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L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

de Paul d’Ivoi

Partie 1
LES JOYEUX TRÉPASSÉS

Chapitre 1 LE PASSÉ

Je vous ai appris dans ce récit que j’intitulai l’Homme Sans Visage, comment j’entrai en relations avec le « roi de l’espionnage », mon ami le plus cher et qui devait être plus encore.

Je vous ai dit mes entrevues sensationnelles avec la marquise de Almaceda, son alliée à n’en pas douter, cette jeune femme à la beauté étrange, mystérieuse ; une« Tanagra » qui serait un sphinx.

Et surtout j’ai pleuré devant vous ma douce Niète, sa couronne de cheveux blonds, ses chers yeux de bluets ; Niète ma fiancée, mon amour, rêve de bonheur que la mort m’a ravie ; Niète enfin, fille de ce comte de Holsbein-Litsberg, redoutable protagoniste de l’espionnage allemand, engagé dans une lutte sans merci contre X. 323.Lutte dont les résultantes furent le triomphe de ce dernier, le trépas violent de l’innocente Niète, le désespoir de votre serviteur Max Trelam.

Chapitre 2 PROBLÈME PALPITANT

Depuis six semaines, Niète dormait dans l’undes cimetières de Madrid, l’espagnole.

Depuis six semaines, mon directeur et amim’accablait de besogne, cherchant à noyer mon souvenir funèbre dansle souci du Times, de ce noble et puissant journal quinaguère était mon unique amour.

Hélas ! dans le travail, comme durant lesheures oisives, j’étais toujours deux !

Auprès de moi, se tenait l’ombre de la fiancéedisparue.

L’ombre, je dis bien, car la lumière d’unepersonnalité réside toute entière dans ses yeux, et par une cruautébizarre de ma mémoire, il me suffisait de clore les paupières pourreconstituer la chère, la douloureuse silhouette évanouie dansl’au-delà, seulement, elle aussi m’apparaissait les paupièresirrémédiablement closes sur ses yeux de bluets.

En vain, je tendais ma volonté… Jevoulais éperdument revoir ce rayon adoré, emprunté àl’azur des pervenches. Effort inutile, supplément à une douleurdéjà infinie en elle-même, je ne pouvais plus jamais évoquer lesyeux de bluets.

Et cependant, by Heaven ! j’aurais dûéchapper à cette obsession si mon âme de reporter n’avait été enquelque sorte plongée en léthargie par la souffrance de mon entitéhumaine.

Le « patron » me bourrait detravail, me traitant en journaliste dont les facultésprofessionnelles seraient actionnées par un moteur de quarantechevaux.

Et dans les brefs intervalles de cejournalisme à haute pression, quelqu’un le suppléait, m’aiguillantmalgré moi, sans que j’en eusse conscience, vers le mystère nouveauqui devait me verser, sinon l’oubli, du moins le désir devivre.

Six semaines après mon retour d’Espagne, unbillet, tracé par une main aristocratique, les caractères enfaisaient foi, m’arriva par la poste.

Elle portait le timbre de Trieste, le portautrichien sur l’Adriatique, et contenait ces lignes :

« Lisez, ami, tout ce qui concernel’étrange affaire de Trieste. (Journaux des 17 et 18 janvier). Vousy pressentirez peut-être comme nous(?) un crime surhumain.Songez-y. Vivre pour être utile est plus grand que vivre pourêtre heureux.

« Courage ! La douleur n’est pointun isolement, elle est un lien nouveau avec le reste del’humanité…

« Je signe de ce nom charmeur dont vousm’avez baptisée. »

« TANAGRA ».

Tanagra ! la marquise de Almaceda… Mapensée se projeta brusquement en arrière. Il me sembla que la jeunefemme se dressait devant moi, telle que je l’avais aperçue naguère,pour la première fois, sur la promenade du Prado, à Madrid.

Je la voyais vraiment avec sa beautétroublante, presque paradoxale, avec sa chevelure étrange, forméede deux teintes, masse brune où scintillaient des fils d’or, etsurtout ses yeux profonds, distillant un regard vert-bleu,angoissant comme la désespérance même, énergique comme l’héroïsmedes sacrifiés.

Je voyais ses yeux, à elle, alors que je nepouvais revoir ceux de Niète.

Et cependant la constatation ne me fut pointpénible.

J’eus l’impression confuse, informulée,qu’entre ces yeux, les uns perceptibles, les autres cachés,existait une parenté… Laquelle, j’aurais été furieusementembarrassé de l’expliquer.

Le regard de la Tanagra rappelait la tonalitédes eaux du golfe de Biscaye, alors que le ciel pur de septembremire son azur dans le flot glauque. Celui de Niète était l’azurlui-même.

C’est depuis que je me suis fait ceraisonnement alambiqué.

Les yeux de Tanagra sont ceux de Nièteréfléchis par un miroir vert.

À quoi tient la destinée humaine ! Si lamarquise de Almaceda avait eu les prunelles grises, ou fauves, ounoires, j’aurais déchiré sa lettre et l’aurais oubliée. Mais l’irisvert-bleu me commanda l’obéissance.

Je pris le paquet de journaux de la veille.L’affaire de Trieste préoccupait le Tout-Londres depuisquarante-huit heures. Le Times pour son compte avaitpublié à ce sujet une correspondance de plusieurscolonnes.

Je m’accusai de ne les avoir pas lues. Unreporter qui ne lit pas sa feuille, se rend coupable d’une sorte detrahison. Il fallait réparer sans retard.

Et voici, résumé, ce que m’enseignèrent lesquotidiens.

Le 15 janvier, le comte Achilleo Revollini,député patriote italien, l’un des chefs avérés del’irrédentisme, dont le but avoué est la reprise desprovinces du nord adriatique (Trieste-Trentin) qui, de race et delangue appartiennent à la famille latine, et sont considérées commedétenues injustement par l’Autriche, le comte Achilleo Revolliniarrivait à Trieste, où il se proposait de faire une conférencetouchant l’utilité de la création d’une Université italiennedans cette cité.

C’est, on le sait, l’une des questions quitiennent le plus à cœur aux irrédentistes.

Le comte était descendu à l’Hôtel de la Ville,Via Carciotti.

