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Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

d’ Anatole France
LES SEPT FEMMES DE LA BARBE-BLEUE

D’APRÈS DES DOCUMENTS AUTHENTIQUES

I

On a émis sur le personnage fameux,vulgairement nommé la Barbe-Bleue, les opinions les plus diverses,les plus étranges et les plus fausses. Il n’en est peut-être pas de moins soutenable que celle qui fait de ce gentilhomme une personnification du soleil. C’est à quoi l’on s’est appliqué, il y a une quarantaine d’années dans une certaine école de mythologie comparée. On y enseignait que les sept femmes de la Barbe-Bleue étaient des aurores et ses deux beaux-frères les deux crépuscules du matin et du soir, identiques aux Dioscures qui délivrèrent Hélène ravie par Thésée. A ceux qui seraient tentés de le croire,il faut rappeler qu’un savant bibliothécaire d’Agen, Jean-Baptiste Pérès, démontra, en 1817, d’une façon très spécieuse, que Napoléon n’avait jamais existé et que l’histoire de ce prétendu grand capitaine n’était qu’un mythe solaire. En dépit des jeux d’esprit les plus ingénieux, on ne saurait douter que la Barbe-Bleue etNapoléon n’aient réellement existé.

Une hypothèse qui n’est pas mieux fondéeconsiste à identifier cette Barbe-Bleue avec le maréchal de Rais,qui fut étranglé par justice au-dessus des ponts de Nantes, le 26octobre 1440. Sans rechercher avec M. Salomon Reinach si lemaréchal commit tous les crimes pour lesquels il fut condamné ou sises richesses, convoitées par un prince avide, ne contribuèrentpoint à sa perte, rien dans sa vie ne ressemble à ce qu’on trouvedans celle de la Barbe-Bleue ; c’en est assez pour ne pas lesconfondre et pour ne pas faire de l’un et de l’autre un seulpersonnage.

Charles Perrault qui, vers 1660, eut le méritede composer la première biographie de ce seigneur justementremarquable pour avoir épousé sept femmes, en fit un scélérataccompli et le plus parfait modèle de cruauté qu’il y eût au monde.Mais il est permis de douter, sinon de sa bonne foi, du moins de lasûreté de ses informations. Il a pu être prévenu contre sonpersonnage. Ce ne serait pas le premier exemple d’un historien oud’un poète qui se plaît à assombrir ses peintures. Si nous avons deTitus un portrait qui semble flatté, il parait, au contraire, queTacite a beaucoup noirci Tibère. Macbeth, que la légende etShakespeare chargent de crimes, était en réalité un roi juste etsage. Il n’assassina point par trahison le vieux roi Duncan.Duncan, jeune encore, fut défait dans une grande bataille et trouvémort le lendemain en un lieu nomme la Boutique de l’Armurier. Ceroi avait fait périr plusieurs parents de Gruchno, femme deMacbeth. Celui-ci rendit l’Écosse prospère ; il favorisa lecommerce et fut regardé comme le défenseur des bourgeois, le vrairoi des villes. La noblesse des clans ne lui par donna ni d’avoirvaincu Duncan, ni de protéger les artisans : elle le détruisitet déshonora sa mémoire. Après sa mort le bon roi Macbeth ne futplus connu que par les récits de ses ennemis. Le génie deShakespeare imposa leurs mensonges à la conscience humaine. Depuislongtemps je soupçonnais que la Barbe-Bleue était victime d’unefatalité semblable. Toutes les circonstances de sa vie, telles queje les trouvais rapportées, étaient loin de contenter mon esprit etde satisfaire ce besoin de logique et de clarté qui me dévoreincessamment. J’y découvrais, à la réflexion, des difficultésinsurmontables. On voulait trop me faire croire a la cruauté de cethomme pour ne pas m’en faire douter.

Ces pressentiments ne me trompaient point. Mesintuitions, qui procédaient d’une certaine connaissance de lanature humaine, devaient bientôt se changer en une certitude fondéesur des preuves irréfutables. Je découvris chez un tailleur depierres de Saint-Jean-des-Bois divers papiers concernant laBarbe-Bleue ; entre autres son livre de raison et une plainteanonyme contre ses meurtriers, a laquelle, pour des motifs quej’ignore, il ne fut jamais donné suite. Ces documents meconfirmèrent dans l’idée qu’il fut bon et malheureux et que samémoire succomba sous d’indignes calomnies. Dès lors, je considéraicomme un devoir d’écrire sa véritable histoire, sans me faireaucune illusion sur le succès d’une telle entreprise. Cettetentative de réhabilitation est destinée, je le sais, à tomber dansle silence et l’oubli. Que peut la vérité froide et nue contre lesprestiges étincelants du mensonge ?

II

Vers 1650 résidait sur ses terres, entreCompiègne et Pierrefonds, un riche gentilhomme, nommé Bernard deMontragoux, dont les ancêtres avaient occupé les plus grandescharges du royaume ; mais il vivait éloigné de la Cour, danscette tranquille obscurité, qui voilait alors tout ce qui nerecevait pas le regard du roi. Son château des Guillettes abondaiten meubles précieux, en vaisselle d’or et d’argent, en tapisseries,en broderies, qu’il tenait renfermés dans des garde-meubles, nonqu’il cachât ses trésors de crainte de les endommager parl’usage ; il était, au contraire, libéral et magnifique. Maisen ces temps-là les seigneurs menaient couramment, en province, uneexistence très simple, faisant manger leurs gens à leur table etdansant le dimanche avec les filles du village. Cependant ilsdonnaient, à certaines occasions, des fêtes superbes quitranchaient sur la médiocrité de l’existence ordinaire. Aussifallait-il qu’ils tinssent beaucoup de beaux meubles et de bellestentures en réserve. C’est ce que faisaitM. de Montragoux.

Son château, bâti aux temps gothiques, enavait la rudesse. Il se montrait du dehors assez farouche etmorose, avec les tronçons de ses grosses tours abattues lors destroubles du royaume, au temps du feu roi Louis. Au-dedans iloffrait un aspect plus agréable. Les chambres étaient décorées àl’italienne, et la grande galerie du rez-de-chaussée, toute chargéed’ornements en bosse, de peintures et de dorures.

A l’une des extrémités de cette galerie setrouvait un cabinet que l’on appelait ordinairement « le petitcabinet » C’est le seul nom dont Charles Perrault le désigne.Il n’est pas inutile de savoir qu’on le nommait aussi le cabinetdes princesses infortunées, parce qu’un peintre de Florence avaitreprésenté sur les murs les tragiques histoires de Dircé, fille duSoleil, attachée par les fils d’Antiope aux cornes, d’untaureau ; de Niobé pleurant sur le mont Sipyle ses enfantspercés de flèches, divines ; de Procris appelant sur son seinle javelot de Céphalé. Ces figures, paraissaient vivantes, et lesdalles de porphyre dont la chambre était pavée semblaient teintesdu sang de ces malheureuses femmes. Une des portes de ce cabinetdonnait sur la douve, qui n’avait point d’eau.

Les écuries formaient un bâtiment somptueux,situé à quelque distance du château. Elles contenaient des litièrespour soixante chevaux et des remises pour douze carrosses dorés.Mais ce qui faisait des Guillettes un séjour enchanteur, c’étaientles canaux et les bois qui s’étendaient alentour et où l’on pouvaitse livrer aux plaisirs de la pêche et de la chasse.

Beaucoup d’habitants de la contrée neconnaissaient M. de Montragoux que sous le nom de laBarbe-Bleue, car c’était le seul que le peuple lui donnât. Eneffet, sa barbe était bleue, mais elle n’était bleue que parcequ’elle était noire, et c’était à force d’être noire qu’elle étaitbleue. Il ne faut pas se représenter M. de Montragouxsous l’aspect monstrueux du triple Typhon qu’on voit à Athènes,riant dans sa triple barbe indigo. Nous nous approcherons biendavantage de la réalité en comparant le seigneur des Guillettes àces comédiens ou à ces prêtres dont les joues fraîchement raséesont des reflets d’azur. M. de Montragoux ne portait passa barbe en pointe comme son grand-père à la cour du roi HenryII ; il ne la portait pas en éventail comme son bisaïeul, quifut tué à la bataille de Marignan. Ainsi queM. de Turenne, il n’avait qu’un peu de moustache et lamouche ; ses joues paraissaient bleues ; mais quoi qu’onait dit, ce bon seigneur n’en était point défiguré, et ne faisaitpoint peur pour cela. Il n’en semblait que plus mâle, et, s’il enprenait un air un peu farouche, ce n’était pas pour le faire haïrdes femmes. Bernard de Montragoux était un très bel homme, grand,large d’épaules, de forte corpulence et de bonne mine ;quoique rustique et sentant plus les forêts que les ruelles et lessalons. Pourtant, il est vrai qu’il ne plaisait pas aux damesautant qu’il aurait dû leur plaire, fait de la sorte et riche. Satimidité en était la cause, sa timidité et non pas sa barbe. Lesdames exerçaient sur lui un invincible attrait et lui faisaient unepeur insurmontable. Il les craignait autant qu’il les aimait. Voilàl’origine et la cause initiale de toutes ses disgrâces. En voyantune dame pour la première fois, il aurait mieux aimé mourir que delui adresser la parole, et, quelque goût qu’il en conçût, ilrestait devant elle dans un sombre silence ; ses sentiments nese faisaient jour que par ses yeux, qu’il roulait d’une manièreeffroyable. Cette timidité l’exposait à toutes sortes de disgrâces,et surtout elle l’empêchait de se lier d’un commerce honnête avecdes femmes modestes et réservées, et le livrait sans défense auxentreprises des plus hardies et des plus audacieuses. Ce fut lemalheur de sa vie.

Orphelin dés son jeune âge, après avoir rebutépar cette sorte de honte et d’effroi, qu’il ne savait vaincre, lespartis avantageux et très honorables qui se présentaient, il épousaune demoiselle Colette Passage, nouvellement établie dans le pays,après avoir gagné quelque argent à faire danser un ours dans lesvilles et les villages du royaume. Il l’aimait de tout son pouvoiret de toutes ses forces. Et, pour être juste, elle avait de quoiplaire, telle qu’elle était, robuste, la poitrine abondante, leteint encore assez frais bien que hâlé par le grand air. Sasurprise et sa joie furent grandes d’abord d’être une dame dequalité ; son cœur, qui n’était pas mauvais, se laissaittoucher par les bontés d’un mari d’une si haute condition et d’unesi forte corpulence qui se montrait pour elle le plus obéissant desserviteurs et le plus épris des amants. Mais, au bout de quelquesmois, elle s’ennuya de ne plus courir le monde. Au milieu desrichesses, comblée de soins et d’amour, elle ne goûtait pas d’autreplaisir que d’aller trouver le compagnon de sa vie foraine dans lacave où il languissait, une chaîne au cou et un anneau dans le nez,et de l’embrasser sur les yeux en pleurant.M. de Montragoux, la voyant soucieuse, en devenaitsoucieux lui-même et sa tristesse ne faisait qu’accroître celle desa compagne. Les politesses et les prévenances dont il la comblaittournaient le cœur de la pauvre femme. Un matin, à son réveil,M. de Montragoux ne retrouva plus Colette à son côté. Illa chercha vainement par tout le château. La porte du cabinet desprincesses infortunées était ouverte. C’est par-là qu’elle avaitpassé pour gagner les champs avec son ours. La douleur de laBarbe-Bleue faisait peine à voir. Malgré les courriers innombrablesenvoyés à sa recherche, on n’eut jamais nouvelles de ColettePassage.

M. de Montragoux la pleurait encorequand il lui advint de danser, à la fête des Guillettes, avecJeanne de la Cloche, fille du lieutenant criminel de Compiègne, quilui inspira de l’amour. Il la demanda en mariage et l’obtintincontinent. Elle aimait le vin et en buvait avec excès. Ce goûtaugmenta tellement qu’en peu de mois elle eut l’air d’une trognedans une outre. Le pis est que cette outre, devenue enragée,roulait perpétuellement par les salles et les escaliers, avec descris, des jurements, des hoquets et vomissant l’injure et le vinsur tout ce qu’elle rencontrait. M. de Montragoux entombait étourdi de dégoût et d’horreur. Mais tout aussitôt ilrappelait son courage et s’efforçait, avec autant de fermeté que depatience, de guérir son épouse d’un vice si répugnant. Prières,remontrances, supplications, menaces, il employa tous les moyens.Rien n’y fit. Il lui refusait le vin de sa cave ; elle s’enprocurait du dehors qui l’enivrait encore plus abominablement.

Pour lui ôter le goût d’une boisson tropaimée, il lui mit de l’herbe aux chats dans ses bouteilles. Ellecrut qu’il voulait l’empoisonner, bondit sur lui et lui plantatrois pouces d’un couteau de cuisine dans le ventre. Il en pensamourir, mais ne se départit point de sa douceur coutumière.« Elle est, disait-il, plus à plaindre qu’à blâmer. » Unjour qu’on avait oublié de fermer la porte du cabinet desprincesses infortunées, Jeanne de la Cloche y entra tout égarée, àson habitude, et voyant les figures peintes sur la muraille dansl’attitude de la douleur et près de rendre l’âme, elle les pritpour des femmes véritables et s’enfuit épouvantée dans la campagne,en criant au meurtre. Entendant la Barbe-Bleue, qui l’appelait etcourait à sa poursuite, elle se jeta, folle de terreur, dans lapièce d’eau et s’y noya. Chose difficile à croire et pourtantcertaine, son époux fut affligé de cette mort, tant il avait l’âmepitoyable.

Six semaines après l’accident, il épousa sanscérémonie Gigonne, la fille de son fermier Traignel. Elle n’allaitqu’en sabots et sentait l’oignon. Assez belle fille à cela prèsqu’elle louchait d’un œil et clochait d’un pied. Sitôt qu’elle futépousée, cette gardeuse d’oies, mordue par une folle ambition, nerêva plus que grandeurs nouvelles et nouvelles splendeurs. Elle netrouvait point ses robes de brocart assez riches, ses colliers deperles assez beaux, ses rubis assez gros, ses carrosses assezdorés, ses étangs, ses bois, ses terres assez vastes. LaBarbe-Bleue, qui ne s’était jamais senti d’ambition, gémissait del’humeur altière de son épouse ; ne sachant, dans sa candeur,si le tort était de penser glorieusement comme elle ou modestementcomme lui, il s’accusait presque d’une médiocrité d’humeur quicontrariait les nobles désirs de sa compagne, et, pleind’incertitude, tantôt il l’exhortait à goûter avec modération lesbiens de ce monde, tantôt il s’excitait à poursuivre la fortune aubord des précipices. Il était sage, mais chez lui l’amour conjugall’emportait sur la sagesse. Gigonne ne pensait plus qu’à paraîtredans le monde, à se faire recevoir à la Cour, et à devenir lamaîtresse du roi. N’y pouvant parvenir, elle sécha de dépit, et enprit une jaunisse dont elle mourut. La Barbe-Bleue, tout gémissant,lui éleva un tombeau magnifique. Ce bon seigneur, abattu par une siconstante adversité domestique, n’aurait peut-être plus choisid’épouse ; mais il fut lui-même choisi pour époux pardemoiselle Blanche de Gibeaumex, fille d’un officier de cavaleriequi n’avait qu’une oreille ; il disait avoir perdu l’autre auservice du roi. Elle avait beaucoup d’esprit, dont elle se servit àtromper son mari. Elle le trompa avec tous les gentilshommes desenvirons. Elle y mettait tant d’adresse qu’elle le trompait dansson château et jusque sous ses yeux sans qu’il s’en aperçût. Lapauvre Barbe-Bleue se doutait bien de quelque chose, mais il nesavait pas de quoi. Malheureusement pour elle, mettant toute sonétude à tromper son mari, elle n’était pas assez attentive àtromper ses amants, je veux dire à leur cacher qu’elle les trompaitles uns avec les autres. Un jour elle fut surprise, dans le cabinetdes princesses infortunées, en compagnie d’un gentilhomme qu’elleaimait, par un gentilhomme qu’elle avait aimé et qui, dans untransport de jalousie, la perça de son épée. Quelques heures plustard, la malheureuse dame y fut trouvée morte par un serviteur duchâteau et l’effroi qu’inspirait cette chambre s’en accrut. Lapauvre Barbe-Bleue, apprenant d’un coup son abondant déshonneur etla fin tragique de sa femme, ne se consola pas de ce second malheuren considération du premier. Il aimait Blanche de Gibeaumex d’uneardeur singulière et plus chèrement qu’il n’avait aimé Jeanne de laCloche, Gigonne Traignel et même Colette Passage. A la nouvellequ’elle l’avait trompé avec constance et qu’elle ne le tromperaitplus jamais, il ressentit une douleur et un trouble qui, loin des’apaiser, redoublaient chaque jour de violence. Ses souffrancesétant devenues intolérables, il en contracta une maladie qui fitcraindre pour ses jours.

Les médecins, ayant employé divers médicamentssans effet, l’avertirent que le seul remède convenable à son malétait de prendre une jeune épouse. Alors il songea à sa petitecousine Angèle de la Garandine, qu’il pensait qu’on lui accorderaitvolontiers, parce qu’elle n’avait pas de bien. Ce quil’encourageait à la prendre pour femme, c’est qu’elle passait poursimple et sans connaissance. Ayant été trompé par une femmed’esprit, une sotte le rassurait. Il épousa mademoiselle de laGarandine et s’aperçut de la fausseté de ses prévisions. Angèleétait douce, Angèle était bonne, Angèle l’aimait ; ellen’était pas d’elle-même portée au mal, mais les moins habiles l’yinduisaient facilement a toute heure. Il suffisait de luidire : « Faites ceci de peur des oripeaux ; entrezici de crainte que le loup-garou ne vous mange » ; oubien encore : « Fermez les yeux et prenez ce petitremède » ; et aussitôt l’innocente, faisait au gré desfripons qui voulaient d’elle ce qu’il était bien naturel d’envouloir, Car elle était jolie. M. de Montragoux, trompéet offensé par cette innocente autant et plus qu’il ne l’avait étépar Blanche de Gibeaumex, avait en outre le malheur de le savoir,car Angèle était bien trop candide pour lui rien cacher. Elle luidisait : « Monsieur, on m’a dit ceci ; on m’a faitceci ; on m’a pris ceci ; j’ai vu cela ; j’ai senticela. » Et, par son ingénuité, elle faisait souffrir à cepauvre seigneur des tourments inimaginables. Il les souffrait avecconstance. Cependant il lui arrivait de dire à cette simplecréature : « Vous êtes une dinde ! » et de luidonner des soufflets. Ces soufflets lui commencèrent une renomméede cruauté qui ne devait plus s’éteindre. Un moine mendiant, quipassait par les Guillettes, tandis que M. de Montragouxchassait la bécasse, trouva madame Angèle qui cousait un jupon depoupée. Ce bon religieux, s’avisant qu’elle était aussi simple quebelle, l’emmena sur son âne en lui faisant croire que l’angeGabriel l’attendait dans un fourré du bois pour lui mettre desjarretières de perles. On croit que le loup la mangea car on ne larevit oncques plus.

Après une si funeste expérience, comment laBarbe-Bleue se résolut-il à contracter une nouvelle union ?C’est ce qu’on ne pouvait comprendre si l’on ne savait le pouvoird’un bel œil sur un cœur bien né. Cet honnête gentilhomme rencontradans un château du voisinage, où il fréquentait, une jeuneorpheline de qualité, nommée Alix de Pontalcin, qui, dépouillée detous ses biens par un tuteur avide, ne songeait plus qu’às’enfermer dans un couvent. Des amis officieux s’entremirent pourchanger sa résolution et la décider à accepter la main deM. de Montragoux. Elle était parfaitement belle. LaBarbe-Bleue, qui se promettait de goûter entre ses bras un bonheurinfini, fut une fois de plus trompé dans ses espérances, et cettefois éprouva un mécompte qui, par l’effet de sa complexion, luidevait être plus sensible encore que tous les déplaisirs qu’ilavait soufferts en ses précédents mariages. Alix de Pontalcinrefusa obstinément de donner une réalité à l’union à laquelle elleavait pourtant consenti. En vain M. de Montragoux lapressait de devenir sa femme ; elle résistait aux prières, auxlarmes, aux objurgations, se refusait aux caresses les plus légèresde son époux et courait s’en fermer dans le cabinet des princessesinfortunées, où elle demeurait seule et farouche des nuitsentières. On ne sut jamais la cause d’une résistance si contraireaux lois divines et humaines ; on l’attribua à ce queM. de Montragoux avait la barbe bleue, mais ce que nousavons dit tout à l’heure de cette barbe rend une telle suppositionpeu vraisemblable. Au reste, c’est un sujet sur lequel il estdifficile de raisonner. Le pauvre mari endurait les souffrances lesplus cruelles. Pour les oublier, il chassait avec rage, crevantchiens, chevaux et piqueurs. Mais, quand il rentrait harassé,fourbu dans son château, il suffisait de la vue de mademoiselle dePontalcin pour réveiller à la fois ses forces et ses tourments.Enfin, n’y pouvant tenir, il demanda à Rome l’annulation d’unmariage qui n’était qu’un leurre, et l’obtint selon le droit canonet moyennant un beau présent au Saint-Père. SiM. de Montragoux congédia mademoiselle de Pontalcin avecles marques de respect qu’on doit à une femme et sans lui casser sacanne sur le dos, c’est qu’il avait l’âme forte, le cœur grand etqu’il était maître de lui comme des Guillettes. Mais il jura querien de femelle n’entrerait désormais dans ses appartements.Heureux s’il avait jusqu’au bout tenu son serment !

III

Quelques années s’étaient passées depuis queM. de Montragoux avait congédié sa sixième femme, et l’onne gardait plus, dans la contrée, qu’un souvenir confus descalamités domestiques qui avaient fondu sur la maison de ce bonseigneur. On ne savait ce que ses femmes étaient devenues, et l’onen faisait le soir, au village, des contes à faire dresser lescheveux sur la tête ; les uns y croyaient et les autres non. Acette époque, une veuve sur le retour, la dame Sidonie deLespoisse, vint s’établir avec ses enfants dans le manoir de laMotte-Giron, à deux lieues, à vol d’oiseau, du château desGuillettes. D’où elle venait, ce qu’avait été son époux, tout lemonde l’ignorait. Les uns pensaient, pour l’avoir entendu dire,qu’il avait tenu certains emplois en Savoie ou en Espagne ;d’autres disaient qu’il était mort aux Indes ; plusieurss’imaginaient que sa veuve possédait des terres immenses ;quelques-uns en doutaient beaucoup. Cependant elle menait grandtrain et invitait à la Motte-Giron toute la noblesse de la contrée.Elle avait deux filles, dont l’aînée, Anne, près de coifferSainte-Catherine, était une fine mouche. Jeanne, la plus jeune,bonne à marier, cachait sous les apparences de l’ingénuité uneprécoce expérience du monde. La dame de Lespoisse avait aussi deuxgarçons de vingt et vingt-deux ans, fort beaux et bien faits, dontl’un était dragon et l’autre mousquetaire. Je dirai, pour avoir vuson brevet, que celui-ci était mousquetaire noir. Il n’y paraissaitpas quand il allait à pied, car les mousquetaires noirs sedistinguaient des mousquetaires gris, non par la couleur de leurhabit, mais par la robe de leur cheval. Ils portaient, les unscomme les autres, la soubreveste de drap bleu galonné d’or. Quantaux dragons, ils se reconnaissaient à une espèce de bonnet defourrure dont la queue leur tombait galamment sur l’oreille. Lesdragons avaient la réputation de mauvais garnements, témoin lachanson :

Ce sont les dragons qui viennent : Maman,sauvons-nous !

Mais on aurait cherché vainement dans les deuxrégiments des dragons de Sa Majesté un aussi grand paillard, unaussi grand écornifleur et un aussi bas coquin que Cosme deLespoisse. Son frère était, auprès de lui, un honnête garçon.Ivrogne et joueur, Pierre de Lespoisse plaisait aux dames etgagnait aux cartes ; c’étaient là les seuls moyens de vivrequ’on lui connût.

La dame de Lespoisse, leur mère, ne menaitgrand train, à la Motte-Giron, que pour faire des dupes. Enréalité, elle n’avait rien et devait jusqu’à ses fausses dents. Sesnippes, son mobilier, son carrosse, ses chevaux et ses gens luiavaient été prêtés par des usuriers de Paris, qui menaçaient de leslui retirer si elle ne mariait pas bientôt une de ses filles àquelque riche seigneur, et l’honnête Sidonie s’attendait à toutmoment à se voir nue dans sa maison vide. Pressée de trouver ungendre, elle avait tout de suite jeté ses vues surM. de Montragoux qu’elle devinait simple, facile àtromper, très doux et prompt à l’amour sous une apparence rude etfarouche. Ses filles entraient dans ses desseins et, à chaquerencontre, criblaient la pauvre Barbe-Bleue d’œillades qui leperçaient jusqu’au fond du cœur. Il céda très vite aux charmespuissants des deux demoiselles de Lespoisse. Oubliant ses serments,il ne songea plus qu’à épouser l’une ou l’autre, les trouvanttoutes deux également belles. Après quelques retardements, causésmoins par son hésitation que par sa timidité, il se rendit en grandéquipage à la Motte-Giron et fit sa demande à la dame de Lespoisse,lui laissant le choix de celle de ses filles qu’elle voudrait luidonner. Madame Sidonie lui répondit obligeamment qu’elle le tenaiten haute estime et qu’elle l’autorisait à faire sa cour à celle desdemoiselles de Lespoisse qu’il aurait distinguée.

– Sachez plaire, Monsieur, lui dit-elle ;j’applaudirai la première à vos succès.

Pour faire connaissance, la Barbe-Bleue invitaAnne et Jeanne de Lespoisse avec leur mère, leurs frères et unemultitude de dames et de gentilshommes, à passer quinze jours auchâteau des Guillettes. Ce ne furent que promenades, que parties dechasse et de pêche, que danses et festins, collations etdivertissements de toute espèce.

Un jeune seigneur que les dames de Lespoisseavaient amené, le chevalier de la Merlus, organisait les battues.La Barbe-Bleue avait les plus belles meutes et les plus beauxéquipages de la contrée. Les dames rivalisaient d’ardeur avec lesgentilshommes à poursuivre le cerf. On ne forçait pas toujours labête, mais les chasseurs et les chasseresses s’égaraient parcouples, se retrouvaient et s’égaraient encore dans les bois. Lechevalier de la Merlus se perdait de préférence avec Jeanne deLespoisse, et chacun rentrait la nuit au château, ému de sesaventures et content de sa journée. Après quelques joursd’observation le bon seigneur de Montragoux préféra décidément àl’aînée des sœurs Jeanne la cadette qui était plus fraîche, ce quine veut pas dire qu’elle était plus neuve. Il laissait paraître sapréférence, qu’il n’avait pas à cacher, car elle étaithonnête ; et d’ailleurs il était sans détours. Il faisait sacour à cette jeune demoiselle le mieux qu’il pouvait, lui parlantpeu, faute d’habitude, mais il la regardait en roulant des yeuxterribles et en tirant du fond des entrailles des soupirs àrenverser un chêne. Parfois il se mettait à rire, et la vaisselleen tremblait et les vitres en résonnaient. Seul de toute la sociétéil ne remarquait pas les assiduités du chevalier de la Merlusauprès de la fille cadette de madame de Lespoisse, ou, s’il lesremarquait, il n’y voyait pas de mal. Son expérience des femmes nesuffisait pas à le rendre soupçonneux et il ne se défiait point dece qu’il aimait. Ma grand-mère disait que l’expérience, dans lavie, ne sert à rien et qu’on reste ce qu’on était. Je crois qu’elleavait raison et l’histoire véritable que je retrace ici n’est paspour lui donner tort.

La Barbe-Bleue déployait en ces fêtes une raremagnificence. La nuit venue, mille flambeaux éclairaient la pelousedevant le château, et des tables servies par des valets et desfilles, habillés en faunes et en dryades, portaient tout ce que lescampagnes et les forêts produisent de plus agréable à la bouche.Des musiciens ne cessaient de faire entendre de belles symphonies.Vers la fin du repas, le maître et la maîtresse d’école, suivis desgarçons et des fillettes du village, venaient se présenter devantles convives et lisaient un compliment au seigneur de Montragoux età ses hôtes. Un astrologue en bonnet pointu s’approchait des dameset leur annonçait leurs amours futures sur la vue des lignes deleur main. La Barbe-Bleue faisait donner à boire à tous ses vassauxet distribuait lui-même du pain et de la viande aux famillespauvres.

A dix heures de la nuit, de peur du serein, lacompagnie se retirait dans les appartements éclairés par unemultitude de bougies et où se trouvaient des tables pour toutessortes de jeux : lansquenet, billard, reversi, trou-madame,tourniquet, portique, bête, hoca, brelan, échecs, trictrac, dés,bassette et calbas. La Barbe-Bleue était constamment malheureux àces divers jeux, où il perdait toutes les nuits de grosses sommes.Ce qui pouvait le consoler d’une infortune si obstinée, c’était devoir les trois dames de Lespoisse gagner beaucoup d’argent. Jeanne,la cadette, qui misait constamment dans le jeu du chevalier de laMerlus, y amassait des montagnes d’or. Les deux fils de madame deLespoisse faisaient aussi de bons bénéfices au reversi et à labassette, et c’étaient les jeux les plus hasardeux qui leurgardaient la faveur la plus invariable. Ces jeux se continuaientbien avant dans la nuit. On ne dormait point pendant cesmerveilleuses réjouissances et, comme le dit l’auteur de la plusancienne histoire de la Barbe Bleue, « l’on passait toute lanuit à se faire des malices les uns aux autres. ». Ces heuresétaient pour beaucoup les plus douces de la journée, car, sousapparence de plaisanterie, à la faveur de l’ombre, ceux qui avaientde l’inclination l’un pour l’autre, se cachaient ensemble au fondd’une alcôve. Le chevalier de la Merlus se déguisait une fois endiable, une autre fois en fantôme ou en loup-garou, pour effrayerles dormeurs, mais il finissait toujours par se couler dans lachambre de la demoiselle Jeanne de Lespoisse. Le bon seigneur deMontragoux n’était pas oublié dans ces jeux. Les deux fils demadame de Lespoisse mettaient dans son lit de la poudre à gratteret brûlaient dans sa chambre des substances qui répandaient uneodeur fétide. Ou bien encore ils plaçaient sur sa porte une cruchepleine d’eau, de telle manière que le bon seigneur ne pouvait tirerl’huis sans renverser toute l’eau sur sa tête. Enfin, ils luijouaient toutes sortes de bons tours dont la compagnie sedivertissait et que la Barbe-Bleue endurait avec sa douceurnaturelle.

Il fit sa demande, que madame de Lespoisseagréa, bien que son cœur se déchirât, disait-elle, à la pensée demarier ses filles. Le mariage fut célébré à la Motte-Giron, avecune magnificence extraordinaire. La demoiselle Jeanne, d’une beautésurprenante, était tout habillée de point de France et coiffée demille boucles. Sa sœur Anne portait une robe de velours vert,brodée d’or. Le costume de madame leur mère était d’or frisé, avecdes chenilles noires et une parure de perles et de diamants.M. de Montragoux avait mis sur un habit de velours noirtous ses gros diamants ; il avait fort bon air et uneexpression d’innocence et de timidité qui faisait un agréablecontraste avec son menton bleu et sa forte carrure. Sans doute, lesfrères de la mariée étaient galamment attifés, mais le chevalier dela Merlus, en habit de velours rose, brodé de perles, répandait unéclat sans pareil.

Sitôt après la cérémonie, les juifs quiavaient loué à la famille et au greluchon de la mariée ces bellesnippes et ces riches joyaux, les reprirent et les emportèrent enposte à Paris.

