétendu au pied d’un olivier. Elle ne put retenir un cri d’effroi,tandis que l’homme qu’elle avait heurté s’éveillait en sursaut etdisait&|160;:
–&|160;Maître, pardonnez-moi&|160;! mais,cette fois encore, je n’ai pu vaincre le sommeil quim’accablait.
–&|160;Un disciple de Jésus&|160;! – s’écrial’esclave alarmée. – Il est donc ici&|160;?
Puis, s’adressant à cet homme&|160;:
–&|160;Puisque vous êtes un disciple de Jésus,sauvez-le… il en est temps encore… Voyez au loin ces torches…entendez ces clameurs confuses&|160;!… ils s’approchent… ilsveulent le prendre… le faire mourir… Sauvez-le&|160;!sauvez-le&|160;!
–&|160;Qui cela&|160;? – répondit le discipleà demi appesanti par le sommeil&|160;; – qui veut-on fairemourir&|160;?… qui êtes-vous&|160;?…
–&|160;Peu vous importe qui je suis&|160;;mais sauvez votre maître, vous dis-je, on vient le saisir… lessoldats avancent… Voyez-vous ces torches là-bas&|160;?…
–&|160;Oui, – répondit le disciple d’un airsurpris et effrayé en s’éveillant tout à fait&|160;; – je vois auloin briller des casques à la lueur des flambeaux. Mais, –ajouta-t-il en regardant autour de lui, – où sont donc mescompagnons&|160;?
–&|160;Endormis comme vous peut-être, – ditGeneviève. – Et votre maître où est-il&|160;?
–&|160;Là, dans le bois d’oliviers, où ilvient souvent méditer&|160;; ce soir, il s’est senti saisi d’unetristesse insurmontable… il a voulu être seul et s’est retiré sousces arbres, après nous avoir à tous recommandé de veiller…
–&|160;Il prévoyait sans doute le danger quile menace, – s’écria Geneviève. – Et vous n’avez pas eu la force derésister au sommeil&|160;?…
–&|160;Non&|160;; moi et mes compagnons nousavons vainement lutté… notre maître est venu deux fois nousréveiller, nous reprochant doucement de nous endormir ainsi… puisil s’en est allé de nouveau méditer et prier sous ces arbres…
–&|160;Les miliciens&|160;! – s’écriaGeneviève en voyant la lueur des flambeaux se rapprocher de plus enplus&|160;; – les voilà&|160;!… il est perdu&|160;! à moins qu’ilne reste caché dans le bois… ou que vous vous fassiez tuer touspour le défendre… Êtes-vous armés&|160;?
–&|160;Nous n’avons pas d’armes, – répondit ledisciple commençant à trembler&|160;; – et puis, essayer derésister à des soldats, c’est insensé&|160;!…
–&|160;Pas d’armes&|160;! – s’écria Genevièveindignée&|160;; – est-ce qu’il est besoin d’armes&|160;? est-ce queles cailloux du chemin&|160;! est-ce que le courage ne suffisentpas pour écraser ces hommes&|160;?
–&|160;Hélas&|160;! nous ne sommes pas gensd’épée, – dit le disciple en regardant autour de lui avecinquiétude, car déjà les miliciens étaient assez près de là pourque leurs torches éclairassent en partie Geneviève, le disciple etplusieurs de ses compagnons, qu’elle aperçut alors, çà et là,endormis au pied des arbres. Ils s’éveillèrent en sursaut à la voixde leur camarade, effrayé, qui les appelait, allant de l’un àl’autre.
Les miliciens accouraient en tumulte&|160;;voyant à la lueur des flambeaux plusieurs hommes, les uns encorecouchés, les autres se relevant, les autres debout, ils seprécipitèrent sur eux, les menaçant de leurs épées et de leursbâtons, car quelques-uns n’étaient armés que de bâtons, et touscriaient&|160;:
–&|160;Où est le Nazaréen&|160;?… dis-nous,Judas, où est-il&|160;?…
Le traître et infâme disciple, après avoirexaminé à la lueur des torches ses anciens compagnons, retenusprisonniers, dit à l’officier&|160;:
–&|160;Le jeune maître n’est pas parmiceux-ci.
–&|160;Nous échapperait-il cette fois&|160;? –s’écria l’officier. – Par les colonnes du Temple&|160;! tu nous aspromis de nous le livrer, Judas&|160;; tu as reçu le prix de sonsang, il faut que tu nous le livres&|160;!
Geneviève s’était tenue à l’écart&|160;; toutà coup elle vit à quelques pas, du côté du bois d’oliviers, commeune forme blanche qui, se détachant des ténèbres, s’approchaitlentement vers les soldats. Le cœur de Geneviève se brisa&|160;;c’était sans doute le jeune maître, attiré par le bruit du tumulte.Elle ne se trompait pas. Bientôt elle reconnut Jésus à la clartédes torches&|160;; sur sa figure douce et triste on ne lisait nicrainte ni surprise.
Judas fit un signe d’intelligence àl’officier, courut au devant du jeune homme de Nazareth, et lui diten l’embrassant&|160;:
–&|160;Je vous salue… mon maître[56]&|160;!
À ces mots, ceux des miliciens qui n’étaientpas occupés à retenir prisonniers les disciples, qui tâchaient envain de fuir, se rappelant les recommandations de leur officier ausujet des sortilèges infernaux que Jésus pourrait peut-êtreemployer contre eux, le regardaient avec crainte, hésitant às’approcher de lui pour s’en emparer&|160;; l’officier lui-même, setenant derrière ses soldats, les excitait à se saisir de Jésus,mais il n’osait s’en approcher.
Le jeune maître, calme, pensif, fit quelquespas au devant de ces gens armés, et leur dit&|160;:
«&|160;– Qui cherchez-vous&|160;?&|160;»
–&|160;Nous cherchons Jésus, – réponditl’officier restant toujours derrière ses soldats&|160;; – nouscherchons Jésus de Nazareth.
«&|160;– C’est moi,&|160;» – dit le jeunemaître en faisant un pas vers les soldats. – C’est moi.
Mais les miliciens reculèrent effrayés.
Jésus reprit&|160;:
«&|160;– Encore une fois, quicherchez-vous&|160;?&|160;»
–&|160;Jésus de Nazareth&|160;! –reprirent-ils tous d’une voix&|160;; – nous voulons prendre Jésusde Nazareth&|160;!
Et ils reculèrent de nouveau.
«&|160;– Je vous ai déjà dit que c’était moi,– répondit le jeune maître en allant à eux&|160;; – puisque vous mecherchez, prenez-moi, mais laissez aller ceux-ci[57],&|160;» – ajouta-t-il en montrant dugeste ses disciples, toujours retenus prisonniers.
L’officier fit un signe aux miliciens, qui nesemblaient pas encore tout à fait rassurés&|160;; cependant ilsentourèrent Jésus pour le garrotter, tandis qu’il leur disaitdoucement&|160;:
«&|160;– Vous êtes venus ici armés d’épées, debâtons, pour me prendre, comme si j’étais un malfaiteur&|160;?…J’étais pourtant tous les jours assis au milieu de vous, priantdans le temple… et vous ne m’avez pas arrêté[58]…&|160;»
Puis, de lui-même, il tendit ses mains auxliens dont on les garrotta. Les lâches disciples du jeune maîtren’avaient pas eu le courage de le défendre&|160;; ils n’osèrent pasmême l’accompagner jusqu’à sa prison, dès qu’ils ne furent pluscontenus par les soldats, ils s’enfuirent de tous côtés[59].
Un triste sourire effleura les lèvres de Jésuslorsqu’il se vit ainsi trahi, délaissé par ceux-là qu’il avait tantaimés et qu’il croyait ses amis.
Geneviève, cachée dans l’ombre par le troncd’un olivier, ne put retenir des larmes de douleur et d’indignationà la vue de ces hommes abandonnant si misérablement le jeunemaître&|160;; elle comprit pourquoi les docteurs de la loi et lesprinces des prêtres, au lieu de le faire arrêter en plein jour, lefaisaient arrêter durant la nuit&|160;: ils craignaient les colèresdu peuple et des gens résolus comme Banaïas&|160;; ceux-làn’auraient pas laissé enlever sans résistance l’ami des pauvres etdes affligés.
Les miliciens quittèrent le bois des oliviers,emmenant au milieu d’eux leur prisonnier&|160;; ils se dirigeaientvers la ville. Au bout de quelque temps, Geneviève s’aperçut qu’unhomme, dont elle ne pouvait distinguer les traits dans lesténèbres, marchait derrière elle, et plusieurs fois elle entenditcet homme soupirer en sanglotant.
Après être rentrés dans Jérusalem à traversles rues désertes et silencieuses, comme elles le sont à cetteheure de la nuit, les soldats se rendirent à la maison du princedes prêtres, où ils conduisirent Jésus. L’esclave, remarquant à laporte de Caïphe un grand nombre de serviteurs, se glissa parmi euxlors de l’entrée des soldats, et resta d’abord sous le vestibule,éclairé par des flambeaux. À cette lueur, elle reconnut l’hommequi, comme elle, avait, depuis le bois des oliviers, suivi l’amides opprimés&|160;: c’était Pierre, un de ses disciples. Ilsemblait aussi chagrin qu’effrayé, les larmes inondaient sonvisage&|160;; Geneviève crut d’abord que cet homme serait du moinsfidèle à Jésus, et qu’il témoignerait de son dévouement enaccompagnant le jeune maître devant le tribunal de Caïphe.Hélas&|160;! l’esclave se trompait. À peine Pierre eut-il dépasséle seuil de la porte, qu’au lieu d’aller rejoindre le fils deMarie, il s’assit sur l’un des bancs du vestibule, au milieu desserviteurs de Caïphe[60], cachantsa figure entre ses mains.
Geneviève, apercevant alors au fond de la courune vive lumière s’échapper d’une porte au dehors de laquelle sepressaient les soldats de l’escorte, se rapprocha d’eux. Cetteporte était celle d’une vaste salle, au milieu de laquelles’élevait un tribunal éclairé par de nombreux flambeaux. Assisesderrière ce tribunal, elle reconnut plusieurs des personnes qu’elleavait vues au souper chez Ponce-Pilate&|160;: les seigneurs Caïphe,prince des prêtres, Baruch, docteur de la loi&|160;; Jonas,sénateur et banquier, se trouvaient parmi les juges du jeune maîtrede Nazareth. Il fut conduit devant eux les mains liées, la figuretoujours calme, triste et douce&|160;; à peu de distance de lui setenaient les huissiers, derrière eux, mêlés aux miliciens et auxgens de la maison de Caïphe, les deux émissaires mystérieux queGeneviève avait remarqués à la taverne de l’Onagre.
Autant la contenance de l’ami des affligésétait tranquille et digne, autant ses juges paraissaient violemmentirrités&|160;; leurs traits exprimaient le triomphe d’une joiehaineuse&|160;; ils se parlaient à voix basse, et, de temps àautre, ils désignaient d’un geste menaçant le fils de Marie, quiattendait patiemment son interrogatoire. Geneviève, confondue parmiceux qui remplissaient la salle, les entendait se dire&|160;:
–&|160;Le voici donc enfin pris, ce Nazaréenqui prêchait la révolte&|160;!
–&|160;Oh&|160;! il est moins hautain à cetteheure que lorsqu’il était à la tête de sa troupe de scélérats et defemmes de mauvaise vie&|160;!
–&|160;Il prêche contre les riches, – dit undes serviteurs du prince des prêtres. – Il commande le renoncementdes richesses… mais si nos maîtres faisaient maigre chère, nousserions donc, nous autres serviteurs, réduits au sort des mendiantsaffamés, au lieu de nous engraisser des abondants reliefs desfestins délicats de nos maîtres&|160;!
–&|160;Et ce n’est pas tout, – reprit un autreserviteur. – Si l’on écoutait ce Nazaréen maudit, nos maîtres,volontairement appauvris, renonceraient à toutes les magnificences,à tous les plaisirs… ils ne mettraient pas chaque jour au rebut desuperbes robes ou tuniques parce que la broderie ou la couleur deces vêtements ne leur plaît plus… Or, qui profite de ces capricesde nos fastueux seigneurs, sinon nous autres, puisque tuniques etrobes nous reviennent&|160;?
–&|160;Et si nos maîtres renonçaient auxplaisirs, pour vivre de jeûne et de prières, ils n’auraient plus debelles maîtresses, ils ne nous chargeraient plus de ces amoureuxcourtages, récompensés si magnifiquement en cas desuccès&|160;!
–&|160;Oui, oui, – criaient-ils tous ensemble,– à mort ce Nazaréen, qui veut faire de nous, qui vivons dans laparesse, l’abondance et la joyeuseté, des mendiants ou des animauxde travail&|160;!
Geneviève entendit encore d’autres propos,tenus à demi-voix, et menaçants pour la vie de l’ami desaffligés&|160;; l’un des deux mystérieux émissaires derrière lequelelle se trouvait, dit à son compagnon&|160;:
–&|160;Maintenant notre témoignage suffirapour faire condamner ce maudit&|160;; je me suis entendu avec leseigneur Caïphe.
À ce moment, l’un des huissiers du prince desprêtres placé à côté du jeune maître de Nazareth et chargé deveiller sur lui, frappa de sa masse sur les dalles de lasalle&|160;; un grand silence se fit.
Caïphe, après quelques paroles échangées àvoix basse avec les autres pharisiens composant le tribunal, dit àl’assistance&|160;:
–&|160;Quels sont ceux qui peuvent déposer icicontre le nommé Jésus de Nazareth&|160;?
L’un des deux émissaires s’avança au pied dutribunal, et dit d’une voix solennelle&|160;:
–&|160;Je jure avoir entendu cet hommeaffirmer que les princes des prêtres et les docteurs de la loiétaient tous des hypocrites, et les traiter de race de serpents etde vipères.
Un murmure d’indignation s’éleva parmi lesmiliciens et les serviteurs du grand-prêtre&|160;; les jugess’entre-regardèrent, ayant l’air de se demander si d’aussihorribles paroles avaient pu être prononcées.
L’autre émissaire s’avançant auprès de soncomplice, ajouta d’une voix non moins solennelle&|160;:
–&|160;Je jure avoir entendu cet homme-ciaffirmer qu’il fallait se révolter contre le prince Hérode etcontre l’empereur Tibère, auguste protecteur de la Judée, afin dele proclamer, lui, Jésus de Nazareth, roi des Juifs.
Tandis qu’un sourire de pitié effleurait leslèvres du fils de Marie à ces accusations mensongères, puisqu’ilavait dit&|160;: Rendez à César ce qui est à César, et à Dieuce qui est à Dieu, les pharisiens du tribunal levèrent lesmains au ciel comme pour le prendre à témoin de tantd’énormités.
Un des serviteurs de Caïphe, s’avançant à sontour, dit aux juges&|160;:
–&|160;Je jure avoir entendu cet homme-cidire, qu’il fallait massacrer tous les pharisiens, piller leursmaisons et violenter leurs femmes et leurs filles&|160;!
Un nouveau mouvement d’horreur se manifestaparmi les juges et l’assistance qui leur était dévouée.
–&|160;Le pillage&|160;! le massacre&|160;!les violences&|160;! – s’écrièrent les uns, – voilà ce que voulaitce Nazaréen&|160;!
–&|160;C’est pour cela qu’il traînait toujoursaprès lui sa bande de scélérats.
–&|160;Il voulait un jour, à leur tête, mettreJérusalem à feu, à sac et à sang.
Le prince des prêtres, Caïphe, présidant letribunal, fit signe à l’un des huissiers de commander lesilence&|160;; l’huissier frappa de sa masse les dalles de lasalle&|160;; tout le monde se tut, Caïphe s’adressant au jeunemaître d’une voix menaçante, lui dit&|160;:
–&|160;Pourquoi ne répondez-vous pas à ce queces personnes déposent contre vous[61]&|160;?
Jésus lui dit avec un accent rempli de douceuret de dignité&|160;:
–&|160;«&|160;J’ai parlé publiquement à toutle monde, j’ai toujours enseigné dans le temple et dans lasynagogue où tous les Juifs s’assemblent&|160;; je n’ai rien dit ensecret… pourquoi donc m’interrogez-vous&|160;? Interrogez ceux quim’ont entendu, pour savoir ce que je leur ai dit… ceux-là savent ceque j’ai enseigné[62].&|160;»
À peine eut-il parlé de la sorte que Genevièvevit un des huissiers, furieux de cette réponse si juste et sicalme, lever la main sur Jésus et le frapper au visage, ens’écriant&|160;:
–&|160;Est-ce ainsi que tu parles augrand-prêtre[63].
À cet outrage infâme&|160;!… frapper un hommegarrotté, Geneviève sentit son cœur bondir, ses larmes couler,tandis qu’au contraire de grands éclats de rire s’élevèrent parmiles soldats et les serviteurs du grand-prêtre.
Le fils de Marie resta toujours placide&|160;;seulement, il se retourna vers l’huissier et lui dit avecdouceur&|160;:
–&|160;«&|160;Si j’ai mal parlé, faites-moivoir le mal que j’ai dit… mais si j’ai bien parlé… pourquoi mefrappez-vous[64]&|160;?&|160;»
Ces paroles, cette mansuétude angélique nedésarmèrent pas les persécuteurs du jeune maître&|160;; des riresgrossiers éclatèrent de nouveau dans la salle, et les insultesrecommencèrent ainsi de toutes parts.
–&|160;Oh&|160;! le Nazaréen, l’homme de paix,l’ennemi de la guerre ne se dément pas, il est lâche et se laissefrapper au visage&|160;!
–&|160;Appelle donc à toi tes disciples.Qu’ils viennent te venger si tu n’en as pas le courage&|160;!
–&|160;Ses disciples&|160;! – reprit un desmiliciens qui avaient arrêté Jésus, – ses disciples&|160;!ah&|160;! si vous les aviez vus&|160;! À l’aspect de nos lances etde nos flambeaux ils se sont sauvés, les misérables, comme unenichée de hiboux&|160;!
–&|160;Ils étaient très-contents d’échapper àla tyrannie du Nazaréen, qui les retenait auprès de lui parmagie&|160;!
–&|160;La preuve qu’ils le haïssent et leméprisent, c’est que pas un d’eux, pas un seul n’a osél’accompagner ici.
–&|160;Oh&|160;! – pensait Geneviève, –combien Jésus doit souffrir de cette lâche ingratitude de sesamis&|160;! elle doit lui être plus cruelle que les outrages dontil est l’objet.
Et tournant la tête du côté de la porte de larue, elle vit au loin Pierre, toujours assis sur un banc, la figurecachée entre ses mains et n’ayant pas même le courage de venirassister et défendre son doux maître devant ce tribunal desang.
Le tumulte soulevé par la violence del’huissier étant un peu apaisé, l’un des émissaires reprit d’unevoix éclatante&|160;:
–&|160;Je jure, enfin, que cet homme-ci aépouvantablement blasphémé en disant qu’il était le Christ, le filsde Dieu&|160;!
Alors Caïphe s’adressant à Jésus, reprit d’unton plus menaçant encore&|160;:
–&|160;Vous ne répondez rien à ce que cespersonnes disent de vous[65]&|160;?
Mais le jeune maître haussa légèrement lesépaules et continua de garder le silence.
Ce silence irrita Caïphe, il se leva de sonsiège et s’écria, en montrant le poing au fils de Marie&|160;:
–&|160;De la part du Dieu vivant, je vousordonne de nous dire si vous êtes le Christ, le fils deDieu[66].
–&|160;«&|160;Vous l’avez dit… je lesuis[67].&|160;» – répondit le jeune maître ensouriant.
Geneviève avait entendu Jésus dire, qu’ainsique tous les hommes, ses frères, il était fils de Dieu&|160;; demême aussi que les druides nous enseignent que tous les hommes sontfils d’un même Dieu. Quelle fut donc la surprise de l’esclave,lorsqu’elle vit le prince des prêtres, dès que Jésus lui eutrépondu qu’il était fils de Dieu, se lever, déchirer sa robe avectoutes les marques de l’épouvante et de l’horreur, s’écriant ens’adressant aux membres du tribunal&|160;:
–&|160;Il a blasphémé… qu’avons-nous plusbesoin de témoins&|160;? Vous venez vous-mêmes de l’entendreblasphémer, qu’en jugez-vous&|160;?
–&|160;Il a mérité la mort[68]&|160;!
Telle fut la réponse de tous les juges de cetribunal d’iniquité… Mais les voix du docteur Baruch et du banquierJonas dominaient toutes les voix, ils criaient en frappant du poingle marbre du tribunal&|160;:
–&|160;À mort le Nazaréen&|160;! il a méritéla mort&|160;!
–&|160;Oui, oui&|160;! – répétèrent lesmiliciens et les serviteurs du grand-prêtre, – il a mérité lamort&|160;! À mort le maudit&|160;!
–&|160;Conduisez à l’instant le crimineldevant le seigneur Ponce-Pilate, gouverneur de Judée, pourl’empereur Tibère, – dit Caïphe aux soldats, – lui seul peutordonner le supplice du condamné.
À ces mots du prince des prêtres, on entraînale fils de Marie hors de la maison de Caïphe pour le conduiredevant Pilate.
Geneviève, confondue parmi les serviteurs,suivit les soldats. En passant sous la voûte de la porte, elle vitPierre, ce lâche disciple du jeune maître (le moins lâche de tous,cependant, pensait-elle, puisque seul, du moins, il l’avait suivijusque-là), elle vit Pierre détourner les yeux, lorsque Jésus,cherchant le regard de son disciple, passa devant lui emmené parles soldats… Une des servantes de la maison reconnaissant Pierre,lui dit&|160;:
–&|160;Vous étiez aussi avec Jésus leGaliléen[69]&|160;?
Et Pierre, rougissant et baissant les yeux,répondit&|160;:
–&|160;Je ne sais ce que vous dites[70].
Un autre serviteur, entendant la réponse dePierre, reprit en le désignant aux autres assistants&|160;:
–&|160;Je vous dis, moi, que celui-ci étaitaussi avec Jésus de Nazareth[71].
–&|160;Je jure&|160;! – s’écria Pierre, – jejure que je ne connais pas Jésus de Nazareth[72].
Le cœur de Geneviève se soulevaitd’indignation et de dégoût&|160;; ce Pierre, par lâche faiblesse oupar peur de partager le sort de son maître, le reniant deux fois etse parjurant pour cette indignité, était à ses yeux le dernier deshommes&|160;; plus que jamais elle plaignait le fils de Maried’avoir été trahi, livré, abandonné, renié par ceux-là qu’il aimaittant. Elle s’expliquait ainsi la tristesse navrante qu’elle avaitremarquée sur ses traits. Une grande âme comme la sienne ne devaitpas redouter la mort, mais se désespérer de l’ingratitude de ceuxqu’il croyait ses amis les plus chers.
L’esclave quitta la maison du prince desprêtres où était resté Pierre, le renégat, et rejoignit bientôt lessoldats qui emmenaient Jésus. Le jour commençait à poindre&|160;;plusieurs mendiants et vagabonds qui avaient dormi sur des bancsplacés de chaque côté de la porte des maisons, s’éveillèrent aubruit des pas des soldats qui emmenaient le jeune maître. Un momentGeneviève espéra que ces pauvres gens, qui le suivaient en touslieux, l’appelaient leur ami, et sur le malheur desquels ilss’apitoyait si tendrement, allaient avertir leurs compagnons afinde les rassembler pour délivrer Jésus&|160;; aussi dit-elle à l’unde ces hommes&|160;:
–&|160;Ne savez-vous pas que ces soldatsemmènent le jeune maître de Nazareth, l’ami des pauvres et desaffligés&|160;? On veut le faire mourir, courez le défendre…délivrez-le&|160;! soulevez le peuple&|160;! ces soldats fuirontdevant lui.
Mais cet homme répondit d’un aircraintif&|160;:
–&|160;Les miliciens de Jérusalem fuiraientpeut-être&|160;; mais les soldats de Ponce-Pilate sont aguerris,ils ont de bonnes lances, d’épaisses cuirasses, des épées bientranchantes… que pouvons-nous tenter&|160;?
–&|160;Mais l’on se soulève en masse, ons’arme de pierres, de bâtons&|160;! – s’écria Geneviève, – et dumoins vous mourrez pour venger celui qui a consacré sa vie à votrecause&|160;!
Le mendiant secoua la tête, et réponditpendant qu’un de ses compagnons se rapprochait de lui&|160;:
–&|160;Si misérable que soit la vie, on ytient… et c’est vouloir courir à la mort que d’aller frotter noshaillons aux cuirasses des soldats romains.
–&|160;Et puis, – reprit l’autre vagabond, –si Jésus de Nazareth est un messie, comme tant d’autres l’ont étéavant lui, et comme tant d’autres le seront après lui… c’est unmalheur si on le tue… mais l’on ne manque jamais de messies dansIsraël…
–&|160;Et si on le met à mort&|160;! – s’écriaGeneviève, – c’est parce qu’il vous a aimés… c’est parce qu’il aplaint vos malheurs… c’est parce qu’il a fait honte aux riches deleur hypocrisie et de leur dureté de cœur envers ceux quisouffrent&|160;!
–&|160;C’est vrai&|160;; il nous prédit sanscesse le royaume de Dieu sur la terre, – répondit le vagabond en serecouchant sur son banc ainsi que son camarade, afin de seréchauffer aux rayons du soleil levant&|160;; – cependant ces beauxjours qu’il nous promet n’arrivent pas… et nous sommes aussi gueuxaujourd’hui que nous l’étions hier.
–&|160;Eh&|160;! qui vous dit que ces beauxjours, promis par lui, n’arriveront pas demain&|160;? – repritGeneviève&|160;?… – ne faut-il pas à la moisson le temps de germer,de grandir, de mûrir&|160;?… Pauvres aveugles impatients que vousêtes&|160;!… Songez donc que laisser mourir celui que vous appeliezvotre ami, avant qu’il ait fécondé les bons germes qu’il a semésdans tant de cœurs, c’est fouler aux pieds, c’est anéantir en herbeune moisson peut-être magnifique…
Les deux vagabonds gardèrent le silence ensecouant la tête, et Geneviève s’éloigna d’eux, se disant avec unredoublement de douleur profonde&|160;:
–&|160;Ne rencontrerai-je donc partoutqu’ingratitude, oubli, lâcheté, trahison&|160;! Oh&|160;! ce n’estpas le corps de Jésus qui sera crucifié, ce sera son cœur…
L’esclave se hâta de rejoindre les soldats,qui se rapprochaient de plus en plus du palais de Ponce-Pilate. Aumoment où elle doublait le pas, elle remarqua une sorte de tumulteparmi les miliciens de Jérusalem qui s’arrêtèrent brusquement. Ellemonta sur un banc de pierre, et vit Banaïas seul, à l’entrée d’unearcade assez étroite que les soldats devaient traverser pour serendre chez le gouverneur, leur barrant audacieusement le passage,en faisant tournoyer autour de lui son long bâton terminé par unemasse de fer.
–&|160;Ah&|160;! celui-là, du moins,n’abandonne pas celui qu’il appelait son ami&|160;! – pensaGeneviève.
–&|160;Par les épaules de Samson&|160;! –criait Banaïas de sa voix retentissante, si vous ne mettez pas surl’heure notre ami en liberté, miliciens de Belzébuth&|160;! je vousbats aussi dru que le fléau bat le blé sur l’aire de lagrange&|160;!… Ah&|160;! si j’avais eu le temps de rassembler unebande de compagnons aussi résolus que moi à défendre notre ami deNazareth, c’est un ordre que je vous adresserais au lieu d’unesimple prière, et cette simple prière, je la répète&|160;: Laissezlibre notre ami, ou sinon, par la mâchoire dont se servit Samson,je vous assomme tous comme il a assommé les Philistins&|160;!
–&|160;Entendez-vous ce scélérat&|160;? Ilappelle cette audacieuse menace une prière&|160;! – s’écrial’officier commandant les miliciens, qui se tenait prudemment aumilieu de sa troupe&|160;; – percez ce misérable de vos lances…Frappez-le de vos épées s’il ne livre passage&|160;!
Les miliciens de Jérusalem n’étaient pas unetroupe très-vaillante, car ils avaient hésité avant d’oser arrêterJésus qui s’avançait vers eux, seul et désarmé&|160;; aussi, malgréles ordres de leur chef, ils restèrent un moment indécis devantl’attitude menaçante de Banaïas. En vain Jésus, dont Genevièveentendant la voix douce et ferme, tâchait d’apaiser son défenseuret le suppliait de se retirer. Banaïas reprit d’un ton plusmenaçant encore, répondant ainsi aux supplications du jeunemaître&|160;:
–&|160;Ne t’occupe pas de moi, notreami&|160;: tu es un homme de paix et de concorde&|160;; moi, jesuis un homme de violence et de bataille. Lorsqu’il faut protégerun faible&|160;! laisse-moi faire… J’arrêterai ici ces mauvaissoldats, jusqu’à ce que le bruit du tumulte ait averti et faitaccourir mes compagnons&|160;; et alors, par les cinq centsconcubines de Salomon qui dansaient devant lui, tu verras la dansede ces miliciens du diable, au son de nos bâtons ferrés battant lamesure sur leurs casques et sur leurs cuirasses&|160;!
–&|160;Vous laisserez-vous insulter pluslongtemps par un seul homme, gens sans courage&|160;? – s’écrial’officier à ses miliciens… – Oh&|160;! si je n’avais l’ordre de nepas quitter le Nazaréen plus que son ombre, je vous donneraisl’exemple, et ma grande épée aurait déjà coupé la gorge de cebandit&|160;!
–&|160;Par le nombril d’Abraham&|160;! c’estmoi qui vais aller te percer le ventre, à toi qui parles si bien,et t’arracher notre ami&|160;! – s’écria Banaïas… – Je suis seul…mais un faucon vaut mieux que cent merles.
Et Banaïas se précipita sur les miliciens, enfaisant tournoyer avec furie son bâton ferré, malgré les prières deJésus.
D’abord surpris et ébranlés par tant d’audace,quelques soldats du premier rang de l’escorte lâchèrent pied&|160;;mais bientôt, honteux de ne pas résister à un seul homme, ils serallièrent, attaquèrent à leur tour Banaïas, qui, accablé par lenombre, malgré son courage héroïque, tomba mort percé de coups.Geneviève vit alors les soldats dans leur rage, jeter au fond d’unpuits, voisin de l’arcade, le corps ensanglanté du seul défenseurdu fils de Marie. Après cet exploit, l’officier, brandissant salongue épée, se mit à la tête de sa troupe, et ils arrivèrentdevant la maison du seigneur Ponce-Pilate, où Geneviève avaitaccompagné sa maîtresse Aurélie plusieurs jours auparavant.
Le soleil était déjà haut. Attirés par lebruit de la lutte de Banaïas contre les soldats, beaucoupd’habitants de Jérusalem, sortant de leurs maisons, avaient suiviles miliciens. La maison du gouverneur romain se trouvait dans l’undes plus riches quartiers de la ville&|160;; les personnes qui, parcuriosité, accompagnèrent Jésus, loin de le prendre en pitié,l’accablaient d’injures et de huées.
–&|160;Enfin, – criaient les uns, – le voilàdonc pris ce Nazaréen qui portait le trouble et l’inquiétude dansnotre ville&|160;!
–&|160;Ce séditieux qui ameutait les gueuxcontre les riches&|160;!
–&|160;Cet impie qui blasphémait notre saintereligion&|160;!
–&|160;Cet audacieux qui portait le troubledans nos familles en glorifiant les fils prodigues et débauchés, –dit un des deux émissaires qui avait suivi la troupe&|160;!
–&|160;Cet infâme qui voulait pervertir nosépouses, – dit l’autre émissaire, – en glorifiant l’adultère,puisqu’il a arraché une de ces indignes pécheresses au supplicequ’elle méritait&|160;!
–&|160;Grâce au Seigneur, – ajouta un vendeurd’argent, – si ce Nazaréen est mis à mort, ce qui sera justice,nous pourrons aller rouvrir nos comptoirs sous la colonnade duTemple, dont ce profanateur et sa bande de vagabonds nous avaientchassés, et où nous n’osions retourner.
–&|160;Combien nous étions fous de craindreson entourage de mendiants&|160;! – ajoutait un autre&|160;; –voyez si l’un d’eux a seulement osé se révolter pour défendre ceNazaréen, par le nom duquel ils juraient sans cesse… Lui qu’ilsappelaient leur ami&|160;!
–&|160;Qu’on en finisse donc avec cetabominable séditieux&|160;! Qu’on le crucifie, et qu’il n’en soitplus question&|160;!
–&|160;Oui… oui, mort au Nazaréen&|160;! –criait la foule parmi laquelle se trouvait Geneviève&|160;; et cerassemblement, allant toujours grossissant, répétait, avec unefureur croissante, ces cris funestes&|160;:
–&|160;Mort au Nazaréen&|160;!
–&|160;Hélas&|160;! – se disait l’esclave, –est-il un sort plus affreux que celui de ce jeune homme, abandonnédes pauvres qu’il chérissait, haï des riches auxquels il prêchaitle renoncement et la charité&|160;! combien doit être profondel’amertume de son cœur&|160;!
Les miliciens, suivis de la foule, étaientarrivés en face de la maison de Ponce-Pilate&|160;; plusieursprinces des prêtres, docteurs de la loi, sénateurs et autrespharisiens, parmi lesquels se trouvaient Caïphe, le docteur Baruchet le banquier Jonas, avaient rejoint la troupe et marchaient à satête. L’un de ces pharisiens ayant crié&|160;:
–&|160;Seigneurs, entrons chez Ponce-Pilate,afin qu’il condamne tout de suite le Nazaréen à mort&|160;!
Le prêtre Caïphe répondit d’un airpieux&|160;:
–&|160;Mes seigneurs, nous ne pouvons entrerdans la maison d’un païen&|160;; cette souillure nous empêcheraitde manger la pâque aujourd’hui[73].
–&|160;Non, – ajouta le docteur Baruch, – nousne pouvons commettre cette impiété abominable.
–&|160;Les entendez-vous&|160;? – dit à lafoule l’un des émissaires avec un accent d’admiration, – lesentendez-vous les saints hommes&|160;? quel respect ils professentpour les commandements de notre religion&|160;!… Ah&|160;! ceux-làne sont pas comme cet impie Nazaréen, qui raille et blasphème leschoses les plus sacrées, en osant déclarer qu’il ne faut pasobserver le sabbat.
–&|160;Oh&|160;! les infâmes hypocrites&|160;!– se dit Geneviève&|160;; – combien Jésus les connaissait, comme ilavait raison de les démasquer&|160;! Les voilà qui craignent desouiller leurs sandales en entrant dans la maison d’un païen, etils ne craignent pas de souiller leur âme en demandant à ce païende verser le sang d’un juste, leur compatriote&|160;! Ah&|160;!pauvre jeune maître de Nazareth&|160;! ils vont te faire payer deta vie le courage que tu as montré en attaquant ces méchantsfourbes.
L’officier des miliciens étant entré dans lepalais de Ponce-Pilate, tandis que l’escorte demeurait au dehorsgardant le prisonnier, Geneviève monta derrière un chariot atteléde bœufs arrêté par la foule, et tâcha d’apercevoir encore le jeunehomme de Nazareth.
Elle le vit debout au milieu des soldats, lesmains liées derrière le dos, la tête nue, ses longs cheveux blondstombant sur ses épaules, le regard toujours calme et doux, unsourire de résignation sur les lèvres. Il contemplait cette fouletumultueuse, menaçante, avec une sorte de commisérationdouloureuse, comme s’il eût plaint ces hommes de leur aveuglementet de leur iniquité. De tous côtés on lui adressait desinjures&|160;; les miliciens eux-mêmes le traitaient avec tant debrutalité, que le manteau bleu qu’il portait sur sa tunique blancheétait déjà presque déchiré en lambeaux. Jésus à tant d’outrages etde mauvais traitements opposait une inaltérable placidité&|160;;seulement, de temps à autre il levait tristement les yeux auxciel&|160;; mais sur son pâle et beau visage, Geneviève ne vit passe trahir la moindre impatience, la moindre colère.
Soudain on entendit ces mots circuler dans lafoule&|160;:
–&|160;Ah&|160;! voici le seigneurPonce-Pilate&|160;!
–&|160;Il va enfin prononcer la sentence demort de ce Nazaréen maudit.
–&|160;Heureusement d’ici au Golgotha, où l’onsupplicie les criminels, il n’y a pas loin&|160;; nous pourronsaller le voir crucifier.
En effet, Geneviève vit bientôt paraître leseigneur Ponce-Pilate à la porte de sa maison[74]&|160;; il venait sans doute d’êtrearraché au sommeil, car il s’enveloppait d’une longue robe dumatin&|160;: sa chevelure et sa barbe étaient en désordre&|160;;ses yeux, rougis, gonflés, semblaient éblouis des rayons du soleillevant, il put à peine dissimuler plusieurs bâillements, etsemblait vivement contrarié d’avoir été réveillé de si bon matin,lui qui peut-être avait, selon son habitude, prolongé son souperjusqu’à l’aube. Aussi, s’adressant au docteur Baruch avec un ton debrusquerie et de mauvaise humeur, ainsi que quelqu’untrès-impatient d’abréger une corvée qui lui pèse, il luidit&|160;:
«&|160;– Quel est le crime dont vous accusezce jeune homme[75]&|160;?&|160;»
Le docteur Baruch paraissant, de son côté,blessé de la brusquerie et de la mauvaise humeur de Ponce-Pilate,lui répondit avec aigreur&|160;:
«&|160;– Si ce n’était pas un malfaiteur, nousne vous l’aurions pas amené[76].&|160;»
Le seigneur Ponce-Pilate, choqué à son tour del’aigreur du docteur Baruch, reprit impatiemment et en étouffant unnouveau bâillement&|160;:
«&|160;– Eh bien&|160;! puisque vous ditesqu’il a péché contre la loi, prenez-le et jugez-le selon votreloi[77].&|160;»
Et le gouverneur tourna le dos au docteurBaruch en haussant les épaules, et rentra dans sa maison.
Un moment Geneviève crut le jeune homme deNazareth sauvé, car la réponse de Ponce-Pilate souleva de nombreuxmurmures dans la foule.
–&|160;Voilà bien les Romains, – disaient lesuns&|160;; – ils ne cherchent qu’à entretenir l’agitation dansnotre pauvre pays pour le dominer plus sûrement.
–&|160;Ce Ponce-Pilate semble évidemmentprotéger ce maudit Nazaréen&|160;!…
–&|160;Moi, je suis certain que ce Nazaréenest un secret affidé des Romains, – ajouta l’un des émissaires, –ils se servent de ce misérable séditieux pour de ténébreuxprojets.
–&|160;Il n’y a pas à en douter, – repritl’autre émissaire, – le Nazaréen est vendu aux Romains.
À ce dernier outrage, qui sembla pénible àJésus, Geneviève le vit lever de nouveau les yeux au ciel d’un airnavré, tandis que la foule répétait&|160;:
–&|160;Oui, oui, c’est un traître&|160;!…
–&|160;C’est un agent des Romains&|160;!…
–&|160;À mort le traître&|160;! àmort&|160;!…
Le docteur Baruch n’avait pas voulu lâcher saproie&|160;; lui et plusieurs princes des prêtres, voyantPonce-Pilate rentrer dans sa maison, coururent après lui, etl’ayant supplié de revenir, ils le ramenèrent dehors aux grandsapplaudissements de la foule.
Le seigneur Ponce-Pilate semblait continuerpresque malgré lui cet interrogatoire&|160;; il dit avec impatienceau docteur Baruch en désignant Jésus du geste&|160;:
«&|160;– De quoi accusez-vous cethomme&|160;?&|160;»
Le docteur de la loi répondit à hautevoix&|160;:
«&|160;– Cet homme soulève le peuple par ladoctrine qu’il enseigne dans toute la Judée, depuis la Galilée, oùil a commencé, jusqu’ici[78]&|160;»
À cette accusation, Geneviève entendit l’undes émissaires dire à demi-voix à son compagnon&|160;:
–&|160;Le docteur Baruch est un finrenard&|160;; par cette accusation de sédition, il va forcer legouverneur à condamner le Nazaréen.
Ponce-Pilate ayant fait signe à Jésus des’approcher, ils échangèrent entre eux quelques paroles&|160;; àchaque réponse du jeune maître de Nazareth, toujours calme etdigne, Ponce-Pilate semblait de plus en plus convaincu de soninnocence&|160;; il reprit à haute voix, s’adressant aux princesdes prêtres et aux docteurs de la loi&|160;:
«&|160;– Vous m’avez présenté cet homme commepoussant le peuple à la révolte&|160;; néanmoins, l’ayant interrogéen votre présence, je ne le trouve coupable d’aucun des crimes dontvous l’accusez. Je ne le juge pas digne de la mort… je m’en vaisdonc le renvoyer après l’avoir fait châtier[79].&|160;»
Et Ponce-Pilate, étouffant un dernierbâillement, fit signe à un de ses serviteurs qui partit encourant.
La foule, non satisfaite de l’arrêt dePonce-Pilate, murmura d’abord, puis se plaignit tout haut.
–&|160;Ce n’est pas pour faire châtier leNazaréen qu’on l’a conduit ici, – disaient-les uns, – mais pour lefaire condamner à mort…
–&|160;Après son châtiment, il recommencerases séditions et à soulever le peuple…
–&|160;Ce n’est pas le châtiment de Jésus quenous voulons, c’est sa mort&|160;!…
–&|160;Oui, oui&|160;! – crièrent plusieursvoix, – la mort&|160;! la mort&|160;!…
Ponce-Pilate ne répondit à ces murmures, à cescris, qu’en haussant les épaules et en rentrant chez lui.
–&|160;Si le gouverneur est convaincu del’innocence du jeune maître, – se disait Geneviève, – pourquoi lefait-il châtier&|160;?… C’est à la fois lâche et cruel… Il espèrepeut-être calmer, par cette concession, la rage des ennemis deJésus… Hélas&|160;! il s’est trompé&|160;; il ne les apaisera quepar la mort de ce juste&|160;!…
À peine Ponce-Pilate eut-il donné l’ordre dechâtier le fils de Marie, que les miliciens s’en emparèrent, luiarrachèrent les derniers lambeaux de son manteau, le dépouillèrentde sa tunique de toile et de sa tunique de laine, qu’ilsrabattirent sur sa ceinture de cuir, et mirent ainsi à nu le hautde son corps&|160;; puis ils le garrottèrent à l’une des colonnesqui ornaient la porte d’entrée de la maison du gouverneurromain.
Jésus n’opposa aucune résistance, ne proférapas une plainte, tourna vers la foule son céleste visage, et lacontempla tristement sans paraître entendre les injures et leshuées qui redoublèrent.
On était allé quérir le bourreau de la villepour battre Jésus de verges&|160;; aussi, en attendant la venue del’exécuteur, les vociférations continuèrent, toujours excitées parles émissaires des pharisiens.
–&|160;Ponce-Pilate espère nous satisfaire parle châtiment de ce maudit, mais il se trompe, – disaient lesuns.
–&|160;La coupable indulgence du gouverneurromain, – ajouta l’un des émissaires, – ne prouve que trop qu’ils’entend secrètement avec le Nazaréen…
–&|160;Ah&|160;! mes amis… de quoi vousplaignez-vous&|160;? – disait un autre&|160;; – Ponce-Pilate nousdonne plus que nous ne lui demandions&|160;: nous ne voulions quela mort du Nazaréen, et il sera châtié avant d’être mis à mort…Gloire au généreux Ponce-Pilate&|160;!…
–&|160;Oui, oui&|160;! car il faudra bienqu’il le condamne… nous l’y forcerons…
–&|160;Ah&|160;! voici le bourreau&|160;! –crièrent plusieurs voix&|160;; – voici le bourreau et son aide…
Geneviève reconnut les deux mêmes hommes qui,trois jours auparavant, l’avaient battue à coups de fouet chez sonmaître&|160;; elle ne put retenir ses larmes à cette pensée, que cejeune homme, qui n’était qu’amour et miséricorde, allait subirl’ignominieux châtiment réservé aux esclaves.
Les deux bourreaux portaient sous leur bras unpaquet de baguettes de coudrier, longues, flexibles et grossescomme le pouce. Chacun des exécuteurs en prit une, et, à un signede Caïphe, les coups commencèrent à pleuvoir, violents et rapides,sur les épaules du jeune maître de Nazareth… Lorsqu’une baguetteétait brisée, les bourreaux en prenaient une autre.
D’abord Geneviève détourna la vue de ce cruelspectacle&|160;; mais elle fut forcée d’entendre les railleriesféroces de la foule, qui devaient paraître au fils de Marie unsupplice plus affreux que le supplice même.
–&|160;Toi qui disais&|160;: Aimez-vous lesuns les autres, Nazaréen maudit&|160;! – criaient les uns, – voiscomme l’on t’aime&|160;!…
–&|160;Toi qui disais&|160;: Partagez votrepain et votre manteau avec qui n’a ni pain ni manteau, ces honnêtesbourreaux suivent tes préceptes, ils partagent fraternellementleurs baguettes pour les briser sur ton échine…
–&|160;Toi qui disais&|160;: Qu’il était plusfacile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à unriche d’entrer au Paradis, ne trouves-tu pas qu’il te serait plusfacile de passer par le trou d’une aiguille que d’échapper auxbaguettes dont on caresse ton dos&|160;?
–&|160;Toi qui glorifiais les vagabonds, lesvoleurs, les courtisanes, et autres gibiers de houssines, tu lesaimais sans doute, ces scélérats, parce que tu savais devoir êtreun jour fouetté comme eux, ô grand prophète&|160;!…
Geneviève, malgré sa répugnance à voir lesupplice de Jésus, ne l’entendant pas pousser un cri ou uneplainte, craignit qu’il ne se fût évanoui de douleur, et jeta surlui les yeux avec angoisse.
Hélas&|160;! ce fut pour elle un spectaclehorrible.
Le dos du jeune maître n’était qu’une largeplaie saignante, interrompue çà et là par quelques sillonsbleuâtres de meurtrissures… à ces endroits seulement la peaun’avait pas été enlevée. Jésus tournait la tête vers le ciel etfermait les yeux, pour échapper sans doute à la vision de cettefoule impitoyable. Son visage, livide, baigné de sueur, trahissaitune souffrance horrible à chaque nouvelle flagellation fouettant sachair meurtrie à vif… Et pourtant, parfois, il essayait encore desourire avec une résignation angélique&|160;!
Les princes des prêtres, les docteurs de laloi, les sénateurs et tous ces méchants pharisiens, suivaient d’unregard triomphant et avide l’exécution du supplice… Parmi les plusacharnés à se repaître de cette torture, Geneviève remarqua ledocteur Baruch, Caïphe et le banquier Jonas… Les bourreauxcommençaient à se lasser de frapper&|160;; ils avaient brisé surles épaules de Jésus presque toutes leurs baguettes&|160;: ilsinterrogèrent d’un coup d’œil le docteur Baruch, comme pour luidemander s’il n’était pas temps de mettre fin au supplice&|160;;mais le docteur de la loi s’écria&|160;:
–&|160;Non, non… usez jusqu’à la dernière devos baguettes…
L’ordre du pharisien fut exécuté… lesdernières verges furent brisées sur les épaules du jeune maître, etéclaboussèrent de sang le visage des bourreaux… ce n’était plus lapeau qu’ils flagellaient, mais une plaie saignante… Le martyredevint alors si atroce, que Jésus, malgré son courage, défaillit,et laissa tomber sa tête appesantie sur son épaule gauche&|160;;les genoux fléchirent, il fût tombé à terre sans les liens qui legarrottaient à la colonne par le milieu du corps.
Ponce-Pilate, après avoir ordonné lechâtiment, était rentré dans sa maison&|160;; il ressortit alors dechez lui, et fit signe aux bourreaux de délier le condamné… Ils ledélièrent et le soutinrent&|160;; l’un d’eux lui jeta sur lesépaules sa tunique de laine. Le contact de cette rude étoffe sur sachair vive causa sans doute une nouvelle et si cruelle douleur àJésus, qu’il tressaillit de tous ses membres. L’excès même de lasouffrance le fit revenir à lui&|160;; il releva la tête, tâcha dese raffermir assez sur ses jambes pour n’avoir plus besoin dusoutien des bourreaux, ouvrit les yeux et jeta sur la foule unregard miséricordieux…
Ponce-Pilate, croyant avoir satisfait à lahaine des pharisiens, dit à la foule, après avoir fait délierJésus&|160;:
«&|160;– Voilà l’homme[80]…&|160;»
Et il fit signe à ses officiers de rentrerdans sa maison&|160;; il se disposait à les suivre, lorsque leprince des prêtres, Caïphe, après s’être consulté à voix basse avecle docteur Baruch et le banquier Jonas, s’écria en arrêtant legouverneur par sa robe, au moment où il rentrait chezlui&|160;:
«&|160;– Seigneur Pilate, si vous délivrezJésus, vous n’êtes pas ami de l’empereur&|160;; car le Nazaréens’est dit roi, et quiconque se dit roi se déclare contrel’empereur[81].&|160;»
–&|160;Ponce-Pilate va craindre de passer pourtraître à son maître, l’empereur Tibère, – dit à son complice l’undes émissaires placés non loin de Geneviève. – Il sera forcé delivrer le Nazaréen.
Puis ce méchant homme s’écria d’une voixéclatante&|160;:
–&|160;Mort au Nazaréen&|160;! l’ennemi del’empereur Tibère, le protecteur de la Judée&|160;!…
–&|160;Oui, oui&|160;! – reprirent plusieursvoix, – le Nazaréen s’est dit roi des Juifs&|160;!
–&|160;Il veut renverser la domination del’empereur Tibère&|160;!
–&|160;Il veut se déclarer roi en soulevant lapopulace contre les Romains, nos amis et alliés.
–&|160;Réponds à cela, Ponce-Pilate&|160;! –cria du milieu de la foule l’un des deux émissaires. – Comment sefait-il que nous autres Hébreux, nous nous montrions plus dévouésque toi au pouvoir de l’empereur, ton maître&|160;?… Comment sefait-il que ce soit nous autres Hébreux, qui demandions la mort duséditieux qui veut renverser l’autorité romaine, et que ce soittoi, gouverneur pour Tibère, qui veuilles gracier ceséditieux&|160;?…
Cette apostrophe parut d’autant plus troublerPonce-Pilate, que de tous côtés on cria dans la foule&|160;:
–&|160;Oui, oui… ce serait trahir l’empereurque de délivrer le Nazaréen&|160;!
–&|160;Ou prouver peut-être que l’on est soncomplice.
Ponce-Pilate, malgré le désir qu’il avaitpeut-être de sauver le jeune maître de Nazareth, parut de plus enplus troublé de ces reproches partis de la foule, reproches quimettaient en doute sa fidélité à l’empereur Tibère[82]. Il alla vers les pharisiens ets’entretint avec eux à voix basse, tandis que les miliciensgardaient toujours au milieu d’eux Jésus garrotté.
Alors, Caïphe, prince des prêtres, reprit touthaut en s’adressant à Pilate, afin d’être entendu de la foule et enmontrant Jésus&|160;:
«&|160;– Nous avons trouvé que cet hommepervertit notre nation, qu’il l’empêche de payer le tribut à César,et qu’il se dit le roi des Juifs comme étant le fils deDieu[83].&|160;»
Alors, Ponce-Pilate, se tournant vers le jeunemaître de Nazareth, lui dit&|160;:
–&|160;Êtes-vous roi des Juifs&|160;?
–&|160;«&|160;Dites-vous cela devous-même&|160;?&|160;» – répondit Jésus d’une voix affaiblie parla souffrance, – «&|160;ou bien me le demandez-vous parce qued’autres vous l’ont dit avant moi&|160;?&|160;»
–&|160;Les princes des prêtres et lessénateurs vous ont livré à moi… – reprit Ponce-Pilate. –Qu’avez-vous fait&|160;?… Vous prétendez-vous roi desJuifs&|160;?…
Jésus secoua doucement la tête etrépondit&|160;:
«&|160;– Mon royaume n’est pas de ce monde… simon royaume était de ce monde, mes amis eussent combattu pourempêcher que je vous fusse livré… mais, je vous le répète, monroyaume n’est pas d’ici[84].&|160;»
Ponce-Pilate se retourna de nouveau vers lespharisiens, comme pour les prendre eux-mêmes à témoignage de laréponse de Jésus, qui devait l’innocenter, puisqu’il proclamait queson royaume n’était pas de ce monde-ci.
–&|160;Son royaume, – pensa Geneviève, – estsans doute dans ces mondes inconnus où nous allons, selon notre foidruidique, retrouver ceux que nous avons aimés ici… Commentoseraient-ils condamner Jésus comme rebelle à l’empereur&|160;? luiqui a tant de fois répété&|160;: «&|160;Rendez à César ce qui est àCésar&|160;? à Dieu ce qui est à Dieu&|160;!&|160;»
Mais, hélas&|160;! Geneviève oubliait que lahaine des pharisiens était implacable… Les seigneurs Baruch, Jonaset Caïphe, ayant de nouveau parlé bas à Ponce-Pilate, celui-ci dità Jésus&|160;:
«&|160;– Êtes-vous, oui ou non, le fils deDieu&|160;?&|160;»
«&|160;– Oui,&|160;» – répondit Jésus de savoix douce et ferme, – «&|160;oui, je le suis[85]…&|160;»
À ces mots, les princes des prêtres, lesdocteurs et sénateurs, indignés, poussèrent des exclamations quifurent répétées par la foule.
–&|160;Il a blasphémé&|160;!… il a dit qu’ilétait le fils de Dieu&|160;!…
–&|160;Et celui-là qui se dit le fils de Dieu,– cria l’émissaire, – celui-là qui se dit le fils de Dieu se ditaussi roi des Juifs…
–&|160;C’est un ennemi del’empereur&|160;!
–&|160;À mort&|160;! À mort&|160;! leNazaréen&|160;!… crucifiez-le.
Ponce-Pilate, singulier mélange de lâchefaiblesse et d’équité, voulant sans doute tenter un dernier effortpour sauver Jésus, qu’il ne trouvait pas coupable, dit à la foulequ’il était d’usage pour la fête de ce jour de donner la liberté àun criminel, et que le peuple avait à choisir pour cet acte declémence entre un prisonnier, nommé Barrabas, et Jésus, qui avaitété déjà battu de verges, puis il ajouta&|160;:
«&|160;– Lequel des deux voulez-vous que jedélivre&|160;? Jésus, ou Barrabas[86]&|160;?&|160;»
Geneviève vit les émissaires des pharisienscourir dans la foule de groupe en groupe, et disant&|160;:
–&|160;Demandons la liberté de Barrabas… quel’on délivre Barrabas.
Et bientôt la foule cria de toutesparts&|160;:
–&|160;Délivrez Barrabas et gardezJésus&|160;!…
–&|160;Mais, – reprit Ponce-Pilate, – queferai-je de Jésus&|160;?
–&|160;Crucifiez-le&|160;!… – répondirent lesmille voix de la foule, – crucifiez-le&|160;!…
–&|160;Mais, – reprit encore Ponce-Pilate, –quel mal a-t-il fait&|160;?
–&|160;Crucifiez-le&|160;!… – reprit la foulede plus en plus furieuse. – Crucifiez-le&|160;!… Mort auNazaréen&|160;!…
Ponce-Pilate, n’ayant pas le courage dedéfendre Jésus, qu’il trouvait innocent, fit signe à l’un de sesserviteurs&|160;: celui-ci rentra dans la maison du gouverneur,pendant que la foule criait avec une furie croissante&|160;:
–&|160;Crucifiez le Nazaréen&|160;!…crucifiez-le&|160;!…
Jésus, toujours calme, triste, pensif,semblait étranger à ce qui se passait autour de lui.
–&|160;Sans doute, – se dit Geneviève, – ilsonge déjà aux mondes mystérieux, où l’on va renaître et revivre enquittant ce monde-ci.
Le serviteur de Ponce-Pilate revint, tenant unvase d’argent d’une main et de l’autre un bassin&|160;; un secondserviteur prit ce bassin, et, pendant que le premier serviteur yversait de l’eau, Ponce-Pilate trempa ses mains dans cette eau, endisant à haute voix&|160;:
«&|160;– Je suis innocent de la mort de cejuste&|160;; c’est à vous d’y prendre garde… Quant à moi, je m’enlave les mains[87]…&|160;»
–&|160;Que le sang du Nazaréen retombe surnous&|160;!… – cria l’un des émissaires.
–&|160;Oui… que son sang retombe sur nous etsur nos enfants[88]&|160;!…
–&|160;Prenez donc Jésus, et crucifiez-levous-mêmes… – répondit Ponce-Pilate. – On va, puisque vousl’exigez, délivrer Barrabas.
Et Ponce-Pilate rentra dans sa maison au bruitdes acclamations de la foule, tandis que Caïphe, le docteur Baruch,le banquier Jonas et les autres pharisiens triomphants montraientle poing à Jésus.
L’officier qui avait commandé l’escorte demiliciens chargés d’arrêter le fils de Marie dans le jardin desOliviers, s’approchant de Caïphe, lui dit&|160;:
–&|160;Seigneur, pour conduire le Nazaréen auGolgotha, lieu de l’exécution des criminels, nous aurons àtraverser le quartier populeux de la porte Judiciaire&|160;; il sepourrait que le calme des partisans de ce séditieux ne fûtqu’apparent… et qu’une fois arrivés dans ce quartier de vilepopulace, elle ne se soulevât pour délivrer le Nazaréen… Je répondsdu courage de mes braves miliciens&|160;; ils ont déjà, ce matin,après un combat acharné, mis en fuite une grosse troupe descélérats déterminés, commandée par un bandit nommé Banaïas, quivoulaient nous forcer à leur livrer Jésus… Pas un de ces misérablesn’a échappé… malgré leur furieuse résistance…
–&|160;Le lâche menteur&|160;! – se ditGeneviève en entendant cette vanterie de l’officier des miliciens,qui reprit&|160;:
–&|160;Cependant, seigneur Caïphe, malgré lavaillance éprouvée de notre milice, il serait peut-être plusprudent de confier l’escorte du Nazaréen, jusqu’au lieu dusupplice, à la garde romaine.
–&|160;Je suis de votre avis, – répondit leprince des prêtres&|160;; – je vais demander à l’un des officiersde Ponce-Pilate de faire garder le Nazaréen dans le prétoire de lacohorte romaine jusqu’à l’heure du supplice.
Geneviève vit alors, pendant que le prince desprêtres allait s’entretenir avec un des officiers de Ponce-Pilate,le chef des miliciens se rapprocher de Jésus… Bientôt elle entenditcet officier, répondant sans doute à quelques mots du jeune maître,lui dire d’un air railleur et cruel&|160;:
–&|160;Tu es bien pressé de t’étendre sur lacroix… Il faut d’abord qu’on la construise, et ce n’est pas fait enun tour de main… Tu dois le savoir mieux que personne, toi, en taqualité d’ancien ouvrier charpentier.
L’un des officiers de Ponce-Pilate, à qui leprince des prêtres avait parlé, vint alors trouver Jésus, et luidit&|160;:
–&|160;Je vais te conduire dans le prétoire denos soldats&|160;; lorsque ta croix sera prête, on l’apportera, etsous notre escorte tu te mettras en route pour le Calvaire…Suis-nous&|160;!
Jésus, toujours garrotté, fut conduit à peu dedistance de là, par les miliciens, dans la cour où logeaient lessoldats romains&|160;; la porte, devant laquelle se promenait unfactionnaire, restant ouverte, plusieurs personnes qui avaient,ainsi que Geneviève, suivi le Nazaréen, demeurèrent en dehors pourvoir ce qui allait advenir.
Lorsque le jeune maître fut amené dans la courdu prétoire (on appelle ainsi les bâtiments où logent les soldatsromains), ceux-ci étaient disséminés en plusieurs groupes&|160;:les uns nettoyaient leurs armes&|160;; les autres jouaient àplusieurs jeux&|160;; ceux-ci maniaient la lance sous les ordresd’un officier&|160;; ceux-là, étendus sur des bancs au soleil,chantaient ou causaient entre eux. On reconnaissait, à leursfigures bronzées par le soleil, à leur air martial et farouche, àla tenue militaire de leurs armes et de leurs vêtements, cessoldats courageux, aguerris, mais impitoyables, qui avaient conquisle monde, laissant derrière eux, comme en Gaule, le massacre, laspoliation et l’esclavage.
Dès que ces Romains eurent entendu le nom deJésus de Nazareth, et qu’ils le virent amené par l’un de leursofficiers dans la cour du prétoire, tous abandonnèrent leurs jeuxet accoururent autour de lui.
Geneviève pressentit, en remarquant l’airrailleur et endurci de cette soldatesque, que le fils de Marieallait subir de nouveaux outrages. L’esclave se souvint d’avoir ludans les récits laissés par les aïeux de son mari, Fergan, leshorreurs commises par les soldats de César, le fléau des Gaules,elle ne doutait pas que ceux-là dont le jeune maître était entouréne fussent aussi cruels que ceux des temps passés.
Il y avait au milieu de la cour du prétoire unbanc de pierre où ces Romains firent d’abord asseoir Jésus,toujours garrotté&|160;; puis, s’approchant de lui, ilscommencèrent à le railler et à l’injurier&|160;:
–&|160;Le voilà donc, ce fameuxprophète&|160;! – dit l’un d’eux. – Le voilà donc, celui quiannonce que le temps viendra où l’épée se changera en serpe, et oùil n’y aura plus de guerre&|160;! plus de bataille&|160;!
–&|160;Plus de guerre&|160;! Par le vaillantdieu Mars, plus de guerre&|160;! – s’écrièrent d’autres soldatsavec indignation. – Ah&|160;! ce sont là tes prophéties, prophètede malheur&|160;!
–&|160;Plus de guerre&|160;! c’est-à-dire plusde clairons, plus d’enseignes flottantes, plus de brillantescuirasses, plus de casques à aigrettes, qui attirent les regardsdes femmes&|160;!
–&|160;Plus de guerre&|160;! c’est-à-dire plusde conquêtes&|160;!
–&|160;Quoi&|160;! ne pouvoir plus essuyer nosbottines ferrées sur la tête des peuples conquis&|160;!
–&|160;Ne plus boire leur vin en courtisantleurs filles comme ici, comme en Gaule, comme dans laGrande-Bretagne, comme en Espagne, comme dans tout l’univers,enfin&|160;!
–&|160;Plus de guerre&|160;! ParHercule&|160;! et que deviendraient donc les forts et lesvaillants, Nazaréen maudit&|160;? ils iraient, selon toi, depuisl’aube jusqu’à la nuit, labourer la terre où tisser la toile commede lâches esclaves, au lieu de partager leur temps entre labataille, la paresse, la taverne et l’amour&|160;?
–&|160;Toi, qui te fais appeler le fils deDieu, – dit un de ces Romains en menaçant du poing le jeune maître,– tu es donc le fils du dieu la Peur, lâche que tues&|160;!
–&|160;Toi, qui te fais appeler le roi desJuifs, tu veux donc être acclamé le roi de tous les poltrons del’univers&|160;?
–&|160;Camarades&|160;! – s’écria l’un dessoldats en éclatant de rire, – puisqu’il est roi des poltrons, ilfaut le couronner.
Cette proposition fut accueillie avec une joieinsultante, plusieurs voix s’écrièrent aussitôt&|160;:
–&|160;Oui, oui, puisqu’il est roi, il faut lerevêtir de la pourpre impériale.
–&|160;Il faut lui mettre le sceptre à lamain, alors nous le glorifierons, nous l’honorerons à l’instar denotre auguste empereur Tibère.
Et pendant que leurs compagnons continuaientd’entourer et d’injurier le jeune maître de Nazareth, insouciant deces outrages, plusieurs soldats s’éloignèrent&|160;; l’un allaprendre le manteau rouge d’un cavalier&|160;; l’autre la canne d’uncenturion, un troisième, avisant dans un coin de la cour un tas debroussailles destinées à être brûlées, y choisit quelques brinsd’une plante épineuse, et se mit à en tresser une couronne. Alorsplusieurs voix s’écrièrent&|160;:
–&|160;Maintenant, il faut procéder aucouronnement du roi des Juifs.
–&|160;Oui, couronnons le roi deslâches&|160;!
–&|160;Le fils de Dieu&|160;!
–&|160;Le fils du dieu laPeur&|160;!
–&|160;Compagnons, il faut que ce couronnementse fasse avec pompe, comme s’il s’agissait d’un vrai César.
–&|160;Moi, je suis le porte-couronne.
–&|160;Moi, le porte-sceptre.
–&|160;Moi, le porte-manteau impérial…
Et au milieu des huées, des railleriesgrossières, ces Romains formèrent une espèce de cortègedérisoire&|160;: le porte-couronne s’avançait le premier, tenant lacouronne d’épines d’un air solennel, et suivi d’un certain nombrede soldats&|160;; venait ensuite le porte-sceptre&|160;; puisd’autres soldats&|160;; puis enfin celui qui tenait lemanteau&|160;; et tous chantaient en chœur&|160;:
–&|160;Salut au roi des Juifs&|160;!
–&|160;Salut au Messie&|160;!
–&|160;Salut au fils de Dieu&|160;!
–&|160;Salut au César des poltrons,salut&|160;!
Jésus, assis sur son banc, regardait lespréparatifs de cette cérémonie insultante avec une inaltérableplacidité&|160;; le porte-couronne, s’étant approché le premier,leva la tresse épineuse au-dessus de la tête du jeune homme deNazareth, et lui dit&|160;:
–&|160;Je te couronne, ô roi[89]&|160;!
Et le Romain enfonça si brutalement cettecouronne sur la tête de Jésus, que les épines lui déchirèrent lefront&|160;; de grosses gouttes de sang coulèrent comme des larmessanglantes sur le pâle visage de la victime&|160;; mais, sauf lepremier tressaillement involontaire causé par la douleur, lestraits du jeune maître reprirent leur mansuétude ordinaire et netrahirent ni ressentiment ni courroux.
–&|160;Et moi, je te revêts de la pourpreimpériale, ô roi&|160;! – ajouta un autre Romain pendant qu’un deses compagnons arrachait la tunique que l’on avait rejetée sur ledos de Jésus. Sans doute la laine de ce vêtement s’était déjàcollée à la chair vive, car, au moment où il fut violemment arrachédes épaules de Jésus, il poussa un grand cri de douleur, mais cefut tout, il se laissa patiemment revêtir du manteau rouge.
–&|160;Maintenant, prends ton sceptre, ô grandroi&|160;! – ajouta un autre soldat en s’agenouillant devant lejeune maître et lui mettant dans la main le cep de vigne ducenturion&|160;; puis tous, avec de grands éclats de rire,répétèrent&|160;:
–&|160;Salut, ô roi des Juifs,salut&|160;!
Un grand nombre d’entre eux s’agenouillèrentmême devant lui par dérision en répétant&|160;:
–&|160;Salut&|160;! ô grand roi&|160;!
Jésus garda dans sa main ce sceptre dérisoireet ne prononça pas un mot&|160;; cette résignation inaltérable,cette douceur angélique frappèrent tellement les Romains, qu’ilsrestèrent d’abord stupéfaits&|160;; puis, leur colère s’exaltant enraison de la patience du jeune maître de Nazareth, ils s’irritèrentà l’envi, s’écriant&|160;:
–&|160;Ce n’est pas un homme, c’est unestatue.
–&|160;Tout le sang qu’il avait dans lesveines est sorti sous les baguettes du bourreau.
–&|160;Le lâche&|160;! il n’ose pas seulementse plaindre.
–&|160;Lâche&|160;? – dit un vétéran, d’un airpensif, après avoir longtemps contemplé Jésus, quoiqu’il eût étéd’abord l’un de ses tourmenteurs acharnés. – Non, celui-là n’estpas un lâche&|160;! non, pour endurer patiemment tout ce que nouslui faisons souffrir, il faut plus de courage que pour se jeter,tête baissée, l’épée à la main, sur l’ennemi… Non, – répéta-t-il ense retirant à l’écart, – non, cet homme-là n’est pas unlâche&|160;!
Et Geneviève crut voir une larme tomber surles moustaches grises du vieux soldat.
Mais les autres Romains se moquèrent del’attendrissement de leur compagnon, et s’écrièrent&|160;:
–&|160;Il ne voit pas que ce Nazaréen feint larésignation pour nous apitoyer.
–&|160;C’est vrai&|160;! il est au dedans rageet haine, tandis qu’au dehors il se montre bénin et pâtissant.
–&|160;C’est un tigre honteux qui se revêtd’une peau d’agneau…
À ces paroles insensées, Jésus se contenta desourire tristement en secouant la tête&|160;; ce mouvement fitpleuvoir autour de lui une rosée de sang, car les blessures faitesà son front par les épines saignaient toujours…
À la vue du sang de ce juste, Geneviève ne puts’empêcher de murmurer tout bas le refrain du chant des Enfantsdu Gui cité dans les écrits des aïeux de son mari&|160;:
«&|160;Coule, coule, sang ducaptif&|160;! – Tombe, tombe, rosée sanglante&|160;! – Germe,grandis, moisson vengeresse&|160;!…&|160;»
–&|160;Oh&|160;! – se disait Geneviève, – lesang de cet innocent, de ce martyr, si indignement abandonné parses amis, par ce peuple de pauvres et d’opprimés qu’il chérissait…ce sang retombera sur eux et sur leurs enfants… Mais qu’il fécondeaussi la sanglante moisson de la vengeance&|160;!
Les Romains, exaspérés par la céleste patiencede Jésus, ne savaient qu’imaginer pour la vaincre… Les injures, lesmenaces ne pouvant l’ébranler, un des soldats lui arracha des mainsle cep de vigne qu’il continuait de tenir machinalement et le luibrisa sur la tête[90], ens’écriant&|160;:
–&|160;Tu donneras peut-être signe de vie,statue de chair et d’os&|160;!
Mais Jésus ayant d’abord courbé sous le coupsa tête endolorie, la releva en jetant un regard de pardon surcelui qui venait de le frapper.
Sans doute cette ineffable douceur intimida ouembarrassa ces barbares, car l’un d’eux, détachant son écharpe,banda les yeux du jeune maître de Nazareth[91], en luidisant&|160;:
–&|160;Ô grand roi&|160;! tes respectueuxsujets ne sont pas dignes de supporter tes regards&|160;!
Lorsque Jésus eut ainsi les yeux bandés, uneidée d’une lâcheté féroce vint à l’esprit de ces Romains&|160;;l’un d’eux s’approcha de la victime, lui donna un soufflet, et luidit en éclatant de rire&|160;:
–&|160;Ô grand prophète&|160;! devine le nomde celui qui t’a frappé[92]&|160;!
Alors un horrible jeu commença…
Ces hommes robustes et armés vinrent tour àtour, riant aux éclats, souffleter ce jeune homme garrotté, brisépar tant de tortures, lui disant chaque fois qu’ils le frappaient àla figure&|160;:
–&|160;Devineras-tu cette fois qui t’afrappé&|160;?
Jésus (et ce furent les seules paroles queGeneviève lui entendit prononcer durant ce long martyre), Jésus ditd’une voix miséricordieuse, en levant vers le ciel sa tête toujourscouverte d’un bandeau&|160;:
«&|160;– Seigneur, mon Dieu&|160;!pardonnez-leur… Ils ne savent ce qu’ils font[93]&|160;!&|160;»
Telle fut l’unique et tendre plainte que fitentendre la victime, et ce n’était pas même une plainte… c’étaitune prière qu’il adressait aux dieux, implorant leur pardon pourses tourmenteurs…
Les Romains, loin d’être apaisés par cettedivine mansuétude, redoublèrent de violences et d’outrages…
Des infâmes crachèrent au visage deJésus…[94]
Geneviève n’aurait pu supporter plus longtempsla vue de ces monstruosités si les dieux n’y eussent mis unterme&|160;; elle entendit dans la rue un grand tumulte, et vitarriver le docteur Baruch, le banquier Jonas et Caïphe, prince desprêtres. Deux hommes de leur suite portaient une lourde croix debois, un peu plus haute que la grandeur d’un homme. À la vue de cetinstrument de supplice, les personnes arrêtées au dehors de laporte du prétoire, et parmi lesquelles se trouvait Geneviève,crièrent d’une voix triomphante&|160;:
–&|160;Enfin, voici la croix&|160;!… voici lacroix&|160;!
–&|160;Une croix toute neuve et digne d’unroi&|160;!
–&|160;Et comme roi… le Nazaréen ne dira pasqu’on le traite en mendiant…
Lorsque les Romains entendirent annoncer qu’onapportait la croix, ils parurent contrariés de ce que leur victimeallait leur échapper. Jésus, au contraire, à ces mots&|160;: –Voici la croix&|160;!… voici la croix&|160;! – se leva avec unesorte d’allégement, espérant sans doute sortir bientôt de cemonde-ci… Des soldats lui débandèrent les yeux, lui ôtèrent lemanteau rouge, lui laissant seulement la couronne d’épines sur latête&|160;; de sorte qu’il resta demi-nu&|160;; on le conduisitainsi jusqu’à la porte du prétoire, où se tenaient les hommes quivenaient d’apporter la croix.
Le docteur Baruch, le banquier Jonas et leprince des prêtres, Caïphe, dans leur haine toujours inassouvie,échangeaient des regards triomphants, en se montrant le jeunemaître de Nazareth, pâle, sanglant et dont les forces semblaientêtre à bout. Ces pharisiens impitoyables ne purent résister aucruel plaisir d’outrager encore la victime, le banquier Jonas luidit&|160;:
–&|160;Tu vois, audacieux insolent, à quoimènent les injures contre les riches&|160;; tu ne les railles plusà cette heure&|160;? tu ne les compares plus à des chameauxincapables de passer par le trou d’une aiguille&|160;! C’est granddommage que l’envie de plaisanter te soit passée&|160;!