Le 16, il se leva de fort bonne humeur. Ildéjeuna avec appétit et, la conférence étant annoncée pour le soir,il se retira dans sa chambre afin de revoir les « notes »qui devaient guider son improvisation.

Or, à neuf heures, l’un des organisateurs dela réunion accourut à l’hôtel, déclarant que la salle louée pour lacirconstance regorgeait de monde, et que l’on s’inquiétait de nepas voir le conférencier.

Sans nul doute, celui-ci, tout au travail,avait oublié l’heure.

On monta à sa chambre, mais on eut beaufrapper, appeler, rien ne répondit.

De guerre lasse, le gérant se décida à faireouvrir par un serrurier.

Un spectacle terrifiant, attendait lespersonnes qui se précipitèrent dans la chambre.

Le député était mort, assis devant sa table,ses notes éparpillées sous sa main. Et, détail stupéfiant, la mortavait figé sur ses traits un rire formidable, convulsif.

Cette hilarité immobile du cadavre épouvantales assistants.

Ils s’enfuirent, prévinrent les autorités,tandis que la nouvelle se propageant par la ville avec uneinconcevable rapidité, jetait la tristesse au cœur de lapopulation.

L’enquête ne révéla aucune blessure, aucunetrace de violence.

Le comte paraît, suivant le rapport médical,avoir succombé à une congestion provoquée par une crise de fourire.

Quelle cause a déterminé cette gaietémortelle ? La conférence sérieuse de fond et de forme, ne lajustifiait pas… On se perd en conjectures.

Personne n’a pénétré chez le député. Sa porteétait fermée à l’intérieur, la clef sur la serrure ; lafenêtre était close. Quant à la cheminée, à raison de latempérature assez froide, un grand feu de coke y flambait.

On remarqua bien sur le plancher, semblantrayonner autour du foyer, une sorte d’auréole de particulesbrillantes, analogues à une fine poussière de mica ; mais cefait provenant vraisemblablement de l’éclatement d’une pierre mêléeau coke, n’a sûrement aucun rapport avec le fatal événement.

Les journaux du lendemain, 18 janvier,enregistraient une seconde correspondance que je reproduisin extenso.

« Certains faits simultanés ne sont quedes coïncidences fortuites. Mais il faut avouer qu’ils apparaissenttroublants.

« C’est le cas de l’épidémie de fièvrescarlatine qui vient d’éclater brusquement à Trieste.

« Le juge d’instruction, l’officier depolice, le médecin, le gérant de l’hôtel, les deux garçons, leserrurier et l’organisateur de la conférence Achilleo Revollini,c’est-à-dire toutes les personnes qui ont pénétré dans lachambre de l’infortuné gentleman, ont été atteintes, hier, presqueen même temps, par la scarlatine.

« Leur état n’inspire pas d’inquiétudes,la maladie se présentant sous forme bénigne.

« Toutefois, l’administration de l’Hôtelde la Ville a fait immédiatement procéder à la désinfectionmicrobicide de la pièce occupée naguère par l’homme de grand cœurdont l’Italie tout entière porte aujourd’hui le deuil.

« Et le peuple simpliste accuse un êtreinconnu heureusement d’avoir ce jeté la jettatura ou lemauvais sort.

« Nous disons, inconnuheureusement, car s’il advenait que l’on prononçât un nom,l’effervescence est telle que des scènes de violentes sauvageriesne pourraient être évitées.

« On lyncherait le coupable supposé parla crédulité ignorante du public. »

J’avais fini de lire. Je demeurais pensif,froissant entre mes doigts la brève missive de la marquise deAlmaceda.

– Un crime, murmurai-je. Où prend-elle lecrime… ? Nos journaux sont plus sages. Une coïncidenceimpressionnante, soit, mais rien de plus. En quoiM. Revollini, mourant de rire peut-il causer la scarlatine deses visiteurs ?

Et haussant les épaules :

– Non, ce n’est pas encore là ce qui mepassionnera suffisamment pour m’assurer la trêve de la douleur dontj’aurais si grand besoin.

Chapitre 3LA MODE S’IMPLANTE DE MOURIR DE RIRE

Un mois après l’affaire de Trieste,dont on avait parlé abondamment durant huit jours, et qui étaitensuite tombée dans l’oubli, comme tous les événements dont lapresse cesse de s’occuper, le 18 février exactement, je m’éveillaivers dix heures du matin, la tête lourde et l’esprit maussade.

 

J’avais passé une part de la nuit au cercledes Robkins de Belgravia-Square, pour mener à bien une étudepsychologique, dont le patronm’avait chargé.

Il s’agissait d’interroger habilement le jeunelord Fitz-Dillam, dont le père, âgé de soixante ans avait frappé desix coups de couteau à découper (nacre de Canton et acier deSheffield) une fille Deborah Bell, femme de chambre de sa nièce lagracieuse lady Ashton.

Vous pensez bien qu’Alcidus Fitz-Dillamn’était pas désireux de ce genre d’entretien. J’avais dû appeler àla rescousse un certain champagne plus qu’extra-dry, grâce auconcours duquel, la langue de mon patient s’était déliéeet m’avait donné la preuve que le sexagénaire s’était induitlui-même en erreur, en se persuadant que la maid DeborahBell tenait dans sa vie une place si grande, qu’un flirt avec lemécanicien de l’auto de tourisme ne pouvait avoir d’autre solutionque le découpage mentionné ci-dessus.

J’avais aussitôt rallié les bureaux duTimes ; écrit un article tout à fait sensationnel surce curieux cas pathologico-psychologique, et, ma copie remise à lacomposition, j’étais rentré chez moi, comme la quatrième heuresonnait à Stampa-Bank, dans la cendre grise du petit jour.

Était-ce le champagne trop dry, ou la maiddébitée par tranches ? Mon sommeil avait été peuplé de visionsdésagréables et je me réveillais très affligé par ce fait quemes cheveux me semblaient douloureux.

C’est ainsi, n’est-ce pas, que l’on exprime enFrance un lendemain de champagne à outrance.

Mon « boy » Tedd accouru à lasonnerie, je lui fis préparer mon tub… et je me livrais aux délicesaquatiques parfumées de la suave mixture de Lubin’s-perfumery,quand le boy heurta à la porte de mon cabinet de toilette.

– Vous dérangez, criai-je.