IV

Pendant un mois, M. de Montragouxfut le plus heureux des hommes. Il adorait sa femme, et laregardait comme un ange de pureté. Elle était tout autrechose ; mais de plus habiles que le pauvre Barbe-Bleue, s’yseraient trompés comme lui, tant cette, personne avait de ruse etd’astuce, et se laissait docilement gouverner par madame sa mère,la plus adroite coquine de tout le royaume de France. Cette dames’établit aux Guillettes avec Anne, sa fille aînée, ses deux fils,Pierre, et Cosme, et le chevalier de la Merlus, qui ne quittait pasplus madame de Montragoux que s’il eût été son ombre. Cela fâchaitun peu ce bon mari, qui aurait voulu garder constamment sa femmepour lui seul, mais qui ne s’offensait pas de l’amitié qu’elleéprouvait pour ce jeune gentilhomme, parce qu’elle lui avait ditque c’était son frère de lait.

Charles Perrault dit qu’un mois après avoircontracté cette union, la Barbe-Bleue fut obligé de faire un voyagede six semaines pour une affaire de conséquence ; mais ilsemble ignorer les motifs de ce voyage, et l’on a soupçonné quec’était une feinte à laquelle recourut, selon l’usage, le marijaloux pour surprendre sa femme. La vérité est tout autre :M. de Montragoux se rendit dans le Perche pour recueillirl’héritage de son cousin d’Outarde, tué glorieusement d’un bouletde canon à la bataille des Dunes, tandis qu’il jouait aux dés surun tambour.

Avant de partir, M. de Montragouxpria sa femme de prendre toutes les distractions possibles pendantson absence.

– Faites venir vos bonnes amies, madame, luidit-il, et les menez promener ; divertissez-vous et faitesbonne chère.

Il lui remit les clefs de la maison, marquantainsi qu’à son défaut, elle devenait unique et souveraine maîtresseen toute la seigneurie des Guillettes.

– Voilà, lui dit-il, les clefs des deux grandsgarde-meubles ; voilà celle de la vaisselle d’or et d’argent,qui ne sert pas tous les jours ; voilà celle de mescoffres-forts, où est mon or et mon argent ; celles descassettes où sont mes pierreries, et voilà le passe-partout de tousles appartements. Pour cette petite clef- ci, c’est la clef ducabinet, au bout de la grande galerie de l’appartement bas ;ouvrez tout, allez partout.

Charles Perrault prétend queM. de Montragoux ajouta :

– Mais pour ce petit cabinet, je vous défendsd’y entrer, et je vous le défends de telle sorte que, s’il vousarrive de l’ouvrir, il n’y a rien que vous ne deviez attendre de macolère.

L’historien de la Barbe-Bleue, en rapportantces paroles, a le tort d’adopter sans contrôle la version produite,après l’événement, par les dames de Lespoisse.M. de Montragoux s’exprima tout autrement. Lorsqu’ilremit à son épouse la clef de ce petit cabinet, qui n’était autreque le cabinet des princesses infortunées dont nous avons eu lieudéjà plusieurs fois de parler, il témoigna à sa chère Jeanne ledésir qu’elle n’entrât pas dans un endroit des appartements qu’ilregardait comme funeste à son bonheur domestique. C’est par là, eneffet, que sa première femme, et de toutes la meilleure, avaitpassé pour s’enfuir avec son ours ; c’était là que Blanche deGibeaumex l’avait abondamment trompé avec diversgentilshommes ; ce pavé de porphyre enfin était teint du sangd’une criminelle adorée. N’en était-ce point assez pour queM. de Montragoux attachât à l’idée de ce cabinet decruels souvenirs et de funestes pressentiments ?

Les paroles qu’il adressa à Jeanne deLespoisse traduisirent les impressions et les désirs qui agitaientson âme. Les voici textuellement :

– Je n’ai rien de caché pour vous, madame, etje croirais vous offenser en ne vous remettant pas toutes les clefsd’une demeure qui vous appartient. Vous pouvez donc entrer dans cepetit cabinet comme dans toutes les autres chambres de celogis ; mais, si vous m’en croyez, vous n’en ferez rien, pourm’obliger et en considération des idées douloureuses que j’yattache et des mauvais présages que ces idées font naître malgrémoi dans mon esprit. Je serais désolé qu’il vous arrivât malheur ouque je pusse encourir votre disgrâce, et vous excuserez, madame,ces craintes, heureusement sans raison, comme l’effet de matendresse inquiète et de mon vigilant amour.

Sur ces mots, le bon seigneur embrassa sonépouse et partit en poste pour le Perche.

« Les voisines et les bonnes amies, ditCharles Perrault, n’attendirent pas qu’on les envoyât quérir pouraller chez la jeune mariée, tant elles avaient d’impatience de voirtoutes les richesses de sa maison. Les voilà aussitôt à parcourirles chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles etplus riches les unes que les autres ; elles ne cessaientd’exagérer et d’envier le bonheur de leur amie. »

Tous les historiens qui ont traité ce sujetajoutent que madame de Montragoux ne se divertissait pas a voirtoutes ces richesses, à cause de l’impatience qu’elle avait d’allerouvrir le petit cabinet. Rien n’est plus vrai et, comme l’a ditPerrault, « elle fut si pressée de sa curiosité que, sansconsidérer qu’il était malhonnête de quitter sa compagnie, elle ydescendit par un petit escalier dérobé, et avec tant deprécipitation qu’elle pensa se rompre le cou deux ou troisfois ». Le fait n’est pas douteux. Mais ce que personne n’adit, c’est qu’elle n’était si impatiente de pénétrer en ce lieu queparce que le chevalier de la Merlus l’y attendait.

Depuis son établissement au château desGuillettes elle rejoignait dans le petit cabinet ce jeunegentilhomme tous les jours et plutôt deux fois qu’une, sans selasser de ces entretiens si peu convenables à une jeune mariée. Ilest impossible d’hésiter sur la nature des relations nouées entreJeanne et le chevalier : elles n’étaient point honnêtes ;elles n’étaient point innocentes. Hélas ! si la dame deMontragoux n’avait attenté qu’à l’honneur de son époux, sans doute,elle encourrait le blâme de la postérité : mais le moralistele plus austère lui trouverait des excuses, il alléguerait enfaveur d’une si jeune femme les mœurs du siècle, les exemples de laville et de la Cour, les effets trop certains d’une mauvaiseéducation, les conseils d’une mère perverse, car la dame Sidonie deLespoisse favorisait les galanteries de sa fille. Les sages luipardonneraient une faute trop douce pour mériter leursrigueurs ; ses torts eussent paru trop ordinaires pour être degrands torts et tout le monde eût pensé qu’elle avait fait commeles autres. Mais Jeanne de Lespoisse, non contente d’attenter àl’honneur de son mari, ne craignit point d’attenter à sa vie.

C’est dans le petit cabinet, autrement nommécabinet des princesses infortunées, que Jeanne de Lespoisse, damede Montragoux, concerta avec le chevalier de la Merlus la mort d’unépoux fidèle et tendre. Elle déclara plus tard que, en entrant danscette salle, elle y vit suspendus les corps de six femmesassassinées, dont le sang figé couvrait les dalles, et que,reconnaissant en ces malheureuses les six premières femmes de laBarbe-Bleue, elle avait prévu le sort qui l’attendait elle-même. Ceseraient, en ce cas, les peintures des murailles qu’elle auraitprises pour des cadavres mutilés et il faudrait comparer seshallucinations à celles de lady Macbeth. Mais il est extrêmementprobable que Jeanne imagina ce spectacle affreux pour le retracerensuite et justifier les assassins de son époux en calomniant leurvictime. La perte de M. de Montragoux fut résolue.Certaines lettres que j’ai sous les yeux m’obligent à croire que ladame Sidonie de Lespoisse participa au complot. Quant à sa filleaînée, on peut dire qu’elle en fut l’âme. Anne de Lespoisse étaitla plus méchante de la famille. Elle demeurait étrangère auxfaiblesses des sens et restait chaste au milieu des débordements desa maison ; non qu’elle se refusât des plaisirs qu’ellejugeait indignes d’elle, mais parce qu’elle n’éprouvait de plaisirque dans la cruauté. Elle engagea ses deux frères, Pierre et Cosme,dans l’entreprise par la promesse d’un régiment.

V

Il nous reste à retracer, d’après desdocuments authentiques et de sûrs témoignages, le plus atroce, leplus perfide et le plus lâche des crimes domestiques, dont lesouvenir soit venu jusqu’à nous. L’assassinat dont nous allonsexposer les circonstances, ne saurait être comparé qu’au meurtrecommis dans la nuit du 9 mars 1449 sur la personne de Guillaume deFlavy par Blanche d’Overbreuc, sa femme, qui était jeune et menue,le bâtard d’Orbandas et le barbier Jean Bocquillon. Ils étouffèrentGuillaume sous l’oreiller, l’assommèrent à coups de bûche, et lesaignèrent au cou comme un veau. Blanche d’Overbreuc prouva que sonmari avait résolu de la faire noyer, tandis que Jeanne de Lespoisselivra à d’infâmes scélérats un époux qui l’aimait. Nousrapporterons les faits aussi sobrement que possible. La Barbe-Bleuerevint un peu plus tôt qu’on ne l’attendait. C’est ce qui a faitcroire bien faussement que, en proie aux soupçons d’une noirejalousie, il voulait surprendre sa femme. Joyeux et confiant, s’ilpensait lui faire une surprise, c’était une surprise agréable. Satendresse, sa bonté, son air joyeux et tranquille eussent attendriles cœurs les plus féroces. Le chevalier de la Merlus et toutecette race exécrable de Lespoisse n’y virent qu’une facilité pourattenter à sa vie et s’emparer de ses richesses, encore accruesd’un nouvel héritage. Sa jeune épouse l’accueillit d’un airsouriant, se laissa accoler et conduire dans la chambre conjugaleet fit tout au gré de l’excellent homme. Le lendemain matin ellelui remit le trousseau de clefs qui lui avait été confié. Mais il ymanquait celle du cabinet des princesses infortunées, qu’onappelait d’ordinaire le petit cabinet. La Barbe-Bleue la réclamadoucement. Et, après avoir quelque temps différé, sur diversprétextes, Jeanne la lui remit.

Ici se pose une question qu’il n’est paspossible de trancher sans sortir du domaine circonscrit del’histoire pour entrer dans les régions indéterminées de laphilosophie. Charles Perrault dit formellement que la clef du petitcabinet était fée, ce qui veut dire qu’elle était enchantée,magique, douée de propriétés contraires aux lois naturelles, tellesdu moins que nous les concevons. Or, nous n’avons pas de preuves ducontraire. C’est ici le lieu de rappeler le précepte de monillustre maître, M. du Clos des Lunes, membre del’Institut : « Quand le surnaturel se présente,l’historien ne doit point le rejeter. » Je me contenterai doncde rappeler, au sujet de cette clef, l’opinion unanime des vieuxbiographes de la Barbe-Bleue ; tous affirment qu’elle étaitfée. Cela est d’un grand poids. D’ailleurs cette clef n’est pas leseul objet créé par l’industrie humaine qu’on ait vu doué depropriétés merveilleuses. La tradition abonde en exemples d’épéesfées. L’épée d’Arthur était fée. Celle de Jeanne d’Arc était fée,au témoignage irrécusable de Jean Chartier ; et la preuvequ’en donne cet illustre chroniqueur, c’est que, quand la lame eutété, rompue, les deux morceaux refusèrent de se laisser réunir denouveau, quelque effort qu’y fissent les plus habiles armuriers.Victor Hugo parle, en un de ses poèmes, de ces « escaliersfées, qui sous eux s’embrouillent toujours ». Beaucoupd’auteurs admettent même qu’il y a des hommes fées qui peuvent sechanger en loups. Nous n’entreprendrons pas de combattre unecroyance si vive et si constante, et nous nous garderons de décidersi la clef du petit cabinet était fée ou ne l’était pas, laissantau lecteur avisé le soin de discerner notre opinion là-dessus, carnotre réserve n’implique pas notre incertitude, et c’est en quoielle est méritoire. Mais où nous nous retrouvons dans notre propredomaine, ou pour mieux dire dans notre juridiction, où nousredevenons juges des faits, arbitres des circonstances, c’est quandnous lisons que cette clef était tachée de sang. L’autorité destextes ne s’imposera pas à nous jusqu’à nous le faire croire. Ellen’était point tachée de sang. Il en avait coulé dans le petitcabinet, mais en un temps déjà lointain. Qu’on l’eût lavé ou qu’ileût séché, la clef n’en pouvait être teinte, et ce que, dans sontrouble, l’épouse criminelle prit sur l’acier pour une tache desang était un reflet du ciel encore tout empourpré des roses del’aurore. M. de Montragoux ne s’aperçut pas moins, à lavue de la clef, que sa femme était entrée dans le petit cabinet. Ilobserva, en effet, que cette clef apparaissait maintenant plusnette et plus brillante que lorsqu’il l’avait donnée, et pensa quece poli ne pouvait venir que de l’usage.

Il en éprouva une pénible impression et dit àsa jeune femme avec un sourire triste :

– Ma mie, vous êtes entrée dans le petitcabinet. Puisse-t-il n’en rien résulter de fâcheux pour vous nipour moi ! Il s’exhale de cette chambre une influence maligneà laquelle j’eusse voulu vous soustraire. Si vous y demeuriezsoumise à votre tour, je ne m’en consolerais pas.Pardonnez-moi : on est superstitieux quand on aime.

A ces mots, bien que la Barbe-Bleue ne pût luifaire peur, car son langage et son maintien n’exprimaient que lamélancolie et l’amour, la jeune dame de Montragoux se mit à crier àtue-tête :

– Au secours ! On me tue !

C’était le signal convenu. En l’entendant lechevalier de la Merlus et les deux fils de madame de Lespoissedevaient se jeter sur la Barbe-Bleue et le percer de leursépées.

Mais le chevalier, que Jeanne avait caché dansune armoire de la chambre, parut seul. M. de Montragoux,le voyant bondir l’épée au poing, se mit en garde.

Jeanne s’enfuit épouvantée et rencontra dansla galerie sa sœur Anne, qui n’était pas, comme on l’a dit, sur unetour, car les tours du château avaient été abattues par l’ordre ducardinal de Richelieu. Anne de Lespoisse s’efforçait de redonner ducœur à ses deux frères, qui, pâles et chancelants, n’osaientrisquer un si grand coup.

Jeanne, rapide et suppliante :

– Vite ! vite ! mes frères, secourezmon amant !

Alors Pierre et Cosme coururent sur la BarbeBleue ; ils le trouvèrent qui, ayant désarmé le chevalier dela Merlus, le tenait sous son genou, et ils lui passèrenttraîtreusement, par derrière, leur épée à travers le corps et lefrappèrent encore longtemps après qu’il eut expiré.

La Barbe-Bleue n’avait point d’héritiers. Saveuve demeura maîtresse de ses biens. Elle en employa une partie àdoter sa sœur Anne, une autre partie à acheter des charges decapitaine à ses deux frères et le reste à se marier elle-même avecle chevalier de la Merlus, qui devint un très honnête homme desqu’il fut riche.

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LE MIRACLE DU GRAND SAINT NICOLAS

Saint Nicolas, évêque de Myre en Lycie, vivaità l’époque de Constantin le Grand. Les plus anciens et les plusgraves auteurs qui aient parlé de lui célèbrent ses vertus, sestravaux, ses mérites ; ils donnent de sa sainteté des preuvesabondantes ; mais aucun d’eux ne rapporte le miracle dusaloir. Il n’en est pas fait mention non plus dans La Légendedorée. Ce silence est considérable : pourtant on ne se résoutpas volontiers à mettre en doute un fait si célèbre, attesté par lacomplainte universellement connue :

Il était trois petits enfants qui s’enallaient glaner aux champs…

Ce texte fameux dit expressément qu’uncharcutier cruel mit les innocents « au saloir commepourceaux ». C’est-à-dire, apparemment, qu’il les conserva,coupés par morceaux, dans un bain de saumure. En effet, c’est ainsique s’opère la salaison du porc : mais on est surpris de lireensuite que les trois petits enfants restèrent sept ans dans lasaumure, tandis qu’à l’ordinaire on commence au bout de sixsemaines environ à retirer du baquet, avec une fourchette de bois,les morceaux de chair. Le texte est formel : ce fut septannées après le crime que, selon la complainte, le grand saintNicolas entra dans l’auberge maudite. Il demanda à souper. L’hôtelui offrit un morceau de jambon.

– Je n’en veux pas ; il n’est pasbon.

– Voulez-vous un morceau de veau ?

– Je n’en veux pas ; il n’est pasbeau.

– Du p’tit salé je veux avoir

– Qu’y a sept ans qu’est dans le saloir.

Quand le boucher entendit c’la, hors de laporte il s’enfuya.

Aussitôt, par l’imposition des mains sur lasaloir, l’homme de Dieu ressuscita les tendres victimes.

Tel est, en substance, le récit du vieilanonyme ; il porte en lui les caractères inimitables de lacandeur et de la bonne foi. Le scepticisme semble mal inspiré quandil s’attaque aux souvenirs les plus vivants de la consciencepopulaire. Aussi n’est-ce pas sans une vive satisfaction, que j’aitrouvé moyen de concilier l’autorité de la complainte avec lesilence des anciens biographes du pontife lycien. Je suis heureuxde proclamer le résultat de mes longues méditations et de messavantes recherches. Le miracle du saloir est vrai, du moins en cequ’il a d’essentiel ; mais ce n’est pas le bienheureux évêquede Myre qui l’a opéré ; c’est un autre saint Nicolas, car il yen a deux : l’un, comme nous l’avons dit, évêque de Myre enLycie ; l’autre, moins ancien, évêque de Trinque balle enVervignole. Il m’était réservé d’en faire la distinction. C’estl’évêque de Trinqueballe qui a tiré les trois petits garçons dusaloir ; je l’établirai sur des documents authentiques et l’onn’aura pas à déplorer la fin d’une légende.

J’ai été assez heureux pour retrouver toutel’histoire de l’évêque Nicolas et des enfants ressuscités par lui.J’en ai fait un récit qu’on lira, j’espère, avec plaisir etprofit.

I

Nicolas, issu d’une illustre famille deVervignole, donna dès l’enfance des marques de sainteté et fit vœu,à l’âge de quatorze ans, de se consacrer au Seigneur. Ayantembrassé l’état ecclésiastique, il fut élevé, jeune encore, parl’acclamation populaire et le vœu du chapitre, sur le siège desaint Cromadaire, apôtre de Vervignole et premier évêque deTrinqueballe. Il exerçait pieusement son ministère pastoral,gouvernait ses clercs avec sagesse, enseignait le peuple et necraignait pas de rappeler les grands à la justice et à lamodération. Il se montrait libéral, abondant en aumônes, etréservait aux pauvres la plus grande partie de ses richesses.

Son château dressait fièrement, sur unecolline dominant la ville, ses murs crénelés et ses toits enpoivrière. Il en faisait un refuge ou tous ceux que poursuivait lajustice séculière trouvaient un asile. Dans la salle du bas, laplus vaste qu’on pût voir en toute la Vervignole, la table dresséepour les repas était si longue que ceux qui se tenaient à l’un desbouts la voyaient se perdre au loin en une pointe indistincte, et,quand on y allumait des flambeaux, elle rappelait la queue de lacomète apparue en Vervignole pour annoncer la mort du roi Comus. Lesaint évêque Nicolas se tenait au haut bout. Il y traitait lesprincipaux de la ville et du royaume et une multitude de clercs etde laïques. Mais un siège était réservé à sa droite pour le pauvrequi viendrait à la porte mendier son pain. Les enfants surtoutéveillaient la sollicitude du bon saint Nicolas. Il se délectait deleur innocence et se sentait pour eux un cœur de père et desentrailles de mère. Il avait les vertus et les mœurs d’un apôtre.Chaque année, sous l’habit d’un simple religieux, un bâton blanc àla main, il visitait ses ouailles, jaloux de tout voir par sesyeux ; et pour qu’aucune infortune, aucun désordre ne pût luiéchapper, il parcourait, accompagné d’un seul clerc, les partiesles plus sauvages de son diocèse, traversant, durant l’hiver, lesfleuves débordés, gravissant les montagnes de glace et s’enfonçantdans les forêts épaisses.

Or, une fois qu’il avait chevauché sur samule, depuis l’aube, en compagnie du diacre Modernus, à travers lesbois sombres, hantés du lynx et du loup, et les sapins antiques quihérissent les sommets des monts Marmouse, l’homme de Dieu pénétra,au tomber du jour, dans des halliers épineux où sa monture sefrayait difficilement un chemin sinueux et lent. Le diacre Modernusle suivait à grand’peine sur sa mule, qui portait le bagage.

Accablé de fatigue et de faim, l’homme de Dieudit à Modernus :

– Arrêtons-nous, mon fils, et, s’il te resteun peu de pain et de Vin, nous souperons ici, car je ne me sensguère la force d’aller plus avant, et tu dois, bien que plus jeune,être presque aussi las que moi.

–Monseigneur, répondit Modernus, il ne mereste ni une goutte de vin ni une miette de pain, car j’ai toutdonné, par votre ordre, sur la route, a des gens qui en avaientmoins besoin que nous.

–Sans doute, répliqua l’évêque, s’il étaitresté encore dans ton bissac quelques rogatons, nous les eussionspris avec plaisir, car il convient que ceux qui gouvernent l’Églisese nourrissent du rebut des pauvres. Mais puisque tu n’as plusrien, c’est que Dieu l’a voulu, et sûrement il l’a voulu pour notrebien et profit. Il est possible qu’il nous cache à jamais lesraisons de ce bienfait ; peut-être, au contraire, nous lesfera-t-il bientôt paraître. En attendant, ce qui nous reste à faireest, je crois, de pousser devant nous jusqu’à ce que nous trouvionsdes arbouses et des mûres pour notre nourriture et de l’herbe pournos mules et, ainsi réconfortés, de nous étendre sur un lit defeuilles.

– Comme il vous plaira, seigneur, réponditModernus en piquant sa monture.

Ils cheminèrent toute la nuit et une partie dela matinée, puis, ayant gravi une côte assez roide, ils setrouvèrent soudain à l’orée du bois et virent à leurs pieds uneplaine recouverte d’un ciel fauve et traversée de quatre routespâles, qui s’allaient perdre dans la brume. Ils prirent celle degauche, vieille voie romaine, autrefois fréquentée des marchands etdes pèlerins, mais déserte depuis que la guerre désolait cettepartie de la Vervignole.

Des nuées épaisses s’amassaient dans le ciel,où fuyaient les oiseaux ; un air étouffant pesait sur la terrelivide et muette ; des lueurs tremblaient à l’horizon. Ilsexcitèrent leurs mules fatiguées. Soudain un grand vent courba lescimes des arbres, fit crier les branches et gémir le feuillagebattu. Le tonnerre gronda et de grosses gouttes de pluiecommencèrent à tomber.

Comme ils cheminaient dans la tempête, auxéclats de la foudre, sur la route changée en torrent, ilsaperçurent dans un éclair une maison où pendait une branche dehoux, signe d’hospitalité. Ils arrêtèrent leurs montures.

L’auberge paraissait abandonnée ;pourtant l’hôte s’avança vers eux, à la fois humble et farouche, ungrand couteau à la ceinture, et leur demanda ce qu’ilsvoulaient.

– Un gîte et un morceau de pain, avec un doigtde vin, répondit l’évêque, car nous sommes las et transis.

Tandis que l’hôte prenait du vin au cellier etque Modernus conduisait les mules à l’écurie, saint Nicolas, assisdevant l’âtre, près d’un feu mourant, promena ses regards sur lasalle enfumée. La poussière et la crasse couvraient les bancs etles bahuts ; les araignées tissaient leur toile entre lessolives vermoulues, où pendaient de maigres bottes d’oignons. Dansun coin sombre, le saloir étalait son ventre cerclé de fer.

En ce temps-là, les démons se mêlaient bienplus intimement qu’aujourd’hui à la vie domestique. Ils hantaientles maisons ; blottis dans la boîte au sel, dans le pot aubeurre ou dans quelque autre retraite, ils épiaient les gens etguettaient l’occasion de les tenter et de les induire en mal. Lesanges aussi faisaient alors parmi les chrétiens des apparitionsplus fréquentes.

Or, un diable gros comme une noisette, cachédans les tisons, prit la parole et dit au saint évêque :

Regardez ce saloir, mon père : il en vautla peine. C’est le meilleur saloir de toute la Vervignole. C’est lemodèle et le parangon des saloirs. Le maître de céans, le seigneurGarum, quand il le reçut des mains d’un habile tonnelier, le parfuma de genièvre, de thym et de romarin. Le seigneur Garum n’a passon pareil pour saigner la chair, la désosser, la découpercurieusement, studieusement, amoureusement, et l’imprégner desesprits salins qui la conservent et l’embaument. Il est sans rivalpour assaisonner, concentrer, réduire, écumer, tamiser, décanter lasaumure. Goûtez de son petit salé, mon père, et vous vous enlècherez les doigts : goûtez de son petit salé, Nicolas, etvous m’en direz des nouvelles.

Mais, à ce langage, et surtout à la voix quile tenait (elle grinçait comme une scie), le saint évêque reconnutle malin esprit. Il fit le signe de la croix et aussitôt le petitdiable, comme une châtaigne qu’on a jetée au feu sans la fendre,éclata avec un bruit horrible et une grande puanteur.

Et un ange du ciel apparut, resplendissant delumière, à Nicolas, et lui dit :

– Nicolas, cher au Seigneur, il faut que tusaches que trois petits enfants sont dans ce saloir depuis septans. Le cabaretier Garum a coupé ces tendres enfants par morceauxet les a mis dans le sel et la saumure. Lève-toi, Nicolas, et prieafin qu’ils ressuscitent. Car si tu intercèdes pour eux, ô pontife,le Seigneur, qui t’aime, les rendra à la vie…

Pendant ce discours, Modernus entra dans lasalle, mais il ne vit pas l’ange, et il ne l’entendit pas, parcequ’il n’était pas assez saint pour communiquer avec les espritscélestes.

L’ange dit encore :

– Nicolas, fils de Dieu, tu imposeras lesmains sur le saloir et les trois petits enfants serontressuscités.

Le bienheureux Nicolas, rempli d’horreur, depitié, de zèle et d’espérance, rendit grâces Dieu, et, quandl’hôtelier reparut, un broc à chaque bras, le saint lui dit d’unevoix terrible :

– Garum, ouvre le saloir !

A cette parole, Garum, épouvanté, laissatomber ses deux brocs.

Et le saint évêque Nicolas étendit les mainset dit :

– Enfants, levez-vous !

A ces mots, le saloir souleva son couvercle ettrois jeunes garçons en sortirent.

Enfants, leur dit l’évêque, louez Dieu qui,par mes mains, vous a tirés du saloir.

Et, se tournant vers l’hôtelier, qui tremblaitde tous ses membres :

– Homme cruel, lui dit-il, reconnais les troisenfants que tu as vilainement mis à mort. Puisses-tu détester toncrime et t’en repentir pour que Dieu te pardonne !

L’hôtelier, rempli d’effroi, s’enfuit dans latempête, sous le tonnerre et les éclairs.

II

Saint Nicolas embrassa les trois enfants etles interrogea avec douceur sur la mort qu’ils avaientmisérablement soufferte. Ils contèrent que Garum, s’étant approchéd’eux tandis qu’ils glanaient aux champs, les avait attirés dansson auberge, leur avait fait boire du vin et les avait égorgéspendant leur sommeil.

Ils portaient encore les haillons dont ilsétaient vêtus au jour de leur mort et gardaient en leurrésurrection un air craintif et sauvage. Le plus robuste des trois,Maxime, était le fils d’une folle femme, qui suivait sur un âne lesgens d’armes à la guerre. Il tomba une nuit du panier dans lequelelle le portait, et resta abandonné sur la route. Depuis lors, ilavait vécu seul de maraude. Le plus malingre, Robin, se rappelait àpeine ses parents, paysans des hautes terres, qui, trop pauvres outrop avares pour le nourrir, l’avaient exposé dans la forêt.Sulpice, le troisième, ne connaissait rien de sa naissance, mais unprêtre lui avait appris sa croix-de-Dieu.

L’orage avait cessé. Dans l’air limpide etléger les oiseaux s’entr’appelaient à grands cris. La terreverdoyait et riait. Modernus ayant amené les mules, l’évêqueNicolas monta la sienne et tint Maxime enveloppé dans sonmanteau ; le diacre prit en croupe Sulpice et Robin, et ilss’acheminèrent vers la ville de Trinqueballe.

La route se déroulait entre des champs de blé,des vignes et des prairies. Chemin faisant, le grand saint Nicolas,qui aimait déjà ces enfants de tout son cœur, les interrogeait surdes sujets proportionnés à leur âge et leur posait des questionsfaciles, comme, par exemple : « Combien font cinq foiscinq ? » ou « Qu’est-ce que Dieu ? » Iln’en obtenait pas de réponses satisfaisantes. Mais, loin de leurfaire honte de leur ignorance, il ne songeait qu’à la dissipergraduellement par l’application des meilleures règlespédagogiques.

Modernus, dit-il, nous leur enseigneronspremièrement les vérités nécessaires au salut, secondement les artslibéraux, et, en particulier, la musique, afin qu’ils puissentchanter les louanges du Seigneur. Il conviendra aussi de leurenseigner la rhétorique, la philosophie et l’histoire des hommes,des animaux et des plantes. Je veux qu’ils étudient, dans leursmœurs et leur structure, les animaux dont tous les organes, parleur inconcevable perfection, attestent la gloire du Créateur. Levénérable pontife avait à peine achevé ce discours qu’une paysannepassa sur la route, tirant par lu licol une vieille jument sichargée de ramée que ses jarrets en tremblaient et qu’ellebronchait à chaque pas.

– Hélas ! soupira le grand saint Nicolas,voici un pauvre cheval qui porte plus que son faix. Il échut, pourson malheur, à des maîtres injustes et durs. On ne doit surchargernulles créatures, pas même les bêtes de somme.

A ces paroles les trois garçons éclatèrent derire. L’évêque leur ayant demandé pourquoi ils riaient sifort : Parce que…, dit Robin.

– A cause…, dit Sulpice.

Nous rions, dit Maxime, de ce que vous prenezune jument pour un cheval. Vous n’en voyez pas la différence :elle est pourtant bien visible. Vous vous connaissez donc pas enanimaux ?

– Je crois, dit Modernus, qu’il faut d’abordapprendre à ces enfants la civilité.

A chaque ville, bourg, village, hameau,château, où il passait, saint Nicolas montrait aux habitants lesenfants tirés du saloir et contait le grand miracle que Dieu avaitfait par son intercession, et chacun, tout joyeux, l’en bénissait.Instruit par des courriers et des voyageurs d’un événement siprodigieux, le peuple de Trinqueballe se porta tout entierau-devant de son pasteur, déroula des tapis précieux et sema desfleurs sur son chemin. Les citoyens contemplaient avec des yeuxmouillés de larmes les trois victimes échappées du saloir etcriaient : « Noël ! » Mais ces pauvres enfantsne savaient que rire et tirer la langue ; et cela les faisaitplaindre et admirer davantage comme une preuve sensible de leurinnocence et de leur misère.

