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Les soeurs Rondoli

Les soeurs Rondoli

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Les soeurs Rondoli

1.

– Non, dit Pierre Jouvenet, je ne connais pas l’Italie, et pourtant j’ai tenté deux fois d’y pénétrer, mais je me suis trouvé arrêté à la frontière de telle sorte qu’il m’a toujours été impossible de m’avancer plus loin. Et pourtant ces deux tentatives m’ont donné une idée charmante des mœurs de ce beau pays. Il me reste à connaître les villes, les musées, les chefs-d’œuvre dont cette terre est peuplée. J’essayerai de nouveau, au premier jour,de m’aventurer sur ce territoire infranchissable.

– Vous ne comprenez pas ? – Je m’explique.

C’est en 1874 que le désir me vint de voir Venise, Florence,Rome et Naples. Ce goût me prit vers le 15 juin, alors que la sève violente du printemps vous met au cœur des ardeurs de voyage et d’amour.

Je ne suis pas voyageur cependant. Changer de place me paraît une action inutile et fatigante. Les nuits en chemin de fer, le sommeil secoué des wagons avec des douleurs dans la tête et des courbatures dans les membres, les réveils éreintés dans cette boîteroulante, cette sensation de crasse sur la peau, ces saletésvolantes qui vous poudrent les yeux et le poil, ce parfum decharbon dont on se nourrit, ces dîners exécrables dans le courantd’air des buffets sont, à mon avis, de détestables commencementspour une partie de plaisir.

Après cette introduction du Rapide, nous avons les tristesses del’hôtel, du grand hôtel plein de monde et si vide, la chambreinconnue, navrante, le lit suspect ! – Je tiens à mon lit plusqu’à tout. Il est le sanctuaire de la vie. On lui livre nue sachair fatiguée pour qu’il la ranime et la repose dans la blancheurdes draps et dans la chaleur des duvets.

C’est là que nous trouvons les plus douces heures del’existence, les heures d’amour et de sommeil. Le lit est sacré. Ildoit être respecté, vénéré par nous, et aimé comme ce que nousavons de meilleur et de plus doux sur la terre.

Je ne puis soulever le drap d’un lit d’hôtel sans un frisson dedégoût. Qu’a-t-on fait là dedans, l’autre nuit ? Quels gensmalpropres, répugnants ont dormi sur ces matelas. Et je pense àtous les êtres affreux qu’on coudoie chaque jour, aux vilainsbossus, aux chairs bourgeonneuses, aux mains noires, qui fontsonger aux pieds et au reste. Je pense à ceux dont la rencontrevous jette au nez des odeurs écœurantes d’ail ou d’humanité. Jepense aux difformes, aux purulents, aux sueurs des malades, àtoutes les laideurs et à toutes les saletés de l’homme.

Tout cela a passé dans ce lit où je vais dormir. J’ai mal aucœur en glissant mon pied dedans.

Et les dîners d’hôtel, les longs dîners de table d’hôte aumilieu de toutes ces personnes assommantes ou grotesques ; etles affreux dîners solitaires à la petite table du restaurant enface d’une pauvre bougie coiffée d’un abat-jour.

Et les soirs navrants dans la cité ignorée ?Connaissez-vous rien de plus lamentable que la nuit qui tombe surune ville étrangère ? On va devant soi au milieu d’unmouvement, d’une agitation qui semblent surprenants comme ceux desonges. On regarde ces figures qu’on n’a jamais vues, qu’on nereverra jamais ; on écoute ces voix parler de choses qui voussont indifférentes, en une langue qu’on ne comprend même point. Onéprouve la sensation atroce de l’être perdu. On a le cœur serré,les jambes molles, l’âme affaissée. On marche comme si on fuyait,on marche pour ne pas rentrer dans l’hôtel où on se trouverait plusperdu encore parce qu’on y est chez soi, dans le chez soi payé detout le monde, et on finit par tomber sur la chaise d’un caféilluminé, dont les dorures et les lumières vous accablent millefois plus que les ombres de la rue. Alors, devant le bock baveuxapporté par un garçon qui court, on se sent si abominablement seulqu’une sorte de folie vous saisit, un besoin de partir, d’allerautre part, n’importe où, pour ne pas rester là, devant cette tablede marbre et sous ce lustre éclatant. Et on s’aperçoit soudainqu’on est vraiment et toujours et partout seul au monde, mais que,dans les lieux connus, les coudoiements familiers vous donnentseulement l’illusion de la fraternité humaine. C’est en ces heuresd’abandon, de noir isolement dans les cités lointaines qu’on penselargement, clairement, et profondément. C’est alors qu’on voit bientoute la vie d’un seul coup d’œil en dehors de l’optiqued’espérance éternelle, en dehors de la tromperie des habitudesprises et de l’attente du bonheur toujours rêvé.

C’est en allant loin qu’on comprend bien comme tout est procheet court et vide ; c’est en cherchant l’inconnu qu’ons’aperçoit bien comme tout est médiocre et vite fini ; c’esten parcourant la terre qu’on voit bien comme elle est petite etsans cesse à peu près pareille.

Oh ! les soirées sombres de marche au hasard par des ruesignorées, je les connais. J’ai plus peur d’elles que de tout.

Aussi comme je ne voulais pour rien partir seul en ce voyaged’Italie je décidai à m’accompagner mon ami Paul Pavilly.

Vous connaissez Paul. Pour lui, le monde, la vie, c’est lafemme. Il y a beaucoup d’hommes de cette race-là. L’existence luiapparaît poétisée, illuminée par la présence des femmes. La terren’est habitable que parce qu’elles y sont ; le soleil estbrillant et chaud parce qu’il les éclaire. L’air est doux àrespirer parce qu’il glisse sur leur peau et fait voltiger lescourts cheveux de leurs tempes. La lune est charmante parce qu’elleleur donne à rêver et qu’elle prête à l’amour un charme langoureux.Certes tous les actes de Paul ont les femmes pour mobile ;toutes ses pensées vont vers elles, ainsi que tous ses efforts ettoutes ses espérances.

Un poète a flétri cette espèce d’hommes :

Je déteste surtout le barde à l’œil humide

Qui regarde une étoile en murmurant un nom,

Et pour qui la nature immense serait vide

S’il ne portait en croupe ou Lisette ou Ninon.

Ces gens-là sont charmants qui se donnent la peine,

Afin qu’on s’intéresse à ce pauvre univers,

D’attacher des jupons aux arbres de la plaine

Et la cornette blanche au front des coteaux verts.

Certes ils n’ont pas compris tes musiques divines,

Éternelle Nature aux frémissantes voix,

Ceux qui ne vont pas seuls par les creuses ravine

Et rêvent d’une femme au bruit que font les bois !

Quand je parlai à Paul de l’Italie, il refusa d’abord absolumentde quitter Paris, mais je me mis à lui raconter des aventures devoyage, je lui dis comme les Italiennes passent pourcharmantes ; je lui fis espérer des plaisirs raffinés, àNaples, grâce à une recommandation que j’avais pour un certainsignore Michel Amoroso dont les relations sont fort utiles auxvoyageurs ; et il se laissa tenter.

2.

Nous prîmes le Rapide un jeudi soir, le 26 juin. On ne va guèredans le Midi à cette époque ; nous étions seuls dans le wagon,et de mauvaise humeur tous les deux, ennuyés de quitter Paris,déplorant d’avoir cédé à cette idée de voyage, regrettant Marly sifrais, la Seine si belle, les berges si douces, les bonnes journéesde flâne dans une barque, les bonnes soirées de somnolence sur larive, en attendant la nuit qui tombe.

Paul se cala dans son coin, et déclara, dès que le train se futmis en route : « C’est stupide d’aller là-bas. »

Comme il était trop tard pour qu’il changeât d’avis, jerépliquai : « Il ne fallait pas venir. »

Il ne répondit point. Mais une envie de rire me prit en leregardant tant il avait l’air furieux. Il ressemble certainement àun écureuil. Chacun de nous d’ailleurs garde dans les traits, sousla ligne humaine, un type d’animal, comme la marque de sa raceprimitive. Combien de gens ont des gueules de bulldog, des têtes debouc, de lapin, de renard, de cheval, de bœuf ! Paul est unécureuil devenu homme. Il a les yeux vifs de cette bête, son poilroux, son nez pointu, son corps petit, fin, souple et remuant, etpuis une mystérieuse ressemblance dans l’allure générale. Quesais-je ? une similitude de gestes, de mouvements, de tenuequ’on dirait être du souvenir.

Enfin nous nous endormîmes tous les deux de ce sommeil bruissantde chemin de fer que coupent d’horribles crampes dans les bras etdans le cou et les arrêts brusques du train.

Le réveil eut lieu comme nous filions le long du Rhône. Etbientôt le cri continu des cigales entrant par la portière, ce criqui semble la voix de la terre chaude, le chant de la Provence,nous jeta dans la figure, dans la poitrine, dans l’âme la gaiesensation du Midi, la saveur du sol brûlé, de la patrie pierreuseet claire de l’olivier trapu au feuillage vert de gris.

Comme le train s’arrêtait encore, un employé se mit à courir lelong du convoi en lançant un Valence sonore, un vrai Valence avecl’accent, avec tout l’accent, un Valence enfin qui nous fit passerde nouveau dans le corps ce goût de Provence que nous avait déjàdonné la note grinçante des cigales.

Jusqu’à Marseille, rien de nouveau.

Nous descendîmes au buffet pour déjeuner.

Quand nous remontâmes dans notre wagon une femme y étaitinstallée.

Paul me jeta un coup d’œil ravi ; et, d’un geste machinal,il frisa sa courte moustache, puis, soulevant un peu sa coiffure,il glissa, comme un peigne, ses cinq doigts ouverts dans sescheveux fort dérangés par cette nuit de voyage. Puis il s’assit enface de l’inconnue.

Chaque fois que je me trouve, soit en route, soit dans le monde,devant un visage nouveau j’ai l’obsession de deviner quelle âme,quelle intelligence, quel caractère se cachent derrière cestraits.

C’était une jeune femme, toute jeune et jolie, une fille du Midiassurément. Elle avait des yeux superbes, d’admirables cheveuxnoirs, ondulés, un peu crêpelés, tellement touffus, vigoureux etlongs, qu’ils semblaient lourds, qu’ils donnaient rien qu’à lesvoir la sensation de leur poids sur la tête. Vêtue avec élégance etun certain mauvais goût méridional, elle semblait un peu commune.Les traits réguliers de sa face n’avaient point cette grâce, cefini des races élégantes, cette délicatesse légère que les filsd’aristocrates reçoivent en naissant et qui est comme la marquehéréditaire d’un sang moins épais.

Elle portait des bracelets trop larges pour être en or, desboucles d’oreilles ornées de pierres transparentes trop grossespour être des diamants ; et elle avait dans toute sa personneun je ne sais quoi de peuple. On devinait qu’elle devait parlertrop fort, crier en toute occasion avec des gestes exubérants.

Le train partit.

Elle demeurait immobile à sa place, les yeux fixés devant elledans une pose renfrognée de femme furieuse. Elle n’avait pas mêmejeté un regard sur nous.

Paul se mit à causer avec moi, disant des choses apprêtées pourproduire de l’effet, étalant une devanture de conversation pourattirer l’intérêt comme les marchands étalent en montre leursobjets de choix pour éveiller le désir.

Mais elle semblait ne pas entendre.

« Toulon ! dix minutes d’arrêt ! Buffet ! » crial’employé.

Paul me fit signe de descendre, et, sitôt sur le quai : «Dis-moi, qui ça peut bien être ? »

Je me mis à rire : « Je ne sais pas, moi. Ça m’est bien égal.»

Il était fort allumé : « Elle est rudement jolie et fraîche, lagaillarde ! Quels yeux ! Mais elle n’a pas l’air content.Elle doit avoir des embêtements ; elle ne fait attention àrien. »

Je murmurai : « Tu perds tes frais. »

Mais il se fâcha : « Je ne fais pas de frais, mon cher ; jetrouve cette femme très jolie, voilà tout. Si on pouvait luiparler ! Mais que lui dire ? Voyons, tu n’as pas uneidée, toi ? Tu ne soupçonnes pas qui ça peut être ?

– Ma foi, non. Cependant je pencherais pour une cabotine quirejoint sa troupe après une fuite amoureuse. »

Il eut l’air froissé, comme si je lui avais dit quelque chose deblessant, et il reprit : « À quoi vois-tu ça ? Moi je luitrouve au contraire l’air très comme il faut. »

Je répondis : « Regarde les bracelets, mon cher, et les bouclesd’oreilles, et la toilette. Je ne serais pas étonné non plus que cefût une danseuse, ou peut-être même une écuyère, mais plutôt unedanseuse. Elle a dans toute sa personne quelque chose qui sent lethéâtre. »

Cette idée le gênait décidément : « Elle est trop jeune, moncher, elle a à peine vingt ans.

– Mais, mon bon, il y a bien des choses qu’on peut faire avantvingt ans, la danse et la déclamation sont de celles-là, sanscompter d’autres encore qu’elle pratique peut-être uniquement.

– Les voyageurs pour l’express de Nice, Vintimille, envoiture ! » criait l’employé.

Il fallait remonter. Notre voisine mangeait une orange.Décidément elle n’était pas d’allure distinguée. Elle avait ouvertson mouchoir sur ses genoux ; et sa manière d’arracher la peaudorée, d’ouvrir la bouche pour saisir les quartiers entre seslèvres, de cracher les pépins par la portière révélait toute uneéducation commune d’habitudes et de gestes.

Elle semblait d’ailleurs plus grinchue que jamais, et elleavalait rapidement son fruit avec un air de fureur tout à faitdrôle.

Paul la dévorait du regard, cherchant ce qu’il fallait fairepour éveiller son attention, pour remuer sa curiosité. Et il seremit à causer avec moi, donnant jour à une procession d’idéesdistinguées, citant familièrement des noms connus. Elle ne prenaitnullement garde à ses efforts.

On passa Fréjus, Saint-Raphaël. Le train courait dans ce jardin,dans ce paradis des roses, dans ce bois d’orangers et decitronniers épanouis qui portent en même temps leurs bouquetsblancs et leurs fruits d’or, dans ce royaume des parfums, danscette patrie des fleurs, sur ce rivage admirable qui va deMarseille à Gênes.

C’est en juin qu’il faut suivre cette côte où poussent, libres,sauvages, par les étroits vallons, sur les pentes des collines,toutes les fleurs les plus belles. Et toujours on revoit des roses,des champs, des plaines, des haies, des bosquets de roses. Ellesgrimpent aux murs, s’ouvrent sur les toits, escaladent les arbres,éclatent dans les feuillages, blanches, rouges, jaunes, petites ouénormes, maigres, avec une robe unie et simple, ou charnues, enlourde et brillante toilette.

Et leur souffle puissant, leur souffle continu épaissit l’air,le rend savoureux et alanguissant. Et la senteur plus pénétranteencore des orangers ouverts semble sucrer ce qu’on respire, enfaire une friandise pour l’odorat.

La grande côte aux rochers bruns s’étend baignée par laMéditerranée immobile. Le pesant soleil d’été tombe en nappe de feusur les montagnes, sur les longues berges de sable, sur la mer d’unbleu dur et figé. Le train va toujours, entre dans les tunnels pourtraverser les caps, glisse sur les ondulations des collines, passeau-dessus de l’eau sur des corniches droites comme des murs ;et une douce, une vague odeur salée, une odeur d’algues qui sèchentse mêle parfois à la grande et troublante odeur des fleurs.

Mais Paul ne voyait rien, ne regardait rien, ne sentait rien. Lavoyageuse avait pris toute son attention.

À Cannes, ayant encore à me parler, il me fit signe de descendrede nouveau.

À peine sortis du wagon, il me prit le bras.

« Tu sais qu’elle est ravissante. Regarde ses yeux. Et sescheveux, mon cher, je n’en ai jamais vu de pareils ! »

Je lui dis : « Allons, calme-toi ; ou bien, attaque si tuas des intentions. Elle ne m’a pas l’air imprenable, bien qu’elleparaisse un peu grognon. »

Il reprit : « Est-ce que tu ne pourrais pas lui parler,toi ? Moi, je ne trouve rien. Je suis d’une timidité stupideau début. Je n’ai jamais su aborder une femme dans la rue. Je lessuis, je tourne autour, je m’approche, et jamais je ne découvre laphrase nécessaire. Une seule fois j’ai fait une tentative deconversation. Comme je voyais de la façon la plus évidente qu’onattendait mes ouvertures, et comme il fallait absolument direquelque chose, je balbutiai : « Vous allez bien, madame ? Elleme rit au nez, et je me suis sauvé. »

Je promis à Paul d’employer toute mon adresse pour amener uneconversation, et, lorsque nous eûmes repris nos places, je demandaigracieusement à notre voisine : « Est-ce que la fumée de tabac vousgêne, madame ? »

Elle répondit : « Non capisco. »

C’était une Italienne ! Une folle envie de rire me saisit.Paul ne sachant pas un mot de cette langue, je devais lui servird’interprète. J’allais commencer mon rôle. Je prononçai, alors, enitalien :

« Je vous demandais, madame, si la fumée du tabac vous gêne lemoins du monde ? »

Elle me jeta d’un air furieux : « Che mi fa ! »

Elle n’avait pas tourné la tête ni levé les yeux sur moi, et jedemeurai fort perplexe, ne sachant si je devais prendre ce «qu’est-ce que ça me fait ? » pour une autorisation, pour unrefus, pour une vraie marque d’indifférence ou pour un simple : «Laissez-moi tranquille. »

Je repris : « Madame, si l’odeur vous gêne le moins dumonde ?… »

Elle répondit alors : « mica » avec une intonation quiéquivalait à : « Fichez-moi la paix ! » C’était cependant unepermission, et je dis à Paul : « Tu peux fumer. » Il me regardaitavec ces yeux étonnés qu’on a quand on cherche à comprendre desgens qui parlent devant vous une langue étrangère. Et il demandad’un air tout à fait drôle :

« Qu’est-ce que tu lui as dit ?

– Je lui ai demandé si nous pouvions fumer ?

– Elle ne sait donc pas le français ?

– Pas un mot.

– Qu’a-t-elle répondu ?

– Qu’elle nous autorisait à faire tout ce qui nous plairait.»

Et j’allumai mon cigare.

Paul reprit : « C’est tout ce qu’elle a dit ?

– Mon cher, si tu avais compté ses paroles, tu aurais remarquéqu’elle en a prononcé juste six, dont deux pour me faire comprendrequ’elle n’entendait pas le français. Il en reste donc quatre. Or,en quatre mots, on ne peut vraiment exprimer une quantité dechoses. »

Paul semblait tout à fait malheureux, désappointé,désorienté.

Mais soudain l’Italienne me demanda de ce même ton mécontent quilui paraissait naturel : « Savez-vous à quelle heure nousarriverons à Gênes ? »

Je répondis : « À onze heures du soir, madame. » Puis, après uneminute de silence, je repris : « Nous allons également à Gênes, monami et moi, et si nous pouvions, pendant le trajet, vous être bonsà quelque chose, croyez que nous en serions très heureux. »

Comme elle ne répondait pas, j’insistai : « Vous êtes seule, etsi vous aviez besoin de nos services… » Elle articula un nouveau «mica » si dur que je me tus brusquement.

Paul demanda :

« Qu’est-ce qu’elle a dit ?

– Elle a dit qu’elle te trouvait charmant. »

Mais il n’était pas en humeur de plaisanterie ; et il mepria sèchement de ne point me moquer de lui. Alors, je traduisis etla question de la jeune femme et ma proposition galante sivertement repoussée.

Il était vraiment agité comme un écureuil en cage. Il dit : « Sinous pouvions savoir à quel hôtel elle descend, nous irions aumême. Tâche donc de l’interroger adroitement, de faire naître unenouvelle occasion de lui parler. »

Ce n’était vraiment pas facile et je ne savais qu’inventer,désireux moi-même de faire connaissance avec cette personnedifficile.

On passa Nice, Monaco, Menton, et le train s’arrêta à lafrontière pour la visite des bagages.

Bien que j’aie en horreur les gens mal élevés qui déjeunent etdînent dans les wagons, j’allai acheter tout un chargement deprovisions pour tenter un effort suprême sur la gourmandise denotre compagne. Je sentais bien que cette fille-là devait être, entemps ordinaire, d’abord aisé. Une contrariété quelconque larendait irritable, mais il suffisait peut-être d’un rien, d’uneenvie éveillée, d’un mot, d’une offre bien faite pour la dérider,la décider et la conquérir.

On repartit. Nous étions toujours seuls tous les trois. J’étalaimes vivres sur la banquette, je découpai le poulet, je disposaiélégamment les tranches de jambon sur un papier, puis j’arrangeaiavec soin tout près de la jeune femme notre dessert : fraises,prunes, cerises, gâteaux et sucreries.

Quand elle vit que nous nous mettions à manger, elle tira à sontour d’un petit sac un morceau de chocolat et deux croissants etelle commença à croquer de ses belles dents aiguës le paincroustillant et la tablette.

Paul me dit à demi-voix :

« Invite-la donc !

– C’est bien mon intention, mon cher, mais le début n’est pasfacile. »

Cependant elle regardait parfois du côté de nos provisions et jesentis bien qu’elle aurait encore faim une fois finis ses deuxcroissants. Je la laissai donc terminer son dîner frugal. Puis jelui demandai.

« Vous seriez tout à fait gracieuse, madame, si vous vouliezaccepter un de ces fruits ? »

Elle répondit encore : « mica ! » mais d’une voix moinsméchante que dans le jour, et j’insistai : « Alors, voulez-vous mepermettre de vous offrir un peu de vin ? Je vois que vousn’avez rien bu. C’est du vin de votre pays, du vin d’Italie, etpuisque nous sommes maintenant chez vous, il nous serait fortagréable de voir une jolie bouche italienne accepter l’offre desFrançais, ses voisins. »

Elle faisait « non » de la tête, doucement, avec la volonté derefuser, et avec le désir d’accepter, et elle prononça encore «mica » mais un « mica » presque poli. Je pris la petite bouteillevêtue de paille à la mode italienne ; j’emplis un verre et jele lui présentai.

« Buvez, lui dis-je, ce sera notre bienvenue dans votre patrie.»

Elle prit le verre d’un air mécontent et le vida d’un seultrait, en femme que la soif torture, puis elle me le rendit sansdire merci.

Alors, je lui présentai les cerises : « Prenez, madame, je vousen prie. Vous voyez bien que vous nous faites grand plaisir. »

Elle regardait de son coin tous les fruits étalés à côté d’elleet elle prononça si vite que j’avais grand’peine à entendre : « Ame non piacciono ne le ciliegie ne le susine ; amo soltanto lefragole.

– Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Paul aussitôt.

– Elle dit qu’elle n’aime ni les cerises ni les prunes, maisseulement les fraises. »

Et je posai sur ses genoux le journal plein de fraises des bois.Elle se mit aussitôt à les manger très vite, les saisissant du boutdes doigts et les lançant, d’un peu loin, dans sa bouche quis’ouvrait pour les recevoir d’une façon coquette et charmante.

Quand elle eut achevé le petit tas rouge que nous avions vu enquelques minutes diminuer, fondre, disparaître sous le mouvementvif de ses mains, je lui demandai : « Et maintenant, qu’est-ce queje peux vous offrir ? »

Elle répondit : « Je veux bien un peu de poulet. »

Et elle dévora certes la moitié de la volaille qu’elle dépeçaità grands coups de mâchoire avec des allures de carnivore. Puis ellese décida à prendre des cerises, qu’elle n’aimait pas, puis desprunes, puis des gâteaux, puis elle dit : « C’est assez », et ellese blottit dans son coin.

Je commençais à m’amuser beaucoup et je voulus la faire mangerencore, multipliant pour la décider les compliments et les offres.Mais elle redevint tout à coup furieuse et me jeta par la figure un« mica » répété si terrible que je ne me hasardai plus à troublersa digestion.

Je me tournai vers mon ami : « Mon pauvre Paul, je crois quenous en sommes pour nos frais. »

La nuit venait, une chaude nuit d’été qui descendait lentement,étendait ses ombres tièdes sur la terre brûlante et lasse. Au loin,de place en place, par la mer, des feux s’allumaient sur les caps,au sommet des promontoires, et des étoiles aussi commençaient àparaître à l’horizon obscurci, et je les confondais parfois avecles phares.

Le parfum des orangers devenait plus pénétrant ; on lerespirait avec ivresse, en élargissant les poumons pour le boireprofondément. Quelque chose de doux, de délicieux, de divinsemblait flotter dans l’air embaumé.

Et tout d’un coup, j’aperçus sous les arbres, le long de lavoie, dans l’ombre toute noire maintenant, quelque chose comme unepluie d’étoiles. On eût dit des gouttes de lumière sautillant,voletant, jouant et courant dans les feuilles, des petits astrestombés du ciel pour faire une partie sur la terre. C’étaient deslucioles, ces mouches ardentes dansant dans l’air parfumé unétrange ballet de feu.

Une d’elles, par hasard, entra dans notre wagon et se mit àvagabonder jetant sa lueur intermittente, éteinte aussitôtqu’allumée. Je couvris de son voile bleu notre quinquet et jeregardais la mouche fantastique aller, venir, selon les caprices deson vol enflammé. Elle se posa, tout à coup, dans les cheveux noirsde notre voisine assoupie après dîner. Et Paul demeurait en extase,les yeux fixés sur ce point brillant qui scintillait comme un bijouvivant sur le front de la femme endormie.

L’Italienne se réveilla vers dix heures trois quarts, portanttoujours dans sa coiffure la petite bête allumée. Je dis, en lavoyant remuer : « Nous arrivons à Gênes, madame. » Elle murmura,sans me répondre, comme obsédée par une pensée fixe et gênante : «Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? »

Puis, tout d’un coup, elle me demanda :

« Voulez-vous que je vienne avec vous ? »

Je demeurai tellement stupéfait que je ne comprenais pas.

« Comment, avec nous ? Que voulez-vous dire ? »

Elle répéta, d’un air de plus en plus furieux :

« Voulez-vous que j’aille avec vous tout de suite ?

– Je veux bien, moi ; mais où désirez-vous aller ? Oùvoulez-vous que je vous conduise ? »

Elle haussa les épaules avec une indifférence souveraine.

« Où vous voudrez ! Ça m’est égal. »

Elle répéta deux fois : « Che mi fa ? »

« Mais, c’est que nous allons à l’hôtel ! »

Elle dit du ton le plus méprisant : « Eh bien ! allons àl’hôtel. »

Je me tournai vers Paul, et je prononçai :

« Elle demande si nous voulons qu’elle vienne avec nous. »

La surprise affolée de mon ami me fit reprendre mon sang-froid.Il balbutia :

« Avec nous ? Où ça ? Pourquoi ?Comment ?

– Je n’en sais rien, moi ! Elle vient de me faire cetteétrange proposition du ton le plus irrité. J’ai répondu que nousallions à l’hôtel ; elle a répliqué : « Eh bien, allons àl’hôtel ! » Elle ne doit pas avoir le sou. C’est égal, elle aune singulière manière de faire connaissance. »

Paul, agité et frémissant, s’écria : « Mais certes oui, je veuxbien, dis-lui que nous l’emmenons où il lui plaira. » Puis ilhésita une seconde et reprit d’une voix inquiète : « Seulement ilfaudra savoir avec qui elle vient ? Est-ce avec toi ou avecmoi ? »

Je me tournai vers l’Italienne qui ne semblait même pas nousécouter, retombée dans sa complète insouciance et je lui dis : «Nous serons très heureux, madame, de vous emmener avec nous.Seulement mon ami désirerait savoir si c’est mon bras ou le sienque vous voulez prendre comme appui ? »

Elle ouvrit sur moi ses grands yeux noirs et répondit avec unevague surprise : « Che mi fa ? »

Je m’expliquai : « On appelle en Italie, je crois, l’ami quiprend soin de tous les désirs d’une femme, qui s’occupe de toutesses volontés et satisfait tous ses caprices, un patito. Lequel denous deux voulez-vous pour votre patito ? »

Elle répondit sans hésiter : « Vous ! »

Je me retournai vers Paul : « C’est moi qu’elle choisit, moncher, tu n’as pas de chance. »

Il déclara, d’un air rageur : « Tant mieux pour toi. »

Puis, après avoir réfléchi quelques minutes : « Est-ce que tutiens à emmener cette grue-là ? Elle va nous faire rater notrevoyage. Que veux-tu que nous fassions de cette femme qui a l’air deje ne sais quoi ? On ne va seulement pas nous recevoir dans unhôtel comme il faut ! »

Mais je commençais justement à trouver l’Italienne beaucoupmieux que je ne l’avais jugée d’abord, et je tenais, oui, je tenaisà l’emmener maintenant. J’étais même ravi de cette pensée, et jesentais déjà ces petits frissons d’attente que la perspective d’unenuit d’amour vous fait passer dans les veines.

Je répondis : « Mon cher, nous avons accepté. Il est trop tardpour reculer. Tu as été le premier à me conseiller de répondre :Oui. »

Il grommela : « C’est stupide ! Enfin, fais comme tuvoudras. »

Le train sifflait, ralentissait ; on arriva.

Je descendis du wagon, puis je tendis la main à ma nouvellecompagne. Elle sauta lestement à terre, et je lui offris mon brasqu’elle eut l’air de prendre avec répugnance. Une fois les bagagesreconnus et réclamés, nous voilà partis à travers la ville. Paulmarchait en silence, d’un pas nerveux.

Je lui dis : « Dans quel hôtel allons-nous descendre ? Ilest peut-être difficile d’aller à la Cité de Paris avec une femme,surtout avec cette Italienne. »

Paul m’interrompit : « Oui avec une Italienne qui a plutôt l’aird’une fille que d’une duchesse. Enfin, cela ne me regarde pas. Agisà ton gré ! »

Je demeurais perplexe. J’avais écrit à la Cité de Paris pourretenir notre appartement, et maintenant… je ne savais plus à quoime décider.

Deux commissionnaires nous suivaient avec les malles. Je repris: « Tu devrais bien aller en avant. Tu dirais que nous arrivons. Tulaisserais, en outre, entendre au patron que je suis avec une…amie, et que nous désirons un appartement tout à fait séparé pournous trois, afin de ne pas nous mêler aux autres voyageurs. Ilcomprendra, et nous nous déciderons d’après sa réponse.

Mais Paul grommela : « Merci, ces commissions et ce rôle ne mevont guère. Je ne suis pas venu ici pour préparer tes appartementset tes plaisirs. »

Mais j’insistai : « Voyons, mon cher, ne te fâche pas. Il vautmieux assurément descendre dans un bon hôtel que dans un mauvais,et ce n’est pas bien difficile d’aller demander au patron troischambres séparées, avec salle à manger.

J’appuyai sur trois, ce qui le décida.

Il prit donc les devants et je le vis entrer sous la grandeporte d’un bel hôtel pendant que je demeurais de l’autre côté de larue, traînant mon Italienne muette, et suivi pas à pas par lesporteurs de colis.

Paul enfin revint, avec un visage aussi maussade que celui de macompagne : « C’est fait, dit-il, on nous accepte ; mais il n’ya que deux chambres. Tu t’arrangeras comme tu pourras.

Et je le suivis, honteux d’entrer en cette compagniesuspecte.

Nous avions deux chambres en effet, séparées par un petit salon.Je priai qu’on nous apportât un souper froid, puis je me tournai,un peu perplexe, vers l’Italienne.

« Nous n’avons pu nous procurer que deux chambres, madame, vouschoisirez celle que vous voudrez. »

Elle répondit par un éternel : « Che mi fa ? » Alors jepris, par terre, sa petite caisse de bois noir, une vraie malle dedomestique, et je la portai dans l’appartement de droite que jechoisis pour elle… pour nous. Une main française avait écrit sur uncarré de papier collé : « Mademoiselle Francesca Rondoli, Gênes.»