– Ce n’est pas moi, sir, répondit-il,c’est l’homme de la poste (le facteur). La poste désire unautographe de Monsieur.

– Qui vous a permis de rire ainsi contremoi, drôle.

– Je ne ris pas, le postman demande unesignature pour laisser une lettre recommandée.

Je donnai une signature mouillée, je reçus enéchange une lettre entourée de timbres d’Österreich (Autriche), etsur l’enveloppe, je reconnus, avec une légère émotion que jen’analysai pas sur l’heure, l’écriture connue de la Tanagramystérieuse.

Les timbres avaient été oblitérés à Lemberg,non loin de la frontière russe.

Un costume de tub, si l’on peut exprimer ainsile costume nature, est tout à fait in convenable pour lire lamissive d’une lady.

Je m’empressai donc de le compléter par lesparures incommodes que les chemisiers, bottiers, tailleurs ontimaginées pour faire fortune et, revêtu de l’apparence correctequ’un gentleman doit toujours présenter lorsqu’il est en relationavec une lady, je passai dans mon petit salon. C’est là seulement,en un logis de garçon, qu’il est admissible de recevoir une dame,se présentât-elle sous la forme épistolaire.

Par ma foi, si la marquise de Almacedaécrivait volontiers, je dois constater qu’elle se déplaçait plusvolontiers encore. Son premier billet émanait des murs de Trieste,le second de Lemberg, à l’autre extrémité de l’EmpireAustro-Hongrois. Seulement, elle traitait d’un même sujet.

C’était la médication de mon chagrin qui secontinuait. Le second pansement moral appliqué par labelle et voyageuse infirmière était ainsi conçu :

« Je veux, ami, que vous soyez enparticipation dans la lutte actuelle.

« J’ai prononcé le mot crime. Maintenant,j’ai la certitude qu’il est juste. Au surplus, vous allez en jugeren apprenant ce qui s’est passé, à Moscou-la-Sainte (Russie), le 12février courant. Vu la rigueur de la censure russe, il m’a fallugagner le territoire autrichien pour vous donner des nouvelles quevous serez probablement seul à connaître en Angleterre. Libre àvous d’en offrir la primeur à votre cher Times, sous lacondition que rien ne fera supposer que les renseignements émanentde moi, non plus que de votre autre ami.

– X. 323, murmurai-je, songeantaussitôt au génial et chevaleresque espion, à cet ami (la Tanagradisait vrai) dont je ne connaissais pas le visage, car, en Espagne,je l’avais vu sous divers aspects dont aucun, j’en avais laconviction, n’était son aspect réel.

Puis avec un léger mouvement de joie, premièremanifestation du réveil de mon âme de journaliste.

– Voyons la primeur pour leTimes.

Ah ! elle était de nature à satisfaire leplus exigeant des reporters.

Voici ce que me mandait ma correspondante deLemberg.

« Le Czar, Empereur de toutes lesRussies, désireux de rendre la prospérité à ses peuples, en mettantfin aux bouleversements révolutionnaires a pensé que l’entente detous les partis représentés à la Douma (assemblée élue) étaitnécessaire. Il a donc obtenu des divers groupements politiques quechacun désignât un délégué chargé d’élaborer, de concertavec les autres, un programme de réformes financières,administratives, militaires, civiques, susceptible de rallier lapresque unanimité de l’Assemblée.

« Ceci, bien entendu, en dehors duSaint-Synode, ou Conseil supérieur de la religion grecqueorthodoxe, lequel conseil est, on le sait, irrémédiablement inféodéà l’idée d’autocratie théocratique, grâce à quoi il a dominéjusqu’à ce jour et l’Empereur et la nation russe.

– Par Jupiter, grommelai-je, tout lemonde sait cela. La révolution slave est née de la tyrannie de ceSaint-Synode, qui ne voit dans la divinité qu’un moyen detyranniser les hommes.

Et je repris ma lecture.

« Les cinq délégués, il y en avaitcinq : Albarev, Triliapkine, Arzov, Birski et le princeAlexandrowitch Voran, partirent secrètement, chacun de son côté,gagnèrent Moscou la Sainte et se réunirent dans l’enceinte duKremlin, où une salle spéciale avait été affectée à leursdélibérations.

« C’était la salle Nicolaieff, cetterotonde percée d’une seule porte, et qui prend jour par une toiturecirculaire, dont les vitraux, sortis des usines d’Odessa, figurenten personnages polychromes l’allégorie de la Russie réunissantl’Europe à l’Asie. Les premières séances s’écoulèrent paisiblement.Tous les délégués se montraient remplis de bonne volonté. Letravail avançait rapidement et l’on pouvait prévoir qu’avant unequinzaine, le programme des réformes attendues pourrait être soumisà l’approbation du Czar et de la Douma.

« Or, le 12 courant, dans la soirée, lescinq commissaires se réunirent en comité de rédaction,afin d’arrêter le texte définitif des articles votés jusqu’à cemoment, texte qui serait envoyé le lendemain à Saint-Pétersbourg,afin que les pouvoirs intéressés pussent en commencerl’étude, tandis que la commission de Moscou achèverait sonœuvre.

« La séance s’ouvrit à huit heuresexactement.

« Les délégués s’enfermèrent suivant leurusage, ne voulant pas qu’un écho quelconque de leurs discussionsparvînt au dehors.

« Des gardes du régiment d’Ekaterinoslavveillaient dans la galerie sur laquelle s’ouvre l’unique porte dela rotonde Nicolaieff.

« Ces gardes furent relevés troisfois : à 10 heures, à minuit, à 2 heures du matin. L’officier,commandant le service commença à trouver le temps long.Véritablement, la commission devait éprouver des difficultés derédaction, impossibles à expliquer, puisque le lendemain, uncourrier spécial avait été commandé pour convoyer àSaint-Pétersbourg, la part du travail accomplie, ce qui démontraitclairement qu’au moins, avant la séance, les commissaires secroyaient d’accord.

« Toutefois, une consigne ne se discutepas. Le capitaine, c’était un capitaine qui était à la tête dudétachement, rongea son frein.

« Mais quand quatre heures sonnèrent, luiannonçant qu’il fallait de nouveau procéder à la relève desfactionnaires, il ne fut pas maître d’une certaine impatience. Soncerveau d’homme d’action se rebellait contre la pensée que desêtres raisonnables pussent prolonger, de gaieté de cœur, aussilonguement le tête à tête avec des paperasses barbouilléesd’encre.