Le saint évêque Nicolas avait une nièceorpheline, nommée Mirande, qui venait d’atteindre sa septièmeannée, et qui lui était plus chère que la lumière de ses yeux. Unehonnête veuve, nommée Basine, l’élevait dans la piété, labienséance et l’ignorance du mal. C’est a cette dame qu’il confiales trois enfants miraculeusement sauvés. Elle ne manquait pas dejugement. Très vite elle s’aperçut que Maxime avait du courage,Robin de la prudence et Sulpice de la réflexion, et s’efforçad’affermir ces bonnes qualités qui, par suite de la corruptioncommune à tout le genre humain, tendaient sans cesse à se pervertiret à se dénaturer ; car la cautèle de Robin tournaitvolontiers en dissimulation et cachait, le plus souvent, d’âpresconvoitises ; Maxime était sujet à des accès de fureur etSulpice exprimait fréquemment avec obstination, sur les matièresles plus importantes, des idées fausses. Au demeurant, c’étaient desimples enfants qui dénichaient les couvées, volaient des fruitsdans les jardins, attachaient des casseroles à la queue des chiens,mettaient de l’encre dans les bénitiers et du poil à gratter dansle lit de Modernus. La nuit, enveloppés de draps et montés sur deséchasses, ils allaient dans les jardins et faisaient évanouir depeur les servantes attardées aux bras de leurs amoureux. Ilshérissaient de pointes le siège sur lequel madame Basine avaitcoutume de se mettre, et, quand elle s’asseyait, ils jouissaient desa douleur, observant l’embarras où elle se trouvait de porterpubliquement une main vigilante et secourable à l’endroit offensé,car elle n’eût pour rien au monde manqué à la modestie.

Cette dame, malgré son âge et ses vertus, neleur inspirait ni amour ni crainte. Robin l’appelait vieille bique,Maxime, vieille bourrique, et Sulpice ânesse de Balaam. Ilstourmentaient de toutes les manières la petite Mirande, luisalissaient ses belles robes, la faisaient tomber le nez sur lespierres. Une fois, ils lui enfoncèrent la tête jusqu’au cou dans untonneau de mélasse. Ils lui apprenaient à enfourcher les barrièreset à grimper aux arbres, contrairement aux bienséances de sonsexe ; ils lui enseignaient des façons et des termes quisentaient l’hôtellerie et le saloir. Elle appelait, sur leurexemple, la respectable dame Basine vieille bique, et même, prenantla partie pour le tout, cul de bique. Mais elle restaitparfaitement innocente. La pureté de son âme était inaltérable.

– Je suis heureux, disait le saint évêqueNicolas, d’avoir tiré ces enfants du saloir pour en faire de bonschrétiens. Ils deviendront de fidèles serviteurs de Dieu et leursmérites me seront comptés.

Or, la troisième année après leurrésurrection, déjà grands et bien formés, un jour de printemps,comme ils jouaient tous trois dans la prairie, au bord de larivière, Maxime, dans un moment d’humeur et par fierté naturelle,jeta dans l’eau le diacre Modernus, qui, suspendu à une branche desaule, appela au secours. Robin s’approcha, fit mine de le tirerpar la main, lui prit son anneau et s’en fut.

Cependant, Sulpice immobile sur la berge etles bras croisés, disait :

– Modernus fait une mauvaise fin. Je vois sixdiables en forme de chauves-souris prêts à lui cueillir l’âme surla bouche.

Au rapport que la dame Basine et Modernus luifirent de cette grave affaire, le saint évêque s’affligea et poussades soupirs.

– Ces enfants, dit-il, ont été nourris dans lasouffrance par des parents indignes. L’excès de leurs maux a causéla difformité de leur caractère. Il convient de redresser leurstorts avec une longue patience et une obstinée douceur.

– Seigneur évêque, répliqua Modernus, qui danssa robe de chambre grelottait la fièvre et éternuait sous sonbonnet de nuit, car sa baignade l’avait enrhumé, il se peut queleur méchanceté leur vienne de la méchanceté de leurs parents. Maiscomment expliquez-vous, mon père, que les mauvais soins aientproduit en chacun d’eux des vices différents, et pour ainsi direcontraires, et que l’abandon et le dénuement où ils ont été jetésavant d’être mis au saloir aient rendu l’un cupide, l’autreviolent, le troisième visionnaire ? Et c’est ce dernier qui, avotre place, seigneur, m’inquiéterait le plus.

– Chacun de ces enfants, répondit l’évêque, afléchi par son endroit faible. Les mauvais traitements ont déforméleur âme dans les parties qui présentaient le moins de résistance.Redressons-les avec mille précautions, de peur d’augmenter le malau lieu de le diminuer. La mansuétude, la clémence et lalonganimité sont les seuls moyens qu’on doive jamais employer pourl’amendement des hommes, les hérétiques exceptés, bien entendu.

– Sans doute, mon seigneur, sans doute,répliqua Modernus, en éternuant trois fois. Mais il n’y a pas debonne éducation sans castoiement, ni discipline sans discipline. Jem’entends. Et, si vous ne punissez pas ces trois mauvaisgarnements, ils deviendront pires qu’Hérode. C’est moi qui vous ledis.

– Modernus pourrait n’avoir pas tort, dit ladame Basine.

L’évêque ne répondit point. Il cheminait avecle diacre et la veuve, le long d’une haie d’aubépine, qui exhalaitune agréable odeur de miel et d’amande amère. A un endroit un peucreux, où la terre recueillait l’eau d’une source voisine, ils’arrêta devant un arbuste, dont les rameaux serrés et tordus sacouvraient abondamment de feuilles découpées et luisantes et deblancs corymbes de fleurs.

– Regardez, dit-il, ce buisson touffu etparfumé, ce beau bois-de-mai, cette noble épine si vive et siforte ; voyez qu’elle est plus copieuse en feuilles et plusglorieuse en fleurs, que toutes les autres épines de la haie. Maisobservez aussi que l’écorce pâle de ses branches porte des épinesen petit nombre, faibles, molles, épointées. D’où vient cela ?C’est que, nourrie dans un sol humide et gras, tranquille et sûredes richesses qui soutiennent sa vie, elle a employé les sucs de laterre à croître sa puissance et sa gloire, et, trop robuste poursonger à s’armer contre ses faibles ennemis, elle est toute auxjoies de sa fécondité magnifique et délicieuse. Faites maintenantquelques pas sur le sentier qui monte et tournez vos regards surcet autre pied d’aubépine, qui, laborieusement sorti d’un solpierreux et sec, languit, pauvre en bois, en feuilles, et n’apensé, dans sa rude vie, qu’à s’armer et à se défendre contre lesennemis innombrables qui menacent les êtres débiles. Aussi n’est-ilqu’un fagot d’épines. Le peu qui lui montait de sève, il l’adépensé à construire des dards innombrables, larges à la base,durs, aigus, qui rassurent mal sa faiblesse craintive. Il ne luiest rien resté pour la fleur odorante et féconde. Mes amis, il enest de nous comme de l’aubépine. Les soins donnés à notre enfancenous font meilleurs. Une éducation trop dure nous durcit.

III

Quand il toucha à sa dix-septième année,Maxime remplit le saint évêque Nicolas de tribulation et le diocèsede scandale en formant et instruisant une compagnie de vauriens deson âge, en vue d’enlever les filles d’un village nommé lesGrosses-Nattes, situé à quatre lieues au nord de Trinqueballe.L’expédition réussit merveilleusement. Les ravisseurs rentrèrent lanuit dans la ville, serrant contre leurs poitrines les viergeséchevelées, qui levaient en vain au ciel des yeux ardents et desmains suppliantes. Mais quand les pères, frères et fiancés de cesfilles ravies vinrent les chercher, elles refusèrent de retournerau pays natal, alléguant qu’elles y sentiraient trop de honte, etpréférant cacher leur déshonneur dans les bras qui l’avaient causé.Maxime qui, pour sa part, avait pris les trois plus belles, vivaiten leur compagnie dans un petit manoir dépendant de la menseépiscopale. Sur l’ordre de l’évêque, le diacre Modernus vint, enl’absence de leur ravisseur, frapper a leur porte, annonçant qu’illes venait délivrer. Elles refusèrent d’ouvrir, et comme il leurreprésentait l’abomination de leur vie, elles lui lâchèrent sur latête une potée d’eau de vais selle avec le pot, dont il eut lecrâne fêlé.

Armé d’une douce sévérité, le saint évêqueNicolas reprocha cette violence et ce désordre à Maxime :

– Hélas ! lui dit-il, vous ai-je tiré dusaloir pour la perte des vierges de Vervignole ?

Et il lui remontra la grandeur de sa faute.Mais Maxime haussa les épaules et lui tourna le dos sans faire deréponse.

En ce moment-là, le roi Berlu, dans laquatorzième année de son règne, assemblait une puissante armée pourcombattre les Mambourniens, obstinés ennemis de son royaume, etqui, débarqués en Vervignole, ravageaient et dépeuplaient les plusriches provinces de ce grand pays.

Maxime sortit de Trinqueballe sans dire adieuà personne. Quand il fut à quelques lieues de la ville, avisantdans un pâturage une jument assez bonne, à cela près qu’elle étaitborgne et boiteuse, il sauta dessus et lui fit prendre le galop. Lelendemain matin, rencontrant d’aventure un garçon de ferme, quimenait boire un grand cheval de labour, il mit aussitôt pied àterre, enfourcha le grand cheval, ordonna au garçon de monter lajument borgne et de le suivre, lui promettant de le prendre pourécuyer s’il était content de lui. Dans cet équipage Maxime seprésenta au roi Berlu, qui agréa ses services. Il devint en peu dejours un des plus grands capitaines de Vervignole.

Cependant Sulpice donnait au saint évêque dessujets d’inquiétude plus cruels peut-être et certainement plusgraves ; car si Maxime péchait grièvement, il péchait sansmalice et offensait Dieu sans y prendre garde et, pour ainsi dire,sans le savoir. Sulpice mettait à mal faire une plus grande et plusétrange malice. Se destinant dès l’enfance à l’état ecclésiastique,il étudiait assidûment les lettres sacrées et profanes ; maisson âme était un vase corrompu où la vérité se tournait en erreur.Il péchait en esprit ; il errait en matière de foi avec uneprécocité surprenante ; à l’âge où l’on n’a pas encored’idées, il abondait en idées fausses. Une pensée lui vint,suggérée sans doute par le diable. Il réunit dans une prairieappartenant à l’évêque une multitude de jeunes garçons et de jeunesfilles de son âge et, monté sur un arbre, les exhorta à quitterleurs père et mère pour suivre Jésus-Christ et à s’en aller parbandes dans les campagnes, brûlant prieurés et presbytères afin deramener l’Église à la pauvreté évangélique. Cette jeunesse, émue etséduite, suivit le pécheur sur les routes de Vervignole, chantantdes cantiques, incendiant les granges, pillant les chapelles,ravageant les terres ecclésiastiques. Plusieurs de ces insenséspérirent de fatigue, de faim et de froid, ou assommés par lesvillageois. Le palais épiscopal retentissait des plaintes desreligieux et des gémissements des mères. Le pieux évêque Nicolasmanda le fauteur de ces désordres et, avec une mansuétude extrêmeet une infinie tristesse, lui reprocha d’avoir abusé de la parolepour séduire les esprits, et lui représenta que Dieu ne l’avait pastiré du saloir pour attenter aux biens de notre sainte mèrel’Église.

– Considérez, mon fils, lui dit-il, lagrandeur de votre faute. Vous paraissez devant votre pasteur toutchargé de troubles, de séditions et de meurtres.

Mais le jeune Sulpice, gardant un calmeépouvantable, répondit d’une voix assurée qu’il n’avait point péchéni offensé Dieu, mais au contraire agi sur le commandement du Cielpour le bien de l’Église. Et il professa, devant le pontifeconsterné, les fausses doctrines des Manichéens, des Ariens, desNestoriens, des Sabelliens, des Vaudois, des Albigeois et desBégards, si ardent à embrasser ces monstrueuses erreurs, qu’il nes’apercevait pas que, contraires les unes aux autres, elles s’entredévoraient sur le sein qui les réchauffait.

Le pieux évêque s’efforça de ramener Sulpicedans la bonne voie ; mais il ne put vaincre l’obstination dece malheureux.

Et, l’ayant congédié, il s’agenouilla etdit :

– Je vous rends grâce, Seigneur, de m’avoirdonné ce jeune homme comme une meule où s’aiguisent ma patience etma charité.

Tandis que deux des enfants tirés du saloirlui causaient tant de peine, saint Nicolas recevait du troisièmequelque consolation. Robin ne se montrait ni violent dans ses actesni superbe en ses pensées. Il n’était pas de sa personne dru etrubicond ainsi que Maxime le capitaine ; il n’avait pas l’airaudacieux et grave de Sulpice. De petite apparence, mince, jaune,plissé, recroquevillé, d’humble maintien, révérencieux etvérécondieux, s’appliquait à rendre de bons offices à l’évêque gensd’Église, aidant les clercs à tenir les comptes de la menseépiscopale, faisant, au moyen de boules enfilées dans des tringles,des calculs compliqués, et même il multipliait et divisait desnombres, sans ardoise ni crayon, de tête, avec une rapidité et uneexactitude qu’on eût admirées chez un vieux maître des monnaies etdes finances. C’était un plaisir pour lui de tenir les livres dudiacre Modernus qui, se faisant vieux, brouillait les chiffres etdormait sur son pupitre. Pour obliger le seigneur évêque et luiprocurer de l’argent, il n’était peine ni fatigue qui luicoûtât : il apprenait des Lombards à calculer les intérêtssimples et composés d’une somme quelconque pour un jour, unesemaine, un mois, une année ; il ne craignait pas de visiter,dans les ruelles noires du Ghetto, les juifs sordides, afind’apprendre, en conversant avec eux, le titre des métaux, le prixdes pierres précieuses et l’art de rogner les monnaies. Enfin, avecun petit pécule qu’il s’était fait par merveilleuse industrie, ilsuivait en Vervignole, en Mondousiane et jusqu’en Mambournie, lesfoires, les tournois, les pardons, les jubilés où affluaient detoutes les parties de la chrétienté des gens de toutes conditions,paysans, bourgeois, clercs et seigneurs ; il y faisait lechange des monnaies et revenait chaque fois un peu plus riche qu’iln’était allé. Robin ne dépensait pas l’argent qu’il gagnait, maisl’apportait au seigneur évêque.

Saint Nicolas était très hospitalier et trèsaumônier ; il dépensait ses biens et ceux de l’Église enviatiques aux pèlerins et secours aux malheureux. Aussi setrouvait-il perpétuellement à court d’argent ; et il étaittrès obligé à Robin de l’empressement et de l’adresse avec lesquelsce jeune argentier lui procurait les sommes dont il avait besoin.Or la pénurie ou, par sa magnificence et sa libéralité s’était misle saint évêque, fut bien aggravée par le malheur des temps. Laguerre qui désolait la Vervignole ruina l’église de Trinqueballe.Les gens d’armes battaient la campagne autour de la ville,pillaient les fermes, rançonnaient les paysans, dispersaient lesreligieux, brûlaient les châteaux et les abbayes. Le clergé, lesfidèles ne pouvaient plus participer aux frais du culte, et, chaquejour, des milliers de paysans, qui fuyaient les coitreaux, venaientmendier leur pain a la porte du manoir épiscopal. Sa pauvreté,qu’il n’eût pas sentie pour lui-même, le bon saint Nicolas lasentait pour eux. Par bonheur, Robin était toujours prêt à luiavancer des sommes d’argent que le saint pontife s’engageait, commede raison, à rendre dans des temps plus prospères.

Hélas ! la guerre foulait maintenant toutle royaume du nord au midi, du couchant au levant, suivie de sesdeux compagnes assidues, la peste et la famine. Les cultivateurs sefaisaient brigands, les moines suivaient les armées. Les habitantsde Trinqueballe, n’ayant ni bois pour se chauffer ni pain pour senourrir, mouraient comme des mouches à l’approche des froids. Lesloups venaient dans les faubourgs de la ville dévorer les petitsenfants. En ces tristes conjonctures, Robin vint avertir l’évêqueque non seulement il ne pouvait plus verser aucune somme d’argent,si petite fût-elle, mais encore que, n’obtenant rien de sesdébiteurs, harassé par ses créanciers, il avait dû céder à desjuifs toutes ses créances.

Il apportait cette fâcheuse nouvelle à sonbienfaiteur avec la politesse obséquieuse qui lui étaitordinaire ; mais il se montrait bien moins affligé qu’il n’eûtdû l’être en cette extrémité douloureuse. De fait, il avaitgrand’peine à dissimuler sous une mine allongée son humeur allègreet sa vive satisfaction. Le parchemin de ses jaunes, sèches ethumbles paupières cachait mal la lueur de joie qui jaillissait deses prunelles aiguës.

Douloureusement frappé, saint Nicolas demeura,sous le coup, tranquille et serein.

– Dieu, dit-il, saura bien rétablir nosaffaires penchantes. Il ne laissera pas renverser la maison qu’il abâtie.

– Sans doute, dit Modernus, mais soyez certainque ce Robin, que vous avez tiré du saloir, s’entend, pour vousdépouiller, avec les Lombards du Pont-Vieux et les juifs du Ghetto,et qu’il se réserve la plus grosse part du butin.

Modernus disait vrai. Robin n’avait pointperdu d’argent ; il était plus riche que jamais et venaitd’être nommé argentier du roi.

IV

A cette époque, Mirande accomplissait sadix-septième année. Elle était belle et bien formée. Un air depureté, d’innocence et de candeur lui faisait comme un voile. Lalongueur de ses cils qui mettaient une grille sur ses prunellesbleues, la petitesse enfantine de sa bouche, donnaient l’idée quele mal ne trouverait guère d’issue pour entrer en elle. Sesoreilles étaient à ce point mignonnes, fines, soigneusementourlées, délicates, que les hommes les moins retenus n’osaient ysouffler que des paroles innocentes. Nulle vierge, en toute laVervignole, n’inspirait tant de respect et nulle n’avait plusbesoin d’en inspirer, car elle était merveilleusement simple,crédule et sans défense.

Le pieux évêque Nicolas, son oncle, lachérissait chaque jour davantage et s’attachait à elle plus qu’onne doit s’attacher aux créatures. Sans doute il l’aimait en Dieu,mais distinctement ; il se plaisait en elle ; il aimait àl’aimer ; c’était sa seule faiblesse. Les saints eux-mêmes nesavent pas toujours trancher tous les liens de la chair. Nicolasaimait sa nièce avec pureté, mais non sans délectation. Lelendemain du jour où il avait appris la faillite de Robin, accabléde tristesse et d’inquiétude, il se rendit auprès de Mirande pourconverser pieusement avec elle, comme il le devait, car il luitenait lieu de père et avait charge de l’instruire.

Elle habitait, dans la ville haute, près de lacathédrale, une maison qu’on nommait la maison des Musiciens, parcequ’on y voyait sur la façade des hommes et des animaux jouant dedivers instruments. Il s’y trouvait notamment un âne qui soufflaitdans une flûte et un philosophe, reconnaissable à sa longue barbeet à son écritoire, qui agitait des cymbales. Et chacun expliquaitces figures à sa manière. C’était la plus belle demeure de laville.

L’évêque y trouva sa nièce accroupie sur leplancher, échevelée, les yeux brillants de larmes, près d’un coffreouvert et vide, dans la salle en désordre.

Il lui demanda la cause de cette douleur et dela confusion qui régnait autour d’elle. Alors, tournant vers luises regards désolés, elle lui conta avec mille soupirs que Robin,Robin échappé du saloir, Robin si mignon, lui ayant dit maintesfois que, si elle avait envie d’une robe, d’une parure, d’un joyau,il lui prêterait avec plaisir l’argent nécessaire pour l’acheter,elle avait eu recours assez souvent à son obligeance, qui semblaitinépuisable, mais que, ce matin même, un juif nomme Séligmann étaitvenu chez elle avec quatre sergents, lui avait présenté les billetssignés par elle à Robin, et que, comme elle manquait d’argent pourles payer, il avait emporté toutes les robes, toutes les coiffures,tous les bijoux qu’elle possédait.

– Il a pris, dit-elle en gémissant, mes corpset mes jupes de velours, de brocart et de dentelle, mes diamants,mes émeraudes, mes saphirs, mes jacinthes, mes améthystes, mesrubis, mes grenats, mes turquoises ; il m’a pris ma grandecroix de diamants à têtes d’anges en émail, mon grand carcan,composé de deux tables de diamants, de trois cabochons et de sixnœuds de quatre perles chacun ; il m’a pris mon grand collierde treize tables de diamants avec vingt perles en poire sur ouvrageà canetille… !

Et, sans en dire davantage, elle sanglota dansson mouchoir.

– Ma fille, répondit le saint évêque, unevierge chrétienne est assez parée quand elle a pour collier lamodestie, et la chasteté pour ceinture. Toutefois il vousconvenait, issue d’une très noble et très illustre famille, deporter des diamants et des perles. Vos joyaux étaient le trésor despauvres, et je déplore qu’ils vous aient été ravis.

Il l’assura qu’elle les retrouverait sûrementen ce monde ou dans l’autre ; il lui dit tout ce qui pouvaitadoucir ses regrets et calmer sa peine, et il la consola. Car elleavait une âme douce et qui voulait être consolée. Mais il la quittalui-même très affligé.

Le lendemain, comme il se préparait à dire lamesse en la cathédrale, le saint évêque vit venir à lui, dans lasacristie, les trois juifs Séligmann, Issachar et Meyer, qui,coiffés du chapeau vert et la rouelle à l’épaule, lui présentèrenttrès humblement les billets que Robin leur avait passés. Et levénérable pontife ne pouvant les payer, ils appelèrent unevingtaine de portefaix, avec des paniers, des sacs, des crochets,des chariots, des cordes, des échelles, et commencèrent à crocheterles serrures des armoires, des coffres et des tabernacles. Le sainthomme leur jeta un regard qui eût foudroyé trois chrétiens. Il lesmenaça des peines dues en ce monde et dans l’autre ausacrilège ; leur représenta que leur seule présence dans lademeure du Dieu qu’ils avaient crucifié appelait le feu du ciel surleur tête. Ils l’écoutèrent avec le calme de gens pour quil’anathème, la réprobation, la malédiction et l’exécration étaientle pain quotidien. Alors il les pria, les supplia, leur promit depayer sitôt qu’il le pourrait, au double, au triple, au décuple, aucentuple, la dette dont ils étaient acquéreurs. Ils s’excusèrentpoliment de ne pouvoir différer leur petite opération. L’évêque lesmenaça de faire sonner le tocsin, d’ameuter contre eux le peuplequi les tuerait comme des chiens en les voyant profaner, violer,dérober les images miraculeuses et les saintes reliques. Ilsmontrèrent en souriant les sergents qui les gardaient. Le roi Berlules protégeait parce qu’ils lui prêtaient de l’argent.

A cette vue, le saint évêque, reconnaissantque la résistance devenait rébellion et se rappelant Celui quirecolla l’oreille de Malchus, resta inerte et muet, et des larmesamères roulèrent de ses yeux. Séligmann, Issachar et Meyerenlevèrent les chasses d’or ornées de pierreries, d’émaux et decabochons, les reliquaires en forme de coupe, de lanterne, de nef,de tour, les autels portatifs en albâtre encadré d’or et d’argent,les coffrets émaillés par les habiles ouvriers de Limoges et duRhin, les croix d’autel, les évangéliaires recouverts d’ivoiresculpté et de camées antiques, les peignes liturgiques ornés defestons de pampres, les diptyques consulaires, les pyxides, leschandeliers, les candélabres, les lampes, dont ils soufflaient lasainte lumière et versaient l’huile bénite sur les dalles ;les lustres semblables a de gigantesques couronnes, les chapeletsaux grains d’ambre et de perles, les colombes eucharistiques, lesciboires, les calices, les patènes, les baisers de paix, lesnavettes a encens, les burettes, les ex-voto sans nombre, pieds,mains, bras, jambes, yeux, bouches, entrailles, cœurs en argent, etle nez du roi Sidoc et le sein de la reine Blandine, et le chef enor massif de monseigneur saint Cromadaire, premier apôtre deVervignole et benoît patron de Trinqueballe. Ils emportèrent enfinl’image miraculeuse de madame sainte Gibbosine, que le peuple deVervignole n’invoquait jamais en vain dans les pestes, les famineset les guerres. Cette image très antique et très vénérable était defeuilles d’or battu, clouées à une armature de cèdre et toutescouvertes de pierres précieuses, grosses comme des œufs de canard,qui jetaient des feux rouges, jaunes, bleus, violets, blancs.Depuis trois cents ans ses yeux d’émail, grands ouverts sur sa faced’or, frappaient d’un tel respect les habitants de Trinqueballe,qu’ils la voyaient, la nuit, en rêve, splendide et terrible, lesmenaçant de maux très cruels s’ils ne lui donnaient en quantitésuffisante de la cire vierge et des écus de six livres. SainteGibbosine gémit, trembla, chancela sur son socle et se laissaemporter sans résistance hors de la basilique où elle attiraitdepuis un temps immémorial d’innombrables pèlerins.

Après le départ des larrons sacrilèges, lesaint évêque Nicolas gravit les marches de l’autel dépouillé etconsacra le sang de Notre-Seigneur dans un vieux calice d’argentallemand mince et tout cabossé. Et il pria pour les affligés etnotamment pour Robin qu’il avait, par la volonté de Dieu, tiré dusaloir.

V

A peu de temps de là, le roi Berlu vainquitles Mambourniens dans une grande bataille. Il ne s’en aperçut pasd’abord, parce que les luttes armées présentent toujours une grandeconfusion et que les Vervignolais avaient perdu depuis deux sièclesl’habitude de vaincre. Mais la fuite précipitée et désordonnée desMambourniens l’avertit de son avantage. Au lieu de battre enretraite, il se lança à la poursuite de l’ennemi et recouvra lamoitié de son royaume. L’armée victorieuse entra dans la ville deTrinqueballe, toute pavoisée et fleurie en son honneur, et danscette illustre capitale de la Vervignole fit un grand nombre deviols, de pillages, de meurtres et d’autres cruautés, incendiaplusieurs maisons, saccagea les églises et prit dans la cathédraletout ce que les juifs y avaient laissé, ce qui, à vrai dire, étaitpeu de chose. Maxime, qui, devenu chevalier et capitaine dequatre-vingts lances, avait beaucoup contribué à la victoire,pénétra des premiers dans la ville et se rendit tout droit à lamaison des Musiciens, où demeurait la belle Mirande, qu’il n’avaitpas vue depuis son départ pour la guerre. Il la trouva dans sachambre qui filait sa quenouille et fondit sur elle avec une tellefurie que cette jeune demoiselle perdit son innocence sans, autantdire, s’en apercevoir. Et, lorsque, revenue de sa surprise, elles’écria : « Est-ce, vous, seigneur Maxime ? Quefaites-vous là ? » et qu’elle se mit en devoir derepousser l’agresseur, il descendait tranquillement la rue,rajustant son harnais et lorgnant les filles.

Peut-être aurait-elle toujours ignoré cetteoffense, si, quelque temps après l’avoir essuyée, elle ne se futsentie mère. Alors le capitaine Maxime combattait en Mambournie.Toute la ville connut sa honte ; elle la confia au grand saintNicolas, qui, à cette étonnante nouvelle, leva les yeux au ciel etdit :

– Seigneur, n’avez-vous tiré celui-ci dusaloir que comme un loup ravissant pour dévorer ma brebis ?Votre sagesse est adorable ; mais vos voies sont obscures etvos desseins mystérieux.

En cette même année, le dimanche de Laetare,Sulpice se jeta aux pieds du saint évêque.

– Des mon enfance, lui dit-il, mon vœu le pluscher fut de me consacrer au Seigneur. Permettez-moi, mon père,d’embrasser l’état monastique et de faire profession dans lecouvent des frères mendiants de Trinqueballe.

– Mon fils, lui répondit le bon saint Nicolas,il n’est pas d’état meilleur que celui de religieux. Heureux qui,dans l’ombre du cloître, se tient à l’abri des tempêtes dusiècle ! Mais que sert de fuir l’orage si l’on a l’orage ensoi ? A quoi bon affecter les dehors de l’humilité si l’onporte dans la poitrine un cœur plein de superbe ? De quoi vousprofitera de revêtir la livrée de l’obéissance, si votre âme estrévoltée ? Je vous ai vu, mon fils, tomber dans plus d’erreursque Sabellius, Arius, Nestorius, Eutychès, Manès, Pélage, etPachose ensemble, et renouveler avant votre vingtième année douzesiècles d’opinions singulières. A la vérité, vous ne vous êtesobstiné dans aucune, mais vos rétractations successives semblaienttrahir moins de soumission à notre sainte mère l’Église, qued’empressement à courir d’une erreur à une autre, à bondir dumanichéisme au sabellianisme, et du crime des Albigeois auxignominies des Vaudois.

Sulpice entendit ce discours d’un cœurcontrit, avec une simplicité d’esprit et une soumission quitouchèrent le grand saint Nicolas jusqu’aux larmes.

– Je déplore, je répudie, je condamne, jeréprouve, je déteste, j’exècre, j’abomine mes erreurs passées,présentes et futures, dit-il ; je me soumets à l’Églisepleinement et entièrement, totalement et généralement, purement etsimplement, et n’ai de croyance que sa croyance, de foi que sa foi,de connaissance que sa connaissance ; je ne vois, n’entends nine sens que par elle. Elle me dirait que cette mouche qui vient dese poser sur le nez du diacre Modernus est un chameau,qu’incontinent, sans dispute, contestation ni murmure, sansrésistance, hésitation ni doute, je croirais, je déclarerais, jeproclamerais, je confesserais, dans les tortures et jusqu’à lamort, que c’est un chameau qui s’est posé sur le nez du diacreModernus. Car l’Église est la Fontaine de vérité, et je ne suis parmoi-même qu’un vil réceptacle d’erreurs.

– Prenez garde, mon père, dit Modernus :Sulpice est capable d’outrer jusqu’à l’hérésie la soumission àl’Église. Ne voyez-vous pas qu’il se soumet avec frénésie,transports et pâmoison ? Est-ce une bonne manière de sesoumettre que de s’abîmer dans la soumission. Il s’y anéantit, ils’y suicide.

Mais l’évêque réprimanda son diacre de tenirde tels propos contraires à la charité et envoya le postulant aunoviciat des frères mendiants de Trinqueballe.

Hélas ! au bout d’un an, ces religieux,jusqu’alors humbles et tranquilles, étaient déchirés par desschismes effroyables, plongés dans mille erreurs contre la véritécatholique, leurs jours remplis de trouble et leurs âmes desédition. Sulpice soufflait ce poison aux bons frères. Il soutenaitenvers et contre ses supérieurs qu’il n’est plus de vrai papedepuis que les miracles n’accompagnent plus l’élection dessouverains pontifes, ni propre ment d’Église depuis que leschrétiens ont cessé de mener la vie des apôtres et des premiersfidèles ; qu’il n’y a pas de purgatoire ; qu’il n’est pasnécessaire de se confesser à un prêtre si l’on se confesse àDieu ; que les hommes font mal de se servir de monnaies d’oret d’argent, mais qu’ils doivent mettre en commun tous les biens dela terre. Et ces maximes abominables, qu’il soutenait avec force,combattues par les uns, adoptées par les autres, causaientd’horribles scandales. Bientôt Sulpice enseigna la doctrine de lapureté parfaite, que rien ne peut souiller, et le couvent des bonsfrères devint semblable à une cage de singes. Et cette pestilencene demeura pas contenue dans les murs d’un monastère. Sulpiceallait prêchant par la ville ; son éloquence, le feu intérieurdont il était embrasé, la simplicité de sa vie, son cou rageinébranlable, touchaient les cœurs. A la voix du réformateur, lavieille cité évangélisée par saint Cromadaire, édifiée par sainteGibbosine, tomba dans le désordre et la dissolution ; il s’ycommet tait, nuit et jour, toutes sortes d’extravagances etd’impiétés. En vain le grand saint Nicolas avertissait sesouailles, exhortait, menaçait, fulminait Le mal augmentait sanscesse et l’on observait avec douleur que la contagion s’étendaitsur les riches bourgeois, les seigneurs et les clercs autant etplus que sur les pauvres artisans et les gens de petitsmétiers.