Je demandai : « Vous vous appelez Francesca ? »

Elle fit « oui » de la tête, sans répondre.

Je repris : « Nous allons souper tout à l’heure. En attendant,vous avez peut-être envie de faire votre toilette ? »

Elle répondit par un « mica », mot aussi fréquent dans sa boucheque le « che mi fa ». J’insistai : « Après un voyage en chemin defer, il est si agréable de se nettoyer. »

Puis je pensai qu’elle n’avait peut-être pas les objetsindispensables à une femme, car elle me paraissait assurément dansune situation singulière, comme au sortir de quelque aventuredésagréable, et j’apportai mon nécessaire.

J’atteignis tous les petits instruments de propreté qu’ilcontenait : une brosse à ongles, une brosse à dents neuve – carj’en emporte toujours avec moi un assortiment – mes ciseaux, meslimes, des éponges. Je débouchai un flacon d’eau de Cologne, unflacon d’eau de lavande ambrée, un petit flacon de new mown hay,pour lui laisser le choix. J’ouvris ma boîte à poudre de riz oùbaignait la houppe légère. Je plaçai une de mes serviettes fines àcheval sur le pot à eau et je posai un savon vierge auprès de lacuvette.

Elle suivait mes mouvements de son œil large et fâché, sansparaître étonnée ni satisfaite de mes soins.

Je lui dis : « Voilà tout ce qu’il vous faut, je vouspréviendrai quand le souper sera prêt. »

Et je rentrai dans le salon. Paul avait pris possession del’autre chambre et s’était enfermé dedans, je restai donc seul àattendre.

Un garçon allait et venait, apportant les assiettes, les verres.Il mit la table lentement, puis posa dessus un poulet froid etm’annonça que j’étais servi.

Je frappai doucement à la porte de Mlle Rondoli. Elle cria : «Entrez. » J’entrai. Une suffocante odeur de parfumerie me saisit,cette odeur violente, épaisse, des boutiques de coiffeur.

L’Italienne était assise sur sa malle dans une pose de songeusemécontente ou de bonne renvoyée. J’appréciai d’un coup d’œil cequ’elle entendait par faire sa toilette. La serviette était restéepliée sur le pot à eau toujours plein. Le savon intact et secdemeurait auprès de la cuvette vide ; mais on eût dit que lajeune femme avait bu la moitié des flacons d’essence. L’eau deCologne cependant avait été ménagée ; il ne manquait environqu’un tiers de la bouteille ; elle avait fait, parcompensation, une surprenante consommation d’eau de lavande ambréeet de new mown hay. Un nuage de poudre de riz, un vague brouillardblanc semblait encore flotter dans l’air, tant elle s’en étaitbarbouillé le visage et le cou. Elle en portait une sorte de neigedans les cils, dans les sourcils et sur les tempes, tandis que sesjoues en étaient plâtrées et qu’on en voyait des couches profondesdans tous les creux de son visage, sur les ailes du nez, dans lafossette du menton, aux coins des yeux.

Quand elle se leva, elle répandit une odeur si violente quej’eus une sensation de migraine.

Et on se mit à table pour souper. Paul était devenu d’une humeurexécrable. Je n’en pouvais tirer que des paroles de blâme, desappréciations irritées ou des compliments désagréables.

Mlle Francesca mangeait comme un gouffre. Dès qu’elle eut achevéson repas, elle s’assoupit sur le canapé. Cependant, je voyaisvenir avec inquiétude l’heure décisive de la répartition deslogements. Je me résolus à brusquer les choses, et m’asseyantauprès de l’Italienne, je lui baisai la main avec galanterie.

Elle entr’ouvrit ses yeux fatigués, me jeta entre ses paupièressoulevées un regard endormi et toujours mécontent.

Je lui dis : « Puisque nous n’avons que deux chambres,voulez-vous me permettre d’aller avec vous dans la vôtre ?»

Elle répondit : « Faites comme vous voudrez. Ça m’est égal. Chemi fa ? »

Cette indifférence me blessa : « Alors, ça ne vous est pasdésagréable que j’aille avec vous ?

– Ça m’est égal, faites comme vous voudrez.

– Voulez-vous vous coucher tout de suite ?

– Oui, je veux bien ; j’ai sommeil »

Elle se leva, bâilla, tendit la main à Paul qui la prit d’un airfurieux, et je l’éclairai dans notre appartement.

Mais une inquiétude me hantait : « Voici, lui dis-je de nouveau,tout ce qu’il vous faut. »

Et j’eus soin de verser moi-même la moitié du pot à eau dans lacuvette et de placer la serviette près du savon.

Puis je retournai vers Paul. Il déclara dès que je fus rentré :« Tu as amené là un joli chameau ! » Je répliquai en riant : «Mon cher, ne dis pas de mal des raisins trop verts. »

Il reprit, avec une méchanceté sournoise : « Tu verras s’il t’encuira, mon bon. »

Je tressaillis, et cette peur harcelante qui nous poursuit aprèsles amours suspectes, cette peur qui nous gâte les rencontrescharmantes, les caresses imprévues, tous les baisers cueillis àl’aventure, me saisit. Je fis le brave cependant : « Allons donc,cette fille-là n’est pas une rouleuse. »

Mais il me tenait le gredin ! Il avait vu sur mon visagepasser l’ombre de mon inquiétude :

Avec ça que tu la connais ! Je te trouve surprenant !Tu cueilles dans un wagon une Italienne qui voyage seule ;elle t’offre avec un cynisme vraiment singulier d’aller coucheravec toi dans le premier hôtel venu. Tu l’emmènes. Et tu prétendsque ce n’est pas une fille ! Et tu te persuades que tu necours pas plus de danger ce soir que si tu allais passer la nuitdans le lit d’une… d’une femme atteinte de la petite vérole.

Et il riait de son rire mauvais et vexé. Je m’assis, torturéd’angoisse. Qu’allais-je faire ? Car il avait raison. Et uncombat terrible se livrait en moi entre la crainte et le désir.

Il reprit : « Fais ce que tu voudras, je t’aurai prévenu ;tu ne te plaindras point des suites. »

Mais je vis dans son œil une gaieté si ironique, un tel plaisirde vengeance ; il se moquait si gaillardement de moi que jen’hésitai plus. Je lui tendis la main. »Bonsoir, lui dis-je.

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

Et ma foi, mon cher, la victoire vaut le danger. »

Et j’entrai d’un pas ferme dans la chambre de Francesca.

Je demeurai sur la porte, surpris, émerveillé. Elle dormaitdéjà, toute nue, sur le lit. Le sommeil l’avait surprise comme ellevenait de se dévêtir ; et elle reposait dans la pose charmantede la grande femme du Titien.

Elle semblait s’être couchée par lassitude, pour ôter ses bas,car ils étaient restés sur le drap ; puis elle avait pensé àquelque chose, sans doute à quelque chose d’agréable, car elleavait attendu un peu avant de se relever, pour laisser s’achever sarêverie, puis, fermant doucement les yeux, elle avait perduconnaissance. Une chemise de nuit, brodée au col, achetée toutefaite dans un magasin de confection, luxe de débutante, gisait surune chaise.

Elle était charmante, jeune, ferme et fraîche.

Quoi de plus joli qu’une femme endormie ? Ce corps, donttous les contours sont doux, dont toutes les courbes séduisent,dont toutes les molles saillies troublent le cœur, semble fait pourl’immobilité du lit. Cette ligne onduleuse qui se creuse au flanc,se soulève à la hanche, puis descend la pente légère et gracieusede la jambe pour finir si coquettement au bout du pied ne sedessine vraiment avec tout son charme exquis qu’allongée sur lesdraps d’une couche.

J’allais oublier, en une seconde, les conseils prudents de moncamarade ; mais, soudain, m’étant tourné vers la toilette, jevis toutes choses dans l’état où je les avais laissées ; et jem’assis, tout à fait anxieux, torturé par l’irrésolution.

Certes, je suis resté là longtemps, fort longtemps, une heurepeut-être, sans me décider à rien, ni à l’audace ni à la fuite. Laretraite d’ailleurs m’était impossible, et il me fallait soitpasser la nuit sur un siège, soit me coucher à mon tour, à mesrisques et périls.

Quant à dormir ici ou là, je n’y devais pas songer, j’avais latête trop agitée et les yeux trop occupés.

Je remuais sans cesse, vibrant, enfiévré, mal à l’aise, énervé àl’excès. Puis je me fis un raisonnement de capitulard : « Ça nem’engage à rien de me coucher. Je serai toujours mieux, pour mereposer, sur un matelas que sur une chaise. »

Et je me déshabillai lentement ; puis passant par-dessus ladormeuse, je m’étendis contre la muraille, en offrant le dos à latentation.

Et je demeurai encore longtemps, fort longtemps sans dormir.

Mais, tout à coup, ma voisine se réveilla. Elle ouvrit des yeuxétonnés et toujours mécontents, puis s’étant aperçue qu’elle étaitnue, elle se leva et passa tranquillement sa chemise de nuit, avecautant d’indifférence que si je n’avais pas été là.

Alors… ma foi… je profitai de la circonstance, sans qu’elleparût d’ailleurs s’en soucier le moins du monde. Et elle serendormit placidement, la tête posée sur son bras droit.

Et je me mis à méditer sur l’imprudence et la faiblessehumaines. Puis je m’assoupis enfin.

Elle s’habilla de bonne heure, en femme habituée aux travaux dumatin. Le mouvement qu’elle fit en se levant m’éveilla ; et jela guettai entre mes paupières à demi closes.

Elle allait, venait, sans se presser, comme étonnée de n’avoirrien à faire. Puis elle se décida à se rapprocher de la table detoilette et elle vida, en une minute, tout ce qui restait deparfums dans mes flacons. Elle usa aussi de l’eau, il est vrai,mais peu.

Puis quand elle se fut complètement vêtue, elle se rassit sur samalle, et, un genou dans ses mains, elle demeura songeuse.

Je fis alors semblant de l’apercevoir, et je dis : « Bonjour,Francesca. »

Elle grommela, sans paraître plus gracieuse que la veille : «Bonjour. »

Je demandai : « Avez-vous bien dormi ? »

Elle fit oui de la tête sans répondre ; et sautant à terre,je m’avançai pour l’embrasser.

Elle me tendit son visage d’un mouvement ennuyé d’enfant qu’oncaresse malgré lui. Je la pris alors tendrement dans mes bras (levin étant tiré, j’eusse été bien sot de n’en plus boire) et jeposai lentement mes lèvres sur ses grands yeux fâchés qu’ellefermait, avec ennui, sous mes baisers, sur ses joues claires, surses lèvres charnues qu’elle détournait.

Je lui dis : « Vous n’aimez donc pas qu’on vous embrasse ?»

Elle répondit : « Mica. »

Je m’assis sur la malle à côté d’elle, et passant mon bras sousle sien : « Mica ! mica ! mica ! pour tout. Je nevous appellerai plus que mademoiselle Mica. »

Pour la première fois, je crus voir sur sa bouche une ombre desourire, mais il passa si vite que j’ai bien pu me tromper.

« Mais si vous répondez toujours « mica » je ne saurai plus quoitenter pour vous plaire. Voyons, aujourd’hui, qu’est-ce que nousallons faire ? »

Elle hésita comme si une apparence de désir eût traversé satête, puis elle prononça nonchalamment : « Ça m’est égal, ce quevous voudrez.

– Eh bien, mademoiselle Mica, nous prendrons une voiture et nousirons nous promener. »

Elle murmura : « Comme vous voudrez. »

Paul nous attendait dans la salle à manger avec la mine ennuyéedes tiers dans les affaires d’amour. J’affectai une figure ravie etje lui serrai la main avec une énergie pleine d’aveuxtriomphants.

Il demanda : « Qu’est-ce que tu comptes faire ? »

Je répondis : « Mais nous allons d’abord parcourir un peu laville, puis nous pourrons prendre une voiture pour voir quelquecoin des environs. »

Le déjeuner fut silencieux, puis on partit par les rues, pour lavisite des musées. Je traînai à mon bras Francesca de palais enpalais. Nous parcourûmes le palais Spinola, le palais Doria, lepalais Marcello Durazzo, le palais Rouge et le palais Blanc. Ellene regardait rien ou bien levait parfois sur les chefs-d’œuvre sonœil las et nonchalant. Paul exaspéré nous suivait en grommelant deschoses désagréables. Puis une voiture nous promena par la campagne,muets tous les trois.

Puis on rentra pour dîner.

Et le lendemain ce fut la même chose, et le lendemainencore.

Paul, le troisième jour, me dit : « Tu sais, je te lâche, moi,je ne vais pas rester trois semaines à te regarder faire l’amouravec cette grue-là ! »

Je demeurai fort perplexe, fort gêné, car, à ma grande surprise,je m’étais attaché à Francesca d’une façon singulière. L’homme estfaible et bête, entraînable pour un rien, et lâche toutes les foisque ses sens sont excités ou domptés. Je tenais à cette fille queje ne connaissais point, à cette fille taciturne et toujoursmécontente. J’aimais sa figure grogneuse, la moue de sa bouche,l’ennui de son regard ; j’aimais ses gestes fatigués, sesconsentements méprisants, jusqu’à l’indifférence de sa caresse. Unlien secret, ce lien mystérieux de l’amour bestial, cette attachesecrète de la possession qui ne rassasie pas, me retenait prèsd’elle. Je le dis à Paul, tout franchement. Il me traitad’imbécile, puis me dit : « Eh bien, emmène-la. »

Mais elle refusa obstinément de quitter Gênes sans vouloirexpliquer pourquoi. J’employai les prières, les raisonnements, lespromesses ; rien n’y fit.

Et je restai.

Paul déclara qu’il allait partir tout seul. Il fit même samalle, mais il resta également.

Et quinze jours se passèrent encore.

Francesca, toujours silencieuse et d’humeur irritée, vivait àmon côté plutôt qu’avec moi, répondant à tous mes désirs, à toutesmes demandes, à toutes mes propositions par son éternel « che mi fa» ou par son non moins éternel « mica ».

Mon ami ne dérageait plus. À toutes ses colères, je répondais :« Tu peux t’en aller si tu t’ennuies. Je ne te retiens pas. »

Alors il m’injuriait, m’accablait de reproches, s’écriait : «Mais où veux-tu que j’aille maintenant. Nous pouvions disposer detrois semaines, et voilà quinze jours passés ! Ce n’est pas àprésent que je peux continuer ce voyage ? Et puis, comme sij’allais partir tout seul pour Venise, Florence et Rome ! Maistu me le payeras, et plus que tu ne penses. On ne fait pas venir unhomme de Paris pour l’enfermer dans un hôtel de Gênes avec unerouleuse italienne ! »

Je lui disais tranquillement : « Eh bien, retourne à Paris,alors. » Et il vociférait : « C’est ce que je vais faire et pasplus tard que demain. »

Mais le lendemain il restait comme la veille, toujours furieuxet jurant.

On nous connaissait maintenant par les rues, où nous errions dumatin au soir, par les rues étroites et sans trottoirs de cetteville qui ressemble à un immense labyrinthe de pierre, percé decorridors pareils à des souterrains. Nous allions dans ces passagesoù soufflent de furieux courants d’air, dans ces traversesresserrées entre des murailles si hautes, que l’on voit à peine leciel. Des Français parfois se retournaient, étonnés de reconnaîtredes compatriotes en compagnie de cette fille ennuyée aux toilettesvoyantes, dont l’allure vraiment semblait singulière, déplacéeentre nous, compromettante.

Elle allait appuyée à mon bras, ne regardant rien. Pourquoirestait-elle avec moi, avec nous qui paraissions lui donner si peud’agrément ? Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Quefaisait-elle ? Avait-elle un projet, une idée ? Ou bienvivait-elle, à l’aventure, de rencontres et de hasards ? Jecherchais en vain à la comprendre, à la pénétrer, à l’expliquer.Plus je la connaissais, plus elle m’étonnait, m’apparaissait commeune énigme. Certes, elle n’était point une drôlesse, faisantprofession de l’amour. Elle me paraissait plutôt quelque fille depauvres gens, séduite, emmenée, puis lâchée et perdue maintenant.Mais que comptait-elle devenir ? Qu’attendait-elle ? Carelle ne semblait nullement s’efforcer de me conquérir ou de tirerde moi quelque profit bien réel.

J’essayai de l’interroger, de lui parler de son enfance, de safamille. Elle ne me répondit pas. Et je demeurais avec elle, lecœur libre et la chair tenaillée, nullement las de la tenir en mesbras, cette femelle hargneuse et superbe, accouplée comme une bête,pris par les sens ou plutôt séduit, vaincu par une sorte de charmesensuel, un charme jeune, sain, puissant, qui se dégageait d’elle,de sa peau savoureuse, des lignes robustes de son corps.

Huit jours encore s’écoulèrent. Le terme de mon voyageapprochait, car je devais être rentré à Paris le 11 juillet. Paul,maintenant, prenait à peu près son parti de l’aventure, tout enm’injuriant toujours. Quant à moi, j’inventais des plaisirs, desdistractions, des promenades pour amuser ma maîtresse et monami ; je me donnais un mal infini.

Un jour, je leur proposai une excursion à Santa Margarita. Lapetite ville charmante, au milieu de jardins, se cache au piedd’une côte qui s’avance au loin dans la mer jusqu’au village dePortofino. Nous suivions tous trois l’admirable route qui court lelong de la montagne. Francesca soudain me dit : « Demain, je nepourrai pas me promener avec vous. J’irai voir des parents. »

Puis elle se tut. Je ne l’interrogeai pas, sûr qu’elle ne merépondrait point.

Elle se leva en effet, le lendemain, de très bonne heure. Puis,comme je restais couché, elle s’assit sur le pied de mon lit etprononça, d’un air gêné, contrarié, hésitant : « Si je ne suis pasrevenue ce soir, est-ce que vous viendrez me chercher ? »

Je répondis : « Mais oui, certainement. Où faut-il aller ?»

Elle m’expliqua : « Vous irez dans la rue Victor-Emmanuel, puisvous prendrez le passage Falcone et la traverse Saint-Raphaël, vousentrerez dans la maison du marchand de mobilier, dans la cour, toutau fond, dans le bâtiment qui est à droite, et vous demanderez MmeRondoli. C’est là. »

Et elle partit. Je demeurais fort surpris.

En me voyant seul, Paul, stupéfait, balbutia : « Où donc estFrancesca ? » Et je lui racontai ce qui venait de sepasser.

Il s’écria : « Eh bien, mon cher, profite de l’occasion etfilons. Aussi bien voilà notre temps fini. Deux jours de plus ou demoins ne changent rien. En route, en route, fais ta malle. Enroute ! »

Je refusai : « Mais non, mon cher, je ne puis vraiment lâchercette fille d’une pareille façon après être resté près de troissemaines avec elle. Il faut que je lui dise adieu, que je lui fasseaccepter quelque chose ; non, je me conduirais là comme unsaligaud. »

Mais il ne voulait rien entendre, il me pressait, me harcelait.Cependant je ne cédai pas.

Je ne sortis point de la journée, attendait le retour deFrancesca. Elle ne revint point.

Le soir, au dîner, Paul triomphait : « C’est elle qui t’a lâché,mon cher. Ça, c’est drôle, c’est bien drôle. »

J’étais étonné, je l’avoue et un peu vexé. Il me riait au nez,me raillait : « Le moyen n’est pas mauvais, d’ailleurs, bien queprimitif. – Attendez-moi, je reviens. – Est-ce que tu vasl’attendre longtemps ? Qui sait ? Tu auras peut-être lanaïveté d’aller la chercher à l’adresse indiquée : – MadameRondoli, s’il vous plaît ? – Ce n’est pas ici, monsieur. – Jeparie que tu as envie d’y aller ? »

Je protestai : « Mais non, mon cher, et je t’assure que si ellen’est pas revenue demain matin, je pars à huit heures parl’express. Je serai resté vingt-quatre heures. C’est assez : maconscience sera tranquille. »

Je passai toute la soirée dans l’inquiétude, un peu triste, unpeu nerveux. J’avais vraiment au cœur quelque chose pour elle. Àminuit, je me couchai. Je dormis à peine.

J’étais debout à six heures. Je réveillai Paul, je fis ma malle,et nous prenions ensemble, deux heures plus tard, le train pour laFrance.

3.

Or il arriva que l’année suivante, juste à la même époque, jefus saisi, comme on l’est par une fièvre périodique, d’un nouveaudésir de voir l’Italie. Je me décidai tout de suite à entreprendrece voyage, car la visite de Florence, Venise et Rome fait partieassurément de l’éducation d’un homme bien élevé. Cela donned’ailleurs dans le monde une multitude de sujets de conversation etpermet de débiter des banalités artistiques qui semblent toujoursprofondes.

Je partis seul cette fois, et j’arrivai à Gênes à la même heureque l’année précédente, mais sans aucune aventure de voyage.J’allai coucher au même hôtel, et j’eus par hasard la mêmechambre !

Mais à peine entré dans ce lit, voilà que le souvenir deFrancesca, qui, depuis la veille d’ailleurs flottait vaguement dansma pensée, me hanta avec une persistance étrange.

Connaissez-vous cette obsession d’une femme, longtemps après,quand on retourne aux lieux où on l’a aimée et possédée ?

C’est là une des sensations les plus violentes et les pluspénibles que je connaisse. Il semble qu’on va la voir entrer,sourire, ouvrir les bras. Son image, fuyante et précise, est devantvous, passe, revient et disparaît. Elle vous torture comme uncauchemar, vous tient, vous emplit le cœur, vous émeut les sens parsa présence irréelle. L’œil l’aperçoit ; l’odeur de son parfumvous poursuit ; on a sur les lèvres le goût de ses baisers, etla caresse de sa chair sur la peau. On est seul cependant, on lesait, on souffre du trouble singulier de ce fantôme évoqué. Et unetristesse lourde, navrante vous enveloppe. Il semble qu’on vientd’être abandonné pour toujours. Tous les objets prennent unesignification désolante, jettent à l’âme, au cœur, une impressionhorrible d’isolement, de délaissement. Oh ! ne revoyez jamaisla ville, la maison, la chambre, le bois, le jardin, le banc oùvous avez tenu dans vos bras une femme aimée !

Enfin, pendant toute la nuit, je fus poursuivi par le souvenirde Francesca ; et, peu à peu, le désir de la revoir entrait enmoi, un désir confus d’abord, puis plus vif, puis plus aigu,brûlant. Et je me décidai à passer à Gênes la journée du lendemain,pour tâcher de la retrouver. Si je n’y parvenais point, jeprendrais le train du soir.

Donc, le matin venu, je me mis à sa recherche. Je me rappelaisparfaitement le renseignement qu’elle m’avait donné en me quittant: – Rue Victor-Emmanuel, – passage Falcone, – traverseSaint-Raphaël, – maison du marchand de mobilier, au fond de lacour, le bâtiment à droite.

Je trouvai tout cela non sans peine, et je frappai à la ported’une sorte de pavillon délabré. Une grosse femme vint ouvrir, quiavait dû être fort belle, et qui n’était plus que fort sale. Tropgrasse, elle gardait cependant une majesté de lignes remarquables.Ses cheveux dépeignés tombaient par mèches sur son front et sur sesépaules, et on voyait flotter, dans une vaste robe de chambrecriblée de taches, tout son gros corps ballottant. Elle avait aucou un énorme collier doré, et, aux deux poignets, de superbesbracelets en filigrane de Gênes.

Elle demanda d’un air hostile : « Qu’est-ce que vousdésirez ? »

Je répondis : « N’est-ce pas ici que demeure Mlle FrancescaRondoli ?

– Qu’est-ce que vous lui voulez ?

– J’ai eu le plaisir de la rencontrer l’année dernière, etj’aurais désiré la revoir. »

La vieille femme me fouillait de son œil méfiant : « Dites-moioù vous l’avez rencontrée ?

– Mais, ici même, à Gênes !

– Comment vous appelez-vous ? »

J’hésitai une seconde, puis je dis mon nom. Je l’avais à peineprononcé que l’Italienne leva les bras pour m’embrasser : «Ah ! vous êtes le Français ; que je suis contente de vousvoir ! Que je suis contente ! Mais, comme vous lui avezfait de la peine à la pauvre enfant. Elle vous a attendu un mois,monsieur, oui, un mois. Le premier jour, elle croyait que vousalliez venir la chercher. Elle voulait voir si vous l’aimiez !Si vous saviez comme elle a pleuré quand elle a compris que vous neviendriez pas. Oui, monsieur, elle a pleuré toutes ses larmes. Etpuis, elle a été à l’hôtel. Vous étiez parti. Alors, elle a cru quevous faisiez votre voyage en Italie, et que vous alliez encorepasser par Gênes, et que vous la chercheriez en retournantpuisqu’elle n’avait pas voulu aller avec vous. Et elle a attendu,oui, monsieur, plus d’un mois ; et elle était bien triste,allez, bien triste. Je suis sa mère ! »

Je me sentis vraiment un peu déconcerté. Je repris cependant monassurance et je demandai : « Est-ce qu’elle est ici en cemoment ?

– Non, monsieur, elle est à Paris, avec un peintre, un garçoncharmant qui l’aime, monsieur, qui l’aime d’un grand amour et quilui donne tout ce qu’elle veut. Tenez, regardez ce qu’ellem’envoie, à moi sa mère. C’est gentil, n’est-ce pas ? »

Et elle me montrait, avec une animation toute méridionale, lesgros bracelets de ses bras et le lourd collier de son cou. Ellereprit : « J’ai aussi deux bouches d’oreilles avec des pierres, etune robe de soie, et des bagues ; mais je ne les porte pas lematin, je les mets seulement sur le tantôt, quand je m’habille entoilette. Oh ! elle est très heureuse, monsieur, trèsheureuse. Comme elle sera contente quand je lui écrirai que vousêtes venu. Mais entrez, monsieur, asseyez-vous. Vous prendrez bienquelque chose, entrez.

Je refusais, voulant partir maintenant par le premier train.Mais elle m’avait saisi le bras et m’attirait en répétant : «Entrez donc, monsieur, il faut que je lui dise que vous êtes venuchez nous. »

Et je pénétrai dans une petite salle assez obscure, meubléed’une table et de quelques chaises.

Elle reprit : « Oh ! elle est très heureuse à présent, trèsheureuse. Quand vous l’avez rencontrée dans le chemin de fer, elleavait un gros chagrin. Son bon ami l’avait quittée à Marseille. Etelle revenait, la pauvre enfant. Elle vous a bien aimé tout desuite, mais elle était encore un peu triste, vous comprenez.Maintenant, rien ne lui manque ; elle m’écrit tout ce qu’ellefait. Il s’appelle M. Bellemin. On dit que c’est un grand peintrechez vous. Il l’a rencontrée en passant ici, dans la rue, oui,monsieur, dans la rue, et il l’a aimée tout de suite. Mais, vousboirez bien un verre de sirop ? Il est très bon. Est-ce quevous êtes tout seul cette année ? »

Je répondis : « Oui, je suis tout seul. »

Je me sentais gagné maintenant par une envie de rire quigrandissait, mon premier désappointement s’envolant devant lesdéclarations de Mme Rondoli mère. Il me fallut boire un verre desirop.

Elle continuait : « Comment vous êtes tout seul ? Oh !que je suis fâchée alors que Francesca ne soit plus ici ; ellevous aurait tenu compagnie le temps que vous allez rester dans laville. Ce n’est pas gai de se promener tout seul ; et elle leregrettera bien de son côté. »

Puis, comme je me levais, elle s’écria : « Mais si vous voulezque Carlotta aille avec vous ; elle connaît très bien lespromenades. C’est mon autre fille, monsieur, la seconde.

Elle prit sans doute ma stupéfaction pour un consentement, et seprécipitant sur la porte intérieure, elle l’ouvrit et cria dans lenoir d’un escalier invisible : « Carlotta ! Carlotta !descends vite, viens tout de suite, ma fille chérie. »

Je voulus protester ; elle ne me le permit pas : « Non,elle vous tiendra compagnie ; elle est très douce, et bienplus gaie que l’autre ; c’est une bonne fille, une très bonnefille que j’aime beaucoup. »

J’entendais sur les marches un bruit de semelles desavate ; et une grande fille parut, brune, mince et jolie,mais dépeignée aussi, et laissant deviner, sous une vieille robe desa mère, son corps jeune et svelte.

Mme Rondoli la mit aussitôt au courant de ma situation : « C’estle Français de Francesca, celui de l’an dernier, tu sais bien. Ilvenait la chercher ; il est tout seul, ce pauvre monsieur.Alors, je lui ai dit que tu irais avec lui pour lui tenircompagnie. »

Carlotta me regardait de ses beaux yeux bruns, et elle murmuraen se mettant à sourire : « S’il veut, je veux bien, moi. »

Comment aurais-je pu refuser ? Je déclarai : « Maiscertainement que je veux bien. »

Alors Mme Rondoli la poussa dehors : « Va t’habiller, bien vite,bien vite, tu mettras ta robe bleue et ton chapeau à fleurs,dépêche-toi. »

Dès que sa fille fut sortie, elle m’expliqua : « J’en ai encoredeux autres, mais plus petites. Ça coûte cher, allez, d’éleverquatre enfants ! Heureusement que l’aînée est tirée d’affaireà présent. »

Et puis elle me parla de sa vie, de son mari qui était mortemployé de chemin de fer, et de toutes les qualités de sa secondefille Carlotta.

Celle-ci revint, vêtue dans le goût de l’aînée, d’une robevoyante et singulière.

Sa mère l’examina de la tête aux pieds, la jugea bien à son gré,et nous dit : « Allez, maintenant, mes enfants. »

Puis, s’adressant à sa fille : « Surtout, ne rentre pas plustard que dix heures, ce soir ; tu sais que la porte estfermée. »

Carlotta répondit : « Ne crains rien, maman. »

Elle prit mon bras, et me voilà errant avec elle par les ruescomme avec sa sœur, l’année d’avant.

Je revins à l’hôtel pour déjeuner, puis j’emmenai ma nouvelleamie à Santa Margarita, refaisant la dernière promenade que j’avaisfaite avec Francesca.

Et, le soir, elle ne rentra pas, bien que la porte dût êtrefermée après dix heures.

Et pendant les quinze jours dont je pouvais disposer, jepromenai Carlotta dans les environs de Gênes. Elle ne me fit pasregretter l’autre.

Je la quittais tout en larmes, le matin de mon départ, en luilaissant, avec un souvenir pour elle, quatre bracelets pour samère.

Et je compte, un de ces jours, retourner voir l’Italie, tout ensongeant, avec une certaine inquiétude mêlée d’espoirs, que MmeRondoli possède encore deux filles.

Chapitre 2La patronne

J’habitais alors, dit Georges Kervelen, une maison meublée, ruedes Saints-Pères. Quand mes parents décidèrent que j’irais fairemon droit à Paris, de longues discussions eurent lieu pour réglertoutes choses. Le chiffre de ma pension avait été d’abord fixé àdeux mille cinq cents francs, mais ma pauvre mère fut prise d’unepeur qu’elle exposa à mon père : « S’il allait dépenser mal toutson argent et ne pas prendre une nourriture suffisante, sa santé ensouffrirait beaucoup. Ces jeunes gens sont capables de tout. »

Alors il fut décidé qu’on me chercherait une pension, unepension modeste et confortable, et que ma famille en payeraitdirectement le prix, chaque mois.

Je n’avais jamais quitté Quimper. Je désirais tout ce qu’ondésire à mon âge et j’étais disposé à vivre joyeusement, de toutesles façons.

Des voisins à qui on demanda conseil indiquèrent unecompatriote, Mme Kergaran, qui prenait des pensionnaires. Mon pèredonc traita par lettres avec cette personne respectable, chez quij’arrivai, un soir, accompagné d’une malle.