« Les soldats rentrant au postedéclaraient d’ailleurs qu’aucun bruit de voix n’était arrivéjusqu’à eux. Or, la porte de la rotonde fermait bien. Une tenturela voilait à l’intérieur ; mais les éclats d’une discussionorageuse fussent parvenus aux oreilles des gardes occupant lagalerie.

« Ce rapport donna un corps à l’agacementdu capitaine.

« Il se décida à expédier un planton aucolonel qui assistait ce soir-là à une fête très brillante offertepar le gouverneur, à l’occasion de la dix-huitième année de safille.

« Le colonel s’étonna de l’ardeur autravail de la commission.

« Il en parla à d’autres officiers. Lachose parvint jusqu’au gouverneur. L’on se consulta. Tout le mondeconnaît la paresse slave et les Slaves eux-mêmes mieux que tout lemonde…

« Les délégués avaient dû s’endormir surleurs papiers. Impossible d’expliquer autrement la longueur de leurréunion. Il serait charitable de les envoyer dormir en des chambresplus spécialement affectées à cette opération.

« Seulement, personne ne voulait prendrela responsabilité de pareille démarche. Les délégués étaient deshommes choisis par le Czar, ils apparaissaient comme une émanationdu « petit père » (l’Empereur)… Le moyen d’oser dire àdes « émanations pareilles » :

« – Allez au lit !

« On se serait sans doute décidé àabandonner les commissaires et le détachement de l’Ekaterinoslav auhasard d’un réveil plus ou moins éloigné, quand l’héroïne de lafête, Mlle Sonia, (à 18 ans, on n’a point lerespect des institutions bien chevillé dans l’âme) proposa, commeun intermède impromptu, d’aller en procession réveiller ces« messieurs ».

« Elle désignait par avance laplaisanterie par le titre prometteur d’Aubade de la Douma.Le mot fit fortune. Aucun n’eût consenti à marcher lepremier ; mais Mlle Sonia prenant la tête dumouvement, chacun tint à honneur d’être le second.

« Cela s’organisa au milieu de grandséclats de rire.

« Sur les robes de bal, les habits desoirée, les uniformes, on jeta les chaudes pelisses, car il gelaitfort en cette nuit, à Moscou la Sainte.

« On sortit par deux du palais dugouvernement ; on traversa la cour célèbre, où se dressent cesdeux curiosités géantes du Kremlin, le canon qui n’a jamaistonné, et la cloche qui n’a jamais sonné.

« On atteignit le pavillon qui enferme larotonde Nicolaieff. L’arrivée de tout ce monde élégant mit en joieles soldats de garde. Ils suivirent le cortège. Dans la galerie oùveillaient les factionnaires, ceux-ci rendirent les honneurs etSonia, secouée par une hilarité incoercible s’approcha de la porte,derrière laquelle s’oubliaient les délégués. Elle frappa par troisfois, en criant à la joie générale :

« – Pour Dieu. Pour la Patrie. Pour leCzar, il est grand temps d’aller dormir.

« Seulement, les rires cessèrent ;après un instant d’attente. La porte demeurait close, et il nesemblait pas que la sommation burlesque eût attiré l’attention descommissaires.

« On se regarda avec un commencementd’anxiété.

« Le gouverneur en personne heurta laporte du pommeau de son sabre, produisant ainsi un vacarme dontrésonna tout le pavillon. Ce tintamarre n’eut pas plus d’effet quela douce voix de la jeune fille. Cette fois, les visages devinrenttout à fait graves.

« – Ah çà, qu’est-ce qu’ils fontlà-dedans, murmura le gouverneur ?

« – Oui, que peuvent-ils bien faire,répétèrent les assistants ?

« Et les suppositions les plus bizarress’échangèrent.

« – Ils sont peut-être partis sans queles factionnaires les aient vus.

« – Ou bien ils ont été frappés desurdité collective. Cela arrive souvent aux hommes d’État. L’auteurcomique Morky prétend que c’est en raison de cette affectionspéciale de l’ouïe que les diplomates parviennent si rarement às’entendre.

« C’étaient les jeunes gens qui lançaientces plaisanteries.

« Mais ces tentatives de gaieté nerencontrèrent pas d’écho.

« À présent, une anxiété étreignait tousces gens venus au gouvernement pour une fête. Ils sentaient dansl’air un « inconnu » menaçant. Le colonel del’Ekaterinoslav, avec sa brusquerie militaire, exprima la penséeque tous hésitaient à émettre :

« – Il faudrait ouvrir la porte. Cesilence persistant n’est pas naturel.

« Seulement les délégués s’étaientenfermés. Bah, un petit lieutenant de la division de Géorgie qui,pour occuper la monotonie des garnisons du Caucase, avait appris laserrurerie et que ses camarades de promotion avaient surnommé àcause de cela : Louis XVI, se chargea de mettre la serrure àla raison.

« L’on entra en tumulte. Les déléguésétaient là, autour de la table au tapis vert, brodé aux angles desaigles impériales d’or.

« Seulement aucun ne pouvait pluss’apercevoir de la violation de la salle des séances… Ils étaientmorts, morts de rire, comme le député italien de Trieste. Et tousles cinq avaient conservé sur leur visage immobile, ce riredémoniaque, terrifiant, survivant au trépas.

« Détail caractéristique. Tous lespapiers avaient disparu, mais le tapis de table était saupoudré depoussières brillantes micacées.

« On avait donc volé les projets derésolutions du Comité.

« Maintenant, ami, quelques lignespour vous seul, qu’il faut que vous restiez seul à connaître.C’est quelque chose comme ma vie, comme celle de celui que voussavez, que je confie à votre discrétion. C’est vous dire ma grandeestime.

« Les papiers ont été volés. Lui et moisavons comment. Nous nous trouvions au nombre des invités dugouverneur. Notre présence à Moscou était la suite d’unraisonnement de lui ; raisonnement qui se trouva justecomme toujours. Nous avons donc procédé à une enquête dont nousavons gardé jalousement le secret.

« Le ou les coupables se sont hissés surla coupole de la rotonde. Comment ont-ils pu réaliser ce tour deforce et s’en aller sans être signalés par personne. Cela ne nous apas été révélé.

