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Les Oberlé

Les Oberlé

de René Bazin

Chapitre 1 NUIT DE FÉVRIER EN ALSACE

La lune se levait au-dessus des brumes du Rhin. Un homme qui descendait, en ce moment, par un sentier des Vosges, grand chasseur, grand promeneur à qui rien n’échappait,venait de l’apercevoir dans l’échancrure des futaies. Il était aussitôt rentré dans l’ombre des sapinières. Mais ce simple coup d’œil jeté, au passage d’une clairière, sur la nuit qui devenait lumineuse, avait suffi pour lui rappeler la beauté de cette nature où il vivait. L’homme tressaillit de plaisir. Le temps était froid et calme. Un peu de brume montait aussi des ravins. Elle ne portait point encore le parfum des jonquilles et des fraisiers sauvages,mais l’autre seulement qui n’a pas de nom et n’a pas de saison, le parfum des résines, des feuilles mortes, des gazons reverdis, des écorces soulevées sur la peau neuve des arbres, et l’haleine de cette fleur éternelle qu’est la mousse des bois. Le voyageur respira profondément cette senteur qu’il aimait ; il la but à grands traits, la bouche ouverte, pendant plus de dix pas, et, si habitué qu’il fût à cette fête nocturne de la forêt, lueurs du ciel, parfums de la terre, frémissements de la vie silencieuse, il dit à demi-voix : « Bravo, l’hiver ! Bravo les Vosges ! Ils n’ont pas pu vous gâter ! » Et il mit sa canne sous son bras, afin de faire moins de bruit encore sur le sable et sur les aiguilles de sapin du sentier en lacet, puis,détournant la tête :

– Trotte avec précaution, Fidèle, mon bon ami : c’est trop beau !

À trois pas derrière, trottait un épagneulhaut sur pattes, efflanqué, fin de museau comme un lévrier, quiparaissait tout gris, mais qui était, en plein jour, feu et café aulait, avec des franges de poils souples qui dessinaient la ligne deses pattes, de son ventre et de sa queue. La bonne bête eut l’airde comprendre son maître, car elle continua de le suivre, sansfaire plus de bruit que la lune qui glissait sur les aigrettes dessapins.

Bientôt la lumière pénétra entre les branches,émietta l’ombre ou la balaya par larges places, s’allongea sur lespentes, enveloppa les troncs d’arbres ou les étoila, et, toutefroide, imprécise et bleue, créa, avec les mêmes arbres, une forêtnouvelle que le jour ne connaissait pas. Ce fut une créationimmense, enchanteresse et rapide. Dix minutes y suffirent. Pas unfrisson ne l’annonça. M. Ulrich Biehler continua de descendre,saisi d’une émotion grandissante, se baissant quelquefois pourmieux voir les sous-bois, se penchant au-dessus des ravins, le cœurbattant, la tête aux aguets, comme les chevreuils qui devaientquitter les combes et gagner le pacage.

Ce voyageur enthousiaste et jeune encored’esprit n’était cependant plus un homme jeune. M. UlrichBiehler, – qu’on appelait partout, dans la contrée, M. Ulrich,– avait soixante ans, et ses cheveux et sa barbe d’un gris presqueblanc en témoignaient ; mais il avait eu plus de jeunesse qued’autres, comme on a plus de bravoure ou de beauté, et il en avaitgardé quelque chose. Il habitait au milieu de la montagne deSainte-Odile, exactement à quatre cents mètres en l’air, une maisonforestière sans architecture et sans dépendance territorialed’aucune sorte, si ce n’est le pré en pente où elle était posée et,en arrière, un tout petit verger, ravagé périodiquement par lesgrands hivers. Il était demeuré fidèle à cette maison, héritée deson père qui l’avait achetée seulement pour y passer les vacances,et il y passait toute l’année, solitaire, bien que ses amis, commeses terres, fussent assez nombreux dans la plaine. Il n’était passauvage, mais il n’aimait pas livrer sa vie. Un peu de légendel’entourait donc. On racontait qu’en 1870, il avait fait toute lacampagne coiffé d’un casque d’argent au cimier duquel pendait, enguise de crinière, la chevelure d’une femme. Personne ne pouvaitdire si c’était de l’histoire. Mais vingt bonnes gens de la plained’Alsace pouvaient affirmer qu’il n’y avait point eu, parmi lesdragons français, un cavalier plus infatigable, un éclaireur plusaudacieux, un compagnon de misère plus tendre et plus oublieux desa propre souffrance que M. Ulrich, propriétaire deHeidenbruch dans la montagne de Sainte-Odile.

Il était resté Français sous la dominationallemande. C’était sa joie et la cause, également, de nombreusesdifficultés qu’il tâchait d’aplanir, ou de supporter encompensation de la faveur qu’on lui faisait de le laisser respirerl’air d’Alsace. Il savait demeurer digne, dans ce rôle de vaincutoléré et surveillé. Aucune concession qui eût trahi l’oubli ducher pays de France, mais aucune provocation, aucun goût dedémonstration inutile. M. Ulrich voyageait beaucoup dans lesVosges, où il possédait, çà et là, des parties de forêts, qu’iladministrait lui-même. Ses bois étaient réputés parmi les mieuxaménagés de la Basse-Alsace. Sa maison, depuis trente ans ferméepour cause de deuil, avait cependant une réputation de confort etde raffinement. Les quelques personnes, françaises ou alsaciennes,qui en avaient franchi le seuil, disaient l’urbanité de l’hôte etson art de bien recevoir. Les paysans surtout l’aimaient, ceux quiavaient fait la guerre avec lui, et même leurs fils, qui levaientleur chapeau quand M. Ulrich apparaissait au coin de leurvigne ou de leur luzerne. On le reconnaissait de loin, à cause desa taille élancée et mince, et de l’habitude qu’il avait de neporter que des vêtements légers, qu’il achetait à Paris et qu’ilchoisissait invariablement dans les couleurs brunes, depuis le brunfoncé du noyer jusqu’au brun clair des chênes. Sa barbe en pointe,très soignée, allongeait son visage, où il y avait peu de sang etpeu de rides ; la bouche souriait volontiers sous lesmoustaches ; le nez proéminent et droit d’arête disait larace ; les yeux gris, indulgents et fins, prenaient vite uneexpression de hauteur et de défi quand on parlait del’Alsace ; enfin, le front large mettait un peu de songe danscette physionomie d’homme de combat, et s’agrandissait de deuxclairières enfoncées en plein taillis de cheveux durs, serrés etcoupés droit.

Or, ce soir, M. Ulrich rentrait devisiter une coupe de bois dans les montagnes de la vallée de laBruche, et ses domestiques ne s’attendaient pas à le voir sortir denouveau, quand, après dîner, il avait dit à la femme de chambre, lavieille Lise, qui servait à table :

– Mon neveu Jean a dû arriver ce soir àAlsheim, et, sans doute, si j’attendais jusqu’à demain, je pourraisle voir ici, mais je préfère le voir là-bas, dès aujourd’hui. Et jepars. Laisse la clef sous la porte, et couche-toi.

Il avait aussitôt sifflé Fidèle, pris sa canneet descendu le sentier qui, à cinquante pas de Heidenbruch, entraitsous bois.

M. Ulrich était vêtu, selon sa coutume,d’une vareuse et d’une culotte couleur feuille morte, et coifféd’une bombe de chasse en velours. Il avait marché vite, et, enmoins d’une demi-heure, se trouvait rendu à un endroit où lesentier rejoignait une allée plus large, faite pour les promeneurset les pèlerins de Sainte-Odile. Le lieu était indiqué dans lesguides, parce que, sur cent mètres de longueur, on dominait lecours d’un torrent qui traversait plus bas, dans la plaine, levillage d’Alsheim ; parce que, surtout, dans l’ouverture duravin, dans l’angle que formaient les pentes rapprochées desterres, on pouvait apercevoir, en jour, un coin de l’Alsace, desvillages, des champs, des prés, très loin un vague trait d’argentqui était le Rhin, et les montagnes de la Forêt-Noire, bleues commedu lin et rondes comme un feston. Malgré la nuit qui bornait lavue, M. Ulrich, en arrivant dans l’allée, regarda devant lui,par la force de l’habitude, et ne vit qu’un triangle de nuit, de lacouleur de l’acier, où brillaient en haut de vraies étoiles, en basdes points lumineux de grosseur égale, mais légèrement voilés etentourés d’un halo, et qui étaient les lampes et les chandelles duvillage d’Alsheim. Le voyageur pensa à son neveu, qu’il allait toutà l’heure serrer contre son cœur, et se demanda : « Quivais-je trouver ? Que va-t-il être, après trois ans d’absence,et trois ans d’Allemagne ? »

Ce ne fut qu’un arrêt d’un instant.M. Ulrich traversa l’allée, et, voulant couper au plus court,entra sous les branches d’une futaie de hêtres qui descendait, enpente rapide, vers une nouvelle sapinière où il retrouverait lechemin. Quelques feuilles mortes tremblaient encore au bout desbasses branches, mais la plupart étaient tombées sur celles del’année précédente, qui ne laissaient pas à découvert un seul poucedu sol, et, devenues elles-mêmes minces comme de la soie, et toutespâles, elles ressemblaient à un dallage extrêmement uni etblond ; les troncs se dressaient, marbrés de mousses,réguliers comme des colonnes, et les cimes se rapprochaientau-dessus, bien haut, et s’unissaient par leurs rameaux ténus, quidessinaient seulement la voûte et laissaient passer la lumière.Quelques buissons rompaient l’harmonie des lignes. À une centainede mètres en contrebas, le barrage des arbres verts formait commele mur solide de cette cathédrale en ruines.

Tout à coup, M. Ulrich entendit un bruitléger et tel qu’un autre homme ne l’eût sans doute pas remarqué, enavant, dans les sapins vers lesquels il se dirigeait. C’était lebruit d’une pierre roulant sur les pentes, accélérant sa vitesse,heurtant des obstacles et rebondissant. Il diminua, et finit par unéclatement à la fois ténu et clair, qui prouvait que la pierreavait atteint le fond caillouteux d’un ravin et s’y brisait. Laforêt reprenait son silence, quand une seconde pierre, beaucoupmoins grosse encore, à en juger par le son qu’elle éveilla, se mit,elle aussi, à rouler dans l’ombre. En même temps, le chien hérissases poils, et revint en grognant vers son maître.

– Tais-toi, Fidèle, dit celui-ci, il nefaut pas qu’ils me voient !

M. Ulrich se jeta aussitôt derrière letronc d’un arbre, comprenant qu’un être vivant montait à traversbois, et devinant qui allait apparaître. En effet, trouant le noirdu rideau de sapins, il aperçut la tête, les deux pieds de devant,et bientôt le corps tout entier d’un cheval. Un souffle blanc,précipité, s’échappait des naseaux et fumait dans la nuit. L’animalfaisait effort pour grimper la pente trop raide. Tous les musclestendus, les pieds de devant en crochet, le ventre près de terre, ilavançait par soubresauts, mais presque sans bruit, enfonçant dansla mousse et dans l’épaisse toison végétale du sol, et ne déplaçantguère que des feuilles, qui coulaient les unes sur les autres avecun murmure de gouttes d’eau. Il portait un cavalier bleu clair,penché sur l’encolure et tenant sa lance presque horizontalementcomme si l’ennemi avait été proche. L’haleine de l’homme se mêlaità celle du cheval dans la nuit froide. Ils avancèrent, se démenantcomme s’ils luttaient. Bientôt le voyageur distingua les gansesjaunes cousues sur la tunique, les bottes noires au-dessous de laculotte sombre, le sabre droit pendu à l’arçon, et il reconnut uncavalier du régiment de hussards rhénans en garnison àStrasbourg ; puis plus près, il distingua, sur la flamme noireet blanche de la lance, un aigle jaune, indiquant unsous-officier ; il vit, sous le bonnet plat, un visageimberbe, sanguin, en sueur, des yeux roux inquiets, farouches,fouettés par la crinière en mouvement et fréquemment tournés àdroite, et il nomma tout bas Gottfried Hamm, fils de Hamm lepolicier d’Obernai, et maréchal des logis chef aux hussardsrhénans. L’homme passa, frôlant l’arbre derrière lequel se cachaitM. Ulrich ; l’ombre de son corps et de son chevals’allongea sur les pieds de l’Alsacien et sur les moussesvoisines ; une odeur de sueur et de harnais traînait enarrière. Au moment où il dépassait l’arbre, il tourna la tête,encore une fois, vers la droite. M. Ulrich regarda dans cettedirection, qui était celle de la plus grande longueur de la hêtrée.À une trentaine de mètres plus loin, il découvrit, montant sur lamême ligne, un second cavalier, puis un troisième, qui n’était déjàplus qu’une silhouette grise entre les colonnes, puis, à desmouvements d’ombre, plus loin encore, il devina d’autres soldats etd’autres chevaux qui escaladaient la montagne. Et soudain, il y eutun éclair dans les profondeurs du bois, comme si une luciole avaitvolé. C’était un ordre. Tous les hommes firent un à droite, et, semettant en file, silencieux, sans un mot, continuèrent leurmanœuvre mystérieuse.

Des ombres s’agitèrent encore un instant dansles profondeurs de la futaie ; le murmure des feuilles fouléeset croulantes diminua ; puis il cessa tout à fait, et la nuitparut, de nouveau, inhabitée.

– Redoutable, dit à demi-voixM. Ulrich, redoutable adversaire, qui s’exerce jour etnuit ! Il y avait un officier, bien sûr, là-bas, dans lesentier. C’est vers lui qu’ils regardaient tous. Il a levé sonsabre, clair sous la lune, et les plus proches l’ont vu. Tous onttourné. Comme ils faisaient peu de bruit ! J’en aurais tout demême démoli deux, si nous avions été en guerre.

Puis, remarquant son chien qui le regardait,tranquille à présent, le museau levé et remuant la queue :

– Oui, oui, ils sont partis… Tu ne lesaimes pas plus que moi…

Il attendit, pour reprendre sa route, qu’ilfût certain que les hussards ne reviendraient pas de son côté. Iln’aimait pas la rencontre des soldats allemands. Il en souffraitdans sa fierté ombrageuse de vaincu, dans sa fidélité à la France,dans son amour qui craignait toujours une guerre nouvelle, uneguerre dont il avait vu avec étonnement la date reculer et reculertoujours. Il lui arrivait de faire de longs détours pour éviter unetroupe en marche sur les routes. Pourquoi ces hussards étaient-ilsvenus troubler sa descente à Alsheim ? Encore des manœuvres,encore la pensée de l’Ouest qu’ils ont tenace, là-bas ; encorela bête carnassière qui rôde, souple, agile, au sommet des Vosges,et qui regarde si elle doit descendre…

M. Ulrich dévalait la hêtrée, baissant latête, l’esprit tout plein de souvenirs tristes qui revivaient pourun mot, pour moins encore, car hélas ! ils avaient, mêlée aveceux et prompte à se relever du passé, toute la jeunesse de cethomme… Il évitait, lui aussi, de faire du bruit, tenait son chienderrière lui et ne le caressait pas, quand la brave bête frottaitson museau contre la main pendante de son maître, pour dire :« Qu’avez-vous donc, puisqu’ils sont partis ? » Enun quart d’heure, par le chemin plus large qu’il retrouva au boutde la hêtrée, M. Ulrich gagna la lisière de la forêt. Unebrise plus froide et plus vive courait dans les tailles de chêneset de noisetiers qui bordaient la plaine. Il s’arrêta, écouta àdroite, et, mécontent, leva les épaules en disant :

– C’est comme ça qu’ilsreviendront ! Personne ne les aura entendus ! Pourl’instant, oublions-les, et allons dire bonjour à JeanOberlé !

M. Ulrich descendit un dernier raidillon.Quelques pas encore, et les écrans de baliveaux et de broussaillesqui cachaient l’espace furent franchis. Le ciel entier se dévoilaet, en dessous, devant, à gauche, à droite, quelque chose d’un bleuplus doux et plus brumeux, qui était la terre d’Alsace. L’odeur desguérets et des herbes mouillées par la rosée se levait du sol commeune moisson de la nuit. Le vent la poussait, le vent froid, passantfamilier de cette plaine, compagnon vagabond du Rhin. On ne pouvaitdistinguer aucun détail dans l’ombre où dormait l’Alsace, si cen’est, à quelques centaines de mètres, des lignes de toits ramasséset pressés autour d’un clocher gris, tout rond d’abord et terminéen pointe. C’était le village d’Alsheim. M. Ulrich se hâta,retrouva bientôt le cours du torrent, devenu un ruisseau rapide,qu’il avait côtoyé dans la montagne, le suivit, et vit se dégager,haute et massive, dans son parc d’arbres dépouillés par l’hiver, lapremière maison d’Alsheim, celle des Oberlé.

Elle était bâtie à droite de la route, dontelle était séparée d’abord par un mur blanc, puis par le ruisseauqui traversait le domaine sur plus de deux cents mètres delongueur, fournissant d’abord l’eau nécessaire aux machines, etcoulant ensuite, agrandi et dirigé savamment, parmi les arbres,jusqu’à la sortie. M. Ulrich franchit la large grille en ferforgé qui ouvrait sur la route, puis le pont, et, passant devant lepetit chalet du concierge, laissant à droite les chantiers pleinsde bois amoncelés, de planches levées en croix, de perches, dehangars, il prit à gauche l’avenue qui tournait entre les massifset la pelouse, et arriva devant le perron d’une maison à deuxétages, mansardée, construite en pierre rouge de Saverne et quidatait du milieu du siècle. Il était huit heures et demie. Il montavivement au premier, et frappa à la porte d’une chambre.

Une voix jeune répondit :

– Entrez !

M. Ulrich n’eut pas le temps d’enlever sabombe de chasse. Il fut saisi au cou, attiré et embrassé par sonneveu Jean Oberlé, qui disait :

– Bonjour, oncle Ulrich ! Ah !que je suis content ! Quelle bonne idée !

– Allons, lâche-moi ! Bonjour, monJean ! Tu viens d’arriver ?

– À trois heures cette après-midi.J’aurais été vous voir dès demain, vous savez ?

– J’en étais sûr. Mais je n’ai pas pu ytenir : il a fallu descendre et te voir. Trois ans que je net’ai vu, Jean ! Laisse que je te regarde !

– À votre aise ! répondit le jeunehomme en riant. Ai-je changé ?

Il avait avancé à son oncle un fauteuil decuir, et s’asseyait en face, sur un canapé revêtu d’une housse etplacé contre la muraille. Entre eux, il y avait une table detravail, sur laquelle brûlait une petite lampe à pétrole en métalciselé. Tout près, la fenêtre laissait voir, entre ses rideauxrelevés, le parc immobile et solitaire sous la lune. M. Ulrichconsidérait Jean avec une curiosité affectueuse et fière. Celui-ciavait encore grandi ; il dépassait un peu son oncle. Sonsolide visage d’Alsacien avait pris des lignes plus volontaires etplus fermes. La moustache brune était plus fournie, le geste tout àfait aisé, comme celui d’un homme qui a vu le monde. On eût pu leprendre pour un Méridional, à cause de la pâleur italienne de sesjoues rasées, de ses paupières cernées d’ombre, à cause de sescheveux foncés qu’il portait séparés sur le côté par une raie, deses lèvres pâles aussi, ouvertes sur de belles dents saines,transparentes, qu’il laissait voir lorsqu’il riait ou qu’ilparlait. Mais plusieurs signes le désignaient comme un enfant del’Alsace : la largeur du visage sur la ligne des pommettes,ses yeux verts comme les forêts des Vosges, et le menton carré despaysans de la vallée. Il gardait quelque chose d’eux, car sonbisaïeul avait tenu la charrue. Il avait leur corps de cavalierssolides. L’oncle devina aussi, à la jeunesse du regard qui croisaitle sien, que Jean Oberlé, l’homme de vingt-quatre ans qu’ilrevoyait, n’était pas très différent, moralement, de celui qu’ilavait connu autrefois.

– Non, dit-il après un long moment, tu esle même ; tu es seulement devenu homme. J’avais peur de plusgrands changements.

– Et pourquoi ?

– Parce que, mon petit, à l’âge que tu assurtout, il y a des voyages qui sont des épreuves… Mais, d’abord,d’où reviens-tu, au juste ?

– De Berlin, où j’ai passé monReferendar Examen.

L’oncle eut un rire saccadé qu’il réprimavite, et qui se perdit dans sa barbe grise.

– Appelons cela la licence en droit, situ veux bien ?

– Je veux très bien, mon oncle.

– Alors, donne-moi une explication pluscomplète, et surtout plus nouvelle, car, ta licence, voilà plusd’un an que tu l’as en poche. Qu’as-tu fait de ton temps ?

– Très simple. L’avant-dernière année, jel’ai passée, comme vous le savez, à Berlin, achevant mes études dedroit. La dernière, j’ai fait un stage chez un avocat, jusqu’aumois d’août. À cette époque, je suis parti pour un voyage enBohême, en Hongrie, en Croatie, et dans le Caucase, avec lapermission paternelle. J’y ai mis six mois ; j’ai retraverséBerlin pour reprendre mes bagages d’étudiant et faire quelquesvisites d’adieu, et j’arrive…

– En effet, ton père… Je ne t’ai pasdemandé, dans ma hâte de te revoir… Il va bien ?

– Il n’est pas ici.

– Comment, le soir de ton retour, il aété obligé de s’absenter ?

Jean répondit avec un peud’amertume :

– Il a été obligé d’assister à un granddîner chez M. le conseiller von Boscher… Il a emmené ma sœur.Il paraît que c’est une belle réception.

Il y eut un petit silence. Les deux hommes neriaient plus. Ils sentaient entre eux, toute proche, s’imposantaprès trois minutes d’entretien, la question maîtresse, irritanteet fatale, celle qu’on n’évite pas, celle qui unit et qui divise,qui est au fond de toutes les relations sociales, des honneurs, desvexations comme des institutions, celle qui tient, depuis trenteans, l’Europe en armes.

– J’ai dîné seul, reprit Jean…c’est-à-dire avec mon grand-père…

– À peine une présence, le pauvre homme.Toujours bien affaissé, bien infirme ?

– Très vivant par l’esprit, je vousassure.

Il y eut un second silence, après quoiM. Ulrich demanda, en hésitant :

– Et ma sœur, à moi ? Ta mère ?Elle est avec eux ?

Le jeune homme répondit affirmativement, d’unsigne de tête.

Et la douleur fut si vive chez l’autre, queM. Ulrich détourna les yeux pour ne pas laisser voir toute lasouffrance qu’ils exprimaient. Il les leva, par hasard, sur uneaquarelle du maître décorateur Spindler, pendue au mur, et quireprésentait trois belles filles d’Alsace s’amusant à labalançoire. Vite, il reporta son regard sur son neveu, il leregarda bien en face, et il dit, la voix fêlée parl’émotion :

– Et toi ?… Tu aurais pu dîner chezle conseiller von Boscher,… au point d’intimité où vous êtes avecces Allemands… Tu n’as pas eu envie de suivre tesparents ?

– Non.

Le mot fut dit nettement, simplement. MaisM. Ulrich ne trouva pas le renseignement qu’il cherchait. Oui,Jean Oberlé était devenu un homme. Il refusait de blâmer safamille, de donner son avis en accusant les autres. L’oncle reprit,avec le même accent d’ironie :

– Cependant, mon neveu, j’ai eu toutl’hiver dernier les oreilles rebattues de tes succèsberlinois ; on ne m’épargnait pas ; je savais que tufaisais danser là-bas nos blondes ennemies ; je connaissaisles noms…

– Oh ! je vous en prie, dit Jeansérieusement, ne plaisantons pas sur ces questions-là, comme desgens qui n’osent les regarder en face et dire leur avis. J’ai euune autre éducation que la vôtre, c’est vrai, mon oncle, uneéducation allemande. Mais cela ne m’empêche pas d’aimer tendrementce pays-ci… au contraire.

M. Ulrich, par-dessus la table, tendit lamain, et serra la main de Jean.

– Tant mieux ! dit-il.

– Vous en doutiez ?

– Je ne doutais pas, mon enfant,j’ignorais ; je vois tant de choses qui me peinent et tant deconvictions qui fléchissent !

– La preuve que j’aime notre Alsace,c’est que mon intention est d’habiter Alsheim.

– Comment ! dit M. Ulrichstupéfait, tu renonces à entrer dans l’administration allemande,comme ton père le veut ? C’est grave, mon ami, de te dérober àson ambition. Tu étais un sujet d’avenir… Il le sait ?

– Il s’en doute, mais nous ne nous sommespas encore expliqués là-dessus. Je n’ai pas eu le temps depuis monretour.

– Et que veux-tu faire ?

Le sourire jeune reparut sur les lèvres deJean Oberlé.

– Couper du bois, comme lui, comme mongrand-père Philippe ; m’établir parmi vous. Quand j’ai voyagé,en Allemagne et en Autriche, après mon examen, c’était beaucouppour étudier les forêts, les scieries, les usines pareilles à lanôtre… Vous pleurez ?

– Pas tout à fait.

M. Ulrich ne pleurait pas, mais il étaitobligé de sécher, du bout du doigt, ses paupières mouillées.

– Ça serait de joie, en tout cas, monpetit ; oh ! de vraie et grande joie !… Te voirfidèle à ce que j’aime le plus au monde… te garder près de nous… tevoir décidé à ne pas accepter de charges et d’honneurs de ceux quiont violenté ta patrie… oui, c’est le rêve que je n’osais plusfaire… Seulement, bien franchement, je ne m’explique pas… Je suissurpris… Pourquoi ne ressembles-tu pas à ton père, à Lucienne, quisont si ouvertement… ralliés ? Tu as fait tes études de droità Munich, à Bonn, à Heidelberg, à Berlin ; tu viens deséjourner quatre années en Allemagne, sans parler des années decollège. Comment n’es-tu pas devenu Allemand ?

– Je le suis moins que vous.

– Ce n’est guère.

– Moins que vous, parce que je lesconnais mieux. Je les ai jugés par comparaison.

– Eh bien ?

– Ils nous sont inférieurs.

– Sapristi, tu me fais plaisir ! Onn’entend jamais répéter que le contraire. En France surtout, ils netarissent pas d’éloges sur leurs vainqueurs de 1870 !

Le jeune homme, que l’émotion deM. Ulrich avait gagné, cessa de s’appuyer au dossier ducanapé, et, penché en avant, le visage illuminé par la lampe quirendait plus ardents ses yeux verts :

– Ne vous méprenez pas, oncleUlrich : je ne déteste pas les Allemands, et en cela jediffère de vous. Je les admire même, car ils ont des côtésadmirables. J’ai parmi eux des camarades pour lesquels j’aibeaucoup d’estime. J’en aurai d’autres. Je suis d’une générationqui n’a pas vu ce que vous avez vu, et qui a vécu autrement. Jen’ai pas été vaincu, moi !…

– Heureux, va !

– Seulement, plus je les ai connus, plusje me suis senti autre, d’une autre race, d’une catégorie d’idéaloù ils n’entraient pas, et que je trouve supérieure, et que, sanstrop savoir pourquoi, j’appelle la France.

– Bravo, mon Jean ! Bravo !

Le vieil officier de dragons s’était, penché,lui aussi, tout pâle, et les deux hommes n’étaient plus séparés quepar la largeur de la table.

– Ce que j’appelle la France, mon oncle,ce que j’ai dans le cœur comme un rêve, c’est un pays où il y a uneplus grande facilité de penser…

– Oui !

– De dire…

– C’est cela !

– De rire…

– Comme tu devines !

– Où les âmes ont des nuances infinies,un pays qui a le charme d’une femme qu’on aime, quelque chose commeune Alsace encore plus belle !

Ils s’étaient levés tous deux. M. Ulrichattira son neveu, et serra contre sa poitrine cette têteardente.

– Français ! dit-il, Français dansles moelles de tes os et dans les globules de ton sang !Pauvre cher petit !

Le jeune homme reprit, la tête encore appuyéecontre l’épaule du vieux :

– C’est pour cela que je ne peux pasvivre là-bas, au delà du Rhin, et que je vivrai ici.

– Alors, je dis bien : pauvrepetit ! répondit M. Ulrich… Tout a changé, hélas !…Ici même, dans ta maison… Tu souffriras, mon Jean, avec une naturecomme la tienne… Je comprends tout, à présent, tout…

Puis, laissant aller son neveu :

– Que je suis content d’être venu cesoir !… Assieds-toi là tout près de moi… Nous avons tant dechoses à nous dire !… Mon Jean ! Mon Jean !

Ils s’assirent côte à côte, heureux, sur lecanapé. M. Ulrich réparait le désordre de sa barbe en pointe,qu’il soignait beaucoup ; il se remettait de sonémotion ; il disait :

– Sais-tu que nous avons commis ce soirdes délits que j’adore commettre, en parlant de la France commenous avons fait ? Ce n’est pas permis… Si nous avions étédehors et que Hamm nous eût entendus, notre affaire étaitsûre : un procès-verbal !

– Je l’ai rencontré cette après-midi.

– Moi, j’ai vu apparaître le fils enplein bois, tout à l’heure. Il est sous-officier aux hussardsrhénans,… ton régiment prochain… N’est-ce pas la voiture quej’entends ?

– Non.

– Écoute donc ?

Ils écoutèrent, en regardant par la fenêtre leparc qu’éclairait la lune haute et pleine, la pelouse en forme delyre, avec ses deux avenues blanches, les massifs d’arbres, et,plus loin, les toits de tuile de la scierie. Rien ne bruissait, quela chute du ruisseau, à l’écluse de l’usine, bruit monotone quisemblait s’éloigner ou se rapprocher, selon la force et ladirection du vent qui fraîchissait, et qui devait venir, à présent,du nord-est, « de la plate-forme de la Cathédrale »,comme disait l’oncle Ulrich, en songeant à Strasbourg.

– Non, vous voyez bien, fit Jean Oberléaprès avoir écouté, c’est le bruit de l’écluse. Mon père a donnél’ordre au cocher d’aller l’attendre à Molsheim au train de onzeheures trente. Nous avons le temps de bavarder !

Ils avaient le temps, et ils en profitèrent.Ils se mirent à parler doucement, sans plus de hâte ni de trouble,comme ceux qui ont reconnu qu’ils s’entendaient sur l’essentiel, etqui peuvent aborder sans danger toutes les autres questions, lesmoindres. Ils causèrent du volontariat d’un an que Jean avait étéautorisé à retarder jusqu’à sa vingt-quatrième année, et de cetteexistence nouvelle qu’il allait commencer le premier octobre, d’unlogement qu’il comptait prendre à Strasbourg, de la facilité qu’ilaurait de revenir presque tous les dimanches à Alsheim. Puis, cecher nom ayant été répété, l’oncle et le neveu se complurent dansdes souvenirs du pays, d’abord d’Alsheim, puis de Sainte-Odile, del’habitation forestière de Heidenbruch, d’Obernai, de Saverne oùl’oncle avait des bois, de Guebwiller où il avait des parents.C’était l’Alsace qu’ils évoquaient. Ils s’entendaient bien. Ilsfumaient, les jambes croisées, assis aux deux coins du canapé,laissant librement aller leurs mots et leur voix, qui riaitsouvent. La causerie fut si longue que minuit sonna au coucou de laForêt-Noire pendu au-dessus de la porte.

– Pourvu que nous n’ayons pas réveilléton grand-père ? demanda M. Ulrich, en se levant, et endésignant de la main le mur qui séparait la chambre du jeune hommede celle du malade.

– Non, dit Jean. Il ne dort presque plus,maintenant. Je suis sûr qu’il a été content de m’entendre rire.Comme ma famille m’a quitté à cinq heures, j’ai passé avec lui unegrande partie de mon temps, et je l’ai observé. Il entend et ilcomprend tout. Il a reconnu votre voix, j’en suis sûr, et peut-êtrea-t-il saisi des mots…

– Cela lui aura fait plaisir, mon petit.Il est de la très vieille Alsace, lui, de celle qui vous paraît, àvous, fabuleuse, et à laquelle je me rattache, bien que je soisplus jeune que M. Oberlé. Elle était toute française,celle-là, et pas un homme de ce temps-là n’a varié. Vois tongrand-père, vois le vieux Bastian. Nous sommes la génération qui asouffert. Nous sommes la douleur, nous autres. Ton père est larésignation.

– Et moi ?

L’oncle Ulrich fixa le jeune homme, de sesyeux clairvoyants, et dit :

– Toi, tu es la légende !

Et ils auraient voulu sourire tous les deux,et ils ne purent pas, comme si ce mot avait été d’une justesse tropparfaite, que les jugements humains n’ont pas d’ordinaire, et commes’ils avaient senti que la destinée était là, dans cette chambre,invisible, qui leur répétait, au fond du cœur et en mêmetemps : « Oui, c’est vrai, celui-ci est lalégende. »

Le trouble qui les étreignit ne s’expliquaitque par ce voisinage du mystère de la vie. Il se dissipa.M. Ulrich tendit la main à son neveu, plus gravement qu’iln’eût fait avant cette parole qui lui avait presque échappé, qu’ilne regrettait pas, mais qui lui demeurait présente.

– Au revoir, mon cher Jean. Je préfère nepas attendre mon beau-frère ; je ne sais plus quelle attitudej’aurais avec lui. Tout ce que tu m’as dit me gênerait… Tu luisouhaiteras bonne nuit de ma part. Je vais rentrer dans mes boispar un clair de lune !… C’est dommage de ne pas avoir un fusilentre les mains et la chance de rencontrer une couple de coqs debruyère sur nos sapins !…

Ils firent quelques pas sur le tapis ducouloir, avec précaution, pour gagner l’escalier.

– Mon oncle, dit Jean tout bas, si vousentriez chez grand-père ? Je suis sûr qu’il serait content. Jesuis sûr qu’il ne dort pas.

L’oncle Ulrich, qui marchait devant, s’arrêtaet revint sur ses pas. Jean tourna le bouton de la porte près delaquelle il se trouvait, pénétra le premier dans la chambre, etdit, en modérant la voix :

– Grand-père, je vous amène unevisite : mon oncle Ulrich, qui a désiré vous voir.

Ils étaient dans la demi-obscurité d’unegrande pièce dont les rideaux avaient été fermés, et qu’éclairaitune veilleuse en porcelaine transparente, posée au fond, à gauche,entre la fenêtre close et un lit qui occupait le coin. Sur la tablede nuit, dans le halo lumineux et court qui enveloppait laveilleuse, se trouvaient un petit crucifix de cuivre et une montred’or, les seuls objets brillants de l’appartement. Dans le lit, unvieillard était plutôt assis que couché, le buste vêtu d’une vestecroisée en laine grise, le dos et la tête soutenus par desoreillers, les mains cachées sous les draps, qui avaient gardé lepli de l’armoire. Un ruban de tapisserie servant de cordon desonnette et terminé par une frange s’allongeait jusqu’au milieu dulit. Car l’homme qui dormait ou veillait là était un impotent. Chezlui, la vie se retirait de plus en plus à l’intérieur. Il marchaitet remuait difficilement. Il ne parlait plus. Au-dessous des jouesépaisses et pâles, la bouche ne s’agitait plus que pour manger etpour dire trois mots, trois cris, toujours les mêmes :« Faim ! Soif ! Va-t’en ! » Une sorte deparesse sénile laissait pendre cette mâchoire puissante qui avaitcommandé à beaucoup d’hommes. M. Ulrich et Jean s’approchèrentjusqu’au milieu de la chambre, sans qu’il eût donné le moindresigne révélant qu’il avait conscience de leur présence. Cettepauvre ruine humaine était cependant le même homme qui avait fondél’usine à Alsheim, qui s’était élevé au-dessus de la condition depetit propriétaire campagnard, qu’on avait élu députéprotestataire, qu’on avait vu et entendu, au Reichstag, revendiquerles droits méconnus de l’Alsace et demander justice pour elle auprince de Bismarck. L’intelligence veillait, prisonnière, comme laflamme qui éclairait la chambre cette nuit ; elle nes’exprimait plus. Dans ce songe ininterrompu, que d’hommes et quede choses devaient passer devant celui qui connaissait l’Alsaceentière, qui l’avait parcourue en tous sens, qui avait bu ses vinsblancs à toutes les tables des riches et des pauvres, voyageur,marchand, forestier, patriote !… Et c’était lui, cette têtechauve et ridée, ce visage tombant, ces paupières appesanties,entre lesquelles glissait, semblable à une bille dans la fenteimmobile d’un grelot, un œil lent et triste !

Cependant, les deux visiteurs eurentl’impression que le regard s’arrêtait sur eux avec une complaisanceinaccoutumée. Ils se turent, pour laisser l’ancien à la douceurd’une pensée qu’ils ignoreraient éternellement. Puis, l’oncleUlrich s’approcha du lit, et posant la main sur le bras de PhilippeOberlé, se baissant un peu, pour être plus près de l’oreille, pourmieux rencontrer aussi les yeux qui se levaient aveceffort :

– Nous venons de causer longuement,monsieur Oberlé, votre petit-fils et moi… C’est un brave garçon,votre Jean !

Un mouvement de tout le buste, lentement,déplaça la tête de l’ancien, qui cherchait à voir sonpetit-fils.

– Un brave garçon, reprit le forestier,que le séjour à Berlin n’a pas gâté. Il est demeuré digne de vous,un Alsacien, un patriote… Il vous fait honneur.

Malgré le peu de lumière qui flottait dans lachambre, l’oncle Ulrich et Jean crurent voir un sourire sur levisage du vieillard, réponse de l’âme encore jeune.

Ils se retirèrent sans bruit,disant :

– Bonsoir, monsieur Oberlé ;bonsoir, grand-père !

La veilleuse agita sa flamme, déplaça lesombres et les lueurs ; la porte se referma, et le songeinterrompu continua dans la chambre où n’entraient guère, depuis lecoucher du soleil, que les heures sonnées au clocher de l’églised’Alsheim.

M. Ulrich et son neveu se quittèrent aubas du perron. La nuit était glacée, les pelouses toutes blanchesde gelée.

– Beau temps pour marcher, ditM. Ulrich ; je t’attends à Heidenbruch.

Il siffla son chien, et lui dit, en caressantle museau couleur de feu :

– Ramène-moi, car je vais rêver tout letemps à ce que m’a dit cet enfant-là !

À peine s’était-il éloigné de quelquescentaines de mètres, on entendait encore son pas sur la route quimontait vers le bois d’Urlosen, quand Jean reconnut, dans la nuitcalme, le trot des chevaux qui venaient du côté d’Obernai. Le bruitde leurs sabots frappant le sol empierré sonnait comme celui desfléaux sur les aires, il était rural, il ne troublait rien, il nebrisait aucun sommeil. Fidèle, qui aboyait furieusement vers lalisière de la forêt, avait sûrement d’autres raisons de montrer lesdents et de donner de la voix… Jean écouta s’approcher la voiture.Bientôt le bruit diminué, amorti, lui apprit que l’équipage étaitentré dans le bourg, entre les murs, ou au moins dans le cercle devergers qui faisaient d’Alsheim, en été, un nid de pommiers, decerisiers et de noyers. Puis il s’enfla et sonna clair, subitement,comme celui d’un train qui sort d’un tunnel. Le sable cria au boutde l’avenue ; deux lanternes tournèrent et coururent à traversle parc ; des gazons, des arbustes, le bas des troncs d’arbressurgirent brusquement de la pénombre et brusquement y rentrèrent,et le coupé s’arrêta devant la maison. Jean, qui était resté sur lehaut du perron, descendit en courant et ouvrit la portière. Unejeune fille sortit aussitôt, toute rose de visage et enveloppée deblanc, mantille blanche, manteau de laine blanc, souliers blancs.En passant, presque en l’air, elle s’inclina à droite, frôla d’unbaiser le front de Jean, entr’ouvrit deux lèvres accablées desommeil :

– Bonsoir, frérot !

Et, relevant sa jupe, mollement, vacillante,la tête déjà sur l’oreiller, elle monta les marches et disparutdans le vestibule.

– Bonsoir, mon ami ! dit une voixd’homme autoritaire ; tu nous as attendus ; tu as eutort… Viens donc vite, Monique. Les chevaux ont très chaud…Auguste, vous leur donnerez demain douze litres, et vous lesconduirez à la forge… Tu aurais mieux fait, Jean, de nousaccompagner. C’était très bien. M. von Boscher a demandé deuxfois de tes nouvelles.

Le personnage qui parlait ainsi aux uns et auxautres avait eu le temps de descendre de voiture, de serrer la mainde Jean, de se retourner du côté de madame Oberlé, encore assisedans le fond du coupé, de monter jusqu’à la moitié du perron etd’inspecter, d’un coup d’œil de connaisseur, les deux percheronsnoirs dont le poil mouillé avait l’air frotté de savon. Ses favorisgris encadrant un masque plein et solide, son pardessus d’étédéboutonné, laissant saillir le gilet ouvert et la chemise oùluisaient trois cailloux du Rhin, la main oratoire, n’apparurentd’ailleurs qu’un instant. Après avoir donné son avis et ses ordres,Joseph Oberlé, patron vigilant, qui n’oubliait jamais rien, levaprestement son double menton et tendit tout l’effort de ses yeuxvers l’extrémité de l’enclos, où dormaient les pyramides d’arbresabattus, afin de voir si aucune menace de feu ne se révélait, siaucune ombre ne rôdait autour de la scierie ; puis, lestement,deux marches à la fois, il gravit la seconde volée du perron, etentra dans la maison. Son fils n’avait rien répondu. Il aidaitmadame Oberlé à descendre de voiture, lui prenait son éventail etses gants, demandait : « Vous n’êtes pas trop fatiguée,maman bien-aimée ? » Les chers yeux souriaient, la longuebouche mince et fine disait : « Pas trop, mais ce n’estplus de mon âge, mon chéri. Tu as une vieille maman. » Elles’appuyait sur le bras de son fils, par orgueil de mère plus quepar besoin ; elle avait une tristesse infinie au fond de sonsourire, et elle semblait demander à Jean, qu’elle regardait enmontant chaque marche : « Tu me pardonnes d’avoir étélà-bas ? Je n’ai pas pu faire autrement. J’ai souffert. »Elle portait une robe de satin noir ; elle avait des diamantsdans ses cheveux encore très noirs et un collet de renard bleu surles épaules. Jean lui trouvait un air de reine malheureuse, et iladmirait l’élégance de sa marche et le beau port de tête qu’avaitcette Alsacienne de vieille race, et il se sentait le fils de cettefemme avec une fierté qu’il voulait ne montrer qu’à elle. Ill’accompagna, lui donnant toujours le bras, pour avoir la joied’être plus près d’elle, et de l’arrêter presque à chaque marche del’escalier.

– Maman, j’ai passé une excellentesoirée ;… elle aurait été délicieuse, si vous aviez été là…Figurez-vous que mon oncle Ulrich est arrivé à huit heures etdemie, et qu’il n’est reparti qu’à minuit, tout à l’heure…

Madame Oberlé souriait mélancoliquement, etdisait :

– Il ne reste jamais aussi longtemps pournous. Il s’éloigne…

– Vous voulez dire qu’ils’éloignait ; je vous le ramènerai.

– Ah ! jeunesse, jeunesse, si tusavais tout ce que je vois s’éloigner…

Elle s’arrêtait à son tour, regardait ce filsqu’elle n’avait pas assez vu depuis l’après-midi, souriait plusgaiement.

– Tu l’aimes, mon frère ?

– Mieux encore qu’autrefois. Je l’aipresque découvert.

– Tu étais trop jeune, autrefois…

– Nous avons bavardé, vous pensez !Nous nous entendons sur tous les points.

Les doux yeux maternels cherchèrent ceux del’enfant, dans le demi-jour de l’escalier.

– Sur tous ? demanda-t-elle.

– Oui, maman, sur tous !

Ils arrivaient aux dernières marches.

Elle posa son doigt ganté sur sa bouche ;elle retira son bras qu’elle avait passé dans celui de son fils.Elle était devant la porte de sa chambre, en face de celle deM. Philippe Oberlé. Jean l’embrassa, se recula un peu, revintà elle, et la pressa de nouveau contre sa poitrine,silencieusement.

Puis il fit quelques pas vers le fond ducouloir, et regarda encore cette femme vêtue de noir, et à laquellele deuil allait naturellement bien, si simple, avec ses mains pâlestombantes, sa tête droite, si ferme de traits, si douced’expression.

Il murmura, gaiement :

– Sainte Monique Oberlé, priez pournous !

Elle n’eut pas l’air d’entendre. Mais elledemeura, la main sur le bouton de la porte, sans entrer, tant queJean put encore la voir, Jean qui s’enfonçait à reculons dansl’ombre du couloir.

Il rentra dans sa chambre, le cœur toutjoyeux, l’esprit plein de pensées qui étaient toutes celles de lasoirée, revenant à grand vol dans la solitude qui se faisait àprésent. Sentant qu’il ne dormirait pas tout de suite, il ouvrit lafenêtre. L’air froid passait, régulier et fixé au nord-est. Labrume s’était dissipée. De sa chambre, Jean pouvait apercevoir, audelà d’une large bande de terres cultivées et montantes, les forêtsoù l’ombre toute la nuit faisait et défaisait ses plis, jusqu’auxsommets que couronnait, çà et là, un épi de futaies qui rompait laligne des montagnes, et s’enveloppait d’étoiles. Il cherchait àdeviner la place où se cachait la maison de l’oncle Ulrich. Et ilrevoyait en pensée celui-ci, qui devait être maintenant bien prèsd’arriver chez lui, lorsque des voix se mirent à chanter sur lalisière de la forêt. Un frisson de plaisir secoua les nerfs dujeune homme, musicien passionné. Les voix étaient belles, jeunes,justes. Il y en avait plus de vingt ensemble, à coup sûr, peut-êtretrente ou cinquante. Les mots lui échappaient à cause de ladistance. C’était comme un bruit d’orgue dans la nuit. Elleslivraient au vent d’Alsace un Lied d’un rythme fier. Puis troismots vinrent, distincts, aux oreilles de Jean. Il leva les épaules,irrité contre lui-même de n’avoir pas compris tout de suite :c’était un chœur de soldats allemands qui revenaient de lamanœuvre, de ces hussards rhénans qu’avait croisés, en descendantla montagne, M. Ulrich Biehler. Suivant la coutume, ilschantaient pour se tenir mieux éveillés, et parce qu’il y avaitdans leurs chants la vertu du mot de Patrie. Le pas des chevauxfaisait à la mélodie comme un accompagnement de cymbales voilées.Les mots s’échappaient et vibraient :

 

Stimmt an mit hellemhohem Klang,

Stimmt an das Lied derLieder,

Des VaterlandesHochgesang,

Das Waldthal hall eswieder…

Entonnez d’une voix claireet haute,

Entonnez la chanson deschansons,

Afin que l’écho des valléesrépète

L’ode sublime à lapatrie !

C’est à toi, patrie desvieux bardes,

À toi, patrie del’honneur,

À toi, pays libre etindompté,

Que, de nouveau, nous nousconsacrons…

 

Cette chanson, Jean aurait voulu l’arrêter.Combien de fois, cependant, et dans toutes les provinces del’Allemagne, n’avait-il pas entendu chanter les soldats ?Pourquoi éprouvait-il une tristesse à la chanson de ceux-ci ?Pourquoi les paroles lui entraient-elles dans l’âme,douloureusement, bien qu’il les connût de longue date et qu’il eûtpu les redire de mémoire ? Ils se turent à deux cents mètresdu bourg. Seul, le piétinement des chevaux continua de s’approcheret de rouler au-dessus d’Alsheim.

Jean se pencha pour voir les cavaliers passerdans le bourg. Il pouvait les apercevoir par une large coupurepratiquée dans le mur de clôture du parc, et défendue par unegrille, un peu en avant de la maison. C’était une masse enmouvement dans une poussière brune, que le vent renvoyait enarrière et inclinait, comme des barbes de blé couchées sur l’épi.Les hommes ne se distinguaient guère les uns des autres, ni leschevaux. Jean pensait, avec une peine secrète etgrandissante : « Comme ils sont nombreux ! » ÀBerlin, à Munich, à Heidelberg, ils n’éveillaient qu’une idée deforce sans but immédiat. L’ennemi n’était pas désigné. C’était toutce qui s’opposerait à la grandeur de l’Empire allemand. JeanOberlé, plus d’une fois, avait même admiré le défilé des régiments,et la puissance effrayante de l’homme qui commandait à tantd’hommes. Mais ici, à la frontière, sur la terre encore sanglantede la dernière guerre, il y avait des souvenirs qui montraient tropbien qui on voulait menacer et atteindre. La vue ou le bruit dessoldats faisait songer à des tueries, à la mort, à l’affreux deuilqui demeure. Ils passaient entre les maisons. Le bruit desescadrons, des hommes et des bêtes, heurtait contre les vitres. Lebourg paraissait endormi. Ni les soldats ni les chefs neremarquèrent rien : mais, dans bien des maisons, une mères’éveilla et se redressa dans son lit, frissonnante ; un hommetendit le poing et maudit les vainqueurs anciens. Le drame ne futconnu que de Dieu seul. Ils passèrent. Quand le dernier escadroneut cessé de faire de l’ombre sur la route, entre les deux piliersde la grille, Jean crut voir là, dans la poussière qui s’abattait,un cavalier tourné vers la maison. Le cheval refusait-ild’avancer ? Non, il était au repos. Le cavalier devait être unofficier. Quelque chose de doré, posé à plusieurs rangs sur sapoitrine, étincelait. Il ne bougeait pas, bien en selle, grand,jeune certainement, et regardait devant lui. Cela dura une minute àpeine. Puis il abaissa le sabre qu’il tenait à la main, et, ayantsalué, donna de l’éperon dans les flancs du cheval, qui s’enleva.La scène avait été si rapide que Jean aurait pu croire à uneillusion, si le galop de la bête rejoignant le gros de la troupen’avait sonné dans la rue du village.

« Quelque plaisanterie teutonne,pensa-t-il, une manière qu’a trouvée cet officier de dire que lamaison lui plaît ! Grand merci ! »

Le régiment était déjà sorti du village, ets’éloignait dans la grande plaine. Les maisons avaient repris leursommeil. Le vent soufflait vers les Vosges vertes. À l’opposé, loindéjà, comme un hymne religieux, s’élevait de nouveau le chant dessoldats allemands, qui célébraient la patrie allemande en marchantvers Strasbourg.

Chapitre 2L’EXAMEN

 

Le lendemain, la matinée était déjà bienavancée, lorsque Jean descendit de sa chambre, et parut sur leperron, bâti en pierre rouge de Saverne comme toute la maison, quiouvrait sur le parc ses deux escaliers à marches longues. Il étaitvêtu d’un costume de chasse et de promenade qu’il affectionnait,jambières de cuir noir, culotte et vareuse de laine bleue, etcoiffé d’un chapeau de feutre mou, au ruban duquel il piquait uneplume de coq de bruyère. Du haut du perron, il demanda :

– Où est mon père ?

L’homme auquel il s’adressait, le jardinieroccupé à ratisser l’avenue, répondit :

– Monsieur est au bureau de lascierie.

La première chose que vit Jean Oberlé, enlevant les yeux, ce furent les Vosges, vêtues de forêts de sapins,avec des traînées de neige dans les creux, et des nuages bas,rapides, qui cachaient les cimes. Il tressaillit de plaisir. Puis,ayant suivi du regard les dernières pentes des montagnes, cellesdes vignes, puis des prés, comme pour se remettre en mémoire lesdétails de ces lieux qu’il retrouvait après une longue absence, etsurtout qu’il retrouvait avec une intention de séjour, il fixa lestoits rouges de la scierie, qui barrait tout le fond de lapropriété des Oberlé, les cheminées, le bâtiment surélevé oùétaient les turbines, à droite, sur le cours du torrent d’Alsheim,et, plus près, le chantier où s’approvisionnait l’usine, lesamoncellements d’arbres de toute espèce, de poutres, de planches,de débris, qui se dressaient en pyramides et en cubes énormes audelà des allées tournantes et des massifs, à deux cents mètres del’habitation. Des jets de vapeur blanche, en plusieurs endroits,s’échappaient du toit de la scierie, et se couchaient au vent dunord, comme les nuages de là-haut.

Le jeune homme se dirigea vers la gauche,traversa le parc, autrefois planté et dessiné par M. PhilippeOberlé et qui commençait à devenir un coin de nature plus libre etplus harmonieuse, et, tournant ensuite les piles de troncs dechênes, d’ormes et de sapins, alla frapper à la dernière porte dulong bâtiment.

Il entra dans le pavillon de verre qui servaitde cabinet de travail au patron. Celui-ci lisait les lettres de soncourrier. En voyant apparaître son fils, il posa aussitôt lespapiers sur la table, fit un signe de la main, quisignifiait : « J’attendais ta visite, assieds-toi, »et, déplaçant son fauteuil d’un quart de cercle :

– Eh bien ! mon garçon, qu’as-tu àme dire ?

M. Joseph Oberlé était un homme sanguin,alerte et autoritaire. À cause de ses lèvres rasées, de ses favoriscourts, de la correction toujours un peu recherchée de sesvêtements, de la facilité de son geste et de sa parole, on l’avaitsouvent pris pour un « ancien magistrat » français.L’erreur ne venait pas de ceux qui jugeaient ainsi. Elle avait étécommise par les circonstances, qui avaient écarté M. JosephOberlé, malgré lui, de la voie où il s’engageait et qui devait leconduire à quelque fonction publique, dans la magistrature oul’administration. Le père, le fondateur de la dynastie, PhilippeOberlé, issu d’une race de paysans propriétaires, avait fondé àAlsheim, en 1850, cette scierie mécanique qui avait rapidementprospéré. Il était devenu, en très peu d’années, un riche et unpuissant, très aimé parce qu’il ne négligeait aucun moyen del’être, influent par surcroît et sans aucune prévision desévénements qui pouvaient l’entraîner à mettre un jour cetteinfluence au service de l’Alsace.

Le fils de cet industriel, à la fin du SecondEmpire, ne pouvait guère échapper à l’ambition d’êtrefonctionnaire. C’est ce qui arriva. Son éducation l’y avaitpréparé. Éloigné de bonne heure de l’Alsace, élève pendant huitannées au lycée Louis-le-Grand, puis étudiant en droit, il était, àvingt-deux ans, attaché au cabinet du préfet de la Charente,lorsque la guerre éclata. Retenu pendant plusieurs mois par sonchef, qui croyait être agréable à son ami le grand industrield’Alsace, en mettant le jeune homme à l’abri derrière les murs dela préfecture d’Angoulême, puis incorporé tardivement, sur sademande, dans l’armée de la Loire, Joseph Oberlé marcha beaucoup,se retira beaucoup, souffrit beaucoup du froid, et se battit bien,en de rares occasions. Quand la guerre fut finie, il eut àopter.

S’il n’avait consulté que ses préférencespersonnelles, il fût demeuré Français, et il eût continué à suivrela carrière administrative, ayant le goût de l’autorité et peud’opinions personnelles sur la qualité d’un ordre à transmettre.Mais son père le rappelait en Alsace. Il le suppliait de ne pasabandonner l’œuvre commencée et prospère. Il disait :« Mon industrie est devenue allemande par la conquête. Je nepeux pas laisser périr l’instrument de ma fortune et de ton avenir.Je déteste le Prussien, mais je prends le seul moyen que j’ai decontinuer utilement ma vie : j’étais un Français, je deviensun Alsacien. Fais de même. J’espère que ce ne sera pas pourlongtemps. »

Joseph Oberlé avait obéi avec une répugnancevéritable, répugnance à subir la loi du vainqueur, répugnance àvivre dans ce village d’Alsheim, perdu au pied des Vosges. Il avaitmême commis, à cette époque, des imprudences de langage etd’attitude qu’il regrettait à présent. Car la conquête avait duré,la fortune de l’Allemagne s’était affermie, et le jeune homme,associé avec son père et devenu patron d’une usine, avait senti senouer et se resserrer autour de lui les mailles d’uneadministration semblable à l’administration française, mais plustracassière, plus rude, mieux obéie. Il s’était aperçu, à sesdépens, qu’en toute occasion, sans aucune exception, les autoritésallemandes lui donneraient tort : les gendarmes, lesmagistrats, les fonctionnaires préposés à des services publics dontil usait quotidiennement, la voirie, les chemins de fer, le servicedes eaux, les forêts, les douanes. La mauvaise volonté qu’ilrencontrait, de tous les côtés et dans toutes les régions del’administration allemande, bien qu’il fût devenu sujet allemand,s’aggrava encore et devint tout à fait dangereuse pour laprospérité même de la maison d’Alsheim, lorsque, en 1874,M. Philippe Oberlé, abandonnant à son fils la direction de lascierie, eut cédé aux instances de tout ce pauvre pays délaissé,qui voulait faire de lui et qui en fit bientôt le représentant deses intérêts au Reichstag, et l’un des députés protestataires del’Alsace.

Cette expérience, la lassitude d’attendre,l’éloignement de M. Philippe Oberlé, qui passait une partie del’année à Berlin, modifièrent sensiblement l’attitude du jeune chefd’industrie. La première ferveur, pour lui et pour d’autres,diminuait. Il voyait les manifestations anti-allemandes des paysansalsaciens se faire de plus en plus rares et prudentes. Il nefaisait presque plus d’affaires avec la France ; il nerecevait plus de visites de Français, même intéressées, mêmecommerciales. La France, si voisine par la distance, était devenuecomme un pays muré, fermé, d’où rien ne venait plus en Alsace, nivoyageurs, ni marchandises. Les journaux qu’il recevait ne luilaissaient guère de doute, non plus, sur le lent abandon quecertains politiciens français conseillaient sous le nom de sagesseet de recueillement.

