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Les Pirates de l’Arizona

Les Pirates de l’Arizona

de Gustave Aimard

Chapitre 1 Comment un démon tomba du ciel et comment il fut accueilli sur la terre

 

Le nouveau récit que nous entreprenons aujourd’hui de faire à nos lecteurs se déroule tout entier dans l’Arizona, ancienne province du Mexique, annexée par les États-Unis, après tant d’autres, à leur colossale confédération,sans autre droit que celui de la force.

Toutes les tentatives des Anglo-Saxons pour faire pénétrer la civilisation moderne dans cette terre rebelle furent faites en pure perte ; le gouvernement de Washington fut contraint d’y renoncer.

Aussi aujourd’hui l’Arizona est-elle restée ce qu’elle était lorsqu’elle se nommait Cibola et que Cabeza de Vacca la découvrit au prix de fatigues et de périls terribles; c’est-à-dire une contrée mystérieuse, pleine de légendes sinistres, de prodiges effrayants et inexpliqués ;peuplée d’animaux inconnus et féroces, ne ressemblant à aucuns autres ; dont le sol bouleversé est rempli de ruines de toutes sortes laissées par des peuples inconnus et qui depuis des siècles ont disparu. Aussi les plus braves coureurs des bois ne se risquentqu’en hésitant et avec une terreur secrète, à s’enfoncer dans cesforêts presque impénétrables, vieilles comme le monde, au fonddesquelles on retrouve d’autres ruines qui servent de repaires auxfauves les plus redoutables et semblent avoir abrité des géantsdans les anciens jours de la création.

Ces déserts inexplorés, qui s’étendent àl’infini, renferment une nombreuse population nomade, composée deséléments les plus hétérogènes, hostiles les uns aux autres et sefaisant une guerre sans merci, où le sang coule comme de l’eau sousles prétextes les plus futiles.

Voici quelle est la population del’Arizona :

Les Indiens bravos, c’est-à-direindomptés, les Comanches, les Apaches, les Pawnees et d’autresencore, qui prétendent avec raison être les maîtres du sol ;puis les coureurs des bois, les chasseurs et les trappeurs, lesseuls honnêtes ; viennent ensuite les pirates des savanes,sang-mêlé pour la plupart, féroces, voleurs et assassins, sans foini loi ; et enfin les déclassés et les naufragés de toutes lescivilisations du Vieux et du Nouveau Monde ; populationanonyme sans nom dont les mauvais instincts n’ont aucun frein et neconnaissent que la force et la loi du talion, œil pour œil, dentpour dent, et ne s’inclinent que devant le juge Lynch.

Et cependant cette contrée est la plus richeet la plus belle de l’univers, son climat est admirable, sa floreet sa faune sont incomparables et ses mines d’or, d’argent et decuivre sont inépuisables ; aussi, espérons-nous que dans unavenir prochain l’Arizona entrera malgré elle dans la grandefamille des peuples, tout le fait prévoir : la civilisationmarche en avant quand même, et le désert se rétrécit tous lesjours.

Un vendredi de la fin du mois de juin 187…entre quatre et cinq heures du soir, ainsi que l’indiquait l’ombreallongée des arbres sur le sol, un homme, qui semblait être unchasseur ou un coureur des bois, après avoir traversé à gué lerio Gila à son confluent avec le rio Puerco, fithalte sur la berge de la rivière, laissa tomber la crosse de sonfusil sur le sable et, croisant ses mains sur l’extrémité desdoubles canons de son arme, il examina attentivement d’un regardcirculaire l’immense vallée qui s’étendait à perte de vue autour delui.

Satisfait sans doute de sa rapide observation,un sourire releva légèrement les commissures de ses lèvres, ilmurmura entre ses dents, en français avec un fort accentnormand :

– Allons ! je suis content demoi ; je ne me suis pas trompé d’une ligne, bien que cettefois soit la première que je vienne dans cette contrée ; et ily a loin d’ici à Montréal ; voici la vallée jonchée depoteries brisées ; voici sur ma droite la casa deMoctekuzoma, là-bas les ruines d’une ville qui a dû être riche etbien fortifiée ; et, ce qui est plus important, à l’orée de cebois de châtaigniers, l’immense mahoghani – acajou – entouré dequatre cèdres qui lui servent de gardes du corps ; donc, toutest bien et je n’ai plus qu’à attendre.

Tout en causant ainsi avec lui-même lechasseur avait remis son fusil sur l’épaule ; il allas’asseoir au pied de l’acajou, bourra son calumet, l’alluma, posason fusil en travers sur ses genoux et se mit philosophiquement àfumer.

Nous ferons en quelques mots connaître auphysique et au moral ce personnage qui doit jouer un rôle importantdans cette histoire.

C’était un homme de vingt-huit à trente ans auplus ; sa taille était haute, presque gigantesque ; ilavait six pieds deux pouces ; cette stature n’ôtait rien àl’élégance et à la grâce de ses moindres gestes ; il étaitadmirablement fait ; il devait être d’une vigueur athlétique,d’une adresse et d’une légèreté remarquables.

Son teint, couleur de brique cuite, le faisaitreconnaître pour un Canadien bois brûlé.

Ses traits énergiques, ses pommettessaillantes, ses yeux gris bien fendus, un peu enfoncés sousl’orbite, mais pleins d’éclairs et regardant droit ; son frontlarge, son nez un peu camard, aux narines mobiles, sa bouche bienfaite garnie de dents magnifiques et ourlée de lèvres charnues d’unrouge de sang ; ses longs cheveux blonds tombant en épaissesboucles sur ses épaules et se mêlant parfois avec sa barbe fauve,fine et molle ; tous ses traits réunis lui composaient unephysionomie des plus sympathiques et lui donnaient une ressemblanceextraordinaire avec le mufle d’un lion, à la fois énergique, bon,paisible et ayant la conscience de sa force ; en somme c’étaitune nature d’élite.

Ce chasseur se nommait Jean Berger, mais iln’était connu dans les prairies que sous le surnom deSans-Traces, à cause de la légèreté de sa marche qui nelaissait aucune trace de son passage à travers le désert.

Bien que très jeune encore, il avait uneimmense réputation comme chasseur et batteur d’estrade dans toutesles savanes depuis le Canada jusqu’au Mexique.

Du reste, il avait de qui tenir : ilappartenait à une vieille famille de chasseurs tous renommés depuisplus d’un siècle et dont quelques-uns jouent des rôles importantsdans plusieurs de nos précédents récits.

Nous ne dirons rien de son costume,Sans-Traces portait celui adopté depuis longtemps par les chasseurscanadiens et trappeurs blancs dans le désert.

Nous constaterons seulement que le chasseuravait des armes magnifiques, cadeau d’un officier supérieurfrançais, auquel Sans-Traces avait sauvé la vie lors del’expédition française au Mexique ; il avait un fusil à doublecanon tournant se chargeant par la culasse, quatre revolvers à sixcoups ; un sabre-baïonnette qu’il portait au côté, mais qui encas de besoin s’adaptait au fusil.

Ces armes, toutes de choix, sortaient desateliers de Lepage, l’armurier dont la réputation est universelleet que, jusqu’à présent, personne n’a égalé ni pour la justesse desarmes qu’il fabrique ni pour leur élégance.

L’armement de Sans-Traces était doncformidable, puisqu’il avait vingt-six coups de feu à tirer sansêtre obligé de recharger.

Le chasseur, sans y songer, avait laissé soncalumet s’éteindre.

Il admirait le paysage grandiose qui sedéroulait sous ses yeux et devenait plus saisissant au fur et àmesure que les ténèbres remplaçaient la lumière du jour.

Partout où il reposait son regard, l’horizonn’était qu’un vaste cercle de verdure dont il était lecentre ; le lit jaunâtre du rio Gila accidentait laperspective, par les replis tortueux de son cours tourmenté, qui seperdait enfin dans les derniers plans de la perspective ; çàet là, certains escarpements rocheux, blancs, bleuâtres et rouges,laissaient deviner des ravines profondes ou des ruisseaux fuyant enbavardant sous les glaïeuls ; comme chaque soir dans cescontrées au coucher du soleil, la brise se levait, agitant lesfeuilles des arbres, causant ces plaintes suaves de la harpeéolienne qui rappellent par leur harmonie mélancolique lesgémissements des âmes souffrantes et meurent emportées à traversl’immensité sur l’aile de la brise nocturne.

La lune apparaissait comme un globe d’albâtrenoyé dans des brouillards azurés : sa lumière froideblanchissait les bords du crépuscule et la cime feuillue des hautsmahoghanis, et fondait toutes les teintes dans le bleu du cielqu’elle glaçait d’argent.

La nuit était faite.

Alors tout se tut, sauf ces bruitsindistincts, sans causes appréciables, qui semblent être larespiration puissante de la nature endormie.

Le chasseur était une organisation primitive,forte et sensible à tout ce qui est grand et beau. Sans essayerd’expliquer ses sensations devant ce spectacle imposant, il sesentait, pour ainsi dire, fasciné ; la puissante mélancolie dusilence et des ténèbres lui inspirait une respectueusecrainte ; son cœur se serrait douloureusement, sa pensée seplongeait dans une méditation étrange qui l’étreignait, l’élevaitau-dessus de lui-même pour le transporter dans des régionslumineuses où tout un monde inconnu se révélait à son âme quisemblait avoir pris des ailes et planer au-dessus de la terre en serapprochant du ciel.

– Oh ! murmura-t-il comme dans unrêve, je comprends maintenant la vénération des Peaux-Rouges pourcette vallée mystérieuse qui, disent-ils, est peuplée par lesguerriers fameux des temps passés et la nomment la Vallée desombres.

Ce fut le réveil : il se secoua commes’il s’éveillait ; il fronça les sourcils, jeta un regardinquiet autour de lui et il reprit :

– J’ai failli m’oublier.

Alors il se leva, alla ramasser du bois sec,creusa un trou avec son sabre, se fit un foyer avec trois pierresplacées en triangle sur les bords du trou, ouvrit sa gibecière, enretira une petite chaudière en fer, la remplit d’eau à une sourcevoisine, la plaça sur son foyer improvisé, entassa du bois dessouset alluma le feu.

Ces préparatifs terminés, le chasseur émiettadeux biscuits de mer dans l’eau, y ajouta du pennekann – chairsèche et pulvérisée –, du sel, du poivre et du piment ; puisil fit un lit de braise ardente sur laquelle il plaça un cuissotd’antilope, et, sous les cendres chaudes, il cacha une douzaine depatates.

– Là, dit-il d’un air satisfait, dans uneheure le souper sera prêt, sans que j’aie besoin de m’en occuperdavantage.

Il était près de huit heures du soir. Le vents’était apaisé, la lune nageait dans l’éther au milieu d’un semisd’étoiles qui brillaient comme des pointes de diamant ; onentendait dans les profondeurs des forêts le glapissement descoyotes en chasse d’une proie et les rauques miaulements desjaguars se rendant à l’abreuvoir.

Le chasseur se leva, étendit une couverturesur le sol, versa dessus plusieurs mesures de maïs, puis, à deuxreprises, il siffla d’une façon particulière.

Presque aussitôt un galop rapide se fitentendre et un magnifique mustang des prairies, noir comme la nuit,aux jambes fines, au large poitrail, à la tête petite éclairée pardeux grands yeux pleins d’éclairs, apparut repoussant les buissonsdu poitrail et vint s’arrêter à toucher le chasseur, sur l’épauleduquel il posa sa tête, en le léchant avec des petits cris deplaisir et d’affection.

Pendant quelques minutes il y eut un échangede caresses entre l’homme et l’animal, qui semblaient parfaitementse comprendre.

Le cheval était complètement harnaché,seulement ses étriers étaient relevés, et le mors était retiré etattaché sur le pommeau de la selle, afin qu’il pût brouter en touteliberté.

– D’où venez-vous, Negro ? lui ditson maître en le flattant doucement ; pourquoi n’êtes-vous pasvenu plus tôt ? le désert n’est pas bon à cette heure de nuit,les fauves sont en chasse ; mangez votre provende, demain lajournée sera rude ; je me sens envie de dormir, je suisfatigué ; faites bonne garde et surtout ne quittez pas le feude veille.

Le cheval fit une dernière caresse à sonmaître et alla docilement manger sa provende.

Le chasseur regagna sa place en bâillant, ils’adossa au mahoghani, étendit les jambes devant le feu, et aprèss’être assuré que tout était en ordre, il ferma les yeux enmurmurant :

– J’ai deux heures à dormir, il neviendra pas avant.

Presque aussitôt il s’endormit.

Son fusil était entre ses jambes et, parhasard sans doute, son sabre-baïonnette se trouvait sous sa maingauche, sur l’herbe.

Près d’une demi-heure s’écoula ainsi.

Il n’y avait plus un souffle de vent.

Un silence de plomb planait sur le désert.

Tout à coup Negro cessa de manger et couchales oreilles.

Sans-Traces ouvrit les yeux, mais sansbouger.

Le cheval avait recommencé à broyer saprovende.

Le chasseur referma les yeux.

Presque aussitôt et sans qu’on entendît leplus léger bruit, une reata en cuir tressé se déroulalentement à l’extrémité de l’une des branches maîtresses dumahoghani et descendit avec une précaution extrême.

Si le chasseur n’avait pas été endormi, ilaurait vu, à deux mètres, au plus, de son feu de veille, cettereata pendant précisément en face de lui.

Après un instant, la noire silhouette d’unhomme apparut à califourchon sur la branche à laquelle la reataétait fixée.

Cet homme sembla hésiter pendant quelquessecondes, mais tout à coup il se décida, il se mit un long poignardentre les dents, puis il saisit la reata à deux mains et se laissaglisser avec une rapidité vertigineuse.

Sans-Traces dormait toujours.

Aussitôt qu’il toucha la terre, l’inconnu pritson poignard de la main droite et, d’un bond de tigre, il s’élançasur le chasseur.

Mais celui-ci était debout devant sonennemi ; il saisit au vol le poignard que l’assassinbrandissait sur sa tête ; il le lui arracha, le renversa surle sol et lui posa lourdement son genou sur la poitrine en mêmetemps qu’il lui appliqua son propre poignard sur la gorge en luidisant d’une voix railleuse :

– Quel diable de métier faites-vous donc,maître Petermann ? quel singulier chemin prenez-vous pourfaire visite à vos amis, et quels compliments leuroffrez-vous ?

Cet individu auquel Sans-Traces avait donné lenom de Petermann, et qui avait apparu subitement d’une façon sioriginale, était quelque chose d’impossible, d’illogique, unfantoche, un polichinelle, un casse-noisettes de Nuremberg ;il avait une toute petite tête ronde comme une pomme, des yeux griset vairons, pas de front, des pommettes saillantes, un nez recourbésur une bouche fendue d’une oreille à l’autre, un menton pointu etrelevé vers le nez ; pas de barbe, à peine quelques cheveuxd’un jaune sale venant jusqu’aux sourcils ; son buste étaitcourt, ses jambes et ses bras, d’une longueur hors de toutesproportions, lui donnaient, quand il marchait, l’apparence d’unénorme faucheux dressé sur ses pattes de derrière ; cefantoche construit à coups de hache était d’une maigreur siinvraisemblable que de quelque côté qu’on le regardât on ne levoyait jamais que de profil ; sa physionomie souriante avaitune expression de bonhomie narquoise ; cependant quand ilétait en proie à une vive émotion, ce masque qu’il s’était faittombait subitement, et alors ses traits prenaient une expression descélératesse effrayante.

Les plus terribles bandits des savanesredoutaient cet homme à cause de sa méchanceté innée, sa cruauté,sa perfidie, ses mœurs infâmes et la force herculéenne qu’ilpossédait et qu’il mettait au service de ses mauvaisespassions ; c’était un misérable sans foi ni loi, devant lequelchacun tremblait.

On le disait natif de Stettin, chef-lieu de laPoméranie en Prusse, où il avait commis des crimes si horriblesqu’il avait été condamné à une réclusion perpétuelle dans sonpays.

Comment avait-il réussi à s’échapper et àpasser en Amérique, on l’ignorait ! mais, ce qui étaitcertain, c’est que, après un séjour de quelques mois à peine àWashington, il avait été contraint de se réfugier au désert pour nepas être lynché ; peine à laquelle il avait été condamné parla population exaspérée, pour avoir assassiné froidement et sansautre motif que sa férocité innée, toute une famille allemande, lepère, la mère et trois enfants tout jeunes, qui avait eu pitié desa misère et lui avait donné une généreuse hospitalité qui l’avaitempêché de mourir de faim.

On l’avait surnommé le Coyote ;jamais nom n’avait été aussi bien appliqué, car c’était une hyène,un monstre.

Tout en parlant et le tenant sous son genou,Sans-Traces l’avait en un tour de main débarrassé de ses armes, etavait retourné ses poches dont il avait jeté le contenu auloin ; par une espèce d’intuition, il ne conserva qu’unportefeuille crasseux gonflé de papiers.

Le Coyote, d’abord tout interloqué de la ruderéception qui lui avait été faite sur le sein de notre mèrecommune, avait presque aussitôt repris son sang-froid :

– Eh ! dit-il en ricanant, vous êtesdonc un pirate, compagnon ? il fallait me le dire tout desuite, nous nous serions facilement entendus.

– J’en doute, reprit le chasseur avecironie ; je suis coureur des bois, mon maître, je chasseindistinctement tous les fauves qu’ils soient à quatre pattes ou àdeux pieds ; vous en avez la preuve par vous-même.

– Vous êtes très spirituel, c’est plaisirde causer avec vous.

– Vous êtes bien bon, merci, fit-il d’unevoix railleuse.

– Ah çà, vous saviez donc que j’étaisici ?

– Parfaitement, maître Coyote.

Le bandit fronça les sourcils.

– Tu sais que ceux qui me nomment ainsirisquent leur peau.

Sans-Traces haussa dédaigneusement les épaulessans répondre.

– Que me veux-tu enfin ? repritl’Allemand en essayant sournoisement de se relever.

– Moi ? fit le chasseur, je ne teveux rien du tout.

– Alors, pourquoi m’as-tu appuyé le genousur la poitrine et le poignard sur la gorge ?

– Tu le sais mieux que moi :crois-moi, reste tranquille, ou sinon, je te tue comme un chienenragé ; c’est à Tubac que nous nous sommes rencontrés hiersoir, n’est-ce pas ?

– Je ne sais pas ce que tu veuxdire ; je ne te connais pas, dit le bandit.

– Tu crois ? dit le chasseur avecironie, tu étais avec d’autres tunantes – coquins de tonespèce – assis à une table dans la pulqueria – buvette –où je suis entré pour me renseigner, car je ne connais pas ce paysoù je viens pour la première fois ; vous jouiez aumonte, et vous buviez du refino de cataluña à pleinsverres.

– Tu rêves ; je ne comprends rienaux sottises que tu me débites depuis une heure.

– Pauvre agneau ! dit le chasseurd’une voix railleuse.

– Ah çà, est-ce que vous allez m’étoufferainsi longtemps encore ? s’écria l’autre avec rage.

– Qu’à cela ne tienne, mon maître, cetteposition vous fatigue ? dit le chasseur avec une feintepitié.

– Je ne puis plus y tenir, toutsimplement.

– Alors soyez satisfait.

Et Sans-Traces, avec une adresse, une vigueuret une rapidité qui déconcertèrent le bandit, attira à lui lareata, la fit tomber sur le sol et s’en servit pour garrotter lepirate que, malgré ses efforts pour lui échapper, il réduisit en untour de main à une complète immobilité.

– Là, voilà qui est fait ! dit lechasseur en riant.

– Maudit !… s’écria le bandit avecune colère impuissante, ah ! si tu ne m’avais pas pris entraître !…

– Allons donc ! dit Sans-Traces enréparant paisiblement le désordre de ses vêtements, vous n’êtes pasaussi terrible que vous voulez le faire croire !

– Ah ! si je puis jamais prendre marevanche, fit le pirate en grinçant des dents.

– Ah ! pardieu, je vous trouvecharmant, dit Sans-Traces, vous tombez du ciel, vous vous ruez surmoi comme un loup pour m’assassiner, et vous prétendez vous vengerde la mauvaise réussite du guet-apens que vous m’aviez tendu ?vous êtes idiot, mon cher, ajouta-t-il en riant.

– Hum ! qu’est-ce que celaencore ?

– Cela, dit le chasseur toujoursrailleur, un bâillon pour vous empêcher de bavarder comme unevieille femme ; vrai, vous parlez trop, cela m’ennuie.

– Un bâillon, à moi ? mais…

Sans-Traces lui appliqua le bâillon et coupaainsi brusquement sa phrase par la moitié.

– Maintenant, écoutez-moi et ne memenacez pas du regard, cela ne vous avancerait à rien, je vous enavertis.

En effet, le bandit n’avait que les yeux delibres et il profitait de cette dernière ressource pour protestercontre la violence qui lui était faite.

– Vous avez voulu m’assassiner sans meconnaître ; vous m’avez tendu un guet-apens horrible ;j’étais en droit de vous tuer comme un coyote immonde, je ne l’aipas voulu ; je suis un honnête coureur des bois ; jen’assassine pas, j’attaque mon ennemi en face, homme ou fauve, etje le combats bravement ; vous êtes un bandit sans foi ni loi,vicié jusqu’aux moelles, je vous appliquerai la loi de Lynch, œilpour œil, dent pour dent ; je ne vous tuerai pas, le meurtrede sang-froid me répugne ; je vous abandonnerai sans armes,sans vivres et sans feu dans le désert ; je vous laisseraimourir, c’est une dernière chance que je vous donne ; si Dieu,dont la bonté est inépuisable, vous prend en pitié et vous sauve,cette rude leçon, peut-être, vous fera rentrer en vous-même, ce queje vous souhaite sans l’espérer ; vous avez toujours abusé devotre force, je vous réduis à être plus faible qu’un enfant en vousgarrottant et vous bâillonnant.

Tout à coup un cri de hibou rompit le silenceen se faisant entendre à trois reprises.

Le chasseur tressaillit, ce cri étaitévidemment un signal.

– J’avais oublié, murmura le Canadien,cela vaudra mieux ; il me dira ce qu’il convient de faire.

Il rejeta brusquement à terre le bandit quedéjà il avait placé en travers sur le dos de Negro, il enveloppadans une épaisse couverture de laine la tête de son prisonnier afinde l’empêcher de voir et d’entendre.

Puis il répondit au signal qui lui avait étéfait en poussant à son tour le cri du hibou.

Presque aussitôt on entendit le galop rapidede plusieurs chevaux lancés à fond de train, trois cavaliersapparurent dessinant leurs sombres silhouettes dans la nuit etfirent halte devant le campement du chasseur qui s’était empresséde donner un dernier coup d’œil au souper.

Le repas était à point, Sans-Traces se frottajoyeusement les mains.

 

Chapitre 2Où le Coyote tombe de fièvre en chaud mal

 

Le premier soin des arrivants fut de dessellerleurs chevaux, et de les bouchonner vigoureusement pendant près dedix minutes ; les pauvres bêtes fumaient et haletaient ;lorsqu’ils commencèrent à respirer et à s’ébrouer en tendant le couet en dressant les oreilles, les voyageurs leur donnèrent laprovende qu’ils attaquèrent aussitôt joyeusement.

Les cavaliers vinrent alors s’asseoir autourdu feu sur les crânes de bison que Sans-Traces avait préparés toutexprès à leur intention, pour leur servir de sièges.

Le froid était piquant, les voyageurs sechauffaient avec un véritable plaisir.

– Vous êtes en retard de plus d’uneheure, mon colonel, dit le chasseur à celui des trois étrangers quisemblait être, non pas le chef des autres, mais le plus élevé dansla hiérarchie des castes de la société. Vous serait-il arrivéquelque chose de désagréable en route ?

– Oui, nous avons été brusquementattaqués par sept ou huit malandrins, qui nous ont barré le passageà l’improviste ; mais notre ami le Nuage-Bleu nous adébarrassés de ces drôles sans effusion de sang.

– Les sang-mêlés sont des chiens, dit lechef indien avec mépris, le Nuage-Bleu est un sachem dans sanation.

– Oui, oui, en vous voyant, dit en riantle chasseur, ils ont dû être désagréablement surpris.

– Les Comanches sont les maîtres dudésert, dit le chef avec emphase. Qui oserait leurrésister ?

– Ce que vous dites est vrai, chef, maisil se fait tard et vous devez avoir grand besoin de manger ;n’attendons pas davantage, dit Sans-Traces.

Et s’adressant au troisième voyageur qui, dèsque les chevaux avaient été bouchonnés, s’était aussitôt mis àconstruire un jacal :

– Eh ! Sidi-Muley, est-ce que tun’as pas encore terminé ta construction, lui dit le chasseur enriant.

– C’est fini, s’écria celui auquel onavait donné le nom de Sidi-Muley.

Et remettant au fourreau le long sabre qui luiavait servi pour couper les branches employées à la confection dujacal :

– Mon colonel, dit-il à l’officier, votrechambre à coucher est prête à vous recevoir quand il vous plaira devous retirer.

– Merci, mon vieux camarade, réponditl’officier, et lui indiquant une place : Assois-toi là près demoi, ce ne sera pas la première fois que nous serons côte àcôte ; tu n’as pas oublié nos campagnes d’Afrique,hein ?

– Dieu m’en garde, mon colonel, vous avezmonté en grade depuis ce temps-là, mais ce n’est pas encore assez,vous devriez…

– Bon ! tout est bien ainsi, mangeta soupe, vieux grognon.

Le soldat éclata de rire, s’installa sur uncrâne de bison et ne souffla plus mot.

Le souper commença aussitôt avec cet entrainet cet appétit, que l’on ne rencontre malheureusement dans lesvilles qu’au foyer de quelques ménages d’ouvriers honnêtestravailleurs ; car la préoccupation du lendemain leur rendtrop souvent le pain amer.

Nous profiterons de l’ardeur avec laquelle nospersonnages attaquent le cuissot d’antilope, pour les faireconnaître aux lecteurs.

Le Nuage-Bleu était le premiersagamore de la tribu du Bison-Rouge, l’une des plusimportantes et des plus guerrières de la célèbre nation desComanches.

Le Nuage-Bleu était de haute taille,vigoureusement constitué ; il avait les attaches fines etélégantes, tous ses gestes étaient gracieux et imposants ; sestraits étaient beaux, ses yeux d’un noir de jais pétillaientd’intelligence et de finesse, sa physionomie avait une expressionénergique et un peu froide, tempérée cependant par une indiciblebonté.

Ce chef, très célèbre dans les Prairies,devait être âgé, au dire de gens qui le connaissaient bien, d’aumoins soixante-quinze ans ; il avait des dents éblouissantes,des cheveux touffus noirs, comme l’aile du gypaète, le corbeauaméricain ; il était aussi vigoureux, aussi alerte et aussiléger à la course que s’il n’avait eu que trente ans ; aucuneapparence de sénilité n’apparaissait dans sa personne.

Hâtons-nous de constater que ce fait n’a riend’extraordinaire ; en général les Indiens vivent très vieux,les centenaires sont nombreux parmi eux ; beaucoup dépassentcent vingt ans et plus.

Nous parlons ici, bien entendu, des Indiensindépendants, qui ont su se préserver des liqueurs des Blancs et neboivent que de l’eau, comme les Comanches ; les ivrognes nesont plus que des Indiens dégénérés, méprisés et chassés desatepelts à grands coups de bâton par les femmes et lesenfants.

Le second personnage, celui que l’on traitaitde colonel, était un jeune homme de trente-cinq ans au plus :il était grand, bien fait, élégant, très vigoureux, avec des mainset des pieds de femme ; sous une apparence un peu efféminée,il cachait une énergie et une volonté implacables ; ilaccomplissait les plus longues traites à pied ou à cheval, sansjamais se plaindre de la fatigue ; ses traits étaient d’unegrande beauté ; il était blond fauve avec des yeux et dessourcils noirs, ce qui donnait à sa physionomie ouverte etbienveillante quelque chose d’étrange qui saisissait et qu’on nepouvait expliquer.

M. le comte Louis Coulon de Villiersappartenait à une vieille famille originaire du Rouergue, dont leschroniques de cette province citent avec honneur plusieursmembres ; l’histoire du Canada mentionne les noms de deuxofficiers de cette noble famille :

Le capitaine de Villiers de Jumonville futassassiné de sang-froid, dans un horrible guet-apens, malgré saqualité de parlementaire, par Washington, alors colonel des milicescoloniales de Virginie, le 29 mai 1754, à quelques lieues du portDuquesne sur l’Ohio.

Son frère Louis Coulon de Villiers obtint lecommandement du détachement chargé de venger le meurtre de sonfrère. Washington, réfugié dans le fort Nécessité, futattaqué à l’improviste par les Français ; après une lutteacharnée de quelques heures, il fut contraint de signer unecapitulation honteuse et de reconnaître qu’il avait assassinéJumonville, malgré sa qualité de parlementaire qui le rendaitinviolable.

Ces deux exemples suffisent pour prouver queles Coulon de Villiers étaient une race guerrière.

Le troisième des voyageurs, Sidi-Muley, a jouéun rôle important dans un de nos précédents ouvrages.

Au physique, il avait une certaineressemblance avec le Coyote : comme lui, il était construit àcoups de hache, était long et maigre comme un échalas, de sorteque, de même que l’Allemand, de n’importe quel côté qu’on leregardât on ne le voyait toujours que de profil.

Mais là s’arrêtait la ressemblance entre lesdeux hommes.

Sidi-Muley, on ne le connaissait que sous cenom fantaisiste, était un Parisien pur sang, né en plein faubourgSaint-Antoine ; il avait été enfant de troupes, n’avait jamaisconnu ni père ni mère, et s’était engagé aussitôt qu’il avait eul’âge d’être soldat ; le régiment était devenu sa seulefamille.

Il était tout muscles et tout nerfs, trèsvigoureux et surtout très leste et très adroit à tout ce qu’ilfaisait ; il pouvait avoir, au moment où nous le mettons enscène, quarante-cinq ans peu ou prou.

Il avait le front haut et large, le nez longet bourgeonné, les yeux gris, ronds, vifs et pétillants demalice ; les pommettes saillantes, les narines ouvertes etmobiles, la bouche largement fendue, garnie d’une double rangée dedents un peu séparées les unes des autres, blanches et pointues,les lèvres épaisses et sensuelles ; le menton fortement accuséet avançant en avant ; les cheveux blonds et rares, une longuemoustache et une impériale fauves et touffues ; le teint d’unrouge de brique, la physionomie railleuse et goguenarde, maistoujours gaie et empreinte de bonhomie ; c’était le véritabletype de la pratique, qu’on nous passe cette expression,des soldats très braves, mais indisciplinables, des compagnies dediscipline, de notre colonie africaine.

Son costume essentiellement débraillé, qu’ilportait avec une désinvolture particulière, tenait de tous lescostumes en usage dans ces régions : en partie chasseurindien, ranchero et même soldat mexicain, le tout complété par desbottes molles en assez bon état et un fez rouge outrageusementpenché sur l’oreille droite ; ce fez était tout ce qui luirestait de son uniforme de spahi.

En somme Sidi-Muley était un drôle de corps,ancien spahi, bon à pendre et à dépendre ; malin comme unsinge ; mauvais comme un âne rouge, brave comme un lion,voleur comme un Allemand ; dévoué à ses heures, ivrogne àlécher la tonne de Neldelberg, toujours riant et chantant ;prenant le temps comme il vient sans autre souci que de bien vivre,il était venu s’échouer dans ces parages lors de l’expéditionnéfaste du Mexique, à la suite de je ne sais quelle scabreuseaffaire ; en réalité, c’était un véritable type, très curieuxà étudier.

À son débarquement à la Veracruz, le colonelavait rencontré par hasard Sidi-Muley, qu’il avait eu sous sesordres et qu’il connaissait de longue date ; le pauvre diablemourait à peu près de faim. Le colonel, sachant ce qu’il valait,lui avait offert de l’accompagner, offre que l’ancien spahi avaitacceptée avec empressement ; depuis lors ils ne s’étaient plusquittés ; M. de Villiers se félicitait de cettesingulière recrue dont le dévouement à toute épreuve était précieuxpour lui.

Nous nous sommes peut-être un peu trop étendusur le portrait de ces personnages, mais comme ils sont appelés àjouer un grand rôle dans cette histoire, il était très importantqu’ils fussent bien connus du lecteur.

Le repas tirait sur sa fin ; on avaitallumé calumets, pipes et cigares en buvant d’excellents cafésaromatisés par quelques gouttes d’eau-de-vie de France, et qu’onsavourait à petites gorgées.

– Avez-vous appris quelque chose, amiSans-Traces ? demanda le colonel en allumant un cigare.

– Depuis notre séparation, mon colonel,répondit le chasseur, je me suis donné beaucoup de mouvement, maisjusqu’à présent, je n’ai rien terminé ; et vous, avez-vous étéplus heureux que moi ?

– Pour le premier point je crois avoirville gagnée.

– Comment cela ?

– Je me suis d’abord rendu à Mexico et,malgré l’antagonisme que je craignais de rencontrer près desautorités mexicaines, je n’ai eu qu’à me louer de mes rapports avecle président de la République ; mes droits ont été reconnuscomplètement, sans la plus légère difficulté ; l’on m’a donnétous les papiers nécessaires pour les faire valoir et agir commebon me semblera pour sauvegarder mes intérêts ; on m’a donnécarte blanche sur les moyens que je jugerai nécessaire d’employerpour rentrer dans la propriété de ma concession.

– Mais c’est une véritable victoire quevous avez remportée, mon colonel, dit joyeusement lechasseur ; à quoi attribuez-vous ce bon vouloir dugouvernement mexicain ?

– À plusieurs causes, dit en riantl’officier, d’abord à l’absence de toute diplomatie et de toutagent français, et surtout à ceci que, aujourd’hui, ma concessionse trouve sur le territoire des États-Unis, et que par conséquent,le Mexique est à présent complètement désintéressé dans laquestion ; que le gouvernement de ce pays n’est pas fâchéd’être agréable à un officier supérieur français, sans qu’il lui encoûte rien, et en même temps de jouer un mauvais tour à la granderépublique des États-Unis, qu’il déteste.

– C’est juste, dit Sans-Traces, aussi jecrains que vous ne trouviez pas le gouvernement de Washington aussifacile que celui de Mexico.

Le colonel sourit, et après avoir aspiré deuxou trois goulées de fumée pour raviver son cigare quis’éteignait :

– Vous vous trompez, dit-il.

– Comment cela ?

– Vous allez le comprendre…

– Pardon, mon colonel, si je vousinterromps, dit Sidi-Muley.

– Qu’y a-t-il ? demandal’officier.

– Depuis quelques minutes je suis trèsintrigué par une espèce de paquet que je vois grouiller là-bas aupied du mahoghani, et je me demande ce que cela peut être.

– C’est vrai, dit le chasseur en sefrappant le front, je l’avais oublié.

– Qu’est-ce donc ? interrogeal’officier.

– C’est toute une histoire, mon colonel,je remercie Sidi-Muley de rappeler mes souvenirs ;heureusement que nous avons parlé à voix basse.

– Est-ce donc un homme ?

– Oui, mon colonel, et un ennemiredoutable qui plus est.

– Oh ! oh ! unennemi ?

– Ce paquet, ainsi que le nommeSidi-Muley, n’est autre que le plus féroce bandit du désert dont,sans doute, vous devez avoir entendu parler.

– Son nom ?

– Le Coyote.

– Le pirate allemand ? s’écria lespahi.

– Lui-même, reprit le chasseur.

– J’ai, en effet, entendu parler de cedrôle comme d’un misérable sans foi ni loi.

– Ajoutez, mon colonel, repritSidi-Muley, que les plus féroces bandits tremblent devant lui, etqu’il est exécré.

– Quand je suis arrivé ce soir, àl’endroit où vous m’aviez donné rendez-vous, mon colonel, reprit lechasseur, cet homme, qui s’était embusqué au milieu des branches dumahoghani, s’est rué sur moi à l’improviste et a faillim’assassiner, sans que je sache pour quel motif.

– Je le sais, moi, dit le colonel enhochant la tête d’un air pensif, ou du moins je le devine ;continuez Sans-Traces.

– Grâce à ma vigueur peu commune, que lebandit ne soupçonnait pas, reprit le chasseur, je réussis nonseulement à déjouer son attaque, mais je m’emparai de lui, je legarrottai comme vous le voyez, et j’allais le transporter bâillonnéet aveuglé par une couverture dans une de ces maisons en ruine, oùje l’aurais laissé mourir, car je ne voulais pas le tuer desang-froid ; si scélérat que soit cet homme, il me répugnaitde lui ôter la vie ; en entendant votre signal, je m’arrêtai,pensant que, mieux que moi, vous sauriez ce qu’il convient de fairede ce drôle ; je ne sais comment je l’ai oublié.

– Bon ! fit Sidi-Muley en bourrantsa pipe, votre idée était excellente Sans-Traces, vous avez eu tortde ne pas la mettre à exécution ; mais il n’y a pas de tempsperdu, avec l’autorisation du colonel, je vais lui mettre unecouple de balles dans la tête, et ce sera fini.

Et il fit un mouvement pour se lever.

– Ne bouge pas, dit le colonel enl’obligeant à se rasseoir ; cet homme ne doit pas mourirainsi ; la première idée de Sans-Traces était excellente, cemisérable mérite un châtiment exemplaire, mais nous n’avons pas ledroit de le tuer ; en somme, le guet-apens qu’il avait tendu ànotre ami a avorté, abandonnons-le dans le désert sans armes etsans vivres, je l’admets, garrottons-le, très bien, maislaissons-lui une chance de se sauver ; qu’il puisse appeler ausecours. Qui sait si Dieu ne le prendra pas en pitié !appliquons-lui la loi du désert : elle est assez cruelle sansque nous l’aggravions encore ; les angoisses qui letortureront, le feront peut-être rentrer en lui-même. Vousl’attacherez solidement sur la branche où il s’était embusqué, afinqu’il ne soit pas dévoré vivant par les fauves ; enlevez-luile bâillon et la couverture qui le rend sourd et aveugle etabandonnez-le à la volonté de Dieu, qui seul a le droit de disposerà sa guise de son existence.

– Minno – bon – dit le sachemcomanche, le grand chef blanc a bien parlé, le Wacondah – Dieu –est le seul maître de la vie des faces pâles et des hommesrouges ; lui seul condamne ou absout.

– Attachez ce misérable surl’arbre ; au lever du soleil, quand nous aurons quitté notrecampement de nuit. Sans-Traces restera en arrière pour ledébarrasser du bâillon et de la couverture ; il est inutilequ’il nous voie et nous connaisse.

– Soit, dit Sidi-Muley en haussant lesépaules, mais c’est reculer pour mieux sauter, car un jour oul’autre, il nous faudra le tuer comme un chien enragé ; vousne connaissez pas ce misérable, vous vous repentirez de lui avoirfait grâce, mon colonel.

– Peut-être, dit l’officier en souriant,mais, quant à présent, nous aurons laissé cet être dégradé entreles mains de Dieu, et nous ne serons pas des meurtriers ; siplus tard nous sommes contraints de le tuer, ce sera les armes à lamain, en face et en combattant.

– Comme il vous plaira, mon colonel.

– Patience, dit l’officier, j’aicertaines raisons pour l’épargner.

– J’ai trouvé dans ses poches unportefeuille bourré de papiers, dit Sans-Traces.

– Vous lui avez enlevé ces papiers.

– Oui, mon colonel.

– Vous avez bien fait, c’est de bonneguerre ; peut-être trouverons-nous de précieux renseignementsdans ces papiers.

– C’est ce que j’ai pensé, mon colonel,voici le portefeuille.

Et il le remit à l’officier qui le serra dansune poche de côté de sa redingote de chasse.

– La nuit s’avance, installez cet hommesur la branche où il s’était embusqué, et attachez-le solidementsans cependant le torturer.

Sans-Traces et Sidi-Muley se levèrent aussitôtet se mirent en mesure d’exécuter l’ordre qu’ils avaient reçu.

L’opération n’était pas commode, cependant,après bien des tâtonnements ils réussirent à assujettir solidementle pirate, assis entre trois branches qui formaient un siègenaturel, où il était commodément installé.

Le Coyote était complètement passif pendantcette opération à laquelle il ne comprenait rien, mais les deuxhommes l’entendaient souffler avec force.

– C’est fait, dit Sidi-Muley en sautant àterre ; nous l’avons installé comme une petitemaîtresse ; s’il se plaint c’est qu’il aura un bien mauvaiscaractère, ajouta le spahi en riant.

– Le fait est, ajouta Sans-Traces, qu’illui serait impossible d’être plus commodément installé ; ildormira comme un opossum, sans craindre de tomber.

– Avant de nous livrer au sommeilj’achèverai ce que je vous disais quand Sidi-Muley nous interrompitsi à propos.

– Ah ! vous le reconnaissez, moncolonel, dit le spahi en riant.

– Certes, et même plus à propos que tu nepeux t’en douter ; tu le reconnaîtras bientôt.

– Je ne demande pas mieux, moncolonel.

– Je vous disais que le gouvernement deWashington…

– Oui, colonel, et je vous faisaisobserver que vous ne le trouveriez pas aussi coulant que celui deMexico.

– C’est ce qui vous trompe, Sans-Traces,reprit le colonel, je suis allé à Washington.

– Déjà ! fit le chasseur avecsurprise.

– Oui, dit en riant l’officier, j’ai vule président des États-Unis, j’ai été admirablement reçu, par lui,je lui ai présenté ma requête en lui montrant les pièces quiprouvent mon droit. Le président me dit en substancececi :

« Votre réclamation est juste, monsieur,votre droit est positif ; malheureusement, votre concessionest située dans l’Arizona, c’est-à-dire dans une contrée où nousn’avons qu’une possession nominale. C’est en vain que nous avonsessayé de civiliser et de coloniser cette riche contrée, elle estrebelle à toute colonisation : les émigrants eux-mêmes ont étécontraints de se retirer ; nous avons, à grand-peine,construit quelques forts isolés qui affirment notre possession, etc’est tout. Je ne puis donc pas vous aider comme je le voudrais,les Indiens bravos et les pirates font la loi sur toute cettecontrée et en restent les maîtres. Il vous faut agir vous-même àvos risques et périls ; tout ce que je puis faire, c’est devous autoriser à enrôler des partisans aussi nombreux que vous lejugerez convenable, pour vous assurer la possession de votreconcession par les armes ; les garnisons des forts vousaideront autant que cela leur sera possible. Acceptez-vous cetteprotection presque négative ? car notre aide ne vous serviraque très peu, je le crains.

« – Dans ces conditions, ai-jerépondu, si je ne réussis pas, du moins pourrai-je tenterl’aventure.

« – Vous êtes bien résolu ?reprit le président.

« – Oui, répondis-je.

« – C’est bien, reprit le président,je n’ai plus qu’une condition à vous poser.

« – Laquelle ? demandai-je.

« – La voici, reprit leprésident : Aussitôt établi sur votre concession, si vousréussissez à vous maintenir, vous commencerez aussitôt l’œuvre decivilisation que, jusqu’à présent, nous n’avons faitqu’ébaucher.

« – Je vous le jure »,répondis-je.

« Quatre jours plus tard, je fus appelé àla Maison Blanche ; le président de la grande république meremit les pouvoirs les plus étendus et me souhaita deréussir ; je pris aussitôt congé et, le jour même, je quittaiWashington. Que pensez-vous de cela, Sans-Traces ?

– Hum ! fit le chasseur, vousentreprenez une rude tâche, je crains bien que vous ne réussissiezpas.

– Peut-être, dit Sidi-Muley d’un airpensif.

– J’ai foi dans mon étoile, dit lecolonel en riant, je ne sais pourquoi, mais je crois que jeréussirai.

– Peut-être, reprit encoreSidi-Muley.

– Ah çà ! tu parles par énigmes, mongarçon, dit le colonel avec bonne humeur.

– La nuit porte conseil, mon colonel,reprit le spahi ; demain nous causerons.

– Parbleu, dit le colonel, tu as raison,allons dormir.

Le colonel prit congé de ses compagnons etentra dans le jacal que Sidi-Muley lui avait construit.

Les trois hommes se partagèrent la garde denuit.

Dix minutes plus tard, le spahi et Sans-Tracesdormaient à poings fermés, enveloppés dans leurs couvertures et lespieds au feu.

Le sachem veillait seul.

La nuit fut paisible.

Un peu avant le lever du soleil, Sans-Traceséveilla ses compagnons, les chevaux furent sellés ; les troischasseurs se mirent en selle et s’éloignèrent à toute bride aprèsêtre convenus avec Sans-Traces d’un rendez-vous à deux lieues plusloin sur un brûlis bien connu du chef comanche.

Lorsque les cavaliers eurent disparu dans lesméandres des hautes herbes, le chasseur grimpa sur l’arbre et,ainsi que cela avait été convenu, il débarrassa le bandit de lacouverture et lui ôta le bâillon.

– Vas-tu donc me tuer ? dit-il d’unevoix sourde au chasseur.

– Non, répondit celui-ci, avant de partirj’ai voulu te laisser une chance de salut.

– Tu m’abandonnes ici, sur cetarbre ?

– Oui, tu pourras appeler à ton secoursceux qui passeront près de toi.

– J’ai la gorge en feu.

– Bois, dit le chasseur en lui mettant sagourde aux lèvres.

Le pirate but à grands traits.

– Merci, dit-il, tu as donc pitié demoi ?

– Pourquoi te ferais-jesouffrir ?

– Et tu me laisses ainsi ?

– Il le faut, si tu te souviens d’uneprière, crois-moi, adresse-la à Dieu, car lui seul peut tesauver.

– Oh ! si… s’écria-t-il avecrage.

– Ne blasphème pas, tu as cent foismérité la mort ; adieu, que Dieu te sauve !

– Ah ! je suis maudit ! s’écriale misérable avec désespoir.

Il laissa sa tête tomber en arrière et fermales yeux, il avait perdu connaissance.

– Pauvre diable ! murmura lechasseur, Sidi-Muley avait raison, mieux valait le tuer ; queDieu ait pitié de lui.

Il jeta un dernier regard de pitié aucondamné, et il descendit de l’arbre.

Cinq minutes plus tard, le chasseur galopait àtoute bride, sans qu’il fût possible au pirate de savoir quelledirection il avait prise.

En moins d’une heure il rejoignit sescompagnons.

– Eh bien ? demanda le colonel.

– Il ne rêve que de vengeance.

– J’en étais sûr, dit le spahi.

– Dans quelques heures ses idéeschangeront.

– Je ne crois pas, dit le chasseur, enhochant la tête, c’est un démon, mieux valait le tuer.

 

Chapitre 3Comment la Grande-Panthère délivra le Coyote, et de quelle façonexcentrique le bandit essaya de prouver sa reconnaissance à sonsauveur

 

Il était un peu plus de midi.

Les rayons du soleil comme des flèches d’ortombaient d’aplomb sur la terre pâmée de chaleur.

Les fauves étaient flatrés dans leurs repairesignorés, les oiseaux blottis sous la feuillée avaient la tête sousl’aile, un silence de plomb pesait sur le désert.

Le colonel et ses compagnons, leur repas dumatin terminé, s’étaient réfugiés sous le couvert pour laisserpasser la plus grande chaleur du jour avant de se hasarder àcontinuer leur voyage.

Chacun s’était installé le plusconfortablement possible pour faire une sieste de deux ou troisheures, afin de laisser à l’air le temps de redevenir respirable,car, à cette heure, on était dans une véritable étuve.

Tous les yeux étaient clos ; faute demieux nos personnages voyageaient à toute bride dans le pays dessonges, quand, soudain, ils bondirent sur leurs pieds, saisirentleurs armes et s’embusquèrent derrière les troncs énormes deschênes-lièges de la forêt.

Plusieurs coups de feu avaient éclaté avecfracas à une distance assez rapprochée de leur campement.

Presque aussitôt trois cavaliers émergèrentd’une sente de fauves et apparurent sur le brûlis galopant à brideavalée, se retournant sur leur selle pour faire feu en arrière.

Ces cavaliers portaient le costume élégant etpittoresque des riches rancheros mexicains, ils étaient quatre etse serraient autour d’une femme qu’ils conduisaient au milieud’eux, pour la protéger sans doute.

Bientôt on aperçut à portée de pistolet, auplus, une trentaine de bandits hideux, accourant de toute larapidité de leurs chevaux qu’ils excitaient par des cris féroces enmême temps qu’ils faisaient feu, à demi couchés sur leursmontures.

Sauf le Nuage-Bleu qui, en fait d’armes à feu,n’avait que son fusil, le colonel et ses compagnons avaient chacunvingt-six coups à tirer sans recharger.

Lorsque les bandits passèrent devant lesvoyageurs, sur un signe du colonel, quatre détonations se firententendre, quatre hommes tombèrent sur le sol et presque aussitôt,quatre autres roulèrent sur l’herbe, et le feu continua sansinterruption.

Les bandits hésitèrent ; les fugitifs sevoyant soutenus avaient tourné bride, une décharge générale achevade jeter le désordre dans les rangs des bandits et, sans s’obstinerà continuer une lutte inégale, ils s’enfuirent dans toutes lesdirections, sans se soucier le moins du monde de leurs blessésqu’ils abandonnèrent sans remords.

L’escarmouche avait à peine duré un quartd’heure.

Tués ou blessés, les bandits avaient perduseize hommes et cinq chevaux ; c’était un grave échec poureux.

Quelques coups de feu se faisaient encoreentendre sous le couvert.

Quelques minutes plus tard, une douzaine decavaliers arrivèrent au galop brandissant leurs armes et poussantde joyeux hourras.

Ces nouveaux venus étaient évidemment les amisou les serviteurs des rancheros, que le colonel avait sivigoureusement protégés.

– A hora, dit un des rancherosqui semblait être le chef des autres, avec un gestesignificatif.

– A hora a deguello esosmaleditos, ce qui voulait dire : À présent égorgez cesbandits.

Cet ordre féroce fut aussitôt exécuté sanspitié, et les poches des bandits égorgés retournées avec uneprestesse admirable.

Tous les Mexicains mirent pied à terre.

Les quatre rancheros, qui étaient les maîtresdes autres, s’avancèrent au-devant du colonel et de sescompagnons.

Celui des rancheros qui avait donné l’ordreimplacable, si rapidement exécuté, salua avec une gracieusecourtoisie l’officier français.

– Monsieur, dit-il en excellent français,en s’inclinant, je vous dois la vie ainsi que celle de mes amis etparents, et une autre bien plus précieuse encore, celle de ma sœurdoña Luisa que j’ai l’honneur de vous présenter. Maintenant,monsieur, c’est entre nous à la vie et à la mort, faites-moil’honneur, je vous en supplie, d’accepter mon amitié et dem’accorder la vôtre ; l’homme qui a sauvé ma sœur chérie nepeut être que mon frère.

– Je n’ai fait que ce que vous auriezfait vous-même, monsieur, en semblable circonstance, dit le colonelen souriant, voici ma main, j’accepte de grand cœur la précieuseamitié que vous m’offrez si courtoisement : je suis le comteLouis Coulon de Villiers, colonel de l’armée française.

– Et moi, monsieur, répondit aussitôt leranchero, je suis don José Perez de Sandoval, ancien chargéd’affaires du Mexique en France. Depuis longtemps j’ai l’honneur devous connaître, colonel, comme un des plus brillants officiers del’armée française.

Le colonel serra cordialement la main auxparents de don José, et il s’inclina respectueusement devant doñaLuisa Perez de Sandoval.

La jeune fille s’inclina et baissa les yeux enrougissant.

Il y eut un silence.

Malgré lui, l’officier se sentait ému etembarrassé devant cette chaste et charmante jeune fille.

Don José Perez de Sandoval sourit en regardantsa sœur et reprit, sans doute dans le but de donner au colonel letemps de reprendre son sang-froid :

– Je désirerais, monsieur, remercier lesbraves gens, qui, sous vos ordres, nous ont rendu un si grandservice.

– Vous les voyez autour de moi, monsieur,répondit le colonel en désignant d’un geste de la main le sachem,Sans-Traces et Sidi-Muley.

– Comment, s’écria le jeune homme ensouriant avec surprise, est-ce là toute votre armée !

– Mon Dieu oui, répondit l’officier enriant.

– Caraï ! s’écria don José, à lafaçon dont ils se sont multipliés je les supposais au moins unevingtaine ; c’est affaire à vous, Français, de faire de tellessurprises.

Sur l’invitation du colonel on s’était assissur l’herbe, excepté doña Luisa qui s’était excusée et s’étaitretirée dans un jacal, que, en un tour de main, Sidi-Muley luiavait construit sur l’ordre du colonel.

Nous devons mentionner un fait qui était passéinaperçu et qui cependant avait une certaine gravité ; lorsquedon José Perez de Sandoval s’était trouvé en face de Sidi-Muley, ilavait posé un doigt sur ses lèvres en fronçant légèrement lessourcils ; cet ordre – évidemment c’en était un – avait étécompris du spahi, car il avait appuyé la main droite sur son cœuren s’inclinant.

– Je ne comprends pas comment vous avezpu faire un feu si infernal et si bien dirigé, reprit don José.

– Oh ! bien simplement, monsieur,excepté le sachem qui préfère son rifle américain, mes deuxcompagnons et moi, nous avons des armes de choix, d’abord, puischacun de nous a quatre revolvers à six coups et un fusil double àcanons tournants et portant la baïonnette ; nous avons donc,entre nous trois, soixante-dix-huit coups sans être obligés derecharger, ce qui nous donne un grand avantage comme du reste vousvous en êtes aperçu.