« Mais voici ce que nous pouvons affirmeravec certitude :

« La coupole vitrée est formée de deuxparties, dont l’une tourne sur galets et peut venir s’emboîter sousl’autre. C’est ainsi seulement qu’il est possible de renouvelerl’air de la rotonde Nicolaieff.

« Quand la partie mobile est fermée, elleest maintenue par un verrou intérieur. Ce verrou était bien pousséà bloc, mais il avait été actionné du dehors au moyen d’unélectro-aimant. Les ferrures ayant conservé une certaineaimantation, comme il advient toujours en pareil cas, ce fait atrahi pour nous l’opérateur.

« Dès lors, rien de plus simple. Lademi-coupole a tourné au-dessus de la tête des commissaires qui,tout à leur besogne, ne se sont probablement pas aperçus de cemouvement insolite.

« Le ou les criminels ont projeté au cecentre de la table le projectile qui fait mourir de rire. Lapoussière micacée signalée à Trieste d’abord et maintenant àMoscou, nous semble appartenir à l’enveloppe d’un projectileinédit. Qu’est ce projectile ? Cela je ne saurais le dire.

« Puis les malheureux envoyés du Czarayant succombé, rien n’a été plus facile que d’enlever par un moyenquelconque, les papiers.

« Voilà. J’ajoute que Moscou, dès lelendemain, fut terrifié par une inexplicable épidémie de typhus,qui frappa en premier lieu et dans la même journée, laplupart des invités du gouverneur et des militaires ayant pénétrédans la rotonde.

« Cette fois la maladie entraîne la mortpour beaucoup de malades.

« L’expérience de Trieste se modifie dansle sens du tragique.

« Je frissonne à la pensée du génie dumal qui frappe ainsi. Je frissonne car, de par notrevolonté, notre soif de justice et de bonté, il estnotre ennemi.

« Songez à ces choses, car, je vous lepromets, le moment venu, vous serez appelé à assister au combat.Nous voulons que notre ami ait sa part de gloire dansnotre expédition.

« Et ce m’est satisfaction de luidire : À bientôt peut-être.

« Je veux être pour vous celle quis’appelle :

« TANAGRA ».

Je ne me vanterai pas du succès foudroyantqu’obtint ma révélation dans le Time de tout ce que lamarquise m’avait autorisé à publier.

Je note seulement qu’à partir de ce moment, laTanagra eût pu revendiquer un premier triomphe.

Le souvenir de ma fiancée Niète n’était plusmon unique pensée.

Chapitre 4LA MODE MACABRE S’ACCENTUE

Désormais, mon imagination allait accompagnerX. 323 et la belle Tanagra, emportés dans une lutteextraordinaire contre un… inconnu dont il m’était impossible dedeviner la nature.

Durant les mois qui suivirent, les faits sesuccédèrent épaississant sans cesse le mystère, amenant peu à peul’Europe à un état de malaise anxieux, que la presse traduisait parles plus violents appels à la vigilance des gouvernements.

La vigilance, mot vague, de sens imprécis. Quepeut la vigilance contre l’inexplicable ?

Mais les appels de ce genre sont un bon moyende capter la confiance du public.

Les peuples sont des enfants. Est-ce là lefond de la nature humaine ?

Les gouvernements, naturellement, annoncèrentqu’ils ouvraient des enquêtes, cela est plus facile à ouvrir qu’unehuître pied de cheval, mais la mort hilare sembla sesoucier de cette ouverture comme un policeman d’un verre d’eaupure.

Le 3 Mars, la superbe nourrice qui allaitaitla fillette de sa Majesté Wilhelmine, reine de Hollande, étaitdécouverte, morte de rire, dans la chambre où elle aurait dû passerla nuit auprès de la petite princesse héritière.

Un hasard seul avait sauvé cette dernière qui,souffrant de la dentition, avait inquiété sa maman,S. M. Wilhelmine, et avait décidé cette royale et joliemaman à garder l’enfant dans ses propres appartements.

Faute de cet accroc à l’étiquettenéerlandaise, le prince consort allemand, époux de la reine, eûthérité des droits à la couronne des Pays-Bas.

Ainsi, le crime de Trieste, commis sur undéputé italien irrédentiste avait paru de nature à profiter à lamaison d’Autriche.

Le trépas des délégués russes de Moscousemblait avantageux pour l’autorité ecclésiastique duSaint-Synode.

L’attentat de Hollande, commis à la Haye,paraissait servir les intérêts de l’Allemagne, représentée dansl’espèce par le prince consort.

Comme on le voit, chaque étape de l’affaireaugmentait les ténèbres.

Le rire homicide s’abattit sur lesleaders socialistes des différents pays.

Le 27 mars, El señor Romero, chef desrépublicains espagnols, succombait à la gaieté mortelle, àBarcelone, dans la logette du téléphone.

Le 6 avril, les chefs de la « Socialefrançaise », Gaurès, Juesde et Airvé, déjeunant ensemble aupavillon Henri IV à Saint-Germain, sautaient, au milieu d’un éclatde rire, de la table dans l’éternité.

Le 15 du même mois, c’était le tour deColebridge et de Jakson, les guides écoutés destrade-unions britanniques.

Le 21, Rebel, chef de laSocial-Démocratie allemande, succombait avec son cocher,dans la voiture qui le promenait, à Berlin, parmi les ombrages duparc de Thiergarten.

Et comme les journaux d’opposition de toutesles nations, s’inspirant du vieil adage juridique : lecoupable est celui qui bénéficie du crime, se livraient à unchœur accusateur, mettant sur la sellette les ministères espagnol,français, anglais et allemand, voilà que, les 3 et 17 mai, deuxmorts foudroyantes rappelèrent l’attention sur les menacesmilitaires de la Triplice, sur les agissements politico-religieuxdu Saint-Synode.

Le 8, M. Gustave Ledon, l’illustrephysicien français qui, quinze jours auparavant avait fait àl’Académie une communication, dont toute l’Europe avait retenti,trouvait la mort riante dans son laboratoire.

Sa communication ayant trait à la projectiondes ondes hertziennes déterminant la production d’éclairs surtoutes les surfaces métalliques, et ayant pour effet desupprimer les armées telles qu’elles sont comprises etéquipées actuellement, tout naturellement on vit dans sontrépas, la main de la Triplice, qui n’existe que par sonarmée.