En dix années, M. Joseph Oberlé avaitusé, jusqu’à n’en plus trouver trace en lui-même, tout ce que sontempérament lui permettait d’opposer de résistance à un pouvoirétabli. Il était rallié. Son mariage avec Monique Biehler, désiréet préparé par le vieil et ardent patriote qui votait au Reichstagcontre le prince de Bismarck, n’avait eu aucune influence sur lesdispositions nouvelles, d’abord secrètes, bientôt soupçonnées, puisconnues, puis affirmées, puis scandaleusement affichées deM. Joseph Oberlé. Celui-ci donnait aux Allemands des gages,puis des otages. Il dépassait la mesure. Il allait au delà del’obéissance. Les contremaîtres de l’usine, anciens soldats de laFrance, admirateurs de M. Philippe Oberlé, compagnons de salutte contre la germanisation de l’Alsace, supportaient mall’humeur du nouveau maître et la blâmaient. L’un d’eux, dans unaccès d’impatience, lui avait dit un jour : « Croyez-vousqu’on soit si fier que ça de travailler pour un renégat commevous ? » Il avait été renvoyé. Aussitôt des camaradesavaient pris son parti, intercédé, parlementé, menacé de la grève.« Eh bien ! faites-la, s’était écrié le patron ;j’en serai ravi ; vous êtes de mauvaises têtes ; je vousremplacerai par des Allemands ! » Ils n’avaient pas cru àla menace, mais M. Joseph Oberlé l’avait exécutée un peu plustard, dans un nouveau moment de crise, pour ne pas être taxé defaiblesse, ce qu’il craignait plus que les injustices, et parcequ’il pensait aussi trouver quelque avantage à remplacer desAlsaciens, volontiers frondeurs, par des Badois et desWurtembergeois, plus disciplinés et plus souples. Un tiers dupersonnel de la scierie avait été renouvelé de la sorte. Une petitecolonie allemande s’était établie au nord du village, dans desmaisons construites par le patron, et les Alsaciens qui restaientavaient dû céder devant l’argument du pain quotidien. Cela sepassait en 1882. Quelques années encore, et on apprenait queM. Oberlé éloignait de l’Alsace, pour le faire élever enBavière, au gymnase de Munich, son fils Jean. Il écartait de mêmesa fille Lucienne, et la confiait à la directrice de l’institutionla plus allemande de Baden-Baden, la pension Mündner. L’opinions’émut de cette dernière mesure plus que de toutes les autres. Elles’indigna contre ce désaveu de l’éducation et de l’influencealsaciennes. Elle plaignit madame Oberlé séparée de son fils etsurtout privée, comme si elle en eût été indigne, du droit d’éleversa fille. À tous ceux qui le blâmaient, le père répondit :« C’est pour leur bien. J’ai perdu ma vie ; je ne veuxpas qu’ils perdent la leur. Ils choisiront leur route, plus tard,quand ils auront comparé. Mais je ne veux pas qu’ils soient malgréeux, dès leur jeunesse, catalogués, désignés, inscrits d’office surla liste des Alsaciens parias. » Il ajoutaitquelquefois : « Vous ne comprenez donc pas que tous lessacrifices que je fais, je les épargne à mes enfants ? Je medévoue. Mais cela ne veut pas dire que je ne souffrepas ! »

Il souffrait, en effet, et d’autant plus quela confiance de l’administration allemande était longue à gagner.La récompense de tant d’efforts ne semblait pas enviable. Lesfonctionnaires commençaient bien à flatter, à attirer, à rechercherM. Joseph Oberlé, conquête précieuse dont plusieurs« kreisdirectors » s’étaient vantés en haut lieu.

Mais on le surveillait en le comblant deprévenances et d’invitations. Il sentait l’hésitation, la défianceà peine déguisée, souvent même lourdement affirmée par les maîtresnouveaux auxquels il voulait plaire. Était-il sûr ? Avait-ilpris son parti de l’annexion, sans arrière-pensée ?Admirait-il suffisamment le génie allemand, la civilisationallemande, le commerce allemand, l’avenir allemand ? Ilfallait tant admirer, et tant de choses !

La réponse devenait cependant de plus en plusaffirmative. C’était le désir avoué de faire entrer Jean, son fils,dans la magistrature allemande, c’était la continuationsystématique de cette sorte d’exil imposé au jeune homme. Après sesétudes classiques terminées et son examen de sortie passé avecsuccès, à la fin de l’année scolaire 189o, Jean faisait sa premièreannée de droit à l’université de Munich ; il partageait saseconde entre les universités de Bonn et de Heidelberg ; puisachevait sa licence à Berlin où il subissait le ReferendarExamen. Enfin, après une quatrième année où il était entrécomme stagiaire chez un avocat, à Berlin, après un long voyage àl’étranger, le jeune homme revenait à la maison paternelle pour s’yreposer avant d’entrer au régiment. En vérité, la méthode avait étémaintenue jusqu’au bout. Durant les premières années de sa vied’étudiant, ses vacances même, sauf quelques jours donnés à lafamille, avaient été employées à voyager. Pendant les dernières, iln’avait même pas paru à Alsheim.

L’administration avait fini par ne plusdouter. Un des grands obstacles à un rapprochement public entre lesfonctionnaires de l’Alsace et M. Joseph Oberlé avait,d’ailleurs, disparu. Le vieux député protestataire, atteint déjà dumal qui ne l’avait plus lâché, s’était retiré de la vie politiqueen 1890. De ce moment dataient, pour son fils, les sourires, lespromesses, les faveurs longtemps sollicités. M. Joseph Oberléreconnaissait, au développement qu’avaient pris ses affaires dansles pays rhénans et même au delà, à la diminution desprocès-verbaux dressés contre ses employés ou contre lui-même encas de contravention, aux marques de déférence que lui prodiguaientles plus petits fonctionnaires, autrefois les plus arrogants, à lafacilité avec laquelle il avait réglé des questions litigieuses,obtenu des autorisations, tourné les règlements sur divers points,à ces signes et à bien d’autres, il reconnaissait que l’espritgouvernemental, présent partout, incarné dans une multituded’hommes de tout galon, ne lui était plus hostile. Des avances pluspositives lui étaient faites. L’hiver précédent, pendant queLucienne, revenue de la pension Mündner, jolie, spirituelle,séduisante, dansait dans les salons allemands de Strasbourg, lepère causait avec les représentants de l’Empire. L’un d’eux, lepréfet de Strasbourg, comte von Kassewitz, agissant probablementd’après des ordres supérieurs, avait laissé entendre que legouvernement verrait, sans déplaisir, M. Joseph Oberlé seporter candidat à la députation dans l’une quelconque descirconscriptions d’Alsace, et que l’appui officieux del’administration ne ferait pas défaut au fils de l’ancien députéprotestataire.

Cette perspective avait transporté de joieM. Oberlé. Elle avait ranimé l’ambition de cet homme quis’était trouvé, jusque-là, médiocrement payé des sacrificesd’amour-propre, d’amitiés, de souvenirs, qu’il avait dû faire. Elleredonnait des forces, des exigences, un but précis, à cetempérament de fonctionnaire opprimé par les circonstances.M. Oberlé y voyait, sans pouvoir le révéler, sa justification.Il se disait que, grâce à son énergie, à son mépris de l’utopie, àsa vue claire de ce qui était possible et de ce qui ne l’était pas,il pouvait espérer pour lui-même un avenir, une participation à lavie publique, un rôle qu’il croyait réservés à son fils. Et,désormais, ce serait la réponse qu’il se ferait à soi-même, sijamais un doute lui revenait à l’esprit, sa revanche contrel’injure muette de quelques paysans arriérés, qui oubliaient de lereconnaître dans les chemins, et de certains bourgeois deStrasbourg ou d’Alsheim, qui le saluaient à peine ou qui ne lesaluaient plus.

Il allait donc accueillir son fils dans unedisposition d’esprit très différente de celle du passé. Aujourd’huiqu’il se savait en pleine faveur personnelle auprès du gouvernementd’Alsace-Lorraine, il tenait beaucoup moins à ce que son filsexécutât à la lettre le plan qu’il avait tracé primitivement. Jeanavait déjà servi son père, comme Lucienne le servait. Il avait étéun argument, et l’une des causes de ce revirement longtemps attendude l’administration allemande. Sa collaboration continuait sansdoute d’être utile, mais elle cessait d’être nécessaire, et lepère, averti par certaines allusions et certaines réticences dansles dernières lettres écrites de Berlin par son fils, ne se sentaitplus aussi irrité, lorsqu’il songeait que, peut-être, celui-ci nesuivrait pas la carrière si soigneusement préparée de lamagistrature allemande, et renoncerait à ses trois dernières annéesde stage et à ses examens d’État.

Telles étaient les réflexions de cet hommedont le plus pur égoïsme avait conduit la vie, au moment où ils’apprêtait à recevoir la visite de son fils. Car il avait aperçuJean et l’avait regardé venir à travers le parc. M. Oberlés’était fait bâtir, à l’extrémité de la scierie, une sorte de cage,ou de passerelle de navire, d’où il pouvait tout surveiller à lafois. Une fenêtre ouvrait sur le chantier, et permettait de suivreles mouvements des hommes occupés à l’arrimage ou au transport desbois ; une autre, composée d’un double châssis vitré, mettaitsous l’œil du maître les teneurs de livres, rangés le long de lamuraille, dans une chambre semblable à celle du patron, et par latroisième, c’est-à-dire par la cloison de verre qui le séparait del’atelier, il prenait d’enfilade tout l’immense hall où desmachines de toute espèce, scies en lanières, roues dentées,foreuses, raboteuses, coupaient, perçaient, polissaient les troncsd’arbres que des glissières leur amenaient. Autour de lui, desboiseries basses, peintes en vert d’eau, des lampes électriques enforme de violettes, des boutons d’appel disposés sur une plaque decuivre qui servait de fronton au bureau de travail, un téléphone,une machine à écrire, des chaises légères et peintes en blanc,disaient son goût pour les couleurs claires, les innovationscommodes et les objets d’apparence fragile.

En voyant entrer son fils, il s’était tournévers la fenêtre qui ouvrait sur le parc ; il avait croisé lesjambes, et avait posé le coude droit sur le bureau. Il examinaitcurieusement le grand et joli homme mince, son fils, qui s’asseyaiten face de lui, et il souriait. À le voir ainsi, renversé dans sonfauteuil et souriant de cette façon toute physique et impertinentequi était la sienne, à ne consulter que ce visage plein, encadré dedeux favoris gris, et que le geste de la main droite, relevée,touchant la tête et jouant avec le cordon d’un lorgnon, il eût étéfacile de comprendre l’erreur de ceux qui prenaient M. JosephOberlé pour un magistrat. Mais les yeux, un peu bridés à cause dela grande lumière, étaient trop vivants et trop rudes pourappartenir à un autre qu’à un homme d’action. Ils démentaient lesourire mécanique des lèvres. Ils n’avaient aucune curiositéscientifique, mondaine ou paternelle : ils cherchaient toutsimplement une route, comme ceux d’un patron de barque, afin depasser. À peine M. Oberlé eut-il demandé :« Qu’as-tu à me dire ? » qu’il ajouta :

– As-tu causé avec ta mère, cematin ?

– Non.

– Avec Lucienne ?

– Pas davantage ; je sors de machambre.

– Cela vaut mieux. Il est meilleur quenous fassions nos plans tous deux, sans que personne s’en mêle…J’ai permis ton retour et ton séjour ici, précisément pour que nouspuissions préparer ton avenir. D’abord, ton service militaire aumois d’octobre, avec la volonté bien arrêtée, n’est-ce pas ? –il appuya sur les mots, – de devenir officier de réserve…

Jean, immobile, le buste droit, le regarddroit, et avec la gravité charmante d’un homme jeune qui parle deson avenir, et qui met à répondre une sorte d’application et deretenue qui ne lui sont pas tout à fait naturelles, dit :

– Oui, mon père, c’est mon intention.

– Le premier point est donc réglé. Etaprès ? Tu as vu le monde. Tu connais le peuple au milieuduquel tu es appelé à vivre. Tu sais que tes chances de réussirdans la magistrature allemande ont augmenté depuis quelque temps,parce que ma situation, à moi, s’est considérablement améliorée enAlsace ?

– Je le sais.

– Tu sais également que je n’ai jamaisvarié dans mon désir de te voir suivre cette carrière, qui eût étéla mienne, si les circonstances n’avaient été plus fortes que mavolonté.

Comme si ce mot eût subitement exalté en luila force de vouloir, les yeux de M. Oberlé se fixèrent,impérieux, dominateurs, sur ceux de son fils, comme des griffes quine lâchent plus ; il cessa de jouer avec son lorgnon, et ditrapidement :

– Tes dernières lettres indiquaientcependant une hésitation. Réponds-moi. Seras-tumagistrat ?

Jean pâlit un peu, et répondit :

– Non.

Le père se pencha en avant, comme s’il allaitse lever, et, sans quitter des yeux celui dont il pesait et jugeaiten ce moment l’énergie morale :

– Administrateur ?

– Pas plus. Rien d’officiel.

– Alors, tes études de droit ?

– Inutiles.

– Parce que ?

– Parce que, dit le jeune homme entâchant d’assagir sa voix, je n’ai pas l’esprit allemand.

M. Oberlé ne s’attendait pas à cetteréponse. Elle était un désaveu. Il sursauta, et, instinctivement,regarda dans l’atelier, pour s’assurer que personne n’avaitentendu, ou deviné de pareils mots. Il rencontra les yeux levés deplusieurs ouvriers, qui crurent qu’il surveillait le travail, et sedétournèrent aussitôt. M. Oberlé revint à son fils. Uneirritation violente s’était emparée de lui. Mais il comprenaitqu’il ne devait pas la laisser voir. De peur que ses mains nemontrassent son agitation, il avait saisi les deux bras du fauteuiloù il était assis, penché comme tout à l’heure, mais considérant dela tête aux pieds, à présent, dans son attitude, son costume et sonair, ce jeune homme qui formulait gravement des idées quiressemblaient bien à une condamnation de la conduite du père. Aprèsun moment de silence, la voix étranglée, il demanda :

– Qui t’a poussé contre moi ? Tamère ?

– Mais, personne ! dit vivement JeanOberlé. Je n’ai rien contre vous, rien. Pourquoi prenez-vous celaainsi ? Je dis simplement que je n’ai pas l’esprit allemand.C’est le résultat d’une longue comparaison : pas autrechose.

M. Joseph Oberlé vit qu’il s’était tropdécouvert. Il se replia, et, prenant cette expression d’ironiefroide qui lui servait à masquer ses vrais sentiments :

– Alors, puisque tu refuses de suivre lacarrière à laquelle je te destinais, tu en as choisi uneautre ?

– Sans doute, avec votre assentiment.

– Laquelle ?

– La vôtre. Ne vous méprenez pas sur ceque je viens de vous dire. J’ai vécu sans querelle, depuis dix ans,dans un milieu exclusivement allemand. Je sais ce qu’il m’en acoûté. Vous me demandez le résultat de mon expérience : ehbien ! je crois que je n’ai pas le caractère assez souple,assez heureux, si vous voulez, pour faire davantage et pour devenirun fonctionnaire allemand. Je suis sûr que je ne comprendrais pastoujours, et que je désobéirais quelquefois. Ma décision estirrévocablement prise. Et, au contraire, votre industrie meplaît.

– Tu t’imagines qu’un industriel estindépendant ?

– Non, mais qu’il l’est plus qued’autres. J’ai fait mon droit pour ne pas refuser de suivre sansréflexion, sans examen, la voie que vous m’indiquiez. Mais j’aiprofité des voyages que, chaque année, vous me… proposiez…

– Tu peux dire que je t’imposais. C’estla vérité, et je vais t’en expliquer les raisons.

– J’en ai profité pour étudierl’industrie forestière partout où je l’ai pu, en Allemagne, enAutriche, dans le Caucase. Je ne suis pas aussi neuf que vous lesupposez à ces questions-là. Et je désire vivre à Alsheim. Me lepermettez-vous ?

Le père ne répondit pas tout d’abord. Iltentait, sur son fils, une expérience à laquelle il soumettaitvolontiers les hommes qui venaient traiter avec lui une affaireimportante. Il se taisait, au moment où des paroles décisives luiétaient demandées. Si l’interlocuteur, troublé, se détournait, pouréchapper à ce regard dont il semblait qu’on sentît sur soil’oppression, ou s’il renouvelait l’explication déjà faite,M. Joseph Oberlé le classait parmi les hommes faibles, sesinférieurs. Jean soutint le regard de son père, et n’ouvrit pas labouche. M. Oberlé en fut secrètement flatté. Il comprit qu’ilse trouvait en présence d’un homme complètement formé, d’un espritrésolu et probablement inflexible. Il en connaissait de semblables,autour de lui. Il appréciait secrètement leur indépendance d’humeuret il la redoutait. Avec la rapidité de combinaison etd’organisation qui lui était naturelle, il aperçut, très nettement,l’industrie d’Alsheim dirigée par Jean, et le père de Jean, JosephOberlé, siégeant au Reichstag, admis parmi les financiers, lesadministrateurs et les puissants du monde allemand. Il était deceux qui savent tirer parti de leurs déceptions comme on tire partides déchets d’usine. Cette vision nouvelle l’attendrit. Loin des’emporter, il laissa se détendre le visage ironique qu’il s’étaitfait pour parler du projet de son fils. D’un geste de la main, ildésigna l’immense atelier où, sans arrêt, avec un ronflement quisecouait très faiblement les doubles vitres, les lames d’acierentraient au cœur des vieux arbres des Vosges, et dit, d’un ton degronderie affectueuse :

– Soit ! mon enfant. Cela fera lajoie de mon père, de ta mère et d’Ulrich. J’accepte que tu medonnes tort sur un point vis-à-vis d’eux, mais sur un pointseulement. Il y a quelques années, je ne t’aurais pas permis derefuser la carrière qui me paraissait pour toi la meilleure et quinous mettait tous à l’abri de difficultés que tu ne sauraismesurer. À ce moment-là, tu ne pouvais pas juger par toi-même. Et,de plus, je trouvais mon industrie, ma situation trop précaire ettrop dangereuse pour te la passer. Cela s’est modifié. Mes affairesse sont étendues. La vie est devenue possible pour moi, et pourvous tous, grâce à des efforts et à des sacrifices peut-être, donton ne m’est pas assez reconnaissant autour de moi. Aujourd’hui,j’admets que le métier a quelque avenir. Tu veux m’ysuccéder ? Je t’ouvre la porte tout de suite. Tu vas faire tonapprentissage pratique dans les sept mois qui te restent avantl’entrée au régiment. Oui, je consens, mais, à une condition…

– Laquelle ?

– Tu ne feras pas de politique.

– Je n’en ai pas le goût.

– Ah ! pardon, reprit en s’animantM. Oberlé, il faut que nous nous entendions bien, n’est-cepas ? Je ne pense pas que tu aies pour toi-même une ambitionpolitique ; tu n’as pas l’âge, ni peut-être l’étoffe. Et cen’est pas cela que je t’interdis… Je t’interdis de faire duchauvinisme alsacien ; de t’en aller répétant, comme d’autres,à tout propos : « La France ! LaFrance ! » de porter sous ton gilet une ceinturetricolore, d’imiter les étudiants alsaciens de Strasbourg, qui,pour se reconnaître et pour se rallier, sifflent, aux oreilles dela police, les six notes de la Marseillaise :« Formez vos bataillons ! » Je ne veux pas de cespetits procédés, de ces petites bravades et de ces grands périls,mon cher ! Ce sont des manifestations qui nous sont défendues,à nous autres industriels qui travaillons en pays allemand. Ellessont en contradiction avec notre effort et notre intérêt, car cen’est pas la France qui achète. Elle est très loin, la France, moncher ; elle est à plus de deux cents lieues d’ici, tout aumoins on le dirait, au peu de bruit, de mouvement et d’argent quinous en vient. N’oublie pas cela ! Tu es, par ta volonté,industriel allemand ; si tu tournes le dos aux Allemands, tues perdu. Pense ce que tu voudras de l’histoire de ton pays, de sonpassé et de son présent. J’ignore là-dessus tes opinions. Je neveux pas essayer de deviner ce qu’elles seront dans un milieu aussiarriéré que le nôtre, à Alsheim, mais, quoi que tu penses, sache tetaire, ou bien fais ton avenir ailleurs.

Sous les moustaches relevées de Jean, unsourire s’ébaucha, tandis que le haut du visage demeurait grave etferme.

– Vous vous demandez, j’en suis sûr, ceque je pense de la France ?

– Voyons ?

– Je l’aime.

– Tu ne la connais pas !

– J’ai lu attentivement son histoire etsa littérature, et j’ai comparé, voilà tout. Cela suffit, quand onest soi-même de la race, pour deviner beaucoup de choses. Je ne laconnais pas autrement, c’est vrai : vous aviez pris vosprécautions…

– Tu dis bien, quoiqu’il y ait peut-êtreune intention blessante…

– Nullement.

– Oui, j’ai pris mes précautions pour quevous fussiez affranchis, ta sœur et toi, de cet esprit d’oppositionnéfaste qui eût, dès le début, stérilisé votre vie, qui eût fait devous des mécontents, des impuissants, des pauvres, des gens decette espèce trop nombreuse en Alsace, et qui ne rendent aucunservice ni à la France, ni à l’Alsace, ni à eux-mêmes, enfournissant perpétuellement à l’Allemagne des raisons de se fâcher.Je ne regrette pas que tu m’amènes à m’expliquer sur le systèmed’éducation que j’ai voulu pour vous, et que j’ai été seul àvouloir. J’ai voulu vous épargner cette épreuve que j’ai connue,moi, et dont je viens de parler : manquer sa vie. Il y avaitaussi une autre raison. Ah ! je sais bien qu’on ne me rendraitpas cette justice-là. Et je suis obligé de me louer dans ma proprefamille. Mon enfant, il n’est pas possible d’avoir été élevé enFrance, d’appartenir à la France par toutes ses origines, et de nepas aimer la culture française…

Il s’interrompit un moment pour voirl’impression que produisait cette phrase, et il ne put rienapercevoir, pas un tressaillement, sur le visage impassible de sonfils, qui, décidément, était un homme fortement trempé.L’implacable besoin de justification qui dominait M. Oberlé lefit continuer :

– Tu sais que la langue française est malvue ici, mon cher Jean. En Bavière, tu as eu une formationlittéraire, historique, meilleure à ce point de vue que tu nel’aurais eue à Strasbourg. J’ai pu recommander, sans que cela tenuisît dans l’esprit de tes maîtres, qu’on te fit donner denombreuses leçons supplémentaires de français. En Alsace, toi oumoi, nous en aurions souffert. Voilà les motifs qui m’ont guidé.L’expérience dira si je me suis trompé. Je l’ai fait, en tout cas,de bonne foi, et pour ton bien.

– Mon cher père, dit Jean, je n’ai pas ledroit de juger ce que vous avez fait. Ce que je puis vous dire,c’est que, grâce à cette éducation que j’ai reçue, si je n’ai pasle goût, ou l’admiration sans réserve de la civilisation allemande,j’ai, du moins, l’habitude de vivre avec des Allemands. Et je suispersuadé que je pourrai vivre avec eux en Alsace.

Le père eut un haussement de sourcils quidisait : « Je n’en sais rien. »

– Mes idées, jusqu’ici, ne m’ont faitaucun ennemi en Allemagne, et il me semble qu’on peut diriger unescierie, en pays annexé, avec les opinions que je viens de vousexposer.

– Je l’espère, dit simplementM. Oberlé.

– Alors, vous m’admettez ? J’entrechez vous ?

Pour toute réponse, le patron appuya le doigtsur un bouton électrique.

Un homme monta les marches qui conduisaient,du hall des machines, au poste d’observation que s’était faitconstruire M. Oberlé, ouvrit la porte-tambour, et, dansl’entrebâillement, on vit une barbe blonde carrée, de longs cheveuxet deux yeux comme deux gemmes bleues.

– Guillaume, dit le patron en allemand,vous mettrez mon fils au courant de la fabrication, et vous luiexpliquerez les achats que nous avons faits, depuis six mois. Àpartir de demain, il vous accompagnera dans les visites que vousferez aux coupes exploitées pour notre compte.

La porte se referma.

Le jeune, l’enthousiaste, l’élégant JeanOberlé était debout devant son père. Il lui tendit la main, et dit,tout pâle de joie :

– Me voici redevenu quelqu’und’Alsace ! Que je vous remercie !

Le père serra la main de son fils avec uneeffusion un peu voulue. Il pensait : « C’est le portraitde sa mère ! Je retrouve l’esprit, les mots, l’enthousiasme deMonique. » Il dit tout haut :

– Tu vois, mon enfant, que je n’ai qu’unbut : vous rendre heureux. Je l’ai toujours eu. J’accepte quetu prennes une carrière toute différente de celle que j’avais rêvéepour toi. Tâche, à présent, de comprendre notre situation, comme tasœur la comprend…

Jean sortit, et son père, quelques instantsplus tard, sortit aussi. Mais, tandis que M. Joseph Oberlé sedirigeait vers la maison, ayant hâte de revoir sa fille, l’uniqueconfidente de ses pensées, et de lui rapporter la conversationqu’il venait d’avoir avec Jean, celui-ci traversa le chantier enobliquant à gauche, passa devant la porterie et prit la route de laforêt. Mais il n’alla pas loin, à cause de l’heure du déjeuner quiapprochait. Par le chemin qui montait, il atteignit la région desvignes d’Alsheim, au delà des houblonnières qui étaient encore deschamps dénudés, d’où s’élevaient çà et là des perches réunies etformant des faisceaux. Il avait l’âme en fête. Quand il fut arrivéà l’entrée d’une vigne qu’il connaissait depuis sa petite enfance,où il avait vendangé dans les jours très lointains, il monta sur untalus qui dominait la route et les rangs de ceps alignés encontre-bas. Malgré la lumière triste, malgré les nuages et le vent,il trouva belle, divinement belle, son Alsace qui descendait enpente très douce devant lui, et devenait bientôt une plaine toutunie, avec des bandes d’herbes et des bandes de labours d’où lesvillages, çà et là, levaient leurs toits de tuile et la pointe deleur clocher. Des arbres ronds, isolés, transparents à cause del’hiver, ressemblaient à des chardons secs. Quelques corneillesvolaient, aidées par le vent du Nord, et cherchaient un ensemencénouveau. Jean leva les mains, et les étendit comme pour embrasserl’étendue, depuis Obernai, qu’il apercevait dans les derniersvallonnements à sa gauche, jusqu’à Barr, à demi enseveli, à droite,sous l’avalanche des sapins descendant de la montagne :« Je t’aime, Alsace, et je te reviens ! » dit-il. Ilregarda le village d’Alsheim, la maison de pierre rouge quis’élevait un peu au-dessous de lui, et qui était la sienne, puis ilfixa, à l’autre extrémité de l’amas des maisons d’ouvriers et depaysans, une sorte de promontoire de futaie, qui s’avançait dans laplaine rase. C’était une avenue terminée par un gros bouquetd’arbres dépouillés, gris, entre lesquels on apercevait les pentesd’un toit. Jean arrêta ses yeux longuement sur la demeure à demicachée, et dit : « Bonjour, l’Alsacienne ! Peut-êtrevais-je pouvoir t’aimer ! Ce serait si bon, avec toi, de vivreici ! »

La cloche qui sonnait le déjeuner chez lesOberlé le rappela. Elle n’avait qu’un son grêle et misérable, quimontrait l’immensité de l’espace libre où s’évanouissait le bruit,et la force de la marée de vent qui l’emportait au-dessus desterres d’Alsace.

Chapitre 3LA PREMIÈRE RÉUNION DE FAMILLE

 

Jean se dirigea très lentement vers cettecloche qui appelait. Tout lui était joie en ce moment. Il reprenaitpossession d’un monde qui, après des années, venait de lui êtrerouvert et désigné comme le lieu d’habitation, de travail et debonheur. Ces mots se jouaient dans son esprit troublédélicieusement ; ils y passaient et s’y poursuivaient commeune troupe de dauphins, voyageurs de surface, et d’autres lesaccompagnaient : vie de famille, confortable, autoritésociale, embellissements, agrandissements. La maison se nommait lamaison paternelle. Il la regardait avec tendresse en suivantl’allée près du torrent ; il monta avec respect les degrés duperron, se souvenant qu’elle avait été bâtie par l’aïeul, auquelelle appartenait encore, ainsi que tout le domaine, d’ailleurs,sauf la scierie et le chantier. Après avoir suivi le vestibule quitraversait la maison, d’une façade à l’autre, il ouvrit la dernièreporte à gauche. La salle à manger était la seule pièce qui eût été« renouvelée » d’après les indications et suivant le goûtde M. Joseph Oberlé. Tandis qu’on retrouvait ailleurs, dans lesalon, le billard et les chambres, les meubles apportés par legrand-père, les velours d’Utrecht jaune ou vert et les boisd’acajou, « ma création », selon l’expression deM. Joseph Oberlé, se recommandait par une absence complète delignes. La couleur y remplaçait le style. Les murs étaient revêtusde boiseries en bois d’érable veiné, gris bleu, gris lilas parendroits, gris cendré, gris rosé, qui montaient jusqu’à la moitiéde la hauteur de l’étage. Au-dessus, et rejoignant les poutrellespeintes du plafond, quatre panneaux de toile tendue et ornée dedessins de feutre ras, représentaient des iris, des passe-roses,des verveines et des glaïeuls. Partout où cela avait été possible,la ligne droite était sacrifiée. Les moulures des portesdécrivaient des courbes qui s’écartaient follement comme des tigesde lianes, sans qu’on vît pourquoi. Les châssis de la vaste fenêtreondulaient. Les chaises en bois de hêtre plié venaient de Vienne.L’ensemble n’avait pas de caractère, mais un charme de lumièreadoucie et d’imitation lointaine du monde végétal. On eût dit lasalle à manger d’un jeune ménage heureux.

Les quatre convives habituels que Jean allaitrencontrer là ne répondaient guère à cette image de joie, etl’harmonie faisait défaut entre eux et le décor de la salle. Ilss’asseyaient invariablement chacun à la même place, autour de latable carrée, selon l’ordre établi par des affinités et desantipathies profondes.

La première à gauche de la fenêtre, la plusproche des vitres qui versaient sur elle les reflets de leurscontours biseautés, était madame Monique Oberlé. Longue et mince,avec un visage qui avait été plein et frais, qui était à présentpâle, tout plissé et réduit, elle donnait l’impression d’un êtrehabitué à n’entendre qu’un seul mot autour d’elle :« Vous avez tort ! » Ses yeux de myope, très doux,effleuraient les hôtes qu’on lui présentait d’un sourire toujoursprêt à se retirer et à s’effacer. Ils ne se posaient que quand ilsavaient erré un peu de temps, quand rien ne les avait repoussés ouméconnus. Alors, ils laissaient voir une intelligence claire, uncœur très bon, devenu un peu sauvage et triste, capable encored’illusion et d’accès de jeunesse.

Nulle n’avait eu une enfance plus insouciante,ni qui semblât moins bien faite que la sienne pour la préparer aurôle qu’elle avait eu plus tard. Elle s’appelait alors MoniqueBiehler, de la vieille famille Biehler, d’Obernai. Du haut de lamaison patrimoniale, qui lève, sur les remparts de la petite ville,son pignon à redan, elle voyait la plaine immense devant elle. Lejardin, tout plein de buis taillés, et de poiriers, et d’aubépines,où elle jouait, n’était séparé que par une grille de la promenadepublique établie sur l’ancienne muraille, si bien que la vision del’Alsace s’imprimait tout le jour dans cette âme d’enfant, et enmême temps l’amour de cette patrie alors si heureuse, de sa beauté,de sa paix, de sa liberté, de ses villages dont elle savait lesnoms, dont elle eût dessiné la grappe rose épandue parmi lesmoissons. Monique Biehler ne connaissait rien autre chose. Elle nequittait Obernai, avec tous les siens, que pour aller passer deuxmois d’été au logis de Heidenbruch, dans la forêt de Sainte-Odile.Une seule fois il lui était arrivé de franchir les Vosges, l’annéed’avant son mariage, pour faire un pèlerinage à Domrémy enLorraine. Ç’avaient été trois jours d’enthousiasme. Madame Oberlése souvenait de ces trois jours comme de la plus pure joie de savie. Elle disait : « Mon voyage en France. » Elleétait demeurée naïve ; elle avait gardé, dans son existencetrès retirée à Alsheim, les effarements faciles, mais aussi lasincérité, la hardiesse secrète de son affection de jeune fillepour le pays et pour les gens du pays. Elle avait donc souffertplus qu’une autre n’eût fait à sa place, en voyant son mari serapprocher du parti allemand d’Alsace et y entrer enfin. Elle avaitsouffert dans sa fierté d’Alsacienne et plus encore dans son amourmaternel. Pour la même cause qui la séparait moralement de sonmari, on éloignait d’elle ses enfants. Les rides de son visage,fané avant l’âge, auraient pu porter chacune un nom, celui de ladouleur qui les avait creusées, ride de la bonté méprisée, ride desprévenances inutiles, ride de la patrie alsacienne injuriée, de laséparation d’avec Jean et Lucienne, de l’inutilité de ce trésord’amour qu’elle avait amassé pour eux tout le long de sa vie dejeune fille et de jeune femme.

L’amertume avait été d’autant plus vive quemadame Oberlé ne se faisait aucune illusion sur les motifsvéritables qui guidaient son mari. Celui-ci l’avait bien deviné. Ilétait humilié par ce témoin auquel il n’en imposait pas, et qu’ilne pouvait s’empêcher d’estimer. Elle personnifiait pour lui lacause même qu’il avait abandonnée. C’est à elle qu’il s’adressait,quand il éprouvait le besoin de se justifier, – et il le faisait àtout propos, – c’est contre elle qu’il s’emportait, contre sadésapprobation muette. Jamais une seule fois, depuis vingt ans, iln’avait pu lui arracher un mot de consentement à ce que l’Alsacefût allemande. Cette timide cédait à la force, mais ellen’approuvait pas. Elle suivait son mari dans le mondeallemand ; elle s’y montrait si digne qu’on ne pouvait ni setromper sur son attitude, ni lui en vouloir. Elle sauvegardaitainsi plus que les apparences. Mère séparée de ses enfants, elle nes’était pas séparée de son mari. Ils habitaient encore deux litsjumeaux de la même chambre. Ils avaient des scènes continuelles,quelquefois muettes d’un côté, quelquefois aigres et violentes depart et d’autre. Cependant madame Oberlé comprenait que son mari nedétestait en elle que sa clairvoyance et son jugement. Elleespérait n’avoir pas toujours tort. Maintenant que les enfantsétaient grands, elle pensait qu’il y aurait des décisions desuprême importance à prendre à leur sujet, et que, par sa longuepatience et par de nombreuses concessions, elle aurait peut-êtregagné le droit de parler alors et de se faire écouter.

Près d’elle et à sa droite, s’était toujoursassis le grand-père, M. Philippe Oberlé. Depuis plusieursannées, cinq minutes avant l’heure des repas, la porte de la salleà manger s’ouvrait, le vieillard entrait, appuyé sur le bras de sonvalet de chambre, tâchant de marcher droit, vêtu d’un vêtementvague en laine sombre, le ruban rouge à la boutonnière, la têtelasse et penchée, les paupières presque closes, la face gonflée etexsangue. On l’installait dans un fauteuil à oreilles, capitonné degris ; on lui attachait autour du cou sa serviette, et ilattendait, le corps appuyé au dossier, les mains sur la table, sesmains pâles comme de la cire, où se dessinaient et se tordaient lesveines bleues. Quand les convives arrivaient à leur tour,M. Joseph Oberlé lui serrait la main ; Lucienne luijetait un baiser avec beaucoup de mots sonores, dits d’une voixfraîche ; madame Oberlé se penchait, et, sur le front duvieillard, appuyait ses lèvres fidèles. Il la remerciait en laregardant s’asseoir. Il ne regardait pas les autres. Alors, ilfaisait, seul avec elle, le signe de la croix, étant fils de lavieille Alsace qui priait. Et, servi par cette voisinesilencieusement charitable, qui connaissait ses goûts, sa honte decertaines maladresses, et qui prévenait ses désirs, il commençait àmanger, lentement, ayant peine à mouvoir le ressort détendu de sesmuscles. Sa tête songeuse demeurait appuyée au fauteuil. Elleveillait dans un corps presque anéanti. Elle était le théâtre oùpassaient, pour le plaisir et la peine d’un seul, les ancêtres deceux dont les noms étaient cités devant lui. Il ne parlait pas,mais il se souvenait. Quelquefois, il tirait de sa poche uneardoise d’écolier et un crayon, et il écrivait, d’une écritureincertaine, deux ou trois mots qu’il faisait lire à savoisine : rectification, date oubliée, approbation, refus des’associer aux paroles qu’on prononçait de l’autre côté de latable. Le plus souvent, on reconnaissait qu’il était intéressé ouému, au battement de ses paupières appesanties. Ce n’était qu’uninstant. La vie retombait aussitôt dans le fond de la prison dontelle avait essayé d’ébranler les barreaux. La nuit se refaisaitautour de sa pensée inhabile à se manifester. Et, malgré l’habitudequ’ils en avaient, le spectacle de cette douleur et de cette ruinepesait sur chacun des membres de la famille assemblée. Il étaitmoins pénible aux étrangers qui s’asseyaient un soir à la tabled’Alsheim, car l’aïeul, ces jours-là, n’essayait pas de rompre lecercle de ténèbres et de mort qui l’opprimait. M. JosephOberlé avait tenu, cependant, jusqu’à ces dernières années, àprésenter ses hôtes à son père, jusqu’au jour où celui-ci avaitécrit sur l’ardoise : « Ne me présente plus personne,surtout aucun Allemand : ils me salueront ; celasuffît. » Il conservait seulement l’habitude – et c’était làune pensée touchante de cet homme égoïste – de rendre compte desaffaires de l’usine, chaque soir, au vieux chef. Après le dîner, enfumant dans la salle à manger, tandis que les deux femmes passaientdans le salon, il racontait le courrier, les expéditions, lesachats de coupes. Bien que M. Philippe Oberlé ne fût plus quele commanditaire de l’industrie qu’il avait fondée, il avaitl’illusion de conseiller encore et de diriger. Il entendait parlerdes érables, des pins et des sapins, des chênes et des hêtres parmilesquels il avait respiré cinquante ans. Il tenait à la« conférence », comme il l’appelait, comme au seul momentde la journée où il s’apparaissait à lui-même quelqu’un dans la viedes autres. Hors de là, il n’était qu’une ombre, qu’une âme muetteet présente, qui jugeait sa maison, mais ne disait que rarement sonarrêt.

Son fils, sur une question capitale, était endésaccord avec lui. Placé à table juste en face de son pèreM. Joseph Oberlé pouvait bien affecter de ne s’adresser, toutle temps du repas, qu’à sa femme et à sa fille ; il pouvaitbien éviter de voir les doigts qui remuaient d’impatience ou quiécrivaient pour madame Oberlé : il n’était pas homme à écarterles sujets douloureux. Comme tous ceux qui ont eu dans leur vie unegrande décision à prendre, et qui ne l’ont pas prise sans untrouble profond de la conscience, il revenait indéfiniment sur laquestion allemande. Tout lui était prétexte à la reprendre, leséloges, les blâmes, les faits divers, les événements politiquesannoncés dans le journal du matin, une carte de visite apportée parle facteur, une commande de planches reçue de Hanovre ou de Dresde,le désir exprimé par Lucienne d’accepter une invitation au bal. Iléprouvait le besoin de se glorifier de ce qu’il avait fait, commeles généraux vaincus d’expliquer la bataille et la nécessité où ilsse sont trouvés d’agir de telle et telle façon. Toutes lesressources de son esprit, qui était fécond, s’exerçaient sur ce casde conscience qu’il déclarait depuis longtemps résolu, et quin’éveillait plus de discussion, ni de la part de l’aïeul malade, nide celle de la femme opprimée et décidée au silence.

Lucienne seule approuvait et soutenait sonpère.

Elle le faisait avec la décision de lajeunesse qui juge sans ménagement la douleur des anciens, lessouvenirs et tout le charme du passé, sans comprendre, et comme sic’étaient des choses mortes, livrées à la seule raison. Elle avaitvingt ans, beaucoup d’orgueil et de bonne foi en même temps, uneconfiance naïve en soi, une nature impétueuse, et une réputation debeauté qui n’était qu’à moitié justifiée. Élancée comme sa mère et,comme elle, grande et bien faite, elle tenait de son père destraits plus larges, plus conformes au type habituel de l’Alsace, etune tendance à épaissir. Toutes les lignes de son corps étaientdéjà formées et épanouies. Lucienne Oberlé donnait, à ceux qui lavoyaient pour la première fois, l’impression d’une jeune femmeplutôt que celle d’une jeune fille. Elle avait une physionomieextrêmement mobile et ouverte. Quand elle écoutait, ses yeux, moinsgrands et d’un vert plus clair que ceux de son frère, ses yeux etsa bouche également aigus quand elle souriait, suivaient laconversation et disaient sa pensée. Elle rêvait peu. Un autrecharme encore que la vivacité de son esprit expliquait ses succèsmondains : l’éclat incomparable de son teint, de ses lèvresrouges, la splendeur de sa chevelure d’un blond pâle, mêlée demèches ardentes, et de masse si opulente et si lourde qu’ellebrisait les peignes d’écaille, échappait aux épingles, et, pesanten arrière, obligeant à se relever le front qu’elle enveloppait delumière, creusant un pli dans la nuque qu’elle couvrait d’un refletdoré, donnait à Lucienne Oberlé le port de tête d’une jeune déessefière. Son oncle Ulrich lui disait en riant : « Quand jet’embrasse, je crois embrasser une pêche de vigne. » Ellemarchait bien ; elle jouait bien au tennis ; elle nageaitdans la perfection, et, plus d’une fois, les journaux deBaden-Baden avaient imprimé les initiales de son nom dans lesarticles où ils célébraient « nos meilleurespatineuses ».

Cette éducation physique l’avait déjà éloignéemoralement de sa mère, qui n’avait jamais été qu’une promeneuseintrépide, devenue une médiocre marcheuse. Mais d’autres causesavaient agi et les avaient plus profondément et plusirrévocablement séparées l’une de l’autre. C’était sans doutel’instruction tout allemande de la pension Mündner, plusscientifique, plus solennelle, plus pédante, plus éparpillée etbeaucoup moins pieuse que celle qu’avait reçue sa mère, élevéepartie à Obernai, partie chez les religieuses de Notre-Dame, aucouvent de la rue des Mineurs, à Strasbourg. Mais c’étaient surtoutles relations et le milieu. Lucienne, ambitieuse comme son père,portée comme lui vers le succès, entièrement soustraite àl’influence maternelle, confiée pendant sept ans à des maîtressesallemandes, reçue dans des familles allemandes, vivant parmi desélèves en majorité allemandes, flattée un peu par tout le monde,ici à cause du charme de sa nature, là pour des motifs politiqueset de prosélytisme inconscient, avait pris des habitudes d’espritbien différentes de celles de l’Alsace d’autrefois. Rentrée chezelle, elle ne comprenait plus le passé de sa race et de sa famille.Pour elle, ceux qui défendaient l’ancien état de choses ou qui leregrettaient, sa mère, son grand-père, son oncle Ulrich, étaientles représentants d’une époque finie, d’une opinion déraisonnableet puérile. Tout de suite elle s’était mise du côté du père, contreles autres. Et elle en souffrait. Elle s’attristait de rencontrer,si près de soi, des personnes de cette espèce que toute la pensionMündner et toutes ses relations mondaines de Baden-Baden et deStrasbourg considéraient comme arriérée. Depuis deux ans, ellevivait dans une atmosphère de contradiction. Elle éprouvait pour safamille des sentiments qui se combattaient, pour sa mère, parexemple, une tendresse véritable et une commisération granded’appartenir à un monde condamné et comme à un autre siècle. Lesconfidents lui manquaient. Jean, son frère, en serait-il un ?Inquiète de le voir arriver, presque étrangère à lui, désireused’affection, excédée par les luttes familiales, et espérant bienque Jean se rangerait du côté qu’elle avait choisi, qu’il serait unappui et un argument nouveau, elle avait hâte et peur de cetterencontre. Son père venait de lui dire la conversation qu’il avaiteue avec Jean. Elle avait dit, crié plutôt : « Merci deme donner mon frère ! »

Ils étaient tous quatre à table, quand lejeune homme entra dans la salle à manger.

Les deux femmes, qui étaient l’une en face del’autre et dans la lumière de la fenêtre, tournèrent la tête, l’unedoucement avec un sourire qui disait : « Que je suisfière de mon enfant ! » l’autre renversée sur le dossierde sa chaise, les lèvres entr’ouvertes, les yeux tendres comme siç’avait été son fiancé qui entrait, désireuse et sûre de luiplaire, disant tout haut : « Viens te mettre ici, près demoi, au bout de la table. Je me suis faite belle pour te fairehonneur, regarde ! » et, tout bas, en l’embrassant :« Mon Dieu, que c’est donc bon d’avoir quelqu’un de jeune àqui dire bonjour ! » Elle savait être agréable àregarder, dans son corsage de surah mauve orné d’entre-deux dedentelles. Elle avait aussi un plaisir véritable à retrouver cefrère qu’elle n’avait pu qu’entrevoir, la veille, avant de prendrele train pour Strasbourg. Jean la remercia d’un coup d’œil ami etheureux, et s’assit au bout de la table, entre Lucienne et sa mère.Il dépliait sa serviette, et le valet de chambre Victor, fils defermiers alsaciens, au visage de pleine lune, aux yeux de petitefille, toujours tremblant de mal faire, s’approchait de lui,portant un ravier, quand M. Joseph Oberlé, qui achevaitd’écrire une note sur son carnet, tira ses deux favoris, etdit :

– Vous voyez bien Jean Oberlé iciprésent, vous, mon père, vous, Monique, toi, Lucienne, ehbien ! j’ai une nouvelle à vous annoncer à son sujet. Je luiai permis d’habiter définitivement Alsheim, de devenir industrielet marchand de bois.

Trois visages se colorèrent à la fois ;Victor lui-même, tremblant comme une feuille, retira sonravier.

– Est-ce possible ? dit Lucienne,qui ne voulait pas avoir l’air, devant sa mère, d’être avertie del’événement. Il n’achèvera pas son stage de référendaire ?

– Non.

– Après son volontariat, il reviendra icipour toujours ?

– Oui, pour toujours avec nous.

Le second moment de l’émotion est quelquefoisplus énervant que le premier. Les paupières de Lucienne battirentplus vite, et se mouillèrent. Elle riait en même temps, ses lèvresrouges toutes frémissantes de mots tendres.

– Ma foi, dit-elle, tant mieux ! Jene sais pas si c’est ton intérêt, Jean, mais pour nous, tantmieux !

Elle était vraiment jolie en cette minute,penchée vers son frère, vibrant d’une joie qui n’était pasfeinte.

– Je vous remercie, fit madame Oberlé, enregardant gravement son mari pour essayer de deviner à quelleraison il avait obéi ; je vous remercie, Joseph : jen’aurais pas osé vous le demander.

– Mais, vous voyez, ma chère, réponditl’industriel en s’inclinant, vous voyez, quand les projets sontraisonnables, je les accepte. Je suis, d’ailleurs, si peu habituéd’être remercié que, pour une fois, le mot me fait plaisir… Oui,nous venons d’avoir une conversation décisive. Jean sera emmené dèsdemain, par mon acheteur, dans quelques-unes de nos coupes enexploitation. Je ne perds jamais de temps, vous le savez.

Madame Oberlé vit se tendre vers elle la mainmaladroite de l’aïeul, elle prit l’ardoise qu’il tenait, et lutcette ligne :

– C’est la dernière joie de ma vie.

Rien n’annonçait le bonheur sur ce visagedevenu insensible comme un masque, rien, si ce n’est peut-être lafixité avec laquelle M. Philippe Oberlé considérait son fils,qui avait rendu un enfant à l’Alsace et un successeur à l’industriefamiliale. Il s’étonnait, et il se réjouissait. Toute la tablefaisait comme lui et oubliait de manger. Le valet de chambreoubliait aussi de servir, et songeait à l’importance qu’il aurait,en annonçant à la cuisine et dans le bourg : « MonsieurJean est décidé à prendre l’usine ! Il ne quittera plus lepays ! » Pendant quelques minutes, dans la salle à mangerd’érable gris, chacune des quatre personnes qui se réunissaient làtous les jours eut son rêve différent, son jugement secret ;chacune eut la vision, qu’elle ne communiqua pas, des conséquencespossibles ou probables qu’aurait l’événement relativement àelle-même ; chacune ressentit un trouble à la pensée quedemain se trouverait tout autre qu’elle ne l’avait prévu. Quelquechose s’écroulait, des habitudes, des projets, un régime accepté ousubi depuis des années. C’était comme un désordre et une déroutemêlée à la joie de la nouvelle.

La plus jeune de tous reprit la première saliberté d’esprit. Lucienne dit :

– Est-ce que nous n’allons pas déjeuner,parce que Jean déjeune avec nous ? Mon cher, nous ressemblonsen ce moment à ce que nous étions avant ton arrivée, non pas tousles jours, mais quelquefois : des êtres muets qui ne pensentque pour eux-mêmes… C’est tout à fait contraire au charme desréunions… Nous n’allons pas recommencer, dis ?

Elle se mit à rire, comme si désormais lesmésintelligences avaient disparu. Elle plaisanta avec esprit surles repas silencieux, sur les soirées d’Alsheim qui se terminaientà neuf heures, les visites rares, l’importance d’une invitationreçue de Strasbourg. Et tout le monde l’encourageait tacitement àmédire de ce passé, aboli par la résolution de cet homme pleinementheureux, maître de lui-même, qui observait et étudiait sa sœur avecune admiration étonnée.

– À présent, conclut-elle, tout vachanger. D’ici le mois d’octobre, nous serons cinq au lieu dequatre, sous le toit d’Alsheim. Ensuite, tu feras bien tonvolontariat, mais ça ne dure qu’un an, et, d’ailleurs, tu auras despermissions ?

– Tous les dimanches.

– Tu viendras coucher, petit ?demanda madame Oberlé.

– Je crois que oui, le samedi soir.

– Et un joli uniforme, sais-tu ?reprit Lucienne, cette tunique Attila couleur de bleuet, soutachéede jaune, ces bottes noires, cette lance,… mais j’aime surtout lecolback en peau de phoque de la grande tenue, avec son panache decrin blanc et noir, et les brandebourgs blancs… C’est un des plusjolis uniformes de notre armée.

– Oui, un des plus jolis de l’arméeallemande, s’empressa de reprendre madame Oberlé, voulant réparerle mot malheureux de sa fille, car le grand-père avait fait, avecla main, le geste d’effacer quelque chose sur la nappe.

M. Joseph Oberlé ajouta enriant :

– Un des plus chers également. Je te faisun joli cadeau, Jean, en te laissant choisir le régiment dehussards rhénans numéro 9 : je n’en serai pas quitte à moinsde huit mille marks !

– Vous croyez ? si cher quecela ?

– J’en suis sûr. Hier encore, chez leconseiller von Boscher, je citais devant deux officiers leschiffres que je croyais exacts, et personne ne me contredisait.Officiellement, un volontaire d’un an, dans l’infanterie, doitdépenser deux mille deux cents marks, il en dépense en réalitéquatre mille ; dans le train, il devrait en dépenser deuxmille sept cents, il en dépense cinq mille ; dans lacavalerie, l’écart est plus fort encore, et, quand on prétend quevous pouvez vous en tirer avec trois mille six cents marks, on semoque des gens, il faut compter de sept à huit mille marks. Voilàce que j’avançais, et ce que je soutiens…

– C’est que le régiment est admirablementcomposé, père, interrompit Lucienne.

– Beaucoup de fortune, en effet…

– Beaucoup de noblesse aussi, mêlée à desfils de riches industriels des bords du Rhin.

Il y eut ici un sourire d’intelligence rapide,entre Lucienne et son père. Jean fut le seul à le remarquer. Àpeine si la jeune fille avait laissé s’allonger ses deux lèvresaiguës. Elle reprit :

– Les places de volontaires sont sirecherchées qu’il faut s’y prendre de bonne heure pour en retenirune.

– Il y a déjà trois mois que j’ai parlé àton colonel, dit M. Oberlé. Tu seras recommandé à plusieurs detes chefs.

Lucienne lança étourdiment :

– Tu pourras nous en amener quelques-unsici ! Ce serait amusant !

Jean ne répondit pas. Madame Oberlé rougit,comme elle faisait souvent, quand une parole de trop étaitprononcée devant elle. Lucienne riait encore, quand le grand-pèrecessa de manger, et péniblement, par saccades dont chacune devaitêtre douloureuse, tourna vers sa petite-fille sa tête blanche ettriste. Les yeux du vieil Alsacien devaient avoir un langage bienfacile à traduire, car la jeune fille cessa de sourire, fit ungeste léger d’impatience comme si elle disait : « Mafoi ! je n’ai pas fait attention que vous étiezlà ! » et se pencha vers son père pour lui offrir du vinde Wolxheim, en réalité pour échapper au reproche qu’elle sentaitpeser sur elle. Les trois autres convives, M. Joseph Oberlé,Jean et sa mère, comme s’ils se fussent entendus pour ne pasprolonger l’incident, se remirent à causer du volontariat, de lacaserne Saint-Nicolas de Strasbourg, mais avec précipitation, enmultipliant les mots, et les marques d’intérêt, et les gestesinutiles. Aucun d’eux n’osait lever la tête dans la direction del’aïeul. M. Philippe Oberlé continuait de fixer, de son regardimplacable comme un remords, sa petite-fille coupable d’une paroleétourdie et fâcheuse. La fin du déjeuner fut abrégée par le malaisequi devint tout à fait grand, lorsque M. Philippe Oberlé, priépar sa belle-fille d’oublier le mot de Lucienne, eut répondu non etrefusé de continuer à manger.

Dix minutes plus tard, dans les allées duparc, Lucienne rejoignait son frère, qui avait pris les devants, etqui allumait un cigare. En l’entendant venir derrière lui, il seretourna. Elle ne riait plus. Elle n’avait pas mis de chapeau,malgré le vent qui la décoiffait, mais, ayant jeté sur ses épaulesun châle de laine blanc, sans plus chercher à plaire, devenuepassionnée tout à coup et dominatrice, elle accourait.

– Tu as vu ? dit-elle. C’estintolérable !

Jean aspira cinq ou six bouffées, les mainsréunies pour protéger l’allumette enflammée, puis, jetant le tisonrouge :

– Sans doute, ma petite, mais il fautsavoir supporter…

– Il n’y a pas de petite,interrompit-elle vivement, il y a une grande, au contraire, et quia besoin de s’expliquer nettement avec toi. Nous avons été tropséparés, mon cher, nous avons besoin de nous connaître, car je teconnais à peine, et tu ne me connais pas. Je vais t’aider, soistranquille, je viens pour ça.

Il eut un regard d’admiration pour cette bellecréature, violemment émue, qui venait à lui si délibérément ;puis, sans se départir de son calme, sentant que son rôle et sonhonneur d’homme lui commandaient de demeurer juge et de ne pass’animer à son tour, il se mit à marcher près de Lucienne, dansl’allée que bordaient un long massif d’arbres d’un côté et, del’autre, la pelouse.

– Tu peux me parler, Lucienne, tu peuxêtre sûre…

– De ta discrétion ? Je te remercie,je n’en ai pas besoin ce matin. Je veux t’exposer simplement mamanière de penser sur un point, et je n’en fais pas mystère. Je terépète que c’est intolérable. On ne peut rien dire ici del’Allemagne ou des Allemands, si ce n’est du mal. Dès qu’un motd’éloge ou seulement de justice est prononcé à leur endroit, mamanse mord les lèvres et grand-père me fait des hontes publiques,devant les domestiques, comme tout à l’heure. Est-ce un crime dedire à un volontaire d’un an : « Tu amèneras desofficiers à Alsheim ? » Pouvons-nous empêcher que tufasses ton service dans un régiment allemand, dans une villeallemande, commandé par des officiers qui, pour être Allemands,n’en sont pas moins des hommes du monde accomplis ?

Elle marchait nerveusement, et, de la maindroite, tordait une chaîne d’or qu’elle portait sur son corsagemauve.

– Si tu savais, mon pauvre Jean, ce quej’ai souffert de ce défaut de liberté de la maison, de trouver nosparents si différents de l’éducation qu’ils nous ont donnée !Car enfin, pourquoi me l’ont-ils donnée ?

Le jeune homme enleva de ses lèvres le cigarequ’il fumait.

– Notre éducation, Lucienne, ce n’est quemon père qui l’a voulue.

– Lui seul est intelligent !

– Oh ! comment peux-tu parler ainside ta mère ?

– Comprends bien, reprit-elle sansembarras, je ne suis pas de celles qui taisent la moitié de leurpensée et qui rendent l’autre méconnaissable à force de la fleurir.J’aime beaucoup maman, plus que tu ne le crois, mais je la juge.Elle a l’intelligence du ménage, elle est fine, elle a un petitgoût de littérature, mais elle n’a aucune intelligence desquestions générales. Elle ne voit pas au delà d’Alsheim. Mon père,lui, a beaucoup mieux compris la situation qui nous est faite enAlsace, il a été éclairé par ses relations, qui sont très étendueset de toute sorte, par son intérêt commercial et par sonambition…

Et, comme Jean faisait un mouvementd’interrogation :

De quelle ambition parles-tu ?

Lucienne reprit :

– Je te surprends ; oui, pour unepetite fille, comme tu disais, je te parais audacieuse et mêmeirrévérencieuse. Est-ce vrai ?

– Un peu.