–&|160;Es-tu satisfait, à cette heure, –ajouta le docteur Baruch, – d’avoir traité les docteurs de la loide fourbes et d’hypocrites, aimant à avoir la première place auxfestins&|160;?… Ils ne te disputeront pas du moins ta place sur lacroix.
–&|160;Et les prêtres&|160;! – ajouta leseigneur Caïphe, – c’étaient aussi des fourbes qui dévoraient lesmaisons des veuves, sous prétexte de longues prières… des hommesendurcis, moins pitoyables que les païens samaritains… des stupidesà l’esprit assez étroit pour observer pieusement le sabbat… desorgueilleux qui faisaient devant eux sonner les trompettes pourannoncer leurs aumônes&|160;!… Tu te croyais bien fort, tu faisaisl’audacieux… à la tête de ta bande de gueux, de scélérats et deprostituées que tu recrutais dans les tavernes, où tu passais tesjours et tes nuits&|160;! Où sont-ils à cette heure tespartisans&|160;? Appelle-les donc&|160;! qu’ils viennent tedélivrer&|160;!
La foule n’avait pas la haine aussi patienteque les pharisiens, qui se plaisaient à torturer lentement leurvictime&|160;; aussi l’on entendit bientôt crier avecfureur&|160;:
–&|160;À mort… le Nazaréen&|160;! àmort&|160;!
–&|160;Hâtons-nous&|160;!… Est-ce qu’onvoudrait lui faire grâce en retardant ainsi son supplice&|160;?
–&|160;Il n’expirera pas tout de suite… onaura encore le temps de lui parler lorsqu’il sera cloué sur lacroix.
–&|160;Oui, hâtons-nous&|160;!… sa bande descélérats, un moment effrayée, pourrait tenter de venirl’enlever…
–&|160;À quoi bon d’ailleurs lui adresser laparole&|160;? on voit bien qu’il ne veut pas répondre.
–&|160;À mort&|160;! à mort&|160;!
–&|160;Et il faut qu’il porte lui-même sacroix jusqu’au lieu du supplice…
La proposition de cette nouvelle barbarie futaccueillie par les applaudissements de tous. On fit sortir Jésus dela cour du prétoire, et l’on plaça la croix sur l’une de sesépaules saignantes… La douleur fut si aiguë, le poids de la croixsi lourd, que le malheureux fléchit d’abord les genoux et faillittomber à terre&|160;; mais trouvant de nouvelles forces dans soncourage et sa résignation, il parut se raidir contre la souffrance,et, courbé sous le fardeau, il commença de cheminer péniblement. Lafoule et l’escorte de soldats romains criaient en lesuivant&|160;:
–&|160;Place&|160;! place au triomphe du roides Juifs&|160;!…
Le triste cortège se mit en marche pour lelieu du supplice, situé en dehors de la porte Judiciaire, quitta leriche quartier du Temple, et poursuivit sa route à travers unepartie de la ville beaucoup moins riche et très-populeuse&|160;;aussi, à mesure que l’escorte pénétrait dans le quartier despauvres gens, Jésus recevait du moins quelques marques d’intérêt deleur part.
Geneviève vit grand nombre de femmes, deboutau seuil de leur porte, gémir sur le sort du jeune maître deNazareth&|160;; elles se ressouvenaient qu’il était l’ami despauvres mères et des enfants&|160;; aussi, beaucoup de cesinnocents envoyèrent en pleurant des baisers à ce bonJésus, dont ils savaient par cœur les simples et touchantesparaboles.
Mais, hélas&|160;! presque à chaque pas,vaincu par la douleur, écrasé sous le poids qu’il portait, le filsde Marie s’arrêtait en trébuchant… enfin, les forces lui manquanttout à fait, il tomba sur les genoux, puis sur les mains, et sonfront heurta la terre.
Geneviève le crut mort ou expirant&|160;; ellene put retenir un cri de douleur et d’effroi&|160;; mais il n’étaitpas mort… Son martyre et son agonie devaient se prolongerencore&|160;; les soldats romains qui le suivaient, ainsi que lespharisiens, lui crièrent&|160;:
–&|160;Debout&|160;! debout, fainéant&|160;!tu feins de tomber pour ne pas porter ta croix jusqu’aubout&|160;!…
–&|160;Toi qui reprochais aux princes desprêtres de lier sur le dos de l’homme des fardeaux insupportablesauxquels ils ne touchaient pas du bout du doigt, – dit le docteurBaruch, – voici que tu fais comme eux en refusant de porter tacroix&|160;!
Jésus, toujours agenouillé, et le front penchévers la terre, s’aida de ses deux mains pour tâcher de se relever,ce qu’il fit à grand’peine&|160;; puis, encore tout chancelant, ilattendit qu’on lui eût placé la croix sur les épaules&|160;; mais àpeine fut-il de nouveau chargé de ce fardeau, que, malgré soncourage et sa bonne volonté, il ploya et tomba une seconde foiscomme écrasé sous ce poids.
–&|160;Allons, – dit brutalement l’officierromain, – il est fourbu&|160;!
–&|160;Seigneur Baruch, – s’écria un desémissaires, qui n’avait, non plus que les pharisiens, quitté lavictime, – voyez-vous cet homme en manteau brun, qui passe si viteen détournant la tête comme s’il ne voulait pas être reconnu&|160;?je l’ai souvent vu aux prêches du Nazaréen… si on le forçait deporter la croix[95]&|160;?
–&|160;Oui, – dit Baruch, – appelez-le…
–&|160;Eh&|160;! Simon&|160;! – crial’émissaire, – eh&|160;! Simon le Cyrénéen&|160;! vous qui preniezvotre part des prédications du Nazaréen, venez donc à cette heureprendre part du fardeau qu’il porte…
À peine cet homme eut-il appelé Simon, quebeaucoup de gens parmi la foule crièrent comme lui&|160;:
–&|160;Eh&|160;! Simon… Simon&|160;!…
Celui-ci, au premier appel de l’émissaire,avait hâté sa marche, comme s’il n’eût rien entendu&|160;; maislorsqu’un grand nombre de voix crièrent son nom, il revint sur sespas, se dirigea vers l’endroit où se tenait Jésus, et s’approchad’un air troublé.
–&|160;On va crucifier Jésus de Nazareth, dequi tu aimais tant à écouter la parole, – lui dit le banquier Jonasen raillant&|160;; – c’est ton ami, ne l’aideras-tu pas à porter sacroix&|160;?
–&|160;Je la porterai seul, – répondit leCyrénéen, ayant le courage de jeter un coup d’œil de pitié sur lejeune maître, qui toujours agenouillé, semblait prêt àdéfaillir.
Simon, s’étant chargé de la croix, marchadevant Jésus, et le cortège poursuivit sa route.
À cent pas plus loin, au commencement de larue qui conduit à la porte Judiciaire, en passant devant uneboutique de marchand d’étoffes de laine, Geneviève vit sortir decette boutique une femme, d’une figure vénérable… Cette femme, à lavue de Jésus, pâle, affaibli, sanglant, ne put retenir seslarmes&|160;; seulement alors, l’esclave, qui jusqu’alors avaitoublié qu’elle pouvait être recherchée par les ordres du seigneurGrémion, son maître, se souvint de l’adresse que sa maîtresseAurélie lui avait donnée de la part de Jeane, lui disant queVéronique, sa nourrice, tenant une boutique près la porteJudiciaire, pourrait lui donner un asile.
Mais Geneviève en ce moment ne songea pas àprofiter de cette chance de salut. Une force invincible l’attachaitaux pas du jeune maître de Nazareth, qu’elle voulait suivre jusqu’àla fin. Elle vit alors Véronique s’approcher en pleurant de Jésus,dont le front était baigné d’une sueur ensanglantée, et essuyerd’une toile de lin le visage du pauvre martyr, qui remerciaVéronique par un sourire d’une bonté céleste.
À plusieurs pas de là, et toujours dans la ruequi conduisait à la porte Judiciaire, Jésus passa devant plusieursfemmes qui pleuraient&|160;; il s’arrêta un moment, et dit à cesfemmes, avec un accent de tristesse profonde&|160;:
«&|160;– Filles de Jérusalem, ne pleurez passur moi&|160;! mais pleurez sur vous-mêmes, pleurez sur vosenfants&|160;; car il viendra un temps où l’on dira&|160;:Heureuses les stériles&|160;! Heureuses les entrailles qui n’ontpas porté d’enfants&|160;! Heureuses les mamelles qui n’ont pointallaité[96]&|160;!&|160;»
Puis Jésus, quoique brisé par la souffrance,se redressant d’un air inspiré, les traits empreints d’une douleurnavrante, comme s’il avait conscience des effroyables malheursqu’il prévoyait, s’écria d’un ton prophétique, qui fit tressaillirles pharisiens eux mêmes&|160;:
«&|160;– Oui, les temps approchent où leshommes, dans leur effroi, diront aux montagnes&|160;: Tombez surnous&|160;!… et aux collines&|160;: Couvrez nous[97]&|160;!&|160;»
Et Jésus, baissant la tête sur sa poitrine,poursuivit péniblement sa marche au milieu du silence de stupeur etd’épouvante qui avait succédé à ses paroles prophétiques. Lecortège continuait de gravir la rue rapide qui conduit à la porteJudiciaire, sous laquelle on passe pour monter au Golgotha, collinesituée hors de la ville et au sommet de laquelle sont dressées lescroix des suppliciés.
Geneviève remarqua que la foule, d’abord silâchement hostile à Jésus, commençait, à mesure qu’approchaitl’heure du supplice, à s’émouvoir et à gémir sur le sort de lavictime&|160;; ces malheureux comprenaient sans doute, mais,hélas&|160;! trop tard, qu’en laissant mettre à mort l’ami despauvres et des affligés, non-seulement ils se privaient d’undéfenseur, mais que, par leur honteuse ingratitude, ils glaceraientpeut-être à l’avenir les âmes généreuses qui se seraient dévouéespour eux.
Lorsque l’on eut passé sous la voûte de laporte Judiciaire, on commença de gravir la montée duCalvaire&|160;; cette pente était si rapide que souvent Simon, leCyrénéen, toujours chargé de la croix de Jésus, fut obligé des’arrêter, ainsi que le jeune maître lui-même… Celui-ci semblaitavoir à peine conservé assez de forces pour pouvoir atteindre ausommet de cette colline aride, couverte de pierres roulantes, et oùcroissaient çà et là quelques buissons d’une pâle verdure… Le ciels’était couvert de nuages épais, un jour sombre, lugubre, jetaitsur toutes choses un voile de tristesse… Geneviève, à sa grandesurprise, remarqua vers le sommet du Calvaire deux autres croixdressées en outre de celle qui devait être élevée pour Jésus. Dansson étonnement, elle s’informa à une personne de la foule, qui luirépondit&|160;:
–&|160;Ces croix sont destinées à deuxvoleurs, qui doivent être crucifiés en même temps que leNazaréen.
–&|160;Et pourquoi supplicie-t-on ces voleursen même temps que le jeune maître&|160;? – demanda l’esclave.
–&|160;Parce que les pharisiens, hommes dejustice, de sagesse et de piété, ont voulu que le Nazaréen fûtaccompagné jusqu’à la mort par ces misérables qu’il fréquentaitdurant sa vie.
Geneviève se retourna pour savoir qui luifaisait cette réponse&|160;; elle reconnut un des deuxémissaires.
–&|160;Oh&|160;! les hommesimpitoyables&|160;! – pensa l’esclave. – ils trouvent moyend’outrager Jésus jusque dans sa mort.
Lorsque les soldats romains qui escortaient lejeune maître arrivèrent, suivis de la foule de plus en plussilencieuse et attristée, au sommet du Calvaire, ainsi que ledocteur Baruch, le banquier Jonas et le grand-prêtre Caïphe, toustrois jaloux d’assister à l’agonie et à la mort de leur victime,Geneviève aperçut les deux voleurs destinés au supplice, garrottéset entourés de gardes&|160;; ils étaient livides, et attendaientleur sort avec une terreur mêlée de rage impuissante.
À un signe de l’officier romain, chef del’escorte, les bourreaux ôtèrent les deux croix des trous où ellesavaient été d’abord placées et dressées, les couchèrent parterre&|160;; puis, se saisissant des condamnés, malgré leurs cris,leurs blasphèmes et leur résistance désespérée, ils lesdépouillèrent de leurs vêtements et les étendirent sur lescroix&|160;; puis, tandis que des soldats les y maintenaient, lesbourreaux, armés de longs clous et de lourds marteaux, clouaientsur la croix, par les pieds et par les mains, ces malheureux quipoussaient des hurlements de douleur. Par ce raffinement debarbarie on rendait le jeune maître de Nazareth témoin du sortqu’il allait bientôt subir lui-même&|160;; aussi, à la vue dessouffrances de ces deux compagnons de supplice, Jésus ne putretenir ses larmes&|160;; puis il cacha son visage entre ses mains,pour échapper à cette pénible vision.
Les deux voleurs crucifiés, on redressa leurscroix, sur lesquelles ils se tordaient en gémissant, elles furentenfoncées en terre et affermies au moyen de pierres et depieux.
–&|160;Allons, Nazaréen, – dit l’un desbourreaux à Jésus en s’approchant de lui, tenant d’une main sonlourd marteau, de l’autre plusieurs grands clous, – allons, es-tuprêt&|160;? Va-t-il falloir user de violence envers toi commeenvers tes deux compagnons&|160;?
–&|160;De quoi se plaignent-ils&|160;? –répondit l’autre bourreau&|160;; – l’on est pourtant si à l’aisesur une croix… les bras étendus, comme un homme qui se détire aprèsun long sommeil&|160;!…
Jésus ne répondit pas&|160;; il se dépouillade ses vêtements, se plaça lui-même sur l’instrument de sonsupplice, étendit ses bras en croix, et tourna vers le ciel sesyeux noyés de larmes…
Geneviève vit alors les deux bourreauxs’agenouiller de chaque côté du jeune maître de Nazareth, et saisirleurs longs clous, leurs lourds marteaux… L’esclave ferma les yeux…mais elle entendit les coups sourds des marteaux faisant pénétrerles clous dans la chair vive, tandis que les deux voleurs crucifiéscontinuaient de pousser des hurlements de douleur… Le bruit descoups de marteau cessa&|160;; Geneviève ouvrit les yeux… La croix àlaquelle on avait attaché le jeune maître de Nazareth venait d’êtredressée et placée au milieu de celles des deux autrescrucifiés.
Jésus, le front couronné d’épines, ses longscheveux blonds collés à ses tempes par une sueur mêlée de sang, lafigure livide et empreinte d’une douleur effrayante, les lèvresbleuâtres, tremblait au moment d’expirer&|160;; tout le poids deson corps pesant sur ses deux mains clouées à la croix, ainsi queses pieds, et d’où le sang ruisselait, ses bras se raidissaient parde violents mouvements convulsifs, tandis que ses genoux à demifléchis s’entre-choquaient de temps à autre.
Alors Geneviève entendit la voix déjà presqueagonisante des deux voleurs qui, s’adressant à Jésus, luidisaient&|160;:
–&|160;Maudit sois-tu… Nazaréen&|160;! mauditsois-tu, toi, qui nous disais que les premiers seraient lesderniers… et les derniers les premiers&|160;!… nous voicicrucifiés… que peux-tu faire pour nous&|160;?
–&|160;Maudit sois-tu, toi, qui promettais laconsolation aux affligés&|160;! – reprit l’autre voleur… – nousvoici crucifiés, où est notre consolation&|160;?
–&|160;Maudit sois-tu… toi qui nous disais queceux-là seuls qui sont malades ont besoin de médecin&|160;!… nousvoici malades… où est le médecin&|160;?
–&|160;Maudit sois-tu… toi qui nous disais quele bon pasteur abandonne son troupeau pour chercher une seulebrebis égarée&|160;!… nous sommes égarés, et toi, le bon pasteur,tu nous laisses aux mains des bouchers[98]&|160;!
Et ces misérables ne furent pas les seuls àinsulter l’agonie de Jésus&|160;; car, chose horrible, à laquelleGeneviève, à l’heure où elle écrit ceci, peut à peine croire, ledocteur Baruch, le banquier Jonas et Caïphe le prince des prêtres,se joignirent aux deux voleurs pour railler et outrager le jeunemaître de Nazareth au moment où il allait rendre l’âme[99].
–&|160;Oh&|160;! Jésus de Nazareth&|160;!Jésus le messie&|160;! Jésus le prophète&|160;! Jésus le sauveur dumonde&|160;! – disait Caïphe en raillant, – comment n’as-tu pasprophétisé ton sort&|160;?… Pourquoi ne commences-tu pas par tesauver toi-même, toi qui devais sauver le monde&|160;?
–&|160;Tu te dis le fils de Dieu, ô Nazaréenle divin&|160;! – ajoutait le banquier Jonas&|160;; – nous croironsà ta céleste puissance si tu descends de ta croix… Nous ne tedemandons que ce petit prodige&|160;!… Voyons, fils de Dieu…descends&|160;! descends donc&|160;! Quoi&|160;! tu préfères restercloué sur cette poutre, comme un oiseau de nuit à la porte d’unegrange&|160;?… Libre à toi… on pourra t’appeler Jésus le crucifié…mais jamais Jésus le fils de Dieu…
–&|160;Tu te montrais si confiant dans leSeigneur&|160;! – ajouta le docteur Baruch&|160;; – appelle-le doncà ton secours&|160;! S’il te protège, si tu es véritablement sonfils, que ne tonne-t-il contre nous, tes meurtriers&|160;? Que nechange-t-il cette croix en un buisson de roses, d’où tut’élancerais radieux vers le ciel&|160;?
Les huées, les railleries des soldats romainsaccompagnaient ces lâches outrages des pharisiens&|160;; soudainGeneviève vit Jésus se raidir de tous ses membres, faire un derniereffort pour lever vers le ciel sa tête appesantie… Une dernièrelueur illumina son céleste regard, un sourire navrant contracta seslèvres, et il murmura d’une voix éteinte&|160;:
–&|160;«&|160;Seigneur&|160;!… Seigneur&|160;!ayez pitié de moi&|160;!&|160;»
Puis sa tête retomba sur sa poitrine… l’amides pauvres et des affligés avait cessé de vivre&|160;!
Geneviève s’agenouilla et fondit en larmes. Àce moment elle entendit une voix s’écrier derrière elle&|160;:
–&|160;La voici, l’esclave fugitive&|160;!Oh&|160;! j’étais certain de la retrouver sur les traces de cemaudit Nazaréen, dont on vient enfin de faire bonne justice.Saisissez-la&|160;! liez-lui les mains derrière le dos&|160;;oh&|160;! cette fois, ma vengeance sera terrible.
Geneviève se retourna et vit son maître, leseigneur Grémion.
–&|160;Maintenant, – dit Geneviève, – je peuxmourir… puisqu’il est mort, celui-là qui avait promis aux esclavesde briser leurs fers.
**
*
Geneviève, quoiqu’elle ait eu à endurer lesplus cruels traitements de la part de son maître, Geneviève n’estpas morte, puisqu’elle a écrit ce récit pour son mari Fergan.
Après avoir ainsi raconté ce qu’elle a su etce qu’elle a vu de la vie et de la mort du jeune maître deNazareth, elle croirait téméraire d’oser parler de ce qui lui estarrivé à elle-même, depuis le triste jour où elle a vu expirer surla croix l’ami des pauvres et des affligés&|160;; Geneviève diraseulement que, prenant exemple sur la résignation de Jésus, elleendura patiemment les cruautés du seigneur Grémion, par attachementpour sa maîtresse Aurélie, souffrant tout afin de ne pas laquitter&|160;; aussi elle est restée l’esclave de la femme deGrémion, pendant les deux ans qu’elle a demeuré en Judée.
Grâce à l’ingratitude humaine, six mois aprèsla mort du pauvre jeune homme de Nazareth, son souvenir étaiteffacé de la mémoire des hommes[100].Quelques-uns de ses disciples seulement conservèrent pieusement sasouvenance&|160;; aussi, bien souvent Geneviève se disait ensoupirant&|160;:
–&|160;Pauvre jeune maître de Nazareth&|160;!lorsqu’il annonçait qu’un jour les fers des esclaves seraientbrisés, il écoutait le vœu de son âme angélique&|160;; maisl’avenir devait démentir cette généreuse espérance.
En effet, lorsque, après deux années passéesen Judée avec sa maîtresse Aurélie, Geneviève revint dans lesGaules, elle y retrouva l’esclavage, aussi affreux, plus affreuxpeut-être que par le passé.
Geneviève a joint à ce récit, qu’elle a écritpour son mari Fergan, une petite croix d’argent qui lui a étédonnée par Jeane, femme du seigneur Chusa, peu de temps après lamort du jeune homme de Nazareth. Quelques personnes (et Jeane étaitde ce nombre) qui conservaient un pieux respect pour le souvenir del’ami des affligés, firent fabriquer de ces petites croix encommémoration de l’instrument du supplice de Jésus, et lesportèrent ou les distribuèrent, après être allées les déposer ausommet du Calvaire, sur la terre où avait coulé le sang de cejuste.
Geneviève ne sait si elle doit être mère unjour&|160;; si elle a ce bonheur (est-ce un bonheur pour l’esclavede mettre au jour d’autres esclaves&|160;?), elle aura ajouté cettepetite croix d’argent aux reliques de famille que doit setransmettre de génération en génération la descendance de Joel, lebrenn de la tribu de Karnak.
Puisse cette petite croix être le symbole dufutur affranchissement de cette vieille et héroïque racegauloise&|160;!… Puissent se réaliser un jour pour les enfants denos enfants ces paroles de Jésus&|160;: – Les fers des esclavesseront brisés&|160;!
FIN DE LA CROIX D’ARGENT.
Moi, Fergan, époux de Geneviève, j’ajoute cepeu de mots à ce récit&|160;:
Quarante ans se sont passés depuis que mabien-aimée femme, toujours regrettée, a raconté dans cet écrit cequ’elle avait vu pendant son séjour en Judée.
L’espoir que Geneviève avait conçu, d’aprèsces paroles de Jésus&|160;: – Les fers des esclaves serontbrisés, – ne s’est pas réalisé… ne se réalisera sans doutejamais&|160;; car depuis quarante ans l’esclavage subsistetoujours… Depuis quarante ans je tourne incessamment ma navettepour mes maîtres, de même que mon fils Judicaël tourne la sienne,puisqu’il est, comme son père, esclave tisserand.
Pauvre enfant de ma vieillesse (car il y adouze ans que Geneviève est morte en te mettant au monde), tu espeut-être encore plus chétif et plus craintif que moi… Hélas&|160;!ainsi que l’avait prévu mon aïeul Sylvest, notre race a de plus enplus dégénéré. Je n’aurai donc pas à te faire, comme nos ancêtresde race libre ou esclave, mais toujours vaillante, d’héroïques outragiques récits sur ma vie… Ma vie, tu la connais, mon fils, etdussé-je vivre cent ans, elle serait ce qu’elle a été jusqu’ici etdu plus loin qu’il m’en souvienne&|160;:
«&|160;Chaque matin me lever à l’aube pourtisser la toile, et me coucher le soir&|160;; interrompre leslongues heures de mon travail monotone pour manger une maigrepitance&|160;; être parfois battu, par suite du caprice ou de lacolère du maître.&|160;»
Telle a été ma condition depuis que je meconnais, mon pauvre enfant&|160;! telle sera sans doute latienne…
Hélas&|160;! Gaulois dégénérés, ni toi, nimoi, nous n’aurons rien à ajouter à la tradition de nos aïeux.
J’écris et je signe ceci quarante ans aprèsque ma femme Geneviève a vu mettre à mort ce jeune homme deNazareth.
À toi, mon fils Judicaël, moi Fergan, fils dePéaron, je lègue, pour que tu les conserves et les transmettes à tadescendance, ces récits de notre famille et ces reliques&|160;: –la faucille d’or de notre aïeule Hêna, – laclochette d’airain de mon aïeul Guilhern, – lecollier de fer de notre aïeul Sylvest, – et lapetite croix d’argent que m’a laissée Geneviève.
*
**
Moi, Gomer, fils de Judicaël, j’avais dix-septans lorsque mon père est mort… il y a de cela (aujourd’hui oùj’écris ceci) cinquante ans.
Ainsi que mon père l’avait prévu, ma vied’esclavage a été, comme la sienne, monotone et morne, ainsi quecelle d’une bête de somme ou de labour.
Je rougis de honte en songeant que ni moi, nitoi sans doute, mon fils Médérik, nous n’aurons rien à ajouter auxrécits de nos aïeux&|160;; car, hélas&|160;! ils ne sont pas encorevenus, et ils ne viendront peut-être jamais, ces temps dont parlaitnotre aïeule Geneviève, sur la foi de celui qu’elle appelle dansses récits le jeune maître de Nazareth, et qui prophétisait qu’unjour les fers des esclaves seraient brisés.
À toi donc, mon fils Médérik, moi, Gomer, filsde Judicaël, je lègue, pour que tu les conserves et les transmettesà notre descendance, ces reliques et ces récits de notrefamille.
CHERS LECTEURS,
L’histoire de notre famille de prolétairesentre dans une nouvelle période ; à force de luttes contre lesRomains, la Gaule a reconquis presque toutes ses libertés ; lecolonat a remplacé l’antique esclavage. Plusieursdescendants de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, ont pris partà ces combats héroïques livrés au nom de l’indépendance de laGaule ; elle respire enfin dans la plénitude de sa force et deson droit.
Mais un nouvel ennemi commence à poindre àl’horizon ; cet ennemi, c’est l’homme du Nord, c’est le Frank,c’est le cosaque de ce temps-là. Attiré de ses froides etsombres forêts septentrionales vers la Gaule au doux ciel, à laterre fertile, par quel prodige de malheur le Frank, ce barbare, cecosaque, doit-il dans l’avenir nous dépouiller de notre sol, denotre liberté, nous Gaulois, et nous imposer son impitoyableconquête durant treize siècles ? Par quel prodige de malheurla Gaule, après avoir, grâce à des insurrections sans nombre,secoué le joug des Romains, le plus redoutable peuple de l’univers,va-t-elle se courber de nouveau sous le joug d’oppresseurs, aussisauvages, aussi peu nombreux que les Romains étaient puissants etcivilisés ? Permettez-moi de vous rappeler ces lignes déjàcitées, écrites par M. Guizot en 1829 :
« La révolution de 89 a été une guerre,la vraie guerre, telle que le monde la connaît, entre peuplesétrangers. Depuis plus de treize cents ans, la France contenaitdeux peuples : un peuple VAINQUEUR et un peuple VAINCU.Depuis plus de treize cents ans, le peuple vaincu luttait poursecouer le joug du peuple vainqueur. NOTRE HISTOIRE ESTL’HISTOIRE DE CETTE LUTTE. De nos jours une bataille décisive a étélivrée ; elle s’appelle la révolution. FRANCS etGaulois, SEIGNEURS et paysans, NOBLES etroturiers, tous, bien longtemps avant cette révolution,s’appelaient également Français, avaient également la France pourpatrie. Treize siècles se sont employés parmi nous à fondre dansune même nation la race conquérante et la raceconquise, les vainqueurs et les vaincus ; mais ladivision primitive a traversé le cours des siècles et a résisté àleur action ; la lutte a continué dans tous les âges,sous toutes les formes avec toutes les armes ; et lorsqueen 1789, les députés de la France entière ont été réunis dans uneseule assemblée, les deux peuples se sont hâtés de reprendre leurvieille querelle. Le jour de la vider était enfin venu. »(GUIZOT, Du Gouvernement de la France depuis la restauration,et du ministère actuel, 1829.)
Oui, en vertu de quelle mystérieuse fataliténous Gaulois, après avoir si vaillamment reconquis notre libertésur les Romains, avons-nous été vaincus, conquis, dépouillé,asservis par cette royauté, par cette aristocratie de racefranque ? Oui, en vertu de quelle mystérieuse fatalité notrepeuple gaulois, continuant de se montrer le plus brave des peuples,a-t-il été obligé de lutter opiniâtrement jusqu’à notre immortellerévolution de 89 et 92 ? de lutter pendant treizesiècles enfin contre ses nouveaux conquérants, au lieu de sedébarrasser d’eux en moins de trois cents ans ainsi qu’ilss’étaient débarrassés de la domination romaine ?
Le secret de cette mystérieuse fatalité quinous a livrés à nos oppresseurs, vous le verrez se dévoiler durantle cours de ces récits… ce secret, vous le trouverez À ROME, cetantique foyer de la tyrannie païenne et universelle, le foyer de latyrannie inquisitoriale et jésuitique, non moinsuniverselle.[101]
Voilà pourquoi j’ai voulu montrer auvrai la divine morale de Jésus dans sa première et sublimesimplicité ; de sorte qu’en comparant plus tard la doctrinechrétienne, cette doctrine d’égalité, de fraternité, derenoncement, de charitable et surtout d’ineffable tolérance, encomparant, dis-je, cette doctrine à la vie publique, politique etHISTORIQUE d’un grand nombre de papes et de membres du haut clergécatholique, de princes des prêtres, comme disait le jeunemaître de Nazareth, vous reconnaîtrez qu’à chaque siècle ilss’éloignaient de plus en plus de la céleste morale de l’Évangile.Oui, ceux-là, les successeurs du Christ, qui tant de fois avaitproclamé – que les fers des esclaves devaient être brisés, –que l’esclave était l’égal de son maître, – ceux-là, cesrenégats, infâmes complices des Franks conquérants, possédèrentaussi tour à tour des esclaves, des serfs et des vassaux jusques en1789 ; il y a soixante ans de cela… pas davantage.
C’est donc à Rome, je vous le répète, que noustrouverons le secret de cette mystérieuse fatalité qui a faitpendant treize siècles peser sur la Gaule asservie, plongée dansune ignorance et une superstition odieusement calculées, le jougaffreux de la conquête franque, sacrée, à Reims, il y a treizesiècles, par l’horrible complicité des évêques romains, conquêtesacrée par eux comme une possession de DROIT DIVIN, d’où devaitressortir le prétendu droit divin de ces rois barbaresétrangers à la Gaule, droit souverain et absolu, encore invoqué denos jours au nom du principe de la légitimité.
Voici encore pourquoi j’essaye dans le récitsuivant de vous retracer les mœurs des Franks, ces cosaques dutemps passé, environ cent cinquante ans avant leur conquête desGaules ; la connaissance de ces mœurs, plus épouvantablespeut-être dans leur férocité sauvage que les mœurs romaines dansleur férocité civilisée, vous fera comprendre ce débordement depillage, de massacres, de meurtres, d’inceste, de fratricides, deparricides, qui ont dans la suite des siècles ensanglanté,déshonoré l’histoire de ces rois de race franque, devenus (nel’oublions jamais), devenus NOS ROIS DE DROIT DIVIN parl’infernale complicité DE ROME ; oui, car dans laconnaissance de ces mœurs primitives de nos vainqueurs, de nosseigneurs et maîtres, vous admettriez avec peine la réalité desfaits affreux qui doivent plus tard se produire devant vous.
Enfin, dans le récit suivant, vous verrez pourla première fois apparaître un Néroweg (plus tard sire,seigneur, baron, comte de Plouernel), personnage qui poseet résume par lui d’abord, et ensuite par sa descendance,l’antagonisme de la race franque et de la race gauloise,antagonisme qui, commençant ainsi au troisième siècle, se poursuità travers les âges entre la famille du conquis et lafamille conquérante, jusqu’à la rencontre de M. lecomte Néroweg de Plouernel et de M. Lebrenn, marchand de toilede la rue Saint-Denis, à Paris.
Eugène SUE
Paris, 1er juin 1850.
Justin, Aurel, Ralf, descendants du brennde la tribu de Karnak. – Scanvoch, libre soldat. –Vindex, Civilis, Marik, héros de la Gaule redevenue libre.– Velléda. – Victoria, la mère descamps, sœur de lait de Scanvoch. – Scanvoch va porter unmessage au camp des Franks. – La légende d’Hêna, la viergede l’île de Sên. – Les Écorcheurs. – Ce que font lesFranks des prisonniers gaulois. – La chaudière infernale. –Victoria. – Tétrik. – La taverne de l’île du Rhin. –Les Bohémiennes hongroises. – Scanvoch aborde au camp desFranks.
Moi, descendant de Joël, le brenn de la tribude Karnak ; moi, Scanvoch, redevenu libre par lecourage de mon père Ralf et les vaillantes insurrectionsgauloises, armées de siècles en siècle, j’écris ceci deux centsoixante-quatre ans après que mon aïeule Geneviève, femme deFergan, a vu mourir, en Judée, sur le Calvaire, Jésus deNazareth.
J’écris ceci cent trente-quatre ans après queGomer, fils de Judicaël et petit-fils de Fergan,esclave comme son père et son grand-père, écrivait à son filsMédérik qu’il n’avait à ajouter que le monotone récit desa vie d’esclave à l’histoire de notre famille.
Médérik, mon aïeul, n’a rien ajouté non plus ànotre légende ; son fils Justin y avait faitseulement tracer ces mots par une main étrangère :
« Mon père Médérik est mort esclave,combattant, comme Enfant du Gui, pour la liberté de laGaule. Il m’a dit avoir été poussé à la révolte contre l’oppressionétrangère par les récits de la vaillance de nos aïeux libres et parla peinture des souffrances de nos pères esclaves. Moi, son filsJustin, colon du fisc, mais non plus esclave, j’ai fait consignerceci sur les parchemins de notre famille ; je les transmettraifidèlement à mon fils Aurel, ainsi que la faucilled’or, la clochette d’airain, le morceau de collier de fer etla petite croix d’argent, que j’ai puconserver. »
Aurel, fils de Justin, colon comme son père,n’a pas été plus lettré que lui ; une main étrangère avaitaussi tracé ces mots à la suite de notre légende :
« Ralf, fils d’Aurel, le colon, s’estbattu pour l’indépendance de son pays ; Ralf, devenu tout àfait libre par la force des armes gauloises et la guerre sainteprêchée par nos druides vénérés, a été aussi obligé de prier un amide tracer ces mots sur nos parchemins pour y constater la mort deson père Aurel. Mon fils Scanvoch, plus heureux que moi, pourra,sans recourir à une main étrangère, écrire dans nos récits defamille la date de ma mort, à moi, Ralf, le premier homme de ladescendance de Joël, le brenn de la tribu de Karnak, qui aitreconquis une entière liberté. Je déclare ici, comme plusieurs denos aïeux, que c’est le récit de la vaillance et du martyre de nosancêtres, réduits en servitude, qui m’a fait prendre, comme à tantd’autres, les armes contre les Romains. »
Moi, donc, Scanvoch, fils d’Aurel, j’ai effacéde notre légende et récrit moi-même les lignes précédentes, jadistracées par la main d’autrui, qui mentionnaient la mort et les nomsde nos aïeux, Justin, Aurel, Ralf. Ces trois générationsremontaient à Médérik, fils de Gomer, lequel était fils de Judicaëlet petit-fils de Fergan, dont la femme Geneviève a vu mettre àmort, en Judée, Jésus de Nazareth, il y a aujourd’hui deux centsoixante-quatre ans.
Mon père Ralf m’a aussi remis nos saintesreliques à nous :
La petite faucille d’or de notreaïeule Hêna, la vierge de l’île de Sên ;
La clochette d’airain laissée parnotre aïeul Guilhern, le seul survivant des nôtres à la grandebataille de Vannes ; jour funeste, duquel a datél’asservissement de la Gaule par César, il y a aujourd’hui troiscent vingt ans ;
Le collier de fer, signe de lacruelle servitude de notre aïeul Sylvest ;
La petite croix d’argent que nous aléguée notre aïeule Geneviève, témoin de la mort de Jésus, lecharpentier de Nazareth.
Ces récits, ces reliques, je te les légueraiaprès moi, mon petit Aëlguen, fils de ma bien-aimée femmeEllèn, qui t’as mis au monde il y a aujourd’hui quatreans.
C’est ce beau jour, anniversaire de tanaissance, que je choisis, comme un jour d’un heureux augure, monenfant, afin de commencer, pour toi et pour notre descendance, lerécit de ma vie, selon le dernier vœu de notre aïeul Joel, le brennde la tribu de Karnak.
Tu t’attristeras, mon enfant, quand tu verraspar ces récits que, depuis la mort de Joel jusqu’à celle de monarrière-grand-père Justin, sept générations, entends-tu ?sept générations !… ont été soumises à un horribleesclavage ; mais ton cœur s’allégera lorsque tu apprendras quemon bisaïeul et mon aïeul étaient, d’esclaves, devenus colonsattachés à la terre des Gaules, condition encore servile, mais debeaucoup supérieure à l’esclavage ; mon père à moi, redevenulibre, grâce aux redoutables insurrections des Enfants duGui, soulevés de siècle en siècle à la voix de nos druides,infatigables et héroïques défenseurs de la Gaule asservie, m’alégué la liberté, ce bien le plus précieux de tous ; je te leléguerai aussi.
Notre chère patrie a donc, à force de luttes,de persévérance contre les Romains, successivement reconquis, auprix du sang de ses enfants, presque toutes ses libertés. Unfragile et dernier lien nous attache encore à Rome, aujourd’huinotre alliée, autrefois notre impitoyable dominatrice ; maisce fragile et dernier lien brisé, nous retrouverons notreindépendance absolue, et nous reprendrons notre antique place à latête des grandes nations du monde.
Avant de te faire connaître certainescirconstances de ma vie, mon enfant, je dois suppléer en quelqueslignes au vide que laisse dans l’histoire de notre famillel’abstention de ceux de nos aïeux qui, par suite de leur manqued’instruction et du malheur des temps, n’ont pu ajouter leursrécits à notre légende. Leur vie a dû être celle de tous lesGaulois qui, malgré les chaînes de l’esclavage, ont, pas à pas,siècle à siècle, conquis par la révolte et la bataillel’affranchissement de notre pays.
Tu liras, dans les dernières lignes écritespar notre aïeul Fergan, époux de Geneviève, que, malgré lesserments des Enfants du Gui et de nombreux soulèvements,dont l’un, et des plus redoutables, eut à sa tête Sacrovir, cedigne émule du chef des cent vallées, la tyrannie de Rome,imposée depuis César à la Gaule, durait toujours. En vain Jésus, lecharpentier de Nazareth avait prophétisé les temps où les fers desesclaves seraient brisés, les esclaves traînaient toujours leurschaînes ensanglantées ; cependant notre vieille race,affaiblie, mutilée, énervée ou corrompue par l’esclavage, mais nonsoumise, ne laissait passer que peu d’années sans essayer de briserson joug ; les secrètes associations des Enfants duGui couvraient le pays et donnaient d’intrépides soldats àchacune de nos révoltes contre Rome.
Après la tentative héroïque deSacrovir, dont tu liras la mort sublime dans les récits denotre aïeul Fergan, le chétif et timide esclave tisserand, d’autresinsurrections éclatèrent sous les empereurs romains Tibère etClaude ; elles redoublèrent d’énergie pendant les guerresciviles qui, sous le règne de Néron, divisèrent l’Italie.Vers cette époque, l’un de nos héros, VINDEX, aussi intrépide quele CHEF DES CENT VALLÉES ou que Sacrovir, tint longtemps en échecles armées romaines. – CIVILIS, autre patriote gaulois, s’appuyantsur les prophéties de VELLÉDA, une de nos druidesses, femme virileet de haut conseil, digne de la vaillance et de la sagesse de nosmères, souleva presque toute la Gaule, et commença d’ébranler lapuissance romaine. Plus tard, enfin, sous le règne de l’empereurVitellius, un pauvre esclave de labour, comme l’avait été notreaïeul Guilhern, se donnant comme messie et libérateur de la Gaule,de même que Jésus de Nazareth s’était donné comme messie etlibérateur de la Judée, poursuivit avec une patriotique ardeurl’œuvre d’affranchissement commencée par le chef des centvallées, et continuée par Sacrovir, Vindex, Civiliset tant d’autres héros. Cet esclave laboureur, nommé MARIK, âgé devingt-cinq ans à peine, robuste, intelligent, d’une héroïquebravoure, était affilié aux Enfants du Gui ; nosvénérés druides, toujours persécutés, avaient parcouru la Gaulepour exciter les tièdes, calmer les impatients et prévenir chacundu terme fixé pour le soulèvement. Il éclate ; Marik,à la tête de dix mille esclaves, paysans comme lui, armés defourches et de faux, attaque, sous les murs de Lyon, les troupesromaines de Vitellius. Cette première tentative avorte ; lesinsurgés sont presque entièrement détruits par l’armée romaine,trois fois supérieure en nombre. Loin d’accabler les insurgésgaulois, cette défaite les exalte ; des populations entièresse soulèvent à la voix des druides prêchant la guerre sainte :les combattants semblent sortir des entrailles de la terre ;MARIK se voit bientôt à la tête d’une nombreuse armée. Doué par lesdieux du génie militaire, il discipline ses troupes, les encourage,leur inspire une confiance aveugle, marche vers les bords du Rhin,où campait, protégée par ses retranchements, la réserve de l’arméeromaine, l’attaque, la bat, et force des légions entières, qu’ilfait prisonnières, à changer leurs enseignes pour notre antique coqgaulois. Ces légions romaines, devenues presque nos compatriotespar leur long séjour dans notre pays, entraînées par l’ascendantmilitaire de MARIK, se joignent à lui, combattent les nouvellescohortes romaines venues d’Italie, les dispersent ou lesanéantissent. L’heure de la délivrance de la Gaule allait sonner…MARIK tombe entre les mains de l’immonde empereur Vespasien, parune lâche trahison… Ce nouveau héros de la Gaule, criblé deblessures, est livré aux animaux du cirque, comme notre aïeulSylvest.
La mort de ce martyr de la liberté exaspéreles populations ; sur tous les points de la Gaule, denouvelles insurrections éclatent. La parole de Jésus de Nazareth,proclamant l’esclave l’égal de son maître, commence àpénétrer dans notre pays, prêchée par des apôtres voyageurs ;la haine contre l’oppression étrangère redouble : attaqués enGaule de toutes parts, harcelés de l’autre côté du Rhin pard’innombrables hordes de Franks, guerriers barbares, venus du fonddes forêts du Nord, et attendant le moment de fondre à leur toursur la Gaule, les Romains capitulent avec nous ; nousrecueillons enfin le fruit de tant de sacrifices héroïques !Le sang versé par nos pères depuis trois siècles a fécondé notreaffranchissement, car elles étaient prophétiques ces paroles duchant du Chef des cent vallées :
« Coule, coule, sang du captif !– Tombe, tombe, rosée sanglante ! – Germe, grandis, moissonvengeresse !… »
Oui, mon enfant, elles étaient prophétiquesces paroles ; car c’est en chantant ce refrain que nos pèresont combattu et vaincu l’oppression étrangère. Enfin, Rome nousrend une partie de notre indépendance ; nous formons deslégions gauloises, commandées par nos officiers ; nosprovinces sont administrées par des gouverneurs de notre choix.Rome se réserve seulement le droit de nommer un principatdes Gaules, dont elle sera suzeraine ; on accepte en attendantmieux, ce mieux ne se fait pas attendre. Épouvantés par noscontinuelles révoltes, nos tyrans avaient peu à peu adouci lesrigueurs de notre esclavage ; la terreur devait obtenir d’euxce qu’ils avaient impitoyablement refusé au bon droit, à lajustice, à la voix suppliante de l’humanité : il ne fut pluspermis au maître, comme du temps de notre aïeul Sylvest et deplusieurs de ses descendants, de disposer de la vie des esclaves,comme on dispose de la vie d’un animal. Plus tard, l’influence dela terreur augmentant, le maître ne put infliger des châtimentscorporels à son esclave, que par l’autorisation d’un magistrat.Enfin, mon enfant, cette horrible loi romaine, qui, du temps denotre aïeul Sylvest et des sept générations qui l’ont suivi,déclarait les esclaves hors de l’humanité, disant dans son férocelangage : Que l’esclave n’existe pas, qu’il N’A PASDE TÊTE (non caput habet, selon le langage romain), cettehorrible loi, grâce à l’épouvante inspirée pas nos révoltescontinuelles, s’était à ce point modifiée, que le code Justinienproclamait ceci :
« La liberté est le droit naturel ;– c’est le droit des gens qui a créé la servitude ; – il acréé aussi l’affranchissement, qui est le retour à la liberténaturelle. »
Hélas ! il est sans doute désolant de nevoir triompher les droits sacrés de l’humanité qu’au milieu detorrents de sang et d’innombrables désastres ! Mais quidoit-on maudire comme les vrais auteurs de tant de maux ?N’est-ce pas l’oppresseur qui courbe son semblable sous le jougd’un affreux esclavage, qui vit des sueurs de ses frères, qui lesdéprave, qui les avilit, qui les martyrise, qui les tue par capriceou par cruauté, et les force à reconquérir violemment la libertéqu’on leur a ravie ? Crois-tu, mon enfant, que si la racegauloise asservie s’était montrée aussi patiente, aussi craintive,aussi résignée que notre pauvre aïeul Fergan le tisserand,notre esclavage eût été jamais aboli ? Non, non, lorsqu’onfait de vains appels au cœur et à la raison de l’oppresseur, il nereste qu’un moyen de briser la tyrannie : La révolte !…la révolte ! énergique, opiniâtre, incessante, et tôt ou tardle bon droit triomphe, comme il a triomphé pour nous ! Que lesang qu’il a coûté retombe sur ceux qui nous avaientasservis !
Ainsi donc, mon enfant, grâce à nosinsurrections sans nombre, l’esclavage était remplacé par lecolonat, sous le régime duquel ont vécu notre bisaïeulJustin et notre aïeul Aurel ; c’est-à-dire qu’au lieu d’êtreforcés de cultiver, sous le fouet et au seul profit des Romains,les terres dont ceux-ci nous avaient dépouillés par la conquête,les colons avaient une petite part dans les produits de laterre qu’ils faisaient valoir. On ne pouvait plus les vendre, commedes animaux de labour, eux et leurs enfants ; on ne pouvaitplus les torturer ou les tuer ; mais ils étaient obligés, depère en fils, de rester, eux et leur famille, attachés à la mêmepropriété. Lorsqu’elle se vendait, ils passaient au nouveaupossesseur sous les mêmes conditions de travail. Plus tard, lacondition des colons s’améliora davantage encore : ilsjouirent de leurs droits de citoyens. Lorsque les légions gauloisesse formèrent, les soldats dont elles furent composées redevinrentcomplètement libres. Mon père Ralf, fils de colon, regagna ainsi saliberté ; et moi, fils de soldat, élevé dans les camps, jesuis né libre, et je te léguerai cette liberté, comme mon père mel’a léguée.
Lorsque tu liras ceci, mon enfant, après avoireu connaissance des souffrances de nos aïeux, esclaves pendant septgénérations, tu comprendras la sagesse des vœux de notre aïeulJoël, le brenn de la tribu de Karnak ; tu verras combienjustement il espérait que notre vieille race gauloise, enconservant pieusement le souvenir de sa bravoure et de sonindépendance d’autrefois, trouverait dans son horreur del’oppression romaine la force de la briser.
Aujourd’hui que j’écris ces lignes, j’aitrente-huit ans ; mes parents sont morts depuis longtemps.Ralf, mon père, premier soldat d’une de nos légions gauloises, oùil avait été enrôlé à dix-huit ans dans le Midi de la Gaule, estvenu dans ce pays-ci, près des bords du Rhin, avec l’armée ;il a été de toutes batailles contre les Franks, ces hordes féroces,qui, attirés par le beau ciel et la fertilité de notre Gaule, sontcampés de l’autre côté du Rhin, toujours prêts à l’invasion.
Il y a près de quarante ans, on craignit enBretagne une descente des insulaires d’Angleterre : plusieurslégions, parmi lesquelles se trouvait celle de mon père, furentenvoyées dans ce pays. Pendant plusieurs mois, il tint garnisondans la ville de Vannes, non loin de Karnak, le berceau de notrefamille. Ralf, s’étant fait lire par un ami les récits de nosancêtres, alla visiter avec un pieux respect le champ de bataillede Vannes, les pierres sacrées de Karnak, et les terres dont nousavions été, du temps de César, dépouillés par la conquête. Cesterres étaient au pouvoir d’une famille romaine ; des colons,fils de Gaulois bretons de notre ancienne tribu, autrefois réduitsà l’esclavage, exploitaient ces terres pour ceux-là dont lesancêtres les avaient dépossédés. La fille de l’un de ces colonsaima mon père et en fut aimée. Elle se nommait Madelène ;c’était une de ces viriles et fières Gauloises, dont notre aïeuleMargarid, femme de Joël, offrait le modèle accompli. Elle suivitmon père lorsque sa légion quitta la Bretagne pour revenir ici surles bords du Rhin, où je suis né, dans le camp fortifié de Mayence,ville militaire, occupée par nos troupes. Le chef de la légion oùservait mon père était fils d’un laboureur ; son courage luiavait valu ce commandement. Le lendemain de ma naissance, la femmede ce chef mourait en mettant au monde une fille… une fille… qui,peut-être, un jour, du fond de sa modeste maison, régnera sur lemonde, comme elle règne aujourd’hui sur la Gaule ; car,aujourd’hui, à l’heure où j’écris ceci, VICTORIA, par la justeinfluence qu’elle exerce sur son fils VICTORIN et sur notre armée,est de fait impératrice de la Gaule.
Victoria est ma sœur de lait ; son père,devenu veuf, et appréciant les mâles vertus de ma mère, la suppliade nourrir cette enfant ; aussi, elle et moi, avons-nous étéélevés comme frère et sœur : à cette fraternelle affection,nous n’avons jamais failli… Victoria, dès ses premières années,était sérieuse et douce, quoiqu’elle aimât le bruit des clairons etla vue des armes. Elle devait être un jour belle, de cette augustebeauté, mélange de calme, de grâce et de force, particulière àcertaines femmes de la Gaule. Tu verras des médailles frappées enson honneur dans sa première jeunesse ; elle est représentéeen Diane chasseresse, tenant un arc d’une main et del’autre un flambeau. Sur une dernière médaille, frappée il y a deuxans, Victoria est figurée avec Victorin, son fils, sous les traitsde Minerve accompagnée de Mars[102].À l’âge de dix ans, elle fut envoyée par son père dans un collègede druidesses. Celles-ci, délivrées de la persécution romaine, parla renaissance de la liberté des Gaules, élevaient des enfantscomme par le passé.
Victoria resta chez ces femmes vénéréesjusqu’à l’âge de quinze ans ; elle puisa dans leurspatriotiques et sévères enseignements un ardent amour de la patrieet des connaissances sur toutes choses : elle sortit de cecollège instruite des secrets du temps d’autrefois, et possédant,dit-on, comme Velléda et d’autres druidesses, la prévision del’avenir. À cette époque, la virile et fière beauté de Victoriaétait incomparable… Lorsqu’elle me revit, elle fut heureuse et mele témoigna ; son affection pour moi, son frère de lait, loinde s’affaiblir pendant notre longue séparation, avait augmenté.
Ici, mon enfant, je veux, je dois te faire unaveu ; car tu ne liras ceci que lorsque tu auras l’âged’homme : dans cet aveu, tu trouveras un bon exemple decourage et de renoncement.
Au retour de Victoria, si belle de sa beautéde quinze ans, j’avais son âge ; je devins, quoique à peineadolescent, follement épris d’elle ; je cachai soigneusementcet amour, autant par timidité que par suite du respect quem’inspirait, malgré le fraternel attachement dont elle me donnaitchaque jour des preuves, cette sérieuse jeune fille, qui rapportaitdu collège des druidesses je ne sais quoi d’imposant, de pensif etde mystérieux. Je subis alors une cruelle épreuve. À quinze ans etdemi, Victoria, ignorant mon amour (qu’elle doit toujours ignorer),donna sa main à un jeune chef militaire… Je faillis mourir d’unelente maladie, causée par un secret désespoir. Tant que dura pourmoi le danger, Victoria ne quitta pas mon chevet ; une tendresœur ne m’eût pas comblé de soins plus dévoués, plus délicats… Elledevint mère… et quoique mère, elle accompagnait à la guerre sonmari, qu’elle adorait. À force de raison, j’étais parvenu àvaincre, sinon mon amour, du moins ce qu’il y avait de violent, dedouloureux, d’insensé dans cette passion ; mais il me restaitpour ma sœur de lait un dévouement sans bornes ; elle medemanda de demeurer auprès d’elle et de son mari, comme l’un descavaliers qui servent ordinairement d’escorte aux chefs gaulois, etécrivent ou portent leurs ordres militaires ; j’acceptai. Masœur de lait avait dix-huit ans à peine, lorsque, dans une grandebataille contre les Franks, elle perdit le même jour son père etson mari… Restée veuve avec son enfant, pour qui elle prévoyait deglorieuses destinées, vaillamment réalisées aujourd’hui. Victoriane quitta pas le camp. Les soldats, habitués à la voir au milieud’eux, son fils dans ses bras, entre son père et son mari, savaientque plus d’une fois ses avis, d’une sagesse profonde, avaient,comme ceux de nos mères, prévalu dans les conseils des chefs ;ils regardaient enfin comme d’un bon augure pour les armesgauloises la présence de cette jeune femme, élevée dans la sciencemystérieuse des druidesses ; ils la supplièrent, après la mortde son père et de son mari, de ne pas abandonner l’armée, luidéclarant, dans leur naïve affection, que son fils Victorin seraitdésormais le fils des camps, et elle la mère descamps. Victoria, touchée de tant d’attachement, resta aumilieu des troupes, conservant sur les chefs son influence, lesdirigeant dans le gouvernement de la Gaule, s’occupant d’élevervirilement son fils, et vivant aussi simplement que la femme d’unofficier.
Peu de temps après la mort de son mari, masœur de lait m’avait déclaré qu’elle ne se remarierait jamais,voulant consacrer sa vie toute entière à Victorin… Le dernier etfol espoir que j’avais malgré moi conservé en la voyant veuve etlibre, s’évanouit : la raison me vint avec l’âge ;oubliant mon malheureux amour, je ne songeai plus qu’à me dévouer àVictoria et à son enfant. Simple cavalier dans l’armée, je servaisde secrétaire à ma sœur de lait ; souvent elle me confiaitd’importants secrets d’État, et parfois me chargeait de messages deconfiance.
J’apprenais à Victorin à monter à cheval, àmanier la lance et l’épée ; je le chéris bientôt comme monfils : on ne pouvait voir un plus aimable, un plus généreuxnaturel. Il grandit ainsi au milieu des soldats, qui s’attachèrentà lui par les mille liens de l’habitude et de l’affection. Àquatorze ans, il fit ses premières armes contre les Franks, devenuspour nous d’aussi dangereux ennemis que l’avaient été les Romains…Je l’accompagnai : sa mère, à cheval, entourée d’officiers,resta, en vraie Gauloise, sur une colline d’où l’on découvrait lechamp de bataille où combattait son fils… Il se comporta bravementet fut blessé. Ainsi habitué jeune à la vie de guerre, de grandstalents militaires se développèrent en lui : intrépide commele plus brave des soldats, habile et prudent comme un vieuxcapitaine, généreux autant que sa bourse le lui permettait, gai,ouvert, avenant à tous, il gagna de plus en plus l’attachement del’armée[103], qui partagea bientôt son adorationentre lui et sa mère… Vint enfin le jour où la Gaule, déjà presqueindépendante, voulut partager avec Rome le gouvernement de notrepays ; le pouvoir fut alors divisé entre un chef gaulois et unchef romain : Rome choisit Posthumus, et nos troupesacclamèrent d’une voix Victorin comme chef de Gaule et général del’armée. Peu de temps après, il épousa une jeune fille dont ilétait aimé… Malheureusement elle mourut après une année de mariage,lui laissant un fils. Victoria, devenue aïeule, se voua à l’enfantde son fils comme elle s’était vouée à celui-ci.
Ma première résolution avait été de ne jamaisme marier ; cependant je fus peu à peu séduit par la grâcemodeste et par les vertus de la fille d’un centenier de notrearmée ; c’était ta mère Ellèn que j’ai épousée il y a cinqans, mon enfant.
Telle a été ma vie jusqu’à aujourd’hui, où jecommence le récit qui va suivre… certaines réflexions de Victoriame l’ont fait écrire autant pour toi que pour notredescendance ; car si les prévisions de ma sœur de lait, àpropos de divers incidents de cette histoire, se réalisent, ceuxdes nôtres qui, dans les siècles, peut-être, liront ceci,reconnaîtront que Victoria, la mère des camps, avait,comme notre aïeule Hêna, la vierge de l’île de Sên, etVelléda, la druidesse, compagne de Civilis, ledon sacré de prévoir l’avenir.
Ce que je vais raconter s’est passé il y ahuit jours. Ainsi donc, afin de préciser la date de ce récit pournotre descendance, il est écrit dans la ville de Mayence, défenduepar notre camp fortifié des bords du Rhin, le cinquième jour dumois de juin, ainsi que disent les Romains, la septième année duprincipat de Posthumus et de Victorin en Gaule, deux centsoixante-sept ans après la mort de Jésus de Nazareth, crucifié àJérusalem sous les yeux de notre aïeule Geneviève.
Le camp gaulois, composé de tentes et debaraques légères, mais solides, avait été massé autour de Mayence,qui le dominait. Victoria logeait dans la ville ; j’occupaisune petite maison à peu de distance de la sienne.
Le matin du jour dont je parle, je me suiséveillé à l’aube, laissant ma bien-aimée femme Ellèn encoreendormie ; je la contemplai un instant : ses longscheveux dénoués couvraient à demi son sein ; sa tête, d’unebeauté si douce, reposait sur l’un de ses bras replié, tandisqu’elle étendait l’autre sur ton berceau, mon enfant, comme pour teprotéger, même pendant son sommeil… J’ai, d’un baiser, effleurévotre front à tous deux, de crainte de vous réveiller ; ilm’en a coûté de ne pas vous embrasser tendrement, à plusieursreprises ; je partais pour une expédition aventureuse ;il se pouvait que le baiser que j’osais à peine vous donner, chersendormis, fût le dernier. Quittant la chambre où vous reposiez, jesuis allé m’armer, endosser ma cuirasse par-dessus ma saie, prendremon casque et mon épée ; puis je suis sorti de notre maison.Au seuil de notre porte j’ai rencontré Sampso, la sœur dema femme, et, comme elle, aussi douce que belle ; son tablierétait rempli de fleurs humides de rosée, elle venait de lescueillir dans notre petit jardin. À ma vue elle sourit et rougit desurprise.
– Déjà levée, Sampso ? – lui dis-je.– Je croyais, moi, être sur pied le premier… Mais pourquoi cesfleurs ?
– N’y a-t-il pas aujourd’hui une annéeque je suis venue habiter avec ma sœur Ellèn et avec vous… oublieuxScanvoch ? – me répondit-elle avec un sourire affectueux. – Jeveux fêter ce jour, selon notre vieille mode gauloise ; j’aiété chercher ces fleurs pour orner la porte de la maison, leberceau de votre cher petit Aëlguen et la coiffure de sa mère… Maisvous-même, où allez-vous si matin armé en guerre ?
À la pensée de cette journée de fête, quipouvait devenir une journée de deuil pour ma famille, j’ai étoufféun soupir et répondu à la sœur de ma femme en souriant aussi, afinde ne lui donner aucun soupçon :
– Victoria et son fils m’ont hier soirchargé de quelques ordres militaires à porter au chef d’undétachement campé à deux lieues d’ici ; l’habitude militaireest d’être armé pour porter de pareils messages.
– Savez-vous, Scanvoch, que vous devezfaire beaucoup de jaloux ?
– Parce que ma sœur de lait emploie monépée de soldat pendant la guerre et ma plume pendant latrêve ?…
– Vous oubliez de dire que cette sœur delait est Victoria, la grande… et que Victorin, son fils, apresque pour vous le respect qu’il aurait à l’égard du frère de samère… Il ne se passe presque pas de jour sans que lui ou Victoriavienne vous voir… Ce sont là des faveurs que beaucoup envient.
– Ai-je jamais tiré parti de cettefaveur, Sampso ? Ne suis-je pas resté simple cavalier ?refusant toujours d’être officier ? demandant pour toute grâcede me battre à la guerre à côté de Victorin ?
– À qui vous avez deux fois sauvé la vie,au moment où il allait périr sous les coups de ces Franks sibarbares !
– J’ai fait mon devoir de soldat et deGaulois… ne dois-je pas sacrifier ma vie à celle d’un homme sinécessaire à notre pays ?
– Scanvoch, je ne veux pas que nous nousquerellions ; vous savez mon admiration pour Victoria,mais…
– Mais je sais votre injustice à l’égardde son fils, – lui dis-je en souriant, – inique et sévèreSampso.
– Est-ce ma faute si le dérèglement desmœurs est à mes yeux méprisable… honteux ?
– Certes, vous avez raison ;cependant je ne peux m’empêcher d’avoir un peu d’indulgence pourquelques faiblesses de Victorin. Veuf à vingt ans, ne faut-il pasl’excuser s’il cède parfois à l’entraînement de son âge ?Tenez, chère et impitoyable Sampso, je vous ai fait lire les récitsde notre aïeule Geneviève ; vous êtes douce et bonne commeJésus de Nazareth, imitez donc sa miséricorde envers les pécheurs.Il a pardonné à Madeleine parce qu’elle avait beaucoup aimé ;pardonnez, au nom du même sentiment, à Victorin !
– Rien de plus digne de pardon et depitié que l’amour, lorsqu’il est sincère ; mais la débauchen’a rien de commun avec l’amour… C’est comme si vous me disiez,Scanvoch, qu’il y a quelque comparaison à faire entre ma sœur oumoi… et ces bohémiennes hongroises arrivées depuis peu àMayence…
– Pour la beauté on pourrait vous lescomparer, ainsi qu’à Ellèn, car on les dit belles à ravird’admiration… Mais là s’arrête la comparaison, Sampso… J’ai peu deconfiance dans la vertu de ces vagabondes, si charmantes, si paréesqu’elles soient, qui vont de ville en ville chanter et danser pourdivertir le public… lorsqu’elles ne font pas un pire métier…
– Et pourtant, je n’en doute pas, un jourou l’autre, vous verrez Victorin, lui un général d’armée ! luiun des deux chefs de la Gaule ! accompagner à cheval lechariot où ces bohémiennes vont se promener chaque soir sur lesbords du Rhin… Et si je m’indigne de ce que le fils de Victoria aservi d’escorte à de pareilles créatures, alors vous me répondrezsans doute : – Pardonnez à ce pécheur, de même que Jésus apardonné à Madeleine, la pécheresse… – Allez, Scanvoch, l’homme quise complaît dans d’indignes amours est capable de…
Mais Sampso s’interrompit.
– Achevez, – lui dis-je, – achevez, jevous prie…
– Non, – dit-elle après un moment deréflexion, – le temps n’est pas venu ; je ne voudrais pashasarder une parole légère.
– Tenez, – lui dis-je en souriant, – jesuis sûr qu’il s’agit de quelqu’un de ces contes ridicules quicourent depuis quelque temps dans l’armée au sujet de Victorin,sans qu’on sache la source de ces méchantes menteries. Pouvez-vous,Sampso… vous… avec votre saine raison, avec votre bon cœur, vousfaire l’écho de pareilles histoires ?
– Adieu, Scanvoch ; je vous ai ditque je ne voulais pas me quereller au sujet de votre héros ;vous le défendez envers et contre tous…
– Que voulez-vous ? c’est monfaible ; j’aime sa mère comme ma sœur… j’aime son fils commes’il était le mien. Ne faites-vous pas ainsi que moi, Sampso ?mon petit Aëlguen, le fils de votre sœur, ne vous est-il pas aussicher que vous le serait votre enfant ? Croyez-moi… lorsqueAëlguen aura vingt ans et que vous l’entendrez accuser de quelquefolie de jeunesse, vous le défendrez, j’en suis sûr, encore pluschaudement que je ne défends Victorin… D’ailleurs, necommencez-vous pas dès à présent votre rôle de défenseur ?Oui, lorsque l’espiègle est coupable de quelque grosse faute,n’est-ce pas sa tante Sampso qu’il va trouver pour la prier de lefaire pardonner ? Vous l’aimez tant !…
– L’enfant de ma sœur n’est-il pas lemien ?
– Voilà donc pourquoi vous ne voulez pasvous marier ?
– Certainement, mon frère, –répondit-elle en rougissant avec une sorte d’embarras ; puis,après un moment de silence, elle reprit :
– Vous serez, je l’espère, de retour icivers le milieu du jour, pour que notre petite fête soitcomplète ?
– Mon devoir accompli, je reviendrai. Aurevoir, Sampso !
– Au revoir, Scanvoch.
Et laissant la sœur de ma femme occupée àplacer un bouquet dans l’un des anneaux de la porte de notremaison, je m’éloignai en réfléchissant à notre entretien.
Souvent je m’étais demandé pourquoi Sampso,plus âgée d’un an qu’Ellèn, et aussi belle, aussi vertueusequ’elle, avait jusqu’alors repoussé plusieurs offres demariage ; parfois je supposais qu’elle ressentait quelqueamour caché ; d’autres fois qu’elle appartenait à une de cesaffiliations chrétiennes qui commençaient à se répandre, et danslesquelles les femmes faisaient vœu de chasteté, comme plusieurs denos druidesses. Un moment aussi je me demandai la cause de laréticence de Sampso au sujet de Victorin ; puis, j’oubliai cespensées pour ne songer qu’à l’expédition dont j’étais chargé.M’acheminant vers les avant-postes du camp, je m’adressai à unofficier, à qui je fis lire quelques lignes écrites de la main deVictorin. Aussitôt l’officier mit à ma disposition quatre soldatsd’élite, excellents rameurs choisis parmi ceux qui avaientl’habitude de manœuvrer les barques de la flottille militairedestinée à remonter ou à descendre le Rhin pour défendre au besoinnotre camp fortifié. Ces quatre soldats, sur ma recommandation, neprirent pas d’armes ; moi seul étais armé. En passant devantun bouquet de chênes, je leur fis couper quelques branchages,destinés à être placés à la proue du bateau qui devait noustransporter. Nous arrivons bientôt sur la rive du fleuve ; làétaient amarrées plusieurs barques réservées au service de l’armée.Pendant que deux des soldats placent à l’avant de l’embarcation lesfeuillages de chêne dont je les avais munis, les deux autresexaminent les rames d’un air exercé, afin de s’assurer qu’ellessont en bon état ; je me mets au gouvernail, nous quittons lebord.
Les quatre soldats avaient ramé en silencependant quelque temps, lorsque le plus âgé des quatre, vétéran àmoustaches grises, me dit :
– Il n’y a rien de tel qu’unbardit gaulois pour faire passer le temps et manœuvrer lesrames en cadence ; on dirait qu’un vieux refrain nationalrépété en chœur rend les avirons moins pesants. Peut-on chanter,ami Scanvoch ?
– Tu me connais ?
– Qui ne connaît dans l’armée le frère delait de la mère des camps ?
– Simple cavalier, je me croyais plusobscur.
– Tu es resté simple cavalier malgrél’amitié de notre Victoria pour toi ; voilà pourquoi,Scanvoch, chacun te connaît et chacun t’aime.
– Vrai, tu me rends heureux en me disantcela. Comment te nommes-tu ?
– Douarnek.
– Tu es Breton ?
– Des environs de Vannes.
– Ma famille aussi est originaire de cepays.
– Je m’en doutais, car l’on t’a donné unnom breton. Eh bien, ce bardit, peut-on le chanter, amiScanvoch ? Notre officier nous a donné l’ordre de t’obéircomme à lui ; j’ignore où tu nous conduis, mais un chants’entend de loin, surtout lorsqu’il s’agit d’un bardit nationalentonné en chœur par de vigoureux garçons à larges poitrines… Oupeut-être ne faut-il pas attirer l’attention sur notrebarque ?
– Maintenant, tu peux chanter… Plus tard…non.
– Alors, qu’allons-nous chanter,enfants ? – dit le vétéran en continuant de ramer, ainsi queses compagnons, et tournant seulement la tête de leur côté, car,placé au premier banc, il me faisait face. – Voyons…choisissez…
– Le bardit des Marins, dit un dessoldats.
– C’est bien long, mes enfants, – repritDouarnek.
– Le bardit du Chef des centvallées ?
– C’est bien beau, – repritDouarnek ; – mais c’est un chant d’esclaves attendant leurdélivrance, et par les os de nos pères !… nous sommes libresaujourd’hui dans la vieille Gaule !
– Ami Douarnek, – lui dis-je, – c’est aurefrain de ce chant d’esclaves :
Coule, coule, sang du captif !
Tombe, tombe, rosée sanglante !
que nos pères, les armes à la main, ontreconquis cette liberté dont nous jouissons.
– C’est vrai, Scanvoch… mais ce barditest long, et tu nous as prévenus que nous devions bientôt restermuets comme les poissons du Rhin.
– Douarnek, – reprit un jeune soldat, –si tu nous chantais le bardit d’Hêna, la vierge de l’île deSên… ? Il me fait toujours venir les larmes aux yeux ;car c’est ma sainte, à moi, cette belle et douce Hêna, qui vivaitil y a des cents et des cents ans !
– Oui, oui, – reprirent les trois autressoldats, – chante-nous le bardit d’Hêna, Douarnek ; ce barditprophétise la victoire de la Gaule… et la Gaule est victorieuseaujourd’hui !
Moi, entendant cela, je ne disais rien ;mais j’étais ému, heureux, et je l’avoue, fier, en songeant que lenom d’Hêna, morte depuis plus de trois cents ans, était restépopulaire en Gaule comme au temps de mon aïeul Sylvest, et allaitêtre chanté.
– Va pour le bardit d’Hêna, – reprit levétéran, – j’aime aussi cette sainte et douce fille, qui offre sonsang à Hésus pour la délivrance de la Gaule ; et toi,Scanvoch, le sais-tu, ce chant ?
– Oui… à peu près… je l’ai déjàentendu…
– Tu le sauras toujours assez pourrépéter le refrain avec nous.
Et Douarnek se mit à chanter, d’une voixpleine et sonore qui, au loin, domina le bruit des grandes eaux duRhin :
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« Elle était jeune, elle était belle,elle était sainte.
« Elle a donné son sang à Hésus pour ladélivrance de la Gaule !
« Elle s’appelait Hêna ! Hêna, lavierge de l’île de Sên.
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« – Bénis soient les dieux, ma doucefille, – lui dit son père Joel, le brenn de la tribu de Karnak, –bénis soient les dieux, ma douce fille, puisque te voilà ce soirdans notre maison pour fêter le jour de ta naissance !
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« – Bénis soient les dieux, ma doucefille, – lui dit sa mère Margarid, – bénie soit ta venue !Mais ta figure est triste ?
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« Ma figure est triste, ma bonnemère ; ma figure est triste, mon bon père, parce qu’Hêna,votre fille, vient vous dire adieu et au revoir.
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« – Et où vas-tu, chère fille ? Levoyage sera donc bien long ? Où vas-tu ainsi ?
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« – Je vais dans ces mondes mystérieuxque personne ne connaît et que tous nous connaîtrons, où personnen’est allé et où tous nous irons, pour revivre avec ceux que nousavons aimés. »
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Et moi et les rameurs, nous avons repris enchœur :
« Elle était jeune, elle était belle,elle était sainte…
« Elle a donné son sang à Hésus pour ladélivrance de la Gaule !
« Elle s’appelait Hêna ! Hêna, lavierge de l’île de Sên. »
Douarnek continua son chant :
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« Et entendant Hêna dire ces paroles-ci,bien tristement se regardèrent et son père et sa mère, et tous ceuxde sa famille, et aussi les petits enfants, car Hêna avait un grandfaible pour l’enfance.
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« – Pourquoi donc, chère fille, pourquoidonc déjà quitter ce monde, pour t’en aller ailleurs sans quel’ange de la Mort t’appelle ?
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« – Mon bon père, ma bonne mère, Hésusest irrité, l’étranger menace notre Gaule bien-aimée. Le sanginnocent d’une vierge, offert par elle aux dieux, peut apaiser leurcolère…
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« – Adieu donc et au revoir, mon bonpère, ma bonne mère ! Adieu et au revoir, vous tous, mesparents et mes amis ! Gardez ces colliers, ces anneaux ensouvenir de moi ; que je baise une dernière fois vos têtesblondes, chers petits ! Adieu et au revoir !Souvenez-vous d’Hêna, votre amie ; elle va vous attendre dansles mondes inconnus. »
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Et moi et les rameurs nous avons repris enchœur, au bruit cadencé des rames :
« Elle était jeune, elle était belle,elle était sainte !
« Elle a offert son sang à Hésus pour ladélivrance de la Gaule !
« Elle s’appelait Hêna, Hêna, la viergede l’île de Sên. »
Douarnek continua le bardit :
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« – Brillante est la lune, grand est lebûcher qui s’élève auprès des pierres sacrées de Karnak ;immense est la foule des tribus qui se pressent autour dubûcher.
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« – La voilà ! c’est elle !c’est Hêna !… Elle monte sur le bûcher, sa harpe d’or à lamain, et elle chante ainsi :
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« – Prends mon sang, ô Hésus ! etdélivre mon pays de l’étranger ! Prends mon sang, ôHésus ! pitié pour la Gaule ! Victoire à nos armes !– Et il a coulé, le sang d’Hêna !
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« Ô vierge sainte ! il n’aura pas envain coulé, ton sang innocent et généreux ! Courbée sous lejoug, la Gaule un jour se relèvera libre et fière, en criant commetoi – Victoire à nos armes ! victoire etliberté ! »
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Et Douarnek, ainsi que les trois soldats,répétèrent à voix plus basse ce dernier refrain avec une sorte depieuse admiration :
« – Celle-là qui a ainsi offert son sangà Hésus, pour la délivrance de la Gaule !
« Elle était jeune, elle était belle,elle était sainte !
« Elle s’appelait Hêna, Hêna, la viergede l’île de Sên !
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Moi seul je n’ai pas répété avec les soldatsle dernier refrain du bardit, tant je me sentais ému.
