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Les Souffrances du jeune Werther

Les Souffrances du jeune Werther

de Johann Wolfgang von Goethe

Au lecteur

J’ai rassemblé avec soin tout ce que j’ai pu recueillir de l’histoire du malheureux Werther, et je vous l’offre ici. Je sais que vous m’en remercierez. Vous ne pouvez refuser votre admiration à son esprit, votre amour à son caractère, ni vos larmes à son sort.

Et toi, homme bon, qui souffres du même mal que lui, puise de la consolation dans ses douleurs, et permets que ce petit livre devienne pour toi un ami, si le destin ou ta propre faute ne t’en ont pas laissé un qui soit plus près de ton cœur.

Livre premier

4 mai 1771.

Que je suis aise d’être parti&|160;! Ah ! mon ami,qu’est-ce que le cœur de l’homme ? Te quitter, toi que j’aime,toi dont j’étais inséparable ; te quitter et être content ! Mais je sais que tu me le pardonnes. Mes autres liaisons ne semblaient-elles pas tout exprès choisies du sort pour tourmenter un cœur comme le mien&|160;? La pauvre Léonore ! Et pourtant j’étais innocent. Était-ce ma faute, à moi, si, pendant que je ne songeais qu’à m’amuser des attraits piquants de sa sœur,une funeste passion s’allumait dans son sein&|160;? Et pourtantsuis-je bien innocent&|160;? N’ai-je pas nourri moi-même sessentiments&|160;? Ne me suis-je pas souvent plu à ses transportsnaïfs qui nous ont fait rire tant de fois, quoiqu’ils ne fussentrien moins que risibles&|160;? N’ai-je pas… Oh&|160;! qu’est-ce quel’homme, pour qu’il ose se plaindre de lui-même&|160;! Cher ami, jete le promets, je me corrigerai&|160;; je ne veux plus, comme jel’ai toujours fait, savourer jusqu’à la moindre goutte d’amertumeque nous envoie le sort. Je jouirai du présent, et le passé sera lepassé pour moi. Oui sans doute, mon ami, tu as raison&|160;; leshommes auraient des peines bien moins vives si… (Dieu sait pourquoiils sont ainsi faits… ), s’ils n’appliquaient pas toutes les forcesde leur imagination à renouveler sans cesse le souvenir de leursmaux, au lieu de se rendre le présent supportable.

Dis à ma mère que je m’occupe de ses affaires, et que je lui endonnerai sous peu des nouvelles. J’ai parlé à ma tante, cette femmeque l’on fait si méchante&|160;; il s’en faut bien que je l’aietrouvée telle : elle est vive, irascible même, mais son cœur estexcellent. Je lui ai exposé les plaintes de ma mère sur cetteretenue d’une part d’héritage&|160;; de son côté, elle m’a faitconnaître ses droits, ses motifs, et les conditions auxquelles elleest prête à nous rendre ce que nous demandons, et même plus quenous ne demandons. Je ne puis aujourd’hui t’en écrire davantage surce point : dis à ma mère que tout ira bien. J’ai vu encore unefois, mon ami, dans cette chétive affaire, que les malentendus etl’indolence causent peut-être plus de désordres dans le monde quela ruse et la méchanceté. Ces deux dernières au moins sontassurément plus rares.

Je me trouve très-bien ici. La solitude de ces célestescampagnes est un baume pour mon cœur, dont les frissons s’apaisentà la douce chaleur de cette saison où tout renaît. Chaque arbre,chaque haie est un bouquet de fleurs&|160;; on voudrait se voirchangé en papillon pour nager dans cette mer de parfums et y puisersa nourriture.

La ville elle-même est désagréable&|160;; mais les environs sontd’une beauté ravissante. C’est ce qui engagea le feu comte de M… àplanter un jardin sur une de ces collines qui se succèdent avectant de variété et forment des vallons délicieux. Ce jardin estfort simple&|160;; on sent dès l’entrée que ce n’est pas l’ouvraged’un dessinateur savant, mais que le plan en a été tracé par unhomme sensible qui voulait y jouir de lui-même. J’ai déjà donnéplus d’une fois des larmes à sa mémoire, dans un pavillon enruines, jadis sa retraite favorite, et maintenant la mienne.Bientôt je serai maître du jardin. Depuis deux jours que je suisici, le jardinier m’est déjà dévoué, et il ne s’en trouvera pasmal.

10 mai.

Il règne dans mon âme une étonnante sérénité, semblable à ladouce matinée de printemps dont je jouis avec délices. Je suisseul, et je goûte le charme de vivre dans une contrée qui fut crééepour des âmes comme la mienne. Je suis si heureux, mon ami, siabimé dans le sentiment de ma tranquille existence, que mon talenten souffre. Je ne pourrais pas dessiner un trait, et cependant jene fus jamais plus grand peintre. Quand les vapeurs de la vallées’élèvent devant moi, qu’au-dessus de ma tête le soleil lanced’aplomb ses feux sur l’impénétrable voûte de l’obscure forêt, etque seulement quelques rayons épars se glissent au fond dusanctuaire&|160;; que, couché sur la terre dans les hautes herbes,près d’un ruisseau, je découvre dans l’épaisseur du gazon millepetites plantes inconnues&|160;; que mon cœur sent de plus prèsl’existence de ce petit monde qui fourmille parmi les herbes, decette multitude innombrable de vermisseaux et d’insectes de toutesles formes&|160;; que je sens la présence du Tout-Puissant qui nousa créés à son image, et le souffle du Tout-Aimant qui nous porte etnous soutient flottants sur une mer d’éternelles délices : mon ami,quand le monde infini commence ainsi à poindre devant mes yeux, etque je réfléchis le ciel dans mon cœur comme l’image d’unebien-aimée, alors je soupire et m’écrie en moi-même : « Ah&|160;!si tu pouvais exprimer ce que tu éprouves&|160;! si tu pouvaisexhaler et fixer sur le papier cette vie qui coule en toi avec tantd’abondance et de chaleur, en sorte que le papier devienne lemiroir de ton âme, comme ton âme est le miroir d’un Dieuinfini&|160;!… » Mon ami… Mais je sens que je succombe sous lapuissance et la majesté de ces apparitions.

12 mai.

Je ne sais si des génies trompeurs errent dans cette contrée, ousi le prestige vient d’un délire céleste qui s’est emparé de moncœur&|160;; mais tout ce qui m’environne a un air de paradis. Àl’entrée du bourg est une fontaine, une fontaine où je suisenchaîné par un charme, comme Mélusine et ses sœurs. Au bas d’unepetite colline se présente une grotte&|160;; on descend vingtmarches, et l’on voit l’eau la plus pure filtrer à travers lemarbre. Le petit mur qui forme l’enceinte, les grands arbres qui lacouvrent de leur ombre, la fraîcheur du lieu, tout cela vouscaptive, et en même temps vous cause un certain frémissement. Il nese passe point de jour que je ne me repose là pendant une heure.Les jeunes filles de la ville viennent y puiser de l’eau,occupation paisible et utile que ne dédaignaient pas jadis lesfilles mêmes des rois. Quand je suis assis là, la vie patriarcalese retrace vivement à ma mémoire. Je pense comment c’était au borddes fontaines que les jeunes gens faisaient connaissance et qu’onarrangeait les mariages, et que toujours autour des puits et dessources erraient des génies bienfaisants. Oh&|160;! jamais il nes’est rafraîchi au bord d’une fontaine après une route pénible sousun soleil ardent, celui qui ne sent pas cela comme je lesens&|160;!

13 mai.

Tu me demandes si tu dois m’envoyer mes livres&|160;?… Au nom duciel&|160;! mon ami, ne les laisse pas approcher de moi&|160;! Jene veux plus être guidé, excité, enflammé&|160;; ce cœur fermenteassez de lui-même : j’ai bien plutôt besoin d’un chant qui meberce, et de ceux-là, j’en ai trouvé en abondance dans mon Homère.Combien de fois n’ai-je pas à endormir mon sang quibouillonne&|160;! car tu n’as rien vu de si inégal, de si inquietque mon cœur. Ai-je besoin de te le dire, à toi qui as souffert sisouvent de me voir passer de la tristesse à une joie extravagante,de la douce mélancolie à une passion furieuse&|160;? Aussi jetraite mon cœur comme un petit enfant malade. Ne le dis à personne,il y a des gens qui m’en feraient un crime.

15 mai.

Les bonnes gens du hameau me connaissent déjà&|160;; ilsm’aiment beaucoup, surtout les enfants. Il y a peu de jours encore,quand je m’approchais d’eux, et que d’un ton amical je leuradressais quelque question, ils s’imaginaient que je voulais memoquer d’eux, et me quittaient brusquement. Je ne m’en offensaipoint&|160;; mais je sentis plus vivement la vérité d’uneobservation que j’avais déjà faite. Les hommes d’un certain rang setiennent toujours à une froide distance de leurs inférieurs, commes’ils craignaient de perdre beaucoup en se laissant approcher, etil se trouve des étourdis et des mauvais plaisants qui n’ont l’airde descendre jusqu’au pauvre peuple qu’afin de le blesser encoredavantage.

Je sais bien que nous ne sommes pas tous égaux, que nous nepouvons l’être&|160;; mais je soutiens que celui qui se croitobligé de se tenir éloigné de ce qu’on nomme le peuple, pour s’enfaire respecter, ne vaut pas mieux que le poltron qui, de peur desuccomber, se cache devant son ennemi.

Dernièrement je me rendis à la fontaine, j’y trouvai une jeuneservante qui avait posé sa cruche sur la dernière marche del’escalier&|160;; elle cherchait des yeux une compagne qui l’aidâtà mettre le vase sur sa tête. Je descendis, et la regardai. «Voulez-vous que je vous aide, mademoiselle&|160;? » lui dis-je.Elle devint rouge comme le feu. « Oh&|160;! monsieur,répondit-elle… — Allons, sans façon… » Elle arrangea son coussinet,et j’y posai la cruche. Elle me remercia, et partit aussitôt.

17 mai.

J’ai fait des connaissances de tout genre, mais je n’ai pasencore trouvé de société. Je ne sais ce que je puis avoird’attrayant aux yeux des hommes&|160;; ils me recherchent, ilss’attachent à moi, et j’éprouve toujours de la peine quand notrechemin nous fait aller ensemble, ne fût-ce que pour quelquesinstants. Si tu me demandes comment sont les gens de ce pays-ci, jete répondrai : Comme partout. L’espèce humaine est singulièrementuniforme. La plupart travaillent une grande partie du temps pourvivre, et le peu qui leur en reste de libre leur est tellement àcharge, qu’ils cherchent tous les moyens possibles de s’endébarrasser. O destinée de l’homme&|160;!

Après tout, ce sont de bonnes gens. Quand je m’oubliequelquefois à jouir avec eux des plaisirs qui restent encore auxhommes, comme de s’amuser à causer avec cordialité autour d’unetable bien servie, d’arranger une partie de promenade en voiture,ou un petit bal sans apprêts, tout cela produit sur moi le meilleureffet. Mais il ne faut pas qu’il me souvienne alors qu’il y a enmoi d’autres facultés qui se rouillent faute d’être employées, etque je dois cacher avec soin. Cette idée serre le cœur. — Etcependant n’être pas compris, c’est le sort de certains hommes.

Ah&|160;! pourquoi l’amie de ma jeunesse n’est-elle plus&|160;!et pourquoi l’ai-je connue! Je me dirais : Tu es un fou, tucherches ce qui ne se trouve point ici-bas… Mais je l’ai possédée,cette amie&|160;; j’ai senti ce cœur, cette grande âme, en présencede laquelle je croyais être plus que je n’étais, parce que j’étaistout ce que je pouvais être. Grand Dieu&|160;! une seule faculté demon âme restait-elle alors inactive&|160;? Ne pouvais-je pas devantelle développer en entier cette puissance admirable avec laquellemon cœur embrasse la nature&|160;? Notre commerce était un échangecontinuel des mouvements les plus profonds du cœur, des traits lesplus vifs de l’esprit. Avec elle, tout, jusqu’à la plaisanteriemordante, était empreint de génie. Et maintenant… Hélas&|160;! lesannées qu’elle avait de plus que moi l’ont précipitée avant moidans la tombe. Jamais je ne l’oublierai&|160;; jamais jen’oublierai sa fermeté d’âme et sa divine indulgence.

Je rencontrai, il y a quelques jours, le jeune V… Il a l’airfranc et ouvert, sa physionomie est fort heureuse. Il sort del’université&|160;; il ne se croit pas précisément un génie, maisil est au moins bien persuadé qu’il en sait plus qu’un autre. Onvoit, en effet, qu’il a travaillé&|160;; en un mot, il possède uncertain fonds de connaissances. Comme il avait appris que jedessine et que je sais le grec (deux phénomènes dans ce pays), ils’est attaché à mes pas. II m’étala tout son savoir depuis Batteuxjusqu’à Wood, depuis de Piles jusqu’à Winckelmann&|160;; ilm’assura qu’il avait lu en entier le premier volume de la théoriede Sulzer, et qu’il possédait un manuscrit de Heyne sur l’étude del’antique. Je l’ai laissé dire.

Encore un bien brave homme dont j’ai fait la connaissance, c’estle bailli du prince, personnage franc et loyal. On dit que c’est unplaisir de le voir au milieu de ses enfants : il en a neuf&|160;;on fait surtout grand bruit de sa fille aînée. Il m’a invité àl’aller voir&|160;; j’irai au premier jour. Il habite à une lieueet demie d’ici, dans un pavillon de chasse du prince&|160;; ilobtint la permission de s’y retirer après la mort de sa femme, leséjour de la ville et de sa maison lui étant devenu troppénible.

Du reste, j’ai trouvé sur mon chemin plusieurs caricaturesoriginales. Tout en elles est insupportable, surtout leurs marquesd’amitié.

Adieu. Cette lettre te plaira&|160;; elle est touthistorique.

22 mai.

La vie humaine est un songe : d’autres l’ont dit avant moi, maiscette idée me suit partout. Quand je considère les bornes étroitesdans lesquelles sont circonscrites les facultés de l’homme, sonactivité et son intelligence&|160;; quand je vois que nous épuisonstoutes nos forces à satisfaire des besoins, et que ces besoins netendent qu’à prolonger notre misérable existence&|160;; que notretranquillité sur bien des questions n’est qu’une résignation fondéesur des revers, semblable à celle de prisonniers qui auraientcouvert de peintures variées et de riantes perspectives les murs deleur cachot&|160;; tout cela, mon ami, me rend muet. Je rentre enmoi-même, et j’y trouve un monde, mais plutôt en pressentiments eten sombres désirs qu’en réalité et en action&|160;; et alors toutvacille devant moi, et je souris, et je m’enfonce plus avant dansl’univers en rêvant toujours. Que chez les enfants tout soitirréflexion, c’est ce que tous les pédagogues ne cessent derépéter&|160;; mais que les hommes faits soient de grands enfantsqui se traînent en chancelant sur ce globe, sans savoir non plusd’où ils viennent et où ils vont&|160;; qu’ils n’aient point de butplus certain dans leurs actions, et qu’on les gouverne de même avecdu biscuit, des gâteaux et des verges, c’est ce que personne nevoudra croire&|160;; et, à mon avis, il n’est point de vérité pluspalpable. Je t’accorde bien volontiers (car je sais ce que tu vasme dire) que ceux-là sont les plus heureux qui, comme les enfants,vivent au jour la journée, promènent leur poupée, l’habillent, ladéshabillent, tournent avec respect devant le tiroir où la mamanrenferme ses dragées, et, quand elle leur en donne, les dévorentavec avidité, et se mettent à crier&|160;; ‘’Encore&|160;!’’… Oui,voilà de fortunées créatures&|160;! Heureux aussi ceux qui donnentun titre imposant à leurs futiles travaux ou même à leursextravagances, et les passent en compte au genre humain comme desœuvres gigantesques entreprises pour son salut et saprospérité&|160;! Grand bien leur fasse, à ceux qui peuvent penseret agir ainsi&|160;! Mais celui qui reconnaît avec humilité où toutcela vient aboutir&|160;; qui voit comme ce petit bourgeois décoreson petit jardin et en fait un paradis, et comme ce malheureux,sous le fardeau qui l’accable, se traîne sur le chemin sans serebuter, tous deux également intéressés à contempler une minute deplus la lumière du ciel&|160;; celui-là, dis-je, est tranquille :il bâtit aussi un monde en lui-même&|160;; il est heureux aussid’être homme&|160;; quelque bornée que soit sa puissance, ilentretient dans son cœur le doux sentiment de la liberté&|160;; ilsait qu’il peut quitter sa prison quand il lui plaira.

20 mai.

Tu connais d’ancienne date ma manière de m’arranger&|160;; tusais comment, quand je rencontre un lieu qui me convient, je mefais aisément un petit réduit où je vis à peu de frais. Ehbien&|160;! j’ai encore trouvé ici un coin qui m’a séduit etfixé.

À une lieue de la ville est un village nommé Wahlheim1. Sasituation sur une colline est très-belle&|160;; en montant lesentier qui y conduit, on embrasse toute la vallée d’un coup d’œil.Une bonne femme, serviable, et vive encore pour son âge, y tient unpetit cabaret où elle vend du vin, de la bière et du café. Mais cequi vaut mieux, il y a deux tilleuls dont les branches touffuescouvrent la petite place devant l’église&|160;; des fermes, desgranges, des chaumières forment l’enceinte de cette place. Il estimpossible de découvrir un coin plus paisible, plus intime, et quime convienne autant. J’y fais porter de l’auberge une petite table,une chaise&|160;; et là je prends mon café, je lis mon Homère. Lapremière fois que le hasard me conduisit sous ces tilleuls,l’après-midi d’une belle journée, je trouvai la place entièrementsolitaire&|160;; tout le monde était aux champs&|160;; il n’y avaitqu’un petit garçon de quatre ans assis à terre, ayant entre sesjambes un enfant de six mois, assis de même, qu’il soutenait de sespetits bras contre sa poitrine, de manière à lui servir de siège.Malgré la vivacité de ses yeux noirs, qui jetaient partout derapides regards, il se tenait fort tranquille. Ce spectacle me fitplaisir&|160;; je m’assis sur une charrue placée vis-à-vis, et memis avec délices à dessiner cette attitude fraternelle. J’y ajoutaiun bout de haie, une porte de grange, quelques roues brisées,pêle-mêle, comme tout cela se rencontrait&|160;; et au bout d’uneheure, je me trouvai avoir fait un dessin bien composé, vraimentintéressant, sans y avoir rien mis du mien. Cela me confirme dansma résolution de m’en tenir désormais uniquement à la nature : elleseule est d’une richesse inépuisable, elle seule fait les grandsartistes. Il y a beaucoup à dire en faveur des règles, comme à lalouange des lois de la société. Un homme qui observe les règles neproduira jamais rien d’absurde ou d’absolument mauvais&|160;; demême que celui qui se laissera guider par les lois et lesbienséances ne deviendra jamais un voisin insupportable ni uninsigne malfaiteur. Mais, en revanche, toute règle, quoi qu’on endise, étouffera le vrai sentiment de la nature et sa véritableexpression. « Cela est trop fort, t’écries-tu&|160;; la règle nefait que limiter, qu’élaguer les branches gourmandes. » Mon ami,veux-tu que je te fasse une comparaison&|160;? Il en est de cecicomme de l’amour. Un jeune homme se passionne pour une belle&|160;;il coule auprès d’elle toutes les heures de la journée, et prodiguetoutes ses facultés, tout ce qu’il possède, pour lui prouver sanscesse qu’il s’est donné entièrement à elle. Survient quelque bonbourgeois, quelque homme en place, qui lui dit : « Mon jeunemonsieur, aimer est de l’homme, seulement vous devez aimer comme ilsied à un homme. Réglez bien l’emploi de vos instants&|160;;consacrez-en une partie à votre travail et les heures de loisir àvotre maîtresse. Consultez l’état de votre fortune : sur votresuperflu, je ne vous défends pas de faire à votre amie quelquespetits présents&|160;; mais pas trop souvent, tout au plus le jourde sa fêle, l’anniversaire de sa naissance, etc. » Notre jeunehomme, s’il suit ces conseils, deviendra fort utilisable, et toutprince fera bien de l’employer dans sa chancellerie&|160;; maisc’en est fait alors de son amour, et, s’il est artiste, adieu sontalent. O mes amis&|160;! pourquoi le torrent du génie déborde-t-ilsi rarement&|160;? pourquoi si rarement soulève-t-il ses flots etvient-il secouer vos âmes léthargiques&|160;? Mes chers amis, c’estque là-bas sur les deux rives habitent des hommes graves etréfléchis dont les maisonnettes, les petits bosquets, les planchesde tulipes et les potagers seraient inondés&|160;; et à forced’opposer des digues au torrent et de lui faire des saignées, ilssavent prévenir le danger qui les menace.

27 mai.

Je me suis perdu, à ce que je vois, dans l’enthousiasme, lescomparaisons, la déclamation, et, au milieu de tout cela, je n’aipas achevé de te raconter ce que devinrent les deux enfants.Absorbé dans le sentiment d’artiste qui t’a valu hier une lettreassez décousue, je restai bien deux heures assis sur ma charrue.Vers le soir, une jeune femme tenant un panier à son bras vientdroit aux enfants, qui n’avaient pas bougé, et crie de loin : «Philippe, tu es un bon garçon&|160;! » Elle me fait un salut, queje lui rends. Je me lève, m’approche, et lui demande si elle est lamère de ces enfants. Elle me répond que oui, donne un petit painblanc à l’aîné, prend le plus jeune, et l’embrasse avec toute latendresse d’une mère. « J’ai donné, me dit-elle, cet enfant à tenirà Philippe, et j’ai été à la ville, avec mon aîné, chercher du painblanc, du sucre et un poêlon de terre. » Je vis tout cela dans sonpanier, dont le couvercle était tombé. « Je ferai ce soir unepanade à mon petit Jean (c’était le nom du plus jeune). Hier monespiègle d’aîné a casse le poêlon en se battant avec Philippe pourle gratin de la bouillie. » Je demandai où était l’aîné&|160;; àpeine m’avait-elle répondu qu’il courait après les oies dans lepré, qu’il revint en sautant, et apportant une baguette denoisetier à son frère cadet. Je continuai à m’entretenir avec cettefemme&|160;; j’appris qu’elle était fille du maître d’école, et queson mari était allé en Suisse pour recueillir la succession d’uncousin. « Ils ont voulu le tromper, me dit-elle&|160;; ils nerépondaient pas à ses lettres. Eh bien&|160;! il y est allélui-même. Pourvu qu’il ne lui soit point arrivé d’accident&|160;!Je n’en reçois point de nouvelles. » J’eus de la peine à me séparerde cette femme : je donnai un kreutzer à chacun des deux enfants,et un autre à la mère, pour acheter un pain blanc au petit quandelle irait à la ville, et nous nous quittâmes ainsi.

Mon ami, quand mon sang s’agite et bouillonne, il n’y a rien quifasse mieux taire tout ce tapage que la vue d’une créature commecelle-ci, qui dans une heureuse paix parcourt le cercle étroit deson existence, trouve chaque jour le nécessaire, et voit tomber lesfeuilles sans penser à autre chose, sinon que l’hiver approche.

Depuis ce temps, je vais là très-souvent. Les enfants se sonttout à fait familiarisés avec moi. Je leur donne du sucre enprenant mon café&|160;; le soir, nous partageons les tartines et lelait caillé. Tous les dimanches, ils ont leur kreutzer; et si jen’y suis pas à l’heure de l’église, la cabaretière a ordre de fairela distribution.

Ils ne sont pas farouches, et ils me racontent toutes sortesd’histoires : je m’amuse surtout de leurs petites passions et de lanaïveté de leur jalousie quand d’autres enfants du village serassemblent autour de moi.

J’ai eu beaucoup de peine à rassurer la mère, toujours inquiètede l’idée « qu’ils incommoderaient monsieur. »

30 mai.

Ce que je te disais dernièrement de la peinture peutcertainement s’appliquer aussi à la poésie. Il ne s’agit que dereconnaître le beau, et d’oser l’exprimer : c’est, à la vérité,demander beaucoup en peu de mots. J’ai été aujourd’hui témoin d’unescène qui, bien rendue, ferait la plus belle idylle du monde. Maispourquoi ces mots de poésie, de scène et d’idylle&|160;? pourquoitoujours se travailler et se modeler sur des types, quand il nes’agit que de se laisser aller et de prendre intérêt à un accidentde la nature&|160;?

Si, après ce début, tu espères du grand et du magnifique, tonattente sera trompée. Ce n’est qu’un simple paysan qui a produittoute mon émotion. Selon ma coutume, je raconterai mal&|160;; et jepense que, selon la tienne, tu me trouveras outré. C’est encoreWahlheim, et toujours Wahlheim, qui enfante ces merveilles.

Une société s’était réunie sous les tilleuls pour prendre lecafé&|160;; comme elle ne me plaisait pas, je trouvai un prétextepour ne point lier conversation.

Un jeune paysan sortit d’une maison voisine, et vint raccommoderquelque chose à la charrue que j’ai dernièrement dessinée. Son airme plut&|160;; je l’accostai&|160;; je lui adressai quelquesquestions sur sa situation, et en un moment la connaissance futfaite d’une manière assez intime, comme il m’arrive ordinairementavec ces bonnes gens. Il me raconta qu’il était au service d’uneveuve qui le traitait avec bonté. Il m’en parla tant, et en fittellement l’éloge, que je découvris bientôt qu’il s’était dévoué àelle de corps et d’âme. « Elle n’est plus jeune, me dit-il&|160;;elle a été malheureuse avec son premier mari, et ne veut point seremarier. » Tout son récit montrait si vivement combien à ses yeuxelle était belle, ravissante, à quel point il souhaitait qu’ellevoulût faire choix de lui pour effacer le souvenir des torts dudéfunt, qu’il faudrait te répéter ses paroles mot pour mot, si jevoulais te peindre la pure inclination, l’amour et la fidélité decet homme. Il faudrait posséder le talent du plus grand poète pourrendre l’expression de ses gestes, l’harmonie de sa voix et le feude ses regards. Non, aucun langage ne représenterait la tendressequi animait ses yeux et son maintien&|160;; je ne ferais rien quede gauche et de lourd. Je fus particulièrement touché des craintesqu’il avait que je ne vinsse à concevoir des idées injustes sur sesrapports avec elle, ou à la soupçonner d’une conduite qui ne fûtpas irréprochable. Ce n’est que dans le plus profond de mon cœurque je goûte bien le plaisir que j’avais à l’entendre parler desattraits de cette femme qui, sans charmes de jeunesse, le séduisaitet l’enchaînait irrésistiblement. De ma vie je n’ai vu désirs plusardents, accompagnés de tant de pureté&|160;; je puis même le dire,je n’avais jamais imaginé, rêvé cette pureté. Ne me gronde pas sije t’avoue qu’au souvenir de tant d’innocence et d’amour vrai, jeme sens consumer, que l’image de cette tendresse me poursuitpartout, et que, comme embrasé des mêmes feux, je languis, je memeurs. Je vais chercher à voir au plus tôt cette femme. Mais non,en y pensant bien, je ferai mieux de l’éviter. Il vaut mieux ne lavoir que par les yeux de son amant&|160;; peut-être aux miens neparaîtrait-elle pas telle qu’elle est à présent devant moi&|160;;et pourquoi me gâter une si belle image&|160;?

16 juin.

Pourquoi je ne t’écris pas&|160;? tu peux me demander cela, toiqui es si savant&|160;! Tu devais deviner que je me trouve bien, etmême… Bref, j’ai fait une connaissance qui touche de plus près àmon cœur. J’ai… je n’en sais rien.

Te raconter par ordre comment il s’est fait que je suis venu àconnaître une des plus aimables créatures, cela serait difficile.Je suis content et heureux, par conséquent mauvais historien.

Un ange&|160;! Fi&|160;! chacun en dit autant de la sienne,n’est-ce pas&|160;? Et pourtant je ne suis pas en état del’expliquer combien elle est parfaite, pourquoi elle est parfaite.Il suffît, elle asservit tout mon être.

Tant d’ingénuité avec tant d’esprit&|160;! tant de bonté avectant de force de caractère&|160;! et le repos de l’âme au milieu dela vie la plus active&|160;!

Tout ce que je dis là d’elle n’est que du verbiage, depitoyables abstractions qui ne rendent pas un seul de ses traits.Une autre fois… non, pas une autre fois&|160;; je vais te leraconter tout de suite. Si je ne le fais pas à l’instant, cela nese fera jamais : car, entre nous, depuis que j’ai commencé malettre, j’ai déjà été tenté trois fois de jeter ma plume et defaire seller mon cheval pour sortir. Cependant je m’étais promis cematin que je ne sortirais point. À tout moment je vais voir à lafenêtre si le soleil est encore bien haut…

Je n’ai pu résister, il a fallu aller chez elle. Me voilà deretour. Mon ami, je ne me coucherai pas sans t’écrire. Je vaist’écrire tout en mangeant ma beurrée. Quelles délices pour mon âmeque de la contempler au milieu du cercle de ses frères et sœurs,ces huit enfants si vifs, si aimables&|160;!

Si je continue sur ce ton, tu ne seras guère plus instruit à lafin qu’au commencement. Écoute donc&|160;; je vais essayer d’entrerdans les détails.

Je te mandai l’autre jour que j’avais fait la connaissance dubailli S… , et qu’il m’avait prié de l’aller voir bientôt dans sonermitage, ou plutôt dans son petit royaume. Je négligeai soninvitation, et je n’aurais peut-être jamais été le visiter, si lehasard ne m’eût découvert le trésor enfoui dans cette tranquilleretraite.

Nos jeunes gens avaient arrangé un bal à la campagne, jeconsentis à être de la partie. J’offris la main à une jeunepersonne de cette ville, douce, jolie, mais du reste assezinsignifiante. Il fut réglé que je conduirais ma danseuse et sacousine en voiture au lieu de la réunion, et que nous prendrions enchemin Charlotte S… « Vous allez voir une bien jolie personne, » medit ma compagne quand nous traversions la longue forêt éclairciequi conduit au pavillon de chasse. « Prenez garde de deveniramoureux&|160;! ajouta la cousine. — Pourquoi donc&|160;? — Elleest déjà promise à un galant homme que la mort de son père a obligéde s’absenter pour ses affaires, et qui est allé solliciter unemploi important. » J’appris ces détails avec assezd’indifférence.

Le soleil allait bientôt se cacher derrière les collines, quandnotre voiture s’arrêta devant la porte de la cour. L’air étaitlourd&|160;; les dames témoignèrent leur crainte d’un orage quesemblaient annoncer les nuages grisâtres et sombres amoncelés surnos tètes. Je dissipai leur inquiétude en affectant une grandeconnaissance du temps, quoique je commençasse moi-même à me douterque la fête serait troublée.

J’avais mis pied à terre : une servante qui parut à la portenous pria d’attendre un instant mademoiselle Charlotte, qui allaitdescendre. Je traversai la cour pour m’approcher de cette joliemaison&|160;; je montai l’escalier, et en entrant dans la premièrechambre j’eus le plus ravissant spectacle que j’aie vu de ma vie.Six enfants, de deux ans jusqu’à onze, se pressaient autour d’unejeune fille d’une taille moyenne, mais bien prise. Elle avait unesimple robe blanche, avec des nœuds couleur de rose pâle aux braset au sein. Elle tenait un pain bis, dont elle distribuait desmorceaux à chacun, en proportion de son âge et de son appétit. Elledonnait avec tant de douceur, et chacun disait merci avec tant denaïveté&|160;! Toutes les petites mains étaient en l’air avant quele morceau fut coupé. À mesure qu’ils recevaient leur souper, lesuns s’en allaient en sautant&|160;; les autres, plus posés, serendaient à la porte de la cour pour voir les belles dames et lavoiture qui devait emmener leur chère Charlotte. « Je vous demandepardon, me dit-elle, de vous avoir donné la peine de monter, et jesuis fâchée de faire attendre ces dames. Ma toilette et les petitssoins du ménage pour le temps de mon absence m’ont fait oublier dedonner à goûter aux enfants, et ils ne veulent pas que d’autres quemoi leur coupent du pain. » Je lui fis un compliment insignifiant,et mon âme tout entière s’attachait à sa figure, à sa voix, à sonmaintien. J’eus à peine le temps de me remettre de ma surprisependant qu’elle courut dans une chambre voisine prendre ses gantset son éventail. Les enfants me regardaient à quelque distance etde côté. J’avançai vers le plus jeune, qui avait une physionomietrès-heureuse : il reculait effarouché, quand Charlotte entra, etlui dit : « Louis, donne la main à ton cousin. » Il me la donnad’un air rassuré&|160;; et, malgré son petit nez morveux, je ne pusm’empêcher de l’embrasser de bien bon cœur. » Cousin&|160;! dis-jeensuite en présentant la main à Charlotte, croyez-vous que je soisdigne du bonheur de vous être allié&|160;? — Oh&|160;! reprit-elleavec un sourire malin, notre parenté est si étendue, j’ai tant decousins, et je serais bien fâchée que vous fussiez le moins bon dela famille&|160;! » En partant, elle chargea Sophie, l’ainée aprèselle et âgée de onze ans, d’avoir l’œil sur les enfants, etd’embrasser le papa quand il reviendrait de sa promenade. Elle ditaux petits : « Vous obéirez à votre sœur Sophie comme à moi-même. »Quelques-uns le promirent&|160;; mais une petite blondine de sixans dit d’un air capable : « Ce ne sera cependant pas toi,Charlotte! et nous aimons bien mieux que ce soit toi. » Les deuxaînés des garçons étaient grimpés derrière la voiture : à maprière, elle leur permit d’y rester jusqu’à l’entrée du bois,pourvu qu’ils promissent de ne pas se faire de niches et de se bientenir.