– Mon ami, je ne fais que devancer tonjugement, que t’empêcher de perdre du temps en étudespsychologiques comparées. Tu arrives, je suis sortie de pensiondepuis deux ans et demi : je te fais profiter de monexpérience. Eh bien ! il n’y a pas de doute : notre pèreest ambitieux. Il avait tout ce qu’il faut pour parvenir : unevolonté de fer vis-à-vis de ses inférieurs, beaucoup de souplesseavec les autres, de la fortune, une facilité d’esprit qui le rendsupérieur à tout ce que nous voyons ici d’industriels ou defonctionnaires allemands. Je te prédis que maintenant qu’il est engrâce auprès du Statthalter, tu ne tarderas pas à le voir candidatà la députation…

– C’est impossible, Lucienne !

– Peut-être, mais ça sera certainement.Je ne dis pas qu’il se présentera à Obernai, mais quelque part enAlsace ; et il sera nommé, parce qu’il sera très appuyé par legouvernement et qu’il y mettra le prix… Tu n’as peut-être pas faitentrer cet événement dans tes calculs, lorsque tu te décidais àrevenir à Alsheim ? Je devine bien que je te trouble. Tu enverras bien d’autres. Ce qu’il faut que tu saches, mon cher Jean, –elle insista sur le mot « cher », – c’est que la maisonde famille n’est pas drôle. Nous sommes divisésirrémédiablement.

Jean et Lucienne se turent un moment, parceque la porterie était toute proche, puis ils tournèrent avec lapelouse, et prirent la seconde allée qui ramenait vers lamaison.

– Irrémédiablement ? Tucrois ?

– Il faudrait être un enfant pour endouter. Mon père ne changera pas et ne redeviendra pas Français,parce que ce serait renoncer à tout avenir et à beaucoupd’avantages commerciaux ; maman ne changera pas, parce qu’elleest femme et que, devenir Allemande, ce serait abandonner unsentiment qu’elle croit très noble ; tu n’as pas la prétentionde convertir grand-père ? Alors ?…

Elle s’arrêta, et se plaça en face deJean.

– Alors, mon cher, puisque tu ne peux pasamener la paix par la douceur, amène-la par la force. Ne crois pasque tu pourras rester neutre. Même si tu le voulais, lescirconstances ne le permettront pas, j’en suis sûre. Joins-toi àmoi et à mon père, même si tu ne penses pas en toutes choses commenous. J’ai cherché à te voir pour te supplier d’être avec nous.Quand maman comprendra que ses deux enfants lui donnent tort, elledéfendra avec moins d’énergie ses souvenirs de petite fille ;elle recommandera au grand-père de s’abstenir de démonstrationscomme celles de ce matin, et les repas ressembleront moins à desluttes en champ clos. Nous dominerons. C’est tout ce que nouspouvons espérer. Veux-tu ?… Papa m’a dit, rapidement, cematin, que tu n’avais pas une tendresse vive pour les Allemands.Mais tu n’as pas d’animosité contre eux ?

– Non.

– Je ne demande que de la tolérance etdes égards pour eux, c’est-à-dire pour nous qui les voyons. Tu asvécu dix ans en Allemagne, tu continueras de faire ici ce que tufaisais là-bas : tu ne quitteras pas le salon quand l’un d’euxviendra nous voir ?

– Évidemment. Mais, vois-tu, Lucienne,même si j’agis d’une autre manière que maman, parce que monéducation m’a rendu supportable ce qui lui est odieux, je nepourrai pas la blâmer. Je lui trouve des raisons touchantes d’êtrece qu’elle est.

– Touchantes ?

– Oui.

– Moi, je les trouve déraisonnables.

Les yeux verts de Jean, les yeux plus clairsde Lucienne s’interrogèrent un instant. Les deux jeunes gens,graves tous deux, avec une expression d’étonnement et de défi, semesuraient et pensaient : « Est-ce bien elle que j’ai vuetout à l’heure si rieuse et si tendre ? – Est-ce bien lui quime résiste, un frère élevé comme moi, et qui devrait me céder, nefût-ce que parce que je suis jeune et qu’il est heureux de merevoir ? » Elle était mécontente. Cette premièrerencontre mettait aux prises la violence paternelle, dont Lucienneavait hérité, et l’inflexible volonté que la mère avait transmise àson fils. Ce fut Lucienne qui rompit le silence. Elle se détournapour reprendre la marche, et, secouant la tête :

– Je vois bien, dit-elle : tut’imagines que tu auras en maman une confidente, une amie à qui onouvre son cœur tout grand ? Elle est digne de tous lesrespects, mon cher. Mais là encore tu te trompes. J’ai essayé. Elleest, ou se croit trop malheureuse. Tout ce que tu lui diras luiservira aussitôt d’argument dans sa propre querelle. Si tu voulais,par exemple, épouser une Allemande…

– Non !… ah ! maisnon !

– Je suppose… maman irait immédiatementtrouver mon père et lui dire : « Voyez cettehorreur ! c’est votre faute ! c’est vous ! »Et, si tu voulais épouser une Alsacienne, notre mère s’enprévaudrait et dirait : « Il est avec moi, contrevous ! contre vous ! contre vous ! » Non, moncher, la vraie confidente, à Alsheim, c’est Lucienne.

Elle prit la main de Jean, elle leva vers lui,sans cesser de marcher, son visage éclatant de vie et dejeunesse.

– Crois-moi, soyons bien francs l’unenvers l’autre. Tu ne me connais pas bien, depuis le temps que tuvoyages au loin : je t’étonne. Tu verras que j’ai de grandsdéfauts, je suis une orgueilleuse, une individualiste très peucapable de sacrifices, une coquette parfois, mais je n’ai pas dedétours. Quand j’attendais ton arrivée, ces jours-ci, je mepromettais une joie durable, celle d’avoir ta jeunesse près de lamienne, pour la comprendre. Je te dirai tout ce qu’il y a de gravedans ma vie, tout ce que je serai résolue à faire… Je n’ai personneici à qui me confier entièrement. Tu ne peux pas savoir ce que j’enai souffert… Tu veux bien ?

– Oh ! oui.

– Tu me diras ta pensée, mais surtout jet’aurai parlé. Je n’étoufferai pas, comme j’ai souvent fait, danscette maison… J’aurai bien des choses à te dire… Ce sera un moyende rattraper l’intimité qui nous a manqué, et de nous faire un peude fraternité tardive… À quoi penses-tu ?

– À cette pauvre maison.

Lucienne leva les yeux au-dessus du toitd’ardoise, qui se dressait en avant. Elle voulait laisserentendre : « Si tu savais combien elle est triste, eneffet ! » Puis elle embrassa son frère, et dit, en seséparant de lui :

– Je ne suis pas si mauvaise que tu peuxle penser, frérot, ni si ingrate envers maman. Je vais la retrouverpour causer avec elle de ton retour. Elle a sûrement besoin d’endire son bonheur à quelqu’un…

Lucienne se sépara de son frère, se détournaencore pour lui sourire, et, prenant sa marche de déesse,abandonnée et savante, repiquant, d’une main, les épingles quiretenaient mal ses cheveux décoiffés par la promenade et par levent, elle franchit les cinquante pas qui la séparaient du perron,et disparut.

Chapitre 4LES GARDIENNES DU FOYER

 

Lorsque Lucienne eut quitté Jean, celui-citourna la maison, traversa une cour semi-circulaire formée par lesécuries et les remises, puis un grand jardin potager entouré demurs, et, ouvrant une porte de dégagement, tout à l’extrémité, àdroite, il se trouva dans la campagne, derrière le villaged’Alsheim. Sa première joie du retour était déjà diminuée etflétrie. Il entendait de nouveau des phrases qui avaient pénétré auplus profond de son âme, et qui lui revenaient, avec leur accent,avec l’image, avec le geste de celle qui les avait dites. Ilsongeait à « la triste maison », là, tout près del’enceinte qui limitait le domaine, et il souffrait en se rappelantquelle tout autre idée il s’était faite, depuis des années, del’accueil qui l’attendait à Alsheim, et quelle émotion presquereligieuse il éprouvait au loin, dans les villes ou sur les routesd’Europe ou d’Orient, lorsqu’il pensait : « Mamère ! mon père ! ma sœur ! mon premier jour cheznous après que mon père aura dit oui ! » Le premier jourétait commencé. Il n’avait guère été, jusqu’à présent, digne durêve d’autrefois.

Le temps lui-même était mauvais. Devant JeanOberlé, la plaine d’Alsace s’étendait, rase, à peine rayée dequelques lignes d’arbres, au pied des Vosges couvertes de forêts etdiminuant de hauteur. Le vent du Nord, soufflant de la mer,emplissant toute la vallée de son long gémissement, chassait dansle ciel des nuages sombres, brisés et agglomérés comme des sillonsde guéret, des nuages chargés de pluie et de grêle, qui allaient sefondre en masses compactes et s’écrouler dans le Sud, au flanc desAlpes. Il faisait froid.

Cependant, Jean Oberlé ayant regardé à gauche,du côté où les terres fléchissaient un peu, aperçut l’avenueterminée par un bouquet de bois qu’il avait vue le matin, et ilsentit de nouveau que sa jeunesse l’appelait vers elle. Il s’assuraque personne, par les fenêtres de chez lui, ne l’épiait, et ils’engagea dans le sentier qui tournait autour du village.

Ce n’était, à vrai dire, qu’une piste tracéepar les gens qui allaient au travail ou qui en revenaient. Ellesuivait à peu près la ligne dentelée que faisaient les hangars, lestoits à porcs, les étables, les greniers, les clôtures bassesdominées par des tas de fumier, les poulaillers, toutel’arrière-construction des habitations d’Alsheim, qui avaient del’autre côté, sur la route, leur façade principale, ou tout aumoins un mur blanc, une porte charretière et un gros mûrierdébordant l’arête. Le jeune homme marchait vite sur la terrebattue. Il dépassa l’église qui dressait, à peu près au centred’Alsheim, sa tour carrée surmontée d’un toit d’ardoise en forme decloche et d’une pointe de métal, et arriva au centre d’un groupe dequatre noyers énormes, qui servaient de signes indicateurs, deparure et d’abri à la dernière ferme du village. Là commençait ledomaine de M. Xavier Bastian, le maire d’Alsheim, l’ancien amide M. Joseph Oberlé, l’homme influent, riche et patriote, chezlequel Jean se rendait. Un bruit de fléaux s’élevait de la courvoisine. Ce devaient être les beaux grands fils des Ramspacher, lesfermiers des Bastian, l’un qui avait fait son temps dans l’arméeallemande, l’autre qui allait entrer au régiment au mois denovembre. Ils battaient sous la grange, à l’ancienne mode. Toutl’automne, tout l’hiver, quand la provision de blé diminuait chezle meunier et que le temps était mauvais dehors, ils étendaientquelques gerbes à l’abri, et les fléaux frappaient dru, etgalopaient comme des poulains qu’on lâche dans l’herbe haute. Rienn’avait interrompu la tradition.

– Est-ce vieux, mon Alsheim !murmura Jean.

Quoiqu’il fût très désireux de ne pas êtrereconnu, il s’approcha de la porte à claire-voie qui s’ouvrait dece côté sur les champs, et, s’il ne vit pas les travailleurs,cachés par une charrette dételée, il revit, avec un sourire ami, lacour de la vieille ferme, une sorte de rue bordée de constructionsqui n’étaient que des charpentes apparentes avec un peu de terreentre les poutres de bois, une démonstration de la pérennité duchâtaignier qui avait fourni les poteaux d’huisserie, lessablières, les balcons de bois et l’encadrement des fenêtres.Personne ne l’entendit, personne ne s’aperçut qu’il était là. Ilcontinua sa route, et son cœur se mit à battre violemment. Car,aussitôt après la ferme des Ramspacher, le sentier tombait, à angledroit, sur l’avenue de cerisiers qui conduisait du bourg au logisde M. Bastian. Il n’était pas probable, par ce temps noir, quele maire fût bien loin de chez lui. Dans quelques minutes, Jean luiparlerait ; il rencontrerait Odile ; il trouveraitquelque moyen de savoir si elle était fiancée.

Odile : toute la petite enfance de Jeanétait pleine de ce nom-là. La fille de M. Bastian avait été lacompagne de jeux de Lucienne et de Jean, autrefois, quandl’évolution de M. Oberlé n’était point encore affirmée etconnue dans le pays ; elle était devenue, un peu plus tard, lavision charmante que Jean revoyait au gymnase de Munich, lorsqu’ilpensait à Alsheim, la jeune fille grandissante qu’on apercevaitpendant les vacances, le dimanche, à l’église, qu’on saluait sansplus l’aborder, lorsque M. ou madame Oberlé se trouvait là,mais la passante aussi des vignes en vendanges et des bois, lapromeneuse qui avait un sourire et un mot pour Lucienne ou pourJean rencontré au tournant d’un chemin. Quel secret d’enchantementpossédait cette fille d’Alsheim, élevée presque complètement à lacampagne, sauf deux ou trois années passées chez les religieuses deNotre-Dame à Strasbourg, nullement mondaine, moins brillante queLucienne, plus silencieuse et plus grave ? Le même, sansdoute, que le pays où elle était née. Jean l’avait quittée comme ilavait quitté l’Alsace, sans pouvoir l’oublier. Il s’était interditde la revoir, pendant le dernier et rapide séjour qu’il avait faità Alsheim, afin de s’éprouver et de reconnaître si vraiment lesouvenir d’Odile résisterait à un long temps de séparation,d’études et de voyages. Il avait pensé : « Si elle semarie dans l’intervalle, ce sera la preuve qu’elle n’a jamais songéà moi, et je ne la pleurerai pas. » Elle ne s’était pasmariée. Rien n’indiquait qu’elle fût fiancée. Et, sûrement, Jeanallait la revoir.

Il préféra ne pas s’engager dans l’avenue desmerisiers, célèbres par leur beauté, qui gardaient le domaine desBastian. Les gens du bourg, les travailleurs épars dans la campagnevoisine, pour rares qu’ils fussent, auraient pu reconnaître le filsde l’usinier se rendant chez le maire d’Alsheim. Il suivit la haied’épine noire taillée qui limitait l’allée, marchant dans la terrerouge ou sur l’étroite bordure d’herbe laissée par la charrue aubord du fossé. Derrière lui, le bruit des batteurs en grange lesuivait, diminué par la distance et éparpillé dans le vent. Jean sedemandait :

« Comment vais-je aborderM. Bastian ? Comment me recevra-t-il ? Bah !j’arrive, je suis censé ignorer tant de choses ! »

À deux cents mètres au sud de la ferme,l’avenue de merisiers finissait, et le bosquet qu’on apercevait desi loin s’arrondissait dans les champs ensemencés. De beaux arbres,chênes, platanes et ormeaux, formaient la futaie, en ce momentdépouillée, sous laquelle poussaient des arbres verts, pins,fusains et lauriers. Jean continua de longer la haie dans la courbequ’elle faisait à travers une luzerne, jusqu’à une porte rustique,dépeinte et à demi pourrie, qui s’élevait entre deux poteaux. Unepierre de grès, jetée sur le fossé, servait de pont. Les lauriersdébordaient la clôture d’épines de chaque côté des montants, etfermaient la vue à deux mètres de distance. Quand Jean s’approcha,un merle partit en criant. Jean se souvint qu’il suffisait, pourentrer, de passer la main à travers la haie et de lever un crochetde fer. Il ouvrit donc la porte, et, un peu inquiet de son audace,frôlé, depuis sa vareuse jusqu’à ses molletières, par les branchesfolles d’une allée trop étroite et rarement suivie, déboucha dansune clairière sablée, tourna autour de plusieurs massifs d’arbustesbordés de buis, et arriva près de la maison, du côté opposé àAlsheim. Il y avait là des platanes de plus de cent années, plantésen demi-cercle, qui abritaient un peu de gazon, et étendaient leursbranches par-dessus les tuiles d’une vieille maison basse de murs,trapue, bossuée de deux balcons et coiffée de toits débordants. Descelliers, des pressoirs, des granges, un rucher continuaient lademeure du maître, où se reconnaissaient l’abondance, la bonhomieet la simplicité de la vieille Alsace bourgeoise.

Jean, un instant retardé par l’invincibleattrait de ces lieux jadis familiers pour lui, regardait encore lesplatanes, le toit, une fenêtre au balcon de laquelle des lierrespoussaient ; il allait faire les quelques pas qui leséparaient de la porte entr’ouverte, lorsque, sur le seuil, unhomme de haute taille parut, et, reconnaissant le visiteur, eut ungeste de surprise. C’était M. Xavier Bastian. Aucun homme desoixante ans, dans l’arrondissement d’Erstein, n’était plus robusteni plus jeune d’humeur. Il avait des épaules larges, une têtemassive, aussi large du bas que du haut, les cheveux tout blancs,divisés en mèches courtes qui chevauchaient les unes sur lesautres, les joues et le dessus des lèvres rasés, le nez gros, lesyeux fins et gris, la bouche ramassée, et, dans la physionomie,cette sorte de fierté avenante de ceux qui n’ont jamais eu peur derien. Il portait la redingote longue à laquelle sont restés fidèlesquelques notables Alsaciens, même dans les villages, comme Alsheim,où les habitants n’ont aucune originalité de costume, ni aucunsouvenir d’en avoir eu quelqu’une.

En apercevant Jean Oberlé, qu’il avait faitsauter sur ses genoux, il eut donc un geste de surprise.

– C’est toi, mon petit ? dit-il dansce dialecte d’Alsace dont il usait plus souvent et plusfamilièrement que du français ; quel événement faut-il doncpour que tu viennes ?

– Aucun, monsieur Bastian, si ce n’estque j’arrive.

Il tendit la main au vieil Alsacien. Celui-cila prit, la serra, et tout à coup perdit cette gaieté qu’il avaitmise dans son accueil, car il pensait : « Voilà dix ansque ton père n’est entré ici, dix ans que ta famille et la miennesont ennemies. » Il dit seulement, se répondant à lui-même etrésolvant une objection :

– Entre tout de même, Jean, il n’y a pasde mal, pour une fois…

Mais le contentement de la première rencontreétait tombé, il ne reparut plus.

– Comment vous êtes-vous aperçu quej’entrais dans votre domaine ? demanda Jean qui ne compritpas. Vous m’entendiez ?

– Non, j’ai entendu le merle. J’ai cruque c’était mon domestique, que j’ai envoyé à Obernai, pour faireréparer les lanternes de ma victoria. Viens dans la salle, monpetit…

Il pensait, avec un sentiment mêlé de regretet de réprobation : « Comme ton père y entrait, lorsqu’ilen était digne. »

Dans le corridor, à gauche, il ouvrit uneporte, et tous deux pénétrèrent dans la « salle », quiétait à la fois la salle à manger et la pièce de réception de ceriche bourgeois, héritier des terres et de la tradition d’une séried’ancêtres qui n’avaient quitté la maison d’Alsheim que pour lecimetière d’Alsheim. Presque tout le pittoresque d’ameublement,qu’on rencontre encore dans les vieilles maisons de l’Alsacerurale, avait disparu de la demeure de M. Bastian. Plusd’armoires sculptées, plus de chaises en bois plein dont le dossierest entaillé en forme de cœur, plus d’horloge dans sa gaine peinte,plus de petits plombs aux fenêtres. Les chaises, peu nombreusesdans la vaste salle carrée et claire, la table, l’armoire, le bahutau sommet duquel reposait le moulage d’un Pietà sans célébrité,étaient en noyer verni. Il n’y avait d’ancien que le poêle defaïence historiée, qui portait la signature de maître Hugelin deStrasbourg, et dont M. Bastian était fier comme d’un trésor.Aux deux tiers de l’appartement, entre le poêle et la table, unefemme d’une cinquantaine d’années était assise, vêtue de noir, unpeu forte, ayant des traits réguliers et épaissis, des bandeaux decheveux gris, le front bien fait et presque sans rides, de beauxsourcils allongés et des yeux sombres comme si elle avait été duMidi, et calmes, et dignes, qu’elle leva d’abord sur Jean etqu’elle reporta aussitôt sur son mari, comme pour demander :« À quel titre vient-il chez nous ? »

Elle cousait l’ourlet d’un drap de toileécrue, qui s’affaissait autour d’elle en cassures descendantes. Envoyant entrer Jean, elle avait laissé tomber l’étoffe. Elledemeurait muette de surprise, ne comprenant pas que son mari amenâtchez elle le fils élevé en Allemagne d’un père renégat de l’Alsace.Pendant la guerre, autrefois, elle avait eu trois frères tués auservice de la France.

– Je l’ai rencontré qui venait me voir,fit pour s’excuser M. Bastian, et je l’ai prié d’entrer,Marie…

– Bonjour, madame, dit le jeune homme,que l’étonnement et la froideur de ce premier regard de madameBastian avaient froissé, et qui s’était arrêté au milieu de lagrande salle… Ce sont de vieux souvenirs qui m’ont amené…

– Bonjour, Jean.

Les mots moururent, avant d’avoir atteint lesmurs tapissés de vieilles pivoines. On les entendit à peine. Lesilence qui suivit fut si cruel que Jean pâlit, et queM. Bastian, qui avait refermé la porte, et qui, un peu enarrière de Jean, grondait doucement, d’un hochement de tête, cesbeaux yeux sévères de l’Alsacienne qui ne se baissaient pas,intervint en disant :

– Je ne t’ai pas raconté, Marie, que j’aivu, ce matin, dans nos vignes de Sainte-Odile, notre ami Ulrich. Ilm’a parlé du retour de ce garçon à Alsheim… Il m’a assuré que nousdevions nous féliciter de voir son neveu se fixer dans le pays. Ilme l’a représenté comme un des nôtres…

Les lèvres silencieuses de l’Alsacienne eurentun vague sourire d’incrédulité, qui mourut aussi, comme les mots.Et madame Bastian se remit à coudre.

Jean se détourna, et, pâle, plus malheureuxencore qu’irrité, dit à demi-voix à M. Bastian :

– Je savais nos deux familles divisées,mais pas au point où je le vois… J’ai quitté Alsheim depuis silongtemps… Vous m’excuserez d’être venu…

– Reste, mon petit, reste… Jet’expliquerai… Tu peux croire que, contre toi, nous n’avons rien,aucune animosité, ni l’un ni l’autre.

Le vieillard posa la main sur le bras de Jean,amicalement :

– Je ne veux pas que tu t’en ailles commeça. Non, puisque tu es venu, je ne veux pas que tu puisses dire queje t’ai renvoyé sans honneur… Le souvenir me pèserait… Je ne veuxpas…

– Non, monsieur Bastian, je suis de tropici, je ne puis pas rester, pas un instant.

Il s’avançait pour sortir. La main solide duvieux maire d’Alsheim se serra autour du poignet qu’elle tenait. Lavoix s’éleva et devint rude :

– Tout à l’heure ! Mais ne refusepas au moins la politesse que je fais à tous ceux qui entrent ici…C’est une habitude du pays et de la maison. Accepte de boire avecmoi, Jean Oberlé, ou bien je te méconnaîtrai, à mon tour, et nousne nous saluerons même plus !

Jean se souvint que nulle maison des campagnesde Barr ou d’Obernai, même les plus anciennes et les plus riches,n’avait la réputation de posséder de meilleures recettes pour lafabrication de l’eau-de-vie d’alises, de cerises ou de sureau, duvin de paille ou de la boisson de mai. Il vit que le vieux maired’Alsheim serait blessé par un refus, et que l’offre était un moyende se montrer cordial, sans désavouer en paroles, ni sans doute aufond de la pensée, la mère, reine et maîtresse du grand logis, quicontinuait d’ignorer l’hôte parce que l’hôte était le fils deJoseph Oberlé.

– Soit ! dit-il.

Aussitôt, M. Bastian appela :

– Odile !

Les mains qui soutenaient la toile, près dupoêle de faïence, se reposèrent sur les plis de la robe noire, et,pendant une demi-minute, il y eut trois âmes humaines qui, avec despensées bien différentes, attendaient celle qui allait apparaîtreau fond de la salle, à droite, près du bahut de noyer, là-bas. Ellevint, elle sortit de l’ombre d’une pièce voisine, et s’avança dansla lumière, tandis que Jean se raidissait contre l’émotion, et sedisait : « Que j’ai bien fait de me souvenird’elle ! »

– Donne-moi de la plus vieille eau-de-vieque j’aie ici, demanda le père.

Odile Bastian avait d’abord souri à son père,qu’elle apercevait près de la porte, puis elle avait, d’unmouvement de ses sourcils bruns, montré son étonnement, sansdéplaisir, en reconnaissant près de lui Jean Oberlé, puis lesourire s’était effacé, quand elle avait vu sa mère penchée sur latable de travail, muette et comme étrangère à ce qui se disait etse passait près d’elle. Alors sa poitrine s’était soulevée, lesmots qu’elle allait répondre s’étaient arrêtés avant d’arriver àses lèvres, et Odile Bastian, trop sensée pour ne pas devinerl’affront, trop femme pour en souligner la peine secrète, avaitsimplement et silencieusement obéi. Elle avait cherché une clefdans le tiroir de la commode, s’était approchée du bahut, et, sesoulevant sur la pointe des pieds, une main appuyée à l’angle ducorps à deux battants par lequel se terminait le meuble, la nuquerejetée en arrière, elle fouillait les profondeurs de lacachette.

Elle était bien la même jeune fille, plusépanouie, qui vivait dans le souvenir de Jean depuis des années, etle suivait à travers le monde. On ne pouvait pas dire qu’elle fûtd’une beauté régulière. Et cependant elle était belle, d’une beautéforte et lumineuse. Elle ressemblait aux statues de l’Alsace qu’onvoit dans les monuments et dans les images du souvenir français, àces filles nées d’un sang riche et guerrier, qui s’indignent et quibravent, tandis que, près d’elles, pleure la Lorraine plus frêle.Elle en avait la haute taille, les pommettes larges qu’une courbesans dépression reliait au menton solide et d’un rose égal. Il luimanquait, il est vrai, les coques de ruban noir faisant deux ailesautour de la tête ; mais la chevelure n’en paraissait que plusoriginale et plus rare, des cheveux couleur de blé mûr, d’uneteinte parfaitement uniforme et mate, qu’elle abaissait légèrementen bandeaux sur ses tempes, et qu’elle tordait ensuite et relevait.De cette même couleur sans éclat étaient les sourcils longs etfins, les cils, et les yeux mêmes, un peu écartés, où vivait uneâme en repos, passionnée et profonde.

En une minute, M. Bastian eut devant lui,sur un guéridon deux verres de cristal taillé et une bouteillepansue et toute noire. Il prit d’une main la bouteille, et del’autre tira, sans secousse, un bouchon qui, à mesure qu’il sortaitdu goulot, se gonflait, humide comme l’aubier en sève de printemps.En même temps, un parfum de fruits mûrs s’épanouissait sous lespoutres de la salle.

– Elle est vieille de cinquante ans,dit-il en versant un doigt de liqueur dans chacun des verres.

Il ajouta sérieusement :

– Je bois à ta santé, Jean Oberlé, à tonretour à Alsheim !

Mais Jean, sans répondre directement, et dansle silence de tous, regardant Odile qui s’était reculée jusqu’aumeuble et qui, appuyée et droite, regardait aussi et étudiait sonancien camarade de jeunesse revenu au pays natal, dit à hautevoix :

– Moi, je bois à la terred’Alsace !

Au ton des paroles, au geste de la main levantla petite coupe diamantée, au regard fixé au fond de la salle,quelqu’un avait compris que la terre d’Alsace était icipersonnifiée et présente. La grande et belle fille des Bastiandemeura immobile, appuyée au meuble qui l’enchâssait dans son ombreblonde. Mais ses yeux eurent une lueur vive, comme quand les blés,sous un souffle de vent, ondulent au soleil. Et, sans qu’elledétournât la tête, sans qu’elle cessât de regarder devant elle, sespaupières, lentement, s’abaissèrent et se fermèrent, en disantmerci.

Et ce fut tout.

Madame Bastian ne s’était pas même redressée.Odile n’avait pas dit une parole. Jean salua, et sortit.

Le vieux maire d’Alsheim le rejoignitdehors.

– Je te reconduirai jusqu’à l’autreextrémité de mon jardin, fit-il, car il vaut mieux pour nous, pourtoi-même et pour ton père, qu’on ne te voie pas sortir parl’avenue. Tu auras l’air de revenir des champs.

– Quel étrange pays est donc devenucelui-ci ! dit le jeune homme d’un ton de colère. Parce quevous n’avez pas les mêmes opinions que mon père, vous ne pouvez pasme recevoir, et, si je sors de chez vous, c’est en cachette… aprèsavoir subi l’injure d’un silence qui m’a été dur, je vous enréponds !

Il parlait assez haut pour être entendu de lamaison, dont il n’était encore qu’à quelques pas. La pâleurhabituelle de son teint s’était accentuée, et, l’émotion serrantles muscles du cou et des mâchoires, tout le visage en avait prisune expression tragique.

M. Bastian l’entraîna.

– J’ai une seconde raison de t’emmenerpar là, dit-il, ce sera plus long que de te reconduire par où tu esvenu, et il faut que je t’explique…

Ils prirent une allée non sablée, qui, au delàdes platanes, côtoyait un potager, puis traversait un petitbois.

– Tu ne comprends pas, mon petit, ditM. Bastian, de sa voix qui était ferme, mais sans aucunedureté, parce que tu n’as vraiment jamais vécu parmi nous. Cela n’apas changé ; ce que tu vois date d’il y a trente ans…

Par une échappée entre les arbres, un bout deplaine apparut, avec le clocher de Barr dans le lointain, et lesVosges bleuissantes au-dessus de lui.

– Autrefois, continua M. Bastian,qui montra vaguement le paysage, notre Alsace n’était qu’unefamille. Les petits et les grands se connaissaient les uns lesautres, et vivaient de bonne amitié. J’ai été, je suis de cetemps-là. Il n’y avait point, dans le monde, un pays où il y eûtmoins de morgue et plus de bonhomie ; et tu sais bienqu’aujourd’hui encore, je ne fais pas de différence entre un richeet un pauvre, entre un bourgeois de Strasbourg et un schlitteur dela montagne… Mais ce qui est fait est fait : nous avons étéarrachés, malgré nous, à la France, et traités brutalement parceque nous ne disions pas oui… Nous ne pouvons pas nous révolter…Nous ne pouvons pas chasser les maîtres qui ne comprennent rien ànotre vie et à nos cœurs… Alors, nous ne les recevons pas dansnotre intimité, ni eux, ni ceux d’entre nous qui ont pris le partidu plus fort…

Il s’arrêta un instant de parler, ne voulantpas dire toute sa pensée là-dessus, et reprit, en saisissant lamain de Jean :

– Tu es bien en colère contre ma femme, àcause de l’accueil qu’elle t’a fait… Mais ce n’est pas toi qui esen cause, ni elle… Jusqu’à ce que le doute qui pèse sur toi soitlevé, tu es celui qui a été élevé par l’Allemagne, et la femme quetu viens de voir, c’est le pays… Réfléchis… Il ne faut pas lui envouloir… Nous n’avons pas tous été fidèles à l’Alsace, nous leshommes, et les meilleurs d’entre nous, à la fin, font descompromis, et, plus ou moins, reconnaissent le maître nouveau. Pasnos femmes… Ah ! Jean Oberlé, je ne me sens pas le courage deles désavouer, même quand il s’agit de toi que j’aime bien :elles ne font point une injure comme une autre, nos Alsaciennes quine vous reçoivent pas : elles défendent leur pays ; ellescontinuent la guerre…

Le vieux avait des larmes dans ses yeux toutplissés et rouges…

– Vous me connaîtrez plus tard, ditJean.

Ils étaient arrivés à la limite du petit parc,devant une porte de bois aussi moisie que l’autre. M. Bastianl’ouvrit, serra la main du jeune homme, et se tint longtemps à lalimite du bois, regardant Jean s’éloigner et diminuer dans laplaine, la tête penchée en avant, à cause du vent qui soufflaittoujours, et plus violemment. Jean était troublé jusqu’au fond del’âme. Entre lui et chaque famille de ce vieux pays il sentaitqu’il allait trouver son père. Il souffrait d’être né dans lamaison vers laquelle il marchait. Comme la seule chose douce decette première journée, il voyait l’image d’Odile, dont les yeux sefermaient lentement, lentement.

Chapitre 5LES COMPAGNONS DE ROUTE

 

L’hiver ne permit pas de suivre exactement,pour l’éducation professionnelle de Jean, l’idée qu’avait eued’abord M. Oberlé. La neige, qui était restée sur les sommetsdes Vosges, sans être épaisse, rendait les voyages pénibles. Jeanne fit donc, avec le contremaître Guillaume, que deux ou troisvisites à des coupes de bois situées à proximité d’Alsheim et surles derniers vallonnements des Vosges. Les excursions aux lieuxlointains d’exploitation furent remises au temps tiède. Mais ilapprit à cuber sans erreur un sapin ou un hêtre, à l’estimerd’après la place qu’il occupe dans la forêt, d’après la hauteur dutronc sous branches, l’apparence de l’écorce qui révèle la santé del’arbre, et d’autres éléments auxquels se mêle plus ou moinsl’espèce de divination qui ne s’apprend nulle part et qui fait leshabiles. Son père l’initia aux procédés de fabrication, à laconduite des machines, à la lecture des actes d’adjudication et auxtraditions depuis cinquante ans maintenues par les Oberlé dans lescontrats de vente et de transport. Il le mit, en outre, enrelations avec deux fonctionnaires de l’administration des Forêtsde Strasbourg. Ceux-ci se montrèrent empressés, et proposèrent àJean de lui expliquer de vive voix la nouvelle législationforestière, dont il connaissait encore assez peu de chose.« Venez, dit le plus jeune, venez me voir dans mon bureau,nous causerons, et je vous dirai plus de choses utiles que vousn’en apprendrez dans les livres. Car la loi est la loi, maisl’administration est autre chose. »

Jean promit de profiter de l’occasion offerte.Mais plusieurs semaines s’écoulèrent avant qu’il eût le temps de serendre à la ville. Puis le mois de mars s’adoucit tout à coup etfondit la neige. En huit jours, et beaucoup plus tôt que decoutume, les ruisseaux grossirent démesurément, et les hautes cimesqu’on pouvait apercevoir d’Alsheim, celles des Vosges au delà deSainte-Odile, qui avaient sur leurs pentes des clairières et deschemins tout blancs de neige, apparurent dans leur robe d’été vertsombre et vert pâle. Les promenades autour d’Alsheim allaient doncêtre exquises et telles que le jeune homme se les représentait dansses souvenirs d’enfance. La maison, sans être un modèle d’unionfamiliale, n’avait pas revu de nouvelle scène pénible, depuis lelendemain du retour de Jean. On s’observait, on notait, dans chaquecamp, des mots et des actes qui pourraient un jour devenir desarguments, des sujets de reproches et de discussions, mais il yavait une sorte d’armistice imposée par des causesdifférentes : à M. Joseph Oberlé, par le désir de ne pasavoir tort aux yeux de son fils, qui allait bientôt lui être utile,et de ne pas être accusé de provocation ; à Lucienne, par ladiversion qu’avait apportée dans sa vie la présence de son frère etpar l’intérêt non encore épuisé des récits de voyages et dessouvenirs d’étudiant ; à madame Oberlé, par la crainte defaire souffrir son enfant et de l’écarter en lui laissant voir lesdivisions familiales. Rien n’était changé au fond. Il n’y avaitqu’une gaieté superficielle, une apparence de paix, une trêve.Mais, si peu solide qu’il sentît l’accord des intelligences et descœurs autour de lui, Jean en jouissait, parce qu’il venait depasser de-longues années de solitude morale.

Les ennuis, les froissements venaientd’ailleurs, et ils ne manquaient pas.

Presque chaque jour, Jean avait l’occasion detraverser, en se promenant, le village d’Alsheim, qui était bâti dechaque côté de trois routes figurant une fourche, le manche étantdu côté de la montagne et les deux dents vers la plaine. À labifurcation, se trouvait l’auberge de la Cigogne,quientrait comme un coin dans la place de l’église. Un peu plus loin,sur la route de gauche, qui conduisait à Bernhardsweiler,habitaient les ouvriers allemands attirés par M. JosephOberlé, et logés dans de petites maisons toutes pareilles, avec unjardinet devant. Or, en quelque partie d’Alsheim qu’il se montrât,le jeune homme ne pouvait s’empêcher de lire, sur le visage et dansle geste de ceux qu’il rencontrait, des jugements différents etpresque également pénibles. Les Allemands et leurs femmes, ouvriersplus disciplinés et plus mous que les Alsaciens, craignant toutesles autorités sans les respecter, parqués dans un coin d’Alsheimpar l’animosité de la population dont ils espéraient se venger unjour, quand ils seraient les plus nombreux, n’ayant avec les autreshabitants ni lien d’origine, ni parenté, ni coutumes, ni religioncommunes, n’avaient et ne pouvaient avoir pour le patron quel’indifférence ou l’hostilité que déguisaient mal le salut deshommes et le sourire furtif des ménagères. Mais beaucoupd’Alsaciens se gênaient moins encore. Il suffisait que Jean fûtentré dans l’usine et qu’on le vît constamment près de son père,pour que la même désapprobation l’atteignît. Il se voyait enveloppéd’un mépris prudent et tel que les petites gens peuvent letémoigner à des voisins puissants. Des ouvriers de la forêt, deslaboureurs, des femmes, des enfants même, quand il passait,feignaient de ne pas l’apercevoir, d’autres rentraient dans lesmaisons, d’autres, quelques anciens surtout, regardaient l’hommeriche aller, venir et s’éloigner, comme s’il eût été d’un autrepays. Ceux qui donnaient le plus de témoignages d’estime étaient oudes fournisseurs, ou des employés, ou des parents d’employés de lamaison. Et Jean supportait avec peine cette blessure qui serouvrait à chaque sortie hors du parc.

Le dimanche, à l’église, dans la nef blanchieà la chaux, il attendait l’arrivée d’Odile Bastian. Pour gagner lebanc réservé depuis de longues années à sa famille et qui était lepremier du côté de l’Épître, elle devait passer tout près de Jean.Elle passait, accompagnée de son père et de sa mère, sans qu’aucundes trois eût l’air de soupçonner que Jean était là, et madameOberlé, et Lucienne. Elle ne souriait qu’à la fin de la messe,quand elle redescendait l’allée, mais elle souriait à des rangéesentières de visages amis, à des femmes, à des anciens, à de grandsgars qui se seraient fait tuer pour elle, et à des enfants du chœurdes chanteurs, de la « Concordia », qui se hâtaient dedéguerpir par la porte de la sacristie, pour venir saluer, entoureret fêter à la porte la fille de M. Bastian, l’Alsacienne,l’amie, l’aimée de tout ce village de pauvres, celle qui ne donnaitpas plus d’argent que madame Oberlé, sans doute, mais dont onsavait que la maison était sans division, sans trahison, et n’avaitde différence que la richesse avec les autres de la vallée et desmontagnes d’Alsace.

Que pensait-elle de Jean ? Celle dont lesyeux ne parlaient jamais en vain, ne le regardait pas. Celle quiparlait autrefois, dans les chemins, ne lui disait plus rien.

Le premier mois de la nouvelle vie de Jeans’écoula ainsi dans Alsheim. Alors le printemps naquit.M. Joseph Oberlé attendit deux jours encore, puis, voyant queles bourgeons de ses bouleaux éclataient au soleil, il dit à sonfils, le troisième jour :

– Tu es assez bon apprenti pour faireseul à présent la visite de nos chantiers dans les Vosges. Tu vaste mettre en route. J’ai fait cette année des achats exceptionnels,j’ai des coupes jusqu’à la Schlucht, et les visiter, ce sera pourtoi voir ou revoir presque toutes les Vosges. Je ne te donne pasd’autre instruction que celle de bien observer, et de me rédiger unrapport où tu noteras tes observations sur chacune de nos coupes debois.

– Quand pourrai-je partir ?

– Demain, si tu veux : l’hiver estfini.

M. Oberlé disait cela avec l’assuranced’un homme qui a eu besoin de savoir le temps, comme un paysan, etqui le connaît. Il avait, avant de parler, fait dresser une listedes coupes de bois achetées par la maison, soit à l’État allemand,soit aux communes, soit aux particuliers, avec des indicationsdétaillées sur la situation qu’elles occupaient dans la montagne,et il remit cette liste à Jean. Il y avait une douzaine de coupes,réparties sur toute la longueur des Vosges, depuis la vallée de laBruche, au nord, jusqu’à la Schlucht.

Dès le lendemain, Jean mit dans un sac un peude linge et des souliers de rechange, et, sans avertir personne deson intention, courut à la montagne, et monta jusqu’au logis deHeidenbruch.

La maison carrée, aux volets verts, et le pré,et la forêt tout autour de la clairière, fumaient comme sil’incendie avait dévoré les bruyères et les herbes en laissantintacts les sapins et les hêtres. De longues écharpes de brumesemblaient sortir du sol et s’étiraient, et s’unissaient, en s’yperdant, au nuage bas qui glissait, venant des vallées et remontantles pentes vers le monastère invisible de Sainte-Odile. L’humiditépénétrait jusqu’aux profondeurs des futaies. Elle était partout.Des gouttes d’eau perlaient à la pointe des aiguilles de sapins,roulaient en spirales autour du tronc découvert des hêtres,vernissaient les cailloux, gonflaient les mousses, et, traversantla terre ou coulant sur les feuilles mortes, allaient grossir lesruisseaux dont on entendait de tous côtés le martèlement sonore,cigale d’hiver qui ne se tait pas non plus.

Jean s’avança jusqu’au milieu de la palissadede planches peintes en vert qui entourait Heidenbruch, passa labarrière, et, gaiement, jeta à la façade du logis, aux fenêtresfermées à cause du brouillard.

– Oncle Ulrich ?

Un bonnet parut derrière les vitres, un bonnetde dessous d’une Alsacienne qui ménage ses grands rubans noirs, etsous le bonnet il y avait un sourire de vieille amie.

– Lise, va prévenir l’oncle !

Cette fois, la dernière fenêtre à gauches’ouvrit, et le visage fin, les yeux de guetteur, la barbe enpointe de M. Ulrich Biehler, s’encadrèrent entre les deuxvolets qui étaient rabattus sur le mur blanc.

– Mon oncle, j’ai douze coupes de forêtsà visiter. Je commence ce matin, et je viens afin de vous avoirpour compagnon, aujourd’hui, demain, tous les jours…

– Douze voyages en forêt, réponditl’oncle qui s’appuya, les bras croisés, sur l’appui de la fenêtre,c’est une jolie fin de carême ! Mes compliments pour tamission !

Il contemplait ce neveu en costume de marche,son vigoureux et mâle visage levé dans la brume ; il songeaità l’officier de France qu’on eût juré qu’il était. Et, tout desuite emporté par son imagination, il oubliait de dire s’ilaccompagnerait ou non le visiteur matinal.

– Allons, mon oncle, reprit Jean,venez ! Ne me refusez pas ! Nous coucherons dans lesauberges ; vous me montrerez l’Alsace.

– J’ai fait sept lieues hier, monami !

– Nous n’en ferons que sixaujourd’hui.

– Tu tiens vraiment à ce que jevienne ?

– Trois ans d’absence, oncle Ulrich,songez donc ! Et toute une éducation à faire !

– Eh bien ! je ne te refuse pas, monJean. J’ai trop de joie que tu aies pensé à moi… J’ai même uneseconde raison d’accepter le voyage et de t’en remercier. Je te ladirai tout à l’heure.

Il ferma la fenêtre. Dans le silence des bois,Jean l’entendit appeler le vieux valet de chambre qui commandait ensecond à Heidenbruch :

– Pierre ? Pierre ?… Ah !te voilà ! Nous partons pour une douzaine de jours enmontagne. Je t’emmène. Tu vas faire ma valise, la charger sur tondos avec le sac de mon neveu, prendre tes souliers ferrés, tonbâton, et tu nous précéderas à l’étape, pendant que nous irons,Jean et moi, visiter les coupes… N’oublie pas mon caoutchouc,… nima pharmacie de poche…

En pénétrant dans la maison, le jeune hommevit passer devant lui, affairé et radieux, l’oncle Ulrich, quiouvrit la porte du salon, s’approcha de la muraille, enleva unobjet en cuivre, allongé, posé sur deux clous, et remonta vivementl’escalier.

– Qu’est-ce que vous emportez là, mononcle ?

– Ma lunette.

– Une si vieille ?

– J’y tiens, mon ami : c’est cellede mon grand-oncle le général Biehler ; elle a vu le derrièredes Prussiens à Iéna !

Une demi-heure plus tard, dans le pré en pentequi précédait l’habitation, M. Ulrich, guêtré comme Jean,coiffé d’un chapeau mou, la lunette en sautoir, son chien gambadantautour de lui ; le vieux Pierre, très digne et grave, portant,sur ses épaules de montagnard, un gros paquet enveloppé de toile etassujetti par des courroies ; enfin Jean Oberlé, penché surune carte d’état-major que les autres savaient par cœur,discutaient les deux itinéraires à suivre, celui des bagages etcelui des promeneurs. La discussion fut courte. Le domestiquedescendit bientôt, en inclinant vers la gauche, pour gagner unvillage où l’on coucherait le soir, tandis que l’oncle et le neveuprenaient un sentier à mi-montagne dans la direction dunord-ouest.

– Tant mieux que ce soit loin, ditM. Ulrich, lorsque la futaie l’eut accueilli dans son ombre,tant mieux… Je voudrais que ce fût toute la vie… Deux qui secomprennent et qui vont à travers la forêt, quel rêve !…

Il ferma à demi les yeux, comme les peintres,et aspira voluptueusement la brume.

– Sais-tu bien, ajouta-t-il, de l’airdont il eût dit une confidence heureuse, sais-tu bien, mon Jean,que depuis trois jours, c’est le printemps ? La voilà, maseconde raison !

Le forestier répétait avec enthousiasme ce quel’industriel avait dit sans admiration. Aux mêmes signes, il avaitreconnu qu’une saison nouvelle était née. Du bout de sa canne, ilmontrait à Jean les bourgeons des sapins, rouges comme des arbousesmûres, les écorces éclatées sur le tronc des hêtres, les pousses defraisiers sauvages, le long des pierres levées. Dans les sentiersdécouverts, soufflait encore la bise, mais, dans les ravins, lescombes, les lieux abrités, on sentait, malgré le brouillard, lapremière chaleur du soleil, celle qui va jusqu’au cœur et qui faitfrissonner les hommes, celle qui touche le germe des plantes.

Ce jour-là, ceux qui suivirent, l’oncle et leneveu vécurent sous bois. Ils s’entendaient à merveille, soit pourparler abondamment et de toute chose, soit pour se taire.M. Ulrich avait la science profonde de la forêt et de lamontagne. Il jouissait de l’occasion qui lui était donnéed’expliquer les Vosges, et de découvrir son neveu. L’ardentejeunesse de Jean l’amusait souvent et lui rappelait des tempsabolis. Les instincts de forestier et de chasseur qui sommeillaientau cœur du jeune homme s’émurent et s’enhardirent. Mais il eutaussi ses colères, ses révoltes, ses mots de menace juvéniles,contre lesquels l’oncle protestait faiblement parce qu’il lesapprouvait au fond.

La plainte de l’Alsace montait pour lapremière fois à ses oreilles, la plainte que l’étranger n’entendpas, et que le vainqueur n’entend qu’à demi et ne peut pascomprendre.

Car Jean n’observait pas seulement la forêt,il voyait le peuple de la forêt, depuis les marchands et lesfonctionnaires, seigneurs féodaux, dont dépend le sort d’une foulepresque innombrable, jusqu’aux bûcherons, tâcherons, schlitteurs,rouliers, charbonniers, jusqu’aux errants, pasteurs de brebis etgardiens de pourceaux, ramasseurs de bois mort, maraudeurs,braconniers, myrtilleuses qui sont aussi cueilleuses dechampignons, de fraises et de framboises sauvages.

Présenté par Ulrich Biehler ou passant dansson ombre, il n’éveillait aucune défiance. Il causait librementavec les petites gens ; il respirait, dans leurs mots, dansleur silence, dans l’atmosphère où il vivait nuit et jour, l’âmemême de sa race. Beaucoup ne connaissaient pas la France, parmi lesjeunes, et n’auraient pas pu dire s’ils l’aimaient. Cependant,ceux-là mêmes avaient tous de la France dans les veines. Ils nes’entendaient pas avec l’Allemand. Un geste, une allusion, unregard, montraient le dédain secret du paysan alsacien pour sonvainqueur. L’idée de joug était partout, et partout une antipathiecontre le maître qui ne savait pas d’autre moyen de gouvernementque la crainte. D’autres jeunes hommes, nés dans des familles plustraditionnelles, instruits du passé par les parents, et fidèlessans espoir précis, se plaignaient des dénis de justice et desvexations dont étaient l’objet les pauvres de la montagne ou de laplaine soupçonnés du crime de regret. Ils racontaient les bonstours joués, en revanche, aux douaniers, aux gendarmes, aux gardesforestiers, fiers de leur costume vert et de leur chapeau tyrolien,les histoires de contrebande et de désertion, deMarseillaisechantée au cabaret, toutes portes closes, defêtes sur le territoire français, de perquisitions et depoursuites, le duel enfin, tragique ou comique, inutile etexaspérant, de la force d’un grand pays contre l’esprit d’un toutpetit. Chez ces derniers, quand ils souffraient, la pensée, parhabitude et par tendresse héritée des aïeux, franchissait lamontagne. Il y avait aussi les anciens, et c’était la joie deM. Ulrich de les faire parler. Lorsque, dans les chemins, dansles villages, il apercevait un homme de cinquante ans ou plus, etqu’il le reconnaissait pour Alsacien, il était rare qu’il ne fûtpas reconnu lui-même, et qu’un sourire mystérieux ne préparât laquestion du maître de Heidenbruch : « Allons, c’estencore un ami, celui-là, un enfant de chez nous ? » SiM. Ulrich, à l’expression du visage, au mouvement despaupières, à un peu de crainte quelquefois, sentait que le jugementétait juste, il ajoutait à demi-voix : « Toi, tu as lafigure d’un soldat français ! » Alors, il y avait dessourires ou des larmes, des chocs subits au cœur qui changeaientl’expression du visage, des pâleurs, des rougeurs, des pipes ôtéesdu coin des lèvres, et souvent, bien souvent, une main qui selevait, se retournait la paume en dehors, touchant le bord dufeutre, et qui faisait le salut militaire, tant que les deuxvoyageurs étaient en vue.

– Vois-tu celui-là ? disait tout basl’oncle Ulrich ; s’il avait un clairon, il jouerait « laCasquette ».

La France, Jean Oberlé ne cessait de parlerd’elle. Il demandait, lorsqu’il parvenait au sommet d’une croupe demontagne : « Sommes-nous loin de lafrontière ? » Il se faisait raconter ce qu’était l’Alsace« au temps de la domination douce », comme il disait.Quelle était la liberté de chacun ? Comment les villesétaient-elles administrées ? Quelle différence y avait-ilentre les gendarmes français que M. Ulrich nommait avec unsourire amical, comme de braves gens pas trop durs aux pauvres, etces gendarmes allemands délateurs, brutaux et jamais désavoués, quetoute l’Alsace d’aujourd’hui exécrait ? « Ce préfet dupremier Empire, qui a fait élever, au bord des routes deBasse-Alsace, des bancs de pierre à deux étages, pour que lesfemmes se rendant au marché puissent s’asseoir et poser en mêmetemps leur fardeau au-dessus d’elles, comment s’appelait-il ?– Le marquis de Lezay-Marnésia, mon petit. – Racontez-moil’histoire de nos peintres ? de nos anciens députés ? denos évêques ? Dites comment était Strasbourg dans votrejeunesse, et quel spectacle c’était, quand la musique militairejouait au Contades ? »

M. Ulrich, avec la joie de revivre qui semêle à nos souvenirs, se rappelait et disait. En montant ou endescendant les lacets des Vosges, il faisait l’histoire de l’Alsacefrançaise. Il n’avait qu’à laisser parler son cœur ardent. Et illui arriva de pleurer. Il lui arriva aussi de chanter, avec unegaieté d’enfant, des chansons de Nadaud, de Béranger, laMarseillaise, ou des Noëls anciens, qu’il lançait à l’ogivedes futaies.

Jean prenait à ces évocations de l’ancienneAlsace un intérêt si passionné, il entrait si naturellement dansles antipathies et les révoltes du présent, que son oncle, qui s’enétait réjoui d’abord, comme d’un signe de bonne race, finit pars’en inquiéter. Un soir qu’ils avaient donné l’aumône à uneancienne institutrice, privée du droit d’enseigner le français etréduite à la misère parce qu’elle était trop vieille pour obtenirun diplôme d’allemand, et que Jean s’emportait :

– Mon cher Jean, dit l’oncle, il fautprendre garde d’aller trop loin : tu dois vivre avec lesAllemands.

Depuis lors, M. Ulrich avait évité derevenir aussi fréquemment sur la question de l’annexion. Mais,hélas ! c’était toute l’Alsace, c’était le paysage, la tombedu chemin, l’enseigne de la boutique, le costume des femmes, letype des hommes, la vue des soldats, les fortifications au sommetd’une colline, un poteau, le fait divers d’un journal acheté dansl’auberge alsacienne où ils dînaient le soir, c’était chaque heurede la journée qui rappelait l’esprit de l’un ou de l’autre à lacondition de l’Alsace, nation conquise et non assimilée.M. Ulrich avait beau répondre plus négligemment et plus vite,il ne pouvait pas empêcher la pensée de Jean de prendre le cheminde l’inconnu. Et, quand ils gravissaient ensemble un col desVosges, l’ancien ne voyait pas sans plaisir ni appréhension lesyeux de Jean chercher l’horizon à l’ouest, et s’y fixer comme surun visage aimé. Jean ne regardait pas si longuement l’est ou lemidi.

Quinze jours furent ainsi employés à visiterla forêt vosgienne, et, pendant ce temps, M. Ulrich revintdeux fois seulement et pour quelques heures à Heidenbruch. Laséparation n’eut lieu que le dimanche des Rameaux, dans un villagede la vallée de Münster.

C’était le soir, à l’heure où les vallées duversant allemand sont toutes bleues et n’ont plus qu’une bande delumière sur les derniers sapins qui bordent la coupe d’ombre.M. Ulrich Biehler avait déjà dit adieu à ce neveu devenu, enquinze jours, son plus cher ami. Le valet de chambre avait pris letrain, le matin même, pour Obernai. M. Ulrich, le col de sonmanteau relevé, à cause du froid qui piquait, venait de sifflerFidèle, et s’éloignait de l’auberge, lorsque Jean, dans son costumede chasse bleu, sans chapeau, descendit les quatre marches duperron.

– Encore adieu ! cria-t-il.

Et comme l’oncle, très troublé et ne voulantpas le paraître, faisait un signe de la main, pour éviter les mots,qui peuvent trembler :

– Je vous ferai la conduite jusqu’à ladernière maison du bourg, continua Jean.

– Pourquoi, mon petit ? C’estinutile de prolonger…

La tête levée vers l’oncle qui, lui, regardaitla route en avant, Jean se mit à marcher. Il reprit, de son tonjeune et câlin :

– Je vous regrette infiniment, oncleUlrich, et il faut que je vous dise pourquoi. Vous comprenez avantqu’on ait dit vingt paroles ; vous n’avez pas la dénégationlourde : quand vous n’êtes pas de mon avis, j’en suis avertipar un plissement de vos lèvres qui fait remonter la pointe devotre barbe blanche, et c’est tout ; vous êtes indulgent, vousne vous emportez pas, et je vous sens très ferme ; les idéesdes autres ont l’air de vous être toutes familières, tant vous avezd’aisance à y répondre ; vous avez le respect des faibles… Jen’étais pas habitué à cela, de l’autre côté du Rhin.

– Bah ! bah !

– J’apprécie mêmes vos craintes à monégard.

– Mes craintes ?

– Oui ; croyez-vous que je ne mesuis pas aperçu qu’il y a certaine question, qui me passionne, etdont vous ne me parlez plus depuis six jours ?

Cette fois, Jean cessa de voir son oncle deprofil. Il le vit de face, un peu soucieux.

– Petit, je l’ai fait exprès, ditM. Ulrich. Quand tu m’as interrogé, je t’ai dit ce que nousétions et ce que nous sommes. Et puis j’ai vu qu’il ne fallait pasinsister, parce que le chagrin te prendrait. Vois-tu, c’est bonpour moi, le chagrin. Mais toi, jeunesse, il vaut mieux que tupartes comme les chevaux qui n’ont pas encore couru, et qui portentun tout petit poids.

La dernière maison était dépassée. Ils setrouvaient dans la campagne, entre un torrent semé de rochers etune pente éboulée qui rejoignait en haut la forêt.

– Trop tard ! dit Jean Oberlé entendant la main et en s’arrêtant, trop tard, vous avez trop parlé,oncle Ulrich ! Autant que vous je me sens de l’ancien temps.Et, tant pis, puisque demain je dois monter à la Schlucht, j’iraila voir ; j’irai dire bonjour à notre pays deFrance !

Il riait en jetant ces mots-là. M. Ulrichhocha la tête deux ou trois fois, pour le gronder, mais sans rienrépondre, et il s’éloigna dans la brume.

Chapitre 6LA FRONTIÈRE

 

Le lendemain, Jean partit le matin, à pied,pour monter jusqu’à la coupe achetée par la maison Oberlé, et quiétait située sur la crête des montagnes qui ferment la vallée, àgauche du col de la Schlucht, dans la forêt de Stosswihr. La courseétait longue, le sol rendu glissant par une averse récente ;en outre, Jean perdit plusieurs heures à contourner un massifrocheux qu’il aurait dû franchir. L’après-midi était avancée déjàquand il parvint à la cabane de planches, située au bas de lacoupe, à l’endroit où la route finissait. Le temps de causer avecle contremaître allemand qui dirigeait, sous la surveillance del’administration forestière, les travaux d’abatage et de transportdes sapins, et le jeune homme, en continuant son ascension, croisales ouvriers du chantier qui descendaient, avant la fin du jour,pour regagner la vallée. Le soleil, splendide encore, allaitdisparaître de l’autre côté des Vosges. Jean songeait avec unbattement de cœur à la frontière toute proche. Cependant, il nevoulut pas en demander le chemin aux hommes qui le saluaient enpassant, car il mettait une fierté à cacher ses émotions, et lesmots auraient pu le trahir, devant cette bande de bûcherons lâchéspar le travail et curieux de la rencontre.

