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Les Mystères du peuple- Tome VIII

Les Mystères du peuple- Tome VIII

d’ Eugène Sue

Il n’est pas une réforme religieuse,sociale ou politique que nos pères n’aient été forcés de conquérir,de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’INSURRECTION.

 

L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DUPEUPLE

CHERS LECTEURS,

J’achève dans l’exil cet ouvrage forcément interrompu depuis longtemps ; votre bienveillance, dont vous m’avez autrefois donné tant de gages, me soutiendra, je l’espère,jusqu’à la fin de mon œuvre.

Le récit suivant se compose de deux parties distinctes : la première vous peindra l’invasion de la France par les Anglais, à la suite de la captivité du roi Jean et de la honteuse défaite de la noblesse franque à la bataille de Poitiers, désastres qui amenèrent, en 1357 et 1358, la grande révolution de Paris et la Jacquerie.

Dans la seconde partie de notre récit, formant un épisode complet, et précédé, comme celui-ci, d’une introduction,vous assisterez, chers lecteurs, à la délivrance du pays par Jeanne d’Arc, la fille du peuple. La pauvre bergère de Domrémi devait venger la France des lâchetés de sa noblesse et de ses rois, chasser l’Anglais… et être brûlée vive, comme sorcière,par des prêtres du Christ…

La Révolution de Paris et la Jacquerie, tels sont donc les sujets de ce premier épisode : LE TRÉPIED DE FER ET LA DAGUE, ou Mahiet-l’avocat d’armes.

L’on a beaucoup parlé de la Jacqueriedans ces derniers temps, et, soit ignorance, soit mauvaise foi,soit calcul, l’on a voulu établir entre le présent et le passé desanalogies sinistres. Il n’y en a pas de possible ; un abîmesépare la civilisation moderne de la barbarie du moyen âge. LaJacquerie de 1358 a été une sanglante représaille de la victimecontre son bourreau séculaire, du vassal révolté contre sonseigneur, du peuple conquis insurgé contre ses conquérants ;de la race gauloise asservie, se levant en masse contre larace franque, dominatrice et oppressive depuis huitsiècles.

Vous avez assisté, chers lecteurs, auxtortures subies par les Gaulois, devenus tour à tour esclaves,serfs et vassaux des Francs, depuis la conquête de CLOVIS ; laJacquerie a été la vengeance des serfs contre les seigneurs,vengeance légitime si l’on en croit ces paroles del’Écriture : Œil pour œil, dent pour dent,représailles légitimes comme la terrible et fatale loi du talion,seule loi des époques barbares.

Cette opinion sur la Jacquerie n’est passeulement la nôtre, elle est l’opinion d’éminents historiens dontl’autorité est irrécusable, elle est encore l’opinion deschroniqueurs contemporains des faits.

Citons les textes :

« Dans cette guerre chevaleresque que sefaisaient à armes courtoises les nobles de France et d’Angleterre,– dit MICHELET, – il n’y avait au fond qu’un ennemi, une victimedes maux de la guerre, c’était le paysan… Avant la guerre,celui-ci s’était épuisé pour fournir aux magnificences desseigneurs, pour payer ces belles armes, ces écussons émaillés, cesriches bannières qui se firent prendre à Crécy et à Poitiers.Après, qui paya la rançon ?… Ce fut encore lepaysan.

« Les nobles prisonniers, relâchés surparole, vinrent sur leurs terres ramasser vitement les sommesmonstrueuses qu’ils avaient promises sans marchander sur le champde bataille ; le bien du paysan n’était pas long àinventorier : maigres bestiaux, charrues, charrettes, quelquesferrailles ; de mobilier, il n’y en avait point. Cela pris etvendu, que reste-t-il sur quoi le seigneur eût recours ?Le corps, la peau du pauvre diable : on tâchaitencore d’en tirer quelque chose ; apparemment le rustre avaitquelque cachette où il enfouissait ; pour le lui faire dire,on le travaillait rudement, on lui chauffait les pieds, on n’yplaignait ni le fer, ni le feu… (MICHELET, Hist. deFrance, t. III, p. 393…) Ruiné par son seigneur, le paysann’était pas quitte ; ce fut le caractère atroce de la guerredes Anglais. Pendant qu’ils rançonnaient le royaume en gros, ils lepillaient en détail ; entre autres, le capitaine d’une banded’Anglais nommé Griffith, désolait le pays entre la Seineet la Loire. (Ibid., p. 394.)

» Combien était grande la terreur dansles campagnes ! Les paysans ne dormaient plus ; ceux dela Loire passaient les nuits dans les îles ou dans des bateauxarrêtés au milieu des fleuves ; en Picardie, les populationscreusaient la terre et s’y réfugiaient (beaucoup de ces souterrainsparaissent avoir été creusés dès l’époque des invasions normandes,ils furent probablement agrandis d’âge en âge (Mém. del’abbé LEBŒUF ; Mém. de l’Académie desInscript., XXVIII, 179). – C’était dans ces souterrains quel’on pouvait avoir quelque impression des horreurs du temps ;c’étaient de longues allées voûtées, de sept à huit pieds de large,avec un trou dans la voûte et un puits dans le sol, pour avoir à lafois de l’air et de l’eau ; les familles s’y entassaientsouvent avec leurs bestiaux à l’approche des Anglais ; lesfemmes, les enfants y pourrissaient des semaines, des mois, pendantque les hommes allaient timidement au clocher voir si les gens deguerre s’éloignaient de la campagne. (Ibid., 337.)Enfin, le paysan, enragé de faim et de misère, pillé parl’Anglais, rançonné, torturé par la noblesse, força les châteaux,égorgea les nobles ; jamais ceux-ci n’auraient voulucroire à une telle audace… Ils appelaient le paysan JACQUESBONHOMME, comme nous appelons Jean-Jean nos conscrits.Comment craindre ces vilains ? C’était un dicton entre lesnobles : – Oignez (craignez) vilain, il vouspoindra (frappera) ; poignez vilain, il vousoindra. – Les JACQUES BONHOMME payèrent à leurs seigneurs unarriéré de plusieurs siècles ; ce fut une vengeance dedésespérés, de damnés… Ils avaient pour capitaine l’un des leurs,un rusé paysan nommé Guillaume Collet (ou Caillet) ;aussi les nobles et les grands se déclarèrent-ils tous contre euxsans distinction de parti ; Charles-le-Mauvais lesflatta, invita les principaux chefs et fit main-basse sureux ; les nobles se rassurèrent, prirent les armes, et semirent à les tuer et à les brûler dans les campagnes à tort ou àdroit, sans s’informer de la part qu’ils avaient prise à laJacquerie. » (Ibid., p. 400 et 401.)

Écoutons maintenant SISMONDI :

« … Les barons et les chevaliers que lesAnglais avaient faits prisonniers à Poitiers, et qu’ils avaientensuite relâchés sur parole, étaient revenus sur leurs terres, etils s’occupaient à extorquer à leurs vassaux l’argent nécessaire àleur rançon… Ils saisissaient les récoltes, les attelages, lebétail des paysans, et lorsque cela ne suffisait pas, ils lessoumettaient à des tourments prolongés, pour leur faire révélerl’endroit où ils pouvaient avoir enfoui quelque argent ;tout était pris et envoyé aux Anglais, pour racheter d’eux quelquesgentilshommes inutiles à la France ; et comme il n’y avait pasune famille noble qui n’eût un de ses membres prisonnier, il n’yavait pas non plus une seigneurie où ces extorsions ne sepratiquassent. (487, Hist. des Français, vol. X.)… Lamisère même des paysans était devenue un objet deplaisanterie : – Jacques Bonhomme, disaient lesnobles, ne lâche pas son argent si on ne le roue decoups ; bientôt le paysan ne fut plus nommé queJacques Bonhomme. (488, ibid.)… Les paysans, queles seigneurs et les Anglais pillaient et torturaient, sesoulevèrent d’un commun accord le 21 mai 1358, pour se soustraire àla faim, à la misère et au désespoir. L’exemple donné parquelques villages se répandit dans toutes les directions avec larapidité du feu qui s’étend sur une plaine d’herbes sèches ;ils voulaient se venger des nobles qui, joignant l’insulte à laviolence, les nommaient Jacques Bonhomme, vidant leurs greniers,emmenant leur bétail, violant devant eux leurs femmes et leursfilles, et les brûlaient ensuite avec un fer chaud pour les forcerà donner de l’argent. Les insurgés, que l’on nomma lesJacques (l’insurrection, Jacquerie), se jetèrent avecfureur sur les châteaux ; armés seulement de fourches, de fauxet de bâtons, ils forcèrent l’entrée de ces manoirs qui les avaientfait si longtemps trembler, ils y mirent le feu, et ils soumirent àdes tortures effroyables les chevaliers qu’ils firent prisonniers,avec leurs femmes et leurs enfants. Les gentilshommes qui nepérirent pas dans cette première entreprise ne tardèrent pas àprendre leur revanche, ils avaient pour eux l’avantage des armes etl’habitude de la guerre. La lutte ne fut pas longue… Les bourgeoisde Meaux avaient été de leur côté horriblement vexés par lanoblesse, ils ouvrirent leurs portes aux Jacques, dontprès de neuf mille entrèrent dans leurs murs ; un assez grandnombre de Parisiens s’étaient joints à eux… Le captal de Buchet le comte de Foix, à la tête de leurs hommes d’armescouverts de fer, attaquèrent les Jacques et sabrèrent cespaysans demi-nus, sans pouvoir être atteints ; avant la fin decette journée, sept mille Jacques avaient été massacrés ounoyés ; les gentilshommes mirent ensuite le feu à la ville deMeaux, empêchant en même temps les bourgeois de sortir de leursmaisons, et les firent tous périr dans les flammes ;encouragés par cette victoire, les gentilshommes se réunirent enpetites troupes, se répandirent dans les campagnes, brûlant lesvillages, massacrant les paysans, sans s’informer s’ils avaient ounon appartenu à la Jacquerie ; le roi de Navarre fitsupplicier leur chef nommé GUILLAUME CAILLET. »(Ibid., p. 531-533.)

Enfin, HENRI MARTIN n’est pas moins explicitesur les causes de ce puissant mouvement insurrectionnel :

« …… Ce qu’avaient enduré les paysanspassait la mesure des misères humaines ; les noblesavaient rejeté sur leurs vassaux tout le poids du désastre dePoitiers, et n’en avaient gardé pour eux que la honte… Chaqueseigneur tira de ses vilains libres ou non libresla plus grosse part qu’il put ; quant aux serfs, auxtaillables et corvéables à merci, les fouets, les cachots, lestortures, tout fut bon pour leur extorquer leur dernierdenier ; on répondait à leurs plaintes par des coups et desgausseries : JACQUES BONHOMME (ainsi que la noblesse appelaitle paysan), JACQUES BONHOMME a bon dos, il souffre tout…Mais Jacques Bonhomme, après avoir vu sa fille outragée, sonfils massacré, sort sanglant et affamé des ruines de sachaumière, et le 21 mai 1358, plusieurs menues gens deNointel, de Cramoisi, et de quelques autresvillages du Beauvoisis et des environs de Clermont, s’assemblèrent,et s’entre-dirent que tous les nobles de France, chevaliers etécuyers, honnissaient et trahissaient le royaume, et que ce seraitgrand bien de les détruire tous. – Et chacun dit : – Ilest vrai, il est vrai ! honni soit celui par qui il y auraretard, que tous les gentilshommes ne soient détruits ! –Ils élurent pour leur chef un très-rusé paysan nommé GuillaumeCaillet, du village de Merlo, et s’en allèrent assaillir leschâteaux, sans nulle armure hors que bâtons ferrés etcouteaux. (Chronique de Nangis, cont. XII.)… En peude jours l’insurrection se répandit dans tous les sens avecrapidité ; elle embrasa le Beauvoisis, l’Amiénois, lePonthieu, le Vermandois, le Noyonnais, la seigneurie de Couci, leLaonnais, le Soissonnais, le Valois, la Brie, le Gâtinais, leHurepoix, toute l’Île de France ; elle couvrit toutel’embouchure de la Somme, etc., etc. Plus de cent mille vilainsquittèrent la bêche pour la pique ; les chaumières avaientassez brûlé, c’était le tour des châteaux. La noblesse était dansla stupeur ; les animaux de proie ne seraient pas plus étonnéssi les timides troupeaux qu’ils sont accoutumés à déchirer sansrésistance se retournaient tout à coup contre eux avec furie ;presque nulle part les nobles n’essayèrent de se défendre…… LesJacques combattaient, afin de rendre tortures pour tortures,outrage pour outrage, afin d’épuiser en quelques jours cet horribletrésor de haine et de vengeance, que les générations s’étaienttransmises d’âge en âge en expirant sur la glèbe…… Les nobles,revenus de leur premier effroi, reprirent l’offensive, brûlant lesvillages et égorgeant tous les paysans qui tombaient entre leursmains ; le chef de la Jacquerie du Beauvoisis, GuillaumeCaillet, essaya de traiter avec le roi de Navarre ;celui-ci donna de belles paroles à Guillaume Caillet et à sesadhérents, qui se rendirent à Clermont, sur l’invitation de ce roi,qui les fit supplicier, et couronner Guillaume Caillet d’un trépiedde fer rouge, dit un historien (Vita prima Innocentii VI, ap.Balus. pap. Avenion., t. 1, p. 554.) Le régent et sessoudoyers entre la Seine et la Marne détruisirent également denombreuses bandes de Jacques ; les noblesfaisaient la chasse aux paysans, comme ceux-ci l’avaientfaite aux gentilshommes ; ils incendiaient les villages,tuaient les vilains et les serfs, coupables ou non,partout où ils les rencontraient ; plus de vingt mille avaientpéri avant la Saint-Jean d’été ; le carnage continua longtempsencore, des cantons entiers furent dépeuplés. » (Hist. deFrance, p. 540 à 548, vol. V.)

Viennent ensuite des témoignages contemporainset de nature diverse : les uns, et ce sont les plus nombreux,constatent les causes premières de la Jacquerie et de la sympathieque cette insurrection, malgré ses excès, inspirait aux populationsurbaines et à la bourgeoisie. Ainsi on lit dans laChronique de Saint-Denis, t. VI, p.113 :

« … Il y avait bien peu de villes decommunes ou autres en France qui ne fussent mues(irritées) contre les gentilshommes, tant en faveur des gens deParis que pour le mouvement des paysans. »

On lit dans le Continuateur de laChronique de Guillaume de Nangis, t. II, p. 112 :

« … Dans l’été de l’année 1358, lespaysans des environs de Saint-Leu et de Clermont au diocèse deBeauvais, ne pouvant plus supporter les maux qui les accablaient detous côtés, et voyant que leurs seigneurs, loin de les défendre,les opprimaient et leur causaient plus de dommage que les ennemis,crurent qu’il leur était permis de se soulever contre les nobles duroyaume et de prendre leur revanche des mauvais traitements qu’ilsen avaient reçus. »

Et plus loin, après avoir dépeint lesmassacres des paysans coupables ou non d’avoir fait partie de laJacquerie, la chronique ajoute :

« … Si grand mal fut fait par les noblesde France, qu’il n’était pas besoin des Anglais pour détruire lepays ; car, en vérité, les Anglais, ennemis du royaume,n’eussent pu faire ce que firent les nobles nationaux(intranei, dit le texte du chroniqueur, 117,ibid.) »

Un autre chroniqueur contemporain, le noblesire Jean Froissart, chapelain, se tait prudemment sur les causesde la Jacquerie. Ces manants révoltés, à bout de misères,d’exactions, de tortures, ces Jacques noirs, petits, laids et àpeine armés ne lui inspirent qu’aversion et dégoût ; illes appelle méchans gens. Il se complaît dans la narrationde leurs supplices, de leur extermination ; mais,contradiction étrange, le chapelain chroniqueur est épris d’unetendresse touchante pour les aventuriers, presque tous aux gages dela noblesse, qui ravageaient, pillaient, incendiaient le pays àl’envi des Anglais. Il appelle ces pillards, cesincendiaires : pauvres brigands…

Citons…

« … Et toujours gagnaient pauvresbrigands à piller villes et châteaux… ils épiaient une bonneville ou châtel, et puis s’assemblaient et entraient dans la ville,droit sur le point du jour, et boutaient le feu en une maison oudeux, et ceux de la ville cuidaient (craignaient) que cefussent mille armures de fer… s’enfuyaient, et les pauvresbrigands brisaient maisons, coffres et écrins. Ils gagnèrentainsi plusieurs châteaux et les revendirent… Entre les autres eutun brigand qui détint le fort châtel de Comborne en Limousin, etpar ses prouesses, le roi de France voulut avoir ce brigand chezlui, acheta son châtel vingt mille écus, et le fit huissier d’armesdu roi de France, et était appelé ce brigand BACON. »(Chronique de SIRE JEAN FROISSART, t. II, p. 480-81.)

Le dévot historien des prouesses de cespauvres brigands que le roi de France voulut honorer dansla personne de l’un des chefs de ces bandits, en le nommanthuissier d’armes, ce dévot historien, disons-nous, ne pouvaitnaturellement éprouver que de la haine et de l’horreur pourJacques Bonhomme qui, fou de désespoir et de rage, aprèsdes siècles d’asservissement et de douleur, courait aux bâtons, auxfourches, aux faux, et se révoltait enfin contre ses bourreaux.

Citons encore :

« … Advint eu ce temps-là unegrand’merveilleuse tribulation en plusieurs parties du royaume deFrance, si comme en Beauvoisin, en Brie, et sur la rivière de Marneen Valois, en Laonnais, etc., car aucuns gens des villes champêtress’assemblèrent en Beauvoisin, et ne furent mie (pas) centhommes les premiers et avaient fait un chef entre eux qu’ilsappelaient chef des Jacques Bonhomme (Guillaume Caillet),et dirent que tous les nobles du royaume de France, chevaliers etécuyers, honnissaient et trahissaient le royaume, et que ce seraitgrand bien de tous les détruire ; et chacun de ces mauvaisgens se dit : il dit voir ! il dit voir (il ditvrai) ; honni soit celui par qui il demeurera (il yaura du retard) que tous les gentilshommes ne soient détruits. –Lors, se assemblèrent et s’en allèrent, sans autre conseil et sansnulles armures fors (hors) que de bâtons ferrés et decouteaux, en la maison d’un chevalier qui près de làdemeurait ; si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, ladame et les enfans petits et grands et ardirent(brûlèrent) la maison… Ainsi firent-ils en plusieurs châteaux etmultiplièrent tant, que ils furent bientôt six mille, et partout làoù ils venaient, leur nombre croissait, car chacun de leursemblance les suivait… Ces méchans gens ardirent au pays deBeauvoisin plus de soixante bonnes maisons et forts châteaux… Quandles gentilshommes de Beauvoisin, de Corbiais, de Vermandois, et desterres où ces méchans gens conversaient (détruisaient) etfaisaient leurs forcenneries, virent ainsi leurs maisons détruiteset leurs amis tués, ils mandèrent secours à leurs amis en Flandre,en Hainaut, en Brabant ; si en y vint tantôt assez de touscôtés ; si (ainsi) s’assemblèrent les gentilshommesétrangers et ceux du pays qui les menaient ; si commencèrent àtuer et à découper ces méchans gens sans pitié et sans merci, etles pendaient aux arbres où ils les trouvaient ; mêmement leroi de Navarre en mit a fin plus de trois mille, près de Clermonten Beauvoisin (Guillaume Caillet, leur chef, fut suppliciéà Clermont) ; mais ils étaient ja (déjà) tantmultipliés, que, si ils fussent tous ensemble, ils eussent bien étécent mille hommes ; et quand on leur demandait pourquoi ilsfaisaient ce (cela), ils répondaient qu’ils ne savaient,mais ils le véoient (voyaient) faire aux autres, si lefaisaient aussi, et pensaient qu’ils dussent en telle manièredétruire tous les nobles et gentilshommes du monde, par quoinul n’en pût être (pour qu’il n’en restât aucun). En ce tempsque ces méchans gens (les Jacques) couraient, revinrent de Prussele comte de Foix et le captal de Buch, son cousin, etentendirent sur le chemin si comme ils devaient entrer en France,la pestilence, et l’horribilité qui courait sur lesgentilshommes ; tant chevauchèrent qu’ils vinrent à Meaux enBrie ; si allèrent tantôt devers la duchesse de Normandie etles autres dames, qui furent moult lies (très-joyeuses) deleur venue, car taus les jours elles étaient menacées desJacques et des vilains de Brie et mêmement de ceux de laville, ainsi qu’il fut apparent ; d’autre part, les vilains deParis s’en vinrent aussi Meaux par flotte et par troupeaux, et s’envinrent avecque les autres, et furent bientôt neuf mille à Meaux,en très-grande volonté de mal faire… Or, regardez la grand’grâceque Dieu fit aux dames et aux demoiselles (de la duchesse deNormandie) qui étaient dedans Meaux ; elles eussent étéviolées, efforcées et perdues, comme grandes dames qu’elles fussent(quoiqu’elles fussent de grandes dames), si ce n’eût été lesgentilshommes qui là étaient et par espécial(spécialement) le comte de Foix et le captal de Buch, carces deux derniers donnèrent l’avis pour détruire et déconfire cesvilains et ces Jacques ; quand ces méchans gens,noirs et petits et très-mal armés, virent la bannière du comte deFoix et celle du duc d’Orléans et le pennon du captal de Buch, etles glaives et les épées entre leurs mains, et celles de leursgendarmes bien appareillés, si commencèrent les premiers à reculer,et les gentilshommes à eux poursuivre et à lancer sur eux de leurslances et de leurs épées, et eux abattre les Jacques… Siles abattaient à grands monceaux et tuaient ainsi que des bêtes, etles reboutèrent tous hors de Meaux, et en tuèrent tant et tant,qu’ils en étaient lassés et tannés, et les faisaientsaillir (sauter) en la rivière de Marne ; finalement,ils en tuèrent ce jour (30 juin 1358) plus de sept mille ; etquand les gentilshommes retournèrent, ils boutèrent le feu en ladésordonnée ville de Meaux, et l’ardirent (la brûlèrent)toute, et tous les vilains du bourg qu’ils purent dedansenclore ; depuis cette déconfiture qui fut faite d’eux àMeaux, les Jacques ne se rassemblèrent plus nulle part,car le jeune sire de Coucy, qui s’appelait messire Enguerrand,avait grand’foison (grand nombre) de gentilshommes aveclui, qui mettaient les Jacques à mort partout où ils entrouvaient, sans pitié ni merci. » (Chronique de SIREJEAN FROISSART, liv. I, chap. LXV à LXVIII, pages 370 à 378.)

Cette attaque de Meaux par lesJacques nous servira de transition naturelle pour arriverà constater ce fait immense et tout nouveau à cette époque :l’alliance des paysans et des populations des villes, peuple etbourgeoisie, contre la noblesse et la royauté.

Le chef de la grande révolution de 1356-1358,à Paris (les révolutions de 1413 et de 1789 reproduisirent presqueidentiquement les mêmes faits, les mêmes principes, les mêmesparticularités, les mêmes progrès) ; le chef de cette granderévolution, disons-nous, fut ÉTIENNE MARCEL, prévôt des marchands,l’un des plus illustres citoyens, des plus courageux patriotes dontla France puisse s’enorgueillir ; il avait senti l’imminenceet la portée de l’alliance des bourgeois et del’artisan avec les paysans contre leurs ennemiscommuns et séculaires : clergé, noblesse etroyauté. MARCEL crut devoir appuyer l’insurrection desJacques. Il voyait en eux d’utiles auxiliaires ; ilvoulait modérer leur furie sauvage déchaînée par la souffrance etle désespoir : il avait, entre autres actes, envoyé desrenforts aux paysans révoltés, afin de les mettre à même des’emparer du marché de la ville de Meaux. Ce marché, situé dans uneîle formée par la Marne et par le canal du Cornillon, défendu pardes fortifications, était la place d’armes du régent et dominait laville. L’attaque fut sollicitée par les habitants de Meauxeux-mêmes, qui n’osaient seuls se soulever contre la garnison detroupes royales, dont les exactions et l’insolence les poussaient àbout. Les bourgeois de la cité ouvrirent leurs portes aux Jacquesenvoyés par MARCEL, fraternisèrent avec eux, dressèrent des tablesdans les rues, et après cette agape du paysan, de l’artisan et dubourgeois, tous marchèrent à l’attaque de la place d’armes ;mais les troupes royales, bien armées, commandées par deschevaliers expérimentés, firent une horrible boucherie de cettemultitude sans discipline et presque sans armes. La ville de Meauxet ses habitants furent brûlés, ainsi que le dit Froissart, lesJacques exterminés, puis tous les paysans, Jacques ou non,que les nobles purent atteindre, périrent dans d’abominablessupplices.

Cette sympathie des bourgeois et despopulations urbaines pour les Jacques et leur accord pour tenter debriser le joug de la royauté sont surabondamment prouvés par lescontemporains.

Le Continuateur de la Chronique deGuillaume de Nangis dit textuellement (t. II, p.115) :

« … Les gens de Paris qui, au nombre detrois cents, allèrent se joindre aux Jacques à Meaux, avaient pourcapitaine un épicier de Paris, nommé PIERRE-GILLES. Il se joignit àlui une autre troupe d’environ cinq cents Parisiens commandés parJEAN VAILLANT, prévôt des monnaies du roi, qui avaitrassemblé sa troupe à Tilli. »

« … La guerre des Jacques, dit MICHELET,avait fait une diversion utile à celle de Paris. Marcelavait intérêt à les soutenir ; les communes hésitaient ;Senlis et Meaux les reçurent ; Marcel leur envoya du mondepour les aider à prendre Meaux. » (Hist. de France,vol. III, p. 400.)

« Malgré les excès et les cruautés desJacques, le parti bourgeois, – dit SISMONDI, – ne pouvait serefuser à profiter d’une pareille diversion, et beaucoup de richeshommes se mêlèrent bientôt à la Jacquerie. Pour la diriger, Marcelenvoya des Parisiens aider les Jacques à prendre le fort châteaud’Ermenonville. On n’égorgea pas les gens qu’on y trouva ;mais on les obligea de renier gentilesse etnoblesse ; les paysans sentaient eux-mêmes la nécessitéde s’allier aux bourgeois. Ils se présentèrent devant Compiègne,ville royaliste, qui leur ferma ses portes ; mais ils furentreçus dans Senlis (ville de commune). »

« Le mouvement parisien, – dit HENRIMARTIN, – commença de la façon la plus régulière ; ceux qui ledirigèrent n’étaient ni d’obscurs agitateurs enhardis par leurobscurité même, ni des malheureux poussés à bout par la misère etpar le désespoir, c’étaient les chefs électifs du corps municipal,qui avaient déjà figuré aux précédents États-généraux : genshonorable, ayant pour la plupart d’assez grands biens, tel étaitentre autres le prévôt des marchands, Étienne Marcel,l’homme le plus considérable par son mérite et par sa positionsociale qu’il y eût alors dans la bourgeoisie française. »

Maintenant laissons parler, sur l’ensemble desfaits précédents, un illustre historien souvent cité par nous etdont vous avez pu déjà, chers lecteurs, apprécier le savoir,l’éloquence et le patriotisme.

« Ici apparaît un homme dont la figure ade nos jours singulièrement grandi pour l’histoire mieuxinformée ; ÉTIENNE MARCEL, prévôt des marchands, c’est-à-direchef de la municipalité de Paris. Cet échevin du quatorzième sièclea, par une anticipation étrange, voulu et tenté des choses quisemblent n’appartenir qu’aux révolutions les plusmodernes :

» L’unité sociale et l’unitéadministrative ;

» Les droits politiques étendus àl’égal des droits civils ;

» Le principe de l’autorité publiquetransféré de la couronne à laNATION ;

» Les États-généraux changés sousl’influence du TROISIÈME ORDRE EN REPRÉSENTATIONNATIONALE ;

» La volonté du PEUPLEattestée comme SOUVERAINE devant le dépositairedu POUVOIR ROYAL ;

» L’action de Paris sur les provincescomme tête de l’opinion et centre du mouvementgénéral ;

» LA DICTATURE DÉMOCRATIQUE exercéeau nom du droit commun ;

» De nouvelles couleurs prises etportées comme signe d’alliance patriotique et symbole derénovation ;

» Le transport de la royauté d’unebranche à une autre, en vue de la cause des réformes et pourl’intérêt plébéien.

» Voilà les événements et les scènes quiont donné à notre dix-neuvième siècle, et au précédent, leurcaractère politique ; eh bien, il y a de tout cela dans lestrois années sur lesquelles domine le nom du prévôt MARCEL. Sacourte et orageuse carrière fut comme un essai prématuré des grandsdesseins de la Providence, et comme le miroir des sanglantespéripéties sous l’entraînement des passions humaines ; cesdesseins devaient marcher à leur accomplissement (en 1789). MARCELvécut et mourut pour une idée, celle de précipiter par la force desmasses roturières de l’œuvre de nivellement graduel commencé parles rois (en attaquant le pouvoir féodal)… À une fougue de tribun,il joignit l’instinct organisateur ; il laissa dans la grandecité, qu’il avait gouvernée d’une façon rudement absolue, desinstitutions fortes, de grands ouvrages et un nom que, deux sièclesaprès lui, ses descendants portaient comme un titre denoblesse…

» Pendant que la bourgeoisie formée à laliberté municipale s’élevait ainsi (sous l’influence de Marcel)d’un élan soudain, mais passager, à l’esprit de liberté nationale,et anticipait en quelque sorte les temps à venir, un spectaclebizarre et terrible fut donné par la population demi-serve desvillages et des hameaux ; on connaît la JACQUERIE, seseffroyables excès et sa répression non moins effroyable ; dansces jours de crise et d’agitation, le frémissement universel se fitsentir aux paysans, et rencontra en eux des passions de haine et devengeance, amassées, refoulées pendant des siècles d’oppressionet de misère ; le cri de la France plébéienne : –LES NOBLES DÉSHONORENT ET TRAHISSENT LE ROYAUME, devint sous leschaumières du Beauvoisis un signal d’émeute pour l’exterminationdes gentilshommes… Maîtresse de tout le plat pays entre l’Oise etla Seine, cette force brutale s’organisa sous un chef(Guillaume Caillet), qui offrit son alliance aux villesque l’esprit de réforme agitait ; Paris, Beauvais, Senlis,Amiens et Meaux l’acceptèrent, soit comme secours, soit commediversion ; malgré les actes de barbarie des paysansrévoltés, presque partout la population urbaine et principalementla classe pauvre sympathisait avec eux : on vit de richesbourgeois, des hommes politiques se mêler aux JACQUES, lesdirigeant et modérant leur soif de massacre, jusqu’au jour où ilsdisparurent tués par milliers dans leurs rencontres avec lanoblesse en armes, décimés par les supplices ou dispersés par laterreur.

» La destruction des Jacques fut suiviepresque aussitôt par la chute dans Paris même de la révolutionbourgeoise. Ces deux mouvements si divers des deux grandesclasses de la roture finirent ensemble, l’un pour renaître et toutentraîner quand le temps serait venu, l’autre pour ne laisser qu’unnom et de tristes souvenirs. L’essai de monarchie démocratiquefondé par ÉTIENNE MARCEL et ses amis sur la confédération desvilles du nord et du centre de la France, échoua, parce que Paris,mal secondé, resta seul pour soutenir une double lutte contretoutes les forces de la royauté jointes à celles de la noblesse, etcontre le découragement militaire ; le chef de cettecourageuse entreprise fut tué au moment de la pousser à l’extrême,et d’élever un roi de la bourgeoisie en face du roi légitime… Aveclui périrent ceux qui avaient représenté la ville dans le conseilmunicipal… Le tiers état, descendu de la position dominante qu’ilavait conquise prématurément, le tiers état reprit son rôleséculaire de labeur patient, d’ambition modeste, de progrès lentset continus ; tout ne fut pas perdu dans cette première etmalheureuse épreuve ; le prince qui lutta deux ans contrela bourgeoisie parisienne, prit quelque chose de ses tendancespolitiques, et s’instruisit à l’école de ceux qu’il avaitvaincus. Il mit à néant ce que l’assemblée nationale avaitarrêté et l’avait contraint de faire pour la réforme desabus ; mais cette réaction n’eut que peu de jours deviolence, et Charles V, devenu roi, S’IMPOSA unepartie de la tâche que, régent du royaume, il avait exécutéeMALGRÉ LUI. » (Recueil des monuments inédits de l’Histoiredu tiers état, par AUGUSTIN THIERRY, membre del’Institut, 1850. – Introduction, pages XL à L.)

Non, ainsi que le dit l’illustre historien,non, tout ne fut pas perdu dans cette première et malheureuseépreuve : le progrès fit un pas de plus, et, ainsi quenous l’avons dit et constaté tant de fois dans le cours de cesrécits, chers lecteurs, chacun de ces pas hardis, laborieux,ensanglantés, que firent nos pères dans la voie de leuraffranchissement, devait aboutir à notre glorieuse révolution de1789-1792, et chacun de ces pas dut être marqué par desinsurrections successives ; écoutez encore à ce sujetAugustin Thierry :

« … N’ayant guère eu jusque-là d’autreperspective que celle d’être déchargés des services les plusonéreux, homme par homme, famille par famille, les paysanss’élevèrent à des idées, à des volontés d’un autre ordre, ils envinrent à demander leur affranchissement par seigneuries et parterritoire, et à se liguer pour l’obtenir. Ce cri d’appel ausentiment d’égalité originelle : nous sommes hommes commeeux, se fit entendre aux seigneurs, qu’il éclairait en lesmenaçant. » (Ibid., XXV.)

Et plus loin :

« Les deux grandes formes de constitutionmunicipale : la Commune proprement dite, et laCité, régie par les conseils, eurent également pourprincipe l’INSURRECTION plus ou moins violente, plus ou moinscontenue, et pour but l’ÉGALITÉ DES DROITS ET LA RÉHABILITATION DUTRAVAIL. »

Oui, égalité des droits, réhabilitation dutravail, tel a été le mobile, le but constant des légitimes etsaintes insurrections qui ont précédé la grande et décisiveinsurrection de 1789.

Et maintenant, chers lecteurs, le récitsuivant vous causera sans doute, comme à nous, d’abord de ladésespérance… et ensuite de l’espérance… sentiments qui semblent secontredire et cependant s’accordent…

Un moment vous désespérerez de l’avenir, envoyant, il y a quatre siècles, malgré l’alliance des seules forcesvives et productives de la nation, l’artisan, lepaysan et le bourgeois, malgré la conquête d’uneconstitution (pour parler le langage moderne) beaucoupplus radicale, beaucoup plus démocratique que celle de 1789, laFrance, après cette sublime aspiration vers la liberté, versl’égalité, vers la réhabilitation du travail, retomber épuisée,saignante, asservie, sous le joug de la royauté…

Mais vous espérerez, chers lecteurs, mais voussentirez plus que jamais affermie en vous votre foi ardente,inébranlable, au progrès, cette loi infailliblede l’humanité, en songeant qu’après quatre siècles de luttesterribles, d’insurrections tour à tour victorieuses ou vaincues,les principes désormais impérissables de 1356, prématurémentaffirmés par le génie d’Étienne Marcel, ont été proclamés,aux applaudissements de tous les peuples, par les constituants de1789, affranchissant le monde, et sont devenus l’Évangile de lasociété moderne !

Courage donc, chers lecteurs, courage, pas dedéfaillance, et que, selon notre vœu le plus cher, cesenseignements puisés dans le passé soient votre consolation etvotre espoir…

Annecy-le-Vieux (Savoie), 12 juin 1853.

EUGÈNE SUE

LE TRÉPIED DE FER ET LA DAGUE OUMAHIET-L’AVOCAT D’ARMES 1300-1428

Droit de CULLAGE OU CUILLAGE. Cettecoutume, qui donnait aux seigneurs la première nuit des nocesdes nouvelles mariées, se rédima plus tard en une sommed’argent ou en un certain nombre de vaches ; au procès-verbalfait par maître Jean Faguier, auditeur en la chambre desComptes, en vertu d’arrêt d’icelle, du 7 avril 1507, pourl’évaluation du comté d’Eu, l’on voit que ledit seigneur d’Eujouissait du droit du cullage (ou de prémices). – Lesseigneurs de Souloire étaient aussi fondés en pareilsdroits ; ils ont été convertis en prestation en argent, le 15octobre 1607. – Au livre IX, chapitre 57 de l’Histoire deChâtillon, se voit un accord entre Guy, seigneur de Châtillon,et les habitants pour la conversion en argent du droit decullage.

(GLOSSAIRE D’EUGÈNE DE LAURIÈRE, page 307, édition 1704.)

CHAPITRE PREMIER.

Le cabaret d’Alison-la-Vengroigneuse. – GuillaumeCaillet. – Mahiet-l’Avocat d’armes. – Le roi des Français,faux-monnayeur. – Mazurec l’Agnelet etAveline-qui-jamais-n’a-menti. – Le droit de prémices. – Le sirede Nointel. – Amende honorable du serf envers son maître. –Adam-le-Diable. – Arrêt de la sénéchaussée du Beauvoisis sur ledroit de déflorement des vassales par leur seigneur. – Le tournoi.– La belle Gloriande, fiancée du sire de Nointel. – Le dueljudiciaire. – Combat de Jacques Bonhomme, désarmé, contre unchevalier armé de toutes pièces. – Le messager du roi Jean. –Lâcheté de la noblesse. – Les cinq pendus. – Le revenant. –Mahiet-l’Avocat retourne à Paris.

&|160;

Moi, Mahiet-l’Avocat d’armes, fils deMazurek-le-Brenn, le libraire, qui eut pour pèreJulyan, pour grand-père Kervelaïk, et pourbisaïeul Mylio-le-Trouvère&|160;; j’ai, aujourd’hui, centans passés&|160;; je suis centenaire comme l’a été notre ancêtreAmaël, qui vit s’éteindre le dernier rejeton de Clovis etfut témoin de la splendeur éphémère du règne de Charlemagne&|160;;les récits suivants, qui embrassent presque un siècle (de 1356 à1432), ont été, à de longues années d’intervalle, écrits par moi.Je les fais précéder de ces lignes que j’ajoute aujourd’hui à cettelégende, parce que les événements dont je viens d’être spectateur àla fin de ma vie centenaire (en cette année 1432) forment pourainsi dire le complément des faits qui vont, fils de Joel, sedérouler devant vous à dater de 1356. – Deux mots vous diront mapensée. En 1356, la criminelle impéritie d’un roi cupide etprodigue, cruel et débauché, la lâcheté de la noblesse française,ont livré presque entièrement la Gaule aux Anglais, et aprèssoixante et quinze années de ravages, de désastres, de misères, dehontes, d’ignominies, dont la noblesse et la royauté sont seulescoupables et responsables, une fille du peuple vient de sauver, encette année 1432, la Gaule de sa ruine et de chasser enfinl’étranger de notre sol&|160;; et pourtant, le croiriez-vous&|160;?cette héroïne plébéienne, cette digne fille des viriles Gauloisesdes temps antiques, a été brûlée, il y a peu de jours, par lesprêtres catholiques&|160;; et grande a été la joie féroce d’unefoule de courtisans et d’officiers jaloux de la gloire roturière dela fille du peuple&|160;! Elle a sauvé la Gaule, et le roi lâche,ingrat et corrompu, qu’elle a rétabli sur son trône, l’a laissésupplicier&|160;! Ô Jeanne&|160;! pauvre bergère de Domrémi&|160;!Ô Jeanne&|160;! pauvre vassale, ta race asservie, dégradée,torturée durant des siècles, était celle de JACQUES BONHOMME, qui,après des maux inouïs, va se venger enfin de ses bourreauxséculaires&|160;! Châtiment terrible&|160;! Expiation légitime,légitime comme la justice des hommes qui punit le meurtrier par lesupplice, légitime comme la justice de Dieu qui frappe enfin lecriminel longtemps impuni.

*

**

La première de ces légendes à été écrite parmoi, Mahiet-l’Avocat, vers la fin de l’année 1358&|160;; il y a decela aujourd’hui près de soixante et seize ans&|160;: car j’avaisalors vingt-quatre ans. J’ai continué notre chronique à dater de1300, époque de la naissance de mon père inscrite par mon aïeul surnos parchemins. Ce sont les dernières lignes que sa main aittracées.

LE TRÉPIED DE FER ET LA DAGUE.

1300-1360

Avant de commencer ce récit, fils de Joel,quelques mots sur les événements accomplis en Gaule depuis l’année1300. – À PHILIPPE-LE-HARDI, mort en 1285, avait succédéPHILIPPE-LE-BEL. Spoliation et fausse monnaie&|160;: ces motsrésument le règne de ce roi d’une insatiable cupidité. Les Lombardset les Juifs sont chassés de la Gaule et dépouillés de leursbiens&|160;; les bourgeois, les marchands, les vilains et jusqu’auclergé, sont écrasés de taxes, et s’ils ne peuvent les payer, leursbiens sont confisqués&|160;; impitoyable à la curée,Philippe-le-Bel, malgré sa guerre incessante contre les Anglais,veut mettre à contribution la Flandre, pays libre, éclairé,industrieux et fort peu catholique&|160;; mais PierreKœnig, vaillant plébéien, doyen de la corporation destisserands de Bruges, se mettant à la tête de ses confrères et desautres corps d’artisans, châtie si rudement Philippe-le-Bel et sachevalerie qui voulait – disait-elle – rebâter ces manantsflamands, que lesdits manants, exterminant à Courtrai lanoblesse française (1302), emportent comme trophée de leur victoirequatre mille paires d’éperons dorés, enlevés aux talonsagiles de ces preux batailleurs de tournois. Philippe-le-Bel, ainsihonteusement battu, forcé de renoncer aux richesses de la Flandre,à bout de ressources, n’ayant plus ni Juifs ni Lombards à spolier,extorque aux bourgeois jusqu’à leur vaisselle, jusqu’à leursmeubles, et commence son productif métier de faux-monnayeur, payanten monnaie falsifiée et se faisant payer en bonnes pièces d’or etd’argent. Les seigneurs féodaux veulent imiter le roi des Français,mais il se réserve le monopole de cette volerie infâme&|160;; leclergé, possesseur d’immenses richesses, menaça Philippe-le-Beld’excommunication, s’il osait toucher aux biens du Seigneur. Ce bonprince se railla de ces menaces, si effrayantes au règne dePhilippe-Auguste, car les temps étaient changés&|160;; les horreursdes croisades en Palestine et en Languedoc avaient, selon laprédiction de notre aïeul Karvel-le-Parfait, porté un coup mortel àl’Église catholique. Sa puissance, naguère effrayante, s’affaissaitde jour en jour sous le poids de l’exécration générale, et lorsquele pape Boniface&|160;VIII s’avisa de récriminer contre la saisiedes domaines ecclésiastiques, Philippe-le-Bel répondit à ceBoniface en improvisant un pape de sa façon dans la personne deBertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, lequel pape ilinstalla dans le comtat d’Avignon. Il y eut donc alors deux papes,l’un siégeant à Rome et l’autre dans Avignon. Ce dernier, en retourde sa papauté, dut accorder à Philippe-le-Bel la condamnation desTempliers. Ces moines-soldats, sanguinaires et débauchés, avaient,durant leur guerre en Terre-Sainte, pillé dans ce pays desrichesses énormes. Le roi désirait ardemment les voir passer dansses coffres&|160;; de sorte que, son pape Bertrand lui ayantoctroyé la condamnation des Templiers, ils furent accusés de magie,de sorcellerie, mis à la torture et brûlés dans leur magnifiquepalais du Temple à Paris. Ensuite de quoi, leurs dépouilles furentla proie de Philippe-le-Bel. Ce roi des larrons et desfaux-monnayeurs meurt en 1314&|160;; l’un de ses fils,Louis&|160;X, dit le HUTIN (l’étourdi), lui succède. Sous ce règne,les seigneurs féodaux ressaisissent une partie de leur puissance,que les rois, depuis Louis-le-Gros, avaient constamment attaquée ouruinée. Cette renaissance de la féodalité fait peser pluscruellement encore le joug du servage sur les serfs et sur lesvilains. Louis-LE-HUTIN, voyant l’audace croissante des seigneurs,entre en lutte contre eux, non plus par les armes, mais par desprocédures. Grand nombre de hauts barons, accusés d’empoisonnementet de commerce avec le diable, sont torturés et suppliciés&|160;;ce sont des procès à la fois stupides et atroces. Louis-le-Hutinmeurt en 1316&|160;; son frère PHILIPPE&|160;V monte sur le trône,et peu de temps après, en 1322, Charles&|160;IV ou le BEL,dernier fils de Philippe, succède à ses deux frères. Alors s’ouvreune ère de crimes, d’horreurs à donner le vertige&|160;; on secroirait revenu à ces temps épouvantables où les premiersdescendants de Clovis s’entr’égorgeaient. Deux reines des Françaissont étranglées&|160;: Isabeau, sœur de Charles-le-Bel, mariée àÉdouard&|160;II, roi d’Angleterre, se ligue avecson amant Mortimer pour conspirer contre son mari, qu’elle détrône,grâce à l’appui de Philippe-le-Bel, et qu’elle assassine plus tarden l’empalant avec un fer rouge, supplice affreux queFrédégonde et Brunehaut n’avaient pas imaginé. Isabeau, cette mèreadultère et homicide, finit plus tard ses jours dans un monastère,où la fit emprisonner son fils Édouard&|160;III, lorsque, à samajorité, il ceignit la couronne d’Angleterre. À la mort deCharles-le-Bel (1328), une sorte de révolution s’accomplit au sujetde la transmission de la couronne que ces rois de race étrangère àla Gaule avaient coutume de se léguer de mâle en mâle, selon la loisalique, antique loi des Francs, qui excluait les femmes de laroyauté. Charles-le-Bel, en mourant, ne laissait ni enfants, nifrère. L’héritière du trône eût été sa sœur, alors régented’Angleterre pendant la minorité de son fils, cette même Isabeauqui empalait son époux avec un fer rouge. PHILIPPE DE VALOIS,cousin de Charles-le-Bel, revendiqua la couronne en saqualité de plus proche parent mâle du roi défunt, etreconnu par le parlement d’abord comme régent, puis comme roi, ilinaugura le déplorable règne des VALOIS. Ce Philippe, ambitieux,cupide, batailleur, ayant, pour guerroyer, besoin de l’aide de lanoblesse féodale, dispense les seigneurs de payer leurs dettescontractées envers les bourgeois, abolit les franchises descommunes, falsifie les monnaies selon la royale coutume, double lesimpôts, soumet les biens de l’Église à de fortes taxes et menace lepape Jean&|160;XXIII de le faire poursuivre et condamner commehérétique par l’Université de Paris. – (Voyez, fils deJoel, où en était tombée la papauté.) Il refuse à ce pontife ledroit de lever, à son profit et pendant dix années, le décime descroisades, que le peuple hébété continuait de payer à l’Église,quoiqu’il n’y eût plus de croisades depuis longtemps.Jean&|160;XXIII, selon la coutume des prêtres, ruse et atermoie,tandis que la libre et industrieuse Flandre, soulevée par lebrasseur Jacquemart Arteveld, organisant, comme sonprédécesseur Kœnig, les corporations de métiers,sauvegarde les franchises des communes du Nord et s’oppose auxnouvelles pilleries du roi des Français, obligé de poursuivre laguerre contre Édouard&|160;III, roi d’Angleterre, qui possédait,comme ses aïeux, un tiers de la Gaule, et contre la Bretagne. Cettefière province, jadis libre, était tombée sous le joug féodal, maisne voulait du moins subir que la domination des seigneurs de racearmoricaine et poursuivait contre les rois des Français la lutteque ce peuple indomptable avait autrefois si héroïquement et silongtemps soutenue contre les rois franks, issus de Clovis et deCharlemagne. Philippe de Valois, aussi fourbe que sanguinaire,attire à Paris les plus influents des chefs bretons et, malgré lafoi jurée, les fait décapiter. Les guerres civiles et étrangèrescontinuent à désoler la Gaule&|160;; Édouard&|160;III, roid’Angleterre, s’empare d’une partie de la Normandie et pousse sesravages jusqu’à Boulogne, jusqu’à Saint-Cloud. – Quelques-unes deses bandes s’avancent même sous les murs de Paris. – Enfin, en1346, Philippe de Valois, et sa chevalerie, ignominieusement battusà la bataille de Crécy, voient en 1347 les Anglais s’emparer deCalais, une des portes de la Gaule. Cette ville n’échappe àl’incendie, au massacre, au pillage que par le dévouementd’Eustache Saint-Pierre et d’autres bourgeois qui viennent, lacorde au cou, s’offrir à la mort pour sauver la vie de leursconcitoyens. Une horrible peste éclatant en 1348 met le comble àces maux et dépeuple le tiers du pays. Philippe de Valois, aprèsavoir menacé le pape de le faire condamner comme hérétique,trouvant utile à ses intérêts de donner des preuves de catholicité,afin de se rendre agréable au pontife de Rome, rend une ordonnancecontre les blasphémateurs. Au premier blasphème, on perdait unelèvre, l’autre au second, et au troisième, on vous arrachait lalangue&|160;; on traitait pareillement ceux qui, entendantblasphémer, ne dénonçaient point le coupable. Le Philippe de Valoispoursuivait d’ailleurs, sur les monnaies, son brigandage quiruinait la Gaule. (Jugez, par ce seul fait entre mille, de cettepillerie, fils de Joel.) Dans le cours de l’année 1348, cefaux-monnayeur couronné rendit ONZE ordonnances qui élevaient ouréduisaient le cours de telle ou telle monnaie. Enfin, Philippe deValois meurt en 1350 et laisse la couronne au roi JEAN, qui règnesur la Gaule au commencement de la légende suivante. – Dissipateuret cupide, cruel et débauché, de plus forcené faux-monnayeur commeses aïeux, ce nouveau roi voit dans la Gaule une proie qu’ilpartage avec ses favoris. Il a déjà fait mettre à mort leconnétable d’Eu, conseiller de Philippe de Valois, et, de plus,fait poignarder sous ses yeux les principaux seigneurs deNormandie, partisans de Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, à quiJean a donné une de ses filles en mariage et qui réclamait laChampagne, dont il avait été dépossédé par son royal beau-père. Lesimpôts sont excessifs, la bourgeoisie ruinée, le commerce nul, lescommunications partout interceptées&|160;; l’on n’ose sortir desvilles de crainte de tomber au pouvoir des bandes de routiers, deNavarrais, de soudoyeurs et autres brigands qui infestent laGaule&|160;; la disette commence, les denrées sont hors de prix, laruine générale, sauf à la cour somptueuse du roi Jean et dans lesmanoirs des seigneurs, où vont s’engloutir les richesses sipéniblement acquises par le commerce des bourgeois, l’industrie desartisans et les écrasants labeurs des vilains et des serfs.

Et maintenant, fils de Joel, lisez ce récit,qui commence pendant la sixième année du règne deJean.

*

**

Un dimanche, vers la fin du mois d’octobre del’année 1356, un assez grand mouvement régnait, dès le matin, dansla petite ville de Nointel, située à quelques lieues deBeauvais en Beauvoisis. Déjà le cabaretd’Alison-la-Vengroigneuse (ainsi nommée en raison de soncaractère souvent revêche, quoiqu’elle fût bonne et charitablefemme) se remplissait d’artisans, de vilains et de serfs quivenaient attendre l’heure de la messe dans cette taverne, ou, grâceà la misère du temps, l’on buvait peu et l’on parlait beaucoup, cedont Alison ne se plaignait guère&|160;; aussi babillarde quevengroigneuse, elle aimait mieux voir son cabaret rempli de jaseursque vide de buveurs&|160;; encore fraîche et accorte, quoiqu’elleeût dépassé la trentaine, elle portait courte cotte et gorgeretteéchancrée, peut-être parce que son corsage était rebondi et sajambe bien tournée. Les cheveux noirs, l’œil vif, les dentsblanches, la main prompte, Alison, depuis son veuvage, avaitsouvent cassé les pots de son cabaret sur la tête des buveurs tropexpressifs dans leur admiration pour ses charmes&|160;; aussi, enbonne ménagère, remplaçait-elle par précaution ses pots de grès pardes pots d’étain. Alison semblait être, ce matin-là, detrès-méchante humeur, à en juger par son front plissé, sesmouvements brusques et sa parole âpre et grondeuse. Bientôt entradans le cabaret un homme dans la maturité de l’âge&|160;; sa figureosseuse, brûlée par le soleil, n’avait de remarquable que deuxpetits yeux fauves, perçants et rusés, à demi cachés sous ses épaissourcils grisonnants comme sa chevelure épaisse qui s’échappait endésordre de son vieux bonnet de laine. Il venait de parcourir unelongue route, car la poussière couvrait ses sabots, ses mauvaisesguêtres de toile et son sarrau rapiécé&|160;; sa fatigue étaitgrande, car il marchait péniblement appuyé sur un bâton noueux. Àpeine entré dans la taverne, il se laissa tomber sur un banc&|160;;ce serf… (il était serf et s’appelait GUILLAUME CAILLET, retenez cenom, fils de Joel)&|160;; ce serf, à peine assis, appuya ses coudessur ses genoux et son front sur ses mains. La Vengroigneuse,l’avisant, lui dit brusquement&|160;: – Que viens-tu faireici&|160;? je ne te connais pas&|160;; si tu veux boire, paye,sinon va-t’en&|160;!

–&|160;Pour boire, il faut de l’argent, et jen’en ai pas, – répondit Guillaume Caillet, – laissez-moi me reposersur ce banc…

–&|160;Mon cabaret n’est pas une ladrerie, –reprit Alison, – hors d’ici, malandrin&|160;!

–&|160;Allons, notre hôtesse&|160;? on ne t’ajamais vue de si mauvaise humeur, – dit l’un des buveurs, – laissedonc en paix ce pauvre homme&|160;; d’ailleurs nous l’invitons àboire avec nous.

–&|160;Merci, – répondit le serf d’un airsombre en secouant la tête, – je n’ai point soif.

–&|160;Si tu ne bois pas, tu n’as que fairecéans, – dit la cabaretière au moment où une voix, retentissant dudehors, s’écriait&|160;: – Hé, l’hôtesse&|160;!… l’hôtesse&|160;!…mille pannerées de démons&|160;! Il n’y a donc ici personne pourprendre mon cheval&|160;? Nous avons le gosier aussi sec et lesdents aussi longues l’un que l’autre&|160;! Hé,l’hôtesse&|160;!

L’arrivée d’un cavalier, bonne aubaine pour uncabaret, vint distraire Alison de son courroux&|160;; elle appelasa servante et courut à la porte, afin de répondre à l’impatientvoyageur qui, la bride de son cheval à la main, ne cessait demaugréer, joyeusement d’ailleurs. Ce nouveau venu était âgéd’environ vingt-quatre ans&|160;; la visière de son casque de ferrouillé, complètement relevée, découvrait sa figure avenante ethardie sillonnée d’une profonde cicatrice qui labourait sa jouegauche. Grâce à sa carrure d’Hercule, sa lourde cuirasse de ferterni, mais en bon état, ne semblait pas lui peser davantage qu’unecasaque de toile&|160;; sa cotte de mailles, rapiécée à neuf enmaints endroits, tombait jusqu’à la moitié de ses cuissards de fer,comme ses jambards, cachés sous ses grosses bottes de voyage&|160;;son baudrier supportait une longue épée&|160;; son ceinturon, unpoignard très-aigu appelé miséricorde&|160;; sa massed’armes, composée d’un gros bâton long comme le bras et terminé partrois chaînettes de fer rivées à un boulet du poids de sept à huitlivres, pendait aux arçons de ce cavalier, ainsi que son boucliergarni de clous et de lames de fer&|160;; trois bois de lances derechange, liés ensemble et dont l’extrémité reposait dans une sortede poche de cuir ajustée à la courroie de l’un des étriers, semaintenaient droits le long du quartier de la selle derrièrelaquelle était attachée une valise de basane. Le cheval, grand etvigoureux, avait la tête, le cou, le poitrail et une partie de lacroupe couverts d’un caparaçon de fer, pesante armure que lerobuste animal portait aussi facilement que son maître portait lasienne. Alison-la-Vengroigneuse, accompagnée de sa servante,accourant aux cris redoublés du voyageur, lui dit d’un tonaigre-doux&|160;: – Me voici, messire. Hum&|160;! si vous êtes unjour canonisé, ce ne sera point, je le crains fort, sousl’invocation de Saint-Patient&|160;!

–&|160;Ventre du pape, ma belle hôtesse&|160;!jamais trop tôt l’on ne saurait voir vos gentils yeux noirs et vosjoues vermeilles&|160;; aussi vrai que votre jarretière pourraitvous servir de ceinture, la plus jolie meschinette de Paris, d’oùje viens, ne saurait vous être comparée.

–&|160;Vous venez de Paris&|160;? messirechevalier, – dit vivement Alison, à la fois flattée des complimentsdu voyageur et fière de posséder un hôte venant de Paris, lagrand’ville&|160;; – quoi… vous venez de Paris&|160;?

–&|160;Sans débrider. Mais dites-moi, j’aiété, n’est-ce pas, bien renseigné&|160;? Il y a ici aujourd’huidans le val de Nointel un pardon d’armes&|160;?

–&|160;Oui, messire, le tournoi doit commencertantôt après la messe.

–&|160;Alors, belle hôtesse, pendant que jeconduirai mon cheval à l’écurie pour lui donner une bonne provende,vous me préparerez ma provende à moi, et afin qu’elle me semblemeilleure, vous la partagerez, n’est-ce pas&|160;? avec moi encausant, car j’ai beaucoup de renseignements à vous demander. –Puis, relevant sa cotte de mailles pour fouiller dans une pochettede cuir, le cavalier y prit une pièce d’argent et, la donnant àAlison, lui dit gaiement&|160;:

–&|160;Voici d’avance pour mon écot, car je nesuis pas de ces routiers comme on en rencontre tant de nos jours,qui payent leur hôte à coups d’épée ou en dévalisant lamaison&|160;; – mais voyant la cabaretière examiner la pièce avantde l’embourser, il ajouta en riant&|160;: – Acceptez cette pièced’argent comme je l’ai reçue, les yeux fermés&|160;; le diable, leroi Jean et le maître des monnaies de cet honnête prince saventseuls ce que vaut cette pièce et si elle contient plus de plomb qued’argent.

–&|160;Ah&|160;! messire chevalier, n’est-ilpas terrible de penser que notre seigneur le roi est faux-monnayeurforcené&|160;! Quel temps que le nôtre&|160;! ne jamais savoir lavaleur de ce qu’on possède&|160;!

–&|160;Vrai Dieu&|160;! votre amoureux n’estpoint dans cette fâcheuse ignorance, je le gagerais, bellehôtesse&|160;?… Allons, vous achèverez de rougir de modestiependant que votre servante me montrera le chemin de l’écurie, aprèsquoi vous me préparerez mon déjeuner&|160;; mais vous le partagezavec moi, c’est entendu.

–&|160;Comme il vous plaira, messirechevalier, – répondit Alison de plus en plus charmée de la bonnehumeur de l’étranger&|160;; aussi s’occupa-t-elle promptement despréparatifs du repas et plaça bientôt sur l’une des tables de lataverne une appétissante tranche de lard entourée de fenouil vert,des œufs à la poêle, du fromage et un pot de cervoisemousseuse.

Le serf Guillaume Caillet, oublié par lacabaretière, le front appuyé dans ses deux mains, semblait étrangerà ce qui se passait autour de lui et se tenait assis sur son banc,non loin de la table où se placèrent bientôt Alison et le voyageur.Celui-ci, de retour de l’écurie, se débarrassa de son casque, deson poignard et de son épée qu’il plaça près de lui et commença defaire honneur au repas.

–&|160;Ainsi, messire chevalier, – lui ditAlison, – vous venez de Paris&|160;?

–&|160;De grâce, belle hôtesse, ne m’appelezpas messire chevalier&|160;; je suis de race roturière et non pointnoble. Je me nomme Mahiet&|160;; mon père est marchandlibraire, et moi avocat d’armes, ainsi que vous le prouvemon harnais de bataille.

–&|160;Il serait vrai, – dit Alison enjoignant les mains avec une heureuse surprise, – vous êtes avocatcombattant&|160;?

–&|160;Oui, et je n’ai point encore perdu decause, puisque l’on ne m’a pas coupé, vous le voyez, le poingdroit, désagrément réservé à tout avocat vaincu en duel judiciaire…Souvent blessé, j’ai du moins toujours rendu à mes adversaires unefève pour un pois. J’ai su à Paris que l’on donnait ici un tournoi,et pensant que, selon la coutume, il y aurait peut-être, avant ouaprès les passes d’armes, quelque combat judiciaire où je pourraisremplacer l’appelant ou l’appelé, je suis à tout hasard venu encette ville. Or, comme cabaretière, vous devez être renseignée surbien des choses de céans et je…

–&|160;Ah&|160;! messire avocat, c’est le cielqui vous envoie.

–&|160;Le ciel&|160;?… Il se mêle, je crois,fort peu de mes affaires.

–&|160;Sachez que, pour mon malheur, j’ai unprocès&|160;!

–&|160;Vous, belle hôtesse&|160;?

–&|160;Il y a trois mois, j’ai prêté douzeflorins à Simon-le-Hérissé&|160;; quand je lui airedemandé la somme, l’indigne larron a nié sa dette. Nous sommesallés par devant messire le sénéchal&|160;; j’ai soutenu mon dire,Simon a soutenu le sien. Il n’y avait de témoins ni pour ni contrenous, et comme la dette contestée s’élevait au dessus de cinq sous,le sénéchal a ordonné le duel judiciaire.

–&|160;Et vous n’avez trouvé personne pourêtre votre avocat d’épée contre Simon-le-Hérissé&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! non, car il est, à causede sa force et de sa méchanceté, redouté dans tout le pays.

–&|160;Donc, comptez sur moi&|160;; je mebattrai autant pour l’amour de vos beaux yeux noirs que pour votrecause.

–&|160;Oh&|160;! ma cause est bonne,archi-bonne, messire avocat&|160;; j’ai si bien prêté ces douzeflorins à Simon-le-Hérissé que ce jour-là même il…

–&|160;Ne m’en dites pas davantage&|160;: unejolie bouche comme la vôtre ne saurait mentir, et puis j’ail’habitude de toujours croire mes clients. Il s’agit, voyez-vous,de donner non de solides raisons, mais de solides coups d’épée, delance ou de masse d’armes&|160;; aussi, tant que ce poignetdroit-là ne sera pas coupé… il sera, pardieu&|160;! plus concluantque les arguties des plus fameux légistes&|160;!

–&|160;Je ne dois point vous cacher que celarron de Simon-le-Hérissé a été franc-archer. C’est un homme sidangereux que…

–&|160;Belle hôtesse, j’ai une autre habitude,quand je plaide&|160;; c’est de ne jamais m’enquérir de la manièrede combattre de mon adversaire&|160;; de cette façon, je ne formepoint d’avance un plan d’attaque souvent mis en défaut par lapratique&|160;; j’ai le coup d’œil primesautier&|160;; une fois enchamp clos, je toise mon homme, je dégaine… et j’improvise d’estocet de taille… Je me suis toujours félicité de cette manière deplaider. Ainsi, comptez sur moi. Le tournoi ne commence qu’àmidi&|160;; mes armes sont en bon état, mon cheval mange saprovende&|160;: un coup à boire&|160;! Vive la joie, ma bellehôtesse&|160;! et heur à la bonne cause&|160;!

–&|160;Ah&|160;! secourable avocat, si vousgagnez mon procès, je vous donne trois florins. Ce ne sera pas troppayer la joie de recouvrer mon argent et surtout de vous voirmettre à mal ce truand de Simon-le-Hérissé.

–&|160;C’est dit&|160;: si je gagne votreprocès, vous me donnerez trois florins et un beau baiser…

–&|160;Oh&|160;! messire…

–&|160;Allons, c’est moi qui vous donnerai lebeau baiser, puisque cela vous embarrasse. Mais par lamort-Dieu&|160;! votre front reste soucieux. Quoi&|160;! vousmanquiez d’avocat&|160;! Le ciel… vous l’avez dit, le ciel vous enenvoie un… il ne demande qu’à faire rage contre votre larron, etvous ne vous déridez point&|160;?

–&|160;C’est vrai, je devrais être contente,et pourtant j’ai encore le cœur gros.

–&|160;Auriez-vous un autre procès, ou unamoureux infidèle&|160;?

Alison resta un moment silencieuse et triste,puis reprit&|160;:

–&|160;Messire avocat, vous venez de Paris,vous êtes très-savant&|160;; vous pourriez peut-être rendre serviceà un pauvre garçon très à plaindre qui doit aussi combattreaujourd’hui dans un duel judiciaire.

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;?

–&|160;En ce pays de Nointel, lorsqu’une jeunefille serve, vilaine ou bourgeoise se marie, le seigneur, lorsquecela lui plaît, a droit à… la première nuit de noces de sa vassale.N’allez point rire au moins.

–&|160;Rire&|160;! non, par le diable&|160;! –répondit Mahiet de qui les traits s’assombrirent soudain. Ah&|160;!vous me rappelez une lugubre histoire. – Il y a peu de temps,j’allais plaider une affaire en champ clos près d’Amiens. Jetraversais un village&|160;; je vois un rassemblement de serfs. Jem’informe et j’apprends ceci&|160;: L’un de ces paysans, serfbûcheron d’un fief de l’évêché, s’était, le matin même, marié à unejolie fille de la paroisse. L’évêque, selon son droit, envoiechercher l’épousée pour la mettre en son lit. Le serf répond aubailli épiscopal chargé de cette mission&|160;: «&|160;Ma femme estdans ma hutte, je vas vous l’amener.&|160;» Puis, revenant au boutd’un instant, il dit&|160;: «&|160;Ma femme est un peu honteuse,elle n’ose venir&|160;; allez la chercher vous-même.&|160;» Et leserf disparaît. Le bailli entre dans la hutte, et qu’yvoit-il&|160;? La malheureuse créature gisant dans une mare desang.

–&|160;Grand Dieu&|160;!

–&|160;Son mari, pour la soustraire audéshonneur, l’avait tuée d’un coup de hache.

–&|160;À ces mots, Guillaume Caillet,jusqu’alors indifférent à ce récit, tressaillit, releva son visagefarouche et écouta, tandis qu’Alison s’écriait les larmes auxyeux&|160;: – Ah&|160;! la pauvre femme&|160;! ainsi mise àmort&|160;! quel courage il a fallu à son mari pour se résoudre àune si effrayante extrémité&|160;!

–&|160;Oui… les hommes de résolution sontrares.

–&|160;Hélas&|160;! messire avocat, ceux-làqui, dégradés par le servage, restent indifférents à tantd’ignominie, sont peut-être moins à plaindre que ceux qui laressentent.

–&|160;Mais le plus grand nombre d’entre euxla ressent, – s’écria Mahiet. – En vain, les seigneurs réduisentces malheureux à l’état des brutes. Est-ce que, même parmi lesbêtes sauvages, le mâle ne défend pas jusqu’à la mort la possessionde sa femelle&|160;? Est-ce que, si grossiers, si abrutis, sicraintifs que soient les hommes, ils ne deviennent pas jaloux dèsqu’ils aiment&|160;! L’amour n’est-il pas leur seul bien, l’uniqueconsolation de leurs misères&|160;? Sang et mort&|160;! je me sensféroce quand je songe à la rage, au désespoir du serf voyantl’humble compagne de ses tristes jours à jamais souillée par sonseigneur&|160;!

–&|160;Ah&|160;! messire, – dit Alison leslarmes aux yeux, – en parlant ainsi, vous racontez l’histoire de cepauvre Mazurec, ce jeune garçon de qui je voulais vousentretenir.

Guillaume Caillet, en entendant prononcer cenom de Mazurec, tressaillit de nouveau, se levabrusquement de son siège&|160;; puis, faisant un violent effort surlui-même, il se rassit et prêta une attention croissante àl’entretien d’Alison et de Mahiet. Celui-ci parut aussi très-frappédu nom de Mazurec, prononcé par la cabaretière, et luidit&|160;:

–&|160;Quoi&|160;! le serf dont il estquestion s’appelle Mazurec&|160;?

–&|160;Oui&|160;; d’où vient votre étonnement,messire&|160;?

–&|160;C’est que ce nom est l’un des noms demon père&|160;; et quel âge a-t-il, ce jeune homme&|160;?

–&|160;Il doit avoir au plus vingt ans&|160;;sa mère est morte depuis longtemps, elle n’était pas de cepays.

–&|160;D’où venait-elle donc&|160;?

–&|160;Je ne sais. Elle est arrivée ici peu detemps avant de mettre au monde Mazurec… Elle mendiait sonpain&|160;; elle a fait pitié au meunier du moulin Gaillon, notrevoisin. Sa femme, depuis deux mois à peine, était morte en donnantnaissance à un petit garçon. Gervaise, c’était le nom de la mère deMazurec.

–&|160;Gervaise&|160;? – dit Mahiet enparaissant interroger en vain ses souvenirs, – elle s’appelaitGervaise&|160;?

–&|160;Oui, messire avocat, elle parut aumeunier si avenante, si douce qu’il se dit&|160;: «&|160;Elle doitaccoucher bientôt&|160;; elle sera, si elle veut, la nourrice demon enfant et du sien.&|160;» Il en a été ainsi. Gervaise a élevéles deux garçonnets&|160;; elle était si laborieuse et d’un si boncaractère que le meunier l’a toujours gardée pour servante, puis ilest arrivé un grand malheur. Le comte de Beaumont a déclaré laguerre au sire de Nointel. Il y a de cela cinq ans. Le meunier aété forcé de suivre son seigneur à la guerre. Pendant ce temps-là,les gens de Beaumont sont venus jusqu’ici, mettant le pays à feu età sac&|160;; ils ont incendié le moulin où était restée Gervaiseavec les deux enfants. Elle a péri dans les flammes ainsi que lefils du meunier&|160;; seul, par miracle, Mazurec a échappé à lamort, et, par compassion, nous l’avons recueilli, moi et monmari.

–&|160;Vous êtes une digne femme, notrehôtesse. Il faudra, pardieu, que je fasse rendre gorge à ceSimon-le-Hérissé.

–&|160;Ne me louangez pas trop, messireavocat&|160;; le cœur le plus dur se serait intéressé à Mazurec. Cepauvre enfant était la plus douce, la meilleure créature qu’il yait au monde… aussi l’avait-on surnomméMazurec-l’Agnelet.

–&|160;Et il tenait ce que son nompromettait&|160;?

–&|160;C’était un agneau, vous dis-je… Pendanttoute la nuit, il pleurait sa mère et son frère de lait&|160;;durant le jour, il nous aidait, selon ses forces, dans nos travaux.La guerre terminée, notre voisin le meunier ne revint pas&|160;; ilavait été tué. Le sire de Nointel fit rebâtir le moulin dévasté.Dieu sait les taxes qu’il nous imposa, à nous, ses vassaux, pours’indemniser des frais de sa campagne contre le seigneur deBeaumont. Mazurec rentra comme garçon chez le nouveau meunier.Chaque dimanche, en venant à la messe, Mazurec s’arrêtait ici pournous remercier de notre amitié pour lui. Il n’est pas, voyez-vous,de cœur plus reconnaissant que le sien. Maintenant voici la causede son malheur. Il allait de temps à autre, par ordre du meunier,porter des sacs de farine au village de Cramoisy, à trois lieuesd’ici, où le seigneur de Nointel a établi un poste fortifié. Dansce village (ce pauvre Mazurec m’avait fait sa confidence), il vitplusieurs fois, assise devant la porte de sa cabane, une jeunefille très-belle, filant à son rouet&|160;; d’autres fois il larencontra faisant paître sa vache le long des chemins verts. Cettejeune fille, on l’appelait, au village,Aveline-qui-jamais-n’a-menti.

–&|160;Et ces deux enfantss’aimèrent&|160;?…

–&|160;Oh&|160;! oui&|160;! passionnément. Ilsse convenaient si bien&|160;! pauvres chères âmes&|160;!

Guillaume Caillet écoutait les parolesd’Alison avec un redoublement d’attention, et n’ayant pu retenirune larme qui coula sur ses joues hâlées, il l’essuya du revers desa main. La cabaretière continua ainsi&|160;:

–&|160;Mazurec était serf de la mêmeseigneurie qu’Aveline et son père. Celui-ci consentait au mariage.Le bailli du sire, en l’absence de son maître, y consentaitpareillement. Tout allait donc pour le mieux, et souvent Mazurec medisait les larmes aux yeux&|160;: «&|160;Ah&|160;! dame Alison,quel dommage que ma bonne mère ne soit pas témoin de monbonheur&|160;!…&|160;»

–&|160;Et comment tant d’heureuses espérancesont-elles été détruites, chère hôtesse&|160;?

–&|160;Vous savez, messire, que les vassauxpeuvent, lorsque le seigneur y consent, se racheter du droit infâmedont nous parlions tout à l’heure… Ainsi a fait défunt mon mari,sans quoi je serais restée fille toute ma vie… Le père d’Aveline,pour tout bien, possédait une vache. Il la vendit, aimant mieux sedéfaire de cette bête nourricière que de voir sa fille qu’iladorait déshonorée par le sire de Nointel. Le jour de sesfiançailles, Mazurec se rend au château pour porter le prix de sarédimation au bailli. Celui-ci était, par malheur, absent. Lefiancé revint chez Aveline, et son père décide qu’ils se marierontle lendemain matin et qu’aussitôt après la messe, Mazurecretournera au château pour racheter sa femme du droit de prémices.Le mariage a lieu, et, selon la coutume, l’épousée reste enferméechez le curé jusqu’à ce que l’époux ait apporté sa lettre derédimation.

–&|160;Oui, – reprit amèrement Mahiet.

–&|160;Aussi, pour échapper à la honte,lorsqu’elle la redoute, souvent la fiancée se livre à son promisavant le mariage.

–&|160;Cela n’est que trop vrai, et souventaussi les hommes abandonnent ensuite la pauvre fille et nel’épousent pas. Mais ni Aveline, ni Mazurec n’avaient de cesmauvaises pensées&|160;; possédant de quoi se racheter, ils nedemandaient qu’à se racheter honnêtement. La messe dite, Mazurecretourne au château, portant son argent dans une pochette suspendueà sa ceinture. Il rencontre un chevalier qui lui demande la routede Nointel, et, le croiriez-vous, messire&|160;? pendant queMazurec lui enseigne son chemin, ce misérable chevalier se baissesur sa selle comme pour rajuster la courroie de son étrier, puissoudain il arrache la pochette du pauvre Mazurec, pique des deux etse sauve au galop.

–&|160;Il y a cent exemples de ces voleriesqui semblent de plaisants tours à maints chevaliers&|160;; mais,mort-dieu&|160;! celle-là entre toutes est infâme&|160;!

–&|160;Mazurec, désespéré, court en vain surles traces de son larron&|160;; il le perd de vue, et, au boutd’une heure, haletant de fatigue, il arrive au château, se jetteaux genoux du bailli, lui raconte son malheur en pleurant etdemande justice contre le voleur. Le sire de Nointel, arrivé depuisle matin de Paris dans son manoir avec plusieurs de ses amis,traversait la salle au moment où Mazurec implorait le bailli. Leseigneur, apprenant de quoi il s’agit, demande en riant si lamariée est jolie&|160;? «&|160;Il n’en est pas de plus jolie dansvos domaines, monseigneur,&|160;» répond le bailli. Maistout-à-coup, Mazurec, avisant l’un des chevaliers de la suite dusire de Nointel, s’écrie&|160;: «&|160;Voilà celui qui m’a volé mabourse, il y a une heure. – Misérable serf, – répond le seigneur, –oser accuser de vol un de mes hôtes&|160;!&|160;»

–&|160;Et, sans doute, le chevalier larron niaeffrontément son larcin.

–&|160;Oui, messire. Mazurec, de son côté,soutenait son dire&|160;; aussi le seigneur, après s’être entretenuà voix basse avec son bailli et le chevalier accusé de vol, a rendul’arrêt suivant. Écoutez-le, messire avocat, et, comme moi, vousserez indigné. «&|160;L’un de mes écuyers, – dit le seigneur deNointel, – va partir à l’instant, escorté de quelques hommes, ilramènera ici la nouvelle mariée&|160;; je passerai, selon mondroit, la nuit avec elle, et demain matin, elle sera rendue à cevassal. Quant à l’accusation de vol qu’il a l’audace de portercontre un noble chevalier, celui-ci demande la preuve des armes, etsi ce vil manant, quoique vaincu, survit au combat, il sera mis ensac et jeté à la rivière comme diffamateur d’unchevalier.&|160;»

–&|160;Ah&|160;! le malheureux est perdu, –s’écria Mahiet. – Le chevalier est appelant, et comme telil a le droit de combattre à cheval et armé de toutes pièces contrele serf en sarrau, n’ayant pour sa défense qu’un bâton.

–&|160;Hélas&|160;! messire, vous le voyez, cen’était pas sans raison que j’avais le cœur navré. Mais écoutezencore. Le pauvre Mazurec, songeant moins au combat qu’à safiancée, se jette en sanglotant aux genoux de son seigneur et lesupplie de ne pas déshonorer Aveline. Savez-vous ce que lui répondle seigneur de Nointel&|160;? «&|160;JACQUES BONHOMME (c’est ainsique les nobles appellent leurs serfs par dérision), JacquesBonhomme, mon ami, je tiens pour deux raisons à passer cettenuit avec ta femme&|160;: d’abord, parce qu’elle est, dit-on, fortgentille, et puis parce que cela te punira d’avoir eu l’insolenced’accuser de larcin un de mes hôtes.&|160;» À ces mots,Mazurec-l’Agnelet devient Mazurec-le-Loup. Il s’élance furieux surson seigneur pour l’étrangler&|160;; mais les chevaliers terrassentle malheureux serf, on le garrotte et il est plongé dans un cachot.Dites, messire, est-ce assez de cruauté&|160;? Joignez à cela quele seigneur de Nointel est sur le point de se marier, car safiancée, la noble damoiselle Gloriande de Chivry, est reine dutournoi qui aura lieu tantôt.

–&|160;Misère de Dieu&|160;! – s’écria Mahietles joues enflammées d’indignation, et de son poing d’Herculefrappant sur la table avec fureur, – il faut pourtant mettre unterme à ces horreurs&|160;! Elles crient vengeance&|160;! ellesdemandent du sang&|160;!

–&|160;Oh&|160;! il y aura du sang, – dit toutbas une voix sourde à l’oreille de Mahiet, – beaucoup desang&|160;!

Et l’avocat, sentant une main vigoureuses’appuyer sur son épaule, se retourna brusquement et vit derrièrelui Guillaume Caillet debout et pâle.

–&|160;Que me veux-tu&|160;? – reprit le jeunehomme frappé de l’air sinistre et désespéré du vieux paysan. – Quies-tu&|160;?

–&|160;Je suis le père de la femme deMazurec.

–&|160;Vous, pauvre homme&|160;! – s’écria lacabaretière apitoyée. – Ah&|160;! Je regrette de vous avoir rudoyétout à l’heure. Hélas&|160;! que venez-vous faire ici&|160;?…

–&|160;Chercher ma fille, – ditGuillaume&|160;; et il ajouta avec un sourire affreux&|160;: – Onva me la rendre… la nuit est passée.

–&|160;Mon Dieu&|160;! mon Dieu&|160;! –reprit Alison, ne pouvant contenir ses larmes. – Et quand on penseque ce pauvre Mazurec est prisonnier au château et que ce matin,avant la messe, il va faire amende honorable à genoux devant leseigneur de Nointel.

–&|160;Lui, – s’écria Mahiet en interrompantla cabaretière, – et pourquoi fera-t-il amende honorable&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! messire avocat, – repritAlison, – vous ignorez la fin de l’aventure, la voici. Pendant quel’on mettait Mazurec en prison, le bailli est allé chercher Avelinechez le curé et l’a amenée au château&|160;; elle s’est défendue detoutes ses forces contre son seigneur&|160;; alors il lui dit enriant&|160;: «&|160;Ah&|160;! tu me résistes&|160;? Eh bien&|160;!je me donnerai le plaisir d’user de mon droit par arrêt de justice.Ce sera une bonne leçon pour Jacques Bonhomme.&|160;» Alors il afait mettre l’épousée dans un cachot et a porté plainte contre elledevant la sénéchaussée de Beauvais. La justice, reconnaissant ledroit du seigneur sur sa vassale, a rendu un arrêt. C’est au nom decet arrêt que la malheureuse Aveline a été violentée cette nuit parnotre sire&|160;; c’est au nom de cet arrêt que Mazurec estcondamné à demander pardon à notre sire d’avoir voulu s’opposer àce qu’il usât de son droit seigneurial&|160;; c’est au nom de cetarrêt qu’après cette expiation publique, Mazurec doit se battrecontre son chevalier larron.

–&|160;Oui, – reprit Guillaume Caillet enserrant les poings, – Mazurec va se battre à pied et armé d’unbâton contre son noble voleur couvert de fer… Mazurec sera vaincuet tué, ou, s’il survit, noyé. Je tâcherai de repêcher son corps,je l’enterrerai dans un trou… et puis j’emmènerai ma fille… on mela rend ce matin, et qui sait si, dans neuf mois, je ne serai pasgrand-père d’un nobliau. – Et le paysan reprit avec un sourireeffrayant&|160;: – Oh&|160;! s’il vit… cet enfant&|160;!… s’il vit…je jure de… – Mais il n’acheva pas, garda un moment le silence, et,mettant sa main calleuse sur l’épaule de Mahiet, il ajouta tout basen s’approchant de son oreille&|160;: – Il y a un instant… vousavez dit&|160;: «&|160;Misère de Dieu&|160;! il faut que celafinisse&|160;! il faut du sang&|160;!&|160;»

–&|160;Oui, je le répète… ces horreurs crientvengeance, elles demandent du sang&|160;!

–&|160;Lorsqu’on dit cela tout haut, on esthomme à agir, – reprit le serf en attachant sur l’avocat ses petitsyeux fauves et perçants. – Si le moment d’agir vient… rappelez-vousde Guillaume Caillet… du village de Cramoisy près Clermont…

–&|160;Je n’oublierai pas votre nom, – dittout bas Mahiet à Guillaume en lui serrant la main, – l’heure de lajustice et de la vengeance sonnera peut-être plus tôt que vous nele pensez, surtout s’il est beaucoup de serfs résolus commevous&|160;!

–&|160;Il y en a, – répondit le vieux paysantoujours à voix basse, – Jacques Bonhomme est à bout…

–&|160;C’est pour m’assurer de ce fait que jesuis venu en ce pays, – dit Mahiet à l’oreille de Guillaume sansêtre entendu d’Alison. – Silence, espoir et courage&|160;!

Le vieux paysan, de plus en plus surpris derencontrer dans Mahiet un auxiliaire inattendu, attachait sur luison regard pénétrant&|160;; car, habitué à la défiance par leservage, il craignait d’être abusé par les promesses d’un inconnu.Soudain le tintement de la cloche de l’église de Nointel se fitentendre. La cabaretière tressaillit et dit&|160;: – Ah&|160;! jen’aurai jamais le courage d’assister à la cérémonie&|160;!

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;? – demandaMahiet, tandis que les hommes rassemblés dans la taverne sortaientprécipitamment en disant&|160;: – Courons au parvis…

–&|160;Ils vont assister à l’amende honorabledu pauvre Mazurec, – reprit Alison.

–&|160;J’aurai plus de courage que vous, bonnehôtesse, – répondit Mahiet en reprenant son épée, son casque, etcherchant des yeux Guillaume Caillet qui avait disparu, – je seraitémoin de cette triste cérémonie, car pour plusieurs raisons, lesort de Mazurec m’intéresse. Le tournoi ne commencera qu’après lamesse, j’aurai le temps de revenir ici chercher mon cheval, afind’aller ensuite me faire inscrire par le juge d’armes comme votredéfendeur contre ce coquin de Simon-le-Hérissé.

–&|160;Mon Dieu, messire, il n’y a donc aucunmoyen d’empêcher le duel judiciaire de ce pauvre Mazurec…Hélas&|160;! pour lui, c’est la mort&|160;!…

–&|160;Et s’il refuse le combat, il seranoyé&|160;; telle est la loi des Français qui régit la Gaule,honnête et humaine loi s’il en fut&|160;; mais je pourrai, jel’espère, donner à Mazurec quelques bons avis. Je vais tâcher de levoir&|160;: attendez-moi ici, belle hôtesse, et ne vous désespérezpas.

Mahiet, ce disant, se dirigea vers le parvisde l’église en suivant la foule qui s’y rendait.

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L’église de Nointel s’élevait à l’extrémitéd’une place assez vaste où aboutissaient deux ruestortueuses&|160;; les maisons, généralement construites de boissouvent sculpté avec art, avaient une toiture d’ardoises, aiguë etd’une inclinaison rapide&|160;; quelques-unes de ces demeuresétaient ornées de balcons où se pressaient de nombreux spectateurs.Mahiet, grâce à sa carrure athlétique, parvint, sans trop de peine,aux abords du parvis, où se trouvait déjà, en compagnie deplusieurs chevaliers, le seigneur de Nointel, grand jeune hommed’une figure hautaine et railleuse, et dont les cheveux d’un blondardent étaient frisés comme ceux d’une femme&|160;; il portait,selon la mode de ce temps-ci, une courte tunique de veloursrichement brodée et des chausses de soie de deux couleurs. Le côtégauche de ces vêtements était rouge, l’autre jaune&|160;; sessouliers de cordouan à la poulaine se terminaient par unesorte de corne dorée semblable à celle d’un bélier&|160;; à sonchaperon de velours mi-partie jaune et rouge, orné d’une chaîne depierreries, flottait une touffe de plumes d’autruche, parure d’unprix exorbitant. Les amis du sire de Nointel étaient vêtus, commelui, d’habits de couleurs tranchées. Derrière cette brillantecompagnie se tenaient les pages et les écuyers du seigneur portantses couleurs. L’un d’eux portait sa bannière armoriée de troisserres d’aigle d’or sur un fond rouge. À la vue de ce blasonparticulier à la famille des NEROWEG, Mahiet tressaillit desurprise et devint profondément pensif. Il fut tiré de sa rêveriepar la voix glapissante d’un notaire royal qui, s’avançantjusqu’aux limites du parvis, cria par trois fois&|160;:«&|160;Silence, et lut ce qui suit au milieu de l’attention de lafoule&|160;:

«&|160;Ceci est la charte et le statut dudroit de prémices, que le seigneur de la terre etseigneurie de Nointel, Loury, Berteville, Cramoisy, Saint-Leu etautres lieux, a le pouvoir de réclamer, le premier jour des noces,de toutes les filles non nobles qui se marieront en laditeseigneurie, après quoi ledit seigneur ne pourra plus toucher àladite mariée et devra la laisser au mari. Et comme le onzième jourde ce mois-ci, Aveline-qui-n’a-jamais-menti, serve de laparoisse de Cramoisy, se fut mariée à Mazurec-l’Agnelet,serf meunier du moulin Gaillon, notre jeune, haut, noble etpuissant seigneur Conrad Neroweg, chevalier seigneur deladite terre et seigneurie ci-dessus nommées, ayant voulu user deson droit de prémices sur ladite Aveline-qui-jamais-n’a-menti, etledit Mazurec-l’Agnelet, son mari, s’y étant voulu opposer ens’emportant de mauvaises paroles envers ledit seigneur, et laditemariée ayant été requise de se soumettre audit droit et s’y étantobstinément refusée, ledit seigneur, pour cause de la désobéissancedesdits mariés et de leurs mauvaises paroles, les a fait mettre enprison séparément et est allé se plaignant d’une plainte criminelledevant messire le grand sénéchal du Beauvoisis pour l’informer dece qui dessus est rapporté&|160;; et comme il fut fait enquête etpar écrit et par assemblée de témoins de droit et coutume ancienne,à cette fin de constater que ledit seigneur de Nointel a le droitde prémices&|160;; l’information et l’enquête faites, il fut rendueune sentence par la sénéchaussée du Beauvoisis, dont la teneur suitmot à mot.&|160;»

–&|160;Et la loi… la justice consacrent cetteinfamie&|160;! – dit Mahiet en serrant ses poings avec rage&|160;!– À quel pouvoir humain peuvent en appeler ces malheureux vassauxdans leur désespoir&|160;? Oh&|160;! il faut du sang&|160;!terribles, mais légitimes représailles d’un martyre de tant desiècles&|160;!

Le notaire royal poursuivit ainsi en enflantsa voix&|160;:

«&|160;Entre le jeune, haut, noble et puissantConrad Neroweg, seigneur de Nointel et autres seigneuries,demandeur en droit de prémices sur toutes et chacunes filles nonnobles qui se marient en ladite seigneurie, d’une part&|160;;Aveline-qui-jamais-n’a-menti, nouvellement mariée àMazurec-l’Agnelet, défenderesse au susdit droit, d’autrepart&|160;; et ledit seigneur de Nointel, également demandeur enréparation et châtiment des mauvaises paroles prononcées par leditMazurec-l’Agnelet&|160;; vu par la sénéchaussée du Beauvoisis laplainte criminelle dudit seigneur et les informations et enquêtesprises, ladite cour, faisant droit aux parties, a dit et déclaréLEDIT SEIGNEUR ÊTRE BIEN FONDÉ EN DROIT ET EN RAISON DE PRÉTENDREAUX PRÉMICES DE TOUTE FILLE NON NOBLE MARIÉE EN SES SEIGNEURIES, etpour raison de ce qui est ci-dessus déclaré, ladite cour a condamnéet condamne ladite Aveline-qui-jamais-n’a-menti et leditMazurec-l’Agnelet à OBÉIR AUDIT SEIGNEUR EN CE QUI TOUCHE SON DROITDE PRÉMICES, et en ce qui touche les mauvaises paroles que leditMazurec-l’Agnelet a prononcées contre son seigneur, ladite cour L’ACONDAMNÉ ET LE CONDAMNE À S’AMENDER ENVERS LEDIT SEIGNEUR ET LUIDEMANDER GRÂCE UN GENOU EN TERRE, LA TÊTE NUE ET LES MAINS ÉTENDUESEN CROIX SUR LA POITRINE EN PRÉSENCE DE TOUS CEUX QUI FURENTASSEMBLÉS EN SES NOCES. Et, de plus, ladite cour ordonne que laprésente sentence sera publiée par un notaire royal ou appariteurau devant de l’église de ladite seigneurie.&|160;»

Cet arrêt[1], où le plusexécrable de ces droits féodaux, nés de la conquête franque, setrouvait confirmé, consacré par les organes de la justice et de laloi, causa dans la foule des émotions diverses. Les uns, abrutispar la terreur, la misère et l’ignorance, lâchement résignés à unehonte subie par leurs pères et réservée à leurs enfants,s’étonnaient de la résistance de Mazurec&|160;; d’autres, qui, parun sentiment, sinon d’amour, du moins de dignité, s’estimaientheureux d’avoir, grâce à leur argent, à la laideur de leurs femmesou à l’absence momentanée du seigneur, pu échapper à cetteignominie, ressentaient quelque pitié pour le condamné en faisantun retour sur eux-mêmes&|160;; le plus grand nombre enfin, mariésou non, serfs, vilains ou bourgeois, ressentaient une indignationviolente à peine comprimée par la crainte&|160;; aussi quelquessourds murmures couvrirent-ils les dernières paroles dunotaire&|160;; mais ils firent place à l’angoisse et à lacommisération de tous, lorsque, amené par les hommes d’armes duseigneur, le condamné parut devant le portail de l’église.Mazurec-l’Agnelet, âgé d’environ vingt ans, avait dû à la bénignitéde ses traits, à la douceur de son caractère, son surnomd’Agnelet&|160;; mais en ce jour, il semblait transfigurépar le malheur et le désespoir. Sa physionomie farouche,contractée, ses vêtements en lambeaux, son teint livide, ses yeuxfixes, ardents, rougis par les larmes et l’insomnie, sa chevelurehérissée, lui donnaient un aspect effrayant. Deux hommes d’armesdélivrèrent le condamné de ses liens, puis, pesant fortement surses épaules, le forcèrent de tomber agenouillé aux pieds du sire deNointel qui riait avec ses amis de l’abjecte soumission deJacques Bonhomme. Bientôt le notaire royal dit à hautevoix&|160;: – La réparation et amende honorable du condamné enversson seigneur doivent avoir pour témoins ceux-là qui ont assisté aumariage dudit Mazurec. Que ceux-là viennent.