Un jour que l’homme de Dieu gémissait dans lecloître de la cathédrale sur le déplorable état de l’église deVervignole, il fut distrait de ses méditations par des hurlementsbizarres et vit une femme qui marchait toute nue, à quatre pattes,avec une plume de paon plantée en guise de queue. Elle s’approchaiten aboyant, léchant la terre et reniflant. Ses cheveux blondsétaient couverts de boue et tout son corps souillé d’immondices. Etle saint évêque Nicolas reconnut en cette malheureuse créature sanièce Mirande.

– Que faites-vous là, ma fille ?s’écria-t-il. Pour quoi vous êtes-vous mise nue et pourquoimarchez-vous sur les genoux et sur les mains ? N’avez-vous pashonte ?

Non, mon oncle, je n’ai point honte, réponditMirande avec douceur. J’aurais honte, au contraire, d’une autrecontenance et d’une autre démarche. C’est ainsi qu’il faut semettre et se tenir s’il l’on veut plaire à Dieu. Le saint frèreSulpice m’a enseigné à me gouverner de la sorte, afin de ressembleraux bêtes, qui sont plus près de Dieu que les hommes, car ellesn’ont pas péché. Et tant que je serai dans la contenance où vous mevoyez, il n’y aura pas de danger que je pèche. Je viens vousinviter, mon oncle, en tout amour et charité, à faire commemoi : car vous ne serez pas sauvé sans cela. Ôtez vos habits,je vous prie, et prenez l’attitude des animaux en qui Dieu regardeavec plaisir son image, que le péché n’a point déformée. Je vousfais cette recommandation sur l’ordre du saint frère Sulpice etconséquemment par l’ordre de Dieu lui-même, car le saint frère estdans le secret du Seigneur. Mettez-vous nu, mon oncle, et venezavec moi, afin que nous nous présentions au peuple pourl’édifier.

– En puis-je croire mes yeux et mesoreilles ? soupira le saint évêque d’une voix que les sanglotsétouffaient. J’avais une nièce florissante de beauté, de vertu, depiété, et les trois enfants que j’ai tirés du saloir l’ont réduiteà l’état misérable où je la vois. L’un la dépouille de tous sesbiens, source abondante d’aumônes, patrimoine des pauvres ; unautre lui ôte l’honneur ; le troisième la rend hérétique.

Et il se jeta sur la dalle, embrassant sanièce, la suppliant de renoncer à un genre de vie si condamnable,l’adjurant avec des larmes de se vêtir et de marcher sur ses piedscomme une créature humaine, rachetée par le sang de JésusChrist.

Mais elle ne répondit que par desglapissements aigus et des hurlements lamentables.

Bientôt la ville de Trinqueballe fut remplied’hommes et de femmes nus, qui marchaient à quatre pattes enaboyant ; ils se nommaient les Edéniques et voulaient ramenerle monde aux temps de la parfaite innocence, avant la créationmalheureuse d’Adam et d’Ève. Le R. P. dominicain Gilles Caquerole,inquisiteur de la foi dans la cité, université et provinceecclésiastique de Trinqueballe, s’inquiéta de cette nouveauté etcommença à la poursuivre curieusement. Il invita de la façon laplus instante, par lettres scellées de son sceau, le seigneurévêque Nicolas à appréhender, incarcérer, interroger et juger, deconcert avec lui, ces ennemis de Dieu et notamment leurs chefsprincipaux, le moine franciscain Sulpice et une femme dissoluenommée Mirande. Le grand saint Nicolas brûlait d’un zèle ardentpour l’unité de l’Église et la destruction de l’hérésie ; maisil aimait chèrement sa nièce. Il la cacha dans son palais épiscopalet refusa de la livrer à l’inquisiteur Caquerole, qui le dénonça aupape comme fauteur de troubles et propagateur d’une nouveauté trèsdétestable. Le pape enjoignit à Nicolas de ne pas soustraire pluslongtemps la coupable à ses juges légitimes. Nicolas éludal’injonction, protesta de son obéissance et n’obéit pas. Le papefulmina contre lui la bulle Maleficus pastor, danslaquelle le vénérable pontife était traité de désobéissant,d’hérétique ou fleurant l’hérésie, de concubinaire, d’incestueux,de corrupteur des peuples, de vieille femme et d’olibrius, etvéhémentement admonesté.

L’évêque se fit de la sorte un grand tort sansprofit pour sa nièce bien-aimée. Le roi Berlu, menacéd’excommunication s’il ne prêtait pas son bras a l’Église pour larecherche des Edéniques, envoya à l’évêché de Trinqueballe des gensd’armes, qui arrachèrent Mirande à son asile ; elle futtraînée devant l’inquisiteur Caquerole, jetée dans un cul de bassefosse et nourrie du pain que refusaient les chiens desgeôliers ; mais ce qui l’affligeait le plus, c’est qu’on luiavait mis de force une vieille cotte et un chaperon et qu’ellen’était plus sûre de ne pas pécher. Le moine Sulpice échappa auxrecherches du Saint-Office, réussit à gagner la Mambournie ettrouva asile dans un monastère de ce royaume, où il fonda denouvelles sectes plus pernicieuses que les précédentes.

Cependant l’hérésie, fortifiée par lapersécution et s’exaltant dans le péril, étendait maintenant sesravages sur toute la Vervignole ; on voyait par le royaume,dans les champs, des milliers d’hommes et de femmes nus quipaissaient l’herbe, bêlaient, meuglaient, mugissaient, hennissaientet disputaient, le soir, aux moutons, aux bœufs et aux chevauxl’étable, la crèche et l’écurie. L’inquisiteur manda au Saint-Pèreces scandales horribles et l’avertit que le mal ne ferait quecroître, tant que le protecteur des Edéniques, l’odieux Nicolas,resterait assis sur le siège de saint Cromadaire. Conformément àcet avis, le pape fulmina contre l’évêque de Trinqueballe la bulleDeterrima quondam par laquelle il le destituait de sesfonctions épiscopales et le retranchait de la communion desfidèles.

VI

Foudroyé par le vicaire de Jésus-Christ,abreuvé d’amertume, accablé de douleur, le saint homme Nicolasdescendit sans regret de son siège illustre et quitta, pour n’yplus revenir, la ville de Trinqueballe, témoin, durant trenteannées, de ses vertus pontificales et de ses travaux apostoliques.Il est dans la Vervignole occidentale une haute montagne, aux cimestoujours couvertes de neige : de ses flancs descendent, auprintemps, les cascades écumeuses et sonores qui remplissent d’uneeau bleue comme le ciel les gaves de la vallée. La, dans la régionoù croit le mélèze, l’arbouse et le noisetier, des ermites vivaientde baies et de laitage. Ce mont se nomme le mont Sauveur. SaintNicolas résolut de s’y réfugier et d’y pleurer, loin du siècle, sespéchés et les péchés des hommes.

Comme il gravissait la montagne, à larecherche d’un lieu sauvage où il établirait son habitation,parvenu au-dessus des nuages qui s’assemblent presque constammentaux flancs du roc, il vit au seuil d’une cabane un vieillard quipartageait son pain avec une biche apprivoisée. Sa cuculleretombait sur son front, et l’on n’apercevait de son visage que lebout du nez et une longue barbe blanche.

Le saint homme Nicolas le salua par cesmots :

– La paix soit avec vous, mon frère.

– Elle se plaît sur cette montagne, réponditle solitaire.

– Aussi, répliqua le saint homme Nicolas, ysuis-je venu terminer, dans le calme, des jours troublés par letumulte du siècle et la malice des hommes.

Tandis qu’il parlait de la sorte, l’ermite leregardait attentivement :

– N’êtes-vous pas, lui dit-il enfin, l’évêquede Trinqueballe, ce Nicolas dont on vante les travaux et lesvertus ?

Le saint pontife ayant fait signe qu’il étaitcet homme, l’ermite se jeta à ses pieds.

– Seigneur, je vous devrai le salut de monâme, si comme je l’espère, mon âme est sauvée.

Nicolas le releva avec bonté et luidemanda : – Mon frère, comment ai-je eu le bonheur detravailler à votre salut ?

– Il y a vingt ans, répondit le solitaire,étant aubergiste à l’orée d’un bois, sur une route abandonnée, jevis, un jour, dans un champ, trois petits enfants quiglanaient ; je les attirai dans ma maison, leur fis boire duvin, les égorgeai pendant leur sommeil, les coupai par morceaux etles salai. Le Seigneur, regardant vos mérites, les ressuscita parvotre intervention. En les voyant sortir du saloir, je fus glacé deterreur : sur vos exhortations, mon cœur se fondit ;j’éprouvai un repentir salutaire, et, fuyant les hommes, me rendissur cette montagne où je consacrai mes jours à Dieu. Il répandit sapaix sur moi.

– Quoi, s’écria le saint évêque, vous êtes cecruel Garum, coupable d’un crime si atroce ! Je loue Dieu quivous accorda la paix du cœur après le meurtre horrible de troisenfants que vous avez mis dans le saloir comme pourceaux ;mais moi, hélas ! pour les en avoir tirés, ma vie a étéremplie de tribulations, mon âme abreuvée d’amertume, mon épiscopatentièrement désolé. J’ai été déposé, excommunié par le père commundes fidèles. Pourquoi suis-je puni si cruellement de ce que j’aifait ?

– Adorons Dieu, dit Garum, et ne lui demandonspas de comptes.

Le grand saint Nicolas bâtit de ses mains unecabane auprès de celle de Garum et il y finit ses jours dans laprière et dans la pénitence.

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HISTOIRE DE LA DUCHESSE DE CICOGNE ET DEM. DE BOULINGRIN QUI DORMIRENT CENT ANS EN COMPAGNIE DE LABELLE-AU-BOIS-DORMANT

I

L’histoire de la Belle-au-Bois-dormant estbien connue ; on en a d’excellents récits en vers et en prose.Je n’entreprendrai pas de la conter de nouveau ; mais, ayanteu communication de plusieurs mémoires du temps, restés inédits,j’y ai trouvé des anecdotes relatives au roi Cloche et à la reineSatine, dont la fille dormit cent ans, ainsi qu’a diverspersonnages de la Cour qui partagèrent le sommeil de la princesse.Je me propose de communiquer au public ce qui, dans cesrévélations, m’a paru le plus intéressant.

Après plusieurs années de mariage, la reineSatine donna au roi son époux une fille qui reçut les noms dePaule-Marie-Aurore. Les fêtes du baptême furent réglées, par le ducdes Hoisons, grand maître des cérémonies, d’après un formulaire quidatait de l’empereur Honorius et ou l’on ne pouvait rien déchiffrertant il était moisi et rongé des rats.

Il y avait encore des fées en ce temps-là, etcelles qui étaient titrées allaient à la Cour. Sept d’entre ellesfurent priées d’être marraines, la reine Titania, la reine Mab, lasage Viviane, élevée par Merlin dans l’art des enchantements,Mélusine, dont Jean d’Arras écrivit l’histoire et qui devenaitserpente tous les samedis (mais le baptême se fit un dimanche),Urgèle, la blanche Anna de Bretagne et Mourgue qui emmena Ogier leDanois dans le pays d’Avalon.

Elles parurent au château en robes couleur dutemps, du soleil, de la lune, et des nymphes, et tout étincelantesde diamants et de perles. Comme chacun prenait place à table, onvit entrer une vieille fée, nommée Alcuine, qu’on n’avait pasinvitée.

– Ne vous fâchez pas, madame, lui dit le roi,de n’être point parmi les personnes priées à cette fête ; onvous croyait enchantée ou morte.

Les fées mouraient sans doute puisqu’ellesvieillissaient. Elles ont toutes fini par mourir et chacun sait queMélusine est devenue en enfer « souillarde de cuisine ».Par l’effet d’un enchantement, elles pouvaient être enfermées dansun cercle magique, dans un arbre, dans un buisson, dans une pierre,ou changées en statue, en biche, en colombe, en tabouret, en bague,en pantoufle. Mais en réalité ce n’était pas parce qu’on la pensaitenchantée ou trépassée, qu’on n’avait pas invité la féeAlcuine ; c’était qu’on avait jugé sa présence au banquetcontraire à l’étiquette. Madame de Maintenon a pu dire sans lamoindre exagération qu’« il n’y a point dans les couventsd’austérités pareilles à celles auxquelles l’étiquette de la Courassujettit les grands ». Conformément au royal vouloir de sonsouverain, le duc des Hoisons, grand maître des cérémonies, s’étaitrefusé à prier la fée Alcuine, à qui manquait un quartier denoblesse pour être admise à la Cour. Aux ministres d’Étatreprésentant qu’il était de la plus grande importance de ménagercette fée vindicative et puissante, dont on se faisait une ennemiedangereuse en l’excluant des fêtes, le roi avait répondupéremptoirement qu’il ne saurait l’inviter puisqu’elle n’était pasnée.

Ce malheureux monarque, plus encore que sesprédécesseurs, était esclave de l’étiquette. Son obstination asoumettre les plus grands intérêts et les devoirs les pluspressants aux moindres exigences d’un cérémonial suranné a plusd’une fois causé à la monarchie de graves dommages et fait courirau royaume de redoutables périls. De tous ces périls et de tous cesdommages, ceux auxquels Cloche exposait sa maison en refusant defaire fléchir l’étiquette en faveur d’une fée sans naissance, maisillustre et redoutable, n’étaient ni les plus difficiles à prévoirni les moins urgents à conjurer.

La vieille Alcuine, enragée du mépris qu’elleessuyait, jeta à la princesse Aurore un don funeste. A quinze ans,belle comme le jour, cette royale enfant devait mourir d’uneblessure fatale, causée par un fuseau, arme innocente aux mains desfemmes mortelles, mais terrible quand les trois Sœurs filandières ytordent et y enroulent le fil de nos destinées et les fibres de noscœurs.

Les sept marraines fées purent adoucir, maisnon pas abolir l’arrêt d’Alcuine ; et le sort de la princessefut ainsi fixé : « Aurore se percera la main d’unfuseau ; elle n’en mourra pas, mais elle tombera dans unsommeil de cent ans dont le fils d’un roi viendra laréveiller. »

II

Currite ducentes subtemina, currite,fusi. (CAT)

Anxieusement, le roi et la reine interrogèrentsur l’arrêt qui frappait la princesse au berceau toutes lespersonnes de savoir et de sens, notamment M. Gerberoy,secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, et le docteurGastinel, accoucheur de la reine.

– Monsieur Gerberoy, demanda Satine, peut-onbien dormir cent ans ?

– Madame, répondit l’académicien, nous avonsdes exemples de sommeils plus ou moins longs, dont je puis citerquelques-uns à Votre Majesté. Épiménide de Cnossos naquit desamours d’un mortel et d’une nymphe. Étant encore enfant, il futenvoyé par Dosiadès, son père, garder les troupeaux dans lamontagne. Quand les ardeurs de midi embrasèrent la terre, il secoucha dans une grotte obscure et fraîche et s’y endormit d’unsommeil qui dura cinquante-sept ans. Il étudia les vertus desplantes et mourut à cent cinquante quatre ans, selon les uns, àdeux cent quatre-vingt dix-neuf, selon les autres.

« L’histoire des sept dormants d’Éphèseest rapportée par Théodore et Rufin dans un écrit scellé de deuxsceaux d’argent. En voici les principaux faits, rapidement exposés.L’an 25, après Jésus-Christ, sept officiers de l’empereur Decius,qui avaient embrassé la religion chrétienne, distribuèrent leursbiens aux pauvres, se réfugièrent sur le mont Célion ets’endormirent tous les sept dans une caverne. Sous le règne deThéodore, l’évêque d’Éphèse les y trouva brillants comme des roses.Ils avaient dormi cent quarante-quatre ans.

« Frédéric Barberousse dort encore. Dansune crypte, sous les ruines d’un château, au milieu d’une épaisseforêt, il est assis devant une table dont sa barbe fait sept foisle tour. Il se réveillera pour chasser les corbeaux qui croassentautour de la montagne.

« Voilà, madame, les plus grands dormeursdont l’histoire ait gardé le souvenir.

– Ce sont là des exceptions, répliqua lareine. Vous, monsieur Gastinel, qui pratiquez la médecine,Avez-vous vu des personnes dormir cent ans ?

– Madame, répondit l’accoucheur, je n’en aipas vu précisément et je ne pense pas en voir jamais ; maisj’ai observé des cas curieux de léthargie que je puis, si elle ledésire, porter à la connaissance de votre Majesté. Il y a dix ans,une demoiselle Jeanne Caillou, reçue à l’Hôtel Dieu, y dormit sixannées consécutives. J’ai moi-même observé la fille LéonideMontauciel, qui s’endormit le jour de Pâques de l’an 61 pour nes’éveiller qu’au jour de Pâques de l’année suivante.

– Monsieur Gastinel, demanda le roi, la pointed’un fuseau peut-elle causer une blessure qui fasse dormir centans ?

– Sire, ce n’est pas probable, réponditM. Gastinel, mais dans le domaine de la pathologie, nous nepouvons jamais dire avec assurance : « Cela sera, cela nesera pas. »

– On peut citer, dit M. Gerberoy,Brunhild, qui, piquée par une épine, s endormit et fut réveilléepar Sigurd.

– Il y a aussi Guenillon, dit madame laduchesse de Cicogne, première dame de la reine.

Et elle fredonna :

Il m’envoya-t au bois

Pour cueillir la nouzille.

Le bois était trop haut,

La belle trop petite.

Le bois était trop haut,

La belle trop petite.

Elle se mit en main

Une tant verte épine.

Elle se mit en main

Une tant verte épine.

A la douleur du doigt

La belle s’est endormie

– A quoi pensez-vous, Cicogne, dit lareine ? Vous chantez ?

– Que Votre Majesté me pardonne, répondit laduchesse. C’est pour conjurer le sort.

Le roi fit publier un édit par lequel ildéfendait a toutes personnes de filer au fuseau ni d’avoir desfuseaux chez soi sous peine de mort. Chacun obéit. On disait encoredans les campagnes « Le fuseau doit suivre le hoyau »,mais c’était par habitude, les fuseaux avaient couru.

III

Le Premier ministre qui, sous le faible roiCloche, gouvernait la monarchie, M. de la Rochecoupée,respectait les croyances populaires, que tous les grands hommesd’État respectent. César était pontife maxime ; Napoléon sefit sacrer par le pape ; M. de la Rochecoupéereconnaissait la puissance des fées. Il n’était pointsceptique ; il n’était point incrédule. Il n’arguait pas defaux l’oracle des sept marraines. Mais, n’y pouvant rien, il nes’en inquiétait point. C’était son caractère de ne pas se soucierdes maux auxquels il ne savait remédier. Du reste l’événementannoncé n’était pas, selon toute apparence, imminent.M. de la Rochecoupée avait les vues d’un homme d’État, etles hommes d’État ne voient jamais au-delà du moment présent. Jeparle des plus perspicaces et des plus pénétrants. Enfin, àsupposer qu’un jour ou l’autre, la fille du roi s’endormît pour unsiècle, ce n’était à ses yeux qu’une affaire de famille, puisque laloi salique excluait les femmes du trône.

Il avait, comme il le disait, bien d’autreschats à fouetter. La banqueroute, la hideuse banque route, étaitlà, menaçant de consumer les biens et l’honneur de la nation. Lafamine sévissait dans le royaume et des millions de malheureuxmangeaient du plâtre au lieu de pain. Cette année-là, le bal del’Opéra fut très brillant et les masques plus beaux que decoutume.

Les paysans, les artisans, les gens deboutique et les filles de théâtre s’affligeaient à l’envi de lamalédiction fatale qu’Alcuine avait donnée à l’innocente princesse.Au contraire les seigneurs de la Cour et les princes du sans royals’y montraient fort indifférents. Et il y avait partout des hommesd’affaires et des hommes de science qui ne croyaient point àl’arrêt des fées, pour cette raison qu’ils ne croyaient pas auxfées.

Tel était M. de Boulingrin,secrétaire d’État aux Finances. Ceux qui se demanderont comment ilpouvait n’y pas croire puisqu’il les avait vues, ignorent jusqu’oùpeut aller le scepticisme dans un esprit raisonneur. Nourri deLucrèce, imbu des doctrines d’Épicure et de Gassendi, ilimpatientait souvent M. de la Rochecoupée par l’étalaged’un froid aféisme.

– Si ce n’est pour vous soyez croyant pour lepublic, lui disait le Premier ministre. Mais, en vérité, il y a desmoments où je me demande, mon cher Boulingrin, qui de nous deux estle plus crédule à l’endroit des fées. Je n’y pense jamais et vousen parlez toujours.

– M. de Boulingrin aimait tendrementmadame la duchesse de Cicogne, femme de l’ambassadeur à Vienne,première dame de la reine, qui appartenait à la plus hautearistocratie du royaume, femme d’esprit, un peu sèche, un peuregardante et qui perdait au pharaon ses revenus, ses terres et sachemise. Elle avait des bontés pour M. de Boulingrin etne se refusait pas à un commerce auquel elle n’était point portéepar tempérament, mais qu’elle estimait convenable à son rang etutile a ses intérêts. Leur liaison était formée avec un art quirévélait leur bon goût et l’élégance des mœurs régnantes ;cette liaison s’avouait, dépouillant par son aveu toute bassehypocrisie, et se montrait en même temps si réservée, que les plussévères n’y voyaient rien à redire.

Pendant le temps que la duchesse passaitchaque année sur ses terres, M. de Boulingrin logeaitdans un vieux pigeonnier séparé du château de son amie par unchemin creux qui longeait une mare où les grenouilles jetaient, lanuit, dans les joncs, leurs cris assidus.

Or, un soir, tandis que les derniers refletsdu soleil teignaient d’une couleur de sang les eaux croupies, lesecrétaire d’État aux Finances vit, au carrefour du chemin, troisjeunes fées qui dansaient en rond et chantaient :

Trois filles dedans un pré…

Mon cœur vole.

Mon cœur vole,

Mon cœur vole à votre gré.

Elles l’enfermèrent dans leur ronde etagitèrent vivement autour de lui leurs formes minces et légères.Leurs visages, dans le crépuscule, étaient obscurs etlimpides ; leurs chevelures brillaient comme des feuxfollets.

Elles répétèrent :

Trois filles dedans un pré…

tant que, étourdi, prêt a tomber, il demandagrâce.

Alors la plus belle, ouvrant laronde ;

– Mes sœurs, donnez congé a monsieur deBoulingrin qui va-t-au château baiser sa belle.

Il passa sans avoir reconnu les fées,maîtresses des destinées, et, quelques pas plus loin, il rencontratrois vieilles besacières qui marchaient toutes courbées sur leursbâtons et ressemblaient de visage à trois pommes cuites dans lescendres. A travers leurs haillons passaient des os plus recouvertsde crasse que de chair. Leurs pieds nus allongeaient démesurémentdes doigts décharnés, semblables aux osselets d’une queue debœuf.

Du plus loin qu’elles l’aperçurent, elles luifirent des sourires et lui envoyèrent des baisers ; ellesl’arrêtèrent au passage, l’appelèrent leur mignon, leur amour, leurcœur, le couvrirent de caresses auxquelles il ne pouvait échapper,car, au premier mouvement qu’il faisait pour fuir, elles luienfonçaient dans la chair les crochets aigus qui terminaient leursmains.

– Qu’il est beau ! qu’il est joli !soupiraient elles.

Avec une longue frénésie elles le sollicitentà les aimer. Puis, voyant qu’elles ne parviennent point à ranimerses sens glacés d’horreur, elles l’accablent d’invectives, lefrappent à coups redoublés de leurs béquilles, le renversent àterre, le foulent aux pieds et, quand il est accablé, brisé, moulu,perclus de tous ses membres, la plus jeune, qui a bienquatre-vingts ans, s’accroupit sur lui, se trousse et l’arrose d’unliquide infect. Il en est aux trois quarts suffoqué ; et toutaussitôt les deux autres, remplaçant la première, inondent le malheureux gentilhomme d’une eau tout aussi puante. Enfin toutes troiss’éloignent en le saluant d’un « Bonsoir, mon Endymion !Au revoir, mon Adonis ! Adieu, beau Narcisse ! » etle laissent évanoui,

Quand il reprit ses sens, un crapaud, près delui, filait délicieusement des sons de flûte et une nuée demoustiques dansait devant la lune. Il se releva à très grand’peineet acheva en boitant sa course.

Cette fois encore, M. de Boulingrinavait méconnu les fées, maîtresses des destinées.

La duchesse de Cicogne l’attendait avecimpatience.

– Vous venez bien tard, mon ami.

Il lui répondit, en lui baisant les doigts,qu’elle était bien aimable de le lui reprocher. Et il s’excusa surce qu’il avait été un peu souffrant.

– Boulingrin, lui dit-elle, asseyez-vouslà.

Et elle lui confia qu’elle consentiraitvolontiers à recevoir de la cassette royale Un don de deux milleécus, propre à corriger les injures du sort à son égard, le pharaonlui ayant été depuis six mois terriblement contraire.

Sur l’avis que la chose pressait, Boulingrinécrivit aussitôt à M. de la Rochecoupée pour lui demanderla Homme d’argent nécessaire.

La Rochecoupée se fera une joie de vousl’obtenir, dit-il. Il est obligeant et se plaît à servir ses amis.J’ajouterai qu’on lui reconnaît plus de talents qu’on n’en voitd’ordinaire aux favoris des princes. Il a le goût et l’intelligencedes affaires ; mais il manque de philosophie. Il croit auxfées, sur le témoignage de ses sens.

– Boulingrin, dit la duchesse, vous puez lepissat de chat.

IV

Dix-sept ans, jour pour jour, s’étaientécoulés depuis l’arrêt des fées. La dauphine était belle comme unastre. Le roi et la reine habitaient avec la Cour la résidenceagreste des Eaux Perdues. Qu’ai-je le besoin de conter ce qu’iladvint alors ? On sait comment la princesse Aurore, courant unjour dans le château, alla jusqu’au faîte d’un donjon où, dans ungaletas, une bonne vieille, seulette, filait sa quenouille. Ellen’avait pas entendu parler des défenses que le roi avait faites defiler au fuseau.

– Que faites-vous là, ma bonne femme ?demanda la princesse.

– Je file, ma belle enfant, lui répondit lavieille, qui ne la connaissait pas.

– Ah ! que cela est joli ! reprit ladauphine. Comment faites-vous ? Donnez-moi, que je voie sij’en ferais bien autant.

Elle n’eut pas plutôt pris le fuseau qu’elles’en perça la main et tomba évanouie. (Contes de Perrault,édition André Lefèvre, p. 86.)

Le roi Cloche, averti que l’arrêt des féesétait accompli, fit mettre la princesse endormie dans la chambrebleue, sur un lit d’azur brodé d’argent.

Agités et consternés, les courtisanss’apprêtaient des larmes, essayaient des soupirs et se composaientune douleur. De toutes parts se formaient les intrigues ; onannonçait que le roi renvoyait ses ministres. De noires calomniescouvaient. On disait que le duc de la Rochecoupée avait composé unphiltre pour endormir la dauphine et que M. de Boulingrinétait son complice.

La duchesse de Cicogne grimpa par le petitescalier chez son vieil ami, qu’elle trouva en bonnet de nuit,souriant, car il lisait la Fiancée du roi de Garbe.

Cicogne lui conta la nouvelle et comment ladauphine était en léthargie sur un lit de satin bleu. Le secrétaired’État l’écouta attentivement :

– Vous ne pensez point, j’espère, chère amie,qu’il y ait la moindre féerie là dedans, dit-il.

Car il ne croyait pas aux fées, bien que troisd’entre elles, anciennes et vénérables, l’eussent assommé de leuramour et de leurs béquilles et trempé jusques aux os d’une liqueurinfecte, pour lui prouver leur existence. C’est le défaut de laméthode expérimentale, employée par ces dames, que l’expériences’adresse aux gens, dont on peut toujours récuser letémoignage.

– Il s’agit bien de fées ! s’écriaCicogne. L’accident de madame la dauphine peut nous faire le plusgrand tort a vous et à moi. On ne manquera pas de l’attribuer àl’incapacité des ministres, a leur malveillance peut-être. Sait-onjusqu’où peut aller la calomnie ? On vous accuse déjà delésine. A les en croire, vous avez refusé, sur mes conseilsintéressés, de payer des gardes à la jeune et infortunée princesse.Bien plus ! on parle de magie noire, d’envoûtements. Il fautfaire face à l’orage. Montrez-vous, ou vous êtes perdu.

– La calomnie, dit Boulingrin, est le fléau dumonde ; elle a tué les plus grands hommes. Quiconque serthonnêtement son roi doit se résoudre à payer le tribut a ce monstrequi rampe et qui vole.

– Boulingrin, dit Cicogne, habillez-vous.

Et elle lui arracha son bonnet de nuit,qu’elle jeta dans la ruelle.

Un instant après, ils étaient dansl’antichambre de l’appartement où dormait Aurore, et s’asseyaientsur une banquette, attendant d’être introduits.

Or, à la nouvelle que l’arrêt des destinsétait accompli, la fée Viviane, marraine de la princesse se renditen grande hâte aux Eaux-Perdues, et, pour composer une Cour à safilleule au jour où celle-ci devait se réveiller, elle toucha de sabaguette tout ce qui était dans le château a gouvernantes, fillesd’honneur, femmes de chambre, gentilshommes, officiers, maîtresd’hôtel, cuisiniers, marmitons, galopins, gardes, suisses, pages,valets de pied ; elle toucha aussi tous 109 chevaux quiétaient dans les écuries, avec les palefreniers, les gros mâtins dela basse-cour et la petite Pouffe, petite chienne de la princesse,qui était auprès d’elle sur son lit. Les broches même, qui étaientau feu toutes pleines de perdrix et de faisans, s’endormirent.(Contes de Perrault, p. 87.)

Cependant Cicogne et Boulingrin attendaientcôte à côte sur leur banquette.

– Boulingrin, souffla la duchesse à son vieilami dans le tuyau de l’oreille, est-ce que cette affaire ne vousparaît pas louche ? N’y soupçonnez-vous pas une intrigue desfrères du roi pour amener le pauvre homme à abdiquer ? On lesait bon père… Ils ont bien pu vouloir le jeter dans ledésespoir…

– C’est possible, répondit le secrétaired’État. Dans tous les cas, il n’y a pas la moindre féerie danscette affaire. Les bonnes femmes de campagne peuvent seules croireencore à ces contes de Mélusine !

– Taisez-vous, Boulingrin, fit la duchesse. Iln’y a rien d’odieux comme les sceptiques. Ce sont des impertinentsqui se moquent de notre simplicité. Je hais les espritsforts ; je crois ce qu’il faut croire ; mais je soupçonneici une sombre intrigue…

Au moment où Cicogne prononçait ces paroles,la fée Viviane les toucha tous deux de sa baguette et les endormitcomme les autres.

V

« Il crût dans un quart d’heure, toutautour du parc, une si grande quantité de grands arbres et depetits, de ronces et d’épines entre lacées les unes dans lesautres, que bête ni homme n’y auraient pu passer ; en sortequ’on ne voyait plus que le haut des tours du château ; encoren’était-ce que de bien loin. » (Contes de Perrault,pp. 87- 88.)

Une fois, deux fois, trois fois, cinquante,soixante, octante, nonante et cent fois Uranie referma l’anneau duTemps, et la Belle avec sa cour et Boulingrin auprès de la duchessesur la banquette de l’antichambre dormaient encore.