– Certes, moi qui avais une escorte devingt-cinq hommes, qu’aurais-je fait si j’avais eu maille à partiravec vous ? Il me serait arrivé comme aux pirates, nousaurions été contraints de nous sauver au plus vite, ajouta-t-il enriant.

– À propos de ces bandits, commentont-ils osé vous attaquer ainsi en plein jour ?

– C’est une vieille haine ; chaquefois que nous nous rencontrons, nous échangeons quelques coups defusil.

– Alors, vous les connaissez.

– Oh ! parfaitement, les gens quim’ont attaqué appartiennent à la cuadrilla du Coyote.

– Le Coyote !

– Oui ; le connaîtriez-vous, parhasard ?

– Continuez, je vous répondrai quand vousaurez tout dit.

– Soit, le Coyote savait probablement queje prendrais cette direction, il avait embusqué une soixantaine depirates sous le couvert ; je ne soupçonnais pas cetteembuscade, je croyais n’avoir rien à redouter ; les banditsprofitèrent de notre sécurité pour nous attaquer àl’improviste ; ils nous séparèrent de notre escorte et, sansvous et vos braves compagnons, colonel, nous étions perdus ;mais je vous jure que ce maudit Coyote me payera cettetrahison.

Le colonel se mit à rire.

– Pardon, monsieur, je ne comprendspas.

– Excusez-moi, señor, ce rire n’a rienqui vous puisse regarder, il ne touche que le Coyote qui, pour lapremière fois de sa vie, a été aujourd’hui soupçonné à tort.

– Soupçonné à tort ! ce scélérat, cebandit !

– Il est tout ce que vous dites,monsieur, et plus encore.

– Eh bien, colonel ?

– Je vous affirme que le Coyote estinnocent du guet-apens dont vous avez failli être victime ce matin,par la raison toute simple qu’il lui était matériellementimpossible de quitter, sans aide, l’arbre sur lequel nous l’avionsabandonné ; et se tournant vers le chasseur :Sans-Traces, dit-il, racontez au señor don José ce qui s’est passécette nuit et ce matin, c’est-à-dire il y a deux heures, entre vouset le Coyote.

Le coureur des bois obéit et raconta leguet-apens auquel il avait échappé par miracle, et le châtimentinfligé au bandit allemand sur l’ordre du colonel.

Don José de Sandoval avait écouté ce récitavec la plus sérieuse attention.

– Vous avez eu tort de faire grâce à cemisérable, dit le jeune homme ; vous avez été généreux en pureperte, il fallait le lyncher sans pitié ; morte la bête, mortle venin, s’il échappe, et il échappera, car les bandits du désertse soutiennent tous, le bandit n’aura plus qu’un désir, vousassassiner dans quelque coin, voilà ce que vous vaudra votregénérosité ; je connais la France, où j’ai été pour ainsi direélevé : vous êtes, vous, Français, presque toujours victimesd’une générosité mal entendue : soit nonchalance, soit mépris,quand vous êtes victimes d’un bandit quelconque, vous lui donnez laclef des champs en lui disant d’aller se faire pendre ailleurs.

– C’est vrai, dit le colonel enriant.

– Le bandit ne se fait pas pendre, repritdon José avec bonne humeur, il poursuit le cours de ses exploits etdevient un véritable fléau pour la société et, quatre-vingt-dixfois sur cent, il échappe au châtiment. Au désert, nous raisonnonsautrement, nous n’avons qu’une peine, la mort : nousl’appliquons sans hésiter ; les coquins le savent, et setiennent sur leurs gardes. Mais à quoi bon discuter davantage, nousn’arriverions jamais à nous entendre, trop de points nousséparent ; vous entendrez bientôt parler de ce misérableCoyote, et Dieu veuille que vous n’ayez pas à regretter votregénérosité mal comprise ; nous ne sommes pas ici à Paris, maisdans l’Arizona, c’est-à-dire en pleine barbarie ; si cen’était pas considération pour vous, colonel, j’irais moi-mêmelyncher ce scélérat dont les crimes ont terrifié les plus terriblesbandits du désert.

– Peut-être ai-je eu tort, señor donJosé, les mœurs de cette contrée m’épouvantent ; je suissoldat, mais je n’aurai jamais le courage de tuer de sang-froid unscélérat quel qu’il soit et faire œuvre de bourreau ; que cethomme se mette devant moi les armes à la main, je le tuerai sanshésiter, mais jamais autrement, quoi qu’il me puisse advenir.

– Oui, oui, j’étais comme vous à monretour d’Europe, mais j’ai bien vite reconnu que j’étais dupe demon cœur, j’ai failli dix fois être assassiné par des gredinsauxquels j’avais sottement pardonné leurs crimes contre moi ;aujourd’hui je suis implacable et inexorable, et je m’en trouvebien ; mais laissons cela, si vous êtes pour quelque tempsdans ce pays, l’expérience vous apprendra, malgré vous, de quellefaçon il faut agir avec les bandits de toute sorte qui pullulent audésert.

– Soit, nous verrons, dit le coloneltoujours souriant.

– Cuchillo ! appela le jeunehomme.

– Mi amò, répondit un serviteuren accourant.

– Est-ce prêt ?

– Oui, mi amò – mon maître –reprit le serviteur.

– Colonel, reprit don José, j’ai faitpréparer quelques rafraîchissements dont je serais heureux de vousvoir prendre une part si minime qu’elle soit, nous trinquerons à laFrance avec des vins de votre pays que j’aime et où j’ai passé debonnes années trop vite écoulées.

– J’accepte avec le plus grand plaisirl’honneur que vous me faites, señor, en m’invitant à m’asseoir àvotre table.

Peut-être, le colonel, dans son for intérieur,espérait-il que doña Luisa de Sandoval assisterait à ce lunchimprovisé ; mais si telle était sa pensée ou son espoir, ilfut trompé, la jeune fille resta dans le jacal, où elle fut serviepar ses femmes.

La conversation fut bientôt animée et sur lepied de la plus grande cordialité.

– Vous habitez sans doute en Sonora, ditle colonel ; si cela était, moi qui ne connais personne dansce pays, je serais heureux de cultiver une connaissance sisingulièrement entamée.

– Et qui n’en restera pas là, jel’espère ; moi et les miens, nous vous devons trop, colonel,pour ne pas vous être tout dévoués et prêts à vous servir en toutce qui pourra vous être agréable et surtout utile ; je possèdeun pied-à-terre à Paso del Norte, une maison à Urès et une autre àHermosillo.

– Oh ! oh ! voilà bien deshabitations, dit le colonel en riant.

– Oui, dit le jeune homme sur le mêmeton ; notre famille est un peu comme le marquis de Carabas dubon Perrault.

– C’est ce que je pensais.

– Notre famille, très nombreuse et que,je l’espère, vous connaîtrez bientôt, réside dans une grandepropriété située dans l’Arizona même.

– En pleine barbarie, s’écria l’officieravec surprise.

– Mon Dieu oui, mais cette habitationn’en est pas moins confortable pour cela ; vous la verrez, etvous serez émerveillé.

– Comment, au milieu desbandits ?

– Et des Indiens bravos, ajouta en riantdon José : attendez-vous à des surprises de toute sorte ;puis-je vous demander où vous vous rendez en ce moment ?

– Je viens des États-Unis où j’avaiscertaines affaires à régler, j’ai fait le voyage en véritabletouriste, je viens de traverser le désert, je compte m’arrêterpendant quelque temps à Paso del Norte.

– Alors, si vous n’y voyez pasd’inconvénient, nous ferons route de compagnie.

– Avec le plus grand plaisir.

– Voilà qui est convenu, nous partironsdans deux heures, nous arriverons demain de bonne heure au Paso delNorte.

– Je m’abandonne complètement à vous.

– Soyez tranquille, colonel, vous aurezen moi un bon cicérone.

– J’en suis convaincu.

– Êtes-vous pressé ?

– Nullement, mes affaires sont en bonnevoie, mais il me faut attendre un mois ou deux, soit à Paso delNorte, soit à Hermosillo.

– Alors tout est bien ; je doispousser une reconnaissance jusqu’à Morella pour visiter un de mesparents, c’est un voyage de quinze jours au plus, puis, je seraitout à vous.

Cuchillo s’approcha en ce moment de son maîtreet lui dit quelques mots à voix basse.

– Pardieu, voilà qui est singulier, ditdon José en riant, vous ne savez pas ce que l’onm’annonce ?

– Quoi donc ? demandal’officier.

– On nous donne des nouvelles duCoyote.

– Oh ! oh ! s’est-iléchappé ?

– Vous avez deviné du premier coup.

– Tant mieux pour lui, en somme.

– Hum ! fit don José en souriant,peut-être ; permettez-vous que les porteurs de nouvellesviennent en notre présence ?

– Pourquoi donc pas ?

– Parce que ce sont des Apaches, les plusterribles voleurs et ivrognes du désert.

– J’ai beaucoup entendu parler de cesIndiens, mais je n’en ai jamais vu, je vous avoue que je seraistrès curieux de faire leur connaissance.

– Soit. Savez-vous l’espagnol ?

– Très bien.

– Alors je les prierai de s’exprimer danscette langue qu’ils parlent tous couramment, bien qu’ilss’obstinent à feindre de l’ignorer ; mais ils feront ce que jevoudrai.

Don José se tourna vers Cuchillo.

– Combien sont-ils de chefs ?demanda-t-il.

– Un sachem et deux ulmenes, en touttrois, répondit Cuchillo.

– Très bien, apporte d’abord troisbouteilles d’eau-de-vie, puis tu amèneras les chefs. Ah !combien de guerriers ?

– Une vingtaine.

– Hum ! Avons-nous de l’eau-de-viecommune ?

– Non, mi amò, mais nous avonsdeux barillets de pulque.

– Le pulque suffira, tu rouleras iciun barillet.

– Oui, mi amò.

– Va, et hâte-toi.

Cuchillo partit en courant.

– Les Apaches, reprit don José, sont trèscurieux à étudier, ils sont braves et très rusés, mais ils sontivrognes, voleurs et pillards, sans foi ni loi.

– Vous ne craignez pas…

– Moi ! interrompit le jeune hommeen se redressant ; ces démons adorent ma famille, je n’ai rienà redouter d’eux, ils me sont dévoués, sur un geste, un clignementd’yeux, ils m’obéissent.

Cuchillo avait en un tour de main exécuté lesordres qu’il avait reçus de son maître.

Sur un geste de don José, il amena les chefsapaches en présence des voyageurs.

Les trois hommes qui parurent étaient bien desenfants du désert, fiers, hautains, cauteleux, rusés, trompeurs, leregard chercheur, ne se fixant jamais.

Ces chefs étaient sans doute en expédition,car ils étaient peints et armés en guerre.

Ils étaient à demi nus, ce qui permettait devoir leur torse athlétique ; cependant leurs bras étaientmaigres et sans biceps ; ils se drapaient avec grâce dans delarges couvertures ; leurs cheveux étaient retenus par unebandelette de laine rouge qui les ceignait au-dessus desoreilles.

Le sachem, homme de haute taille, avait unephysionomie altière et imposante ; une plume d’aigle étaitfichée au milieu de sa touffe de guerre, son bouclier en osier,recouvert de cuir de bison à demi tanné, était attaché à gauche desa ceinture, près de son sac à balles ; à la main droite iltenait un éventail fait d’une aile d’aigle pêcheur, il était leseul qui portât un semblable ornement : seuls, les chefsrenommés ont le droit de s’en servir ; un ikochotahou sifflet de guerre, fait d’un tibia humain, pendait sur sapoitrine, retenu par une légère chaîne d’or et mêlé à des médaillesde toutes sortes en or, en argent, en bronze et même en platine, età des wampoums ; les mocksens garnis de piquants de porc-épicet brodés avec des perles de verre de toutes couleurs ; desqueues de loup étaient attachées aux talons des mocksens, ornementtrès envié : les grands braves seuls ont le droit de porterces queues aux talons.

Chefs et simples guerriers, les vêtements sontpresque semblables, les étoffes et les fourrures seules établissentla différence ; ce qui, surtout, les fait reconnaître, ce sontles armes d’un prix plus élevé que celles des guerriersvulgaires ; cette distinction est sensible pour lesfusils ; seuls, les chefs et les grands braves de la nationont le droit de porter un fusil.

Ajoutons que guerriers et ulmenes étaientd’une saleté dégoûtante et même honteuse ; ils sentaient àplein nez la graisse rance et empestaient.

Seul le grand chef était d’une propretéméticuleuse et d’une coquetterie poussée même un peu troploin ; son fusil, de nouveau modèle et se chargeant par laculasse, ainsi que ses autres armes, machète et couteau à scalper,étaient tenus avec un soin extrême.

Ce chef formait un complet contraste avec lesdeux autres chefs dont l’apparence brutale et féroce ne prévenaitque très peu en leur faveur.

Les chefs, après les salutations habituelles,firent quelques pas en arrière laissant ainsi le sachem isolé, parétiquette et surtout par respect.

– Je suis heureux de voir laGrande-Panthère, dit don José au chef, il y a plusieurs lunes queje n’ai rencontré le chef de la tribu de l’Ours gris ; jem’exprime dans la langue des Yanis-aki – Espagnols – parceque des faces pâles sont venues me faire visite, et ils ignorent lalangue de mon frère.

– Quelle que soit la langue parlée parl’Oiseau-de-Nuit, ses frères, les Apaches de l’Ours gris, saventqu’il n’a pas la langue fourchue et que toujours les parolessoufflées par sa poitrine viennent du cœur.

– La Grande-Panthère est un guerrier trèssage et très habile. Que désire-t-il dire à son frère ? ilpeut lui parler sans réticences : le cœur de l’Oiseau-de-Nuitn’a plus une seule peau qui l’empêche de voir son ami.

– Le chef le sait ; voilà ce quedisent les sagamores de la nation apache, la plus puissante desterritoires giboyeux et du pays de Cibola, sur lequel repose lemonde : la terre nous appartient, le Wacondah l’a donnée à nospères pour l’habiter et y vivre ; pourquoi des faces pâles,méchants, cruels et sans foi, entendent-ils chasser, malgré nous,sur nos territoires de chasse, est-ce juste ? non. Lessagamores apaches disent : Tenons un grand conseilmédecine avec nos frères les Comanches, les Pauwies-loups, lesKenn’ahs, les Pieds-Noirs et les autres tribus et nations, pour queles chefs décident ce qui doit être fait ; notre père, legrand sagamore des Comanches des lacs et des prairies, enverra lehachesto – crieur public – dans tous les atepelts– villages – afin de prévenir les chefs de chaquenation ; et se tournant vers les deux ulmenes, ilajouta : Les deux chefs m’ont entendu ; ai-je bien parlé,hommes puissants ?

Les deux ulmenes s’inclinèrentsilencieusement.

– Je répéterai à mon père, le grandsagamore des Comanches, ce que m’a dit la Grande-Panthère, par lesordres des sagamores apaches ; j’insisterai respectueusementpour obtenir de mon père le sagamore, qu’il fasse ce que désirentles Apaches de l’Ours gris.

– Mon frère est sage et juste, lessachems apaches le remercient.

– Mon frère, la Grande-Panthère, a-t-ildonc de nouveaux griefs contre les pirates sang-mêlé et facespâles ?

– Le Coyote a tenté de tuer laGrande-Panthère, pendant que le chef avait pitié de lui et venait àson secours.

– Il y a longtemps de cela ?

– Aujourd’hui à l’Endit-ah – àl’aube.

– Ah ! ah ! que s’est-il doncpassé ?

– Que mon frère écoute son ami, la languedu chef ne sera pas fourchue, il ne dira que ce qui est vrai.

– Je vous écoute, chef. Je sais que vosparoles seront celles d’un sachem parlant avec un ami.

– Ce matin, un peu avant le lever dusoleil, je traversais avec mes guerriers la Vallée desombres, mes guerriers suivaient l’orée de la forêt, presque enface du Kali – maison – en pierre de Moctekuzoma – l’hommesévère.

– Je connais l’endroit dont vous parlezchef, il y a là un mahoghani entre quatre cèdres.

– Mon frère connaît très bien le lieudont je parle ; tout à coup des cris et des gémissements sefirent entendre avec une grande force ; ces cris et cesgémissements semblaient partir du haut du mahoghani ; mesguerriers et les grands braves eux-mêmes tremblaientd’épouvante ; ils prétendaient que les guerriers des tempspassés qui habitent la vallée n’aiment pas qu’on traverse leurvallée la nuit, et que le guerrier qui se risquerait à monter surl’arbre aurait peut-être le cou tordu par les fantômes. Voyant quetous ils tremblaient et étaient incapables de m’obéir, je medécidai à monter pour leur faire honte de leurspusillanimité : je les appelai vieilles femmes bavardes, et jemontai sur l’arbre ; les cris continuaient toujours. Bientôtj’aperçus le Coyote garrotté des pieds à la tête et solidementattaché à une grosse branche.

« – Viens-tu me délivrer, medit-il ?

« Je lui répondis oui.

« – Qui t’a ainsi attaché ?,lui demandai-je tout en coupant les tours de la reata qui legarrottait.

« – Qu’est-ce que cela te fait,imbécile, me dit-il en riant ; est-ce que mes affaires teregardent, espèce de brute sans raison.

« – Retiens ta langue, je ne suispas patient.

« – Qu’est-ce que cela me fait, jesuis libre maintenant, je me moque de toi, double idiot, et il sedressa sur la branche, sot qui m’as détaché… tiens, voilà pour teremercier du service que tu m’as rendu.

« Et, me poussant de toutes sesforces :

« – Va-t’en au diable, ajouta-t-ilen ricanant.

– Cela ne m’étonne pas de la part de cescélérat, il est plus misérable que les animaux les plus féroces,car ils sont reconnaissants, tandis que ce bandit n’a pas de cœur.Qu’arriva-t-il ?

– Je faillis être lancé du haut del’arbre sur le sol ; je ne comprends pas encore comment j’airéussi à me maintenir sur la branche après la violente secousse quej’avais reçue. J’étais exaspéré contre ce bandit ; je me jetaisur lui avec une rage indicible, ses membres étaient encoreengourdis, ses forces n’étaient pas complètement revenues, sanscela il m’aurait tué.

– Oui, il possède une vigueurextraordinaire.

– La lutte ne dura pas longtemps. Jeréussis à le mettre sous moi et à le maîtriser ; le banditsoufflait comme un bison quand il sent le jaguar ; le Coyotese débattait, je craignais qu’il ne s’échappât ; je le saisispar son abondante chevelure.

« – Tu es lâche, lui dis-je, tuabuses de ta force, moi, qui t’avais sauvé, tu as essayé dem’assassiner, tu es plus féroce que l’ours gris.

« – Tue-moi donc tout de suite, aulieu de me dire un tas de sottises qui n’ont ni queue ni tête.

« – Non, je ne te tuerai pas,répondis-je.

« Et le prenant à l’improviste, je luienlevai la chevelure d’un seul coup. Il poussa des hurlements dedouleur et éclata en sanglots comme une vieille femme. Cette facepâle est bien nommée le Coyote, il est à la fois lâche etféroce : ce n’était plus du mépris que j’éprouvais pour lui,c’était du dégoût ; je le contraignis à descendre de l’arbre,le sang ruisselait de son crâne et l’aveuglait ; à chaqueseconde, il s’arrêtait en geignant, je le piquais avec la pointe demon couteau à scalper pour le presser ; en arrivant à terre,il se laissa tomber sur l’herbe en me suppliant de l’achever.

« – Non, lui dis-je, je ne te tueraipas ; libre à toi d’en finir avec ta misérableexistence ; mais, tu n’auras pas le courage de te débarrasserde la vie ; les Apaches s’entendent mieux que les faces pâlesen tortures ; tu vivras sans chevelure, la tienne sera jetéeaux chiens comme étant celle d’un scélérat sans cœur ; voicides vivres, un couteau et un briquet, tu es libre, on guéritfacilement du scalp, dans quelques jours tu auras repris toutes tesforces, que le Wacondah, qui est le maître de la vie, tejuge ! Souviens-toi du châtiment que je t’ai infligé et quedepuis longtemps tu as mérité ; si je te retrouve sur maroute, chaque fois que le hasard nous remettra face à face, je tecouperai soit une oreille, soit le nez, et toujours ainsi jusqu’àce que tu te fasses horreur à toi-même. En un mot, je te tuerai peuà peu, petit à petit ; te voilà averti, il faut que tusouffres des tortures horribles : prends ce cheval, ajoutai-jeen l’obligeant à se mettre en selle, pars et souviens-toi de mesparoles et surtout de mes menaces.

« Il ne me répondit pas un seul mot ets’éloigna à bride avalée. Que pense le fils du grand sagamore desComanches des lacs et des prairies ?

– Je pense que la Grande-Panthère s’estconduite comme le devait faire un chef aussi célèbre, le Coyote aété traité comme il aurait dû l’être depuis longtemps ; lechef boira-t-il du vin des visages pâles avec son frère ?

– Le vin est bon pour les enfants et lesfemmes, dit sentencieusement le sachem apache, mais l’eau de feuest le lait des guerriers apaches.

– Qu’il soit fait comme le désire lechef, j’ai trois bouteilles d’eau de feu pour lui et les autreschefs, et voici un barillet de pulque que je le prie d’accepterpour ses guerriers ; je regrette d’être ainsi pris àl’improviste par mon frère ; mais j’espère être plus heureux àla première visite de mon frère.

– Mon frère a toujours la main ouvertepour ses amis Peaux-Rouges, la Grande-Panthère préfère une peau deraton donnée par lui qu’une fourrure d’ours gris offerte par unautre, car le chef sait que le présent fait par mon frère vient ducœur ; je remercie mon frère, l’Oiseau-de-Nuit, pour mesguerriers et pour moi.

Les Apaches prirent alors congé avec toutel’étiquette indienne, et ils s’éloignèrent à toute bride sur leursmagnifiques mustangs aussi indomptés que leurs maîtres.

– Eh bien, colonel, que pensez-vous desApaches ?

– Ce sont à mon avis des ennemisterribles et une race intelligente et guerrière.

– C’est vrai, reprit don José,malheureusement les Apaches sont ivrognes, l’eau-de-vie les abrutitet les rend fous ; je vous montrerai les véritables rois dudésert, braves, intelligents, possédant toutes les grandes qualitésde la vie des nomades, et surtout sobres et ne buvant que del’eau.

– Quels sont les Peaux-Rouges dont vousfaites un si grand éloge ?

– Les Comanches, colonel, vous les verrezet vous reconnaîtrez que je suis au-dessous de la vérité.

– Vous me ferez un grand plaisir ;ah çà, ajouta le colonel, ce pauvre diable d’Allemand n’a pas eu dechance avec les Apaches.

– Par sa faute, il n’a eu que ce qu’ilméritait ; soyez certain que toutes ces mésaventures ne lecorrigeront pas ; trouvez-vous que les Apaches s’entendent entortures, hein ?

– Bigre ! dit le colonel, ce sontdes démons.

– Il est trois heures de l’après-dîner,si nous reprenions notre voyage, dit don José.

– Je ne demande pas mieux, réponditle comte.

– Alors en route, reprit le jeunehomme.

Et il donna le signal du départ.

Cinq minutes plus tard les voyageursquittaient le brûlis, abandonnant sans sépulture les cadavres desbandits tués pendant l’escarmouche et que le Nuage-Bleu avaitconsciencieusement scalpés.

 

Chapitre 4Comment on soupe parfois, mais rarement, en Apacheria

 

Après une course ininterrompue, vers huitheures du soir les voyageurs se trouvaient en pleine Apacharia.

Les arbres étaient presque disparus, remplacéspar des herbes gigantesques qui s’étendaient à perte de vue, etdans lesquelles chevaux et cavaliers étaient pour ainsi direenfouis et ne laissaient d’autres traces de leur passage quel’agitation des hautes herbes.

Une colline assez élevée, la seule qui existâtà plusieurs lieues à la ronde, semblait être une sentinelleveillant sur la savane qu’elle dominait de tous les côtés.

Cette montagne en miniature, abrupte, peléesur ses pentes escarpées, portait à son sommet une remise touffuede suchilès aux parfums doux et enivrants, du milieudesquels sortait un ruisseau cristallin, qui bondissait avec fracassur les rochers en formant de capricieuses cascades, jusqu’à laprairie, et après maints méandres allait quelques lieues plus loinse perdre dans le rio Grande del Norte.

La nuit était splendide, la lune à son premierquartier nageait dans l’éther, des millions d’étoiles semblables àun semis de diamants scintillaient dans le bleu sombre du ciel.

L’atmosphère, d’une pureté prismatique,permettait de distinguer à une très grande distance les moindresaccidents de cet admirable paysage éclairé par des lueurs d’unblanc bleuâtre qui lui donnaient une apparence fantastique.

C’était en un mot une de ces nuits admirablesque ne connaîtront jamais nos froids climats du Nord.

Le colonel de Villiers se laissait aller à lamagie de cette nature grandiose qui l’étreignait pour ainsi dire etlui causait une rêveuse mélancolie, remplie d’un charmemystérieux.

On voyait briller un feu à travers dessuchilès, sur le sommet de la colline.

Le comte s’arracha à sa contemplation et lefit observer à don José qui galopait à sa droite.

– C’est là que nous camperons cette nuit,dit le jeune homme en souriant.

– Mais il me semble que la place estprise, reprit l’officier, du moins ce feu me paraît l’indiquer.

– Que cela ne vous inquiète pas, colonel,répondit don José avec bonne humeur ; j’ai envoyé quelques-unsde mes serviteurs en avant, afin de préparer nos quartiers ;n’est-ce pas ainsi que vous nommez cela, mon colonel, vous autreshommes de guerre ?

– Parfaitement, répondit l’officier surle même ton, la place est bien choisie ; je vous en fais moncompliment sincère.

– Dans un pays comme celui-ci, il ne fautnégliger aucunes précautions, si l’on veut conserver sachevelure ; les rôdeurs indiens sont toujours aux aguets etsavent profiter de la moindre négligence.

– D’après ce que j’ai vu il y a quelquesheures, je vous croyais dans de bons termes avec ces pillards dessavanes.

– Cela est vrai quant aux Indiens, maisvous oubliez les pirates et autres bandits de toute sorte quipullulent en quête d’une proie ; vous en avez eu une preuveconcluante ce matin même ; puisque c’est à une de ces attaquesque j’ai dû le plaisir de faire votre connaissance.

– C’est ma foi vrai ! je n’ysongeais plus.

– Il est naturel que vous l’ayez oublié,colonel, mais moi qui vous dois la vie et celle de ma sœur, je doisme souvenir.

– Ne parlons plus de cela, je vous enprie, cher don José.

– Soit, je n’insisterai pas davantage surce sujet, puisque vous l’exigez, mon colonel, mais heureusementvous ne pouvez point m’empêcher…

– Encore ! dit en riantl’officier.

– Bien ! bien ! je ne diraiplus un mot sur ce sujet scabreux, dit-il toujours riant ;quel homme terrible vous êtes ; à propos, vous sentez-vousappétit ?

– Je vous avoue que je souperais avecplaisir.

– À la bonne heure, voilà parler ;le cheval creuse, une longue course donne un appétitformidable.

– Je m’en suis souvent aperçu, sans avoirune bouchée à me mettre sous la dent, pendant mon séjour enAfrique, et il y a quelques années en France pendant notremalheureuse guerre.

– Soyez tranquille, mon cher colonel,tout a été prévu, je vous annonce un excellent souper.

– Que le bon Dieu vous bénisse pour cetteagréable nouvelle que vous me donnez, dit le colonel en se frottantles mains à s’enlever l’épiderme. Ne trouvez-vous pas que le froidest piquant ? ajouta-t-il.

– Dites qu’il est glacial, reprit donJosé; il faut en prendre son parti, c’est toujours ainsi en cepays, une chaleur torride pendant le jour et un froid de louppendant la nuit.

– C’est à peu près la même chose danstous les pays chauds.

Tout en causant ainsi, les voyageurs avaientatteint la colline dont ils commençaient à escalader lespentes.

La montée ne dura que quelques minutes, maiselle fut rude.

Les serviteurs de don José n’avaient pas perduleur temps ; ils avaient en quelques heures construit unehutte assez grande, bien close, et dans un coin de laquelle brûlaitun bon feu dans un foyer fait à la mode indienne, c’est-à-dire untrou peu profond, mais assez large et fourni de pierres posées entriangles ; la fumée s’échappait par un trou ménagé dans latoiture de la hutte.

Le couvert était mis avec un luxevéritablement princier, l’argent et le vermeil étaientprodigués ; la table fléchissait littéralement sous le poidsdes mets les plus délicats et les plus recherchés.

Dans un coin de la hutte étaient entassées desbouteilles de toutes formes, très faciles à reconnaître au premiercoup d’œil.

– Oh ! oh ! murmura le colonelentre ses dents, si nous étions dans l’Inde je dirai que j’aiaffaire à un nabab ; mais ici qui est donc ce nouvel ami quim’est tombé ainsi du ciel. Baste ! nous verronsbien ?

Et sans essayer de percer ce singuliermystère, le comte de Villiers alluma un cigare et sortit sur laplate-forme.

Don José s’occupait à préparer des signaux denuit.

– Êtes-vous prêts ? demanda le jeunehomme en s’adressant à Cuchillo.

– Oui, mi amò, réponditl’autre.

– Trois feux à une minute d’intervalledans l’ordre suivant : rouge, blanc et vert, le drapeaumexicain ; allumez les fusées.

On obéit, les trois fusées s’élevèrent ensifflant et décrivirent des paraboles brillantes, sur le cielsombre.

Presque aussitôt un coup de canon assezrapproché éclata, répété à l’infini par les échos des morneséloignés et roulant comme un éclat de tonnerre.

– Eh ! dit le colonel avec surprise,est-ce que nous sommes aux environs d’un fort ?

– Non pas, répondit don José.

– Cependant j’ai entendu un coup decanon.

– Oui.

– Mais alors ?

– Ayez un peu de patience, avant unedemi-heure vous saurez ce qui vous intrigue si fort en cemoment.

– À votre aise, cher señor; vous attendezdes convives attardés, sans doute ?

– Pas tout à fait, mais vous approchez dela vérité, dit le jeune homme en riant.

– Bigre ! reprit le colonel sur lemême ton, est-ce que ces convives amèneront leur canon aveceux ?

– Non, rassurez-vous.

– Tant mieux, car je crois qu’ilsauraient eu de la peine à le monter ici.

– Allons, mon colonel, je vois que vousêtes un charmant esprit, et que vous entendez la plaisanterie.

– Ne me dites pas cela, je suis maussadeen diable au contraire.

– Bon ! pourquoi cela ?

– Parce que je meurs de faim. Il vousfaut en prendre votre parti, je suis toujours ainsi quand je suis àjeun.

– Bon ! une idée !

– Est-elle bonne ?

– Je le crois.

– Alors dites vite !

– Si nous prenions un verre de xérès descaballeros avec un biscuit.

– Oh ! vous m’en accorderez biendeux ?

– Oui, autant qu’il vous plaira.

– Voilà qui est parler; allons ?

– Soit.

Ils entrèrent dans la hutte et se firentservir par Cuchillo qui semblait être la maître Jacques de donJosé.

– C’est singulier comme ces verrestiennent peu, reprit le colonel.

– Croyez-vous ?

– Dame, voyez vous-même.

– C’est étonnant !

– N’est-ce pas ?

– Mais j’y songe, ne serait-ce pas quecela vous semble ainsi parce que les biscuits pompent tout levin ?

– C’est bien possible.

– Voyons encore ?

– C’est cela.

Les deux amis firent de nouveau remplir leursverres, et le colonel recommença l’expérience.

– Vous avez raison, don José, repritl’officier, ce sont les biscuits qui boivent tout, de sorte qu’ilne nous reste rien pour nous.

– C’est ma foi vrai.

– Je suis content de savoir enfin à quoinous en tenir.

– Et moi donc !

Et ils éclatèrent d’un franc et joyeuxrire.

– Faisons-nous un tour surl’esplanade ? demanda don José.

– Certes, répondit le colonel, cetexcellent xérès m’a tout à fait remis. La colline étaitsplendidement éclairée ; c’était une véritable illumination,on y voyait comme en plein jour.

– Oh ! oh ! nous sommes enfête, paraît-il ? dit l’officier.

– Mais oui, à peu près, reprit donJosé.

Et passant son bras sous celui de l’officierfrançais, il le conduisit un peu à l’écart.

M. de Villiers se laissait faire ensouriant ; il soupçonnait une confidence.

Il avait supposé juste, il en eut presqueaussitôt la preuve.

Don José s’arrêta et, offrant un cigare à soncompagnon :

– Mon cher colonel, dit-il, en tendantson cigare allumé à l’officier, il est extraordinaire que nous nenous soyons pas rencontrés plus tôt.

– Croyez que je le regrette sincèrement,répondit le colonel en souriant, mais qui vous porte à supposer quenous pouvions nous rencontrer ?

– Par la raison toute simple que, commevous, je viens de traverser une grande partie des États-Unis,j’étais il y a deux mois à Washington.

– J’étais moi-même à Washington à cetteépoque.

– Voilà qui est particulier ; jem’étais rendu dans cette ville pour une affaire fortimportante.

– Moi de même, dit le colonel ensouriant, et de la capitale de la grande République quelledirection avez-vous suivie ?

– Je me suis dirigé vers la Louisiane, oùm’appelaient des intérêts sérieux.

– À La Nouvelle-Orléans ?

– Précisément, y êtes-vous donc aussipassé ?

– Certes ? je n’y suis resté quequelques jours, je n’y allais que pour retirer ma sœur doña Luisadu couvent où elle avait été élevée.

– Pardieu ! dit le colonel, nous nepouvions pas ne point nous rencontrer.

– Oui, fit en riant don José, c’étaitfatal.

– Mais pardon : à propos de votrecharmante sœur, depuis notre arrivée ici, je n’ai pas eu le plaisirde l’entrevoir.

– Que cette absence apparente ne vousinquiète pas, ma sœur s’est retirée en descendant de cheval, dansune hutte bien close, où rien ne lui manque.

– À la bonne heure, je vous avoue quej’étais étonné de ne pas l’avoir aperçue.

– Mi amò, dit Cuchillo, ensaluant son maître, on entend le galop de plusieurs chevaux dans laprairie.

– Exécutez les ordres que je vous aidonnés.

Cuchillo se retira, et presque aussitôt onaperçut des torches dont les lumières couraient sur les pentes dela colline.

– Ce long voyage a dû bien fatiguer votresœur, si jeune et si délicate, dit le colonel avec intérêt.

– C’est vrai, la pauvre enfant, réponditdon José, mais le plaisir de revenir dans la maison maternelle luia donné du courage et lui a fait oublier sa fatigue.

– Oui, l’amour filial fait accomplir desmiracles, mais le voyage de doña Luisa n’est pas terminéencore ?

– Pardon, elle est arrivée.

– Comment arrivée ? s’écria lecolonel avec surprise.

– Oui, elle ne va pas plus loin, nous lalaissons ici.

– Comment ? dans cedésert !

Don José laissa errer un sourire énigmatiquesur ses lèvres.

– Je vous avoue que je ne comprends pas,dit le colonel, de plus en plus surpris.

– Voici nos amis qui arrivent, venezcolonel.

Et remarquant l’étonnement del’officier :

– Bientôt vous aurez l’explication de cequi en ce moment vous cause une si grande surprise, ajouta-t-il ensouriant.

– Soit, dit l’officier, je vous avoue queje ne sais pas si je rêve ou si je suis éveillé ; je voyage enpleines Mille et Une Nuits depuis que je vous airencontré.

– Il y a un peu de cela ;laissez-vous faire, colonel, je n’imiterai pas la prolixeScheherazade ; soyez tranquille, tout s’expliquera à votreentière satisfaction.

– Soit ! je me risque, ditl’officier, tant pis pour vous.

– Ne suis-je pas votrecicérone ?

– C’est juste, je l’avais oublié,excusez-moi.

Les deux compagnons s’avancèrent au-devant desarrivants, qui mettaient pied à terre ; le colonel aperçutalors doña Luisa entre lui et don José, sans pouvoir devinercomment elle était venue là si subitement.

– Ce n’est pas une femme, murmura lecolonel, c’est une fée, elle ne marche pas, elle apparaît ;c’est évident, elle est trop parfaite pour appartenir àl’humanité.

Un rire cristallin éveilla le Français de sonextase ; sans y songer, il avait fait ces réflexions à hautevoix.

– Vous vous trompez, monsieur, dit unevoix harmonieuse comme un chant d’oiseau, d’un accent un peurailleur, je ne suis ni une fée ni une ondine, je ne suis qu’unejeune fille, bien humble et bien simple, et qui n’a pas l’habituded’entendre des compliments aussi flatteurs, et qui ne saurait yrépondre.

Le colonel s’inclina un peu confus, ce qui nel’empêcha pas de marmotter entre ses dents, mais cette fois defaçon à ne pas être entendu :

– Je me trompais, c’est un ange ! etil ajouta avec un peu de rancune, mais un ange qui a bec etongles.

En ce moment deux dames descendaient d’unemagnifique litière attelée de quatre mules.

Doña Luisa s’élança d’un bond dans les bras dela plus âgée des deux dames.

– Mon père, dit alors don José à unvieillard de haute mine, dont les traits étaient d’une grandebeauté empreinte d’une grande expression de bonté, mon père,permettez-moi de vous présenter un ami de quelques heures qui asauvé la vie de ma sœur et la mienne.

– Señor, dit le vieillard en tendant lamain au colonel avec une émotion contenue, je suis don AgostinPerez de Sandoval, je vous demande votre amitié, et je vous pried’accepter la mienne.

– Et la mienne señor, dit la dame âgée enserrant sa fille sur son cœur, Luisa m’a dit ce que vous avez faitpour elle.

– Je suis confus, répondit le colonel,très mal à son aise d’une si grande effusion de reconnaissance pourune action qui lui semblait toute naturelle.

– Dites-moi votre nom pour que je leconserve dans mon cœur, reprit le vieillard.

– Monsieur est le comte Coulon deVilliers, colonel de cavalerie et l’un des plus brillants officiersde l’armée française, dit don José, et se tournant en souriant versle colonel, pardonnez-moi cette présentation, mon cher colonel,ajouta-t-il.

– Je vous remercie du fond du cœur,répondit l’officier, cet accueil que je reçois de votre famille mecomble de joie ; malheureusement je n’ai rien fait encore pourle mériter, mais, fit-il en souriant, l’avenir m’appartient etpeut-être justifierai-je la bonne opinion que vous daignez avoir demoi.

– Voto a Brios ! s’écria enriant don José, il vous serait difficile de faire plus que vousn’avez fait aujourd’hui ; mais assez sur ce sujet, le soupernous attend, venez.

Le colonel offrit le bras à la señora deSandoval, don Agostin prit le bras de doña Luisa, et dont José pritcelui de sa sœur aînée, jeune femme de vingt ans au plus, d’uneadmirable beauté et presque aussi charmante et aussi accomplie quesa jeune sœur.

On se mit à table, don Agostin plaça lecolonel à sa droite et don José à sa gauche, les trois dames leurfaisaient vis-à-vis.

Le colonel avait remarqué avec stupéfactionque l’escorte des nouveaux venus était composée dePeaux-Rouges.

Aucun d’eux n’avait pénétré dans la hutte,mais ils en gardaient avec soin les abords.

Le comte de Villiers nageait en plein mystère,il perdait plante, aussi avait-il pris son parti et se laissait-ilphilosophiquement aller à ces enchantements qui dépassaient pourlui les limites du possible.

Nous ferons en quelques mots connaître cesnouveaux personnages au physique seulement, ils se ferontsuffisamment connaître au moral, dans la suite de cettehistoire.

Don Agostin Perez de Sandoval étaitoctogénaire, et pourtant sa robuste vieillesse exempte d’infirmitén’avait rien perdu ni au moral ni au physique de la verdeur de lajeunesse.

Il chassait le bison et le jaguar, faisait delongues traites à travers le désert, et dormait sur le sol nu,enveloppé à peine dans son léger zarape ; et se relevant àl’aube souriant et reposé, pour éveiller les chasseurs etgourmander leur paresse ; ainsi que nous l’avons dit, il avaitdû dans sa jeunesse être d’une beauté mâle et énergique.

Sa taille était haute, élégante et mêmegracieuse ; les traits calmes, reposés et exempts de rides deson visage étaient éclairés par des yeux noirs pleins d’éclairs, sabarbe d’une blancheur de neige, tombant sur sa poitrine, luidonnait une physionomie à la fois douce, majestueuse et d’uneextrême douceur, mêlée d’une volonté ferme et loyale.

C’était en un mot un de ces types qui ne serencontrent que rarement, même au désert, et font rêver aux géantsconstruits à chaux et à sable qui vivaient aux anciens jours :à l’époque où la terre commençait à se peupler de ces grandesraces, qui bâtissaient avec des montagnes, les Babels, les Téocaliset les Pyramides, dont les ruines effrayent encore les penseurs quiles admirent avec une crainte mystérieuse.

Doña Teresa Perez de Sandoval était la dignecompagne de don Agostin, très belle encore malgré son âgeavancé ; nous n’ajouterons qu’un mot : c’était uneCornélie, une véritable matrone antique, elle en avait toutes lesnobles vertus, et la grande bonté tempérée par une sévérité justeet tendre.

Doña Luisa et sa sœur étaient deux admirablesjeunes filles, d’une beauté un peu fière, mais gracieuse aupossible ; chastes et rêveuses, elles semblaient se souvenirde leurs ailes d’ange qu’elles avaient laissées au ciel quand ellesétaient descendues sur la terre.

Don Agostin de Sandoval avait deux fils,l’aîné don Estevan, âgé de trente-huit à trente-neuf ans, en cemoment en France, et don José que nous connaissons.

Don José avait trente ans au plus : sataille était haute, très bien prise et d’une harmonie de formesincroyable, il était taillé en athlète et en avait la vigueurredoutable ; les habitudes de son corps et ses moindresmouvements avaient une élégance et une grâce natives que l’on nesaurait acquérir, complétées par cette morbidesse et cettenonchalance que l’on ne rencontre que chez les hommes de raceespagnole et qui sont remplies de charme.

Le jeune homme avait une de ces beautés un peusérieuses, mâles, énergiques et qui plaisent au premier coupd’œil ; son front large ; ses yeux bien fendus, noirs,pleins de feu ; son nez fin aux narines mobiles ; sabouche un peu grande, garnie de dents de perles recouvertes par deslèvres un peu épaisses et d’un rouge de sang ; tous ces traitsréunis complétaient à ce brillant caballero une physionomie desplus attractives et surtout sympathique ; ses cheveux d’unnoir bleu, fort longs, tombaient en grandes boucles parfumées surses épaules ; il ne portait pas sa barbe qu’il rasait de trèsprès, ce qui lui donnait une apparence un peu efféminée ; maiscette singularité, à une époque où généralement on porte toute sabarbe, tenait à des causes que plus tard nous ferons connaître etqui étaient très sérieusement justifiées.

Les commencements du repas, ainsi que celaarrive toujours, avaient été à peu près silencieux, mais peu à peula conversation s’était animée, la glace était brisée, chacun étaità son aise.

– Eh bien, colonel, demanda don José, quepensez-vous de ce souper impromptu ?

– Je pense que même à Paris, on ne feraitpas mieux, répondit l’officier, je ne sais plus où j’en suis ;je me demande si je suis bien réellement en Apacheria dansl’Arizona, ou si un enchanteur, don Agostin sans doute, ne m’a pastouché de sa baguette et, en une seconde, transporté chez Brébant,sur le boulevard Montmartre.

– Rassurez-vous, colonel, vous êtestoujours en Apacheria, d’ailleurs je n’ai pas la baguettefatidique.

– C’est vrai, c’est quelque chose, maiscela ne me rassure que très médiocrement, señor don Agostin ;dans les Mille et Une Nuits, tous les enchanteurs n’ontpas de baguettes, ils se servent de grimoires.

– C’est vrai, mais je vous assure que jene suis qu’un simple vieillard qui n’est nullement sorcier.

– Je le reconnais puisque vous mel’affirmez, señor, mais il y a quelque chose qui, malgré moi,m’inquiète.

– Quoi donc ? demandèrentcurieusement les trois dames.

– Ah ! voilà ce que je craignais,s’écria l’officier avec un accent tragi-comique.

– Ah ! mon Dieu, s’écria don José,c’est donc bien terrible ?

– Je le crois.

– Alors, dites-le au plus vite, peut-êtrepourrons-nous faire cesser cette grande inquiétude, dit don Agostinen souriant.

– Vous ne vous moquerez pas demoi ?

– Non, non, s’écrièrent les dames.

– Jamais, dit don José.

– Voyons ? ponctua don Agostin.

– Eh bien, dit le colonel en se penchantsur la table et baissant la voix.

Chacun attendait avec curiosité. Le comtes’arrêta :

– Bah ! dit-il, après une courtepause, à quoi bon, vous prendrez ma révélation pour une chufla– plaisanterie – et c’est tellement grave.

Ces derniers mots de l’officier soulevèrentune véritable émeute parmi les convives…

C’étaient des cris, des interpellations et desrires à ne pas en finir.

– Ah ! dit l’officier d’un accentdésolé, voilà ce que je craignais !

– Quoi donc ? demanda don José.

– Eh ! vous n’entendez pas.

– Si parfaitement, mais tout cela est devotre faute.

– Comment de ma faute, c’est-à-dire quec’est de votre faute et de celle du señor don Agostin.

– Comment cela ? s’écrièrentensemble le père et le fils.

– Dame ! c’est bien facile àcomprendre, pourquoi m’avez-vous donné un aussi excellent dînerdans une contrée sauvage, émaillée de tigres et d’Apaches féroces,etc., je perds plante, je ne sais plus où j’en suis ; votresouper est illogique.

– Comment illogique ?

– Oui parce qu’il jure avec tout ce quinous entoure.

– C’est possible, mais convenez qu’il estbon.

– J’en conviens avec plaisir, il n’aqu’un seul tort.

– Lequel ?

– Celui d’être trop succulent etpuis, puisque vous m’y obligez, je vous dirai qu’il manque decouleur locale.

– Comment de couleur locale ?

– Parfaitement ; il manque de ce quile rendrait plus succulent encore en lui donnant un relief de hautgoût.

– Mais quoi donc ?

– Eh pardieu ! une attaque despirates ou des Peaux-Rouges, alors je m’y reconnaîtrais aumoins.

– Ah ! c’est cela que vous nommez lacouleur locale, mon cher colonel ?

– Mais oui, est-ce que vous n’êtes pas demon avis ?

– Certes, si nous n’avions pas des damesavec nous.

– C’est juste ! mettons que je n’airien dit ; où donc ai-je la tête ! excusez-moi, je vousprie.

Tout à coup, comme si le hasard voulait donnerraison au colonel en faisant de sa plaisanterie une vérité, troiscris de Coyote se firent entendre avec une certaine force, partantde trois points différents.

– Silence, dit le vieillard en se levant,éteignez les torches.

En moins d’une seconde toutes les lumièresdisparurent, et la hutte fut plongée dans les ténèbres.

On n’avait plus d’autre clarté que celleproduite par la lune alors à la fin de son premier quartier, maiscela suffisait, lorsque les yeux furent accoutumés à l’obscurité,pour qu’on pût se reconnaître.

– Hein ! fit le colonel au comble dela surprise, que se passe-t-il donc ?

– Dame ! une chose très commune dansces contrées, répondit don José avec un sourire railleur, lacouleur locale que vous demandiez si fort.

– Comment, que voulez-vous dire ?craignez-vous donc une attaque des Peaux-Rouges ?

– Non pas des Peaux-Rouges, mais despirates de la prairie.

– Ce que vous dites est sérieux ?reprit le colonel avec une douloureuse surprise.

– C’est très sérieux, mon chercolonel : baste ! ne vous inquiétez pas trop, nous sommesnombreux et bien armés, ces drôles ne nous tiennent pas encore.

– J’espère bien qu’ils ne nous tiendrontpas, nous ferons tout ce qu’il faudra pour cela.

– Silence, dit don José, mon père a prisle commandement, laissons-le faire, personne comme lui ne connaîtla guerre de la savane.

Don Agostin se concerta à voix basse pendantquelques minutes avec le Nuage-Bleu, Sans-Traces et un autre chefpeau-rouge ; puis les trois hommes quittèrent la hutte et netardèrent pas à se perdre dans les ténèbres.

Les trois dames n’avaient pas quitté leurssièges.

– Eh ! vous êtes ici, Sidi-Muley,dit don José en apercevant le spahi, je suis heureux de vousrevoir, mon ami, surtout en ce moment ; je puis toujourscompter sur vous, n’est-ce pas ?

– Certes, señor don José ; vouspouvez compter sur moi.

– Et comment se fait-il que je vousrencontre ici ?

– Tout simplement parce que je me suismis au service du colonel sous les ordres de qui j’ai servi pendantplusieurs années en Afrique et au Mexique.

– C’est une mauvaise tête, mais un bravecœur, dit le colonel, et il ne tiendra qu’à lui que nous ne nousquittions plus.

– Eh bien, puisque je vous retrouve si àpropos, mon brave garçon, entendez-vous avec votre ami Cuchillo, jevous charge de veiller sur ma mère et mes sœurs.

– C’est dit, señor don José, comptez surmoi, vous me connaissez, hein ?

– Oui, répondit le jeune homme en riant,et s’adressant au colonel : suivez bien ce qui va se passer,cela vous intéressera.

– Je m’y intéresse déjà ; mais cesdames ?

– Ne craignez rien pour elles, réponditdon José ; elles ont été élevées dans le désert, elles sontaguerries à ces escarmouches auxquelles elles ont souventassisté ; elles n’auront ni attaques de nerfs nipâmoisons ; et puis elles savent que nous saurons lesdéfendre.

– À la bonne heure, cette confiancedoublera notre courage.

– Silence, dit don José, en lui posant lebras sur l’épaule ; mon père va prendre ses dispositions.

– Ne craignez-vous pas qu’il aitpeut-être un peu trop attendu ?

– Non pas, avant tout il lui fallaitconnaître ses ennemis, s’ils sont nombreux et quel est leurplan.

– C’est juste ; alors les batteursd’estrade vont rentrer ?

– Non pas.

– Mais alors, comment…

– Vous verrez, colonel, interrompit donJosé, je crois que cela vous paraîtra à la fois étrange et trèscurieux.

– Soit, attendons, dit le colonel enacceptant le cigare que don José lui tendait.

 

Chapitre 5Où les pirates des prairies, en cherchant un pois, trouvèrent unefève de dure digestion

 

Don Agostin de Sandoval avait quitté la hutte,dans laquelle il ne restait que les trois dames.

Les deux hommes se hâtèrent de rejoindre levieillard, celui-ci, la tête basse et les bras croisés sur lapoitrine, semblait plongé dans de profondes réflexions.

Le colonel remarqua avec surprise que, saufles trois dames, le vieillard, don José et lui-même, personnen’était plus sur la plate-forme.

La colline, en apparence du moins, étaitcomplètement déserte.

Quelques minutes s’écoulèrent ; unsilence funèbre planait sur la savane.

Le vieillard releva sa haute taille, un éclairjaillit de son regard qu’il fixait tour à tour dans toutes lesdirections ; soudain, le cri de la hulotte bleue s’échappa desa bouche avec une perfection telle que l’officier français y futpris et chercha machinalement, dans le feuillage des arbres,l’endroit où le hibou était caché.

Plusieurs cris semblables répondirent dansplusieurs directions ; puis d’autres cris se croisèrent avecune rapidité vertigineuse ; tous les animaux du désertsemblaient s’être subitement éveillés.

Les jaguars, les coyotes, les daims, lesopossums, les asshatas, les loups rouges et tant d’autres encoreprenaient part à ce singulier concert.

Don Agostin tendait l’oreille, écoutait avecla plus sérieuse attention.

Parfois le silence se faisait subitement,alors don Agostin poussait un cri, un seul ; tous les autresrecommençaient à se croiser de nouveau.

Ce concert excentrique dura pendant près d’unedemi-heure.

Soudain, le vieillard lança un criparticulier.

Alors tout se tut et rentra définitivementdans le silence.

Le vieillard laissa de nouveau tomber sa têtesur sa poitrine et s’absorba dans ses pensées, mais presqueaussitôt, il se rapprocha des deux hommes le sourire sur leslèvres.

– Eh bien, mon père, demanda le jeunehomme, avez-vous obtenu les renseignements dont vous aviezbesoin ?

– Parfaitement, mon fils, et de plus,j’ai donné les ordres nécessaires.

– Comment, s’écria l’officier avec uneindicible surprise, ces cris qui partaient de tous les points del’horizon…

– Cette singulière cacophonie, qui devaithorriblement vous agacer les nerfs, n’était autre chose qu’unelangue très claire et surtout très intelligible pour ceux qui laparlent.

– Vous voulez dire la crient, cher père,dit don José en riant.

– C’est juste, répondit don Agostin surle même ton ; en somme, c’est une espèce de télégraphie quinous rend de très grands services.

– C’est très ingénieux, dit le comte, etcela doit effectivement vous rendre de sérieux services.