Mme Kergaran avait quarante ans environ. Elle était forte, trèsforte, parlait d’une voix de capitaine instructeur et décidaittoutes les questions d’un mot net et définitif. Sa demeure toutétroite, n’ayant qu’une seule ouverture sur la rue, à chaque étage,avait l’air d’une échelle de fenêtres, ou bien encore d’une tranchede maison en sandwich entre deux autres.

La patronne habitait au premier avec sa bonne ; on faisaitla cuisine et on prenait les repas au second ; quatrepensionnaires bretons logeaient au troisième et au quatrième. J’eusles deux pièces du cinquième.

Un petit escalier noir, tournant comme un tire-bouchon,conduisait à ces deux mansardes. Tout le jour, sans s’arrêter, MmeKergaran montait et descendait cette spirale, occupée dans ce logisen tiroir comme un capitaine à son bord. Elle entrait dix fois desuite dans chaque appartement, surveillait tout avec un étonnantfracas de paroles, regardait si les lits étaient bien faits, si leshabits étaient bien brossés, si le service ne laissait rien àdésirer. Enfin, elle soignait ses pensionnaires comme une mère,mieux qu’une mère.

J’eus bientôt fait la connaissance de mes quatre compatriotes.Deux étudiaient la médecine, et les deux autres faisaient leurdroit, mais tous subissaient le joug despotique de la patronne. Ilsavaient peur d’elle, comme un maraudeur a peur du gardechampêtre.

Quant à moi, je me sentis tout de suite des désirsd’indépendance, car je suis un révolté par nature. Je déclaraid’abord que je voulais rentrer à l’heure qui me plairait, car MmeKergaran avait fixé minuit comme dernière limite. À cetteprétention, elle planta sur moi ses yeux clairs pendant quelquessecondes, puis elle déclara :

« Ce n’est pas possible. Je ne peux pas tolérer qu’on réveilleAnnette toute la nuit. Vous n’avez rien à faire dehors passécertaine heure. »

Je répondis avec fermeté : « D’après la loi, madame, vous êtesobligée de m’ouvrir à toute heure. Si vous le refusez, je le feraiconstater par des sergents de ville et j’irai coucher à l’hôtel àvos frais, comme c’est mon droit. Vous serez donc contrainte dem’ouvrir ou de me renvoyer. La porte ou l’adieu. Choisissez. »

Je lui riais au nez en posant ces conditions. Après une premièrestupeur, elle voulut parlementer, mais je me montrai intraitable etelle céda. Nous convînmes que j’aurais un passe-partout, mais à lacondition formelle que tout le monde l’ignorerait.

Mon énergie fit sur elle une impression salutaire et elle metraita désormais avec une faveur marquée. Elle avait desattentions, des petits soins, des délicatesses pour moi, et mêmeune certaine tendresse brusque qui ne me déplaisait point.Quelquefois, dans mes heures de gaieté, je l’embrassais parsurprise, rien que pour la forte gifle qu’elle me lançait aussitôt.Quand j’arrivais à baisser la tête assez vite, sa main partiepassait par-dessus moi avec la rapidité d’une balle, et je riaiscomme un fou en me sauvant, tandis qu’elle criait : « Ah ! lacanaille ! je vous revaudrai ça. »

Nous étions devenus une paire d’amis.

Mais voilà que je fis la connaissance, sur le trottoir, d’unefillette employée dans un magasin.

Vous savez ce que sont ces amourettes de Paris. Un jour, commeon allait à l’école, on rencontre une jeune personne en cheveux quise promène au bras d’une amie avant de rentrer au travail. Onéchange un regard, et on sent en soi cette petite secousse que vousdonne l’œil de certaines femmes. C’est là une des choses charmantesde la vie, ces rapides sympathies physiques que fait éclore unerencontre, cette légère et délicate séduction qu’on subit tout àcoup au frôlement d’un être né pour vous plaire et pour être aiméde vous. Il sera aimé peu ou beaucoup, qu’importe ? Il estdans sa nature de répondre au secret désir d’amour de la vôtre. Dèsla première fois que vous apercevez ce visage, cette bouche, cescheveux, ce sourire, vous sentez leur charme entrer en vous avecune joie douce et délicieuse, vous sentez une sorte de bien-êtreheureux vous pénétrer, et l’éveil subit d’une tendresse encoreconfuse qui vous pousse vers cette femme inconnue. Il semble qu’ily ait en elle un appel auquel vous répondez, une attirance qui voussollicite ; il semble qu’on la connaît depuis longtemps, qu’onl’a déjà vue, qu’on sait ce qu’elle pense.

Le lendemain, à la même heure, on repasse par la même rue. On larevoit. Puis on revient le jour suivant, et encore le jour suivant.On se parle enfin. Et l’amourette suit son cours, régulier commeune maladie.

Donc, au bout de trois semaines, j’en étais avec Emma à lapériode qui précède la chute. La chute même aurait eu lieu plus tôtsi j’avais su en quel endroit la provoquer. Mon amie vivait enfamille et refusait avec une énergie singulière de franchir leseuil d’un hôtel meublé. Je me creusais la tête pour trouver unmoyen, une ruse, une occasion. Enfin, je pris un parti désespéré etje me décidai à la faire monter chez moi, un soir, vers onzeheures, sous prétexte d’une tasse de thé. Mme Kergaran se couchaittous les jours à dix heures. Je pourrais donc rentrer sans bruit aumoyen de mon passe-partout, sans éveiller aucune attention. Nousredescendrions de la même manière au bout d’une heure ou deux.

Emma accepta mon invitation après s’être fait un peu prier.

Je passai une mauvaise journée. Je n’étais point tranquille. Jecraignais des complications, une catastrophe, quelque épouvantablescandale. Le soir vint. Je sortis et j’entrai dans une brasserie oùj’absorbai deux tasses de café et quatre ou cinq petits verres pourme donner du courage. Puis j’allai faire un tour sur le boulevardSaint-Michel. J’entendis sonner dix heures, dix heures et demie. Etje me dirigeai, à pas lents, vers le lieu de notre rendez-vous.Elle m’attendait déjà. Elle prit mon bras avec une allure câline etnous voilà partis, tout doucement, vers ma demeure. À mesure quej’approchais de la porte, mon angoisse allait croissant. Je pensais: « Pourvu que Mme Kergaran soit couchée. »

Je dis à Emma deux ou trois fois : « Surtout, ne faites point debruit dans l’escalier. »

Elle se mit à rire : « Vous avez donc bien peur d’êtreentendu.

– Non, mais je ne veux pas réveiller mon voisin qui estgravement malade. »

Voici la rue des Saints-Pères. J’approche de mon logis aveccette appréhension qu’on a en se rendant chez un dentiste. Toutesles fenêtres sont sombres. On dort sans doute. Je respire. J’ouvrela porte avec des précautions de voleur. Je fais entrer macompagne, puis je referme, et je monte l’escalier sur la pointe despieds en retenant mon souffle et en allumant des allumettes bougiespour que la jeune fille ne fasse point quelque faux pas.

En passant devant la chambre de la patronne je sens que mon cœurbat à coups précipités. Enfin, nous voici au second étage, puis autroisième, puis au cinquième. J’entre chez moi. Victoire !

Cependant, je n’osais parler qu’à voix basse et j’ôtai mesbottines pour ne faire aucun bruit. Le thé, préparé sur une lampe àesprit-de-vin, fut bu sur le coin de ma commode. Puis je devinspressant… pressant…, et peu à peu, comme dans un jeu, j’enlevai unà un les vêtements de mon amie, qui cédait en résistant, rouge,confuse, retardant toujours l’instant fatal et charmant.

Elle n’avait plus, ma foi, qu’un court jupon blanc quand maporte s’ouvrit d’un seul coup, et Mme Kergaran parut, une bougie àla main, exactement dans le même costume qu’Emma.

J’avais fait un bond loin d’elle et je restais debout effaré,regardant les deux femmes qui se dévisageaient. Qu’allait-il sepasser ?

La patronne prononça d’un ton hautain que je ne lui connaissaispas : « Je ne veux pas de filles dans ma maison, monsieur Kervelen.»

Je balbutiai : « Mais, Madame Kergaran, mademoiselle n’est quemon amie. Elle venait prendre une tasse de thé. »

La grosse femme reprit : « On ne se met pas en chemise pourprendre une tasse de thé. Vous allez faire partir tout de suitecette personne. »

Emma, consternée, commençait à pleurer en se cachant la figuredans sa jupe. Moi, je perdais la tête, ne sachant que faire ni quedire. La patronne ajouta avec une irrésistible autorité : « Aidezmademoiselle à se rhabiller et reconduisez-la tout de suite. »

Je n’avais pas autre chose à faire, assurément, et je ramassaila robe tombée en rond, comme un ballon crevé, sur le parquet, puisje la passai sur la tête de la fillette, et je m’efforçai del’agrafer, de l’ajuster, avec une peine infinie. Elle m’aidait, enpleurant toujours, affolée, se hâtant, faisant toutes sortesd’erreurs, ne sachant plus retrouver les cordons ni lesboutonnières ; et Mme Kergaran impassible, debout, sa bougie àla main, nous éclairait dans une pose sévère de justicier.

Emma maintenant précipitait ses mouvements, se couvraitéperdument, nouait, épinglait, laçait, rattachait avec furie,harcelée par un impérieux besoin de fuir ; et sans mêmeboutonner ses bottines, elle passa en courant devant la patronne ets’élança dans l’escalier. Je la suivais en savates, à moitié dévêtumoi-même, répétant : « Mademoiselle, écoutez, mademoiselle. »

Je sentais bien qu’il fallait lui dire quelque chose, mais je nepouvais rien. Je la rattrapai juste à la porte de la rue, et jevoulus lui prendre le bras, mais elle me repoussa violemment,balbutiant d’une voix basse et nerveuse : « Laissez-moi…laissez-moi… ne me touchez pas. »

Et elle se sauva dans la rue en refermant la porte derrièreelle.

Je me retournai. Mme Kergaran était restée au haut du premierétage, et je remontai les marches à pas lents, m’attendant à tout,et prêt à tout.

La chambre de la patronne était ouverte, elle m’y fit entrer enprononçant d’un ton sévère : « J’ai à vous parler, monsieurKervelen. »

Je passai devant elle en baissant la tête. Elle posa sa bougiesur la cheminée, puis croisant ses bras sur sa puissante poitrineque couvrait mal une fine camisole blanche :

« Ah ça, monsieur Kervelen, vous prenez donc ma maison pour unemaison publique ! »

Je n’étais pas fier. Je murmurai : « Mais non, madame Kergaran.Il ne faut pas vous fâcher, voyons, vous savez bien ce que c’estqu’un jeune homme. »

Elle répondit : « Je sais que je ne veux pas de créatures chezmoi, entendez-vous. Je sais que je ferai respecter mon toit, et laréputation de ma maison, entendez-vous ? Je sais… »

Elle parla pendant vingt minutes au moins, accumulant lesraisons sur les indignations, m’accablant sous l’honorabilité de samaison, me lardant de reproches mordants.

Moi (l’homme est un singulier animal), au lieu de l’écouter, jela regardais. Je n’entendais plus un mot, mais plus un mot. Elleavait une poitrine superbe, la gaillarde, ferme, blanche et grasse,un peu grosse peut-être, mais tentante à faire passer des frissonsdans le dos. Je ne me serais jamais douté vraiment qu’il y eût depareilles choses sous la robe de laine de la patronne. Ellesemblait rajeunie de dix ans, en déshabillé. Et voilà que je mesentais tout drôle, tout… Comment dirai-je ?… tout remué. Jeretrouvais brusquement devant elle ma situation… interrompue unquart d’heure plus tôt dans ma chambre.

Et, derrière elle, là-bas, dans l’alcôve, je regardais son lit.Il était entr’ouvert, écrasé, montrant, par le trou creusé dans lesdraps la pesée du corps qui s’était couché là. Et je pensais qu’ildevait faire très bon et très chaud là dedans, plus chaud que dansun autre lit. Pourquoi plus chaud ? Je n’en sais rien, sansdoute à cause de l’opulence des chairs qui s’y étaientreposées.

Quoi de plus troublant et de plus charmant qu’un litdéfait ? Celui-là me grisait, de loin, me faisait courir desfrémissements sur la peau.

Elle parlait toujours, mais doucement maintenant, elle parlaiten amie rude et bienveillante qui ne demande plus qu’àpardonner.

Je balbutiai : « Voyons… voyons… madame Kergaran… voyons… » Etcomme elle s’était tue pour attendre ma réponse, je la saisis dansmes deux bras et je me mis à l’embrasser, mais à l’embrasser commeun affamé, comme un homme qui attend ça depuis longtemps.

Elle se débattait, tournait la tête, sans se fâcher trop fort,répétant machinalement selon son habitude : « Oh ! lacanaille… la canaille… la ca… »

Elle ne put pas achever le mot, je l’avais enlevée d’un effort,et je l’emportais, serrée contre moi. On est rudement vigoureux,allez, en certains moments !

Je rencontrai le bord du lit, et je tombai dessus sans lalâcher…

Il y faisait en effet fort bon et fort chaud dans son lit.

Une heure plus tard, la bougie s’étant éteinte, la patronne seleva pour allumer l’autre. Et comme elle revenait se glisser à moncôté, enfonçant sous les draps sa jambe ronde et forte, elleprononça d’une voix câline, satisfaite, reconnaissante peut-être :« Oh !… la canaille !… la canaille !… »

Chapitre 3Le petit fût

Maître Chicot, l’aubergiste d’Épreville, arrêta son tilburydevant la ferme de la mère Magloire. C’était un grand gaillard dequarante ans, rouge et ventru, et qui passait pour malicieux.

Il attacha son cheval au poteau de la barrière, puis il pénétradans la cour. Il possédait un bien attenant aux terres de lavieille, qu’il convoitait depuis longtemps. Vingt fois il avaitessayé de les acheter, mais la mère Magloire s’y refusait avecobstination.

« J’y sieus née, j’y mourrai, » disait-elle.

Il la trouva épluchant des pommes de terre devant sa porte. Âgéede soixante-douze ans, elle était sèche, ridée, courbée, maisinfatigable comme une jeune fille. Chicot lui tapa dans le dos avecamitié, puis s’assit près d’elle sur un escabeau.

« Eh bien ! la mère, et c’te santé, toujoursbonne ?

– Pas trop mal, et vous, maît’ Prosper ?

– Eh ! eh ! quéques douleurs ; sans ça, ce s’raità satisfaction.

– Allons, tant mieux ! »

Et elle ne dit plus rien. Chicot la regardait accomplir sabesogne. Ses doigts crochus, noués, durs comme des pattes de crabe,saisissaient à la façon de pinces les tubercules grisâtres dans unemanne, et vivement elle les faisait tourner, enlevant de longuesbandes de peau sous la lame d’un vieux couteau qu’elle tenait del’autre main. Et, quand la pomme de terre était devenue toutejaune, elle la jetait dans un seau d’eau. Trois poules hardies s’envenaient l’une après l’autre jusque dans ses jupes ramasser lesépluchures, puis se sauvaient à toutes pattes, portant au bec leurbutin.

Chicot semblait gêné, hésitant, anxieux, avec quelque chose surla langue qui ne voulait pas sortir. À la fin, il se décida :

« Dites donc, mère Magloire…

– Qué qu’i a pour votre service ?

– C’te ferme, vous n’ voulez toujours point m’ lavendre ?

– Pour ça non. N’y comptez point. C’est dit, c’est dit, n’yr’venez pas.

– C’est qu’ j’ai trouvé un arrangement qui f’rait notre affaireà tous les deux.

– Qué qu’ c’est ?

– Le v’là. Vous m’ la vendez, et pi vous la gardez tout d’ même.Vous n’y êtes point ? Suivez ma raison. »

La vieille cessa d’éplucher ses légumes et fixa sur l’aubergisteses yeux vifs sous leurs paupières fripées.

Il reprit :

« Je m’explique. J’ vous donne, chaque mois, cent cinquantefrancs. Vous entendez bien : chaque mois j’ vous apporte ici, avecmon tilbury, trente écus de cent sous. Et pi n’y a rien de changéde plus, rien de rien ; vous restez chez vous, vous n’ vousoccupez point de mé, vous n’ me d’vez rien. Vous n’ faites queprendre mon argent. Ça vous va-t-il ? »

Il la regardait d’un air joyeux, d’un air de bonne humeur.

La vieille le considérait avec méfiance, cherchant le piège.Elle demanda :

« Ça, c’est pour mé ; mais pour vous, c’te ferme, ça n’vous la donne point ? »

Il reprit :

« N’ vous tracassez point de ça. Vous restez tant que l’ bonDieu vous laissera vivre. Vous êtes chez vous. Seulement vousm’ferez un p’tit papier chez l’ notaire pour qu’après vous ça merevienne. Vous n’avez point d’éfants, rien qu’ des neveux que vousn’y tenez guère. Ça vous va-t-il ? Vous gardez votre bienvotre vie durant, et j’ vous donne trente écus de cent sous parmois. C’est tout gain pour vous. »

La vieille demeurait surprise, inquiète, mais tentée. Ellerépliqua :

« Je n’ dis point non. Seulement, j’ veux m’ faire une raisonlà-dessus. Rev’nez causer d’ ça dans l’ courant d’ l’autre semaine.J’ vous f’rai une réponse d’ mon idée. »

Et maître Chicot s’en alla, content comme un roi qui vient deconquérir un empire.

La mère Magloire demeura songeuse. Elle ne dormit pas la nuitsuivante. Pendant quatre jours, elle eut une fièvre d’hésitation.Elle flairait bien quelque chose de mauvais pour elle là-dedans,mais la pensée des trente écus par mois, de ce bel argent sonnantqui s’en viendrait couler dans son tablier, qui lui tomberait commeça du ciel, sans rien faire, la ravageait de désir.

Alors elle alla trouver le notaire et lui conta son cas. Il luiconseilla d’accepter la proposition de Chicot, mais en demandantcinquante écus de cent sous au lieu de trente, sa ferme valant, aubas mot, soixante mille francs.

« Si vous vivez quinze ans, disait le notaire, il ne la payeraencore, de cette façon, que quarante-cinq mille francs. »

La vieille frémit à cette perspective de cinquante écus de centsous par mois ; mais elle se méfiait toujours, craignant millechoses imprévues, des ruses cachées, et elle demeura jusqu’au soirà poser des questions, ne pouvant se décider à partir. Enfin elleordonna de préparer l’acte, et elle rentra troublée comme si elleeût bu quatre pots de cidre nouveau.

Quand Chicot vint pour savoir la réponse, elle se fit longtempsprier, déclarant qu’elle ne voulait pas, mais rongée par la peurqu’il ne consentît point à donner les cinquante pièces de centsous. Enfin, comme il insistait, elle énonça ses prétentions.

Il eut un sursaut de désappointement et refusa.

Alors, pour le convaincre, elle se mit à raisonner sur la duréeprobable de sa vie.

« Je n’en ai pas pour pu de cinq à six ans pour sûr. Me v’là surmes soixante-treize, et pas vaillante avec ça. L’aut’e soir, jecrûmes que j’allais passer. Il me semblait qu’on me vidait l’corps, qu’il a fallu me porter à mon lit. »

Mais Chicot ne se laissait pas prendre.

« Allons, allons, vieille pratique, vous êtes solide comme l’clocher d’ l’église. Vous vivrez pour le moins cent dix ans. C’estvous qui m’enterrerez, pour sûr. »

Tout le jour fut encore perdu en discussions. Mais, comme lavieille ne céda pas, l’aubergiste, à la fin, consentit à donner lescinquante écus.

Ils signèrent l’acte le lendemain. Et la mère Magloire exigeadix écus de pot de vin.

Trois ans s’écoulèrent. La bonne femme se portait comme uncharme. Elle paraissait n’avoir pas vieilli d’un jour, et Chicot sedésespérait. Il lui semblait, à lui, qu’il payait cette rentedepuis un demi-siècle, qu’il était trompé, floué, ruiné. Il allaitde temps en temps rendre visite à la fermière, comme on va voir, enjuillet, dans les champs, si les blés sont mûrs pour la faux. Ellele recevait avec une malice dans le regard. On eût dit qu’elle sefélicitait du bon tour qu’elle lui avait joué ; et ilremontait bien vite dans son tilbury en murmurant :

« Tu ne crèveras donc point, carcasse ! »

Il ne savait que faire. Il eût voulu l’étrangler en la voyant.Il la haïssait d’une haine féroce, sournoise, d’une haine de paysanvolé.

Alors il chercha des moyens.

Un jour enfin, il s’en revint la voir en se frottant les mains,comme il faisait la première fois lorsqu’il lui avait proposé lemarché.

Et, après avoir causé quelques minutes :

« Dites donc, la mère, pourquoi que vous ne v’nez point dîner àla maison, quand vous passez à Épreville ? On en jase ;on dit comme ça que j’ sommes pu amis, et ça me fait deuil. Voussavez, chez mé, vous ne payerez point. J’ suis pas regardant à undîner. Tant que le cœur vous en dira, v’nez sans retenue, ça m’fera plaisir. »

La mère Magloire ne se le fit point répéter, et le surlendemain,comme elle allait au marché dans sa carriole conduite par son valetCélestin, elle mit sans gêne son cheval à l’écurie chez maîtreChicot, et réclama le dîner promis.

L’aubergiste, radieux, la traita comme une dame, lui servit dupoulet, du boudin, de l’andouille, du gigot et du lard aux choux.Mais elle ne mangea presque rien, sobre depuis son enfance, ayanttoujours vécu d’un peu de soupe et d’une croûte de painbeurrée.

Chicot insistait, désappointé. Elle ne buvait pas non plus. Ellerefusa de prendre du café.

Il demanda :

« Vous accepterez toujours bien un p’tit verre.

– Ah ! pour ça, oui. Je ne dis pas non. »

Et il cria de tous ses poumons, à travers l’auberge :

« Rosalie, apporte la fine, la surfine, le fil-en-dix. »

Et la servante apparut, tenant une longue bouteille ornée d’unefeuille de vigne en papier.

Il emplit deux petits verres.

« Goûtez ça, la mère, c’est de la fameuse. »

Et la bonne femme se mit à boire tout doucement, à petitesgorgées, faisant durer le plaisir. Quand elle eut vidé son verre,elle l’égoutta, puis déclara :

« Ça, oui, c’est de la fine. »

Elle n’avait point fini de parler que Chicot lui en versait unsecond coup. Elle voulut refuser, mais il était trop tard, et ellele dégusta longuement, comme le premier.

Il voulut alors lui faire accepter une troisième tournée, maiselle résista. Il insistait :

« Ça, c’est du lait, voyez-vous ; mé j’en bois dix, douze,sans embarras. Ça passe comme du sucre. Rien au ventre, rien à latête ; on dirait que ça s’évapore sur la langue. Y a rien demeilleur pour la santé ! »

Comme elle en avait bien envie, elle céda, mais elle n’en pritque la moitié du verre.

Alors Chicot, dans un élan de générosité, s’écria :

« T’nez, puisqu’elle vous plaît, j’ vas vous en donner un p’titfût, histoire de vous montrer que j’ sommes toujours une paired’amis. »

La bonne femme ne dit pas non, et s’en alla, un peu grise.

Le lendemain, l’aubergiste entra dans la cour de la mèreMagloire, puis tira du fond de sa voiture une petite barriquecerclée de fer. Puis il voulut lui faire goûter le contenu, pourprouver que c’était bien la même fine ; et quand ils en eurentencore bu chacun trois verres, il déclara, en s’en allant :

« Et puis, vous savez, quand n’y en aura pu, y en aencore ; n’ vous gênez point. Je n’ suis pas regardant. Pû tôtque ce sera fini, pu que je serai content. »

Et il remonta dans son tilbury.

Il revint quatre jours plus tard. La vieille était devant saporte, occupée à couper le pain de la soupe.

Il s’approcha, lui dit bonjour, lui parla dans le nez, histoirede sentir son haleine. Et il reconnut un souffle d’alcool. Alorsson visage s’éclaira.

« Vous m’offrirez bien un verre de fil ? » dit-il.

Et ils trinquèrent deux ou trois fois.

Mais bientôt le bruit courut dans la contrée que la mèreMagloire s’ivrognait toute seule. On la ramassait tantôt dans sacuisine, tantôt dans sa cour, tantôt dans les chemins des environs,et il fallait la rapporter chez elle, inerte comme un cadavre.

Chicot n’allait plus chez elle, et, quand on lui parlait de lapaysanne, il murmurait avec un visage triste :

« C’est-il pas malheureux, à son âge, d’avoir pris c’ t’habitude-là ? Voyez-vous, quand on est vieux, y a pas deressource. Ça finira bien par lui jouer un mauvais tour !»

Ça lui joua un mauvais tour, en effet. Elle mourut l’hiversuivant, vers la Noël, étant tombée, soûle, dans la neige.

Et maître Chicot hérita de la ferme, en déclarant :

« C’te manante, si alle s’était point boissonnée, alle en avaitbien pour dix ans de plus. »

Chapitre 4Lui

Mon cher ami, tu n’y comprends rien ? et je le conçois. Tume crois devenu fou ? Je le suis peut-être un peu, mais nonpas pour les raisons que tu supposes.

Oui. Je me marie. Voilà.

Et pourtant mes idées et mes convictions n’ont pas changé. Jeconsidère l’accouplement légal comme une bêtise. Je suis certainque huit maris sur dix sont cocus. Et ils ne méritent pas moinspour avoir eu l’imbécillité d’enchaîner leur vie, de renoncer àl’amour libre, la seule chose gaie et bonne au monde, de couperl’aile à la fantaisie qui nous pousse sans cesse à toutes lesfemmes, etc., etc. Plus que jamais je me sens incapable d’aimer unefemme, parce que j’aimerai toujours trop toutes les autres. Jevoudrais avoir mille bras, mille lèvres et mille… tempéraments pourpouvoir étreindre en même temps une armée de ces êtres charmants etsans importance.

Et cependant je me marie.

J’ajoute que je ne connais guère ma femme de demain. Je l’ai vueseulement quatre ou cinq fois. Je sais qu’elle ne me déplaîtpoint ; cela me suffit pour ce que j’en veux faire. Elle estpetite, blonde et grasse. Après-demain, je désirerai ardemment unefemme grande, brune et mince.

Elle n’est pas riche. Elle appartient à une famille moyenne.C’est une jeune fille comme on en trouve à la grosse, bonnes àmarier, sans qualités et sans défauts apparents, dans labourgeoisie ordinaire. On dit d’elle : « Mlle Lajolle est biengentille. » On dira demain : « Elle est fort gentille, Mme Raymon.» Elle appartient enfin à la légion des jeunes filles honnêtes «dont on est heureux de faire sa femme » jusqu’au jour où ondécouvre qu’on préfère justement toutes les autres femmes à cellequ’on a choisie.

Alors pourquoi me marier, diras-tu ?

J’ose à peine t’avouer l’étrange et invraisemblable raison quime pousse à cet acte insensé.

Je me marie pour n’être pas seul.

Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tuauras pitié de moi, et tu me mépriseras, tant mon état d’esprit estmisérable.

Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être prèsde moi, contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose,n’importe quoi.

Je veux pouvoir briser son sommeil ; lui poser une questionquelconque brusquement, une question stupide pour entendre unevoix, pour sentir habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil,un raisonnement en travail, pour voir, allumant brusquement mabougie, une figure humaine à mon côté…, parce que… parce que… (jen’ose pas avouer cette honte)… parce que j’ai peur, tout seul.

Oh ! tu ne me comprends pas encore.

Je n’ai pas peur d’un danger. Un homme entrerait, je le tueraissans frissonner. Je n’ai pas peur des revenants ; je ne croispas au surnaturel. Je n’ai pas peur des morts ; je crois àl’anéantissement définitif de chaque être qui disparaît !

Alors !… Oui, alors !… Eh bien ! j’ai peur demoi ! j’ai peur de la peur ; peur des spasmes de monesprit qui s’affole, peur de cette horrible sensation de la terreurincompréhensible.

Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J’ai peur desmurs, des meubles, des objets familiers qui s’animent, pour moi,d’une sorte de vie animale. J’ai peur surtout du trouble horriblede ma pensée, de ma raison qui m’échappe brouillée, dispersée parune mystérieuse et invisible angoisse.

Je sens d’abord une vague inquiétude qui me passe dans l’âme etme fait courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi.Rien ! Et je voudrais quelque chose ! Quoi ? Quelquechose de compréhensible. Puisque j’ai peur uniquement parce que jene comprends pas ma peur.

Je parle ! j’ai peur de ma voix. Je marche ! j’ai peurde l’inconnu de derrière la porte, de derrière le rideau, de dansl’armoire, de sous le lit. Et pourtant je sais qu’il n’y a riennulle part.

Je me retourne brusquement parce que j’ai peur de ce qui estderrière moi, bien qu’il n’y ait rien et que je le sache.

Je m’agite, je sens mon effarement grandir ; et jem’enferme dans ma chambre ; et je m’enfonce dans mon lit, etje me cache sous mes draps ; et blotti, roulé comme une boule,je ferme les yeux désespérément, et je demeure ainsi pendant untemps infini avec cette pensée que ma bougie demeure allumée sur matable de nuit et qu’il faudrait pourtant l’éteindre. Et je n’osepas.

N’est-ce pas affreux, d’être ainsi ?

Autrefois, je n’éprouvais rien de cela. Je rentraistranquillement. J’allais et je venais en mon logis sans que rientroublât la sérénité de mon âme. Si l’on m’avait dit quelle maladiede peur invraisemblable, stupide et terrible, devait me saisir unjour, j’aurais bien ri ; j’ouvrais les portes dans l’ombreavec assurance ; je me couchais lentement sans pousser lesverrous, et je ne me relevais jamais au milieu des nuits pourm’assurer que toutes les issues de ma chambre étaient fortementcloses.

Cela a commencé l’an dernier d’une singulière façon.

C’était en automne, par un soir humide. Quand ma bonne futpartie, après mon dîner, je me demandai ce que j’allais faire. Jemarchai quelque temps à travers ma chambre. Je me sentais las,accablé sans raison, incapable de travailler, sans force même pourlire. Une pluie fine mouillait les vitres ; j’étais triste,tout pénétré par une de ces tristesses sans causes qui vous donnentenvie de pleurer, qui vous font désirer de parler à n’importe quipour secouer la lourdeur de notre pensée.

Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme iln’avait jamais été. Une solitude infinie et navrante m’entourait.Que faire ? Je m’assis. Alors une impatience nerveuse mecourut dans les jambes. Je me relevai, et je me remis à marcher.J’avais peut-être aussi un peu de fièvre, car mes mains, que jetenais rejointes derrière mon dos, comme on fait souvent quand onse promène avec lenteur, se brûlaient l’une à l’autre, et je leremarquai. Puis soudain un frisson de froid me courut dans le dos.Je pensai que l’humidité du dehors entrait chez moi, et l’idée defaire du feu me vint. J’en allumai ; c’était la première foisde l’année. Et je m’assis de nouveau en regardant la flamme. Maisbientôt l’impossibilité de rester en place me fit encore merelever, et je sentis qu’il fallait m’en aller, me secouer, trouverun ami.

Je sortis. J’allai chez trois camarades que je ne rencontraipas ; puis, je gagnai le boulevard, décidé à découvrir unepersonne de connaissance.

Il faisait triste partout. Les trottoirs trempés luisaient. Unetiédeur d’eau, une de ces tiédeurs qui vous glacent par frissonsbrusques, une tiédeur pesante de pluie impalpable accablait la rue,semblait lasser et obscurcir la flamme du gaz.

J’allais d’un pas mou, me répétant : « Je ne trouverai personneavec qui causer. »

J’inspectai plusieurs fois les cafés, depuis la Madeleinejusqu’au faubourg Poissonnière. Des gens tristes, assis devant destables, semblaient n’avoir pas même la force de finir leursconsommations.