Il entra dans la coupe que ceux-ci venaientd’abandonner. Autour de lui, les sapins ébranchés et dépouillés deleur écorce étaient couchés sur les pentes, qu’ils éclairaient dela blancheur de leur tronc. Ils avaient roulé ; ils s’étaientarrêtés sans qu’on vît pourquoi ; d’autres fois, ils avaientformé barrage et s’étaient superposés, pêle-mêle, comme desjonchets qu’on lance sur un tapis de jeu. Dans la futaie montante,il ne restait plus qu’un travailleur, un vieux, vêtu de sombre, quinouait, agenouillé, les coins de son mouchoir sur une provision dechampignons qu’il avait cueillis. Quand il eut fini, de ses doigtsmalhabiles, de serrer les bouts de l’étoffe rouge, il se releva,enfonça sa casquette de laine, et, tanguant à larges enjambées surla mousse, il se mit à descendre, la bouche ouverte à l’odeur desforêts.

– Eh ! dit Jean, vous quipartez ?

L’homme, entre deux fûts immenses de sapins,ombre lui-même couleur d’écorce, tourna la tête.

– Quelle est ma route la plus courte pourarriver au col de la Schlucht ?

– Descendre comme moi jusqu’à la cascadeet remonter. À moins que vous ne montiez là, deux cents mètresencore, après quoi vous descendrez en France, et vous trouverez dessentiers qui vous mèneront au col. Bonsoir !

– Bonsoir !

Les mots sonnèrent, petits et vite étouffésdans le vaste silence. Mais il y en eut un qui continua de parlerau cœur de Jean Oberlé : « Vous descendrez enFrance. » Il avait hâte de la voir, cette France mystérieuse,qui tenait dans ses rêves, dans sa vie, une si large place, cellequi rompait l’union de sa famille, parce que les anciens,quelques-uns du moins, demeuraient fidèles à son charme, la Francepour qui tant d’Alsaciens étaient morts, et que tant d’autresattendaient et aimaient de l’amour silencieux qui fait les cœurstristes. Si près de lui, celle dont on l’avait jalousementécarté ; celle pour qui l’oncle Ulrich, M. Bastian, samère, le grand-père Philippe, et des milliers, et des milliersd’autres faisaient une prière, chaque soir !

En quelques minutes, il eut atteint le sommet,et commença à descendre l’autre versant. Mais les arbres formaientun épais rideau autour de lui. Et il se mit à courir, afin detrouver une route et une place libre pour voir la France. Il avaitplaisir à se laisser couler et comme tomber, la poitrine en avant,cherchant la trouée. Le soleil touchait la terre, de ce côté de lamontagne : ici et là l’air était tiède encore, mais les sapinsformaient toujours muraille.

– Halte-là ! cria un homme, en sedémasquant tout à coup et en sortant de derrière le tronc d’unarbre.

Jean continua de courir quelques pas, emportépar l’élan. Puis il revint vers le douanier qui l’avait interpellé.Celui-ci, un brigadier, jeune et trapu, les yeux bridés, un peusauvages, deux mèches de poils jaunes barrant la figure ramassée,un vrai type de Vosgien, regarda le jeune homme et dit :

– Pourquoi diable couriez-vous ? Jevous ai pris pour un contrebandier.

– Je cherchais un endroit pour voir unpaysage de France…

– Ça vous intéresse ? Vous êtes del’autre côté ?

– Oui.

– Pas Prussien, tout de même ?

– Non, Alsacien.

L’homme eut un sourire vite réprimé, etdit :

– Ça vaut mieux.

Mais Jean continuait, sans reprendre laconversation, et comme s’il avait oublié sa demande, de considérerce pauvre douanier de France, sa physionomie, son uniforme, et deles photographier au fond de son esprit. Le douanier eut l’air des’amuser de cette curiosité, et dit en riant :

– Si vous voulez de la vue, vous n’avezqu’à me suivre. J’en ai une que le gouvernement m’offre pourcompléter mon traitement.

Ils se mirent à rire tous deux, en seregardant au fond des yeux, rapidement, et bien moins de ce quevenait de dire le douanier que d’une sorte de sympathie qu’ils sesentaient l’un pour l’autre.

– Nous n’avons pas de temps à perdre, fitle brigadier : le soleil va mourir.

Ils dévalèrent, sous la voûte des sapins,contournèrent une falaise de rochers nus sur laquelle étaientplantés, à quelques pas de distance, deux poteaux marquant oùfinissait l’Allemagne, où commençait la France, et, à l’extrémitéde ce cap qui faisait éperon dans la verdure, sur une plate-formeétroite, et qui plongeait ses assises, en bas, dans la forêt, ilstrouvèrent une cabane de guet, en lourdes planches de sapin clouéessur des poutres. De là on dominait un paysage prodigieusementétendu, et qui allait, baissant toujours, jusqu’où la vue humainepouvait porter. En ce moment et dans le soleil couchant, unelumière blonde baignait les terres étagées, les forêts, lesvillages, les rivières, les lacs de Retournemer et de Longemer, etadoucissait les reliefs, et mettait une couleur de blé sur bien desterres incultes et couvertes de bruyères. Jean se tint debout,buvant l’image jusqu’à l’ivresse, et se taisant. L’émotiongrandissait en lui. Il sentait que tout le fond de son âme étaitréjoui.

– Comme elle est belle ! dit-il.

Le brigadier des douanes, qui l’observait ducoin de l’œil, fut flatté pour sa circonscription, etrépondit :

– C’est fatigant, mais en été, il faitbon se promener, ceux qui ont le temps. Il vient du monde jusque deGérardmer, et de Saint-Dié, et de Remiremont, et de plus loinencore. Il vient aussi beaucoup de gens de par-là…

Par-dessus son épaule, de son pouce renverséet tourné en arrière, il désignait le pays d’outre-frontière.

Jean se fit indiquer la direction des troisvilles qu’avait nommées le douanier. Mais il ne suivait avecattention que sa propre pensée. Ce qui le ravissait, c’était latransparence de l’air, l’idée d’illimité, de douceur de vivre et defécondité qui venait à l’esprit devant ces étages de terresfrançaises, ou plutôt, c’était tout ce qu’il savait de la France,ce qu’il avait lu, ce qu’il avait entendu raconter par sa mère, parle grand-père, par l’oncle Ulrich, ce qu’il avait deviné d’elle,tant de souvenirs ensevelis dans son âme et qui levaient tout d’uncoup, comme des millions de grains de blé à l’appel du soleil.

Le douanier s’était assis sur un banc, le longde la cabane, et avait tiré de sa poche une pipe courte qu’ilfumait.

Quand il vit que ce visiteur se retournaitvers lui, les yeux lourds de larmes, et s’asseyait sur le banc, ildevina quelque chose de l’émotion de Jean ; car l’admirationpour le pittoresque lui échappait, mais les larmes de regretl’avaient tout de suite rendu grave. Cela, c’était du cœur, etl’égalité sublime unissait les deux hommes. Cependant, comme iln’osait l’interroger, le douanier, redressant son cou, d’oùsaillirent aussitôt les muscles, se prit à étudier l’horizon,silencieusement, devant lui.

– De quelle partie de la Franceêtes-vous ? demanda Jean.

– De cinq lieues d’ici, dans lamontagne.

– Vous avez fait votre servicemilitaire ?

Le brigadier ôta sa pipe de sa bouche, portavivement sa main à sa poitrine où pendait une médaille.

– Six ans, dit-il ; deuxcongés ; je suis sorti sergent, avec ça, que j’ai rapporté duTonkin. Un joli temps, quand il est fini.

Il disait cela comme les voyageurs quipréfèrent le souvenir, mais qui n’ont pas haï le voyage. Et ilreprit :

– Chez vous, c’est plus dur, à ce qu’onprétend ?

– Oui.

– Je l’ai toujours entendu dire :l’Allemagne, c’est un grand pays, mais l’officier et le soldat n’ysont pas parents comme en France.

Le soleil baissait, le grand paysage blonddevenait fauve par endroits et violet aux places d’ombre. Et cettepourpre s’agrandissait avec la vitesse des nuages qui courent.Oh ! pentes couvertes d’ombre, plaines voilées, comme JeanOberlé aurait voulu vous faire reparaître en pleine lumière !Il demanda :

– Vous voyez quelquefois des hommes quidésertent ?

– Ceux qui passent la frontière avant leservice, on ne les reconnaît pas, naturellement. Il n’y a que ceuxqui servent dans les régiments d’Alsace, ou de Lorraine, et quidésertent en uniforme ;… oui, j’en ai vu plusieurs, de pauvresgars qui avaient été trop punis, ou qui avaient l’humeur trophaute… Il en part bien aussi quelquefois de chez nous, vous medirez, et c’est vrai : mais il n’y en a pas tant…

Secouant la tête, et jetant sur les forêts quiallaient s’endormir un regard attendri :

– Quand on est de ce côté-ci, voyez-vous,on peut en dire du mal, mais on ne se plaît pas ailleurs. Vous neconnaissez pas le pays, monsieur, et cependant, à vous voir, onjurerait que vous en êtes.

Jean se sentit rougir. Sa gorge se serra. Ilfut incapable de répondre.

L’homme, craignant d’avoir dépassé la mesure,dit :

– Excusez-moi, monsieur : on ne saitpas qui on rencontre, et le mieux serait encore de se taire de ceschoses-là. Il faut que je continue ma tournée et que jeredescende…

Il allait saluer militairement. Jean lui pritla main, et la serra.

– Vous ne vous trompez pas, mon ami,dit-il.

Puis, cherchant dans sa poche, voulant que cethomme se souvînt de lui un peu plus longtemps que d’un autrepromeneur, il tendit son étui à cigares.

– Tenez, acceptez un cigare.

Et aussitôt, avec une sorte de joie enfantine,il secoua l’étui au-dessus de la main que le douanier avançait.

– Prenez-les tous ! Vous me ferez sigrand plaisir ! Ne me refusez pas !

Il lui semblait qu’il donnait quelque chose àla France.

Le brigadier hésita un instant, et ferma lesdoigts en disant :

– Je les fumerai le dimanche. Merci,monsieur. À vous revoir !

Il salua vivement, et se perdit presqueaussitôt dans les sapins qui vêtaient la montagne. Jean écouta lebruit des pas qui diminuait. Il écoutait surtout, retentissant dansson âme et l’emplissant d’une indicible émotion, le mot de cetinconnu : « Vous êtes de chez nous… » « Oui, jesuis d’ici, je le sens, je le vois, et cela m’explique à moi-mêmetant de choses de ma vie !… »

L’ombre descendait.

Jean regardait la terre s’assombrir. Ilsongeait à ceux de sa famille qui s’étaient battus là, autour desvillages submergés par la nuit, afin que l’Alsace restât unie àcette vaste contrée qu’il avait devant lui. « Patrie que jecrois douce ! Patrie qui est la mienne ! Tous ceux quiparlent d’elle ont des mots de tendresse. Et moi-même, pourquoisuis-je venu ? Pourquoi suis-je ému comme si elle étaitvivante devant moi ? »

Encore un moment, et sur la frange du ciel, àl’endroit où commençait le bleu, la première étoile s’ouvrit. Elleétait seule, faible et souveraine comme une idée.

Jean se leva, car la nuit devenait toutenoire, et prit le sentier qui suivait la crête. Mais il ne pouvaitdétacher ses yeux de l’étoile. Et il disait en marchant, tout seuldans le grand silence, au sommet des Vosges partagées, il disait àl’étoile et à l’ombre qui était au-dessous :

« Je suis de chez vous. Je suis heureuxde vous avoir vues. Je suis effrayé de vous aimer comme jefais. »

Il atteignit bientôt la frontière, et, par laroute magnifique qui traverse le col de la Schlucht, redescendit enterre allemande.

Le lendemain, qui était le mardi de la Semainesainte, il rentrait à Alsheim, et remettait à son père le rapportqu’il avait rédigé. Toute la maison accueillit son retour avec unplaisir évident qui toucha le jeune homme. Le soir, après la« conférence » entre le vieux grand-père et l’industriel,à laquelle Jean fut admis, puisqu’il revenait de visiter lescoupes, Lucienne appela son frère près du feu devant lequel elle sechauffait, dans le grand salon jaune. Madame Oberlé lisait près dela fenêtre. Son mari était sorti, le cocher l’ayant prévenu qu’undes chevaux boitait.

– Eh bien ? demanda Lucienne,qu’est-ce que tu as vu de plus beau ?

– Toi.

– Non, ne plaisante pas ; dis :pendant ton voyage ?

– La France.

– Où ?

– À la Schlucht. Tu ne peux pas tefigurer l’émotion que j’en ai éprouvée… C’était un trouble, commeune révélation… Tu n’as pas l’air de me comprendre ?

Elle répondit, d’un ton indifférent :

– Mais si ! Je suis enchantée que çat’ait fait plaisir. L’excursion doit être jolie, en effet, danscette saison. Les premières fleurs du printemps, n’est-cepas ? Le souffle des bois ? Ah ! mon cher, il y atant de convention dans tout ça !

Jean n’insista pas. Ce fut elle qui reprit,penchée vers lui, et d’une voix de confidence qu’elle nuançait etrendait musicale à merveille :

– Ici, nous avons eu de belles visites…Oh ! des visites qui ont failli provoquer une scène.Figure-toi que deux officiers allemands sont arrivés en automobile,mercredi dernier, à la porterie, et ont fait demander la permissionde visiter la scierie. Heureusement ils étaient en civil. Les gensd’Alsheim n’ont vu que deux messieurs comme d’autres. Très chics,mon ami : un vieux, un commandant, et un jeune qui a grand airet une fière habitude du monde. Si tu l’avais vu saluer papa !Moi, je me trouvais dans le parc. Ils m’ont saluée aussi, et ontvisité toute l’usine, conduits et cicéronés par notre père. Pendantce temps-là, cet imbécile de Victor n’avait-il pas prévenugrand-père, qui nous a fait une figure, quand nous sommesrentrés ! J’aurais dû fuir, à ce qu’il paraît… Ces messieursn’ayant pas mis le pied chez nous, dans « ma maison »,comme dit grand-père, l’irritation n’a pas été de longue durée.Cependant il y a eu une suite…

Lucienne eut un petit rire étouffé.

– Mon cher, madame Bastian ne m’a pasapprouvée.

– Tu as donc assisté à la visite del’usine, quand ces deux messieurs…

– Oui.

– Tout le temps ?

– Mon père m’a retenue… En tout cas, jene vois pas en quoi cela regardait la femme du maire… J’ai eud’elle un salut d’une froideur, mon ami, dimanche dernier, à laporte de l’église !… Est-ce que tu tiens au salut des Bastian,toi ?

– Oui, comme à celui de tous les bravesgens.

– Braves gens, sans doute, mais qui nesont pas dans la vie. Être blâmée par eux m’est aussi indifférentque si je l’étais par une momie égyptienne ressuscitée pour unmoment. Je lui répondrais : « Vous n’y comprenez rien.Rattachez donc vos bandelettes. » Est-ce drôle, que tu nepenses pas comme moi, toi, mon frère !

Jean caressa la main qui se levait devant lui,et faisait écran.

– Les momies elles-mêmes pourraient jugercertaines choses de notre temps, ma chérie : les choses quisont de tous les temps.

– Oh ! que monsieur est grave !Voyons, Jean, quel a été mon tort ? Est-ce de mepromener ? de ne pas détourner les yeux ? de répondre ausalut qu’on m’adressait ? d’obéir à mon père qui m’a dit devenir et ensuite de rester ?

– Non, assurément.

– Quel mal ai-je fait ?

– Aucun. J’ai dansé, moi, avec beaucoupde jeunes filles allemandes : tu peux bien répondre au salutd’un officier.

– J’ai donc bien fait ?

– Dans le fond, oui. Mais il y a de silégitimes douleurs, autour de nous, si nobles ! Il fautcomprendre qu’elles se ravivent pour un mot ou un geste.

– Je n’en tiendrai jamais compte. Dèslors que ce que je fais n’est pas mal, personne ne m’arrêtera,jamais, tu entends ?

– Voilà où nous différons, ma Lucienne.Ce n’est pas tant par les idées… C’est tout un ordre de sentimentsque ton éducation t’empêche d’avoir…

Il l’embrassa, et la conversation dévia surdes sujets indifférents.

Chapitre 7LA VIGILE DE PÂQUES

 

Le temps s’était mis au beau. Jean retrouvaitla plaine d’Alsace en pleine éclosion de printemps. Cependant, ilne ressentit de ce spectacle, qu’il avait souhaité revoir, qu’unejoie faible et mélangée. Il revenait de cette excursion plustroublé qu’il n’osait se l’avouer. Elle lui avait révélél’opposition de deux peuples, c’est-à-dire de deux esprits, lapersistance du souvenir chez beaucoup de pauvres gens, ladifficulté de vivre que leur créaient leurs opinions, mêmeprudentes, même cachées. Il sentait mieux à présent combien sonpropre rôle serait malaisé à remplir dans la famille, dans l’usine,dans le village, dans l’Alsace.

Le plaisir qu’il éprouva, le lendemain matinde son retour, d’être félicité par son père, au sujet du rapportsur les exploitations forestières de la maison Oberlé, ne futqu’une courte diversion à cet ennui. Jean eut beau s’appliquer àparaître très heureux, il ne trompa que ceux qui avaient intérêt àse tromper.

– Mon Jean, dit sa mère, en l’embrassantau passage, au moment où il allait se mettre à table pour déjeuner,je trouve que tu as une mine magnifique ! Le grand aird’Alsheim te convient, n’est-ce pas ? Et aussi le voisinage dela pauvre maman ?

– Tiens ! répartit Lucienne, moi quilui trouvais l’air ténébreux !

– Les affaires, expliqua M. JosephOberlé en s’inclinant du côté de la fenêtre, où était son fils, lesouci des affaires ! Il m’a remis un rapport dont je veux leféliciter publiquement, très bien rédigé, très net, et d’où ilrésulte que j’aurais de sérieuses économies à réaliser, en quatreendroits au moins, pour le transport de mes arbres. Vous entendez,mon père ?

L’aïeul fit un signe de tête affirmatif. Maisil acheva d’écrire sur son ardoise, et montra à sabelle-fille :

– Est-ce qu’il aurait déjà entendupleurer le pays ?

Madame Monique, rapidement, effaça la phrasedu bout de ses doigts. Les autres convives la regardaient. Et tousils furent gênés, comme s’il y avait eu entre eux une explicationpénible.

Jean connut de nouveau l’intime douleur contrelaquelle il n’y avait pas de remède. Toute l’après-midi iltravailla dans le bureau de la scierie, mais distrait et songeur.Il songea que Lucienne partirait un jour, et que rien ne seraitchangé ; que le grand-père pouvait disparaître aussi, et quela division n’en subsisterait pas moins. Tous les projets qu’ilavait eus, de loin, l’espoir d’être une diversion, d’apaiser, defaire l’union ou une apparence d’union, tout cela lui parutenfantin. Il vit que Lucienne avait dit vrai, quand elle s’étaitmoquée de ses illusions. Non, le mal n’était pas dans sa famille,il était dans toute l’Alsace. Lors même que personne autre de sonnom ne vivrait plus à Alsheim, Jean Oberlé rencontrerait à saporte, dans son village, parmi ses ouvriers, ses clients, ses amis,la même gêne à certains moments, la même question toujours. Savolonté, ni aucune volonté semblable à la sienne, ne pouvaitdélivrer sa race, ni à présent, ni plus tard.

Dans cette tristesse, l’idée de revoir Odileet de se faire aimer d’elle devait revenir et s’imposer plusimpérieusement à son esprit. Quelle autre qu’Odile Bastian pouvaitrendre acceptable l’habitation à Alsheim, ramener tant d’amisécartés ou défiants, rétablir le nom d’Oberlé dans l’estime de lavieille Alsace ? Il apercevait maintenant en elle beaucoupplus qu’une jolie femme, vers laquelle s’en allait la chanson deson cœur jeune : il voyait la paix, la dignité et la seuleforce possible dans l’avenir difficile qui l’attendait. Elle étaitla vaillante et fidèle créature qu’il fallait ici.

Comment le lui dire ? Où trouverl’occasion de lui parler librement, sans risquer d’être surpris etde troubler cette famille disciplinée et jalouse ? Évidemmentpas à Alsheim. Mais alors, quel rendez-vous lui donner ? Et dequelle manière l’en prévenir même ?

Jean y songea toute la soirée.

Le lendemain, Jeudi saint, était le jour où,dans toutes les églises catholiques, on orne le Tombeau avec desfleurs, des branches d’arbres, des étoffes, des flambeaux disposésen gradins, et où le peuple des fidèles s’empresse, pour adorerl’Hostie. Il faisait un temps clair, trop clair même pour lasaison, et qui appelait la brume ou la pluie. Après qu’il eut causéamicalement avec sa mère et avec Lucienne, dans la chambre deM. Philippe Oberlé, – c’était la première fois qu’il avait uneimpression vraiment familiale dans sa maison, – Jean se dirigeavers les vergers qui sont derrière les maisons d’Alsheim, et suivitle chemin qu’il avait pris, quelques semaines plus tôt, pour serendre chez les Bastian. Mais un peu au delà de la ferme desRamspacher, il tourna avec le sentier qui, jusque-làperpendiculaire à l’avenue, devenait parallèle et aboutissait,comme l’avenue elle-même, à la route du bourg. Il se trouvait làdans un terrain vague, servant de charroyère à beaucoup de fermiersde la plaine. Les champs voisins étaient déserts. La route étaitpresque masquée par un épaulement de terre planté de noisetiers.Jean se mit à longer la haie vive qui bordait le domaine desBastian, se rapprocha de l’entrée du village, et revint sur sespas. Il attendait. Il espérait qu’Odile passerait bientôt dansl’allée, de l’autre côté de la haie, pour se rendre à l’églised’Alsheim et prier devant le Tombeau.

D’anciennes rencontres, au même endroit et lemême jour, lui étaient revenues à l’esprit et l’avaient décidé.Comme il recommençait le trajet pour la troisième fois, il vit ceque d’abord il n’avait pas aperçu.

– Est-ce admirable ! dit-il àdemi-voix. Le chemin est fait pour elle !

À l’extrémité de l’avenue, à plus de deuxcents mètres en avant, la barrière, les premiers massifs, un peu dulong toit des Bastian, apparaissaient dans un cadre merveilleux.Les vieux cerisiers avaient fleuri, tous ensemble, dans la mêmesemaine où s’ouvraient les amandiers et les poiriers. Les poiriersfleurissent en houppes, les amandiers en étoiles ; eux, lescerisiers de la forêt transplantés dans la plaine, ilsfleurissaient en quenouilles blanches.

Autour des rameaux charnus, gonflés et jaspésde rouge par la sève, des milliers de corolles neigeusesfloconnaient et tremblaient sur leur queue grêle, toutes sirapprochées qu’on ne voyait plus la branche en maint endroit.Chaque arbre jetait en tous sens ses fuseaux fleuris. D’un bord àl’autre de l’avenue, tant les cerisiers étaient vieux, les pointesdes rameaux en fleur se touchaient et se mêlaient. Un peupled’abeilles les enveloppait d’ailes battantes. Une odeur subtile demiel flottait en écharpes dans l’avenue, et s’en allait au vent dela plaine, sur les guérets, sur les terres à peine vêtues etsurprises par ce printemps. Il n’y avait point d’arbres, dans lagrande vallée ouverte, qui pussent lutter de splendeur avec cechemin de paradis. À droite seulement, et tout près, les quatrenoyers des Ramspacher commençaient à pousser des feuilles, etsemblaient, avec leur lourde membrure, des émaux incrustés dans lesmurs de la ferme.

Les minutes passaient. Du haut des merisiers,les pétales de fleurs tombaient en pluie.

Et voici que pour ouvrir la barrière, unefemme s’est inclinée. C’est elle. Elle se redresse. Elle s’avanceau milieu de l’allée, entre les deux bordures d’herbe, toutlentement, car elle regarde au-dessus d’elle. Elle regarde lesbouquets blancs qui sont ouverts. L’idée des couronnes de mariées,familière aux jeunes filles, lui traversa l’âme. Odile ne souritpas, elle n’a qu’un épanouissement de tout le visage, un gesteinvolontaire des mains qui se tendent, réponse et remerciement desa jeunesse au salut de la terre en joie. Elle continue dedescendre vers Alsheim. Sur sa toque de fourrure, sur ses joueslevées, sur sa robe de drap bleu, les merisiers versent leursfleurs. Elle est grave. Elle a, dans sa main gauche, un livre deprières caché à demi par les plis de la robe. Elle se croit seule.Elle va dans la splendeur du jour qui lui parle. Mais il n’y a riend’alangui en elle. Elle est vaillante ; elle est faite pour labravoure de la vie. Ses yeux, qui cherchent la cime des arbres,restent vivants, maîtres de leur pensée, et ne s’abandonnent pas aurêve qui la tente.

Elle approchait, elle ne se doutait pas queJean l’attendait. Le bourg d’Alsheim, les repas dans les maisonsétant finis, faisait son bruit habituel, roulements de chariots,jappements de chiens, voix des hommes et des enfants qui appellent,mais tout cela assourdi par la distance, éparpillé dans l’airimmense, noyé dans la marée du vent comme l’est le bruit d’unemotte de terre qui se détache et coule dans la mer.

Jean, quand elle passa, se découvrit, et sedressa un peu de l’autre côté de la haie. Et celle qui marchaitentre les deux murailles de fleurs, bien qu’elle regardât là-haut,tourna la tête, le regard encore plein de ce printemps qui l’avaitémue.

– Comment, dit-elle, c’estvous ?

Et elle vint aussitôt, à travers la banded’herbe où étaient plantés les cerisiers, jusqu’à l’endroit de lahaie où se tenait Jean.

– Je ne puis plus entrer librement chezvous, comme autrefois, dit-il. Alors, je suis venu vous attendre…J’ai à vous demander une grâce…

– Une grâce ? Comme vous dites celasérieusement !…

Elle essaya de sourire. Mais ses lèvres s’yrefusèrent. Ils devinrent tous deux pâles.

– J’ai l’intention, reprit Jean, commes’il déclarait une résolution grave, j’ai l’intention de monteraprès-demain à Sainte-Odile… J’irai entendre les cloches annoncerPâques… Si vous demandiez la permission d’y venir, de votrecôté…

Vous avez donc fait un vœu ?

Il répondit :

– À peu près, Odile : il faut que jevous parle, à vous seule…

Odile se recula d’un pas. Avec une sorted’effroi dans le regard, elle chercha à voir sur le visage de Jeans’il disait vrai, si elle devinait bien. Lui aussi, il laconsidérait avec angoisse. Ils étaient immobiles, frémissants, etsi près et si loin l’un de l’autre à la fois, qu’on eût dit qu’ilsse menaçaient. Et, en effet, chacun d’eux avait le sentiment qu’iljouait le repos de sa vie. Ce n’étaient point des enfants, mais unhomme et une femme de race forte et passionnée. Toutes lespuissances de leur être se déclaraient, et rompaient avec labanalité des usages, parce que, dans ces simples mots :« Il faut que je vous parle », Odile avait entendu passerle souffle d’une âme qui se donnait et qui demandait un retour.

Dans l’avenue déserte, les vieux cerisierslevaient leurs quenouilles blanches, et, dans la coupe de chacunede leurs fleurs, le soleil de printemps reposait tout entier.

– Après-demain ? dit-elle. ÀSainte-Odile ? Pour les cloches qui vont sonner ?

Elle répétait ce qu’il avait dit. Mais c’étaitpour gagner du temps, et pour pénétrer encore mieux ces yeux fixéssur elle, et qui ressemblaient aux profondeurs vertes de laforêt.

Il y eut une grande accalmie dans la plaine,dans le village prochain. Le vent cessa de souffler un moment.Odile se détourna.

– J’irai, dit-elle.

Ni l’un ni l’autre ils ne s’expliquèrentdavantage. Une carriole roulait sur la route, non loin. Un hommefermait la porte charretière de la ferme des Bastian. Mais,surtout, ce qu’il y avait à dire était dit.

Dans ces âmes profondes, les mots avaient unretentissement indéfini. Elles n’étaient plus seules. Chacuneenfermait en soi la minute sacrée de leur rencontre, et se repliaitsur elle, comme la terre des sillons quand les semailles sontfaites et que la vie va grandir.

Odile s’éloignait. Jean admirait la créature,d’une beauté saine et forte, qui diminuait sur le chemin. Ellemarchait bien, sans balancer la taille. Au-dessus de la nuqueblanche, Jean plaçait en imagination le grand nœud noir desAlsaciennes qui habitent au delà de Strasbourg. Elle ne levait plusles yeux vers les cerisiers. Ses mains laissaient traîner la robe.L’étoffe courbait l’herbe, faisait voler un peu de poussière et despétales de fleurs, qui remuaient encore avant de mourir.

* * * * * * * *

Le surlendemain fut lent à venir. Jean avaitdit à son père :

– Quelques pèlerins monteront là-haut, leSamedi saint, pour entendre les cloches de Pâques… Je n’y suisjamais allé en cette saison… Si vous n’y voyez pas d’obstacle,c’est une excursion qui me fera plaisir.

Il n’y avait pas eu d’obstacle.

Ce jour-là, en s’éveillant, Jean ouvrit safenêtre. Il faisait un brouillard épais. Les champs étaientinvisibles à cent mètres de la maison.

– Tu ne pars pas, par un tempspareil ? demanda Lucienne, quand elle vit entrer son frèredans la salle à manger où elle prenait son chocolat.

– Si, je pars.

– Tu ne verras rien.

– J’entendrai.

– C’est donc si curieux ?

– Oui.

– Alors, emmène-moi ?

Elle n’avait aucun désir de monter àSainte-Odile. Vêtue d’une matinée claire garnie de dentelles,buvant son chocolat à petites gorgées, elle n’avait d’autreintention que d’arrêter son frère au passage et de l’embrasser.

– Sérieusement, tu vas faire une espècede pèlerinage, là-haut ?

– Oui, une espèce…

Courbée, en ce moment, au-dessus de sa tasse,elle ne vit pas le sourire rapide qui accompagnait ces mots-là.Elle répondit, avec un peu d’amertume :

– Tu sais, je ne suis pas une fervente,moi ; je remplis pauvrement mes obligations de catholique, etles pratiques de dévotion ne me tentent pas… Mais, toi qui as plusde foi, je vais te dire ce que tu devrais demander… Ça vaut bien unpèlerinage, tu peux me croire…

Elle changea de ton, et, de sa voix devenuesubitement passionnée, les sourcils relevés, les yeux à la foisvolontaires et affectueux, continua :

– Tu devrais demander la femmeintrouvable qu’il te faudra pour vivre ici… Quand je serai partie,moi, mariée, la vie sera terrible, chez nous… Tu porteras seul lechagrin des divisions familiales et des défiances paysannes. Tun’auras personne à qui te plaindre… C’est un rôle à prendre…Demande donc quelqu’un d’assez fort, d’assez gai, d’assez belleconscience pour le remplir, puisque tu as voulu vivre à Alsheim… Tuvois, ma pensée est d’une amie.

D’une grande amie.

Ils s’embrassèrent.

– Au revoir, pèlerin ! Bonnechance !

– Adieu.

Jean s’échappa. Il fut bientôt dans le parc,tourna après avoir dépassé la grille, monta le long deshoublonnières et des vignes, et entra dans la forêt.

Elle aussi était remplie de brume. Les massespressées des sapins qui montaient à l’assaut des pentesparaissaient grises du bord d’un torrent à l’autre bord, et, dèsque la distance augmentait, se perdaient dans le nuage sans soleilet sans ombre. Jean ne suivait pas le chemin tracé. Il allaitallègrement, escaladant les futaies lorsque les terres n’étaientpoint trop à pic et s’arrêtant quelquefois, pour reprendre haleineet pour écouter s’il ne percevrait pas, en dessus ou en dessous,quelque part dans le mystère de la montagne impénétrable aux yeux,la voix d’Odile ou celle d’un groupe de pèlerins. Mais non !Il n’entendait que le roulement des eaux, ou, plus rarement, le crid’un inconnu appelant un chien, ou l’appel timide d’un pauvred’Obernai, venu au bois mort avec son enfant, malgré le règlementqui ne tolère la quête du bois que le jeudi. Ne fallait-il pas quela marmite bouillît le jour de Pâques ? Et n’était-ce pas uneprotection divine contre les gardes, cette brume qui cachaittout ? Jean prenait plaisir à cette ascension violente etsolitaire. À mesure qu’il montait, c’était la pensée d’Odile quigrandissait en lui, et la joie d’avoir choisi, pour la revoirenfin, ce lieu sacré de l’Alsace et cette date deux fois émouvante.Partout autour de lui, la doradille, cette belle fougère quitapisse les pentes rocheuses, déroulait ses crosses develours ; sur les sarments de chèvrefeuille vieux d’un an, ily avait des feuilles tous les demi-pieds ; les premiersfraisiers fleurissaient, et les premiers muguets ; lesgéraniums, qui sont si beaux en Sainte-Odile, levaient leurs tigespoilues, et le monde des airelles, des myrtilles, des framboisiers,c’est-à-dire des sous-bois entiers, des champs énormes,commençaient à verser dans la brise le parfum de leur sève enmouvement. La brume retenait les odeurs et les maintenait, comme unréseau étendu sur les flancs des Vosges.

Jean passa près de Heidenbruch, regarda lescontrevents verts, et continua sa route. « Oncle Ulrich,murmura-t-il, vous seriez cependant heureux de me voir etd’apprendre où je vais, et avec qui, peut-être, je serai tout àl’heure ! » Fidèle aboya, endormi à moitié, mais ne vintpas. La montagne était déserte encore. Une buse criait au-dessusdes brumes. Jean, qui n’avait pas fait l’excursion depuis sonenfance, jouissait de cette sauvagerie et de ce calme. Il gagna lapartie haute, qui est propriété de l’évêché de Strasbourg, etsuivit longtemps, pour retrouver d’anciennes impressions d’écolier,le « mur païen » qui enveloppe le sommet dans sonenceinte de dix kilomètres.

À midi, ayant passé par le rocher duMännelstein, il entra dans la cour du couvent bâti tout à la pointede la montagne, couronne de vieilles pierres posées à la cime desfutaies de sapins, et là, il trouva non pas la foule, maisplusieurs groupes de pèlerins, des voitures dételées, des chevauxattachés au tronc des antiques tilleuls, poussés, nul ne saitcomment, à cette altitude, et qui couvrent de leurs branchespresque tout l’espace entre les murs. Jean se souvint de la route.Il se dirigea vers les chapelles qui sont à droite. Il ne fit quetraverser la première, qui est peinte, mais il s’arrêta dans laseconde, aux voûtes surbaissées, devant la châsse où l’on voit,couchée, la statue en cire de la patronne de l’Alsace, de l’abbessesainte Odile, si douce avec son visage rose, son voile, sa crossed’or, son manteau violet doublé d’hermine. Jean s’agenouilla ;de toute la force de sa foi, il pria pour la maison divisée ettriste d’où il éprouvait un contentement de se sentir éloigné, etpour que Odile Bastian ne manquât pas à ce rendez-vous d’amour dontl’heure approchait. Comme il était une âme sincère, ilajouta : « Que notre chemin nous soit montré !Puissions-nous le suivre ensemble ! Puissions-nous voir selever les obstacles ! » À la même place, toute l’Alsace,depuis des siècles, s’était agenouillée.

Il sortit alors, et se rendit au réfectoire oùles religieuses avaient commencé à servir les premiers visiteurs.Odile n’était pas là. Après le déjeuner, qui fut très long,constamment ralenti par l’arrivée de nouveaux pèlerins, Jean sortiten hâte, descendit au bas du rocher qui porte le monastère, et,retrouvant la route qui vient de Saint-Nabor et passe auprès de lafontaine de sainte Odile, alla se poster dans une partie épaisse dela futaie qui dominait un tournant de la route. Il avait, à sespieds, le ruban de terre battue, sans herbe, tapissé d’aiguilles desapins, et qui semblait suspendu en l’air. Car, au delà, la pentede la montagne devenait si raide qu’on ne la voyait plus. Dans lestemps clairs, on découvrait deux contreforts boisés, quis’enfonçaient à droite et à gauche. En ce moment, la vue seheurtait au rideau de brume blanche qui cachait tout, l’abîme, lespentes, les arbres. Mais le vent soufflait et remuait ces vapeurs,dont on sentait que l’épaisseur variait incessamment.

Il était deux heures. Dans une heure, lescloches de Pâques sonneraient. Les curieux qui venaient pour ellesdevaient ne pas être loin du sommet.

Et, en effet, dans le grand silence, Jeanentendit, venant d’en bas, des fragments de voix mêlées, quifrôlaient au vol la courbe de la forêt. Puis une phrasesifflée : « Formez vos bataillons, » avertit Jeanque des étudiants alsaciens allaient passer. Deux jeunes hommes,celui qui avait sifflé, rattrapé par un autre, se dégagèrent peu àpeu du brouillard, et s’éloignèrent vers l’abbaye.

Puis un jeune ménage monta : la femmehabillée de noir, avec un corsage échancré laissant voir la chemiseblanche, et coiffée d’une coiffe de dentelle en forme decasque ; l’homme portant le gilet de velours à ramages, laveste à un rang de boutons de cuivre, et la toque de fourrure.

– Paysans de Wissembourg, pensa Jean.

Un peu après, il regarda passer, bavardant,des femmes d’Alsheim et de Heiligenstein, fraîches, mais n’ayantaucune trace de costume alsacien. Parmi elles, se trouvait unefemme de la vallée de Münster, reconnaissable à son bonnet d’étoffesombre, serré comme un foulard de méridionale et orné, sur lefront, d’une rosette rouge.

Deux minutes encore s’écoulèrent.

Un pas s’éleva de la brume, un prêtre parut,âgé, pesant, qui s’épongeait le visage en marchant. Deux enfants,la mine éveillée, sans doute les fils attardés d’une des femmes quivenaient de disparaître, le dépassèrent, et, saluant tous deuxensemble, dirent en alsacien :

– Loué soit Jésus-Christ, monsieur lecuré !

– Dans les siècles des siècles !répondit le prêtre.

Il ne les connaissait pas ; il ne leurparla que pour répondre à leur antique et belle formule de salut.Jean, assis près d’un sapin, à demi caché, entendit encore unhomme, un ancien, qui dépassait le prêtre, au delà du tournant, etqui disait : « Loué soit Jésus-Christ ! »

Que de fois cette salutation avait résonnésous les voûtes de la forêt !

Jean regarda devant lui, comme ceux quisongent, et qui ne voient plus que des formes vagues, sans yattacher leur pensée.

Et il demeura ainsi un peu de temps. Alors, unmurmure à peine perceptible, si faible qu’il n’y a pas un chantd’oiseau qui ne soit plus fort, monta sur les flocons debrume : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce, vousêtes bénie entre toutes les femmes… » Un second murmuresuccéda au premier et termina l’Ave : « SainteMarie, mère de Dieu, priez pour nous… » Et un troubleinvolontaire, une certitude mystérieuse précéda l’apparition dedeux femmes qui montaient.

Elles étaient grandes toutes les deux. La plusâgée était une vieille fille d’Alsheim, qui avait le visage de lacouleur de la brume, et qui vivait, petite rentière, à l’ombre del’église, qu’elle ornait les jours de fête. Elle avait l’air las,mais elle souriait en récitant le rosaire. La plus jeune marchait àdroite, au bord du sentier, au ras de la pente, et sa fière tête unpeu levée, ses cheveux d’un blond mat comme une belle écorce depin, tout son corps harmonieux et robuste, se détachaient surl’écran pâle du nuage qui emplissait la courbe. Jean ne fit pas unmouvement, et cependant la plus jeune le vit et tourna la tête.Odile sourit, et, sans interrompre la prière, d’un signe de sesyeux qui désignèrent le sommet, répondit :

– Je vous attendrai là-haut.

Les deux femmes ne ralentirent pas même leurmarche. D’un pas égal, droites, remuant du balancement léger deleur corps le chapelet qu’elles tenaient à la main, ellesmontèrent, et la vieille futaie les reçut dans son ombre.

Jean laissa s’écouler quelques minutes, etsuivit le même chemin. Au détour de la route, quand elle devientdroite et traverse la crête pour aboutir au couvent, il revit lesdeux voyageuses. Elles allaient plus vite, contentes d’arriver,leur ombrelle ouverte, car la brume, qui ne cessait pas, étaitmaintenant tiède, et il y avait des ébauches d’ombre au pied desarbres. Le soleil devait décliner vers les sommets des Vosges, etvers les plaines de France qui étaient au delà.

Les pèlerins qui avaient déjà fait leurpèlerinage à la châsse de sainte Odile, se hâtaient de se rendreaux endroits consacrés par la tradition pieuse ou profane, à lafontaine de sainte Odile, à la fontaine de saint Jean, ou, le longde l’enceinte païenne, par un sentier de chèvre, jusqu’aux rochersdu Männelstein, d’où la vue est si belle d’ordinaire, sur lesmontagnes voisines, sur les cimes de la Bloss et de l’Elsberg, surles châteaux en ruine levant leurs vieilles tours parmi les sapins,Andlau, Spesbourg, Lands-berg et les autres. Jean vit les deuxvoyageuses traverser la cour et se diriger vers la chapelle. Ilrevint alors sur ses pas, jusqu’au commencement de l’avenue balayéepar le vent, le long de ce grand bâtiment qui rappelle les ouvragesavancés des forteresses, et que traverse de part en part un porchevoûté servant d’entrée.

Dix minutes plus tard, Odile sortait touteseule de la chapelle, et, devinant que Jean Oberlé l’attendaitailleurs que dans cette cour trop pleine de témoins, reprenait lechemin de la forêt. Elle était vêtue comme le Jeudi saint, de lamême robe sombre, mais coiffée d’un chapeau de promenade trèssimple, très jeune et qui lui seyait à ravir : une paille àlarges bords, relevée d’un côté et garnie d’une torsade de tulle.Elle portait sur le bras son ombrelle et une jaquette d’été. Odilemarchait vite, et avait la tête un peu penchée, comme celles que laroute n’intéresse pas, et qui ont encore l’âme en prière ou ensonge. Quand elle arriva auprès de Jean, qui se tenait à droite duportique, elle releva le visage, et dit, sans s’arrêter :

– La femme qui m’a accompagnée est à sereposer. Me voici…

– Que c’est bon à vous d’avoir cru enmoi ! dit Jean. Venez, Odile.

Il se mit à suivre, près d’elle, l’avenueplantée d’arbres maigres et tordus par les tempêtes de l’hiver. Iléprouvait un tel saisissement de ce rêve réalisé, qu’il ne pouvaitpenser et dire qu’une seule chose : sa reconnaissance pourOdile, qui allait toute muette, n’écoutant que ce qu’il ne disaitpas, et aussi émue que lui.

À l’endroit où la route commence à descendre,ils s’en écartèrent, et prirent, sous la futaie de sapins devenuehaute et pressée, un sentier qui tourne autour du monastère. Ilsn’avaient plus de témoins, et Jean vit que les yeux couleur de blé,les yeux profonds et graves d’Odile se levaient vers lui. Le boisne faisait d’autre bruit que celui des gouttes de brume tombant desfeuilles. Ils étaient tout près l’un de l’autre.

– Je vous ai demandé de venir, dit Jean,afin que vous décidiez de ma vie. Vous avez été l’amie de mapremière jeunesse… Je voudrais que vous fussiez celle detoujours.

Odile, le regard perdu à présent dans lelointain, tremblait un peu en répondant :

– Avez-vous songé ?…

– À tout !

– Même à ce qui peut nousséparer ?

– Que voulez-vous dire par là ? Dequoi avez-vous peur ? Serait-ce d’entrer dans une familledésunie ?

– Non.

– Vous la réconcilieriez, en effet, j’ensuis sûr ; vous en seriez la joie et la paix. Quecraignez-vous donc ? Est-ce l’opposition de mon père ou duvôtre, qui sont devenus ennemis ?

– Cela pourrait se vaincre, dit la jeunefille.

– Alors c’est que votre mère me hait,répartit Jean impétueusement. Elle me hait, n’est-ce pas ?L’autre jour, je l’ai trouvée si dure pour moi, si offensante…

La tête blonde fit un signe de dénégation.

– Elle sera plus lente à croire en vousque ne l’a été mon père, plus lente que je ne l’ai été moi-même.Mais, lorsqu’elle aura vu que votre éducation n’a pas changé envous l’âme alsacienne, elle reviendra de ses préventions.

Après un instant de silence, Odileajouta :

– Je ne crois pas me tromper : lesobstacles d’aujourd’hui pourront être écartés, ou par vous, ou parmoi, ou par tous deux. J’ai peur seulement de ce que je ne connaispas, du moindre incident qui viendrait aggraver, demain, un état sitroublé…

– Je comprends, dit Jean, vous redoutezl’ambition de mon père ?

– Peut-être !

– Elle nous a déjà bien fait souffrir.Mais il est mon père ; il tient à me garder ici, il me le dittous les jours : quand il apprendra que je vous ai choisie,Odile, s’il a des projets personnels qui briseraient notre union,il consentira au moins à les ajourner… N’ayez pas même cettecrainte-là. Nous vaincrons.

– Nous vaincrons ! reprit-elle.

– J’en suis sûr, Odile. Vous rendrezdouce ma vie, qui serait difficile, peut-être même impossible, sivous n’étiez pas là. C’est pour vous que je suis rentré au pays… Sije vous disais que j’ai bien couru le monde, et que je n’ai trouvéaucune femme qui eût pour moi le charme que vous avez, et qui medonnât la même impression… comment vous dire cela ? de sourcede montagne, profonde et fraîche ! Toutes les fois ques’éveillait en moi l’idée d’un mariage à venir, votre imageaussitôt m’apparaissait. Je vous aime, Odile !

Il prit la main d’Odile, qui répondit, lesyeux levés vers la trouée de lumière qui s’ouvrait enavant :

– Dieu m’est témoin que je vous aimeaussi !

Et elle eut un frisson de joie, dont Jeansentit trembler sa main.

– Oui, dit Jean, qui chercha le regarddes yeux encore fixés au loin, nous serons victorieux detout ! Nous vaincrons les obstacles multiples nés de la mêmequestion terrible : il n’y a qu’elle entre nous…

– Sans doute : il n’y a qu’elle dansce coin du monde.

– Elle empoisonne tout !

Odile s’arrêta, et tourna vers Jean son visagerayonnant de ce bel amour fier qu’il avait souhaité connaître etinspirer.

– Dites qu’elle agrandit tout ! Nosquerelles, ici, ne sont pas des querelles de village. Nous sommespour ou contre une patrie. Nous sommes obligés d’avoir du couragetous les jours, de nous faire des ennemis tous les jours, de rompretous les jours avec d’anciens amis qui nous seraient volontiersfidèles, mais qui ne le sont plus à l’Alsace. Nous n’avons presquepas d’acte ordinaire de la vie qui soit indifférent, qui ne soitune affirmation. Je vous assure qu’il y a là une noblesse,Jean.

– C’est vrai, Odile bien-aimée.

Ils s’arrêtèrent tous deux pour jouir de cemot délicieux.

Leurs âmes étaient tout entières dans leursyeux, et se regardaient, tremblantes. Et, à voix basse, bien qu’iln’y eût de témoins que les cimes des sapins remuées par le vent,ils parlèrent de l’avenir, comme d’une conquête déjà commencée.

– J’aurai pour moi Lucienne, disait Jean.Je lui confierai mon secret lorsque l’occasion sera bonne. Elle mesoutiendra par intérêt et par affection, et je compte beaucoup surelle.

– Je compte sur mon père, répondaitOdile ; car il est déjà bien disposé pour vous… Mais prenezgarde de ne faire aucune imprudence qui l’irriterait… N’essayez pasde me voir à Alsheim, ne hâtez pas l’heure…

L’heure délicieuse où vous me serezpromise !

Ils se sourirent l’un à l’autre, pour lapremière fois.

– Je vous aime si profondément, continuaJean, que je ne veux pas vous demander le baiser que vousm’accorderiez sans doute… Je n’en ai pas le droit ; nous nedépendons pas entièrement de nous-mêmes, Odile… Et puis, il meplaît de vous montrer que vous m’êtes toute sacrée… Dites-moi aumoins que j’emporterai avec moi un peu de votre âme ?

Les lèvres voisines murmurèrent :« Oui. » Et, presque aussitôt :

– Entendez-vous là-bas ? C’est lapremière cloche de Pâques ?

Ensemble, ils se penchèrent, du côté où lafutaie descendait.

– Non, ce doit être le vent dans lesarbres.

– Venez, reprit-elle. Les cloches vontsonner… Et, si je n’étais pas vue là-haut quand elles sonneront, lavieille Rose qui m’accompagne le raconterait…

Elle l’entraîna, presque sans rien dire,jusqu’au pied du rocher. Là, ils se séparèrent, pour remonter versl’abbaye par deux sentiers différents.

– J’irai vous retrouver sur la terrasse,dit la jeune fille.

Le jour bleuissait dans le pli des ravins.C’était l’heure où l’attente de la nuit ne semble plus longue, oùle lendemain se lève déjà dans l’esprit qui songe.

En quelques minutes, Jean eut retraversé lacour, suivi les corridors du monastère, et ouvert la porte quidonne sur un jardin en angle aigu, à l’est des bâtiments. C’est làque tous les pèlerins de Sainte-Odile se réunissent pour voirl’Alsace, quand le temps est clair. Un mur, à hauteur d’appui,longe la crête d’un bloc énorme de rocher qui s’avance en éperonau-dessus de la forêt. Il domine les sapins qui couvrent les pentesde toutes parts. De l’extrême pointe qu’il emprisonne, comme de lalanterne d’un phare, on découvre à droite tout un massif demontagnes, et la plaine d’Alsace en avant et à gauche. En cemoment, le brouillard était divisé en deux régions, car le soleilétait tombé au-dessous de la crête des Vosges. Tout le nuage qui nedépassait pas cette ligne onduleuse des cimes était gris et terne,et, immédiatement au-dessus, des rayons presque horizontaux,perçant la brume et la colorant, donnaient à la seconde moitié dupaysage une apparence de légèreté, de mousse lumineuse. D’ailleurs,cette séparation même montrait la vitesse avec laquelle le nuagemontait de la vallée d’Alsace vers le soleil en fuite. Les floconsemmêlés entraient dans l’espace éclairé, s’irradiaient, etlaissaient apercevoir ainsi leurs formes incessamment modifiées, etla force qui les enlevait, comme si la lumière eût appelé leurscolonnes dans les hauteurs.

Dans l’étroit refuge ménagé pour les pèlerinset les curieux, il y avait, à l’entrée, un homme âgé, portant lecostume des vieux Alsaciens du nord de Strasbourg ; près delui, le prêtre aux cheveux gris frisés, que les enfants avaientsalué le matin, sur la pente de Sainte-Odile ; à deux pas plusloin, le jeune ménage de paysans wissembourgeois, et, à l’endroitle plus aigu, serrés l’un contre l’autre, assis sur le mur, deuxétudiants qu’on eût dits frères, à cause de leurs lèvresavançantes, de leurs barbes séparées au milieu et toutes fines,l’une blonde et l’autre châtaine. C’étaient tous des Alsaciens. Ilséchangeaient des propos lents et banals comme il sied entreinconnus. Quand ils virent s’avancer Jean Oberlé, plusieurs sedétournèrent, et ils se sentirent liés tout à coup par lacommunauté de race qui s’affirmait dans la commune défiance.

Est-ce un Allemand, celui-là ? dit unevoix.

Le vieux qui était près du prêtre jeta un coupd’œil du côté du jardin, et répondit :

– Non, il a les moustaches françaises etun air de chez nous.

– Je l’ai vu se promener avecmademoiselle Odile Bastian, d’Alsheim, dit la jeune femme.

Le groupe, rassuré, le fut davantage encorelorsque Jean eut salué le curé en alsacien, et demandé :

Les cloches d’Alsace seraient-elles enretard ?

Ils sourirent tous, non pour ce qu’il avaitdit, mais parce qu’ils se sentaient entre eux, chez eux, sanstémoin gênant. Odile vint à son tour, et, à droite du premiergroupe, s’appuya au mur. Jean lui faisait pendant de l’autre côtédu groupe. Ils souffraient de tant s’aimer, de se l’être dit, et den’être sûrs que d’eux-mêmes.

Les cloches n’étaient pas en retard. Dans labrume qui montait, leurs voix étaient encloses et serrées. Elless’échappèrent tout à coup du nuage, et on eût dit que chaque paquetde brouillard éclatait comme une bulle en touchant le mur, etversait à la cime du mont sacré l’harmonie d’un clocher.« Pâques ! Pâques ! Le Seigneur estressuscité ! Il a changé le monde et délivré les hommes !Les cieux sont ouverts ! » Elles chantaient cela, lescloches d’Alsace. Elles venaient du pied de la montagne, et deloin, et de bien loin ; voix de petites cloches et voix debourdons de cathédrales ; voix qui ne cessaient point, et,d’une volée à l’autre, se prolongeaient en grondements ; voixqui passaient, légères, intermittentes et fines, comme une navettedans la trame ; chœur prodigieux dont les chanteurs ne sevoyaient point l’un l’autre ; cris d’allégresse de tout unpeuple d’églises : cantiques de l’éternel printemps, quis’élançaient du fond de la plaine voilée de nuages, et montaientpour se fondre tous ensemble au sommet de Sainte-Odile. La grandeurde ce concert des cloches avait rendu silencieux les quelqueshommes qui étaient là groupés. L’air priait. Les âmes songeaient auChrist ressuscité. Plusieurs songeaient à l’Alsace.

– Il y a du bleu, dit une voix.

– Du bleu, là-haut, répéta une voix defemme, comme en un rêve.

On l’entendit à peine, dans le mugissement desons qui soufflait de la vallée. Cependant, tous les yeux à la foisse levèrent. Ils virent que, dans le ciel, dans la masse des brumesgalopant à l’assaut du soleil, des abîmes bleus s’ouvraient et secomblaient avec une rapidité vertigineuse. Et, quand ilsregardèrent de nouveau en bas, ils reconnurent que le nuage aussise déchirait sur les pentes. C’était l’éclaircie. Des parties deforêt glissèrent dans les fentes du brouillard en mouvement, puisd’autres, des crevasses noires, des halliers, des roches. Puis,brusquement, les derniers lambeaux de brume étirés, tordus,lamentables, montèrent en tourbillons, frôlèrent la terrasse, ladépassèrent. Et la plaine d’Alsace apparut, bleue et dorée.

Un de ceux qui regardaient cria :

– Que c’est beau !

Tous se penchèrent en avant, pour voir, dansl’ouverture de la montagne, la plaine qui s’élargissait à l’infini.Toutes ces âmes d’Alsaciens s’émurent. Trois cents villages de leurpatrie étaient au-dessous d’eux, dispersés dans le vert desmoissons jeunes. Ils s’endormaient au son des cloches. Chacunn’était qu’un point rose. Le fleuve, presque à l’horizon, mettaitsa barre d’argent bruni. Et au delà, c’étaient des terres qui serelevaient, et dont le dessin se perdait rapidement dans lesbrouillards encore suspendus au-dessus du Rhin. Tout près, ensuivant les pentes des sapinières, on voyait, au contraire, lesmoindres détails de la forêt de Sainte-Odile. Elle avançait dans lavallée plusieurs caps de verdure sombre, elle recevait entre eux laverdure pâle des premiers prés. Tout cela n’était plus éclairé quepar le reflet du ciel encore plein de rayons. Aucune partieéclatante n’attirait le regard. Les terres fondaient leurs nuancesen une harmonie, comme les cloches fondaient leurs voix. Le vieilAlsacien qui se tenait aux côtés du prêtre, dit, en étendant lebras :

– J’entends les cloches de lacathédrale.

Il montrait, dans le lointain des terresplates, la flèche célèbre de Strasbourg, qui avait l’air d’uneaméthyste, haute comme un ongle. Maintenant qu’ils voyaient le rosedes villages, ils croyaient reconnaître le son des cloches.

– Moi, dit une voix, je reconnais lecarillon de l’abbaye de Marmoutier. Comme il sonne bien !

– Moi, fit un autre, la cloched’Obernai.

– Moi, celles de Heiligenstein.

Le paysan qui était venu des environs deWissembourg dit aussi :

– Nous sommes trop loin pour entendre ceque chante le clocher de Saint-Georges de Haguenau. Pourtant,écoutez,… tenez,… à présent ?

Le vieil Alsacien répéta gravement :

J’entends la Cathédrale.

Mais il ajouta :

– Regardez encore là-haut !

Ils virent tous alors que le nuage était montétrès haut, jusqu’aux régions où passaient encore les rayons dusoleil. Le nuage, informe aux flancs de la montagne, s’était étendudans le ciel, en travers, et faisait comme une bande de gerbes deglaïeuls jetée au-dessus des Vosges et de la plaine. Il y en avaitde rouges comme du sang, et d’autres plus pâles, et d’autres quiétaient comme de l’or en fusion. Et tous les témoins élevés entreles deux abîmes, ayant suivi du regard la longue traînée lumineuse,remarquèrent qu’elle éclairait de son reflet la terre, et que lesmaisons lointaines de la ville capitale et la flèche de lacathédrale ressortaient, en lueur fauve, de l’ombre quis’épaississait.