On se place. Les dames avaient eu à peine le temps de se faireles compliments d’usage, de se communiquer leurs remarques sur leurtoilette, particulièrement sur les chapeaux, et de passer en revuela société qu’on s’attendait à trouver, lorsque Charlotte ordonnaau cocher d’arrêter, et fit descendre ses frères. Ils la prièrentde leur donner encore une fois sa main à baiser : l’aîné y mittoute la tendresse d’un jeune homme de quinze ans, le secondbeaucoup d’étourderie et de vivacité. Elle les chargea de millecaresses pour les petits, et nous continuâmes notre route.

« Avez-vous achevé, dit la cousine, le livre que je vous aienvoyé&|160;? — Non, répondit Charlotte&|160;; il ne me plaîtpas&|160;; vous pouvez le reprendre. Le précédent ne valait pasmieux. » Je fus curieux de savoir quels étaient ces livres. À magrande surprise, j’appris que c’étaient les œuvres de ***2. Jetrouvais un grand sens dans tout ce qu’elle disait&|160;; jedécouvrais, à chaque mot, de nouveaux charmes, de nouveaux rayonsd’esprit dans ses traits que semblait épanouir la joie de sentirque je la comprenais.

« Quand j’étais plus jeune, dit-elle, je n’aimais rien tant queles romans. Dieu sait quel plaisir c’était pour moi de me retirerle dimanche dans un coin solitaire pour partager de toute mon âmela félicité ou les infortunes d’une miss Jenny&|160;! Je ne niemême pas que ce genre n’ait encore pour moi quelque charme&|160;;mais, puisque j’ai si rarement aujourd’hui le temps de prendre unlivre, il faut du moins que celui que je lis soit entièrement demon goût. L’auteur que je préfère est celui qui me fait retrouverle monde où je vis, et qui peint ce qui m’entoure, celui dont lesrécits intéressent mon cœur et me charment autant que ma viedomestique, qui, sans être un paradis, est cependant pour moi lasource d’un bonheur inexprimable. » Je m’efforçai de cacherl’émotion que me donnaient ces paroles&|160;; je n’y réussis paslongtemps, Lorsque je l’entendis parler avec la plus touchantevérité du ‘’Vicaire de Wakefield’’ et de quelques autres livres3,je fus transporté hors de moi, et me mis à lui dire sur ce sujettout ce que j’avais dans la tête. Ce fut seulement quand Charlotteadressa la parole à nos deux compagnes, que je m’aperçus qu’ellesétaient là, les yeux ouverts, comme si elles n’y eussent pas été.La cousine me regarda plus d’une fois d’un air moqueur dont jem’embarrassai fort peu.

La conversation tomba sur le plaisir de la danse. « Que cettepassion soit un défaut ou non, dit Charlotte, je vous avoueraifranchement que je ne connais rien au-dessus de la danse. Quandj’ai quelque chose qui me tourmente, je n’ai qu’à jouer unecontredanse sur mon clavecin, d’accord ou non, et tout est dissipé.»

Comme je dévorais ses yeux noirs pendant cet entretien&|160;!comme mon âme était attirée sur ses lèvres si vermeilles, sur sesjoues si fraîches&|160;! comme, perdu dans le sens de ses discourset dans l’émotion qu’ils me causaient, souvent je n’entendais pasles mots qu’elle employait&|160;! Tu auras une idée de tout cela,toi qui me connais. Bref, quand nous arrivâmes devant la maison durendez-vous, quand je descendis de voiture, j’étais comme un hommequi rêve, et tellement enseveli dans le monde des rêveries qu’àpeine je remarquai la musique, dont l’harmonie venait au-devant denous du fond de la salle illuminée.

M. Audran et un certain N… N… (comment retenir tous cesnoms&|160;!), qui étaient les danseurs de la cousine et deCharlotte, nous reçurent à la portière, s’emparèrent de leursdames, et je montai avec la mienne.

Nous dansâmes d’abord plusieurs menuets. Je priai toutes lesfemmes l’une après l’autre, et les plus maussades étaient justementcelles qui ne pouvaient se déterminer à donner la main pour enfinir. Charlotte et son danseur commencèrent une anglaise, et tusens combien je fus charmé quand elle vînt à son tour figurer avecnous&|160;! Il faut la voir danser&|160;! Elle y est de tout soncœur, de toute son âme&|160;; tout en elle est harmonie&|160;; elleest si peu gênée, si libre, qu’elle semble ne sentir rien au monde,ne penser à rien qu’à la danse&|160;; et sans doute, en ce moment,rien autre chose n’existe plus pour elle.

Je la priai pour la seconde contredanse&|160;; elle accepta pourla troisième, et m’assura avec la plus aimable franchise qu’elledansait très-volontiers les allemandes. « C’est ici la mode,continua-t-elle, que pour les allemandes chacun conserve ladanseuse qu’il amène&|160;; mais mon cavalier valse mal, et il mesaura gré de l’en dispenser. Votre dame n’y est pas exercée, ellene s’en soucie pas non plus. J’ai remarqué, dans les anglaises, quevous valsiez bien : si donc vous désirez que nous valsionsensemble, allez me demander à mon cavalier, et je vais en parler demon côté à votre dame. » J’acceptai la proposition, et il futbientôt arrangé que pendant notre valse le cavalier de Charlottecauserait avec ma danseuse.

On commença l’allemande. Nous nous amusâmes d’abord à millepasses de bras. Quelle grâce, que de souplesse dans tous sesmouvements&|160;! Quand on en vint aux valses, et que nous roulâmesles uns autour des autres comme les sphères célestes, il y eutd’abord quelque confusion, peu de danseurs étant au fait. Nousfûmes assez prudents pour attendre qu’ils eussent jeté leurfeu&|160;; et les plus gauches ayant renoncé à la partie, nous nousemparâmes du parquet, et reprîmes avec une nouvelle ardeur,accompagnés par Audran et sa danseuse. Jamais je ne me sentis siagile. Je n’étais plus un homme. Tenir dans ses bras la pluscharmante des créatures&|160;! voler avec elle comme l’orage&|160;!voir tout passer, tout s’évanouir autour de soi&|160;!sentir&|160;!… Wilhelm, pour être sincère, je fis alors le sermentqu’une femme que j’aimerais, sur laquelle j’aurais des prétentions,ne valserait jamais qu’avec moi, dussé-je périr&|160;! tu mecomprends.

Nous fîmes quelques tours de salle en marchant pour reprendrehaleine&|160;; après quoi elle s’assit. J’allai lui chercher desoranges que j’avais mises en réserve&|160;; c’étaient les seulesqui fussent restées. Ce rafraîchissement lui fit grandplaisir&|160;; mais, à chaque quartier qu’elle offrait, parprocédé, à une indiscrète voisine, je me sentais percer d’un coupde stylet.

À la troisième contredanse anglaise, nous étions le secondcouple. Comme nous descendions la colonne, et que, ravi, je dansaisavec elle, enchaîné à son bras et à ses yeux, où brillait leplaisir le plus pur et le plus innocent, nous vînmes figurer devantune femme qui n’était pas de la première jeunesse, mais qui m’avaitfrappé par son aimable physionomie. Elle regarda Charlotte ensouriant, la menaça du doigt, et prononça deux fois en passant lenom d’Albert d’un ton significatif.

« Quel est cet Albert, dis-je à Charlotte, s’il n’y a pointd’indiscrétion à le demander&|160;? » Elle allait me répondre,quand il fallut nous séparer pour faire la grande chaîne. Enrepassant devant elle, je crus remarquer une expression pensive surson front.

« Pourquoi vous le cacherais-je&|160;? me dit-elle en m’offrantla main pour ta promenade&|160;; Albert est un galant homme auquelje suis promise. » Ce n’était point une nouvelle pour moi, puisqueces dames me l’avaient dit en chemin&|160;; et pourtant cette idéeme frappa comme une chose inattendue, lorsqu’il fallut l’appliquerà une personne que quelques instants avaient suffi pour me rendresi chère. Je me troublai, je brouillai les figures, tout futdérangé&|160;; il fallut que Charlotte me menât, en me tirant decôté et d’autre&|160;; elle eut besoin de toute sa présenced’esprit pour rétablir l’ordre.

La danse n’était pas encore finie, que les éclairs quibrillaient depuis longtemps à l’horizon, et que j’avais toujoursdonnés pour des éclairs de chaleur, commencèrent à devenir beaucoupplus forts&|160;; le bruit du tonnerre couvrit la musique. Troisfemmes s’échappèrent des rangs, leurs cavaliers lessuivirent&|160;; le désordre devint général, et l’orchestre se tut.Il est naturel, lorsqu’un accident ou une terreur subite noussurprend au milieu d’un plaisir, que l’impression en soit plusgrande qu’en tout autre temps, soit à cause du contraste, soitparce que tous nos sens, étant vivement éveillés, sont plussusceptibles d’éprouver une émotion forte et rapide. C’est à celaque j’attribue les étranges grimaces que je vis faire à plusieursfemmes. La plus sensée alla se réfugier dans un coin, le dos tournéà la fenêtre, et se boucha les oreilles. Une autre, à genoux devantelle, cachait sa tête dans le sein de la première. Une troisième,qui s’était glissée entre les deux, embrassait sa petite sœur enversant des larmes. Quelques-unes voulaient retourner chezelles&|160;; d’autres, qui savaient encore moins ce qu’ellesfaisaient, n’avaient plus même assez de présence d’esprit pourréprimer l’audace de nos jeunes étourdis, qui semblaient fortoccupés à intercepter, sur les lèvres des belles éplorées, lesardentes prières qu’elles adressaient au ciel. Une partie deshommes étaient descendus pour fumer tranquillement leur pipe&|160;;le reste de la société accepta la proposition de l’hôtesse, quis’avisa fort à propos de nous indiquer une chambre où il y avaitdes volets et des rideaux. À peine fûmes-nous entrés, que Charlottese mit à former un cercle de toutes les chaises&|160;; et, tout lemonde s étant assis à sa prière, elle proposa un jeu.

À ce mot, je vis plusieurs de nos jeunes gens, dans l’espoird’un doux gage, se rengorger d’avance et se donner un air aimable.« Nous allons jouer à compter, dit-elle&|160;; faitesattention&|160;! Je vais tourner toujours de droite à gauche&|160;;il faut que chacun nomme le nombre qui lui tombe, cela doit allercomme un feu roulant. Qui hésite ou se trompe reçoit un soufflet,et ainsi de suite, jusqu’à mille. » C’était charmant à voir. Elletournait en rond, le bras tendu. Un, dit le premier&|160;; deux, lesecond&|160;; trois» le suivant, etc. Alors elle alla plus vite,toujours plus vite. L’un manque : paf&|160;! un soufflet. Le voisinrit, manque aussi&|160;; paf&|160;! nouveau soufflet&|160;; et elled’augmenter toujours de vitesse. J’en reçus deux pour ma part, etcrus remarquer, avec un plaisir secret, qu’elle me les appliquaitplus fort qu’à tout autre. Des éclats de rire et un vacarmeuniversel mirent fin au jeu avant que l’on eût compté jusqu’àmille. Alors les connaissances intimes se rapprochèrent. L’orageétait passé. Moi, je suivis Charlotte dans la salle, « Lessoufflets, me dit-elle en chemin, leur ont fait oublier le tonnerreet tout. » Je ne pus rien lui répondre. « J’étais une des pluspeureuses, continua-t-elle&|160;; mais, en affectant du couragepour en donner aux autres, je suis vraiment devenue courageuse. »Nous nous approchâmes de la fenêtre. Le tonnerre se faisait encoreentendre dans le lointain&|160;; une pluie bienfaisante tombaitavec un doux bruit sur la terre&|160;; l’air était rafraîchi etnous apportait par bouffées les parfums qui s’exhalaient desplantes. Charlotte était appuyée sur son coude&|160;; elle promenases regards sur la campagne, elle les porta vers le ciel, elle lesramena sur moi, et je vis ses yeux remplis de larmes. Elle posa samain sur la mienne, et dit : O Klopstock&|160;! Je me rappelaiaussitôt l’ode sublime qui occupait sa pensée, et je me sentisabîmé dans le torrent de sentiments qu’elle versait sur moi en cetinstant. Je ne pus le supporter&|160;; je me penchai sur sa main,que je baisai en la mouillant de larmes délicieuses, et de nouveauje contemplai ses yeux… Divin Klopstock&|160;! que n’as-tu vu tonapothéose dans ce regard&|160;! et moi, puissé-je n’entendre plusde ma vie prononcer ton nom si souvent profané&|160;!

19 juin.

Je ne sais plus où dernièrement j’en suis resté de mon récit.Tout ce que je sais, c’est qu’il était deux heures du matin quandje me couchai, et que, si j’avais pu causer avec toi, au lieud’écrire, je t’aurais peut-être tenu jusqu’au grand jour.

Je ne t’ai pas conté ce qui s’est passé à notre retour dubal&|160;; mais le temps me manque aujourd’hui.

C’était le plus beau lever de soleil&|160;; il était charmant detraverser la forêt humide et les campagnes rafraîchies. Nos deuxvoisines s’assoupirent. Elle me demanda si je ne voulais pas enfaire autant. « De grâce, me dit-elle, ne vous gênez pas pour moi.— Tant que je vois ces yeux ouverts, lut répondis-je (et je laregardai fixement), je ne puis fermer les miens. » Nous tînmes bonjusqu’à sa porte. Une servante vint doucement nous ouvrir, et, surses questions, l’assura que son père et les enfants se portaientbien et dormaient encore. Je la quittai en lui demandant lapermission de la revoir le jour même&|160;; elle y consentit, et jel’ai revue. Depuis ce temps, soleil, lune, étoiles, peuvents’arranger à leur fantaisie&|160;; je ne sais plus quand il estjour, quand il est nuit : l’univers autour de moi à disparu.

21 juin.

Je coule des jours aussi heureux que ceux que Dieu réserve à sesélus&|160;; quelque chose qui m’arrive désormais, je ne pourrai pasdire que je n’ai pas connu le bonheur, le bonheur le plus pur de lavie. Tu connais mon Wahlheim, j’y suis entièrement établi&|160;; delà je n’ai qu’une demi-lieue jusqu’à Charlotte&|160;; là je me sensmoi-même, je jouis de toute la félicité qui a été donnée àl’homme.

L’aurais-je pensé, quand je prenais ce Wahlheim pour but de mespromenades, qu’il était si près du ciel&|160;? Combien de fois,dans mes longues courses, tantôt du haut de la montagne, tantôt dela plaine au delà de la rivière, ai-je aperçu ce pavillon quirenferme aujourd’hui tous mes vœux&|160;!

Cher Wahlheim, j’ai réfléchi sur ce désir de l’homme des’étendre, de faire de nouvelles découvertes, d’errer çà etlà&|160;; et aussi sur ce penchant intérieur à se restreindrevolontairement, à se borner, à suivre l’ornière de l’habitude, sansplus s’inquiéter de ce qui est à droite et à gauche.

C’est singulier&|160;! lorsque je vins ici, et que de la collineje contemplai cette belle vallée, comme je me sentis attiré detoutes parts&|160;! Ici le petit bois… ah&|160;! si tu pouvaist’enfoncer sous son ombrage&|160;!… Là une cime de montagne…ah&|160;! si de là tu pouvais embrasser la vaste étendue&|160;!…Cette chaîne de collines et ces paisibles vallons… oh&|160;! que nepuis-je m’y égarer&|160;! J’y volais et je revenais sans avoirtrouvé ce que je cherchais. Il en est de l’éloignement comme del’avenir : un horizon immense, mystérieux, repose devant notreâme&|160;; le sentiment s’y plonge comme notre œil, et nousaspirons à donner toute notre existence pour nous remplir avecdélices d’un seul sentiment grand et majestueux. Nous courons, nousvolons&|160;; mais, hélas&|160;! quand nous y sommes, quand lelointain est devenu proche, rien n’est changé, et nous nousretrouvons avec notre misère, avec nos étroites limites&|160;; etde nouveau notre âme soupire après le bonheur qui vient de luiéchapper.

Ainsi le plus turbulent vagabond soupire à la fin après sapatrie, et trouve dans sa cabane, auprès de sa femme, dans lecercle de ses enfants, dans les soins qu’il se donne pour leurnourriture, les délices qu’il cherchait vainement dans le vastemonde.

Lorsque, le matin, dès le lever du soleil, je me rends à moncher Wahlheim&|160;; que je cueille moi-même mes petits pois dansle jardin de mon hôtesse&|160;; que je m’assieds pour les écosseren lisant Homère&|160;; que je choisis un pot dans la petitecuisine&|160;; que je coupe du beurre, mets mes pois au feu, lescouvre, et m’assieds auprès pour les remuer de temps en temps,alors je sens vivement comment les fiers amants de Pénélopepouvaient tuer eux-mêmes, dépecer et faire rôtir les bœufs et lespourceaux. Il n’y a rien qui me remplisse d’un sentiment doux etvrai comme ces traits de la vie patriarcale, dont je puis sansaffectation, grâce à Dieu, entrelacer ma vie.

Que je suis heureux d’avoir un cœur fait pour sentir la joieinnocente et simple de l’homme qui met sur sa table le chou qu’il alui-même élevé&|160;! Il ne jouit pas seulement du chou, mais il sereprésente à la fois la belle matinée où il le planta, lesdélicieuses soirées où il l’arrosa, et le plaisir qu’il éprouvaitchaque jour en le voyant croître.

29 juin.

Avant-hier le médecin vint de la ville voir le bailli. Il metrouva à terre, entouré des enfants de Charlotte. Les unsgrimpaient sur moi, les autres me pinçaient&|160;; moi, je leschatouillais, et tous ensemble nous faisions un bruit épouvantable.Le docteur, véritable poupée savante, toujours occupé, en parlant,d’arranger les plis de ses manchettes et d’étaler un énorme jabot,trouva cela au-dessous de la dignité d’un homme sensé. Je m’enaperçus bien à sa mine. Je n’en fus point déconcerté. Je luilaissai débiter les choses les plus profondes, et je relevai lechâteau de cartes que les enfants avaient renversé. Aussi, deretour à la ville, le docteur n’a-t-il pas manqué de dire à qui avoulu l’entendre que les enfants du bailli n’étaient déjà que tropmal élevés&|160;; mais que ce Werther achevait maintenant de lesgâter tout à fait.

Oui, mon ami, c’est aux enfants que mon cœur s’intéresse le plussur la terre. Quand je les examine, et que je vois dans ces petitsêtres le germe de toutes les vertus, de toutes les facultés qu’ilsauront si grand besoin de développer un jour&|160;; quand jedécouvre dans leur opiniâtreté ce qui deviendra constance et forcede caractère&|160;; quand je reconnais dans leur pétulance et leursespiègleries même l’humeur gaie et légère qui les fera glisser àtravers les écueils de la vie&|160;; et tout cela si franc, sipur&|160;!… alors je répète sans cesse les paroles du Maître : Sivous ne devenez semblable à l’un d’eux. Et cependant, mon ami, cesenfants, nos égaux, et que nous devrions prendre pour modèles, nousles traitons comme nos sujets&|160;!,.. Il ne faut pas qu’ils aientdes volontés&|160;!… N’avons-nous pas les nôtres&|160;? Où donc estnotre privilège&|160;? Est-ce parce que nous sommes plus âgés etplus sages&|160;? Dieu du ciel&|160;! tu vois de vieux enfants etde jeunes enfants, et rien de plus&|160;; et depuis longtemps tonFils nous a fait connaître ceux qui te plaisent davantage. Mais ilscroient en lui et ne l’écoutent point (c’est encore là une anciennevérité), et ils rendent leurs enfants semblables à eux-mêmes, et… .Adieu, Wilhelm&|160;; je ne veux pas radoter davantagelà-dessus.

1er Juillet.

Tout ce que Charlotte doit être pour un malade, je le sens à monpauvre cœur, bien plus souffrant que tel qui languit malade dans unlit. Elle va passer quelques jours à la ville, chez une excellentefemme qui, d’après l’aveu des médecins, approche de sa fin et, dansses derniers moments, veut avoir Charlotte auprès d’elle.

J’allai, la semaine dernière, visiter avec elle le pasteur deSaint-**, petit village situé dans les montagnes, à une lieued’ici. Nous arrivâmes sur les quatre heures. Elle avait amené sasœur cadette. Lorsque nous entrâmes dans la cour du presbytère,ombragée par deux gros noyers, nous vîmes le bon vieillard assissur un banc, à la porte de la maison. Dès qu’il aperçut Charlotte,il sembla reprendre une vie nouvelle&|160;; il oublia son bâtonnoueux, et se hasarda à venir au-devant d’elle. Elle courut à lui,le força de se rasseoir, se mit à ses côtés, lui présenta lessalutations de son père, et embrassa son petit garçon, un enfantgâté, quelque malpropre et désagréable qu’il fut. Si tu avais vucomme elle s’occupait du vieillard, comme elle élevait la voix pourse faire entendre de lui, car il est à moitié sourd&|160;; commeelle lui racontait la mort subite de jeunes gens robustes&|160;;comme elle vantait la vertu des eaux de Carlsbad, en approuvant sarésolution d’y passer l’été prochain&|160;; comme elle trouvaitqu’il avait bien meilleur visage et l’air plus vif depuis qu’ellene l’avait vu&|160;! Pendant ce temps j’avais rendu mes devoirs àla femme du pasteur. Le vieillard était tout à fait joyeux. Commeje ne pus m’empêcher de louer les beaux noyers qui nous prêtaientun ombrage si agréable, il se mit, quoique avec quelque difficulté,à nous faire leur histoire. « Quant au vieux, dit-il, nous ignoronsqui l’a planté : les uns nomment tel pasteur, les autres tel autre.Mais le jeune est de l’âge de ma femme, cinquante ans au moisd’octobre. Son père le planta le matin du jour de sanaissance&|160;; elle vint au monde vers le soir. C’était monprédécesseur. On ne peut dire combien cet arbre lui était cher : ilne me l’est certainement pas moins. Ma femme tricotait, assise surune poutre au pied de ce noyer, lorsque, pauvre étudiant, j’entraipour la première fois dans cette cour, il y a vingt-sept ans. »Charlotte lui demanda où était sa fille : on nous dit qu’elle étaitallée à la prairie, avec M. Schmidt, voir les ouvriers&|160;; et levieillard continua son récit. Il nous conta comment sonprédécesseur l’avait pris en affection, comment il plut à la jeunefille, comment il devint d’abord le vicaire du père, et puis sonsuccesseur. Il venait à peine de finir son histoire, lorsque safille, accompagnée de M. Schmidt, revint par le jardin. Elle fit àCharlotte l’accueil le plus empressé et le plus cordial. Je doisavouer qu’elle ne me déplut pas. C’est une petite brune, vive etbien faite, qui ferait passer agréablement le temps à la campagne.Son amant (car nous donnâmes tout de suite cette qualité à M.Schmidt), homme de bon ton, mais très-froid, ne se mêla point denotre conversation, quoique Charlotte l’y excitât sans cesse. Cequi me fit le plus de peine, c’est que je crus remarquer, àl’expression de sa physionomie, que c’était plutôt par caprice oumauvaise humeur que par défaut d’esprit qu’il se dispensait d’yprendre part. Cela devint bientôt plus clair : car, dans un tour depromenade que nous fîmes, Frédérique s’étant attachée à Charlotte,et se trouvant aussi quelquefois seule avec moi, le visage de M.Schmidt, déjà brun naturellement, se couvrit d’une teinte sisombre, qu’il était temps que Charlotte me tirât par le bras et mefit signe d’être moins galant auprès de Frédérique. Rien ne me faittant de peine que de voir les hommes se tourmentermutuellement&|160;; mais je souffre surtout quand des jeunes gens àla fleur de l’âge, et dont le cœur serait disposé à s’ouvrir à tousles plaisirs, gâtent par des sottises le peu de beaux jours quileur sont réservés, sauf à s’apercevoir trop tard de l’irréparableabus qu’ils en ont fait. Cela m’agitait&|160;; et lorsque, le soir,de retour au presbytère, nous primes le lait dans la cour, laconversation étant tombée sur les peines et les plaisirs de la vie,je ne pus m’empêcher de saisir cette occasion pour parler de toutema force contre la mauvaise humeur. « Nous nous plaignons souvent,dis-je, que nous avons si peu de beaux jours et tant demauvais&|160;; il me semble que la plupart du temps nous nousplaignons à tort. Si notre cœur était toujours ouvert au bien queDieu nous envoie chaque jour, nous aurions alors assez de forcepour supporter le mal quand il se présente. — Mais nous ne sommespas maîtres de notre humeur, dit la femme du pasteur&|160;; combienelle dépend du corps&|160;! On est triste par tempérament&|160;;et, quand on souffre, rien ne plait, on est mal partout. » Je luiaccordai cela. « Ainsi traitons la mauvaise humeur, continuai-je,comme une maladie, et demandons-nous s’il n’y a point de moyen deguérison. — Oui, dit Charlotte&|160;; et je crois que du moins nousy pouvons beaucoup. Je le sais par expérience. Si quelque chose metourmente et que je me sente attrister, je cours au jardin : àpeine ai-je chanté deux ou trois airs de danse en me promenant, quetout est dissipé. — C’est ce que je voulais dire, repris-je : il enest de la mauvaise humeur comme de la paresse, car c’est une espècede paresse&|160;; notre nature est fort encline àl’indolence&|160;; et cependant, si nous avons la force de nousévertuer, le travail se fait avec aisance, et nous trouvons unvéritable plaisir dans l’activité. » Frédérique m’écoutaitattentivement. Le jeune homme m’objecta que l’on n’était pas maîtrede soi-même, ou que du moins on ne pouvait pas commander à sessentiments. « Il s’agit ici, répliquai-je, d’un sentimentdésagréable dont chacun serait bien aise d’être délivré, etpersonne ne connaît l’étendue de ses forces avant de les avoirmises à l’épreuve. Assurément un malade consultera tous lesmédecins, et il ne refusera pas le régime le plus austère, lespotions les plus amères, pour recouvrer sa santé si précieuse. » Jevis que le bon vieillard s’efforçait de prendre part à notrediscussion&|160;; j’élevai la voix en lui adressant la parole. « Onprêche contre tant de vices, lui dis-je&|160;; je ne sache pointqu’on se soit occupé, en chaire, de la mauvaise humeur 4. — C’estaux prédicateurs des villes à le faire, répondit-il&|160;; les gensde la campagne ne connaissent pas l’humeur. Il n’y aurait pourtantpas de mal d’en dire quelque chose de temps en temps : ce seraitune leçon pour nos femmes, au moins, et pour M. le bailli. » Toutte monde rit, il rit lui-même de bon cœur, jusqu’à ce qu’il luiprit une toux qui interrompit quelque temps notre entretien. Lejeune homme reprit la parole : «Vous avez nommé la mauvaise humeurun vice&|160;; cela me semble exagéré. — Pas du tout, luirépondis-je, si ce qui nuit à soi-même et au prochain mérite cenom. N’est-ce pas assez que nous ne puissions pas nous rendremutuellement heureux&|160;? faut-il encore nous priver les uns lesautres du plaisir que chacun peut goûter au fond de son cœur&|160;?Nommez-moi l’homme de mauvaise humeur qui possède assez de forcepour la cacher, pour la supporter seul, sans troubler la joie deceux qui l’entourent. Ou plutôt la mauvaise humeur ne vient-ellepas d’un mécontentement de nous-mêmes, d’un dépit causé par lesentiment du peu que nous valons, auquel se joint l’envie excitéepar une folle vanité&|160;? Nous voyons des hommes heureux qui nenous doivent rien de leur bonheur, et cela nous est insupportable.» Charlotte sourit de la vivacité de mes expressions&|160;; unelarme que j’aperçus dans les yeux de Frédérique m’excita àcontinuer. « Malheur à ceux, m’écriai-je, qui se servent du pouvoirqu’ils ont sur un cœur pour lui ravir les jouissances pures qui ygerment d’elles-mêmes&|160;! Tous les présents, toutes lescomplaisances du monde, ne dédommagent pas d’un moment de plaisirempoisonné par le dépit et l’odieuse conduite d’un tyran&|160;!»

Mon cœur était plein dans cet instant&|160;; mille souvenirsoppressaient mon âme, et les larmes me vinrent aux yeux.

« Si chacun de nous, m’écriai-je, se disait tous les jours : Tun’as d’autre pouvoir sur tes amis que de leur laisser leursplaisirs, et d’augmenter leur bonheur en le partageant avec eux.Est-il en ta puissance, lorsque leur âme est agitée par une passionviolente, ou flétrie par la douleur, d’y verser une goutte deconsolation&|160;?

« Et lorsque l’infortunée que tu auras minée dans ses beauxjours succombera enfin à sa dernière maladie&|160;; lorsqu’ellesera là, couchée devant toi, dans le plus triste abattement&|160;;qu’elle lèvera au ciel des yeux éteints et que la sueur de la mortséchera sur son front&|160;; que, debout devant son lit, comme uncondamné, tu sentiras que tu ne peux rien faire avec tout tonpouvoir&|160;; que tu seras déchiré d’angoisses, et que vainementtu voudras tout donner pour faire passer dans cette pauvre créaturemourante un peu de confortation, une étincelle de courage&|160;!…»

Le souvenir d’une scène semblable, dont j’ai été témoin, seretraçait à mon imagination dans toute sa force. Je portai monmouchoir à mes yeux, et je quittai la société. La voix deCharlotte, qui me criait : « Allons, partons&|160;! » me fitrevenir à moi. Comme elle m’a grondé en chemin sur l’exaltation queje mets à tout&|160;! que j’en serais victime, que je devais meménager&|160;! O cher ange&|160;! je veux vivre pour toi.

6 juillet.

Elle est toujours près de sa mourante amie, et toujours la même: toujours cet être bienfaisant, dont le regard adoucit lessouffrances et fait des heureux. Hier soir, elle alla se promeneravec Marianne et la petite Amélie&|160;; je le savais, je lesrencontrai, et nous marchâmes ensemble. Après avoir fait près d’unelieue et demie, nous retournâmes vers la ville, et nous arrivâmes àcette fontaine qui m’était déjà si chère, et qui maintenant mel’est mille fois davantage. Charlotte s’assit sur le petit mur,nous restâmes debout devant elle. Je regardai tout autour de moi,et je sentis revivre en moi le temps où mon cœur était si seul. «Fontaine chérie, dis-je en moi-même, depuis ce temps je ne merepose plus à ta douce fraîcheur, et quelquefois, en passantrapidement près de toi, je ne t’ai pas même regardée&|160;! » Jeregardais en bas, et je vis monter la petite Amélie, tenant unverre d’eau avec grande précaution. Je contemplai Charlotte, etsentis tout ce que j’ai placé en elle. Cependant Amélie vint avecson verre&|160;; Marianne voulut le lui prendre. « Non, s’écrial’enfant avec l’expression la plus aimable, non&|160;! c’est à toi,Charlotte, à boire la première. » Je fus si ravi de la vérité, dela bonté avec laquelle elle disait cela, que je ne pus rendre ceque j’éprouvais qu’en prenant la petite dans mes bras, et enl’embrassant avec tant de force qu’elle se mit à pleurer et àcrier. « Vous lui avez fait mal, » dit Charlotte. J’étaisconsterné.

« Viens, Amélie, continua-t-elle en la prenant par la main pourdescendre les marches&|160;; lave-toi dans l’eau fraîche, vite,vite : ce ne sera rien. » Je restais à regarder avec quel soinl’enfant se frottait les joues de ses petites mains mouillées, etavec quelle bonne foi elle croyait que cette fontaine merveilleuseenlevait toute souillure, et lui épargnerait la honte de se voirpousser une vilaine barbe. Charlotte avait beau lui dire : « C’estassez,» la petite continuait toujours de se frotter, comme sibeaucoup eût dû faire plus d’effet que peu. Je t’assure, Wilhelm,que je n’assistai jamais avec plus de respect à un baptême, etlorsque Charlotte remonta, je me serais volontiers prosterné devantelle, comme devant un prophète qui vient d’effacer les iniquitésd’une nation.