À ces mots, Mahiet-l’Avocat vit sortir despremiers rangs de la foule Guillaume Caillet et un autre serf dansla vigueur de l’âge, nommé Adam-le-Diable. À la sueur quibaignait son visage osseux et hâlé, on devinait que ce paysanvenait de parcourir rapidement une longue route. Mahiet, d’abordfrappé de l’air déterminé d’Adam-le-Diable, le vit soudain, pourainsi dire, se métamorphoser, ainsi que son compère GuillaumeCaillet&|160;; car tous deux, feignant l’hébétement et une humilitécraintive, baissant les yeux, courbant l’échine, traînant la jambe,ôtèrent leur bonnet d’un air piteux en s’approchant du notaireroyal. Guillaume le salua par deux fois jusqu’à terre en lui disantd’une voix tremblante&|160;:

–&|160;Pardon… excuse… messire, si je venonsseuls, mon compère et moi&|160;; mais les deux autres témoins de lanoce, Michaud-tue-pain et Gros-Pierre, ont commeça pris la fièvre l’autre jour en curant les marais de notre bonseigneur, et ils claquent des dents et tremblottent sur la paille.C’est pourquoi ils n’ont point pu venir à la ville. Moi, je suisGuillaume, le père à l’épousée…

–&|160;Ces témoins suffiront, je pense,monseigneur, et l’amende honorable peut commencer&|160;? – dit lenotaire au sire de Nointel. – Celui-ci répondit d’un signe de têteaffirmatif, tout en riant très-fort avec ses amis de la physionomiestupide et craintive des deux manants. Mazurec, toujours agenouilléà quelques pas de son seigneur, n’avait pu, à l’aspect du pèred’Aveline, retenir ses larmes&|160;; elles coulèrent lentement deses yeux enflammés, tandis que le notaire lui disait&|160;: – Metstes mains en croix sur ta poitrine.

Le condamné serra les poings avec rage etn’obéit pas au notaire.

–&|160;Hé&|160;!… fieu, – s’écria GuillaumeCaillet en s’adressant à Mazurec d’un ton de reproche, – t’entendsdonc point ce doux sire&|160;! Il te dit de mettre tes deux bras encroix, comme ça… tiens… fieu… regarde-moi…

Ce dernier mot regarde-moi futaccentué de telle force par le vieux paysan que Mazurec releva latête et comprit la signification du coup d’œil rapide et expressifque lui lança Guillaume. Aussi, obéissant dès lors aux ordres dunotaire, le condamné plaça ses bras en croix sur sa poitrine.

–&|160;Maintenant, – reprit le tabellion, –lève la tête vers notre sire et répète mes paroles&|160;:«&|160;Monseigneur, je me repens humblement d’avoir eu l’audace dem’emporter en mauvaises paroles contre vous…&|160;»

Le serf hésita un moment, puis faisant unviolent effort sur lui-même, il répéta d’une voix sourde&|160;: –Monseigneur,… je me repens humblement d’avoir eu l’audace dem’emporter… en… mauvaises paroles… contre vous.

–&|160;Item, – poursuivit lenotaire&|160;: – «&|160;Je me repens non moins humblement,monseigneur, d’avoir voulu méchamment m’opposer à ce que vous usiezde votre droit de prémices sur une de vos vassales que j’ai prisepour femme.&|160;»

La résignation de Mazurec était à bout&|160;;les dernières paroles du notaire rappelant au malheureux serf laviolence infâme dont avait été victime la douce vierge qu’il aimaitsi tendrement, il poussa un cri déchirant, cacha sa figure entreses mains et tomba la face contre terre en poussant des sanglotsconvulsifs. À ce spectacle, Mahiet, aussi navré que courroucé,allait, malgré lui, céder à son indignation, lorsqu’il entendit lavoix de Guillaume Caillet. Celui-ci, se baissant vers Mazurec commepour l’aider à se relever, lui avait dit deux mots à l’oreille sansêtre entendu de personne et continuait tout haut&|160;: – Hé&|160;!fieu… quoi que t’as donc… à larmoyer, mon garçon&|160;?… On te ditque notre bon seigneur te pardonnera ta faute, quand t’auras répétéles mots qu’on te demande… Trédame&|160;! dégoise-les doncvitement, ces mots&|160;! – Mazurec se leva la figure baignée delarmes, et avec un sourire de damné, il répéta ces mots après quele notaire les lui eut redits une seconde fois&|160;:

–&|160;Monseigneur, je me repens d’avoir vouluméchamment m’opposer à ce que vous usiez de votre droit deprémices… sur ma femme.

«&|160;– En repentance de quoi, monseigneur, –poursuivit le notaire, – je me remets humblement à votre merci etmiséricorde…&|160;»

–&|160;En repentance de quoi, monseigneur, –articula péniblement Mazurec d’une voix affaiblie, – je me remets àvotre merci et miséricorde…

–&|160;Ainsi soit-il, – dit le sire de Nointeld’un ton hautain et railleur, – je t’accorde merci et miséricorde…mais tu ne seras libre qu’après avoir satisfait au duel judiciaireoù tu es appelé par mon hôteGérard de Chaumontel, noblehomme, que tu as outrageusement diffamé en l’accusant de larcin.Puis, s’adressant à l’un des écuyers&|160;: – Que l’on garde cemanant jusqu’à l’heure du tournoi et que l’on rende la fille à sonpère. – Le jeune seigneur se dirigeant alors vers la porte del’église avec ses amis, leur dit en riant&|160;: – La leçon serabonne pour Jacques Bonhomme. Savez-vous, messeigneurs, quece lourdaud commence à vouloir dresser l’oreille et se rebellercontre nos droits&|160;; quoiqu’elle fût gentillette, je mesouciais assez peu de la femme de ce paysan&|160;; mais il fallaitprouver à cette mauvaise plèbe rustique que nous la possédons corpset âme&|160;; aussi, messeigneurs, n’oublions jamais leproverbe&|160;: Poignez vilain, il vous craindra&|160;;craignez vilain, il vous poindra[2]. Et sur ce,allons entendre la sainte messe&|160;; vous me direz si Gloriandede Chivry, ma fiancée, que vous allez admirer à mon bancseigneurial, n’est pas un astre de beauté&|160;? – HeureuxConrad&|160;! – dit Gérard de Chaumontel, le chevalier larron, –une fiancée belle comme un astre et, par surcroît, la plus richehéritière de ce pays, puisque, après la mort du comte de Chivry, saseigneurie, faute de hoirs mâles, retombera de lance enquenouille&|160;! Ah&|160;! Conrad&|160;! quels jours tissus d’oret de soie tu fileras grâce à l’opulente quenouille de Gloriande deChivry&|160;!

Au moment où les seigneurs ainsi devisantvenaient d’entrer dans l’église, Mazurec, gardé prisonnier,disparaissait sous la voûte, et un homme du sire de Nointel amenaitAveline-qui-jamais-n’a-menti. Elle avait dix-huit ans auplus&|160;; malgré sa pâleur et le bouleversement de ses traits,leur beauté était frappante. Elle marchait d’un pas défaillant,encore vêtue de son humble robe de noce en grosse toile blanche,ses cheveux épars couvraient à demi ses épaules&|160;; ses brasmeurtris portaient encore les traces de liens durement serrés, carcette nuit-là même, pour triompher de la résistance désespérée desa victime, le sire de Nointel avait dû la faire garrotter. Écraséede honte à la pensée d’être ainsi livrée en spectacle à la foule,Aveline, dès son entrée sur le parvis, ferma les yeux par unmouvement involontaire, et ne vit pas d’abord Mazurec que l’onreconduisait en prison&|160;; mais au cri déchirant qu’il poussa…elle tressaillit, trembla de tous ses membres, et son regardrencontra celui de son mari, regard navrant, désolé, où sepeignaient à la fois un amour passionné et une sorte de répulsiondouloureuse mêlée de jalousie féroce, soulevée chez Mazurec par lesouvenir de l’outrage que sa femme avait subi. Ce dernier sentimentse trahit par un mouvement involontaire de ce malheureux qui,fuyant le regard suppliant d’Aveline, fit un geste d’horreur, cachasa figure entre ses mains et s’élança sous la voûte comme uninsensé suivi des hommes d’armes chargés de veiller sur lui.

–&|160;Il me méprise… – murmura la serve d’unevoix mourante en suivant son mari d’un œil hagard, – maintenant ilne m’aime plus.

En disant ces mots, Aveline devint livide, sesgenoux se dérobèrent&|160;; elle perdit connaissance et eût tombésur le sol sans Guillaume Caillet qui, accourant, la reçut entreses bras et lui dit&|160;: – Ton père te reste. – Puis, aidéd’Adam-le-Diable, il la souleva, et tous deux, emportant la jeunefille évanouie entre leurs bras, disparurent dans la foule.

Mahiet-l’Avocat, témoin de ce navrantspectacle, entra précipitamment sous la voûte qui aboutissait auparvis, rejoignit les gardiens de Mazurec, et dit à l’und’eux&|160;:

–&|160;Ce serf que l’on emmène est appelé enduel judiciaire.

–&|160;Oui, – répondit l’homme d’armes, – ildoit se battre contre le chevalier Gérard de Chaumontel.

–&|160;Il faut que je parle à ce serf.

–&|160;Impossible…

–&|160;Je suis son parrain d’armes dans cecombat, oserais-tu m’empêcher de voir et d’entretenir monclient&|160;? par la mort Dieu&|160;! Je connais la loi… et si turefuses…

–&|160;Il n’est pas besoin de crier si fort…Si tu es le parrain d’armes de Jacques Bonhomme… viens… tu as là unfameux champion&|160;!

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Le tournoi ou pardon d’armes, ruineuxspectacle offert à la noblesse du pays par le sire de Nointel àl’occasion de ses fiançailles, avait lieu dans une vaste prairiesituée aux portes de la ville&|160;; le lieu du combat appeléchamp clos ou lice de bataille, était, selon l’ordonnanceroyale de l’an 1306, de quatre-vingts pas de longueur sur quarantede largeur et entouré d’un double rang de barrières, laissant entreelles un espace de quatre pieds. Dans cet intervalle se tiennentles sonneurs de trompe ou de clairons&|160;; les valets deschevaliers combattants sont aussi en cet endroit, prêts à retirerleurs maîtres de la mêlée, ou à les secourir lorsqu’ils tombaientde cheval, car ces preux tournoyeurs, par crainte de risquer leurpeau, sont couverts d’armures si épaisses, si pesantes qu’ilspeuvent difficilement remuer. En dedans de ces barrières, l’on voitencore les hérauts et sergents d’armes chargés de maintenir l’ordredans le tournoi et de juger les coups douteux[3]. Laplèbe de la ville et des campagnes voisines, accourue à cespectacle au sortir de la messe, se presse au dehors deslices&|160;; rien de plus déguenillé, de plus hâve, d’un aspectplus misérable, plus poignant que cette foule dont les labeursécrasants fournissent seuls aux folles prodigalités de leursseigneurs. La seule consolation de ces pauvres gens hébétés etcraintifs est de pouvoir assister de loin, comme en ce jour, auxsomptuosités qu’ils payent de leurs sueurs, de leur sang&|160;;aussi, sortant de leurs huttes de terre, où, épuisés par la faim,brisés de fatigue, ils couchent chaque soir pêle-mêle sur le solfangeux, comme des bêtes dans leur tanière, les vassaux contemplentavec une surprise mêlée parfois d’une haine farouche (JacquesBonhomme commence à réfléchir) la brillante assemblée couvertede soie, de velours, de broderies et de joyaux qui remplit un vasteamphithéâtre orné de tapis et de riches tentures, élevé sur toutela longueur de l’un des côtés du champ clos et réservé aux noblesdames, aux seigneurs et aux prélats du pays. De chaque côté de cetamphithéâtre abrité contre le soleil et la pluie par des velariums,sont deux tentes destinées aux chevaliers qui prennent part auxjoutes&|160;; là ils revêtent leurs lourdes armures avant lecombat, là encore on les transporte, lorsque, par suite d’une chutede cheval, ils ont été contus. De nombreuses bannières aux armes dusire de Nointel flottent au sommet des poteaux qui entourent lalice. La reine du tournoi est GLORIANDE, noble damoiselle, fille deRaoul, comte et seigneur de CHIVRY, et fiancée depuis unmois à Conrad de Nointel. Magnifiquement parée d’une robe de soieincarnate brochée d’or, ses cheveux noirs tressés de perles, grandeet remarquablement belle, mais d’une beauté hautaine et hardie, lalèvre dédaigneuse, le regard impérieux, Gloriande trône superbementsous une espèce de dais placé au milieu de l’estrade d’où elle peutdominer le champ clos. Son père, fier de la beauté de sa fille, setient debout derrière elle&|160;; les nobles hommes et les noblesdames de l’assemblée, quel que soit leur âge, sont assis sur desbanquettes de chaque côté du dais où se pavane la jeune reine dutournoi. Soudain les clairons sonnent l’ouverture des passesd’armes. Un héraut vêtu mi-partie rouge et jaune, aux couleurs deNointel, s’avance au milieu du champ clos et s’écrie selonl’usage&|160;: – Écoutez, écoutez, seigneurs et chevaliers,gens de tous états, notre souverain seigneur et sire, par la grâcede Dieu, JEAN, roi des Français, défend, sous peine de vieet de la confiscation des biens, de parler, de crier, de tousser,de cracher, de faire aucun signal pendant le combat.

Le plus profond silence s’établit&|160;; l’unedes barrières s’abaisse, et le sire de Nointel, revêtu d’unebrillante armure d’acier rehaussée d’ornements d’or, paraît dans lalice, monté sur un vigoureux destrier richement caparaçonné qu’ilfait piaffer, caracoler avec aisance&|160;; puis il s’arrête aupied du dais où trône Gloriande de Chivry, et la damoiselle,détachant sa gorgerette brodée de fils d’or, la noue au fer de lalance que son fiancé abaisse devant elle. Il est accepté par ce donde sa dame comme chevalier d’honneur&|160;; en cette qualité, ilexerce une surveillance souveraine sur les combattants, et si, dubout de son arme, où flotte la gorgerette de la reine du tournoi,il touche l’un des tournoyeurs, celui-ci doit à l’instant cesser decombattre. En donnant sa gorgerette à son chevalier, la belleGloriande a complètement mis à nu ses épaules et son sein&|160;;elle accueille sans rougir les témoignages d’admiration de sesvoisins dont les louanges libertines se ressentent fort de lacrudité obscène du langage de ce temps-ci. Le sire de Nointel,après avoir fait le tour du champ clos en déployant de nouveau sonadresse d’écuyer, revient se placer au bas de l’estrade, où estdressé le dais de la reine du tournoi, et lève sa lance. Aussitôtles clairons retentissent, les barrières s’ouvrent aux deuxextrémités du champ clos, et chacune d’elles donne passage à unquadrille de chevaliers armés de toutes pièces, visières baissées,et seulement reconnaissables aux emblèmes ou à la couleur de leurbouclier et des banderoles de leur lance. Ces deux quadrilles,montés sur des chevaux bardés de fer, restent pendant un momentimmobiles comme des statues équestres aux deux confins de la lice.Les lances de ces preux couards, longues de six pieds et dégarniesde fer, sont, comme on dit, courtoises&|160;; leuratteinte, aucunement dangereuse, ne peut que renverser de leursmontures les jouteurs mauvais écuyers. Le sire de Nointel consultedu regard la belle Gloriande. Elle fait d’un air majestueux unsigne avec son mouchoir brodé. Aussitôt son chevalier d’honneur depousser par trois fois le cri consacré&|160;: – Laissez-lesaller&|160;! laissez-les aller&|160;! laissez-lesaller&|160;!

Les deux quadrilles s’ébranlent, mettent leurschevaux au galop, leurs lances en arrêt et arrivent rapidement aumilieu de la lice, où ils se heurtent, cavaliers et chevaux, avecun incroyable tintamarre de chaudronnerie. Dans le choc, la plupartdes lances volent en éclats et les jouteurs désarçonnés sedéclarent vaincus, leur armure et leur cheval appartiennent dedroit au vainqueur, car ces tournois sont un jeu de hasard commecelui des dés. Bon nombre de tournoyeurs renommés, plus avides deflorins que d’une gloire puérile, tirent grand profit de leuradresse dans ces joutes ridicules, les adversaires qu’ils ontvaincus rachetant presque toujours leurs armes et leurs chevauxmoyennant une rançon considérable. À un signal du sire de Nointel,une trêve de quelques instants succède au désarçonnement de deuxdes chevaliers qui ont roulé sur l’épaisse couche de sable dont lesol est prudemment couvert. Rien de plus piteux, de plus grotesqueque la mine de ces preux désarçonnés. Leurs varlets les relèventpresque tout d’une pièce dans l’épaisse carapace de fer qui gêneleurs mouvements, et, les jambes raides, écartées, ils regagnentles barrières ruisselants de sueur, car ces nobles tournoyeursportent sous leur armure, afin d’en amortir le rude frottement, unjustaucorps et des chausses de peau rembourrés d’une épaissegarniture de crin. Les vaincus sortent honteusement de la lice, etles vainqueurs, après en avoir fait le tour en caracolant,s’approchent de l’amphithéâtre où trône la reine du tournoi&|160;;ils inclinent leurs lances devant elle, par manière de galanthommage. La belle Gloriande leur répond par un gracieux sourire, ettriomphants ils quittent la lice. Deux des cavaliers de chaquequadrille restent dans l’arène&|160;; la lutte doit continuer àpied et à l’épée, épée non moins courtoise que la lance,c’est-à-dire sans pointe ni tranchant, de sorte que ces braveschampions doivent s’escrimer avec des barres d’acier longues detrois pieds et demi, combat héroïque, d’autant moins périlleux queles vaillants qui l’affrontent sont préservés de tout danger pard’épais vêtements rembourrés de crin, recouverts d’une armureimpénétrable. À un nouveau signal du sire de Nointel, une mêléeaussi furieuse que peu meurtrière s’engage entre les quatre preux.L’un d’eux, trébuchant, tombe à la renverse et demeure immobile etaussi empêché de se relever qu’une tortue couchée sur le dos&|160;;un autre de ces Césars voit son épée brisée entre ses mains&|160;:deux de ces quatre champions continuent de se battre et font rage.L’un porte un bouclier vert armorié d’un lion d’argent, l’autre unbouclier rouge armorié d’un dauphin d’or. Le chevalier au liond’argent assène un si violent coup d’épée sur le casque de sonadversaire que celui-ci, étourdi du choc, tombe lourdement assissur le sable de la lice. Victoire pour le chevalier au liond’argent&|160;! Ce grand vainqueur savoure superbement son triompheen contemplant avec orgueil le vaincu piteusement assis à sespieds&|160;; puis aux acclamations enthousiastes de la nobleassemblée, le chevalier au lion d’argent s’approche du trône de lareine du tournoi, met devant elle un genou en terre, relève savisière, et la belle Gloriande, après avoir jeté au cou duvainqueur une riche écharpe pour prix de sa vaillance, se baisseet, selon l’honnête usage de ce temps-ci, lui donne sur les lèvresun long et plantureux baiser. Ce devoir attaché à ses fonctionshonorifiques, Gloriande l’accomplit sans rougir et avec une aisancecoutumière, car, grâce à sa beauté, la damoiselle de Chivry a étémainte fois choisie dans le pays comme reine des tournois. Lesclairons sonnent la victoire du chevalier au lion d’argentvictorieux qui, se rengorgeant sous sa riche écharpe, met le poingsur la hanche, fait le tour de la lice et sort par l’une desbarrières. Ces premières passes d’armes sont suivies d’unintervalle pendant lequel les pages du sire de Nointel, porteurs decoupes, de plats et de hanaps d’or et d’argent qui étincellent auxyeux éblouis des manants, font circuler parmi la noble assistancede l’amphithéâtre l’hypocras et les vins épicés, accompagnés defines et succulentes pâtisseries. Chacun fait honneur àl’hospitalière magnificence du seigneur de Nointel. Ces seigneurs,leurs femmes et leurs filles achevaient de prendre gaiement leurréfection en devisant des divers incidents du tournoi, lorsqu’unsourd frémissement courut soudain dans la foule des paysans et desbourgeois entassés en dehors des barrières. Le populaire,jusqu’alors témoin des joutes, de la passe d’armes, n’avait éprouvéqu’un sentiment de curiosité&|160;; mais dans le combat qui,disait-on, allait suivre ces luttes inoffensives, le populaire sesentait pour ainsi dire en cause. Il s’agissait d’un duel à mortentre un vassal et un chevalier, celui-ci à cheval et armé detoutes pièces, le vassal à pied, vêtu d’un sarrau et armé d’unbâton. Les plus craintifs, les plus abrutis des vassaux sesentaient révoltés à la pensée de cette lutte d’une lâche et féroceinégalité qui vouait l’un des leurs à une mort certaine. Ce futdonc au milieu d’un silence plein d’angoisse et d’irritationcontenue que l’un des hérauts d’armes cria par trois fois, ens’avançant au milieu du champ clos les mots consacrés&|160;: –Que l’appelant vienne&|160;!…

Le chevalier Gérard de Chaumontel, qui enappelait à l’épreuve du duel judiciaire contrel’accusation de vol soutenue par Mazurec, sort de l’une des tentesvoisines et entre à cheval dans la lice armé de toutespièces&|160;; son bouclier pend à son cou, sa visière estlevée&|160;; il porte à la main une petite image de saint Jacques,pour lequel ce bon catholique semble professer une dévotionparticulière&|160;; ses deux parrains, à cheval comme lui,chevauchent à ses côtés. Ils font, ainsi que lui, le tour desbarrières, tandis que la belle Gloriande dit à son père d’un tondédaigneux&|160;: – Quelle honte pour la noblesse de voir unchevalier réduit, pour prouver son innocence, à combattre un vilmanant&|160;!

–&|160;Ah&|160;! ma fille, dans quel tempsvivons-nous&|160;! – reprit le vieux seigneur en grommelant, – cesdamnés légistes royaux mettent leurs griffes sur tous nos droits,sous l’impertinent prétexte de les légaliser. N’a-t-il point falluun arrêt de la sénéchaussée de Beauvoisis pour autoriser notre amiConrad à user de son droit seigneurial sur cette misérable vilainerévoltée… qui… – Mais, se rappelant que sa fille était fiancée ausire de Nointel, le comte de Chivry s’arrêta court. Gloriandedevina la cause de la réticence de son père et lui dit avec unehauteur presque courroucée&|160;: – Me croyez-vous jalouse d’unepareille espèce&|160;? une serve&|160;!

–&|160;Non, non, je ne te fais point cetteinjure, ma fille… mais enfin la rébellion de cette vassale contreson seigneur est chose aussi nouvelle que monstrueuse. Ah&|160;! jel’ai dit souvent&|160;: l’esprit de révolte de ces pestes decommunes populacières, quoiqu’en partie détruites aujourd’hui auprofit des rois, s’est propagé jusque dans nos domaines et ainfecté nos paysans, et voilà que, par surcroît, la royauté porteune nouvelle atteinte à nos droits en prétendant qu’ils doiventêtre sanctionnés par les légistes.

–&|160;Mais, mon père, ces droits nousrestent.

–&|160;Corbleu&|160;! ma fille… nos privilègesont-ils donc besoin de la confirmation des gens de robe&|160;?Notre race ne tient-elle pas ses droits seigneuriaux de l’épéeconquérante de nos aïeux&|160;? Non, non, la royauté veut touttirer à elle et sucer seule le populaire jusqu’à la moelle desos.

–&|160;Les rois, – dit un autre chevalier, –ne nous ont-ils pas enlevé un de nos meilleurs profits, lafabrication des monnaies dans nos seigneuries, sous le prétexte quenous faisions de faux-monnayage&|160;?

–&|160;Corbleu&|160;! cela fait bouillir lesang dans les veines, – s’écria le comte de Chivry&|160;; – est-ilau monde pire monnaie que la monnaie royale&|160;? Avouez-le,messeigneurs, on a coupé en quartiers des faux-monnayeurs moinslarrons que notre roi Jean et ses aïeux&|160;?

–&|160;Aussi, ma foi, – reprit un autrechevalier, – que ce bon prince ne compte pas sur nous. La trêveavec les Anglais expire bientôt&|160;; si la guerre recommence, leroi Jean ne verra ni un de mes hommes, ni un de mes écus…

–&|160;Ah&|160;! messeigneurs, – dit Gloriandeen étouffant un bâillement, – que votre conversation estpesante&|160;! Parlons donc de la cour d’amour qui doit bientôttenir à Clermont ses plaids amoureux&|160;; je ferai venir pourcette galante solennité les plus habiles floreresses de coiffes deParis et j’attends un Lombard qui doit m’apporter de magnifiquesétoffes orientales.

–&|160;Et toutes ces belles choses, avec quoiles payer&|160;? – s’écria le comte de Chivry en haussant lesépaules. – Oui, avec quoi donner de brillants tournois, convier àde somptueuses cours d’amour&|160;? si, d’un côté, le roi nousruine et que, de l’autre, Jacques Bonhomme se regimbe àtravailler pour nous…

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;! cherpère, – dit la belle Gloriande en se mettant à rire, – JacquesBonhomme se regimber&|160;! lui&|160;? mais au premier claquementdu fouet de l’un de vos veneurs, vous verriez ces manants secoucher à plat ventre. Et tenez, – ajouta la damoiselle enredoublant ses éclats de rire, – le voilà, ce terrible JacquesBonhomme… n’a-t-il pas l’air bien redoutable&|160;? Elle montraitdu geste Mazurec-l’Agnelet qui, au second appel du héraut d’armes,venait d’entrer dans la lice accompagné de ses deux parrains,Mahiet-l’Avocat et Adam-le-Diable. Mazurec, vêtu de sonbliaud ou blouse (l’antique saie gauloise) de grosse toilebise comme ses chausses, portait un bonnet de laine, et ses sabotscachaient à demi ses pieds nu. Mahiet, son parrain d’armes, tenaità la main un gros bâton de cormier de quatre pieds de longueur(selon l’ordonnance), choisi et fraîchement coupé par l’avocat dansun taillis voisin, parce que vert le cormier est très-pesant et sebrise difficilement. L’appelé, ainsi quel’appelant, dans ce duel judiciaire, devait faire le tourde la lice avant le combat. Le serf accomplit cette formalitéaccompagné de ses deux parrains.

–&|160;Mon brave garçon, – disait l’avocat àMazurec, – n’oublie pas mes conseils et tu auras chance de mettre àmal ton noble larron, quoiqu’il soit à cheval et armé de toutespièces.

–&|160;J’aime autant mourir, – répondit leserf avec accablement et continuant de marcher entre ses deuxparrains, la tête baissée, le regard fixe. – Ce matin, quand j’airevu Aveline, ç’a a été pour moi comme un coup de couteau en pleincœur, – ajouta-t-il en sanglotant. – Ah&|160;! je suis un hommeperdu&|160;!

–&|160;Ventre Dieu&|160;! pas de faiblesse, –s’écria Mahiet, alarmé de l’abattement de son client, – où est doncton courage&|160;? Ce matin, d’agnelet tu étais devenu loup.

–&|160;Vivre maintenant avec ma pauvre femme,serait pour moi un supplice de tous les jours, – murmura le serf, –j’aime mieux que le chevalier me tue tout de suite.

En parlant ainsi, Mazurec avait parcouru lamoitié du champ clos accompagné de ses deux parrains. Ceux-ci, deplus en plus effrayés du découragement de ce malheureux, passaienten ce moment avec lui au pied de l’amphithéâtre où siégeaient lanoblesse du pays et la belle Gloriande. Adam-le-Diable, jetant uncoup d’œil expressif à l’avocat, poussa du coude Mazurec et lui dittout bas&|160;: – Regarde donc la fiancée de notre sire…Jarni&|160;! est-elle belle&|160;! Ça va-t-il faire un jolimariage&|160;! Hein&|160;! vont-ils être heureux, ces deuxamoureux&|160;! – À ces mots qui tombaient comme du plomb fondu surla plaie saignante de son cœur, le vassal tressaillitconvulsivement. – Regarde-la donc, cette belle damoiselle, –poursuivit Adam-le-Diable, – vois comme elle est joyeuse sous sesriches atours&|160;! Entends-tu comme elle rit&|160;?… Va, poursûr, elle rit de toi et de ta femme qui, cette nuit, a été forcéepar notre sire… Mais regarde-la donc, la belledamoiselle&|160;!

Mazurec, sortant de son accablement et sentantla rage de nouveau lui monter au cœur, leva brusquement la tête.Pendant un moment, il contempla d’un œil ardent et rougi par leslarmes la fiancée de son seigneur, cette fière damoiselleresplendissante de parure et de beauté, rayonnante de bonheur,entourée de brillants chevaliers qui, quêtant ses sourires,s’empressaient autour d’elle.

–&|160;À cette heure, ta fiancée boit sa honteet ses larmes, – dit tout bas à l’oreille de Mazurec la voixmordante d’Adam-le-Diable. – Quoi&|160;! pour venger Aveline ettoi, tu ne tâcherais pas de tuer ce noble qui t’a volé&|160;!… celarron… seule cause de ton malheur&|160;!…

–&|160;Mon bâton&|160;! – s’écria le vassal enbondissant, ivre de fureur, au moment où un des sergents d’armesvenait lui signifier qu’il ne pouvait s’arrêter ainsi dans la liceà regarder les dames et qu’il eût à se rendre dans l’une des tentesafin de prêter, avant le combat, les serments d’usage entre lesmains du curé de Nointel. Mazurec, possédé de haine et de rage,suivit précipitamment les pas du sergent, et Mahiet, marchant pluslentement, dit à Adam-le-Diable&|160;:

–&|160;Vous avez du souffrir beaucoup… Je vousécoutais tout à l’heure. Vous savez trouver le vif de la haine…

–&|160;Il y a trois ans, – répondit le serfd’un air farouche, – j’ai tué ma femme d’un coup de hache.

–&|160;À Bourcy… près de Senlis.

–&|160;Qui vous l’a dit&|160;?

–&|160;Je passais en ce village le jour dumeurtre… Vous avez préféré voir votre femme morte que souillée parvotre seigneur.

–&|160;Oui.

–&|160;Et comment êtes-vous devenu serf decette seigneurie&|160;?

–&|160;Ma femme tuée, je me suis caché pendantun mois dans la forêt de Senlis, où j’ai vécu de racines, et puisje suis venu en ce pays. Guillaume m’a donné asile&|160;; je mesuis offert à l’intendant de la seigneurie de Nointel commebûcheron. Au bout d’un an, l’on m’a compté parmi les vassaux dudomaine&|160;; j’y suis resté par amitié pour Guillaume.

Mazurec, pendant l’entretien de ses deuxparrains, était arrivé avec ceux-ci près de la tente où il devaitprêter les serments d’usage, ainsi que le chevalier de Chaumontel.Le curé de Nointel, vêtu de ses habits sacerdotaux et tenant à lamain un crucifix, dit au serf et au chevalier&|160;:

–&|160;Appelant et appelé,ne fermez pas les yeux sur le péril où vous exposez vos âmes encombattant pour une mauvaise cause&|160;; si l’un de vous veut serétracter et se remettre à la merci de son seigneur et du roi, ille peut encore&|160;; mais bientôt il ne sera plus temps. Vousallez, l’un ou l’autre, voir tout à l’heure les portes de l’autremonde&|160;; là vous trouverez assis un Dieu impitoyable auparjure. Appelant et appelé, songez-y. Tous leshommes sont également faibles devant la justice de Dieu, car l’onn’entre point armé dans le royaume éternel. Voulez-vous vousrétracter&|160;?

–&|160;Je soutiendrai jusqu’à la mort que cechevalier m’a volé&|160;; il est cause de mes malheurs, – réponditMazurec avec une rage concentrée&|160;; – si le bon Dieu est juste,je tuerai cet homme&|160;!

–&|160;Et moi, je jure Dieu que ce vassal mentpar sa gorge et me diffame outrageusement, – s’écria le chevalierde Chaumontel&|160;; – je prouverai son imposture parl’intercession du Seigneur et de tous ses saints, notamment par lebon secours de messire saint Jacques, mon bienheureux patron.

–&|160;Oui, et surtout par le bon secours deton cheval, de ton armure, de ta lance et de ton épée, – ajoutaMahiet. – Infamie&|160;! combattre à cheval, casque en tête,cuirasse au dos, épée au côté, lance au poing, un pauvre homme àpied, armé d’un bâton. Oui, tu agis comme un triple lâche.Ergò, tout lâche doit être larron&|160;; ergò, tuas volé la bourse de mon client&|160;!

–&|160;Oser me parler ainsi&|160;! – s’écriale chevalier de Chaumontel&|160;; – toi, mauvais routier&|160;!méchant truand&|160;!

–&|160;Joies du ciel&|160;! des injures, –s’écria Mahiet-l’Avocat avec ravissement. – Ah&|160;! dom larron,si tu n’es pas le plus couard des lièvres à deux pattes, tu vas mesuivre derrière ce pavillon, sinon, je fouette à coups de fourreaud’épée ton ignoble face de malandrin.

Gérard de Chaumontel, pâle de courroux, allaitpeut-être, à l’extrême jubilation de Mahiet, accepter saprovocation, lorsqu’un des parrains du chevalier lui dit&|160;:

–&|160;Ce bandit veut sauver son client en teprovoquant au combat, ne tombe pas dans le piège.

Gérard de Chaumontel, suivant ce prudent avis,répondit à Mahiet d’un air méprisant&|160;: – Lorsque, par lesarmes, j’aurai convaincu cet autre manant de son imposture, jeverrai si tu mérites que je relève ton insolent défi.

–&|160;Tu veux donc tâter du fourreau de monépée&|160;? – s’écria l’avocat. – Mort-Dieu&|160;! je ne teménagerai pas le régal, et si ta face patibulaire ne rougit plus dehonte, elle rougira sous mes coups&|160;!

–&|160;Pas un mot de plus, sinon je te faisexpulser de la lice par mes hommes, – dit le héraut d’armes àMahiet&|160;; – un parrain n’a pas le droit d’injurier l’adversairede son client.

Mahiet comprit qu’il serait obligé de céder àla force et se tut en jetant un regard navré sur Mazurec. Le curéde Nointel, élevant alors son crucifix, reprit de sa voixnasillarde&|160;: – Appelant et appelé,persistez-vous un chacun à soutenir votre cause comme bonne&|160;?la jurez-vous bonne sur l’image du Sauveur des hommes&|160;? Et lecuré présenta le crucifix au chevalier qui ôta son gantelet de feret, étendant la main sur l’image du Christ, s’écria&|160;:

–&|160;Je jure ma cause bonne.

–&|160;Je jure ma cause bonne, – dit à sontour Mazurec, – mais battons-nous vitement, oh&|160;! vitement.

–&|160;Jurez-vous, – reprit le curé, – den’avoir sur vous, l’un et l’autre, ni pierre, ni herbe, ni autrecharme magique, charroi ou invocation de l’ennemi deshommes&|160;?

–&|160;Je le jure, – dit le chevalier.

–&|160;Je le jure, – dit Mazurec haletant dehaine. – Oh&|160;! que de temps perdu&|160;!

–&|160;Et maintenant, appelant etappelé, – s’écria le héraut d’armes, – la lice vous estouverte… faites votre devoir.

Le chevalier de Chaumontel, saisissant salongue lance, enfourcha son destrier, que l’un de ses parrainstenait par la bride, et Mahiet, pâle, ému, dit à Mazurec en luiremettant son bâton&|160;:

–&|160;Courage&|160;!… suis mes avis… et, jel’espère, tu assommeras ce lâche… Un dernier mot au sujet de tamère… Ainsi jamais elle ne t’a instruit du nom de tonpère&|160;?

–&|160;Jamais… je vous l’ai dit ce matin dansma prison&|160;; ma mère évitait toujours de me parler de monpère.

–&|160;Et elle s’appelait Gervaise&|160;? –reprit Mahiet d’un air pensif. – De quelle couleur étaient sescheveux&|160;? ses yeux&|160;?

–&|160;Ses cheveux étaient blonds et ses yeuxnoirs.

–&|160;Et elle n’avait aucun signeremarquable&|160;?… Cherche dans ton souvenir&|160;?

–&|160;Je lui ai toujours vu une petitecicatrice au-dessus du sourcil droit…

Soudain les clairons retentirent&|160;;c’était le signal du duel judiciaire. Mahiet, ne pouvant contenirses larmes, serra Mazurec entre ses bras et lui dit&|160;: – Je nepeux, dans un pareil moment, te faire connaître la cause du doubleintérêt que tu m’inspires… Mes soupçons, mes espérances me trompentpeut-être… mais courage…

–&|160;Courage, – reprit à son tourAdam-le-Diable à demi-voix. – Pour échauffer ta haine, pense à tafemme… souviens-toi que la fiancée de notre sire a ri de toi… Tueton larron, et patience… un jour nous en rirons terriblement ànotre tour, de la noble damoiselle… mais surtout songe à ta femme…à sa honte de ce matin, à ta honte à toi… songe que vous êtes tousdeux malheureux pour toujours, et hardi sur le noble, mange-lui lafigure si tu peux… Hardi… tu as un bâton, des ongles et desdents&|160;!

Mazurec-l’Agnelet poussa un hurlement de rageet se précipita dans la lice au moment où, répondant à un geste duseigneur de Nointel, le maréchal du tournoi donnait le signal ducombat à l’appelant et à l’appelé en criant partrois fois&|160;:

–&|160;Laissez-les aller.

La noble assistance de l’amphithéâtre riaitd’avance de la piètre défaite de Jacques Bonhomme&|160;; mais, dansla foule plébéienne, tous les cœurs se serrèrent avec angoisse,dans ce moment décisif. Le chevalier de Chaumontel, hommevigoureux, armé de toutes pièces, monté sur un grand cheval bardéde fer, sa longue lance en arrêt, occupait le milieu de la lice,lorsque Mazurec s’y élança pieds nus, vêtu de sa blouse et tenant àla main son bâton. À l’aspect du serf, le chevalier, qui, parmépris pour un pareil adversaire, avait dédaigné d’abaisser savisière, piqua son cheval de l’éperon en baissant sa lance au feracéré (elle n’était pas courtoise, celle-là), et chargeason adversaire, certain de le transpercer du premier coup et de lefouler ensuite aux pieds de son cheval. Mais Mazurec, se souvenantdes avis de Mahiet, évita le coup de lance en se jetant brusquementà plat-ventre&|160;; puis, se relevant à demi au moment où lecheval allait le broyer sous ses sabots, il lui asséna des deuxmains un si violent coup de bâton sur les jambes du devant que lecoursier, à cette vive atteinte, fléchit, fit un faux pas, faillità s’abattre et ébranla son cavalier sur sa selle.

–&|160;Félonie, – cria le sire de Nointel avecindignation, – il est défendu de frapper aux chevaux.

–&|160;Bien touché, brave bonnet de laine, –cria le populaire palpitant d’angoisse et battant des mains, malgréla sévérité des ordonnances royales qui commandaient auxspectateurs d’un tournoi le plus profond silence.

–&|160;Hardi, Mazurec&|160;! – crièrent aussiMahiet et Adam-le-Diable, – courage&|160;! assomme le noble&|160;!tue-le&|160;!

Mazurec, voyant le chevalier ébranlé sur sesarçons par le faux pas de sa monture, jette son bâton, ramassed’une main une poignée de sable et, d’un bond vigoureux, s’élanceen croupe de Gérard de Chaumontel pendant que celui-ci cherche àreprendre son équilibre&|160;; puis, se cramponnant d’une main aucou du chevalier, le vassal le renverse à demi en arrière et, deson autre main, il lui frotte les yeux avec le sable qu’il vient deramasser… À cette cuisante douleur, le noble larron, presqueaveuglé, pousse un cri, abandonne sa lance et les rênes de soncheval afin de porter ses mains à ses yeux. Mazurec l’enlace alorsde ses deux bras, parvient à le désarçonner et à le faire choir desa monture d’où ils tombent tous deux en roulant dans l’arène. Lafoule, croyant le serf vainqueur du chevalier, bat des mains,trépigne de joie en criant&|160;: – Victoire au bonnet delaine&|160;!…

Gérard de Chaumontel, quoique aveuglé par lesable et étourdi par sa chute, trouve de nouvelles forces dans larage de se voir désarçonné par un manant et reprend facilementl’avantage&|160;; car, dans cette lutte inégale contre cet hommecouvert de fer, les étreintes de Mazurec sont vaines&|160;; sesongles s’émoussent sur le poli de l’armure de son adversaire, etcelui-ci, parvenant à mettre le vassal sous ses deux genoux, luimartèle la tête sous les coups redoublés de son gantelet de fer.Mazurec, le visage meurtri, ensanglanté, prononce une dernière foisle nom d’Aveline et reste sans mouvement. Gérard de Chaumontel,dont la vue s’éclaircit peu à peu, non content d’avoir presqueécrasé la figure du vassal, tire son poignard pour achever savictime&|160;; mais, après un moment de réflexion et par unraffinement de cruauté, il remet sa dague à sa ceinture, se dressedebout et appuyant son pied de fer sur la poitrine haletante deMazurec, il s’écrie&|160;:

–&|160;Que ce vil imposteur soit lié dans unsac et jeté à la rivière comme il le mérite, c’est la loi duduel.

Et Gérard de Chaumontel alla rejoindre sesparrains en se frottant les yeux, tandis que les sergents d’armesvinrent enlever le corps du vassal pour le porter sur le pont d’unerivière voisine de l’amphithéâtre. Le curé de Nointel suivit lecondamné, afin de lui donner les derniers sacrements lorsqu’ilaurait repris connaissance et avant qu’il fût mis dans un sac etjeté à la rivière selon l’ordonnance. La foule, un moment frappéede stupeur et d’épouvante par le dénouement du combat judiciaire,commençait à sortir de son silence et, malgré ses habitudes derespect envers les seigneurs, murmurait avec une indignationcroissante. Plusieurs voix, s’élevant, disaient que le chevalierayant été désarçonné par le vassal, celui-ci devait être regardécomme vainqueur et ne pas être supplicié&|160;; mais un événementimprévu venant surprendre et captiver l’attention populaire coupacourt à ces récriminations. Une assez nombreuse troupe d’hommesd’armes, couverts de poussière et dont l’un portait une bannièreblanche fleurdelisée d’or, parut au loin dans la prairie, serapprocha rapidement des barrières de la lice, et Mazurec futoublié. Le sire de Nointel, partageant l’étonnement de la nobleassistance à la vue de la troupe armée qui déjà touchait auxbarrières, piqua des deux, et s’adressant à l’un de ces nouveauxvenus, héraut d’armes au surcot blasonné de fleurs de lis, il luidit&|160;:

–&|160;Messire héraut, qui t’amèneici&|160;?

–&|160;Un ordre du roi, notre maître. Je suischargé par lui d’un message pour tous les seigneurs et hommesnobles du Beauvoisis&|160;; apprenant que grand nombre d’entre euxétaient ici réunis, je suis venu.

–&|160;Entre dans la lice et lis hautement tonmessage, – répondit Conrad de Nointel au héraut, qui, tirant d’unsac richement brodé un parchemin, se mit en devoir d’en donnerlecture.

–&|160;Hum&|160;! ce message extraordinaire neflaire rien de bon, – dit à sa fille Gloriande le seigneur deChivry&|160;; – le roi Jean va nous demander encore quelque levéed’hommes pour sa maudite guerre contre les Anglais, à moins qu’ilne s’agisse d’un nouvel édit sur les monnaies, autre ruineuse etroyale pillerie.

–&|160;Ah&|160;! mon père, si, comme tantd’autres seigneurs, vous aviez voulu aller à la cour de Paris… vousauriez eu part aux largesses du roi Jean, si magnifiquementprodigue, dit-on, envers ses courtisans&|160;; ainsi vousretrouveriez d’un côté ce que vous auriez donné de l’autre… Etpuis, c’est, dit-on, un si charmant séjour que la cour… Ce sontfêtes royales, danses continuelles rehaussées de la plus finegalanterie. Il faudra que Conrad, après notre mariage, me conduiseà Paris.

–&|160;Tais-toi, tu n’es qu’une écervelée, –dit le vieux seigneur en haussant les épaules&|160;; puis il ajoutaen fermant à demi sa main et l’approchant de son oreille en manièrede cornet, afin de mieux entendre le héraut royal&|160;: – Quellediable d’antienne va-t-il nous chanter, celui-là&|160;?

«&|160;Jean, par la grâce de Dieu, roi desFrançais, – disait le héraut lisant sur son parchemin, – à seschers, amés et féaux seigneurs du Beauvoisis, salut.&|160;»

–&|160;Bon, bon, nous nous passerions fortbien de ta politesse et de tes saluts, – grommela le vieux seigneurde Chivry&|160;; – on emmielle la pilule pour nous la faireavaler.

–&|160;De grâce, mon père, laissez-moi doncécouter le messager, – dit Gloriande avec impatience. – Il y a dansle langage royal comme un parfum de cour qui me ravit.

Le héraut poursuivit ainsi&|160;: –«&|160;L’ennemi mortel des Français, le prince de Galles, fils duroi d’Angleterre, a perfidement rompu la trêve qui ne devaitexpirer que dans quelque temps.&|160;»

–&|160;Nous y voilà, – s’écria le comte deChivry en frappant du pied avec colère, – que te disais-je, mafille&|160;?… que vous disais-je, messeigneurs&|160;? c’est unelevée d’hommes que l’on va nous demander. Le héraut continuaitainsi la lecture de son message.

«&|160;Les Anglais, après avoir tout mis à feuet à sang sur leur passage, s’avancent vers le cœur du pays. Afind’arrêter cette invasion désastreuse et dans ce cas de grand dangerpublic, nous imposons à nos peuples et à notre bien-aimée noblesseun double impôt pour cette année-ci&|160;; de plus, nousenjoignons, mandons et ordonnons à tous nos chers, amés et féauxseigneurs du Beauvoisis de prendre les armes, de lever leurs hommeset de venir, sous huit jours, nous rejoindre à Bourges, d’où nousmarcherons contre les Anglais, que nous vaincrons avec l’aide deDieu et de notre vaillante noblesse.

»&|160;Telle est notre volonté.

«&|160;JEAN.&|160;»

Cet appel du roi des Français à sa vaillanteet bien-aimée noblesse du Beauvoisis fut accueillie par la nobleassistance avec une morne stupeur qui fit bientôt place à desmurmures de courroux et de révolte.

–&|160;Au diable le roi Jean&|160;! – s’écriale comte de Chivry. – Il nous a déjà imposé des subsides pourentretenir des gendarmes&|160;; qu’il les mène guerroyer&|160;!

–&|160;Bon&|160;! – dit un autre seigneur, –il n’a pas levé un seul homme d’armes&|160;; tout notre argent apassé en plaisirs et en festins&|160;; la cour de Paris est ungouffre&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! – reprit un autre, – nousnous efforcerons de faire suer à Jacques Bonhomme tout cequ’il peut rendre, et le plus clair de ce revenu passerait dans lescoffres du roi&|160;! Non, de par Dieu&|160;! non&|160;!

–&|160;Que le roi se défende&|160;; sesdomaines sont plus exposés que les nôtres, qu’il lesprotège&|160;!

–&|160;C’est à peine si nous suffisons, nouset nos hommes, à sauvegarder nos châteaux des bandes de routiers,de Navarrais et de souldoyers qui ravagent le pays&|160;; et nousabandonnerions nos demeures pour marcher contre l’Anglais&|160;!Corbleu&|160;! nous serions de fiers oisons.

–&|160;Et en notre absence, JacquesBonhomme, qui semble avoir des velléités de révolte, ferait debeaux coups&|160;!…

–&|160;Par la mort-Dieu, messieurs, – s’écriaun jeune chevalier, – nous ne pouvons cependant pas, à la honte dela chevalerie, rester lâchement cantonnés dans nos manoirs, tandisque l’on va se battre aux frontières.

–&|160;Hé&|160;! qui vous retient, mon jeunebatailleur&|160;? – s’écria le comte de Chivry&|160;; – êtes-vouscurieux de guerroyer&|160;? eh bien&|160;! parlez vite et tôt…Chacun dispose à son gré de sa personne, de ses biens et de seshommes.

–&|160;Quant à moi, – s’écria la belleGloriande avec une fière indignation, – je n’accorde pas ma main àConrad de Nointel, s’il ne part pour la guerre et s’il ne revientcouronné des lauriers de la victoire amenant à mes pieds dixAnglais enchaînés. Honte et lâcheté&|160;! un preux chevalierrester coi, lorsque son roi l’appelle aux armes&|160;!

Malgré les héroïques paroles de Gloriande etquelques rares protestations contre l’égoïste et ignominieusecouardise du plus grand nombre de ces seigneurs, un murmure générald’approbation accueillit les paroles du vieux sire de Chivry qui,encouragé par cet assentiment presque unanime, se dressa sur sabanquette et répondit au héraut d’une voix retentissante&|160;:

–&|160;Messire, au nom de la noblesse duBeauvoisis, je te réponds ceci&|160;: Nous avons si fort à fairedans nos domaines qu’il nous serait désastreux de nous en allerguerroyer au loin&|160;; d’ailleurs, l’on avisera aux demandes duroi, lorsque les députés de la noblesse et du clergé serontprochainement réunis en assemblée aux états généraux.

Une soudaine explosion de huées, partie de lafoule, répondit aux paroles du sire de Chivry, et Adam-le-Diable,laissant pour quelques instants Mahiet-l’Avocat auprès de Mazurecqui, revenu à lui, attendait l’heure de son supplice, courut semêler à différents groupes de serfs, leur disant&|160;:

–&|160;Les entendez-vous, ces biaux sires…couards&|160;? À quoi sont-ils bons&|160;? À se battre dans lestournois avec des lances sans fer et des épées sans tranchant, ou àfaire les bravaches en se battant armés de pied en cap contreJacques Bonhomme armé d’un bâton.

–&|160;C’est vrai, – répondirent plusieursvoix courroucées.

–&|160;Pauvre Mazurec-l’Agnelet&|160;! çafendait le cœur de voir son visage saigner sous les gantelets defer de ce noble.

–&|160;Et maintenant, ils vont mettre Mazurecdans un sac et le jeter à l’eau&|160;! Ma fine… c’est vraimentpoint juste…

–&|160;Ah&|160;! lorsque, par la lâcheté denos seigneurs, l’Anglais arrivera jusqu’en ce pays, repritAdam-le-Diable, nous serons entre nos maîtres et l’Anglais comme lefer battu entre l’enclume et le marteau. Pressurés par ceux-ci,pillés par ceux-là, notre sort sera deux fois pire.

–&|160;C’est ce qui arrive déjà quand lesbandes de routiers s’abattent sur nos villages. On se sauve dansles bois, et quand on revient, qu’est-ce qu’on trouve&|160;? lesmaisons en flammes ou en cendres&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! mon Dieu&|160;! quel sortque le nôtre&|160;! quel pauvre sort&|160;!

–&|160;Notre curé dit pourtant que c’est notresalut&|160;!… dans le ciel&|160;!

–&|160;Misère de nous&|160;! si, par dessustous nos maux, il faut encore être ravagés, torturés par lesAnglais, c’est à périr tous.

–&|160;Oui, et nous périrons par la lâcheté denos seigneurs, – reprit Adam-le-Diable. – Retranchés etapprovisionnés dans leurs châteaux forts, eux, leur famille etleurs hommes, ils nous laisseront piller, massacrer par lesAnglais&|160;!

–&|160;Et quand tout aura été dévasté cheznous, – reprit un autre serf avec désespoir, – notre seigneur nousdira comme il nous a dit lorsque la dernière bande de routiers apassé sur le pays comme un ouragan&|160;: «&|160;Paye-nous laredevance, Jacques Bonhomme. – Mais, monseigneur, lesroutiers nous ont tout pris&|160;; il ne nous reste que nos yeuxpour pleurer, et nous pleurons. – Ah&|160;! tu regimbes, Jacquesbonhomme&|160;! vite les coups de bâton, la torture.&|160;»Ah&|160;! c’est par trop fort aussi… trop est trop&|160;! faut queça finisse&|160;! au diable nos seigneurs&|160;!

Les murmures de la plèbe rustique, d’abordsourds, éclatèrent bientôt en huées, en imprécations si menaçanteset si directes à l’endroit de la noblesse, que les seigneurs, unmoment abasourdis de l’incroyable audace des récriminations deJacques Bonhomme, se dressèrent furieux, mirent l’épée à la mainet, au milieu des cris effarés des dames et des damoiselles,descendirent précipitamment les degrés de l’amphithéâtre, afin dechâtier les manants en se mettant à la tête des sergents dutournoi, de leurs hommes d’armes et de eux qui héraut royal qui,selon l’usage, se rangea du côté de la seigneurie contre lesvassaux.

–&|160;Amis, – cria Adam-le-Diable en courantparmi les groupes des serfs pour enflammer leur courage, – si lesseigneurs sont cent, nous sommes mille. Est-ce que tout à l’heureMazurec avec son bâton et une poignée de sable n’a pas désarçonnéun chevalier&|160;? Prouvons à ces nobles que nous ne les craignonspas. Aux pierres&|160;! aux bâtons&|160;! délivronsMazurec-l’Agnelet&|160;!

–&|160;Oui, oui, aux pierres&|160;! auxbâtons&|160;! délivrons Mazurec&|160;! – répondirent les plushardis de la foule, – au diable nos seigneurs, ces maudits couardsqui veulent nous laisser à la merci des Anglais&|160;!

Déjà, sous la pression de cette multitudefurieuse, une partie des barrières de la lice s’était rompue&|160;;grand nombre de vassaux, s’armant de ces débris de charpente,redoublaient d’imprécations et de menaces contre les seigneurs,lorsque Mahiet-l’Avocat, attiré par le tumulte, se jeta dans lafoule et, avisant Adam-le-Diable qui, l’œil étincelant, brandissaitdéjà comme une massue l’un des pieux de la barrière, courut à larencontre du serf et s’écria&|160;: – Je t’en conjure… pasd’attaque… ces malheureux vont être écharpés… tu vas tout perdre…Enfer&|160;! c’est trop tôt… le moment n’est pas venu.

–&|160;Il est toujours temps d’assommer lesnobles, – répondit Adam-le-Diable en grinçant des dents, et ilredoubla ces cris&|160;: – Aux pierres&|160;! aux bâtons&|160;!délivrons Mazurec&|160;!

–&|160;Mais tu le perds&|160;! – s’écriaMahiet désespéré, – tu le perds&|160;! et j’espérais le sauver. –Puis, s’adressant aux serfs qui l’entouraient&|160;: – Je vous ensupplie, n’attaquez pas les seigneurs, votre révolte est partielle…vous êtes en rase plaine, ils sont à cheval, vous serezmassacrés.

La voix de Mahiet se perdit au milieu dutumulte, et ses efforts demeurèrent impuissants devantl’exaspération de la multitude. Il se trouva séparéd’Adam-le-Diable par un reflux de la foule, et bientôt lesprévisions de l’avocat ne se réalisèrent que trop. La noblesse, unmoment surprise et effrayée de l’agression de JacquesBonhomme, agression jusqu’alors inouïe, se rassura, et bientôtayant à sa tête le sire de Nointel, une cinquantaine d’hommesd’armés, de sergents et de chevaliers sautant à cheval, s’avança enbon ordre, chargea à coups d’épée, de lance et des masses d’armes,les vassaux révoltés&|160;; les femmes, les enfants mêlés à lafoule, renversés, broyés sous les pieds des chevaux, poussèrent descris déchirants&|160;; les paysans, sans ordre, sans chefs et déjàeffrayés de leur propre audace, dont ils redoutaient les suites,prirent la fuite de tous côtés à travers la prairie&|160;;quelques-uns d’entre eux, les plus valeureux et les plus acharnés,se firent massacrer par les chevaliers, ou, trop grièvement blesséspour pouvoir s’échapper, restèrent prisonniers. Au plus fort decette mêlée, Adam-le-Diable, déjà renversé d’un coup d’épée à latête, cherchait à se relever, lorsqu’il sentit une main d’Herculele saisir par le collet, le relever et, malgré sa résistance,l’entraîner loin de ce champ de carnage&|160;; le serf reconnutMahiet, qui lui dit, en le forçant toujours de le suivre&|160;: –Viens, tu seras un homme précieux au vrai jour de la révolte… maisse faire tuer aujourd’hui, c’est folie… Viens.

–&|160;Mazurec est perdu&|160;! – s’écria leserf avec désespoir en se débattant contre l’Avocat&|160;; maiscelui-ci, sans répondre à Adam-le-Diable, déjà très-affaibli par laperte du sang qui coulait de sa blessure, le força de se blottirprès de lui à l’abri d’un amoncellement de branchages provenant desarbres abattus pour construire l’enceinte des lices.

*

**

Le soleil s’est couché, la nuit vient. Lesnobles dames, effrayées de l’émotion populaire, ont quitté le lieudu tournoi et, remontant sur leurs haquenées ou en croupe de leurschevaliers, se sont dirigées vers leurs manoirs. À deux portées detrait des lices où sont restés les cadavres d’un assez grand nombrede serfs tués lors de leur vaine tentative de révolte, coule larivière l’Orville. D’un côté, ses bords sont escarpés, mais del’autre, ils sont bordés de nombreuses touffes de roseaux&|160;; onla traverse sur un pont de bois&|160;: à droite de ce pont sontplantés quelques vieux saules. Ils viennent d’être ébranchés àcoups de hache, moins quelques gros rameaux fourchus assez fortspour servir de potences. Là sont déjà pendus les corps de quatredes vassaux restés prisonniers après leur rébellion&|160;; lescorps de ces suppliciés se dessinent comme des ombres sur lalimpidité du ciel crépusculaire&|160;; la nuit s’approcherapidement. Debout, au milieu du pont et entouré de ses amis, aumilieu desquels se trouve Gérard de Chaumontel, le sire de Nointelfait un signe, et le dernier des révoltés restés captifs est,malgré ses cris, ses prières, pendu comme ses compagnons, à lasaulaie de la rive. Alors un homme apporte sur le pont un grand sacde grosse toile grise, pareil à ceux dont se servent lesmeuniers&|160;; une forte corde passée à son orifice en forme decoulisse permet de fermer étroitement ce sac. L’on amèneMazurec-l’Agnelet étroitement garrotté&|160;; il s’est tenujusqu’alors assis à l’une des extrémités du pont, à côté du curé.Celui-ci, après avoir été faire baiser le crucifix aux serfs quel’on a pendus, est revenu près du patient que l’on va noyer.Mazurec n’est plus reconnaissable&|160;: sa figure meurtrie,couverte de sang caillé, est hideuse&|160;; l’un de ses yeux a étécrevé et son nez écrasé sous les coups furieux qu’après sa défaitelui a portés le chevalier de Chaumont avec son gantelet de fer. Lebourreau entrouvre l’orifice du sac, tandis que le bailli de laseigneurie s’approche de Mazurec et lui dit&|160;: – Vassal, tafélonie est notoire, tu as osé accuser de larcin Gérard, noblehomme de Chaumontel. Il en a appelé au duel judiciaire où tu as étévaincu et convaincu de mensonge et de diffamation&|160;; tu vasêtre, selon l’ordonnance royale, noyé jusqu’à ce que morts’ensuive.

Mazurec s’approche à pas lents, et au momentoù l’on va le saisir pour l’enfermer dans le sac, il lève la têteet, s’adressant au sire de Nointel et à Gérard, il leur dit, commeinspiré par une exaltation prophétique&|160;:

–&|160;On dit au pays que les gens qui vontpérir sont devins&|160;; moi, voilà ce que je prédis&|160;: –Gérard de Chaumontel, tu m’as volé et tu me fais noyer, tu serasnoyé… Toi, sire de Nointel, tu as violenté ma femme, ta femme seraviolentée&|160;; ma femme mettra peut-être au jour un fils denoble&|160;; ta femme mettra peut-être au jour un fils de serf.

À peine Mazurec-l’Agnelet achevait-il cesparoles que le bourreau se mit en devoir d’enfermer le patient dansle sac&|160;; Conrad pâlit, tressaillit à la sinistre prédiction deson vassal et ne put prononcer un mot&|160;; mais Gérard deChaumontel, s’adressant au serf que l’on ensaquait, se mità rire, en lui montrant du geste les cinq pendus qui se balançaientau vent du soir et que l’on apercevait encore vaguement comme desspectres à travers les pâles clartés du soir&|160;:

–&|160;Regarde les cadavres de ces vilains quiont osé se rebeller contre leurs seigneurs&|160;! Regarde l’eau quicoule sous ce pont et qui va t’engloutir… et crois-moi, siJacques Bonhomme ose encore broncher, nos longues lancespour le percer, les arbres branchus pour le pendre, et les rivièrespour le noyer, ne nous feront pas défaut, et comme aujourd’huiJacques bonhomme expiera sa révolte dans les supplices.

Pendant ces dernières paroles du chevalier,Mazurec a été enfermé dans le sac&|160;; au moment où ses bourreauxvont le précipiter dans la rivière, la voix sépulcrale du vassalcrie une dernière fois du fond de son linceul&|160;:

–&|160;Gérard de Chaumontel, tu seras noyé…Sire de Nointel, ta femme sera violentée…

Un éclat de rire méprisant du chevalierrépondit à la prédiction du serf, et au bout d’un instant l’onentendit, au milieu du silence de la nuit, le bruit du corps deMazurec-l’Agnelet tombant dans les eaux rapides et profonde de larivière.

–&|160;Viens, viens, – dit le seigneur deNointel d’une voix altérée, – retournons au château, ce lieum’épouvante. La prophétie de ce misérable vilain me fait frissonnermalgré moi…

–&|160;Quelle faiblesse, Conrad, deviens-tufou&|160;?

–&|160;Tout en ce jour est pour moi de mauvaisaugure&|160;!

–&|160;Que veux-tu dire&|160;? – reprit Gérarden suivant son ami qui s’éloignait d’un pas précipité. – Queparles-tu de mauvais augure&|160;?

–&|160;Ce soir, Gloriande, avant de retournerà Chivry, m’a dit&|160;: – «&|160;Conrad, nous serons demainfiancés dans la chapelle du château de mon père&|160;; je veux quele soir même vous partiez pour aller guerroyer avec le roi&|160;;mais je ne serai votre femme que si, au retour de la bataille, vousramenez à mes pieds, comme gage de votre valeur, dix Anglaisenchaînés faits prisonniers par vous.&|160;»

–&|160;Au diable la folle&|160;! – s’écriaGérard, – les romans de chevalerie lui ont tourné latête&|160;!

«&|160;– Je veux, – ajouta Gloriande, – quemon époux soit illustre par ses prouesses. Aussi, Conrad, demain jejurerai sur l’autel de finir mes jours dans un monastère, si vousêtes tué à la bataille ou si vous manquez aux promesses que j’exigede vous&|160;!&|160;»

–&|160;Mais, ventre-Dieu&|160;! encore unefois, cette fille est folle avec ses dix Anglais enchaînés&|160;!Puis il n’y a que des coups à gagner à la guerre, et ta fiancéerisque de te voir revenir borgne, boiteux ou manchot… si tureviens…

–&|160;Il me faut céder au désir de Gloriande,il n’est pas de caractère plus opiniâtre que le sien&|160;;d’ailleurs elle m’aime autant que je l’aime&|160;; ses biens sontconsidérables&|160;; j’ai dissipé une partie des miens à la cour duroi Jean&|160;; je ne peux donc renoncer à ce mariage, et, quoiqu’il m’en coûte, j’irai rejoindre l’armée avec meshommes&|160;!

–&|160;Soit&|160;! mais alors bats-toi…très-prudemment et très-modérément.

–&|160;C’est mon intention&|160;; je tiensfort à vivre afin d’épouser Gloriande… pourvu que pendant monabsence la prédiction de ce misérable vassal…

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;! – repritGérard de Chaumontel éclatant de rire et interrompant son ami, – nevas-tu pas croire qu’en ton absence Jacques Bonhommeforcera ta fiancée&|160;?

–&|160;Tu ris, et cependant tantôt cesvilains, chose inouïe, ont osé nous injurier, nous menacer, se ruersur nous comme des bêtes féroces qu’ils sont.

–&|160;Parles-tu sérieusement&|160;? n’as-tupas vu ces croquants fuir devant nos chevaux comme une nichée delapins&|160;? les supplices de ce soir compléteront la leçon, etJacques Bonhomme restera, pardieu&|160;! Bonhomme commedevant. Allons, déride-toi… et tiens… quoique je préfère cent foisla chasse, les tournois, le vin, le jeu et l’amour aux sottes etpérilleuses prouesses de la guerre, je t’accompagnerai àl’armée&|160;; afin de te ramener vite près de la belle Gloriande.Quant aux Anglais prisonniers que tu dois conduire enchaînés à sespieds, comme gage de ta vaillance, nous ramasserons à quelqueslieues du manoir de ta dame les premiers manants qui nous tomberontsous la main, nous les garrotterons en leur défendant de prononcerun seul mot sous peine d’être pendus, et ils représenterontsuffisamment les Anglais captifs. Ne trouves-tu pas l’idéeplaisante&|160;? Conrad, Conrad, à quoi songes-tu&|160;?

–&|160;J’ai peut-être eu tort d’user de mondroit sur la femme de ce vassal, – reprit le sire de Nointel d’unair sombre et pensif&|160;; – c’était un caprice libertin, carj’aime Gloriande&|160;; mais la résistance de ce coquin quit’accusait de vol… m’a irrité. – Puis, après un moment de silence,le sire de Nointel s’adressant à son ami&|160;: – Dis-moi lavérité&|160;; entre nous, tu n’as pas larronné ce vilain&|160;? letour eût été plaisant… mais…

–&|160;Conrad, ce soupçon…

–&|160;Eh&|160;! ce n’est pas dans l’intérêtde ce manant défunt que je te fais cette question, mais dans monintérêt à moi.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Si ce vassal avait été injustementnoyé… sa prophétie serait peut-être plus menaçante.

–&|160;Mort-Dieu&|160;! est-ce que tu perdstout à fait la raison, Conrad&|160;? Me vois-tu attristé parce queJacques Bonhomme m’a prédit que je serais noyé&|160;?…Corps-Dieu&|160;! c’est moi qui veux noyer ta tristesse dans unepleine coupe de ton vieux vin de Bourgogne… Allons, Conrad, àcheval… à cheval&|160;! le souper nous attend&|160;; vivent la joieet l’amour&|160;!

–&|160;J’ai peut-être eu tort de forcer lafemme de ce serf, – répétait à part soi le sire de Nointel&|160;; –je ne sais pourquoi en ce moment me revient à l’esprit unetradition conservée par la branche aînée de ma famille, qui, depuisdes siècles, habite l’Auvergne. Cette tradition raconte que lahaine des serfs a souvent été fatale auxNeroweg&|160;!

–&|160;Hé&|160;! Conrad, à cheval&|160;; tonvarlet tient l’étrier depuis une heure, – dit la joyeuse voix deGérard. – Maudit songe-creux, à quoi penses-tu&|160;?

–&|160;Non, je n’aurais pas dû forcer la femmede ce vassal, – murmura encore le sire de Nointel en montant àcheval et prenant la route de son manoir, accompagné de Gérard deChaumontel et suivi de ses hommes.

*

**

La salle basse du cabaretd’Alison-la-Vengroigneuse est close&|160;; une lampe l’éclaire, laporte et les volets sont au-dedans verrouillés.Aveline-qui-jamais-n’a-menti est à demi étendue sur unbanc, ses mains croisées sur son sein, la tête appuyée sur lesgenoux d’Alison&|160;; elle semblerait sommeiller, si de temps àautre un tressaillement convulsif n’agitait son corps&|160;; sonvisage décoloré porte les traces des larmes qui, plus rares,s’échappent encore parfois de ses paupières gonflées. Lacabaretière contemple cette infortunée avec une expression de pitiéprofonde. Guillaume Caillet, assis près de là, son coude sur songenou, son front dans sa main, ne quitte pas sa fille desyeux&|160;; il s’est, après l’amende honorable de Mazurec, souvenud’Alison, et, comptant sur sa bonté, il a conduit Aveline dans lataverne à l’aide d’Adam-le-Diable, qui est ensuite retourné sur lelieu du tournoi, rejoindre Mahiet-l’Avocat, qui plus tard l’aarraché du milieu de la mêlée.

Aveline, se redressant tout à coup effarée,s’écrie en proie à une sorte de délire&|160;:

–&|160;On le noie… je le vois… il estnoyé&|160;! Avez-vous entendu le bruit de son corps tombant dansl’eau&|160;?

–&|160;Chère fille&|160;! – dit Alison enfondant en larmes, de grâce, calmez-vous…

–&|160;Elle a raison… c’est l’heure, – ditGuillaume Caillet d’une voix sourde&|160;; – on devait noyerMazurec à la fin du jour. Patience, toute nuit a son lendemain.

Alison, qui soutient Aveline dans ses bras,entend heurter à la porte et dit à Guillaume&|160;: – Qui peutvenir à cette heure&|160;?

Le vieux paysan se lève, s’approche de l’huiset dit au dehors&|160;:

–&|160;Qui va là&|160;?

–&|160;Moi, Mahiet-l’Avocat, – répond unevoix.

–&|160;Ah&|160;! – murmure le père d’Aveline,– il vient de là-bas… tout est fini…

Et il ouvre à Mahiet&|160;; celui-ci s’avancerapidement&|160;; il va parler&|160;; mais à l’aspect de la femmede Mazurec, soutenue presque défaillante dans les bras d’Alison, ilse contient, s’approche de l’oreille de Guillaume et lui dit&|160;:– Il est sauvé&|160;!

–&|160;Lui&|160;! – s’écrie le serf avecstupeur, – sauvé&|160;!

–&|160;Silence&|160;! – reprend Mahiet enmontrant Aveline du regard, – prenez garde, une pareille nouvelletrop brusquement apprise peut être fatale.

–&|160;Où est-il&|160;?

–&|160;Adam l’amène… il se soutient à peine…je le précède de quelques pas… Il pleut à torrents&|160;; noussommes venus à travers champs&|160;; le couvre-feu a sonné, nousn’avons heureusement rencontré personne.

–&|160;Je vais à leur rencontre, – ditGuillaume Caillet d’une voix palpitante. – Pauvre Mazurec&|160;!cher fils&|160;! cher enfant&|160;! – Et il sortprécipitamment.

Mahiet s’approche d’Aveline, qui a jeté sesbras autour du cou d’Alison et sanglote amèrement. – Aveline, – luidit l’Avocat, – écoutez-moi, de grâce…

–&|160;Il est mort, – murmure la serve engémissant sans répondre à l’Avocat, – ils l’ont noyé.

–&|160;Non… il n’est pas mort… – reprendMahiet, – il y a espoir de le sauver.

–&|160;Grand Dieu&|160;! – s’écrie Alison enpleurant de joie et embrassant Aveline avec transport, –entends-tu, chère petite, il n’est pas mort…

Aveline joint les mains, veut parler, mais lesparoles expirent sur ses lèvres qui tremblent convulsivement.

–&|160;Voilà ce qui est arrivé, – repritl’Avocat&|160;; – on a mis Mazurec dans un sac… on l’a jeté àl’eau&|160;; mais heureusement, – se hâta d’ajouter Mahiet, aumoment où Aveline poussait un cri étouffé, – Adam-le-Diable et moi,profitant de la nuit, nous nous étions cachés dans les roseaux qui,à cent pas du pont, bordent la rivière&|160;; son courant venait denotre côté&|160;; nous voulions, au moyen d’une longue perche,attirer à nous le sac où l’on avait enfermé Mazurec et l’en retirerà temps.

–&|160;Hélas&|160;! – balbutia la jeune femmeavec angoisse, – il est trop tard&|160;!

–&|160;Non, non, rassurez-vous, nous sommesparvenus à amener le sac sur la rive. Adam l’a fendu d’un coup decouteau, et nous avons retiré de ce linceul Mazurec respirantencore.

–&|160;Il vit&|160;! – s’écria la jeune fillefolle de joie, et dans son premier mouvement elle se précipita versla porte et tomba dans les bras de son père qui, rentré depuisquelques moments, est resté immobile au seuil.

–&|160;Oui, il vit, – dit Guillaume Caillet àsa fille en la serrant contre sa poitrine, – il vit… et levoilà…

Au même instant apparaît Mazurec, pâle,défait, ruisselant d’eau et soutenu par Adam-le-Diable&|160;;soudain Aveline, au lieu de courir au devant de son époux, s’arrêteet recule avec épouvante en s’écriant&|160;: – Ce n’est paslui&|160;!…

Elle ne reconnaissait plus Mazurec&|160;! sonœil crevé entouré de contusions bleuâtres, son nez écrasé, sa lèvrefendue et gonflée, changeaient tellement ses traits naguère sidoux, si avenants, que l’hésitation de la femme du vassal durapendant quelques instants&|160;; mais bientôt revenue de sapoignante surprise, elle se jeta au cou de Mazurec et baisa sesblessures avec une sorte de frénésie. Il répondit aux étreintesd’Aveline, en murmurant d’une voix navrée&|160;: – Hélas&|160;! mapauvre femme… quoique je sois encore vivant, tu es veuve…

Ces mots rappelant aux deux époux qu’ilsétaient à jamais séparés par l’outrage infâme dont Aveline avaitété victime et qui pouvait la rendre mère… tous deux fondirent enlarmes et restèrent embrassés dans un morne et muet désespoir.

–&|160;Ah&|160;! – s’écria Guillaume Cailletdont la rude figure ruisselait de pleurs en contemplant les deuxinfortunés qu’il montrait du geste à Mahiet, – pour les venger… quede sang… oh&|160;! que de sang…

–&|160;Cette race seigneuriale, – repritAdam-le-Diable en se rongeant les ongles avec une rage sourde, – ilfaut l’égorger… il faut tout tuer, tout… jusqu’aux enfants auberceau… Il faut qu’il n’en reste pas de cette race… – Puis seretournant vers Mahiet, le paysan ajouta d’un air de reprochefarouche&|160;:

–&|160;Et toi, tu nous dis&|160;:Patience…

–&|160;Oui, – répondit Mahiet, – oui,patience, si tu veux venger en un seul jour… ces millionsd’esclaves, de serfs, de vilains de notre race qui, depuis dessiècles, sont morts écrasés, torturés, massacrés par lesseigneurs&|160;; oui, patience, si tu veux que ta vengeance soitféconde et affranchisse tes frères&|160;! Pour cela, je t’enconjure, et toi aussi, Guillaume, pas de révolte partielle&|160;!que tous les serfs de la Gaule se lèvent ensemble le même jour, aumême signal, et la race seigneuriale n’aura pas de lendemain.

–&|160;Attendre, – reprit Adam-le-Diable avecune sombre impatience&|160;; – toujours attendre&|160;!

–&|160;Et quand viendra-t-il, le signal de larévolte&|160;? – reprit Guillaume. – D’où viendra-t-il, cesignal&|160;?

–&|160;Il viendra de Paris, – dit Mahiet, – etce sera bientôt.

–&|160;De Paris, – s’écrièrent les deuxpaysans d’un air de surprise et de doute. – Quoi&|160;! cesParisiens…

–&|160;Comme vous, les Parisiens sont las desoutrages et des exactions des seigneurs&|160;; comme vous, lesParisiens sont las des voleries du roi Jean et de sa cour, quiruinent et affament le pays&|160;; comme vous, ils sont las de lacouardise de la noblesse, seule force armée du pays, qui laisseravager la Gaule par les Anglais&|160;; enfin, les Parisiens sontlas d’avoir tenté auprès du roi prières, sacrifices, remontrances,pour obtenir de lui la réforme d’abus exécrables&|160;; aussi lesParisiens sont-ils résolus d’en appeler aux armes contre laroyauté&|160;; la rupture de la trêve avec les Anglais, annoncéetantôt par le messager royal, hâtera sans doute l’heure de larévolte&|160;; mais jusqu’à cette heure solennelle, patience, outout est perdu.

–&|160;Et ces Parisiens, – reprit Guillaumeavec un redoublement d’attention, – qui les dirige&|160;? Est-cequ’ils ont un chef&|160;?

–&|160;Oui, – reprit Mahiet avec enthousiasme,– le plus courageux, le plus sage, le meilleur deshommes&|160;!

–&|160;Et son nom&|160;?

–&|160;ÉTIENNE MARCEL, un bourgeois, marchandde draps, prévôt des échevins de Paris&|160;; tout le peuple estavec lui parce qu’il veut le bien et l’affranchissement du peuple…Grand nombre des bourgeois des villes communales, aujourd’huiretombées sous le pouvoir royal, aussi prêtes à se soulever,correspondent avec Marcel&|160;; mais il sent que bourgeois etartisans commettraient une lâche et méchante action, s’ilsn’offraient leurs conseils, leurs secours aux serfs des campagnes,pour les aider à briser enfin le joug des seigneurs&|160;!Croyez-moi, en agissant avec ensemble, serfs, artisans etbourgeois, nous aurons facilement raison des seigneurs et de laroyauté. Comptons-nous, comptons nos oppresseurs&|160;; combiensont-ils&|160;? Quelques milliers au plus&|160;!

–&|160;C’est vrai, – dirent Guillaume et Adamen échangeant un regard approbatif, – les villes unies auxcampagnes, c’est tout le monde&|160;! les seigneurs, ce n’estrien&|160;!

–&|160;D’après l’avis de Marcel, – repritMahiet, – j’étais venu en ce pays, où, selon l’usage, le tournoidevait amener grand nombre de vassaux&|160;; je voulais savoir si,dans cette province comme dans d’autres, les paysans, poussés àbout, songeaient enfin à la révolte&|160;! Maintenant je n’en douteplus, car je vous ai rencontrés, vous, Guillaume et Adam, et j’aivu tantôt, tout en regrettant ce mouvement partiel et trop hâté,que Jacques Bonhomme, las de ses hontes, de ses misères,de ses tortures, le moment venu, prendra les armes… Je m’enretourne à Paris le cœur plein d’espoir&|160;; donc patience… amis…patience, et bientôt sonnera l’heure des grandes représailles.

–&|160;Oui, – repartit Guillaume, – nousrèglerons les comptes de nos pères… et moi je réglerai le compte dema fille… La vois-tu&|160;? la vois-tu&|160;?… – Et le vieux paysanmontrait du geste Aveline, assise à côté de Mazurec&|160;; tousdeux accablés, muets, le regard fixe, attaché sur le sol, ilssemblaient abîmés dans leur désespoir.

–&|160;Mais j’y songe, – dit l’Avocat, –Mazurec ne peut maintenant rester dans le pays.

–&|160;J’ai pensé à cela, – reprit Guillaume,– cette nuit nous retournerons à Cramoisy avec ma fille et sonmari&|160;; je connais une caverne au plus épais de la forêt&|160;:cette cachette a longtemps servi d’asile à Adam&|160;; je vais yconduire Mazurec. Chaque nuit, ma fille ira lui porter une partiede notre pitance&|160;; la pauvre enfant est si désolée que laséparer tout à fait de son mari, ce serait la tuer… Il restera donccaché jusqu’au jour de la vengeance, et ce jour venu… compte surmoi, sur Adam et sur tant d’autres.

–&|160;Mais le signal, auquel les gens desvilles et des campagnes doivent se soulever, – dit Adam-le-Diable,– ce signal, qui le donnera&|160;?

–&|160;Paris, – répondit Mahiet. – Avant peuje vous ferai tenir ou je vous apporterai de l’argent pour acheterdes armes&|160;; mais n’éveillez pas les soupçons desseigneurs&|160;; achetez les armes une à une, à la ville… les joursde foire… et cachez-les chez vous. Si vous connaissez des forgeronsde qui vous soyez sûrs, faites-leur façonner des piques… l’argentdes villes vous donnera du fer… et le fer, vengeance et libertépour tous.

Soudain un hennissement prolongé retentitderrière la porte. – C’est Phœbus, mon cheval, – s’écriaMahiet frappé d’une joyeuse surprise&|160;; – je l’avais attachéprès du lieu du tournoi&|160;; lassé de m’attendre, il aura briséson licou et retrouvé le chemin de cette auberge, où il n’estpourtant venu qu’une fois… Brave Phœbus, – ajouta l’Avocat enallant vers la porte, – ce n’est pas la première preuved’intelligence qu’il me donne. – À peine Mahiet eut-il ouvert lapartie supérieure de l’huis que la tête de Phœbus yparut&|160;; il fit entendre un nouveau hennissement et lécha lesmains de son maître qui lui dit&|160;:

–&|160;Allons, mon bon compagnon, une provended’avoine, et en route&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! messire, vous partez cettenuit, – dit Alison-la-Vengroigneuse en essuyant ses larmes quin’avaient cessé de couler depuis le retour de Mazurec, – vouspartez malgré la nuit et la pluie&|160;?

–&|160;Le messager royal a apporté desnouvelles qui hâtent mon retour à Paris, ma belle hôtesse… mais aurevoir&|160;; j’espère bientôt revenir à Nointel.

–&|160;Avant de nous quitter, messire Avocat,– reprit Alison en fouillant à sa poche, – prenez ces trois florinsd’argent, je vous les dois pour le gain de mon procès…

–&|160;Votre procès… mais je n’ai pasplaidé.

–&|160;Vous avez sans plaider gagné macause.

–&|160;Moi&|160;! et comment cela&|160;?

–&|160;Ce matin, lorsque vous êtes revenuchercher votre cheval pour vous rendre au tournoi, Simon-le-Hérissésortait de sa maison au moment où vous passiez. «&|160;Voisin, –lui ai-je dit, – je n’avais pu jusqu’ici trouver un champion,maintenant j’en ai un. – Et où est-il ce beau champion&|160;? m’arépondu Simon d’un ton goguenard. – Tenez, lui ai-je dit, levoyez-vous&|160;? c’est ce grand jeune homme qui passe là monté surce cheval bai. – Simon-le-Hérissé a couru sur vos pas, et aprèsvous avoir attentivement regardé des pieds à la tête, il est revenul’oreille basse et m’a dit&|160;: – Tenez, voisine, je vous donnetrois florins, et soyons quittes. – Non, voisin, vous me rendrezmes douze florins, sinon vous aurez affaire à mon avocat&|160;; sice n’est aujourd’hui ce sera demain.&|160;» – Au bout d’un quartd’heure, Simon-le-Hérissé, devenu doux comme miel, m’apportait mesdouze florins&|160;; en voilà donc trois pour vous, messireAvocat.

–&|160;Je n’ai pas plaidé, je n’ai rien àrecevoir de vous, chère hôtesse, sinon un baiser d’amitié que vousme donnerez en tenant mon étrier.

–&|160;Oh&|160;! de grand cœur, messireAvocat, – répondit cordialement Alison&|160;; – on embrasse sesamis, et je suis certaine que maintenant vous avez pour moi un peud’affection.

Lorsque Phœbus eut mangé sa provende et Mahietendossé par-dessus son armure une épaisse cape de voyage, il revintdans la salle basse, s’approcha de Mazurec, et lui dit avecémotion&|160;: – Courage et patience… embrasse-moi… Je ne sais paspourquoi je sens qu’un autre intérêt que celui de tes malheursm’attache à toi… avant peu j’aurai éclairci mes doutes et jereviendrai&|160;; – puis, s’adressant àAveline-qui-n’a-jamais-menti&|160;: – Adieu&|160;! pauvreenfant&|160;; vos espérances sont détruites, du moins il vous resteun compagnon de chagrin, vos larmes souvent se confondront avec lessiennes et vous sembleront moins amères&|160;; – et, se retournantvers Guillaume Caillet et Adam-le-Diable, serrant dans ses mainsles mains calleuses des deux paysans&|160;: – Adieu&|160;! frères…n’oubliez pas vos promesses, je n’oublierai pas les miennes&|160;;sachons attendre le jour de la justice et des grandesreprésailles.

–&|160;Voir ce jour-là… et venger ma fille, –répondit Guillaume Caillet&|160;; – je pourrai mourir après.

Mahiet-l’Avocat, après avoir donné un cordialbaiser sur la joue vermeille d’Alison qui tenait l’étrier, s’élançasur son cheval et, malgré la pluie et les ténèbres, reprit en hâtele chemin de Paris.

CHAPITRE II.

Les États-généraux. – Paris au quatorzième siècle. –Guillaume Caillet et Rufin-Brise-Pot, écolierde l’Université de Paris – L’enterrement de Perrin Macé. –L’enterrement de Jean Baillet. – ÉTIENNEMARCEL-le-drapier, prévôt des marchands de Paris, sa femmeet sa mère. – Pétronille Maillart. – Charles-le-Mauvais,roi de Navarre. – Le retour de Mahiet-l’Avocat. – Étienne Marcelharangue le peuple au couvent des Cordeliers. – Guillaume Caillet.– Le régent et ses courtisans. – Le sire de Nointel et le chevalierde Chaumontel. – La justice du peuple. – Aux armes&|160;!– JACQUES BONHOMME.

&|160;

Avant de poursuivre ce récit, fils de Joel,quelques mots sur une institution, oppressive aux temps abhorrés dela conquête franque et de la féodalité&|160;; mais qui, grâce auréveil de la Gaule et aux soulèvements populaires dontl’insurrection des communes a donné le signal, est devenue uninstrument d’affranchissement. Vous l’avez vu, fils de Joel, laconquête franque, il y a près de dix siècles, fonda la premièredynastie de ces rois étrangers à la Gaule, sous le pouvoir desquelsnous vivons encore aujourd’hui. CLOVIS et ses descendantsconvoquèrent presque annuellement, à des réunions qu’ils appelaientchamps de mai, leurs principaux leudes, ou chefsde bandes&|160;; dans ces assemblées, d’où les Gaulois vaincusétaient exclus, les guerriers franks délibéraient avec le roi, etdans leur langage germanique, sur de nouvelles entreprisesguerrières ou sur de nouvelles exactions à imposer au peupleasservi. Ce fut à ces champs de mai que, sous ladomination envahissante des maires du palais, les rois fainéants,ces derniers rejetons de Clovis, abrutis et énervés, paraissaientune fois l’an, avec des barbes postiches, comme de grotesques etvains simulacres de la royauté. Ces assemblées se tinrent aussisous les règnes de Charlemagne et des rois karolingiens. Dès lapremière race, les évêques, complices des Franks conquérants,firent partie de ces réunions, où siégeaient seuls la noblesse etle clergé. Hugues Capet et ses descendants tinrent aussi de temps àautre dans leurs domaines des cours ou parlementscomposés de seigneurs et de prélats, mais d’où les bourgeois, lesartisans et les serfs, descendants des Gaulois conquis, restèrentexclus, ainsi que par le passé, ces assemblées représentantuniquement les égoïstes intérêts des descendants ou des complicesde la conquête. Cependant, vers la fin du siècle dernier, en 1290,les légistes ou gens de loi, d’origine plébéienne, commencèrentd’entrer dans ces parlements. Le pouvoir royal, établi sur lesruines de la féodalité, devenait de plus en plus oppressif etabsolu&|160;; les parlements se bornaient à enregistrer et àpromulguer servilement les ordonnances royales, au lieu de rester,comme par le passé, de libres assemblées où rois, seigneurs etprélats délibéraient en pairs, en égaux, sur les affaires de l’État(qui n’étaient point celles du populaire, tant s’en faut). Maisbientôt il advint ceci&|160;: les parlements enregistraient loissur lois, ordonnances sur ordonnances&|160;; et ni lois niordonnances n’étaient exécutées. Pourquoi&|160;? Ah&|160;! c’estque l’esprit de liberté, soufflant enfin sur la vieille Gaule,avait non-seulement amené l’insurrection des communes, mais unesorte d’insurrection générale contre la royauté, qui tendait deplus en plus à tout absorber, à tout dévorer&|160;; aussi lesbourgeois, retranchés dans leurs cités, les seigneurs dans leurschâteaux, les évêques dans leurs diocèses, refusaient de payer lesimpôts, fixés selon le bon plaisir du roi. TémoinPhilippe-le-Bel, qui, au commencement de ce siècle-ci, eutbeau décréter et redécréter cette taxe écrasante montant aucinquième du revenu de chacun&|160;; Philippe-le-Bel enfut pour ses décrets, et ses officiers emboursèrent à Paris, àOrléans et ailleurs, force coups d’épées, de pierres et de bâtons,mais de florins peu ou point du tout&|160;! En cette occurrence,Enguerrand de Marigny, ministre habile, qui fut pendu plustard, dit ceci au roi Philippe-le-Bel&|160;: «&|160;– Beau sire,vous n’êtes pas le plus fort&|160;; donc, croyez-moi, au lieud’ordonner, demandez, priez, suppliez, s’il le faut, et, pour cefaire, convoquez des assemblées nationales, ouétats-généraux, composées de prélats, de seigneurs et de bourgeois,députés des communes&|160;; car de nos jours, beau sire, il fautabsolument compter avec la bourgeoisie, qui a fini par s’émanciper.À cette assemblée nationale, exposez gentiment, doucement,honnêtement, vos besoins, et vous avez grand’chance de voir remplirvos coffres.&|160;» L’avis était sage&|160;; Philippe-le Bel lesuivit. De sorte que, pour la première fois depuis neuf siècles, etgrâce aux héroïques insurrections communales, les bourgeois, cesplébéiens représentant le peuple vaincu, la race gauloise asservie,prirent place à l’assemblée nationale à côté des seigneurs,représentant la conquête, et des évêques, leurs éternels complices.Ces États-généraux assemblés, le roi, se faisant humble, petit,pauvret et bon prince, obtint d’eux les levées d’hommes et dessubsides dont il avait besoin. Depuis lors, ses descendants, touscupides, prodigues ou besoigneux s’il en fut, convoquaientl’assemblée nationale lorsqu’ils voulaient établir de nouvellestaxes ou faire des levées d’hommes&|160;; à ces assemblées, lesbourgeois députés des communes se rendaient toujours avecdéfiance&|160;; car la royauté ne les convoquait jamais que pourexiger d’eux l’or et le sang de la Gaule. Exiger, c’est lemot&|160;; car en vain les députés bourgeois refusaient les levéesd’hommes et l’argent qui leur paraissaient injustement demandés,ces refus étaient nuls&|160;: voici pourquoi. Les États-généraux secomposaient de trois états&|160;: LA NOBLESSE, – LECLERGÉ, – LA BOURGEOISIE, chaque ordre étant représenté par unnombre égal de députés. Or, la bourgeoisie se trouvait seule de sonavis contre la noblesse et le clergé, toujours fort empressés desatisfaire aux désirs de la royauté à l’endroit des impôts. Laraison en était simple&|160;: les prélats et les seigneurs,exemptés de taxes en vertu des privilèges de leur noblesse ou deleur prêtrise, recevant, grâce aux prodigalités royales, une grossepart des impôts, ils les consentaient à cœur-joie, puisqu’ils enprofitaient et que le poids écrasant de ces taxes retombait toutentier sur la bourgeoisie et sur le populaire. Ceci étaittrès-fâcheux&|160;; mais enfin, progrès immense, dû aux premièresinsurrections communales, ces bourgeois, quoiqu’en minorité, cesbourgeois, représentants des Gaulois vaincus et asservis depuis dessiècles, avaient voix et place à l’assemblée nationale à côté desseigneurs et des évêques, représentant la conquête&|160;!