Douarnek, remarquant mon émotion et monsilence, me dit d’un air surpris :
– Quoi, Scanvoch, voici maintenant que lavoix te manque ? Tu restes muet pour achever un chant siglorieux ?
– Tu dis vrai, Douarnek ; c’estparce que ce chant est glorieux pour moi… que tu me vois ému.
– Glorieux pour toi, ce bardit ; jene te comprends pas ?
– Hêna était fille d’un de mesaïeux !
– Que dis-tu ?
– Hêna était fille de Joel, le brenn dela tribu de Karnak, mort, ainsi que sa femme et presque toute safamille, à la grande bataille de Vannes, livrée sur terre et surmer il y a plus de trois siècles ; moi, de père en fils, jedescends de Joel.
Le chant d’Hêna était si connu en Gaule que jevis (pourquoi le nier ?) avec un doux orgueil les soldats meregarder presque avec respect.
– Sais-tu, Scanvoch, – reprit Douarnek, –sais-tu que des rois seraient fiers de tes aïeux ?
– Le sang versé pour la patrie et laliberté, c’est notre noblesse, à nous autres Gaulois, – luidis-je ; voilà pourquoi nos vieux bardits sont chez nous sipopulaires.
– Quand on pense, – reprit le plus jeunedes soldats, – qu’il y a plus de trois cents ans qu’Hêna, cettedouce et belle sainte, a offert sa vie pour la délivrance du pays,et que son nom est venu jusqu’à nous !
– Quoique la voix de la jeune vierge aitmis plus de deux siècles à monter jusqu’aux oreilles d’Hésus (c’esttout simple, il est placé si haut), – reprit Douarnek, – cette voixest parvenue jusqu’à lui, puisque nous pouvons direaujourd’hui : Victoire à nos armes ! victoire etliberté !
Nous étions arrivés vers le milieu du Rhin, àl’endroit où ses eaux sont très-rapides.
Douarnek me demanda en relevant sesrames :
– Entrerons-nous dans le fort ducourant ? Ce serait une fatigue inutile, si nous n’avions qu’àremonter ou à descendre le fleuve à la distance où nous voici de larive que nous venons de quitter.
– Il faut traverser le Rhin dans toute salargeur, ami Douarnek.
– Le traverser !… – s’écria levétéran en me regardant d’un air ébahi. – Traverser le Rhin !…Et pourquoi faire ?
– Pour aborder à l’autre rive.
– Y penses-tu, Scanvoch ? L’armée deces bandits franks, si on peut honorer du nom d’armée ces hordessauvages, n’est-elle pas campée sur l’autre bord ?…
– C’est au milieu de ces barbares que jeme rends.
Pendant quelques instants, la manœuvre desrames fut suspendue ; les soldats, interdits et muets, seregardèrent les uns les autres, comme s’ils avaient peine à croireà ma résolution.
Douarnek rompit le premier le silence, et medit, avec son insouciance de soldat :
– C’est alors une espèce de sacrifice àHésus que nous allons lui offrir en livrant notre peau à cesécorcheurs ? Si tel est l’ordre, en avant ! Allons,enfants, à nos rames !…
– Oublies-tu, Douarnek, que, depuis huitjours, nous sommes en trêve avec les Franks ?
– Il n’y a jamais trêve pour de pareilsbrigands !
– Tu vois, j’ai fait, en signe de paix,garnir de feuillage l’avant de notre bateau ; je descendraiseul dans le camp ennemi, une branche de chêne à la main…
– Et ils te massacreront, malgré tabranche de chêne, comme ils ont massacré d’autres envoyés en tempsde trêve.
– C’est possible, ami Douarnek ;mais si le chef commande, le soldat obéit. Victoria et son filsm’ont ordonné d’aller au camp des Franks ; j’y vais !
– Ce n’est pas par peur, au moins,Scanvoch, que je te disais que ces sauvages ne nous laisseraientpas nos têtes sur nos épaules… et notre peau sur le corps… J’aiparlé par vieille habitude de sincérité… Allons, ferme,enfants ! ferme à vos rames !… c’est à un ordre de notremère… de la mère des camps que nous obéissons… Enavant ! en avant !… dussions-nous être écorchés vifs parces barbares, divertissement qu’ils se donnent souvent aux dépensde nos prisonniers.
– On dit aussi, – reprit le jeune soldatd’une voix moins assurée que celle de Douarnek, – on dit aussi queces prêtresses d’enfer qui suivent les hordes franques, mettentparfois nos prisonniers bouillir tout vivants dans de grandeschaudières d’airain, avec certaines herbes magiques.
– Eh ! eh ! – repritjoyeusement Douarnek, – celui de nous qui sera mis ainsi àbouillir, mes enfants, aura du moins l’avantage de goûter lepremier de son propre bouillon… cela console… Allons, enfants,ferme sur nos rames ! nous obéissons à un ordre de la mèredes camps…
– Oh ! nous ramerions droit à unabîme si Victoria l’ordonnait !
– Elle est bien nommée la mère des campset des soldats ; il faut la voir après chaque bataille allantvisiter les blessés !
– Et leur disant de ces paroles qui fontregretter aux valides de n’avoir pas de blessures.
– Et puis, si belle… si belle !…
– Oh ! quand elle passe dans lecamp, montée sur son cheval blanc, vêtue de sa longue robe noire,le front si fier sous son casque, et pourtant l’œil si doux, lesourire si maternel… c’est comme une vision !
– On assure que notre Victoria connaîtaussi bien l’avenir que le présent.
– Il faut qu’elle ait un charme ;car qui croirait jamais, à la voir, qu’elle est mère d’un fils devingt-deux ans ?…
– Ah ! si le fils avait tenu cequ’il promettait !
– On l’aimerait comme on l’aimaitautrefois.
– Oui, et c’est vraiment dommage, –reprit Douarnek en secouant la tête d’un air chagrin, après avoirainsi laissé parler les autres soldats ; – oui, c’est granddommage ! Ah ! Victorin n’est plus cet enfant des campsque nous autres vieux à moustaches grises, qui l’avions vu naîtreet fait danser sur nos genoux, nous regardions, il y a peu de tempsencore, avec orgueil et amitié.
Ces paroles des soldats me frappèrent ;non-seulement j’avais souvent eu à défendre Victorin contre lasévère Sampso, mais je m’étais aperçu dans l’armée d’une sourdehostilité contre le fils de ma sœur de lait, lui jusqu’alorsl’idole de nos soldats.
– Qu’avez-vous donc à reprocher àVictorin ? – dis-je à Douarnek et à ses compagnons. – N’est-ilpas brave… entre les plus braves ? Ne l’avez-vous pas vu à laguerre ?
– Oh ! s’il s’agît de se battre… ilse bat vaillamment… aussi vaillamment que toi, Scanvoch, quand tues à ses côtés, sur ton grand cheval gris, songeant plus à défendrele fils de ta sœur de lait qu’à te défendre toi-même… Tescicatrices le diraient si elles pouvaient parler par la bouche detes blessures, selon notre vieux proverbe gaulois.
– Moi, je me bats en soldat ;Victorin se bat en capitaine… Et ce capitaine de vingt-deux ansn’a-t-il pas déjà gagné cinq grandes batailles contre les Germainset les Franks ?
– Sa mère, notre Victoria, la biennommée, a dû, par ses conseils, aider à la victoire, car il confèreavec elle de ses plans de combat… mais, enfin, c’est vrai, Victorinest bon capitaine.
– Et sa bourse, tant qu’elle est pleine,n’est-elle pas ouverte à tous ? Connais-tu un invalide qui sesoit en vain adressé à lui ?
– Victorin est généreux… c’est encorevrai…
– N’est-il pas l’ami, le camarade dusoldat ? Est-il fier ?
– Non, il est bon compagnon et de joyeusehumeur ; d’ailleurs, pourquoi serait-il fier ? Son père,sa victorieuse mère et lui ne sont-ils pas, comme nous autres, gensde plèbe gauloise ?
– Ne sais-tu pas, Douarnek, que souventles plus fiers sont ceux-là qui sont partis de plus bas ?
– Victorin n’est point orgueilleux, c’estdit.
– À la guerre, ne dort-il pas sans abri,la tête sur la selle de son cheval, ainsi que nous autrescavaliers ?
– Élevé par une mère aussi virile que lasienne, il devait devenir un rude soldat, il l’est devenu.
– Ignores-tu qu’il montre dans le conseilune maturité que beaucoup d’hommes de notre âge ne possèdentpoint ? N’est-ce pas, enfin, sa bravoure, sa bonté, sa raison,ses rares qualités de soldat et de capitaine, qui l’ont faitacclamer par l’armée général et l’un des deux chefs de laGaule ?
– Oui, mais en le choisissant, noussavions, nous autres, que sa mère Victoria, la belle et la grande,serait toujours près de lui, le guidant, l’éclairant, tout encousant ses toiles de lingerie, la digne matrone, à côté du berceaude son petit-fils, selon son habitude de bonne ménagère.
– Personne mieux que moi ne sait combiensont sages et précieux pour notre pays les conseils que Victoriadonne à son fils ; mais qu’y a-t-il de changé ?n’est-elle pas là, veillant sur Victorin et sur la Gaule, qu’elleaime d’un pareil et maternel amour ?… Voyons, Douarnek,réponds-moi avec ta franchise de soldat : d’où vient cettehostilité, qui, je le crains, va toujours empirant contreVictorin ?
– Écoute, Scanvoch ; je suis, commetoi, un vieux et franc soldat, car ta moustache, plus jeune que lamienne, commence à grisonner. Tu veux la vérité ? la voici.Nous savons tous que la vie des camps ne rend pas les gens deguerre chastes et réservés comme des jeunes filles élevées chez nosdruidesses vénérées ; nous savons encore, parce que nous enavons bu souvent, oh ! très-souvent, que notre vin des Gaulesnous met en humeur joyeuse ou tapageuse… nous savons enfin qu’engarnison le jeune et fringant soldat, qui porte fièrement surl’oreille une aigrette à son casque, en caressant sa moustacheblonde ou brune, ne garde pas longtemps pour chers amis les pèresqui ont de jolies filles ou les maris qui ont de jolies femmes…Mais tu m’avoueras, Scanvoch, qu’un soldat, qui d’habitude s’enivrecomme une brute, et qui fait lâchement violence aux femmes, mérited’être régalé d’une centaine de coups de ceinturon bien appliquéssur l’échine, et d’être ensuite chassé honteusement du camp :est-ce vrai ?
– C’est vrai ; mais pourquoi me direceci à propos de Victorin ?
– Écoute encore, ami Scanvoch, etréponds-moi : Si un obscur soldat mérite ce châtiment pour sahonteuse conduite, que mériterait un chef d’armée qui sedégraderait ainsi ?…
– Oserais-tu prétendre que Victorin aitjamais fait violence à une femme et qu’il s’enivre chaquejour ? – m’écriai-je indigné. – Je dis que tu mens, ou queceux qui t’ont rapporté cela ont menti… Voilà donc ces bruitsindignes qui circulent dans le camp sur Victorin ! Et vousêtes assez simples ou assez enclins à la calomnie pour lescroire ?…
– Le soldat n’est déjà pas si simple, amiScanvoch ; seulement il n’ignore pas le vieux proverbegaulois : On n’attribue les brebis perdues qu’auxpossesseurs de troupeaux… Ainsi, par exemple, tu connais lecapitaine Marion ? tu sais ? cet ancien ouvrierforgeron ?…
– Oui, l’un des meilleurs officiers del’armée…
– Le fameux capitaine Marion, qui porteun bœuf sur ses épaules, – ajouta un des soldats, – et qui peutabattre ce bœuf d’un seul coup de poing, aussi pesant que la massede fer d’un boucher.
– Et le capitaine Marion, – ajouta unautre rameur, – n’en est pas moins bon compagnon, malgré sa forceet sa gloire ; car il a pour ami de guerre, poursaldune, comme on disait au temps jadis, un soldat, sonancien camarade de forge.
– Je connais la bravoure, la modestie, lahaute raison et l’austérité du capitaine Marion, – leurdis-je ; – mais à quel propos le comparer àVictorin ?…
– Un mot encore, ami Scanvoch. As-tu vu,l’autre jour, entrer dans Mayence ces deux bohémiennes traînéesdans leur chariot par des mules couvertes de grelots, et conduitespar un négrillon ?
– Je n’ai pas vu ces femmes, mais j’aientendu parler d’elles. Mais, encore une fois, à quoi bon tout cecià propos de Victorin ?
– Je t’ai rappelé le proverbe :On n’attribue les brebis perdues qu’aux possesseurs detroupeaux… parce que l’on aurait beau attribuer au capitaineMarion des habitudes d’ivrognerie et de violence envers les femmes,que, malgré sa simplesse, le soldat ne croirait pas un motde ces mensonges, n’est-ce pas ? De même que si l’onattribuait quelque débauche à ces coureuses bohémiennes, le soldatcroirait à ces bruits ?
– Je te comprends, Douarnek, et comme toije serai sincère… Oui, Victorin aime la gaieté du vin, en compagniede quelques camarades de guerre… Oui, Victorin, resté veuf à vingtans, après quelques mois de mariage, a parfois cédé auxentraînements de la jeunesse ; sa mère a souvent regretté,ainsi que moi, qu’il ne fût pas d’une sévérité de mœurs, d’ailleursassez rare à son âge… Mais, par le courroux des dieux ! moi,qui n’ai pas quitté Victorin depuis son enfance, je nie quel’ivresse soit chez lui une habitude ; je nie surtout qu’ilait jamais été assez lâche pour violenter une femme !…
– Ton bon cœur te fait défendre le filsde ta sœur de lait, Scanvoch, quoique tu le saches coupable, àmoins que tu nies ce que tu ignores…
– Qu’est-ce que j’ignore ?
– Une aventure que chacun sait dans lecamp.
– Quelle aventure ? Dis-la…
– Il y a quelque temps, Victorin etplusieurs officiers de l’armée ont été boire et se divertir dansune des îles des bords du Rhin, où se trouve une taverne… Le soirvenu, Victorin, ivre comme d’habitude, a fait violence àl’hôtesse ; celle-ci, dans son désespoir, s’est jetée dans lefleuve… où elle s’est noyée…
– Un soldat qui se conduirait ainsi sousun chef sévère, – dit un des rameurs, – porterait sa tête sur lebillot…
– Et ce supplice, il l’aurait mérité, –ajouta un autre rameur ; – j’aimerais, comme un autre, à rireavec mon hôtesse ; mais lui faire violence, c’est unesauvagerie digne de ces écorcheurs franks dont les prêtresses,cuisinières du diable, font bouillir nos prisonniers dans leurchaudière.
J’étais resté si stupéfait de l’accusationportée contre Victorin, que, pendant un moment, j’avais gardé lesilence ; mais je m’écriai :
– Mensonge !… mensonge aussi infâmeque l’eût été une pareille conduite !… Qui ose accuser le filsde Victoria d’un tel crime ?
– Un homme bien informé, – me réponditDouarnek.
– Son nom ? le nom de cementeur ?
– Il s’appelle Morix ; ilétait le secrétaire d’un parent de Victorin, venu au camp il y a unmois.
– Ce parent est Tétrik,gouverneur de Gascogne, – dis-je stupéfait ; – cet homme estla bonté, la loyauté mêmes, un des plus anciens, des plus fidèlesamis de Victoria.
– Alors le témoignage de cet homme n’enest que plus certain.
– Quoi ! lui, Tétrik ! ilaurait affirmé ce que tu racontes ?
– Il en a fait part et l’a confirmé à sonsecrétaire, en déplorant l’horrible dissolution des mœurs deVictorin.
– Mensonge ! Tétrik n’a que desparoles de tendresse et d’estime pour le fils de Victoria.
– Scanvoch, nous sommes tous deuxBretons ; je sers dans l’armée depuis vingt-cinq ans :demande à mes officiers si Douarnek est un menteur.
– Je te crois sincère, mais l’on t’aindignement abusé !
– Morix, le secrétaire de Tétrik, araconté l’aventure, non pas seulement à moi, mais à bien d’autressoldats du camp, auxquels il payait à boire… Cet homme a été crusur parole, parce que plus d’une fois, moi, comme beaucoup de mescompagnons, nous avons vu Victorin et ses amis, échauffés par levin, se livrer à de folles prouesses.
– L’ardeur du courage n’échauffe-t-ellepas les jeunes têtes autant que le vin ?
– Écoute, Scanvoch, j’ai vu de mes yeuxVictorin pousser son cheval dans le Rhin, disant qu’il voulait letraverser ; et il eût été noyé si moi et un autre soldat, nousjetant dans une barque, n’avions été le repêcher demi-ivre, tandisque le courant entraînait son cheval… un superbe cheval noir, mafoi… sais-tu ce qu’alors Victorin nous a dit ? – « Ilfallait me laisser boire, puisque ce fleuve coule du vin blanc deBéziers. » – Ce que je raconte n’est pas un conte,Scanvoch ; je l’ai vu de mes yeux, je l’ai entendu de mesoreilles.
À cela, malgré mon attachement pour Victorin,je ne pus rien répondre : je le savais incapable d’unelâcheté, d’une infamie ; mais aussi je le savais capable dedangereuses étourderies.
– Quant à moi, – reprit un autre soldat,– j’ai souvent vu, étant de faction près de la demeure de Victorin,séparée de celle de sa mère par un jardin, des femmes voiléessortir à l’aube de son logis ; il en sortait de grandes, il ensortait de petites, il en sortait de grosses, il en sortait demaigres, à moins que le crépuscule ne me troublât la vue et que cefût toujours la même femme.
– À cela, ta sincérité n’a rien àrépondre, ami Scanvoch, – me dit Douarnek ; car, en effet, jen’avais pu contredire cette autre accusation. – Ne t’étonne doncplus de notre croyance aux paroles du secrétaire de Tétrik… Voyons,avoue-le, celui qui, dans son ivresse, prend le Rhin pour un fleuvede vin de Béziers, celui de chez qui sort à l’aube une pareilleprocession de femmes, ne peut-il pas, dans son ivresse, vouloirfaire violence à son hôtesse ?
– Non m’écriai-je, non ! l’on peutavoir les défauts de son âge, sans être pour cela uninfâme !
– Tiens, Scanvoch, tu es l’ami de notremère à tous, de Victoria, la belle et l’auguste ; tu chérisVictoria comme son fils ; dis-lui ceci : « Lessoldats, même les plus grossiers, les plus dissolus, n’aiment pas àretrouver leurs vices dans les chefs qu’ils ont choisis ;aussi, de jour en jour, l’affection de l’armée se retire deVictorin pour se reporter tout entière sur Victoria. »
– Oui, lui dis-je en réfléchissant ;– et cela seulement, n’est-ce pas, depuis que Tétrik, le gouverneurde Gascogne, parent et ami de Victoria, a fait un dernier voyage aucamp ? Jusqu’alors on avait aimé le jeune général, malgré lesfaiblesses de son âge.
– C’est vrai ; il était si bon, sibrave, si avenant pour chacun ! Il était si beau àcheval ! il avait une si fière tournure militaire ! Nousl’aimions comme notre enfant, ce jeune capitaine ! nousl’avions vu naître et fait danser tout petit sur nos genoux auxveillées du camp ; plus tard, nous fermions les yeux sur sesfaiblesses, car les pères sont toujours indulgents ; mais pourdes indignités, pas d’indulgence !
– Et de ces indignités, – repris-je deplus en plus frappé de cette circonstance qui, rappelant à monesprit certains souvenirs, éveillait aussi en moi une vaguedéfiance, – et de ces indignités, il n’existe pas d’autre preuveque la parole du secrétaire de Tétrik ?
– Ce secrétaire nous a rapporté lesparoles de son maître, rien de plus…
Pendant cet entretien, auquel je prêtais uneattention de plus en plus vive, notre barque, conduite par lesquatre vigoureux rameurs, avait traversé le Rhin dans toute salargeur ; les soldats tournaient le dos à la rive où nousallions aborder ; moi, j’étais tellement absorbé par ce quej’apprenais de la désaffection croissante de l’armée à l’égard deVictorin, que je n’avais pas songé à jeter les yeux sur le rivage,dont nous approchions de plus en plus… Soudain j’entendis une foulede sifflements aigus retentir autour de nous, et jem’écriai :
– Jetez-vous à plat sur lesbancs !
Il était trop tard ; une volée de longuesflèches criblait notre bateau : l’un des rameurs fut tué,tandis que Douarnek, qui pour ramer tournait le dos à l’avant de labarque, reçut un trait dans l’épaule.
– Voilà comme les Franks accueillent lesparlementaires en temps de trêve, – dit le vétéran sansdiscontinuer de ramer et même sans retourner la tête ; – c’estla première fois que je suis frappé par derrière ; cetteflèche dans le dos sied mal à un soldat ; arrache-la-moi vite,camarade, – ajouta-t-il en s’adressant au rameur devant lequel ilétait placé.
Mais Douarnek, malgré ses efforts, manœuvraitsa rame avec moins de vigueur ; et quoique la plaie fûtlégère, son sang coulait avec abondance.
– Je te l’avais bien dit, Scanvoch, –reprit-il, – que tes branches de paix nous seraient de mauvaisremparts contre la traîtrise de ces écorcheurs franks… Allons,enfants, ferme à nos rames, puisque nous ne sommes plus quetrois ; car notre camarade, qui se débat le nez sur son banc,ne peut plus compter pour un rameur !
Douarnek n’avait pas achevé ces paroles, que,m’élançant à l’avant de la barque en passant par-dessus le corps dusoldat qui rendait le dernier soupir, je saisis une des branches dechêne et l’agitai au-dessus de ma tête en signal de paix.
Une seconde volée de flèches, partie dederrière un escarpement de la rive, répondit à mon signal :l’une m’effleura le bras, l’autre s’émoussa sur mon casque defer ; mais aucun soldat ne fut atteint. Nous étions alors àpeu de distance du rivage ; je me jetai à l’eau ; elle memontait jusqu’aux épaules, et je dis à Douarnek :
– Fais force de rames pour te mettre horsde portée des flèches, puis tu ancreras le bateau, et vousm’attendrez sans danger… Si après le coucher du soleil je ne suispas de retour, retourne au camp, et dis à Victoria que j’ai étéfait prisonnier ou massacré par les Franks ; elle prendra soinde ma femme Ellèn et de mon fils Aëlguen…
– Cela me fâche de te laisser aller seulparmi ces écorcheurs, ami Scanvoch, – dit Douarnek ; – maisnous faire tuer avec toi, c’est t’ôter tout moyen de revenir ànotre camp, si tu as le bonheur de leur échapper… Bon courage,Scanvoch… À ce soir…
Et la barque s’éloigna rapidement pendant queje gagnais le rivage.
Le camp des Franks. – Lesguerriers noirs. – Les écorcheurs. – Les uns veulent fairebouillir Scanvoch, les autres l’écorcher vif. – Moyen de concilierces deux avis proposé par l’un des chefs. – Aspect du camp et desmœurs des Franks. – La clairière. – Divinités infernales. – La cuved’airain. – Elwig, la prêtresse,et Riowag, le chef des guerriers noirs. –Coquetterie sauvage. – Inceste et fratricide. – Le trésor. –Néroweg, l’Aigle terrible. – Message de Victoria. –Comment les Franks traitent un messager de paix. – Invocation auxdieux infernaux. – La caverne.
À peine eus-je touché le bord, tenant mabranche d’arbre à la main, que je vis sortir des rochers, où ilsétaient embusqués, un grand nombre de Franks, appartenant à ceshordes de leur armée, qui portent des boucliers noirs, des casaquesde peau de mouton noires, et se teignent les bras, les jambes et lafigure, afin de se confondre avec les ténèbres lorsqu’ils sont enembuscade ou qu’ils tentent une attaque nocturne[104].Leur aspect était d’autant plus étrange et hideux, que les chefs deces hordes noires avaient sur le front, sur les joues et autour desyeux, des tatouages d’un rouge éclatant… Je parlais assez bien lalangue franque, ainsi que plusieurs officiers et soldats del’armée, depuis longtemps habitués dans ces parages.
Les guerriers noirs, poussant des hurlementssauvages, m’entourèrent de tous côtés, me menaçant de leurs longscouteaux, dont les lames étaient noircies au feu.
– La trêve est conclue depuis plusieursjours ! – leur ai-je crié. – Je viens, au nom du chef del’armée gauloise, porter un message aux chefs de vos hordes…Conduisez-moi vers eux… Vous ne tuerez pas un homme désarmé…
Et en disant cela, convaincu de la vanitéd’une lutte, j’ai tiré mon épée et l’ai jetée au loin ;aussitôt ces barbares se précipitèrent sur moi en redoublant leurscris de mort… Quelques-uns détachèrent les cordes de leurs arcs,et, malgré mes efforts, me renversèrent et me garrottèrent ;il me fut impossible de faire un mouvement.
– Écorchons-le, – dit l’un ; – nousporterons sa peau sanglante au grand chef Néroweg ;elle lui servira de bandelettes pour entourer ses jambes.
Je savais qu’en effet les Franks enlevaientsouvent, avec beaucoup de dextérité, la peau de leurs prisonniers,et que les chefs de hordes se paraient triomphalement de cesdépouilles humaines. La proposition de l’écorcheur fut accueilliepar des cris de joie ; ceux qui me tenaient garrottécherchèrent un endroit convenable pour mon supplice, tandis qued’autres aiguisaient leurs couteaux sur les cailloux du rivage…
Soudain le chef de ces écorcheurs s’approchalentement de moi ; il était horrible à voir : un cercletatoué d’un rouge vif entourait ses yeux et rayait ses joues ;on aurait dit des découpures sanglantes sur ce visage noirci. Sescheveux, relevés à la mode franque autour de son front, et noués ausommet de sa tête, retombaient derrière ses épaules comme lacrinière d’un casque, et étaient devenus d’un fauve cuivré, grâce àl’usage de l’eau de chaux dont se servent ces barbares pour donnerune couleur ardente à leurs cheveux et à leur barbe. Il portait aucou et au poignet un collier et des bracelets d’étain grossièrementtravaillés ; il avait pour vêtement une casaque de peau demouton noire ; ses jambes et ses cuisses étaient aussienveloppées de peaux de mouton, assujetties avec des bandelettes depeau croisées les unes sur les autres. À sa ceinture pendaient uneépée et un long couteau. Après m’avoir regardé pendant quelquesinstants, il leva la main, puis l’abaissa sur mon épaule endisant :
– Moi, je prends et garde ce Gaulois pourElwig !
Les sourds murmures de plusieurs guerriersnoirs accueillirent ces paroles de leur chef. Celui-ci reprit d’unevoix plus éclatante encore :
– Riowag prend ce Gaulois pour laprêtresse Elwig ; il faut à Elwig un prisonnier pour sesaugures.
L’avis du chef parut accepté par la majoritédes guerriers noirs, car une foule de voix répétèrent :
– Oui, oui, il faut garder ce Gauloispour Elwig…
– Il faut le conduire à Elwig !…
– Depuis plusieurs jours elle ne nous apas fait d’augures…
– Et nous, nous ne voulons pas livrer ceprisonnier à Elwig ; non, nous ne le voulons pas, nous qui lespremiers nous sommes emparés de ce Gaulois, – s’écria l’un de ceuxqui m’avaient garrotté ; – nous voulons l’écorcher pour fairehommage de sa peau au grand chef Néroweg…
Peu m’importait le choix : être écorchévif ou être mis à bouillir dans une cuve d’airain ; je nesentais pas le besoin de manifester ma préférence, et je ne prisnulle part au débat. Déjà ceux qui me voulaient écorcherregardaient d’un air farouche ceux qui voulaient me faire bouillir,et portaient la main à leurs couteaux, lorsqu’un guerrier noir,homme de conciliation, dit au chef :
– Riowag, tu veux livrer ce Gaulois à laprêtresse Elwig ?
– Oui, – répondit le chef, – oui… je leveux.
– Et vous autres, – poursuivit-il, – vousvoulez offrir la peau de ce Gaulois au grand chefNéroweg ?
– Nous le voulons !…
– Vous pouvez être tous satisfaits…
Un grand silence se fit à ces mots deconciliation ; il continua :
– Écorchez-le vif d’abord, et vous aurezsa peau… Elwig fera bouillir ensuite le corps dans sachaudière.
Ce moyen terme sembla d’abord satisfaire lesdeux partis ; mais Riowag, le chef des guerriers noirs,reprit :
– Ne savez-vous pas qu’il faut à Elwig unprisonnier vivant, pour que ses augures soient certains ? Etvous ne lui donnerez qu’un cadavre en écorchant d’abord ceGaulois…
Puis il ajouta d’une voix éclatante :
– Voulez-vous vous exposer au courrouxdes dieux infernaux en leur dérobant une victime ?
À cette menace, un sourd frémissement courutdans la foule ; le parti des écorcheurs parut lui-même céder àune terreur superstitieuse.
Le même homme de conciliation qui avaitproposé de me faire écorcher et ensuite bouillir reprit :
– Les uns veulent faire offrande de ceGaulois au grand chef Néroweg, les autres à la prêtresseElwig ; mais donner à l’une, c’est donner à l’autre :Elwig n’est-elle pas la sœur de Néroweg ?…
– Et il serait le premier à vouer ceGaulois aux dieux infernaux pour les rendre propices à nos armes, –dit Riowag.
Puis, se tournant vers moi, il ajouta d’un tonimpérieux :
– Enlevez ce Gaulois sur vos épaules, etsuivez-moi…
– Nous voulons ses dépouilles, – dit unde ceux qui s’étaient des premiers emparés de moi, – nous voulonsson casque, sa cuirasse, ses braies, sa ceinture, sa chemise ;nous voulons tout, jusqu’à sa chaussure.
– Ce butin vous appartient, – réponditRiowag. – Vous l’aurez puisqu’Elwig dépouillera ce Gaulois de tousses vêtements pour le mettre dans sa chaudière.
– Nous allons te suivre, Riowag, –reprirent-ils ; – d’autres que nous s’empareraient desdépouilles du Gaulois.
– Oh ! race pillarde ! –m’écriai-je, – il est dommage que ma peau ne soit d’aucune valeur,car au lieu de la vouloir donner à votre chef, vous l’iriez vendresi vous pouviez.
– Oui, nous te l’arracherions, ta peau,si tu ne devais être mis dans la chaudière d’Elwig.
Mes perplexités cessaient, je connaissais monsort, je serais bouilli vif ; je me serais résigné sans motdire à une mort vaillante ou utile, mais cette mort me semblait sistérile, si absurde, que, voulant tenter un dernier effort, je disau chef des guerriers noirs :
– Tu es injuste… plusieurs fois desguerriers franks sont venus dans le camp gaulois demander deséchanges de prisonniers ; ces Franks ont toujours étérespectés ; nous sommes en trêve, et, en temps de trêve, on nemet à mort que les espions qui s’introduisent furtivement dans uncamp… Moi, je suis venu ici à la face du soleil, une branched’arbre à la main, au nom de Victorin, fils de Victoria laGrande ; j’apporte de leur part un message aux chefs del’armée franque… Prends garde ! Si tu agis sans leur ordre,ils regretteront de ne pas m’avoir entendu, et ils pourront tefaire payer cher ta trahison envers ce qui est partoutrespecté : un soldat sans armes qui vient en temps de trêve,en plein jour, le rameau de paix à la main.
À mes paroles, Riowag répondit par un signe,et quatre guerriers noirs, m’enlevant sur leurs épaules,m’emportèrent, suivant les pas de leur chef, qui se dirigea vers lecamp des Franks d’un air solennel.
Au moment où ces barbares me soulevaient surleurs épaules, j’entendis l’un de ceux qui voulaient m’écorcher vifdire à l’un de ses compagnons en termes grossiers :
– Riowag est l’amant d’Elwig ; ilveut lui faire présent de ce prisonnier…
Je compris dès lors que Riowag, le chef desguerriers noirs, étant l’amant de la prêtresse Elwig, lui faisaitgalamment hommage de ma personne, de même que dans notre pays lesfiancés offrent une colombe ou un chevreau à la jeune fille qu’ilsaiment.
(Une chose t’étonnera peut-être dans ce récit,mon enfant, c’est que j’y mêle des paroles presque plaisantes,lorsqu’il s’agit de ces événements redoutables pour ma vie… Nepense pas que ce soit parce qu’à cette heure où j’écris ceci j’aieéchappé à tout danger… non… même au plus fort de ces périls, dontj’ai été délivré comme par prodige, ma liberté d’esprit étaitentière, la vieille raillerie gauloise, naturelle à notre race,mais longtemps engourdie chez nous par la honte et les douleurs del’esclavage, m’était ainsi qu’à d’autres revenue pour ainsi direavec notre liberté… Ainsi les réflexions que tu verras parfois seproduire au moment où la mort me menaçait étaient sincères, et parsuite de ma disposition d’esprit et de ma foi dans cette croyancede nos pères, que l’homme ne meurt jamais… et qu’en quittant cemonde-ci va revivre ailleurs…)
Porté sur les épaules des quatre guerriersnoirs, je traversai donc une partie du camp des Franks ; cecamp immense, mais établi sans aucun ordre, se composait de tentespour les chefs, et de tentes pour les soldats ; c’était unesorte de ville sauvage et gigantesque : çà et là, on voyaitleurs innombrables chariots de guerre, abrités derrière desretranchements construits en terre et renforcés de troncsd’arbres ; selon l’usage de ces barbares, leurs infatigablespetits chevaux maigres, au poil rude, hérissé, ayant un licou decorde pour bride, étaient attachés aux roues des chariots ou arbresdont ils rongeaient l’écorce… Les Franks, à peine vêtus de quelquespeaux de bêtes, la barbe et les cheveux graissés de suif, offraientun aspect repoussant, stupide et féroce : les uns s’étendaientaux chauds rayons de ce soleil qu’ils venaient chercher du fond deleurs sombres et froides forêts ; d’autres trouvaient unpasse-temps à chercher la vermine sur leur corps velu, car cesbarbares croupissaient dans une telle fange, que, bien qu’ilsfussent campés en plein air, leur rassemblement exhalait une odeurinfecte.
À l’aspect de ces hordes indisciplinées, malarmées, mais innombrables, et se recrutant incessamment denouvelles peuplades, émigrant en masse des pays glacés du Nord pourvenir fondre sur notre fertile et riante Gaule, comme sur uneproie, je songeais, malgré moi, à quelques mots de sinistreprédiction échappés à Victoria ; mais bientôt je prenais engrand mépris ces barbares qui, trois ou quatre fois supérieurs ennombre à notre armée, n’avaient jamais pu, depuis plusieurs années,et malgré de sanglantes batailles, envahir notre sol, et s’étaienttoujours vus repoussés au delà du Rhin, notre frontièrenaturelle.
En traversant une partie de ces campements,porté sur les épaules des quatre guerriers noirs, je fus poursuivid’injures, de menaces et de cris de mort par les Franks qui mevoyaient passer ; plusieurs fois l’escorte dont j’étaisaccompagné fut obligée, d’après l’ordre de Riowag, de faire usagede ses armes pour m’empêcher d’être massacré. Nous sommes ainsiarrivés à peu de distance d’un bois épais. Je remarquai, enpassant, une hutte plus grande et plus soigneusement construite queles autres, devant laquelle était plantée une bannière jaune etrouge. Un grand nombre de cavaliers vêtus de peaux d’ours, les unsen selle, les autres à pied à côté de leurs chevaux, et appuyés surleurs longues lances, postés autour de cette habitation,annonçaient qu’un des chefs importants de leurs hordes l’occupait.J’essayai encore de persuader à Riowag, qui marchait à mes côtés,toujours grave et silencieux, de me conduire d’abord auprès decelui des chefs dont j’apercevais la bannière, après quoi l’onpourrait ensuite me tuer ; mes instances ont été vaines, etnous sommes entrés dans un bois touffu, puis arrivés au milieud’une grande clairière. J’ai vu à quelque distance de moi l’entréed’une grotte naturelle, formée de gros blocs de roche grise, entrelesquels avaient poussé, çà et là, des sapins et des châtaigniersgigantesques ; une source d’eau vive, filtrant parmi lespierres, tombait dans une sorte de bassin naturel. Non loin decette caverne se trouvait une cuve d’airain étroite, et de lalongueur d’un homme ; un réseau de chaînes de fer garnissaitl’orifice de cette infernale chaudière ; elles servaient sansdoute à y maintenir la victime que l’on y mettait bouillir vivante.Quatre grosses pierres supportaient cette cuve, au-dessous delaquelle on avait préparé un amas de broussailles et de grosbois ; des os humains blanchis, et dispersés sur le sol,donnaient à ce lieu l’aspect d’un charnier. Enfin, au milieu de laclairière s’élevait une statue colossale à trois têtes, presqueinforme, taillée grossièrement à coups de hache dans un troncd’arbre énorme et d’un aspect repoussant.
Riowag fit signe aux quatre guerriers noirsqui me portaient sur leurs épaules de s’arrêter au pied de lastatue, et il entra seul dans la grotte, pendant que les hommes demon escorte criaient :
– Elwig ! Elwig !…
– Elwig ! prêtresse des dieuxinfernaux !
– Réjouis-toi, Elwig, nous t’apportons dequoi remplir ta chaudière !
– Tu nous diras tes augures !
– Et tu nous apprendras si la terre desGaules ne sera pas bientôt la nôtre !
Après une assez longue attente, la prêtresse,suivie de Riowag, apparut au dehors de la caverne.
Je m’attendais à voir quelque hideuse vieille,je me trompais : Elwig était jeune, grande et d’une sorte debeauté sauvage ; ses yeux gris, surmontés d’épais sourcilsnaturellement roux, de même nuance que ses cheveux, étincelaientcomme l’acier du long couteau dont elle était armée ; son nezen bec d’aigle, son front élevé, lui donnaient une physionomieimposante et farouche. Elle était vêtue d’une longue tunique decouleur sombre ; son cou et ses bras nus étaient surchargés degrossiers colliers et de bracelets de cuivre, qui, dans sa marche,bruissaient, choqués les uns contre les autres, et sur lesquels, ens’approchant de moi, elle jeta plusieurs fois un regard decoquetterie sauvage. Sur son épaisse et longue chevelure rousse,éparse autour de ses épaules, elle portait une espèce de chaperonécarlate, ridiculement imité de la charmante coiffure que lesfemmes gauloises avaient adoptée. Enfin, je crus remarquer (je neme trompais pas) chez cette étrange créature ce mélange de hauteuret de vanité puérile particulier aux peuples barbares.
Riowag, debout à quelques pas d’elle, semblaitla contempler avec admiration ; malgré sa couleur noire et lestatouages rouges sous lesquels son visage disparaissait, ses traitsme parurent exprimer un violent amour, et ses yeux brillèrent dejoie lorsque, par deux fois, Elwig, me désignant du geste, seretourna vers son amant, le sourire aux lèvres, pour le remerciersans doute de sa sanglante offrande. Je remarquai aussi sur lesbras nus de cette infernale prêtresse deux tatouages ; ils merappelèrent un souvenir de guerre.
L’un de ces tatouages représentait deuxserres d’oiseau de proie ; l’autre, un serpentrouge.
Elwig, tournant et retournant son couteau danssa main, attachait sur moi ses grands yeux gris avec unesatisfaction féroce, tandis que les guerriers noirs lacontemplaient d’un air de crainte superstitieuse…
– Femme, – dis-je à la prêtresse, – jesuis venu ici sans armes, le rameau de paix à la main, apportant unmessage aux grands chefs de vos hordes… On m’a saisi et garrotté…Je suis en ton pouvoir… tue-moi, si tu le veux… mais auparavant,fais que je parle à l’un de vos chefs… cet entretien importe autantaux Franks qu’aux Gaulois, car c’est Victorin et sa mère Victoriala Grande qui m’ont envoyé ici.
– Tu es envoyé ici par Victoria ?s’écria la prêtresse d’un air singulier, – Victoria que l’on dit sibelle ?
– Oui.
Elwig réfléchit, et après un assez longsilence, elle leva les bras au-dessus de sa tête, brandit soncouteau en prononçant je ne sais quelles mystérieuses paroles d’unton à la fois menaçant et inspiré ; puis elle fit signe à ceuxqui m’avaient amené de s’éloigner.
Tous obéirent et se dirigèrent lentement versla lisière du bois dont était entourée la clairière.
Riowag resta seul, à quelques pas de laprêtresse. Se tournant alors vers lui, elle désigna d’un gesteimpérieux le bois où avaient disparu les autres guerriers noirs. Lechef n’obéissant pas à cet ordre, elle éleva la voix et redoublason geste en disant :
– Riowag !
Il insistait encore, tendant vers elle sesmains suppliantes ; Elwig répéta d’une voix presquemenaçante :
– Riowag ! Riowag !
Le chef n’insista plus et disparut aussi dansle bois, sans pouvoir contenir un mouvement de colère.
Je restai seul avec la prêtresse, toujoursgarrottée, et couché au pied de la statue des divinités infernales.Elwig s’accroupit alors sur ses talons près de moi, etreprit :
– Tu es envoyé par Victoria pour parleraux chefs des Franks ?
– Je te l’ai déjà dit.
– Tu es l’un des officiers deVictoria ?
– Je suis l’un de ses soldats.
– Elle t’affectionne ?
– C’est ma sœur de lait, je suis pourelle un frère.
Ces mots parurent faire de nouveau réfléchirElwig ; elle garda encore le silence, puis continua :
– Victoria regrettera ta mort ?
– Comme on regrette la mort d’unserviteur fidèle.
– Elle donnerait beaucoup pour te sauverla vie ?
– Est-ce une rançon que tuveux ?
Elwig se tut encore, et me dit avec un mélanged’embarras et d’astuce dont je fus frappé :
– Que Victoria vienne demander ta vie àmon frère, il la lui accordera ; mais, écoute… On dit Victoriatrès-belle, les belles femmes aiment à se parer de ces magnifiquesbijoux gaulois si renommés… Victoria doit avoir de superbesparures, puisqu’elle est la mère du chef des chefs de ton pays…Dis-lui qu’elle se couvre de ses plus riches ornements, celaréjouira les yeux de mon frère… Il en sera plus clément etaccordera ta vie à Victoria.
Je crus dès lors deviner le piège que metendait la prêtresse de l’enfer, avec cette ruse grossièrenaturelle aux sauvages ; voulant m’en assurer je lui dis, sansrépondre à ses dernières paroles :
– Ton frère est donc un puissantchef ?
– Il est plus que chef ! – merépondit orgueilleusement Elwig ; il est ROI !
– Nous aussi, du temps de notre barbarie,nous avons eu des rois ; et ton frère, comments’appelle-t-il ?
– Néroweg, surnommé l’Aigleterrible.
– Tu as sur les bras deux figuresreprésentant un serpent rouge et deux serres d’oiseau deproie : pourquoi cela ?
– Les pères de nos pères ont toujours,dans notre famille de rois, porté ces signes des vaillants et dessubtils : les serres de l’aigle, c’est lavaillance ; le serpent, c’est la subtilité… Maisassez parlé de mon frère, – ajouta Elwig avec une sombreimpatience, car cet entretien semblait lui peser ; – veux-tu,oui ou non, engager Victoria à venir ici ?
– Un mot encore sur ton royal frère… Neporte-t-il pas au front les deux mêmes signes que tu portes sur lesbras ?
– Oui, – reprit-elle avec une impatiencecroissante, – oui, mon frère porte une serre d’aigle bleueau-dessus de chaque sourcil, et le serpent rouge en bandeau sur lefront, parce que les rois portent un bandeau… Mais assez parlé deNéroweg… assez…
Et je crus voir sur les traits d’Elwig unressentiment de haine à peine dissimulé en prononçant le nom de sonfrère ; elle continua :
– Si tu ne veux pas mourir, écris àVictoria de venir dans notre camp parée de ses plus magnifiquesbijoux. Elle se rendra seule dans un lieu que je te dirai… unendroit écarté que je connais… et moi-même je la conduirai auprèsde mon frère, afin qu’elle obtienne ta grâce…
– Victoria venir seule dans cecamp ?… J’y suis venu, moi, comptant sur la franchise de latrêve… le rameau de paix à la main, et l’on a tué un de mescompagnons ; un autre a été blessé, puis l’on m’a livré à toigarrotté, pour être mis à mort…
– Victoria pourra se faire accompagnerd’une petite escorte.
– Qui serait massacrée par tesgens !… L’embûche est trop grossière.
– Tu veux donc mourir ! – s’écria laprêtresse en grinçant les dents de rage et me menaçant de soncouteau ; – on va rallumer le foyer de la chaudière… Je teferai plonger vivant dans l’eau magique, et tu y bouilliras jusqu’àla mort… Une dernière fois, choisis… Ou tu vas mourir dans lessupplices, ou tu vas écrire à Victoria de se rendre au camp paréede ses plus riches ornements… Choisis !… – ajouta-t-elle dansun redoublement de rage, en me menaçant encore de soncouteau ; – choisis… ou tu vas mourir.
Je savais qu’il n’était pas de race pluspillarde, plus cupide, plus vaniteuse, que cette maudite racefranque… Je remarquai que les grands yeux gris d’Elwig étincelaientde convoitise chaque fois qu’elle me parlait des magnifiquesparures que, selon elle, devait posséder la mère des camps.L’accoutrement ridicule de la prêtresse, la profusion d’ornementssans valeur dont elle se couvrait avec une coquetterie sauvage,pour plaire sans doute à Riowag, le chef des guerriers noirs ;et surtout la persistance qu’elle mettait à me demander queVictoria se rendît au camp couverte de riches ornements ; toutme donnait à penser qu’Elwig voulait attirer ma sœur de lait dansun piège pour l’égorger et lui voler ses bijoux. Cette embûchegrossière ne faisait pas honneur à l’invention de l’infernaleprêtresse ; mais sa vaniteuse cupidité pouvait meservir ; je lui répondis d’un air indifférent :
– Femme, tu veux me tuer si je n’engagepas Victoria à venir ici ? Tue-moi donc… fais bouillir machair et mes os… tu y perdras plus que tu ne sais, puisque tu es lasœur de Néroweg, l’Aigle terrible, un des plus grands rois de voshordes !…
– Que perdrai-je ?
– De magnifiques paruresgauloises !
– Des parures… Quelles parures ? –s’écria Elwig d’un air de doute, quoique ses yeux brillassent plusque jamais de convoitise. – De quelles paruresparles-tu ?…
– Crois-tu que Victoria la Grande, enenvoyant ici son frère de lait porter un message aux rois desFranks, ne leur ait pas envoyé, en gage de trêve, de richesprésents pour leurs femmes et leurs sœurs, qui les ont accompagnésou qui sont restées en Germanie ?…
Elwig bondit sur ses talons, se releva d’unsaut, jeta son couteau, frappa dans ses mains, poussa des éclats derire presque insensés, puis s’accroupit de nouveau près de moi, medisant d’une voix entrecoupée, haletante :
– Des présents ? tu apportes desprésents ?… Quels sont-ils ? Où sont-ils ?…
– Oui, j’apporte des présents capablesd’éblouir une impératrice : colliers d’or ornésd’escarboucles, pendants d’oreilles de perles et de rubis,bracelets, ceintures et couronnes d’or, si chargés de pierreries,qu’ils resplendissent de tous les feux de l’arc-en-ciel… Ceschefs-d’œuvre de nos plus habiles orfèvres gaulois… je lesapportais en présent… et puisque ton frère Néroweg, l’Aigleterrible, est le plus puissant roi de vos hordes, tu aurais eu laplus grosse part de ces richesses…
Elwig m’avait écouté la bouche béante, lesmains jointes, sans chercher à cacher l’admiration et l’effrénéecupidité que lui causait l’énumération de ces trésors… Mais soudainses traits prirent une expression de doute et de courroux… Elleramassa son couteau, et le levant sur moi, elle s’écria :
– Tu mens ou tu railles !… Cestrésors, où sont ils ?
– En sûreté… Sage a été maprécaution ; car j’aurais été tué et dépouillé sans avoiraccompli les ordres de Victoria et de son fils.
– Où les as-tu mis en sûreté, cestrésors ?
– Ils sont restés dans la barque qui m’aamené ici… mes compagnons ont regagné le large et se sont ancrésdans les eaux du Rhin, hors de portée des flèches de tes gens.
– Il y a les barques du radeau à l’autreextrémité du camp, je vais faire poursuivre tes compagnons… j’auraites trésors !
– Erreur… Mes compagnons, voyant au loins’avancer vers eux des bateaux ennemis, se défieront, et comme ilsont une longue avance, ils regagneront sans danger l’autre rive duRhin… Tel sera le fruit de la trahison des tiens envers moi…Allons, femme, fais-moi bouillir pour tes augures infernaux !…Mes os, blanchis dans ta chaudière, se changeront peut-être par tamagie en parures magnifiques !…
– Mais ces trésors, – reprit Elwigluttant contre ses dernières défiances, – ces trésors, puisque tune les avais pas apportés avec toi, quand les aurais-tu donnés auxrois de nos hordes ?
– En les quittant ; je croyais êtreaccueilli et reconduit par eux en envoyé de paix… Alors mescompagnons auraient abordé au rivage pour venir me chercher ;j’aurais pris dans la barque les présents pour les distribuer auxrois au nom de Victoria et de son fils.
La prêtresse me regarda encore pendantquelques instants d’un air sombre, paraissant céder tour à tour àla méfiance et à la cupidité. Enfin, vaincue sans doute par cedernier sentiment, elle se leva et appela d’une voix forte, et parun nom bizarre, une personne jusqu’alors invisible.
Presque aussitôt sortit de la caverne unehideuse vieille à cheveux gris, vêtue d’une robe souillée de sang,car elle aidait sans doute la prêtresse dans ses horriblessacrifices. Elle échangea quelques mots à voix basse avec Elwig, etdisparut dans le bois où s’étaient retirés les guerriers noirs.
La prêtresse, s’accroupissant de nouveau prèsde moi, me dit d’une voix basse et sourde :
– Tu veux entretenir mon frère le roiNéroweg, l’Aigle terrible… Je l’envoie chercher… il va venir ;mais tu ne lui parleras pas de ces trésors.
– Pourquoi ?
– Il les garderait…
– Quoi… lui, ton frère, ne partageraitpas les richesses avec toi, sa sœur !…
Un sourire amer contracta les lèvresd’Elwig ; elle reprit :
– Mon frère a failli m’abattre le brasd’un coup de hache parce que j’ai voulu toucher à une part de sonbutin…
– Est-ce ainsi que frères et sœurs setraitent parmi les Franks ?
– Chez les Franks, – répondit Elwig d’unair de plus en plus sinistre, – le guerrier a pour premièresesclaves sa mère, sa sœur et ses femmes…
– Ses femmes ?… En ont-ils doncplusieurs ?…
– Toutes celles qu’ils peuvent enlever etnourrir… de même qu’ils ont autant de chevaux qu’ils en peuventnourrir…
– Quoi ! une sainte et éternelleunion n’attache pas, comme chez nous, l’époux à la mère de sesenfants ?… Quoi ! sœurs, femmes, sont esclaves ?…Bénie des dieux est la Gaule ! mon pays, où nos mères et nosépouses, vénérées de tous, siègent fièrement dans les conseils dela nation, et font prévaloir leurs avis, souvent plus sages quecelui de leurs maris et de leurs fils…
Elwig, palpitante de cupidité, ne répondit pasà mes paroles, et reprit :
– De ces trésors tu ne parleras donc pasà Néroweg ; il les garderait pour lui… Tu attendras la nuitpour quitter le camp… Je te dirai la route ; jet’accompagnerai, tu me donneras tous les présents, à moi seule… àmoi seule !…
Et, poussant de nouveau des éclats de rired’une joie presque insensée, elle ajouta :
– Bracelets d’or ! colliers deperles ! boucles d’oreilles de rubis ! diadèmes depierreries !… Je serai belle comme une impératrice !…oh ! je serai très-belle aux yeux de Riowag !…
Puis, jetant un regard de mépris sur sesgrossiers bracelets de cuivre, qu’elle fit bruire en secouant sesbras, elle répéta :
– Je serai très-belle aux yeux deRiowag !…
– Femme, – lui dis-je, – ton avis estprudent ; il faudra attendre la nuit pour quitter tous deux lecamp et regagner le rivage !…
Puis, voulant mettre davantage Elwig enconfiance avec moi en paraissant m’intéresser à sa vaniteusecupidité, j’ajoutai :
– Mais si ton frère te voit parée de cesmagnifiques bijoux, il te les prendra… peut-être ?…
– Non, – me répondit-elle d’un airétrange et sinistre, – non, il ne me les prendra pas…
– Si Néroweg, l’Aigle terrible, est aussiviolent que tu le dis, s’il a failli une fois t’abattre le braspour avoir voulu toucher à sa part du butin, – lui dis-je surprisde sa réponse, et voulant pénétrer le fond de sa pensée, – quiempêchera ton frère de s’emparer de ces parures ?
Elle me montra son large couteau avec uneexpression de férocité froide qui me fit tressaillir, et medit :
– Quand j’aurai le trésor… cette nuit,j’entrerai dans la hutte de mon frère… je partagerai son lit, commed’habitude… et pendant qu’il dormira, moi, vois-tu, je letuerai…
– Ton frère ! – m’écriai-je enfrémissant, et croyant à peine à ce que j’entendais, quoique lerécit de l’épouvantable dissolution des mœurs des Franks ne fût pasnouveau pour moi. – Ton frère !… tu partages sonlit ?…
La prêtresse ne parut pas surprise de monétonnement, et me répondit d’un air sombre :
– Je partage le lit de mon frère depuisqu’il m’a fait violence… C’est le sort de presque toutes les sœursdes rois franks qui les suivent à la guerre… Ne t’ai-je pas dit queleurs sœurs, leurs mères et leurs filles étaient les premièresesclaves de nos maîtres ? Et quelle est l’esclave qui, de gréou de force, ne partage pas le coucher de son maître ? Monpère a fait violence à sa mère, qui était belle encore… et, unjour, me poursuivant, il a…
– Tais-toi, femme !… – m’écriai-jeen l’interrompant, – tais-toi ! tes monstrueuses parolesattireraient sur nous la foudre des cieux !…
Et, sans pouvoir ajouter un mot, je contemplaicette créature avec horreur… Ce mélange de débauche, de cupidité,de barbarie et de confiance stupide, puisque Elwig s’ouvrait à moi,qu’elle voyait pour la première fois, à moi, un ennemi, sur lefratricide qu’elle voulait commettre… ce fraticide, précédé del’inceste, subi par cette prêtresse d’un culte sanglant, quipartageait le lit de son frère et se donnait à un autre homme… toutcela m’épouvantait, quoique j’eusse entendu, je le répète, souventparler des abominables mœurs de ces barbares dissolus etféroces.
Elwig ne semblait pas se douter de la cause demon silence et du dégoût qu’elle m’inspirait ; elle murmuraitquelques paroles inintelligibles en comptant les bracelets decuivre dont ses bras étaient chargés ; après quoi elle me ditd’un air pensif :
– Aurai-je bien neuf beaux bracelets depierreries pour remplacer ceux-ci ?… Tous tiendront-ils dansun petit sac que je cacherai sous ma robe en revenant à la hutte duroi mon frère pour le tuer pendant son sommeil ?
Cette férocité froide, et pour ainsi direnaïve, redoubla l’aversion que m’inspirait cette créature. Jegardai le silence ; alors elle s’écria :
– Tu ne me réponds pas au sujet de cesbijoux ? Fais-tu le muet ?
Puis, paraissant frappée d’une idée subite,elle ajouta :
– Et j’ai parlé !… S’il allait toutdire à Néroweg !… Il me tuerait, moi et Riowag… La pensée deces trésors m’a rendue folle !
Et elle se mit à appeler de nouveau, en setournant vers la caverne.
Une seconde vieille, non moins hideuse que lapremière, accourut tenant en main un os de bœuf où pendait unlambeau de chair à demi cuite qu’elle rongeait.
– Accours ici, – lui dit la prêtresse, –et laisse là ton os.
La vieille obéit à regret et en grondant,ainsi qu’un chien à qui l’on ôte sa proie, déposa l’os sur l’unedes pierres saillantes de l’entrée de la grotte, et s’approcha ens’essuyant les lèvres.
– Fais du feu sous la cuve d’airain, –dit la prêtresse à la vieille.
Celle-ci retourna dans la caverne, en rapportad’une main quelques brandons enflammés. Bientôt un ardent brasierbrûla sous la chaudière.
– Maintenant, – dit Elwig à la vieille enme montrant, étendu que j’étais toujours à terre, aux pieds de ladivinité infernale, les mains liées derrière le dos et les jambesattachées ; – maintenant, agenouille-toi sur lui.
Je ne pouvais faire un mouvement ; lahideuse vieille se mit à genoux sur la cuirasse dont ma poitrineétait couverte, et dit à la prêtresse :
– Que faut-il faire ?
– Tiens-lui la langue… je la luicouperai.
Je compris alors qu’Elwig, d’abord entraînée àde dangereuse confidences par sa sauvage convoitise, se reprochantd’avoir inconsidérément parlé de ses horribles amours et de sesprojets fratricides, ne trouvait pas de meilleur moyen de me forcerau silence envers son frère qu’en me coupant la langue. Je crus ceprojet facile à concevoir, mais difficile à exécuter, car je serrailes dents de toutes mes forces.
– Serre lui le cou, – dit Elwig à lavieille ; – il ouvrira la bouche, tirera la langue, et je lacouperai.
La vieille, toujours agenouillée sur macuirasse, se pencha si près de moi, que son hideux visage touchaitpresque le mien. De dégoût je fermai les yeux ; bientôt jesentis les doigts crochus et nerveux de la suivante de la prêtresseme serrer la gorge. Pendant quelques instants, je luttai contre lasuffocation et ne desserrai pas les dents ; mais enfin, selonqu’Elwig l’avait prévu, je me sentis prêt à étouffer et j’ouvrismalgré moi la bouche. Elwig y plongea aussitôt ses doigts poursaisir ma langue. Je les mordis si cruellement, qu’elle les retiraen poussant un cri de douleur. À ce cri, je vis sortir du bois, oùils s’étaient retirés par ordre de la prêtresse, les guerriersnoirs et Riowag. Celui-ci accourait ; mais il s’arrêta indécisà la vue d’une troupe de Franks arrivant du côté opposé et entrantdans la clairière ; l’un de ces derniers venus criait d’unevoix rauque et impérieuse :
– Elwig !
– Le roi mon frère ! – murmura laprêtresse, toujours agenouillée près de moi.
Et elle me parut chercher son couteau, tombé àterre pendant notre lutte d’un moment.
– Ne crains rien… je serai muet… Tu aurasle trésor pour toi seule, – dis-je tout bas à Elwig, de crainte quedans sa terreur elle ne me tuât. J’espérais, à tout hasard,m’assurer son appui et me ménager les moyens de fuir en flattant sacupidité.
Soit qu’Elwig crût à ma parole, soit que laprésence de son frère l’empêchât de m’égorger, elle me jeta unregard significatif, et resta agenouillée à mes côtés, la têtepenchée sur sa poitrine d’un air méditatif ; la vieille,s’étant relevée, ne pesait plus sur ma cuirasse ; je pusrespirer librement, et je vis l’Aigle terrible debout, à deux pasde moi, escorté de quelques autres ROIS franks, comme s’appellentces chefs de pillards.
Néroweg était d’une taille colossale ; sabarbe, grâce à l’usage de l’eau de chaux, était devenue d’un rougede cuivre, ainsi que ses cheveux graissés et relevés autour de sonfront ; nouée par une tresse de cuir, au sommet de sa tête,cette chevelure retombait derrière ses épaules, comme la crinièred’un casque ; au-dessus de chacun de ses épais sourcils roux,je vis une serre d’aigle tatouée en bleu, tandis qu’un autretatouage écarlate, représentant les ondulations d’un serpent,ceignait son front ; sa joue gauche était aussi recouverted’un tatouage rouge et bleu, composé de raies transversales ;mais sur la joue droite, ce sauvage ornement disparaissait presqueentièrement dans la profondeur d’une cicatrice commençantau-dessous de l’œil et allant se perdre dans sa barbe hérissée. Delourdes plaques d’or grossièrement travaillées, attachées à sesoreilles, les distendaient et tombaient sur ses épaules ; ungros collier d’argent faisait deux ou trois fois le tour de son couet tombait jusque sur sa poitrine demi-nue. Il avait pour vêtement,par-dessus sa tunique de toile, presque noire, tant elle étaitmalpropre, une casaque de peau de bête. Ses chausses, de mêmeétoffe et de même saleté que sa tunique, la rejoignaient et yétaient assujetties par un large ceinturon de cuir où pendaient,d’un côté, une longue épée, de l’autre une hache de pierretranchante ; de larges bandes de peau tannée (de peau humainepeut-être) se croisaient sur ses chausses, depuis le cou-de-piedjusqu’au-dessus du genou ; il s’appuyait sur une demi-piquearmée d’un fer aigu. Les autres rois qui accompagnaient Nérowegétaient à peu près tatoués, vêtus et armés comme lui ; tousavaient les traits empreints d’une gravité farouche.
Elwig, toujours agenouillée silencieusementprès de moi, avait jusqu’alors caché ma figure à Néroweg. Il touchabrutalement, du bout du manche de sa pique, les épaules de sa sœur,et lui dit durement :
– Pourquoi m’as-tu envoyé quérir avant defaire bouillir pour tes augures ce chien gaulois… dont mesécorcheurs voulaient me donner la peau ?
– L’heure n’est pas propice, – reprit laprêtresse d’un ton mystérieux et saccadé ; – l’heure de lanuit… de la nuit noire, vaut mieux pour sacrifier aux dieuxinfernaux… Ce Gaulois dit avoir été chargé d’un message pour toi, ôpuissant roi ! par Victoria et par son fils.
Néroweg s’approcha davantage et me regardad’abord avec une dédaigneuse indifférence ; puis, m’examinantplus attentivement, et se baissant pour mieux m’envisager, sestraits prirent soudain une expression de haine et de ragetriomphante, et il s’écria, comme s’il ne pouvait en croire sesyeux :
– C’est lui !… c’est le cavalier aucheval gris… c’est lui !…
– Tu le connais, – demanda Elwig à sonfrère. – Tu connais ce prisonnier ?…
– Va-t-en ! reprit brusquementNéroweg. Hors d’ici !
Puis, me contemplant de nouveau, ilrépéta :
– C’est lui… le cavalier au chevalgris !…
– L’as-tu donc rencontré à labataille ? – demanda de nouveau Elwig à son frère. –Réponds…
– T’en iras-tu ! – reprit Néroweg enlevant son bâton sur la prêtresse. – J’ai parlé !va-t-en !…
J’avais les yeux, à ce moment, fixés sur legroupe des guerriers noirs ; je vis Riowag, le roi desguerriers noirs, à peine contenu par ses compagnons, porter la mainà son épée, pour venger sans doute l’insulte faite à Elwig parNéroweg.
Mais la prêtresse, loin d’obéir à son frère,et craignant sans doute qu’en son absence je ne parlasse à l’Aigleterrible des projets fratricides de sa sœur incestueuse, et desriches présent de Victoria, s’écria :
– Non… non… je reste ici… Ce prisonnierm’appartient pour mes augures… Je ne m’éloigne pas de lui… je legarde…
Néroweg, pour toute réponse, asséna plusieurscoups du manche de sa pique sur le dos d’Elwig ; puis il fitun signe, et plusieurs hommes de ceux dont il était accompagnérepoussèrent violemment la prêtresse, ainsi que les deux vieilles,dans la caverne, dont ils gardèrent l’issue l’épée à la main.
Il fallut que les guerriers noirs quientouraient leur roi Riowag fissent de grands efforts pourl’empêcher de se précipiter, l’épée à la main, sur l’Aigleterrible ; mais, celui-ci, ne songeant qu’à moi, ne s’aperçutpas de la fureur de son rival, et me dit d’une voix tremblante decolère, en me crossant du pied :
– Me reconnais-tu, chien ?
– Je te reconnais…
– Cette blessure, – reprit Néroweg enportant son doigt à la profonde cicatrice dont sa joue étaitsillonnée, – cette blessure, la reconnais-tu ?
– Oui, c’est mon œuvre… Je t’ai combattuen soldat…
– Tu mens !… tu m’as combattu enlâche… deux contre un…
– Tu attaquais avec furie le fils deVictoria, la grande ; il était déjà blessé… sa main pouvait àpeine soutenir son épée… je suis venu à son aide…
– Et tu m’as marqué à la face de tonsabre gaulois… chien…
En disant cela, Néroweg m’asséna plusieurscoups du manche de sa pique, à la grande risée des autres rois.
Je me rappelai mon aïeul Guilhern, enchaînécomme esclave, et supportant avec dignité les lâches et cruelstraitements des Romains, après la bataille de Vannes… Je l’imitai,je dis simplement à Néroweg :
– Tu frappes un soldat désarmé, garrotté,qui, confiant dans la trêve, est venu pacifiquement vers toi… c’estune grande lâcheté !… Tu n’oserais pas lever ton bâton surmoi, si j’étais debout, une épée à la main…
Le chef Frank, se mettant à rire d’un rirecruel et grossier, me répondit :
– Fou est celui qui, pouvant tuer sonennemi désarmé, ne le tue pas… Je voudrais pouvoir te tuer deuxfois… Tu es doublement mon ennemi… Je te hais parce que tu esGaulois ; je te hais parce que ta race possède la Gaule, lepays du soleil, du bon vin et des belles femmes… je te hais parceque tu m’as marqué à la face, et que cette blessure fait ma honteéternelle… Je veux donc te faire tant souffrir, que tes souffrancesvaillent deux morts, mille morts, si je peux… chiengaulois !…
– Le chien gaulois est un noble animal dechasse et de guerre, – lui dis-je ; – le loup frank est unanimal de rapine et de carnage ; mais avant peu les braveschiens gaulois auront chassé de leurs frontières cette bande deloups voraces, sortis des forêts du nord… Prends garde !… Situ refuses d’écouter le message de Victoria la Grande et de sonvaillant fils… prends garde !… Entre le loup frank et le chiengaulois, ce sera une guerre à mort, une guerre d’extermination.
Néroweg, grinçant les dents de rage, saisit àson côté sa hache, et la tenant des deux mains, la leva sur moipour me briser la tête… Je me crus à mon heure dernière ; maisdeux des autres rois arrêtèrent le bras du frère d’Elwig, et ilslui dirent quelques mots à voix basse, qui parurent le calmer. Ilse concerta ensuite avec ses compagnons, et me dit :
– Quel est le message dont tu es chargépar Victoria pour les rois des Franks ?
– Le messager de Victorin et de Victoria,la grande, doit parler debout, sans liens, le front haut… et nonétendu à terre et garrotté comme le bœuf qui attend le couteau duboucher… Fais-moi délivrer de mes liens, et je parlerai… sinon,non !…
– Parle à l’instant… sans condition,chien gaulois !…
– Non !
– Je saurai te faire parler !
– Essaie !
Néroweg dit quelques mots à l’un des autresrois. Celui-ci alla prendre sous la cuve d’airain deux tisonsenflammés ; l’on me saisit par les épaules et par les pieds,afin de m’empêcher de faire un mouvement, tandis que le Frank,plaçant et maintenant les tisons sur le fer de ma cuirasse, yétablissait ainsi une sorte de brasier, aux grands éclats de rirede Néroweg, qui me dit :
– Tu parleras ! ou tu sera grillécomme la tortue dans son écaille.
Le fer de ma cuirasse commençait à s’échauffersous ce brasier, que deux rois franks attisaient de leur souffle.Je souffrais beaucoup et je m’écriai :
– Ah ! Néroweg… Néroweg !…lâche bourreau ! j’endurerais ces tortures avec joie pour metrouver une fois encore face à face avec toi, une bonne épée à lamain, et te marquer à l’autre joue !… Oh ! tu l’as dit…entre nos deux races… haine à mort !…
– Quel est le message de Victoria ?– reprit l’Aigle terrible. – Réponds…
Je restai muet, quoique la douleur devînt pourmoi fort grande… le fer de ma cuirasse s’échauffant de plus en pluset dans toutes ses parties.
– Parleras-tu ? – s’écria de nouveaule chef frank, qui parut étonné de ma constance.
– Je te l’ai dit : le messager deVictoria parle debout et libre ! – ai-je répondu, – sinon,non !…
Soit que le roi frank crût de son intérêt deconnaître le message que j’apportais, soit qu’il se rendît auxobservations de ses compagnons, moins féroces que lui, l’un d’euxdéboucla la mentonnière de mon casque, me l’ôta de dessus la têteet alla le remplir d’eau à la fontaine qui sourdait entre lesroches de la caverne, et versa cette eau fraîche sur ma cuirassebrûlante, elle se refroidit ainsi peu à peu.
– Délivrez-le de ses liens, – ditNéroweg, – mais entourez-le… et qu’il tombe percé de coups s’ilveut tenter de fuir…
Je repris mes forces pendant que l’on ôtaitmes liens, car la douleur m’avait fait presque défaillir. Je bus unpeu d’eau restant au fond de mon casque ; puis je me levai aumilieu des rois franks qui m’entouraient, afin de me couper touteretraite.
Néroweg me dit :
– Quel est ton message ?
– Une trêve a été convenue entre nos deuxarmées… Victoria et son fils m’envoient vous dire ceci :Depuis que vous avez quitté vos forêts du Nord, vous possédez toutle pays d’Allemagne qui s’étend sur la rive gauche du Rhin… Ce solest aussi fertile que celui de la Gaule. Avant votre invasion, ilproduisait tout avec abondance ; vos violences, vos cruautésont fait fuir presque tous ses habitants ; mais le sol resteun sol fertile… Pourquoi ne le cultivez-vous pas, au lieu de nousguerroyer sans cesse et de vivre de rapines ? Est-ce l’amourde batailler qui vous pousse ?… Nous comprenons mieux quepersonne, nous autres Gaulois, cette outre-vaillance, et nous yvoulons bien satisfaire ; envoyez à chaque lune nouvelle,mille, deux mille guerriers d’élite, dans une des grandes îles duRhin, notre frontière commune ; nous enverrons pareil nombrede guerriers ; on se combattra rudement, et selon le bonplaisir de chacun ; mais du moins, vous, Franks, d’un côté duRhin, nous Gaulois, de l’autre, nous pourrons en paix cultiver noschamps, travailler, fabriquer, enrichir nos pays, sans êtreobligés, chose mauvaise, d’avoir toujours un œil sur la frontièreet une épée pendue au manche de la charrue. Si vous refusez ceci,nous vous ferons une guerre d’extermination pour vous chasser denos frontières et vous refouler dans vos forêts ! Lorsqu’onest si voisins, et seulement séparés par un fleuve, il faut êtreamis, ou que l’un des deux peuples détruise l’autre…Choisissez !… J’ai dit, au nom de Victoria la Grande, et deson fils Victorin, j’ai dit !
Néroweg se consulta avec plusieurs des roisdont il était entouré, et me répondit insolemment :
– Le Frank n’est pas de race vile, commela race gauloise, qui cultive la terre et travaille : le Frankaime la bataille ; mais il aime surtout le soleil, le bon vin,les belles armes, les belles étoffes, les coupes d’or et d’argent,les riches colliers, les grandes villes bien bâties, les palaissuperbes à la mode romaine, les jolies femmes gauloises, lesesclaves laborieux et soumis au fouet, qui travaillent pour leursmaîtres, tandis que ceux-ci boivent, chantent, dorment, fontl’amour ou la guerre… Mais dans leur sombre pays du Nord, lesFranks ne trouvent ni bon soleil, ni bon vin, ni belles armes, nibelles étoffes, ni coupes d’or et d’argent, ni grandes villes bienbâties, ni palais superbes, ni jolies femmes gauloises… Tout celase trouve chez vous, chiens gaulois… Nous voulons vous le prendre…oui, nous voulons nous établir dans votre pays fertile… jouir detout ce qu’il renferme, tandis que vous travaillerez pour nous,courbés sous notre forte épée, et que vos femmes, vos filles, vossœurs coucheront dans notre lit, fileront la toile de nos chemiseset les laveront au lavoir… Entends-tu cela, chiengaulois ?
Les autres chefs approuvèrent les paroles deNéroweg par leurs rires et leurs clameurs, et tousrépétèrent :
– Oui… voilà ce que nous voulons…entends-tu cela, chien gaulois ?
– J’entends…, – ai-je répondu ne pouvantm’empêcher de railler cette sauvage insolence. – J’entends… vousvoulez nous conquérir et nous asservir comme l’ont fait pendants untemps les Romains, après que notre race a eu dominé, vaincul’univers durant des siècles… Mais, honnêtes barbares, qui aimeztant le soleil, le bien, le pays et les femmes d’autrui, vousoubliez que les Romains, malgré leur puissance universelle et leursinnombrables armées, ont été forcés par nos armes de nous rendreune à une toutes nos libertés, de sorte qu’à cette heure, lesRomains ne sont plus nos conquérants, mais nos alliés… Or, meshonnêtes barbares, qui aimez tant le soleil, le pays, le bien etles femmes d’autrui, écoutez ceci : Nous autres Gaulois, seulset sans l’alliance romaine, nous vous chasserons de nos frontières,ou nous vous exterminerons jusqu’au dernier, si vous persistez àêtre de mauvais voisins, et à prétendre nous larronner notrevieille Gaule !…
– Oui, larrons nous sommes ! –s’écria Néroweg, – et, par les neiges de la Germanie, nouslarronnerons la Gaule !… Notre armée est quatre fois plusnombreuse que la vôtre ; vous avez à défendre vos palais, vosvilles, vos richesses, vos femmes, votre soleil, votre terrefertile… Nous n’avons, nous, rien à défendre et tout àprendre : nous campons sous nos huttes et nous dormons surl’épaule de nos chevaux ; notre seule richesse est notreépée ; nous n’avons rien à perdre, tout à gagner… Nousgagnerons tout, et nous asservirons ta race, chiengaulois !…
– Va demander aux Romains, dont l’arméeétait plus nombreuse que la tienne, combien la vieille terre desGaules a dévoré de cohortes étrangères ! Les plus grandesbatailles qu’ils aient livrées, ces conquérants du monde, ne leuront pas coûté le quart de soldats que nos pères, esclaves insurgés,ont exterminés à coups de faux et de fourche… Prends garde !prends garde !… quand il défend son sol, son foyer, safamille, sa liberté, bien forte est l’épée du soldat gaulois… bientranchante est la faux, bien lourde est la fourche du paysangaulois !… Prenez garde ! prenez garde ! si vousrestez mauvais voisins, la faux et la fourche gauloises suffirontpour vous chasser dans vos neiges, gens de paresse, de rapine et decarnage, qui voulez jouir du travail, du sol, de la femme et dusoleil d’autrui, de par le vol et le massacre !…
– Et c’est toi, chien gaulois, qui osesparler ainsi ? – s’écria Néroweg en grinçant les dents, – toi,prisonnier ! toi, sous la pointe de nos épées !…
– Le moment me paraît bon, à moi, pourdire ceci.