Le soir, je ne pus m’empêcher, dans la joie de mon cœur, deraconter cette scène à un homme que je supposais sensible parcequ’il a de l’esprit&|160;; mais je m’adressais bien&|160;! Il medit que Charlotte avait eu grand tort&|160;; qu’il ne fallaitjamais rien faire accroire aux enfants&|160;; que c’était donnernaissance à une infinité d’erreurs, et ouvrir la voie à lasuperstition, contre laquelle il fallait, au contraire, lesprémunir de bonne heure. Je me rappelai qu’il avait fait baptiserun de ses enfants il y a huit jours&|160;; je le laissai dire, etdans le fond de mon cœur je restai fidèle à la vérité. Nous devonsen user avec les enfants comme Dieu en use avec nous, lui qui nenous rend jamais plus heureux que lorsqu’il nous laisse errer dansune douce illusion.

8 Juillet.

Que l’on est enfant&|160;! quel prix on attache à unregard&|160;! que l’on est enfant&|160;! Nous étions allés àWahlheim. Les dames étaient en voiture. Pendant la promenade jecrus voir dans les yeux noirs de Charlotte… Je suis un fou&|160;;pardonne-moi. Il aurait fallu les voir, ces yeux&|160;! Pour enfinir (car je tombe de sommeil), quand il fallut revenir, les damesmontèrent en voiture. Le jeune W… , Selstadt, Audran et moi, nousentourions le carrosse. On causa par la portière avec cesmessieurs, qui sont pleins de légèreté et d’étourderie. Jecherchais les yeux de Charlotte. Ah&|160;! ils allaient de l’un àl’autre&|160;; mais moi, qui étais entièrement, uniquement occupéd’elle, ils ne tombaient pas sur moi&|160;! Mon cœur lui disaitmille adieux, et elle ne me voyait point&|160;! La voiture partit,et une larme vint mouiller ma paupière. Je la suivis des yeux, etje vis sortir par la portière la coiffure de Charlotte&|160;; ellese penchait pour regarder. Hélas&|160;! était-ce moi&|160;? Monami, je flotte dans cette incertitude : c’est là ma consolation.Peut-être me cherchait-elle du regard&|160;! peut-être&|160;! Bonnenuit. Oh&|160;! que je suis enfant&|160;!

10 juillet.

Quelle sotte figure je fais en société lorsqu’on parled’elle&|160;! Si tu me voyais quand on me demande gravement si elleme plait&|160;! Plaire&|160;! Je hais ce mot à la mort&|160;! Quelhomme ce doit être que celui à qui Charlotte plait, dont elle neremplit pas tous les sens et tout l’être&|160;! Plaire&|160;!Dernièrement quelqu’un me demandait si Ossian meplaisait&|160;!

11 juillet.

Madame M… est fort mal. Je prie pour sa vie, car je souffre avecCharlotte. Je vois quelquefois Charlotte chez une amie. Elle m’afait aujourd’hui un singulier récit. Le vieux M… est un vilainavare qui a bien tourmenté sa femme pendant toute sa vie, et qui latenait serrée de fort près&|160;; elle a cependant toujours su setirer d’affaire. Il y a quelques jours, lorsque le médecin l’eutcondamnée, elle fit appeler son mari en présence de Charlotte, etelle lui parla ainsi : « Il faut que je t’avoue une chose qui,après ma mort, pourrait causer de l’embarras et du chagrin. J’aiconduit jusqu’à présent notre ménage avec autant d’ordre etd’économie qu’il m’a été possible&|160;; mais il faut que tu mepardonnes de l’avoir trompé pendant trente ans. Au commencement denotre mariage, tu fixas une somme très-modique pour la table et lesautres dépenses de la maison. Notre ménage devint plus fort, notrecommerce s’étendit&|160;; je ne pus jamais obtenir que tuaugmentasses en proportion la somme fixée. Tu sais que, dans letemps de nos plus grandes dépenses, tu exigeas qu’elles fussentcouvertes avec sept florins par semaine. Je me soumis&|160;; maischaque semaine je prenais le surplus dans ta caisse, ne craignantpas qu’on soupçonnât la maîtresse de la maison de voler ainsi chezelle. Je n’ai rien dissipé. Pleine de confiance, je serais alléeau-devant de l’éternité sans faire cet aveu&|160;; mais celle quidirigera le ménage après moi n’aurait pu se tirer d’affaire avec lepeu que tu lui aurais donné, et tu aurais toujours soutenu que tapremière femme n’avait pas eu besoin de plus. »

Je m’entretins avec Charlotte de l’inconcevable aveuglement del’esprit humain. Il est incroyable qu’un homme ne soupçonne pasquelque dessous de cartes, lorsque avec sept florins on fait face àdes dépenses qui doivent monter au double. J’ai cependant connu despersonnes qui ne se seraient pas étonnées de voir dans leur maisonl’inépuisable cruche d’huile du prophète.

15 juillet.

Non, je ne me trompe pas&|160;! je lis dans ses yeux noirs lesincère intérêt qu’elle prend à moi et à mon sort. Oui, je sens, etlà-dessus je puis m’en rapporter à mon cœur, je sens qu’elle…Oh&|160;! l’oserai-je&|160;? oserai-je prononcer ce mot qui vaut leciel&|160;?… Elle m’aime&|160;!

Elle m’aime&|160;! combien je me deviens cher à moi-même&|160;!combien… j’ose te le dire à toi, tu m’entendras… combien je m’adoredepuis qu’elle m’aime&|160;!

Est-ce présomption, témérité, ou ai-je bien le sentiment de masituation&|160;?… Je ne connais pas l’homme que je craignais derencontrer dans le cœur de Charlotte&|160;; et pourtant,lorsqu’elle parle de son prétendu avec tant de chaleur, avec tantd’affection, je suis comme celui à qui l’on enlève ses titres etses honneurs, et qui est forcé de rendre son épée.

16 juillet.

Oh&|160;! quel feu court dans toutes mes veines lorsque parhasard mon doigt touche le sien, lorsque nos pieds se rencontrentsous la table&|160;! Je me retire comme du feu&|160;; mais uneforce secrète m’attire de nouveau&|160;; il me prend un vertige, letrouble est dans tous mes sens. Ah&|160;! son innocence, la puretéde son âme, ne lui permettent pas de concevoir combien les pluslégères familiarités me mettent à la torture&|160;! Lorsqu’enparlant elle pose sa main sur la mienne, que dans la conversationelle se rapproche de moi, que son haleine peut atteindre meslèvres, alors je crois que je vais m’anéantir, comme si j’étaisfrappé de la foudre. Et, Wilhelm, si j’osais jamais… cette puretédu ciel, cette confiance&|160;; tu me comprends. Non, mon cœurn’est pas si corrompu&|160;! mais faible&|160;! bien faible&|160;!et n’est-ce pas là de la corruption&|160;?

Elle est sacrée pour moi&|160;; tout désir se tait en saprésence. Je ne sais ce que je suis quand je suis auprès d’elle :c’est comme si mon âme se versait et coulait dans tous mes nerfs.Elle a un air qu’elle joue sur le clavecin avec la suavité d’unange, si simplement et avec tant d’âme&|160;! C’est son air favori,et il me remet de toute peine, de tout trouble, de toute idéesombre, dès qu’elle en joue seulement la première note.

Aucun prodige de la puissance magique que les anciensattribuaient à la musique ne me parait maintenant invraisemblable :ce simple chant a sur moi tant de puissance&|160;! et comme ellesait me le faire entendre à propos, dans des moments où je seraishomme à me tirer une balle dans la tête&|160;! Alors l’égarement etles ténèbres de mon âme se dissipent, et je respire de nouveau pluslibrement.

18 juillet.

Wilhelm, qu’est-ce que le monde pour notre cœur sansl’amour&|160;? ce qu’une lanterne magique est sans lumière : àpeine y introduisez-vous le flambeau, qu’aussitôt les images lesplus variées se peignent sur la muraille&|160;; et lors même quetout cela ne serait que fantômes, encore ces fantômes font-ilsnotre bonheur quand nous nous tenons là, éveillés, et que, commedes enfants, nous nous extasions sur ces apparitions merveilleuses.Aujourd’hui je ne pouvais aller voir Charlotte, j’étais emprisonnédans une société d’où il n’y avait pas moyen de m’échapper. Quefaire&|160;? J’envoyai chez elle mon domestique, afin d’avoir aumoins près de moi quelqu’un qui eût approché d’elle dans lajournée. Avec quelle impatience j’attendais son retour&|160;! avecquelle joie je le revis&|160;! Si j’avais osé, je me serais jeté àson cou, et je l’aurais embrassé.

On prétend que la pierre de Bologne, exposée au soleil, sepénètre de ses rayons, et éclaire quelque temps dans la nuit. Il enétait ainsi pour moi de ce jeune homme. L’idée que les yeux deCharlotte s’étaient arrêtés sur ses traits, sur ses joues, sur lesboutons et le collet de son habit, me rendait tout cela si cher, sisacré&|160;! Je n’aurais pas donné ce garçon pour mille écus&|160;!sa présence me faisait tant de bien&|160;!… Dieu te préserve d’enrire, Wilhelm&|160;! Sont-ce là des fantômes&|160;? est-ce uneillusion que d’être heureux&|160;?

19 juillet.

Je la verrai&|160;! voilà mon premier mot lorsque je m’éveille,et qu’avec sérénité je regarde le beau soleil levant&|160;; je laverrai&|160;! Et alors je n’ai plus, pour toute la journée, aucunautre désir. Tout va là, tout s’engouffre dans cetteperspective.

20 juillet.

Votre idée de me faire partir avec l’ambassadeur de *** ne serapas encore la mienne. Je n’aime pas la dépendance, et de plus toutle monde sait que cet homme est des plus difficiles à vivre. Mamère, dis-tu, voudrait me voir une occupation : cela m’a fait rire.Ne suis-je donc pas occupé à présent&|160;? Et, au fond, n’est-cepas la même chose que je compte des pois ou des lentilles&|160;?Tout, dans cette vie, aboutit à des niaiseries&|160;; et celui qui,pour plaire aux autres, sans besoin et sans goût, se tue àtravailler pour de l’argent, pour des honneurs, ou pour tout cequ’il vous plaira, est à coup sûr un imbécile.

24 juillet.

Puisque tu tiens tant à ce que je ne néglige pas le dessin, jeferais peut-être mieux de me taire sur ce point que de t’avouer quedepuis longtemps je m’en suis bien peu occupé.

Jamais je ne fus plus heureux, jamais ma sensibilité pour lanature, jusqu’au caillou, jusqu’au brin d’herbe, ne fut plus pleineet plus vive&|160;; et cependant… . je ne sais comment m’exprimer…. mon imagination est devenue si faible, tout nage et vacilletellement devant mon âme, que je ne puis saisir un contour&|160;;mais je me figure que, si j’avais de l’argile ou de la cire, jeréussirais mieux. Si cela dure, je prendrai de l’argile et je lapétrirai, dussé-je ne faire que des boulettes.

J’ai commencé déjà trois fois le portrait de Charlotte, et troisfois je me suis fait honte&|160;; cela me chagrine d’autant plusqu’il y a peu de temps je réussissais fort bien à saisir laressemblance. Je me suis donc borné à prendre sa silhouette, et ilfaudra bien que je m’en contente.

26 juillet.

Oui, chère Charlotte, je m’acquitterai de tout. Seulementdonnez-moi plus souvent des commissions&|160;; donnez-m’en biensouvent. Je vous prie d’une chose : plus de sable sur les billetsque vous m’écrivez&|160;! Aujourd’hui je portai vivement voirelettre à mes lèvres, et le sable craqua sous mes dents.

26 juillet.

Je me suis déjà proposé bien des fois de ne pas la voir sisouvent. Mais le moyen de tenir cette résolution&|160;! Tous lesjours je succombe à la tentation. Tous les soirs je me dis avec unserment : « Demain tu ne la verras pas&|160;; » et lorsque le matinarrive, je trouve quelque raison invincible de la voir&|160;; et,avant que je m’en aperçoive, je suis auprès d’elle. Tantôt elle m’adit le soir : « Vous viendrez demain, n’est-ce pas&|160;? » Quipourrait ne pas y aller&|160;? Tantôt elle m’a donné unecommission, et je trouve qu’il est plus convenable de lui portermoi-même la réponse. Ou bien, la journée est si belle&|160;! jevais à Wahlheim, et quand j’y suis… il n’y a plus qu’une demi-lieuejusque chez elle&|160;! je suis trop près de son atmosphère… sonvoisinage m’attire… et m’y voilà encore&|160;! Ma grand’mère nousfaisait un conte d’une montagne d’aimant : les vaisseaux qui s’enapprochaient trop perdaient tout à coup leurs ferrements, les clousvolaient à la montagne, et les malheureux matelots s’abîmaiententre les planches qui croulaient sous leurs pieds.

30 juillet.

Albert est arrivé, et moi, je vais partir. Fût-il le meilleur,le plus généreux des hommes, et lors même que je serais disposé àreconnaître sa supériorité sur moi à tous égards, il me seraitinsupportable de le voir posséder sous mes yeux tant deperfections&|160;!… Posséder&|160;! il suffit, mon ami&|160;; leprétendu est arrivé&|160;! C’est un homme honnête et bon, quimérite qu’on l’aime. Heureusement je n’étais pas présent à saréception, j’aurais eu le cœur trop déchiré. Il est si bon qu’iln’a pas encore embrassé une seule fois Charlotte en ma présence.Que Dieu l’en récompense&|160;! Rien que le respect qu’il témoigneà cette jeune femme me force à l’aimer. Il semble me voir avecplaisir, et je soupçonne que c’est l’ouvrage de Charlotte, plutôtque l’effet de son propre mouvement : car là-dessus les femmes sonttrès-adroites, et elles ont raison&|160;; quand elles peuvententretenir deux adorateurs en bonne intelligence, quelque rare quecela soit, c’est tout profit pour elles.

Du reste, je ne puis refuser mon estime à Albert. Son calmeparfait contraste avec ce caractère ardent et inquiet que je nepuis cacher. Il est homme de sentiment, et apprécie ce qu’ilpossède en Charlotte. Il paraît peu sujet à la mauvaisehumeur&|160;; et tu sais que, de tous les défauts des hommes, c’estcelui que je hais le plus,

II me considère comme un homme qui a quelque mérite&|160;; monattachement pour Charlotte, le vif intérêt que je prends à tout cequi la touche, augmentent son triomphe, et il l’en aime d’autantplus. Je n’examine pas si quelquefois il ne la tourmente point parquelque léger accès de jalousie : à sa place, j’aurais au moins dela peine à me défendre entièrement de ce démon.

Quoi qu’il en soit, le bonheur que je goûtais près de Charlottea disparu. Est-ce folie&|160;? est-ce stupidité&|160;? Qu’importele nom&|160;! la chose parle assez d’elle-même&|160;! Avantl’arrivée d’Albert, je savais tout ce que je sais maintenant&|160;;je savais que je n’avais point de prétentions à former sur elle, etje n’en formais aucune… j’entends autant qu’il est possible de nerien désirer à la vue de tant de charmes… Et aujourd’hui l’imbéciles’étonne et ouvre de grands yeux, parce que l’autre arrive en effetet lui enlève la belle.

Je grince les dents, et je m’indigne contre ceux qui peuventdire qu’il faut que je me résigne, puisque la chose ne peut êtreautrement… Délivrez-moi de ces automates. Je cours les forêts, etlorsque je reviens près de Charlotte, que je trouve Albert auprèsd’elle dans le petit jardin, sous le berceau, et que je me sensforcé de ne pas aller plus loin, je deviens fou à lier, et je faismille extravagances. « Pour l’amour de Dieu, me disait Charlotteaujourd’hui, je vous en prie, plus de scène comme celle d’hiersoir&|160;! Vous êtes effrayant quand vous êtes si gai&|160;! »Entre nous, j’épie le moment où les affaires appellent Albert audehors&|160;; aussitôt je suis près d’elle, et je suis toujourscontent quand je la trouve seule.

8 août.

De grâce, mon cher Wilhelm, ne crois pas que je pensais à toiquand je traitais d’insupportables les hommes qui exigent de nousde la résignation dans les maux inévitables. Je n’imaginais pas, envérité, que tu pusses être de cette opinion&|160;; et pourtant, aufond, tu as raison. Seulement une observation, mon cher. Dans cemonde il est très-rare que tout aille par oui ou par non. Il y adans les sentiments et la manière d’agir autant de nuances qu’il ya de degrés depuis le nez aquilin jusqu’au nez camus.

Tu ne trouveras donc pas mauvais que, tout en reconnaissant lajustesse de ton argument, j’échappe pourtant à ton dilemme.

« Ou tu as quelque espoir de réussir auprès de Charlotte,dis-tu, ou tu n’en as point. » Bien&|160;! « Dans le premier cas,cherche à réaliser cet espoir et à obtenir l’accomplissement de tesvœux&|160;; dans le second, ranime ton courage, et délivre-toid’une malheureuse passion qui finira par consumer tes forces. » Monami, cela est bien dit… et bientôt dit&|160;!

Et ce malheureux, dont la vie s’éteint, minée par une lente etincurable maladie, peux-tu exiger de lui qu’il mette fin à sestourments par un coup de poignard&|160;? et le mal qui dévore sesforces ne lui ôte-t-il pas en même temps le courage de s’endélivrer&|160;? Tu pourrais, à la vérité, m’opposer une comparaisondu même genre : « Qui n’aimerait mieux se faire amputer un bras quede risquer sa vie par peur et par hésitation&|160;? » Je ne saispas trop… Mais ne nous jetons pas de comparaisons à la tête. Envoilà bien assez. Oui, mon ami, il me prend quelquefois un accès decourage exalté, sauvage&|160;; et alors… si je savais seulement où…j’irais.

Le même jour, au soir.

Mon journal, que je négligeais depuis quelque temps, m’est tombéaujourd’hui sous la main. J’ai été étonné de voir que c’est biensciemment que j’ai fait pas à pas tant de chemin. J’ai toujours vusi clairement ma situation&|160;! et je n’en ai pas moins agi commeun enfant. Aujourd’hui je vois tout aussi clair, et il n’y a pasplus d’apparence que je me corrige.

10 août.

Je pourrais mener la vie la plus douce, la plus heureuse, si jen’étais pas un fou. Des circonstances aussi favorables que cellesoù je me trouve se réunissent rarement pour rendre un hommeheureux. Tant il est vrai que c’est notre cœur seul qui fait sonmalheur ou sa félicité… Être membre de la famille la plusaimable&|160;; me voir aimé du père comme un fils, des jeunesenfants comme un père&|160;; et de Charlotte&|160;!… Et cetexcellent Albert, qui ne trouble mon bonheur par aucune marqued’humeur, qui m’accueille si cordialement, pour qui je suis, aprèsCharlotte, ce qu’il aime le mieux au monde&|160;!… Mon ami, c’estun plaisir de nous entendre lorsque nous nous promenons ensemble,et que nous nous entretenons de Charlotte : on n’a jamais rienimaginé de plus ridicule que notre situation&|160;; et cependantdans ces moments plus d’une fois les larmes me viennent auxyeux.

Quand il me parle de la digne mère de Charlotte, quand il meraconte comment, en mourant, elle remit à sa fille son ménage etses enfants, et lui recommanda sa fille à lui-même&|160;; commentdès lors un nouvel esprit anima Charlotte&|160;; comment elle estdevenue, pour les soins du ménage, et de toute manière, unevéritable mère&|160;; comment aucun instant ne se passe pour ellesans sollicitude et sans travail, et comment sa vivacité, sa gaieténe l’ont pourtant jamais quittée&|160;;… alors je marchenonchalamment à côté de lui, et je cueille des fleurs sur lechemin&|160;; je les réunis soigneusement dans un bouquet, et jeles jette dans le torrent, et je les suis de l’œil pour les voirenfoncer petit à petit… Je ne sais si je t’ai écrit qu’Albertrestera ici, et qu’il va obtenir de la cour, où il est très-bienvu, un emploi dont le revenu est fort honnête. Pour l’ordre etl’aptitude aux affaires, j’ai rencontré peu de personnes qu’on pûtlui comparer.

12 août.

En vérité, Albert est le meilleur homme qui soit sous le ciel.J’ai eu hier avec lui une singulière scène. J’étais allé le voirpour prendre congé de lui, car il m’avait pris fantaisie de faireun tour à cheval dans les montagnes&|160;; et c’est même de là quej’écris en ce moment. En allant et venant dans sa chambre,j’aperçus ses pistolets. « Prêtez-moi vos pistolets pour monvoyage, lui dis-je. — Je ne demande pas mieux, répondit-il&|160;;mais vous prendrez la peine de les charger, ils ne sont là que pourla forme. » J’en détachai un, et il continua : « Depuis que maprévoyance m’a joué un si mauvais tour, je ne veux plus rien avoirà démêler avec de pareilles armes. Je fus curieux de savoir ce quilui était arrivé. « J’étais allé, reprit-il, passer trois mois à lacampagne, chez un de mes amis&|160;; j’avais une paire de pistoletsnon chargés, et je dormais tranquille. Un après-dîner que le tempsétait pluvieux et que j’étais à ne rien faire, je ne sais commentil me vint dans l’idée que nous pourrions être attaqués, que jepourrais avoir besoin de mes pistolets, et que… Vous savez commentcela va. Je les donnai au domestique pour les nettoyer et lescharger. Il se mit à badiner avec la servante en cherchant à luifaire peur, et, Dieu sait comment, le pistolet part, la baguetteétant encore dans le canon, la baguette va frapper la servante à lamain droite et lui fracasse le pouce. J’eus à supporter les cris,les lamentations, et il me fallut encore payer le traitement.Aussi, depuis celte époque, mes armes ne sont-elles jamaischargées. Voyez, mon cher, à quoi sert la prévoyance&|160;! On nevoit jamais le danger. Cependant… » Tu sais que j’aime beaucoupAlbert&|160;; mais je n’aime pas ses cependant&|160;; car n’est-ilpas évident que toute règle générale a des exceptions&|160;? Maistelle est la scrupuleuse équité de cet excellent homme&|160;; quandil croit avoir avancé quelque chose d’exagéré, de trop général oude douteux, il ne cesse de limiter, de modifier, d’ajouter ou deretrancher, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sa proposition.À cette occasion il se perdit dans son texte. Bientôt je n’entendisplus un mot de ce qu’il disait&|160;; je tombai dans desrêveries&|160;; puis tout à coup je m’appliquai brusquement labouche du pistolet sur le front, au-dessus de l’œil droit. «Fi&|160;! dit Albert en me reprenant l’arme, que signifiecela&|160;? — Il n’est pas chargé, lui répondis-je. — Et s’ill’était, à quoi bon&|160;! ajouta-t-il avec impatience. Je ne puisconcevoir comment un homme peut être assez fou pour se brûler lacervelle&|160;; l’idée seule m’en fait horreur.

— Vous autres hommes, m’écriai-je, vous ne pouvez parler de riensans dire tout d’abord : Cela est fou, cela est sage&|160;; celaest bon, cela est mauvais&|160;! Qu’est-ce que cela veutdire&|160;? Avez-vous approfondi les véritables motifs d’uneaction&|160;? avez-vous démêlé les raisons qui l’ont produite, quidevaient la produire&|160;? Si vous aviez fait cela, vous ne seriezpas si prompts dans vos jugements.

— Vous conviendrez, dit Albert, que certaines actions sont etrestent criminelles, quels qu’en soient les motifs. »

Je haussai les épaules, et je lui accordai ce point. «Cependant, mon cher, continuai-je, il se trouve encore ici quelquesexceptions. Sans aucun doute, le vol est un crime&|160;; maisl’homme qui, pour s’empêcher de mourir de faim, lui et sa famille,se laisse entraîner au vol, mérite-t-il la pitié ou lechâtiment&|160;? Qui jettera la première pierre à l’époux outragéqui, dans sa juste fureur, immole une femme infidèle et son vilséducteur&|160;? à cette jeune fille qui, dans un moment de délire,s’abandonne aux charmes entraînants de l’amour&|160;? Nos loismêmes, ces froides pédantes, se laissent toucher et retiennentleurs coups.

— Ceci est autre chose, reprit Albert : car un homme emporté parune passion trop forte perd la faculté de réfléchir, et doit êtreregardé comme un homme ivre ou comme un insensé.

— Voilà bien mes gens raisonnables&|160;! m’écriai-je ensouriant. Passion&|160;! ivresse&|160;! folie&|160;! Hommesmoraux&|160;! vous êtes d’une impassibilité merveilleuse. Vousinjuriez l’ivrogne, vous vous détournez de l’insensé&|160;; vouspassez outre, comme le prêtre, et remerciez Dieu, comme lepharisien, de ce qu’il ne vous a pas faits semblables à l’un d’eux.J’ai été plus d’une fois pris de vin, et souvent mes passions ontapproché de la démence, et je ne me repens ni de l’un ni del’autre&|160;; car j’ai appris à concevoir comment tous les hommesextraordinaires qui ont fait quelque chose de grand, quelque chosequi semblait impossible, ont dû de tout temps être déclarés par lafoule ivres et insensés.

« Et, dans la vie ordinaire même, n’est-il pas insupportabled’entendre dire, quand un homme fait une action tant soit peuhonnête, noble et inattendue : Cet homme est ivre ou fou&|160;?Rougissez : car c’est à vous de rougir, vous qui n’êtes ni ivres nifous&|160;!

— Voilà encore de vos extravagances&|160;! dit Albert. Vousexagérez tout&|160;; et, à coup sûr, vous avez ici au moins le tortd’assimiler le suicide, dont il est question maintenant, auxactions qui demandent de l’énergie, tandis qu’on ne peut leregarder que comme une faiblesse&|160;; car, de bonne foi, il estplus aisé de mourir que de supporter avec constance une vie pleinede tourments. »

Peu s’en fallut que je ne rompisse l’entretien : car rien ne memet hors des gonds comme de voir quelqu’un venir avec un lieucommun insignifiant, lorsque je parle de cœur. Je me retinscependant : j’avais déjà si souvent entendu ce lieu commun, et jem’en étais indigné tant de fois&|160;! Je lui répliquai avec un peude vivacité : « Vous appelez cela faiblesse&|160;! Je vous en prie,ne vous laissez pas séduire par l’apparence. Un peuple gémit sousle joug insupportable d’un tyran : oserez-vous l’appeler faiblelorsque enfin il se lève et brise ses chaînes&|160;? Cet homme quivoit les flammes menacer sa maison, et dont la frayeur tend tousles muscles, qui enlève aisément des fardeaux que de sang-froid ilaurait à peine remués&|160;; cet autre qui, furieux d’un outrage,attaque six hommes et les terrasse, oserez-vous bien les appelerfaibles&|160;? Eh&|160;! mon ami, si des efforts sont de la force,comment des efforts extrêmes seraient-ils le contraire&|160;? »Albert me regarda, et dit : « Je vous demande pardon&|160;; maisles exemples que vous venez de citer ne me semblent pointapplicables ici. — C’est possible, repartis-je&|160;; on m’a déjàsouvent reproché que mes raisonnements touchaient au radotage.Voyons donc si nous ne pourrons pas nous représenter d’une autremanière ce qui doit se passer dans l’âme d’un homme qui sedétermine à rejeter le fardeau de la vie, ce fardeau si cher àd’autres : car nous n’avons vraiment le droit de juger une chosequ’autant que nous la comprenons.

« La nature humaine a ses bornes, continuai-je&|160;; elle peutjusqu’à un certain point supporter la joie, la peine, ladouleur&|160;; ce point passé, elle succombe. La question n’estdonc pas de savoir si un homme est faible ou s’il est fort, maiss’il peut soutenir le poids de ses souffrances, qu’elles soientmorales ou physiques&|160;; et je trouve aussi étonnant que l’onnomme lâche le malheureux qui se prive de la vie que si l’ondonnait ce nom au malade qui succombe à une fièvre maligne.

— Voilà un étrange paradoxe&|160;! s’écria Albert. — Cela estplus vrai que vous ne croyez, répondis-je. Vous conviendrez quenous qualifions de maladie mortelle celle qui attaque le corps avectant de violence que les forces de la nature sont en partiedétruites, en partie affaiblies, en sorte qu’aucune crise salutairene peut plus rétablir le cours ordinaire de la vie.

« Eh bien&|160;! mon ami, appliquons ceci à l’esprit. Regardezl’homme dans sa faiblesse&|160;; voyez comme des impressionsagissent sur lui, comme des idées se fixent en lui, jusqu’à cequ’enfin la passion toujours croissante le prive de toute force devolonté, et le perde.

« Et vainement un homme raisonnable et de sang-froid, quicontemplera l’état de ce malheureux, lui donnera-t-il de beauxconseils&|160;; il ne lui sera pas plus utile que l’homme sain nel’est au malade, à qui il ne saurait communiquer la moindre partiede ses forces. »

J’avais trop généralisé mes idées pour Albert. Je lui rappelaiune jeune fille que l’on trouva morte dans l’eau, il y a quelquetemps, et je lui répétai son histoire. C’était une bonne créature,tout entière à ses occupations domestiques, travaillant toute lasemaine, et n’ayant d’autre plaisir que de se parer le dimanche dequelques modestes atours achetés à grand’peine, d’aller avec sescompagnes se promener aux environs de la ville, ou de danserquelquefois aux grandes fêtes, et qui quelquefois aussi passait uneheure de loisir à causer avec une voisine au sujet d’une rixe oud’une médisance. Enfin la nature lui fait sentir d’autres besoins,qui s’accroissent encore par les flatteries des hommes. Sespremiers plaisirs lui deviennent peu à peu insipides, jusqu’à cequ’elle rencontre un homme vers lequel un sentiment inconnul’entraîne irrésistiblement, sur lequel elle fonde toutes sesespérances, pour lequel tout le monde autour d’elle est oublié.Elle ne voit plus, n’entend plus, ne désire plus que lui seul.Comme elle n’est pas corrompue par les frivoles jouissances de lavanité et de la coquetterie, ses désirs vont droit au but : elleveut lui appartenir, elle veut devoir à un lien éternel le bonheurqu’elle cherche et tous les plaisirs après lesquels elle aspire.Des promesses réitérées qui mettent le sceau à toutes sesespérances, de téméraires caresses qui augmentent ses désirs,s’emparent de toute son âme. Elle nage dans un délicieux sentimentd’elle-même, dans un avant-goût de tous les plaisirs&|160;; elleest montée au plus haut&|160;; elle tend enfin ses bras pourembrasser tous ses désirs… Et son amant l’abandonne. La voilàglacée, privée de connaissance, devant un abîme. Tout est obscuritéautour d’elle&|160;; aucune perspective, aucune consolation, aucunbon pressentiment : car celui-là l’a délaissée dans lequel seulelle sentait son existence&|160;! Elle ne voit point le vasteunivers qui est devant elle, ni le nombre de ceux qui pourraientremplacer la perte qu’elle a faite. Aveuglée, accablée del’excessive peine de son cœur, elle se précipite, pour étouffertous ses tourments, dans une mort qui tout embrasse et touttermine. Voilà l’histoire de bien des hommes. « Dites-moi, Albert,n’est-ce pas la même marche que celle de la maladie&|160;? Lanature ne trouve aucune issue pour sortir du labyrinthe des forcesdéréglées et agissantes en sens contraires, et l’homme doitmourir.

« Malheur à celui qui oserait dire&|160;; L’insensée&|160;! sielle eût attendu, si elle eût laissé agir le temps, son désespoirse serait calmé&|160;; elle aurait trouve bientôt un consolateur.C’est comme si l’on disait : L’insensé, qui meurt de lafièvre&|160;! s’il avait attendu que ses forces fussent revenues,que son sang fût purifié, tout se serait rétabli, et il vivraitencore aujourd’hui. »

Albert, qui ne trouvait point encore cette comparaisonfrappante, me fit des objections, entre autres celle-ci. Je venaisde citer une jeune fille simple et bornée&|160;; mais il ne pouvaitconcevoir comment on excuserait un homme d’esprit, dont lesfacultés sont plus étendues et qui saisit mieux tous les rapports.« Mon ami, m’écriai-je, l’homme est toujours l’homme&|160;; lapetite dose d’esprit que l’un a de plus que l’autre fait bien peudans la balance, quand les passions bouillonnent et que les bornesprescrites à l’humanité se font sentir. Il y a plus… Mais nous enparlerons un autre jour, » lui dis-je en prenant mon chapeau.Oh&|160;! mon cœur était si plein&|160;! Nous nous séparâmes sansnous être entendus. Il est si rare, dans ce monde, que l’ons’entende&|160;!

15 août.