Soit qu’on regarde le temps comme un mode dela substance unique, soit qu’on le définisse une des formes du moisentant ou un état abstrait de l’extériorité immédiate, soit qu’onen fasse purement une loi, un rapport résultant du processus deschoses réelles, nous pouvons affirmer qu’un siècle est un certainespace de temps.

VI

Chacun sait la fin de l’enchantement etcomment, après cent cycles terrestres, un prince favorisé par lesfées traversa le bois enchanté et pénétra jus qu’au lit où dormaitla princesse. C’était un principicule allemand qui avait une joliemoustache et des hanches orbiculaires et dont, aussitôt réveillée,elle tomba ou plutôt se leva amoureuse et qu’elle suivit dans sapetite principauté avec une telle précipitation qu’elle n’adressapas même une parole aux personnes de sa maison qui avaient dormicent ans avec elle.

Sa première dame d’honneur en fut touchée ets’écria avec admiration ;

– Je reconnais le sang de mes rois.

Boulingrin se réveilla au côte de la duchessede Cicogne en même temps que la dauphine et toute sa maison. Commeil se frottait les yeux :

– Boulingrin, lui dit sa belle amie, vous avezdormi.

– Non pas, répondit-il, non pas, chèremadame.

Il était de bonne foi. Ayant dormi sans rêves,il ne s’apercevait pas qu’il avait dormi.

– J’ai, dit-il, si peu dormi que je puis vousrépéter ce que vous venez de dire à la seconde.

– Eh bien, qu’est-ce que je viens dedire ?

– Vous venez de dire : « Jesoupçonne ici une sombre intrigue… »

Toute la petite Cour fut congédiée aussitôtque réveillée ; chacun dut pourvoir selon ses moyens à saréfection et à son équipement.

Boulingrin et Cicogne louèrent au régisseur duchâteau une guimbarde du dix-septième siècle, attelée d’un canassondéjà fort vieux quand il s’était endormi d’un sommeil séculaire, etse firent conduire à la gare des Eaux-Perdues, ou ils prirent untrain qui les mit en deux heures dans la capitale du royaume. Leursurprise était grande de tout ce qu’ils voyaient et de tout cequ’ils entendaient. Mais, au bout d’un quart d’heure, ils eurentépuisé leur étonnement et rien ne les émerveilla plus. Eux-mêmesils n’intéressaient personne. On ne comprenait absolument rien àleur histoire ; elle n’éveillait aucune curiosité, car notreesprit ne s’attache ni à ce qui est trop clair ni à ce qui est tropobscur pour lui. Boulingrin, comme on peut croire, ne s’expliquaitpas le moins du monde ce qu’il lui était arrivé. Mais, quand laduchesse lui disait que tout cela n’était point naturel, il luirépondait :

– Chère amie, permettez-moi de vous dire quevous avez une bien mauvaise physique. Rien n’est qui ne soitnaturel.

Il ne leur restait plus ni parent, ni amis, nibiens. Ils ne purent retrouver l’emplacement de leur demeure. Dupeu d’argent qu’ils avaient sur eux, ils achetèrent une guitare etchantèrent dans les rues. Ils gagnèrent ainsi de quoi manger.Cicogne jouait à la manille, la nuit, dans les cabarets, tous lessous qu’on lui avait jetés dans la journée et, pendant ce temps,Boulingrin, devant un saladier de vin chaud, expliquait aux buveursqu’il est absurde de croire aux fées.

LA CHEMISE

C’était un jeune berger nonchalamment étendusur l’herbe de la prairie et charmant sa solitude aux sons duchalumeau… On lui avait enlevé de force ses habits, mais…(Grand Dictionnaire de Pierre Larousse, articleCHEMISE ; t. IV, p.5 ; col. 4.)

I LE ROI CHRISTOPHE, SON GOUVERNEMENT,SES MURS, SA MALADIE

Christophe V n’était pas un mauvais roi. Ilobservait exactement les règles du gouvernement parlementaire et nerésistait jamais aux volontés des Chambres. Cette soumission ne luicoûtait pas beaucoup, car il s’était aperçu que, s’il y a plusieursmoyens d’arriver au pouvoir, il n’y en a pas deux de s’y maintenirni deux façons de s’y comporter, que ses ministres, quels quefussent leur origine, leurs principes, leurs idées, leurssentiments, gouvernaient tous d’une seule et même façon et que, endépit de certaines divergences de pure forme, ils se répétaient lesuns les autres avec une exactitude rassurante. Aussi portait-ilsans hésitation aux affaires tous ceux que les Chambres luidésignaient, préférant toutefois les révolutionnaires comme plusardents à imposer leur autorité.

Pour sa part, il s’occupait surtout desaffaires extérieures. Il faisait fréquemment des voyagesdiplomatiques, dînait et chassait avec les rois ses cousins et sevantait d’être le meilleur ministre des affaires étrangères qu’onpût rêver. A l’intérieur, il se soutenait aussi bien que lepermettait le malheur des temps. Il n’était ni très aimé ni trèsestimé de son peuple, ce qui lui assurait l’avantage précieux de nejamais donner de déceptions. Exempt de l’amour public, il n’étaitpoint menacé de l’impopularité assurée à quiconque estpopulaire.

Son royaume était riche. L’industrie et lecommerce y florissaient sans toutefois s’étendre de façon àinquiéter les nations voisines. Ses finances surtout commandaientl’admiration. La solidité de son crédit semblaitinébranlable ; les financiers en parlaient avec enthousiasme,avec amour et les yeux mouillés de larmes généreuses. Quelquehonneur en rejaillissait sur le roi Christophe.

Le paysan le rendait responsable des mauvaisesrécoltes ; mais elles étaient rares. La fertilité du sol et lapatience des laboureurs faisaient ce pays abondant en fruits, enblés, en vins, en troupeaux. Les ouvriers des usines, par leursrevendications continues et violentes effrayaient les bourgeois quicomptaient sur le roi pour les protéger contre la révolutionsociale, les ouvriers de leur côté, ne pouvaient point lerenverser, car ils étaient les plus faibles, et n’en avaient guèreenvie, ne voyant pas ce qu’ils gagneraient à sa chute. Il ne lessoulageait point ni ne les opprimait davantage afin qu’ils fussenttoujours une menace et jamais un danger.

Ce prince pouvait compter sur l’armée :elle avait un bon esprit. L’armée a toujours un bon esprit ;toutes les mesures sont prises pour qu’elle le garde ; c’estla première nécessité de l’État. Car, si elle le perdait, legouvernement serait aussitôt renversé. Le roi Christophe protégeaitla religion. A vrai dire, il n’était pas dévot et, pour ne pointpenser contrairement à la foi, il prenait l’utile précaution den’en examiner jamais aucun article. Il entendait la messe dans sachapelle et n’avait que des égards et des faveurs pour ses évêques,parmi lesquels se trouvaient trois ou quatre ultramontains quil’abreuvaient d’outrages. La bassesse et la servilité de samagistrature lui inspiraient un insurmontable dégoût. Il neconcevait pas que ses sujets pussent supporter une si injustejustice ; mais ces magistrats achetaient leur honteusefaiblesse envers les forts par une inflexible dureté a l’égard desfaibles. Leur sévérité rassurait les intérêts et commandait lerespect.

Christophe V avait remarqué que ses actes oune produisaient pas d’effet appréciable ou produisaient des effetscontraires à ceux qu’il en attendait. Aussi agissait-il peu. Sesordres et ses décorations étaient son meilleur instrument de règne.Il les décernait à ses adversaires, qui en étaient avilis etsatisfaits.

La reine lui avait donné trois fils. Elleétait laide, acariâtre, avare et stupide, mais le peuple, qui lasavait délaissée et trompée par le roi, la poursuivait de louangeset d’hommages. Après avoir recherché une multitude de femmes detoutes les conditions, le roi se tenait le plus souvent auprès demadame de la Poule, avec laquelle il avait des habitudes. Enfemmes, il eût toujours aimé la nouveauté ; mais une femmenouvelle n’était plus une nouveauté pour lui et la monotonie duchangement lui pesait. De dépit, il retournait à madame de la Pouleet ce « déjà vu » qui lui était fastidieux chez cellesqu’il voyait pour la première fois, il le supportait moins mal chezune vieille amie. Cependant elle l’ennuyait avec force etcontinuité. Parfois, excédé de ce qu’elle se montrât toujoursfadement la même, il essayait de la varier par des déguisements etla faisait habiller en Tyrolienne, en Andalouse, en capucin, encapitaine de dragons, en religieuse, sans cesser un moment de latrouver insipide.

Sa grande occupation était la chasse, fonctionhéréditaire des rois et des princes qui leur vient des premiershommes, antique nécessité devenue un divertissement, fatigue dontles grands font un plaisir. Il n’est plaisir que de fatigue.Christophe V chassait six fois par semaine.

Un jour, en forêt, il dit àM. de Quatrefeuilles, son premier écuyer :

– Quelle misère de courre le cerf !

– Sire, lui répondit l’écuyer, vous serez bienaise de vous reposer après la chasse.

– Quatrefeuilles, soupira le roi, je me suisplu d’abord à me fatiguer, puis à me reposer. Maintenant je netrouve d’agrément ni à l’un ni à l’autre. Toute occupation a pourmoi le vide de l’oisiveté, et le repos me lasse comme un pénibletravail.

Après dix ans d’un règne sans révolutions niguerres, tenu enfin par ses sujets pour un habile politique, érigéen arbitre des rois, Christophe V ne goûtait nulle joie au monde.Plongé dans un abattement profond, il lui arrivait souvent dedire :

– J’ai constamment des verres noirs devant lesyeux, et, sous les cartilages de mes côtes, je sens un rocher oùs’assied la tristesse.

Il perdait le sommeil et l’appétit.

–Je ne puis plus manger, disait-il àM. de Quatrefeuilles, devant son couvert auguste devermeil. Hélas ! ce n’est pas le plaisir de la table que jeregrette, je n’en ai jamais joui : Ce plaisir, un roi ne leconnut jamais. J’ai la plus mauvaise table de mon royaume. Il n’y aque les gens du commun qui mangent bien ; les riches ont descuisiniers qui les volent et les empoisonnent. Les plus grandscuisiniers sont ceux qui volent et empoisonnent le plus et j’ai lesplus grands cuisiniers d’Europe. Pourtant j’étais gourmand, de monnaturel, et j’eusse, comme un autre, aimé les bons morceaux, si monétat l’eût permis.

Il se plaignait de maux de reins et depesanteurs d’estomac, se sentait faible, avait la respirationcourte et des battements de cœur. Par moments, les insipidesbouffées d’une chaleur molle lui montaient au visage.

– Je ressens, disait-il, un mal sourd,continu, tranquille, auquel on s’habitue, et que traversent, detemps à autre, les éclairs d’une douleur fulgurante. De là mastupeur et mon angoisse.

La tête lui tournait ; il avait deséblouissements, des migraines, des crampes, des spasmes et desélancements dans les flancs qui lui coupaient la respiration.

Les deux premiers médecins du roi, le docteurSaumon et le professeur Machellier, diagnostiquèrent laneurasthénie.

– Unité morbide mal dégagée ! dit leprofesseur Saumon. Entité nosologique insuffisamment définie,par-là même insaisissable…

Le professeur Machellierl’interrompit ;

– Dites, Saumon, véritable Protée pathologiquequi, comme le Vieillard des Mer, se transforme sans cesse sousl’étreinte du praticien et revêt les figures les plus bizarres etles plus terrifiantes ; tour à tour vautour de l’ulcèrestomacal ou serpent de la néphrite, soudain elle dresse la facejaune de l’ictère, montre les pommettes rouges de la tuberculose oucrispe des mains d’étrangleuse qui feraient croire qu’elle ahypertrophié le cœur ; enfin elle présente le spectre de tousles maux funestes au corps humain, jusqu’à ce que, cédant àl’action médicale et s’avouant vaincue, elle s’enfuit sous savéritable figure de singe des maladies.

Le docteur Saumon était beau, gracieux,charmant, aimé des dames en qui il s’aimait. Savant élégant,médecin mondain, il reconnaissait encore l’aristocratie dans uncaecum et dans un péritoine et observait exactement les distancessociales qui séparent les utérus. Le professeur Machellier, petit,gros, court, en forme de pot, parleur abondant, était plus fat queson collègue Saumon. Il avait les mêmes prétentions et plus depeine à les soutenir. Ils se haïssaient ; mais, s’étantaperçus qu’en se combattant l’un l’autre ils se détruisaient tousdeux, ils affectaient une entente parfaite et une communionplénière de pensées : l’un n’avait pas plutôt exprimé une idéeque l’autre la faisait sienne. Bien qu’ayant de leurs facultés etde leur intelligence une mésestime réciproque, ils ne craignaientpas de changer entre eux d’opinion, sachant qu’ils n’y risquaientrien et ne perdraient ni ne gagneraient au change, puisquec’étaient des opinions médicales. Au début, la maladie du roi neleur causait pas d’inquiétude. Ils comptaient que le malade enguérirait pendant qu’ils le soigneraient et que cette coïncidenceserait notée à leur avantage. Ils prescrivirent d’un commun accordune vie sévère (Quibus nervi dolent Venus inimica), unrégime tonique, de l’exercice en plein air, l’emploi raisonné del’hydrothérapie. Saumon, à l’approbation de Machellier, préconisale sulfure de carbone et le chlorure de méthyle ; Machellier,avec l’acquiescement de Saumon, indiqua les opiacés, le chloral etles bromures.

Mais plusieurs mois s’écoulèrent sans quel’état du roi parût s’amender si peu que ce fût. Et bientôt lessouffrances devinrent plus vives.

– Il me semble, leur dit un jour Christophe Vétendu sur sa chaise longue, il me semble qu’une nichée de rats megrignotent les entrailles, pendant qu’un nain horrible, un kobolden capuchon, tunique et chausses rouges, descendu dans mon estomac,l’entame à coups de pic et le creuse profondément.

– Sire, dit le professeur Machellier, c’estune douleur sympathique.

– Je la trouve antipathique, répondit leroi.

Le docteur Saumon intervint :

– Ni l’estomac, Sire, ni l’intestin de VotreMajesté n’est malade, et, s’ils vous causent une souffrance, c’est,disons-nous, par sympathie avec votre plexus solaire, dont lesinnombrables filets nerveux, emmêlés, embrouillés, tiraillent danstous les sens l’intestin et l’estomac comme autant de fils deplatine incandescent.

– La neurasthénie, dit Machellier, véritableProtée pathologique…

Mais le roi les congédia tous deux.

Quand ils furent partis :

– Sire, dit M. de Saint-Sylvain,premier secrétaire des commandements, consultez le docteurRodrigue.

– Oui, Sire, ditM. de Quatrefeuilles, faites appeler le docteur Rodrigue.Il n’y a que cela à faire.

A cette époque le docteur Rodrigue étonnaitl’univers. On le voyait presque en même temps dans tous les pays duglobe. Il faisait payer ses visites d’un prix tel que lesmilliardaires reconnaissaient sa valeur. Ses confrères du mondeentier, quoi qu’ils pussent penser de son savoir et de soncaractère, parlaient avec respect d’un homme qui avait porté à unehauteur inouïe jusque-là les honoraires des médecins ;plusieurs préconisaient ses méthodes, prétendant les posséder etles appliquer à prix réduits et contribuaient ainsi à sa célébritémondiale. Mais, comme le docteur Rodrigue se plaisait à exclure desa thérapeutique les produits de laboratoire et les préparationsdes officines pharmaceutiques, Comme il n’observait jamais lesformules du codex, ses moyens curatifs présentaient une bizarreriedéconcertante et des singularités inimitables.

M. de Saint-Sylvain, sans avoirpratiqué Rodrigue, avait en lui une foi absolue et y croyait commeen Dieu.

Il supplia le roi de faire appeler le docteurqui opérait des miracles. Ce fut en vain.

– Je m’en tiens, dit Christophe V, à Saumon etMachellier, je les connais, je sais qu’ils ne sont capables derien ; tandis que je ne sais pas ce dont est capable ceRodrigue.

II LE REMÈDE DU DOCTEUR RODRIGUE

Le roi n’avait jamais beaucoup aimé ses deuxmédecins ordinaires. Après six mois de maladie, ils lui devinrenttout à fait insupportables ; du plus loin qu’il voyait lesbelles moustaches qui couronnaient le sourire éternel et victorieuxdu docteur Saumon et les deux cornes de cheveux noirs collées surle crâne de Machellier, il grinçait des dents et détournaitfarouchement le regard. Une nuit, il jeta par la fenêtre leurspotions, leurs globules et leurs poudres, qui remplissaient lachambre d’une odeur fade et triste. Non seulement il ne fit plusrien de ce qu’ils lui ordonnaient, mais il prit grand soind’observer au rebours leurs prescriptions : il demeuraitétendu quand ils lui recommandaient l’exercice, s’agitait quand ilslui ordonnaient le repos, mangeait quand ils le mettaient à ladiète, jeûnait quand ils préconisaient la suralimentation ; etmontrait à madame de la Poule une ardeur si inusitée qu’elle n’enpouvait croire le témoignage de ses sens et pensait rêver.Pourtant, il ne guérissait point, tant il est vrai que la médecineest un art décevant et que ses préceptes, en quelque sens qu’on lesprenne, sont également vains. Il n’en allait pas plus mal, mais iln’en allait pas mieux.

Ses douleurs abondantes et variées ne lequittaient pas. Il se plaignait de ce qu’une fourmilière s’étaitétablie dans son cerveau et que cette colonie industrieuse etguerrière y creusait des galeries, des chambres, des magasins, ytransportait des vivres, des matériaux, y déposait des œufs parmilliards, y nourrissait les jeunes, y soutenait des sièges,donnait, repoussait des assauts, s’y livrait des combats acharnés.Il sentait, disait-il, quand une guerrière tranchait de sesmandibules acérées le dur et mince corselet de l’ennemie.

– Sire, lui dit M. de Saint-Sylvain,faites venir le docteur Rodrigue. Il vous guérira sûrement.

Mais le roi haussa les épaules et, dans unmoment de faiblesse et d’absence, il redemanda des potions et seremit au régime. Il ne retourna plus chez madame de la Poule etprit avec zèle des pilules de nitrate d’aconitine qui étaient alorsdans leur claire nouveauté et leur radieuse jeunesse. A la suite decette abstinence et de ces soins, il fut saisi d’un tel accès desuffocation que la langue lui sortait de la bouche et les yeux dela tête. On mettait son lit debout comme une horloge et son visagecongestionné y faisait un cadran rouge.

– C’est le plexus cardiaque qui est en pleinerévolte, dit le professeur Machellier.

– En grande effervescence, ajouta le docteurSaumon.

M. de Saint-Sylvain trouval’occasion bonne pour recommander une fois encore le docteurRodrigue, mais le roi déclara qu’il n’avait pas besoin d’un médecinde plus.

– Sire, répliqua Saint-Sylvain, le docteurRodrigue n’est pas un médecin.

– Ah ! s’écria Christophe V, ce que vousdites là, monsieur de Saint-Sylvain, est tout à son avantage et meprévient en sa faveur. Il n’est pas médecin ?Qu’est-il ?

– Un savant, un homme de génie, Sire, qui adécouvert les propriétés inouïes de la matière à l’état radiant etqui les applique à la médecine.

Mais, d’un ton qui ne souffrait pas deréplique, le roi invita le secrétaire de ses commandements à ne luiplus parler de ce charlatan.

Jamais, fit-il, jamais je ne le recevrai,jamais !

Christophe V passa l’été d’une façonsupportable. Il fit une croisière à bord d’un yacht de deux centstonneaux, avec madame de la Poule habillée en mousse. Il y reçut àdéjeuner un président de la république, un roi et un empereur et yassura, de concert avec eux, la paix du monde. I1 lui étaitfastidieux de fixer les destins des peuples ; mais, ayanttrouvé dans la cabine de madame de la Poule un vieux roman pour lespetites ouvrières, il le lut avec un intérêt passionné qui, durantquelques heures, lui procura l’oubli délicieux des choses réelles.Enfin, hors quelques migraines, des névralgies, des rhumatismes etl’ennui de vivre, il se porta passablement. L’automne le rendit àses anciennes tortures. Il endurait l’horrible supplice d’un hommepris dans glaces depuis les pieds jusqu’à la ceinture et le busteenveloppé de flammes, Pourtant, ce qu’il subissait avec plusd’horreur encore et d’épouvante, c’était des sensations qu’il nepouvait exprimer, des états indicibles. Il y en avait, disait-il,qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête. Il était dévoréd’anémie et sa faiblesse croissait chaque jour sans diminuer sacapacité de souffrir.

– Monsieur de Saint-Sylvain, dit-il un matin,après une mauvaise nuit vous m’avez plusieurs fois parle du docteurRodrigue Faites-le venir.

Le docteur Rodrigue était à ce moment-là,signalé au Cap, à Melbourne, a Saint-Pétersbourg. Des câblogrammeset des radiogrammes furent aussitôt envoyés dans ces directions.Une semaine ne s’était pas écoulée que le roi réclamait le docteurRodrigue avec instance. Les jours qui suivirent, il demandait atoute minute : « Ne viendra-t-il pasbientôt ? » On lui représenta que sa Majesté n’était pasun client à dédaigner et que Rodrigue voyageait avec une rapiditéprodigieuse. Mais rien ne pouvait calmer l’impatience dumalade.

– Il ne viendra pas, soupirait-il ; vousverrez qu’il ne viendra pas !

Une dépêche arriva de Gênes, annonçant queRodrigue prenait passage à bord du Preussen. Trois joursaprès, le docteur mondial, après avoir fait à ses collègues Saumonet Machellier une visite de déférence insolente, se présenta aupalais.

Il était plus jeune et plus beau que ledocteur Saumon avec un air plus fier et plus noble. Par respectpour la nature, a laquelle il obéissait en toutes choses, illaissait croître ses cheveux et sa barbe et ressemblait à cesphilosophes antiques que la Grèce a figurés dans le marbre.

Ayant examiné le roi :

– Sire, dit-il, les médecins, qui parlent desmaladies comme les aveugles des couleurs, disent que vous avez uneneurasthénie ou faiblesse des nerfs. Mais, quand ils auront reconnuvotre mal, ils n’en seront pas plus propres à le guérir, car untissu organique ne se peut reconstituer que par les moyens que lanature a employés pour le constituer, et ces moyens, ils lesignorent. Or quels sont les moyens, quels sont les procédés de lanature ? Elle ne connaît ni la main ni l’outil ; elle estsubtile, elle est spirituelle ; elle emploie à ses pluspuissantes, à ses plus massives constructions les particulesinfiniment ténues de la matière, l’atome, le protyle. D’unimpalpable brouillard elle fait des rochers, des métaux, desplantes, des animaux, des hommes. Comment ? par attraction,gravitation, transpiration, pénétration, imbibition, endosmose,capillarité, affinité, sympathie. Elle ne forme pas un grain desable autrement qu’elle n’a formé la voie lactée : l’harmoniedes sphères règne dans l’un comme dans l’autre ; ils nesubsistent tous deux que par le mouvement des parcelles qui lescomposent et qui est leur âme musicale, amoureuse et toujoursagitée. Entre les étoiles du ciel et les poussières qui dansentdans le rayon de soleil qui traverse cette chambre, il n’y a aucunedifférence de structure, et la moindre de ces poussières est aussiadmirable que Sirius, car la merveille dans tous les corps del’univers est l’infiniment petit qui les forme et les anime. Voilàcomment travaille la nature. De l’imperceptible, de l’impalpable,de l’impondérable elle a tiré le vaste monde accessible à nos senset que notre esprit pèse et mesure, et ce dont elle nous a faitsnous-mêmes est moins qu’un souffle. Opérons comme elle au moyen del’impondérable, de l’impalpable, de l’imperceptible, par attractionamoureuse et pénétration subtile. Voilà le principe. Commentl’appliquer au cas qui nous occupe ? Comment redonner la vieaux nerfs épuisés, c’est ce qu’il nous reste à examiner.

« Et d’abord, qu’est-ce que lesnerfs ? Si nous en demandons la définition, le moindrephysiologiste, que dis-je ? un Machellier, un Saumon nous ladonnera. Qu’est-ce que les nerfs ? Des cordons, des fibres quipartent du cerveau et de la moelle épinière et vont se distribuerdans toutes les parties du corps pour transmettre les excitationssensorielles et faire agir les organes moteurs. Ils sont doncsensation et mouvement. Cela suffit pour nous en faire connaître laconstitution intime, pour nous en révéler l’essence : dequelque nom qu’on la nomme, elle est identique à ce que, dansl’ordre des sensations, nous appelons joie, et, dans l’ordre moral,bonheur.

Où se trouvera un atome de joie et de bonheur,se trouvera la substance réparatrice des nerfs. Et quand je dis unatome de joie, je désigne un objet matériel, une substance définie,un corps susceptible de passer par les quatre états, solide,liquide, gazeux et radiant, un corps dont on peut déterminer lepoids atomique. La joie et la tristesse dont les hommes, lesanimaux et les plantes éprouvent les effets depuis l’origine deschoses sont des substances réelles ; elles sont matière ;puisqu’elles sont esprit et que sous ses trois aspects, mouvement,matière, intelligence, la nature est une. Il ne s’agit donc plusque de se procurer en quantité suffisante des atomes de joie et deles introduire dans l’organisme par endosmose et aspirationcutanée. C’est pourquoi je vous prescris de porter la chemise d’unhomme heureux.

– Quoi ! s’écria le roi, vous voulez queje porte la chemise d’un homme heureux

– Sur là peau, Sire, afin que votre cuir arideaspire les particules de bonheur que les glandes sudoripares del’homme heureux auront exhalées par les canaux excréteurs de sonderme prospère. Car vous n’ignorez pas les fonctions de lapeau : elle aspire et expire et opère des échanges incessantsavec le milieu où elle est placée.

– C’est le remède que vous m’ordonnez,monsieur Rodrigue ?

– Sire, on n’en saurait ordonner de plusrationnel. Je ne trouve rien dans le codex qui le puisse remplacer.Ignorant la nature, incapables de l’imiter, nos potards nefabriquent dans leurs officines qu’un petit nombre de médicamentstoujours redoutables et non pas toujours efficaces. Les médicamentsque nous ne savons pas faire, il faut bien les prendre tout faits,comme les sangsues, le climat de la montagne, l’air de la mer, leseaux thermales naturelles, le lait d’ânesse, la peau de chatsauvage et les humeurs exsudées par un homme heureux… Ne savez-vousdonc pas qu’une pomme de terre crue qu’on porte dans sa poche ôteles douleurs rhumatismales ? Vous ne voulez pas d’un remèdenaturel : il vous faut des remèdes artificiels ou chimiques,dès drogues ; il vous faut des gouttes et des poudres :vous avez donc beaucoup à vous en louer, de vos poudres et de vosgouttes ?…

Le roi s’excusa et promit d’obéir.

Le docteur Rodrigue, qui avait déjà gagné laporte, se retourna :

– Faites-la légèrement chauffer, dit-il, avantde vous en servir.

III MM. DE QUATREFEUILLES ET DESAINT-SYLVAIN CHERCHENT UN HOMME HEUREUX DANS LE PALAIS DUROI.

Pressé de revêtir cette chemise dont ilattendait sa guérison, Christophe fit appelerM. de Quatrefeuilles, son premier écuyer, et deM. de Saint Sylvain, secrétaire de ses commandements, etles chargea de la lui procurer dans le moins de temps qu’il leurserait possible. Il fut convenu qu’ils garderaient un secret absolusur l’objet de leurs recherches. On avait à craindre en effet que,si le public venait à savoir quelle sorte de remède convenait auroi, une multitude de malheureux et spécialement les personnes lesplus infortunées, les plus accablées de misère, n’offrissent leurchemise dans l’espoir d’une récompense. On redoutait aussi que lesanarchistes n’envoyassent des chemises empoisonnées.

Ces deux gentilshommes pensèrent qu’ilspourraient se procurer le médicament du docteur Rodrigue sansquitter le palais, et se mirent à l’œil-de-bœuf d’où l’on voyaitpasser les courtisans. Ceux qu’ils aperçurent avaient la minelongue, le visage hâve ; ils portaient leur mal écrit sur lafigure ; ils se consumaient du désir d’une charge, d’un ordre,d’un privilège, d’un bouton. Mais, descendus dans les grandsappartements, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain trouvèrent M. duBocage dormant dans un fauteuil, la bouche retroussée jusqu’auxpommettes, les narines dilatées, les joues rondes et rayonnantescomme deux soleils, la poitrine harmonieuse, le ventre rythmique etpaisible, riant, transpirant la joie depuis la voûte étincelante ducrâne jusqu’aux orteils en éventail dans de légers escarpins, aubout des jambes écartées.

A cette vue :

– Ne cherchons pas davantage, ditQuatrefeuilles. Quand il sera éveillé, nous lui demanderons sachemise.

Aussitôt, le dormeur se frotta les yeux,s’étira et regarda piteusement tout autour de lui. Les coins de sabouche s’abaissaient ; ses joues tombaient, ses paupièrespendaient comme du linge aux fenêtres des pauvres ; de sapoitrine sortait un souffle plaintif ; toute sa personneexprimait l’ennui, le regret et la déception.

Reconnaissant le secrétaire des commandementset le premier écuyer :

– Ah ! Messieurs, je viens de faire unbeau rêve. J’ai rêvé que le roi érigeait en marquisat ma terre duBocage. Hélas ! ce n’est qu’un rêve et je sais trop bien queles intentions du roi sont toutes contraires.

– Passons, dit Saint-Sylvain. Il se faittard ; nous n’avons pas de temps à perdre.

Ils croisèrent dans la galerie un pair duroyaume qui étonnait le monde par la force de son caractère et laprofondeur de son esprit. Ses ennemis ne niaient point sondésintéressement, sa franchise ni son courage. On savait qu’ilécrivait ses mémoires et chacun le flattait dans l’espoir d’yfigurer honorablement aux yeux de la postérité.

– Il est peut-être heureux, ditSaint-Sylvain.

– Demandons-le-lui, dit Quatrefeuilles.

Ils l’abordèrent, échangèrent avec luiquelques propos et, mettant la conversation sur le bonheur, firentla question qui les intéressait.

– Les richesses, les honneurs ne me touchentpas, répondit-il, et les affections même les plus légitimes et lesplus naturelles, les soins de famille, les plaisirs de l’amitié neremplissent pas mon cœur. Je n’ai d’affection qu’au bien public, etc’est la plus malheureuse des passions et l’amour la pluscontrariée.

« J’ai été au pouvoir ; je me suisrefusé à soutenir des fonds du trésor et du sang de mes soldats lesexpéditions organisées par des flibustiers et des mercantis pourleur propre enrichissement et la ruine publique ; je n’ai paslivré la flotte et l’armée en proie aux fournisseurs et je suistombé sous les calomnies de tous ces fripons qui me reprochaient,aux applaudissements de la foule imbécile, de trahir les intérêtssacrés et la gloire de ma patrie. Contre les bandit de haute voléepersonne ne m’a soutenu. A voir de quelle sottise et de quellelâcheté est fait le sentiment populaire, je regrette le pouvoirabsolu. La faiblesse du roi me désespère ; la petitesse desgrands m’est un spectacle affreux ; l’impéritie et l’improbitédes ministres, l’ignorance, la bassesse et la vénalité desreprésentants du peuple me jettent dans des alternatives de stupeuret de rage. Pour me soulager des maux que j’endure le jour, je lesécris la nuit et rends ainsi le fiel dont je me nourris.