– Et le moment me paraît bon, à moi, pourte faire souffrir mille morts ! – s’écria le chef frank, nonmoins furieux que ses compagnons. – Oui, tu vas souffrir millemorts… après quoi, ma seule réponse à l’audacieux messager de taVictoria sera de lui envoyer ta tête, et de lui faire dire de mapart, à moi Néroweg, l’Aigle terrible, puisqu’elle est belleencore, ta Victoria la grande, qu’avant que le soleil se soit levésix fois, j’irai la prendre au milieu de son camp, qu’ellepartagera mon lit, et qu’après je la livrerai à mes hommes pourqu’ils s’amusent à leur tour de Victoria, la grande et fièreGauloise.
À cette féroce insolence, dite sur la femmeque je vénérais le plus au monde, j’ai perdu, malgré moi, monsang-froid ; j’étais désarmé, mais j’ai ramassé à mes piedsl’un des tisons alors éteints, dont les Franks s’étaient servispour me torturer. J’ai saisi cette lourde bûche, et j’en ai sirudement frappé Néroweg à la tête, qu’étourdi du coup et faisantdeux pas en arrière, il a trébuché et est tombé sans mouvement,sans connaissance.
Aussitôt dix coups d’épée me frappèrent à lafois ; mais mon casque et ma cuirasse me préservèrent ;car, dans leur aveugle rage, les chefs franks me portèrent auhasard les premières atteintes en criant :
– À mort !
Riowag, le chef des guerriers noirs, Riowagseul ne chercha pas à venger sur moi le coup que j’avais porté àson rival Néroweg ; il profita du tumulte pour entrer dans lacaverne où l’on avait repoussé Elwig ; car les deux chefs,qui, l’épée à la main, gardaient l’issue de cette grotte, étaientaccourus au secours de l’Aigle terrible, renversé à quelques pas delà.
Peu d’instants après que Riowag fut entré dansla grotte, la prêtresse et les deux vieilles se précipitèrent horsde leur repaire, les cheveux en désordre, l’air hagard, les mainslevées au ciel en s’écriant :
– L’heure est venue… le soleil baisse… lanuit approche… à mort à mort, le Gaulois !… Il a frappél’Aigle terrible… À mort ! à mort, le Gaulois !…Garrottez-le !… Nous allons lire les augures dans l’eaumagique où il va bouillir…
– Oui… à mort ! – crièrent lesFranks en se précipitant sur moi, et me chargeant de nouveauxliens. – Qu’il périsse dans un long supplice.
– Les prêtresses du supplice, c’estnous ! – s’écrièrent à la fois Elwig et les deux vieilles, enredoublant de contorsions bizarres qui semblaient peu à peu frapperles chefs franks d’une terreur superstitieuse.
– Ô toi, qui as frappé mon frère, le sangde mon sang ! – s’écriait Elwig en se tordant les bras,poussant des hurlements affreux, et se jetant sur moi avec unefurie feinte ou réelle, je ne savais encore, – les dieux infernauxt’ont livré à moi !… Venez, venez… entraînons-le dans lacaverne, – ajouta-t-elle en s’adressant aux deux vieilles ; –il faut le préparer à la mort par les tortures…
Le trouble jeté au milieu des Franks par lecoup que j’avais porté à Néroweg les empêcha d’abord de s’opposerau dessein d’Elwig et des deux vieilles ; plusieurs chefs mêmese joignirent à elles pour me pousser dans la caverne, tandis qued’autres s’empressaient autour de l’Aigle terrible, étendu à terre,pâle, inanimé, le front sanglant.
– Notre grand chef n’est pas mort, –disaient les uns ; – ses mains sont chaudes et son cœurbat.
– Il faut le transporter dans sahutte.
– S’il meurt, nous tirerons au sort sescinq chevaux noirs et sa belle épée gauloise à poignée d’or.
– Les chevaux et les armes de Nérowegappartiennent au plus ancien chef après lui ! – s’écria l’unde ceux qui soutenaient l’Aigle terrible. – Et ce chef, c’est moi…À moi donc les chevaux et les armes !…
– Tu mens !… – dit celui quisoutenait Néroweg de l’autre côté. – Ses chevaux et ses armesm’appartiennent ; je suis son plus ancien compagnon deguerre ; il m’a dit : Si je meurs, mes armes et meschevaux seront à toi.
– Non ! – crièrent les autres chefs,– non ! tout ce qui vient de Néroweg doit être tiré au sortentre nous.
Du seuil de la caverne, où j’entrais alors, jevis la dispute s’animer : les épées brillèrent et secroisèrent au milieu d’un bruyant tumulte, pendant que Néroweg,toujours inanimé, était abandonné et foulé aux pieds pendant cettelutte ; elle allait devenir sanglante, lorsque Elwig, melaissant aux abords de son repaire, s’élança parmi les combattants,qu’elle s’efforça de séparer, en criant d’une voixéclatante :
– Honte et malheur aux lâches qui sedisputent les dépouilles celui qui n’est ni mort ni vengé !…Honte et malheur aux lâches qui se disputent les dépouilles dufrère devant sa sœur !… Honte et malheur aux impies quitroublent le repos des lieux consacrés aux dieuxinfernaux !
Puis, l’air inspiré, terrible, elle se dressade toute sa hauteur, leva ses mains fermées au-dessus de sa tête ens’écriant :
– J’ai les deux mains remplies demalheurs redoutables… Faut-il que je les ouvre sur vous ?…Tremblez ! tremblez !…
À cette menace, les barbares effrayéscourbèrent involontairement la tête, comme s’ils eussent craintd’être atteints par ces mystérieux malheurs, qui allaients’échapper des mains de la prêtresse. Ils remirent leurs épées dansle fourreau : un grand silence se fit.
– Emportez l’Aigle terrible dans sahutte, – dit alors Elwig, – la sœur va accompagner son frèreblessé… le prisonnier gaulois sera gardé dans cette caverne parMap et Mob, qui m’aident aux sacrifices… Deuxd’entre vous resteront à l’entrée de la caverne, l’épée à la main…La nuit approche… quand elle sera venue, Elwig reviendra ici avecNéroweg… Le supplice du prisonnier commencera, et je lirai lesaugures dans les eaux magiques où il doit bouillir jusqu’à lamort !…
Mon dernier espoir m’abandonna : Elwig,devant revenir avec son frère, renonçait sans doute au dessein quelui avait inspiré sa cupidité, dessein où je voyais mon salut…J’étais solidement garrotté, les mains fixées derrière le dos, unceinturon enlaçant mes jambes me permettait à peine de marcher àtrès-petits pas. Je suivis les deux vieilles dans la grotte, dontl’entrée fut gardée par plusieurs chefs armés. Plus j’avançais dansl’intérieur de ce souterrain, plus il devenait obscur. Après avoirainsi assez longtemps marché sous la conduite des deux vieilles,l’une d’elles me dit :
– Couche-toi à terre si tu veux ; lesoleil a disparu ; je vais, avec ma compagne, en attendant leretour d’Elwig, entretenir le feu sous la chaudière… tu n’attendraspas beaucoup.
Les vieilles me quittèrent… je restaiseul.
Je voyais au loin l’entrée de la cavernedevenir de plus en plus sombre, à mesure que le crépuscule faisaitplace à la nuit. Bientôt, de ce côté, les ténèbres furentcomplètes ; seulement, de temps à autre, le feu avivé par lesvieilles sous la cuve d’airain jetait dans la nuit noire desclartés rougeâtres, qui venaient mourir au seuil de la grotte.
J’essayai de rompre mes liens ; une foisles jambes et les mains libres, j’aurais tenté de désarmer l’un desFranks, gardiens de l’antre, et l’épée à la main, protégé parl’obscurité, je me serais dirigé vers les bords du Rhin, guidé parle bruit des grandes eaux du fleuve. Peut-être Douarnek, malgré mesordres, ne se serait-il pas encore éloigné de la rive pour regagnernotre camp ; mais, malgré mes efforts, je ne pus rompre lescordes d’arc et les ceinturons dont j’étais garrotté. Déjà unesourde et croissante rumeur m’annonçait qu’un grand nombre d’hommesarrivaient et se rassemblaient aux abords de la caverne, sans douteafin d’assister à mon supplice et d’entendre les augures de laprêtresse.
Je crus n’avoir plus qu’à me résigner à monsort ; je donnai une dernière pensée à ma femme et à monenfant, à Victorin et à Victoria.
Soudain, au milieu des ténèbres dont j’étaisentouré, j’entendis, à deux pas derrière moi, la voix d’Elwig. Jetressaillis de surprise ; j’étais certain qu’elle n’étaitpoint venue par l’entrée de la caverne.
– Suis-moi, – me dit-elle.
Et en même temps sa main brûlante saisit lamienne.
– Comment es-tu ici ? – lui dis-jestupéfait, en renaissant à l’espérance et m’efforçant demarcher.
– La caverne a deux issues, – réponditElwig : – l’une d’elles est secrète et connue de moi seule…c’est par là que je viens d’arriver jusqu’à toi, tandis que lesrois m’attendent autour de la chaudière… Viens ! viens !…conduis-moi à la barque où est le trésor !
– J’ai les jambes liées, – lui dis-je, –je peux à peine mettre un pied devant l’autre.
Elwig ne répondit rien ; mais je sentisqu’à l’aide de son couteau elle tranchait le cuir des ceinturons etles cordes d’arc qui me garrottaient aux coudes et aux jambes…J’étais libre…
– Et ton frère, lui dis-je en marchantsur ses pas, – est-il revenu à lui ?
– Néroweg est encore à demi étourdi,comme le bœuf mal atteint par l’assommoir… Il attend dans sa huttele moment de ton supplice. Je dois aller lui annoncer l’heure desaugures ; il veut te voir longtemps souffrir… Viens,viens !…
– L’obscurité est si grande que je nevois pas devant moi.
– Donne-moi ta main.
– Si ton frère, lassé d’attendre, – luidis-je en me laissant conduire, – entre avec les chefs dans cettecaverne par l’autre issue, et qu’ils ne trouvent ici ni toi ni moi,ne se mettront-ils pas à notre poursuite ?
– Moi seule connais cette issuesecrète : mon frère et les chefs croiront, en ne nous trouvantplus ici, que je t’ai fait descendre chez les dieux infernaux… Ilsme craindront davantage… Viens, viens !…
Pendant qu’Elwig me parlait ainsi, je lasuivais à travers un chemin si étroit, que je sentais de chaquecôté les parois des roches… Puis ce sentier sembla s’enfoncer dansles entrailles de la terre ; ensuite il devint, au contraire,si rude à gravir pour mes jambes encore engourdies par la violentepression de mes liens, que j’avais peine à suivre les pasprécipités de la prêtresse. Bientôt un courant d’air frais mefrappa au visage : je supposai que nous allions bientôt sortirde ce souterrain.
– Cette nuit, lorsque j’aurai eu tué monfrère, pour me venger de ses outrages et de ses violences, – me ditElwig d’une voix brève, haletante, – je fuirai avec un roi quej’aime… Il nous attend au dehors de cette caverne. Ce chef estrobuste, vaillant, bien armé ; il nous accompagnera jusqu’àton bateau… Si tu m’as trompée, Riowag te tuera… entends-tu,Gaulois ?…
Cette menace m’effraya peu… j’avais les mainset les jambes libres… Ma seule inquiétude était de ne plusretrouver Douarnek et la barque.
Au bout de quelques instants nous étionssortis de la grotte… Les étoiles brillaient si vivement au ciel,qu’une fois hors du bois où nous nous trouvions encore, l’on devaitvoir à quelques pas devant soi.
La prêtresse s’arrêta un moment etappela :
– Riowag !…
– Riowag est là…, répondit une voix siproche, que le roi des guerriers noirs, qui venait de répondre àl’appel de la prêtresse, était sans doute tout près de moi, à metoucher… pourtant ce fut en vain que j’essayai de distinguer saforme noire au milieu de la nuit. Je compris plus que jamaiscombien ces guerriers, se confondant avec l’ombre, devaient êtreredoutables pour les embuscades nocturnes.
– Y a-t-il loin d’ici les bords duRhin ? – demandai-je à Riowag. – Tu dois connaître l’endroitoù j’ai débarqué, puisque tu étais le chef de ceux qui nous ontenvoyé une grêle de flèches.
– Nous n’avons pas longtemps à marcherpour regagner l’endroit où tu as pris terre, – me réponditRiowag.
– Nous faudra-t-il traverser lecamp ? – lui dis-je, en voyant à peu de distance la lueur desfeux allumés par les Franks.
Mes deux conducteurs ne me répondirent pas,échangèrent à voix basse quelques paroles, me prirent chacun par unbras, et nous suivîmes un chemin qui s’éloignait du camp. Bientôtle bruit des grandes eaux du Rhin arriva jusqu’à moi. Nousapprochions de plus en plus du rivage ; enfin j’aperçus, duhaut de l’escarpement où je me trouvais, une sorte de nappeblanchâtre à travers l’obscurité de la nuit… c’était lefleuve !
– Nous allons remonter maintenant deuxcents pas sur la grève, – me dit Riowag ; – nous atteindronsainsi l’endroit où tu as débarqué sous nos flèches… Ton bateau doitt’attendre à peu de distance de là… Si tu nous as trompés, ton sangrougira la grève, et les eaux du Rhin entraîneront ton cadavre…
– Peut-on crier du rivage vers le large,– demandai-je au Frank, – sans être entendu des avant-postes de toncamp ?
– Le vent souffle de la rive vers leRhin, – me dit Riowag avec sa sagacité de sauvage, – tu peuxcrier ; l’on ne t’entendra pas du camp et l’on t’entendrajusque vers le milieu du fleuve.
Après avoir encore marché pendant quelquetemps, Riowag s’arrêta et me dit :
– C’est ici que tu as débarqué… tonbateau devrait être ancré non loin d’ici… Moi, guerrier de nuit,j’ai l’habitude de voir à travers les ténèbres, et ce bateau, je nele vois pas…
– Oh ! tu nous as trompés ! tunous as trompés ! – murmura Elwig d’une voix sourde, – tumourras…
– Peut-être, – leur dis-je, – la barque,après m’avoir vainement attendu, n’a quitté son ancrage que depuispeu de temps… Le vent porte au loin la voix, je vais appeler.
Et je poussai notre cri de ralliement deguerre, bien connu de Douarnek.
Le bruit du vent et des grandes eaux merépondit seul.
Douarnek avait sans doute suivi mes ordres etregagné notre camp au coucher du soleil.
Je poussai une seconde fois notre cri deguerre.
Le bruit du vent et des grandes eaux merépondit encore.
Voulant gagner du temps et me mettre endéfense, je dis à Elwig :
– Le vent souffle de la rive ; ilporte ma voix au large ; mais il repousse les voix qui ontpeut-être répondu à mon signal… Attendons…
En parlant ainsi, je tâchais de voir à traversles ténèbres de quelle manière Riowag était armé. Il portait à saceinture un poignard, et tenait sa courte et large épée, qu’ilvenait de tirer du fourreau ; Elwig avait son couteau à lamain… Quoiqu’ils fussent côte à côte et près de moi, je pouvaisd’un bond leur échapper… j’attendis encore. Soudain j’entendis auloin le bruit cadencé des rames… mon appel était parvenu auxoreilles de Douarnek.
À mesure que l’heure décisive approchait,l’angoisse d’Elwig et de son compagnon devait augmenter… Me tuer,c’était pour eux renoncer aux trésors que mes soldats, leuravais-je dit, n’apporteraient qu’à ma voix ; permettre àceux-ci de débarquer, c’était laisser venir à moi des auxiliairesqui mettaient la force de mon côté. Elwig s’aperçut alors, sansdoute, que sa cupidité sauvage l’avait menée trop loin, car voyantla barque s’approcher de plus en plus, elle me dit d’une voixaltérée :
– On vante la parole gauloise… Tu me doisla vie… m’aurais-tu trompée par une fausse promesse ?
Cette prêtresse de l’enfer, incestueuse,féroce, qui avait eu la pensée de me couper la langue pours’assurer de mon silence, et qui pensait froidement à ajouter lefratricide à ses autres crimes, ne m’avait sauvé la vie que par unsentiment de basse cupidité ; cependant je ne pus resterinsensible à son appel à la loyauté gauloise ; je regrettaipresque mon mensonge, quoiqu’il pût être excusé par la trahison desFranks ; mais, en ce moment, je dus songer à mon salut… Jesautai sur Riowag, et je parvins à le désarmer après une lutteviolente dans laquelle Elwig n’osa pas intervenir, de peur deblesser son amant en voulant me frapper… Me mettant alors endéfense, l’épée à la main, je m’écriai :
– Non, je n’ai pas de trésors à telivrer, Elwig ; mais si tu crains de retourner chez ton frère,suis-moi, Victoria te traitera avec bonté ; tu ne seras pasprisonnière… je t’en donne ma parole… fie-toi à la foigauloise…
La prêtresse et Riowag, sans vouloirm’entendre, éclatèrent en rugissements de rage et se précipitèrentsur moi avec furie. Dans cet engagement, je tuai le chef desguerriers noirs, qui voulut me frapper de son poignard, et je fusblessé au bras par Elwig, en lui arrachant son couteau, que jejetai dans le fleuve, au moment où Douarnek et un autre soldat,attirés par le bruit de la lutte, s’élançaient sur le rivage.
– Scanvoch – me dit Douarnek, – nousn’avons pas, selon tes ordres, regagné notre camp au soleilcouché ; nous sommes restés à notre ancrage, décidés àt’attendre jusqu’au jour ; mais, pensant que peut-être tuviendrais à un autre endroit du rivage, nous l’avons longé,retournant de temps à autre à notre point de départ ; c’est àl’un de ces retours que nous avons entendu ton appel et, il n’y aqu’un instant, le bruit d’une lutte ; nous avons débarqué pourvenir à ton aide. Ce matin, lorsque nous t’avons vu enveloppé parces diables noirs, notre premier mouvement a été de ramer droit àterre et d’aller nous faire tuer à tes côtés… mais je me suisrappelé tes ordres, et nous avons réfléchi que nous faire tuer,c’était t’ôter tout moyen de retraite… Enfin, te voici ;crois-moi, regagnons le camp. Mauvais voisinage est celui de cesécorcheurs.
Pendant que Douarnek m’avait ainsi parlé,Elwig s’était jetée sur le corps de Riowag en poussant desrugissements de fureur mêlés de sanglots déchirants. Si détestableque fût cette créature, son accès de douleur me toucha… Jem’apprêtais à lui parler, lorsque Douarnek s’écria.
– Scanvoch, vois-tu au loin cestorches ?
Et il me montra, dans la direction du camp desFranks, plusieurs lueurs rougeâtres qui semblaient approcher avecrapidité.
– On s’est aperçu de ta fuite, Elwig, –lui dis-je en tâchant de l’arracher du corps de son amant, qu’elletenait étroitement embrassé en redoublant ses cris ; – tonfrère est à ta poursuite… il n’y a pas un instant à perdre…viens ! viens !…
– Scanvoch, – me dit Douarnek pendant quej’essayais en vain d’entraîner Elwig, qui ne me répondait que pardes sanglots, – ces torches sont portées par des cavaliers…Entends-tu leurs hurlements de guerre ? entends-tu le rapidegalop de leurs chevaux ?… Ils ne sont plus à six portées deflèche de nous… J’ai fait échouer notre barque pour arriver plusvite près de toi ; à peine aurons-nous le temps de la remettreà flot… Veux-tu nous faire tuer ici ? soit… faisons-nousbravement tuer ; mais si tu veux fuir, fuyons…
– C’est ton frère ! c’est la mortqui vient ! – criai-je une dernière fois à Elwig, – que je nepouvais abandonner sans regret ; car elle m’avait, après tout,sauvé la vie. Dans un instant il sera trop tard…
Et comme la prêtresse ne me répondait pas, jecriai à Douarnek :
– Aide-moi… enlevons-la deforce !
Pour arracher Elwig du cadavre de Riowag,qu’elle enlaçait avec une force convulsive, il eût fallu emporterles deux corps : Douarnek et moi, nous y avons renoncé.
Les cavaliers franks s’approchaient sirapidement, que la lueur de leurs torches, faites de brandonsrésineux, se projetait jusque sur la grève… Il n’était plus tempsde sauver Elwig… Notre barque, grâce à nos efforts, fut remise àflot : je saisis le gouvernail ; Douarnek et les deuxautres soldats ramèrent avec vigueur.
Nous n’étions qu’à une portée de trait durivage, lorsqu’à la clarté de leurs flambeaux, nous vîmes lespremiers cavaliers franks accourir ; et, à leur tête, jereconnus Néroweg, l’Aigle terrible, remarquable par sastature colossale. Suivi de plusieurs cavaliers qui, comme lui,hurlaient de rage, il poussa jusqu’au poitrail son cheval dans lefleuve ; ses compagnons l’imitèrent, agitant d’une main leurslongues lances, et de l’autre les torches dont les rouges refletséclairaient au loin les eaux du fleuve et notre barque quis’éloignait à force de rames…
Assis au gouvernail, je tournai bientôt le dosau rivage, et je dis tristement à Douarnek :
– À cette heure, la misérable créatureest égorgée par ces barbares !…
Et notre barque continua de voler sur leseaux.
– Est-ce un homme, une femme, un démonqui nous suit ? – s’écria Douarnek au bout de quelquesinstants en abandonnant ses rames et se dressant pour regarder dansle sillage de notre barque, que la lueur lointaine des torches,agitées par les cavaliers qui renonçaient à nous poursuivre,éclairait encore.
Je me levai aussi, regardant du mêmecôté ; puis, après un moment d’observation, jem’écriai :
– Haut les rames, enfants !… neramez plus… c’est elle… c’est Elwig !… Douarnek, donne-moi unaviron ! je vais le lui tendre… ses forces semblentépuisées !…
En parlant ainsi, j’avais agi. La prêtresse,fuyant son frère et une mort certaine, avait dû, pour nousrejoindre, nager avec une énergie extraordinaire. Elle saisitl’extrémité de la rame d’une main crispée : deux coupsd’aviron firent reculer le canot jusqu’à elle, et à l’aide d’unsoldat je pus recueillir Elwig à bord de notre barque.
– Bénis soient les dieux ! –m’écriai-je ; – je me serais toujours reproché tamort !
La prêtresse ne me répondit rien, se laissatomber sur le banc de l’un des rameurs, et, repliée sur elle-même,la figure cachée entre ses genoux, elle garda un silencefarouche ; pendant que les soldats ramaient vigoureusement, jeregardai au loin derrière moi : les torches des cavaliersfranks n’apparaissaient plus que comme des lueurs incertaines àtravers la brume de la nuit et l’humide vapeur des eaux du fleuve.Le terme de notre traversée approchait, déjà nous apercevions lesfeux de notre camp sur l’autre rive. Plusieurs fois j’avais adresséla parole à Elwig, sans qu’elle m’eût répondu… Je jetai sur sesépaules et sur ses habits trempés de l’eau glacée du Rhin l’épaissecasaque de nuit d’un des soldats. En m’occupant de ce soin, jetouchai l’un de ses bras, il était brûlant ; étrangère à cequi se passait dans le bateau, elle ne sortait pas de son farouchesilence. En abordant au rivage, je dis à la sœur deNéroweg :
– Demain, je te conduirai près deVictoria ; jusque-là je t’offre l’hospitalité dans ma maison,ma femme et la sœur de ma femme te traiteront en amie.
Elle me fit signe de marcher devant elle et mesuivit. Alors Douarnek me dit à demi-voix :
– Si tu m’en crois, Scanvoch, après quecette diablesse qui t’a suivi à la nage, je ne sais pourquoi, sesera essuyée et réchauffée à ton foyer, enferme-la jusqu’aujour ; elle pourrait, cette nuit, étrangler ta femme et tonenfant… Rien n’est plus sournois et plus féroce que les femmesfranques.
– Cette précaution sera bonne à prendre,– dis-je à Douarnek.
Et je me dirigeai vers ma demeure, accompagnéd’Elwig, qui me suivait comme un spectre.
La nuit était avancée ; je n’avais plusque quelques pas à faire pour arriver à la porte de mon logis,lorsqu’à travers l’obscurité je vis un homme monté sur le rebordd’une des fenêtres de ma maison : il semblait examiner lesvolets. Je tressaillis… cette croisée était celle de la chambreoccupée par ma femme Ellèn.
Je dis tout bas à Elwig en lui saisissant lebras :
– Ne bouge pas… attends…
Elle s’arrêta immobile… Maîtrisant monémotion, je m’approchai avec précaution, tâchant de ne pas fairecrier le sable sous mes pieds… Mon attente fut trompée, mes pasfurent entendus ; l’homme, averti, sauta du rebord de lafenêtre, et prit la fuite. Je m’élançais à sa poursuite, lorsqueElwig, croyant que je voulais l’abandonner, courut après moi, merejoignit, se cramponna à mon bras, me disant avecterreur :
– Si l’on me trouve seule dans le campgaulois, on me tuera.
Malgré mes efforts, je ne pus me débarrasserde l’étreinte d’Elwig que lorsque l’homme eut disparu dansl’obscurité. Il avait trop d’avance sur moi, la nuit était tropsombre, pour qu’il me fût possible de l’atteindre. Surpris etinquiet de cette aventure, je frappai à la porte de ma demeure.
Presque aussitôt j’entendis au dedans du logisles voix de ma femme et de sa sœur, inquiètes sans doute de ladurée de mon absence ; quoiqu’elles ignorassent que j’étaisallé au camp des Franks, elles ne s’étaient pas couchées.
– C’est moi ! – leur criai-je, –c’est moi Scanvoch !
À peine la porte fut-elle ouverte qu’à laclarté de la lampe que tenait Sampso, ma femme se jeta dans mesbras, en me disant d’un ton doux et de tendre reproche :
– Enfin, te voilà !… nouscommencions à nous alarmer, ne te voyant pas revenir depuis cematin…
– Nous, qui comptions sur vous pour notrepetite fête, – ajouta Sampso ; – mais vous vous êtes trouvéavec d’anciens compagnons de guerre… et les heures ont vitepassé.
– Oui, l’on aura longuement parlébatailles, – ajouta Ellèn, toujours suspendue à mon cou, et monbien-aimé Scanvoch a un peu oublié sa femme…
Ellèn fut interrompue par un cri de Sampso…Elle n’avait pas d’abord aperçu Elwig, restée dans l’ombre à côtéde la porte ; mais à la vue de cette sauvage créature, pâle,sinistre, immobile, la sœur de ma femme ne put cacher sa surpriseet son effroi involontaire. Ellèn se détacha brusquement de moi,remarqua aussi la présence de la prêtresse, et, me regardant nonmoins étonnée que sa sœur, elle me dit :
– Scanvoch, cette femme, quelleest-elle ?
– Ma sœur ! – s’écria Sampsooubliant la présence d’Elwig, et me considérant plus attentivement,– vois donc, les manches de la saie de Scanvoch sont ensanglantées…il est blessé !…
Ma femme pâlit, se rapprocha vivement de moi,et me regarda avec angoisse.
– Rassure-toi, – lui dis-je, – cesblessures sont légères… je vous avais caché, à toi et à ta sœur, lebut de mon absence : j’étais allé au camp des Franks, chargéd’un message de Victoria.
– Aller au camp des Franks ! –s’écrièrent Ellèn et Sampso avec terreur, – c’était lamort !
– Et voilà celle qui m’a sauvé de lamort, – dis-je à ma femme en lui montrant Elwig, toujours immobile.– Je vous demande à toutes deux vos soins pour elle jusqu’à demain…Je la conduirai chez Victoria.
En apprenant que je devais la vie à cetteétrangère, ma femme et sa sœur allèrent vivement à elle dansl’expansion de leur reconnaissance ; mais presque aussitôtelles s’arrêtèrent, intimidées, effrayées par la sinistre etimpassible physionomie d’Elwig, qui semblait ne pas les apercevoiret dont l’esprit devait être ailleurs.
– Donnez-lui seulement quelques vêtementssecs, les siens sont trempés d’eau, – dis-je à ma femme et à sasœur. – Elle ne comprend pas le gaulois, vos remerciements seraientinutiles.
– Si elle ne t’avait sauvé la vie, – medit Ellèn, – je trouverais à cette femme l’air sombre etmenaçant.
– Elle est sauvage comme ses sauvagescompatriotes… Lorsque vous lui aurez donné des vêtements, je laconduirai dans la petite chambre basse, où je l’enfermerai pourplus de prudence.
Sampso étant allée chercher une tunique et unemante pour Elwig, je dis à ma femme :
– Cette nuit… peu de temps avant monretour… tu n’as entendu aucun bruit à la fenêtre de tachambre ?
– Aucun… ni Sampso non plus, car elle nem’a pas quittée de la soirée, tant nous étions inquiètes de ladurée de ton absence… Mais pourquoi me fais-tu cettequestion ?
Je ne répondis pas tout d’abord à ma femme,car, voyant sa sœur revenir avec des vêtements, je dis à Elwig enles lui remettant :
– Voici des habits que ma femme et sasœur t’offrent pour remplacer les tiens qui sont mouillés… As-tubesoin d’autre chose ?… As-tu faim ?… as-tu soif ?…Enfin, que veux-tu ?
– Je veux la solitude, – me réponditElwig en repoussant les vêtements du geste, – je veux la nuitnoire…
– Suis-moi donc, – lui dis-je.
Et marchant devant elle, j’ouvris la ported’une petite chambre, et j’ajoutai en élevant la lampe afin de luimontrer l’intérieur de ce réduit :
– Tu vois cette couche… repose toi… etque les dieux te rendent paisible la nuit que tu vas passer dans mademeure.
Elwig ne répondit rien et se jeta sur le liten se cachant la figure entre les mains.
– Maintenant, – dis-je en fermant laporte, – ce devoir hospitalier accompli, je brûle d’aller embrassermon petit Aëlguen.
Je le trouvai, mon enfant, dans ton berceau,dormant d’un paisible sommeil ; je te couvris de millebaisers, dont je sentis d’autant mieux la douceur que j’avais unmoment craint de ne te revoir jamais. Ta mère et sa sœurexaminèrent et pansèrent mes blessures… elles étaient légères.
Pendant qu’Ellèn et Sampso me donnaient cessoins, je leur parlai de l’homme qui, monté sur le rebord de lafenêtre, m’avait paru examiner sa fermeture. Elles furenttrès-surprises de mes paroles ; elles n’avaient rien entendu,ayant toutes deux passé la soirée auprès du berceau de mon fils. Encausant ainsi, Ellèn me dit :
– Sais-tu, Scanvoch, la nouvelled’aujourd’hui ?
– Non.
– Tétrik, gouverneur d’Aquitaine etparent de Victoria, est arrivé ce soir… La mère des camps est alléeà cheval à sa rencontre… nous l’avons vue passer.
– Et Victorin, – dis-je à ma femme, –accompagnait-il sa mère ?
– Il était à ses côtés… c’est pour celasans doute que nous ne l’avons pas vu dans la journée.
L’arrivée de Tétrik me donna beaucoup àréfléchir.
Sampso me laissa seul avec Ellèn… la nuitétait avancée… je devais, le lendemain, dès l’aube, aller rendrecompte à Victoria et à son fils du résultat de mon message auprèsdes chefs franks.
&|160;
La maison de Victoria, la mère des camps.– Le capitaine Marion. – Victoria et son petit-fils. – Tétrik,gouverneur d’Aquitaine. – La mère des camps. – Prévisionsmystérieuses. – Elwig. – Attaque des Franks. – Bataille duRhin.
&|160;
Le jour venu, je me suis rendu chez Victoria.On arrivait à cette modeste demeure par une ruelle étroite et assezlongue, bordée des deux côtés par de hauts retranchements,dépendant des fortifications d’une des portes de Mayence. J’étais àenviron vingt pas du logis de la mère des camps, lorsquej’entendis derrière moi ces cris, poussés avec un accentd’effroi&|160;:
–&|160;Sauvez-vous&|160;!sauvez-vous&|160;!…
En me retournant, je vis, non sans crainte,arriver sur moi, avec rapidité, un char à deux roues, attelé dedeux chevaux, dont le conducteur n’était plus maître.
Je ne pouvais me jeter ni à droite ni à gauchede cette ruelle étroite, afin de laisser passer ce char, dont lesroues touchaient presque de chaque côté les murs&|160;; je metrouvais aussi trop loin de l’entrée du logis de Victoria pourespérer de m’y réfugier, si rapide que fût ma course&|160;: jedevais, avant d’arriver à la porte, être broyé sous les pieds deschevaux… Mon premier mouvement fut donc de leur faire face,d’essayer de les saisir par leur mors et de les arrêter ainsi,malgré ma presque certitude d’être écrasé. Je m’élançai les deuxmains en avant&|160;; mais, ô prodige&|160;! à peine j’eus touchéle frein des chevaux, qu’ils s’arrêtèrent subitement sur leursjarrets, comme si mon geste eût suffi pour mettre un terme à leurcourse impétueuse… Heureux d’échapper à une mort presque certaine,mais ne me croyant pas magicien et capable de refréner, d’un seulgeste, des chevaux emportés, je me demandais, en reculant dequelques pas, la cause de cet arrêt extraordinaire, lorsque bientôtje remarquai que les chevaux, quoique forcés de rester en place,faisaient de violents efforts pour avancer, tantôt se cabrant,tantôt s’élançant en avant et roidissant leurs traits, comme si lechariot eût été tout à coup enrayé ou retenu par une forceinsurmontable.
Ne pouvant résister à ma curiosité, je merapprochai, puis, me glissant entre les chevaux et le mur deretranchement, je parvins à monter sur l’avant-train du char, dontle cocher, plus mort que vif, tremblait de tous ses membres&|160;;de l’avant-train je courus à l’arrière, et je vis, non sansstupeur, un homme de la plus grande taille et d’une carrured’Hercule, cramponné à deux espèces d’ornements recourbés quiterminaient le dossier de cette voiture, qu’il venait ainsid’arrêter dans sa course, grâce à une force surhumaine.
–&|160;Le capitaine Marion&|160;! –m’écriai-je, – j’aurais dû m’en douter&|160;: lui seul, dansl’armée gauloise, est capable d’arrêter un char dans sa courserapide[105].
–&|160;Dis donc à ce cocher du diable deraccourcir ses guides et de contenir ses chevaux… mes poignetscommencent à se lasser, – me dit le capitaine.
Je transmettais cet ordre au cocher, quicommençait à reprendre ses esprits, lorsque je vis plusieurssoldats, de garde chez Victoria, sortir de la maison, et, accourantau bruit, ouvrir la porte de la cour, et donner ainsi libre entréeau char.
–&|160;Il n’y a plus de danger, – dis-je aucocher, – conduis maintenant tes chevaux doucement jusqu’au logis.Mais à qui appartient cette voiture&|160;?
–&|160;À Tétrik, gouverneur de Gascogne,arrivé d’hier à Mayence&|160;; il demeure chez Victoria, – merépondit le cocher en calmant de la voix ses chevaux.
Pendant que le char entrait dans la maison dela mère des camps, j’allai vers le capitaine pour le remercier deson secours inattendu.
Marion avait, je l’ai dit, mon enfant, quitté,pour la guerre, son enclume de forgeron&|160;; il était connu etaimé dans l’armée autant par son courage héroïque et sa forceextraordinaire, que par son rare bon sens, sa ferme raison,l’austérité de ses mœurs et son extrême bonhomie. Il s’étaitredressé sur ses jambes, et, son casque à la main, il essuyait sonfront baigné de sueur. Il portait une cuirasse de mailles d’acierpar-dessus sa saie gauloise, et une longue épée à son côté&|160;;ses bottes poudreuses annonçaient qu’il venait de faire une longuecourse à cheval. Sa grosse figure hâlée, à demi couverte d’unebarbe épaisse et déjà grisonnante, était aussi ouverte qu’avenanteet joviale.
–&|160;Capitaine Marion, – lui dis-je, – je teremercie de m’avoir empêché d’être écrasé sous les roues de cechar.
–&|160;Je ne savais pas que c’était toi quirisquais d’être foulé aux pieds des chevaux, ni plus ni moins qu’unchien ahuri, sotte mort pour un brave soldat comme toi,Scanvoch&|160;; mais quand j’ai entendu ce cocher du diables’écrier&|160;: Sauvez-vous&|160;! j’ai deviné qu’il allait écraserquelqu’un&|160;; alors j’ai tâché d’arrêter ce char, et,heureusement, ma mère m’a doué de bons poignets et de solidesjarrets. Mais où est donc mon cher ami Eustache&|160;? – ajouta lecapitaine en regardant autour de lui.
–&|160;De qui parles-tu&|160;?
–&|160;D’un brave garçon, mon ancien compagnond’enclume&|160;; comme moi, il a quitté le marteau pour lalance&|160;: les hasards de la guerre m’ont mieux servi que lui,car, malgré sa bravoure, mon ami Eustache est resté simplecavalier, et je suis devenue capitaine… Mais le voici là-bas, lesbras croisés, immobile comme une borne… Hé&|160;! Eustache&|160;!Eustache&|160;!…
À cet appel, le compagnon du capitaine Marions’approcha lentement, les bras toujours croisés sur sa poitrine.C’était un homme de stature moyenne et vigoureuse, sa barbe et sescheveux d’un blond pâle, son teint bilieux, sa physionomie dure etmorose offraient un contraste frappant avec l’extérieur avenant ducapitaine Marion. Je me demandais quelles singulières affinitésavaient pu rapprocher dans une étroite et constante amitié deuxhommes de dehors et de caractères si dissemblables.
–&|160;Comment, mon ami Eustache, – lui dit lecapitaine, – tu restes là, les bras croisés, à me regarder, tandisque je m’efforce d’arrêter un char lancé à toute bride&|160;?
–&|160;Tu es si fort&|160;! – réponditEustache. – Quelle aide peut apporter le ciron autaureau&|160;?
–&|160;Cet homme doit être jaloux et haineux,– me suis-je dit en entendant cette réponse, et en remarquantl’expression des traits de l’ami du capitaine.
–&|160;Va pour le ciron et le taureau, mon amiEustache, – reprit le capitaine avec sa bonhomie habituelle, etparaissant flatté de la comparaison&|160;; – mais quand le ciron etle taureau sont camarades, si gros que soit celui-ci, si petit quesoit celui-là, l’un n’abandonne pas l’autre…
–&|160;Capitaine, – répondit le soldat avec unsourire amer, – t’ai-je jamais abandonné au jour du danger, depuisque nous avons quitté la forge&|160;?…
–&|160;Jamais&|160;! – s’écria Marion enprenant cordialement la main d’Eustache, – jamais&|160;; car, aussivrai que l’épée que tu portes est la dernière arme que j’ai forgée,pour t’en faire un don d’amitié, ainsi que cela est gravé sur lalame, tu as toujours, à la bataille, marché dans monombre, comme nous disons au pays.
–&|160;Qu’y a-t-il d’étonnant à cela&|160;? –reprit le soldat&|160;; – auprès de toi, si vaillant et si robuste…j’étais ce que l’ombre est au corps.
–&|160;Par le diable&|160;! quelleombre&|160;! mon ami Eustache, – dit en riant le capitaine, et,s’adressant à moi, il ajouta, montrant son compagnonEustache&|160;:
–&|160;Qu’on me donne deux ou trois milleombres comme celle-là, et à la première bataille je ramène untroupeau de prisonniers franks.
–&|160;Tu es un capitaine renommé&|160;! Moi,comme tant d’autres pauvres hères, nous ne sommes bons qu’à obéir,à nous battre et à nous faire tuer, – répondit l’ancien forgeron enplissant ses lèvres minces.
–&|160;Capitaine, – dis-je à Marion, –n’avez-vous pas à parler à Victorin ou à sa mère&|160;?
–&|160;Oui, j’ai à rendre compte à Victorind’un voyage dont moi et mon vieux camarade nous arrivons.
–&|160;Je t’ai suivi comme soldat, – ditEustache&|160;; – le nom d’un obscur cavalier ne mérite pasl’honneur d’être prononcé devant Victoria la Grande.
Le capitaine haussa les épaules avecimpatience, et de son poing énorme il menaça familièrement sonami.
–&|160;Capitaine, – dis-je à Marion, –hâtons-nous d’entrer chez Victoria&|160;; le soleil est déjà haut,et je devais me rendre chez elle à l’aube.
–&|160;Ami Eustache, – dit Marion en sedirigeant vers la maison, – veux-tu rester ici, ou aller m’attendrechez nous&|160;?
–&|160;Je t’attendrai ici à la porte… c’est laplace d’un subalterne…
–&|160;Croiriez-vous, Scanvoch, – repritMarion en riant, – croiriez-vous que depuis tantôt vingt ans que cemauvais garçon et moi nous vivons et guerroyons ensemble comme deuxfrères, il ne veut pas oublier que je suis capitaine et me traiteren simple batteur d’enclume, comme nous nous traitions jadis…
–&|160;Je ne suis pas seul à reconnaître ladifférence qu’il y a entre nous, Marion, – répondit Eustache&|160;;– tu es l’un des capitaines les plus renommés de l’armée… je nesuis, moi que le dernier de ses soldats.
Et il s’assit sur une pierre à la porte de lamaison en rongeant ses ongles.
–&|160;Il est incorrigible, – me dit lecapitaine&|160;; et nous sommes tous deux entrés chez Victoria.
–&|160;Il faut que le capitaine Marion soitétrangement aveuglé par l’amitié pour ne pas s’apercevoir que soncompagnon est dévoré d’une haineuse envie, – pensai-je à partmoi.
La demeure de la mère des camps était d’uneextrême simplicité. Le capitaine Marion ayant demandé à l’un dessoldats de garde si Victorin pouvait le recevoir, le soldatrépondit que le jeune général n’avait point passé la nuit aulogis.
Marion, malgré la vie des camps, conservaitune grande austérité de mœurs&|160;; il parut choqué d’apprendreque Victorin n’était pas encore rentré chez lui, et il me regardad’un air mécontent. Je voulus, sans pourtant mentir, excuser lefils de Victoria, et je répondis au capitaine&|160;:
–&|160;Ne nous hâtons pas de mal jugerVictorin&|160;: hier, Tétrik, gouverneur de Gascogne, est arrivé aucamp, il se peut que Victorin ait passé la nuit en conférence aveclui.
–&|160;Tant mieux… car je voudrais voir cejeune homme, aujourd’hui chef des Gaules, sortir des griffes decette peste de luxure[106] quinous pousse à tant de mauvais actes… Quant à moi, dès quej’aperçois un coqueluchon ou un jupon court, je détourne la vuecomme si je voyais le démon en personne.
–&|160;Victorin s’amende, et il s’amenderadavantage encore, l’âge viendra, – dis-je au capitaine&|160;; –mais, que voulez-vous, il est jeune, il aime le plaisir…
–&|160;Et moi aussi, j’aime le plaisir, etfurieusement encore&|160;!… – reprit le bon capitaine. – Ainsi…rien ne me plaît plus, mon service accompli, que de rentrer chezmoi pour vider un pot de cervoise, bien rafraîchissant, avec monami Eustache, en causant de notre métier d’autrefois, ou en nousamusant à fourbir nos armes en fins armuriers… Voilà desplaisirs&|160;! Et pourtant, malgré leur vivacité, ils n’ont rienque d’honnête… Espérons, Scanvoch, que Victorin les préféreraquelque jour à ses orgies impudiques et diaboliques.
–&|160;Espérons, capitaine&|160;; mieux vautl’espérance que la désespérance… Mais, en l’absence de Victorin,vous pouvez conférer avec sa mère… Je vais la prévenir de votrearrivée.
Je laissai Marion seul, et passant dans unepièce voisine, j’y trouvai une vieille servante qui m’introduisitauprès de la mère des camps.
Je veux, mon enfant, pour toi et pour notredescendance, tracer ici le portrait de cette illustre Gauloise, unedes gloires de notre bien-aimée patrie.
J’ai trouvé Victoria assise à côté du berceaude son petit-fils Victorinin, joli enfant de deux ans, quidormait d’un profond sommeil. Elle s’occupait d’un travail decouture, selon son habitude de bonne ménagère. Elle avait alors monâge, trente-huit ans&|160;; mais on lui eût à peine donné trenteans&|160;; dans sa jeunesse, on l’avait justement comparée à laDiane chasseresse&|160;; dans son âge mûr, on la comparaitnon moins justement à la Minerve antique&|160;: grande,svelte et virile, sans perdre pour cela des chastes grâces de lafemme, elle avait une taille incomparable&|160;; son beau visage,d’une expression grave et douce, avait un grand caractère demajesté sous sa noire couronne de cheveux, formée de deux longuestresses enroulées autour de son front auguste. Envoyée tout enfantdans un collège de nos druidesses vénérées, et ayant prononcé àquinze ans les vœux mystérieux qui la liaient d’une manièreindissoluble à la religion sacrée de nos pères, elle avait depuislors, quoique mariée, toujours conservé les vêtements noirs que lesdruidesses et les matrones de la vieille Gaule portaientd’habitude&|160;: ses larges et longues manches, fendues à lahauteur de la saignée, laissaient voir ses bras aussi blancs, aussiforts que ceux de ces vaillantes Gauloises, qui, tu le verras, monenfant, dans nos récits de famille, ont héroïquement combattu lesRomains à la bataille de Vannes, sous les yeux de notre aïeuleMargarid, et préféré la mort aux hontes de l’esclavage.
Au milieu de la chambre, et non loin du siègeoù la mère des camps était assise, auprès du berceau de sonpetit-fils, on voyait plusieurs rouleaux de parchemin et tout cequ’il fallait pour écrire&|160;; accrochés à la muraille, étaientles deux casques et les deux épées du père et du mari de Victoria,tués à la guerre… L’un de ces casques était surmonté d’un coqgaulois en bronze doré, les ailes à demi ouvertes, tenant sous lespattes une alouette qu’il menaçait du bec. Cet emblème avait étéadopté comme ornement de guerre par le père de Victoria, après uncombat héroïque, où, à la tête d’une poignée de soldats, il avaitexterminé une légion romaine qui portait une alouette surses enseignes. Au-dessous de ces armes on voyait une coupe d’airainoù trempaient sept brins de gui, car la Gaule avait retrouvé saliberté religieuse en recouvrant son indépendance. Cette couped’airain et ces brins de gui, symboles druidiques, étaientaccompagnés d’une croix de bois noir, en commémoration de la mortde Jésus de Nazareth, pour qui la mère des camps, sans êtrechrétienne, professait une profonde admiration&|160;; elle leregardait comme l’un des sages qui honoraient le plusl’humanité.
Telle était, mon enfant, Victoria laGrande, cette illustre Gauloise dont notre descendanceprononcera toujours le nom avec orgueil et respect…
La mère des camps, à ma vue, se leva vivement,vint à moi d’un air content, me disant de sa voix sonore etdouce&|160;:
–&|160;Sois le bienvenu, frère&|160;; tamission était périlleuse… ne te voyant pas de retour avant la findu jour, je n’ai pas voulu envoyer chez toi, de crainte d’alarmerta femme en me montrant inquiète de la durée de ton absence… Tevoici, je suis heureuse…
Et elle serra tendrement mes mains dans lessiennes.
Les paroles qu’elle m’adressait ayant troublésans doute le sommeil du petit-fils de Victoria, il fit entendre unléger murmure&|160;; elle retourna promptement vers lui, le baisaau front&|160;; puis se rasseyant et posant le bout de son pied surune bascule qui soutenait le berceau, Victoria lui imprima ainsi unléger balancement, tout en continuant de causer avec moi.
–&|160;Et le message&|160;? – me dit-elle, –comment ces barbares l’ont-ils accueilli&|160;?… Veulent-ils lapaix&|160;?… Veulent-ils une guerre d’extermination&|160;?…
Au moment où j’allais lui répondre, ma sœur delait m’interrompit d’un geste, et ajouta ensuite, après un momentde réflexion&|160;:
–&|160;Sais-tu que Tétrik, mon bon parent, estici depuis hier&|160;?
–&|160;Je le sais.
–&|160;Il ne peut tarder à venir&|160;; jepréfère que devant lui seulement tu me rendes compte de cemessage.
–&|160;Il en sera donc ainsi… Pouvez-vousrecevoir le capitaine Marion&|160;? En entrant je l’airencontré&|160;; il venait conférer avec Victorin…
–&|160;Scanvoch, mon fils a encore passé lanuit hors de son logis&|160;! – me dit Victoria en imprimant à sonaiguille un mouvement plus rapide, ce qui annonçait toujours chezelle une vive contrariété.
–&|160;Sachant la venue de votre parent deGascogne, j’ai pensé que peut-être de graves intérêts avaientretenu Victorin en conférence avec Tétrik durant cette nuit… Voilàdu moins ce que j’ai laissé supposer au capitaine Marion, en luidisant que vous pourriez sans doute l’entendre.
Victoria resta quelques momentssilencieuse&|160;; puis, laissant son ouvrage de couture sur sesgenoux, elle releva la tête et reprit d’un ton à la fois douloureuxet contenu&|160;:
–&|160;Victorin a des vices… ils étoufferontses qualités&|160;!
–&|160;Ayez confiance et espoir… l’âge lemûrira.
–&|160;Depuis deux ans ses vices augmentent,ses qualités déclinent&|160;!
–&|160;Sa bravoure, sa générosité, safranchise, n’ont pas dégénéré…
–&|160;Sa bravoure n’est plus cette calme etprévoyante bravoure qui sied à un général… elle devient aveugle…folle… sa générosité ne choisit plus entre les dignes et lesindignes&|160;; sa raison faiblit, le vin et la débauche leperdent… Par Hésus&|160;! ivrogne et débauché&|160;!… lui, monfils&|160;! l’un des deux chefs de notre Gaule, aujourd’hui libre…et demain peut-être sans égale parmi les nations du monde&|160;!…Scanvoch, je suis une malheureuse mère&|160;!…
–&|160;Victorin m’aime… je lui dirai depaternelles mais sévères paroles…
–&|160;Crois-tu donc que tes paroles feront ceque n’ont pas fait les paroles de sa mère&|160;? de celle-là quidepuis plus de vingt ans ne l’a pas quitté&|160;! le suivant auxarmées, souvent à la bataille&|160;? Scanvoch, Hésus me punit… j’aiété trop fière de mon fils…
–&|160;Et quelle mère n’eût pas été fière delui, ce jour où toute une vaillante armée acclamait librement pourson chef ce général de vingt ans, derrière lequel on voyait… vous,sa mère&|160;!
–&|160;Et qu’importe, s’il medéshonore&|160;!… Et pourtant ma seule ambition était de faire demon fils un citoyen&|160;! un homme digne de nos pères&|160;!… Enle nourrissant de mon lait, ne l’ai-je pas aussi nourri d’un ardentet saint amour pour notre Gaule renaissante à la vie, à laliberté&|160;!… Qu’est-ce que j’ai toujours voulu, moi&|160;? vivreobscure, ignorée, mais employer mes veilles, mes jours, monintelligence, ma science du passé, qui me donne la conscience duprésent, et parfois la connaissance de l’avenir… employer enfintoutes les forces de mon âme et de mon esprit à rendre mon filsvaillant, sage, éclairé, digne en tout de guider les hommes libresqui l’ont librement élu pour chef… Et alors, Hésus m’en esttémoin&|160;! fière comme Gauloise, heureuse comme mère d’avoirenfanté un tel homme, j’aurais joui de sa gloire et de laprospérité de mon pays du fond de ma retraite… Mais avoir un filsivrogne et débauché&|160;! Courroux du ciel&|160;!… Cet insensé necomprend donc pas qu’à chaque excès il soufflette sa mère&|160;!…s’il ne le comprend pas, nos soldats le sentent, eux autres… Hier,je traversais le camp, trois vieux cavaliers viennent à marencontre et me saluent… sais-tu ce qu’ils me disent&|160;? –Mère, nous te plaignons&|160;!… – Puis ils se sontéloignés tristement… Scanvoch, je te le dis… je suis unemalheureuse mère&|160;!…
–&|160;Écoutez-moi, depuis quelque temps nossoldats se désaffectionnent de Victorin, je l’avoue, je lecomprends&|160;; car l’homme que des hommes libres ont choisi pourchef doit être pur de tout excès et vaincre même les entraînementsde son âge… Cela est vrai, ma sœur, et souvent n’ai-je pas blâmévotre fils devant vous&|160;?…
–&|160;J’en conviens.
–&|160;Je le défends surtout à cette heure,parce que ces soldats, aujourd’hui si scrupuleux sur des défautsfréquents chez les jeunes chefs militaires, obéissent moins à leursscrupules… qu’à des excitations perfides.
–&|160;Que veux – tu dire&|160;?
–&|160;On est jaloux de votre fils, de soninfluence sur les troupes&|160;; et, pour le perdre, on exploiteses défauts afin de donner créance à des calomnies infâmes.
–&|160;Qui serait jaloux de Victorin&|160;?Qui aurait intérêt à répandre ces calomnies&|160;?
–&|160;C’est surtout depuis un mois, n’est-cepas, que cette hostilité contre votre fils s’est manifestée, etqu’elle va s’empirant&|160;?
–&|160;Oui, oui&|160;; mais encore une foisqui soupçonnes-tu de l’avoir excitée&|160;?
–&|160;Ma sœur, ce que je vais vous dire estgrave…
–&|160;Achève…
–&|160;Il y a un mois, un de nos parents,gouverneur de Gascogne, est venu à Mayence…
–&|160;Tétrik&|160;?
–&|160;Oui&|160;; puis il est reparti au boutde quelques jours&|160;?
–&|160;Eh bien&|160;?
–&|160;Presque aussitôt après le départ deTétrik la sourde hostilité contre votre fils s’est déclarée, et atoujours été croissante&|160;!…
Victoria me regarda en silence, comme si ellen’avait pas d’abord compris mes paroles&|160;; puis, une idéesubite lui venant à l’esprit, elle s’écria d’un ton dereproche&|160;:
–&|160;Quoi&|160;! tu soupçonnerais Tétrik…mon parent, mon meilleur ami&|160;! lui, le plus sage deshommes&|160;! lui, l’un des meilleurs esprits de ce temps&|160;;lui qui, jusque dans les distractions qu’il cherche dans leslettres, se montre grand poète&|160;![107] lui,l’un des plus utiles défenseurs de la Gaule, bien qu’il ne soit pashomme de guerre&|160;; lui qui, dans son gouvernement de Gascogne,répare, à force de soins, les maux de la guerre civile, autrefoissoulevée pour reconquérir notre indépendance… Ah&|160;!frère&|160;! frère&|160;! j’attendais mieux de ton loyal cœur et deta raison.
–&|160;Je soupçonne cet homme…
–&|160;Mais tu es insensé&|160;! lesoupçonner, lui qui, père d’un fils que lui a laissé une femmetoujours regrettée, puise dans ses habitudes de paternelleindulgence une excuse aux vices de Victorin… Ne l’aime-t-ilpas&|160;? ne le défend-il pas aussi chaleureusement que tu ledéfends toi-même&|160;?…
–&|160;Je soupçonne cet homme.
–&|160;Oh&|160;! tête de fer&|160;! caractèreinflexible&|160;!… Pourquoi soupçonnes-tu Tétrik&|160;? De queldroit&|160;? Qu’a-t-il fait&|160;? Par Hésus&|160;! si tu n’étaismon frère… si je ne connaissais ton cœur… je te croirais jaloux del’amitié que j’ai pour mon parent&|160;!
À peine Victoria eut-elle prononcé cesparoles, qu’elle les regretta et me dit&|160;:
–&|160;Oublie ces paroles…
–&|160;Elles me seraient pénibles, ma sœur, sile doute injuste qu’elles expriment vous aveuglait sur la véritéque je dis.
À ce moment la servante entra et demanda siTétrik pouvait être introduit.
–&|160;Qu’il vienne, – répondit Victoria, –qu’il vienne à l’instant&|160;!
En même temps parut Tétrik.
C’était un petit homme entre les deux âges,d’une figure fine et douce&|160;; un sourire affable effleuraittoujours ses lèvres&|160;; il avait enfin tellement l’extérieurd’un homme de bien, que Victoria, le voyant entrer, ne puts’empêcher de me jeter un regard qui semblait encore me reprochermes soupçons.
Tétrik alla droit à Victoria, la baisa aufront avec une familiarité paternelle et lui dit&|160;:
–&|160;Salut à vous, chère Victoria.
Puis, s’approchant du berceau où continuait dedormir le petit-fils de la mère des camps, le gouverneur deGascogne, contemplant l’enfant avec tendresse, ajouta tout bas,comme s’il eût craint de le réveiller&|160;:
–&|160;Dors, pauvre petit&|160;! Tu souris àtes songes enfantins, et tu ignores que l’avenir de notre Gaulebien-aimée repose peut-être sur ta tête… Dors, enfant prédestinésans doute à poursuivre la tâche entreprise par ton glorieuxpère&|160;! noble tâche qu’il accomplira durant de longues annéessous l’inspiration de ton auguste aïeule&|160;!… Dors, pauvrepetit, – ajouta Tétrik dont les yeux se remplirent de larmesd’attendrissement, – les dieux secourables et propices à la Gauleveilleront sur toi…
Victoria, pendant que son parent essuyait sesyeux humides, m’interrogea de nouveau du regard, comme pour medemander si c’étaient là le langage et la physionomie d’un traître,d’un homme perfidement ennemi du père de cet enfant.
Tétrik, s’adressant alors à moi, me ditaffectueusement&|160;:
–&|160;Salut au meilleur, au plus fidèle amide la femme que j’aime et que je vénère le plus au monde.
–&|160;C’est la vérité&|160;; je suis le plusobscur, mais le plus dévoué des amis de Victoria, – ai-je réponduen regardant fixement Tétrik&|160;; – et le devoir d’un ami est dedémasquer les traîtres&|160;!
–&|160;Je suis de votre avis, bon Scanvoch, –reprit simplement Tétrik&|160;; – le premier devoir d’un ami est dedémasquer les fourbes&|160;; je crains moins le lion rugissant, lagueule ouverte, que le serpent rampant dans l’ombre.
–&|160;Alors, moi, Scanvoch, je vous dis ceci,à vous, Tétrik&|160;: Vous êtes un de ces dangereux reptiles dontvous parlez… je vous crois un traître&|160;! je vous accuse d’êtreun traître&|160;!…
–&|160;Scanvoch&|160;! – s’écria Victoria d’unton de reproche, – songes-tu à tes paroles&|160;?
–&|160;Je vois que la vieille plaisanteriegauloise, une de nos franchises, nous est revenue avec nos dieux etnotre liberté, – reprit en souriant le gouverneur.
Puis, se retournant vers Victoria, ilajouta&|160;:
–&|160;Notre ami Scanvoch possède lagausserie sérieuse… la plus plaisante de toutes…
–&|160;Mon frère parle en honneur etconscience, – reprit la mère des camps. – Il m’afflige, puisqu’envous accusant il se trompe&|160;; mais il est sincère dans sonerreur…
Tétrik, regardant tour à tour Victoria et moiavec une sorte de stupeur, garda le silence&|160;; puis il repritd’un ton grave, cordial et pénétré&|160;:
–&|160;Tout ami fidèle est ombrageux&|160;;bon Scanvoch, inexplicable est pour moi votre défiance, mais elledoit avoir sa cause&|160;: franche est l’attaque, franche sera laréponse… Que me reprochez-vous&|160;?
–&|160;Il y a un mois, vous êtes venu àMayence&|160;; un homme à vous, votre secrétaire, nommé Morix, bienmuni d’argent, a donné à boire à beaucoup de soldats, tâchant deles irriter contre Victorin, leur disant qu’il était honteux queleur général, l’un des deux chefs de la Gaule régénérée, fût univrogne et un dissolu… Votre secrétaire a-t-il, oui ou non, tenuces propos&|160;?…
–&|160;Continuez, ami Scanvoch, continuez…
–&|160;Votre secrétaire a cité un fait qui,depuis propagé dans le camp, a fait naître une grande irritationcontre Victorin… Ce fait, le voici&|160;: Il y a quelques mois,Victorin et quelques officiers seraient allés dans une tavernesituée dans une île des bords du Rhin&|160;; après boire, animé parle vin, Victorin aurait fait violence à l’hôtesse… et elle seserait tuée de désespoir…
–&|160;Mensonge&|160;! – s’écria Victoria. –Je sais et condamne les défauts de mon fils… mais il est incapabled’une pareille infamie&|160;!
Le gouverneur m’avait écouté dans un silenceimperturbable&|160;; il reprit en souriant&|160;:
–&|160;Ainsi, bon Scanvoch, selon vous, monsecrétaire aurait, d’après mes ordres, répandu dans le camp cescalomnies indignes&|160;?
–&|160;Oui.
–&|160;Quel serait mon but&|160;?
–&|160;Vous êtes ambitieux…
–&|160;Et comment ces calomniesserviraient-elles mon ambition&|160;?…
–&|160;Les soldats se désaffectionnant deVictorin, élu par eux général et l’un des chefs de la Gaule, voususeriez de votre influence sur Victoria, afin de l’amener à vousproposer aux soldats comme successeur de Victorin.
–&|160;Une mère&|160;! y songez-vous, bonScanvoch&|160;? – répondit Tétrik en regardant Victoria&|160;; –Une mère sacrifier son fils à un ami&|160;!…
–&|160;Victoria, dans la grandeur de son amourpour son pays, sacrifierait son fils à votre élévation, si cesacrifice était nécessaire au salut de la Gaule… Ai-je menti, masœur&|160;?
–&|160;Non, – me répondit Victoria, quiparaissait chagrine de mes accusations contre son parent. – En celatu dis la vérité&|160;; mais quant au reste, tu t’abuses…
–&|160;Et ce sacrifice héroïque, bon Scanvoch,– reprit le gouverneur, – Victoria le ferait, sachant que par mescalomnies souterraines j’aurais tâché de perdre son fils dansl’esprit de nos soldats&|160;?
–&|160;Ma sœur eût ignoré ces menées, si je neles avais point démasquées… D’ailleurs, souvent je lui ai entendudire avec raison que si la paix s’affermissait enfin dans notrepays, il vaudrait mieux que son chef, au lieu d’être toujoursenclin à batailler, songeât à guérir les maux des guerrespassées&|160;; souvent elle vous a cité comme l’un de ces hommesqui préfèrent sagement la paix à la guerre.
–&|160;Je pense, il est vrai, que l’épée,bonne pour détruire, est impuissante à reconstruire, – repritVictoria&|160;; – et, la liberté de la Gaule affermie, je voudraisque mon fils songeât plus à la paix qu’à la guerre… Aussi, t’ai-jeengagé, Scanvoch, à tenter une dernière démarche auprès des chefsfranks en t’envoyant près d’eux.
–&|160;Permettez-moi de vous interrompre,Victoria, – reprit Tétrik, – et de demander à notre ami Scanvochs’il n’a pas d’autre accusation à porter contre moi…
–&|160;Je t’accuse d’être, ou l’agent secretde l’empereur romain, GALIEN, ou l’agent du chef de la nouvellereligion.
–&|160;Moi&|160;! – s’écria le gouverneur, –moi, l’agent des chrétiens&|160;!…
–&|160;J’ai dit l’agent du chef de la nouvellereligion… je veux parler de l’évêque qui siège à Rome.
–&|160;Moi, l’agent d’Étienne, évêque deRome&|160;? le quatorzième pape de la nouvelle Église&|160;? de cepape dont Firmilien, évêque de Césarée, écrivait ceci à Cyprien,chef du concile d’Espagne, composé de vingt-huit évêques&|160;:«&|160;Pourrait-on croire que cet homme (le pape Étienne) ait uneâme et un corps&|160;? apparemment le corps est bien mal conduit,et cette âme est déréglée&|160;; Étienne ne craint pas de traiterson frère Cyprien de faux Christ, de faux apôtre, d’ouvrierfrauduleux, et pour ne pas l’entendre dire de lui-même, il al’audace de le reprocher aux autres[108].&|160;» Moi, l’agent de cet ambitieuxet violent pontife&|160;!…
–&|160;Oui… à moins que, trompant à la fois etl’empereur romain et le pape de Rome, vous ne les serviez tousdeux, quitte à sacrifier l’un ou l’autre, selon les nécessités devotre ambition.
–&|160;Que je serve les Romains, passe encore,Scanvoch, – répondit Tétrik avec son inaltérable placidité&|160;; –votre soupçon, si cruel qu’il soit pour moi, peut, à la rigueur, secomprendre&|160;; car, enfin, si par la force des armes nous sommesparvenus à reconquérir pas à pas, depuis près de trois siècles,presque toutes les libertés de la vieille Gaule, les empereursromains ont vu avec douleur notre pays échapper à leurdomination&|160;; je comprendrais donc, bon Scanvoch, que vousm’accusiez de vouloir arriver au gouvernement de la Gaule, afin dela rendre tôt ou tard aux Romains, en la trahissant, il est vrai,d’une manière infâme… Mais croire que j’agis dans l’intérêt du papedes chrétiens, de ces malheureux partout persécutés, martyrisés…n’est-ce pas insensé&|160;?… Que pourrais-je faire pour eux&|160;?Que pourraient-ils faire pour moi&|160;?…
Scanvoch allait répondre&|160;; Victorial’interrompit d’un geste, et dit à Tétrik, en lui montrant la croixde bois noir, symbole de la mort de Jésus, placée à côté de lacoupe d’airain, où trempaient sept brins de gui, symboledruidique&|160;:
–&|160;Voyez cette croix, Tétrik, elle vousdit que, fidèle à nos dieux, je vénère cependant Celui qui adit&|160;:
«&|160;Que nul homme n’avait le droitd’opprimer son semblable…
«&|160;Que les coupables méritaient pitié,consolation, et non le mépris et la rigueur…
«&|160;Que les fers des esclaves devaientêtre brisés…&|160;»
«&|160;Glorifiées soient donc cesmaximes&|160;; les plus sages de nos druides les ont acceptéescomme saintes&|160;; c’est vous dire combien j’aime la tendre etpure morale de ce jeune maître de Nazareth… Mais, voyez-vous,Tétrik, – ajouta Victoria d’un air pensif, – il y a une choseétrange, mystérieuse, qui m’épouvante… Oui, bien des fois, durantmes longues veilles auprès du berceau de mon petit-fils, songeantau présent et au passé… j’ai été tourmentée d’une vague terreurpour l’avenir.
–&|160;Et cette terreur, – demanda Tétrik, –d’où vient-elle&|160;?
–&|160;Quelle a été depuis trois sièclesl’implacable ennemie de la Gaule&|160;? – reprit Victoria, – quellea été l’impitoyable dominatrice du monde&|160;?
–&|160;Rome, – répondit legouverneur, – Rome païenne&|160;!
–&|160;Oui, cette tyrannie qui pesait sur lemonde avait son siège à Rome, – reprit Victoria. – Alors, dites-moipar quelle fatalité les évêques, les papes de cette nouvellereligion qui aspirent, ils ne le cachent pas, à régner surl’univers en dominant les souverains du monde, non par la force,mais par la croyance… Oui, répondez&|160;! par quelle fatalité cespapes ont-ils établi à Rome le siège de leur nouveau pouvoir&|160;?Quoi&|160;! Jésus de Nazareth avait flétri de sa brûlante paroleles princes des prêtres comme des fourbes, comme deshypocrites&|160;! Il avait surtout prêché l’humilité, le pardon,l’égalité, la communauté parmi les hommes, et voilà qu’en son nomdivinisé de nouveaux princes des prêtres se donnent pourles futurs dominateurs de l’univers, les voilà déjà, comme le papeÉtienne, accusés d’ambition, de fourberie, d’intolérance, même parles autres évêques chrétiens&|160;!
–&|160;Et quel a été le premier pape qui soitvenu s’établir à Rome au nom de Jésus&|160;? Un de ses disciples,un ingrat, un renégat, qui trois fois a, par lâcheté, renié sonjeune maître… Ce renégat se nommait Pierre, – ai-je ajoutéà mon tour. – J’ai lu cette honteuse trahison dans un récitcontemporain sur la mort de Jésus, récit que m’a laissé mon aïeule…Victoria le connaît.
–&|160;C’est la vérité, – reprit ma sœur delait, – et ceci m’avait déjà paru sinistre… quoi&|160;! le premierpape de cette nouvelle religion, dont les évêques semblent renierde plus en plus la douce morale de Jésus, a été ce même disciplequi a lâchement renié son jeune maître, abandonné de tous au momentde son martyre et de sa mort… sublimes comme sa vie&|160;!…
–&|160;Est-ce vous que j’entends parler ainsi,Victoria&|160;? – reprit Tétrik en s’adressant à ma sœur delait&|160;; – vous, si sage, si éclairée, vous redoutez cesmalheureux qui professent leur foi par leur martyre&|160;!
–&|160;Oh&|160;! – s’écria lamère des camps avec exaltation, – j’aime… j’admire ces pauvreschrétiens mourant dans d’horribles tortures, en confessantl’égalité des hommes devant Dieu&|160;! l’affranchissement desesclaves, la communauté des biens, l’amour et le pardon descoupables&|160;!… J’aime… j’admire ces pauvres chrétiens quimeurent suppliciés, en disant au nom de Jésus&|160;: «&|160;Ceux-làsont des monstres d’iniquité, qui retiennent leurs frères enesclavage, qui les laissent souffrir du froid et de la faim, aulieu de partager avec eux leur pain et leur manteau…&|160;»Oh&|160;! pour ces héroïques martyrs, pitié&|160;!vénération&|160;!… Mais je redoute, pour l’avenir de la Gaule,ceux-là qui se disent les chefs, les papes de ces chrétiens… Oui,je les redoute, ces princes des prêtres, venant établir à Rome lesiège de leur mystérieux empire&|160;! à Rome, ce centre de la pluseffroyable tyrannie qui ait jamais écrasé le monde… Espèrent-ilsdonc que l’univers, ayant eu longtemps l’habitude de subirl’oppression de la Rome des Césars… subira patiemment l’oppressionde la Rome des papes&|160;!…
–&|160;Victoria, – reprit Tétrik, – vousexagérez la puissance de ces pontifes chrétiens&|160;; grand nombred’entre eux, persécutés par les empereurs romains, n’ont ils passubi le martyre comme les plus pauvres néophytes&|160;?…
–&|160;Je le sais… toute bataille a ses morts,et ces papes luttent contre les empereurs pour leur ravir ladomination du monde&|160;!… Je sais encore que parmi ces évêques,il s’en est trouvé de dignes de parler et de mourir au nom deJésus… mais s’il se rencontre de dignes pontifes, le gouvernement,la domination des prêtres n’en est pas moins en soiépouvantable&|160;!… Est-ce à moi de vous rappeler notre histoire,Tétrik&|160;? dites, n’a-t-il pas été despotique, impitoyable, legouvernement de nos prêtres à nous&|160;? Il y a dix siècles, dansces temps primitifs où nos druides, laissant, par un calcul odieux,les peuples dans une crasse ignorance, les dominaient par labarbarie, la superstition et la terreur&|160;!… Ces temps n’ont-ilspas été les plus détestables de l’histoire de la Gaule&|160;?… Cestemps d’oppression et d’abrutissement n’ont-ils pas duré jusqu’àces siècles glorieux et prospères, où nos druides, fondus dans lecorps de la nation, comme citoyens, comme pères, comme soldats, ontparticipé à la vie commune, aux joies de la famille, aux guerresnationales contre l’étranger… Eux, toujours les premiers à souleverles populations asservies&|160;! Oh&|160;! je vous le dis, je vousle dis… ce que je redoute pour l’avenir des nations, c’est qu’unjour, voyez-vous, il ne se fonde à Rome je ne sais quelleténébreuse alliance entre les puissants du monde et les papescatholiques… et alors, malheur aux peuples&|160;! car de cettealliance il sortira une effroyable tyrannie religieuse, cimentéepar le sang de ces martyrs héroïques qui de nos jours croientmourir pour l’affranchissement des peuples&|160;!…
Victoria, en parlant ainsi, me semblaitinspirée par le génie prophétique des druidesses des sièclespassés. Tétrik l’avait silencieusement écoutée, mais au lieu de luirépondre, il reprit en souriant, comme toujours, avecsérénité&|160;:
–&|160;Nous voici loin de l’accusation quenotre ami Scanvoch a portée contre moi… et pourtant, Victoria, vosparoles, au sujet des craintes que vous inspirent pour l’avenir lesprinces des prêtres chrétiens, comme vous les appelez,nous ramènent à cette accusation… Ainsi, selon vous, Scanvoch, lebut des perfidies que vous me reprochez serait d’arriver augouvernement de la Gaule, afin de la trahir au profit de Romepaïenne ou de Rome catholique&|160;?
–&|160;Oui, – lui dis-je, – je crois cela.
–&|160;En deux mots, Scanvoch, je vais mejustifier&|160;; Victoria m’aidera plus que personne… L’un de messecrétaires, dites-vous, a tâché d’exciter l’hostilité de nossoldats contre Victorin&|160;: votre révélation me sembletardive&|160;; puis…
–&|160;Je n’ai su cela qu’hier soir, – dis-jeau gouverneur de Gascogne en l’interrompant.