Il est pourtant vrai que rien dans le monde ne nous rendnécessaires aux autres comme l’affection que nous avons pour eux.Je sens que Charlotte serait fâchée de me perdre, et les enfantsn’ont d’autre idée que celle de me voir toujours revenir lelendemain. J’étais allé aujourd’hui accorder le clavecin deCharlotte&|160;; je n’ai jamais pu y parvenir, car tous cesespiègles me tourmentaient pour avoir un conte, et Charlotteelle-même décida qu’il fallait les satisfaire. Je leur distribuaileur goûter : ils acceptent maintenant leur pain aussi volontiersde moi que de Charlotte. Je leur contai ensuite la merveilleusehistoire de la princesse servie par des mains enchantées.J’apprends beaucoup à cela, je t’assure, et je suis étonné del’impression que ces récits produisent sur les enfants. S’ilm’arrive d’inventer un incident, et de l’oublier quand je répète leconte, ils s’écrient aussitôt : « C’était autrement la premièrefois&|160;; » si bien que je m’exerce maintenant à leur réciterchaque histoire comme un chapelet, avec les mêmes inflexions devoix, les mêmes cadences, et sans y rien changer. J’ai vu par làqu’un auteur qui, à une seconde édition, fait des changements à unouvrage d’imagination, nuit nécessairement à son livre, l’eût-ilrendu réellement meilleur. La première impression nous trouvedociles, et l’homme est fait de telle sorte qu’on peut luipersuader les choses les plus extraordinaires&|160;; mais aussi,quand il a accepté une chose, quand il se l’est bien gravée dans latête, malheur à celui qui voudrait l’effacer et ladétruire&|160;!

18 août.

Pourquoi faut-il que ce qui fait la félicité de l’homme devienneaussi la source de son malheur&|160;?

Cette ardente sensibilité de mon cœur pour la nature et la vie,qui m’inondait de tant de volupté, qui du monde autour de moifaisait un paradis, me devient maintenant un insupportablebourreau, un mauvais génie qui me poursuit en tous lieux. Lorsqueautrefois du haut du rocher je contemplais, par delà le fleuve, lafertile vallée jusqu’à la chaîne de ces collines&|160;; que jevoyais tout germer et sourdre autour de moi&|160;; que je regardaisces montagnes couvertes de grands arbres touffus depuis leur piedjusqu’à leur cime, ces vallées ombragées dans tous leurs creux depetits bosquets riants, et comme la tranquille rivière coulaitentre les roseaux agités, et réfléchissait le léger nuage que ledoux vent du soir promenait sur le ciel en le balançant&|160;;qu’alors j’entendais les oiseaux animer autour de moi laforêt&|160;; que je voyais des millions d’essaims de moucheronsdanser gaiement dans le dernier rayon rouge du soleil, dont ledernier regard mourant délivrait et faisait sortir de l’herbe lehanneton bourdonnant&|160;; que le bruissement et l’activité autourde moi rappelaient mon attention sur mon rocher, et que la moussequi arrache à la pierre sa nourriture, et le genêt qui croit lelong de l’aride colline de sable, m’indiquaient cette vieintérieure, mystérieuse, toujours active, toute-puissante, quianime la nature&|160;!… comme je faisais entrer tout cela dans moncœur&|160;! Je me sentais comme déifié par ce torrent qui metraversait, et les majestueuses formes du monde infini vivaient etse mouvaient dans mon âme. Je me voyais environné d’énormesmontagnes&|160;; des précipices étaient devant moi, et des rivièresd’orage s’y plongeaient&|160;; des fleuves coulaient sous mespieds, et je voyais, dans les profondeurs de la terre, agir etréagir toutes les forces impénétrables qui créent, et fourmillersous la terre et sous le ciel les innombrables races des êtresvivants. Tout, tout est peuplé sous mille formes différentes&|160;;et puis les hommes, dans leurs petites maisons, iront se confortantet se faisant illusion les uns aux autres, et régneront en idée surle vaste univers&|160;! Pauvre insensé, qui crois tout si peu dechose, parce que tu es si petit&|160;! Depuis les montagnesinaccessibles du désert, qu’aucun pied ne toucha, jusqu’au bout del’océan inconnu, souffle l’esprit de celui qui créeéternellement&|160;; et ce souffle réjouit chaque atome qui le sentet qui vit… Ah&|160;! pour lors combien de fois j’ai désiré, portésur les ailes de la grue qui passait sur ma tête, voler au rivagede la mer immense, boire la vie à la coupe écumante de l’infini, etseulement un instant sentir dans l’étroite capacité de mon sein unegoutte des délices de l’Être qui produit tout en lui-même et parlui-même&|160;!

Mon ami, je n’ai plus que le souvenir de ces heures pour mesoulager un peu. Même les efforts que je fais pour me rappeler etrendre ces inexprimables sentiments, en élevant mon âme au-dessusd’elle-même, me font doublement sentir le tourment de la situationoù je suis maintenant.

Un rideau funeste s’est tiré devant moi, et le spectacle de lavie infinie s’est métamorphosé pour moi en un tombeau éternellementouvert. Peut-on dire : « Cela est, » quand tout passe&|160;? quandtout, avec la vitesse d’un éclair, roule et passe&|160;? quandchaque être conserve si peu de temps la quantité d’existence qu’ila en lui, et est entraîné dans le torrent, submergé, écrasé sur lesrochers&|160;? Il n’y a point d’instant qui ne te dévore, toi etles tiens&|160;; point d’instant que tu ne sois, que tu ne doivesêtre un destructeur. La plus innocente promenade coûte la vie àmille pauvres insectes&|160;; un seul de tes pas détruit le pénibleouvrage des fourmis et foule un petit monde dans le tombeau.Ah&|160;! ce ne sont pas vos grandes et rares catastrophes, cesinondations, ces tremblements de terre qui engloutissent vosvilles, qui me touchent : ce qui me mine le cœur, c’est cette forcedévorante qui est cachée dans toute la nature, qui ne produit rienqui ne détruise ce qui l’environne et ne se détruise soi-même…C’est ainsi que j’erre plein de tourments. Ciel, terre, forcesactives qui m’environnent, je ne vois rien dans tout cela qu’unmonstre toujours dévorant et toujours affamé.

21 août.

Vainement je tends mes bras vers elle, le matin, lorsque jem’éveille d’un pénible rêve&|160;; en vain, la nuit, je la chercheà mes côtés, lorsqu’un songe heureux et pur m’a trompé, que j’aicru que j’étais auprès d’elle sur la prairie, et que je tenais samain et la couvrais de mille baisers. Ah&|160;! lorsque, encore àdemi dans l’ivresse du sommeil, je la cherche, et là-dessus meréveille, un torrent de larmes s’échappe de mon cœur, et je pleure,désolé du sombre avenir qui est devant moi.

22 août.

Que je suis à plaindre, Wilhelm&|160;! j’ai perdu tout ressort,et je suis tombé dans un abattement qui ne m’empêche pas d’êtreinquiet et agité. Je ne puis rester oisif, et cependant je ne puisrien faire. Je n’ai aucune imagination, aucune sensibilité pour lanature, et les livres m’inspirent du dégoût. Quand nous nousmanquons à nous-mêmes, tout nous manque. Je te le jure, cent foisj’ai désiré être un ouvrier, afin d’avoir, le matin en me levant,une perspective, un travail, une espérance. J’envie souvent le sortd’Albert, que je vois enfoncé jusqu’aux yeux dans lesparchemins&|160;; et je me figure que si j’étais à sa place, je metrouverais heureux. L’idée m’est déjà venue quelquefois de t’écrireet d’écrire au ministre, pour demander cette place près del’ambassade que, selon toi, on ne me refuserait pas. Je le croisaussi. Le ministre m’a depuis longtemps témoigné de l’affection, etm’a souvent engagé à me vouer à quelque emploi. Il y a telle heureoù j’y suis disposé. Mais ensuite, quand je réfléchis, et que jeviens à penser à la fable du cheval qui, las de sa liberté, selaisse seller et brider, et que l’on accable de coups et defatigue, je ne sais plus que résoudre. Eh&|160;! mon ami, ce désirde changer de situation ne vient-il pas d’une inquiétude intérieurequi me suivra partout&|160;!

28 août.

En vérité, si ma maladie était susceptible de guérison, mes bonsamis en viendraient à bout. C’est aujourd’hui l’anniversaire de manaissance, et de grand matin je reçois un petit paquet de la partd’Albert. La première chose qui frappe mes yeux en l’ouvrant, c’estun nœud de ruban rose que Charlotte avait au sein lorsque je la vispour la première fois, et que je lui avais souvent demandé depuis.Il y avait aussi deux petits volumes in-12 : c’était l’Homère deWettstein, édition que j’avais tant de fois désirée, pour ne pas mecharger de celle d’Ernesti à la promenade. Tu vois comme ilspréviennent mes vœux, comme ils ont ces petites attentions del’amitié, mille fois plus précieuses que de magnifiques présentspar lesquels la vanité de celui qui les fait nous humilie. Je baisece nœud mille fois, et dans chaque baiser j’aspire et je savoure lesouvenir des délices dont me comblèrent ces jours si peu nombreux,si rapides, si irréparables&|160;! Cher Wilhelm, il n’est que tropvrai, et je n’en murmure pas, oui, les fleurs de la vie ne sont quedes fantômes. Combien se fanent sans laisser la moindretrace&|160;! combien peu donnent des fruits&|160;! et combien peude ces fruits parviennent à leur maturité&|160;! Et pourtant il yen a encore assez&|160;; et même… O mon ami&|160;!… pouvons-nousvoir des fruits mûrs, et les dédaigner, et les laisser pourrir sansen jouir&|160;?

Adieu. L’été est magnifique. Je m’établis souvent sur les arbresdu verger de Charlotte. Au moyen d’une longue perche, j’abats lespoires les plus élevées. Elle est au pied de l’arbre, et les reçoità mesure que je les lui jette.

30 août.

Malheureux&|160;! n’es-tu pas en démence&|160;? ne te trompes-tupas toi-même&|160;? qu’attends-tu de cette passion frénétique etsans terme&|160;? Je n’adresse plus de vœux qu’à elle seule&|160;;mon imagination ne m’offre plus d’autre forme que la sienne, et detout ce qui m’environne au monde je n’aperçois plus que ce qui aquelque rapport avec elle. C’est ainsi que je me procure quelquesheures fortunées… jusqu’à ce que, de nouveau, je sois forcé dem’arracher d’elle. Ah&|160;! Wilhelm, où m’emporte souvent moncœur&|160;! Quand j’ai passé, assis à ses côtés, deux ou troisheures à me repaître de sa figure, de son maintien, de l’expressioncéleste de ses paroles&|160;; que peu à peu tous mes senss’embrasent, que mes yeux s’obscurcissent, qu’à peine j’entendsencore, et qu’il me prend un serrement à la gorge, comme si j’avaislà la main d’un meurtrier&|160;; qu’alors mon cœur, par de rapidesbattements, cherche à donner du jeu à mes sens suffoqués et ne faitqu’augmenter leur trouble… mon ami, je ne sais souvent pas sij’existe encore… &|160;; et si la douleur ne prend pas le dessus,et que Charlotte ne m’accorde pas la misérable consolation depleurer sur sa main et de dissiper ainsi le serrement de mon cœur,alors il faut que je m’éloigne, que je fuie, que j’aille errer dansles champs, grimper sur quelque montagne escarpée, me frayer uneroute à travers une forêt sans chemins, à travers les haies qui meblessent, à travers les épines qui me déchirent : voilà mes joies.Alors je me trouve un peu mieux, un peu&|160;! Et quand, accablé defatigue et de soif, je me vois forcé de suspendre ma course&|160;;que, dans une forêt solitaire, au milieu de la nuit, aux rayons dela lune, je m’assieds sur un tronc tortueux pour soulager uninstant mes pieds déchirés, et que je m’endors, au crépuscule, d’unsommeil fatigant… O mon ami&|160;! une cellule solitaire, le ciliceet la ceinture épineuse seraient des soulagements après lesquelsmon âme aspire. Adieu. Je ne vois à tant de souffrance d’autreterme que le tombeau.

3 septembre.

Il faut partir&|160;! Je te remercie, mon ami, d’avoir fixé marésolution chancelante. Voilà quinze jours que je médite le projetde la quitter. Il faut décidément partir. Elle est encore une foisà la ville, chez une amie, et Albert… et… il faut partir&|160;!

10 septembre.

Quelle nuit, Wilhelm&|160;! À présent, je puis tout surmonter.Je ne la verrai plus. Oh&|160;! que ne puis-je voler à ton cou, monbon ami, et t’exprimer, par mes transports et par des torrents delarmes, tous les sentiments qui bouleversent mon cœur&|160;! Mevoici seul : j’ai peine à prendre mon haleine&|160;; je cherche àme calmer&|160;; j’attends le matin, et au matin les chevaux serontà ma porte.

Ah&|160;! elle dort d’un sommeil tranquille, et ne pense pasqu’elle ne me reverra jamais. Je m’en suis arraché&|160;; et,pendant deux heures d’entretien, j’ai eu assez de force pour nepoint trahir mon projet. Et, Dieu&|160;! quel entretien&|160;!

Albert m’avait promis de se trouver au jardin, avec Charlotte,aussitôt après le souper. J’étais sur la terrasse, sous les hautsmarronniers, et je regardais le soleil que, pour la dernière fois,je voyais se coucher au delà de la riante vallée et se réfléchirdans le fleuve qui coulait tranquillement. Je m’étais si souventtrouvé à la même place avec elle&|160;! nous avions tant de foiscontemplé ensemble ce magnifique spectacle&|160;! et maintenant…J’allais et venais dans cette allée que j’aimais tant&|160;! Unattrait sympathique m’y avait si souvent amené, avant même que jeconnusse Charlotte&|160;! et quelles délices lorsque nous nousdécouvrîmes réciproquement notre inclination pour ce site, le plusenchanté que j’aie jamais vu&|160;! Oui, c’est vraiment un dessites les plus admirables que jamais l’art ait créés. D’abord,entre les marronniers, on a la plus belle vue. Mais je me rappelle,je crois, t’avoir déjà fait cette description&|160;; je t’ai parléde cette allée où l’on se trouve emprisonné par des murailles decharmilles, de cette allée qui s’obscurcit insensiblement à mesurequ’on approche d’un bosquet à travers lequel elle passe, et quifinit par aboutir à une petite enceinte, où l’on éprouve lesentiment de la solitude. Je sens encore le saisissement qui meprit lorsque, par un soleil de midi, j’y entrai pour la premièrefois. J’eus un pressentiment vague de félicité et de douleur.

J’étais depuis une demi-heure livré aux douces et cruellespensées de l’instant qui nous séparerait de celui qui nousréunirait, lorsque je les entendis monter sur la terrasse. Jecourus au-devant d’eux&|160;; je lui pris la main avec unsaisissement, et je la baisai. Alors la lune commençait à paraîtrederrière les buissons des collines. Tout en parlant, nous nousapprochions insensiblement du cabinet sombre. Charlotte y entra, ets’assit&|160;; Albert se plaça auprès d’elle, et moi de l’autrecôté. Mais mon agitation ne me permit pas de rester en place&|160;;je me levai, je me mis devant elle, fis quelques tours, et merassis : j’étais dans un état violent. Elle nous fit remarquer lebel effet de la lune qui, à l’extrémité de la charmille, éclairaittoute la terrasse : coup d’œil superbe, et d’autant plus frappantque nous étions environnés d’une obscurité profonde.

Nous gardâmes quelque temps le silence&|160;; elle le rompit parces mots : « Jamais, non, jamais je ne me promène au clair de luneque je ne me rappelle mes parents qui sont décédés, que je ne soisfrappée du sentiment de la mort et de l’avenir. Nous renaîtrons(continua-t-elle d’une voix qui exprimait un vif mouvement ducœur)&|160;; mais, Werther, nous retrouverons-nous&|160;? nousreconnaîtrons-nous&|160;? Qu’en pensez-vous&|160;? — Quedites-vous, Charlotte&|160;? répondis-je en lui tendant la main etsentant mes larmes couler. Nous nous reverrons&|160;! En cette vieet en l’autre nous nous reverrons&|160;!… » Je ne pus en diredavantage… Wilhelm, fallait-il qu’elle me fit une semblablequestion, au moment même où je portais dans mon sein une si cruelleséparation&|160;!

« Ces chers amis que nous avons perdus, continua-t-elle,savent-ils quelque chose de nous&|160;? ont-ils le sentiment detout ce que nous éprouvons lorsque nous nous rappelons leurmémoire&|160;? Ah&|160;! l’image de ma mère est toujours devant mesyeux, lorsque, le soir, je suis assise tranquillement au milieu deses enfants, au milieu de mes enfants, et qu’ils sont là autour demoi comme ils étaient autour d’elle. Avec ardeur je lève au cielmes yeux mouillés de larmes&|160;; je voudrais que du ciel elle pûtregarder un instant comme je lui tiens la parole que je lui donnaià sa dernière heure d’être la mère de ses enfants. Je m’écrie centet cent fois : « Pardonne, chère mère, si je ne suis pas pour euxce que tu fus toi-même. Hélas! je fais tout ce que je puis : ilssont vêtus, nourris, et, ce qui est plus encore, ils sont choyés,chéris. Âme chère et bienheureuse, que ne peux-tu voir notreunion&|160;! Quelles actions de grâces tu rendrais à ce Dieu à quitu demandas, en versant des larmes amères, le bonheur de tesenfants! » Elle a dit cela, Wilhelm&|160;! Qui peut répéter cequ’elle a dit&|160;? Comment de froids caractères pourraient-ilsrendre ces effusions de tendresse et de génie&|160;? Albert,l’interrompant avec douceur : « Cela vous affecte trop,Charlotte&|160;; je sais combien ces idées vous sont chères&|160;;mais je vous prie… — O Albert&|160;! interrompit-elle, je sais quevous n’avez pas oublié ces soirées où nous étions assis ensembleautour de la petite table ronde, lorsque mon père était en voyage,et que nous avions envoyé coucher les enfants. Vous apportiezsouvent un bon livre&|160;; mais rarement il vous arrivait de nousen lire quelque chose : l’entretien de celle belle âme n’était-ilpas préférable à tout&|160;? Quelle femme&|160;! belle, douce,enjouée et toujours active&|160;! Dieu connaît les larmes que jeverse souvent dans mon lit, en m’humiliant devant lui, pour qu’ildaigne me rendre semblable à ma mère…

— Charlotte&|160;! m’écriai-je en me jetant à ses pieds et luiprenant la main que je baignai de mes larmes&|160;; Charlotte, quela bénédiction du ciel repose sur toi, ainsi que l’esprit de tamère&|160;! — Si vous l’aviez connue&|160;! me dit-elle en meserrant la main. Elle était digne d’être connue de vous. » Je crusque j’allais m’anéantir&|160;; jamais mot plus grand, plus glorieuxn’a été prononcé sur moi. Elle poursuivit : « Et cette femme a vula mort l’enlever à la fleur de son âge, lorsque le dernier de sesfils n’avait pas encore six mois&|160;! Sa maladie ne fut paslongue. Elle était calme, résignée&|160;; ses enfants seuls luifaisaient de la peine, et surtout le petit. Lorsqu’elle sentitvenir sa fin, elle me dit : « Amène-les-moi. » Je les conduisisdans sa chambre : les plus jeunes ne connaissaient pas encore laperte qu’ils allaient faire&|160;; les autres étaient consternés.Je les vois encore autour de son lit. Elle leva les mains et priasur eux&|160;; elle les baisa les uns après les autres, lesrenvoya, et me dit : « Sois leur mère&|160;! » J’en fis le serment.« Tu me promets beaucoup, ma fille, me dit-elle : le cœur d’unemère&|160;! l’œil d’une mère&|160;! Tu sens ce que c’est&|160;; leslarmes de reconnaissance que je t’ai vue verser tant de fois m’enassurent. Aie l’un et l’autre pour tes frères et tes sœurs&|160;;et pour ton père, la foi et l’obéissance d’une épouse. Tu seras saconsolation. » Elle demanda à le voir&|160;; il était sorti pournous cacher la douleur insupportable qu’il sentait. Le pauvre hommeétait déchiré&|160;! Albert, vous étiez dans la chambre&|160;! Elleentendit quelqu’un marcher&|160;; elle demanda qui c’était, et vousfit approcher près d’elle. Comme elle nous regarda l’un et l’autre,dans la consolante pensée que nous serions heureux ensemble&|160;!Albert la saisit dans ses bras, et l’embrassa en s’écriant : « Nousle sommes&|160;! nous le serons&|160;! » Le flegmatique Albertétait tout hors de lui, et moi, je ne me connaissais plus.

« Werther, reprit-elle, cette femme n’est plus&|160;!Dieu&|160;! quand je pense comme on se laisse enlever ce qu’on a deplus cher dans la vie&|160;! Et personne ne le sent aussi vivementque les enfants : longtemps encore après, les nôtres se plaignaientque les hommes noirs avaient emporté maman. »

Elle se leva. Je n’étais plus à moi&|160;; je restais assis etretenais sa main. « Il faut rentrer, dit-elle&|160;; il est temps.» Elle voulait retirer sa main&|160;; je la retins avec plus deforce&|160;! « Nous nous reverrons&|160;! m’écriai-je, nous nousreverrons&|160;; sous quelque forme que ce puisse être, nous nousreconnaîtrons. Je vais vous quitter, continuai-je, je vous quittede mon propre gré&|160;; mais, si je promettais que ce fût pourtoujours, je ne tiendrais pas mon serment. Adieu, Charlotte&|160;;adieu, Albert. Nous nous reverrons. — Demain, je pense,» dit-elleen souriant. Je sentis ce demain&|160;! Ah&|160;! elle ne savaitpas, lorsqu’elle retirait sa main de la mienne…

Ils descendirent l’allée&|160;; je les suivis de l’œil au clairde la lune. Je me jetai à terre en sanglotant. Je me relevai, jecourus sur la terrasse&|160;; je regardai en bas, et je vis encore,à la porte du jardin, sa robe blanche briller dans l’ombre desgrands tilleuls&|160;; j’étendis les bras, et tout disparut.

Livre second

20 octobre.

Nous sommes arrivés hier. L’ambassadeur est indisposé, et nesortira pas de quelques jours. S’il était seulement plus liant,tout irait bien. Je le vois, le sort m’a préparé de rudesépreuves ! Mais, courage, un esprit léger supporte tout !Un esprit léger ! je ris de voir ce mot venir au bout de maplume. Hélas ! un peu de cette légèreté me rendrait l’homme leplus heureux de la terre. Quoi ! d’autres, avec très-peu deforce et de savoir, se pavanent devant moi, pleins d’une doucecomplaisance pour eux-mêmes, et moi, je désespère de mes forces etde mes talents ! Dieu puissant, qui m’as fait tous ces dons,que n’en as-tu retenu une partie, pour me donner en place lasuffisance et la présomption !

Patience, patience, tout ira bien. En vérité, mon ami, tu asraison. Depuis que je suis tous les jours poussé dans la foule, etque je vois ce que sont les autres, je suis plus content demoi-même. Cela devait arriver : car, puisque nous sommes faits detelle sorte que nous comparons tout à nous-mêmes, et nous-mêmes àtout, il s’ensuit que le bonheur ou l’infortune gît dans les objetsque nous contemplons, et dès lors il n’y a rien de plus dangereuxque la solitude. Notre imagination, portée de sa nature à s’élever,et nourrie de poésie, se crée des êtres dont la supériorité nousécrase ; et, quand nous portons nos regards dans le monderéel, tout autre nous parait plus parfait que nous-mêmes. Et celaest tout naturel : nous sentons si souvent qu’il nous manque tantde choses ; et ce qui nous manque, souvent un autre semble leposséder. Nous lui donnons alors tout ce que nous avons nous-mêmes,et encore pardessus tout cela certaines qualités idéales. C’estainsi que nous créons nous-mêmes des perfections qui font notresupplice. Au contraire, lorsque, avec toute notre faiblesse, toutenotre misère, nous marchons courageusement à un but, nous noustrouvons souvent plus avancés en louvoyant que d’autres en faisantforce de voiles et de rames ; et… Est-ce pourtant avoir unvrai sentiment de soi-même que de marcher l’égal des autres, oumême de les devancer ?

10 novembre.

Je commence à me trouver assez bien ici à certains égards. Lemeilleur, c’est que l’ouvrage ne manque pas, et que ce grand nombrede personnages et de nouveaux visages de toute espèce forme unebigarrure qui me distrait. J’ai fait la connaissance du comte de C…, pour qui je sens croître mon respect de jour en jour. C’est unhomme d’un génie vaste, et que les affaires n’ont pas renduinsensible à l’amitié et à l’amour. Il s’intéressa à moi, à proposd’une affaire qui me donna l’occasion de l’entretenir. Il remarquadès les premiers mots que nous nous entendions, el qu’il pouvait meparler comme il n’aurait pas fait avec tout le monde. Aussi je nepuis assez me louer de la manière ouverte dont il en use avec moi.Il n’y a pas au monde de joie plus vraie, plus sensible, que devoir une grande âme qui s’ouvre devant vous.

24 décembre.

L’ambassadeur me tourmente beaucoup ; je l’avais prévu.C’est le sot le plus pointilleux qu’on puisse voir, marchant pas àpas, et minutieux comme une vieille femme. C’est un homme qui n’estjamais content de lui-même, et que personne ne peut contenter. Jetravaille assez couramment, et je ne retouche pas volontiers. Ilsera homme à me rendre un mémoire, et à me dire : « Il estbien ; mais revoyez-le : on trouve toujours un meilleur mot,une particule plus juste. » Alors je me donnerais au diable de boncœur. Pas un et, pas la moindre conjonction ne peut être omise, etil est ennemi mortel de toute inversion qui m’échappe quelquefois.Si une période n’est pas construite suivant sa vieille routine destyle, il n’y entend rien. C’est un martyre que d’avoir affaire àun tel homme.

La confiance du comte de C… est la seule chose qui me dédommage.Il n’y a pas longtemps qu’il me dit franchement combien il étaitmécontent de la lenteur, des minuties et de l’irrésolution de monambassadeur. Ces gens-là sont insupportables à eux-mêmes et auxautres. « Et cependant, disait le comte, il faut en prendre sonparti, comme un voyageur qui est obligé de passer une montagne :sans doute, si la montagne n’était pas là, le chemin serait bienplus facile et plus court ; mais elle y est, et il fautpasser. »

Mon vieux s’aperçoit bien de la préférence que le comte me donnesur lui, ce qui l’aigrit encore ; et il saisit toutes lesoccasions de parler mal du comte devant moi : « Le comte, medisait-il, connaît assez bien les affaires ; il a de lafacilité, il écrit fort bien ; mais la grande érudition luimanque, comme à tous les beaux esprits. » Il accompagna ces motsd’une mine qui disait : Sens-tu le trait ? Je me sentis dumépris pour l’homme capable de penser et d’agir de la sorte. Je luitins tête ; je répondis que le comte méritait touteconsidération, non pas seulement pour son caractère, mais aussipour ses connaissances. « Je ne sache personne, dis-je, qui aitmieux réussi que lui à étendre son esprit, à l’appliquer à unnombre infini d’objets, tout en restant parfaitement propre à lavie active. » Tout cela était de l’hébreu pour lui. Je lui tirai marévérence pour n’avoir pas à dévorer ses longs raisonnements.

Et c’est à vous que je dois m’en prendre, à vous qui m’avezfourré là et qui m’avez tant prôné l’activité. L’activité ! Sicelui qui plante des pommes de terre et va vendre son grain aumarché n’est pas plus utile que moi, je veux ramer encore dix anssur cette galère où je suis enchaîné.

Et cette brillante misère, cet ennui qui règne parmi ce peuplemaussade qui se voit ici ! cette manie de rangs, qui faitqu’ils se surveillent et s’épient pour gagner un pas l’un surl’autre ! que de petites, de pitoyables passions, qui ne sontpas même masquées !… Par exemple, il y a ici une femme quientretient tout le monde de sa noblesse et de ses biens ; pasun étranger qui ne doive dire : Voilà une créature à qui la têtetourne pour quelques quartiers de noblesse et quelques arpents deterre. Eh bien ! ce serait lui faire beaucoup de grâce : elleest tout uniment fille d’un greffier du voisinage. Vois-tu, moncher Wilhelm, je ne conçois rien à cette orgueilleuse espècehumaine, qui a assez peu de bon sens pour se prostituer aussiplatement,

Au reste, il n’est pas sage, j’en conviens et je le voisdavantage tous les jours, de juger les autres d’après soi. J’aibien assez à faire avec moi-même, moi dont le cœur et l’imaginationrecèlent tant d’orages… Hélas ! je laisse bien volontierschacun aller son chemin : si l’on voulait me laisser aller demême !

Ce qui me vexe le plus, ce sont ces misérables distinctions desociété. Je sais aussi bien qu’un autre combien la distinction desrangs est nécessaire, combien d’avantages elle me procure àmoi-même ; mais je ne voudrais pas qu’elle me barrât le cheminqui peut me conduire à quelque plaisir et me faire jouir d’unechimère de bonheur. Je fis dernièrement connaissance à la promenaded’une demoiselle de B… , jeune personne qui, au milieu des airsempesés de ceux avec qui elle vit, a conservé beaucoup de naturel.L’entretien nous plut ; et, lorsque nous nous séparâmes, jelui demandai la permission de la voir chez elle. Elle me l’accordaavec tant de cordialité, que je pouvais à peine attendre l’heureconvenable pour l’al1er voir. Elle n’est point de cette ville, etdemeure chez une tante. La physionomie de la vieille tante ne meplut point. Je lui témoignai pourtant les plus grandes attentions,et lui adressai presque toujours la parole. En moins d’unedemi-heure je démêlai, ce que l’aimable nièce m’a avoué depuis, quela chère tante était dans un grand dénuement de tout ; qu’ellen’avait, en fait d’esprit et de bien, pour toute ressource que lenom de sa famille, pour tout abri que le rang derrière lequel elleest retranchée, et pour toute récréation que le plaisir de regarderfièrement les bourgeois du balcon de son premier étage. Elle doitavoir été belle dans sa jeunesse. Elle a passé sa vie à desbagatelles, et a fait le tourment de plusieurs jeunes gens par sescaprices. Dans un âge plus mûr, elle a baissé humblement la têtesous le joug d’un vieil officier qui, pour une médiocre pensionqu’il obtint à ce prix, passa avec elle le siècle d’airain etmourut. Maintenant elle se voit seule dans le siècle de fer, et neserait pas même regardée, si sa nièce n’était pas si aimable.

8 janvier 1772.

Quels hommes que ceux dont l’âme tout entière gît dans lecérémonial, qui passent toute l’année à imaginer les moyens depouvoir se glisser à table à une place plus haute d’un siège !Ce n’est pas qu’ils manquent d’ailleurs d’occupation ; tout aucontraire, ces futiles débats leur taillent de la besogne, et lesempêchent de terminer les affaires importantes. C’est ce qui arrivala semaine dernière à une partie de traîneaux : toute la fête enfut troublée.

Les fous, qui ne voient pas que la place ne fait rien, à vraidire, et que celui qui a la première joue bien rarement le premierrôle ! Combien de rois qui sont conduits par leurs ministres,et de ministres qui sont gouvernés par leurs secrétaires ! Etqui donc est le premier ? Celui, je pense, qui a plus delumières que les autres, et assez de caractère ou d’adresse pourfaire servir leur puissance et leurs passions à l’exécution de sesplans.

20 janvier.

Il faut que je vous écrive, aimable Charlotte, ici, dans lapetite chambre d’une auberge de campagne où je me suis réfugiécontre le mauvais temps. Depuis que je végète dans ce triste D… ,au milieu de gens étrangers, oui, très-étrangers à mon cœur, jen’ai trouvé aucun instant, aucun où ce cœur m’ait ordonné de vousécrire ; mais, à peine dans cette cabane, dans ce réduitsolitaire où la neige et la grêle se déchaînent contre ma petitefenêtre, vous avez été ma première pensée. Dès que j’y suis entré,votre idée, ô Charlotte ! cette idée si vivifiante, s’estd’abord présentée à moi. Grand Dieu ! c’étaient tous lescharmes de la première entrevue.

Si vous me voyiez, Charlotte, au milieu du torrent desdistractions ! comme tout mon être se flétrit ! Pas uninstant d’abondance de cœur, pas une heure où viennent aux yeux deslarmes délicieuses ! rien, rien ! Je suis là comme devantun spectacle de marionnettes : je vois de petits hommes et depetits chevaux passer et repasser devant moi, et je me demandesouvent si ce n’est point une illusion d’optique. Je suis acteuraussi, je joue aussi mon rôle ; ou plutôt on se joue de moi,on me fait mouvoir comme un automate. Je saisis quelquefois monvoisin par sa main de bois, et je recule en frissonnant.

Le soir, je me propose de jouir du lever du soleil, et le malinje reste au lit. Pendant la journée, je me promets d’admirer leclair de lune, et je ne quitte pas la chambre. Je ne sais pas aujuste pourquoi je me couche, pourquoi je me lève.

Le levain qui faisait fermenter ma vie me manque ; lecharme qui me tenait éveillé au milieu des nuits, et quim’arrachait au sommeil le matin, a disparu.