– Si vous connaissiez les mœurs desPeaux-Rouges, reprit don José, vous seriez stupéfait de la finesseet de l’intelligence raffinée de ces Indiens que vous nommezdédaigneusement des sauvages, parce qu’ils ne veulent pas acceptervotre civilisation et préfèrent la leur ; tenez, sans allerplus loin, lorsque les guerriers d’une tribu sont sur le sentier dela guerre, il leur est défendu de prononcer un seul mot quand ilsse supposent peu éloignés de l’ennemi qu’ils poursuivent ou parlequel ils se croient poursuivis ; parce que les bois sontd’une sonorité dont vous ne pouvez vous faire une idée ; mêmequand on parle à voix basse, on risque d’être entendu souvent à uneassez grande distance.

– Hum ! dit le colonel, dans detelles conditions, il doit être assez difficile de donner ou derecevoir les ordres indispensables.

– Pas le moins du monde, on remplace lavoix par les gestes, c’est ce que l’on nomme la langue mimée. LesPeaux-Rouges ont ainsi, quand ils sont en guerre, la langue miméeet la langue criée, que pensez-vous de ces sauvages ? cesbrutes sans raison – sin razon – ainsi que les nomment lesEspagnols ; si vous viviez côte à côte avec eux pendantquelque temps vous seriez émerveillé de leur intelligence et deleur finesse.

– Peut-être serais-je contraint avantqu’il soit longtemps, de vivre avec les Indiens.

– Alors vous reconnaîtrez que je vous disen ce moment la vérité.

– J’en suis convaincu, cher donJosé ; mais permettez-moi d’en revenir à notre situationactuelle, et de prier votre père de nous dire si nous courons desrisques sérieux.

– Voici ce que j’ai appris ;soixante ou quatre-vingts pirates sang-mêlés appartenant à lacuadrilla du Coyote…

– Est-ce que ce misérable commande cettetroupe de bandits ?

– Non, il est, paraît-il, sérieusementblessé et s’est fait remplacer par l’Urubu, son lieutenant ;ce matin, paraît-il, ce lieutenant, un mauvais drôle, aussiscélérat que son chef, a attaqué don José et a subi un échec quil’a rendu furieux ; il a juré de se venger de don José, il estallé chercher des renforts, et il s’est lancé sur votre piste.

– Piste facile à suivre, car noussupposions n’avoir rien à redouter de ces drôles.

– L’Urubu feint de vouloir venger sonchef, mais la vérité, la voici : son but réel est de s’emparerde doña Luisa, qu’il ne rendra, s’il réussit à l’enlever, que pourune formidable rançon. Il paraît qu’il sait à qui il a affaire, etque rien ne le fera renoncer à cet enlèvement.

– Eh ! eh ! dit don José enricanant, je crois qu’il a tort de compter sur une autre rançonqu’une balle dans le crâne.

– Et si vous ne le tuez pas raide, je mecharge de l’achever, dit le colonel avec une résolution sombre.

– Merci, mon ami, je compte sur vouscomme sur moi-même.

– Et vous avez raison.

– Ainsi ils se préparent à nousassaillir.

– Mon Dieu, oui.

– Vous dites qu’ils sont une centaine,cher père.

– Un peu moins ; mais, vous lesavez, José, ce sont tous des bandits de sac et de corde.

– Connaissent-ils notre nombre ?

– Ils nous croient une trentaine,c’est-à-dire le chiffre que vous aviez ce matin.

– Très bien, et combien sommes-nous en cemoment ?

– Deux cent cinquante les suivent pas àpas et les enveloppent de toutes parts.

– C’est bien, père, cependant il mesemble…

– Attendez, mon fils.

Le jeune homme s’inclina respectueusement.

– Une seconde troupe forte de trois centshommes suivent pas à pas le premier détachement, afin de compléterl’investissement.

– Très bien.

– Ce n’est pas tout, reprit le vieillard,trente hommes couchés dans l’herbe, au moment convenu, enlèverontet briseront les harnais des chevaux qu’ils mettront enliberté ; enfin la colline où nous nous tenons comme dans unfort, a une garnison de cent vingt hommes, qui tous ont fait leurspreuves, et sur le dévouement desquels nous pouvons compter ;comment trouvez-vous ces dispositions ?

– Admirables, sur ma foi ! je vousen fais mon compliment, señor don Agostin, pas un seul des banditsn’échappera.

– Je l’espère.

– Mais cela vous encombrera deprisonniers.

Le père et le fils éclatèrent de rire.

– Comment, vous riez ? dit le comteavec étonnement.

– Certes, on ne fait pas de prisonniersquand on a affaire aux bandits, les drôles le savent ; aussi,ils se battent comme des lions.

– Je le comprends, ainsi vous lesfusillez.

– Non, nous les lynchons.

– C’est-à-dire que vous les pendez.

– Oui.

– Mais le résultat est le même, il mesemble ?

– Oui, à peu près.

– Et vous ne faites jamais grâce à aucunde ces pauvres diables.

– Pour quoi faire ?

– Pour vous débarrasser d’eux.

– Bon ! comment cela ? dit donJosé.

– En essayant de la clémence, fit lecolonel.

– Allons donc ! souvenez-vous duCoyote, dit don José en riant.

Le colonel se tut.

– Voici la première fois depuis plus desoixante ans que ces bandits osent s’attaquer à nous, dit donAgostino les sourcils froncés et la voix brève et sèche ; jeveux faire un exemple terrible et dont ils se souviendront ;qu’ils pillent, rançonnent et assassinent qui bon leur semble, jeplaindrai leurs victimes, mais je n’essayerai pas de lesvenger ; dans le désert, c’est chacun pour soi et Dieu pourtous ; voilà quelle est la loi égoïste qui nous régit, je nel’ai pas faite, mais j’en profite ; pardonner à ces drôlesserait les encourager à recommencer, au lieu qu’en leur donnant uneleçon sévère, ils se le tiendront pour dit et respecteront mafamille et mes amis, ainsi qu’ils l’ont fait jusqu’àaujourd’hui ; un exemple est nécessaire, tant pis poureux.

– Et que le diable les emporte ! ditdon José avec une froide colère, car il était blessé dans sonamour-propre, et il était heureux d’entendre son père parler ainsi,car il avait craint un instant que don Agostin ne fit grâce à cesmisérables, dont l’audace croissait de plus en plus chaquejour ; il fallait donc en finir une fois pour toutes aveceux.

Le colonel comprit que toute observation surce sujet serait en toute perte, et il s’abstint d’insisterdavantage.

Et puis la présence des trois dames, réfugiéessur la colline, lui faisait envisager la situation sous un jourtout différent que si elles ne s’étaient pas trouvées exposées auxinjures et aux mauvais traitements des bandits.

– Vous ne savez pas quand l’attaquecommencera ? demanda le colonel.

– Soyez tranquille, señor comte, nousserons avertis assez à temps pour prendre nos précautions.

– Si vous me le permettez, señor donAgostin, don José et moi nous veillerons surtout sur les dames.

– Vous êtes mon hôte, monsieur lecolonel, répondit le vieillard, vous êtes le maître de choisir leposte de combat que vous préférez ; je vous remerciecordialement de vouloir bien protéger ma femme et mes filles.

– C’est moi qui vous remercie, señor, ditl’officier avec effusion, car vous me donnez une grande preuve deconfiance en m’accordant la grâce que je vous ai demandée.

– Nous combattrons côte à côte, mon chercolonel, je suis fier de l’offre que vous m’avez faite.

Les deux jeunes gens se serrèrent cordialementla main, et ils attendirent avec impatience le signal del’attaque.

La lune baissait de plus en plus à l’horizonet n’allait pas tarder à disparaître, le froid était piquant ;la nuit devenait sombre ; un silence lugubre pesait sur ledésert, tout semblait dormir et reposer, on n’entendait que lesusurrement continu, presque insaisissable, sans cause apparente etqui semble être la respiration puissante de la nature au repos.

Tous ceux qui ont fait la guerre, etmalheureusement le nombre en est grand aujourd’hui après nosdéfaites, tous ceux-là, disons-nous, savent combien est fatiganteet énervante pendant la nuit, l’attente d’une attaque que l’on saitcertaine et qui ne se produit pas : les fatigues du jourécoulé, les ténèbres, le froid, les bruits mystérieux sans causeappréciable qui passent sur l’aile sombre de la brisenocturne ; tous les sens sont surexcités, on essaye de percerl’obscurité, on tend l’oreille pour entendre plus vite la marcheprudente et assourdie de l’ennemi que l’on croit voir apparaître àchaque seconde et qui ne vient pas ; et en maugréant, onreconnaît que l’on s’est trompé, et une inquiétude sourde agace lesnerfs et fait éprouver une fatigue morale qui affaiblit l’organismeet lui cause une impatience morbide que l’homme le plus fort subitmalgré lui.

Tout à coup le coassement du crapaud géant sefit entendre, mais assez éloigné ; un instant après le cri dumaïpouri – tapir – s’éleva du milieu de la rivière, oùsans doute cet animal faisait ses ablutions accoutumées. Le colonelsentit qu’on lui serrait la main, et don José lui dit à l’oreilled’une voix faible comme un souffle :

– Attention !

– Merci ! répondit l’officier sur lemême ton.

Le miaulement sinistre du jaguar résonna avecune force extraordinaire.

Alors il se passa une chose étrange.

En quelques secondes à peine la colline et lasavane, sur un très grand espace, se trouvèrent subitementéclairées par des milliers de torches ; tandis qu’au loin auxdernières limites de l’horizon les flammes rouges d’un immenseincendie formaient une ceinture sinistre et dévorante autour de lacolline.

La savane était en feu !

Les pirates furent aperçus alors.

Les bandits avaient rampé pendant plusieursheures dans les hautes herbes avec une patience et une habiletételles que lorsque les sentinelles signalèrent leur approche, ilsne les croyaient pas aussi avancés.

En effet, allongés sur les pentes abruptes dela colline, se faisant la courte échelle les uns aux autres,suspendus en grappes immondes dans l’espace et ne se soutenant dansleur escalade dangereuse que par l’appât de la riche proie qu’ilsconvoitaient, ils n’avaient plus que quelques mètres, deux ou troisau plus, pour prendre pied sur la plate-forme.

Rien n’était répugnant et hideux à voir commeces bandits aux traits émaciés, grimaçants, aux regards de flammes,armés jusqu’aux dents et à peine couverts de loques immondes. Quandils se virent découverts, ils poussèrent tous à la fois des cristerribles, s’excitant ainsi à pousser en avant quand même.

Ils se sentaient perdus, il leur fallaitvaincre ou mourir ; ils ignoraient le nombre de ceux qu’ilsavaient voulu surprendre, quand ils reconnurent combien le nombrede leurs ennemis était écrasant pour eux, ils comprirent quel’audace seule pouvait les sauver, car la retraite ne tarderait pasà leur être coupée.

En effet l’incendie allumé par lesPeaux-Rouges sur l’ordre de don Agostin se rapprochait avec unerapidité vertigineuse, avivé par la brise du matin qui commençait àsouffler avec une force croissante.

Si les bandits, attaqués par les Comanches quiles harcelaient et les poussaient en avant, avaient voulurétrograder, ce leur eût été complètement impossible, car ilsétaient cernés par des forces décuples des leurs.

Ils ne songèrent pas un instant à reculer.

– En avant, mil rayos !s’écria leur chef d’une voix de tonnerre.

Ce chef était une espèce de géant, d’unebeauté mâle, de manières élégantes et semblait avoir pris undéguisement pour tenter cette funeste expédition tant ses allures,ses manières et jusqu’à sa voix et ses vêtements étaient en completdésaccord avec toutes les manières des misérables qu’ilcommandait.

D’un bond prodigieux il prit pied sur laplate-forme où il fut aussitôt suivi par une trentaine de bandits,dont le nombre s’augmentait à chaque instant, de sorte qu’en moinsde dix minutes ils se trouvèrent plus de soixante à soixante-dixqui se groupèrent aussitôt derrière leur chef.

Celui-ci, dès qu’il avait touché le sol de laplate-forme, avait appliqué un loup de velours noir sur sonvisage.

Le combat commença aussitôt avec une vigueuret un acharnement effrayants.

– En avant les Coyotes ! criait lechef à chaque coup qu’il portait.

– En avant les Coyotes, en avant,Caraï ! répondaient les voix rauques des bandits.

Nous avons dit que les trois dames s’étaientréfugiées au fond de la hutte comme étant l’endroit le moins exposéà une attaque.

Mais, par un malheureux hasard, les bandits enescaladant à l’aventure les pentes de la colline s’étaient, sans lesavoir, groupés sur ce point comme étant un des moins difficiles àescalader, si bien que le plus fort de la bataille devaitfatalement porter dans cette direction.

Le colonel, don José, Sidi-Muley et unevingtaine d’hommes résolus s’élancèrent au secours des dames, qu’ilfallait éloigner au plus vite de cette position dangereuse.

Le colonel et ses compagnons enlevèrent lesdames, mais au même instant le chef masqué que le temps pressait serua en avant tête baissée, éventra la muraille d’un coup de salongue épée et apparut dans la hutte ; d’un regard il compritla situation.

– Aux femmes ! enlevez les femmes,cria-t-il avec un rugissement de tigre.

Les bandits se lancèrent en avant en poussantdes cris terribles.

Mais devant eux ils trouvèrent le colonel etvingt hommes résolus.

L’officier fit un bond en arrière en enlevantdoña Luisa entre ses bras, il la confia à don José, et rapide commela foudre il revint contre les bandits dont il tua et blessaplusieurs à coups de revolver.

Grâce à la décision du colonel, et à sa froidebravoure, les bandits reculèrent épouvantés, ce qui permit detransporter les trois dames assez loin pour qu’elles n’eussent rienà redouter provisoirement.

Le chef masqué ramena les bandits en avant, etle combat recommença avec une nouvelle énergie.

On combattait dans un espace de quelquesmètres à peine, assaillants et assaillis se touchaient ;presque tous les coups portaient, le sang coulait à flots ; cen’était plus une bataille, c’était un carnage, une boucherie.

Malgré eux les partisans de don Agostinétaient contraints de reculer, mais ils ne le faisaient que pas àpas et seulement pour élargir le champ de bataille troprestreint.

Ils atteignirent ainsi la plate-forme, où ilsse groupèrent de façon à faire face de tous les côtés auxassaillants.

Ceux-ci étaient toujours dans la hutte dontils ne paraissaient pas vouloir sortir.

Le colonel et ses compagnons ne comprenaientpas cette trêve que rien, en apparence, n’autorisait après lesefforts léonins qu’ils avaient d’abord faits.

Mais bientôt cette interruption de la bataillefut expliquée.

La table n’avait pas été desservie ;pendant le combat elle avait été renversée, les services d’argentet de vermeil avaient roulé sur le sol ; les bandits, maîtresde la hutte, avaient découvert cette riche proie et s’étaient ruésdessus sans vouloir entendre la voix de leur chef contre lequel ilsétaient en pleine révolte.

Le colonel, à qui don Agostin avait donné lecommandement, n’avait pas perdu un instant pour prendre avec unegrande habileté les dispositions nécessaires.

Au moment où les bandits étaient encore sousle charme des trésors qu’ils s’étaient appropriés, une lueurterrible les éveilla brutalement de leurs rêves d’or.

Sur l’ordre du colonel le feu avait été missur plusieurs points de la hutte qui flambait comme un lugubrephare.

Les pirates abandonnèrent leur butin pour segrouper autour de leur chef dans lequel seul ils avaientconfiance.

Ils s’élancèrent au-dehors avec des hurlementsde rage et de terreur ; mais ils furent accueillis par unefusillade bien nourrie qui les arrêta net ; cependant le feu,leur plus redoutable ennemi, les gagnait et les enveloppait detoutes parts ; ils firent un prodigieux effort, et réussirentà sortir de la fournaise, mais dans un état déplorable et ayantperdu leurs plus braves compagnons.

Le combat recommença sur la plate-forme.

Cette fois ils combattaient pour leurvie ; ils ne songeaient plus au butin, aussi étaient-ils auparoxysme de la rage.

Le chef masqué faisait des efforts terriblespour rétablir le combat ; mais d’assaillants qu’ils étaient,maintenant ils étaient assaillis de tous les côtés ; desPeaux-Rouges embusqués dans le feuillage des arbres les fusillaientcomme à l’affût et devant eux, une vaillante phalange ne cessaitpas son feu.

La situation était critique, les rangs desbandits s’éclaircissaient dans des proportions effrayantes.

Le chef masqué fit quelques pas en arrière, etappelant les plus braves de ses hommes il leur dit rapidementquelques mots auxquels ils répondirent par des cris d’assentimentet, se pressant autour de leur chef ils s’élancèrent en avant.Malgré l’intrépidité des Peaux-Rouges, les bandits réussirent àfaire une large trouée dans leurs rangs.

L’élan des pirates avait été irrésistible, labataille recommençait plus acharnée qu’elle n’avait étéjusque-là.

Tout à coup des cris déchirants se firententendre ; le chef masqué s’était emparé de doña Luisa et unautre bandit avait saisi doña Santa, la sœur de don José.

Les deux pirates suivis de leurs compagnonspoussaient en avant, se servant des deux malheureuses jeunes fillescomme de boucliers.

La situation devenait critique.

Les Peaux-Rouges étaient atterrés ; ilsn’osaient se servir de leurs armes de peur de blesser les jeunesfilles ; les bandits avançaient toujours, ils n’avaient plusque quelques mètres à franchir pour gagner la sente qui lesconduirait dans la savane où ils auraient alors de grandes chancesde s’échapper sains et saufs.

Don José, fou de douleur, s’élança sur lesbandits, celui qui enlevait sa plus jeune sœur suivait son chef pasà pas, le jeune homme se précipita sur lui, le bandit leva sonmachète, c’en était fait de lui ; le colonel s’élança en avantet d’un coup de revolver il tua raide le ravisseur. Don José pritsa sœur dans ses bras et s’éloigna en courant pour la mettre ensûreté.

Le chef masqué s’élança alors sur le colonel,l’épée haute.

– Celle-ci ! tu ne me la prendraspas, dit-il d’une voix rauque.

– C’est ce que nous verrons !répondit nerveusement le colonel.

– Essaye ! dit-il en grinçant desdents.

Et ils s’attaquèrent avec rage.

– Prends garde, de Villiers, dit le chefmasqué en lui portant un coup terrible.

– Ah ! tu me connais, lâche !répondit le colonel en parant et attaquant à son tour.

– Lâche ? dit le chef, est-ce que jene me bats pas bien ?

– Lâche ! reprit le colonel, car tucaches ton visage ! c’est que tu trembles.

– Oui, je tremble, parce que je suis tonennemi, et c’est pour toi que je suis ici.

– Eh bien, tu y resteras, dit le coloneld’un accent terrible, et d’abord voyons ton visage de traître.

Et d’un bond de tigre, il se rua sur lepirate, fit sauter son épée au loin, et il lui arracha sonmasque.

Le bandit laissa échapper doña Luisa.

– Ah ! dit le colonel avec mépris,c’est toi, Gaspard de Mauvers, je ne veux pas faire œuvre debourreau, va ! nous nous reverrons.

Et il lui donna un coup de pommeau de son épéesur le crâne.

Et enlevant la jeune fille dans ses bras, ils’ouvrit passage.

À peine le colonel avait-il fait quelques pas,qu’il roula sur le sol.

Le bandit lui avait plongé son poignard dansla poitrine.

– Meurs, s’écria le chef avec un rire dedémon, meurs comme un chien, je suis vengé !

Le colonel avait perdu connaissance, mais sanslâcher la jeune fille évanouie.

Le bandit essaya de ressaisir sa proie.

Mais les Peaux-Rouges, conduits par don José,s’élancèrent en avant.

Les bandits entourèrent leur chef ets’élancèrent sur la sente.

– Tiens, scélérat ! s’écriaSidi-Muley, tu te souviendras de moi.

Et il déchargea un revolver sur lui presque àbout portant.

Le chef masqué qui avait remis presqueaussitôt son loup, poussa un hurlement de colère ; il chancelaet tomba sans essayer de se retenir.

– Je suis mort ! murmura-t-il entombant, ah ! maudit.

Ce fut tout.

Les pirates le relevèrent et disparurent dansles méandres de la sente.

Mais en arrivant dans la savane, ils setrouvèrent en face d’une nouvelle troupe de Comanches commandés parle Nuage-Bleu.

Il y eut une dernière lutte acharnée, maiselle ne fut pas longue.

Les quatre-vingts pirates qui avaient tentécette néfaste expédition avaient été tués, pas un seul n’avaitéchappé.

Les Peaux-Rouges scalpèrent les bandits, et,sur l’ordre de don Agostin, tous furent pendus aux arbres de lacolline et leurs cadavres abandonnés aux coyotes et aux urubus.

On fit les recherches les plus minutieusespour découvrir le corps du chef masqué, il fut impossible de leretrouver.

– Il est évident que le diable, soncompère et son ami particulier, s’est hâté de l’emporter, ditSidi-Muley en ricanant ; d’ailleurs, qui vivra verra.

Une heure plus tard, la colline était déserte,il ne restait que les cadavres des pirates balancés aux caprices dela brise nocturne.

Sans compter le colonel, dont la vie était endanger, les Comanches avaient perdu vingt-sept guerriers, deuxchefs et comptaient encore une quinzaine de blessés légèrement.

L’affaire avait été chaude.

Mais la leçon donnée par don Agostin auxpirates des Prairies avait été terrible.

 

Chapitre 6Dans lequel l’Urubu et le Coyote, deux animaux sinistres, causentde leurs petites affaires peu édifiantes

 

Près de deux mois s’étaient écoulés depuis lesévénements rapportés dans notre précédent chapitre.

Un matin du commencement du mois d’août, uneheure à peine après le lever du soleil, un cavalier bien monté surun superbe mustang des Prairies et semblant venir du nordet se diriger vers l’est, après avoir traversé à gué le rio Sila,s’engagea dans les contreforts de la sierra dePajaros.

Ce voyageur semblait avoir fait une longuetraite, ses vêtements très simples étaient usés jusqu’à la corde etpar place laissaient voir de regrettables solutions decontinuité : seules ses armes étaient en excellent état :il portait un rifle américain passé en bandoulière, son zarape defacture indienne retombait sur ses armes d’eau, à son côté pendaitun machète sans fourreau passé dans un anneau en fer, sa reataroulée avec soin était attachée à droite sur la selle, il avait desfontes dans lesquelles il avait sans doute des pistolets ou desrevolvers ; il était muni d’alforjastrès gonflés etrenfermant sans doute ses provisions de bouche et d’autres menusobjets indispensables en voyage : de formidables éperons defer à six pointes acérées comme des poignards résonnaient à chaquemouvement qu’il faisait ; une blouse de chasse, en toile écrueet un sombrero à larges ailes, recouvert d’une toile cirée comme leportent les vaqueros, complétaient son accoutrement.

Le sombrero de cet homme était rabattu detelle sorte sur ses yeux que, sauf une longue barbe qui tombait enéventail sur sa poitrine, il était impossible de rien apercevoir deson visage, soit que le soleil l’incommodât ou, ce qui étaitprobable, qu’il voulût conserver l’incognito si par hasard, unpassant quelconque croisait sa route.

Il suivait une sente étroite de bêtesfauves et en parcourait les méandres au galop de chasse.

Les Peaux-Rouges et les vaqueros neconnaissent que deux allures, le pas et le galop, qu’ils activentplus ou moins, selon qu’ils le jugent nécessaire.

Arrivé à un certain endroit où la sente seséparait en deux, l’une continuant vers le rio Puerco et l’autres’enfléchissant dans la direction de la sierra de Pajaros,il suivit cette dernière et bientôt il s’engagea dans les pentes deplus en plus rudes de la montagne, que son cheval gravissait avecune désinvolture qui prouvait qu’il était de bonne race.

Le voyageur monta ainsi pendant un laps detemps assez long ; enfin il atteignit un de ces brûlis quel’on rencontre si souvent dans les montagnes.

Arrivé là, il fit une halte et sembla étudierle terrain avec une sérieuse attention, comme s’il cherchaitcertains repères destinés à lui indiquer son chemin qu’il neretrouvait pas.

Cependant, après une recherche minutieuse, ilpoussa un cri de satisfaction ; une pierre assez grosse étaitposée sur une maîtresse branche d’un liquidembar.

– C’est cela, murmura-t-il entre sesdents.

Alors il s’approcha à toucher l’arbre, et ilregarda ; à cinquante pas au plus, sur un autre arbre, unacajou cette fois, il y avait une seconde pierre ; il continuaalors sa route si singulièrement jalonnée.

Cela dura ainsi pendant près d’uneheure ; les points de repère avaient cessé.

Cette absence d’indication ne semblait plusl’inquiéter le moins du monde, il continuait à s’enfoncer dans lamontagne d’un air délibéré.

Il arriva après une vingtaine de minutes à unfourré excessivement touffu qui lui barrait complètement lepassage.

L’inconnu mit alors pied à terre et imita lecri du coyote à deux reprises.

Le même cri se fit entendre presque subitementà quelques pas de lui à peine.

– Eh ! dit une voix goguenarde, sansque l’on vît personne, est-ce que vous êtes égaré, monmaître ?

– Oui, à la recherche des Coyotes,répondit le voyageur.

– Combien sont-ils donc ? reprit lavoix.

– Trois, s’écria avec énergie et unsombre ressentiment le voyageur, mais ces trois suffiront pourvenger les morts.

– Soyez le bienvenu, vous qui venez aunom de la vengeance ! dit l’invisible interlocuteur, et ilajouta : côtoyez le fourré jusqu’à ce que vous rencontriez unsablier à votre gauche ; arrivé là vousattendrez.

– C’est bien, à bientôt.

– À bientôt.

Le voyageur se remit en selle et s’éloignadans la direction qu’on lui avait indiquée.

Au bout de vingt-cinq minutes à peine, ilaperçut un énorme chaos de rochers et, à quelques pas de là, il vitun majestueux et gigantesque sablier, qui semblait être le roi dela forêt.

– Voilà le sablier, dit le voyageur àvoix haute, mais je ne vois pas de passage ?

– Parce que vous ne regardez pas bien,señor, dit un individu qui s’élança du milieu des rochers.

– Ah ! s’écria le voyageur, c’esttoi, mon brave Matatrès, je te croyais mort comme les autres etpourtant il m’avait semblé reconnaître ta voix quand nous avonséchangé les mots de passe.

– C’est flatteur pour moi, mon maître,mais, puisque cela vous intéresse, je vous annonce qu’il resteencore trois de nos compagnons sans me compter.

– Qui donc ? s’écria-t-ilvivement.

– Navaja, el Tunaute et el Piccaro.

– Oh ! ce sont de nos plus braves etde nos plus habiles.

– Merci, maître, vous vous yconnaissez.

– Où sont-ils ?

– Ici même, vous les verrez dans uninstant.

– Alors hâtons-nous.

– Suivez-moi.

– Et mon cheval ?

– Conduisez-le par la bride.

– Très bien, allons.

Ils s’enfoncèrent alors dans un inextricablelabyrinthe dont les tours et les détours sans nombre étaient,presque à chaque pas, coupés par des sentes formant un dédale quiaugmentait les difficultés de se diriger dans ce fouillis sanspoint de repère en apparence, et dont il était complètementimpossible de sortir à moins de le bien connaître. La marche secontinua pendant près d’un quart d’heure toujours à l’air libre,puis, soudain, les deux hommes se trouvèrent à l’entrée d’une largegrotte, ou plutôt d’un immense souterrain.

Le guide et son compagnon rencontrèrent alorsles mêmes difficultés qu’au-dehors et plus redoutables encore àcause du jour crépusculaire qui seul éclairait ce souterrain.

Arrivés à un certain endroit, ils furentarrêtés net par un lac souterrain qui leur barra le passage.

Ce lac sombre et limpide dont il étaitimpossible de voir la fin devait s’étendre fort loin.

– Que faisons-nous ? demanda levoyageur.

– Attendez, dit Matatrès.

Il s’éloigna ; on entendit un bruit depagaies, et le guide reparut s’approchant dans une pirogueindienne.

– Caraï, s’écria le voyageur, quelleforteresse !

– Elle est inexpugnable, dit Matatrès enricanant.

– C’est vrai, mais s’il n’y a qu’unesortie on risque bien…

– Il y a quatre sorties, sans compterplusieurs autres que nous n’avons pas eu encore le temps derechercher et de découvrir.

– Quatre sont plus que suffisantes.

– Oui, d’autant plus que toutesdébouchent au-dehors dans des directions différentes.

– Et qui a découvert cet admirablesouterrain, dont j’ignorais l’existence ?

– Ce souterrain a été trouvé par hasard,il y a quelques mois, par l’Urubu.

– Par l’Urubu ?

– Oui, mais il avait gardé le secret dece souterrain, qui, avait-il dit, pouvait servir un jour.

– C’est admirable.

– Mais comment sais-tu cela ?

– J’étais avec l’Urubu, quand il l’adécouvert.

– Sommes-nous loin encore ?

– Dix minutes au plus.

– Bon ! Alors je me remets enselle ?

– Gardez-vous-en bien ! s’écriavivement Matatrès.

– Pourquoi donc cela ?

– D’abord parce que l’eau, non seulementest glacée, mais elle est très profonde ; vous seriez mouilléjusqu’à la selle.

– Vere dios ! que fairealors ?

– Vous embarquer, vous tiendrez la bride,et le cheval suivra en nageant.

– Caraï ! tu aurais bien dûprendre un autre chemin que celui-ci.

– Ce n’était pas possible, embarquez.

– Allons, puisqu’il le faut.

Et il sauta dans la pirogue qui s’éloignaaussitôt ; le cheval nageait à l’arrière.

Matatrès suivait lentement les parois dusouterrain ; bientôt une large excavation apparut, le guideappuya sur la gauche et s’engagea résolument dans ce nouveauchemin.

Le voyageur s’aperçut après quelques minutesque cette excavation se rétrécissait, et que la voûte s’abaissaitd’une façon presque inquiétante, deux ou trois minutes plus tard,le cheval cessa de nager, il avait pris pied ; en effet, lesdeux hommes quittèrent bientôt la pirogue, ils n’avaient de l’eauque jusqu’à la cheville à peine.

Ils reprirent leur marche.

Après deux ou trois détours, le voyageuraperçut à une courte distance la lueur d’un feu.

– Nous approchons, dit le voyageur.

– Dans cinq minutes, nous serons près del’Urubu ; nous sommes bien cachés ici, hein ? ditMatatrès, je défie bien le plus habile batteur d’estrade dedécouvrir cette retraite si bien aménagée par le hasard.

Le voyageur eut un mouvement d’épaules.

– Hum ! dit-il d’un air de doute, ilne faut jamais jurer de rien, le hasard vous a fait découvrir cesouterrain, qui nous a dit qu’un autre hasard ne le fera pasdécouvrir demain, par un coureur des bois, un batteur d’estrade ouun de ces maudits Peaux-Rouges qui furètent partout et connaissenttoutes les cachettes du désert.

– C’est vrai, maître, vous avez raison,on n’est jamais sûr de rien dans ce monde ; enfin, espéronsque nous conserverons le secret de notre retraite.

– Oui, espérons, reprit le voyageur enricanant, cela n’engage à rien et est consolant.

Les deux hommes auraient été biendésagréablement surpris, s’ils avaient su qu’ils avaient dit, touten causant, la vérité, sans s’en douter.

En effet, au moment où ils avaient quitté lesablier, un Peau-Rouge embusqué derrière le tronc del’énorme végétal, avait suivi à quelques pas en arrière leur piste,que les pieds du cheval rendaient très facile à suivre.

Arrivé au lac, ce Peau-Rouge, qui était jeuneet semblait être un chef, jeta bas ses vêtements, et malgré labasse température de l’eau, se mit résolument à l’eau, et nageasans se presser à quelques mètres en arrière de la pirogue ;il suivit ainsi le voyageur et son guide, jusqu’à ce qu’il fût envue du feu qui dénonçait le campement de ces hommes qui, d’aprèsleurs propres observations, attachaient un très grand prix à ce queleur singulière demeure ne fût pas connue par d’autres que pareux.

Le jeune chef, jugeant inutile de pousser plusloin ses recherches, revint sur ses pas, en ayant soin de laisserde distance en distance des jalons, que seul il pouvaitreconnaître ; il traversa de nouveau le lac, reprit sesvêtements et s’éloigna rapidement, sans oublier de jalonner saroute, jusqu’à ce qu’il eût atteint de nouveau le point où il avaitcommencé à prendre la piste si facile à suivre pour un batteurd’estrade.

– Pourvu que ces maudits n’aient pasdécouvert…, murmura-t-il, mais il n’acheva pas, et la phrasecommencée resta interrompue.

Le Peau-Rouge hésita un instant.

– À la grâce de Dieu ! murmura-t-il,et puis ils ont d’autres choses plus importantes à faire, quant àprésent, nous ne leur laisserons pas le temps de…

Il s’arrêta de nouveau et, reprenant sacourse, il disparut presque aussitôt dans l’épaisseur du bois.

Chose singulière et digne de remarque, lesquelques mots prononcés par le jeune chef indien l’avaient été enexcellent castillan avec le pur accent espagnol.

Les Peaux-Rouges ont une haine invétérée pourla langue de leurs conquérants et ne la parlent qu’à leur corpsdéfendant et généralement très mal.

Il est probable que celui-ci faisaitexception.

Cependant les deux hommes avaient continuépaisiblement leur marche et n’avaient pas tardé à atteindre le butde leur longue course.

Ils se trouvaient dans une espèce de carrefouroù venaient se croiser plusieurs galeries ; ce carrefour étaitfort large ; avec des planches on avait construit unappartement de plusieurs pièces assez grandes, garnies de quelquesmeubles d’une facture rudimentaire, mais suffisante.

Dans une des chambres de cette espèce dehutte, un homme était étendu sur un lit fait de feuilles etd’herbes odoriférantes et recouvertes d’épaisses fourrures, qui,partout autre part, auraient valu un prix élevé.

L’homme étendu sur ce lit était d’une pâleurterreuse, il était excessivement maigre ; ses yeux éteints etses lèvres décolorées étaient agitées par des spasmes nerveux.

En apercevant le voyageur, il eut un sourirede bienvenue, et il se mit sur son séant, en invitant le nouveauvenu à s’asseoir sur un crâne de bison, seul siège qu’il eût à sadisposition.

Le malade ouvrait la bouche pour faire unequestion sans doute, mais il s’arrêta net : le nouvel arrivéavait posé un doigt sur ses lèvres.

– Ces drôles, dit-il en voyant que lemalade l’interrogeait du regard, ces drôles se préparent sans douteà écouter notre conversation, je ne me soucie que médiocrement devoir mes secrets courir les champs.

– C’est juste, dit le malade, parlonsallemand.

– À la bonne heure, nous pourrons ainsicauser à notre aise.

Sans doute que le voyageur avait deviné juste,car les quatre bandits, ce n’était pas autre chose, s’étaientrapprochés doucement afin de mieux écouter ; mais en entendantcauser en allemand, ils retournèrent s’asseoir auprès du feu.

– Comment te trouves-tu ? demanda levoyageur.

– Je suis guéri complètement, répondit lemalade.

– Tu es bien pâle et bien maigre.

– J’ai failli mourir, j’ai été sauvé parmiracle.

– Allons donc, dit l’autre en ricanant,quelle fatuité ! ne parle pas de miracle ; Dieu sansdoute t’a oublié, voilà pourquoi tu n’es pas mort, crois-moi, ne terappelle pas à son souvenir, son premier soin serait de tefoudroyer.

– C’est possible, après tout ; cequi est certain, c’est que je suis guéri. Je ne souffre plus de mablessure qui est fermée ; seules, mes forces ne reviennent quetrès lentement : cependant j’ai pu me lever aujourd’hui etrester debout pendant trois heures.

– Très bien ; ainsi tu crois quedans quelques jours…

– Dans quinze jours, je pourrai monter àcheval.

– Bravo !

– Et le colonel ?

– Je n’en ai pas entendu parler, il doitêtre mort.

– Pourquoi serait-il mort, puisque moi jesuis guéri ?

– C’est une raison, je le veux bien, maiselle ne me semble pas péremptoire.

– Peut-être ; je crains qu’il soitmort.

– Bah ! tu le hais, cependant.

– Plus que tu ne peux l’imaginer.

– Et tu désires qu’il soitvivant !

– Certes, s’il était mort il m’auraitvolé ma vengeance que j’ai payée si cher.

– Que prétends-tu donc faire ?

– C’est mon secret.

– Soit, à ton aise, tes affaires teregardent seul, dit-il d’un air piqué.

– Ne te mets pas martel en tête pourrien ; laisse-moi agir à ma guise ; quand le moment ensera venu, je te dirai tout.

– Comme il te plaira, ami Urubu ;singulier nom que tu as choisi là !

– Tu te nommes bien le Coyote.

– C’est juste, à cette différence, cherami, que tu as choisi ce nom sinistre et que le mien m’a été imposémalgré moi, ce dont j’enrage.

– As-tu réuni une nouvellecuadrilla pour remplacer celle…

– Que tu as fait massacrer par cesSandoval maudits, dit le Coyote avec ressentiment.

– On ne fait pas d’omelettes sans casserd’œufs.

– Ah si tu appelles cela casser des œufs,caraï !une si admirable cuadrilla !

– Ne te l’ai-je pas payée ?

– Cinquante mille francs, c’estvrai ! moi qui t’avais si bien averti de ne pas t’attaquer àces Sandoval, ils sont de trop dure digestion pour toi.

– Mais que sont donc ces Perez deSandoval dont on parle tant ?

– Ce sont des démons, ni chair nipoisson ; avec les Blancs ils sont blancs, avec les Indiensils sont des Peaux-Rouges.

– Je ne te comprends pas.

– C’est pourtant bien simple.

– Je ne dis pas le contraire, mais je terépète que je ne comprends pas.

– Eh bien, sache donc que les Sandovalsont de race inca, ils ont toujours été protégés et défendus parles Peaux-Rouges dont ils sont adorés, surtout par les Comanches,et sont tout-puissants ; quant à leur fortune, elle dépassetoutes les limites du possible ; on dit, je ne l’ai pas vu, jene parle que par ouï-dire ; donc on dit qu’ils possèdent, nonloin d’ici, une cité, une ville de refuge, où il y a desmerveilles, des monceaux d’or, d’argent, de diamants, que sais-je,qui éblouissent ; les plus adroits coureurs de bois ont essayéde découvrir cette ville sans jamais y réussir ; les Indiensla connaissent, mais ils gardent religieusement le secret. Tousceux qui se sont attaqués à ces Sandoval ont toujours reçu desleçons terribles ; ils se sont faits les justiciers dudésert ; il fallait un fou comme toi pour tenter uneexpédition si mal entendue ; aussi ils t’ont fort échaudé, etpeut-être ne s’en tiendront-ils pas là, et ce sera terrible ;que diable ! on ne va pas si bêtement agacer un lion dans sonantre, il fallait un fou comme toi pour s’attaquer avecquatre-vingts hommes aux Sandoval qui disposent de toutes lestribus indiennes qui se feraient hacher avec joie pour eux.

– Que faire alors ?

– Ne plus leur chercher querelle.

– Mais si le colonel est leurprotégé ?

– Il faut en prendre notre parti, il n’yaura rien à faire.

– Bon ! nous verrons cela, il y atoujours moyen de tourner les difficultés quand on est adroit.

– Peut-être ; mais jusqu’à présentpermettez-moi de vous le dire franchement vous n’avez pas étéheureux dans vos conceptions, toutes ont échoué.

– Ayez donc la franchise de m’avouer quevous ne voulez plus…

– Vous allez toujours d’un extrême àl’autre, interrompit vivement le Coyote ; je le devrais cardepuis que je vous connais je n’ai éprouvé que des déboires.

– Oh ! oh ! vous allez troploin.

– Non pas, je dis la vérité ; tantpis si elle vous semble amère.

– À quoi bon récriminer ?

– Je ne récrimine pas, mais je me plainsavec raison de votre façon d’agir envers moi ; vous m’aveztoujours trouvé prêt à vous servir sans hésitation comme sansexigences d’aucune sorte…

– Je me plais à le reconnaître, vous vousêtes en toutes circonstances, conduit en ami dévoué, et m’avezrendu de grands services.

– Comment avez-vous reconnu ces servicesdont vous êtes contraint de convenir ? Vous avez reconnutoutes ces preuves d’une amitié sincère et dévouée par la défiancela plus blessante, me considérant pour ainsi dire comme unsubordonné, dont le devoir strict est d’obéir et d’exécuter lesordres qu’il reçoit de son supérieur.

– Ah ! fit l’Urubu avecironie ; c’est donc là où le bât vous blesse.

– Parfaitement, il ne saurait me convenirplus longtemps de jouer à votre profit ce rôle ridicule et surtouttrop dangereux pour moi.

– Je vous avoue que je ne vous comprendspas, dit l’Urubu avec hauteur, je vous prie donc de vous expliquercatégoriquement, afin que je sache ce que j’aurai à faire.

– Ce qu’il vous plaira, dit le Coyoteavec une sourde colère : mais je vous déclare que vous n’avezplus à compter sur moi en quoi que ce soit ; il ne me convientpas d’être plus longtemps un pantin dont vous tiendrez les fils etretirerez tous les avantages tandis que moi, je n’aurai que lesennuis, vous avez fait sottement massacrer ma cuadrilla, en vousattaquant malgré tout ce que je vous ai dit, à des hommestout-puissants et dont vous n’auriez dû sous aucun prétexte vousfaire des ennemis, qui vous écraseront sans pitié et moi avec parricochet.

– Ah ! fit-il avec dédain, vousrevenez là-dessus ?

– Certes ; savez-vous ce que m’ontvalu vos belles combinaisons ?

– Cinquante mille francs d’abord, ce quiest un beau denier, il me semble, reprit-il avec ironie.

– Oui et l’anéantissement complet de laplus brave cuadrilla de toute l’Apacheria. Je vous l’avais prêtéeet non vendue, n’équivoquons pas, puis à votre prière j’ai tenduune embuscade à un coureur des bois, que je ne connaissais pas,mais qui, paraît-il, vous gênait ?

– Ah ! Sans-Traces ! Ehbien ?

– Eh bien, c’est lui qui a failli metuer, et du coup j’ai perdu les papiers que vous m’aviezconfiés.

– Comment, s’écria l’Urubu avec colère,ces papiers ?…

– Sont passés de mes mains dans celles duCanadien qui m’a enlevé mon portefeuille et tout ce qu’ilcontenait.

– Oh ! oh !

– C’est comme cela ; il est inutilede vous tordre les bras, cela n’y fera rien ; de plus j’ai étégarrotté sur un arbre et condamné à mourir de faim.

– Comment ce coureur des bois ?…

– Est un rude gaillard dont je ne voussouhaite pas de faire la connaissance.

– En somme, dans tout cela vous avez euplus de peur que de mal.

– Ah ! vous trouvez, maîtreUrubu ; eh bien, écoutez ce que j’ai encore à vous dire, ce nesera pas long.

– Soit ! fit-il en haussant lesépaules.

Le Coyote feignit de ne pas apercevoir cemouvement dédaigneux, mais un mauvais sourire releva les coins deses lèvres.

Il continua froidement.

– Après avoir passé une nuitépouvantable, le Canadien eut sans doute pitié de moi, car ilenleva le bâillon qui m’étouffait et me fit boire à sa gourde.

– C’est attendrissant, dit l’Urubu enricanant ; où diable allez-vous chercher ces pauvretésridicules ?

– Je ne sais, dit le Coyote avec unaccent glacé, mais le Canadien m’a rendu un signalé service, en medonnant à boire et ensuite en ne me remettant pas le bâillon, cequi me permit de crier et d’appeler au secours.

– C’est attendrissant ! répéta-t-ilen ricanant, et l’on vous délivra sans doute, puisque j’ai leplaisir de causer avec vous.

– Merci, je fus sauvé en effet, reprit-ilavec ressentiment, par des Indiens Apaches.

– Hum ! les Apaches ! celam’étonne : ils ne passent généralement pas pour desphilanthropes.

– Cependant ils m’ont sauvé, mais…

– Ah ! il y a un mais.

– Oui, regardez, dit-il en enlevantbrusquement son chapeau, ils n’ont pas voulu me tuer, mais ilsm’ont enlevé la chevelure.

– Scalpé ! s’écria-t-il avec horreuren apercevant ce crâne dénudé, pas complètement guéri encore, etdont l’aspect était horrible à voir.

– Oui, scalpé, riez donc maintenant.

– Oh ! c’est épouvantable, fit-ilavec horreur.

– Dieu vous préserve d’une aussi atrocetorture, vous ne vous imaginerez jamais les effroyables douleursqu’il m’a fallu endurer pendant plus de six semaines.

– Je vous plains, car en effet vous avezdû souffrir comme un damné.

– Le mot est juste, j’ai eu ainsi unavant-goût de ce que j’aurai à souffrir quand je serai en enfer,ajouta-t-il avec un sourire plein d’amertume, il me restaitcertaines économies, j’ai été contraint de les dépenser pour mereconstituer une cuadrilla, qui ne vaudra jamais celle que j’aiperdue par votre faute.

L’Urubu tressaillit à ces dernièresparoles.

Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine etsembla s’abîmer dans de profondes réflexions.

Le Coyote l’examinait avec un sourire d’uneexpression énigmatique qui aurait épouvanté l’Urubu s’il avait pule voir.

Le silence se prolongeait.

Le Coyote se leva ; au bruit, l’Urubureleva la tête.

– Un instant encore, dit-il avec un gestede la main droite.

– Soit, répondit le Coyote.

Et il reprit place sur le crâne de bison.

 

Chapitre 7Où se préparent de graves événements

 

L’Urubu se redressa sur son lit, alluma uncigare et se tournant un peu de côté de façon à bien voir le Coyoteen face, il se pencha en avant et dit enfin d’une voix sourde danslaquelle on sentait les derniers efforts d’une émotion maîtriséepar une volonté fiévreuse :

– Vous allez tout savoir.

– Il est temps encore de retenir sur voslèvres le secret que peut-être, dans quelques heures, vousregretterez de m’avoir confié ; je vous ai adressé certainsreproches, et j’avais raison, vous le sentez maintenant, puisquevous vous décidez enfin à rompre votre silence trop prolongé.

– Mais…

– Pardon, si je vous interromps ; jetiens à ce que vous sachiez bien que je me soucie fort peu de ceque vous voulez m’apprendre ; ces confidences m’auraient sansdoute intéressé il y a quelques jours encore, mais aujourd’hui toutest changé ; je ne me suis rendu à votre appel que pour rompretoutes relations avec vous. C’est une résolution bien arrêtée dansmon esprit, tout ce que vous pourrez me dire ne changera rien à ceque j’ai décidé.

– Alors à quoi bon, puisqu’il en estainsi, ces reproches dont vous m’avez accablé ?

– Parce que je voulais vous prouver queje n’étais pas votre dupe et que je savais fort bien que vous nem’aviez jamais considéré que comme un instrument qu’on brise quandon n’en a plus besoin.

– Ainsi, dit l’Urubu en fronçant lesourcil, c’est une rupture entre nous ?

– Définitive, dit nettement leCoyote.

– Alors nous sommes ennemis ?

– Non, je ne vous connais plus, voilàtout ; nous reprenons chacun notre liberté d’action et nousdevenons étrangers l’un à l’autre ; je ne vous hais pas, quantà présent ; le désert est grand, il y a de la place pour vouset pour moi, sans que nous nous gênions l’un l’autre.

– C’est votre dernier mot ?

– Oui.

Il y eut un silence plein d’orage : lesdeux hommes échangeaient des regards sinistres, la colère gonflaitleur cœur.

Tout à coup, l’Urubu bondit hors de son lit etse dressa devant le Coyote.

– Je ne suis pas aussi faible que vous lecroyez sans doute, mon maître, dit l’Urubu d’une voix hachée parson émotion intérieure.

– Vous vous trompez, répondit le Coyoteen ricanant.

– Ah ! vous le saviez ?

– Parfaitement, les hommes qui vousentourent ne sont-ils pas à moi ?

– C’est juste.

– Vous jouez admirablement lacomédie.

– Peut-être ; un mot encore.

– Parlez.

– Je vous avais confié des papiersprécieux ; est-ce vrai ?

– Oui.

– Quand on rompt une associationloyalement et d’un commun accord, dit l’Urubu d’une voix calme,chacun rentre dans ce qui lui appartient.

– Évidemment, cela n’admet pasd’hésitation.

– Vous le reconnaissez ?

– Pardieu !

– Alors faites-moi le plaisir de meremettre les papiers que je vous ai confiés.

– Je vous ai dit que le coureur des boisSans-Traces me les a pris.

– Rien ne me le prouve.

– Doutez-vous de ma parole ?

– Non, mais si cela est comme vous ledites, reprenez-les à Sans-Traces et rendez-les-moi.

– Cela m’est impossible.

– C’est ce que nous verrons.

– C’est tout vu ; qui sait enquelles mains sont maintenant ces papiers ?

– Tant pis pour vous, il ne fallait pasles laisser prendre ; je saurai vous obliger à me lesrendre.

– Je ne crois pas, fit le Coyote enricanant.

– Si vous étiez encore mon associé, jepourrais peut-être attendre, mais dans la situation où nous sommesvis-à-vis l’un de l’autre, il faut en finir au plus vite. Je vousdonne huit jours pour me restituer ces papiers.

– Pas plus dans huit jours que dans unan, fit le Coyote en éclatant de rire.

– C’est ce qui vous trompe, réponditfroidement l’Urubu, mes précautions sont prises.

– Tant mieux pour vous.

– Je vous connais de longue date,compagnon, dit-il d’un accent glacé ; je sais ce que tout lemonde ignore dans le désert.

– Que pouvez-vous savoir ?

– Tout.

– C’est bien vague, dit le Coyote enhaussant les épaules.

– Je sais votre histoire sur le bout dudoigt.

– Ah ! alors, reprit le bandit avecironie, vous devez avoir appris des choses bien édifiantes sur moncompte ; hein ? fit-il en redoublant de sarcasmes.

– Mais oui, reprit paisiblement l’Urubu,entre autres ce qui m’a fort édifié ainsi que vous dites, c’estl’histoire de votre fille, le seul être que vous aimiez ;n’est-ce pas Marguerite qu’elle se nomme ?

Le Coyote était d’une pâleur cadavéreuse, toutson corps était secoué par un tremblement nerveux, malgré sesefforts pour paraître indifférent.

– Je vous croyais un bandit sans foi niloi, je me trompais, il vous restait une corde sensible dans uncoin ignoré de votre cœur ; votre amour paternel pour votrefille est admirable ; je vous fais mes compliments les plussincères : vous volez et vous assassinez sans pitié et sansremords pour faire élever noblement mademoiselle Marguerite deSternitz dans un couvent où l’on n’est pas admis si l’on n’est issude vieille souche guerrière ; la jeune fille chaste, sainte etcandide prie donc chaque jour pour son père qui travaille là-bas enAmérique pour lui amasser une dot princière.

– Où voulez-vous en venir ?murmura-t-il d’une voix éteinte.

Le bandit était maté, il avait peur, ilsentait que sous cette ironie froide se cachait quelque horriblemalheur.

– Dame ! fit l’Urubu toujoursglacial, vous n’avez pas voulu écouter mon histoire, je vousraconte la vôtre, n’est-ce pas qu’elle est intéressante ?

Le Coyote lui lança un regard affreux, mais ilne répondit pas ; il s’était levé, une sueur froide perlait àses tempes, il souffrait une agonie effroyable ; appuyé contreun rocher il ne se soutenait que par un effort gigantesque devolonté.

– À propos, dit l’Urubu, y a-t-illongtemps que vous n’avez reçu des nouvelles d’Allemagne, monsieurle comte de Sternitz ?

Le Coyote voulut répondre, mais il n’en eutpas la force ; il ne réussit qu’à balbutier quelques motsindistincts.

– Non, n’est-ce pas ? J’en ai reçumoi, il y a quelques jours ; tenez je m’en souviens, ce fut lematin du jour où j’ai tenté la malheureuse expédition que voussavez ; voulez-vous que je vous lise le passage où l’on parlede votre fille ?

Le Coyote tendit le bras.

– Vous préférez lire vous-même ? àvotre aise, mon maître.

Et il prit dans son portefeuille un papierqu’il présenta au bandit.

Celui-ci le saisit et essaya de lire.

Tout à coup il poussa un cri terrible et roulasans connaissance sur le sol.

Les pirates s’élancèrent au-devant de leurchef.

– Pauvre ami ! dit l’Urubu aveccommisération.

– Qu’est-il donc arrivé ? demandaMatatrès.

– Une bien triste nouvelle que je lui aiannoncé maladroitement et sans le préparer à la recevoir.

– Caraï ! dit Navaja, il est commemort !

– Eh ! fit un autre, il paraît qu’ila été rudement sanglé le cher señor.

– Que faire ? s’écrièrent tous lesbandits avec inquiétude.

– Attendez ! dit l’Urubu,laissez-moi l’examiner un peu ; peut-être n’est-ce qu’unspasme.

Il se pencha sur le Coyote, et il l’examinaavec une sérieuse attention pendant deux ou trois minutes et serelevant vivement :

– Vive Dios ! dit-il avecinquiétude, hâtons-nous, c’est une attaque d’apoplexie ; iln’y a pas une seconde à perdre.

Il choisit une lancette dans une trousse qu’ilportait sur lui, et il piqua la veine, pendant que les piratesfrictionnaient le malade au creux de l’estomac et aux poignets avecde l’eau glacée.

Le sang ne partit pas immédiatement ;enfin, après un instant, une goutte d’un sang noir parut à la lèvrede la piqûre, puis vint une seconde, puis une troisième, et alorsle sang commença à couler noir et écumeux.