Quatrefeuilles et Saint-Sylvain tirèrent leurchapeau au noble pair et, faisant quelques pas dans la galerie, setrouvèrent face à face avec un tout petit homme, apparemment bossu,car on lui voyait le dos par-dessus la tête, et qui, de façonmignarde, se dandinait avantageusement.

– Il est inutile, dit Quatrefeuilles, des’adresser celui-là.

– Qui sait ? fit Saint-Sylvain.

– Croyez-moi : je le connais, repritl’écuyer ; je suis son confident. Il est content de lui etparfaitement satisfait de sa personne, et il a des raisons del’être. Ce petit bossu est la coqueluche des femmes. Dames de lacour, dames de la ville, comédiennes, bourgeoises, filles galantes,coquettes, prudes, dévotes, les plus fières, les plus belles sont àses pieds. Il perd, à les contenter, sa santé et la vie et, devenumélancolique, porte la peine d’être un porte-bonheur.

Le soleil se couchait et, sur l’avis que leroi ne paraîtrait point aujourd’hui, les derniers courtisansvidaient les appartements.

– Je donnerais volontiers ma chemise, ditQuatrefeuilles. J’ai, je puis dire, une heureuse nature. Toujourscontent ; je bois et mange bien, je dors bien. On me faitcompliment de ma mine fleurie ; on me trouve bon visage :aussi n’est-ce pas du visage que je me plains. Je sens à la vessieune chaleur et un poids qui me gâtent la joie de vivre. Ce matinj’ai mis au jour une pierre grosse comme un œuf de pigeon. Jecraindrais que ma chemise ne valût rien pour le roi.

– Je donnerais bien la mienne, dit SaintSylvain. Mais j’ai aussi ma pierre : c’est ma femme. J’aiépousé la plus laide et la plus méchante créature qui ait jamaisexisté, et, bien qu’on sache que l’avenir est à Dieu, j’ajoutehardiment la plus méchante et la plus laide qui existera jamais,car la répétition d’un pareil original est d’une telleimprobabilité qu’on peut pratiquement la dire impossible. Il estdes jeux auxquels la nature ne se livre pas deux fois…

Puis, quittant ce pénible sujet :

– Quatrefeuilles, mon ami, nous avons manquéde sens. Ce n’est pas à la cour ni chez les puissants de ce mondequ’il faut chercher un heureux.

– Vous parlez comme un philosophe, ripostaQuatrefeuilles ; vous vous exprimez comme ce gueux deJean-Jacques. Vous vous faites du tort. Il y a autant d’hommesheureux et dignes de l’être dans les palais des rois et dans leshôtels de l’aristocratie que dans les cafés des gens de lettres etdans les cabarets fréquentés par les ouvriers manuels. Si nous n’enavons pas trouvé aujourd’hui sous ces lambris, c’est qu’il sefaisait tard et que nous n’avons pas eu de chance favorable. Allonsce soir au jeu de la reine, et nous y aurons meilleure fortune.

– Chercher un homme heureux autour d’une tablede jeu !, s’écria Saint-Sylvain, autant chercher un collier deperles dans un champ de navets et une vérité dans la bouche d’unhomme d’État !… L’ambassadeur d’Espagne donne cette nuit unefête, toute la ville y sera. Allons-y et nous mettrons facilementla main sur une bonne et convenable chemise.

– Il m’est arrivé quelquefois, ditQuatrefeuilles, de mettre la main à la chemise d’une femmeheureuse. C’était avec plaisir. Mais notre bonheur n’était que d’unmoment. Si je vous parle ainsi, ce n’est pas pour me vanter (il n’ya vraiment pas de quoi), ni pour rappeler des félicités passées,qui peuvent revenir, car, contrairement à ce que dit le proverbe,chaque âge a le même plaisir. Mon intention est tout autre ;elle est plus grave et plus vertueuse et se rapporte directement al’auguste mission dont nous sommes chargés tous deux : c’estde vous soumettre une idée qui vient de naître dans mon cerveau. Nepensez-vous pas, Saint-Sylvain, qu’en prescrivant la chemise d’unhomme heureux, le docteur Rodrigue a pris le termed’« homme » dans son sens générique, considérant l’espècehumaine tout entière, abstraction faite du sexe, et entendant unechemise de femme aussi bien qu’une chemise d’homme. Pour moi,j’incline à le croire, et, si tel était aussi votre sentiment, nouspourrions étendre le champ de nos recherches et croître de plus dudouble nos chances favorables, car, dans une société élégante etpolicée comme la nôtre, les femme sont plus heureuses que leshommes : nous faisons plus pour elles qu’elles ne font pournous.

Saint-Sylvain, la tâche étant de la sorteagrandie, nous pourrions nous la partager. Ainsi, par exemple, àpartir de ce soir jusqu’à demain matin, je chercherais une femmeheureuse pendant que vous chercheriez un heureux homme. Convenez,mon ami, que c’est une délicate chose qu’une chemise de femme. J’enai jadis palpé une qui passait dans une bague ; la batiste enétait plus fine qu’une toile d’araignée. Et que dites-vous, monami, de cette chemise qu’une dame de la cour de France, au temps deMarie- Antoinette, porta au bal chiffonnée dans sa coiffure ?Nous aurions bonne grâce, il me semble, à présenter au roi notremaître une belle chemise de linon avec ses entre-deux, ses volantsde valenciennes et ses glorieuses épaulettes de ruban rose, pluslégère qu’un souffle, sentant l’iris et l’amour.

Mais Saint-Sylvain s’éleva vivement contrecette manière de comprendre la formule du docteur Rodrigue.

– Y pensez-vous, Quatrefeuilles ?s’écria-t-il, une chemise de femme ne procurerait au roi qu’unbonheur de femme qui ferait sa misère et sa honte. Je n’examineraipas ici, Quatrefeuilles, si la femme est plus capable de bonheurque l’homme. Ce n’est ni le lieu ni le temps : il est l’heured’aller dîner. Les physiologistes attribuent à la femme unesensibilité plus exquise que la nôtre ; mais ce sont là desgénéralités transcendantes qui passent par-dessus les têtes etn’embrassent personne. Je ne sais pas si, comme vous semblez lecroire, notre société polie est mieux faite pour le bonheur desfemmes que pour celui des hommes. J’observe que, dans notre monde,elles n’élèvent pas leurs enfants, ne dirigent pas leur ménage, nesavent rien, ne font rien, et se tuent de fatigue : elles seconsument à briller, c’est un sort de chandelle ; j ignores’il est enviable.

Mais ce n’est pas la question. Peut-être qu’unjour il n’y aura plus qu’un sexe ; peut-être qu’il y en auratrois ou même davantage. Dans ce cas, la morale sexuelle en seraplus riche, plus diverse et plus abondante. En attendant, nousavons deux sexes ; il se trouve beaucoup de l’un dans l’autre,beaucoup de l’homme dans la femme et beaucoup de la femme dansl’homme. Toutefois, ils sont distincts ; ils ont chacun leurnature, leurs mœurs et leurs lois, leurs plaisirs et leurspeines.

Si vous féminisez son idée du bonheur, de quelœil glace notre roi regardera-t-il désormais madame de laPoule ?… Et peut-être enfin, par son hypocondrie et par samollesse, en viendra-t-il à compromettre l’honneur de notreglorieuse patrie. Est-ce donc ce que vous voulez,Quatrefeuilles ?

« Jetez les yeux, dans la galerie dupalais royal, sur l’histoire d’Hercule en tapisserie des Gobelins,et voyez ce qui est arrivé à ce héros particulièrement malheureuxen chemises, il mit, par caprice, celle d’Omphale et ne sut plusque filer la laine. C’est la destinée que votre imprudence prépareà notre illustre monarque.

– Oh ! oh ! fit le premier écuyer,mettons que je n’aie rien dit et n’en parlons plus.

IV JERONIMO

L’ambassade d’Espagne étincelait dans la nuit.Du reflet de ses lumières elle dorait les nuées. Des guirlandes defeu, bordant les allées du parc, donnaient aux feuillages voisinsla transparence et l’éclat de l’émeraude. Des feux de Bengalerougissaient le ciel au-dessus des grands arbres noirs. Unorchestre invisible jetait des sons voluptueux a la brise légère.La foule élégante des invités couvrait la pelouse ; les fracss’agitaient dans I ombre ; les habits militaires brillaient decordons et de croix ; des formes claires glissaient avec grâcesur l’herbe, traînant leurs parfums derrière elles.

Quatrefeuilles, avisant deux illustres hommesd’État, le président du conseil et son prédécesseur qui causaientensemble sous la statue de la Fortune, pensait les aborder. MaisSaint-Sylvain l’en dissuada.

– Ils sont tous deux infortunés, luidit-il ; l’un ne se console pas d’avoir perdu le pouvoir,l’autre tremble de le perdre. Et leur ambition est d’autant plusmisérable qu’ils sont l’un et l’autre plus libres et plus puissantsdans une condition privée que dans l’exercice du pouvoir, ou ils nepeuvent se maintenir que par une humble et déshonorante soumissionaux caprices des Chambres, aux passions aveugles du peuple et auxintérêts des gens de finance. Ce qu’ils poursuivent avec tantd’ardeur, c’est leur pompeux abaissement. Ah ! Quatrefeuilles,restez avec vos piqueux, vos chevaux et vos chiens et n’aspirez pasà gouverner les hommes.

Ils s’éloignèrent. A peine avaient-ils faitquelques pas que, attirés par des fusées de rite jaillies d’unbosquet, ils y entrèrent et trouvèrent sous la charmille, assis surquatre chaises, un gros homme débraillé qui, d’une voix chaude,faisait des contes a une assemblée nombreuse, suspendue à seslèvres de satyre antique et penchés sur son visage surhumain, qu’oneût dit barbouillé de la lie dionysiaque. C’était l’homme le pluscélèbre du royaume et le seul populaire, Jeronimo. Il parlaitabondamment, joyeusement, richement lançait des propos en l’air,enfilait des histoires, les unes excellentes, les autres moinsbonnes, mais qui faisaient rire. Il contait qu’un jour, à Athènes,la révolution sociale s’accomplit, que les biens furent partagés etles femmes mises en commun, mais que bientôt les laides et lesvieilles se plaignirent d’être négligées et qu’on fit alors, enleur faveur, une loi obligeant les hommes à passer par elles pourarriver aux jeunes et aux jolies ; et il décrivait avec unerobuste gaieté des hymens comiques, des embrassements grotesques etles courages épouvantés des jeunes hommes a l’aspect de leursamantes chassieuses et roupieuses, qui semblaient casser desnoisettes entre leur nez et leur menton. Puis il disait deshistoires grasses et salées, des histoires de juifs allemands, decurés, de paysans, toute une ribambelle de propos récréatifs et dejoyeux devis.

Jeronimo était un prodigieux instrumentoratoire. Quand il parlait, toute sa personne, des pieds à la tête,parlait, et jamais le jeu du discours n’avait été si complet dansun orateur. Tour à tour grave, enjoué, sublime, bouffon, il avaittoutes les éloquences, et ce même homme qui sous la charmilledébitait en comédien consommé, pour des oisifs et pour lui-même,toutes sortes d’amusantes facéties, la veille, à la Chambre,soulevait de sa voix puissante les clameurs et lesapplaudissements, faisait trembler les ministres et palpiter lestribunes et des échos de son dis cours agitait sa patrie. Adroitdans sa violence et calculé dans ses emportements, il était devenuchef de l’opposition sans se brouiller avec le pou voir et,travaillant dans le peuple, fréquentait l’aristocratie. On ledisait l’homme du temps. Il était l’homme de l’heure. son esprit seproportionnait toujours au moment et au lieu. Il pensait àpropos ; son génie vaste et commun correspondait à lacommunauté des citoyens ; sa médiocrité énorme effaçait toutesles petitesses et toutes les grandeurs environnantes : on nevoyait que lui. Sa santé seule aurait dû assurer son bonheur ;elle était solide et massive comme son âme. Grand buveur, grandamateur de chair rôtie et de chair fraîche, il s’entretenait enjoie et prenait une part léonine des plaisirs de ce monde. Enl’entendant conter ses merveilleuses histoires, Quatrefeuilles etSaint-Sylvain riaient comme les autres et, se tâtant du coude,lorgnaient du coin de l’œil la chemise sur laquelle Jeronimo avaitlibéralement répandu les sauces et les vins d’un joyeux repas.

L’ambassadeur d’un peuple orgueilleux, quimarchandait au roi Christophe son amitié intéressée, passait alors,superbe et solitaire, sur la pelouse. Il s’approcha du grand hommeet s’inclina légèrement devant lui. Aussitôt Jeronimo setransforma : une sereine et douce gravité, un calme souverainse répandit sur son visage et les sonorités éteintes de sa voixflattèrent des plus nobles caresses du langage l’oreille del’ambassadeur. Toute son attitude exprimait l’entente des affairesextérieures, l’esprit des congrès et des conférences ; iln’était jusqu’à sa cravate en ficelle, sa chemise bouffante et sonpantalon éléphantique qui ne prissent par miracle la dignitédiplomatique et l’air des ambassades.

Les invités s’écartèrent et les deux illustrespersonnages causèrent longtemps ensemble sur un ton amical, etparurent sur un pied d’intimité qui fut très observé et trèscommenté par les hommes politiques et les dames de la« carrière ».

– Jeronimo, disait l’un, sera ministre daffaires étrangères quand il voudra.

– Lorsqu’il le sera, disait l’autre, il mettrale roi dans sa poche.

L’ambassadrice d’Autriche, l’examinant àtravers sa face-à-main, dit :

– Ce garçon est intelligent, il se fera.

L’entretien terminé, Jeronimo s’en fut faireun tour de jardin avec son fidèle Jobelin, espèce d’échassier àtête de hibou qui ne le quittait jamais.

Le secrétaire des commandements et le premierécuyer le suivirent.

– C’est sa chemise qu’il nous faut, dit toutbas Quatrefeuilles. Mais la donnera-t-il ? Il est socialisteet combat le gouvernement du roi.

Bah ! ce n’est pas un méchant homme,répliqua Saint-Sylvain, et il a de l’esprit. Il ne doit passouhaiter de changement, puisqu’il est de l’opposition. Il n’a pasde responsabilité ; sa situation est excellente : il doity tenir. Un bon opposant est toujours conservateur. Ou je me trompefort, ou ce démagogue serait bien fâché de nuire à son roi. Si l’onnégocie habilement, on obtiendra la chemise. Il traitera avec laCour, comme Mirabeau. Mais il faut qu’il soit assuré du secret.

Tandis qu’ils parlaient ainsi, Jeronimo sepromenait, le chapeau sur l’oreille, faisait le moulinet avec sacanne, répandait son humeur hilare en plaisanteries, en badinages,en rires, en exclamations, en mauvais jeux de mots, en calemboursobscènes et scatologiques, en fredons. Cependant, à quinze pasdevant lui, le duc des Aulnes, arbitre des élégances et prince dela jeunesse, rencontrant une dame de sa connaissance, la salua trèssimplement d’un petit geste sec, mais non sans grâce. Le tribunl’observa d’un regard attentif, puis, devenu sombre et songeur, ilabattit sa main pesante sur l’épaule de son échassier :

–Jobelin, lui dit-il, je donnerais mapopularité et dix ans de ma vie pour porter le frac et parler auxfemmes comme ce freluquet.

Il avait perdu sa gaieté. Il allaitmaintenant, morne, la tête basse et regardait sans plaisir sonombre que la lune ironique lui jetait dans les jambes comme unpoussah bleu.

– Qu’a-t-il dit ?… Se moque-t-il ?demanda Quatrefeuilles inquiet.

– Il n’a jamais été plus sincère ni plussérieux, répondit Saint-Sylvain. Il vient de nous découvrir laplaie qui le ronge. Jeronimo ne se console pas de manquerd’aristocratie et d’élégance. Il n’est pas heureux. Je ne donneraispas quatre sols de sa chemise.

Le temps s’écoulait et la recherches’annonçait laborieuse. Le secrétaire des commandements et lepremier écuyer décidèrent de poursuivre leur enquête chacun de soncoté et convinrent de se retrouver pendant le souper dans le petitsalon jaune pour s’instruire réciproquement du résultat de leurenquête. Quatrefeuilles interrogeait de préférence les militaires,les grands seigneurs et les gros propriétaires, et ne négligeaitpas de s’enquérir auprès des femmes. Saint-Sylvain, plus pénétrant,lisait dans les yeux des financiers et sondait les reins desdiplomates.

Ils se rejoignirent à l’heure dite, tous deuxlas et la mine allongée.

– Je n’ai vu que des heureux, ditQuatrefeuilles, et leur bonheur à tous, était gâté. Les militairessèchent du désir d’une croix, d’un grade ou d’une dotation. Lesavantages et les honneurs obtenus par leurs rivaux leur ravagent lefoie. A la nouvelle que le général de Tintille était nommé duc desComores, je les ai vus jaunes comme du coco et verts comme deslézards. L’un d’eux devint pourpre : c’était d’apoplexie. Nosgentilshommes crèvent à la fois d’ennui et de tracas sur leursterres ; toujours en procès avec leurs voisins, dévorés parles hommes de loi, ils traînent dans les soucis leur pesanteoisiveté.

– Je n’ai pas mieux trouvé que vous ! ditSaint-Sylvain. Et ce qui me frappe, c’est de voir que les hommesont pour souffrir des motifs contraires et des raisons opposées.J’ai vu le prince des Estelles malheureux parce que sa femme letrompe, non qu’il l’aime, mais il a de l’amour propre, et le duc deMauvert malheureux de ce que sa femme ne le trompe pas et lefrustre ainsi des moyens de relever sa maison ruinée. Celui-ci estexcédé par ses enfants ; celui-là se désespère de n’en pasavoir. J’ai rencontré des bourgeois qui ne rêvent que d’habiter lacampagne et des campagnards qui ne pensent qu’à s’établir à laville. J’ai reçu la confidence de deux hommes d’honneur, l’un,inconsolable d’avoir tué en duel l’homme qui lui avait pris samaîtresse ; l’autre, désespéré d’avoir manqué son rival.

– Je n’aurais jamais cru, soupiraQuatrefeuilles, qu’il fût si difficile de rencontrer un hommeheureux.

– Peut-être aussi que nous nous y prenons mal,objecta Saint-Sylvain : nous cherchons au hasard, sansméthode, nous ne savons pas au juste ce que nous cherchons. Nousn’avons pas défini le bonheur. Il faut le définir.

– Ce serait du temps perdu, répondit Quatrefeuilles.

–Je vous demande pardon, répliqua SaintSylvain. Quand nous l’aurons défini, c’est-à-dire limité,déterminé, fixé en son lieu et en son temps, nous aurons plus demoyens de le trouver.

–Je ne crois pas, dit Quatrefeuilles.

Toutefois ils convinrent de consulter à cesujet l’homme le plus savant du royaume, M. Chaudesaigues,directeur de la Bibliothèque du roi.

Le soleil était levé quand ils rentrèrent aupalais. Christophe V avait passé une mauvaise nuit et réclamaitimpatiemment la chemise médicinale. Ils s’excusèrent du retard etgrimpèrent au troisième étage, où M. Chaudesaigues les reçutdans une vaste salle qui contenait huit cent mille volumes impriméset manuscrits.

V LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE

Après les avoir fait asseoir, lebibliothécaire montra d’un geste aux visiteurs la multitude delivres rangés sur les quatre murs, depuis le plancher jusqu’à lacorniche :

– Vous n’entendez pas ? vous n’entendezpas le vacarme qu’ils font ? J’en ai les oreilles rompues. Ilsparlent tous à la fois et dans toutes les langues. Ils disputent detout : Dieu, la nature, l’homme, le temps, le nombre etl’espace, le connaissable et l’inconnaissable, le bien, lemal ; ils examinent tout, contestent tout, affirment tout,nient tout. Ils raisonnent et déraisonnent. Il y en a de légers etde graves, de gais et de tristes, d’abondants et de concis ;plusieurs parlent pour ne rien dire, comptent les syllabes etassemblent les sons selon des lois dont ils ignorent eux mêmesl’origine et l’esprit : ce sont les plus contents d’eux. Il yen a d’une espèce austère et morne qui ne spéculent que sur desobjets dépouillés de toute qualité sensible et mis soigneusement àl’abri des contingences naturelles ; ils se débattent dans levide et s’agitent dans les invisibles catégories du néant, etceux-là sont d’acharnés disputeurs qui mettent à soutenir leursentités et leurs symboles une fureur sanguinaire. Je ne m’arrêtepas à ceux qui font des histoires sur leur temps ou les tempsantérieurs, car personne ne les croit. En tout, ils sont huit centmille dans cette salle et il n’y en a pas deux qui pensent tout àfait de même sur aucun sujet, et ceux qui se répètent les uns lesautres ne s’entendent pas entre eux. Ils ne savent, le plussouvent, ni ce qu’ils disent ni ce que les autres ont dit.

« Messieurs, d’ouïr ce tapage universel,je deviendrai fou comme le devinrent tous ceux qui vécurent avantmoi dans cette salle aux voix sans nombre, à moins d’y entrernaturellement idiot, comme mon vénéré collègue, monsieurFroidefond, que vous voyez assis en face de moi cataloguant avecune paisible ardeur. Il est né simple et simple il est resté. Ilétait tout uni et n’est point devenu divers. Car l’unité ne sauraitproduire la diversité, et c’est là, je vous le rappelle en passant,messieurs, la première difficulté que nous rencontrons enrecherchant l’origine des choses : la cause n en pouvant êtreunique, il faut qu’elle soit double, triple, multiple, ce qu’onadmet difficilement. Monsieur Froidefond a l’esprit simple et l’âmepure. Il vit catalogalement. De tous les volumes qui garnissent cesmurailles il connaît le titre et le format, possédant ainsi laseule science exacte qu’on puisse acquérir dans une bibliothèque,et, pour n’avoir jamais pénétré au dedans d’un livre, il s’estgardé de la molle incertitude, de l’erreur aux cent bouches, dudoute affreux, de l’inquiétude horrible, monstres qu’enfante lalecture dans un cerveau fécond. Il est tranquille et pacifique, ilest heureux.

– Il est heureux ! s’écrièrent ensembleles deux chercheurs de chemise.

– Il est heureux, repritM. Chaudesaigues, mais il ne le sait pas. Et peut-êtren’est-on heureux qu’à cette condition.

– Hélas ! dit Saint-Sylvain, ce n’est pasvivre que d’ignorer qu’on vit ; ce n’est pas être heureux qued’ignorer qu’on l’est.

Mais Quatrefeuilles, qui se défiait duraisonnement et n’en croyait, en toutes choses, que l’expérience,s’approcha de la table où Froidefond, dans un amas de bouquinsrecouverts de veau, de basane, de maroquin, de vélin, de parchemin,de peau de truie, d’ais de bois, sentant la poussière, le moisi, lerat et la souris, cataloguait.

– Monsieur le bibliothécaire, lui dit-il,obligez-moi de me répondre. Êtes-vous heureux ?

– Je ne connais pas d’ouvrage sous ce titre,répondit le vieux catalogal.

Quatrefeuilles, levant les bras en signe dedécouragement, vint reprendre sa place.

– Réfléchissez, messieurs, dit Chaudesaigues,que l’antique Cybèle, portant monsieur Froidefond sur son seinfleuri lui fait décrire un orbe immense autour du soleil et que lesoleil entraîne monsieur Froidefond, avec la terre et tout soncortège d’astres, à travers les abîmes de l’espace, vers laconstellation d’Hercule. Pourquoi ? Des huit cent millevolumes assemblés autour de nous aucun ne peut nous l’apprendre.Nous ignorons cela et le reste. Messieurs, nous ne savons rien. Lescauses de notre ignorance sont nombreuses, mais je suis persuadéque la principale est dans l’imperfection du langage. Le vague desmots produit le trouble de nos idées. Si nous prenions plus de soinde définir les termes au moyen desquels nous raisonnons, nos idéesseraient plus nettes et plus sûres.

– Qu’est-ce que je vous disais,Quatrefeuilles ? s’écria Saint-Sylvain triomphant.

Et, se tournant vers lebibliothécaire :

– Monsieur Chaudesaigues, ce que vous dites làme comble de joie. Et je vois que, en venant vers vous, nous noussommes bien adressés. Nous venons vous demander la définition dubonheur. C’est pour le service de Sa Majesté.

– Je vous répondrai de mon mieux. Ladéfinition d’un mot doit être étymologique et radicale.Qu’entend-on par « bonheur ? » me demandez vous. Le« bonheur » ou « heur bon », c’est le bonaugure, c’est le favorable présage tiré du vol et du chant desoiseaux, à l’opposé du « malheur » ou « mauvaisheur » qui signifie un essai infortuné des volailles, le motl’indique.

– Mais, demanda Quatrefeuilles, commentdécouvrir qu’un homme est heureux ?

A l’inspection des poulets ! répondit lebibliothécaire. Le terme l’implique. « Heur » vientd’augurium, qui est pour avigurium.

– L’inspection des poulets sacrés ne se faitplus depuis les Romains, objecta le premier écuyer.

– Mais, demanda Saint-Sylvain, un hommeheureux, n’est-ce pas un homme à qui la chance est favorable etn’existe-t-il pas certains signes extérieurs et visibles de labonne chance ?

– La chance, répondit Chaudesaigues, c’est cequi tombe bien ou mal, c’est le coup de dés. Si je vous ai biencompris, messieurs, vous cher chez un homme heureux, un hommechanceux, c’est-à-dire un homme pour qui les oiseaux n’aient que debons présages et que les dés favorisent constamment. Ce raremortel, cherchez-le parmi les hommes qui achèvent leur vie, et, depréférence, parmi ceux qui déjà sont étendus sur leur lit de mort,parmi ceux enfin qui n’auront plus à consulter les poulets sacrésni à jeter les dés. Car ceux-là seuls peuvent se féliciter d’unechance fidèle et d’un bonheur constant.

« Sophocle n’a-t-il pas dit en sonOedipe roi :

Ne proclamons heureux nul homme avant samort ? »

Ces conseils déplaisaient à Quatrefeuilles,qui goûtait mal l’idée de courir après le bonheur derrière lessaintes huiles. Saint-Sylvain ne se faisait pas non plus un plaisird’aller tirer la chemise aux agonisants ; mais, comme il avaitde la philosophie et des curiosités, il demanda au bibliothécaires’il connaissait un de ces beaux vieillards ayant jeté pour ladernière fois leurs dés glorieusement pipés.

Chaudesaigues hocha la tête, se leva, alla àla fenêtre et tambourina sur les vitres. Il pleuvait ; laplace d’armes était déserte. Au fond se dressait un palaismagnifique dont l’attique était surmonté de trophées d’armes et quiportait à son fronton une Bellone casquée d’une hydre, cuirasséed’écailles et brandissant un glaive romain.

– Allez dans ce palais, dit-il enfin.

– Quoi ! fit Saint-Sylvain surpris. Chezle maréchal de Volmar ?

– Sans doute. Quel mortel plus fortuné, sousle ciel, que le vainqueur d’Elbruz et de Baskir ? Volmar estun des plus grands hommes de guerre qui aient jamais existé, et, detous, le plus constamment heureux.

– Le monde entier le sait, ditQuatrefeuilles.

– Il ne l’oubliera jamais, reprit lebibliothécaire. Le maréchal Pilon, duc de Volmar, venu dans untemps où les conflagrations des peuples n’embrasaient plus toute lasurface de la terre à la fois, sut corriger cette ingratitude dusort en se jetant avec son cœur et son génie sur tous les points duglobe où s’allumait une guerre. Dès l’âge de douze ans il servit enTurquie et fit la campagne du Kourdistan. Depuis lors il a portéses armes victorieuses dans toutes les parties du mondeconnu ; il a franchi quatre fois le Rhin, avec une siinsolente facilité que le vieux fleuve couronné de roseaux,séparateur des peuples, en parut humilié et bafoué ; il a,plus habilement encore que le maréchal de Saxe, défendu la ligne dela Lys, il a franchi les Pyrénées, forcé l’entrée du Tage, ouvertles portes caucasiennes et remonté le Borysthène ; il a tour àtour défendu et combattu toutes les nations d’Europe et trois foissauvé sa patrie.

VI LE MARÉCHAL DUC DE VOLMAR

Chaudesaigues fit apporter les campagnes duduc de Volmar. Trois garçons de bibliothèque pliaient sous le faix.Les atlas ouverts s’étendaient sur les tables à perte de vue.

– Voici, messieurs, la campagne de Styrie, lacampagne du Palatinat, la campagne de Karamanie, celle du Caucaseet celle de la Vistule. Les positions et la marche des armées sontindiquées exactement sur ces cartes par des losanges accompagnés dejolis petits drapeaux et l’ordre des batailles y est parfait. Cetordre se détermine généralement après l’action et c’est le géniedes grands capitaines d’ériger en système, à leur gloire, lescaprices du hasard. Mais le duc de Volmar a toujours tout prévu

« Jetez les yeux sur ce plan audix-millième de la fameuse bataille de Baskir remportée sur lesTurcs par Volmar. Il y déploya le plus prodigieux génie tactique.L’action était engagée depuis cinq heures du matin ; à quatreheures du soir, les troupes de Volmar, accablées de fatigue etleurs munitions épuisées, se repliaient en désordre ;l’intrépide maréchal, seul a la tête du pont jeté sur l’Aluta, unpistolet à chaque main, brûlait la cervelle des fuyards. Il opéraitsa retraite quand il apprit que les ennemis, en pleine déroute, seprécipitaient éperdument dans le Danube. Aussitôt il fitvolte-face, se jeta à leur poursuite et acheva leur destruction.Cette victoire lui valut cinq cent mille francs de revenu et luiouvrit les portes de l’Institut.

« Messieurs, pensez-vous trouver un hommeplus heureux que le vainqueur d’Elbruz et de Baskir ? Il afait avec un bonheur constant quatorze campagnes, gagné soixantebatailles rangées et trois fois sauvé d’une ruine totale sa patriereconnaissante. Chargé de gloire et d’honneurs, il prolonge au-delàdu terme ordinaire, dans la richesse et la paix, son augustevieillesse.

– Il est vrai qu’il est heureux, ditQuatrefeuilles. Qu’en pensez-vous, Saint-Sylvain ?

– Allons lui demander audience, répondit lesecrétaire des commandements.

Introduits dans le palais, ils traversèrent levestibule où se dressait la statue équestre du maréchal.

Sur le socle étaient inscrites ces fièresparoles : « Je lègue à la reconnaissance de la patrie età l’admiration de l’univers mes deux filles Elbruz etBaskir. » L’escalier d’honneur élevait la double courbe de sesdegrés de marbre entre des murs décorés de panoplies et de drapeauxet son vaste palier conduisait à une porte dont les battantss’ornaient de trophées d’armes et de grenades enflammées et quesurmontaient les trois couronnes d’or décernées par le roi, leparlement et la nation au duc de Volmar, sauveur de sa patrie.

Saint-Sylvain et Quatrefeuilles s’arrêtèrent,glacés de respect, devant cette porte close ; à la pensée duhéros dont elle les séparait, l’émotion les tenait cloués sur leseuil et ils n’osaient affronter tant de gloire.

Saint-Sylvain se rappelait la médaille frappéeen commémoration de la bataille d’Elbruz, et qui présentait àl’avers le maréchal posant une couronne sur le front d’une victoireailée, avec cet exergue magnifique : Victoria Caesarem etNapoleonem coronavit ; major autem Volmarus coronatVictoriam. Et il murmura :

– Cet homme est grand de cent coudées.

Quatrefeuilles pressait des deux mains soncœur, qui battait à se rompre.