–&|160;Peu importe, – reprit-il&|160;; – cesecrétaire, je l’ai chassé dernièrement de chez moi, apprenant, parhasard, qu’en effet, irrité contre Victorin, qui, plusieurs foisici, l’avait raillé, il s’était vengé en répandant sur lui descalomnies encore plus ridicules qu’odieuses&|160;; mais laissonsces misères… Je suis ambitieux, dites-vous, ami Scanvoch&|160;? Jevise au gouvernement de la Gaule, dussé-je y arriver par d’indignesmanœuvres&|160;?… Demandez à Victoria quel est le but de monnouveau voyage à Mayence…
–&|160;Tétrik pense qu’il serait urgent pourla paix et la prospérité de la Gaule de proposer aux soldatsd’acclamer le fils de mon fils, comme héritier du gouvernement deson père… Tétrik se croit certain du consentement de l’empereurGalien.
–&|160;Tétrik prévoit donc la mort prochainede Victorin&|160;? – ai-je répondu regardant fixement legouverneur.
Mais celui-ci, dont on rencontrait rarementles yeux qu’il tenait ordinairement baissés, répondit&|160;:
–&|160;Les Franks sont de l’autre côté duRhin… et Victorin est d’une bravoure téméraire&|160;; mon vif désirest qu’il vive de longues années&|160;; mais, selon moi, la Gauletrouverait un gage de sécurité pour l’avenir, si elle savaitqu’après Victorin le pouvoir restera au fils de celui que l’armée aacclamé comme chef, surtout lorsque cet enfant aurait eu pouréducatrice Victoria la Grande… Victoria, l’auguste mère descamps&|160;!…
–&|160;Oui, – ai-je répondu en tâchant denouveau, mais en vain, de rencontrer le regard du gouverneur&|160;;– mais dans le cas où Victorin mourrait prochainement, qui me ditque vous, Tétrik, vous n’espérez pas être le tuteur de cet enfant,exercer le pouvoir en son nom, et arriver ainsi, par une autrevoie, au gouvernement de la Gaule&|160;?
–&|160;Parlez-vous sérieusement,Scanvoch&|160;? – reprit Tétrik. – Demandez à Victoria si elle abesoin de mon aide pour faire de son petit-fils un homme digned’elle et du pays&|160;?… La croyez-vous de ces femmes assezfaibles pour partager avec autrui une tâche glorieuse&|160;?L’idolâtrie des soldats pour elle ne vous est-elle pas un sûrgarant qu’elle seule, dans le cas où Victorin mourraitprématurément, qu’elle seule pourrait conserver la tutelle de sonpetit-fils et gouverner pour lui&|160;?
Victoria secoua la tête d’un air pensif etreprit&|160;:
–&|160;Je n’aime pas votre projet,Tétrik&|160;; quoi&|160;? désigner au choix des soldats un enfantencore au berceau&|160;; qui sait ce que sera cet enfant&|160;? quisait ce qu’il vaudra&|160;?
–&|160;Ne vous a-t-il pas pouréducatrice&|160;? – reprit Tétrik.
–&|160;N’ai-je pas aussi été l’éducatrice deVictorin&|160;? – répondit tristement la mère des camps&|160;; –cependant, malgré mes soins vigilants, mon fils a des défauts quiautorisent des calomnies redoutables, auxquelles je vous croisétranger&|160;; je vous le dis sincèrement, Tétrik, j’espèremaintenant que mon frère Scanvoch rendra, comme moi, justice àvotre loyauté.
–&|160;Je l’ai dit, et je le répète&|160;: jesoupçonne cet homme, – ai-je répondu à Victoria&|160;; – elles’écria avec impatience&|160;:
–&|160;Et moi, j’ai dit et je répète que tu esune tête de fer, une vraie tête bretonne&|160;! rebelle à touteraison, lorsqu’une idée fausse s’est implantée dans ta durecervelle.
Convaincu par instinct de la perfidie deTétrik, je n’avais pas de preuves contre lui, je me suis tu.
Tétrik a repris en souriant&|160;:
–&|160;Ni vous ni moi, Victoria, nous nepersuaderons le bon Scanvoch de son erreur&|160;; laissons ce soinà une irrésistible séductrice&|160;: la vérité. Avec letemps, elle prouvera ma loyauté. Nous reparlerons, Victoria, devotre répugnance à faire acclamer par l’armée votre petit-filscomme héritier du pouvoir de son père, j’espère vaincre vosscrupules&|160;; mais, dites-moi, j’ai vu tout à l’heure, en merendant chez vous, le capitaine Marion, cet ancien ouvrierforgeron, qu’à mon autre voyage au camp vous m’avez présenté commel’un des plus vaillants hommes de l’armée&|160;?
–&|160;Sa vaillance égale son bon sens et saferme raison, – reprit la mère des camps&|160;; – c’est aussi unnoble cœur, car, malgré son élévation, il a continué d’aimer commeun frère un de ses anciens compagnons de forge, resté simplesoldat.
–&|160;Et moi, – dis-je à Victoria, – dussé-jeencore passer pour une tête de fer… je crois que dans cetteaffection, le bon cœur et le bon sens du capitaine Marion setrompent. Selon moi, il aime un ennemi… Puissiez-vous, Victoria,n’être pas aussi aveugle que le capitaine Marion&|160;!
–&|160;Le fidèle compagnon du capitaine Marionserait son ennemi&|160;? – reprit Victoria. – Tu es dans un jour deméfiance, mon frère…
–&|160;Un envieux est toujours un ennemi.L’homme dont je parle est resté soldat&|160;; il porte envie à sonancien camarade, devenu l’un des premiers capitaines de l’armée… Del’envie à la haine, il n’y a qu’un pas.
En disant ceci, j’avais encore, mais en vain,tâché de rencontrer le regard du gouverneur de Gascogne&|160;; maisje remarquai chez lui, non sans surprise, une sorte detressaillement de joie lorsque j’affirmai que le capitaine Marionavait pour ennemi secret son camarade de guerre. Tétrik, toujoursmaître de lui, craignant sans doute que son tressaillement ne m’eûtpas échappé, reprit&|160;:
–&|160;L’envie est un sentiment si révoltant,que je ne puis en entendre parler sans émotion. Je suis vraimentchagrin de ce que Scanvoch, qui, je l’espère, se trompe cette foisencore, nous apprend sur le camarade du capitaine Marion… Mais sima présence vous empêche de recevoir le capitaine, dites-le-moi,Victoria… je me retire.
–&|160;Je désire au contraire que vousassistiez à l’entretien que je dois avoir avec Marion et mon frèreScanvoch&|160;; tous deux ont été chargés par mon fils d’importantsmessages… et pourtant, – ajouta-t-elle avec un soupir, – la matinées’avance, et mon fils n’est pas ici…
À ce moment la porte de la chambre s’ouvrit,et Victorin parut, accompagné du capitaine Marion.
Victorin était alors âgé de vingt-deux ans. Jet’ai dit, mon enfant, que l’on avait frappé plusieurs médailles oùil figurait sous les traits du dieu Mars, à côté de samère, coiffée d’un casque ainsi que la Minerveantique&|160;; Victorin aurait pu en effet servir de modèle à unestatue du dieu de la guerre. Grand, svelte, robuste, sa tournure, àla fois élégante et martiale, plaisait à tous les yeux&|160;; sestraits, d’une beauté rare comme ceux de sa mère, en différaient parune expression joyeuse et hardie. La franchise, la générosité deson caractère se lisaient sur son visage&|160;; malgré soi, l’onoubliait en le voyant les défauts qui déparaient ce vaillantnaturel, trop vivace, trop fougueux pour refréner les entraînementsde l’âge. Victorin venait sans doute de passer une nuit de plaisir,pourtant sa figure était aussi reposée que s’il fût sorti de sonlit. Un chaperon de feutre, orné d’une aigrette, couvrait à demises cheveux noirs, bouclés autour de son mâle et brun visage, àdemi ombragé d’une légère barbe brune&|160;; sa saie gauloise,d’étoffe de soie rayée de pourpre et de blanc, était serrée à sataille par un ceinturon de cuir brodé d’argent, où pendait son épéeà poignée d’or curieusement ciselée, véritable chef-d’œuvre del’orfèvrerie d’Autun. Victorin en entrant chez sa mère, suivi ducapitaine Marion, alla droit à Victoria avec un mélange detendresse et de respect&|160;; il mit un genou à terre, prit une deses mains qu’il baisa, puis, ôtant son chaperon, il tendit sonfront en disant&|160;:
–&|160;Salut, ma mère&|160;!…
Il y avait un charme si touchant dansl’attitude, dans l’expression des traits du jeune général, ainsiagenouillé devant sa mère, que je la vis hésiter un instant entrele désir d’embrasser ce fils qu’elle adorait et la volonté de luitémoigner son mécontentement&|160;; aussi, repoussant légèrement dela main le front de Victorin, elle lui dit d’une voix grave, en luimontrant le berceau placé à côté d’elle&|160;:
–&|160;Embrassez votre fils… vous ne l’avezpas vu depuis hier matin…
Le jeune général comprit ce reproche indirect,se releva tristement, s’approcha du berceau, prit l’enfant entreses bras, et l’embrassa avec effusion en regardant Victoria,semblant ainsi se dédommager de la sévérité maternelle.
Le capitaine Marion s’était approché demoi&|160;; il me dit tout bas&|160;:
–&|160;C’est pourtant un bon cœur que ceVictorin&|160;; combien il aime sa mère… combien il aime sonenfant&|160;!… Il leur est certes aussi attaché que je le suis,moi, à mon ami Eustache, qui compose à lui seul toute ma famille…Quel dommage que cette peste de luxure (le bon capitaineprononçait peu de paroles sans y joindre cette exclamation), queldommage que cette peste de luxure tienne si souvent ce jeune hommeentre ses griffes&|160;!
–&|160;C’est un malheur&|160;!… Maiscroyez-vous Victorin capable de l’infâme lâcheté dont on l’accusedans le camp&|160;? – ai-je répondu au capitaine de manière à êtreentendu de Tétrik, qui, parlant tout bas à Victoria, semblait luireprocher sa sévérité à l’égard de son fils.
–&|160;Non, par le diable&|160;! – repritMarion, – je ne crois pas Victorin capable de ces indignités…surtout quand je le vois ainsi entre son fils et sa mère.
Le jeune général, après avoir soigneusementreplacé dans le berceau l’enfant qui lui tendait ses bras, ditaffectueusement au gouverneur de Gascogne&|160;:
–&|160;Salut, Tétrik&|160;!… j’aime toujours àvoir ici le sage et fidèle ami de ma mère.
Puis se tournant vers moi&|160;:
–&|160;Je savais ton retour, Scanvoch… enl’apprenant, ma joie a été grande, et grande aussi mon inquiétudedurant ton absence. Ces bandits franks nous ont souvent prouvécomment ils respectaient les trêves et les parlementaires…
Mais, remarquant sans doute la tristesseencore empreinte sur les traits de Victoria, son fils s’approchad’elle, et lui dit avec autant de franchise que de tendredéférence&|160;:
–&|160;Tenez, ma mère… avant de parler ici desmessages du capitaine Marion et de Scanvoch… laissez-moi vous direce que j’ai sur le cœur… peut-être votre front s’éclaircira-t-il…et je ne verrai plus ce mécontentement dont je m’afflige… Tétrikest notre bon parent, le capitaine Marion notre ami, Scanvoch votrefrère… je n’ai rien à cacher ici… Avouez-le, chère mère, vous êteschagrine parce que j’ai passé cette nuit dehors&|160;?
–&|160;Vos désordres m’affligent, Victorin… jem’afflige davantage encore de ce que ma voix n’est plus écoutée parvous…
–&|160;Mère… je veux tout vous avouer&|160;;mais, je vous le jure, je me suis plus cruellement reproché mafaiblesse que vous ne me la reprocherez vous-même… Hier soir,fidèle à ma promesse de m’entretenir longuement avec vous pendantune partie de la nuit sur de graves intérêts, je rentrais sagementau logis… j’avais refusé… oh&|160;! héroïquement refusé d’allersouper avec trois capitaines des dernières légions de cavaleriearrivées à Mayence et venant de Béziers… Ils avaient eu beau mevanter de grandes vieilles cruches de vin de ce pays du vin parexcellence, soigneusement apportées par eux dans leur chariot deguerre pour fêter leur bienvenue… j’étais resté impitoyable… ilscrurent alors me gagner en me parlant de deux chanteusesbohémiennes de Hongrie, Kidda et Flory… (Pardon, ma mère, deprononcer de pareils noms devant vous, mais la vérité m’y oblige.)Ces bohémiennes, disaient mes tentateurs, arrivées à Mayence depuispeu de temps, étaient belles comme des astres, lutines comme desdémons, et chantaient comme des rossignols&|160;!
–&|160;Ah&|160;! je la vois… je la vois venird’ici, cette peste de luxure, marchant sur ses pattes velues, commeune tigresse sournoise et affamée&|160;! – s’écria Marion. – Que jevoudrais donc faire danser ces effrontées diablesses de Bohème surdes plaques de fer rougies au feu… c’est alors qu’elleschanteraient d’une manière douce à mes oreilles…
–&|160;J’ai été encore plus sage que toi,brave Marion, – reprit Victorin&|160;; – je n’ai voulu les voirchanter et danser d’aucune façon… j’ai fui à grands pas mestentateurs pour revenir ici…
–&|160;Tu auras eu beau fuir, cette damnéeluxure a les jambes aussi longues que les bras et les dents&|160;!– dit le capitaine&|160;; – elle t’aura rattrapé,Victorin&|160;!
–&|160;Daignez m’écouter, ma mère, – repritVictorin voyant ma sœur de lait faire un geste de dégoût etd’impatience. – Je n’étais plus qu’à deux cents pas du logis… lanuit était noire, une femme enveloppée d’une mante à capuchonm’aborde…
–&|160;Et de trois&|160;! – s’écria le boncapitaine en joignant les mains. – Voici les deux bohémiennesrenforcées d’une femme à coqueluchon… Ah&|160;! malheureuxVictorin&|160;! l’on ne sait pas les pièges diaboliques cachés sousces coqueluchons… mon ami Eustache serait encoqueluchonné… que jele fuirais&|160;!…
«&|160;– Mon père est un vieux soldat, me ditcette femme, – reprit Victorin&|160;; – une de ses blessures s’estrouverte, il se meurt. Il vous a vu naître, Victorin… il ne veutpas mourir sans presser une dernière fois la main de son jeunegénéral&|160;; refuserez-vous cette grâce à mon pèreexpirant&|160;?&|160;» – Voilà ce que m’a dit cette inconnue d’unevoix touchante. Qu’aurais-tu fait, toi, Marion&|160;?
–&|160;Malgré mon épouvante des coqueluchons,je serais, ma foi, allé voir ce vieux homme, – répondit lecapitaine&|160;; – certes j’y serais allé, puisque ma présencepouvait lui rendre la mort plus agréable…
–&|160;Je fais donc ce que tu aurais fait,Marion, je suis l’inconnue&|160;; nous arrivons à une maisonobscure, la porte s’ouvre, ma conductrice me prend la main, jemarche quelques pas dans les ténèbres&|160;; soudain une vivelumière m’éblouit, je me vois entouré par les trois capitaines deslégions de Béziers, et par d’autres officiers&|160;; la femmevoilée laisse tomber sa mante, et je reconnais…
–&|160;Une de ces damnées bohèmes&|160;! –s’écria le capitaine. – Ah&|160;! je te disais bien, Victorin, queles coqueluchons cachaient d’horribles choses&|160;!
–&|160;Horribles&|160;?… Hélas&|160;! non,Marion&|160;; et je n’ai pas eu le courage de fermer les yeux…Aussitôt je suis cerné de tous côtés&|160;; l’autre bohémienneaccourt, les officiers m’entourent&|160;; les portes sont fermées,on m’entraîne à la place d’honneur. Kidda se met à ma droite, Floryà ma gauche&|160;; devant moi se dresse une de ces grosses vieillescruches, remplie d’un divin nectar, disaient ces maudits, et…
–&|160;Et le jour vous surprend dans cettenouvelle orgie, – dit gravement Victoria en interrompant son fils.– Vous oubliez ainsi dans la débauche l’heure qui vous rappelaitauprès de moi. Est-ce là une excuse&|160;?…
–&|160;Non, chère mère, c’est un aveu… carj’ai été faible… mais aussi vrai que la Gaule est libre, jerevenais sagement près de vous sans la ruse qu’on a employée pourme retenir. Ne me serez-vous pas indulgente, cette foisencore&|160;? Je vous en supplie&|160;! – ajouta Victorin ens’agenouillant de nouveau devant ma sœur de lait. – Ne soyez plusainsi soucieuse et sévère&|160;; je sais mes torts&|160;! L’âge meguérira… Je suis trop jeune, j’ai le sang trop vif&|160;; l’ardeurdu plaisir m’emporte souvent malgré moi… Pourtant, vous le savez,ma mère, je donnerais ma vie pour vous…
–&|160;Je le crois&|160;; mais vous ne meferiez pas le sacrifice de vos folles et mauvaises passions…
–&|160;À voir Victorin ainsi respectueux etrepentant aux genoux de sa mère, – ai-je dit tout bas à Marion, –penserait-on que c’est là ce général illustre et redouté desennemis de la Gaule, qui, à vingt-deux ans a déjà gagné cinqgrandes batailles&|160;?
–&|160;Victoria, – reprit Tétrik de sa voixinsinuante et douce, – je suis père aussi et enclin à l’indulgence…De plus, dans mes délassements, je suis poète et j’ai écrit uneode à la jeunesse. Comment serais-je sévère&|160;?… J’aimetant les vaillantes qualités de notre cher Victorin, que le blâmem’est difficile&|160;! Serez-vous donc insensible aux tendresparoles de votre fils&|160;?… Sa jeunesse est son seul crime… Ilvous l’a dit, l’âge le guérira… et son affection pour vous, sadéférence à vos volontés, hâteront la guérison…
Au moment où le gouverneur de Gascogne parlaitainsi, un grand tumulte se fit au dehors de la demeure deVictoria&|160;; et bientôt on entendit ce cri&|160;:
–&|160;Aux armes&|160;! auxarmes&|160;!
Victorin et sa mère, près de laquelle ils’était tenu agenouillé, se levèrent brusquement.
–&|160;On crie aux armes&|160;! – dit vivementle capitaine Marion en prêtant l’oreille.
–&|160;Les Franks auront rompu la trêve&|160;!– m’écriai-je à mon tour&|160;; – hier un de leurs chefs m’avaitmenacé d’une prochaine attaque contre le camp&|160;; je n’avais pascru à une si prompte résolution.
–&|160;On ne rompt jamais une trêve avant sonterme, sans notifier cette rupture, – dit Tétrik.
–&|160;Les Franks sont des barbares capablesde toutes les trahisons&|160;! – s’écria Victorin en courant versla porte.
Elle s’ouvrit devant un officier couvert depoussière, et haletant qu’il ne put d’abord à peine parler.
–&|160;Vous êtes du poste de l’avant-garde ducamp, à quatre lieues d’ici, – dit le jeune général au nouveauvenu, car Victorin connaissait tout les officiers de l’armée, – quese passe-t-il&|160;?
–&|160;Une innombrable quantité de radeaux,chargés de troupes et remorqués par des barques, commençaient àparaître vers le milieu du Rhin, lorsque, d’après l’ordre ducommandant du poste, je l’ai quitté pour accourir à toute bridevous annoncer cette nouvelle, Victorin… Les hordes franques doiventà cette heure avoir débarqué… Le poste que je quitte, trop faiblepour résister à une armée, s’est sans doute replié sur lecamp&|160;; en le traversant j’ai crié aux armes&|160;! Les légionset les cohortes se forment à la hâte.
–&|160;C’est la réponse de ces barbares ànotre message porté par Scanvoch, – dit la mère des camps àVictorin.
–&|160;Que t’ont répondu les Franks&|160;? –me demanda le jeune général.
–&|160;Néroweg, un des principaux rois de leurarmée, a repoussé toute idée de paix, – ai-je dit à Victorin&|160;;– ces barbares veulent envahir la Gaule, s’y établir et nousasservir… J’ai menacé leur chef d’une guerre d’extermination&|160;;il m’a répondu que le soleil ne se lèverait pas six fois avantqu’il fût venu ici, dans notre camp, enlever Victoria laGrande…
–&|160;S’ils marchent sur nous, il n’y a pasun instant à perdre&|160;! – s’écria Tétrik effrayé en s’adressantau jeune général qui, calme, pensif, les bras croisés sur lapoitrine, réfléchissait en silence&|160;; – il faut agir, etpromptement agir&|160;!
–&|160;Avant d’agir, – répondit Victorintoujours méditatif, – il faut penser.
–&|160;Mais, – reprit le gouverneur, – si lesFranks s’avancent rapidement vers le camp&|160;?
–&|160;Tant mieux&|160;! – dit Victorin avecimpatience, – tant mieux, laissons-les s’approcher…
La réponse de Victorin surprit Tétrik, et, jel’avoue, j’aurais été moi-même étonné, presque inquiet d’entendrele jeune général parler de temporisation en présence d’une attaqueimminente, si je n’avais eu de nombreuses preuves de la sûreté dejugement de Victorin&|160;; sa mère fit signe au gouverneur de lelaisser réfléchir à son plan de bataille, qu’il méditait sansdoute, et dit à Marion&|160;:
–&|160;Vous arrivez ce matin de votre voyageau milieu des peuplades de l’autre côté du Rhin, si souvent pilléespar ces barbares&|160;? Quelles sont les dispositions de cestribus&|160;?
–&|160;Trop faibles pour agir seules, elles sejoindront à nous au premier appel… Des feux allumés par nous, ou lejour ou la nuit, sur la colline de Bérak, leur donneront lesignal&|160;; des veilleurs l’attendent&|160;; aussitôt qu’ilsl’apercevront, ils se tiendront prêts à marcher&|160;; un de nosmeilleurs capitaines, après le signal donné, fera embarquerquelques troupes d’élite, traversera le Rhin et opérera sa jonctionavec ces tribus, pendant que le gros de notre armée agira d’unautre côté.
–&|160;Votre projet est excellent, capitaineMarion, – dit Victoria&|160;; – en ce moment surtout une pareillealliance nous est d’un grand secours… Vous avez, comme d’habitude,vu juste et loin…
–&|160;Quand on a de bons yeux, il faut tâcherde s’en servir de son mieux, – répondit avec bonhomie le capitaine,– aussi ai-je dit à mon ami Eustache…
–&|160;Quel ami&|160;? – demandaVictoria&|160;; – de qui parlez-vous, capitaine&|160;?
–&|160;D’un soldat… mon ancien camaraded’enclume&|160;: je l’avais emmené avec moi dans le voyage d’oùj’arrive&|160;; or, au lieu de ruminer en moi-même mes petitsprojets, je les dis tout haut à mon ami Eustache&|160;; il estdiscret, point sot du tout, bourru en diable, et souvent il megrommelle des observations dont je profite.
–&|160;Je sais votre amitié pour ce soldat, –reprit Victoria, – elle vous honore.
–&|160;C’est chose simple que d’aimer un vieilami&|160;; je lui ai donc dit&|160;: Vois-tu, Eustache, un jour oul’autre ces écorcheurs franks tenteront une attaque décisive contrenous&|160;; ils laisseront, pour assurer leur retraite, une réserveà la garde de leur camp et de leurs chariots de guerre&|160;; cetteréserve ne sera pas un bien gros morceau à avaler pour nos tribusalliées, renforcées d’une bonne légion d’élite commandée par un denos capitaines… de sorte que si ces écorcheurs sont battus de cecôté-ci du Rhin, toute retraite leur sera coupée sur l’autre rive.Ce que je prévoyais arrive aujourd’hui&|160;; les Franks nousattaquent&|160;; il faudrait donc, je crois, envoyer sur l’heureaux tribus alliées quelques troupes d’élite, commandées par uncapitaine énergique, prudent et avisé.
–&|160;Ce capitaine… ce sera vous, Marion, –dit Victoria.
–&|160;Moi, soit… Je connais le pays… monprojet est fort simple… Pendant que les Franks viennent nousattaquer, je traverse le Rhin, afin de brûler leur camp, leurschariots et d’exterminer leur réserve… Que Victorin les batte surnotre rive, ils voudront repasser le fleuve et me trouveront surl’autre bord avec mon ami Eustache, prêt à leur tendre autre choseque la main pour les aider à aborder. Grande vanité d’ailleurs poureux d’aborder en ce lieu, puisqu’ils n’y trouveraient plus niréserve, ni camp, ni chariots.
–&|160;Marion, – reprit ma sœur de lait aprèsavoir attentivement écouté le capitaine, – le gain de la batailleest certain, si vous exécutez ce plan avec votre bravoure et votresang-froid ordinaires.
–&|160;J’ai bon espoir, car mon ami Eustachem’a dit d’un ton encore plus hargneux que d’habitude&|160;:«&|160;Il n’est point déjà si sot, ton projet, il n’est point déjàsi sot.&|160;» Or, l’approbation d’Eustache m’a toujours portébonheur.
–&|160;Victoria, – dit à demi-voix Tétrik, nepouvant contraindre davantage son anxiété, – je ne suis pas hommede guerre… j’ai une confiance entière dans le génie militaire devotre fils&|160;; mais de moment en moment un ennemi qui nous estdeux ou trois fois supérieur en nombre s’avance contre nous… etVictorin ne décide rien, n’ordonne rien&|160;!
–&|160;Il vous l’a dit avec raison&|160;:Avant d’agir, il faut penser, – répondit Victoria. – Ce calmeréfléchi… au moment du péril, est d’un homme sage… N’est-il pasinsensé de courir en aveugle au-devant du danger&|160;?
Soudain Victorin frappa dans ses mains, sautaau cou de sa mère qu’il embrassa, en s’écriant&|160;:
–&|160;Ma mère… Hésus m’inspire… Pas un de cesbarbares n’échappera, et pour longtemps la paix de la Gaule sera dumoins assurée… Ton projet est excellent, Marion… il se lie à monplan de bataille comme si nous l’avions conçu à nous deux.
–&|160;Quoi&|160;! tu m’as entendu&|160;? –dit le capitaine étonné, – moi qui te croyais absorbé dans tesréflexions&|160;!
–&|160;Un amant, si absorbé qu’il paraisse,entend toujours ce qu’on dit de sa maîtresse, mon brave Marion, –répondit gaiement Victorin&|160;; – et ma souveraine maîtresse, àmoi… c’est la guerre&|160;!
–&|160;Encore cette peste de luxure&|160;! –me dit à demi-voix le capitaine. – Hélas&|160;! elle le poursuitpartout, jusque dans ses idées de bataille&|160;!
–&|160;Marion, – reprit Victorin, – nous avonsici, sur le Rhin, deux cents barques de guerre à sixrames&|160;?
–&|160;Tout autant et bien équipées.
–&|160;Cinquante de ces barques te suffirontpour transporter le renfort de troupes d’élite, que tu vas conduireà nos alliés de l’autre côté du fleuve&|160;?
–&|160;Cinquante me suffiront.
–&|160;Les cent cinquante autres, montéeschacune par dix rameurs-soldats armés de haches, et par vingtarchers choisis, se tiendront prêtes à descendre le Rhin jusqu’aupromontoire d’Herfel, où elles attendront de nouvellesinstructions&|160;; donne cet ordre au capitaine de la flottille ent’embarquant.
–&|160;Ce sera fait…
–&|160;Exécute ton plan de point en point,brave Marion… Extermine la réserve des Franks, incendie leur camp,leurs chariots… La journée est à nous si je force ces écorcheurs àla retraite.
–&|160;Et tu les y forceras, Victorin… c’estchez toi vieille habitude, quoique ta barbe soit naissante. Jecours chercher mon bon ami Eustache et exécuter tes ordres…
Avant de sortir, le capitaine Marion tira sonépée, la présenta par la poignée à la mère des camps, et luidit&|160;:
–&|160;Touchez, s’il vous plaît, cette épée devotre main, Victoria… ce sera d’un bon augure pour la journée…
–&|160;Va, brave et bon Marion, – répondit lamère des camps en rendant l’arme, après en avoir serré virilementla poignée dans sa belle et blanche main, – va, Hésus est pour laGaule, qui veut vivre libre et prospère.
–&|160;Notre cri de guerre sera&|160;:Victoria la Grande&|160;! et on l’entendra d’un bord à l’autre duRhin, – dit Marion avec exaltation.
Puis il ajouta en sortantprécipitamment&|160;:
–&|160;Je cours chercher mon ami Eustache, età nos barques&|160;! à nos barques&|160;!
Au moment où Marion sortait, plusieurs chefsde légions et de cohortes, instruits du débarquement des Franks parl’officier qui, porteur de cette nouvelle, avait sur son passagerépandu l’alarme dans le camp, accoururent prendre les ordres dujeune général.
–&|160;Mettez-vous à la tête de vos troupes, –leur dit-il. – Rendez-vous avec elles au champ d’exercice. Là,j’irai vous rejoindre, et je vous assignerai votre marche debataille&|160;; je veux auparavant en conférer avec ma mère.
–&|160;Nous connaissons ta vaillance et tongénie militaire, – répondit le plus âgé de ces chefs de cohortes,robuste vieillard à barbe blanche. – Ta mère, l’ange de la Gauleveille à tes côtés… Nous attendrons tes ordres avec confiance.
–&|160;Ma mère, – dit le jeune général d’unevoix touchante, – votre pardon, à la face de tous, et un baiser devous, me donneraient bon courage pour cette grande journée debataille&|160;!&|160;!&|160;!
–&|160;Les égarements de la jeunesse de monfils ont souvent attristé mon cœur, ainsi que le vôtre, à vous, quil’avez vu naître, – dit Victoria aux chefs de cohortes&|160;; –pardonnez-lui comme je lui pardonne…
Et elle serra passionnément son fils contre sapoitrine.
–&|160;D’infâmes calomnies ont couru dansl’armée contre Victorin, – reprit le vieux capitaine&|160;; – nousn’y avons pas cru, nous autres&|160;; mais, moins éclairé que nous,le soldat est prompt au blâme comme à la louange… Suis donc lesconseils de ton auguste mère, Victorin, ne donne plus prétexte auxcalomnies… Nous te disons ceci comme à notre fils, à toi l’enfantdes camps, dont Victoria la Grande est la mère&|160;: nous allonsattendre tes ordres&|160;; compte sur nous, nous comptons surtoi.
–&|160;Vous me parlez en père, – réponditVictorin, ému de ces simples et dignes paroles, – je vous écouteraien fils&|160;; votre vieille expérience m’a guidé tout enfant surles champs de bataille&|160;; votre exemple a fait de moi le soldatque je suis&|160;; je tâcherai, aujourd’hui encore, de me montrerdigne de vous et de ma mère…
–&|160;C’est ton devoir, puisque nous nousglorifions en toi et en elle, – répondit le vieux capitaine&|160;;puis, s’adressant à Victoria&|160;: – L’armée ne te verra-t-ellepas tout à l’heure avant de marcher au combat&|160;? Pour nossoldats et pour nous, ta présence est toujours un bon présage…
–&|160;J’accompagnerai mon fils jusqu’au champd’exercice, et puis bataille et triomphe&|160;!… Les aiglesromaines planaient sur notre terre asservie&|160;! le coq gauloisles en a chassées… et il ne chasserait pas cette nuée d’oiseaux deproie qui veulent s’abattre sur la Gaule&|160;! – s’écria la mèredes camps avec un élan si fier, si superbe, que je crus voir enelle la déesse de la patrie et de la liberté. – Par Hésus&|160;! leFrank barbare nous conquérir&|160;! Il ne resterait donc en Gauleni une lance, ni une épée, ni une fourche, ni un bâton, ni unepierre&|160;!…
À ces mâles paroles, les chefs des légions,partageant l’exaltation de Victoria, tirèrent spontanément leursépées, les choquèrent les unes contre les autres, et s’écrièrent àce bruit guerrier&|160;:
–&|160;Par le fer de ces épées, Victoria, nouste le jurons, la Gaule restera libre, ou tu ne nous reverraspas&|160;!…
–&|160;Oui… par ton nom auguste et cher,Victoria&|160;! nous combattrons jusqu’à la dernière goutte desang&|160;!…
Et tous sortirent en criant&|160;:
–&|160;Aux armes&|160;! noslégions&|160;!…
–&|160;Aux armes&|160;! noscohortes&|160;!…
Durant toute cette scène, où s’étaient sipuissamment révélés le génie militaire de Victorin, sa tendredéférence pour sa mère, l’imposante influence qu’elle et luiexerçaient sur les chefs de l’armée, j’avais souvent, à la dérobée,jeté les yeux sur le gouverneur de Gascogne, retiré dans un coin dela chambre&|160;; était-ce sa peur de l’approche des Franks&|160;?était-ce sa secrète rage de reconnaître en ce moment la vanité deses calomnies contre Victorin (car malgré la doucereuse habileté desa défense, je soupçonnais toujours Tétrik)&|160;? Je nesais&|160;; mais sa figure livide, altérée, devenait de plus enplus méconnaissable… Sans doute de mauvaises passions, qu’il avaitintérêt à cacher, l’animaient alors&|160;; car, après le départ deschefs de légions, la mère des camps s’étant retournée vers legouverneur, celui-ci tâcha de reprendre son masque de douceurhabituelle, et dit à Victoria, en s’efforçant de sourire&|160;:
–&|160;Vous et votre fils, vous êtes doués demagie… Selon ma faible raison, rien n’est plus inquiétant que cetteapproche de l’armée franque, dont vous ne semblez pas vous soucier,délibérant aussi paisiblement ici que si le combat devait avoirlieu demain… Et pourtant votre tranquillité, en de pareillescirconstances, me donne une aveugle confiance…
–&|160;Rien de plus naturel que notretranquillité, – reprit Victorin&|160;; – j’ai calculé le tempsnécessaire aux Franks pour achever de traverser le Rhin, dedébarquer leurs troupes, de former leurs colonnes, et d’arriver àun passage qu’ils doivent forcément traverser… Hâter mes mouvementsserait une faute, ma lenteur me sert.
Puis, s’adressant à moi, Victorin medit&|160;:
–&|160;Scanvoch, va t’armer&|160;; j’aurai desordres à te donner après avoir conféré avec ma mère.
–&|160;Tu me rejoindras avant que d’allerretrouver mon fils sur le champ d’exercice, – me dit à son tourVictoria&|160;; – j’ai aussi, moi, quelques recommandations à tefaire.
–&|160;J’oubliais de te dire une choseimportante peut-être en ce moment, – ai-je repris. – La sœur d’undes rois franks, craignant d’être mise à mort par sonfrère, est venue hier du camp des barbares avec moi.
–&|160;Cette femme pourra servir d’otage, –dit Tétrik, – il faut la garder étroitement comme prisonnière.
–&|160;Non, – ai-je répondu au gouverneur, –j’ai promis à cette femme qu’elle serait libre ici, et je l’aiassurée de la protection de Victoria.
–&|160;Je tiendrai ta promesse, – reprit masœur de lait. – Où est cette femme&|160;?
–&|160;Dans ma maison.
–&|160;Fais-la conduire ici après le départdes troupes, je la verrai.
Je sortais, ainsi que le gouverneur deGascogne, afin de laisser Victorin seul avec sa mère, lorsque j’aivu entrer chez elle plusieurs bardes et druides qui, selon notreantique usage, marchaient toujours à la tête de l’armée, afin del’animer encore par leurs chants patriotiques et guerriers.
En quittant la demeure de Victoria, je couruschez moi pour m’armer et prendre mon cheval. De toutes parts lestrompettes, les buccins, les clairons retentissaient au loin dansle camp&|160;; lorsque j’entrai dans ma maison, ma femme et Sampso,déjà prévenues par la rumeur publique du débarquement des Franks,préparaient mes armes&|160;; Ellèn fourbissait de son mieux macuirasse d’acier, dont le poli avait été la veille altéré par lefeu du brasier allumé sur mon armure par l’ordre de Néroweg,l’Aigle terrible, ce puissant Roi des Franks.
–&|160;Tu es bien la vraie femme d’un soldat,– dis-je à Ellèn, en souriant de la voir si contrariée de nepouvoir rendre brillante la place ternie qui contrastait avec lesautres parties de ma cuirasse. – L’éclat des armes de ton mari estta plus belle parure.
–&|160;Si nous n’étions pas si pressées par letemps, – me dit Ellèn, – nous serions parvenues à faire disparaîtrecette place noire&|160;; car, depuis une heure, Sampso et moi, nouscherchons à deviner comment tu as pu noircir et ternir ainsi tacuirasse.
–&|160;On dirait des traces de feu, – repritSampso, qui, de son côté, fourbissait activement mon casque avec unmorceau de peau&|160;; – le feu seul peut ainsi ronger le poli del’acier.
–&|160;Vous avez deviné, Sampso, – ai-jerépondu en riant et allant prendre mon épée, ma hache d’armes etmon poignard, – il y avait grand feu au camp des Franks&|160;; cesgens hospitaliers m’ont engagé à m’approcher du brasier&|160;; lasoirée était fraîche, et je me suis placé un peu trop près dufoyer.
–&|160;L’annonce du combat te rend joyeux, monScanvoch, – reprit ma femme&|160;; – c’est ton habitude, je le saisdepuis longtemps.
–&|160;Et l’annonce du combat ne t’attristepas, mon Ellèn, parce que tu as le cœur ferme.
–&|160;Je puise ma fermeté dans la foi de nospères, mon Scanvoch&|160;; elle m’a enseigné que nous allonsrevivre ailleurs avec ceux-là que nous avons aimés dans cemonde-ci, – me répondit doucement Ellèn, en m’aidant, ainsi queSampso, à boucler ma cuirasse. – Voilà pourquoi je pratique cettemaxime de nos mères&|160;: «&|160;La Gauloise ne pâlit jamaislorsque son vaillant époux part pour le combat, et elle rougit debonheur à son retour.&|160;» S’il ne revient plus, elle songe avecfierté qu’il est mort en brave, et chaque soir elle se dit&|160;:«&|160;Encore un jour d’écoulé, encore un pas de fait vers cesmondes inconnus où l’on va retrouver ceux qui nous ont étéchers&|160;!&|160;»
–&|160;Ne parlons pas d’absence, mais deretour, – dit Sampso en me présentant mon casque si soigneusementfourbi de ses mains, qu’elle aurait pu mirer dans l’acier sa doucefigure&|160;; – vous avez été jusqu’ici heureux à la guerre,Scanvoch, le bonheur vous suivra, vous nous le ramènerez avecvous.
–&|160;J’en crois votre assurance, chèreSampso… Je pars, heureux de votre affection de cœur et de l’amourd’Ellèn&|160;; heureux je reviendrai, surtout si j’ai pu marquer denouveau à la face certain roi de ces écorcheurs franks, enreconnaissance de sa loyale hospitalité d’hier envers moi&|160;;mais me voici armé… un baiser à mon petit Aëlguen, et àcheval&|160;!…
Au moment où je me dirigeais vers la chambrede ma femme, Sampso m’arrêtant&|160;:
–&|160;Mon frère… et cetteétrangère&|160;?
–&|160;Vous avez raison, Sampso, jel’oubliais.
J’avais, par prudence, enfermé Elwig&|160;;j’allai heurter à sa porte, et je lui dis&|160;:
–&|160;Veux-tu que j’entre chez toi&|160;?
Elle ne me répondit pas&|160;; inquiet de cesilence, j’ouvris la porte&|160;: je vis Elwig assise sur le bordde sa couche, son front entre ses mains. À mon aspect, elle jetasur moi un regard farouche et resta muette. Je luidemandai&|160;:
–&|160;Le sommeil t’a-t-il calmée&|160;?
–&|160;Il n’est plus de sommeil pour moi… –m’a-t-elle brusquement répondu. – Riowag est mort&|160;!…
–&|160;Vers le milieu du jour, ma femme et masœur te conduiront auprès de Victoria la Grande&|160;; elle tetraitera en amie… Je lui ai annoncé ton arrivée au camp.
La sœur de Néroweg, l’Aigle terrible,me répondit par un geste d’insouciance.
–&|160;As-tu besoin de quelque chose&|160;? –lui ai-je dit. – Veux-tu manger&|160;? veux-tu boire&|160;?…
–&|160;Je veux de l’eau… J’ai soif… jebrûle&|160;!…
Sampso, malgré le refus de la prêtresse, allachercher quelques provisions, une cruche d’eau, déposa le tout prèsd’Elwig, toujours sombre, immobile et muette&|160;; je fermai laporte, et remettant la clef à ma femme&|160;:
–&|160;Toi et Sampso, vous accompagnerez cettemalheureuse créature chez Victoria vers le milieu du jour&|160;;mais veille à ce qu’elle ne puisse être seule avec notreenfant…
–&|160;Que crains-tu&|160;?
–&|160;Il y a tout à craindre de ces femmesbarbares, aussi dissimulées que féroces… J’ai tué son amant en medéfendant contre lui, elle serait peut-être capable par vengeanced’étrangler notre fils.
À ce moment je te vis accourir à moi, mon cherenfant. Entendant ma voix du fond de la chambre de ta mère, tuavais quitté ton lit, et tu venais demi-nu, les bras tendus versmoi, tout riant à la vue de mon armure, dont l’éclat réjouissaittes yeux. L’heure me pressait, je t’embrassai tendrement, ainsi queta mère et ta sœur&|160;; puis j’allai seller mon cheval, mon braveet vigoureux Tom-Bras, à qui j’avais donné ce nom, encommémoration de notre aïeul Joel, qui appelait aussiTom-Bras le fougueux étalon qu’il montait à la bataille deVannes. Sampso et ta mère, qui te tenait entre ses bras,m’accompagnèrent jusqu’à l’écurie&|160;; ta tante m’aidait à briderma monture, et caressant sa nerveuse encolure, elledisait&|160;:
–&|160;Tom-Bras, ne laisse pas tonmaître en péril, sauve-le par la vitesse, et au besoin défends-lecomme ce vaillant Tom-Bras des temps passés, qui, monté par lebrenn de la tribu de Karnak, attaquait les Romains à coups de piedet à coups de dents.
–&|160;Chère Sampso, – ai-je repris en riantet en montant en selle, – ne donnez pas ainsi de mauvais conseils àTom-Bras en l’engageant à me sauver par sa vitesse. Le bon chevalde guerre est rapide dans la poursuite, lent dans la fuite… Quant àjouer des dents et des sabots, il s’en acquitte au mieux, témoin cecheval frank, ma capture, qu’il a mis, vous le savez, presque enlambeaux dans cette écurie… Tom-Bras est comme son maître, ilabhorre la race franque… Adieu, chère Sampso&|160;!… adieu, monEllèn bien-aimée&|160;!… adieu, mon petit Aëlguen&|160;!…
Et après un dernier regard jeté sur ta mère,qui te tenait entre ses bras, je partis au galop, afin de rejoindreVictoria sur le champ d’exercice où l’armée devait être réunie.
Le bruit lointain des clairons, leshennissements des chevaux auxquels il répondait, animèrentTom-Bras&|160;; il bondissait avec vigueur… Je le calmai de lavoix, je le caressai de la main, afin de l’assagir et de ménagerses forces pour cette rude journée. À peu de distance du campd’exercice, j’ai vu à cent pas devant moi Victoria, escortée dequelques cavaliers. Je l’eus bientôt rejointe… Tétrik, monté surune petite haquenée, se tenait à la gauche de la mère des camps,elle avait à sa droite un barde druide, nommé Rolla, qu’elleaffectionnait pour sa bravoure, son noble caractère et son talentde poète. Plusieurs autres druides étaient disséminés parmi lesdifférents corps de l’armée, afin de marcher côte à côte des chefsà la tête des troupes.
Victoria, coiffée du léger casque d’airain dela Minerve antique, surmonté du coq gaulois en bronze doré, tenantsous ses pattes une alouette expirante, montait, avec sa fièreaisance, son beau cheval blanc, dont la robe satinée brillait dereflets argentés&|160;; sa housse, écarlate comme sa bride,traînait presque à terre, à demi cachée sous les plis de la longuerobe noire de la mère des camps, qui, assise de côté sur samonture, chevauchait fièrement&|160;; son mâle et beau visagesemblait animé d’une ardeur guerrière&|160;: une légère rougeurcolorait ses joues&|160;; son sein palpitait, ses grands yeux bleusbrillaient d’un incomparable éclat sous leurs sourcils noirs… Je mejoignis, sans être aperçu d’elle, aux autres cavaliers de sonescorte… Les cohortes, bannières déployées, clairons et buccins entête, se rendant au champ d’exercice, passaient successivement ànos côtés d’un pas rapide&|160;: les officiers saluaient Victoriade l’épée, les bannières s’inclinaient devant elle, et soldats,capitaines, chefs de cohortes, tous enfin criaient d’une même voixavec enthousiasme&|160;:
–&|160;Salut à Victoria la Grande&|160;!…
–&|160;Salut à la mère des camps&|160;!…
Parmi les premiers soldats d’une des cohortesqui passèrent ainsi près de nous, j’ai reconnu Douarnek, un de mesquatre rameurs de la veille&|160;; malgré sa blessure récente, lecourageux Breton marchait à son rang… Je m’approchai de lui au pasde mon cheval, et lui dis&|160;:
–&|160;Douarnek, les dieux envoient à Victorinune occasion propice de prouver à l’armée que malgré d’indignescalomnies il est toujours digne de la commander.
–&|160;Tu as raison, Scanvoch, – me réponditle Breton. – Que Victorin gagne cette bataille, comme il en a gagnéd’autres, et le soldat, dans la joie du triomphe de son général,oubliera bien des choses…
Quelques légions romaines, alors nos alliés,partageaient l’enthousiasme de nos troupes&|160;: en passant sousles yeux de Victoria, leurs acclamations la saluaient aussi… Toutel’armée, la cavalerie aux ailes, l’infanterie au centre, futbientôt réunie dans le champ d’exercice, plaine immense, située endehors du camp&|160;; elle avait pour limites, d’un côté, la rivedu Rhin, de l’autre, le versant d’une colline élevée&|160;; au loinon apercevait un grand chemin tournant et disparaissant derrièreplusieurs rampes montueuses… Les casques, les cuirasses, les armes,les bannières, surmontées du coq gaulois en cuivre doré,étincelants aux rayons du soleil, offraient une sorte defourmillement lumineux, admirable à l’œil du soldat… Victoria, dèsqu’elle entra dans le champ de manœuvres, mit son cheval au galop,afin d’aller rejoindre son fils, placé au centre de cette plaineimmense, et environné d’un groupe de chefs de légions et decohortes, auxquels il donnait ses ordres. À peine la mère descamps, reconnaissable à tous les regards par son casque d’airain,sa robe noire et le cheval blanc qu’elle montait, eut-elle parudevant le front de l’armée, qu’un seul cri, immense, retentissant,partant de ces cinquante mille poitrines de soldats, salua Victoriala Grande&|160;!
–&|160;Que ce cri soit entendu de Hésus, – ditau barde druide ma sœur de lait d’une voix émue. – Que les dieuxdonnent à la Gaule une nouvelle victoire&|160;! La justice et lesdroits sont pour nous… Ce n’est pas une conquête que nouscherchons, nous voulons défendre notre sol, notre foyer, nosfamilles et notre liberté&|160;!…
–&|160;Notre cause est sainte entre toutes lescauses&|160;! – répondit Rolla, le barde druide. – Hésus rendra nosarmes invincibles&|160;!…
Nous nous sommes rapprochés de Victorin…Jamais, je crois, je ne l’avais vu plus beau, plus martial, sous sabrillante armure d’acier, et sous son casque, orné, comme celui desa mère, du coq gaulois et d’une alouette. Victoria elle-même, ens’approchant de son fils, ne put s’empêcher de se tourner vers moi,et de trahir, par un regard compris de moi seul peut-être, sonorgueil maternel. Plusieurs officiers, porteurs des ordres du jeunegénéral pour divers corps de l’armée, partirent au galop dans desdirections différentes. Alors je m’approchai de ma sœur de lait, etje lui dis à mi-voix&|160;:
–&|160;Tu reprochais à ton fils de n’avoirplus cette froide bravoure qui doit distinguer le chefd’armée&|160;; vois, cependant, comme il est calme, pensif… Nelis-tu pas sur son mâle visage la sage et prudente préoccupation dugénéral qui ne veut pas aventurer follement la vie de ses soldats,la fortune de son pays&|160;?
–&|160;Tu dis vrai, Scanvoch&|160;; il étaitainsi calme et pensif au moment de la grande bataille d’Offenbach…une de ses plus belles… une de ses plus utiles victoires&|160;!puisqu’elle nous a rendu notre frontière du Rhin en refoulant cesFranks maudits de l’autre côté du fleuve&|160;!…
–&|160;Et cette journée complétera la victoirede ton fils, si, comme je l’espère, nous chassons pour toujours cesbarbares de nos frontières&|160;!
–&|160;Mon frère, – me dit ma sœur de lait, –selon ton habitude, tu ne quitteras pas Victorin&|160;?
–&|160;Je te le promets…
–&|160;Il est calme à cette heure&|160;; mais,l’action engagée, je redoute l’ardeur de son sang, l’entraînementde la bataille… Tu le sais, Scanvoch, je ne crains pas le périlpour Victorin&|160;; je suis fille, femme et mère de soldat… maisje crains que par trop de fougue, et voulant, par seuleoutre-vaillance, payer de sa personne, il ne compromette par samort le succès de cette journée, qui peut décider du repos de laGaule&|160;!…
–&|160;J’userai de tout mon pouvoir pourconvaincre Victorin qu’un général doit se ménager pour son armée,dont il est la tête et la pensée…
–&|160;Scanvoch, – me dit ma sœur de laitd’une voix émue, – tu es toujours le meilleur des frères&|160;!
Puis, me montrant encore son fils du regard,et ne voulant pas, sans doute, laisser pénétrer à d’autres qu’à moila lutte de ses anxiétés maternelles contre la fermeté de soncaractère, elle ajouta tout bas&|160;:
–&|160;Tu veilleras sur lui&|160;?
–&|160;Comme sur mon fils…
Le jeune général, après avoir donné sesderniers ordres, descendit respectueusement de cheval à la vue deVictoria, s’approcha d’elle et lui dit&|160;:
–&|160;L’heure est venue, ma mère… J’ai arrêtéavec les autres capitaines les dernières dispositions du plan debataille, que je vous ai soumis et que vous approuvez… Je laissedix mille hommes de réserve pour la garde du camp, sous lecommandement de Robert, un de nos chefs les plus expérimentés… ilprendra vos ordres… Que les dieux protègent encore cette fois nosarmes… Adieu, ma mère… je vais faire de mon mieux…
Et il fléchit le genou.
–&|160;Adieu, mon fils, ne reviens pas oureviens victorieux de ces barbares…
En disant ceci, la mère des camps se courba duhaut de son cheval, et tendit sa main à Victorin, qui la baisa ense relevant.
–&|160;Bon courage, mon jeune César, – dit legouverneur de Gascogne au fils de ma sœur de lait, – les destinéesde la Gaule sont entre vos mains… et grâce aux dieux, vos mainssont vaillantes… Donnez-moi l’occasion d’écrire une belle ode surcette nouvelle victoire.
Victorin remonta à cheval&|160;; quelquesinstants après, notre armée se mettait en marche, les éclaireurs àcheval précédant l’avant-garde&|160;; puis, derrière cetteavant-garde, Victorin se tenait à la tête du corps d’armée. Nouslaissions la rive du Rhin à notre droite&|160;; quelques troupeslégères d’archers et de cavaliers se dispersèrent en éclaireurs,afin de préserver notre flanc gauche de toute surprise. Victorinm’appela, je poussai mon cheval près du sien, dont il hâta un peul’allure de sorte que tous deux nous avons dépassé l’escorte dontle jeune général était entouré.
–&|160;Scanvoch, – me dit-il, – tu es un vieuxet bon soldat&|160;; je vais en deux mots te dire mon plan debataille convenu avec ma mère… Ce plan, je l’ai confié au chef quidoit me remplacer au commandement si je suis tué… Je veux aussit’instruire de mes projets&|160;; tu en rappellerais au besoinl’exécution.
–&|160;Je t’écoute.
–&|160;Il y a maintenant près de trois heuresque les radeaux des Franks ont été vus vers le milieu du fleuve…Ces radeaux, chargés de troupes et remorqués par des barquesnaviguant lentement, ont dû employer plus d’une heure pouratteindre le rivage et débarquer…
–&|160;Ton calcul est juste&|160;; maispourquoi n’as-tu pas hâté la marche de l’armée, afin de tâcherd’arriver sur le rivage avant le débarquement des Franks&|160;? Destroupes qui prennent terre sont toujours en désordre&|160;; cedésordre eût favorisé notre attaque.
–&|160;Deux raisons m’ont empêché d’agirainsi&|160;; tu vas les savoir. Combien crois-tu qu’il ait fallu detemps à l’officier qui est venu annoncer le débarquement del’ennemi pour se rendre à toute bride des avant-postes àMayence&|160;?
–&|160;Une heure et demie… car de cetavant-poste au camp il y a presque cinq lieues.
–&|160;Et pour accomplir le même trajet,combien faut-il de temps à une armée, marchant en bon ordre et d’unpas accéléré, point trop hâté cependant, afin de ne pas essoufflerni fatiguer les soldats avant la bataille&|160;?
–&|160;Il faut environ deux heures etdemie.
–&|160;Tu le vois, Scanvoch, il nous étaitimpossible d’arriver assez tôt pour attaquer les Franks au momentde leur débarquement… L’indiscipline de ces barbares estgrande&|160;; ils auront mis quelque temps à se reformer enbataille&|160;; nous arriverons donc avant eux, et nous lesattendrons aux défilés d’Armstradt, seule route militaire qu’ilspuissent prendre pour venir attaquer notre camp, à moins qu’ils nese jettent à travers des marais et des terrains boisés, où leurcavalerie, leur principale force, ne pourrait se développer.
–&|160;Ceci est juste.
–&|160;J’ai donc temporisé, afin de laisserles Franks s’approcher des défilés.
–&|160;S’ils s’engagent dans ce passage… ilssont perdus.
–&|160;Je l’espère. Nous les poussons ensuite,l’épée dans les reins, vers le fleuve&|160;; nos cent cinquantebarques bien armées, parties du port, selon mes ordres, en mêmetemps que nous, coulerons bas les radeaux de ces barbares, et leurcouperons toute retraite… Le capitaine Marion a traversé le Rhinavec des troupes d’élite, il se joindra aux peuplades de l’autrecôté du fleuve, marchera droit au camp des Franks, où ils ont dûlaisser une forte réserve, et leurs chariots de guerre… tout seradétruit&|160;!
Victorin me développait ce plan de bataillehabilement conçu, lorsque nous vîmes accourir à toute bridequelques cavaliers envoyés en avant pour éclairer notre marche.L’un d’eux, arrêtant son cheval blanc d’écume, dit àVictorin&|160;:
–&|160;L’armée des Franks s’avance&|160;; onl’aperçoit au loin du sommet des escarpements&|160;: leurséclaireurs se sont approchés des abords du défilé, ils ont été tuésà coups de flèche par les archers que nous avions emmenés encroupe, et qui s’étaient embusqués dans les buissons&|160;; pas undes cavaliers franks n’a échappé.
–&|160;Bien visé, – reprit Victorin&|160;; –ces éclaireurs auraient pu rencontrer les nôtres et retourneravertir l’armée franque de notre approche&|160;; peut-être alors nese serait-elle pas engagée dans les défilés&|160;; mais je veuxaller moi-même juger de la position de l’ennemi… Suis-moi,Scanvoch.
Victorin met son cheval au galop, jel’imite&|160;; l’escorte nous suit&|160;; nous dépassons rapidementnotre avant-garde, à qui Victorin donne l’ordre de s’arrêter. Lessoldats saluèrent de leurs acclamations le jeune général, malgréles calomnies infâmes dont il avait été l’objet. Nous sommesarrivés à un endroit d’où l’on dominait les défilésd’Armstradt&|160;: cette route, fort large, s’encaissait à nospieds entre deux escarpements&|160;; celui de droite, coupé presqueà pic, et surplombant la route, formait une sorte de promontoire ducôté du Rhin&|160;; l’escarpement de gauche, composé de plusieursrampes rocheuses, servait pour ainsi dire de base aux immensesplateaux au milieu desquels avait été creusée cette route profonde,qui s’abaissait de plus en plus pour déboucher dans une vasteplaine, bornée à l’est et au nord par la courbe du fleuve, àl’ouest par des bois et des marais, et derrière nous par lesplateaux élevés, où nos troupes faisaient halte. Bientôt nous avonsdistingué à une grande distance d’innombrables masses noires etconfuses&|160;: c’était l’armée franque…
Victorin resta pendant quelques instantssilencieux et pensif, observant attentivement la disposition destroupes de l’ennemi et le terrain qui s’étendait à nos pieds.
–&|160;Mes prévisions et mes calculs nem’avaient pas trompé, – me dit-il. – L’armée des Franks est deuxfois supérieure à la nôtre&|160;; s’ils connaissaient une tactiquemoins sauvage, au lieu de s’engager dans ce défilé, ainsi qu’ilsvont le faire, si j’en juge d’après leur marche, ils tenteraient,malgré la difficulté de cette sorte d’assaut, de gravir cesplateaux en plusieurs endroits à la fois, me forçant ainsi àdiviser sur une foule de points mes forces si inférieures auxleurs… alors notre succès eût été douteux. Cependant, par prudence,et pour engager l’ennemi dans le défilé, j’userai d’une ruse deguerre… Retournons à l’avant-garde, Scanvoch, l’heure du combat asonné&|160;!…
–&|160;Et cette heure, – lui dis-je, – esttoujours solennelle…
–&|160;Oui, – me dit-il d’un ton mélancolique,– cette heure est toujours solennelle, surtout pour le général, quijoue à ce jeu sanglant des batailles, la vie de ses soldats et lesdestinées de son pays. Allons, viens, Scanvoch… et que l’étoile dema mère me protège&|160;!…
Je retournai vers nos troupes avec Victorin,me demandant par quelle contradiction étrange ce jeune homme,toujours si ferme, si réfléchi, lors des grandes circonstances desa vie, se montrait d’une inconcevable faiblesse dans sa luttecontre ses passions.
Le jeune général eut bientôt rejointl’avant-garde. Après une conférence de quelques instants avec lesofficiers, les troupes prennent leur poste de bataille&|160;: troiscohortes d’infanterie, chacune de mille hommes, reçoivent l’ordrede sortir du défilé et de déboucher dans la plaine, afin d’engagerle combat avec l’avant-garde des Franks, et de tâcher d’attirerainsi le gros de leur armée dans ce périlleux passage. Victorin,plusieurs officiers et moi, groupés sur la cime d’un desescarpements les plus élevés, nous dominions la plaine où allait selivrer cette escarmouche. Nous distinguions alors parfaitementl’innombrable armée des Franks&|160;: le gros de leurs troupes,massé en corps compacte, se trouvait encore assez éloigné&|160;;une nuée de cavaliers le devançaient et s’étendaient sur les ailes.À peine nos trois cohortes furent-elles sorties du défilé, que cesmilliers de cavaliers, épars comme une volée de frelons,accoururent de tous côtés pour envelopper nos cohortes, necherchant qu’à se devancer les uns les autres&|160;; ilss’élancèrent à toute bride et sans ordre sur nos troupes. À leurapproche, elles firent halte et se formèrent en coin poursoutenir le premier choc de cette cavalerie&|160;; elles devaientensuite feindre une retraite vers les défilés. Les cavaliers frankspoussaient des hurlements si retentissants, que, malgré la grandedistance qui nous séparait de la plaine, et l’élévation desplateaux, leurs cris sauvages parvenaient jusqu’à nous comme unesourde rumeur mêlée au son lointain de nos clairons… Nos cohortesne plièrent pas sous cette impétueuse attaque&|160;; bientôt, àtravers un nuage de poussière, nous n’avons plus vu qu’une masseconfuse, au milieu de laquelle nos soldats se distinguaient par lebrillant éclat de leur armure. Déjà nos troupes opéraient leurmouvement de retraite vers le défilé, cédant pied à pied le terrainà ces nuées d’assaillants, de moment en moment augmentées par denouvelles hordes de cavaliers, détachés de l’avant-garde de l’arméefranque, dont le corps principal s’approchait à marche forcée.
–&|160;Par le ciel&|160;! – s’écria Victorin,les yeux ardemment fixés sur le champ de bataille, – le braveFirmian, qui commande ces trois cohortes, oublie, dans son ardeur,qu’il doit toujours se replier pas à pas vers le défilé afin d’yattirer l’ennemi. Firmian ne continue pas sa retraite, il s’arrêteet ne rompt plus maintenant d’une semelle… il va faire inutilementécharper ses troupes…
Puis, s’adressant à un officier&|160;:
–&|160;Courez dire à Ruper d’aller au pas decourse, avec ses trois vieilles cohortes, soutenir la retraite deFirmian… Cette retraite, Ruper la fera exécuter sur l’heure, etrapidement… Le gros de l’armée franque n’est plus qu’à cent portéesde trait de l’entrée des défilés.
L’officier partit à toute bride&|160;;bientôt, selon l’ordre du général, trois vieilles cohortessortirent du défilé au pas de course&|160;; elles allèrentrejoindre et soutenir nos autres troupes. Peu de temps après, lafeinte retraite s’effectua en bon ordre. Les Franks, voyant lesGaulois lâcher pied, poussèrent des cris de joie sauvage, et leuravant-garde s’approcha de plus en plus des défilés. Tout à coupVictorin pâlit&|160;: l’anxiété se peignit sur son visage, et ils’écria&|160;:
–&|160;Par l’épée de mon père&|160;! meserais-je trompé sur les dispositions de ces barbares&|160;?…Vois-tu leur mouvement&|160;?…
–&|160;Oui, – lui dis-je&|160;; – au lieu desuivre l’avant-garde et de s’engager comme elle dans le défilé,l’armée franque s’arrête, se forme en nombreuses colonnesd’attaques et se dirige vers les plateaux… Courroux du ciel&|160;!ils font cette habile manœuvre que tu redoutais… Ah&|160;! nousavons appris la guerre à ces barbares…
Victorin ne me répondit pas&|160;; il me parutnombrer les colonnes d’attaque de l’ennemi&|160;; puis, rejoignantau galop notre front de bataille, il s’écria&|160;:
–&|160;Enfants&|160;! ce n’est plus dans lesdéfilés que nous devons attendre ces barbares… il faut lescombattre en rase campagne… Élançons-nous sur eux du haut de cesplateaux qu’ils veulent gravir… refoulons ces hordes dans le Rhin…Ils sont deux ou trois contre un… tant mieux&|160;!… ce soir, deretour au camp, notre mère Victoria nous dira&|160;:«&|160;Enfants, vous avez été vaillants&|160;!&|160;»
–&|160;Marchons&|160;! – s’écrièrent toutd’une voix les troupes qui avaient entendu les paroles du jeunegénéral, – marchons&|160;!
Alors le barde Rolla improvisa ce chant deguerre, qu’il entonna d’une voix éclatante&|160;:
*
**
«&|160;– Ce matin nous disons&|160;: – Combiensont-ils donc ces barbares qui veulent nous voler notre terre, nosfemmes et notre soleil&|160;?
«&|160;– Oui, combien sont-ils donc cesFranks&|160;?
*
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«&|160;– Ce soir nous dirons&|160;: – Réponds,terre rougie du sang de l’étranger… Répondez, flots profonds duRhin… Répondez, corbeaux de la grève&|160;!… Répondez…répondez…
«&|160;Combien étaient-ils donc ces voleurs deterre, de femmes et de soleil&|160;?
«&|160;– Oui, combien étaient-ils donc, cesFranks&|160;?&|160;»
*
**
Et les troupes se sont ébranlées en chantantle refrain de ce bardit, qui vola de bouche en bouche jusqu’auxderniers rangs.
Moi, ainsi que plusieurs officiers etcavaliers d’escorte, précédant les légions, nous avons suiviVictorin. Bientôt notre armée s’est développée sur la cime desplateaux dominant au loin la plaine immense, bornée à l’extrêmehorizon par une courbe du Rhin. Au lieu d’attendre l’attaque danscette position avantageuse, Victorin voulut, à force d’audace,terrifier l’ennemi&|160;; malgré notre infériorité numérique, ildonna l’ordre de fondre de la crête de ces hauteurs sur les Franks.Au même instant, la colonne ennemie qui, attirée par une feinteretraite, s’était engagée dans les défilés, était refoulée dans laplaine par une partie de nos troupes&|160;; reprenant l’offensive,notre armée descendit presque en même temps des plateaux. Labataille s’engagea, elle devint générale…
J’avais promis à Victoria de ne pas quitterson fils&|160;; mais au commencement de l’action, il s’élança siimpétueusement sur l’ennemi à la tête d’une légion de cavalerie,que le flux et le reflux de la mêlée me séparèrent d’abord de lui.Nous combattions alors une troupe d’élite bien montée, bienarmée&|160;; les soldats ne portaient ni casque, ni cuirasse, maisleur double casaque de peaux de bêtes, recouverte de longs poils,et leurs bonnets de fourrure, intérieurement garnis de bandes defer, valaient nos armures&|160;: ces Franks se battaient avecfurie, souvent avec une férocité stupide… J’en ai vu se faire tuercomme des brutes, pendant qu’au fort de la mêlée ils s’acharnaientà trancher, à coups de hache, la tête d’un cadavre gaulois, afin dese faire un trophée de cette dépouille sanglante… Je me défendaiscontre deux de ces cavaliers, j’avais fort à faire&|160;; un autrede ces barbares, démonté et désarmé, s’était cramponné à ma jambeafin de me désarçonner&|160;; n’y pouvant parvenir, il me morditavec tant de rage, que ses dents traversèrent le cuir de mabottine, et ne s’arrêtèrent qu’à l’os de ma jambe. Tout enripostant à mes deux adversaires, je trouvai le loisir d’asséner uncoup de masse d’armes sur le crâne de ce Frank. Après m’êtredébarrassé de lui, je faisais de vains efforts pour rejoindreVictorin, lorsque, à quelques pas de moi, j’aperçois dans la mêléequ’il dominait de sa taille gigantesque, NÉROWEG, l’Aigleterrible… À sa vue, au souvenir des outrages dont je m’étais àpeine vengé la veille, en lui jetant une bûche à la tête, mon sang,qu’animait déjà l’ardeur de la bataille, bouillonna plus vivementencore… En dehors même de la colère que devait m’inspirer Nérowegpour ses lâches insultes, je ressentais contre lui je ne saisquelle haine profonde, mystérieuse, comme s’il eût personnifiécette race pillarde et féroce, qui voulait nous asservir… Il mesemblait (chose étrange, inexplicable), que j’abhorrais Nérowegautant pour l’avenir que pour le présent… comme si cette hainedevait non-seulement se perpétuer entre nos deux races franque etgauloise, mais entre nos deux familles… Que te dirai-je, monenfant&|160;! j’oubliai même la promesse faite à ma sœur de lait deveiller sur son fils&|160;; au lieu de m’efforcer de rejoindreVictorin, je ne cherchai qu’à me rapprocher de Néroweg… Il mefallait la vie de ce Frank… lui seul parmi tant d’ennemis excitaitpersonnellement en moi cette soif de sang… Je me trouvais alorsentouré de quelques cavaliers de la légion à la tête de laquelleVictorin venait de charger si impétueusement l’armée franque… Nousdevions, sur ce point, refouler l’ennemi vers le Rhin, car nousmarchions toujours en avant… Deux de nos soldats, qui meprécédaient, tombèrent eux et leurs chevaux sous la lourdefrancisque de l’Aigle terrible, et je l’aperçus à traverscette brèche humaine…
Néroweg, revêtu d’une armure gauloise,dépouille de quelqu’un des nôtres, tué dans l’une des bataillesprécédentes, portait un casque de bronze doré, dont la visièrecachait à demi son visage tatoué de bleu et d’écarlate&|160;; salongue barbe, d’un rouge de cuivre, tombait jusque sur le corseletde fer qu’il avait endossé par-dessus sa casaque de peau debête&|160;; d’épaisses toisons de mouton, assujetties par desbandelettes croisées, couvraient ses cuisses et ses jambes&|160;;il montait un sauvage étalon des forêts de la Germanie, dont larobe, d’un fauve pâle, était çà et là pommelée de noir&|160;; lesflots de son épaisse crinière noire tombaient plus bas que sonlarge poitrail&|160;; sa longue queue flottante fouettait sesjarrets nerveux lorsqu’il se cabrait, impatient de son mors àbossettes et à rênes d’argent terni, provenant aussi de quelquedépouille gauloise&|160;; un bouclier de bois, revêtu de lames defer, grossièrement peint de bandes jaunes et rouges, couleurs de sabannière, couvrait le bras gauche de Néroweg&|160;; de sa maindroite il brandissait sa tranchante et lourde francisque,dégouttante de sang&|160;; à son côté pendait une espèce de grandcouteau de boucher à manche de bois, et une magnifique épée romaineà poignée d’or ciselée, fruit de quelque autre rapine… Nérowegpoussa un hurlement de rage en me reconnaissant ets’écria&|160;:
–&|160;L’homme au cheval gris&|160;!…
Frappant alors le flanc de son coursier duplat de sa hache, il lui fit franchir d’un bond énorme le corps etla monture d’un cavalier renversé qui nous séparaient. L’élan deNéroweg fut si violent, qu’en retombant à terre son cheval heurtale mien front contre front, poitrail contre poitrail&|160;; tousdeux, à ce choc terrible, plièrent sur leurs jarrets et serenversèrent avec nous… D’abord étourdi de ma chute, je me dégageaipromptement&|160;; puis, raffermi sur mes jambes, je tirai monépée, car ma masse d’armes s’était échappée de mes mains… Néroweg,un moment engagé comme moi sous son cheval, se releva et seprécipita sur moi. La mentonnière de son casque s’étant brisée danssa chute, il avait la tête nue&|160;; son épaisse chevelure rouge,relevée au sommet de sa tête, flottait sur ses épaules comme unecrinière.
–&|160;Ah&|160;! cette fois, chiengaulois&|160;! – me cria-t-il en grinçant des dents et me portantun coup furieux que je parai, – j’aurai ta vie et tapeau&|160;!…
–&|160;Et moi, loup frank&|160;! je temarquerai mort ou vif cette fois encore à la face, pour que lediable te reconnaisse dans ce monde ou dans les autres&|160;!…
Et nous nous sommes pendant quelques instantsbattus avec acharnement, tout en échangeant des outrages quiredoublaient notre rage&|160;:
–&|160;Chien&|160;!… – me disait Néroweg, – tum’as enlevé ma sœur Elwig&|160;!
–&|160;Je l’ai enlevée à ton amourinfâme&|160;! puisque dans sa bestialité ta race immonde s’accouplecomme les animaux… frère et sœur&|160;!… fille et père&|160;!…
–&|160;Tu oses parler de ma race, doguebâtard&|160;! moitié Romain, moitié Gaulois&|160;! Notre raceasservira la vôtre, fils d’esclaves révoltés&|160;; nous vousremettrons sous le joug… et nous vous prendrons vos biens, votrevin, votre terre et vos femmes&|160;!…
–&|160;Vois donc au loin ton armée en déroute,ô grand roi&|160;! vois donc tes bandes de loups franks, aussilâches que féroces, fuir les crocs des braves chiensgaulois&|160;!…
C’est au milieu de ce torrent d’injures quenous combattions avec une rage croissante, sans nous être cependantjusqu’alors atteints. Plusieurs coups, rudement assénés, avaientglissé sur nos cuirasses, et nous nous servions de l’épée aussihabilement l’un que l’autre… Soudain, malgré l’acharnement de notrecombat, un spectacle étrange nous a, malgré nous, un momentdistraits&|160;: nos chevaux, après avoir roulé sous un choccommun, s’étaient relevés&|160;; aussitôt, ainsi que cela arrivesouvent entre étalons, ils s’étaient précipités l’un sur l’autre,en hennissant, pour s’entre-déchirer&|160;; mon braveTom-Bras, dressé sur ses jarrets, faisant ployer sous sesdurs sabots les reins de l’autre coursier, le tenait par le milieudu cou et le mordait avec frénésie… Néroweg, irrité de voir soncheval sous les pieds du mien, s’écria, tout en continuant ainsique moi de combattre&|160;:
–&|160;Folg&|160;! te laisseras-tuvaincre par ce pourceau gaulois&|160;? Défends-toi des pieds et desdents… mets-le en pièces&|160;!…
–&|160;Hardi, Tom-Bras&|160;! –criai-je à mon tour, – tue le cheval, je vais tuer son maître… J’aisoif de son sang, comme si sa race devait poursuivre la mienne àtravers les siècles&|160;!…
J’achevais à peine ces mots, que l’épée duFrank me traversait la cuisse entre chair et peau, cela au momentoù je lui assénais sur la tête un coup qui devait être mortel…Mais, à un mouvement en arrière que fit Néroweg en retirant songlaive de ma cuisse, mon arme dévia, ne l’atteignit qu’à l’œil, et,par un hasard singulier, lui laboura la face du côté opposé à celuioù je l’avais déjà blessé…
–&|160;Je te l’ai dit, mort ou vivant je temarquerai encore à la face&|160;! – m’écriai-je au moment oùNéroweg, dont l’œil était crevé, le visage inondé de sang, seprécipitait sur moi en hurlant de douleur et de rage…
M’opiniâtrant à le tuer, je restais sur ladéfensive, cherchant l’occasion de l’achever d’un coup sûr etmortel. Soudain, l’étalon de Néroweg, roulant sous les pieds deTom-Bras, de plus en plus acharné contre lui, tomba presque surnous, et faillit nous culbuter… Une légion de notre cavalerie deréserve, dont quelques moments auparavant j’avais entendu lepiétinement sourd et lointain, arrivait alors, broyant sous lespieds des chevaux impétueusement lancés tout ce qu’elle rencontraitsur son passage… Cette légion, formée sur trois rangs, arrivaitavec la rapidité d’un ouragan&|160;; nous devions être, Néroweg etmoi, mille fois écrasés, car elle présentait un front de bataillede deux cents pas d’étendue&|160;; eussé-je eu le temps de remonterà cheval, il m’aurait été presque impossible de gagner de vitesseou la droite ou la gauche de cette longue ligne de cavalerie, etd’échapper ainsi à son terrible choc… J’essayai pourtant et malgrémon regret de n’avoir pu achever le roi frank, tant mahaine contre lui était féroce… Je profitai de l’accident qui, parla chute du cheval de Néroweg, avait interrompu un moment notrecombat, pour sauter sur Tom-Bras alors à ma portée. Il me fallutuser rudement du mors et du plat de mon épée pour faire lâcherprise à mon coursier, acharné sur le corps de l’autre étalon, qu’ildévorait en le frappant de ses pieds de devant. J’y parvins àl’instant où la longue ligne de cavalerie, m’enveloppant de toutepart, n’était plus qu’à quelques pas de moi&|160;: la précédantalors, et hâtant encore de la voix et des talons le galop précipitéde Tom-Bras, je m’élançai, devançant toujours la légion, et jetantderrière moi un dernier regard sur le roi frank&|160;; lafigure ensanglantée, il me poursuivait éperdu en brandissant sonépée… Soudain je le vis disparaître dans le nuage de poussièresoulevé par le galop impétueux des cavaliers.