Dites, fils de Joel, quels progrès immensesaccomplis depuis ces temps maudits où les rois franks et leursleudes se réunissaient seuls dans leurs champs de mai pourdélibérer, dans leur langage germanique, sur l’horrible servitudequ’ils nous imposaient à nous, peuple vaincu&|160;? Et ces pas versun avenir meilleur encore, ces pas, ainsi que le disait notre aïeulFergan, ont été lentement, laborieusement tracés d’âge en âge parnos pères, toujours persévérants, toujours en lutte, toujours enarmes contre les prêtres, les nobles ou les rois, s’arrêtantparfois pour reprendre haleine ou panser leurs glorieusesblessures, mais ne reculant jamais. Oh&|160;! de ces exemples,qu’il vous souvienne, fils de Joel&|160;!

Donc, le progrès était immense&|160;; mais labourgeoisie, en minorité dans les États-généraux, ne pouvait jamaisfaire prévaloir sa volonté. Étienne Marcel-le-Drapier, prévôt desmarchands, l’un des plus grands hommes qui aient illustré la Gaule,sut faire rendre à la bourgeoisie sa légitime prépondérance dansles États-généraux&|160;; en deux mots, voici les faits&|160;: l’anpassé (1355) le roi Jean voit son trésor vidé par sa ruineuseprodigalité, la Gaule est en feu, la guerre partout, le roid’Angleterre, maître d’une partie de notre pays, prétend leconquérir entièrement&|160;; Charles-le-Mauvais, roi deNavarre, à qui Jean a donné sa fille en mariage, revendique à mainarmée plusieurs provinces pour la dot de sa femme&|160;; dans cettesituation désespérée le roi Jean convoque les États-généraux afind’obtenir de leurs députés des levées d’hommes et del’argent&|160;; l’archevêque de Rouen, chancelier du roi, exposeses demandes avec hauteur&|160;; mais cet impérieux chanceliercomptait sans Étienne Marcel. Ce grand citoyen envoyé auxÉtats-généraux par la ville de Paris, las et indigné de voir lanoblesse et le clergé étouffer, sous leur nombre, la voix desdéputés des communes, tonne contre cet abus odieux, dès lespremières séances de l’Assemblée nationale, et, énergiquementsoutenu par l’attitude menaçante du peuple de Paris, il déclarequ’à l’avenir l’ADHÉSION DE LA NOBLESSE ET DU CLERGÉ N’ENCHAÎNERAPAS LES DÉPUTÉS DE LA BOURGEOISIE, et que si, contre sa décision,les seigneurs et les prélats accordent au roi des levées d’hommesou de l’argent sans garanties sérieuses du bon emploi de cestroupes et de ces impôts pour la chose publique, les villes, malgréles décrets, ne fourniront ni hommes ni argent. Ce langageénergique et sensé, mais inouï jusqu’alors, impose auxÉtats-généraux&|160;; Marcel, au nom des députés de la bourgeoisie,pose à la royauté les conditions auxquelles il consent à accorderdes hommes et des subsides&|160;; la royauté accepte, sachant lepeuple de Paris prêt à soutenir Marcel. Malheureusement (et ildevait en faire plus d’une fois l’épreuve), il reconnut bientôt lavanité des promesses royales&|160;; l’argent voté par l’Assembléenationale est follement dépensé par le roi et par sescourtisans&|160;; les levées d’hommes, au lieu d’être employéescontre les Anglais, dont les envahissements vont toujourscroissant, servent aux guerres privées du roi Jean contre plusieursseigneurs, afin d’agrandir ou de sauvegarder ses domainesparticuliers. L’audace des Anglais redouble&|160;; ils rompent unetrêve conclue et menacent le cœur de la Gaule. C’est alors que leroi Jean convoque en hâte sa fidèle et bien aimée noblesse,l’appelant à la défense du pays. Vous avez vu, fils de Joel, dequelle façon ces vaillants coureurs de tournois ont accueilli lehéraut royal, lors de la passe d’armes de Nointel&|160;; pourtant,bon gré mal gré, bon nombre de ces preux, commençant à redouterpour eux-mêmes l’invasion étrangère et traînant leurs vassaux àleur suite, rejoint le roi Jean aux environs de Poitiers&|160;;mais à la première attaque des archers anglais, cette brillantechevalerie tourne bride, joue des éperons, fuit lâchement et faitmassacrer les pauvres gens qu’elle avait contraints à lasuivre&|160;; le roi Jean reste prisonnier des Anglais, et son filsCharles, duc de Normandie, un enfant de vingt ans à peine,n’échappe à cette honteuse défaite avec ses frères que pour revenirà toute bride à Paris, où il convoque, en sa qualité de régent, lesÉtats-généraux, afin d’en obtenir des sommes énormes destinées à larançon du roi des Français et d’une foule de seigneurs restés parcouardise prisonniers de l’ennemi&|160;; sans Marcel-le-Drapier laGaule était perdue&|160;; mais l’ascendant de son génie et de sonpatriotisme domine l’Assemblée nationale&|160;; il répond auchancelier, interprète des demandes du régent, qu’avant des’occuper du rachat du roi et de sa chevalerie, il faut songer ausalut du pays, salut impossible à espérer sans l’accomplissement deréformes urgentes et radicales qu’il énumère et qu’il exige&|160;;puis, suffisant à tout et déployant une activité surhumaine, Marcelfait en moins de trois mois enclore Paris de nouvellesfortifications, afin de mettre la ville à l’abri des Anglais, quis’avancent jusqu’à Saint-Cloud&|160;; il arme les populations,organise la police des rues, assure les subsistances de la cité pardes arrivages de grains, calme, raffermit les esprits alarmés,donne une pareille impulsion aux principales cités de laGaule&|160;; et en même temps, fidèle à son plan de réformes,poursuivi, mûri durant de longues années de sa vie obscure etlaborieuse, il fait nommer une commission de quatre-vingts députésde la bourgeoisie, chargés de la rédaction des réformes exigées durégent. Les députés de la noblesse et du clergé se retirentdédaigneusement de l’Assemblée nationale, révoltés de l’audace deces bourgeois législateurs. Ceux-ci, maîtres du terrain, sous laprésidence et la haute inspiration de Marcel, rédigent un plan deréformes qui est à lui seul tout une immense révolution. C’est legouvernement républicain de nos anciennes communes, étendu de lacité à la Gaule entière&|160;; c’est le pouvoir des députés choisispar le pays substitué à l’absolutisme du pouvoir royal. Le roin’est plus que le premier agent des États-généraux, et il ne peut,sans leur volonté souveraine, disposer ni d’un homme ni d’unflorin. Ces réformes, fruit des longues veilles d’Étienne Marcel,et solennellement acceptées, jurées par CHARLES, duc deNormandie, régent pour son père le roi Jean, prisonnier desAnglais&|160;; ces réformes ont été promulguées sous cetitre&|160;: Ordonnance royale du17ejour de janvier 1357[4].

Voici cet édit, fils de Joel, il a étéproclamé à son de trompe dans Paris et dans les principales citésde la Gaule&|160;; je transmets ce parchemin à notre descendance,de même que Fergan, notre aïeul, nous a transmis la copie de laCharte de la commune de Laon. Lisez cetteordonnance qui, je vous le répète, fils de Joel, est une révolutiontout entière&|160;; lisez et méditez, vous jugerez du nombre desabominables abus, nés du pouvoir royal, par la réforme même qui lesatteint.

«&|160;LES ÉTATS-GÉNÉRAUX se réuniront àl’avenir toutes les fois qu’il leur paraîtra convenable (et ce sansavoir besoin du consentement du roi) pour délibérer sur legouvernement du royaume, sans que l’avis de la noblesse et duclergé puissent lier ou obliger les députés des communes.

»&|160;Les membres des États-généraux serontmis sous la sauvegarde du roi ou du duc de Normandie, protégés parleurs héritiers, et en outre les membres des États pourront allerpar tout le royaume avec une escorte armée chargée de lesfaire RESPECTER.

»&|160;Les deniers provenant des subsidesaccordés par les États-généraux seront levés et distribués, nonpar les officiers royaux, mais PAR DES DÉPUTÉS ÉLUS PAR LESÉTATS, et ils jureront de résister à tout ordre du roi et deses ministres si le roi ou ses ministres voulaientemployer l’argent à d’autres dépenses qu’à celles ordonnées par lesÉtats-GÉNÉRAUX.

»&|160;Le roi n’accordera plus de pardons pourmeurtre, viol, rapt ou infraction des trêves.

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»&|160;Les offices de justice ne seront plusvendus ni donnés à ferme.

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»&|160;Les frais de procédure et d’enquêtes etd’expédition seront réduits dans la chambre du parlement et celledes comptes, et les gens de ces deux chambres seront chasséscomme exacteurs des deniers publics.

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»&|160;Toutes prises de vivres, fourrages,argent, au nom et pour le service du roi ou de sa famille, serontinterdites, et faculté donnée aux habitants de se rassembler au sonde leur beffroi, pour courir sus contre lespreneurs[5].

»&|160;Afin d’éviter tout monopole et toutevexation, nul des officiers du roi ne pourra faire le commercedes marchandises ou du change. Les dépenses de la maison duroi, du dauphin et de celle des princes, seront modérées etréduites à des bornes raisonnables par les États-généraux&|160;; etles maîtres-d’hôtels royaux seront obligés de payer ce qu’ilsachèteront pour ces maisons.

*

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»&|160;Désormais, le roi, le dauphin, lesprinces, la noblesse, les prélats, quel que soit leur rang,seront soumis à l’impôt ainsi que tous lescitoyens.&|160;»

*

**

Oh&|160;! fils de Joel, à ces antiques champsde mai où les Franks conquérants et les évêques, leurs complices,disposaient de nous, Gaulois vaincus, comme on dispose d’un vilbétail, comparez les Assemblées nationales de ce temps-ci,assemblées où domine cette laborieuse roture qui, par sonindustrie, son commerce, ses métiers, ses arts, enrichit le pays,tandis que la royauté, la noblesse et l’Église le ruinent etl’épuisent… Oui, comparez et méditez, fils de Joel&|160;: alors,instruits par la connaissance du passé, pleins de foi dansl’avenir, jamais, quelles que soient les épreuves qui vousattendent, vous n’éprouverez de lâches défaillances&|160;; non,continuant vaillamment, à travers les siècles, l’œuvred’affranchissement commencée par nos pères, vous marcherez d’un pasplus ferme, plus confiant encore, vers ce but glorieux promis ànotre race par la voix prophétique de Victoria-la-Grande.

Et maintenant, revenons à notre récit,interrompu au moment où Mahiet-l’Avocat quittait le cabaretd’Alison pour revenir en hâte à Paris.

Paris a beaucoup changé d’aspect depuis leneuvième siècle, époque à laquelle vivait notre aïeulEidiol, le doyen des nautoniers parisiens. Alors cettecité était renfermée tout entière dans l’île que baignent les deuxbras de la Seine&|160;; mais peu à peu, siècle à siècle, elle s’estbeaucoup étendue à gauche et à droite de son antique berceau. Leschamps, les prairies, au milieu desquels s’élevaient les abbayes etles habitations des faubourgs, se sont couverts d’innombrablesmaisons alignées sur des rues, dont quelques-unes sont pavées degrès depuis l’an 1185. Peut-être un jour nos descendants seront-ilscurieux de comparer le Paris de ce temps-ci (an 1356) au Paris deleur temps, de même qu’à cette heure nous le comparons à ce qu’ilétait alors que notre aïeul Eidiol y résidait.

L’ancienne ville, contenue entre les deux brasde la Seine, continue de s’appeler la Cité et sertgénéralement de demeure au clergé, dont les habitations semblent segrouper à l’ombre des hautes tours de l’immense basilique deNotre-Dame. L’évêque de Paris possède presque entièrementla juridiction de la Cité. Sur la rive droite de la Seine commence,à l’endroit où s’élève la grosse tour de la porte duLouvre[6], l’enceinte fortifiée de ce que l’onappelle communément la ville. Elle est peuplée decommerçants, d’artisans, de bourgeois, et contient leshalles[7], à l’extrémité desquelles se trouve latour du pilori, où l’on expose et exécute les malfaiteurs avant deporter leurs cadavres aux gibets de Montfaucon. La ceinture defortifications dont Paris est entouré au nord s’étend depuis lagrosse tour du Louvre jusqu’à la porte Saint-Honoré[8]&|160;; puis, la muraille, continuant versla porte au Coquillier[9], va aboutirà la porte Montmartre[10], décritune courbe à peu de distance de la rue Saint-Denis, remonte dans ladirection des portes du Temple[11] et deSaint-Antoine[12], arrive à la porteBarbette, flanquée de la grosse tour de Billy,bâtie sur le bord de la Seine vis-à-vis Notre-Dame et l’île auxVaches. Puis l’enceinte de remparts, interrompue par le cours de larivière, recommence sur la rive gauche, entoure le quartier del’Université, habité par les écoliers et qui a pour issuesles portes Saint-Victor, Saint-Marcel,Sainte-Geneviève, Saint-Jacques etSaint-Germain&|160;; puis, longeant l’hôtel de Nesle,aboutit à la tour Philippe-Hamelin, bâtie sur la rivegauche en face de la tour du Louvre, élevée sur la rive droite.Cette vaste enceinte, qui assure la défense de Paris, a étécomplétée par les immenses travaux de fortifications dus au génieet à la prodigieuse activité d’Étienne Marcel. Il a fait armer lesremparts de nombreuses machines de guerre et de plusieurs de cesnouveaux engins d’artillerie nommés canons, sortes detubes faits de barres de fer reliées entre elles par des cercles demême métal&|160;; ces canons, au moyen d’une poudre surprenanterécemment inventée par un moine allemand, lancent des balles depierre et de fer à une grande distance avec un bruit pareil à celuidu tonnerre. Sans ces immenses travaux, exécutés en trois mois, lacapitale de la Gaule tombait au pouvoir des Anglais.

Un assez long espace de temps s’était écoulédepuis que Mahiet-l’Avocat avait quitté la petite ville de Nointel.Un homme coiffé d’un bonnet de laine, vêtu d’un vieux sarrau detoile grise, portant bissac au dos et gros bâton à la main, entraitdans Paris par la porte Saint-Denis&|160;: c’était GuillaumeCaillet, le père d’Aveline-qui-jamais-n’a-menti. Le vieuxpaysan semblait encore plus sombre que d’habitude&|160;; son œilcave et ardent, ses joues creuses, son sourire amer, témoignaientde sa douleur profonde et concentrée. Elle céda pourtant toutd’abord à l’étonnement que causait à Guillaume l’aspect tumultueuxdes rues de Paris, où il entrait pour la première fois. Cettemultitude affairée, ces costumes divers, ces chevaux, ces chariots,ces litières, qui se croisaient en tous sens, donnaient aucampagnard une sorte de vertige&|160;; tandis que ses oreillestintaient au bruit assourdissant des cris incessamment poussés parles marchands ou leurs apprentis, qui, debout au seuil desboutiques, provoquaient les chalands. Étuves chaudes, bainschauds, – criaient les baigneurs. – Échaudés, croquants,pâtés frais, – criaient les pâtissiers. – Vinnouveau&|160;! il arrive d’Argenteuil et de Suresne, – criaitun tavernier armé d’un grand hanap d’étain, en conviant les buveursdu geste et du regard. – Qui veut faire raccommoder sonpourpoint&|160;? – criait le tailleur. – Le four estchaud&|160;; qui veut faire cuire son pain&|160;? – criait lefournier. Plus loin, on criait un édit royal annoncé d’abord par letambour ou la trompette&|160;; ailleurs, des moines quêteurs d’uneconfrérie criaient en tendant leur escarcelle&|160;: – Donnezpour le rachat des âmes du purgatoire&|160;! – tandis que desmendiants, étalant leurs plaies réelles ou feintes, criaient&|160;:– Donnez aux pauvres pour l’amour de Dieu&|160;! GuillaumeCaillet, avant de s’aventurer plus loin dans Paris, s’assit sur unmontoir de pierre placé près d’une porte, voulant à la fois sereposer et accoutumer ses yeux et ses oreilles à ce spectacle et àce bruit si nouveaux pour lui. Bientôt les crieries furentpresque couvertes par une rumeur lointaine qui s’élevait de la rueMauconseil&|160;; à cette rumeur se joignaient de temps àautre les sourds roulements du tambour et les sons lugubres desclairons. Soudain le vieux paysan entendit répéter de bouche enbouche autour de lui, avec un accent à la fois sinistre etcourroucé&|160;: «&|160;Voici l’enterrement de ce pauvre PerrinMacé&|160;!&|160;» Puis tous les passants et grand nombre demarchands et d’apprentis, laissant leurs boutiques sous la gardedes femmes de comptoirs, coururent aux abords de la rue Mauconseilet de la rue Où-l’on-cuit-les-oies, qui lui fait presqueface et par laquelle devait défiler le funèbre cortège, après avoirtraversé la rue Saint-Denis. Guillaume Caillet, frappé del’empressement des Parisiens à se trouver sur le passage de cetenterrement, qui semblait un deuil public, suivit la foule, dontl’affluence devint bientôt considérable&|160;; le hasard le plaçaprès d’un écolier de l’Université de Paris. Ce jeune homme, âgé devingt-cinq ans environ, se nommait Rufin-Brise-Pot, surnomjustifié de reste par la mine joviale et tapageuse de ce grandgarçon, coiffé d’un mauvais chaperon de feutre devenu fauve devétusté, habillé d’un surcot noir non moins rapiécé que seschausses, et aussi dépenaillé que le fut jamais écolier de Paris.Guillaume, longtemps retenu par sa timidité rustique, n’avait oséadresser la parole à Rufin-Brise-Pot&|160;; et cependant quelquespropos tenus autour de lui dans la foule et par l’écolier lui-mêmeaugmentaient pour plusieurs motifs la curiosité du paysan&|160;;telles étaient ces paroles&|160;:

–&|160;Pauvre Perrin Macé&|160;! – disait unParisien, – avoir eu le poing coupé et avoir été ensuite pendu sansjugement, de par le bon plaisir du régent et de sescourtisans&|160;!

–&|160;Voilà comment la cour respecte lafameuse ordonnance de notre ami Marcel&|160;!

–&|160;Oh&|160;! cette noblesse&|160;!… c’estla peste et la ruine du pays&|160;!

–&|160;Les nobles&|160;! – s’écriaRufin-Brise-Pot, – ce sont des chevaux de parade houssés,empanachés, bons à piaffer, sans rien porter ni tirer&|160;; maiss’agit-il de donner un coup de collier, ils renâclent et reculentlâchement&|160;!

–&|160;Pourtant, messire écolier, – se hasardade dire un gros homme à chaperon fourré, – la noble chevalerie estdigne de nos respects à nous, bourgeois&|160;?

–&|160;La chevalerie, – s’écria Rufin avec unéclat de rire méprisant, – la chevalerie ne sert qu’à tournoyerdans les tournois par le seul appât du gain, puisque le cheval etles armes du vaincu appartiennent au vainqueur&|160;! ParJupiter&|160;! ces vaillants joutent à renverser leurs adversaires,de même que nous tâchons d’abattre des quilles pour gagner l’enjeulorsque nous faisons une partie de mail dans notreVal-des-Écoliers&|160;; mais, s’agit-il de risquer sa peau à laguerre sans autre gain que des horions, la noblesse fuithonteusement comme elle a fui dernièrement à la bataille dePoitiers, donnant l’exemple d’une lâche déroute à une armée dequarante mille hommes qui ont tourné les talons devant huit millearchers anglais&|160;! Ventre du pape&|160;! vous appelez cela deshommes&|160;! moi je dis que ce sont des lièvres&|160;! et lièvresde la plus couarde espèce&|160;!

–&|160;Allons, messire écolier, – reprit enriant un autre citadin, – ne médisons point de la noblesse. Ne nousa-t-elle pas débarrassés du roi Jean en le laissant prisonnier desAnglais&|160;?

–&|160;Oui, – dit une voix, – mais il nousfaudra payer la rançon royale et, en attendant, être gouvernés parle régent, un marmot de vingt ans à peine, qui fait pendre les genslorsque, comme ce pauvre Perrin Macé, ils réclament l’argent queleur doit le trésor royal et rendent coup pour coup lorsqu’on lesfrappe.

–&|160;Grâce à Dieu, l’ami Marcel mettrabientôt ordre à tout cela… Patience… patience&|160;!

–&|160;Oh&|160;! Marcel… c’est la providencede Paris&|160;!

–&|160;Vous n’avez, en vérité, mes compères,que le nom de Marcel à la bouche, – reprit l’homme au chaperonfourré, avec une aigreur sournoise&|160;; – parce que maître Marcelest prévôt des marchands et président de l’échevinage, il n’est pas«&|160;Jean-fait-tout&|160;;&|160;» les autres échevins le valenten prud’hommie, et, sans aller plus loin, maître Jean Maillart…

–&|160;Qui ose dire ici que quelqu’un peutêtre comparé au grand Marcel&|160;? – s’écria Rufin-Brise-Pot. –Par Jupiter&|160;! celui qui dit cette sottise parle comme unoison&|160;!

–&|160;Hum&|160;! hum&|160;! – reprit engrommelant l’homme au chaperon fourré, – c’est moi qui discela.

–&|160;Alors c’est vous qui parlez comme unoison&|160;! – reprit Brise-Pot. – Quoi&|160;! vous osez soutenirque Marcel n’est pas le premier des citoyens&|160;! lui, l’ami, lepère du peuple&|160;!

–&|160;Oui, oui, – répondit la foule, – Marcelest notre sauveur&|160;; sans lui, Paris était pris et ravagé parles Anglais.

–&|160;Marcel, – reprit Rufin-Brise-Pot avecun enthousiasme croissant, – lui qui a rétabli l’économie dans lesfinances, l’ordre et la sécurité dans la cité&|160;: ventre dupape&|160;! j’en sais quelque chose&|160;! En voulez-vous unexemple&|160;? Il y a quinze jours, vers les minuit, je tapageais,en compagnie de mon ami Nicolas-Poire-Molle, à la ported’une honnête maison de la rue Trace-Pute&|160;; la damedu lieu, Jeanne-la-Bocacharde, refusait de nous recevoir,prétendant que Margot-la-Savourée etAudruche-la-Bernée n’étaient point au logis. À cetteréponse, moi et mon ami Poire-Molle nous avons failli enfoncer laporte&|160;; mais à ce moment passait une ronde d’arbalétriersinstitués par Marcel pour maintenir la police dans les rues, et ilsnous ont arrêtés, puis fourrés, moi et mon Nicolas-Poire-Molle, àla prison du Châtelet, malgré nos priviléges d’écoliers del’Université de Paris&|160;!… Dites maintenant que Marcel nemaintient pas l’ordre dans la cité&|160;!

–&|160;Il se peut, – reprit l’homme auchaperon fourré&|160;; – mais tout autre échevin eût agipareillement&|160;; et maître Jean Maillart, par exemple,aurait…

–&|160;Jean Maillart&|160;! – s’écriaBrise-Pot. – Ventre du pape&|160;! si lui ou tout autre, ou le roilui-même, avait osé attenter aux franchises de l’Université, lesécoliers, soulevés en masse, seraient descendus en armes de leurquartier Saint-Germain, et il y aurait eu bataille dans Paris. Maisce que l’on permet à Marcel, parce qu’il est, à bon droit, l’idoledes Parisiens, on ne le permettrait à nul autre.

–&|160;L’écolier a raison, – s’écria-t-on dansla foule&|160;; – Marcel est notre idole, parce qu’il est juste,parce qu’il prend l’intérêt des bourgeois contre les courtisans,des petits contre les grands.

–&|160;Sans l’activité de Marcel, sans soncourage, sa prévoyance, Paris serait déjà mis à feu et à sang parles Anglais, grâce à la couardise de la noblesse.

–&|160;Marcel n’a-t-il pas aussi empêché notreville d’être affamée, lorsqu’il est allé lui-même, à la tête de lamilice, jusqu’à Corbeil pour défendre et sauver un arrivage degrains que les Navarrais voulaient piller&|160;?

–&|160;Je ne dis point non, – reprit l’hommeau chaperon fourré avec une envieuse ténacité&|160;; – mais, aulieu et place de Marcel, maître Maillart eût agi comme Marcel.

–&|160;Certainement, si l’échevin Maillartavait le génie de Marcel, il ferait, pardieu&|160;! tout ce quefait Marcel, – reprit Rufin-Brise-Pot. – Il en est ainsi deJeannette-la-Bocacharde&|160;: si elle portait barbe aumenton, elle serait Jeannot-le-Bocachard&|160;!

Cette saillie de l’écolier fut accueillie parles rires approbatifs de l’assistance&|160;; car l’immense majoritédes Parisiens éprouvait pour Marcel autant d’attachement qued’admiration. Guillaume Caillet, renfermé dans un sombre silence,écoutait attentivement ces propos divers et y trouvait laconfirmation de ce que Mahiet-l’Avocat, quelque temps auparavant,lui avait dit à Nointel de la légitime et puissante influence duprévôt des marchands sur le peuple de Paris. Soudain le bruit destambours, des clairons, et les rumeurs lointaines d’une fouleconsidérable se rapprochèrent de plus en plus&|160;; le convoidébouchait de la rue Mauconseil pour traverser la rue Saint-Denis.Une compagnie d’arbalétriers de la cité, commandée par soncapitaine, ouvrait la marche, précédée des tambours et desclairons, qui tour à tour faisaient retentir des glasfunèbres&|160;; puis venaient deux hérauts de la ville, vêtus, àses couleurs, d’habits mi-partie rouges et bleus. Ces hérautscriaient alternativement, et de temps à autre, cette psalmodielugubre d’une voix solennelle&|160;:

«&|160;– Priez pour l’âme de Perrin Macé,bourgeois de Paris, injustement supplicié&|160;!

»&|160;– Jean Baillet, trésorier du régent, –reprenait l’autre héraut, – avait, au nom du roi, emprunté unesomme d’argent à Perrin Macé.

»&|160;– Celui-ci réclama son argent, en vertudu nouvel édit qui ordonne aux officiers royaux de payer ce qu’ilsont acheté ou emprunté pour le roi, sous peine de voir leurscréanciers leur courir sus en vertu de la loi&|160;!

»&|160;– Jean Baillet, refusant de payer, ainjurié, menacé, frappé Perrin Macé.

»&|160;– Perrin Macé, usant de son droit delégitime défense et du droit que lui donnait le nouvel édit, arendu coup pour coup, a tué Jean Baillet, et s’est rendu dansl’église de Saint-Méry, lieu d’asile d’où il a réclamé desjuges.

»&|160;– Le duc de Normandie, régent, aaussitôt envoyé l’un de ses courtisans, le maréchal de Normandie, àl’église de Saint-Méry, en compagnie d’une escorte de soldats et dubourreau.

»&|160;– Le maréchal de Normandie a arrachéPerrin Macé de l’église&|160;; et sur l’heure et sans jugement,Perrin Macé, après avoir eu le poing coupé, a été pendu.

»&|160;– Priez pour l’âme de Perrin Macé,bourgeois de Paris, injustement supplicié&|160;!&|160;»

Après ces paroles, alternativement prononcéesd’une voix solennelle par les deux hérauts, les sourds roulementsdu tambour et les sons plaintifs des clairons retentissaient denouveau et dominaient à peine les imprécations de la foule,indignée contre le régent et sa cour. À la suite des hérautsvenaient des prêtres avec leurs croix et leurs bannières&|160;;puis, recouvert d’un long drap noir brodé d’argent, le cercueil dusupplicié, porté par douze notables vêtus de longues robes etcoiffés de chaperons mi-partie rouges et bleus, ainsi qu’enportaient presque tous les partisans de la cause populaire&|160;;le collet de leurs robes était fermé par des agrafes d’argent ou devermeil, aussi émaillés rouge et bleu, sur lesquelles on lisaitcette devise ou cri de ralliement donné par Marcel&|160;: Àbonne fin[13]&|160;! Derrière le cercueils’avançaient les échevins de Paris, ayant à leur tête ÉtienneMarcel, prévôt des marchands. Ce bourgeois obscur, sorti de saboutique de drapier pour devenir l’un des plus illustres citoyensde la Gaule, atteignait alors la pleine maturité de l’âge&|160;; sataille, moyenne mais robuste, s’était un peu voûtée par suite desfatigues, car sa prodigieuse activité d’homme d’action et de penséene lui laissait aucun repos. Sa figure ouverte et mâle, fortementcaractérisée, se terminait par une épaisse touffe de barbebrune&|160;; mais ses joues et ses lèvres étaient rasées. Lesagitations fiévreuses et son incessante préoccupation des affairespubliques avaient dégarni le front de Marcel, creusé ses traits,sans altérer en rien cette auguste sérénité qu’une conscienceirréprochable donne à la physionomie de l’homme de bien. Rien deplus doux, de plus affectueux, que son sourire, lorsqu’il étaitsous l’impression des sentiments délicats et tendres, si familiersà son cœur&|160;; rien de plus imposant que son attitude, de plusredoutable que son regard, lorsque Marcel, aussi puissant orateurque grand citoyen, tonnait, avec l’indignation d’une âme honnête etcourageuse, contre les lâchetés, les trahisons et les crimes de lanoblesse féodale et de la royauté despotique&|160;! Le prévôt desmarchands portait le chaperon rouge et bleu et l’agrafe à devise deralliement ainsi que les échevins dont il était accompagné.

Fils de Joel, gardez en souvenir et honorezles noms de ces échevins&|160;; car, sauf un traître (JeanMaillart), ils furent, comme Marcel, martyrs de la liberté. Ils senommaient&|160;: Delille, – Philippe Giffart, –Simon-le-Paonnier, – Jean Sorel, –Consac, – Josserand, – Pierre Caillart,– Jean Godard, – Pierre Puisier, et JeanMaillart. Ce dernier prêtait souvent son bras à Marcel, qui,fatigué de cette longue marche à travers les rues de Paris,acceptait cordialement l’appui de l’un de ses plus vieuxamis&|160;; car, depuis son enfance, il vivait dans une étroiteintimité avec Maillart. Celui-ci, sans manifester ouvertement lesressentiments d’envie et de jalousie que lui inspirait la gloire duprévôt des marchands, ne put cependant s’empêcher de sourireamèrement lorsqu’il entendit les clameurs enthousiastes dont lafoule salua le passage de Marcel, plus que jamais l’idole desParisiens.

Une femme vêtue de longs habits de deuil etdont la présence semblait étrange au milieu d’une pareillecérémonie, marchait à côté de Maillart&|160;; c’était sa femmePétronille, jeune encore, assez belle, mais d’une figure bilieuseet revêche. Aussitôt après que les hérauts de la ville avaientterminé la psalmodie lugubre, qu’ils recommençaient de temps àautre, Pétronille Maillart éclatait en sanglots, en gémissements,et s’écriait, se tordant les mains de désespoir&|160;:

–&|160;Malheureux Perrin Macé&|160;! vengeanceà ses cendres&|160;! vengeance&|160;!

Mais les cris plaintifs et les contorsions dedame Maillart paraissaient exciter dans la foule plus de surpriseque d’intérêt.

–&|160;Par Jupiter&|160;! – s’écriaRufin-Brise-Pot, – que diable vient faire cette hurleuse àl’enterrement&|160;? qu’a-t-elle à se démener ainsi comme unepossédée&|160;? Elle n’est ni la veuve ni la parente de PerrinMacé&|160;!

–&|160;C’est là ce qui rend sa présence iciencore plus admirable, – s’écria l’homme au chaperon fourré ens’adressant à la foule. – La voyez-vous, mes compères, la digneépouse de Jean Maillart&|160;? Voyez-vous comme elle témoigne parson désespoir la part qu’elle prend, ainsi que son mari, auterrible sort du pauvre Perrin Macé&|160;?… Vous en êtes témoins,mes amis, dame Pétronille est la seule parmi toutes les femmes deséchevins qui assiste à la cérémonie&|160;!

–&|160;C’est vrai, – dirent plusieurs voix, –pauvre chère femme&|160;! il faut qu’elle soit courageuse etfièrement désolée.

–&|160;Oui, et il n’en est pas sans douteainsi de la femme de Marcel, notre premier magistrat&|160;;celle-là et les autres restent tranquillement chez elles sans lemoindre souci de ce deuil public, – reprit l’homme au chaperonfourré&|160;; – remarquez cela, mes amis.

–&|160;Ventre du pape&|160;! – s’écriaBrise-Pot, – la femme de Marcel agit en personne sensée&|160;; ellea raison de ne pas venir ici se donner en spectacle et pousser desglapissements à rendre Belzébuth sourd, juste au moment que lestambours ou les clairons se taisent… car l’affliction de cettehurleuse me paraît notée comme un papier de musique.

–&|160;Vous avez beau plaisanter, messireécolier, – reprit l’homme au chaperon fourré, – on saura quel’épouse de maître Maillart assistait à l’enterrement de PerrinMacé et que l’épouse de Marcel n’y assistait point. Hum&|160;!hum&|160;! mes amis, cela fait soupçonner beaucoup de choses, ouplutôt cela confirme certains bruits.

–&|160;Quoi&|160;? – reprit Rufin-Brise-Pot, –quelles choses&|160;? quels bruits&|160;?

Mais l’homme au chaperon fourré, sans répondreà l’écolier, se perdit dans la foule en parlant bas à ses voisins.Durant ce léger incident, le cortège avait continué dedéfiler&|160;; les notables, portant des torches funéraires,venaient à la suite de l’échevinage&|160;; puis les corporationsdes artisans de métiers, précédées de leurs bannières&|160;; puisenfin une foule de gens de tous états éclatant en imprécationscontre le régent et ses courtisans, et acclamant Marcel avec unredoublement d’enthousiasme, Marcel qui saurait, disait la foule,tirer vengeance d’une nouvelle et sanglante iniquité de lacour.

Bientôt le bruit circula de proche en prochequ’après la cérémonie Marcel haranguerait le peuple dans la grandesalle du couvent des Cordeliers. Guillaume Caillet avaitsilencieusement assisté à cette scène qui semblait l’impressionnerprofondément. Aussi, après quelques moments de réflexion,surmontant sa timidité sauvage, il arrêta par le brasRufin-Brise-Pot au moment où celui-ci allait se perdre dans lafoule. L’écolier se retourna et, cédant à la jovialité de soncaractère et voulant berner le campagnard, selon l’antique usage del’Université de Paris, il lui dit en ricanant&|160;: – Je gage, monrustique, que tu m’as tout à l’heure entendu parler deJeannette-la-Bocacharde, honnête matrone de la rueTrace-Pute&|160;? Hein&|160;! je te devine, champêtresylvain&|160;! tu voudrais admirer les beautés citadines&|160;?Ventre du pape&|160;! tu n’auras que le choix&|160;! sans parlerd’Andruche-la-Bernée et de Margot-la-Savourée, jeconnais une certaine Isabiau-la-Boudinière, non moinsappétissante que ses compagnes&|160;; Agnès-la-Tronchetteet Jehanne-la-Clopine…

Guillaume Caillet, blessé des railleries del’écolier, lui répond-il brusquement&|160;: – Je suis étranger àParis, je viens de loin et je…

–&|160;Bon… tu veux sans doute entrer àl’Université&|160;? – dit Rufin en interrompant Guillaume etredoublant d’hilarité. – Tu es un peu barbon pour unbachelier&|160;; mais il n’importe&|160;; quelle facultéchoisiras-tu&|160;? la théologie ou la médecine&|160;? les arts,les lettres ou le droit canon&|160;?

–&|160;Ah&|160;! ces gens des villes, – repritle vieux paysan avec une poignante amertume, – ils ne valent pasmieux que les gens des châteaux&|160;! Va, pauvre Jacques Bonhomme,tu as partout des ennemis et nulle part des amis&|160;!

Et Guillaume fit un pas pour s’éloigner&|160;;mais Rufin, touché de l’accent navré du campagnard, lui dit&|160;:– Ami, si je vous ai blessé, excusez-moi… Non, nous ne sommes pasles ennemis de Jacques Bonhomme, nous autres citadins, car nousavons un ennemi commun&|160;: la noblesse.

Guillaume, toujours soupçonneux, gardait lesilence et tâchait de lire sur les traits de l’écolier si sesparoles ne cachaient pas un piège ou une nouvelle raillerie. Rufindevina la pensée du serf, l’examina plus attentivement, et, frappédu caractère sinistre de ses traits résolus, il reprit&|160;: – Queje meure comme un chien si je ne vous parle pas sincèrement&|160;!Ami, vous paraissez avoir beaucoup souffert&|160;; vous êtesétranger&|160;; disposez de moi&|160;! Je ne vous offre pas mabourse, car je n’en ai point&|160;; mais je vous offre la moitié dugrabat où je couche, dans une chambre d’écoliers de ma province etvotre part de notre maigre pitance&|160;!

Le paysan, convaincu cette fois de lafranchise du citadin, lui répondit&|160;: – Je n’ai pas le temps derester à Paris&|160;; je voudrais seulement parler à deuxpersonnes&|160;: à Mahiet-l’Avocat et à Marcel&|160;; lesconnaissez-vous&|160;?

–&|160;Mahiet-l’Avocat, – reprit vivementRufin, et une expression de tristesse rembrunit sa figure joviale,– vous le connaissiez, ce pauvre Mahiet&|160;?

–&|160;Lui est-il donc arrivémalheur&|160;?

–&|160;Il était parti pour aller assister à untournoi en Beauvoisis, il y a déjà quelque temps de cela, et lepauvre garçon n’est jamais revenu… Son vieux père, déjà malade, estmort de chagrin par suite de la disparition de son fils… BraveMahiet&|160;! je suis entré à l’Université un an avant qu’il ensortît&|160;! C’était le meilleur, le plus vaillant garçon dumonde… il aura été tué au tournoi ou assassiné en revenant à Paris,car les routiers infestent tous les chemins.

–&|160;Non, il n’a pas été tué au tournoi deNointel, car, dans la nuit qui a suivi la passe d’armes, j’ai vuMahiet monter à cheval pour s’en retourner à Paris.

–&|160;Vous l’avez vu&|160;? vous êtes donc duBeauvoisis&|160;?

–&|160;Oui, – répondit Guillaume Caillet. Puisil ajouta avec un soupir&|160;: – Allons, ce jeune homme estmort&|160;; c’est dommage&|160;; ils sont rares ceux qui, commelui, aiment Jacques Bonhomme. – Et, après un moment desilence&|160;: – Et pour parler à Marcel comment faire&|160;?

–&|160;Me suivre au couvent des Cordeliers où,après l’enterrement, doit se rendre le prévôt des marchands pourharanguer le peuple.

–&|160;Marchez, – dit Guillaume, – je voussuis.

–&|160;Venez, nous sortirons par la porte auCoquillier&|160;; ce sera le chemin le plus court.

Le vieux paysan marcha silencieusement à côtéde Rufin qui voulut lui arracher quelques paroles au sujet de sonvoyage&|160;; mais le serf resta impénétrable. Sortis par la porteSaint-Denis, et suivant les rues des faubourgs, beaucoup moinsencombrées de population, Guillaume et son guide venaient dequitter la rue Traversine pour entrer dans la rueMontmartre extra muros, lorsqu’ils entendirent au loin leschants lugubres que le clergé psalmodie pour les enterrements, et,de temps à autre, retentissait une plaintive sonnerie de clairons.À ce bruit, au lieu de courir avec empressement au devant duconvoi, ainsi qu’avait fait la foule lors du passage du cercueil dePerrin Macé, les passants rétrogradaient et les habitants de la ruefermaient leurs portes.

–&|160;Pardieu&|160;! – dit l’écolier, – lehasard nous sert à souhait&|160;; vous venez de voir honorer par leprévôt des marchands et par le peuple les cendres de PerrinMacé&|160;; vous allez voir honorées les cendres de Jean Baillet,cause première de la sanglante iniquité dont Paris s’estindigné&|160;; oui, honorées par le régent et par sa cour… Venez,venez&|160;; sans doute le cortège reconduit le cercueil au couventdes Augustins.

Et l’écolier hâtant sa marche, suivi du paysanet de quelques rares curieux, ils atteignirent l’angle de la rueMontmartre et de la rue Quoque-Héron, en face delaquelle se trouve l’entrée du couvent des Augustins, dont lesportes s’ouvrirent pour recevoir le cercueil.

–&|160;Voyez, – dit l’écolier à Guillaume, –rien de plus significatif que le contraste offert par ces deuxenterrements&|160;: à celui de Perrin Macé se pressait un peupleimmense, grave, recueilli dans sa juste indignation&|160;; àl’enterrement de Jean Baillet assistent seulement le régent, lesprinces ses frères, les courtisans et les officiers ou serviteursde la maison royale&|160;; mais de peuple, point&|160;!… Non, non,il fait le vide autour de cette manifestation royale, jetée commeun défi à la manifestation populaire. Dites, ami, l’aspect même deces deux convois ne parle-t-il pas aux yeux&|160;? À l’enterrementde Perrin Macé, c’était une innombrable multitude de bourgeois,d’artisans simplement ou pauvrement vêtus&|160;; au convoi de JeanBaillet, c’est une poignée de courtisans, d’officiers ou deserviteurs splendidement parés de soie, de velours, de brocart d’oret d’argent ou de livrées splendides. Ici la cour, c’est-à-dire lamagnificence, l’oisiveté, la tyrannie&|160;; là-bas le peuple, lepeuple immense, pauvre, industrieux, laborieux, forgeant et dorantles armes somptueuses de ses maîtres, tissant les riches étoffesdont ils parent leur orgueilleuse fainéantise&|160;; le peuple quiuse sa vie, qui voit sa famille souffrir, languir et mourir parsuite de privations incessantes, afin de payer l’impôt que les roiset leurs favoris dissipent en prodigalités ruineuses. ParJupiter&|160;! ne faut-il pas que le populaire soit bien patient,bien clément ou bien stupide pour se résigner à un pareilsort&|160;!

Guillaume Caillet, après avoir attentivementécouté l’écolier en attachant sur lui ses yeux perçants, secoua latête d’un air pensif et reprit&|160;:

–&|160;Mahiet ne me trompait pas. – Puis,après une pause&|160;: – Mais qu’attendent-ils donc, cesParisiens&|160;? Nous sommes prêts, nous autres, et depuislongtemps&|160;!

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;? – demandaRufin.

Mais le paysan, retombant dans sa sombretaciturnité, ne répondit rien. Le cortège, en ce moment,défilait&|160;; le cercueil de Jean Baillet, décoré d’une houssemagnifique et précédé de hérauts et de sergents royaux, était portépar douze serviteurs du régent richement habillés à ses livrées. Lejeune prince et ses frères, accompagnés des seigneurs de leur cour,suivaient le cercueil. Charles, duc de Normandie et régent desFrançais comme fils aîné du roi Jean, alors prisonnier des Anglais,avait, ainsi que ses frères et la noblesse française,ignominieusement pris la fuite à la bataille de Poitiers. Cejouvenceau, qui gouvernait alors la Gaule, atteignait à peine savingtième année&|160;; il était frêle et pâle, sa figure maladivecachait, sous un masque bénin et timide, un grand fondsd’obstination, de perfidie, de ruse et de méchanceté, vices odieuxgénéralement rares chez les adolescents autres que ceux des racesroyales. Magnifiquement vêtu de velours vert brodé d’or, coifféd’un chaperon noir orné d’une chaîne de pierreries et d’uneaigrette, le régent, chétif et languissant, marchait à pas lents ets’appuyait sur une canne. À peu de distance de lui s’avançaient lesprinces ses frères, puis les seigneurs de sa cour&|160;; parmiceux-ci, le maréchal de Normandie, qui, par ordre du jeune prince,avait présidé à la mutilation et au supplice de Perrin Macé. Lemaréchal et le sire de Conflans, autre conseiller favori du régent,tous deux superbes, arrogants, jetèrent sur les rares spectateursdu cortège des regards dédaigneux et menaçants, et échangèrentquelques mots à demi-voix avec le sire de Charny, courtisan nonmoins aimé du prince que détesté du peuple. Soudain Rufin-Brise-Potsentit son bras brusquement saisi par la main vigoureuse deGuillaume Caillet, qui, les yeux fixes, étincelants, la poitrinebondissante, disait à l’écolier d’une voix entrecoupée&|160;:

–&|160;Regarde… les voilà&|160;!… les voilàtous deux&|160;!…

–&|160;Qui cela&|160;?

–&|160;Le seigneur de Nointel&|160;! etl’autre, le chevalier Gérard de Chaumontel&|160;!… Oh&|160;! lesvois-tu tous deux avec leurs chaperons écarlates, là-bas, à côté dece gros homme qui porte un manteau d’hermine&|160;?

–&|160;Oui, oui, je vois ces deux seigneurs, –reprit l’écolier, surpris de l’émotion du paysan&|160;; – maispourquoi tremblez-vous ainsi&|160;?

–&|160;Au pays on les croyait morts ouprisonniers des Anglais, – reprit Guillaume&|160;; – heureusement,il n’en est rien… Les voilà… les voilà… je les ai vus de mesyeux&|160;!… – Puis, les lèvres contractées par un sourireeffrayant, le serf ajouta en levant ses deux poings vers leciel&|160;: – Oh&|160;! Mazurec&|160;!… oh&|160;! ma fille&|160;!enfin les voilà de retour ces deux hommes&|160;! Ils vont retournerau pays pour le mariage de la belle Gloriande… nous les tenons…nous les tenons&|160;!…

–&|160;Le regard de cet homme me donne lefrisson, – se dit l’écolier en contemplant le paysan avecstupeur&|160;; et il ajouta tout haut&|160;: – Ces deux seigneursdont vous parlez, quels sont-ils&|160;?

Mais Guillaume reprit, sans répondre àRufin&|160;: – Oh&|160;! plus que jamais, j’ai hâte de parler àMarcel&|160;!

–&|160;En ce cas, – reprit l’écolier, – venezvous reposer chez moi, et à la tombée du jour nous irons attendrele prévôt des marchands au couvent des Cordeliers, où il doit cesoir haranguer le peuple. Mais, encore une fois, quelle est lacause de votre surprise à la vue de ces deux seigneurs de la suitedu régent&|160;? Vous les connaissez donc&|160;?

Le paysan jeta un regard oblique et défiantsur l’écolier, resta muet et devint de plus en plus sombre.

–&|160;Ventre du pape&|160;! – se ditRufin-Brise-Pot, – j’ai là un singulier compagnon&|160;; il restemuet ou il parle en énigmes. Il m’attriste, moi qui ne suis pasd’humeur chagrine&|160;; il m’effraye, moi qui ne suis pas d’humeurpoltronne&|160;!

Et l’écolier, accompagné de Guillaume Caillet,se dirigea vers le quartier de l’Université.

*

**

La maison d’Étienne Marcel était située prèsde l’église Saint-Huitace (Saint-Eustache), dans le quartier desHalles. La boutique, remplie de pièces de drap rangées sur destablettes, située au rez-de-chaussée, communiquait avec une salleoù l’on mangeait&|160;; dans cette salle aboutissait un escalierconduisant à l’appartement du premier étage.

La nuit venue, le magasin fermé, Marguerite,femme de Marcel, et Denise, sa nièce, étaient remontées dans l’unedes chambres du premier étage, où elles s’occupaient d’un travailde couture à la clarté d’une lampe. Marguerite est âgée dequarante-cinq ans environ&|160;; elle a dû être belle&|160;; sonvisage est doux, pensif et grave. Sa nièce Denise touche à sadix-huitième année&|160;; son gracieux visage, habituellement d’unesérénité candide, semble ce soir-là profondément attristé. Depuisquelques instants, les deux femmes, diversement absorbées, sontsilencieuses. Denise, la tête baissée, ralentit peu à peu lemouvement de son aiguille&|160;; bientôt ses mains retombent surses genoux et des larmes coulent de ses yeux&|160;; Marguerite, nonmoins rêveuse que sa nièce, lève machinalement son regard vers lajeune fille, et, remarquant ses pleurs, lui dit avectendresse&|160;:

–&|160;Pauvre enfant&|160;! je devine la causede ton chagrin&|160;; car je connais ta pensée constante. Je nevoudrais pas te faire partager une espérance qu’à peine je conservemoi-même&|160;; mais enfin, quoique la durée de l’absence deMahiet justifie nos craintes, rien n’est pourtantdésespéré… il reviendra peut-être…

–&|160;Non, non, – répondit Denise, donnant unlibre cours à ses larmes&|160;; – si Mahiet vivait encore, iln’aurait pas laissé son père dans la cruelle incertitude qui a hâtéla fin de ses jours&|160;; si Mahiet vivait encore, il auraitinstruit de son sort mon oncle Marcel, qu’il aimait et vénérait àl’égal de son père&|160;! Non, non, – ajouta Denise en sanglotant,– il est mort&|160;; je ne le verrai plus&|160;!

–&|160;Mon enfant, qui sait si, entraîné parson imprudent courage, Mahiet n’est pas allé combattre à Poitiers,où il sera peut-être resté prisonnier des Anglais&|160;? Or, deprison l’on revient&|160;! aussi, je t’en conjure, ne t’afflige pasainsi… je souffre tant de te voir pleurer&|160;!

La jeune fille, au lieu de répondre àMarguerite, se rapprocha d’elle, prit ses deux mains, qu’ellebaisa, et lui dit&|160;:

–&|160;Chère et bonne tante, oubliant voschagrins, vous tâchez de consoler les miens… Ah&|160;! j’ai hontede ne pouvoir contenir ma douleur, lorsque vous vous montrez siferme, si courageuse, devant maître Marcel et votre fils&|160;!

–&|160;En vérité, Denise, je ne te comprendspas, – dit Marguerite avec un léger embarras&|160;; – ma vie est siheureuse, qu’il ne me faut aucun courage pour la supporter…

–&|160;Mon Dieu&|160;! ne vous vois-je paschaque jour accueillir maître Marcel et André, votre fils, lesourire aux lèvres et le front tranquille, tandis que votre cœurest bourrelé d’angoisses…

–&|160;Denise… tu es dans l’erreur.

–&|160;Oh&|160;! croyez-moi, ce n’est pas unecuriosité indiscrète qui m’a guidée lorsque j’ai tâché de pénétrervos sentiments&|160;; c’est le désir de ne rien dire qui puisseblesser votre pensée secrète quand je suis seule avec vous, ainsique cela m’arrive si souvent maintenant.

–&|160;Excellente enfant&|160;! – repritMarguerite en embrassant Denise avec effusion et ne retenant plusses larmes&|160;; – comment ne serais-je pas profondément touchéede tant de délicatesse et d’affection&|160;? comment ne pas yrépondre par une confiance sans réserve&|160;? – Puis, après undernier moment d’indécision et faisant un effort sur elle-même,Marguerite ajouta&|160;: – Eh bien, oui, je l’avoue, tu ne t’es pastrompée&|160;! oui, ma vie se passe dans les angoisses, dans lesalarmes. Merci à toi de m’avoir, par ta tendresse, arraché cetteconfidence&|160;; maintenant, du moins, je pourrai devant toipleurer sans contrainte&|160;! épancher mon cœur&|160;!… et, cetribut payé à la faiblesse, me montrer plus ferme aux yeux de monmari et de mon fils&|160;!… Hélas&|160;! je l’avoue, ma seulecrainte est de leur laisser deviner ce que je souffre&|160;! Jesais l’affection de Marcel pour moi&|160;: elle égale celle quej’ai pour lui… et, s’il me savait malheureuse, peut-être ferais-jefaiblir en lui ce calme, cette force d’esprit, qui ne l’ont jamaisabandonné jusqu’ici et dont, plus que jamais, il a besoin dans cestemps difficiles…

–&|160;Ah&|160;! les femmes qui vous envientvous plaindraient à cette heure si elles vousentendaient&|160;!

–&|160;Oui, – reprit Marguerite avec amertume,– l’on envie la femme de Marcel, l’idole du peuple… de Marcel, levrai roi de Paris… On l’envie… la compagne de ce grand citoyen dontl’éloge est dans tous les cœurs, le nom dans toutes les bouches… etelle, quand le voit-elle son mari&|160;? Pendant quelques instantsà peine&|160;!… Oh&|160;! tendres épanchements, douces joies dufoyer, bonheur des plus humbles&|160;! depuis longtemps je ne vousconnais plus&|160;! L’artisan, le commerçant, leur journée delabeur accomplie, leur boutique close au couvre-feu, jouissent dumoins, au sein de leur famille, du repos jusqu’au lendemain&|160;;et moi, que de fois j’ai vu l’aube faire pâlir la lampe à la clartéde laquelle Marcel avait veillé toute la nuit&|160;!… Et ce n’estrien encore, grand Dieu&|160;!… trembler chaque jour, trembler àchaque heure pour la vie de son mari, pour la vie de sonfils&|160;!…

–&|160;Que dites-vous&|160;? Trembler pour lavie de maître Marcel, lui qui ne peut faire un pas sans êtreentouré, pressé par une foule idolâtre prête à sacrifier sa viepour la sienne&|160;?

–&|160;Et la haine du régent&|160;? et lahaine des nobles, des courtisans contre Marcel, la crois-tuéteinte&|160;?

À ce moment, Agnès-la-Béguine,servante de confiance de Marguerite, entra dans la chambre et dit àsa maîtresse&|160;: – Madame, la femme de maître Maillart l’échevinvient vous visiter.

–&|160;Quoi&|160;! si tard&|160;! Et tu lui asdit que j’étais céans&|160;?

–&|160;Oui, madame.

Marguerite fit un mouvement d’impatiencechagrine, essuya en hâte ses yeux pleins de larmes et dit à mi-voixà Denise&|160;:

–&|160;Tout à l’heure tu parlais desenvieuses… Pétronille Maillart est de ce nombre… Aussi, je t’enconjure, cache tes pleurs&|160;; cette femme ferait millesuppositions sur notre tristesse&|160;!… Elle est cruellementjalouse de la popularité de Marcel&|160;; et Maillart partage, jele crois, les envieux sentiments de sa femme.

–&|160;Lui… jaloux de mon oncle, son amid’enfance&|160;!

–&|160;Maillart est faible, et sa femme ledomine.

–&|160;Faible, maître Maillart&|160;!… mais ilparle toujours de courir aux armes&|160;!…

–&|160;Denise, la violence n’est pas la force,et les caractères les plus emportés sont souvent aussi les moinsfermes… Mais silence&|160;! voici Pétronille… Quel peut être le butde sa visite à cette heure&|160;? Cela m’inquiète.

Pétronille Maillart entrait à ce moment,encore vêtue de ses habits de deuil. Dès son arrivée dans lachambre, elle jeta un regard inquisiteur sur l’épouse de Marcel etsur Denise, remarquant sans doute les traces de leurs larmesrécentes&|160;; car un sourire de triomphe effleura ses lèvres.Puis elle dit, en affectant une commisérationprotectrice&|160;:

–&|160;Excusez-moi, dame Marguerite, de venirsi tard, et surtout si mal à propos.

–&|160;Mais vous êtes toujours la bienvenuedans notre logis, dame Pétronille&|160;!…

–&|160;Pas en ce moment, je le crains.

–&|160;Pourquoi cela&|160;?

–&|160;C’est que le chagrin aime la solitude,ma voisine&|160;; et je m’aperçois avec douleur que vos yeux etceux de votre chère nièce sont encore rouges de larmes. Justeciel&|160;! est-ce que vous auriez quelques craintes pour notreexcellent ami Marcel&|160;? est-ce que l’on aurait l’ingratitude deméconnaître les services qu’il a rendus à Paris&|160;? est-ce quela popularité commencerait à l’abandonner&|160;? est-ceque&|160;?…

–&|160;Rassurez-vous, madame, – repritMarguerite en interrompant Pétronille&|160;; – Dieu merci, jen’éprouve aucune crainte au sujet de mon mari. Denise et moi noussommes en effet fort attristées&|160;; car, peu d’instants avantvotre arrivée, nous parlions de l’un de nos amis dont le sort nouscause de cruelles inquiétudes. Vous l’avez souvent vu ici&|160;;c’est Mahiet-l’Avocat.

–&|160;Certainement, je me le rappelle fortbien&|160;; c’était un véritable Hercule… Ainsi donc le pauvregarçon est trépassé&|160;? C’est vraiment dommage&|160;!

–&|160;Non, non… nous ne voulons pas croire àun pareil malheur&|160;; mais depuis longtemps nous n’avons reçuaucune nouvelle de Mahiet, et cela nous chagrine beaucoup.

–&|160;Rien de plus naturel, dameMarguerite&|160;; et je m’explique alors votre tristesse.Maintenant, j’arrive au but de ma visite, qui, vu l’heure avancée,doit vous surprendre&|160;; car le couvre-feu a depuis longtempssonné. Vous savez combien Maillart et moi nous sommes affectionnésà votre mari et à vous&|160;?

–&|160;Je vous sais gré de cetteassurance.

–&|160;Or, le devoir des vrais amis est deparler en toute sincérité, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Certes, rien de plus précieux, rien deplus rare que des amis sincères&|160;!

–&|160;Eh bien&|160;! chère dame Marguerite,l’on a malheureusement remarqué votre absence à l’enterrement detantôt.

–&|160;Quel enterrement&|160;?

–&|160;L’enterrement de ce pauvre Perrin Macé.J’en arrive&|160;; vous le voyez à mes habits de deuil. Je devais,en ma qualité de femme d’échevin, rendre ce dernier hommage à lamémoire de cette pauvre victime d’une épouvantable iniquité.

–&|160;Madame… je ne puis que plaindre lavictime.

–&|160;Quoi&|160;! vous n’êtes pas révoltée ensongeant au sort de cet infortuné&|160;!

–&|160;Cette grande iniquité a révolté monmari. En sa qualité de premier magistrat de la cité, il a…

–&|160;Premier magistrat de la cité&|160;! –reprit dame Maillart avec une sorte d’aigreur, – jusqu’à ce quel’on en choisisse un autre, bien entendu, puisque tous les échevinspeuvent devenir prévôts des marchands.

–&|160;Certainement, – dit Marguerite enéchangeant un regard avec Denise qui, triste et silencieuse, avaitrepris son travail de couture. – Le devoir de mon mari, poursuivitla femme de Marcel, était d’abord de protester contre le crime descourtisans du régent en se rendant solennellement à l’enterrementde Perrin Macé… Ce devoir, mon mari l’a accompli. Quant à moi, damePétronille, sachant que la coutume n’est pas que les femmesassistent à ces tristes cérémonies, je suis restée à la maison.

–&|160;La coutume… – s’écria dame Maillart, –est-ce qu’en de si graves circonstances l’on a souci de lacoutume&|160;! On consulte, ce me semble, d’abord son cœur&|160;;ainsi ai-je fait. De noir vêtue de la tête aux pieds, comme vous levoyez, j’ai suivi l’enterrement en gémissant et pleurant toutes leslarmes de mon corps&|160;; aussi je vous le dis en amie, chère dameMarguerite, il est très-regrettable que vous ne m’ayez pasimitée.

–&|160;Chacun, n’est-ce pas, est juge de saconduite, madame&|160;?

–&|160;Oh&|160;! sans doute, lorsqu’il nes’agit que de soi&|160;; mais, dans cette affaire, il s’agissaitaussi de votre mari, notre excellent ami Marcel. Aussi je crainsqu’en cette circonstance vous ne lui ayez fait grandtort&|160;!

–&|160;Moi&|160;! que voulez-vousdire&|160;?

–&|160;Hé&|160;! mon Dieu&|160;! pauvre chèredame&|160;! est-ce que je me serais empressée d’accourir céansaprès le couvre-feu, s’il ne s’agissait de vous donner un avischaritable&|160;?

–&|160;Je ne doute pas de votre bonne volonté,madame&|160;; mais, encore une fois, Marcel a lui-même provoqué lecaractère solennel que l’on a donné aux funérailles de PerrinMacé&|160;; il y a assisté à la tête des échevins.

–&|160;Sans doute, mon mari ne venait qu’aprèsle vôtre, madame, – reprit l’envieuse avec dépit, – puisque, quantà présent du moins, maître Marcel a le pas sur tout l’échevinage ensa qualité de prévôt des marchands…

–&|160;Eh, madame&|160;! il ne s’agit pas durang, – s’écria Marguerite&|160;; – je voulais seulement vous direque Marcel a assisté à ces funérailles.

–&|160;Oui, mais vous n’y assistiez pas, dameMarguerite&|160;; aussi savez-vous ce que l’on disait dans lepeuple&|160;? – «&|160;Tiens, la femme de maître Maillart l’échevinsuit le convoi de Perrin Macé&|160;! Oh&|160;! oh&|160;! elle ne sesoucie point de la coutume, celle-là&|160;; avant tout elle avoulu, comme son mari, protester par sa présence et par ses larmescontre l’iniquité de la cour. Pourquoi donc l’épouse de Marcel, lepremier de nos magistrats, reste-t-elle chez elle&|160;? Est-ce quemaître Marcel serait moins courroucé qu’il ne le paraît contrel’attentat des courtisans du régent&|160;? Est-ce que maître Marcelvoudrait ménager, comme on dit, la chèvre et le chou&|160;? sepréparer secrètement des moyens de rapprochement avec lacour&|160;? est-ce qu’en un mot maître Marcel voudrait trahir lepeuple&|160;?&|160;»

–&|160;Oh&|160;! c’est infâme&|160;! – s’écriaDenise, ne pouvant contenir son indignation, – oser accuser maîtreMarcel de trahison parce que ma tante, en femme de bon sens, n’estpas allée à cet enterrement faire montre et enseigne d’une douleurde commande&|160;!

–&|160;Denise&|160;! – dit vivement Margueriteà la jeune fille, craignant d’envenimer cette discussion, puérileen apparence, mais dont les suites pouvaient être dangereuses pourMarcel. Il était trop tard, et dame Pétronille, se levant, repritaigrement en s’adressant à Denise&|160;:

–&|160;Apprenez, ma mie, que ma douleur, nonplus que celle de mon mari, n’était point une douleur decommande.

–&|160;Dame Pétronille, – ajouta Margueriteavec anxiété, – ce n’est pas là ce que Denise a voulu dire…écoutez-moi de grâce.

–&|160;Madame, – répondit sèchement la femmede Maillart, – j’étais venue ici pour vous avertir charitablementet en véritable amie des propos, sans doute peu réfléchis, maisdangereux, oh&|160;! très-dangereux, madame, pour la popularité demaître Marcel&|160;; car, à cette heure, ces propos circulent danstout Paris… Loin de me remercier, l’on m’accueille ici par desparoles insultantes. La leçon est bonne, j’en profiterai…

–&|160;Mais, dame Pétronille, je…

–&|160;Il suffit, madame&|160;; ni moi ni monmari nous ne remettrons jamais les pieds chez vous. Je voulaisamicalement vous signaler le danger que courait la bonne renomméede maître Marcel&|160;; j’ai fait mon devoir, advienne quepourra&|160;!

–&|160;Dame Pétronille&|160;! – réponditMarguerite avec une dignité triste et sévère, – depuis que Marcel aconsacré sa vie aux affaires publiques, il n’est pas une de sesparoles, pas un de ses actes, dont il ne puisse répondre le fronthaut&|160;; il a fait le bien pour le bien, sans rien attendre dela reconnaissance des hommes&|160;; il saura rester indifférent àleur ingratitude&|160;; si un jour ses services sont méconnus, ilemportera dans sa retraite la conscience de s’être toujours conduiten honnête homme. Quant à moi, je bénirai le jour où mon mariquittera les affaires publiques pour reprendre notre vie obscure etpaisible.

Marguerite s’exprimait avec une si évidentesincérité en parlant de son goût pour la retraite et l’obscuritéque dame Pétronille, furieuse de n’avoir pu blesser cruellement lafemme qu’elle enviait, perdit toute mesure, et s’écria&|160;:

–&|160;Votre erreur est grande, madame&|160;;en ces temps-ci il ne dépend pas d’un homme comme maître Marcel des’ensevelir tranquillement dans la retraite&|160;; non, non, quandon a été l’idole de Paris, il s’agit de conserver, ou non, laconfiance du peuple. Si on la perd, on est regardé comme traître,et vous savez, madame, ce que l’on fait des traîtres&|160;?

–&|160;Les ennemis de Marcel auraient-ils doncl’exécrable audace de vouloir le signaler comme un traître&|160;? –s’écria dame Marguerite les larmes aux yeux&|160;; – est-ce à savie que l’on en veut&|160;?

Cet entretien fut interrompu par l’arrivée duprévôt des marchands. Quoiqu’il parût harassé de fatigue, sa figurerayonnait de joie, et dès la porte il s’écria&|160;: –Marguerite&|160;! Denise&|160;! bonne nouvelle&|160;! excellentenouvelle&|160;!

À peine eut-il prononcé ces mots, quePétronille Maillart, le saluant d’un air sec et guindé, passarapidement devant lui et sortit sans prononcer une parole.Très-surpris de ce brusque et silencieux départ, le prévôt desmarchands regarda Marguerite et Denise d’un air interrogatif&|160;;puis, remarquant le trouble et l’inquiétude éveillés en elles parles odieuses calomnies de dame Pétronille, il dit&|160;: –Marguerite, qu’as-tu&|160;? Pourquoi la femme de notre ami nousquitte-t-elle d’une façon si étrange&|160;?

–&|160;Ah&|160;! mon oncle, – dit la jeunefille les larmes aux yeux, – il y a des gens cruellementméchants&|160;!…

–&|160;Il faut les plaindre, mon enfant&|160;;mais tu ne parles pas, je l’espère, de méchantes gens à propos dela femme de Maillart&|160;?

–&|160;Mon ami, – reprit Marguerite avecembarras, – il faut, je le sais, mépriser les sots propos&|160;;cependant, la sottise, en ces temps-ci, peut avoir des résultats sigraves, que…

–&|160;Allons, dit tristement Marcel, – jen’avais qu’une heure à passer près de vous&|160;; je suis brisé defatigue&|160;; j’espérais goûter quelque repos&|160;; j’arrivaistout joyeux d’une bonne nouvelle qui devait vous rendre aussiheureuses que moi, et voilà tout mon plaisir gâté&|160;! Ils sontpourtant si doux pour moi ces moments de paix et d’épanchement queje goûte près de vous deux&|160;!

–&|160;Ces moments-là sont bien rares, – ditMarguerite avec un soupir mélancolique&|160;; – et ils nous sontaussi précieux qu’à toi…

–&|160;Je le sais&|160;; mais heureusement tun’es pas de ces femmes sans courage dont les continuelles anxiétésfont le tourment de l’époux qui les aime et qui souffre de leursangoisses&|160;! Non, tu es vaillante, tu acceptes avec fermeté lacondition que les événements m’ont faite, certaine que je meconduis en homme de bien&|160;; aussi je te vois toujours le fronttranquille, le sourire aux lèvres&|160;; et, dans ta sage et doucesérénité, je me retrempe, je reprends de nouvelles forces pour lalutte&|160;; car maintenant ma vie n’est qu’une lutte. Cette lutteest sainte, glorieuse, féconde… mais elle épuise… et du moins,grâce à toi, chère Marguerite, je retrouve toujours dans notrefoyer ce calme heureux, ce confiant abandon qui est à l’âme cequ’un paisible sommeil est au corps&|160;! Pourquoi, monDieu&|160;! faut-il qu’aujourd’hui&|160;?…

–&|160;Cher Étienne, nous parlerons plus tardde la visite de dame Pétronille, – reprit Marguerite eninterrompant son mari et craignant de troubler les quelquesinstants de repos qu’il venait chercher auprès d’elle. – Tu nousannonces une bonne nouvelle&|160;; dis-nous-la d’abord.

–&|160;J’aime mieux cela, – répondit le prévôtdes marchands avec un soupir d’allégement en s’asseyant entre safemme et Denise, tandis que celle-ci le débarrassait avecprévenance de son chaperon et de son manteau. – En montant ici, –ajouta Marcel, – j’ai dit à Agnès de mettre un couvert de plus pourle souper.

–&|160;Notre fils reviendrait-il ce soir de laBastille Saint-Antoine&|160;? – demanda vivement Marguerite&|160;;– est-ce la bonne nouvelle que tu nous apportais&|160;?

–&|160;Non, non, André ne reviendra que demainmatin, après avoir passé sa nuit de guet à la Bastille avec sacompagnie d’arbalétriers. Plus que personne mon fils doit donnerl’exemple de la régularité dans le service.

–&|160;Et qui donc viendra ce soir souper avecnous, mon oncle&|160;?

–&|160;Qui cela, chère Denise&|160;? –répondit Marcel en souriant, – qui cela&|160;? L’un de nosmeilleurs amis.

–&|160;Simon-le-Paonnier&|160;? PierreCaillart&|160;? maître Delille&|160;? Philippe Giffart&|160;?

–&|160;Non, Denise. Ne cherche pas notreconvive parmi mes compères les échevins&|160;; il n’est pas encored’âge à occuper ces graves fonctions. Mais, tiens, pour t’aider àdeviner, j’ajouterai que notre convive de ce soir arrive deprovince.

–&|160;Serait-ce donc mon bon vieux cousin quiréside avec sa fille à Vaucouleurs&|160;? aurait-il quittéla paisible vallée de la Meuse pour venir nous voir&|160;?

–&|160;Non, chère Denise&|160;; l’ami que nousattendons est seulement absent de Paris depuis quelque temps.

–&|160;Depuis quelque temps&|160;?… – repritd’abord machinalement Denise&|160;; puis, frappée d’une idéesoudaine, mais osant à peine y arrêter son esprit, la pauvre enfantpâlit, joignit ses deux mains tremblantes, et, attachant sur leprévôt des marchands un regard à la fois rempli d’angoisse etd’espérance, elle balbutia&|160;: – Mon oncle, quedites-vous&|160;?

–&|160;J’ajouterai, de plus, que le sort decet ami nous a causé de vives inquiétudes…

–&|160;Lui&|160;! – s’écria Denise en sejetant au cou de Marcel&|160;; – il serait vrai… Mahiet est deretour&|160;!…

–&|160;Mahiet&|160;! – reprit à son tourMarguerite, partageant la surprise et la joie de sa nièce. – Tul’as vu&|160;? Il est à Paris&|160;?

–&|160;Oui, ce matin, à l’Hôtel de ville, j’aivu ce digne garçon. Il est en bonne santé, quoiqu’il ait beaucoupsouffert.

Il faut renoncer à peindre l’émotion, lesdouces larmes de Denise. Cette émotion calmée, le prévôt desmarchands dit à sa femme et à sa nièce&|160;:

–&|160;Je présidais ce matin à l’Hôtel deville notre conseil des échevins, lorsqu’un de nos sergents meremet une lettre&|160;: je l’ouvre et je lis que Mahiet demande àm’entretenir. On le fait monter, par mon ordre, dans la chambre oùje travaille, et j’y cours aussitôt après notre séance… Ah&|160;!ma pauvre Denise&|160;! je l’avoue, j’ai eu peine à reconnaîtrenotre ami, tant il était changé, maigri…

–&|160;Que lui est-il donc arrivé, monDieu&|160;? – demanda Denise. – Est-il, ainsi que le craignait matante, allé guerroyer contre les Anglais&|160;? Sort-il deprison&|160;?

–&|160;Il sort de prison&|160;; mais il n’estpoint allé à la guerre, – reprit Marcel. – Voici ce qui lui estarrivé&|160;: il était, vous le savez, parti pour Nointel enBeauvoisis. Après avoir quitté Nointel dans la nuit et s’êtrereposé une heure au point du jour à Beaumont-sur-Oise, il se remeten route&|160;; au bout de quelque temps, il entend derrière lui legalop précipité d’un cheval, et il voit venir, fuyant à toutebride, un homme ayant une femme en croupe, poursuivi par troiscavaliers armés qui accouraient au loin. Le couple s’arrête àquelques pas de Mahiet, et l’homme, un jouvenceau de vingt ans auplus, dit à notre ami&|160;: «&|160;– Nous fuyons le château dusire de Beaumont&|160;; il est le tuteur de ma sœur, quim’accompagne, et a voulu la violenter. Il accourt sur nos pas avecses hommes&|160;; vous êtes armé, par pitié, protégez-nous,aidez-moi à détendre ma sœur&|160;!…&|160;»

–&|160;Je connais le cœur et le courage deMahiet, – dit Denise avec émotion&|160;; – il aura pris la défensede ces malheureux&|160;!

–&|160;Sans aucune hésitation&|160;; car,«&|160;en sa qualité d’avocat, m’a-t-il dit, il ne pouvait refuserune si bonne cause.&|160;» Le sire de Beaumont arrive avec ses deuxécuyers…

–&|160;Et le combat s’engage&|160;! – s’écriaDenise en joignant les mains. – Pauvre Mahiet&|160;! ainsi seulcontre trois…

–&|160;Il était de force à les vaincre.Malheureusement, au début de l’action, l’un des combattants luiassène par derrière un si furieux coup de masse d’armes sur latête, que le casque de Mahiet est brisé. Il tombe sans connaissanceaux pieds de son cheval… et quand il revient à lui, il se trouvedemi-nu sur la paille au fond d’un cachot.

–&|160;Pauvre Mahiet&|160;! – dit Marguerite.– Ce cachot était sans doute l’une des prisons du château deBeaumont, où l’on avait, après le combat, transporté notre amidépouillé de ses armes&|160;?

–&|160;Oui, chère Marguerite&|160;; et c’estdans ce cachot que Mahiet est resté durant sa longue absence deParis.

–&|160;Hélas&|160;! combien il a dusouffrir&|160;! Mais, mon oncle, comment a-t-il pu s’échapper deprison&|160;?

–&|160;Le sire de Beaumont, peu de jours aprèsavoir fait emprisonner Mahiet, était parti avec ses hommes pourguerroyer contre les Anglais. A-t-il été tué ou retenu captif lorsde cette honteuse déroute de Poitiers&|160;? Mahiet l’ignore&|160;;mais, il y a deux jours, le château du sire de Beaumont a étéattaqué et enlevé par la bande d’un certain capitaine Griffith.

–&|160;Ce terrible aventurier anglais qui estvenu jusqu’à Saint-Cloud, ce jour où nous avons eu tant defrayeur&|160;; car, parti à la tête de la milice, vous l’avezcombattu et heureusement refoulé loin de Paris. Grand Dieu&|160;! –ajouta Denise avec effroi, – entre quelles mains le pauvre Mahietétait-il tombé&|160;!

–&|160;Rassure-toi, chère enfant&|160;; car,par un singulier hasard, notre ami n’a eu qu’à se louer de cetaventurier.

–&|160;Quoi&|160;! le capitaineGriffith&|160;!

–&|160;Cet homme féroce et étrange a parfoisquelques mouvements de générosité. Donc, ses Anglais, après avoir,selon leur coutume, mis à sac le château de Beaumont, massacré leshommes, violenté les femmes, ont, dans leur ardeur du pillage,fouillé le manoir jusqu’aux souterrains. Ils arrivent au cachot deMahiet, brisent ses chaînes et le conduisent devant le capitaineGriffith, heureusement ce jour-là en belle humeur. Après avoirinterrogé notre ami, frappé sans doute de sa vaillante et robusteapparence, il lui propose d’entrer dans sa compagnie&|160;; Mahietrefuse. Alors le capitaine Griffith, sans doute à moitié ivre, luifait donner des vêtements, deux florins d’argent, et lui dit,faisant allusion à la maigreur de notre ami&|160;: «&|160;– Lorsquetu as de la viande sur les os, tu dois être un rudecompagnon&|160;; si je te retrouve, je serai content de rompre unelance contre toi. Tu es libre, va-t’en&|160;; et que le diable, monpatron, te soit en aide&|160;!&|160;»

–&|160;Le capitaine Griffith est un effroyablebandit, – reprit Denise, – et cependant je ne puis m’empêcher delui être reconnaissante d’avoir rendu la liberté à Mahiet.

–&|160;De sorte qu’en quittant le château deBeaumont, – reprit Marguerite, – notre ami est revenu directement àParis&|160;?

–&|160;Oui, – répondit tristementMarcel&|160;; – et un chagrin cruel et imprévu l’attendait ici.

–&|160;Hélas&|160;! – dit Denise, – la mort deson père&|160;?

–&|160;Ce coup a été affreux pour lui. Jugezde sa douleur&|160;: en arrivant, il court joyeux à la maison denotre vieil ami Lebrenn-le-Libraire… et là, Mahiet apprend la pertenavrante qu’il a faite… Il a passé la fin du jour d’hier et cettenuit dans la solitude et dans les larmes. Ce matin, ainsi que jevous l’ai dit, il est venu me trouver à l’Hôtel de ville&|160;; etce soir nous pourrons du moins lui offrir les consolations d’uneamitié éprouvée…

Agnès-la-Béguine, entrant à ce moment, dit àMarcel en lui remettant une petite médaille d’or émaillée de vert,sur laquelle on voyait un C et une N surmontés d’unecouronne&|160;: – Un homme, encapé jusqu’au nez et dont on voit àpeine les yeux, est dans la boutique&|160;; il désire vousentretenir à l’instant, maître Marcel&|160;; et il m’a donné cetémail en me recommandant de vous l’apporter.

Marcel, à la vue de la médaille, tressaillitde surprise et dit à sa femme&|160;: – Chère Marguerite, cetteheure de repos sur laquelle je comptais, je n’en jouirai même pas…Laissez-moi seul&|160;; descends avec Denise. Mahiet ne peut tarderà venir&|160;; ne m’attendez pas pour souper. – Puis, s’adressant àAgnès-la-Béguine&|160;: – Faites monter ici cet homme.

–&|160;Marcel, – reprit Marguerite avecinquiétude, tandis que la servante sortait pour accomplir lesordres de son maître, – tu es harassé de fatigue, et tu n’auras pasmême le temps de prendre ton repas&|160;?

–&|160;Tout à l’heure, en descendant, jemangerai à la hâte quelque chose avant de sortir.

–&|160;Quoi&|160;! mon ami, encore une nuit deveillée&|160;!

–&|160;J’ai convoqué une réunion nocturne aucouvent des Cordeliers. Ah&|160;! Marguerite&|160;! – ajoutaMarcel, dont les traits s’assombrirent, – l’enterrement de PerrinMacé sera peut-être le signal de grands événements&|160;!

Le prévôt des marchands s’interrompit à la vuede l’homme encapé qu’Agnès venait d’introduire. Marguerite sortitd’autant plus alarmée que les paroles inachevées de son mariréveillaient en elle le souvenir de son dernier entretien avecPétronille Maillart. Après le départ des deux femmes, l’étranger,s’assurant que la porte était close, se débarrassa de sa chape etla jeta sur un meuble. Cet homme, d’une très-petite stature, âgé devingt-cinq ans au plus et simplement vêtu d’un pourpoint de buffle,avait des traits fins et réguliers&|160;; mais, malgré la grâce desa figure, l’affabilité de ses manières et la douceur presquecaressante de sa voix, quelque chose de sardonique dans son sourireet d’insidieux dans son regard trahissait la méchanceté de son âmeet la dangereuse perversité de son esprit. Marcel, de plus en plussoucieux, semblait accepter la visite de l’étranger comme l’une deces nécessités pénibles que subissent souvent les hommes mêlés auxgrandes affaires publiques&|160;; mais son attitude glaciale, soncoup d’œil soupçonneux, révélaient sa répulsion pour ce personnage,auquel il dit&|160;: – Je ne m’attendais pas à recevoir cette nuitdans ma maison le roi de Navarre.

CHARLES-LE-MAUVAIS (c’était son surnom mérité)répondit en souriant et de sa voix insinuante, l’un de ses charmesles plus perfides&|160;: – Les rois ne se visitent-ils pas entreeux&|160;? Quoi d’étonnant à ce que Charles, roi de Navarre, viennevisiter Marcel, roi du peuple de Paris&|160;?

–&|160;Sire, – répondit Marcel avecimpatience, – que me voulez-vous&|160;?

–&|160;Tu es bref dans tes paroles&|160;!

–&|160;Bref est le langage des affaires&|160;;et d’ailleurs, il est bon de mesurer les paroles qu’on vousdit.

–&|160;Tu te défies donc toujours demoi&|160;?

–&|160;Toujours et beaucoup.

–&|160;J’aime ta franchise.

–&|160;Sire… au fait&|160;: quevoulez-vous&|160;?

Charles-le-Mauvais resta un momentsilencieux&|160;; puis, attachant hardiment son œil de vipère surle prévôt des marchands, il répondit lentement en pesant sur chacunde ses mots&|160;: – Ce que je veux, Marcel&|160;? Je veux être roides Français&|160;!… Cela t’étonne&|160;?

–&|160;Non, – répondit le prévôt des marchandsavec un sang-froid qui stupéfia d’abord Charles-le-Mauvais&|160;; –tôt ou tard vous deviez en venir à cette ouverture.

–&|160;Tu prévois les choses de loin… Et cetteprévision, quand t’est-elle venue&|160;?

–&|160;Lorsque j’ai vu votre créatureRobert-le-Coq, évêque de Laon, se jeter avec ardeur dansle parti populaire, et se montrer l’un des plus fougueux ennemis duroi JEAN, dont vous avez épousé la fille…

–&|160;Cependant, si j’ai bonne mémoire, tut’es fort servi de l’influence de l’évêque de Laon sur lesÉtats-généraux pour leur faire accepter ta fameuse ordonnance deréformes.

–&|160;Tout instrument qui m’aide à faire lebien, je l’emploie.

–&|160;Et ensuite, tu le brises&|160;?

–&|160;Oui, si cela est nécessaire&|160;; maisRobert-le-Coq est trop souple pour qu’on le brise. Pourtant, malgrésa finesse, j’ai deviné son but secret.

–&|160;Et ce but&|160;?

–&|160;Le peuple de Paris, dans son bon sens,a surnommé l’évêque de Laon une bisaguë à deuxtranchants&|160;; et le peuple, sire, a raison.

–&|160;Explique-toi.

–&|160;En se montrant si hostile au roi Jean,votre beau-père, et plus tard si hostile au régent, votrebeau-frère, l’évêque de Laon jouait un double jeu&|160;: ilvoulait, à l’aide du parti populaire, d’abord détrôner la dynastierégnante…

–&|160;Et puis&|160;?

–&|160;Et puis… vous donner la couronne. Voilàpourquoi, sire, je ne m’étonne point lorsque vous me dites&|160;:«&|160;Je veux être roi des Français.&|160;»

–&|160;Et de ma prétention quepenses-tu&|160;?

–&|160;Vous avez quelques chances de montersur le trône.

–&|160;Avec ton concours&|160;?

–&|160;Peut-être.

–&|160;Il serait vrai&|160;! – s’écria le roide Navarre pouvant à peine dissimuler sa joie. Puis, réfléchissantet jetant sur le prévôt des marchands un regard défiant, il gardaun moment le silence et reprit&|160;: – Marcel, tu me tends unpiège… Je sais comment, et plus d’une fois, tu t’es exprimé sur moncompte.

–&|160;Sire, on vous appelleCharles-le-Mauvais, et je vous tiens pour biennommé&|160;; mais vous êtes actif, subtil, aventureux&|160;; vouscommandez à de nombreuses bandes armées&|160;; vos partisans sontpuissants, vos richesses considérables&|160;; vous êtes, en un mot,une force qui, le moment venu, peut être utile. Aussi vous ai-jefait délivrer de la prison où vous retenait le roi Jean, votrebeau-père.

–&|160;De sorte que moi, Charles, roi deNavarre, je ne serais qu’un instrument entre les mains de Marcel lemarchand drapier&|160;?

–&|160;Sire, vous avez vos vues&|160;; j’ailes miennes. Les voici. Entouré de détestables conseillers, lerégent, hypocrite et tenace, se fait un jeu de ses serments. Il asigné, promulgué les ordonnances de réformes&|160;; il m’a embrasséen pleurant, en m’appelant son bon père&|160;; il a juré Dieu ettous ses saints qu’il voulait le bien du peuple, qu’il s’associaitloyalement aux grandes mesures décrétées par l’Assemblée nationale.Le régent manque à toutes ses promesses&|160;: sa ruse, son inertiecalculée, son mauvais vouloir, l’audace croissante de sescourtisans et de la noblesse, souveraine en ses domaines, entraventou empêchent l’exécution des nouveaux édits. Le régent excite ensecret la jalousie de grand nombre de villes communales, contreParis, qui veut, dit-on, «&|160;gouverner seul la Gaule.&|160;» Lanoblesse, dans son inaction raisonnée, se renferme à l’abri de seschâteaux forts et laisse les Anglais étendre leurs ravagesjusqu’aux portes de Paris. La fausse monnaie royale continue deruiner le commerce, d’anéantir le crédit. Enfin, il y a deux jours,des favoris du régent font mutiler et supplicier un bourgeois deParis sous leurs yeux, affichant ainsi l’insolent mépris de la courpour les lois rendues par les États-généraux. Le plan de la courest simple&|160;: lasser le pays à force de désastres&|160;; rendreimpossible le bien que l’on attendait si justement de l’Assembléenationale, gouvernement populaire ayant le roi, non plus pourmaître, mais pour agent&|160;; enfin l’on espère pouvoir dire unjour au peuple, dont ces odieuses menées auront rendu la misèreintolérable&|160;: «&|160;Peuple, voilà les fruits de ta rébellion.Au lieu de demeurer soumis, comme par le passé, à l’autoritésouveraine de tes rois, tu as voulu régner par toi-même, enenvoyant tes députés aux États-généraux&|160;; tu portesaujourd’hui la peine de ta sotte audace. Puisse cette rude leçon teprouver une fois de plus que les princes sont nés pour commander enmaître, les peuples pour obéir en sujets. Et maintenant, reprendsavec une humble repentance ton joug séculaire&|160;!&|160;»

–&|160;Vrai Dieu&|160;! tu aurais, comme moi,assisté souvent aux secrets entretiens de mon beau-frère et de sesconseillers, que tu ne serais pas mieux instruit de leursprojets&|160;!… Et s’ils triomphent, te voilà désespéré&|160;?

–&|160;Désespéré pour aujourd’hui, sire&|160;;mais plein d’espoir pour demain. La conquête de la liberté estaussi certaine qu’elle est lente, laborieuse et pénible… Mais je nedésespère pas encore d’aujourd’hui&|160;: je veux essayer unedernière tentative sur le régent.

–&|160;Et si tu échoues, tu viens àmoi&|160;?

–&|160;Entre deux maux, sire, il faut bienchoisir le moindre.

–&|160;Enfin, tu crois trouver en moi ce quimanque au régent&|160;?

–&|160;Vous avez sur lui un avantageimmense.

–&|160;Lequel&|160;?

–&|160;Vous voulez devenir roi&|160;; et lanaissance du régent l’a fait roi.

–&|160;Oublies-tu ma royauté deNavarre&|160;?

–&|160;En effet, sire, je l’oubliais… ainsique vous l’oubliez pour la couronne de France. Je disais donc qu’unroi par droit de naissance regarde toute réforme comme une atteinteà son pouvoir… Vous, au contraire, vous regarderez les réformescomme un moyen d’usurper le pouvoir. Or, si perfide, si méchant quevous soyez, Charles-le-Mauvais, je vous défie de ne pas signalervotre avènement au trône, et cela dans votre seul intérêt, par degrandes mesures utiles au bien public. Ce sera autant d’acquis…plus tard nous aviserons…

–&|160;À me renverser&|160;?

–&|160;J’y tâcherais, sire, et de toutes mesforces, du moment où vous vous écarteriez de la bonne voie.

–&|160;Ainsi, tu détruirais sans remords tonouvrage&|160;?

–&|160;Sans remords&|160;! Et puis,voyez-vous, sire, il est bon que ce ne soient plus, comme au tempsde la première et de la seconde race, les maires du palais ou lesgrands seigneurs féodaux qui détrônent les rois et changent lesdynasties&|160;!

–&|160;Et qui donc accomplirait cette rudebesogne&|160;?