Je n’ai trouvé ici qu’une seule créature qui mérite le nom defemme, mademoiselle de B… Elle vous ressemble, Charlotte, si l’onpeut vous ressembler. Oh ! dites-vous, il se mêle aussi defaire des compliments ! Cela n’est pas tout à fait faux.Depuis quelque temps je suis fort aimable, parce que je ne puisêtre autre chose : je fais de l’esprit, et les femmes disent quepersonne ne sait louer plus joliment que moi (ni mentir,ajoutez-vous, car l’un ne va pas sans l’autre). Je voulais vousparler de mademoiselle de B… . Elle a beaucoup d’âme, et cette âmeperce tout entière à travers ses yeux bleus. Son rang lui est àcharge ; il ne contente aucun des désirs de son cœur. Elleaspire à se voir hors du tumulte, et nous passons quelquefois desheures entières à nous figurer un bonheur sans mélange, au milieude scènes champêtres, Charlotte toujours avec nous. Ah !combien de fois n’est-elle pas obligée de vous rendrehommage ! Elle le fait volontiers : elle a tant de plaisir àentendre parler de vous ! Elle vous aime.

Oh ! si j’étais assis à vos pieds dans votre petite chambrefavorite, tandis que les enfants sauteraient autour de nous !Quand vous trouveriez qu’ils feraient trop de bruit, je lesrassemblerais tranquilles auprès de moi en leur contant quelqueeffrayant conte de ma mère l’Oie.

Le soleil se couche majestueusement derrière ces collinesresplendissantes de neige. La tempête s’est apaisée. Et moi… ilfaut que je rentre dans ma cage. Adieu ! Albert est-il auprèsde vous ? et comment ? Dieu me pardonne cettequestion !

8 février.

Voilà huit jours qu’il fait le temps le plus affreux, et je m’enréjouis : car, depuis que je suis ici, il n’a pas fait un beau jourqu’un importun ne soit venu me l’enlever ou me l’empoisonner. Aumoins, puisqu’il pleut, vente, gèle et dégèle, il ne peut faire, medis-je, plus mauvais à la maison que dehors, ni meilleur aux champsqu’à la ville ; et je suis content. Si le soleil levant prometune belle journée, je ne puis m’empêcher de m’écrier : Voilà doncencore une faveur du ciel qu’ils peuvent s’enlever ! Il n’estrien au monde qu’ils ne soient à eux-mêmes, la plupart parimbécillité, mais, à les entendre, dans les plus noblesintentions ; santé, estime de soi-même, joie, repos, ils seprivent de tout comme à plaisir. Je serais quelquefois tenté de lesprier à genoux d’avoir pitié d’eux-mêmes, et de ne pas se déchirerles entrailles avec tant de fureur.

17 février.

Je crains bien que l’ambassadeur et moi nous ne soyons paslongtemps d’accord. Cet homme est complètement insupportable ;sa manière de travailler et de conduire les affaires est siridicule que je ne puis m’empêcher de le contrarier et de fairesouvent à ma tête ; ce qui naturellement n’a jamais l’avantagede lui agréer. Il s’en est plaint dernièrement à la cour. Leministre m’a fait une réprimande, douce à la vérité, mais enfinc’était une réprimande ; et j’étais sur le point de demandermon congé, lorsque j’ai reçu une lettre particulière de lui, unelettre devant laquelle je me suis mis à genoux pour adorer le sensdroit, ferme et élevé qui l’a dictée. Tout en louant mes idéesoutrées d’activité, d’influence sur les autres, de pénétration dansles affaires, qu’il traite de noble ardeur de jeunesse, il tâche,non de détruire cette ardeur, mais de la modérer et de la réduire àce point où elle peut être de mise et avoir de bons effets. Aussime voilà encouragé pour huit jours, et réconcilié avec moi-même. Lerepos de l’âme est une superbe chose, mon ami ; pourquoifaut-il que ce diamant soit aussi fragile qu’il est rare etprécieux !

20 février.

Que Dieu vous bénisse, mes amis, et vous donne tous les jours debonheur qu’il me retranche !

Je te rends grâces, Albert, de m’avoir trompé. J’attendaisl’avis qui devait m’apprendre le jour de votre mariage, et jem’étais promis de détacher, ce même jour, avec solennité, lasilhouette de Charlotte de la muraille, et de l’enterrer parmid’autres papiers. Vous voilà unis, et son image est encoreici ! Elle y restera ! Et pourquoi non ? La miennen’est-elle pas aussi chez vous ? Ne suis-je pas aussi, sans tenuire, dans le cœur de Charlotte? J’y tiens, oui, j’y tiens laseconde place, et je veux, je dois la conserver. Oh ! jeserais furieux, si elle pouvait oublier… Albert, l’enfer est danscette idée. Albert ! adieu. Adieu, ange du ciel ; adieu,Charlotte !

15 mars.

J’ai essuyé une mortification qui me chassera d’ici. Je grinceles dents ! Diable ! c’est une chose faite ; etc’est encore à vous que je dois m’en prendre, à vous qui m’avezaiguillonné, poussé, tourmenté pour me faire prendre un emploi quine me convenait pas, et auquel je ne convenais pas. Eh bien !voilà où j’en suis ; soyez contents. Et afin que tu ne disespas encore que mes idées grossissent tout, je vais, mon cher,t’exposer le fait avec toute la précision et la netteté d’unchroniqueur.

Le comte de C… m’aime, me distingue ; on le sait, je tel’ai dit cent fois. Je dînais hier chez lui : c’était son jour degrande soirée ; il reçoit ce jour-là toute la haute noblessedu pays. Je n’avais nullement pensé à cette soirée; surtout il nem’était jamais venu dans l’esprit que nous autres subalternes nousne sommes pas là à notre place. Fort bien. Après le dîner, nouspassons au salon, le comte et moi ; nous causons. Le colonelde B… survient, se mêle de la conversation, et insensiblementl’heure de la soirée arrive : Dieu sait si je pense à rien. Alorsentre très-haute et très-puissante dame de S… avec son noble époux,et leur oison de fille avec sa gorge plate et son corps effilé ettiré au cordeau ; ils passent auprès de moi avec un airinsolent et leur morgue de grands seigneurs. Comme je détestecordialement cette race, je voulais tirer ma révérence, etj’attendais seulement que le comte fût délivré du babil dont onl’accablait, lorsque mademoiselle de B… entra. Je sens toujours moncœur s’épanouir un peu quand je la vois : je demeurai, je me plaçaiderrière son fauteuil, et ce ne fut qu’au bout de quelque temps queje m’aperçus qu’elle me parlait d’un ton moins ouvert que decoutume et avec une sorte d’embarras. J’en fus surpris. « Est-elleaussi comme tout ce monde-là ? dis-je en moi-même. Que lediable l’emporte ! » J’étais piqué ; je voulais meretirer, et cependant je restai encore ; je ne demandais qu’àla justifier ; j’espérais un mot d’elle ; et… ce que tuvoudras. Cependant le salon se remplit : c’est le baron de F… ,couvert de toute la garde-robe du temps du couronnement de FrançoisIer ; le conseiller R… , annoncé ici sous le titred’excellence, et accompagné de sa sourde moitié ; sans oublierle ridicule de J… , qui mêle dans tout son habillement le gothiqueà la mode la plus nouvelle. J’adresse la parole à quelquespersonnes de ma connaissance, que je trouve fort laconiques. Je nepensais et ne prenais garde qu’à mademoiselle de B… Je n’apercevaispas que les femmes se parlaient à l’oreille au bout du salon, qu’ilcirculait quelque chose parmi les hommes, que madame de S…s’entretenait avec le comte ; mademoiselle de B… m’a racontétout cela depuis. Enfin le comte vînt à moi et me conduisit dansl’embrasure d’une fenêtre. « Vous connaissez, me dit-il, notrebizarre étiquette. La société, à ce qu’il me semble, ne vous voitpoint ici avec plaisir ; je ne voudrais pas pour tout… —Excellence, lui dis-je en l’interrompant, je vous demande millepardons ; j’aurais dû y songer plus tôt ; vous mepardonnerez cette inconséquence. J’avais déjà pensé à meretirer ; un mauvais génie m’a retenu, » ajoutai-je en riantet en lui faisant ma révérence. Le comte me serra la main avec uneexpression qui disait tout. Je saluai l’illustre compagnie, sortis,montai en cabriolet, et me rendis à M… , pour y voir de la montagnele soleil se coucher ; et là je lus ce beau chant d’Homère oùil raconte comme Ulysse fut hébergé par le digne porcher. Tout celaétait fort bien.

Je revins le soir pour souper. II n’y avait encore à notre hôtelque quelques personnes qui jouaient aux dés sur le coin de latable, après avoir écarté un bout de la nappe. Je vis entrerl’honnête Adelin. Il accrocha son chapeau en me regardant, vint àmoi, et me dit tout bas : « Tu as eu des désagréments ? —Moi ? — Le comte t’a fait entendre qu’il fallait quitter sonsalon. — Au diable le salon ! J’étais bien aise de prendrel’air. — Fort bien, dit-il, tu as raison d’en rire. Je suisseulement fâché que l’affaire soit connue partout. » Ce fut alorsque je me sentis piqué. Tous ceux qui venaient se mettre à table,et qui me regardaient, me paraissaient au fait de mon aventure, etle sang me bouillait.

Et maintenant que partout où je vais j’apprends que mes envieuxtriomphent, en disant que pareille chose est due à tout fat qui,pour quelques grains d’esprit, se croit permis de braver toutes lesbienséances, et autres sottises semblables… alors on se donneraitvolontiers d’un couteau dans le cœur. Qu’on dise ce qu’on voudra dela fermeté ; je voudrais voir celui qui peut souffrir que desgredins glosent sur son compte, lorsqu’ils ont sur lui quelqueprise. Quand leurs propos sont sans nul fondement, ah ! l’onpeut alors ne pas s’en mettre en peine,

16 mars.

Tout conspire contre moi. J’ai rencontré aujourd’huimademoiselle de B… à la promenade. Je n’ai pu m’empêcher de luiparler, et, dès que nous nous sommes trouvés un peu écartés de lacompagnie, de lui témoigner combien j’étais sensible à la conduiteextraordinaire qu’elle avait tenue l’autre jour avec moi.«Werther ! m’a-t-elle dit avec chaleur, avez-vous pu,connaissant mon cœur, interpréter ainsi mon trouble ? Quen’ai-je pas souffert pour vous, depuis l’instant où j’entrai dansle salon ! Je prévis tout ; cent fois j’eus la boucheouverte pour vous le dire. Je savais que les S… et les T…quitteraient la place plutôt que de rester dans votresociété ; je savais que le comte n’oserait pas se brouilleravec eux ; et aujourd’hui quel tapage ! — Comment,mademoiselle !… … » m’écriai-je et je cherchais à cacher montrouble ; car tout ce qu’Adelin m’avait dit avant-hier mecourait en ce moment par les veines comme une eau bouillante. « Quecela m’a déjà coûté ! » ajouta cette douce créature, leslarmes aux yeux. Je n’étais plus maître de moi-même, et j’étais surle point de me jeter à ses pieds. « Expliquez-vous,» lui dis-je.Ses larmes coulèrent sur ses joues ; j’étais hors de moi. Elleles essuya sans vouloir les cacher. « Ma tante ! vous laconnaissez, reprit-elle ; elle était présente, et elle a vu,ah ! de quel œil elle a vu cette scène ! Werther, j’aiessuyé hier soir et ce matin un sermon sur ma liaison avec vous, etil m’a fallu vous entendre ravaler, humilier, sans pouvoir, sansoser vous défendre qu’à demi. »

Chaque mot qu’elle prononçait était un coup de poignard pour moncœur. Elle ne sentait pas quel acte de compassion c’eût été que deme taire tout cela. Elle ajoute tout ce qu’on disait encore de monaventure, et quel triomphe ce serait pour les gens les plus dignesde mépris ; comme on chanterait partout que mon orgueil et cesdédains pour les autres qu’ils me reprochaient depuis longtempsétaient enfin punis.

Entendre tout cela de sa bouche, Wilhelm, prononcé d’une voie sicompatissante ! J’étais atterré, et j’en ai encore la ragedans le cœur. Je voudrais que quelqu’un s’avisât de me vexer, pourpouvoir lui passer mon épée au travers du corps ! Si je voyaisdu sang, je serais plus tranquille. Ah ! j’ai déjà cent foissaisi un couteau pour faire cesser l’oppression de mon cœur. L’onparle d’une noble race de chevaux qui, quand ils sont échauffés etsurmenés, s’ouvrent eux-mêmes, par instinct, une veine avec lesdents pour se faciliter la respiration. Je me trouve souvent dansle même cas ; je voudrais m’ouvrir une veine qui me procurâtla liberté éternelle.

24 mars.

J’ai offert ma démission à la cour, j’espère qu’elle seraacceptée. Vous me pardonnerez si je ne vous ai pas préalablementdemandé votre permission. Il fallait que je partisse, et je saisd’avance tout ce que vous auriez pu dire pour me persuader derester. Ainsi tâchez de dorer la pilule à ma mère. Je ne saurais mesatisfaire moi-même : elle ne doit donc pas murmurer, si je ne puisla contenter non plus. Cela doit sans doute lui faire de la peine :voir son fils s’arrêter tout à coup dans la carrière qui devait lemener au conseil privé et aux ambassades ; le voir revenirhonteusement sur ses pas et remettre sa monture à l’écurie !Faites tout ce que vous voudrez, combinez tous les cas possibles oùj’aurais dû rester : il suffit, je pars. Et afin que vous sachiezoù je vais, je vous dirai qu’il y a ici le prince de*** qui seplait à ma société ; dès qu’il a entendu parler de mondessein, il m’a prié de l’accompagner dans ses terres et d’y passerle printemps. J’aurai liberté entière, il me l’a promis ; etcomme nous nous entendons jusqu’à un certain point, je veux courirla chance, et je pars avec lui.

19 avril.

Je te remercie de tes deux lettres. Je n’y ai point fait deréponse, parce que j’avais différé de t’envoyer celle-ci jusqu’à ceque j’eusse obtenu mon congé de la cour, dans la crainte que mamère ne s’adressât au ministre et ne gênât mon projet. Mais c’estune affaire faite ; le congé est arrivé. Il est inutile devous dire avec quelle répugnance on a accepté cette démission, ettout ce que le ministre m’a écrit : vous éclateriez enlamentations. Le prince héréditaire m’a envoyé une gratification devingt-cinq ducats, qu’il a accompagnée d’un mot dont j’ai ététouché jusqu’aux larmes : je n’ai donc pas besoin de l’argent queje demandais à ma mère dans la dernière lettre que je luiécrivis.

5 mai.

Je pars demain ; et comme le lieu de ma naissance n’estéloigné de ma route que de six milles, je veux le revoir et merappeler ces anciens jours qui se sont évanouis comme un songe. Jeveux entrer par cette porte par laquelle ma mère sortit avec moi envoiture, lorsque, après la mort de mon père, elle quitta ce séjourchéri pour aller se renfermer dans votre insupportable ville.Adieu, Wilhelm ; tu auras des nouvelles de mon voyage.

9 mai.

Jamais pèlerin n’a visité les saints lieux avec plus de piétéque moi les lieux qui m’ont vu naître, et n’a éprouvé plus desentiments inattendus. Près d’un grand tilleul qui se trouve à unquart de lieue de la ville, je fis arrêter, descendis de voiture,et dis au postillon d’aller en avant, pour cheminer moi-même à piedet goûter toute la nouveauté, toute la vivacité de chaqueréminiscence. Je m’arrêtai là, sous ce tilleul qui était dans monenfance le but et le terme de mes promenades. Quelchangement ! Alors, dans une heureuse ignorance, je m’élançaisplein de désirs dans ce monde inconnu, où j’espérais pour mon cœurtant de vraies jouissances qui devaient le remplir au comble.Maintenant je revenais de ce monde. O mon ami ! qued’espérances déçues ! que de plans renversés ! J’avaisdevant les yeux cette chaîne de montagnes qu’enfant j’ai tant defois contemplée avec un œil d’envie : alors je restais là assis desheures entières ; je me transportais au loin en idée ;toute mon âme se perdait dans ces forêts, dans ces vallées, quisemblaient me sourire dans le lointain, enveloppées de leur voilede vapeurs ; et lorsqu’il fallait me retirer, que j’avais depeine à m’arracher à tous mes points de vue ! Je m’approchaidu bourg ; je saluai les jardins et les petites maisons que jereconnaissais : les nouvelles ne me plurent point ; tous leschangements me faisaient mal. J’arrivai à la porte, et je meretrouvai à l’instant tout entier. Mon ami, je n’entrerai dansaucun détail ; quelque charme qu’ait eu pour moi tout ce queje vis, je ne te ferais qu’un récit monotone. J’avais résolu deprendre mon logement sur la place, justement auprès de notreancienne maison. En y allant, je remarquai que l’école où une bonnevieille nous rassemblait dans notre enfance avait été changée enune boutique d’épicier. Je me rappelai l’inquiétude, les larmes, lamélancolie et les serrements de cœur que j’avais essuyés dans cetrou. Je ne faisais pas un pas qui n’amenât un souvenir. Non, je lerépète, un pèlerin de la terre sainte trouve moins d’endroits dereligieuse mémoire, et son âme n’est peut-être pas aussi remplie desaintes affections. Encore un exemple : Je descendis la rivièrejusqu’à une certaine métairie où j’allais aussi fort souventautrefois ; c’est un petit endroit où nous autres enfantsfaisions des ricochets à qui mieux mieux. Je me rappelle si biencomme je m’arrêtais quelquefois à regarder couler l’eau, avecquelles singulières conjectures j’en suivais le cours ; lesidées merveilleuses que je me faisais des régions où elleparvenait ; comme mon imagination trouvait bientôt deslimites, et pourtant ne pouvait s’arrêter, et se sentait forcéed’aller plus loin, plus loin encore, jusqu’à ce qu’enfin je meperdais dans la contemplation d’un éloignement infini. Vois-tu, monami ? nos bons aïeux n’en savaient pas plus long ; ilsétaient bornés à ce sentiment enfantin, et il y avait pourtant bienquelque grandiose dans leur crédulité naïve. Quand Ulysse parle dela mer immense, de la terre infinie, cela n’est-il pas plus vrai,plus proportionné à l’homme, plus mystérieux à la fois et plussensible, que quand un écolier se croit aujourd’hui un prodige descience parce qu’il peut répéter qu’elle est ronde ? La terre…il n’en faut à l’homme que quelques mottes pour soutenir sa vie, etmoins encore pour y reposer ses restes.

Je suis actuellement à la maison de plaisance du prince. Encorepeut-on vivre avec cet homme-ci : il est vrai et simple ; maisil est entouré de personnages singuliers que je ne comprends pas.Ils n’ont pas l’air de fripons, et n’ont pas non plus la mined’honnêtes gens. Ils me font des avances, et je n’ose me fier àeux. Ce qui me fâche aussi, c’est que le prince parle souvent dechoses qu’il ne sait que par ouï dire ou pour les avoir lues, ettoujours dans le point de vue où on les lui a présentées.

Une chose encore, c’est qu’il fait plus de cas de mon esprit etde mes talents que de ce cœur dont seulement je fais vanité, et quiest seul la source de tout, de toute force, de tout bonheur et detoute misère. Ah ! ce que je sais, tout le monde peut lesavoir ; mais mon cœur n’est qu’à moi.

25 mai.

J’avais quelque chose en tête dont je ne voulais vous parlerqu’après coup ; mais puisqu’il n’en sera rien, je puis vous ledire actuellement. Je voulais aller à la guerre. Ce projet m’a tenulongtemps au cœur. Ç’a été le principal motif qui m’a engagé àsuivre ici le prince qui est général au service de Russie. Je luiai découvert mon dessein dans une promenade; il m’en adétourné ; et il y aurait eu plus d’entêtement que de capriceà moi de ne pas me rendre à ses raisons.

14 juin.

Dis ce que tu voudras, je ne puis demeurer ici plus longtemps.Que faire ici ? je m’ennuie. Le prince me regarde comme unégal. Fort bien ; mais je ne suis point à mon aise ; et,dans le fond, nous n’avons rien de commun ensemble. C’est un hommed’esprit, mais d’un esprit tout à fait ordinaire ; saconversation ne m’amuse pas plus que la lecture d’un livre bienécrit ; je resterai encore huit jours, puis je recommenceraimes courses vagabondes. Ce que j’ai fait de mieux ici, ç’a été dedessiner. Le prince est amateur, et serait même un peu artiste,s’il était moins engoué du jargon scientifique. Souvent je grinceles dents d’impatience et de colère, lorsque je m’échauffe à luifaire sentir la nature et à l’élever à l’art, et qu’il croit fairemerveille s’il peut mal à propos fourrer dans la conversationquelque terme bien technique.

16 juillet.

Oui, sans doute, je ne suis qu’un voyageur, un pèlerin sur laterre ! Êtes-vous donc plus ?

18 juillet.

Où je prétends aller ? je te le dirai en confidence. Jesuis forcé de passer encore quinze jours ici. Je me suis dit que jevoulais ensuite aller visiter les mines de *** ; mais, dans lefond, il n’en est rien : je ne veux que me rapprocher de Charlotte,et voilà tout. Je ris de mon propre cœur… et je fais toutes sesvolontés.

29 juillet.

Non, c’est bien, tout est pour le mieux ! Moi, sonépoux ! O Dieu qui m’as donné le jour, si tu m’avais préparécette félicité, toute ma vie n’eût été qu’une continuelleadoration ! Je ne veux point plaider contre ta volonté.Pardonne-moi ces larmes, pardonne-moi mes souhaits inutiles… Ellema femme ! Si j’avais serré dans mes bras la plus doucecréature qui soit sous le ciel !… Un frisson court par toutmon corps, Wilhelm, lorsque Albert embrasse sa taille sisvelte.

Et cependant, le dirai-je ? Pourquoi ne le dirais-jepas ? Wilhelm, elle eût été plus heureuse avec moi qu’aveclui ! Oh ! ce n’est point là l’homme capable de remplirtous les vœux de ce cœur. Un certain défaut de sensibilité, undéfaut… prends-le comme tu voudras ; son cœur ne bat passympathiquement à la lecture d’un livre chéri, où mon cœur et celuide Charlotte se rencontrent si bien, et dans mille autrescirconstances, quand il nous arrive de dire notre sentiment sur uneaction. Il est vrai qu’il l’aime de toute son âme ; et que nemérite pas un pareil amour ?…

Un importun m’a interrompu. Mes larmes sont scellées ; mevoilà distrait. Adieu, cher ami.

4 août.

Je ne suis pas le seul à plaindre. Tous les hommes sont frustrésdans leurs espérances, trompés dans leur attente. J’ai été voir mabonne femme des tilleuls. Son ainé accourut au-devant de moi ;un cri de joie qu’il poussa attira la mère, qui me parut fortabattue. Ses premiers mots furent : « Mon bon monsieur !hélas ! mon Jean est mort ! » C’était le plus jeune deses enfants. Je gardais le silence. « Mon homme, dit-elle, estrevenu de la Suisse, et il n’a rien rapporté, et sans quelquesbonnes âmes, il aurait été obligé de mendier : la fièvre l’avaitpris en chemin. » Je ne pus rien lui dire; je donnai quelque choseau petit. Elle me pria d’accepter quelques pommes ; je le fis,et je quittai ce lieu de triste souvenir.

21 août.

En un tour de main tout change avec moi. Souvent un doux rayonde la vie veut bien se lever de nouveau et m’éclairer d’unedemi-clarté, hélas ! seulement pour un moment. Quand je meperds aussi dans des rêves, je ne puis me défendre de cettepensée ; Quoi ! si Albert mourait ! tu deviendrais…oui, elle deviendrait… Alors je poursuis ce fantôme jusqu’à cequ’il me conduise à des abîmes sur le bord desquels je m’arrête etrecule en tremblant.

Si je sors de la ville et que je me retrouve sur cette route queje parcourus en voiture la première fois que j’allai prendreCharlotte pour la conduire au bal, quel changement ! Tout,tout a disparu. Il ne me reste plus rien de ce monde qui apassé ; pas un battement de cœur du sentiment que j’éprouvaisalors. Je suis comme un esprit qui, revenant dans le château qu’ilbâtît autrefois lorsqu’il était un puissant prince, qu’il décora detous les dons de la magnificence, et qu’il laissa en mourant à unfils plein d’espérance, le trouverait brûlé et démoli.

3 septembre.

Quelquefois je ne puis comprendre comment un autre peut l’aimer,ose l’aimer, quand je l’aime si uniquement, si profondément, sipleinement; quand je ne connais rien, ne sais rien, n’ai rienqu’elle.

4 septembre.

Oui, c’est bien ainsi : de même que la nature s’incline versl’automne, l’automne commence en moi et autour de moi. Mes feuillesjaunissent, et déjà les feuilles des arbres voisins sont tombées.Ne t’ai-je pas une fois parlé d’un jeune valet de ferme que je visquand je vins ici la première fois ? J’ai demandé de sesnouvelles à Wahlheim. On me dit qu’il avait été chassé de la maisonoù il était, et personne ne voulut m’en apprendre davantage. Hierje le rencontrai par hasard sur la route d’un autre village. Je luiparlai, et il me conta son histoire, dont je fus touché à un pointque tu comprendras aisément lorsque je te l’aurai répétée. Mais àquoi bon ? Pourquoi ne pas garder pour moi seul ce quim’afflige et me rend malheureux ? pourquoi t’affligeraussi ? pourquoi te donner toujours l’occasion de me plaindreou de me gronder ? Qui sait ? cela tient peut-être aussià ma destinée.

Le jeune homme ne répondit d’abord à mes questions qu’avec unesombre tristesse, dans laquelle je crus même démêler une certainehonte ; mais bientôt, plus expansif, comme si tout à coup ilnous eût reconnus tous les deux, il m’avoua sa faute et sonmalheur. Que ne puis-je, mon ami, te rapporter chacune de sesparoles ! Il avoua, il raconta même avec une sorte de plaisir,et comme en jouissant de ses souvenirs, que sa passion pour lafermière avait augmenté de jour en jour ; qu’à la fin il nesavait plus ce qu’il faisait ; qu’il ne savait plus, selon sonexpression, où donner de la tête. Il ne pouvait plus ni manger, niboire, ni dormir ; il étouffait ; il faisait ce qu’il nefallait pas faire ; ce qu’on lui ordonnait, il l’oubliait : ilsemblait possédé par quelque démon. Un jour enfin qu’elle étaitmontée dans un grenier, il l’avait suivie, ou plutôt il y avait étéattiré après elle. Comme elle ne se rendait pas à ses prières, ilvoulut s’emparer d’elle de force. Il ne conçoit pas comment il enest venu là ; il prend Dieu à témoin que ses vues ont toujoursété honorables, et qu’il n’a jamais souhaité rien plus ardemmentque de l’épouser et de passer sa vie avec elle. Après avoirlongtemps parlé, il hésita, et s’arrêta comme quelqu’un à qui ilreste encore quelque chose à dire et qui n’ose le faire. Enfin ilm’avoua avec timidité les petites familiarités qu’elle luipermettait quelquefois, les légères faveurs qu’elle luiaccordait ; et, en disant cela, il s’interrompait, et répétaitavec les plus vives protestations que ce n’était pas pour ladécrier, qu’il l’aimait et l’estimait comme auparavant ; quepareille chose ne serait jamais venue à sa bouche, et qu’il ne m’enparlait que pour me convaincre qu’il n’avait pas été tout à fait unfurieux et un insensé. Et ici, mon cher, je recommence mon anciennechanson, mon éternel refrain. Si je pouvais te représenter ce jeunehomme tel qu’il me parut, tel que je l’ai encore devant lesyeux ! si je pouvais tout te dire exactement, pour te fairesentir combien je m’intéresse à son sort, combien je dois m’yintéresser ! Mais cela suffit. Comme tu connais aussi monsort, comme tu me connais aussi, tu ne dois que trop bien savoir cequi m’attire vers tous les malheureux, et surtout verscelui-ci.

En relisant ma lettre, je m’aperçois que j’ai oublié de teraconter la fin de l’histoire : elle est facile à deviner. Lafermière se défendit ; son frère survint. Depuis longtemps ilhaïssait le jeune homme, et l’aurait voulu hors de la maison, parcequ’il craignait qu’un nouveau mariage ne privât ses enfants d’unhéritage assez considérable, sa sœur n’ayant pas d’enfants. Cefrère le chassa sur-le-champ, et fit tant de bruit de l’affaire quela fermière, quand même elle l’eût voulu, n’eût point osé lereprendre. Actuellement elle a un autre domestique. On dit qu’elles’est brouillée avec son frère, aussi au sujet de celui-ci ;on regarde comme certain qu’elle épousera ce nouveau venu. L’autrem’a dit qu’il était fermement résolu à ne pas y survivre, et quecela ne se ferait pas de son vivant.

Ce que je te raconte n’est ni exagéré ni embelli. Je puis direqu’au contraire je te l’ai conté faiblement, bien faiblement, etque je l’ai gâté avec notre langage de prudes.

Cet amour, cette fidélité, cette passion, n’est donc pas unefiction du poète ! elle vit, elle existe dans sa plus grandepureté chez ces hommes que nous appelons grossiers, et qui nousparaissent si bruts, à nous civilisés et réduits à rien à force depoli. Lis cette histoire avec dévotion, je t’en prie. Je suis calmeaujourd’hui en te l’écrivant. Tu vois, je ne fais pas jaillirl’encre, et je ne couvre pas mon papier de taches comme de coutume.Lis, mon ami, et pense bien que cela est aussi l’histoire de tonami ! Oui, voilà ce qui m’est arrivé, voilà ce quim’attend ; et je ne suis pas à moitié si courageux, pas àmoitié si résolu que ce pauvre malheureux, avec lequel je n’osepresque pas me comparer.

Elle avait écrit un petit billet à son mari, qui est à lacampagne, où le retiennent quelques affaires. Il commençait ainsi :« Mon ami, mon tendre ami, reviens le plus tôt que tupourras ; je t’attends avec impatience. » Une personne quisurvint lui apprit que, pour certaines circonstances, le retourd’Albert serait un peu retardé. Le billet resta là, et me tomba lesoir entre les mains. Je le lis, et je souris : elle me demandapourquoi. « Que l’imagination, m’écriai-je, est un présentdivin ! J’ai pu me figurer un moment que ce billet m’étaitadressé ! » Elle ne répondit rien, parut mécontente, et je metus.

6 septembre.

J’ai eu bien de la peine à me résoudre à quitter le simple fracbleu que je portais lorsque je dansai pour la première lois avecCharlotte ; mais à la fin il était devenu trop usé. Je m’ensuis fait faire un autre tout pareil au premier, collet etparements, avec un gilet et des culottes de même étoffe et de mêmecouleur que ceux que j’avais ce jour-là.

Cela ne me dédommagera pas tout à fait. Je ne sais… je croispourtant qu’avec le temps celui-ci me deviendra aussi pluscher.

11 septembre.

Elle avait été absente quelques jours pour aller chercher Albertà la campagne. Aujourd’hui j’entre dans sa chambre ; ellevient au-devant de moi, et je baisai sa main avec mille joies.

Un serin vole du miroir, et se perche sur son épaule. « Unnouvel ami, » dit-elle ; et elle le prit sur sa main. « Il estdestiné à mes enfants. II est si joli ! regardez-le. Quand jelui donne du pain, il bat des ailes et becquète si gentiment !il me baise aussi, voyez. »

Lorsqu’elle présenta sa bouche au petit animal, il becqueta dansses douces lèvres, et il les pressait comme s’il avait pu sentir lafélicité dont il jouissait.

« Il faut aussi qu’il vous baise, » dit-elle ; et elleapprocha l’oiseau de ma bouche. Son petit bec passa des lèvres deCharlotte aux miennes, et ses picotements furent comme un souffleprécurseur, un avant-goût de jouissance amoureuse.

« Son baiser, dis-je, n’est point tout à fait désintéressé. Ilcherche de la nourriture, et s’en va non satisfait d’une videcaresse.

— Il mange aussi dans ma bouche, » dit-elle ; et elle luiprésenta un peu de mie de pain avec ses lèvres, où je voyaissourire toutes les joies innocentes, tous les plaisirs, toutes lesardeurs d’un amour mutuel.

Je détournai le visage. Elle ne devrait pas faire cela ;elle ne devrait pas allumer mon imagination par ces imagesd’innocence et de félicité célestes ; elle ne devrait paséveiller mon cœur de ce sommeil où l’indifférence de la vie leberce quelquefois. Mais pourquoi ne le ferait-elle pas ? Ellese fie tellement à moi : elle sait comment je l’aime.

15 septembre.