– Il est sauvé, dit l’Urubu mais il étaittemps.

Le Coyote commençait à être agité de frissonsnerveux, ses paupières battaient, il n’allait pas tarder àreprendre connaissance.

L’Urubu renvoya les bandits.

– Retournez auprès du feu, leur dit-il,peut-être le Coyote en vous voyant autour de lui ne serait quemédiocrement flatté d’apprendre que vous l’avez vu s’évanouir commeune femme.

– Caraï ! il ne nous lepardonnerait pas, dit Matatrès.

Le Coyote respirait plus facilement, de sesyeux encore clos s’échappaient des larmes.

– Comme il l’aime ! murmural’Urubu ; le choc a été rude ; j’ai frappé trop fort,c’est vrai ; mais pouvais-je supposer qu’un tel scélérat avaitencore un bon sentiment dans son cœur pétrifié par les vices quilui forment une auréole sinistre ? cet amour paternel dévoué àtoute outrance, reste seul debout comme un diamant pur au milieu decette fange. Quel mystère sublime ! cela seul prouveraitl’existence de Dieu, si la conscience la plus bourrelée nel’attestait pas positivement.

Tout en philosophant si singulièrement,l’Urubu, qui probablement ne valait pas mieux que son associé,s’occupait avec beaucoup d’adresse et de dextérité à bander lasaignée qu’il avait faite.

Presque aussitôt le Coyote ouvrit lesyeux ; il y avait encore un peu d’égarement dans sonregard.

– Que m’est-il donc arrivé ?murmura-t-il en regardant autour de lui avec hésitation.

La mémoire est celle de nos facultés qui nousabandonne le plus vite et qui revient le plus promptement.

Tout à coup le bandit se redressa.

– Ah ! s’écria-t-il avec désespoir,je me souviens.

Et il chercha le papier qu’il avait laissééchapper en tombant.

– Ne cherchez pas, dit froidementl’Urubu, j’ai repris cette lettre.

– C’est donc vrai ? dit-il d’unevoix sourde, elle a été enlevée du couvent !

– Oui, par mes ordres, et mise dans unautre couvent.

– Pourquoi ce rapt odieux ?

– J’avais besoin d’un otage ; avecun homme de votre trempe, mon cher maître, il faut toutprévoir ; vous voyez que j’ai eu raison de me mettre sur mesgardes ; je vous l’ai dit, toutes mes précautions sont prisescontre vous ; votre fille croit que c’est vous qui l’avez faitchanger de couvent ; elle ignore tout ; et il en seraainsi, tant que j’aurai besoin de vous, tenez-vous-le pour dit.

– Oh ! dit-il avec ressentiment, siquelque jour je vous tiens dans mes serres comme vous me tenezaujourd’hui dans les vôtres…

– Vous vous vengerez, c’estentendu ; vous aurez raison si je vous laisse faire.

– Où est-elle ?

– Voilà sur ma foi une question plus quenaïve.

– Dites-moi seulement si elle est restéeen Europe.

– Qui sait ? peut-être oui,peut-être non ; vous le saurez plus tard, si vous vousconduisez loyalement avec moi pendant que nous vivrons côte àcôte.

– Et vous me la rendrez ?

– Je vous le jure.

– Et elle ignorera tout ?

– Je vous le promets ; croyez-moi,Coyote, entre bandits de notre sorte on doit toujours avoir unehonnêteté relative ; si les coquins n’agissent pas loyalemententre eux, ils deviennent méprisables à leurs propres yeux et neréussissent à rien.

– Vous avez raison, comptez sur moi, vousavez ma parole.

– J’ai votre fille aussi, ne l’oubliezpas ; cela vaut pour moi plus que toutes les paroles que vouspourriez me prodiguer.

– Cette affaire durera-t-ellelongtemps ?

– C’est selon, cela dépend de certainesconsidérations indépendantes de notre volonté, cela peut donc durerun an, comme nous pouvons terminer tout en un mois.

– Mais de quoi s’agit-il en somme ?je ne sais rien, moi.

– Ah ! voilà, vous n’avez pas voulum’écouter quand j’ai voulu vous raconter tout ce qu’il étaitimportant que vous sachiez.

– Bon, ce n’a été qu’un retard ;parlez, je suis prêt à vous prêter la plus sérieuse attention.

– Malheureusement le temps nous manque,j’en ai long à vous dire.

– Qui vous empêche ?

– Le temps.

– Il est à peine deux heures de latarde.

– C’est précisément cela ;j’attends une visite.

– Une visite ?

– Oui.

– Qui donc ?

– Un Peau-Rouge.

– Hum ! fit-il en hochant latête.

– Bon ! vous n’avez pasconfiance.

– Règle générale, je n’ai confiance enpersonne.

– C’est un excellent principe.

– Oui, mais je me méfie surtout desPeaux-Rouges.

– Pourquoi cela ? ce sont des hommescomme les autres, il me semble ?

– Vous êtes nouveau au désert, vous neconnaissez pas ces démons ; ils détestent les Faces Pâles,comme ils nous nomment, et ils ne sont contents que lorsqu’ilspeuvent nous jouer de mauvais tours.

– Bah ! vous exagérez.

– Peut-être ; le connaissez-vous cePeau-Rouge ?

– Certes.

– Où avez-vous fait saconnaissance ?

– Il y a deux mois à peu près, je l’airencontré dans une chasse aux bisons ; je l’ai revu plusieursfois et nous nous sommes liés autant qu’un Blanc peut se lier avecun Indien.

– Est-ce un Indienbravo ?

– Oui, c’est un Indien Comanche.

– Ah, Caraï !

– Qu’y a-t-il donc ? est-ce parceque cet homme est comanche ?

– Positivement.

– Vous ne les aimez pas ?

– Je déteste tous les Indiens, cependantje hais moins les Comanches.

– Eh bien, alors ?

– Les Comanches sont dévoués auxSandoval.

– Je le sais ; mais celui-ci a eu àse plaindre d’eux, et il a abandonné sa tribu pour cesser tousrapports avec eux.

– C’est le Comanche qui vous a racontécette histoire ?

– Non pas, il ne m’a pas dit un seul motde ses discussions avec les Sandoval.

– Qui donc vous a si bien instruitalors ?

– Vous savez que je suis prudent,n’est-ce pas ?

– Oui et même parfois vous l’êtestrop.

L’Urubu sourit.

– J’ai interrogé, reprit-il.

– Des Indiens ?

– Deux ou trois.

– Hum ! et puis.

– Des trappeurs et des coureurs de bois,vous savez qu’ils passent pour honnêtes.

– Passent est bien dit, qu’avez-vousappris sur le compte de cet homme.

– Tous ceux que j’ai interrogés m’ont ditla même chose, c’est-à-dire que dans ce qui s’est passé tous lestorts sont aux Sandoval, que l’Oiseau-de-Nuit…

– Il se nomme l’Oiseau-de-Nuit ?

– Oui, le connaissez-vous ?

– Un peu.

– Eh bien ?

– Je le crois honnête, il s’est retiréchez les Corbeaux.

– C’est cela.

– On m’a dit comme à vous qu’il esthonnête, mais qu’il en veut beaucoup aux Sandoval et que, sil’occasion lui était offerte de se venger d’eux, il ne lalaisserait pas échapper.

– C’est textuellement ce qui m’a étédit ; que pensez-vous de tout cela ?

– Je pense qu’on peut voir, mais sans sedécouvrir.

– Vous avez raison, il est toujours bond’être prudent.

– Et vous l’attendez ?

– Oui, il sera ici dans quelquesinstants.

– Vous avez eu tort de lui donnerrendez-vous dans le souterrain.

– Soyez tranquille, vous verrez quellesprécautions j’ai cru devoir prendre.

Un signal éloigné se fit entendre.

– Notre homme arrive, dit l’Urubu.

– À la grâce de Dieu ! dit leCoyote, jouons serré ; ces démons sont bien fins.

– Rapportez-vous-en à moi pour cela,reprit l’Urubu.

Un bruit de pas qui augmentait rapidement sefit entendre.

Bientôt on aperçut Matatrès et Navaja quitenaient un homme enveloppé dans un zérapé, et cela de telle sortequ’il ne pouvait voir ni entendre.

– C’est bien, mais si loin qu’on ait étéle chercher…

– Vous en demandez trop ; il a faitainsi enveloppé plus de trois lieues à travers des tentesimpossibles.

– Oui, oui, tout cela est bien, mais quivous prouve que cet homme n’avait pas aux environs des complicesqui se sont mis sur sa piste ?

– Ah ! pardieu ! avec desraisonnements pareils, on ne finirait jamais rien.

– Cela vaudrait mieux, reprit le Coyoteen hochant la tête.

Les deux bandits avaient, en un tour de main,démailloté le Peau-Rouge.

Celui-ci se secoua pour rétablir l’harmonie deses vêtements, et il s’approcha des deux chefs des pirates qu’ilsalua avec grâce en s’inclinant et en prononçant ce seulmot :

– Sago !

Ce Comanche paraissait jeune, il étaitadmirablement fait, sa physionomie était ouverte, douce, et un peunaïve ; il n’avait pas ses peintures de guerre, ce quipermettait relativement de voir son visage ; il portait uneplume d’aigle au milieu de sa touffe de guerre, justifiant ainsises prétentions au titre de chef.

Les deux hommes lui rendirent son salut.

– Parlez, dit l’Urubu à son compagnon,mieux que moi, vous savez comment il faut traiter avec lesIndiens.

Le comanche regarda les deux hommes avecsurprise, il n’avait pas compris ce qu’avait dit l’Urubu ; ilest vrai que celui-ci avait parlé en allemand.

– Mon frère, l’Oiseau-de-Nuit, est lebien venu, dit le Coyote, mon frère est un chef, il excusera lafaçon dont on l’a conduit ici.

– L’Oiseau-de-Nuit est un chef, reprit lePeau-Rouge avec emphase, il sait ce que la prudence exige.

– Mon frère acceptera-t-il un cornetd’eau de feu avec son ami ?

– L’Oiseau-de-Nuit remercie son frèreface pâle, le chef appartient à la grande nation des Comanches deslacs, il est sobre, les liqueurs des faces pâles rendent fous lesPeaux-Rouges ; les Comanches ne boivent que de l’eau.

Le Coyote s’inclina.

– Mon frère, l’Oiseau-de-Nuit,fumera-t-il le calumet de paix autour du feu du conseil ?

– L’Oiseau-de-Nuit fumera, répondit lechef.

Les trois hommes prirent alors place autour dufeu.

Les quatre bandits subalternes s’étaientéloignés hors de portée de la voix.

Le chef bourra son calumet demorriche, tabac très doux légèrement mêlé d’opium, et queles Indiens considéraient comme sacré, le chef alluma son calumetet après avoir aspiré deux fois la fumée, il passa le calumet àl’Urubu qui fit de même et le passa au Coyote.

Le calumet fit ainsi trois fois le tour dufeu, sans qu’un seul mot fût échangé entre les trois hommes.

Il y eut un autre silence pour allumer alorsles pipes, les calumets ou les cigares, et, après un instant, leCoyote, plus au courant des mœurs indiennes et plus accoutumé quel’Urubu à causer avec les Peaux-Rouges, prit la parole entre deuxbouffées de fumée.

– Mon frère l’Oiseau-de-Nuit, dit-il d’unton conciliant, a demandé à ses amis les visages pâles des’entretenir avec eux en fumant le calumet en conseil à propos dechoses très intéressantes pour eux et pour lui ; l’Urubusachant que le chef n’a pas la langue fourchue, ils se sont hâtésde lui accorder l’entretien qu’il avait demandé ; les chefspâles ont ouvert leurs oreilles pour entendre les paroles queprononcera leur jeune ami, le chef comanche.

L’Indien s’inclina avec grâce devant les deuxpirates et, après avoir semblé réfléchir pendant quelques instants,il prit à son tour la parole.

– Le cœur de l’Oiseau-de-Nuit, dit-il,est jeune d’âge, mais son expérience est grande ; son cœur estrouge et n’a aucune peau qui le sépare ; ses intentions serontdonc franches, et les paroles que soufflera sa poitrine et quimonteront à ses lèvres seront loyales et droites ; lesComanches sont des hommes, des guerriers vaillants, et marchenttoujours sans détours au but qu’ils se proposent d’atteindre ;le Wacondah, le puissant maître de la vie, les aime.L’Oiseau-de-Nuit n’a plus de tribu, il erre à l’aventure, cherchantles atepelts de sa nation, et il ne peut pas lesretrouver, parce que ses ennemis ont élevé un brouillard épaisentre le chef et ses villages ; des hommes qui ne sont niPeaux-Rouges ni faces pâles ont rempli les bois de mensonges et ontdonné des jupons aux Comanches ; ils en ont fait des femmessans courage et ils sont dominés par ces hommes qui leur ont bouchéles oreilles pour les empêcher de réclamer leur liberté qu’ils sesont laissé enlever ; l’Oiseau-de-Nuit gémit de cetaveuglement de tout un peuple si vaillant au temps de ses pères,qui chassent dans les prairies bienheureuses del’Eskenn’ahnn; mais l’Oiseau-de-Nuit est seul, il estfaible comme un enfant, et ne peut rien pour son peuple.

Le jeune chef fit une courte pause, comme s’ilétait accablé de douleur.

Les deux pirates écoutaient avec la plusgrande attention, ne sachant pas encore où l’Indien voulait envenir ; d’autant plus qu’ils ne comprenaient que difficilementce discours que le chef comanche semblait rendre obscur de partipris.

Il reprit :

– Le chef se désespérait de cetteabjection de son peuple quand le Wacondah vint à son aide en luisoufflant un bon conseil à l’oreille ; les guerriers facespâles qui errent dans les prairies et les hautes savanes ont étéinsultés par les maîtres puissants des Comanches ; lesSandoval, ainsi qu’ils se font appeler, ont attaqué sans cause lesguerriers faces pâles, ils leur ont tendu une embuscade, les ontfait tomber dans un guet-apens, et ils ont tué sans pitié tous lesguerriers faces pâles et, après les avoir scalpés, ils les ontaccrochés comme des chiens crevés, aux branches des arbres, et ilsont abandonné leurs cadavres pour être dévorés par les oiseaux deproie, qui s’abattent sur eux en poussant des cris joyeux en serepaissant de leur chair pantelante et bleuie. L’Oiseau-de-Nuitest-il un imposteur, sa langue est-elle fourchue, a-t-il menti, quemes frères les visages pâles répondent, l’Oiseau-de-Nuit a-t-il ditla vérité ?

– Oui, répondirent les deux hommes d’unevoix sourde.

– Est-ce que les chefs des visages pâleslaisseront ainsi leurs guerriers sans vengeance ? La loi dudésert ne dit-elle pas œil pour œil, dent pour dent ?

– Oui, reprirent les deux hommes.

– Pourquoi ne se vengent-ils pas del’affront qu’ils ont subi ; mes amis faces pâles ont-ils doncpeur de leurs ennemis ?

– Non, chef, nous n’avons pas peur,répondit le Coyote avec ressentiment, mais nos amis sont peunombreux et nos ennemis disposent de forces formidables.

– Qu’importe ! s’écria le Peau-Rougeavec énergie, les Comanches ne comptent leurs ennemis quelorsqu’ils sont morts.

– Nous ne voulons pas, dit l’Urubu, nousexposer à une nouvelle défaite.

– Êtes-vous donc seuls, vos guerrierssont-ils tous morts ?

– Oui, dit l’Urubu.

– Ah ! fit l’Indien.

– Mais, ajouta le Coyote, d’autresguerriers plus nombreux ont remplacé ceux qui ont été tués dans ladernière affaire.

– Alors qu’attendez-vous ?

– Une occasion ; nous ne voulons pasnous exposer à une nouvelle défaite, je vous l’ai dit déjà,chef.

Il y eut un nouveau silence.

– Que mes frères pâles ouvrent lesoreilles, un chef va parler, dit tout à coup l’Indien avecemphase.

Les deux pirates relevèrent la tête etfixèrent leurs yeux sur le Peau-Rouge.

Celui-ci continua :

– Ce qui fait la force des ennemis de mesfrères pâles, c’est qu’ils possèdent un fort inexpugnable.

– C’est vrai, dit le Coyote en hochant latête.

– Vous en avez entendu parler ?demanda l’Indien dont le regard lança un éclair.

– Oui, répondit le Coyote, depuis que jeparcours le désert, souvent le soir autour du feu de veille, j’aientendu dire qu’il existait dans les prairies du Far West, cinqcités antiques et mystérieuses dont personne ne connaîtl’emplacement, sauf les sagamores et les grands chefs desPeaux-Rouges, qui en conservent religieusement le secret ; cescinq villes ont été bâties par les vaillants Incas lorsque lesEspagnols s’emparèrent du Mexique ; on ajoute que les Incas,vaincus par les Blancs, se retirèrent dans ces villes en emportantavec eux des richesses innombrables, en or, argent etdiamants ; souvent je me suis mis à la recherche de cesvilles, dont tout le monde parle et que personne n’a vues.

– Mon frère a sans doute découvert une deces villes ? dit l’Indien avec un accent singulier.

– Non, j’ai eu le sort de bien d’autresqui, comme moi, se sont mis à leur recherche, je n’ai riendécouvert ; et de guerre lasse, j’ai renoncé à chercherdavantage, convaincu qu’elles n’existent pas et que probablementelles n’ont jamais existé. Si grand que soit le désert, cinq villespopuleuses n’auraient pu y exister sans qu’on les découvrît ;je suis donc convaincu que cette légende est fausse, que ces villesn’ont jamais existé, et que c’est un conte inventé par les Indienscomme ils en inventent tant d’autres.

Le jeune chef sourit.

– Mes amis faces pâles se trompent, cesvilles existent, elles regorgent de richesses, l’Oiseau-de-Nuit lesa vues et les a habitées.

– Il serait vrai, s’écria le Coyote avecconvoitise.

– Pourquoi les Sandoval apparaissent-ilsà l’improviste et disparaissent-ils sans qu’on sache où ils seréfugient ? mes frères pâles ont-ils fait jamais attention àcela ? dit l’Indien avec ironie.

– Il serait vrai, s’écrièrent lespirates.

– Tout est vrai ; les Peaux-Rougesn’ont rien inventé ; les faces pâles sont aveugles, ils nevoient rien ; que mon frère l’Urubu se souvienne.

– De quoi ? demanda le pirate.

– La nuit où l’Urubu était embusqué dansla prairie avec ses guerriers, lorsque les Sandoval eurent établileur campement sur la colline, n’ont-ils pas lancé des feux deplusieurs signaux.

– Oui, je me rappelle ce fait, ditl’Urubu.

– Bon ! reprit l’Indien, mon frèrepâle n’a-t-il pas entendu un coup de Canon ? Boum ! letonnerre des Blancs ?

– Comment, c’était un coup decanon ? je croyais que c’était le roulement du tonnerre dansles mornes.

– C’était le canon, une face pâle doitsavoir cela, fit l’Indien avec ironie ; puis, une heure plustard, l’Urubu n’a-t-il pas vu une nombreuse cavalcade arriver surla colline ?

– C’est vrai, je m’en souviens, je ne merendais pas compte de l’arrivée de cette cavalcade.

– Mon frère pâle comprend-ilmaintenant ?

– Mais alors, s’écria le Coyote avec unaccent singulier, il y a donc une ville inconnue près d’ici.

– Peut-être, dit l’Indien en haussant lesépaules ; le Coyote peut recommencer ses recherches, il netrouvera rien.

– Pardieu ! j’en aurai le cœurnet ! dit le bandit avec une sombre décision.

– Le Coyote a un moyen plus simple dedécouvrir cette ville comme il l’appelle ; du moins s’il tientà se venger de ses ennemis.

– Parlez, chef, donnez-moi les moyens deme venger et vous verrez si j’hésiterai au moment d’agir.

– Bon ! l’Oiseau-de-Nuit dispose detous les guerriers des Corbeaux et des Kenn’as ; cesguerriers, joints à ceux de mes frères pâles, seront très forts,mais il leur manque des fusils, de la poudre et des balles. LeCoyote a-t-il des armes ?

– Combien faut-il de fusils pour armervos Peaux-Rouges ?

– Trois fois six caisses de fusils…

– Hum ! c’est beaucoup ; celafait dix-huit caisses de fusils, chaque caisse contient douzefusils, ce qui donne un total général de deux cent seizefusils ; mais ce n’est pas tout, où trouver tant defusils ?

– Oh ! très facilement.

– Comment cela, chef ?

– Un trafiquant yankee est arrivé cematin à Tubac, il partira demain pour Paso del Norte ; il abeaucoup de fusils, et de couteaux à scalper.

– Soit, dit le Coyote en échangeant unregard d’intelligence avec son compagnon, mais que me donnez-vouspour cela ? Rien pour rien, vous savez ?

– Bon ! le chef s’engage à guiderses amis pâles et à les faire pénétrer dans la ville des Sandoval,mais l’Urubu et le Coyote s’engagent de leur côté à aiderl’Oiseau-de-Nuit à s’emparer de ses ennemis.

– Vous les torturerez ?

– Oui, les prisonniers sont attachés aupoteau.

– C’est vrai, je tiens à ce qu’ilssouffrent longtemps.

– Bon ! c’est facile.

– Très bien, nous n’aurons pas dediscussion à ce sujet.

– Quand l’Oiseau-de-Nuit aura-t-illes fusils ?

– Bientôt. Où campent les Corbeaux en cemoment ?

– Sur le rio Gila, près de la hutte deMoctekuzoma.

– C’est bien, vous aurez bientôt de mesnouvelles.

– Sago.

Les pirates saluèrent le chef comanche ;celui-ci fut enveloppé dans un serapé et deux piratesl’emportèrent.

– Vous avez oublié de stipuler la partqui nous reviendra sur les richesses…

– Je m’en suis bien gardé ;j’entends m’approprier toutes ces richesses, d’autant plus qu’ellessont inutiles à ces pauvres diables de Peaux-Rouges.

– À la bonne heure ; commenttrouvez-vous l’Oiseau-de-Nuit ?

– Il est très intelligent, mais il a pourmoi un grand défaut.

– Lequel ?

– Il fait de trop longs discours.

Et ils éclatèrent de rire.

Ils étaient, en apparence du moins, en trèsbonne intelligence.

Il est vrai que l’intérêt les attachait l’un àl’autre, mais dans leur for intérieur, il est probable qu’ils sehaïssaient cordialement.

Il était presque impossible qu’il en fûtautrement.

 

Chapitre 8Où don José de Sandoval et le colonel de Villiers sont mis d’accordpar le docteur Guérin, par un coup de boutoir

 

Nous laisserons pendant quelque temps lesbandits que nous retrouverons bientôt, et nous reviendrons àcertains personnages de notre récit, beaucoup plus intéressants etsurtout plus sympathiques.

Dans une chambre très vaste, meublée avec unluxe princier et dont des rideaux épais, soigneusement tirés, nelaissaient pénétrer qu’un jour presque crépusculaire, deux hommescausaient à voix contenue.

Le premier, étendu sur une chaise longue,était le colonel comte Coulon de Villiers ; il avait lestraits émaciés, son visage amaigri était fort pâle ; mais sonregard ferme et plein d’éclairs prouvait que l’officier était aucommencement d’une convalescence qui s’était longtemps faitattendre et exigeait encore les soins les plus attentifs et lesplus dévoués.

En effet le colonel avait été dangereusementmalade des suites de sa blessure ; pendant plusieurs jours ilavait été entre la vie et la mort ; on avait même désespéré dele sauver.

Mais il était jeune, il possédait uneconstitution vigoureuse ; cette constitution après une lutteterrible avait pris le dessus et la nature avait fait un miracle ensa faveur.

Il est vrai qu’elle avait été grandement aidéepar un médecin comme on en rencontre peu non seulement en Amérique,mais encore en Europe.

Ce médecin se nommait le docteur HenriGuérin ; c’était un savant, un bourru bienfaisant qui grondaitson malade, le maltraitait en paroles bien entendu, et le soignaitcomme aurait pu le faire un ami dévoué.

Le colonel n’avait pas tardé à percer à jourle caractère excentrique du médecin, et ne répondait à ses coups deboutoir que par des sourires sympathiques, ce dont le docteurGuérin enrageait en apparence, car dans son for intérieur iladorait son malade.

L’homme qui causait avec le colonel étaitSidi-Muley métamorphosé en garde-malade, fonctions qu’il avaitconquises de haute lutte, et dont il s’acquittait dans laperfection.

Le digne spahi avait nettement déclaré quepersonne autre que lui ne donnerait des soins à son colonel dont ilconnaissait mieux que personne les goûts, les habitudes et surtoutle caractère ; d’ailleurs son colonel lui avait sauvé la vie,et il voulait lui rendre la pareille.

Il ne voulut pas en démordre et, de guerrelasse, on le laissa faire et l’on n’eut qu’à s’en féliciter ;par une espèce d’intuition qui s’expliquait par son dévouement àtoute épreuve, d’un regard, d’un mot, d’un geste il comprenait ceque désirait le malade.

Une mère n’aurait pas fait mieux pour unenfant aimé ; et toujours rieur, gai, hâbleur et sachant faireéclore un sourire sur les lèvres pâles de l’officier, que lessaillies du soldat avaient le privilège de dérider, même dans leplus fort des crises affreuses qu’il subissait ; etl’empêchaient ainsi de songer à certaines choses, qui, dans l’étatoù il avait été longtemps, l’auraient peut-être tué sans le bravesoldat.

– Ainsi j’ai été très malade ? ditle colonel en souriant.

– Bigre ! à moins demourir !

– J’ai été si bas que cela ?

– Plus bas encore, mon colonel ;mais malgré ce qu’ils disaient tous, je savais bien que vous enreviendriez.

– Ainsi tu n’as jamaisdésespéré ?

– Moi ! jamais de la vie !Est-ce que vous êtes venu en Amérique pour y mourir ? Allonsdonc ! un vieil Africain ? trop coriace pour cela !La carline le savait bien, aussi elle a pris son sac et,au lieu de s’obstiner, elle a fait ses adieux et est partie du piedgauche au pas gymnastique, et vous voilà sur vos pieds.

– Hum ! pas tout à fait encore, ditM. de Villiers en jetant un regard triste autour delui.

– Baste ! ce n’est plus qu’uneaffaire de temps.

– Bien long sans doute.

– Le major Guérin, qu’on appelle docteur,je ne sais pas pourquoi par exemple, mais ça ne fait rien, dit quedans quinze jours vous pourrez monter à cheval.

– Quinze jours ! murmura tristementle malade.

– Bon ! j’ai parlé avec le majorpour huit jours.

– Ah ! que t’a répondu ledocteur ?

– Il m’a appelé vieil âne ! ce n’estpas la politesse qui l’étouffe, faut lui rendre justice.

– Depuis quand suis-je étendu sur celit ?

– C’est aujourd’hui le soixante-neuvièmejour.

– Comment soixante-neuf jours !

– Ni plus ni moins, mon colonel, même quepour ne pas me tromper, tous les matins j’efface un jour surl’almanach ; il n’y a pas de tricherie possible.

Il y eut un silence, le colonelréfléchissait.

– Sidi, dit-il après un temps, oùsommes-nous ici ?

– Dame, vous le voyez, mon colonel, dansune chambre à coucher et qui est bien meublée, je m’en flatte.

– Ce n’est pas cela que je tedemande.

– Quoi donc alors ? expliquez-vous,je ne peux pas deviner.

– Je veux savoir où je suis et chezqui ?

– Quant à cela, j’en ignore, moncolonel.

– Comment tu l’ignores ?

– Complètement, mon colonel ; noussommes arrivés ici de nuit, il faisait noir comme dans un four, jen’ai regardé ni à gauche ni à droite, je suis entré au hasard danscette chambre où je vous ai mis sur un lit ; depuis, je n’aipas quitté cette chambre, et j’avais bien d’autres choses à penserqu’à m’occuper de savoir chez qui nous sommes ; mais ce doitêtre chez des braves gens, c’est sûr, ajouta le soldat d’un airgoguenard.

– Dis-moi donc nettement que tu ne veuxme rien dire.

– C’est possible, mon colonel, mais sic’est une consigne que m’a donnée le major, je ne dois pasl’oublier. Pourquoi n’interrogez-vous pas le docteur ? ilsaura que vous répondre, au lieu que moi, berniquesansonnet !

– Tu as raison ; j’interrogerai ledocteur.

– C’est ça, il saura que vous répondre ;avez-vous appétit ?

– Oui, j’ai faim.

– C’est une bonne maladie et facile àguérir, je vais…

– Non, attends un peu ; j’ai à tedire…

– Quoi donc ?

Le colonel hésita.

Le spahi regardait sournoisement son chef.

– Voyons, reprit enfin l’officier,aide-moi donc un peu que diable ?

– Je ne demande pas mieux, mon colonel,mais à quoi ?

– Ah ! fit-il avec impatience, tusais bien ce que je veux dire ?

– Moi ?

– Oui, toi !

– Vrai, mon colonel, je ne comprends pas dutout.

– Parce que tu ne veux pas.

– Oh ! mon colonel, si l’on peutdire, fit le soldat avec reproche.

– Tu m’as dit que tu n’as pas quittécette chambre une seconde depuis que je l’habite.

– Pas une seconde, mon colonel, je vousle jure.

– Alors tu les as vues !

– Vu qui, mon colonel ?

– Deux anges, deux fées, deux péris, deuxfemmes, que sais-je moi, qui se penchaient à mon chevet, les yeuxpleins de larmes, me faisaient prendre les remèdes ordonnés par ledocteur et me parlaient d’une voix si douce et si harmonieuse.

– Vous avez vu cela, mon colonel ?s’écria le spahi, d’un air ahuri.

– Certes, et tu le sais bien.

– Moi, en fait de femmes je n’ai vu quele docteur.

– Ah ! çà, tu te moques de moi,drôle !

– Je ne suis pas un drôle, vous le savez,mon colonel ; si j’avais vu les personnes dont vous me parlez,je vous le dirais ; qu’est-ce que cela me ferait, je vous ledemande ?

Le colonel examinait le visage du soldat avecune expression singulière.

Le spahi ne broncha pas, bien que les regardsétincelants du malade fussent rivés sur lui avec une fixitéétrange.

Enfin l’officier ferma les yeux à demi, sespaupières battirent, deux larmes tracèrent leur sillon brûlant surses joues pâles et amaigries, et il laissa tomber sa tête sur lesoreillers, en étouffant un soupir, et en murmurant avecdécouragement.

– J’ai donc rêvé ?

– Pour sûr, mon colonel, reprit le soldatd’une voix contenue.

Le malade ne parut pas avoir entendu.

– Coquin de sort ! grommelaSidi-Muley en se donnant sur le crâne un coup de poing à assommerun bœuf, et ne pouvoir pas…

Mais la phrase resta inachevée.

– Voulez-vous déjeuner, moncolonel ? reprit le soldat après un temps.

– Je n’ai pas faim, laisse-moitranquille, répondit l’officier de mauvaise humeur et sans ouvrirles yeux.

– C’est bien fait pour moi, dit le soldatd’un air dépité, je n’ai que ce que je mérite.

– Hein ! fit l’officier en seredressant, que dis-tu ?

– Je dis que je suis un imbécile, cen’est pas nouveau, mon colonel.

– Ah ! je savais bien que tu mecachais quelque chose !

– Moi ? mon colonel.

– Oui, toi, tu t’es trahi sans lesavoir.

– Allons bon ! fit-il avec dépit,voilà que cela recommence.

– Tu ne me tromperas plus ; va-t’en,je ne veux plus te voir, sors, je te chasse.

– Mon colonel !

– Tais-toi et pars.

– Ah ! mais, ah ! mais, fit-ilen frappant du pied avec chagrin, je ne sais…

En ce moment une porte s’ouvrit, une portièrefut soulevée, et don José parut l’air riant.

– Le colonel a raison, dit-il de bonnehumeur, va chercher le déjeuner que j’ai fait préparer, hâte-toi,je ferai ta paix avec le colonel.

– Il m’a chassé, moi ! s’écria-t-ilavec une colère douloureuse, lui, le seul homme que j’aie jamaisaimé de ma vie. Eh bien, ça m’a bien réussi ! coquin desort !

– Va et ne t’inquiète pas, reprit donJosé en le poussant doucement vers la porte, hâte-toi, ajouta-t-il,nous mourons de faim.

Le soldat sortit en grommelant entre sesdents ; il avait le cœur gros le pauvre spahi !

– Mon cher colonel, dit don José enserrant la main que le malade lui tendait, vous avez tort.

– Moi ?

– Oui, vous êtes soldat ; Sidi-Muleyobéissait à la consigne que je lui avais donnée, vous ne devez pasle traiter comme vous l’avez fait ; le pauvre diable estdésespéré.

– Mais pourquoi cette consigne ?demanda l’officier curieusement.

– Tout simplement, mon cher colonel,parce que j’avais supposé qu’il vous serait plus agréabled’apprendre par moi ce qui s’est passé depuis que vous avez étéblessé, et de vous donner certains détails des faits qui se sontpassés pendant votre maladie, et que le pauvre soldat ne peut passavoir aussi bien que moi ; je me suis trompé, excusez-moi,colonel, mais, je vous en prie, pardonnez à ce pauvre Sidi-Muley,que vous avez si cruellement blessé dans son affection pourvous.

Le malade sourit.

– Vous serez content de moi, et d’abordacceptez, je vous prie, mes sincères remerciements et excusez-moi,mais je ne savais où vous prendre, je vous croyais très loin, quesais-je ? et puis, bien qu’en pleine convalescence, ma têteest toujours faible.

– Vous n’auriez eu qu’à me demander parSidi-Muley, et vous m’auriez vu arriver au bout de deuxminutes.

– Bon, comment cela ?

– Avez-vous oublié que je vous ai offertmon pied-à-terre de Paso del Norte ?

– Oui, je crois me rappeler, mais celaest un peu confus dans mes souvenirs.

– Après vous avoir donné les premierssoins, je vous ai fait transporter à Paso del Norte, où je vous aiinstallé.

– Comment, je suis… ?

– Chez moi, oui mon ami, mais je ne suispas seul ici, votre état exigeait des soins incessants ; monpère n’a pas voulu me laisser seul avec vous ; bref, mon père,ma mère et mes sœurs se sont installés ici.

– Ah ! je savais bien que…

– Vous n’aviez pas fait un rêve ;tranquillisez-vous, c’était une réalité, les dames se relayaientpour vous veiller.

– Et il aurait été impossible d’avoir desgardes-malades aussi dévouées, s’écria-t-il avec cœur.

– Elles vous ont de trop grandesobligations pour…

– Aurai-je l’honneur de les voir et deles remercier ? interrompit le colonel.

– Quand il vous plaira.

S’il l’avait osé l’officier aurait dit :Tout de suite, mais il se retint.

Don José sourit en lui serrant la main.

Au même instant, une table toute servie futapportée par deux peones indiens.

– Où faut-il placer la table ?demanda Sidi-Muley d’un air rogue.

Le soldat gardait rancune à sonofficier ; tout en faisant son service de maître d’hôtel, ilfaisait une moue atroce.

– Laisse la table où elle est, dit lecolonel ; aide-moi à me lever.

Les peones étaient sortis sur ungeste de don José.

– Voyons grognon, reprit le colonel, nefais pas cette figure à mener le diable en terre, tu sais bien queje t’aime. J’ai eu tort, donne-moi la main et que tout soit oublié,veux-tu ?

– Je le crois bien ; ah ! moncolonel, si vous saviez…

– Je sais tout, bourru, don José m’aprouvé…

– Rien du tout, mon colonel,interrompit-il vivement, du moment que vous n’êtes pas fâché contremoi, je me moque du reste.

– À la bonne heure, voilà parler ;aide-moi à me lever, je meurs de faim.

– Bravo !

Cinq minutes plus tard, don José et le colonelétaient assis à table en face l’un de l’autre.

Le déjeuner était admirablement ordonné, toutétait exquis. Don José avait bon appétit ; quant au colonel,il avait une faim de convalescent, c’est-à-dire qu’il dévorait.

Don José était un charmant convive, gai,spirituel et plein d’entrain, il était impossible de s’ennuyer aveclui.

Le repas fut très agréable.

Lorsque le dessert eut été placé sur la table,le colonel envoya Sidi-Muley déjeuner, et les deux amis restèrenttête à tête.

La conversation, d’abord légère, frivole etpétillante de traits railleurs sur la vie parisienne changea peu àpeu ; elle devint plus sérieuse et surtout plus intime.

Il fut bientôt évident pour les deux hommesqu’ils avaient chacun sur les lèvres une question qu’ils retenaientà grand-peine ; la conversation, toujours intéressante, étaitpour ainsi dire devenue un tournoi où chacun, dans son forintérieur, essayait, sans le laisser deviner, de contraindre soninterlocuteur à rompre la glace en s’expliquant franchement ;mais il paraît que la chose était difficile à dire et surtout àformuler en question.

Ils tournaient ainsi autour de ce qu’ilsvoulaient dire sans avancer d’un pas, et sans doute cela auraitduré longtemps si le docteur Guérin n’était entré àl’improviste.

Les deux amis accueillirent le docteur avecune joie véritable, sa présence devait évidemment donner un autretour à la conversation.

– Eh ! eh ! dit-il en riant,mon malade est en train de bien faire, il me semble ?parbleu ! j’en suis charmé.

– Et moi donc, docteur, dit l’officiersur le même ton ; le fait est que je ne me suis jamais sentiaussi bien depuis longtemps ; je suis tout à fait guéri.

– Oui, grâce à Dieu, dit le médecin, maisla cure a été longue ; j’espère que vous tuerez le drôle quivous avait si piteusement arrangé.

– Rapportez-vous-en à moi pour cela,docteur ; si jamais je le retrouve…

– Vous le retrouverez, dit don José enhochant la tête, et plus tôt peut-être que vous ne le supposez.

– Tant mieux, dit le colonel en riant, jen’aime pas les dettes, surtout de ce genre.

– Ah ! çà, il me semble que j’arrivepour le café ? reprit le médecin.

– Voyez, docteur, voici Sidi-Muley quil’apporte.

– Très bien ; une tasse, Sidi.

– Oui, major, je sais que vous l’aimezsans sucre, n’est-ce pas ?

– Pardieu, les véritables gourmets leboivent ainsi…

Le docteur Guérin était un homme de hautetaille, aux traits sympathiques et intelligents, son regardpétillait de finesse et de bonté ; il avait presque laquarantaine, mais sa chevelure, qu’il portait longue, n’avait pasun cheveu blanc ; il avait les dents belles, les lèvres un peugrosses, la bouche grande et gourmande.

Ses manières dénotaient l’homme du monde. Ilétait né à Paris, où il avait fait toutes ses études, y compris sescours ; il avait été interne à l’Hôtel-Dieu, où il étaitadoré.

Le docteur Guérin était non seulement unsavant, mais surtout un sachant ; il se serait fait une belleposition à Paris s’il avait voulu, mais c’était un original ;un jour, sans avertir personne et sans que l’on sût pourquoi, ilvendit tout ce qu’il possédait et il partit pour l’Amérique endéclarant nettement que jamais il ne reviendrait en France.

Ses amis, et ils étaient nombreux, atterréspar cette résolution subite, se creusèrent vainement la cervellepour découvrir les causes de ce départ ; mais ils nedécouvrirent rien qui justifiât un parti si extraordinaire :en somme, si le docteur avait un secret, ce secret fut bien gardé,personne ne le découvrit.

Il était au Mexique depuis huit ans aumoins ; au lieu de se fixer à Mexico, il était allé tout droits’installer en Sonora sur la frontière indienne. Le docteur ypassait pour être très riche ; il l’était plus encore qu’on lesupposait, malgré les nombreuses aumônes qu’il distribuait et lebien qu’il faisait sans en rien dire ; les Mexicains et lesIndiens l’adoraient, il pouvait aller de jour et de nuit où bon luiplaisait sans qu’il eût rien à redouter des bandits de toute sorte,Indiens, pirates, etc., qui pullulent au désert.

Le docteur Guérin à certaines époquesdisparaissait subitement et pendant un mois, quelquefois deux, sansqu’il fût possible de savoir où il allait ainsi. Puis tout à coupon le voyait reparaître un peu pâle, un peu amaigri, le regardtriste ; mais peu à peu ses traits reprenaient leur harmoniehabituelle, et il revenait à ses habitudes.

Les Mexicains ne sont pas curieux, ilslaissent chacun vivre à sa guise, sans s’inquiéter des affaires deleurs amis ou de leurs connaissances ; ce qui est une grandequalité ; le docteur vivait donc comme cela lui plaisait sansqu’on essayât de savoir pourquoi il vivait seul comme un loup avecun vieux domestique qui l’avait vu naître, et pourquoi ildisparaissait pour reparaître après un laps de temps plus ou moinslong.

– Eh bien, mon cher colonel, reprit ledocteur en dégustant son café à petits coups, quand monterez-vous àcheval ?

– Dès que vous me le permettrez, docteur,répondit le colonel, car je vous avoue que je suis pressé, et j’aifort à faire.

– Oui, oui, il faut attendre encore aumoins quatre jours.

– Tant que cela ?

– Je vous trouve charmant sur ma parole,dit le médecin en riant, je vous ai sauvé sans savoir comment, carcette cure ne m’appartient pas ; si Dieu n’avait fait unmiracle en votre faveur vous seriez mort, mon cher colonel,tenez-vous-le pour dit.

– Oui, mais je sais les soins dévouésque vous avez eus pour moi.

– Pardieu ! la belle affaire, toutle monde ici a rivalisé : hommes et femmes ; et même decharmantes jeunes filles se sont improvisées vos gardes-malades,plaignez-vous donc !

– Bien loin de là, dit-il avec chaleur,je sais que j’ai contracté de grandes obligations envers lesexcellents amis qui m’entourent, et vous tout le premier,docteur.

– Bon ! je vous répondrai comme lefit Ambroise Paré à propos du grand duc de Guise : « Jele pansai, Dieu le guérit. » C’est précisément ce qui estarrivé à propos de vous ; mais je ne veux pas vous taquinerplus longtemps, je sais combien il est important que vous soyez surpied.

– Comment ! que voulez-vous dire,docteur ? je ne vous comprends pas.

Le docteur sourit avec finesse en échangeantun regard d’intelligence avec don José.

– Vous me comprenez fort bien, mon chercolonel, mais puisque vous m’y obligez je vous mettrai les pointssur les i ; la fièvre est une bavarde implacable : lesecret le mieux gardé elle le laisse échapper.

– Ah ! fit le colonel enpâlissant.

– Colonel, pourquoi vous chagrinerainsi ? José et moi seuls nous avons, non pas votre secret,mais une partie seulement.

– Ah !

– Oui, un médecin et un ami comme donJosé sont des confesseurs.

– C’est vrai, docteur, dit-il en tendantles deux mains que les deux hommes serrèrent avec effusion ;je craignais que d’autres eussent entendu.

– Non, rassurez-vous ; dans vosmoments de crise où don José ou moi restions seuls à votrechevet ; Sidi-Muley, si dévoué qu’il vous soit, ne saitrien ; nous avons toujours eu le soin de l’éloigner.

– Vous savez quelle consigne sévère jelui avais donnée.

– Oui, mais je suis étonné qu’il vous aitobéi si ponctuellement, il n’est pas facile à mater, ce n’est paspour rien qu’on le nomme Muley.

Les trois hommes se mirent à rire.

– Je vais faire cesser votre étonnement,c’est simple comme deux et deux font quatre : avant que vousayez retrouvé votre homme, il avait été sous mes ordres pendantprès de trois ans ; il m’est aussi dévoué qu’il peut vousl’être à vous-même ; une mauvaise honte l’a empêché des’adresser à moi, quand il fut dans la triste situation dont vousl’avez retiré, mon cher colonel ; vous comprenez maintenant cequi a dû se passer entre nous quand je l’ai retrouvé à votresuite.

– En effet, maintenant touts’explique.

– Laissons maintenant le braveSidi-Muley, et revenons à nos moutons, dit nettement le docteurqui, en toutes choses, allait toujours droit au but.

– Que voulez-vous dire docteur ?

– Laissez-moi passer la parole à don JoséPerez de Sandoval.

– Comment ?

– Laissez-le parler, mon cher colonel,pour bien se comprendre il faut attaquer franchement lesquestions ; vous devez savoir cela mieux que personne vous, unvieux soldat, fit-il en riant.

– Soit ! dit le colonel sur le mêmeton ; il paraît que je suis sur la sellette.

– Oui, jusqu’à un certain point, mais jeme hâte de vous dire que vous descendrez de cette sellette quandcela vous conviendra ; ce n’est pas une curiosité malsaine quinous engage à vous parler comme nous le faisons, mais, seul, ledésir de vous être utile, si cela nous est possible.

– Je le sais, messieurs ; aussi nesupposez pas que je me blesse de cette demande ; peut-être ensomme vaut-il mieux que, possédant une partie de mon secret, vousle connaissiez tout entier ; d’autant plus qu’il est d’uneloyauté indiscutable.

– Ceci ne fait pas de doute, dit ledocteur.

– Il est possible que, sans que vous vousen doutiez, on fasse de vous une patte de chat pour retirer lesmarrons du feu pour les Yankees, ajouta don José en riant.

– Hein ! que voulez-vousdire ?

– Un peu de patience mon ami, ditaffectueusement le jeune homme, je connais beaucoup mieux lesAnglo-Saxons que vous pouvez les connaître.

– C’est probable, mon cher José, car jevous avoue que je ne les connais pas du tout.

– Je le savais.

– C’est un grand peuple, dit ledocteur.

– Oui, dit don José avec amertume, il estsurtout pratique comme on dit, mais, à mon avis, il pousse si loincette qualité qu’il en a fait un défaut.

– Il en est toujours ainsi, reprit ledocteur, les hommes ne savent jamais s’arrêter dans les limiteslogiques.

– Mais laissons cela, d’autant plus quenous y reviendrons ; félicitons-nous, quant à présent, del’arrivée si à point du docteur, pour nous sortir de l’embarrasinextricable dans lequel nous nous trouvons.

– Ah ! bah ! commentcela ? dit le docteur en se frottant les mains.

L’officier sourit.

– Figurez-vous, dit don José, que, aumoment où vous êtes arrivé, le colonel et moi nous jouions auxpropos interrompus : chacun de nous avait sur les lèvres unequestion qu’il n’osait pas laisser tomber de ses lèvres ; lecolonel craignait les indiscrétions de la fièvre, et moi jedésirais le rassurer, car je le voyais inquiet et cela mechagrinait fort.

– Ah ! fit en riant le docteur, jevois l’effet d’ici, vous deviez être à peindre.

– Nous étions surtout fort embarrassés,dit le colonel en riant.

– Et cela aurait probablement durélongtemps ainsi, dit don José de bonne humeur, et sans aboutir àrien, si heureusement vous n’étiez entré et, comme un sanglier,vous n’aviez d’un de ces coups de boutoir que vous réussissez sibien, fait en une seconde cesser notre embarras.

– Aussi nous vous remercions, car nous nesavions plus que faire, dit le colonel.

– Bon ! vous voyez que parfois labrusquerie est bonne à quelque chose ; donc, tout est bienentendu maintenant ; allumons des cigares et enavant !

– Je ne demande pas mieux, maisauparavant je désire adresser une demande à mon ami José.

– C’est accordé d’avance, de quois’agit-il ? répondit le jeune homme.

– Le señor don Agostin Perez de Sandoval,votre père, mon ami, est ici, m’avez-vous dit ?

– Oui, mon cher colonel, mon père estici, mais très heureux et tout à son amour paternel.

– Que voulez-vous dire ?

– Que mon frère don Estevan de Sandoval,l’aîné de notre famille, est arrivé il y a deux heures à peine àPaso del Norte.

– Ah ! fit le docteur, don Estevanest arrivé de France ?

– Oui ; pour des raisonsparticulières, il a demandé à être relevé de ses fonctions dechargé d’affaires ; le gouvernement lui a accordé sademande.

– Tant mieux pour lui, il sera plusheureux au milieu de sa famille.

– C’est son avis ; mais ce qui estcurieux, c’est que lorsque nous avons annoncé votre présence ici,mon frère m’a dit : Cela tombe admirablement, à lachancellerie française à Mexico, sachant que je venais en Sonora,on m’a prié de remettre au colonel, comte Coulon de Villiers, unpaquet de dépêches qui a été apporté par le transatlantique surlequel j’avais pris passage ; mon frère s’est chargé desdépêches qu’il désire vous remettre.

– Eh mais, dit le docteur, cela serafacile.

– D’autant plus facile, dit l’officier,que voici ce que j’attends de vous, cher José.

– Parlez, mon ami.

– Je tiens à ce que votre père assiste aurécit que je vais vous faire.

– Mon père ! dit don José avec unesurprise joyeuse, ce sera un grand honneur pour lui, mon chercolonel.

– Il y a un peu d’égoïsme dans mon fait,reprit l’officier avec un fin sourire, don Agostin et un hommed’expérience, il connaît admirablement ce pays, ses conseils parconséquent me seront très profitables.

– Merci, mon ami, dit le jeune homme ense levant.

– Pardon, un mot encore.

– Parlez.

– Votre frère, que je n’ai pas l’honneurde connaître, doit cependant être mon ami.

– Oui, mon ami, il sait ce que nous vousdevons.

– Encore ! fit-il en riant.

– Toujours, reprit donc José sur le mêmeton.

– Priez donc votre frère d’accompagnervotre père, je serai très honoré de le voir près de vous.

– L’honneur sera pour nous, dit le jeunehomme ; je ne vous demande que cinq minutes.

– Allez, mon ami.

Don José sortit.

– Don Estevan est un homme d’élite, d’uneintelligence hors ligne et homme de cœur, ce qui ne gâte jamaisrien, dit le docteur.

– J’en ai entendu parler en fort bonstermes à Paris.

– Tant mieux ; vous verrez qu’ilvous plaira.

– Il me plaît déjà, mon cher docteur.

Et il alluma un cigare.

 

Chapitre 9Où le général Coulon de Villiers raconte son histoire

 

La porte s’ouvrit : Sidi-Muley souleva laportière et annonça de sa plus belle voix :

– Messieurs Perez de Sandoval.

Puis il laissa retomber la portière, et ildisparut.

Don Estevan de Sandoval était plus âgé de cinqou six ans que son frère don José, mais il était impossible en lesvoyant près l’un de l’autre de ne pas les reconnaître au premiercoup d’œil, tant leur ressemblance était complète ; sauf ladifférence de l’âge, on les aurait pris pour des jumeaux tant cetteressemblance était extraordinaire.

Le colonel se leva pour recevoir ses hôtes,mais don Agostin et don Estevan ne voulurent pas le souffrir, etils obligèrent le convalescent à reprendre place dans son fauteuilou, pour mieux dire, dans sa chaise longue.

Les premiers compliments furent échangés de lafaçon la plus cordiale ; ils furent presque une effusion ducœur entre don Estevan et le colonel ; ils s’étaient plu aupremier regard et avant de prononcer un mot, ils se sentaient amissincères.

Une connaissance faite dans ces conditionsdevait tout de suite devenir intime ; ce fut ce quiarriva.

Don Agostin et don José se sentaient heureuxde cette entente qui, du premier coup, s’était établie entre lesdeux hommes.

On prit place, et la conversation s’engageasur le pied de l’intimité ; la glace s’était rompue, sansqu’on s’en aperçût.

– Mon cher colonel, dit don Estevan, jesuis véritablement heureux de vous remettre ces dépêches, qui sansdoute vous seront agréables.

– En connaissez-vous donc lecontenu ? demanda le colonel en souriant et prenant lesdépêches que lui tendait don Estevan.

– Je le crois, répondit-il.

– C’est-à-dire que vous en êtes sûr,n’est-ce pas ? reprit l’officier en souriant.

– Ma foi, oui, dit don Estevan avechumour ; vous n’êtes pas curieux de les lire ?

– À quoi bon, puisque vous lesconnaissez, vous m’en direz le contenu, et elles me paraîtront plusagréables en passant par votre bouche.

– Faites mieux, général, reprit donEstevan, parcourez ce journal officiel et vous saurez à quoi vousen tenir en un instant.

– Croyez-vous ?

– Certes.

– Bien ; mais vous m’avez appelégénéral, est-ce par courtoisie ?

– Non pas, lisezl’Officiel : tenez là, ajouta-t-il en indiquantl’endroit du doigt.

L’officier y jeta un regard.

– Eh quoi ! s’écria-t-il avecémotion, je suis nommé général de brigade ! Merci à vous, cherdon Estevan, qui m’avez fait cette charmante surprise.

– Mais ce n’est pas tout.

– Comment, que voulez-vousdire ?

– Regardez là, tenez.

– Eh quoi ! grand officier de laLégion d’honneur.

– À la bonne heure ; j’ajouterai, sicela peut vous être agréable, que les promotions dont vous avez étél’objet ont été acceptées avec joie : on était d’accord pourdire que l’on n’avait fait que vous rendre justice.

– Vous êtes un charmant esprit, cher donEstevan, vous doublez pour moi le plaisir que m’ont causé cesnouvelles par la façon gracieuse dont vous me les avezannoncées.

La conversation continua pendant assezlongtemps sur ce ton amical, et peut-être aurait duré plusieursheures ainsi ; mais le docteur Guérin veillait lorsqu’il jugeaqu’il était temps de faire faire un crochet à la conversation, ildonna un coup de boutoir ainsi qu’il en avait l’habitude.