De même, on mit en cause le Saint-Synode,quand, le 17, le romancier russe Georki, ayant osé écrire que,le rôle de l’Église étant exclusivement spirituel, les popesdevraient être déférés aux tribunaux lorsqu’ils incursionnent dansle temporel…, fut découvert déjà froid, contorsionné parl’épouvantable hilarité, dans le modeste cabinet de travail où ilconfiait sa pensée au papier.

Seulement, l’accusation avait beau planer surla carte d’Europe, personne ne pouvait expliquer la gaieté macabrefigée sur les traits des victimes.

Brusquement, le 11 juin, une lettre de la« Tanagra ». La voici :

« Je vous assure, ami, une avance devingt-quatre heures sur tous vos confrères.

« Avant-hier, à Freiburg-en-Brisgau, oùil était en villégiature dans sa famille, Josephel Sternaü,secrétaire à la chancellerie allemande, a été trouvé évanoui sur laroute de Bâle.

« Ceux qui l’ont découvert ont cherché àpénétrer son identité. Ils ont, à cet effet, exploré leportefeuille qu’il avait en poche, et y ont trouvé des cartes devisite à son nom.

« Mais en même temps, ils purent lire la« note » suggestive que je vous transcris ici mot pourmot.

« RÉCAPITULATION (Canon du sommeil)

« 16 Janvier. – Achilleo Revollini –Trieste – scarlatine bénigne – expérience satisfaisante –coefficient 14.

« 12 Février. – Les délégués de la Douma– Moscou – Typhus morbus – expérience médiocre – coefficient11.

« Reconnu porosité négative –modifié proportions alliage – cela doit aller mieuxmaintenant.

« 3 Mars. – Nourrice La Haye – pestebubonique – princesse sauve pour fait de hasard non imputable àcanon – expérience parfaite – coefficient 18.

« 27 Mars. – Romero – Barcelone – variole– parfait – chiffré : 19.

« 6 Avril. – Socialistes français –Saint-Germain, – typhoïde – parfait – 19.

« 15 Avril. – Trade-Unions – Londres –typhoïde – parfait – 19.

« 21 Avril. – Rebel – Berlin – toujourstyphoïde, car il s’agit de ne pas forcer l’attention sur la maladie– la typhoïde vient des fontaines, n’est-ce pas ? – la marcheest parfaite – si le maximum n’impliquait pas prétention, jedonnerais le coefficient 20.

« 3 Mai. – Gustave Ledon – Paris –typhoïde – très bien.

« 17 mai. – Georki – Varsovie – typhoïde– 20.

« Observation. – On est sûr de déchaînerla peste ou le choléra à volonté. Remarquer l’avantage de l’éclatde rire final. Il a hypnotisé l’opinion, et l’on ne fait plusattention aux épidémies subséquentes.

« Josephel Sternaü, revenu à lui, amanifesté un prodigieux étonnement, quand on lui a présenté la ditenote.

« Il a affirmé, sous la foi du serment,que jamais il ne l’avait eue sous les yeux ; que jamais il nel’avait enfermée dans son portefeuille.

« Et comme on l’interrogeait sur la causede son évanouissement, il déclara n’y rien comprendre. Il étaitsorti le matin, pour se livrer à la promenade en attendant l’heuredu repas. Tout à coup, il avait senti comme un léger choc auvisage ; un choc, non, moins que cela, un frôlement et puis ilne se souvenait de rien autre…

« Ceci fera bien dans le Timesde demain. Après-demain, tous les grands quotidiensd’Europe publieront la même note.

« Et ainsi les peuples sauront la volontéunique qui a présidé aux crimes passés, qui se prépare à déchaînerde formidables fléaux.

« Tout cela, sans que nousparaissions nous, ce que X. 323 a voulu.

« Une campagne terrible est commencée.Nous vous appellerons, ami. Tenez votre valise prête. Si jesuccombe, je crois que vous penserez parfois sans amertume à votredévouée

« TANAGRA ».

Quand je présentai au « patron »,soigneusement recopiée, la partie de la missive destinée à êtrerendue publique par le Times,je crois bien que dans sonenthousiasme, il me donna l’accolade. Il l’accompagna du reste deces paroles extraordinairement flatteuses de sa part, car il estsobre de compliments.

– Mon cher Max Trelam, vous êtesdécidément un reporter comme je les comprends.

Je n’en tirai aucune vanité, car vraiment,l’intérêt inexpliqué que me marquait miss Tanagra, me transformaiten reporter fainéant ou reporter dans unfauteuil.

Chapitre 5LES PETITS IMPRÉVUS

Ma valise était prête depuis huit jours.J’étais dans la situation du soldat qui attend un ordre de départ.Je vivais sac au dos.

Or, le 20 juin, je m’étais rendu dans moncabinet au Times ;j’avais un cabinet, distinction quime marquait la satisfaction du « patron », car lui seul,en dehors de moi, jouissait de pareil avantage.

À ce moment, un boy pénétra dans mon bureau,me remit une lettre non timbrée et disparut prestement.

Cette fois l’écriture était de X. 323lui-même.

Il m’invitait à partir le soir même, pourDouvres et Calais, m’informant que, dans cette dernière ville, jerecevrais de nouvelles instructions.

Je bondis chez le « patron ».

Celui-ci m’octroya aussitôt la mission que jesollicitais, me munit d’un carnet de chèques, avec recommandationde ne pas lésiner, puis, m’arrêtant au moment où j’allaissortir.

– Je vous reverrai avant votre départ,Max Trelam ?

– Quelle heure vous convient ?

– Ma foi, avant supper (souper),c’est à dire vers six heures. Votre train quittant Charing-Cross àneuf heures et quelques minutes, vous aurez le loisir de prendrevotre repas tout à votre aise, après notre entretien.

– Entendu.

Et je sortis pour procéder à mes dernierspréparatifs.

L’entrevue avec le « patron »n’était pas pour me préoccuper beaucoup.

Donc, vers cinq heures et demie, je repassaichez moi pour donner l’ordre à mon boy de m’attendre à neuf heuresmoins dix à la gare de Charing-Cross, avec ma valise.

Il me remit un télégramme de France.