–&|160;Hésus m’a exaucé&|160;! – me suis-jeécrié&|160;; – Néroweg doit être mort… cette légion vient de luipasser sur le corps…
Grâce à l’étonnante vitesse de Tom-Bras, j’eusbientôt assez d’avance sur la ligne de cavalerie dont j’étais suivipour donner à ma course une direction telle, qu’il me fut possiblede prendre place à la droite du front de bataille de la légion.M’adressant alors à l’un des officiers, je lui demandai desnouvelles de Victorin et du combat&|160;; il me répondit&|160;:
–&|160;Victorin se bat en héros&|160;!… Uncavalier qui est venu donner ordre à notre réserve de s’avancer,nous a dit que jamais le général ne s’était montré plus habile dansses manœuvres. Les Franks, deux fois nombreux comme nous, sebattent avec acharnement, et surtout avec une science de la guerrequ’ils n’avaient pas montrée jusqu’ici&|160;; tout fait croire quenous gagnerons la victoire, mais elle sera chèrement payée…
Le cavalier disait vrai&|160;: Victorin s’estbattu cette fois encore en soldat intrépide et en général consommé…Le cœur bien joyeux, je l’ai retrouvé au fort de la mêlée&|160;: iln’avait, par miracle, reçu qu’une légère blessure… Sa réserve,prudemment ménagée jusqu’alors, décida du succès de labataille&|160;; elle a duré sept heures… Les Franks en déroute,menés battant pendant trois lieues, furent refoulés vers le Rhin,malgré la résistance opiniâtre de leur retraite. Après des pertesénormes, une partie de leurs hordes fut culbutée dans le fleuve,d’autres parvinrent à regagner en désordre les radeaux, et às’éloigner du rivage remorqués par les barques&|160;; mais alors laflottille de cent cinquante grands bateaux, obéissant aux ordres deVictorin (il avait tout prévu), fit force de rames, doubla unepointe de terre, derrière laquelle elle s’était jusqu’alors tenuecachée, atteignit les radeaux… Et après les avoir criblés d’unegrêle de traits, nos barques les abordèrent de tous côtés… Ce futun dernier et terrible combat sur ces immenses pontsflottants&|160;: leurs bateaux remorqueurs furent coulés bas àcoups de hache&|160;; le petit nombre de Franks échappés à cettelutte suprême s’abandonnèrent au courant du fleuve, cramponnés auxdébris des radeaux désemparés et entraînés par les eaux…
Notre armée, cruellement décimée, mais encoretoute frémissante de la lutte, et massée sur les hauteurs durivage, assistait à cette désastreuse déroute, éclairée par lesderniers rayons du soleil couchant. Alors tous les soldatsentonnèrent en chœur ces héroïques paroles des bardes qu’ilsavaient chantées en commençant l’attaque&|160;:
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«&|160;– Ce matin nous disions&|160;:
«&|160;– Combien sont-ils ces barbares, quiveulent nous voler notre terre, nos femmes et notresoleil&|160;?
«&|160;– Oui, combien sont-ils donc cesFranks&|160;?
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«&|160;– Ce soir nous disons&|160;:
«&|160;– Réponds, terre rougie du sang del’étranger&|160;!… Répondez, flots profonds du Rhin&|160;!…Répondez, corbeaux de la grève… Répondez&|160;!…répondez&|160;!…
«&|160;– Combien étaient-ils, ces voleurs deterre, de femmes et de soleil&|160;?
«&|160;– Oui, combien étaient-ils donc cesFranks&|160;?&|160;»
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Nos soldats achevaient ce refrain des bardes,lorsque de l’autre côté du fleuve, si large en cet endroit que l’onne pouvait distinguer la rive opposée, déjà voilée d’ailleurs parla brume du soir, j’ai remarqué dans cette direction une lueur qui,devenant bientôt immense, embrasa l’horizon comme les reflets d’ungigantesque incendie&|160;!… Victorin s’écria&|160;:
–&|160;Le brave Marion a exécuté son plan à latête d’une troupe d’élite et des tribus alliées de l’autre côté duRhin, il a marché sur le camp des Franks… Leur dernière réserveaura été exterminée, leurs huttes et leurs chariots de guerrelivrés aux flammes&|160;! Par Hésus&|160;! la Gaule, enfin délivréedu voisinage de ces féroces pillards, va jouir des douceurs d’unepaix féconde&|160;! Ô ma mère&|160;!… ma mère… tes vœux sontexaucés&|160;!
Victorin, radieux, venait de prononcer cesparoles, lorsque je vis s’avancer lentement vers lui une troupeassez nombreuse de soldats appartenant à divers corps de cavalerieet d’infanterie de l’armée&|160;; tous ces soldats étaientvieux&|160;; à leur tête marchait Douarnek, l’un des quatre rameursqui m’avaient accompagné la veille dans mon voyage au camp desFranks. Lorsque cette députation fut arrivée près du jeune général,autour duquel nous étions tous rangés, Douarnek s’avançant seul dequelques pas dit d’une voix grave et ferme&|160;:
–&|160;Écoute, Victorin&|160;; chaque légionde cavalerie, chaque cohorte d’infanterie a choisi son plus anciensoldat&|160;; ce sont les camarades qui sont làm’accompagnant&|160;; ainsi que moi, ils t’ont vu naître, ainsi quemoi, ils t’ont vu tout enfant, dans les bras de Victoria, la mèredes camps, l’auguste mère des soldats. Nous t’avons, vois tu,Victorin, longtemps aimé pour l’amour d’elle et de toi&|160;; tuméritais cela… Nous t’avons acclamé notre général et l’un des deuxchefs de la Gaule… tu méritais cela… Nous t’avons aimé, nousvétérans, comme notre fils, en t’obéissant comme à notre père… tuas mérité cela. Puis est venu le jour où, t’obéissant toujours, àtoi notre général, à toi, chef de la Gaule, nous t’avons moinsaimé…
–&|160;Et pourquoi m’avez-vous moinsaimé&|160;? – reprit Victorin frappé de l’air presque solennel duvieux soldat&|160;; – oui, pourquoi m’avez-vous moinsaimé&|160;?
–&|160;Pourquoi&|160;? Parce que nous t’avonsmoins estimé… tu méritais cela&|160;; mais si tu as eu tes torts,nous avons eu les nôtres… La bataille d’aujourd’hui nous leprouve…
–&|160;Voyons, – reprit affectueusementVictorin, – voyons, mon vieux Douarnek, car je sais ton nom,puisque je sais le nom des plus braves soldats de l’armée&|160;!Voyons, mon vieux Douarnek, quels sont mes torts&|160;? quels sontles vôtres&|160;?
–&|160;Voici les tiens, Victorin&|160;: tuaimes trop… beaucoup trop le vin et le cotillon.
–&|160;Par toutes les maîtresses que tu aseues, par toutes les coupes que tu as vidées et que tu viderasencore, vieux Douarnek, pourquoi ces paroles le soir d’une bataillegagnée&|160;? – répondit gaiement Victorin revenant peu à peu à sonnaturel, que les préoccupations du combat ne tempéraient plus. –Franchement, sont-ce là des reproches que l’on se fait entresoldats&|160;?
–&|160;Entre soldats&|160;? non, Victorin, –reprit sévèrement Douarnek&|160;; – mais de soldat à général on seles fait, ces reproches… Nous t’avons librement choisi pour chef,nous devons te parler librement… Plus nous t’avons élevé… plus noust’avons honoré, plus nous sommes en droit de te dire&|160;:Honore-toi…
–&|160;J’y tâche, brave Douarnek… j’y tâche enme battant de mon mieux.
–&|160;Tout n’est pas dit quand on aglorieusement bataillé… Tu n’es pas seulement capitaine, mais aussichef de la Gaule.
–&|160;Soit&|160;; mais pourquoi diablet’imagines-tu, brave Douarnek, que comme général et chef de laGaule je doive être plus insensible qu’un soldat à l’éclat de deuxbeaux yeux noirs ou bleus, au bouquet d’un vin vieux, blanc ourouge&|160;?
–&|160;Moi, soldat, je te dis ceci, à toigénéral, à toi chef de la Gaule&|160;: L’homme élu chef par deshommes libres doit, même dans les choses de sa vie privée, garderune sage mesure, s’il veut être aimé, obéi, respecté. Cette mesure,l’as-tu gardée&|160;? Non… Aussi, comme nous t’avions vu avaler despois, nous t’avons cru capable d’avaler un bœuf…
–&|160;Quoi&|160;! mes enfants, – reprit enriant le jeune général, vous m’avez cru la bouche sigrande&|160;?…
–&|160;Nous t’avions vu souvent en pointe devin… nous te savions coureur de cotillons&|160;; on nous a ditqu’étant ivre, tu avais fait violence à une femme qui s’était tuéede désespoir… nous avons cru cela…
–&|160;Courroux du ciel&|160;! – s’écriaVictorin avec une douloureuse indignation, – vous&|160;?… vous avezcru cela du fils de ma mère&|160;?
–&|160;Oui, – reprit le vétéran, – oui… là aété notre tort… Donc, nous avons eu nos torts, toi les tiens&|160;;nous venons te pardonner, pardonne-nous aussi, afin que noust’aimions et que tu nous aimes comme par le passé… Est-ce dit,Victorin&|160;?
–&|160;Oui, – répondit Victorin ému de cesloyales et touchantes paroles, – c’est dit…
–&|160;Ta main, – reprit Douarnek, – au nom demes camarades, ta main&|160;!…
–&|160;La voilà, – dit le jeune général en sepenchant sur le cou de son cheval pour serrer cordialement la maindu vétéran. – Merci de votre franchise, mes enfants… je serai àvous comme vous serez à moi, pour la gloire et le repos de laGaule… Sans vous, je ne peux rien&|160;; car si le général porte lacouronne triomphale, c’est la bravoure du soldat qui la tresse,cette couronne, et l’empourpre de son généreux sang&|160;!…
–&|160;Donc… c’est dit, Victorin, – repritDouarnek, dont les yeux devinrent humides. – À toi notre sang… et ànotre Gaule bien-aimée&|160;: à ta gloire&|160;!…
–&|160;Et à ma mère, qui m’a fait ce que jesuis&|160;! – reprit Victorin avec une émotion croissante. – Et àma mère, notre respect, notre amour, notre dévouement, mesenfants&|160;!…
–&|160;Vive la mère des camps&|160;! – s’écriaDouarnek d’une voix sonore&|160;; – vive Victorin, son glorieuxfils&|160;!
Les compagnons de Douarnek, les soldats, lesofficiers, nous tous enfin présents à cette scène, nous avons criécomme Douarnek&|160;:
–&|160;Vive la mère des camps&|160;! viveVictorin, son glorieux fils&|160;!…
Bientôt l’armée s’est mise en marche pourregagner le camp, pendant que, sous la protection d’une légiondestinée à garder nos prisonniers, les druides médecins et leursaides restaient sur le champ de bataille pour secourir égalementles blessés gaulois et franks.
L’armée reprit donc le chemin de Mayence, parune superbe nuit d’été, en faisant résonner les échos des bords duRhin de ce chant des bardes&|160;:
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«&|160;– Ce matin nous disions&|160;:
«&|160;– Combien sont-ils ces barbares, quiveulent nous voler notre terre, nos femmes et notresoleil&|160;?
«&|160;– Oui, combien sont-ils donc cesFranks&|160;?
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«&|160;– Ce soir nous disons&|160;:
«&|160;– Réponds, terre rougie du sang del’étranger&|160;!… Répondez, flots profonds du Rhin&|160;!…Répondez, corbeaux de la grève&|160;!… Répondez&|160;!…répondez&|160;!…
«&|160;– Combien étaient-ils, ces voleurs deterre, de femmes et de soleil&|160;?
«&|160;– Oui, combien étaient-ils donc cesFranks&|160;?&|160;»
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Victorin, dans sa hâte d’aller instruire samère du gain de la bataille, remit le commandement des troupes àl’un des plus anciens capitaines&|160;; nous laissâmes nos monturesharassées à des cavaliers qui, d’habitude, conduisaient en main deschevaux frais pour le jeune général&|160;; lui et moi, nous noussommes rapidement dirigés vers Mayence. La nuit était sereine, lalune resplendissait parmi des milliers d’étoiles, ces mondesinconnus où nous allons revivre en quittant ce monde-ci. Choseétrange… tout en songeant avec un bonheur ineffable au triomphe denotre armée, qui assurait la paix et la prospérité de laGaule&|160;; tout en songeant à mon prochain retour auprès de tamère et de toi, mon enfant, après cette rude journée de bataille,j’ai soudain éprouvé un accès de mélancolie profonde…
J’avais, dans l’élan de ma reconnaissance,levé les yeux vers le ciel pour remercier les dieux de notresuccès… La lune brillait d’un radieux éclat… Je ne sais pourquoi, àce moment, je me suis rappelé avec une sorte de pieuse tristesse,en pensant à nos aïeux, tous les faits glorieux, touchants outerribles accomplis par eux, et que l’astre sacré de la Gaule avaitaussi éclairés de son éternelle lumière depuis tant degénérations&|160;!… Le sacrifice d’Hêna, le voyage d’Albinik lemarin et de sa femme Méroë vers le camp de César, à travers cespays héroïquement incendiés par nos pères durant leur guerre contreles Romains… la marche nocturne de Sylvest l’esclave se rendant auxréunions secrètes des Enfants du Gui et au palais deFaustine… sa fuite du cirque d’Orange, où il failli être livré auxbêtes féroces&|160;; puis, enfin, ces vaillantes insurrections dontle cours ou le décours de la lune donnait le signal, fixé d’avancepar nos druides vénérés… Tous ces faits, si lointains déjà,apparaissaient en ce moment à mon esprit comme les pâles fantômesdu passé…
Je fus tiré de mes réflexions par la voixjoyeuse de Victorin.
–&|160;À quoi rêves-tu, Scanvoch&|160;? Toi,l’un des vainqueurs de cette belle journée, te voilà muet comme unvaincu…
–&|160;Victorin, je pense aux temps qui nesont plus…
–&|160;Quel songe-creux&|160;!… – reprit lejeune général dans l’entraînement de son impétueuse gaieté. –Laissons le passé avec les coupes vides et les anciennesmaîtresses&|160;! Moi, je pense d’abord à la joie de ma mère enapprenant notre victoire&|160;; puis je pense, et beaucoup, auxbrûlants yeux noirs de Kidda, la bohémienne, qui m’attend, carcette nuit, en la quittant à la fin du souper où elle m’avaitattiré par ruse, elle m’a donné rendez-vous pour ce soir… Journéecomplète, Scanvoch&|160;! Bataille gagnée le matin&|160;! et lesoir, souper joyeux avec une belle maîtresse sur ses genoux&|160;!Ah&|160;! qu’il fait bon être soldat et avoir vingt ans&|160;!…
–&|160;Écoute, Victorin. Tant qu’a duré cheztoi la préoccupation du combat, je t’ai vu sage, grave, réfléchi,digne en tout de ta mère et de toi-même…
–&|160;Et par les beaux yeux de Kidda, nesuis-je pas toujours digne de moi-même en pensant à elle après labataille&|160;?
–&|160;Sais-tu, Victorin, que c’est une gravedémarche, que celle tentée auprès de toi par Douarnek, venant teparler au nom de l’armée&|160;? Sais-tu que cette démarche prouvela fière indépendance de nos soldats, dont la volonté seule t’afait général&|160;? Sais-tu que de telles paroles, prononcées parde tels hommes, ne sont et ne seront pas vaines… et qu’il seraitfuneste de les oublier&|160;?…
–&|160;Bon&|160;! une boutade de vétéran,regrettant ses jeunes années… paroles de vieillard blâmant lesplaisirs qu’il n’a plus…
–&|160;Victorin, tu affectes une indifférenceéloignée de ton cœur… Je t’ai vu touché, profondément touché dulangage de ce vieux soldat…
–&|160;L’on est si content le soir d’unebataille gagnée, que tout vous plaît… Et d’ailleurs, quoique assezbourrues, ces paroles ne prouvent-elles pas l’affection de l’arméepour moi&|160;?
–&|160;Ne t’y trompe pas, Victorin,l’affection de l’armée s’était retirée de toi… Elle t’est revenueaprès la victoire d’aujourd’hui&|160;; mais prends garde, denouveaux excès commis par toi feraient naître de nouvellescalomnies de la part de ceux qui veulent te perdre…
–&|160;Quelles gens auraient intérêt à meperdre&|160;?
–&|160;Un chef a toujours des envieux, et pourconfondre ces envieux tu n’auras pas chaque jour une bataille àgagner&|160;; car, grâce aux dieux, l’anéantissement de ces hordesbarbares assure pour jamais la paix de la Gaule&|160;!…
–&|160;Tant mieux, Scanvoch, tant mieux&|160;!Alors, redevenu le plus obscur des citoyens, accrochant mon épée,désormais inutile, à côté de celle de mon père, je pourrai sanscontrainte vider des coupes sans nombre et courtiser toutes lesbohémiennes de l’univers&|160;!
–&|160;Victorin, prends garde&|160;! je te lerépète… Souviens-toi des paroles du vieux soldat…
–&|160;Au diable le vieux soldat et sesparoles&|160;!… Je ne me souviens à cette heure que de Kidda…Ah&|160;! Scanvoch, si tu la voyais danser avec son court juponécarlate et son corset de toile d’argent&|160;!
–&|160;Prends garde, le camp et la ville ontles yeux fixés sur ces créatures&|160;; ta liaison avec elles ferascandale… Crois-moi, sois réservé dans ta conduite, recherche lesecret et l’obscurité dans tes amours.
–&|160;L’obscurité&|160;! le secret&|160;!Arrière l’hypocrisie&|160;! J’aime à montrer à tous les yeux lesmaîtresses dont je suis fier&|160;! et je serai plus fier de Kiddaque de ma victoire d’aujourd’hui…
–&|160;Victorin, Victorin&|160;! cette femmete sera fatale&|160;!
–&|160;Tiens, Scanvoch, si tu entendais Kiddachanter tout en dansant et s’accompagnant d’un petit tambour àgrelots… oui, si tu l’entendais, si tu la voyais, tu deviendraiscomme moi fou de Kidda la Bohémienne… Mais, – ajouta le jeunegénéral en s’interrompant et regardant au loin devant lui, – voisdonc là-bas ces flambeaux… Bonheur du ciel&|160;! c’est ma mère…Dans son inquiétude, elle aura voulu se rapprocher du champ debataille pour savoir des nouvelles de la journée… Ah&|160;!Scanvoch, je suis jeune, impétueux, ardent aux plaisirs, jamais ilsne me lassent, j’en jouis avec ivresse… Pourtant, je t’en fais leserment par l’épée de mon père&|160;! je donnerais toutes mes joiesà venir pour ce que je vais éprouver dans quelques instants,lorsque ma mère me pressera sur sa poitrine&|160;!
Et en disant ceci, il s’élança à toute brideet sans m’attendre vers Victoria, qui s’approchait en effet.Lorsque je les eus rejoints, ils étaient tous deux descendus decheval&|160;; Victoria tenait Victorin étroitement embrassé, luidisant avec un accent impossible à rendre&|160;:
–&|160;Mon fils, je suis une heureusemère&|160;!…
À la lueur des torches que portaient lescavaliers de l’escorte de Victoria, je remarquai seulement alorsque sa main droite était enveloppée de linges. Victorin dit avecanxiété&|160;:
–&|160;Seriez-vous blessée, ma mère&|160;?
–&|160;Légèrement, – répondit Victoria.
Puis, s’adressant à moi, elle me tenditaffectueusement la main&|160;:
–&|160;Frère, te voilà, mon cœur estjoyeux…
–&|160;Mais cette blessure, qui vous l’afaite&|160;?
–&|160;La femme franque qu’Ellèn et Sampso ontconduite près de moi…
–&|160;Elwig&|160;! – m’écriai-je avechorreur. – Oh&|160;! la maudite&|160;!… elle s’est montrée digne desa race odieuse&|160;!…
–&|160;Scanvoch&|160;! – me dit Victoria d’unair grave, – il ne faut pas maudire les morts… Celle que tuappelles Elwig n’existe plus…
–&|160;Ma mère, – reprit Victorin avec uneanxiété croissante, – ma chère mère, vous nous l’attestez, cetteblessure est légère&|160;?
–&|160;Tiens, mon fils, regarde.
Et pour rassurer Victorin, elle déroula labande dont sa main droite était enveloppée.
–&|160;Tu le vois, – ajouta-t-elle, – je mesuis seulement coupée à deux endroits la paume de la main entâchant de désarmer cette femme…
En effet, les blessures de ma sœur de laitn’offraient aucune gravité.
–&|160;Elwig armée&|160;! – ai-je dit entâchant de rappeler mes souvenirs de la veille. – Où a-t-elletrouvé une arme&|160;? À moins qu’hier soir, avant de nousrejoindre à la nage, elle ait ramassé son couteau sur la grève, etl’ait caché sous sa robe.
–&|160;Mais, cette femme, à quel momenta-t-elle voulu vous frapper, ma mère&|160;? Vous étiez donc seuleavec elle&|160;?
–&|160;J’avais prié Scanvoch de faire conduirecette Elwig chez moi vers le milieu du jour, dans la pensée d’êtresecourable à cette femme. Ellèn et Sampso me l’ont amenée… Jem’entretenais avec Robert, chef de notre réserve, nous causions desdispositions à prendre pour défendre le camp et la ville en cas dedéfaite de notre armée. On fit entrer Elwig dans une pièce voisine,et la femme et la belle-sœur de Scanvoch laissèrent seulel’étrangère, pendant que j’envoyais chercher un interprète pour mefaire entendre d’elle. Robert, notre entretien terminé, me demandades secours pour la veuve d’un soldat, j’entrai dans la chambre oùm’attendait Elwig&|160;: je voulais prendre quelque argent dans uncoffre où se trouvaient aussi plusieurs bijoux gaulois, héritage dema mère…
–&|160;Si le coffre était ouvert, –m’écriai-je songeant à la sauvage cupidité de la sœur du grandroi Néroweg, – Elwig aura voulu, en vraie fille de racepillarde, s’emparer de quelque objet précieux.
–&|160;Tu l’as dit, Scanvoch&|160;; au momentoù j’entrais dans cette chambre, la femme franque tenait entre sesmains un collier d’or d’un travail précieux&|160;; elle lecontemplait avidement. À ma vue, elle a laissé tomber le collier àses pieds&|160;; puis, croisant ses deux bras sur sa poitrine, ellem’a d’abord contemplée en silence d’un air farouche&|160;: son pâlevisage s’est empourpré de honte ou de rage&|160;; puis, meregardant d’un œil sombre, elle a prononcé mon nom&|160;; j’ai cruqu’elle me demandait si j’étais Victoria&|160;; je lui fis un signede tête affirmatif, en lui disant&|160;: «&|160;Oui, je suisVictoria.&|160;» À peine avais-je prononcé ces mots, qu’Elwig s’estjetée à mes pieds&|160;; son front touchait presque le plancher,comme si elle eût humblement imploré ma protection… Sans doutecette femme a profité de ce moment pour tirer son couteau dedessous sa robe sans être vue de moi, car je me baissais pour larelever, lorsqu’elle s’est redressée, les yeux étincelants deférocité, en me portant un coup de couteau, et répétant avec unaccent de haine&|160;: Victoria&|160;! Victoria&|160;!
À ces paroles de sa mère, quoique le dangerfût passé, Victorin tressaillit, se rapprocha de ma sœur de lait,et prît entre ses deux mains sa main blessée qu’il baisa avec unredoublement de pieuse tendresse.
–&|160;Voyant le couteau d’Elwig levé sur moi,– ajouta Victoria, – mon premier mouvement fut de parer le coup etde tâcher de saisir la lame en m’écriant&|160;: «&|160;À moi,Robert&|160;!&|160;» Celui-ci, au bruit de la lutte, accourut de lapièce voisine&|160;; il me vit aux prises avec Elwig… Mon sangcoulait… Robert me crut dangereusement blessée&|160;; il tira sonépée, saisit cette Elwig à la gorge, et la tua avant que j’aie pum’opposer à cette inutile vengeance… Je regrette la mort de cetteFranque, venue volontairement près de moi.
–&|160;Vous la plaignez, ma mère, – ditvivement Victorin, – cette créature pillarde et féroce, comme ceuxde sa race&|160;? Vous la plaignez&|160;! et elle n’a sans doutesuivi Scanvoch qu’afin de trouver l’occasion de s’introduire prèsde vous pour vous voler et vous égorger ensuite&|160;!
–&|160;Je la plains d’être née d’une tellerace, – reprit tristement Victoria&|160;; – je la plains d’avoir eula pensée d’un meurtre&|160;!
–&|160;Croyez-moi, – ai-je dit à ma sœur delait, – la mort de cette femme met un terme à une vie souillée deforfaits dont frémit la nature… Fassent les dieux que, comme Elwig,son frère, le roi Néroweg, ait aujourd’hui perdu la vie,et que sa race soit éteinte en lui, sinon je regretterais toujoursde n’avoir pas achevé cet homme… Je ne sais pourquoi, il me sembleque sa descendance sera funeste à la mienne…
Victoria me regardait, surprise de cesparoles, dont elle ne comprenait pas le sens, lorsque Victorins’écria&|160;:
–&|160;Béni soit Hésus, ma mère&|160;! c’estun jour heureux pour la Gaule que celui-ci&|160;!… Vous avezéchappé à un grand danger, nos armes sont victorieuses, et lesFranks sont chassés de nos frontières…
Puis, s’interrompant et prêtant au loinl’oreille, Victorin ajouta&|160;:
–&|160;Entendez-vous, ma mère&|160;?entendez-vous ces chants que le vent nous apporte&|160;?…
Tous nous avons fait silence, et ces refrainslointains, répétés en chœur par des milliers de voix, vibrantes dela joie du triomphe, sont venus jusqu’à nous à travers la sonoritéde la nuit&|160;:
«&|160;– Ce soir nous disons&|160;: Combienétaient-ils donc, ces barbares&|160;?
«&|160;– Ce soir nous disons&|160;: Combienétaient-ils donc, ces Franks&|160;?…&|160;»
&|160;
Scanvoch est établi en Bretagne dans leschamps de ses pères, près de la forêt de Karnak. – Suite du récit.– Victorin et Kidda la Bohémienne. – Le voyage. – Le cavaliermystérieux. – Retour de Scanvoch à Mayence. – Le soulèvement. –Victorin et Victorinin. – Tétrik. – Le capitaine Marion et son amiEustache.
&|160;
Plusieurs années se sont passées depuis quej’ai écrit pour toi, mon enfant, le récit de la grande bataille duRhin.
L’extermination des hordes franques et deleurs établissements sur l’autre rive du fleuve, a délivré la Gauledes craintes que lui inspirait cette invasion barbare toujoursmenaçante. Les Franks, retirés maintenant au fond des forêts de laGermanie, attendent peut-être une occasion favorable pour fondre denouveau sur la Gaule. Je reprends donc ce récit d’autrefois aprèsdes années de douleur amère… De grands malheurs ont pesé sur mavie&|160;; j’ai vu se dérouler une épouvantable trame d’hypocrisieet de haine&|160;; cette trame, dont j’avais en soupçon dès lerécit précédent, a enveloppé ce que j’avais de plus cher au monde…Depuis lors, une tristesse incurable s’est emparée de mon âme… J’aiquitté les bords du Rhin pour la Bretagne&|160;; je suis établiavec ta seconde mère et toi, mon enfant, aux mêmes lieux où futjadis le berceau de notre famille, près des pierres sacrées de laforêt de Karnak, témoins du sacrifice héroïque de notre aïeuleHêna…
Hier encore, en revenant des champs avec toi,puisque de soldat je suis devenu laboureur comme nos pères, autemps de leur indépendance… hier encore je t’ai montré au bord d’unruisseau deux saules creux, si vieux… si vieux… (ils ont plus detrois cents ans&|160;!) qu’ils ne végètent presque plus… Tu mepriais d’attacher une corde de l’un à l’autre de ces deux arbrespour te balancer… Tu m’as vu avec étonnement m’attrister à tademande, et soudain rester pensif.
Je songeais que, par un rapprochement étrange,notre aïeul Sylvest, dont tu liras l’histoire, et sa sœur Siomaraavaient, comme toi, voulu, il y a près de trois siècles, attacher àces deux saules une corde pour servir à leurs jeux enfantins… Etces souvenirs, hélas&|160;! n’étaient pas les seuls que ces troncsséculaires éveillaient dans ma pensée&|160;; car je t’aidit&|160;:
–&|160;Regarde ces deux arbres avec tristesseet vénération, mon enfant&|160;: un de nos aïeux,Guillhern, fils de Joel, le brenn de la tribu deKarnak, est mort dans un supplice atroce, garrotté à l’un de cessaules&|160;; le fils de Guilhern, un adolescent un peu plus âgéque toi, nommé Sylvest (c’est de lui que je te parlais tout àl’heure), fut attaché à l’autre saule pour mourir du même suppliceque son père… un hasard inespéré l’a arraché à cette torture.
–&|160;Et quel était donc leur crime&|160;? –m’as-tu demandé.
–&|160;Le crime du père et de son fils étaitd’avoir voulu échapper à l’esclavage, afin de ne plus cultiver sousle fouet, le carcan au cou, la chaîne aux pieds, les champspaternels au profit des Romains, qui les en avaient dépouillés parviolence ensuite de la bataille de Vannes…
Ma réponse t’a surpris, mon enfant, toi, quias toujours vécu heureux et libre, toi, qui jusqu’ici n’as connud’autre douleur que le regret d’avoir perdu ta mère bien-aimée,dont tu n’as conservé qu’un vague souvenir&|160;; car tu étais âgéde quatre ans et deux mois à peine, lorsque peu de temps après lavictoire remportée sur les Franks des bords du Rhin……
J’ai interrompu mon récit, cher enfant&|160;;ma main s’est arrêtée, inondée des pleurs qui coulaient de mesyeux&|160;; puis je suis tombé dans l’un de ces accès de mornetristesse que je ne peux vaincre… lorsque je me rappelle lesterribles événements domestiques qui se sont passés après notrevictoire sur le Rhin&|160;; mais j’ai repris courage en songeant audevoir que je dois accomplir, afin d’obéir aux derniers vœux denotre aïeul Joel, qui vivait il y a près de trois siècles dans cesmêmes lieux où nous sommes aujourd’hui revenus, après lesvicissitudes sans nombre de notre famille.
Lorsque tu auras lu ces pages, mon enfant, tucomprendras la cause des accès de tristesse mortelle où tu me voissouvent plongé, malgré ta tendresse et celle de ta seconde mère,que je ne saurais jamais trop chérir… Oui, lorsque tu auras lu lesdernières et solennelles paroles de VICTORIA, la mère descamps, paroles effrayantes… tu comprendras que, si douloureuxque soit pour moi le passé, en ce qui touche ma famille, ce n’estpas seulement le passé qui m’attriste jusqu’à la mort, mais lesprévisions de l’avenir réservé peut-être à la Gaule par lamystérieuse volonté de Hésus… Ô mon enfant&|160;! ces appréhensionspleines d’angoisses, tu les partageras en lisant cette réflexionsage et profonde de notre aïeul Sylvest&|160;:
–&|160;Hélas&|160;! à chaque blessure dela patrie, la famille saigne…
Oui, car si elles se réalisent jamais, lesredoutables prophéties de Victoria, douée peut-être, comme tantd’autres de nos druidesses vénérées, de la science de l’avenir… sielles se réalisent, ces redoutables prophéties, malheur à laGaule&|160;! malheur à notre race&|160;! malheur à notrefamille&|160;! elle aura plus longtemps et plus cruellement àsouffrir de l’oppression de la Rome des évêques, qu’ellen’a souffert de l’oppression de la Rome des Césars et desempereurs&|160;!…
&|160;
Je reprends donc ce récit, mon enfant, aupoint où je l’ai laissé, il y a plusieurs années. Sans doute, jel’interromprai plus d’une fois encore…
*
**
Victorin, le soir de la bataille du Rhin,regagna Mayence avec sa mère, après l’avoir longuement entretenuedu résultat de la journée&|160;; il prétexta d’une grande fatigueet de sa légère blessure pour se retirer. Rentré chez lui, il sedésarma, se mit au bain&|160;; puis, enveloppé d’un manteau, il serendit chez les bohémiennes vers le milieu de la nuit.
–&|160;Cette femme te serafatale&|160;! – avais-je dit au général… Hélas&|160;! maprévision devait s’accomplir. À propos de ces créatures,rappelle-toi, mon enfant, cette circonstance, que j’ai connuedepuis, et tu apprécieras plus tard l’importance de cesouvenir&|160;:
«&|160;Ces bohémiennes, arrivées à Mayence lasurveille du jour où Tétrik était arrivé lui-même dans cette ville,venaient de Gascogne, pays qu’il gouvernait.&|160;»
Cette révélation, et bien d’autres, amenéespar la suite des temps, m’ont donné une connaissance si exacte decertains faits, que je pourrai te les raconter comme si j’en avaisété spectateur. Victorin quitta donc son logis au milieu de la nuitpour aller au rendez-vous où l’attendait Kidda, labohémienne&|160;; il la connaissait seulement depuis la veille.Elle avait fait sur ses sens une vive impression&|160;: il étaitjeune, beau spirituel, généreux&|160;; il venait de gagner le jourmême une glorieuse bataille&|160;; il savait la facilité de mœursde ces chanteuses vagabondes, il se croyait certain de posséderl’objet de son caprice&|160;; quelle fut sa surprise, son dépit,lorsque Kidda lui dit avec un apparent mélange de fermeté, detristesse et de passion contenue&|160;:
«&|160;– Je ne vous parlerai pas, Victorin, dema vertu, vous ririez de la vertu d’une chanteuse bohémienne&|160;;mais vous me croirez si je vous dis que, longtemps avant de vousvoir, votre glorieux nom était venu jusqu’à moi&|160;; votrerenommée de courage et de bonté avait fait battre mon cœur, ce cœurindigne de vous, puisque je suis une pauvre créature dégradée…Voyez-vous, Victorin, – ajouta-t-elle les larmes aux yeux, – sij’étais pure, vous auriez mon amour et ma vie&|160;; mais je suisflétrie, je ne mérite pas vos regards&|160;; je vous aime troppassionnément, je vous honore trop pour jamais vous offrir lesrestes d’une existence avilie par des hommes si peu dignes de vousêtre comparés…&|160;»
Cet hypocrite langage, loin de refroidirl’ardeur de Victorin, l’excita davantage&|160;; son caprice sensuelpour cette femme, irrité par ses refus, se changea bientôt en unepassion dévorante, insensée. Malgré ses protestations de tendresse,malgré ses prières, malgré ses larmes, car il pleurait aux pieds decette misérable, la bohémienne resta inexorable dans sa résolution.Le caractère de Victorin, jusqu’alors joyeux, avenant et ouvert,s’aigrit&|160;; il devint sombre, taciturne. Sa mère et moi, nousignorions alors les causes de ce changement&|160;; à nos pressantesquestions, le jeune général répondait que, frappé des symptômes dedésaffection manifestés par l’armée à son égard, il ne voulait pluss’exposer à une pareille défaveur, et que désormais sa vie seraaustère et retirée. Sauf pendant quelques heures consacrées chaquejour à sa mère, Victorin ne sortait plus de chez lui, fuyant lasociété de ses anciens compagnons de plaisir. Les soldats, frappésde ce brusque revirement dans sa conduite, virent dans cetteréforme salutaire le résultat de leurs observations, présentées enleur nom au jeune général par Douarnek avec une amicalefranchise&|160;; ils s’affectionnèrent à lui plus que jamais. J’aisu plus tard que ce malheureux, dans sa solitude volontaire, buvaitjusqu’à l’ivresse pour oublier sa fatale passion, allant cependantchaque soir chez la bohémienne, et la trouvant toujoursimpitoyable.
Un mois environ se passa de la sorte&|160;:Tétrik était resté à Mayence afin de tâcher de vaincre larépugnance de Victoria à faire acclamer son petit-fils commehéritier du pouvoir de son père&|160;; mais Victoria répondait augouverneur d’Aquitaine&|160;:
«&|160;– Ritha-Gaür, qui s’est fait une saiede la barbe des rois qu’il a rasés, a renversé, il y a dix siècles,la royauté en Gaule, les peuples étant las d’être transmis, eux etleur descendance, par droit d’héritage, à des rois rarement bons,presque toujours mauvais. Les Gaulois, de plus en plus éclairés parnos druides vénérés, ont sagement préféré choisir librement le chefqu’ils croyaient le plus digne de les gouverner&|160;; ils se sontainsi constitués en république. Mon petit-fils est un enfant auberceau&|160;; nul ne sait s’il aura un jour les qualitésnécessaires au gouvernement d’un grand peuple comme le nôtre.Reconnaître aujourd’hui cet enfant comme héritier du pouvoir de sonpère, ce serait rétablir une sorte de royauté. Or, ainsi queRitha-Gaür, moi, Victoria, je hais les royautés.&|160;»
Tétrik, espérant vaincre par sa persistance larésolution de la mère des camps, restait dans la ville (j’ai dumoins longtemps cru que tel était le seul but de son séjour àMayence), et s’étonnait non moins que nous de la transformation ducaractère de Victorin. Celui-ci, quoique plongé dans une mornetristesse, s’était toujours montré affectueux pour moi&|160;;plusieurs fois même je le vis sur le point de m’ouvrir son cœur etde me confier ce qu’il cachait à tous&|160;; craignant sans doutemes reproches, il retint ses aveux. Plus tard, ne venant plus chezmoi, comme par le passé, il évita même les occasions de merencontrer&|160;; ses traits, naguère si beaux, si ouverts,n’étaient plus reconnaissables&|160;; pâlis par la souffrance,creusés par les excès de l’ivresse solitaire à laquelle il selivrait, leur expression semblait de plus en plus sinistre&|160;;parfois une sorte d’égarement se trahissait dans la sombre fixitéde son regard.
Environ cinq semaines après la grande victoiredu Rhin, Victorin redevint assidu chez moi&|160;; seulement ilchoisit pour ses visites à ma femme et à Sampso les heures oùd’habitude j’allais chez Victoria pour écrire les lettres qu’elleme dictait. Ellèn accueillit le fils de ma sœur de lait avec sonaffabilité accoutumée. Je crus d’abord que, regrettant de s’êtreéloigné de moi sans motif et par caprice, il cherchait à amenerentre nous un rapprochement par l’intermédiaire de ma femme&|160;;car, malgré sa persistance à éviter ma rencontre, il ne parlait demoi à Ellèn qu’avec affection. Sampso assistait aux entretiens desa sœur et de Victorin. Une seule fois elle les laissa seuls&|160;;en rentrant, elle fut frappée de l’expression douloureuse de laphysionomie de ma femme et de l’embarras de Victorin, qui sortitaussitôt.
–&|160;Qu’as-tu, Ellèn&|160;? – lui ditSampso.
–&|160;Ma sœur, je t’en conjure, désormais neme laisse pas seule avec le fils de Victoria…
–&|160;Quelle est la cause de tontrouble&|160;?
–&|160;Fassent les dieux que je me soistrompée&|160;; mais à certains demi-mots de Victorin, àl’expression de son regard, j’ai cru deviner qu’il ressent pour moiun coupable amour… et pourtant il sait ma tendresse, mon dévouementpour Scanvoch&|160;!
–&|160;Ma sœur, – reprit Sampso, – les excèsde Victorin m’ont toujours révoltée&|160;; mais depuis quelquetemps il semble s’amender. Le sacrifice de ses goûts désordonnéslui coûte sans doute beaucoup, car chacun, tout en louant lechangement de conduite du jeune général, remarque sa profondetristesse… Je ne peux donc le croire capable de songer à déshonorerton mari, lui qui aime Victorin comme son fils, lui qui à la guerrelui a sauvé la vie… tu es dans l’erreur, Ellèn… non, une pareilleindignité est impossible…
–&|160;Puisses-tu dire vrai, Sampso&|160;;mais, je t’en conjure, si Victorin revient à la maison, ne melaisse pas seule avec lui, et quoi qu’il en soit, je veux tout direà Scanvoch.
–&|160;Prends garde, Ellèn… Si, comme je lecrois, tu te trompes, c’est jeter un soupçon affreux dans l’espritde ton mari&|160;; tu sais son attachement pour Victoria et pourson fils&|160;; juge du désespoir de Scanvoch à une tellerévélation&|160;!… Ellèn, suis mon conseil, reçois une fois encoreVictorin seul à seul, et si tu acquiers la certitude de ce que turedoutes, alors n’hésite plus… Révèle tout à Scanvoch, car s’il estimprudent à toi d’éveiller dans son esprit des soupçons peut-êtremal fondés, tu dois démasquer un infâme hypocrite, lorsque tu n’asplus de doute sur ses projets.
Ellèn promit à sa sœur d’écouter sesavis&|160;; mais de ce jour Victorin ne revint plus… Je n’ai connuces détails que plus tard. Ceci s’était passé durant les cinq ousix premières semaines qui suivirent la grande bataille du Rhin, ethuit jours avant les terribles événements qu’il me faut, hélas monenfant, te raconter…
Ce jour-là j’avais passé la première partie dela soirée auprès de Victoria, conférant avec elle d’une missiontrès-urgente pour laquelle je devais partir le soir même, et qui mepouvait retenir plusieurs jours. Victorin, quoiqu’il l’eût promis àsa mère, ne se rendit pas à cet entretien, dont il savait l’objet.Je ne m’étonnai pas de son absence&|160;; je te l’ai dit, depuisquelque temps, et sans qu’il m’eût été possible de pénétrer lacause de cette bizarrerie, il évitait les occasions de serencontrer avec moi. Victoria me dit d’une voix émue au moment oùje la quittais, à l’heure accoutumée&|160;:
–&|160;Les affections privées doivent se tairedevant les intérêts de l’État&|160;; j’ai longuement parlé avec toide la mission dont tu te charges, Scanvoch&|160;; maintenant, lamère te dira ses douleurs. Ce matin encore j’ai eu un tristeentretien avec mon fils&|160;; en vain je l’ai supplié de meconfier la cause du chagrin secret qui le dévore&|160;; il m’arépondu avec un sourire navrant&|160;:
«&|160;– Autrefois, ma mère, vous mereprochiez ma légèreté, mon goût trop ardent pour les plaisirs… cestemps sont loin déjà… je vis dans la retraite et la méditation. Mademeure, où retentissait jadis, pendant la nuit, le joyeux tumultedes chants et des festins aux flambeaux, est aujourd’hui solitaire,silencieuse et sombre… sombre comme moi-même… Nos scrupuleuxsoldats, édifiés de ma conversion, ne me reprochent plus, je crois,aujourd’hui d’aimer trop la joie, le vin et les maîtresses. Quevous faut-il de plus, ma mère&|160;?…
«&|160;– Il me faut de plus que tu paraissesheureux comme par le passé, – lui ai-je répondu sans pouvoirretenir mes larmes&|160;; – car tu souffres, tu souffres d’unepeine que j’ignore. La conscience d’une vie sage et réfléchie,comme doit l’être celle du chef d’un grand peuple, donne au visageune expression grave, mais sereine, tandis que ton visage est pâle,sinistre, sardonique comme celui d’un désespéré…&|160;»
–&|160;Que vous a répondu Victorin&|160;?
–&|160;Rien, il est retombé dans ce mornesilence où je le vois si souvent plongé, et dont il ne sort quepour jeter autour de lui des regards presque égarés… Alors je luiai présenté son enfant, que je tenais entre mes bras&|160;; il l’apris et l’a embrassé plusieurs fois avec tendresse&|160;; puis ill’a replacé dans son berceau, et s’est retiré brusquement sansprononcer une parole, sans doute pour me cacher ses larmes&|160;;car j’ai vu qu’il pleurait… Ah&|160;! Scanvoch, mon cœur se briseen songeant à l’avenir que je voyais si beau pour la Gaule, pourmon fils et pour moi…
J’ai tâché de consoler Victoria en cherchantinutilement avec elle la cause du mystérieux chagrin de sonfils&|160;; puis l’heure me pressant, car je devais voyager lanuit, afin d’accomplir ma mission le plus promptement possible,j’ai quitté ma sœur de lait pour rentrer chez moi et embrasser tamère et toi, mon enfant, avant de me mettre en route. J’ai trouvéEllèn et sa sœur assises auprès de ton berceau… En me voyant,Sampso s’écria&|160;:
–&|160;Vous arrivez à propos, Scanvoch, pourm’aider à convaincre Ellèn que sa faiblesse est sans excuse… voyezses larmes…
–&|160;Qu’as-tu, mon Ellèn&|160;? – lui dis-jeavec inquiétude, – d’où vient ton chagrin&|160;?
Elle baissa la tête, ne me répondit pas, etcontinua de pleurer.
–&|160;Elle n’ose vous avouer la cause de sonchagrin, Scanvoch&|160;: mais savez-vous pourquoi ma sœur se désoleainsi&|160;? C’est parce que vous partez…
–&|160;Quoi&|160;? – dis-je à Ellèn d’un tonde tendre reproche, – toi toujours si courageuse quand je partaispour la bataille, te voici craintive, éplorée, alors que jem’éloigne pour un voyage de quelques jours au plus, entrepris aumilieu de la Gaule, en pleine paix&|160;!… Ellèn… tes inquiétudesn’ont pas de motif.
–&|160;Voilà ce que je ne cesse de répéter àma sœur, – reprit Sampso. – Votre voyage ne vous expose à aucundanger, et si vous partez cette nuit, c’est que votre mission esturgente.
–&|160;Sans doute, et n’est-ce pas d’ailleursun véritable plaisir que de voyager, ainsi que je vais le faire,par une douce nuit d’été au milieu de notre beau pays, sitranquille aujourd’hui&|160;?
–&|160;Je sais tout cela, – reprit Ellèn d’unevoix altérée, – ma faiblesse est insensée&|160;; mais, malgré moi,ce voyage m’épouvante…
Puis, tendant vers moi ses mainssuppliantes&|160;:
–&|160;Scanvoch mon époux bien-aimé&|160;! nepars pas, je t’en conjure, ne pars pas…
–&|160;Ellèn, – lui dis-je tristement, – pourla première fois de ma vie je suis obligé de répondre à ton désirpar un refus…
–&|160;Je t’en supplie… reste près de moi.
–&|160;Je te sacrifierais tout, hormis mondevoir… La mission dont m’a chargé Victoria est importante… j’aipromis de la remplir, je tiendrai ma promesse…
–&|160;Pars donc, – me dit ma femme ensanglotant avec désespoir, – pars donc, et que ma destinées’accomplisse&|160;! tu l’auras voulu…
–&|160;Sampso, – ai-je dit le cœur navré, – dequelle destinée parle-t-elle&|160;?
–&|160;Hélas&|160;! ma sœur est accabléedepuis ce matin de noirs pressentiments&|160;; ils lui paraissent,ainsi qu’à moi, inexplicables, pourtant elle ne peut lesvaincre&|160;; elle se persuade qu’elle ne vous verra plus… ouqu’un grand malheur vous menace pendant votre voyage.
–&|160;Ellèn, ma femme bien-aimée, – lui ai-jedit en la serrant contre ma poitrine, – ignores-tu que, si courteque doive être notre séparation, il m’en coûte toujours dem’éloigner d’ici&|160;?… Veux-tu joindre à ce chagrin celui quej’aurai en te laissant ainsi désolée&|160;?
–&|160;Pardonne-moi, – me dit Ellèn en faisantun violent effort sur elle-même&|160;; – tu dis vrai, ma faiblesseest indigne de la femme d’un soldat… Tiens, vois je ne pleure plus,je suis calme… tes paroles me rassurent&|160;; j’ai honte de meslâches terreurs… Mais au nom de notre enfant qui dort là dans sonberceau, ne t’en vas pas irrité contre moi&|160;; que tes adieuxsoient bons et tendres comme toujours… j’ai besoin de cela,vois-tu… oui, j’ai besoin de cela pour retrouver le courage dont jemanque aujourd’hui sans savoir pourquoi.
Ma femme, malgré son apparente résignation,semblait tant souffrir de la contrainte qu’elle s’imposait, qu’unmoment, afin de rester auprès d’Ellèn, je songeai à prier Victoriade donner au capitaine Marion la mission dont je m’étaischargé&|160;; une réflexion me retint&|160;: le temps pressait,puisque je partais de nuit&|160;; il faudrait employer plusieursheures à mettre le capitaine Marion au courant d’une affaire àlaquelle il était resté jusqu’alors complètement étranger, et qui,pour réussir, devait être traitée avec une extrême célérité.Obéissant à mon devoir, et, il faut le dire aussi, convaincu de lavanité des craintes d’Ellèn, je ne cédai pas à son désir&|160;; jela serrai tendrement entre mes bras, et, la recommandant àl’excellente affection de Sampso, je suis parti à cheval.
Il était alors environ dix heures dusoir&|160;; un cavalier devait me servir d’escorte et de messagerpour le cas où j’aurais à écrire à Victoria pendant la route&|160;;choisi par le capitaine Marion, à qui j’avais demandé un homme sûret discret, ce cavalier m’attendait à l’une des portes deMayence&|160;; je l’ai bientôt rejoint&|160;; quoique la lune selevât tard, la nuit était pourtant assez claire, grâce aurayonnement des étoiles&|160;; j’ai remarqué, sans attacherd’importance à cette circonstance, que, malgré la douceur de lasaison, mon compagnon de voyage portait une grosse casaque dont lecapuchon se rabattait sur son casque, de sorte qu’en plein jourj’aurais eu même quelque difficulté à distinguer les traits de cethomme. Simple soldat comme moi, au lieu de chevaucher à mes côtés,il me laissa le dépasser sans m’adresser une parole&|160;; puis ilme suivit. En toute autre occasion, et enclin, comme tout Gaulois,à la causerie, je n’aurais pas accepté cette marque de déférenceexagérée, qui m’eût privé de l’entretien d’un compagnon pendant unlong trajet&|160;; mais, attristé par les adieux de ma femme, etsongeant, malgré moi, à mesure que je m’éloignais, aux sinistrespressentiments dont elle avait été agitée, je ne fus pas fâché derester seul avec mes réflexions durant une partie de la nuit&|160;;je m’éloignai donc de la ville suivi du cavalier, non moinssilencieux que moi…
Nous avions, sans échanger une parole,chevauché environ deux heures, car la lune, qui devait se leververs minuit, commençait de poindre derrière une colline bornantl’horizon. Nous nous trouvions à un carrefour où se croisaienttrois grandes routes tracées et exécutées par les Romains. J’avaisralenti l’allure de Tom-Bras, afin de reconnaître lechemin que je devais suivre, lorsque soudain mon compagnon devoyage, élevant la voix derrière moi, m’a crié&|160;:
–&|160;Scanvoch&|160;! reviens à toute bridesur tes pas… un grand crime se commet à cette heure dans tamaison&|160;!…
À ces mots je me retournai vivement sur maselle, et grâce à la demi-obscurité de la nuit je vis le cavalier,faisant faire à son cheval un bond énorme, franchir le talus de laroute et disparaître dans l’ombre d’un grand bois, dont nouslongions la lisière depuis quelque temps… Frappé de stupeur, jerestai quelques moments immobile, et lorsque, cédant à unecuriosité pleine d’angoisse, je voulus m’élancer à la poursuite ducavalier, afin d’avoir l’explication de ses paroles, il était troptard, la lune ne jetait pas encore assez de clarté pour qu’il mefût possible de m’aventurer à travers des bois que je neconnaissais pas&|160;; le cavalier avait d’ailleurs sur moi uneavance qui s’augmentait à chaque instant&|160;; prêtantattentivement l’oreille, j’entendis, au milieu du profond silencede la nuit, le galop rapide et déjà lointain du cheval de cethomme&|160;; il me parut reprendre par la forêt, et conséquemmentpar une voie plus courte, la direction de Mayence. Un momentj’hésitai dans ma résolution&|160;; mais, me rappelant lesinexplicables pressentiments de ma femme, et les rapprochantsurtout des paroles du cavalier, je regagnai la ville à toutebride…
–&|160;Si par un hasard inconcevable, – medisais-je, – l’avertissement auquel j’obéis est aussi mal fondé queles pressentiments d’Ellèn, avec lesquels il concorde pourtantd’une manière étrange, si mon alarme a été vaine, je prendrai aucamp un cheval frais pour recommencer mon voyage, qui n’aurad’ailleurs subi qu’un retard de trois heures.
J’excitai donc des talons et de la voix larapide allure de mon vigoureux Tom-Bras, et me dirigeaivers Mayence avec une folle vitesse. À mesure que je me rapprochaisdes lieux où j’avais laissé ma femme et mon enfant, les plus noirespensées venaient m’assaillir&|160;; quel pouvait être ce crime quise commettait dans ma maison&|160;? Était-ce à un ami&|160;?était-ce à un ennemi que je devais cette révélation&|160;? Parfoisil me semblait que la voix du cavalier ne m’était pas inconnue,sans qu’il me fût possible de me souvenir où je l’avais déjàentendue&|160;; mais ce qui redoublait surtout mon anxiété, c’étaitce mystérieux accord entre le malheur dont on venait de me menaceret les pressentiments d’Ellèn. La lune, s’étant levée, facilitaitla précipitation de ma course en éclairant la route&|160;; lesarbres, les champs, les maisons, disparaissaient derrière moi avecune rapidité vertigineuse. Je mis moins d’une heure à parcourircette même route, parcourue naguère par moi en deux heures&|160;;j’atteignis enfin les portes de Mayence… Je sentaisTom-Bras faiblir entre mes jambes, non par faute d’ardeuret de courage, mais parce que ses forces étaient à bout. Avisant unsoldat en faction, je lui dis&|160;:
–&|160;As-tu vu un cavalier rentrer cette nuitdans la ville&|160;?
–&|160;Il y a un quart d’heure à peine, – merépondit le soldat, – un cavalier, vêtu d’une casaque à capuchon, apassé au galop devant cette porte&|160;; il se dirigeait vers lecamp.
–&|160;C’est lui, – ai-je pensé en reprenantma course, au risque de voir Tom-Bras expirer sous moi. – Plus dedoute, mon compagnon de voyage m’aura devancé par le chemin de laforêt&|160;; mais pourquoi se rend-il au camp, au lieu d’entrerdans la ville&|160;?
Quelques instants après j’arrivais devant mamaison&|160;: je sautai à bas de mon cheval, qui hennit enreconnaissant notre logis. Je courus à la porte, j’y frappai àgrands coups… personne ne vint m’ouvrir, mais j’entendis des crisétouffés&|160;; je heurtai de nouveau, et tout aussi vainement,avec le pommeau de mon épée&|160;; les cris redoublèrent&|160;; ilme sembla reconnaître la voix de Sampso… J’essayai de briser laporte… impossible… Soudain la fenêtre de la chambre de ma femmes’ouvre, j’y cours l’épée à la main. Au moment où j’arrive devantcette croisée, on poussait du dedans les volets qui la fermaient.Je m’élance à travers ce passage, je me trouve ainsi face à faceavec un homme… L’obscurité ne me permit pas de reconnaître sestraits&|160;; il fuyait de la chambre d’Ellèn, dont les crisdéchirants parvinrent jusqu’à moi. Saisir cet homme à la gorge aumoment où il mettait le pied sur l’appui de la fenêtre pours’échapper, le repousser dans la chambre pleine de ténèbres, où jeme précipite avec lui, le frapper plusieurs fois de mon épée avecfureur, en criant&|160;: «&|160;Ellèn&|160;! me voici…&|160;» toutcela se passa avec la rapidité de la pensée. Je retirais mon épéedu corps étendu à mes pieds pour l’y replonger encore, car j’étaisfou de rage, lorsque deux bras m’étreignent avec une forceconvulsive… Je me crois attaqué par un autre adversaire&|160;: jetraverse de mon épée ce corps, qui dans l’obscurité se suspendait àmon cou, et aussitôt j’entends ces paroles prononcées d’une voixexpirante&|160;:
–&|160;Scanvoch… tu m’as tuée… merci, monbien-aimé… il m’est doux de mourir de ta main… je n’aurais pu vivreavec ma honte…
C’était la voix d’Ellèn&|160;!…
Ma femme était accourue dans sa muette terreurpour se mettre sous ma protection&|160;: ses bras, qui m’avaientd’abord enserré, se détachèrent brusquement de moi… je l’entendistomber sur le plancher… Je restai foudroyé… mon épée s’échappa demes mains, et pendant quelques instants un silence de mort se fitdans cette chambre complètement obscure, sauf une traînée de pâlelumière, jetée par la lune entre les deux volets à demi referméspar le vent… Soudain, ils s’ouvrirent complètement du dehors, et àla clarté lunaire, je vis une femme svelte, grande, vêtue d’unejupe rouge et d’un corset de toile d’argent, montée au dehors surl’appui de la fenêtre.
–&|160;Victorin, – dit-elle, – beau Tarquind’une nouvelle Lucrèce, quitte cette maison, la nuit s’avance. Jet’ai vu à minuit, l’heure convenue, entrer par la porte enl’absence du mari… Tu vas sortir de chez ta belle par la fenêtre,chemin des amants… tu as accompli ta promesse… maintenant je suis àtoi… Viens, mon char nous attend, fuyons…
–&|160;Victorin&|160;! – m’écriai-je avechorreur, me croyant le jouet d’un rêve épouvantable, – c’était lui…je l’ai tué&|160;!…
–&|160;Le mari&|160;! – reprit Kidda, labohémienne, en sautant en arrière… – C’est le diable qui l’aramené&|160;!…
Et elle disparut.
Quelques instants après j’entendis le bruitdes roues d’un char et le tintement du grelot de la mule quil’entraînait rapidement, tandis que, au loin, du côté de la portedu camp, s’élevait une rumeur lointaine et toujours croissante,comme celle d’une foule qui s’approche en tumulte. À ma premièrestupeur succéda une angoisse terrible, mêlée d’une dernièreespérance&|160;: Ellèn n’était peut-être pas morte… Je courus à laporte de la chambre, fermée en dedans&|160;; j’appelai Sampso àgrands cris&|160;; sa voix me répondit d’une pièce voisine&|160;;on l’y avait enfermée… Je la délivrai, m’écriant&|160;:
–&|160;J’ai frappé Ellèn dans l’obscurité… lablessure n’est peut-être pas mortelle&|160;; courez chezOmer, le druide…
–&|160;J’y cours, – me répondit Sampso sansm’interroger davantage.
Elle se précipita vers la porte de la maisonverrouillée à l’intérieur. Au moment, où elle l’ouvrait, je viss’avancer sur la place où était située ma maison, tout proche de laporte du camp, une foule de soldats&|160;: plusieurs portaient destorches, tous poussaient des cris menaçants au milieu desquelsrevenait sans cesse le nom de Victorin.
À la tête de ce rassemblement, j’ai reconnu levétéran Douarnek, brandissant son épée.
–&|160;Scanvoch, – me dit-il, – le bruit vientde se répandre dans le camp qu’un crime affreux a été commis dansta maison.
–&|160;Et le criminel est Victorin&|160;! –crièrent plusieurs voix qui couvrirent la mienne. – À mort,l’infâme&|160;!
–&|160;À mort, l’infâme&|160;! qui a faitviolence à la chaste épouse de son ami…
–&|160;Comme il a fait violence à l’hôtesse dela taverne des bords du Rhin…
–&|160;Ce n’était pas une calomnie&|160;!
–&|160;Le lâche hypocrite avait feint des’amender&|160;!
–&|160;Oui, pour commettre ce nouveauforfait.
–&|160;Déshonorer la femme d’un soldat&|160;!d’un des nôtres&|160;! de Scanvoch, qui aimait ce débauché commeson fils&|160;!…
–&|160;Et qui à la guerre lui avait sauvé lavie.
–&|160;À mort&|160;! à mort&|160;!…
Il m’avait été impossible de dominer de lavoix ces cris furieux… Sampso, désespérée, faisait de vains effortspour traverser la foule exaspérée.
–&|160;Par pitié&|160;! laissez-moipasser&|160;! – criait Sampso d’une voix suppliante&|160;; – jevais chercher un druide médecin… Ellèn respire encore… Sa blessurepeut n’être pas mortelle… Du secours&|160;!… du secours&|160;!…
Ces mots redoublèrent l’indignation et lafureur des soldats. Au lieu d’ouvrir leurs rangs à la sœur de mafemme, ils la repoussèrent en se ruant vers la porte, bientôt ainsiencombrée d’une foule impénétrable, frémissante de colère, et d’oùs’élevèrent de nouveaux cris…
–&|160;Malheur&|160;! malheur àVictorin&|160;!…
–&|160;Ce monstre a égorgé la femme deScanvoch après l’avoir violentée&|160;!…
–&|160;Elle meurt comme l’hôtesse de lataverne de l’île du Rhin.
–&|160;Victorin&|160;! – s’écria Douarnek, –nous t’avions pardonné, nous avions cru à ta foi de soldat&|160;;tu es l’un des chefs de la Gaule… tu es notre général… tun’échapperas pas à la peine de tes crimes&|160;! Plus nous t’avonsaimé, plus nous t’abhorrons&|160;!…
–&|160;Nous serons tes bourreaux&|160;!
–&|160;Nous t’avons glorifié… nous techâtierons&|160;!
–&|160;Un général tel que toi déshonore laGaule et l’armée&|160;!
–&|160;Il faut un exemple terrible&|160;!
–&|160;À mort, Victorin&|160;! àmort&|160;!…
–&|160;Impossible d’aller chercher dusecours&|160;; ma sœur est perdue, – me dit Sampso avec désespoir,pendant que je tâchais, mais toujours en vain, de me faire entendrede cette foule en délire, dont les mille cris couvraient mavoix.
–&|160;Je vais essayer de sortir par lafenêtre, – me dit Sampso.
Et elle s’élança vers la chambre mortuaire.Moi, faisant tous mes efforts pour empêcher les soldats furieuxcontre leur général d’envahir ma demeure, je criais&|160;:
–&|160;Retirez-vous… laissez-moi seul danscette maison de deuil… Justice est faite&|160;!… retirez-vous…
Le tumulte, toujours croissant, étouffa mesparoles&|160;; je vis revenir Sampso te portant dans ses bras, monenfant&|160;; elle me dit en sanglotant&|160;:
–&|160;Mon frère, plus d’espoir&|160;! Ellènest glacée… son cœur ne bat plus… elle est morte&|160;!…
–&|160;Morte&|160;! morte&|160;! Hésus, ayezpitié de moi&|160;! – ai-je murmuré en m’appuyant contre lamuraille du vestibule, car je me sentais défaillir.
Mais soudain je revins à moi et tressaillis detous mes membres, en entendant ces mots circuler parmi lessoldats&|160;:
–&|160;Voici Victoria&|160;! voici notremère&|160;!…
Et la foule, dégageant les abords de mamaison, reflua vers le milieu de la place pour aller au-devant dema sœur de lait. Tel était le respect que cette femme augusteinspirait à l’armée, que bientôt le silence succéda aux furieusesclameurs des soldats&|160;; ils comprirent la terrible position decette mère qui, attirée par des cris de justice et de vengeanceproférés contre son fils accusé d’un crime horrible, s’approchaitdans la majesté de sa douleur maternelle.
Mon cœur, à moi, se brisa… Victoria, ma sœurde lait… cette femme, pour qui ma vie n’avait été qu’un long jourde dévouement, Victoria allait trouver dans ma maison le cadavre deson fils tué par moi… qui l’avais vu naître… qui l’avais aimé commemon enfant&|160;!… Je voulus fuir… je n’en eus pas la force… Jerestai adossé à la muraille… regardant devant moi, incapable defaire un mouvement.
Soudain, la foule des soldats s’écarte, formeune sorte de haie de chaque côté d’un large passage, et je voiss’avancer lentement, à la clarté de la lune et des torches,Victoria, vêtue de sa longue robe noire, tenant son petit-filsentre ses bras[109]… Elle espérait sans doute apaiserl’exaspération des soldats en offrant à leurs yeux cette innocentecréature. Tétrik, le capitaine Marion et plusieurs officiers, quiavaient prévenu Victoria du tumulte et de ses causes, la suivaient.Ils parvinrent à calmer l’effervescence des troupes&|160;: lesilence devint solennel… La mère des camps n’était plus qu’àquelques pas de ma maison, lorsque Douarnek s’approcha d’elle, etlui dit en fléchissant le genou&|160;:
–&|160;Mère, ton fils a commis un grand crime…nous te plaignons… mais tu nous feras justice… nous voulonsjustice…
–&|160;Oui, oui, justice&|160;! – s’écrièrentles soldats, dont l’irritation, muette depuis quelques instants,éclata de nouveau avec une violence croissante en mille crisdivers&|160;: – Justice&|160;! ou nous nous la feronsnous-mêmes…
–&|160;Mort à l’infâme&|160;!
–&|160;Mort à celui qui a déshonoré la femmede son ami&|160;!
–&|160;Victorin est notre chef… son crimesera-t-il impuni&|160;?
–&|160;Si l’on nous refuse justice, nous nousla ferons nous-mêmes.
–&|160;Maudit soit le nom deVictorin&|160;!
–&|160;Oui, maudit… maudit… – répétèrent unefoule de voix menaçantes. – Maudit soit à jamais son nom&|160;!
Victoria, pâle, calme et imposante, s’était uninstant arrêtée devant Douarnek, qui fléchissait le genou en luiparlant… Mais lorsque les cris de&|160;: Mort à Victorin&|160;!maudit soit son nom&|160;! firent de nouveau explosion, ma sœur delait, dont le mâle et beau visage trahissait une angoisse mortelle,étendit les bras en présentant par un geste touchant son petit-filsaux soldats, comme si l’enfant eût demandé grâce et pitié pour sonpère[110].
Ce fut alors qu’éclatèrent avec plus deviolence ces cris&|160;:
–&|160;Mort à Victorin&|160;!… maudit soit sonnom&|160;!…
À ce moment j’ai vu mon compagnon de route,reconnaissable à sa casaque, dont le capuchon était toujoursrabaissé sur son visage, s’avancer d’un air menaçant vers Victoriaen criant&|160;:
–&|160;Oui, maudit soit le nom de Victorin…périsse à jamais sa race&|160;!…
Et cet homme arracha violemment l’enfant desbras de Victoria, le prit par les deux pieds, puis il le lança avecfurie sur les cailloux du chemin, où il lui brisa la tête[111]. Cet acte de férocité fut si brusque,si rapide, que lorsque Douarnek et plusieurs soldats indignés sejetèrent sur l’homme au capuchon, pour sauver l’enfant, cetteinnocente créature gisait sur le sol, la tête fracassée… J’entendisun cri déchirant poussé par Victoria, mais je ne pus l’apercevoirpendant quelques instants, les soldats l’ayant entourée, la croyantmenacée de quelque danger. J’appris ensuite qu’à la faveur dutumulte et de la nuit, l’auteur de ce meurtre horrible avaitéchappé… Les rangs des soldats s’étant ouverts de nouveau au milieud’un morne silence, j’ai revu, à quelques pas de ma maison,Victoria, le visage inondé de larmes, tenant entre ses bras lepetit corps inanimé du fils de Victorin. Alors du seuil de ma porteje dis à la foule muette et consternée&|160;:
–&|160;Vous demandez justice&|160;? Justiceest faite&|160;!… Moi, Scanvoch, j’ai tué Victorin&|160;: il estinnocent du meurtre de ma femme. Retirez-vous… laissez la mère descamps entrer dans ma maison pour y pleurer sur le corps de son filset de son petit-fils…
Victoria me dit alors d’une voix ferme ens’arrêtant au seuil de mon logis&|160;:
–&|160;Tu as tué mon fils pour venger tonoutrage&|160;?
–&|160;Oui, – ai-je répondu d’une voixétouffée&|160;; – oui, et dans l’obscurité j’ai aussi frappé mafemme…
–&|160;Viens, Scanvoch, viens fermer lespaupières d’Ellèn et de Victorin.
Et là elle entra chez moi au milieu dureligieux silence des soldats groupés au dehors&|160;; le capitaineMarion et Tétrik la suivirent&|160;; elle leur fit signe dedemeurer à la porte de la chambre mortuaire, où elle voulut resterseule avec moi et Sampso.
À la vue de ma femme, étendue morte sur leplancher, je me suis jeté à genoux en sanglotant, j’ai relevé sabelle tête, alors pâle et froide, j’ai clos ses paupières&|160;;puis, enlevant le corps entre mes bras, je l’ai placé sur sonlit&|160;; je me suis agenouillé, le front appuyé au chevet, etn’ai plus contenu mes gémissements… Je suis resté longtemps ainsi àpleurer, entendant les sanglots étouffés de Victoria. Enfin sa voixm’a rappelé à moi-même et à ce qu’elle devait aussi souffrir&|160;;je me suis retourné&|160;: je l’ai vue assise à terre auprès ducadavre de Victorin&|160;; sa tête reposait sur les genouxmaternels.
–&|160;Scanvoch, – me dit ma sœur de lait enécartant les cheveux qui couvraient le front glacé de Victorin, –mon fils n’est plus… je peux pleurer sur lui, malgré son crime… Levoilà donc mort&|160;! mort… à vingt-deux ans à peine&|160;!
–&|160;Mort… tué par moi… qui l’aimais commemon enfant&|160;!…
–&|160;Frère, tu as vengé ton honneur… je tepardonne et te plains…
–&|160;Hélas&|160;! j’ai frappé Victorin dansl’obscurité… je l’ai frappé en proie à un aveugle accès de rage… jel’ai frappé ignorant que ce fût lui&|160;! Hésus m’en esttémoin&|160;! Si j’avais reconnu votre fils, ô ma sœur&|160;! jel’aurais maudit, mais mon épée serait tombée à mes pieds…
Victoria m’a regardé silencieuse… mes parolesont paru la soulager d’un grand poids en lui apprenant que j’avaistué son fils sans le reconnaître&|160;; elle m’a tendu vivement lamain&|160;; j’y ai porté mes lèvres avec respect… Pendant quelquetemps nous sommes restés muets&|160;; puis elle a dit à la sœurd’Ellèn&|160;:
–&|160;Sampso, vous étiez ici cettenuit&|160;? Parlez, je vous prie… que s’est-il passé&|160;?…
–&|160;Il était minuit, – répondit Sampsod’une voix oppressée&|160;; – depuis deux heures Scanvoch nousavait quittées pour se mettre en route&|160;; je reposais iciauprès de ma sœur… j’ai entendu frapper à la porte de la maison…j’ai jeté un manteau sur mes épaules… je suis allée demander quiétait là&|160;: une voix de femme, à l’accent étranger, m’arépondu…
–&|160;Une voix de femme&|160;? – lui dis-jeavec un accent de surprise que partageait Victoria&|160;; – unevoix de femme vous a répondu, Sampso&|160;?
–&|160;Oui, c’était un piège&|160;; cette voixm’a dit&|160;: «&|160;Je viens de la part de Victoria donner àEllèn, femme de Scanvoch, parti depuis deux heures, un avistrès-important.&|160;»
Victoria et moi, à ces paroles de Sampso, nousavons échangé un regard d’étonnement croissant&|160;; elle acontinué&|160;:
–&|160;N’ayant aucune défiance contre lamessagère de Victoria, je lui ai ouvert… Aussitôt, au lieu d’unefemme, un homme s’est présenté devant moi, m’a repoussée violemmentdans le couloir d’entrée, et a verrouillé la porte en dedans… À laclarté de la lampe, que j’avais déposée à terre, j’ai reconnuVictorin… Il était pâle, effrayant… il pouvait à peine se soutenirsur ses jambes, tant il était ivre…
–&|160;Oh&|160;! le malheureux&|160;! lemalheureux&|160;! – me suis-je écrié&|160;; – il n’avait plus saraison&|160;! Sans cela jamais… oh&|160;! non, jamais… il n’eûtcommis pareil crime&|160;!…
–&|160;Continuez, Sampso, – lui dit Victoria,étouffant un soupir, – continuez…
–&|160;Sans m’adresser une parole, Victorinm’a montré l’entrée de la chambre que j’occupais, lorsque je nepartageais pas celle de ma sœur en l’absence de Scanvoch… Dans materreur j’ai tout deviné… j’ai crié à Ellèn&|160;: «&|160;Ma sœur,enferme-toi&|160;!&|160;» Puis de toutes mes forces, j’ai appelé ausecours… mes cris ont exaspéré Victorin&|160;; il s’est précipitésur moi et m’a jetée dans ma chambre… Au moment où il m’yenfermait, j’ai vu accourir Ellèn dans le couloir, pâle,épouvantée, demi-nue… J’ai entendu le bruit d’une lutte, les crisdéchirants de ma sœur appelant à son aide… et je n’ai plus rienentendu, plus rien… Je ne sais combien de temps s’était passé,lorsque l’on a frappé et appelé au dehors avec force… C’étaitScanvoch… J’ai répondu à sa voix du fond de ma chambre, dont je nepouvais sortir… Au bout de quelques instants ma porte s’estouverte… et j’ai vu Scanvoch…
–&|160;Et toi, – me dit Victoria, – commentes-tu revenu si brusquement ici&|160;?