– Tout cela est très bien, dit-il, maisnous oublions, il me semble, le but de notre réunion, il est tempsque nous y revenions.

– C’est ma foi vrai, dit don José, je n’ysongeais plus.

– Ni moi non plus, dit don Agostin.

– Je suis dans le même cas, dit donEstevan ; c’est si bon de causer ainsi, sans avoir besoin dechercher ses mots ni de polir ses phrases.

– Et de laisser la folle du logiss’ébattre sans gêne, dit don José en riant.

– C’est possible, reprit le docteur, maisvous oubliez, mon cher don José, que nous perdons un tempsprécieux.

– C’est juste, et nos ennemis nes’endorment pas eux.

– Vous avez cent fois raison, mon ami,dit don Agostin, hâtons-nous donc, peut-être demain serons-nousobligés…

– Oh ! non, mon père, dit don José,nous n’en sommes pas là encore, vous savez que mes précautions sontprises.

– C’est vrai, mais avec de telsmisérables, il faut s’attendre à tout.

– Raison de plus pour nous entendre auplus vite, dit le docteur.

– Je vous avoue, messieurs, fit legénéral, que je ne comprends rien à ce que vous vous dites ;mais je suppose que vous avez l’intention de me rendre un grandservice, ce dont je vous remercie sincèrement à l’avance.

– Tout vous sera expliqué en temps etlieu, général, vous reconnaîtrez alors que la curiosité n’entraitpour rien dans notre désir d’obtenir de vous une confidence franchedes actes les plus importants de votre vie intime. Quant à votrevie de soldat, elle est trop bien connue pour que nous ayons à nousen préoccuper, si ce n’est pour admirer sincèrement vos beaux étatsde service, dit don Agostin d’un accent tout cordial, qu’un souriresympathique accompagnait.

– Je suis convaincu, señor don Agostin,reprit l’officier, que vos intentions sont bonnes, je vousraconterai de ma vie seulement ce que le monde ignore, c’est biencela, n’est-ce pas, señores ?

– Pardieu ! s’écria le docteur.

Les trois Sandoval firent un gested’assentiment et, sans plus attendre, le général prit la parole,avec une facilité d’élocution qui prouvait péremptoirement que toutce qu’il dirait serait vrai, car il parlait, comme on ditvulgairement, d’abondance et sans chercher ses mots.

– Caballeros, dit-il en espagnol, languequ’il parlait fort bien, Caballeros, mon récit ne sera qu’unerapide biographie. Et d’abord laissez-moi vous dire qui jesuis : ma famille date de la bataille de Bouvines, gagnée parle roi Philippe Auguste contre Othon IV, empereur d’Allemagne, en1214 ; la bataille fut acharnée, les communes flamandes firentdes prodiges de valeur ; elles réussirent à isoler le roi deFrance de ses capitaines et, avec de longs crochets, ces bravesgens parvinrent à le jeter à bas de son cheval ; ilscherchaient quelque défaut dans l’armure du monarque pour luidonner la mort, lorsqu’un homme, armé d’un énorme fléau, se fitjour au milieu des ennemis et besogna si bien qu’il réussit,quoique perdant son sang par plusieurs blessures, à remettre le roien selle, et, après lui avoir rendu son épée qu’il avait laissétomber, il s’éloignait au plus vite lorsque le roi lui ordonna des’arrêter.

« Les capitaines et toute la noblesseétaient désespérés ; ils croyaient leur maître tué ouprisonnier.

« Aussi la joie fut grande quand onaperçut le roi, monté sur son cheval de guerre et tenant son épée àla main.

« – Qui es-tu, et comment tenommes-tu ? demanda Philippe Auguste à son sauveur.

« – Monseigneur le roi, réponditrespectueusement le soldat, je suis serf et vassal du comte évêquede Rhodez, je me nomme Coulon.

« – Agenouille-toi, fit le roi.

« Le serf obéit.

« – Je te fais chevalier, reprit leroi en le touchant de son épée, tu es libre dans la montagne etdans la vallée ; tu jouiras de tous les droits appartenant àla noblesse, je te donne pour toi et pour tes descendants lechâteau de Villiers, avec toutes les terres et droits qui y sontattachés ; désormais tu te nommeras Coulon, comte de Villiers,et je te nomme, dans ma garde, capitaine d’une compagnie de centhommes d’armes dont je ferai les frais. Je ne veux pas que tut’éloignes de moi, et je ne m’en tiendrai pas là.

« Et le roi Philippe Auguste tint si biensa parole que le pauvre serf devint un des premiers gentilshommesdu royaume.

« Voilà comment ma famille fut anoblie,et voilà pourquoi, étant d’épée, nous avons toujours servi laFrance dans ses armées ; avec le temps notre famille se séparaen deux branches : les Coulon de Villiers et les deJumonville.

« Le premier Jumonville était le frère duCoulon de Villiers ; les deux frères étaient, en 1758, auCanada, capitaines tous deux dans le régiment deroyal-marine ; le vicomte de Jumonville fut assassiné enguet-apens par les Anglais, son frère le vengea ; il prit soindu fils de son frère et l’éleva à ses frais, ne faisant pas dedifférence entre ses enfants et le fils de son frère.

« Malheureusement ce jeune homme,oubliant tout ce qu’il devait à son oncle, devint son pireennemi.

« Cette rupture arriva à la suite d’unediscussion à propos d’une concession de terres achetée par le comtede Villiers, à des Indiens comanches par l’entremise d’un coureurdes bois canadien, dévoué à notre famille ; bien que le comtepoussât la condescendance jusqu’à montrer ses titres de propriétéparfaitement en règle, son neveu ne voulut rien entendre, et leschoses en vinrent à un tel point que le comte fut contraint dechasser son neveu, qu’il ne revit jamais.

« À la suite de cet événement, les deuxbranches de notre famille furent complètement séparées et devinrentétrangères l’une à l’autre ; la branche cadette poussa lahaine jusqu’à quitter le nom si glorieusement honorable deJumonville, pour prendre celui de Mauvers qui, du reste, luiappartient au même titre que le nom qu’ils rejetaient.

« La Révolution française ruinatotalement notre famille, aussi bien la branche aînée que lacadette.

« La situation était terrible, il fallaittrouver un remède même héroïque : mon grand-père et mongrand-oncle se firent soldats ; mon père devint colonel, mongrand-oncle ne dépassa pas le grade de capitaine et fut tué en1830, à la prise d’une barricade ; il était dans la garderoyale, mon père commandait le 16e régiment deligne.

« Je me trouvai à Saint-Cyr avec Gaspardde Mauvers, mon cousin. Nous étions jeunes tous deux, nos haines defamilles semblaient être sinon oubliées, du moins bienamorties ; mon cousin et moi nous étions pauvres, et nousvivions en assez bonne intelligence ; j’agissais franchementavec mon parent, je croyais qu’il en était de même de soncôté ; je me trompais, j’en eus bientôt la preuve :Gaspard de Mauvers me haïssait ; tous ses semblants d’amitiécachaient les plus odieuses machinations.

« Je sortis de Saint-Cyr avec le numérodeux, mon cousin ne sortit que dans les derniers numéros : sahaine en augmenta. Il y avait une espèce de fatalité sur ce jeunehomme ; rien ne lui réussissait, tout tournait contrelui : dans son for intérieur, il m’accusait de cettemalchance.

« Entrés ensemble dans le 4erégiment de dragons, j’étais arrivé au grade de chef d’escadron,tandis que mon cousin était resté lieutenant. Cependant il étaitinstruit, bon soldat, attaché à ses devoirs, cité pour sonexactitude et reconnu pour un excellent officier ; jesouffrais de le voir ainsi. Nous étions toujours bien enapparence ; mais, malgré moi, la différence des grades nousséparait plus que je ne l’aurais cru ; je voulus changer cetteposition désagréable pour nous, je demandai à passer en Afrique, àpermuter en un mot ; le ministre de la Guerre, à qui j’avaisfait part de mon désir, m’envoya au 2e régiment despahis ; deux mois après mon arrivée en Afrique, à la suite deje ne sais quelle razzia dont j’avais été chargé de punir lescoupables, je reçus ma nomination de lieutenant-colonel.

« À ma grande surprise, ce fut mon cousinqui m’apporta cette nomination : il avait été nommécapitaine ; le gouverneur de l’Algérie l’avait attaché à sapersonne en qualité d’aide de camp.

« Mon cousin ne savait pas ce quecontenait le paquet qu’il me remettait : en l’apprenant ildevint vert et me lança un regard qui me fit tressaillir tant ilétait chargé de haine.

« Lors de l’expédition du Mexique, je fispartie du premier détachement qui s’embarqua pour la Veracruz.

« Sept ou huit mois s’écoulèrent.

« Un jour, à Mozelia, où je commandais laville, je vis à ma grande surprise arriver mon cousin plus sombreet plus jaune que jamais : il me fit de grands compliments,outra les témoignages d’amitié ; il était toujourscapitaine.

« Lorsque l’ordre fut donné de laconcentration de l’armée sur Mexico, mon cousin disparutsubitement ; et je fus contraint de faire un rapport aumaréchal ; Gaspard de Mauvers avait déserté avec armes etbagages.

« En arrivant à la Veracruz, dix minutesavant de m’embarquer pour la France, Sans-Traces que vousconnaissez, Jean Berger ce Canadien dévoué à ma famille, me remitune lettre.

« – De qui est cette lettre ?lui demandai-je.

« – De M. de Mauvers, medit-il.

« C’était vrai.

« Je lus cette lettre ; elle étaitcourte, il m’avouait sa haine pour moi et m’avertissait que laconcession volée, le mot était en toutes lettres, quecette concession était enfin rentrée en son pouvoir et que sesprécautions étaient prises pour que je ne pusse point laravoir.

« Je fus atterré, je ne comprenais rien àcette lettre : comment mon cousin s’était-il emparé de cetteconcession que j’avais confiée à ma mère ; mais le tempspressait, il fallait agir, je donnai mes instructions détaillées àSans-Traces, je lui signai un pouvoir bien en règle pour meremplacer en tout et pour tout ; je l’avertis que je luiécrirais de France ; que probablement je ne tarderais pas àrevenir au Mexique et, que ma première visite serait pour lui. Ilme remit son adresse aux Trois Rivières et je m’embarquai.

« Je dois déclarer que tout ce qu’ilfallait faire, Sans-Traces le fit avec une adresse, une finesse etune connaissance des affaires litigieuses que je ne lui soupçonnaispas et qui m’étonna fort.

– Pourquoi donc ? interrompit ledocteur Guérin d’une voix railleuse ; Sans-Traces estd’origine normande ; bon chien chasse de race.

On rit de cette boutade, et le généralcontinua son récit, que les messieurs de Sandoval écoutaient avecune très sérieuse attention.

– J’étais assez inquiet de la suite àdonner à cette affaire ; mais, peu à peu, je me fis uneraison, et je pris assez facilement mon parti de ce vol honteux. Latraversée m’avait rendu tout mon sang-froid, débarquant en France,c’est à peine si je pensais encore à cette désagréableaffaire ; mais, en arrivant à Paris, j’appris une nouvelle quim’atterra : ma mère avait laissé sa petite fortune, deux centcinquante mille francs au plus, entre les mains de son notaire,malgré le conseil que je lui avais donné à plusieurs reprisesd’acheter de la rente, placement sûr et qui ne l’exposait à aucunespertes à moins que l’État fit faillite, ce qui n’était pasadmissible ; or il était arrivé que le notaire chez lequelelle avait placé sa fortune avait disparu subitement en emportanttout l’argent de ses clients ; du jour au lendemain ma mère setrouva complètement ruinée, ainsi que ma sœur, dont la dot dequatre-vingt mille francs avait été engloutie dans le naufrage.

« La situation de ma mère et de ma sœurétait très précaire, mes appointements de colonel étaientinsuffisants pour faire vivre même modestement ces deux êtres surlesquels j’avais concentré toutes mes affections ; ma mère sedésolait, elle s’en voulait de ne pas avoir suivi mesconseils ; mais il était trop tard, le mal était fait etpresque irréparable.

« Ce fut alors que je regrettai avec deslarmes de rage, le vol dont mon misérable cousin m’avait renduvictime ; je me désolais sans oser parler à ma mère de ladisparition de la concession, qui m’aurait peut-être tiréd’affaires. La pauvre femme était trop douloureusement frappée parla perte de sa fortune sans que je songeasse à lui adresser desreproches inutiles.

« Mais, à ma grande surprise, ce fut mamère qui me parla la première de cette concession en m’engageant àessayer d’en tirer parti ; je la regardai avec unestupéfaction qui l’inquiéta.

« – Qu’as-tu donc ? medemanda-t-elle ; tu m’as dit plus de cent fois que cetteconcession achetée par notre arrière-grand-père devait représenteraujourd’hui une somme énorme, plusieurs millions.

« – Certes, répondis-je en étouffantun soupir.

« – Qui t’empêche de t’enservir ? Figure-toi, ajouta-t-elle, que Laure, quelques joursavant la fuite du notaire, insista pour que je retirasse cetteconcession, que je n’avais pas voulu conserver chez moi et que,pour la mettre en sûreté, j’avais confiée à cet odieux maître X…C’est donc par miracle qu’elle n’a pas été perdue, miracle que tudois à ta sœur seule.

« Ma mère pouvait parler aussi longtempsque cela lui plairait, je ne l’écoutais plus, je songeais à ce queje devais faire.

« – Ah ! çà, demanda ma mère enme secouant le bras, est-ce que tu dors ?

« – Non, répondis-je entressaillant, je ne serais pas fâché de voir cette fameuseconcession.

« – La voici, mon frère, me ditLaure en me la remettant.

« C’était bien elle, je la reconnus aupremier coup d’œil.

« Deux jours plus tard, après avoirobtenu un congé d’un an, je m’embarquai au Havre pour lesÉtats-Unis.

« Je m’étais muni de lettres derecommandations pour les personnes les plus influentes et les plushaut placées aux États-Unis et au Mexique.

« Dans ces deux républiques je reçusl’accueil le plus cordial et le plus sympathique.

« Mon indigne parent, ainsi que jel’appris, avait essayé de se servir de la concession qu’il avaitfabriquée.

« Il avait formé une société de genstarés et d’hommes d’affaires véreux, à la tête de laquelle il avaitmis un drôle de la pire espèce qui se faisait appeler le comte deSternitz, un Prussien, me dit-on, qui, lors de l’expéditionfrançaise au Mexique, avait servi d’espion aux Mexicains et auxFrançais, avait trompé et trahi les deux partis et avait été pareux mis hors la loi et condamné à mort ; voilà quel étaitl’homme que mon odieux cousin avait pris pour gérant ; desactions avaient même été mises à la Bourse et habilementlancées ; elles avaient été cotées avantageusement ; maiscette ignoble machination fut dévoilée en pleine Bourse ; lasociété sombra ; mon cousin et le soi-disant comte de Sternitzfurent décrétés de prise de corps ; mais ils réussirent às’échapper et à se réfugier dans les prairies du Far West, refugeordinaire de tous les déraillés de la civilisation ; depuis onn’a plus entendu parler de ces misérables.

« Il paraît que la concession achetée parmon arrière-grand-père a été depuis longtemps défrichée et quetrois villes importantes ont été bâties dessus.

« Le gouvernement de Washington s’estadmirablement conduit avec moi, il a reconnu la validité de macréance à propos de ma concession de territoire ; il m’offritune somme de deux millions et une autre concession aussi étendueque celle que je réclamais, sur les territoires aurifères del’ancienne province mexicaine de l’Arizona, les placers deces contrées sont, paraît-il, d’une incalculable richesse.

« À la seule condition de former unecompagnie sérieuse dont je serais le chef ; je serais astreintà exploiter immédiatement ma concession, à défricher la terre, àfaire des villages où habiteraient mes ouvriers et mes colons, àconstruire des forteresses et à chasser par tous les moyens lesIndiens bravos et les pirates qui infestent toute cettecontrée.

« Le gouvernement de Washingtons’engagerait en sus à me fournir à prix débattus, au-dessous duprix courant, les armes, munitions, vêtements et vivres, pourarmer, vêtir et nourrir une troupe de huit cents hommes au moins,aguerris et bien montés ; les enrôlements seraient faits à monnom, mais seraient payés par les États-Unis, et seraient en réalitéau service de la grande république du Nord.

« Ces conditions me semblaientexcessivement avantageuses ; cependant, sur certainesobservations de mon ami Sans-Traces, je ne m’engageai queconditionnellement avec le gouvernement de Washington, c’est-à-direque je demandai un délai de six mois avant de signer le contrat quel’on me proposait, afin de visiter en détail l’Arizona et de mefaire une opinion juste de ce pays que je ne connaissais pas, etdont j’ignorais complètement les ressources, en un mot d’étudier leterrain et de savoir si la colonisation était possible dans cettecontrée ; car ce que me demandait le gouvernement deWashington n’était autre chose que faire affluer les colons dans cepays, de les y établir solidement et de ravir ainsi cette admirableprovince à la barbarie.

« La chose ne pouvait pas être traitée àla légère, elle demandait, au contraire, de sérieuses réflexionspour être menée à bien ; l’Arizona est immense et presqueencore ignorée ! Entre nous soit dit, messieurs, malgrél’immense avantage que doit me rapporter dans quelques années cetteaffaire, j’hésite à l’entreprendre, car j’entrevois déjà desdifficultés presque insurmontables.

« Et puis, officier dans l’arméefrançaise, toute ma famille et mes intérêts de cœur sont en France,et pour rien au monde je ne consentirais à me fixer en Amérique,m’offrît-on des tonnes d’or.

« Il est probable que je me contenteraides deux millions que m’offrent les États-Unis, ce qui est un fortbeau denier, sans m’engager dans des complications qui peut-êtredeviendraient inextricables, et dont je ne réussirais pas à sortirà mon honneur, en supposant même que j’en sortisse jamais.

« Voilà, caballeros, le récit que vousm’aviez demandé ; je l’ai fait aussi court que cela m’a étépossible, tout ce que je vous ai dit est vrai ; j’ai tenu àvous bien faire connaître ma position telle qu’elle est, et mesdésirs les plus secrets, sans fausse honte et en loyal soldat queje me flatte d’être.

Le général se fit un verre d’eau sucrée etalluma paisiblement un excellent cigare de La Havane.

– Monsieur le général, répondit donAgostin, mes fils et moi, nous sommes heureux de vous avoirentendu, ainsi que vous-même l’avez dit, en loyal et honnêtesoldat, vous nous avez donné une preuve précieuse de condescendancequi nous honore et dont nous vous serons éternellementreconnaissants ; cette affaire que le gouvernement deWashington vous propose en vous faisant, en apparence, de si grandsavantages, nous touche, sans que vous vous en doutiez, beaucoupplus qu’elle ne vous intéresse vous-même.

– Vous ? caballeros, s’écria legénéral avec surprise.

– Mon Dieu ! oui, reprit don Agostinavec une bonhomie charmante, ainsi vont les choses de cemonde ; je ne ferai pas de diplomatie avec vous, monsieur legénéral, je vous dirai franchement que votre acceptation desconditions que l’on vous propose ne tend à rien moins qu’à nousruiner et, par conséquent, à vous rendre, bien contre notrevolonté, notre ennemi le plus acharné.

– Que voulez-vous dire ? caballero.Je vous avoue que je ne comprends rien à cette supposition, qui, jel’espère, ne saurait être sérieuse.

– Malheureusement, ce que je vous dis eststrictement vrai, général.

– Veuillez vous expliquer au plus vite,je vous en prie ; et, tout d’abord, laissez-moi vous dire queje renoncerai plutôt dix fois à cette affaire que de briser, pourde mesquins intérêts d’argent, une amitié que j’ai su apprécier etqui, bien que nouvelle, m’est plus chère que vous ne pouvezsupposer.

– Et nous, s’écria don José aveceffusion, croyez-vous donc, général, que, après tout ce que nousvous devons, il nous sera jamais possible de vous traiter enennemi ?

– Messieurs, dit le docteur Guérin enintervenant avec un bon sourire, calmez-vous, je vous prie ;tout s’arrangera, j’en suis convaincu, à la satisfaction générale,il ne s’agit que de trouver un moyen de tourner la situation ;d’ailleurs, vous le savez, le monde est agencé de telle sorte,qu’il y a remède à toutes choses, il n’y a qu’à le trouver ;tant que l’âme tient au corps on doit espérer. Sauf la mort, je lerépète, il y a remède à tout, je dois le savoir, moi qui suismédecin, ajouta-t-il en riant, ce qui ne veut pas dire que je sauvetous mes malades.

– Merci, docteur, dit don Estevan avecbonne humeur, il n’y a que vous pour trancher carrément lesquestions ; je partage entièrement votre avis ; cetteaffaire, si sérieuse en apparence, se dénouera toute seule, j’ensuis convaincu, sans que ni le général ni nous recevions la pluslégère éclaboussure ; tandis que ceux qui ont voulu jouer aufin avec nous en seront pour leurs frais de diplomatie, serontbattus et ne récolteront que la honte de leurs agissements plus quesuspects.

– Vous savez, messieurs, dit le général,que vous parlez par énigmes, et que plus nous causons et moins jecomprends.

– C’est juste ! s’écria don José, nevaut-il pas mieux s’expliquer tout de suite : nous n’avons àdire que des choses honorables pour nous, en somme.

– Qu’en pensez-vous, mon père ? ditdon Estevan en se tournant vers le vieillard.

Don Agostin réfléchissait.

– Je le voudrais, dit-il en hochant latête, mais ce n’est pas ici que cette explication, fort courte,peut être donnée au général.

– Pourquoi donc ? demanda donJosé.

– Parce que, il faut que les chosessoient éclaircies de façon à ne laisser aucun doute, si léger qu’ilsoit, dans l’esprit loyal du général ; pour cela, il faut luimontrer des preuves indiscutables ; qu’il touche, comme l’ondit, les choses du doigt, nous le devons à notre honneur et à celuidu général ; or ces preuves je ne les ai pas ici, il est doncinutile de prolonger davantage une discussion qui n’aboutirait àrien de sérieux.

– Vous avez raison, señor don Agostin,vous avez parlé en honnête homme, ce dont je vous remercie ;j’attendrai donc le jour que vous jugerez convenable.

– Il faut couler cette question à fond,le plus tôt possible, dit nettement le docteur Guérin.

– Le général peut-il monter àcheval ? demanda don Agostin.

– Oui, mais non sans grandes fatigues,répondit le médecin, où voulez-vous aller ?

– Chez moi dans l’Arizona.

– Hum ! c’est bien loin, dit ledocteur en hochant la tête.

– Vous voyez, fit le vieillard.

– Attendez, reprit vivement le docteur,j’ai trouvé le moyen.

– Voyons, je l’accepte d’avance, dit legénéral.

– Aujourd’hui, vous expédierez unmozo là-bas, vous ferez atteler la litière…

– Je comprends, dit vivement don José, lalitière nous attendra à un endroit que je désignerai, le généralfera ainsi le trajet sans fatigue.

– Eh ! je vous accompagnerai, je neveux pas abandonner ainsi mon malade, ajouta le docteur enriant.

– Bravo ! dit don Estevan.

– Est-ce convenu, général ? demandadon José.

– Certes, cher don José, je suis auxordres de votre père.

– Alors, à demain, dit le vieillard.

– À demain, oui, señor don Agostin.

Alors, comme d’un accord tacite, laconversation fit un crochet et l’on ne parla plus que de chosesindifférentes.

 

Chapitre 10De la rencontre que firent le général de Villiers et don José deleur ami Sans-Traces et ce qui s’en suivit pour Matatrès

 

Le lendemain vers huit heures du matin,Sidi-Muley entra dans la chambre du général de Villiers.

Le brave officier dormait à poings fermés.

Le spahi le regarda pendant un instant avecintérêt.

– C’est fâcheux de le réveiller ainsi,murmura-t-il en grommelant selon son habitude ; cependant ille faut, ajouta-t-il, si je le laissais dormir, il me ferait unchabanais à tout casser ; tiens, fit-il en riant, j’aitrouvé ; avec cela qu’il a le réveil caressant. Baste !allons-y.

Et le digne soldat saisit une carafe et labrisa sur le parquet avec un bruit de tonnerre.

– Sacrebleu ! s’écria le général ense dressant subitement sur son lit.

– Ne faites pas attention, mon général,c’est moi qui ai cassé une carafe.

– Fichu imbécile ! repritl’officier, que le diable t’emporte ! je faisais un rêvecharmant, que tu as interrompu par ta maladresse ! Quel idiot,je vais tâcher de rattraper mon rêve !

Et il se recoucha et s’enveloppa jusqu’auxyeux dans ses draps et couvertures.

– Ah ! non, dit résolument le spahi,c’était pas la peine d’avoir brisé la carafe alors ?

– Hein ! qu’est-ce que tu rognonnes,animal ?

– Je ne rognonne pas, sauf respect,général, je dis qu’il faut se lever.

– Allons donc ; j’ai envie dedormir.

– C’est possible, mais tout le monde estprêt, et l’on n’attend plus que vous pour partir.

– Ah ! bigre, s’écria le général ensautant de son lit, c’est vrai : j’avais oublié, et tu ne mele disais pas, animal ?

– Faites excuses, mon général, voilà unedemi-heure que je vous l’ai dit, à preuve la carafe.

– C’est bon ! c’est bon !aide-moi à m’habiller au lieu de rester là comme un cormoran perchésur une patte.

– Hein ! quel réveil caressant, etdire que tous les jours c’est comme cela !

– Que mâchonnes-tu ainsi ?

– Je dis que c’est bien, mon général, etque vous serez vêtu en deux temps trois mouvements.

– Oui va, mon pauvre Sidi, repritl’officier en riant, je t’ai bien entendu ; que veux-tu ?je ne puis être aimable en me levant.

– Pardi ! je le sais depuislongtemps, mais je ne vous en veux pas pour cela, mon général. Jesais que c’est plus fort que vous.

– Alors tu ne m’en veux pas ?

– Moi ? allons donc ! puisquec’est votre manière de voir.

– C’est juste, dit l’officier enriant.

Tout en causant ainsi avec son soldat, legénéral s’était habillé.

– Là ! voilà qui est fait, dit-il,tu vois que je n’ai pas perdu de temps.

– Pardieu ! il n’y a que le premiermoment qui est dur, après cela va tout seul.

– Tu es un profond philosophe, Sidi monami ; allons, en route.

– Voilà, mon général.

Ils quittèrent la chambre à coucher.

La cour – patio – était remplie decavaliers, les trois dames étaient en selle ainsi que leursservantes ; une trentaine de peones et de vaqueros auxcostumes pittoresques, aux traits énergiques et armés jusques auxdents devaient escorter les voyageurs.

Le général alla saluer les dames, quil’accueillirent avec leurs plus séduisants sourires, en s’informantavec intérêt de sa santé.

Mais le docteur Guérin coupa court à tous cescompliments, en rappelant le général à la situation.

– En route, en route, dit-il, nouscauserons plus tard.

Le général prit congé des dames, et se mit enselle, aidé par Sidi-Muley.

Les trois Sandoval échangèrent des poignées demain et quelques courts compliments avec l’officier, et sur unsigne de don Agostin, la porte de la maison s’ouvrit, et lesvoyageurs défilèrent au pas.

Ils conservèrent cette allure paisible tout letemps, qu’ils traversèrent les rues étroites du Pueblo, mais quandils eurent passé à gué le rio Grande del Norte, toute la cavalcades’élança au galop de chasse, l’allure évidemment la plus agréableet la moins fatigante, quand on a une longue course à faire.

Les dames étaient entourées par des hommesdévoués ; derrière elles venaient les trois Sandoval, legénéral de Villiers et le docteur Guérin, galopant de front ;quelques peones faisaient une arrière-garde.

Sur les flancs de la colonne, des vaquerosgalopaient à droite et à gauche, reconnaissant le terrain, etfouillaient les hautes herbes pour découvrir les embuscades, au casoù il y en aurait.

Le trajet jusqu’à la première halte se fitassez rapidement et sans trop de fatigues pour le convalescent.

Le général ne se plaignait que d’une seulechose ; il prétendait mourir littéralement de faim, ce quifaisait bien rire ses compagnons et surtout le docteur Guérin.

– Cette faim m’inquiète, dit le docteurde son air le plus sérieux, j’ai bien envie, général, de vousordonner une diète.

– Sapristi ! s’écria le général avecun désespoir comique, si vous me jouiez pareil tour, docteur, je nevous pardonnerais de ma vie.

– Je ne puis me prononcer encore, nousverrons.

On galopa ainsi jusqu’à onze heures dumatin.

On fit halte à l’orée d’une forêt épaisse dechênes-lièges ; sous le couvert avaient été construits à lahâte quatre jacales, espèces de huttes, de branchesentrelacées, que les coureurs des bois construisent avec uneadresse singulière en moins d’une demi-heure.

Un jacal était réservé aux dames, un autrepour les messieurs de Sandoval, le troisième était destiné augénéral et à son médecin, et le quatrième devait servir de salle àmanger aux voyageurs.

Une cinquantaine de Comanches étaient placéssous les ordres du Nuage-Bleu ; ces hommes étaient choisisavec soin, c’étaient de grands braves de la nation, tous étaientarmés de fusils ; ils devaient renforcer l’escorte desvoyageurs.

– Caballeros ! dit don Agostin, jesuis heureux de vous offrir l’hospitalité du désert, vous excuserezla chère un peu primitive que vous ferez en vous souvenant que noussommes en Apacheria.

– Je sais comme on soupe au désert, señordon Agostin, quand vous en faites les frais, dit en riant legénéral ; je me déclare à l’avance satisfait de ce que vousnous ferez servir.

– À la bonne heure, dit le docteur, onvoit que le général meurt de faim et qu’il se contentera de laquantité sans se soucier de la qualité.

– Je tâcherai que tout soit bien, repritle vieillard ; señores, nous repartirons à trois heures de latarde, lorsque la grande chaleur du jour serapassée ; vos jacales vous attendent, ils sont munis de litsfaits de feuilles odoriférantes, recouvertes de fourrures, vouspouvez vous reposer quant à présent ; on vous avertira quandle déjeuner sera prêt.

Chacun se retira dans sa hutte, non pas pourdormir, mais pour rétablir l’harmonie de sa toilette, froissée parle long trajet que l’on avait fait.

Les hommes assistèrent seuls au déjeuner, lesdames avaient préféré se faire servir à part, sans doute pourlaisser à ceux-ci toute liberté, ce dont ils ne se plaignirentpas ; les dames, surtout en Amérique, sont très strictes surles questions d’étiquette, ce qui dans certains cas est fort gênantet empêche toute intimité.

Le repas fut ce qu’il devait être,c’est-à-dire très fin et exquis, la question des liquides avait ététraitée avec un soin particulier.

Cette fois, rien ne vint troubler le repas,comme il l’avait été le soir où le général avait fait laconnaissance de don Agostin Perez de Sandoval.

Le général n’avait pas adopté l’habitude de lasiesta qui est presque universelle dans les pays chauds comme celuioù il se trouvait alors.

Au lieu d’essayer de dormir,M. de Villiers préféra se promener sous les hautesfrondaisons de la forêt, où régnait une fraîcheur des plusagréables.

Don José offrit au général de l’accompagnerdans sa promenade, offre que le général accepta avec grandplaisir.

Les deux hommes prirent leurs armes, afind’être prêts à toute éventualité, puis ils s’enfoncèrent dans laforêt.

Les forêts vierges ne ressemblent en rien ànos forêts de France ; les abords de ces forêts sont seulsfournis d’herbe et de broussailles ; au fur et à mesure quel’on pénètre dans l’intérieur, la végétation parasite devient rare,l’air manque ; les arbres, composés généralement de la mêmeessence, se ressemblent tous, ils poussent avec une rectitudeincroyable, ils forment d’immenses allées droites, comme réglées aucompas, et s’étendent ainsi pendant plusieurs lieues.

Malheur à l’homme qui s’enfonce étourdimentdans ces forêts ! il est inévitablement perdu : plus ilessaye de retrouver sa route, plus il s’égare ; il tourneconstamment dans le même cercle sans jamais en sortir et parfois,trop souvent il succombe d’une mort horrible, à quinze ou vingtmètres au plus de l’orée de la forêt, mais rien n’avertit lemalheureux égaré ; tous les arbres sont les mêmes, les alléesse ressemblent toutes, il est donc impossible de se diriger dans celabyrinthe, cent fois plus inextricable que celui qui fut construiten Crète par Dédale.

Les coureurs des bois, les seuls hommes quiosent se hasarder dans les forêts vierges, n’ont que deux moyens deretrouver leur route, c’est d’enlever avec la hache des morceauxd’écorces sur les troncs des arbres ; ou bien d’examiner lepied des troncs des arbres, quand ils trouvent de la mousse, ilssont au nord ; si, au contraire, le tronc est sec et sansapparence de mousse, ils sont au midi.

Mais le premier moyen est le préférable, parceque à une distance éloignée, au fond de la forêt, l’air necirculant que difficilement et le soleil ne réussissant pas àpercer l’épaisse couche de feuilles des frondaisons, il règne dansces profondeurs une humidité permanente ; quelques batteursd’estrade se servent des traces laissées par les animaux quand ilsvont le soir à l’abreuvoir, et dont ils connaissent leshabitudes ; ces traces conduisent toujours, soit à desruisseaux ou à des cours d’eau qui finissent par se jeter dans unerivière plus ou moins éloignée, mais ceci est un moyen héroïquedont on ne se sert qu’en désespoir de cause, et ne peut êtreimpunément employé.

Don José connaissait la forêt dans laquelle ilse promenait avec le général, il l’avait traversée plus de centfois à toutes les heures de nuit et de jour, il n’y avait donc rienà redouter pour les deux promeneurs.

Tout en marchant, les deux hommes causaient dechoses indifférentes, ils étaient arrivés sur les bords d’unruisseau limpide assez large et qui fuyait en jasant sur lescailloux de son lit.

Don José proposa au général de s’asseoir surl’herbe qui poussait sur les bords du ruisseau, une assez grandedéchirure dans la frondaison permettait au soleil d’éclairer cepaysage pittoresque et mystérieux ; on n’entendait aucun bruitsous le couvert sauf le martelage éloigné du pivert frappant sescoups cadencés sur le tronc d’un arbre.

Presque aussitôt le bruit cessa, le piverts’était subitement envolé.

Don José serra le bras du général et s’éloignadu ruisseau en posant un doigt sur ses lèvres pour lui recommanderla prudence.

– Qu’y a-t-il ? demanda le général àvoix contenue.

– Je ne sais pas, dit le jeune homme surle même ton, soyons prudents, nous ignorons qui nous arrive, est-ceun ami ou un ennemi ? je ne saurais le dire, mais soyons surnos gardes.

Presque au même instant, le cri du flamant sefit entendre à une courte distance.

– Grâce à Dieu ! dit don José, c’estun ami.

– Qui vous le prouve ?

– Le signal qu’il m’a fait.

– Un signal, quand donc ?

– À l’instant, n’avez-vous pas entendu lecri du flamant.

– Si bien, mais j’ai supposé que ce criavait été poussé par un des flamants, que nous voyons là-bas dansune clairière sur le bord d’un étang.

– Vous vous êtes trompé, mon chergénéral, c’était un signal, et la preuve c’est que je vaisrépondre.

Et le jeune homme, portant ses mains à sabouche, imita avec une perfection incroyable le cri du flamant.

– Pardieu ! dit le général, recevezmes compliments, cher don José, je ne vous supposais pas sihabile.

– Oh ! cela n’est rien, dit le jeunehomme en riant, je possède ainsi une foule de talents de sociétéque je vous ferai connaître peu à peu selon lescirconstances ; eh ! tenez, regardez là-bas à gauche,entre les arbres, ne voyez-vous pas un homme ?

– Pardieu ! à moins d’être aveugle,répondit le général, et même je le reconnais parfaitement, c’estmon ami Sans-Traces, mon fidèle Canadien ; mais voyez donc, ilsemble nous engager à le rejoindre.

– C’est ma foi vrai, hâtons-nous,général, il faut que Sans-Traces ait des raisons bien graves pournous faire cet appel singulier.

Le coureur des bois ne bougeait pas del’endroit où il s’était arrêté, et tenait la tête à demi tournéevers l’endroit où il avait apparu, comme s’il surveillait une chosequelconque, que les deux promeneurs ne pouvaient voir.

Le général et son ami avaient pris le pasgymnastique pour arriver plus vite auprès du chasseur, celui-ciétait éloigné d’une portée de fusil au plus, mais il paraît quecela pressait, car le chasseur ne cessait pas ses gestesd’appel.

Enfin, après s’être décidés à courir, les deuxhommes atteignirent le coureur des bois.

– Que se passe-t-il donc ici ?demanda don José.

– Parlez bas, répondit le chasseur,embusquez-vous derrière le tronc de cet arbre et regardez.

Les deux hommes firent ce que le coureur desbois leur disait, et ils regardèrent.

Deux hommes faciles à reconnaître pour êtredes Blancs étaient assis au pied d’un arbre et causaient avec unecertaine animation.

– Qui sont ces hommes ? demanda legénéral.

– J’en connais un, celui qui bourre sapipe en ce moment, répondit Sans-Traces, il se nomme Matatrès,c’est un bandit de la pire espèce, il appartient à la cuadrilla duCoyote.

– Ah ! ah ! dit don José, ilfaut nous emparer de ces deux hommes.

– Hum ! ce ne sera pas facile.

– Peut-être, essayons toujours : sinous ne réussissons pas à nous assurer d’eux, nous pourronstoujours leur mettre une balle dans le crâne ; la perte nesera pas grande.

– Oh ! quant à cela nous ne risquonsrien, mais comment nous y prendre pour les approcher sans qu’ilsnous voient ?

– Bien facilement, et, levant la tête enindiquant le feuillage : voilà notre chemin, dit don José.

– Et ma foi de Dieu, je n’y songeaispas ; en effet, c’est facile.

– De quoi s’agit-il donc ? demandale général.

– Vous voyez ces deux hommes, n’est-cepas, mon cher général, dit don José.

– Dame ! à moins d’être aveugle, ilssemblent, autant que je puis en juger à cette distance, ilssemblent, dis-je, causer de leurs affaires.

– C’est cela même, mon cher général, jetiens beaucoup à entendre leur conversation.

– Ah ! bah ? pourquoi donccela ?

– Parce que ces hommes sont nos ennemis,à vous comme à moi, et il est bon de savoir ou plutôt de surprendreles secrets de ses ennemis.

– En effet, c’est de bonne guerre.

– Très bien, ne quittez pas votreembuscade derrière cet arbre et laissez-nous faire.

– Mais comment ferez-vous pour lessurprendre ?

– Vous verrez, cela vous intéressera.

– Soit, je ne bougerai pas d’ici, en casde besoin comptez sur moi.

– Pardieu ! à bientôt, général.

Le jeune homme, alerte et adroit comme unsinge, et rompu à tous les exercices du corps, dégaina sonpoignard, le planta dans le tronc de l’arbre et grimpa avec unefacilité singulière, suivi par Sans-Traces qui ne le quittait pasd’un pas.

Arrivés aux premières branches de l’arbre, lesdeux hommes disparurent dans le fouillis des feuilles, les longuesbarbes d’espagnol tombantes, et les lianes qui formaient les plusétranges paraboles.

À partir de ce moment, le général, malgré lesefforts qu’il tenta, ne réussit pas à revoir les deux singuliersvoyageurs.

Ceux-ci faisaient simplement ce que lescoureurs des bois nomment une piste en l’air : les arbres dontles branches étaient enchevêtrées les unes dans les autrespermettaient aux deux hommes de passer d’un arbre à un autre, avecun peu d’adresse, aussi sûrement que s’ils traversaient un pontétroit et un peu tremblant. Cette promenade sur les arbres sefaisait à une hauteur moyenne du sol de soixante à quatre-vingtsmètres ; mais les coureurs des bois ne connaissent pas levertige.

Don José et son compagnon avançaient aussirapidement que s’ils eussent foulé le sol de la forêt.

Soudain, le jeune homme s’arrêta, il fit signeà son compagnon de ne plus bouger.

En effet, ils étaient dans les branches mêmesde l’arbre au pied duquel Matatrès et l’autre individu dont nousavons parlé causaient tranquillement, se croyant à l’abri de touteindiscrétion au fond de cette forêt, que seuls les Indienstraversaient parfois, mais rarement, et dont les seuls habitantsétaient les jaguars et d’autres félins presque aussi dangereux. Lesdeux interlocuteurs causaient donc avec la plus complète confianceet sans même penser à parler bas, faute qu’un coureur des bois ouun Indien ne commettrait jamais.

C’est pour le désert qu’a été fait le proverbedevenu banal dans les Prairies : « La défiance est lamère de la sûreté », et cet autre qui appartient auxComanches, les Peaux-Rouges les plus méfiants de tous lesIndiens : « Prenez garde aux forêts, les arbres ont desyeux et les feuilles des oreilles. »

Ce jour-là ce proverbe trouvait littéralementson application.

– Si vous continuez ainsi, master Wilson,nous ne nous entendrons jamais.

Cette phrase était prononcée en espagnol parMatatrès au moment où les deux chasseurs se mettaient auxécoutes.

– C’est vous, By god ! quin’êtes pas raisonnable, répondit l’autre en haussant les épaules,vous exigez des fusils armstrong, et vous prétendez ne les payerque dix piastres, c’est une plaisanterie.

– Combien en avez-vous ?

– Cinq cents.

– Vous les garantissez.

– By god !parfaitement…

– Eh bien, où est votregoélette ?

– Sur le rio Puerco, à l’anse del’Opossum.

– Bon, je vois cela d’ici, c’est à quatrelieues à peine.

– Nous entendons-nous ?

– Peut-être, j’ai une proposition à vousfaire.

– Voyons.

– Je vous paye vos fusils vingt piastreschacun.

– Aoh ! très bien.

– Seulement je ne vous payerai que dixpiastres comptant, le reste sera payé après l’expédition que nousallons faire.

– Et quand vous reverrai-je pour toucherles autres dix piastres ? dit l’Américain avec ironie.

– Après l’expédition, je vous l’aidit.

– Bon ! et si votre expédition neréussit pas ?

– Allons donc ! nous sommes certainsdu succès.

– Rien ne me le prouve ; tenez,ajoutez une piastre à chaque fusil, et l’affaire est faite.

– Hum ! C’est bien tentant.

– Nous frappons-nous dans la main etbuvons-nous un coup de whiskey ?

– Je crois que cela s’arrangera, mais lescartouches ?

– Ceci est en dehors.

– Caraï ! combien enavez-vous ?

– Vingt mille si vous voulez.

– Quarante cartouches par fusil, ditMatatrès, ce n’est pas trop.

– Je vous en vendrai le double si vousvoulez.

– Ah çà ! votre goélette en est doncchargée.

– Elle est bondée de fusils et decartouches.

– Oh ! oh ! ceci demanderéflexion, dit le bandit dont l’œil lança un éclair fauve.

– Je ne suis pas embarrassé de monchargement, j’aurais le double de marchandises que j’en trouveraisla vente.

– Peut-être.

– Certainement, je suis déjà en marchéavec d’autres plus généreux que vous.

– Chacun fait ses affaires comme ill’entend.

– C’est juste.

– En traitant avec nous vous avez affaireà d’honnêtes gens, fit-il en se redressant.

– Honnête ou rascal, peu m’importe avecqui je traite pourvu que l’on me paye.

– Hum ! vous n’avez pas depréjugés.

– Les affaires avant tout, mais, voussavez, time is money ; finissons-nous ?

– Pour combien ? nous verrons.

– Je suis pressé.

– Avez-vous peur ?

– Peur de quoi ? ma goélette estbien armée ; j’ai quinze engagés, qui tiendraient tête à tousles bandits du désert.

– Cela vous regarde, voulez-vousm’accompagner jusqu’à la résidence de mon chef ?

– Pour quoi faire ?

– Pour traiter.

– Est-ce bien vrai ?

– Sur l’honneur ! dit le bandit avecemphase.

– Hum ! je préférerais un autreserment ! Enfin, est-ce loin ?

– À peine deux lieues ; je n’ose pasprendre sur moi de traiter définitivement, sans l’assentiment demon chef ; cela sera fait en moins d’un quart d’heure.

L’Américain sembla hésiter un instant, mais ilprit définitivement son parti.

– Partons, dit-il.

– Pas avant d’avoir goûté votre whiskey,je suppose ?

– Vous avez raison.

Il prit une énorme gourde qu’il portait enbandoulière et dont le bouchon formait un vase pour boire, il leremplit et le présenta au bandit, et portant la gourde à seslèvres :

– À votre santé ! dit-il.

– À la vôtre ! dit Matatrèspoliment.

Mais la sagesse des nations dit que de lacoupe aux lèvres, il y a la mort : Matatrès en fit presquecomplètement l’expérience à ses dépens.

Au moment où il levait le vase plein dewhiskey, un poids énorme tomba d’aplomb sur lui et le renversa sansqu’il pût dire ouf !

La même aventure arrivait au trafiquantaméricain.

Si les deux hommes ne furent pas tués raides,c’est que le diable, leur ami particulier, les protégea en cettecirconstance.

Ni l’un ni l’autre n’étaient morts, mais ilsgisaient tout de leur long sur la terre, sans donner signe devie ; ils étaient sans connaissance.

Les deux chasseurs, qui s’étaient laisséstomber sur eux, d’une dizaine de pieds au moins, profitèrent del’évanouissement des deux compagnons pour les garrotter solidementet les rouler dans des serapés serrés autour de leur corps, afin deleur enlever la vue et l’ouïe, quand ils reviendraient à lavie.

– Que faisons-nous de ces drôles ?demanda Sans-Traces.

– Rien quant à présent ; mon pèredisposera d’eux ; aidez-moi à les porter dans ce trou, où ilsseront parfaitement, vous les surveillerez jusqu’à ce que je vousenvoie des hommes pour les transporter au campement.

– C’est entendu, je ne bougerai pasjusqu’à nouvel ordre.

– Oh ! votre faction ne sera paslongue ; à bientôt.

Don José rejoignit alors le général, auquel ilraconta ce qu’il avait fait.

– Avez-vous donc un intérêt à vousemparer de ces pauvres diables ?

– Un très grand, répondit don José.

– Comment cela ?

– Le Coyote vient acheter les armes etles cartouches dont la goélette du trafiquant est chargée ; etvous savez que le Coyote est notre ennemi.

– Oui, il nous l’a prouvé, mais que nousimporte ?

– Il nous importe beaucoup, ce misérablen’achète ces armes que pour s’en servir contre nous.

– Vous croyez qu’il osera nous attaqueraprès la rude leçon qu’il a reçue ?

– Caraï ! si je le crois ; j’ensuis certain, je sais ce qu’il projette contre nous.

– S’il en est ainsi vous avez eu raisonde faire ce que vous avez fait ; cependant je vous engage à enparler à votre père.

– C’est ce que je me hâterai defaire ; vous verrez qu’il sera de mon avis.

– Soit, cher don José, d’ailleurs vousêtes seul juge de vos actes, surtout dans la situation où vous voustrouvez vis-à-vis de ce bandit sans foi ni loi.

– Il nous faut le battre avec ses propresarmes.

Tout en causant ainsi les deux hommes avaientmarché d’un pas rapide, si bien qu’ils atteignirent le campementdans un laps de temps fort court.

Ils avaient marché d’autant plus vite pendantla dernière partie de leur trajet, qu’il leur avait semblé entendredes coups de fusil ; mais les bruits meurent et se décomposentsous les épais couverts des forêts vierges, de sorte qu’on ne peutjuger de ce que l’on entend mal.

Mais en arrivant au campement tout leur futexpliqué.

Une troupe assez nombreuse de pirates fuyait àtoute bride, s’éparpillant dans toutes les directions serrée deprès par les vaqueros et les Peaux-Rouges du Nuage-Bleu.

Les détonations que le général et son amiavaient cru entendre sous le couvert sans s’en rendre bien compte,provenaient des quelques coups de feu que les bandits tiraientcontre ceux qui les poursuivaient.

Mais ce qui étonna et inquiéta surtout donJosé, ce fut que, au lieu de paraître satisfaits du résultat dunouvel échec des pirates, tous les fronts étaient soucieux, tousles visages pâles et inquiets.

Don Agostin surtout semblait désespéré ;il ne se soutenait qu’avec peine, et son corps était agité d’untremblement nerveux.

Les quelques hommes restés au campementsemblaient atterrés et en proie à une profonde douleur.

Les deux hommes n’osaient interroger.

Un pressentiment leur disait qu’un malheurterrible était arrivé pendant leur absence.

– Mon fils, s’écria le vieillard enapercevant le jeune homme en tombant dans ses bras, mon fils, tamère et tes deux sœurs ont été enlevées par les pirates.

Et, terrassé par la douleur, le vieillardperdit connaissance.

Cette nouvelle était terrible ; don Joséchancela.

– Oh ! murmura-t-il, vengeance, monDieu ! vengeance contre ces misérables !

– Courage ! ami, dit le général avecune énergie terrible, nous serons deux pour venger ces pauvresfemmes si lâchement enlevées.

– Merci, répondit le jeune homme, mavengeance sera effroyable, je compte sur vous, général.

– Vous avez ma parole, moi aussi je veuxune vengeance terrible, dit l’officier d’une voix sourde.

 

Chapitre 11Comment le campement fut attaqué par les pirates du désert et cequi s’en suivit

 

Voici ce qui s’était passé pendant l’absencede don José et du général de Villiers.

La veille, don Agostin avait envoyé un hommede confiance à sa résidence habituelle, pour avertir les serviteursdu retour prochain de leur maître et amener à Paso del Norte lalitière qui devait servir au général si le cheval le fatiguaittrop.

Les pirates avaient des espions disséminés surla savane dans toutes les directions.

L’émissaire de don Agostin fut bientôtdécouvert et suivi, mais de fort loin.

L’homme expédié par le vieillard étaitCuchillo, un de ses serviteurs de confiance.

Cuchillo connaissait de longue date toutes lesruses et les perfidies des pirates ; mieux que personne ilsavait avec quelle prudence il devait marcher, pour donner lechange aux bandits qui, bien qu’invisibles, surveillaient sesmoindres mouvements.

Donc Cuchillo reconnu comme étant un desserviteurs de confiance de don Agostin, tous les espions du désertse trouvèrent en un instant à ses trousses.

Mais ils avaient affaire à forte partie ;malgré toutes leurs précautions, Cuchillo leur glissa entre lesmains comme un serpent, et il leur fut impossible de savoir cequ’il était devenu.

Le lendemain, les espions des piratesavertirent leurs chefs que des vaqueros construisaient des jacalesà l’orée d’une forêt de chêne-liège où les Sandoval avaientl’habitude de camper lorsqu’ils traversaient le désert, soit pourse rendre à Paso del Norte ou pour en revenir.

D’autres espions arrivèrent annonçant que lesserviteurs de don Agostin, accompagnés d’une nombreuse troupe deComanches, avaient rejoint les autres serviteurs des Sandoval aulieu du rendez-vous amenant avec eux une litière attelée de quatremules, ce qui donnait à supposer que des dames ne tarderaient pas àarriver.

L’Urubu et le Coyote crurent que l’occasions’offrait à eux de prendre une éclatante revanche des nombreuxéchecs que jusque-là ils avaient subis.

Les deux chefs prirent leurs dispositions avecune grande habileté et surtout avec une extrême prudence, ilsmanœuvrèrent si bien que les vaqueros ne soupçonnèrent rien despréparatifs faits par les pirates, de sorte que le campement futcomplètement entouré sans qu’il fût possible de se douter qu’uneembuscade formidable était dressée contre les voyageurs.

Le plan des bandits était de s’emparer desdames et de contraindre ainsi leurs ennemis à compter avec eux,lorsque les voyageurs arriveraient au campement où ils seproposaient de rester pendant plusieurs heures pour faire laméridienne et laisser tomber la grande chaleur du jour.

Comme on le voit, les bandits n’avaient riennégligé, leur plan très bien dressé était un chef-d’œuvre d’astuceet de perfidie ; à moins d’événements impossibles à prévoir,il devait fatalement réussir.

Seulement, et ils n’avaient pu faireautrement, les bandits avaient été obligés de s’établir à unedistance assez grande du campement pour éviter d’être dépistés.

Lorsque les voyageurs arrivèrent, depuislongtemps les bandits couchés dans les hautes herbes surveillaienttous les mouvements de leurs ennemis, sans que ceux-ci pussentavoir le plus léger soupçon.

D’ailleurs, le mépris profond qu’ils avaientdes pirates leur donnait une entière sécurité, ils les croyaientincapables d’une telle audace.

Du reste leur nombre suffisait pour lesrassurer ; ils se gardaient mal et avaient négligé lesprécautions les plus élémentaires, tant ils étaient convaincusqu’ils n’avaient aucun danger à redouter.

Cette certitude fut la cause de tout lemal.

Les pirates ne donnaient pas signe de vie.

Ils attendaient que la chaleur fût accablante,et que tous les yeux fussent fermés dans le campement.

Lorsqu’ils crurent que tout le monde dormait,ils firent leurs dernières dispositions et se préparèrent àattaquer.

Les deux chefs s’étaient partagé la besogne,le Coyote devait attaquer le campement par la droite, tandis quel’Urubu attaquerait, lui, par la gauche.