– Cela ressemble à ce que j’ai vu dans lanuit du 23 août 1870, fit le vieil Alsacien. J’étais ici même…

Ils avaient entendu bien des fois citer cettedate, même les jeunes. Les regards se fixèrent plus tendrement surla petite flèche d’où arrivaient encore un peu de lumière et le sondes cloches ressuscitées.

– J’étais ici avec des femmes et desfilles des villages d’en bas, qui étaient montées parce que lebruit du canon redoublait. Nous entendions le canon comme à présentles cloches. Les bombes éclataient comme des fusées. Nos femmespleuraient ici où vous êtes. Ce fut cette nuit-là que labibliothèque prit feu, que le Temple-Neuf prit feu, et le Musée depeinture, et dix maisons du Broglie. Alors, il s’éleva une fuméejaune et rouge, et les nuages ressemblèrent à ceux que vousregardez. Strasbourg brûlait. Ils ont lancé contre elle centquatre-vingt treize mille obus !

Jeune, un des étudiants tendit le poing.

– À bas ! grommela l’autre.

Le paysan quitta sa toque, et la garda sousson bras, sans rien dire.

Les cloches sonnaient moins nombreuses. Onn’entendait plus celles d’Obernai, ni celles de Saint-Nabor, nid’autres qu’ils avaient cru reconnaître. Et c’étaient comme deslumières qui s’éteignent. La nuit venait.

Jean vit que les deux femmes étaient près depleurer, et que tous se taisaient.

– Monsieur l’abbé, dit-il, pendant queles cloches sonnent encore la résurrection, faites donc une prièrepour l’Alsace.

– C’est bien, mon petit, dit le paysanvoisin de l’abbé ; c’est bien, tu es du pays !

En même temps, la face lourde et lasse duprêtre se renouvela. Il y eut quelque chose de brisé dans letremblement de sa voix ; une très ancienne souffrance, jeuneencore, parla par ses lèvres, et il dit, tandis que tousregardaient comme lui Strasbourg, la ville que la nuiteffaçait :

– Mon Dieu, voici, que nous voyons, devotre Sainte-Odile, presque toute la terre bien-aimée, nos villes,nos villages, nos champs. Mais elle n’est pas toute ici, et, del’autre côté des montagnes, c’était aussi la terre de chez nous.Vous avez permis que nous fussions séparés. Mon cœur se fend d’ypenser, car, de l’autre côté des montagnes, la nation que nousaimons est celle que vous aimez encore. C’est la plus vieille desnations chrétiennes, c’est la plus proche de l’aménité divine. Ellea plus d’anges dans son ciel, parce qu’elle a plus d’églises et dechapelles, plus de tombes saintes à défendre, plus de poussièresacrée mêlée à ses guérets, à ses herbes, aux eaux qui la pénètrentet la nourrissent. Mon Dieu, nous avons souffert dans nos corps,dans nos biens ; nous souffrons encore dans nos souvenirs.Faites durer nos souvenirs cependant, et que la France non plusn’oublie pas ! Faites qu’elle soit la plus digne de conduireles nations. Rendez-lui la sœur perdue, qui peut revenir aussi…

– Amen !

– Comme reviennent les cloches dePâques !

– Amen ! firent deux voix d’hommes.Amen ! Amen !

Les autres témoins pleuraient en silence. Iln’y avait plus qu’un son grêle d’une seule cloche, dans l’air froidqui montait du gouffre. Les sonneurs devaient descendre desclochers perdus dans cette ombre qu’était devenue la plaine.

Au-dessus de la haute plate-forme du jardin,le nuage assombri, emporté vers le couchant, ourlait encore d’unviolet pourpre la crête des Vosges. Des étoiles s’ouvraient, dansles profondeurs pleines de nuit, comme les premières primevères quiéclosaient, à cette heure même, sous les sapins.

Bientôt, il ne resta plus, sur la terrasse,que trois personnes. Les autres étaient parties lorsque le secretde leurs âmes alsaciennes avait été révélé.

Le vieux prêtre, voyant devant lui les deuxjeunes gens près l’un de l’autre, et la tête d’Odile toute prochede l’épaule de Jean, demanda :

– Fiancés ?

– Hélas ! répondit Jean, souhaitezque cela devienne vrai !

– Je le souhaite. C’est bien, ce que vousavez dit, tout à l’heure. Que Dieu vous fasse heureux ! Jevous souhaite, à vous qui êtes jeunes, de revoir l’Alsacefrançaise.

Il s’éloigna.

– Adieu, dit Odile rapidement. Adieu,Jean !

Elle tendit la main, et partit sans sedétourner. Jean demeura près du mur de la terrasse.

Les oiseaux de nuit, hiboux, orfraies,grands-ducs et moyens-ducs, mêlant leurs cris, descendaient defutaie en futaie. Pendant un quart d’heure, le temps de leur cheminqu’ils faisaient par grands vols, leurs appels retentirent sur lesflancs de la montagne. Puis le silence complet s’établit. La paixmonta enfin, avec le parfum des forêts endormies.

Chapitre 8CHEZ CAROLIS

 

À l’entrée de la rue de Zurich, et donnant surle quai des Bateliers, l’une des reliques du vieux Strasbourg, il ya une maison étroite, beaucoup plus basse que ses voisines, coifféed’un toit à deux étages comme les pagodes chinoises. La façade,autrefois réjouie par le dessin de ses poutrelles peintes, estaujourd’hui recouverte d’un enduit blanc, où se lit cetteinscription : « Jean, dit Carolis,Weinstube ». Ce débit de vins, que rien d’extérieurne désigne à la curiosité du passant, n’est pas cependant un lieuquelconque, ni un cabaret ordinaire. L’endroit est historique. Leshabitants de Zurich y abordèrent en 1576, ou du moins les meilleurstireurs d’entre eux, pour prendre part au grand concours de tirauquel Strasbourg avait convoqué l’Empire et les États confédérés,ils apportaient avec eux une marmite de bouillie de millet. Et, àpeine furent-ils descendus de leur bateau, qu’ils firent constaterpar les Strasbourgeois que la bouillie était encore chaude.« Nous pourrons donc aisément vous porter secours, nosvoisins, dirent-ils ; par le Rhin et par l’Ill, la distanceest courte entre nos villes. » La parole donnée en 1576 futtenue en 1870, ainsi qu’en témoigne l’inscription gravée tout prèsde là, sur la fontaine de Zurich. Au moment où Strasbourg assiégéétait dans la plus pénible situation, les Zurichois intervinrent etobtinrent, du général de Werder, la permission de faire sortir dela ville les femmes, les vieillards et les enfants. Une autrenotoriété vint à cette maison, grâce au méridional qui y établit,vers 1860, un débit de vins du Midi. Jean dit Carolis ressemblaitétrangement à Gambetta. Il le savait et copiait le geste du tribun,et ses toilettes, et la coupe de sa barbe, et le son de sa voix.Son commerce fut assez florissant avant la guerre, mais il devintprospère dans les années qui suivirent, et un certain nombred’officiers allemands prirent l’habitude de venir boire là les vinsnoirs de Narbonne, de Cette et de Montpellier.

Un matin de la fin d’avril, Jean Oberlé, quise rendait chez le fonctionnaire de l’administration des forêtsqu’il avait depuis longtemps promis d’aller voir, passait sur lequai des Bateliers, lorsqu’une femme d’une quarantaine d’années,vêtue de noir, Alsacienne évidemment, sortit du café, traversa larue, et, s’excusant :

– Pardonnez-moi… Si monsieur voulait bienvenir… Un de ses amis le demande.

– Qui cela ? dit Jean étonné.

– L’officier, le plus jeune, là-bas.

Elle désignait, du doigt, l’ombre confusémentanimée que formait, sous le store de toile baissé, l’intérieur dela salle avec ses groupes de clients.

Jean, après avoir hésité un instant, lasuivit, et fut surpris, – car, n’étant pas Strasbourgeois, ilignorait la réputation et la clientèle de ce cabaret, – derencontrer là six officiers, dont trois du régiment de hussards,assis devant des tables couvertes de nappes à damier rouge et bleu,causant haut, fumant, et buvant le vin de Carolis. Le premierregard qu’il jeta, en arrivant de la pleine lumière dans cettedemi-obscurité, lui fit connaître que la salle était petite, –quatre tables seulement, – décorée de peintures allégoriques dansle goût allemand, d’un singe, d’un chat, d’un jeu de cartes, d’unpaquet de cigarettes, mais ornée surtout d’une glacesemi-circulaire, occupant un enfoncement dans la muraille degauche, et autour de laquelle pendaient les photographies encadréesdes habitués de la maison, anciens ou présents. Jean cherchaitencore qui avait bien pu l’appeler, lorsqu’un très jeune cavalier,dont la beauté corporelle éclata dans le simple mouvement qu’ilfit, mince dans sa tunique bleu de ciel à ganses d’or, se leva aufond de la salle à gauche. Près du lieutenant qui se levait, etautour de la même table, un capitaine et un commandant étaientrestés assis. Les trois officiers devaient revenir d’une longueroute : ils étaient couverts de poussière ; ils avaientle front en sueur, les traits tirés et les veines des tempes enrelief. Le plus jeune avait même rapporté de cette course à lacampagne une branche d’aubépine, qu’il avait glissée sousl’épaulette plate, du côté du cœur.

L’Alsacien reconnut le lieutenant Wilhelm vonFarnow, Prussien, de trois années plus âgé que lui, et qu’il avaitvu autrefois, pendant sa première année de droit, à Munich, oùFarnow était alors sous-lieutenant dans un régiment de uhlansbavarois. Depuis lors, il ne l’avait pas revu. Il savait seulementqu’à la suite d’une altercation entre officiers bavarois etprussiens, au casino du régiment, quelques-uns des officierscompromis avaient été déplacés, et que son ancien camarade était dunombre.

Non, le doute n’était pas possible. C’étaitbien Farnow : c’était la même façon élégante et hautaine detendre la main, le même visage blond, imberbe, trop ramassé et tropplat, avec les lèvres fortes, le nez petit, un peu relevé,impertinent, et des yeux admirables, bleu d’acier, d’un bleu dur,où vivait l’orgueil de la jeunesse, du commandement, d’une humeurbatailleuse et brave. Le corps était taillé pour faire plus tard uncuirassier solide et massif. Mais il était très mince encore et sibien proportionné, si agile, si évidemment aguerri et nerveux, etjuste en ses mouvements, que la réputation de beauté avait étéacquise à M. de Farnow, bien qu’il n’eût pas la beauté duvisage, de sorte qu’on disait à Munich, tantôt « le beauFarnow », et tantôt « Farnow Tête de Mort ». Avecune paire de moustaches rousses, des sourcils broussailleux et uncasque accentuant l’ombre de ses yeux, il eût été effrayant. Mais,à vingt-sept ans à peine, il donnait l’impression d’un êtreguerrier, violent, vainqueur de sa propre nature, disciplinéjusqu’en sa politesse parfaite et apprise.

Jean Oberlé vit qu’en se levant, Farnowparlait au commandant, son voisin immédiat, un soldat robuste, auxyeux lents et fermes. Il expliquait quelque chose, et l’autreapprouvait encore, d’une inclination de tête, au moment où lelieutenant présentait :

– Monsieur le commandant me permet-il delui présenter mon camarade Jean Oberlé, le fils de l’industrield’Alsheim ?

– Parfaitement, monsieur… un Alsacienintelligent… très répandu…

La seconde présentation amena, de la part ducapitaine, – un homme encore jeune, au profil busqué, d’éducationévidemment raffinée et d’humeur non moins évidemment hautaine, –les mêmes expressions flatteuses à l’adresse de l’industrield’Alsheim : « Oui vraiment, M. Oberlé est bienconnu,… un esprit des plus éclairés ;… j’ai eu le plaisir del’apercevoir ;… vous me rappellerez au souvenir deM. Oberlé… »

Jean se sentit humilié par les prévenances desdeux officiers. Il avait l’impression qu’il était l’objetd’attentions exceptionnelles, lui civil, lui bourgeois, luiAlsacien, lui que, de toute façon, ces hauts personnages devaienttenir pour leur inférieur. « Ce qu’a fait mon père est donc degrande importance, pensait-il, pour qu’on le paye de lasorte ?… Ni sa fortune, ni son train de maison, ni saconversation, ne méritent cette notoriété à un homme qui n’habitepas Strasbourg et ne remplit aucune charge… »

Un signe du commandant, presque tout de suite,mit fin à ce malaise, et rendit leur liberté aux deux jeunes gens,qui allèrent s’asseoir à la table la plus éloignée de la fenêtre,dans le fond de la salle.

– C’est absolument par hasard que vous merencontrez ici, dit Farnow avec une ironie où perçait l’orgueil dulieutenant prussien… Mon régiment y fréquente peu… Ce sont plutôtles officiers d’infanterie… Moi, je vais d’habitude à laGermania. Mais nous venons de faire une reconnaissance,comme vous le voyez, et mon commandant avait très chaud… Vous mepardonnez, mon cher Oberlé, de vous avoir envoyé chercher…

– C’est très amical, au contraire. Vouspouviez difficilement quitter vos chefs.

– Et je désirais renouer connaissanceavec vous… Depuis si longtemps, depuis Munich, nous ne nous sommespas revus… À peine aviez-vous dépassé l’angle de la maison là-bas,que j’ai dit à la servante : « C’est un de mesamis ! Courez chercher M. Oberlé. »

– En vérité, vous m’en voyez trèsheureux, Farnow.

En parlant, les deux jeunes gens s’étudiaient,avec la curiosité de deux êtres qui cherchent à combler des annéesd’inconnu : « Quelle vie a-t-il menée ? Quepense-t-il de moi ? Quelle confiance puis-jeavoir ? »

– Il me semble, reprit Farnow, que vousêtes tout nouvellement arrivé ?

– En effet, depuis la fin de février.

– On m’a assuré, dans le monde, que vousfaisiez, au 1er octobre, votre volontariat dans leshussards ?

– C’est exact.

– Saviez-vous, Oberlé, que j’avais eul’honneur de rencontrer votre père dans le monde, l’hiverdernier ? Je me suis fait présenter…

Pardonnez-moi, je suis si nouveau encore…

Les conversations étaient assez languissantes,en ce moment, chez Carolis, et Jean observa que les deux tuniquesbleues se tournaient vers lui ; que le commandant et lecapitaine examinaient la physionomie du futur volontaire. Ilsachevaient de boire le vin qu’on leur avait apporté dans unebouteille cachetée comme le bordeaux.

– Je serai heureux de vous voir pluslonguement, dit Farnow en baissant la voix. Désormais, j’espère quenous pourrons nous rencontrer…

– Vous connaissez Alsheim ?

– Oui, nous y sommes passés plusieursfois, en manœuvre…

Visiblement, le lieutenant cherchait à savoirjusqu’où il pouvait s’avancer. Il était en pays annexé, beaucoupd’incidents de la vie quotidienne le lui avaient appris. Il ne sesouciait pas de renouveler l’expérience. Il tâtait sa route…Pouvait-il promettre une visite ? Il l’ignorait encore. Etcette incertitude, si contraire à sa nature énergique, cetteprécaution blessante pour son orgueil, lui faisaient dresser latête, comme s’il allait être obligé de relever un défi. Jean, deson côté, se sentait troublé. Cette chose si simple, recevoir uncamarade d’autrefois, lui semblait, maintenant, un problème délicatà résoudre. Personnellement, il eût incliné vers l’affirmative.Mais ni madame Oberlé, ni le grand-père, n’admettraient uneexception à la règle jusqu’à présent si fermement maintenue :ne pas ouvrir à des Allemands, en dehors des relations d’affaires,banales et rapides, la maison du vieux député protestataire. Ils neconsentiraient pas… Cependant, il était dur, pour Jean, de semontrer, à Strasbourg, moins tolérant qu’il ne l’avait été àMunich, et, dès la première rencontre en terre alsacienne,d’offenser le jeune officier qui venait à lui et lui tendait lamain. Il tâcha de mettre quelque cordialité dans le ton du moins desa réponse.

– J’irai vous voir, mon cher Farnow, avecbeaucoup de plaisir.

L’Allemand comprit, fronça le sourcil, et setut. Évidemment, d’autres lui avaient refusé même une visite. Il nerencontrait pas, chez Oberlé, cette hostilité systématique etcomplète… Sa colère ne dura pas, ou ne se montra pas. Il avança samain fine, dont le poignet avait l’air d’un paquet de fils d’acierrecouvert de peau, et, du bout des doigts, toucha le pommeau de sonépée, qui n’avait pas quitté son côté.

– Je serai charmé moi-même, dit-ilenfin.

Il fit apporter une bouteille de bourgogne,et, ayant rempli le verre de Jean et le sien :

– À votre retour à Alsheim !dit-il.

Puis, buvant d’un trait, il reposa le verresur la table.

– Je suis vraiment satisfait de vousretrouver. Je vis assez seul, et vous connaissez mes goûts. Endehors de mon métier, que j’adore, au-dessus duquel je ne placerien, sinon Dieu qui en est le grand juge, j’aime surtout lachasse. Je trouve que l’homme est fait pour courir dans les largesespaces, pour affirmer sa force et sa domination sur les bêtes,quand il n’a pas l’occasion de le faire sur ses semblables. C’estun plaisir pour moi non pareil… À ce propos, il me semble queM. Oberlé a été évincé de son droit de chasse ?

– Oui, fit Jean, il a renoncé, à peu prèscomplètement…

– Si cela vous plaît de faire un tourchez moi ? J’ai loué une chasse près de Haguenau, moitié boiset moitié plaine ; j’ai des chevreuils qui me viennent de laForêt, l’antique Bois sacré ; j’ai du lièvre et du faisan, desbécassines aux moments des passages ; et, si vous aimez leslucioles, j’en ai qui volent sous les pins, et qui brillent commeles lances de mes hussards.

La conversation continua un peu de temps surce thème. Puis Farnow acheva de vider, avec Jean, la bouteille debourgogne de Carolis, et, enlevant le brin d’aubépine quifleurissait son épaulette et le laissant tomber à terre :

– Si vous le permettez, Oberlé, je vousaccompagnerai quelques pas. Dans quelle directionallez-vous ?

– Du côté de l’Université.

– C’est la mienne.

Les deux jeunes gens se levèrent ensemble. Ilsétaient presque de même taille et de type énergique tous deux,quoique différents d’expression, Oberlé soucieux d’atténuer cequ’il y avait d’un peu trop grave dans son visage quand il était aurepos, Farnow exagérant la rudesse de toute sa personne. Le jeunelieutenant tira le bas de sa tunique, pour effacer les plis, pritsur une chaise sa casquette plate, que décorait, en avant, lapetite cocarde aux couleurs prussiennes, et, marchant le premier,avec une raideur voulue, à demi tourné vers la table où setrouvaient le commandant et le capitaine, les salua d’uneinclination du corps à peine sensible et plusieurs fois répétée. Lacamaraderie respectueuse de tout à l’heure n’était plus de saison.Les deux chefs inspectaient par habitude ce lieutenant qui sortaitde chez Carolis. Gentilshommes eux-mêmes, très jaloux de l’honneurdu corps, ayant présents à l’esprit tous les articles du code duparfait officier, ils s’intéressaient à tout ce qui pouvait être,dans la conduite, l’attitude, la tenue ou les propos d’unsubordonné, l’objet d’un jugement public. L’examen dut êtrefavorable à Farnow. D’un geste de la main, amical et protecteur, lecommandant lui donna congé.

À peine dans la rue :

– Eh bien ! demanda Farnow, ils ontété parfaits, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Comme vous dites cela ! Vous neles avez pas trouvés prévenants ? Quand vous les aurez vusdans le service…

– Ils ont été trop aimables, aucontraire, interrompit Jean. Je m’aperçois, de jour en jourdavantage, qu’il a fallu que mon père s’humiliât beaucoup, pourêtre si honoré en haut lieu… Et cela me blesse, Farnow !

L’autre le fixa gravement, etrépondit :

– Franzosenkopf ! Tête deFrançais ! Quel étrange caractère que celui de ce peuple, quine peut pas prendre son parti d’avoir été conquis, et qui se croitdéshonoré quand les Allemands lui font une avance !

– C’est qu’ils n’en font pas degratuites, répliqua Oberlé.

Le mot ne déplut pas à Farnow. Il lui parutune sorte d’hommage au tempérament rude et utilitaire de sa race.Le jeune lieutenant ne voulait pas, d’ailleurs, s’engager dans unediscussion où il savait que les amitiés sont exposées à périr. Ilsalua une jeune femme qui venait en sens contraire, et la suivitdes yeux.

– C’est la femme du capitaine vonHoltzberg. Jolie, n’est-ce pas ?

Puis, désignant à gauche, au delà du pont, lesquartiers de la vieille ville qu’éclairait la lumière humide decette matinée de printemps, il ajouta, comme si les deux pensées seliaient naturellement dans son esprit :

– J’aime ce Strasbourg d’autrefois. Commeil est féodal !

Au-dessus de la rivière aux eaux salies parles usines et les égouts, s’enlevaient les toits aux longues penteset aux longues lucarnes, le flot tombant des tuiles de tous lesrouges, la pourpre médiévale de Strasbourg, rapiécée, trouée,tachée, lavée, violette par endroits, presque jaune à côté, rose ende certaines pentes, orangée sous certains reflets, royale partout,étendue comme un merveilleux tapis de Perse, aux soies fanées etsouples, autour de la cathédrale. La cathédrale elle-même, bâtie enpierre rouge, avait été et semblait être encore, vue de ce point,le modèle qui avait décidé de la couleur du reste, l’ornement, lagloire et le centre de tout. Une cigogne, les ailes ouvertes,ramant dans l’air à larges coups, les pattes horizontalesprolongeant le corps et servant de gouvernail, le bec un peu relevéen proue, oiseau de blason, volait dans le bleu, fidèle àStrasbourg comme toute sa race ancienne, protégée, sacrée commeelle, et retrouvant les mêmes nids en haut des mêmes cheminées.Jean et Farnow la virent qui inclinait vers la flèche de l’églisemaîtresse, devenait, vue de dos, en raccourci, un oiseau quelconquebattant l’air de ses plumes en arc, et disparaissait.

– Voilà des habitants, dit Farnow, que nila fumée de nos usines, ni les tramways, ni les chemins defer, ni les palais récents, ni le régime nouveaun’étonnent !

– Ils ont toujours été Allemands, ditJean avec un sourire. Les cigognes ont toujours porté voscouleurs : ventre blanc, bec rouge, ailes noires.

– En effet, dit l’officier en riant.

Il reprit son chemin, le long des quais, et,presque aussitôt, cessa de rire.

Devant lui, et venant du côté des quartiersneufs de la ville, un soldat du train conduisait deux chevaux, ouplutôt se laissait conduire par eux. Il était ivre. Placé entre lesdeux chevaux bruns, tenant les brides dans ses mains relevées, ilallait, titubant, heurtant de l’épaule l’une ou l’autre des bêtes,et, pour ne pas tomber, tirait parfois sur l’une d’elles quirésistait et s’écartait.

– Qu’est-ce que c’est ? grommelaFarnow. Un soldat ivre, à cette heure-ci !

– Un peu trop d’eau-de-vie degrain ! fit Oberlé. Il n’a pas l’ivresse gaie.

Farnow ne répondit pas. Les sourcils froncés,il observait l’attitude de l’homme qui venait, et qui n’était plusqu’à une dizaine de mètres de l’officier. À cette distance, l’hommeaurait dû, d’après le règlement, marquer le pas et tourner la têtedans la direction de son supérieur. Non seulement il avait oubliétoutes les théories, et continuait de rouler péniblement entre lesdeux chevaux, mais encore, au moment où il allait croiser Farnow,il murmura quelque chose, une injure sans doute.

C’en était trop. Un frisson de colère secouales épaules du lieutenant, qui marcha droit au soldat, dont leschevaux reculaient, effrayés. L’officier était humilié pourl’Allemagne.

– Halte ! cria-t-il. Tiens-toidroit !

Le soldat le regarda, hébété, fit un effort,et réussit à se tenir immobile, à peu près droit.

– Ton nom ?

Le soldat dit son nom.

– Tu auras ton compte à la caserne,brute ! Et, en attendant mieux, voilà ce que je te donne pourdéshonorer, comme tu le fais, l’uniforme !

Il étendit le bras droit de toute sa longueur,et, de sa main gantée, dure comme l’acier, il gifla l’homme. Lesang jaillit au coin de la bouche ; les épaules se rejetèrenten arrière ; les bras se raccourcirent comme pour boxer. Lesoldat dut avoir la tentation furieuse de riposter. Jean vit lesyeux égarés de l’ivrogne qui, de douleur et de colère, tandis qu’ilétait ainsi rejeté en arrière, faisaient tout le tour de l’orbite.Puis ils se fixèrent en bas, sur les pavés, domptés par un souvenirconfus et terrifiant de la puissance de l’officier.

– Marche à présent ! cria Farnow. Etne bronche pas !

Il était au milieu du quai, redressé, botté,d’une tête plus grand que sa victime, enveloppé de soleil, les yeuxfulgurants, le dessous des paupières et le coin des lèvres creuséspar la colère, et tel enfin qu’avaient dû l’entrevoir ceux quil’avaient surnommé Tête de Mort.

Les badauds accourus pour être témoins decette scène, et qui formaient cercle, au commandement du lieutenants’écartèrent, et laissèrent passer le soldat qui s’appliquait à nepas trop tirer sur les brides. Puis, comme un certain nombred’entre eux demeuraient encore attroupés, silencieux d’ailleurs oumurmurant à peine leur avis, Farnow les regarda les uns après lesautres, en tournant sur les talons et en croisant les bras. Lepetit commis de banque fila le premier en rajustant seslunettes ; puis la laitière avec son pot de cuivre sur lahanche et qui leva les épaules, toute seule, en reluquantFarnow ; puis le boucher accouru de la boutique voisine ;puis deux bateliers qui tâchèrent de paraître indifférents, bienqu’ils eussent tous deux beaucoup de sang aux pommettes ; puisdes gamins, qui avaient eu envie de pleurer, et qui se poussaientle coude, à présent, et s’en allaient avec un éclat de rire.L’officier se rapprocha alors de son compagnon de route, demeurésur la gauche, près du canal.

– Vous avez été loin, ce me semble, ditOberlé : ce que vous venez de faire est défendu par des ordresformels de l’Empereur. Vous risquez d’avoir une histoire…

– C’est la seule manière de traiter cesbrutes-là ! répondit Farnow, les yeux encore flambants.D’ailleurs, croyez-moi, il a déjà rendu ma gifle à ses chevaux, et,demain, il aura tout oublié.

Les deux jeunes gens marchèrent côte à côte,jusqu’aux jardins de l’Université, sans plus rien se dire,réfléchissant à ce qui venait de se passer. Farnow mettait unepaire de gants neufs pour remplacer l’autre, probablement souilléepar la joue du soldat. Il se pencha enfin du côté de Jean, et,gravement, avec une conviction évidente, il reprit :

– Vous étiez bien jeune quand je vousrencontrai, mon cher. Nous aurons quelques confidences à nous faireavant de connaître exactement nos opinions respectives sur bien despoints. Mais je m’étonne que vous n’ayez pas encore aperçu, vousqui avez séjourné dans toutes les provinces de l’Allemagne, quenous sommes nés pour la conquête du monde, et que les conquérantsne sont pas des hommes doux, jamais, ni même des hommesparfaitement justes.

Il ajouta, après quelques pas :

– Je serais désolé de vous avoir déplu,Oberlé ; mais je ne peux pas vous cacher que je ne regrettepas ce que j’ai fait. Sachez seulement qu’au fond de mes colères,il y a la discipline, la hiérarchie, la dignité de l’armée dont jefais partie… Ne rapportez pas l’incident, chez vous, sans direl’excuse… Ce serait trahir un ami… Allons, au revoir !

Il tendit la main. Ses yeux bleus perdirent,pour un moment, quelque chose de leur indifférencehautaine :

– Au revoir, Oberlé ! Vous êtes à laporte de votre bureaucrate des forêts.

Chapitre 9LA RENCONTRE

 

Jean revint d’assez bonne heure à la gare deStrasbourg, et prit le train pour Obernai où il avait laissé sabicyclette. En faisant la route d’Obernai à Alsheim, il aperçut,dans les prairies que traverse le Dachs, près de Bernhardsweiler,une seconde cigogne, immobile sur un pied.

Ce fut même la première chose qu’il dit àLucienne, rencontrée sous les arbres du parc. Elle lisait, habilléed’une robe gris de lin avec des applications de guipure au corsage.Ses yeux intelligents se levèrent en souriant de la page qu’ilsparcouraient, lorsqu’elle entendit le bruit de la machine sur lesable. Jean sauta à terre, Lucienne l’embrassa, et dit :

– Mon cher, que tu me manques donc !Que diable fais-tu toujours en voyage ?

– Des découvertes, ma chère sœur.D’abord, j’ai vu deux cigognes, arrivées au jour sacré, 23 avril,exactes comme des notaires.

Une moue des lèvres rouges montra le peu decas qu’elle faisait de la nouvelle.

– Ensuite ?

– J’ai passé trois heures dans lesbureaux de la conservation des forêts, où j’ai appris…

– Tu diras ça à mon père,interrompit-elle. Je vois tant de bois, vivant et mort, ici, que jen’ai aucune envie d’en avoir l’esprit volontairement occupé.Raconte-moi donc une nouvelle de Strasbourg, une toilette, uneconversation avec quelqu’un du monde ?

– C’est vrai, dit en riant le jeunehomme ; j’ai fait une rencontre.

– Intéressante ?

– Oui, une ancienne connaissance deMunich, un lieutenant de hussards.

– M. de Farnow ?

– Lui-même, le lieutenant au9e hussards rhénans Wilhelm von Farnow. Qu’as-tudonc ?

Ils étaient à la moitié de l’avenue, protégéspar un massif d’arbustes. Lucienne, brave et provocatrice commetoujours, croisa les bras et dit, calmant sa voix :

– Il y a qu’il m’aime.

– Lui ?

– Et que je l’aime.

Jean s’écarta de sa sœur pour la mieuxvoir.

– Cela n’est pas possible !

– Et pourquoi donc ?

– Mais, Lucienne, parce qu’il estAllemand, Prussien, officier !

Il y eut un silence, le coup avait porté. Jeandevint, tout pâle. Il reprit :

– Tu n’ignores pas, non plus, qu’il estprotestant ?

Elle jeta son livre sur le banc, et relevantla tête, et toute frémissante sous la contradiction :

– Crois-tu que je n’aie pasréfléchi ? Je sais tout ce qu’on peut dire. Je sais que lemonde d’Alsace, le monde intolérant et borné dont nous sommesentourés, ne se gênera pas. Oui, on criera, on m’accusera, on meplaindra, on essaiera de m’ébranler, et tu commences, toi, n’est-cepas ? Mais je te préviens que les arguments sont inutiles,tous les arguments… Je l’aime. Ce n’est pas à faire, c’est fait. Etje n’ai qu’un désir : savoir si tu seras pour ou contre moi.Car ma résolution, mon ami, ne changera pas.

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! fitJean, en se cachant la figure dans ses mains.

– Je ne croyais pas que cela pût te fairetant de peine. Je ne comprends pas. Est-ce que tu partages leurhaine stupide ? Dis ? Je surmonte bien mon émotion pourte parler ! Dis donc ? Parle donc ? Tu es plus pâleque moi, qui suis cependant seule en cause !

Elle lui prit les mains, et lui découvrit levisage. Et Jean la considéra un moment d’un air étrange, comme ceuxdont le regard n’a pas encore été rejoint par la pensée.

Puis il dit :

– Tu te trompes : nous sommes tousdeux en cause, Lucienne !

– Pourquoi ?

– L’un contre l’autre, parce que j’aiaussi un amour à t’apprendre : j’aime Odile Bastian !

Elle fut épouvantée de ce qu’elle entrevitdans ce nom d’Odile, et touchée en même temps, parce que l’argumentétait un argument d’amour, et une confidence. Toute son irritationtomba subitement. Lucienne pencha la tête sur l’épaule de sonfrère. Ses coques de cheveux blonds mêlés de roux se gonflèrent ets’ébouriffèrent contre le cou de Jean. Elle murmura :

– Mon pauvre Jean,… la fatalité nouspoursuit… Odile Bastian et l’autre… Deux amours qui s’excluent…Ah ! mon pauvre cher, c’est le drame de famille qui seperpétue par nous !…

Elle se redressa, ayant cru entendre un pas,et, prenant le bras de son frère, continua, nerveusement :

– Nous ne pouvons pas causer ici… Il fautpourtant que nous nous disions autre chose que des noms… Si monpère nous surprenait, ou maman, qui travaille, au salon, à je nesais quelle sempiternelle tapisserie… Ah ! mon ami, quand jesonge qu’à quelques pas d’elle nous échangeons des secrets commeceux-là, et qu’elle ne s’en doute pas !… Mais nous d’abord,n’est-ce pas ? nous !…

Elle eut un instant la pensée de revenir à lamaison et de monter dans sa chambre avec Jean. Puis, se décidantpour un meilleur abri :

– Viens dans les champs ; là,personne ne nous troublera.

Au bras l’un de l’autre, pressant le pas, separlant à voix basse et par phrases brèves, ils sortirent par lagrille, dépassèrent un peu l’extrémité de l’enclos, et, à droite dela route, qui était plus haute que les terres voisines, ilsdescendirent la pente d’un sentier dont on voyait la bande grisepresque à l’infini, entre les blés naissants. Déjà chacun d’eux,après la première minute de surprise, d’accablement, de peinevéritable causée par la pensée de ce que l’autre allait souffrir,chacun avait fait retour sur soi-même.

– Peut-être avons-nous tort de noustroubler, dit Lucienne en s’engageant dans le sentier. Est-ilcertain que nos deux projets soient inconciliables ?

– Oui : la mère d’Odile Bastiann’acceptera jamais que sa fille devienne la belle-sœur d’unofficier.

– Que sais-tu, toi-même, si cet officiern’aurait pas préféré entrer dans une famille moins arriérée que lanôtre ? dit Lucienne blessée. Ton projet peut aussi nuire aumien.

– Pardon, je connais Farnow : rienne l’arrêtera.

– À vrai dire, je le crois ! fit lajeune fille, dont le visage se releva et rougit d’orgueil.

– Il est de ceux qui n’ont jamaistort.

– Parfaitement.

– Tu fais partie de ses ambitions.

– Je m’en flatte.

– Tu peux donc être bientranquille : il n’aura pas d’hésitation… Les scrupulesviendront du côté des Bastian, qui sont des raffinés d’honneur…

– Ah ! s’il t’entendait, ditLucienne en quittant le bras de son frère, il se battrait avectoi !

– Qu’est-ce que celaprouverait ?

– Qu’il a senti l’injure comme je la sensmoi-même, Jean. Car M. de Farnow est hommed’honneur !

– Oui, à sa façon, qui n’est pas lanôtre.

– Très brave ! Très noble !

– Féodal plutôt, ma chère, c’est leurnoblesse… Ils n’ont pas eu le temps d’avoir celle d’après… Peuimporte, d’ailleurs. Je ne suis pas d’humeur à discuter… Je souffretrop… Tout ce que je veux dire, c’est que ma demande serarepoussée ; – je le devine ; j’en suis sûr ; – etque M. de Farnow ne comprendra pas pourquoi, et que, s’ille comprenait, il ne reculerait pas, il n’aurait pas l’idée de sesacrifier… En disant cela, je ne le calomnie pas ; je lepénètre.

Ils marchaient, enveloppés d’une lumière tièdedont ils ne jouissaient pas, entre de longues bandes de moissonsjeunes qui riaient inutilement autour d’eux. Dans la plaine,quelques remueurs de terre, les voyant passer l’un près de l’autre,et se promener, les enviaient. Lucienne ne pouvait nier que lespressentiments de son frère fussent raisonnables. Oui, cela devaitêtre ainsi, d’après ce qu’elle-même connaissait deM. de Farnow et des Bastian. En toute autre circonstance,elle eût plaint son frère, mais l’intérêt personnel parlait plushaut que la pitié. Elle éprouva une sorte de joie trouble,lorsqu’elle entendit l’aveu de ces craintes de Jean. Elle se sentitencouragée à ne pas être généreuse, parce qu’elle le sentaitinquiet. Et, ne pouvant pas le plaindre, elle se rapprocha du moinsde lui, et lui parla d’elle-même.

– S’il y avait plus longtemps que nousvivions ensemble, Jean, tu aurais su mes idées sur le mariage, etje t’étonnerais moins aujourd’hui… Je me suis promis de n’épouserqu’un homme très riche. Je ne veux pas avoir peur pour monlendemain. Je veux être sûre, et dominer…

– La condition est remplie, dit Jean avecamertume. Farnow a de grandes terres en Silésie. Mais il estégalement lieutenant au 9e régiment de hussardsrhénans !

– Eh bien ?

– Officier dans une armée contre laquelleton père s’est battu, ton oncle s’est battu, et tous tes parents demême, tous ceux qui avaient l’âge de porter les armes.

– Sans doute… Et moi-même, mon ami, jen’aurais pas demandé mieux que d’épouser un Alsacien. Peut-êtremême l’ai-je désiré sans le dire… Mais je n’ai pas trouvé ce que jesouhaitais. Presque tout ce qui avait un nom, une fortune, uneinfluence, a opté pour la France… c’est-à-dire abandonné l’Alsaceaprès la guerre… On a appelé cela du patriotisme… Les mots serventà tous les usages, en vérité… Qu’est-il resté ? Tu peuxcompter facilement les jeunes gens d’origine alsacienne,appartenant à des familles riches, et qui auraient pu prétendre àépouser Lucienne Oberlé…

Elle continua en s’animant :

– Mais ils ne m’ont pas demandée ;ils ne me demanderont pas, ceux-là, mon cher ! Voilà ce que tun’as pas compris, peut-être ? Ils se sont écartés, avec leursparents, parce que mon père se ralliait. Ils ont mis notre familleen interdit. Moi, je suis, par voie de conséquence, celle qu’onn’épouse pas. Leur intolérance, l’étroitesse de leur conception dela vie m’a condamnée. Ils m’appellent « la belle LucienneOberlé », mais aucun de ceux qui me regardent avec plaisir etqui me saluent avec une affectation de respect n’oserait braver sonmonde et faire de moi sa femme. Je n’ai donc pas à choisir, et tun’as pas de reproche à m’adresser. La situation est telle que, bongré, mal gré, je ne serai pas demandée par un Alsacien… Ce n’estpas ma faute… J’ai su ce que je faisais, je te l’assure, quand j’aiaccepté M. de Farnow.

– Accepté ?

– En ce sens que je suis liée,évidemment. J’ai été, l’automne dernier, mais surtout depuis quatremois, l’objet d’attentions sans nombre, de la part deM. de Farnow…

– C’est lui qui était à cheval, là, surla route, le soir de mon retour ?

– Oui.

– C’est lui qui visitait dernièrement lascierie avec un autre officier ?

– Oui, mais je l’ai vu surtout dans lemonde, à Strasbourg, quand mon père me conduisait dans les dînerset dans les bals… Tu sais que maman, à cause de sa médiocre santé,mais surtout à cause de son aversion pour tout ce qui est allemand,s’abstient généralement de m’accompagner… M. de Farnow nes’abstenait jamais… Je le rencontrais sans cesse… Il avait touteliberté de me parler… Enfin, quand il est venu ici, justement, il ademandé à mon père si j’autoriserais une première démarche. Et, cematin même, après déjeuner, j’ai fait répondre que oui…

– Alors, mon père consent ?

– Oui.

– Les autres ?

– Ignorent tout. Et ce sera terrible, tupenses bien ! Ma mère ! Mon grand-père ! L’oncleUlrich ! J’espérais ton appui, Jean, pour m’aider à vaincreles obstacles, et pour m’aider aussi à guérir les blessures que jevais faire… Il faut d’abord que M. de Farnow soitprésenté à maman, qui ne le connaît pas… Alsheim est impossibleencore… Nous avions songé à une réunion, dans une maison tierce, àStrasbourg… Mais, si je dois compter un ennemi de plus, à quoi bonte parler de mes projets ?…

Ils s’arrêtèrent. Jean songea un moment,devant la plaine qui déroulait ses bandes d’orges et de jeunes blésmêlées par leurs bords, comme les reflets d’une grande eaucourante. Puis, ramenant sa pensée et son regard sur Lucienne qui,le front levé, suppliante, inquiète, ardente, guettait sesmots :

– Tu ne peux savoir combien je souffre.Tu as détruit toute ma joie !

– Mon pauvre ami, je l’ignorais, tonamour !

– Et moi, je ne me sens pas le courage dedétruire le tien…

Lucienne lui jeta les bras autour du cou.

– Que tu es généreux, mon Jean ! Quetu es bon !

Il l’écarta, et dit tristement :

– Pas tant que tu l’imagines, Lucienne,car ce serait être bien faible. Non, je ne t’approuve pas. Non, jen’ai pas de confiance dans ton bonheur…

– Mais, au moins, tu me laisseslibre ? Tu ne t’opposeras pas ? Tu me défendras auprès demaman ?

– Oui, puisque tu t’es engagée déjà,puisque tu as le consentement de mon père, et puisque la résistancede ma mère pourrait amener de plus grands malheurs…

– Tu as raison, Jean, de plus grandsmalheurs, car mon père m’a dit…

– Oui, je devine, il t’a dit qu’ilbriserait toute opposition, qu’il se séparerait de ma mère plutôtque de céder… Cela est tout à fait dans les vraisemblances… Il leferait. Je n’engagerai donc avec lui aucune lutte… Seulement, jegarde ma liberté vis-à-vis de Farnow.

– Qu’entends-tu par là ?demanda-t-elle vivement.

– Je veux, répliqua Jean, d’un tond’autorité où Lucienne sentit l’invincible résolution de son frère,je veux qu’il sache parfaitement ce que je pense. Je trouveraiquelque moyen de m’expliquer avec lui. S’il persiste, après cela,dans sa volonté de t’épouser, il ne se méprendra pas, du moins, surles différences de sentiments et d’idées qui nous séparent.

– Cela, je le veux bien, réponditLucienne, subitement rassurée, et qui sourit, dans la certitude queM. de Farnow résisterait à l’épreuve.

Elle se détourna du côté d’Alsheim. Un cri devictoire lui montait aux lèvres. Elle le retint. Elle demeuraquelque temps silencieuse, respirant vite, énervée, et cherchant,avec les yeux et avec la pensée, ce qu’elle pourrait bien dire pourne pas dire son bonheur insultant.

Puis elle secoua la tête :

– Pauvre maison ! fit-elle. Àprésent que je dois en sortir, elle va me devenir chère. Je suispersuadée que, plus tard, quand la vie de garnison m’aura entraînéetrès loin de l’Alsace, j’aurai des visions d’Alsheim, je lereverrai en imagination, tiens, comme il est là.

Dans sa ceinture de vergers, le villagerassemblait ses toits roses. Et le village et les arbres formaientune île dans les blés et les trèfles d’avril. De menus oiseaux,dorés par la lumière, volaient au-dessus d’Alsheim. La maison desOberlé, à cette distance, paraissait ne faire qu’un avec lesautres. Il y avait dans les choses une si grande douceur, qu’on eûtpu croire douce la vie elle-même.

Lucienne s’abandonna à cette impression debeauté qui n’était venue chez elle qu’à la suite d’une penséed’amour. Elle réentendit ses propres paroles : « J’auraides visions d’Alsheim, tiens, comme il est là. » Puis, laligne onduleuse de la futaie des Bastian, qui se soulevait comme unpetit nuage bleuâtre au delà des derniers jardins, la fit sesouvenir de la douleur de Jean. Elle s’aperçut, alors seulement,qu’il n’avait pas répondu ; elle s’émut, non pas jusqu’à sedemander si elle renoncerait à être heureuse pour que Jean fûtheureux, mais jusqu’au point de regretter vivement, avec une sortede violence tendre, ce conflit de leurs deux amours. Elle auraitvoulu adoucir le chagrin qu’elle causait, le bercer avec des mots,l’endormir, ne plus le sentir si près d’elle et si vivant.

– Mon Jean, mon frère Jean, dit-elle, jerépondrai à ce que tu feras pour moi, en t’aidant de mon mieux. Quipeut savoir si, en travaillant ensemble, nous ne résoudrons pas leproblème ?…

– Non, il est au-dessus de tes forces etdes miennes.

– Odile t’aime ? Oui, n’est-ce pasqu’elle t’aime ? Alors, vous serez bien forts…

Jean fit un geste de lassitude.

– N’essaye pas, Lucienne, revenons…

– Je t’en prie… Raconte-moi, au moins,comment tu l’as aimée… Je suis digne de comprendre cela… Nousétions convenus de nous dire mieux que des noms… Tu n’as que moi, àqui tu puisses sans danger ouvrir ton âme.

Elle se faisait humble. Elle était mêmehumiliée de son bonheur secret… Elle renouvela sa demande. Elle futaffectueuse, elle trouva des mots justes pour peindre la beautéfière d’Odile, et Jean parla. Il le fit, par besoin de confier àquelqu’un l’espérance qu’il avait eue, et qui luttait encore pourne pas mourir. Il raconta la vigile de Pâques à Sainte-Odile, etcomment il avait rencontré la jeune fille, le Jeudi saint, dansl’avenue de cerisiers. De là, l’un aidant l’autre à se souvenir, àpréciser des dates, à retrouver des mots, ils remontèrent dans lepassé, jusqu’aux âges lointains où les divisions ne faisaient quecommencer entre les parents ; où elles étaient ignorées desenfants, inaperçues ; où, pendant les vacances, Lucienne,Odile, Jean, pouvaient croire que leurs deux familles, intimementunies, continueraient de vivre en seigneurs respectés et aimés duvillage d’Alsheim. Lucienne ne prenait pas garde qu’en évoquant cesimages du temps heureux, elle n’apaisait pas l’esprit de son frère.Il avait pu s’y complaire un instant, dans l’espoir d’y fuir leprésent, mais la comparaison s’était établie aussitôt, et larévolte n’en était que plus profonde, ameutant toutes lespuissances de l’âme contre le père, contre la sœur, contre cettefausse pitié derrière laquelle se cachait l’incapacité de sacrificede Lucienne. Le jeune homme ne répondit bientôt plus aux phrases desa sœur. Alsheim grandissait, et formait maintenant une silhouettelongue et brisée çà et là. Dans le soir calme, la maison des Oberlélevait, parmi les cimes des arbres encore grêles, son toitprotecteur. Quand la grille du parc, fermée chaque jour après ledépart des ouvriers, s’ouvrit pour les deux promeneurs, Jeans’effaça devant Lucienne, et, la laissant passer, dit très bas,d’un ton d’ironie :

– Allons, baronne von Farnow, entrez chezl’ancien député protestataire Philippe Oberlé !

Elle allait riposter. Mais un pas énergiquefaisait crier le sable de l’avenue ; un homme tournait l’angled’une pile gigantesque de hêtres ; une voix timbrée,impérieuse, et qui chantait pour paraître la voix d’un hommeheureux et sans regrets, dit :

– Les voilà donc, ces chers petits !Quelle promenade vous avez faite, mes enfants ! De la chuted’eau de l’usine, je vous ai vus dans les blés, comme deuxamoureux, penchés l’un vers l’autre…

M. Joseph Oberlé interrogea le visage deses enfants, et vit que celui de Lucienne du moins étaitsouriant.

– Nous avions donc des confidences à nousfaire ? continua-t-il. De grandes confidences,peut-être ?

Lucienne, gênée par le voisinage de laporterie, et plus encore par la douleur exaspérée de son frère,répondit vite :

– Oui, j’ai parlé à Jean. Il a compris.Il ne s’opposera pas.

Le père saisit la main de son fils.

– Je n’attendais pas moins de lui. Je teremercie, Jean. Je n’oublierai pas cela.

Dans sa main gauche, demeurée libre, il pritla main de Lucienne, et, comme un heureux père, entre ses deuxenfants, par la grande avenue tournante que suivaient les voitures,il traversa le parc.

Une femme, derrière les vitres du salon, lesvoyait venir, et ne recevait qu’une joie bien mêlée de cette scènefamiliale. Elle se demandait si l’union du père et des enfantsétait enfin faite contre elle.

– Tu sais, mon cher Jean, disait le père,redressant la tête et interrogeant la façade du château, tu saisque je veux ménager les susceptibilités, préparer les solutions, etne les imposer qu’à la dernière extrémité. Nous sommes invités chezles Brausig…

– Ah ! c’est déjà fait ?

– Oui, un dîner, une soirée asseznombreuse, pas trop. Je suppose que l’occasion sera très bonne pourprésenter M. de Farnow à ta mère. Je ne parlerai à tamère qu’ensuite. Et, pour ne peser en rien sur ses impressions,pour qu’elle ne rencontre pas mon regard, elle que tu sais sitimide, lorsqu’elle causera avec ce jeune homme, je refuserai pourmoi… Je te confierai l’avenir de Lucienne… Cette chère petite, toutmon rêve est de la rendre heureuse… Pas un mot à mon père, n’est-cepas ? Il apprendra le dernier ce qui ne le concerne, en somme,que secondairement…

Le grand espace vide, devant le perron,n’avait pas, depuis longtemps, vu un groupe aussi étroitement unifouler son sable toujours nivelé. Dans le salon, un peu en retrait,tâchant de laisser quelque confiance entrer dans son âme et n’yparvenant pas, madame Oberlé s’était arrêtée de travailler. Latapisserie était à terre.

Jean songeait :

« J’aiderai donc à cette entrevue, et j’yconduirai maman, qui ne se doutera de rien ! Quel rôle je vaisjouer, pour éviter de plus grands maux !… Elle me pardonneraun jour, heureusement, quand elle saura tout. »

Le soir, tard, en embrassant son fils, madameOberlé demandait :

– Ton père insiste pour que j’acceptel’invitation des Brausig. Iras-tu, mon bien-aimé ?

– Oui, maman.

– Alors, j’irai.

Chapitre 10LE DÎNER CHEZ LE CONSEILLER BRAUSIG

 

À sept heures, les invités de M. leconseiller intime Brausig étaient tous réunis dans le salon bleu, –tentures de peluche et bois doré, – que le fonctionnaire avaittransporté avec lui dans les différentes villes où il avait résidé.M. le conseiller intime Brausig était un Saxon, d’excellenteéducation, de manières et de gestes caressants. Il avait l’air deplier toujours dans le sens où on le touchait. Mais l’armatureétait solide. Et c’était au contraire, un homme immuable dans sesidées. Il était grand, roux, presque aveugle, et portait, sous descheveux longs, une barbe courte, rouge et blanche. Il n’avait pasde lunettes, parce que ses yeux n’étaient ni myopes, ni presbytes,mais épuisés et comme morts, couleur d’agate pâle. Il causaitabondamment. Sa spécialité était de concilier les opinions les plusdifférentes. Dans ses bureaux, dans ses rapports avec lesinférieurs, le fond du caractère apparaissait. M. Brausigavait l’esprit impérial. Il ne donnait jamais raison auxparticuliers. Le seul mot d’intérêt public lui paraissait répondreà toutes les raisons. Dans le monde officiel, on prétendait qu’ilétait question d’anoblir M. Brausig. Il le répétait. Sa femmeavait cinquante ans, un reste de beauté, une tailleimposante ; elle avait reçu les fonctionnaires de huit villesallemandes, avant d’habiter Strasbourg. Toute son attention,pendant les repas qu’elle donnait, était absorbée par lasurveillance des domestiques, et son impatience de millecontrariétés qu’elle cachait ne lui permettait de répondre à sesvoisins que par phrases dénuées d’intérêt.

Les invités formaient un mélange de races etde professions qu’on eût rencontré moins facilement dans une autreville allemande. Il y a tant d’éléments importés, dans ceStrasbourg contemporain ! Ils étaient au nombre de quatorze,la salle à manger pouvant permettre de dîner seize, à soixante-dixcentimètres par personne, ce qui était essentiel, aux yeux deM. le conseiller intime.

Celui-ci avait chez lui, autour de lui, et illes dominait de sa tête fade et triste, des protégés, desrecommandés ou des amis qui arrivaient de divers points del’empire : deux privat-docent, Prussiens, de l’Université deStrasbourg, puis deux jeunes artistes alsaciens, deux peintres, quitravaillaient, depuis un an, à la décoration d’une église ;c’étaient là les petites gens, auxquels venaient s’ajouter les deuxjeunes Oberlé, le frère et la sœur, et même la mère, que l’onconsidérait, dans le monde officiel, comme une personne d’espritborné. Les convives de marque étaient le professeur Knäpple,Mecklembourgeois, esprit cultivé et attentif, d’une éruditionminutieuse, auteur d’un ouvrage excellent sur le socialisme dansPlaton, époux d’une jolie femme, blonde, ronde et rose, quiparaissait plus blonde encore et plus rose, à côté de la barbeassyrienne, noire et frisée de son époux ; le professeurd’esthétique baron von Fincken, Badois, qui se rasait les joues etle menton pour mieux laisser voir les cicatrices de ses duelsd’étudiant, corps mince et nerveux, tête énergique, le nez relevéet comme fendu au bout par deux légères saillies des cartilages,esprit ardent, passionné, très antifrançais, et qui avait cependantplus de ressemblance avec le type français qu’aucun des invitésprésents, si on excepte Jean Oberlé. Il n’y avait point de madamevon Fincken. Mais il y avait la belle madame Rosenblatt, la femmela plus jalousée, la plus considérée, la plus recherchée dans lemonde allemand de Strasbourg, même dans le monde militaire, pour sabeauté et pour son esprit. Elle était de la Prusse rhénane, commeson mari le grand marchand de fer Karl Rosenblatt,archimillionnaire, homme sanguin, et cependant méthodique etsilencieux, qu’on disait, en affaires, d’une audace extrême etfroide.

Cette réunion ressemblait à toutes celles quedonnait le conseiller Brausig : elle n’avait aucunehomogénéité. Le haut fonctionnaire appelait cela « concilierles éléments divers du pays » ; il parlait du« terrain neutre » de sa maison et de la « tribuneouverte » que chaque opinion y rencontrait. Mais beaucoupd’Alsaciens se méfiaient de cet éclectisme et de cette liberté.Quelques-uns prétendaient que M. Brausig jouait simplement unrôle, et que ce qu’on disait chez lui ne demeurait jamais inconnudans les sphères plus élevées.

Madame Oberlé et ses enfants arrivèrent lesderniers chez M. le conseiller intime. Les convives allemandsfirent accueil à Lucienne, qui retrouvait en eux des relations déjàanciennes. Ils furent polis pour la mère, qu’on savait nefréquenter le monde officiel que par contrainte. Wilhelm vonFarnow, présenté par madame Brausig, qui était seule dans laconfidence des projets de l’officier, fit une inclination de têtecérémonieuse à la mère et à la jeune fille, se redressa, cambra lataille, et, aussitôt, rentra dans le groupe des hommes qui setenaient près de la glace sans tain.

Un domestique vint annoncer que le dîner étaitservi. Il y eut un mouvement en avant des habits noirs ; etles invités entrèrent dans une vaste pièce, décorée, comme chez lesOberlé, avec une évidente prédilection. Mais le goût n’était pas lemême. Les baies ogivales, à deux meneaux, ornées de rosaces dans lapointe de l’ogive, et fermées par des vitraux dont on ne voyait àcette heure que les plombs contournés ; les buffets à colonnestorses, à panneaux sculptés ; les boiseries montant jusqu’auplafond et terminées en clochetons ; le plafond lui-même,divisé en une multitude de caissons dans les sculptures desquelsles lampes électriques éclataient en fleurs de feu, toute ladécoration rappelait l’art gothique.

Jean, qui passait l’un des derniers, dans cecortège de dîneurs, donnait le bras à la jolie madame Knäpple, quin’avait d’yeux que pour le corsage admirablement fait et porté demadame Rosenblatt. La petite femme du professeur Knäpple cruts’apercevoir que Jean Oberlé considérait le même objet. Et aussitôtelle dit :

– Ce décolletage est indécent, vous netrouvez pas ?

– Je le trouve surtout d’un dessinirréprochable. Je crois que madame Rosenblatt se fait habiller àParis ?

– Mais oui, vous avez deviné, riposta lapetite bourgeoise. Quand on possède de pareilles fortunes, on asouvent des caprices bizarres, et peu de patriotisme.

Le commencement du repas fut assez silencieux.Peu à peu, le bruit des conversations particulières s’éleva. Oncommençait à boire. M. Rosenblatt se faisait verser de largesrasades de vin du Rhin. Les deux privat-docent à lunettesrevenaient au vin de Wolxheim comme à un texte difficile, et avecle même sérieux. Les voix grossirent. On n’entendit plus le pas desdomestiques sur le parquet. Les questions d’ordre généralcommencèrent à monter, comme la mousse facile des esprits remuéspar le vin et la lumière. Le professeur Knäpple, qui avait une voixcouverte, mais une façon très nette de prononcer, domina le bruitdes conversations, pour répondre à sa voisine, madameBrausig :

– Non, je ne comprends pas qu’on serange, parce qu’on est fort, du côté des forts. J’ai toujours étéun libéral, moi.

– Vous faites allusion au Transwaal,peut-être, dit avec un gros rire le conseiller placé en face etcontent d’avoir deviné.

– Précisément, monsieur le conseillerintime. Ce n’est pas d’une grande politique de laisser écraser lespetits.

– Vous trouvez celaextraordinaire ?

– Non, ordinaire. Mais je dis qu’il n’y apas de quoi se vanter.

– Les autres nations ont-elles donc agiautrement ? demanda le baron von Fincken.

Il releva son nez insolent. Personne necontinua la discussion, comme si l’argument avait été irréfutable.Et la vague du bruit commun roula de nouveau, mêlant etensevelissant les causeries particulières dont elle étaitformée.