J’errai longtemps ainsi, et, vers minuit, je me mis en routepour rentrer chez moi. J’étais fort calme, mais fort las. Monconcierge, qui se couche avant onze heures, m’ouvrit tout de suite,contrairement à son habitude, et je pensai : « Tiens, un autrelocataire vient sans doute de remonter. »

Quand je sors de chez moi, je donne toujours à ma porte deuxtours de clef. Je la trouvai simplement tirée, et cela me frappa.Je supposai qu’on m’avait monté des lettres dans la soirée.

J’entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peul’appartement. Je pris une bougie pour aller l’allumer au foyer,lorsque, en jetant les yeux devant moi, j’aperçus quelqu’un assisdans mon fauteuil, et qui se chauffait les pieds en me tournant ledos.

Je n’eus pas peur, oh ! non, pas le moins du monde. Unesupposition très vraisemblable me traversa l’esprit ; cellequ’un de mes amis était venu pour me voir. La concierge, prévenuepar moi à ma sortie, avait dit que j’allais rentrer, avait prêté saclef. Et toutes les circonstances de mon retour, en une seconde merevinrent à la pensée : le cordon tiré tout de suite, ma porteseulement poussée.

Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s’était endormidevant mon feu en m’attendant, et je m’avançai pour le réveiller.Je le voyais parfaitement, un de ses bras pendant à droite ;ses pieds étaient croisés l’un sur l’autre ; sa tête, penchéeun peu sur le côté gauche du fauteuil, indiquait bien le sommeil.Je me demandais : Qui est-ce ? On y voyait peu d’ailleurs dansla pièce. J’avançai la main pour lui toucher l’épaule !…

Je rencontrai le bois du siège ! Il n’y avait pluspersonne. Le fauteuil était vide !

Quel sursaut, miséricorde !

Je reculai d’abord comme si un danger terrible eût apparu devantmoi.

Puis je me retournai, sentant quelqu’un derrière mon dos ;puis, aussitôt un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fitpivoter encore une fois. Et je demeurai debout, haletantd’épouvante, tellement éperdu que je n’avais plus une pensée, prêtà tomber.

Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raisonme revint. Je songeai : « Je viens d’avoir une hallucination, voilàtout. » Et je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La penséeva vite dans ces moments-là.

J’avais eu une hallucination – c’était là un fait incontestable.Or mon esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnantrégulièrement et logiquement. Il n’y avait donc aucun trouble ducôté du cerveau. Les yeux seuls s’étaient trompés, avaient trompéma pensée. Les yeux avaient eu une vision, une de ces visions quifont croire aux miracles les gens naïfs. C’était là un accidentnerveux de l’appareil optique, rien de plus, un peu de congestionpeut-être.

Et j’allumai ma bougie. Je m’aperçus, en me baissant vers lefeu, que je tremblais, et je me relevai d’une secousse, comme si onm’eût touché par derrière.

Je n’étais point tranquille assurément.

Je fis quelques pas ; je parlai haut. Je chantai à mi-voixquelques refrains.

Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je mesentis un peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins.

Je m’assis encore et je réfléchis longtemps à monaventure ; puis je me couchai, et je soufflai ma lumière.

Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos,assez paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans machambre, et je me mis sur le côté.

Mon feu n’avait plus que deux ou trois tisons rouges quiéclairaient juste les pieds du fauteuil, et je crus revoir l’hommeassis dessus.

J’enflammai une allumette d’un mouvement rapide. Je m’étaistrompé, je ne voyais plus rien.

Je me levai, cependant, et j’allai cacher le fauteuil derrièremon lit.

Puis je refis l’obscurité et je tâchai de m’endormir. Je n’avaispas perdu connaissance depuis plus de cinq minutes, quandj’aperçus, en songe, et nettement comme dans la réalité, toute lascène de la soirée. Je me réveillai éperdument, et, ayant éclairémon logis, je demeurai assis dans mon lit, sans oser même essayerde redormir.

Deux fois, cependant, le sommeil m’envahit, malgré moi, pendantquelques secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyaisdevenu fou.

Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillaipaisiblement jusqu’à midi.

C’était fini, bien fini. J’avais eu la fièvre, le cauchemar, quesais-je ? J’avais été malade, enfin. Je me trouvai néanmoinsfort bête.

Je fus très gai ce jour-là. Je dînai au cabaret ; j’allaivoir le spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Maisvoilà qu’en approchant de ma maison une inquiétude étrange mesaisit. J’avais peur de le revoir, lui. Non pas peur de lui, nonpas peur de sa présence, à laquelle je ne croyais point, maisj’avais peur d’un trouble nouveau de mes yeux, peur del’hallucination, peur de l’épouvante qui me saisirait.

Pendant plus d’une heure, j’errai de long en large sur letrottoir ; puis je me trouvai trop imbécile à la fin etj’entrai. Je haletais tellement que je ne pouvais plus monter monescalier. Je restai encore plus de dix minutes devant mon logementsur le palier, puis, brusquement, j’eus un élan de courage, unroidissement de volonté. J’enfonçai ma clef ; je me précipitaien avant une bougie à la main, je poussai d’un coup de pied laporte entrebâillée de ma chambre, et je jetai un regard effaré versla cheminée. Je ne vis rien.

« Ah !… »

Quel soulagement ! Quelle joie ! Quelledélivrance ! J’allais et je venais d’un air gaillard. Mais jene me sentais pas rassuré ; je me retournais parsursauts ; l’ombre des coins m’inquiétait.

Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires.Mais je ne le vis pas. Non. C’était fini !

Depuis ce jour-là j’ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là,près de moi, autour de moi, la vision. Elle ne m’est point apparuede nouveau. Oh non ! Et qu’importe, d’ailleurs, puisque je n’ycrois pas, puisque je sais que ce n’est rien !

Elle me gêne cependant parce que j’y pense sans cesse. – Unemain pendait du côté droit, sa tête était penchée du côté gauchecomme celle d’un homme qui dort… Allons, assez, nom de Dieu !je n’y veux plus songer !

Qu’est-ce que cette obsession, pourtant ? Pourquoi cettepersistance ? Ses pieds étaient tout près du feu !

Il me hante, c’est fou, mais c’est ainsi. Qui, Il ? Je saisbien qu’il n’existe pas, que ce n’est rien ! Il n’existe quedans mon appréhension, que dans ma crainte, que dans monangoisse ! Allons, assez !…

Oui, mais j’ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plusrester seul chez moi, parce qu’il y est. Je ne le verrai plus, jele sais, il ne se montrera plus, c’est fini cela. Mais il y esttout de même, dans ma pensée. Il demeure invisible, cela n’empêchequ’il y soit. Il est derrière les portes, dans l’armoire fermée,sous le lit, dans tous les coins obscurs, dans toutes les ombres.Si je tourne la porte, si j’ouvre l’armoire, si je baisse malumière sous le lit, si j’éclaire les coins, les ombres, il n’y estplus ; mais alors je le sens derrière moi. Je me retourne,certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verraiplus. Il n’en est pas moins derrière moi, encore.

C’est stupide, mais c’est atroce. Que veux-tu ? Je n’y peuxrien.

Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sensassurément qu’il n’y serait plus ! Car il est là parce que jesuis seul, uniquement parce que je suis seul !

Chapitre 5Mon oncle Sosthène

Mon oncle Sosthène était un libre penseur comme il en existebeaucoup, un libre penseur par bêtise. On est souvent religieux dela même façon. La vue d’un prêtre le jetait en des fureursinconcevables ; il lui montrait le poing, leur faisait descornes, et touchait du fer derrière son dos, ce qui indique déjàune croyance, la croyance au mauvais œil. Or, quand il s’agit decroyances irraisonnées, il faut les avoir toutes ou n’en pas avoirdu tout. Moi qui suis aussi libre penseur, c’est-à-dire un révoltécontre tous les dogmes que fit inventer la peur de la mort, je n’aipas de colère contre les temples, qu’ils soient catholiques,apostoliques, romains, protestants, russes, grecs, bouddhistes,juifs, musulmans. Et puis, moi, j’ai une façon de les considérer etde les expliquer. Un temple, c’est un hommage à l’inconnu. Plus lapensée s’élargit, plus l’inconnu diminue, plus les templess’écroulent. Mais, au lieu d’y mettre des encensoirs, j’y placeraisdes télescopes et des microscopes et des machines électriques.Voilà !

Mon oncle et moi nous différions sur presque tous les points. Ilétait patriote, moi je ne le suis pas, parce que le patriotisme,c’est encore une religion. C’est l’œuf des guerres.

Mon oncle était franc-maçon. Moi, je déclare les francs-maçonsplus bêtes que les vieilles dévotes. C’est mon opinion et je lasoutiens. Tant qu’à avoir une religion, l’ancienne mesuffirait.

Ces nigauds-là ne font qu’imiter les curés. Ils ont pour symboleun triangle au lieu d’une croix. Ils ont des églises qu’ilsappellent des Loges, avec un tas de cultes divers : le riteÉcossais, le rite Français, le Grand-Orient, une série debalivernes à crever de rire.

Puis, qu’est-ce qu’ils veulent ? Se secourir mutuellementen se chatouillant le fond de la main ? Je n’y vois pas demal. Ils ont mis en pratique le précepte chrétien : « Secourez-vousles uns les autres. » La seule différence consiste dans lechatouillement. Mais, est-ce la peine de faire tant de cérémoniespour prêter cent sous à un pauvre diable ? Les religieux, pourqui l’aumône et le secours sont un devoir et un métier, tracent entête de leurs épîtres trois lettres : J.M.J. Les francs-maçonsposent trois points en queue de leur nom. Dos à dos, compères.

Mon oncle me répondait : « Justement nous élevons religioncontre religion. Nous faisons de la libre pensée l’arme qui tuerale cléricalisme. La franc-maçonnerie est la citadelle où sontenrôlés tous les démolisseurs de divinités.

Je ripostais : « Mais, mon bon oncle (au fond je disais : «vieille moule »), c’est justement ce que je vous reproche. Au lieude détruire, vous organisez la concurrence : ça fait baisser lesprix, voilà tout. Et puis encore, si vous n’admettiez parmi vousque des libres penseurs, je comprendrais ; mais vous receveztout le monde. Vous avez des catholiques en masse, même des chefsdu parti. Pie IX fut des vôtres, avant d’être pape. Si vous appelezune Société ainsi composée une citadelle contre le cléricalisme, jela trouve faible, votre citadelle. »

Alors, mon oncle, clignant de l’œil, ajoutait : « Notrevéritable action, notre action la plus formidable a lieu enpolitique. Nous sapons, d’une façon continue et sûre, l’espritmonarchique. »

Cette fois j’éclatais. »Ah ! oui, vous êtes desmalins ! Si vous me dites que la franc-maçonnerie est uneusine à élections, je vous l’accorde ; qu’elle sert de machineà faire voter pour les candidats de toutes nuances, je ne le nieraijamais ; qu’elle n’a d’autre fonction que de berner le bonpeuple, de l’enrégimenter pour le faire aller à l’urne comme onenvoie au feu les soldats, je serai de votre avis ; qu’elleest utile, indispensable même à toutes les ambitions politiquesparce qu’elle change chacun de ses membres en agent électoral, jevous crierai : « C’est clair comme le soleil ! » Mais si vousme prétendez qu’elle sert à saper l’esprit monarchique, je vous risau nez.

« Considérez-moi un peu cette vaste et mystérieuse associationdémocratique, qui a eu pour grand maître, en France, le princeNapoléon sous l’Empire ; qui a pour grand maître, enAllemagne, le prince héritier ; en Russie le frère duczar ; dont font partie le roi Humbert et le prince deGalles ; et toutes les caboches couronnées du globe !»

Cette fois mon oncle me glissait dans l’oreille : « C’estvrai ; mais tous ces princes servent nos projets sans s’endouter.

– Et réciproquement, n’est-ce pas ? »

Et j’ajoutais en moi : « Tas de niais ! »

Et il fallait voir mon oncle Sosthène offrir à dîner à unfranc-maçon.

Ils se rencontraient d’abord et se touchaient les mains avec unair mystérieux tout à fait drôle, on voyait qu’ils se livraient àune série de pressions secrètes. Quand je voulais mettre mon oncleen fureur, je n’avais qu’à lui rappeler que les chiens aussi ontune manière toute franc-maçonnique de se reconnaître.

Puis mon oncle emmenait son ami dans les coins, comme pour luiconfier des choses considérables ; puis, à table, face à face,ils avaient une façon de se considérer, de croiser leurs regards,de boire avec un coup d’œil comme pour se répéter sans cesse : «Nous en sommes, hein ! »

Et penser qu’ils sont ainsi des millions sur la terre quis’amusent à ces simagrées ! J’aimerais encore mieux êtrejésuite.

Or il y avait dans notre ville un vieux jésuite qui était labête noire de mon oncle Sosthène. Chaque fois qu’il le rencontraitou seulement s’il l’apercevait de loin, il murmurait : « Crapule,va ! » Puis, me prenant le bras, il me confiait dans l’oreille: « Tu verras que ce gredin-là me fera du mal un jour ou l’autre.Je le sens. »

Mon oncle disait vrai. Et voici comment l’accident se produisitpar ma faute.

Nous approchions de la semaine sainte. Alors, mon oncle eutl’idée d’organiser un dîner gras pour le vendredi, mais un vraidîner, avec andouille et cervelas. Je résistai tant que jepus ; je disais : « Je ferai gras comme toujours ce jour-là,mais tout seul, chez moi. C’est idiot, votre manifestation.Pourquoi manifester ? En quoi cela vous gêne-t-il que des gensne mangent pas de viande ? »

Mais mon oncle tint bon. Il invita trois amis dans le premierrestaurant de la ville ; et comme c’était lui qui payait, jene refusai pas non plus de manifester.

Dès quatre heures, nous occupions une place en vue au caféPénélope, le mieux fréquenté, et mon oncle Sosthène, d’une voixforte, racontait notre menu.

À six heures, on se mit à table. À dix heures, on mangeaitencore et nous avions bu, à cinq, dix-huit bouteilles de vin fin,plus quatre de champagne. Alors mon oncle proposa ce qu’il appelaitla « tournée de l’archevêque ». On plaçait en ligne, devant soi,six petits verres qu’on remplissait avec des liqueursdifférentes ; puis il les fallait vider coup sur coup pendantqu’un des assistants comptait jusqu’à vingt. C’était stupide ;mais mon oncle Sosthène trouvait cela « de circonstance ».

À onze heures, il était gris comme un chantre. Il le fallutemporter en voiture et mettre au lit, et déjà on pouvait prévoirque sa manifestation anticléricale allait tourner en uneépouvantable indigestion.

Comme je rentrais à mon logis, gris moi-même, mais d’une ivressegaie, une idée machiavélique, et qui satisfaisait tous mesinstincts de scepticisme, me traversa la tête.

Je rajustai ma cravate, je pris un air désespéré, et j’allaisonner comme un furieux à la porte du vieux jésuite. Il étaitsourd ; il me fit attendre. Mais comme j’ébranlais toute lamaison à coups de pied, il parut enfin, en bonnet de coton, à safenêtre, et demanda : « Qu’est-ce qu’on me veut ? »

Je criai : « Vite, vite, mon révérend père, ouvrez-moi ;c’est un malade désespéré qui réclame votre saint ministère !»

Le pauvre bonhomme passa tout de suite un pantalon et descenditsans soutane. Je lui racontai d’une voix haletante, que mon oncle,le libre penseur, saisi soudain d’un malaise terrible qui faisaitprévoir une très grave maladie, avait été pris d’une grande peur dela mort, et qu’il désirait le voir, causer avec lui, écouter sesconseils, connaître mieux les croyances, se rapprocher de l’Église,et, sans doute, se confesser, puis communier, pour franchir, enpaix avec lui-même, le redoutable pas.

Et j’ajoutai d’un ton frondeur : « Il le désire, enfin. Si celane lui fait pas de bien cela ne lui fera toujours pas de mal. »

Le vieux jésuite, effaré, ravi, tout tremblant, me dit : «Attendez-moi une minute, mon enfant, je viens. » Mais j’ajoutai : «Pardon, mon révérend père, je ne vous accompagnerai pas, mesconvictions ne me le permettent point. J’ai même refusé de venirvous chercher ; aussi je vous prierai de ne pas avouer quevous m’avez vu, mais de vous dire prévenu de la maladie de mononcle par une espèce de révélation. »

Le bonhomme y consentit et s’en alla, d’un pas rapide, sonner àla porte de mon oncle Sosthène. La servante qui soignait le maladeouvrit bientôt et je vis la soutane noire disparaître dans cetteforteresse de la libre pensée.

Je me cachai sous une porte voisine pour attendre l’événement.Bien portant, mon oncle eût assommé le jésuite, mais je le savaisincapable de remuer un bras, et je me demandais avec une joiedélirante quelle invraisemblable scène allait se jouer entre cesdeux antagonistes ? Quelle lutte ? quelleexplication ? quelle stupéfaction ? quelbrouillamini ? et quel dénouement à cette situation sansissue, que l’indignation de mon oncle rendrait plus tragiqueencore !

Je riais tout seul à me tenir les côtes ; je me répétais àmi-voix : « Ah ! la bonne farce, la bonne farce ! »

Cependant il faisait froid, et je m’aperçus que le jésuiterestait bien longtemps. Je me disais : « Ils s’expliquent. »

Une heure passa, puis deux, puis trois. Le révérend père nesortait point. Qu’était-il arrivé ? Mon oncle était-il mort desaisissement en le voyant ? Ou bien avait-il tué l’homme ensoutane ? Ou bien s’étaient-ils entre-mangés ? Cettedernière supposition me sembla peu vraisemblable, mon oncle meparaissant en ce moment incapable d’absorber un gramme denourriture de plus. Le jour se leva.

Inquiet, et n’osant pas entrer à mon tour, je me rappelai qu’unde mes amis demeurait juste en face. J’allai chez lui ; je luidis la chose, qui l’étonna et le fit rire, et je m’embusquai à safenêtre.

À neuf heures, il prit ma place, et je dormis un peu. À deuxheures, je le remplaçai à mon tour. Nous étions démesurémenttroublés.

À six heures, le jésuite sortit d’un air pacifique et satisfait,et nous le vîmes s’éloigner d’un pas tranquille.

Alors honteux et timide, je sonnai à mon tour à la porte de mononcle. La servante parut. Je n’osai l’interroger et je montai, sansrien dire.

Mon oncle Sosthène, pâle, défait, abattu, l’œil morne, les brasinertes, gisait dans son lit. Une petite image de piété étaitpiquée au rideau avec une épingle.

On sentait fortement l’indigestion dans la chambre.

Je dis : « Eh bien, mon oncle, vous êtes couché ? Ça ne vadonc pas ? »

Il répondit d’une voix accablée : « Oh ! mon pauvre enfant,j’ai été bien malade, j’ai failli mourir.

– Comment ça, mon oncle ?

– Je ne sais pas ; c’est bien étonnant. Mais ce qu’il y ade plus étrange, c’est que le père jésuite qui sort d’ici, tu sais,ce brave homme que je ne pouvais souffrir, eh bien, il a eu unerévélation de mon état, et il est venu me trouver. »

Je fus pris d’un effroyable besoin de rire. « Ah !vraiment ?

– Oui, il est venu. Il a entendu une voix qui lui disait de selever et de venir parce que j’allais mourir. C’est une révélation.»

Je fis semblant d’éternuer pour ne pas éclater. J’avais envie deme rouler par terre.

Au bout d’une minute, je repris d’un ton indigné, malgré desfusées de gaieté : « Et vous l’avez reçu, mon oncle, vous ? unlibre penseur ? un franc-maçon ? Vous ne l’avez pas jetédehors ? »

Il parut confus, et balbutia : « Écoute donc, c’était siétonnant, si étonnant, si providentiel ! Et puis il m’a parléde mon père. Il a connu mon père autrefois.

– Votre père, mon oncle ?

– Oui, il paraît qu’il a connu mon père.

– Mais ce n’est pas une raison pour recevoir un jésuite.

– Je le sais bien, mais j’étais malade, si malade ! Et ilm’a soigné avec un grand dévouement toute la nuit. Il a étéparfait. C’est lui qui m’a sauvé. Ils sont un peu médecin, cesgens-là.

– Ah ! il vous a soigné toute la nuit. Mais vous m’avez dittout de suite qu’il sortait seulement d’ici.

– Oui, c’est vrai. Comme il s’était montré excellent à monégard, je l’ai gardé à déjeuner. Il a mangé là auprès de mon lit,sur une petite table, pendant que je prenais une tasse de thé.

– Et… il a fait gras ? »

Mon oncle eut un mouvement froissé, comme si je venais decommettre une grosse inconvenance, et il ajouta :

« Ne plaisante pas, Gaston, il y a des railleries déplacées. Cethomme m’a été en cette occasion plus dévoué qu’aucun parent ;j’entends qu’on respecte ses convictions. »

Cette fois, j’étais atterré ; je répondis néanmoins : «Très bien, mon oncle. Et après le déjeuner, qu’avez-vousfait ?

– Nous avons joué une partie de bésigue, puis il a dit sonbréviaire, pendant que je lisais un petit livre qu’il avait surlui, et qui n’est pas mal écrit du tout.

– Un livre pieux, mon oncle ?

– Oui et non, ou plutôt non, c’est l’histoire de leurs missionsdans l’Afrique centrale. C’est plutôt un livre de voyage etd’aventures. C’est très beau ce qu’ils ont fait là, ces hommes.»

Je commençais à trouver que ça tournait mal. Je me levai : «Allons, adieu, mon oncle, je vois que vous quittez lafranc-maçonnerie pour la religion. Vous êtes un renégat. »

Il fut encore un peu confus et murmura : « Mais la religion estune espèce de franc-maçonnerie. »

Je demandai : « Quand revient-il, votre jésuite ? » Mononcle balbutia : « Je… je ne sais pas, peut-être demain… ce n’estpas sûr. »

Et je sortis absolument abasourdi.

Elle a mal tourné, ma farce ! Mon oncle est convertiradicalement. Jusque-là, peu m’importait. Clérical ou franc-maçon,pour moi c’est bonnet blanc et blanc bonnet mais le pis, c’estqu’il vient de tester, oui de tester, et de me déshériter,monsieur, en faveur du père jésuite.

Chapitre 6Le mal d’André

La maison du notaire avait façade sur la place. Par derrière, unbeau jardin bien planté s’étendait jusqu’au passage des Piques,toujours désert, dont il était séparé par un mur.

C’est au bout de ce jardin que la femme de Maître Moreau avaitdonné rendez-vous, pour la première fois, au capitaine Sommerivequi la poursuivait depuis longtemps.

Son mari était parti passer huit jours à Paris. Elle se trouvaitdonc libre pour la semaine entière. Le capitaine avait tant prié,l’avait implorée avec des paroles si douces ; elle étaitpersuadée qu’il l’aimait si violemment, elle se sentait elle-mêmesi isolée, si méconnue, si négligée au milieu des contrats donts’occupait uniquement le notaire, qu’elle avait laissé prendre soncœur sans se demander si elle donnerait plus un jour.

Puis, après des mois d’amour platonique, de mains pressées, debaisers rapides volés derrière une porte, le capitaine avaitdéclaré qu’il quitterait immédiatement la ville en demandant sonchangement s’il n’obtenait pas un rendez-vous, un vrai rendez-vous,dans l’ombre des arbres, pendant l’absence du mari.

Elle avait cédé ; elle avait promis.

Elle l’attendait maintenant, blottie contre le mur, le cœurbattant, tressaillant aux moindres bruits.

Tout à coup elle entendit qu’on escaladait le mur, et ellefaillit se sauver. Si ce n’était pas lui ? Si c’était unvoleur ? Mais non ; une voix appelait doucement «Mathilde ». Elle répondit « Étienne ». Et un homme tomba sans lechemin avec un bruit de ferraille.

C’était lui ! quel baiser !

Ils demeurèrent longtemps debout, enlacés, les lèvres unies.Mais tout à coup une pluie fine se mit à tomber, et les gouttesglissant de feuille en feuille faisaient dans l’ombre unfrémissement d’eau. Elle tressaillit lorsqu’elle reçut la premièregoutte sur le cou.

Il lui disait : « Mathilde, ma chérie, mon ange, entrons chezvous. Il est minuit, nous n’avons rien à craindre. Allons chezvous ; je vous supplie. »

Elle répondait : « Non, mon bien-aimé, j’ai peur. Qui sait cequi peut nous arriver. »

Mais il la tenait serrée en ses bras, et lui murmurait dansl’oreille : « Vos domestiques sont au troisième étage, sur laplace. Votre chambre est au premier, sur le jardin. Personne nenous entendra. Je vous aime, je veux t’aimer librement, toutentière, des pieds à la tête. » Et il l’étreignait avec violence,en l’affolant de baisers.

Elle résistait encore, effrayée, honteuse aussi. Mais il lasaisit par la taille, l’enleva et l’emporta, sous la pluie quidevenait terrible.

La porte était restée ouverte ; ils montèrent à tâtonsl’escalier ; puis, lorsqu’ils furent entrés dans la chambre,elle poussa les verrous, pendant qu’il enflammait uneallumette.

Mais elle tomba défaillante dans un fauteuil. Il se mit à sesgenoux, et, lentement, il la dévêtait, ayant commencé par lesbottines et par les bas, pour baiser ses pieds.

Elle disait, haletante : « Non, non, Étienne, je vous ensupplie, laissez-moi rester honnête ; je vous en voudraistrop, après ! c’est si laid, cela, si grossier ! Nepeut-on s’aimer avec les âmes seulement… Étienne. »

Avec une adresse de femme de chambre, et une vivacité d’hommepressé, il déboutonnait, dénouait, dégrafait, délaçait sans repos.Et quand elle voulut se lever et fuir pour échapper à ses audaces,elle sortit brusquement de ses robes, de ses jupes et de son lingetoute nue, comme une main sort d’un manchon.

Éperdue, elle courut vers le lit pour se cacher sous lesrideaux. La retraite était dangereuse. Il l’y suivit. Mais comme ilvoulait la joindre et qu’il se hâtait, son sabre, détaché tropvite, tomba sur le parquet avec un bruit retentissant.

Aussitôt une plainte prolongée, un cri aigu et continu, un crid’enfant partit de la chambre voisine, dont la porte était restéeouverte.

Elle murmura : « Oh ! vous venez de réveiller André ;il ne pourra pas se rendormir. »

Son fils avait quinze mois et il couchait près de sa mère, afinqu’elle pût sans cesse veiller sur lui.

Le capitaine, fou d’ardeur, n’écoutait pas. »Qu’importe ?qu’importe ? Je t’aime ; tu es à moi, Mathilde. »

Mais elle se débattait, désolée, épouvantée. »Non, non !écoute comme il crie ; il va réveiller la nourrice. Si ellevenait, que ferions-nous ? Nous serions perdus ! Étienne,écoute, quand il fait ça, la nuit, son père le prend dans notre litpour le calmer. Il se tait tout de suite, tout de suite, il n’y apas d’autre moyen. Laisse-moi le prendre, Étienne… »

L’enfant hurlait, poussait ces clameurs perçantes qui traversentles murs les plus épais, qu’on entend de la rue en passant près deslogis.

Le capitaine, consterné, se releva, et Mathilde, s’élançant,alla chercher le mioche qu’elle apporta dans sa couche. Il setut.

Étienne s’assit à cheval sur une chaise et roula une cigarette.Au bout de cinq minutes à peine, André dormait. La mère murmura : «Je vais le reporter maintenant. » Et elle alla reposer l’enfantdans son berceau avec des précautions infinies.

Quand elle revint, le capitaine l’attendait les brasouverts.

Il l’enlaça, fou d’amour. Et elle, vaincue enfin, l’étreignant,balbutiait :

« Étienne… Étienne… mon amour ! Oh ! si tu savaiscomme… comme… »

André se remit à crier. Le capitaine furieux, jura : « Nom deDieu de chenapan ! Il ne va pas se taire, ce morveux-là !»

Non, il ne se taisait pas, le morveux, il beuglait.

Mathilde crut entendre remuer au-dessus. C’était la nourrice quivenait sans doute. Elle s’élança, prit son fils, et le rapportadans son lit. Il redevint muet aussitôt.

Trois fois de suite on le recoucha dans son berceau. Trois foisde suite il fallut le reprendre.

Le capitaine Sommerive partit une heure avant l’aurore ensacrant à bouche que veux-tu.

Mais, pour calmer son impatience, Mathilde lui avait promis dele recevoir encore, le soir même.

Il arriva comme la veille, mais plus impatient, plus enflammé,rendu furieux par l’attente.

Il eut soin de poser son sabre avec douceur, sur les deux brasd’un fauteuil ; il ôta ses bottes comme un voleur, et parla sibas que Mathilde ne l’entendait plus. Enfin, il allait êtreheureux, tout à fait heureux, quand le parquet ou quelque meuble,ou peut-être le lit lui-même craqua. Ce fut un bruit sec comme siquelque support s’était brisé, et aussitôt un cri, faible d’abord,puis suraigu, y répondit. André s’était réveillé.

Il glapissait comme un renard. S’il continuait ainsi, certes,toute la maison allait se lever.

La mère affolée s’élança et le rapporta. Le capitaine ne sereleva pas. Il rageait. Alors, tout doucement il étendit la main,prit entre deux doigts un peu de chair du marmot, n’importe où, àla cuisse ou bien au derrière, et il pinça. L’enfant se débattit,hurlant à déchirer les oreilles. Alors le capitaine, exaspéré,pinça plus fort, partout, avec fureur. Il saisissait vivement lebourrelet de peau et le tordait en le serrant violemment, puis lelâchait pour en prendre un autre à côté, puis un autre plus loin,puis encore un autre.

L’enfant poussait des clameurs de poulet qu’on égorge ou dechien qu’on flagelle. La mère éplorée l’embrassait, le caressait,tâchait de le calmer, d’étouffer ses cris sous les baisers. MaisAndré devenait violet comme s’il allait avoir des convulsions, etil agitait ses petits pieds et ses petites mains d’une façoneffrayante et navrante.

Le capitaine dit d’une voix douce : « Essayez donc de lereporter dans son berceau ; il s’apaisera peut-être. » EtMathilde s’en alla vers l’autre chambre avec son enfant dans sesbras.

Dès qu’il fut sorti du lit de sa mère, il cria moins fort ;et dès qu’il fut rentré dans le sien, il se tut, avec quelquessanglots encore, de temps en temps.

Le reste de la nuit fut tranquille ; et le capitaine futheureux.

La nuit suivante, il revint encore. Comme il parlait un peufort, André se réveilla de nouveau et se mit à glapir. Sa mère bienvite l’alla chercher ; mais le capitaine pinça si bien, sidurement et si longtemps que le marmot suffoqua, les yeux tournés,l’écume aux lèvres.

On le remit en son berceau. Il se calma tout aussitôt.

Au bout de quatre jours, il ne pleurait plus pour aller dans lelit maternel.

Le notaire revint le samedi soir. Il reprit sa place au foyer etdans la chambre conjugale.

Il se coucha de bonne heure, étant fatigué du voyage ;puis, dès qu’il eut bien retrouvé ses habitudes et accompliscrupuleusement tous ses devoirs d’homme honnête et méthodique, ils’étonna : « Tiens, mais André ne pleure pas, ce soir. Va donc lechercher un peu, Mathilde, ça me fait plaisir de le sentir entrenous deux. »

La femme aussitôt se leva et alla prendre l’enfant ; maisdès qu’il se vit dans ce lit où il aimait tant s’endormir quelquesjours auparavant, le marmot épouvanté se tordit, et hurla sifurieusement qu’il fallut le reporter en son berceau.

Maître Moreau n’en revenait pas : « Quelle drôle de chose ?Qu’est-ce qu’il a ce soir ? Peut-être qu’il a sommeil ?»