Ils n’avaient pas encore repris leurs sensquand ils entendirent des cris aigus qui semblaient sortir du fonddes appartements et se rapprochaient peu à peu. C’était desglapissements de femme mêlés à des bruits de coups, suivis defaibles gémissements. Soudain, les battants brusquement écartés, untrès petit vieillard, lancé à coups de pied par une robusteservante, s’abattit comme un mannequin sur les marches, dégringolal’escalier, la tête la première, et tomba cassé, disloqué, brisé,dans le vestibule, devant les valets solennels. C’était le duc deVolmar. Ils le relevèrent. La servante, échevelée et débraillée,hurlait d’en haut :

– Laissez donc ! On ne touche ça qu’avecle balai.

Et, brandissant une bouteille :

– Il voulait me prendre mon eau-de-vie !De quel droit ? Eh ! va donc, vieux décombre ! C’estpas moi qui suis allée te chercher, bien sûr, vieillecharogne !

Quatrefeuilles et Saint-Sylvain s’enfuirent àgrands pas du palais. Quand ils furent sur la place d’armes,Saint-Sylvain fit cette remarque qu’à sa dernière partie de dés lehéros n’avait pas été heureux.

– Quatrefeuilles, ajouta-t-il, je vois que jeme suis trompé. Je voulais procéder avec une méthode exacte etrigoureuse ; j’avais tort. La science nous égare. Revenons ausens commun. On ne se gouverne bien que par l’empirisme le plusgrossier. Cherchons la bonheur sans vouloir le définir.

Quatrefeuilles se répandit longuement enrécriminations et en invectives contre le bibliothécaire, qu’iltraitait de mauvais plaisant. Ce qui le fâchait le plus, c’était devoir sa foi dévastée, le culte qu’il vouait au héros nationalavili, souillé dans son âme. Il en souffrait. Sa douleur étaitgénéreuse, et, sans doute, les douleurs généreuses contiennent ensoi leur adoucissement et, pour ainsi dire, leur récompense :elles se supportent mieux, plus aisément d’un plus facile courage,que les douleurs égoïstes et intéressées. Il serait injuste devouloir qu’il en fût autrement. Aussi Quatrefeuilles eut bientôtl’âme assez libre et l’esprit assez clair pour s’apercevoir que lapluie, tombant sur son chapeau de soie en altérait le lustre, et ilsoupira :

– Encore un chapeau de fichu !

Il avait été militaire et avait jadis servison roi comme lieutenant de dragons. C’est pourquoi il eut uneidée : il alla acheter chez le libraire de l’état-major, surla place d’armes, à l’angle de la rue des Grandes-Écuries, unecarte du royaume et un plan de la capitale.

– On ne doit jamais se mettre en campagne sanscartes ! dit-il. Mais le diable, c’est de les lire. Voicinotre ville avec ses environs. Par où commencerons-nous ? Parle nord ou par le sud, par l’est ou par l’ouest ? On aremarqué que les villes s’accroissaient toutes par l’ouest.Peut-être y a-t-il là un indice qu’il ne faut pas négliger. Il estpossible que les habitants des quartiers occidentaux, à l’abri duvent malin de l’est, jouissent d’une meilleure santé, aientl’humeur plus égale et soient plus heureux. Ou plutôt, commençonspar les coteaux charmants qui s’élèvent au bord de la rivière, àdix lieues au sud de la ville. C’est là qu’habitent, en cettesaison, les plus opulentes familles du pays. Et, quoi qu’on dise,c’est parmi les heureux qu’il faut chercher un heureux.

– Quatrefeuilles, répondit le secrétaire descommandements, je ne suis pas un ennemi de la société, je ne suispas un adversaire du bonheur public. Je vous parlerai des riches enhonnête homme et en bon citoyen. Les riches sont dignes devénération et d’amour ; ils entretiennent l’État ens’enrichissant encore et, bienfaisants même sans le vouloir, ilsnourrissent une multitude de personnes qui travaillent à laconservation et à l’accroissement de leurs biens. Oh ! que larichesse privée est belle, digne, excellente ! Comme elle doitêtre ménagée, allégée, privilégiée par le sage législateur etcombien il est inique, perfide, déloyal, contraire aux droits lesplus sacrés, aux intérêts les plus respectables et funeste auxfinances publiques de grever l’opulence ! C’est un devoirsocial de croire à la bonté des riches ; il est doux aussi decroire à leur bonheur. Allons, Quatrefeuilles !

VII DES RAPPORTS DE LA RICHESSE AVEC LEBONHEUR

Résolu de s’adresser d’abord au meilleur, auplus riche, Jacques Felgine-Cobur, qui possédait des montagnesd’or, des mines de diamant, des mers de pétrole, ils longèrentlongtemps les murs de son parc, qui renfermait des prairiesimmenses, des forêts, des fermes, des villages ; et à chaqueporte du domaine où ils se présentaient, on les renvoyait à uneautre. Las d’aller et de venir et de virer sans cesse, ilsavisèrent un cantonnier qui sur la route, devant une grillearmoriée, cassait des pierres, et lui demandèrent Si c’était parcette entrée qu’on passait pour se rendre chez M. JacquesFelgine-Cobur qu’ils désiraient voir.

L’homme redressa péniblement sa maigre échineet tourna vers eux son visage creux, masqué de lunettesgrillées.

– Monsieur Jacques Felgine-Cobur, c’est moi,dit-il.

Et, les voyant surpris :

– Je casse les pierres : c’est ma seuledistraction.

Puis, se courbant de nouveau, il frappa de sonmarteau un caillou qui se brisa avec un bruit sec.

Tandis qu’ils s’éloignaient :

– Il est trop riche, dit Saint-Sylvain. Safortune l’écrase. C’est un malheureux.

Quatrefeuilles pensait se rendre ensuite chezle rival de Jacques Felgine-Cobur, chez le roi du fer, JosephMachero, dont le château tout neuf dressait horriblement sur lacolline voisine ses tours crénelées et ses murs percés demâchicoulis, hérissés d’échauguettes. Saint-Sylvain l’endissuada.

– Vous avez vu son portrait : il a l’airminable on sait par les journaux qu’il est piétiste, vit comme unpauvre, évangélise les petits garçons et chante des psaumes àl’église. Allons plutôt chez le prince de Lusance. Celui-là est unvéritable aristocrate, qui sait jouir de sa fortune. Il fuit letracas des affaires et ne va pas à la cour. Il est amateur dejardins et a la plus belle galerie de tableaux du royaume.

Ils s’annoncèrent. Le prince de Lusance lesreçut dans son cabinet des antiques ou l’on voyait la meilleurecopie grecque qu’on connaisse de l’Aphrodite de Cnide, œuvre d’unciseau vraiment praxitélien et pleine de vénusté. La déessesemblait humide encore de l’onde marine. Un médaillier en bois derose, qui avait appartenu à madame de Pompadour, contenait les plusbelles pièces d’or et d’argent de Grèce et de Sicile. Le prince,fin connaisseur, rédigeait lui-même le catalogue de ses médailles.Sa loupe traînait encore sur la vitrine des pierres gravées,jaspes, onyx, sardoines, calcédoilles, renfermant dans la grandeurde l’ongle des figures d’un style large, des groupes composés avecune ampleur magnifique. Il prit d’une main amoureuse sur sa tableun petit faune de bronze pour en faire admirer à ses visiteurs legalbe et la patine, et son langage était digne du chef-d’œuvrequ’il expliquait.

–J’attends, ajouta-t-il, un envoi d’argenterieantique, des tasses et des coupes qu’on dit plus belles que cellesd’Hildesheim et de Bosco-reale ! Je suis impatient de lesvoir. Monsieur de Caylus ne connaissait pas de volupté plus grandeque de déballer des caisses. c’est mon sentiment.

Saint-Sylvain sourit :

– On dit pourtant, mon cher prince, que vousêtes expert on toutes les voluptés.

– Vous me flattez, monsieur de Saint-Sylvain.Mais je crois que l’art du plaisir est le premier de tous, et queles autres n’ont de prix que par le concours qu’ils prêtent acelui-là.

Il conduisit ses hôtes dans sa galerie detableaux, où se concertaient les tons argentés de Véronèse, l’ambredu Titien, les rougeurs de Rubens, les rousseurs de Rembrandt, legris et les roses de Vélasquez ; où toutes les paletteschantantes formaient une harmonie glorieuse. Un violon dormaitoublié sur un fauteuil devant le portrait d’une dame brune, àbandeaux plats, le teint olivâtre ; ses grands yeux marronslui mangeant les joues : une inconnue, dont Ingres avaitcaressé les formes d’une main amoureuse et sûre.

–Je vais vous avouer ma manie, dit le princede Lusance. Parfois, quand je suis seul, je joue devant cestableaux et j’ai l’illusion de traduire par des sons l’harmonie descouleurs et des lignes. Devant ce portrait, j’essaye de rendre laferme caresse du dessin et, découragé, je laisse mon violon.

Une fenêtre s’ouvrait sur le parc. Le princeet ses hôtes s’accoudèrent au balcon.

– Quelle belle vue ! s’écrièrentQuatrefeuilles et Saint-Sylvain.

Des terrasses, chargées de statues, d’orangerset de fleurs, conduisaient par de lents et faciles escaliers à lapelouse bordée de charmille et aux bassins où l’eau jaillissait engerbes blanches des conques des tritons et des urnes des nymphes. Adroite et à gauche une mer de verdure étendait ses houles apaiséesj jusqu’à la rivière lointaine dont on suivait le fil argenté entreles peupliers, sous les collines enveloppées de brumes roses.

Naguère souriant, le prince attachait unregard soucieux sur un point de cette vaste et belle étendue.

– Ce tuyau !… murmura-t-il d’une voixaltérée, en désignant du doigt une cheminée d’usine qui fumait àplus d’une demi-lieue du parc.

– Cette cheminée ? On ne la voit guère,dit Quatrefeuilles.

– Je ne vois qu’elle, répondit le prince. Elleme gâte toute cette vue, elle me gâte la nature entière, elle megâte la vie. Le mal est sans remède. Elle appartient à unecompagnie qui ne veut céder son usine à aucun prix. J’ai essayé detous les moyens pour la masquer ; je n’ai pas pu. J’en suismalade.

Et, quittant la fenêtre, il s’abîma dans unfauteuil.

– Nous devions le prévoir, dit Quatrefeuillesen montant en voiture. C’est un délicat : il estmalheureux.

Avant de poursuivre leurs recherches, ilss’assirent un moment dans le jardinet d’une guinguette située à lapointe de la montagne et d’où l’on découvrait la belle vallée, lefleuve clair et sinueux et ses îles ovales. Au mépris de deuxépreuves désespérantes, ils espéraient découvrir un milliardaireheureux. Il leur en restait une douzaine à voir dans la contrée, etentre autres, M. Bloch, M. Potiquet, le baron Nichol, leplus grand industriel du royaume, et le marquis de Granthosme, leplus riche peut-être de tous et d’une famille illustre, aussichargée de gloire que de biens.

Près d’eux un homme long, maigre, buvait unetasse de lait, plié en deux, mou comme un traversin ; ses grosyeux pâles lui tombaient au milieu des joues ; son nez luipendait sur la bouche. Il semblait abîmé de douleur et regardaitavec affliction les pieds de Quatrefeuilles.

Après une contemplation de vingt minutes, ilse leva, lugubre et résolu, s’approcha du premier écuyer et,s’excusant de l’importunité :

– Monsieur, lui dit-il, permettez-moi de vousfaire une question qui est pour moi d’une extrême importance.Combien payez-vous vos bottines ?

– Malgré l’étrangeté de la demande, réponditQuatrefeuilles, je ne vois pas d’inconvénient à y répondre. J’aipayé cette paire soixante-cinq francs.

Longtemps l’inconnu examina alternativementson pied et celui de son interlocuteur, et compara les deuxchaussures avec une attention minutieuse.

Puis, pâle et d’une voix émue :

– Vous dites que vous payez ces bottines-làsoixante-cinq francs. En êtes-vous bien sûr ?

– Certainement.

– Monsieur, prenez bien garde à ce que vousdites !…

– Ah çà ! grommela Quatrefeuilles, quicommençait à s’impatienter, vous êtes un plaisant bottier,monsieur.

– Je ne suis pas bottier, répondit l’étrangerplein d’une humble douceur, je suis le marquis de Granthosme.

Quatrefeuilles salua.

– Monsieur, poursuivit le marquis, J’en avaisle pressentiment : hélas ! je suis encore volé !Vous payez vos bottines soixante-cinq francs, je paye les miennes,toutes semblables aux vôtres, quatre-vingt-dix. Ce n’est pas leprix que je considère : le prix n’est rien pour moi :mais je ne puis supporter d’être volé. Je ne vois, je ne respireautour de moi qu’improbité, fraude, larcin, mensonge, et je prendsen horreur mes richesses qui corrompent tous les hommes quim’approchent, domestiques, intendants, fournisseurs, voisins, amis,femme, enfants, et me les rendent odieux et méprisables. Maposition est atroce. Je ne suis jamais certain de ne pas voirdevant moi un malhonnête homme. Et d’appartenir moi-même à l’espècehumaine, je me sens mourir de dégoût et de honte.

Et le marquis s’en fut s’abattre sur sa tassede lait en soupirant :

– Soixante-cinq francs ! soixante-cinqfrancs !…

A ce moment, des plaintes et des gémissementséclatèrent sur la route, et les deux envoyés du roi virent unvieillard qui se lamentait, suivi de deux grands laquaisgalonnés.

Ils s’émurent à cette vue. Mais le cafetierfort indifférent :

– Ce n’est rien, leur dit-il, c’est le baronNichol, qui est si riche !… Il est devenu fou, il se croitruiné et se lamente nuit et jour.

– Le baron Nichol ! s’écriaSaint-Sylvain, encore un à qui vous vouliez demander sa chemise,Quatrefeuilles !

Sur cette dernière rencontre, ils renoncèrentà chercher plus longtemps chez les plus riches du royaume lachemise salutaire. Comme ils étaient mécontents de leur journée etcraignaient d’être mal reçus au château, ils s’en prirent l’un àl’autre de leur mécompte.

– Quelle idée aussi aviez-vous,Quatrefeuilles, d’aller chez ces gens-là pour faire autre chose quedes observations tératologiques ? Mœurs, idées, sensations,rien n’est sain, rien n’est normal en eux. Ce sont desmonstres.

– Quoi ! ne m’avez-vous pas dit,Saint-Sylvain, que la richesse est une vertu, qu’il est juste decroire à la bonté des riches et doux de croire à leurbonheur ? Mais prenez-y bien garde : il y a richesse etrichesse. Quand la noblesse est pauvre et la roture riche, c’est lasubversion de l’État et la fin de tout.

– Quatrefeuilles, je suis fâché de vous ledire : vous n’avez aucune idée de la constitution des Étatsmodernes. Vous ne comprenez pas l’époque où vous vivez. Mais celane fait rien. Si maintenant nous tâtions de la médiocritédorée ? Qu’en pensez-vous ? je crois que nous ferionssagement d’assister demain aux réceptions des dames de la ville,bourgeoises et titrées. Nous y pourrons observer toutes espèces degens, et, si vous m’en croyez, nous visiterons d’abord lesbourgeoises de condition modeste.

VIII LES SALONS DE LA CAPITALE

Ainsi firent-ils. Ils se présentèrent d’abordchez madame Souppe, femme d’un fabricant de pâtes alimentaires quiavait une usine dans le Nord. Ils y trouvèrent monsieur et madameSouppe malheureux de n’être pas reçus chez madame Esterlin, femmedu maître de forges, député au parlement. Ils allèrent chez madameEsterlin et l’y trouvèrent désolée, ainsi que M. Esterlin, den’être pas reçue chez madame du Colombier, femme du pair duroyaume, ancien ministre de la Justice. Ils allèrent chez madame duColombier et y trouvèrent le pair et la pairesse enragés de n’êtrepas dans l’intimité de la reine.

Les visiteurs qu’ils rencontrèrent dans cesdiverses maisons n’étaient pas moins malheureux, désolés, enragés.La maladie, les peines de cœur, les soucis d’argent les rongeaient.Ceux qui possédaient, craignant de perdre, étaient plus infortunésque ceux qui ne possédaient pas. Les obscurs voulaient paraître,les illustres paraître davantage. Le travail accablait laplupart ; et ceux qui n’avaient rien à faire souffraient d’unennui plus cruel que le travail. Plusieurs pâtissaient du mald’autrui, souffraient des souffrances d’une femme, d’un enfantaimés, Beaucoup dépérissaient d’une maladie qu’ils n’avaient pas,mais qu’ils croyaient avoir ou dont ils craignaient lesatteints.

Une épidémie de choléra venait de sévir dansla capitale et l’on citait un financier qui, de peur d’être atteintpar la contagion et ne connaissant pas de retraite assez sûre, sesuicida.

– Le pis, disait Quatrefeuilles, c’est quetous ces gens-là, non contents des maux réels qui pleuvent sur euxdru comme grêle, se plongent dans une mare de maux imaginaires.

– Il n’y a pas de maux imaginaires, répondaitSaint-Sylvain Tous les maux sont réels des qu’on les éprouve, et lerêve de la douleur est une, douleur véritable.

– C’est égal, répliquait Quatrefeuilles. Quandje pisse des pierres grasses comme un œuf de canard, je voudraisbien que ce fût en rêve.

Cette fois encore Saint-Sylvain observa quebien souvent les hommes s’affligent pour des raisons opposées etcontraires.

Il causa successivement, dans le salon demadame du Colombier, avec deux hommes de haute intelligence,éclairés, cultivés, qui, par les tours et détours qu’à leur insuils imprimaient à leur pensée, lui décelaient le mal moral dont ilsétaient profondément atteints. C’est de l’état public que tous deuxtiraient la cause de leur souci ; mais ils la tiraient àrebours. M. Brome vivait dans la peur perpétuelle d’unchangement. Dans la stabilité présente, au milieu de la prospéritéet de la paix dont jouissait le pays, il craignait des troubles etredoutait un bouleversement total. Ses mains n’ouvraient qu’entremblant les journaux ; il s’attendait tous les matins à ytrouver l’annonce de tumultes et d’émeutes. Sous cette impression,il transformait les faits les plus insignifiants et les plusvulgaires incidents en préludes de révolutions, en prodromes decataclysmes. Se croyant toujours à la veille d’une catastropheuniverselle, il vivait dans un perpétuel effroi.

Un mal tout contraire, plus étrange et plusrare, ravageait M. Sandrique. Le calme l’ennuyait, l’ordrepublic l’impatientait, la paix lui était odieuse, la sublimemonotonie des lois humaines et divines l’assommait. Il appelait ensecret des changements et, feignant de les craindre, soupiraitaprès les catastrophes. Cet homme bon, doux, affable, humain, neconcevait d’autres amusements que la subversion violente de sonpays, du globe, de l’univers, épiant jusque dans les astres lescollisions et les conflagrations. Déçu, abattu, triste, morose,quand le style des papiers publics et l’aspect des rues luirévélait l’inaltérable quiétude de la nation, il en souffraitd’autant plus qu’ayant la connaissance des hommes et l’expériencedes affaires, il savait combien l’esprit de conservation, detradition, d’imitation et d’obéissance est fort dans les peuples etcomme d’un train égal et lent va la vie sociale.

Saint-Sylvain observa, à la réception demadame du Colombier, une autre contrariété, plus vaste et de plusde conséquence.

Dans un coin du petit salon,M. de la Galissonnière, président du tribunal civil,s’entretenait paisiblement et à voix basse avecM. Larive-du-Mont, administrateur du Jardin zoologique.

– Je le confierai à vous, mon ami, disaitM. de la Galissonnière : l’idée de la mort me tue.J’y pense sans cesse, j’en meurs sans cesse. La mort m’épouvante,non par elle-même, car elle n’est rien, mais pour ce qui la suit,la vie future. J’y crois ; j’ai la foi, la certitude de monimmortalité. Raison, instinct, science, révélation, tout medémontre l’existence d’une âme impérissable, tout me prouve lanature, l’origine et les fins de l’homme telles que l’Église nousles enseigne. Je suis chrétien ; je crois aux peineséternelles ; l’image terrible de ces peines me pour suit sanstrêve ; l’enfer me fait peur et cette peur, plus fortequ’aucun autre sentiment, détruit en moi l’espérance et toutes lesvertus nécessaires au salut, me jette dans le désespoir et m’exposeà cette réprobation que je redoute. La peur de la damnation medamne, l’épouvante de l’enfer m’y précipite et, vivant encore,j’éprouve par avance les tourments éternels. Il n’y a pas desupplice comparable à celui que j’endure et qui se fait pluscruellement sentir d’année en année, de jour en jour, d’heure enheure, puisque chaque jour, chaque minute me rapproche de ce qui meterrifie. Ma vie est une agonie pleine d’affres etd’épouvantements.

En prononçant ces paroles, le magistratbattait l’air de ses mains comme pour écarter les flammesinextinguibles dont il se sentait environné.

– Je vous envie, mon bien cher ami, soupiraM. Larive-du-Mont. Vous êtes heureux en comparaison demoi ; c’est aussi l’idée de la mort qui me déchire ; maisque cette idée diffère de la vôtre et combien elle la dépasse enhorreur ! Mes études, mes observations, une pratique constantede l’anatomie comparée et des recherches approfondies sur laconstitution de la matière ne m’ont que trop persuadé que les motsâme, esprit, immortalité, immatérialité ne représentent que desphénomènes physiques ou la négation de ces phénomènes et que, pournous, le terme de la vie est aussi le terme de la conscience, enfinque la mort consomme notre complet anéantissement. Ce qui suit lavie, il n’y a pas de mot pour l’exprimer, car le terme de néant quenous y employons n’est qu’un signe de dénégation devant la natureentière. Le néant, c’est un rien infini et ce rien nous enveloppe.Nous en venons, nous y allons ; nous sommes entre deux néantscomme une coquille sur la mer. Le néant, c’est l’impossible et lecertain ; cela ne se conçoit pas et cela est. Le malheur deshommes, voyez-vous, leur malheur et leur crime est d’avoirdécouvert ces choses. Les autres animaux ne les savent pas ;Nous devions les ignorer à jamais. Être et cesser d’être, l’effroidu cette idée me fait dresser les cheveux sur la tête ; ellene me quitte pas. Ce qui ne sera pas me gâte et me corrompt ce quiest et le néant m’abîme par avance. Atroce absurdité I je m’y sens,je m’y vois.

– Je suis plus à plaindre que vous, répliquaM. de la Galissonnière. Chaque fois que vous prononcez cemot, ce perfide et délicieux mot de néant, sa douceur caresse monâme et me flatte, comme l’oreiller du malade, d’une promesse desommeil et de repos. Mais Larive-du-Mont :

– Mes souffrances sont plus intolérables queles vôtres, puisque le vulgaire supporte l’idée d’un enfer éternelet qu’il faut une force d’âme peu commune pour être athée. Uneéducation religieuse, une pensée mystique vous ont donné la peur etla haine de la vie humaine. Vous n’êtes pas seulement chrétien etcatholique ; vous êtes janséniste et vous portez au flancl’abîme que côtoyait Pascal. Moi, j’aime la vie, la vie de cetteterre, la vie telle qu’elle est, la chienne de vie. Je l’aimebrutale, vile et grossière ; je l’aime sordide, malpropre,gâtée ; je l’aime stupide, imbécile et cruelle ; jel’aime dans son obscénité, dans son ignominie, dans son infamie,avec ses souillures, ses laideurs et ses puanteurs, ses corruptionset ses infections. Sentant qu’elle m’échappe et me fuit, je tremblecomme un lâche et deviens fou de désespoir.

« Les dimanches, les jours de fête, jecours a travers les quartiers populeux, je me mêle à la foule quiroule par les rues, je me plonge dans les groupes d’hommes, defemmes, d’enfants, autour des chanteurs ambulants ou devant lesbaraques des forains ; je me frotte aux jupes sales, auxcamisoles grasses, j’aspire les odeurs fortes et chaudes de lasueur, des cheveux, des haleines. Il me semble, dans cegrouillement de vie, être plus loin de la mort. J’entends une voixqui me dit :

« – La peur que je te donne, seule jet’en guérirai ; la fatigue dont mes menaces t’accablent, seuleje t’en reposerai.

« Mais je ne veux pas ! Je ne veuxpas !

– Hélas ! soupira le magistrat. Si nousne guérissons pas en cette vie les maladies qui ruinent nos âmes,la mort ne nous apportera pas le repos.

– Et ce qui m’enrage, reprit le savant, c’estque, quand nous serons tous deux morts, je n’aurai pas même lasatisfaction de vous dire : « Vous voyez, LaGalissonnière ! je ne me trompais pas : il n’y arien. » Je ne pourrai pas me flatter d’avoir eu raison. Etvous, vous ne serez jamais détrompé. De quel prix se paie lapensée ! Vous êtes malheureux, mon ami, parce que votre penséeest plus vaste et plus forte que celle des animaux et de la plupartdes hommes. Et je suis plus malheureux que vous parce que j’ai plusde génie.

Quatrefeuilles, qui avait attrapé des bribesde ce dialogue, n’en fut pas très frappé.

– Ce sont là des peines d’esprit,dit-il ; elles peuvent être cruelles, mais elles sont peucommunes. Je m’alarme davantage des peines plus vulgaires,souffrances et difformités du corps, mal d’amour et défautd’argent, qui rendent notre recherche si difficile.

– En outre, lui fit observer Saint-Sylvain,ces deux messieurs forcent trop violemment leur doctrine à lesrendre misérables. Si La Galissonnière consultait un bon pèrejésuite, il serait bientôt rassuré, et Larive-du-Mont devraitsavoir qu’on peut être athée avec sérénité comme Lucrèce, avecdélices comme André Chénier. Qu’il se répète le versd’Homère : « Patrocle est mort qui valait mieux quetoi », et consente de meilleure grâce à rejoindre un jour oul’autre ses maîtres les philosophes de l’antiquité, les humanistesde la Renaissance, les savants modernes et tant d’autres quivalaient mieux que lui. « Et meurent Pâris et Hélène »,dit François Villon. « Nous sommes tous mortels », commedit Cicéron. « Nous mourrons tous », dit cette femme dontl’Écriture a loué la prudence au second livre des Rois.

IX LE BONHEUR D ÊTRE AIME

Ils allèrent dîner au parc royal, promenadeélégante qui est à la capitale du roi Christophe ce qu’est le boisde Boulogne à Paris, la Cambre à Bruxelles, Hyde-Park à Londres, leThier-garten à Berlin, le Prater à Vienne, le Prado à Madrid, lesCascines à Florence, le Pincio à Rome. Assis au frais, parmi lafoule brillante des dîneurs, ils promenaient leurs regards sur lesgrands chapeaux chargés de plumes et de fleurs, pavillons errantsdes plaisirs, abris agités des amours, colombiers vers lesquelsvolaient les désirs.

–Je crois, dit Quatrefeuilles, que ce que nouscherchons se trouve ici. Il m’est arrivé tout comme à un autred’être aimé : c’est le bonheur, Saint-Sylvain, et aujourd’huiencore je me demande si ce n’est pas l’unique bonheur deshommes ; et, bien que je porte le poids d’une vessie pluschargée de pierres qu’un tombereau au sortir de la carrière, il y ades jours où je suis amoureux comme a vingt ans.

– Moi, répondit Saint-Sylvain, je suismisogyne. Je ne pardonne pas aux femmes d’être du même sexe quemadame de Saint-Sylvain. Elles sont toutes, je le sais, moinssottes, moins méchantes et moins laides, mais c’est trop qu’ellesaient quelque chose en commun avec elle.

– Laissez cela, Saint-Sylvain. Je vous dis quece que nous cherchons est ici et que nous n’avons que la main àétendre pour l’atteindre.

Et, montrant un fort bel homme assis seul àune petite table :

–Vous connaissez Jacques de Navicelle. Ilplaît aux femmes, il plaît à toutes les femmes. C’est lebonheur ; ou je ne m’y connais pas.

Saint-Sylvain fut d’avis de s’en assurer. Ilsinvitèrent Jacques de Navicelle à faire table commune, et, tout endînant, causèrent familièrement avec lui. Vingt fois, par de longscircuits ou de brusques détours, de front, obliquement, parinsinuation ou en toute franchise, ils s’informèrent de sonbonheur, sans pouvoir rien apprendre de ce compagnon dont la paroleélégante et le visage charmant n’exprimaient ni joie ni tristesse.Jacques de Navicelle causait volontiers, se montrait ouvert etnaturel ; il faisait même des confidences, mais ellesenveloppaient son secret et le rendaient plus impénétrable. Sansdoute il était aimé ; en était-il heureux ou malheureux ?Quand on apporta les fruits, les deux inquisiteurs du roirenonçaient à le savoir. De guerre lasse, ils parlèrent pour nerien dire, et parlèrent d’eux-mêmes : Saint-Sylvain de safemme et Quatrefeuilles de sa pierre fondamentale, endroit parlequel il ressemblait à Montaigne. On débita des histoires enbuvant des liqueurs : l’histoire de madame Bérille quis’échappa d’un cabinet particulier, déguisée en mitron, une mannesur la tête ; l’histoire du général Débonnaire et de madame labaronne de Bildermann ; l’histoire du ministre Vizire et demadame Cérès, qui, comme Antoine et Cléopâtre, firent fondre unempire en baisers, et plusieurs autres, anciennes et nouvelles.Jacques de Navicelle conta un conte oriental :

– Un jeune marchand de Bagdad, dit-il, étantun matin dans son lit, se sentit très amoureux et souhaita, àgrands cris, d’être aimé de toutes les femmes. Un djinn quil’entendit lui apparut et lui dit : « Ton souhait estdésormais accompli. A compter d’aujourd’hui tu seras aimé de toutesles femmes. » Aussitôt le jeune marchand sauta du lit toutjoyeux et, se promettant des plaisirs inépuisables et variés,descendit dans la rue. A peine y avait-il fait quelques pas, qu’uneaffreuse vieille, qui filtrait du vin dans sa cave, éprise à sa vued’un ardent amour, lui envoya des baisers par le soupirail. Ildétourna la tête avec dégoût, mais la vieille le tira par la jambedans le souterrain où elle le garda vingt ans enfermé.

Jacques de Navicelle finissait ce conte, quandun maître d’hôtel vint l’avertir qu’il était attendu. Il se levaet, l’œil morne et la tête baissée, se dirigea vers la grille dujardin où l’attendait, au fond d’un coupé, une figure assezrêche.

– Il vient de conter sa propre histoire, ditSaint-Sylvain. Le jeune marchand de Bagdad, c’est lui-même.

Quatrefeuilles se frappa le front :

– On m’avait bien dit qu’il était gardé par undragon : je l’avais oublié.

Ils rentrèrent tard au palais sans autrechemise que la leur, et trouvèrent le roi Christophe et madame dela Poule qui pleuraient à chaudes larmes en écoutant une sonate deMozart.

Au contact du roi, madame de la Poule, devenuemélancolique, nourrissait des idées sombres et de folles terreurs.Elle se croyait persécutée, victime de machinationsabominables ; elle vivait dans la crainte perpétuelle d’êtreempoisonnée et obligeait ses femmes de chambre à goûter tous lesplats de sa table. Elle ressentait l’effroi de mourir et l’attraitdu suicide. L’état du roi s’aggravait de celui de cette dame aveclaquelle il passait de tristes jours.

– Les peintres, disait Christophe V, sont defunestes artisans d’imposture. Ils prêtent une beauté touchante auxfemmes qui pleurent et nous montrent des Andromaque, des Artémis,des Madeleine, des Héloïse, parées de leurs larmes. J’ai unportrait d’Adrienne Lecouvreur dans le rôle de Cornélie, arrosantde ses pleurs les cendres de Pompée : elle est adorable. Et,dès que madame de la Poule commence à pleurer, sa face se convulse,son nez rougit : elle est laide à faire peur.