–&|160;Le peuple, sire&|160;!… Il faut que parexpérience il apprenne, ce peuple encore enfant et crédule, qu’ilpeut d’un souffle balayer ses maîtres souverains, issus de laconquête et sacrés par l’Église. Aussi, lorsqu’un jour, dans dessiècles peut-être, ce peuple atteindra l’âge de virilité, ilcomprendra la ruineuse et redoutable superfluité du pouvoirroyal&|160;; mais ces temps sont lointains&|160;! De nos jours, lepeuple, ignorant et coutumier, voudra, s’il détrône un maître, encouronner un autre, à condition qu’il soit prince. Vous êtes, sire,de ces prédestinés&|160;; vous pouvez même quelque peu prétendre àrégner sur la Gaule au nom d’une de vos aïeules dépossédée, jecrois, de la couronne au bénéfice de son cousin Philippe de Valois,ancêtre du roi Jean. Donc, je vous l’ai dit, sire&|160;: il n’estpoint impossible que vous régniez un jour… éventualitédéplorable&|160;; mais réelle&|160;!

–&|160;Il te faut du courage pour me parlerainsi&|160;!

–&|160;Non, sire. Au lieu de vous dire lavérité, je vous flatterais bassement que, roi demain, votre premiersoin serait toujours de vous défaire de moi.

–&|160;De toi, qui m’aurais si utilementservi&|160;?

–&|160;À plus forte raison, car ma présencevous rappellerait sans cesse votre dette… Mais il n’importe&|160;;que je meure aujourd’hui ou demain, que vous soyez roi ou non, quema dernière tentative sur le régent échoue, que le parti de la courtriomphe, quoi qu’il arrive, si le présent échappe au partipopulaire, l’avenir lui appartient. Oui, quoi qu’on fasse,l’ordonnance des réformes de 1356 et l’action souveraine del’Assemblée nationale en ces temps-ci laisseront des tracesimpérissables. J’ai semé trop hâtivement, disent les uns… et ilsajoutent&|160;: «&|160;À semaille hâtive, moissontardive&|160;;&|160;» soit, mais j’ai semé… le grain est en terre,tôt ou tard l’avenir récoltera&|160;! ma tâche est accomplie, jepuis mourir. Maintenant, sire, je me résume&|160;; si je ne réussispoint dans ma dernière tentative sur le régent, j’ai recours àvous. L’on vous nommera d’abord capitaine général de Paris… ce seravotre premier pas vers le trône… ensuite nous aviserons à conduirela chose à bonne fin, selon notre devise.

–&|160;Mes premières paroles, en entrant cheztoi, ont été&|160;: – Marcel, je veux être roi des Français.J’avais mon projet&|160;; j’y renonce pour me ranger au tien, – ditCharles-le-Mauvais en reprenant sa chape. – Tu es un de ces hommesinflexibles que l’on ne convainc pas plus que l’on ne les corrompt.Je ne chercherai pas à te faire revenir de tes préventions contremoi, ou à acheter ton alliance. Si dangereuse qu’elle puisse êtrepour moi, je l’accepte telle que tu me l’offres&|160;; je retourneà Saint-Denis attendre l’événement&|160;; dans le cas où maprésence serait nécessaire à Paris, écris-moi et j’arrive. Je tedemande un secret absolu sur notre entrevue.

–&|160;Ce secret… nos intérêts communsl’exigent.

–&|160;Adieu, Marcel.

–&|160;Adieu, sire.

Et le roi de Navarre, s’encapant jusqu’auxyeux, quitta le prévôt des marchands. Celui-ci le suivit du regardet se dit après le départ de Charles-le-Mauvais&|160;: – Nécessitéfatale&|160;! concourir à l’élévation de cet homme&|160;! etpourtant il le faut&|160;! Ce changement de dynastie peut m’aider àsauver la Gaule, si demain le régent trompe ma dernière espérance…Oui, Charles-le-Mauvais, pour usurper et conserver la couronne,entrera forcément dans cette large voie de réformes qui seulespeuvent alléger le poids qui écrase le peuple des villes et surtoutle peuple des champs&|160;! Ô pauvre plèbe rustique&|160;! sipatiente dans ton martyre séculaire&|160;! ô pauvre JacquesBonhomme&|160;! ainsi que t’appelle la noblesse dans son insolentet féroce orgueil, ton jour d’affranchissement approche&|160;! Unipour la première fois dans une cause commune avec la bourgeoisie etle peuple des cités, lorsque tu seras debout et en armes, JacquesBonhomme, comme tes frères des villes, nous verrons si ceCharles-le-Mauvais, si mauvais qu’il soit, osera dévier de la voieoù il faudra bien qu’il marche&|160;! – À ce moment une clocheayant sonné, Marcel tressaillit et ajouta&|160;: – J’aurai à peinele temps de me rendre au couvent des Cordeliers pour préparer nosamis à la mesure de demain… elle est terrible&|160;! mais légitimecomme la loi du talion… loi suprême et nécessaire en ces tempsdésastreux, où la violence ne peut être combattue, vaincue que parla violence&|160;! Ah&|160;! que le sang versé retombe sur ceuxqui, poussant le peuple à bout, ont provoqué ces luttesimpies&|160;!

Et ce disant, le prévôt des marchandsdescendit l’escalier de sa boutique pour aller rejoindre sa femme,sa nièce et Mahiet-l’Avocat, qui, selon le désir de Marcel,soupaient en l’attendant.

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Guillaume Caillet, après s’être reposé dans lademeure de Rufin-Brise-Pot, l’avait accompagné au couvent desCordeliers, où se pressait une foule avide d’entendre le prévôt desmarchands. Les Cordeliers, ordre monacal pauvre, jalousantprofondément les autres ordres et le haut clergé, si splendidementdotés, s’étaient rangés du parti de la ville contre la cour&|160;;la grande salle de leur couvent servait habituellement de lieu deréunion aux assemblées populaires. Rufin, connaissant le frèreportier, obtint pour lui et pour son compagnon la permissiond’attendre Marcel dans le réfectoire, qu’il devait traverser avantde se rendre dans la salle où il devait haranguer le peuple. Cettesalle immense, aux murailles et aux voûtes de pierre, seulementéclairée par deux lampes brûlant sur une sorte de tribune placée àl’une de ses extrémités, déjà s’encombrait d’une foule impatientedont les premiers rangs étaient seuls vivement éclairés&|160;; lesautres, selon qu’ils s’éloignaient de plus en plus de la lumineuseestrade, restaient dans une demi-obscurité qui, à l’autre bout dela salle, se changeait presque en ténèbres. L’auditoire secomposait de bourgeois et d’artisans dont un grand nombre portaientdes chaperons mi-partie rouges et bleus, couleurs adoptées par leparti populaire, et des agrafes ayant pour devise ces mots&|160;:À bonne fin&|160;!

Les deux enterrements qui avaient eu lieudurant le jour, et dont le contraste et la signification étaient siévidents, servaient de texte aux entretiens de la réunion bruyanteet animée&|160;; les esprits les moins clairvoyants pressentaientl’imminence d’une crise décisive et d’un conflit inévitable entrele parti de la cour et le parti populaire, représentés, l’un par lerégent, l’autre par le prévôt des marchands. Aussi, l’arrivée de cedernier était-elle attendue avec autant d’impatience que d’anxiété.Au bout de peu d’instants, il entra par une porte pratiquée près dela tribune, et accompagné de plusieurs échevins, parmi lesquels setrouvait Jean Maillart&|160;; puis venaient Mahiet-l’Avocat,Rufin-Brise-Pot et Guillaume Caillet. Ce dernier s’était assezlonguement entretenu avec Mahiet et le prévôt des marchands avantleur entrée dans la grand’salle. Des acclamations enthousiastessaluèrent l’arrivée de Marcel et des échevins&|160;; il monta surl’estrade, au pied de laquelle resta Maillart&|160;; les autreséchevins s’assirent non loin de Marcel, qui bientôt s’exprima de lasorte au milieu du profond silence qui se fit peu à peu&|160;:

–&|160;Mes amis, le moment est grave&|160;:pas de découragement&|160;; mais plus d’illusion. Le régent et lacour ont jeté le masque&|160;! Ce matin, à notre protestationsolennelle contre l’arrêt inique et sanglant qui, au mépris deslois, a frappé Perrin Macé, la cour a répondu en suivant le convoide Jean Baillet&|160;; c’est un défi… Acceptons le défi&|160;!

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! – s’écria lafoule&|160;; – le régent et ses courtisans ne nous feront pasreculer&|160;!

–&|160;Un moment effrayé par l’énergie del’Assemblée nationale, le régent avait accordé, jurél’accomplissement des réformes&|160;! Les députés des villes de laGaule, réunis à Paris en États-généraux, devaient, avec le loyalconcours du régent, régir sagement, paternellement, le pays toutentier, comme les magistrats des communes régissent les cités.Ainsi, plus de tyrannie royale et féodale, plus de prodigalitésruineuses, plus de fausse monnaie, plus de justice vénale, plusd’impôts immodérés, plus de taxes arbitraires, plus d’exactionspillardes au nom du roi et des princes, plus d’odieux privilègespour l’Église et pour la noblesse&|160;; enfin, plus de ces droitsseigneuriaux infâmes, horribles, qui soulèvent le cœur et révoltentla raison. Oui, voilà ce que nous voulions&|160;; mais, décidément,le régent et la cour ne le veulent pas&|160;!…

–&|160;Sang et tuerie&|160;! il faudra bienqu’ils le veuillent&|160;! – s’écria Maillart d’une voix tonnanteen se dressant sur son siège et gesticulant&|160;; – sinon, nousles massacrerons tous, depuis le régent jusqu’au dernier de sescourtisans&|160;! Pas de criminelle faiblesse&|160;! à mort lestraîtres&|160;! aux armes&|160;!

Grand nombre de voix dans la fouleapplaudirent à l’exaltation des paroles de Maillart&|160;; etl’homme au chaperon fourré, qui se trouvait à cette réunion ainsiqu’il s’était trouvé le matin au convoi de Perrin Macé, allaitdisant de groupe en groupe&|160;: – Hein&|160;? mes amis, quelintrépide que maître Maillart&|160;! il ne parle que de sang et demassacre&|160;! Maître Marcel, au contraire, semble toujourscraindre de se compromettre. Cela ne m’étonne point&|160;; car l’ondit qu’il a secrètement embrassé le parti de la cour.

–&|160;Lui… Marcel… trahir le peuple deParis&|160;!… – répondirent plusieurs voix&|160;; – vous radotez,bonhomme&|160;!

–&|160;Enfin, mes amis, tenez, voyez&|160;;Marcel se tait et ne répond pas à l’appel aux armes si bravementjeté par maître Maillart.

–&|160;Hé&|160;! comment voulez-vous queMarcel parle au milieu de ce bruit&|160;? On ne l’aurait pasentendu&|160;! et nous tenons à l’entendre. Mais silence&|160;! ilparle&|160;; écoutons&|160;!

–&|160;Pas de criminelle faiblesse, vous a ditmon vieil ami Maillart, – reprit Marcel. – Il a raison&|160;; maisaussi pas de vengeance aveugle&|160;!… Aux armes&|160;! vous aencore dit Maillart dans sa bouillante ardeur. Ah&|160;! il faudraque bientôt peut-être ce cri&|160;: Aux armes&|160;! cri suprême del’opprimé réduit à en appeler à la force, éclate d’un bout àl’autre de la Gaule&|160;; et dans les villes et dans lescampagnes&|160;!

–&|160;Eh&|160;! que nous importent lescampagnes&|160;? – s’écria Maillart. – Faisons nos affairesnous-mêmes, pour nous-mêmes&|160;; et vite et tôt retroussons nosmanches et frappons sans pitié&|160;!

–&|160;Ami, ton courage t’emporte, – ditMarcel à Maillart avec un accent de reproche cordial. – Est-ce quele bonheur et la liberté doivent être le privilège dequelques-uns&|160;? est-ce que nous autres, bourgeois et artisansdes cités, nous sommes le peuple entier&|160;? est-ce qu’il n’y apas des millions de serfs, de vassaux, de vilains, abandonnés sansmerci au pouvoir féodal&|160;? Et de ces malheureux, qui prendsouci&|160;? Personne&|160;! Qui représente leurs intérêts auxÉtats-généraux&|160;? Personne&|160;!… – Mais se retournant versGuillaume Caillet, qui, à l’écart et dans l’ombre, écoutaitattentivement le prévôt des marchands, il désigna le vieux paysanaux regards de l’auditoire et ajouta&|160;: – Je me trompe&|160;!…Les serfs, en ce jour, sont ici représentés. Contemplez cevieillard, et écoutez-moi…

Tous les yeux se tournèrent vers Guillaume,qui, dans sa timidité rustique, baissa la tête&|160;; Marcelcontinua&|160;:

–&|160;Écoutez-moi&|160;! et votre cœur, commele mien, bondira d’indignation&|160;; comme moi, vouscrierez&|160;: Justice et vengeance&|160;! L’histoire de ce vassalest celle de tous nos frères des campagnes.

Cet homme avait une fille, la seuleconsolation de ses misères&|160;; le nom de cette enfant, aussibelle que sage, vous dira sa candeur&|160;: on l’appelaitAveline-qui-jamais-n’a-menti. Elle fut fiancée à un garçonmeunier, vassal comme elle&|160;; lui, à cause de sa douceur, onl’appelait Mazurec-l’Agnelet. Le jour de leur mariage estfixé… Mais de nos jours, oui, de nos jours, à l’heure que je vousparle, la première nuit de noces de l’épousée appartient à sonseigneur… Ils appellent cela le droit de prémices…

–&|160;C’est une honte&|160;! – s’écria lafoule dans son indignation furieuse, – une exécrablehonte&|160;!

–&|160;Et de cette honte exécrable, nesommes-nous pas complices en laissant nos frères la subir&|160;? –s’écria Marcel d’une voix tonnante qui domina les frémissementscourroucés de la foule. Puis il reprit, au milieu d’un profondsilence&|160;: – Les seigneurs, si la mariée est laide ou s’ilssont las de violenter leurs vassales, se montrent bonsprinces&|160;: l’époux leur donne de l’argent, et il échappe àl’ignominie. Guillaume Caillet, c’est le nom du père de l’épousée,cet homme qui est là, que vous voyez, veut soustraire sa fille à lahonte&|160;; le bailli, en l’absence du seigneur, consentait aurachat du droit de prémices. Guillaume vend son unique bien&|160;:sa vache nourricière, et en remet le prix à Mazurec, qui, toutheureux, se rend au château pour redimer l’honneur de sa femme. Unchevalier passait d’aventure sur la route&|160;; il dévalise levassal. Celui-ci, arrivant éploré au manoir, reconnaît son voleurparmi les hôtes de son seigneur, récemment de retour&|160;; levassal lui demande grâce pour sa femme et justice contre sonlarron. «&|160;– Ah&|160;! ta fiancée, dit-on, est jolie, et tuaccuses de larcin un de mes nobles hôtes, – reprend le seigneur. –Je mettrai ta fiancée dans mon lit&|160;; et tu seras puni de mortcomme diffamateur d’un chevalier…&|160;» – Ce n’est pas tout…attendez&|160;! – s’écria Marcel en comprimant du geste unenouvelle explosion de la foule, de plus en plus indignée. – Levassal, désespéré, injurie son seigneur&|160;; on jette le vassalen prison, c’est la coutume&|160;; on traîne la fiancée au château…Elle résiste à son seigneur… il peut la garrotter et lavioler&|160;; le fait-il&|160;? Non. Cela vous étonne&|160;?Écoutez encore… Il s’agit de donner une éclatante leçon à JacquesBonhomme&|160;; de violer sa femme, non plus seulement au nom dudroit du plus fort, mais de la violer au nom de la loi, au nom dela justice, au nom de ce qu’il y a de plus sacré en ce monde aprèsDieu&|160;! Le seigneur se donne cette féroce jouissance. Il déposeà la sénéchaussée de Beauvoisis une plainte, entendez-vousbien&|160;? une PLAINTE, CONTRE LA RÉSISTANCE DE SA VASSALE&|160;!Les juges s’assemblent&|160;; un arrêt est rendu au nom du droit,de la justice et de la loi. Cet arrêt, le voici&|160;: «&|160;Leseigneur ayant droit aux prémices de l’épousée sa vassale, il userade son droit sur elle&|160;; l’époux, ayant osé se révolter contrele légitime exercice de ce droit, fera, les mains jointes et àgenoux, amende honorable à son seigneur&|160;! De plus, leditvassal ayant accusé de larcin un noble homme, et celui-ci demandantà prouver son innocence par les armes, nous ordonnons le dueljudiciaire. Le chevalier, selon la loi, se battra armé de toutespièces et à cheval, le serf à pied, armé d’un bâton&|160;; et s’ilest vaincu et qu’il survive, il sera noyé comme diffamateur d’unchevalier.&|160;»

À ces dernières paroles de Marcel, uneexplosion de fureur éclata dans l’auditoire&|160;; GuillaumeCaillet cacha dans ses mains son pâle et sombre visage. Le prévôtdes marchands, dominant le tumulte, continua de la sorte&|160;:

–&|160;La justice a prononcé&|160;;l’arrêt est exécuté. On traîne la vassale garrottée dans le lit deson seigneur&|160;; il la déshonore, et on la rend ensuite à sonépoux. Ce malheureux fait amende honorable à genoux devant sonsuzerain&|160;; puis il va combattre demi-nu le chevalier couvertde fer… L’issue de ce duel, vous la devinez… le vassal, vaincu, estmis dans un sac et jeté à la rivière…

–&|160;Et aujourd’hui, ma fille porte en sonflanc un enfant de son seigneur&|160;! – s’écria Guillaume Caillet,effrayant de haine et de rage, en faisant quelques pas versl’auditoire, frémissant encore d’horreur et d’épouvante. – Quefaudra-t-il en faire de cet enfant, s’il vient au monde,hein&|160;? bourgeois de Paris&|160;? – ajouta le vieux paysan. –Vous avez aussi des femmes, des filles, des sœurs, vousautres&|160;! répondez, que feriez-vous&|160;? Cet enfant de lahonte et du viol, faudra-t-il l’aimer comme l’enfant de ma pauvrefille&|160;? faudra-t-il le haïr comme l’enfant du noble, dubourreau d’Aveline&|160;? et au jour de la naissance du louveteau,lui briser la tête pour qu’il ne devienne pas loup&|160;?

À ces paroles de Guillaume Caillet, personnene répondit. Un morne silence régna dans la foule, et Marcels’écria&|160;:

–&|160;Voilà donc ce qui se passe aux portesde nos cités&|160;! Le peuple des campagnes livré sans pitié à lamerci des seigneurs&|160;! les femmes violées&|160;! les hommes misà mort&|160;! Les vassaux, dans leur désespoir, invoquent-ils lajustice des hommes, suprême espérance des opprimés&|160;? Lajustice, par ses arrêts, consacre le droit de viol, consacre ledroit de meurtre&|160;! Que voulez-vous qu’ils fassent alors, cesvassaux&|160;? dites&|160;? Et si, poussés à bout par la misère,par la rage, répondant à leurs seigneurs par de terriblesreprésailles, ils se vengent, eux et leurs pères, d’un martyre detant de siècles, qui oserait les condamner&|160;?

–&|160;Personne&|160;! – cria la foule, –personne ne les blâmerait&|160;!

–&|160;Ne pas les blâmer, est-ce assez&|160;?Ne sont-ils pas nos frères&|160;? ne sont-ils pas, comme nous, filsde notre mère-patrie&|160;? Ah&|160;! longtemps, trop longtemps,par notre criminelle indifférence, nous avons été complices desbourreaux de tant de victimes&|160;! De notre égoïsme nous portonsaujourd’hui la peine méritée&|160;! Oui, nous avons cru, nousautres habitants des villes, suffire à dompter les seigneurs et laroyauté, à réformer les exécrables abus qui nous écrasent&|160;;voyez ce qui se passe aujourd’hui, sous nos yeux&|160;! Le régentet ses partisans trahissent leurs serments, ruinent nosespérances&|160;; en vain, pour rappeler à ce prince ses promessessacrées, je lui ai demandé audience sur audience, au nom desÉtats-généraux&|160;;… les portes du Louvre m’ont été fermées.L’audace du régent est grande&|160;; mais d’où lui vient-elle,cette audace&|160;? le savez-vous&|160;? De ce que notre pouvoirfinit aux portes de nos villes, là où commence l’exécrable tyranniedes seigneurs&|160;! Quoi&|160;! ils tiennent dans la servitude etla terreur les trois quarts du peuple de la Gaule, qu’ilspressurent jusqu’à la moelle, jusqu’au sang&|160;! et nous, bonnesgens, nous avons cru que la noblesse ne se liguerait pas avec laroyauté pour empêcher l’exécution des lois nouvelles&|160;! Est-ceque ces lois, abolissant d’odieux privilèges, ne tendaient pas àassurer le salut et l’affranchissement du pays tout entier&|160;?est-ce que l’affranchissement du pays ne mettrait pas terme à ladomination de ces fainéants couronnés, mitrés et casqués, quivivent de nos labeurs quotidiens ou des impôts dont ils nousécrasent, nous, bourgeois, artisans ou laboureurs&|160;?Comprendrez-vous enfin que jamais nous n’obtiendrons de réformessincères, durables et fécondes, sans une étroite alliance avec lesgens des campagnes&|160;? Est-ce que si demain, à un signal donné,les serfs se soulevaient en armes contre leurs seigneurs, les gensdes villes contre les officiers royaux, il y aurait au monde unepuissance humaine capable de dominer ce soulèvement de tout unpeuple&|160;? Le régent et quelques milliers de seigneurs etd’hommes d’armes voudraient-ils résister&|160;?… Ils seraientemportés, anéantis, dans cette tempête populaire&|160;; et, le cielredevenu serein, le peuple des Gaules, jadis asservi et déshéritépar la conquête, rentrant en possession de sa liberté, de son sol,verrait s’ouvrir pour lui un avenir de paix, de grandeur et deprospérité sans fin&|160;!… Et cette espérance n’est paschimérique, cet avenir, il dépend de vous de le réaliser, en vousunissant étroitement avec nos frères les paysans&|160;!… Levoulez-vous&|160;?

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! – s’écrièrent leséchevins présents à cette réunion.

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! – répétèrent lesmille voix de la foule avec un enthousiasme impossible àrendre&|160;; – unissons-nous à nos frères des campagnes&|160;!Leur cause est la nôtre&|160;; que notre devise soit aussi laleur&|160;: À bonne fin pour les gens des villes&|160;!À bonne fin pour les paysans&|160;!

–&|160;Viens, pauvre martyr&|160;! – s’écriaMarcel les yeux baignés de larmes, en pressant contre sa poitrineGuillaume Caillet, non moins ému que le prévôt des marchands, –viens&|160;! J’en prends à témoin le ciel et ces cris échappés detant de cœurs généreux apitoyés par le récit des tortures de tafamille… viens… elle est conclue, en ce jour solennel,l’indissoluble alliance de tous les enfants de notremère-patrie&|160;! Unissons-nous contre l’ennemi commun&|160;!Artisans, bourgeois et paysans, ici, jurons-le&|160;: Tous pourchacun&|160;; chacun pour tous&|160;! et à bonne fin la bonnecause&|160;!

Ô fils de Joel&|160;! moi, Mahiet-l’Avocat,qui écris cette légende, jamais je n’oublierai l’élan sublime, lesaint enthousiasme de la foule à la vue du prévôt des marchands,vêtu de la robe magistrale, serrant dans ses bras le serf aux mainscalleuses et vêtu de haillons&|160;! Et moi, je me disais&|160;:«&|160;– La voilà donc à jamais cimentée cette alliance siardemment désirée par Fergan, notre aïeul&|160;; cettealliance qui peut seule mesurer l’affranchissement de laGaule&|160;! Va-t-il enfin se lever ce beau jour prédit parVictoria-la-Grande&|160;?…&|160;»

Guillaume, profondément surpris et touché dece qu’il voyait et entendait, se sentit, malgré sa rudesseénergique, prêt à défaillir&|160;; il fut obligé de s’adosser aumur, tandis que Marcel s’écriait&|160;:

–&|160;Mes amis, que tous ceux qui veulentmener la bonne cause à bonne fin se trouvent demain matin en armessur la place de l’église Saint-Éloi&|160;; vous ne m’y attendrezpas longtemps, et je vous ferai part de ma résolution.

–&|160;Compte sur nous, Marcel&|160;! – criala foule&|160;; – nous serons tous au rendez-vous&|160;! – Nous tesuivrons les yeux fermés&|160;! – Vive Marcel&|160;! – Vivent lespaysans&|160;! – À bonne fin&|160;! à bonne fin&|160;!

Et la foule sortit en tumulte de lagrand’salle du couvent des Cordeliers.

–&|160;Voyez-vous, mes compères, à quel pointce Marcel se défie du bon peuple de Paris&|160;! – dit l’homme auchaperon fourré à plusieurs citadins qui, comme lui, quittaient lasalle. – L’avez-vous entendu&|160;? J’en crois à peine mesoreilles&|160;!…

–&|160;Quoi&|160;! qu’a-t-il dit&|160;?

–&|160;Comment&|160;! il appelle à son secoursles manants&|160;! les rustres des campagnes&|160;! Ne sommes-nousdonc pas assez vaillants pour faire nous-mêmes nos affaires sansl’appui de messire Jacques Bonhomme&|160;? Vraiment, maître Marceln’a jamais montré plus ouvertement tout le mépris qu’il a pournous&|160;! Ah&|160;! maître Jean Maillart est bien autrement amidu peuple&|160;!

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Le soleil est depuis longtemps levé. Lerégent, qui, récemment et pour cause, est venu habiter la tour duLouvre, a quitté son lit, placé au fond de sa vaste chambre àsolives peintes et dorées, aux tentures magnifiques&|160;; deriches fourrures couvrent le plancher. Quelques favoris ontl’insigne honneur d’assister au lever de ce mièvre et sournoisjouvenceau qui règne sur la Gaule. L’un de ces courtisans, leseigneur de Norville, jaloux de l’emploi des serviteurs du prince,s’est agenouillé à ses pieds et lui chausse ses souliers, à longuespointes recourbées&|160;; tandis que le régent, assis au bord de sacouche, la tête baissée, soucieux, pensif et faisant, selon sonhabitude, tourner ses pouces, se laisse machinalement chausser.Hugues, sire de Conflans, maréchal de Normandie, l’ordonnateur dela mutilation et du supplice de Perrin Macé, s’entretient à voixbasse dans l’embrasure d’une fenêtre avec Robert, maréchal deChampagne, autre conseiller du prince. Celui-ci, après avoirpendant quelque temps encore regardé ses pouces tourner, lève latête&|160;; et, de sa voix grêle, appelant le maréchal deNormandie, lui dit&|160;: – Hugues, à quelle heure ferme-t-on lebarrage de la Seine au-dessous de la poterne qui conduit au bord dela rivière&|160;?

–&|160;Sire, le barrage est fermé à la tombéedu jour. – Et le maréchal ajouta avec un ricanementsardonique&|160;: – C’est l’ordre de Marcel&|160;!

–&|160;De sorte que, la nuit venue, aucunbateau ne peut sortir de Paris&|160;?

–&|160;Non, sire&|160;; la nuit venue,personne ne peut sortir de Paris ni par eau ni par terre&|160;;toujours par ordre de Marcel.

–&|160;En ce cas, – reprit le régent sansregarder son interlocuteur et après avoir réfléchi pendant quelquesinstants, – tu te procureras ce matin un bateau&|160;; tu le ferasamarrer sur la rive en dehors du barrage, à peu de distance de lapoterne où aboutit le petit escalier de la tour. Toi et Robert, –ajouta le régent en désignant du geste le maréchal de Champagne, –vous vous tiendrez prêts à m’accompagner lorsque la nuit seravenue.

Les deux favoris restèrent un moment muets desurprise&|160;; puis le maréchal s’écria&|160;: – Quoi&|160;! sire,vous songeriez à quitter Paris de nuit et furtivement&|160;? vouslaisseriez ainsi la place à ce misérable Marcel&|160;? Eh&|160;!mordieu&|160;! si cet insolent bourgeois vous gêne, sire, suivez leconseil que je vous ai donné tant de fois&|160;! Faites pendre leMarcel et son échevinage, comme j’ai fait pendre Perrin Macé&|160;!Cette exécution a-t-elle soulevé les Parisiens&|160;? Non, pas unde ces musards n’a osé broncher&|160;; ils se sont couardementcontentés de se rendre en masse aux funérailles du pendu&|160;! Jevous le répète, sire, chargez-moi de vous débarrasser de Marcelainsi que de sa bande&|160;; et tout sera dit.

–&|160;Il y a entre autres croquants à pendrehaut et court, – ajouta le maréchal de Champagne, – un certainMaillart qui ne tarit point en propos violents et meurtriers contrela cour&|160;!

–&|160;Maillart&|160;! – dit vivement lerégent en attachant sur ses courtisans son regard morne et faux, –qu’on ne touche pas à un cheveu de la tête de Maillart&|160;!

–&|160;Soit, sire, – répondit le maréchal deNormandie assez surpris des paroles du prince, – épargnezMaillart&|160;; mais, pour Dieu&|160;! que ces autres insolentsmeneurs des États-généraux soient mis à mort, et Marcel le premierde tous&|160;!

–&|160;Hugues, – répondit le prince en selevant pour endosser sa robe, que le seigneur de Norvilles’empressa d’offrir à son maître après l’avoir chaussé, – que lebateau soit, selon mes ordres, préparé pour ce soir.

–&|160;Quoi, sire&|160;! – s’écria le maréchalpresque courroucé, – vous n’écoutez pas mes avis&|160;! prenezgarde… votre clémence pour ces vils bourgeois vousperdra&|160;!

–&|160;Ma clémence&|160;! – reprit le jeuneprince en jetant sur le maréchal un regard d’une expressiontellement sinistre que le courtisan, comprenant la secrète penséede son maître, répondit&|160;: – Si vous êtes décidé à faireprompte justice de cette insolente bourgeoisie, pourquoi tanttarder, sire&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! pourquoi&|160;? –dit le jeune prince en hochant la tête&|160;; puis, restant denouveau pensif, il reprit après quelques moments de silence&|160;:– Que ce soir le bateau soit prêt&|160;!

Les favoris du régent connaissaient trop saténacité indomptable et sa profonde dissimulation pour essayerd’obtenir de lui qu’il s’expliquât plus clairement&|160;; cependantle maréchal de Normandie allait de nouveau reprendre la parolelorsqu’un des officiers du palais entra et dit&|160;: – Sire, leseigneur de Nointel et le chevalier de Chaumontel demandent à êtreintroduits pour prendre congé de vous, faveur que vous leur avezaccordée hier.

Le régent ayant fait un signe de têteaffirmatif, Conrad de Nointel et son ami entrèrent dans la chambreroyale et s’inclinèrent respectueusement devant le prince. Lesfatigues de la guerre n’avaient en rien altéré la santé des deuxchevaliers, revenus de la bataille de Poitiers sans la plus légèreblessure&|160;; tous deux avaient des premiers lâchement tournébride à la tête de la noblesse&|160;; et le fiancé de la belleGloriande de Chivry ne ramenait point les dix prisonniers anglaisque la noble demoiselle voulait voir conduits enchaînés à sespieds, comme gage de la vaillance de son futur époux.

–&|160;Ainsi donc, Conrad de Nointel, tuquittes déjà notre cour pour retourner dans ta seigneurie&|160;? –dit le régent. – Nous espérons te revoir en de meilleurstemps&|160;; nous aimons toujours à compter un Neroweg parmi nosfidèles, car ta famille est, dit-on, aussi ancienne que celle despremiers rois franks qui ont conquis cette terre des Gaules…N’as-tu pas un frère aîné&|160;?

–&|160;Oui, sire&|160;; la branche aînée de mafamille habite, en Auvergne, ses domaines qu’elle doit à l’épée demes aïeux, compagnons de guerre de Clovis. Mon père avait quittéson château de Ploërmel, situé près de Nantes, pour venir habiterNointel, qui lui était échu en héritage de ma mère. Il préférait levoisinage de Paris et de la cour au voisinage de la sauvageBretagne&|160;! Je suis de l’avis de mon père, et jamais je nemettrai les pieds dans les lointains domaines qui sont régis parmes baillis.

–&|160;J’espère que tu tiendras ta promesse,car l’illustre antiquité de ta race me rend plus jaloux encore dete conserver à ma cour.

–&|160;Sire, j’y reviendrai pour un doublemotif, car voir la cour est le plus grand désir de la damoiselle deChivry, ma fiancée&|160;; c’est pour aller l’épouser que j’ai hâtede quitter Paris&|160;; puis aussi pour recueillir l’argentnécessaire à notre rançon.

–&|160;Quoi&|160;! vous avez été tous deuxprisonniers des Anglais&|160;?

–&|160;Oui, sire, – reprit le chevalier deChaumontel&|160;; – mais comme je ne possède que mon casque et monépée, Conrad, en loyal frère d’armes, se charge de payer pourmoi…

–&|160;Les Anglais vous ont donc laisséslibres sur parole&|160;?

–&|160;Oui, sire, – répondit Conrad deNointel, – j’ai été pris par les hommes du duc de Norfolk&|160;; ila mis notre rançon au prix de six mille florins. «&|160;Soit, duc,– lui ai-je dit&|160;; – mais, si tu me gardes ici, jamais monbailli ne pourra obtenir de mes vassaux une somme siconsidérable&|160;; pour l’arracher à ces vilains, il faut la mainvigoureuse de leur seigneur. Laisse-moi donc retourner dans mesdomaines, et je te jure ma foi de catholique et de chevalier que jete rapporterai les six mille florins de ma rançon.&|160;»

–&|160;Et l’Anglais a accepté&|160;?

–&|160;Sans hésitation, sire, et apprenant quema seigneurie était située dans le Beauvoisis, il m’a dit&|160;: –«&|160;J’ai un certain bâtard, nommé le capitaine Griffith, qui batdepuis longtemps les environs du Beauvoisis avec sabande.&|160;»

–&|160;Il est vrai, – dit l’un descourtisans&|160;; – mais heureusement les châteaux fortifiés desseigneurs sont à l’abri des ravages de ce chef d’aventuriers&|160;;car il met, depuis deux mois, le pays plat à feu et à sang&|160;!On dit que c’est lamentable&|160;!

–&|160;Eh bien&|160;! – reprit le régent avecun sourire cruel, – que les bourgeois, qui prétendent gouverner ànotre place, fassent cesser ces désastres&|160;! – Puis s’adressantau seigneur de Nointel&|160;: – Continue et apprends-nous ce que cecapitaine aventurier a de commun avec ta rançon&|160;!

–&|160;Sire, c’est à ce Griffith que je doisremettre le prix de mon rachat, ainsi qu’une lettre que m’a donnéepour lui le duc de Norfolk, et…

Le maréchal de Normandie, prêtant l’oreille ducôté de la fenêtre, interrompit Conrad de Nointel en disant&|160;:– Quel est ce bruit&|160;?… il me semble entendre des rumeurslointaines.

–&|160;Des rumeurs&|160;! – s’écria leseigneur de Norville en regardant le régent d’un airrespectueusement courroucé, – quels audacieux se permettraient depousser des rumeurs aux abords du palais du roi, notre souverainmaître&|160;!

–&|160;Ce ne sont plus des rumeurs, mais descris menaçants, – ajouta vivement le maréchal de Champagne encourant à la porte qu’il ouvrit, et aussitôt une bouffée declameurs furieuses pénétra dans la chambre royale&|160;; presque enmême temps un des officiers du palais, accourant du fond d’unelongue galerie, pâle et épouvanté, s’écria en se précipitant dansl’appartement&|160;: – Sire, fuyez&|160;! le peuple de Parisenvahit le Louvre&|160;! vos gardes sont désarmés&|160;! fuyez,sire&|160;! il en est temps encore&|160;! fuyez&|160;!

–&|160;À moi, mes amis&|160;!… – s’écria lerégent, blême de terreur, en se réfugiant sur son lit et tâchant dese cacher dans les rideaux, – défendez-moi… ces scélérats enveulent à ma vie.

Au premier signal du danger, les maréchaux deNormandie et de Champagne, ainsi que quelques autres courtisans,avaient résolûment mis l’épée à la main&|160;; Conrad de Nointel etson ami le chevalier de Chaumontel, d’une vaillance toujourstempérée par une extrême prudence, cherchèrent des yeux une issueprotectrice, tandis que le seigneur de Norville, sautant sur lelit, tâchait de se cacher sous le même rideau que le régent, ens’écriant&|160;: – Je n’abandonne pas mon maître. – Soudain uneseconde porte, faisant face à celle de la galerie, s’ouvrit, et ungrand nombre d’officiers du palais, de prélats et de seigneurs,entrèrent précipitamment&|160;; ils avaient jusqu’alors attendudans une salle voisine le lever du régent, et ils accouraientéperdus en criant&|160;: – Le Louvre est envahi par lepeuple&|160;!… Marcel est à la tête d’une bande demeurtriers&|160;! Sauvez le régent&|160;!

Presque au même instant les courtisans virentapparaître au fond de la galerie aboutissant à la chambre royale,Marcel accompagné d’une foule compacte armée de piques, de hacheset de coutelas. Ces hommes, bourgeois ou artisans de Paris, nepoussaient plus aucun cri&|160;; l’on n’entendait que lepiétinement de leurs pas sur les dalles de la galerie. Le silencede cette foule armée semblait plus redoutable que les clameursqu’elle poussait naguère. À sa tête s’avançait le prévôt desmarchands, calme, grave et résolu&|160;; un peu derrière luimarchaient Guillaume Caillet armé d’une pique, Rufin-Brise-Pottenant une masse d’armes, et Mahiet-l’Avocat l’épée à la main.Pendant le peu d’instants que Marcel mit à traverser la galerie,ces courtisans éperdus tinrent à mots rompus une sorte deconseil&|160;; mais aucun de ces avis confus et précipités neprévalut&|160;; le régent resta caché dans les rideaux de son lit,ainsi que le seigneur de Norville&|160;; la majorité descourtisans, pâles et tremblants, mais que le respect humainempêchait de fuir, se pressèrent dans la partie la plus reculée dela chambre, tandis que Conrad de Nointel et son ami, moinsscrupuleux, ayant trouvé moyen de se rapprocher de la seconde portequi donnait sur un autre appartement, s’esquivèrent prudemment.

Marcel, en se présentant au seuil de lachambre royale, ne trouva prêts à en défendre l’accès que les deuxmaréchaux l’épée à la main. Mais, en ce moment suprême, soit quel’aspect du prévôt des marchands leur en imposât, soit qu’ilsreconnussent l’inutilité d’une lutte mortelle pour eux, ilsabaissèrent leurs épées.

–&|160;Où est le régent&|160;? – demandaMarcel d’une voix haute et ferme, – je désire lui parler&|160;; iln’a rien à craindre de nous.

L’accent du prévôt des marchands était sisincère, la loyauté de sa parole si généralement reconnue, même parses ennemis, que, cédant à la fois à un sentiment de dignité royaleet à la confiance que lui inspirait la promesse de Marcel, le jeuneprince sortit de derrière ses rideaux, enhardi d’ailleurs par laprésence des gens de cour et par l’attitude en apparence impassibledes gens armés qui venaient d’envahir le Louvre&|160;:

–&|160;Me voici, – dit le régent en faisantquelques pas à la rencontre de Marcel, et pouvant à peine, malgrésa profonde dissimulation, cacher la colère qui succédait chez luià l’épouvante&|160;; – que me veut-on&|160;?

Marcel se retourna vers les hommes armés dontil était suivi, leur demanda du geste et du regard de restersilencieux et de ne pas dépasser la porte de la chambre royale oùil entra seul&|160;; le régent, après s’être consulté pendantquelques instants à voix basse avec ses courtisans, reprit d’unevoix de plus en plus rassurée en s’adressant au prévôt desmarchands&|160;: – Ton audace est grande&|160;!… entrer en armesdans mon palais&|160;!…

–&|160;Sire&|160;! depuis longtemps je vous aien vain demandé par lettres une audience&|160;; j’ai dû forcer vosportes pour vous faire entendre, au nom du pays, un langage d’unesincérité sévère…

–&|160;Finissons, – dit le régent avecimpatience. – Que veux-tu&|160;?

–&|160;Sire&|160;! d’abord l’accomplissementloyal des ordonnances de réformes que vous avez signées etpromulguées. Ces réformes peuvent seules sauver le pays…

–&|160;On t’appelle le roi de Paris, –répondit le régent avec un sourire amer et sardonique. – Ehbien&|160;! règne… sauve le pays&|160;!… N’es-tu pastout-puissant&|160;?

–&|160;Sire&|160;! la voix de l’Assembléenationale a été écoutée à Paris et dans quelques grandesvilles&|160;; mais vos partisans et vos officiers, souverains dansleurs seigneuries, ou dans les pays qu’ils gouvernent en votre nom,se liguent pour empêcher l’exécution des lois dont dépend le salutde la Gaule. Il faut qu’un pareil état de choses cesse,promptement, sire… très-promptement&|160;!

Le régent se retourna vers un groupe deprélats et de seigneurs, à la tête desquels se trouvait le maréchalde Normandie, se consulta de nouveau pendant quelques instants aveceux à voix basse&|160;; puis il répondit au prévôt des marchandsd’un ton hautain&|160;: – Sont-ce là toutes tesdoléances&|160;?

–&|160;Ce ne sont point, sire, desdoléances&|160;; ce sont d’impérieux avertissements.

–&|160;Que demandes-tu encore&|160;?

–&|160;Un acte de justice et de réparation,sire&|160;: Perrin Macé, bourgeois de Paris, a été mutilé, puis misà mort, au mépris du droit et des lois, par l’ordre de l’un de voscourtisans… Il faut, sire, que celui-là qui a fait supplicier uninnocent soit condamné au supplice qu’a subi sa victime&|160;!

–&|160;Par la croix du Sauveur&|160;! –s’écria le régent, – tu oses venir me demander ici la condamnationdu maréchal de Normandie, le meilleur de mes amis&|160;!

–&|160;Le pire de vos ennemis, sire&|160;! Cethomme vous perd par ses détestables conseils.

–&|160;Quoi&|160;! impudent coquin&|160;! –s’écria le maréchal de Normandie furieux, en menaçant Marcel de sonépée, – tu as l’audace de…

–&|160;Pas un mot de plus, – reprit le régenten interrompant son favori et abaissant d’un geste l’épée dont ilmenaçait Marcel, – c’est à moi de répondre ici&|160;; et jerépondrai à maître Marcel de sortir de céans et sur l’heure.

–&|160;Sire, – répondit le prévôt desmarchands avec une sorte de commisération protectrice, – vous êtesjeune, et j’ai les cheveux gris… votre âge est impétueux, le mienest calme… donc, je vous en conjure au nom du pays, au nom de votrecouronne, accomplissez loyalement vos promesses&|160;; et, sipénible qu’elle vous semble, accordez la réparation que je vousdemande au nom de la justice. Prouvez ainsi que, lorsque la loi estaudacieusement violée, vous punissez le coupable, quel que soit sonrang… Sire, croyez-moi, il est temps pour vous, plus que temps,d’écouter enfin la voix de l’équité&|160;!…

–&|160;Et moi, je te dis, maître Marcel, –s’écria le prince, furieux, – qu’il est temps, plus que temps, demettre terme à tes insolentes requêtes&|160;! Sors d’ici àl’instant&|160;!…

–&|160;Oui, hors d’ici ce manant rebelle à sonroi&|160;! – s’écrièrent les courtisans, rassurés et trompés, commele régent, par l’attitude des gens armés dont Marcel étaitaccompagné, et qui demeuraient immobiles et muets&|160;; aussi,s’adressant à eux, le maréchal de Normandie s’écria&|160;:

–&|160;Et vous, bonnes gens de Paris, quimaintenant regrettez, je le vois, la criminelle démarche où cetendiablé rebelle vous a entraînés malgré vous, joignez vous à nous,les vrais amis de votre roi, pour punir la trahison de ce misérableMarcel…

Le prévôt des marchands étouffa un soupir deregret, se recula de deux pas pour se mettre hors d’atteinte del’épée dont le maréchal le menaçait, se retourna vers ses hommes etleur dit&|160;: – Faites ce pourquoi vous êtes venus[14].

À ces mots, les hommes armés, jusqu’alorsfidèles aux recommandations de Marcel, se dédommagèrent de leursilence et de leur contrainte prolongée par une explosion de crisindignés, menaçants, qui frappèrent de stupeur et d’épouvante lerégent et ses courtisans. Rufin-Brise-Pot s’élança sur le maréchalde Normandie et le saisit au collet en lui disant&|160;: – Tu asfait mutiler et pendre Perrin Macé&|160;; tu seras à ton tourpendu&|160;!… Viens, ta potence est préparée…

–&|160;Tiens, truand&|160;! – répondit lemaréchal en portant à l’écolier un coup d’épée qui lui traversa lebras gauche&|160;; – la corde qui doit me pendre n’est pas encoretressée.

–&|160;Non&|160;; mais le fer qui t’assommeraest forgé, mon noble homme&|160;! – répondit l’écolier en assénantsur la tête du maréchal un furieux coup de masse d’armes. – Onm’appelait Rufin-Brise-Pot&|160;; par Jupiter&|160;! on m’appelleraRufin-Brise-Tête&|160;!…

L’écolier disait vrai&|160;: le crâne dumaréchal éclata&|160;; et il expira en tombant aux pieds du régent,dont il ensanglanta la robe. Durant le tumulte qui suivit cesjustes représailles, le maréchal de Champagne s’élança sur Marcel,le poignard à la main&|160;; mais Guillaume Caillet, quijusqu’alors avait cherché d’un œil ardent le sire de Nointel parmila foule brillante, se jeta au devant du prévôt des marchands,prévint Mahiet, qui s’élançait dans la même intention, et le vieuxpaysan plongea sa pique dans le ventre du maréchal en s’écriantavec une joie farouche&|160;: – Et d’un&|160;!… c’est monpremier&|160;!… – Le corps du courtisan roula sur le plancher.Pendant la rapide exécution de ces représailles, les seigneurs etles prélats qui étaient successivement accourus dans la chambreroyale s’enfuirent éperdus par la porte qui leur avait donnéaccès&|160;; et lorsque le régent, qui, défaillant de terreur,venait de s’affaisser sur son lit en cachant sa figure entre sesmains, rouvrit les yeux, il se vit seul avec Marcel, non loin descadavres de ses deux conseillers. Les hommes armés s’étaientlentement retirés dans la galerie, ainsi que Guillaume&|160;; etMahiet s’occupait, près d’une fenêtre, de bander, à l’aide de sonmouchoir, la blessure de l’écolier&|160;; enfin, dépassant l’unedes draperies du lit, derrière lesquelles il s’était jusqu’alorstapi immobile et coi, l’on voyait les pieds du seigneur deNorville, qui n’avait pas même eu la force de fuir.

–&|160;Grâce&|160;! maître Marcel&|160;! –s’écria le régent, livide d’épouvante, en se jetant aux genoux duprévôt des marchands et levant vers lui ses mains suppliantes etses yeux noyés de larmes&|160;; – ne me tuez pas, ayez pitié demoi, mon bon père&|160;!

–&|160;Vous tuer&|160;! – dit Marcelpéniblement ému de ce soupçon et se courbant pour relever lerégent, – vous tuer&|160;! Ah&|160;! que mon nom soit maudit si lapensée d’un pareil crime m’est jamais venue&|160;! Ne craignezrien, sire, et relevez-vous&|160;!

–&|160;Non, bon père&|160;! c’est à genoux queje vous demande pardon d’avoir si longtemps méconnu vos sages aviset écouté de mauvais conseillers. – Puis, éclatant en sanglots, lejeune prince ajouta en se tordant les mains de désespoir&|160;: –Hélas&|160;! mon Dieu&|160;! seul et si jeune, loin de mon pauvrepère, prisonnier… est-ce ma faute si j’ai placé ma confiance dansles hommes dont j’étais entouré&|160;? – Jetant alors les yeux surles cadavres des deux maréchaux, il reprit avec un accent dedouleur déchirante&|160;: – Ah&|160;! les voilà ceux qui m’ontperdu&|160;! Ils m’aimaient, ils m’avaient vu naître&|160;; mais,comme moi, ils étaient aveuglés par l’erreur&|160;!… Ah&|160;! bonpère&|160;! ne me reprochez pas de pleurer sur le sort de cesmalheureux&|160;; ce sont les derniers adieux que je leuradresse&|160;! – Et le régent, toujours agenouillé, s’affaissa surlui-même, cacha sa figure dans ses mains et continua desangloter.

Marcel, depuis longtemps, connaissait parexpérience la profonde duplicité du régent, duplicité presqueincroyable dans un âge si tendre&|160;; cependant, la sincérité del’accent de ce jeune homme, ses prières touchantes, ses pleurs, lesregrets qu’il ne craignait pas de témoigner au sujet de la mort deses deux conseillers, tout fit penser au prévôt des marchands quele prince, effrayé des terribles représailles accomplies sous sesyeux, se reprochait amèrement ses erreurs, et qu’enfin, convaincuque son intérêt surtout lui commandait de rompre avec un passéfuneste, il voulait fermement marcher dans la bonne voie. AussiMarcel, se félicitant de cet heureux changement, dit tout bas àMahiet&|160;: – Fais retirer nos gens de la galerie&|160;; qu’ilssortent du palais et aillent s’assembler avec le peuple sous lagrande fenêtre du Louvre&|160;; toi et Rufin, restez près de moi.Je vais emmener le régent hors de cette chambre&|160;: la vue deces deux cadavres lui est trop pénible.

Mahiet et l’écolier exécutèrent les ordres duprévôt des marchands. Le régent, affaissé sur lui-même, continuaitde sangloter&|160;; le seigneur de Norville sortit de sa cachettesans être remarqué du prince et, s’approchant sur la pointe dupied, lui dit&|160;: – Sire, le plus fidèle de vos serviteurs estglorieux d’avoir bravé mille morts plutôt que de vous laisser seulavec ces rebelles scélérats&|160;; souffrez, noble et cher maître,que je vous aide à vous relever.

Le régent obéit machinalement, et,s’apercevant que Marcel, occupé de donner ses instructions à Mahietet à Rufin, ne pouvait ni le voir ni l’entendre, il dit tout bas àNorville&|160;: – Ne me quitte pas, épie le moment où je pourrai teparler sans être vu de personne. – Remarquant alors que Marcel serapprochait de lui, tandis que l’avocat et l’écolier sortaient dela chambre, le régent, poussant un sanglot lamentable, se tournavers les cadavres des deux maréchaux et murmura d’une voixétouffée&|160;: – Adieu, ô vous qui m’aimiez et de qui j’ai partagéles funestes erreurs… Adieu&|160;! une dernière fois, adieu…

–&|160;Venez, sire, venez&|160;! – dit Marcelavec douceur en emmenant le régent dans la galerie&|160;; – venez,appuyez-vous sur moi&|160;!

Le seigneur de Norville suivit le prince,qu’il couvait de l’œil, et dit à demi-voix au prévôt desmarchands&|160;: – Ah&|160;! maître Marcel, soyez le protecteur, letuteur de mon pauvre jeune maître… il a toujours eu un grand fondsde tendresse pour vous&|160;!

–&|160;Maintenant, sire, deux mots, – ditMarcel au régent lorsqu’ils eurent fait quelques pas. – Je crois àvos promesses… je crois à la salutaire influence du terribleexemple dont vous avez été témoin&|160;!… Ah&|160;! ce sont là dedouloureuses extrémités&|160;; mais la violence engendre fatalementla violence&|160;!… Il dépend de vous, sire, que de pareillesreprésailles ne se renouvellent plus… Donnez le premier l’exemplede votre respect pour la loi&|160;; faites qu’elle règne, et non laforce. Tous alors en appelleront à la loi au lieu d’en appeler à laforce, dernier recours des hommes lorsqu’en vain ils ont invoqué lajustice&|160;! Sire, je vous le déclare, le moment estdécisif&|160;; si vous trompiez encore nos espérances… nosdernières espérances&|160;; s’il nous était malheureusementdémontré par une suprême épreuve que vous êtes incapable ou indignede régner, sous le contrôle vigilant et sévère des États-généraux,élus par la nation, je vous le dis sincèrement, sire, le peuple, àbout de déceptions, de souffrances, de désastres, de misères,respecterait votre vie, mais se choisirait un roi plus soucieux dubien public…

–&|160;Hélas&|160;! bon père&|160;! à quoi bonces menaces&|160;? Je suis un pauvre jeune homme à votremerci&|160;!

–&|160;Sire, je ne vous menace pas&|160;; loinde moi une pareille lâcheté&|160;! Je vous montre les choses sousleur véritable aspect&|160;: il dépend de vous de puissammentconcourir au salut du pays&|160;; vous pouvez faire bénir votrenom&|160;; le voulez-vous&|160;?

–&|160;Si je le veux&|160;!… Grand Dieu&|160;!oh&|160;! parlez, parlez, bon père… je vous obéirai comme le filsle plus respectueux&|160;; je vous le jure sur le salut de monâme&|160;: désormais vous serez mon seul conseiller… Parlez&|160;;qu’ordonnez-vous&|160;?

–&|160;Le peuple est assemblé devant leLouvre… il sait déjà la mort du maréchal de Normandie. Paraissez àla fenêtre… dites à la foule quelques bonnes paroles&|160;;annoncez hautement vos sages résolutions&|160;; déclarez que lacause du peuple est désormais la vôtre&|160;; et, tenez, sire, –ajouta Marcel en ôtant son chaperon et le présentant aurégent&|160;: – En gage d’alliance, de bon vouloir et de concorde,portez mon chaperon aux couleurs du parti populaire&|160;; leshabitants de Paris vous sauront gré de cette première preuve de bonaccord[15].

–&|160;Donnez, donnez, – reprit vivement lejeune prince en se coiffant avec empressement du chaperon deMarcel, chaperon mi-partie rouge et bleu. – Seul, un ami commevous, bon père, pouvait ainsi me conseiller… Ouvrez cette fenêtre,je veux parler à mon bien-aimé peuple de Paris, – ajouta le régent,s’adressant au seigneur de Norville, qui, se tenant à l’écartdurant l’entretien de Marcel et du prince, s’était peu à peurapproché de lui.

–&|160;Mahiet, – reprit à demi-voixRufin-Brise-Pot à l’avocat pendant que le régent, se dirigeantlentement vers la fenêtre que le sire de Norville s’empressaitd’ouvrir, semblait se consulter avec Marcel, – que penses-tu desbonnes résolutions de ce jeune homme&|160;?

–&|160;Ainsi que maître Marcel, je les croissincères&|160;; non que je me fie au cœur de ce garçon de raceroyale, mais il est de son intérêt de suivre de sages avis… et illes suit…

–&|160;Hum&|160;! hum&|160;!

–&|160;Supposes-tu le régent assez dissimuléou assez fou pour tromper maître Marcel&|160;?

–&|160;Aussi vrai qu’Homerus est le roi desrapsodes&|160;! jamais Margot-la-Savourée n’a été si près de mejouer un tour sournois et scélérat que lorsqu’elle m’appelle sonrat musqué, son beau roi, son canarddoré, et autres dénominations non moins flatteuses quefallacieuses.

–&|160;Mais Rufin, quel rapport…

–&|160;Écoute-moi jusqu’à la fin… Donc j’aijustement rendez-vous ce soir près du Louvre, au bord de larivière, avec Margot-la-Savourée, parce que, m’a-t-elle dit,Jeannette-la-Bocacharde ne veut pas me voir dans sa maison. Ehbien, j’en jure par Ovidius, le poète chéri de Cupido, cette Margots’est montrée si câline, si chatte en me demandant d’aller humer,en l’attendant, les brouillards de la Seine, que je suis presquecertain qu’elle me manquera de parole ce soir.

–&|160;Rufin, parlons sérieusement.

–&|160;Sérieusement, Mahiet, je crains qu’ilen soit des promesses du régent comme des promesses deMargot&|160;! Tiens… j’aurais préféré recevoir un coup d’épée deplus, quoique celui que j’ai emboursé me cuise diablement, et avoirassommé ce mièvre jouvenceau comme j’ai assommé son maréchal deNormandie.

–&|160;Allons, ce sont là de mauvaisesexagérations dignes de Jean Maillart… Mais, à propos, où est-ildonc&|160;? est-ce qu’il ne nous a pas accompagnés aupalais&|160;?

–&|160;Non, non&|160;; après avoir, à l’insude Marcel et de toi qui marchiez en tête de nos amis, pousséquelques misérables brutes à massacrer maître Dubreuil qui passaitsur sa mule, le Maillart a disparu&|160;!

–&|160;Ciel et terre&|160;! ce meurtre estdéplorable&|160;! L’on connaissait, il est vrai, ce Dubreuil commel’un des plus méchants coquins du parlement et l’un des plusexécrables conseillers du régent, mais c’était assez desreprésailles contre le maréchal de Normandie. Ah&|160;! Marcel seranavré de ce meurtre, dont l’odieux peut rejaillir sur notrecause.

–&|160;Eh&|160;! c’est justement ce qu’auravoulu le Maillart&|160;; moi, je le tiens pour un traître.

–&|160;Écoutons, écoutons… – reprit Mahiet eninterrompant son compagnon et lui montrant le régent qui, s’étantavancé sur le balcon, s’adressait au peuple rassemblé dans larue.

–&|160;Bien-aimés habitants de ma bonne citéde Paris, – disait le jeune prince d’une voix émue et pleine delarmes, – je me présente à vous fermement résolu de réparer mestorts. Je le jure par ces couleurs qui sont les vôtres et quiseront désormais les miennes, – ajouta-t-il en portant la main auchaperon rouge et bleu dont il s’était coiffé. – Le maréchal deNormandie, l’un de mes conseillers, avait, je le reconnais, faitinjustement supplicier Perrin Macé, honnête bourgeois de Paris. Lemaréchal vient d’être mis à mort&|160;; puisse cette réparationvous satisfaire, chers et bons Parisiens&|160;! Je vous en supplie,oublions nos discordes&|160;; unissons-nous dans un commun accordpour le bien du pays… Aimons-nous, aidons-nous&|160;! J’avoue meserreurs&|160;! ne me les pardonnerez-vous pas&|160;? Hélas&|160;!je suis si jeune&|160;! de mauvais conseillers m’avaientégaré&|160;; mais je n’en aurai qu’un seul&|160;: ce conseiller… levoilà. – Et le régent, se tournant vers Marcel, ajouta&|160;: –Bons habitants de Paris, recevez cet embrassement que je vous donnedu fond du cœur dans la personne du grand citoyen que nouschérissons, que nous vénérons tous… – En prononçant ces derniersmots, le jeune prince se jeta en pleurant dans les bras du prévôtdes marchands et le serra contre sa poitrine avec effusion.

À ce spectacle touchant, les clameursenthousiastes de la foule mobile et crédule retentirent de toutesparts, et les cris prolongés de&|160;: – Vive Marcel&|160;!vive le régent&|160;! à bonne fin&|160;! – saluèrent cerapprochement comme un heureux augure pour l’avenir.

Marcel, profondément ému, dit au régent enrentrant avec lui dans la galerie&|160;: – Sire, vousl’entendez&|160;; le peuple, plein d’espoir et de confiance,acclame de ses cris joyeux une ère de paix, de justice, de grandeuret de prospérité. Ne trompez pas tant d’heureuses espérances&|160;;le bien vous est si facile&|160;! il est si beau de léguer à lapostérité un nom glorieux et béni de tous&|160;!

–&|160;Mon bon père&|160;! – répondit lerégent d’une voix palpitante, – mes yeux s’ouvrent à lalumière&|160;; mon cœur s’épanouit… je renais pour une vienouvelle… Venez, vous ne me quitterez pas de la journée, de la nuits’il le faut. À l’œuvre, à l’œuvre… prenons de concert des mesurespromptes, énergiques… Ah&|160;! vos vœux seront exaucés&|160;; jeléguerai à la postérité un nom béni de tous… venez, mon bonpère&|160;! – Et le jeune prince, passant avec une familiaritéfiliale son bras au cou de Marcel, fit quelques pas avec lui dansla galerie en se dirigeant vers son cabinet de travail&|160;; mais,s’arrêtant soudain, il ajouta de l’air le plus naturel enparaissant réfléchir&|160;: – Ah&|160;! j’oubliais&|160;! – Et,quittant le prévôt des marchands, il fit quelques pas au devant duseigneur de Norville, l’appela. Celui-ci accourut, et le prince luidit à voix basse&|160;: – Ce soir, à la tombée de la nuit, qu’unbateau, monté de deux hommes sûrs, m’attende en dehors du barragede la rivière en face de la poterne du Louvre… Rassemble dans uncoffre mon or, mes pierreries, et tiens-toi prêt à m’accompagnercette nuit.

–&|160;Sire, comptez sur moi&|160;!

–&|160;Eh bien&|160;! Mahiet, – disait Marcelà l’avocat pendant le secret entretien du régent et de soncourtisan, – tu le vois… mon espoir n’était pas trompeur. La leçona été terrible, mais salutaire… Retourne chez moi et dis àMarguerite que je ne rentrerai qu’à une heure assez avancée de lasoirée&|160;; je veux mettre à profit sur-le-champ les bonnesrésolutions de ce jeune homme. Lui et moi nous travailleronspeut-être une partie de la nuit.

–&|160;Pardonnez-moi, bon père, – dit lerégent au prévôt des marchands en revenant près de lui&|160;; –nous veillerons fort tard sans doute, et je voulais faire prévenirla reine que je ne la verrai pas de la journée. – Puis, replaçantson bras autour du cou de Marcel, il lui dit en l’emmenant vers soncabinet&|160;: – Et maintenant à l’œuvre&|160;! mon bon père, àl’œuvre&|160;! et promptement…

Tous deux, suivis du seigneur de Norville,quittèrent la galerie d’où Mahiet et Rufin sortirent aussi endevisant.

–&|160;Après ce que tu viens d’entendre, –disait l’avocat à l’écolier, – peux-tu conserver encore quelquesdoutes sur la sincérité du régent&|160;?

–&|160;Te rappelles-tu, Mahiet, qu’àl’Université nous avions coutume de viser quelque but avec unepierre en nous disant&|160;: – «&|160;Si ma pierre frappe au but,mon premier désir sera exaucé&|160;!&|160;»

–&|160;Rufin, – reprit tristement l’avocatd’armes, – depuis qu’en arrivant à Paris j’ai appris la mort de monpère, j’ai perdu ma gaieté. Je te le demande encore, parlonssérieusement.

–&|160;Je ne voudrais pas, mon brave Mahiet,blesser ta douleur que je respecte, et pourtant, si étranges que teparaissent mes paroles, et par Jupiter elles sont sincères&|160;!je ne peux te répondre que ceci&|160;: Avant-hier,Margot-la-Savourée m’a donné, avec grand renfort de câlineschatteries, rendez-vous ce soir au bord de la rivière, près de latour du Louvre. Si Margot est fidèle à sa promesse, je croirai lerégent fidèle à ses bonnes résolutions.

–&|160;Au diable le fou&|160;! – dit Mahiet enhaussant les épaules avec impatience, et il sortit de la galerie enprécédant Rufin qui se disait d’un air cogitatif&|160;: –Décidément, Rufin-Brise-Tête, mon ami, tu deviens fataliste commeun mahométan de Turquie&|160;! Cela est honteux, mais cela est.

*

**

Marcel n’avait pas encore reparu chez lui,quoique la soirée fût assez avancée&|160;; Marguerite, Denise etGuillaume Caillet étaient rassemblés dans l’une des chambres hautesde la maison&|160;; les deux femmes écoutaient avec un intérêtcroissant et douloureux le récit de Mahiet qui venait de leurraconter l’histoire d’Aveline-qui-jamais-n’a-menti et deMazurec-l’Agnelet.

–&|160;Délivré des prisons du château deBeaumont, grâce à la bizarre générosité de ce bandit de capitaineGriffith, – disait l’avocat, – je me rendis en hâte à Paris, et àmon arrivée, – ajouta le jeune homme sans pouvoir retenir seslarmes, – j’appris la mort de mon pauvre père.

–&|160;Ah&|160;! du moins il vous a aiméjusqu’à la fin, – dit Denise partageant l’émotion de Mahiet&|160;;– presque chaque jour votre père venait ici, et nous ne parlionsque de vous&|160;!

–&|160;Oui, que cette pensée vous console,Mahiet, – reprit Marguerite, – votre père vous regardait comme lemeilleur des fils&|160;!

–&|160;Ah&|160;! je le sais, dame Marguerite,et, vous l’avez dit, cette pensée sera du moins une desconsolations de mes chagrins&|160;; avant sa mort il m’a donné unepreuve d’attachement qui me prouve la confiance qu’il avait dansmon respect et ma tendresse&|160;; sans cela il ne m’eût pas faitun aveu toujours pénible pour un père.

–&|160;Quel aveu&|160;? – demandaMarguerite.

–&|160;Je vous ai fait connaître le profondintérêt que m’inspirait Mazurec, l’époux de la fille de Guillaume,– répondit Mahiet avec émotion&|160;; – eh bien&|160;! d’après lesdernières révélations de mon père, je ne peux plus en douter&|160;;Mazurec est mon frère&|160;!

–&|160;Vous en êtes certain&|160;? –s’écrièrent à la fois Marguerite et Denise. – Cet infortuné seraitvotre frère&|160;?

–&|160;Est-ce possible&|160;? – dit à son tourGuillaume Caillet non moins surpris, – et comment lesavez-vous&|160;?

–&|160;Lorsque je perdis ma mère, – repritMahiet, – j’étais enfant et mon père fort jeune. Un jour, quatre oucinq ans après son veuvage, rentrant dans Paris par les faubourgs àla tombée du jour, il trouva, sur le bord d’un chemin, évanouie etblessée, une jeune paysanne. Ému de pitié, il la releva et la portadans une auberge voisine&|160;; la jeune fille, revenue à elle, luiapprit qu’elle était vassale de l’évêché de Paris, et qu’ayantperdu sa mère au berceau, elle fuyait les mauvais traitements d’unemarâtre impitoyable qui, le même jour, en la battant avait faillila tuer. Cette jeune fille s’appelait Gervaise. Mon père, touché desa jeunesse, de son malheur et de sa beauté, la plaça commeapprentie chez une lavandière, voisine de notre maison&|160;; ilvisita souvent sa protégée&|160;; tous deux s’aimèrent, et un jourGervaise apprit à mon père qu’elle portait dans son sein le fruitde leur commun égarement. Mon père comprit en honnête homme sondevoir&|160;; mais, forcé de quitter momentanément Paris pour unvoyage, il promit par serment à Gervaise de l’épouser à son retour.Plusieurs semaines, un mois, deux mois, se passèrent… mon père nerevint pas…

–&|160;Il était pourtant incapable de manquerà une promesse sacrée, – reprit dame Marguerite. – Pendant longuesannées nous avons connu votre père, nous savons la droiture, labonté de son cœur.

–&|160;Il n’a jamais démérité le jugement quevous portez de lui, dame Marguerite. Mais, presque arrivé au termede son voyage, il fut dévalisé, blessé, laissé pour mort par unebande de routiers qui dès lors infestaient la Gaule.

–&|160;Et il ne put, sans doute, donner de sesnouvelles à Gervaise&|160;?

–&|160;Non, dame Marguerite, car il languitlongtemps dans un état désespéré. Aussi, la malheureuse jeunefille, effrayée du silence de mon père, se crut abandonnée. Lessuites de sa faute commençaient à trahir sa faiblesse. Alors enproie à la honte et au désespoir, elle quitta Paris.

–&|160;L’infortunée&|160;!

–&|160;Mon père, à peine convalescent, se hâtad’écrire à Gervaise pour lui annoncer son prochain retour&|160;;mais, lorsqu’il arriva, elle avait disparu. Malgré toutes sesrecherches, jamais il ne put parvenir à la retrouver&|160;; sadisparition fut pour lui le chagrin et le remords de sa vie. Telest l’aveu qu’il m’a fait dans une lettre écrite peu de temps avantsa mort, me conjurant, si, par un hasard presque impossible àprévoir, je rencontrais Gervaise ou son enfant, de réparer lestorts qu’involontairement il avait eus.

–&|160;Ainsi, grâce à une rencontre étrange, –reprit dame Marguerite, – vous êtes certain que ce malheureuxMazurec, dont vous nous racontiez l’histoire navrante, est votrefrère&|160;?

–&|160;Je n’en puis douter. Gervaise, ayantquitté Paris, est venue mendiant son pain en Beauvoisis peu detemps avant de mettre Mazurec au monde, et lui-même m’a dit que samère se nommait Gervaise, qu’elle avait les cheveux blonds, lesyeux noirs et une cicatrice au-dessus du sourcil gauche… Ceportrait répondait complètement à celui que mon père m’a laissé decette pauvre créature. La cicatrice provenait du coup qu’elle avaitreçu de sa marâtre. Enfin, dernière preuve, la mère de Mazurec, enl’appelant ainsi, lui donnait l’un des noms de mon père…

–&|160;Ah&|160;! – reprit tristement Denise, –du moins il a quitté la vie sans connaître l’horrible sort du filsde Gervaise&|160;!

À ce moment des pas s’étant fait entendre dansl’escalier, Marguerite prêta l’oreille, se leva vivement et sedirigea vers la porte en disant&|160;: – C’est Marcel&|160;!ah&|160;! béni soit Dieu&|160;! – Et elle ajouta tout bas ens’adressant à Denise qui la suivait&|160;: – J’avais peine à cachermon inquiétude&|160;; l’absence prolongée de mon marim’alarmait.

Le prévôt des marchands entra bientôt, et,après avoir répondu aux témoignages de tendresse de sa femme et desa nièce, il leur dit en souriant&|160;: – Vous me croyez harasséde fatigue&|160;? Il n’en est rien. Je viens de passer la journéeet une partie de la nuit au travail avec le régent, et jamais je neme suis senti plus allègre, plus dispos&|160;! C’est un délassementsi doux que le bonheur&|160;; et heureux&|160;! oh&|160;!profondément heureux, j’étais en voyant ce jeune homme revenircomme par enchantement au bien, à l’équité, regretter sincèrementses erreurs, les expier résolument… Ah&|160;! je l’ai toujoursdit&|160;: ne désespérons jamais de la jeunesse&|160;!

–&|160;Ainsi, mon ami, – dit Marguerite, – lerégent n’a pas trompé tes dernières espérances&|160;?

–&|160;Il les a dépassées, te dis-je. Nousvenons de prendre les mesures les plus promptes, les plusénergiques pour que ces réformes si justes, si fécondes,promulguées l’an passé par l’Assemblée nationale, soient enfinréalisées. Nous ferons appel à tous les courages, à tous lesdévouements du pays pour terminer cette guerre désastreuse contreles Anglais. Ce n’est pas la noblesse, mais le peuple tout entier,paysans, bourgeois, artisans, que nous appellerons à cette guerresainte&|160;! et, marchant à leur tête, nous chasserons enfinl’étranger de notre sol&|160;! Ce grand triomphe sera le signal del’affranchissement de nos frères des campagnes, – ajouta le prévôtdes marchands en tendant la main à Guillaume. – Oui, ceux-là quiauront glorieusement vaincu, chassé l’ennemi, redevenus libres parleur victoire, seront à jamais délivrés de la tyrannie desseigneurs, ces lâches qui n’ont pas su défendre notre mère-patrie.Oh&|160;! mes amis, que d’angoisses, que de souffrances cet espoirme fait oublier&|160;! voir enfin la Gaule victorieuse etaffranchie, paisible et prospère&|160;!

Soudain ces mots prononcés dans l’escalierd’une voix haletante&|160;: – Maître Marcel, trahison…trahison&|160;! – interrompirent le prévôt des marchands et firenttressaillir ceux qui l’écoutaient&|160;; presque aussitôtRufin-Brise-Pot entra précipitamment dans la salle enrépétant&|160;: – Maître Marcel… trahison… trahison&|160;!

–&|160;Quelle trahison&|160;? – s’écriaMahiet, – parle.

–&|160;Te rappelles-tu que ce matin, auLouvre, – répondit Rufin essoufflé, – je te disais&|160;: «&|160;SiMargot-la-Savourée vient au rendez-vous qu’elle m’a donné, jecroirai à la sincérité des promesses du régent&|160;?&|160;»

–&|160;Jeune homme, – reprit sévèrement Marcelen voyant sa femme et sa nièce rougir d’embarras aux amoureusesconfidences de l’écolier, – est-ce pour vous livrer à de méchantesplaisanteries que vous venez jeter l’inquiétude dans cettemaison&|160;?

–&|160;Je ne vous répondrai qu’un mot qui seramon excuse, maître Marcel, – répondit respectueusement Rufin enessuyant son front baigné de sueur&|160;: – le régent est parti deParis…

–&|160;Le régent&|160;! – s’écria Marcelfrappé de stupeur&|160;; puis il reprit&|160;: – C’est impossible,je l’ai quitté depuis une demi-heure à peine&|160;!

–&|160;Bien, – dit l’écolier, – c’estjustement le temps qu’il lui a fallu pour descendre du Louvre,sortir par la poterne qui s’ouvre sur la rive au dehors du barrageet monter dans un batelet qui l’attendait.

–&|160;Tu rêves, – reprit Mahiet, tandis quele prévôt des marchands semblait pouvoir à peine croire à ce qu’ilentendait, – tu rêves ou tu sors de quelque taverne l’esprittroublé par les fumées du vin&|160;?

–&|160;Par Bacchus le dieu du vin et parMorphéus le dieu du sommeil, – s’écria l’écolier, – je suis aussicertain d’être éveillé que de n’être point ivre&|160;! De mes deuxyeux j’ai vu le régent monter en bateau&|160;; de mes deux oreillesj’ai entendu le régent dire à un confident quil’accompagnait&|160;: – «&|160;Je quitte cette ville maudite, et jefais serment de n’y rentrer que lorsque Marcel, les échevins et lesautres chefs de rebelles auront payé de leur tête leur insolenteaudace et la révolte de ces damnés Parisiens.&|160;» Est-ceclair&|160;? et d’ailleurs oserais-je venir ici conter des bourdesà maître Marcel, qu’autant que personne j’admire, jerespecte&|160;; surtout depuis que, bravant les privilèges del’Université, il m’a fait fourrer au Châtelet, ainsi que mon amiNicolas-Poire-Molle, pour cause de tapage nocturne à la porte deJeannette-la-Bocacharde&|160;! – Rufin-Brise-Pot, voyantque, malgré certains détails saugrenus de son récit, l’oncommençait d’ajouter foi à ses paroles, poursuivit ainsi, tandisque le prévôt des marchands semblait en proie à un douloureuxétonnement et à une indignation croissante&|160;: – En deux mots,voici les faits&|160;: J’avais donc un rendez-vous au bord de larivière, en dedans du barrage, avec Margot-la-Savourée. Lasséd’attendre en vain cette fallacieuse pécore, j’allais me retirerlorsque je vois, de l’autre côté du barrage, poindre la lueur d’unelanterne dans l’enfoncement de la poterne du Louvre&|160;; sachant,comme tout le monde, que le couloir voûté de cette issue aboutit àl’un des escaliers de la grosse tour, un soupçon me vient&|160;;car ce matin, je te l’ai dit, Mahiet, je me défiais du régent.

»&|160;La nuit était profonde, et au risque deme noyer et d’aller chez Pluto attendre de nouveauMargot-la-Savourée, mais cette fois aux bords du Styx, je parviens,à l’aide des pieux et de la chaîne du barrage, à l’escalader. À cemoment, le porteur de la lanterne, qui avait sans doute voulus’assurer de la présence du bateau, rentra dans le palais. Je meglisse le long de la muraille du Louvre jusqu’à la poterne, et là,caché par le battant de la porte restée ouverte, j’entends bientôtune voix dire&|160;: – «&|160;Venez, venez, sire, le bateau et lesdeux bateliers sont sur la rive&|160;;&|160;» à quoi le régentrépond par ces mots que j’ai déjà rapportés à maître Marcel&|160;:– «&|160;Je quitte cette ville maudite, et je fais serment de n’yrentrer que lorsque Marcel, les échevins et les autres chefs de cesrebelles auront payé de leur tête leur insolente audace et larévolte de ces damnés Parisiens.&|160;» Le régent et son confidentse dirigent aussitôt vers la rive, et bientôt le bruit des rames dubateau qui s’éloignait rapidement se perd dans la nuit. – Puis,l’écolier, s’adressant à Mahiet d’un air triomphant&|160;: –Hein&|160;! que te disais-je ce matin&|160;? tu me traitais defou&|160;! et pourtant tu le vois, Margot-la-Savourée m’a envoyé memorfondre au bord de la rivière, et le régent a quitté Paris en lemenaçant de sa vengeance&|160;! Maugrebleu&|160;! la croyance aufatalisme est une belle chose&|160;!

Marguerite, en apprenant les nouveaux dangersque courait Marcel, échangea furtivement avec Denise un regardd’angoisses, tâchant de cacher sa frayeur à son mari, afin de nepas augmenter ses soucis. Guillaume Caillet, pressentant que latrahison du régent allait hâter le soulèvement des serfs descampagnes, hochait la tête avec une expression de triomphesinistre. Le prévôt des marchands, les bras croisés sur sapoitrine, le front penché, les lèvres contractées par un sourireamer, dit lentement après quelques moments de silence&|160;: –Telles ont été les paroles du régent en me quittant&|160;: –«&|160;Mon bon père, je vous en conjure, allez prendre un peu derepos, la nuit s’avance, et je désire, demain au point du jour,reprendre nos travaux avec une ardeur nouvelle. Allez vous reposer,mon bon père, et comme moi vous jouirez de ce doux sommeil que nousdonne la conscience d’avoir fait le bien.&|160;» Oui, telles ontété les dernières paroles de ce jeune homme.

–&|160;Ah&|160;! Marcel&|160;! – ditMarguerite avec abattement, – combien tu dois regretter taconfiance en lui&|160;!

–&|160;Ne regrettons jamais d’avoir cru aurepentir des hommes, car nous deviendrions impitoyables. Et puis,il est des trahisons si noires, si monstrueuses que, pour lessoupçonner, il faudrait être presque capable de les commettre. –Et, après un nouveau silence méditatif, Marcel reprit&|160;: – Jecroyais épargner à la Gaule de nouveaux déchirements&|160;! vaineespérance&|160;! Allons, c’est la guerre&|160;! ce jeune hommel’aura voulu&|160;! Malheureux fou&|160;! quel glorieux avenir ilsacrifie&|160;! je le plains&|160;!

–&|160;Tu le plains, – s’écria Marguerite, –et ses dernières paroles ont été des menaces de mort contretoi&|160;!

–&|160;Chère femme&|160;! s’il ne s’agissaitque de ma tête, je n’engagerais pas une lutte terrible. J’ai, quoiqu’il arrive, accompli des actes qui, tôt ou tard, porteront leursfruits. Ma part en ce monde a été belle et grande&|160;; aussi,demain je quitterais la vie le cœur plein d’espoir et de sérénité.Non, ce n’est pas ma tête que je veux disputer au régent, c’est lavie de tous nos échevins, c’est la vie d’une foule de nosconcitoyens menacée par l’impitoyable vengeance de la cour&|160;!Ce que je veux défendre, ce sont nos libertés si chèrementconquises par nos pères&|160;; ce que je veux assurer, c’estl’affranchissement de ces millions de serfs poussés à bout parl’oppression des seigneurs&|160;; ce que je veux enfin, c’est lesalut de la Gaule, aujourd’hui épuisée, mourante&|160;! Le sort enest jeté, le régent et les seigneurs incorrigibles veulent laguerre&|160;! ils auront la guerre&|160;! guerre terrible&|160;!…oh&|160;! terrible&|160;! telle que jamais on n’en aura vu demémoire d’homme&|160;! – Et le prévôt des marchands s’assit à unetable et écrivit rapidement quelques lignes sur un parchemin.

–&|160;Non, – reprit Guillaume Caillet avec unfrémissement de rage, – non, jamais l’on n’aura vu ce que l’on vavoir… Allons, debout, Jacques Bonhomme&|160;! – s’écria le vieuxpaysan avec une exaltation sauvage, – debout&|160;! prends ta faux,hardi&|160;! et fauche-moi seigneurs et seigneuries&|160;! Fais lamoisson, Jacques Bonhomme, et fais-la rude&|160;! ta sueur et lesang de tes pères l’ont arrosée depuis bien des siècles&|160;!… Va,fauche à plein bras&|160;! fauche court et dru&|160;; que pas unbrin ne reste à glaner après toi&|160;!… – Et tendant à Marcel samain tremblante, le serf ajouta&|160;: – Adieu, je parscontent&|160;; ce matin j’ai déjà tué un de ces loups. Demain soirje serai au pays&|160;; et à l’aube, Jacques Bonhomme sera debouten Beauvoisis, en Picardie, en Laonnais&|160;!

–&|160;Suspends ton départ pendant une heureseulement, – répondit le prévôt des marchands en scellant la lettrequ’il venait d’écrire&|160;; – je vais au Louvre&|160;; et à monretour tu partiras.

–&|160;Mon ami, – dit Marguerite avecangoisse, – que vas-tu faire au Louvre&|160;?

–&|160;M’assurer du départ du régent, quoiqu’àce sujet le récit de Rufin ne me laisse presque aucun doute. Jeveux, avant de recourir à de terribles extrémités, être certain dela trahison du régent.

Marcel parlait ainsi lorsque sa servante,Agnès-la-Béguine, entra précipitamment et lui remit une lettre quel’un des sergents de la ville venait d’apporter en hâte. Marcelprit cette lettre, la lut rapidement et s’écria&|160;: – Leséchevins sont assemblés à l’Hôtel de ville et m’attendent. L’und’eux, instruit par un des gens du palais de la fuite du régent, acouru au Louvre, s’est assuré du fait, et a convoqué en hâtel’échevinage. Plus de doute, la trahison du régent est avérée. –Remettant alors à Mahiet la lettre qu’il venait d’écrire, Marcelajouta&|160;: – Monte à cheval et porte ce billet au roi de Navarreà Saint-Denis&|160;; n’attends pas la réponse, et pour cause…Ensuite, reviens ici.

–&|160;À Saint-Denis&|160;? c’est ma route, –s’écria Guillaume Caillet. – Je monte en croupe derrière toi,Mahiet&|160;; j’arriverai au pays quelques heures plus tôt.

–&|160;C’est dit, – reprit l’Avocat&|160;; ets’adressant au prévôt des marchands&|160;: – Quand j’aurai remisvotre lettre au roi de Navarre, maître Marcel, je poursuivrai maroute avec Guillaume pour rejoindre mon frère, le pauvreMazurec.

–&|160;C’est ton devoir&|160;! Va, – réponditMarcel en tendant ses bras à Mahiet. – Embrasse-moi&|160;; qui saitsi nous devons jamais nous revoir&|160;! – Puis le prévôt desmarchands, après avoir serré l’Avocat contre sa poitrine, prit lamain de Denise, qui détournait la tête pour cacher ses larmes, etdit&|160;: – Quoi qu’il m’arrive, Denise sera ta femme à tonretour… tu ne saurais avoir une plus digne compagne, et elle unplus digne époux… Mets ta main dans la sienne, vous êtes fiancés…Fasse le ciel que j’assiste à votre union&|160;! Si, plus tard,quelque danger te menace, tu trouveras un abri sûr en Lorraine, àVaucouleurs, chez les parents de ma nièce.

Denise, fondant en larmes, presque défaillanteet soutenue par Marguerite, non moins émue, tendit sa main àMahiet, qui la couvrit de baisers, tandis que Marcel disait àGuillaume Caillet&|160;: – Maintenant, l’heure a sonné&|160;! Auxarmes, Jacques Bonhomme&|160;! Paysans, artisans et bourgeois, touspour chacun&|160;! chacun pour tous&|160;! À bonne fin la bonnecause&|160;!

–&|160;Oui, – reprit le serf en frémissantd’impatience, – à bonne fin la bonne cause&|160;! à mauvaise finles seigneurs&|160;! et debout Jacques Bonhomme&|160;!

–&|160;Et moi, – s’écria l’écolier s’adressantà Guillaume, pendant que Marcel donnait à voix basse quelquesdernières instructions à l’Avocat, – je t’accompagne aussi. J’aides jarrets d’acier à lasser un cheval&|160;; je dépasserai lamonture de Mahiet&|160;! À bonne fin la bonne cause&|160;! Jereprésente l’alliance de l’Université avec la gent rustique&|160;!Rufin-Brise-Pot était mon nom de paix&|160;;Rufin-Brise-Tête devient mon nom de guerre&|160;! Et, parle dieu Sylvanus, génie des champs et des forêts&|160;! je ferairage dans cette guerre sylvestre et bocagère&|160;!

Bientôt Guillaume Caillet, accompagné del’Avocat et de l’écolier, quittait la maison du prévôt desmarchands pour gagner le Beauvoisis en traversant Saint-Denis.

CHAPITRE III

Ravage des Anglais en Gaule. – Le capitaine Griffith.– Sa bande et son chapelain. – Exactions et tortures subies par lesvassaux forcés de payer la rançon des seigneurs prisonniers desAnglais. – Le souterrain de la forêt de Nointel. – Le bailli. –Effroyable supplice. – Aveline-qui-jamais-n’a-menti etMazurec-l’Agnelet. – Le capitaine Griffith et Alison. –Rufin-Brise-Pot et Mahiet-l’Avocat d’armes. – Guillaume Caillet. –La Jacquerie.

 

Le lendemain du jour où Guillaume Caillet,Mahiet-l’Avocat d’armes et Rufin-Brise-Pot avaient quitté Paris,une bande d’aventuriers anglais commandés par le capitaineGriffith, qui depuis quelque temps ravageait leBeauvoisis, cheminait vers le village de Cramoisy au soleil levant,par une belle matinée de mai. Ces hommes, diversement armés, aunombre de trois ou quatre cents, marchaient en désordre, sauf unecinquantaine d’archers portant à l’épaule leur arc de frêne de sixpieds de long, arme familière aux Anglais et dont ils se servaientavec une telle supériorité, qu’à la bataille de Poitiers dix millebons archers (la couardise de la noblesse aidant) suffirent àmettre en pleine déroute l’armée du roi JEAN, composée de plus dequarante mille hommes.

Plusieurs charrettes vides attelées de chevauxou de bœufs, conduites par des paysans forcés de suivre la bande deGriffith sous peine de mort, devaient servir à charroyer lebutin ; ce butin, ainsi que les bestiaux qu’ils enlevaient auxlaboureurs, les Anglais allaient d’ordinaire le vendre dans quelquepetite ville voisine, tarifaient les prix et trouvaient toujoursdes acheteurs, par cette victorieuse raison que ceux qui refusaientd’acheter étaient pendus sur l’heure, le capitaine Griffith faisantmontre, disait-il, d’une certaine générosité en donnant à sesclients forcés quelques dépouilles et des bestiaux en retour d’unargent qu’il aurait pu leur prendre. Mais en sa qualité de bâtardd’un grand seigneur, le duc de Norfolk, il tenait,assurait-il, à faire les choses courtoisement, en véritable Anglaisde la vieille Angleterre, et non point vilainement, comme cesbandes de routiers, de soudoyers et autres brigands des grandescompagnies qui, à la suite du pillage des maisons, ne pouvant lesemporter, les brûlaient après avoir violé les femmes et massacréles hommes.

Le capitaine Griffith, homme dans la force del’âge, robuste, corpulent, aux cheveux et à la barbe d’un blondardent, déjà quelque peu grisonnants, chevauchait à la tête de sesarchers, l’élite de sa troupe. Armé de toutes pièces, il avaitsuspendu son casque à l’arçon de sa selle et portait un bonnet depeau de renard. La hardiesse, la luxure et une sorte de jovialitécruelle se lisaient sur les traits de l’Anglais, enluminés par levin et le suc des viandes, dont il engloutissait habituellement uneénorme quantité avec une fabuleuse voracité. L’air matinal luiayant ouvert l’appétit, si tant est que son appétit fût jamaisassouvi, le bâtard de Norfolk mordait à belles dents un morceau dejambon, et, de temps à autre, accolait amoureusement une grosseoutre pendue à ses arçons. À côté de lui chevauchait sonlieutenant, qu’il appelait son chapelain par dérisionimpie ; car ce Griffith, âme mille fois damnée, comme diraitun prêtre, se plaisait à toutes sortes de sacrilèges avec une joiediabolique digne du vieux Rolf, le pirate north-man, l’undes héros de cette race qui autrefois conquit l’Angleterre etaujourd’hui est en voie de conquérir la Gaule.

Ce chapelain, gros et grand coquin àtrogne rouge, aussi vigoureux que son capitaine, portait par-dessussa maille de fer une robe de moine et sur sa tête un moriond’acier.

– Mon fils, – dit-il au bâtard deNorfolk, – mon fils, tu n’es guère chrétien : voici trois foisque tu embouches cette outre, et tu laisses ton père en Belzébuthcrever de male-soif !

– Tu me parais fort altéré,chapelain ; qu’as-tu donc mangé ?

– Par le diable ! j’ai mangé… desyeux le jambon que tu dévorais à belles dents…

– Eh bien, désaltère-toi en me regardantboire !

– Sacrilège ! refuser du vin à unchapelain qui a soif !… Tiens, j’aimerais mieux pour ton salutte voir encore une fois voyager tout un jour dans un chariot traînépar l’abbé de Saint-Patrice et son chapitre !

– Peuh ! – fit Griffith ; – ily avait des relais.

– C’est vrai, plusieurs relais de douzemoines chacun accompagnaient notre troupe ; et on les attelaità tour de rôle : c’est une excuse en ta faveur. Mais notredernier couvent de femmes, hein ?… ce monastèred’Ursulines ?

– Quoi, coquin ! n’avais-tu pas bénien bloc le mariage de nos hommes avec les nonnains endisant :

– Crescite et multiplicate.C’est tout ce que je sais de latin, et ce peu vaut beaucoup… Maisl’abbesse, double fils de Satan ! qu’as-tu fait de lavénérable abbesse ?

– Par saint Georges ! je n’en airien fait ; elle n’était bonne à rien. On l’a pendue par lespieds, la tête en bas, et au-dessus d’un brasier, afin de lui faireavouer la cachette de ses reliquaires d’or et de vermeil.

– Et les reliques contenues dans cesreliquaires sacrés, à quel usage t’ont-elles servi, terriblepaïen ?… Tu as osé faire un vase à boire du crâne de sainteBrigitte ! Voilà un fieffé sacrilège ; et pourtant il tesera plus léger au jour du jugement que ton refus de medésaltérer !