–&|160;À quatre lieues de Mayence, l’on m’aaverti qu’un crime se commettait dans ma maison.
–&|160;Cet avertissement, qui te l’adonné&|160;?
–&|160;Un soldat, mon compagnon de voyage.
–&|160;Ce soldat, qui était-il&|160;? – me ditVictoria. – Comment avait-il connaissance de ce crime&|160;?
–&|160;Je l’ignore… il a disparu à travers laforêt en me donnant ce sinistre avis… Ce soldat, revenu ici avantmoi… ce soldat est le même qui, arrachant ton petit-fils d’entretes bras, l’a tué à tes pieds…
–&|160;Scanvoch, – reprit Victoria enfrémissant et portant ses deux mains à son front, – mon fils estmort… je ne veux ni l’accuser ni l’excuser… mais, crois-moi… cecrime cache quelque horrible mystère&|160;!…
–&|160;Écoutez, – lui dis-je me rappelantplusieurs circonstances dont le souvenir m’avait échappé dans lepremier égarement de ma douleur. – Arrivé devant la porte de mamaison, j’ai heurté&|160;; les cris lointains de Sampso m’ont seulsrépondu… Peu d’instants après, la fenêtre basse de la chambre de mafemme s’est ouverte, j’y ai couru&|160;: les volets s’écartaientpour livrer passage à un homme, tandis que Ellèn criait au secours…J’ai repoussé l’homme dans la chambre, alors noire comme une tombe,et j’ai, dans l’ombre, frappé votre fils. Presque aussitôt deuxbras m’ont étreint… Je me suis cru attaqué par un nouvelassaillant… J’ai encore frappé dans l’ombre… c’était Ellèn que jetuais…
Et je n’ai pu contenir mes sanglots.
–&|160;Frère, frère… – m’a dit Victoria, –c’est une terrible et fatale nuit que celle-ci…
–&|160;Écoutez encore… et surtout écoutezceci… – ai-je dit à ma sœur de lait, en surmontant mon émotion. –Au moment où je reconnaissais la voix expirante de ma femme, j’aivu à la clarté lunaire une femme debout sur l’appui de lacroisée…
–&|160;Une femme&|160;! – s’écriaVictoria.
–&|160;Celle-là peut-être dont la voix m’avaittrompée, – dit Sampso, – en m’annonçant un message de la mère descamps…
–&|160;Je le crois, – ai-je repris, – et cettefemme, sans doute complice du crime de Victorin, l’a appelé, luidisant qu’il fallait fuir… qu’elle était à lui, puisqu’il avaittenu sa promesse.
–&|160;Sa promesse&|160;? – reprit Victoria, –quelle promesse&|160;?
–&|160;Le déshonneur d’Ellèn&|160;!…
Ma sœur de lait tressaillit etajouta&|160;:
–&|160;Je te dis, Scanvoch, que ce crime estentouré d’un horrible mystère… Mais cette femme, quiétait-elle&|160;?
–&|160;Une des deux bohémiennes arrivées àMayence depuis quelque temps… Écoutez encore… La Bohémienne nerecevant pas de réponse de Victorin, et entendant au loin letumulte des soldats accourant furieux, la Bohémienne adisparu&|160;; et bientôt après, le bruit de son chariotm’apprenait sa fuite… Dans mon désespoir, je n’ai pas songé à lapoursuivre… Je venais de tuer Ellèn à côté du berceau de mon fils…Ellèn, ma pauvre et bien-aimée femme&|160;!…
En disant ces mots, je n’ai pu m’empêcher depleurer encore… Sampso et Victoria gardaient le silence.
–&|160;C’est un abîme&|160;! – reprit la mèredes camps, – un abîme où ma raison se perd… Le crime de mon filsest grand… son ivresse, loin de l’excuser, le rend plus honteuxencore… et cependant, Scanvoch, tu ne sais peut-être pas combien cemalheureux enfant t’aimait…
–&|160;Ne me dites pas cela, Victoria, – ai-jemurmuré en cachant mon visage entre mes mains, – ne me dites pascela… mon désespoir ne peut être plus affreux&|160;!…
–&|160;Ce n’est pas un reproche, mon frère, –a repris Victoria. – Moi, témoin du crime de mon fils, je l’auraistué de ma main, pour qu’il ne déshonorât pas plus longtemps et samère et la Gaule qui l’a choisi pour chef… Je te rappellel’affection de Victorin pour toi, parce que je crois que sans sonivresse, et je ne sais quelle machination ténébreuse, il n’eût pascommis ce forfait…
–&|160;Et moi, ma sœur, cette trame infernale,je crois la saisir…
–&|160;Toi&|160;?
–&|160;Avant la grande bataille du Rhin unecalomnie infâme a été répandue contre Victorin. L’armée s’éloignaitde lui… est-ce vrai&|160;?
–&|160;C’est vrai…
–&|160;La victoire de ton fils lui avaitramené l’affection des soldats… Voici qu’aujourd’hui cette anciennecalomnie devient une terrible réalité… Le crime de Victorin luicoûte la vie… ainsi qu’à son fils&|160;: sa race est éteinte, unnouveau chef doit être donné à la Gaule, est-ce vrai&|160;?
–&|160;Oui.
–&|160;Ce soldat inconnu, mon compagnon deroute, en me révélant cette nuit qu’un crime se commettait dans mamaison, ne savait-il pas que si je n’arrivais pas à temps pour tuerVictorin dans le premier accès de ma rage, il serait massacré parles troupes soulevées contre lui à la nouvelle de ceforfait&|160;?
–&|160;Et ce forfait, – dit Sampso, – commentl’armée l’a-t-elle connu sitôt, puisque personne encore n’avait pusortir de cette maison&|160;?…
La mère des camps, frappée de cette réflexionde Sampso, me regarda. Je continuai&|160;:
–&|160;Quel est l’homme, Victoria, qui,arrachant de vos bras votre petit-fils, l’a tué à vos pieds&|160;?Encore ce soldat inconnu&|160;!
–&|160;C’est vrai… – répondit Victoriapensive, – c’est vrai…
–&|160;Ce soldat a-t-il cédé à un emportementde fureur aveugle contre cet innocent enfant&|160;? Non… Il a doncété l’instrument d’une ambition aussi ténébreuse que féroce… Unseul homme avait intérêt au double meurtre qui vient d’éteindrevotre race, ma sœur… car votre race éteinte, la Gaule doit choisirun nouveau chef… Et l’homme que je soupçonne, l’homme que j’accuseveut depuis longtemps gouverner la Gaule&|160;!…
–&|160;Son nom&|160;! – s’écria Victoria enattachant sur moi un regard plein d’angoisse, – le nom de cet hommeque tu soupçonnes, que tu accuses&|160;?…
–&|160;Son nom est Tétrik, oui, Tétrik,gouverneur de Gascogne, et votre parent, ma sœur…
Pour la première fois, Victoria, depuis que jelui avais exprimé mes doutes sur son parent, sembla lespartager&|160;; elle jeta les yeux sur son fils avec une expressionde pitié douloureuse, baisa de nouveau et à plusieurs reprises sonfront glacé&|160;; puis, après quelques instants de réflexionprofonde, elle prit une résolution suprême, se releva, et me ditd’une voix ferme&|160;:
–&|160;Où est Tétrik&|160;?
–&|160;Il attend au dehors avec le capitaineMarion.
–&|160;Qu’ils viennent tous deux.
–&|160;Quoi&|160;! vous voulez&|160;?…
–&|160;Je veux qu’ils viennent tous deux àl’instant.
–&|160;Ici… dans cette chambremortuaire&|160;?
–&|160;Ici, dans cette chambre mortuaire… Oui,ici, Scanvoch, devant les restes inanimés de ta femme, de mon filset de son enfant. Si cet homme a noué cette ténébreuse et horribletrame, cet homme, fût-il un démon d’hypocrisie et de férocité, setrahira par son trouble à la vue de ses victimes… à la vue d’unemère entre les corps de son fils et de son petit-fils… à la vued’un époux près du corps de sa femme&|160;! Va, mon frère, qu’ilsviennent… qu’ils viennent… Il faut aussi retrouver à tout prix cesoldat inconnu, ton compagnon de route.
–&|160;J’y songe… – ajoutai-je, frappé d’unsouvenir soudain, – c’est le capitaine Marion qui a choisi cecavalier dont j’étais escorté… il le connaît.
–&|160;Nous interrogerons le capitaine… Va,mon frère, qu’ils viennent… qu’ils viennent&|160;!…
J’obéis à Victoria… J’appelai Tétrik etMarion&|160;; ils accoururent.
J’eus le courage, malgré ma douleur,d’observer attentivement la physionomie du gouverneur de Gascogne…Dès qu’il entra, le premier objet qui parut frapper ses regards futle cadavre de Victorin… Les traits de Tétrik prirent aussitôt uneexpression déchirante, ses larmes coulèrent à flots, et se jetant àgenoux auprès du corps en joignant les mains, il s’écria d’une voixentrecoupée&|160;:
–&|160;Mort à la fleur de son âge… mort… luisi vaillant… si généreux&|160;! lui, l’espoir, la forte épée de laGaule… Ah&|160;! j’oublie les égarements de cet infortuné devantl’affreux malheur qui frappe mon pays… Par ta mort&|160;! Victorin…oh&|160;! Victorin…
Tétrik ne put continuer, les sanglotsétouffèrent sa voix. À genoux et affaissé sur lui-même, le visagecaché entre ses deux mains, pleurant à chaudes larmes, il restaitcomme écrasé de douleur auprès du corps de Victorin.
Le capitaine Marion, debout et immobile auseuil de la porte, semblait en proie à une profonde émotionintérieure&|160;; il n’éclatait pas en gémissements, il ne versaitpas de larmes, mais il ne cessait de contempler avec une expressionnavrante le corps du petit-fils de Victoria, étendu sur le berceaude mon fils, à moi&|160;; puis j’entendis seulement Marion diretout bas, en regardant tour à tour l’innocente victime etVictoria&|160;:
–&|160;Quel malheur&|160;!… Ah&|160;! lepauvre enfant&|160;!… ah&|160;! la pauvre mère&|160;!…
S’avançant ensuite de quelques pas, lecapitaine ajouta d’une voix brève et entrecoupée&|160;:
–&|160;Victoria, vous êtes très à plaindre, etje vous plains… Victorin vous chérissait… c’était un dignefils&|160;! je l’aimais aussi. J’ai la barbe grise, et je meplaisais à servir sous ce jeune homme. Je le sentais mongénéral&|160;; c’était le premier capitaine de notre temps… aucund’entre nous ne le remplacera&|160;; il n’avait que deuxvices&|160;: le goût du vin, et surtout sa peste de luxure&|160;;je l’ai souvent beaucoup querellé là-dessus… j’avais raison, vousle voyez… Enfin, il n’y a plus à le quereller maintenant… C’était,au fond, un brave cœur&|160;! oui, oh&|160;! oui, un brave cœur… Jene peux vous en dire davantage, Victoria&|160;; d’ailleurs, à quoibon&|160;? On ne console pas une mère… Ne me croyez pas insensibleparce que je ne pleure point… On pleure quand on le peut&|160;;mais enfin je vous assure que je vous plains, que je vous plains dufond de mon âme… J’aurais perdu mon ami Eustache, que je ne seraisni plus affligé, ni plus abattu…
Et se reculant de quelques pas, Marion jeta denouveau, et tour à tour, les yeux sur Victoria et sur le corps deson petit-fils en répétant&|160;:
–&|160;Ah&|160;! le pauvre enfant&|160;!ah&|160;! la pauvre mère&|160;!
Tétrik, toujours agenouillé auprès deVictorin, ne cessait de sangloter, de gémir. Aussi expansive quecelle du capitaine Marion semblait contenue, sa douleur semblaitsincère. Cependant mes soupçons résistaient à cette épreuve, et masœur de lait partageait mes doutes. Elle fit de nouveau un violenteffort sur elle-même, et dit&|160;:
–&|160;Tétrik, écoutez-moi.
Le gouverneur de Gascogne ne parut pasentendre la voix de sa parente.
–&|160;Tétrik, – reprit Victoria en sebaissant pour toucher son parent à l’épaule, – je vous parle,répondez-moi.
–&|160;Qui me parle&|160;? – s’écria legouverneur d’un air égaré. – Que me veut-on&|160;? Oùsuis-je&|160;?…
Puis, levant les yeux sur ma sœur de lait, ils’écria&|160;:
–&|160;Vous ici…, ici, Victoria&|160;?… Oui,tout à l’heure je vous accompagnais… je ne me le rappelais plus…Excusez-moi, j’ai la tête perdue… Hélas&|160;! je suis père… j’aiun fils presque de l’âge de cet infortuné&|160;; mieux que personneje compatis à votre désespoir, Victoria.
–&|160;Le temps presse et le moment est grave,– reprit ma sœur de lait d’une voix solennelle, en attachant surTétrik un regard pénétrant, afin de lire au plus profond de lapensée de cet homme. – La douleur privée doit se taire devantl’intérêt public… Il me reste toute ma vie pour pleurer mon fils etmon petit-fils… Nous n’avons que quelques heures pour songer auremplacement du chef de la Gaule et du général de son armée…
–&|160;Quoi&|160;!… – s’écria Tétrik, – dansun tel moment… vous voulez…
–&|160;Je veux qu’avant la fin de la nuit,moi, le capitaine Marion et vous, Tétrik, vous, mon parent, vous,l’un de mes plus fidèles amis, vous, si dévoué à la Gaule, vous quiregrettez si amèrement, si sincèrement Victorin, nous cherchionstous trois, dans notre sagesse, quel homme nous devons proposerdemain matin à l’armée comme successeur de mon fils.
–&|160;Victoria, vous êtes une femmehéroïque&|160;! – s’écria Tétrik en joignant les mains avecadmiration. – Vous égalez par votre courage, par votre patriotisme,les femmes les plus augustes dont s’honore l’histoire dumonde&|160;!…
–&|160;Quel est votre avis, Tétrik, sur lesuccesseur de Victorin&|160;?… Le capitaine Marion et moi, nousparlerons après vous, – reprit la mère des camps, sans paraîtreentendre les louanges du gouverneur de Gascogne. – Oui, quel hommecroyez-vous capable de remplacer mon fils… à la gloire et àl’avantage de la Gaule&|160;?
–&|160;Comment pourrais-je vous donner monavis&|160;? – reprit Tétrik avec accablement. – Moi, vousconseiller sur un sujet aussi grave, lorsque j’ai le cœur brisé, laraison troublée par la douleur… est-ce donc possible&|160;?
–&|160;Cela est possible, puisque me voici,moi… entre le corps de mon fils et celui de mon petit-fils, prête àdonner mon avis…
–&|160;Vous l’exigez, Victoria&|160;?… jeparlerai, si je puis toutefois rassembler deux idées… Il faudrait,selon moi, pour gouverner la Gaule, un homme sage, ferme, éclairé,plus enclin à la paix qu’à la guerre… maintenant surtout que nousn’avons plus à redouter le voisinage des Franks, grâce à l’épée dece jeune héros, que j’aimais et que je regretteraiéternellement…
Le gouverneur s’interrompit pour donner denouveau cours à ses larmes.
–&|160;Nous pleurerons plus tard… – repritVictoria. – La vie est longue… mais cette nuit s’avance…
Tétrik continua, en essuyant sesyeux&|160;:
–&|160;Il me semble donc que le successeur denotre Victorin doit être un homme surtout recommandable par son bonsens, sa ferme raison et par son dévouement longuement éprouvé auservice de notre bien-aimée patrie… Or, si je ne me trompe, le seulqui réunisse ces excellentes qualités, c’est le capitaine Marionque voici…
–&|160;Moi&|160;? – s’écria le capitaine enlevant au plafond ses deux mains énormes, – moi&|160;! chef de laGaule… Le chagrin vous rend donc fou… Moi&|160;! chef de laGaule&|160;!…
–&|160;Capitaine Marion, – repritdouloureusement Tétrik, – certes, la mort affreuse de Victorin etde son innocent enfant jette dans mon cœur le trouble et ladésolation&|160;; mais je crois parler en ce moment, non pas enfou, mais en sage… et Victoria partagera mon avis. Sans jouir del’éclatante renommée militaire de notre Victorin, à jamaisregretté… vous avez mérité, capitaine Marion, la confiance etl’affection des troupes par vos bons et nombreux services. Ancienouvrier forgeron, vous avez quitté le marteau pour l’épée&|160;;les soldats verront en vous un de leurs égaux devenu leur chef parsa vaillance et leur libre choix&|160;; ils s’affectionneront àvous davantage encore, sachant surtout que, parvenu aux gradeséminents, vous n’avez jamais oublié votre amitié pour votre anciencamarade d’enclume.
–&|160;Oublier mon ami Eustache&|160;! – ditMarion&|160;; – oh&|160;! jamais&|160;!… non, jamais&|160;!…
–&|160;L’austérité de vos mœurs est connue, –reprit Tétrik, – votre excellent bon sens, votre droiture, votrefroide raison sont, selon mon pauvre jugement, un sûr garant devotre avenir… Vous mettez en pratique cette sage pensée deVictoria, qu’à cette heure le temps de guerres stériles est fini,et que le moment est venu de songer à la paix féconde… Un derniermot, capitaine, – ajouta Tétrik, voyant que Marion allaitl’interrompre. – J’en conviens, la tâche est lourde, elle doiteffrayer votre modestie&|160;; mais cette femme héroïque, qui, dansce moment terrible, oublie son désespoir maternel pour ne songerqu’au salut de notre bien-aimée patrie, Victoria, j’en suiscertain, en vous présentant aux soldats comme successeur de sonfils, et certaine de vous faire accepter par eux, prendral’engagement de vous aider de ses précieux conseils, de mêmequ’elle inspirait les meilleures résolutions de son valeureux fils…Et maintenant, capitaine Marion, si ma faible voix peut êtreécoutée de vous, je vous adjure… je vous supplie, au nom du salutde la Gaule, d’accepter le pouvoir. Victoria se joint à moi pourvous demander cette nouvelle preuve de dévouement à notre glorieuxpays&|160;!
–&|160;Tétrik, – reprit Marion d’un ton grave,– vous avez supérieurement défini l’homme qu’il faudrait pourgouverner la Gaule&|160;; il n’y a qu’une chose à changer danscette peinture, c’est le nom du portrait… Au lieu de mon nom,mettez-y le vôtre… tout sera bien… et tout sera fait…
–&|160;Moi&|160;! – s’écria Tétrik, – moi,chef de la Gaule&|160;! Moi, qui de ma vie n’ai tenul’épée&|160;!
–&|160;Victoria l’a dit, – reprit Marion, – letemps de la guerre est fini, le temps de la paix est venu&|160;; entemps de guerre, il faut des hommes de guerre… en temps de paix,des hommes de paix… Vous êtes de ceux-là, Tétrik… c’est à vous degouverner… N’est-ce point votre avis, Victoria&|160;?
–&|160;Tétrik, par la manière dont il agouverné la Gascogne, a montré comment il gouvernerait la Gaule, –répondit ma sœur de lait&|160;; – je me joins donc à vous,capitaine, pour prier… mon parent… mon ami… de remplacer monfils…
–&|160;Que vous avais-je dit, Tétrik&|160;? –reprit Marion en s’adressant au gouverneur. – Oserez-vous refusermaintenant&|160;?
–&|160;Écoutez-moi, Victoria, écoutez-moi,capitaine, écoutez aussi, Scanvoch, – reprit le gouverneur en setournant vers moi, – oui, vous aussi, écoutez-moi, Scanvoch, vousnon moins malheureux en ce jour que la mère de Victorin… vous qui,dans l’ombrageuse défiance de votre amitié pour cette femmeauguste, avez douté de moi, croyez tous à mes paroles… Je suis àjamais frappé… là, au cœur, par les événements de cette nuitterrible&|160;; ils nous ont à la fois ravi, dans la personne denotre infortuné Victorin et de son innocent enfant, le présent etl’avenir de la Gaule… C’était pour assurer, pour affermir cetavenir, en engageant Victoria à proposer aux troupes son petit-filscomme futur héritier de Victorin, que j’étais, elle le sait, venu àMayence… Mes espérances sont détruites… un deuil éternel lesremplace…
Le gouverneur, s’étant un moment interrompupour donner cours à ses larmes intarissables, poursuivitainsi&|160;:
–&|160;Ma résolution est prise… Non-seulementje refuse le pouvoir que l’on m’offre, mais je renonce augouvernement de Gascogne… Le peu de jours que les dieux m’accordentencore à vivre s’écouleront désormais auprès de mon fils dans laretraite et la douleur. En d’autres temps j’aurais pu rendrequelques services au pays, mais tout est fini pour moi…J’emporterai dans ma solitude de moins cruels regrets en sachantl’avenir de mon pays entre des mains aussi dignes que les vôtres,capitaine Marion… en sachant enfin que Victoria, le divin génie dela Gaule, veillera toujours sur elle… Maintenant, Scanvoch, –ajouta le gouverneur de Gascogne en se tournant vers moi, – ai-jedétruit vos soupçons&|160;? me croyez-vous encore unambitieux&|160;? Mon langage, mes actes, sont-ils ceux d’unperfide&|160;? d’un traître&|160;? Hélas&|160;! hélas&|160;! je nepensais pas que les affreux malheurs de cette nuit me donneraientsitôt l’occasion de me justifier…
–&|160;Tétrik, – dit Victoria en tendant lamain à son parent, – si j’avais pu douter de votre loyauté, jereconnaîtrais à cette heure combien mon erreur était grande…
–&|160;Je l’avoue, mes soupçons n’étaient pasfondés, – ai-je ajouté à mon tour&|160;; car, après tout ce que jevenais de voir et d’entendre, je fus convaincu, comme Victoria, del’innocence de son parent…
Cependant, songeant toujours au mystère dontles événements de la nuit restaient enveloppés, je dis à Marion,qui, muet et pensif, semblait consterné des offres qu’on luifaisait&|160;:
–&|160;Capitaine, hier, dans la journée, jevous ai demandé un homme discret et sûr pour me servird’escorte.
–&|160;C’est vrai.
–&|160;Vous savez le nom du soldat désigné parvous pour ce service&|160;?
–&|160;Ce n’est pas moi qui l’ai choisi…j’ignore son nom.
–&|160;Qui donc a fait ce choix&|160;? –demanda Victoria.
–&|160;Mon ami Eustache connaît chaque soldatmieux que moi&|160;; je l’ai chargé de me trouver un homme sûr, etde lui donner l’ordre de se rendre, la nuit venue, à la porte de laville, où il attendrait le cavalier qu’il devait accompagner.
–&|160;Et depuis, – ai-je dit au capitaine, –vous n’avez pas revu votre ami Eustache&|160;?
–&|160;Non&|160;; il est de garde auxavant-postes du camp depuis hier soir, et il ne sera relevé deservice que ce matin.
–&|160;On pourra du moins savoir par cet hommele nom du cavalier qui escortait Scanvoch, – reprit Victoria. – Jevous dirai plus tard, Tétrik, l’importance que j’attache à cerenseignement, et vous me conseillerez…
–&|160;Vous m’excuserez, Victoria, de ne pasme rendre à votre désir, – reprit le gouverneur en soupirant. –Dans une heure, au point du jour, j’aurai quitté Mayence… la vue deces lieux m’est trop cruelle… Je possède une humble retraite enGascogne, c’est là que je vais aller ensevelir ma vie, en compagniede mon fils, car il est désormais la seule consolation qui mereste…
–&|160;Mon ami, – reprit Victoria d’un ton dedouloureux reproche, – vous m’abandonneriez dans un pareilmoment&|160;?… L’aspect de ces lieux vous est cruel, dites-vous, età moi… ces lieux ne me rappelleront-ils pas chaque jour d’affreuxsouvenirs&|160;? Pourtant je ne quitterai Mayence que lorsque lecapitaine Marion n’aura plus besoin de mes conseils, s’il croitdevoir m’en demander dans les premiers temps de songouvernement.
–&|160;Victoria, – reprit Marion d’un accentrésolu, – pendant cet entretien, où l’on a disposé de moi, je n’airien dit&|160;; je suis peu parleur, et cette nuit j’ai le cœurtrès-gros&|160;; j’ai donc peu parlé, mais j’ai beaucoup réfléchi…Mes réflexions, les voici&|160;: J’aime le métier des armes, jesais exécuter les ordres d’un général, je ne suis pas malhabile àcommander aux troupes qu’on me confie&|160;; je sais, au besoin,concevoir un plan d’attaque, comme celui qui a complété la grandevictoire de Victorin, en détruisant le camp et la réserve desFranks… C’est vous dire, Victoria, que je ne me crois pas plus sotqu’un autre… En raison de quoi, j’ai le bon sens de comprendre queje suis incapable de gouverner la Gaule…
–&|160;Cependant, capitaine Marion, – repritTétrik, – j’en atteste Victoria, cette tâche n’est pas au-dessus devos forces, et je…
–&|160;Oh&|160;! quant à ma force, elle estconnue, – reprit Marion en interrompant le gouverneur. – Amenez-moiun bœuf, je le porterai sur mon dos, ou je l’assommerai d’un coupde poing&|160;; mais des épaules carrées ne vous font pas le chefd’un grand peuple… Non, non…, je suis robuste, soit&|160;; mais lefardeau est trop lourd… Donc, Victoria, ne me chargez point d’untel poids, je faiblirais dessous… et la Gaule faiblirait à son toursous ma défaillance… Et puis, enfin, il faut tout dire, j’aime,après mon service, à rentrer chez moi pour vider un pot de cervoiseen compagnie de mon ami Eustache, en causant de notre ancien métierde forgeron, ou en nous amusant à fourbir nos armes en finsarmuriers… Tel je suis, Victoria, tel j’ai toujours été… tel jeveux demeurer…
–&|160;Et ce sont là des hommes&|160;! ôHésus&|160;!… – s’écria la mère des camps avec indignation. – Moi,femme… moi, mère… j’ai vu mourir cette nuit mon fils et monpetit-fils… j’ai le courage de contenir ma douleur… et ce soldat, àqui l’on offre le poste le plus glorieux qui puisse illustrer unhomme, ose répondre par un refus, prétextant de son goût pour lacervoise et le fourbissement des armures&|160;!… Ah&|160;!malheur&|160;! malheur à la Gaule&|160;! si ceux-là qu’elle regardecomme ses plus valeureux enfants l’abandonnent aussilâchement&|160;!…
Les reproches de la mère des campsimpressionnèrent le capitaine Marion&|160;; il baissa la tête d’unair confus, garda pendant quelques instants le silence&|160;; puisil reprit&|160;:
–&|160;Victoria, il n’y a ici qu’une âmeforte&|160;; c’est la vôtre… Vous me donnez honte de moi-même…Allons, – ajouta-t-il avec un soupir, – allons… vous le voulez…j’accepte… Mais les dieux m’en sont témoins… j’accepte par devoiret à mon cœur défendant&|160;; si je commets des âneries comme chefde la Gaule, on sera mal venu à me le reprocher… J’accepte donc,Victoria, sauf deux conditions sans lesquelles rien n’est fait.
–&|160;Quelles sont ces conditions&|160;? –demanda Tétrik.
–&|160;Voici la première, – repritMarion&|160;: – la mère des camps continuera de rester à Mayence etme donnera ses conseils… Je suis aussi neuf à mon nouveau métierqu’un apprenti forgeron mettant pour la première fois le fer aubrasier, et je crains de me brûler les doigts…
–&|160;Je vous l’ai promis, Marion, – repritma sœur de lait&|160;; – je resterai ici tant que ma présence etmes conseils vous seront nécessaires…
–&|160;Victoria, si votre esprit se retiraitde moi, je serais un corps sans âme… Aussi, je vous remercie dufond du cœur. La promesse que vous me faites là doit vous coûterbeaucoup, pauvre femme… Pourtant, – ajouta le capitaine avec sabonhomie habituelle, – n’allez pas me croire assez sottementglorieux pour m’imaginer que c’est à ce bon gros taureau de guerre,nommé Marion, que Victoria la Grande fait ce sacrifice, d’oublierses chagrins pour le guider… Non, non… c’est à notre vieille Gauleque Victoria le fait, ce sacrifice&|160;; et, en bon fils, je suisaussi reconnaissant du bien que l’on veut à ma vieille mère ques’il s’agissait de moi-même…
–&|160;Noblement dit, noblement pensé, Marion,– reprit Victoria, touchée de ces paroles du capitaine&|160;; –mais votre droiture, votre bon sens, vous mettront bientôt à mêmede vous passer de mes conseils, et alors, – ajouta-t-elle avec unaccent de douleur profonde et contenue, – je pourrai, comme vous,Tétrik, aller m’ensevelir dans quelque solitude avec mesregrets…
–&|160;Hélas&|160;! – reprit le gouverneur, –pleurer en paix est la seule consolation des pertes irréparables…Mais, – ajouta-t-il en s’adressant au capitaine, – vous aviez parléde deux conditions&|160;; Victoria accepte la première, quelle estla seconde&|160;?
–&|160;Oh&|160;! la seconde… – et le capitainesecoua la tête, – la seconde est pour moi aussi importante que lapremière…
–&|160;Enfin, quelle est-elle&|160;? – demandama sœur de lait. – Expliquez-vous, Marion.
–&|160;Je ne sais, – reprit le bon capitained’un air naïf et embarrassé, – je ne sais si je vous ai parlé demon ami Eustache&|160;?
–&|160;Oui, et plus d’une fois, – réponditTétrik. – Mais qu’a de commun votre ami Eustache avec vos nouvellesfonctions&|160;?
–&|160;Comment&|160;! – s’écria Marion, – vousme demandez ce que mon ami Eustache a de commun avec moi&|160;?…Alors demandez ce que la garde de l’épée a de commun avec la lame,le marteau avec son manche, le soufflet avec la forge…
–&|160;Vous êtes enfin liés l’un à l’autred’une ancienne et étroite amitié, nous le savons, – repritVictoria. – Désirez-vous, capitaine, accorder quelque faveur àvotre ami&|160;?
–&|160;Je ne consentirais jamais à me séparerde lui&|160;; il n’est pas gai, il est toujours maussade, etsouvent hargneux&|160;; mais il m’aime autant que je l’aime, etnous ne pouvons nous passer l’un de l’autre… Or, l’on trouverapeut-être surprenant que le chef de la Gaule ait pour ami intime etpour commensal un soldat, un ancien ouvrier forgeron… Mais, je vousl’ai dit, Victoria, s’il faut me séparer de mon ami Eustache, rienn’est fait… je refuse… Son amitié seule peut me rendre le fardeausupportable.
–&|160;Scanvoch, mon frère de lait, restésimple cavalier de l’armée, n’est-il pas mon ami&|160;? – ditVictoria. – Personne ne s’étonne d’une amitié qui nous honore tousdeux. Il en sera ainsi, capitaine Marion, de votre amitié pourvotre ancien compagnon de forge.
–&|160;Et votre élévation, capitaine Marion,doublera votre mutuelle affection, – dit Tétrik&|160;; – car dansson tendre attachement, votre ami jouira peut-être de votreélévation plus que vous-même.
–&|160;Je ne crois pas que mon ami Eustache seréjouisse fort de mon élévation, – reprit Marion&|160;; – Eustachen’est point glorieux, tant s’en faut&|160;; il aime en moi sonancien camarade d’enclume, et non le capitaine&|160;; il sesouciera peu de ma nouvelle dignité… Seulement, Victoria,rappelez-vous toujours ceci&|160;: De même que vous me ditesaujourd’hui&|160;: «&|160;Marion, vous êtes nécessaire…&|160;» nevous contraignez jamais, je vous en conjure, pour me dire&|160;:«&|160;Marion, allez-vous-en, vous n’êtes plus bon à rien&|160;; unautre remplira mieux la place que vous…&|160;» Je comprendrai àdemi-mot, et bien allègrement je retournerai bras dessus brasdessous, avec mon ami Eustache, à notre pot de cervoise et à nosarmures&|160;; mais tant que vous me direz&|160;: «&|160;Marion, ona besoin de vous,&|160;» je resterai chef de la Gaule, – et ilétouffa un dernier soupir, – puisque chef je suis…
–&|160;Et chef vous resterez longtemps, à lagloire de la Gaule, – reprit Tétrik. – Croyez-moi, capitaine, vousvous ignorez vous-même&|160;; votre modestie vous aveugle&|160;;mais ce matin, lorsque Victoria va vous proposer aux soldats commechef et général, les acclamations de toute l’armée vous apprendrontenfin vos mérites.
–&|160;Le plus étonné de mes mérites, ce seramoi, – reprit naïvement le bon capitaine. – Enfin, j’ai promis,c’est promis… comptez sur moi, Victoria, vous avez ma parole. Je meretire… je vais maintenant aller attendre mon ami Eustache… Voicil’aube, il va revenir des avant-postes, où il est de garde depuishier soir, et il serait inquiet de ne point me trouver cematin.
–&|160;N’oubliez pas, capitaine, – lui ai-jedit, – de demander à votre ami le nom du soldat qu’il avait choisipour m’accompagner.
–&|160;J’y songerai, Scanvoch.
–&|160;Et maintenant, adieu… – dit d’une voixétouffée le gouverneur à Victoria, – adieu… Le soleil va bientôtparaître… Chaque instant que je passe ici est pour moi unsupplice…
–&|160;Ne resterez-vous pas du moins à Mayencejusqu’à ce que les cendres de mes deux enfants soient rendues à laterre&|160;? – dit Victoria au gouverneur. – N’accorderez-vous pasce religieux hommage à la mémoire de ceux-là qui viennent de nousaller précéder dans ces mondes inconnus où nous irons les retrouverun jour&|160;?… Fasse Hésus que ce jour arrive bientôt pourmoi&|160;!
–&|160;Ah&|160;! notre foi druidique seratoujours la consolation des fortes âmes et le soutien des faibles,– reprit Tétrik. – Hélas&|160;! sans la certitude de rejoindre unjour ceux que nous avons aimés, combien leur mort nous serait plusaffreuse&|160;!… Croyez-moi, Victoria, je reverrai avant vousceux-là que nous pleurons&|160;; et, selon votre désir, je leurrendrai aujourd’hui, avant mon départ un dernier et religieuxhommage.
Tétrik et le capitaine Marion nous laissèrentseuls, Victoria, Sampso et moi.
Ne contraignant plus nos larmes, nous avons,dans un pieux et muet recueillement, paré Ellèn de ses habits demariage, pendant que, cédant au sommeil, tu dormais dans tonberceau, mon enfant.
Victoria, pour s’occuper des plus grandsintérêts de la Gaule, avait héroïquement contenu sa douleur&|160;;elle lui donna un libre cours après le départ de Tétrik et deMarion&|160;; elle voulut laver elle-même les blessures de son filset de son petit-fils&|160;; et de ses mains maternelles, elle lesensevelit dans un même linceul. Deux bûchers furent dressés sur lesbords du Rhin&|160;: l’un destiné à Victorin et son enfant, etl’autre à ma femme Ellèn.
Vers le milieu du jour, deux chariots deguerre, couverts de feuillage, et accompagnés de plusieurs de nosdruides et de nos druidesses vénérées, se rendirent à ma maison. Lecorps de ma femme Ellèn fut déposé dans l’un des chariots, et dansl’autre furent placés les restes de Victorin et de son fils.
–&|160;Scanvoch, – me dit Victoria, – jesuivrai à pied le char où repose ta bien-aimée femme. Soismiséricordieux, mon frère… suis le char où sont déposés les restesde mon fils et de mon petit-fils. Aux yeux de tous, toi, l’épouxoutragé, tu pardonneras ainsi à la mémoire de Victorin… Et moiaussi, aux yeux de tous, je te pardonnerai, comme mère, la mort,hélas&|160;! trop méritée de mon fils…
J’ai compris ce qu’il y avait de touchant danscette mutuelle pensée de miséricorde et de pardon. Le vœu de masœur de lait a été accompli. Une députation des cohortes et deslégions accompagna ce deuil… Je le suivis avec Victoria, Sampso,Tétrik et Marion. Les premiers officiers du camp se joignirent ànous. Nous marchions au milieu d’un morne silence. La premièreexaltation contre Victorin passée, l’armée se souvint de sabravoure, de sa bonté, de sa franchise&|160;; tous, me voyant, moi,victime d’un outrage qui me coûtait la vie d’Ellèn, donner un telgage de pardon à Victorin, en suivant le char où il reposait&|160;;tous, voyant sa mère suivre le char où reposait Ellèn, tousn’eurent plus que des paroles de pardon et de pitié pour la mémoiredu jeune général.
Le convoi funèbre approchait des bords dufleuve, où se dressaient les deux bûchers, lorsque Douarnek, quimarchait à la tête d’une députation des cohortes, profita d’unmoment de halte, s’approcha de moi, et me dit tristement&|160;:
–&|160;Scanvoch, je te plains… Donnel’assurance à Victoria, ta sœur, que nous autres soldats, nous nenous souvenons plus que de la vaillance de son glorieux fils… Il aété si longtemps aussi notre fils bien-aimé à nous… Pourquoifaut-il qu’il ait méprisé les franches et sages paroles que je luiai portées au nom de notre armée, le soir de la grande bataille duRhin… Si Victorin, suivant nos conseils, s’était amendé, tant demalheurs ne seraient pas arrivés…
–&|160;Ce que tu me dis consolera Victoriadans sa douleur, – ai-je répondu à Douarnek. – Mais sais-tu cequ’est devenu ce soldat, vêtu d’une casaque à capuchon, qui a eu labarbarie de tuer le petit-fils de Victoria&|160;?
–&|160;Ni moi, ni ceux qui m’entouraient aumoment où cet abominable crime a été commis, nous n’avons purejoindre ce scélérat, que ne désavoueraient pas les écorcheursfranks&|160;; il nous a échappé à la faveur du tumulte et del’obscurité. Il se sera sauvé du côté des avant-postes du camp, oùil a, grâce aux dieux, reçu le prix de son forfait.
–&|160;Il est mort&|160;!…
–&|160;Tu connais peut-être Eustache, cetancien ouvrier forgeron, l’ami du brave capitaine Marion&|160;?
–&|160;Oui.
–&|160;Il était de garde cette nuit auxavant-postes… Il paraît qu’Eustache a quelque amourette en ville…Excuse-moi, Scanvoch, de t’entretenir de telles choses en un momentsi triste, mais tu m’interroges, je te réponds…
–&|160;Poursuis, ami Douarnek.
–&|160;Eustache, donc, au lieu de rester à sonposte, a, malgré la consigne, passé une partie de la nuit àMayence… Il s’en revenait, une heure avant l’aube, espérant,m’a-t-il dit, que son absence n’aurait pas été remarquée, lorsqu’ila rencontré, non loin des postes, sur les bords du Rhin, l’homme àla casaque haletant et fuyant&|160;: – Où cours-tu ainsi&|160;? luidit-il. – Ces brutes me poursuivent, reprit-il&|160;; parce quej’ai brisé la tête du petit-fils de Victoria sur les cailloux, ilsveulent me tuer. – C’est justice, car tu mérites la mort, – arépondu Eustache indigné, en perçant de son épée cet infâmemeurtrier. De sorte que l’on a retrouvé ce matin, sur la grève, soncadavre couvert de sa casaque.
La mort de ce soldat détruisait mon dernierespoir de découvrir le mystère dont était enveloppée cette funestenuit.
Les restes d’Ellèn, de Victorin et de son filsfurent déposés sur les bûchers, au bruit des chants des bardes etdes druides… La flamme immense s’éleva vers le ciel, et lorsque leschants cessèrent, l’on ne vit plus rien qu’un peu de poussière…
La cendre du bûcher de Victorin et de son filsfut pieusement recueillie par Victoria dans une urned’airain&|160;; elle fut placée sous un marbre tumulaire avec cettesimple et touchante inscription&|160;:
Ici reposent les deux Victorin&|160;![112]
Le soir de ce jour, où les deux bohémiennes deHongrie avaient disparu, Tétrik quitta Mayence après avoir échangéavec Victoria les plus touchants adieux. Le capitaine Marion,présenté aux troupes par la mère des camps, fut acclamé chef de laGaule et général de l’armée. Ce choix n’avait rien de surprenant,et d’ailleurs, proposé par Victoria, dont l’influence avait pourainsi dire encore augmenté depuis la mort de son fils et de sonpetit-fils, il devait être accepté. La bravoure, le bon sens, lasagesse de Marion, étaient d’ailleurs depuis longtemps connus etaimés des soldats. Le nouveau général, après son acclamation,prononça ces paroles que j’ai vues plus tard reproduites par unhistorien contemporain[113]&|160;:
«&|160;Camarades, je sais que l’on peutm’objecter le métier que j’ai fait dans ma jeunesse&|160;: me blâmequi voudra&|160;; oui, qu’on me reproche tant qu’on voudra d’avoirété forgeron, pourvu que l’ennemi reconnaisse que j’ai forgé poursa ruine&|160;; mais, à votre tour, mes bons camarades, n’oubliezjamais que le chef que vous venez de choisir n’a su et ne saurajamais tenir que l’épée.&|160;»
*
**
Marion, doué d’un rare bon sens, d’un espritdroit et ferme, recherchant sans cesse les conseils de Victoria,gouverna sagement, et s’attacha l’armée, jusqu’au jour où, deuxmois après son acclamation, il fut victime d’un crime horrible. Lescirconstances de ce crime, il me faut te les raconter, mon enfant,car elles se rattachent à la trame sanglante qui devait un jourenvelopper presque tous ceux que j’aimais et que je vénérais.
Deux mois s’étaient donc écoulés depuis lafuneste nuit où ma femme Ellèn, Victorin et son fils, avaient perdula vie. Le séjour de ma maison m’était devenu insupportable&|160;;de trop cruels souvenirs s’y rattachaient. Victoria me demanda devenir demeurer chez elle avec Sampso, qui te servait de mère.
–&|160;Me voici maintenant seule au monde, etséparée de mon fils et de mon petit-fils jusqu’à la fin de mesjours… – me dit ma sœur de lait. – Tu le sais, Scanvoch, toutes lesaffections de ma vie se concentraient sur ces deux êtres si chers àmon cœur&|160;; ne me laisse pas seule… Toi, ton fils et Sampso,venez habiter avec moi&|160;; vous m’aiderez à porter le poids demes chagrins…
J’hésitai d’abord à accepter l’offre deVictoria… Par une fatalité terrible, j’avais tué son fils&|160;;elle savait, il est vrai, que malgré la grandeur de l’outrage deVictorin, j’aurais épargné sa vie, si je l’avais reconnu&|160;;elle savait, elle voyait les regrets que me causait ce meurtreinvolontaire et cependant légitime… mais enfin, affreux souvenirpour elle, j’avais tué son fils… et je craignais que malgré son vœude m’avoir près d’elle, que malgré la force et l’équité de son âme,ma présence désirée dans le premier moment de sa douleur ne luidevînt bientôt cruelle et à charge&|160;; mais je dus céder auxinstances de Victoria&|160;; et plus tard Sampso me disaitsouvent&|160;:
–&|160;Hélas&|160;! Scanvoch, en vousentendant sans cesse parler si tendrement de Victorin avec sa mère,qui à son tour vous parle d’Ellèn, ma pauvre sœur, en termes sitouchants, je comprends et j’admire, ainsi que tous ceux qui vousconnaissent, ce qui d’abord m’avait semblé impossible, votrerapprochement à vous, les deux survivants de ces victimes de lafatalité…
Lorsque Victoria surmontait sa douleur pours’entretenir avec moi des intérêts du pays, elle s’applaudissaitd’avoir pu décider le capitaine Marion à accepter le poste éminentdont il se montrait de plus en plus digne&|160;; elle écrivitplusieurs fois en ce sens à Tétrik. Il avait quitté le gouvernementde la province de Gascogne pour se retirer avec son fils, alors âgéde vingt ans environ, dans une maison qu’il possédait près deBordeaux, cherchant, disait-il, dans la poésie une sorte dedistraction aux chagrins que lui causait la mort de Victorin et deson fils. Il avait composé des vers sur ces cruelsévénements&|160;; rien de plus touchant en effet, qu’une ode écritepar Tétrik à ce sujet sous ce titre&|160;: les DeuxVictorin, et envoyée par lui à Victoria. Les lettres qu’il luiadressa pendant les deux premiers mois du gouvernement de Marionfurent aussi empreintes d’une profonde tristesse&|160;; ellesexprimaient d’une façon à la fois si simple, si délicate, siattendrissante, son affection et ses regrets, que l’attachement dema sœur de lait pour son parent s’augmenta de jour en jour.Moi-même je partageai la confiance aveugle qu’elle ressentait pourlui, oubliant ainsi mes soupçons par deux fois éveillés contreTétrik, et d’ailleurs ces soupçons avaient dû tomber devant laréponse d’Eustache, interrogé par moi sur ce soldat, mon mystérieuxcompagnon de voyage, et l’auteur du meurtre du petit-fils deVictoria.
–&|160;Chargé par le capitaine Marion de luidésigner, pour votre escorte, un homme sûr, – m’avait réponduEustache, – je choisis un cavalier nommé Bertal&|160;; il reçutl’ordre d’aller vous attendre à la porte de Mayence. La nuit venue,je quittai, malgré la consigne, l’avant-poste du camp pour merendre secrètement à la ville. Je me dirigeais de ce côté, lorsque,sur les bords du fleuve, j’ai rencontré ce soldat à cheval&|160;;il allait vous rejoindre&|160;; je lui ai demandé de garder lesilence sur notre rencontre, s’il trouvait en chemin quelquecamarade&|160;; il a promis de se taire&|160;; je l’ai quitté. Lelendemain, longeant le fleuve, je revenais de Mayence, où j’avaispassé une partie de la nuit, j’ai vu Bertal accourir à moi&|160;;il était à pied, il fuyait éperdu la juste fureur de nos camarades.Apprenant par lui-même l’horrible crime dont il osait se glorifier,je l’ai tué… Voilà tout ce que je sais de ce misérable…
Loin de s’éclaircir, le mystère quienveloppait cette nuit sinistre s’obscurcit encore. Les bohémiennesavaient disparu, et tous les renseignements pris sur Bertal, moncompagnon de route, et plus tard l’auteur d’un crime horrible, lemeurtre d’un enfant, s’accordèrent cependant à représenter cethomme comme un brave et honnête soldat, incapable de l’acte affreuxdont on l’accusait, et que l’on ne peut expliquer que par l’ivresseou une folie furieuse.
Ainsi donc, mon enfant, je te l’ai dit, Mariongouvernait depuis deux mois la Gaule à la satisfaction de tous. Unsoir, peu de temps avant le coucher du soleil, espérant trouverquelque distraction à mes chagrins, j’étais allé me promener dansun bois, à peu de distance de Mayence. Je marchais depuis longtempsmachinalement devant moi, cherchant le silence et l’obscurité,m’enfonçant de plus en plus dans ce bois, lorsque mes pas heurtantun objet que je n’avais pas aperçu, je trébuchai, et fus ainsi tiréde ma triste rêverie… Je vis à mes pieds un casque dont la visièreet le garde-cou étaient également relevés&|160;; je reconnusaussitôt le casque de Marion, le sien seul ayant cette formeparticulière. J’examinai plus attentivement le terrain à la clartédes derniers rayons du soleil qui traversaient difficilement lafeuillée des arbres, je remarquai sur l’herbe des traces de sang,je les suivis&|160;; elles me conduisirent à un épais fourré oùj’entrai.
Là, étendu sur des branches d’arbre, pliées oubrisées par sa chute, je vis Marion, tête nue et baigné dans sonsang. Je le croyais évanoui, inanimé, je me trompais… car en mebaissant vers lui pour le relever et essayer de le secourir, jerencontrai son regard fixe, encore assez clair, quoique déjà un peuterni par les approches de la mort.
–&|160;Va-t’en&|160;! – me dit Marion aveccolère et d’une voix oppressée. – Je me traîne ici pour mourirtranquille… et je suis relancé jusque dans ce taillis… Va-t’en,Scanvoch, laisse-moi…
–&|160;Te laisser&|160;! – m’écriai-je en leregardant avec stupeur et voyant sa saie rougie de sang, surlaquelle il tenait ses deux mains croisées et appuyées un peuau-dessous du cœur&|160;; – te laisser… lorsque ton sang inonde teshabits, et que ta blessure est mortelle peut-être…
–&|160;Oh&|160;! peut-être… – reprit Marionavec un sourire sardonique&|160;; – elle est bel et bien mortelle,grâce aux dieux&|160;!
–&|160;Je cours à la ville&|160;! –m’écriai-je, sans me rendre compte de la distance que je venais deparcourir, absorbé dans mon chagrin. – Je retourne chercher dusecours…
–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;!… courir àla ville, et nous en sommes à deux lieues, – reprit Marion avec unnouvel éclat de rire douloureux. – Je ne crains pas tes secours,Scanvoch… je serai mort avant un quart d’heure… Mais, au nom duciel&|160;! qui t’a amené&|160;? va-t’en…
–&|160;Tu veux mourir… tu t’es donc frappétoi-même de ton épée&|160;?
–&|160;Tu l’as dit.
–&|160;Non, tu me trompes… ton épée est à toncôté… dans son fourreau…
–&|160;Que t’importe&|160;?va-t’en&|160;!…
–&|160;Tu as été frappé par un meurtrier, –ai-je repris en courant ramasser une épée sanglante encore, que jevenais d’apercevoir à peu de distance. – voici l’arme dont on s’estservi contre toi.
–&|160;Je me suis battu en loyal combat…laisse-moi…
–&|160;Tu ne t’es pas battu, tu ne t’es pasfrappé toi-même. Ton épée, je le répète, est à ton côté, dans sonfourreau… Non, non, tu es tombé sous les coups d’un lâchemeurtrier… Marion, laisse-moi visiter ta plaie&|160;; tout soldatest un peu médecin… il suffirait peut-être d’arrêter le sang…
–&|160;Arrêter le sang&|160;! – cria Marion enme jetant un regard furieux. – Viens un peu essayer d’arrêter monsang, et tu verras comme je te recevrai…
–&|160;Je tenterai de te sauver, – lui dis-je,– et malgré toi, s’il le faut…
En parlant ainsi, je m’étais approché deMarion, toujours étendu sur le dos&|160;; mais au moment où je mebaissais vers lui, il replia ses deux genoux sur son ventre, puisil me lança si violemment ses deux pieds dans la poitrine, que jefus renversé sur l’herbe, tant était grande encore la force de cetHercule expirant.
–&|160;Voudras-tu encore me secourir malgrémoi&|160;? – me dit Marion pendant que je me relevais, non pasirrité, mais désolé de sa brutalité&|160;; car, aurais-je eu ledessus dans cette triste lutte, il me fallait renoncer à venir enaide à Marion.
–&|160;Meurs donc, – lui ai-je dit, – puisquetu le veux… meurs donc, puisque tu oublies que la Gaule a besoin detes services&|160;; mais ta mort sera vengée… on découvrira le nomde ton meurtrier…
–&|160;Il n’y a pas eu de meurtrier… je mesuis frappé moi-même…
–&|160;Cette épée appartient à quelqu’un, –ai-je dit en ramassant l’arme et en l’examinant plusattentivement&|160;; je crus voir à travers le sang dont elle étaitcouverte quelques caractères gravés sur la lame&|160;; pour m’enassurer, je l’essuyai avec des feuilles d’arbre pendant que Marions’écriait&|160;:
–&|160;Laisseras-tu cette épée&|160;?… Nefrotte pas ainsi la lame de cette épée… Oh&|160;! les forces memanquent pour me lever et aller t’arracher cette arme des mains…Malédiction sur toi, qui viens ainsi troubler mes derniersmoments&|160;!… Ah&|160;! c’est le diable qui t’envoie&|160;!
–&|160;Ce sont les dieux qui m’envoient&|160;!– me suis-je écrié frappé d’horreur. – C’est Hésus qui m’envoiepour la punition du plus affreux des crimes… Un ami&|160;!… tuerson ami&|160;!…
–&|160;Tu mens… tu mens…
–&|160;C’est Eustache qui t’afrappé&|160;!
–&|160;Tu mens&|160;!… Oh&|160;! pourquoifaut-il que je sois si défaillant… J’étoufferais ces paroles dansta gorge maudite&|160;!…
–&|160;Tu as été frappé par cette épée, don deton amitié à cet infâme meurtrier…
–&|160;C’est faux&|160;!…
–&|160;Marion a forgé cette épée pour soncher ami Eustache… tels sont les mots gravés sur la lame decette arme, – lui ai-je dit en lui montrant du doigt cetteinscription creusée dans l’acier.
–&|160;Cette inscription ne prouve rien… –reprit Marion avec angoisse. – Celui qui m’a frappé avait dérobél’épée de mon ami Eustache, voilà tout…
–&|160;Tu excuses encore cet homme… Oh&|160;!il n’y aura pas de supplice assez cruel pour cemeurtrier&|160;!…
–&|160;Écoute, Scanvoch, – reprit Marion d’unevoix affaiblie et suppliante, – je vais mourir… l’on ne refuse rienà la prière d’un mourant…
–&|160;Oh&|160;! parle, parle, bon et bravesoldat… Puisque, pour le malheur de la Gaule, la fatalité m’empêchede te secourir, parle, j’exécuterai tes dernières volontés…
–&|160;Scanvoch, le serment que l’on se faitentre soldats, au moment de la mort… est sacré, n’est-cepas&|160;?
–&|160;Oui…
–&|160;Jure-moi… de ne dire à personne que tuas trouvé ici l’épée de mon ami Eustache…
–&|160;Toi, sa victime… tu veux lesauver&|160;?…
–&|160;Promets-moi ce que je te demande…
–&|160;Arracher ce monstre à un supplicemérité… Jamais…
–&|160;Scanvoch… je t’en supplie…
–&|160;Jamais…
–&|160;Sois donc maudit&|160;! toi, quidis&|160;: Non, à la prière d’un mourant, à la prière d’un soldat…qui pleure… car, tu le vois… est-ce agonie, faiblesse… je nesais&|160;; mais je pleure…
Et de grosses larmes coulaient sur son visagedéjà livide.
–&|160;Bon Marion&|160;! ta mansuétude menavre… toi, implorer la grâce de ton meurtrier&|160;!…
–&|160;Qui s’intéresserait maintenant… à cemalheureux… si ce n’est moi&|160;? – me répondit-il avec uneexpression d’ineffable miséricorde.
–&|160;Oh&|160;! Marion, ces paroles sontdignes du jeune maître de Nazareth que mon aïeule Geneviève a vumourir à Jérusalem&|160;!
–&|160;Ami Scanvoch… merci… tu ne diras rien…je compte sur ta promesse…
–&|160;Non&|160;! non&|160;! ta célestecommisération rend le crime plus horrible encore… Pas de pitié pourle monstre qui a tué son ami… un ami tel que toi&|160;!
–&|160;Va-t’en&|160;! – murmura Marion ensanglotant&|160;; – c’est toi qui rends mes derniers momentsaffreux&|160;! Eustache n’a tué que mon corps… toi, sans pitié pourmon agonie, tu tortures mon âme. Va-t’en&|160;!…
–&|160;Ton désespoir me navre… et pourtant,écoute-moi… Tout me dit que ce n’est pas seulement l’ami, le vieilami que ce meurtrier a frappé en toi…
–&|160;Depuis vingt-trois ans… nous ne nousétions pas quittés, Eustache et moi… – reprit le bon Marion engémissant. – Amis depuis vingt-trois ans&|160;!…
–&|160;Non, ce n’est pas seulement l’ami quece monstre a frappé en toi, c’est aussi, c’est surtout peut-être lechef de la Gaule, le général de l’armée… La cause mystérieuse de cecrime intéresse peut-être l’avenir du pays… Il faut qu’elle soitrecherchée, découverte…
–&|160;Scanvoch, tu ne connais pas Eustache…Il se souciait bien, ma foi, que je sois ou non chef de la Gaule etgénéral… Et puis, qu’est-ce que cela me fait… à cette heure où jevais aller vivre ailleurs&|160;?… Seulement, accorde-moi cettedernière demande… ne dénonce pas mon ami Eustache…
–&|160;Soit… je te garderai le secret, mais àune condition…
–&|160;Dis-la vite…
–&|160;Tu m’apprendras comment ce crime s’estcommis…
–&|160;As-tu bien le cœur de marchander ainsi…le repos à… un mourant…
–&|160;Il y va peut-être du salut de la Gaule,te dis-je&|160;! Tout me donne à penser que ta mort se rattache àune trame infernale, dont les premières victimes ont été Victorinet son fils… Voilà pourquoi les détails que je te demande sont siimportants…
–&|160;Scanvoch… tout à l’heure je distinguaista figure… la couleur de tes vêtements… maintenant, je ne vois plusdevant moi qu’une forme… vague… Hâte-toi… hâte-toi…
–&|160;Réponds… Comment le crime s’est-ilcommis&|160;? et par Hésus&|160;! je te jure de garder le secret…sinon… non…
–&|160;Scanvoch…
–&|160;Un mot encore… Eustache connaissait-ilTétrik&|160;?
–&|160;Jamais Eustache ne lui a seulementadressé… la parole…
–&|160;En es-tu certain&|160;?
–&|160;Eustache me l’a dit… il éprouvait même…sans savoir pourquoi, de l’éloignement pour le gouverneur… Cela nem’a pas surpris… Eustache n’aimait que moi…
–&|160;Lui&|160;?… Et il t’a tué&|160;!…Parle, et je te le jure par Hésus&|160;! je te garde le secret…sinon… non…
–&|160;Je parlerai… mais ton silence sur cettechose ne me suffit pas. Vingt fois j’ai proposé à mon ami Eustachede partager ma bourse avec lui… il a répondu à mes offres par desinjures… Ah&|160;! ce n’est pas une âme vénale… que la sienne… iln’a pas d’argent… comment pourra-t-il fuir&|160;?…
–&|160;Je favoriserai sa fuite… j’aurai hâtede délivrer le camp et la ville de la présence d’un pareilmonstre&|160;!
–&|160;Un monstre&|160;! – murmura Marion d’unton de douloureux reproche. – Tu n’as que ce mot-là à la bouche… unmonstre&|160;!…
–&|160;Comment, et à propos de quoi t’a-t-ilfrappé&|160;?
–&|160;Depuis mon acclamation comme chef…nous…
Mais, s’interrompant, Marion ajouta&|160;:
–&|160;Tu me jures de favoriser la fuited’Eustache&|160;?
–&|160;Par Hésus, je te le jure&|160;! Maisachève…
–&|160;Depuis mon acclamation comme chef de laGaule… et général (ah&|160;! combien j’avais donc raison… derefuser cette peste d’élévation… c’était sûrement unpressentiment…) mon ami Eustache était devenu encore plus hargneux,plus bourru… que d’habitude… il craignait, la pauvre âme… que monélévation ne me rendît fier… Moi, fier…
Puis, s’interrompant encore, Marion ajouta enagitant çà et là ses mains autour de lui…
–&|160;Scanvoch, où es-tu&|160;?
–&|160;Là, – lui ai-je dit en pressant entreles miennes sa main déjà froide. – Je suis là, près de toi…
–&|160;Je ne te vois plus… – Et sa voixs’affaiblissait de moment en moment. – Soulève-moi… appuie-moi ledos contre un arbre… le cœur me tourne… j’étouffe…
J’ai fait, non sans peine, ce que me demandaitMarion, tant son corps d’Hercule était pesant&|160;; je suisparvenu à l’adosser à un arbre. Il a ainsi continué d’une voix deplus en plus défaillante&|160;:
–&|160;À mesure que la chagrine humeur de monami Eustache augmentait… je tâchais de lui être encore plus amicalqu’autrefois… Je comprenais sa défiance… déjà, lorsque j’étaiscapitaine, il ne pouvait s’accoutumer à me traiter en anciencamarade d’enclume… Général et chef de la Gaule, il me crut unpotentat… Il se montrait donc de plus en plus hargneux et sombre…Moi, toujours certain de ne pas le désaimer, au contraire… je riaisà cœur joie de ces hargneries… je riais… c’était à tort, ilsouffrait… Enfin, aujourd’hui, il m’a dit&|160;: «&|160;Marion, ily a longtemps que nous ne nous sommes promenés ensemble… viens-tudans le bois hors de la ville&|160;?&|160;» J’avais à conférer avecVictoria&|160;; mais dans la crainte de fâcher mon ami Eustache,j’écris à la mère des camps… afin de m’excuser… puis lui et moinous partons bras dessus bras dessous pour la promenade… Cela merappelait nos courses d’apprentis forgerons dans la forêt deChartres… où nous allions dénicher des pies-grièches… J’étais toutcontent, et malgré ma barbe grise, et comme personne ne nousvoyait, je m’évertuais à des singeries pour dérider Eustache&|160;:j’imitais, comme dans notre jeune temps, le cri des pies-grièchesen soufflant dans une feuille d’arbre placée entre mes lèvres, etd’autres singeries encore… car… voilà qui est singulier, jamais jen’avais été plus gai qu’aujourd’hui… Eustache, au contraire, ne sedéridait point… Nous étions à quelques pas d’ici, lui derrière moi…il m’appelle… je me retourne… et tu vas voir, Scanvoch, qu’il n’y apas eu de sa part méchanceté, mais folie… pure folie… Au moment oùje me retourne, il se jette sur moi l’épée à la main, me la plongedans le côté en me disant&|160;: «&|160;La reconnais-tu cetteépée&|160;? toi qui l’as forgée&|160;?&|160;»[114] Très-surpris, je l’avoue, je tombesur le coup… en disant à mon ami Eustache&|160;: «&|160;À qui enas-tu&|160;?… Au moins on s’explique… t’ai-je chagriné sans levouloir&|160;?…&|160;» Mais je parlais aux arbres… le pauvre fouavait disparu… laissant son épée près de moi, autre signe de folie…puisque cette arme, remarque ceci… Scanvoch, puisque… cette armeportait sur la lame&|160;: Cette épée a été forgée par Marion…pour… son cher ami… Eustache…
Telles ont été les dernières parolesintelligibles de ce bon et brave soldat. Quelques instants après,il expirait en prononçant des mots incohérents, parmi lesquelsrevenaient souvent ceux-ci&|160;:
–&|160;Eustache… fuite… sauve-le…
Lorsque Marion eut rendu le dernier soupir,j’ai, en hâte, regagné Mayence pour tout raconter à Victoria, sanslui cacher que je soupçonnais de nouveau Tétrik de n’être pasétranger à cette trame, qui, ayant déjà enveloppé Victorin, sonfils et Marion, laissait vacant le gouvernement de la Gaule. Masœur de lait, quoique désolée de la mort de Marion, combattit mesdéfiances au sujet de Tétrik&|160;; elle me rappela que moi-même,plus de trois mois avant ce meurtre, frappé de l’expression dehaine et d’envie qui se trahissait sur la physionomie et dans lesparoles de l’ancien compagnon de forge du capitaine, je lui avaisdit à elle, Victoria, devant Tétrik, – «&|160;que Marion devaitêtre bien aveuglé par l’affection pour ne pas reconnaître que sonami était dévoré d’une implacable jalousie.&|160;» En un mot,Victoria partageait cette croyance du bon Marion&|160;: que lecrime dont il venait d’être victime n’avait d’autre cause que lahaineuse envie d’Eustache, poussée jusqu’au délire par la récenteélévation de son ami&|160;; puis enfin, singulier hasard, ma sœurde lait recevait ce jour-là même de Tétrik, alors en route pourl’Italie, une lettre dans laquelle il lui apprenait que, sa santédépérissant de plus en plus, les médecins n’avaient vu pour luiqu’une chance de salut&|160;: un voyage dans un paysméridional&|160;; il se rendait donc à Rome avec son fils.
Ces faits, la conduite de Tétrik depuis lamort de Victorin, ses lettres touchantes et les raisonsirréfutables, je l’avoue, que me donnait Victoria, détruisirentencore une fois ma défiance à l’égard de l’ancien gouverneur deGascogne&|160;; je me persuadai aussi, chose d’ailleursrigoureusement croyable d’après les antécédents d’Eustache, quel’horrible meurtre dont il s’était rendu coupable n’avait eud’autre motif qu’une jalousie féroce, exaltée jusqu’à la foliefurieuse par la récente et haute fortune de son ami.
J’ai tenu la promesse faite au bon et braveMarion à sa dernière heure. Sa mort a été attribuée à un meurtrierinconnu, mais non pas à Eustache. J’avais rapporté son épée àVictoria&|160;; aucun soupçon ne plana donc sur ce scélérat, qui nereparut jamais ni à Mayence ni au camp. Les restes de Marion,pleuré par l’armée entière, reçurent les pompeux honneursmilitaires dus au général et au chef de la Gaule.
La ville de Trèves. – Sampso, secondefemme de Scanvoch. – Mora, la servante, ou Kidda, la bohémienne. –Entretien mystérieux. – Tétrik. – Projets du pape de Rome. – Letraître démasqué. – Sa vengeance. – Dernières prophéties deVictoria la Grande. – L’alouette du casque.
Le jour le plus néfaste de ma vie, après celuiou j’ai accompagné jusqu’aux bûchers, qui les ont réduits encendres, les restes de Victorin, de son fils et de ma bien-aiméefemme Ellèn, a été le jour où sont arrivés les événements suivants.Ce récit, mon enfant, se passe deux cent soixante ans après quenotre aïeule Geneviève a vu mourir sur la croix le jeune homme deNazareth, cinq ans après le meurtre de Marion, successeur deVictorin au gouvernement de la Gaule. Victoria n’habite plusMayence, mais Trèves, grande et splendide ville gauloisede ce côté-ci du Rhin. Je continue de demeurer avec ma sœur delait ; Sampso, qui t’a servi de mère depuis la mort de monEllèn toujours regrettée, Sampso est devenue ma femme… Le soir denotre mariage elle m’a avoué ce dont je ne m’étais jamaisdouté : qu’ayant toujours ressenti pour moi un secretpenchant, elle avait d’abord résolu de ne pas se marier et departager sa vie entre Ellèn, moi et toi, mon enfant.
La mort de ma femme, l’affection, la profondeestime que m’inspirait Sampso, ses vertus, les soins dont elle tecomblait, ta tendresse pour elle, car tu la chérissais comme tamère qu’elle remplaçait, les nécessités de ton éducation, enfin lesinstances de Victoria, qui, appréciant les excellentes qualités deSampso, désirait vivement cette union : tout m’engageait àproposer ma main à ta tante. Elle accepta ; sans le souvenirde la mort de Victorin et de celle d’Ellèn, dont nous parlionschaque jour avec Sampso, les larmes aux yeux, sans la douleurincurable de Victoria, songeant toujours à son fils et à sonpetit-fils, j’aurais retrouvé le bonheur après tant dechagrins.
J’habitais donc la maison de Victoria dans laville de Trèves : le jour venait de se lever, je m’occupais dequelques écritures pour la mère des camps, car j’avais conservé mesfonctions près d’elle, j’ai vu entrer chez moi sa servante deconfiance, nommée Mora ; elle était née, disait-elle,en Mauritanie, d’où lui venait son nom de Mora ; elle avait,ainsi que les habitants de ce pays, le teint bronzé, presque noir,comme celui des nègres ; cependant, malgré la sombre couleurde ses traits, elle était jeune et belle encore. Depuis quatre ans(remarque cette date, mon enfant), depuis quatre ans que Moraservait ma sœur de lait, elle avait gagné son affection par sonzèle, sa réserve et son dévouement qui semblait à touteépreuve : parfois Victoria, cherchant quelque distraction àses chagrins, demandait à Mora de chanter, car sa voix étaitremarquablement pure ; elle savait des airs d’une mélancoliedouce et étrange. Un des officiers de l’armée était allé jusqu’auDanube ; il nous dit un jour, en écoutant Mora, qu’il avaitdéjà entendu ces chants singuliers dans les montagnes de Hongrie.Mora parut fort surprise, et répondit qu’elle avait appris toutenfant, dans son pays de Mauritanie, les mélodies qu’elle nousrépétait.
– Scanvoch, – me dit Moraen entrant chezmoi, – ma maîtresse désire vous parler.
– Je te suis, Mora.
– Un mot auparavant, je vous prie.
– Que veux-tu ?
– Vous êtes l’ami, le frère de lait de mamaîtresse… ce qui la touche vous touche…
– Sans doute… qu’y a-t-il ?
– Hier, vous avez quitté ma maîtresseaprès avoir passé la soirée près d’elle avec votre femme et votreenfant…
– Oui… et Victoria s’est retirée pour sereposer…
– Non… car peu de temps après votredépart j’ai introduit près d’elle un homme enveloppé d’unmanteau ; après un entretien, qui a duré presque la moitié dela nuit, avec cet inconnu, ma maîtresse, au lieu de se coucher, aété si agitée, qu’elle s’est promenée dans sa chambre jusqu’aujour.
– Quel est cet homme ? – me suis-jedit tout haut dans le premier moment de ma surprise ; carVictoria n’avait pas d’habitude de secrets pour moi. – Quelmystère ?
Mora, croyant que je l’interrogeais,indiscrétion dont je me serais gardé par respect pour Victoria, merépondit :
– Après votre départ, Scanvoch, mamaîtresse m’a dit : « Sors par le jardin ; tuattendras à la petite porte… on y frappera d’ici à peu detemps ; un homme en manteau gris se présentera… tul’introduiras ici… et pas un mot de cette entrevue à qui que cesoit… »
– Ce secret, Mora, tu aurais dû me letaire…
– Peut-être ai-je tort de ne pas garderle silence, même envers vous, Scanvoch, l’ami dévoué, le frère dema maîtresse ; mais elle m’a paru si agitée après le départ dece mystérieux personnage, que j’ai cru devoir tout vous dire… Puis,enfin, autre chose encore m’a décidée à m’adresser à vous…
– Achève…
– Cet homme, je l’ai reconduit à la portedu jardin… Je marchais à quelques pas devant lui… sa colère étaitsi grande, que je l’ai entendu murmurer de menaçantes parolescontre ma maîtresse ; cela surtout m’a déterminée à luidésobéir au sujet du secret qu’elle m’avait recommandé…
– As-tu dit à Victoria que cet hommel’avait menacée ?
– Non… car à peine j’étais de retourauprès d’elle, qu’elle m’a ordonné d’un ton brusque… elle, toujourssi douce pour moi, de la laisser seule… Je me suis retirée dans unechambre voisine… et jusqu’à l’aube, où ma maîtresse s’est jetéetoute vêtue sur son lit, je l’ai entendue marcher avec agitation…J’ai cependant longtemps hésité avant de me décider à cesrévélations, Scanvoch, mais lorsque tout à l’heure ma maîtresse m’aappelée pour m’ordonner de vous aller quérir, je n’ai pas regrettéce que j’ai fait… Ah ! si vous l’aviez vue ! comme elleétait pâle et sombre !…
Je me rendis chez Victoria très-inquiet… Jefus douloureusement frappé de l’expression de ses traits… Mora nem’avait pas trompé.
Avant de continuer ce récit, et pour t’aider àle comprendre, mon enfant, il me faut te donner quelques détailssur une disposition particulière de la chambre de Victoria… Au fondde cette vaste pièce se trouvait une sorte de cellule fermée pard’épais rideaux d’étoffe ; dans cette cellule où ma sœur delait se retirait souvent pour regretter ceux qu’elle avait tantaimés, se trouvaient, au-dessus des symboles sacrés de notre foidruidique, les casques et les épées de son père, de son époux et deVictorin ; là aussi se trouvait, chère et précieuse relique…le berceau du petit-fils de cette femme tant éprouvée par lemalheur…
Victoria vint à moi et me dit d’une voixaltérée :
– Frère… pour la première fois de ma viej’ai eu un secret pour toi… frère… pour la première fois de ma vieje vais user de ruse et de dissimulation…
Puis, me prenant la main, la sienne étaitbrûlante, fiévreuse, elle me conduisit vers la cellule, écarta lesrideaux épais qui la fermaient, et ajouta :
– Les moments sont précieux ; entredans ce réduit, restes-y muet, immobile… et ne perds pas un mot dece que tu vas entendre tout à l’heure… Je te cache là d’avance pouréloigner tout soupçon…
Les rideaux de la cellule se refermèrent surmoi, je restai dans l’obscurité pendant quelque temps, jen’entendis que le pas de Victoria sur le plancher, elle marchaitavec agitation ; j’étais dans cette cachette depuis unedemi-heure, peut-être, lorsque la porte de la chambre de Victorias’ouvrit, se referma, et une voix dit ces mots :
– Salut à Victoria la Grande.
C’était la voix de Tétrik, toujours mielleuseet insinuante. L’entretien suivant s’engagea entre lui etVictoria ; ainsi qu’elle me l’avait recommandé, je n’en ai pasoublié une parole, car dans la journée même je l’ai transcrit desouvenir, et parce que je sentais toute la gravité de cetteconversation, et parce que cette mesure m’était commandée par unecirconstance que tu apprendras bientôt.
– Salut à Victoria la Grande, – avait ditl’ancien gouverneur de Gascogne.
– Salut à vous, Tétrik.
– La nuit vous a-t-elle, Victoria, portéconseil ?
– Tétrik, – répondit Victoria d’un tonparfaitement calme et qui contrastait avec l’agitation où je venaisde la voir plongée, – Tétrik, vous êtes poète ?
– À quel propos, je vous prie, cettequestion ?