On se donnerait au diable, Wilhelm, quand on pense qu’il fautqu’il y ait des hommes assez dépourvus d’âme et de sentiment pourne pas goûter le peu qui vaille quelque chose sur la terre. Tuconnais ces noyers sous lesquels je me suis assis avec Charlottechez le bon pasteur de Saint***, ces beaux noyers qui m’apportaienttoujours je ne sais quel contentement d’âme ? Comme ilsrendaient la cour du presbytère agréable et hospitalière ! queleurs rameaux étaient frais et magnifiques ! et jusqu’ausouvenir des honnêtes ministres qui les avaient plantés il y a tantd’années ! Le maître d’école nous a dit bien souvent le nom del’un d’eux, qu’il tenait de son grand-père. Ce doit avoir été ungalant homme, et sa mémoire m’était toujours sacrée lorsque j’étaissous ces arbres. Oui, le maître d’école avait hier les larmes auxyeux lorsque nous nous plaignions ensemble de ce qu’ils ont étéabattus… Abattus… J’enrage, et je crois que je tuerais le chien quia donné le premier coup de hache… Moi, qui serais homme àm’affliger sérieusement, si, ayant deux arbres comme cela dans macour, j’en voyais un mourir de vieillesse, faut-il que je voiecela ! Mon cher ami, il y a une chose qui console. Ce quec’est que le sentiment chez les hommes ! tout le villagemurmure, et j’espère que la femme du pasteur verra à son beurre, àses œufs, et aux autres marques d’amitié, quelle blessure elle afaite aux habitants de l’endroit. Car c’est elle, la femme dunouveau pasteur (notre vieillard est aussi mort), une créaturesèche, acariâtre et malingre, et qui a bien raison de ne prendreaucun intérêt au monde, car personne n’en prend à elle ; unesotte qui veut se donner pour savante, qui se mêle d’examiner lescanons, qui travaille à la nouvelle réformation critico-morale duchristianisme, et à qui les rêveries de Lavater font hausser lesépaules ; dont la santé est tout à fait ruinée, et qui n’a enconséquence aucune joie sur la terre. Aussi il n’y avait qu’unepareille créature qui pût faire abattre mes noyers. Vois-tu, jen’en puis pas revenir ! Imagine-toi un peu ; les feuillesen tombant salissent sa cour et la rendent humide ; les arbreslui interceptent le jour, et quand les noix sont mûres, les enfantsy jettent des pierres pour les abattre, et cela affecte ses nerfs,et la trouble dans ses profondes méditations lorsqu’elle pèse etcompare ensemble Kennikot, Semler et Michaëlis ! Lorsque jevis les gens du village, et surtout les anciens, si mécontents, jeleur dis : « Pourquoi l’avez-vous souffert ? » Ils merépondirent : « Quand le maire veut, ici, que faire ? » Maisune chose me fait plaisir : le maire et le ministre (car celui-cipensait bien aussi tirer quelque profit des lubies de sa femme, quine lui rendent pas sa soupe plus grasse) convinrent de partagerentre eux ; et ils allaient le faire, lorsque la chambre desdomaines intervint, et leur dit : Doucement ! Elle avait devieilles prétentions sur la partie de la cour du presbytère où lesarbres étaient, et elle les vendit au plus offrant. Ils sont àbas ! Oh ! si j’étais prince, je ferais à la femme dupasteur, au maire et à la chambre des domaines… Prince !…Ah ! oui, si j’étais prince, que me feraient les arbres de monpays ?

10 octobre.

Quand je vois seulement ses yeux noirs, je suis content !Ce qui me chagrine, c’est qu’Albert ne parait pas aussi heureuxqu’il l’espérait… Si… Je ne fais pas souvent des réticences ;mais ici je ne puis m’exprimer autrement… et il me semble que c’estassez clair.

12 octobre.

Ossian a supplanté Homère dans mon cœur. Quel monde que celui oùses chants sublimes me ravissent ! Errer sur les bruyèrestourmentées par l’ouragan qui transporte sur des nuages flottantsles esprits des aïeux, à la pâle clarté de la lune ; entendredans la montagne les gémissements des génies des cavernes, à moitiéétouffés dans le rugissement du torrent de la forêt, et les soupirsde la jeune fille agonisante près des quatre pierres couvertes demousse qui couvrent le héros noblement mort qui fut sonbien-aimé ;… et quand alors je rencontre le barde blanchi parles années, qui sur les vastes bruyères cherche les traces de sespères, et ne trouve que les pierres de leurs tombeaux, qui gémit ettourne ses yeux vers l’étoile du soir se cachant dans la merhouleuse, et que le passé revit dans l’âme du héros, comme lorsquecette étoile éclairait encore de son rayon propice les périls desbraves et que la lune prêtait sa lumière à leur vaisseau revenantvictorieux ; que je lis sur son front sa profonde douleur, etque je le vois, lui le dernier, lui resté seul sur la terre,chanceler vers la tombe, et comme il puise encore de douloureuxplaisirs dans la présence des ombres immobiles de ses pères, etregarde la terre froide et l’herbe épaisse que le vent couche, ets’écrie : « Le voyageur viendra ; il viendra, celui qui meconnut dans ma beauté, et il dira : Où est le barde ? Qu’estdevenu le fils de Fingal ? Son pied foule ma tombe, et c’esten vain qu’il me demande sur la terre… » alors, ô mon ami, jeserais homme à arracher l’épée de quelque noble écuyer, à délivrertout d’un coup mon prince du tourment d’une vie qui n’est qu’unemort lente, et à envoyer mon âme après ce demi-dieu mis enliberté.

19 octobre.

Hélas! ce vide, ce vide affreux que je sens dans monsein !… Je pense souvent : Si tu pouvais une fois, une seulefois, la presser contre ce cœur, tout ce vide serait rempli.

26 octobre.

Oui, mon cher, je me confirme de plus en plus dans l’idée quec’est peu de chose, bien peu de chose que l’existence d’unecréature. Une amie de Charlotte est venue la voir ; je suisentré dans la chambre voisine ; j’ai voulu prendre un livre,et, ne pouvant pas lire, je me suis mis à écrire. J’ai entenduqu’elles parlaient bas : elles se contaient l’une à l’autre deschoses assez indifférentes, des nouvelles de la ville : commecelle-ci était mariée, celle-là malade, fort malade. « Elle a unetoux sèche, disait l’une, les joues creuses, et à chaque instant illui prend des faiblesses : je ne donnerais pas un sou de sa vie. —Monsieur N… n’est pas en meilleur état, disait Charlotte. — Il estenflé, » reprenait l’autre. Et mon imagination vive me plaçait toutd’abord au pied du lit de ces malheureux ; je voyais avecquelle répugnance ils tournaient le dos à la vie, comme ils…Wilhelm, mes petites femmes en parlaient comme on parle d’ordinairede la mort d’un étranger… Et quand je regarde autour de moi, quej’examine cette chambre, et que je vois les habits de Charlotte,les papiers d’Albert, et ces meubles avec lesquels je suis àprésent si familiarisé, je me dis à moi-même : « Vois ce que tu esdans cette maison ! Tout pour tous. Tes amis te considèrent,tu fais souvent leur joie, et il semble à ton cœur qu’il nepourrait exister sans eux. Cependant, si tu partais, si tut’éloignais de ce cercle, sentiraient-ils le vide que ta pertecauserait dans leur destinée ? et combien de temps ?… »Ah ! l’homme est si passager que là même où il a proprement lacertitude de son existence, là où il peut laisser la seule vraieimpression de sa présence dans la mémoire, dans l’âme de ses amis,il doit s’effacer et disparaître ; et cela sitôt !

27 octobre.

Je me déchirerais le sein, je me briserais le crâne, quand jevois combien peu nous pouvons les uns pour les autres. Hélas !l’amour, la joie, la chaleur, les délices que je ne porte pas audedans de moi, un autre ne me les donnera pas ; et, le cœurtout plein de délices, je ne rendrai pas heureux cet autre, quandil est là froid et sans force devant moi.

Le soir.

J’ai tant ! et son idée dévore tout ; j’ai tant !et sans elle tout pour moi se réduit à rien.

30 octobre.

Si je n’ai pas été cent fois sur le point de lui sauter aucou !… Dieu sait ce qu’il en coûte de voir tant de charmespasser et repasser devant vous sans que vous osiez y porter lamain ! Et cependant le penchant naturel de l’humanité nousporte à prendre. Les enfants ne tâchent-ils pas de saisir tout cequ’ils aperçoivent ? Et moi !…

3 novembre.

Dieu sait combien de fois je me mets au lit avec le désir etquelquefois l’espérance de ne pas me réveiller ; et le matinj’ouvre les yeux, je revois le soleil, et je suis malheureux.Oh ! que ne puis-je être un maniaque ! que ne puis-jem’en prendre au temps, à un tiers, à une entreprise manquée !Alors l’insupportable fardeau de ma peine ne porterait qu’à demisur moi. Malheureux que je suis ! je ne sens que trop quetoute la faute est à moi seul.

La faute ! non. Je porte aujourd’hui cachée dans mon seinla source de toutes les misères, comme j’y portais autrefois lasource de toutes les béatitudes. Ne suis-je pas le même homme quinageait autrefois dans une intarissable sensibilité, qui voyaitnaître un paradis à chaque pas, et qui avait un cœur capabled’embrasser dans son amour un monde entier ? Mais maintenantce cœur est mort, il n’en naît plus aucun ravissement ; mesyeux sont secs ; et mes sens, que ne soulagent plus des larmesrafraîchissantes, sont devenus secs aussi, et leur angoissesillonne mon front de rides. Combien je souffre ! car j’aiperdu ce qui faisait toutes les délices de ma vie, cette forcedivine avec laquelle je créais des mondes autour de moi. Elle estpassée !… Lorsque de ma fenêtre je regarde vers la collinelointaine, c’est en vain que je vois au-dessus d’elle le soleil dumatin pénétrer les brouillards et luire sur le fond paisible de laprairie, tandis que la douce rivière s’avance vers moi enserpentant entre ses saules dépouillés de feuilles : toute cettemagnifique nature est pour moi froide, inanimée, comme une estampecoloriée ; et de tout ce spectacle je ne peux verser en moi etfaire passer de ma tête dans mon cœur la moindre goutte d’unsentiment bienheureux. L’homme tout entier est là debout, la facedevant Dieu, comme un puits tari, comme un seau desséché. Je mesuis souvent jeté à terre pour demander à Dieu des larmes, comme unlaboureur prie pour de la pluie, lorsqu’il voit sur sa tête un cield’airain et la terre mourir de soif autour de lui.

Mais, hélas ! je le sens, Dieu n’accorde point la pluie etle soleil à nos prières importunes ; et ces temps dont lesouvenir me tourmente, pourquoi étaient-ils si heureux, sinon parceque j’attendais son esprit avec patience, et que je recevais avecun cœur reconnaissant les délices qu’il versait sur moi ?

8 novembre.

Elle m’a reproché mes excès, mais d’un ton si aimable ! mesexcès de ce que, d’un verre de vin, je me laisse quelquefoisentraîner à boire la bouteille. « Évitez cela, medisait-elle ; pensez à Charlotte ! — Penser !avez-vous besoin de me l’ordonner ? Que je pense, que je nepense pas, vous êtes toujours présente à mon âme. J’étais assisaujourd’hui à l’endroit même où vous descendîtes dernièrement devoiture… » Elle s’est mise à parler d’autre chose, pour m’empêcherde m’enfoncer trop avant dans cette matière. Je ne suis plus monmaître, cher ami ! Elle fait de moi tout ce qu’elle veut.

15 novembre.

Je te remercie, Wilhelm, du tendre intérêt que tu prends à moi,de la bonne intention qui perce dans ton conseil ; mais je teprie d’être tranquille. Laisse-moi supporter toute la crise ;malgré l’abattement où je suis, j’ai encore assez de force pouraller jusqu’au bout. Je respecte la religion, tu le sais ; jesens que c’est un bâton pour celui qui tombe de lassitude, unrafraîchissement pour celui que la soif consume. Seulement…peut-elle, doit-elle être cela pour tous ? Considère ce vasteunivers : tu vois des milliers d’hommes pour qui elle ne l’a pasété, d’autres pour qui elle ne le sera jamais, soit qu’elle leurait été annoncée ou non. Faut-il donc qu’elle le soit pourmoi ? Le Fils de Dieu ne dit-il pas lui-même : « Ceux que monPère m’a donnés seront avec moi ? » Si donc je ne lui ai pasété donné, si le Père veut me réserver pour lui, comme mon cœur mele dit… De grâce, ne va pas donner à cela une fausseinterprétation, et voir une raillerie dans ces mots innocents :c’est mon âme tout entière que j’expose devant toi. Autrementj’eusse mieux aimé me taire ; car je hais de perdre mesparoles sur des matières que les autres entendent tout aussi peuque moi. Qu’est-ce que la destinée de l’homme, sinon de fournir lacarrière de ses maux, et de boire sa coupe tout entière ? Etsi cette coupe parut au Dieu du ciel trop amère lorsqu’il la portasur ses lèvres d’homme, irai-je faire le fort et feindre de latrouver douce et agréable ? et pourquoi aurais-je honte del’avouer dans ce terrible moment où tout mon être frémit entrel’existence et le néant, où le passé luit comme un éclair sur lesombre abîme de l’avenir, où tout ce qui m’environne s’écroule, oùle monde périt avec moi ? N’est-ce pas la voix de la créatureaccablée, défaillante, s’abîmant sans ressource au milieu des vainsefforts qu’elle fait pour se soutenir, que de s’écrier avecplainte ; « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoim’avez-vous abandonnée ? » Pourrais-je rougir de cetteexpression ? pourrais-je redouter le moment où ellem’échappera, comme si elle n’avait pas échappé à celui qui replieles cieux comme un voile ?

21 novembre.

Elle ne voit pas, elle ne sent pas qu’elle prépare le poison quinous fera périr tous les deux ; et moi, j’avale avec délicesla coupe où elle me présente la mort ! Que veut dire cet airde bonté avec lequel elle me regarde souvent (souvent, non, maisquelquefois) ? cette complaisance avec laquelle elle reçoitune impression produite par un sentiment dont je ne suis pas lemaître ? cette compassion pour mes souffrances, qui se peintsur son front ?

Comme je me retirais hier, elle me tendit la main, et me dit : «Adieu, cher Werther ! » Cher Werther ! C’est la premièrefois qu’elle m’ait donné le nom de cher, et la joie que j’enressentis a pénétré jusqu’à la moelle de mes os. Je me le répétaicent fois ; et le soir, lorsque je voulus me mettre au lit, enbabillant avec moi-même de toutes sortes de choses, je me dis toutà coup : « Bonne nuit, cher Werther ! » et je ne pus ensuitem’empêcher de rire de moi-même.

22 novembre.

Je ne puis pas prier Dieu en disant : « Conserve-la-moi ! »Et cependant elle me parait souvent être à moi. Je ne puis pas luidemander : « Donne-la-moi ! » car elle est à un autre… Je joueet plaisante avec mes peines. Si je me laissais aller, je feraistoute une litanie d’antithèses.

24 novembre.

Elle sent ce que je souffre. Aujourd’hui son regard m’a pénétréjusqu’au fond du cœur. Je l’ai trouvée seule. Je ne disais rien, etelle me regardait fixement. Je ne voyais plus cette beautéséduisante, ces éclairs d’esprit qui entourent son front : unregard plus puissant agissait sur moi ; un regard plein duplus tendre intérêt, de la plus douce pitié. Pourquoi n’ai-je pasosé me jeter à ses pieds ? pourquoi n’ai-je pas osé m’élancerà son cou, et lui répondre par mille baisers ? Elle a eurecours à son clavecin, et s’est mise en même temps à chanter d’unevoix si douce ! Jamais ses lèvres ne m’ont paru si charmantes: c’était comme si elles s’ouvraient, languissantes, pour absorberen elles ces doux sons qui jaillissaient de l’instrument, et queseulement l’écho céleste de sa bouche résonnât. Ah ! si jepouvais te dire cela comme je le sentais ! Je n’ai pu y tenirplus longtemps. J’ai baissé la tête, et j’ai dit avec serment : «Jamais je ne me hasarderai à vous imprimer un baiser, ô lèvres surlesquelles voltigent les esprits du ciel !… »

Et cependant… .. je veux… .. Ah ! vois-tu, c’est comme unmur de séparation qui s’est élevé devant mon âme… Cette félicité,cette pureté du ciel… détruite… et puis expier son crime… Soncrime !

26 novembre.

Quelquefois je me dis : « Ta destinée n’est qu’à toi : tu peuxestimer tous les autres heureux ; jamais mortel ne futtourmenté comme toi. » Et puis je lis quelque ancien poète ;et c’est comme si je lisais dans mon propre cœur. J’ai tant àsouffrir ! Quoi ! il y a donc eu déjà avant moi deshommes aussi malheureux !

30 novembre.

Non, jamais, jamais je ne pourrai revenir à moi. Partout où jevais, je rencontre quelque apparition qui me met hors de moi-même.Aujourd’hui, ô destin ! ô humanité !…

Je vais sur les bords de l’eau à l’heure du dîner ; jen’avais aucune envie de manger. Tout était désert ; un ventd’ouest, froid et humide, soufflait de la montagne, et des nuagesgrisâtres couvraient la vallée. J’ai aperçu de loin un homme vêtud’un mauvais habit vert, qui marchait courbé entre les rochers, etparaissait chercher des simples. Je me suis approché de lui, et, lebruit que j’ai fait en arrivant l’ayant fait se retourner, j’ai vuune physionomie tout à fait intéressante, couverte d’une tristesseprofonde, mais qui n’annonçait rien d’ailleurs qu’une âme honnête.Ses cheveux étaient relevés en deux boucles avec des épingles, etceux de derrière formaient une tresse fort épaisse qui luidescendait sur le dos. Comme son habillement indiquait un homme ducommun, j’ai cru qu’il ne prendrait pas mal que je fisse attentionà ce qu’il faisait ; et, en conséquence, je lui ai demande cequ’il cherchait. « Je cherche des fleurs, a-t-il répondu avec unprofond soupir, et je n’en trouve point. — Aussi n’est-ce pas lasaison, lui ai-je dit en riant, — Il y a tant de fleurs !a-t-il reparti en descendant vers moi. Il y a dans mon jardin desroses et deux espèces de chèvrefeuille, dont l’une m’a été donnéepar mon père. Elles poussent ordinairement aussi vite que lamauvaise herbe, et voilà déjà deux jours que j’en cherche sans enpouvoir trouver. Et même ici, dehors, il y a toujours des fleurs,des jaunes, des bleues, des rouges, et la centaurée aussi est unejolie petite fleur : je n’en puis trouver aucune. » J’ai remarquéen lui un certain air hagard ; et, prenant un détour, je luiai demandé ce qu’il voulait faire de ces fleurs. Un souriresingulier et convulsif a contracté les traits de sa figure. « Sivous voulez ne point me trahir, a-t-il dit en appuyant un doigt sursa bouche, je vous dirai que j’ai promis un bouquet à ma belle.

— C’est fort bien. — Ah ! elle a bien d’autreschoses ! Elle est riche ! — Et pourtant elle fait grandcas de votre bouquet ? — Oh ! elle a des joyaux et unecouronne ! — Comment l’appelez-vous donc ? — Si les étatsgénéraux voulaient me payer, je serais un autre homme ! Oui,il fut un temps où j’étais si content ! Aujourd’hui c’en estfait pour moi, je suis… » Un regard humide qu’il a lancé vers leciel a tout exprimé. « Vous étiez donc heureux ? — Ah !je voudrais bien l’être encore de même ! J’étais content, gaiet gaillard comme le poisson dans l’eau. — Henri! a crié unevieille femme qui venait sur le chemin, Henri, où es-tufourré ? nous t’avons cherché partout. Viens dîner. — Est-celà votre fils ? lui ai-je demandé en m’approchant d’elle. —Oui, c’est mon pauvre fils ! a-t-elle répondu. Dieu m’a donnéune croix lourde. — Combien y a-t-il qu’il est dans cet état ?— Il n’y a que six mois qu’il est ainsi tranquille. Je rends grâceà Dieu que cela n’ait pas été plus loin. Auparavant il a été dansune frénésie qui a duré une année entière, et pour lors il était àla chaîne dans l’hôpital des fous. A présent il ne fait rien àpersonne ; seulement il est toujours occupé de rois etd’empereurs. C’était un homme doux et tranquille, qui m’aidait àvivre, et qui avait une fort belle écriture. Tout d’un coup ildevint rêveur, tomba malade d’une fièvre chaude, de là dans ledélire, et maintenant il est dans l’état où vous le voyez. S’ilfallait raconter, monsieur… » J’interrompis ce flux de paroles enlui demandant quel était ce temps dont il faisait si grand récit,et où il se trouvait si heureux et si content. « Le pauvre insensé,m’a-t-elle dit avec un sourire de pitié, veut parler du temps où ilétait hors de lui : il ne cesse d’en faire l’éloge. C’est le tempsqu’il a passé à l’hôpital, et où il n’avait aucune connaissance delui-même. » Cela a fait sur moi l’effet d’un coup de tonnerre. Jelui ai mis une pièce d’argent dans la main, et je me suis éloignéd’elle à grands pas.

« Où tu étais heureux ! me suis-je écrié en marchantprécipitamment vers la ville, où tu étais content comme un poissondans l’eau ! Dieu du ciel, as-tu donc ordonné la destinée deshommes de telle sorte qu’ils ne soient heureux qu’avant d’arriver àl’âge de la raison, ou après qu’ils l’ont perdue ? Pauvremisérable ! Et pourtant je porte envie à ta folie, à cedésastre de tes sens, dans lequel tu te consumes. Tu sors pleind’espérances pour cueillir des fleurs à ta reine… au milieu del’hiver… et tu t’affliges de n’en point trouver, et tu ne conçoispas pourquoi tu n’en trouves point. Et moi… et moi, je sors sansespérances, sans aucun but, et je rentre au logis comme j’en suissorti… Tu te figures quel homme tu serais si les états générauxvoulaient te payer ; heureuse créature, qui peux attribuer laprivation de ton bonheur à un obstacle terrestre ! Tu ne senspas, tu ne sens pas que c’est dans le trouble de ton cœur, dans toncerveau détraqué, que gît ta misère, dont tous les rois de la terrene sauraient te délivrer ! »

Puisse-t-il mourir dans le désespoir, celui qui se rit du maladequi, pour aller chercher des eaux minérales éloignées, fait un longvoyage qui augmentera sa maladie et rendra la fin de sa vie plusdouloureuse ! celui qui insulte à ce cœur oppressé qui, pourse délivrer de ses remords, pour calmer son trouble et sessouffrances, fait un pèlerinage au saint sépulcre ! Chaque pasqu’il fait sur la terre durcie, par des routes non frayées, et quidéchire ses pieds, est une goutte de baume sur sa plaie ; et àchaque jour de marche il se couche le cœur soulagé d’une partie dufardeau qui l’accable… Et vous osez appeler cela rêveries, vousautres bavards, mollement assis sur des coussins !Rêveries !… O Dieu ! tu vois mes larmes… Fallait-il,après avoir formé l’homme si pauvre, lui donner des frères qui lepillent encore dans sa pauvreté, et lui dérobent ce peu deconfiance qu’il a en toi ? car la confiance en une racinesalutaire, dans les pleurs de la vigne, qu’est-ce, sinon laconfiance en toi, qui as mis dans tout ce qui nous environne laguérison et le soulagement dont nous avons besoin à touteheure ? O père que je ne connais pas, père qui remplissaisautrefois toute mon âme, et qui as depuis détourné ta face dedessus moi, appelle-moi vers toi ! ne te tais pas pluslongtemps ; ton silence n’arrêtera pas mon âme altérée… Et unhomme, un père, pourrait-il s’irriter de voir son fils, qu’iln’attendait pas, lui sauter au cou, en s’écriant : « Me voicirevenu, mon père ; ne vous fâchez point si j’interromps unvoyage que je devais supporter plus long pour vous obéir. Le mondeest le même partout ; partout peine et travail, récompense etplaisir : mais que me fait tout cela ? Je ne suis bien qu’oùvous êtes, je veux souffrir et jouir en votre présence !… » Ettoi, père céleste et miséricordieux, pourrais-tu repousser tonfils ?

1er décembre.

Wilhelm ! cet homme dont je t’ai parlé, cet heureuxinfortuné, était commis chez le père de Charlotte, et unemalheureuse passion qu’il conçut pour elle, qu’il nourrit ensecret, qu’il lui découvrit enfin, et qui le fit renvoyer de saplace, l’a rendu fou. Sens, si tu peux, sens, par ces mots pleinsde sécheresse, combien cette histoire m’a bouleversé, lorsqueAlbert me l’a contée aussi froidement que tu la liraspeut-être !

4 décembre.

Je te supplie… Vois-tu, c’est fait de moi… Je ne sauraissupporter tout cela plus longtemps. Aujourd’hui j’étais assis prèsd’elle… J’étais assis ; elle jouait différents airs sur sonclavecin, avec toute l’expression ! tout, tout !… quedirais-je ? Sa petite sœur habillait sa poupée sur mon genou.Les larmes me sont venues aux yeux. Je me suis baissé, et j’aiaperçu son anneau de mariage. Mes pleurs ont coulé… Et tout à coupelle a passé à cet air ancien dont la douceur a quelque chose decéleste, et aussitôt j’ai senti entrer dans mon âme un sentiment deconsolation, et revivre le souvenir de tout le passé, du temps oùj’entendais cet air, des tristes jours d’intervalle, du retour, deschagrins, des espérances trompées, et puis… J’allais et venais parla chambre ; mon cœur suffoquait. « Au nom de Dieu ! luiai-je dit avec l’expression la plus vive, au nom de Dieu,finissez ! » Elle a cessé, et m’a regardé attentivement : «Werther, m’a-t-elle dit avec un sourire qui me perçait l’âme ;Werther, vous êtes bien malade, vos mets favoris vous répugnent.Allez ! de grâce, calmez-vous. » Je me suis arraché d’auprèsd’elle, et… Dieu ! tu vois mes souffrances, tu y mettrasfin.

6 décembre.

Comme cette image me poursuit ! Que je veille ou que jerêve, elle remplit seule mon âme. Ici, quand je ferme à demi lespaupières, ici, dans mon front, à l’endroit où se concentre laforce visuelle, je trouve ses yeux noirs. Non, je ne sauraist’exprimer cela. Si je m’endors tout à fait, ses yeux sont encorelà, ils sont là comme un abîme ; ils reposent devant moi, ilsremplissent mon front.

Qu’est-ce que l’homme, ce demi-dieu si vanté ? les forcesne lui manquent-elles pas précisément à l’heure où elles luiseraient le plus nécessaires ? Et lorsqu’il prend l’essor dansla joie, ou qu’il s’enfonce dans la tristesse, n’est-il pas alorsmême borné, et toujours ramené au sentiment de lui-même, au tristesentiment de sa petitesse, quand il espérait se perdre dansl’infini ?

L’éditeur au lecteur

Combien je désirerais qu’il nous restât sur les derniers joursde notre malheureux ami assez de renseignements écrits de sa propremain, pour que je ne fusse pas obligé d’interrompre par des récitsla suite des lettres qu’il nous a laissées !

Je me suis attaché à recueillir les détails les plus exacts dela bouche de ceux qui pouvaient être le mieux informés de sonhistoire. Ces détails sont uniformes : toutes les relationss’accordent entre elles jusque dans les moindres circonstances. Jen’ai trouvé les opinions partagées que sur la manière de juger lescaractères et les sentiments des personnes qui ont joué ici quelquerôle.

Il ne nous reste donc qu’à raconter fidèlement tout ce que cesrecherches multipliées nous ont appris, en faisant entrer dans cerécit les lettres qui nous sont restées de celui qui n’est plus,sans dédaigner le plus petit papier conservé. Il est si difficilede connaître la vraie cause, les véritables ressorts de l’actionmême la plus simple, lorsqu’elle provient de personnes qui sortentde la ligne commune !

Le découragement et le chagrin avaient jeté des racines de plusen plus profondes dans l’âme de Werther, et peu à peu s’étaientemparés de tout son être. L’harmonie de son intelligence étaitentièrement détruite ; un feu interne et violent, qui minaittoutes ses facultés les unes par les autres, produisit les plusfunestes effets, et finit par ne lui laisser qu’un accablement pluspénible encore à soutenir que tous les maux contre lesquels ilavait lutté jusqu’alors. Les angoisses de son cœur consumèrent lesdernières forces de son esprit, sa vivacité, sa sagacité. Il neportait plus qu’une morne tristesse dans la société, de jour enjour plus malheureux, et toujours plus injuste à mesure qu’ildevenait plus malheureux. Au moins, c’est ce que disent les amisd’Albert. Ils soutiennent que Werther n’avait pas su apprécier unhomme droit et paisible qui, jouissant d’un bonheur longtempsdésiré, n’avait d’autre but que de s’assurer ce bonheur pourl’avenir. Comment aurait-il pu comprendre cela, lui qui chaque jourdissipait tout, et ne gardait pour le soir que souffrance etprivation ! Albert, disent-ils, n’avait point changé en si peude temps ; il était toujours le même homme que Werther avaittant loué, tant estimé au commencement de leur connaissance. Ilchérissait Charlotte par-dessus tout ; il était fierd’elle ; il désirait que chacun la reconnut pour l’être leplus parfait. Pouvait-on le blâmer de chercher à détourner jusqu’àl’apparence du soupçon ? Pouvait-on le blâmer s’il se refusaità partager avec qui que ce fût un bien si précieux, même de lamanière la plus innocente ? Ils avouent que, lorsque Werthervenait chez sa femme, Albert quittait souvent la chambre ;mais ce n’était ni haine ni aversion pour son ami : c’étaitseulement parce qu’il avait senti que Werther était gêné en saprésence.

Le père de Charlotte fut attaqué d’un mal qui le retint dans sachambre. Il envoya sa voiture à sa fille ; elle se renditauprès de lui. C’était par un beau jour d’hiver ; la premièreneige était tombée en abondance, et la terre en était couverte.

Werther alla rejoindre Charlotte le lendemain matin, pour laramener chez elle si Albert ne venait pas la chercher.

Le beau temps fit peu d’effet sur son humeur sombre ; unpoids énorme oppressait son âme, de lugubres images lepoursuivaient, et son cœur ne connaissait plus d’autre mouvementque de passer d’une idée pénible à une autre.

Comme il vivait toujours mécontent de lui-même, l’état de sesamis lui semblait aussi plus agité et plus critique : il crut avoirtroublé la bonne intelligence entre Albert et sa femme ; ils’en fit des reproches auxquels se mêlait un ressentiment secretcontre l’époux.

En chemin, ses pensées tombèrent sur ce sujet. « Oui, sedisait-il avec une sorte de fureur, voilà donc cette union intime,si entière, si dévouée, ce vif intérêt, cette foi si constante, siinébranlable ! Ce n’est plus que satiété etindifférence ! La plus misérable affaire ne l’occupe-t-ellepas plus que la femme la plus adorable ! Sait-il apprécier sonbonheur ? Sait-il estimer au juste ce qu’elle vaut ? Ellelui appartient… Eh bien ! elle lui appartient… Je sais celacomme je sais autre chose ; je croyais être fait à cette idée,et elle excite encore ma rage, elle m’assassinera !… Et sonamitié à toute épreuve qu’il m’avait jurée, a-t-elle tenu ? Nevoit-il pas déjà une atteinte à ses droits dans mon attachementpour Charlotte, et dans mes attentions un secret reproche ? Jem’en aperçois, je le sens, il me voit avec peine, il souhaite queje m’éloigne, ma présence lui pèse. »

Quelquefois il ralentissait sa marche précipitée ;quelquefois il s’arrêtait, et semblait vouloir retourner sur sespas. Il continuait cependant son chemin, toujours livré à cesidées, à ces conversations solitaires ; et il arriva enfin,presque malgré lui, à la maison de chasse.

Il entra, et demanda le bailli et Charlotte. Il trouva tout lemonde dans l’agitation. L’aîné des fils lui dit qu’il venaitd’arriver un malheur à Wahlheim, qu’un paysan venait d’êtreassassiné. Cela ne fit pas sur lui une grande impression. Il serendit au salon, et trouva Charlotte occupée à dissuader le bailli,qui, sans être retenu par sa maladie, voulait aller sur les lieuxfaire une enquête sur le crime. Le meurtrier était encore inconnu.On avait trouvé le cadavre, le matin, devant la porte de la fermeoù cet homme habitait. On avait des soupçons : le mort étaitdomestique chez une veuve qui, peu de temps auparavant, en avait euun autre à son service, et celui-ci était sorti de la maison parsuite de mécontentement grave.

À ces détails, il se leva précipitamment, « Est-ilpossible ! s’écria-t-il ; il faut que j’y aille, je nepuis différer d’un moment. » Il courut à Wahlheim. Bien dessouvenirs se retraçaient vivement à son esprit : il ne douta pasune minute que celui qui avait commis le crime ne fût le jeunehomme auquel il avait parlé bien des fois, et qui lui était devenusi cher.

En passant sous les tilleuls pour se rendre au cabaret où l’onavait déposé le cadavre, Werther se sentit troublé à la vue de celieu jadis si chéri. Ce seuil où les enfants avaient si souventjoué, était souillé de sang. L’amour et la fidélité, les plus beauxsentiments de l’homme, avaient dégénéré en violence et en meurtre.Les grands arbres étaient sans feuillage et couverts defrimas ; la haie vive qui recouvrait le petit mur du cimetièreet se voûtait au-dessus avait perdu son feuillage, et les pierresdes tombeaux se laissaient voir, couvertes de neige, à travers lesvides.