Sa femme répondit : « Il a été toujours comme ça pendant tonabsence. Je n’ai pas pu le prendre une seule fois. »

Au matin, l’enfant réveillé se mit à jouer et à rire en remuantses menottes.

Le notaire attendri accourut, embrassa son produit, puisl’enleva dans ses bras pour le rapporter dans la couche conjugale.André riait, du rire ébauché des petits êtres dont la pensée estvague encore. Tout à coup il aperçut le lit, sa mère dedans ;et sa petite figure heureuse se plissa, décomposée, tandis que descris furieux sortaient de sa gorge et qu’il se débattait comme sion l’eût martyrisé.

Le père, étonné, murmura : « Il a quelque chose, cet enfant »,et d’un mouvement naturel il releva sa chemise.

Il poussa un « ah ! » de stupeur. Les mollets, les cuisses,les reins, tout le derrière du petit étaient marbrés de tachesbleues, grandes comme des sous.

Maître Moreau cria : « Mathilde, regarde, c’est affreux ». Lamère, éperdue, se précipita. Le milieu de chacune des tachessemblait traversé d’une ligne violette où le sang était venumourir. C’était là, certes, quelque maladie effroyable et bizarre,le commencement d’une sorte de lèpre, d’une de ces affectionsétranges où la peau devient tantôt pustuleuse comme le dos descrapauds, tantôt écailleuse comme celui des crocodiles.

Les parents éperdus se regardaient. Maître Moreau s’écria : « Ilfaut aller chercher le médecin. »

Mais Mathilde, plus pâle qu’une morte, contemplait fixement sonfils aussi tacheté qu’un léopard. Et, soudain, poussant un cri, uncri violent, irréfléchi, comme si elle eût aperçu quelqu’un quil’emplissait d’horreur, elle jeta : « Oh ! lemisérable !… »

M. Moreau, surpris, demanda : « Hein ? De quiparles-tu ? Quel misérable ? »

Elle devint rouge jusqu’aux cheveux et balbutia : « Rien… c’est…vois-tu… je devine… c’est… il ne faut pas aller chercher lemédecin… c’est assurément cette misérable nourrice qui pince lepetit pour le faire taire quand il crie. »

Le notaire, exaspéré, alla quérir la nourrice et faillit labattre. Elle nia avec effronterie, mais fut chassée.

Et sa conduite, signalée à la municipalité, l’empêcha de trouverd’autres places.

Chapitre 7Le pain maudit

1.

Le père Taille avait trois filles. Anna, l’aînée, dont on neparlait guère dans la famille, Rose, la cadette, âgée maintenant dedix-huit ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait deprendre son quinzième printemps.

Le père Taille, veuf aujourd’hui, était maître mécanicien dansla fabrique de boutons de M. Lebrument. C’était un brave homme,très considéré, très droit, très sobre, une sorte d’ouvrier modèle.Il habitait rue d’Angoulême, au Havre.

Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieuxétait entré dans une colère épouvantable ; il avait menacé detuer le séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d’un grandmagasin de nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de diverscôtés que la petite se rangeait, qu’elle mettait de l’argent surl’État, qu’elle ne courait pas, liée maintenant avec un hommed’âge, un juge au tribunal de commerce, M. Dubois ; et le pères’était calmé.

Il s’inquiétait même de ce qu’elle faisait, demandait desrenseignements sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaientété la revoir ; et quand on lui affirmait qu’elle était dansses meubles et qu’elle avait un tas de vases de couleur sur sescheminées, des tableaux peints sur les murs, des pendules dorées etdes tapis partout, un petit sourire content lui glissait sur leslèvres. Depuis trente ans il travaillait, lui, pour amasser cinq ousix pauvres mille francs ! La fillette n’était pas bête aprèstout !

Or, voilà qu’un matin, le fils Touchard, dont le père étaittonnelier au bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, laseconde. Le cœur du vieux se mit à battre. Les Touchard étaientriches et bien posés ; il avait décidément de la chance dansses filles.

La noce fut décidée, et on résolut qu’on la ferait d’importance.Elle aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère Jusa.Cela coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n’étaitpas coutume.

Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis pourdéjeuner, au moment où il se mettait à table avec ses deux filles,la porte s’ouvrit brusquement et Anna parut. Elle avait unetoilette brillante, et des bagues, et un chapeau à plume. Elleétait gentille comme un cœur avec tout ça. Elle sauta au cou dupère qui n’eut pas le temps de dire « ouf », puis elle tomba enpleurant dans les bras de ses deux sœurs, puis elle s’assit ens’essuyant les yeux et demanda une assiette pour manger la soupeavec la famille. Cette fois, le père Taille fut attendri jusqu’auxlarmes à son tour, et il répéta à plusieurs reprises : « C’estbien, ça, petite, c’est bien, c’est bien. » Alors elle dit tout desuite son affaire. – Elle ne voulait pas qu’on fît la noce de Roseà Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah mais non. On la feraitchez elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au père. Sesdispositions étaient prises, tout arrangé, tout réglé ; ellese chargeait de tout, voilà !

Le vieux répéta : « Ça, c’est bien, petite, c’est bien. » Maisun scrupule lui vint. Les Touchard consentiraient-ils ? Rose,la fiancée, surprise, demanda : « Pourquoi qu’ils ne voudraientpas, donc ? Laisse faire, je m’en charge, je vais en parler àPhilippe, moi. »

Elle en parla à son prétendu, en effet, le jour même ; etPhilippe déclara que ça lui allait parfaitement. Le père et la mèreTouchard furent aussi ravis de faire un bon dîner qui ne coûteraitrien. Et ils disaient : « Ça sera bien, pour sûr, vu que monsieurDubois roule sur l’or. »

Alors ils demandèrent la permission d’inviter une amie, MlleFlorence, la cuisinière des gens du premier. Anna consentit àtout.

Le mariage était fixe au dernier mardi du mois.

2.

Après la formalité de la mairie et la cérémonie religieuse, lanoce se dirigea vers la maison d’Anna. Les Taille avaient amené, deleur côté, un cousin d’âge, M. Sauvetanin, homme à réflexionsphilosophiques, cérémonieux et compassé, dont on attendaitl’héritage, et une vieille tante, Mme Lamondois.

M. Sauvetanin avait été désigné pour offrir son bras à Anna. Onles avait accouplés, les jugeant les deux personnes les plusimportantes et les plus distinguées de la société.

Dès qu’on arriva devant la porte d’Anna, elle quittaimmédiatement son cavalier et courut en avant en déclarant : « Jevais vous montrer le chemin. »

Elle monta, en courant, l’escalier, tandis que la procession desinvités suivait plus lentement.

Dès que la jeune fille eut ouvert son logis, elle se rangea pourlaisser passer le monde qui défilait devant elle en roulant degrands yeux et en tournant la tête de tous les côtés pour voir celuxe mystérieux.

La table était mise dans le salon, la salle à manger ayant étéjugée trop petite. Un restaurateur voisin avait loué les couverts,et les carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil quitombait d’une fenêtre.

Les dames pénétrèrent dans la chambre à coucher pour sedébarrasser de leurs châles et de leurs coiffures, et le pèreTouchard, debout sur la porte, clignait de l’œil vers le lit bas etlarge, et faisait aux hommes des petits signes farceurs etbienveillants. Le père Taille, très digne, regardait avec unorgueil intime l’ameublement somptueux de son enfant, et il allaitde pièce en pièce, tenant toujours à la main son chapeau,inventoriant les objets d’un regard, marchant à la façon d’unsacristain dans une église.

Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hâtait lerepas.

Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle à manger démeublée,en criant : « Venez tous par ici une minute. » Les douze invités seprécipitèrent et aperçurent douze verres de madère en couronne surun guéridon.

Rose et son mari se tenaient par la taille, s’embrassaient déjàdans les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l’œil,poursuivi sans doute par cette ardeur, par cette attente quiremuent les hommes, même vieux et laids, auprès des femmesgalantes, comme si elles devaient par métier, par obligationprofessionnelle, un peu d’elles à tous les mâles.

Puis on se mit à table, et le repas commença. Les parentsoccupaient un bout, les jeunes gens tout l’autre bout. Mme Touchardla mère présidait à droite, la jeune mariée présidait à gauche.Anna s’occupait de tous et de chacun, veillait à ce que les verresfussent toujours pleins et les assiettes toujours garnies. Unecertaine gêne respectueuse, une certaine intimidation devant larichesse du logis et la solennité du service paralysaient lesconvives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne rigolaitpas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans uneatmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme Touchard, la mère, quiaimait rire, tâchait d’animer la situation, et, comme on arrivaitau dessert, elle cria : « Dis donc, Philippe, chante-nous quelquechose. » Son fils passait dans sa rue pour posséder une des plusjolies voix du Havre.

La marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers sabelle-sœur, par politesse et par galanterie, il chercha quelquechose de circonstance, de grave, de comme il faut, qu’il jugeait enharmonie avec le sérieux du dîner.

Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pourécouter. Tous les visages devinrent attentifs et vaguementsouriants.

Le chanteur annonça « Le Pain maudit » et arrondissant le brasdroit, ce qui fit remonter son habit dans son cou, il commença:

Il est un pain béni qu’à la terre économe

Il nous faut arracher d’un bras victorieux.

C’est le pain du travail, celui que l’honnête homme,

Le soir, à ses enfants, apporte tout joyeux.

Mais il en est un autre, à mine tentatrice,

Pain maudit que l’Enfer pour nous damner sema (bis).

Enfants, n’y touchez pas, car c’est le pain du vice !

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là !(bis).

Toute la table applaudit avec frénésie. Le père Touchard déclara: « Ça, c’est tapé. » La cuisinière invitée tourna dans sa main uncroûton qu’elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetaninmurmura : « Très bien ! » Et la tante Lamondois s’essuyaitdéjà les yeux avec sa serviette.

Le marié annonça : « Deuxième couplet » et le lança avec uneénergie croissante :

Respect au malheureux qui, tout brisé par l’âge,

Nous implore en passant sur le bord du chemin,

Mais flétrissons celui qui, désertant l’ouvrage,

Alerte et bien portant, ose tendre la main.

Mendier sans besoin, c’est voler la vieillesse,

C’est voler l’ouvrier que le travail courba (bis).

Honte à celui qui vit du pain de la paresse,

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là !(bis).

Tous, même les deux servants restés debout contre les murs,hurlèrent en chœur le refrain. Les voix fausses et pointues desfemmes faisaient détonner les voix grasses des hommes.

La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le père Taille semouchait avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolébrandissait un pain tout entier jusqu’au milieu de la table. Lacuisinière amie laissait tomber des larmes muettes sur son croûtonqu’elle tourmentait toujours.

M. Sauvetanin prononça au milieu de l’émotion générale : « Voilàdes choses saines, bien différentes des gaudrioles. »

Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa sœur et luimontrait d’un signe amical son mari, comme pour la féliciter.

Le jeune homme, grisé par le succès, reprit :

Dans ton simple réduit, ouvrière gentille,

Tu sembles écouter la voix du tentateur !

Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l’aiguille.

Tes parents n’ont que toi, toi seule es leur bonheur.

Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes

Lorsque, te maudissant, ton père expirera (bis).

Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes.

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là !(bis).

Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent lerefrain. Anna, toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié,interdit, regardait autour de lui sans comprendre la cause de cefroid subit. La cuisinière avait soudain lâché son croûton commes’il était devenu empoisonné.

M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation : « Ledernier couplet est de trop. » Le père Taille, rouge jusqu’auxoreilles, roulait des regards féroces autour de lui.

Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valetsd’une voix mouillée, d’une voix de femme qui pleure : « Apportez lechampagne. »

Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages redevinrentradieux. Et comme le père Touchard, qui n’avait rien vu, riensenti, rien compris, brandissait toujours son pain et chantait toutseul, en le montrant aux convives :

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là,

toute la noce, électrisée en voyant apparaître les bouteillescoiffées d’argent, reprit avec un bruit de tonnerre :

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là.

Chapitre 8Le cas de Mme Luneau

Le juge de paix, gros, avec un œil fermé et l’autre à peineouvert, écoute les plaignants d’un air mécontent. Parfois il pousseune sorte de grognement qui fait préjuger son opinion, et ilinterrompt d’une voix grêle comme celle d’un enfant, pour poser desquestions.

Il vient de régler l’affaire de M. Joly contre M. Petitpas, ausujet de la borne d’un champ qui aurait été déplacée par mégardepar le charretier de M. Petitpas, en labourant.

Il appelle l’affaire d’Hippolyte Lacour, sacristain etquincailler, contre Mme Céleste-Césarine Luneau, veuved’Anthime-Isidore.

Hippolyte Lacour a quarante-cinq ans ; grand, maigre,portant des cheveux longs et rasé comme un homme d’église, il parled’une voix lente, traînante et chantante.

Mme Luneau semble avoir quarante ans. Charpentée en lutteur,elle gonfle de partout sa robe étroite et collante. Ses hanchesénormes supportent une poitrine débordante par devant, et, parderrière, des omoplates grasses comme des seins. Son cou largesoutient une tête aux traits saillants, et sa voix pleine, sansêtre grave, pousse des notes qui font vibrer les vitres et lestympans. Enceinte, elle présente en avant un ventre énorme commeune montagne.

Les témoins à décharge attendent leur tour.

M. le juge de paix attaque la question.

« Hippolyte Lacour, exposez votre réclamation. »

Le plaignant prend la parole.

« Voilà, monsieur le juge de paix. Il y aura neuf mois à laSaint-Michel que Mme Luneau est venue me trouver, un soir, commej’avais sonné l’Angelus, et elle m’exposa sa situation par rapportà sa stérilité…

LE JUGE DE PAIX. – Soyez plus explicite, je vous prie.

HIPPOLYTE. – Je m’éclaircis, monsieur le juge. Or, qu’ellevoulait un enfant et qu’elle me demandait ma participation. Je nefis pas de difficultés, et elle me promit cent francs. La choseaccordée et réglée, elle refuse aujourd’hui sa promesse. Je laréclame devant vous, monsieur le juge de paix.

LE JUGE DE PAIX. – Je ne vous comprends pas du tout. Vous ditesqu’elle voulait un enfant ? Comment ? Quel genred’enfant ? Un enfant pour l’adopter ?

HIPPOLYTE. – Non, monsieur le juge, un neuf.

LE JUGE DE PAIX. – Qu’entendez-vous par ces mots : « Un neuf» ?

HIPPOLYTE. – J’entends un enfant à naître, que nous aurionsensemble, comme si nous étions mari et femme.

LE JUGE DE PAIX. – Vous me surprenez infiniment. Dans quel butpouvait-elle vous faire cette proposition anormale ?

HIPPOLYTE. – Monsieur le juge, le but ne m’apparut pas aupremier abord et je fus aussi un peu intercepté. Comme je ne faisrien sans me rendre compte de tout, je voulus me pénétrer de sesraisons et elle me les énuméra.

Or, son époux, Anthime-Isidore, que vous avez connu comme vouset moi, était mort la semaine d’avant, avec tout son bien en retourà sa famille. Donc, la chose la contrariant, vu l’argent, elle s’enfut trouver un législateur qui la renseigna sur le cas d’unenaissance dans les dix mois. Je veux dire que si elle accouchaitdans les dix mois après l’extinction de feu Anthime-Isidore, leproduit était considéré comme légitime et donnait droit àl’héritage.

Elle se résolut sur-le-champ à courir les conséquences et elles’en vint me trouver à la sortie de l’église comme j’ai eul’honneur de vous le dire, vu que je suis père légitime de huitenfants, tous viables, dont mon premier est épicier à Caen,département du Calvados, et uni en légitime mariage àVictoire-Elisabeth Rabou…

LE JUGE DE PAIX. – Ces détails sont inutiles. Revenez aufait.

HIPPOLYTE. – J’y entre, monsieur le juge. Donc elle me dit : «Si tu réussis, je te donnerai cent francs dès que j’aurai faitconstater la grossesse par le médecin. »

Or, je me mis en état, monsieur le juge, d’être à même de lasatisfaire. Au bout de six semaines ou deux mois, en effet,j’appris avec satisfaction la réussite. Mais ayant demandé les centfrancs, elle me les refusa. Je les réclamai de nouveau à diversesreprises sans obtenir un radis. Elle me traita même de flibustieret d’impuissant, dont la preuve du contraire est de laregarder.

LE JUGE DE PAIX. – Qu’avez-vous à dire, femme Luneau ?

MADAME LUNEAU. – Je dis, monsieur le juge de paix, que cet hommeest un flibustier !

LE JUGE DE PAIX. – Quelle preuve apportez-vous à l’appui decette assertion ?

MADAME LUNEAU (rouge, suffoquant, balbutiant). – Quellepreuve ? quelle preuve ? Je n’en ai pas eu une, depreuve, de vraie, de preuve que l’enfant n’est pas à lui. Non, pasà lui, monsieur le juge, j’en jure sur la tête de mon défunt mari,pas à lui.

LE JUGE DE PAIX. – À qui est-il donc, dans ce cas ?

MADAME LUNEAU (bégayant de colère). – Je sais ti, moi, je saisti ? À tout le monde, pardi. Tenez, v’là mes témoins, monsieurle juge ; les v’là tous. Ils sont six. Tirez-leur desdépositions, tirez-leur. Ils répondront…

LE JUGE DE PAIX. – Calmez-vous, madame Luneau, calmez-vous etrépondez froidement. Quelles raisons avez-vous de douter que cethomme soit le père de l’enfant que vous portez ?

MADAME LUNEAU. – Quelles raisons ? J’en ai cent pour une,cent, deux cents, cinq cents, dix mille, un million et plus, deraisons. Vu qu’après lui avoir fait la proposition que vous savezavec promesse de cent francs, j’appris qu’il était cocu, sauf votrerespect, monsieur le juge, et que les siens n’étaient pas à lui,ses enfants, pas à lui, pas un.

HIPPOLYTE LACOUR (avec calme). – C’est des menteries.

MADAME LUNEAU (exaspérée). – Des menteries ! desmenteries ! Si on peut dire. À preuve que sa femme s’est faitrencontrer par tout le monde, que je vous dis, par tout le monde.Tenez, v’là mes témoins, m’sieur le juge de paix. Tirez-leur desdépositions.

HIPPOLYTE LACOUR (froidement). – C’est des menteries.

MADAME LUNEAU. – Si on peut dire ! Et les rouges, c’est-iltoi qui les as faits, les rouges ?

LE JUGE DE PAIX. – Pas de personnalités, s’il vous plaît, ou jeserai contraint de sévir.

MADAME LUNEAU. – Donc, la doutance m’étant venue sur sescapacités, je me dis, comme on dit, que deux précautions valentmieux qu’une, et je comptai mon affaire à Césaire Lepic, que voilà,mon témoin ; qu’il me dit : « À votre disposition, madameLuneau », et qu’il m’a prêté son concours pour le cas où Hippolyteaurait fait défaut. Mais vu qu’alors ça fut connu des autrestémoins que je voulais me prémunir, il s’en est trouvé plus decent, si j’avais voulu, monsieur le juge.

Le grand que vous voyez là, celui qui s’appelle LucasChandelier, m’a juré alors que j’avais tort de donner les centfrancs à Hippolyte Lacour, vu qu’il n’avait pas fait plus quel’s’autres qui ne réclamaient rien.

HIPPOLYTE. – Fallait point me les promettre, alors. Moi j’aicompté, monsieur le juge. Avec moi, pas d’erreur : chose promise,chose tenue.

MADAME LUNEAU (hors d’elle). – Cent francs ! centfrancs ! Cent francs pour ça, flibustier, cent francs !Ils ne m’ont rien demandé, eusse, rien de rien. Tiens, les v’là,ils sont six. Tirez-leur des dépositions, monsieur le juge de paix,ils répondront pour sûr, ils répondront. (À Hippolyte.) «Guette-les donc, flibustier, s’ils te valent pas. Ils sont six,j’en aurais eu cent, deux cents, cinq cents, tant que j’auraisvoulu, pour rien, flibustier !

HIPPOLYTE. – Quand y en aurait cent mille !….

MADAME LUNEAU. – Oui, cent mille, si j’avais voulu…

HIPPOLYTE. – Je n’en ai pas moins fait mon devoir… ça ne changepas nos conventions.

MADAME LUNEAU (tapant à deux mains sur son ventre). – Eh bien,prouve que c’est toi, prouve-le, prouve-le, flibustier. J’t’endéfie !

HIPPOLYTE (avec calme). – C’est p’t-être pas plus moi qu’unautre. Ça n’empêche que vous m’avez promis cent francs pour mapart. Fallait pas vous adresser à tout le monde ensuite. Ça nechange rien. J’l’aurais bien fait tout seul.

MADAME LUNEAU. – C’est pas vrai ! Flibustier !Interpellez mes témoins, monsieur le juge de paix. Ils répondrontpour sûr.

Le juge de paix appelle les témoins à décharge. Ils sont six,rouges, les mains ballantes, intimidés.

LE JUGE DE PAIX. – Lucas Chandelier, avez-vous lieu de présumerque vous soyez le père de l’enfant que Mme Luneau porte dans sonflanc ?

LUCAS CHANDEL.IER. – Oui, m’sieu.

LE JUGE DE PAIX. – Célestin-Pierre Sidoine, avez-vous lieu deprésumer que vous soyez le père de l’enfant que Mme Luneau portedans son flanc ?

CÉLESTIN-PIERRE SIDOINE. – Oui, m’sieu.

(Les quatre autres témoins déposent identiquement de la mêmefaçon.)

Le juge de paix, après s’être recueilli prononce :

« Attendu que si Hippolyte Lacour a lieu de s’estimer le père del’enfant que réclamait Mme Luneau, les nommés Lucas Chandelier,etc., etc., ont des raisons analogues, sinon prépondérantes, deréclamer la même paternité ;

« Mais attendu que Mme Luneau avait primitivement invoquél’assistance de Hippolyte Lacour, moyennant une indemnité convenueet consentie de cent francs ;

« Attendu pourtant que si on peut estimer entière la bonne foidu sieur Lacour, il est permis de contester son droit strict des’engager d’une pareille façon, étant donné que le plaignant estmarié, et tenu par la loi à rester fidèle à son épouselégitime ;

« Attendu, en outre, etc., etc., etc.,

« Condamne Mme Luneau à vingt-cinq francs de dommages-intérêtsenvers le sieur Hippolyte Lacour, pour perte de temps etdétournement insolite. »

Chapitre 9Un sage

Blérot était mon ami d’enfance, mon plus cher camarade ;nous n’avions rien de secret. Nous étions liés par une amitiéprofonde des cœurs et des esprits, une intimité fraternelle, uneconfiance absolue l’un dans l’autre. Il me disait ses plusdélicates pensées, jusqu’à ces petites hontes de la consciencequ’on ose à peine s’avouer à soi-même. J’en faisais autant pourlui.

J’avais été confident de toutes ses amours. Il l’avait été detoutes les miennes.

Quand il m’annonça qu’il allait se marier, j’en fus blessé commed’une trahison. Je sentis que c’était fini de cette cordiale etabsolue affection qui nous unissait. Sa femme était entre nous.L’intimité du lit établit entre deux êtres, même quand ils ontcessé de s’aimer, une sorte de complicité, d’alliance mystérieuse.Ils sont, l’homme et la femme, comme deux associés discrets qui sedéfient de tout le monde. Mais ce lien si serré que noue le baiserconjugal cesse brusquement du jour où la femme prend un amant.

Je me rappelle comme d’hier toute la cérémonie du mariage deBlérot. Je n’avais pas voulu assister au contrat, ayant peu de goûtpour ces sortes d’événements ; j’allai seulement à la mairieet à l’église.

Sa femme, que je ne connaissais point, était une grande jeunefille, blonde, un peu mince, jolie, avec des yeux pâles, descheveux pâles, un teint pâle, des mains pâles. Elle marchait avecun léger mouvement onduleux, comme si elle eût été portée par unebarque. Elle semblait faire en avançant une suite de longuesrévérences gracieuses.

Blérot en paraissait fort amoureux. Il la regardait sans cesse,et je sentais frémir en lui un désir immodéré de cette femme.

J’allai le voir au bout de quelques jours. Il me dit : « Tu nete figures pas comme je suis heureux. Je l’aime follement.D’ailleurs elle est… elle est… » Il n’acheva pas la phrase, maisposant deux doigts sur sa bouche, il fit un geste qui signifie :divine, exquise, parfaite, et bien d’autres choses encore.

Je demandai en riant : « Tant que ça ? »

Il répondit : « Tout ce que tu peux rêver ! »

Il me présenta. Elle fut charmante, familière comme il faut, medit que la maison était mienne. Mais je sentais bien qu’il n’étaitplus mien, lui, Blérot. Notre intimité était coupée net. C’est àpeine si nous trouvions quelque chose à nous dire.

Je m’en allai. Puis je fis un voyage en Orient. Je revins par laRussie, l’Allemagne, la Suède et la Hollande.

Je ne rentrai à Paris qu’après dix-huit mois d’absence.

Le lendemain de mon arrivée, comme j’errais sur le boulevardpour reprendre l’air de Paris, j’aperçus, venant à moi, un hommefort pâle, aux traits creusés, qui ressemblait à Blérot autantqu’un phtisique décharné peut ressembler à un fort garçon rouge etbedonnant un peu. Je le regardais, surpris, inquiet, me demandant :« Est-ce lui ? » Il me vit, poussa un cri, tendit les bras.J’ouvris les miens, et nous nous embrassâmes en pleinboulevard.

Après quelques allées et venues de la rue Drouot au Vaudeville,comme nous nous disposions à nous séparer, car il paraissait déjàexténué d’avoir marché, je lui dis : « Tu n’as pas l’air bienportant. Es-tu malade ? » Il répondit : « Oui, un peusouffrant. »

Il avait l’apparence d’un homme qui va mourir ; et un flotd’affection me monta au cœur pour ce vieux et si cher ami, le seulque j’aie jamais eu. Je lui serrai les mains.

« Qu’est-ce que tu as donc ? Souffres-tu ?

– Non, un peu de fatigue. Ce n’est rien.

– Que dit ton médecin ?…

– Il parle d’anémie et m’ordonne du fer et de la viande rouge.»

Un soupçon me traversa l’esprit. Je demandai :

« Es-tu heureux ?

– Oui, très heureux.

– Tout à fait heureux ?

– Tout à fait.

– Ta femme ?

– Charmante. Je l’aime plus que jamais. »

Mais je m’aperçus qu’il avait rougi. Il paraissait embarrassécomme s’il eût craint de nouvelles questions. Je lui saisis lebras, je le poussai dans un café vide à cette heure, je le fisasseoir de force, et, les yeux dans les yeux :

« Voyons, mon vieux René, dis-moi la vérité. » Il balbutia : «Mais je n’ai rien à te dire. »

Je repris d’une voix ferme : « Ce n’est pas vrai. Tu es malade,malade de cœur sans doute, et tu n’oses révéler à personne tonsecret. C’est quelque chagrin qui te ronge. Mais tu me le diras àmoi. Voyons, j’attends. »

Il rougit encore, puis bégaya, en tournant la tête :

« C’est stupide !… mais je suis… je suis foutu !…»

Comme il se taisait, je repris : « Ça, voyons, parle. » Alors ilprononça brusquement, comme s’il eût jeté hors de lui une penséetorturante, inavouée encore :

« Eh bien ! j’ai une femme qui me tue… voilà. »

Je ne comprenais pas. – « Elle te rend malheureux. Elle te faitsouffrir jour et nuit ? Mais comment ? En quoi ?»

Il murmura d’une voix faible, comme s’il se fût confessé d’uncrime : « Non… je l’aime trop. »

Je demeurai interdit devant cet aveu brutal. Puis une envie derire me saisit, puis, enfin, je pus répondre :

« Mais il me semble que tu… que tu pourrais… l’aimer moins.»

Il était redevenu très pâle. Il se décida enfin à me parler àcœur ouvert, comme autrefois :

« Non. Je ne peux pas. Et je meurs. Je le sais. Je meurs. Je metue. Et j’ai peur. Dans certains jours, comme aujourd’hui, j’aienvie de la quitter, de m’en aller pour tout à fait, de partir aubout du monde, pour vivre, pour vivre longtemps. Et puis, quand lesoir vient, je rentre à la maison, malgré moi, à petits pas,l’esprit torturé. Je monte l’escalier lentement. Je sonne. Elle estlà, assise dans un fauteuil. Elle me dit : « Comme tu viens tard ».Je l’embrasse. Puis nous nous mettons à table. Je pense tout letemps pendant le repas : « Je vais sortir après le dîner et jeprendrai le train pour aller n’importe où ». Mais quand nousretournons au salon, je me sens tellement fatigué que je n’ai plusle courage de me lever. Je reste. Et puis… et puis… Je succombetoujours… »

Je ne pus m’empêcher de sourire encore. Il le vit et reprit : «Tu ris, mais je t’assure que c’est horrible.

– Pourquoi, lui dis-je, ne préviens-tu pas ta femme ? Àmoins d’être un monstre, elle comprendrait. »

Il haussa les épaules. « Oh ! tu en parles à ton aise. Sije ne la préviens pas, c’est que je connais sa nature. As-tu jamaisentendu dire de certaines femmes :

« Elle en est à son troisième mari ? » Oui, n’est-ce pas,et cela t’a fait sourire, comme tout à l’heure. Et pourtant,c’était vrai. Qu’y faire ? Ce n’est ni sa faute, ni la mienne.Elle est ainsi, parce que la nature l’a faite ainsi. Elle a moncher un tempérament de Messaline. Elle l’ignore, mais je le saisbien, tant pis pour moi. Et elle est charmante, douce, tendre,trouvant naturelles et modérées nos caresses folles qui m’épuisent,qui me tuent. Elle a l’air d’une pensionnaire ignorante. Et elleest ignorante, la pauvre enfant.

» Oh ! je prends chaque jour des résolutions énergiques.Comprends donc que je meurs. Mais il me suffit d’un regard de sesyeux, un de ces regards où je lis le désir ardent de ses lèvres, etje succombe aussitôt, me disant :

» C’est la dernière fois. Je ne veux plus de ces baisersmortels. » Et puis, quand j’ai encore cédé, comme aujourd’hui, jesors, je vais devant moi en pensant à la mort, en me disant que jesuis perdu, que c’est fini.

» J’ai l’esprit tellement frappé, tellement malade, qu’hier j’aiété faire un tour au Père-Lachaise. Je regardais ces tombesalignées comme des dominos. Et je pensais : « Je serai là, bientôt.» Je suis rentré, bien résolu à me dire malade, à la fuir. Je n’aipas pu.

» Oh ! tu ne connais pas cela. Demande à un fumeur que lanicotine empoisonne s’il peut renoncer à son habitude délicieuse etmortelle. Il te dira qu’il a essayé cent fois sans y parvenir. Etil ajouta : « Tant pis, j’aime mieux en mourir. » Je suis ainsi.Quand on est pris dans l’engrenage d’une pareille passion ou d’unpareil vice, il faut y passer tout entier. »

Il se leva, me tendit la main. Une colère tumultueusem’envahissait, une colère haineuse contre cette femme, contre lafemme, contre cet être inconscient, charmant, terrible. Ilboutonnait son paletot pour s’en aller. Je lui jetai brutalementpar la face : « Mais, sacrebleu, donne-lui des amants plutôt que dete laisser tuer ainsi. »

Il haussa encore les épaules, sans répondre, et s’éloigna.

Je fus six mois sans le revoir. Je m’attendais chaque matin àrecevoir une lettre de faire part me priant à son enterrement. Maisje ne voulais point mettre les pieds chez lui, obéissant à unsentiment compliqué, fait de mépris pour cette femme et pour lui,de colère, d’indignation, de mille sensations diverses.