C’est-à-dire que le Coyote attirerait lesefforts du combat sur lui, tandis que l’Urubu se glisserait commeun serpent, en rampant silencieusement sur la terre, vers le jacalhabité par les dames qu’il enlèverait d’un coup de main sanséveiller l’attention des vaqueros, et les dames en son pouvoir, ildonnerait un signal auquel tous les pirates se mettraient enretraite au plus vite, en s’éparpillant dans toutes les directionsafin de rendre la poursuite plus difficile.

Le quartier des dames était gardé par leNuage-Bleu, Sidi-Muley, Cuchillo, et une vingtaine dePeaux-Rouges.

Les Comanches étaient éveillés et prêts aucombat.

Sidi-Muley fumait sa pipe en se promenant delong en large avec son vieil ami Cuchillo ; l’ex-spahi étaitinquiet, un pressentiment lui serrait le cœur sans qu’il comprîtrien à ce qui se passait en lui.

– Je ne sais ce que j’ai, disaitSidi-Muley, je suis triste sans savoir pourquoi.

– Baste ! ce n’est rien, dit enriant Cuchillo, tu auras trop fêté le rhum du général.

– Non, répondit-il en hochant la tête, jesens un malheur, il y a quelque chose qui se passe et que je necomprends pas.

– Allons donc, es-tu fou ?

– Je te dis que j’ai peur.

– Toi ? peur ?Sidi-Muley ; tu veux rire ?

– Tu verras.

– Que le diable t’emporte, que veux-tuqui nous arrive ?

– Je ne sais pas, mais je te répète quenous sommes sous le coup d’une catastrophe.

– Tu es fou, te dis-je.

À peine achevait-il ces quelques mots que descris déchirants se firent entendre dans le jacal des dames.

– Ah ! s’écria Sidi-Muley avecdésespoir, voilà le malheur que je pressentais.

Les deux hommes s’élancèrent vers le jacalsuivis presque aussitôt par le Nuage-Bleu et les Comanches.

À l’autre extrémité du campement on entendaitdes cris de colère et une fusillade bien nourrie.

– Arrête ! on attaque lecampement ! s’écria Cuchillo.

– Aux dames ! aux dames ! onles enlève, là-bas on fait une fausse attaque pour nous donner lechange.

Ils s’élancèrent dans le jacal.

Les dames disparaissaient enlevées par despirates. Une vingtaine de bandits barraient le passage.

– Vive Dieu ! s’écria Sidi-Muley ensautant sur un cheval et brandissant son long sabre, sus auxCoyotes !

Et il se rua d’un élan irrésistible sur lespirates suivi par Cuchillo, le Nuage-Bleu et les guerrierscomanches.

Les pirates furent écrasés, et Sidi-Muley etses compagnons passèrent sur leurs corps.

On entendait toujours les bruits du combat quise livrait avec acharnement à l’autre extrémité du campement.

L’Urubu avait surpris les dames dans leursommeil ; il s’était emparé d’elles ; mais pas assezvivement pour les empêcher de pousser les cris de terreur quiavaient donné l’éveil à Sidi-Muley.

Les dames avaient été roulées dans descouvertures, bâillonnées et emportées par des bandits ; ils semettaient en selle au moment où Sidi-Muley et ses amisapparaissaient ; une distance de dix mètres au plus séparaitles défenseurs des trois dames des bandits qui les avaient sitraîtreusement enlevées.

Sidi-Muley et ses amis s’élancèrent les armeshautes, ils n’osaient se servir de leurs armes à feu de crainte deblesser les prisonnières.

Il y eut une mêlée terrible de quelquesminutes, Sidi-Muley était comme fou, il avait reconnu l’Urubu, oupour mieux dire le chef masqué.

– Ah ! bandit, s’écria-t-il engrinçant des dents, je te tuerai comme une bête puante, maudit,lâche, voleur de femmes.

– Tiens, chien ! s’écria l’Urubuavec un cri de panthère, en déchargeant son revolver surl’ex-spahi.

Sidi-Muley lança son cheval sur le bandit,qu’il saisit au collet de la main gauche.

Les deux hommes s’étreignirent corps à corpsessayant de se tuer, et poussant des cris de rage.

Mais les chevaux, surexcités par cette lutte,se dérobèrent, et les deux hommes roulèrent sur le sol sans lâcherprise.

Les bandits s’élancèrent au secours de leurchef, en même temps que Cuchillo et le Nuage-Bleu accoururent àl’aide de Sidi-Muley.

Celui-ci rugissait comme un lion en essayant,sans pouvoir y réussir, de plonger son poignard dans le cœur dubandit.

L’Urubu, bien moins vigoureux que leredoutable soldat, sentait ses forces à bout ; tous sesefforts tendaient, faute de mieux, à se débarrasser de la veste dechasse que l’ex-spahi avait saisie d’abord et qu’il ne lâchaitpoint ; il réussit enfin à dégager ses bras du fatal vêtement,et, d’un effort suprême, il bondit sur ses pieds.

Le spahi fut aussi prompt à se remettre surses pieds et, sautant sur le misérable, il le prit par la ceinture,mais son effort fut si terrible que la ceinture se rompit et luiresta dans la main.

Soudain il y eut un choc irrésistible :les bandits et les Comanches se ruaient les uns contre lesautres.

L’Urubu et Sidi-Muley furent séparés ; lebandit se laissa tomber sans connaissance et fut emporté par lespirates, tandis que Sidi-Muley essayait vainement de rejoindre sonennemi qu’il avait presque complètement déshabillé dans sa lutte,et dont il emportait les dépouilles opimes.

Sidi-Muley était un vrai cœur de soldat,inconscient et philosophe. Quand il lui fut prouvé que tous sesefforts seraient vains pour rejoindre les prisonnières qui, depuislongtemps, avaient disparu dans les hautes herbes, il pritfranchement son parti de cette déconvenue, et cela d’autant plusqu’il avait la conviction intime d’avoir vaillamment fait sondevoir.

– Baste ! murmura-t-il en étanchantquelques gouttes de sang provenant d’une éraflure sans importancecausée par le coup de revolver tiré sur lui par l’Urubu.Baste ! contre la force il n’y a pas de résistance ; noussommes manche à manche. Je lui gagnerai la belle en le tuant commeun chien qu’il est, et, ajouta-t-il en ricanant, à propos demanches, qui sait si nous ne trouverons pas des documents sérieuxet utiles pour nous dans ces guenilles dont je me suis emparé.

Sidi-Muley avait la rage des monologues, quandil ne pouvait pas trouver d’interlocuteur il se causait à lui-mêmeet ne s’en trouvait pas plus mal.

– Voici ton cheval, lui dit Cuchillo enlui tendant la bride.

– Merci, dit le soldat en se mettant enselle ; eh, compagnon, ajouta-t-il, qui diable t’a fait cettemagnifique estafilade à travers le museau ?

– Un ancien ami, ex-lepero à Mexico.

– C’est toujours comme ça, dit le spahiavec bonhomie, les amis sont désagréables pour ça. Est-ceprofond ?

– Moins que rien, dit Cuchillo enhaussant les épaules, un simple abreuvoir à mouches, c’est unmaladroit.

– À la bonne heure, et lui ?

– Ma foi ! tu sais je suis rageur endiable ! Je l’ai tué net, je l’ai regretté, c’était un bongarçon. Mais tu sais, quand on est en colère.

– Oui, on ne réfléchit pas.

– C’est vrai. Est-ce que tu faiscollection de guenilles ?

– Non, mais je tiens à celles-là,peut-être nous seront-elles utiles.

– Pour aller au bal ?

– Qui sait ? dit Sidi-Muley avec unsourire d’une expression singulière, et puis c’est un souvenir quem’a laissé bien sans le vouloir le chef masqué.

– Qui peut être ce gaillard-là, lesais-tu ?

– Et toi ?

– Ma foi non.

– Alors nous sommes juste au mêmepoint.

– Il paraît que c’est fini là-bas, tousles pirates sont en pleine retraite.

– Pardieu ! c’est limpide, ils nevoulaient qu’une chose, s’emparer des dames ; leur coupréussi, ils n’en demandaient pas davantage, et ils se sont aussitôtmis en retraite.

– Hum ! tout cela finira mal, ditCuchillo, don Estevan est furieux.

– Je comprends cela, ces rapts leurcoûteront cher.

– C’est probable ! Baste ! celanous amusera.

– Le fait est que notre existence estassez accidentée depuis quelque temps ; cela change et évitela monotonie.

– Il est évident que l’on mourraitd’ennui si on ne se battait un peu de temps en temps.

En ce moment ils furent rejoints par leNuage-Bleu.

Les Comanches avaient une trentaine de piratesattachés à la queue de leurs chevaux.

– Eh ! eh ! chef, ditSidi-Muley, il paraît que vous n’avez pas fait buisson creux.

– Les pirates faces pâles sont deschiens, ils enlèvent les femmes parce qu’ils n’osent pas attaquerles guerriers.

– Ce sont de vieilles femmes bavardes,dit Cuchillo, il faudra faire un exemple.

– Le Nuage-Bleu est un chef ; lesfaces pâles seront attachés au poteau et brûlés vifs après avoirété torturés.

– Très bien ; plus ils souffriront,plus ce sera bien fait pour eux.

– Ils mourront. comme des chiens.

– Avez-vous pris quelque banditcélèbre ?

– Que mon frère Sidi regarde l’hommeattaché à la queue du cheval du Nuage-Bleu.

Sidi-Muley regarda.

– Eh ! s’écria-t-il avec surprise,je n’ai pas la berlue, c’est bien le Coyote que je vois là.

– Oah ! mon père dit vrai, ce chien,fils d’une chienne yankee, est bien le Coyote.

– Oh ! oh ! voilà une bonneprise. Comment avez-vous réussi à vous emparer de lui ?

– Le chien se sauvait.

– Naturellement.

– Bon ! il a bien combattu.

– Hum ! cela m’étonne.

– Quand le Coyote se sent acculé par leschiens, il se défend pour sauver sa vie.

– L’homme le plus lâche a du couragequand il sent la mort.

– Oah ! il a tué plusieurs de mesjeunes hommes.

– Oh ! oh ! il s’est donc biendéfendu.

– Et vous ne l’avez pas scalpé, chef,cela m’étonne.

– Les bandits faces pâles cachent leurschevelures parce qu’ils sont lâches.

– Eh ! que me dites-vous là, il adonc été scalpé déjà ?

– Sa langue menteuse l’a dit au chef,mais il le torturera jusqu’à ce qu’il la retrouve, le chef la veutet il l’aura.

– Ce sera peut-être difficile, ditSidi-Muley en riant, mais vous aurez raison d’exiger sa chevelure,elle vous appartient.

– Ce scélérat est capable de s’être faitscalper par un autre pour vous jouer un mauvais tour, dit Cuchilloen ricanant.

– Cela se pourrait bien, appuyaSidi-Muley sur le même ton.

Quelques minutes plus tard ils atteignirent lecampement, où tout était encore en désordre.

Don José et le général de Villiers venaient,eux aussi, d’arriver.

Don Agostin avait repris ses sens.

Tous nos personnages étaient terrifiés, ilsétaient en proie à un véritable désespoir.

La situation était terrible pour la famille deSandoval : ce malheur, si subitement tombé sur ces hommes siheureux jusque-là dans tout ce qu’ils avaient tenté, leur enlevaitpresque leurs facultés intellectuelles, ils étaient littéralementaccablés.

Don Agostin fut le premier qui repritpossession de lui-même, il redressa sa haute taille, et d’une voixdont les tremblements nerveux le faisaient balbutier malgré lui, ildit avec un accent d’une douceur étrange :

– Mes enfants, Dieu nous a frappés d’unmalheur peut-être irréparable, notre sort est entre ses mainstoutes-puissantes, courbons-nous humblement devant savolonté ; Dieu nous éprouve, que son nom soit béni.

– Oui, père, répondirent les deux frèresen s’inclinant, que son nom soit béni.

– Nous n’avons aucun reproche à nousfaire les uns aux autres, reprit le vieillard, nous sommes touségalement coupables de négligence, ne nous abandonnons pas à notredouleur, soyons forts dans l’adversité, Dieu nous aidera ;faisons une enquête provisoire avant de rentrer à notre résidence,dès que nous serons chez nous, nous tiendrons un conseilmédecineoù nous déciderons ce qu’il convient que nous fassionsdans ces circonstances malheureuses ; allez, mes fils, voyez,interrogez et rapportez-moi ce que vous aurez vu ou entendu.

– Permettez-moi, mon père, dit don José,de vous instruire d’un fait qui s’est passé pendant que je mepromenais dans la forêt en compagnie du général de Villiers,ignorant malheureusement les événements qui se passaient ici.

– Parlez, mon fils, dit le vieillard.

Don José raconta alors dans tous ses détailsce qui s’était passé dans la forêt.

Le vieillard réfléchit pendant quelquesinstants.

– C’est grave, dit-il en hochant la tête,c’est très grave, laisser passer de telles armes aux mains depareils bandits serait un crime, nul ne pourrait leurrésister ; il faut acheter toutes ces armes et toutes lescartouches en enjoignant à ce trafiquant de ne plus revenir dansnotre pays sous peine de mort.

– C’était ce que je pensais qu’il étaitimportant de faire, sauf toujours votre assentiment mon père.

– Voici ce que vous ferez : vouspartirez à l’instant avec quarante vaqueros sûrs, vous conclurez lemarché avec ce Wilson, vous prendrez livraison et vous ferezimmédiatement transporter tout ce chargement, où vous savez ;tout cela peut être terminé en deux heures, vous nous rejoindrezici où nous vous attendrons.

– Oui mon père, mais ce Matatrès qu’enferons-nous ? c’est un bandit de la pire espèce, mon père.

– C’est vrai, mais à tout péchémiséricorde ! dans cette circonstance, en somme, il nous aurarendu service ; sans le vouloir, c’est vrai, mais le servicen’en est pas moins réel ; je répugne, vous le savez, à frapperde sang-froid ; deux vaqueros le conduiront les yeux bandés àune quinzaine de lieues d’ici, et ils l’abandonneront alors sanslui faire le moindre mal ; seulement il faudra s’arranger defaçon qu’il ne retrouve son chemin que très difficilement ;maintenant partez et hâtez-vous !

Le jeune homme salua et dix minutes plus tardil s’enfonçait dans la forêt, à la tête d’une troupe de cavaliersbien montés et surtout bien armés.

Le Nuage-Bleu s’approcha.

– Que désire mon fils le sagamore desComanches ? demanda affectueusement don Agostin.

– Mes jeunes hommes se sont emparés deplusieurs chiens faces pâles, parmi lesquels se trouve un de leurschefs.

– Un de leurs chefs ? lequel ?dit vivement don Agostin.

– Celui qui se fait nommer le Coyote.

– Le Coyote est en votrepouvoir ?

– Mes jeunes hommes demandent que ceschiens soient attachés au poteau.

– Vos prisonniers vous appartiennent,chef, vous êtes maître d’en faire ce qu’il vous plaira ; maisje crois que vous ferez bien d’attendre que nous soyons dans notreatepelt de pierre pour que cette exécution soit plussolennelle et puis, peut-être aurai-je besoin d’interroger cesbandits.

– Mon père le grand sagamore est le seulmaître de ses fils rouges, ce qu’il fait est toujours bien :le Nuage-Bleu et ses jeunes hommes attendront ce que le grandsagamore décidera.

– La prise du Coyote est une bonne cartedans notre jeu, dit don Estevan.

– Peut-être, mon fils, je le crois commevous, mais il vaut mieux ne pas se bercer d’espérances quipeut-être ne se réaliseront pas.

– Vous avez raison, mon père, vous êtestoute sagesse.

Le vieillard prit alors le Nuage-Bleu à part,et s’entretint avec lui pendant quelques minutes à voix basse, puisle chef comanche s’inclina respectueusement et souffla dans sonsifflet de guerre.

Les Peaux-Rouges se rangèrent autour de leurchef et sur un nouveau signal ils s’éloignèrent rapidement emmenantavec eux leurs prisonniers toujours attachés à la queue deschevaux.

La plus grande partie de la journée s’étaitécoulée.

L’ombre des arbres s’allongeait démesurémentsur la terre, le soleil presque au bas de l’horizon n’apparaissaitplus que comme une boule rouge sans chaleur, la nuit n’allait pastarder à s’abattre sur la savane.

Au fond des repaires ignorés de la forêt, onentendait les rauquements sourds des fauves et les glapissementsdes coyotes en chasse d’une proie encore invisible.

Les oiseaux accouraient à tire-d’aile de tousles points de l’horizon et se blottissaient frileusement dans lesépaisses frondaisons en piaillant à qui mieux mieux.

L’ombre descendait rapidement du sommet desmontagnes et s’étendait peu à peu sur le désert, comme un immenselinceul.

Le soleil disparut presque subitementau-dessous de l’horizon : alors une lueur d’opale, espèce decrépuscule qui ne tarda pas à se fondre dans l’ombre et lesténèbres envahirent la savane confondant en masses sombres lesdivers accidents du paysage.

La nuit était faite.

Le ciel, d’un bleu profond, se pailletapresque aussitôt d’un semis d’étoiles brillantes comme des pointesde diamants.

Les vaqueros et les peones allumaient les feuxde veille.

Rien ne faisait supposer que don Agostin eûtl’intention de partir bientôt du campement.

Le général Coulon de Villiers et le docteurGuérin, un peu négligés dans toute cette bagarre, se promenaient encausant à demi-voix.

Depuis plus de deux heures don Agostin et donEstévan s’étaient éloignés dans deux directions différentes, et nil’un ni l’autre ne reparaissaient.

– Je ne comprends rien à ce qui se passeautour de nous, disait le général de Villiers au docteur. On nous asans doute oubliés ici avec quelques peones, sans plus se soucierde nous ; je ne sais ce qui me retient de retourner à Paso delNorte.

– Vous auriez tort, mon cher général, etvous feriez une injure grave à don Agostin et à ses fils.

– Vous conviendrez du moins avec moi, moncher docteur, que la conduite de ces messieurs est tout au moinssingulière, pour ne pas dire plus.

– Nous sommes dans une situationexceptionnelle, vous vous trompez, don Agostin est incapable d’unmauvais procédé ; c’est un gentilhomme et, ainsi que l’on ditici, c’est un caballero fino, c’est-à-dire homme du mondejusqu’au bout des doigts.

– Je ne dis pas le contraire, maiscependant…

– Mon cher général, vous êtes nouveaudans ce pays, vous ne connaissez rien du caractère, des habitudeset des façons d’agir de ses habitants ; cela se comprend. Plustard, peut-être même avant un mois, vous reconnaîtrez que vous lesavez mal jugés.

– C’est possible, je ne demande pasmieux ; mais vous admettrez bien avec moi que ces messieurs,au lieu de perdre leur temps ici à se lamenter, auraient mieux faitde se mettre sans hésiter sur la piste des ravisseurs.

– Pardonnez-moi de ne pas partager votreopinion, mon cher général, je trouve au contraire que nos amis ontagi comme ils le devaient faire.

– Ah ! pardieu ! voilà qui estfort.

– Eh non, c’est très simple aucontraire.

– Si vous me prouvez cela parexemple ?

– En deux mots si vous voulezm’écouter.

– Certes, mon cher docteur, je suiscurieux de voir comment vous sortirez de ce paradoxe audacieux.

– Vous allez voir ; quereprochez-vous à don Agostin et à ses fils ? d’avoir perduleur temps ici, n’est-ce pas ? voilà votre erreur, la partieétait perdue ; essayer de délivrer de force les troisdames ? les bandits se sentant serrés de près n’auraient pashésité à égorger leurs prisonnières plutôt que de les rendre, tantest grand le prix qu’ils attachent à cette prise précieuse ;don Agostin sait très bien cela ; il n’a pas bougé, mais il alancé sur leur piste des espions habiles, qui les suivront jusqu’àleur repaire sans qu’ils s’en doutent ; il n’y avait rienautre chose à faire en ce moment. Les bandits croient leurs ennemisdémoralisés et incapables de prendre une résolution quelconque. Ilsse croient donc à l’abri de toute attaque, ils triomphent de leurfacile victoire : don Agostin ne laisse rien au hasard, cettefausse sécurité laissée aux bandits les perdra ; don Agostinprépare silencieusement sa revanche, qui, croyez-le bien, seraterrible.

– Amen de tout mon cœur !mon cher docteur ; mais ce que vous me dites là est bienfort.

– Peut-être ; les Sandoval sontd’une race qui ne pardonne jamais : ils ont eu unevendetta véritablement corse qui a duré pendant deuxsiècles, et qui ne s’est terminée qu’il y a quelques années par lamort effroyable du dernier de leurs ennemis ; le sang quecette vendetta a fait couler est incalculable ; ayez patience,avant deux jours ils se mettront à l’œuvre, et alors vous me direzce que vous en penserez.

– Soit, je le désire vivement, de moncôté je leur suis tout acquis.

– Aussi je compte sur vous, mon chergénéral, dit don Agostin en paraissant à l’improviste entre lesdeux promeneurs ; messieurs, on vous attend pour se mettre àtable.

 

Chapitre 12Du singulier voyage que fit le général de Villiers et de sonprofond ébahissement

 

Les cinq hommes se mirent à table.

Don José et don Estevan étaient de retour.

Comme toujours la table était admirablementservie.

Don Agostin en faisait les honneurs avec sacourtoisie habituelle.

Le général de Villiers échangea un regardd’intelligence avec le docteur Guérin ; il était stupéfait ducalme du vieillard et de ses fils.

Les trois hommes avaient, comme parenchantement, retrouvé leur imperturbable sang-froid et toute leurprésence d’esprit : ils avaient le regard clair, le souriresur les lèvres, et causaient avec leur entrain accoutumé.

Certes, toute personne arrivant à l’improvisteprendre place à cette table n’aurait jamais soupçonné qu’unépouvantable malheur s’était, quelques heures auparavant, abattusur cette famille et l’avait plongée dans le désespoir.

Cette force d’âme, cette volonté de ferdépassaient tout ce qu’on pouvait imaginer.

Les cinq convives mangeaient de bon appétit,causaient de choses indifférentes sans qu’aucune préoccupationparût sur leurs traits marmoréens ; enfin ils causaient avecune liberté d’esprit admirable, souriant d’un mot plaisant sansparaître en rien se contraindre.

Il était dix heures du soir quand le repas futterminé ; on alluma les cigares et les cigarettes.

– Mon cher général, dit don Agostin, àmon grand regret nous allons nous séparer pendant quelquesheures.

– Bon ! pourquoi donc, señor donAgostin ?

– Parce que d’abord vous êtesconvalescent et que le docteur vous interdit les grandesfatigues ; n’est-ce pas docteur ?

– C’est selon, señor, répondit ensouriant le médecin, il y a fatigues et fatigues comme il y afagots et fagots…

– C’est juste, reprit le vieillard, lapreuve que vous craignez la fatigue pour votre malade c’est quevous avez demandé une litière qui est là.

– Oui, reprit le médecin, mais bien deschoses se sont passées depuis, qui peuvent avoir modifié lasituation du général et la mienne.

– Merci docteur, dit le général, voustraduisez admirablement ma pensée, et…

– Pardon, mon cher général, avant d’allerplus loin permettez-moi un seul mot.

– Parlez, señor.

– Nous nous remettons en route à minuit,il faut que nous soyons arrivés à cinq heures du matin à notrerésidence.

– Très bien ; cinq heures de chevalne sont rien pour un cavalier aguerri.

– C’est vrai, mais pendant ces cinqheures, il importe que nous ayons fait les trente-cinq lieues quinous séparent du point qu’il nous faut attendre.

– Hein ? trente-cinq lieues en cinqheures !

– Oui, mon cher général.

– Permettez-moi de vous dire tout d’abordqu’un tel trajet en si peu de temps est impossible.

– Pas pour nous, général.

– Hum ! où trouverez-vous deschevaux qui…

– Dans une demi-heure au plus ils serontici.

– Oh ! oh ! les meilleurschevaux arabes ne feraient pas une telle course.

– C’est probable, mais ceux dont je vousparle et que vous allez voir la feront sans mouiller un poil deleur robe.

– Ah ! dit le docteur, vous avezcommandé vos coureurs.

– Oui docteur ; vous lesconnaissez ?

– Ce sont des coureurs admirables ;vous ne dites rien de trop, ils feront ce trajet comme en sejouant.

– Trente-cinq lieues ? fit legénéral ébahi.

– Facilement, je vous le répète, et ilspeuvent soutenir cette allure pendant douze heuresconsécutives.

– Pardieu ! je n’en aurai pas ledémenti, s’écria le général en riant, la chose est tropextraordinaire pour que je laisse perdre cette occasion quepeut-être je ne retrouverai jamais de monter de si merveilleuxcoureurs ; d’où viennent donc ces précieuxcoursiers ?

– Ils sont originaires du Nantukett, uncomté des États-Unis fort éloigné du pays où nous sommes, ceschevaux sont fort appréciés ; leur allure est très douce, ilsmarchent l’amble ; aussi les dames les montent depréférence.

– Eh ! cher docteur, vous entendezle señor don Agostin ?

– Oui. Ces chevaux marchent l’amble,n’est-ce pas, général ?dit le médecin en riant.

– Oui, eh bien ?

– Dame, il est évident que cela modifiesingulièrement la situation.

– C’est-à-dire que je puis me risquer,n’est-ce pas, docteur ?

– Ma foi oui, du reste je ne m’éloigneraipas de vous.

– Ainsi vous croyez que le général est enétat de nous accompagner, sans danger pour sa santé, docteur ?demanda don Agostin.

– Il le faut bien, señor, reprit lemédecin de cet air moitié figue, moitié raisin qu’il affectait, sij’essayais de le retenir ici, il est évident qu’il ne m’obéiraitpas. Je préfère lui laisser sa liberté ; de cette façon monamour-propre ne sera pas froissé.

Chacun se mit à rire.

– Parfaitement décidé ! ditjoyeusement le général.

– Alors nous ne nous quitterons pas, ditdon José en riant ; pour ma part j’en suis charmé.

– Et moi donc ! fit le général debonne humeur.

– Maintenant que tout est réglé, dit ledocteur avec intention, je bois, messieurs, au succès de notrevoyage.

On trinqua avec du champagne et les verresfurent vidés d’un trait.

– Je vous remercie, docteur, dit levieillard, j’espère qu’il en sera ainsi. Dieu est avec nous.

En ce moment Sans-Traces parut.

Chacun redevint sérieux aussitôt.

– Soyez le bienvenu, Sans-Traces, dit levieillard en tendant la main au coureur des bois ; quoi denouveau ? don José m’a dit la mission qu’il vous avait donnéequand il vous a rejoint, avez-vous découvert quelquechose ?

– J’ai tout découvert, señor donAgostin ; je les ai chassés comme une troupe de coyotes, sansjamais être mis en défaut, malgré le soin avec lequel ils ontessayé de me donner le change en embrouillant leur piste et surtouten se séparant en quatre troupes qui sont parties, ventre à terre,dans quatre directions différentes.

– Oh ! oh ! ils n’étaient pasfaciles à suivre, dit le général.

– Bon ; c’est un jeu pour unvéritable coureur des bois.

– Hum ! j’aurais été fort empêché,moi ; il est vrai que je n’ai jamais été batteurd’estrade.

– Bah ! ces coquins sont desmaladroits, qui ne savent même pas marcher dans le désert ;ils se sont avisés de mettre des sacs pleins de sable aux pieds deschevaux sur lesquels ils ont monté leurs prisonnières, cette sotteprécaution m’a fait deviner tout.

– Le fait est que ce n’était pas adroit,dit don Estevan, ces sacs laissaient sur le sable une trace d’unelargeur démesurée.

– Ils n’ont pas pensé à cela, dit lecoureur des bois avec mépris, et quand ils traversaient un coursd’eau, c’était une mare qu’ils laissaient derrière eux.

– Ce sont des niais, heureusement pournous, dit don José. En somme, où se sont-ils arrêtés ?

– Dans la sierra de Pajaros, dans unimmense souterrain admirablement situé, et dans lequel je suisentré après eux ; je ne me suis retiré que lorsque j’ai eutout vu et tout étudié ; la position est très forte.

Don Agostin et don José échangèrent entre euxun sourire qui passa inaperçu de tous, sauf du docteur Guérin,qu’il était presque impossible de mettre en défaut.

Presque aussitôt parut le Nuage-Bleu.

– Eh bien ? dit don Agostin, monfils, le sagamore des Comanches, a fait diligence.

– Un désir de mon père est un ordre pourle Nuage-Bleu, les chevaux attendent.

– Je remercie mon fils, reprit levieillard.

Il prit alors l’Indien un peu à l’écart ets’entretint pendant quelques minutes avec lui ; puis, setournant vers les assistants :

– Señores, dit-il, tout est prêt pour ledépart.

Le Nuage-Bleu avait amené vingt chevaux.

Ces chevaux devaient être montés par les cinqmaîtres, les autres étaient destinés à Sidi-Muley et aux serviteursles plus dévoués à la famille de Sandoval.

– À cheval, caballeros, dit le vieillard,les amis que nous laissons ici nous rejoindront dans lajournée.

Les voyageurs se mirent en selle.

Le général examinait avec une vive curiositéces chevaux si vantés : ils étaient de taille moyenne, maisadmirablement conformés pour la course ; ils avaient la têtepetite, les yeux vifs, les naseaux bien ouverts et les jambes d’unefinesse extrême.

Cette race particulière de coursiers rapides,ainsi qu’on les nomme, ne se rencontre encore à l’état sauvage quedans l’État de Nantuckett et dans l’Orégon ; ainsi que nousl’avons dit plus haut, ils sont fort prisés par les amateurs, àcause de leur légèreté extraordinaire d’abord, et surtout parcequ’ils sont très sobres, très dociles et doués d’une intelligencesingulière ; nous ne surprendrons personne en ajoutant qu’ilscoûtent un prix fou.

Don Estevan et le docteur Guérin s’étaientplacés à droite et à gauche du général pour mieux veiller surlui.

– N’y mettez pas d’amour-propre, mon chergénéral, dit le docteur en riant, tenez-vous bien, la course quenous allons fournir laissera bien loin celle de Lénore de lafameuse ballade de Bürger.

– Ayez soin surtout, ajouta don Estevan,de tenir votre mouchoir sur la bouche.

– Ah çà, dit en riant le général, c’estdonc une course au clocher !

– Ce ne serait rien ! reprit ledocteur, c’est la course du chasseur noir à travers monts etvallées.

– Une course enragée, alors ?

– C’est cela, vous avez dit le mot.

– Hum ! alors il faut bien setenir.

– Je ne vous en dirai pas davantage, vousjugerez par vous-même.

Don Agostin tenait la tête de la petitetroupe ; quand il se fut assuré que l’on n’attendait que sonsignal, il cria d’une voix vibrante en rendant la bride à soncoursier :

– En avant !

Tous les chevaux partirent en même temps.

Jamais départ de Longchamps ou du Derby ne futmieux exécuté.

Un seul manteau, s’il eût été assez grand,jeté sur les vingt cavaliers les eût cachés tous.

Rien ne saurait rendre l’allure véritablementvertigineuse de cette course extraordinaire par monts et par vaux,sans secours de cravaches, ni de fouets, ni d’éperons ; unsimple claquement de la langue suffisait pour rendre toute leurardeur à ces admirables chevaux, et les faire repartir plusrapides, quand ils semblaient se ralentir.

Les cavaliers dévoraient littéralementl’espace.

Les arbres et les collines semblaient s’enfuirde chaque côté de la sente, comme un train éclair de chemin de ferlancé à toute vapeur.

Cet effroyable steeple-chase se prolongeaainsi avec la même vitesse pendant cinq longues heures ; ne semodérant que pendant quelques minutes, pour traverser à gué lesrivières, qui assez souvent barraient le passage auxcavaliers ; ou lorsqu’il fallait gravir des pentes tropraides.

Le général, si bon cavalier qu’il fût, n’avaitpas l’idée d’une telle course ; aveuglé par la poussière quitourbillonnait autour de lui et le prenait à la gorge, il ne voyaitet n’entendait plus ; il lui eût été impossible de se rendrecompte de la direction qu’il suivait et de la distanceparcourue ; il galopait, galopait toujours, s’abandonnant àson cheval, dont l’allure était excessivement douce, suivantmachinalement ses mouvements ; il était passé à l’état decolis et n’avait d’autre souci que de ne pas se laisser gagner parle vertige.

Bien que la nuit fût presque à sa fin,cependant les ténèbres régnaient encore sur la savane, les étoiless’éteignaient peu à peu dans le ciel ; il devait être près decinq heures du matin, le froid était vif et la brise nocturneglaciale.

Depuis plus d’une heure déjà, les cavalierssuivaient à toute bride les méandres dédaliens d’une sente de bêtesfauves, à peine tracée à travers une épaisse forêt de mélèzes et detrembles.

Soudain, comme à un signal donné et sanstransition, la forêt un instant auparavant si sombre que lescavaliers étaient contraints de se fier à l’infaillible instinct deleurs montures, sembla s’illuminer tout entière et resplendit delumières.

– Au pas ! cria don Agostin d’unevoix forte.

Cette parole était la première prononcée parle vieillard depuis le départ du campement.

Les chevaux ralentirent d’eux-mêmes leurallure.

Malgré la longue course qu’ils venaient defournir, les coursiers n’avaient point un poil de leur robemouillée ; ils ne soufflaient pas, leurs naseauxfonctionnaient régulièrement, ils ne semblaient éprouver aucunefatigue.

Le général de Villiers était au comble del’admiration ; au lieu d’exagérer la valeur de ces étonnantsanimaux, le docteur et ses autres amis étaient restés au-dessous dela vérité ; le cheval arabe n’était plus à ses yeux qu’unepauvre rosse comparée à ces chevaux, sans égaux dans la racechevaline ; il se sentait heureux d’avoir pu les juger àl’œuvre.

La lumière augmentait de minute en minute etprenait les proportions d’un incendie, bien qu’il n’en fûtrien ; quoique la lumière s’étendît de tous les côtés sur unvaste espace, son foyer paraissait être au sommet d’une hautecolline très escarpée, au pied de laquelle coulait une rivièreassez large et très profonde qui semblait lui faire une espèce deceinture.

Sur l’autre rive de ce cours d’eau, onapercevait des travaux en terre, surmontés de hautes et solidespalissades.

Arrivés sur le bord de la rivière, les chevauxy entrèrent d’eux-mêmes et se mirent presque aussitôt à lanage.

Les cavaliers, formant une troupe serrée pourmieux résister au courant fort rapide, franchirent la rivière sansaccident et grimpèrent avec une dextérité extrême la berge formantun talus escarpé.

On commença à gravir la colline par une espècede sentier de chèvres, faisant de continuels méandres, ce quicontraignait les chevaux à marcher doucement, avec précaution etd’immenses difficultés.

Le général de Villiers regardait autour de luiavec un vif intérêt ; il remarqua avec surprise que les flancsde la colline, depuis la base jusqu’au sommet, étaient hérissés defortifications en terre admirablement construites, et avec unescience approfondie de la balistique et de l’art des Vauban etautres grands ingénieux modernes.

Cette colline était un véritableGibraltar ; bien défendue, telle qu’elle était elle aurait étéen état de résister même à des forces considérables et aguerries,ce qui n’était pas à redouter dans ce désert.

Don Agostin et ses deux fils ne disaient rien,mais ils surveillaient le général de Villiers à la dérobée, etsuivaient avec un évident intérêt les divers sentiments éprouvéspar l’officier à la vue de cette formidable forteresse ;sentiments qui venaient tour à tour se refléter sur la physionomiesi expressive du général, car celui-ci, ne se sachant pas observéet n’ayant aucunes raisons pour se tenir sur ses gardes, ne secontraignait en rien.

Arrivés à une certaine hauteur, les cavaliersfirent halte.

Un gouffre d’au moins vingt mètres de large etd’une profondeur insondable s’ouvrait devant eux.

Un pont de bois provisoire, maintenu par desétais, large de deux mètres et sans garde-fous, servait à franchirce gouffre.

De l’autre côté du pont s’étendait uneplate-forme de sept ou huit mètres au plus, avec des ouvrages enterre servant de têtes de pont, où l’on voyait s’ouvrir l’entréed’une caverne, tout juste assez large pour laisser le passage librepour cinq personnes à pied de front, mais qui, à l’intérieur,s’élargissait considérablement.

Cette caverne était suivie d’un souterrainmontant en pente douce et débouchait finalement au centre même del’immense plate-forme, faisant le sommet de la colline.

Tous ces incroyables travaux avaient étéexécutés en terre au prix de fatigues inouïes ; on y avaittravaillé pendant de longues années, les modifiant et lescomplétant peu à peu selon les circonstances.

Pendant la guerre du Mexique avec la France,alors que les Mexicains recevaient des États-Unis de grandesquantités d’armes de toutes sortes, des munitions et de nombreuxconvois avaient été surpris et enlevés par les Comanches : descouleuvrines, des fusils de remparts, des canons de montagne mêmeet des fusils, sabres, baïonnettes, sans compter les balles, lapoudre, etc., etc., transportés dans cette singulière forteresse,avaient servi à son armement.

Les Comanches, tout en restant neutres dans lalutte, ne perdaient pas de vue leur intérêt particulier ; ilsprofitaient des dissentiments des faces pâles entre eux, pourassurer leur indépendance ; déjà, pendant la guerre de lasécession, ils avaient fait de nombreuses prises fort utiles poureux ; la dernière guerre avec la France leur avait permis dese fournir de ce qui leur manquait encore.

Cette singulière forteresse, construitecomplètement en terre et dominant toute la contrée environnante àune grande distance dans toutes les directions, était aménagée detelle sorte que du dehors elle était absolument invisible ; lacolline apparaissait sombre, désolée, creusée de ravins profonds,les flancs déchirés et tourmentés de la façon la plus bizarre, sansqu’il fût possible de se rendre compte de tous ces bouleversementsd’apparence chaotique.

Il fallait être très rapproché, non pas pourapercevoir ces étranges fortifications, mais seulement poursoupçonner leur existence.

Quant à attaquer cette montagne, ainsi quenous l’avons dit, il n’y avait pas à y songer, même avec des forcesconsidérables impossibles à réunir dans ces contrées.

Les routes manquaient complètement, ce quiaurait rendu impossibles les ravitaillements de l’ennemi qui auraitassiégé cette formidable forteresse ; mais ce qui faisaitsurtout sa sécurité, c’était que la position exacte de cettecolline était ignorée.

Sur le plateau de cette haute collines’élevait, complètement invisible d’en bas, enfermée et garantie detoutes parts, au moyen de levées de terre et de solides palissades,s’élevait, disons-nous, la ville, ou pour mieux dire levillage de refuge des Comanches, leur cité saintepar excellence.

Le plateau sur lequel la ville étaitconstruite avait près de trois lieues d’étendue.

Deux rivières jaillissaient de ce plateau aumilieu d’un chaos de rochers, descendaient dans deux directionsdifférentes en bondissant échevelées de rochers en rochers sur lesflancs abrupts de la colline dans la plaine, et après un parcourspittoresquement accidenté de quelques centaines de kilomètres,allaient se perdre la première dans le rio Grande delnorte et la seconde dans le rio de Natchitoches, versle milieu du llano del Estacado.

La ville comanche était construite comme tousles villages peaux-rouges de leur nation.

C’était une agglomération sans ordre apparentde huttes grossièrement faites, de forme ronde, avec chacune leurhangar y attenant et destiné à renfermer les provisionsd’hiver.

Quelques-unes de ces huttes, celles desgrands braves et des chefs, étaient construites enadoves, espèces de briques grossières, faites de terredélayée avec de la paille hachée menue et séchée au soleil ;toutes les autres cabanes étaient misérables et d’un aspect sale etrepoussant.

Au centre du village se trouvait une vasteplace au centre de laquelle s’élevait le grandcalli-médecine, c’est-à-dire la grande hutte, où avaientlieu les réunions des chefs de la nation.

Cette hutte, construite en bois et couverteavec des plaques d’écorce de bouleau superposées les unes sur lesautres comme des tuiles, affectait la forme ronde ; àl’intérieur elle était munie de gradins étagés tout autour de lamuraille faite d’immenses troncs d’arbres couchés et entrelacés àpeu près de la même façon que nos marchands de bois françaisétablissent leurs immenses chantiers ; toutes ces bûches,d’une longueur égale d’un mètre, étaient solidement reliées entreelles par de fortes chevilles en bois dur ; les intersticesétaient comblés par de la mousse revêtue d’un enduit de terre et depaille hachée, pour empêcher l’air de pénétrer.

Au centre de la hutte, au-dessous d’un grandtrou rond pratiqué dans le toit pour livrer passage à la fumée, lesol était creusé en rond à une profondeur de soixante centimètres àpeu près ; c’était autour de ce trou que s’asseyaient leschefs principaux accroupis sur des crânes de bison, recouverts defourrures, devant le feu du conseil, en présence des chefsinférieurs et des guerriers qui, assis sur les gradins, assistaientaux délibérations des membres du conseil.

Le toit de cette immense hutte était soutenupar des troncs de mahoghani d’une grosseur énorme plantés dans lesol, comme des colonnes frustes.

Devant l’entrée de la hutte-médecine,à quatre, cinq ou six mètres en avant, se trouvait l’Arche dupremier homme : c’est-à-dire une espèce de tube ou detonneau planté en terre et disparaissant presque sous les fleursdont il était enveloppé, et qui grimpaient en s’accrochant à lui detoutes parts ; à droite de cette arche du premier homme étaitplacé, étendu sur deux longs bâtons enfoncés dans le sol et seterminant en fourche, le grand calumet sacré garni deplumes de toutes couleurs et qui jamais ne doit toucher laterre.

À gauche de l’arche du premier homme était unelongue perche terminée à son extrémité par un vautour empaillé,tenant un serpent dans son bec, et au-dessous desquels flottait unelarge bannière en peau d’antilope, sur laquelle était grossièrementpeint en rouge, mais assez bien dessiné, un bison rampant ; duhaut en bas, cette perche était garnie de plumes.

C’était le Totem, le palladium,l’étendard sacré de la nation.

Le vautour tenant un serpent signifiait queles Comanches avaient du sang inca dans leurs veines, ce doubleemblème était les armes, le blason comme ondirait aujourd’hui, des Incas.

Le bison signifiait que le premier ancêtre desComanches était un bison.

Toutes les nations indiennes ont cettecroyance que leur premier père fut un animal quelconque, de là lenom qu’ils se donnent.

Un peu éloigné du Totem de la nation,s’élevait le poteau de torture, dont le nom dit tout, sans qu’ilsoit nécessaire de l’expliquer davantage.

Et enfin un magnifique mahoghani, dont letronc avait plus de quatre mètres de tour à dix pieds du sol etdont la puissante et superbe ramure couvrait un espaceénorme : cet arbre, dont toutes les branches étaient chargéesd’ex-voto de toutes sortes, flèches, couteaux, peaux,morceaux d’étoffe, calumets mocksens, tabac, etc., etc., étaitsacré ; on le nommait l’arbre du Wacondah, Dieu, etil était en grande vénération.

De l’autre côté de la place, en face du grandcalli-médecine,s’élevait une espèce de grande maisonconstruite en pierre et bien cimentée, ayant deux ailes à angledroit égales en hauteur et en largeur au corps principal ; cesdeux ailes étaient liées ensemble par un mur semi-circulairerenfermant une vaste cour ; cette singulière maison avaitquatre étages peu élevés, ressemblant à l’intérieur à un escaliercolossal de quatre marches, car chaque étage avait une terrasse quiservait de plain-pied à l’étage supérieur ; on communiquaitavec tous les étages au moyen d’échelles que l’on retirait lanuit.

La façade extérieure représentait une longuemuraille percée de distance en distance de petites fenêtres quidonnent l’air et le jour dans les chambres de ce singulier village,plusieurs milliers d’individus auraient pu habiter dans cetteforteresse, car c’en était une, déserte en ce moment, les Comanchesne l’habitant qu’en temps de guerre.

Mais formant un contraste étrange avec lessingulières constructions que nous venons de décrire, s’élevait,isolée complètement au milieu de cette bourgade, une immense maisonconstruite à la mode espagnole, ou pour mieux dire mexicaine, avecportillo et véranda, élevée d’un étage avec terrassegarnie de caisses remplies de plantes rares, et formant ainsi uncharmant jardin suspendu avec allées et bosquets.

Cette maison, blanchie au lait de chaux, avaitdouze fenêtres de façade à chaque étage et six sur les côtés ;les fenêtres étaient garnies de persiennes et de moustiquaires enmousseline de couleurs diverses ; de grandes glaces sans tainservaient de vitres, cette maison était entourée de hautes etsolides murailles et possédait une huerta – jardin –ombreuse et admirablement dessinée.

Cette superbe habitation, ou plutôt ce palais,servait de demeure à la famille de Sandoval.

Elle remontait à une haute antiquité ;elle avait été construite quatre-vingt-dix ans avant l’époque oùremonte notre histoire, ou plutôt réédifiée sur les ruinescolossales et gigantesques d’un ancien temple mexicain, par desouvriers espagnols appelés tout exprès ; elle avait coûté dessommes folles, mais aussi rien n’y manquait de ce qui peut rendrel’existence confortable.

Elle renfermait, disait-on, d’immensessouterrains et des cryptes énormes, restes du temple mexicain etcontenant d’incalculables richesses.

Ces souterrains, prétendait-on, s’étendaientsous toute la colline et allaient par différentes galeriesdéboucher dans plusieurs directions à des distancesconsidérables.

Nous avons parlé de ces villes de refuge dansplusieurs de nos ouvrages, mais cette fois nous avons cru devoirnous étendre sur la description de cette singulière et curieuseville de refuge, presque complètement ignorée encore aujourd’hui etque nous avons habitée assez longtemps, persuadé que le lecteurnous saurait gré de la lui faire, cette fois, connaître dans tousses détails.

 

Chapitre 13Comment l’Urubu fit visite à ses prisonnières et commentl’Oiseau-de-Nuit ne fut pas de son avis et ce qui en advint

 

Les pirates étaient enivrés de leur victoire,qu’ils n’avaient pas espérée aussi complète.

En effet, sauf l’escarmouche commandée par leNuage-Bleu et Sidi-Muley, qui n’avait duré que quelques minutes,ils avaient regagné leur repaire sans être sérieusement inquiétéspar les Comanches et les vaqueros.

Ils attribuaient ce résultat à l’enlèvementdes trois dames, enlèvement qui avait dû atterrer don Agostin deSandoval et ses fils et les empêcher de prendre les mesuresnécessaires pour poursuivre les ravisseurs.

Les bandits se félicitaient des précieusesprisonnières tombées si facilement entre leurs mains, et dont lesrançons leur procureraient sans doute des monceaux d’or.

Mais si les pirates étaient joyeux etfaisaient à perte de vue les plus beaux châteaux en Espagne, parcontre leur chef était sombre, inquiet, et surtout fort peusatisfait du résultat final de son audacieuse expédition.

L’Urubu ne s’illusionnait par sur les suitesde son hardi coup de main.

Il connaissait de longue date la famille deSandoval, sa richesse immense et sa puissance sans égale dans toutl’Arizona et même au Mexique et aux États-Unis ;l’ex-capitaine n’avait pas enlevé les dames pour les mettre àrançon, mais pour en faire des otages précieux et se servir de sesprisonnières pour la réussite des plans mystérieux que depuislongtemps il ourdissait dans l’ombre.

Mais la prise du Coyote menaçait de faireavorter misérablement ses combinaisons.

Les deux chefs des pirates se jalousaient etse détestaient ; ce qui n’était un secret pour personne, parmiles pirates et même les trappeurs et les coureurs des bois.

On savait que l’apparente entente des deuxchefs cachait une haine d’autant plus féroce que l’Urubu, par desmoyens que l’on ignorait, avait mis son associé sous sa complètedépendance, sans que celui-ci osât essayer de reprendre sa libertéd’action.

Malheureusement, pendant son duel improviséavec Sidi-Muley, l’Urubu avait perdu sa veste de chasse et saceinture que lui avait enlevées le spahi, et dans cette veste dechasse et cette ceinture étaient renfermés des papiers précieux ettrès compromettants, que, par prudence, il portait toujours surlui, pour les soustraire aux recherches de son associé, quiplusieurs fois déjà avait essayé de s’en emparer.

Il était possible que Sidi-Muley eût jeté auvent ces guenilles sans importance apparente, et alors il n’y avaitrien à craindre, mais il était possible aussi que le soldat les eûtconservées, ne fût-ce que par gloriole, ou qu’il eût eu la penséede fouiller le vêtement et la ceinture, et alors la situationdevenait grave pour l’Urubu ; car d’un seul coup ses plans, sisoigneusement caressés, seraient anéantis sans espoir de pouvoirles reprendre avec quelques chances de réussite.

D’autant plus que l’Urubu savait que leCoyote, non seulement pour échapper à la mort qui le menaçait, maissurtout dans le désir de se venger de l’homme qui pendant silongtemps lui avait fait sentir son impuissance, serait le premierà le trahir.

L’Urubu ne savait comment conjurer le dangersuspendu sur sa tête et qui, à chaque instant, pouvait fondre àl’improviste sur lui ; au cas probable où Sidi-Muley auraitdécouvert les papiers dont il s’était emparé sans le savoir, ilétait évident que sachant son ennemi désarmé le Coyote n’hésiteraitpas une seconde à assurer sa vengeance.

Telle était la situation perplexe danslaquelle se trouvait l’Urubu, lorsqu’il atteignit le souterraindont il avait fait son repaire.

L’inquiétude du bandit aurait été bien plusgrande encore s’il se fût douté que Sans-Traces, un des coureursdes bois les plus habiles du désert, était sur sa piste, et, bienqu’invisible, marchait pour ainsi dire dans ses pas.

Avant de quitter le souterrain pour tenter lecoup de main qui avait si bien réussi, l’Urubu et le Coyote avaientfait installer par les bandits une espèce d’appartement assezvaste, construit avec des troncs d’arbres, muni de séparations enplanches de façon à faire des chambres assez grandes au nombre desept ou huit.

Les troncs d’arbres servant de murailles ainsique les séparations en planches avaient été cachés sous destapisseries d’une certaine valeur ; un ameublement de bon goûtet très confortable avait été disposé avec soin, d’épais tapisavaient été étendus sur la terre ; des candélabres munis debougies allumées faisaient de cet appartement improvisé unerésidence fort acceptable et surtout très commode pour des damesaccoutumées aux raffinements du luxe.

Chacune des dames avait chambre à coucher etcabinet de toilette, il y avait salon, boudoir, salle à manger,chambre pour les domestiques et cuisine ; tout avait étéprévu, rien ne manquait.

Les dames étaient chez elles et pouvaients’enfermer si cela leur convenait.

En enlevant les dames, les bandits avaient enmême temps enlevé les servantes.

En arrivant dans le souterrain, lesprisonnières furent aussitôt conduites à leur appartement avec unepolitesse respectueuse à laquelle elles étaient, certes, loin des’attendre.

Ces procédés respectueux les rassurèrent, maiselles éprouvèrent une grande douleur en pénétrant dansl’appartement construit pour leur usage particulier, car ellescomprirent que si les bandits avaient fait d’aussi grands fraispour les recevoir, c’était que, selon toutes probabilités, ilsétaient résolus à les garder longtemps prisonnières dans cesouterrain dont la vue seule les avait fait frémir de crainte.

Du reste tout était prêt pour recevoir lestrois dames ; des rafraîchissements de toutes sortes étaientpréparés avec profusion dans la salle à manger.

Le premier soin des prisonnières fut devisiter leur prison en détail et de s’assurer que les serruresétaient bonnes, fermaient bien, et que toutes les portes étaientmunies à l’intérieur de solides verrous.

Doña Térésa constata avec une véritablesatisfaction que ses filles et elle étaient à l’abri de touteinvasion ; qu’elles étaient, relativement du moins, chez elleset maîtresses d’agir à leur guise sans craindre des visitesdésagréables ; l’épouse de don Agostin se sentit rassurée sursa sûreté, surtout quand elle eut acquis la certitude qu’au dehorsdeux sentinelles armées veillaient sur leur repos.

La nature a des droits imprescriptibles ;si tristes et inquiètes qu’elles fussent, les dames sentirentqu’elles avaient un besoin pressant de nourriture, d’autant plusque, depuis la veille, elles n’avaient rien pris ; car ellesavaient refusé de se mettre à table en arrivant au campement ;elles allaient enfin manger quelques bouchées lorsqu’elles avaientété brutalement enlevées par les bandits.

Dès qu’elles eurent été conduites à leurappartement, on leur laissa liberté entière de s’installer comme illeur plairait, sans qu’on les dérangeât une seule fois.

Les dames prirent un peu de nourriture, puisvers neuf heures du soir, après avoir tout examiné avec soin, etfermé les serrures à double tour et poussé les verrous, elles seretirèrent enfin pour la nuit.

Doña Térésa avait fait placer les lits de sesdeux filles, doña Luisa et doña Santa, dans sa chambre àcoucher ; non pas qu’elle redoutât quelque danger, mais pourrassurer les jeunes filles qui frissonnaient de terreur au bruit leplus léger.

Les servantes avaient suivi l’exemple de leursmaîtresses et s’étaient installées pour la nuit afin d’être àportée de voix de la vieille dame.

Sur l’ordre de doña Térésa toutes les lumièresfurent éteintes sauf deux fanaux de marine, l’un pendu au plafondde la salle à manger et le second suspendu dans le boudoircommuniquant avec la chambre à coucher de doña Térésa.

La nuit fut calme, rien ne troubla le reposdes prisonnières.