– Allons, bois, chapelain, et bois à mesamours.

Le chapelain, après avoir longuement collé seslèvres à l’orifice de l’outre que lui remit le capitaine, les endétacha un moment, moins pour répondre à son digne compagnon quepour reprendre haleine, et lui dit en soufflant : – Quelsamours ?

Et il recommença de boire.

– Quels amours ? Cette joliecabaretière qui nous a échappé lors du pillage de la petite villede Nointel. Je ne sais pourquoi depuis ce jour la paire de jambesrondes de cette brunette me trotte dans la cervelle. Foi de bâtardde Norfolk, – ajouta le capitaine pendant que le chapelaincontinuait d’aspirer à longs traits le contenu de l’outre, – il estdeux choses pour lesquelles je vendrais mon âme à Belzébuth, si jene la lui avais, dès l’aurore de ma vie, octroyée pour rien :premièrement, happer cette fraîche et dodue cabaretière ;secondement, me battre contre ce grand coquin que nous avonsrelâché des prisons de Beaumont. Il n’avait alors que la peau surles os ; mais quand il sera remplumé, je gagerais ton cou,chapelain, qu’il n’est pas dans ce couard pays des Gaules unchampion pareil ! Je suis las de trouver au bout de ma lancede mièvres chevaliers que j’abats comme des quilles.

Soudain le lieutenant, qui continuait deboire, fit entendre une sorte de grognement prolongé, en indiquantde la main dont il ne soutenait pas l’outre une petite troupe depiétons armés accompagnant un homme à cheval, et qui suivaient uneroute un peu divergente de celle des Anglais, mais, comme elle,aboutissant à un carrefour situé au sommet d’une colline. Lecavalier, chef de ces piétons, leur ordonna de s’arrêter ;puis, traversant une prairie au galop de son cheval, il s’approchade la bande d’aventuriers la main droite levée, attestant ainsiqu’il n’avait aucune intention hostile. Néanmoins, le capitaineGriffith, redoutant quelque embûche, fit faire halte à sa troupe,mit ses archers en ligne, se coiffa de son casque, prit sa longueet forte lance des mains de l’un de ses hommes ; et voyant lechapelain toujours accolé à l’outre, la lui enleva des lèvres d’uncoup si dextrement dirigé, qu’après avoir effleuré le nez dubuveur, la pointe de la lance piqua l’outre et la fit voler à dixpas.

– Heureusement cette chérie estmaintenant vide, – dit simplement le chapelain en suivant de l’œille vol de l’outre et s’essuyant la bouche du revers de sa main.

Le cavalier inconnu s’approchait toujours,mais il arrêta brusquement sa monture et s’écria, voyant les autresAnglais appuyer, selon l’usage, le pied gauche sur le milieu dubois de leur arc afin de commencer à le bander :

– Je viens ici en ami !

– Qui es-tu ? – demanda le bâtard deNorfolk, – que veux-tu ?

– Je suis le bailli du sire de Nointel,seigneur de ces domaines ; je désire parler au capitaineGriffith.

– C’est moi…

– Messire, vous venez piller les bourgset les villages de notre seigneur ?

– Tu vas peut-être m’enempêcher ?

– Au contraire, messire, j’accours, aunom de mon seigneur, vous offrir les conseils de ma vieilleexpérience pour vous aider à rançonner ces vilains, car JacquesBonhomme est matois, il a plus d’une cachette… où il met à l’abrises deniers ; or, messire, je…

– Chapelain, – dit le capitaine eninterrompant le bailli, – nous allons fendre le nez et couper lesdeux oreilles de ce ribaud, qui vient ici railler… Tire toncoutelas, chapelain, et donne lui l’absolution de ses péchés.

– Messire, écoutez-moi, – s’écria lebailli, – écoutez-moi, et vous serez convaincu que je ne plaisantepoint ! Vous êtes fils du seigneur duc de Norfolk ?

– Fils bâtard de par la vertu de monhonorée mère ; mais elle m’a donné bon poing, bon œil, bonnesdents et bon coffre, je la tiens quitte du reste.

– Le duc, votre père, sait que vous tenezla campagne en ce pays ?

– Oui, car il y a quelque temps je lui aiécrit ceci par l’occasion d’un franc archer qui retournait enGuyenne : – « Milord ! vous ne m’avez de votre vierien donné, sinon un coup de pied, dont mes chausses frémissentencore ; je n’en suis pas moins votre bâtard affectionné quifait rage en Gaule et qui signe le capitaineGriffith. »

– Messire, – dit le bailli en remettantune lettre au capitaine, – voici la réponse du noble duc, votrepère.

Griffith, fort étonné, rompit les sceaux duparchemin et lut : – « Un de ces couards chevaliersfrançais que j’ai fait prisonnier à la bataille de Poitiers teremettra cette lettre et six mille florins pour sa rançon. Tu es unbrave coquin.

» NORFOLK. »

– Quel père ! – dit le chapelain enlevant les yeux et les mains au ciel. – Quel fils !

– Six mille florins ! – s’écriaGriffith. – Allons, le bonhomme s’est souvenu que ma respectablemère avait un fin corsage. – Et, s’adressant au bailli : – Cessix mille florins, où sont-ils ?

– Dans la bourse des vassaux de monseigneur, le sire de Nointel. C’est lui qui a été fait prisonnier àla bataille de Poitiers par le noble duc de Norfolk ; mais,hélas ! mon maître, ruiné par les frais de la guerre, nepossède pas chez lui un florin ; pourtant il a juré sa foi decatholique et de chevalier qu’il payerait sa rançon à votre noblepère ou à vous, messire ; il tiendra sa promesse. Voicicomment : il est d’antique usage que les vassaux rachètent deleurs deniers leurs seigneurs prisonniers ; je viens donc,sire capitaine, vous offrir, par ordre de mon maître, mes petitsservices, à seule fin de vous aider à recouvrer la somme ;recouvrement, croyez-moi, fort difficile sans mon concours…Voulez-vous une preuve de ce que j’avance ? Suivez moi à peude distance d’ici, et vous verrez quelque chose à quoi vous ne vousattendez point.

Le capitaine Griffith, de plus en plus étonnéde l’aventure, mit son cheval au pas de celui du bailli, et latroupe, continuant sa marche, descendit la pente de la colline, aupied de laquelle s’étendait le grand village de Cramoisy, composéd’environ trois cents cabanes et maisons. Le silence des tombeauxrégnait dans ces demeures désertes, dont les portes ouverteslaissaient voir l’intérieur nu et vide. Griffith stupéfait arrêtason cheval et dit au bailli :

– Par le diable, où sont donc leshabitants de ces bicoques ?

– Les autres villages de cette seigneuriesont aussi déserts que celui-ci. Vous n’y trouverez, messire, nifemmes, ni hommes, ni enfants, ni bétail, – reprit le bailli. – Ilne reste, vous le voyez, que les quatre murs de ces maisons. Aussi,vous serait-il difficile de recouvrer céans la moindre parcelle devos six mille florins. Je vous l’ai dit, Jacques Bonhomme est unfin renard ; il a eu vent de votre approche, et il s’estterré… pour vous échapper… mais à fin renard fin limier : jeconnais le terrier de Jacques Bonhomme ; donc, messire,suivez-moi.

– Et où cela ?

– À une lieue d’ici… mais il nous faudradescendre de cheval, vers la lisière de la forêt ; vouslaisserez là le gros de votre troupe ; une douzaine de vosarchers suffiront à la besogne que je médite.

– Pourquoi veux-tu que je descende decheval et que je laisse derrière moi le gros de matroupe ?

– D’abord, messire, il nous seraitimpossible de traverser à cheval les fondrières, les fourrés, lesmarécages où il nous faudra pénétrer avant d’arriver au terrier deJacques Bonhomme ; ensuite le renard a l’oreille fine, et lebruit d’une grande troupe d’hommes armés lui donnerait l’éveil.

– Capitaine, – dit le lieutenant, – si cecoquin nous conduisait à quelque embuscade ?

– Chapelain, jamais Griffith n’a reculédevant le danger, – reprit le capitaine, – et d’ailleurs si cebailli à museau de fouine nous trompait, qu’il se tienne pouraverti : aux premiers soupçons d’une embûche, nous ledécoupons proprement en morceaux.

– C’est juste, – répondit lechapelain ; – en route !

– En route ! – répéta Griffith. Etla troupe, guidée par le bailli, que ses hommes avaient rejoint,quitta le village de Cramoisy et se dirigea vers une vaste forêtdont la lisière verdoyante s’étendait à l’horizon.

*

**

À deux lieues environ du village de Cramoisyse trouve, au plus profond de la forêt seigneuriale de Nointel, unimmense souterrain, taillé dans un tuf calcaire, offrant peu derésistance au pic et à la pioche ; ce souterrain date de cestemps lointains et désastreux, où les pirates north-mans,remontant le cours de la Somme, de la Seine et de l’Oise,ravageaient les contrées arrosées par ces rivières. Ceux des serfsque leur misère atroce ne poussait pas à se joindre auxNorth-Mans, et qui voulaient échapper à leurs pilleries, àleurs massacres, avaient creusé ce lieu de refuge ; etemportant le peu qu’ils possédaient, emmenant leur bétail, ilsrestaient cachés dans ces retraites jusqu’à ce que les pirateseussent quitté le pays. De semblables abris ont été, dans cestemps-ci, pratiqués sur presque tous les points de la Gaule par lesvassaux de la noblesse, afin d’échapper au brigandage des Anglais,des routiers, des soudoyers qui dévastent les provinces, et aussiafin d’échapper aux exactions des seigneurs, devenues intolérablesdepuis que Jacques Bonhomme est forcé de payer la rançon de sesseigneurs et maîtres faits prisonniers à la bataille de Poitiers.Les paysans, dans d’autres parties de la Gaule, se retirent, eux etleur famille, sur des radeaux qu’ils ancrent au milieu desrivières, et qui, souvent submergés ou emportés par les grandeseaux, s’engloutissent avec les pauvres gens dont ils sontencombrés ; jamais la désolation, jamais l’épouvante, n’ont àce point régné sur cette malheureuse terre ; la plupart deshameaux sont abandonnés, les champs restent incultes ; l’onprévoit des disettes comparables à celles qui ont dépeuplé la Gauleavant et après l’an 1000.

Le souterrain où se sont réfugiés leshabitants de Cramoisy et de quelques autres villages de laseigneurie de Nointel se compose d’une longue voûte à l’extrémitéde laquelle sont pratiqués, de droite et de gauche, deux autresvastes couloirs, où s’entassent les bestiaux, bœufs, vaches,chèvres et moutons ; un puits destiné à les abreuver estcreusé au milieu de la galerie principale. Au-dessus de ce puits,une ouverture pratiquée dans la voûte et à demi masquée par degrosses pierres et des broussailles donne un peu de jour et un peud’air à cet asile souterrain, sombre, glacial et suintantincessamment les pleurs de la terre. Là sont rassemblées plus demille personnes, hommes, femmes, enfants ; tous ont fui leursdemeures. Le lait du bétail, quelques poignées de seigle ou de bléqu’ils mangent après l’avoir concassé entré deux pierres,entretiennent plutôt qu’ils n’apaisent l’angoisse de la faim chezces infortunés. Une chaleur humide, suffocante, nauséabonde, causéepar cette agglomération d’hommes et d’animaux, règne dans ces lieuxsinistres. Tantôt l’on entend des gémissements plaintifs ;tantôt l’éclat de querelles violentes, ainsi qu’il en surgittoujours parmi des hommes presque sauvages exaspérés par lasouffrance. Des enfants hâves, demi-nus, mais conservantl’insouciance de leur âge, jouaient en ce moment aux abords dupuits, alors éclairés par un rayon de soleil filtrant à travers lesroches et les broussailles dont était à demi obstruée l’uniqueouverture de la voûte ; ce rayon jetait aussi sa vive lumièresur un groupe de trois personnes placées dans un enfoncement, à peude distance du puits. Ces trois personnes sontAveline-qui-jamais-n’a-menti,Alison-la-Vengroigneuse et Mazurec-l’Agnelet.

La cabaretière, lors du pillage de la petiteville de Nointel par les hommes du capitaine Griffith, ayant pusauver ce qu’elle possédait d’argent, s’était rendue au village deCramoisy, où elle savait retrouver Aveline. En apprenant dans cevillage que les Anglais continuaient de ravager le pays, elleavait, ainsi que les paysans, cherché un abri dans lesouterrain.

Aveline, dans un état de grossesse avancé,s’attend d’un jour à l’autre à mettre au monde l’enfant de sa honteet du viol commis sur elle par son seigneur. À peine vêtue dequelques haillons, elle est couchée sur la terre froide etdure ; Alison, toujours compatissante, soutient sur ses genouxla tête languissante et pâle de la jeune femme, dont la maigreurest effrayante. Ses joues caves font paraître ses yeux démesurémentgrands ; elle les attache en ce moment d’un air suppliant surMazurec, qui, non loin d’elle, aiguise sur une pierre les pointesacérées d’une fourche de fer en murmurant à demi-voix : –Guillaume tarde bien à revenir de Paris ; nous l’attendonspourtant pour commencer la tuerie !…

Et Mazurec continue d’aiguiser silencieusementsa fourche ; il est hideux à voir… Devenu borgne depuis sonduel judiciaire contre le chevalier de Chaumontel, ses paupièresrenfoncées, flasques et à demi closes laissent apercevoir entreelles, au lieu du globe de l’œil, une cavité sanguinolente ;son nez, aplati, écrasé, est couturé de cicatrices violettes commesa lèvre supérieure, fendue en deux, qui découvre ses dents à demibrisées. Ses longs cheveux touffus, hérissés, tombent sur leslambeaux de son sayon de poil de chèvre, d’où sortent ses brasnerveux et décharnés. Aveline, attachant toujours son regardsuppliant sur son mari, lui dit d’une voix affaiblie :

– Mazurec, tu ne me réponds pas… Je t’enconjure, promets-moi que si, avant de mourir, je mets au monde monenfant… tu ne le tueras pas !

– Je ne sais, – dit le vassal d’une voixsourde en continuant d’aiguiser sa fourche ; – je ne prometsrien…

– Il le tuera, dame Alison ! –s’écrie Aveline en pleurant et cachant sa tête dans le sein de lacabaretière ; – il tuera l’innocente créature !

– Tais-toi ! – reprend Mazurec avecun regard de tigre qui rendit son effrayante figure plus effrayanteencore, – tais-toi, mauvaise femme ! tu es fière d’avoir unenfant de ton seigneur !

À cet affreux reproche, Aveline pousse unsanglot convulsif, et Alison, indignée, s’écrie :

– Malheureux fou ! n’avez-vous pasde honte ; vous serez cause de la mort de votrefemme !

– J’aimerais autant la voir morte quevivante, maintenant qu’elle porte cet enfant dans son sein… Mais ilne verra pas le jour… je l’étoufferai, ce fils de noble !

– Alors, soyez féroce jusqu’aubout : tuez tout de suite la mère et l’enfant ; ce seramoins cruel que de la faire ainsi mourir à petit feu ! – EtAlison ajoute d’un ton de reproche navrant : – Ah !Mazurec-l’Agnelet ! cette infortunée de qui vous souhaitezaujourd’hui la mort vous faisait autrefois, d’un sourire, bondir lecœur quand vous passiez devant sa porte, où elle filait saquenouille…

À ces mots, qui rappellent à Mazurec lespremiers temps de son amour, temps si doux, même pour le misérableserf, il fond en larmes, jette sa fourche loin de lui, et,embrassant étroitement sa femme, dont il baise la pâle figure, ils’écrie en pleurant :

– Pardon, ma pauvre Aveline !…Hélas ! mon sang s’est tourné en fiel ; j’ai tantsouffert… je souffre tant !…

Mazurec parlait ainsi, lorsque soudainl’espèce de soupirail pratiqué au-dessus du puits est presqueentièrement obstrué au moyen de plusieurs grosses pierres rouléesen dehors par les hommes du bailli de Nointel ; et sa voixarrivant à travers l’étroit orifice, qui laisse filtrer un peu declarté dans le souterrain, fait entendre ces paroles :

– Vous tous, vassaux de la paroisse deCramoisy et villages voisins, vous êtes, pour votre quote-part dela rançon de notre très-noble, très-haut, très-cher ettrès-puissant seigneur, taxés à mille florins ; les autresparoisses de la seigneurie seront taxées de même. Boursillez doncvite entre vous afin de parfaire la somme exigée ; vous avezdes cachettes où vous enfouissez votre pécule… Jacques Bonhommetient autant, je le sais, à ses sous qu’à sa peau. Choisissez donc,et promptement, entre la mort et votre argent ; car si, durantle temps qu’il me faut pour dire un pater et unave, l’un de vous n’apporte point les mille florins àl’entrée du souterrain, vous serez tous fumés comme renards dansleur terrier, après quoi l’on fouillera vos cadavres.

Le bailli se tut, le soupirail futcomplétement bouché avec des mottes de terre, et la caverne plongéedans de profondes ténèbres.

– Oh ! mon Dieu ! que va-t-ilarriver ? Ne me quitte pas, Mazurec, – dit Aveline enfrémissant et enlaçant de ses bras son mari, qui s’était redressépour écouter les paroles du bailli ; d’abord accueillies parun morne silence de stupeur et d’effroi, elles se répètent debouche en bouche parmi les vassaux. Ces malheureux tenaientd’autant plus âprement à leur petit pécule, leur suprême ressource,fruits de leurs labeurs écrasants, de privations homicides, qu’ilsn’avaient pu jusqu’alors le soustraire à la rapacité de leursseigneurs qu’à force de soins, de ruses, luttant même avec unehéroïque ténacité contre la torture qu’on leur infligeait afin deleur arracher l’aveu de l’endroit où ils enfouissaient le peuqu’ils possédaient. Aussi, le premier moment de stupeur passé, descris d’indignation et de révolte éclatent parmi lesserfs :

– Quoi ! – disent-ils, – nousquittons nos maisons pour vivre dans les cavernes comme des bêtesfauves, et l’on vient nous traquer jusqu’ici !

– Être pillés par les Anglais, et nousvoir encore forcés de payer la rançon de notre seigneur !

– Non, non ! Qu’on nous fume, qu’onnous brûle, qu’on nous massacre… on ne tirera pas un denier denous !

– Non, nous jetterons plutôt dans lepuits les quelques sous qui nous restent !

Il fallut peu de temps au bailli pour dire sonpater et son ave. Lorsqu’il les eut dits, nevoyant aucun des serfs sortir de leur refuge pour apporter la sommeexigée par lui, il donna l’ordre de fumer le terrier de JacquesBonhomme, opération facile. L’on descendait dans le souterrainpar un passage étroit et d’une pente assez rapide taillé dans leroc ; les Anglais de Griffith et les gens du baillientassèrent dans ce couloir des broussailles sèches, y mirent lefeu, et, à l’aide de leurs longues lances, poussèrent dans ce foyerembrasé des branchages verts dont la vapeur, âcre, épaisse, remplitbientôt l’intérieur du souterrain, la seule ouverture qui aurait pudonner issue à la fumée ayant été d’avance hermétiquementbouchée.

Ce fut (m’a dit plus tard à moi, Mahiet, monfrère Mazurec), ce fut quelque chose d’affreux ! Les vassaux,suffoqués, aveuglés par cette noire et cuisante fumée, ressentaientdes douleurs atroces ; les bestiaux, partageant les mêmessouffrances, devinrent furieux, rompirent leurs liens, se ruèrentdans les ténèbres au milieu de la foule, l’écrasant sous leurspieds, la transperçant à coups de cornes. Les cris plaintifs desfemmes et des enfants, les imprécations des hommes, lesrugissements du bétail, formaient un concert infernal. Plusieursvassaux parviennent à se diriger à tâtons vers le puits et s’yprécipitent afin d’échapper à une torture prolongée ; d’autress’élancent éperdus afin de sortir du gouffre ; mais, étoufféspar les flots de vapeur qui s’échappent de l’étroite entrée dusouterrain, changée en fournaise, ils tombent brûlés au milieu desflammes ; d’autres se jettent à plat ventre et, rampant laface contre terre, ils grattent le sol avec leurs ongles et collentleur bouche aux excavations qu’ils creusent, espérant dans leurdélire, pouvoir aspirer ainsi un peu d’air ; enfin, voulantleur épargner un plus long supplice, des mères étranglent leursenfants à l’agonie.

Mazurec revient à des sentiments d’autant plustendres pour Aveline qu’il frémit de l’horrible mort dont elle estmenacée, il l’a tenue étroitement embrassée dès que la fumée acommencé d’envahir la caverne ; mais la jeune vassale, depuislongtemps épuisée par la misère, la douleur et le chagrin, nedevait pas survivre à ce nouveau péril, et, râlant déjà, elleattache ses lèvres glacées sur celles de Mazurec, comme sil’infortunée, pour échapper à la suffocation, voulait aspirer lesouffle de son mari ; puis il se sent convulsivement serréentre les bras raidis d’Aveline-qui-jamais-n’avait-menti…elle expirait…

– Morte ! – s’écrie le serf d’unevoix déchirante, – morte sans vengeance !…

– Tu peux la venger, nous sauver tousdeux et grand nombre de ces malheureux, – dit la voix haletanted’Alison, qui conservait encore sa raison et son énergie. –Hâtons-nous ! – poursuivit la tavernière d’une voix de plus enplus oppressée ; – Aveline est morte, tâchons de sortir d’ici.J’ai trois cents florins cousus dans ma robe ; je les donneraiau bailli, il nous fera grâce, sinon, tue-le… Ta fourche est là, jela sens… sous ma main… tiens, prends-la, conduis-moi et essayons defuir !

À ces paroles d’Alison, Mazurec pousse un cride joie sauvage : l’imminence du danger, l’espoir de lavengeance, décuplent ses forces ; il saisit sa fourche de samain droite, et de la gauche traînant Alison derrière lui, levassal, guidé par la lueur rougeâtre projetée sur la pente rapidede l’issue du souterrain, manœuvre impitoyablement de sa fourchepour se frayer un passage à travers la foule éperdue, renverse lesuns, passe sur le corps des autres, et arrive non loin du foyer defeu et de fumée, dont les abords sont jonchés des cadavres deplusieurs serfs déjà tombés suffoqués, brûlés en voulant franchircette fournaise. Abandonnant alors la main d’Alison et s’avisantd’un moyen auquel personne ne songeait au milieu de la paniquegénérale, Mazurec plonge sa fourche dans l’amoncellement debroussailles embrasées, les écarte, en jette une partie derrièrelui, s’ouvre ainsi une issue, traverse intrépidement le sol couvertde débris enflammés, gravit en quelques bonds l’entrée de lacaverne, respire un air pur, aperçoit le ciel, les arbres ;son énergie redouble, et d’un dernier effort il s’élance au dehors…À l’aspect inattendu de Mazurec, effrayant de rage et brandissantsa fourche, les Anglais et les gens du bailli reculent frappés destupeur ; mais le vassal, courant sus au bailli, lui enfonceson fer dans le ventre, le renverse, s’acharne sur lui avec furie,le foule aux pieds, continue à le cribler de coups à travers lecorps, à travers la figure, partout enfin où il peut l’atteindre,et disant à chaque blessure :

– Tiens, voilà pour Aveline, que tu astraînée au lit de ton seigneur !… Tiens, voilà pour Aveline,que tu as fait mourir étouffée !

À cette attaque audacieuse et imprévue, lecapitaine Griffith, le chapelain et les archers dont ils sontaccompagnés restent stupéfaits ; puis bientôt le bâtard deNorfolk, poussant un éclat de rire cruel, s’écrie :

– Chapelain, vois donc avec quelle ardeurce coquin larde ce bailli ! – Et se tournant vers seshommes : – Je prends ce forcené lardeur sous maprotection ; j’admire sa dextérité à se servir de sa fourche…– Mais, s’interrompant, le capitaine Griffith ajoute en frappantdans ses mains : – Par l’enfer ! voici mes beaux yeuxnoirs et ma paire de jambes rondes ! Ah ! cette fois, tune m’échapperas pas, la belle !

L’Anglais s’exclamait ainsi à la vued’Alison : celle-ci, bien que remplie de courage, mais n’étantpas, comme Mazurec, emportée par l’élan d’une fureur désespérée,avait, au moment de quitter le souterrain, rassemblé ses forcesdéfaillantes et attendu que des broussailles brûlant encore aumilieu du passage fussent éteintes. Aussi apparut-elle, au dehors,pâle, haletante, ses cheveux en désordre, ses vêtements à demibrûlés, et si affaiblie qu’elle ne pouvait marcher qu’en s’appuyantaux blocs de rochers épars çà et là. Le capitaine Griffith, sansêtre touché de l’aspect lamentable d’Alison, n’écoute que laférocité de sa luxure, s’élance d’un bond sur sa proie et,l’enlaçant de ses bras nerveux, s’écrie : – Cette fois, je tetiens !

– Grâce ! – crie Alison en sedébattant et trouvant des forces dans son épouvante, – grâce… j’aide l’argent… je vous le donnerai… laissez-moi…

– L’amour d’abord, l’argent après !– répond le bâtard de Norfolk en entraînant Alison vers un taillisvoisin. – Viens ! tes jambes m’ont assez longtemps trotté dansla cervelle.

– Mazurec… au secours ! – murmure lacabaretière en apercevant le vassal, mais celui-ci, exaspéré parl’ivresse du sang, par l’ardeur de la vengeance, déchiquetait, àcoups de fourche, le cadavre du bailli, et n’entendit pas ledéchirant appel d’Alison, qui, entraînée par le capitaine Griffith,tâchait en vain de s’arracher de ses bras et redoublait cescris : – Au secours, Mazurec ! au secours !

– Courage, belle hôtesse ! mevoilà ! – répond tout à coup la voix essoufflée deMahiet-l’Avocat d’armes sortant d’un épais taillis et apparaissantau sommet d’une éminence rocheuse, suivi de Guillaume Caillet,d’Adam-le-Diable, de Rufin-Brise-Pot et de quelques serfs armés dehaches, de fourches et de faux. Cette petite troupe, attirée parles cris perçants d’Alison, accourait, précédant un grand nombre depaysans révoltés, cheminant à travers la forêt et s’avançant pluslentement.

– Me voici, belle hôtesse ! – répétaMahiet en sautant de roche en roche, son épée à la main, – mevoici…

– Mon Hercule du château deBeaumont ! – s’écrie le bâtard de Norfolk en dégaînant à lavue de Mahiet qu’il reconnaît. Abandonnant alors Alison qui,épuisée par la lutte, tomba sur le sol, l’Anglais ajoute : –Tout à l’heure je disais : L’amour d’abord, l’argentaprès !… Maintenant je dis : D’abord la bataille, puisl’amour, puis l’argent ! – Et, s’élançant l’épée haute surMahiet : – Mon chapelain en est témoin, je ne demandais àSatan, mon seul et bon Dieu, que deux choses : forcer cettefraîche commère et te retrouver un peu remplumé, mon vigoureuxgarçon ! Commençons par toi ; la belle aura sontour !

– Je n’ai point encore, il est vrai,grand’chair sur les os, – reprit l’Avocat d’armes en attaquantintrépidement le bâtard de Norfolk, – mais mon poignet n’a pasperdu sa vigueur.

Un combat acharné s’engage entre Mahiet et lecapitaine, tandis que Guillaume, Adam-le-Diable, l’écolierRufin-Brise-Pot et plusieurs serfs leurs compagnons se jettent avecfurie sur le chapelain de Griffith et quelques archers dont ils’était fait suivre, laissant le gros de la troupe des Anglais versla lisière de la forêt, d’après le conseil du bailli ; leshommes de l’escorte de celui-ci prennent la fuite à travers lestaillis, voyant se grossir à chaque instant la troupe des vassauxrévoltés à la voix de Guillaume Caillet, et qui de tous côtéssortaient des profondeurs de la forêt, attirés par ces cris deleurs compagnons aux prises avec les archers :

– Tue, tue les Anglais !… À mort lesAnglais !…

Écrasés par le nombre, tailladés à coups defaux, éventrés à coups de fourche, assommés à coups de cognée, pasun des hommes du capitaine Griffith n’échappa au carnage. Lechapelain, après s’être héroïquement défendu contre Adam-le-Diable,armé d’un coutre de charrue, et contre Rufin, faisant rage de salongue épée, tomba sous leurs coups. Mazurec, distrait de sonacharnement contre les restes sanglants du bailli, par l’arrivéedes paysans et de Guillaume Caillet, brandit sa fourche, prêt à sejoindre aux combattants ; mais frappé d’une idée subite, ilgravit le monticule où était pratiquée, au-dessus du souterrain,l’ouverture récemment bouchée par les ordres du seigneur deNointel, et, se servant de sa fourche comme d’un levier, il faitrouler au loin les pierres qui obstruaient ce soupirail. La fumée,trouvant une issue, s’en échappe à flots pressés, noirs etépais ; Mazurec, rentrant alors dans la caverne, ydisparaît.

À ce moment, Mahiet, blessé au bras, maistenant sous ses genoux le capitaine Griffith, cherchait sonpoignard à sa ceinture pour le lui plonger dans la gorge endisant : – Tu vas mourir, chien d’Anglais qui veux forcerjusqu’aux femmes mourantes !

– Aussi vrai que tu es la meilleure épéeque j’ai rencontrée dans ce pays de couarde seigneurie, mon seulregret est de n’avoir pas violé cette dodue commère !

Telles furent les dernières paroles du bâtardde Norfolk ; Mahiet mit fin à la vie de ce brigand, tandisque, à quelque distance du lieu du combat, Mazurec sortait dusouterrain portant entre ses bras le cadavre d’Aveline, ets’écriait d’une voix entrecoupée :

– Guillaume, voilà votre fille !voilà ma femme !… Et vous tous qui avez des femmes, des fils,des parents, des amis, entrez dans ce souterrain ;cherchez-les parmi les morts et les agonisants ! Nous n’avonspas voulu donner d’argent pour payer la rançon de notre seigneur,le sire de Nointel ; il a fait fumer notre refuge comme leterrier d’un renard ! Allez compter les victimes du feu… allezcompter les cadavres !

Grand nombre de paysans, effrayés de cesparoles, courent au souterrain. Guillaume Caillet s’approche deMazurec qui tient toujours enlacé le corps de sa femme. –Couchons-la sur le gazon, – dit le vieillard. – Nous allons creusersa fosse…

Mais à peine le corps est-il déposé à terreque, se précipitant sur ces restes inanimés avec des cris arrachésdu plus profond de ses entrailles paternelles, Guillaume sanglotantcouvre de pleurs et de baisers le visage glacé de sa fille.

– J’ai trop pleuré ; je n’ai plus delarmes, – dit Mazurec-l’Agnelet en contemplant d’un œil sec etardent ce navrant spectacle, tandis que Adam-le-Diable, à l’aide deson coutre de charrue, se met à creuser silencieusement la fossed’Aveline.

Un massif d’arbres et de rochers avaitjusqu’alors caché cette scène funèbre à Mahiet, qui, n’ayant pasnon plus remarqué son frère pendant la chaleur du combat, étaitalors assis sur l’herbe, soutenu par Rufin-Brise-Pot et abandonnantson bras blessé aux soins d’Alison ; toujours courageuse etserviable, malgré tant d’émotions diverses, elle avait déchiré sagorgerette, et, agenouillée devant l’Avocat d’armes afin de pansersa plaie, elle disait :

– Vous avez, messire, lors de notrepremière rencontre, gagné mon procès : aujourd’hui je vousdois l’honneur et la vie ; comment jamais m’acquitter enversvous ? Hélas ! je vous sais trop dédaigneux de l’argentpour ajouter que j’ai trois cents florins cousus dans ma jupe etque…

– Voulez-vous vous acquitter envers moi,chère et bonne hôtesse ? suivez mon conseil : la ville deNointel que vous habitez a été saccagée, une guerre terrible, uneguerre sans merci ni pitié va éclater entre les vassaux et lesseigneurs ; fuyez le pays… Allez à Paris, où l’on est du moinsen sécurité ! Là vous demanderez où demeure maître ÉtienneMarcel ; tout le monde vous enseignera son logis, vous direz àsa femme que j’ai reçu une blessure légère et nullement dangereuse.Cela rassurera dame Marcel et sa nièce… ma fiancée…

– Ah ! vous êtes fiancé,messire ? – reprit Alison en tressaillant et devenantvermeille ; puis, étouffant un soupir, elle ajouta d’une voixtremblante : – Dieu protège vos amours ! Je suivrai votreavis, j’irai à Paris… Je rassurerai celle que vous aimez ; jeserais à sa place heureuse, oh ! bien heureuse… d’êtrerassurée, si j’aimais quelqu’un. – Ce disant, Alison baissa la têtepour cacher une larme furtive qui brilla dans ses beaux yeuxnoirs.

– Ah ! Mahiet, – dit tout bas Rufinfrappé de la grâce et de la bonté de la jeune femme, – une gentilleet honnête personne comme celle-là vaut cent foisMargot-la-Savourée !

– Chère hôtesse ! – reprit Mahietaprès un moment de réflexion, – vous avez suivi mon premierconseil… suivez le second : en ces temps-ci, une femmevoyageant seule court de grands dangers, acceptez pour compagnonmon ami Rufin que voilà.

– Mahiet, – dit vivement l’écolier, –je…

– Tu t’es bravement battu malgré tablessure reçue avant-hier et qui, m’as-tu dit, te fait encorebeaucoup souffrir ; de plus, tu rendras service à notre cause,en allant apprendre à Marcel que les paysans sont en armes danscette province, et qu’à la voix de Guillaume Caillet, ils ont donnéle signal de l’insurrection. Marcel attend ces nouvelles pour agir…et si à ce sujet il a quelque message de confiance à m’adresser, tureviendras, après avoir conduit dame Alison à Paris, me rejoindreen Beauvoisis ; tu seras facilement renseigné dans le pays surla direction de la troupe de Guillaume Caillet, tu me trouverasavec lui. – Voyant enfin l’écolier ébranlé, Mahiet ajouta toutbas : – Malgré tes étourderies de jeunesse, tu es un honnêtegarçon ; tu veilleras sur Alison comme un frère sur sa sœur…me le promets-tu ?

– Oui… et tu peux te fier à maparole !

Soudain Mahiet tressaillit en jetant les yeuxà quelques pas : il venait d’apercevoir Mazurec et Guillaumetransportant les restes d’Aveline… Il comprit tout, ses traitsexprimèrent une douleur profonde, et, s’agenouillant, ildit :

– À genoux, Rufin… à genoux, bonnehôtesse… Ah ! je dois attendre la fin de ces funérailles pourrévéler à Mazurec qu’il est mon frère…

Adam-le-Diable venait d’achever de creuser lafosse d’Aveline-qui-jamais-n’avait-menti. Guillaume etMazurec, tenant par les épaules et par les pieds le corps de lajeune femme, la descendaient dans sa tombe… Les paysanss’agenouillèrent mornes et silencieux.

Oh ! fils de Joel ! ce fut untableau d’une grandeur lugubre, que ces humbles funérailles de lapauvre vassale pieusement accomplies sous la voûte de la forêt, aumilieu de ces rocs entassés aux abords du souterrain… immensetombeau de tant d’autres victimes ! Tout concourait à rendrecette scène terrible, saisissante ! Ici les débris sanglantset sans forme du bailli, l’exécuteur impitoyable des ordres du sirede Nointel ; là, les cadavres des Anglais, non moins exécrésque les seigneurs par le peuple des campagnes ; plus loin lafoule des serfs, à genoux, tête nue, vêtus de haillons, armésd’armes étranges, meurtrières, et contenant à peine, devant cedeuil qui l’exaspérait encore, leur légitime ardeur devengeance ; enfin, ce père, cet époux, enterrant de leursmains celle-là qui devait être la consolation de la vieillesse del’un… la joie, l’amour de la jeunesse de l’autre !

Le corps de la morte étendu au fond de lafosse, Adam-le-Diable commença de la combler de terre ; alorsGuillaume Caillet, debout près de la sépulture de sa fille, ettenant serré sur sa poitrine Mazurec qui, retrouvant des larmes,sanglotait en cachant sa figure, Guillaume Caillet s’écria d’unevoix qui fit palpiter tous les cœurs :

– Et maintenant adieu, ma fille !adieu, ma pauvre Aveline ! toi qui jamais n’avais menti !toi qui jamais n’avais fait le mal ! adieu ! et pourtoujours adieu ! – Puis, levant vers le ciel sa maintremblante, le vieux paysan s’écria d’une voix éclatante, oùvibraient le désespoir du père et la haine du vassal contre sonseigneur : – Je le jure ici par le corps de mon enfant enterréde mes mains ! je le jure ici par les os de nos amis, de nosparents dont ce souterrain est le tombeau ! je le jure ici parles tortures que nous endurons ! je le jure ici par la sueur,par le sang de nos pères ! je le jure ici par les misères quiattendent nos enfants ! je vengerai ma fille ! Jevengerai nos pères ! et d’avance je vengerai notre race dessouffrances qu’elle doit encore endurer ! À mort nosseigneurs !… vengeance !…

Les vassaux, entraînés par ces paroles, sedressèrent debout en agitant leurs cognées, leurs bâtons, leursfourches, leurs faux, et répondirent tous d’une voix répétée àl’infini par les échos de la forêt : – Vengeance ! à mortnos seigneurs ! à mort !…

Tout à coup ceux des paysans qui étaiententrés dans la caverne sortirent avec épouvante en criant : –Morts… tous morts ou agonisants, les petits enfants, les femmes,les vieux, les jeunes… tous morts… tous…

– Tous morts ! – répéta GuillaumeCaillet d’une voix terrible, – les petits enfants ! lesfemmes ! les vieux ! les jeunes ! tous morts !Oh ! quand Jacques Bonhomme aura passé, avec sa faux, dans unmanoir, on dira aussi : Tous morts les petits nobles !les femmes nobles ! les jeunes nobles ! les vieux nobles…tous morts !… Debout, Jacques Bonhomme ! ton nom a faitrire… il fera pleurer… Debout, mes Jacques ! la Jacqueriecommence !

– Elle commencera par le château deChivry, – s’écria Adam-le-Diable. – Au château de Chivry doitaujourd’hui se rendre notre sire pour épouser la belle Gloriande… –Et frappant sur l’épaule de Mazurec : – Le jour du tournoi,elle a ri de toi, la noble damoiselle ! tu vas à ton tour lafaire rire… Hardi, mon Jacques, la Jacquerie commence !

– Ah ! ah ! la belleGloriande ! – reprit Mazurec avec un éclat de rire féroce etdélirant. – Suis-je assez heureux d’avoir un œil crevé, le nezécrasé, d’être un vrai monstre ! Oh ! pour la belleGloriande… que d’épouvante, que d’épouvante… quand je luidirai : « Ton mari a forcé ma fiancée… je vais teforcer !… » Hardi, mes Jacques, la Jacqueriecommence !

Les paysans révoltés suivirent en tumulte lespas de Guillaume Caillet, d’Adam-le-Diable et de Mazurec en criantà travers la forêt :

– À Chivry… à Chivry… Hardi, les Jacques…La Jacquerie commence !

– Adieu, bonne hôtesse ! – ditMahiet en se levant et suivant de l’œil Mazurec qu’il allaitrejoindre, – adieu, Rufin… veille avec la sollicitude d’un frèresur l’excellente femme qui se confie à ta sauvegarde.

– J’ai foi dans votre ami, – repritAlison ; – car vous m’avez dit : « Fiez-vous àlui… »

– Et j’en jure Dieu ! – réponditl’écolier d’une voix pénétrée, – vous pouvez vous fier à moi commeà Mahiet.

– Je n’en doute pas, – dit l’Avocat. –Adieu, Rufin ; je vais rejoindre mon frère, lui révéler lesliens qui nous unissent et veiller sur lui. Les Jacques neprendront pas sans assaut le château de Chivry. Encore adieu, bonneAlison ; dites à dame Marcel et à Denise ma fiancée que, si jene les revois pas, ma dernière pensée aura été pour elles. Et toi,Rufin, dis à Marcel que les Jacques sont debout.

– Au revoir, Mahiet, – reprit tristementl’écolier en tendant la main à son ami. – Si maître Marcel aquelque message à t’envoyer, je le prierai de m’en charger…Adieu.

L’Avocat serra une dernière fois la main deson compagnon et rejoignit en hâte les Jacques, dont on entendaitau loin les clameurs retentissantes. La bonne Alison, avant desuivre l’écolier, s’agenouilla en pleurant sur la fossed’Aveline-qui-jamais-n’avait-menti, et lui adressa du cœuret des lèvres un suprême adieu.

CHAPITRE IV.

Le château de Chivry. – La salle du dais. – Le sirede Nointel ramène aux pieds de sa fiancée dix captifs enchaînés. –Un repas de noce au quatorzième siècle. – La poterne du château. –La loi du talion. – Le pont de l’Orville. – Le sire de Nointel etle chevalier de Chaumontel. – Charles-le-Mauvais. – Message deMahiet. – Politique du roi de Navarre. – Guillaume Caillet couronnéroi des Jacques.

&|160;

Le château de Chivry, situé à trois lieues deNointel et bâti, comme presque tous les manoirs féodaux, au sommetd’une montagne escarpée, n’a rien à redouter d’une attaque de viveforce&|160;; défendu par cent hommes d’armes et par sa position, ilpeut résister à un long siège&|160;; et pour entreprendre unepareille attaque, des machines de guerre et des engins d’artillerieeussent été indispensables. La magnificence intérieure de cetédifice seigneurial égale sa force défensive&|160;; entre autressomptuosités, la salle du dais, ou salle d’honneur, offreun coup d’œil splendide. Ses solives, peintes et dorées,étincellent sur le bleu du plafond&|160;; de riches tenturescouvrent les murailles, et d’énormes cheminées de pierre sculptée,où brûlent des troncs d’arbres entiers, s’élèvent aux deuxextrémités de cette immense galerie, éclairée par dix fenêtres àogives, aux vitraux armoriés, et large de cent pas, sur deux centsde longueur&|160;; vastes dimensions indispensables aux cérémoniesdes festins d’apparat, dans lesquels les majordomes du sire deChivry entrent, selon la coutume, à cheval, par l’une des portes dela salle, apportant solennellement dans des plats d’argent lesmets d’honneur, tels que paons et faisans rôtis, ornés deleur tête, de leurs ailes et de leurs queues chatoyantes&|160;; ouencore pâtisseries gigantesques représentant le manoir seigneurial,orné d’un écusson armorié de vives couleurs, glorieux mets que lespages placent sur la table devant la reine du festin.

Ce jour-là, une brillante compagnie, nobles,seigneurs, dames, damoiselles et enfants de châtellenies voisines,réunis dans la galerie du château de Chivry, s’empressent autour dela belle Gloriande, triomphalement assise sous le dais, sorte desiège élevé, recouvert de brocart d’or et surmonté d’un cielempanaché&|160;; jamais la damoiselle n’a paru aux yeux éblouis deses admirateurs plus superbe et plus rayonnante&|160;: elleresplendit de parure&|160;; ses cheveux noirs, tressés d’un fil deperles et d’escarboucles, sont à demi cachés par son virginalchapel de fiancée&|160;; sa robe de velours blanc, brochéed’argent, découvre hardiment sa poitrine et ses bras accomplis. Uneécharpe de soie orientale, frangée de perles, ceint sa taillesvelte et élevée. L’œil brillant, la joue animée, la lèvresouriante, Gloriande reçoit les compliments de la noble assembléequi la félicite sur son mariage, dont l’heure va bientôt sonner àla chapelle du château. Le vieux sire de Chivry jouit en bon pèredu bonheur de sa fille et des hommages dont il la voit entourée.Cependant, malgré l’épanouissement de ses traits, Gloriande froncede temps à autre ses noirs sourcils en regardant avec impatience ducôté des portes de la grande galerie&|160;; le comte de Chivry,surprenant un de ces regards impatients, dit à sa fille ensouriant&|160;: – Sois tranquille… Conrad ne tardera pas àparaître.

–&|160;Mon père, sa bizarrerie estinexplicable. Quoi&|160;! de retour de la guerre et arrivé ce matinici, je ne l’ai point encore vu&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;! tiens, le voici…regarde-le… ma belle amoureuse&|160;!

Au moment où le vieux seigneur parle ainsi, uncortège triomphal entre dans la salle immense. Des joueurs declairon ouvrent la marche, sonnant un air de bravoure, puisviennent des pages, aux livrées du sire de Nointel, suivis de sesécuyers&|160;; ceux-ci conduisent enchaînés dix hommes hideux àvoir&|160;; leur crâne et leur visage complètement rasés, sont d’unbrun couleur de suie&|160;; mornes, accablés, ils tiennent leurtête tristement baissée et portent de longs sarraus tout neufs, enétoffe mi-partie blanche et verte (couleurs armoriales de la maisonde Chivry). De temps à autre ces captifs secouent leurs chaînesavec fracas en poussant des gémissements lamentables et prononçantquelques mots en un langage inintelligible et barbare&|160;;derrière eux s’avance Conrad Neroweg, sire et seigneur de Nointel,superbement campé sur son cheval de guerre, sa visière baissée, salance au poing, et revêtu d’une splendide armure de bataille. À sescôtés, mais à pied, marche Gérard de Chaumontel, aussi armé detoutes pièces et semblant partager le triomphe de son ami. Lesacclamations de la noble assistance accueillent ce cortège, et labelle Gloriande, envermillonnée de surprise, de bonheur et d’amour,car son fiancé lui ramène dix captifs enchaînés, se lève de sonsiège et, agitant son mouchoir parfumé, s’écrie&|160;:

–&|160;Gloire au victorieux&|160;! honneur auplus vaillant des preux&|160;!

–&|160;Gloire au victorieux&|160;! – répète lanoble assistance, – honneur au plus vaillant des preux&|160;!

Le sire de Nointel, descendant alors de soncheval, que l’un de ses pages emmène hors de la galerie, relève lavisière de son casque, et tandis que ses écuyers ordonnent parsigne aux prisonniers de s’agenouiller au pied du dais de ladamoiselle de Chivry, Conrad lui dit fièrement&|160;:

–&|160;La dame m’avait ordonné d’allerguerroyer contre l’Anglais, et de lui ramener dix captifs&|160;; ledevoir de tout preux chevalier est d’obéir à la reine de sespensées. Je suis allé guerroyer. Voici les dix captifs anglais,conquis par moi à la bataille de Poitiers. C’est moi, captif dudieu d’amour, qui conduis ces prisonniers enchaînés aux pieds de madame qui me tient moi-même enchaîné par le plus doux desservages.

Ces chevaleresques et galantes parolesexcitent les transports de l’assemblée&|160;; le sire de Nointels’incline modestement et reprend&|160;:

–&|160;Ces captifs appartiennent à madame&|160;; qu’elle dispose de leur sort en souveraine&|160;!

–&|160;Mon vaillant chevalier me prie dedécider du sort de ces captifs, – reprend la belle Gloriande&|160;;– j’ordonne qu’ils soient délivrés de leurs chaînes… et qu’on leurfasse largesse&|160;! Le jour de mon mariage doit être pour tous unjour de liesse… – Puis, tendant sa main à Conrad qui met un genouen terre devant sa fiancée&|160;: – Voici ma main, sire deNointel&|160;; je ne saurais la donner à un plus preuxchevalier.

–&|160;Heureux jours aux deux époux&|160;! –crie l’assemblée, – gloire et bonheur à Gloriande de Chivry et àConrad de Nointel&|160;!&|160;!

Pendant que la brillante compagnie témoigneainsi de la part qu’elle prend à la félicité des deux futurs époux,le sire de Chivry, s’approchant du chevalier de Chaumontel, lui dità demi-voix en regardant les prisonniers anglais&|160;:

–&|160;Gérard, quelle diable d’espèced’Anglais est donc celle-là&|160;?… ils sont noirs comme destaupes&|160;!

–&|160;Messire comte, – répond gravement lechevalier, – ces coquins sont de la tribu anglaise desRatamorphrydich&|160;!

–&|160;Hein&|160;! – dit le vieux seigneurstupéfait de ce nom barbare&|160;; – tu dis de la tribu des…

–&|160;Des Ratamorphrydich&|160;! –reprend sans sourciller le chevalier. – C’est une des tribus lesplus féroces du nord de l’Angleterre, on la croit issue d’unecolonie gyptiaque ou même syriaque&|160;! venue des déserts deMoscovie, aux rivages d’Albion, sur des chevaux marins&|160;!… Etvoilà pourquoi, messire, ces coquins sont si noirs&|160;!

–&|160;Ah&|160;! très-bien, – repart le vieuxseigneur abasourdi de la science géographique du chevalier. – Jem’explique, maintenant, la couleur foncée du teint de cescaptifs.

La cloche de la chapelle du château de Chivryayant en ce moment tinté, le sire de Chivry dit au chevalier&|160;:– Voici le premier coup de la messe de mariage. Ah&|160;! Gérard,c’est un beau jour pour mes vieux ans que celui-ci… doublementbeau, car il luit en de tristes temps&|160;!

–&|160;Messire, de quoi vousplaignez-vous&|160;? Conrad vous revient couvert de lauriers,prisonnier des Anglais, sur parole, il est vrai&|160;; mais en cemoment ses vassaux boursillent sa rançon&|160;; il est aimé devotre fille, il l’adore&|160;; votre château bien approvisionné,bien fortifié, défendu par une vaillante garnison, n’a rien àredouter des Anglais et des routiers&|160;; Jacques Bonhomme,encore tout meurtri de la leçon qu’il a reçue l’an passé au tournoide Nointel, n’ose lever le nez de dessus les sillons qu’il labourepour vous&|160;: donc, messire, vivez en paix et en joie&|160;!

–&|160;Mon père, – vint dire au comte deChivry la belle Gloriande avec empressement, – voici le second coupde cloche pour la messe… partons… partons&|160;!

–&|160;Allons, je te suis, chère impatiente, –dit le vieux seigneur en souriant à sa fille. – Donne la main àConrad et allons à l’autel.

–&|160;Ah, mon père&|160;! quel est monbonheur&|160;! savez-vous que Conrad a parlé de moi au régent,notre sire&|160;? Ce jeune et gracieux prince désire me voir à lacour… Nous partirons avant huit jours pour Paris… D’ici là, j’auraile temps de faire faire trois robes&|160;: l’une de brocart d’or…l’autre de…

–&|160;Tu te feras faire dix robes, vingtrobes, si tu le veux, et des plus riches&|160;! – dit le comte avecune expansion de tendresse paternelle, en pinçant les joues de safille. – Rien de trop beau pour Gloriande de Chivry, lorsqu’elleparaîtra à la cour&|160;! Il est bon de prouver à ces rois quiprétendent primer la seigneurie, qu’autant qu’eux autres noussommes grands seigneurs&|160;; l’argent ne te manquera pas&|160;:mes baillis ont mes ordres&|160;; dès demain ils frapperont doubletaxe sur mes vassaux en l’honneur de ton mariage, selon la coutume.Mais, tiens, voici un autre impatient, aie pitié de son martyre, –ajouta gaiement le comte en montrant Conrad qui s’approchaitvivement, cherchant des yeux Gloriande. Le sire de Nointel pritavec amour la main de sa fiancée, le cortège se forma, et la nobleassistance, suivie des pages, des écuyers, se dirigea vers lachapelle du manoir.

Les prisonniers anglais, délivrés de leurschaînes par ordre de la damoiselle de Chivry, venaient lesderniers. Au moment où ils passaient le seuil de la porte de lagalerie, il tomba de dessous le sarrau de l’un ces captifs, ungrand couteau à manche de bois grossier.

–&|160;Adam-le-Diable, – dit à voix basse unautre prisonnier, – ramasse donc ton couteau…

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Le mariage de la damoiselle de Chivry et duseigneur de Nointel a eu lieu le matin, et dans la galerie dumanoir, transformée en salle de festin, sont réunis tous lesinvités à ces brillantes épousailles&|160;; le repas a duré jusqu’àune heure assez avancée de la soirée, il touche à sa fin. Durantsix heures et plus les nobles convives ont fait fête à touslesservices de cet interminable repas, car pendant queJacques Bonhomme soutient à peine sa triste vie avec des fèvespresque pourries et de l’eau saumâtre, les seigneurs, qu’ilengraisse de ses rudes labeurs, mangent, et remangent à crever dansleur peau&|160;; jugez-en, fils de Joel, d’après le festin de nocesde la belle Gloriande. Le premier service, destiné àouvrir l’appétit, se composait de limons, de fruits confits auvinaigre, de cerises aigres, de salaisons, de salades et autresmets appétissants. Second service&|160;: Pâtesd’écrevisses et d’amandes à la crème, brouets de viandes macéréescuites avec du bouillon, potages au riz, à l’avoine, à lafromentée, au macaroni, à la chair pilée, au millet,servis sur table de façon à ce que les diverses couleurs dont ilssont habilement teints par un cuisinier expert réjouissentagréablement la vue des convives&|160;; potages blancs, bleus,jaunes, rouges, verts ou dorés, harmonisaient leursnuances. Troisième service&|160;: Rôtis à la sauce, etcombien d’innombrables sauces&|160;! sauce à la cannelle, à la noixmuscade, aux bourgeons, aux raisins, au genêt, aux roses, auxfleurs, toutes ces sauces teintes aussi de couleurs variées.Quatrième service&|160;: Pâtés de toutes sortes, pâtés desanglier, pâtés de cerf, pâtés monstrueux renfermant, au milieu derangées d’oisons gras, un agneau farci&|160;; enfin lespâtisseries, des tartes à double visage, aux herbes, auxfeuilles de roses, aux cerises, aux châtaignes, et au milieu decette profusion de tartes, s’élevait une pâtisserie monumentale detrois pieds de hauteur représentant les donjons, les tours, lesremparts du noble manoir de Chivry… La longue table, chargée d’uneriche vaisselle où se reflète la clarté de grands luminairesd’argent, garnis de flambeaux de cire, offre un joyeuxdésordre&|160;; les hanaps, les coupes d’argent ou de vermeil,remplis de vins herbés, circulant de main en main, redoublent labonne humeur des convives&|160;; quelques-uns commencent àchanceler sur leur siège, étourdis par les fumées del’ivresse&|160;; beaucoup de nobles dames et de damoiselles, sansavoir fêté jusqu’au délire bachique les épousailles de Gloriande,ont la joue plus que vermeille, l’œil émérillonné, le seinpalpitant, et rient aux éclats des récits licencieux que lesseigneurs, assis à côté d’elles et buvant à la même coupe, leurcontent à l’oreille. Au dehors de la salle du banquet, lesserviteurs et les hommes d’armes du château, partageant la liessegénérale, célèbrent le mariage de la damoiselle de Chivry à grandrenfort et réconfort de pots de bière, de cidre ou de vin&|160;;grand nombre de ces buveurs sont complètement ivres.

La belle Gloriande et Conrad restent étrangersà l’allégresse causée par la bonne chère et les proposgraveleux&|160;; plus doux est l’enivrement des deux fiancés&|160;;ils se chérissent, et bientôt pour eux va sonner l’heure du déduitamoureux&|160;; parfois, ils échangent sournoisement un coup d’œild’impatience&|160;; ardents sont les regards de Conrad, troubléssont les regards de Gloriande, son beau sein fait doucement ondulerses colliers de perles et de diamants&|160;; elle fronce même sesnoirs sourcils et hausse ses blanches épaules en entendant sonpère, déjà fort aviné, crier à tue-tête pour demander silence,déclarant qu’il veut chanter une vieille chanson à boire envingt-huit tensons&|160;!&|160;!&|160;! et chaque couple buvant aumême hanap sera tenu de le vider entre chaque tenson&|160;! aprèsquoi les fiancés seront cérémonieusement conduits par lesdamoiselles d’honneur dans la chambre nuptiale, dont la portes’ouvre sur la galerie. À cette proposition de son père, de chantervingt-huit tensons&|160;! proposition acclamée par les convives, labelle Gloriande jette un regard désolé sur Conrad, et celui-cis’adressant à son ami Gérard de Chaumontel, placé près delui&|160;:

–&|160;Au diable le vieil ivrogne… et sachanson&|160;! elle durera deux heures&|160;!

–&|160;À propos de ce bonhomme, – répondit enéclatant de rire le chevalier à moitié ivre, – il m’a demandétantôt pourquoi nos prisonniers anglais étaient noirs comme destaupes&|160;? alors je lui ai dit… – Mais s’interrompant, lechevalier reprit après un moment de réflexion&|160;: – Dis-moi,Conrad, est-ce que ce n’est pas onze manants et non dix, que cematin nous avons ramassés sur la lisière de la forêt, d’où ilssortaient avec précaution, armés de fourches, de faux, decognées&|160;? Ils allaient… nous ont-ils dit d’un air piteux,chasser des loups qui leur causaient grand dommage&|160;! Ah&|160;!ah&|160;! ah&|160;! je ris encore en pensant à notre capture… Mais,par le diable… c’est onze manants et non point dix que nous avonspris… Comment se fait-il qu’étant onze… ils ne soient quedix&|160;?

–&|160;Tais-toi donc, – répondit Conrad avecimpatience, – l’on peut t’entendre. Oublies-tu que l’un de cesmanants s’est échappé en route&|160;?

–&|160;Quel trait de lumière&|160;! – s’écriaGérard en calculant sur ses doigts avec une gravité d’ivrogne, –ces manants étaient au nombre de onze. Bien… l’un d’eux s’estéchappé… donc il ne doit en rester que dix&|160;! Oui, c’estévident&|160;! Ah&|160;! Conrad, tu es le plus lumineux desmortels&|160;!

En cet instant le seigneur de Chivry entonnaitd’une voix forte le quatrième tenson de son chant bachique&|160;;la belle Gloriande ne put endurer plus longtemps son amoureuxmartyre&|160;; elle échangea un coup d’œil d’intelligence avecConrad, et presque aussitôt elle poussa un léger cri étouffé, ensaisissant le bras de son père, auprès de qui elle siégeait. Levieux seigneur s’interrompit brusquement de chanter et dit àGloriande avec surprise&|160;:

–&|160;Qu’as-tu, chère fille&|160;?

–&|160;Je ne sais, mon père… mais j’éprouveune sorte d’éblouissement&|160;; je voudrais me retirer chezmoi.

–&|160;Ma bien-aimée Gloriande, – dit vivementle sire de Nointel en se levant, – souffrez que je vousaccompagne…

–&|160;Oui, je vous en prie, Conrad… jeprendrai un peu l’air à la fenêtre de notre chambre&|160;; il mesemble que cela me fera du bien…

–&|160;Allons, – reprit tristement le seigneurde Chivry, – je recommencerai ma chanson au repas de demain matin.– Puis il ajouta&|160;: – Que les damoiselles d’honneur del’épousée veuillent bien l’accompagner, selon l’usage, jusqu’à laporte de la chambre nuptiale.

À ces mots, plusieurs jeunes damoisellesquittèrent à regret les chevaliers auprès de qui elles étaientassises, et entourèrent la mariée, tandis que Conrad faisait letour de la table immense pour aller rejoindre sa femme, et que deuxpages allaient ouvrir la porte de la chambre des époux, brillammentéclairée par des flambeaux de cire parfumée. Au fond l’onapercevait le lit nuptial, surmonté d’un dais armorié et à demientouré de rideaux de tapisserie scintillante de filsd’argent&|160;; mais voici que soudain Gérard de Chaumontel, deplus en plus ivre, se hissant sur son siège, se met àcrier&|160;:

–&|160;Nobles dames et damoiselles, je demandeà vous prouver que je suis un homme… – Et comme de grands éclats derire accueillirent ces paroles du chevalier, il reprit en souriantd’un air satisfait&|160;: – Laissez-moi donc achever… Donc, jedemande à vous prouver ainsi qu’à vous, messires, que je suis unhomme… de divination singulière&|160;!

–&|160;Voyons… prouvez, – reprit gaiementl’assistance, – prouvez-nous cela, chevalier&|160;! Nousécoutons&|160;!

–&|160;L’an passé, – reprit Gérard, – lors dutournoi de Nointel, où vous assistiez tous et où Jacques Bonhomme aosé regimber, Conrad a fait pendre quelques-uns de ces croquants etnoyer celui que j’avais vaincu en combat judiciaire.

–&|160;Tiens, je voudrais bien voir noyer unvilain&|160;! moi, – cria la voix d’un enfant de douze ans, le filsdu sire de Bourgueil. – J’en ai vu fouetter, essoriller, pendre etécarteler des vilains, mais point je n’en ai vu noyer&|160;! Monpère, vous ferez noyer un vilain… pour voir… n’est-cepas&|160;?

–&|160;Mon fils, – répondit à l’enfant le sirede Bourgueil d’un ton doctoral, – votre interruption est messéante…vous deviez attendre que le sire chevalier eût fini de parler etalors m’exprimer votre désir.

–&|160;Ce manant que j’avais vaincu, –poursuivit Gérard de Chaumontel, – ce manant, au moment de prendreson premier et son dernier bain, eh, eh, eh&|160;! ne m’a-t-il pasdit à moi, d’une voix de diable enrhumé&|160;: «&|160;Tu me faisnoyer, tu seras noyé.&|160;» N’a-t-il pas dit à Conrad&|160;:«&|160;Tu as forcé ma femme, ta femme sera forcée.&|160;»

–&|160;Allons, il est ivre&|160;! – dirent enmurmurant quelques assistants. – Il déraisonne&|160;!

–&|160;Cette lugubre histoire de pendus et denoyés est incongrue en un jour de noces&|160;!

–&|160;Assez&|160;! chevalier,assez&|160;!

–&|160;Cuvez en paix votre vin, bonsire&|160;!

–&|160;Attendez que je vous prouve… en quoi jesuis un homme des plus singulièrement divinatoires… – repritGérard. Mais les huées couvrent sa voix, et le sire de Nointel,frissonnant malgré lui au souvenir funèbre, évoqué par son ami,prend la main de Gloriande, que les damoiselles d’honneurentourent, et lui dit en se dirigeant avec elle vers la chambrenuptiale&|160;:

–&|160;Venez, n’écoutez pas ce fou, il estivre… venez, ma bien-aimée… venez.

Tout à coup un écuyer, livide, ensanglanté,paraît comme un spectre à la grande porte de la galerie… fait deuxpas, chancelle, tombe sur les dalles, qu’il rougit de son sang, eten expirant murmure ces seuls mots&|160;:

–&|160;Monseigneur… oh&|160;!…monseigneur&|160;!

À ce spectacle, un cri d’horreur et d’effroipart de toutes les bouches. La belle Gloriande se jette, saisied’épouvante, dans les bras de Conrad&|160;; il cherchemachinalement à son côté son épée&|160;; mais il l’avait quittée enchangeant son armure pour ses habits de cour. L’assemblée, morne,stupéfaite, garde pendant un instant le silence, et l’on entendéclater au loin de formidables rumeurs… Elles se rapprochent deplus en plus… un autre écuyer, pâle, couvert de sang, accourt ets’écrie d’une voix entrecoupée&|160;:

–&|160;Trahison&|160;!… trahison&|160;!&|160;!Les prisonniers anglais ont égorgé les gardes de la poterne duchâteau… et l’ont ouverte à une multitude furieuse… Lesvoilà&|160;! les voilà&|160;!

Aussitôt, ces cris répétés par une foule devoix&|160;: Jacquerie&|160;! Jacquerie&|160;! retentissentau dehors de la grande salle, et les vitraux des fenêtres défoncéesà coups de fourches et de haches volent en éclats.

Une bande nombreuse de Jacques, conduits parAdam-le-Diable et par ses compagnons, à figure noircie, qui avaientainsi que lui joué le rôle de captifs anglais, pénètrent dans lasalle du festin, à travers ses croisées&|160;; la noble assistanceépouvantée reflue d’un même mouvement vers la porte principale,espérant fuir de ce côté&|160;; mais à cette porte apparaissentGuillaume Caillet et Mazurec-l’Agnelet, à la tête d’une autretroupe de Jacques armés de bâtons, de coutres de charrue et defaux, teints du sang de la garnison du château qu’ils viennent demassacrer, la surprenant ivre au milieu des liesses de la fêtenuptiale. Presque tous ces paysans révoltés étaient vassaux desseigneurs de Nointel et de Chivry. À l’aspect de cette foule, hâve,farouche, ensanglantée, demi-nue, traînant les haillons de lamisère et du servage, les dames, les damoiselles, poussant des crisde terreurs, s’entassent éperdues au fond de la grand’salle. Labelle Gloriande se jette frémissante entre les bras de son mari.Les seigneurs ayant, selon l’usage, quitté leurs armures et leursarmes pour vêtir leurs habits de gala, saisissent des couteaux detable, des hanaps d’argent ou des escabeaux, afin de sedéfendre&|160;; les joyeuses fumées du vin se dissipent soudain, etils se rangent en tumulte devant les femmes afin de lesprotéger.

Guillaume Caillet lève sa hache par troisfois&|160;; à ce signal les clameurs tumultueuses des Jacquescessent peu à peu, et bientôt leur succède un grand silence,seulement troublé par les exclamations d’effroi et les gémissementsdes femmes épouvantées.

–&|160;Mes Jacques&|160;! – s’écrie GuillaumeCaillet, – vous avez apporté des cordes, garrottez d’abord tous cesnobles hommes, tuez ceux qui résistent, mais épargnez à tout prixle père et l’époux de la mariée… épargnez aussi le chevalier deChaumontel.

–&|160;Je me charge de ces trois-là, je lesconnais, – dit Adam-le-Diable. – À moi mes Anglais&|160;!

Les vassaux s’élancent sur les seigneurs aunombre d’une trentaine&|160;; quelques-uns opposent aux Jacques unerésistance désespérée. Ils sont tués&|160;; mais la plupart de ceschevaliers, démoralisés, atterrés par cette brusque attaque, selaissent garrotter, et parmi ceux-là, le vieux seigneur de Chivry,Gérard de Chaumontel et Conrad de Nointel, que l’on arrache desbras de la belle Gloriande. Celle-ci, plus furieuse encorequ’effrayée, s’emporte en imprécations, en injures contre cesmanants révoltés&|160;; Adam-le-Diable s’empare d’elle, la maîtriseet lui attache les mains derrière le dos, en lui disant avec unricanement farouche&|160;:

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! chacun son tour, manoble damoiselle… L’an passé, tu as ri de nous au tournoi deNointel&|160;; à cette heure… nous allons rire de toi.

–&|160;Ce prisonnier anglais me connaît&|160;!– s’écria Gloriande. – Est-ce un rêve horrible que toutceci&|160;?

–&|160;Je suis vassal de la seigneurie deNointel et non point Anglais, ma belle, – répondit Adam-le-Diable.– Ce rôle de captifs nous a été imposé par ton noble époux, tonvaillant chevalier, le sire de Nointel, trop lâche pour fairequelqu’un prisonnier&|160;; il nous a rencontrés sur la lisière dela forêt et nous a ordonné, sous peine d’être pendus, del’accompagner ici, afin de servir de complices à sa fourberie, etde figurer les prisonniers anglais qu’il devait te ramener de labataille de Poitiers&|160;; nous avons consenti à lamascarade&|160;; elle nous donnait accès dans le château de tonpère. L’un de nous, s’échappant en route, a couru prévenir noscompagnons de s’approcher des remparts de ce manoir à la faveur dela nuit. Nous avons ce soir égorgé tes hommes d’armes de garde à lapoterne&|160;: à moitié ivres, ils fêtaient tes noces&|160;; nousavons baissé le pont, introduit ici nos Jacques, et maintenant nousallons rire de toi, ma belle… comme tu as ri de nous au tournoi deNointel&|160;!

Gloriande laisse parler Adam-le-Diable sanslui répondre, et elle s’écrie, frémissant d’une indignationdouloureuse&|160;:

–&|160;Conrad a menti&|160;!… Conrad m’atrompée&|160;!… Conrad est un lâche&|160;!…

–&|160;Oui, ton noble époux est un menteur etun lâche&|160;! – répond Adam-le-Diable en entraînant Gloriandevers l’extrémité de la salle. – Il te faut un mari plusvaillant&|160;; je vais te conduire à lui… Viens, belle damoiselle…viens… ton premier mariage ne compte pas…

Gloriande de Chivry oublie un instant sesdangers, ses terreurs. Accablée par cette pensée, horrible pour sonorgueil, que Conrad de Nointel était un lâche&|160;! elle se laisseentraîner presque sans résistance par Adam-le-Diable versl’extrémité de la salle.

Là, au milieu des Jacques formés en cercle,Guillaume Caillet s’appuie sur le manche de sa lourde hache&|160;;près de lui se trouvent Mahiet-l’Avocat d’armes, les bras croiséssur la poitrine, le front-pensif, et Mazurec-l’Agnelet, veufd’Aveline-qui-jamais-n’a-menti. Ce serf, à demi vêtu d’un sayon depeau de chèvre, les cheveux hérissés, les bras nus et sanglants,l’œil crevé, le nez écrasé, la lèvre fendue, est d’une épouvantablelaideur. Gloriande amenée par Adam-le-Diable, qui vient de lui direavec un éclat de rire féroce en la poussant vers Mazurec&|160;: –Voilà ton nouveau mari&|160;! – Gloriande n’entend pas ces paroleset recule d’un pas en s’écriant avec horreur à l’aspect du serfdéfiguré&|160;:

–&|160;Oh&|160;!… quel monstre.

Mais quel est l’effroi de la damoiselle,lorsqu’elle voit ce monstre s’avancer lentement en fixant sur elleson œil cave, étincelant de haine, et qu’elle sent s’appesantir sursa blanche épaule la main calleuse du serf lui disant d’une voixsourde&|160;:

–&|160;Au nom de la force… tu m’appartiens… demême qu’au nom de la force Aveline, ma fiancée, a appartenu à tonmari Conrad de Nointel…

–&|160;Oh&|160;!… que dit ce monstre&|160;? –murmure Gloriande éperdue en se rejetant en arrière afin de sedégager de la rude étreinte du vassal, et elle s’écrie d’une voixdéchirante&|160;:

–&|160;Mon père… au secours, monpère&|160;!…

Le vieux seigneur de Chivry était à deux pasde là, garrotté comme Gérard de Chaumontel et Conrad de Nointel.Celui-ci, hébété par la frayeur, écrasé par le remords, n’entendrien, ne voit rien&|160;; il joint les mains avec force etmurmure&|160;:

–&|160;Seigneur, mon Dieu, et tous les saintsde votre paradis&|160;! ayez pitié de moi&|160;!… Je suis un grandpécheur… je me repens d’avoir forcé la fiancée de ce vassal…Malheur à moi&|160;! la révolte des serfs a toujours été fatale àla race des Neroweg&|160;!… Ayez pitié de moi, Jésus, monDieu&|160;!… ayez pitié de moi&|160;!…

–&|160;Mon père, au secours&|160;! – crietoujours Gloriande en tâchant d’échapper aux robustes mains deMazurec-l’Agnelet, dont les ongles, crispés comme les serres d’unoiseau de proie, retiennent près de lui la fiancée du sire deNointel, – mon père, au secours&|160;!…

–&|160;Vassal&|160;! – dit d’une voixhaletante le vieux seigneur de Chivry à Guillaume Caillet, – tu esle chef de cette bande de forcenés&|160;; sauve la vie et l’honneurde ma fille, je t’épargnerai… j’en jure par le Dieu vivant&|160;!je t’épargnerai le châtiment que méritent tes crimes&|160;!

–&|160;Dis-moi, noble seigneur, – reprend lechef des Jacques avec un calme sinistre, – c’est un beau jour,n’est-ce pas, le jour des noces d’une enfant qu’on aime&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! ce matin, je croyais quele mariage de ma fille Gloriande serait un beau jour pourmoi&|160;!

–&|160;Moi aussi, je croyais cela le matin dujour des noces de ma fille Aveline-qui-jamais-n’a-menti… Un vassal,vois-tu, a comme un autre des entrailles de père… j’aimais sitendrement mon enfant&|160;! Elle était douce, belle et pure&|160;;elle faisait la joie, l’orgueil de ma misérable vie… Sais-tu ce quiest arrivé&|160;?… Le sire de Nointel, ton gendre, a fait traînerma fille dans son lit, il l’a déshonorée… et puis après, il me l’arendue&|160;!…

–&|160;Vassal&|160;! – s’écrie le vieuxseigneur emporté par son indomptable fierté de race, – le sire deNointel a usé des droits qu’il a sur toute fille nonnoble&|160;!

–&|160;Ce droit, d’où le tenait-il&|160;? Dela force&|160;!… Donc, qui a la force a le droit… Aujourd’hui, lesJacques ont la force, ils en usent comme tu en usais hier&|160;!… –répondit Guillaume Caillet sans se départir de son calme farouche.– Écoute encore… Mazurec, le fiancé de ma fille, a voulu s’opposerà ce qu’elle fût violentée… il a dû, en punition de tant d’audace,faire amende honorable à genoux devant son seigneur… Écoute encore…Hier, ma fille a été, comme tant d’autres victimes, étouffée par lafumée dans un souterrain, c’était l’ordre du bailli du sire deNointel… La mort de ma fille a été horrible&|160;! oh&|160;!horrible&|160;!…

–&|160;Est-ce ma faute&|160;? – s’écrie leseigneur de Chivry, – mon Dieu&|160;! est-ce ma faute àmoi&|160;?

–&|160;Est-ce la mienne à moi&|160;? – répondGuillaume Caillet avec un flegme effrayant. – «&|160;Œil pour œil,dent pour dent&|160;!&|160;» dit l’Écriture&|160;; moi je disceci&|160;: Le sire de Nointel a violenté la fiancée deMazurec-l’Agnelet&|160;; la fiancée du sire de Nointel seraviolentée par Mazurec…

–&|160;Truand&|160;! misérable&|160;! –s’écrie le seigneur de Chivry&|160;; – est-ce la faute de ma fillesi elle…

–&|160;Est-ce la faute de la mienne si elle aété traînée dans le lit de son seigneur&|160;? Non, non, ilsouffrira ce qu’il a fait souffrir à autrui… c’est justice&|160;!Jacques Bonhomme a aujourd’hui la force, il en use… Longtemps ilvous a fait rire&|160;; ah&|160;! il va vous faire pleurer,saigner, grincer des dents, nobles hommes&|160;!

Les Jacques accueillent avec des cris detriomphe l’arrêt prononcé par leur chef pendant qu’Adam-le-Diableenfonce d’un coup de pied une porte située au fond de la grandegalerie. Cette porte s’ouvre, et aux clartés des flambeaux de cireparfumée qui brûlent dans des luminaires de vermeil, les Jacquesvoient l’intérieur éblouissant de la chambre nuptiale.

–&|160;Viens&|160;! – dit Mazurec-l’Agnelet enentraînant la belle Gloriande de Chivry, – viens&|160;!

–&|160;Mon père, défendez-moi&|160;!tuez-moi&|160;! mais sauvez mon honneur&|160;!… – Et la damoiselle,défaillante de terreur, se débat en vain contre Mazurec, quil’entraîne. – Mon père&|160;! délivrez-moi de cemonstre&|160;!…

–&|160;Ma fille&|160;! – s’écrie le comte deChivry en s’agitant dans ses liens avec une fureur impuissante etfaisant des efforts désespérés pour s’élancer vers Gloriande, – mafille&|160;! oh&|160;! malheur à moi&|160;! – Et il éclate ensanglots. – Malheur à moi&|160;!…

–&|160;Aveline m’appelait aussi en vain à sonsecours… – dit Guillaume Caillet en maintenant le vieux comte deChivry. – Hein&|160;! c’est affreux pour un père d’assister audéshonneur de son enfant&|160;?… Cette torture, Jacques Bonhomme lasubit depuis des cent et des cent ans&|160;! subis-la donc à tontour, fier seigneur&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! la mort&|160;!… – crie Conradde Nointel, chez qui la rage succède à l’épouvante, etqu’Adam-le-Diable et un des Jacques contiennent à grand’peine, –ah&|160;! la mort, et ne pas voir ces horreurs&|160;! Ciel etterre&|160;! ce misérable et infâme vassal oser porter la main surGloriande&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! tut’emportes&|160;! – dit Adam-le-Diable en éclatant de rire. – Toutà l’heure, tu feras amende honorable à deux genoux devant tonmaître et seigneur Jacques Bonhomme, dans la personne de Mazurec,et tu lui demanderas pardon de l’avoir injurié alors qu’il allaitforcer ta fiancée…

–&|160;Conrad, sachons mourir&|160;! – reprendle chevalier Gérard de Chaumontel. – Nous serons bientôt vengés deces truands&|160;; pas un n’échappera aux lances deschevaliers.

Mahiet-l’Avocat d’armes, jusqu’alorsimpassible, s’avance et, appuyant son gantelet sur l’épaule duchevalier, lui dit&|160;:

–&|160;Tu t’es battu couvert de fer contre monfrère Mazurec demi-nu, armé d’un bâton&|160;; il se battra couvertde fer contre toi demi-nu et armé d’un bâton. Si tu es vaincu, tuseras mis en sac et noyé&|160;; aujourd’hui, Jacques Bonhomme estdevenu d’appelé… appelant…

–&|160;Mais avant ce combat, – s’écrieAdam-le-Diable, – la table est mise, il reste du vin dans lescoupes… à table, mes Jacques&|160;! à table&|160;!… Que chacunprenne sa chacune sur ses genoux, à la barbe de ces seigneurs,pères, frères ou maris de ces nobles dames et damoiselles&|160;!…Oh&|160;! assez de fois, à la barbe de Jacques Bonhomme, qui lesfaisait tant rire et tant rire&|160;! ses nobles maîtres ontdéshonoré ses sœurs, ses filles, sa femme&|160;!… Hardi, mesJacques&|160;! vive l’amour&|160;! vive le vin&|160;! Après boire,nous enfermerons dans les souterrains du château toute cettenoblesse, hommes, femmes, enfants&|160;; tout sera enfumé, brûlé,rôti&|160;! tout&|160;! loups, louves et louveteaux&|160;! Aprèsquoi, les ruines du manoir incendié seront leur tombeau&|160;!…Hardi, Jacques Bonhomme&|160;! vive l’amour&|160;! vive levin&|160;!

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… .

À cet endroit de mon récit, moi, Mahiet, quiécris ceci, je frissonne encore d’horreur au souvenir del’infernale orgie dont j’ai été le témoin et des férocités quil’ont suivie&|160;!… Hélas&|160;! ces effroyables représaillesétaient légitimes… si légitime est la loi qui punit le meurtre entuant le meurtrier&|160;!

Ces Jacques à demi sauvages, poussés à boutpar le désespoir, n’ayant à attendre aucune justice des hommes,rendaient, dans leur aveugle fureur, le mal pour le mal&|160;! Siépouvantable qu’elle fût, qu’était-ce donc que leur vengeance d’unjour auprès des atrocités sans nombre dont notre race asservie estvictime depuis la conquête de Clovis&|160;!… Et cependant, telleest l’amertume de la plus juste vengeance, que je maudissaisdoublement nos oppresseurs séculaires&|160;: leur impitoyablecruauté n’avait-elle pas provoqué ces épouvantablesreprésailles&|160;!…

*

**

La nuit va bientôt faire place au jour, lalune se couche, les premières lueurs de l’aube empourprentl’orient. Une troupe de Jacques, après avoir mis à feu et à sang lemanoir de Chivry, dont tous les habitants ont péri dans l’incendie,une troupe de Jacques se dirige, en gravissant une haute colline,vers le pont de l’Orville, du haut duquel, l’annéeprécédente, Mazurec, mis en sac, a été jeté à la rivière. À la têtede cette troupe marchent Guillaume Caillet, Mazurec, Mahiet etAdam-le-Diable&|160;; viennent ensuite les Jacques, conduisantgarrottés le sire de Nointel et le chevalier de Chaumontel,demi-nus et désarmés. Mazurec-l’Agnelet, coiffé du casque duchevalier de Chaumontel, revêtu de sa cuirasse et de sa cotte demailles, armé de son poignard et de son épée, marche entreMahiet-l’Avocat d’armes et Guillaume. Celui-ci, s’arrêtant ausommet de la colline qu’ils venaient de gravir, et d’où l’ondécouvrait le pays à trois à quatre lieues à la ronde, grâce auxpremières lueurs de l’aube, s’écrie en désignant tour à tourdifférents points de l’horizon rougi par les flammes ou obscurcipar leurs noires fumées&|160;:

–&|160;Voyez-vous le château de Chivry, lechâteau de Bourgueil, le château de Saint-Prix, le château deMontsorin, le château de Villiers, le château de Rochemur&|160;? ettant d’autres, et tant d’autres&|160;! mis cette nuit à feu, à sacet à sang par des bandes de vassaux révoltés&|160;?… Entendez-vousle tocsin des villages appelant les serfs aux armes&|160;?… Il asonné toute la nuit, il sonne encore, ce tocsin&|160;! longtemps ilsonnera la vengeance de Jacques Bonhomme&|160;!… Écoutez…écoutez&|160;!

En effet, les tintements précipités descloches sonnant à toute volée dans une foule de villages disséminésau milieu des plaines et des bois arrivaient jusqu’au sommet de lacolline, apportés par la brise matinale. L’horizon, réverbérant lalueur des incendies qui dévoraient tant de manoirs féodaux,semblait en feu&|160;; les premiers rayons du soleil pouvaient àpeine pénétrer l’épaisseur de ces nuages sombres et ardents.

–&|160;Le coup d’œil vaut la musique&|160;! –dit Adam-le-Diable, prêtant l’oreille aux retentissements dutocsin. Puis, croisant ses mains derrière son dos, écartant lesjambes, se cambrant sur ses robustes reins, il embrasse d’un regardavide le rideau flamboyant des lointains incendies. – Les voilàdonc en feu, en ruines&|160;! ces fiers donjons cimentés du sang,de la sueur de notre race, et qui, pendant des cent et des centans, ont été l’effroi de nos pères&|160;! Ah&|160;! ah&|160;!ah&|160;! – ajoute le paysan avec un éclat de rire farouche, –combien, à cette heure, il doit se passer de choses lugubres dansces manoirs&|160;!… Quel dommage de n’entendre point d’ici les crisdes nobles dames forcées par Jacques Bonhomme&|160;! les cris desnobles hommes massacrés, torturés par Jacques Bonhomme&|160;! Enferet sang&|160;! cela manque à mon bonheur&|160;!…

–&|160;Consolons-nous, – reprend GuillaumeCaillet, – à cette heure, en Beauvoisis, en Laonnais, en Picardie,en Vermandois, en Champagne, partout enfin dans l’Île de France,Jacques Bonhomme fait de pareils feux de joie&|160;!…

–&|160;Je voudrais voir toutes les flammes, –dit Adam-le-Diable en hochant la tête, – je voudrais entendre tousles cris&|160;!

–&|160;Ah&|160;! – dit Mahiet avec uneamertume profonde, – si les cris des Gaulois nos pères, esclaves,serfs ou vassaux, morts martyrs depuis la conquête franque,pouvaient s’entendre à travers les âges… ah&|160;! si les cris denos mères, écrasées sous le servage, affamées par la misère,violentées par les seigneurs, pouvaient s’entendre à travers lesâges&|160;!… cet effroyable concert de malédictions, de hurlementsde douleur, de haine et de vengeance, arriverait du fond dessiècles jusqu’à nous&|160;!…

–&|160;Mon frère, reprend Mazurec-l’Agnelet,sombre et abattu, en hâtant le pas afin de devancer quelque peuAdam-le-Diable et Guillaume Caillet, et de se trouver un momentseul avec Mahiet, – tes paroles me donnent doublement honte demoi-même, maintenant que je sais, par toi, que nous sommes fils dumême père… Je l’avoue, cette nuit j’ai été lâche…

–&|160;Quand cela&|160;?…

–&|160;Lorsque j’ai eu entraîné la fiancée deConrad dans la chambre nuptiale…

–&|160;Explique-toi.

–&|160;La porte de la chambre refermée surnous, la belle Gloriande est tombée à genoux devant moi, les mainsjointes, elle a crié grâce&|160;! Ce cri m’a été, malgré moi, aucœur&|160;; je me suis dit&|160;: «&|160;Ma pauvre Aveline a dûcrier ainsi grâce… en suppliant mon seigneur de ne pas laviolenter… elle a dû souffrir tout ce qu’en ce moment souffre cettedamoiselle…&|160;» Cela m’a fait pitié… J’ai pleuré en pensant àAveline&|160;; j’ai oublié ma haine et ma vengeance… C’est unegrande lâcheté, n’est-ce pas, mon frère&|160;?…

–&|160;Achève…

–&|160;Tu ne me reproches pas malâcheté&|160;?

–&|160;Achève, frère, achève…

–&|160;La belle Gloriande, me voyant pleurer,a redoublé ses supplications&|160;; alors, je lui ai dit&|160;:«&|160;Dans ma condition de misérable serf, je n’avais qu’une joieau monde, l’amour d’Aveline-qui-jamais-n’a-menti… Elle a étéviolentée par mon seigneur, ton fiancé&|160;; puis, après des moisde douleur et de désespoir, elle est morte étouffée dans lesouterrain du bois de Nointel, au moment de mettre au jour le filsde sa honte… J’aurais le droit et le pouvoir de me venger surtoi&|160;; je ne le ferai pas… Il me semblerait dans tes cris, danstes larmes, voir les larmes, entendre les cris d’Aveline violentéepar son seigneur… C’est elle qui en toi me fait encore pitié… necrains rien de moi&|160;!…&|160;» La belle Gloriande a pris mesmains, elle les a baisées en pleurant… elle m’a supplié de lalaisser fuir par un passage secret&|160;; j’y ai consenti. Je suisresté dans la chambre songeant à Aveline… jusqu’au moment où l’on amis le feu au château. Guillaume et Adam ont cru qu’avant de pérircomme les autres dans les flammes, la fiancée de mon seigneur avaitété forcée par moi… non&|160;! je n’ai pas eu ce courage… Lavengeance ne m’aurait pas rendu mon bonheur perdu&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! pauvre frère&|160;! âmetendre&|160;! cœur généreux&|160;! – répond Mahiet, cruellementému, – toi que la nature avait fait Mazurec-l’Agnelet, etque la férocité de tes maîtres a faitMazurec-le-loup&|160;! tu étais né pour aimer, non pourhaïr… Hélas&|160;! tu dis vrai, la vengeance, si légitime qu’ellesoit, la vengeance ne rend pas le bonheur perdu&|160;!… La mortdont la loi punit le meurtrier ne rend pas la vie à savictime&|160;! la mort dont la loi punit le voleur ne rend pas àcelui qui a été volé l’argent qu’on lui a dérobé&|160;! mais ilfaut pourtant que le crime soit puni&|160;!… Pendant tant desiècles de servage, de torture, à quelle justice humaine ou divinenos pères ont-ils pu recourir&|160;? à qui pouvaient-ils s’adresserdans leur désespoir&|160;?… Dieu et les hommes étaientsourds&|160;!… À cette heure, l’implacable vengeance des Jacquesfrappe en un jour les descendants de ceux qui, d’âge en âge, ontfrappé notre race asservie&|160;!… C’est fatal&|160;: le malappelle le mal&|160;! la violence appelle la violence&|160;! lesang appelle le sang&|160;!… Qu’il retombe sur ceux qui lespremiers l’ont versé&|160;! En ces temps maudits, la clémenceserait, pour nos bourreaux, l’impunité&|160;!… – Puis, voyantAdam-le-Diable et Guillaume Caillet se rapprocher, Mahiet-l’Avocatd’armes ajoute tout bas&|160;: – Frère, que personne, sinon moi… nesache que tu as respecté Gloriande&|160;; il faut surtout queConrad, pour sa punition, croie au déshonneur de sa fiancée&|160;!…– S’adressant alors à Guillaume, qui venait de le rejoindre, Mahietdit&|160;: – Nous voici bientôt au pont de l’Orville,hâtons-nous…

*

**

Le soleil levant éclaire de ses rayons leseaux rapides de l’Orville, où, l’année précédente, Mazurec a étéprécipité lié dans un sac. L’on voit encore sur la berge les troncsdes vieux saules où les vassaux faits prisonniers après leurrévolte ont été pendus, le vent du matin courbe les roseaux àl’abri desquels Adam-le-Diable et Mahiet, cachés pendant lespréparatifs du supplice de Mazurec, avaient pu ensuite le retirerde l’eau.

Bientôt les Jacques arrivent au pont, letraversent et atteignent la grande prairie au milieu de laquelle aeu lieu le tournoi donné par leur seigneur, le sire deNointel&|160;; là, ils s’arrêtent. Grand nombre d’entre euxs’étaient trouvés spectateurs de la passe d’armes, puis du dueljudiciaire entre Mazurec et le chevalier de Chaumontel. Quelquespaysans, d’après les ordres de Guillaume Caillet, vont couper, àl’aide de leurs cognées, des pieux et des tiges de jeunes arbres aumoyen desquels ils établissent des barrières autour d’un espace detrente pieds carrés environ. Les Jacques se rangent et se pressentautour de ce champ clos improvisé.

Guillaume Caillet s’approche de ceux de seshommes qui amènent garrottés le sire de Nointel et le chevalier deChaumontel. Ce dernier est pâle, mais résolu&|160;; Conrad, abattu,découragé, s’abandonne à une terreur superstitieuse&|160;: il voitse réaliser la sinistre prédiction de son vassal, qui, l’annéeprécédente et au moment de son supplice, lui a dit&|160;:

«&|160;– Tu as forcé ma fiancée&|160;; tafiancée sera forcée&|160;!…&|160;»

Le sire de Nointel n’a conservé de ses richeshabits que son pourpoint et ses chausses de velours, déjà mispresque en lambeaux par les ronces du chemin&|160;; une sueurfroide colle ses cheveux à ses tempes. Guillaume Caillet luidit&|160;:

–&|160;L’an passé, ma fille a été jetée danston lit et par toi violentée&|160;; cette nuit, Mazurec t’a renduoutrage pour outrage… ma fille et tant d’autres victimes ont périd’une mort atroce dans le souterrain de la forêt de Nointel… Cettenuit ta fiancée et tant d’autres sont morts dans les souterrains duchâteau de Chivry, incendié par Jacques Bonhomme. Cela ne me suffitpoint… Mazurec t’a fait en public amende honorable parce que,furieux du déshonneur de sa fiancée, il t’avait injurié… Or, cettenuit, tu as injurié Mazurec, le traitant de truand, lorsqu’ilentraînait ton épousée… Tu vas faire devant Jacques Bonhomme amendehonorable aux pieds de Mazurec… Si tu refuses, – ajoute GuillaumeCaillet voyant son seigneur frapper du pied avec rage, – si turefuses… je te fais subir le supplice dont tant de fois tes vassauxont été victimes&|160;: deux jeunes arbres vigoureux serontcourbés, l’on t’attachera à l’un par les pieds, à l’autre par lesmains, et on laissera ensuite les baliveaux se redresser…

–&|160;J’ai vu mon compèreToussaint-Cloche-Gourde ainsi écartelé entre deuxbaliveaux de chêne&|160;! – dit Adam-le-Diable. – Je sais commenton s’y prend pour mener cette torture à bien… donc, dépêchons,choisis&|160;: l’amende honorable ou le supplice.