Comme il approchait du cabaret, devant lequel le village entierétait rassemblé, il s’éleva tout à coup une grande rumeur. On vitde loin une troupe d’hommes armés, et chacun s’écria que l’onamenait le meurtrier. Werther jeta les yeux sur lui, et il n’eutplus aucune incertitude. Oui, c’était bien ce valet de ferme quiaimait tant cette veuve, et que, peu de jours auparavant, il avaitrencontré livré à une sombre tristesse, à un secret désespoir.

« Qu’as-tu fait, malheureux ! » s’écria Werther ens’avancent vers le prisonnier. Celui-ci le regarda tranquillement,se tut, et répondit enfin froidement : « Personne ne l’aura, ellen’aura personne. » On le conduisit au cabaret, et Werther s’éloignaprécipitamment.

Tout son être était bouleversé par l’émotion extraordinaire etviolente qu’il venait d’éprouver. En un instant il fut arraché à samélancolie, à son découragement, à sa sombre apathie. L’intérêt leplus irrésistible pour ce jeune homme, le désir le plus vif de lesauver, s’emparèrent de lui. Il le sentait si malheureux, il letrouvait même si peu coupable, malgré son crime ; il entraitsi profondément dans sa situation, qu’il croyait que certainementil amènerait tous les autres à cette opinion. Déjà il brûlait deparler en sa faveur ; déjà le discours le plus animé sepressait sur ses lèvres ; il courait en hâte a la maison dechasse, et répétait à demi-voix, en chemin, tout ce qu’ilreprésenterait au bailli.

Lorsqu’il entra dans la salle, il aperçut Albert, dont laprésence le déconcerta d’abord ; mais il se remit bientôt, etavec beaucoup de feu il exposa son opinion au bailli. Celui-cisecoua la tète à plusieurs reprises ; et quoique Werther mitdans son discours toute la chaleur de la conviction, et toute lavivacité, toute l’énergie qu’un homme peut apporter à la défensed’un de ses semblables, cependant, comme on le croira sans peine,le bailli n’en fut point ébranlé. Il ne laissa même pas finir notreami ; il le réfuta vivement, et le blâma de prendre unmeurtrier sous sa protection ; il lui fit sentir que de cettemanière les lois seraient toujours éludées, et que la sûretépublique serait anéantie ; il ajouta que d’ailleurs, dans uneaffaire aussi grave, il ne pouvait rien faire sans se charger de laplus grande responsabilité, et qu’il fallait que tout se fit avecles formalités légales.

Werther ne se rendit pas encore, mais il se borna alors àdemander que le bailli fermât les yeux, si l’on pouvait faciliterl’évasion du jeune homme. Le bailli lui refusa aussi cela. Albert,qui prit enfin part à la conversation, exprima la même opinion queson beau-père. Werther fut réduit au silence ; il s’en allanavré de douleur, après que le bailli lui eut encore répétéplusieurs fois : « Non, rien ne peut le sauver ! »

Nous voyons combien il fut frappé de ces paroles dans un petitbillet que l’on trouva parmi ses papiers, et qui fut certainementécrit ce jour-là :

« On ne peut te sauver, malheureux ! Je le vois bien, on nepeut te sauver. »

Ce qu’avait dit Albert en présence du bailli sur l’affaire duprisonnier avait singulièrement mortifié Werther. Il avait cru yremarquer quelque allusion à lui-même et à ses propressentiments ; et quoique, après y avoir plus mûrement réfléchi,il comprît bien que ces deux hommes pouvaient avoir raison, ilsentait cependant qu’il serait au-dessus de ses forces d’enconvenir.

Nous trouvons dans ses papiers une note qui a trait à cetévénement, et qui exprime peut-être ses vrais sentiments pourAlbert :

« À quoi sert de me dire et de me répéter : Il est honnête etbon ! Mais il me déchire jusqu’au fond du cœur ; je nepuis être juste ! »

La soirée étant douce et le temps disposé au dégel, Charlotte etAlbert s’en retournèrent à pied. En chemin, Charlotte regardait çaet là, comme si la société de Werther lui eut manqué. Albert se mità parler de lui. Il le blâma, tout en lui rendant justice. Il envint à sa malheureuse passion, et souhaita pour lui-même qu’il fûtpossible de l’éloigner. « Je le souhaite aussi pour nous,dit-il ; et, je t’en prie, tâche de donner une autre directionà ses relations avec toi, et de rendre plus rares ses visites simultipliées. Le monde y fait attention, et je sais qu’on en a déjàparlé. » Charlotte ne dit rien. Albert parut avoir senti ce silence: au moins depuis ce temps il ne parla plus de Werther devant elle,et, si elle en parlait, il laissait tomber la conversation, ou lafaisait changer de sujet.

La vaine tentative que Werther avait faite pour sauver lemalheureux paysan était comme le dernier éclat de la flamme d’unelumière qui s’éteint : il n’en retomba que plus fort dans ladouleur et l’abattement. Il eut une sorte de désespoir quand ilapprit qu’on l’appellerait peut-être en témoignage contre lecoupable, qui maintenant avait recours aux dénégations.

Tout ce qui lui était arrivé de désagréable dans sa vie active,ses chagrins auprès de l’ambassadeur, tous ses projets manqués,tout ce qui l’avait jamais blessé, lui revenait et l’agitaitencore. Il se trouvait par tout cela même comme autorisé àl’inactivité ; il se voyait privé de toute perspective, etincapable, pour ainsi dire, de prendre la vie par aucun bout. C’estainsi que, livré entièrement à ses sombres idées et à sa passion,plongé dans l’éternelle uniformité de ses douloureuses relationsavec l’être aimable et adoré dont il troublait le repos, détruisantses forces sans but, et s’usant sans espérances, il sefamiliarisait chaque jour avec une affreuse pensée et s’approchaitde sa fin.

Quelques lettres qu’il a laissées, et que nous insérons ici,sont les preuves les plus irrécusables de son trouble, de sondélire, de ses pénibles tourments, de ses combats, et de son dégoûtde la vie.

12 décembre.

« Cher Wilhelm, je suis dans l’état où devaient être cesmalheureux qu’on croyait possédés d’un esprit malin. Cela me prendsouvent. Ce n’est pas angoisse, ce n’est point désir : c’est unerage intérieure, inconnue, qui menace de déchirer mon sein, qui meserre la gorge, qui me suffoque ! Alors je souffre, jesouffre, et je cherche à me fuir, et je m’égare au milieu desscènes nocturnes et terribles qu’offre cette saison ennemie deshommes.

« Hier soir, il me fallut sortir. Le dégel était survenusubitement. J’avais entendu dire que la rivière était débordée, quetous les ruisseaux jusqu’à Wahlheim s’étaient gonflés, et quel’inondation couvrait toute ma chère vallée. J’y courus après onzeheures. C’était un terrible spectacle !… Voir de la cime d’unroc, à la clarté de la lune, les torrents rouler sur les champs,les prés, les haies, inonder tout, le vallon bouleversé, et à saplace une mer houleuse livrée aux sifflements aigus du vent… Etlorsque, après une profonde obscurité, la lune reparaissait, etqu’un reflet superbe et terrible me montrait de nouveau les flotsroulant et résonnant à mes pieds, alors il me prenait unfrissonnement, et puis bientôt un désir… Ah ! les brasétendus, j’étais là devant l’abîme, et je brûlais de m’y jeter… dem’y jeter ! Je me perdais dans l’idée délicieuse d’yprécipiter mes tourments, mes souffrances, avec du bruit, comme desvagues. Oh !… et tu n’eus pas la force de lever le pied et definir tous tes maux… Mon sablier n’est pas encore à sa fin, je lesens ! O mon ami ! combien volontiers j’aurais donné monexistence d’homme, pour, avec l’ouragan, déchirer les nuées,soulever les flots ! Serait-il possible que ces délices nedevinssent jamais le partage de celui qui languit aujourd’hui danssa prison ?

« Et quel fut mon chagrin, en abaissant mes regards sur unendroit où je m’étais reposé avec Charlotte, sous un saule, aprèsnous être promenés à la chaleur ! Cette petite place étaitaussi inondée, et à peine je reconnus le saule ! « Et sesprairies, pensai-je, et les environs de la maison de chasse !Comme le torrent doit avoir arraché, détruit nos berceaux ! »Et le rayon doré du passé brilla dans mon âme… comme à unprisonnier vient un rêve de troupeau, de prairies, d’honneurs.J’étais debout là… Je ne m’en veux pas, car j’ai le courage demourir… J’aurais dû… Et me voilà comme la vieille qui demande sonbois aux haies et son pain aux portes, pour soutenir et prolongerd’un instant sa triste et défaillante existence. »

14 décembre.

« Qu’est-ce, mon ami ? Je suis effrayé de moi-même. L’amourque j’ai pour elle n’est-il pas l’amour le plus saint, le plus pur,le plus fraternel ? Ai-je jamais senti dans mon âme un désircoupable ?… Je ne veux point jurer… Et maintenant desrêves ! Oh ! que ceux-là avaient raison qui attribuaientces effets opposés à des forces diverses ! Cette nuit… jetremble de te le dire… je la tenais dans mes bras étroitementserrée contre mon sein, et je couvrais sa belle bouche, sa bouchebalbutiante d’amour, d’un million de baisers. Mon œil nageait dansl’ivresse du sien. Dieu ! serait-ce un crime que le bonheurque je goûte encore à me rappeler intimement tous ces ardentsplaisirs ? Charlotte ! Charlotte !… C’est fait demoi !… mes sens se troublent. Depuis huit jours je ne penseplus. Mes yeux sont remplis de larmes. Je ne suis bien nulle part,et je suis bien partout… Je ne souhaite rien, ne désire rien. Ilvaudrait mieux que je partisse. »

La résolution de sortir du monde s’était accrue et fortifiéedans l’âme de Werther au milieu de ces circonstances. Depuis sonretour auprès de Charlotte, il avait toujours considéré la mortcomme sa dernière perspective, et comme une ressource qui ne luimanquerait pas. Mais il s’était cependant promis de ne point s’yporter avec violence et précipitation, et de ne faire ce pasqu’avec la plus grande conviction et le plus grand calme.

Son incertitude, ses combats avec lui-même, paraissent dansquelques lignes qui sans doute commençaient une lettre à sonami ; le papier ne porte pas de date :

« Sa présence, sa destinée, l’intérêt qu’elle prend à mon sort,expriment encore les dernières larmes de mon cerveau calciné.

« Lever le rideau et passer derrière… voilà tout ! Pourquoifrémir ? pourquoi hésiter ? Est-ce parce qu’on ignore cequ’il y a derrière ?… parce qu’on n’en revient point ?…et que c’est le propre de notre esprit de supposer que tout estconfusion et ténèbres là où nous ne savons pas d’une manièrecertaine ce qu’il y a ? »

Il s’habitua de plus en plus à ces funestes idées, et chaquejour elles lui devinrent plus familières. Son projet fut arrêtéenfin irrévocablement ; on en trouve la preuve dans cettelettre à double entente qu’il écrivit à son ami :

20 décembre.

« Cher Wilhelm, je rends grâce à ton amitié d’avoir si biencompris ce que je voulais dire. Oui, tu as raison, il vaudraitmieux pour moi que je partisse. La proposition que tu me fais deretourner vers vous n’est pas tout à fait de mon goût : au moins jevoudrais faire un détour, surtout au moment où nous pouvons espérerune gelée soutenue et de beaux chemins. Je suis aussi très-contentde ton dessein de venir me chercher ; accorde-moi seulementquinze jours, et attends encore une lettre de moi qui te donne desnouvelles ultérieures. Il ne faut pas cueillir le fruit avant qu’ilsoit mûr, et quinze jours de plus ou de moins font beaucoup. Tudiras à ma mère qu’elle prie pour son fils, et que je lui demandepardon de tous les chagrins que je lui ai causés. C’était mondestin de faire le tourment des personnes dont j’aurais dû faire lajoie. Adieu, mon cher ami. Que le ciel répande sur toi toutes sesbénédictions ! Adieu. »

Nous ne chercherons pas à rendre ce qui se passait à cetteépoque dans l’âme de Charlotte, et ce qu’elle éprouvait à l’égardde son mari et de son malheureux ami, quoique en nous-mêmes nousnous en fassions bien une idée, d’après la connaissance de soncaractère. Mais toute femme douée d’une belle âme s’identifieraavec elle et comprendra ce qu’elle souffrait.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle était très-décidée à toutfaire pour éloigner Werther. Si elle temporisait, son hésitationprovenait de compassion et d’amitié ; elle savait combien ceteffort coûterait à Werther, elle savait qu’il lui serait presqueimpossible. Cependant elle se vit bientôt forcée de prendre unedétermination : Albert continuait à garder sur ce sujet le mêmesilence qu’elle avait elle-même gardé ; et il lui importaitd’autant plus de prouver par ses actions combien ses sentimentsétaient dignes de ceux de son mari.

Le jour que Werther écrivit à son ami la dernière lettre quenous venons de rapporter était le dimanche avant Noël ; ilvint le soir chez Charlotte, et la trouva seule. Elle s’occupait depréparer les joujoux qu’elle destinait à ses frères et sœurs pourles étrennes. Il parla de la joie qu’auraient les enfants, et de cetemps où l’ouverture inattendue d’une porte et l’apparition d’unarbre décoré de cierges, de sucreries et de pommes, nous causentles plus grands ravissements5. « Vous aussi, dit Charlotte encachant son embarras sous un aimable sourire, vous aussi, vousaurez vos étrennes, si vous êtes bien sage : une petite bougie, etpuis quelque chose encore. — Et qu’appelez-vous être biensage ? s’écria-t-il : comment dois-je être ? commentpuis-je être ? — Jeudi soir, reprit-elle, est la veille deNoël ; les enfants viendront alors, et mon père aveceux ; chacun aura ce qui lui est destiné. Venez aussi… maispas avant… » Werther était interdit. « Je vous en prie,continua-t-elle, qu’il en soit ainsi ; je vous en prie pourmon repos. Cela ne peut pas durer ainsi, non, cela ne se peut pas.» Il détourna les yeux de dessus elle, et se mit à marcher à grandspas dans la chambre, en répétant entre les dents : « Cela ne peutpas durer ! » Charlotte, qui s’aperçut de l’état violent oùl’avaient mis ces paroles, chercha, par mille questions, à ledistraire de ses pensées ; mais ce fut en vain. « Non,Charlotte, s’écria-t-il, non, je ne vous reverrai plus ! —Pourquoi donc, Werther ? reprit-elle. Vous pouvez, vous deveznous revoir ; seulement soyez plus maître de vous !Oh ! pourquoi êtes-vous né avec cette fougue, avec cetemportement indomptable et passionné que vous mettez à tout ce quivous attache une fois ! Je vous en prie, ajouta-t-elle eu luiprenant la main, soyez maître de vous ! Que de jouissancesvous assurent votre esprit, vos talents, vos connaissances !Soyez homme, rompez ce fatal attachement pour une créature qui nepeut rien que vous plaindre ! » Il grinça les dents, et laregarda d’un air sombre. Elle prit sa main. « Un seul moment decalme, Werther ! lui dit-elle. Ne sentez-vous pas que vousvous abusez, que vous courez volontairement à votre perte ?Pourquoi faut-il que ce soit moi, Werther ! moi qui appartiensà un autre, précisément moi ! Je crains bien, oui, je crainsque ce ne soit cette impossibilité même de m’obtenir qui rende vosdésirs si ardents ! » Il retira sa main des siennes, et, laregardant d’un œil fixe et mécontent : « C’est bien, s’écria-t-il,c’est très-bien ! Cette remarque est peut-être d’Albert ?Elle est profonde ! très-profonde ! — Chacun peut lafaire, reprit-elle. N’y aurait-il donc, dans le monde entier,aucune femme qui pût remplir les vœux de votre cœur ? Gagnezsur vous de la chercher, et je vous jure que vous la trouverez.Depuis longtemps, pour vous et pour nous, je m’afflige del’isolement où vous vous renfermez. Prenez sur vous ! Unvoyage vous ferait du bien, sans aucun doute. Cherchez un objetdigne de votre amour, et revenez alors : nous jouirons tousensemble de la félicité que donne une amitié sincère.

— On pourrait imprimer cela, dit Werther avec un sourire amer,et le recommander à tous les instituteurs. Ah ! Charlotte,laissez-moi encore quelque répit : tout s’arrangera ! — Ehbien, Werther ! ne revenez pas avant la veille de Noël !» Il voulait répondre ; Albert entra. On se donna le bonsoiravec un froid de glace. Ils se mirent à se promener l’un à côté del’autre dans l’appartement d’un air embarrassé. Werther commença undiscours insignifiant, et cessa bientôt de parler. Albert fit demême, puis il interrogea sa femme sur quelques affaires dont ill’avait chargée. En apprenant qu’elles n’étaient pas encorearrangées, il lui dit quelques mots que Werther trouva bien froidset même durs. Il voulait s’en aller, et il ne pouvait pas. Ilbalança jusqu’à huit heures, et son humeur ne fit que s’aigrir.Quand on vint mettre le couvert, il prit sa canne et son chapeau.Albert le pria de rester ; mais il ne vit dans cetteinvitation qu’une politesse insignifiante : il remerciatrès-froidement, et sortit.

Il retourna chez lui, prit la lumière des mains de sondomestique qui voulait l’éclairer, et monta seul à sa chambre. Ilsanglotait, parcourait la chambre à grands pas, se parlait àlui-même à haute voix et d’une manière très-animée. Il finit par sejeter tout habillé sur son lit, où le trouva son domestique, quiprit sur lui d’entrer sur les onze heures pour lui demander s’il nevoulait pas qu’il lui tirât ses bottes. II y consentit, et lui ditde ne point entrer le lendemain matin dans sa chambre sans avoirété appelé.

Le lundi matin, 21 décembre, il commença à écrire à Charlotte lalettre suivante, qui, après sa mort, fut trouvée cachetée sur sonsecrétaire, et qui fut remise à Charlotte. Je la détacherai ici parfragments, comme il parait l’avoir écrite :

« C’est une chose résolue, Charlotte, je veux mourir, et je lel’écris sans aucune exaltation romanesque, de sang-froid, le matindu jour où je te verrai pour la dernière fois. Quand tu liras ceci,ma chère, le tombeau couvrira déjà la dépouille glacée dumalheureux qui ne connaît pas de plaisir plus doux, pour lesderniers moments de sa vie, que de s’entretenir avec toi. J’ai euune nuit terrible et aussi bienfaisante. Elle a fixé, affermi marésolution. Je veux mourir ! Quand je m’arrachai hier d’auprèsde toi, quelle convulsion j’éprouvais dans mon âme ! quelhorrible serrement de cœur ! comme ma vie, se consumant prèsde toi sans joie, sans espérance, me glaçait et me faisaithorreur ! Je pus à peine arriver jusqu’à ma chambre. Je mejetai à genoux, tout hors de moi ; et, ô Dieu ! tum’accordas une dernière fois le soulagement des larmes les plusamères. Mille projets, mille idées se combattirent dans monâme ; et enfin il n’y resta plus qu’une seule idée, bienarrêtée, bien inébranlable. Je veux mourir ! Je me couchai, etce matin, dans tout le calme du réveil, je trouvai encore dans moncœur cette résolution ferme et inébranlable. Je veux mourir !…Ce n’est point désespoir, c’est la certitude que j’ai fini macarrière, et que je me sacrifie pour toi. Oui, Charlotte, pourquoite le cacher ? il faut que l’un de nous trois périsse, et jeveux que ce soit moi. O ma chère ! une idée furieuse s’estinsinuée dans mon cœur déchiré, souvent… de tuer ton époux… toi…moi !… Ainsi soit-il donc ! Lorsque, sur le soir d’unbeau jour d’été, tu graviras la montagne, pense à moi alors, etsouviens-toi combien de fois je parcourus cette vallée. Regardeensuite vers le cimetière, et que ton œil voie comme le vent bercel’herbe sur ma tombe, aux derniers rayons du soleil couchant…J’étais calme en commençant, et maintenant ces images m’affectentavec tant de force que je pleure comme un enfant. »

Sur les dix heures, Werther appela son domestique ; et, ense faisant habiller, il lui dit qu’il allait faire un voyage dequelques jours ; qu’il n’avait qu’à nettoyer ses habits etpréparer tout pour faire les malles. Il lui ordonna aussi dedemander les mémoires des marchands, de rapporter quelques livresqu’il avait prêtés, et de payer deux mois d’avance à quelquespauvres qui recevaient de lui une aumône chaque semaine.

Il se fit apporter à manger dans sa chambre ; et aprèsqu’il eut dîné, il alla chez le bailli, qu’il ne trouva pas à lamaison. Il se promena dans le jardin d’un air pensif : il semblaitqu’il voulût rassembler en foule tous les souvenirs capablesd’augmenter sa tristesse.

Les enfants ne le laissèrent pas longtemps en repos. Ilscoururent à lui en sautant, et lui dirent que quand demain, etencore demain, et puis encore un jour, seraient venus, ilsrecevraient de Charlotte leur présent de Noël ; et là-dessusils lui étalèrent toutes les merveilles que leur imagination leurpromettait. « Demain, s’écria-t-il, et encore demain, et puisencore un jour ! » Il les embrassa tous tendrement, et allaitles quitter, lorsque le plus jeune voulut encore lui dire quelquechose à l’oreille. Il lui dit en confidence que ses grands frèresavaient écrit de beaux compliments du jour de l’an ; qu’ilsétaient longs ; qu’il y en avait un pour le papa, un pourAlbert et Charlotte, et un aussi pour M. Werther, et qu’on lesprésenterait de grand matin, le jour de Noël.

Ces derniers mots l’accablèrent : il leur donna à tous quelquechose, monta à cheval, les chargea de faire ses compliments, etpartit les larmes aux yeux.

Il revint chez lui vers les cinq heures, recommanda à laservante d’avoir soin du feu et de l’entretenir jusqu’à la nuit. Ildit au domestique d’emballer ses livres et son linge, et d’arrangerses habits dans sa malle. C’est alors vraisemblablement qu’ilécrivit le paragraphe qui suit de sa dernière lettre à Charlotte:

« Tu ne m’attends pas. Tu crois que j’obéirai, et que je ne teverrai que la veille de Noël. Char-« lotte ! aujourd’hui oujamais. La veille de Noël tu tiendras ce papier dans ta main, tufrémiras, et tu le mouilleras de tes larmes. Je le veux, il lefaut ! Oh ! que je suis content d’avoir pris monparti ! »

Cependant Charlotte se trouvait dans une situation bien triste.Son dernier entretien avec Werther lui avait mieux fait sentirencore combien il lui serait difficile de l’éloigner ; ellecomprenait mieux qu’elle ne l’avait fait jusque-là tous lestourments qu’il aurait à souffrir pour se séparer d’elle. Elleavait dit, comme en passant, en présence de son mari, que Wertherne reviendrait point avant la veille de Noël ; et Albert étaitmonté à cheval pour aller chez un bailli du voisinage terminer uneaffaire qui devait le retenir jusqu’au lendemain.

Elle était seule, aucun de ses frères n’était autour d’elle.Elle s’abandonna tout entière à ses pensées, qui erraient sur sasituation présente et sur l’avenir. Elle se voyait liée pour la vieà un homme dont elle connaissait l’amour et la fidélité, et qu’elleaimait de toute son âme ; à un homme dont le caractèrepaisible et solide paraissait formé par le ciel pour assurer lebonheur d’une honnête femme ; elle sentait ce qu’un tel épouxserait toujours pour elle et pour sa famille. D’un autre côté,Werther lui était devenu si cher, et dès le premier instant lasympathie entre eux s’était si bien manifestée, leur longue liaisonavait amené tant de rapports intimes, que son cœur en avait reçudes impressions ineffaçables. Elle était accoutumée à partager aveclui tous ses sentiments et toutes ses pensées ; et son départla menaçait de lui faire un vide qu’elle ne pourrait plus remplir.Oh ! si elle avait pu dans cet instant le changer en un frère,combien elle eût été heureuse ! s’il y avait eu moyen de lemarier à une de ses amies ! si elle avait pu aussi espérer derétablir entièrement la bonne intelligence entre Albert etlui !

Elle passa en revue dans son esprit toutes ses amies : elletrouvait toujours à chacune d’elles quelque défaut, et il n’y eneut aucune qui lui parût digne.

Au milieu de toutes ses réflexions, elle finit par sentirprofondément, sans oser se l’avouer, que le désir secret de son âmeétait de le garder pour elle-même, tout en se répétant qu’elle nepouvait, qu’elle ne devait pas le garder. Son âme si pure, sibelle, et toujours si invulnérable à la tristesse, reçut en cemoment l’empreinte de cette mélancolie qui n’entrevoit plus laperspective du bonheur. Son cœur était oppressé, et un sombre nuagecouvrait ses yeux.

Il était six heures et demie lorsqu’elle entendit Werther monterl’escalier ; elle reconnut à l’instant ses pas et sa voix quila demandait. Comme son cœur battit vivement à son approche etpeut-être pour la première fois ! Elle aurait volontiers faitdire qu’elle n’y était pas ; et quand il entra, elle lui criaavec une espèce d’égarement passionné : « Vous ne m’avez pas tenuparole ! — Je n’ai rien promis, » fut sa réponse. — « Au moinsauriez-vous dû avoir égard à ma prière ; je vous avais demandécela pour notre tranquillité commune. »

Elle ne savait que dire ni que faire, quand elle pensa à envoyerinviter deux de ses amies, pour ne pas se trouver seule avecWerther. Il déposa quelques livres qu’il avait apportés, et endemanda d’autres. Tantôt elle souhaitait voir arriver ses amies,tantôt qu’elles ne vinssent pas, lorsque la servante rentra, et luidit qu’elles s’excusaient toutes deux de ne pouvoir venir.

Elle voulait d’abord faire rester cette fille, avec son ouvrage,dans la chambre voisine, et puis elle changea d’idée. Werther sepromenait à grands pas. Elle se mit à son clavecin, et commença unmenuet ; mais ses doigts se refusaient. Elle se recueillit, etvint s’asseoir d’un air tranquille auprès de Werther, qui avaitpris sa place accoutumée sur le canapé.

« N’avez-vous rien à lire ? » dit-elle. Il n’avait rien. «Ici, dans mon tiroir, continua-t-elle, est votre traduction dequelques chants d’Ossian : je ne l’ai point encore lue, carj’espérais toujours vous l’entendre lire vous-même ; mais celan’a jamais pu s’arranger.» Il sourit, et alla chercher soncahier.

Un frisson le saisit en y portant la main, et ses yeux seremplirent de larmes quand il l’ouvrit ; il se rassit, et lut:

« Étoile de la nuit naissante, te voilà qui étincelles àl’occident, tu lèves ta brillante tête sur la nuée, tu t’avancesmajestueusement le long de la colline. Que regardes-tu sur labruyère ? Les vents orageux se sont apaisés ; le murmuredu torrent lointain se fait entendre ; les vagues viennentexpirer au pied du rocher, et les insectes du soir bourdonnent dansles airs. Que regardes-tu, belle lumière ? Mais tu souris ettu t’en vas joyeusement. Les ondes t’entourent, et baignent tonaimable chevelure. Adieu, tranquille rayon. Et toi, parais, toisuperbe lumière de l’âme d’Ossian.

« Et elle paraît dans tout son éclat. Je vois mes amis morts.Ils s’assemblent à Lora, comme aux jours qui sont passés. Fingalvient, comme une humide colonne de brouillard. Autour de lui sontses héros ; voilà les bardes ! Ullin aux cheveux gris,majestueux Ryno, Alpin, chantre aimable, et toi, plaintiveMinona ! comme vous êtes changés, mes amis, depuis les joursde fêtes de Selma, alors que nous nous disputions l’honneur duchant, comme les zéphyrs du printemps font, l’un après l’autre,plier les hautes herbes sur la colline !

« Alors Minona s’avançait dans sa beauté, le regard baissé, lesyeux pleins de larmes ; sa chevelure flottait, en résistant auvent vagabond qui soufflait du haut de la colline. L’âme desguerriers devint sombre quand sa douce voix s’éleva ; car ilsavaient vu souvent la tombe de Salgar, ils avaient souvent vu lasombre demeure de la blanche Colma. Colma était abandonnée sur lacolline, seule avec sa voix mélodieuse ; Salgar avait promisde venir, mais la nuit se répandait autour d’elle.

Écoutez de Colma la voix, lorsqu’elle était seule sur lacolline.

COLMA.

« Il fait nuit. Je suis seule, égarée sur l’orageuse colline. Levent souffle dans les montagnes. Le torrent roule avec fracas desrochers. Aucune cabane ne me défend de la pluie, ne me défend surl’orageuse colline.

« O lune ! sors de tes nuages ! paraissez, étoiles dela nuit ! Que quelque rayon me conduise à l’endroit où monamour repose des fatigues de la chasse, son arc détendu à côté delui, ses chiens haletants autour de lui ! Faut-il, faut-il queje sois assise ici seule sur le roc au-dessus du torrent ! Letorrent est gonflé et l’ouragan mugit. Je n’entends pas la voix demon amant.

« Pourquoi tarde mon Salgar ? a-t-il oublié sapromesse ? Voilà bien le rocher et l’arbre, et voici lebruyant torrent. Salgar, tu m’avais promis d’être ici à l’approchede la nuit. Hélas ! où s’est égaré mon Salgar ? Avec toije voulais fuir, abandonner père et frère, les orgueilleux !Depuis longtemps nos familles sont ennemies, mais nous ne sommespoint ennemis, ô Salgar !

« Tais-toi un instant, ô vent ! silence un instant, ôtorrent ! que ma voix résonne à travers la vallée, que monvoyageur m’entende ! Salgar, c’est moi qui appelle. Voicil’arbre et le rocher. Salgar, mon ami, je suis ici : pourquoi neviens-tu pas ?

« Ah ! la lune paraît, les flots brillent dans ta vallée,les rochers blanchissent ; je vois au loin… Mais je ne le voispas sur la cime; ses chiens devant lui n’annoncent pas son arrivée.Faut-il que je sois seule ici !

« Mais qui sont ceux qui là-bas sont couchés sur labruyère ?… Mon amant, mon frère !… Parlez, ô mesamis ! Ils se taisent. Que mon âme est tourmentée !…Ah ! ils sont morts ; leurs glaives sont rougis ducombat. O mon frère ! mon frère ! pourquoi as-tu tué monSalgar ? O mon Salgar, pourquoi as-tu tué mon frère ?Vous m’étiez tous les deux si chers ! Oh ! tu étais beauentre mille sur la colline ; il était terrible dans le combat.Répondez-moi, écoutez ma voix, mes bien-aimés ! Mais,hélas ! ils sont muets, muets pour toujours ; leur seinest froid comme la terre.

« Oh ! du haut du rocher de la colline, du haut de la cimede l’orageuse montagne, parlez, esprits des morts ! parlez, jene frémirai point. Où êtes-vous allés reposer ? dans quellecaverne des montagnes dois-je vous trouver ? Je n’entendsaucune faible voix ; le vent ne m’apporte point la réponse desmorts.

« Je suis assise dans ma douleur ; j’attends le matin dansles larmes. Creusez le tombeau, vous les amis des morts ; maisne le fermez pas jusqu’à ce que je vienne. Ma vie disparaît commeun songe. Pourrais-je rester en arrière ? Ici je veux demeureravec mes amis, auprès du torrent qui sort du rocher. Lorsqu’il faitnuit sur la colline et que le vent arrive en roulant par-dessus labruyère, mon esprit doit se tenir sous le vent et plaindre la mortde mes amis. Le chasseur m’entendra de sa cabane de feuillage,craindra ma voix et l’aimera ; car elle sera douce, ma voix,en pleurant mes amis : ils m’étaient tous les deux sichers !

« C’était là ton chant ! ô Minona ! douce fille deThormann. Nos larmes coulèrent pour Colma, et notre âme devintsombre.

« Ullin parut avec la harpe, et nous donna le chant d’Alpin. Lavoix d’Alpin était douce, l’âme de Ryno était un rayon defeu ; mais tous deux déjà habitaient l’étroite maison desmorts, et leur voix était morte à Selma.

Un jour Ullin, revenant de la chasse, avant que les deux hérosfussent tombés, les entendit chanter tour à tour sur la colline.Leurs chants étaient doux, mais tristes. Ils plaignaient la mort deMorar, le premier des héros. L’âme de Morar était comme l’âme deFingal, son glaive comme le glaive d’Oscar. Mais il tomba, et sonpère gémit, et sa sœur pleura, et Minona pleura, Minona, la sœur duvaleureux Morar. Devant les accords d’Ullin, Minona se retira,comme la lune à l’ouest, qui prévoit l’orage, cache sa belle têtedans un nuage. Je pinçai la harpe avec Ullin pour le chant desplaintes.