Je me promenais aux Champs-Élysées par un beau jour deprintemps. C’était un de ces après-midi tièdes qui remuent en nousdes joies secrètes, qui nous allument les yeux et versent sur nousun tumultueux bonheur de vivre. Quelqu’un me frappa sur l’épaule.Je me retournai : c’était lui ; c’était lui ; superbe,bien portant, rose, gras, ventru.

Il me tendit les deux mains, épanoui de plaisir, et criant : «Te voilà donc, lâcheur ? »

Je le regardais, perclus de surprise : « Mais… oui. Bigre, mescompliments. Tu as changé depuis six mois. »

Il devint cramoisi, et reprit, en riant faux : « On fait cequ’on peut. »

Je le regardais avec une obstination qui le gênait visiblement.Je prononçai : « Alors… tu es… tu es guéri ? »

Il balbutia très vite : « Oui, tout à fait. Merci. » Puis,changeant de ton : « Quelle chance de te rencontrer, mon vieux.Hein ! on va se revoir maintenant, et souvent j’espère ?»

Mais je ne lâchais point mon idée. Je voulais savoir. Jedemandai : « Voyons, tu te rappelles bien la confidence que tu m’asfaite, voilà six mois… Alors…, alors…, tu résistes maintenant.»

Il articula en bredouillant : « Mettons que je ne t’ai rien dit,et laisse-moi tranquille. Mais tu sais, je te trouve et je tegarde. Tu viens dîner à la maison. »

Une envie folle me saisit soudain de voir cet intérieur, decomprendre. J’acceptai.

Deux heures plus tard, il m’introduisait chez lui.

Sa femme me reçut d’une façon charmante. Elle avait un airsimple, adorablement naïf et distingué qui ravissait les yeux. Seslongues mains, sa joue, son cou étaient d’une blancheur et d’unefinesse exquises ; c’était là de la chair fine et noble, de lachair de race. Et elle marchait toujours avec ce long mouvement dechaloupe comme si chaque jambe, à chaque pas, eût légèrementfléchi.

René l’embrassa sur le front, fraternellement et demanda : «Lucien n’est pas encore arrivé ? »

Elle répondit, d’une voix claire et légère : « Non, pas encore,mon ami. Tu sais qu’il est toujours un peu en retard. »

Le timbre retentit. Un grand garçon parut, fort brun, avec desjoues velues et un aspect d’hercule mondain. On nous présenta l’unà l’autre. Il s’appelait : Lucien Delabarre.

René et lui se serrèrent énergiquement les mains. Et puis on semit à table.

Le dîner fut délicieux, plein de gaieté. René ne cessait de meparler, familièrement, cordialement, franchement, comme autrefois.C’était : « Tu sais, mon vieux. – Dis donc, mon vieux. Écoute, monvieux. » – Puis soudain il s’écriait : « Tu ne te doutes pas duplaisir que j’ai à te retrouver. Il me semble que je renais. »

Je regardais sa femme et l’autre. Ils demeuraient parfaitementcorrects. Il me sembla pourtant une ou deux fois qu’ilséchangeaient un rapide et furtif coup d’œil.

Dès qu’on eut achevé le repas, René se tournant vers sa femme,déclara : « Ma chère amie, j’ai retrouvé Pierre et jel’enlève ; nous allons bavarder le long du boulevard, commejadis. Tu nous pardonneras cette équipée… de garçons. Je te laissed’ailleurs M. Delabarre. »

La jeune femme sourit et me dit, en me tendant la main : « Ne legardez pas trop longtemps. »

Et nous voilà, bras-dessus, bras-dessous, dans la rue. Alors,voulant savoir à tout prix : « Voyons, que s’est-il passé ?Dis-moi ?… » Mais il m’interrompit brusquement, et du tongrognon d’un homme tranquille qu’on dérange sans raison, ilrépondit : « Ah ça ! mon vieux, fiche-moi donc la paix avectes questions ! » Puis il ajouta à mi-voix, comme se parlant àlui-même, avec cet air convaincu des gens qui ont pris une sagerésolution : « C’était trop bête de se laisser crever comme ça, àla fin. »

Je n’insistai pas. Nous marchions vite. Nous nous mîmes àbavarder. Et tout à coup il me souffla dans l’oreille : « Si nousallions voir des filles, hein ? »

Je me mis à rire franchement. « Comme tu voudras. Allons, monvieux. »

Chapitre 10Le parapluie

Madame Oreille était économe. Elle savait la valeur d’un sou etpossédait un arsenal de principes sévères sur la multiplication del’argent. Sa bonne, assurément, avait grand mal à faire danserl’anse du panier ; et M. Oreille n’obtenait sa monnaie depoche qu’avec une extrême difficulté. Ils étaient à leur aise,pourtant, et sans enfants ; mais Mme Oreille éprouvait unevraie douleur à voir les pièces blanches sortir de chez elle.C’était comme une déchirure pour son cœur ; et, chaque foisqu’il lui avait fallu faire une dépense de quelque importance, bienqu’indispensable, elle dormait fort mal la nuit suivante.

Oreille répétait sans cesse à sa femme :

« Tu devrais avoir la main plus large, puisque nous ne mangeonsjamais nos revenus. »

Elle répondait :

« On ne sait jamais ce qui peut arriver. Il vaut mieux avoirplus que moins. »

C’était une petite femme de quarante ans, vive, ridée, propre etsouvent irritée.

Son mari, à tout moment, se plaignait des privations qu’elle luifaisait endurer. Il en était certaines qui lui devenaientparticulièrement pénibles, parce qu’elles atteignaient savanité.

Il était commis principal au Ministère de la guerre, demeuré làuniquement pour obéir à sa femme, pour augmenter les rentesinutilisées de la maison.

Or, pendant deux ans, il vint au bureau avec le même parapluierapiécé qui donnait à rire à ses collègues. Las enfin de leursquolibets, il exigea que Mme Oreille lui achetât un nouveauparapluie. Elle en prit un de huit francs cinquante, article deréclame d’un grand magasin. Les employés, en apercevant cet objetjeté dans Paris par milliers, recommencèrent leurs plaisanteries,et Oreille en souffrit horriblement. Le parapluie ne valait rien.En trois mois, il fut hors de service, et la gaieté devint généraledans le Ministère. On fit même une chanson qu’on entendait du matinau soir, du haut en bas de l’immense bâtiment.

Oreille, exaspéré, ordonna à sa femme de lui choisir un nouveauriflard, en soie fine, de vingt francs, et d’apporter une facturejustificative.

Elle en acheta un de dix-huit francs, et déclara, rouged’irritation, en le remettant à son époux :

« Tu en as là pour cinq ans au moins. »

Oreille, triomphant, obtint un vrai succès au bureau.

Lorsqu’il rentra le soir, sa femme, jetant un regard inquiet surle parapluie, lui dit :

« Tu ne devrais pas le laisser serré avec l’élastique, c’est lemoyen de couper la soie. C’est à toi d’y veiller, parce que je net’en achèterai pas un de sitôt. »

Elle le prit, dégrafa l’anneau et secoua les plis. Mais elledemeura saisie d’émotion. Un trou rond, grand comme un centime, luiapparut au milieu du parapluie. C’était une brûlure decigare !

Elle balbutia :

« Qu’est-ce qu’il a ? »

Son mari répondit tranquillement, sans regarder :

« Qui, quoi ? Que veux-tu dire ? »

La colère l’étranglait maintenant ; elle ne pouvait plusparler :

« Tu… tu… tu as brûlé… ton… ton… parapluie. Mais tu… tu… tu esdonc fou !… Tu veux nous ruiner ! »

Il se retourna, se sentant pâlir :

« Tu dis ?

– Je dis que tu as brûlé ton parapluie. Tiens !… »

Et, s’élançant vers lui comme pour le battre, elle lui mitviolemment sous le nez la petite brûlure circulaire.

Il restait éperdu devant cette plaie, bredouillant :

« Ça, ça… qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas, moi !Je n’ai rien fait, rien, je te le jure. Je ne sais pas ce qu’il a,moi, ce parapluie ! »

Elle criait maintenant :

« Je parie que tu as fait des farces avec lui dans ton bureau,que tu as fait le saltimbanque, que tu l’as ouvert pour le montrer.»

Il répondit :

« Je l’ai ouvert une seule fois pour montrer comme il étaitbeau. Voilà tout. Je te le jure. »

Mais elle trépignait de fureur, et elle lui fit une de cesscènes conjugales qui rendent le foyer familial plus redoutablepour un homme pacifique qu’un champ de bataille où pleuvent lesballes.

Elle ajusta une pièce avec un morceau de soie coupé sur l’ancienparapluie, qui était de couleur différente ; et, le lendemainOreille partit, d’un air humble, avec l’instrument raccommodé. Ille posa dans son armoire et n’y pensa plus que comme on pense àquelque mauvais souvenir.

Mais à peine fut-il rentré, le soir, sa femme lui saisit sonparapluie dans les mains, l’ouvrit pour constater son état, etdemeura suffoquée devant un désastre irréparable. Il était cribléde petits trous provenant évidemment de brûlures, comme si on eûtvidé dessus la cendre d’une pipe allumée. Il était perdu, perdusans remède.

Elle contemplait cela sans dire un mot, trop indignée pour qu’unson pût sortir de sa gorge. Lui aussi, il constatait le dégât et ilrestait stupide, épouvanté, consterné.

Puis ils se regardèrent ; puis il baissa les yeux ;puis il reçut par la figure l’objet crevé qu’elle lui jetait ;puis elle cria, retrouvant sa voix dans un emportement de fureur:

« Ah ! canaille ! canaille ! Tu en as faitexprès ! Mais tu me le payeras ! Tu n’en auras plus…»

Et la scène recommença. Après une heure de tempête, il put enfins’expliquer. Il jura qu’il n’y comprenait rien ; que cela nepouvait provenir que de malveillance ou de vengeance.

Un coup de sonnette le délivra. C’était un ami qui devait dînerchez eux.

Mme Oreille lui soumit le cas. Quant à acheter un nouveauparapluie, c’était fini, son mari n’en aurait plus.

L’ami argumenta avec raison :

– Alors, madame, il perdra ses habits, qui valent certesdavantage.

La petite femme, toujours furieuse, répondit :

« Alors il prendra un parapluie de cuisine, je ne lui endonnerai pas un nouveau en soie. »

À cette pensée, Oreille se révolta.

« Alors je donnerai ma démission, moi ! Mais je n’irai pasau Ministère avec un parapluie de cuisine. »

L’ami reprit :

« Faites recouvrir celui-là, ça ne coûte pas très cher. »

Mme Oreille, exaspérée, balbutiait :

« Il faut au moins huit francs pour le faire recouvrir. Huitfrancs et dix-huit, cela fait vingt-six ! Vingt-six francspour un parapluie, mais c’est de la folie ! c’est de ladémence ! »

L’ami, bourgeois pauvre, eut une inspiration :

« Faites-le payer par votre Assurance. Les compagnies payent lesobjets brûlés, pourvu que le dégât ait eu lieu dans votre domicile.»

À ce conseil, la petite femme se calma net ; puis, aprèsune minute de réflexion, elle dit à son mari :

« Demain, avant de te rendre à ton Ministère, tu iras dans lesbureaux de La Maternelle faire constater l’état de ton parapluie etréclamer le payement. »

M. Oreille eut un soubresaut.

« Jamais de la vie je n’oserai ! C’est dix-huit francs deperdus, voilà tout. Nous n’en mourrons pas. »

Et il sortit le lendemain avec une canne. Il faisait beau,heureusement.

Restée seule à la maison, Mme Oreille ne pouvait se consoler dela perte de ses dix-huit francs. Elle avait le parapluie sur latable de la salle à manger, et elle tournait autour, sans parvenirà prendre une résolution.

La pensée de l’Assurance lui revenait à tout instant, mais ellen’osait pas non plus affronter les regards railleurs des messieursqui la recevraient, car elle était timide devant le monde,rougissant pour un rien, embarrassée dès qu’il lui fallait parler àdes inconnus.

Cependant le regret des dix-huit francs la faisait souffrircomme une blessure. Elle n’y voulait plus songer, et sans cesse lesouvenir de cette perte la martelait douloureusement. Que fairecependant ? Les heures passaient ; elle ne se décidait àrien. Puis, tout à coup, comme les poltrons qui deviennent crânes,elle prit sa résolution :

« J’irai, et nous verrons bien ! »

Mais il lui fallait d’abord préparer le parapluie pour que ledésastre fût complet et la cause facile à soutenir. Elle prit uneallumette sur la cheminée et fit, entre les baleines, une grandebrûlure, large comme la main ; puis elle roula délicatement cequi restait de la soie, le fixa avec le cordelet élastique, mit sonchâle et son chapeau, et descendit d’un pied pressé vers la rue deRivoli où se trouvait l’Assurance.

Mais, à mesure qu’elle approchait, elle ralentissait le pas.Qu’allait-elle dire ? Qu’allait-on lui répondre ?

Elle regardait les numéros des maisons. Elle en avait encorevingt-huit. Très bien ! elle pouvait réfléchir. Elle allait demoins en moins vite. Soudain elle tressaillit. Voici la porte, surlaquelle brille en lettres d’or : « La Maternelle, Compagnied’assurances contre l’incendie. » Déjà ! Elle s’arrêta uneseconde, anxieuse, honteuse, puis passa, puis revint, puis passa denouveau, puis revint encore.

Elle se dit enfin :

« Il faut y aller, pourtant. Mieux vaut plus tôt que plus tard.»

Mais, en pénétrant dans la maison, elle s’aperçut que son cœurbattait.

Elle entra dans une vaste pièce avec des guichets tout autour,et, par chaque guichet, on apercevait une tête d’homme dont lecorps était masqué par un treillage.

Un monsieur parut, portant des papiers. Elle s’arrêta et, d’unepetite voix timide :

« Pardon, monsieur, pourriez-vous me dire où il faut s’adresserpour se faire rembourser les objets brûlés. »

Il répondit, avec un timbre sonore :

« Premier, à gauche. Au bureau des sinistres. »

Ce mot l’intimida davantage encore ; et elle eut envie dese sauver, de ne rien dire, de sacrifier ses dix-huit francs. Maisà la pensée de cette somme, un peu de courage lui revint, et ellemonta, essoufflée, s’arrêtant à chaque marche.

Au premier, elle aperçut une porte, elle frappa. Une voix clairecria :

« Entrez ! »

Elle entra, et se vit dans une grande pièce où trois messieurs,debout, décorés, solennels, causaient.

Un d’eux lui demanda :

« Que désirez-vous, madame ? »

Elle ne trouvait plus ses mots, elle bégaya :

« Je viens… je viens… pour… pour un sinistre. »

Le monsieur, poli, montra un siège.

« Donnez-vous la peine de vous asseoir, je suis à vous dans uneminute. »

Et, retournant vers les deux autres, il reprit laconversation.

« La Compagnie, messieurs, ne se croit pas engagée envers vouspour plus de quatre cent mille francs. Nous ne pouvons admettre vosrevendications pour les cent mille francs que vous prétendez nousfaire payer en plus. L’estimation d’ailleurs… »

Un des deux autres l’interrompit :

« Cela suffit, monsieur, les tribunaux décideront. Nous n’avonsplus qu’à nous retirer. »

Et ils sortirent après plusieurs saluts cérémonieux.

Oh ! si elle avait osé partir avec eux, elle l’auraitfait ; elle aurait fui, abandonnant tout ! Mais lepouvait-elle ? Le monsieur revint et, s’inclinant :

« Qu’y a-t-il pour votre service, madame ? »

Elle articula péniblement :

« Je viens pour… pour ceci. »

Le directeur baissa les yeux, avec un étonnement naïf, versl’objet qu’elle lui tendait.

Elle essayait, d’une main tremblante, de détacher l’élastique.Elle y parvint après quelques efforts, et ouvrit brusquement lesquelette loqueteux du parapluie.

L’homme prononça, d’un ton compatissant :

« Il me paraît bien malade. »

Elle déclara avec hésitation :

« Il m’a coûté vingt francs. »

Il s’étonna :

« Vraiment ! Tant que ça.

– Oui, il était excellent. Je voulais vous faire constater sonétat.

– Fort bien ; je vois. Fort bien. Mais je ne saisis pas enquoi cela peut me concerner. »

Une inquiétude la saisit. Peut-être cette compagnie-là nepayait-elle pas les menus objets, et elle dit :

« Mais… il est brûlé… »

Le monsieur ne nia pas :

« Je le vois bien. »

Elle restait bouche béante, ne sachant plus que dire ;puis, soudain, comprenant son oubli, elle prononça avecprécipitation :

« Je suis Mme Oreille. Nous sommes assurés à la Maternelle, etje viens vous réclamer le prix de ce dégât. »

Elle se hâta d’ajouter dans la crainte d’un refus positif :

« Je demande seulement que vous le fassiez recouvrir. »

Le directeur, embarrassé, déclara :

« Mais… madame… nous ne sommes pas marchands de parapluies. Nousne pouvons nous charger de ces genres de réparations. »

La petite femme sentait l’aplomb lui revenir. Il fallait lutter.Elle lutterait donc ! Elle n’avait plus peur ; elle dit:

« Je demande seulement le prix de la réparation. Je la feraibien faire moi-même. »

Le monsieur semblait confus.

« Vraiment, madame, c’est bien peu. On ne nous demande jamaisd’indemnité pour des accidents d’une si minime importance. Nous nepouvons rembourser, convenez-en, les mouchoirs, les gants, lesbalais, les savates, tous les petits objets qui sont exposés chaquejour à subir des avaries par la flamme. »

Elle devint rouge, sentant la colère l’envahir :

« Mais, monsieur, nous avons eu, au mois de décembre dernier, unfeu de cheminée qui nous a causé au moins pour cinq cents francs dedégâts ; M. Oreille n’a rien réclamé à la compagnie ;aussi il est bien juste aujourd’hui qu’elle me paye monparapluie ! »

Le directeur, devinant le mensonge, dit en souriant :

« Vous avouerez, madame, qu’il est bien étonnant que M. Oreille,n’ayant rien demandé pour un dégât de cinq cents francs, vienneréclamer une réparation de cinq ou six francs pour un parapluie.»

Elle ne se troubla point et répliqua :

« Pardon, monsieur, le dégât de cinq cents francs concernait labourse de M. Oreille, tandis que le dégât de dix-huit francsconcerne la bourse de Mme Oreille, ce qui n’est pas la même chose.»

Il vit qu’il ne s’en débarrasserait pas et qu’il allait perdresa journée, et il demanda avec résignation :

« Veuillez me dire alors comment l’accident est arrivé. »

Elle sentit la victoire et se mit à raconter :

« Voilà, monsieur : j’ai dans mon vestibule une espèce de choseen bronze où l’on pose les parapluies et les cannes. L’autre jourdonc, en rentrant, je plaçai dedans celui-là. Il faut vous direqu’il y a juste au-dessus une planchette pour mettre les bougies etles allumettes. J’allonge le bras et je prends quatre allumettes.J’en frotte une ; elle rate. J’en frotte une autre ; elles’allume et s’éteint aussitôt. J’en frotte une troisième ;elle en fait autant. »

Le directeur l’interrompit pour placer un mot d’esprit :

« C’étaient donc des allumettes du gouvernement ? »

Elle ne comprit pas et continua :

« Ça se peut bien. Toujours est-il que la quatrième prit feu etj’allumai ma bougie ; puis je rentrai dans ma chambre pour mecoucher. Mais au bout d’un quart d’heure, il me sembla qu’onsentait le brûlé. Moi j’ai toujours peur du feu. Oh ! si nousavons jamais un sinistre, ce ne sera pas ma faute ! Surtoutdepuis le feu de cheminée dont je vous ai parlé, je ne vis pas. Jeme relève donc, je sors, je cherche, je sens partout comme un chiende chasse, et je m’aperçois enfin que mon parapluie brûle. C’estprobablement une allumette qui était tombée dedans. Vous voyez dansquel état ça l’a mis… »

Le directeur en avait pris son parti ; il demanda :

« À combien estimez-vous le dégât ? »

Elle demeura sans parole, n’osant pas fixer un chiffre. Puiselle dit, voulant être large :

« Faites-le réparer vous-même. Je m’en rapporte à vous. »

Il refusa :

« Non, madame, je ne peux pas. Dites-moi combien vousdemandez.

– Mais… il me semble… que… Tenez, monsieur, je ne veux pasgagner sur vous, moi… nous allons faire une chose. Je porterai monparapluie chez un fabricant qui le recouvrira en bonne soie, ensoie durable, et je vous apporterai la facture. Ça vousva-t-il ?

– Parfaitement, madame ; c’est entendu. Voici un mot pourla caisse, qui remboursera votre dépense. »

Et il tendit une carte à Mme Oreille, qui la saisit, puis seleva et sortit en remerciant, ayant hâte d’être dehors, de craintequ’il ne changeât d’avis.

Elle allait maintenant d’un pas gai par la rue, cherchant unmarchand de parapluies qui lui parût élégant. Quand elle eut trouvéune boutique d’allure riche, elle entra et dit, d’une voix assurée:

« Voici un parapluie à recouvrir en soie, en très bonne soie.Mettez-y ce que vous avez de meilleur. Je ne regarde pas au prix.»

Chapitre 11Le verrou

Les quatre verres devant les dîneurs restaient à moitié pleinsmaintenant, ce qui indique généralement que les convives le sonttout à fait. On commençait à parler sans écouter les réponses,chacun ne s’occupant que de ce qui se passait en lui ; et lesvoix devenaient éclatantes, les gestes exubérants, les yeuxallumés. C’était un dîner de garçons, de vieux garçonsendurcis.

Ils avaient fondé ce repas régulier, une vingtaine d’annéesauparavant, en le baptisant : « le Célibat ». Ils étaient alorsquatorze bien décidés à ne jamais prendre femme. Ils restaientquatre maintenant. Trois étaient morts, et les sept autres mariés.Ces quatre-là tenaient bon ; et ils observaientscrupuleusement, autant qu’il était en leur pouvoir, les règlesétablies au début de cette curieuse association. Ils s’étaientjuré, les mains dans les mains, de détourner de ce qu’on appelle ledroit chemin toutes les femmes qu’ils pourraient, de préférencecelle des amis, de préférence encore celle des amis les plusintimes. Aussi, dès que l’un d’eux quittait la société pour fonderune famille, il avait soin de se fâcher d’une façon définitive avectous ses anciens compagnons. Ils devaient, en outre, à chaquedîner, s’entre-confesser, se raconter avec tous les détails et lesnoms, et les renseignements les plus précis, leurs dernièresaventures. D’où cette espèce de dicton devenu familier entre eux:

« Mentir comme un célibataire. »

Ils professaient, en outre, le mépris le plus complet pour laFemme, qu’ils traitaient de « Bête à plaisir ». Ils citaient à toutinstant Schopenhauer, leur dieu ; réclamaient lerétablissement des harems et des tours, avaient fait broder sur lelinge de table, qui servait au dîner du Célibat, ce précepte ancien: « Mulier, perpetuus infans », et, au-dessous, le vers d’Alfred deVigny :

La femme, enfant malade et douze fois impure !

De sorte qu’à force de mépriser les femmes, ils ne pensaientqu’à elles, ne vivaient que pour elles, tendaient vers elles tousleurs efforts, tous leurs désirs. Ceux d’entre eux qui s’étaientmariés, les appelaient vieux galantins, les plaisantaient et lescraignaient. C’était juste au moment de boire le champagne quedevaient commencer les confidences au dîner du Célibat. Ce jour-là,ces vieux, car ils étaient vieux à présent, et plus ilsvieillissaient, plus ils se racontaient de surprenantes bonnesfortunes, ces vieux furent intarissables. Chacun des quatre, depuisun mois, avait séduit au moins une femme par jour ; et quellesfemmes ! Les plus jeunes, les plus nobles, les plus riches,les plus belles ! Quand ils eurent terminé leurs récits, l’und’eux, celui qui, ayant parlé le premier, avait dû, ensuite,écouter les autres, se leva. »Maintenant que nous avons fini deblaguer, dit-il, je me propose de vous raconter, non pas madernière, mais ma première aventure, j’entends la première aventurede ma vie, ma première chute (car c’est une chute) dans les brasd’une femme. Oh ! je ne veux pas vous narrer mon… commentdirai-je ?… mon tout premier début, non.

Le premier fossé sauté (je dis fossé au figuré) n’a riend’intéressant. Il est généralement boueux, et on s’en relève un peusali avec une charmante illusion de moins, un vague dégoût, unepointe de tristesse. Cette réalité de l’amour, la première foisqu’on la touche, répugne un peu ; on la rêvait tout autre,plus délicate, plus fine. Il vous en reste une sensation morale etphysique d’écœurement comme lorsqu’on a mis la main, par hasard, endes choses poisseuses, et qu’on n’a pas d’eau pour se laver. On abeau frotter, ça reste.

« Oui, mais comme on s’y accoutume bien, et vite ! Je tecrois, qu’on s’y fait. Cependant… cependant, pour ma part, j’aitoujours regretté de n’avoir pas pu donner de conseils au Créateurau moment où il a organisé cette chose-là. Qu’est-ce que j’auraisimaginé ; je ne le sais pas au juste ; mais je crois queje l’aurais arrangée autrement. J’aurais cherché une combinaisonplus convenable et plus poétique, oui, plus poétique.

« Je trouve que le bon Dieu s’est montré vraiment trop… trop…naturaliste. Il a manqué de poésie dans son invention.

« Donc, ce que je veux vous raconter, c’est ma première femme dumonde, la première femme du monde que j’ai séduite. Pardon, je veuxdire la première femme du monde qui m’a séduit. Car, au début,c’est nous qui nous laissons prendre, tandis que, plus tard… c’estla même chose.

C’était une amie de ma mère, une femme charmante d’ailleurs. Cesêtres-là, quand ils sont chastes, c’est généralement par bêtise, etquand ils sont amoureux, ils sont enragés. On nous accuse de lescorrompre ! Ah bien oui ! Avec elles, c’est toujours lelapin qui commence, et jamais le chasseur. Oh ! elles n’ontpas l’air d’y toucher, je le sais, mais elles y touchent ;elles font de nous ce qu’elles veulent sans que celaparaisse ; et puis elles nous accusent de les avoir perdues,déshonorées, avilies, que sais-je ?

Celle dont je parle nourrissait assurément une furieuse envie dese faire avilir par moi. Elle avait peut-être trente-cinqans ; j’en comptais à peine vingt-deux. Je ne songeais pasplus à la séduire que je ne pensais à me faire trappiste. Or, unjour, comme je lui rendais visite, et que je considérais avecétonnement son costume, un peignoir du matin considérablementouvert, ouvert comme une porte d’église quand on sonne la messe,elle me prit la main, la serra, vous savez, la serra comme ellesserrent dans ces moments-là, et avec un soupir demi-pâmé, cessoupirs qui viennent d’en bas, elle me dit : « Oh ! ne meregardez pas comme ça, mon enfant. »

Je devins plus rouge qu’une tomate et plus timide encore qued’habitude, naturellement. J’avais bien envie de m’en aller, maiselle me tenait la main, et ferme… Elle la posa sur sa poitrine, unepoitrine bien nourrie ; et elle me dit :

« Tenez, sentez mon cœur, comme il bat. » Certes, il battait.Moi, je commençais à saisir, mais je ne savais comment m’y prendre,ni par où commencer. J’ai changé depuis.

Comme je demeurais toujours une main appuyée sur la grassedoublure de son cœur, et l’autre main tenant mon chapeau, et commeje continuais à la regarder avec un sourire confus, un sourireniais, un sourire de peur, elle se redressa soudain, et, d’une voixirritée : « Ah çà, que faites-vous, jeune homme, vous êtes indécentet malappris. » Je retirai ma main bien vite, je cessai de sourire,et je balbutiai des excuses, et je me levai, et je m’en allaiabasourdi, la tête perdue.

Mais j’étais pris, je rêvai d’elle. Je la trouvais charmante,adorable ; je me figurai que je l’aimais, que je l’avaistoujours aimée, je résolus d’être entreprenant, témérairemême !

Quand je la revis, elle eut pour moi un petit sourire encoulisse. Oh ! ce petit sourire, comme il me troubla. Et sapoignée de main fut longue, avec une insistance significative.

À partir de ce jour je lui fis la cour, paraît-il. Du moins ellem’affirma depuis que je l’avais séduite, captée, déshonorée, avecun rare machiavélisme, une habileté consommée, une persévérance demathématicien, et des ruses d’Apache.

Mais une chose me troublait étrangement. En quel lieus’accomplirait mon triomphe ? J’habitais dans ma famille, etma famille, sur ce point, se montrait intransigeante. Je n’avaispas l’audace nécessaire pour franchir, une femme au bras, une ported’hôtel en plein jour ; je ne savais à qui demanderconseil.

Or, mon amie, en causant avec moi d’une façon badine, m’affirmaque tout jeune homme devait avoir une chambre en ville. Noushabitions à Paris. Ce fut un trait de lumière, j’eus unechambre ; elle y vint.

Elle y vint un jour de novembre. Cette visite que j’aurais vouludifférer me troubla beaucoup parce que je n’avais pas de feu. Et jen’avais pas de feu parce que ma cheminée fumait. La veillejustement j’avais fait une scène à mon propriétaire, un anciencommerçant, et il m’avait promis de venir lui-même avec le fumiste,avant deux jours, pour examiner attentivement les travaux àexécuter.

Dès qu’elle fut entrée, je lui déclarai : « Je n’ai pas de feu,parce que ma cheminée fume. » Elle n’eut même pas l’air dem’écouter, elle balbutia : « Ça ne fait rien, j’en ai… » Et commeje demeurais surpris, elle s’arrêta toute confuse ; puisreprit : « Je ne sais plus ce que je dis… je suis folle… je perdsla tête… Qu’est-ce que je fais, Seigneur ! Pourquoi suis-jevenue, malheureuse ! Oh ! quelle honte ! quellehonte !… » Et elle s’abattit en sanglotant dans mes bras.

Je crus à ses remords et je lui jurai que je la respecterais.Alors elle s’écroula à mes genoux en gémissant : « Mais tu ne voisdonc pas que je t’aime, que tu m’as vaincue, affolée ! »

Aussitôt je crus opportun de commencer les approches. Mais elletressaillit, se releva, s’enfuit jusque dans une armoire pour secacher, en criant : « Oh ! ne me regardez pas, non, non. Cejour me fait honte. Au moins si tu ne me voyais pas, si nous étionsdans l’ombre, la nuit, tous les deux. Y songes-tu ? Quelrêve ! Oh ! ce jour. »

Je me précipitai sur la fenêtre, je fermai les contrevents, jecroisai les rideaux, je pendis un paletot sur un filet de lumièrequi passait encore ; puis, les mains étendues pour ne pastomber sur les chaises, le cœur palpitant, je la cherchai, je latrouvai.

Ce fut un nouveau voyage, à deux, à tâtons, les lèvres unies,vers l’autre coin où se trouvait mon alcôve. Nous n’allions pasdroit, sans doute, car je rencontrai d’abord la cheminée, puis lacommode, puis enfin ce que nous cherchions.

Alors j’oubliai tout dans une extase frénétique, Ce fut uneheure de folie, d’emportement, de joie surhumaine ; puis, unedélicieuse lassitude nous ayant envahis, nous nous endormîmes, auxbras l’un de l’autre.

Et je rêvai. Mais voilà que dans mon rêve il me sembla qu’onm’appelait, qu’on criait au secours ; puis je reçus un coupviolent ; j’ouvris les yeux !….

Oh !… Le soleil couchant, rouge, magnifique, entrant toutentier par ma fenêtre grande ouverte, semblait nous regarder dubord de l’horizon, illuminait d’une lueur d’apothéose mon littumultueux, et, couchée dessus, une femme éperdue, qui hurlait, sedébattait, se tortillait, s’agitait des pieds et des mains poursaisir un bout de drap, un coin de rideau, n’importe quoi, tandisque, debout au milieu de la chambre, effarés, côte à côte, monpropriétaire en redingote, flanqué du concierge et d’un fumistenoir comme un diable, nous contemplait avec des yeux stupides.