La voix musicale de madame Rosenblatt rompitce bourdonnement. Elle disait à la petite madame Knäpple, placée del’autre côté de la table :

– Oui, madame, je vous assure qu’on y apensé !

– Tout est possible, madame ;cependant, je n’aurais pas cru que la municipalité d’une villeallemande pût même discuter une idée pareille.

– Pas si dénuée de sens ! N’est-cepas, monsieur le professeur, vous qui enseignezl’esthétique ?

Le professeur von Fincken, assis à la droitede la belle madame Rosenblatt, se tourna vers elle, la regardajusqu’au fond de ses yeux qui restèrent comme un lac sans brise, etdit :

– De quoi s’agit-il, madame ?

– Je dis à madame Knäpple que la questions’est posée, au conseil municipal, d’envoyer à Paris lestapisseries des Gobelins que possède la ville. Elles ont besoin deréparations.

– C’est exact, madame : la négativea prévalu.

– Pourquoi pas à Berlin ? demanda lajolie bouche rose de madame Knäpple. Est-ce qu’on travaille mal àBerlin, par hasard ?

Le conseiller Brausig trouva qu’il était tempsde concilier.

– Pour faire des Gobelins, sans doute, jedonnerais raison à madame Rosenblatt, et Paris est nécessaire.Mais, pour les réparer, il me semble qu’on peut le faire enAllemagne.

– Envoyer nos Gobelins à Paris !riposta madame Knäpple : sait-on s’ils reviendraientjamais ?

– Oh ! fit gravement, du bout de latable, l’un des jeunes peintres… Oh ! madame !

– Comment, oh ! Vous êtes Alsacien,vous, monsieur, dit la petite bourgeoise, piquée par l’interjectioncomme par une pointe d’aiguille. Mais, nous autres, nous avons ledroit de nous défier…

Elle avait dépassé la mesure. Personne nereleva son jugement. La conversation dominante tomba, et futremplacée par des appréciations flatteuses que chacun fit d’unchaufroid de cailles qu’on venait de servir. Madame Knäppleelle-même revint à des thèmes qui lui étaient plus familiers, carelle prenait rarement parti dans les discussions, lorsqu’il y avaitdes hommes présents. Elle se retourna du côté de son voisin vonFarnow, ce qui lui permit de ne plus voir la belle madameRosenblatt, et le corsage de madame Rosenblatt, et les yeux depervenche intelligents de madame Rosenblatt, et elle entrepritd’expliquer au jeune officier la confection des chaufroids et sarecette, qu’elle disait incomparable, pour préparer « labowle ». Cependant, pour la deuxième fois, la pensée de lanation vaincue avait été évoquée, et cette pensée continua des’agiter confusément dans les esprits, tandis que le vin deChampagne, marque allemande, moussait dans les coupes.

Madame Brausig n’avait encore échangé que desmots insignifiants avec M. Rosenblatt, son voisin de droite,qui mangeait beaucoup, et avec le professeur Knäpple, son voisin degauche, qui préférait causer avec madame Rosenblatt et avec lebaron von Fincken, ses vis-à-vis, quelquefois avec Jean Oberlé. Cefut elle, cependant, qui provoqua, sans le vouloir, une nouvellediscussion. Et la conversation s’éleva tout de suite à une hauteurqu’elle n’avait pas encore atteinte. La femme du conseiller parlaità M. Rosenblatt, tout en menaçant du regard un domestique quivenait de heurter le dossier de la chaise de madame Rosenblatt, saprincipale invitée ; elle parlait d’un mariage entre uneAlsacienne et un Allemand, un Hanovrien, commandant au régimentd’artillerie à pied n° 10. Le marchand de fer répondit assezhaut, sans se douter qu’il avait près de lui la mère d’une jeunefille que recherchait aussi un officier :

– Les enfants seront de bons Allemands.Ces sortes d’unions sont rares, on peut même dire rarissimes, et jele regrette, car elles aideraient puissamment à la germanisation dece pays entêté.

Le baron von Fincken reposa sur la table sacoupe de champagne, qu’il venait de vider d’un trait, etopina :

– Tous les moyens sont bons, parce que lebut est excellent.

– Assurément, dit M. Rosenblatt.

Jean Oberlé était, des trois Alsaciensprésents, le plus connu, le mieux qualifié pour répondre, et leplus empêché aussi, semblait-il, de donner son avis, à cause desdivisions que cette question même avait causées autour de lui. Ils’aperçut que le baron de Fincken l’avait regardé, enparlant ; que M. Rosenblatt le considéraitfixement ; que le professeur Knäpple glissait un regard versson voisin de gauche ; que M. Rosenblatt souriait d’unair qui signifiait : « Ce petit est-il capable dedéfendre sa nation ? Est-il sensible à l’éperon ? Voyonsun peu. »

Le jeune homme répondit, choisissant sonadversaire et tourné vers M. de Fincken :

– Je pense, tout au contraire, que lagermanisation de l’Alsace est une action mauvaise etmaladroite.

En même temps, la physionomie de Jeans’enhardissait, et le vert de ses yeux vibrait, comme celui desforêts quand le vent fouette les arbres à rebrousse-feuilles.

Le professeur d’esthétique eut l’air d’unhomme d’épée.

– Pourquoi mauvaise, s’il vousplaît ? Est-ce que vous considérez comme fâcheuse la conquêtedont elle est la suite ? Pensez-vous cela ? Mais dites-ledonc !

Dans le silence de tous les convives, laréponse de Jean Oberlé tomba :

– Oui.

– Vous osez, monsieur !

– Permettez ! fit M. leconseiller intime Brausig, en étendant la main, comme pour bénir.Nous sommes tous ici de bons Allemands, mon cher baron ; vousn’avez pas le droit de suspecter le patriotisme de notre jeune ami,qui ne parle qu’au point de vue historique…

Madame Oberlé et Lucienne faisaient signe àJean : « Tais-toi ! tais-toi ! »

Mais le baron de Fincken ne vit rien, etn’entendit rien. L’âpre passion, dont son visage était le symbole,se déchaînait. Il se leva à moitié, se pencha, la tête avancéeau-dessus de la table :

– Elle est jolie, la France ! Elleest unie ! Elle est puissante ! Elle estmorale !

La petite madame Knäpple reprit :

– Morale, surtout !

Des voix hautes, basses, ironiques, irritées,jetèrent confusément :

– Des amuseurs, les Français ! –Voyez leurs pestes de romans et de pièces ! – En décadence, laFrance ! – Une nation finie ! – Que fera-t-elle contrecinquante-cinq millions de Teutons ?

Jean laissa passer l’avalanche. Il regardaittantôt Fincken qui gesticulait, tantôt Farnow qui se taisait, lessourcils froncés et la tête haute.

– Je la crois très calomniée, dit-ilenfin. Elle peut être mal gouvernée ; elle peut être affaibliepar des dissensions ; mais, puisque vous l’attaquez, je suisravi de vous dire que je la considère encore comme une très grandenation. Vous-mêmes, vous n’êtes pas d’un autre avis.

Des clameurs véritables s’élevèrent :« Oh ! Ah ! par exemple ! »

– La preuve, c’est votre acharnementcontre elle. Vous l’avez vaincue, mais vous n’avez pas cessé del’envier !

– Lisez-vous les statistiquescommerciales, jeune homme ? demanda la ferme voix deM. Rosenblatt.

– Sixième rang, leur marinemarchande ! siffla un des privat-docent.

Comparez donc les deux armées ! ditl’autre.

Le professeur Knäpple assura ses lunettes, etarticula fortement cette proposition :

– Ce que vous dites, mon cher Oberlé, estvrai pour le passé. Même aujourd’hui, je crois pouvoir ajouter que,si nous avions la France à nous, elle serait rapidement un grandpays : nous saurions la mettre en valeur…

– Je vous en prie, ajouta insolemmentFincken, ne discutez pas une opinion qui n’est pas soutenable.

– Je vous en prie à mon tour, dit Jean,ne discutez pas en vous servant d’arguments qui ne concluent pas etqui ne touchent pas au fond de la question. Il n’est pas permis àun esprit éclairé de juger les pays simplement sur leur commerce,leur marine ou leur armée.

– Sur quoi donc les juger,monsieur ?

– Sur leur âme, monsieur ! La Francea la sienne, que je connais par l’histoire, et par je ne sais quelinstinct filial que je sens en moi. Et je crois fermement qu’il y abeaucoup de vertus supérieures ou de qualités éminentes, lagénérosité, le désintéressement, l’amour de la justice, le goût, ladélicatesse et une certaine fleur d’héroïsme, qui se rencontrent,plus abondamment qu’ailleurs, dans le passé et aussi dans leprésent de cette nation-là. Je pourrais en citer bien des preuves.Lors même qu’elle serait aussi faible que vous l’assurez, ellerenferme des trésors qui font l’honneur du monde, qu’il faudraitlui ravir avant qu’elle méritât de mourir, et près desquels tout lereste est peu de chose. Votre germanisation, monsieur, n’est que ladestruction ou la diminution de ces vertus ou de ces qualitésfrançaises dans l’âme alsacienne. Et c’est pourquoi je prétendsqu’elle est mauvaise…

– Allons donc ! cria Fincken.L’Alsace appartenait naturellement à l’Allemagne ; elle lui afait retour : nous assurons la reprise de possession. Quiest-ce qui n’en ferait pas autant ?

– La France ! riposta Oberlé, etc’est pour cela que nous l’aimions. Elle avait pu prendre leterritoire ; elle n’avait pas violenté les âmes. Nous luiappartenions par droit d’amour !

Le baron leva les épaules :

– Retournez-y donc !

Jean faillit crier :« Oui ! » Les domestiques s’arrêtaient de passer lesgâteaux pour écouter. Il reprit :

– Je trouve donc mauvaise en soi votretentative, parce qu’elle est une oppression des consciences ;mais je trouve aussi qu’elle est maladroite, même au point de vueallemand.

– Charmant ! dit le fausset demadame Knäpple.

– Vous auriez tout intérêt à conserver cequi peut nous rester d’originalité et d’indépendance d’esprit. Ceserait d’un exemple utile en Allemagne.

– Merci ! dit une voix.

– Et de plus en plus utile, insista lejeune homme. J’ai été élevé en Allemagne, je suis sûr de ce quej’avance. Ce qui m’a le plus frappé, et choqué, c’estl’impersonnalité des Allemands, leur oubli grandissant de laliberté, leur effacement devant le pouvoir de…

– Prenez garde, jeune homme !interrompit vivement le conseiller Brausig.

– Je dirai devant le pouvoir de laPrusse, monsieur le conseiller, qui dévore les consciences et quine permet de vivre qu’à trois types d’hommes qu’elle a modelés dèsl’enfance : des contribuables, des fonctionnaires et dessoldats.

Au bout de la table, un des privat-docent sesouleva sur sa chaise :

– L’Empire romain faisait de même, etc’était l’Empire romain !

Une voix vibrante, à côté de lui,jeta :

– Bravo !

Tous les convives regardèrent. C’était Wilhelmvon Farnow, qui n’avait dit que ce mot-là depuis le commencement dela discussion. La violence du débat l’avait irrité comme uneprovocation personnelle. Elle en excitait d’autres.M. Rosenblatt fermait les poings. Le professeur Knäpplemurmurait des phrases rageuses en essuyant le verre de seslunettes. Sa femme avait de petits rires nerveux.

Alors, la belle madame Rosenblatt, laissantcouler ses doigts le long de son collier de perles fines, sourit,et, regardant aimablement l’Alsacien :

– M. Oberlé a du moins le courage deses opinions, dit-elle. On ne peut être plus franchement contrenous.

Jean avait l’âme trop irritée pour répondreplaisamment. Il fixa successivement le visage de Fincken, deRosenblatt, de Knäpple, du privat-docent qui s’agitait près deLucienne, puis s’inclina légèrement du côté de madameRosenblatt :

– Ce n’est que par les femmes que lanation allemande pourra acquérir le degré de raffinement qui luimanque, madame. Elle en a d’accomplies…

– Merci pour nous ! répondirenttrois voix d’hommes.

Madame Knäpple, furieuse du compliment adresséà madame Rosenblatt, cria :

– Quel système avez-vous donc, monsieur,pour secouer le joug de l’Allemagne ?

– Je n’en ai pas.

– Alors, que demandez-vous ?

– Rien, madame. Je souffre.

Ce fut un des artistes alsaciens, le peintre àbarbiche jaune, celui qui ressemblait à un élève de Giotto, quireprit, et toute la table se pencha vers lui :

– Je ne suis pas comme M. Oberlé,qui ne demande rien. Il arrive seulement dans le pays, après unelongue absence. S’il l’habitait depuis quelque temps, il concluraitautrement. Nous autres, Alsaciens de la génération nouvelle, nousavons constaté, au contact de trois cent mille Allemands, ladifférence de notre culture française avec l’autre. Nous préféronsla nôtre, c’est bien permis ? En échange de la loyauté quenous avons témoignée à l’Allemagne, de l’impôt que nous payons, duservice militaire que nous faisons, notre prétention est dedemeurer Alsaciens, et c’est ce que vous vous obstinez à ne pascomprendre. Nous demandons à ne pas être soumis à des loisd’exception, à cette sorte d’état de siège, qui dure depuis trenteans ; nous demandons à ne pas être traités et administréscomme « pays d’empire », à la manière du Cameroun, duTogoland, de la Nouvelle-Guinée, de l’archipel Bismarck ou des îlesde la Providence, mais comme une province européenne de l’Empireallemand. Nous ne serons satisfaits que le jour où nous serons cheznous, ici, Alsaciens en Alsace, comme les Bavarois sont Bavarois enBavière, tandis que nous sommes encore des vaincus sous le bonplaisir d’un maître. Voilà ma demande !

Il parlait net, avec un flegme apparent, et sabarbiche dorée en avant comme une pointe de flèche. Ses motsmesurés achevaient d’exciter les esprits, et l’on pouvait prévoirdes ripostes passionnées, quand madame la conseillère Brausig seleva.

Ses invités l’imitèrent, et revinrent dans lesalon bleu.

– Tu as été absurde ! À quoipensais-tu ? dit Lucienne à demi-voix, en passant près deJean.

– C’est peut-être imprudent, tout ce quetu as dit, ajouta, un instant après, madame Oberlé, mais tu as biendéfendu l’Alsace, et je t’approuve.

M. le conseiller intime s’inclinait déjàde tous côtés, usant de cette autre formule, qu’il murmurait auxoreilles de Fincken, de Farnow, de M. Rosenblatt, duprofesseur Knäpple, des deux privat-docent, de Jean et des deuxartistes alsaciens : « Faites-moi le plaisir de me suivreau fumoir. »

Le fumoir était un second salon, séparé dupremier par une glace sans tain.

Les invités de M. Brausig y furentbientôt réunis. On apporta des cigares et de la bière. Des spiralesde fumée montèrent et se confondirent au plafond.M. Rosenblatt devint un centre de conversation. M. leprofesseur von Fincken en fut un autre. De fortes voix semblèrentse quereller, et ne firent qu’expliquer péniblement des idéessimples.

Seuls, deux hommes causaient d’un sujet graveet faisaient peu de bruit. C’était Jean Oberlé et Farnow. À peineavait-il allumé son cigare, celui-ci, touchant le bras de Jean,avait dit :

– Je désirerais avoir un entretien avecvous et à l’écart.

Et, pour être plus libres, les deux jeuneshommes s’étaient assis près de la cheminée monumentale, en face dela baie qui ouvrait sur le salon, tandis que les autres fumeurs,groupés autour de M. Rosenblatt et de M. de Fincken,occupaient l’embrasure des fenêtres.

– Vous avez été violent ce soir, moncher, dit Farnow avec cette politesse orgueilleuse qui étaitsouvent la sienne ; j’ai été vingt fois tenté de vousrépondre, mais j’ai préféré attendre. C’est un peu à moi que vousvous adressiez ?

– Beaucoup à vous. J’ai voulu vous diretrès nettement ce que j’étais, et vous l’apprendre devant témoins,afin qu’il fût établi que, si vous persévérez dans vos projets, jene vous ai fait, du moins, ni concession, ni avance ; que jene suis pour rien dans le mariage que vous projetez. Je n’ai pas àm’opposer aux volontés de mon père, mais je ne veux pas que l’onpuisse confondre mes idées et les siennes.

– Je l’ai bien compris de la sorte… Vousavez appris, évidemment, que j’ai vu votre sœur dans le monde, etque je l’aime.

– Oui.

Est-ce tout ce que vous avez àrépondre ?

Un flot de sang monta aux joues del’Allemand.

– Expliquez-vous vite, reprit-il. Mafamille est de bonne noblesse, le reconnaissez-vous ?

– Oui.

– Reconnaissez-vous que c’est un honneur,pour une femme, d’être recherchée par un officierallemand ?

– Pour toute autre qu’une Alsacienne.Mais, bien que vous ne compreniez pas ce sentiment-là, nous nesommes pas comme les autres, nous, les gens d’Alsace. Je vousestime beaucoup, Farnow. Mais votre mariage avec ma sœuratteindrait cruellement trois personnes chez nous. Moid’abord !

– En quoi, je vous prie ?

Ils étaient obligés de parler bas, et d’éviterles gestes, à cause de la présence, à l’extrémité de l’appartement,des hôtes de M. Brausig, qui observaient les deux jeunes gens,et cherchaient à interpréter leur attitude. Toute leur émotion,toute leur irritation était dans leurs yeux rapprochés et dans lesifflement des mots qui ne devaient être entendus que d’unepersonne.

À travers la glace sans tain, Lucienne pouvaitapercevoir Farnow, et, se levant et traversant le salon, oufeignant d’admirer la corbeille de fleurs qui dépassait le bas del’encadrement, elle interrogeait le visage de l’officier et celuide son frère.

– Vous êtes un homme de cœur, Farnow.Songez donc à ce que sera notre maison d’Alsheim, quand cette causede division aura été ajoutée aux autres ?

– Je m’éloignerai, fit l’officier, jepuis obtenir mon changement et quitter Strasbourg.

– Les souvenirs restent, chez nous. Maisce n’est pas tout. Et, dès à présent, il y a ma mère, quin’acceptera pas…

D’un mouvement de la main, Farnow montra qu’ilécartait l’objection.

– Il y a mon grand-père, celui quel’Alsace avait élu pour protester, et qui ne peut pas aujourd’hui,renier tout son passé.

– Je ne dois rien à M. PhilippeOberlé, interrompit Farnow.

La voix devint plus impérieuse :

– Je vous préviens que je ne me dédisjamais d’une résolution prise. Lorsque M. de Kassewitz,le préfet de Strasbourg et le seul parent proche qui me reste, serade retour du congé qu’il va prendre dans quelques jours, il ira àAlsheim, chez vous ; il demandera mademoiselle Lucienne Oberlépour son neveu, et il l’obtiendra, parce que mademoiselle LucienneOberlé veut bien m’accepter, parce que son père a déjà consenti, etparce que je veux qu’il en soit ainsi, moi, Wilhelm vonFarnow !

– Reste à savoir si vous aurez bienagi…

– Selon ma volonté, cela me suffit.

– Que d’orgueil il y a dans votre amour,Farnow !

Il y en a dans tout ce que je fais,Oberlé !

Pensez-vous que je m’y sois trompé ? Masœur vous a plu, parce qu’elle est jolie.

– Oui.

– Intelligente.

– Oui.

– Mais aussi parce qu’elle estAlsacienne ! Votre orgueil a vu en elle une victoire àremporter. Vous n’ignoriez pas que les femmes d’Alsace ont coutumede refuser les Allemands. Ce sont des reines difficilementaccessibles à vos ambitions amoureuses, depuis les filles decampagne, qui, dans les assemblées, refusent de danser avec lesimmigrés, jusqu’à nos sœurs, qu’on ne voit pas souvent dans vossalons ou à votre bras. Vous vous vanterez d’avoir obtenu LucienneOberlé, dans les régiments où vous passerez. Ce sera même une bonnenote en haut lieu, n’est-ce pas ?

– Peut-être, dit Farnow en ricanant.

– Agissez donc ! Brisez ou achevezde briser trois d’entre nous !

Ils s’irritaient, chacun essayant de secontenir.

L’officier se leva, jeta son cigare, et ditavec hauteur :

– Nous sommes des barbares civilisés,c’est entendu, moins encombrés que vous de préjugés et deprétentions à l’équité. C’est pourquoi nous vaincrons le monde, moncher ! En attendant, Oberlé, je vais aller m’asseoir près demadame votre mère, et causer avec elle en ennemi aussi aimable quepossible. M’accompagnez-vous ?

Jean fit signe que non.

Laissant là Oberlé, Farnow traversa lefumoir.

Lucienne l’attendait, inquiète, dans le salon.Elle le vit se diriger vers madame Oberlé, et, s’efforçant desourire, approcher une chaise du fauteuil où la frêle Alsacienne,en deuil, était assise.

M. le conseiller Brausig appelait, dansle même temps :

– Oberlé ? Vous avez fumé un cigaresans même boire un verre de bière ? Mais c’est un crime !Venez donc ! Justement M. le professeur Knäpple nousexpose les mesures que prend le gouvernement, pour empêcher larussification des provinces orientales de l’Allemagne…

* * * * * * * *

Tard dans la nuit, un landau emportait versAlsheim trois voyageurs qu’il venait de prendre à la gare deMolsheim. La route était longue encore. Lucienne ne tarda pas às’endormir, dans le fond de la voiture. Sa mère, qui n’avaitpresque rien dit jusque-là, se penchant alors vers son fils, luidemanda, désignant la très belle créature abandonnée au sommeil ettranquille :

– Tu savais ?

– Oui.

– J’ai deviné… Il n’y a pas eu besoin debeaucoup m’en dire. J’ai vu celle-ci le regarder… Oh ! monJean, l’épreuve que j’espérais éviter !… Celle dont la craintem’a fait accepter tant et tant de choses !… Je n’ai plus quetoi, Jean… Mais, tu me restes ! Elle l’embrassa fortement.

Chapitre 11EN SUSPENS

 

Comme presque rien n’arrive selon nosprévisions, la visite de M. de Kassewitz à Alsheim n’eutpas lieu à la date que Farnow avait annoncée. Vers la fin de juin,au moment où le haut fonctionnaire, revenu de sa saison d’eaux, sepréparait à aller demander la main de Lucienne, une dépêche l’avaitprié de retarder la démarche. L’état de M. Philippe Oberlés’était subitement aggravé.

Le vieillard, qu’il avait bien fallu prévenirde ce qui se tramait dans la maison, venait d’apprendre la vérité.Son fils était monté un matin dans la chambre de l’infirme. Avecdes détours, avec des formes déférentes qu’il prenait pour durespect et pour des ménagements, il avait laissé entrevoir queLucienne n’était pas indifférente aux avances d’un officier decavalerie, appartenant à une grande famille allemande ; ilavait dit que l’inclination était née spontanément ; que lui,Joseph Oberlé, malgré certains regrets, ne croyait pas avoir ledroit de contrarier la liberté de ses enfants, et qu’il espéraitque son père, dans l’intérêt de la paix, se résignerait. « Monpère, avait-il dit en terminant, vous n’ignorez pas que votreopposition serait inutile, et purement vexatoire. Vous avezl’occasion de donner à Lucienne une grande preuve d’affection,comme nous l’avons fait nous-mêmes : ne la repoussezpas. » Le vieillard avait demandé par signes : « EtMonique ? est-ce qu’elle a consenti ? »M. Joseph Oberlé avait pu répondre affirmativement sansmentir, car la pauvre femme, devant la menace d’une séparation,avait cédé une fois de plus. Alors, l’infirme avait mis fin à celong monologue de son fils, en écrivant deux mots qui étaient saréponse : « Moi pas. »

Le soir même, la fièvre se déclarait. Ellecontinuait le lendemain, et bientôt, par sa persistance et parl’affaiblissement qu’elle causait au malade, inquiétait lesOberlé.

À compter de ce jour, il fut question soir etmatin, dans la maison, de la santé de M. Philippe Oberlé. Oninterrogeait madame Monique, ou Jean, qu’il recevait à l’exclusiondes autres. « Comment va-t-il ? Les forces nereviennent-elles pas ? Est-ce qu’il a encore toute sa présenced’esprit ? » Chacun se préoccupait de ce qui se passait« là-haut », dans cette chambre d’où le vieux lutteur, àdemi disparu du monde des vivants, gouvernait encore sa familledivisée et la tenait sous sa dépendance. Ils parlaient tous deleurs inquiétudes. Et sous ce nom, dont ils se servaient justement,que de projets étaient cachés, que de penséesdifférentes !

Jean lui-même attendait l’issue de cette criseavec une impatience où son affection pour l’aïeul n’était pas seuleintéressée. Depuis l’explication qu’il avait eue avec Lucienne,depuis la soirée surtout chez le conseiller Brausig, toute intimitéavait cessé entre le frère et la sœur. Lucienne se faisait aussiaimable et prévenante qu’elle pouvait l’être, mais Jean nerépondait plus à ses avances. Dès que le travail ne le retenaitplus à l’usine, il fuyait la maison ; tantôt pour lescampagnes où la première moisson, celle de l’herbe mûre, attiraittoute la vie des fermes d’Alsace ; tantôt pour aller causeravec ses voisins devenus ses amis, les Ramspacher, lorsque, à latombée de la nuit, ils rentraient de la plaine, et alors, ce qui leconduisait, c’était l’espoir qu’il apercevrait, passant dans lesentier, la fille de M. Xavier Bastian. Mais, plus souventencore, il montait à Heidenbruch. M. Ulrich avait reçu lesconfidences de son neveu et une mission en même temps. Jean luiavait dit : « Je n’ai plus d’espoir d’obtenir Odile. Lemariage de ma sœur empêchera le mien. Mais je dois quand mêmedemander celle à qui j’ai dit que je l’aimais. Je veux être sûr dece qui me brise déjà le cœur, bien que je n’en aie que la crainte.Quand M. Bastian aura appris que Lucienne est fiancée àM. de Farnow ou qu’elle va l’être, – et cela ne tarderapas, si grand-père se rétablit, – vous irez chezM. Bastian ; vous lui parlerez pour moi ; il vousrépondra en connaissance de cause. Vous me direz s’il refuse à toutjamais sa fille au beau-frère de Farnow, ou s’il exige une épreuvede temps, – je l’accepterais, si longue fût-elle ! – ou s’il ale courage, auquel je ne crois pas, de mépriser le scandale quecausera le mariage de ma sœur. »

M. Ulrich avait promis.

Vers le milieu d’août, la fièvre qui épuisaitM. Philippe Oberlé disparut. Contrairement à l’attente dumédecin, les forces revinrent très vite. Il fut bientôt certain quela robuste constitution du malade aurait raison de la crise. Et latrêve accordée par M. Joseph Oberlé à son père prit fin.Celui-ci, revenu à la triste condition d’infirme dont la mort neveut pas allait être traité comme les autres, sans ménagement.

Aucune scène nouvelle n’eut lieu entre levieillard et son fils. Tout se passa sans bruit. Le 22 août, aprèsle dîner, dans le salon où Victor venait d’apporter le café,l’industriel dit à madame Oberlé :

– Mon père est désormais convalescent. Iln’y a plus de raison pour retarder la visite deM. de Kassewitz. Je vous avertis donc, Monique, qu’elleaura lieu ces jours prochains. Vous voudrez bien l’annoncer à monpère, puisque vous êtes seule à l’approcher. Et il importe que toutse passe ici régulièrement, sans rien qui ressemble à une surpriseou à une tromperie. Est-ce aussi votre avis ?

– Vous ne voulez pas remettre encorecette visite ?

– Non.

– Alors j’avertirai.

Jean écrivit, le soir même, à Heidenbruch, oùil ne pouvait se rendre :

« Mon oncle, la visite est décidée. Monpère n’en fait aucun mystère, pas même devant les domestiques. Ilveut, évidemment, que le bruit du mariage de ma sœur se répande.Lors donc que vous entendrez quelqu’un d’Alsheim, ces jours-ci,s’attrister ou s’indigner à notre sujet, allez voir, je vous ensupplie, si le rêve que j’avais fait peut vivre encore. Vous direzà M. Bastian que c’est le petit-fils de M. PhilippeOberlé qui aime Odile. »

Chapitre 12LA RÉCOLTE DU HOUBLON

 

Au bas de Sainte-Odile, un peu au-dessous desvignes, dans les terres profondes formées par les sables et lesdébris de feuilles tombés de la montagne, M. Bastian etd’autres propriétaires ou fermiers d’Alsheim avaient établi deshoublonnières. Or, l’époque était venue où la fleur donne sonmaximum de poussière odorante, heure très brève, difficile àsaisir.

Les planteurs de houblon faisaient donc defréquentes apparitions dans les houblonnières. Les courtierspassaient dans les villages. On entendait les acheteurs et lesvendeurs discuter les mérites comparés des houblons du Wurtemberg,du grand-duché de Bade, de la Bohême et de l’Alsace. Les journauxcommençaient à répandre les premiers prix des crus les plusfameux : Hallertau, Spalt, Woluzach.

Un juif de Munich était venu voirM. Bastian, le dimanche 26 août, et lui avait dit :

– Le Wurtemberg promet ; Bade aurade belles récoltes ; notre pays de Spalt, en Bavière, a deshoublons que nous payons cent soixante francs les cinquante kilos,parce que ce sont des houblons riches, qui ont de la lupuline commeun raisin a du jus. Ici, la sécheresse vous a nui. Mais je puisvous offrir cent vingt francs, à condition que vous récoltiez toutde suite. C’est mûr.

M. Bastian avait cédé, et convoqué sesjournalières cueilleuses de houblon pour le 28 août. C’était aussice jour-là que le comte von Kassewitz devait rendre visite àM. Joseph Oberlé.

Dès le matin, dans le jour déjà traverséd’haleines chaudes, les femmes s’étaient mises en marche vers cequ’on appelait « les hauts d’Alsheim », la région où laterre cultivée, creusée en arc, portait les houblonnières. Àquelques centaines de mètres de la lisière de la forêt, les hautesperches, rangées en bataille, soutenaient les lianes vertes.Celles-ci ressemblaient à des tentes de feuillage très pointues, àdes clochers plutôt, car des millions de petits cônes, formésd’écailles grises saupoudrées de pollen, se balançaient depuis lapointe extrême jusqu’à terre, comme des cloches dont le sonneurétait le vent. Tous les habitants savaient l’événement dujour : on récolte chez M. Bastian. Le maître, levé avantl’aube, était déjà rendu dans sa houblonnière, examinant chaquepied, calculant son bien, pressant et écrasant entre les doigts unede ces petites pommes de pin en mousseline dont le parfum attiraitles abeilles. En arrière, sur les sillons de chaume, deux chariotsétroits, attelés d’un cheval, attendaient la moisson, et près d’euxse tenaient Ramspacher, le fermier, ses deux fils, Augustin etFrançois, et un valet de ferme. Les femmes, sur la route toutedroite qui menait jusque-là, montaient en bande irrégulière, troisen flèche, puis cinq barrant le chemin, puis une suivant lesautres, la seule qui fût âgée. Chacune avait mis une robe et uncorsage de travail, en étoffe légère, déteinte et passée à l’usage,sauf pourtant la fille de l’épicier, Ida, qui portait une robepresque neuve, bleue à pois blancs, et une autre éléganted’Alsheim, Juliette, la brune fille du sacristain, celle qui avaitun corsage à la mode et un tablier à carreaux blancs et roses. Laplupart étaient sans chapeau, et n’avaient, pour garantir leurteint, que l’ombre de leurs cheveux de tous les blonds. Ellesallaient d’une allure tranquille et lourde. Elles étaient jeunes,fraîches. Elles riaient. Des gars de ferme, à cheval sur une bêtede labour et se rendant aux champs, des faucheurs, campés au coind’une pièce et la faux immobile engagée dans la luzerne molle,tournaient la tête, et suivaient du regard ces travailleuses qu’onne voyait pas d’ordinaire dans la campagne, lingères, couturières,apprenties, et qui s’en allaient, comme à une fête, vers lahoublonnière de M. Bastian. Le frisson des mots qu’on ne peutsaisir courait jusqu’à eux, dans le vent qui séchait la rosée. Letemps était clair. Quelques vieilles gens, quêteurs de fruitstombés sous les pommiers et les noyers épars, se décourbaient aussiet clignaient les yeux, voyant monter sur la route de la forêtcette bande de filles qui n’avaient pas de paniers, comme en ontles myrtilleuses et les cueilleuses de framboises.

Elles entrèrent dans la houblonnière, quialignait, sur huit rangs, ses huit cents pieds de houblon, etdisparurent, comme dans des vignes gigantesques. M. Bastiandistribua la besogne, et indiqua qu’il fallait commencer par lapartie qui touchait la route. Alors, le vieux fermier, ses deuxfils et le valet de ferme saisirent chacun une des perches, lourdesdu poids de la moisson ; les vrilles, les clochettesécaillées, les feuilles tremblèrent, et, après que les femmes,agenouillées, eurent coupé les tiges au ras du sol, les perchessoulevées sortirent de terre et furent inclinées et dépouillées deslianes qu’elles avaient portées. Tiges, feuilles et fleurss’abattirent et furent réunies en tas, pour être enlevées par leschariots. Les travailleurs ne s’arrêtèrent point à cueillir lescônes de houblon, qu’on détacherait à Alsheim, dans la cour de laferme, après midi. Mais, déjà couverts de poussière jaune et dedébris de feuilles, les hommes et les femmes s’empressaient dedégarnir les perches abattues. L’odeur amère et saines’avivait ; et le bourdonnement de la bande de journaliers,comme le bruit de vendanges précoces, s’en allait dans l’étendueimmense, rayée de prairies, de chaumes et de luzernes, dansl’Alsace ouverte et féconde, que le soleil commençait àchauffer.

Cette lumière, le repos de la nuit encorevoisin, la pleine liberté qu’ils n’avaient pas tous les jours, lacoquetterie instinctive que développait la présence des hommes, ledésir même d’être agréable à M. Bastian, qu’on savait d’humeurgaie, rendaient joyeux, d’une joie bruyante, ces enfants et cesjeunes filles qui récoltaient le houblon. Et, l’un des valets deferme ayant dit tout haut, tandis que son équipe soufflait unmoment : « Personne ne chante donc ? » la filledu sacristain, cette Juliette au visage régulier, et qui avait desi beaux yeux profonds sous ses cheveux bien peignés et relevés,répondit :

– J’en sais une belle !

Elle regardait, en répondant, le propriétairedu domaine, qui fumait, assis sur la première planche de chaume,au-dessus de la houblonnière, et qui contemplait avec amour, tantôtson coin de houblonnière, tantôt son Alsace dont jamais son espritne sortait.

– Si elle est belle, chante-la, dit lemaître. Est-ce une chanson que les gendarmes peuvententendre ?

– À moitié.

– Alors, tourne-toi du côté de la forêt,les gendarmes n’y passent pas souvent, parce qu’ils n’y trouventpas à boire.

Les gens qui étaient baissés, et ceux quiétaient debout et dressés, rirent silencieusement, à cause del’exécration où ils tenaient les gendarmes. Et la belle Juliettecommença la chanson, en alsacien bien entendu, – une de ceschansons que composent encore des poètes qui ne se soucient pas designer leurs œuvres et qui riment en contrebande.

La voix, assez ample, et pure surtout,disait :

« J’ai coupé les houblons d’Alsace, – ilsont poussé sur le sol que nous travaillons, – le houblon vert estbien à nous, – elle est à nous aussi la terrerouge ! »

– Bravo ! dit gravement le fermierde M. Bastian.

Celui-ci retira sa pipe de sa bouche, afind’entendre mieux.

« Ils ont poussé dans la vallée, – dansla vallée tout le monde a passé, – beaucoup de sortes de gens et devent, et de tourment. – Nous avons choisi nos amis.

» Nous boirons la bière à la santé de quinous plaît ; – nous n’aurons pas de mots sur les lèvres, –mais nous aurons des mots dans le cœur, – où personne ne peut rieneffacer. »

Les têtes lourdes, les têtes solides, jeunesou vieilles, restèrent un moment immobiles après que Juliette eutfini. On attendait la suite. Les lèvres des filles souriaient, àcause de la voix, et de la vie ; les yeux de M. Bastianet de Ramspacher brillaient à cause d’autrefois. Les deux filsétaient devenus graves. Juliette ne se remit pas à chanter :il n’y avait pas de suite.

– Je crois connaître le meunier qui acomposé la chanson, dit M. Bastian. Allons, mes amis,dépêchez-vous, voilà la première voiture qui s’en va à Alsheim. Ilfaut que tout soit cueilli et mis au séchoir avant la nuit.

Tous et toutes, sauf ce grand jeune François,désigné pour faire, en novembre, son service militaire, et quiavait pris la conduite du chariot, se courbèrent de nouveau versles pieds de houblon. Mais, au même moment, des taillis quibordaient la grande forêt, dans l’ourlet de buissons et declématites sauvages qui formaient une frange soyeuse aux futaies dela montagne, une voix d’homme répondit.

Qui donc passait ? Qui donc avaitentendu ? Ils crurent reconnaître la voix, qui était forte etinégale, usée, avec des élans de jeunesse. Et il s’éleva deschuchotements :

– C’est lui ! Il n’a pas peur…

La voix répondait, dans la même languerude :

« Le nœud noir des filles d’Alsace – anoué mon cœur avec de la peine, – a noué mon cœur avec de lajoie ; – c’est un nœud d’amour.

» Le nœud noir des filles d’Alsace – estun oiseau qui a de grandes ailes, – il peut franchir les montagnes– et regarder par-dessus.

» Le nœud noir des filles d’Alsace – estune croix de deuil que nous portons, – en souvenir de ceux et decelles – dont l’âme était pareille à la nôtre. »

La voix avait été reconnue. Quand elle eutcessé de chanter, les cueilleurs et les cueilleuses de houblon semirent à parler de M. Ulrich, qui, simplement toléré enAlsace, avait cependant plus de liberté de langage que desAlsaciens sujets de l’Allemagne. Le bruit des rires et des motséchangés grandissait dans la houblonnière, d’autant plus que lemaître s’éloignait.

M. Bastian, de son pas pesant et sûr,montait jusqu’à la lisière de la forêt, d’où était venue la voix,et s’enfonçait sous les hêtres. Quelqu’un l’avait vu venir, etl’attendait. M. Ulrich Biehler, assis sur une roche étoilée demousse, tête nue, las d’avoir marché au soleil, avait espéré, enchantant, faire grimper jusqu’à lui son vieil ami Xavier Bastian.Il ne s’était pas trompé.

– J’ai une place pour toi ici, cueilleurde houblon ! cria-t-il de loin, en montrant le large bloc degrès roulé au bas de la montagne, entre deux arbres, et sur lequelil était assis.

Bien qu’ils se tutoyassent, M. Ulrich etle maire d’Alsheim ne se voyaient pas souvent. Il y avait entre euxmoins d’intimité que de communauté d’opinions, d’aspirations et desouvenirs. Ils étaient amis d’élection, et la vieille Alsace lescomptait parmi ses fidèles. Cela suffisait pour que la rencontrefût jugée heureuse et le signal compris. M. Ulrich s’était ditque M. Bastian, ayant mis ses travailleurs à l’ouvrage, neserait pas fâché d’une diversion. Il avait chanté, en réponse à lachanson de Juliette, et M. Bastian était venu. À présent, lepâle et fin visage de l’ermite de Heidenbruch reflétait, avec labonne grâce de l’accueil, une émotion, une inquiétude difficile àcacher.

– Tu chantes encore, dit M. Bastian,en serrant la main de M. Ulrich ; tu chasses ; tucours la montagne !

Et il s’asseyait, soufflant, sur la pierre,les pieds dans les fougères et tourné vers les pentes descendantes,boisées de chênes, de hêtres et de buissons.

– L’apparence de tout cela, oui ! Jesuis un promeneur, un forestier, je suis un errant ; toi, tues, au contraire, le moins voyageur des hommes. Moi, je visite, tucultives : ce sont, au fond, deux genres de fidélité… Dis-moi,Xavier, j’ai à te parler d’une chose qui me tient à cœur.

Le lourd visage de M. Bastiantressaillit, ses grosses lèvres remuèrent, et on aurait pu juger, àson profond changement de physionomie, combien cet homme étaitsensible. Comme il était également peu expansif, il ne fit aucuneréponse. Il attendait.

– Je veux te recommander une cause quiest comme la mienne. Celui qui m’a prié de te voir, c’est mon pluscher parent… Xavier, je ne prends pas de détour avec toi :as-tu deviné que mon neveu Jean aime ta fille Odile ?

– Oui.

– Eh bien ?

Subitement, eux qui regardaient au loin, enavant, ils se regardèrent, les yeux dans les yeux, et ilss’effrayèrent, l’un à cause du refus qu’il lisait, l’autre à causedu mal qu’il causait.

– Non, dit la voix qui devint rude pourtriompher de l’émotion qui l’eût fait trembler, je ne peuxpas !

– Je m’y attendais… Mais, si je te disaisqu’ils s’aiment tous deux ?…

– Peut-être… Je ne peux pas !

– Tu as une raison bien grave,alors ?

– Oui.

– C’est ?…

M. Bastian, à travers les cépées, montradu doigt la façade de la maison des Oberlé.

– C’est qu’aujourd’hui, dans cettemaison-là, le préfet de Strasbourg va venir faire visite !

– Je n’avais pas la permission de te ledire, et je devais attendre, avant de te parler, que l’événementfût public.

– Il l’est. Tout le bourg d’Alsheim a étéaverti par les domestiques. On assure même queM. de Kassewitz vient demander la main de Lucienne pourson neveu le lieutenant von Farnow ?

– Je le sais.

– Et tu voudrais ?

– Oui !

– Que je donne ma fille à Jean Oberlé,pour qu’elle ait un beau-père candidat gouvernemental aux électionsprochaines et un beau-frère officier prussien ?

M. Ulrich soutint le regard indigné deM. Bastian, et répondit :

– Oui. Ce sont de grandes souffrancespour lui ; mais la faute n’en est pas à Jean. Où trouveras-tuun homme plus digne de toi et de ta fille ?

– Que fait-il donc pour s’opposer aumariage de sa sœur ? Il est ici. Il approuve par son silence…Il est faible…

M. Ulrich l’arrêta du geste :

– Non ! il est fort.

– Pas comme toi, qui as su, du moins,fermer ta maison.

– Elle m’appartenait.

– Et j’ai le droit de dire : pascomme moi. Tous ces petits jeunes acceptent trop de choses, monami. Moi, je ne fais pas de politique. Je me tais. Je remue le solde mon Alsace. Je suis en suspicion déjà parmi les paysans, quim’aiment sans doute, mais qui commencent à me trouvercompromettant ; je suis détesté par les Allemands de tout poilet de tout rang. Mais, que Dieu m’entende, tout cela ne fait quem’enraciner, et je ne change pas. Je mourrai avec mes hainesd’autrefois intactes, comprends-tu ? intactes…

Il avait, dans les yeux, l’éclair d’unfranc-tireur qui, au bout de la mire de son fusil, sûr de sa mainqui ne tremble pas, tient son ennemi.

– Tu n’es pas pour rien de ta génération,Xavier. Mais il ne faut pas être injuste. Ce petit que tu refuses,pour ne pas nous ressembler, n’en est pas moins un vaillantcœur.

– À savoir !

– N’est-ce pas lui qui a déclaré qu’iln’entrerait pas dans l’administration ?

– Parce que le pays lui plaît mieux etque ma fille lui plaît aussi.

– Non, d’abord parce qu’il estAlsacien.

– Pas comme nous, je t’enréponds !

– À la nouvelle manière. Ils sont obligésde vivre au milieu des Allemands, ils font leur éducation dans desgymnases allemands, et leur manière d’aimer la France suppose plusd’honneur et plus de force d’âme qu’il n’en fallait de notre temps.Songe donc qu’il y a trente ans !

– Hélas !

– Qu’ils n’ont rien vu de ce temps-là,qu’ils n’ont qu’un amour de tradition, ou d’imagination, ou desang, et que l’exemple de l’oubli est fréquent autour d’eux.

– Jean n’en a pas manqué, en effet, deces exemples-là !

– C’est pourquoi tu devrais être plusjuste pour lui. Songe que ta fille, en l’épousant, fonderait iciune famille alsacienne, très riche, très forte… L’officiern’habitera jamais Alsheim, ni même longtemps l’Alsace… Il ne serabientôt plus qu’un nom…

M. Bastian posa sa lourde main surl’épaule de M. Ulrich, et, d’un ton qui ne permettait guère dereprendre l’entretien :

– Écoute, mon ami, je n’ai qu’uneparole : cela ne sera pas, parce que je ne veux pas de cemariage-là ; parce que tous ceux de ma génération, les mortset les vivants, me le reprocheraient… Et puis, lors même que jecéderais, Ulrich, il y a une volonté, près de moi, plus forte quela mienne, qui ne dira jamais oui, vois-tu, jamais…

M. Bastian se laissa couler dans lesfougères, et, levant les épaules et secouant la tête, commequelqu’un qui ne veut plus rien entendre, descendit vers sesjournaliers. Quand il eut passé entre les rangées de ses houblonsabattus, et réprimandé chacun des travailleurs, il n’y eut plus derires, mais les filles d’Alsheim, et les fils du fermier, et lefermier lui-même, penchés sous le soleil qui devenait cuisant,continuèrent en silence le travail joyeusement commencé.

Déjà M. Ulrich remontait vers sonermitage de Sainte-Odile, désolé, se demandant quelle graverépercussion le refus de M. Bastian allait avoir sur ladestinée de Jean, s’inquiétant d’annoncer la nouvelle à son neveu.Sans espérer, sans croire qu’il y eût encore une chance, ilcherchait le moyen de fléchir le père d’Odile, et les projetsbourdonnaient autour de lui, comme les taons des bois de sapins,ivres de soleil, qui suivaient le voyageur dans sa lente ascension.Les torrents chantaient. Il y avait des volées de grives, desavant-courrières, qui traversaient les ravins, bondissantes dansl’air bleu, pour s’approcher des vignes et des fruits de la plaine.Mais c’était en vain. M. Ulrich était triste à en mourir. Ilne songeait qu’à son neveu, si mal récompensé d’être revenu àAlsheim. Entre les arbres, au détour des lacets, il regardait lamaison des Oberlé.

Celui qui aurait pénétré, en ce moment, danscette maison l’aurait trouvée extraordinairement silencieuse. Toutle monde y souffrait. M. Philippe Oberlé avait déjeuné, commed’habitude, dans son appartement. Madame Oberlé, sur l’ordre formelde son mari, avait consenti à descendre de sa chambre lorsqueM. de Kassewitz serait annoncé. « Toutefois,avait-elle dit, je vous préviens que je ne ferai pas de frais.J’assisterai par ordre, parce que je suis tenue à recevoir cepersonnage. Mais je n’irai pas au delà de mon obligation stricte. –Soit ! avait répondu M. Oberlé ; Lucienne, Jean etmoi, nous causerons avec lui. Cela suffira. » L’industriels’était rendu, aussitôt après le repas, dans son cabinet detravail, à l’extrémité du parc. Jean, qui n’avait pas manifesté desdispositions enthousiastes, était sorti, de son côté, en promettantde revenir avant trois heures. Lucienne se trouvait donc seule dansle grand salon jaune. Très bien habillée, en gris, dans une robetout unie qui n’avait d’ornement qu’une boucle de ceinture de deuxors et dans le style de la salle à manger, elle disposait des rosesdans des calices de cristal ou des tubes de porcelainetransparente, anémiée, qui contrastaient avec le meuble de veloursd’un ton dur et net. Lucienne avait le recueillement d’esprit d’unejoueuse qui voit finir la partie engagée et qui va la gagner. Elleavait, elle-même, dans deux soirées récentes à Strasbourg, négociécette affaire à laquelle ne manquait plus que la signature desparties contractantes : la candidature officielle promise àM. Joseph Oberlé dans la première circonscription vacante del’Alsace. La visite de M. de Kassewitz équivalait à lasignature du traité. Les oppositions se taisaient, comme celle demadame Oberlé, ou s’écartaient et devenaient des bouderies, commecelle du grand-père. La jeune fille allait de la cheminée à laconsole dorée que surmontait une glace, et elle se mirait, et ellejugeait joli le mouvement de ses lèvres, auxquelles elle faisaitrépéter tout bas : « Monsieur le préfet. » Une chosecependant l’irritait, et traversait le sentiment d’orgueil qu’elleavait de sa victoire : le vide absolu qui s’était fait autourd’elle.

Les domestiques eux-mêmes semblaient s’êtredonné le mot pour ne pas être là quand on avait besoin d’eux. Lescoups de sonnette restaient sans effet. Il avait fallu que, aprèsle déjeuner, M. Joseph Oberlé allât trouver dans l’office levalet de chambre de son père, ce bon gros Alsacien qui seconsidérait comme étant au service de toute la famille.« Victor, vous vous mettrez en habit pour recevoir la personnequi doit venir vers trois heures. » Victor avait rougi etrépondu péniblement : « Oui, monsieur. – Vous aurez soinde guetter la voiture, et de vous tenir au bas du perron. – Oui,monsieur. » Depuis cette promesse, qui heurtait sans doute lesentiment intime de Victor, celui-ci se dérobait, fuyait, etn’arrivait qu’au troisième ou quatrième appel, tout effaré,prétendant n’avoir pas entendu.

Le préfet de Strasbourg va venir ! Cemot-là, que disait Lucienne, madame Oberlé le méditait, enferméedans sa chambre. Il pesait, comme une nuée d’orage, surl’intelligence du vieux représentant protestataire de l’Alsace, duvieux forestier Philippe Oberlé, qui avait commandé qu’on lelaissât seul ; il agitait d’un fourmillement nerveux lesdoigts de M. Joseph Oberlé, qui écrivait des lettresd’affaires dans le bureau de la scierie, et qui s’interrompait pourécouter ; il sonnait douloureusement, comme le glas de quelquechose de noble, dans le cœur de Jean, réfugié chez le fermier desBastian ; il était le thème, le Leitmotiv queramenait, sous vingt formes diverses, la conversation vivante etmordante des cueilleuses de houblon.

Car les femmes et les filles de la ferme, etles journalières qui avaient travaillé le matin dans lahoublonnière, étaient rassemblées, depuis le repas du midi, dansl’étroite et longue cour de la ferme des Ramspacher. Assises surdes chaises ou des escabeaux, ayant chacune à leur droite un panierou une corbeille et à leur gauche un tas de houblon, ellesdétachaient les fleurs et rejetaient, les lianes dépouillées. Ellesformaient deux lignes, l’une le long des murs de l’étable, l’autrele long de la maison. Cela faisait une avenue de têtes blondes etde corsages en mouvement parmi les amoncellements de feuilles quiallaient d’une femme à l’autre, et les reliaient comme uneguirlande. À l’extrémité, la porte charretière, ouverte à deuxbattants sur la place du bourg d’Alsheim, laissait apercevoir lespignons de plusieurs maisons situées en face, leurs balcons debois, les tuiles plates des toitures. Par ce chemin, de demi-heureen demi-heure, arrivaient les charges nouvelles de lianes dehoublon, traînées par un des chevaux de la ferme. Le fermier, levieux Ramspacher, était à son poste, sous la grange énorme quiprécédait la maison d’habitation et devant laquelle se tenaient lespremières travailleuses, arrachant les cônes du houblon. Dans cebâtiment, vaste toiture qu’un mur portait d’un côté, et quesoutenaient, de l’autre, des piliers en cœur de sapin des Vosges,la plupart des travaux de la ferme s’accomplissaient, et plusieursrichesses se conservaient. On y pressait le raisin ; on ybattait le blé pendant les mois d’automne et d’hiver ; onserrait, dans les coins, des instruments de labour, des carrioles,des planches, des matériaux de construction, des barriques vides,un peu de foin. On y avait installé également une succession degrandes caisses de bois superposées, des étages de claies où chaqueannée le houblon était mis à sécher. Jamais le fermier ne déléguaitces fonctions délicates. Il était donc à son poste, devant leséchoir dont les premières tablettes étaient pleines déjà, et,monté sur une échelle, il répandait en couches égales le houbloncueilli que lui apportaient dans des mannequins ses deux filsaînés. La chaleur de l’après-midi, en cet août finissant, l’odeurdes feuilles écrasées et des fleurs que les mains froissaient commedes sachets de senteur, grisaient un peu les femmes. Plus encoreque le matin dans la houblonnière, des rires s’élevaient, et desquestions, et des réflexions qui faisaient naître vingt réponses.C’était le travail quelquefois qui fournissait un prétexte à cesfusées de mots, c’était aussi le passage, sur la place touteblanche de poussière et de soleil, d’une voisine ou d’un voisin,mais surtout les deux événements connus depuis peu : la visitedu préfet et le mariage probable de Lucienne.

La belle Juliette, la fille du sacristain,avait lancé la conversation, en disant :

– Je vous dis que c’est Victor qui l’araconté au fils du maçon : le préfet doit arriver dans unedemi-heure. Si vous croyez que je me dérangerai de ma place, quandil passera !

– Il verrait une trop jolie fille, ditAugustin Ramspacher en enlevant deux mannequins de fleur dehoublon. Il n’y aura que les laides qui se feront voir.

Ida, qui avait relevé sa robe bleue à pois,Octavie la vachère, qui portait ses cheveux tressés, enroulés etplaqués en auréole d’or derrière la tête, et Reine, la fille trèspauvre du tailleur, et d’autres, répondirent en riant :

– Pas moi, alors ! Ni moi ! Nimoi !

Et une voix de vieille femme, la seule vieillefemme qui aidât les jeunes filles, grommela :

– Je sais bien que je suis pauvre commePierre et Paul, mais j’aime mieux qu’il aille chez d’autres quechez moi, leur préfet !

– Sûrement !

Tous et toutes, ils parlaient librement. Lesmots rebondissaient entre les murs, et s’en allaient, avec deséclats de rire et des bruits de feuilles traînées et froissées.Sous la grange, cependant, dans le demi-jour, assis sur une pile desolives, le menton appuyé dans ses mains, il y avait un témoin quientendait, et ce témoin était Jean Oberlé. Mais les habitantsd’Alsheim commençaient à connaître le jeune homme, depuis cinq moispassés qu’il vivait au milieu d’eux. Ils le savaient très Alsacien.Dans l’occasion présente, ils devinaient que Jean s’était réfugiélà, près du fermier des Bastian, parce qu’il désapprouvaitl’ambition à laquelle son père sacrifiait tant de choses et tant depersonnes. Il était entré, sous prétexte de se reposer et de semettre à l’abri du soleil, en réalité parce que la présence deLucienne triomphante lui était un supplice. Et cependant ilignorait encore la conversation du matin entre son oncle etM. Bastian. Dans son âme malheureuse, la pensée d’Odilerevenait, et il la chassait pour demeurer maître de soi, car tout àl’heure il aurait besoin de toute sa raison et de toute saforce ; d’autres fois, il regardait vaguement lesdéfleurisseuses de houblon, et tâchait de s’intéresser à leurtravail et à leurs propos ; souvent, il croyait entendre lebruit d’une voiture, et il se redressait à demi, se rappelant qu’ilavait promis d’être à la maison quand M. de Kassewitzarriverait.

La voix de Juliette, décidément en verve,reprit :

– Qu’a-t-il besoin de venir à Alsheim, cepréfet de Strasbourg ? Nous vivons si bien sans lesAllemands !

– Ils ont juré de se faire détester,ajouta aussitôt le fils aîné du fermier, qui distribuait desprovisions de houblon aux femmes qui n’en avaient plus. Ainsi, ilparaît qu’ils interdisent tant qu’ils peuvent de parlerfrançais ?

– À preuve, mon cousin François-JosephSteiger, dit la petite Reine, la fille du tailleur. Un gendarme aprétendu l’avoir entendu crier : « Vive laFrance ! » à l’auberge. C’était, je crois bien, tout ceque mon cousin savait de français. Cela a suffi. Mon cousin a faitdeux mois de prison.

– Encore il criait, ton cousin !Mais à Albertchweiler, ils ont refusé à une société de chantd’exécuter des morceaux en langue française !

– Et le prestidigitateur français qui estvenu l’autre jour à Strasbourg ? Vous n’avez pas su ? Lejournal l’a raconté. Ils l’ont laissé payer les droits, louer lasalle, imprimer les affiches, et puis ils ont dit :« Vous ferez le boniment en allemand, mon bel ami, ou bienpartez ! »

– Ce qui est bien plus fort, c’est ce quiest arrivé à M. Haas, le peintre en bâtiments.

– Quoi donc ?

– Il savait bien qu’on ne peut pluspeindre une inscription en français sur une boutique. M. Haas,que je connais, n’aurait pas écrit un mot en contravention avec sespinceaux. Mais il a cru qu’il pouvait au moins passer une couche devernis sur une enseigne où il y avait écrit, depuislongtemps : « Chemiserie ». Ils l’ont fait venir, etmenacé d’un procès-verbal, parce qu’il conservait l’inscription,avec son vernis… Tenez, c’était en octobre dernier.

– Oh ! oh ! M. Hammserait-il content si la pluie, le vent et le tonnerre renversaientl’enseigne de l’auberge d’ici, qui s’appelle encore le Pigeonblanc, comme cela est arrivé déjà pour laCigogne !

Ce fut une ancienne, Joséphine la myrtilleuse,qui dit à la femme du fermier, apparue en ce moment au seuil de samaison :

– Triste Alsace ! Dans notrejeunesse, comme elle était gaie ! N’est-ce pas, madameRamspacher ?

– Oui : À présent, pour un rien, lesexpulsions, les procès, la prison : la police partout.

– Tu ferais mieux de te taire ! criaRamspacher d’un ton de reproche.

Le cadet, François, défendit la mère, etrépondit :

– Il n’y a pas de traître ici. Et puisest-ce qu’on peut s’en taire ? Ils sont trop durs. C’est pourcela qu’il y a tant de jeunes gens à émigrer !