Ce malheureux prince, qui ne vivait que dansl’attente de la chemise salutaire, vitupéra Quatrefeuilles etSaint-Sylvain de, leur négligence, de leur incapacité et de leurmauvaise chance, comptant peut-être que de ces trois reproches undu moins serait juste.

–Vous me laisserez mourir, comme font mesmédecins Machellier et Saumon. Mais, eux, c’est leur métier.J’attendais autre chose de vous ; je comptais sur votreintelligence et sur votre dévouement. Je m’aperçois que j’avaistort. Revenir bredouille ! vous n’avez pas honte ? Votremission était-elle donc si difficile à remplir ? Est-il doncsi malaisé de trouver la chemise d’un homme heureux ? Si vousn’êtes même pas capables de cela, à quoi êtes-vous bons ? Onn’est bien servi que par soi-même. Cela est vrai des particulierset plus vrai des rois. Je vais de ce pas chercher la chemise quevous ne savez découvrir.

Et, jetant son bonnet de nuit et sa robe dechambre, il demanda ses habits.

Quatrefeuilles et Saint-Sylvain essayèrent dele retenir.

– Sire, dans votre état, quelleimprudence !

– Sire, il est minuit sonné.

– Croyez-vous donc, demanda le roi, que lesgens heureux se couchent comme les poules ? N’y a-t-il plus delieux de plaisir dans ma capitale ? N’y a-t-il plus derestaurants de nuit ? Mon préfet de police a fait fermer tousles claquedents : n’en sont-ils pas moins ouverts ? Maisje n’aurai pas besoin d’aller dans les cercles. Je trouverai ce queje cherche dans la rue, sur les bancs.

A peine habillé, Christophe V enjamba madamede la Poule qui se tordait à terre dans des convulsions, dégringolales escaliers et traversa le jardin à la course. Quatrefeuilles etSaint-Sylvain, consternés, le suivaient de loin, en silence.

X SI LE BONHEUR EST DE NE SE PLUSSENTIR

Parvenu à la grande route, ombragée de vieuxormes, qui bordait le Parc royal, il aperçut un homme jeune etd’une admirable beauté qui, appuyé contre un arbre, contemplaitavec une expression d’allégresse les étoiles qui traçaient dans leciel pur leurs signes étincelants et mystérieux. La brise agitaitsa chevelure bouclée, un reflet des clartés célestes brillait dansson regard.

« J’ai trouvé ! » pensa leroi.

Il s’approcha de ce jeune homme riant et sibeau, qui tressaillit légèrement à sa vue.

–Je regrette, monsieur, dit le prince, detroubler votre rêverie. Mais la question que je vais vous faire estpour moi d’un intérêt vital. Ne refusez pas de répondre à un hommequi est peut-être à même de vous obliger, et qui ne sera pasingrat. Monsieur, êtes-vous heureux ?

– Je le suis.

– Ne manque-t-il rien à votrebonheur ?

– Rien. Sans doute, il n’en a pas toujours étéainsi. J’ai, comme tous les hommes, éprouvé le mal de vivre etpeut-être l’ai-je éprouvé plus douloureusement que la plupartd’entre eux. Il ne me venait ni de ma condition particulière, ni decirconstances fortuites, mais du fond commun à tous les hommes et àtout ce qui respire ; j’ai connu un grand malaise : ilest entièrement dissipé. Je goûte un calme parfait, une douceallégresse ; tout en moi est contentement, sérénité,satisfaction profonde ; une joie subtile me pénètre toutentier. Vous me voyez, monsieur, au plus beau moment de ma vie, et,puisque la fortune me fait vous rencontrer, je vous prends à témoinde mon bonheur. Je suis enfin libre, exempt des craintes et desterreurs qui assaillent les hommes, des ambitions qui les dévorentet des folles espérances qui les trompent. Je suis au-dessus de lafortune ; j’échappe aux deux invincibles ennemis des hommes,l’espace et le temps. Je peux braver les destins. Je possède unbonheur absolu et me confonds avec la divinité. Et cet heureux étatest mon ouvrage ; il est dû à une résolution que j’ai prise,si sage, si bonne, si belle, si ver tueuse, si efficace, qu’à latenir on se divinise.

« Je nage dans la joie, je suismagnifiquement ivre. Je prononce avec une entière conscience etdans la plénitude sublime de sa signification ce mot de toutes lesivresses, de tous les enthousiasmes et de tous lesravissements : « Je ne me connais plus ! »

Il tira sa montre.

– C’est l’heure. Adieu.

– Un mot encore, monsieur. Vous pouvez mesauver. Je…

– On n’est sauvé qu’en me prenant pourexemple. Vous devez me quitter ici. Adieu !

Et l’inconnu, d’un pas héroïque, d’une allurejuvénile, s’élança dans le bois qui bordait la route. Christophe,sans vouloir rien entendre, le poursuivit : au moment depénétrer dans le taillis, il entendit un coup de feu, s’avança,écarta les branches et vit le jeune homme heureux couché dansl’herbe, la tempe percée d’une balle et tenant encore son revolverdans la main droite.

A cette vue, le roi tomba évanoui.Quatrefeuilles et Saint-Sylvain, accourus à lui, l’aidèrent àreprendre ses sens et le portèrent au palais. Christophe s’enquitde ce jeune homme qui avait trouvé sous ses yeux un bonheurdésespéré. Il apprit que c’était l’héritier d’une famille noble etriche, aussi intelligent que beau et constamment favorisé par lesort.

XI SIGISMOND DUX

Le lendemain, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain,a la recherche de la chemise médicinale, descendant à pied la ruede la Constitution, rencontrèrent la comtesse de Cécile qui sortaitd’un magasin de musique. Ils la reconduisirent à sa voiture.

– Monsieur de Quatrefeuilles, on ne vous a pasvu hier à la clinique du professeur Quillebœuf ; ni vous nonplus, monsieur de Saint-Sylvain. Vous avez eu tort de n’y pasvenir ; c’était très intéressant. Le professeur Quillebœufavait invité tout le monde élégant, à la fois une foule et uneélite, à son opération de cinq heures, une charmante ovariotomie.Il y avait des fleurs, des toilettes, de la musique ; on aservi des glaces. Le professeur s’est montré d’une élégance, d’unegrâce merveilleuses. Il a fait prendre des clichés pour lecinématographe.

Quatrefeuilles ne fut pas trop surpris decette description. Il savait que le professeur Quillebœuf opéraitdans le luxe et les plaisirs ; il serait allé lui demander sachemise, s’il n’avait vu quelques jours auparavant l’illustrechirurgien inconsolable de n avoir pas opéré les deux plus grandescélébrités du jour, l’empereur d’Allemagne qui venait de se faireenlever un kyste par le professeur Hilmacher, et la naine desFolies-Bergère qui, ayant avalé un cent de clous, ne voulait pasqu’on lui ouvrît l’estomac et prenait de l’huile de ricin.

Saint-Sylvain, s’arrêtant à la devanture dumagasin de musique, contempla le buste de Sigismond Dux et poussaun grand cri.

– Le voilà, celui que nous cherchons ! levoilà, l’homme heureux !

Le buste, très ressemblant, offrait des traitsréguliers et nobles, une de ces figures harmonieuses et pleines,qui ont l’air d’un globe du monde. Bien que très chauve et déjàvieux, le grand compositeur y paraissait aussi charmant quemagnifique. Son crâne s’arrondissait comme un dôme d’église, maisson nez un peu gros se plantait au-dessous avec une robustesseamoureuse et profane ; une barbe, coupée aux ciseaux, nedissimulait pas des lèvres charnues, une bouche aphrodisiaque etbachique. Et c’était bien l’image de ce génie qui compose lesoratorios les plus pieux, la musique de théâtre la plus passionnéeet la plus sensuelle.

– Comment, poursuivit Saint-Sylvain,n’avons-nous pas pensé à Sigismond Dux qui jouit si pleinement deson immense gloire, habile à en saisir tous les avantages et toutjuste assez fou pour s’épargner la contrainte et l’ennui d’unehaute position, le plus spiritualiste et le plus sensuel desgénies, heureux comme un dieu, tranquille comme une bête, joignantdans ses innombrables amours à la délicatesse la plus exquise lecynisme le plus brutal ?

– C’est, dit Quatrefeuilles, un richetempérament. Sa chemise ne pourra que faire du bien à Sa Majesté.Allons la quérir.

Ils furent introduits dans un hall vaste etsonore comme une salle de café-concert. Un orgue, élevé de troismarches, couvrait un pan de la muraille de son buffet aux tuyauxsans nombre. Coiffé d’un bonnet de doge, vêtu d’une dalmatique debrocart, Sigismond Dux improvisait des mélodies et sous ses doigtsnaissaient des sons qui troublaient les âmes et faisaient fondreles cœurs. Sur les trois marches tendues de pourpre, une troupe defemmes couchées, magnifiques ou charmantes, longues, minces etserpentines, ou rondes, drues, d’une splendeur massive, touteségalement belles de désir et d’amour, ardentes et pâmées, setordaient à ses pieds. Dans tout le hall, une foule frémissante dejeunes américaines, de financiers israélites, de diplomates, dedanseuses, de cantatrices, de prêtres catholiques, anglicans etbouddhistes, de princes noirs, d’accordeurs de pianos, dereporters, de poètes lyriques, d’impresarii, de photographes,d’hommes habillés en femmes et de femmes habillées en hommes,pressés, confondus, amalgamés, ne formaient qu’une seule masseadorante, au-dessus de laquelle, grimpées aux colonnes, à chevalsur les candélabres, pendues aux lustres, s’agitaient de jeunes etagiles dévotions. Ce peuple immense nageait dans l’ivresse :c’était ce qu’on appelait une matinée intime.

L’orgue se tut. Une nuée de femmes enveloppale maître qui, par moments, en sortait à demi, comme un astrelumineux, pour s’y replonger aussitôt. Il était doux, câlin,lascif, glissant. Aimable, pas plus fat qu’il ne fallait, grandcomme le monde et mignon comme un amour, en souriant, il montraitdans sa barbe grise des dents de jeune enfant et disait à toutesdes choses faciles et jolies qui les enchantaient, et qu’on nepouvait retenir tant elles étaient ténues, de sorte que le charmeen demeurait tout entier, embelli de mystère. Il était pareillementaffable et bon avec les hommes et, voyant Saint-Sylvain, ill’embrassa trois fois et lui dit qu’il l’aimait chèrement. Lesecrétaire du roi ne perdit pas de temps : il lui demanda deuxmots d’entretien confidentiel de la part du roi et, lui ayantexpliqué sommairement de quelle importante mission il était chargé,il lui dit : – Maître, donnez-moi votre che…

Il s’arrêta, voyant les traits de SigismondDux subitement décomposés.

Un orgue de barbarie s’était mis à moudre dansla rue la Polka des Jonquilles. Et, dès les premièresmesures, le grand homme avait pâli. Cette Polka desJonquilles, le caprice de la saison, était d’un pauvre violonde bastringue, nommé Bouquin, obscur et misérable. Et le maîtrecouronné de quarante ans de gloire et d’amour ne pouvait souffrirqu’un peu de louange s’égarât sur Bouquin ; il en ressentaitcomme une insupportable offense. Dieu lui-même est jaloux ets’afflige de l’ingratitude des hommes. Sigismond Dux ne pouvaitentendre la Polka des Jonquilles sans tomber malade. Ilquitta brusquement Saint Sylvain, la foule de ses adorateurs, lemagnifique troupeau de ses femmes pâmées et courut dans son cabinetde toilette vomir une cuvette de bile.

– Il est à plaindre, soupiraSaint-Sylvain.

Et, tirant Quatrefeuilles par ses basques, ilfranchit le seuil du musicien malheureux.

XII SI LE VICE EST UNE VERTU

Durant quatorze mois, du matin au soir et dusoir au matin, ils fouillèrent la ville et les environs, observant,examinant, interrogeant en vain. Le roi, dont les forcesdiminuaient de jour en jour et qui se faisait maintenant une idéede la difficulté d’une semblable recherche, donna l’ordre à sonministre de l’Intérieur d’instituer une commission extraordinaire,chargée, sous la direction de MM. Quatrefeuilles,Chaudesaigues, Saint Sylvain et Froidefond, de procéder, avecpleins pouvoirs, à une enquête secrète sur les personnes heureusesdu royaume. Le préfet de police, déférant à l’invitation duministre, mit ses plus habiles agents au service des commissaireset bientôt, dans la capitale, les heureux furent recherchés avecautant de zèle et d’ardeur que, dans les autres pays, lesmalfaiteurs et les anarchistes. Un citoyen passait-il pour fortuné,aussitôt il était dénoncé, épié, filé. Deux agents de la préfecturetraînaient, à toute heure, de long en large, leurs gros souliersferrés sous les fenêtres des gens suspects de bonheur. Un homme dumonde louait-il une loge à l’Opéra, il était mis aussitôt ensurveillance. Un propriétaire d’écurie, dont le cheval gagnait unecourse, était gardé à vue. Dans toutes les maisons de rendez-vousun employé de la préfecture, installé au bureau, prenait note desentrées. Et, sur l’observation de M. le préfet de police, quela vertu rend heureux, les personnes bienfaisantes, les fondateursd’œuvres charitables, les généreux donateurs, les épousesdélaissées et fidèles, les citoyens signalés pour des actes dedévouement, les héros, les martyrs étaient également dénoncés etsoumis à de minutieuses enquêtes.

Cette surveillance pesait sur toute laville ; mais on en ignorait absolument la raison. Quatrefeuilles et Saint-Sylvain n’avaient confié à personne qu’ilscherchaient une chemise fortunée, de peur, comme nous l’avons dit,que des gens ambitieux ou cupides, feignant de jouir d’une félicitéparfaite, ne livrassent au roi, comme heureux, un vêtement dedessous tout imprégné de misères, de chagrins et de soucis. Lesmesures extraordinaires de la police semaient l’inquiétude dans leshautes classes et l’on signalait une certaine fermentation dans laville. Plusieurs dames très estimées se trouvèrent compromises etdes scandales éclatèrent.

La commission se réunissait tous les matins àla Bibliothèque royale, sous la présidence deM. de Quatrefeuilles, avec l’assistance de MM. Trouet Boncassis, conseillers d’État en service extraordinaire. Elleexaminait, à chaque séance, quinze cents dossiers en moyenne. Aprèsune session de quatre mois, elle n’avait pas encore surprisl’indice d’un homme heureux.

Comme le président Quatrefeuilles s’enlamentait :

– Hélas, s’écria M. Boncassis, les vicesfont souffrir, et tous les hommes ont des vices.

– Je n’en ai pas moi, soupiraM. Chaudesaigues, et j’en suis au désespoir. La vie sans vicen’est que langueur, abattement et tristesse. Le vice est l’uniquedistraction qu’on puisse goûter en ce monde ; le vice est lecoloris de l’existence, le sel de l’âme, l’étincelle de l’esprit.Que dis-je, le vice est la seule originalité, la seule puissancecréatrice de l’homme ; il est l’essai d’une organisation de lanature contre la nature, de l’intronisation du règne humainau-dessus du règne animal, d’une création humaine contre lacréation anonyme, d’un monde conscient dans l’inconscienceuniverselle ; le vice est le seul bien propre à l’homme, sonréel patrimoine, sa vraie vertu au sens propre du mot, puisquevertu est le fait de l’homme (virtus, vir).

« J’ai essayé de m’en donner ; jen’ai pas pu : il y faut du génie, il y faut un beau naturel.Un vice affecté n’est pas un vice.

– Ah çà ! demanda Quatrefeuilles,qu’appelez-vous vice ?

– J’appelle vice une disposition habituelle àce que le nombre considère comme anormal et mauvais, c’est-à-direla morale individuelle, la force individuelle, la vertuindividuelle, la beauté, la puissance, le génie.

– A la bonne heure ! dit le conseillerTrou, il ne s’agit que de s’entendre.

Mais Saint-Sylvain combattit vivementl’opinion du bibliothécaire.

– Ne parlez donc pas de vices, lui dit-il,puisque vous n’en avez pas. Vous ne savez pas ce que c’est. J’enai, moi : j’en ai plusieurs et je vous assure que j’en tiremoins de satisfaction que de désagrément. Il n’y a rien de péniblecomme un vice. On se tourmente, on s’échauffe, on s’épuise à lesatisfaire, et, dès qu’il est satisfait, on éprouve un immensedégoût.

– Vous ne parleriez pas ainsi, monsieur,répliqua Chaudesaigues, si vous aviez de beaux vices, des vicesnobles, fiers, impérieux, très hauts, vraiment vertueux. Mais vousn’avez que de petits vices peureux, arrogants et ridicules. Vousn’êtes pas, monsieur, un grand contempteur des dieux.

Saint-Sylvain se sentit d’abord piqué de cepropos, mais le bibliothécaire lui représenta qu’il n’y avait lànulle offense. Saint-Sylvain en convint de bonne grâce et fit aveccalme et fermeté cette réflexion :

– Hélas ! la vertu comme le vice, le vicecomme la vertu est effort, contrainte, lutte, peine, travail,épuisement. Voilà pourquoi nous sommes tous malheureux.

Mais le président Quatrefeuilles se plaignitque sa tête allait éclater.

– Messieurs, dit-il, ne raisonnons donc point.Nous ne sommes pas faits pour cela.

Et il leva la séance.

Il en fut de cette commission du bonheur commede toutes les commissions parlementaires et extraparlementairesréunies dans tous les temps et dans tous les pays : ellen’aboutit à rien, et, après avoir siégé cinq ans, se sépara sansavoir apporté aucun résultat utile.

Le roi n’allait pas mieux. La neurasthénie,semblable au Vieillard des mers, prenait pour le terrasser desformes diversement terribles. Il se plaignait de sentir tous sesorganes, devenus erratiques, se mouvoir sans cesse dans son corpset se transporter à des places inaccoutumées, le rein au gosier, lecœur au mollet, les intestins dans le nez, le foie dans la gorge,le cerveau dans le ventre.

– Vous n’imaginez pas, ajoutait-il, combiences sensations sont pénibles et jettent de confusion dans lesidées.

– Sire, je le conçois d’autant mieux, réponditQuatrefeuilles, que dans ma jeunesse il m’arrivait souvent que leventre me remontait jusque dans le cerveau, et cela donnait à mesidées la tournure qu’on peut se figurer. Mes études demathématiques en ont bien souffert.

Plus Christophe ressentait de mal, plus ilréclamait ardemment la chemise qui lui était prescrite.

XIII M. LE CURÉ MITON

– J’en reviens à croire, dit Saint-Sylvain àQuatrefeuilles, que, si nous n’avons pas trouvé, c’est que nousavons mal cherché. Décidément, je crois à la vertu et je crois aubonheur. Ils sont inséparables. Ils sont rares ; ils secachent. Nous les découvrirons sous d’humbles toits au fond descampagnes. Si vous m’en croyez, nous les chercherons de préférencedans cette région mon tueuse et rude qui est notre Savoie et notreTyrol.

Quinze jours plus tard, ils avaient parcourusoixante villages de la montagne, sans rencontrer un homme heureux.Toutes les misères qui désolent les villes, ils les retrouvaientdans ces hameaux, où la rudesse et l’ignorance des hommes lesrendaient encore plus dures. La faim et l’amour, ces deux fléaux dela nature, y frappaient les malheureux humains à coups plus fortset plus pressés. Ils virent des maîtres avares, des maris jaloux,des femmes menteuses, des servantes empoisonneuses, des valetsassassins, des pères incestueux, des enfants qui renversaient lahuche sur la tête de l’aïeul, sommeillant à l’angle du foyer. Cespaysans ne trouvaient de plaisir que dans l’ivresse ; leurjoie même était brutale, leurs jeux cruels. Leurs fêtes seterminaient en rixes sanglantes.

A mesure qu’ils les observaient davantage,Quatrefeuilles et Saint-Sylvain reconnaissaient que les mœurs deces hommes ne pouvaient être ni meilleures ni plus pures, que laterre avare les rendait avares, qu’une dure vie les endurcissaitaux maux d’autrui comme aux leurs, que s’ils étaient jaloux,cupides, faux, menteurs, sans cesse occupés à se tromper les unsles autres, c’était l’effet naturel de leur indigence et de leurmisère.

– Comment, se demandait Saint-Sylvain, ai j epu croire un seul moment que le bonheur habite sous lechaume ? Ce ne peut être que l’effet de l’instructionclassique. Virgile, dans son poème administratif, intitulé lesGéorgiques, dit que les agriculteurs seraient heureuxs’ils connaissaient leur bonheur. Il avoue donc qu’ils n’en ontpoint connaissance. En fait, il écrivait par l’ordre d’Auguste,excellent gérant de l’Empire, qui avait peur que Rome manquât depain et cherchait à repeupler les campagnes. Virgile savait commetout le monde que la vie du paysan est pénible. Hésiode en a faitun tableau affreux.

– Il y a un fait certain, dit Quatrefeuilles,c’est que, dans toutes les contrées, les garçons et les filles dela campagne n’ont qu’une envie : se louer à la ville. Sur lelittoral, les filles rêvent d’entrer dans des usines de sardines.Dans les pays de charbon les jeunes paysans ne songent qu’à descendre dans la mine.

Un homme, dans ces montagnes, montrait, aumilieu des fronts soucieux et des visages renfrognés, son sourireingénu. Il ne savait ni travailler la terre ni conduire lesanimaux ; il ne savait rien de ce que savent les autreshommes, il tenait des propos dénués de sens et chantait toute lajournée un petit air qu’il n’achevait jamais. Tout le ravis sait.Il était partout aux anges. Son habit était fait de morceaux detoutes les couleurs, bizarre ment assembles. Les enfants lesuivaient en se moquant ; mais, comme il passait pour porterbonheur, on ne lui faisait pas de mal et on lui donnait le peu dontil avait besoin. C’était Hurtepoix, l’innocent. Il mangeait auxportes, avec les petits chiens, cl couchait dans les granges.

Observant qu’il était heureux et soupçonnantque ce n’était pas sans des raisons profondes que les gens de lacontrée le tenaient pour un porte-bonheur, Saint-Sylvain, après delongues réflexions, le chercha pour lui tirer sa chemise. Il letrouva prosterné, tout en pleurs, sous e porche de l’église.Hurtepoix venait d’apprendre la mort de Jésus-Christ, mis en croixpour le salut des hommes.

Descendus dans un village dont le maire étaitcabaretier, les deux officiers du roi le firent boire avec eux ets’enquirent si, d’aventure, il ne connaissait pas un hommeheureux.

– Messieurs, leur répondit-il, allez dans cevillage dont vous voyez, à l’autre versant de la vallée, lesmaisons blanches pendues au flanc de la montagne, et présentez-vousau curé Miton ; il vous recevra très bien et vous serez enprésence d’un homme heureux et qui mérite sa félicite. Vous aurezfait la route en deux heures.

Le maire offrit de leur louer des chevaux. Ilspartirent après leur déjeuner.

Un jeune homme qui suivait le même chemin,monté sur un meilleur cheval, les rejoignit au premier lacet. Ilavait la mine ouverte, un air de joie et de santé. Ils lièrentconversation avec lui.

Ayant appris d’eux qu’ils se rendaient chez lecuré Miton :

– Faites-lui bien mes compliments. Moi, jevais un peu plus haut, à la Sizeraie, où j’habite, au milieu debeaux pâturages. J’ai hâte d’y arriver.

Il leur conta qu’il avait épousé la plusaimable et la meilleure des femmes, qu’elle lui avait donne deuxenfants beaux comme le jour, un garçon et une fille.

– Je viens du chef-lieu, ajouta-t-il sur unton d’allégresse, et j’en rapporte de belles robes en pièces, avecdes patrons et des gravures de modes ou l’on voit l’effet ducostume. Alice (c’est le nom de ma femme) ne se doute pas du cadeauque je lui destine. Je lui remettrai les paquets tout enveloppés etj’aurai le plaisir de voir ses jolis doigts impatients s’agacer àdéfaire les ficelles. Elle sera bien contente ; ses yeux ravisse lèveront sur moi, pleins d’une fraîche lumière et ellem’embrassera. Nous sommes heureux, mon Alice et moi. Depuis quatreans que nous sommes mariés, nous nous aimons chaque jour davantage.Nous avons les plus grasses prairies de la contrée. Nos domestiquessont heureux aussi ; ils sont braves à faucher et à danser. Ilfaut venir chez nous un dimanche, messieurs : vous boirez denotre petit vin blanc et vous regarderez danser les plus gracieusesfilles et les plus vigoureux gars du pays, qui vous enlèvent leurdanseuse et la font voler comme une plume. Notre maison est à unedemi-heure d’ici. On tourne à droite, entre ces deux rochers quevous voyez a cinquante pas devant vous et qu’on appelle lesPieds-du-Chamois ; on passe un pont de bois jeté sur untorrent et l’on traverse le petit bois de pins qui nous garantit duvent du nord. Dans moins d’une demi-heure, je retrouverai ma petitefamille et nous serons tous quatre bien contents.

– Il faut lui demander sa chemise, dit toutbas Quatrefeuilles à Saint-Sylvain ; je suppose qu’elle vautbien celle du curé Miton.

–Je le suppose aussi, réponditSaint-Sylvain.

Au moment où ils échangeaient ces propos, uncavalier déboucha entre les Pieds-du- Chamois, et s’arrêta sombreet muet devant les voyageurs.

Reconnaissant un de ses métayers :

– Qu’est-ce, Ulric ? demanda le jeunemaître.

Ulric ne répondit pas.

– Un malheur ? parle !

– Monsieur, votre épouse, impatiente de vousrevoir, a voulu aller au-devant de vous. Le pont de bois s’estrompu et elle s’est noyée dans le torrent avec ses deuxenfants.

Laissant le jeune montagnard fou de douleur,ils se rendirent chez M. Miton, et furent reçus au presbytèredans une chambre qui servait au curé de parloir et debibliothèque ; il y avait là, sur des tablettes de sapin, unmillier de volumes et, contre les murs blanchis à la chaux, desgravures anciennes d’après des paysages de Claude Lorrain et duPoussin ; tout y révélait une culture et des habitudesd’esprit qu’on ne rencontre pas d ordinaire dans un presbytère devillage. Le curé Miton, entre deux âges, avait l’air intelligent etbon.

A ses deux visiteurs, qui feignaient devouloir s’établir dans le pays, il vanta le climat, la fertilité,la beauté de la vallée. Il leur offrit du pain blanc, des fruits,du fromage et du lait. Puis il les mena dans son potager qui étaitd’une fraîcheur et d’une propreté charmantes ; sur le mur quirecevait le soleil les espaliers allongeaient leurs branches avecune exactitude géométrique ; les quenouilles des arbresfruitiers s’élevaient à égale distance les unes des autres, bienrégulières et bien fournies.

– Vous ne vous ennuyez jamais, monsieur lecuré ? demanda Quatrefeuilles.

– Le temps me paraît court entre mabibliothèque et mon jardin, répondit le prêtre. Pour tranquille etpaisible qu’elle soit, ma vie n’en est pas moins active etlaborieuse. Je célèbre les offices, je visite les malades et lesindigents, je confesse mes paroissiens et mes paroissiennes. Lespauvres créatures n’ont pas beaucoup de péchés à dire ; puisje m’en plaindre ? Mais elles les disent longuement. Il mefaut réserver quelque temps pour préparer mes prônes et mescatéchismes : mes catéchismes surtout me donnent de la peine,bien que je les fasse depuis plus de vingt ans. Il est si grave deparler aux enfants : ils croient tout ce qu’on leur dit. J’aiaussi mes heures de distraction. Je fais des promenades ; cesont toujours les mêmes et elles sont infiniment variées.

Un paysage change avec les saisons, avec lesjours, avec les heures, avec les minutes ; il est toujoursdivers, toujours nouveau. Je passe agréablement les longues soiréesde la mauvaise saison avec de vieux amis, le pharmacien, lepercepteur et le juge de paix. Nous faisons de la musique.

– Morine, ma servante, excelle à cuire leschâtaignes ; nous nous en régalons. Qu’y a- t-il de meilleurau goût que des châtaignes, avec un verre de vin blanc ?

– Monsieur, dit Quatrefeuilles à ce bon curé,nous sommes au service du roi. Nous venons vous demander de nousfaire une déclaration qui sera pour le pays et pour le monde entierd’une grande conséquence. Il y va de la santé et peut être de lavie du monarque. C’est pourquoi nous vous prions d’excuser notrequestion, si étrange et si indiscrète qu’elle vous paraisse, et d’yrépondre sans réserve ni réticence aucune. Monsieur le curé,êtes-vous heureux ?

M. Miton prit la main de Quatrefeuilles,la pressa et dit d’une voix à peine perceptible.

– Mon existence est une torture. Je vis dansun perpétuel mensonge. Je ne crois pas.

Et deux larmes roulèrent de ses yeux,

XIV UN HOMME HEUREUX

Après avoir toute année vainement parcouru leroyaume, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain se rendirent au château deFontblande où le roi s’était fait transporter pour jouir de lafraîcheur des bois. Ils le trouvèrent dans un état de prostrationdont s’alarmait la Cour.

Les invités ne logeaient pas dans ce châteaude Fontblande, qui n’était guère qu’un pavillon de chasse. Lesecrétaire des commandements et le premier écuyer avaient prislogis au village et, chaque jour, ils se rendaient sous bois auprèsdu souverain. Durant le trajet ils rencontraient sou vent un petithomme qui logeait dans un grand platane creux de la forêt. Il senommait Mousque et n’était pas beau avec sa face camuse, sespommettes saillantes et son large nez aux narines toutes rondes.Mais ses dents carrées que ses lèvres rouges découvraient dans unrire fréquent, donnaient de l’éclat et de l’agrément à sa figuresauvage. Comment s’était-il emparé du grand platane creux, personnene le savait ; mais il s’y était fait une chambre bien propre,et munie de tout ce qui lui était nécessaire. A vrai dire il luifallait peu. Il vivait de la forêt et de l’étang, et vivait trèsbien. On lui pardonnait l’irrégularité de sa condition parce qu’ilrendait des services et savait plaire. Quand les dames du châteause promenaient en voiture dans la forêt, il leur offrait, dans descorbeilles d’osier, qu’il avait lui même tressées, des rayons demiel, des fraises Les bois ou le fruit amer et sucré du cerisierdes oiseaux. Il était toujours prêt à donner un coup d’épaule auxcharrois embourbés et aidait à rentrer les foins quand le tempsmenaçait. Sans se fatiguer, il en faisait plus qu’un autre. Saforce et son agilité étaient extraordinaires. Il brisait de sesmains la mâchoire d’un loup, attrapait un lièvre à la course etgrimpait aux arbres comme un chat. Il faisait pour amuser lesenfants des flûtes de roseau, des petits moulins à vent et desfontaines d’Hiéron.

Quatrefeuilles et Saint-Sylvain entendaientsouvent dire, dans le village : « Heureux commeMousque. » Ce proverbe frappa leur esprit et un jour, passantsous le grand platane creux, ils virent Mousque qui jouait avec unjeune mopse et paraissait aussi content que le chien. Ilss’avisèrent de lui demander s’il était heureux.

Mousque ne put répondre, faute d’avoirréfléchi sur le bonheur. Ils lui apprirent en gros et simplement ceque c’était. Et, après y avoir songé un moment, il répondit qu’ill’avait.

A cette réponse, Saint-Sylvain s’écriaimpétueusement :

– Mousque, nous te procurerons tout ce que tupeux désirer, de l’or, un palais, des sabots neufs, tout ce que tuvoudras ; donne-nous ta chemise. Sa bonne figure exprima nonle regret et la déception, qu’il était bien incapabled’éprouver ; mais une grande surprise. Il fit signe qu’il nepouvait donner ce qu’on lui demandait. Il n’avait pas dechemise.

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