Je me dressai furieux, prêt à lui sauter au collet, et je criai: « Que faites-vous chez moi, nom de Dieu ! »

Le fumiste, pris d’un rire irrésistible, laissa tomber la plaquede tôle qu’il portait à la main. Le concierge semblait devenufou ; et le propriétaire balbutia : « Mais, monsieur,c’était…, c’était…, pour la cheminée… la cheminée… » Je hurlai : «Fichez le camp, nom de Dieu ! »

Alors il retira son chapeau d’un air confus et poli, et, s’enallant à reculons, murmura : « Pardon, monsieur, excusez-moi, sij’avais cru vous déranger, je ne serais pas venu. Le conciergem’avait affirmé que vous étiez sorti. Excusez-moi. » Et ilspartirent.

Depuis ce temps-là, voyez-vous, je ne ferme jamais lesfenêtres ; mais je pousse toujours les verrous.

Chapitre 12Rencontre

Ce fut un hasard, un vrai hasard. Le baron d’Étraille, fatiguéde rester debout, entra, tous les appartements de la princesseétant ouverts ce soir de fête, dans la chambre à coucher déserte etpresque sombre au sortir des salons illuminés.

Il cherchait un siège où dormir, certain que sa femme nevoudrait point partir avant le jour. Il aperçut dès la porte lelarge lit d’azur à fleurs d’or, dressé au milieu de la vaste pièce,pareil à un catafalque où aurait été enseveli l’amour, car laprincesse n’était plus jeune. Par derrière, une grande tache clairedonnait la sensation d’un lac vu par une haute fenêtre. C’était laglace, immense, discrète, habillée de draperies sombres qu’onlaissait tomber quelquefois, qu’on avait souvent relevées ; etla glace semblait regarder la couche, sa complice. On eût ditqu’elle avait des souvenirs, des regrets, comme ces châteaux quehantent les spectres des morts, et qu’on allait voir passer sur saface unie et vide ces formes charmantes qu’ont les hanches nues desfemmes, et les gestes doux des bras quand ils enlacent.

Le baron s’était arrêté souriant, un peu ému au seuil de cettechambre d’amour. Mais soudain, quelque chose apparut dans la glacecomme si les fantômes évoqués eussent surgi devant lui. Un homme etune femme, assis sur un divan très bas caché dans l’ombre,s’étaient levés. Et le cristal poli, reflétant leurs images, lesmontrait debout et se baisant aux lèvres avant de se séparer.

Le baron reconnut sa femme et le marquis de Cervigné. Il seretourna et s’éloigna en homme fort et maître de lui ; et ilattendit que le jour vînt pour emmener la baronne ; mais il nesongeait plus à dormir.

Dès qu’il fut seul avec elle, il lui dit :

« Madame, je vous ai vue tout à l’heure dans la chambre de laprincesse de Raynes. Je n’ai point besoin de m’expliquer davantage.Je n’aime ni les reproches, ni les violences, ni le ridicule.Voulant éviter ces choses, nous allons nous séparer sans bruit. Leshommes d’affaires régleront votre situation suivant mes ordres.Vous serez libre de vivre à votre guise n’étant plus sous mon toit,mais je vous préviens que si quelque scandale a lieu, comme vouscontinuez à porter mon nom, je serai forcé de me montrer sévère.»

Elle voulut parler ; il l’en empêcha, s’inclina, et rentrachez lui.

Il se sentait plutôt étonné et triste que malheureux. Il l’avaitbeaucoup aimée dans les premiers temps de leur mariage. Cetteardeur s’était peu à peu refroidie, et maintenant il avait souventdes caprices, soit au théâtre, soit dans le monde, tout en gardantnéanmoins un certain goût pour la baronne.

Elle était fort jeune, vingt-quatre ans à peine, petite,singulièrement blonde, et maigre, trop maigre. C’était une poupéede Paris, fine, gâtée, élégante, coquette, assez spirituelle, avecplus de charme que de beauté. Il disait familièrement à son frèreen parlant d’elle : « Ma femme est charmante, provocante,seulement… elle ne vous laisse rien dans la main. Elle ressemble àces verres de champagne où tout est mousse. Quand on a fini partrouver le fond, c’est bon tout de même, mais il y en a trop peu.»

Il marchait dans sa chambre, de long en large, agité et songeantà mille choses. Par moments, des souffles de colère le soulevaientet il sentait des envies brutales d’aller casser les reins dumarquis ou le souffleter au cercle. Puis il constatait que celaserait de mauvais goût, qu’on rirait de lui et non de l’autre, etque ces emportements lui venaient bien plus de sa vanité blesséeque de son cœur meurtri. Il se coucha, mais ne dormit point.

On apprit dans Paris, quelques jours plus tard, que le baron etla baronne d’Étraille s’étaient séparés à l’amiable pourincompatibilité d’humeur. On ne soupçonna rien, on ne chuchota paset on ne s’étonna point.

Le baron, cependant, pour éviter des rencontres qui lui seraientpénibles, voyagea pendant un an, puis il passa l’été suivant auxbains de mer, l’automne à chasser et il revint à Paris pourl’hiver. Pas une fois il ne vit sa femme.

Il savait qu’on ne disait rien d’elle. Elle avait soin, aumoins, de garder les apparences. Il n’en demandait pasdavantage.

Il s’ennuya, voyagea encore, puis restaura son château deVillebosc, ce qui lui demanda deux ans, puis il y reçut ses amis,ce qui l’occupa quinze mois au moins ; puis, fatigué de ceplaisir usé, il rentra dans son hôtel de la rue de Lille, juste sixannées après la séparation.

Il avait maintenant quarante-cinq ans, pas mal de cheveuxblancs, un peu de ventre, et cette mélancolie des gens qui ont étébeaux, recherchés, aimés et qui se détériorent tous les jours.

Un mois après son retour à Paris, il prit froid en sortant ducercle et se mit à tousser. Son médecin lui ordonna d’aller finirl’hiver à Nice.

Il partit donc, un lundi soir, par le rapide.

Comme il se trouvait en retard, il arriva alors que le train semettait en marche. Il y avait une place dans un coupé, il y monta.Une personne était déjà installée sur le fauteuil du fond,tellement enveloppée de fourrures et de manteaux qu’il ne put mêmedeviner si c’était un homme ou une femme. On n’apercevait riend’elle qu’un long paquet de vêtements. Quand il vit qu’il nesaurait rien, le baron, à son tour, s’installa, mit sa toque devoyage, déploya ses couvertures, se roula dedans, s’étendit ets’endormit.

Il ne se réveilla qu’à l’aurore, et tout de suite il regardavers son compagnon. Il n’avait point bougé de toute la nuit et ilsemblait encore en plein sommeil.

M. d’Étraille en profita pour faire sa toilette du matin,brosser sa barbe et ses cheveux, refaire l’aspect de son visage quela nuit change si fort, si fort, quand on atteint un certainâge.

Le grand poète a dit :

Quand on est jeune, on a des matins triomphants !

Quand on est jeune, on a de magnifiques réveils, avec la peaufraîche, l’œil luisant, les cheveux brillants de sève.

Quand on vieillit, on a des réveils lamentables. L’œil terne, lajoue rouge et bouffie, la bouche épaisse, les cheveux en bouillieet la barbe mêlée donnent au visage un aspect vieux, fatigué,fini.

Le baron avait ouvert son nécessaire de voyage et il rajusta saphysionomie en quelques coups de brosse. Puis il attendit.

Le train siffla, s’arrêta. Le voisin fit un mouvement. Il étaitsans doute réveillé. Puis la machine repartit. Un rayon de soleiloblique entrait maintenant dans le wagon et tombait juste entravers du dormeur, qui remua de nouveau, donna quelques coups detête comme un poulet qui sort de sa coquille, et montratranquillement son visage.

C’était une jeune femme blonde, toute fraîche, fort jolie etgrasse. Elle s’assit.

Le baron, stupéfait, la regardait. Il ne savait plus ce qu’ildevait croire. Car vraiment on eût juré que c’était… que c’était safemme, mais sa femme extraordinairement changée… à son avantage,engraissée, oh ! engraissée autant que lui-même, mais enmieux.

Elle le regarda tranquillement, parut ne pas le reconnaître, etse débarrassa avec placidité des étoffes qui l’entouraient.

Elle avait l’assurance calme d’une femme sûre d’elle-même,l’audace insolente du réveil, se sachant, se sentant en pleinebeauté, en pleine fraîcheur.

Le baron perdait vraiment la tête.

Était-ce sa femme ? Ou une autre qui lui aurait ressemblécomme une sœur ? Depuis six ans qu’il ne l’avait vue, ilpouvait se tromper.

Elle bâilla. Il reconnut son geste. Mais de nouveau elle setourna vers lui et le parcourut, le couvrit d’un regard tranquille,indifférent, d’un regard qui ne sait rien, puis elle considéra lacampagne.

Il demeura éperdu, horriblement perplexe. Il attendit, laguettant de côté, avec obstination.

Mais oui, c’était sa femme, morbleu ! Comment pouvait-ilhésiter ? Il n’y en avait pas deux avec ce nez-là ? Millesouvenirs lui revenaient, des souvenirs de caresses, des petitsdétails de son corps, un grain de beauté sur la hanche, un autre audos, en face du premier. Comme il les avait souvent baisés !Il se sentait envahi par une griserie ancienne, retrouvant l’odeurde sa peau, son sourire quand elle lui jetait ses bras sur lesépaules, les intonations douces de sa voix, toutes ses câlineriesgracieuses.

Mais, comme elle était changée, embellie, c’était elle et cen’était plus elle. Il la trouvait plus mûre, plus faite, plusfemme, plus séduisante, plus désirable, adorablement désirable.

Donc cette femme étrangère, inconnue, rencontrée par hasard dansun wagon était à lui, lui appartenait de par la loi. Il n’avaitqu’à dire : « Je veux ».

Il avait jadis dormi dans ses bras, vécu dans son amour. Il laretrouvait maintenant si changée qu’il la reconnaissait à peine.C’était une autre et c’était elle en même temps : c’était uneautre, née, formée, grandie depuis qu’il l’avait quittée ;c’était elle aussi qu’il avait possédée, dont il retrouvait lesattitudes modifiées, les traits anciens plus formés, le souriremoins mignard, les gestes plus assurés. C’étaient deux femmes enune, mêlant une grande part d’inconnu nouveau à une grande part desouvenir aimé. C’était quelque chose de singulier, de troublant,d’excitant, une sorte de mystère d’amour où flottait une confusiondélicieuse. C’était sa femme dans un corps nouveau, dans une chairnouvelle que ses lèvres n’avaient point parcourus.

Et il pensait, en effet, qu’en six années tout change en nous.Seul le contour demeure reconnaissable, et quelquefois même ildisparaît.

Le sang, les cheveux, la peau, tout recommence, tout se reforme.Et quand on est demeuré longtemps sans se voir, on retrouve unautre être tout différent, bien qu’il soit le même et qu’il portele même nom.

Et le cœur aussi peut varier, les idées aussi se modifient, serenouvellent, si bien qu’en quarante ans de vie nous pouvons, parde lentes et constantes transformations, devenir quatre ou cinqêtres absolument nouveaux et différents.

Il songeait, troublé jusqu’à l’âme. La pensée lui vintbrusquement du soir où il l’avait surprise dans la chambre de laprincesse. Aucune fureur ne l’agita. Il n’avait pas sous les yeuxla même femme, la petite poupée maigre et vive de jadis.

Qu’allait-il faire ? Comment lui parler ? Que luidire ? L’avait-elle reconnu, elle ?

Le train s’arrêtait de nouveau. Il se leva, salua et prononça :« Berthe, n’avez-vous besoin de rien. Je pourrais vous apporter…»

Elle le regarda des pieds à la tête et répondit, sansétonnement, sans confusion, sans colère, avec une placideindifférence : « Non – de rien – merci. »

Il descendit et fit quelques pas sur le quai pour se secouercomme pour reprendre ses sens après une chute. Qu’allait-il fairemaintenant ? Monter dans un autre wagon ? Il aurait l’airde fuir. Se montrer galant, empressé ? Il aurait l’air dedemander pardon. Parler comme un maître ? Il aurait l’air d’ungoujat, et puis, vraiment, il n’en avait plus le droit.

Il remonta et reprit sa place.

Elle aussi, pendant son absence, avait fait vivement satoilette. Elle était étendue maintenant sur le fauteuil, impassibleet radieuse.

Il se tourna vers elle et lui dit : « Ma chère Berthe, puisqu’unhasard bien singulier nous remet en présence après six ans deséparation, de séparation sans violence, allons-nous continuer ànous regarder comme deux ennemis irréconciliables ? Noussommes enfermés en tête-à-tête ? Tant pis, ou tant mieux. Moije ne m’en irai pas. Donc n’est-il pas préférable de causer comme…comme… comme… des… amis, jusqu’au terme de notre route ? »

Elle répondit tranquillement : « Comme vous voudrez. »

Alors il demeura court, ne sachant que dire. Puis, ayant del’audace, il s’approcha, s’assis sur le fauteuil du milieu, etd’une voix galante : « Je vois qu’il faut vous faire la cour, soit.C’est d’ailleurs un plaisir, car vous êtes charmante. Vous ne vousfigurez point comme vous avez gagné depuis six ans. Je ne connaispas de femme qui m’ait donné la sensation délicieuse que j’aie eueen vous voyant sortir de vos fourrures, tout à l’heure. Vraiment,je n’aurais pas cru possible un tel changement… »

Elle prononça, sans remuer la tête, et sans le regarder : « Jene vous en dirai pas autant, car vous avez beaucoup perdu. »

Il rougit, confus et troublé, puis avec un sourire résigné : «Vous êtes dure. »

Elle se tourna vers lui : « Pourquoi ? Je constate. Vousn’avez pas l’intention de m’offrir votre amour, n’est-ce pas ?Donc il est absolument indifférent que je vous trouve bien oumal ? Mais je vois que ce sujet vous est pénible. Parlonsd’autre chose. Qu’avez-vous fait depuis que je ne vous ai vu ?»

Il avait perdu contenance, il balbutia : « Moi ? j’aivoyagé, j’ai chassé, j’ai vieilli, comme vous le voyez. Etvous ? »

Elle déclara avec sérénité : « Moi, j’ai gardé les apparencescomme vous me l’aviez ordonné. »

Un mot brutal lui vint aux lèvres. Il ne le dit pas, maisprenant la main de sa femme, il la baisa : « Et je vous enremercie. »

Elle fut surprise. Il était fort vraiment, et toujours maître delui.

Il reprit : « Puisque vous avez consenti à ma première demande,voulez-vous maintenant que nous causions sans aigreur. »

Elle eut un petit geste de mépris. »De l’aigreur ? mais jen’en ai pas. Vous m’êtes complètement étranger. Je chercheseulement à animer une conversation difficile. »

Il la regardait toujours, séduit malgré sa rudesse, sentant undésir brutal l’envahir, un désir irrésistible, un désir demaître.

Elle prononça, sentant bien qu’elle l’avait blessé, ets’acharnant : « Quel âge avez-vous donc aujourd’hui ? Je vouscroyais plus jeune que vous ne paraissez. »

Il pâlit : « J’ai quarante-cinq ans. » Puis il ajouta : « J’aioublié de vous demander des nouvelles de la princesse de Raynes.Vous la voyez toujours ? »

Elle lui jeta un regard de haine : « Oui, toujours. Elle va fortbien – merci. »

Et ils demeurèrent côte à côte, le cœur agité, l’âme irritée.Tout à coup il déclara : « Ma chère Berthe, je viens de changerd’avis. Vous êtes ma femme, et je prétends que vous reveniezaujourd’hui sous mon toit. Je trouve que vous avez gagné en beautéet en caractère, et je vous reprends. Je suis votre mari, c’est mondroit. »

Elle fut stupéfaite, et le regarda dans les yeux pour y lire sapensée. Il avait un visage impassible, impénétrable et résolu.

Elle répondit : « Je suis bien fâchée, mais j’ai desengagements. »

Il sourit : « Tant pis pour vous. La loi me donne la force. J’enuserai. »

On arrivait à Marseille ; le train sifflait, ralentissantsa marche. La baronne se leva, roula ses couvertures avecassurance, puis se tournant vers son mari : « Mon cher Raymond,n’abusez pas d’un tête-à-tête que j’ai préparé. J’ai voulu prendreune précaution, suivant vos conseils, pour n’avoir rien à craindreni de vous ni du monde, quoi qu’il arrive. Vous allez à Nice,n’est-ce pas ?

– J’irai où vous irez.

– Pas du tout. Écoutez-moi, et je vous promets que vous melaisserez tranquille. Tout à l’heure, sur le quai de la gare, vousallez voir la princesse de Raynes et la comtesse Henriot quim’attendent avec leurs maris. J’ai voulu qu’on nous vît ensemble,vous et moi, et qu’on sût bien que nous avons passé la nuit seuls,dans ce coupé. Ne craignez rien. Ces dames le raconteront partout,tant la chose paraîtra surprenante.

» Je vous disais tout à l’heure que, suivant en tous points vosrecommandations, j’avais soigneusement gardé les apparences. Il n’apas été question du reste, n’est-ce pas. Eh bien, c’est pourcontinuer que j’ai tenu à cette rencontre. Vous m’avez ordonnéd’éviter avec soin le scandale, je l’évite, mon cher…, car j’aipeur…, j’ai peur… »

Elle attendit que le train fût complètement arrêté, et comme unebande d’amis s’élançait à sa portière et l’ouvrait, elle acheva:

« J’ai peur d’être enceinte. »

La princesse tendait les bras pour l’embrasser. La baronne luidit montrant le baron stupide d’étonnement et cherchant à devinerla vérité :

« Vous ne reconnaissez donc pas Raymond ? Il est bienchangé, en effet. Il a consenti à m’accompagner pour ne pas melaisser voyager seule. Nous faisons quelquefois des fugues commecela, en bons amis qui ne peuvent vivre ensemble. Nous allonsd’ailleurs nous quitter ici. Il a déjà assez de moi. »

Elle tendait sa main qu’il prit machinalement. Puis elle sautasur le quai au milieu de ceux qui l’attendaient.

Le baron ferma brusquement la portière, trop ému pour dire unmot ou pour prendre une résolution. Il entendait la voix de safemme et ses rires joyeux qui s’éloignaient.

Il ne l’a jamais revue.

Avait-elle menti ? Disait-elle vrai ? Il l’ignoratoujours.

Chapitre 13Suicides

Il ne passe guère de jour sans qu’on lise dans quelque journalle fait divers suivant :

« Dans la nuit de mercredi à jeudi, les habitants de la maisonportant le n° 40 de la rue de… ont été réveillés par deuxdétonations successives. Le bruit partait d’un logement habité parM. X… La porte fut ouverte, et on trouva ce locataire baigné dansson sang, tenant encore à la main le revolver avec lequel ils’était donné la mort.

« M. X… était âgé de cinquante-sept ans, jouissait d’une aisancehonorable et avait tout ce qu’il faut pour être heureux. On ignoreabsolument la cause de sa funeste détermination. »

Quelles douleurs profondes, quelles lésions du cœur, désespoirscachés, blessures brûlantes poussent au suicide ces gens qui sontheureux ? On cherche, on imagine des drames d’amour, onsoupçonne des désastres d’argent et, comme on ne découvre jamaisrien de précis, on met sur ces morts, le mot « Mystère ».

Une lettre trouvée sur la table d’un de ces « suicidés sansraison », et écrite pendant la dernière nuit, auprès du pistoletchargé, est tombée entre nos mains. Nous la croyons intéressante.Elle ne révèle aucune des grandes catastrophes qu’on cherchetoujours derrière ces actes de désespoir ; mais elle montre lalente succession des petites misères de la vie, la désorganisationfatale d’une existence solitaire, dont les rêves sont disparus,elle donne la raison de ces fins tragiques que les nerveux et lessensitifs seuls comprendront.

La voici :

« Il est minuit. Quand j’aurai fini cette lettre, je me tuerai.Pourquoi ? Je vais tâcher de le dire, non pour ceux qui lirontces lignes, mais pour moi-même, pour renforcer mon couragedéfaillant, me bien pénétrer de la nécessité maintenant fatale decet acte qui ne pourrait être que différé.

J’ai été élevé par des parents simples qui croyaient à tout. Etj’ai cru comme eux.

Mon rêve dura longtemps. Les derniers lambeaux viennentseulement de se déchirer.

Depuis quelques années déjà un phénomène se passe en moi. Tousles événements de l’existence qui, autrefois, resplendissaient àmes yeux comme des aurores, me semblent se décolorer. Lasignification des choses m’est apparue dans sa réalitébrutale ; et la raison vraie de l’amour m’a dégoûté même despoétiques tendresses.

Nous sommes les jouets éternels d’illusions stupides etcharmantes toujours renouvelées.

Alors, vieillissant, j’avais pris mon parti de l’horrible misèredes choses, de l’inutilité des efforts, de la vanité des attentes,quand une lumière nouvelle sur le néant de tout m’est apparue cesoir, après dîner.

Autrefois, j’étais joyeux ! Tout me charmait : les femmesqui passent, l’aspect des rues, les lieux que j’habite ; et jem’intéressais même à la forme des vêtements. Mais la répétition desmêmes visions a fini par m’emplir le cœur de lassitude et d’ennui,comme il arriverait pour un spectateur entrant chaque soir au mêmethéâtre.

Tous les jours, à la même heure depuis trente ans, je melève ; et, dans le même restaurant, depuis trente ans, jemange aux mêmes heures les mêmes plats apportés par des garçonsdifférents.

J’ai tenté de voyager ? L’isolement qu’on éprouve en deslieux inconnus m’a fait peur. Je me suis senti tellement seul surla terre, et si petit, que j’ai repris bien vite la route de chezmoi.

Mais alors l’immuable physionomie de mes meubles, depuis trenteans à la même place, l’usure de mes fauteuils que j’avais connusneufs, l’odeur de mon appartement (car chaque logis prend, avec letemps, une odeur particulière), m’ont donné, chaque soir, la nauséedes habitudes et la noire mélancolie de vivre ainsi.

Tout se répète sans cesse et lamentablement. La manière mêmedont je mets en rentrant la clef dans la serrure, la place où jetrouve toujours mes allumettes, le premier coup d’œil jeté dans machambre quand le phosphore s’enflamme, me donnent envie de sauterpar la fenêtre et d’en finir avec ces événements monotones auxquelsnous n’échappons jamais.

J’éprouve chaque jour, en me rasant, un désir immodéré de mecouper la gorge ; et ma figure, toujours la même, que jerevois dans la petite place avec du savon sur les joues, m’aplusieurs fois fait pleurer de tristesse.

Je ne puis même plus me retrouver auprès des gens que jerencontrais jadis avec plaisir, tant je les connais, tant je saisce qu’ils vont me dire et ce que je vais répondre, tant j’ai vu lemoule de leurs pensées immuables, le pli de leurs raisonnements.Chaque cerveau est comme un cirque, où tourne éternellement unpauvre cheval enfermé. Quels que soient nos efforts, nos détours,nos crochets, la limite est proche et arrondie d’une façoncontinue, sans saillies imprévues et sans porte sur l’inconnu. Ilfaut tourner, tourner toujours, par les mêmes idées, les mêmesjoies, les mêmes plaisanteries, les mêmes habitudes, les mêmescroyances, les mêmes écœurements.

Le brouillard était affreux, ce soir. Il enveloppait leboulevard où les becs de gaz obscurcis semblaient des chandellesfumeuses. Un poids plus lourd que d’habitude me pesait sur lesépaules. Je digérais mal, probablement.

Car une bonne digestion est tout dans la vie. C’est elle quidonne l’inspiration à l’artiste, les désirs amoureux aux jeunesgens, des idées claires aux penseurs, la joie de vivre à tout lemonde, et elle permet de manger beaucoup (ce qui est encore le plusgrand bonheur). Un estomac malade pousse au scepticisme, àl’incrédulité, fait germer les songes noirs et les désirs de mort.Je l’ai remarqué fort souvent. Je ne me tuerais peut-être pas sij’avais bien digéré ce soir.

Quand je fus assis dans le fauteuil où je m’assois tous lesjours depuis trente ans, je jetai les yeux autour de moi, et je mesentis saisi par une détresse si horrible que je me crus près dedevenir fou.

Je cherchai ce que je pourrais faire pour échapper àmoi-même ? Toute occupation m’épouvanta comme plus odieuseencore que l’inaction. Alors, je songeai à mettre de l’ordre dansmes papiers.

Voici longtemps que je songeais à cette besogne d’épurer mestiroirs ; car depuis trente ans, je jette pêle-mêle dans lemême meuble mes lettres et mes factures, et le désordre de cemélange m’a souvent causé bien des ennuis. Mais j’éprouve une tellefatigue morale et physique à la seule pensée de ranger quelquechose que je n’ai jamais eu le courage de me mettre à ce travailodieux.

Donc je m’assis devant mon secrétaire et je l’ouvris, voulantfaire un choix dans mes papiers anciens pour en détruire une grandepartie.

Je demeurai d’abord troublé devant cet entassement de feuillesjaunies, puis j’en pris une.

Oh ! ne touchez jamais à ce meuble, à ce cimetière, descorrespondances d’autrefois, si vous tenez à la vie ! Et, sivous l’ouvrez par hasard, saisissez à pleines mains les lettresqu’il contient, fermez les yeux pour n’en point lire un mot, pourqu’une seule écriture oubliée et reconnue ne vous jette d’un seulcoup dans l’océan des souvenirs ; portez au feu ces papiersmortels ; et, quand ils seront en cendres, écrasez-les encoreen une poussière invisible… ou sinon vous êtes perdu… comme je suisperdu depuis une heure !…

Ah ! les premières lettres que j’ai relues ne m’ont pointintéressé. Elles étaient récentes d’ailleurs, et me venaientd’hommes vivants que je rencontre encore assez souvent et dont laprésence ne me touche guère. Mais soudain une enveloppe m’a faittressaillir. Une grande écriture large y avait tracé mon nom ;et brusquement les larmes me sont montées aux yeux. C’était monplus cher ami, celui-là, le compagnon de ma jeunesse, le confidentde mes espérances ; et il m’apparut si nettement, avec sonsourire bon enfant et la main tendue vers moi qu’un frisson mesecoua les os. Oui, oui, les morts reviennent, car je l’aivu ! Notre mémoire est un monde plus parfait que l’univers :elle rend la vie à ce qui n’existe plus !

La main tremblante, le regard brumeux, j’ai relu tout ce qu’ilme disait, et dans mon pauvre cœur sanglotant j’ai senti unemeurtrissure si douloureuse que je me mis à pousser desgémissements comme un homme dont on brise les membres.

Alors j’ai remonté toute ma vie ainsi qu’on remonte un fleuve.J’ai reconnu des gens oubliés depuis si longtemps que je ne savaisplus leur nom. Leur figure seule vivait en moi. Dans les lettres dema mère, j’ai retrouvé les vieux domestiques et la forme de notremaison et les petits détails insignifiants où s’attache l’espritdes enfants.

Oui, j’ai revu soudain toutes les vieilles toilettes de ma mèreavec ses physionomies différentes suivant les modes qu’elle portaitet les coiffures qu’elle avait successivement adoptées. Elle mehantait surtout dans une robe de soie à ramages anciens ; etje me rappelais une phrase, qu’un jour, portant cette robe, ellem’avait dite : « Robert, mon enfant, si tu ne te tiens pas droit,tu seras bossu toute ta vie. »

Puis soudain, ouvrant un autre tiroir, je me retrouvai en facede mes souvenirs d’amour : une bottine de bal, un mouchoir déchiré,une jarretière même, des cheveux et des fleurs desséchées. Alorsles doux romans de ma vie, dont les héroïnes encore vivantes ontaujourd’hui des cheveux tout blancs, m’ont plongé dans l’amèremélancolie des choses à jamais finies. Oh ! les fronts jeunesoù frisent les cheveux dorés, la caresse des mains, le regard quiparle, les cœurs qui battent, ce sourire qui promet les lèvres, ceslèvres qui promettent l’étreinte… Et le premier baiser…, ce baisersans fin qui fait se fermer les yeux, qui anéantit toute penséedans l’incommensurable bonheur de la possession prochaine.

Prenant à pleines mains ces vieux gages des tendresseslointaines, je les couvris de caresses furieuses, et dans mon âmeravagée par les souvenirs, je revoyais chacune à l’heure del’abandon, et je souffrais un supplice plus cruel que toutes lestortures imaginées par toutes les fables de l’enfer.

Une dernière lettre restait. Elle était de moi et dictée decinquante ans auparavant par mon professeur d’écriture. La voici:

« MA PETITE MAMAN CHÉRIE,

« J’ai aujourd’hui sept ans. C’est l’âge de raison, j’en profitepour te remercier de m’avoir donné le jour.

« Ton petit garçon qui t’adore,

« Robert. »

C’était fini. J’arrivais à la source, et brusquement je meretournai pour envisager le reste de mes jours. Je vis lavieillesse hideuse et solitaire, et les infirmités prochaines ettout fini, fini, fini ! Et personne autour de moi.

Mon revolver est là, sur la table… Je l’arme… Ne relisez jamaisvos vieilles lettres. »

Et voilà comment se tuent beaucoup d’hommes dont on fouille envain l’existence pour y découvrir de grands chagrins.

Chapitre 14Décoré

Des gens naissent avec un instinct prédominant, une vocation ousimplement un désir éveillé, dès qu’ils commencent à parler, àpenser.

M. Sacrement n’avait, depuis son enfance, qu’une idée en tête,être décoré. Tout jeune il portait des croix de la Légion d’honneuren zinc comme d’autres enfants portent un képi et il donnaitfièrement la main à sa mère, dans la rue, en bombant sa petitepoitrine ornée du ruban rouge et de l’étoile de métal.

Après de pauvres études il échoua au baccalauréat, et, nesachant plus que faire, il épousa une jolie fille, car il avait dela fortune.

Ils vécurent à Paris comme vivent des bourgeois riches, allantdans leur monde, sans se mêler au monde, fiers de la connaissanced’un député qui pouvait devenir ministre, et amis de deux chefs dedivision.

Mais la pensée entrée aux premiers jours de sa vie dans la têtede M. Sacrement ne le quittait plus et il souffrait d’une façoncontinue de n’avoir point le droit de montrer sur sa redingote unpetit ruban de couleur.

Les gens décorés qu’il rencontrait sur le boulevard luiportaient un coup au cœur. Il les regardait de coin avec unejalousie exaspérée. Parfois, par les longs après-midi dedésœuvrement, il se mettait à les compter. Il se disait : « Voyons,combien j’en trouverai de la Madeleine à la rue Drouot. »

Et il allait lentement, inspectant les vêtements, l’œil exercé àdistinguer de loin le petit point rouge. Quand il arrivait au boutde sa promenade, il s’étonnait toujours des chiffres : « Huitofficiers, et dix-sept chevaliers. Tant que ça ! C’est stupidede prodiguer les croix d’une pareille façon. Voyons si j’entrouverai autant au retour. »

Et il revenait à pas lents, désolé quand la foule pressée despassants pouvait gêner ses recherches, lui faire oublierquelqu’un.

Il connaissait les quartiers où on en trouvait le plus. Ilsabondaient au Palais-Royal. L’avenue de l’Opéra ne valait pas larue de la Paix ; le côté droit du boulevard était mieuxfréquenté que le gauche.

Ils semblaient aussi préférer certains cafés, certains théâtres.Chaque fois que M. Sacrement apercevait un groupe de vieuxmessieurs à cheveux blancs arrêtés au milieu du trottoir, et gênantla circulation, il se disait : « Voici des officiers de la Légiond’honneur ! » Et il avait envie de les saluer.