– Enfin… vous faites des vers ?
– Il est vrai… je cherche parfois dans laculture des lettres quelque distraction aux soucis des affairesd’État… et surtout aux regrets éternels que m’a laissés la mort denotre glorieux et infortuné Victorin… auquel je survis contre monattente… Je vous l’ai souvent répété, Victoria… en nous entretenantde ce jeune héros… que j’aimais aussi paternellement que s’il eûtété mon enfant… J’avais deux fils, il ne m’en reste qu’un… je suispoète, dites-vous ? hélas !… je voudrais être l’un de cesgénies qui donnent l’immortalité à ceux qu’ils chantent… Victorinvivrait dans la postérité comme il vit dans le cœur de ceux qui leregrettent ! Mais à quoi bon me parler de mes vers… à proposde l’important sujet qui me ramène auprès de vous ?
– Comme tous les poètes… vous relisezplusieurs fois vos vers afin de les corriger ?
– Sans doute… mais…
– Vous les oubliez, si cela se peut dire,à cette fin qu’en les lisant de nouveau vous soyez frappé davantagede ce qui pourrait blesser votre esprit et votre oreille.
– Certes, après avoir d’inspiration écritquelque ode, il m’est parfois arrivé de laisser, ainsi que l’ondit, dormir ces vers pendant plusieurs mois ; puis,les relisant, j’étais choqué de choses qui m’avaient d’abordéchappé. Mais encore une fois, Victoria, il n’est pas question depoésie…
– Il y a un grand avantage en effet àlaisser ainsi dormir des idées et à les reprendre ensuite, –répondit ma sœur de lait avec un sang-froid dont j’étais de plus enplus étonné. – Oui, cette méthode est bonne ; ce qui, sous lefeu de l’inspiration, ne nous avait pas d’abord blessé… nous blesseparfois, alors que l’inspiration s’est refroidie… si cette épreuveest utile pour un frivole jeu d’esprit, ne doit-elle pas être plusutile encore lorsqu’il s’agit des circonstances graves de lavie ?…
– Victoria… je ne vous comprends pas.
– Hier, dans la journée, j’ai reçu devous une lettre conçue en ces termes : « Ce soir, jeserai à Trèves à l’insu de tous ; je vous adjure au nom desplus grands intérêts de notre chère patrie, de me recevoir ensecret, et de ne parler à personne, pas même à votre ami et frèreScanvoch ; j’attendrai vers minuit votre réponse à la porte dujardin de votre maison. »
– Et cette entrevue… vous me l’avezaccordée, Victoria… Malheureusement pour moi, elle n’a pas étédécisive, et au lieu de retourner à Mayence, sans que ma venue aitété connue dans cette ville, j’ai été forcé de rester aujourd’hui,puisque vous avez remis à ce matin la réponse et la résolution quej’attends de vous.
– Cette résolution, je ne saurais vous lafaire connaître avant d’avoir soumis votre proposition à l’épreuvedont nous parlions tout à l’heure.
– Quelle épreuve ?
– Tétrik, j’ai laissé dormir… ou plutôtj’ai dormi avec vos offres, faites-les moi de nouveau… Peut-êtrealors ce qui m’avait blessée… ne me blessera plus… peut-être ce quine m’avait pas choquée, me choquera-t-il…
– Victoria, vous, si sérieuse, plaisanteren un pareil moment !…
– Celle-là, qui avant d’avoir à pleurerson père et son époux, son fils et son petit-fils, souriaitrarement… celle-là ne choisit pas le temps d’un deuil éternel pourplaisanter… Croyez-moi, Tétrik…
– Cependant…
– Je vous le répète, vos propositionsd’hier m’ont paru si extraordinaires… elles ont soulevé dans monesprit tant d’indécision, tant d’étranges pensées, qu’au lieu de meprononcer sous le coup de ma première impression… je veux toutoublier et vous entendre encore, comme si pour la première foisvous me parliez de ces choses.
– Victoria, votre haute raison, votreesprit d’une décision toujours si prompte, si sûre, ne m’avaientpas habitué, je l’avoue, à ces tempéraments.
– C’est que jamais, dans ma vie, déjàlongue, je n’ai eu à me décider sur des questions de cettegravité.
– De grâce, rappelez-vous qu’hier…
– Je ne veux rien me rappeler… Pour moi,notre entretien d’hier n’a pas eu lieu… Il est minuit, Mora vientd’aller vous quérir à la porte du jardin ; elle vous aintroduit près de moi : vous parlez, je vous écoute…
– Victoria…
– Prenez garde… si vous me refusez, jevous répondrai peut-être selon ma première impression d’hier… et,vous le savez, Tétrik, lorsque je me prononce… c’est toujours d’unemanière irrévocable…
– Votre première impression m’est doncdéfavorable ? – s’écria-t-il avec un accent rempli d’anxiété.– Oh ! ce serait un grand malheur !
– Parlez donc de nouveau, si vous voulezque ce malheur soit réparable…
– Qu’il en soit ainsi que vous ledésirez, Victoria… bien qu’une pareille singularité de votre partme confonde… Vous le voulez ? soit… notre entretien d’hier n’apas eu lieu… je vous revois en ce moment pour la première foisaprès une assez longue absence, quoiqu’une fréquente correspondanceait toujours eu lieu entre nous, et je vous dis ceci : Il y acinq ans, frappé au cœur par la mort de Victorin… mort à jamaisfuneste, qui emportait avec elle mes espérances pour le glorieuxavenir de la Gaule !… j’étais mourant en Italie, à Rome, oùmon fils m’avait accompagné… Ce voyage, selon les médecins, devaitrétablir ma santé ; ils se trompaient : mes mauxempiraient… Dieu voulut qu’un prêtre chrétien me fût secrètementamené par un de mes amis récemment converti… la foi m’éclaira et,en m’éclairant, elle fit un miracle de plus, elle me sauva de lamort… Je revins à une vie pour ainsi dire nouvelle, avec unereligion nouvelle… Mon fils abjura comme moi, mais en secret, lesfaux dieux que nous avions jusqu’alors adorés… À cette époque, jereçus une lettre de vous, Victoria ; vous m’appreniez lemeurtre de Marion : guidé par vous, et selon mes prévisions,il avait sagement gouverné la Gaule… Je restai anéanti à cettenouvelle, aussi désespérante qu’inattendue ; vous meconjuriez, au nom des intérêts les plus sacrés du pays, de reveniren Gaule : personne, disiez-vous, n’était capable, sinon moi,de remplacer Marion… Vous alliez plus loin : moi seul, dansl’ère nouvelle et pacifique qui s’ouvrait pour notre pays, jepouvais, en le gouvernant, combler sa prospérité ; vousfaisiez un véhément appel à ma vieille amitié pour vous, à mondévouement à notre patrie… Je quittai Rome avec mon fils ; unmois après j’étais auprès de vous, à Mayence ; vous mepromettiez votre tout-puissant appui auprès de l’armée, car vousétiez ce que vous êtes encore aujourd’hui, la mère descamps… Présenté par vous à l’armée, je fus acclamé par elle…Oui, grâce à vous seule, moi, gouverneur civil, moi, qui de ma vien’avais touché l’épée, je fus, chose unique jusqu’alors, acclaméchef unique de la Gaule, puisque vous déclariez fièrement de cejour à l’empereur, que la Gaule désormais indépendante, n’obéiraitqu’à un seul chef gaulois librement élu… L’empereur, engagé dans sadésastreuse guerre d’Orient contre la reine Zénobie, votre héroïqueémule, l’empereur céda… Seul, je gouvernai notre pays. Ruper, vieuxgénéral éprouvé dans les guerres du Rhin, fut chargé ducommandement des troupes ; l’armée, dans sa constanteidolâtrie pour vous, voulut vous conserver au milieu d’elle… Moi,je m’occupai de développer en Gaule les bienfaits de la paix…Toujours secrètement fidèle à la foi chrétienne, je ne crus paspolitique de la confesser publiquement ; je vous ai donc cachéà vous-même, Victoria, jusqu’à aujourd’hui, ma conversion à lareligion dont le pape est à Rome. Depuis cinq ans la Gaule prospèreau dedans, est respectée au dehors ; j’ai établi le siège demon gouvernement et du sénat à Bordeaux, tandis que vous restiez aumilieu de l’armée qui couvre nos frontières, prête à repousser,soit de nouvelles invasions des Franks, soit les Romains, s’ilsvoulaient maintenant attenter à notre complète indépendance sichèrement reconquise… Vous le savez, Victoria, je me suis toujoursinspiré de votre haute sagesse, soit en venant souvent vous visiterà Trèves, depuis que vous avez quitté Mayence, soit encorrespondant journellement avec vous sur les affaires dupays ; mais je ne m’abuse pas, Victoria, et je suis fier dereconnaître cette vérité : votre main toute-puissante m’aseule élevé au pouvoir, seule elle m’y soutient… Oui, du fond de samodeste maison de Trèves, la mère des camps est de fait impératricede la Gaule… et moi, malgré le pouvoir dont je jouis, je suis, etje m’en honore, Victoria, je suis votre premier sujet… Ce rapideregard sur le passé était indispensable pour établir nettement laposition présente… Ainsi que je vous l’ai dit hier, veuillez-vousle rappeler…
– Je ne me souviens plus d’hier…Poursuivez, Tétrik…
– La déplorable mort de Victorin et deson fils, le meurtre de Marion vous prouvent la funeste fragilitédes pouvoirs électifs… Cette idée n’est pas, vous le savez,nouvelle chez moi… J’étais autrefois venu à Mayence afin de vousengager à acclamer l’enfant de Victorin l’héritier de son père…Dieu a voulu qu’un crime affreux ruinât ce projet auquel vouseussiez peut-être consenti plus tard… malgré votre aversion pourles royautés…
– Continuez…
– La Gaule est maintenant en paix, savaleureuse armée vous est dévouée plus qu’elle ne l’a jamais été àaucun général, elle impose à nos ennemis ; notre beau pays,pour atteindre à son plus haut point de prospérité, n’a plus besoinque d’une chose, la stabilité ; en un mot, il lui faut uneautorité qui ne soit plus livrée au caprice d’une électionintelligente aujourd’hui, stupide demain ; il nous faut doncun gouvernement qui ne soit plus personnifié dans un homme toujoursà la merci du soulèvement militaire de ceux qui l’ont élu, ou dupoignard d’un assassin. L’institution monarchique, basée non sur unhomme, mais sur un principe, existait en Gaule il y a dessiècles ; elle peut seule aujourd’hui donner à notre pays laforce, la prospérité, qui lui manquent… La monarchie, vousdisais-je hier, Victoria, – seule, vous pouvez la rétablir enGaule : – je viens vous en offrir les moyens, guidé par monfervent amour pour mon pays…
– C’est cette offre que je veux vousentendre me proposer de nouveau, Tétrik…
– Ainsi, vous exigez…
– Rien n’a été dit hier… parlez…
– Victoria, vous disposez de l’armée…moi, je gouverne le pays ; vous m’avez fait ce que je suis…j’ai plaisir à vous le répéter… vous êtes au vrai l’impératrice dela Gaule, et moi, votre premier sujet… Unissons-nous dans un butcommun pour assurer à jamais l’avenir de notre glorieusepatrie ; unissons, non pas nos corps, je suis vieux… vous êtesbelle et jeune encore, Victoria… mais unissons nos âmes devant unprêtre de la religion nouvelle, dont le pape est à Rome… Embrassezle christianisme, devenez mon épouse devant Dieu… etproclamez-nous, vous, impératrice, moi, empereur des Gaules…L’armée n’aura qu’une voix pour vous élever au trône… vous régnerezseule et sans partage… Quant à moi, vous le savez, je n’ai aucuneambition, et, malgré mon vain titre d’empereur, je continueraid’être votre premier sujet… Seulement, il sera, je crois,très-politique d’adopter mon fils comme successeur au trône ;il est en âge d’être marié ; nous choisirons pour lui unealliance souveraine… j’ai déjà mes vues… et la monarchie des Gaulesest à jamais fondée… Voilà, Victoria, ce que je vous proposaishier… voilà ce que je vous propose aujourd’hui… Je vous ai, selonvotre désir, exposé de nouveau mes projets pour le bien dupays ; adoptez ce plan, fruit de longues années de méditation,d’expérience… et la Gaule marche à la tête des nations dumonde…
Un assez long silence de ma sœur de laitsuivit ces paroles de son parent… Elle reprit, toujourscalme :
– J’ai été sagement inspirée en voulantvous entendre une seconde fois, Tétrik… Et d’abord, dites-moi, vousavez abjuré pour la religion nouvelle l’antique foi de nospères ? la Gaule, presque tout entière, est cependant restéefidèle à la foi druidique.
– Aussi ai-je tenu, par politique, monabjuration secrète, d’accord en cela avec le pape de Rome ;mais si, acceptant mon offre, vous abjuriez aussi votre idolâtrielors de notre mariage, je confesserais très-haut ma nouvellecroyance ; et, selon la profonde prévision des évêques, votreconversion, à vous, Victoria, l’idole de notre peuple, entraîneraitla conversion des trois quarts du pays ; le reste suivrabientôt, car j’ai la promesse des évêques qu’ils vous glorifierontcomme une sainte au milieu des pompes splendides de la nouvelleÉglise ; et, croyez-moi, Victoria, un pouvoir consacré au nomde Dieu par les prélats gaulois et par le pape qui siège à Rome,aura sur les peuples une autorité presque divine…
– Dites-moi, Tétrik, vous avez abjuré lacroyance de nos pères pour la foi nouvelle, pour l’Évangile prêchépar ce jeune homme de Nazareth, crucifié à Jérusalem il y a plus dedeux siècles… À cette foi nouvelle, vous croyez sansdoute ?
– L’aurais-je embrassée sanscela ?
– Cet Évangile, je l’ai lu… Une aïeule deScanvoch a assisté aux derniers jours de Jésus, l’ami des esclaveset des affligés… Or, dans les tendres et divines paroles du jeunemaître de Nazareth, je n’ai trouvé que des exhortations aurenoncement des richesses, à l’humilité, à l’égalité parmi leshommes… et voici que, fervent et nouveau converti, vous rêvez laroyauté…
– Un mot, Victoria…
– Écoutez encore, Tétrik… Le jeune hommede Nazareth, si doux, si aimant pour les souffrants, les coupableset les opprimés, parfois éclatait pourtant en terribles menacescontre les riches, les puissants, les heureux du monde… et surtout,et toujours… il tonnait contre les princes des prêtres,qu’il traitait d’infâmes hypocrites. Or, voici que vous, fervent etnouveau converti, vous voulez mettre cette royauté, que vous rêvez,sous la consécration des évêques dont le chef siège à Rome… et jem’inquiète en songeant que le premier de ces princes desprêtres a été ce disciple de Jésus, ce PIERRE, qui, par uneindigne lâcheté, a renié trois fois son doux maître la nuit de samort !
– Victoria, rien de plus facile à vousexpliquer que ma conduite.
– Écoutez encore, Tétrik… Le jeune hommede Nazareth disait à ses disciples : « Enfermez-vous pourprier seul et en secret, sous l’œil de Dieu ; fuyez, dans vosdévotions, le regard des hommes. » Et voici que vous, ferventet nouveau converti, vous me parlez de rendre notre abjuration etnos prières publiques pompeuses, solennelles… puisque les évêquesdoivent glorifier ma conversion à la face de l’univers… Vraiment,ma faible intelligence, encore fermée à la lumière de la foinouvelle, ne peut, je vous l’avoue, Tétrik, comprendre cescontradictions étranges.
– Rien de plus simple cependant.
– À mon tour, je vous écoute.
– L’Évangile du Seigneur…
– De quel Seigneur parlez-vous,Tétrik ?
– De notre SeigneurJésus-Christ, le fils de Dieu, ou plutôt Dieu lui-même enpersonne.
– Que les temps sont changés !…Durant sa vie, le jeune homme de Nazareth ne s’appelait pasSEIGNEUR… loin de là, il disait : « Le maître n’est pasplus que le disciple… l’esclave est autant que son seigneur… »Il se disait fils de Dieu, de même que notre foi druidique nousapprend que nous sommes tous fils d’un même Dieu…
– Les temps sont changés… vous avezraison, Victoria… Pris en un sens absolu, l’Évangile deNotre-Seigneur Jésus-Christ ne serait, vous l’avouerez, qu’unemachine d’éternelle rébellion du pauvre contre le riche, duserviteur contre son maître, du peuple contre ses chefs, lanégation enfin de toute autorité ; tandis que les religions,au contraire, doivent rendre l’autorité plus puissante, plusredoutable…
– Je sais cela… Nos druides, au temps deleur barbarie primitive, et avant de devenir les plus sublimes deshommes, se sont aussi rendus redoutables aux peuples ignorants,alors qu’ils les frappaient de terreur et les écrasaient sous leurpouvoir ; mais le jeune maître de Nazareth a flétri cesfourberies atroces, en disant avec indignation aux princes desprêtres : « Vous voulez faire porter aux hommes desfardeaux écrasants, que vous ne touchez pas, vous, prêtres, du boutdu doigt… »
– Encore une fois, Victoria, là n’estpoint du tout le bon côté de l’Évangile de notre Seigneur.
– Si pourtant il est Dieu, tout ce qu’ila dit et prêché doit être divin… Tenez, Tétrik, vous parlez à peuprès de même façon que ces pharisiens d’autrefois, qui ont faitcrucifier le jeune homme de Nazareth…
– Ce sont là des susceptibilités… lesesprits élevés comme le vôtre, Victoria, comprendront ceci :les critiques amères, les attaques violentes de notre Seigneurcontre les riches, les puissants et les prêtres de son temps ;ses prédications en faveur de la communauté des biens, samiséricorde exagérée pour les femmes de mauvaise vie, lesdébauchés, les prodigues, les vagabonds, enfin sa prédilection pourla lie de la populace dont il s’entourait, ne sont point des moyensde gouvernement et d’autorité… Savez-vous ce qu’il y a de vraimentutile ou plutôt de divin dans la doctrine de notre Seigneur ?cela se résume en peu de mots que voici : « Bienheureux les pauvres d’esprit !… Bien heureux ceux quisouffrent !… » Pénétrez les peuples de ces deuxmaximes : « L’ignorance est sainte… la douleur estsainte… » La conséquence va de soi-même : plus lespeuples seront ignorants et malheureux en ce monde, plus ilscroiront devoir être heureux dans l’adversité… Qu’arrivera-t-il deces croyances qui font la force et la beauté de la religioncatholique ? C’est que les nations nous seront plusaveuglément soumises qu’elles ne l’ont jamais été… Nous n’auronsplus besoin de soldats pour les contenir : hébétés parl’ignorance, énervés par la misère, ignorance et misère qu’ilsbéniront loin de la maudire, les peuples ne seront plus qu’untroupeau docile dont nous autres rois seront les pasteurs…
– Nous autres rois, Tétrik…déjà ?
– Je dis cela en supposant que vousadoptiez mes projets. Or, avouez-le, la foi nouvelle, ainsienvisagée, n’est-elle pas un puissant moyen de gouvernement ?cela est si vrai, que plusieurs empereurs romains, éclairés surleurs propres intérêts par les évêques intelligents, les ontcomblés de richesses, ont élevé de superbes églises, et se sontfaits chrétiens, foulant ainsi aux pieds un paganisme aussi absurdeque dangereux pour les puissants et pour les heureux de cemonde ; car enfin, en divinisant le vin par Bacchus, lavolupté par Vénus, la richesse par Mercure, ce paganisme invitaitreligieusement tous les hommes à jouir de ce qui ne sera jamais quele privilège du petit nombre… Or, pour jouir de ces délices, ilfallait de l’argent, et quand l’impôt vous le prenait, cet argent,des révoltes sans nombre éclataient, et le gouvernement des hommesdevenait d’une difficulté extrême… Lorsqu’au contraire, je vous lerépète, Victoria, un peuple se persuade que plus il est malheureuxet ignorant, plus il sera heureux dans l’éternité, il devient d’unecommodité extrême à gouverner.
– Il est facile, en effet, de combler lesvœux d’un peuple qui n’a d’autre désir que l’ignorance et lamisère…
– Eh ! certainement ! à chaqueimpôt, à chaque misère nouvelle, ce bienheureux peuple sedit : « Tant mieux… Allez, riches et puissants du monde,allez, jouissez… allez, écrasez-moi… vous ne me rendrez jamais àmon gré assez malheureux ici-bas… »
– Je l’avoue, Tétrik, la doctrine dujeune homme de Nazareth, ainsi transformée, peut devenir unredoutable moyen de gouvernement.
– Oui, mais les prêtres et les évêques dela foi nouvelle peuvent seuls, peu à peu par leurs prédications,habilement détourner ce dangereux courant d’idées d’égalité parmiles hommes, de haine contre les puissants, de revendication contreles riches, de communauté de biens, de tolérance pour lescoupables, courant funeste, qui prend sa source dans certainspassages de l’Évangile.
– Et c’est pourtant au nom de ces idéesgénéreuses que sont morts et que meurent tant demartyrs !…
– Hélas ! oui… Jésus, notreSeigneur, est toujours pour eux l’ouvrier charpentier de Nazareth,mis à mort pour avoir défendu les pauvres, les esclaves, lesopprimés, les coupables, contre les heureux du jour, promettantleurs biens à la populace, en lui disant qu’un jour lesderniers seraient les premiers… Aussi ces martyrsconfessent-ils avec un indomptable héroïsme la doctrine de Jésus,selon eux l’ami des pauvres, l’ennemi des puissants.
– Et croyez-vous, Tétrik, que desprédications qui, laissant de côté ces divins préceptes del’Évangile : la fraternité, l’égalité parmi les hommes, lepardon des fautes, la revendication contre les riches, lacommunauté des biens, le droit sacré de l’opprimé contrel’oppresseur, ne prêcheront au peuple que l’ignorance, le malheuret la désespérance ici-bas, exciteront chez lui le même héroïqueenthousiasme ?… dites ? la confiance de la multitude nese retirera-t-elle pas de ces prêtres, qui dénaturent ainsi lesdivins principes du jeune homme de Nazareth ?…
– Victoria, cette crainte est vaine… lepeuple a vu plusieurs prêtres et prélats partager sonmartyre ; l’habitude est prise de les vénérer, de les écouter…ce ne sera donc plus pour les évêques qu’une question de temps etd’habileté… et ils ont, voyez-vous, une patience redoutable et uneprofonde habileté ; fiez-vous donc à eux ; ils sauronttransformer, ainsi qu’il le faut, ce fâcheux esprit derevendication et d’égalité, qui a fait les premiers martyrs… Tenez,Victoria, une comparaison vous rendra ma pensée : Un chariotchemine du côté droit d’une large route, le conducteur du chariotveut traverser cette route pour gagner le côté opposé, sans que lesvoyageurs, qui voient en lui un guide sûr, s’aperçoivent de cettedéviation ; va-t-il sottement passer soudain de droite àgauche ?… non… il s’y prend de loin et de biais, de sorte quepeu à peu, par une ligne insensiblement oblique, il arrive à sonbut.
– Vous supposez des voyageurs aveugles…ou bien vous supposez que la nuit est venue.
– Et il faut, en effet, Victoria, que lanuit épaisse et profonde de l’ignorance s’étende peu à peu sur lemonde elle couvre de ténèbres ; alors le voyageur, entouréd’une obscurité redoutable, n’aura plus, dans son effroi, d’autreguide que la voix de celui qui le conduit… alors nous conduironsainsi les peuples où nous voudrons, comme nous voudrons, en un mot…À la multitude l’aveuglement, à ses chefs seuls la lumière… et toutira bien, et nous ne serons plus, nous autres chefs, soumis auxcaprices de cette brutale élection populaire qui vous élèveaujourd’hui sur le pavois et vous brise demain…
– Cependant les chrétiens choisissent lesévêques comme nous, Gaulois, nous élisons notre chef ?
– Je vous disais justement tout à l’heureà ce sujet, Victoria, que le pape et les évêques, dans leurhabileté profonde, avaient déjà prévu combien seraient gros dedangers pour l’avenir ces choix populaires, laissés à la discrétionde la vile multitude, et ils l’écartent maintenant des élections.Les clercs et les notables des villes sont seuls convoqués auxélections.
– Tétrik, vous fervent et nouveauconverti, comment oubliez-vous que le principe fondamental de lareligion des chrétiens est l’égalité absolue des hommes entreeux ?… Encore une fois, Jésus n’a-t-il pas dit :« Le maître n’est pas plus que son disciple… le seigneur n’estpas plus que son serviteur… » N’est-ce pas renier l’Évangileque de retirer, à ce que vous appelez la vile multitude,le droit d’élire ses évêques[115]?
– Ce sont encore là des susceptibilités…la raison d’État passe avant les principes… Rien de plus périlleux,vous dis-je, que d’abandonner la nomination d’un chef politique oureligieux, au brutal caprice d’une élection populaire… Vous levoyez, Victoria, en religion comme en politique, tous les bonsesprits tendent à concentrer l’autorité entre peu de mains…L’intérêt du présent et de l’avenir vous fait donc une loid’accepter mes offres… Je me résume : Prenez-moi pourépoux ; embrassez, comme moi, la foi nouvelle, faites-nousproclamer par l’armée, vous et moi, empereur et impératrice ;adoptez mon fils et sa postérité… La Gaule, à notre exemple, sefait tout entière chrétienne ; nous comblons les prêtres etles évêques de privilèges et de richesses, ils nous façonnent lepeuple selon qu’il nous le faut, et il consacrent en nousl’autorité la plus souveraine, la plus absolue, dont aient jamaisjoui un empereur et une impératrice !…
Soudain la voix de Victoria, jusqu’alors calmeet contenue, éclata indignée, menaçante :
– Tétrik ! vous me proposez là unpacte sacrilège… tyrannique… infâme !
– Victoria, que signifie ?…
– Hier, je vous croyais insensé…aujourd’hui, que vous m’avez ouvert les profondeurs de votre âmeinfernale… je vous crois un monstre d’ambition et descélératesse !…
– Moi ! grand Dieu !
– Vous !… Oh ! à cette heure lepassé éclaire pour moi le présent, et le présent l’avenir… Bénisoyez-vous, ô Hésus !… Je n’étais pas seule à entendre ceteffrayant complot !…
– Que dites-vous ?
– Vous m’avez inspiré, ô Hésus ! etj’ai voulu avoir un témoin caché, qui affirmerait au besoin laréalité de ce projet monstrueux… car ma parole elle-même… non, laparole de Victoria ne serait pas crue si elle dévoilait tantd’horreurs !… Viens, mon frère… viens, Scanvoch !…
À cet appel de Victoria, jem’écriai :
– Ma sœur… je ne dis plus commeautrefois : Je soupçonne cet homme !… je dis :j’accuse le criminel !
– Ce n’est pas d’aujourd’hui que vousm’accusez, Scanvoch, – reprit Tétrik avec un impérieux dédain, – cen’est pas d’aujourd’hui que ces folles accusations sont tombéesdevant mon mépris…
– Je te soupçonnais autrefois, Tétrik, –lui dis-je, – d’avoir, par tes machinations ténébreuses, amené lamort de Victorin et celle de son fils au berceau… Aujourd’hui, moi,Scanvoch, je t’accuse de cette horrible trame !…
– Prends garde, – dit Tétrik pâle,sombre, menaçant, – prends garde, mon pouvoir est grand…
– Mon frère, – me dit Victoria, – tapensée est la mienne… Parle sans crainte… moi aussi j’ai un grandpouvoir…
– Tétrik, je te soupçonnais autrefoisd’avoir tuer Marion… aujourd’hui, moi, Scanvoch, je t’accuse de cecrime !…
– Malheureux insensé ! où sont lespreuves de ce que tu as l’audace d’avancer ?…
– Oh ! je le sais… tu es prudent ethabile autant que patient, tu brises tes instruments dans l’ombreaprès t’en être servi…
– Ce sont des mots, – reprit Tétrik avecun calme glacial ; – mais les preuves oùsont-elles ?…
– Les preuves ! – s’écria Victoria,– elles sont dans tes propositions sacrilèges… Écoute, Tétrik,voici la vérité : tu as conçu le projet d’être empereurhéréditaire de la Gaule longtemps avant la mort de Victorin ;ta proposition de faire acclamer mon petit-fils comme héritier dupouvoir de son père était à la fois un leurre destiné à me trompersur tes desseins et un premier pas dans la voie que tupoursuivais…
– Victoria, la passion vous égare. Quelmaladroit ambitieux j’aurais été, moi, voulant arriver un jour àl’empire héréditaire… vous conseiller de faire décerner ce pouvoirà votre race…
– Le principe était accepté parl’armée : l’hérédité du pouvoir reconnue pour l’avenir ;tu te débarrassais ensuite de mon fils et de mon petit-fils, ce quetu as fait…
– Moi…
– Tout maintenant se dévoile à mes yeux…Cette bohémienne maudite a été ton instrument ; elle est venueà Mayence pour séduire mon fils, pour le pousser, par ses refus, àl’acte infâme, au prix duquel cette créature mettait ses faveurs…Ce crime commis, mon fils devait être tué par Scanvoch, rappelé àMayence cette nuit-là même, ou massacré par l’armée, prévenue etsoulevée à temps par tes émissaires…
– Des preuves, Victoria ! despreuves !…
– Je n’en ai pas… mais cela est !Dans la même nuit, tu as fait tuer mon petit-fils entre mesbras : ma race a été éteinte… ton premier pas vers l’empireétait marqué dans le sang. Tu as ensuite refusé le pouvoir etproposé l’élévation de Marion… Oh ! je l’avoue, à ce prodiged’astuce infernale, mes soupçons, un moment éveillés, se sontévanouis… Deux mois après son acclamation comme chef de la Gaule…Marion tombait sous le fer d’un meurtrier, ton instrument.
– Des preuves…, – reprit Tétrikimpassible, – des preuves !…
– Je n’en ai pas, mais cela est… Turestais seul : Victorin, son fils, Marion, tués… Alors,devenue, sans le savoir, ta complice, je t’ai adjuré de prendre legouvernement du pays… Tu triomphais, mais à demi… tu gouvernais,mais, tu l’as dit, tu n’étais que mon premier sujet, à moi, lamère des camps… eh ! je le vois à cette heure, monpouvoir te gêne ! l’armée, la Gaule t’ont accepté pour leurchef, présenté par moi ; elles ne t’ont pas choisi… D’un motje peux te briser comme je t’ai élevé… Aveuglé par l’ambition, tuas jugé mon cœur d’après le tien ; tu m’as crue capable devouloir changer mon influence sur l’armée contre la couronned’impératrice, et d’introniser à ce prix toi et ta race… Tu asconclu avec le pape et les évêques un pacte ténébreux dans l’espoird’asservir un jour cet intelligent et fier peuple gaulois, qui,libre, choisit librement ses chefs, et reste fidèle à la religionde ses pères. Quoi ! il a brisé depuis des siècles, par lesmains sacrées de Ritha-Gaür, le joug des rois… et tu voudrais denouveau lui imposer ce joug détesté, en t’alliant avec la nouvelleÉglise ?… Eh bien, moi, Victoria, la mère des camps, je te disceci à toi Tétrik, chef de la Gaule : Devant le peuple etl’armée, je t’accuse de vouloir asservir la Gaule ! jet’accuse d’avoir renié la foi de tes pères ! je t’accused’avoir contracté une secrète alliance avec les évêques ! jet’accuse de vouloir usurper la couronne impériale pour toi et pourta race… Oui, de ceci, moi, Victoria, je t’accuse, et jet’accuserai devant le peuple et l’armée, te déclarant traître,renégat, meurtrier, usurpateur… Je vais demander sur l’heure que tusois jugé par le sénat, et puni de mort pour tes crimes si tu esreconnu coupable !…
Malgré la véhémence des accusations de ma sœurde lait, Tétrik revint à son calme habituel, dont il était unmoment sorti pour me menacer, et répondit de sa voix la plusonctueuse :
– Victoria, j’avais cru profitable à laGaule le projet que je vous ai soumis… n’y pensons plus… Vousm’accusez, je suis prêt à répondre devant le sénat et l’armée… Sima mort, prononcée par mes juges, à votre instigation, peut êtred’un utile enseignement pour le pays, je ne vous disputerai pas lepeu de jours qui me restent à vivre. Je reste à Trèves, oùj’attendrai la décision du sénat… Adieu, Victoria… l’avenirprouvera qui de vous ou de moi aimait la Gaule d’un amour éclairé…Encore adieu, Victoria…
Et il fit un pas vers la porte ; j’yarrivai avant lui, et, barrant le passage, je m’écriai :
– Tu ne sortiras pas ! tu veux fuirla punition due à tes crimes…
Tétrik me toisa des pieds à la tête avec unehauteur glaciale, et dit en se tournant à demi versVictoria :
– Quoi ! dans votre maison, de laviolence contre un vieillard… contre un parent venu chez vous sansdéfiance…
– Je respecterai ce qui est sacré en toutpays, l’hospitalité, – répondit la mère des camps. – Vous êtes venuici librement, vous sortirez librement.
– Ma sœur ! – m’écriai-je, – prenezgarde ! votre confiance vous a déjà été funeste…
Victoria, d’un geste, m’interrompit,réfléchit, et dit avec amertume :
– Tu as raison… ma confiance a étéfuneste au pays ; elle me pèse comme un remords… ne crainsrien cette fois.
Et elle frappa vivement sur un timbre… Presqueaussitôt Mora parut. Après quelques mots que sa maîtresse lui dit àl’oreille, la servante se retira.
– Tétrik, – reprit Victoria, – j’aienvoyé quérir le capitaine Paul et plusieurs officiers ; ilsvont venir vous chercher ici ; ils vous accompagneront à votrelogis… vous n’en sortirez que pour paraître devant vos juges…
– Mes juges ?…
– L’armée nommera un tribunal… cetribunal vous jugera, Tétrik…
– Je suis aussi justiciable du sénat.
– Si le tribunal militaire vous condamne,vous serez renvoyé devant le sénat… si le tribunal militaire vousabsout, vous serez libre ; la vengeance divine pourra seulevous atteindre…
Mora rentra pour annoncer à sa maîtressel’exécution de ses ordres au sujet du capitaine Paul. Je me souvinsplus tard, mais, hélas ! trop tard, que Mora échangea quelquesparoles à voix basse avec Tétrik, assis près de la porte.
– Scanvoch, – me dit Victoria, – tu asentendu ma conversation avec Tétrik… tu te la rappelles ?
– Parfaitement…
– Tu vas aller, sur l’heure, latranscrire fidèlement.
Puis, se retournant vers le chef de la Gaule,elle ajouta :
– Ce sera votre acte d’accusation ;il sera lu devant le tribunal militaire, et ensuite ce tribunaldécidera de votre sort.
– Victoria, – reprit froidement Tétrik, –écoutez les conseils d’un vieillard, autrefois, et encore à cetteheure, votre meilleur ami. Accuser un homme est facile, prouver soncrime est difficile…
– Tais-toi, détestable hypocrite ! –s’écria la mère des camps avec emportement ; – ne me poussepoint à bout… Je ne sais ce qui me tient de te livrer sur l’heure àla brutale justice des soldats.
Puis, joignant les mains :
– Hésus, donne-moi la force d’êtreéquitable, même envers cet homme… Apaise en moi, ô Hésus ! cesbouillonnements de colère qui troubleraient mon jugement !
Mora, ayant entendu quelque bruit derrière laporte, l’ouvrit, et revint dire à sa maîtresse :
– On annonce l’arrivée du capitainePaul.
Victoria fit signe à Tétrik ; il franchitle seuil en poussant un profond soupir, et en disant d’un accentpénétré :
– Seigneur ! Seigneur !dissipez l’aveuglement de mes ennemis… pardonnez-leur comme je leurpardonne…
La mère des camps, s’adressant à sa servanteau moment où elle sortait sur les pas du chef de laGaule :
– Mora, j’ai la poitrine en feu…apporte-moi une coupe d’eau mélangée d’un peu de miel.
La servante fit un signe de tête empressé,puis elle disparut ainsi que Tétrik, resté pendant un instant auseuil de la porte.
– Ah ! mon frère ! – murmuraVictoria avec accablement lorsque nous fûmes seuls, – ma longuelutte avec cet homme m’a épuisée… la vue du mal me cause unabattement douloureux… je suis brisée ; tiens, prends ma main,elle brûle !
– L’insomnie, l’émotion, l’horreurlongtemps contrainte que vous inspirait Tétrik, ont causé votreagitation fiévreuse… Prenez un peu de repos, ma sœur ; je vaisaller transcrire votre entretien avec cet homme… Ce soir, justicesera faite.
– Tu as raison ; il me semble que sije pouvais dormir, cela me soulagerait… Va, mon frère, ne quittepas la maison…
– Voulez-vous que j’envoie Sampso veillerprès de vous ?
– Non… je préfère être seule : lesommeil me viendra plus facilement…
Mora parut à ce moment, portant une coupepleine de breuvage, qu’elle offrit à sa maîtresse. Celle-ci prit levase et en but le contenu avec avidité. Laissant ma sœur de laitaux soins de sa servante, je remontai chez moi afin de relaterfidèlement les paroles de Tétrik. Je terminais ce travail, commencédepuis deux heures, lorsque je vis entrer Mora, pâle,épouvantée.
– Scanvoch, – me dit-elle d’une voixhaletante, – venez… venez vite !… Laissez là cetteécriture…
– Qu’y a-t-il ?
– Ma maîtresse… malheur !malheur !… Venez vite !…
– Victoria !… un malheur lamenace ? – m’écriai-je en me dirigeant à la hâte versl’appartement de ma sœur de lait, tandis que Mora, me suivant,disait :
– Elle m’avait renvoyée pour être seule…Tout à l’heure je suis allée dans sa chambre… et alors… ômalheur !…
– Achève…
– Je l’ai vue sur son lit… les yeuxouverts… mais immobile et livide comme une morte…
Jamais je n’oublierai le spectacle affreuxdont je fus frappé en entrant chez Victoria. Couchée tout étenduesur son lit, elle était, ainsi que me l’avait dit Mora, immobile etlivide comme une morte. Ses yeux fixes, étincelants, semblaientretirés au fond de leur orbite ; ses traits, douloureusementcontractés, avaient la froide blancheur du marbre… Une pensée metraversa l’esprit comme un éclair sinistre… Victoria mouraitempoisonnée !…[116]
– Mora, – m’écriai-je en me jetant àgenoux auprès du lit de la mère des camps, – envoie à l’instantchercher le druide médecin, et cours dire à Sampso de venirici…
La servante disparut. Je saisis une des mainsde Victoria déjà roidies et glacées, je la couvris de larmes enm’écriant :
– Ma sœur ! c’est moi…Scanvoch !…
– Mon frère !… – murmura-t-elle.
Et à entendre sa voix sourde, affaiblie, il mesembla qu’elle me répondait du fond d’un tombeau. Ses yeux, d’abordfixes, se tournèrent lentement vers moi. L’intelligence divine, quiavait jusqu’alors illuminé ce beau regard si auguste et si doux,paraissait éteinte. Cependant, peu à peu, la connaissance luirevint, et elle dit :
– C’est toi… mon frère ?… Je vaismourir…
Tournant alors péniblement la tête de côté etd’autre, comme si elle eût cherché quelque chose, elle reprit entâchant de lever un de ses bras, qui retomba presque aussitôtpesamment sur sa couche :
– Là, ce grand coffre, ouvre-le… tu yverras un coffret de bronze ; apporte-le…
J’obéis, et je déposai sur le lit un petitcoffret de bronze assez lourd. Au même instant entrait Sampso,avertie par Mora.
– Sampso, – dit Victoria, – prenez cecoffret, emportez-le chez vous… serrez-le soigneusement… Dans troisjours vous l’ouvrirez… la clef est attachée au couvercle…
Puis, s’adressant à moi :
– Tu as transcrit mon entretien avecTétrik ?
– J’achevais ce travail lorsque Mora estaccourue.
– Sampso, portez ce coffret chez vous, àl’instant, et revenez aussitôt avec les parchemins sur lesquelsScanvoch a tout à l’heure écrit… Allez, il n’y a pas un instant àperdre.
Sampso obéit et sortit éperdue… Je restai seulavec Victoria.
– Mon frère, – me dit-elle, – les momentssont précieux, ne m’interromps pas… Je me sens mourir ; jecrois deviner la main qui me frappe, sans savoir comment elle m’afrappée… Ce crime couronne une longue suite de forfaits ténébreux…Ma mort est à cette heure un grand danger pour la Gaule ; ilfaut le conjurer… Tu es connu dans l’armée… on sait ma confiance entoi… Rassemble les officiers, les soldats… instruis-les des projetsde Tétrik… Cet entretien, que tu as transcrit, je vais, si j’en aila force, le signer, pour donner créance à tes paroles… La viem’abandonne… Oh ! que n’ai-je le temps de réunir ici, à monlit de mort, les chefs de l’armée, qui, ce soir, entoureront monbûcher… Sur ce bûcher, tu déposeras les armes de mon père, de monépoux et de Victorin, et aussi le berceau de monpetit-fils !…
– Scanvoch ! – s’écria Sampso enentrant précipitamment dans la chambre, – les parchemins, tu lesavais laissés sur la table… ils n’y sont plus !…
– C’est impossible ! – ai-je répondustupéfait ; – il n’y a qu’un instant, ils y étaientencore.
– Oui, je les y ai vus lorsque Mora estvenue m’avertir du malheur qui nous menaçait, – m’a ditSampso ; – ils auront été dérobés en ton absence.
– Ces parchemins dérobés ? Oh !cela est funeste ! – murmura Victoria. – Quelle mainmystérieuse s’étend donc sur cette maison ? Malheur !malheur à la Gaule !… Hésus ! Dieu tout-puissant !tu m’appelles dans ces mondes inconnus, d’où l’on plane peut-êtresur ce monde que je quitte pour aller revivre ailleurs… Hésus,abandonnerais-je cette terre sans être rassurée sur l’avenir de monpays tant aimé ? avenir qui m’épouvante ! Ôtout-puissant ! que ton divin esprit m’éclaire à cette heuresuprême !… Hésus ! m’as-tu entendue ? – ajoutaVictoria d’une voix plus haute, et se dressant sur son séant, leregard inspiré. – Que vois-je ? est-ce l’avenir qui se dévoileà mes yeux ?… Cette femme, si pâle, quelle est-elle ?… Sarobe est ensanglantée… Sa couronne de feuilles de chêne, l’arbresacré de la Gaule, est sanglante aussi… l’épée que tenait sa mainvirile est brisée à ses côtés… Un de ces sauvages Franks, la têteornée d’une couronne, tient cette noble femme sous sesgenoux ; Hésus ! cette femme ensanglantée… c’est laGaule !… ce barbare, agenouillé sur elle… c’est un roifrank !… ce pontife… c’est un évêque deRome !… Encore du sang ! un fleuve de sang ! ilentraîne dans son cours, à la lueur des flammes de l’incendie, desruines et des milliers de cadavres !… Oh ! cette femme…la Gaule, la voici encore, hâve, amaigrie, vêtue dehaillons, portant au cou le collier de fer de la servitude ;elle se traîne à genoux, écrasée sous un pesant fardeau… Le roifrank et l’évêque de Rome hâtent, à coups de fouet, la marche de laGaule esclave !… Encore un torrent de sang… encore descadavres… encore des ruines… encore les lueurs de l’incendie…Assez ! assez de débris ! assez de massacres !… ÔHésus !… joies du ciel ! – s’écria Victoria, dont lestraits semblèrent soudain rayonner d’une splendeur divine, – lanoble femme est debout ! la voilà… je la vois, plus belle,plus fière que jamais… le front ceint d’une couronne de feuilles dechêne !… D’une main, elle tient une gerbe d’épis, de raisinset de fleurs… de l’autre, un drapeau surmonté du coq gaulois… ellefoule d’un pied superbe les débris de son collier d’esclavage, lacouronne des rois franks et celle des pontifes de Rome !… Oui,cette femme, enfin libre, fière, glorieuse, féconde… c’est laGaule !… Hésus ! Hésus !… pitié pour elle… Qu’ellebrise le joug des rois et des évêques de Rome !… qu’elleredevienne ainsi libre, glorieuse et féconde, sans traverser d’âgeen âge ces flots de sang qui m’épouvantent !…
Ces derniers mots épuisèrent les forces deVictoria : elle céda pourtant à un dernier élan d’exaltation,leva les yeux vers le ciel en croisant ses deux bras sur sa mâlepoitrine, poussa un long gémissement et retomba sur sa couchefunèbre…
La mère des camps, VICTORIA LA GRANDE, étaitmorte !…
J’avais, pendant qu’elle parlait, fait desefforts surhumains pour contenir mon désespoir ; mais lorsqueje la vis expirer, le vertige me saisit, mes genoux fléchirent, mesforces, ma pensée m’abonnèrent, et je perdis tout sentiment aumoment où j’entendis un grand tumulte dans la pièce voisine,tumulte dominé par ces mots :
– Tétrik, le chef de la Gaule, meurt parle poison !…
*
**
Pendant plusieurs jours, ta seconde mère,Sampso, mon enfant, me vit à l’agonie. Deux semaines environs’étaient passées depuis la mort de Victoria, lorsque, pour lapremière fois, rassemblant et raffermissant mes souvenirs, j’ai pum’entretenir avec Sampso de notre perte irréparable… Les derniersmots qui frappèrent mon oreille, lorsque, brisé de douleur, jeperdais connaissance auprès du lit de ma sœur de lait, avaient étéceux-ci :
– Tétrik, le chef de la Gaule, meurt parle poison !…
En effet, Tétrik avait été, ou plutôt, parutavoir été empoisonné en même temps que Victoria. À peine arrivédans la maison du général de l’armée, il sembla en proie à decruelles souffrances ; et lorsque, quinze jours après, jerevins à la vie, on craignait encore pour les jours de Tétrik.
Je l’avoue, à cette nouvelle étrange, jerestai stupéfait ; ma raison se refusait à croire cet hommecoupable d’un forfait dont il était lui-même une des victimes.
La mort de Victoria jeta la consternation dansla ville de Trèves, dans l’armée ; plus tard, dans toute lanation. Les funérailles de l’auguste mère des camps semblaient êtreles funérailles de la Gaule ; on y voyait le présage denouveaux malheurs pour le pays… Le sénat gaulois décrétal’apothéose de Victoria ; elle fut célébrée à Trèves, aumilieu du deuil et des larmes de tous. La pompeuse solennité duculte druidique, le chant des bardes, donnèrent un imposant éclat àcette cérémonie funèbre… Pendant huit jours, Victoria, embaumée etcouchée sur un lit d’ivoire, couverte d’un tapis de drap d’or, futexposée à la vénération de tous les citoyens, qui se pressaient enfoule dans la maison mortuaire, sans cesse envahie par cette arméedu Rhin, dont Victoria était véritablement la mère[117]. Enfin elle fut portée sur un bûcher,selon l’antique usage de nos pères : les parfums fumèrent dansles rues de Trèves, sur le passage du cortège, suivi de toutel’armée, précédé des bardes chantant sur leurs harpes d’or leslouanges de cette femme illustre ; puis, le bûcher mis en feu,elle disparut au milieu des flammes étincelantes…
Une médaille, frappée le jour même de lacérémonie funèbre, représente, d’un côté, la tête de l’héroïnegauloise, casquée comme Minerve, et de l’autre, un aigle aux ailesdéployées, s’élançant dans l’espace, l’œil fixé sur lesoleil[118], symbole de la foi druidique… L’âme,abandonnant ce monde-ci, ne va-t-elle pas revêtir un corps nouveaudans les mondes inconnus ?… Au revers de cette médaille futgravée la formule ordinaire : Consécration,accompagnée de ces mots :
VICTORIA, EMPEREUR
La Gaule, par cette appellation virile,immortalisait ainsi, dans son enthousiasme, la glorieuse mèredes camps, en lui décernant un titre qu’elle avait toujoursrefusé pendant sa vie, vie aussi modeste que sublime, consacréetout entière à son père, à son époux, à son fils, à la gloire et ausalut de la patrie !…
Ma perplexité était profonde :l’empoisonnement de Tétrik, luttant encore, disait-on, contre lamort ; la disparition du parchemin contenant l’entretien de cetraître avec Victoria, parchemin qu’elle n’avait pu d’ailleurssigner avant de mourir, rendait très-difficile, sinon impossible,l’accusation que moi, soldat obscur, je devais porter contreTétrik, survivant et chef souverain de la Gaule, souverainetéd’autant plus imposante, qu’elle n’était plus balancée parl’immense influence de la mère des camps. J’attendis, pourme déterminer à une résolution dernière, que mon esprit, ébranlépar de terribles secousses, eût repris sa fermeté.
Sampso, trois jours après la mort de Victoria,et selon ses dernières volontés, ouvrit le coffret qu’elle luiavait remis… Ma femme y trouva une touchante et dernière preuve dela sollicitude de ma sœur de lait ; un parchemin contenait cesmots écrits de sa main :
« Nous ne nous séparerons qu’à lamort, avons-nous dit souvent, mon bon frère Scanvoch :c’est ton désir, c’est le mien ; mais si je dois aller revivreavant toi dans ces mondes inconnus, où nous nous retrouverons unjour, heureuse je serais de penser que tu iras attendre enBretagne, berceau de ta famille, le jour de notre rencontreailleurs qu’ici.
« La conquête romaine avait dépouillé tarace de ses champs paternels. La Gaule, redevenue libre, a dûlégitimement revendiquer, au nom du droit ou par la force,l’héritage de ses enfants sur les descendants des Romains. Je nesais quel sera l’état de notre pays, lorsque nous seronsséparés ; quoi qu’il arrive, tu pourras revendiquer tonlégitime héritage par trois moyens : le droit, l’argent ou laforce… Tu as le droit, tu as la force, tu as l’argent… car tutrouveras dans ce coffret une somme suffisante pour racheter, aubesoin, les champs de ta famille, et vivre désormais heureux etlibre près des pierres sacrées de Karnak, témoins de la morthéroïque de ton aïeule HÊNA, la vierge de l’île deSên.
« Tu m’as souvent montré les pieusesreliques de ta famille… je veux y ajouter un souvenir… Tu trouverasdans ce coffret une alouette en bronze doré : jeportais cet ornement à mon casque le jour de la bataille deRiffenël, où j’ai vu mon fils Victorin faire ses premières armes…Garde, et que ta race conserve aussi ce souvenir de fraternelleamitié ; il t’est laissé par ta sœur de lait Victoria ;elle est de ta famille… n’a-t-elle pas bu le lait de ta vaillantemère ?…
« À l’heure où tu liras ceci, mon bonfrère Scanvoch, je revivrai ailleurs, auprès de ceux-là que j’aiaimés…
« Continue d’être fidèle à la Gaule et àla foi de nos pères… Tu t’es montré digne de ta race ;puissent ceux de ta descendance être dignes de toi, et écrire sansrougir l’histoire de leur vie, ainsi que l’a voulu ton aïeulJoel, le brenn de la tribu de Karnak…
« VICTORIA. »
Ai-je besoin de te dire, mon enfant, combienje fus touché de tant de sollicitude ?… J’étais alors plongédans un morne désespoir et absorbé par la crainte des gravesévénements qui pouvaient suivre la mort de Victoria. Je restaipresque insensible à l’espoir de retourner prochainement enBretagne pour y finir mes jours dans les mêmes lieux où avaientvécu mes aïeux. Ma santé complètement rétablie, je me rendis chezle général commandant l’armée du Rhin : vieux soldat, ildevait comprendre mieux que personne les suites funestes de la mortde Victoria. Je m’ouvris à lui sur les projets de Tétrik ; jedis aussi les soupçons que m’avait inspirés l’empoisonnement de masœur de lait… Telle fut la réponse du général :
– Les crimes, les desseins, dont tuaccuses Tétrik sont si monstrueux, ils prouveraient une âme siinfernale, que j’y croirais à peine, m’eussent-ils été attestés parVictoria, notre auguste mère, à jamais regrettée. Tu es, Scanvoch,un brave et honnête soldat ; mais ta déposition ne suffit paspour traduire le chef de la Gaule devant le sénat et l’armée…D’ailleurs, Tétrik est mourant ; son empoisonnement mêmeprouve jusqu’à l’évidence qu’il est innocent de la mort deVictoria ; tu serais donc le seul à accuser le chef de laGaule, que chacun a aimé et vénéré jusqu’ici, parce qu’il s’esttoujours comporté comme le premier sujet de Victoria, la véritableimpératrice de la Gaule… Crois-moi, Scanvoch, raffermis tes espritsébranlés par la mort de cette femme auguste… ta raison, peut-êtreébranlée par ce coup désastreux, prend sans doute de vaguesappréhensions pour des réalités. Tétrik a, jusqu’ici, sagementgouverné le pays, grâce aux conseils de notre bien-aiméemère ; s’il meurt, il aura nos regrets ; s’ilsurvit au crime mystérieux dont il a été victime, nous continueronsd’honorer celui qui fut jadis désigné à notre choix par Victoria laGrande.
Cette réponse du général me prouva que jamaisje ne pourrais faire partager au sénat, à l’armée, si prévenus enfaveur du chef de la Gaule, mes soupçons et ma conviction à moi,soldat obscur.
Tétrik ne mourut pas : son fils accourutà Trèves, sachant le danger que courait son père… Celui-ci,convalescent, s’entretint longuement avec les sénateurs et leschefs de l’armée ; il manifesta, au sujet de la mort deVictoria, une douleur si profonde, et en apparence sisincère ; il honora si pieusement sa mémoire par une cérémoniefunèbre, où il glorifia la femme illustre dont la maintoute-puissante l’avait, disait-il, si longtemps soutenu, et àlaquelle il s’enorgueillissait d’avoir dû son élévation ; sonchagrin parut enfin si déchirant lorsque, pâle, affaibli, fondanten larmes, s’appuyant au bras de son fils, il se traîna,chancelant, à la triste solennité dont je parle, qu’il s’acquitplus étroitement encore l’affection du peuple et de l’armée par cesderniers hommages rendus aux cendres de Victoria.
Je compris, dès lors, combien il serait vainde renouveler mes accusations contre Tétrik. Navré de voir lesdestinées de la Gaule entre les mains d’un homme que je croyais,que je savais un traître, je me décidai à quitter Trèves avec toi,mon enfant, et Sampso, ta seconde mère, afin d’aller chercher enBretagne, notre pays natal, quelque consolation à mes chagrins.
Je voulus cependant remplir ce que jeconsidérais comme un devoir sacré. À force d’interroger ma mémoire,au sujet de l’entretien de Tétrik et de Victoria, je parvins àtranscrire de nouveau cette conversation presque mot pourmot ; je fis une copie de ce récit, et je la portai, la veillede mon départ, au général de l’armée, lui disant :
– Vous croyez ma raison égarée… conservezcet écrit… puisse l’avenir ne pas vous prouver la réalité de cetteaccusation, à vos yeux insensée !…
Le général garda le parchemin ; mais ilm’accueillit et me renvoya avec cette compatissante bonté que l’onaccorde à ceux dont le cerveau est dérangé.
Je rentrai dans la maison de ma sœur de lait,où j’avais demeuré depuis sa mort… Je m’occupai, avec Sampso, despréparatifs de notre voyage… Pendant cette dernière nuit que jepassai à Trèves, voici ce qui arriva :
Mora, la servante, était aussi restée dans lamaison ; la douleur de cette femme, après la mort de samaîtresse, m’avait touché. La nuit dont je te parle, mon enfant, jem’occupais, t’ai-je dit, avec ta seconde mère, des préparatifs denotre voyage ; nous avions besoin d’un coffre ; j’allaien chercher un dans une salle basse, séparée par une cloison duréduit habité par Mora. Plus de la moitié de la nuit étaitécoulée ; en entrant dans la salle basse, je remarquai, nonsans étonnement, à travers les fentes de la cloison qui séparait lachambre de la servante, une vive clarté. Pensant que peut-être lefeu avait pris au lit de cette femme pendant son sommeil, jem’empressai de regarder à travers l’écartement des planches ;quelle fut ma surprise ! je vis Mora se mirant dans un petitmiroir d’argent à la clarté des deux lampes, dont la lumière venaitd’attirer mon attention !… Mais ce n’était plus Mora laMoresque ! ou du moins la couleur bronzée de ses traits avaitdisparu… je la revoyais pâle et brune, coiffée d’un riche bandeaud’or orné de pierreries, souriant à son image reproduite dans lemiroir. Elle attachait à l’une de ses oreilles un long pendant deperles… elle portait enfin un corset de toile d’argent et un juponécarlate.
Je reconnus Kidda la bohémienne.
Hélas ! je ne l’avais vue qu’une fois… àla clarté de la lune ; lors de cette nuit fatale, où, rappeléen toute hâte à Mayence par un sinistre avertissement de monmystérieux compagnon de voyage, j’avais tué dans ma maison Victorinet ma bien-aimée femme Ellèn !
À ma stupeur succéda la rage… un horriblesoupçon traversa mon esprit ; je fermai en dedans la porte dela salle basse ; d’un violent coup d’épaule, car la fureurcentuplait mes forces, j’enfonçai une des planches de la cloison,et je parus soudain aux yeux de la bohémienne épouvantée. D’unemain, je la jetai à genoux ; de l’autre, je saisis une deslourdes lampes de fer, et la devant au-dessus de la tête de cettefemme, je m’écriai :
– Je te brise le crâne… si tu n’avouespas tes crimes.
Kidda crut lire dans mon regard son arrêt demort… elle devint livide et murmura :
– Ne me tue pas… je parlerai !
– Tu es Kidda la bohémienne ?…
– Oui.
– Autrefois… à Mayence… pour prix de teshonteuses faveurs… tu as exigé de Victorin… le déshonneur de mafemme Ellèn ?
– Oui.
– Tu obéissais aux ordres deTétrik ?
– Non… je ne lui ai jamais parlé.
– À qui donc obéissais-tu ?
– À l’écuyer de Tétrik.
– Cet homme est prudent… Et ce soldatqui, dans cette nuit fatale, m’a averti qu’un grand crime secommettait dans ma maison, le connais-tu ?…
– C’était le compagnon d’armes ducapitaine Marion, ancien forgeron comme lui.
– Ce soldat, Tétrik le connaissaitaussi ?
– Son écuyer le voyait secrètement àMayence.
– Et ce soldat, où est-il à cetteheure ?
– Il est mort.
– Après s’être servi de lui pourassassiner le capitaine Marion… Tétrik l’a fait tuer ?Réponds…
– Je le crois.
– C’est encore l’écuyer de Tétrik qui t’aenvoyée dans cette maison sous les traits de Mora laMoresque ?… Tu as teint ton visage pour te rendreméconnaissable ?
– Oui.
– Tu devais épier, et un jour empoisonnerta maîtresse ?… Tu te tais ? tu veux mourir…
– Tue-moi !
– Si tu as un Dieu… si ton âme infernaleose l’implorer en ce moment suprême, implore-le… tu n’as plus qu’uninstant à vivre…
– Aie pitié de moi !
– Avoue ton crime… tu l’as commis parordre de Tétrik ?
– Oui.
– Quand… comment t’a-t-il donné l’ordred’exécuter ce crime ?
– Lorsque je suis rentrée… après en avoirdonné l’ordre, d’aller quérir le capitaine Paul, afin de s’assurerde la personne de Tétrik…
– Et le poison… tu l’as mis dans lebreuvage que tu as présenté à ta maîtresse ?
– Oui.
– Ce jour-là même, – ajoutai-je, car lessouvenirs me revenaient en foule, – lorsque je t’ai envoyéechercher ma femme, tu as dérobé sur ma table un parchemin écrit parmoi ?
– Oui, par ordre de Tétrik… Il avaitentendu parler de ce parchemin à Victoria…
– Pourquoi, le crime commis, es-tu restéedans cette maison jusqu’à ce jour ?
– Afin de ne pas éveiller lessoupçons.
– Qui t’a portée à empoisonner tamaîtresse ?
– Le don de ces pierreries, dont jem’amusais à me parer lorsque tu es entré… Je me croyais seule pourla nuit.
– Tétrik a failli mourir par le poison…Crois-tu son écuyer coupable de ce crime ?
– Tout poison a son contre-poison, – merépondit la bohémienne avec un sourire sinistre. – Celui qui enfrappant paraît aussi frappé éloigne de lui tout soupçon…
La réponse de cette femme fut pour moi untrait de lumière… Tétrik, par une ruse infernale, et sans doutegaranti de la mort grâce à un antidote, avait pris assez de poisonpour paraître partager le sort de Victoria, en exagérant d’ailleursles apparences du mal.
Saisir une écharpe sur le lit, et, malgré larésistance de la bohémienne, lui lier les mains et l’enfermerensuite dans la salle basse, ce fut pour moi l’affaire d’un moment…Je courus aussitôt chez le général de l’armée… Parvenant àgrand’peine jusqu’à lui, à cette heure avancée de la nuit, je luiracontai les aveux de Kidda. Il haussa les épaules d’un airmécontent, et me dit :
– Toujours cette idée fixe… Ton cerveauest complètement dérangé… M’éveiller pour me conter de pareillesfolies !… Tu choisis d’ailleurs mal ton moment pour accuser levénérable Tétrik : hier soir il a quitté Trèves pour retournerà Bordeaux.
Le départ de Tétrik était funeste… Cependantj’insistai si vivement auprès du général, je lui parlai avec tantde chaleur et de raison, qu’il consentit à me faire accompagner parun de ses officiers, chargé de recueillir les aveux de laBohémienne… Lui et moi, nous arrivâmes en hâte au logis… J’ouvrisla porte de la salle basse, où j’avais laissé Kidda garrottée… Sansdoute elle avait rongé l’écharpe avec ses dents et pris la fuitepar une fenêtre encore ouverte et donnant sur le jardin… Dans montrouble et ma précipitation, je n’avais pas songé à cetteissue…
– Pauvre Scanvoch ! – me ditl’officier avec compassion, – le chagrin te rend visionnaire… tu escomplètement fou…
Et, sans vouloir m’écouter davantage, il mequitta.
La volonté des dieux s’accomplit… Je renonçaià l’espoir de dévoiler les forfaits de Tétrik… Le lendemain, jequittai avec toi et Sampso, ta seconde mère, mon enfant, la villede Trèves pour la Bretagne.
Tu liras, hélas ! non sans tristesse etcrainte pour l’avenir, mon enfant, les quelques lignes quiterminent ce récit ; tu y verras comment notre vieille Gaule,redevenue libre après trois siècles de luttes, redevenue grande etpuissante sous l’influence de Victoria, devait être de nouveau, nonplus soumise, mais du moins inféodée aux empereurs romains parl’infâme trahison de Tétrik !
Voyant ses projets de mariage et d’usurpation,sous les auspices des évêques, repoussés par la mère des camps, cemonstre l’avait fait empoisonner… Seule, elle aurait pu, par sonabjuration et par son union avec lui, frayer à son ambition lechemin de l’empire héréditaire des Gaules… Victoria morte, ilreconnut l’impuissance de ses projets ; bientôt même il sentitque, n’étant plus soutenu par la sagesse et par la souveraineinfluence de cette femme auguste, il s’amoindrissait dansl’affection du peuple et de l’armée. Perdant chaque jour son ancienprestige, prévoyant sa prochaine déchéance, il songea dès lors àaccomplir l’une des deux trahisons dont je l’avais toujourssoupçonné. Il travailla, dans l’ombre, à replacer la Gaule, alorscomplètement indépendante, sous le pouvoir des empereurs de Rome.Longtemps à l’avance, et par mille moyens ténébreux, il sema desgermes de discordes civiles dans le pays ; en le divisant, ill’affaiblit ; il sut réveiller les anciennes jalousies deprovince à province depuis longtemps apaisées ; il suscita,par des préférences et des injustices calculées, d’ardentesrivalités entre les généraux et les différents corps del’armée ; puis, l’heure de la trahison sonnée, il écrivitsecrètement à Aurélien, empereur romain :
« Le moment d’attaquer la Gaule estarrivé ; vous aurez facilement raison d’un peuple affaibli parles divisions, et d’une armée dont les divers corps se jalousent…Je vous ferai connaître d’avance la disposition des troupesgauloises et de tous les mouvements qu’elles doivent faire, afind’assurer votre triomphe[119]. »
Les deux armées se rencontrèrent sur les bordsde la Marne, dans la vaste plaine de Châlons[120].Au plus fort de l’action, Tétrik, selon sa promesse, se portant enavant avec le principal corps d’armée, se fit couper et envelopperpar les Romains, tandis que les légions du Rhin combattaient avecleur valeur accoutumée ; mais, prévenues dans leurs manœuvres,écrasées par le nombre, elles furent anéanties… Tétrik et son filsse réfugièrent dans le camp ennemi. Notre armée détruite, notrepays divisé, ainsi qu’aux plus tristes jours de notre histoire,rendirent aux Romains la victoire facile… La Gaule, complètementlibre depuis tant d’années, redevint une province romaine.L’empereur Aurélien, comme autrefois César, pourglorifier ce grand événement, fit une entrée solennelle auCapitole… Tous les captifs, ramenés par cet empereur de ses longuesguerres d’Asie, défilèrent devant son char. Parmi eux, on vit lareine d’Orient, l’héroïque émule de Victoria… Zénobie,chargée de chaînes d’or rivées au carcan d’or qu’elle portait aucou. Après Zénobie venait Tétrik, le dernier chef de la Gaule avantqu’elle fût redevenue province romaine ; lui et son filsmarchaient libres, le front haut, malgré leur trahisoninfâme ; ils portaient de longs manteaux de pourpre, unetunique et des braies de soie[121]. Ilsreprésentaient, dans ce cortège, la récente soumission des Gauloisà Aurélien, empereur.
Hélas ! mon enfant, les récits de nospères t’apprendront qu’autrefois, il y a trois siècles, un Gauloismarchait aussi devant le char triomphal de César… Ce Gaulois nes’avançait pas splendidement vêtu, l’air audacieux et souriant àson vainqueur ; non, ce captif chargé de chaînes, couvert dehaillons, se soutenant à peine, sortait de son cachot ; il yavait langui pendant quatre ans, après avoir défendu pied à pied laliberté de la Gaule contre les armes victorieuses du grand César…Ce captif, l’un des plus héroïques martyrs de la patrie, de notreindépendance, se nommait VERCINGÉTORIX, le chef des centvallées…
Après le triomphe de César, le vaillantdéfenseur de la Gaule eut la tête tranchée…
Après le triomphe d’Aurélien, Tétrik, cerenégat qui avait livré son pays à l’étranger, fut conduit avecpompe dans un palais splendide, prix de sa trahison sacrilège…
Que ce rapprochement ne te fasse pas douter dela vertu, mon enfant ; la justice d’Hésus est éternelle, etles traîtres, pour leur punition, iront revivre ailleursqu’ici…
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Tels sont les événements qui se sont passés enGaule après la mort de Victoria la Grande, pendant que, retirésici, au fond de la Bretagne, dans les champs de nos pères, rachetéspar moi aux descendants d’un colon romain, nous vivions paisiblesavec ta seconde mère, mon enfant ; la Gaule est, il est vrai,redevenue province romaine ; mais toutes nos libertés, sichèrement reconquises par nos insurrections sans nombre et payéesdu sang de nos pères, nous sont conservées : nul n’aurait osé,nul n’oserait maintenant nous les ravir… Nous gardons nos lois, noscoutumes ; nous jouissons de tous nos droits decitoyens ; notre incorporation à l’empire, l’impôt que nouspayons au fisc et notre nom de Gaule romaine, tels sontles seuls signes de notre dépendance. Cette chaîne, si légèrequ’elle soit, est cependant une chaîne ; nous ou nos fils,nous la briseront facilement un jour, je le crois… là n’est pas lepéril que je redoute pour notre pays… non, ce péril, si j’en croisles dernières et effrayantes prédictions de Victoria… ce péril quim’épouvante pour l’avenir, je le vois dans cet amas de hordesfrankes, toujours, toujours grossissant de l’autre côté du Rhin… jele vois dans les ténébreuses machinations des évêques de lanouvelle religion…
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Or donc, moi, Scanvoch, pour obéir auxvolontés de notre aïeul JOEL, le brenn de la tribu deKarnak, j’ai écrit ce récit pour toi, mon fils Aëlguen, dansnotre maison, située près des pierres sacrées de la forêt deKarnak.
Ce récit, tracé à plusieurs reprises, je l’aiterminé pendant la vingtième année de ton âge, environ deux centquatre-vingts ans après que notre aïeule Geneviève a vu mourir surla croix le jeune homme de Nazareth…
Si quelques événements venaient troubler lavie laborieuse et paisible dont nous jouissons, grâce à lasollicitude de Victoria la Grande, j’écrirais plus tard, sur ceparchemin, d’autres événements.
La mort est souvent soudaine et proche ;demain appartient à Hésus ; je te lègue donc, dès aujourd’hui,à toi, mon fils Aëlguen, ces récits et les reliques de notrefamille :
LA FAUCILLE D’OR de notre aïeuleHêna ;
LE MORCEAU DE COLLIER DE FER de notreaïeul Sylvest ;
LA CROIX D’ARGENT de notre aïeuleGeneviève ;
Et enfin L’ALOUETTE DE CASQUE de ma sœurde lait, Victoria la Grande.
Tu légueras ceci à ta descendance, pour obéiraux dernières volontés de notre aïeul Joël.
FIN DE L’ALOUETTE DU CASQUE
Moi, Aëlguen, fils de Scanvoch, mort en paixdans notre maison, située près des pierres sacrées de la forêt deKarnak, je te lègue, à toi mon fils aîné Roderik, je te lègue cesrécits de notre famille et nos pieuses reliques, afin que tu lestransmettes aussi à notre descendance. Ces récits, tu lesaugmenteras si quelques événements graves viennent agiter tavie ; jusqu’ici la mienne a été calme, heureuse ; jecultive avec nos parents les champs paternels dont nous sommesredevenus possesseurs, grâce à la sœur de lait de mon père,Victoria la Grande. Les sinistres prédictions de cette femmeillustre ne se sont pas réalisées, puissent-elles ne se réaliserjamais ! la Gaule relève toujours des empereurs romains ;de rares voyageurs, qui parfois pénètrent jusqu’au fond de notrevieille Armorique, nous ont dit qu’il y avait eu dans les autresprovinces de grands soulèvements populaires sous le nom deBagaudies. Peu d’années avant la mort de mon pèreScanvoch, qui est allé revivre ailleurs, deux cent quatre-vingtsans après que notre aïeule Geneviève a eu vu mourir Jésus deNazareth, la Bretagne est restée étrangère à ces révoltes deBagaudes ; elle jouit d’une tranquillitéprofonde ; l’impôt que nous payons au fisc des empereurs n’estpas trop lourd, et nous vivons paisibles, laborieux et libres.
Plusieurs de nos aïeux, autrefois soumis àl’horrible esclavage de Rome, plongés dans l’ignorance et lemalheur, ont fait écrire ou ont écrit sur nos parchemins que telleétait la pesante uniformité de leurs jours passés de l’aube au soirdans un labeur écrasant, qu’ils n’avaient rien à inscrire sur notrelégende, sinon : je suis né, j’ai vécu, je mourrai dansles douleurs de l’esclavage : fassent les dieux que lebonheur des générations qui succéderont à la nôtre soit aussi d’unetelle uniformité que chacun de nos descendants puisse ainsi que moin’avoir rien à ajouter à notre chronique, sinon ceci que j’écris enterminant.
« J’ai vécu heureux, paisible et obscur,en cultivant avec ma famille nos champs paternels ; jequitterai ce monde sans crainte et sans regret lorsque Hésusm’appellera pour aller revivre dans les mondes inconnus. »
À toi donc, mon bien-aimé fils aîné Roderik,moi Aëlguen, fils de Scanvoch, arrivé à la soixante-huitième annéede mon âge, je lègue ces récits et ces reliques de notrefamille ; ignorant si Hésus doit me laisser encore quelquesannées à vivre, j’accomplis aujourd’hui le vœu de notre aïeul Joel,le brenn de la tribu de Karnak.
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Moi, Roderik, fils d’Aëlguen, mort trois centquarante ans après que notre aïeule Geneviève a vu mourir Jésus deNazareth, j’écris ici selon que l’avait espéré mon père :
« – Jusqu’à ce jour j’ai vécu paisible,heureux et obscur, cultivant avec ma famille les champs de nospères ; je puis quitter ce monde sans crainte et sans regretlorsque Hésus m’appellera pour aller revivre dans les mondesinconnus. »
Puisses-tu, mon fils Amaël, n’avoir non plusque moi et ton grand-père Aëlguen à augmenter du récit de tesmalheurs ou de l’agitation de ta vie notre légende que je tetransmets avec nos pieuses reliques pour obéir aux derniers veux denotre aïeul Joel.
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Moi, Gildas, fils d’Amaël, j’écris ici bientristement ces lignes, trois cent soixante-quinze ans après la mortde Jésus. Mon père avait toujours reculé d’année en année le jouroù il ajouterait quelques mots à notre légende, n’ayant non plusque mon grand-père Roderik à transmettre à notre descendance que lesouvenir d’une vie obscure, laborieuse et paisible… Il y a deuxjours, mon père est mort dans notre maison, près de Karnak, aprèsune courte maladie… Avant de quitter ce monde-ci pour aller revivreailleurs, il m’a légué ces parchemins et ces pieuses reliques denotre famille…
J’ai dix-huit ans… si ma vie ne s’écoule pascalme et obscure comme celle de mon père et de mon aïeul, j’écriraiici en très-grande sincérité le bien ou le mal, afin d’obéir auxdernières volontés de notre ancêtre JOEL, le brenn de la tribude Karnak, et je léguerai à notre descendance ces reliqueslaissées par mes aïeux :
La Faucille d’or d’HÊNA, laClochette d’airain de GUILHERN, le Collier de fer deSYLVEST, la Croix d’argent de GENEVIÈVE, et l’Alouettede casque de SCANVOCH.
FIN DU TROISIÈME VOLUME