–&|160;Va, Conrad&|160;! – dit Gérard deChaumontel avec une dédaigneuse amertume, – subissons jusqu’au boutles avanies de ces manants&|160;; je te le répète, nous seronsvengés. Oh&|160;! bientôt le casque aura raison du bonnet de laine,et la lance de la fourche…

Conrad de Nointel, frissonnant d’épouvante àla menace de la torture, dit à Guillaume d’une voixrauque&|160;:

–&|160;Marche… je te suis… – Et se retournantvers son ami&|160;: – Gérard, ne me laisse pas seul.

–&|160;Je serai ton fidèle compagnon jusqu’àfin, – répond le chevalier. – Nous avons joyeusement vidé plusd’une coupe ensemble, nous mourrons ensemble&|160;!

Les deux nobles, conduits par les Jacques,arrivent au milieu de l’enceinte, autour de laquelle se pressentles vassaux révoltés&|160;; presque tous aussi avaient été témoinsde l’amende honorable de Mazurec. Celui-ci, revêtu de l’armure deGérard de Chaumontel, se tient debout, au milieu de la lice, appuyésur sa longue épée.

–&|160;À genoux&|160;! – dit Adam-le-Diable ausire de Nointel&|160;; et pesant de sa forte main sur l’épaule deson seigneur, il le fait tomber agenouillé devant le vassal. – Etmaintenant répète mes paroles&|160;:

–&|160;«&|160;Seigneur Jacques Bonhomme, jem’accuse et me repens humblement de m’être emporté en mauvaisesparoles contre vous, lorsque cette nuit vous entraîniez pour laviolenter ma noble fiancée, la belle Gloriande deChivry…&|160;»

Les éclats de rire, les moqueries, les huéesdes Jacques accueillent ces mots qui rappellent au sire de Nointella perte éternelle de son bonheur et l’outrage qu’il croit commissur la damoiselle qu’il adore&|160;; il s’affaisse sur lui-même,pousse un rugissement de douleur, et des larmes brûlantes tombentde ses yeux.

–&|160;M’est avis que voilà qui est assezaffreux, n’est-ce pas, seigneur de Nointel&|160;? songer que celleque l’on aimait a été forcée, – dit Guillaume Caillet. – Et puis…se voir obligé de demander à genoux pardon d’avoir voulu s’opposerà l’outrage qui désespère votre vie&|160;! C’est rude, n’est-cepas&|160;?… Interroge là-dessus Mazurec-l’Agnelet&|160;; la tortureque tu subis en ce moment, il l’a subie l’an passé à tes pieds…

–&|160;Allons, dépêchons&|160;! – reprendAdam-le-Diable, – dépêchons, noble sire&|160;! fais amendehonorable à genoux devant Jacques Bonhomme, sinon tu es écartelésur l’heure.

Le sire de Nointel ne répond que par unnouveau rugissement de fureur en se tordant sous ses liens.

–&|160;Conrad, – dit Gérard, – répète donc cesvaines paroles, cède à ces lâches truands&|160;: que peux-tu contrela force&|160;?

–&|160;Jamais, – s’écrie le sire de Nointelexaspéré&|160;; – plutôt souffrir mille morts&|160;! Demanderpardon à ce misérable serf… lorsqu’à mes yeux il a entraîné… mafiancée… ma belle et fière Gloriande… – Puis il éclate en sanglots,en cris de rage&|160;: – Sang et massacre&|160;! Tout à l’heurej’étais anéanti… maintenant j’ai l’enfer dans l’âme… Oh&|160;! sij’étais libre… je déchirerais ces manants avec les ongles, avec lesdents&|160;!

–&|160;Sire de Nointel, si tu fais vite amendehonorable aux genoux de Mazurec, je te mets ensuite une épée à lamain, – dit Mahiet-l’Avocat d’armes en s’approchant lentement. –Oui, je te promets de me battre avec toi, et si tu n’es pas pluscouard qu’un lièvre, tu mourras du moins en homme.

–&|160;Vrai&|160;! – balbutie Conrad dansl’égarement du désespoir et de la fureur, – tu me donneras uneépée&|160;!… je pourrai mourir en voyant couler le sang d’un devous… misérables serfs révoltés&|160;! Oh&|160;! du sang… j’en aisoif… j’en boirais&|160;!&|160;!…

–&|160;Alors dépêche, – répond Mahiet&|160;;et prenant l’épée nue que son frère Mazurec tenait à la main, il lajette sur le sol à peu de distance de Conrad, et mettant le piedsur la lame, il ajoute&|160;:

–&|160;Fais l’amende honorable… tu serasaussitôt délivré de tes liens&|160;; tu prendras cette épée, et tuboiras mon sang, si tu le peux, fils des Neroweg&|160;!

–&|160;Allons, beau sire, – reprendAdam-le-Diable s’adressant à Conrad, – allons, répète aprèsmoi&|160;: «&|160;Seigneur Jacques Bonhomme, je m’accuse et merepens humblement…&|160;» – Et s’interrompant. – Ne grince pointdes dents, haut et puissant seigneur… ces grincements te gênerontpour parler… Voyons, répète&|160;: «&|160;Seigneur JacquesBonhomme, je…&|160;»

«&|160;– Seigneur Jacques Bonhomme,&|160;» –répète Conrad de Nointel d’une voix strangulée par la colère etcouvant d’un œil ardent l’épée dont la vue seule lui donnait laforce d’accomplir cette expiation terrible, – «&|160;seigneurJacques Bonhomme, je m’accuse et me repens humblement…&|160;»

«&|160;– De m’être emporté de mauvaisesparoles contre vous, seigneur Jacques Bonhomme,&|160;» – poursuitAdam-le-Diable au milieu des nouveaux éclats de rire et des huéesdes Jacques, – «&|160;lorsque vous alliez forcer ma fiancée… labelle Gloriande de Chivry.&|160;»

–&|160;Non, non, jamais&|160;! – s’écrieConrad de Nointel en écumant, – jamais&|160;! je ne répéterai cesparoles infâmes&|160;!

Mahiet jette son casque loin de lui, déboucleson corset d’acier, dégrafe ses brassards, ôte son pourpoint debuffle et, ne gardant sur lui que la partie de son armure quicouvre ses cuisses et ses jambes, il écarte sa chemise, met sapoitrine à nu, et dit au sire de Nointel&|160;:

–&|160;Tiens, voilà de la chair à trouer, situ le peux… je suis déjà blessé à la cuisse… cela égalise pour toiles chances&|160;; de plus, je te jure de ne te frapper qu’à lapoitrine&|160;; oui, je te le jure, aussi vrai que, esclaves ouserfs, ceux de ma race se sont déjà rencontrés le fer à la main, àtravers les âges, avec tes aïeux&|160;; car tu l’as dit, fils desNeroweg, tu l’as dit au château de Chivry&|160;: – La révolte desserfs a toujours été fatale à ta famille&|160;! – Voilà pourquoi jeveux me battre avec toi… Ma poitrine est nue… je t’offre une épée…Dépêche donc ton amende honorable à Jacques Bonhomme.

–&|160;Ah&|160;! chien bâtard de cette vilerace gauloise conquise par mes ancêtres… je te tuerai&|160;! –s’écrie Conrad de Nointel presque délirant&|160;; et toujoursagenouillé aux pieds de Mazurec, il murmure d’une voixpantelante&|160;: «&|160;Je me repens, seigneur Jacques Bonhomme,de m’être… emporté en mauvaises paroles… contre vous… lorsque vousavez voulu… violer… ma fiancée…&|160;»

–&|160;«&|160;La belle Gloriande deChivry…&|160;» et prononce le nom distinctement, – repritAdam-le-Diable. – Allons vite…

–&|160;La belle… Gloriande… de… Chivry… –répète Conrad avec un sanglot déchirant.

–&|160;Va… haut, puissant et redouté seigneurde Nointel&|160;! va… Jacques Bonhomme te pardonne l’outrage qu’ilt’a fait&|160;! – répond Mazurec au milieu d’une nouvelle explosionde cris de triomphe et de huées méprisantes poussés par lesJacques.

–&|160;L’épée&|160;! l’épée&|160;! – crieConrad en se redressant livide, effrayant, les mains toujours liéesderrière le dos&|160;; et s’adressant à Mahiet&|160;: – Tu m’aspromis du sang… le tien… ou le mien… mais je veux mourir en voyantdu sang…

–&|160;Délivrez-le de ses liens, – ditl’Avocat d’armes tenant toujours sous son pied l’épée placée sur lesol et tirant la sienne.

Pendant que les Jacques délient les cordesdont est garrotté le seigneur de Nointel, le chevalier Gérard deChaumontel fait un pas vers son ami et lui dit&|160;:

–&|160;Adieu, Conrad… La fureur t’aveugle, tues affaibli par les fatigues de cette nuit… tu seras tué par cethercule… champion de son état… mais nous serons vengés.

–&|160;Moi&|160;! tué… – s’écrie le sire deNointel avec un éclat de rire effrayant. – Non, non, c’est moi quivais tuer ce chien bâtard… tu vas le voir tomber sous mescoups.

–&|160;Recommande toujours ton âme à messiresaint Jacques, – dit Gérard d’un ton pénétré&|160;; – soninvocation est sans égale dans les duels.

–&|160;Oh&|160;! j’invoquerai ma haine, –reprend Conrad en secouant ses bras qu’Adam-le-Diable allaitdébarrasser de leurs derniers liens&|160;; mais Mahiet fait signe àson compagnon de suspendre un moment encore la délivrance du sirede Nointel, et reprend d’une voix forte et recueillie ens’adressant aux révoltés&|160;:

–&|160;Frères… la vengeance de JacquesBonhomme est juste… il venge en un jour des sièclesd’asservissement, de misère, de douleur, subis par ses pères&|160;;en voulez-vous la preuve&|160;? Voici des faits puisés dans lalégende de ma famille&|160;; cette légende est aussi la vôtre… carelle est celle de tous ceux de notre race… Et toi, Conrad Neroweg,sire de Nointel, écoute aussi… tu comprendras notre haineimplacable contre la noblesse et la royauté.

Conrad tressaille dans ses liens&|160;; lesJacques se pressent silencieux et attentifs autour de l’Avocatd’armes&|160;; il continue ainsi&|160;:

–&|160;Il y a onze cents ans de cela… l’un demes aïeux, Scanvoch-le-Soldat, frère de lait deVictoria-la-Grande, la femme empereur, qui a préditl’affranchissement de la Gaule, Scanvoch-le-Soldat s’est battucontre l’un des chefs des hordes franques qui déjà menaçaientd’envahir la Gaule, notre mère-patrie&|160;; ce chef s’appelaitNeroweg-l’Aigle-Terrible… il était l’ancêtre du sire deNointel que voici… Deux siècles plus tard, les Francs, grâce à lacomplicité des évêques de Rome, avaient conquis la Gaule et réduitses habitants au plus cruel esclavage&|160;; depuis lors, notreterre est devenue la proie de nos conquérants&|160;; depuis lors,nous l’avons, à leur profit, arrosée de nos sueurs, de nos larmes,de notre sang… Aux premiers jours de cette conquête,Karadeuk-le-Bagaude, notre aïeul à Mazurec et à moi, unesclave révolté, s’est battu contre Neroweg, comte au paysd’Auvergne, comte de par le droit de la rapine et du meurtre. CeNeroweg avait soumis à une torture atroceLoysik-l’Hermite-Laboureur et Ronan-le-Vagre,fils de Karadeuk-le-Bagaude. Bagaudie et Vagrerie étaient laJacquerie de ce temps-là… Vagres et Bagaudes se vengeaient déjàcomme les Jacques de l’oppression des seigneurs d’origineétrangère&|160;; le comte Neroweg est tombé sous la hache deKaradeuk… Enfin, il y a près de trois cents ans, un autre de mesaïeux, Dèn-Braô-le-Maçon et plusieurs serfs, sescompagnons de travail, ont été enterrés vifs par un Neroweg&|160;V,sire de Plouernel au pays de Bretagne. Ce noble homme enterraitainsi avec Dèn-Braô le secret de la construction d’un passagesouterrain conduisant à son manoir féodal. Le fils de Dèn-Braô,resté serf de la seigneurie de Plouernel, s’appelaitFergan-le-Carrier. Neroweg&|160;VI enleva le fils deFergan, afin de faire servir cet enfant aux sanglants sortilègesd’une magicienne. Fergan put délivrer son fils&|160;; mais il vitle supplice de deux de ses parents&|160;:Bezenecq-le-Riche et Isoline sa fille. Imposé àune énorme rançon par Neroweg&|160;VI et hors d’état de la payer,Bezenecq périt au milieu d’affreux tourments&|160;; Isoline, témoinde la torture de son père, et violentée dans son cachot par l’undes fils de Neroweg&|160;VI, devint folle de terreur&|160;; ellemourut sous les yeux de Fergan-le-Carrier, il creusa sa fosse. Vintle temps des croisades… Fergan retrouva seul à seul son seigneur aufond des déserts de Syrie. Il pouvait le tuer par surprise&|160;;il lui proposa le combat… Enfin, il y a un an, mon frèreMazurec-l’Agnelet a vu sa fiancée déshonorée par toi, sirede Nointel, fils des Neroweg, après quoi tu as contraint mon frèrede faire amende honorable à tes pieds, puis de se battre demi-nucontre le chevalier de Chaumontel armé de toutes pièces. Mazurec,vaincu dans cette lutte inégale, condamné à être noyé dans un sac,périssait sans Adam-le-Diable et moi&|160;: nous l’avons retiré dela rivière… Enfin, Aveline-qui-jamais-n’a-menti a péri d’une mortaffreuse par les ordres de ton bailli… L’histoire des maux de mafamille, c’est l’histoire des maux de notre race à nous tous quisommes ici… oui, c’est l’histoire de notre race asservie, oppriméepar la tienne depuis tant de siècles&|160;! oui, parmi ces milliersde vassaux révoltés qui à cette heure courent aux armes, il n’enest pas un dont la famille n’ait souffert ce que la mienne asouffert&|160;! notre légende est la leur&|160;! Comprends-tumaintenant le trésor de haine, de vengeance accumulé de siècle ensiècle dans l’âme navrée de Jacques Bonhomme&|160;? Comprends-tuque d’âge en âge les pères aient légué à leurs enfants cette haine,seul héritage que leur laissa la servitude&|160;? Comprends-tu quele vassal a un terrible compte à régler avec son seigneur&|160;?Comprends-tu que Jacques Bonhomme soit à son tour sans merci nipitié&|160;? Comprends-tu, enfin, que si, en ce moment, au lieu deme battre contre toi, je t’assommais dans tes liens comme un louppris au piège, ce serait justice&|160;? Justice incomplète&|160;!tu n’as qu’une vie… et ils sont innombrables les fils de la vieilleGaule morts victimes des Franks conquérants&|160;!…

Ces dernières paroles furent suivies d’uneexplosion de fureur des Jacques, exaspérés contre le sire deNointel&|160;; ils sentaient que la légende de la famille de Mahietétait la légende du martyre séculaire de Jacques Bonhomme.

–&|160;À mort notre seigneur&|160;!… à mortsans combat&|160;!… – répètent les paysans insurgés&|160;; – oui,oui, à mort comme un loup pris au piége&|160;!…

–&|160;Vassal, j’ai ta parole&|160;; tu asjuré de te battre&|160;!… – s’écrie Conrad de Nointel, s’adressantà l’Avocat d’armes et tremblant d’être tué sans bataille et deperdre la chance d’assouvir sa rage&|160;; aussi ajoute-t-ilpresque malgré lui&|160;: – À quoi bon parler ici du passé&|160;?est-ce que je suis solidaire des actes de mes ancêtres&|160;?

–&|160;Ah&|160;! les voilà bien ces seigneursfranks&|160;! – répond Mahiet avec mépris&|160;; – ils conserventorgueilleusement leur généalogie dans leurs cartulaires&|160;; ilssont fiers de prouver, charte en main, que leur noble familleremonte au temps de la conquête de la Gaule&|160;; que leurs aïeuxcomptaient parmi les leudes de Clovis… ce bandit sacré par l’Églisede Rome… Ils se pavanent de l’antiquité de leur noblesse etrépudient les crimes qui l’ont fondée, cette noblesse&|160;!…Ah&|160;! tu répudies les actes de tes ancêtres&|160;? Tu reniesdonc ta race&|160;?

–&|160;Moi&|160;! – s’écrie Conrad de Nointel.– Ah&|160;! ton épée entrerait dans ma gorge, que jusqu’à la fin jeme dirais fier d’appartenir à la race guerrière qui vous a tenus etvous tiendra sous le fouet et le bâton, misérables serfs&|160;!… Jele jure par la noblesse de mes aïeux, en mourant, je vouscracherais encore à la face&|160;!…

Mahiet contient du geste une nouvelleexplosion de fureur des Jacques, et dit à Adam-le-Diable&|160;:

–&|160;Délivre ce noble seigneur de sesderniers liens… Une fois de plus, à travers les âges, un fils deJoel et un fils de Neroweg vont se mesurer l’épée à lamain&|160;!…

–&|160;Puisse notre descendance se rencontrerencore avec la tienne pour son malheur&|160;! – répond d’une voixsourde Conrad de Nointel. – La branche aînée de ma famille habiteses domaines d’Auvergne… et le frère de mon père a plusieursfils&|160;!

–&|160;Commençons par toi, – dit Mahiet endégainant. – C’est un combat à mort sans merci ni pitié&|160;!…

–&|160;Et moi aussi, frère, je serai sanspitié ni merci pour ce lâche voleur, cause de tous mes maux&|160;!– s’écrie Mazurec-l’Agnelet en montrant du poing Gérard deChaumontel&|160;; et il ajoute&|160;: – Adam, délie-lui lesmains&|160;; il y a de la place ici pour se battre deux contredeux. À mon frère notre sire… à moi ce chevalier larron… Donne-moiune fourche, Adam-le-Diable&|160;; la fourche est la lance deJacques Bonhomme&|160;!

Gérard de Chaumontel, délivré de ses liens etseulement vêtu de sa chemise et de ses chausses, reçoit deGuillaume Caillet un bâton pour se défendre, et est poussé par Adamen face de Mazurec&|160;; celui-ci, protégé de la tête aux piedspar l’armure de fer du chevalier, qu’il lui a enlevée, tient à lamain une longue fourche à trois pointes acérées.

–&|160;Avance donc, double larron&|160;! – ditMazurec&|160;; – faut-il que j’aille à ta rencontre&|160;?

Le chevalier, blanc d’effroi et poursuivi deshuées des Jacques, serre des deux mains son bâton et répond entâchant de sourire avec dédain&|160;: – Attends, attends&|160;; leshérauts d’armes n’ont pas encore donné le signal…

Conrad de Nointel, dont les bras ont étédéliés, accourt et se baisse vers la terre afin de saisir l’épéeque Mahiet tient toujours sous son pied.

–&|160;Un moment&|160;! – dit l’Avocat d’armesen pesant toujours sur le glaive. – Seigneur de Nointel,regarde-moi en face… si tu l’oses&|160;!

Conrad se relève, attache ses yeux étincelantssur son adversaire et lui dit d’une voix sourde&|160;: – Queveux-tu&|160;?

–&|160;Je veux, beau sire, t’aiguillonner aucombat&|160;; je me défie de ton courage, car tu as fui lâchement àla bataille de Poitiers. Tout à l’heure, tu m’as traité de vilesclave bon pour le fouet et le bâton&|160;?…

–&|160;Et je le répète, – dit Conrad, pâle derage, – je le répète, vil truand&|160;!

–&|160;Tiens, voici pour cet outrage&|160;! –répond Mahiet, souffletant le visage livide du sire de Nointel. –Ce soufflet est l’aiguillon que je t’ai promis… Serais-tu pluscouard qu’un lièvre, la fureur maintenant te tiendra lieu decourage, – ajoute-t-il en faisant un bond en arrière pour se mettreen défense. Conrad de Nointel, exaspéré, s’élance l’épée haute surl’Avocat, au moment où Gérard de Chaumontel, armé de son bâton,reculait prestement hors de portée de la fourche de Mazurec.

–&|160;Infâme larron&|160;! – crie le vassalcourant sus au chevalier en brandissant sa fourche, – j’étais plusbrave que toi, quand je te combattais malgré ton armure de fer, talance et ton épée… Je me suis jeté sous les pieds de ton cheval etje t’ai pris corps à corps&|160;!…

–&|160;Mes Jacques, – dit Adam-le-Diable,voyant le chevalier de Chaumontel reculer à chaque pas de Mazurec,– croisons nos faux derrière ce chevalier de la couardise&|160;; iltombera sur nos fers s’il veut échapper à la fourche deMazurec.

Les Jacques suivent le conseil d’Adam&|160;;et Gérard de Chaumontel, au moment où Mazurec se précipite sur luisa fourche en arrêt, voit derrière lui s’élever un redoutablecercle de faux menaçantes.

–&|160;Lâches manants&|160;! – s’écrie lechevalier, – vous abusez de votre force&|160;!

–&|160;Et toi, beau sire, – répondAdam-le-Diable en éclatant de rire, – n’abusais-tu pas de la tienneen combattant à cheval et armé de toutes pièces contre Mazurecdemi-nu, n’ayant qu’un bâton pour se défendre&|160;?

Pendant que ceci se passait, le sire deNointel chargeait Mahiet avec impétuosité. Rendu très-dextre aumaniement de l’épée par l’habitude des tournois, jeune, agile,vigoureux, il porte plusieurs coups très-adroits à l’Avocatd’armes&|160;; celui-ci les pare en gladiateur consommé, disantavec mépris&|160;:

–&|160;Savoir si bien se servir d’une épée, etfuir piteusement à la bataille de Poitiers&|160;! triplehonte&|160;!…

En cet instant, Mahiet, par une brusqueretraite de corps, évite l’épée de Conrad de Nointel, ripostevigoureusement, atteint son adversaire à l’épaule, et, à son grandétonnement, le voit soudain rouler sur le sol, raidir ses membreset rester immobile.

–&|160;Quoi&|160;? – dit l’Avocat d’armes enbaissant son épée, – mort pour si peu&|160;?

–&|160;Mon frère, défie-toi… c’est peut-êtreune ruse&|160;!… – s’écrie Mazurec, à qui Gérard de Chaumontelvient enfin d’asséner un si furieux coup de bâton, qu’il se briseen éclats sur le casque de fer du vassal. – Sans ce casque, j’étaisassommé. Oh&|160;! c’est une bonne coutume pour vous, sireschevaliers, de vous battre ainsi armés contre Jacques Bonhommedemi-nu&|160;! – dit Mazurec. Et quoique ébranlé du choc, ilenfonce sa fourche jusqu’au manche dans le ventre du chevalierlarron&|160;; celui-ci tombe en blasphémant. Et Mazurec répète, àla vue de Conrad immobile sur le sol&|160;: – Mon frère,défie-toi&|160;; c’est une ruse&|160;!

En effet, Mahiet, surpris de la chute de sonadversaire, se courbait vers lui, lorsque le sire de Nointel seredresse brusquement sur son séant, se cramponne d’une main auxjambes de l’Avocat d’armes, et, tenant de son autre main une courtedague jusqu’alors cachée dans ses chausses, il tâche de percer leflanc de son ennemi, qui, saisi par les jambes, perdl’équilibre.

–&|160;Ah&|160;! vipère&|160;! – dit Mahiet,laissant échapper malgré lui son épée en tombant sur le corps deConrad, dont il peut à temps maîtriser le bras, – j’avais l’œil auguet… ta mort était feinte&|160;!… – Et, arrachant la dague desmains du sire de Nointel, il la lui plonge dans la poitrine endisant&|160;: – Meurs donc, fils des Neroweg&|160;! tu auras ététraître jusqu’à la fin&|160;!…

–&|160;Gérard… – murmure Conrad d’une voixagonisante, – J’ai… eu tort de forcer… la femme de ce vassal…Oh&|160;!… Gloriande… Gloriande&|160;!&|160;!

Et le seigneur de Nointel expire au milieu descris de joie de ses vassaux.

–&|160;Je garde cette dague au pommeau armoriédu blason des Neroweg, – dit Mahiet en retirant du corps de Conradl’arme ensanglantée&|160;; – elle augmentera les reliques de notrefamille&|160;!

À peine Mahiet s’est-il éloigné du cadavre dusire de Nointel, que ses vassaux, tant de fois victimes de sacruauté, se précipitent dans l’arène, et, à coups de faux, defourches, de haches, s’acharnent sur ses restes encore pantelants,et les mutilent avec une furie sauvage, tandis qu’Adam-le-Diable,aidé de deux Jacques, relevait le chevalier de Chaumontel, encorevivant quoique mortellement blessé par le coup de fourche deMazurec.

–&|160;Donnez le sac et la corde&|160;! – ditAdam. L’un des paysans apporte un sac dont il s’était précautionnéau château de Chivry. Le corps sanglant du chevalier Gérard deChaumontel est ensaqué&|160;; sa tête cadavéreuse sort seule de celinceul. Les Jacques le chargent sur leurs épaules, et se dirigentvers le pont de l’Orville.

–&|160;Rappelle-toi ma prédiction, – ditMazurec au chevalier avec un sourire sinistre. – Il y a un an, tume faisais noyer… je t’ai prédit que tu serais noyé&|160;!

Gérard de Chaumontel pousse des gémissementslamentables&|160;; une terreur superstitieuse succédant à sonaudace, il murmure d’une voix défaillante&|160;:

–&|160;Messire saint Jacques, ayez pitié demoi… messire saint Jacques, intercédez pour moi… auprès du SeigneurDieu et de tous ses saints… Je suis puni justement… J’avais volé labourse de ce vassal… Seigneur… Seigneur… mon Dieu, ayez pitié demoi&|160;!

Les paysans arrivent sur le pont de l’Orville,transportant le corps du chevalier de Chaumontel, garrotté dans lesac&|160;; il est précipité dans la rapide et profonde rivière, auxacclamations frénétiques des Jacques.

–&|160;Ainsi périssent nos seigneurs, noyés,brûlés, massacrés&|160;! Ils ont fait noyer, brûler, massacrer, nosfrères&|160;! – s’écrie d’une voix tonnante Guillaume Cailletdebout sur le pont, ayant à ses côtés Mazurec etMahiet-l’Avocat.

–&|160;À mort, nos seigneurs&|160;! – répètentles Jacques d’une seule voix. – Que pas un n’échappe&|160;!

–&|160;Femmes, enfants… massacronstout&|160;!

–&|160;Pas de pitié pour eux&|160;!

–&|160;Ils ont brûlé nos femmes, nos enfants,dans le souterrain de la forêt de Nointel&|160;!

–&|160;À mort… à mort&|160;!

*

**

Mahiet, du haut du pont où sont massés lespaysans, aperçoit au loin un cavalier arrivant à toute bride, lereconnaît bientôt et s’écrie&|160;:

–&|160;Rufin-Brise-Pot&|160;!

L’Avocat d’armes court au devant de l’écolierque suivent à une assez grande distance plusieurs groupesd’insurgés. Rufin, saute à bas de son cheval et dit àMahiet&|160;:

–&|160;J’ai appris par les paysans que jeprécède qu’il y avait ici un grand rassemblement de Jacques,j’espérais te trouver parmi eux, sinon j’aurais battu le pays, afinde te remettre une lettre de maître Marcel… la voilà…

Mahiet prend la missive avec empressement, etpendant qu’il la lit, Rufin-Brise-Pot lui dit&|160;:

–&|160;Par Jupiter&|160;! la compagnie d’unehonnête femme porte vraiment bonheur&|160;! Quand j’avaisMargot-la-Savourée sous le bras, il m’arrivait toujoursmalencontre, tandis que rien n’a été plus heureux que mon voyageavec cette charmante Alison-la-Vengroigneuse, qui, je le crains, nevengroigne qu’à l’endroit de Cupido&|160;! Nous sommes arrivés àParis sans encombre, et dame marguerite a parfaitement accueilliAlison. Ah&|160;! mon ami, j’idolâtre cette divinecabaretière&|160;! Fi… le vilain mot&|160;! Non, non, cetteHébé&|160;! Hébé n’était-elle point la cabaretière olympique&|160;!Ah&|160;! si Alison m’acceptait pour époux, nous fonderions uneagréable taverne, particulièrement destinée aux écoliers del’Université. L’enseigne serait splendide, on lirait des vers grecset latins en manière d’appel aux buveurs&|160;; de ces vers voicile sens&|160;: – De même que messire Bacchus peut…

Mahiet interrompt l’écolier et lui ditvivement après avoir lu la lettre d’Étienne Marcel&|160;:

–&|160;Rufin, je retourne à Paris avectoi&|160;; tu me prendras en croupe. Le prévôt des marchands a desordres à me donner&|160;; Mazurec est vengé, partout les Jacques sesoulèvent, selon ce que Marcel a appris par des gens arrivés desprovinces&|160;; il faut maintenant mettre à profit et diriger cemouvement formidable… Attends-moi là pendant quelques instants, jereviens.

Et Mahiet, retournant vers Guillaume Caillet,Mazurec et Adam-le-Diable, les prend à l’écart et leurdit&|160;:

–&|160;Marcel me rappelle près de lui&|160;;le régent s’est retiré à Compiègne&|160;; il a mis Paris hors laloi, et se dispose à marcher, à la tête des troupes royales, contrecette cité&|160;; on l’attend, il y sera, de par Dieu, bienreçu&|160;! Toutes les villes de communes, Meaux, Amiens, Laon,Beauvais, Noyon, Senlis, sont en armes&|160;; partout lespaysans s’insurgent, les bourgeois, les corporations de métierss’allient à eux. Le roi de Navarre est capitaine général deParis&|160;; cet homme mérite son nom de Mauvais, maisc’est un puissant instrument. Marcel le brisera s’il dévie de labonne voie et ne s’incline pas devant la souveraineté populaire…L’heure de l’affranchissement de la Gaule a enfin sonné… Mais pourmener l’œuvre à bonne fin, il faut régulariser la Jacquerie&|160;;ses bandes éparses, après avoir fait justice des seigneurs, doiventse rallier, se discipliner et former une armée capable de combattrecelle du régent d’abord, et les Anglais ensuite&|160;; écrasons nosennemis du dedans, et après ceux du dehors…

–&|160;C’est juste, – dit Guillaume Cailletpensif&|160;; – dix bandes éparses ne peuvent pas grand’chose, dixbandes réunies peuvent beaucoup. Je suis connu en Beauvoisis&|160;;nos Jacques me suivront où je les conduirai. L’extermination desseigneurs achevée, nous tomberons sur les Anglais… vermine quironge le peu que la seigneurie nous laisse…

–&|160;Oh&|160;! les Anglais&|160;! la tueried’hier me met en goût&|160;! – s’écrie Adam-le-Diable enbrandissant sa faux. – Nous les faucherons jusqu’au dernier…

–&|160;Et la moisson sera belle… si nousfauchons avec ensemble, – reprend Mahiet. – Meaux, Senlis,Beauvais, Clermont, attendent les Jacques&|160;; leurs portesseront ouvertes aux paysans&|160;; ils trouveront là des vivres etdes armes…

–&|160;Du fer et du pain&|160;! rien deplus&|160;! – dit Guillaume Caillet. – Ensuite… quel est le projetde Marcel&|160;?

–&|160;Ces villes fortes, occupées par lesJacques et par la bourgeoisie armée, tiendront en échec les troupesdu régent dans cette province, – répond Mahiet. – Les autrescontrées s’organiseront pareillement… Maintenant écoute bien ceci…ce sont les instructions que me donne Marcel. Le roi de Navarre estdes nôtres parce qu’il espère, avec l’appui du parti populaire,détrôner le régent&|160;; il occupe Clermont avec ses troupes, ildoit de là se rendre sous les murs de Paris, pour y attendrel’armée royale&|160;; il a besoin de renfort. Marcel se défie delui&|160;; rallie toutes les bandes des Jacques, et rends-toi àClermont à la tête d’une force de sept à huit mille hommes&|160;;tu pourras ainsi sans crainte te joindre à Charles-le-Mauvais, dontil faut toujours se méfier&|160;; mais sa troupe ne comptantqu’environ deux mille gens de pied et cinq cents cavaliers, elleserait, en cas de trahison, écrasée par les Jacques, trois ouquatre fois supérieurs en nombre&|160;!

–&|160;C’est entendu, – reprend GuillaumeCaillet après avoir attentivement écouté l’Avocat d’armes. – Et deClermont… marcherons-nous droit sur Paris&|160;?

–&|160;Aussitôt après ton arrivée à Clermont,tu recevras de nouvelles instructions de Marcel. Dompter laseigneurie, détrôner le régent, chasser l’étranger de notre sol,tel est le but du prévôt des marchands. La campagne terminée,l’heure de l’affranchissement de Jacques Bonhomme sera venue&|160;:délivré de la tyrannie des seigneurs, des pilleries des Anglais,libre, heureux, paisible, enfin, il jouira des fruits de ses rudeslabeurs, et goûtera sans crainte les douces joies de la famille…Oui… toi Guillaume, toi Adam, toi Mazurec, et tant d’autres,hélas&|160;! frappés dans leurs plus chères affections, vous aurezété les derniers martyrs des seigneuries et les vengeurs, leslibérateurs de notre race…

–&|160;Mahiet… quoi qu’il arrive maintenant,vainqueur ou vaincu, je peux mourir, ma fille est vengée, – répondGuillaume Caillet. – Je te promets de conduire plus de dix millehommes sous les murs de Clermont&|160;; le sang des seigneurs,l’incendie de leurs châteaux, marqueront la route des Jacques…Maintenant, dis-moi où je te reverrai&|160;?

–&|160;À Clermont, je t’apporterai là lesinstructions de Marcel&|160;; il me rappelle à Paris&|160;; j’yretourne, – répond Mahiet. – Et serrant Mazurec entre ses bras, –Adieu, mon frère… mon pauvre frère… adieu… et à bientôt… Guillaume,je le laisse auprès de toi… veille sur lui.

–&|160;Je l’aime comme j’aimais, mafille&|160;! Nous parlerons d’elle… et nous combattrons en hommesqui ne tiennent plus à la vie&|160;!

Mahiet, après ses adieux à son frère, sedirige en toute hâte vers Paris, prenant en croupeRufin-Brise-Pot&|160;; les Jacques, dont le nombre grossit à chaqueinstant, se préparent à marcher sur Clermont, où se trouvait alorsCharles-le-Mauvais, roi de Navarre.

*

**

Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, occupait,à Clermont en Beauvoisis, le château des comtes de ce pays, vasteédifice, dont l’une des tours dominait la place dite «&|160;duFaubourg.&|160;» Le premier étage de ce donjon, éclairé parune longue et étroite fenêtre ogivale, formait une vaste sallecirculaire&|160;; là était assis auprès d’une tableCharles-le-Mauvais&|160;; le jour venait à peine de paraître, leprince disait à l’un de ses écuyers&|160;:

–&|160;A-t-on fini de dresserl’échafaud&|160;?

–&|160;Oui, sire… vous pouvez le voir d’icipar la fenêtre…

–&|160;Et les bourgeois… quellecontenance&|160;?

–&|160;Ils sont consternés, toutes lesboutiques sont closes, personne ne circule dans les rues.

–&|160;Et le populaire&|160;?… lescorporations des métiers&|160;?

–&|160;Sire, depuis l’exécution d’hier, il nereste guère de menues gens…

–&|160;Mais enfin ce qui reste&|160;?

–&|160;Ce qui reste est consterné, épouvanté,comme la bourgeoisie.

–&|160;Néanmoins, que mes Navarrais fassentbonne garde aux portes de la ville, aux remparts et dans les rues,qu’ils tuent sans miséricorde tout bourgeois, manant ou artisan,qui oserait mettre le nez hors de chez lui ce matin.

–&|160;L’ordre est déjà donné, sire&|160;; ilsera exécuté.

–&|160;Et les chefs de ces mauditsJacques&|160;?

–&|160;Toujours impassibles, sire.

–&|160;Sang du Christ&|160;! il faudra bienqu’ils remuent tout à l’heure… L’on s’est procuré untrépied&|160;?

–&|160;Oui, sire.

–&|160;Que tout soit prêt pour sept heuressonnant.

–&|160;Tout sera prêt, sire.

Charles-le-Mauvais réfléchit un instant, etdit en montrant une médaille émaillée de son chiffre, placée prèsde lui sur une table&|160;:

–&|160;L’homme arrêté cette nuit, aux portesde la ville, et qui m’a envoyé cette médaille par l’un de mesarchers, est-il arrivé&|160;?

–&|160;Oui, sire… on vient de l’amener désarméet garrotté selon vos ordres… Il est gardé à vue dans la sallebasse.

–&|160;Qu’on l’introduise ici…

L’écuyer sort, Charles-le-Mauvais se lève deson siège, s’approche de la fenêtre donnant sur la place où estdressé l’échafaud, et après l’avoir entr’ouverte afin de regarderau dehors, il la referme et revient s’asseoir près de la table, leslèvres contractées par un sourire sinistre. À ce moment, l’écuyerrentre précédant des archers entre lesquels marche Mahiet-l’Avocatd’armes, les mains liées derrière le dos, les traits enflammés decourroux. Charles-le-Mauvais fait un signe à l’écuyer&|160;;celui-ci s’éloigne avec les Navarrais&|160;; le prince et Mahietrestent seuls.

–&|160;Sire, je suis victime d’une méprise oud’une indigne trahison&|160;! – s’écrie l’Avocat d’armes. – Jedésire pour votre honneur qu’il y ait méprise…

–&|160;Il n’y a point de méprise.

–&|160;Alors c’est trahison&|160;! medésarmer&|160;! me garrotter&|160;!… moi, porteur de la médailleque je vous ai fait remettre avec un billet constatant que j’étaisenvoyé près de vous par maître Marcel&|160;! C’est trahison,sire&|160;! indigne félonie, vous dis-je…

–&|160;Il n’y a dans tout ceci ni méprise, nifélonie.

–&|160;Qu’est-ce donc alors&|160;?

–&|160;Une simple mesure de prudence, – répondfroidement Charles-le-Mauvais, et il ajoute&|160;: – Tu as signé talettre, Mahiet-l’Avocat d’armes… C’est ton nom et taprofession&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Marcel t’envoie près de moi&|160;?

–&|160;Je vous l’ai dit et prouvé en vousfaisant parvenir cette médaille.

–&|160;Quel est le but de tonmessage&|160;?

–&|160;Vous le saurez lorsque vous m’aurezfait délivrer de mes liens.

–&|160;Tes liens ne te lient point la langue…ce me semble&|160;?

–&|160;Ils lient ma dignité…

–&|160;C’est subtil… mais prends garde, lesinstants sont précieux, ton message est sans doute important… saréussite peut être compromise par ton silence prolongé.

–&|160;Sire, je venais à vous, sinon en ami,du moins en allié, vous me traitez en ennemi, vous n’aurez pas unmot de moi&|160;; maître Marcel me saura gré de ma réserve…

–&|160;Soit… – dit Charles-le-Mauvais&|160;;et il frappe sur un timbre. À ce bruit, son écuyer rentre, leprince lui dit&|160;: – Que l’on reconduise cet homme hors de laville, et que les portes soient refermées sur lui.

Mahiet fait un mouvement, réfléchit&|160;; et,après quelque hésitation, il reprend&|160;: – Donc, je parlerai, sioutrageant que soit votre accueil envers un envoyé de Marcel.

L’écuyer sort de nouveau à un signe du roi deNavarre, et celui-ci dit à Mahiet&|160;: – Parle… quel est tonmessage&|160;?

–&|160;Maître Marcel m’a chargé de voussignifier, sire, qu’il est temps, plus que temps pour vous,d’ouvrir la campagne&|160;; l’armée du régent marche sur Paris,tous les vassaux sont soulevés en armes&|160;; de nombreusestroupes de Jacques, comme ils s’appellent en souvenir dunom insultant que leur donnait la seigneurie, doivent être enmarche sur Clermont pour se joindre à vous… Je suis même surpris dene pas trouver les Jacques ici…

–&|160;Par quelle porte es-tu entré dansClermont&|160;?

–&|160;Par la porte du chemin de Paris. Ilfaisait encore nuit lorsque je suis arrivé dans cette ville et queje vous ai dépêché l’un des archers qui m’ont arrêté.

–&|160;Pendant que tu attendais ma réponse, tun’as causé avec aucun soldat&|160;?

–&|160;Non&|160;; l’on m’a laissé seul etenfermé dans l’une des tourelles du rempart.

–&|160;Continue…

–&|160;Maître Marcel veut connaître quel seravotre plan de campagne lorsque vos troupes seront renforcées dehuit à dix mille Jacques qui, d’un moment à l’autre, arriveront àClermont.

–&|160;Nous parlerons de ceci tout à l’heure…Quel est l’état des esprits à Paris&|160;?

–&|160;Les adversaires de Marcel, partisans durégent, s’agitent fort&|160;; ils tâchent d’égarer la population enimputant à la révolte tous les maux dont souffre la cité. Destroupes royales s’étaient emparées d’Étampes et de Corbeil, afind’empêcher les arrivages de grains et d’affamer Paris&|160;; Marcels’est mis à la tête des milices bourgeoises et, après un combatmeurtrier, il a repoussé les royaux et assuré la subsistance deParis. Mais les adversaires du prévôt des marchands redoublentleurs sourdes menées, afin d’amener une partie de la bourgeoisie àrepentance envers le régent&|160;; le peuple, plus habitué auxprivations, se résigne&|160;; toujours plein de foi dans un avenirqui doit l’affranchir, il ne défaille ni dans son énergie ni dansson dévouement à Marcel, surtout depuis que la nouvelle dusoulèvement des Jacques est parvenue à Paris. Les vassaux de toutela vallée de Montmorency sont insurgés, ainsi que les… – Mais,s’interrompant, Mahiet ajoute&|160;: – Pour Dieu, sire&|160;!faites-moi délivrer de ces liens… ils sont une honte pour moi etpour vous…

–&|160;À cette honte, je me résigne&|160;;imite-moi… Tu disais donc que les partisans du régents’agitent&|160;? Le Maillart doit être parmi les meneurs de cemouvement&|160;?

–&|160;Non… pas ouvertement du moins. Leschefs avoués du parti de la cour sont de nobles hommes&|160;; entreautres le chevalier de Charny et le chevalier Jacques de Pontoise.Donc, sire, il faut agir promptement, résolument. Votre chance derégner est grande si vous venez au secours des Parisiens&|160;;combattez les troupes du régent, utilisez, selon les vues de maîtreMarcel, le puissant concours que vous offre la Jacquerie&|160;!l’élan de cette révolte peut sauver la Gaule&|160;! Les paysansn’ont pas, après les seigneurs, d’ennemis plus implacables que lesAnglais. Le but de Marcel en appuyant l’insurrection des Jacques,en organisant leurs bandes, est surtout de les lancer en massecontre les Anglais au nom de la patrie ravagée par leurs bandes, etde repousser enfin l’étranger de notre sol. Le triomphe est certainsi l’on profite de l’exaltation des Jacques en la dirigeant vers cebut sacré&|160;: le salut et la délivrance du pays&|160;! Voilàpourquoi, sire, maître Marcel a voulu opérer la jonction desJacques avec les forces dont vous disposez.

–&|160;Oh&|160;! oui, – reprendCharles-le-Mauvais avec un sourire sardonique, – notre ami Marcelavait bien judicieusement choisi mes auxiliaires.

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;?…

–&|160;Ce que je veux dire&|160;?…Attends…

Le roi de Navarre frappe de nouveau sur untimbre&|160;; l’écuyer reparaît et sort après avoir attentivementécouté quelques mots que le prince lui dit à l’oreille.

–&|160;Sire, – dit Mahiet, – voici bien desmystères et des chuchotements&|160;; se trame-t-il quelque nouvelletrahison contre moi&|160;?

–&|160;Bon… – reprend Charles-le-Mauvais enhaussant les épaules, – folle est ton idée&|160;!… Je désireseulement me précautionner afin que notre entretien reste calme etmesuré comme il convient.

–&|160;Sire, ai-je donc manqué jusqu’ici decalme et de mesure&|160;?

–&|160;Jusqu’ici… non… mais tout à l’heure, ilse pourrait que ta modération fût mise à une rude épreuve… etje…

La rentrée de deux écuyers jeunes et robustes,accompagnant le confident de Charles de Navarre, interrompt lesdernières paroles de ce prince&|160;; et avant que Mahiet, dont lesmains étaient déjà liées, ait pu faire un mouvement, il estterrassé malgré son énergique résistance, car d’un coup de pied ilenvoie rouler un des écuyers à dix pas de lui&|160;; ce que voyant,Charles-le-Mauvais s’écrie&|160;:

–&|160;Tudieu&|160;! mon Hercule&|160;!…quelle vigueur d’athlète&|160;!… Ai-je tort de me précautionnercontre les suites de notre entretien, malgré tes assurances derester calme et mesuré&|160;?

Les trois écuyers, revenant à la charge contrel’Avocat d’armes, parviennent, non sans peine, à garrotter sesjambes aussi étroitement que ses bras, après quoi le roi de Navarreleur dit&|160;:

–&|160;Placez le messire envoyé sur ce siège,près de la fenêtre&|160;; il se tiendra assis ou debout à sa guise…Maintenant, sortez.

Resté seul avec Mahiet en proie à une fureurimpuissante, le prince reprend&|160;:

–&|160;À cette heure, notre conversation peutcontinuer paisiblement sans que je risque de me voir interrompu parl’un de ces arguments ad hominem dont tu as tout à l’heuregratifié mon écuyer au milieu du ventre.

–&|160;Ah&|160;! Charles-le-Mauvais, chaquejour tu t’appliques à justifier ton nom&|160;! – s’écrie Mahiet. –Mes soupçons ne me trompaient pas&|160;! Tu as à m’apprendrequelque infâme trahison… et tu redoutes ma colère&|160;!

Le roi de Navarre hausse les épaules avecdédain et répond&|160;:

–&|160;Vassal&|160;! si je te faisaisl’honneur de te craindre, je t’aurais déjà fait pendre… si jetrahissais Marcel, je serais à Compiègne aux côtés du régent… Tun’es pas pendu, je ne suis point à Compiègne&|160;; donc, tudivagues&|160;!… Reprenons tranquillement notre entretien,interrompu au moment où tu me parlais des Jacques, ces honnêtesauxiliaires que Marcel m’envoyait… Eh bien, les Jacques sontvenus…

–&|160;Ici&|160;?… à Clermont&|160;?…

–&|160;Ils sont venus ici… à Clermont.

–&|160;Quand cela&|160;?

–&|160;Hier… au nombre de huit à dixmille.

–&|160;Où sont-ils&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;!… où ils sont&|160;?– répond Charles-le-Mauvais avec un sourire féroce, – où ilssont&|160;?… Embarrassante question que celle-là&|160;!… Elle fait,depuis que l’homme est homme, le désespoir de ceux qui cherchent àsavoir où l’on va… en sortant de ce monde-ci…

–&|160;Qu’entends-je&|160;?… lesJacques&|160;?…

–&|160;Ils sont… où nous seronstous&|160;!…

–&|160;Morts&|160;! – s’écrie Mahiet frappé destupeur et d’effroi, – morts&|160;! massacrés&|160;! monDieu&|160;!…

–&|160;Allons, calme-toi… et écoute lesdétails de l’aventure…

–&|160;Cet homme m’épouvante&|160;! – ditMahiet, le front baigné d’une sueur froide. – Est-ce un piège qu’ilme tend&|160;?

–&|160;Donc, – reprend Charles-le-Mauvais, –ils sont venus les Jacques, ces bêtes féroces qui pillent etincendient les châteaux, égorgent les seigneurs, violentent lesfemmes, massacrent les enfants, afin, disent ces forcenés, que laseigneurie soit anéantie dans son germe&|160;!

–&|160;Misère de Dieu&|160;! – s’écrie Mahieten se dressant debout malgré les liens dont ses jambes sontgarrottées&|160;; – les représailles de Jacques Bonhomme ont duréun jour… son martyre a duré des siècles&|160;!…

–&|160;Vassal&|160;! – dit avec une hauteursouveraine le roi de Navarre en interrompant Mahiet, – les droitsdu conquérant sur la race conquise, les droits du seigneur sur leserf sont absolus, sont divins&|160;!… Tout vilain ou manantrévolté mérite la mort&|160;!

L’Avocat d’armes tressaille, regarde fixementle roi de Navarre et lui dit&|160;: – Charles-le-Mauvais, tu ne melaisseras pas sortir vivant d’ici&|160;; tu serais perdu si jerapportais tes paroles à Marcel&|160;!…

–&|160;Tu sortiras vivant d’ici, – répondfroidement le prince&|160;; – et en outre de mes paroles, turapporteras à Marcel des faits… et ces faits… les voici…

Mahiet, en proie à d’inexprimables angoisses,retombe sur son siège&|160;; le roi de Navarre continue&|160;:

–&|160;Et d’abord, tu diras à Marcel que, sirusé qu’il soit, je n’ai point été sa dupe&|160;: les chefs de cesJacques, qu’il m’envoyait comme auxiliaires, devaient devenir messurveillants, et au besoin mes bourreaux… si je m’écartais de laligne à moi tracée par cet insolent bourgeois. Je n’étais entre sesmains, m’a-t-il dit, «&|160;qu’un instrument qu’il briserait aubesoin&|160;!…&|160;» Eh bien&|160;! moi, j’ai brisé l’un desredoutables instruments de Marcel, j’ai anéanti la Jacquerie… oui,et en ce moment, mes amis Gaston Phœbus, comte de Foix, et lecaptal de Buch écrasent à Meaux les derniers tronçons de ce mauditserpent de révolte qui voulait se dresser contre la seigneurie…

–&|160;La Jacquerie écrasée&|160;!anéantie&|160;! – dit Mahiet avec une stupeur croissante. Puis,revenant à son premier soupçon&|160;: – Charles-le-Mauvais, tu esle plus méchant et le plus fourbe des hommes… tu me tends un piège…Si les Jacques sont venus à Clermont au nombre de huit à dix mille,tu n’avais pas de forces suffisantes pour les exterminer.

–&|160;Messire envoyé, tu es trop prompt danstes jugements. Écoute d’abord, tu apprécieras ensuite. Je t’aipromis des faits&|160;; les voici&|160;: Hier, vers le milieu dujour, j’ai été averti de l’approche des Jacques&|160;; labourgeoisie de Clermont et les corps de métiers, infectés du vieuxlevain communier, sont sortis de la ville afin d’aller à larencontre de ces forcenés et de leur faire fête. J’ai encouragé cesdémarches&|160;; et pendant que les Jacques faisaient halte danscertain bienheureux vallon situé en dehors de Clermont, trois deleurs chefs se sont présentés au pont-levis demandant àm’entretenir, car ils venaient, disaient-ils, devers moi enamis…

–&|160;Les noms&|160;? – s’écrie Mahiet avecanxiété, – les noms de ces chefs&|160;?

–&|160;Guillaume Caillet… Adam-le-Diable… etMazurec-l’Agnelet… ton frère&|160;!…

–&|160;Mon frère&|160;! – répète l’Avocatd’armes stupéfait. – Comment sais-tu&|160;?…

–&|160;Oh&|160;! je sais beaucoup de choses…et je ne te cacherai rien&|160;; ma sincérité est connue… J’ai doncordonné d’introduire près de moi les trois chefs des Jacques&|160;;je les ai fort courtoisement accueillis, leur touchant dans lamain, les appelant mes compères, leur donnant, de par Dieu,l’accolade&|160;! Nous sommes convenus que, d’après les volontés deMarcel, ils seraient mes auxiliaires, et que bientôt nous nousmettrions en marche vers Paris&|160;; en attendant le départ, leurshommes devaient rester campés dans le vallon&|160;; les chefs,après avoir été donner l’ordre de ce campement, se concerteraientavec moi pour nos opérations. Chose dite, chose faite. Les troischefs vont veiller au campement des Jacques et reviennentici&|160;; mon premier soin est de les faire jeter au cachot&|160;:je savais de reste que, privées de leurs chefs, ces exécrablesbandes seraient à moitié vaincues. J’envoie alors l’un de mesofficiers, le sire de Bigorre, prévenir les Jacques qu’ensuite dema conférence avec leurs chefs, ceux-ci désirent que leurs hommescommencent sur l’heure quelques exercices de bataille avec mesarchers et mes cavaliers, afin de s’habituer à l’ordonnancemilitaire. Les Jacques, donnant dans le piège où leurs chefs neseraient point tombés, acceptent joyeusement cette proposition…

Charles-le-Mauvais voit l’indignation et lacolère de Mahiet se trahir par de brusques mouvements malgré sesliens, s’interrompt un moment et ajoute&|160;: – Je me félicite deplus en plus de t’avoir fait garrotter&|160;; tu m’aurais déjàsauté à la gorge. Réserve ta fureur, elle aura tout à l’heure dequoi s’exercer… Je poursuis… Les bourgeois et les corps de métiersde Clermont avaient fait mettre de nombreux tonneaux en perce, afinde fêter les Jacques, leurs compères&|160;; la liesse est complèteaprès boire, les Jacques demandent à grands cris une premièremarche militaire en manière d’exercice. Le sire de Bigorre, habilecapitaine, commande la manœuvre, de telle sorte qu’après quelquesmarches et contre-marches, les Jacques se trouvent entassés entroupeaux dans le fond du vallon, tandis que mes archers garnissenttoutes ses pentes à bonne portée du trait, et que mes cavaliersoccupent les deux seules issues qui pouvaient permettre aux fuyardsde s’échapper de cette gorge profonde…

–&|160;Va, roi&|160;! – dit Mahiet avec uneamertume désespérée&|160;; – je m’attends à tout&|160;! Vous êtesexperts, vous autres princes, dans les lâches massacres&|160;!…

–&|160;Un massacre&|160;?… Non… mais une vraiebattue aux loups, – répond Charles-le-Mauvais. – Donc, les Jacques,en stupides et féroces animaux, tout fiers de parader aux yeux dela bourgeoisie de Clermont, tâchent de régler leur marche au pasmilitaire, font les beaux, se redressent, portant aussi fièrementleurs bâtons, leurs fourches et leurs faux que s’ils portaient lesnobles armes de la chevalerie&|160;; ils applaudissent à la belleordonnance de mes gens d’armes, qui couronnent les hauteurs duvallon au fond duquel cette Jacquerie est amoncelée. Soudain lesclairons sonnent&|160;; cette sonnerie divertit fort ces manantsrévoltés&|160;; mais leur divertissement ne dure guère&|160;; auxpremiers sons du clairon, mes archers bandent leurs arcs, et unegrêle de traits meurtriers lancés de haut en bas par mes soldats aumilieu des masses compactes de cette Jacquerie la déciment. Lapanique se met dans le troupeau sauvage, ces brutes veulent fuirpar les deux issues du vallon&|160;; mais ils se trouvent en facede mes cinq cents cavaliers couverts de fer, qui, à coups de lance,d’épée, de masse de fer, chargent furieusement cette canaille,tandis que mes archers continuent de cribler de traits les flancsde la bande et ceux qui tentent de gravir les pentes de lacolline…

Mahiet, consterné, ne peut retenir un sourdgémissement&|160;; Charles-le-Mauvais sourit d’un air sinistre etpoursuit ainsi&|160;:

–&|160;Rien de plus couard que ces truandsleur premier feu jeté. Telle était leur épouvante, selon le sire deBigorre, qu’ils se laissaient égorger comme des veaux, se jetant àgenoux, tendant la gorge à l’épée, la poitrine à la flèche, la têteà la massue. Bref, tous ceux que le fer n’a pas carnagés sont mortsétouffés sous les cadavres. Les bourgeois et la plèbe spectateursde la tuerie, aussi entassés au fond de la vallée, ont en grandnombre partagé le sort de Jacques Bonhomme, leur compère&|160;; desorte que, du même coup, je me suis débarrassé des paysans et de laplèbe de la ville ainsi que d’une notable partie de bourgeoiscommuniers. Je tiens leur cité en mon pouvoir, je la garde&|160;;c’est affaire à régler entre leur comte et moi. Maintenant, messireambassadeur, dis de ma part à Marcel de ne plus mêler les Jacques ànos opérations&|160;: d’abord, il reste peu ou prou de ces bêtesféroces&|160;; puis, c’est un méchant compagnonnage. Tout à l’heuretu seras délivré de tes liens, ton cheval te sera rendu. Si,doutant de mes paroles, tu veux t’assurer de la réalité de cetteboucherie, avant de retourner à Paris, rends-toi au vallon que jete dis, regarde, et surtout bouche-toi le nez… car la charogne decette Jacquerie commence à puer très-fort&|160;!

Mahiet, oubliant ses liens, fait un nouveaumouvement afin de s’élancer sur Charles-le-Mauvais&|160;; celui-cireprend en riant&|160;:

–&|160;Ingrat&|160;!… tu voudrais m’étrangler…Vois cependant ma générosité&|160;: j’ai épargné la vie des troischefs de cette bande de loups enragés… Tu en doutes&|160;? – ajoutele roi de Navarre, répondant à un soupir douloureux de Mahiet, quisongeait à son frère. – Pourquoi ne pas me croire&|160;? Quim’empêche de te dire la vérité&|160;? Qu’ai-je à craindre detoi&|160;?…

–&|160;Il serait vrai&|160;? – s’écriel’Avocat d’armes, cédant à une vague espérance&|160;; – mon frèreaurait échappé au massacre&|160;?

–&|160;Oui. Et si au lieu de mugir comme untaureau entravé, tu parles paisiblement, honnêtement, ainsi quedoit parler un envoyé bien appris, je te donne ma foi de chevalierque, tout à l’heure, tu verras ton frère.

–&|160;Mazurec vit… je le verrai&|160;!…

–&|160;Il vit… et tu le verras&|160;; foi dechevalier, je te le répète. Mais, de par Dieu&|160;! causonsraisonnablement&|160;; il nous faut maintenant aviser aux moyens àprendre, afin que Marcel et moi nous puissions agir de concert.

–&|160;Marcel&|160;!… – s’écrie Mahiet, –Marcel agir de concert avec toi, lâche bourreau de tant devictimes&|160;! Marcel s’allier désormais avec toi, qui m’as ditque tout vassal rebelle méritait la mort&|160;!… Ah&|160;! cettefuneste alliance, contractée sous l’impérieuse nécessité descirconstances, est à jamais rompue&|160;! C’est un terribleenseignement&|160;; il éclairera les peuples tentés de chercher unappui dans les princes pour combattre un ennemi commun&|160;!

–&|160;Tu es un oison&|160;! tu calomnies lebon sens de Marcel, de qui, mieux que toi, j’apprécie la sagessepolitique&|160;; oh&|160;! oh&|160;! c’est un maître homme que cemarchand drapier&|160;! Sais-tu ce qu’il te répondra lorsque, deretour à Paris, tu vas, tout effaré, lui annoncer le carnage decette Jacquerie&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui, je le sais…

–&|160;Moi aussi, je le sais. Or, donc, ilrépondra ceci&|160;: – «&|160;Bourgeoisie et Jacquerie était monarmée à moi, Marcel&|160;; j’espérais la discipliner et pouvoirdire au roi de Navarre&|160;: Mon armée est supérieure à la vôtre,acceptez mes conditions, marchons ensemble contre le régent, jevous promets sa couronne si vous consentez à subir la loi absoluedes Assemblées nationales&|160;; sinon, non. Alliez-vous au régentcontre nous, peu m’importe&|160;; les bourgeoisies tiennent lesvilles, les paysans la campagne&|160;; je ne vous crains pas. Maisvoici que la Jacquerie, le gros de mon armée, est anéantie, –ajoutera judicieusement Marcel&|160;; – le désastre estirréparable. Il me reste deux partis à prendre&|160;: faire masoumission au régent, lui livrer ma tête et celle de mes amis, oubien servir les projets du roi de Navarre, qui possède une arméecapable de résister aux troupes royales. Donc, au lieu d’imposerdes conditions au roi de Navarre, je suis forcé de subir lessiennes.&|160;» – Voilà ce que, dans son bon sens, te diraMarcel.

–&|160;Lui&|160;! trahir la cause à laquelleil a voué sa vie&|160;?

–&|160;Quoi&|160;! trahir&|160;? Il assure aucontraire l’exécution d’une partie de ses desseins. Me crois-tudonc assez sot pour ignorer que, forcément… (Marcel me l’a dit, etil disait vrai), que, forcément, si je monte au trône, je devraiaccomplir la plupart des réformes que cet enragé redresseur d’abuspoursuit depuis tant d’années avec acharnement&|160;? Est-ce que,tôt ou tard, les bourgeoisies ne se rebelleraient pas contre moi,comme elles se sont rebellées contre le régent, si je ne leurdonnais mieux et plus que lui&|160;? Marcel m’a encore dit avec sonbon sens ordinaire&|160;: «&|160;– Vous, sire, qui ambitionnez lacouronne, vous ne verrez dans chaque réforme qu’un moyen de vousaffermir sur le trône&|160;; le régent, au contraire, ne verraitdans chaque réforme qu’une atteinte à la souveraineté de ses droitshéréditaires.&|160;»

–&|160;Charles-le-Mauvais, si telles sont tesintentions, si chacune de tes paroles n’est pas un mensonge ou necache pas un piège, pourquoi as-tu massacré les Jacques&|160;?pourquoi as-tu écrasé ce soulèvement populaire&|160;? Ne devait-ilpas assurer l’affranchissement de la Gaule et chasser les Anglaisde notre sol…

–&|160;Me prends-tu pour une buse&|160;? Surquoi régnerais-je si la Gaule était complètement libre&|160;? Et laseigneurie, que deviendrait-elle&|160;? Non, non, bon gré, mal gré,je serai forcé de consentir bon nombre de réformes qui satisferontles bourgeoisies&|160;; je me résignerai non pas à êtrel’instrument passif des Assemblées nationales, ainsi que le veutMarcel, mais à gouverner de concert avec elles&|160;; etj’emploierai tous mes efforts à terminer la guerre contre lesAnglais. Quant à débâter Jacques Bonhomme, non point&|160;; je meferais un ennemi de chaque seigneur&|160;! Jacques Bonhomme resteraJacques Bonhomme comme devant&|160;! Son affranchissement&|160;!Es-tu donc insensé&|160;? Qui donc remplirait le trésorroyal&|160;? Qui donc taillerait-on à merci et à miséricorde&|160;?L’affranchissement de Jacques Bonhomme&|160;! Eh&|160;! ce seraitla fin de la seigneurie et de la royauté&|160;!… Ces pestes defranchises bourgeoises, issues des exécrables communes, sont déjàtrop menaçantes pour les trônes… Ceci entendu, tu diras à Marcelque, dès demain, je réunirai les différentes troupes de mon armée,et que je marcherai vers Paris, dont il m’ouvrira, je l’espère, lesportes… Aussi, afin de convenir avec lui de ce fait et d’autres, tului diras de venir me trouver à Saint-Ouen, où je seraiaprès-demain soir…

L’impitoyable logique de Charles-le-Mauvaisredoublait encore l’horreur qu’il inspirait à Mahiet&|160;; cettehorreur, il allait la témoigner, lorsque sept heures sonnent auloin à l’église paroissiale de Clermont. Le roi de Navarre souritet dit à l’Avocat d’armes&|160;:

–&|160;Je t’ai promis que tu verrais tonfrère… tu vas le voir. Je veux bien t’apprendre comment j’aidécouvert votre parenté… J’avais hier posté dans un endroit secretde la prison des trois chefs de cette Jacquerie un coquin toutoreilles chargé d’épier ces truands&|160;; il a plusieurs foisentendu l’un d’eux, s’adressant à ses complices, regretter, non lavie, qu’il s’attendait à perdre&|160;; mais une dernière entrevueavec son frère Mahiet-l’Avocat d’armes, ami de Marcel. Or, cematin, recevant ta lettre, signée Mahiet, et dans laquelle tut’annonçais comme envoyé du préfet des marchands… il m’a été facilede reconnaître ta parenté avec ce Jacques.

–&|160;Où est mon frère&|160;?

–&|160;Ici près. Tu vas le voir&|160;; ne t’enai-je pas donné ma foi de chevalier&|160;?… Ainsi, préviens Marcelqu’après-demain je l’attends à Saint-Ouen.

–&|160;Mais mon frère… mon frère&|160;?…

–&|160;Tu vas le voir dans un instant, tedis-je, – répond Charles-le-Mauvais en se dirigeant vers laporte&|160;; et, au moment de sortir, il se retourne, répétant àMahiet&|160;: – N’oublie pas de prévenir Marcel qu’après-demainsoir je l’attendrai à Saint-Ouen.

Le roi de Navarre sort. Un moment après sondépart, la porte s’ouvre de nouveau, l’Avocat d’armes fait unmouvement de joie, s’attendant à voir entrer Mazurec, il n’en estrien, il voit paraître l’un des écuyers du prince.

–&|160;Ton maître m’avait annoncé la venue demon frère… – dit avec une anxiété croissante Mahiet à l’écuyer.Celui-ci ouvre la fenêtre près de laquelle est assis l’Avocatd’armes, et la lui désignant du geste, il répond&|160;:

–&|160;Regarde.

Puis il s’éloigne, après avoir enfermé leprisonnier dans la salle.

Mahiet, saisi d’un pressentiment sinistre,s’approche de la fenêtre aussi rapidement qu’il le peut, malgré lesliens dont ses jambes sont garrottées. Tel est le spectacle quis’offre à ses yeux…

Au-dessous de lui, à une profondeur de trentepieds environ, une enceinte assez vaste, entourée de maisons, et àlaquelle aboutissent deux rues, alors barrées par des pelotons desoldats pour qu’aucun habitant de la cité ne puisse pénétrer danscette place. À son extrémité, à peu de distance de la fenêtre où setient Mahiet, s’élève un vaste échafaud&|160;; en son milieu sedresse un poteau garni d’une sellette formant siège&|160;; dechaque côté de ce poteau, deux billots servent de base à deux pieuxtrès-aigus. Plusieurs bourreaux vont et viennent sur la plate-formede l’échafaud&|160;: les uns garnissent de chaînes le poteau dumilieu&|160;; les autres, occupés autour d’un fourneau, tournent etretournent au milieu d’un ardent brasier, à l’aide de tenailles,l’un de ces petits trépieds de fer dont se servent les paysans pourposer leur marmite auprès de l’âtre. Ce trépied commence àrougir&|160;; les bourreaux agenouillés autour du fourneausoufflent de tous leurs poumons afin d’aviver l’incandescence descharbons.

Le son de plusieurs trompettes se faitentendre dans la direction de l’une des deux rues&|160;; lessoldats postés à son issue s’écartent et donnent passage à unepremière troupe d’archers. Entre celle-ci et la seconde s’avancentd’un pas ferme Guillaume Caillet, Adam-le-Diable etMazurec-l’Agnelet&|160;; celui-ci à demi vêtu d’un vieux sayon depeau de chèvre, les deux autres paysans portant l’antique blaude(blouse) gauloise, des sabots et des bonnets de laine. L’on adédaigné de garrotter leurs mains et leurs pieds&|160;; Adam etMazurec ont passé chacun un bras sur l’épaule de Guillaume, placéentre ses deux compagnons. Tous trois ainsi enlacés, la tête haute,le regard intrépide, la démarche résolue, se dirigent versl’échafaud.

Un grand nombre d’archers composantl’arrière-garde de l’escorte se disséminent sur la place, leur arcbandé, les yeux levés vers les fenêtres des maisons environnantes.L’une de ces croisées s’ouvre, aussitôt deux traits lancés par desarchers volent, sifflent, disparaissent à travers l’ouverture de lafenêtre… un gémissement lugubre et un cri de mort s’élèvent del’intérieur de la maison. Les deux archers garnissent leurs arcs denouveaux traits&|160;; ils exécutent leurs ordres&|160;: défense aété faite aux bourgeois de la ville habitant les demeures voisinesde la place de paraître à leurs fenêtres durant le supplice destrois chefs de la Jacquerie. Tous trois arrivent près del’échafaud.

Mahiet, haletant, la figure baignée d’unesueur froide, saisi d’horreur, de désespoir à la vue de cespectacle, sent son esprit se troubler&|160;; il se croit obsédépar un songe effrayant… Il distingue les figures, il entend la voixde Mazurec, d’Adam et de Guillaume échangeant un suprême adieu aupied de l’échafaud, pendant que, sur la plate-forme, les bourreauxs’occupent des derniers préparatifs du supplice… Guillaume Caillet,prenant les mains d’Adam et de Mazurec, s’écrie d’une voix fortequi parvient aux oreilles de l’Avocat d’armes&|160;:

–&|160;Hardi, mes Jacques&|160;! hardi jusqu’àla fin&|160;!… Adam, ta femme est vengée&|160;!… Mazurec, notreAveline est vengée&|160;! nos parents, nos amis étouffés, brûlésdans le souterrain de la forêt de Nointel sont vengés&|160;!… Lebourreau va nous torturer, nous mettre à mort, qu’importe&|160;?Notre mort ne les fera pas revivre ces belles dames, ces noblesseigneurs tombés sous nos coups au milieu de leur bonheur&|160;!Leur agonie a été furieuse, ils regrettaient la vie… nous ne laregrettons pas, nous, notre vie de misères et de larmes&|160;!Oh&|160;! Jacques Bonhomme, tu t’es laissé martyriser pendant dessiècles… la Jacquerie t’a vengé&|160;!… Un jour, d’autresachèveront ce que nous avons commencé&|160;!… Hardi, mesJacques&|160;! hardi jusqu’à la fin&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! Jacques Bonhomme, tu t’eslaissé martyriser pendant des siècles… – répètent Adam et Mazurecen levant le poing vers le ciel dans un élan d’exaltationfarouche&|160;; – la Jacquerie t’a vengé&|160;!… D’autresachèveront ce que nous avons commencé&|160;!… Hardi, mesJacques&|160;! hardi jusqu’à la fin&|160;!…

Les bourreaux, occupés des apprêts dusupplice, laissent dire les trois paysans, dont les paroles nepeuvent avoir d’écho sur cette place déserte&|160;; mais lorsque letrépied de fer qu’ils faisaient rougir sur les charbons ardents estchauffé à blanc, l’un des tourmenteurs s’écrie&|160;:

–&|160;C’est prêt.

Aussitôt les archers, enchaînant les troisJacques sur la plate-forme de l’échafaud, les livrent auxbourreaux. Guillaume Caillet est assis garrotté sur la selletteplacée au bas du poteau dressé entre les deux billots surmontésd’un pieu aigu&|160;; Mazurec et Adam, les mains liées derrière ledos, dépouillés de leurs vêtements, sauf leurs braies, sontconduits vers ces billots. Un bourreau arrache le bonnet de lainequi couvre les cheveux gris de Guillaume Caillet, tandis que l’undes autres tourmenteurs, saisissant avec des tenailles le petittrépied chauffé à blanc et les pieds renversés en l’air, emboîtedans le cercle de fer brûlant le crâne du vieux paysan et luidit&|160;:

–&|160;Je te couronne, roi desJacques&|160;!…

Guillaume Caillet pousse des rugissements dedouleur atroce&|160;; ses cheveux flambent, la peau de son frontgrésille, saigne, se fend sous la pression du trépied de ferincandescent. Les haches des autres bourreaux se lèvent sur Adam etsur Mazurec agenouillés devant les billots.

–&|160;Mon frère&|160;!… – s’écrieMahiet-l’Avocat d’armes parvenant à vaincre cette oppression quisuffoquait et étouffait sa voix comme au milieu d’un rêve horrible,– mon frère&|160;!…

À cet appel déchirant, Mazurec relève ettourne vivement la tête vers la fenêtre d’où est parti le cri… maisau même instant l’éclair de la hache des bourreaux, qui s’abaisseet frappe, luit aux yeux de Mahiet, le corps de son frères’affaisse… sa tête roule sur la plateforme de l’échafaud qu’ellearrose de nombreux jets de sang.

L’Avocat d’armes est saisi de vertige, le cœurlui manque, il chancelle et tombe privé de connaissance.

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… .

Mahiet, lorsqu’il reprit ses sens, se vitdélivré de ses liens et étendu sur de la paille, dans une sallebasse. Un archer le veillait à la clarté d’une lampe. La nuit étaitvenue&|160;; rassemblant ses souvenirs comme s’il se fût éveilléd’un sommeil pénible, l’Avocat d’armes se rappela l’affreuseréalité&|160;; l’archer lui apprit que, trouvé sans connaissance,dans la salle de la tour, par les écuyers de Charles-le-Mauvais, ettransporté en ce lieu, il était, après un long accès de délire,tombé dans une torpeur profonde dont il sortait&|160;; ses armes,son cheval lui seraient rendus, et il pouvait quitter Clermontquand il le voudrait. Mahiet pria l’archer de le conduire auprès del’un des officiers du roi de Navarre, dans l’espoir d’obtenir lapermission de rendre un pieux hommage aux restes de Mazurec&|160;;le prince consentit à la demande de l’Avocat d’armes&|160;; celuici quitta le château, se dirigea vers le lieu du supplice, et, à laclarté de la lune, monta sur l’échafaud gardé par dessoldats&|160;; les cadavres des trois Jacques devaient resterencore exposés durant la journée du lendemain. Guillaume Caillet,après sa torture, avait été, ainsi que ses deux compagnons,décapité&|160;; sa tête et les leurs étaient plantées à l’extrémitédes pieux aigus qui surmontaient les billots. Mahiet baisareligieusement le front glacé de son frère Mazurec-l’Agnelet… etdescendit de l’échafaud&|160;; son pied heurta le petit trépied defer, tombé sur le sol après l’exécution de Guillaume Caillet.

–&|160;Cet instrument de supplice, témoin dela mort de mon frère, augmentera les reliques de notrefamille&|160;; je le joindrai à la dague de Neroweg, seigneur deNointel&|160;! – se dit l’Avocat d’armes en ramassant furtivementle trépied qu’il cacha sous sa cape&|160;; il alla chercher soncheval à la porte de Clermont, et quitta cette ville pour se rendreen hâte à Paris auprès d’Étienne Marcel.

CHAPITRE V.

La maison d’Étienne Marcel. – Marguerite etDenise. – La femme d’un grand citoyen. – Dame Pétronille Maillart.– L’offre de service. – Alison-la-Vengroigneuse. – Retour deMarcel. – Le testament. – Rufin-Brise-Pot et l’homme au chaperonfourré. – La porte Saint-Antoine. – Le val des écoliers. –Principaux événements de 1350 à 1428.

&|160;

Un mois environ s’était écoulé depuis la mortde Guillaume Caillet, d’Adam-le-Diable et de Mazurec-l’Agnelet.

Denise, nièce d’Étienne Marcel et fiancée deMahiet-l’Avocat d’armes, retirée dans une grande salle, situéeau-dessus du magasin de draperie du prévôt des marchands,s’occupait d’un travail de couture à la clarté d’une lampe&|160;;l’inquiétude se peignait sur le doux visage de la jeunefille&|160;; parfois, suspendant le jeu de son aiguille, elleprêtait l’oreille du côté de la fenêtre, à travers laquelle l’onentendait de temps à autre le bourdonnement confus et les pasprécipités d’un grand nombre de personnes qui traversaient la rueen courant&|160;; puis ce bruit s’éloignait, s’apaisait, et la rueredevenait silencieuse. Ces rumeurs, symptômes de l’agitation quirégnait dans Paris, alarmaient de plus en plus Denise.

–&|160;Mon Dieu&|160;! – se disait-elle, – letumulte augmente, ma tante Marguerite ne revient pas, où peut-elleêtre allée&|160;? pourquoi a-t-elle emprunté la mante d’Agnès,notre servante&|160;? pourquoi ce déguisement&|160;? pourquoi avoiren sortant caché son visage sous un capuchon&|160;? Elle s’estpeut-être rendue à l’Hôtel de ville, où mon oncle et Mahiet sontdepuis ce matin&|160;? – Au souvenir de l’Avocat d’armes, Deniserougit, soupira et ajouta&|160;: – Oh&|160;! s’il y avait quelquedanger, Mahiet veillerait sur maître Marcel, comme il aurait veillésur son père… Mais ma tante… ma tante&|160;?… son absence siprolongée continue à m’effrayer malgré moi.

Agnès-la-Béguine, vieille servante du logis,entra précipitamment, et s’adressant à Denise qu’elle avait vuenaître&|160;: – Tu ne sais pas ce que depuis une heure je remarquedans la rue&|160;?

–&|160;Quoi donc, Agnès&|160;?

–&|160;Trois hommes de méchante mine nequittent pas les abords de la porte&|160;; je les ai épiés àtravers les volets entr’ouverts&|160;; tantôt ils paraissent seconsulter à voix-basse… tantôt ils se séparent, l’un se tient alorsà gauche de la porte, l’autre à droite et le troisième en face dela maison… Il faut qu’ils soient placés là afin d’épier lespersonnes qui peuvent entrer ou sortir d’ici.

–&|160;Cet espionnage me sembleinquiétant&|160;; j’en avertirai ma tante dès son retour.

–&|160;La voici peut-être&|160;? – répondit laservante. – J’ai entendu ouvrir et fermer la porte du magasin.

En effet, Marguerite Marcel parut bientôt dansla chambre, jeta loin d’elle une mante à capuchon dont elle étaitrevêtue et dit à Agnès-la-Béguine&|160;:

–&|160;Laisse-nous…

La femme du prévôt des marchands tomba assisesur un siège, brisée par la fatigue et l’émotion. Son accablement,la pâleur de son visage, la palpitation de son sein, redoublèrentles appréhensions de Denise&|160;; elle s’apprêtait à interroger satante, lorsque celle-ci, faisant un grand effort sur elle-même, secalma et dit à Denise d’une voix ferme&|160;:

–&|160;Du courage, mon enfant, ducourage&|160;!

–&|160;Ô ciel&|160;!… ma tante, avons-nousdonc quelque malheur à déplorer&|160;?

–&|160;Non… quant à présent&|160;; maisdemain, mais ce soir peut-être… – Et, s’interrompant, Margueritereprit d’un ton de plus en plus calme et décidé&|160;: – J’ai payétribut à la faiblesse&|160;; je me sens forte maintenant&|160;; jesuis préparée à tout… Je saurai m’élever du moins par larésignation jusqu’à la hauteur de l’homme dont je n’ai jamais étéplus fière de porter le nom&|160;! Ah&|160;! jamais homme de bienn’a été plus indignement méconnu, plus lâchementattaqué&|160;!…

–&|160;Ainsi, maître Marcel est exposé à denouveaux périls&|160;?

–&|160;Mes pressentiments ne me trompaientpas&|160;; ce que je viens d’apprendre par moi-même les confirme.Un complot se trame contre Marcel et ses partisans&|160;; sa vie,celle de ses amis, sont peut-être en jeu… Eh bien&|160;! viennel’heure des dangers, il fera son devoir, moi le mien… le mien estd’être dévouée à mon mari jusqu’à la fin… jusqu’à lamort&|160;!…

Ces derniers mots furent prononcés parMarguerite avec un tel accent de sinistre détermination, que Denisene put retenir un cri de surprise et d’effroi.

–&|160;Ma résolution t’étonne, pauvreenfant&|160;? – reprit la femme de Marcel&|160;; – tu me trouvesaujourd’hui bien vaillante&|160;?… Pourtant l’an passé… pourtantnaguère encore je t’avouais mes angoisses, mes frayeurs de chaquejour à la seule pensée des périls auxquels s’exposait monmari&|160;! Je ne songeais qu’à déplorer ses fatigues, à maudireses travaux immenses qui lui laissaient à peine chaque nuit deuxheures de repos&|160;! Je regrettais ces temps paisibles où,étranger à la chose publique, il ne s’occupait que des intérêts denotre commerce de draperie&|160;! Notre obscurité, du moins, nousépargnait le triste spectacle des haines, de l’envie, déchaînéesplus tard contre la gloire et la juste popularité deMarcel&|160;!…

–&|160;Ah&|160;! ma tante, vous ditesvrai&|160;! Souvenez-vous de cette méchante envieuse PétronilleMaillart&|160;! Grâce à Dieu&|160;! elle n’est plus revenue icidepuis le jour de l’enterrement de Perrin Macé&|160;!

–&|160;Elle doit être triomphanteaujourd’hui.

–&|160;Dame Maillart&|160;?

–&|160;Son mari, je n’en doute plus à cetteheure, est l’un des chefs du complot qui se trame contreÉtienne.

–&|160;Lui… maître Maillart… l’ami d’enfancede mon oncle&|160;?… lui qui, naguère encore, protestait del’affection qu’il lui portait&|160;?…

–&|160;Maillart est faible, il subit le jougde sa femme&|160;; celle-ci est dévorée d’envie. Elle jalousait enmoi l’épouse de celui que le peuple idolâtre appelait le Roi deParis. Oh&|160;! en ce temps-là, je te l’ai dit, j’auraissacrifié la gloire de Marcel à son repos… son génie à sasécurité&|160;! La moindre agitation populaire m’effrayait pourlui… j’étais faible, j’étais lâche&|160;!… Mais aujourd’hui que lahaine, l’ingratitude, l’iniquité, le poursuivent, je me sens forte,je me sens brave, je me sens fière d’être la femme de ce grandcitoyen&|160;; je me sens capable de lui prouver, je te l’ai dit,mon dévouement jusqu’à la fin… jusqu’à la mort&|160;!…

–&|160;Ah&|160;! fasse le ciel que votredévouement ne soit pas mis à une si terrible épreuve&|160;! Maiscomment avez-vous été instruite de ce complot contre mononcle&|160;?

–&|160;Ce soir, j’ai voulu mettre un terme àmes anxiétés, connaître au vrai l’état des esprits à l’égard deMarcel&|160;; je me suis enveloppée d’une mante, de crainte d’êtrereconnue, je suis allée me mêler aux groupes nombreux qui se sontformés dans notre quartier.

–&|160;Je comprends tout maintenant&|160;!Ainsi, ce que vous avez appris par vous-même&|160;?…

–&|160;Me fait présager une crise prochaine etredoutable&|160;; aussi t’ai-je dit en entrant&|160;:«&|160;Courage, mon enfant&|160;!&|160;»

–&|160;Mon Dieu&|160;!… ne vous abusez-vouspas&|160;?…

–&|160;Non, non&|160;! Les privations, lessouffrances, les maux qu’entraîne après soi la conquête laborieusede la liberté, on les impute à Marcel, violemment attaqué par desémissaires du parti de la cour ou du parti de Maillart. Ils semêlent parmi ce pauvre peuple, crédule au mal ainsi qu’au bien,mobile dans ses affections, capricieux dans ses haines&|160;; onlui répète à satiété, et il finit par le croire, que tous lesmalheurs du temps eussent été évités si l’échevin Maillart,véritable ami du peuple, eût été écouté&|160;; d’autres prêchentune prompte soumission au régent comme seul terme aux désastrespublics&|160;: «&|160;– Que demande-t-il après tout (ajoutent sesprôneurs)&|160;? que demande-t-il pour pardonner aux Parisiens leurlongue rébellion&|160;? Huit cent mille écus d’or destinés à larançon du roi Jean, et la tête des chefs de la révolte, ainsi quecelle de ses principaux partisans&|160;? Ne vaut-il pas mieux, auprix d’un peu de honte, d’un peu d’or, d’un peu de sang, acheter lapaix de la cité&|160;?&|160;»

–&|160;Grand Dieu&|160;! – s’écria Denise pâleet tremblante, – ces chefs des révoltés dont le régent demande lamort, c’est…

–&|160;C’est Marcel… ce sont mes fils… ce sontnos meilleurs amis… tous gens de bien, tous dévoués au bonheurpublic, tous adversaires de l’oppression et de l’iniquité… tousennemis acharnés des Anglais, qui, depuis la bataille de Poitiers,perdue par la lâcheté de la noblesse, ravagent notre malheureuxpays, et qui, sans les nouvelles fortifications élevées sirapidement par les soins de Marcel, eussent dix fois mis Paris àfeu et à sang&|160;! Mais aujourd’hui, tant de services rendus à lacité sont oubliés&|160;; on oublie aussi que, sans la réformeimposée au régent par Marcel afin de mettre un terme aux violences,aux rapines de la cour, il en serait aujourd’hui comme au temps oùPerrin Macé était supplicié parce qu’il avait eu l’audace d’exigerl’argent que lui devait un courtisan et, frappé par lui, dedéfendre sa vie&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! tant l’ingratitude enversmaître Marcel est horrible&|160;!…

–&|160;Son âme est trop grande, son esprittrop juste, pour avoir jamais compté sur la reconnaissance deshommes… Que de fois ne m’a-t-il pas dit&|160;: – «&|160;Pratiquonsle juste et le bien&|160;; ils portent en eux-mêmes notrerécompense…&|160;» Marcel s’attend à tout&|160;; cependant, pensantque le résultat de mes observations de ce soir pouvait lui êtreutile, je suis entrée chez la femme de notre ami Simon-le-Paonnier,qui demeure non loin de l’Hôtel de Ville, j’ai écrit à mon maritout ce que j’avais vu ou entendu. Ma lettre lui a été portée parun homme sûr&|160;; et… – Mais voyant les larmes de Denise,longtemps contenues, inonder son visage, Marguerite ajoutatendrement&|160;: – Qu’as-tu, chère Denise&|160;?… Pourquoi cespleurs&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! ma tante, je n’ai ni votreforce ni votre courage… je tremble d’épouvante à l’idée des dangersqui menacent maître Marcel et… et… nos amis…

–&|160;Pauvre enfant&|160;! tu penses àMahiet, ton fiancé&|160;?

–&|160;Ne le connaissez-vous pas&|160;? S’il ya quelque tumulte, quelque bataille, il se jettera au plus fort dupéril…

–&|160;Ah&|160;! je regrette presquemaintenant pour ton bonheur, pauvre enfant, de t’avoir autrefoisappelée près de moi à Paris&|160;; tu vivrais paisible dans cettepetite ville de Vaucouleurs, éloignée du centre des troubles et dela guerre…

Agnès-la-Béguine rentra en cet instant,précédant de peu de moments la personne qu’elle annonçait, et ditprécipitamment à Marguerite&|160;:

–&|160;Dame Maillart vient céans, afin de vousrendre, assure-t-elle, un grand service&|160;; elle désire vousparler sur-le-champ.

–&|160;Je ne veux pas la voir&|160;! – s’écriaMarguerite avec impatience&|160;; – cette femme m’estodieuse&|160;!

–&|160;Elle venait, disait-elle, madame, afinde vous rendre un grand service, – répondit la servante, regrettantd’avoir involontairement contrevenu aux désirs de samaîtresse&|160;; – je croyais bien agir en la faisant monter&|160;;malheureusement, il est trop tard pour la congédier… la voici.

Pétronille Maillart parut en effet au seuil dela porte. Une haine triomphante, à peine contenue, se trahit dansle noir regard que la femme de l’échevin jeta d’abord surMarguerite&|160;; mais, prenant soudain un masque apitoyé, une voixdoucereuse, elle s’approcha de Marguerite en lui disant d’un tonplaintif&|160;:

–&|160;Bonsoir, dame Marcel, bonsoir, pauvrechère dame Marcel&|160;!…

–&|160;Cette feinte pitié cache quelqueodieuse perfidie, – pensa Denise, dont le visage était baigné depleurs&|160;; – je ne veux pas réjouir cette méchante femme de lavue de mes larmes.

La jeune fille sortit en même temps que laservante. Marguerite, restée seule avec la femme de l’échevin, latoisant d’un regard glacial, lui dit sèchement&|160;:

–&|160;Je suis très-étonnée de vous voir icice soir, madame.

–&|160;Je comprends votre étonnement, pauvredame Marcel&|160;; car nous ne nous sommes pas revues depuis lejour de l’enterrement de Perrin Macé. Oh&|160;! la popularité demaître Marcel était alors immense, on l’appelait le roi de Paris…l’on ne jurait que par lui… on le regardait comme le sauveur de lacité… on le…

–&|160;Madame, parlons, je vous prie, moins dupassé, et davantage du présent… Que voulez-vous de moi&|160;?

–&|160;Vous demander d’abord d’oublier lapetite querelle que nous avons eue ici, vous et moi, le jour del’enterrement de Perrin Macé&|160;; puis rendre un grand service àce pauvre… à cet infortuné maître Marcel…

–&|160;Je ne sache pas que mon mari ait besoinde la compassion de personne…

–&|160;Hélas&|160;! que ne puis-je vouslaisser dans cette douce erreur, dame Marguerite&|160;! mais jesuis obligée de vous dire la vérité, de vous apprendre, puisquevous l’ignorez, que vous n’êtes plus la reine de Pariscomme au temps où maître Marcel en était le roi. Et, au risque deblesser votre innocent orgueil, j’ajouterai à regret, à grandregret, hélas&|160;! que la position de votre mari est à cetteheure désespérée… C’est désolant, apitoyant&|160;! vous me voyeznavrée du chagrin qui vous accable…

–&|160;Je crains, dame Pétronille, que votreexcellent cœur ne s’alarme à tort…

–&|160;Hélas&|160;! je suis malheureusementcertaine de ce que je vous affirme.

–&|160;De vos affirmations je doute fort,madame.

–&|160;Infortunée&|160;! Vous n’êtes donc pasinstruite de ce qui se passe dans Paris&|160;?

–&|160;Je sais que dans Paris il y a et il yaura toujours des méchants, des ingrats, des envieux.

–&|160;Je vous connais trop bien, dame Marcel,pour supposer qu’une sage et discrète personne comme vous l’êtesveuille m’adresser le reproche d’être une envieuse…

–&|160;En vérité, je n’oserais, madame… jen’oserais, en vérité…

–&|160;Vous auriez grandement raison&|160;; jevous le demande un peu, en quoi votre sort est-il à cette heuredigne d’envie&|160;?