La fatigue, le chagrin et l’inquiétude avaientaccablé les prisonnières de telle sorte qu’elles dormirent d’unsommeil pour ainsi dire léthargique, qui les fatigua beaucoup plusqu’il ne les reposa ; si bien qu’elles s’éveillèrent asseztard.

On se leva vers dix heures du matin, rompu etles membres tout endoloris.

Toutes choses furent remises au plus vite dansleur ordre ordinaire ; il était inutile de laisser connaîtreaux chefs des bandits, qui sans doute leur feraient une visite, lesprécautions qu’on avait cru devoir prendre.

Dans un moment où doña Térésa se trouvait à satoilette, en ouvrant un meuble dans un des tiroirs duquel elleavait, en se mettant au lit, placé ses bagues et ses bouclesd’oreilles, elle aperçut, posé sur ses bijoux, un papier plié enforme de lettre, qui bien certainement n’était pas là le soirprécédent.

Doña Térésa s’assura d’un regard qu’elle étaitseule, elle ferma sa porte, poussa le verrou afin de ne pas êtresurprise à l’improviste par une de ses filles ou une servante, et,en proie à un vif étonnement, elle prit la lettre avec untremblement nerveux causé non par la curiosité, comme on pourraitle supposer, mais par l’espoir, qui jamais n’abandonne lescaractères bien trempés.

Ce billet ne devait venir que d’un ami ;mais comment cet ami avait-il réussi à s’introduire dans cetappartement si bien fermé à l’intérieur et si bien surveillé àl’extérieur ?

Il y avait là un mystère que l’épouse de donAgostin ne s’expliquait pas.

Elle se décida enfin à lire cette étrangemissive, qui ne contenait que cinq ou six lignes au plus ; ilétait impossible d’être plus laconique.

Aux premiers mots qu’elle lut, la vieille dametressaillit, un sourire écarta ses lèvres, ses yeux lancèrent unéclair, et son visage, si morne un instant auparavant, rayonna dejoie et de bonheur.

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle avecferveur, soyez béni pour la grâce que vous daignez nous faire, mesfilles sont sauvées ! Gloire, à vous, Seigneur, qui avez eupitié de notre douleur.

Doña Térésa baisa avec ardeur le billet àplusieurs reprises, puis elle le replia et le cacha dans sonsein.

En ce moment deux coups furent frappés contrela paroi du rocher recouverte d’une tapisserie.

Ces deux coups avaient sans doute unesignification pour la vieille dame, car elle s’approcha vivement dela tapisserie à l’endroit où les deux coups s’étaient faitentendre, et elle dit d’une voix contenue.

– J’ai trouvé, j’ai lu, merci.

Et elle alla repousser le verrou et ouvrit laporte.

Les deux jeunes filles sortaient de leurschambres à coucher, elles furent frappées du rayonnement de joiequi illuminait le visage de leur mère.

– Qu’avez-vous donc, mère chérie ?lui demanda doña Luisa.

– En effet, dit doña Santa, vous n’êtespas la même, chère mère, vous paraissez joyeuse.

– Oui, répondit doña Térésa, j’ai fait unrêve délicieux, qui me rend heureuse et me donne bon espoir.

– Le Ciel vous entende, mère, reprit doñaLuisa ; mais cependant, en vous éveillant ce matin, vous étiezbien loin d’être gaie, car de grosses larmes roulaient dans vosyeux.

– Et je les ai séchées avec mes baisers,chère mère, ne vous le rappelez-vous pas ? dit doña Santa.

– Si, si, dit vivement doña Térésa, maisvous aurez mal vu, vous aurez pris ces larmes qui étaient causéespar la joie et vous les supposiez causées par la douleur.

– Tant mieux chère mère, je suis heureusede m’être trompée ainsi.

– Quant à moi, dit doña Luisa, je suistoute courbaturée.

– Et moi de même, ajouta doña Santa.

Doña Térésa souriait avec bonheur au babil deses filles.

La vieille dame s’assit dans un fauteuil, sesfilles l’imitèrent.

– Mes chères enfants, dit doña Térésa,convenons un peu de nos faits.

– Parlez, mère chérie, dit doña Santa, ceque vous nous direz nous le ferons.

– Quant à cela, vous pouvez êtretranquille, chère mère, ajouta doña Luisa.

– Probablement, reprit la vieille dame,les chefs des bandits, qui nous ont fort bien traitées hier en nouslaissant maîtresses dans notre prison, nous feront demanderaujourd’hui une entrevue.

– Oui, c’est probable, appuya doñaLuisa.

– Si ce que je prévois arrive,laissez-moi parler seule aux bandits, ne répondez pas un seul motaux questions que peut-être ils vous adresseront, abandonnez-moi lesoin de leur répondre, quoi qu’ils disent ; me lepromettez-vous ?

– Oui, mère, s’écria vivement doña Santa,la seule pensée de causer avec ces misérables me faitfrissonner ; je serais incapable de dire un mot.

– Bien que je sois, je le crois, moinscraintive que ma sœur, j’imiterai son silence ; parce que, àmon avis, dit doña Luisa avec affection, partout où vous êtes avecnous, chère mère, seule vous avez le droit de parler et de répondreen notre nom.

– Très bien, mes enfants, je n’attendaisrien moins de vous ; mon âge me permet une discussion et unepolémique qui n’est pas le fait de jeunes filles comme vous.

– Aussi, chère mère, nous nousabstiendrons ; vous n’aviez même pas besoin de nous fairecette recommandation, dit doña Santa, n’étiez-vous pas assurée àl’avance de notre obéissance complète ?

– Oui, mais cependant je devaism’entendre avec vous ; encore un mot : J’ai unerecommandation à vous faire, recommandation fort sérieuse, et dontvous comprendrez aussitôt la gravité.

– De quoi s’agit-il donc, mère ?demanda doña Luisa.

– Vous savez combien notre famille estunie ; tous ses membres sont liés les uns aux autres par uneamitié profonde.

– Notre père et nos frères nous aimentau-dessus de tout, dit doña Santa.

– Et nous le leur rendons du plus profondde notre cœur, dit doña Luisa avec ardeur ; c’est de nosfrères que vous voulez parler, n’est-ce pas, mère chérie ?

– Oui, chère enfant, dit affectueusementdoña Térésa, vous vous imaginez dans quel désespoir notreenlèvement les a plongés.

– Oui, et par tous les moyens ilsessayeront de nous enlever à nos ravisseurs, dit doña Luisa, decela je suis certaine ; je redoute même qu’ils se hasardenttrop et s’exposent à être assassinés par les misérables qui noustiennent en leur pouvoir.

– J’ai aussi la même crainte, mesenfants ; cette pensée me glace le sang dans les veines, voussavez combien José et Estevan sont téméraires, je crains qu’ilss’aventurent dans ce souterrain que maintenant ils doiventconnaître.

– Moi je compte voir soit l’un, soitl’autre de mes frères.

– Moi je suis certaine qu’ils viendrontensemble.

– Folles que vous êtes ! c’est à unemort horrible qu’ils s’exposeraient s’ils étaient reconnus par lesbandits.

– Mon frère José est bien fin.

– Estevan ne lui cède en rien, mère.

– Hélas ! je le sais, chères filles,rien ne leur coûtera pour nous délivrer ; ils feront desprodiges d’adresse et de courage pour réussir, mais s’ilséchouent ?

– Ils n’échoueront pas, mère ! ditvivement doña Santa.

– C’est impossible, appuya doñaLuisa.

– Donc ils viendront.

– Et nous les verrons aujourd’hui,s’écrièrent les jeunes filles en même temps.

– Soit, j’admets cette hypothèse, je discomme vous, ils viendront.

– Oui, et nous les embrasserons à pleincœur, n’est-ce pas, Santa ?

– Ces chers frères ! fit la jeunefille avec sentiment.

Doña Térésa frissonna intérieurement auxparoles de ses filles.

– Voilà ce que je craignais, dit-elled’une voix éteinte.

– Comment, mère ?

– Pourquoi cela, mère chérie ?

– Parce que vous tuerez vos frères aussisûrement que si vous leur plongiez un poignard dans le cœur.

– Oh ! mère ! pouvez-vousparler ainsi, s’écria doña Santa avec tristesse.

– Cela est cependant ainsi.

– Mais pourquoi, mère ? dit doñaLuisa.

– Parce que nous embrasserons nosfrères ?

– Positivement.

– Alors soyez assez bonne pour vousexpliquer, chère mère, dit doña Santa ; nous ne savons pas,nous, n’est-ce pas, Luisa ?

– Je crois comprendre notre mère, dit lajeune fille, et si ce que je suppose est vrai, notre mère araison.

– Que supposez-vous, Luisa ?

– Chère mère, il est évident que nosfrères nous cherchent de tous les côtés, pour mieux réussir dansleurs recherches, ils ont pris ou ils prendront ces déguisementsqu’ils portent si bien, que jamais personne ne les a reconnus.

– C’est cela même ma fille, si l’un devos frères, ou même tous deux s’introduisent ici, ce ne peut êtreque déguisés.

– C’est juste, dirent les deux jeunesfilles.

– Et si vous ne restez pas froides enleur présence, un clin d’œil, un geste, un mot, que sais-je ?suffirait pour les faire reconnaître et alors…

– La torture et une mort horrible,s’écria doña Luisa.

– Oui, vous avez raison, mère, et toiaussi, Luisa, dit la jeune fille avec résolution, je vous jure que,quoi qu’il arrive, malgré le chagrin de ne pouvoir pas embrassermes frères, je ne les reconnaîtrai pas et je les traiterai commedes étrangers.

– Tu me le promets, Santa ?

– Oui, mère ; vous avez ma parole,quoi qu’il advienne je la tiendrai ; j’aime trop mes frèrespour que, par ma faute, je les expose à un danger aussiterrible.

Doña Térésa embrassa ses deux filles, toutestrois furent pendant quelques instants entrelacées et formant ungroupe charmant, puis elles allèrent se mettre à table pourdéjeuner.

Le repas fut bientôt terminé, les damesétaient trop tristes et sous le coup d’une trop grande douleur pourqu’elles eussent appétit ; après quelques minutes elles selevèrent, ayant à peine picoré comme des oiseaux, plutôt que demanger comme elles l’auraient fait dans toute autrecirconstance.

Les trois dames s’installèrent dans leboudoir, et elles s’occupèrent de ces charmants travaux de femmesqui laissent l’esprit complètement libre et leur permet tout entravaillant de penser à tout autre chose que ce qu’elles font.

Vers trois heures, on frappa légèrement à laporte de l’appartement.

Doña Térésa ordonna d’ouvrir, la porte futouverte et une servante conduisit le visiteur au boudoir où lesdames étaient réunies.

Ce visiteur était l’Urubu.

Pour cette circonstance le chef des banditsavait cru devoir endosser un uniforme militaire de fantaisie,tenant le milieu entre l’uniforme mexicain et l’uniformefrançais.

L’Urubu était de bonne race, ses manièresétaient celles de la haute société française, qui passe avec raisonpour la plus accomplie du monde entier.

Le chef des pirates était jeune encore, ilétait de haute taille, sa physionomie martiale était, en apparence,des plus sympathiques ; sa voix était mâle, ses manièresaisées ; en somme, comme on dit au Mexique, c’était uncaballero dans toute l’expression du mot.

À son entrée dans le boudoir, il saluarespectueusement les dames qui s’étaient levées pour lerecevoir.

– Mesdames, dit l’Urubu avec une exquisepolitesse, veuillez m’excuser de venir ainsi vous troubler dansvotre gynécée, sans y être autrement autorisé que par mon vif désirde vous être agréable en tout ce qui pourra dépendre de moi.

– Veuillez vous asseoir, monsieur,répondit doña Térésa en indiquant un siège.

L’Urubu salua et s’assit.

Cette conversation avait lieu en espagnol, quele pirate parlait fort bien.

Les deux jeunes filles, penchées sur leurtravail, semblaient complètement étrangères à cet entretien.

– Madame, reprit l’Urubu, permettez-moiavant tout de m’excuser auprès de vous et de vos charmantes filles,pour ce qui s’est passé et l’enlèvement dont elles et vous avez étévictimes bien contre ma volonté.

Les jeunes filles semblèrent n’avoir pasentendu.

– Je ne vous comprends pas, monsieur,répondit doña Térésa, je ne suis pas encore bien remise de ladouleur que j’ai éprouvée en me voyant brutalement ravie moi et mesfilles, à notre famille, ce qui fait que je n’ai pas encore assezde liberté d’esprit pour m’expliquer les paroles que vous me faitesl’honneur de m’adresser ; je serais heureuse de comprendrecomment vous m’avez enlevée ainsi que mes filles, sans levouloir.

– Cela est ainsi cependant, madame,répondit doucement le bandit et, si vous me le permettez, je…

– Pardon, monsieur, si, ainsi que vous mele dites, ce triple enlèvement a été commis contre votre volonté,et sans que vous le sachiez dans le premier moment, il y aurait, àmon avis, un moyen très facile de réparer ce malentendu.

Ces quelques mots furent sifflés d’un bec tropeffilé, ainsi que disait Tallemand des Réaux, pour que le pirate nedevinât pas aussitôt qu’il avait affaire à forte partie.

– Quel est ce moyen, madame ?reprit-il en souriant ; je serais heureux de le connaître.

– Rien de plus simple et de plus facile,monsieur ; rendez-nous la liberté, et mon mari vous payerasans compter la rançon, quelle qu’elle soit, que vous exigerez.

– Eh quoi ! madame, reprit le pirateavec une surprise très bien jouée, supposez-vous donc que vous êtesprisonnières ?

La vieille dame regarda bien en face soninterlocuteur.

– Vous plaisantez sans doute, monsieur,dit-elle.

– Oh ! madame, vous me faitesinjure, dit-il avec tristesse, vous n’êtes pas prisonnières.

– Que sommes-nous donc, monsieur ?dit Térésa avec ironie.

– Pardon, madame, je crois que nous nenous entendons pas.

– Ou peut-être, nous entendons-nous tropbien, monsieur ; vous ne réussirez pas à nous donner lechange, malheureusement, les faits sont patents, rien ne pourrafaire qu’ils ne soient pas.

– Je reconnais, madame, qu’en apparenceles faits me condamnent.

– Ah ! vous en convenez,monsieur.

– Oui, madame, et avec d’autant plus deliberté dans toute cette affaire, que tout s’est passé à moninsu ; que j’ignorais quelles étaient les intentions de monassocié ; si je les avais connues, je me serais opposé detoutes mes forces, je vous le jure, madame, à ce rapt odieux ;mais quand j’ai été instruit de ce qui s’était passé, il était troptard ; mon associé était prisonnier de votre mari,madame ; et ce n’est qu’en arrivant ici que l’on m’a révélévotre enlèvement ; voilà, madame, les faits tels qu’ils sesont passés et de quelle façon j’ai été instruit ; je n’ai pasdit un mot qui ne soit vrai.

– Alors pourquoi nous retenir ici contrevotre volonté ?

– Parce que, à mon grand regret, lasituation est complètement changée.

– Comment changée, en quelsens ?

– Mon associé est prisonnier de votremari, madame.

– Eh bien, monsieur ?

– Le Coyote, mon associé, est menacéd’une mort horrible, j’en ai été averti ; comme je tiensbeaucoup à mon associé, je veux tenter les plus grands efforts pourle sauver.

– Que puis-je avoir dans cetteaffaire ?

– Tout, madame.

– Cette fois encore, monsieur, je vousdirai que je ne vous comprends pas ?

– Eh bien, madame, bien malgré moi, voustenant entre mes mains, j’essayerai d’entamer des négociations avecvotre mari.

– Dans quel but, monsieur ?

– Dans le but de sauver mon associé,madame, en avertissant votre mari que si, dans les vingt-quatreheures, il ne m’est pas rendu, je vous considère comme mes otages,et ce qui sera fait à mon associé, mes otages le subiront.

Ceci fut dit d’une voix sèche avec un accentglacial.

– Vous ne commettrez pas un crime aussihorrible, monsieur, s’écria doña Térésa éperdue.

– Je le ferai, madame, dit-ilfroidement ; que votre mari rende la liberté à mon associé, etaussitôt je vous ferai conduire près de vos amis avec la plusgrande courtoisie, je vous en donne ma parole d’honneur.

Il y eut un silence effrayant.

Doña Santa avait perdu connaissance.

– Vous êtes un lâche et un misérable, ditdoña Luisa avec un regard écrasant, sortez, monsieur, vil assassinde femmes ! sortez et sachez bien que moi, qui ne suis qu’unejeune fille, je vous défie et je vous méprise, vous me faiteshorreur ! mais sortez donc ! ajouta-t-elle en frappant dupied avec colère.

– Dieu nous protégera, monsieur, dit doñaTérésa avec égarement, il ne permettra pas qu’un crime aussi odieuxs’accomplisse.

La porte s’ouvrit, et Navaja annonça.

– L’Oiseau-de-Nuit est arrivé.

– Qu’il vienne, dit le pirate.

Le Comanche parut presque aussitôt.

Le Peau-Rouge était froid et sombre commetoujours.

– Déjà arrivé, chef ? dit le pirateavec joie, je ne vous attendais pas aussitôt.

– L’Oiseau-de-Nuit venait au souterrain,où l’Urubu se terre comme un chien de Prairie, quand il a rencontréla face pâle que vous aviez envoyée à la recherche du chefcomanche ; que veut le chef face pâle ? son amiattend.

– Merci, chef.

Doña Santa avait repris connaissance, ellen’avait pas voulu quitter le boudoir ; les trois damess’étaient groupées au fond de la pièce ; elles ne perdaientpas un mot de ce qui se disait.

– Où sont les fusils que le Coyote apromis à l’Oiseau-de-Nuit ?

– Le Coyote est prisonnier, il fautattendre qu’il ait repris sa liberté.

– Ooah ! fit le Comanche, et quandreviendra le Coyote dans son terrier ? dit le Comanche avecironie.

– Dans vingt-quatre heures au plus.

L’Indien haussa les épaules avec ironie.

– La lune de demain sera la dernière queverra le Coyote.

– Comment ?

– Les femmes comanches aiguisent leséchardes qu’on lui entrera sous les ongles, les haches sont prêtes,le bûcher préparé, le Coyote sera torturé demain au coucher dusoleil, devant toute la nation comanche ; ce sera trèsbeau.

– C’est bien, dit le pirate avec un gesteterrible en désignant les trois dames, ces femmes mourront de lamême mort que mon ami.

Le Peau-Rouge sourit.

– Les Peaux-Rouges ne torturent pas lesfemmes et ne les attachent pas au poteau.

– Je ne suis pas un Peau-Rouge, ellesmourront.

– Le Wacondah le défend, les femmes sontsous la protection des guerriers, que l’Urubu prenne garde.

– Voulez-vous porter une lettre que jevous remettrai pour don Agostin de Sandoval ?

– L’Oiseau-de-Nuit est un chef, réponditl’Indien avec hauteur, il ne porte pas de colliers –lettres.

– Vous refusez ?

– Le chef refuse.

– Alors vous répondrez de la mort de cesfemmes, je voulais vous charger de proposer à notre ennemi de merendre le Coyote contre la liberté de ces femmes ;refusez-vous encore ?

– Le chef a dit non, répondit froidementle Comanche.

– Soit, elles mourront.

– Le chef pâle tient beaucoup à sauverson ami ?

– Oui, beaucoup.

– Ochk ! c’est bon ; tout estprêt, les guerriers du chef sont réunis, pourquoi l’Urubu nesauverait-il pas son ami ? le moment est bon.

L’Urubu réfléchit un instant.

– Vous me guiderez ? dit-ilenfin.

– Le chef a promis.

– Tout est prêt ?

– Vous croyez le momentpropice ?

– Une torture est une fête, la prudences’oublie.

– Vous avez raison. Alors à demain.

– Est-ce convenu ?

– Oui, sur ma parole.

– Oah ! le chef viendra àl’endit-ah – au lever du soleil.

– Sauverons-nous le Coyote ?

– Oui, si le chef pâle laisse faire lesPeaux-Rouges.

– Vous commanderez l’expédition.

– Bah ! l’Oiseau-de-Nuit montrera auvisage pâle ce qu’il ne s’attend pas à voir.

– Priez Dieu qu’il sauve le Coyote, carvotre vie dépend de la sienne, dit l’Urubu avec menace aux troisdames.

– Les squaws prieront le Wacondah desBlancs, et elles seront sauvées ! dit le Peau-Rouge avecintention.

Les deux hommes sortirent.

Les trois dames demeurèrent seules ;chose étrange, au lieu du désespoir auquel elles avaient été enproie quelques instants auparavant, elles souriaient et étaientpresque gaies.

D’où venait ce changement étrange dans leurhumeur ?

La journée s’écoula assez tristement, elleparut surtout très longue pour les prisonnières.

Elles semblaient attendre quelque chose, bienqu’elles ne se fissent aucune confidence.

Le repas du soir fut silencieux, évidemmentles dames étaient préoccupées ; elles semblaient en proie àune impatience fébrile, elles ne se communiquaient pas leurspensées entre elles ; plus l’heure avançait, plus lesprisonnières semblaient devenir plus nerveuses et plusinquiètes.

Vers neuf heures du soir, doña Térésa voulutelle-même fermer les portes et pousser les verrous.

Cette précaution prise, doña Térésa fitsilencieusement un geste aux servantes pour leur ordonner de lasuivre.

Elles prirent place alors sur les sophas etles fauteuils, et la porte de la chambre à coucher futsoigneusement fermée et verrouillée en dedans.

Un silence de plomb pesait sur cette chambre,où six femmes étaient réunies, toutes étaient muettes, sombres etimmobiles.

Sans doute, elles attendaient un événementterrible et surtout de la plus haute importance pour elles, maisqui, à leur gré, tardait beaucoup à se produire.

Il n’y a rien de plus énervant quel’attente.

Le système nerveux est surexcité, le cœur batà coups précipités, on éprouve des étouffements et des douleursd’entrailles ; on ne calculera jamais exactement de combien desiècles se compose une minute pour ceux qui souffrent de l’attented’un événement qui doit être décisif, soit en bien ou en mal, etqui doit décider de l’existence ou de la fortune et du bonheurd’une famille.

Ces six femmes ainsi immobiles, dont les yeuxsemblaient seuls vivre, faisaient penser à ces malheureux desMille et une Nuits, qu’un méchant enchanteur a touchés desa baguette et a métamorphosés en statues de marbre, tout en leurlaissant toutes les apparences de la vie.

Cependant la nuit s’avançait, il était près deminuit.

Soudain deux coups légers furent frappéscontre la paroi de la chambre à coucher, du côté du rocher.

Doña Térésa posa un doigt sur ses lèvres pourrecommander le silence.

Toutes, maîtresses et servantes, subitement selevèrent et se tintent immobiles ; les cœurs battaient enproie à une vive anxiété.

Tout à coup la tapisserie fut soulevée.

Et l’Oiseau-de-Nuit, le chef comanche,apparut.

Derrière lui, dans une large cavité, d’autreshommes armés apparaissaient, éclairés par des torches de boisd’ocote.

Le chef comanche démasqua la cavité et fit ungeste.

Les dames passèrent silencieusement, suiviesimmédiatement par leurs servantes.

Pas un mot n’avait été prononcé.

Puis, quand il ne resta plus personne dans lachambre à coucher, la tapisserie retomba, et le bloc de rocher, quiservait à fermer la cavité par laquelle avaient passé lesprisonnières, reprit sa place et toutes traces de cette audacieuseévasion disparurent.

La chambre à coucher resta solitaire, éclairéeseulement par la lampe dont l’huile était presque épuisée et dontla lumière devenait à chaque instant plus faible.

Pas un mot n’avait été prononcé de part nid’autre.

 

Chapitre 14Où don Agostin prouve au général de Villiers qu’on veut, àWashington, lui faire tirer les marrons du feu

 

Après avoir galopé pendant cinq longues heuresd’une course fantastique, les voyageurs avaient enfin atteint lacité mystérieuse, sainte par excellence et à laquelle lesPeaux-Rouges ont donné le nom significatif deCliquipateptlcoustine,c’est-à-dire la ville duGrand-Esprit.

Soudain les cavaliers débouchèrent dusouterrain avec un bruit d’ouragan, et les chevaux s’arrêtèrent surla plus grande place de la cité, celle où s’élevait le grandcalli-médecine.

Cette place était envahie par une foulepressée, réunie là pour souhaiter à leur arrivée la bienvenue auxchefs, aux protecteurs de la ville, les membres de la famille deSandoval, pour laquelle les Peaux-Rouges avaient une respectueusedéférence et un dévouement à toute épreuve.

Aussitôt que les cavaliers apparurent, lescris, les chants, le bruit des chichikoues, des panderos, desflûtes de Pan, les ikochotah, c’est-à-dire les siffletsfaits d’un tibia humain, éclatèrent tous à la fois, mêlés auxaboiements des incalculables chiens que toujours on rencontre dansles villages indiens : tous ces bruits réunis formaient unecacophonie, une tempête, un ouragan, un vacarme indescriptibles,tels que les roulements majestueux du tonnerre n’auraient pu sefaire entendre.

Le soleil se levait à l’horizon et lançait sesgerbes d’or dans toutes les directions.

La joie des guerriers peaux-rouges étaitprofonde ; toute la foule entoura les arrivants en leursouhaitant la bienvenue et les accompagna jusqu’au palais, où elles’arrêta respectueusement, et se retira après avoir poussé unedernière et enthousiaste clameur, qui, sans doute, épouvanta lesfauves blottis dans leurs antres ignorés.

Cinq minutes plus tard la place étaitdéserte…

Tous les Peaux-Rouges, satisfaits d’avoirassisté au retour de leurs chefs bien-aimés, étaient paisiblementdans leur calli.

Les guerriers s’étaient dispersés d’autantplus promptement qu’ils savaient le malheur arrivé à leurs chefs,avec cette délicatesse innée chez ces hommes primitifs, ilscomprenaient que don Agostin et ses fils avaient besoin de silenceet de calme, afin d’user plus facilement leur douleur ainsi qu’ilsle disaient énergiquement entre eux.

Don Agostin voulut accompagner, en personne,le général de Villiers jusqu’à l’appartement qu’il lui avaitdestiné. Puis il le quitta en lui souhaitant un bon repos ; illui annonça que chacun allait se retirer et qu’à midi on seréunirait pour déjeuner.

Le général avait tenu bon quand même pendantcette course endiablée ; son amour-propre était en jeu ;pour rien au monde, il n’aurait failli une seconde, il seraitplutôt mort sur sa selle.

Mais maintenant que tout était fini, ilcommençait à sentir la fatigue, il était littéralement rompu ;il avait fallu l’enlever de selle, ses articulations nefonctionnaient plus ; sans le double secours du docteur Guérinet de Sidi-Muley, il n’aurait pu faire un pas, il était raide,comme pétrifié, il n’avançait que soutenu par les deux hommes, ouplutôt ceux-ci lui laissaient croire qu’il marchait, quand aucontraire ils le portaient.

On le déshabilla ; le docteur lui fitprendre un calmant qu’il avait préparé en toute hâte, il le luiprésenta ; on l’étendit sur un lit, et aussitôt il tomba dansun sommeil profond : si profond même que Sidi-Muley en étaiteffrayé.

En réalité, il avait fallu que le général deVilliers, à peine convalescent, fût doué d’une organisation de ferpour résister à de telles fatigues.

Le docteur fit mettre le général dans un baintrès chaud, sans que celui-ci parût s’en apercevoir : il étaitcomme mort.

Après avoir laissé le général dans le bainpendant huit à dix minutes, on l’enleva et on l’étendit sur unmatelas ; puis le docteur et Sidi-Muley, s’armant de bandes deflanelle imbibées d’esprit-de-vin camphré, commencèrent à frotterle patient à tour de bras, sur toutes les parties du corps etsurtout aux articulations : ces frictions se prolongèrentpendant près d’une demi-heure.

On replaça le général dans son lit, bienenveloppé, sans que son sommeil eût été interrompu pendant uneseconde ; son abattement était toujours aussi profond ;mais le docteur fit observer à Sidi-Muley que la peau avait perdusa rigidité marmoréenne, que la pâleur du visage avait disparu, queles pommettes étaient légèrement rosées et surtout que le sommeil,tout en étant aussi profond, était cependant plus calme et que larespiration était plus douce et plus régulière.

Les deux hommes s’étendirent alors chacun surun matelas et presque aussitôt ils s’endormirent.

Un peu avant midi le docteur s’éveilla, etd’un coup de pied il fit ouvrir les yeux à Sidi-Muley.

– Eh ! major, dit le soldat enriant, ne me caressez pas si fort, s’il vous plaît.

– Allons, paresseux, dit le docteur enriant, au lieu de te dorloter comme une petite maîtresse, tudevrais être debout depuis plus d’une heure.

– Hum ! vous, vous n’avez pas leréveil caressant, major, c’est absolument comme le général.

– Eh ! à propos du général, voyonsdonc un peu ce qu’il fait, dit le docteur.

– Pardi, c’est pas malin, il dort àpoings fermés, il s’en offre une tranche ! bigre ! je lesavais dormeur, mais pas tant que cela, vrai ; dites donc,major, sans vous commander, je voudrais vous demander unconseil.

– À moi ?

– Dame, à moins que ce soit à Diamant, letoutou de don Estevah.

Le toutou en question était un magnifiquechien du mont Saint-Bernard, haut comme un âne, doué d’une forceterrible, d’une douceur remarquable, d’une intelligence hors ligne,et qui joua un rôle honorable dans plus d’une circonstancemémorable.

– Pourquoi ne demandes-tu pas ce conseilà ton général ?

– D’abord parce que pendant le voyage, legénéral avait autre chose à faire qu’à écouter mes histoires.

– Bon, et maintenant ?

– Dame, il dort, voyez vous-même,major.

– C’est juste ; parle et soisbref.

– Ce sera pas long ; faut dire,major, que hier je me suis rudement battu contre les pirates.

– Je le sais, après.

– Pour lors, j’apercevais les dames qu’onenlevait, je me hâtais pour les atteindre, je les touchais presque,voilà que tout à coup un grand diable que je ne voyais pas me tombedessus à bras raccourcis ; dame ! Je ne suis pas plusendurant qu’il faut, je tombe dessus, moi aussi ; pour lors jele prends par sa veste et je le jette à terre, et je tombe aveclui ; nous nous roulons sans nous lâcher ; l’autreréussit à me laisser sa veste dans la main ; il se lève etveut se sauver ; je l’agrafe par sa ceinture, il me la laisseaussi dans la main ; je le déshabillais en détail, je ne saispas comment tout ça aurait fini ; j’étais furieux, quand voilàles pirates qui reviennent sur nous : l’autre ne fait ni uneni deux, il m’abandonne ses guenilles et se paye une course, je nevous dis que cela ; pas moyen de le repincer au demi-cercle,il en avait assez.

– As-tu bientôt fini de me raconter untas de sottises, animal ?

– Attendez, major, vous allez voir ;pour lors j’arrive au campement et je m’aperçois que la ceintureétait lourde ; je l’ouvre, elle était remplie d’or et depapiers ; naturellement je confisque les monacos ;j’étais dans mon droit, pas vrai, major ?

– Oui, après ? dit le docteur tout àcoup intéressé.

– Dame, major, la ceinture m’avait mis engoût, je visitai la veste.

– Eh bien ?

– Elle contenait dans une poche secrète,un portefeuille rempli de papiers et encore une bourse pleined’onces d’or : était-il assez riche, ce brigand-là, hein,major ?

– Hum ! qu’as-tu fait despapiers ?

– Rien du tout, major ; exceptéquelques billets de la Banque de France, que j’ai reconnus et quej’ai serrés précieusement, je n’ai rien fait des papiers, je n’aipas pu les lire, ils sont écrits dans des langues impossibles,j’avais envie d’allumer ma pipe avec ; mais Cuchillo, moncamarade, m’a dit qu’ils pouvaient être utiles, et que je feraisbien de les montrer au señor don Agostin.

– Cuchillo t’a donné un excellentconseil, l’as-tu suivi ?

– J’ai pas eu le temps encore.

– C’est juste, qu’en as-tufait ?

– Je les ai là dans mon uniforme.

– Montre-les-moi.

– Vous les croyez intéressants,major ?

– Beaucoup.

– Alors, gardez-les, les voici.

Et il fouilla dans ses poches.

Le docteur l’arrêta.

– Non, conserve-les, quant à présent,dit-il, j’en parlerai à don Agostin et à ses fils ; surtout net’en dessaisis sous aucun prétexte, sauf le cas où le général tedemanderait à les voir.

– Bien entendu, major, je ne puis avoiraucun secret pour mon général.

Le docteur alluma un cigare et se rapprocha dulit sur lequel le général de Villiers dormait à poings fermés.

– Hum ! murmura-t-il entre sesdents, et consultant sa montre, il est midi moins le quart, il esttemps d’éveiller cet éternel dormeur ; si on le laissaitfaire, il serait capable de dormir ainsi pendant vingt-quatreheures consécutives sans s’arrêter, mais je vais mettre ordre àcela.

Il prit alors dans une poche de côté de sonhabit un mignon flacon de cristal fermé avec soin et rempli d’uneliqueur d’un rouge de sang et, se penchant sur le général toujoursendormi, il déboucha le flacon et l’approcha des narines dudormeur.

Le flacon fit immédiatement l’effet attendu,le général ouvrit aussitôt les yeux et se mit sur son séant enbâillant à trois ou quatre reprises, à se décrocher lamâchoire.

– Ah ! dit-il en se frottant lesyeux, j’ai bien dormi ; quelle heure est-il,docteur ?

– Midi moins dix minutes, répondit ledocteur, comment vous trouvez-vous ?

– Très bien, docteur, merci, je ne mesens plus aucune fatigue, c’est extraordinaire comme quelquesheures de sommeil remettent un homme.

– Oui, dit le médecin en riant, ainsivous vous sentez en état de vous lever ?

– Pardieu !

– Vous sentez-vous appétit ?

– Une faim féroce.

– C’est bon signe, alors habillez-vous auplus vite ; on nous attend pour déjeuner.

– Oh ! je ne serai pas long, vousallez voir, Sidi, mes vêtements.

– Voilà, mon général.

Quelques minutes suffirent au général pours’habiller.

Quand, dix minutes plus tard, don José entradans la chambre à coucher, il vit le général vêtu, frais reposé etcomplètement remis des fatigues de son terrible voyage.

On passa dans la salle à manger.

Le déjeuner était servi, on se mit àtable.

Les cinq hommes avaient véritablement desappétits de chasseurs.

Mais le général avait, lui, une faim deconvalescent, et il les laissait bien loin de lui ; ildévorait littéralement à la façon des héros d’Homère.

Le docteur en fit l’observation, ce qui fitbien rire les convives.

Le repas fut très gai, don Agostin et ses filssemblaient avoir oublié toutes leurs préoccupations de famille.

Il ne fut fait aucune allusion aux événementsqui se passaient ; on semblait, par un accord tacite, avoirlaissé de parti pris les affaires dans l’ombre.

Lorsque le dessert eut été remplacé par lecafé et les liqueurs, don Agostin Perez de Sandoval renvoya lesdomestiques, fit fermer les portes, et s’adressant à sesconvives :

– Allumez vos cigares, caballeros,dit-il ; docteur, et vous, général, je vous recommande cespuros authentiques.

Chacun se servit, et bientôt une fuméeparfumée remplit la salle à manger.

– Mon cher général, reprit le vieillarden redressant sa haute taille, vous vous rappelez sans doute ce queje vous ai dit à Paso del Norte, que je ne pouvais vous donner lesrenseignements promis que lorsque vous seriez chez moi.

– C’est exact, señor, dit le général ens’inclinant avec courtoisie.

– En effet, mon cher général, cettevisite que vous nous faites, et que, je l’espère, vous prolongerezle plus longtemps possible…

– Je le voudrais, señor, mais vous lesavez…

– Pardonnez-moi de vous interrompre, nousreviendrons sur ce sujet ; si vous me le permettez, jecontinuerai.

– Je vous écoute avec le plus vifintérêt, señor, répondit le général.

– Je vous disais donc, reprit levieillard, que cette visite était indispensable, il y a telleschoses que l’on n’explique jamais bien et qu’il faut voir de sesyeux pour bien s’en rendre compte ; ainsi vous ne vous seriezjamais douté qu’en pleine Apacheria, dans ce désert rebelle à toutecivilisation, vous trouveriez non seulement une, mais cinq villescomme celle-ci.

– Cinq villes ?

– Oui, général, non pas aussi riches etaussi peuplées, mais elles sont tout au moins aussi anciennes quela nôtre ; les Américains ont entendu parler de leurexistence, mais ils n’ont jamais réussi à les découvrir, parce quele secret de ces cités est sous la sauvegarde des Peaux-Rouges etque leur haine instinctive et mortelle pour les Blancs lesempêchera toujours de révéler ce secret.

« Pour bien me faire comprendre, mon chergénéral, il me faut remonter à une assez grande antiquité ;mais je tâcherai d’être bref et j’abrégerai le plus possible ;goûtez donc ce rhum, je vous assure qu’il est excellent.

Les convives se servirent du rhum ensouriant.

Don Agostin reprit :

– Vous savez comme moi, mon cher général,que le Pérou et surtout le Mexique, avant la conquête, possédaientune civilisation beaucoup plus avancée que celle des Espagnols quin’étaient que des barbares et le prouvèrent d’une façonhorrible ; seulement la civilisation mexicaine était l’opposéle plus complet de la civilisation des Européens : ils neconnaissaient pas les armes à feu, les effets terribles de lapoudre, ils n’avaient jamais vu de chevaux ; etc. etc. Legouvernement mexicain était doux et paternel, la population étaitlaborieuse bien que très brave, et ressemblait beaucoup à celle dela Chine ; les travaux de la terre étaient en honneur ;ils auraient pu vivre heureux s’ils n’avaient pas été aussi richesen mines d’or, d’argent, etc. ; leur richesse les perdit.

« Les Incas, ainsi qu’on les nomme,étaient de race blanche, c’étaient eux qui gouvernaient le paysavec le titre d’empereur. D’où venaient-ils ? on ne le sutjamais, cela resta un mystère ; mais il est constant quel’Amérique était connue et visitée depuis la plus hauteantiquité ; il est probable que, par le détroit de Behring,les Blancs passèrent souvent en Amérique ; les grandesmigrations des Chichimèques, des Toltèques, des Aztèques etd’autres peuples, venaient des hauts plateaux de l’Asie ; maisje n’insisterai pas davantage sur ce point.

« À l’époque de l’empire du Mexique, lepays où nous sommes se nommait non pas l’Arizona, mais Cibola,c’est-à-dire la terre des Bisons, cibolo en indiensignifie bison, cet animal étrange effrayait les habitants qui lesupposaient de race divine, ils avaient pour lui une vénérationsuperstitieuse.

« Déjà à cette époque ce pays était unecontrée sauvage, mystérieuse et presque ignorée ; les peuples,dans leurs longues migrations, y avaient fondé un grand nombre devilles dont vous avez vu sans doute les ruines jonchant le solpendant des lieues entières : cinq de ces villes continuèrentà exister et à prospérer ; une prophétie était attachée à cesvilles, prophétie qui, à un moment donné, se réalisa : elledisait que l’empire des Incas disparaîtrait quand des hommesblancs, montés sur des barques ailées, débarqueraient sur le solmexicain ; mais, ajoutait la prophétie, la liberté mexicainese réfugierait dans les villes chichimèques et un jour en sortiraitpour rétablir l’empire des Incas.

« L’empereur Moctekuzoma, et nonMontezuma comme on le nomme, ce qui est une faute grave, tous lesnoms mexicains ont une signification, celui de Moctekuzomasignifie l’homme sévère ; l’empereur, dis-je, était un hommefaible et sans caractère ; s’il avait eu plus d’énergie, ilaurait facilement écrasé cette poignée d’aventuriers qui luifaisaient la loi. Au lieu de se conduire en roi, il louvoya, se fitl’ami des Espagnols, et dès lors tout fut perdu.

« Un de mes ancêtres originaire deTolède, avait été compagnon et ami de Christophe Colomb et plustard de Fernand Cortez qu’il accompagna dans son expédition contrele Mexique.

« L’empereur Moctekuzoma avait plusieursfilles ; la plus jeune, la plus belle et la plus aimée del’empereur, fut mariée à mon ancêtre par les ordres de FernandCortez ; cette alliance avec les Incas ne fut pas la seulequ’il y eut dans notre famille, mais ce qui nous fit surtoutconsidérer comme Incas par les Mexicains, ce fut que, lorsque avantde mourir, l’empereur ne voulant pas que le feu sacré, allumédisait-on par un rayon de soleil, tombât entre les mains desEspagnols, il partagea ce feu entre les mains de ses amis les plusfidèles pour le tenir toujours allumé, il en confia une parcelle àchacune de ses filles, mon ancêtre jura à sa femme qu’ilrespecterait le feu que lui avait confié son père ; monancêtre partit de Mexico avec sa femme et des serviteurs dévoués etse retira dans cette ville où nous sommes, il embrassadéfinitivement le parti des indigènes contre les étrangers ;le feu de Moctekuzoma brûle toujours dans les souterrains de monpalais, on ne l’expose à la vue des Peaux-Rouges que quatre foispar an, au changement de saisons.

« L’empereur, en mourant, s’accusa etpleura d’avoir perdu le peuple que Dieu lui avait confié, il ditqu’il reviendrait un jour sur la terre, et que si le feu alluméd’un rayon de soleil brûlait encore, l’empire mexicain seraitrétabli ; les Peaux-Rouges ont une foi entière en cetteprophétie ; les Comanches prétendent descendre des Aztèques etêtre mexicains.

« Vous savez maintenant qui nous sommeset pourquoi les Peaux-Rouges nous tiennent en une aussi hautevénération ; vous devez sans doute entrevoir ce qui me resteencore à vous dire.

– Je le crois, señor, mais je ne vois paspourquoi nous serions ennemis ; cette terre vous appartient detoute antiquité, croyez-vous donc que je suis un Fernand Cortez etque j’essayerai de vous voler votre héritage. Rassurez-vous,ajouta-t-il en riant, jamais, je vous le jure, un projet aussi foune hantera ma cervelle.

– Je le crois, mon cher général, voilàpourquoi je m’entretiens si franchement avec vous.

– Franchise dont je vous remerciecordialement, señor.

– Du reste, je n’ai plus que quelquesmots à vous dire ; mais vous ne fumez pas, il mesemble ?

– Pardonnez-moi, je fume beaucoup aucontraire, et la preuve, c’est que je vais allumer ce cigare.

– À la bonne heure.

– Je reprends.

– Je vous écoute.

– Vous m’avez dit que vous aviez étéadmirablement reçu à la Maison Blanche.

– C’est vrai, monsieur, je n’ai eu qu’àme louer de la façon dont j’ai été accueilli par le président de larépublique des États-Unis.

– Parce que vous ne saviez pas le dessousdes cartes, dit don Estevan en riant.

– Le dessous des cartes ?

– Mon Dieu, oui, dit don José, vous leverrez bientôt.

– Hum ! je ne suis pas un de ceshommes auxquels on peut faire jouer un rôle ridicule.

– C’est cependant ce que l’onprétend.

– Si vous me prouvez que telle estl’intention du gouvernement de Washington…

– Cette preuve sera facile à vousdonner.

– Mais des preuves positives.

– Écrites, dit don Agostin ensouriant.

– Oh ! ce serait peut-être tropexiger, señor.

– Connaissez-vous la langue anglaise, moncher général ?

– Oui, caballero, je parle courammentl’anglais et je l’écris de même.

Don Agostin ouvrit une cassette placée sur latable près de lui, il en retira plusieurs papiers et les présentantà M. de Villiers :

– Lisez, mon cher général, dit-il.

M. de Villiers lut les lettres.

Don Agostin l’examinait à la dérobée…

Malgré sa puissance sur lui-même, le général,tout en conservant en apparence un sang-froid glacial, pâlissait,fronçait les sourcils, et contractait ses lèvres par des souriresméprisants.

Un silence de plomb planait sur cette réunion,amicale au commencement et qui, en apparence, menaçait de seterminer par une rupture.

Seul, le vieillard était calme et laissaiterrer un sourire sur ses lèvres.

Le général rejeta les lettres avec unmouvement nerveux dont il ne fut pas maître.

– Eh bien ? demanda don Agostin àl’officier en voyant qu’il avait repoussé les papiers avec unsourire plein d’amertume.

– Eh bien, señor, dit le général, d’unevoix sourde où grondaient les derniers efforts de la tempêteintérieure qui avait failli le terrasser, ces gens sont desmisérables, et je vous remercie de m’avoir édifié sur leurcompte.

– Ainsi, vous êtes enfinconvaincu ?

– Comment ne le serais-je pas après ceque j’ai lu !

– Le plan était admirablement conçu,reprit le général avec amertume ; les Américains,reconnaissant leur impuissance à coloniser l’Arizona, faisaient decette colonisation impossible pour eux une affaire en dehors detoute ingérence gouvernementale ; vous appeliez à vous lesémigrants, vous fondiez des villes et des villages, vous donniez dela terre et vous luttiez seul, à vos risques et périls, contre lespirates, les Peaux-Rouges et contre nous, les maîtres etpropriétaires de cette terre, que les Américains savent que nousdéfendrons jusqu’à la mort contre tous ceux qui tenteront de nousdéposséder ; ils ont compris à leurs dépens qu’ils ne peuventrien contre nous, aussi voulaient-ils faire de vous une patte dechat.

– C’est-à-dire qu’ils entendaient mefaire tirer les marrons du feu pour eux, ainsi que nous disons enFrance.

– C’est cela même, mon cher général.

– Ce que je ne comprends pas, repritM. de Villiers, c’est le rôle que joue le Mexique danscette affaire.

– C’est cependant bien facile àcomprendre, général, le Mexique sait très bien que la sécessiontentée une fois déjà est fatale dans un avenir prochain ; lesAméricains du Nord, tant qu’ils n’ont eu affaire qu’à la raceanglo-saxonne, étaient puissants, mais dès que la race latine semêle avec eux, l’antagonisme est trop grand, ils s’affaiblissent enla mêlant avec eux ; avant vingt ans la république desÉtats-Unis se séparera en trois ou quatre États ennemis ; laCalifornie, la Louisiane, le Texas et le Nouveau-Mexiquereprendront leur liberté. Le Mexique le sait aussi bien que lesYankees eux-mêmes ; dans la tourmente, ils se flattent, ce quiest une erreur, que les provinces que les États-Unis leur ontenlevées leur reviendront, et cela d’autant plus que l’Arizona serarestée sentinelle vigilante de leurs intérêts en s’opposant à toutecolonisation de cette magnifique contrée, grâce à nous qui y sommestout-puissants. Voilà pourquoi, mon cher général, d’un côté leMexique vous offre deux millions de francs pour rester neutre,tandis que le gouvernement de Washington est prêt à vous donner lamême somme si vous consentez à lui servir de patte de chat.

– Vive Dieu ! señor don Agostin,vous m’avez ouvert les yeux un peu brutalement peut-être, maisvotre intention était bonne, et je vous en remercie. Je suis unsoldat, moi, je marche droit, sans m’occuper de la politique, dontj’ai horreur, parce que je ne la comprends pas et que je ne veuxpas la comprendre.

– M’est-il permis de vous demander, moncher général, ce que vous comptez faire ?

– Parfaitement, señor : cela estbien simple, je vous assure ; j’exigerai des États-Unis cequ’ils me doivent et qu’ils m’ont offert : je possède lesmoyens de les contraindre à me payer sans délai ; quant auMexique, je n’ai rien à lui réclamer puisque je ne pourrais et jene voudrais lui rendre aucun service. Vous voyez, tout cela esttrès facile à régler ; avec deux millions je reconstituerai lafortune de ma mère et de ma sœur et j’en aurai encore bien assezpour moi.

– Soit, général, je vous approuve, votrerésolution est celle d’un honnête homme et d’un brave soldat, quandvous arriverez à la Maison Blanche, mes lettres vous aurontprécédé ; je puis à l’avance vous assurer que vous nerencontrerez aucune difficulté pour le payement de la somme quivous est due ; quand comptez-vous partir ?

– Aussitôt que l’affaire des pirates seraterminée, j’ai là un cousin que vous connaissez et dont je ne seraipas fâché d’être débarrassé.

– Alors vous n’attendrez pas longtemps,mon cher général, dit don José avec un sourire énigmatique.

– Vous préparez donc uneexpédition ?

– Oui, mon cher général.

– J’espère que vous me mettrez de lapartie ?

– Impossible, mon cher général, ne m’enveuillez pas ; vous reconnaîtrez bientôt que je ne pouvaisvous prendre avec moi.

– Soit, je n’insiste pas, croyez-vousréussir ?

– J’en ai la certitude.

– Et les dames ?

– Seront ici dès demain matin.

– Vous parlez avec une grande assurance,dit le général en souriant.

– C’est vrai, mais c’est que je sais querien ne peut m’empêcher de réussir.

– Tant mieux, mais cependant,permettez-moi de vous souhaiter bonne chance.

– Je vous en remercie, dit le jeune hommeen lui tendant la main.

On se leva de table.

– Et vos prisonniers, demanda le généralen allumant un cigare, qu’en faites-vous ?

– Nous attendons que les autres piratessoient pris pour les juger tous ensemble, dit le vieillard avecbonhomie.

– Hein ! que dites-vous donc là,señor ?

– La vérité, mon cher général.

– Hum ! quand comptez-vous donc vousemparer d’eux ?

– Demain au plus tard, mon cher général,mais vous vous trompez en ce sens que nous ne nous emparerons pasd’eux.

– Eh ! comment ferez-vousalors ?

– Nous les laisserons venir d’eux-mêmesse jeter dans le traquenard.

– Oh ! oh ! voilà qui me semblebien aventuré, señor.

– Vous verrez, général, dit le vieillardavec ce sourire de bonhomie qui éclairait son visage d’une façon siaimable.

– Il faut en prendre votre parti, moncher général, dit le docteur Guérin avec son sourire moitié figueet moitié raisin ; cela sera comme vous l’a dit donAgostin.

– Pardieu, je ne demande pas mieux.

– Eh bien, vous verrez.

– Enfin, dit le général peu convaincu,nous verrons.

– C’est cela, dit le docteur.

Et prenant don Agostin à part, il lui racontace que Sidi-Muley lui avait confié, le conseil que le soldat luiavait demandé et celui qu’il lui avait donné.

– Vous avez vu les papiers ? demandale vieillard.

– Je les ai tenus dans la main.

– Oh ! oh ! cela peut nous êtreutile, si ces papiers sont véritablement sérieux.

– Ils m’ont paru tels. Ils sont écrits,autant que j’ai pu m’en assurer, en anglais, en allemand et enfrançais.

– Si cela est ainsi, il n’y a pas uninstant à perdre.

– C’est ce que je pense.

– Je vous remercie, docteur.

– Pardieu ! cela n’en vaut pas lapeine, c’était mon devoir de vous avertir ; à propos, j’aipromis une bonne récompense à Sidi-Muley.

– Soyez tranquille, je connais ce bravegarçon de longue date, la récompense ne lui manquera pas.

Don Agostin ordonna à Cuchillo de chercherSidi-Muley et de l’amener au plus vite, et il engagea ses fils, legénéral et le docteur à assister à ce qui allait se passer.

Chacun reprit place.

 

Chapitre 15Où l’Oiseau-de-Nuit tint à l’Urubu plus qu’il lui avait promis, etce qui en advint pour les pirates

 

La hulotte bleue chantait pour la dernièrefois, comme pour saluer le réveil de la nature.

Les étoiles s’éteignaient les unes après lesautres dans les profondeurs du ciel.

D’épaisses vapeurs s’élevaient du rio Gila etse condensaient en un brouillard épais au-dessus de la rivière.

Une large bande d’opale s’étendait auxdernières limites de l’horizon.

Les fauves regagnaient leurs repaires ignorés,passant comme des ombres dans les ténèbres, qui semblaient devenirplus intenses à l’approche du jour.

La brise nocturne tout imprégnée d’humiditécourait à travers les branches des arbres, et faisait frissonnerles feuilles.

Le froid était glacial.

Il était un peu plus de cinq heures du matin,les masses d’ombres s’éclaircissaient peu à peu et laissaientpresque distinctement apercevoir les pittoresques accidents d’unpaysage sévère et grandiose, qui ne devait rien à l’art, et étaitresté tel qu’il était sorti des mains du Tout-Puissant.

Soudain, sans que le plus léger bruit se fitentendre, une nombreuse troupe de guerriers peaux-rouges émergea del’obscurité, marchant en file indienne d’un pas rapide etcadencé.

Ces Peaux-Rouges, au nombre de plus de quatrecents guerriers, étaient tous peints et armés en guerre.

Ils firent halte au centre d’un brûlis assezétendu à quelques cinquante mètres d’un immense chaos derochers.

Presque aussitôt, d’un autre côté, apparut unetroupe aussi nombreuse que la première, mais composée decavaliers.

Ces cavaliers, peints comme les premiers,étaient tous des guerriers renommés, ce qui était facile àreconnaître aux nombreuses queues de loup attachées à leurstalons.

À leurs peintures, à leurs vêtements, à leursarmes, et à la façon dont les chefs portaient la plume decommandement plantée dans la touffe de guerre, il était facile deles reconnaître pour des Indiens Corbeaux et des Cheyennes.

Les chefs se détachèrent des deux troupes etse réunirent un peu à l’écart au centre du brûlis, s’accroupirentsur leurs talons, allumèrent leurs calumets et commencèrent à fumersilencieusement.