Les officiers (il l’avait souvent remarqué) ont une autre allureque les simples chevaliers. Leur port de tête est différent. Onsent bien qu’ils possèdent officiellement une considération plushaute, une importance plus étendue.

Parfois aussi une rage saisissait M. Sacrement, une fureurcontre tous les gens décorés ; et il se sentait pour eux unehaine de socialiste.

Alors, en rentrant chez lui, excité par la rencontre de tant decroix, comme l’est un pauvre affamé après avoir passé devant lesgrandes boutiques de nourriture, il déclarait d’une voix forte : «Quand donc, enfin, nous débarrassera-t-on de ce salegouvernement ? » Sa femme surprise, lui demandait : «Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? »

Et il répondait : « J’ai que je suis indigné par les injusticesque je vois commettre partout. Ah ! que les communards avaientraison ! »

Mais il ressortait après son dîner, et il allait considérer lesmagasins de décorations. Il examinait tous ces emblèmes de formesdiverses, de couleurs variées. Il aurait voulu les posséder tous,et, dans une cérémonie publique, dans une immense salle pleine demonde, pleine de peuple émerveillé, marcher en tête d’un cortège,la poitrine étincelante, zébrée de brochettes alignées l’une surl’autre, suivant la forme de ses côtes, et passer gravement, leclaque sous le bras, luisant comme un astre au milieu dechuchotements admiratifs, dans une rumeur de respect.

Il n’avait, hélas ! aucun titre pour aucune décoration.

Il se dit : « La Légion d’honneur est vraiment par tropdifficile pour un homme qui ne remplit aucune fonction publique. Sij’essayais de me faire nommer officier d’Académie ! »

Mais il ne savait comment s’y prendre. Il en parla à sa femmequi demeura stupéfaite.

« Officier d’Académie ? Qu’est-ce que tu as fait pourcela ? »

Il s’emporta : « Mais comprends donc ce que je veux dire. Jecherche justement ce qu’il faut faire. Tu es stupide par moments.»

Elle sourit : « Parfaitement, tu as raison. Mais je ne sais pas,moi ? »

Il avait une idée : « Si tu en parlais au député Rosselin, ilpourrait me donner un excellent conseil. Moi, tu comprends que jen’ose guère aborder cette question directement avec lui. C’estassez délicat, assez difficile ; venant de toi, la chosedevient toute naturelle. »

Mme Sacrement fit ce qu’il demandait. M. Rosselin promit d’enparler au Ministre. Alors Sacrement le harcela. Le député finit parlui répondre qu’il fallait faire une demande et énumérer sestitres.

Ses titres ? Voilà. Il n’était même pas bachelier.

Il se mit cependant à la besogne et commença une brochuretraitant : « Du droit du peuple à l’instruction. » Il ne la putachever par pénurie d’idées.

Il chercha des sujets plus faciles et en aborda plusieurssuccessivement. Ce fut d’abord : « L’instruction des enfants parles yeux. » Il voulait qu’on établît dans les quartiers pauvres desespèces de théâtres gratuits pour les petits enfants. Les parentsles y conduiraient dès leur plus jeune âge, et on leur donneraitlà, par le moyen d’une lanterne magique, des notions de toutes lesconnaissances humaines. Ce seraient de véritables cours. Le regardinstruirait le cerveau, et les images resteraient gravées dans lamémoire, rendant pour ainsi dire visible la science.

Quoi de plus simple que d’enseigner ainsi l’histoireuniverselle, la géographie, l’histoire naturelle, la botanique, lazoologie, l’anatomie, etc., etc. ?

Il fit imprimer ce mémoire et en envoya un exemplaire à chaquedéputé, dix à chaque ministre, cinquante au président de laRépublique, dix également à chacun des journaux parisiens, cinq auxjournaux de province.

Puis il traita la question des bibliothèques des rues, voulantque l’État fît promener par les rues des petites voitures pleinesde livres, pareilles aux voitures des marchandes d’oranges. Chaquehabitant aurait droit à dix volumes par mois en location, moyennantun sou d’abonnement.

« Le peuple, disait M. Sacrement, ne se dérange que pour sesplaisirs. Puisqu’il ne va pas à l’instruction ! il faut quel’instruction vienne à lui, etc. »

Aucun bruit ne se fit autour de ces essais. Il adressa cependantsa demande. On lui répondit qu’on prenait note, qu’on instruisait.Il se crut sûr du succès ; il attendit. Rien ne vint.

Alors il se décida à faire des démarches personnelles. Ilsollicita une audience du ministre de l’instruction publique, et ilfut reçu par un attaché de cabinet tout jeune et déjà grave,important même, et qui jouait, comme d’un piano, d’une série depetits boutons blancs pour appeler les huissiers et les garçons del’antichambre ainsi que les employés subalternes. Il affirma ausolliciteur que son affaire était en bonne voie et il lui conseillade continuer ses remarquables travaux.

Et M. Sacrement se remit à l’œuvre.

M. Rosselin, le député, semblait maintenant s’intéresserbeaucoup à son succès, et il lui donnait même une foule de conseilspratiques excellents. Il était décoré d’ailleurs, sans qu’on sûtquels motifs lui avaient valu cette distinction.

Il indiqua à Sacrement des études nouvelles à entreprendre, ille présenta à des Sociétés savantes qui s’occupaient de points descience particulièrement obscurs, dans l’intention de parvenir àdes honneurs. Il le patronna même au ministère.

Or, un jour, comme il venait déjeuner chez son ami (il mangeaitsouvent dans la maison depuis plusieurs mois) il lui dit tout basen lui serrant les mains : « Je viens d’obtenir pour vous unegrande faveur. Le comité des travaux historiques vous charge d’unemission. Il s’agit de recherches à faire dans diversesbibliothèques de France. »

Sacrement, défaillant, n’en put manger ni boire. Il partit huitjours plus tard.

Il allait de ville en ville, étudiant les catalogues, fouillanten des greniers bondés de bouquins poudreux, en proie à la hainedes bibliothécaires.

Or, un soir, comme il se trouvait à Rouen il voulut allerembrasser sa femme qu’il n’avait point vue depuis unesemaine ; et il prit le train de neuf heures qui devait lemettre à minuit chez lui.

Il avait sa clef. Il entra sans bruit, frémissant de plaisir,tout heureux de lui faire cette surprise. Elle s’était enfermée,quel ennui ! Alors il cria à travers la porte : « Jeanne,c’est moi ! »

Elle dut avoir grand’peur, car il l’entendit sauter du lit etparler seule comme dans un rêve. Puis elle courut à son cabinet detoilette, l’ouvrit et le referma, traversa plusieurs fois sachambre dans une course rapide, nu-pieds, secouant les meubles dontles verreries sonnaient. Puis, enfin, elle demanda : « C’est bientoi, Alexandre ? »

Il répondit : « Mais oui, c’est moi, ouvre donc ! »

La porte céda, et sa femme se jeta sur son cœur en balbutiant :« Oh ! quelle terreur ! quelle surprise ! quellejoie ! »

Alors, il commença à se dévêtir, méthodiquement, comme ilfaisait tout. Et il reprit, sur une chaise, son pardessus qu’ilavait l’habitude d’accrocher dans le vestibule. Mais, soudain, ildemeura stupéfait. La boutonnière portait un ruban rouge !

Il balbutia : « Ce… ce… ce paletot est décoré ! »

Alors sa femme, d’un bond, se jeta sur lui, et lui saisissantdans les mains le vêtement : « Non… tu te trompes… donne-moi ça.»

Mais il le tenait toujours par une manche, ne le lâchant pas,répétant dans une sorte d’affolement : « Hein ?…Pourquoi ?… Explique-moi ?… À qui ce pardessus ?… Cen’est pas le mien, puisqu’il porte la Légion d’honneur ? »

Elle s’efforçait de le lui arracher, éperdue, bégayant : «Écoute… écoute… donne-moi ça… Je ne peux pas te dire… c’est unsecret… écoute. »

Mais il se fâchait, devenait pâle : « Je veux savoir comment cepaletot est ici. Ce n’est pas le mien. »

Alors, elle lui cria dans la figure : « Si, tais-toi, jure-moi…écoute… eh bien ! tu es décoré ! »

Il eut une telle secousse d’émotion qu’il lâcha le pardessus etalla tomber dans un fauteuil.

« Je suis… tu dis… je suis… décoré.

– Oui… c’est un secret, un grand secret… »

Elle avait enfermé dans une armoire le vêtement glorieux, etrevenait vers son mari, tremblante et pâle. Elle reprit : « Oui,c’est un pardessus neuf que je t’ai fait faire. Mais j’avais juréde ne te rien dire. Cela ne sera pas officiel avant un mois ou sixsemaines. Il faut que ta mission soit terminée. Tu ne devais lesavoir qu’à ton retour. C’est M. Rosselin qui a obtenu ça pour toi…»

Sacrement, défaillant, bégayait : « Rosselin… décoré… Il m’afait décorer… moi… lui… ah !… »

Et il fut obligé de boire un verre d’eau.

Un petit papier blanc gisait par terre, tombé de la poche dupardessus. Sacrement le ramassa, c’était une carte de visite. Illut : « Rosselin – député. »

« Tu vois bien », dit la femme.

Et il se mit à pleurer de joie.

Huit jours plus tard l’Officiel annonçait que M. Sacrement étaitnommé chevalier de la Légion d’honneur, pour servicesexceptionnels.

Chapitre 15Châli

L’amiral de la Vallée, qui semblait assoupi dans son fauteuil,prononça de sa voix de vieille femme : « J’ai eu, moi, une petiteaventure d’amour, très singulière, voulez-vous que je vous ladise ? »

Et il parla, sans remuer, du fond de son large siège, en gardantsur les lèvres ce sourire ridé qui ne le quittait jamais, cesourire à la Voltaire qui le faisait passer pour un affreuxsceptique.

1.

J’avais trente ans alors, et j’étais lieutenant de vaisseau,quand on me chargea d’une mission astronomique dans l’Indecentrale. Le gouvernement anglais me donna tous les moyensnécessaires pour venir à bout de mon entreprise et je m’enfonçaibientôt avec une suite de quelques hommes dans ce pays étrange,surprenant, prodigieux.

Il faudrait vingt volumes pour raconter ce voyage. Je traversaides contrées invraisemblablement magnifiques ; je fus reçu pardes princes d’une beauté surhumaine et vivant dans une incroyablemagnificence. Il me sembla pendant deux mois, que je marchais dansun poème, que je parcourais un royaume de féeries sur le dosd’éléphants imaginaires. Je découvrais au milieu des forêtsfantastiques des ruines invraisemblables ; je trouvais, en descités d’une fantaisie de songe, de prodigieux monuments, fins etciselés comme des bijoux, légers comme des dentelles et énormescomme des montagnes, ces monuments, fabuleux, divins, d’une grâcetelle qu’on devient amoureux de leurs formes ainsi qu’on peut êtreamoureux d’une femme, et qu’on éprouve à les voir, un plaisirphysique et sensuel. Enfin, comme dit M. Victor Hugo, je marchais,tout éveillé dans un rêve.

Puis j’atteignis enfin le terme de mon voyage, la ville deGanhara, autrefois une des plus prospères de l’Inde centrale,aujourd’hui bien déchue, et gouvernée par un prince opulent,autoritaire, violent, généreux et cruel, le Rajah Maddan, un vraisouverain d’Orient, délicat et barbare, affable et sanguinaire,d’une grâce féminine et d’une férocité impitoyable.

La cité est dans le fond d’une vallée au bord d’un petit lac,qu’entoure un peuple de pagodes baignant dans l’eau leursmurailles.

La ville, de loin, forme une tache blanche qui grandit quand onapproche, et peu à peu on découvre les dômes, les aiguilles, lesflèches, tous les sommets élégants et sveltes des gracieuxmonuments indiens.

À une heure des portes environ, je rencontrai un éléphantsuperbement harnaché, entouré d’une escorte d’honneur que lesouverain m’envoyait. Et je fus conduit en grande pompe, aupalais.

J’aurais voulu prendre le temps de me vêtir avec luxe, maisl’impatience royale ne me le permit pas. On voulait d’abord meconnaître, savoir ce qu’on aurait à attendre de moi commedistraction ; puis on verrait.

Je fus introduit, au milieu de soldats bronzés comme des statueset couverts d’uniformes étincelants, dans une grande salle entouréede galeries, où se tenaient debout des hommes habillés de robeséclatantes et étoilées de pierres précieuses.

Sur un banc pareil à un de nos bancs de jardin sans dossier,mais revêtu d’un tapis admirable, j’aperçus une masse luisante, unesorte de soleil assis : c’était le Rajah, qui m’attendait, immobiledans une robe de plus pur jaune serin. Il portait sur lui dix ouquinze millions de diamants, et seule, sur son front, brillait lafameuse étoile de Delhi qui a toujours appartenu à l’illustredynastie des Parihara de Mundore dont mon hôte étaitdescendant.

C’était un garçon de vingt-cinq ans environ, qui semblait avoirdu sang nègre dans les veines, bien qu’il appartînt à la plus purerace hindoue. Il avait les yeux larges, fixes, un peu vagues, lespommettes saillantes, les lèvres grosses, la barbe frisée, le frontbas et des dents éclatantes, aiguës, qu’il montrait souvent dans unsourire machinal.

Il se leva et vint me tendre la main, à l’anglaise, puis me fitasseoir à son côté sur un banc si haut que mes pieds touchaient àpeine à terre. On était fort mal là-dessus.

Et aussitôt il me proposa une chasse au tigre pour le lendemain.La chasse et les luttes étaient ses grandes occupations, et il necomprenait guère qu’on pût s’occuper d’autre chose.

Il se persuadait évidemment que je n’étais venu si loin que pourle distraire un peu et l’accompagner dans ses plaisirs.

Comme j’avais grand besoin de lui, je tâchai de flatter sespenchants. Il fut tellement satisfait de mon attitude qu’il voulutme montrer immédiatement un combat de lutteurs, et il m’entraînadans une sorte d’arène située à l’intérieur du palais.

Sur son ordre, deux hommes parurent, nus, cuivrés, les mainsarmées de griffes d’acier ; et ils s’attaquèrent aussitôt,cherchant à se frapper avec cette arme tranchante qui traçait surleur peau noire de longues déchirures d’où coulait le sang.

Cela dura longtemps. Les corps n’étaient plus que des plaies, etles combattants se labouraient toujours les chairs avec cette sortede râteau fait de lames aiguës. Un d’eux avait une jouehachée ; l’oreille de l’autre était fendue en troismorceaux.

Et le prince regardait cela avec une joie féroce et passionnée.Il tressaillait de bonheur, poussait des grognements de plaisir etimitait avec des gestes inconscients tous les mouvements deslutteurs, criant sans cesse : « Frappe, frappe donc. »

Un d’eux tomba sans connaissance ; il fallut l’emporter del’arène rouge de sang, et le Rajah fit un long soupir de regret, dechagrin que ce fût déjà fini.

Puis il se tourna vers moi pour connaître mon opinion. J’étaisindigné, mais je le félicitai vivement ; et il ordonnaaussitôt de me conduire au Couch-Mahal (palais du plaisir) oùj’habiterais.

Je traversai les invraisemblables jardins que l’on trouve là-baset je parvins à ma résidence.

Ce palais, ce bijou, situé à l’extrémité du parc royal,plongeait dans le lac sacré de Vihara tout un côté de sesmurailles. Il était carré, présentant sur ses quatre faces troisrangs superposés de galeries à colonnades divinement ouvragées. Àchaque angle s’élançaient des tourelles, légères, hautes ou basses,seules ou mariées par deux, de taille inégale et de physionomiedifférente, qui semblaient bien les fleurs naturelles poussées surcette gracieuse plante d’architecture orientale. Toutes étaientsurmontées de toits bizarres, pareils à des coiffurescoquettes.

Au centre de l’édifice, un dôme puissant élevait jusqu’à unravissant clocheton mince et tout à jour sa coupole allongée etronde semblable à un sein de marbre blanc tendu vers le ciel.

Et tout le monument, des pieds à la tête, était couvert desculptures, de ces exquises arabesques qui grisent le regard, deprocessions immobiles de personnages délicats, dont les attitudeset les gestes de pierre racontaient les mœurs et les coutumes del’Inde.

Les chambres étaient éclairées par des fenêtres à arceauxdentelés, donnant sur les jardins. Sur le sol de marbre, degracieux bouquets étaient dessinés par des onyx, des lapis lazuliet des agates.

J’avais eu à peine le temps d’achever ma toilette, quand undignitaire de la cour, Haribadada, spécialement chargé descommunications entre le prince et moi, m’annonça la visite de sonsouverain.

Et le Rajah au safran parut, me serra de nouveau la main et semit à me raconter mille choses en me demandant sans cesse mon avisque j’avais grand’peine à lui donner. Puis il voulut me montrer lesruines du palais ancien, à l’autre bout des jardins.

C’était une vraie forêt de pierres, qu’habitait un peuple degrands singes. À notre approche, les mâles se mirent à courir surles murs en nous faisant d’horribles grimaces, et les femelles sesauvaient, montrant leur derrière pelé et portant dans leurs brasleurs petits. Le roi riait follement, me pinçait l’épaule pour metémoigner son plaisir, et il s’assit au milieu des décombres,tandis que, tout autour de nous, accroupies au sommet desmurailles, perchées sur toutes les saillies, une assemblée de bêtesà favoris blancs nous tirait la langue et nous montrait lepoing.

Quand il en eut assez de ce spectacle, le souverain jaune seleva et se remit en marche gravement, me traînant toujours à soncôté, heureux de m’avoir montré de pareilles choses le jour même demon arrivée, et me rappelant qu’une grande chasse au tigre auraitlieu le lendemain en mon honneur.

Je la suivis, cette chasse, et une seconde, une troisième, dix,vingt de suite. On poursuivit tour à tour tous les animaux quenourrit la contrée : la panthère, l’ours, l’éléphant, l’antilope,l’hippopotame, le crocodile, que sais-je, la moitié des bêtes de lacréation. J’étais éreinté, dégoûté de voir couler du sang, las dece plaisir toujours pareil.

À la fin, l’ardeur du prince se calma, et il me laissa, sur mesinstantes prières, un peu de loisir pour travailler. Il secontentait maintenant de me combler de présents. Il m’envoyait desbijoux, des étoffes magnifiques, des animaux dressés, queHaribadada me présentait avec un respect grave apparent comme sij’eusse été le soleil lui-même, bien qu’il me méprisât beaucoup aufond.

Et chaque jour une procession de serviteurs m’apportait en desplats couverts une portion de chaque mets du repas royal ;chaque jour il fallait paraître et prendre un plaisir extrême àquelque divertissement nouveau organisé pour moi : danses deBayadères, jongleries, revues de troupes, à tout ce que pouvaitinventer ce Rajah hospitalier, mais gêneur, pour me montrer sasurprenante patrie dans tout son charme et dans toute sasplendeur.

Sitôt qu’on me laissait un peu seul, je travaillais, ou bienj’allais voir les singes dont la société me plaisait infinimentplus que celle du roi.

Mais un soir, comme je revenais d’une promenade, je trouvai,devant la porte de mon palais, Haribadada, solennel, qui m’annonçaen termes mystérieux, qu’un cadeau du souverain m’attendait dans machambre ; et il me présenta les excuses de son maître pourn’avoir pas pensé plus tôt à m’offrir une chose dont je devais êtreprivé.

Après ce discours obscur, l’ambassadeur s’inclina etdisparut.

J’entrai et j’aperçus, alignées contre le mur par rang detaille, six petites filles côte à côte, immobiles, pareilles à unebrochette d’éperlans. La plus âgée avait peut-être huit ans, laplus jeune six ans. Au premier moment, je ne compris pas bienpourquoi cette pension était installée chez moi, puis je devinail’attention délicate du prince, c’était un harem dont il me faisaitprésent. Il l’avait choisi fort jeune par excès de gracieuseté. Carplus le fruit est vert, plus il est estimé, là-bas.

Et je demeurai tout à fait confus et gêné, honteux, en face deces mioches qui me regardaient avec leurs grands yeux graves, etqui semblaient déjà savoir ce que je pouvais exiger d’elles.

Je ne savais que leur dire. J’avais envie de les renvoyer, maison ne rend pas un présent du souverain. C’eût été une mortelleinjure. Il fallait donc garder, installer chez moi ce troupeaud’enfants.

Elles restaient fixes, me dévisageant toujours, attendant monordre, cherchant à lire dans mon œil ma pensée. Oh ! le mauditcadeau. Comme il me gênait ! À la fin, me sentant ridicule, jedemandai à la plus grande :

« Comment t’appelles-tu, toi ?

– Elle répondit : « Châli ».

Cette gamine à la peau si jolie, un peu jaune, comme del’ivoire, était une merveille, une statue avec sa face aux ligneslongues et sévères.

Alors, je prononçai, pour voir ce qu’elle pourrait répondre,peut-être pour l’embarrasser :

« Pourquoi es-tu ici ? »

Elle dit de sa voix douce, harmonieuse : « Je viens pour fairece qu’il te plaira d’exiger de moi, mon seigneur. »

La gamine était renseignée.

Et je posai la même question à la plus petite qui articulanettement de sa voix plus frêle : « Je suis ici pour ce qu’il teplaira de me demander, mon maître. »

Elle avait l’air d’une petite souris, celle-là, elle étaitgentille comme tout. Je l’enlevai dans mes bras et l’embrassai. Lesautres eurent un mouvement comme pour se retirer, pensant sansdoute que je venais d’indiquer mon choix, mais je leur ordonnai derester, et, m’asseyant à l’indienne, je les fis prendre place, enrond, autour de moi, puis je me mis à leur conter une histoire degénies, car je parlais passablement leur langue.

Elles écoutaient de toute leur attention, tressaillaient auxdétails merveilleux, frémissaient d’angoisse, remuaient les mains.Elles ne songeaient plus guère, les pauvres petites, à la raisonqui les avait fait venir.

Quand j’eus terminé mon conte, j’appelai mon serviteur deconfiance Latchmân et je fis apporter des sucreries, des confitureset des pâtisseries, dont elles mangèrent à se rendre malades, puis,commençant à trouver fort drôle cette aventure, j’organisai desjeux pour amuser mes femmes.

Un de ces divertissements surtout eut un énorme succès. Jefaisais le pont avec mes jambes, et mes six bambines passaientdessous en courant, la plus petite ouvrant la marche, et la plusgrande me bousculant un peu parce qu’elle ne se baissait jamaisassez. Cela leur faisait pousser des éclats de rire assourdissants,et ces voix jeunes sonnant sous les voûtes basses de mon somptueuxpalais le réveillaient, le peuplaient de gaieté enfantine, lemeublaient de vie.

Puis je pris beaucoup d’intérêt à l’installation du dortoir oùallaient coucher mes innocentes concubines. Enfin je les enfermaichez elles sous la garde de quatre femmes de service que le princem’avait envoyées en même temps pour prendre soin de messultanes.

Pendant huit jours j’eus un vrai plaisir à faire le papa avecces poupées. Nous avions d’admirables parties de cache-cache, dechat-perché et de main-chaude qui les jetaient en des délires debonheur, car je leur révélais chaque jour un de ces jeux inconnus,si pleins d’intérêt.

Ma demeure maintenant avait l’air d’une classe. Et mes petitesamies, vêtues de soieries admirables, d’étoffes brodées d’or etd’argent, couraient à la façon de petits animaux humains à traversles longues galeries et les tranquilles salles où tombait par lesarceaux une lumière affaiblie.

Puis, un soir, je ne sais comment cela se fit, la plus grande,celle qui s’appelait Châli et qui ressemblait à une statuette devieil ivoire, devint ma femme pour de vrai.

C’était un adorable petit être, doux, timide et gai qui m’aimabientôt d’une affection ardente et que j’aimais étrangement, avechonte, avec hésitation, avec une sorte de peur de la justiceeuropéenne, avec des réserves, des scrupules et cependant avec unetendresse sensuelle passionnée. Je la chérissais comme un père, etje la caressais comme un homme.

Pardon, mesdames, je vais un peu loin.

Les autres continuaient à jouer dans ce palais, pareilles à unebande de jeunes chats.

Châli ne me quittait plus, sauf quand j’allais chez leprince.

Nous passions des heures exquises ensemble dans les ruines duvieux palais, au milieu des singes devenus nos amis.

Elle se couchait sur mes genoux et restait là roulant des chosesen sa petite tête de sphinx, ou peut-être, ne pensant à rien, maisgardant cette belle et charmante pose héréditaire de ces peuplesnobles et songeurs, la pose hiératique des statues sacrées.

J’avais apporté dans un grand plat de cuivre des provisions, desgâteaux, des fruits. Et les guenons s’approchaient peu à peu,suivies de leurs petits plus timides ; puis elles s’asseyaienten cercle autour de nous, n’osant approcher davantage, attendantque je fisse ma distribution de friandises.

Alors presque toujours un mâle plus hardi s’en venait jusqu’àmoi, la main tendue comme un mendiant ; et je lui remettais unmorceau qu’il allait porter à sa femelle. Et toutes les autres semettaient à pousser des cris furieux, des cris de jalousie et decolère, et je ne pouvais faire cesser cet affreux vacarme qu’enjetant sa part à chacune.

Me trouvant fort bien dans ces ruines, je voulus y apporter mesinstruments pour travailler. Mais aussitôt qu’ils aperçurent lecuivre des appareils de précision, les singes, prenant sans douteces choses pour des engins de mort, s’enfuirent de tous les côtésen poussant des clameurs épouvantables.

Je passais souvent aussi mes soirées avec Châli, sur une desgaleries extérieures qui dominait le lac de Vihara. Nousregardions, sans parler, la lune éclatante qui glissait au fond duciel en jetant sur l’eau un manteau d’argent frissonnant, etlà-bas, sur l’autre rive, la ligne des petites pagodes, semblablesà des champignons gracieux qui auraient poussé le pied dans l’eau.Et prenant en mes bras la tête sérieuse de ma petite maîtresse, jebaisais lentement, longuement son front poli, ces grands yeuxpleins du secret de cette terre antique et fabuleuse, et ses lèvrescalmes qui s’ouvraient sous ma caresse. Et j’éprouvais unesensation confuse, puissante, poétique surtout, la sensation que jepossédais toute une race dans cette fillette, cette belle racemystérieuse d’où semblent sorties toutes les autres.

Le prince cependant continuait à m’accabler de cadeaux.

Un jour il m’envoya un objet bien inattendu qui excita chezChâli une admiration passionnée.

C’était simplement une boîte de coquillages, une de ces boîtesen carton recouvertes d’une enveloppe de petites coquilles colléessimplement sur la pâte. En France, cela aurait valu au plusquarante sous. Mais là-bas, le prix de ce bijou était inestimable.C’était le premier sans doute qui fût entré dans le royaume.

Je le posai sur un meuble et je le laissai là, souriant del’importance donnée à ce vilain bibelot de bazar.

Mais Châli ne se lassait pas de le considérer, de l’admirer,pleine de respect et d’extase. Elle me demandait de temps en temps: « Tu permets que je le touche ? » Et quand je l’y avaisautorisée, elle soulevait le couvercle, le refermait avec degrandes précautions, elle caressait de ses doigts fins, trèsdoucement, la toison de petits coquillages, et elle semblaitéprouver, par ce contact, une jouissance délicieuse qui luipénétrait jusqu’au cœur.

Cependant j’avais terminé mes travaux et il me fallait m’enretourner. Je fus longtemps à m’y décider, retenu maintenant par matendresse pour ma petite amie. Enfin, je dus en prendre monparti.

Le prince, désolé, organisa de nouvelles chasses, de nouveauxcombats de lutteurs ; mais, après quinze jours de cesplaisirs, je déclarai que je ne pouvais demeurer davantage, et ilme laissa ma liberté.

Les adieux de Châli furent déchirants. Elle pleurait, couchéesur moi, la tête dans ma poitrine, toute secouée par le chagrin. Jene savais que faire pour la consoler, mes baisers ne servant àrien.

Tout à coup j’eus une idée, et, me levant, j’allai chercher laboîte aux coquillages que je lui mis dans les mains. »C’est pourtoi. Elle t’appartient. »

Alors, je la vis d’abord sourire. Tout son visage s’éclairaitd’une joie intérieure, de cette joie profonde des rêves impossiblesréalisés tout à coup.

Et elle m’embrassa avec furie.

N’importe, elle pleura bien fort tout de même au moment dudernier adieu.

Je distribuai des baisers de père et des gâteaux à tout le restede mes femmes, et je partis.

2.

Deux ans s’écoulèrent, puis les hasards du service en mer meramenèrent à Bombay. Par suite de circonstances imprévues on m’ylaissa pour une nouvelle mission à laquelle me désignait maconnaissance du pays et de la langue.

Je terminai mes travaux le plus vite possible, et comme j’avaisencore trois mois devant moi, je voulus aller faire une petitevisite à mon ami, le roi de Ganhara, et à ma chère petite femmeChâli que j’allais trouver bien changée sans doute.

Le Rajah Maddan me reçut avec des démonstrations de joiefrénétiques. Il fit égorger devant moi trois gladiateurs, et il neme laissa pas seul une seconde pendant la première journée de monretour.

Le soir enfin, me trouvant libre, je fis appeler Haribadada, etaprès beaucoup de questions diverses, pour dérouter saperspicacité, je lui demandai : « Et sais-tu ce qu’est devenue lapetite Châli que le Rajah m’avait donné. »

L’homme prit une figure triste, ennuyée, et répondit avec unegrande gêne :

« Il vaut mieux ne pas parler d’elle !

– Pourquoi cela ? Elle était une gentille petite femme.

– Elle a mal tourné, seigneur.

– Comment, Châli ? Qu’est-elle devenue ? Oùest-elle ?

– Je veux dire qu’elle a mal fini.

– Mal fini ? est-elle morte ?

– Oui, seigneur. Elle avait commis une vilaine action. »

J’étais fort ému, je sentais battre mon cœur, et une angoisse meserrer la poitrine.

Je repris : « Une vilaine action ? Qu’a-t-elle fait ?Que lui est-il arrivé ? »

L’homme, de plus en plus embarrassé murmura : « Il vaut mieuxque vous ne le demandiez pas.

– Si, je veux le savoir.

– Elle avait volé.

–Comment, Châli ? Qui a-t-elle volé ?

– Vous, seigneur.

– Moi ? Comment cela ?

– Elle vous a pris, le jour de votre départ, le coffret que leprince vous avait donné. On l’a trouvé entre ses mains !

– Quel coffret ?

– Le coffret de coquillages.

– Mais je le lui avais donné. »

L’Indien leva sur moi des yeux stupéfaits et répondit : « Oui,elle a juré, en effet, par tous les serments sacrés, que vous lelui aviez donné. Mais on n’a pas cru que vous auriez pu offrir àune esclave un cadeau du roi, et le Rajah l’a fait punir.

– Comment, punir ? Qu’est-ce qu’on lui a fait ?

– On l’a attachée dans un sac, seigneur, et on l’a jetée au lac,de cette fenêtre, de la fenêtre de la chambre où nous sommes, oùelle avait commis le vol. »

Je me sentis traversé par la plus atroce sensation de douleurque j’aie jamais éprouvée, et je fis signe à Haribadada de seretirer pour qu’il ne me vît pas pleurer.

Et je passai la nuit sur la galerie qui dominait le lac, sur lagalerie, où j’avais tenu tant de fois la pauvre enfant sur mesgenoux.

Et je pensais que le squelette de son joli petit corps décomposéétait là, sous moi, dans un sac de toile noué par une corde, aufond de cette eau noire que nous regardions ensemble autrefois.

Je repartis le lendemain malgré les prières et le chagrinvéhément du Rajah.

Et je crois maintenant que je n’ai jamais aimé d’autre femme queChâli.

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