–&|160;Les envieux se contentent de peu, dameMaillart&|160;; ils envient jusqu’au calme et au courage que l’onpuise dans une conscience pure au jour du malheur&|160;!…

–&|160;Enfin&|160;! vous l’avouez&|160;!… lejour du malheur est venu pour vous et pour votre mari&|160;! –s’écria la femme de l’échevin, triomphante de haine et oubliant unmoment ses dehors hypocrites&|160;; mais, se ravisant, elle ajoutad’un ton patelin&|160;: – Cet aveu, dont je suis désolée, me faitdu moins espérer que vous agréerez les offres de service de monmari&|160;?

Marguerite, sentant la gravité des dernièresparoles de la femme de l’échevin, attacha sur elle un regardpénétrant et répondit&|160;:

–&|160;Ah&|160;! maître Maillart vous envoieoffrir ses services à mon mari&|160;?

–&|160;Ne sont-ils pas amis d’enfance etcompères&|160;? L’on n’oublie jamais l’amitié des jeunesannées&|160;!

–&|160;Il en est ainsi du moins chez les cœursgénéreux. Mais si maître Maillart veut rendre service à mon mari,d’où vient qu’il vous envoie ici, madame&|160;?… Ne voit-il pasMarcel à l’Hôtel de ville&|160;?

–&|160;Depuis hier soir, Maillart et ses amisn’ont pas mis les pieds à l’Hôtel de ville… et pour cause&|160;; ilne saurait non plus, par une autre cause, venir ici. Voilà pourquoiil m’a chargée de venir vous offrir ses conseils et sesservices.

–&|160;Enfin, madame, quels sont ces conseils…ces services&|160;?

–&|160;Maillart conseille à votre mari dequitter secrètement Paris cette nuit même.

–&|160;Quitter Paris&|160;?

–&|160;Le plus tôt sera le mieux, pauvre dameMarcel&|160;!

–&|160;Ensuite, madame&|160;?

–&|160;Mon mari, quoique gémissantprofondément des fautes immenses, irréparables de maîtreMarcel&|160;; mon mari, quoiqu’il gémisse non moins profondémentdes accusations de trahison lancées contre maître Marcel, se…

–&|160;Finissons-en, de grâce, avec cesgémissements, et allons au fait, madame. Donc, maître Maillartengage mon mari à fuir cette nuit secrètement de Paris… voilà leconseil&|160;; quant au service… quel est-il&|160;?

–&|160;Favoriser, assurer la fuite de cemalheureux Marcel.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Maillart enverra chez vous, à minuit,un homme sûr chercher votre mari. Il s’encapera bien, afin den’être point reconnu, il suivra notre émissaire en toute confiance,et il sera conduit en un lieu sûr où il trouvera tout préparé pourfavoriser sa fuite… Mais il faut que votre infortuné mari ne sefasse accompagner de personne… sinon, l’émissairel’abandonnerait.

–&|160;Maître Maillart, dans son empressementà conseiller et à servir mon mari, oublie, ce me semble, unechose.

–&|160;Laquelle&|160;?

–&|160;Marcel et le conseil de ville, lesgouverneurs, ainsi qu’on les appelle, sont encore maîtres deParis&|160;; les dizainiers, les quarteniers, les capitaines desportes, leur obéissent&|160;; or si jamais, ce que je croisimpossible, mon mari voulait abandonner lâchement son poste aumoment du danger, il monterait à cheval avec quelques amis et seferait ouvrir l’une des portes de Paris…

–&|160;Pauvre chère dame&|160;!… vousm’affligez&|160;!…

–&|160;Expliquez-vous.

–&|160;Vous me percez le cœur,hélas&|160;!…

–&|160;Encore une fois,expliquez-vous&|160;!…

–&|160;Rien de plus simple… Votre observationserait juste si les ordres de ce malheureux maître Marcel devaienttoujours être écoutés, si nous étions encore à cette époque où,dominant, primant tout le monde à Paris, il avait la première placeà toutes les cérémonies, tandis que mon mari et les autres échevinsn’avaient que les secondes… mais les temps sont changés,complètement changés, bonne dame Marguerite&|160;; à l’heure où jevous parle, l’autorité de votre mari est bien près d’êtreméconnue&|160;; s’il voulait se faire ouvrir une des portes de laville, afin de s’échapper, cette fuite confirmerait certains bruitsde trahison abominable, dont j’aurais horreur de le croirecoupable. Aussi, vous imaginez-vous qu’on le laisseraittranquillement sortir de Paris&|160;? Non, non&|160;; oncrierait&|160;: «&|160;Arrêtez le traître&|160;! mort auxtraîtres&|160;!&|160;» cent bras vengeurs se lèveraient, cetinfortuné maître Marcel tomberait sous les coups, meurtri,défiguré, couvert de sang, massacré&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! assez&|160;! assez&|160;!… –balbutia Marguerite en frissonnant et cachant son visage entre sesmains. – Cela est horrible&|160;!

–&|160;N’est-ce pas&|160;? – reprit la femmede l’échevin en lançant un regard féroce à Marguerite, dontcelle-ci ne s’aperçut pas, abîmée qu’elle était dans son épouvante,– n’est-ce pas que cette mort serait affreuse&|160;?… Aussi, afind’épargner une pareille fin à son malheureux ami, mon mari m’achargée de venir vous faire ses offres de services, dameMarcel.

Marguerite, malgré sa mauvaise opinion deMaillart et de sa femme, dont elle connaissait les sentimentsjaloux, ne supposa pas que les propositions de l’échevin, l’un desplus anciens amis de Marcel, appartenant comme lui au partipopulaire, pussent cacher un piége ou un guet-apens&|160;; ellecrut même à un témoignage de compassion sincère, facile à concevoirchez l’envieux, au moment où il triomphe de la déchéance de sonrival. Enfin l’état des esprits dans Paris, dont Marguerite avaitvoulu s’assurer elle-même durant la soirée, ne confirmait que troples paroles de la femme de l’échevin au sujet de l’impopularitécroissante de Marcel&|160;; seulement, Marguerite connaissait assezl’énergie du caractère, la force d’âme de son mari pour êtrecertaine qu’à moins d’être réduit à une extrémité terrible, jamaisil ne se résoudrait à quitter Paris en fugitif. Cependant pouvaitvenir l’heure de cette extrémité menaçante&|160;; en ce cas,l’offre de Maillart n’était point à dédaigner. Ces réflexions seprésentèrent rapidement à l’esprit de Marguerite&|160;; elle restapendant un moment pensive, silencieuse, tandis que la femme del’échevin l’observait attentivement, attendant sa réponse dans uneanxiété à peine dissimulée.

–&|160;Dame Maillart, – reprit Marguerite, –je veux croire, je crois au généreux sentiment qui a dicté lesoffres de services que vous venez me faire…

–&|160;Et vous les acceptez&|160;?… – s’écriala femme de l’échevin avec une vivacité qui aurait dû exciter ladéfiance de Marguerite. – Ainsi, la chose est entendue&|160;:l’émissaire en question sera ici à minuit&|160;; votre mari lesuivra sans se faire accompagner de personne… Je vais aller en hâterejoindre Maillart et lui apprendre que…

–&|160;Permettez, dame Pétronille&|160;; je nesaurais accepter votre offre au nom de mon mari&|160;; il est seuljuge de sa conduite. Il m’a fait espérer qu’il pourrait venir iciprendre quelques moments de repos dans la soirée&|160;; si monattente n’est pas trompée, je le verrai bientôt, je l’instruiraides propositions de maître Maillart. Priez-le seulement d’envoyerici son émissaire à l’heure dite, mon mari avisera.

–&|160;Il ne doit pas hésiter un moment&|160;;croyez-moi, pauvre dame Marguerite, il faut user de toute votreinfluence sur votre mari afin de le décider à profiter de la chancede salut qui lui reste.

Denise, entrant soudain d’un air inquiet, dità Marguerite&|160;:

–&|160;Ma tante, dame Alison désirerait vousparler à l’instant, vous parler à vous seule… – Et jetant un regardsignificatif sur la femme de l’échevin, Denise semblaitajouter&|160;: – Saisissez cette occasion de mettre terme à lavisite de cette méchante langue.

Marguerite partagea la pensée de sa nièce, etdit à la femme de l’échevin&|160;:

–&|160;Veuillez m’excuser&|160;; il me fautrecevoir la personne que l’on m’annonce…

–&|160;Adieu, bonne dame Marcel, – dit lafemme de l’échevin en faisant un pas vers la porte&|160;; – etsurtout n’oubliez pas mes avis. Il faut savoir se résigner à cequ’on ne peut empêcher… les jours se suivent et ne se ressemblentpas… tel qui était hier triomphant se voit aujourd’hui… vousm’entendez de reste… Bonsoir, pauvre chère dame, bonsoir&|160;!

L’envieuse sortit en jetant à la dérobée unregard de vipère sur Marguerite&|160;; bientôtAlison-la-Vengroigneuse, restée en dehors de la salle, accourut àl’appel de Denise.

La jolie cabaretière était toujoursaccorte&|160;; ses beaux yeux noirs, ses dents blanches, songracieux corsage, et surtout son excellent cœur justifiaient lapréférence que l’écolier Rufin accordait à cette aimable et honnêtefemme au détriment de Margot-la-Savourée. Enfin, grâce à Mahiet,Alison avait, non-seulement sauvé son honneur des violences ducapitaine Griffith, mais aussi soustrait à la rapacité de l’Anglaisune somme d’or assez rondelette, cousue dans les plis de sa cotte.Mahiet-l’Avocat d’armes, jadis son défenseur contreSimon-le-Hérissé, puis, plus tard, son libérateur, alors qu’elleétait exposée aux forcenneries du bâtard de Norfolk, avait d’abordinspiré à Alison un sentiment plus tendre que lareconnaissance&|160;; mais la jeune femme, instruite desfiançailles de Denise et de Mahiet, luttant bravement contre sonpenchant naissant, et voulant s’en distraire, s’était plu àremarquer que Rufin-Brise-Pot, malgré sa turbulence, ne manquait nide dévouement, ni de cœur, ni d’esprit, ni d’agréments extérieurs.Aussi, depuis que, fuyant les horreurs de la guerre qui désolait leBeauvoisis, elle s’était réfugiée à Paris, recommandée par Mahiet àla bienveillance de la famille du prévôt des marchands, Alisonavait souvent revu l’écolier dans la petite chambre de l’auberge oùelle logeait, et pensait parfois que, malgré son nom, mal sonnantpour une taverne, Rufin-Brise-Pot ne ferait peut-être point unmauvais mari&|160;; elle sentait, en outre, sa vanité assez flattéepar l’espoir d’ouvrir un cabaret dont les principaux clientsseraient messires les écoliers de l’Université. Alison, accueillieavec bonté par Marguerite et par Denise, leur conservait une grandereconnaissance&|160;; elle accourait ce soir-là chez elles dansl’espoir de leur être utile. Marguerite, s’apercevant del’inquiétude peinte sur les traits de la cabaretière, lui ditaffectueusement&|160;:

–&|160;Bonsoir, chère Alison… vous semblezalarmée… Que se passe-t-il donc&|160;?

–&|160;Ah&|160;! dame Marguerite, je n’ai quetrop sujet d’être inquiète, sinon pour moi, du moins pour vous. –Et, s’interrompant, elle ajouta&|160;: – D’abord, et afin de ne pasoublier cette circonstance, je dois vous prévenir qu’en entrant icij’ai remarqué trois hommes, la figure cachée par leur capuce, quisemblaient…

–&|160;Épier la maison, n’est-ce pas&|160;? –demanda Denise. – En effet, Agnès, notre servante, les a aussiremarqués.

–&|160;À quoi bon cet espionnage&|160;? –reprit Marguerite. – Marcel marche le front haut, ne cachenullement ses actions… Mais il n’importe&|160;! la haine s’attachemaintenant à ses pas… Je vous remercie de ce renseignement,Alison&|160;; il peut être utile.

–&|160;Oh&|160;! ce n’est pas seulement celaqui m’amène ici… Hélas&|160;! il m’est pénible de vous apporterpeut-être une mauvaise nouvelle, à vous, dame Marguerite, quim’avez accueillie avec tant de bonté à mon arrivée duBeauvoisis.

–&|160;Mahiet, notre ami, vous recommandait ànotre intérêt, il nous instruisait de vos malheurs et de vostendres soins pour cette infortunéeAveline-qui-jamais-n’a-menti, à qui Mazurecdevait si peu survivre&|160;; notre bienveillance à votre égardétait naturelle. Mais de quoi s’agit-il&|160;?

–&|160;Ce soir, dans ma chambre, à l’auberge,je regardais par ma fenêtre le tumulte de la rue, car il règne cesoir une grande agitation dans Paris, lorsqu’un jeune homme, envoyépar messire l’écolier Rufin-Brise-Pot, m’a apporté, tout horsd’haleine, ce billet.

Alison tira de sa gorgerette un papier qu’elleremit à Marguerite&|160;; celle-ci le prit vitement et lut à hautevoix&|160;:

«&|160;Aussi vrai que dame Vénus, dans sabeauté olympique, vous a départi sa…&|160;»

–&|160;Passez&|160;! passez, dameMarguerite&|160;! et lisez à partir de la quatrième ou cinquièmeligne, – dit Alison, rougissant et souriant à demi. – Ce sontfleurettes que s’amuse à me conter messire Rufin&|160;; ne vous yarrêtez pas plus que je ne m’y suis arrêtée moi-même… Mais ilaurait dû s’abstenir de ces mièvreries en m’écrivant sur un sujettrès-sérieux.

Marguerite, après avoir parcouru des yeux lespremières lignes de l’épître, dans lesquelles l’écolier déployaitsa faconde amoureuse et mythologique, arriva au sujet essentiel dela missive et dit vivement&|160;: – Ah&|160;! voici&|160;!… – Etelle lut ce qui suit&|160;:

«&|160;… Rendez-vous en hâte à la maison demaître Marcel&|160;; s’il n’est pas chez lui, dites à son honoréefemme de le faire avertir de ne pas sortir de l’Hôtel de ville sansêtre bien accompagné. Je suis sur la trace d’un complot qui lemenace&|160;; dès que je saurai quelque chose de certain, je merendrai, soit chez maître Marcel, soit à l’Hôtel de ville, luifaire part de ma découverte. Qu’il se méfie surtout de l’échevinMaillart&|160;; il n’a pas de plus mortel ennemi. Il devrait lefaire emprisonner sur l’heure… de même que je voudrais sur l’heureavoir pour prison votre cœur, dont le gentil garçonnetCupido est le…&|160;»

–&|160;Passez, passez, dame Marguerite, cesont encore fleurettes&|160;; il n’y a rien de plus à lire, –reprit Alison. – Et de nouveau je m’étonne de ce que le messireécolier mêle choses si folles à choses si graves.

–&|160;Oh&|160;! graves&|160;! biengraves&|160;!… cette lettre redouble mes craintes, – réponditMarguerite en tressaillant. Puis, songeant à son récent entretienavec la femme de l’échevin, elle se dit&|160;: – L’offre del’échevin cacherait donc un piège&|160;?… Oh&|160;! je ne peuxcroire encore à une si horrible trame&|160;!

–&|160;Mon Dieu&|160;! – s’écria Denise avecamertume, – et pourtant mon oncle, malgré nos pressentiments, nousrépond toujours lorsque nous lui parlons des soupçons que nousinspire maître Maillart&|160;: – «&|160;Il n’est pas méchanthomme&|160;; mais il subit aveuglément l’influence de sa femme quiest dévorée d’envie et de vanité…&|160;»

–&|160;Chère Alison&|160;! – reprit Margueriteaprès quelques instants de réflexion, – vous n’avez pas interrogéle messager qui vous a apporté cette lettre&|160;?

–&|160;Si fait, madame… je lui ai demandé enquel endroit il avait laissé messire Rufin.

–&|160;Que vous a-t-il répondu&|160;?

–&|160;Que l’écolier se trouvait dans unetaverne voisine de l’arcade Saint-Nicolas lorsqu’il lui avait remisce billet…

Au moment où Alison prononçait ces derniersmots, deux hommes encapés jusqu’aux yeux entrèrent dans la chambre.Marguerite reconnut son mari et Mahiet-l’Avocat d’armes, lorsqueceux-ci se furent débarrassés de leurs casaques.

–&|160;Enfin, te voilà… te voilà&|160;! –s’écria Marguerite ne pouvant maîtriser sa profonde émotion et sejetant au cou de Marcel, tandis que Denise tendait vivement sa mainà son fiancé qui la pressa respectueusement contre seslèvres&|160;; il portait par-dessus ses armes un surcot noir,depuis qu’il avait vu supplicier sous ses yeux son frèreMazurec-l’Agnelet&|160;; les traits de Mahiet, pâles et tristes,témoignaient de la constance de son chagrin. Marguerite, aprèsavoir tendrement embrassé son mari qui lui rendit ses caresses aveceffusion, lui dit, contenant à peine son angoisse, en lui remettantla lettre de Rufin-Brise-Pot&|160;:

–&|160;Mon ami, prends connaissance de cebillet, la bonne Alison vient de l’apporter en toute hâte.

Marcel lut la lettre à voix basse, et aumilieu d’un profond silence&|160;; Marguerite, sa nièce et Alisonobservaient attentivement la physionomie du prévôt desmarchands&|160;; il resta calme, il sourit même aux passages semésdes fleurettes mythologiques de l’écolier&|160;; puis, rendant lalettre à Alison, il lui dit affectueusement&|160;:

–&|160;Je vous remercie de votre empressement,dame Alison&|160;; mais notre ami Rufin s’alarme, je crois, àtort.

–&|160;Pourtant, mon ami, ce complot dontparle l’écolier&|160;? – répondit vivement Marguerite, – ce complotdont il suit la trace&|160;?…

–&|160;Rufin se sera sans doute exagérél’importance d’un fait insignifiant, chère Marguerite…

–&|160;Mais… ce qu’il dit deMaillart&|160;?

–&|160;Maillart&|160;! hier soir il m’a serréamicalement la main en sortant de l’Hôtel de ville, après unediscussion dans laquelle il était d’un avis opposé au mien…

«&|160;– Les opinions sont diverses, mais lesliens d’une vieille amitié sont impérissables,&|160;» a même ajoutémaître Maillart, – reprit Mahiet. – Ces paroles, je les aientendues…

–&|160;Marcel, – reprit Marguerite ressentantune défiance croissante contre l’échevin depuis les avertissementsde l’écolier, – la femme de Maillart est venue ce soir… me proposerpour toi un refuge en cas de danger…

–&|160;Cette offre généreuse ne m’étonnepas.

–&|160;Un homme doit se rendre ici cettenuit&|160;; tu le suivras seul… et bien encapé, – ajoutaMarguerite. – Seul… entends-tu, Marcel&|160;? et il te conduira enun lieu sûr d’où tu pourras fuir sans péril.

–&|160;C’est trop d’obligeance, – répondit ensouriant le prévôt des marchands. – Grand merci de la proposition,je ne songe point à fuir, tant s’en faut… Jamais nous n’avons étési proches du triomphe.

–&|160;Que dis-tu&|160;?… – s’écria Margueriterenaissant à l’espérance, tant elle avait besoin d’espérer. – Ilserait vrai&|160;? cependant cette agitation… ce tumulte dansParis… ces bruits alarmants&|160;?… – Et, ressentant de nouveau sesangoisses un moment calmées par les paroles rassurantes de sonmari, elle ajouta tristement&|160;: – La précaution que tu as priseainsi que Mahiet de t’envelopper dans cette cape, afin, sans doute,de n’être pas reconnu à travers les rues&|160;; tout me faitcraindre que tu ne t’abuses… ou que par tendresse pour moi tuveuilles m’abuser…

–&|160;Ma tante oubliait de vous dire quetrois hommes semblent être depuis ce soir au guet pour épier notremaison, – dit Denise, et elle aperçut que Mahiet semblait frappé decette circonstance.

–&|160;Ces trois hommes, – reprit Alison, – jeles ai aussi remarqués en entrant.

–&|160;Mon ami, – dit Marguerite ens’efforçant de lire sur la physionomie du prévôt des marchands sil’assurance dont il témoignait était feinte ou réelle&|160;; – monami, tu entends… et de plus, je t’ai ce soir écrit un mot cheznotre ami Simon-le-Paonnier… Dans ma lettre, je te disaissincèrement le résultat de mes observations de ce soir…

–&|160;J’ai reçu ta lettre, chère etbien-aimée femme&|160;! – répondit Marcel en serrant tendrementdans ses mains celles de Marguerite. – Tu as foi en moi, n’est-cepas&|160;?… Eh bien&|160;! crois-moi donc lorsque je t’affirme quevos alarmes sont vaines&|160;; mieux que personne, je sais ce quise passe ce soir dans Paris. Or, que s’y passe-t-il&|160;? Nosennemis s’agitent&|160;! me calomnient&|160;? quoi de nouveau làdedans&|160;? ne suis-je pas depuis longtemps en butte auxrécriminations de mes adversaires&|160;? je les laisse dire etj’agis, certain de mener mon œuvre à bonne fin, selonnotre devise&|160;; d’ailleurs ma présence ici n’est-elle pas lameilleure preuve de ma confiance dans l’état des choses&|160;? J’aivoulu, après la réception de ta lettre, quitter un moment l’Hôtelde ville afin de venir te calmer, te réconforter, et aussi te prierde ne point t’inquiéter si demain tu ne me voyais pas de toute lajournée… parce que demain de graves intérêts se décideront. Enfin,– reprit gaiement Marcel, – comme je tiens à mettre à néant toutestes objections, chère peureuse, j’ajouterai, dût ma modestie ensouffrir… j’ajouterai qu’en m’enveloppant de cette cape, je voulaispouvoir venir ici et m’en retourner sans être arrêté vingt foisdans ma route par les acclamations populaires&|160;; car, crois-lebien, malgré la haine et l’envie, malgré quelques vaines clameurs,Marcel est toujours aimé du peuple de Paris.

–&|160;Vous n’en douteriez pas, dameMarguerite, – ajouta Mahiet, – si dans cette journée vous aviezentendu les harangues de plusieurs corporations de métiers venantassurer maître Marcel de leur dévouement…

Ces paroles de Mahiet, la physionomiesouriante et sereine du prévôt des marchands, l’accent deconviction qui régnait dans ses réponses, apaisèrent quelque peules alarmes de Marguerite et de Denise&|160;; celle-ci dit àMarcel&|160;: – Votre seule présence nous rassure, cher et bononcle, de même que la vue du médecin en qui le malade a foi suffitsouvent à calmer ses souffrances…

–&|160;Mon brave Mahiet, – reprit gaiementMarcel en regardant l’Avocat d’armes, – ceci s’adresse à moi autantqu’à toi… heureux et amoureux fiancé…

–&|160;Chère Denise, – dit l’Avocat d’armes àla jeune fille qui rougissait, – le deuil de mon pauvre frère areculé l’époque de notre mariage… Je regrette moins ce retard, ensongeant qu’en ces jours de troubles je n’aurais pu vous consacrertous mes instants&|160;; mais croyez-en maître Marcel, de meilleurstemps approchent… Ai-je besoin de vous dire que je les hâte de tousmes vœux, puisqu’ils verront notre union&|160;?

–&|160;Dame Alison, – reprit cordialementMarcel, – puisque nous parlons mariage… prenez donc en pitiél’amoureux martyre de ce pauvre Rufin… C’est un bon et loyal cœur,malgré quelques échappements de jeunesse qui lui ont mérité sontrop significatif surnom de Brise-Pot&|160;; mais, j’ensuis certain, la salutaire influence d’une honnête et aimable femmecomme vous ferait de lui un excellent mari&|160;; je verrais avecun double plaisir vous et Rufin, Denise et Mahiet, aller à l’autelle même jour.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! ceci demanderéflexion, – répondit Alison d’un air méditatif&|160;; – cecidemande beaucoup de réflexion, maître Marcel… Du reste, –ajouta-t-elle souriant et rougissant, – je ne dis ni oui, ninon…

–&|160;Bonne chance pour Rufin, – reprit enriant le prévôt des marchands&|160;: – femme qui ne dit pas non agrande envie de dire oui.

–&|160;Marcel ne conserverait pas tant deliberté d’esprit s’il se croyait lui et ses partisans à la veilled’un grand danger, – pensait Marguerite de plus en plus rassuréepar la douce gaieté de son mari. – Je me serai exagéré l’importancede ce que j’ai entendu dire ce soir&|160;; mon mari a raison&|160;:même au plus fort de sa popularité, la calomnie lepoursuivait&|160;; Maillart peut à la fois céder à l’envie et à unsentiment généreux né d’une ancienne amitié. Croire la popularitéde Marcel perdue, s’en réjouir, et cependant vouloir lesauver&|160;; cette méchante Pétronille a envenimé une offrehonorable en soi, sinon Maillart serait le plus exécrable deshommes, je ne puis le croire&|160;: une pareille perversitédépasserait les limites du possible…

–&|160;Denise, – dit le prévôt des marchands àsa nièce en la baisant au front, – fais porter une lampe dans moncabinet, j’ai quelques papiers à prendre. – Et s’adressant à safemme, qu’il baisa aussi au front&|160;: – Je reviendrai tout àl’heure te dire adieu… Viens avec moi, Mahiet.

Denise s’empressa de porter une lampe dans lecabinet de Marcel, où il resta seul avec l’Avocat d’armes.

*

**

Marcel, resté seul dans son cabinet avecMahiet, devint pensif&|160;; à la riante sérénité dont ses traitsavaient été empreints durant son entretien avec Marguerite, succédaune expression de gravité mélancolique&|160;; il contempla ensilence, pendant quelques instants, sa studieuse retraite, témoindes profondes méditations de son âge mûr&|160;; puis, s’appuyantsur une grande table couverte de parchemins, il dit à Mahiet avecun soupir de regret&|160;:

–&|160;Combien de longues veillées j’aipassées ici, élaborant, à la lueur de cette petite lampe, ces plansde réformes qui seront un jour, quoi qu’il arrive, la base immuabledes franchises du peuple&|160;! l’Évangile des droits ducitoyen&|160;! Ici se sont écoulées les plus heureuses, les plusbelles heures de ma vie&|160;!… Quel bonheur pur je goûtais&|160;!Soutenu par mon ardent amour du juste et du bien, éclairé par lesleçons du passé, je m’élevais jusqu’aux plus sublimes théories dela liberté&|160;! J’ignorais alors les déceptions, les maux, lesretards, les luttes, les orages, qu’engendre fatalement la pratiquedes choses&|160;! la vérité m’apparaissait dans sa radieusesimplicité… Je comptais alors sans les passions humaines… Iln’importe, la vérité est absolue… Tôt ou tard, elle s’impose àl’humanité, qui toujours marche, progresse et s’améliore…

Mahiet écoutait Marcel avec un muetrespect&|160;; il vit cet homme illustre, le front pensif,s’absorber de plus en plus dans ses réflexions. Au bout de quelquesinstants, Marcel se dirigea vers un bahut de chêne noirci par lesannées&|160;; il l’ouvrit, tira divers parchemins de ce coffre, lesapporta sur la table, prit un escabeau, s’assit et commençad’écrire… Sa figure mâle et caractérisée révéla bientôt unattendrissement croissant&|160;; Mahiet, à sa grande surprise,aperçut quelques larmes tombant des yeux du prévôt des marchandssur les lignes qu’il venait de tracer… Les pleurs de ce grandcitoyen, d’une si rare énergie, d’un stoïcisme antique,impressionnèrent vivement l’Avocat d’armes&|160;; son cœur seserra&|160;; il commença de soupçonner les motifs de l’affectationde sécurité dont Marcel avait fait montre devant sa famille. Enfin,il le vit essayer ses yeux du revers de sa main, et sceller d’uncachet de cire noire, au moyen du large chaton d’une bague d’orqu’il portait au doigt, le parchemin sur lequel il venaitd’écrire&|160;; après quoi le joignant aux autres papiers dont ilfit une même liasse aussi scellée d’un cachet noir, il la replaçadans le bahut, donna la clef de ce meuble à Mahiet, et lui ditd’une voix pénétrée&|160;:

–&|160;Garde cette clef… je te charge de laremettre à ma femme et de lui apprendre, si certaines circonstancesse réalisent, que dans ce coffre elle trouvera, jointe à montestament et à quelques papiers qu’il est bon de conserver, unelettre pour elle… écrite par moi ce soir…

–&|160;Maître Marcel, – reprit Mahiet entressaillant, – ces dispositions sont sinistres…

–&|160;Sinistres… non… mais prudentes&|160;;j’ai accompli un devoir sacré… maintenant, écoute-moi… je me trouvedans une situation d’esprit singulière… Les derniers événements,ceux de ce jour, jettent dans ma pensée, non du doute sur larésolution que je dois prendre, mais une sorte de confusion àl’endroit des moyens à employer&|160;; or, jamais la lucidité demon jugement ne m’a été plus nécessaire qu’en ce moment où il mefaut m’arrêter à un parti suprême, irrévocable&|160;; il me semblequ’en examinant avec toi froidement, brièvement, l’état des choses,elles m’apparaîtront plus nettes&|160;; la pensée parléese précise, tandis que muette, elle s’égare souvent de réflexionsen réflexions et s’éloigne d’autant du but qu’elle doit atteindre.Ainsi donc, écoute-moi, et si dans ce rapide exposé tu remarquaisquelque omission, quelque obscurité, avertis-moi…

–&|160;J’y tâcherai, maître Marcel.

–&|160;Lors de ton retour de Clermont… etsouffre que je ne m’appesantisse pas sur ta douleur privée… j’airessenti cruellement, tu le sais, la mort de ton malheureux frère…donc à ton retour de Clermont, tu m’apprends le massacre desJacques. Le lendemain, nous sommes instruits que le captal de Buchet le comte de Foix ont exterminé à Meaux une autre troupeconsidérable de paysans révoltés. Enfin, la noblesse, sortant de lastupeur où l’avaient plongée ces insurrections formidables, s’estréunie en troupe, et battant les campagnes, elle a mis à mort, aumilieu d’affreux supplices, une foule de serfs, hommes, femmes,enfants, partisans ou non de la Jacquerie, et livré leurs villagesaux flammes… C’en est donc fait… pour longtemps du moins, del’alliance des gens des villes et des gens des campagnes.L’anéantissement de la Jacquerie réduit la bourgeoisie à ses seulesforces pour lutter contre le régent&|160;; elle doit accepter cettelutte inégale ou se livrer à Charles-le-Mauvais, et au lieu de luiimposer des conditions… subir les siennes.

–&|160;Tel était l’espoir de ce fourbesanguinaire&|160;; il ne me l’a pas caché lors de notre entrevue àClermont.

–&|160;Cependant cet habile politique, enmassacrant les Jacques, s’est privé de puissants auxiliaires contrele régent, dont les troupes sont de beaucoup supérieures en nombre,en discipline à celles du roi de Navarre.

–&|160;Ah&|160;! misérable prince&|160;! s’ilavait suivi vos généreux conseils, ses bandes, renforcées demilliers de paysans en armes et des milices bourgeoises, écrasaientles troupes royales&|160;; et, profitant de l’élan des populations,non moins exaspérées contre les Anglais que contre les seigneurs,Charles de Navarre chassait l’étranger de la Gaule et montait surle trône au milieu des acclamations d’un peuple qu’il gouvernait,soumis lui-même à l’autorité des Assemblées nationales&|160;!

–&|160;Oui, telle pouvait être la glorieusemission de Charles-le-Mauvais&|160;; cette mission pourrait encoreêtre la sienne, s’il avait le courage, la sagesse, la loyauté de sevouer corps et âme à un si noble but&|160;; je te le démontraibientôt… Mais à cette heure, dans les dispositions incertaines oùje l’ai laissé, il n’est, ainsi que nous, qu’un rebelle àl’autorité du régent. Celui-ci est puissant, il commande à desforces considérables&|160;; il a pour lui la tradition monarchiquequi, aux yeux des peuples, se perd dans la nuit des âges&|160;; ila pour lui son nom royal, la cour, les courtisans, le clergé, lesofficiers royaux, les gens du fisc et de justice, tous ceux enfinqui vivent d’abus ou d’exactions, clientèle immense qui donne aurégent une force redoutable… Aussi, crois-moi, Mahiet, je connaisCharles-le-Mauvais trop clairvoyant pour n’avoir pas déjà reconnutout ce qu’il a perdu en anéantissant la Jacquerie, et combienmaintenant il a peu de chances d’usurper la couronne. Il a dûpenser à un accommodement éventuel avec le régent dans le cas oùnotre cause, à laquelle il paraît encore attaché, serait compromiseou perdue…

–&|160;Quoi&|160;! Charles-le-Mauvais traiteravec le régent&|160;?

–&|160;Tout me le prouve… La conduite du roide Navarre, depuis ces derniers temps, décèle un homme flottantentre l’ambition de monter sur le trône et la crainte d’unedéfaite, qu’il payerait de sa vie et de la perte de ses domaines.Il nous envoie quelques renforts insignifiants&|160;; mais ilrefuse d’entrer dans Paris. Il a accepté le titre de capitainegénéral de notre cité&|160;; mais la reine sa mère a, je le sais debonne source, de fréquentes entrevues avec le régent. Enfin, monami, pas d’illusions&|160;: j’ai voulu ce soir rassurer mafemme&|160;; mais le moment est critique. Le parti de la courexploite contre nous, avec sa perfidie habituelle, les malheurspublics&|160;; tandis qu’ils ont eu pour cause première les follesprodigalités de la cour et la lâcheté de la noblesse, dont lahonteuse défaite à la bataille de Poitiers a livré la Gaule auxAnglais. Le roi Jean et ses créatures, par leurs rapines, par leursviolences, par des impôts écrasants, ont enfin poussé à bout lesvilles et les campagnes&|160;; une révolution a éclaté. Nous avonsconquis des réformes radicales&|160;; elles devaient inaugurer uneère de paix, de prospérité sans égale, puisque la liberté c’està la fois l’indépendance et le bien-être.

–&|160;Vérité profonde, maître Marcel&|160;:la tyrannie engendre toujours la servitude, et la servitude, lamisère. L’insurrection des serfs, les délivrant de la tyrannie dela seigneurie, pouvait seule leur assurer la jouissance des fruitsde la terre qu’ils cultivent aujourd’hui pour leurs bourreaux.

–&|160;Oui&|160;; mais toute révolution estlaborieuse et rude&|160;: elle ne peut du jour au lendemainremédier à des maux qui sont le fatal héritage du passé&|160;;parfois même ces maux s’aggravent momentanément, de même que laplaie cautérisée par le fer devient pendant quelque temps plusdouloureuse. Ces maux, ces misères, portés à leur comble par lesravages des Anglais depuis la défaite de Poitiers, le peuple les ad’abord vaillamment endurés, pressentant les résultats de notrerévolution de 1357 et plein d’espoir en elle. Le conseil de ville,présidé par moi, les gouverneurs, comme on nous appelle,ont dû exercer une dictature temporaire, recourir souvent à desmesures énergiques, terribles, nous avions les Anglais à nos porteset le parti de la cour dans nos murs&|160;! le peuple a d’abordaccepté cette dictature au nom du salut de la cité. Mais,hélas&|160;! malgré ses côtés héroïques, le peuple est encore dansl’enfance&|160;; servage et ignorance pèsent sur lui depuis dessiècles. Irrésistible dans son premier élan, bientôt il faiblit, ildésespère, parce qu’il ne voit pas à l’instant ses vœux réalisés…En ces heures de découragement, ses éternels ennemis reprennentaudace et confiance… Nous assistons aujourd’hui à l’une de cesfunestes défaillances, perfidement exploitées par le parti de lacour&|160;; le peuple est las de ses souffrances fécondes… et iltouchait au moment du repos, de la paix, du bien-être&|160;!… Lepeuple est las de notre dictature… et, grâce à elle, il allaitjouir de ses libertés&|160;!… Aussi, dans sa désespérance crédule,il a ouvert l’oreille aux pernicieuses paroles de sesennemis&|160;! oui, sur le point d’achever, d’inaugurer son œuvred’affranchissement qui lui a déjà tant coûté, il y renonce&|160;!…Il avait péniblement creusé le sillon, semé le grain, la récolteétait mûre, et il jette la faux avec désespoir au moment de lamoisson&|160;!&|160;!&|160;! il commence à déplorer sarébellion&|160;; il est près de nous maudire, nous qui, pour sadélivrance, avons sacrifié notre repos, nos biens, notre vie. Ilcroit qu’en se soumettant humblement au régent, qu’en reprenant sonjoug séculaire, ses maux s’apaiseront. Que sais-je&|160;!… demain,peut-être, il me traînera aux gémonies, moi jadis son idole&|160;!pauvre cher peuple&|160;! – ajouta Marcel avec un accent decommisération triste et tendre, – pauvre enfant héroïque etnaïf&|160;! si fort dans la lutte&|160;! si faible dans lavictoire… Je voulais d’enfant t’élever en un jour à la mâle dignitéde l’homme. Tu dois peut-être tromper mon espoir… je te plains sanst’accuser. Tes qualités sont bien à toi… tes défauts sont ceux dela misère, de l’ignorance et de l’esclavage qui t’accablent depuisdes siècles&|160;!…

Le prévôt des marchands, après un moment desilence, dit à Mahiet, qui l’écoutait avec respect&|160;:

–&|160;Résumons-nous&|160;: nous pouvons àpeine compter maintenant sur l’appui des masses populaires&|160;;Charles de Navarre est un allié douteux&|160;; le régent, unadversaire formidable. Voilà donc au vrai l’état des choses&|160;;n’est-ce pas ton avis&|160;?

–&|160;Malheureusement, ces symptômes dedéfaillance du peuple, entretenue, augmentée par les manœuvres desaffidés du régent, m’avaient aussi frappé depuis quelques jours,maître Marcel. Faut-il donc renoncer à tout espoir&|160;?

–&|160;Non, non&|160;! j’ai voulu établircombien notre position était critique, mais tout n’est pas perdu…Le peuple, en vertu même de sa mobilité, est capable de soudainsrevirements&|160;; une fraction notable de la bourgeoisie,fermement résolue de mener notre œuvre à bonne fin, selonnotre devise, ira avec nous jusqu’au bout, quels que soient lesdangers qui menacent sa vie, ses biens en cas d’échec… Nous pouvonsencore réagir sur la population, la surexciter, l’arracher à safatale désespérance, aux suggestions de ses ennemis, prendre contreeux des mesures terribles et engager une lutte décisive contre lerégent&|160;; mais la Jacquerie est anéantie, et il serait insenséd’entreprendre cette lutte sans l’appui des forces deCharles-le-Mauvais. Voici donc la dernière chance qui nousreste&|160;: je mettrai cette nuit même (j’en ai le moyen), jemettrai cette nuit même ce prince en demeure de se déclarer contrele régent, de se compromettre enfin assez ouvertement pour qu’il setrouve dans l’alternative de vaincre avec nous et de régner… ou deperdre ses domaines et la vie si le régent est vainqueur. Cespropositions acceptées, Charles-le-Mauvais, ainsi résolu de jouersa tête contre une couronne, entre alors à Paris à la tête de sesNavarrais&|160;; nous tentons un suprême effort, nous exaltons lepeuple, nous combattons le régent&|160;; si nous sommes victorieux,nous soulevons contre les Anglais les paysans échappés auxvengeances de la noblesse. L’étranger est chassé du sol&|160;; laGaule, délivrée de ses ennemis du dedans et du dehors, délègue àCharles de Navarre la souveraineté, sous le contrôle des Assembléesnationales&|160;; et nos provinces forment une puissante fédérationdont Paris est le centre&|160;!

–&|160;Ce résultat serait encoreadmirable&|160;; mais Charles-le-Mauvais, une fois couronné,tiendrait-il sa promesse&|160;? se résignerait-il à subir la loides États-généraux&|160;?

–&|160;Il eût subi toutes nos conditions avantl’anéantissement de la Jacquerie, contre-poids suffisant à sesbandes de soudoyers. Mais il te l’a dit à Clermont, et il disaitvrai&|160;: la force des choses l’obligera de maintenir, en manièrede don de joyeux avènement, en montant sur un trône usurpé, bonnombre de réformes&|160;; ainsi, une partie de nos conquêtes sur laroyauté demeureraient acquises à l’avenir. Ce n’est pas tout. Lepeuple, encore dans l’ignorance, est routinier&|160;: depuis dessiècles, accoutumé à être gouverné despotiquement par un prince desang royal, il ne peut arriver sans transition à un gouvernementlibre, régi simplement par des magistrats électifs, ainsi quel’étaient les villes de communes lors de leuraffranchissement&|160;; mais peu à peu l’expérience viendra&|160;;n’est-ce point déjà un pas immense dans cette voie que lerenversement d’une dynastie&|160;? que l’intronisation d’un nouveauroi par la seule volonté des citoyens&|160;?… Le divin prestige dela royauté reçoit ainsi un coup mortel. Pouvoir choisir unsouverain implique le droit de le déposer ou de se passer de lui.Enfin n’oublions pas ceci, toujours dans l’hypothèse du succès deCharles-le-Mauvais&|160;: la Gaule sera délivrée des Anglais&|160;;puis, quoi qu’il arrive, la noblesse, malgré ses effroyablesreprésailles contre les représailles des Jacques, gardera lesouvenir de cette insurrection formidable et, forcément, adoucirale sort de ses serfs, sachant que Jacques Bonhomme, de nouveaupoussé à bout, peut prendre encore la faux, la fourche et latorche.

–&|160;Oui, maître Marcel, l’avenir est beau…si Charles-le-Mauvais se déclare ouvertement contre le régent et sinous triomphons.

–&|160;J’ai tout pesé, tout calculé.Succombons-nous dans cette lutte suprême, Charles-le-Mauvaispartage notre défaite, paie comme nous sa rébellion de satête&|160;; c’est un méchant prince de moins, il n’en restera quetrop&|160;! le régent rentre à Paris, de même qu’il y rentrefatalement si le roi de Navarre refuse d’embrasser ouvertementnotre cause&|160;; car il serait fou de tenter sans lui de résisterau régent. Cette dernière hypothèse, examinons-la. Je te l’ai dit,voulant couper court aux hésitations de Charles-le-Mauvais, je l’aimis en demeure de se prononcer cette nuit même…

–&|160;Cette nuit&|160;?

–&|160;À une heure du matin, j’attends à laporte Saint-Antoine le roi de Navarre&|160;; je le lui ai déclaréhier à Saint-Denis&|160;: je ne compterai plus sur lui, je leregarderai comme un traître si, à l’heure dite, il ne se trouve pasà ce rendez-vous, afin d’entrer dans Paris avec moi et d’annoncersolennellement demain à l’Hôtel de ville qu’il embrasse notre causeet nous donne l’appui de ses armes. Ainsi donc nous sommesabandonnés à nos propres forces si Charles-le-Mauvais manque aurendez-vous de cette nuit.

–&|160;Hier, que vous a-t-il répondu, maîtreMarcel&|160;?

–&|160;Il m’a répondu, selon son habitude,qu’il aviserait. Or, si la crainte de perdre ses domaines et satête l’emporte sur son ambition, il ira se jeter aux pieds durégent, lui offrira ses services contre nous en repentance de satrahison passée&|160;; le régent a tout intérêt à ménager un pareiladversaire, il lui accordera sa grâce, tous deux marcheront surParis à la tête de leurs troupes réunies.

–&|160;Alors, maître Marcel, – s’écria Mahiet,– appelons aux armes tout ce qui reste de gens de cœur dans lacité, renfermons-nous dans nos remparts, si habilement fortifiéspar vos soins, faisons-nous tuer jusqu’au dernier&|160;; le régentne rentrera dans sa capitale que par la brèche et sur noscadavres&|160;!

–&|160;Cette résolution est héroïque&|160;;mais tu oublies les horreurs qui suivent l’assaut d’uneville&|160;? Tu oublies Meaux livré aux flammes par le captal deBuch et le comte de Foix&|160;? les femmes violées, éventrées, lesenfants, les vieillards massacrés ou périssant dansl’incendie&|160;?… Livrer Paris à un pareil sort&|160;! Paris, lecœur et la tête de la Gaule&|160;!… Non, non, je te l’ai dit,entreprendre de résister au régent sans l’appui deCharles-le-Mauvais, c’est nous exposer à une perte certaine.Préférons à l’héroïsme stérile le sacrifice salutaire, notredéfaite même sera féconde&|160;!…

–&|160;Maître Marcel, je ne vous comprendsplus…

–&|160;Quelle que soit la ténacité, laduplicité du caractère du régent, les terribles leçons qu’il areçues ne seront pas perdues pour lui&|160;: il a dû, fuyant lesoulèvement populaire, abandonner furtivement son palais du Louvre…il s’est vu sur le point de perdre la couronne&|160;; s’il rentreici, grâce à la soumission des Parisiens, pour peu que sa vengeanceet son orgueil royal soient largement satisfaits, ce princemaintiendra nécessairement certaines réformes. Elles seront moinsnombreuses sans doute que celles qu’aurait acceptéesCharles-le-Mauvais pour consolider son usurpation&|160;; mais enfinces réformes demeureront toujours acquises à l’avenir, notrerévolution aura porté ses fruits. Me comprends-tu&|160;?… D’oùvient ton étonnement&|160;?

–&|160;Mais pour satisfaire aux ressentimentsdu régent, pour assouvir sa vengeance, il faudra…

–&|160;Il faudra quelques têtes&|160;!… –répondit Marcel avec une simplicité antique en interrompant Mahiet.– Oui, le régent demandera d’abord mon supplice et celui desgouverneurs, principaux chefs de la révolution… Ehbien&|160;! ce jeune homme aura nos têtes&|160;!… Je suis d’accorden ceci avec nos amis… Voici donc mon projet&|160;; notreentretien, en élucidant les faits, ainsi que je l’espérais, meconfirme dans ma résolution. À une heure du matin, je me rends à laporte Saint-Antoine, où j’attendrai Charles-le-Mauvais&|160;; s’ilmanque au rendez-vous, je monte à cheval, je vais rejoindre lerégent à son camp de Charenton, je lui offre ma vie, si elle ne luisuffit pas, celle de nos amis&|160;; j’ai leur parolelà-dessus&|160;; je demande en retour au prince de maintenir lesréformes qu’il a jurées en 1357 et de se montrer clément enversParis, qui lui rouvre ses portes. Je demanderai beaucoup afind’obtenir quelque chose… Quoi qu’il en soit, j’obtiendrai, j’ensuis certain, plusieurs concessions en m’adressant, non pas au cœurde ce jeune homme, il n’a point de cœur&|160;; mais en lui faisantcomprendre son véritable intérêt, et il le comprendra&|160;; lesautres réformes viendront plus tard. Oui, je te le répète, mon ami,c’est ma ferme conviction, notre plan de gouvernement, basé sur lafédération des provinces et la permanence d’Assemblées nationalessouveraines et déléguant d’abord un simulacre de couronne à unsimulacre de roi, et plus tard supprimant cette vaine idole, laRoyauté, redeviendra le gouvernement des Gaules libres etconfédérées, tel qu’il l’était avant les conquêtes de César, ainsique nous l’apprend l’histoire et ainsi que je l’ai lu dans leslégendes de ta famille.

–&|160;Oh&|160;! maître Marcel, lors del’abolition de la commune de LAON et de tant d’autres républiquesmunicipales détruites par Louis-le-Gros, qui fit périr leurs chefsdans les supplices, mon aïeul Fergan-le-Carrier disait à son fils,qui désespérait de l’avenir, ce que vous me dites à cetteheure&|160;: «&|160;Espère, mon enfant, espère… aie foi dans leprogrès lent, laborieux, mais irrésistible, deschoses&|160;!…&|160;» Mon aïeul disait vrai&|160;!… Oui, grâce àvotre génie, j’aurai vu en ce siècle-ci le gouvernement municipaldes anciennes communes, gouvernement libre, paternel et sage,appliqué non plus seulement à une cité, mais à la Gauleentière.

–&|160;Tel était mon rêve&|160;! L’unitésociale et l’uniformité administrative. Les droits politiquesétendus à l’égal des droits civils. Le principe de l’autoritétransféré de la couronne à la nation. Les États-généraux changés enassemblées nationales sous l’influence du peuple et de labourgeoisie, seules forces vives de la nation, et la souverainetépopulaire attestée par le renversement d’une dynastie et ladélégation de la couronne à une autre branche…[16] jusqu’au jour de la suppression de laroyauté, dernier vestige des hontes de la conquête franque&|160;!…Tel était mon rêve&|160;! Mais, crois-moi, le temps changera cerêve en réalité&|160;! Il se peut que j’aie devancé l’esprit de monsiècle… est-ce un mal&|160;?… Ce gouvernement de l’avenirn’aura-t-il pas été, après tout, pratiqué pendant trois ans&|160;?…Va, mon ami, nos enfants seront d’autant plus confiants dansl’espoir de leur délivrance, qu’instruits par le passé, ils saurontque leurs pères ont eu leur affranchissement entre leursmains&|160;; oui, qu’un jour, redevenus libres, ils ont dompté,chassé la royauté, et que s’ils sont retombés sous leur jougséculaire, c’est qu’à la veille du triomphe, ils ont cédé audécouragement&|160;! c’est qu’après avoir surmonté les plus rudesobstacles, ils ont défailli au terme de la carrière, au moment detoucher au but&|160;! Ce sera pour nos fils un grand et profitableenseignement&|160;; peut-être ma mort et celle de nos amis lerendront encore plus éclatant, cet enseignement&|160;! Que nousimporte&|160;! notre mort aura été féconde comme notre vie&|160;!…l’échafaud la couronnera&|160;!…

Le prévôt des marchands semblait transfiguréen prononçant ces patriotiques paroles&|160;; sa foi religieusedans l’avenir de sa cause illuminait son regard. Mahiet lecontemplait dans une muette admiration, lorsque Denise,entr’ouvrant en ce moment la porte du cabinet de Marcel, dittimidement à l’Avocat d’armes&|160;:

–&|160;Mahiet, votre ami Rufin désirerait vousparler à l’instant.

–&|160;Maître Marcel, – reprit Mahiet, – ils’agit sans doute de ce complot dont Rufin croit avoir saisi latrace&|160;?

–&|160;Mon enfant, dis à Rufin d’entrer, –reprit le prévôt des marchands s’adressant à Denise. Et bientôtparut l’écolier.

–&|160;Maître Marcel, – dit-il vivement, – jecrois avoir été, cette fois, aussi bien servi par la déesse Fortuneque lorsque, enrageant de ne point trouver Margot-la-Savourée aurendez-vous qu’elle m’avait donné sur la berge de la Seine, en facedu Louvre, j’ai découvert la fuite du duc de Normandie… à cettedifférence seulement qu’aujourd’hui Margot, de moins en moinssavourée par moi, n’est pour rien dans l’aventure… car,par Jupiter, la charmante et plantureuse Alison me…

Mais, s’interrompant à un regard de Mahiet,l’écolier tira de sa pochette une lettre et, la remettant au prévôtdes marchands, ajouta&|160;:

–&|160;Veuillez prendre connaissance de ceci,maître Marcel, et si l’on peut présumer du message par le messager,cette lettre ne doit rien flairer de bon.

Marcel reçut la lettre, rompit les sceaux,tressaillit en reconnaissant la main qui l’avait écrite, et ilcommença de lire cette missive avec une attention profonde, tandisque Mahiet, emmenant l’écolier à l’autre extrémité du cabinet,disait tout bas&|160;:

–&|160;Rufin&|160;! quelle est cettelettre&|160;? d’où la tiens-tu&|160;?

–&|160;Par Hercule&|160;! je la tiens… de laforce de mon poignet&|160;! sans oublier cependant l’assistance quem’ont prêtée mon compère Nicolas-Poire-Molle et deux Écossais,écoliers martinets[17], dontj’avais fait l’an passé connaissance en soutenant contre eux lasupériorité flagrante de la rhétorique de FICHETUS sur le vraiart de pleine rhétorique de FABER… Notre discussion étantdevenue d’orale… manuelle, au plus grand honneur de la rhétorique…il m’était resté un frappant souvenir de leurs poings et…

–&|160;Rufin, les instants sont précieux, lachose est grave&|160;; je t’en supplie, arrive au fait.

–&|160;Soit… ce soir, à la tombée de la nuit,je cheminais dans la rue Où-l’on-cuit-les-oies, oubliant,malgré le parfum qui s’exhalait des rôtisseries, que j’avais, envéritable écolier boursier, dîné d’un hareng, et songeant à cetrésor, à cette escarboucle, ou plutôt à ce bouquet de lis et deroses que dame Vénus, sa marraine, a baptisée du nom succulentd’Alison… je dis succulent, car…

–&|160;Mort-Dieu&|160;! Rufin&|160;!…

–&|160;Calme-toi, j’impose silence à mon cœur…et j’arrive au fait. Donc… j’aperçois un rassemblement nombreuxvers l’extrémité de la rue Où-l’on-cuit-les-oies&|160;;jeme glisse à travers la foule, j’arrive au premier rang, et j’avisecertain gros coquin à chaperon fourré déjà noté par moi commeforcené partisan de Maillart. Ledit gros coquin pérorait contremaître Marcel, lui attribuant tous les maux dont on souffre, ets’écriant&|160;: «&|160;Il faut en finir avec la tyrannie desgouverneurs, l’armée du régent est réunie à Charenton, afin demarcher contre nous&|160;; le régent est furieux, il veut mettre sabonne ville de Paris à feu et à sang&|160;; Maillart, véritable amidu peuple, est seul capable de résister au régent ou de traiteravec lui et de sauver ainsi la cité des maux qui lamenacent…&|160;»

–&|160;Toujours ce Maillart&|160;!&|160;!

–&|160;Ce langage m’exaspère… je te le jure,aussi vrai que la délectable, la divine Alison me…

–&|160;Rufin… Rufin&|160;!

–&|160;Par Jupiter&|160;! ce doux nom d’Alisonme monte involontairement à chaque instant du cœur aux lèvres.J’étais donc prêt à éclater et confondre l’homme au chaperonfourré, dont le langage, je l’avoue, produisait assez d’impressionsur la foule. Quelques-uns même commençaient de vitupérer fortcontre maître Marcel et les gouverneurs, lorsque j’entends direderrière moi en latin&|160;: – L’eau commence à bouillir, il nefaut pas tarder à jeter le poisson. – Une autre voix ajoutaaussi en latin&|160;: – Et pour ce faire, hâtons-nous d’allerprévenir le maître cuisinier. – Cherchant à pénétrer le sensmystérieux de cette parabole, je me retournais vers mes hableurs delatin, lorsqu’ils s’écrient et en français cette fois&|160;: –«&|160;Noël, Noël pour Maillart, au diable Marcel&|160;! c’est unscélérat&|160;! un traître&|160;! il complote avec lesNavarrais&|160;! Noël pour Maillart&|160;! seul il peut mettre finà nos maux&|160;!&|160;» Une partie de la foule répète cescris&|160;: le gros coquin à chaperon fourré clôt sa péroraison,descend du montoir où il était perché. Les deux hableurs de latinse rapprochent de lui, et pendant que le rassemblement se disperse,mes trois compères s’éloignent en s’entretenant avecanimation&|160;; je ne les perdais pas de vue, je les suis de près,ces mots entrecoupés arrivent à mon oreille… Rendez-vous…cheval… arcade Saint-Nicolas. Tu sais combien, même en pleinjour, l’arcade Saint-Nicolas est sombre et déserte&|160;; la nuittombait, l’idée me vient que mes coquins pouvaient avoir quelquerendez-vous suspect dans cet endroit écarté, car je me remémoraisces mystérieuses paroles échangées en latin&|160;: L’eaucommence à bouillir… ceci pouvait signifier&|160;: lebouillonnement de la colère populaire… Le poisson que l’ondevait jeter dans ce bouillonnement, ce pouvait être maîtreMarcel&|160;; et enfin, le cuisinier qu’il s’agissait d’allerprévenir…

–&|160;Ce pouvait être Maillart ou le régent,– ajouta Mahiet. – Je ne crois pas ta pénétration en défaut…Continue.

–&|160;Ces mots&|160;: cheval…rendez-vous… arcade Saint-Nicolas… pouvaient signifier aussiqu’un messager à cheval attendait mes coquins dans ce lieuretiré&|160;; je le connaissais de reste, car souventMargot-la-Savourée… mais foin de Margot&|160;! je me disais aucontraire&|160;: «&|160;Ah&|160;! si au lieu de suivre vers cetendroit propice aux amours ce gros ribaud à chaperon fourré, jesuivais la divine Alison, je…&|160;»

L’Avocat d’armes fit un mouvementd’impatience, prit son ami par le bras, et d’un geste significatiflui montra à l’autre extrémité du cabinet le prévôt des marchandsqui, le front appuyé dans sa main, contemplait la lettre dont ilvenait d’achever la lecture, et pensif souriait avec unedouloureuse amertume. L’écolier comprit la pensée de Mahiet etreprit à voix plus basse&|160;:

–&|160;J’ai des jambes de cerf&|160;; j’enuse, en coupant un court à travers le champ de Saint-Paterne, pourdevancer mes hommes à l’arcade Saint-Nicolas&|160;; j’yarrive&|160;: elle était noire comme un four&|160;; je prêtel’oreille, je n’entends rien&|160;; je connaissais l’endroit, jecherche à tâtons et je trouve certaine niche où était autrefoisplacée la statue du saint&|160;; je me blottis dans cette cavité,et à tout hasard j’attends. Bien m’en prit, car au bout d’un quartd’heure des pas résonnent sous la voûte, je reconnais la voix del’homme au chaperon fourré disant à petit bruit en manièred’appel&|160;: «&|160;Hé… hé… Jean-Quatre-Sous.&|160;»Puis mon homme ajoute après un moment de silence&|160;: – «&|160;Iln’est pas encore arrivé… au diable le musard&|160;! – Il n’y a pasde temps perdu, – répond une autre voix&|160;; – il ne lui faut quetrois heures pour se rendre à cheval à Charenton.&|160;»

–&|160;La chose est grave, – reprit Mahiet. –C’est à Charenton que le régent tient ses quartiers.

–&|160;Justement&|160;; aussi tu dois pensercombien je me félicitais de ma découverte&|160;; évidemment il setramait quelque complot avec le parti de la cour. EnfinJean-Quatre-Sous arrive par l’autre côté de l’arcade, et l’homme àchaperon fourré lui dit&|160;: – «&|160;Es-tu prêt à partir&|160;?– Oui, mon cheval est sellé dans l’écurie de l’auberge desTrois-Singes. – Voici la lettre, – reprend la voix duchaperon fourré. – Fais toute diligence pour te rendre au quartierde l’armée royale&|160;; tu remettras ta missive au sénéchal duPoitou, c’est convenu avec lui. – Mais me laissera-t-on sortir dela ville&|160;? – demande le messager. – Ne crains rien à ce sujet,– lui répond-on. – La porte Saint-Antoine est gardée ce soir pardes hommes qui sont à nous. Maître Maillart doit se trouver aveceux, tu leur diras pour mot de ralliement&|160;: Montjoie auroi et au duc&|160;; ils te laisseront passer&|160;; donc àcheval, à cheval&|160;!&|160;» Après quoi le chaperon fourré et sesdeux compères s’éloignent d’un côté, Jean-Quatre-Sous de l’autre.Je sors de ma niche, où je figurais tant bien que mal saintNicolas, et je suis le messager, que je puis envisager au dehors dela voûte à la clarté de la lune. Ce ribaud était grand, fort etbien armé&|160;; je voulais m’emparer de la lettre qu’il portait.Comment faire&|160;? J’y songeais, lorsque je le vois entrer dansla taverne des Trois-Singes. Je pensais qu’il allaitprendre son cheval à l’écurie&|160;; point… Jean-Quatre-Sous, enhomme de prévoyance, demande à souper avant de se mettre en route,et à travers la porte ouverte je le vois s’attabler. Bacchus avoulu que j’aie souvent vidé plus d’un pot dans la taverne desTrois-Singes sans le casser après boire. Je connaisl’hôtelier, un digne homme, du parti de Marcel&|160;; j’écrisd’abord quelques mots à la divine Alison, que dame Vénus…

–&|160;Nous savons cela… arrive au fait.

–&|160;Incertain du succès de mes desseins, jevoulais du moins et au plus tôt faire prévenir maître Marcel qu’ilse tramait quelque chose contre lui&|160;; l’hôtelier se charged’envoyer mon billet à l’auberge d’Alison, et bientôt… bénie soitla déesse Fortune&|160;! je vois entrer mon compèreNicolas-Poire-Molle en compagnie des écoliers écossais avec quij’avais autrefois discuté à si beaux coups de poing en l’honneur dela rhétorique de Fichetus&|160;; ils venaient boire du vinherbé&|160;; je voyais du coin de l’œil Jean-Quatre-Sous dévorerson souper à belles dents&|160;; mon plan est bientôt formé, je lecommunique à mes amis et à l’hôtelier, lui confiant mes soupçons,éveillés par le rendez-vous de l’arcade Saint-Nicolas. Rien de plussimple que mon projet&|160;: chercher querelle à Jean-Quatre-Sous,tomber sur lui, m’emparer de sa missive et enfermer ensuite cetruand dans la cave des Trois-Singes, afin de l’empêcherd’aller donner l’éveil au parti de Maillart… Sitôt dit, sitôt fait…je m’approche de la table de Jean-Quatre-Sous, je le querelle, ilme répond insolemment, je lui saute à la gorge, Nicolas-Poire-Mollefouille dans la pochette de notre homme, y prend la lettre, et…

Le récit de l’écolier fut interrompu parMarcel, qui se leva après être resté longtemps pensif, et dit àMahiet en allant vers lui&|160;:

–&|160;Je te parlais tout à l’heure de meshésitations, cette lettre y eût mis terme si ma résolution n’eûtpas été prise. Mais cette lettre… sais-tu qui l’a écrite&|160;?

–&|160;Non… maître Marcel… qui donc en estl’auteur&|160;?

–&|160;Mon plus ancien ami, – dit le prévôtdes marchands avec chagrin et dégoût, – Jean Maillart&|160;!

–&|160;L’infâme&|160;! – s’écrièrent à la foisMahiet et l’écolier. – Ainsi, ce complot…

–&|160;Est réel&|160;! – répondit Marcel. –Cette lettre prouve que depuis quelque temps Maillart, malgré sesaffectations de dévouement à la cause populaire et ses violences delangage contre la cour, négociait secrètement avec le partiroyaliste, dont les chefs sont ici, le sire de Charny et lechevalier Jacques de Pontoise, pour la noblesse, et pour labourgeoisie&|160;: Maillart et les anciens échevins, Pastorel etJean Alphonse…

–&|160;Maître Marcel, – reprit vivementMahiet, – vous et les gouverneurs ne prendrez-vous pas de mesuresrigoureuses contre ces traîtres&|160;?

–&|160;Quoi&|160;! ils osent conspirer dansnos murs&|160;! – ajouta l’écolier, – perfidement égarer un peupletrop crédule&|160;!

–&|160;Nos ennemis l’auront voulu, il faudrales frapper de terreur, car ils appellent sur Paris de terriblesvengeances, – répondit Marcel. – Oui, Maillart, instruisant lerégent de nos divisions intestines, du découragement que les agentsde la cour ont inspiré à la population, de la haine qu’ils ontexcitée contre nous, conjure ce prince de marcher sur Paris,affirmant qu’un mouvement en sa faveur éclatera dans nos murs à sonapproche, que ses partisans sont de garde cette nuit et le serontdemain encore à la porte Saint-Antoine, qu’ils ouvriront auxtroupes royales, et qu’enfin Maillart espère pouvoir me livrer aurégent… moi… l’âme de la révolution.

–&|160;Plus de doute&|160;! – s’écria Mahietavec horreur. – Ainsi la femme de Maillart en venant ici ce soirproposer à dame Marcel des moyens de faciliter votre fuite…

–&|160;… Me tendait un piège, – réponditMarcel avec une méprisante amertume. – Je me confiais à la foi demon plus vieil ami… je me rendais seul chez lui, et ilm’emprisonnait sans doute dans sa demeure afin de me livrer aurégent à son retour à Paris.

–&|160;Trahison et lâcheté&|160;! – s’écrial’écolier indigné. – Quel monstre femelle&|160;! Ah&|160;! déjà jel’avais jugée à ses lamentations hypocrites lors de l’enterrementde Perrin Macé&|160;! cette sycophante en jupon&|160;!

–&|160;L’envie et l’orgueil qui la dévorentont perdu Maillart, – reprit le prévôt des marchands. – La vanitéde cette folle a poussé son mari au mal, à la plus insignebassesse. Le croirait-on&|160;? cet homme sans caractère, sansconviction, rappelle dans sa lettre au sénéchal qu’en récompensedes services qu’il rend au parti de la cour, le régent lui a faitpromettre des lettres de noblesse[18]&|160;!&|160;!&|160;! Maillart mendiantl’anoblissement&|160;!… lui&|160;! lui… qui me reprochait sanscesse de ne pas exterminer ceux du parti de la cour qui restaient àParis&|160;!… lui… qui ne trouvait pas assez d’injures pour flétrirla noblesse&|160;!

–&|160;Misère de Dieu&|160;! – s’écria Mahiet,– votre sang, maître Marcel, devait être le prix de l’anoblissementde cet infâme…

–&|160;Je l’avoue… cette trahison m’estdoublement cruelle… je connais les hommes&|160;; cependant jusqu’audernier moment j’ai répugné à croire à l’odieuse félonie deMaillart… mon ami d’enfance… Ah&|160;! je persiste à le croire, ilne fût jamais tombé dans une pareille abjection, sans sa faiblesse,sans l’orgueil infernal de sa femme, envieuse jusqu’à la rage de mapauvre Marguerite, dont la modestie rougissait presque de mapopularité… Allons, il n’y a plus à hésiter… la réaction du partide la cour serait impitoyable… Notre seule chance de salut est dansl’appui du roi de Navarre… et dans des mesures implacables contrenos implacables ennemis… ils auront provoqué ces mesures… qu’ellesretombent sur eux&|160;!

–&|160;Maître Marcel, – dit tout bas Mahiet auprévôt des marchands, – si Charles-le-Mauvais ne se trouve pas aurendez-vous cette nuit&|160;?

–&|160;En ce cas, je te l’ai dit, je monte àcheval et je vais livrer au régent ma tête et celle desgouverneurs… notre sang assouvira la soif de vengeance dece jeune homme, il épargnera Paris…

Un grand tumulte, d’abord lointain, puis deplus en plus rapproché, se fit entendre dans la rue&|160;; bientôtéclatèrent des cris nombreux de&|160;: Noël àMarcel&|160;! À bonne fin&|160;! à bonnefin&|160;! Noël à Marcel&|160;! Presque aussitôt Margueriteentra dans le cabinet de son mari, lui disant&|160;: –Simon-le-Paonnier, Philippe Giffart, Consac et autres de nos amis,sont en armes dans la rue, au milieu d’un grand nombre de tespartisans fidèles qui témoignent par leurs cris de leur dévouementpour toi. Nos amis ont cru prudent de venir te chercher afin det’escorter durant le trajet d’ici à l’Hôtel de ville.

–&|160;Adieu, Marguerite, chère et bien-aiméefemme&|160;! – reprit Marcel avec une émotion profonde maiscontenue, songeant que pour la dernière fois peut-être il serraitdans ses bras la compagne dévouée de sa vie, – adieu&|160;! –répéta-t-il en embrassant sa femme avec tendresse, – adieu… et àrevoir&|160;!…

–&|160;Ah&|160;! mon ami, ces cris quiacclament ton nom avec enthousiasme me rassurent… et nos amisveillent sur toi&|160;!…

–&|160;Ne crains rien&|160;; demain je tereverrai… Adieu&|160;!… encore adieu&|160;!… – reprit Marcel, qui,malgré son courage, sentait son cœur se briser au moment de cetteséparation, peut-être éternelle. Après avoir embrassé de nouveauMarguerite avec effusion, il descendit dans la rue&|160;; plusieurséchevins l’attendaient au milieu d’une foule de ses partisans, dontles acclamations sympathiques redoublèrent à sa vue. Ledécouragement avait, il est vrai, gagné la majorité dupeuple&|160;; mais le prévôt des marchands pouvait encore cependantcompter sur des cœurs intrépides et dévoués.

–&|160;Amis, – dit à haute voix Marcel auxéchevins, – nous n’allons pas à l’Hôtel de ville&|160;; mais à laporte Saint-Antoine. Je vous instruirai en route de mesrésolutions.

Ces paroles furent entendues par l’un destrois hommes qui, durant toute la soirée, n’avaient pas quitté lesabords de la maison du prévôt des marchands&|160;; cet espion dit àses compagnons&|160;:

–&|160;Que l’un de vous aille en hâte avertirle sire de Charny que Marcel se rend avec ses hommes à la porteSaint-Antoine&|160;; l’autre ira prévenir maître Maillart del’arrivée de cette bande de forcenés en les devançant&|160;; moi,je les suivrai de loin afin d’épier leurs mouvements.

*

**

Une heure du matin venait de sonner&|160;; lalune, au moment de disparaître à l’horizon, jetait encore assez declarté pour argenter d’une frange de vive lumière les dernierscréneaux des deux hautes tours qui défendaient la porteSaint-Antoine, vers laquelle Étienne Marcel, accompagné de PhilippeGiffart, échevin, et de Mahiet, se dirigeait tenant à la main deuxlourdes clefs&|160;; les autres magistrats et un groupe de leurspartisans étaient, sur l’invitation du prévôt des marchands, restésdans une maison voisine des remparts. Le plus profond silencerégnait aux abords d’une large et sombre voûte conduisant à laporte de la ville. Un homme tenant un cheval par la bride suivaitMarcel à quelque distance.

–&|160;Le moment est décisif, – disait-il àses compagnons. – Si Charles-le-Mauvais est venu à notrerendez-vous, il nous reste une chance de succès… sinon, je monte àcheval, et je vais au camp de Charenton me livrer au régent…

Le prévôt des marchands achevait à peine deprononcer ces paroles, lorsque les deux factionnaires postés endehors de la voûte obscure sous laquelle il allait s’engagercrièrent&|160;: Montjoie au roi et au duc&|160;! À ce cride ralliement du parti de la cour, Marcel, à l’incertaine clartésidérale, voit Jean Maillart sortir du noir passage qui conduisaità la porte. À l’aspect de son ancien ami, dont il sait l’infâmetrahison, le prévôt des marchands s’arrête indigné, ne pouvant, nonplus que Mahiet et Philippe Giffart, remarquer, à travers lademi-obscurité, l’attitude de Maillart, qui tenait sa main droitecachée derrière son dos.

–&|160;Marcel, – dit l’échevin d’unton impérieux, – Marcel, que faites-vous ici à cetteheure&|160;?

–&|160;De quoi vous mêlez-vous&|160;?– répond Marcel avec dégoût et mépris. – Je suis ici pourveiller à la sûreté de la ville dont j’ai le gouvernement.

–&|160;Pardieu&|160;! – s’écrieMaillart en se rapprochant insensiblement du prévôt des marchands,– pardieu&|160;! vous n’êtes ici pour rien debon&|160;! – Et, se tournant vers les deux factionnaires,immobiles à quelques pas&|160;: – Vous le voyez, il tient à lamain les clefs de la porte de la ville… c’est pour latrahir&|160;!…

–&|160;Misérable&|160;! – s’écriaMarcel, – vous mentez&|160;!…

–&|160;Non, traître&|160;! c’est vous quimentez&|160;! – reprit Maillart. Et levant soudain une courtehache qu’il avait jusqu’alors tenue cachée derrière son dos, ils’élança d’un bond vers le prévôt des marchands en s’écriant&|160;:– À moi, mes amis&|160;! à mort Marcel&|160;! à mort lui et lessiens&|160;! ils sont tous traîtres&|160;!… – Et avant queMahiet et Philippe Giffart aient pu prévoir et parer cette attaquesoudaine, il décharge un si furieux coup de hache sur la tête deMarcel, que celui-ci chancelle et tombe baigné dans sonsang[19].

Au cri de Jean Maillart&|160;: À moi mesamis&|160;! la voûte de la porte, noyée d’ombre, s’illuminesoudain des lueurs de plusieurs falots, jusqu’alors cachés sous lescapes de ceux qui les portaient&|160;; à cette clarté rougeâtre,l’on voit un grand nombre d’hommes armés de piques, de hallebardes,de coutelas, embusqués dans cet endroit ténébreux. Parmi eux sontle sire de Charny, le chevalier Jacques de Pontoise et l’échevinPierre Dessessarts. À peine Marcel est-il tombé sous la hache deMaillart, que la troupe d’assassins, s’élançant en criant&|160;:Montjoie au roi et au duc&|160;! se précipite sur leprévôt des marchands, afin de l’achever&|160;; le malheureux, lecrâne ouvert, la figure ensanglantée, tâchait de se relever,soutenu par Mahiet et par Philippe Giffart&|160;; ceux-ci font desefforts surhumains pour défendre le blessé&|160;; mais bientôt ilssont, comme lui, renversés, percés, hachés de coups. Les autresgouverneurs et plusieurs de leurs partisans, retirés dansla maison voisine des remparts, où ils attendaient l’issue durendez-vous de Marcel et du roi de Navarre, entendant un tumultecroissant et les cris de&|160;: Montjoie au roi et auduc&|160;! cri de ralliement des royalistes, accourent à laporte Saint-Antoine, afin de venir en aide au prévôt desmarchands&|160;; mais leurs chaperons rouges et bleus les désignentà la fureur des meurtriers, ils sont, malgré leur défense héroïque,massacrés comme leur chef. Cette tuerie n’assouvit pas la rage deMaillart et du sire de Charny.

–&|160;À mort tous les ennemis du régent,notre sire&|160;! – s’écrie ce chevalier. – Nous savons où ilsgîtent&|160;; courons à leurs demeures, nous les tuerons en leurlit&|160;!

–&|160;À mort&|160;! – reprend Jean Maillarten brandissant sa hache, – à mort les partisans deMarcel&|160;!

–&|160;Montjoie au roi et au duc&|160;! –répète la bande armée en poussant des hurlements féroces. – À mortles chaperons rouges et bleus&|160;!

–&|160;À mort&|160;! que pas unn’échappe&|160;!…

–&|160;Amis&|160;! – s’écria soudain leseigneur de Charny, – le corps du chevalier de Conflans, victime duparti populaire, a été exposé au val des Écoliers, que lecorps de Marcel y soit exposé comme représailles&|160;!… Chargez-lesur vos épaules&|160;!

–&|160;Demain on placera ce cadavre sur laclaie, on le traînera dans la boue jusqu’en face du Louvre, quenotre bien-aimé sire le régent a dû quitter devant les menaces deMarcel, après quoi l’on jettera vite à la Seine la charogne de ceforcené, indigne d’une sépulture chrétienne&|160;!… – ajouta JeanMaillart. Puis il se dit, pensant à sa femme&|160;:

–&|160;Pétronille ne me reprochera plus d’êtreprimé par le prévôt des marchands&|160;; Pétronille ne sera plusrongée d’envie&|160;; Pétronille n’entendra plus dire que dameMarguerite est la femme du Roi de Paris&|160;!…

Les ordres du sire de Charny et de Maillartfurent exécutés&|160;; l’on chercha le cadavre du prévôt desmarchands parmi les corps de ses amis, dont quelques-unsrespiraient encore&|160;; quatre hommes soulevèrent sur leursépaules les restes défigurés du grand citoyen, et, à la lueur destorches, le sinistre cortège, brandissant ses armes, se dirigeavers le val des Écoliers en hurlant&|160;:

–&|160;À mort les partisans desgouverneurs&|160;!

–&|160;À mort les chaperons rouges etbleus&|160;!

–&|160;Montjoie au roi et auduc&|160;!

*

**

Hélas&|160;! fils de Joel, telle fut la mortd’Étienne Marcel, illustre génie à qui la Gaule devra peut-être unjour sa liberté, car il a semé les champs de l’avenir. Marcel l’adit&|160;: il n’a fait que devancer les idées de son temps&|160;;il a semé, la semence a été arrosée de son généreux sang, notredescendance récoltera&|160;! Qu’elle honore pieusement d’âge en âgela mémoire immortelle de ce martyr de la liberté&|160;!

La haine des ennemis du prévôt des marchandsle poursuivit outre-tombe&|160;; son cadavre, porté au val desÉcoliers, y demeura exposé aux insultes, aux railleries de la foulemobile et ingrate dont il avait voulu jusqu’à son dernier soupirl’affranchissement et le bonheur&|160;!… Le lendemain de sa mort,ses restes sanglants, mutilés, jetés sur une claie, furent traînésvers la Seine, en face le Louvre, et précipités dans le fleuve…

Telle a été la sépulture de ce grandcitoyen&|160;!

Les principaux chefs du parti populaire, aunombre de soixante, et entre autres Simon-le-Paonnier, Consat,Pierre Caillart (n’oubliez pas ces noms sacrés, fils de Joel),furent suppliciés par ordre de Jean Maillart et du sire de Charny,devenus dictateurs. Ces exécutions accomplies, ils députèrent aurégent&|160;: – Simon Maillart (frère de l’échevin), lechevalier Dessessarts et Jean Pastorel –(n’oubliez pas non plus le nom de ces traîtres), afin d’instruirele jeune prince que, vengé de ses ennemis, il pouvait désormaisrentrer dans sa bonne ville de Paris, soumise et repentante. Lerégent répondit que&|160;: – «&|160;Ce ferait-il volontiers, –(selon une chronique lue par Mahiet, qui écrit ceci). – Et lerégent departit du pont de Charenton, accompagné d’une nombreusechevalerie, descendit au Louvre. Là il trouva Jean Maillart,qui grandement était en sa grâce et son amour…

»&|160;Comme le régent, pour se rendre auLouvre, passait par une certaine rue, un artisan osa lui dire touthaut&|160;: – Pardieu&|160;! sire, si l’on m’avait cru, vous nefussiez pas rentré ici&|160;; mais on n’y fera rien pourvous[20].&|160;»

Ce fait, et d’autres encore prouvent, àl’honneur de l’humanité, que l’ingratitude, la défaillance, laversatilité du peuple, funestes fruits de son ignorance et de sonasservissement séculaire, offrirent du moins de consolantesexceptions. Le souvenir de Marcel resta vivant et sacré dansbeaucoup de cœurs généreux fidèles à la cause populaire&|160;;malgré le triomphe du parti de la cour, plusieurs conspirations setramèrent dans le but de renverser le trône et de venger sur lerégent la mort du prévôt des marchands et de ses amis. Le dernierde ces conspirateurs fut un riche bourgeois de Paris nommé MARTINPISDOÉ&|160;; il monta sur l’échafaud et paya de sa tête sonreligieux dévouement à la mémoire d’Étienne Marcel.

*

**

Mahiet-l’Avocat d’armes, qui a écrit ce récit(auquel il a joint la DAGUE de Neroweg, sire de Nointel,et le TRÉPIED DE FER, instrument du supplice de GuillaumeCaillet), Mahiet-l’Avocat d’armes fut laissé pour mort, prèsde la porte Saint-Antoine, au milieu d’un monceau de cadavres.Rufin-Brise-Pot et Alison-la-Vengroigneuse, instruits durant lanuit par la rumeur populaire du meurtre du prévôt des marchands etde ses partisans, coururent vers le théâtre du massacre, afin des’informer de Mahiet&|160;; ils le trouvèrent percé de coups,presque expirant, et le transportèrent chez une personne charitabledu voisinage, où, grâce à leurs soins compatissants, il revint à lavie. Protégé par l’obscurité de son nom, il resta longtemps cachédans cet asile, souvent visité par un chirurgien ami de Rufin.

Marguerite apprit la mort de son mari par desenvoyés de Jean Maillart, qui vinrent la prendre dans son logis aumilieu de la nuit. Cette malheureuse femme, conduite en prison, envain demanda la grâce d’ensevelir Marcel de ses mains, on luirefusa cette consolation suprême&|160;; elle connut plus tard lesignominies prodiguées au cadavre de son époux, elle mourut pendantsa captivité. Les biens considérables du prévôt des marchandsfurent confisqués au profit du régent. Alison, toujours serviable,offrit à Denise, qui se trouvait ainsi abandonnée sans ressources,de partager la chambre qu’elle occupait à l’auberge&|160;; souventtoutes deux vinrent visiter Mahiet-l’Avocat d’armes dans saretraite. Entre autres blessures, un coup de hache devait le priverpour toujours de l’usage de son bras droit. Lorsque ses autresplaies furent complètement guéries, il épousa Denise&|160;; le mêmejour, Alison épousa Rufin-Brise-Pot. Mahiet avait hérité d’un petitpatrimoine grâce auquel il pouvait à peu près subvenir aux besoinsde sa femme et aux siens, l’infirmité résultant de sa blessure nelui permettant plus de continuer son métier d’avocatd’armes. La seule parente qui restait à Denise habitait versla frontière de la Lorraine la ville de VAUCOULEURS&|160;; Mahietse résolut de se rendre en cette contrée. Il eût été imprudent àlui, malgré son peu de renom, de continuer, après sa guérison, dedemeurer à Paris, la réaction du parti de la cour se montrantimplacable. Mahiet réalisa son patrimoine, se sépara, non sansregrets, de Rufin-Brise-Pot et d’Alison, et parvint, à traversmille dangers causés par les bandes d’Anglais et de routiers quiravageaient la Gaule, à atteindre avec Denise la ville deVaucouleurs

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… .

(Moi, Allan Lebrenn, petit-fils deMahiet Lebrenn-l’Avocat d’armes, j’intercale ici quelques lignesafin d’expliquer et de combler une lacune existant dans lachronique que m’a léguée mon aïeul, ainsi que la dague dusire de Nointel et le petit trépied de fer de GuillaumeCaillet, objets vénérés dont j’ai augmenté les reliques de notrefamille. Treize feuillets contenant le récit de la longue vie demon grand-père depuis l’an 1359, époque de son mariage, jusque versl’année 1425 ou 1426, ont été sans doute égarés par lui. Cettepériode de son existence, ainsi que je l’ai su de lui et de monpère, n’offrit d’ailleurs aucun événement important. Mon aïeul, nepouvant plus, par suite d’une grave blessure, exercer son métier dechampion, ouvrit, sans trop d’opposition de la part des prêtres deVaucouleurs, une école où il enseignait à lire aux enfants. Leproduit de cet enseignement, ajouté à son petit patrimoine, luipermit d’élever sa famille, composée de mon père et de ses deuxsœurs, que nous avons perdues. Les jours de mon aïeul s’écoulèrentassez paisibles, ainsi que les nôtres&|160;; car, sauf l’attaque dequelques bandes d’aventuriers, facilement repoussés par nous àl’abri de nos murailles, Vaucouleurs et toute la rivegauche de la Meuse jusqu’à Domrémy n’eurent pendant près d’undemi-siècle aucunement à souffrir des ravages des Anglais&|160;;ils désolaient l’intérieur de la Gaule, mais ne se hasardaient pasdans nos contrées, éloignées du centre de la guerre.Malheureusement, vers le mois de juillet de l’année 1494, après labataille de Verneuil, perdue par Charles&|160;VII, destroupes nombreuses d’Anglais, venant renforcer les garnisons qu’ilstenaient en Champagne, envahirent notre vallée, jusqu’alors sitranquille&|160;; après des luttes acharnées, héroïques, leshabitants, malgré l’infériorité de leur nombre, et souvent guidéspar mon aïeul, bon du moins pour le conseil et dont le grand âgen’affaiblissait pas l’énergie, les habitants repoussèrent plusieursfois l’ennemi. Mon père fut tué lors de la dernière de cesattaques&|160;; il était né en l’année 1368, environ dix ans aprèsle mariage de mon aïeul avec Denise, nièce d’Étienne Marcel. Enmémoire de ce grand homme, mon père reçut le nomd’Étienne. Denise mourut en lui donnant le jour. Iltémoignait dès son adolescence un goût très-vif pour l’art dudessin&|160;; il apprit le métier de dessinateur et de peintre enfigures sur vitraux, et j’ai embrassé l’industrie de mon père. Jesuis né en l’année 1399&|160;; mon père est mort en 1424, âgé decinquante-six ans. Mon aïeul Mahiet-l’Avocat d’armes, à la suite del’histoire de sa vie de 1359 à 1426 (fragment du manuscrit égaré),a cru devoir brièvement instruire notre descendance des événementspublics accomplis durant cette longue période. Ce récit étaitprécédé des feuillets perdus&|160;; le voici, ainsi que la secondepartie de cette légende, aussi écrite par mon aïeul&|160;: – LeCouteau de Boucher ou JEANNE-LA-PUCELLE.)

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… Moi, Mahiet-l’Avocat d’armes, après vousavoir raconté, fils de Joel, les rares incidents de mon obscureexistence, consolée, charmée par les vertus angéliques de mabien-aimée Denise, toujours regrettée, je dois vous faire connaîtrece qui s’est passé en Gaule depuis la mort d’ÉtienneMarcel jusqu’à ce jour, ainsi que nos pères ont toujours faitde siècle en siècle en nous léguant ces annales de notrefamille.

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Sachez, fils de Joel, les horribles désastresdont la pauvre vieille Gaule, notre mère patrie, soumise depuisClovis à ces rois étrangers issus de la conquête franque, asouffert sans intervalle pendant les soixante-dix années qui ontsuivi le supplice de MARCEL&|160;; d’une partie de ces maux j’aiété témoin, car je touche bientôt à ma quatre-vingt-seizièmeannée.

Malgré des misères sans fin, sans nombre,malgré l’oppression des rois et des seigneurs, de nouvellesinsurrections ont encore éclaté, tour à tour victorieuses etvaincues&|160;; mais, ainsi que déjà vous l’avez vu dans la légendede notre famille, chaque lutte doit porter ses fruits. Oui, de mêmeque le libre et fier esprit des communes, que Louis-leGros croyait avoir étouffé dans le sang des communiers, se ranimantd’âge en âge, plus vivace que jamais, s’est révélé dans toute sapuissance en 1357 au patriotique appel de Marcel, de même cesimmenses réformes imposées à la royauté par le génie de ce grandcitoyen, passagèrement disparues devant le découragement du peuple,devant le parjure, la trahison, les violences sanguinaires, ont étéexigées de nouveau, et le seront encore de siècle en siècle aprèsquelque soulèvement populaire. Ainsi pas à pas, d’âge en âge, notrerace, fils de Joel, marchant intrépidement, opiniâtrement à sadélivrance, verra luire enfin le grand jour de l’affranchissementde la Gaule, prédit par Victoria-la-Grande… à notre aïeulScanvoch.

Fils de Joel, pas de défaillance&|160;!regardez derrière vous le chemin déjà parcouru,l’esclavage n’a-t-il pas depuis longtemps fait place auservage&|160;? Le serf a souffert et souffre encore dansson âme, dans sa chair, dans l’âme, dans la chair de safamille&|160;; mais du moins il n’est plus vendu comme un vilbétail, conduit, parqué en troupeaux humains du nord au midi de laGaule, ainsi qu’il en était aux premiers temps de la conquêtefranque, alors que vivaient nos pères Karadeuc-le-Bagaudeet Ronan-le-Vagre&|160;; les terriblesreprésailles de la Jacquerie ont frappé la noblesse d’une terreursalutaire&|160;: la crainte rendra les seigneurs moinscruels pour leurs vassaux. Donc, courage, fils de Joel, songez auprogrès accompli&|160;; instruits par le passé, soyez pleins de foidans l’avenir.

Le supplice de Marcel et de sespartisans, le massacre des Jacques, empirèrent les malheurs de laGaule&|160;; mais du moins les paysans, en courant sus auxseigneurs à coups de faux, de fourches, de haches, apprirent àmanier ces armes rustiques, et souvent et rudement en usèrentdepuis contre les Anglais, mieux que la chevalerie n’usait de lalance et de l’épée. À ce propos, conservez pieusement, fils deJoel, les noms obscurs de deux de ces héros laboureurs échappés aucarnage des Jacques. L’un se nommaitGuillaume-aux-Alouettes&|160;; l’autre, leGrand-Ferré. Ils s’étaient retranchés avec d’autrespaysans et leur famille dans un lieu assez fort, voisin deCompiègne, afin de se soustraire aux rapines des Anglais. Ceux-ci,campés à Creil, crurent n’avoir qu’à paraître pour chasserJacques Bonhomme de sa retraite&|160;; mais il avait fauché, haché,enfourché tant de seigneurs casqués et cuirassés, qu’il craignaitmoins les gens d’armes anglais&|160;; il soutint bravement leurchoc. Guillaume-aux-Alouettes, chef des paysans, est blessémortellement&|160;; ses compagnons, exaspérés, commencent à frappersur l’ennemi comme s’ils battaient leur blé sur l’aire de leurgrange, ils assomment, ils écrasent les assaillants. LeGrand-Ferré, géant d’une force extraordinaire, manœuvratant et si fort de sa lourde cognée de bûcheron, qu’il tuaquatre Anglais pour sa part&|160;; les paysans demeurèrentmaîtres de leur refuge. Le Grand-Ferré, fatigué du combat, but del’eau glaciale d’une fontaine, seule boisson de Jacques Bonhomme…il fut pris de fièvre et se coucha sur la paille, seul lit deJacques Bonhomme… La maladie s’aggrava durant la nuit. Lelendemain, les Anglais, honteux de leur défaite, reviennent à lacharge&|160;; la femme du Grand-Ferré accourt et s’écrie&|160;:

–&|160;Oh&|160;! mon pauvre homme, voiciles Anglais&|160;!

–&|160;Ah&|160;! les brigands&|160;! ilscroient me prendre parce que je suis malade&|160;! – dit leGrand-Ferré&|160;; – mais ils ne me tiennent pasencore&|160;!

Et oubliant son mal, il se lève demi-nu, prendsa cognée, s’adosse à un mur, tue cinq Anglais, et les autres sesauvent. Le Grand-Ferré se remet sur sa paille, tout échauffé de lalutte, boit encore de l’eau froide et meurt regretté de tous sesamis du village[21].

Fils de Joel, conservez un pieux souvenir deGuillaume-aux-Alouettes et du Grand-Ferré&|160;;ces noms rustiques de nos annales plébéiennes traverseront les âgeset seront aussi chers à notre descendance que les noms de tant derois fainéants, cruels ou despotes, lui seront odieux. Oui,Guillaume-aux-Alouettes et le Grand-Ferré, valeureux paysans, sontles précurseurs de l’héroïque fille du peuple, de la pauvre bergèrede Domrémy, de Jeanne-la-Pucelle, qui, soixante et dixannées plus tard, chassera les Anglais de la Gaule, envahie depuisla bataille de Poitiers, à la honte éternelle de la chevalerie,lâchement fuyarde en ce jour néfaste. Mais, hélas&|160;! malgré cestraits de bravoure isolés de Jacques Bonhomme, les Anglais devaientlongtemps encore désoler les Gaules.