RYNO.

« Le vent et la pluie sont apaisés, le zénith est serein, lesnuages se dissipent ; le soleil, en fuyant, éclaire la collinede ses derniers rayons ; la rivière coule toute rouge de lamontagne dans la vallée. Doux est ton murmure, ô rivière !mais plus douce est la voix d’Alpin, quand il fait entendre unchant funèbre. Sa tête est courbée par l’âge, et son œil creux estrouge de pleurs. Alpin, excellent chanteur, pourquoi, seul sur lasilencieuse colline, gémis-tu comme un coup de vent dans la forêt,comme une vague sur un rivage lointain ?

ALPIN.

« Mes pleurs, Ryno, sont pour la mort ; ma voix est auxhabitants de la tombe. Jeune homme, tu es svelte sur la colline,beau parmi les fils des bruyères ; mais tu tomberas commeMorar, et sur ton tombeau l’affligé viendra s’asseoir. Les collinest’oublieront. Ton arc est là, attaché à la muraille, détendu.

« Tu étais svelte, ô Morar ! comme un chevreuil sur lacolline, terrible comme le météore qui brille la nuit au ciel. Toncourroux était un orage ; ton glaive dans le combat étaitcomme l’éclair sur la bruyère ; ta voix, semblable au torrentde la forêt après la pluie, au tonnerre roulant sur les collineslointaines. Beaucoup tombaient devant ton bras ; la flamme deta colère les consumait. Mais, quand tu revenais de la guerre, tavoix était paisible, ton visage semblable au soleil après l’orage,à la lune dans la nuit silencieuse, ton sein calme comme le lacquand le bruit du vent est apaisé.

« Étroite est maintenant ta demeure, obscur ton tombeau : avectrois pas je mesure ta tombe. O toi qui étais si grand !quatre pierres couvertes de mousse sont ton seul monument : unarbre effeuillé, l’herbe haute que le vent couche, indiquent àl’œil du chasseur le tombeau du puissant Morar. Tu n’as pas de mèrepour te pleurer, pas d’amante qui verse des larmes sur toi. Elleest morte, celle qui te donna le jour ; elle est tombée, lafille de Morglan.

« Quel est ce vieillard appuyé sur son bâton ? qui est-il,cet homme dont la tête est blanche et dont les yeux sont rougis parles larmes ? C’est ton père, ô Morar ! le père d’aucunautre fils. Il entendit souvent parler de ta vaillance, des ennemistombés sous tes coups ; il entendit la gloire de Morar !Ah ! pourquoi a-t-il entendu sa chute ? Pleure, père deMorar, pleure ! mais ton fils ne t’entend pas. Le sommeil desmorts est profond ; leur oreiller de poussière est creusé bas.Il n’entendra plus jamais ta voix, il ne se réveillera plus à tavoix. Oh ! quand fait-il jour au tombeau, pour dire à celuiqui dort : Réveille-toi !

« Adieu, le plus généreux des hommes ! adieu, guerrierfameux ! Jamais plus le champ de bataille ne te verra ;jamais plus la sombre forêt ne brillera de l’éclat de ton acier. Tun’as laissé aucun fils, mais tes chants conserveront ton nom ;les temps futurs entendront parler de toi, ils connaîtrontMorar !

« Les guerriers s’affligèrent : mais Armin surtout poussa dedouloureux soupirs. Ce chant lui rappelait aussi, à lui, la mortd’un fils, et le ramenait aux jours de sa jeunesse. Carmor étaitprès du héros, Carmor, le prince de Galmal. « Pourquoi cessanglots? dit-il ; est-ce ici qu’il faut pleurer ? lamusique et les chants ne sont-ils pas pour fondre l’âme et laranimer ? Le léger nuage de brouillard qui s’élève du lactombe sur la vallée et humecte les fleurs ; et à l’instant lesoleil revient dans sa force, dissipe le brouillard, et les fleursreverdissent. Pourquoi es-tu si triste, ô Armin ! toi quirègnes sur Gorma, qu’environnent les flots ? »

ARMIN.

« Oui, je suis triste, et j’ai bien des raisons de l’être.Carmor, tu n’as point perdu de fils ! tu n’as point perdu defille éclatante de beauté ! Le brave Colgar vit, et Amiraaussi, la plus belle des femmes. Les branches de ta racefleurissent, ô Carmor ; mais Armin est le dernier de sasouche ! Ton lit est noir, ô Daura ! sombre est tonsommeil dans le tombeau ! Quand te réveilleras-tu, avec teschants, avec ta voix mélodieuse ? Levez-vous, vents del’automne ! soufflez, soufflez sur l’obscure bruyère !écumez, torrents de la forêt ! hurlez, ouragans, à la cime deschênes! voyage à travers des nuages déchirés, ô lune ! montreet cache alternativement ton pâle visage ! rappelle-moi lanuit terrible où mes enfants périrent, où Arindal le fort tomba, oùs’éteignit Daura la chérie !

« Daura, ma fille, tu étais belle, belle comme la lune sur lescollines de Fura, blanche comme la neige tombée, douce comme lesouffle du matin. Arindal, ton arc était fort, ton javelot rapidedans les airs, ton regard comme la nue qui presse les flots, tonbouclier comme un nuage de feu dans l’orage.

« Armar, fameux dans les combats, vint, rechercha l’amour deDaura, et fut bientôt aimé. Leurs amis étaient joyeux et pleinsd’espérance.

« Érath, fils d’Odgall, frémissait de rage, car son frère avaitété tué par Armar. Il vint déguisé en batelier. Sa barque étaitbelle sur les vagues ; il avait les cheveux blanchis parl’âge, et son visage était grave et tranquille. « O la plus belledes filles ! dit-il, aimable fille d’Armin, là-bas sur lerocher, non loin du rivage, Armar attend sa Daura. Je viens, toison amour, pour t’y conduire sur les flots roulants. »

« Elle y alla, elle appela Armar. La voix du rocher seule luirépondit. Armar, mon ami, mon amant, pourquoi me tourmentes-tuainsi ? Écoute-moi donc, fils d’Arnath écoute-moi. C’est Dauraqui t’appelle. »

« Érath, le traître, fuyait en riant vers la terre. Elle élevaitsa voix, elle appelait son père et son frère : « Arindal !Armin ! aucun de vous ne viendra-t-il donc sauver saDaura ? »

« Sa voix traversa la mer ; Arindal, mon fils, descendit dela colline, couvert du butin de sa chasse, ses flèches retentissantà son côté, son arc à la main, et cinq dogues noirs autour de lui.Il aperçut l’imprudent Érath sur le rivage, le saisit, etl’enchaîna, entourant fortement ses bras, et repliant étroitementles liens autour de ses hanches. Érath, ainsi enchaîné, remplissaitles airs de ses gémissements.

« Arindal pousse la barque au large, et s’élance vers Daura.Tout à coup Armar survient furieux, il décoche une flèche ; letrait siffla et tomba dans ton cœur, à Arindal, mon fils ! Omon fil s! tu péris du coup destiné à Érath. La barque atteignit lerocher, et en même temps Arindal tomba et expira. Le sang de tonfrère coulait à tes pieds, ô Daura ! quelle fut tadouleur !

« La barque fut brisée, les flots l’engloutirent. Armar seprécipite dans la mer pour sauver sa Daura ou mourir. Soudain uncoup de vent tombe de la colline sur les flots ; Armar estsubmergé et ne reparaît plus.

« J’ai entendu les plaintes de ma fille se désolant sur lerocher battu des vagues : ses cris étaient aigus, et revenaientsans cesse ; et son père ne pouvait rien pour elle !Toute la nuit je restai sur le rivage, je la voyais aux faiblesrayons de la lune ; toute la nuit j’entendis ses cris ;le vent soufflait, et la pluie tombait par torrents. Sa voix devintfaible avant que le matin parût, et finit par s’évanouir comme lesouffle du soir dans l’herbe des rochers. Épuisée par la douleur,elle mourut, et laissa Armin seul. Ma force dans la guerre estpassée, mon orgueil de père est tombé.

« Lorsque les orages descendent de la montagne, lorsque le ventdu nord soulève les flots, je m’assieds sur le rivage retentissant,et je regarde le terrible rocher. Souvent, quand la lune commence àrenaître dans le ciel, j’aperçois dans le clair-obscur les espritsde mes enfants marchant ensemble dans une triste concorde. »

Un torrent de larmes qui coula des yeux de Charlotte, et quisoulagea son cœur oppressé, interrompit la lecture de Werther. Iljeta le manuscrit, lui prit une main, et versa les pleurs les plusamers. Charlotte était appuyée sur l’autre main, et cachait sonvisage dans son mouchoir. Leur agitation à l’un et à l’autre étaitterrible : ils sentaient leur propre infortune dans la destinée deshéros d’Ossian ; ils la sentaient ensemble, et leurs larmes seconfondaient. Les lèvres et les yeux de Werther se collèrent sur lebras de Charlotte, et le brûlaient. Elle frémit, et vouluts’éloigner ; mais la douleur et la compassion la tenaientenchaînée, comme si une masse de plomb eût pesé sur elle. Ellechercha, en suffoquant, à se remettre, et en sanglotant elle lepria de continuer ; elle priait d’une voix céleste. Werthertremblait, son sein voulait s’ouvrir ; il ramassa ses chants,et lut d’une voix entrecoupée :

« Pourquoi m’éveilles-tu, souffle du printemps ? Tu mecaresses et dis : « Je suis chargé de la rosée du ciel. » Mais letemps de ma flétrissure est proche ; proche est l’orage quiabattra mes feuilles. Demain viendra le voyageur, viendra celui quim’a vu dans ma beauté ; son œil me cherchera autour de lui, ilme cherchera et ne me trouvera point. »

Toute la force de ces paroles tomba sur l’infortuné. Il en futaccablé. Il se jeta aux pieds de Charlotte dans le dernierdésespoir ; il lui prit les mains, qu’il pressa contre sesyeux, contre son front. Il sembla à Charlotte qu’elle sentaitpasser dans son âme un pressentiment du projet affreux qu’il avaitformé. Ses sens se troublèrent ; elle lui serra les mains, lespressa contre son sein ; elle se pencha vers lui avecattendrissement, et leurs joues brûlantes se touchèrent. L’universs’anéantit pour eux. Il la prit dans ses bras, la serra contre soncœur, et couvrit ses lèvres tremblantes et balbutiantes de baisersfurieux, « Werther ! dit-elle d’une voix étouffée et en sedétournant, Werther ! » et d’une main faible elle tâchait del’écarter de son sein. « Werther ! » s’écria-t-elle enfin, duton le plus imposant et le plus noble. Il ne put y tenir. Il lalaissa aller de ses bras, et se jeta à terre devant elle comme unforcené. Elle s’arracha de lui, et, toute troublée, tremblanteentre l’amour et la colère, elle lui dit : « Voilà la dernièrefois, Werther ! vous ne me verrez plus. » Et puis, jetant surle malheureux un regard plein d’amour, elle courut dans la chambrevoisine, et s’y renferma. Werther lui tendit les bras, et n’osa pasla retenir. Il était par terre, la tête appuyée sur le canapé, etil demeura plus d’une demi-heure dans cette position, jusqu’à cequ’un bruit qu’il entendit le rappelât à lui-même : c’était laservante qui venait mettre le couvert. Il allait et venait dans lachambre ; et lorsqu’il se vit de nouveau seul, il s’approchade la porte du cabinet, et dit à voix basse : « Charlotte !Charlotte ! seulement encore un mot, un adieu. » Elle garda lesilence. Il attendit, il pria, puis attendit encore ; enfin ils’arracha de cette porte en s’écriant : « Adieu, Charlotte! adieupour jamais ! »

Il se rendit à la porte de la ville. Les gardes, qui étaientaccoutumés à le voir, le laissèrent passer sans lui rien dire. Iltombait de la neige fondue. Il ne rentra que vers les onze heures.Lorsqu’il revint à la maison, son domestique remarqua qu’il n’avaitpoint de chapeau ; il n’osa l’en faire apercevoir. Il ledéshabilla : tout était mouillé. On a trouvé ensuite son chapeausur un rocher qui se détache de la montagne et plonge sur lavallée. On ne conçoit pas comment il a pu, par une nuit obscure etpluvieuse, y monter sans se précipiter.

Il se coucha, et dormit longtemps. Le lendemain matin, sondomestique le trouva à écrire, quand son maître l’appela pour luiapporter son café. Il ajoutait le passage suivant de sa lettre àCharlotte :

« C’est donc pour la dernière fois, pour la dernière fois quej’ouvre les yeux ! Hélas ! ils ne verront plus lesoleil ; des nuages et un sombre brouillard le cachent pourtoute la journée. Oui, prends le deuil, ô nature ! ton fils,ton ami, ton bien-aimé, s’approche de sa fin. Charlotte, c’est unsentiment qui n’a point de pareil, et qui ne peut guère se comparerqu’au sentiment confus d’un songe, que de se dire : Ce matin est ledernier ! Le dernier, Charlotte ! je n’ai aucune idée dece mot : le dernier ! Ne suis-je pas là dans toute maforce ? et demain, couché, étendu sans vie sur la terre !Mourir ! qu’est-ce que cela signifie ? Vois-tu, nousrêvons quand nous parlons de la mort. J’ai vu mourir plusieurspersonnes ; mais l’homme est si borné qu’il n’a aucune idée ducommencement et de la fin de son existence. Actuellement encore àmoi, à toi ! à toi ! ma chère ; et un moment deplus… séparés… désunis… peut-être pour toujours ! Non,Charlotte, non… Comment puis-je être anéanti ? Nous sommes,oui… S’anéantir ! qu’est-ce que cela signifie ? C’estencore un mot, un son vide que mon cœur ne comprend pas… Mort,Charlotte ! enseveli dans un coin de la terre froide, siétroit, si obscur ! J’eus une amie qui fut tout pour majeunesse privée d’appui et de consolations. Elle mourut, je suivisle convoi, et me tins auprès de la fosse. J’entendis descendre lecercueil, j’entendis le frottement des cordes qu’on lâchait etqu’on retirait ensuite ; et puis la première pelletée de terretomba, et le coffre funèbre rendit un bruit sourd, puis plus sourd,et plus sourd encore, jusqu’à ce qu’enfin il se trouvât entièrementcouvert ! Je tombai auprès de la fosse, saisi, agité,oppressé, les entrailles déchirées. Mais je ne savais rien sur monorigine, sur mon avenir. Mourir ! tombeau ! Je n’entendspoint ces mots !

« Oh ! pardonne-moi ! pardonne-moi ! Hier !…ç’aurait dû être le dernier moment de ma vie. O ange ! ce futpour la première fois, oui, pour la première fois, que ce sentimentd’une joie sans bornes pénétra tout entier, et sans aucun mélangede doute, dans mon âme : Elle m’aime ! elle m’aime ! Ilbrûle encore sur mes lèvres, le feu sacré qui coula par torrentsdes tiennes ; ces ardentes délices sont encore dans mon cœur.Pardonne-moi ! pardonne-moi !

«Ah ! je le savais bien que tu m’aimais ! Tes premiersregards, ces regards pleins d’âme, ton premier serrement de main,me l’apprirent ; et cependant, lorsque je t’avais quittée, ouque je voyais Albert à tes côtés, je retombais dans mes doutesrongeurs.

« Te souvient-il de ces fleurs que tu m’envoyas le jour de cetteennuyeuse réunion, où tu ne pus me dire un seul mot, ni me tendrela main ? Je restai la moitié de la nuit à genoux devant cesfleurs, et elles furent pour moi le sceau de ton amour. Mais,hélas ! ces impressions s’effaçaient, comme insensiblements’efface dans le cœur du chrétien le sentiment de la grâce de sonDieu, qui lui a été donné avec une profusion céleste dans desaintes images, sous des symboles visibles.

« Tout cela est périssable ; mais l’éternité même ne pourrapoint détruire la vie brûlante dont je jouis hier sur tes lèvres etque je sens en moi ! Elle m’aime ! ce bras l’apressée ! ces lèvres ont tremblé sur ses lèvres ! cettebouche a balbutié sur la sienne ! Elle est à moi ! Tu esà moi ! oui, Charlotte pour jamais !

« Qu’importe qu’Albert soit ton époux ? Époux !… Cetitre serait donc seulement pour ce monde… Et pour ce monde aussije commets un péché en l’aimant, en désirant de t’arracher, si jepouvais, de ses bras dans les miens ! Péché ! soit. Ehbien, je m’en punis. Je l’ai savouré, ce péché, dans toutes sesdélices célestes ; j’ai aspiré le baume de la vie et versé laforce dans mon cœur. De ce moment tu es à moi, à moi, ôCharlotte ! Je pars devant. Je vais rejoindre mon père, tonpère ; je me plaindrai à lui ; il me consolera jusqu’àton arrivée : alors je vole à ta rencontre, je te saisis, etdemeure uni à toi en présence de l’Éternel, dans des embrassementsqui ne finiront jamais.

« Je ne rêve point, je ne suis point dans le délire ! Prèsdu tombeau, je vois plus clair. Nous serons, nous nous reverrons!Nous verrons ta mère. Je la verrai, je la trouverai. Ah !j’épancherai devant elle mon cœur tout entier. Ta mère ! taparfaite image ! »

Vers les onze heures, Werther demanda à son domestique si Albertn’était pas de retour. Le domestique répondit que oui, qu’il avaitvu passer son cheval. Alors Werther lui donna un petit billet noncacheté, qui contenait ces mots :

« Voudriez-vous bien me prêter vos pistolets pour un voyage queje me propose de faire ? Adieu. »

La pauvre Charlotte avait peu dormi la nuit précédente. Cequ’elle avait craint était devenu certain, et ses appréhensionss’étaient réalisées d’une manière qu’elle n’avait pu ni prévoir nicraindre. Son sang si pur, et qui coulait avec tant de douceur,était maintenant dans un trouble fiévreux, et mille sentimentsdéchiraient son noble cœur. Était-ce le feu des embrassements deWerther qu’elle sentait dans son sein ? Était-ce indignationde sa témérité ? Était-ce une fâcheuse comparaison de son étatactuel avec ces jours d’innocence, de calme et de confiance enelle-même ? Comment se présenterait-elle à son mari ?comment lui avouer une scène qu’elle pouvait si bien avouer, et quepourtant elle n’osait pas s’avouer à elle-même ? Ils s’étaientsi longtemps contraints l’un et l’autre sur ce point !serait-elle la première à rompre le silence, et précisément aumoment où elle aurait à faire à son époux une communication siinattendue ? Elle craignait déjà que la seule nouvelle de lavisite de Werther ne produisit sur lui une fâcheuse impression :que serait-ce s’il en apprenait le fatal résultat ?Pouvait-elle espérer que son mari verrait cette scène dans son vraijour, et la jugerait sans prévention ? et pouvait-elle désirerqu’il lût dans son âme ? D’un autre côté, pouvait-elledissimuler avec un homme devant lequel elle avait toujours étéfranche et transparente comme le cristal, à qui elle n’avait jamaiscaché et ne voulait jamais cacher aucune de ses affections ?Toutes ces réflexions l’accablèrent de soucis, et la jetèrent dansun cruel embarras. Et toujours ses pensées revenaient à Werther,qui était perdu pour elle, qu’elle ne pouvait abandonner, qu’ilfallait pourtant qu’elle abandonnât, et à qui, en la perdant, il nerestait plus rien.

Quoique l’agitation de son esprit ne lut permit pas de s’enrendre compte, elle sentait confusément combien pesait alors surelle la mésintelligence qui existait entre Albert et Werther. Deshommes si bons, si raisonnables, avaient commencé, pour de secrètesdifférences de sentiments, à se renfermer tous deux dans un mutuelsilence, chacun pensant à son droit et au tort de l’autre ; etl’aigreur s’était tellement accrue peu à peu, qu’il devenaitimpossible, au moment critique, de défaire le nœud d’où toutdépendait. Si une heureuse confiance les eût rapprochés plus tôt,si l’amitié et, l’indulgence se fussent ranimées et eussent ouvertleurs cœurs à de doux épanchements, peut-être notre malheureux amieût-il encore été sauvé.

Une circonstance particulière augmentait sa perplexité. Werther,comme on le voit par ses lettres, n’avait jamais fait mystère deson désir de quitter ce monde. Albert l’avait souvent combattu, etil en avait été aussi quelquefois question entre Charlotte et sonmari. Celui-ci, par suite de son invincible aversion pour lesuicide, manifestait assez fréquemment, avec une espèce d’acrimonietout à fait étrangère à son caractère, qu’il croyait fort peu à unepareille résolution ; il se permettait même des railleries àce sujet, et il avait communiqué en partie son incrédulité àCharlotte. Cette réflexion la tranquillisait pendant quelquesinstants, lorsque son esprit lui présentait de sinistresimages ; mais, d’un autre côté, elle l’empêchait de faire partà son mari des inquiétudes qui la tourmentaient.

Albert arriva. Charlotte alla au-devant de lui avec unempressement mêlé d’embarras. Il n’était pas de bonne humeur : iln’avait pu terminer ses affaires ; il avait trouvé, dans lebailli qu’il était allé voir, un homme intraitable et minutieux.Les mauvais chemins avaient encore achevé de le contrarier.

Il demanda s’il n’était rien arrivé : elle se hâta de répondreque Werther était venu la veille au soir. Il s’informa s’il y avaitdes lettres : elle lui dit qu’elle avait porté quelques lettres etpaquets dans sa chambre. Il y passa, et Charlotte resta seule. Laprésence de l’homme qu’elle aimait et estimait avait fait uneheureuse diversion sur son cœur. Le souvenir de sa générosité, deson amour, de sa bonté, avait ramené le calme dans son âme. Ellesentit un secret désir de le suivre ; elle prit son ouvrage,et l’alla trouver dans son appartement, comme elle faisait souvent.Il était occupé à décacheter et à parcourir ses lettres.Quelques-unes semblaient contenir des choses peu agréables.Charlotte lui adressa quelques questions ; il y réponditbrièvement, et se mit à écrire à son bureau.

Ils étaient restés ainsi ensemble pendant une heure, etCharlotte s’attristait de plus eu plus. Elle sentait combien il luiserait difficile de découvrir à son mari ce qui pesait sur soncœur, fût-il même de la meilleure humeur possible. Elle tomba dansune mélancolie d’autant plus pénible, qu’elle cherchait à la cacheret à dévorer ses larmes.

L’apparition du domestique de Werther augmenta encore letourment de Charlotte. Il remit le petit billet à Albert, qui seretourna froidement vers sa femme, et lui dit : « Donne-lui lespistolets. Je lui souhaite un bon voyage, » ajouta-t-il ens’adressant au domestique. Ce fut un coup de foudre pour Charlotte.Elle tâcha de se lever, les jambes lui manquèrent ; elle nesavait ce qui se passait en elle. Enfin elle avança lentement versla muraille, prit d’une main tremblante les pistolets, en essuya lapoussière. Elle hésitait, et aurait tardé longtemps encore à lesdonner, si Albert ne l’y avait forcée par un regard interrogatif.Elle remit donc les funestes armes au jeune homme, sans pouvoirprononcer un seul mot. Quand il fut sorti de la maison, elle pritson ouvrage, et se retira dans sa chambre, livrée à uneinexprimable agitation. Son cœur lui présageait tout ce qu’il y ade plus sinistre. Tantôt elle voulait aller se jeter aux pieds deson mari, lui révéler tout, la scène de la veille, sa faute et sespressentiments ; tantôt elle ne voyait plus à quoi aboutiraitune pareille démarche ; elle ne pouvait pas espérer du moinsqu’elle persuaderait à son mari de se rendre chez Werther. Lecouvert était mis ; une amie, qui n’était venue que pourdemander quelque chose, voulait s’en retourner… on la retint, ellerendit la conversation supportable pendant le repas ; on secontraignit, on conta, on s’oublia.

Le domestique arriva, avec les pistolets, chez Werther, qui leslui prit avec transport, lorsqu’il apprit que c’était Charlotte quiles avait donnés. Il se fit apporter du pain et du vin, dit audomestique d’aller dîner, et se remit a écrire :

« Ils ont passé par tes mains, tu en as essuyé lapoussière ; je les baise mille fois ; tu les as touchés.Ange du ciel, tu favorises ma résolution ! Toi-même,Charlotte, tu me présentes cette arme, toi des mains de qui jedésirais recevoir la mort. Ah ! et je la recois en effet detoi ! Oh ! comme j’ai questionné mon domestique ! Tutremblais en les lui remettant ; tu n’as point ditadieu ! hélas ! hélas ! point d’adieu !M’aurais-tu fermé ton cœur, à cause de ce moment même qui m’a uni àtoi pour l’éternité ? Charlotte, des siècles de sièclesn’effaceront pas cette impression, et, je le sens, tu ne sauraishaïr celui qui brûle ainsi pour toi. »

Après dîner, il ordonna au domestique d’achever de toutemballer ; il déchira beaucoup de papiers, sortit, et acquittaencore quelques petites dettes. Il revint à la maison, et, malgréla pluie, il repartit presque aussitôt ; il se rendit hors dela ville, au jardin du comte ; il se promena longtemps dansles environs ; à la nuit tombante, il rentra, et écrivit :

« Wilhelm, j’ai vu pour la dernière fois les champs, les forêts,et le ciel. Adieu aussi, toi, chère et bonne mère !pardonne-moi ! Console-la, mon ami ! Que Dieu vous comblede ses bénédictions ! Toutes mes affaires sont en ordre.Adieu ! nous nous reverrons, et plus heureux !

« Je t’ai mal payé de ton amitié, Albert ; mais tu me lepardonnes. J’ai troublé la paix de ta maison, j’ai porté laméfiance entre vous. Adieu ! je vais y mettre fin. Oh !puisse ma mort vous rendre heureux ! Albert !Albert ! rends cet ange heureux ! et qu’ainsi labénédiction de Dieu repose sur toi ! »

Il fit encore le soir plusieurs recherches dans sespapiers ; il en déchira beaucoup, qu’il jeta au feu. Ilcacheta plusieurs paquets adressés à Wilhelm ; ils contenaientquelques courtes dissertations et des pensées détachées, que j’aivues en partie. Vers dix heures, il fit mettre beaucoup de bois aufeu ; et, après s’être fait apporter une bouteille de vin, ilenvoya coucher son domestique, dont la chambre, ainsi que celle desgens de la maison, était sur le derrière, fort éloignée de lasienne. Le domestique se coucha tout habillé, pour être prêt degrand matin : car son maître lui avait dit que les chevaux de posteseraient à la porte avant six heures.

Après onze heures.

« Tout est si calme autour de moi, et mon âme est sipaisible ! Je te remercie, ô mon Dieu, de m’avoir accordécette chaleur, cette force, à ces derniers instants !

« Je m’approche de la fenêtre, ma chère, et à travers les nuagesorageux je distingue encore quelques étoiles éparses dans ce cieléternel. Non, vous ne tomberez point ! L’Éternel vous portedans son sein, comme il m’y porte aussi. Je vois les étoiles del’Ourse, la plus chérie des constellations. La nuit, quand jesortais de chez toi, Charlotte, elle était en face de moi. Avecquelle ivresse je l’ai souvent contemplée ! Combien de fois,les mains élevées vers elle, je l’ai prise à témoin comme un signe,comme un monument sacré de la félicité que je goûtais alors, etmême… O Charlotte ! qu’est-ce qui ne me rappelle pas tonsouvenir ? Ne suis-je pas environné de toi ? et n’ai-jepas, comme un enfant, dérobé avidement mille bagatelles que tuavais sanctifiées en les touchant ?

« O silhouette chérie ! je te la lègue, Charlotte, et je teprie de l’honorer. J’y ai imprimé mille milliers de baisers ;je l’ai mille fois saluée lorsque je sortais de ma chambre, ou quej’y rentrais.

« J’ai prié ton père, par un petit billet, de protéger moncorps. Au fond du cimetière sont deux tilleuls, vers le coin quidonne sur la campagne : c’est là que je désire reposer. Il peutfaire cela, il le fera pour son ami. Demande-le lui aussi. Je nevoudrais pas exiger de pieux chrétiens que le corps d’un pauvremalheureux reposât auprès de leurs corps. Ah ! je voudrais quevous m’enterrassiez auprès d’un chemin on dans une valléesolitaire ; que le prêtre et le lévite, en passant près de matombe, levassent les mains au ciel en se félicitant, mais que leSamaritain y versât une larme !

« Donne, Charlotte ! Je prends d’une main ferme la coupefroide et terrible où je vais puiser l’ivresse de la mort ! Tume la présentes, et je n’hésite pas. Ainsi donc sont accomplis tousles désirs de ma vie ! voilà donc où aboutissaient toutes mesespérances ! toules ! toutes ! à venir frapper aveccet engourdissement à la porte d’airain de la vie !

« Ah ! si j’avais eu le bonheur de mourir pour toi,Charlotte, de me dévouer pour toi ! Je voudrais mourirjoyeusement, si je pouvais te rendre le repos, les délices de tavie. Mais, hélas ! il ne fut donné qu’à quelques hommesprivilégies de verser leur sang pour les leurs, et d’allumer parleur mort, au sein de ceux qu’ils aimaient, une vie nouvelle etcentuplée.

« Je veux être enterré dans ces habits ; Charlotte, tu lesas touchés, sanctifiés : j’ai demandé aussi cette faveur à tonpère. Mon âme plane sur le cercueil. Que l’on ne fouille pas mespoches. Ce nœud rose, que tu portais sur ton sein quand je te visla première fois au milieu de tes enfants (oh ! embrasse-lesmille fois, et raconte-leur l’histoire de leur malheureuxami ; chers enfants, je les vois, ils se pressent autour demoi : ah ! comme je m’attachai à toi dès le premierinstant ! non, je ne pouvais plus te laisser)… ce nœud seraenterré avec moi ; tu m’en fis présent à l’anniversaire de manaissance ! Comme je dévorais tout cela ! Hélas ! Jene pensais guère que cette route me conduirait ici !… Soiscalme, je t’en prie ; sois calme.

« Ils sont chargés… Minuit sonne, ainsi soit-il donc !Charlotte ! Charlotte, adieu ! adieu ! »

Un voisin vit la lumière de l’amorce et entenditl’explosion ; mais, comme tout resta tranquille, il ne s’enmit pas plus en peine.

Le lendemain, sur les six heures, le domestique entra dans lachambre avec de la lumière. Il trouve son maître étendu parterre ; il voit le pistolet, le sang ; il l’appelle, ille soulève ; point de réponse. Seulement, il râlait encore. Ilcourt chez le médecin, chez Albert. Charlotte entend sonner ;un tremblement agite tous ses membres ; elle éveille sonmari ; ils se lèvent. Le domestique, en pleurant et ensanglotant, leur annonce la triste nouvelle ; Charlotte tombeévanouie aux pieds d’Albert.

Lorsque le médecin arriva, il trouva le malheureux à terre, dansun état désespéré ; le pouls battait encore, mais tous lesmembres étaient paralysés. Il s’était tiré le coup au-dessus del’œil droit ; la cervelle avait sauté. Pour ne rien négliger,on le saigna au bras ; le sang coula ; il respiraitencore.

Au sang que l’on voyait sur le dossier de sa chaise, on pouvaitjuger qu’il s’était tiré le coup assis devant son secrétaire, qu’ilétait tombé ensuite, et que, dans ses convulsions, il avait rouléautour du fauteuil. Il était étendu près de la fenêtre, sur le dos,sans mouvement. Il était entièrement habillé et botté ; enhabit bleu, en gilet jaune.

La maison, le voisinage, et bientôt toute la ville, furent dansl’agitation. Albert arriva. On avait couché Werther sur le lit, lefront bandé. Son visage portait l’empreinte de la mort ; il neremuait aucun membre ; ses poumons râlaient encore d’unemanière effrayante, tantôt plus faiblement, tantôt plus fort ;on n’attendait que son dernier soupir.

Il n’avait bu qu’un seul verre de vin. Emilia Galotti étaitouvert sur son bureau.

La consternation d’Albert, le désespoir de Charlotte, nesauraient s’exprimer.

Le vieux bailli accourut ému et troublé ; il embrassa lemourant, en l’arrosant de larmes. Les plus âgés de ses filsarrivèrent bientôt après lui, à pied ; ils tombèrent à côté dulit, en proie à la plus violente douleur, et baisèrent les mains etle visage de leur ami ; l’aîné, celui qu’il avait toujoursaimé le plus, s’était collé à ses lèvres, et y resta jusqu’à cequ’il fût expiré ; on l’en détacha par force. Il mourut àmidi. La présence du bailli et les mesures qu’il prit prévinrent unattroupement. Il le fit enterrer de nuit, vers les onze heures,dans l’endroit qu’il s’était choisi. Le vieillard et ses filssuivirent le convoi. Albert n’en avait pas la force. On craignitpour la vie de Charlotte. Des journaliers le portèrent ; aucunecclésiastique ne l’accompagna.

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