Le fil télégraphique m’avait apporté un« petit imprévu ».

« Itinéraire modifié. Prendre train 9heures 15 pour Folkestone, correspondance avec bateau deBoulogne. »

Suivait cette signature bizarre, dans laquelleje n’eus pas de peine à retrouver un nombre qui me hantait depuisMadrid :

« Troisanvintroi. »

Oh ! oh ! il paraît que la lutte deruses était commencée ! Cette précaution de me diriger surBoulogne de préférence à Calais devait servir à dépisterquelqu’un.

Mais bast ! l’heure marchait. Philosopherne rimait à rien, il importait d’agir et je pris le chemin duTimes.

Là m’attendait un second « petitimprévu ». Décidément, la campagne s’annonçait bien. Deuximprévus, avant que le voyage eût débuté.

Le patron m’accueillit cordialement.

– Vous connaissezTrilny-Dalton-School ?

– Le pensionnat de jeunes filles prochede Charing ?

– Justement. Maison moderne, bien tenue,remplie de respectabilité…

J’opinai du bonnet, sans deviner où il voulaiten venir.

– Eh bien, continua-t-il, il est survenuune catastrophe à Trilny-Dalton-School !

– Une catastrophe, répétai-jesurpris ?

– Oui, Max Trelam. Une catastrophe quipeut amener la déconsidération sur la directrice Mrs. Trilny, laplus honnête, la plus droite personne à cheveux blancs et dans leveuvage.

Puis, comme j’interrogeais du geste, duregard, un peu ému par le ton inhabituel de mon interlocuteur, ilpoursuivit :

– Elle n’a pas prévenu la police. Lesinspecteurs de Scotland-Yard sont des bavards qui cherchent laréclame encore plus ardemment que les voleurs. Mais elle m’aprévenu, moi, un vieil ami de feu son mari. Et moi, je vousdis : Max Trelam, vous êtes un vieux garçon (old boy, termeamical) extraordinaire pour percer les mystères. Allez àTrilny-Dalton-School voyez… et tâchez d’éviter le scandale. Vousferez plaisir, non pas à votre directeur, mais à votre ami.

By Jove ! le patron avait réellement tropbonne opinion de moi.

Il était six heures dix comme il achevait cetappel ému à mes talents ; je devais quitter Londres à 9 heures15. Je disposais donc de trois heures pour résoudre un problèmequ’à l’accent de mon interlocuteur, je devinais être ardu.

– Je vous suis le plus obligé de votreappréciation affectueuse. Je ferai de mon mieux, voilà ce dont jesuis certain. De quoi s’agit-il ?

– Enlèvement d’une élève.

– Alors, amoureux ?

– Mrs. Trilny ne pense pas.

– Quoi donc, en ce cas ?

– Je ne sais. Voyez… et ne perdez pas devue que je tiens par-dessus tout à éviter à ma pauvre vieille chèreamie, le scandale qui ruinerait son honorable institution.

J’eus un geste qui pouvait signifier : àla grâce de Dieu, ou bien « voilà une commissiondu diable » et je me dirigeai vers la porte.

Le patron me retint encore :

– Je télégraphie à Calais pour réservervotre chambre, hôtel de la Plage.

– Non, merci… mon itinéraire est modifié,je gagne le continent par Folkestone.

– Ah ! très bien. Alors je câble àBoulogne. Hôtel Royal.

– J’y serai vers minuit.

– All right ! cher MaxTrelam. Soyez le plus habile pour Mrs. Trilny.

– Je ferai comme pour vous même.

Chapitre 6LE « SOSIE »

C’est une vieille maison que l’écoleTrilny-Dalton. Un ancien logis noble de l’époque d’Elisabeth, quela pioche des démolisseurs a épargné.

La demeure a grand air, avec sa façade sévère,ses ailes en retour, ses toits majestueux qu’allègent des fleuronscompliqués et la frise faîtière ajourée.

Ma carte de reporter du Timesm’ouvrit de suite le bureau de Mrs. Trilny. En quelques mots, jelui expliquai la mission de confiance dont j’étais chargé, puisentrant dans le vif de l’affaire.

– Il faut que je quitte Londres à 9heures ce soir ; vous concevrez donc que je ne puisse melancer dans les conversations aimables des gens qui ont beaucoup detemps à dépenser, et vous permettrez que je vous adresse lesquestions indispensables pour me rendre compte de la physionomie del’affaire.

La vieille dame, très digne sous ses cheveuxblancs ; une nature très loyale, très courageuse, se lisantdans ses yeux qui regardaient bien en face, me répondit :

– Interrogez, je répondrai. C’est touteune vie de respectabilité qui est en jeu.

– Bien. Le nom de la jeune filleenlevée ?

– Ellen.

– Son nom de famille ?

– Je ne le connais pas.

Et comme à cette réponse tout à faitsurprenante de la part d’une directrice d’établissement scolaire,je ne pouvais maîtriser un brusque mouvement, Mrs Trilnys’empressa de parler.

– Cela vous étonne, je le vois. Cependantla chose est naturelle. Les familles ont parfois des secretsqu’elles ne jugent point à propos de divulguer. Et nous, lesinstitutrices, rendues indulgentes par la connaissance de la vie,nous acceptons pour vrais les renseignements que l’on nousdonne.

– Mais encore, insistai-je émoustillépositivement par le côté obscur de l’affaire ?

– Il y a six mois, une dame blonde,paraissant environ quarante ans, se présenta à moi. Elleaccompagnait une jeune fille de dix-sept ans ; c’est l’âgequ’elle m’indiqua. Cette jeune fille lui ressemblait étonnamment,bien qu’elle eût les cheveux d’un brun doré très particulier, alorsque la lady était blonde ; et je n’eus aucune peine à admettreque je voyais la mère et la fille.

Je hochai la tête pour engager la directrice àne point s’interrompre.