De son coin d’ombre, Jean regardait toutes cestêtes de jeunes filles qui écoutaient, les yeux ardents,quelques-unes immobiles et dressées, d’autres continuant de sebaisser et de se relever en défleurissant les lianes vertes.

– Travaillez donc, au lieu de tantjacasser ! dit de nouveau la voix du maître.

– Cent soixante-dix insoumis, condamnéspar le tribunal de Saverne, en un seul jour, en janvierdernier ! dit Juliette, avec un rire qui secoua ses cheveux.Cent soixante-dix !

François, le grand gars noueux et nonchalantqui était en ce moment tout près de Jean Oberlé, versa sur laplanche du séchoir un mannequin de houblon, et, se penchantensuite :

– C’est par Grand-Fontaine qu’il fait bonpasser la frontière, dit-il à voix basse. Le meilleur passage,monsieur Oberlé, est entre Grand-Fontaine et les Minières… Lafrontière est là en face, qui fait comme un éperon. Nulle part ellen’est si voisine, mais il faut se méfier du garde forestier et desdouaniers. Ils arrêtent les gens pour leur demander où ils vont,des fois.

Jean frissonna. Qu’est-ce que cela voulaitdire ? Il commença :

– Pourquoi vous adressez-vous ?…

Mais le jeune paysan s’était retourné, etcontinuait son travail. Sans doute c’était pour lui-même qu’ilavait parlé. Il avait confié son propre projet à son« pays » mélancolique et silencieux, qu’il voulaitamuser, étonner ou se rendre sympathique.

Mais Jean avait été remué par cetteconfidence.

Une voix flûtée cria :

– Voilà la voiture à l’entrée dubourg ! Elle va passer devant l’avenue deM. Bastian !

Toutes les égrappeuses de houblon levèrent latête.

La petite Franzele était debout, à côté dupilier qui soutenait le portail ouvert. Penchée, le haut du corpsdépassant le mur de clôture, ses cheveux bouclés fouettés par levent, elle regardait à droite, d’où venait un bruit de roues. Dansla cour, les femmes s’étaient arrêtées de travailler. Ellesmurmuraient : « Le préfet ! Le voilà… Il vapasser. »

Le fermier, que le silence subit des femmes,autant que la voix de la petite, avait tiré de son occupation sousla grange, se tourna vers la cour où les cueilleuses écoulaient,immobiles, le bruit des roues et des chevaux qui s’approchaient. Ilcommanda :

Ferme la porte charretière,Franzele !

Et il ajouta, en grommelant :

– Je ne veux pas qu’il voie comment c’estfait, chez moi !

La petite poussa l’un des vantaux, puis,curieuse, ayant encore avancé le front :

– Oh ! c’est drôle ! Ehbien ! il ne pourra pas dire qu’il aura vu beaucoup de monde…On ne s’est guère dérangé pour lui… Il n’y a que les Allemandes,naturellement… Elles sont toutes là, à côté de laCigogne…

– Fermeras-tu ! riposta lefermier en colère.

Cette fois, il fut obéi. Le second vantail serabattit sur le premier. Les vingt personnes présentes entendirentle bruit de la voiture qui roulait dans le silence du bourgd’Alsheim. Il y avait des yeux dans tous les coins d’ombre,derrière les vitres. Mais on ne sortait pas sur le seuil desportes, et, dans les jardins, les bêcheurs de plates-bandes avaientl’air absorbés par le travail au point de ne rien entendre.

Quand l’équipage fut à cinquante mètres audelà de la ferme, les imaginations se représentèrent l’avenue desOberlé, là-bas, à l’autre bout du village, et, reprenant unepoignée de tiges de houblon, les femmes et les filles sedemandèrent, curieuses, ce qu’allait faire le fils deM. Oberlé, et elles regardèrent, à la dérobée, vers lagrange.

Il n’était plus là.

Il s’était levé, pour ne pas manquer à laparole donnée, et, ayant couru, il arrivait, pâle malgré la course,à la porte du potager, au moment où les chevaux du préfet, àl’autre extrémité du domaine, franchissaient la grille du parc.

Toute la maison était déjà prévenue, Lucienneet madame Oberlé se tenaient assises près de la cheminée. Elles nese disaient rien. L’industriel, qui, depuis une demi-heure, étaitrevenu de son bureau, et qui avait passé la jaquette qu’il mettaitpour aller à Strasbourg et un gilet de piqué blanc, observait, lesdeux bras écartés derrière les vitres de la fenêtre, le landau quis’avançait en contournant la pelouse.

Le programme s’exécutait selon les planscombinés par lui. Le personnage officiel qui venait de pénétrerdans le domaine apportait à M. Oberlé l’assurance de la faveurallemande. Une seconde, dans une bouffée d’orgueil qui le fittressaillir, celui-ci aperçut, en imagination, le palais duReichstag…

– Monique, dit-il en se retournant,essoufflé comme après une grande course, est-ce que votre fils estenfin rentré ?

Devant lui, mince dans le fauteuil jaune,auprès de la cheminée, madame Oberlé répondit, tous les traitstendus par l’émotion :

– Il y sera, puisqu’il l’a promis.

– Le fait le plus certain est qu’il n’yest pas. Et le comte de Kassewitz arrive… Et Victor ? jesuppose qu’il est sur le perron pour annoncer comme je l’airecommandé ?

– Je le suppose.

M. Joseph Oberlé, furieux de lacontrainte que s’imposait sa femme, de la désapprobation qu’ilrencontrait jusque dans cette soumission, traversa l’appartement,tira avec violence le cordon de la vieille sonnette, et,entr’ouvrant la porte qui donnait sur le vestibule, constata queVictor n’était pas à son poste.

Il dut se retirer, car le bruit des pasmontant le perron se mêlait aux derniers tintements de lasonnette.

M. Joseph Oberlé se plaça près de lacheminée, face à la porte, près de sa femme. Les pas écrasaient lesable sur le granit du perron.

Quelqu’un était venu cependant à l’appel de lasonnette. La porte fut poussée, l’instant d’après, et le ménage desOberlé aperçut en même temps la vieille cuisinière Salomé, blanchecomme la cire, les dents serrées, qui ouvrait la porte sans motdire, et M. de Kassewitz qui la frôlait et entrait.

Ce personnage, très grand, très larged’épaules, était sanglé dans une redingote. Son visage étaitcomposé de deux éléments disparates : un front bombé, despommettes rondes, un nez rond, puis, faisant saillie, hérissant lapeau, soudés en mèches dures, les sourcils, les moustaches, labarbiche courte pointaient en avant et en l’air. Cette figure dereître, faite de flèches et de rondaches, s’animait de deux yeuxperçants, vivants, qui devaient être bleus, car le poil étaitjaune, mais qui ne sortaient point de l’ombre, à cause des sourcilsdébordants, et de l’habitude qu’avait l’homme de plisser lespaupières. Ses cheveux, rares sur les tempes, étaient ramenés encoup de vent de l’occiput jusqu’au-dessus des oreilles.

M. Joseph Oberlé s’avança, et dit, enallemand :

– Monsieur le Préfet, nous sommes trèshonorés de votre visite… Avoir pris cette peine vraiment…

Le fonctionnaire saisit et serra la main quetendait M. Oberlé. Mais il ne le regarda pas, et ne s’arrêtapas. Sur le tapis de haute laine du salon, ses pas continuèrent desonner lourdement. Il fixait, au coin de la cheminée, la minceapparition en deuil. Et, colossal, il salua, par des mouvementsrépétés de tout le buste raidi.

– Monsieur le comte de Kassewitz, ditM. Oberlé, – car le préfet n’avait jamais été présenté à lamaîtresse de la maison.

Celle-ci fit une légère inclination de lanuque, et ne répondit rien. M. de Kassewitz se redressa,attendit une seconde, puis, prenant son parti et affectant unebonne humeur qu’il n’éprouvait peut-être pas, salua Lucienne quiavait rougi, et qui souriait.

– Je me rappelle avoir vu mademoisellechez Son Excellence le Statthalter, répondit-il. Et, vraiment,Strasbourg est à quelque distance d’Alsheim. Mais je suis d’avisqu’il y a des merveilles qui valent le voyage, encore mieux que lesruines des Vosges, monsieur Oberlé…

Il eut un rire de satisfaction, et s’assit surle canapé jaune, à contre-jour, faisant face à la cheminée. Puis,s’adressant à l’industriel, qui avait pris place à côté de lui, ildemanda :

– Est-ce que monsieur votre fils estabsent ?

M. Oberlé, anxieux, écoutait depuis uneminute.

Il put répondre :

– Le voici, monsieur le préfet.

En effet, le jeune homme entrait. La premièrepersonne qu’il aperçut, ce fut sa mère. Cela le fit hésiter. Sesyeux jeunes, impressionnables, eurent un clignement nerveux, commes’ils étaient blessés. Rapidement, il se détoura vers le canapé,serra la main que tendait le visiteur, et, grave, avec moinsd’embarras que son père, et plus de sang-froid, dit enfrançais :

– Je reviens de faire une promenade,monsieur le préfet. J’ai dû courir pour ne pas être en retard, carj’avais promis à mon père d’être là quand vous viendriez.

– Trop aimable, dit en riant lefonctionnaire. Nous parlions allemand avec monsieur votrepère ; mais je puis soutenir une conversation dans une autrelangue que notre langue nationale.

Il continua, en français, appuyant sur lespremières syllabes des mots :

– J’ai admiré, monsieur Oberlé, votreparc, et même tout ce petit pays d’Alsheim. C’est fort joli… Vousêtes entourés, je crois d’une population assez réfractaire, et àpeu près invisible, en tout cas, car, tout à l’heure, en traversantle village, c’est à peine si j’ai aperçu âme qui vive ?

– Ils sont aux champs, dit madameOberlé.

– Quel est donc le maire ?

– M. Bastian.

– Oui, je me souviens, une famille,paraît-il, tout à fait arriérée…

Il interrogeait du regard, portant, d’unmouvement rapide, militaire, sa lourde tête du côté des deux femmeset de Jean. Trois réponses lui vinrent à la fois.

– Arriérés, oui, dit Lucienne, ils lesont, mais braves gens.

– Ce sont simplement d’anciennes gens,dit madame Oberlé.

Jean dit :

– Surtout très dignes.

Oui, je sais ce que cela veut dire…

Le préfet fit un geste évasif.

Enfin… pourvu qu’on aille droit !…

Le père sauva la situation.

– Nous avons peu de choses curieuses àvous montrer, monsieur le préfet, mais peut-être seriez-vousintéressé par mon usine. Elle est pleine et animée, je vous enréponds. Cent ouvriers, des machines en mouvement, des sapins devingt mètres sous branches qui sont, en trois minutes, réduits enplanches ou découpés en chevrons. Vous conviendrait-il de lavisiter ?

– Oui, vraiment.

La conversation, ainsi détournée, devintaussitôt moins contrainte. Les origines de l’industrie des Oberlé,les bois des Vosges, la comparaison entre le mode allemandd’abatage des coupes par l’administration et le système françaisd’après lequel les acquéreurs d’un lot de forêt abattaienteux-mêmes les arbres, sous la surveillance des forestiers,permirent à chacun de dire un mot. Lucienne s’anima ; madameOberlé, interrogée par son mari, répondit ; Jean parla aussi.Le fonctionnaire se félicitait d’être venu.

Sur un signe de son père, Lucienne se leva,pour sonner le valet de chambre et demander des rafraîchissements.Mais elle n’eut pas le temps de faire un pas.

La porte s’ouvrit, et Victor, le domestiquequi n’était pas à son poste tout à l’heure, apparut, très rouge,embarrassé et baissant les yeux. Sur son bras gauche s’appuyait, setenant aussi droit que possible, l’aïeul, M. PhilippeOberlé.

Les cinq personnes qui causaient étaientdebout. Le domestique s’arrêta à la porte, et se retira. Levieillard entra seul, appuyé sur sa canne. M. Philippe Oberléavait mis ses beaux habits du temps qu’il était valide. Il portait,déboutonnée, la redingote que fleurissait le ruban de la Légiond’honneur. L’intense émotion l’avait transfiguré. On l’eût dit devingt années plus jeune. Il s’avançait à petits pas, le corps unpeu plié en avant, mais la tête ferme et haute, et il regardait unseul homme, le fonctionnaire allemand debout à côté du canapé. Salourde mâchoire tremblait, et se crispait comme s’il eût articulédes mots qu’on n’entendait pas.

M. Joseph Oberlé se méprit-il ouvoulut-il donner le change ? Il se tourna du côté deM. de Kassewitz étonné et sur ses gardes, etdit :

– Monsieur le préfet, mon père nous faitla surprise de descendre : je ne m’attendais pas à ce qu’ilvînt se mêler à nous.

Les yeux du vieux député, tendus sous leurslourdes paupières, ne quittaient pas l’Allemand, qui faisait bonnecontenance, et qui se taisait.

Quand M. Philippe Oberlé fut à trois pasde M. de Kassewitz, il s’arrêta. Alors, de sa main gauchequi était libre, il prit dans la poche de sa redingote et il tenditau comte de Kassewitz son ardoise, sur laquelle deux lignes étaientécrites. Celui-ci se pencha, puis se redressasuperbement :

– Monsieur !

Déjà M. Joseph Oberlé avait saisi lamince lame de pierre, et lisait ces mots tracés avec une décisionsingulière : « Je suis ici chez moi,monsieur ! »

Les yeux du vieil Alsacien ajoutaient :« Sortez de ma maison ! » Et ils ne se baissaientpoint. Et ils ne lâchaient point l’ennemi.

– C’est trop fort ! ditM. Joseph Oberlé. Comment, mon père, vous descendez pourinsulter mes invités !… Vous excuserez, monsieur, mon père estvieux, exalté, un peu troublé par l’âge…

– Si vous étiez plus jeune, monsieur, dità son tour M. de Kassewitz, nous irions plus loin… Etvous ferez bien de vous rappeler que vous êtes chez moi, aussi, enAllemagne, en terre allemande, et qu’il n’est pas bon, même à votreâge, d’y injurier l’autorité…

– Mon père ! dit madame Oberlé, ense précipitant vers le vieillard pour le soutenir… je vous en prie…Vous vous faites mal… C’est une émotion trop forte…

Un phénomène anormal se produisait, en effet.M. Philippe Oberlé, dans la violente colère qui l’agitait,avait trouvé la force de se redresser presque entièrement. Ilparaissait gigantesque. Il était de la même taille queM. de Kassewitz. Les veines de ses tempes segonflaient ; ses joues se coloraient de sang ; ses yeuxrevivaient. Et, en même temps, toute cette chair à demi mortetremblait et épuisait en mouvements involontaires sa vie factice etfragile. Il fit signe à madame Oberlé de s’écarter, et de ne pas lesoutenir.

Lucienne, pâle, leva les épaules, s’approchade M. de Kassewitz :

– Ce n’est qu’un acte de nos tragédies defamille, monsieur. N’y prenez pas garde, et venez à l’usine avecnous. Laissez-moi passer, grand-père !

Celui-ci n’y prit pas garde. Elle passa, d’unair de défi, entre M. Philippe Oberlé et le fonctionnaire quirépondit seul :

– L’injure qu’on me fait, je ne vous enrends pas responsable, mademoiselle… Je comprends la situation, jecomprends.

La voix s’échappait avec peine de la gorgeserrée. Furieux, dominant d’une demi-tête tous ceux qui étaient là,sauf M. Philippe Oberlé, M. de Kassewitz tourna surses talons, et s’avança vers la porte.

– Venez, je vous en prie, ditM. Joseph Oberlé, en s’effaçant devant le préfet.

Lucienne était déjà dehors. Madame Oberlé,aussi malade, d’émotion que ce vieillard qui refusait son secours,sentant les larmes l’étouffer, courut jusqu’au vestibule, etremonta dans sa chambre, où elle éclata en sanglots.

Dans le salon, Jean restait seul avec le vieuxchef, qui venait de chasser l’étranger. Il s’approcha :

– Grand-père, qu’est-ce que vous avezfait !

Il voulait dire : « C’est unterrible affront. Mon père ne le pardonnera pas. La famille estbrisée complètement. » Il aurait dit cela. Mais il leva lesyeux vers ce vieux lutteur tout près de l’hallali, faisant têteencore. Il vit qu’à présent le grand-père le fixait, lui ; quela colère atteignait son paroxysme ; que la poitrine sesoulevait ; que la figure grimaçait et se tordait. Et tout àcoup, dans le salon jaune, une voix extraordinaire, une voixrauque, puissante et rouillée, cria, dans une sorte de galopnerveux :

– Va-t’en ! Va-t’en !Va-t’en ! Va-t’en !

La voix monta jusqu’aux notes aiguës. Puiselle se brisa. Et, la bouche encore ouverte, le vieillard chancela,et s’abattit sur le parquet.

La voix avait retenti jusque dans lesprofondeurs de la maison. Cette voix qu’on n’entendait plus jamais,madame Oberlé l’avait reconnue, et, par la porte ouverte de sachambre, elle avait pu saisir les paroles. Ce n’avait été qu’un cride rage et de souffrance, au contraire, pour M. Joseph Oberlé,rejoint, aux deux tiers du jardin, près de la scierie, par le sonterrible de ces mots qui ne se laissaient plus saisir ni deviner.Il s’était détourné une seconde, les sourcils froncés, tandis queles contremaîtres et les ouvriers allemands de l’usine saluaientM. de Kassewitz de leurs vivats, puis il avait continuévers eux.

Dans le salon, madame Oberlé accourut d’abord,puis Victor, puis la vieille Salomé, disant, toute blanche et lesmains levées : « Est-ce que ce n’est pas M. Philippeque j’ai entendu ? »puis le cocher et le jardinier,hésitant à s’avancer et curieux de voir cette scène pénible. Ilstrouvèrent Jean et sa mère agenouillés près de M. PhilippeOberlé, qui respirait avec peine, et se trouvait dans un état decomplet abattement. L’effort, l’émotion, l’indignation, avaientépuisé les forces de l’infirme. On le releva, on l’assit dans unfauteuil, et chacun s’ingénia à ranimer le malade. Pendant un quartd’heure, il y eut des allées et venues entre le premier étage et lesalon. On apportait du vinaigre, des sels, de l’éther.

– Je pensais bien que monsieur aurait uneattaque, disait Victor ; depuis ce matin il était hors de lui.Ah ! le voilà qui remue un peu les yeux… Il a les mains moinsfroides.

Au fond du parc, une acclamation nourries’éleva :

– Vive Monsieur le préfet !

Elle entra, avec la brise tiède, dans lesalon, où jamais de tels mots n’avaient sonné avant ce jour.M. Philippe Oberlé ne sembla pas les entendre. Cependant,après quelques minutes encore, il fit signe qu’on l’emmenât dans sachambre.

Quelqu’un montait rapidement les degrés duperron, et, avant même d’entrer, demanda :

– Quoi encore ? Qu’est-ce que cescris-là… Ah ! mon père !

Il changea de ton aussitôt, et dit :

– Je pensais que c’était vous, Monique,qui aviez une crise de nerfs… Mais alors, qui donc a poussé un cripareil ?

– Lui !

– Lui ? dit M. Oberlé, ce n’estpas possible !

Il n’osa répéter la question. Son père,debout, soutenu par Jean et par le valet de chambre, tremblant etfléchissant, s’avançait à travers le salon.

– Jean, dit madame Oberlé, veille bien àtout ! Ne quitte pas ton grand-père ! Je remonte.

Son mari l’avait retenue au passage. Ellevoulait éloigner Jean. Dès qu’elle fut seule avec M. Oberlé, –dans la cage de l’escalier, tout en haut, on entendait encore desbruits de pas, des frôlements d’étoffes, des recommandations :« Soulevez-le ; prenez garde au tournant… »

– Qu’a-t-il donc crié ? demandal’industriel.

– Il a crié : « Va-t’en !Va-t’en ! » Ce sont des mots qu’il dit souvent, voussavez…

– Les seuls qu’il ait à sa dispositionpour marquer sa haine… Il n’a rien dit autre chose ?

– Non, je suis descendue en hâte, et jel’ai trouvé étendu à terre, Jean près de lui…

– Heureusement, M. de Kassewitzn’a pas assisté à ce second acte. Le premier suffit… En vérité,toute la maison s’est liguée pour faire de cette visite, sihonorable pour nous, une occasion de scandale et d’offense :mon père ; Victor qui n’a pas eu honte de se faire complice dece vieillard en délire ; Jean, qui s’est montréimpertinent ; vous…

– Je ne croyais pas que vous eussiez àvous plaindre de moi !

– De vous la première ! C’est vous,l’âme de cette résistance, que je vaincrai… Je la vaincrai, je vousen réponds !…

– Mon pauvre ami, dit-elle en joignantles mains, vous en êtes encore là !

– Parfaitement.

– Vous ne pourrez pas tout vaincre,hélas !

– C’est ce que nous verrons.

Madame Oberlé ne répondit pas, et remonta enhâte au premier. Une inquiétude nouvelle, autrement forte que lacrainte des menaces de son mari, la torturait. « Qu’a vouludire mon beau-père ? se demandait-elle. Ce vieillard n’estpoint en délire… Il se souvient ; il prévoit ; il veillesur la maison ; sa pensée est toujours raisonnée… Pourvu queJean n’ait pas compris comme moi !…

En haut de l’escalier, elle rencontra son filsqui sortait de la chambre de l’aïeul.

– Eh bien ?

– Rien de grave, j’espère ; il estmieux ; il veut être seul.

– Et toi ? interrogea la mère,angoissée, prenant son fils par la main, et l’entraînant vers lachambre qu’il habitait. Et toi ?

– Comment, moi ?

Quand il eut fermé la porte derrière elle,elle se plaça devant lui, et, toute blanche de visage dans lalumière de la fenêtre, les yeux fixés sur les yeux de sonenfant :

– Tu as bien compris, n’est-ce pas, cequ’a voulu dire le grand-père ?

– Oui.

Elle essaya de sourire, et ce fut navrant, ceteffort d’une âme angoissée.

– Oui, n’est-ce pas ? il acrié : « Va-t’en ! » C’est un mot qu’il a ditsouvent à des étrangers. Il s’adressait àM. de Kassewitz… Tu ne le crois pas ?

Jean secouait la tête.

– Cependant, mon chéri, il ne pouvaits’adresser à d’autres…

– Pardon, il s’adressait à moi.

– Tu es fou ! Vous êtes lesmeilleurs amis du monde, ton grand-père et toi…

– Justement.

– Il n’a donc pas voulu te chasser dusalon !

– Non.

– Alors ?

– Il m’ordonnait de quitter lamaison.

– Jean !

– Et cependant, le pauvre homme avait eude la joie en m’y voyant entrer.

Jean cessa de regarder sa mère, parce que leslarmes avaient jailli des yeux de madame Oberlé, parce qu’elles’était encore approchée de lui, et qu’elle lui avait pris lesmains.

– Non, mon Jean, non, il n’a pu pensercela… Je t’assure que tu as mal compris… En tout cas, toi, tu ne leferais pas ?… Dis que tu ne le feras jamais ?…

Elle attendit un moment la réponse qui ne vintpas.

– Jean, par pitié, réponds-moi !…Promets-moi de ne pas nous quitter ?… Oh ! vraiment, queserait la maison sans mon fils, à présent ?… Moi qui n’ai plusque toi !… Tu ne me trouves donc pas assez malheureuse ?…Jean, regarde-moi !…

Il ne put résister tout à fait. Elle revit lesyeux de son fils, qui la regardaient avec tendresse.

– Je vous aime de tout mon cœur, ditJean.

– Je le sais ! Mais ne parspas !

– Je vous plains et je vous vénère.

– Ne pars pas !

Et, comme il ne disait plus rien, elles’écarta.

– Tu ne veux rien promettre ! Tu esdur, toi aussi ! Tu ressembles…

Elle allait dire : « À tonpère. » Jean pensa : « Je puis lui donner plusieurssemaines de paix, je dois les lui donner. » Et il dit, tâchantde sourire à son tour :

– Je vous promets, maman, d’être à lacaserne Saint-Nicolas le 1er octobre. Je vous lepromets… Êtes-vous contente ?

Elle fit signe que non. Mais lui, la baisantau front, ne voulant rien dire de plus, il la quitta en hâte…

* * * * * * * *

Le bourg d’Alsheim s’entretenait à présent dela scène qui s’était passée chez M. Oberlé. Dans la chaleurtorride du soir, dans la poussière de froment coupé, de pollen defleurs, de mousse desséchée, qui volait, féconde, d’un champ àl’autre, les hommes rentraient à pied ; les enfants et lesjeunes gens rentraient à cheval, et la queue des chevaux étaitd’or, ou d’argent, ou noire et feu, dans l’ardente lumière quejetait, par-dessus l’épaule des Vosges, le soleil incliné. Lesfemmes attendaient leurs maris sur le seuil des portes, et, quandils s’approchaient, faisaient plusieurs pas au-devant d’eux, dansla hâte de répandre une si grosse nouvelle : « Tu ne saispas ce qui s’est passé à l’usine ! On en reparlera pour sûr,et d’ici longtemps ! Il paraît que le vieux M. Philippe aretrouvé la voix dans sa colère, et qu’il a chassé lePrussien. » Plusieurs des paysans disaient : « Tuparleras chez nous, femme, quand la porte sera close. »Plusieurs observaient, avec inquiétude, l’agitation des voisines etdes voisins, et disaient : « Tout cela finira par unevisite des gendarmes. » À la ferme de M. Bastian, lesfemmes et les jeunes filles achevaient de cueillir le houblon.Elles bavardaient encore, rieuses ou soucieuses selon l’âge. Lefermier avait défendu qu’on rouvrît la porte donnant sur la rue dubourg. Il continuait, prudent sous sa jovialité apparente, à verserles mannes pleines de fleurs d’où perlait le pollen frais. Lesbœufs et les chevaux, passant près de la cour, aspiraient l’air ettendaient le cou.

Et, peu à peu, les travailleuses se levèrent,secouèrent leurs tabliers, et, lasses, détirant leurs bras jeunes,bâillant à la fraîcheur dont il venait quelques bouffées par-dessusles toits, partirent pour gagner plus ou moins loin le gîte et lesouper.

Chez les Oberlé aussi, le dîner sonna. Lerepas fut le plus court et le moins gai qu’eût éclairé le refletdes boiseries et des peintures de couleur tendre. Très peu de motsfurent échangés. Lucienne songeait au nouvel obstacle querencontrait son projet de mariage et à l’irritation violente deM. de Kassewitz ; Jean, à l’enfer qu’était devenuecette maison familiale ; M. Oberlé, à ses ambitionsprobablement ruinées ; madame Monique au départ possible deson fils. Vers la fin du dîner, au moment où le domestique venaitde se retirer, M. Oberlé se mit à dire, comme s’il continuaitune conversation :

– Je n’ai pas coutume, vous le savez, machère, de céder à la violence ; elle m’exaspère, et c’esttout. Je suis donc résolu à deux choses : d’abord à faireconstruire une seconde maison dans les chantiers, où je serai chezmoi, puis à hâter le mariage de Lucienne avec le lieutenant vonFarnow. Ni vous, ni mon père, ni personne ne m’en empêchera. Et jeviens de lui écrire, à lui-même, dans ce sens.

M. Oberlé regarda successivement, avec lamême expression de défi, son fils et sa femme. Il ajouta :

– Il faut que ces jeunes gens puissent serevoir et se parler librement, comme des fiancés qu’ils sont…

– Oh ! dit madame Oberlé, leschoses…

– Qu’ils sont ! reprit-il, de par mavolonté, et à dater de ce soir. Rien n’y changera rien… Je ne puismalheureusement les faire se rencontrer ici. Mon père inventeraitun nouveau scandale, ou toi, – il désignait son fils, – ou vous, –et il désignait sa femme.

– Vous vous trompez, dit madame Oberlé.Je souffre cruellement de ce projet, mais je n’organiserai aucunscandale pour faire échouer ce que vous avez décidé.

– Alors, reprit M. Oberlé, vous avezl’occasion de prouver ce que vous dites. J’avais l’intention de nerien vous demander, et de conduire moi-même Lucienne à Strasbourg,chez une tierce personne, qui aurait, dans son salon, réuni lesfiancés.

– Je n’ai jamais mérité cela !

– Acceptez-vous donc d’accompagner votrefille ?

Elle réfléchit un instant, ferma les yeux, etdit :

– Certainement.

Il y eut une surprise dans la physionomie deson mari, de Jean et de Lucienne.

– J’en serai ravi, car ma combinaison neme séduisait qu’à moitié. Il est beaucoup plus naturel que vousvous chargiez de conduire votre fille. Mais quel lieu derendez-vous avez-vous l’intention de choisir ?

Madame Monique répondit :

– Ma maison d’Obernai.

Un mouvement de stupeur fit se redresser à lafois le père et le fils. La maison d’Obernai ? celle desBiehler ? Le fils, du moins, comprit le sacrifice que faisaitla mère, et il se leva, et la baisa tendrement. M. Oberlé ditlui-même :

– C’est bien, Monique. C’est très bien.Et quelle époque vous conviendra ?

– Le temps de prévenirM. de Farnow. Vous fixerez vous-même l’heure et le jour.Écrivez-lui de nouveau, quand il vous aura répondu.

Lucienne, si peu tendre qu’elle fût pour samère, se rapprocha d’elle, ce soir-là. Dans le petit salon où elletravailla au crochet pendant deux heures, elle s’assit auprès demadame Oberlé, et, de ses yeux attentifs, elle suivait ou essayaitde suivre la pensée sur ce visage ridé, creusé, si mobile et siexpressif encore. Mais on ne lit souvent qu’à moitié les âmes. NiLucienne, ni Jean ne devinèrent la raison qui avait déterminé sipromptement le sacrifice de madame Oberlé.

Chapitre 13LES REMPARTS D’OBERNAI

 

Dix jours plus tard, Lucienne et sa mèrevenaient d’entrer dans la maison de famille où madame Oberlé avaitvécu toute son enfance, la maison Biehler, qui levait ses troisétages de fenêtres à petites vitres vertes et son pignon à redanau-dessus des vieux remparts d’Obernai, entre deux maisons toutessemblables et du même siècle, le seizième.

Madame Oberlé était montée, en disant à lagardienne :

– Vous recevrez un monsieur qui medemandera, tout à l’heure.

Dans la grande chambre du premier où elleétait entrée, une des rares pièces qui fussent encore meublées,elle avait vu vivre et mourir ses parents : le lit de noyer,le poêle de faïence brune, les chaises couvertes d’un velours delaine qui répétait sur chaque siège et chaque dossier la mêmecorbeille de fleurs, le crucifix encadré sous un verre bombé, lesdeux vues d’Italie rapportées d’un voyage en 1837, tout était restéà la même place et dans le même ordre qu’autrefois.Instinctivement, en passant le seuil, elle chercha le bénitierpendu au linteau, et où les anciens, quand ils pénétraient dans lachambre, mouillaient leur doigt comme au seuil d’une demeuresacrée.

Les deux femmes s’approchèrent de la fenêtre.Madame Oberlé portait cette même robe noire qu’elle avait mise pourrecevoir le préfet de Strasbourg. Lucienne, sur ses cheveux blondsnuancés, comme pour les voiler d’ombre, avait mis un chapeau depaille gris à grand bord, orné de plumes de même nuance. Sa mère latrouvait belle, et ne le disait pas. Elle eût été si empressée à ledire si le fiancé n’avait pas été celui qu’elles attendaient, et sil’aspect même de la maison et des pauvres souvenirs des braves gensd’Alsace qui l’avaient habitée n’eût encore augmenté la peinequ’elle éprouvait !

Elle s’appuya aux vitres et regarda, en bas,le jardin plein de buis taillé en boule et de plates-bandesdessinées par des bordures de buis, les allées tournantes etétroites où elle avait joué, grandi, rêvé. Au delà du jardin, il yavait la promenade établie sur les remparts de la ville, et, entreles marronniers plantés là, on découvrait la plaine bleue.

Lucienne, qui n’avait pas parlé depuisl’arrivée à Obernai, devinant qu’elle eût troublé une âme qui sedemandait si elle pourrait aller jusqu’au bout de son sacrifice,vint tout près de sa mère, et, de cette voix intelligente quiprenait le cœur la première fois qu’on l’entendait, mais moins laseconde fois :

– Vous devez beaucoup souffrir, maman,dit-elle. Avec vos idées, ce que vous faites est presquehéroïque.

La mère ne leva pas les yeux, mais lespaupières battirent plus vite.

– Vous le faites par devoir de femme, et,à cause de cela, je vous admire. Je crois que je ne pourrais pasfaire ce que vous faites : renoncer à ma personnalité jusqu’àce point-là.

Elle ne pensait pas être cruelle.

– Et tu veux te marier ? demanda lamère en relevant vivement la tête.

– Mais oui. Nous n’entendons pas lemariage tout à fait comme vous, à présent.

La mère vit, au sourire de Lucienne, qu’elleallait se heurter à une idée faite, et elle sentit que l’heure pourdiscuter était mal choisie. Elle se tut.

– Je vous suis reconnaissante, reprit lajeune fille.

Puis après un moment d’hésitation :

– Cependant, vous avez eu une autreraison que celle d’obéir à mon père, quand vous avez accepté devenir ici… ici, recevoir M. de Farnow ?

Elle promena les yeux autour de la chambre, etles ramena vers la femme aux bandeaux plats, amenuisée etsouffrante, qui était sa mère. Celle-ci n’hésita pas.

– Oui, dit-elle.

– J’en étais sûre. Pouvez-vous me ladire ?

– Tout à l’heure.

– DevantM. de Farnow ?

– Oui.

Une vive contrariété changea la physionomie deLucienne, qui devint dure.

– Vous n’êtes cependant pas capable,quoique nous ne nous entendions guère, de vouloir détourner de moimon fiancé ?

Deux larmes parurent au coin des paupières demadame Oberlé.

– Oh ! Lucienne !

– Non… Je ne le crois pas… C’est unechose importante ?

– Oui.

– Qui me concerne ?

– Non, pas toi.

La jeune fille ouvrit la bouche pourcontinuer, puis écouta, devint un peu pâle, et se tournacomplètement vers la porte, tandis que sa mère se tournaitseulement à moitié du même côté. Quelqu’un montait. Wilhelm vonFarnow, précédé par la femme de charge qui l’accompagna seulementjusque sur le palier, aperçut, par l’ouverture de la porte, madameOberlé, et, se rassemblant comme pour la parade militaire,traversant d’un pas rapide la chambre, vint incliner, devant lamère d’abord, devant la jeune fille ensuite, sa tête hautaine.

Il était en habits civils, très élégant.L’émotion pâlissait et creusait son visage. Il dit en français,gravement :

– Je vous remercie, madame.

Puis il regarda Lucienne, et son œil bleu,sans sourire, eut une étincelle de joie orgueilleuse.

La jeune fille sourit tout à fait.

Madame Oberlé eut un frémissement de dépitqu’elle essaya de réprimer. Elle regarda, bien en face, les yeuxbleu d’acier de Wilhem von Farnow, qui se tenait immobile, dans lamême attitude qu’il eut prise sous les armes et devant un grandchef.

– Il ne faut pas me remercier, monsieur.Je n’ai aucune part dans ce qui arrive. Mon mari et ma fille onttout décidé.

Il s’inclina de nouveau.

– Je serais libre, je refuserais votrerace, votre religion, votre armée, qui ne sont pas les miennes…Vous voyez que je vous parle franchement… Je tiens à vous dire quevous ne me devez rien,… mais aussi que je n’ai contre vous aucuneanimosité injuste. Je crois même que vous êtes un très bon soldat,et un homme estimable. Je le crois si bien que je vais vous confierune inquiétude dont je suis torturée…

Elle hésita un instant, et reprit :

– Nous avons eu, à Alsheim, une scèneterrible, quand le comte de Kassewitz est entré à la maison…

– Le comte de Kassewitz me l’a rapportée,madame. Il m’a même conseillé de renoncer à mademoiselle votrefille. Mais moi, je ne renonce pas. Pour me faire renoncer, ilfaudrait…

Il se mit à rire :

– … il faudrait un ordre del’Empereur ! Je suis bon Allemand, comme vous dites. Je nerenonce pas facilement à mes conquêtes. EtM. de Kassewitz n’est que mon oncle.

– Ce que vous ne savez pas, c’est que monbeau-père, pour la première fois depuis de longues années, dansl’exaspération, dans l’excès de la douleur, a parlé. Il a crié àJean : « Va-t’en ! Va-t’en ! » J’aientendu les mots. Je suis accourue. Eh bien ! monsieur, ce quim’a le plus émue, ce n’est pas de voir M. Philippe Oberlé sansconnaissance, étendu sur le tapis du salon : c’estl’expression de mon fils, et c’est la conviction qu’à ce moment ilétait résolu à obéir et à quitter l’Alsace.

– Oh ! dit Farnow, ce seraitmauvais, cela !

Il jeta un coup d’œil sur la belle Lucienne,et vit qu’elle secouait, en signe de dénégation, ses cheveuxblonds.

– Oui, mauvais, reprit la mère sanscomprendre dans quel sens Farnow avait employé le mot. Quellevieillesse pour moi, dans ma maison divisée, sans ma fille que vousallez m’enlever, sans mon fils qui serait parti !… Vous vousétonnez peut-être, que je vous révèle, à vous, une inquiétude decette sorte ?…

Il fit un geste évasif.

– C’est que, reprit la mère plusvivement, je n’ai pas un conseil, pas une aide à espérer, en cettecirconstance. Comprenez bien. À qui m’adresser ? À monmari ? Il s’emportera ; il se mettra aussitôt encampagne ; il fera agir des influences, et, dans huit jours,nous apprendrons que Jean sera incorporé dans un régiment du nordou de l’est de l’empire… À mon frère ? Il pousserait plutôtmon fils à quitter l’Alsace… Vous le voyez, monsieur, il n’y a quevous qui puissiez quelque chose…

– Et quelle chose exactement,madame ?

– Mais, plusieurs… Jean m’a promis qu’ilentrerait au régiment. Vous pouvez lui ménager un accueil quin’achève pas de le rebuter, lui assurer des protections, desrelations, des camaraderies, lui parler… Vous le connaissez delongue date… Vous pouvez l’empêcher de s’abandonner à ses idéesnoires, et de mettre à exécution un pareil projet, s’il était denouveau tenté…

Le lieutenant, très troublé et qui avaitfroncé les sourcils, changea de visage aux derniers mots.

– Madame, dit-il, jusqu’au 1eroctobre vous avez la promesse de votre fils. Après, je m’encharge.

Puis, se parlant à lui-même, et repris par unepensée qu’il n’exprimait pas tout entière :

– Oui, murmura-t-il, très mauvais… il nefaut pas.

Lucienne l’entendit.

– Tant pis ! dit-elle. Je trahis unsecret de mon frère. Mais il me pardonnera, quand il saura quec’est pour calmer maman que je l’ai trahi… Vous pouvez êtretranquille, maman : Jean ne quittera pas l’Alsace.

– Parce que ?…

– Il aime, lui aussi.

– Où donc ?

– À Alsheim.

– Et qui ?

– Odile Bastian.

Madame Oberlé demanda, toute saisie :

– C’est vrai ?

– Comme il est vrai que nous sommes ici.Il m’a tout raconté.

La mère ferma les yeux, et, suffoquant, lapoitrine haletante :

– Dieu soit loué !… Il se lève doncun peu d’espoir pour moi !… Laissez-moi pleurer. J’en aivraiment besoin.

Elle désignait, de la main, la pièce qui, del’autre côté du palier de l’escalier, était ouverte aussi etéclairée par une grande baie à travers laquelle on apercevait unarbre.

Farnow inclina son grand corps, en montrant àLucienne qu’il la suivrait. Et la jeune fille passa, traversant lachambre où ses aïeux avaient tant aimé leur Alsace.

Madame Oberlé se détourna ; assise toutprès de la fenêtre, elle appuya le front contre les vitres où,enfant, elle avait vu le grésil et la glace en fougère, et lesoleil, et la pluie, et l’air qui tremble l’été, et tout le paysd’Alsace. « Odile Bastian ! Odile ! » répétaitla pauvre femme. Le visage clair, le sourire, les robes de la jeunefille, le coin d’Alsheim où elle vivait, tout un poème de beauté,de santé morale, se levait dans l’esprit de la mère, et elle s’yattachait, avec effort et jalousement, afin d’oublier pour quellesautres amours elle était venue. « Pourquoi Jean ne m’a-t-ilpas confié son projet ? pensait-elle. Il forme unecompensation à l’autre… Il me rassure… Mon Jean ne nous quitterapas, puisque le plus fort des liens l’attache au pays… Peut-êtreréussirons-nous, à la longue, à vaincre l’obstination de mon mari…Je lui ferai valoir le sacrifice que nous faisons, Jean et moi, enacceptant cet Allemand… »

Cependant, de la chambre voisine, toutedémeublée, sauf les deux chaises ou s’étaient assis Farnow etLucienne, l’un près de l’autre, Lucienne un coude sur la balustradede la fenêtre ouverte, le lieutenant un peu en retrait et lacontemplant, et parlant avec une ferveur extraordinaire,quelquefois des rires venaient. Ils blessaient madame Oberlé, maiselle ne se retournait pas. Elle continuait de voir, dans le bleufuyant des campagnes alsaciennes, l’image consolatrice évoquée parLucienne.

Wilhelm von Farnow parlait, pendant ce temps,et mettait à profit l’heure qu’il devinait devoir être courte, oùil lui était permis de se faire connaître de Lucienne. Celle-cil’écoutait, le regard comme perdu et rêvant sur les toits, maisattentive en réalité, et soulignant d’un sourire ou d’une mouesignificative les réponses qu’elle avait à faire.

L’Allemand disait : « Vous êtes uneconquête glorieuse. Vous serez reine parmi les officiers de monrégiment… Il y a déjà une femme d’origine française, mais née enAutriche, et elle est laide. Il y a une Italienne, il y a desAllemandes et des Anglaises. Vous, mademoiselle, vous avez en vousseule ce qu’elles ont de dons dispersés et partagés : labeauté, l’esprit, l’éclat, la culture allemande et la spontanéitéfrançaise… Dès que nous serons mariés je vous présenterai dans lemonde de Berlin… Comment avez-vous pu grandir àAlsheim !… »

Elle avait l’âme plus orgueilleuse encore quetendre, et ces sortes d’adulations lui plaisaient.

* * * * * * * *

À cette même heure, profitant d’une absenceque M. Joseph Oberlé avait dû faire du côté de Barr,M. Ulrich était monté chez son neveu Jean.

Les jours approchaient, où le jeune hommeallait entrer à la caserne. Il fallait le prévenir de l’insuccès dela démarche faite auprès du père d’Odile Bastian. M. Ulrich,après avoir longtemps hésité, trouvant plus dur de détruire unamour jeune que de partir pour la guerre, était entré chez sonneveu, et lui avait tout dit. Depuis une heure ils causaient, ouplutôt l’oncle monologuait, et tâchait de consoler Jean qui, devantlui, avait laissé voir son chagrin et pleuré librement.

– Pleure, mon petit, disait l’oncle. Ence moment même ta mère assiste au premier entretien de Lucienne etde l’autre. Je t’avoue que je ne la comprends pas… Pleure, mais nete laisse pas abattre. Demain il faut que tu sois vaillant. Songeque, dans trois semaines, tu seras à la caserne. Il ne faut pasqu’ils te voient pleurer. Eh bien ! l’année passera, tureviendras parmi nous, et, qui sait ?…

Jean passa la main sur ses yeux, et dit,résolument :

– Non, mon oncle.

– Quoi, non ?

À cette même place où, l’hiver précédent, lesdeux hommes avaient si joyeusement causé de l’avenir, ils étaientde nouveau assis, aux deux extrémités du canapé. Dehors, le jourdéclinait, lumineux encore et chaud. M. Ulrich retrouva tout àcoup, sur le visage douloureux de Jean, l’expression d’énergie quil’avait autrefois si vivement frappé et ravi. Les yeux couleur desVosges, sous les sourcils rapprochés, s’emplirent de lueurspassantes. Et cependant les prunelles étaient fixes.

– Non, répéta Jean. Il est nécessaire quevous le sachiez, vous et un autre encore à qui je le dirai :je ne ferai pas mon service militaire ici.

– Où le feras-tu donc ?

– En France.

– Comme tu dis cela ! C’estsérieux ?

– Tout ce qu’il y a de plus sérieux.

– Et tu pars tout de suite ?

– Non, après mon entrée au corps.

M. Ulrich leva les bras :

– Mais tu es fou ! Quand ce sera leplus difficile et le plus dangereux ! Tu es fou !

Il se mit à arpenter la chambre, depuis lafenêtre jusqu’au mur du fond. L’émotion lui faisait faire de grandsgestes, et cependant il pensait à ne parler qu’à demi-voix, de peurd’être entendu par les gens de la maison.

– Pourquoi après ? Car enfin, c’estla première chose qui me vient à l’esprit en présence d’une idéepareille. Pourquoi ?

– J’avais projeté de partir avantd’entrer au régiment, dit posément le jeune homme. Mais maman adeviné quelque chose. Elle m’a fait jurer que j’entrerais à lacaserne. J’y entrerai donc. N’essayez pas de m’en détourner. C’estdéraisonnable, mais j’ai promis.

M. Ulrich haussa les épaules.

– Oui, la question de temps est un détailsérieux, mais ce n’est que cela. Le plus grave, c’est larésolution. Qui te l’a fait prendre ? Est-ce parce que tongrand-père a crié : « Va-t’en ! » que tu veuxt’en aller ?

– Non, il a pensé comme moi, voilàtout.

– Est-ce le refus de mon ami Bastian quit’a déterminé ?

– Pas davantage. S’il m’avait dit oui,j’aurais dû lui avouer ce que je vous dis ce soir : je nevivrai ni en Allemagne, ni en Alsace.

– Alors, le mariage de ta sœur ?

– Oui, à lui seul, ce coup-là auraitsuffi à me chasser. Quelle serait ma vie maintenant, àAlsheim ? Y avez-vous pensé ?

– Fais attention, Jean : tuabandonnes ainsi ton poste d’Alsacien !

– Non, je ne puis rien pour l’Alsace. Jene pourrai plus gagner la confiance des Alsaciens, avec mon pèrecompromis et ma sœur mariée à un Prussien.

– On dira que tu as déserté !

– Qu’on vienne donc me le dire, quand jeservirai dans mon régiment de France !

– Et ta mère, tu vas laisser ta mère,seule ici ?…

– C’est la grande objection, allez, laseule grande. Je me la suis faite… Ma mère ne peut pas me demander,pourtant, d’avoir la vie sacrifiée et vaine qu’elle a eue… Sonsecond mouvement, plus tard, sera pour m’approuver, parce que je meserai libéré du joug intolérable qui a pesé sur elle… Oui, elle mepardonnera. Et puis…

Jean montra les Vosges dentelées etvertes.

– Et puis, il y a la chère France, commevous dites. C’est elle qui m’attire. C’est elle qui m’a parlé lapremière.

– Enfant ! dit M. Ulrich.

Il se planta devant le jeune homme demeuréassis et qui souriait presque.

– Faut-il qu’une nation soit belle, monpetit, pour qu’après trente ans elle fasse lever des amours commele tien ! Où est le peuple qu’on regretterait de lasorte ? Oh ! la race bénie, qui parle encore entoi !…

Il s’arrêta un moment.

– Cependant, je ne puis pas te laisserignorer vers quelles difficultés et quelles désillusions tu vas.C’est mon devoir. Jean, mon Jean, quand tu auras passé lafrontière, réclamé la qualité de Français, selon la loi qui te lepermet, et accompli ton année de service militaire, queferas-tu ?

– Je trouverai toujours à gagner monpain.

– Ne t’y fie pas trop. Ne crois pas queles Français t’accueilleront avec faveur parce que tu serasAlsacien… Ils ont peut-être plus oublié que nous… En tout cas, ilssont comme ceux qui doivent une rente très ancienne : ils nepaient plus qu’avec humeur et en retard… Ne t’imagine pas qu’ont’aidera, là-bas, plus qu’un autre.

Son neveu l’interrompit :

– Je suis décidé, quoi qu’il arrive. Nem’en parlez plus, voulez-vous ?

Alors, l’oncle Ulrich, qui caressait sa barbegrise et pointue, comme pour en faire sortir des mots qui venaientmal contre le cher pays, se tut, regarda longuement son neveu, avecun sourire de complicité qui grandissait et s’épanouissait. Et ilfinit par dire :

– À présent que j’ai fait mon devoir, etque je n’ai pas réussi, j’ai le droit de t’avouer, Jean, que j’aieu quelquefois cette idée-là… Qu’est-ce que tu dirais, si je tesuivais en France ?

– Vous ?

– Pas tout de suite. Je n’avais icid’autre intérêt à vivre que de te voir grandir et continuer latradition… Tout cela se brise… Sais-tu que ce serait un desmeilleurs moyens de t’assurer contre un accueil peuempressé ?…

Jean était trop violemment agité par lagravité des résolutions immédiates pour prendre le temps de causerd’un projet d’avenir.

– Écoutez, oncle Ulrich, c’est dansquelques jours que j’ai besoin de vous… Je vous ai prévenu de madécision précisément pour que vous m’aidiez…

Il se leva, alla vers sa bibliothèque, quiétait près de la porte d’entrée, prit une carte d’état-major, etrevint, en la dépliant, vers le canapé.

– Rasseyez-vous près de moi, mon oncle,et faisons de la géographie.

Il étendit sur ses genoux la carte de lafrontière de la Basse-Alsace.

– J’ai résolu de m’en aller par ici,dit-il. Il y aurait une petite enquête à faire.

L’oncle Ulrich hocha la tête en signed’approbation, intéressé comme par un plan de chasse ou de batailleprochaine.

– Bon endroit, fit-il, Grand-Fontaine,les Minières. Il me semble que c’est là que la frontière est laplus proche de Strasbourg, en effet… Qui t’a donné lerenseignement ?

– François, le second fils duRamspacherhof.

– Tu peux t’y fier. Tu prendras letrain ?

– Oui.

– Jusqu’où ?

– Jusqu’à Schirmeck, je pense ?

– Non, c’est trop près de la frontière,et c’est une station trop importante. À ta place, je descendrais àla station d’avant, à Russ-Hersbach.

– Bien. Là, je prends une voiturecommandée à l’avance… Je monte jusqu’à Grand-Fontaine, je me jettedans la forêt.

– Nous nous jetons, tu veuxdire ?

– Vous venez ?

Les deux hommes se regardèrent, fiers l’un del’autre.

– Parbleu ! continua M. Ulrich,ça t’étonne ? C’est de mon métier. Coureur de sentiers commeje le suis, je vais d’abord aller reconnaître le terrain, puis,quand j’aurai fait le bois, de manière à me diriger même la nuit,je te dirai si le plan est bon, et, à l’heure convenue, tu metrouveras. Aie soin de te mettre en touriste ; chapeau mou,jambières, pas une once de bagages.

– Évidemment.

M. Ulrich considéra encore ce beau Jean,qui allait pour toujours quitter la terre des Oberlé, des Biehler,de tous les ancêtres.

– Que c’est triste tout de même, dis,malgré le plaisir du danger !

– Bah ! dit Jean, en essayant derire, j’irai voir le Rhin aux deux bouts, là où il est libre.

M. Ulrich l’embrassa.

– Courage, petit, à bientôt. Prends gardede ne pas laisser deviner ton projet ! Qui est celui que tuveux avertir ?

– M. Bastian.

L’oncle approuva, et, déjà sur le seuil,montrant la chambre voisine d’où ne sortait plus M. PhilippeOberlé :

– Ce pauvre-là ! Dire qu’il a plusd’honneur, avec sa moitié de personnalité humaine, que tous lesautres ensemble ! Au revoir, mon Jean !

* * * * * * * *

Quelques heures s’écoulèrent, que Jean passaau bureau de l’usine, comme de coutume. Mais il avait l’âme sidistraite que tout travail lui fut impossible. Les employés quieurent besoin de lui parler s’en apercevant, un des contremaîtresne put s’empêcher de dire aux commis chargés des écritures, desAllemands comme lui :

– La cavalerie allemande fait des ravagespar ici : le patron a l’air à demi fou.

Le même sentiment patriotique les fit riretous, silencieusement.

Puis le dîner sonna. Jean redoutait deretrouver sa mère et Lucienne. Celle-ci, au moment où elle allaitentrer dans la salle à manger, retint son frère, et, dans ledemi-jour, tendrement, l’embrassa en le serrant contre elle. Commetous les fiancés, c’était un peu l’autre qu’elle embrassait, sansle savoir. Cependant, la pensée au moins était pour Jean. Luciennemurmura :

– Je l’ai vu longuement, à Obernai. Il meplaît beaucoup, parce que c’est un orgueilleux comme moi. Il m’apromis de te protéger au régiment. Mais ne parlons pas de lui àtable, veux-tu ? Ça vaut mieux. Maman a été très bien. Lapauvre femme me touchait. Elle n’en peut plus… Mon Jean, j’ai étéobligé de la rassurer en lui révélant ton secret, et je lui ai ditque tu ne quitterais pas l’Alsace, parce que tu aimes Odile. Mepardonnes-tu ?

Elle passa son bras sous celui de son frère,et, sortant du vestibule pour entrer dans la salle à manger oùM. et madame Oberlé étaient assis déjà, silencieux :

– Mon pauvre cher, dans cette maison-ci,toute joie est payée avec le chagrin des autres ! Vois :je suis seule heureuse !

Le dîner fut très court. M. Oberlé,aussitôt après, emmena, dans la salle de billard, sa fille qu’ilvoulait interroger. La mère resta un moment à table, près de sonfils qui était maintenant son voisin. Dès qu’elle fut seule aveclui, la contrainte de son visage tomba comme un voile. La mère setourna vers l’enfant, l’admira, lui sourit, et dit, avec le ton deconfidence qu’elle savait si bien prendre :

– Mon bien-aimé, je n’en puis plus !Je suis brisée et il faut que je me retire. Mais je veux t’avouerque, dans ma souffrance de tantôt, j’ai eu une joie. Figure-toi queje croyais, mais fermement, jusqu’à tantôt, que tu allais nousabandonner…

Jean sursauta.

– Oh ! je ne le crois plus ! net’effare pas !… Je suis rassurée… Ta sœur m’a dit en secret,…que j’aurais un jour une petite Alsacienne pour belle-fille… Celame ferait tant de bien !… Je comprends que tu ne m’aies rienconfié encore, au milieu de tant d’événements… Et puis c’est encorenouveau, n’est-ce pas ? Pourquoi trembles-tu comme tufais ?… Puisque je te dis, mon Jean, que je ne te demande rienen ce moment, et que je suis complètement revenue de ma crainte… Jet’aime tant !

Elle aussi, elle embrassa Jean ; elleaussi, elle le pressa contre sa poitrine. Mais elle n’avait d’autretendresse dans l’âme que celle qu’elle exprimait ; elle sesouvenait de l’enfant au berceau, des nuits, des jours passés, desinquiétudes, des rêves, des précautions, des prières dont il avaitété l’objet, et elle pensait : « Tout cela n’est rien, encomparaison de tout ce que je voudrais faire encore, toujours, pourlui. »

Quand elle eut disparu et qu’il eut entendu lebruit qu’elle faisait, en ouvrant la porte du grand-père infirme,auquel elle ne manquait jamais d’aller souhaiter bonne nuit, Jeanse leva, et sortit. Il alla par les champs, jusqu’à la bordured’arbres qui enveloppait la maison des Bastian, pénétra dans leparc, et caché là, resta quelque temps à regarder la lumière quifiltrait à travers les volets de la grande salle.

Des voix parlaient tour à tour. Il enreconnaissait le timbre et n’en distinguait pas les mots. Ellesétaient espacées, lentes, et Jean s’imagina qu’elles étaienttristes. La tentation lui venait de faire le tour de ces quelquesmètres de façade et d’entrer résolument dans la salle. Ilpensait : « Maintenant que je suis décidé à vivre hors del’Alsace, maintenant qu’ils m’ont refusé à cause de l’attitude qu’aprise mon père et du mariage de Lucienne, je n’ai plus le droitd’interroger Odile. Je m’en irai sans savoir d’elle si elle souffrecomme moi… Mais ne puis-je pas la revoir chez elle, une dernièrefois, dans l’intimité de la veillée qui les réunit toustrois ? Je ne lui écrirai pas ; je ne chercherai pas àlui parler : mais je la reverrai, j’emporterai d’elle undernier souvenir, et elle devinera que je suis au moins digne depitié. »

Il hésitait cependant. Il se sentait, ce soir,trop malheureux et trop faible. D’ici le 1er octobre,n’aurait-il pas le temps de revenir ? Un pas s’approcha, ducôté du jardin. Jean regarda encore la mince lame de lumière quis’échappait de la salle où veillait Odile, et qui coupait la nuit.Et il se retira.

Chapitre 14LE DERNIER SOIR

 

Le dernier soir était venu. Jean devaitprendre, à Obernai, un train de nuit pour Strasbourg, afin d’être àla caserne Saint-Nicolas, le lendemain matin, à sept heures, heureréglementaire. Ses vêtements militaires commandés chez un tailleurde Strasbourg, comme il est d’usage pour les volontaires d’un an,l’attendaient, bleus et jaunes, pliés sur deux chaises, dans lachambre que, depuis un mois, madame Oberlé était allée retenir enface de la caserne Saint-Nicolas, vers le milieu de la rue desBalayeurs.

Après le dîner, il avait dit à samère :

– Laissez-moi aller me promener seul,afin de dire adieu à la campagne d’Alsheim, que je ne reverrai pasd’ici longtemps ?