Le roi de Navarre, redoutant la vengeance durégent, rentré dans sa capitale après la mort de Marcel et lesupplice de ses amis, tenait de son côté la campagne. Maîtred’Étampes, de Corbeil, il arrêtait la navigation de la Seine, lesdenrées n’arrivaient plus à Paris&|160;; et telle était la raretédes subsistances, que le blé, qui en temps ordinaire se venddouze sous le setier, valait trente livres. LesAnglais, les Navarrais, les routiers, les soudoyers, ravageaient lepays, incendiaient les bourgs, les villages. Depuis le massacre desJacques, tous paysans, laboureurs, les bras manquant à la culturedes terres, une effroyable disette se déclara et fut le signal denouveaux malheurs. Édouard, roi d’Angleterre, débarque à Calais, en1360, à la tête d’une armée considérable, s’approche de Parisjusqu’au Bourg-la-Reine, incendie les faubourgs de Saint-Germain,de Saint-Marcel et de Notre-Dame des Champs&|160;; le régent,effrayé, signe la paix avec l’Angleterre, le 1er mai1360, aux conférences de Bretigny, paix humiliante et désastreuse.Les Anglais, maîtres depuis longtemps de la Normandie, du Maine, del’Anjou, conservaient l’Aquitaine en toute souveraineté, ainsi quela ville de Calais, les comtés de Ponthieu, de Guines et deMontreuil&|160;; le régent payait en outre, pour la rançon de sonpère le roi JEAN, l’énorme somme de trois millions d’écusd’or[22], impôt écrasant qui pesa exclusivementsur les paysans, le populaire des villes et la bourgeoisie. Ce roi,lâche, prodigue et méchant, qui coûtait à son peuple tant delarmes, tant d’or, tant de sang, resta par goût en Angleterre, oùil menait joyeuse vie. Une peste effroyable décime les populationsen 1361, sévissant surtout sur les femmes et sur les enfants&|160;;l’on ne voyait que des hommes en habit de deuil. En 1362, denombreuses bandes de gens, réduits à la misère par les impôts, parles exactions de toutes sortes, se forment sous le nom deTard-Venus&|160;; ils attaquent et pillent les petitesvilles, les châteaux, les couvents, les églises. L’un des chefs deces Tard-Venus s’intitulait AMI DE DIEU ET ENNEMI DE TOUTLE MONDE. Le pape établi à Avignon (la chrétienté jouissait alorsde trois papes) prêche la croisade contre ce soi-disant ami deDieu&|160;; mais les croisés se joignent auxTard-Venus et les pilleries redoublent. Le roi Jean,s’amusant fort en Angleterre, y demeurait toujours quoique rachetéau prix d’une rançon écrasante pour son peuple. Ce prince, digne desa race, mourut à Londres d’indigestion en 1364. Son fils, duc deNormandie et régent, lui succéda sous le nom de CHARLES&|160;V, ditle Sage ou l’Astucieux&|160;; perfide, dissimulé,cruel, avide d’argent, grand ami des rhéteurs, des astrologues etdes procureurs, ce roi quittait rarement son hôtel deSaint-Paul, à Paris, et son château de Vincennes, où ils’enfermait, soigneusement gardé, de crainte du populaire.Cependant Charles&|160;V, ainsi que le prévoyait ÉTIENNE MARCEL,fut forcé, par la marche irrésistible et progressive des choses,d’opérer une partie des réformes imposées à la royauté par larévolution de 1357. L’œuvre immortelle du génie patriotique duprévôt des marchands, teinte de son généreux sang et de celui deses partisans, porta ses fruits, et devait dans l’avenir en porterencore davantage.

En 1378, Charles&|160;V voulut conquérir laBretagne, berceau de notre race, dont notre aïeulVortigern fut l’un des derniers défenseurs, et que sonfils Gomer dut quitter, il y a plusieurs siècles, pourvenir habiter d’autres provinces de la Gaule, où les événements ontfixé notre famille depuis cette époque. Hélas&|160;! vous le savez,fils de Joel, l’Armorique, si longtemps libre, choisissant ourévoquant ses chefs, façonnée à l’indépendance par les mâlesenseignements des druides, avait enfin subi le double joug del’Église de Rome et de la féodalité. Les seigneurs et les prêtresasservissaient ce peuple jadis si jaloux de sa souveraineté, ainsique l’étaient dans l’antiquité toutes les provinces des Gaulesindépendantes l’une de l’autre, mais puissamment fédérées entreelles. Cependant les rois francs n’avaient pu réunir la Bretagne àleur domaine&|160;; les ducs bretons prêtaient seulement foi ethommage lige à la royauté, mais régnaient de fait. Donc, en 1378,Charles&|160;V, apprenant le détrônement de Jean&|160;IV, duc deBretagne, chassé par ses sujets, crut l’occasion favorable pours’emparer de cette province. Il avait pris à sa solde et nomméconnétable de France BERTRAND DUGUESCLIN, grand homme de guerre,mais traître à sa terre natale et à sa race, car, Breton, ilattaquait la Bretagne comme soudoyer d’un roi franc&|160;; aussi lenom de Duguesclin a été, est et sera en exécration parmi les filsde l’Armorique. J’ai connu au village de Domrémy, non loinde Vaucouleurs, une femme de Vannes, nomméeSybille, venue en Lorraine après cette guerre impie.Sybille était l’une des marraines de Jeanne-la-Pucelle, alorsenfant, et savait beaucoup de légendes et de bardits,entre autres celui-ci, composé à l’occasion de la trahison deDuguesclin. Les Bretons, menacés par les troupes de Charles&|160;V,avaient rappelé leur duc Jean&|160;IV, réfugié en Angleterre aprèsson détrônement. Lisez-le, ce bardit, fils de Joel,lisez-le, il vous prouvera que si asservie que soit l’Armorique,elle conserve une patriotique horreur pour la race des conquérantsdes Gaules.

LE CRI DE GUERRE CONTRE LES FRANÇAIS.

–&|160;«&|160;Un navire est entré dans legolfe ses blanches voiles déployées. – Le seigneur Jean est deretour. – Il vient défendre son pays. – Nous défendre contre lesFranks qui empiètent sur les Bretons. – Un cri de joie faittrembler le rivage. – Les montagnes du Laz résonnent. – La cavaleblanche hennit, bondit d’allégresse. – Les cloches chantentjoyeusement dans toutes les villes à cent lieues à la ronde. –L’été revient, le soleil brille, le seigneur Jean est deretour&|160;! – Il a sucé le lait d’une Bretonne, un lait plus sainque le vin vieux. – Sa lance, quand il la balance, jette de telséclairs qu’elle éblouit tous les regards.&|160;»

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–&|160;«&|160;Frappe toujours sur les Franks,seigneur duc&|160;! – Frappe, courage&|160;! lave tes mains dans lesang français. – Tenons bon, Bretons&|160;! tenons bon&|160;! nimerci, ni trêve, sang pour sang&|160;! – Le foin est mûr&|160;; quifauchera&|160;? Le blé est mûr&|160;; qui moissonnera&|160;? – Leroi des Franks prétend que ce sera lui. – Il va venir faucher enBretagne avec une faux d’argent. – Il moissonnera nos champs avecune faucille d’or. – Voudraient-ils savoir ces Français si lesBretons sont manchots&|160;? – Voudrait-il apprendre le seigneurroi frank s’il est homme ou Dieu&|160;?&|160;»

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–&|160;«&|160;Les loups de l’Armoriquegrincent des dents en entendant le ban de guerre. – Écoutez-leshurler de joie à l’odeur du sang français. – On verra bientôt dansles chemins le sang couler comme de l’eau. – Oui, couler si bien,que le plumage des cygnes qui y nageront deviendra rouge commebraise. – On verra plus de tronçons de lances épars sur le champ debataille, que l’on ne voit de rameaux sur terre dans la forêt aprèsl’ouragan. – Là où les Français tomberont, ils resteront couchésjusqu’au jour du jugement. – Jusqu’au jour où ils seront jugés etchâtiés avec BERTRAND DUGUESCLIN, le TRAÎTRE, qui commandel’attaque. – La pluie d’orage sera l’eau bénite qui arrosera leurstombes[23].&|160;»

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Il est beau, n’est-ce pas, ce bardit, fils deJoel&|160;? On y sent frémir, palpiter encore la haine du Bretoncontre le conquérant. Aussi, malgré la valeur de Duguesclin,Charles&|160;V ne put joindre la Bretagne à son royal domaine. Siabâtardie, si opprimée qu’elle fût par l’Église de Rome et lesseigneuries, la vieille Armorique Gauloise témoigna une fois deplus son horreur de la race franque.

Ô fils de Joel, ceux d’entre vous qui, plusheureux que moi et nos aïeux, absents de Bretagne depuis le tempsoù vivait Gomer, fils de Vortigern, ceux d’entre vous qui reverrontcet antique berceau de notre famille salueront avec respect cespierres sacrées de Karnak, témoins séculaires du sacrifice d’Hêna,la vierge de l’île de Sên, s’offrant en holocauste pour le salut dela patrie, envahie par l’armée de Jules César&|160;; ilsn’oublieront pas qu’un barde breton Myrdin (Merlin) aprédit, il y a des siècles, que la Gaule serait délivrée del’oppression étrangère par une vierge plébéienne des frontières dela Lorraine, et descendue d’un bois de chêne, bois vénéré desdruides. Cette prophétie du barde armoricain devaits’accomplir&|160;; oui, vous verrez la pauvre bergère de Domrémy,Jeanne-la-Pucelle, inspirée par l’antique légende bretonne, devenuepopulaire en ce pays-ci, chasser les Anglais hors de nos frontièreset, expiant sa gloire par le supplice, mourir dans les flammes d’unbûcher, ainsi qu’est morte notre aïeule, Hêna, la vierge de l’îlede Sèn&|160;!

Ô fils de Joel, pour juger de la grandeur duservice rendu à la patrie par Jeanne Darc, pour juger de la lâcheet ignoble ingratitude du roi frank envers l’héroïque plébéienne àqui ce prince dut sa couronne, pour juger de la haine, de lajalousie féroce des gens de cour et des gens de guerre du conseilroyal, ligués avec les évêques de Rome, afin de livrerJeanne-la-Pucelle aux flammes du bûcher&|160;; oui, pour juger lamonstruosité de ces actes, il vous faut connaître les nouveauxdésastres sous lesquels gémit notre malheureux pays depuis 1380, oùmourut Charles&|160;V, jusqu’en 1429, où Jeanne la guerrière portaun coup mortel à la domination anglaise dans les Gaules.

Charles&|160;V, mort en 1380, laisse son filsCharles&|160;VI en bas âge&|160;; les ducs de Bourgogne, de Berryet d’Orléans composent le conseil de régence, sous la présidence duduc d’Anjou, forcené larron qui, durant l’agonie de Charles&|160;V,s’était benoîtement emparé des trésors du mourant. Le duc d’Anjou,d’une cupidité insatiable, veut, en manière de don de joyeuxavénement, frapper de nouvelles taxes sur les Parisiens&|160;; maisl’esprit révolutionnaire n’était pas mort avec Marcel. Le peuple, àla suite de ses funestes défaillances, se réveille, et, le 15novembre 1380, il s’assemble sur la place du Parloir-aux-Bourgeois,en face le Châtelet&|160;; JEAN MORIN, cordonnier(n’oubliez pas ce nom, fils de Joel) appelle aux armes les corps demétiers. Trois cents hommes courent aux piques, aux bâtons, mettentà leur tête Jean Culdoe, prévôt des marchands, se rendentau palais, somment le duc d’Anjou d’abolir les nouvelles taxes. Cebeau duc demande jusqu’au lendemain pour réfléchir auxsommations&|160;; le répit lui est accordé&|160;; mais à l’heuredite, le peuple revient en force plus menaçant que la veille. Cettefois encore est justifié ce précepte, écrit à chaque page de notrehistoire&|160;: «&|160;L’on n’obtient rien des rois par lessuppliques, on obtient tout par la menace ou parl’insurrection&|160;». En effet, le chancelier lit à la multitudecourroucée une ordonnance du roi en son conseil où assistaient lesducs d’Anjou, de Berry, de Bourgogne et de Bourbon, laquelleordonnance abolissait les aides, subsides, fouages,impositions, gabelles, établis depuis Philippe-le-Bel. Réformeautrefois impérieusement exigée par Étienne Marcel, et à demiaccomplie par Charles&|160;V, après son avènement au trône. LesParisiens se retirent satisfaits&|160;; mais, ainsi que vous l’avezvu et que vous le verrez sans doute tant de fois encore, fils deJoel, les concessions accordées, jurées par la royauté, sontbientôt éludées ou reniées par elle. L’émotion populaire calmée,l’audace revient à nos maîtres&|160;; ils ne songent plus qu’àretirer ce qu’ils ont été forcés de céder. Aussi, le duc d’Anjourétablit en 1382 les impôts abolis en 1380, et ordonne entre autres(le 1er mars) de lever un impôt sur les comestibles auprofit du trésor royal. Les collecteurs du fisc se montrent auxhalles et veulent saisir un panier de cresson que vendaitune pauvre vieille femme, le populaire des halles chasse à coups depierre les gens du fisc. Paris s’émeut, s’insurge, force l’arsenalde l’Hôtel de ville, et à défaut d’autres armes (elles avaient étésournoisement enlevées par ordre du duc d’Anjou avant laproclamation du nouvel édit), les insurgés s’emparent de mailletsde plomb (antiques engins de guerre), les soldats du duc d’Anjousont assommés à coups de maillets, et leurs vainqueurs seglorifient du nom de MAILLOTINS. L’insurrection s’étend rapidement,Rouen, Blois, Orléans, Beauvais, Reims, imitent l’exempledes Parisiens&|160;; l’on se révolte partout contre les derniersimpôts&|160;; nulle part les gens du fisc n’osent reparaître&|160;;le duc d’Anjou, en compagnie du jeune roi CHARLES&|160;VI, setrouvant à Meaux, lors de ces soulèvements&|160;; il rassemble destroupes considérables et marche d’abord sur Rouen&|160;; le tumultede cette ville s’était apaisé après l’expulsion des collecteurs destaxes, les Rouennais ouvrent sans crainte leurs portes au ducd’Anjou&|160;; mais ce beau duc, afin d’inspirer à son pupilleCharles&|160;VI le goût des supplices, fait pendre sous les yeux duroyal adolescent, neuf échevins désignés comme chefs de lasédition, désarme la ville, y laisse une garnison de soldatsmercenaires, rétablit les impôts, et, à la tête d’une grosse armée,s’avance vers Paris. Les habitants de cette cité s’étaient, commeceux de Rouen, calmés après avoir chassé les collecteurs d’une taxeinique&|160;; ainsi que les Rouennais, ils ouvrent sans défianceleurs portes à leur jeune sire Charles&|160;VI. Le prévôt desmarchands, accompagné de douze échevins, se rend à la rencontre dece tyranneau&|160;; mais, conseillé par le duc d’Anjou, il refusede recevoir les magistrats populaires, et, suivi des princes sesoncles, il entre à cheval dans Paris, à la tête de ses gensd’armes, la lance haute, comme s’il fût entré dans une placeconquise. Les principaux Maillotins sont surpris etarrêtés chez eux pendant la nuit. Tout concert entre les chefspopulaires devient impossible&|160;; le peuple, terrifié, défailleencore une fois, reste inerte&|160;; bientôt commencent lescruautés d’une réaction impitoyable&|160;: un orfèvre et un drapiersont d’abord pendus publiquement par ordre du roitelet de quatorzeans, qui, depuis les exécutions de Rouen, prend goût au sang et augibet. La femme de l’orfèvre allait mettre un enfant au jour&|160;;elle se jette de désespoir par une fenêtre et se tue sur le coup.Trois cents marchands des plus riches, des plus notables de Paris,sont traînés en prison&|160;; après quoi on les fait venir un à undans la chambre du conseil, et là, sous menace de mort, lesdélégués royaux taxent les prisonniers&|160;; ceux-ci à six millelivres, d’autres à trois mille, qui plus, qui moins, selon larichesse de chacun. Charles&|160;VI et le duc d’Anjou, grâce à cetabominable guet-apens, emboursent en un seul jour quatre centmille écus. Quant aux pauvres gens incapables de racheter leurvie à prix d’or, pas de grâce pour eux&|160;; un grand nombre sontsuppliciés en public, mais les conseillers royaux, craignant depousser Paris à bout par les exécutions réitérées, enveloppentleurs meurtres de ténèbres. Les révoltés, cousus dans des sacs,sont nuitamment jetés à la Seine, le gouffre muet emporte soninvisible proie&|160;; d’autres révoltés, afin d’échapper à cesupplice, se tuent dans leur prison. Ces obscures victimes nesuffisent pas aux vengeances royales, et, entre autres notables,JEAN DESMARETS, vieillard de soixante-dix ans, l’un des magistratsles plus vénérés du parlement, est conduit sans jugement augibet&|160;; il dit à haute voix, impassible devant la mort&|160;:– «&|160;Où sont-ils, ceux-là qui m’ont jugé&|160;? qu’ilsviennent et qu’ils osent avouer les motifs de macondamnation.&|160;» – Jean Desmarets subit vaillamment sonsupplice, d’autres Maillotins moururent non moins courageusement.La réaction, redoublant d’audace et de fureur, ivre de sang, ivrede son triomphe, se déchaîne sur Paris&|160;; la milice bourgeoiseest désarmée, les portes de la ville enlevées, les offices électifsabolis, la justice municipale détruite, la gestion des deniers dela cité mise aux mains avides des officiers royaux, les maîtrises,les corporations d’artisans supprimées, enfin toutes les libertésconquises au prix du sang de nos pères et de luttes séculaires sontanéanties en un jour (ou plutôt pour un jour… nedésespérez pas, fils de Joel)&|160;; le tyranneau Charles&|160;VIrétablit d’un trait de plume toutes les taxes écrasantes du passé,y compris celles que son père Charles&|160;V avait été obligéd’abolir après la mort de Marcel. Rouen, Reims, Orléans, Troyes,Sens, Châlons, sont traitées avec la même férocité, leurbourgeoisie, leurs corporations d’artisans décimées par lessupplices ou frappées par d’énormes rançons&|160;; enfin, comme àParis, on tue les pauvres, l’on spolie les riches&|160;; leroitelet Charles&|160;VI, ses oncles, leurs principaux courtisansse partagent le fruit de ces rapines, se réjouissent d’avoirétouffé dans le sang le légitime esprit de révolte d’un peupleopprimé, et, ainsi que vous l’avez vu si souvent, fils de Joel,dans la légende de notre famille, la liberté, la justice, la foijurée, le droit, l’humanité, sont foulés aux pieds par la noblesseet par la royauté. Mais patience, fils de Joel, patience&|160;! nedésespérez pas, ne désespérez jamais du succès de la cause dontÉtienne Marcel a été l’un des héros, l’un des martyrs. L’ivresse decette royauté, gorgée d’or et de sang, aura, quelques années plustard, un réveil terrible&|160;; vous verrez une nouvelleinsurrection éclater, une nouvelle lutte s’engager&|160;;d’effroyables représailles frapperont nos ennemis séculaires, unnouveau pas sera fait vers l’affranchissement de laGaule&|160;!

Les cités en deuil, appauvries, ruinées,décimées, n’étaient pas les seules à souffrir. Le duc de Berry,oncle de Charles&|160;VI, accablait le Languedoc d’impôts&|160;;les paysans, poussés à bout, se soulevèrent et commencèrent uneseconde Jacquerie, dont les Tard-Venus avaient été lesprécurseurs. Ces nouveaux Jacques du Languedoc prirent le nom deTUCHINS. Ils s’allièrent aux bourgeois des villes du Midi pourcourir sus aux châteaux&|160;; des torrents de sang coulèrentencore des deux côtés&|160;: Jacques Bonhomme sut encore se vengerdes seigneuries. Au mois de juillet 1385, Charles&|160;VI,plongé depuis longtemps dans des excès honteux et précoces,contracte un mariage digne de lui&|160;: il épouse ISABEAU DEBAVIÈRE, monstre femelle dont les débordements, dont les forfaitsdoivent rappeler ceux de Frédégonde et deBrunehaut. La Gaule est toujours mise à feu, à sac et àsang par les Anglais&|160;; leurs garnisons de Calais, deCherbourg, ravagent le nord et l’ouest de notre malheureux pays.Leurs troupes, cantonnées en Saintonge, en Guyenne, en Poitou,ravagent le midi&|160;; la guerre contre le roi de Castille et lesFlamands, de nouveau insurgés contre leur duc, épuise les dernièresressources créées par des impôts exorbitants. Charles&|160;VI, lasde partager avec ses oncles le profit des rapines organisées parordonnances royales, s’affranchit de tutelle en 1388, veut régnerpar lui-même et se livre dès lors à un faste inouï et à son goûtdésordonné pour les plaisirs&|160;; énervé par ses débauches,exalté, puis hébété par le vertige du pouvoir absolu, sa raisons’ébranle, et, à peine âgé de vingt-trois ans, il est atteint, en1391, d’un premier accès de folie. Cet accès dure un moisenviron&|160;; mais l’année suivante, vers le commencement dejuillet, chevauchant avec sa suite et son frère le duc d’Orléans,sur la route du Mans, Charles&|160;VI, soudain en proie à une foliefurieuse, se précipite sur ses écuyers, les frappe à coups d’épée,blesse plusieurs d’entre eux et est sur le point de tuer son frère.À cette frénésie succède un profond accablement&|160;; l’on enprofite pour garrotter le sire, dont la raison resta complètementégarée pendant un an. Le duc de Bourgogne s’empare de la régence duroyaume, au détriment du duc d’Orléans, frère deCharles&|160;VI&|160;; le d’Orléans se dédommage en subornant sabelle-sœur, la reine Isabeau de Bavière, qui profite de la folie deson mari pour se livrer à ses déportements. Au bout d’une année,Charles&|160;VI retrouve sa raison, se plonge dans de nouveauxexcès&|160;: ce ne sont, à l’hôtel de Saint-Pol, que fêtes, danses,festins, tournois, mascarades, où les courtisans paradaientdéguisés sous des peaux de bêtes figurant des loups, des ours, deslions. Pendant que le roi se divertissait de ces saturnales, le ducde Bourgogne conservait prudemment le maniement des affairespubliques&|160;; au mois de juin 1393, Charles&|160;VI retombe dansson insanité d’esprit. Cependant, il retrouve sa raison pendantquelques mois en 1394&|160;; mais bientôt il la reperd&|160;; etdepuis lors, jusqu’à la fin de sa trop longue vie, sa folie futconstante, sauf quelques rares intermittences de lucidité. Jamaisla Gaule n’avait connu de plus horribles jours&|160;: partout laguerre civile et étrangère&|160;; les finances pillées tour à tourpar le duc d’Orléans ou par le duc de Bourgogne, selon qu’ilss’imposaient à Charles&|160;VI lors de ses éphémères retours à laraison. Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne, meurt en 1404&|160;;le duc d’Orléans, amant de la reine Isabeau, lui succède aupouvoir&|160;; mais, en 1408, il est assassiné par ordre du duc deBourgogne. Ce meurtre donne le signal d’une nouvelle guerre civileacharnée&|160;; l’héritier du duc de Bourgogne, après l’assassinatdu duc d’Orléans, qui laissait un fils, s’empare du gouvernement,de complicité avec la reine Isabeau de Bavière, dont il devient àson tour l’amant, quoique souillé du sang du duc d’Orléans, premieramour de cette reine adultère et incestueuse. Le duc de Bourgogne,afin d’assurer son pouvoir, appelle à lui des Brabançons, desLorrains, indistinctement connus sous le nom deBourguignons&|160;; le duc d’Orléans et les autres princesde la famille royale, qui disputaient le pouvoir au duc deBourgogne pendant les accès de démence de Charles&|160;VI,s’entourent de leur côté d’aventuriers normands, et surtoutgascons, commandés par le comte d’Armagnac. Ces bandesprirent son nom, de même que celles du duc de Bourgogne prirent lesien&|160;; dès lors ces deux factions&|160;: Armagnacs etBourguignons, plongèrent le pays dans les horreurs d’uneguerre civile acharnée qui devait durer plus de vingt-cinq ans. Leduc de Bourgogne, résidant à Paris, gouvernait le royaume au nom deCharles&|160;VI. Les Parisiens adoptèrent en majorité le partibourguignon&|160;; ils crurent le moment venu de reconquérir leurslibertés&|160;; mais la bourgeoisie, ruinée par les exactionsroyales, presque entièrement anéantie par les supplices quisuivirent l’insurrection des Maillotins, n’étant plus enétat de diriger le mouvement révolutionnaire, s’effaça devantl’influence des chefs des corporations de métiers, hommes rudes,illettrés, énergiques, impitoyables, mais dévoués à leur cause,convaincus de leurs droits, valeureusement décidés à poursuivrel’œuvre de Marcel, à ressaisir leurs franchises, à mettre un termeaux dilapidations de la cour. La plus puissante des corporations deParis était alors celle des bouchers&|160;; elle avait pour syndicsles trois frères LEGOIX. JEAN DE TROYES, homme de bien et decourage, chirurgien célèbre, grand orateur, enflammé de l’amour dubien public, appuyait de son éloquence et de ses lumières le partipopulaire&|160;; les frères Legoix crurent politique, selon lesconseils de Jean de Troyes, de soutenir l’influence du duc deBourgogne contre les Armagnacs&|160;; ils obtinrent de luil’autorisation de lever une troupe de cinq cents garçons bouchersou écorcheurs, de les armer, de leur confier la garde de Paris,précieux privilège&|160;; car, désarmés depuis la dernière révolte,les citoyens avaient dû subir un joug odieux sans résistancepossible. Tibert et Saint-Yon, maîtres de lagrande boucherie près le Châtelet&|160;; Caboche,écorcheur de bêtes à la tuerie de l’Hôtel-Dieu, marchaient d’accordavec les frères Legoix et Jean de Troyes. C’était en 1411, l’onapprenait chaque jour à Paris, en outre des forcenneries desAnglais, les ravages des Armagnacs dans le Vermandois, où ils setrouvaient en force, sous les ordres du duc de Bourbon, du comted’Alençon et de Clignet de Brabant, amiral de France&|160;; lesmaisons et les biens de ceux du parti bourguignon que neprotégeaient pas les remparts des cités étaient pillés, les femmesétaient violées, puis éventrées, les hommes suspendus au-dessus debrasiers ardents jusqu’à ce que ces malheureux eussent faitconnaître l’endroit où ils cachaient l’argent qu’on les soupçonnaitde posséder. Les Armagnacs pénètrent en Champagne, en Artois, etdésolent ces provinces. Charles&|160;VI continuant d’être endémence, sauf quelques rares retours de raison, et le duc deGuyenne, son fils aîné, n’inspirant aucune confiance, le duc deBourgogne est nommé généralissime par le conseil royal, le ducd’Orléans et autres chefs du parti des Armagnacs sont mis hors laloi&|160;; la guerre civile redouble de fureur. Le duc de Bourgognerassemble son armée à Douai, et étend ses quartiers jusqu’àMontdidier&|160;; le duc d’Orléans, le comte d’Armagnac, prennentposition depuis Beaumont jusqu’à Clermont en Beauvoisis. Unedéfection considérable de l’armée du duc de Bourgogne retarde sesmouvements&|160;; les Armagnacs s’approchent rapidement de Paris,occupent Pantin, Saint-Ouen, Montmartre, mettent le pays à sac, àfeu et à sang. Le duc de Bourgogne, laissant Paris découvert,négociait afin de s’assurer l’appui du roi d’Angleterre, tandis quele duc d’Orléans négociait de son côté avec ce prince dans lesmêmes intentions&|160;; mais le roi d’Angleterre, préférantl’alliance des Bourguignons, leur envoie des renforts. Ilstraversent la Seine à Meulan, arrivent à Paris le 29 octobre 1411,sans rencontrer les Armagnacs&|160;; ceux-ci, n’ayant pas défendule passage de la rivière, sont forcés de battre en retraite, aprèsde sanglants combats à La Chapelle Saint-Denis et au pont deSaint-Cloud. Le duc d’Orléans propose alors à Henri, roid’Angleterre, de s’unir à lui pour démembrer la France&|160;; maisCharles&|160;VI, retrouvant une lueur de raison et apprenant lecommerce adultère de sa femme Isabeau de Bavière et du duc deBourgogne, s’allie contre lui avec le duc d’Orléans et lesArmagnacs. De nouvelles luttes s’engagent, ensuite desquelles leBourguignon se soumet au roi&|160;; la pais d’Arras, signée en1412, met pendant quelques mois à peine un terme aux désastres dela guerre civile.

Les nouveaux chefs du parti populaire à Paris,après s’être longuement concertés, organisés, certains de l’appuisecret du duc de Bourgogne, qui voulait ressaisir le pouvoir,donnent le signal de l’insurrection&|160;; le 29 avril 1413, lesfrères Legoix, Tibert, Saint-Yon, Caboche, et plus de vingt millehommes du peuple, se dirigent vers la Bastille, forteresserécemment élevée par Charles&|160;VI afin d’assurer la tyrannieroyale et de comprimer les mouvements populaires. La fouleassiégeait cette citadelle, renfermant une grande quantité d’armes,et allait la détruire[24], lorsquele duc de Bourgogne accourt, supplie les insurgés de venirhardiment exposer leurs griefs au dauphin, duc de Guyenne, leuraffirmant que ce jeune prince cèdera devant une intimidationsalutaire. Le peuple se porte en masse à l’hôtel de Saint-Pol,sommant à grands cris le dauphin de paraître. Il paraît en effet,pâle, tremblant, à une fenêtre de son palais, amené par le duc deBourgogne (ainsi qu’autrefois parut au balcon du Louvre le dauphin,duc de Normandie, plus tard Charles&|160;V, amené par Marcel).

–&|160;Mes amis, – s’écrie le duc de Guyenneéperdu de frayeur à l’aspect de la foule menaçante, – je suis prêtà vous entendre et à exécuter ce que vous me conseillerez.

Le peuple, tout d’une voix, acclame Jean deTroyes comme son représentant, et l’invite à signifier au dauphind’avoir à accomplir la réforme des abus déjà obtenue au temps deMarcel et des Maillotins. Jean de Troyes entre au palais et ditsévèrement au duc de Guyenne&|160;:

–&|160;«&|160;Le peuple de Paris vous saitentouré de conseillers perfides&|160;; ils vous détournent de vosdevoirs envers le pays&|160;; ils vous entraînent dans desdérèglements de conduite auxquels votre esprit et votre corps nesauraient résister. Chacun de vos jours est un scandale, chacune devos nuits une débauche&|160;; le terrible exemple du roi votrepère, tombé en démence par suite de ses excès, devrait vous faireréfléchir… Souvent le peuple de Paris a élevé la voix pour vousprier d’éloigner de vous d’indignes conseillers&|160;; leurorgueil, leur insatiable cupidité, sont d’invincibles obstacles àla réforme des abus que nous exigeons. Éloignez d’abord de votreentourage ces misérables dignes de l’aversion de Dieu et deshommes&|160;; nous vous demandons qu’on nous les livre, afin quenous tirions vengeance de leur trahison. Les Parisiens voient avecdéplaisir que ces mauvaises gens vous ont appris à faire de la nuitle jour, à passer votre temps dans des danses dissolues, dans desorgies, et dans toutes sortes de débauches indignes du rangroyal[25].&|160;»

Le dauphin, effrayé, consent à cette premièredemande&|160;; le duc de Bar, cousin du roi&|160;;Jean de Vailly, chancelier du duc de Guyenne&|160;;Jacques de la Rivière, son chambellan&|160;; les siresd’Angennes, de Boissay, de Giles, de Vitry, ses valets dechambre&|160;; Jean de Ménil, son écuyer-tranchant, etsept autres compagnons de débauche du jeune prince, et dontquelques-uns, avaient été les plus implacables fauteurs de laréaction contre les Maillotins, sont arrêtés par le peuple etconduits prisonniers à l’Hôtel d’Artois, demeure du duc deBourgogne. Puis, ainsi qu’autrefois le duc de Normandie (qui depuisfut Charles&|160;V) se coiffa du chaperon rouge et bleu de Marcelen manière d’acquiescement aux volontés des Parisiens, le duc deGuyenne, sur l’invitation de Jean de Troyes, se coiffa d’unchaperon blanc[26], signe de ralliement des insurgés.Enfin, la royauté, cédant à la force, à la peur, promulgue, le 25mai 1413, une ordonnance confirmant les réformes exigéespar Marcel cinquante-sept ans auparavant, et poursuivies plus tard(en 1380) par les Maillotins… Mais, hélas&|160;! fils de Joel,ainsi que vous l’avez déjà vu tant de fois dans le cours de nosannales, la royauté ne jure que pour se parjurer, n’accordeaujourd’hui que pour reprendre demain ce qu’elle a concédé&|160;!comptant sur la ruse, sur la violence, pour rebâter JacquesBonhomme à sa première défaillance. Le peuple, cette fois encore,crut la révolution féconde&|160;; il crut naïvement avoir pourjamais reconquis ses franchises, avoir mis le fruit de ses labeursà l’abri des pillards de la cour, il se crut enfin assuré degaranties légales pour sauvegarder l’avenir… Il n’en futrien&|160;! Le dauphin et sa cour, après cette concession forcéeaux volontés des Parisiens, ne songèrent qu’à rétablir les anciensabus et à se venger du populaire&|160;; ils entrèrent ennégociation secrète avec le roi de Sicile, les ducsd’Orléans et de Bourbon. Ceux-ci, malgré la nouvelle ordonnance quiinterdisait aux princes du sang d’entretenir désormais des bandesarmées, devenues la désolation et la terreur du pays, avaientrassemblé un corps de troupes considérable à vingt-cinq lieues deParis, prêts à marcher contre cette cité&|160;; des traîtressemèrent d’abord la division, puis la haine entre les chefs descorporations, dont l’unité pouvait seule consacrer le triomphe del’insurrection. Les charpentiers, auxquels se joignit une partie dela bourgeoise, se liguèrent contre les bouchers. Ces discordes,perfidement exploitées par le parti de la cour, assurèrent letriomphe d’une nouvelle réaction&|160;; elle fut horrible,impitoyable contre ceux qu’on appelait les Cabochiens.L’ordonnance royale (18 septembre 1413) qui les condamnait à lamort ou à l’exil leur reprochait&|160;: «&|160;d’avoir envoyé surdifférents points de la France des messagers chargés de lettresdiffamatoires envers le roi et son fils le dauphin, pour engagerles autres villes et leur menu peuple dans la révolte desParisiens, afin d’attenter contre le roi et sa famille, etDE DÉTRUIRE LA ROYAUTÉ en machinant la mort des seigneurs, ladestruction de l’ordre ecclésiastique tout entier, ainsi que del’ordre de la noblesse[27].&|160;»

Vous le voyez, fils de Joel, l’œuvre desanciens communiers, précurseurs de Marcel, se poursuivait toujours,au prix du sang de nouveaux martyrs de la cause populaire&|160;;voici les noms obscurs, mais glorieux, des principaux bannis etsuppliciés&|160;; conservez d’eux un pieux souvenir&|160;: lechirurgien Jean de Troyes et ses trois fils, – les frèresLegoix et leurs fils, – Garnot, Saint-Yon,bouchers, – Simon-le-Coutelier, dit Caboche (ilavait donné son nom à l’insurrection), – Baudé des Bordes,– André Roussel, – Denis de Chaumont, –Eustache de Laire, – Dominique François, –Nicolas de Saint-Ilier, – Jean-le-Bon, –Pierre Berbo, – Félix du Bois, – PierreLombard, – Nicolas du Quesnoy, – JeanGuérin, – Jean Lymorin, – Jacques Lamban, –Guillaume Gente, – Jean Parent, – Jacques deRouen, – Martin de Nauville, – Martin deCoulommier, – Toussaint Bagart, – JeanRapiot, – Hugues de Verdun, – Laurent Calot,– Jean Malacre.

Après le supplice ou le bannissement de cescitoyens, l’ordonnance des réformes du 25 mai 1413 est anéantie… Ledauphin et ses courtisans se replongent dans leurs excès&|160;; laguerre civile entre Armagnacs et Bourguignons continue plus ardenteque jamais. Tour à tour maîtres du gouvernement d’un roi endémence, ils luttent de violences et de représailles. En 1415, leroi d’Angleterre, voyant la Gaule épuisée, déchirée par lesfactions, fait une descente à Harfleur&|160;; la batailled’Azincourt, où la chevalerie succombe, continue lesdésastres de la bataille de Poitiers. Les Anglais, victorieux,étendent chaque année leurs conquêtes, facilitées par les luttesintestines des Bourguignons et des Armagnacs. Ceux-ci, en 1419,attirent le duc de Bourgogne (Jean-Sans-Peur) au pont deMontereau, sous prétexte de réconciliation&|160;; ils massacrent ceprince, et son fils, Philippe-le-Bon, s’unit aux Anglaispour venger son père Henri&|160;V d’Angleterre, allié du duc deBourgogne et maître de Charles&|160;VI, obtient, en 1420, de cetidiot couronné, la main de sa fille, et après lui le trône deFrance, à l’exclusion du dauphin survivant, le duc de Guyenne étantmort des suites de ses débauches. Voici donc Henri&|160;V, roid’Angleterre, ROI DE FRANCE, trônant à Paris à l’Hôtel de Saint-Polou au château de Vincennes&|160;; la majorité des prêtrescatholiques acclament et bénissent l’Anglais conquérant du royaume,ainsi que jadis l’Église romaine avait acclamé, béni, sacré,consacré le brigand CLOVIS conquérant des Gaules. Le peuple et labourgeoisie, écrasés d’impôts, découragés, ayant perdu leur plusgénéreux sang durant les deux dernières révolutions, assistentconsternés au démembrement de la mère-patrie&|160;; la défaillancegagne les plus fermes cœurs, et, en haine de la royauté française,on se résigne à la domination anglaise, à ses hontes, à seshorreurs. En 1422, le roi d’Angleterre meurt, laissant son fils,enfant, sous la tutelle du régent, le duc de Bedfort&|160;; deuxmois après, Charles&|160;VI, le roi idiot, meurt aussi. Son filsCharles&|160;VII, dépossédé de la couronne de France, ne règne plusque sur la Touraine et le Berry&|160;; les Anglais se préparent àenvahir ces provinces, afin d’être maîtres de la Gaule entière, ilss’avancent vers la Loire. Charles&|160;VII, lâche, insouciant,débauché, résigné d’avance à la perte de sa couronne, voyageaitavec ses maîtresses de Tours à Bourges, et de Bourges à Chinon. Unedernière bataille (dite la bataille des harengs), perduecontre les Anglais en 1428, leur livrait le pays jusqu’àOrléans&|160;; ils mettent le siège devant cette cité. Jamais laGaule n’avait été plus épuisée, plus misérable, plus ravagée, plusdépeuplée. Depuis Laon jusqu’à la frontière d’Allemagne, il nerestait pas un village debout&|160;; tous les champs étaient depuislongues années envahis par les bois, par les broussailles&|160;;les loups prenaient possession du pays, venaient hurler aux portesdes bourgs et des villes fortifiées, seuls lieux habités au milieude ces campagnes désertes.

En ces extrémités terribles, JeanneDarc apparut comme l’ange sauveur de la patrie. Lisez lalégende de Jeanne, fils de Joel&|160;; je l’ai écrite àVaucouleurs, après avoir souvent et soigneusement interrogé tousceux qui connaissaient l’héroïque paysanne depuis son enfance. J’aiété témoin de son agonie, de son supplice… pauvre victime del’ingratitude royale&|160;! pauvre martyre del’Inquisition&|160;!…

L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DUPEUPLE

Chers Lecteurs,

Qui d’entre vous n’a tressailli d’un saintrespect mêlé d’attendrissement et de douleur au nom de JEANNEDARC[28] ? qui n’a contemplé avec émotioncette statuette signée : Marie d’Orléans,chef-d’œuvre d’expression et de simplicité, devenu populaire commela gloire de l’héroïne, pieux hommage rendu à la vierge plébéiennepar une main royale aujourd’hui glacée[29] ?…

Et pourtant, chers lecteurs, beaucoup d’entrevous ignorent certains faits héroïques ou navrants, touchants ousublimes, qui vous rendraient encore plus adorable, plus sacrée, lamémoire de JEANNE DARC. Puis, ce nom éveille sans doute vaguementen vous l’idée d’une vie miraculeuse ? Cette idéetrouble, déroute l’esprit ; souvent aussi l’intérêt diminue,s’efface, devant le surnaturel : Où est le mérite d’accomplirune tâche immense à l’aide de moyens miraculeux ? l’œuvren’est-elle pas plus admirable si elle s’est réaliséenaturellement ? Notre sympathie n’est-elle pas plus vive, plustendre, pour une créature de chair et d’os comme nous, sujette ànos faiblesses, à nos passions, à nos maux, à nos douleurs, qu’àune créature quasi-divine, qui semble ne pas appartenir àl’humanité ?

Je vais donc tenter de vous montrer JeanneDarc au point de vue vrai, naturel, espérant dégager cetteimmortelle figure des limbes merveilleux où l’on est accoutumé dela voir…

Mon travail a été singulièrement facilité,grâce à un trésor de matériaux réunis par un homme dont la scienceégale le patriotisme : M. JULES QUICHERAT. Il a publiédernièrement, sous les auspices de la Société del’Histoire de France, cinq volumes renfermant tout ce que leschroniqueurs français ou étrangers plus ou moins contemporains dela Pucelle d’Orléans ont écrit sur elle ; puis la minuteauthentique de son procès, contenant son interrogatoire et sesréponses.

Afin de vous donner, chers lecteurs, une idéesommaire de l’abondance, de la richesse des documents réunis dansl’excellent ouvrage de M. Jules Quicherat, véritableMonographie de Jeanne Darc, je vous citerai les titres deschroniques et des pièces réunies par lui :

CHRONIQUEURS FRANÇAIS

Perceval de Caguy, – le Chroniqueuralençonnais, – le Héraut Berry, – Jean Chartier, – Journal du sièged’Orléans et du voyage de Reims, – Chronique de la Pucelle, –l’Abréviateur du Procès, – le Mirouër des Femmes vertueuses, –Pierre Sala, – Guillaume Giraut, – Jean Rogier, – le Greffier del’Hôtel de ville d’Albi, – Matthieu Thomassin, – le Continuateur deNangis, – Guillaume Gruel, – le Doyen de Saint-Thibaud de Metz, –la Chronique de Lorraine, – trois Chroniqueurs normands (anonymes),– Symphorien Champier, – Robert Blondel, – Thomas Basin, – Vie deGuillaume de Gamaches.

CHRONIQUEURS BOURGUIGNONS.

Enguerrand de Monstrelet, – Jean de Watrin duForestel, – le Greffier de la Chambre des comptes de Brabant, –Lefèvre de Saint-Rémi, – Georges Chastellain, – Pontus Heuterus, –Clément de Franquemberque, – Journal d’un Bourgeois de Paris.

CHRONIQUEURS ÉTRANGERS.

William Wyrcester, – William Caxton, –Polydore Virgile, – Walter Bower, – le Religieux de Dumfermling, –Eberhard de Windeken, – Jean Nider, – Lorenzo Buonincontro, – SaintAntonin, – le Pape Pie II, – Guerneri Berni, – BaptisteFulgose, – Philippe de Bergame, – Laonic Chalcondyle.

TÉMOIGNAGES INDIRECTS.

Bertrandon de la Broquière, – Jean de Vaulx, –Pierre de Gros, – Gui Pape, – Rozmital de Blatna, – Simon dePhares, – Jean Bouchet.

Enfin, il faut joindre à ces chroniques unecollection de lettres (entre autres huit lettres de Jeanne Darc),d’actes ou de pièces détachées ; – de témoignages extraits desdivers livres de comptes d’Orléans, de Blois, etc., etc.(ainsi : les quittances relatives à l’équipement de laPucelle, à son armure, à ses chevaux, etc., etc.), – sans compterune foule de documents secondaires, mais intéressants, qu’il seraittrop long d’énumérer ici.

Vous comprendrez, chers lecteurs, qu’à l’aidede ces matériaux, collectionnés, édités par M. Jules Quicheratavec tant de soins, de persévérance, d’érudition, ma tâche a ététrès-simplifiée ; je n’ai eu qu’à puiser à ces sources vivesde l’histoire. Aussi, lors de tous les actes importants de la viede Jeanne Darc, je pourrai vous faire entendretextuellement ses paroles ; les notes de renvoi auxdocuments authentiques viendront à l’appui de mon récit.

D’après ces explications, la complèteexactitude de notre œuvre vous sera, je pense, suffisammentdémontrée. Nous aborderons maintenant dans cette lettre cesdiverses questions :

– Du miraculeux dans la vie de JeanneDarc.

– Du génie militaire de JeanneDarc.

– Et enfin de la lutte de Jeanne Darccontre la haineuse envie des gens de cour et des gens deguerre.

Le PROCÈS de la Pucelle d’Orléans sera lesujet d’une lettre spéciale ; ce procès, dénouement de notrelégende, est tellement incroyable, un machiavélisme infernal s’ymêle à tant d’épouvantables atrocités, qu’il nous a sembléindispensable de rapprocher immédiatement de la dernière partie decet épisode les preuves irrécusables qui constatent sa véracitéabsolue. Ces preuves, placées ici, ne seraient peut-être plus assezprésentes à votre mémoire, chers lecteurs, lorsque vous assisterezau martyre de Jeanne Darc ; vous pourriez nous soupçonnerd’exagération dans cet effroyable tableau.

Cela dit, examinons les trois points capitauxde l’histoire de notre héroïne.

DU MIRACULEUX DANS LA VIE DE JEANNE DARC.

Il est un fait historique hors de toutediscussion possible : « Jeanne Darc, dès l’âge de treizeans et demi, a eu des visions, des révélations ; elle a vu dessaintes et un ange lui apparaître, elle a entendu leurs voixdivines lui annoncer qu’elle était prédestinée à chasser lesAnglais du royaume de France et à rendre à Charles VII sacouronne. »

La réalité de ces visions, de ces révélations,ressort d’innombrables témoignages contemporains et des aveux deJeanne Darc, aveux réitérés, toujours identiques et empreints d’uneirrécusable sincérité.

Ce fait a été diversement interprété.

Les crédules y ont vu la preuve surnaturelle,flagrante de l’action directe, positive, nous dirions presquepersonnelle de la Divinité sur la vie de la Pucelled’Orléans.

Les sceptiques, au contraire, ont prétendu queJeanne Darc avait été dupe de fantasmagories habilement mises enjeu pour frapper son imagination ; ou bien que, voulant sedonner du relief, de l’importance, la bergère de Domrémy avaitmenti effrontément, en affirmant ses visions, ses révélations.

Enfin, le plus grand nombre ont accepté cesapparitions comme certaines, sans pouvoir rationnellement lesexpliquer.

Tel n’est point notre avis. Ce fait estparfaitement explicable, complètement expliqué au point de vue dela raison, de la science et de l’histoire.

La matière est délicate, chères lectrices,elle touche à une question physiologique et médicale, nous nel’aborderons qu’avec une extrême réserve.

DAULON, écuyer de Jeanne Darc, qui ne l’a pasquittée durant sa vie militante, dépose ainsi lors duprocès :

« …… Dit qu’il a oy (entendu) dire àplusieurs femmes qui ont veue (vu) ladicte Pucelle par plusieursfois nue, et sçu de ses secretz que oncques elle n’avait eu lasecrète maladie des femmes, et que jamais nulle n’en put riencongnoître (connaître) et apercevoir par ses habillements ne (ni)autrement. » (Procès, t. III, p. 219.)

De cette déposition, il résulte que JeanneDarc n’a jamais été sujette à certain phénomène particulier à sonsexe.

Or, vous verrez, chers lecteurs, dans le coursde notre récit, comment aux approches de quatorze ans, âge de lapuberté, un saisissement violent, causé par un spectacle horrible,a dû jeter une perturbation incurable dans l’organisation de lajeune fille ; quant aux conséquences presque toujoursinévitables de ces désordres organiques, nous les exposerons encitant quelques passages d’œuvres physiologiques qui jouissent dansle monde savant d’une toute-puissante autorité :

« Dans la constitution actuelle del’espèce humaine, la femme est sujette à un phénomènepériodique qui revient exactement tous les mois, depuis l’âgede quatorze à quinze ans jusqu’à celui de quarante-cinq à cinquanteans, fonction caractéristique et nécessaire au sexe, et àlaquelle toutes les autres fonctions semblentsubordonnées ; sans lui, l’ordre des mouvementsvitaux s’altère, etc. » (ROUSSEL, Syst. physiol. etmoral de la femme, p. 151.)

Ainsi, la perturbation jetée dans certainesfonctions naturelles, particulières à la femme, auxquelles toutesles autres fonctions semblent subordonnées, altère l’ordre desmouvements vitaux, etc., etc.

Citons encore :

« Les praticiens ne sont-ils pas tous lesjours appelés à constater combien la non apparition de cettefonction apporte de trouble, de désordres dans la santé desjeunes filles ; tantôt, c’est la fièvre ménorrhagique del’âge pubère, la chlorose, l’hystérie, l’hallucination,etc., etc. (p. 377). La jeune fille arrive à l’âge de puberté,alors, étonnante métamorphose ! le corps prend unaccroissement considérable, le cœur, plus énergique, donne lieu àune circulation plus active ; mais c’est dans le moral surtoutque l’on observe des changements plus remarquables encore. Inquièteet rêveuse, la jeune fille ne sait à quoi attribuer le trouble quil’agite (p. 379)… elle éprouve des vertiges, des anxiétésprécordiales ; elle devient triste, mélancolique ; elles’abandonne à des rêveries et verse des larmes involontaires sansconnaître leur cause… À l’époque de la puberté, les facultésmentales de la femme se développent d’une manière surprenante,etc., etc. » (J. P. MAYGRIER, Dict. des Sciencesméd., vol. XXXII, p. 381.)

D’où il suit que les jeunes filles, auxapproches de l’âge pubère, semblent subir une sorte detransformation morale et physique ; et lorsque, par accident,le symptôme essentiel de la puberté n’apparaît pas, cetteperturbation engendre de grands désordres dans leur santé :elles deviennent sujettes à des affections telles que l’hystérie,l’hallucination. Or, quels sont les caractères particuliers del’hallucination ?

Écoutons un illustre savant étranger, dont lesrécents travaux semblent être, pour ce siècle du moins, le derniermot de la science :

« Les HALLUCINATIONS sont les perceptionsde sensations qui dépendent des causes internes, sans objetexcitateur extérieur, et qui portent le caractère de l’énergiepropre à chaque sens spécial. La personne atteinted’hallucinations CROIT À LEUR RÉALITÉ, parce qu’elles ont lieu dansles sens et se produisent avec la réalité des phénomènes sensoriels(p 546). Voici quelques-uns de ces phénomènes :

» Immédiatement avant de s’endormir,pendant la veille et dans l’état intermédiaire entre la veille etle sommeil, qui ne se rappelle ces images fortement dessinées quiflottent devant les yeux avant que l’on s’endorme ? la clartéqui alors apparaît dans ces organes, quoiqu’ils soientfermés ? les apparitions et les métamorphoses si souventbrusques de ces images ? les sons que l’on entend tout àcoup, sans nulle cause extérieure, COMME SI QUELQU’UN NOUSPARLAIT À HAUTE VOIX DANS L’OREILLE ? (Voir l’expositiondétaillée de ces états dans Moritz et Pokel, liv. II, p.38 ; – Nasse, Anthropologie, t. III, p. 166 ; –Mueller, p 20.)

» Ces phénomènes ont aussi lieu chez lespersonnes complétement éveillées. Aristote avait déjà faitcette remarque (Traité des Songes, chap. III) ;Spinosa aussi (Œuvres posthumes, epist.XXX) ; Grinthuisen également. J’ai été, autrefois,fort sujet moi-même à ce phénomène, pour lequel j’éprouveaujourd’hui moins de disposition. J’ai l’habitude, lors de cesvisions, d’ouvrir les yeux sur-le-champ, de les diriger vers lamuraille, où les images persistent encore quelque temps, puis elless’effacent.

» D’après les informations que je prendsauprès de mes élèves, j’ai acquis la conviction que, proportiongardée, il en est peu qui connaissent ce phénomène de vision ;un ou deux sur des centaines.

» Les maladies dans lesquelles on observefréquemment des visions sont la fièvre, l’irritation ducerveau, etc., etc. Une simple excitation cérébrale sansdélire peut causer des fantômes qu’aperçoivent ceux quel’on appelle visionnaires.

» Le visionnaire cité par Bonnet était unpersonnage considéré, jouissant d’une santé parfaite, d’un bonjugement, d’une mémoire excellente, et, quoique éveillé,il ne recevait aucune impression du dehors ; il apercevait detemps en temps des figures d’hommes, d’oiseaux. Ces visionsfaisaient sur lui une impression aussi vive que les objetseux-mêmes ; il appréciait très-bien sa situation et savaitredresser ses premiers jugements.

» Un visionnaire célèbre, NICOLAÏ, futsujet à ces phénomènes ensuite de l’omission d’une saignée etd’une application de sangsues dont il avait contracté presquechaque mois l’habitude. Tout à coup, après une vive émotion,il aperçut devant lui la figure d’une personne morte ; et lemême jour il passa devant ses yeux diverses autres figures, ce quise répéta les jours suivants. Les fantômes se montraient le jourcomme la nuit et revêtus de couleurs, mais plus pâles que ceux desobjets naturels ; au bout de quelques jours, ces fantômescommencèrent aussi à parler.

» Un cas fort rare est celui où unindividu parfaitement sain de corps et d’esprit a la faculté, enfermant les yeux, d’apercevoir réellement les objets qu’il luiconvient de voir. L’histoire moderne cite un petit nombre de cesphénomènes, entre autres l’illustre GŒTHE et Cardan.

» GŒTHE dit : – Lorsque, en fermantles yeux et baissant la tête, je me figure voir une fleur, cettefleur ne conserve pas un seul instant sa forme première ; ellese décompose aussitôt, et de son intérieur naissent d’autres fleursà pétales colorés ou parfois verts, figures fantastiques,régulières cependant comme les rosaces des sculpteurs.

» J’ai eu, en 1828, l’occasion dem’entretenir avec Goëthe sur ce sujet, qui avait pour nous deux unégal intérêt. Sachant que, tranquillement assis dans mon lit, lesyeux fermés sans dormir, j’apercevais fréquemment des figures queje pouvais très-bien observer, Goëthe était fort curieuxd’apprendre ce que j’éprouvais alors. Je lui dis que ma volontén’avait aucune influence sur la production de ces figures, et quejamais je ne distinguais rien de symétrique, rien qui eût lecaractère de la végétation ; Goëthe, au contraire, avait lafaculté d’établir à volonté le thème, qui se transformait ensuited’une manière involontaire, mais toujours obéissant aux lois del’harmonie et de la symétrie. Différence entre lui et moi ;lui qui possédait l’imagination poétique au plus haut degré dedéveloppement, tandis que je consacre ma vie à l’étude de la natureet de la réalité. » (Manuel de Physiologie, par J.MUELLER, professeur d’anatomie et de physiologie à l’Académie deBerlin, traduit par LITTRÉ, membre de l’Institut, etc., etc., v.II, p. 547 à 549. – 1851.)

Vous le voyez, chers lecteurs, GŒTHE, l’un desplus grands génies des temps modernes, était sujet à de certainesvisions, ainsi que l’auteur que nous venons de citer. Ce dernier aconnu dans sa longue carrière scientifique des hommes parfaitementsains de corps et d’esprit qui, par suite de la simpleomission d’une saignée, ont eu des visions, ontentendu la voix des fantômes ; le souvenir ou laprésence de ces apparitions ne troublait en rien leurs facultésintellectuelles, leur jugement. Complétons cette étudephysiologique par une dernière citation, empruntée à un autresavant d’une renommée européenne :

« … Le cerveau, mis en action par uneimpression violente, peut être fortement ébranlé, et cetébranlement déterminer un état convulsif du cerveau qui produit leshallucinations, les visions les plusmultipliées.

» Ces idées, ces images, sontordinairement relatives aux occupations de corps et d’espritauxquelles se livrait l’halluciné ; ou bien elles se lient àla nature de la cause même qui a produit l’ébranlement ducerveau… »

Vous comprendrez toute l’importance del’assertion scientifique précédente, chers lecteurs, lorsque voussaurez comment et pourquoi Jeanne Darc, depuis l’âge de quatorzeans jusqu’à sa dix-septième année, fut constamment absorbée,obsédée par la pensée de mettre un terme aux maux affreux déchaînéssur la France par la domination anglaise, maux dont la famille Darcavait souvent cruellement souffert, ainsi que tant d’autresfamilles de laboureurs.

Continuons nos citations.

« Exemples (dit notreauteur) : Un homme est arrêté, jeté dans un cachot, rendu peude temps après à la liberté ; il voit, il entend partout desdénonciateurs, des agents de police prêts à l’arrêter denouveau.

» 2° Une femme lit un ouvragefantastique sur le sabbat ; son esprit se frappe, elle se voittransportée au sabbat ; elle est témoin de toutes lespratiques dont elle a lu la narration avant sa vision.

» 3° Une dame lit dans un journal lerécit de l’exécution d’un parricide ; elle voit partout unetête ensanglantée séparée du tronc et couverte d’un crêpe noir.Cette vision inspire à cette dame une horreur inexprimable et luifait tenter plusieurs moyens de se détruire (p. 69).

» L’hallucination peut encore dépendredes répétitions multipliées des mouvements du cerveau pourapprofondir quelque sujet… Dès lors, l’action intérieure ducerveau prévaut sur celle des sens externes ; dès lors estbrisée la marche naturelle de l’entendement humain ; dès lorsil y a délire, il s’établit une sorte d’à-parte chez lesvisionnaires, de même qu’il s’en établit parfois chez les personnesles plus raisonnables, absorbées ou préoccupées par quelqueprofonde méditation (p. 70).

» Quelquefois les hallucinations sontfugaces, confuses ; mais le progrès de la maladie les rendaussi distinctes que les sensations actuelles. Souvent, au milieud’une conversation, l’halluciné s’arrête pour contemplerl’objet qu’il croit voir ou pour répondre aux voix qu’il croitentendre.

» Les hallucinations se retrouventfréquemment chez les personnes atteintes de mélancolie, de manie,d’extase, d’hystérie ; celle-ci le plus fréquemmentprovoquée chez les femmes par la suppression du fluxpériodique.

» Les hommes les plus remarquables parla capacité de leur intelligence, par la force de leuresprit, ne sont point à l’abri du phénomène del’hallucination, souvent causée chez eux par une forte contentiond’esprit (p. 71).

» Ainsi un halluciné entend parler,interroge, répond, tient une conversation suivie, et personne nelui parle, nulle voix n’est à sa portée, tout autour de lui estdans un profond silence…

» Un autre voit le ciel ouvert etcontemple Dieu face à face… Darwin raconte qu’un étudiantqui jusque-là avait toujours joui d’une bonne santé rentre chezlui, assurant ses camarades qu’il mourrait dans trente-sixheures ; Hufeland le guérit, et ce jeune homme luiavoua que la veille il avait vu une tête de mort et entendu unevoix qui lui avait dit : Tu mourras dans trente-sixheures.

» Une fille très-préoccupée desmalheurs du temps voit Dieu sous la figure d’un vieillard à barbeblanche, qui lui dévoile l’avenir et lui ordonne d’en informer lechef du gouvernement.

» J’ai vu à la Salpétrière une femme àqui Jésus-Christ apparaît chaque soir, sous la figure d’unbeau jeune homme brun ; toutes les nuits les plus bellesétoiles viennent éclairer sa demeure ; elle sent l’oranger, lejasmin. Jésus-Christ lui promet les plus grandes prospéritéspour la France… et une rente pour elle-même (p. 65).

» Les sensations des hallucinés sont desidées, des images reproduites par la mémoire, rendues visibles parl’imagination, personnifiées par l’habitude ; l’homme en cetétat donne un corps aux produits de son entendement, il rêveéveillé. Mais chez celui qui rêve, les idées de la veille secontinuent souvent pendant le sommeil ; tandis que l’hallucinéachève son rêve après le sommeil. L’halluciné n’est jamais surprisdes images qu’il croit voir ; leur conviction à ce sujet estsi entière, si franche, qu’ils raisonnent, jugent et sedéterminent en conséquence de leur hallucination.

» J’ai connu des hallucinés qui, aprèsleur guérison, me disaient : – J’ai vu, j’ai entendu aussidistinctement que je vous vois et que je vous entends (p. 68).Ils racontent leurs visions avec un sang-froid qui n’appartientqu’à la conviction la plus intime.

» J’ai donné des soins à un anciennégociant qui, après une vie très-active, fut frappé de la gouttesereine. Quelques années plus tard, il devint halluciné ; ilparlait à haute voix avec des personnes qu’il croyait voir etentendre.

» Les hallucinations ne sont donc ni defausses sensations, ni des illusions des sens, ni des perceptionserronées, puisqu’elles subsistent en dehors des objets extérieursagissant sur les sens (p. 68). Elles sont donc réelles aux yeux ducorps et de l’esprit de l’halluciné ? Elles sont donc réellespar rapport à lui ? » (ESQUIROL, Dictionnaire desSciences médicales, V. XX, H-B-HEM.)

Enfin, voulez-vous, chers lecteurs, à l’appuides faits précités un fait récent qui date d’hier ?

Nous lisons dans la Presse du 13octobre 1853 une lettre de l’un de nos anciens collègues àl’Assemblée nationale. Nous avons en lui toute créance, nousconnaissons l’élévation de son intelligence, sa grande valeur delégiste, le charme de son esprit, la vigueur de son éloquence, etsurtout l’honorabilité de son caractère. Il peut exprimer à cetteheure des convictions radicalement opposées aux nôtres ; maisnous ne mettons pas un moment en doute sa parfaite sincérité. Voicisa lettre, citée dans la Presse :

« L’Indépendance belge publieune nouvelle lettre de M. VlCTOR HENNEQUIN, ainsiconçue :

» Paris, 11 octobre 1853.

» Monsieur le Rédacteur,

» On m’a assuré que votre journal avaitannoncé la prochaine publication de : SAUVONS LE GENREHUMAIN ! livre rédigé par moi en collaboration avecl’Âme de la terre.

» Malheureusement, nous ne sommes pas siavancés. Je dis nous ; car je n’ai pas l’orgueil dem’isoler en qualité d’auteur de la puissance qui m’inspire.

» Le Directeur de la librairie a réponduà ma demande d’autorisation pour imprimer par un refus.

» Je suis en appel auprès de M. leMinistre de l’Intérieur, dont je n’ai pas encore reçu le derniermot.

» Il me serait pénible de tenter unepublication hors de France ; et j’espère que le gouvernementde ce pays sera sensible aux observations que voici :

» Mon livre ne discute aucune religionétablie.

» Il admet la théorie de JeanJournet, bien connue comme inoffensive, en substituant àl’attraction passionnelle, aveugle et fatale, la conscience et lavolonté ; en supprimant la science d’amour ; en plaçantla conservation de la famille et de son intérieur avant lesprodiges d’ordre matériel que l’association peut enfanter.

» La théorie que j’enseigne est unethéorie de conservation qui respecte toutes les positions et tousles droits…

» Repousser un appui donné par Dieuserait une erreur qu’on ne commettra pas, je l’espère.

» Dans tous les cas, ma plume a étéguidée, J’AI ENTENDU DES VOIX, j’en entends encore ;des idées fécondes et lumineuses prennent vie continuellement surmon papier. Je n’ai pas encore le droit, suivant les hommes, deproduire ces enseignements au grand jour ; mais devant leciel, mon devoir est de croire qu’une révélation nesaurait périr dans une impasse.

VICTOR HENNEQUIN. »

Donc, M. Victor Hennequin, aujourd’hui,en plein dix-neuvième siècle, a entendu des voix divineslui dicter un livre destiné à sauver le genre humain, demême Jeanne Darc entendait des VOIX qui lui conseillaient aussi desauver la France en la délivrant du joug des Anglais !

S’ensuit-il qu’il y aitmiracle ? action directe, personnelle de la Divinitéà l’endroit de M. Victor Hennequin ?

Vous ne pouvez, non plus que nous, cherslecteurs, le penser. M. Victor Hennequin est simplement sujetà l’un de ces phénomènes d’hallucination dont il estquestion dans les auteurs que nous venons de citer, phénomènesauxquels sont souvent sujets les hommes les plus remarquables parla puissance de leur esprit, par la fermeté de leur intelligence,dit le docteur Mueller, en citant à l’appui de sonaffirmation : Socrate, Aristote, Spinosa, Cardan,Goëthe. La concordance est frappante. Il se peut queM. Victor Hennequin écrive un livre très-éloquent sous ladictée des voix qu’il croit entendre, qu’il entend ;mais qui ne sont que l’écho extérieur de la voix internede ses convictions.

Nous croyons avoir rationnellement établi queJeanne Darc, par suite de graves désordres jetés dans sonorganisation physique vers l’âge de treize à quatorze ans, devintdésormais sujette à des hallucinations, durant lesquelles la jeunefille croyait voir, ou plutôt voyait, entendait des saintes luidisant : « Tu sauveras la France, tu chasserasl’étranger, tu rendras à ton roi sa couronne. »

Enfin notre récit vous démontrera jusqu’à laplus complète évidence, chers lecteurs, qu’en raison d’un étrangeconcours d’événements politiques, de circonstances résultant de sonnaturel, de ses habitudes, de son caractère, des tendances de sonesprit, de son éducation, de son entourage, et même de la localitéde sa demeure, Jeanne Darc devait être singulièrement prédisposée àces hallucinations. Parmi ces prédisposants, il estmention d’une légende très-populaire, dont, enfant, elle avait étépour ainsi dire bercée ; cette légende, attribuée à MERLIN,barde gaulois du sixième siècle, prédisait que laGaule, perdue par une femme, serait sauvée par une viergedes marches (frontières) de la Lorraine et d’un boischesnu (de chênes) venue…

Or, la famille Darc habitait Domrémy, villagedes frontières de la Lorraine et voisin d’un vieux bois dechênes.

Le miraculeux, nous l’espérons, a enpartie disparu de la vie de notre héroïne ; la cause toutematérielle, toute physiologique de ses visions, de ses révélations,est connue, constatée, expliquée. C’est beaucoup à notre point devue rationaliste ; mais cela ne suffit point… Abordons laseconde question.

DU GÉNIE MILITAIRE DE JEANNE DARC

Ici encore, l’on a invoqué le surnaturel, afind’expliquer un fait en apparence inexplicable. L’on n’a pu croirehumainement possible qu’une pauvre paysanne de dix-sept ans,quittant les champs paternels pour prendre le commandement d’unearmée, ait pu, sans miracle, devenir l’un des plus fameuxcapitaines de son siècle.

Et d’abord, ainsi que vous le verrez dansnotre récit, chers lecteurs, Jeanne Darc n’était pas, tant s’enfaut, étrangère aux choses militaires, lorsqu’elle partit deDomrémy pour aller faire lever le siège d’Orléans ; ellevivait depuis trois ans au milieu des sanglantes péripéties d’uneguerre acharnée. À cette rude école des batailles, fructifia, sedéveloppa le germe du génie militaire dont Jeanne était douée,comme tant d’hommes obscurs devenus un jour généraux illustres,comme MARCEAU, comme HOCHE, ces deux héros républicains dont lagloire rayonne d’un éclat si pur… Comme eux aussi, Jeanne Darc,enflammée du plus ardent patriotisme, ressentait une sainte horreurde l’étranger, qui tant de fois avait, sous ses yeux, mis à feu, àsac et à sang la vallée où elle était née. Enfin, comme Hoche etMarceau, comme les volontaires de cette époque immortelle…1792 !… Jeanne ne voyait pas dans l’état de chef deguerre (ainsi que l’on disait alors) un sanguinaire etlucratif métier ; mais l’accomplissement du plus sacré desdevoirs : chasser l’ennemi du sol de la patrie.

En un mot, ainsi que Hoche et Marceau, JeanneDarc, par son courage, par son patriotisme, par son géniemilitaire, remporta d’éclatantes et surtout de fécondes victoires.Or, a-t-on jamais attribué les admirables faits d’armes des deuxgénéraux républicains à quelque intervention miraculeuse ?Pourquoi ne pas admettre cette réalité si simple, si humaine :à savoir, que Jeanne Darc était née grand capitaine, demême que, de nos jours, de pauvres pâtres ignorants sont nés grandsgéomètres, grands artistes ?

Ajoutons enfin que la vocation militaire deJeanne Darc était universellement reconnue par sescontemporains ; ils voyaient en elle beaucoup moins l’inspiréeque la guerrière pratique. Les textes que nous allons, àce sujet, mettre sous vos yeux, chers lecteurs, sont formels ;plusieurs d’entre eux insistent même sur les qualités particulièresdu génie militaire de l’héroïne, qui savait surtout tirer unexcellent parti de l’artillerie, alors dans son enfance.

Nous citons :

« … Ainsi que je l’ai dit plus haut, laPucelle était d’une complète innocence, sinon pour le métier desarmes, dont elle parlait à la grande admiration des hommes deguerre. » (Dép. de MARGUERITE DE TOUROUDE,Procès, vol. III, p. 88.)

« … Il dépose enfin qu’en toutes chosesJeanne était d’une simplicité juvénile, sauf en ce qui touche lesfaits de guerre, où elle était extrêmement experte, tant pourmettre l’armée en bataille que pour commander ; elle savaitaussi très-bien ordonner les manœuvres de l’artillerie. Etde cela on s’étonnait fort ; car elle agissait avec tant d’artet de prudence en fait de guerre que l’on eût dit un capitaineayant fait la guerre depuis vingt ou trente ans. »(Dép. du DUC D’ALENÇON, t. III, p. 100)

« … Dans lesdits assauts, Jeanne montraune telle valeur et une telle connaissance de la guerre, que lemeilleur capitaine n’eût pas mieux agi ; et tous admiraient sabravoure et son aptitude militaire. » (Dép. du SIREDE TERMES, t. III, p. 119.)

« … En dehors du fait de guerre, elleétait simple et innocente ; mais pour la conduite etl’ordonnance d’une armée, ainsi que pour animer, entraînerles soldats, elle se comportait comme le plus subtil capitainedu monde, et comme si elle eût depuis longtemps connu lemétier des armes. » (Dép. de HAIMOND DE MACY, t. III,p. 190.)

« … Il a entendu dire à plusieurscapitaines qu’elle était très-savante dans l’art de la guerre, etils admiraient sa science en cela. » (Dép. de PIERREMILET, t. III, p. 128.)

« … En toute autre chose que dans lesfaits de guerre, où elle était admirable, elle était d’une grandeinnocence. » (Dép. d’ANIAN VIOLE, t. III, p.128.)

« … Jeanne parlait aussy savamment de laguerre, et comme capitaine sçavoit la faire ; et quand le casadvenoit que dans l’ost (l’armée) il y avoit autant cry oueffroy de gens d’armes, elle venoit à pié ou à cheval, aussyvaillamment comme capitaine de compagnie l’eût sceu (su)faire, en donnant cuer (cœur) et hardement(hardiesse) à tous les aultres… Et en toutes les aultreschoses étoit bien simple personne et de belle et honnêtevie. » (JEAN CHARTIER, t. IV, p. 64.)

« … La Pucelle fut armée et montée àPoitiers, puis s’en partit en chevauchant ; portoit aussigentilement son harnois (son armure) que si elle n’eustfaict aultre chose en sa vie, dont plusieurss’émerveilloient ; mais bien davantage les capitaines desréponses qu’elle fesoit sur les choses de la guerre. »(CHRONIQUE DE LA PUCELLE, t. IV, p. 212-213.)

»… Quand on parloit de guerre ou qu’il falloitmettre les soldats en ordonnance, il fesoit bel ouyr et voir laPucelle faire ses diligences ; et si on crioit auculnesfois : Aux armes ! elle étoit la plus diligente et lapremière, soit à pié ou à cheval ! Et estoit une très-grandeadmiration aux capitaines de l’entendement qu’elle avoit des chosesde la guerre. » (PIERRE SALA, t. IV, p. 249.)

Nous terminerons ces extraits par un admirableportrait de Jeanne Darc au point de vue militaire, dû à la plumeéloquente d’ALAIN CHARTIER. Malheureusement notre traduction nerendra jamais l’énergique concision, le coloris, la vigueur de laprose latine ; essayons cependant :

« Ne paraît-il pas surprenant que laPucelle ait fait tant d’admirables choses en si peu de temps ?Mais quoi d’étonnant ? Quelle est la qualité nécessaire auxcapitaines que Jeanne ne possède pas ? Est-ce la sciencemilitaire ? La sienne est admirable. Est-ce le courage ?Le sien excelle sur tous les autres. Est-ce la promptitude ?La sienne est sans égale. Est-ce la justesse de coup d’œil ?la hardiesse dans l’attaque ? Elle réunit ces avantages à unsuprême degré : à l’heure du combat, elle commande l’armée,choisit le champ de bataille, assigne à chacun son poste, donne lesignal de l’action, frappe son cheval de l’éperon, et, impétueuse,s’élance sur l’ennemi… Elle a vaincu les féroces Anglais, rallumél’audace de la Gaule (Gallicam) ; elle a relevé laGaule de ses ruines ! Ô vierge sans égale ! digne detoute gloire ! de toute louange ! digne des honneursdivins ! honneur du royaume ! lumière des lis ! tues non-seulement la gloire des Gaulois (Gallorum), mais detous les chrétiens ! Si Troie se souvient et s’enorgueillitd’Hector, la Grèce d’Alexandre, l’Afrique d’Annibal, l’Italie deCésar, et de tant d’illustres capitaines, la Gaule(Gallia) doit s’enorgueillir de la Pucelle ! etc.,etc. » (Lettre d’ALAIN CHARTIER À AMÉDÉE VIII, DUC DE SAVOIE.Deliciæ cruditorum, t. IV, p. 36 ; ap. J.QUICHERAT, t. V, p. 131.)

*

**

DE LA LUTTE DE JEANNE DARC CONTRE LA HAINEUSE ENVIE DES GENS DECOURS ET DES GENS DE GUERRE.

Nous l’avouerons, chers lecteurs, le caractèrede Jeanne Darc, son patriotisme, nous inspirent peut-être encoreplus d’admiration que son génie militaire. Cette jeune fille, D’UNESI BELLE ET SI HONNÊTE VIE, comme dit le chroniqueur Jean Chartier,cette jeune fille fut sublime de courage moral, de dignité,d’abnégation, dans ses luttes opiniâtres contre l’ignoble couardisede Charles VII et contre la jalousie féroce de ses généraux oude ses courtisans. Plus d’une fois nos yeux se sont mouillés delarmes en songeant à ce que cette âme virginale et tendre, loyaleet naïve, dut souffrir dans ses rapports avec ce prince égoïste etces hommes indignement corrompus ! Vous partagerez, nousl’espérons, notre émotion, chers lecteurs ; et sans anticipersur ce récit navrant, où notre héroïne se montre sous un jour toutnouveau, nous voulons cependant, texte en main, prouverceci :

« Toutes les importantes opérationsmilitaires de Jeanne Darc, auxquelles la France dut son salut, ontété ouvertement ou sournoisement, traîtreusement entravées, soitpar les conseillers du roi, soit par le roi lui-même, soit par lesgénéraux obligés d’apporter le concours de leurs soldats à laguerrière. Leur haine, leur envie implacables l’ont poursuiviejusqu’à sa mort ; leur trahison infâme l’a fait tomber auxmains des Anglais, et ceux-ci ont livré l’héroïne au tribunalecclésiastique composé de prêtres français qui l’ont condamnée aubûcher. »

La ligue de ces courtisans, de ces capitaines,de ces prêtres, contre une pauvre fille dont le seul crime était deles primer tous, par le génie, par le cœur, et surtout par sonamour pour le pays… cette lâche et odieuse ligue vous sembleimpossible, chers lecteurs ? Et pourtant, vous verrez sedérouler, se dénouer cette abominable trame ; mais, quant àprésent, bornons-nous à quelques preuves à l’appui de notreaffirmation :

Jeanne Darc arrive à Orléans le samedi soir 30avril 1429 ; elle sent la nécessité d’une attaque prompte,décisive, et, après être allée examiner les retranchements ennemis,avoir mûri son plan de bataille, elle convoque les capitaines.

« La Pucelle requit les chefs de guerreque le jour de l’Ascension ils allassent avec elle attaquer laredoute de Saint-Laurent, où se trouvaient les plus considérablesdes chefs anglais, disant que l’heure était venue et qu’on laprendrait. Mais les chefs ne voulurent pas guerroyer en cettejournée par révérence pour l’Ascension. L’on convint que lelendemain on attaquerait les retranchements du côté de la Sologneet du pont, afin de pouvoir avitailler la ville par le Berry. Cedélai, cette journée perdue, causèrent une grande déplaisance àla Pucelle, qui s’en tint mécontente des capitaines et des chefs deguerre. » (Vol. IV, p. 225.)

Quelques jours après, malgré le mauvaisvouloir des capitaines, Jeanne Darc, par des prodiges de valeur etd’intelligence de la guerre, avait enlevé presque toutes lespositions des Anglais. Quoique grièvement blessée deux fois, elleveut achever son œuvre et, le lendemain, au point du jour,assaillir l’ennemi, déjà démoralisé par ses précédentesdéfaites ; que répondent les capitaines :

« Ce même jour après souper, lescapitaines dirent à Jeanne qu’ils voyaient bien qu’ils étaientpeu au vis-à-vis des Anglais ; et que la ville étantravitaillée, ils pouvaient attendre des secours du roi, et que leconseil de guerre trouvait fort imprudent de sortir le lendemain,de quoi la Pucelle fut grandement courroucée. » (T.III, p. 109.)

Il va de soi que Jeanne Darc, sortant malgréla décision du conseil de guerre, remporta une nouvelle victoire.D’autres fois, elle commandait aux capitaines de conduire leurscompagnies à l’assaut ; ils éludaient ou n’exécutaient qu’àdemi ses ordres. Mais la vaillante marchait toujours au combat,suivie des milices bourgeoises d’Orléans, qui ne lui firent jamaisdéfaut et se montrèrent héroïques dans ce siège. Ainsi, nouslisons :

« … Tous ne la suyrent(suivirent) pas, comme elle cuydoit(voulait) ; et accompagnée de peu de monde,elle alla attaquer la bastille Saint-Augustin, son étendard à lamain, fit sonner trompilles et donna le signal de l’assaut. Elle selogea pour la nuit dans cette bastille, et dit : – Nous auronsdemain les tours de la redoute du pont ; je ne rentrerai dansOrléans que lorsqu’il sera en la main du roy Charles. »(PERCEVAL DE CAGNY, t. IV, p. 9.)

Et ailleurs nous lisons encore :

« Jeanne, contrairement à l’avis deplusieurs chefs de guerre, qui prétendaient qu’elle mettaitles soldats du roi en un grand danger, se fit ouvrir la porte deBourgogne, petite porte près d’une grosse tour ; et elle passal’eau, afin d’aller attaquer les redoutes du pont. »(Dép. de LOUIS LE CONTE, t. III, p. 70.)

Le même fait est rapporté par un autrechroniqueur, avec plus de détails ; il en appert que cettefois l’un des capitaines voulut employer la violence pour empêcherJeanne d’aller attaquer et vaincre les Anglais :

« Le jour de l’attaque de la redoute deSaint-Augustin, le sire de Gaucourt, qui était chargé de ladirection des soldats du roi et de ceux des chefs de guerre, trouvamauvais que Jeanne fît une sortie, et garda lui-même la porte deBourgogne, afin d’empêcher personne de sortir.

» Jeanne arriva à la tête de beaucoupde bonnes gens d’Orléans armés, afin d’aller attaquerladite bastille ; le sire de Gaucourt s’opposant au passage deJeanne, elle lui dit :

» – Vous êtes un mauvais homme !Que vous le vouliez ou non, mes hommes me suivront et vaincrontcomme ils ont déjà vaincu.

» Et malgré le sire de Gaucourt, lesbonnes gens d’Orléans sortirent en armes et attaquèrent etenlevèrent la bastille de Saint-Augustin. Le sire de Gaucourt seplaignit ce jour-là d’avoir été en un grand péril. »(Dép. de SIMON CHARLES, MAÎTRE DES REQUÊTES, t. III, p.117.)

Les bonnes gens d’Orléans, bourgeoiset artisans armés, ayant naturellement à cœur la prompte levée dusiège de leur cité, prêtaient à Jeanne Darc un énergique concours.Ce fut toujours à la tête de ces vaillants soldats citoyens qu’elleaccomplit les plus beaux faits d’armes de ce siège mémorable.Ainsi, nous lisons :

« Le samedy, septième jour de may,environ le soleil levant, par l’accord et consentement desbourgeois d’Orléans, mais CONTRE L’OPINION ET LA VOLONTÉ DETOUS LES CHEFS ET CAPITAINES qui estoient là de par leroy, la Pucelle se partit à tout effort et passa la Loire,pour assaillir les Tournelles ; et les bonnes gens d’Orléanslui baillèrent canons et couleuvrines pour cet assaut. »(CHRONIQUE DE LA PUCELLE, vol. IV, p. 227.)

Non-seulement les contemporains signalent cedésaccord entre les citoyens de la ville et les chefs de guerre,mais les chroniqueurs sont très-explicites à l’endroit de l’envieet de la haine dont les capitaines poursuivaient JeanneDarc :

« Jehane la Pucelle, contre l’opinionde tous les capitaines, chiefs de guerre et autres, fesoitsouvent de belles entreprises sur les ennemis, dont toujours bienlui prenoit, etc., etc.… De quoi les gens de guerreétoient COURROUCÉS et moult ébahis. » (JEANCHARTIER, t. IV, p. 59-60.)

Et puis qu’est-ce que c’était que JeanneDarc ? une fille de labour ? Et cette vilaine prétendaitcommander à de nobles capitaines ! Citons toujours :

« … Le lendemain de son arrivée àOrléans, la Pucelle voulut conduire les troupes au combat ; laplupart des chefs de guerre se récrièrent sur cette témérité ;une vive querelle s’émut dans le sein du conseil de guerre entre laPucelle et le sire de Gamaches courroucé de voir UNEPÉRONNELLE DE BAS LIEU commander à tant degentilshommes ! » (Vie de GUILLAUMEGAMACHES, p. 76.)

Autre fait capital : le conseil royal deCharles VII était présidé par le sire Georges de laTrémouille ; il avait, ainsi que ses complices du conseil(vous les verrez à l’œuvre), un puissant intérêt à ce que la guerrecontre les Anglais s’éternisât. De là les haines acharnées de cescourtisans contre Jeanne Darc, de là leurs constants efforts afinde traverser tous ses projets. Citons encore, citonstoujours :

« … Et par le moïen d’icelle, Jehanne laPucelle, venoient tant de gens de toutes parts devers le roy pourle servir à leurs dépens, que on disoit que ycellui de laTRIMOÏLLE ETAUTRES DU CONSEIL DU ROY EN ESTOIENTBIEN COURROUCHIEZ (courroucés) que tant y en venoient,et disoient plusieurs que si ledit sire de la Tremoïlle et aultresdu conseil du roy eussent voulu accueillir tous ceulx qui venoientau service du roy, qu’ils eussent peu (pu)légièrement (facilement) recouvrer tout ce que lesAnglois tenoient dans le royaulme de France ; et n’osoiten parler, pour cette heure, contre le dit sire de la Trimoïlle,combien (malgré que) chacun véoit (voyait) clèrement que lafaulte venoit de lui… Et disoit on qu’il avoit fort entreprins(dominé) le gouvernement du roy et du royaulme de France, et pourcelle cause grant question et débat s’esmeult (s’éleva) entreycellui sire de la Trimoïlle et le comte de Richemont, connestablede France ; ycellui avoit bien en sa compaignie douze centscombattants, il fallut qu’il s’en retournast avec eux, et aussy(ainsi) firent plusieurs aultres seigneurs et capitaines desquelsle sire de la Trimoïlle se doubtoit (se défiait), dont ce fut làgrant dommage pour le roy et son royaulme. » (Chroniquede JEAN CHARTIER, manuscrit n° 8350 de la Bibliot.nationale ; ap. J. QUICHERAT, t. IV, p. 70-71.)

Le patriotisme de Jeanne Darcest d’autant plus admirable qu’elle n’ignorait pas les exécrablesmachinations tramées autour d’elle, et par deux fois, ainsi quevous le verrez, chers lecteurs, elle fut sur le point d’abandonnerà ses destinées Charles VII, ce misérable roi dont la crasseinsouciance et la lâcheté indignaient la grande âme de laguerrière ; mais, guidée par son excellent bon sens, ellecomprenait qu’à cette époque le roi c’était la France, et,abreuvée de dégoûts, entourée d’ennemis déclarés ou cachés,tremblant, à chaque pas de la voie glorieuse qu’elle poursuivait,de tomber dans un piège ténébreux, l’héroïne plébéienne accomplitsa tâche avec un invincible dévouement au pays, jusqu’au jour où,trahie devant Compiègne, elle fut livrée aux Anglais. Les preuves,les causes de cette abominable trahison, les voici ; ellessont claires et nettes :

« Ladite Pucelle fut trahie etBAILLÉE AUX ANGLAIS devant Compiègne par félonie. »(THOMASSIN, Registre delphinal, c. XIII.)

« … Jehanne fut prinse (prise), et cefirent faire par envie les capitaines de France, pource que,si aucuns faictz d’armes se faisoyent, la renommée disoit par toutle monde que la Pucelle les avoit faictz. » (CHRONIQUE DENORMANDIE, c. y.)

« … Ladite Pucelle ung bien matin, fistdire messe à Saint-Jacques… puis se retira près d’ung des pilliersde l’église, et dit à plusieurs bonnes gens de la ville deCompiègne qui étoient là (et il y avoit cent ou six-vingts petitsenfants qui moult (beaucoup) desiroyent à la voir) :Mes amis, je vous signifie que l’on m’a vendue et trahie, etque de brief, je serai mise à mort… » (Mirouër desfemmes vertueuses. Ap. J. QUICHERAT, t. IV, p.272.)

« … Il fut dit à la Pucelle par sesvoix qu’elle seroit prise… et le lui dirent par plusieursfois, et comme tous les jours, mais ne lui dirent point l’heure, etsi elle l’eust sceu, elle n’y fust pas allée. » (Procès deCon., t. I, p. 115.)

« … Encore fut dit pour le temps que laPucelle conseilloit au bon roy Charles d’aller devant Paris, etdisant qu’on le prendroit, mais ung sire de la Trimouille, quigouvernoit le roy, descria icelle chose, et fut dict qu’il n’étoitmie bien loyau audit roy son seigneur et qu’en envie des faitsque Jehanne fesoit IL FUT COUPABLE DE SA PRISE. » (LEDOYEN DE SAINT THIBAUT, Chronique de Metz ;ap. QUICHERAT, t. IV, p. 323.)

« … Il vit ladite Jeanne à Châlons avecquatre personnes du village de Domrémy, et elle leur disoit qu’ELLENE CRAIGNAIT RIEN… SINON LA TRAHISON. » (Dép. de GIRARDIND’ÉPINAL. Procès, vol. II, p. 421.)

Enfin, les sinistres pressentiments de Jeannene l’ont pas trompée ; elle est trahie, livrée, puis vendueaux Anglais pour dix mille écus d’or. Un prélat, l’évêque deChartres, l’un des membres les plus influents du conseil deCharles VII, qui devait sa couronne à l’héroïne, donne avis decette prise aux échevins de Reims. A-t-il un mot de pitié enannonçant ce malheur public ? Jugez-en, chers lecteurs, parl’analyse de la lettre de l’évêque de Chartres, conservée au dépôtdes archives de Reims :

« … L’évêque de Chartres (dit JeanRogier, l’analyste) donne advis de la prise de Jeanne laPucelle, devant Compiègne, pour ce qu’elle ne vouloit croireconseil, ainsi fesoit tout à son plaisir… Et sur ce qu’on luidict : que les Anglois feroient mourir la pucelle Jehanne, ilrépondit (l’évêque de Chartres) que tant plus leur en mescherroitet que Dieu avoit souffert que l’on prît Jehanne pour cequ’elle s’estoit constitué en orgueil, et pour les habitsd’homme qu’elle avoit pris, et qu’elle n’avoit fait rien de ce queDieu commande. » (ROGIER, t. V, p. 168-169 ; ap.QUICHERAT.)

Hélas ! ces quelques mots du prélat,conseiller de Charles VII, renfermaient le germe del’épouvantable procès d’hérésie, intenté plus tard à Jeanne Darc,et ensuite duquel elle fut brûlée vive… Mais nous l’avons dit,chers lecteurs, ce procès sera l’objet d’une lettre spéciale.

Ainsi donc, nous croyons avoirrationnellement, historiquement, démontré ceci :

– Il n’y a rien de miraculeuxdans les divers événements de la carrière de Jeanne Darc, siextraordinaires qu’ils paraissent.

– Elle était naturellement douée d’ungrand génie militaire.

– Enfin, l’œuvre patriotique de l’héroïneplébéienne a été d’autant plus admirable qu’il lui fallutnon-seulement combattre l’ennemi, mais encore opiniâtrement luttercontre la lâcheté de Charles VII, contre les manœuvressouterraines des courtisans et des capitaines de ce roi qui l’ontindignement trahie et livrée…

Ceci dit, et nous le pensons prouvé, textes enmain, vous allez, chers lecteurs, suivre Jeanne Darc depuis sonenfance jusqu’à l’heure de son supplice… bien courte vie… hélas…l’infortunée n’avait pas dix-neuf ans lorsqu’elle fut brûlée…

EUGÈNE SUE.

SAVOIE. – Annecy-le-Vieux, 24 octobre1853.

Nous avons joint à notre récit un plan dusiège d’Orléans et des retranchements anglais, afin de faciliterpar cette carte l’intelligence de notre récit. – Plusieurs de noslecteurs s’étant plaints du caractère presque microscopique deslettres servant d’introduction, nous avons engagé notre éditeur àfaire désormais composer les lettres conformément au textecourant.

E.S.

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Tags: Eugène Sue