Le sagamore ou chef suprême échangea quelquesmots à voix basse avec les chefs, et il s’éloigna dans la directiondu chaos de rochers.

Ce grand chef était vêtu et armé à peu près dela même façon que ses guerriers, mais il portait sa plume d’aiglede commandement, non pas dans sa touffe de guerre, mais au-dessusde l’oreille droite, ce qui le faisait reconnaître pour un guerriercomanche.

En effet, ce chef était l’Oiseau-de-Nuit.

Après avoir passé derrière les rochers et êtrearrivé devant l’ouverture béante du souterrain, l’Oiseau-de-Nuitfit un signal.

Un autre signal répondit dans les profondeursdu souterrain.

Presque aussitôt Navaja parut, accompagné dequatre autres bandits.

– Venez, dit Navaja, l’Urubu vous attendavec impatience.

L’Oiseau-de-Nuit, sans prononcer un mot,suivit les bandits.

Dans le souterrain, les bandits étaient réuniset armés prêts à partir.

L’Urubu fit quelques pas en avant du chefcomanche.

– Soyez le bienvenu chef, dit-il.

L’Indien s’inclina silencieusement.

– Avez-vous amené vos guerriers ?reprit le pirate.

– L’Oiseau-de-Nuit est un chef renommé,répondit sentencieusement le chef. Sa langue n’est pas fourchue, cequ’il promet il le tient.

– J’ai confiance en vous, chef, je compteque vous jouerez franc jeu avec moi.

– L’Oiseau-de-Nuit ne comprend pas lesparoles de l’Urubu. Les visages pâles emploient des paroles que lesPeaux-Rouges n’entendent pas ; que mon frère répète ! lechef n’a pas de peau sur son cœur, sa parole n’est pas fausse.

– Je n’ai pas voulu vous dire rien deblessant chef, je voulais seulement vous faire comprendre que je mefie à votre parole.

– Bon ! le chef comprend ; il apromis à l’Urubu de le conduire avec ses jeunes hommes dans levillage en pierre, habité par le face pâle que ses amis nomment donAgostin. Est-ce bien cela que le chef a promis à l’Urubu ?

– Oui c’est cela, répondit le pirate.

– Bon, l’Urubu a promis des armes àl’Oiseau-de-Nuit pour armer ses guerriers ; où sont lesarmes ?

– Les armes sont prêtes, reprit lepirate ; que le chef suive son ami, il verra.

– Eaah ! le chef ira.

– Venez donc.

Le pirate s’enfonça dans le souterrain suivipas à pas par le Comanche ; après avoir fait plusieurs détourset traversé plusieurs galeries, l’Urubu s’arrêta devant une épaisseporte fermée avec soin.

– C’est ici, dit-il.

L’Urubu ouvrit cette porte.

Dans une cavité assez profonde se trouvaient,d’un côté, une centaine de caisses d’armes contenant des fusils,des sabres, des revolvers, des haches, des couteaux àscalper ; de l’autre il y avait cent à cent cinquante barilsde poudre engerbés les uns sur les autres.

– Vous voyez, chef, dit le pirate.

– Le chef voit, dit le Comanche.

– Si vous voulez prendre livraison de cescaisses d’armes et des barils de poudre, mes guerriers lestransporteront immédiatement hors du souterrain et les remettront àvos jeunes hommes.

L’Oiseau-de-Nuit sembla réfléchir pendantquelques instants.

L’Urubu l’examinait à la dérobée, mais levisage du Comanche était de marbre ; il était impossible derien lire sur ses traits peints.

– Le soleil va se lever à l’horizon, ditle Comanche, le temps est précieux : il faudrait plusieursheures pour transporter ces armes et ces barils de poudre.

– C’est vrai, dit l’Urubu, dont l’œillança un éclair de satisfaction.

– La journée serait très avancée quand letransport serait terminé, reprit le chef. L’Urubu serait contraintde remettre l’expédition à demain, et peut-être demain Sandovalserait sur ses gardes.

– Oh ! oh ! dit l’Urubu, notresecret est bien gardé.

– Peut-être, un secret est toujours trahisi l’on attend, dit l’Oiseau-de-Nuit en hochant la tête.

– Il y a du vrai dans ce que vous dites,chef, mais comment faire ?

– Mon frère l’Urubu est un guerrierbrave, c’est un chef, il a donné sa parole àl’Oiseau-de-Nuit ; il la tiendra.

– Certes, chef, je vous le jure, dit lepirate avec un mouvement de joie qu’il ne put retenir et que leComanche ne parut pas avoir remarqué.

– Mon frère l’Urubu me donnera la clef decette grotte, et demain mes jeunes hommes viendront prendre lesarmes et la poudre qui leur appartiennent, demain à la même heurequ’aujourd’hui ; l’Urubu y consent-il ?

– Avec le plus grand plaisir, chef.

– Le chef comanche a la parole del’Urubu, il se fie à lui.

– Je tiendrai ma parole, je vous le juresur l’honneur.

– Oaoh ! dit l’Indien, un guerriern’est pas une vieille femme bavarde, le chef attendra à demain.

– C’est entendu, reprit le pirate. Ilreferma alors la porte de la grotte, en retira la clef, et il laprésenta à l’Indien qui la prit et la passa dans sa ceinture.

– L’Urubu est-il prêt à partir ?demanda l’Indien.

– Oui, répondit le pirate, mais avant dem’éloigner, je voudrais faire une visite à mes prisonnières.

– Comme il plaira à l’Urubu, dit leComanche, mais pourquoi les éveiller à cette heure pour leur diredes paroles qui n’auraient aucune importance ?

Tout en causant ainsi, les deux hommes étaientrevenus à leur point de départ, à quelques pas seulement del’endroit où se trouvait le bâtiment construit pour les dames.

– Je ne veux pas avoir d’arrière-penséepour vous, chef, dit l’Urubu en se décidant enfin à dévoiler lefond de sa pensée ; mon intention est d’emmener avec moi lesprisonnières.

– Bon ! pourquoi emmener cesfemmes ?

– Parce que, chef, il peut se présentertelles circonstances quand nous aurons pénétré dans la ville que lavue des prisonnières pourra nous donner un grand avantage sur nosennemis, et les contraindre à négocier avec nous.

– Ooah ! dit le Comanche avecironie, l’Urubu ne connaît pas les Sandoval, l’Urubu aura devantlui des guerriers nombreux et très braves, l’expédition de l’Urubucontre ses ennemis ne doit être qu’une surprise, si le chef pâlelaisse aux Sandoval un instant pour se reconnaître, il seraperdu ; les Sandoval sont très fins, ils savent employer lesruses les plus habiles pour abattre leurs ennemis ; le villageen pierre que l’Urubu veut prendre est très grand et contientbeaucoup de guerriers bien plus nombreux que ceux de l’Urubu, s’ilemmène avec lui les trois femmes pâles, elles seront pour lui ungrand embarras ; il faudra les garder avec soin pour empêcherqu’on ne les délivre ; dès que les Sandoval verront quel’Urubu a amené les trois femmes avec lui, ils feront des effortsextraordinaires et peut-être les enlèveront-ils ; alors quefera l’Urubu ? au lieu que, même s’il a le dessous et se voitcontraint à reculer et à se mettre en retraite, les femmes pâleslaissées ici seront toujours en son pouvoir, et lui servirontd’otages, ainsi qu’il le pensait hier ; mais l’Oiseau-de-Nuitest un chef comanche, il oublie que l’Urubu est un guerrier trèsfin et très brave, et qu’il n’a pas besoin des conseils d’un pauvreIndien ; l’Urubu fera donc ce qui lui conviendra, et cela seratoujours bien fait de la part d’un si grand chef.

L’Urubu avait écouté les paroles du chefcomanche avec la plus sérieuse attention ; malgré lui, ilavait été frappé des observations pleines de sens duPeau-Rouge ; il était contraint dans son for intérieur dereconnaître que le conseil qu’on lui donnait avec une aussi grandedéférence était très juste et qu’il aurait grand tort de ne pas lesuivre ; d’autant que, ainsi que le lui avait dit le chefcomanche, en laissant les dames dans le souterrain, il étaittoujours le maître si les circonstances l’exigeaient de les traiteren otages et de cette façon, en cas d’insuccès, il se laissait uneporte ouverte pour entamer des négociations avec ses ennemis.

Toutes ces considérations se présentèrent enun instant à son esprit, et il abandonna franchement le projetqu’il avait formé et dont il reconnaissait les défauts.

– Ma foi, chef, dit-il en souriant, jevous remercie de m’avoir ouvert les yeux : sans vous j’auraisfait une énorme sottise, je renonce à emmener mes prisonnières.

– Eaah ! le chef pâle a peut-êtreraison, dit froidement le chef.

– Votre éloquence m’a converti, chef, jelaisserai une dizaine d’hommes pour veiller sur les prisonnières,cela vaudra beaucoup mieux.

– Bon ! l’Urubu sait ce qu’il doitfaire, c’est un grand chef, il s’emparera des Sandoval.

L’Urubu lui lança un regard d’une expressionsingulière, mais le chef comanche était froid et impassible.

Il avait semblé trouver une ironie cachée dansl’accent du Comanche.

L’Urubu appela Navaja, lui ordonna de choisirune douzaine d’hommes résolus dont il serait le chef et quiresteraient dans le souterrain pour garder les prisonnières.

Il donna ses ordres dans les plus grandsdétails à Navaja et termina ainsi ses instructions :

– Si vous étiez attaqués, tuez plutôt lesprisonnières que de vous les laisser enlever.

Navaja s’inclina respectueusement, et tout futdit ; l’Urubu savait que le vieux pirate n’hésiterait pas àobéir.

– Maintenant, dit l’Urubu, nous partironsquand vous voudrez.

– Bon ! partir tout de suite,beaucoup temps perdu.

– Vous savez, l’Oiseau-de-Nuit, que nousmarchons à l’aveuglette et que nous ignorons où nous allons.

– Oui, dit le Comanche, mon frère pâleest comme le petit de l’opossum qui vient de naître : ses yeuxsont fermés.

– C’est cela même, chef, dit l’Urubu enriant, vous êtes donc à la fois notre guide et notre chef, car sansvous nous ne pouvons rien faire.

– Bon ! le chef comanche aura desyeux pour son frère, mais l’Urubu tiendra honnêtement toutes sespromesses.

– Je vous le jure encore, chef.

– Ooah ! un chef a parlé.

– Mais vous m’introduirez dans la villedes Sandoval.

– L’Oiseau-de-Nuit a promis de conduirel’Urubu sur la grande place du grand village en pierre de sonennemi, le Wacondah des Peaux-Rouges qui est le même que celui desBlancs, est témoin pour le chef comanche.

– C’est bien, allons.

Sur l’ordre de leur chef, les pirates semirent en selle et se formèrent en ordre de marche.

Ils suivirent tous les détours du souterrain,et finalement, après un quart d’heure de marche à peu près, ilsdébouchèrent sur le brûlis où les Peaux-Rouges les attendaient.

Les pirates étaient tout au plus trois centcinquante, mais c’étaient tous de vieux rôdeurs de frontières,rompus à toutes les péripéties du désert et d’une bravoure froideet à toute épreuve, capables de tout pour de l’or.

Les chefs indiens furent réunis en conseil, etl’on arrêta les dernières mesures qu’il convenait de prendre.

L’Urubu, sans en laisser rien témoigner audehors, était au comble de la joie, les Indiens et les piratesréunis formaient un effectif de onze cents hommes aguerris ;jamais, de mémoire de pirate, troupe aussi belle et aussi nombreusen’avait été réunie sous les ordres d’un seul chef.

L’Urubu se croyait sûr du succès, et, eneffet, tout le faisait supposer.

Il fut convenu par le conseil des chefs, queles pirates marcheraient au centre de la colonne, les cavalierscorbeaux formeraient l’avant-garde, les pirates le centre et lesIndiens cheyennes, l’arrière-garde.

Les Peaux-Rouges qui étaient à pied,marcheraient en batteurs d’estrade en avant et sur les flancs de lacolonne.

L’Oiseau-de-Nuit, ainsi que cela avait étéconvenu avec l’Urubu, cumulait le commandement de l’expédition etla charge de guide.

Il était bien entendu entre les confédérésque, aussitôt arrivés dans la ville de refuge de la familleSandoval, l’Urubu deviendrait le chef suprême et l’Oiseau-de-Nuitn’aurait plus que le commandement des Peaux-Rouges.

Tout cela bien convenu et bien arrêté,l’Oiseau-de-Nuit donna enfin le signal du départ.

L’Oiseau-de-Nuit tenait la tête de lacolonne ; l’Urubu venait près de lui, mais à quelques pas enarrière.

La longue colonne allongea ses nombreuxanneaux comme un immense cascavel en suivant les nombreuxméandres d’une sente de bêtes fauves.

Cette marche se prolongea pendant environtrois heures ; il était près de neuf heures du matin, lorsquel’Oiseau-de-Nuit ordonna une halte, pour laisser souffler leschevaux et les Indiens qui étaient à pied.

– Eh bien, demanda l’Urubu,approchons-nous, chef ?

– Une heure encore, dit l’Indien d’un tonsentencieux, et mon frère l’Urubu sera dans le village en pierredes visages pâles.

– Oh ! oh ! fit l’Urubu en sefrottant les mains, voilà une triomphante nouvelle.

L’Oiseau-de-Nuit interrogeait les batteursd’estrade, sans doute pour s’instruire et savoir ce que faisaitl’ennemi.

Mais rien ne bougeait, les batteurs d’estraden’avaient rien vu ni entendu, un silence complet planait sur ledésert.

La halte dura environ une demi-heure, puis onreprit la marche.

Cette fois on avait quitté la plaine, ongravissait une montagne aux flancs abrupts où les chevauxglissaient souvent sur un terrain mouvant où ils ne pouvaient quetrès difficilement prendre pied.

Cette marche difficile se prolongea assezlongtemps ; enfin la colonne atteignit un plateau assez large,où le sol était solide.

– Maintenant, dit l’Oiseau-de-Nuit àl’Urubu, il nous faut abandonner les chevaux, ils nous deviennentinutiles.

– Hum ! cela est bien gênant.

– Peut-être peut-on l’éviter.

– Ah ! comment ?

– Cela dépend des chevaux.

– Que voulez-vous dire, chef ?

– Les chevaux des guerriers rouges sontinstruits à passer partout comme les mules ; les chevaux demon frère sont-ils ainsi ?

– Pardieu ! s’écria l’Urubu, tousmes guerriers sont habiles, et leurs chevaux sont admirablementdressés ; ils passeront partout où passeront les vôtres.

– Ooah ! tant mieux, préférableavoir des chevaux pour fuir.

– Et pour charger l’ennemi, ajouta lepirate en souriant.

– Bon ! mon frère l’Urubu a raison,les faces pâles conserveront leurs chevaux.

– À la bonne heure, je vous avoue, chef,que s’il m’avait fallu abandonner mon cheval, cela m’aurait fortchagriné.

– Bon ! mon frère ne sera paschagriné, il conservera son cheval et ses guerriers pâlesaussi ; marchons puisque rien n’arrête plus le chef pâle.

On continua à gravir la montagne.

L’Oiseau-de-Nuit suivait le chemin que,vingt-quatre heures auparavant, don Agostin avait pris avec sesamis pour arriver à la ville de refuge.

Après maints et maints détours enchevêtréscomme à plaisir les uns dans les autres, les pirates, toujoursguidés par le chef comanche, arrivèrent enfin en face du pontétroit jeté sur un précipice dont nous avons parlé plus haut.

L’Oiseau noir passa le premier, les autressuivirent.

Chose singulière, plus les piratesapprochaient de la ville, plus l’Urubu se sentait inquiet, bien quetout semblât marcher à merveille.

C’était ce calme profond, cette sécuritécomplète que semblaient éprouver les habitants de la ville, quiétonnait et effrayait secrètement le chef des pirates.

L’Urubu aurait volontiers dit comme un généralfameux pendant une reconnaissance de nuit autour d’une ville qu’ilassiégeait :

– Tout est trop calme, j’entends lesilence !

C’était un pressentiment, car quelques minutesplus tard il était assailli par des forces considérables etcontraint de se retirer en désordre.

L’Urubu se trouvait en ce moment dans la mêmesituation que ce général, malheureusement il s’était trop avancépour pouvoir reculer ; il lui fallait marcher en avant quandmême, car toute retraite lui était coupée.

En effet, sans que l’on sût comment, le pontjeté sur le précipice s’était écroulé sous les pieds du derniercavalier, qui avait failli être précipité dans le gouffre.

La plate-forme sur laquelle s’ouvrait l’entréedu souterrain qu’il fallait traverser pour atteindre la ville étaittrès étroite ainsi que nous l’avons dit, si bien que les cavaliers,au fur et à mesure qu’ils avaient franchi le précipice, s’étaientengagés dans le souterrain, de sorte que seuls ceux qui avaientpassé les derniers avaient eu connaissance de la rupture dupont ; mais comme ces cavaliers étaient des guerrierspeaux-rouges, ils avaient gardé le silence ; sans doute dansla crainte de démoraliser leurs compagnons, en leur révélant quedésormais toute retraite était coupée.

Le chef des pirates fit halte pendant quelquesinstants pour reformer les rangs et prendre la tête de la colonne,ainsi que cela avait été convenu avec l’Oiseau-de-Nuit.

L’endroit où l’Urubu et ses bandits s’étaientarrêtés était une immense caverne sur laquelle s’ouvraient delarges galeries se dirigeant dans différentes directions.

– Laquelle de ces galeries devons-noussuivre ? demanda l’Urubu à l’Oiseau-de-Nuit.

– La galerie qui aboutit au village enpierre des visages pâles est celle au bout de laquelle l’Urubu voitbriller le soleil, répondit le chef comanche.

– Eh ! fit joyeusement le pirate,nous n’avons que quelques pas à faire !

– Pas davantage.

– Alors nous sommes dans la ville.

– Oui, dit laconiquement le chef.

– Pardieu ! dit l’Urubu en dégainantson sabre, je…

L’Oiseau-de-Nuit posa sa main sur l’épaule dupirate.

– Que me voulez-vous, chef ? ditl’Urubu.

– L’Oiseau-de-Nuit veut savoir si l’Urubureconnaît que le chef a tenu sa parole.

– Je le reconnais et je vous remercie,chef, vous avez agi loyalement.

– Bon ! l’Urubu se souvient de laparole qu’il a donnée au chef ?

– Laquelle, chef, je vous ai donnéplusieurs paroles, de laquelle me demandez-vous de mesouvenir ?

– L’Urubu a promis à son ami rouge de netuer ni torturer les femmes, les enfants et les vieillards. Le chefpâle se souvient-il ?

– Il est possible que je vous aie faitcette promesse, chef, dit-il avec ironie, mais je l’ai oubliée, eten ce moment j’ai à m’occuper d’autre chose.

– Ainsi mon frère ne se souvientpas ?

– Non, dit-il avec impatience, et je neme souviendrai pas, tenez-le pour dit.

Et il fit sentir l’éperon à son cheval.

– En avant ! cria-t-il.

– Alors que mon frère prenne garde, ditle Comanche.

Et saisissant son sifflet de guerre, il entira un son éclatant qui se prolongea pendant plus de cinqminutes.

– Maudit Indien ! s’écria l’Urubu,nous sommes trahis ! en avant, compagnons, en avant !

Il déchargea son revolver dans la direction oùil supposait l’Indien, et il partit à fond de train, suivi par lespirates qui poussaient des cris furieux.

La grande place de la ville était entièrementdéserte.

– À sac ! à sac ! crièrent lesbandits.

Au même instant, les portes de lahutte-médecine s’ouvrirent, et, de tous les côtés à la fois, unefusillade terrible fut dirigée sur les pirates.

La plupart des bandits étaient encore dans lesouterrain.

Bientôt on les vit apparaître en désordre,couverts de sang et suivis de près par les Peaux-Rouges qui lesattaquaient par-derrière et les chargeaient avec fureur.

L’Urubu se sentit perdu.

Toute retraite lui était coupée ; lesPeaux-Rouges et les vaqueros de don Agostin se ruaient contre lespirates qu’ils avaient entourés d’un cercle de fer.

Les bandits se défendaient avec rage, ilsn’avaient plus d’autre espoir que de tomber pendant le combat afind’éviter la torture, qu’ils savaient que les Peaux-Rouges leurinfligeraient ; tout pirate qui tombait était aussitôtscalpé.

Ce n’était plus une bataille, c’était unmassacre, une boucherie, comme on en voit seulement dans cescontrées sauvages.

C’était une épouvantable hécatombe, lesbandits tombaient les uns sur les autres, formant d’horriblesmonceaux de cadavres ; les Peaux-Rouges tuaient, ils tuaienttoujours sans pitié, sans merci.

Les bandits, affolés de terreur, quidemandaient grâce, étaient aussitôt massacrés.

Quelques pirates restaient encore debout, unevingtaine au plus, le reste de trois cents.

Chose extraordinaire, l’Urubu, qui toujourss’était tenu au premier rang, n’avait pas reçu une blessure.

– Pardonnez à ce misérable, dit legénéral de Villiers.

– Voulez-vous donc qu’il soit attaché aupoteau de torture, reprit don José, vêtu en Comanche, maisdébarrassé de ses peintures ?

– Ah ! lâche maudit, s’écria l’Urubuqui le reconnut, meurs comme un chien, traître !

Et il bondit sur don José, le sabre haut.

Mais son sabre s’échappa de sa main ; ilroula sur le sol, et malgré des efforts gigantesques et desrugissements féroces, il fut solidement garrotté et mis dansl’impossibilité de faire le moindre mouvement.

Sidi-Muley avait lancé sa reata-lasoau cou de l’Urubu au moment où le pirate bondissait sur donJosé.

– Là, dit le spahi en riant, je savaisbien que je prendrais ma revanche.

Le bandit, malgré tous ses efforts, futemporté et jeté dans une hutte servant de prison.

Il restait encore quelques bandits, couvertsde blessures.

Le général demanda leur grâce.

– Non, répondit froidement don José, queferions-nous de ces misérables ? Un jour ou l’autre, ilss’échapperaient, et le secret de notre ville serait divulgué ;ils ont voulu entrer dans notre refuge, ils n’en sortirontplus ; la sûreté de la population qui nous entoure et dontnous sommes responsables exige leur mort.

Le général baissa la tête et s’éloigna, lecœur navré, épouvanté, lui, le vieux et brave soldat, de cettebataille horrible.

Un cri de triomphe poussé par les Peaux-Rougeslui annonça que le dernier pirate avait succombé, après une luttehomérique.

Cependant le général de Villiers n’avait pasrenoncé à sauver son indigne parent du poteau de torture.

Il insista de telle sorte auprès de donAgostin et de ses fils que, bien qu’à contrecœur, ils consentirentà lui donner carte blanche, non pas pour le sauver, c’étaitimpossible, mais pour le soustraire à la mort horrible quil’attendait.

Vers onze heures du soir, le général deVilliers, accompagné de don José, se rendit à la hutte où l’Urubuavait été enfermé.

Sidi-Muley gardait la porte ; lerancunier spahi s’était, de son autorité privée, improvisé legeôlier de son ennemi.

– Eh bien, demanda le général au soldat,comment est le prisonnier ?

– Il paraît plus calme, répondit lespahi, il a mangé et m’a offert une somme fabuleuse si je voulaisl’aider à s’échapper, aussi je ne le perds pas de vue.

– A-t-il encore ses liens ?

– Je lui ai rendu la liberté de sesmembres, c’est un ancien officier ; après tout j’ai servi sousses ordres, dit Sidi-Muley, et tout scélérat qu’il soit, je n’aipas voulu l’humilier.

– Tu as bien fait, Sidi, reprit legénéral, je te remercie.

– Baste ! cela n’en vaut pas lapeine ; c’est égal, méfiez-vous de lui.

– Que peut-il me faire ?

– Vous assassiner, pardi, mongénéral ; croyez-moi, ne faites pas de la générosité àrebours, vous vous en trouveriez mal.

– Ouvre toujours, Sidi, cet homme est monparent.

– C’est juste.

Et il ouvrit la porte.

L’Urubu était assis sur une botte de paille etle dos appuyé au mur ; en apercevant son cousin, iltressaillit, mais il ne fit pas un mouvement.

– Venez-vous me railler et jouir del’abjection dans laquelle je suis tombé ?

– Non, monsieur, répondit le général avecnoblesse, vous êtes mon parent, je ne veux pas l’oublier.

– Il y a longtemps, dit le pirate, quevous et moi nous avons oublié cette parenté de hasard.

– Vous vous trompez, monsieur ;quant à moi, je ne l’ai jamais oubliée, ma visite en ce moment vousle prouve.

– Oui, nous nous haïssons, et vous venezpour…

– Vous vous trompez, monsieur, je ne vousai jamais haï, et j’ai toujours essayé de vous faire du bien, je necomprends pas que vous me haïssiez ainsi.

– Pourquoi je vous hais, je vais vous ledire : je vous hais parce que, dès mon enfance, je vous aitoujours trouvé sur mon chemin pour m’arrêter et m’empêcher deparvenir : à Saint-Cyr, au régiment, en Afrique, au Mexique,partout vous m’avez arrêté ; j’étais aussi instruit et aussicapable que vous, et toujours vous m’avez passé sur le corps ;je suis arrivé avec difficulté au grade de capitaine, vous êtesgénéral ; on m’a accordé avec peine la croix de la Légiond’honneur, vous êtes grand-officier, et, ironie cruelle du sort,c’est moi que l’on a chargé de vous porter votre brevet decolonel ; j’avais une concession de terre qui m’appartenait,vous me l’avez volée ; j’adorais une femme, un ange, que safamille consentait à me donner, quelques mots dits par vous auxparents de cette jeune fille ont suffi pour rompre monmariage ; vous m’avez contraint à déserter, moi, un officierde l’armée française ; en un mot, en tout et partout, je vousai trouvé sur mon chemin pour m’arrêter et inutiliser mesefforts ; j’étais né pour être la joie et l’honneur de mafamille ; à cause de vous, j’en suis devenu la honte etl’opprobre ! Soyez maudit à cette heure où je vais mourir,sachez que je vous hais, et que, si je vivais quelque temps encore,j’essayerais par tous les moyens de me venger du mal que vousm’avez fait ; oh ! s’écria-t-il avec un accent terrible,je vous hais, misérable !

Et poussant un cri de fauve aux abois, ilbondit sur le général et, le saisissant avec une force décuplée parla rage, il essaya de l’étrangler.

– Allons ! allons ! s’écriaSidi-Muley, il faut en finir avec cette hyène : et, tirant sonpoignard de sa ceinture, il le plongea tout entier dans la nuque dubandit.

Celui-ci poussa un cri horrible et tomba toutd’une pièce.

Don José reçut dans ses bras le généralpresque évanoui et l’emporta hors de la hutte.

– Merci, Sidi-Muley, dit le bandit d’unevoix sourde, dis-lui bien que je le hais et que je le haïrai…jusqu’à… mon dernier… soupir… ah ! veng…

Il ne put en dire davantage ; il étaitmort.

– Bon débarras ! dit Sidi-Muley;quel scélérat !…

Et sans même fermer la porte, il se mit à larecherche du général.

Don José donnait des secours àM. de Villiers ; celui-ci était désespéré, d’autantplus qu’il ne comprenait rien aux injustes reproches de sonparent.

Don José et le spahi portèrent le général danssa chambre à coucher et le mirent au lit, en proie à une fièvreterrible.

Lorsque une heure après, il revint à la huttepour reprendre son poignard, auquel il tenait beaucoup, Sidi-Muleys’aperçut que l’Urubu avait été scalpé.

– Tant pis pour lui, dit en riant lesoldat ; c’est égal, c’est un bon débarras, le général dira cequ’il voudra : c’est mon opinion, et je la partage, comme ondit là-bas à Pantin.

Telle fut l’oraison funèbre du bandit.

 

Chapitre 16Comment, après bien des péripéties douloureuses, cette histoirefinit enfin comme un conte de fées

 

Près d’un mois s’était écoulé depuis lesévénements rapportés dans notre précédent chapitre.

Après la scène affreuse qui s’était passéeentre lui et son cousin, le général de Villiers avait eu unerechute qui, pendant quelques jours, avait mis sa vie endanger ; mais grâce aux soins affectueux du docteur Guérin, etsurtout au dévouement admirable de doña Teresa et de ses deuxfilles, le malade était enfin en pleine convalescence.

Le docteur Guérin, avec cet airnarquois, moitié figue et moitié raisin qui lui était particulier,avait déclaré que la convalescence du général serait longue, etqu’il fallait à tout prix éviter une seconde rechute qui, cettefois, serait mortelle.

Les dames s’étaient alors installées dans lachambre à coucher du malade, qu’elles ne quittaient plus de jour nide nuit.

Doña Luisa avait sa place attitrée au côtédroit de la chaise longue, sur laquelle le général s’étendait, ellefaisait la lecture au convalescent, lui préparait ses potions etles lui faisait boire avec un irrésistible sourire, auquel, dureste, le convalescent se gardait bien de résister.

Doña Santa aidait sa sœur dans tous ces petitssoins dont les dames et surtout les jeunes filles semblent posséderla spécialité.

Doña Teresa surveillait tout avec un tactadmirable et une bonté inépuisable.

Le général de Villiers se laissait aller avecun bonheur intime à ces soins qui l’enchantaient ; jamais iln’avait été aussi heureux ; peut-être, dans son for intérieur,le malade ne désirait-il pas guérir.

C’était, du reste, ce que lui reprochait enriant le docteur Guérin.

Quand le docteur entamait ce chapitrescabreux, les dames se mettaient toutes trois contre lui, de sorteque le docteur n’avait qu’une ressource pour faire cesser cettelevée de boucliers, c’était de se sauver en riant comme un fou, enprotestant qu’on gâtait trop son malade.

Sidi-Muley était jaloux de ces charmantesinfirmières, comme il les nommait ; mais il lui fallait, bongré mal gré, en prendre son parti, d’autant plus qu’on se moquaitde ses plaintes, ce qui le mettait d’une colère de dogue.

Le général n’avait jamais su comment lesdames, enlevées par les pirates, avaient été délivrées. Sur laprière du malade, don José se chargea de satisfaire sacuriosité.

Nous avons oublié de mentionner un fait d’uneimportance relativement assez grande. Don Estevan et son frère donJosé, quand ils habitaient leur résidence de l’Arizona, avaientcontracté l’habitude de porter le costume et les peintures desPeaux-Rouges.

Cette mesure, essentiellement politique,flattait beaucoup les Indiens et donnait une grande influence auxfils de don Agostin sur les Comanches, en leur prouvant que lesdescendants des Incas, dont quelques gouttes de sang coulaient dansleurs veines, ne dédaignaient pas les coutumes de leurs pères.

Les deux hommes en étaient arrivés às’identifier si bien avec ce costume qu’il était impossible desoupçonner un déguisement, ce qui augmentait leur prestige etrendait les Indiens fiers de leurs chefs, que du reste ilsadoraient.

Depuis la première attaque tentée par lespirates contre don Agostin sur son campement de la colline, donJosé avait été chargé par son père de surveiller les pirates et,s’il était possible, de découvrir quelles étaient les intentionsdes bandits, et s’ils avaient réellement conçu le projet dedécouvrir la ville de refuge, dont les richesses incalculablesdevaient naturellement exciter leurs convoitises.

Ainsi qu’on l’a vu, don José, sous le nom del’Oiseau-de-Nuit, avait réussi à établir des relations avec lespirates, sous le prétexte de leur faciliter les moyens des’introduire dans la ville habitée par don Agostin et sa famille,et que depuis longtemps ils cherchaient avec ardeur, sans réussir àla découvrir.

L’offre faite par l’Oiseau-de-Nuit étaitprécieuse pour les bandits, elle devait être acceptée par eux, eten effet elle le fut avec une vive satisfaction.

On se rappelle sans doute que, la premièrefois que l’Oiseau-de-Nuit avait été introduit dans le souterrainqui servait de repaire aux pirates, le feint Comanche avait éprouvéune vive crainte en reconnaissant ce souterrain qu’il connaissaitdepuis longtemps.

Il avait, dans le premier moment de surprise,prononcé entre ses dents quelques mots, qui, s’ils avaient étéentendus par les pirates, l’auraient aussitôt placé dans unesituation très fâcheuse, et dont il lui aurait été fort difficilede se sortir à son honneur.

Ces quelques mots étaient ceux-ci.

– Oh ! oh ! pourvu qu’ilsn’aient rien découvert.

En effet, ce souterrain n’était pas aussiéloigné de la ville qu’il le paraissait : par des galeries,ignorées des bandits, il communiquait avec les immenses cryptescyclopéennes qui régnaient sous la ville et s’étendaient à desdistances considérables dans toutes les directions.

On comprend maintenant comment, lorsque lamère et les deux sœurs du jeune homme avaient été enlevées par lespirates, enfermées dans l’espèce de maison construite tout exprèspour les tenir prisonnières, rien n’avait été plus facile àl’Oiseau-de-Nuit que de se mettre en communication avec sa mère, etde faire évader les trois dames sans coup férir, d’autant plus que,par un hasard providentiel dans lequel apparaissait visiblement ledoigt de Dieu, le passage secret ignoré des pirates se trouvaitdans la chambre à coucher de doña Teresa.

Le passage refermé, il était presqueimpossible de le découvrir, à moins de connaître son existence etsa position exacte, ce qui, même alors, eût exigé des recherchesminutieuses auxquelles les bandits n’auraient pas eu le temps de selivrer.

Le sauvetage s’exécuta admirablement et dansdes conditions de sécurité exceptionnelles.

Deux heures plus tard, les prisonnièresétaient dans les bras de ceux qu’elles aimaient, et tout étaitdit.

Les moyens employés par don José poursurprendre les secrets des pirates, et les faire tomber dans unguet-apens terrible, en toute autre circonstance auraient étéblâmables, mais ici ce n’était pas le cas ; don Agostin avaitdeux fois été attaqué par les bandits, qui ne cachaient nullementleurs intentions ; les Blancs étaient en guerre contre desbandits sans foi ni loi, qui ne respectaient rien.

Et dans une guerre sans merci, tous les moyenssont bons, quels qu’ils soient, pour se sauvegarder et détruire sesennemis.

C’était d’après ces principes, un peuélastiques peut-être, mais logiques et autorisés, que les piratesde l’Urubu et l’Urubu lui-même étaient tombés dans le piège où ilsdevaient tous trouver la mort.

Le moment arriva enfin où le général deVilliers fut complètement guéri ; mais, pendant sa longueconvalescence, des rapports presque intimes et surtout amicauxs’étaient tout naturellement établis entre le général et la famillede Sandoval, qui le faisaient non pas seulement considérer comme unami, mais en réalité comme un de leurs membres, d’autant plus quedon Agostin et ses enfants n’avaient pas oublié les grandesobligations qu’ils avaient contractées envers l’officierfrançais.

C’était un matin vers midi, on achevait dedéjeuner, on en était au café.

Pendant tout le repas, le général avait étépréoccupé, presque sombre, tous les convives s’étaient aperçu decette disposition si peu ordinaire de M. de Villiers,dont l’humeur était toujours affable et gaie.

Ses amis l’examinaient à la dérobée, attendantavec impatience qu’il se décidât à s’expliquer.

Le général avait jeté sa serviette sur latable ; il avait ôté son cigare de ses lèvres, il allaitparler, lorsque Sidi-Muley entra dans la salle à manger etprésenta, sur un plateau de vermeil, un papier plié en quatre àl’officier.

– Qu’est-ce que cela ? demandaM. de Villiers à son soldat.

– Lisez, mon général, répondit lesoldat.

L’officier hésita un instant, mais, sur uneprière muette de Sidi-Muley, il se décida enfin à prendre le papieren faisant un geste de congé.

Le spahi salua et sortit.

M. de Villiers demanda d’un regardla permission de lire cette singulière missive, autorisation queles assistants lui donnèrent d’un regard.

Il déplia alors le papier et le parcourut desyeux, son visage offrit alors l’expression d’une véritablestupéfaction.

Il relut cet étrange papier avec lenteur,semblant en calculer tous les mots et en chercher la véritableexplication ; il resta un moment pensif, puis tendant lepapier à don Agostin :

– Lisez, señor, dit-il, cette lettre estécrite en français.

Don Agostin prit le papier, il le lut et ledonna à don Estevan.

Ce papier passa ainsi de main en main avant derevenir au général.

Les dames avaient quitté la table quand lecafé avait été apporté ; il n’y avait donc que des hommesautour de la table.

Il y eut un assez long silence.

– Eh bien, général, demanda enfin donAgostin, que décidez-vous ?

– Señor, répondit l’officier, je suischez vous et non chez moi, je ne puis rien décider sans votreautorisation.

– Vous êtes chez vous, mon cher général,je vous aime comme un fils, vous le savez, agissez donc, je vousprie, comme il vous plaira, tout ce que vous croirez devoir faire,personne ici ne songera à le blâmer, ou même à vous faire unesimple observation.

– Je vous remercie, señor, j’accorderaidonc à ce malheureux l’entrevue qu’il me demande.

– Vous aurez raison, à mon avis, général,donnez donc l’ordre qu’il soit introduit ici ou en tout autreendroit qui vous plaira le mieux.

Et don Agostin fit un mouvement pour se lever,les trois autres personnages, le docteur, don José et don Estevanimitèrent le vieillard.

– Pardon, caballeros, dit le général avecun sourire courtois, veuillez reprendre vos places je vous prie,j’entendrai cet homme ici, dans cette pièce, mais en votreprésence.

– Mais… voulut dire don Agostin.

– Je vous en prie, caballeros.

Chacun reprit sa place.

Le général appuya le doigt sur un timbre.

M Sidi-Muley parut.

– Introduisez, dit le général.

Le soldat sortit et rentra presqueaussitôt.

Un homme le suivait.

Cet homme était le Coyote.

Mais le Coyote vieilli, maigri, ridé, n’étantplus que l’ombre de lui-même.

Derrière lui entrèrent une dizaine dePeaux-Rouges parmi lesquels se trouvait le Nuage-Bleu.

Le général fronça le sourcil.

Don Agostin comprit ce mouvement de mauvaisehumeur de l’officier.

– Je réponds des prisonniers, dit levieillard, mes fils peuvent se retirer, je les ferai prévenir quandils devront reconduire le prisonnier à sa hutte.

Les Comanches s’inclinèrent et quittèrent lasalle à manger, mais ils restèrent à la porte du palais, ils nevoulaient pas qu’on leur enlevât leur prisonnier.

Sidi-Muley se tenait près de la porte,l’épaule appuyée sur la muraille et les bras croisés sur lapoitrine.

– Dans ce papier que vous m’avez faitremettre, dit le général au Coyote, dans ce papier, vous me ditesque, étant votre ennemi, vous me demandez un service et une grâcequi ne me coûteront rien et vous rendront plus douce la morthorrible à laquelle vous êtes condamné. Cet homme est-il donccondamné ? demanda-t-il au vieillard.

– Oui, demain il sera attaché au poteaude torture.

– On ne pourrait le sauver ?

– Ce serait impossible ; lesComanches sont furieux, ils ne me pardonneraient même pas unetentative d’évasion.

– Mais ne pourrait-on pas lui éviter latorture ?

– Non, il faut qu’il soit torturé.

– Don Agostin Perez de Sandoval a raison,je dois mourir dans des tourments affreux, cette mort, que j’aitant de fois méritée, ne m’effraye pas, je la vois s’approchercomme une délivrance, dit le Coyote d’une voix ferme, ainsi que jevous l’ai écrit, il dépend de vous, général, que cette mort me soitdouce et que je ne m’aperçoive même pas des plus cruellestortures.

– Parlez.

– Monsieur, dit le Coyote en excellentfrançais, je ne veux pas prononcer un plaidoyer en ma faveur, niessayer de diminuer la portée et la quantité de mes crimes, jen’essayerai pas de surprendre votre bonne foi en vous confessantque je suis venu à résipiscence et que je maudis la vie de meurtreset de vols que j’ai pendant si longtemps menée en Europe et enAmérique, je vous tromperais ; la vérité la voici : je neme repens de rien ; si dans une heure j’étais libre, jereprendrais ma vie de rapines, c’est la seule qui me convienne etque je puisse faire ; je suis un misérable dans la plusterrible acception du mot. Que voulez-vous, je suis né mauvais, etaujourd’hui il me serait impossible de feindre un repentir que jen’éprouverai jamais.

– Est-ce donc pour dérouler devant nousces cyniques théories que vous avez demandé à me voir ? ditsévèrement le général.

– Eh quoi ! dit don Agostin avecdouleur, ne reste-t-il rien dans votre cœur qui vous rattache, neserait-ce que par un fil menu comme un cheveu, à l’humanité.

Le bandit éclata d’un rire de damnéressemblant à un sanglot.

– Eh bien non, je ne suis pascomplet ! je suis un monstre, s’écria-t-il avec agitation. Sonvisage avait pris une expression effrayante. Je me suisvanté !… Sa voix était rauque… L’orgueil m’a perdu. J’aime àl’adoration ma fille, une enfant de dix-huit ans à peine ! jene tiens qu’à elle au monde ! J’étais pauvre, ruiné, issud’une vieille noblesse germanique, je voulais ma fille heureuse etriche ! C’est pour elle que j’ai commis tous mes crimes !ma fille ! oh ! ma fille, mon sang ! monamour ! L’Urubu avait surpris mon secret, comment ? jel’ignore ; il me tenait par l’amour de ma fille ! Ayezpitié de moi !… et se laissant tomber à deux genoux… Ayezpitié de moi ! que ma fille soit heureuse, mon Dieu ! Latorture ne m’effraye pas ; mais penser que ma fille, après mamort, sera malheureuse !… oh ! cette seule pensée me rendfou, voyez, je m’humilie, je demande pardon à Dieu ! ayezpitié de ma fille ! de ma pauvre enfant innocente !…

Il se traînait sur les genoux.

Cette scène était épouvantable.

– Oh ! reprit-il, infligez-moi lesplus terribles tortures, mais ma fille ! sauvez mafille !

– Vous êtes donc contraint de reconnaîtreenfin qu’il est un Dieu ? dit sévèrement don Agostin.

– Oui, je souffre, oh ! je souffretous les supplices de l’enfer, pitié ! pitié ! non pourmoi misérable, mais pour ma fille.

– Que voulez-vous enfin ? demanda legénéral de Villiers d’une voix brève.

– Vous, mon ennemi, car Français etPrussiens sont irréconciliables, je vous lègue ma fille !Général, promettez-moi d’en faire votre enfant et de ne jamais luidire comment son père a vécu et comment il est mort.

Il y eut un silence sombre interrompuseulement par les sanglots déchirants du misérable.

– Je vous le jure ! dit le généralavec noblesse ; votre fille sera la mienne, jamais elle nesaura rien de son père.

Le visage du bandit se transfigura.

– Vous me le promettez ? dit-il avecanxiété.

– Je vous répète que je vous le jure.

– Oh ! merci, merci, je savais quevous étiez un ennemi généreux ; mais ne craignez rien, je suisriche, très riche.

– Vos richesses meurent avec vous, ditsévèrement le général, voulez-vous donc que cette enfant innocenteprofite de cet or dont chaque parcelle est souillée desang ?

– C’est vrai ; pardonnez-moi, dit-ilhumblement.

– Fournissez-moi les renseignementsnécessaires pour retrouver votre fille et donnez-moi une lettre quim’accrédite auprès d’elle.

– Les renseignements je vous lesdonnerai, dit don Agostin : les papiers pris sur l’Urubu parSidi-Muley vous donneront toutes les facilités nécessaires.

Le général fit un geste à Sidi-Muley.

Le soldat apporta tout ce qu’il fallait pourécrire, papier, plume, encre et cire à cacheter.

Le bandit écrivit, la lettre était courte.

– J’écris en allemand, je lui écristoujours dans notre langue, je lui dis que je suis sur mon lit demort, je ne mens pas, dit-il avec une ironie navrante. Je fais mesadieux à mon enfant, et je la lègue au général de Villiers, quipour elle sera un père, et qu’elle doit considérer comme tel ;j’ajoute que je meurs ruiné ; qu’elle ne doit plus avoird’autre pensée que d’aimer et respecter son second père.

– C’est bien, dit le général, mais jeparle l’allemand ; ce sera une consolation pour votrefille.

Le Coyote remit la lettre au général.

– Soyez béni, général, dit-il avec uneprofonde émotion ; d’un désespéré, vous avez fait un hommerepentant ; je reconnais, maintenant, que l’homme n’est rienen face de Dieu, je subirai la torture avec joie, je sais que mafille sera heureuse ; merci, à vous, général, et à vous tous,messieurs. Ah ! si j’avais… mais il est trop tard : merciencore !

Et il sortit d’un pas ferme et le visagerayonnant de bonheur.

Il y eut un court silence après le départ dubandit, cette scène navrante avait très impressionné ces hommes decœur.

– Caballeros, dit le général, tout estprêt, vous le savez sans doute, pour mon voyage ; Sans-Tracesm’attend, je désire ne pas assister au supplice de cemalheureux.

– Je le savais ; oùallez-vous ?

– Je vais d’abord à Washington pourrefuser les conditions qu’on avait voulu m’imposer, puis, avec lespapiers que vous me donnerez, je me mettrai à la recherche de lapauvre enfant que j’ai adoptée.

– Très bien, général ; la jeunefille de ce bandit est dans un couvent français de LaNouvelle-Orléans ; en quittant Washington venez tout droit àLa Nouvelle-Orléans, vous trouverez votre besogne en bonchemin.

– C’est bien vrai, vous ne me trompezpas ? s’écria le général avec joie.

– La preuve, dit en riant don José, c’estque je pars avec vous, si vous voulez bien m’accepter commecompagnon, général : j’ai certaines affaires à régler àWashington.

– Pardieu ! ce sera pour moi ungrand plaisir.

– Alors c’est convenu.

– Ne nous dites pas adieu, reprit donAgostin, avant un mois nous serons de nouveau réunis.

– C’est vrai, cependant je vous demandede me permettre de prendre congé des dames.

– Certes, avec le plus grand plaisir.

Le général, en disant au revoir aux dames,balbutia et se sentit rougir quand il prit congé de doñaLuisa ; il est vrai que la même chose arriva à la jeunefille.

Don Agostin sourit et se frotta les mains.

Une heure plus tard, le général de Villiers,don José, Sans-Traces et Sidi-Muley avaient quitté la ville derefuge et galopaient en plein désert.

Un mois jour pour jour après son départ del’Arizona, le général et son ami don José entraient à LaNouvelle-Orléans.

Le général avait pris congé de son dévouéSans-Traces, en lui donnant cinq cents louis, une fortune pour lechasseur, et que le général avait eu toutes les peines du monde àlui faire accepter ; l’argent n’était rien pour ce bravecœur.

Sidi-Muley se prélassait à quelques pas enarrière des deux amis.

– Ah ! dit le général en soupirant,que je serais heureux si…

– Pardieu ! interrompit le jeunehomme en souriant, je vous trouve charmant, général, vous avez deuxmillions en bonnes traites en poche et votre placer de l’Arizonavous reste, plaignez-vous donc !

– Que voulez-vous que je fasse de ceplacer, mon ami ?

– On ne sait pas, dit don José enriant.

– Vous êtes insupportable, dit le généralavec un dépit amical.

– Merci, mon général.

– C’est vrai, vous prenez un malinplaisir à me désespérer, vous savez…

– Que vous aimez ma sœur, vous me l’avezassez souvent dit pour que je le sache ; que voulez-vous queje fasse à cela ; adressez-vous à Luisa, ma sœur estobéissante, et je crois…

– Vous croyez…

– Rien du tout, vous voulez en tropsavoir.

– Au diable ! s’écria le général mishors des gonds par cette sortie du jeune homme.

Celui-ci ne fit que rire.

Les voyageurs atteignirent enfin la maisonhabitée par don Agostin de Sandoval et toute sa famille.

Le général n’avait plus de recherches à faire,don Agostin présenta à M. de Villiers une charmante jeunefille que déjà les dames aimaient à la folie.

Quelques jours s’écoulèrent à visiter laville.

Le général était sur des charbons ardents, lemoment de la séparation approchait, et M. de Villiers,timide et gauche comme tous les soldats, n’osait pas se hasarder àfaire sa demande, tant il redoutait un refus.

– À propos, dit don Agostin un matin endéjeunant, que pensez-vous faire de votre placer del’Arizona ?

– Ma foi, je vous en fais cadeau s’ilpeut vous être agréable, cher don Agostin ; que voulez-vousque j’en fasse, moi qui pars pour la France et ne reviendrai jamaisdans ce pays ?

– Baste ! qui sait ? dit donJosé en riant.

– Oui, c’est vrai, murmura le généraldont les traits devinrent sombres, mais il faudrait pour que jerevinsse en Amérique…

– Que vous épousiez ma sœur Luisa,n’est-ce pas, général ? dit don José en riant.

Le général fut tout décontenancé d’une tellealgarade, il ne savait plus sur quel pied danser.

– Comment, dit don Agostin en riant, vousaimez ma fille Luisa ?

– De toute mon âme, murmura le généralavec passion.

– Bon ! et pourquoi ne me ledisiez-vous pas, mon cher général, je crois que ma fille ne vousvoit pas avec indifférence.

– Je le crois bien, reprit don Josétoujours riant ; la petite masque ne parle que de son sauveurà qui veut l’entendre.

– Eh bien, mon cher général, reprit donAgostin, je vous autorise à faire votre demande, et si, comme je lecrois, ma fille vous aime, je serai heureux de vous la donner.

– Oh ! monsieur, comment ai-jemérité tant de bienveillance de votre part ?

– Ne parlons pas de cela, mon chergénéral, mais si vous y consentez, nous parlerons un peuaffaires.

– Je suis à vos ordres, señor, mais jevous avoue que je ne sais pas de quelles affaires vous voulezparler.

– Il s’agit de votre placer, qui est fortriche et que je voudrais vous acheter.

– Oh ! cher don Agostin !

– Pardon ! mon cher général, jen’accepte pas plus de cadeaux que vous-même n’en accepteriez,n’est-ce pas vrai ?

Le général s’inclina sans répondre.

– Donc, vous reconnaissez que j’airaison, reprit le vieillard, si j’acceptais le cadeau que vousvoulez me faire, je vous volerais indignement, et ce qui le prouve,c’est que je vous offre six millions de votre placer.

– Hein ! s’écria le général enpâlissant.

– J’ai dit six millions de francs, monami, acceptez-vous ?

– Vous plaisantez, señor, c’est mal.

– Je plaisante si peu, mon cher général,dit le vieillard en étalant des papiers sur la table, que voici destraites à vue sur les premiers banquiers de Paris, préparées àl’avance par moi pour la somme que je vous ai offerte.

– Mais c’est un rêve ! s’écria legénéral au comble de la joie et de la surprise, laissez-moi allerfaire ma demande à votre charmante fille.

– Pourquoi donc ainsi ? dit donAgostin en souriant.

– Parce que si votre charmante fille merefuse sa main, cette somme me deviendra inutile, et rien ne pourrame décider à l’accepter.

Et il quitta la salle à manger presque encourant, laissant don Agostin et ses deux fils stupéfaits de cettesingulière sortie.

Dix minutes plus tard le général rentra, lesdames le suivaient, doña Luisa se jeta dans les bras de son père etse cacha le visage sur sa poitrine pour cacher sa rougeur.

Quinze jours plus tard le mariage eut lieu auconsulat de France, puis à l’église catholique.

L’assistance était nombreuse ; toutes lesgrandes familles de La Nouvelle-Orléans avaient tenu à honneurd’assister au mariage du général comte de Villiers, dont le nométait bien connu à la Louisiane.

Les nouveaux mariés passèrent encore un mois àLa Nouvelle-Orléans.

Le jour du départ arriva, comme toute chosearrive dans ce monde sublunaire.

La séparation fut cruelle, surtout pour donAgostin qui, à son âge, n’espérait plus revoir sa fille, malgré lespromesses du général et de sa charmante femme.

Enfin on se sépara.

Le bateau à vapeur chauffait, il fallait sehâter ; on s’embrassa une dernière fois, et l’on se séparaenfin.

Don José, au dernier moment, s’était décidé àaccompagner les nouveaux mariés, ce qui les combla de joie.

La traversée fut très agréable, rien ne vintassombrir le bonheur des voyageurs.

Le général n’avait pas voulu se séparer deSidi-Muley qui lui avait donné tant de preuves de dévouement.

La situation de l’ancien spahi était assezirrégulière ; mais le général s’était engagé à le sauvegarder,ce qu’il fit en effet.

La mère et la sœur du général ne pouvaient pass’habituer à leur nouvelle fortune après tant de douleurs et detraverses imméritées.

Jamais le général ne prononçait le nom de sonindigne parent ; sa mère et sa sœur, sachant que ce souvenirlui était pénible, ne parlaient jamais de lui.

Six mois après son retour en France, legénéral maria la jeune fille qu’il avait si singulièrement adoptéeà un colonel de ses amis, en lui donnant cent mille francs dedot.

Sa fille adoptive était heureuse ; legénéral avait généreusement tenu la parole qu’il avait donnée.

Quelques mois plus tard, don José Perez deSandoval demanda la main de la charmante Laure, la sœur du général,à sa mère qui la lui accorda avec joie.

C’était un nouveau lien qui attachait les deuxfamilles l’une à l’autre.

Quinze jours après leur mariage, les nouveauxmariés s’embarquèrent pour Galveston, port du Texas, où ilsarrivèrent sans encombre.

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