Elle avait souri. M. Joseph Oberlé avaitrépondu :

– Moi, mon bonhomme, tu ne me retrouveraspas. J’ai une échéance demain 1er octobre, et il fautque je travaille au bureau. Et puis, je n’aime pas lesattendrissements inutiles. Que diable, d’ici deux mois tu n’auraspas facilement de congé, je le veux bien, mais tu n’en seras queplus content de revenir ensuite à la maison. Allons,embrasse-moi !

Plus affectueusement qu’il ne l’aurait crului-même, Jean l’avait embrassé, et, suivi d’un mot de la voixfraîche de Lucienne : « À bientôt ! » il étaitsorti.

La nuit avait une moiteur singulière. Pas unnuage. Un croissant de lune, des étoiles par milliers ; mais,entre ciel et terre, un voile de brume était tendu, qui n’arrêtaitpas la lumière, mais la dispersait, de telle sorte qu’il n’y avaitaucun objet qui fût vraiment dans l’ombre et aucun qui fûtbrillant. Une atmosphère nacrée enveloppait les choses. Elle étaitchaude à respirer. « Comme elle est douce, monAlsace ! » murmura Jean, quand il eut ouvert la porte dujardin potager, et qu’il se trouva derrière les maisons du village,devant la plaine où la clarté de la lune dormait, trouée de loin enloin par l’ombre ronde d’un pommier ou d’un noyer. Une langueurimmense s’échappait du sol, que les premières pluies d’automneavaient pénétré. Des parfums de labour se mêlaient à l’odeur deschaumes, à celle des végétations parvenues à toute leur puissancede développement et d’arôme. La montagne soufflait, exhalaitdoucement vers la vallée l’odeur du pollen de ses pins, de sesmenthes et de ses fraisiers mourants, de ses myrtilles et de sesgenévriers foulés par les promeneurs et les troupeaux. Jean respiral’odeur de son Alsace, il crut reconnaître l’exquis parfum de cettepetite montagne qui est près de Colmar, le Florimont, où pousse ledictame. Et il pensa : « C’est la dernière fois. Plusjamais ! Plus jamais ! »

Les toits n’avaient pas d’étincelles. Ilsmontaient, à gauche du sentier que suivait le jeune homme ;ils avaient l’air de mains jointes, autour de l’église,fraternellement, et, sous chacun d’eux, Jean pouvait imaginer unefigure connue ou amie. Et il songea ainsi un peu de temps, enmarchant. Mais dès qu’il aperçut, gris au milieu des champs le grosbosquet d’arbres où se cachait l’habitation de M. XavierBastian, il perdit toute autre pensée. Parvenu à la hauteur de laferme où le cadet des fils lui avait dit : « C’est parGrand-Fontaine qu’il fait bon passer la frontière, » il entradans l’avenue des cerisiers, et il se souvint encore, et il trouvala barrière blanche. Personne ne passait. Qu’importait,d’ailleurs ? Jean ouvrit la porte à claire-voie, se glissa, enmarchant sur la bordure d’herbe, au ras des massifs d’arbres,jusqu’à la fenêtre de la grande salle qui était éclairée, puis,tournant la maison, arriva devant la porte qui ouvrait du côtéopposé au village d’Alsheim.

Il attendit un instant, pénétra dans levestibule, et ouvrit la porte de la grande pièce où se tenait,chaque soir, la famille Bastian.

Ils étaient tous les trois dans le rayon de lalampe, comme Jean l’avait imaginé. Le père lisait le journal ;les deux femmes, de l’autre côté de la table brune encombrée delinge blanc déplié, brodaient des initiales sur des serviettes quiallaient entrer dans l’armoire des Bastian. La porte s’étaitouverte sans autre bruit que celui du bourrelet frôlant le parquet.Cependant, tout était si calme autour de l’habitation et dansl’appartement, qu’ils tournèrent la tête, les yeux plissés, pourvoir qui entrait.

Il y eut un moment d’incertitude pourM. Bastian et d’hésitation chez Jean. Il avait fixé sonregard, d’abord, sur le visage d’Odile. Il avait vu que celle-ciavait souffert comme lui, et que, la première, la seule, ellereconnaissait celui qui entrait, et qu’elle devenait pâle, et que,dans l’angoisse, sa main levée, sa respiration, son regards’arrêtaient.

La toile où cousait Odile lui glissa des mainssans qu’elle fît le moindre geste pour la relever.

Et ce fut peut-être à ce signe queM. Bastian reconnut le visiteur. L’émotion le saisit tout desuite.

– Comment ? demanda-t-il doucement,c’est toi, Jean ? Personne ne t’a introduit ?… Queviens-tu faire ?

Il posa lentement son journal sur la table,sans cesser de considérer, dans l’ombre de la pièce, le jeune hommequi demeurait à la même place, à deux pas de la porte.

– Je viens vous dire adieu, dit Jean.

Mais la voix était si angoissée queM. Bastian comprit que quelque chose d’inconnu et de tragiqueétait entré chez lui. Il se leva, en disant :

– En effet, c’est demain le1er octobre… Tu vas entrer à la caserne, mon pauvregarçon… Tu veux sans doute me parler ?

Déjà M. Bastian, lourd et prompt, s’étaitavancé, avait tendu la main, et le jeune homme, l’attirant dans lecoin le plus sombre de l’appartement, reculant avec lui, avaitrépondu tout bas, les yeux dans les yeux du père d’Odile. MadameBastian regardait dans l’ombre, où ils ne faisaient qu’un groupeindistinct.

– Je pars, murmura Jean, et je nereviendrai jamais, monsieur Bastian. C’est pour cela que je me suispermis de venir.

Il sentit que la rude main de l’Alsacientremblait. Un dialogue secret, rapide, s’échangea pendant que lesdeux femmes, inquiètes, se soulevaient de dessus leurs chaises, et,les mains appuyées sur la table, se penchaient.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? Tureviendras dans un an ?

– Non, je vais entrer au régiment, parceque je l’ai promis. Mais je le quitterai.

– Tu le quitteras ?

– Après-demain.

– Où vas-tu ?

– France.

– À jamais ?

– Oui.

Un moment, le vieil Alsacien sedétourna :

– Causez, les femmes, causez ; nousavons une petite affaire à traiter.

Elles se levèrent tout à fait. Lui, haletantcomme s’il avait couru :

– Prends garde à ce que tu vas faire…Sois prudent… Ne te fais pas prendre !…

Il posa les deux mains sur les épaules deJean :

– Moi, vois-tu, je reste. C’est mamanière d’aimer l’Alsace. Il n’y en a pas de meilleure. J’y vivrai,j’y mourrai. Pour toi, les circonstances sont différentes, monpauvre enfant,… je te comprends… Ne laisse rien deviner aux femmes.C’est trop grave… On ne sait rien chez toi ?

– Non.

– Garde ton secret.

Il ajouta, plus bas :

– Tu as voulu la revoir : je ne tegronde pas, puisque plus jamais vous ne vous reverrez…

Jean fit un signe de tête quisignifiait : « Oui, j’ai voulu la revoir. »

– Regarde-la un moment, et puis va-t’en…Reste là derrière mon épaule…

Et, par-dessus l’épaule de M. Bastian quis’effaçait à demi, Jean put voir que les yeux d’Odile, troublésd’abord, étaient devenus effrayés. Elle n’eut pas honte de soutenirson regard. Elle était uniquement occupée de ce dialogue qu’ellen’entendait pas, de ce mystère où elle se sentait mêlée, et sonvisage trahissait l’extrême souffrance de sa jeunesse. « Quese disent-ils ? Est-ce mauvais encore ? Est-cemeilleur ? Non, pas meilleur : ils ne se tournent pasensemble vers moi. » La mère était plus pâle encore que safille.

– Adieu, mon enfant, dit tout basM. Bastian. Je t’aimais bien, va… Je n’ai pas pu faireautrement que je n’ai fait… Mais je t’estime ; je mesouviendrai de toi…

Gagné par les larmes, le vieil Alsacien serrala main de Jean, silencieusement, et la laissa retomber. Jean fitle court chemin qui le séparait de la porte… Il était tremblant etégaré… Une dernière fois, il se retourna : il s’en allaitdonc ;… dans un instant il aurait disparu ;… il nereviendrait plus à Alsheim.

– Au revoir, madame ! dit-il.

Il voulut dire au revoir à Odile, mais unsanglot l’empêcha de parler. Jean se jeta dans l’ombre du corridor…On l’entendit marcher vite…

– Qu’est-ce que cela signifie ?demanda madame Bastian. Xavier, tu nous caches quelquechose !

Le vieil Alsacien sanglotait. Elle devina.Toutes ses préventions tombèrent.

– Odile, dit-elle, cours lui direadieu !

Odile courait déjà ; elle traversa lasalle ; elle rejoignit Jean près de l’angle de la maison.

– Je vous en supplie, dit-elle, pourquoiêtes-vous si malheureux ?

Il se retourna, décidé à ne point parler et àtenir son serment. Elle était tout près de lui. Il ouvrit les bras.Elle s’y jeta.

– Ah ! Dieu ! dit-elle touthaut, vous partez ! je le sens ! vous partez !

Il lui baisa les cheveux, tendrement, pour lavie, et s’enfuit en tournant la muraille.

Chapitre 15L’ENTRÉE AU RÉGIMENT

 

À sept heures moins un quart, Jean Oberlé, enjaquette et coiffé d’un chapeau rond, longeait les écuries bâtiesen brique de l’ancienne caserne française de Saint-Nicolas,construite sur l’emplacement d’un couvent et que les Allemandsappellent aujourd’hui « Nikolaus Kaserne ». Il arrivadevant la grille doublée de tôle qui sert d’entrée, et dont lapartie centrale était seule ouverte, salua le sous-officier chef deposte, échangea quelques mots avec lui, s’avança vers un grouped’une douzaine de jeunes gens, volontaires d’un an, qu’onapercevait à l’extrémité de la cour, à peu près sous l’horloge del’immense façade à trois étages, au pied des murs qui sont peintsen vert d’eau. Des cavaliers en petite tenue, tunique bleu ciel àpassepoils jaunes, pantalon noir, bonnet plat, traversaient en toussens le vaste terrain poussiéreux et uni. Un détachement à cheval,la lance à l’épaule, rangé à gauche le long d’une écurie,attendait, pour se mettre en route, le commandement del’officier.

– Herr Sergeant, dit Jean, enabordant le sous-officier à l’air prétentieux et protecteur,recherché dans sa mise et vulgaire de visage, qui l’attendait enavant du groupe des volontaires, je suis un des volontaires del’année.

Le gradé, qui avait de très longues moustachesnoires qu’il étirait et relevait perpétuellement entre le pouce etl’index, lui demanda ses nom et prénoms, et les collationna, avecles nom et prénoms portés sur la liste qu’il tenait à la main.

En même temps, cambré dans son uniforme,secrètement intimidé par la fortune présumée de ceux qu’ilrecevait, désireux de leur plaire et jaloux de ne pas le leurmontrer, il toisait de bas en haut le volontaire qui lui parlait,comme s’il eût cherché le défaut corporel, la tare, la verrue, cequ’il pouvait y avoir de ridicule pour des yeux de sous-officierdans ce civil alsacien. Quand il eut achevé son examen, ilprononça :

– Mettez-vous avec les autres.

Les autres étaient, pour la plupart, desAllemands, qui devaient venir, à en juger par la variété des types,de tous les points de l’Empire. Ils avaient fait toilette, aumoment de revêtir l’uniforme, afin de bien montrer, à leurscamarades du volontariat et aux soldats de la caserne, qu’ilsétaient dans la vie civile des jeunes gens de familles riches. Ilsportaient des bottines vernies, des gants de peau glacés, jaunes ourouges, des cravates nouées avec élégance et piquées d’épingles deprix. Chacun se présentait soi-même aux futurs camarades, endisant : « Permettez-moi de me présenter à vous ;mon nom est Fürbach ; mon nom est Blossmann ». Jean n’enconnaissait aucun. Il se contentait de s’incliner, mais sans senommer. Que lui importait, à lui qui ne devait être leur compagnonque pour cette seule journée ?

Et il se tint sur la gauche du groupe,l’esprit bien loin de cette caserne Saint-Nicolas, tandis qu’autourde lui, la même question était chuchotée plusieurs fois :« Quel est celui-là ? Un Alsacien, n’est-cepas ? » Il y eut des sourires de bons vivants faciles àépanouir ; il y eut aussi des mises en garde, des rivalitésmuettes de races, des tailles qui se redressèrent, des yeux bleuset durs qui fixèrent le nouveau venu, sans un clin de paupière.

Deux volontaires arrivèrent encore. L’heuresonna, et le sergent, précédant les quinze jeunes gens, entra parla grande porte cintrée qui s’ouvre au milieu de la caserne, etmonta dans une salle du second étage, où devait avoir lieu lavisite médicale. À huit heures, les volontaires étaient de nouveauréunis dans la cour, non plus groupés selon leur fantaisie, maisalignés sur deux rangs et surveillés de plus près par le sergent.On attendait le colonel. Jean avait pour voisin de gauche un filsd’industriel de Fribourg, grand, imberbe, avec des yeux vifs et desjoues d’enfant blond, mais tailladées par deux cicatrices, l’uneprès du nez, l’autre près de l’œil droit, souvenirs de duelsd’étudiant. Voyant Jean Oberlé très réservé et songeur, il le crutintimidé par la nouveauté de ce milieu, et se proposa aussitôtcomme guide. Tandis que l’Alsacien, les bras derrière le dos, sonpâle et solide visage levé vers la grille, regardait, dans lesoleil d’octobre, le peuple de Strasbourg qui traversait la rue,son voisin s’efforçait de l’intéresser aux détails et auxpersonnages de la caserne.

– Vous avez eu tort de ne pas faire commemoi ; je me suis arrangé pour me faire présenter à quelquesofficiers. Je connais même plusieurs maréchaux des logis chefs.Tenez, le wacht-meister qui sort de l’écurie, là-bas,c’est Stübel, gros buveur, gros mangeur, bon enfant ; l’autrequi nous contemple du bout de la cour, la petite moustache rousse,vous voyez ? s’appelle Gottfried Hamm, un vilain type… Vous leconnaissez ?

– Oui.

Attention ! commanda le sergent.Fixe !

Lui-même se porta vivement à dix pas en avant,et s’arrêta la tête haute, les deux bras le long du corps, la maingauche tenant le sabre au-dessous de la garde.

Il venait d’apercevoir, arrivant d’un pasdélibéré, un officier enveloppé de son manteau gris, et dont leseul aspect avait mis en fuite une vingtaine de hussards quierraient au soleil le long des murailles. Le colonel s’arrêtadevant la première ligne que formaient les jeunes gens, espoir dela réserve de l’armée allemande. C’était un homme sanguin etremuant, très bon cavalier, très énergique, qui avait des jambesgrêles, le buste gros, les cheveux presque noirs et des yeuxgénéralement terribles dans le service.

– Monsieur le colonel, dit le sergent,voici les volontaires d’un an.

Le colonel fronça aussitôt les sourcils, etdit, en fixant, l’une après l’autre, chacune de ces têtes jeunesavec la même sévérité :

– Vous êtes des privilégiés, votreinstruction vous permet de ne faire qu’un an. Montrez-vous-endignes. Soyez l’exemple des autres soldats. Pensez que vous serezplus tard leurs chefs. Et, pas d’infraction à la discipline !Pas de fantaisie dans l’uniforme ! Pas une minute de vêtementscivils ! Je punirais ferme !

Il se fit donner la liste des volontaires.Quand il lut le nom de Jean, il l’associa, en esprit, à celui dulieutenant von Farnow, et appela :

– Volontaire Oberlé ?

Celui-ci sortit du rang. Le colonel, sansatténuer en rien la rudesse de son regard, le tint attaché,quelques secondes, sur le visage du jeune homme. Il pensait quec’était là le frère de cette Lucienne Oberlé qu’il avait permis aulieutenant de demander en mariage.

– C’est bien ! fit-il.

Il porta deux doigts, rapidement, à sacasquette, et se détourna, grossi par le vent du Nord qui se mitaussitôt à souffler dans l’ouverture du manteau gris.

À peine avait-il disparu, qu’un lieutenant enpremier, très bel homme, d’une correction militaire et mondaineparfaite, et qui remplissait les fonctions d’adjudant-major auxhussards rhénans, vint se placer devant le front des volontairesrassemblés, et lut un ordre qui affectait chacun d’eux à tellecompagnie de tel escadron. Jean se trouvait dans la troisièmecompagnie du deuxième escadron.

– Pas de chance, murmura sonvoisin : c’est la compagnie de Gottfried Hamm.

Désormais, les quinze volontaires étaientvraiment « incorporés », ils avaient leur place marquéedans cette multitude ordonnée, leurs chefs responsables, le droitde demander des vêtements militaires à tel magasin et un cheval àtelle écurie. C’est à quoi ils s’occupèrent aussitôt. Jean et soncamarade de hasard, fils d’un libraire de Leipzig, montèrent audernier étage de la caserne, et pénétrèrent dans le magasind’habillement, où ils reçurent leurs effets de grande et de petitetenue, et en laissèrent quelques-uns, manteaux de cavalerie etpaires de bottes, que le kammer-sergeant voulut bienaccepter pour lui-même, à titre de bienvenue, ou se charger deremettre à d’autres sous-officiers de la compagnie. La séance futlongue. Elle ne prit fin qu’après dix heures. Une visite dans lachambre où logeait le premier brosseur, et où se trouvait la petitearmoire de bois blanc dont l’usage serait commun désormais entre levolontaire et le soldat ; une autre au sergent d’écurie,chargé de désigner le cheval et le second brosseur ; une autreau tailleur du régiment : il était plus de midi lorsque Jeanput s’échapper de la caserne, et déjeuner à la hâte.

Les volontaires, pour cette première journée,étaient dispensés de rentrer à une heure. Ils ne firent qu’après lepansage leur apparition dans la cour du quartier, tous ensemble, –ils s’étaient donné le mot, – superbes dans leurs uniformesflambants neufs, très regardés par les cavaliers, par lessous-officiers surtout qui examinaient, au passage et jalousement,la coupe et la finesse de l’étoffe, la façon des cols et desparements, le lustre des bottes vernies. Un seul de ces jeunes gensdemeura étranger au plaisir d’amour-propre que les autreséprouvaient. Il songeait à un télégramme qu’il aurait dû trouverdéjà chez lui, et dont les termes convenus flottèrent devant lesyeux de Jean, toute l’après-midi. Cela seul l’occupait.L’inquiétude de ne pas recevoir l’avis de départ de l’oncle Ulrich,l’énervement, et quelque chose comme un défi que sa jeunesselançait, pour le lendemain, à toute autorité aujourd’hui obéie,empêchèrent le jeune homme de sentir l’extrême fatigue de cettejournée. Après les exercices d’assouplissement, le manège, leservice d’écurie, à huit heures et demie du soir seulement, il futlibre. Quelques-uns des volontaires étaient si las qu’ilspréférèrent gagner leur lit sans souper. Jean fit comme eux, pourune raison différente. Il rentra immédiatement rue desBalayeurs.

Sur le seuil de la maison, la logeusel’arrêta :

– Monsieur Oberlé, il est arrivé pourvous un télégramme.

Jean monta au premier, alluma sa bougie, etlut les trois mots sans signature qu’il attendait :« Tout va bien. »

Cela signifiait que tout était prêt pour lelendemain, que M. Ulrich avait fait le nécessaire. Désormaisle sort en était donc jeté : Jean quitterait la caserne etl’Alsace le 2 octobre, dans quelques heures. Bien qu’il n’eût paseu un instant d’hésitation, le jeune homme éprouva une émotionpoignante à la lecture de cette sorte de mise en demeure. Laréalité des séparations définitives s’imposa plus fortement à sonesprit, et, la fatigue aidant, il pleura. Il s’était jeté touthabillé sur son lit. La tête cachée dans l’oreiller, il songeait àchacun de ceux qui continueraient d’habiter l’Alsace, tandis qu’ils’exilerait à jamais ; il les entendait se plaindre ous’emporter à son sujet, lorsque la nouvelle parviendrait àAlsheim ; il revoyait celle qu’il aimait, l’Odile joyeuse dela vigile de Pâques, devenue désespérée, à l’heure du départ,devinant tout et demandant, suppliante, une réponse qu’il avaitfallu ne pas lui donner… Tout cela était nécessaire, tout celaétait irréparable. Les heures de la nuit passaient. La rue étaitdevenue silencieuse. Jean comprit qu’il aurait besoin, bientôt, detoute son énergie morale. Tâchant d’écarter de lui ces regrets etces visions qui l’épuisaient, il se répéta à lui-même, vingt foisde suite, ce qui avait été convenu, dans une dernière entrevueentre son oncle et lui, trois jours plus tôt, et ce qu’il devaitaccomplir point par point, aujourd’hui.

Oui, aujourd’hui, car les coqs chantaient déjàdans les cours voisines. Il n’était pas possible de partir par untrain du matin. Le rendez-vous des volontaires à la caserne étaitfixé à quatre heures. Or, le premier train quittait Strasbourg,dans la direction de Schirmeck, à cinq heures quarante-huitminutes ; il n’arrivait à Russ-Hersbach qu’après sept heures,et le prendre, c’était s’exposer grandement. Trois heures nes’écouleraient pas, en effet, sans que l’absence d’un volontairefût remarquée, sans que l’alarme fût donnée. L’oncle Ulrich et Jeanétaient tombés d’accord que le moyen à peu près infaillible depasser la frontière sans éveiller de soupçon, consistait à monterdans le train qui part de Strasbourg à midi dix, c’est-à-dirependant le déjeuner des volontaires.

« J’ai fait le trajet, pour me rendrecompte, avait dit M. Ulrich. Je suis sûr de mes chiffres. Tuarrives à Russ-Hersbach à une heure vingt et une minutes ; unevoiture nous monte en un quart d’heure à Schirmeck. Nous tournons àdroite, et nous sommes à Grand-Fontaine trente minutes plus tard.Là, nous laissons la voiture, et, grâce, à de bonnes jambes commeles tiennes et les miennes, nous pouvons être en France à deuxheures quarante-cinq minutes ou deux heures cinquante. Alors, je tequitte, et je reviens. »

Il importait de ne pas manquer le train demidi dix, et cela serait facile, les volontaires se trouvantlibres, d’ordinaire, à onze heures.

Jean finit par s’endormir, mais pour bien peude temps. Avant quatre heures du matin, il repassait la grille dela caserne Saint-Nicolas.

Le peu de repos qu’il avait pris lui avaitrendu toute sa vigueur de volonté. Comme la plupart des énergiques,Jean se troublait à l’avance ; mais, devant la nécessitéd’agir, il retrouvait la pleine possession de soi-même. Durant lepansage des chevaux, puis au manège, puis à l’exercice jusqu’à prèsde onze heures, il fut parfaitement calme. Il y avait, dans sonattitude même, quelque chose de moins indifférent, de moins réservéque la veille. Son camarade, le Saxon, l’observa et lui dit :« Vous voilà déjà habitué, n’est-ce pas ? » Jeansourit. Il considérait à présent ces bâtiments, ces officiers, cessoldats, cet appareil de la force allemande, de la même façon etavec le même sentiment que l’écolier libéré qui regarde les murs,les professeurs et les élèves de son collège. Il se sentait déjàdétaché de cet ensemble ; il observait, avec une curiosité àdemi amusée, les scènes et les figures que plus jamais il nereverrait.

Vers onze heures, il aperçut, à la tête d’unpeloton de hussards, superbe de jeunesse, de raideur militaire etde volonté disciplinée, le baron de Farnow rentrant à la caserne.Les chevaux, pour avoir trotté plusieurs heures dans le polygone deNeudorf, revenaient crottés jusqu’au poitrail ; les hommes,harassés, se laissaient aller en avant, et n’attendaient que lesignal de la halte pour maudire la corvée du jour. Farnow,nullement las, dirigeait son alezan à travers la cour avec le mêmeplaisir que s’il venait d’être invité à une chasse à courre, etpartait pour le rendez-vous. Jean songea : « Voilà celuiqui sera le mari de ma sœur. Nous ne nous rencontrerons plus. Encas de guerre, il sera mon ennemi. » Il eut la vision d’unfutur grand chef de cavalerie, chargeant dans la poussière d’uneplaine, criant, haut sur les étriers, la bouche et les narinesouvertes. Farnow ne se douta pas qu’il donnait des distractions decette espèce au jeune volontaire qu’il effleura d’un seul regard deses yeux bleus. Il s’éloigna, suivi des hommes, vers le fond de lacour. On entendit un commandement bref, en voix de tête, uncliquetis d’armes heurtées, et puis plus rien. L’exerciced’assouplissement prolongé par le zèle de l’instructeur dura encoretrente minutes. À onze heures et demie, Jean, inquiet, sachantqu’il avait à peine le temps de se rendre à la gare pour le trainde midi dix, remontait en toute hâte l’escalier qui conduisait à lachambre de son brosseur, lorsqu’un des hommes de la compagnie luicria :

– Revue d’uniformes de service pour la3e du 2, à midi ! C’est le capitaine qui l’a faitdire. Vous n’avez pas le temps de sortir !

Jean continua de monter sans même accorder unmoment d’attention à cet obstacle qui se dressait inextremis devant lui. Il était décidé. Il allait partir. Ilallait trouver, à Russ-Hersbach, son oncle Ulrich qui l’attendraitavec une voiture à l’arrivée du train. Jean ne pensait qu’à unechose : sortir et courir à la gare. Il reprit en hâte sa tenuede ville et ses bottes vernies, descendit dans la cour, et, semêlant à un groupe de volontaires qui appartenaient à d’autrescompagnies et n’avaient aucune raison de rester à la caserne,franchit la grille sans difficulté.

Lorsqu’il fut dans la rue, à quelques mètresdu poste, sur le trottoir de la rue des Balayeurs, il se mit àcourir. L’horloge, en arrière, disait midi moins dix-sept minutes.Le temps de parcourir les trois cents mètres qui le séparaient dela maison meublée, de monter dans sa chambre et de remplacerl’uniforme par des vêtements civils, n’était-ce pas tropdéjà ? Serait-il possible de prendre le train de mididix ? Car il y avait toute la ville à traverser. Et, d’autrepart, c’eût été une grave imprudence d’essayer de passer lafrontière en uniforme. Jean réfléchit, tout en courant, qu’ilpouvait aisément emporter une valise, et qu’il changerait decostume soit dans le train, soit à Russ-Hersbach. En pénétrant dansle couloir, il appela la logeuse, et, essoufflé :

– J’ai une course très pressée, dit-il.Veuillez arrêter une voiture de place. Je redescends.

Trois minutes plus tard, il avait enfermé dansune valise le pantalon, la jaquette, le chapeau qu’il avait eu laprécaution de préparer et de disposer dès le matin sur son lit, etil sautait dans un fiacre, en ayant soin de donner seulement commeadresse : « Rue de la Mésange. » Mais au plusprochain détour, il se releva, et commanda :

– Cocher, à la gare, et à toutevitesse.

Il arriva à la dernière minute, prit un billetpour Russ-Hersbach, et monta dans un compartiment de première, avecdeux autres voyageurs. Un instant encore, et le train s’ébranla,glissa sur les rails, s’enfonça dans le tunnel qui traverse lesfortifications, reparut à la lumière, et, coupant la plained’Alsace, roula vers l’ouest.

* * * * * * * *

À la même heure exactement, le capitaine quipassait, dans la cour, la revue des effets de service, ayant aperçul’un des deux volontaires affectés à sa compagnie, demandait auwachtmeister :

– Où est l’autre ?

– Je ne l’ai pas vu, monsieur lecapitaine, répondit Hamm.

Et, se tournant vers le jeune Saxon, camaraded’Oberlé :

– Vous savez où il est ?

– Il est sorti après l’exercice, monsieurle wachtmeister, et n’est pas revenu.

– Pour une fois, grommela le capitaine,je ne punirai pas ; il n’a pas compris, sans doute ; maisvous lui ferez l’observation, de ma part, quand il rentrera, Hamm,et vous n’y manquerez pas.

L’incident n’eut donc pas de suitesimmédiates. Mais, quand les hommes eurent été réunis de nouveaupour le pansage, qui avait lieu chaque après-midi de une heure àdeux, l’absence de Jean ne put pas ne pas être remarquée. Tout lelong des murs des écuries, à l’extérieur, les chevaux étaientattachés à des boucles de fer. Les cavaliers maniaient la brosse,et, parmi eux, les volontaires arrivés de la veille, et quiprenaient une leçon de pansage sous la direction de leur deuxièmebrosseur. Les sergents surveillaient nonchalamment, lorsque lewachtmeister de la troisième compagnie sortit de son bureau, et sedirigea du côté sud de la cour, où Oberlé aurait dû se trouver. Sesgrosses lèvres mordaient sa moustache rousse. Il parcourut la filedu regard.

Oberlé n’est donc pas rentré ?fit-il.

Le même camarade répondit :

– Il courait en sortant de la caserne eten se dirigeant vers sa chambre.

– L’avez-vous vu au restaurant ?

– Il n’a pas déjeuné avec nous.

– Cela suffit, dit le wachtmeister.

Hamm se détourna rapidement. Il eut une moueaccompagnée d’un roulement de ses yeux fauves, qui montrait qu’iljugeait grave la situation. Il la jugeait grave pour Oberlé, maissérieuse également pour lui-même. Ni le capitaine, ni le lieutenantn’étaient à ce moment à la caserne. S’il y avait une histoire, parhasard, le capitaine ne manquerait pas de dire :« Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ? » Hammtraversa la cour, dans toute la longueur, songeant à ce qu’ildevait faire, et se rappelant un propos du père Hamm, le brigadierd’Obernai. Celui-ci n’avait-il pas dit textuellement, lorsqueGottfried s’était rendu à Obernai, voilà quinze jours :« Tu vas avoir dans ton régiment le fils de M. Oberlé.Tiens-le à l’œil. Je serais bien étonné qu’il ne fît pas parler delui. C’est tout le portrait du grand-père, un enragé, qui détesteles Allemands, et qui est bien capable d’un coup detête. »

Mais il fallait aller aux renseignements avantde faire du zèle. Ce n’était pas difficile. La rue des Balayeurss’ouvrait en face de la grille. Hamm épousseta sa tunique bleue enla frappant avec le bout des doigts, obliqua vers la porte de lacaserne, et se rendit chez la logeuse de Jean, dans la grandemaison à gauche, aux contrevents verts. Il reçut cetteréponse :

– Parti en voiture, avant midi, avec unevalise.

– Quelle adresse a-t-il donnée ?

– Rue de la Mésange.

– Pas de numéro ?

– En tout cas, je n’ai pas entendu. Je nesais pas.

Le soupçon se précisa dans l’esprit de Hamm.Le wacht-meister n’avait plus à hésiter. Il courut chez lecapitaine, qui logeait dans les nouveaux quartiers, jusque dans laKerderstrasse.

Le capitaine n’était pas chez lui.

Désappointé, et le sang échauffé par la marchequ’il venait de faire, Hamm rentrait à la caserne, et coupait, auplus court, par les jardins de l’Université, lorsqu’il pensa quetout près, là, derrière le bloc de maisons de la Germania, rueGrandidier, habitait le lieutenant Farnow. Celui-ci n’appartenaitpas au 2e escadron. Mais Hamm connaissait lesfiançailles de l’officier. On en avait parlé entre gradés. Il montaau premier, dans la superbe maison construite en blocs de pierreréguliers et saillants. Et l’ordonnance, interrogée,répondit :

– Monsieur le lieutenant s’habille.

Le lieutenant von Farnow s’habillait, eneffet, pour faire quelques visites et se rendre au Casino desofficiers. En culotte et en chemise, penché au-dessus d’unetable-toilette à glace biseautée, tout un service de brosses et lesustensiles de son onglier étalés autour de lui, il se lavait levisage. La pièce sentait l’eau de Cologne. Il tourna vers lemaréchal des logis sa face toute trempée d’eau, et dit, ensaisissant une serviette :

– C’est vous, Hamm ? Qu’ya-t-il ?

– Monsieur le lieutenant, je me suispermis d’entrer, parce que je ne trouve pas chez lui mon capitaine,et que le volontaire Oberlé…

– Oberlé ? Qu’a-t-il fait ?interrompit Farnow, qui eut une secousse nerveuse.

– Il n’a pas reparu depuis onze heures etdemie.

Farnow, qui s’épongeait la figure, jeta laserviette sur la table, violemment, et s’approcha du sous-officier.Il se souvenait des craintes de madame Oberlé. Et Hamm pensa :« Il a la même idée que moi. »

– Comment ! pas reparu ?Avez-vous été rue des Balayeurs ?

– Oui, monsieur le lieutenant : il aquitté la maison en voiture à midi moins dix.

Le jeune lieutenant sentit le froid de la mortlui toucher le cœur. Il ferma les yeux une seconde, fit un effortviolent pour garder l’apparence d’un homme maître de soi, et il yparvint. Il était blême, mais pas un muscle de son visage nebougeait, quand il dit :

– Vous n’avez qu’une chose à faire,Hamm : c’est de prévenir votre commandant. Il s’informera… etfera… ce qui est prescrit en pareil cas.

Farnow eut même la force de consulter duregard la pendule de Saxe fleuri qui ornait son bureau, etd’ajouter :

– Une heure quarante. Il faut voushâter.

Le wachtmeister salua, et se retira.

L’officier courut aussitôt dans le cabinet detravail contigu, et demanda la communication avec un des agents desurveillance de la gare de Strasbourg. Une dizaine de minutes plustard, il était appelé, à son tour, par la sonnerie du téléphone, etapprenait qu’un volontaire du 9e hussards, en tenue,arrivé au dernier moment avec une valise, avait pris un billet depremière classe pour la station de Russ-Hersbach.

– Non ! cela est impossible !s’écria Farnow, en se laissant tomber sur le divan de son cabinet.Il y a erreur… Russ-Hersbach, c’est presque la frontière, et Jeanne peut pas déserter, parce qu’il aime… Il est à Alsheim… Il a, entout cas, voulu revoir Odile… Je vais le savoir !

Il frappa du poing son bureaud’acajou :

– Hermann !

L’ordonnance, un large Germain, calme,entr’ouvrit la porte.

– Selle mon cheval et le tien ! Toutde suite !

Farnow fut rapidement prêt, descendit, trouvales deux chevaux dans la rue, traversa Strasbourg, et dès qu’il eutdépassé le talus des fortifications, se mit à trotter à grandeallure sur la route.

À mesure qu’il s’avançait sur Alsheim, lapensée de la désertion possible de Jean s’imposait davantage à sonesprit. La conversation avec madame Oberlé lui revenait dans lesmoindres détails, d’autres raisons encore de croire au malheur,contre lequel son impérieuse volonté luttait péniblement :« Il comprend si peu l’Allemagne ! Il s’en glorifiaitchez le conseiller Brausig… Et puis, sa famille désunie, mesfiançailles qui ont accentué les divisions… Cependant, il estfiancé, lui aussi, ou à peu près… Et les natures comme la sienne,les natures françaises doivent se laisser dominer par l’amour… Non…Je vais le trouver là-bas… ou savoir de ses nouvelles. »

Il faisait chaud, sur la longue route sansombre, ruban de poussière qu’on voyait déroulé, d’un villagejusqu’à l’autre, dans la plaine moissonnée. Le ciel, au-dessus deschamps, était trouble et cuivré : à l’horizon, derrière lesVosges, il y avait des sommets de nuages immobiles et tout pleinsde rayons. Les chevaux en sueur allaient toujours à grande allure.Sous les noyers isolés, parmi les chaumes, des enfants levaientleurs gaules et chantaient au passage des cavaliers.

Hermann pensait : « Monsieur lelieutenant a donc perdu l’esprit ? Il va de plus en plusvite ! »

Farnow sentait grandir en lui l’angoisse àmesure qu’il approchait, « Et si je ne le trouvais pas ?S’il avait, en effet… »

Obernai fut laissé à droite. Un chemin detraverse pointait sur Alsheim. Bientôt le toit bleu des Oberléapparut et grandit dans la verdure. « Lucienne !Lucienne ! Lucienne ! »

* * * * * * * *

Dans la maison qu’assoupit la chaleur orageusede cette journée d’automne, une seule voix rompt le silence, et sifaible, si monotone ! C’est celle de madame Monique Oberlé.Près du fauteuil du grand-père, dans la chambre que l’infirme nequitte plus, madame Oberlé lit, tout haut, le Journald’Alsace. Car le facteur vient de faire la distribution dusoir. On entend le murmure des mots, à cause de la fenêtre ouverte,et cela ressemble à la récitation cadencée du rosaire. Dans lasalle de billard, au-dessous de la chambre qui est toujours cellede Jean, M. Joseph Oberlé, assis dans l’ombre du rideau,sommeille à demi, ayant sur les genoux quelques lettres et unnuméro de la Strassburger Post. À l’extrémité de la pièce,et dans l’ombre aussi, Lucienne, penchée sur un petit bureau LouisXVI, écrit.

– Monsieur ? MonsieurOberlé ?

L’industriel sursauta, et, se redressantprestement, ouvrit la porte, entr’ouverte seulement, et rejoignit,dans le vestibule, le concierge qui accourait.

– Pourquoi m’appelez-vous ? Voussavez que je n’aime pas…

Il causa une minute avec l’homme, et rentraépanoui.

– Ma Lucienne, M. de Farnowt’attend à la grille du parc.

Elle était déjà debout, toute rose.

– Lui ? Pourquoi n’entre-t-ilpas ?

– Il paraît qu’il est à cheval, trèspressé… Peut-être aussi n’ose-t-il pas ?… Va le chercher de mapart, ma chérie, ramène-le… Dis-lui qu’il n’y aura aucunscandale : je me charge d’empêcher toute nouvelle scène.

D’un geste de la main tournant sur elle-même,il montrait qu’il fermerait plutôt les portes, là-haut, d’où venaitle bruit monotone de la lecture du journal.

Elle se regarda dans la glace, et releva sescheveux. Il répéta :

– Va, mon trésor, c’est toi qu’ondemande. Si vous ne revenez pas tout de suite, j’irai voustrouver.

Elle passa en saluant. Deux marches à la fois,elle descendit le perron. Elle marchait vite dans l’avenue,heureuse, un peu troublée, les lèvres entr’ouvertes, les yeuxcherchant Farnow.

Au bout de l’avenue seulement, lorsqu’elle futsur le point de tourner vers la porterie, elle vit les deux chevauxtout fumants de sueur qui étaient restés sur la route, tenus enbride par l’ordonnance et, presque en même temps, l’officier qui sedégageait de l’abri du mur, et qui s’avançait.

Mon Dieu ! quel visage rouge il aaujourd’hui, ce pâle Farnow ! quel air préoccupé ! quellehâte qui n’est pas celle de la joie, car il ne répond rien àLucienne qui court à moitié, tâchant de rire !

Bonjour, Wilhelm ! Quelle bonnesurprise !

Il se découvre, il prend la main qui se tend,mais, au lieu de la baiser, au lieu d’admirer, comme il sait lefaire, avec ses yeux durs qui s’enfièvrent, il attire Lucienne ducôté des chantiers tout voisins. Les lèvres aiguës de Luciennes’obstinent à sourire ; elles sont braves ; elles fontbonne contenance, tandis que le cœur est déjà serré parl’angoisse.

– Vous m’enlevez donc ? Qu’est-ceque c’est que ce farouche ami, qui ne dit pas même bonjour ?Vous, si correct…

– Venez… Tenez, ici, nous ne serons pasvus…

Ils sont presque au commencement du chantier,dans une sorte de retraite que forment trois piles inégales deplanches. Farnow lâche la main de Lucienne.

– Jean est-il ici ? Faites bienattention : est-il à Alsheim ?

Toute l’angoisse et toute l’impérieusejeunesse qui voulait commander au malheur étaient dans les yeux deFarnow, et guettaient la réponse.

– Mais non, dit simplement Lucienne.

– Vous l’attendez, au moins ?

– Pas plus.

– Alors, nous sommes perdus,mademoiselle ! Perdus !

– Mademoiselle ?

– Oui, s’il n’est pas ici, c’est qu’il adéserté.

– Ah !

La jeune fille se renversa en arrière, commesi elle tombait, et s’appuya aux planches, les bras écartés, lesyeux hagards.

– Déserté ?… Perdus ?… Vousvoyez bien que vous me tuez, avec des mots pareils… Est-ce quevraiment, Jean ?… Vous êtes sûr ?…

– Puisqu’il n’est pas ici, oui, je suissûr… Il a pris son billet pour Russ-Hersbach, comprenez-vous,Russ-Hersbach… Il a dû déjà franchir la frontière… Je vous disqu’il a quitté Strasbourg voilà plus de trois heures…

Il fut secoué par un rire de souffrance et decolère.

– Vous ne vous souvenez donc pas ?Il avait juré à votre mère qu’il entrerait à la caserne. Il y estentré en effet. Mais la promesse expirait aujourd’hui. Et il adéserté… Et à présent…

– Oui… à présent ?

Lucienne ne demandait pas d’autre preuve. Ellecroyait déjà. Sa poitrine haletait. Ses mains cessèrent de serrerles planches qu’elle avait saisies, et se joignirent, suppliantes.Elle fut obligée de répéter la question à Farnow immobile dedouleur.

À présent qu’allez-vous faire,Wilhelm ?

Farnow, le visage contracté, droit devantelle, dans son uniforme poussiéreux, dit d’une voixfaible :

– Vous quitter !…

– Me quitter parce que mon frèredéserte ?

– Oui.

– Mais c’est insensé ce que vousdites !

– C’est mon devoir de soldat.

– Mais vous ne m’aimez doncpas ?

– Oh ! si, je vous aime !…Seulement l’honneur ne me permet plus de vous épouser… Je ne peuxpas être le beau-frère d’un déserteur, moi officier, moiFarnow !

– Alors cessez d’être officier etcontinuez de m’aimer ! cria Lucienne, levant les bras versl’immobile statue bleue. Wilhelm, l’honneur vrai consiste à aimerLucienne Oberlé ; à ne pas l’abandonner ; à ne pasmanquer à la parole qu’on lui a donnée… Laissez mon frère ;qu’il aille où il voudra ; mais ne brisez pas nos deuxvies !

Farnow pouvait à peine parler. Il se tut unmoment. L’effort de sa volonté gonflait tous les muscles de son couquand il dit :

– C’est bien pis. Vous devez savoir toutela vérité, Lucienne : je suis obligé de le dénoncer.

– Dénoncer Jean ! Vous ne ferez pascela ! cria Lucienne, avec un geste de recul. Je vous ledéfends !

– Je le ferai tout à l’heure. La loimilitaire m’y oblige.

– Ce n’est pas vrai. Ces cruautés-là n’ysont pas !

– Je vais vous le faire dire…Hermann !

L’homme se montra, à dix pas de Farnow et deLucienne, à l’entrée de l’allée, stupéfait et les traits encoretuméfiés par la course.

– Écoute-moi bien. Rappelle-toi l’articledu règlement. Que commande-t-il, quand on a connaissance d’unprojet de désertion ?

Le soldat réfléchit une seconde, etrécita : « Celui qui aurait connaissance, d’une manièredigne de foi, d’un projet de désertion, à un moment où il seraitencore possible de l’empêcher, et qui n’en prévient pas sessupérieurs, est puni d’emprisonnement jusqu’à dix mois, en campagnejusqu’à trois ans. »

Vite aux chevaux ! dit Farnow, nouspartons !

Et, se retournant :

– Adieu, Lucienne !

Elle courut à lui ; elle lui saisit lebras :

– Non, non, cria-t-elle, vous ne partirezpas ! Je ne veux pas !

Il regarda un instant ce visage en larmes, oùl’ardent amour et la douleur se mêlaient. Elle répéta :

– Je ne veux pas, entends-tu ?

Alors Farnow l’enveloppa de ses bras, lasouleva de terre, la serra contre sa poitrine, et, avec passion,baisa ces yeux qu’il ne voulait plus voir. Et ce fut à la violencedésespérée de ce baiser, que Lucienne comprit que c’était bien unadieu.

Il la repoussa brusquement, gagna la grille,sauta en selle, et partit au galop dans la direction d’Obernai.

Chapitre 16DANS LA FORÊT DES MINIÈRES

 

La nuit venait. Jean n’était point encoresorti des forêts allemandes. Jean dormait, épuisé de fatigue,couché sur la mousse et sur les aiguilles de sapin, etM. Ulrich veillait, attentif au danger possible, encore ému decelui auquel il venait d’échapper. Les deux hommes occupaient lapartie basse d’un étroit espace laissé par des bûcherons entre deuxpiles de fagots. On avait éclairci une sapinière. Les branchesencore vertes, redressées par la sève, hérissaient les pentes etles arêtes des deux remparts de bois abattu, et rendaient plus sûrl’abri de l’angle aigu qu’ils formaient. Tout autour, les futaiesinclinées de la montagne ouvraient leurs larges plis au ventd’orage qui soufflait. Aucun autre bruit ne montait jusqu’à ceshauteurs.

Il y avait deux heures environ queM. Ulrich et son neveu avaient dû se réfugier là.

Lorsque le train était arrivé à la station deRuss-Hersbach, l’oncle Ulrich avait tout de suite compris et ditque le moment était passé, pour Jean, de quitter son uniforme. Tropd’attentions eussent été frappées de ce menu fait, dans cetterégion frontière, qui est peuplée d’observateurs visibles etinvisibles, où les pierres entendent et les sapins regardent. Avecun juron, il avait jeté la valise au cocher du landau de louagecommandé depuis trois jours à Schirmeck.

– Voilà un bagage inutile ! avait-ilgrommelé. Il n’est pas lourd, heureusement. Menez vos chevaux bontrain, cocher !

Les chevaux avaient pris la route qui traversele pauvre village, atteint la ville de Schirmeck, et quitté là lavallée principale, pour monter, à droite, par l’étroite et sinueusevallée qui conduit à Grand-Fontaine. Aucun symptôme ne révélait unedéfiance particulière ; mais le nombre des témoins connus dela prétendue promenade augmentait. Et cela était grave. Bien queJean fût appuyé contre le siège du cocher, et caché en grandepartie par les rideaux du break et par une couverture queM. Ulrich avait jetée sur la tunique trop éclatante de sonneveu, l’uniforme du 9e hussards avait été certainementaperçu par les deux gendarmes croisés dans les rues de Schirmeck,par les ouvriers de la carrière de pierre que le chemin longe ausortir de la ville, par le douanier qui fumait et avait continué defumer si tranquillement sa pipe, assis sous les arbres, à gauche dupremier pont de Grand-Fontaine. M. Ulrich se disait, de plus,à chaque instant : « L’alarme va être donnée ; ellel’est peut-être, et quelqu’un des innombrables agents de l’État vas’avancer, nous interroger et nous faire suivre, quoi que nousrépondions. » Il ne communiquait point ses craintes à Jean,qui était tout autre que la veille, et que le sentiment del’aventure exaltait.

La voiture, malgré la pente et les cailloux dela route, montait vite le long du torrent, et s’engageait entre lesmaisons de Grand-Fontaine. Les hêtrées du Donon, veloutées etdorées, et couronnées de sapins, se levaient en avant. Il étaitdeux heures quinze minutes lorsque les chevaux s’étaient arrêtés aucentre du village, sur l’espèce de place inclinée où l’eau d’unesource coule dans une grande auge de pierre. Les voyageurs étaientdescendus de voiture, les chemins n’étant plus carrossables.

– Allez nous attendre à l’auberge de RémyNaeger, avait dit M. Ulrich. Nous ferons notre promenade, et,dans une heure, nous reviendrons… Doublez la ration d’avoine pourles chevaux, et prenez une bouteille de vin de Molsheim à moncompte.

Aussitôt, M. Ulrich et Jean, laissant àdroite le sentier qui monte au Donon, s’étaient dirigés tout à faità gauche, par l’étroit sentier, bordé de maisons, de jardins et dehaies, qui unit Grand-Fontaine au dernier village de la hautevallée, celui des Minières.

À peine avaient-ils fait deux cents mètres,qu’ils aperçurent le garde forestier de la Mathiskopf quidescendait vers eux. L’homme, coiffé du chapeau tyrolien, vêtu dela vareuse verte, couleur de barbe de sapins, sortait de sa maison,en haut des Minières, et gagnait le sentier où il devaitnécessairement rencontrer les deux voyageurs.

M. Ulrich eut peur.

– Jean, dit-il, voilà un uniforme que jepréfère rencontrer plus tard. Prenons par la forêt !

La forêt était à gauche. C’étaient lessapinières de la Mathiskopf, et plus loin celles de la Corbeille,pentes très couvertes, qui s’élevaient de plus en plus, et où lesabris ne manqueraient pas.

Jean et son oncle franchirent la haie,quelques mètres de prairie, et entrèrent dans l’ombre dessapins.

Il était temps. L’alarme venait d’être donnéepar le gouvernement militaire de Strasbourg ; on avaittéléphoné au poste de douane de Grand-Fontaine, et à tous ceux desenvirons, d’empêcher la désertion du volontaire Oberlé. Le gardeforestier, qui n’avait reçu aucune consigne, ne reparut pas, maisJean et M. Ulrich, – celui-ci avec la vieille lunette d’Iéna,– remarquèrent promptement des allées et venues inquiétantes. Dansla tranquille vallée, il y eut bientôt des douaniers et desgendarmes en vue. Ils se jetèrent, eux aussi, dans la forêt de laMathiskopf.

Et la fuite commença.

M. Ulrich et Jean ne furent pas rejoints,mais ils furent aperçus ; ils furent traqués, de futaie enfutaie, pendant plus d’une heure, et empêchés de gagner lafrontière, car il aurait fallu traverser à découvert le fond de lavallée. L’idée qu’avait eue M. Ulrich de grimper au sommetd’une des piles de bois et de se laisser couler, avec Jean, dans lafente laissée entre les fagots amoncelés, avait sauvé les deuxfugitifs. Les gendarmes, ayant rôdé quelque temps dans lasapinière, s’étaient éloignés dans la direction du Glacimont.

Jean s’était endormi, et la nuit venait. Levent amoncelait les nuages, et hâtait l’ombre. Un vol de corbeauxglissa, rasant la cime des arbres. Au frémissement de leurs ailes,M. Ulrich sortit de la rêverie où le plongeait lacontemplation de son neveu, vêtu d’un uniforme de cavalierallemand, et étendu sur la terre d’Alsace. Il se leva, et,prudemment, monta jusqu’au sommet de la tranchée verte.

– Eh bien ! oncle Ulrich, demandaJean qui s’éveillait, que voyez-vous ?

– Aucun casque de gendarme, aucun bonnetde douanier, souffla M. Ulrich en se penchant. Je les croisdépistés. Mais avec eux, il faut toujours se défier.

– La vallée des Minières ?

– A l’air abandonnée, mon ami. Personnedans les deux chemins, ni dans les prés autour du village. Legarde-chasse lui-même a dû rentrer et se mettre à table, car lafumée s’échappe à présent de la cheminée… Te sens-tu vaillant, monpetit ?

– Si nous sommes poursuivis, vous allezle voir !

– Nous ne le serons pas. Mais l’heure estvenue, mon enfant…

Il ajouta, après un petit intervalle, où ilfeignit d’écouter :

– Monte, pour que nous fassions le plande bataille.

Quand il eut près de son épaule la tête deJean, dépassant les branches des fagots et tournée versl’ouest :

– Tu vois, dit M. Ulrich, le villagedes Minières en bas ?

– Oui.

– Malgré la nuit et la brume, tu peux terendre compte que, de l’autre côté, la montagne est moitié sapinset moitié hêtres.

– Je devine.

– Nous allons faire un demi-cercle pouréviter les jardins et les prés des Minières, et quand nous seronslà-bas, juste en face, tu n’auras pas deux cents mètres àdescendre, et tu seras en France…

Jean ne répondit rien.

– C’est l’endroit que j’ai reconnu pourtoi. Il faut que tu te rappelles bien : là-bas, autour deRaon-sur-Plaine, les Allemands se sont réservé toutes lesforêts ; ils ont laissé à la France toutes les terres nues. Ily a précisément devant nous, sur l’autre pente, une grande pointede prairie française… J’y ai même vu une ancienne ferme abandonnée,quelque chose d’avant la guerre, je suppose… Je vais partirdevant…

– Pardon, moi devant.

– Non, je t’assure, mon petit, que ledanger est égal en arrière. Et il faut bien que je te serve deguide… Je te précède donc, nous évitons les sentiers, et je teconduis, prudemment, jusqu’à un point où tu n’auras qu’une chose àfaire : prendre ta course et traverser une route, puisquelques mètres de taillis, en droite ligne. Au delà du taillis,l’herbe est française…

Dans l’ombre, M. Ulrich embrassa Jean. Ilne voulut pas prolonger l’adieu, de peur de s’émouvoir lui-même, ence moment où il fallait être parfaitement maître de soi.

– Viens, dit-il.

Ils se glissèrent sous le couvert des grandssapins, qui commençaient près de là. La pente était hérisséed’obstacles contre lesquels Jean ou son oncle se heurtaientsouvent, pierres éboulées et couvertes de mousse, troncs brisés etpourris, branches tendues dans l’ombre comme des griffes. Toutesles minutes, M. Ulrich s’arrêtait pour écouter. Il seretournait aussi, fréquemment, et, derrière lui, il ne manquaitpoint d’apercevoir la haute silhouette de Jean, dont il ne voyaitplus le visage. Quelquefois Jean disait :

– Ils seront bredouilles, mononcle !

– Tais-toi, mon Jean. Nous ne sommes pasencore sauvés.

Les deux compagnons descendirent en tournantjusqu’à la lisière des prés des Minières, et remontèrent un derniercontrefort des Vosges, mais sans quitter le couvert.

Lorsque M. Ulrich fut arrivé au sommet,il s’arrêta, huma le vent qui venait d’en face, plus librementparce que les arbres étaient plus jeunes, et, malgré le dangerqu’il y avait à parler, murmura :

– Sens-tu les chaumes deFrance ?

Il y avait une plaine en avant, maisinvisible. On ne pouvait qu’entrevoir des fumées immobiles quiétaient les bois descendants, et d’autres fumées rapides,au-dessus, qui étaient les nuages.

M. Ulrich se mit à descendre avec plus deprécaution encore, l’oreille attentive. Un hibou s’envola. Il y euttrente pas à faire dans de mauvais buissons qui s’accrochaient auxvêtements. Et tout à coup, en avant, une voix cria dans lafutaie :

– Halt !

M. Ulrich se baissa, mit la main surl’épaule de Jean, et, rapidement :

– Ne bouge pas ! Moi je vais lesattirer du côté des Minières. Dès qu’ils seront après moi, tu telèveras, et tu franchiras le chemin, puis le petit taillis. Coursdroit devant toi ! Adieu !

Il se releva, fit quelques pas avecprécaution, puis, à travers la futaie, partit au trot.

La voix, qui s’était rapprochée, cria denouveau et deux fois de suite :

– Halt ! Halt !

Un coup de feu raya l’ombre. Quand le bruiteut cessé de sonner sous les branches, on entendit la voix deM. Ulrich, déjà loin, qui répondait :

– Raté !

En même temps, Jean Oberlé s’élança du côté dela frontière. Tête baissée, sans rien voir, les coudes levés, lapoitrine fouettée par les branches, il courait de toutes sesforces. Il dut passer à peu de distance d’un homme embusqué. Lesfeuilles s’agitèrent. Un appel de sifflet retentit. Jean précipitasa course. Il déboucha inopinément sur la route. Aussitôt un secondcoup de carabine éclata. Jean roula au bord du taillis. Desclameurs, en même temps, s’élevèrent :

– Le voilà ! Le voilà !Venez !

Jean se releva aussitôt. Il crut avoir buttécontre une ornière. Il sauta dans le taillis. Mais ses jambesétaient faibles. Il sentait grandir l’angoisse d’une défaillanceinévitable. Les cris de ceux qui le poursuivaient lui sonnaientdans le dos. Les arbres tournaient. Enfin, il eut une sensation delumière, de vent froid, d’espace libre, et il ne vit plus rien.

* * * * * * * *

Tard dans la nuit, il s’éveille de sonévanouissement. La forêt est secouée par l’orage. Il est dans unechambre de ferme abandonnée, sans meuble, éclairée par une petitelanterne. On l’a couché sur des branches vertes. Un homme se pencheau-dessus de lui. Jean le regarde. Il reconnaît un douanierfrançais. La première impression d’effroi se dissipe. La figure estavenante.

– A-t-on tiré d’autres coups ?demande-t-il.

L’homme répond :

– Non, pas d’autre.

– Tant mieux. L’oncle Ulrich estsauvé ;… il m’avait accompagné jusqu’à la frontière… Vousvoyez, j’étais au régiment ;… je viens pour être soldat cheznous…

Il voit que sa tunique a été enlevée ;qu’il y a du sang sur sa chemise… Il respire mal.

– Qu’est-ce que j’ai ?

Le douanier, un homme à grosses moustachesroulées, qui pleurerait s’il n’avait pas honte, répond :

– L’épaule traversée, mon ami. Çaguérira… Heureusement que nous faisions notre ronde par ici, quandvous êtes tombé dans le pré. Mon camarade est allé en bas, chercherle médecin. Au petit jour, ils seront montés… Ne vous faites pas dechagrin… Qui êtes-vous ?

Dans le demi-rêve, Jean Oberlérépond :

– L’Alsace…

À peine s’il peut parler. La pluie d’orages’est mise à tomber. Elle martelle les toits, les planches desportes, les feuillages, les roches, toute la forêt qui enveloppe lamaison. Les cimes se tordent et roulent comme des cheveluresd’algues dans les eaux de la mer. Un murmure immense, où desmillions de voix sont unies, monte le long des Vosges et s’élèvedans la nuit. Le blessé écoute. Qu’a-t-il compris ? Il estfaible. Il sourit.

– C’est la France qui chante !murmure-t-il.

Et il retombe, les yeux clos, en attendantl’aube.

FIN

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