– Cette lady m’affirma que des raisonspolitiques et nobiliaires, sur lesquelles il lui étaitinterdit de s’expliquer davantage, nécessitaient le secret du nomde la jeune personne. Je la rassurai aussitôt. On n’est pointparvenu à mon âge sans avoir rencontré les douloureux drames de lavie. Ce que je demande, c’est que mes élèves soient bien élevées,qu’elles présentent les garanties morales, religieuses et autres,telles qu’elles ne puissent nuire aux chères enfants que l’on meconfie. Il fut convenu que la « nouvelle » seraitinscrite sous le nom d’Ellen Stride, étant bien entendu que ce nomde Stride était supposé, uniquement pour éviter les racontars desautres élèves. Ces fillettes, vous le savez, sont curieuses et lamoindre apparence de mystère met leurs jeunes cervelles enébullition. La mère d’Ellen me versa un semestre de pensiond’avance, et je dois le dire, Ellen, durant ces six mois, me donnales plus grandes satisfactions. C’est une âme de cristal, unegaieté cordiale, une intelligence pleine d’originalité. Vraiment jel’aimais plus que mes plus chères anciennes élèves.

Je crus prudent d’arrêter mistress Trilny surla pente de ses confidences sentimentales. Non que je sois hostileau sentiment, mais dans l’espèce, il nous éloignait du but. Aussilançai-je cette phrase :

– Maintenant que savez-vous del’enlèvement de cette miss Stride ?

– Rien.

– Ah, voilà qui est fort.

– Hier soir, la maman d’Ellen est venue.Elle avait une épaisse voilette sous laquelle je ne l’aurais certespas reconnue. Elle m’a paru fatiguée, inquiète. Mais peut-êtresont-ce là des suppositions sans fondement. Puis elle m’a versé unsecond semestre de pension, a embrassé sa fille avec une nervositéattendrie. On aurait pensé qu’elle se sentait sous le coup d’unmalheur… Et puis, elle est partie, en me disant qu’elle resteraitprobablement des semaines avant de revenir.

Ellen a passé sa soirée à l’étude ainsi qu’àl’ordinaire. Après quoi, elle regagna la chambre qu’elle occupeavec une de ses camarades, Ruthie Niellan.

– Ah ! elles étaient deux.

– Elles auraient dû être. Mais vers neufheures, on carillonna à la porte de la pension. C’était undomestique avec une voiture. Il venait, dit-il, chercher MissNiellan pour la conduire chez ses parents, à Trafalgar-Square, lepère de la jeune fille ayant été frappé d’une attaque d’apoplexie.L’une de mes répétitrices accompagna la pauvre Niellan éplorée… Or,une heure et demie plus tard, Ruthie Niellan revenait avec larépétitrice. Tout le monde se portait admirablement chez elle, sesparents n’avaient envoyé personne, aucun cocher, aucun domestique àla pension.

– Mais ce cocher, hasardai-je ?

Au fond, j’étais très embarrassé. Il mesemblait que les « facultés exceptionnelles » dontm’avait gratifié le « patron » se trouvaient absolumenten défaut.

On avait enlevé Miss Ellen, et c’était sacompagne Ruthie que l’on avait fait promener à travers la ville, àla faveur d’une mystification cruelle du plus mauvais goût.

À ma question, Mrs. Trilny répondit :

– Le cocher avait déposé les voyageuses àquelques pas de la maison Niellan, sur Trafalgar-Square, et avaittiré de son côté sous le prétexte d’autres courses urgentes àfaire.

– Et miss Ellen ?

– Pendant l’absence de sa compagne, elleavait disparu.

Je perdis la tête. Entre nous, je n’ycomprenais rien. Je me trouvais en présence de « labouteille à l’encre » dans toute son horreur.

– Pourrais-je voir la chambre de la jeunepersonne ?

– Certainement, consentit moninterlocutrice avec un touchant empressement.

– Veuillez me guider.

Mrs. Trilny ne se le fit pas dire deux fois.Elle m’indiquait la topographie des lieux, tout en marchant. Noussuivîmes un corridor-vestibule reliant le jardin d’entrée à la courde récréation, augmentée d’un stand de gymnastique, d’un cours detennis, etc.

Sur ce couloir, s’ouvraient les portes duréfectoire, de l’escalier descendant aux cuisines. Au milieu à peuprès, le mur de droite présentait une solution de continuitélivrant passage à un escalier, aux marches recouvertes de sparterieet accédant aux chambres à dormir, à l’infirmerie. Au-dessus decela, la toiture. Celle-ci, précisément dans la partie quirecouvrait la chambre des jeunes filles Ellen et Ruthie, formaitterrasse. Ce coin de l’établissement était une annexe deconstruction récente, primitivement destinée à un cours de dessinet d’aquarelle.

Ma visite à la chambre de la disparue nem’apprit rien.

La jeune Ellen avait dû sortir par la porteévidemment. Mais alors, elle avait eu à parcourir le chemin que jevenais d’effectuer en compagnie de Mrs. Trilny, pour aboutir auvestibule du rez-de-chaussée, dont les deux baies opposées, ouvrantsur les jardins, avaient été, après le départ de Ruthie Niellan,obturées par d’épais volets assujettis au moyen de barres de ferrendues absolument fixes par des cadenas, dont la Directricegardait les clefs.

Ce point ne faisait point doute. Mrs. Trilnyse souvenait parfaitement qu’au retour de Ruthie, elle avaitcherché un bon moment lesdites clefs que, par inadvertance, elleavait glissées dans le tiroir de son bureau, devant lequel elles’était tenue toute la soirée, occupée à des comptestrimestriels.

D’autre part, toutes les croiséesdu rez-de-chaussée étant garnies de grilles, il devenaitmathématiquement impossible que miss Ellen eût gagné le jardin parle rez-de-chaussée.

Si l’on ajoute qu’au premier étage, toutes leschambres d’élèves étaient occupées, qu’à l’infirmerie, les deuxinfirmières brevetées, attachées à l’établissement, déclaraients’être livrées, jusqu’à onze heures (au retour de Ruthie, on avaitconstaté qu’elles étaient encore debout), à une controversemédico-biblique, sur la question palpitante de savoir si lesulcères de Job sur son fumier, n’avaient point uncaractère variqueux, on arrivait à cette conclusion inadmissibleque l’élève disparue avait quitté sa chambre par le vasistasdonnant sur le toit.

Machinalement, plutôt pour avoir l’air d’agirque de propos délibéré, je furetais dans la pièce ; j’ouvraisles tiroirs des meubles où les gentilles habitantes enfermaientleurs rubans, leurs parures.

Sous ma main se trouva une photographie,format album. Je la regardai sans le moindre intérêt, je vousassure ; mais à peine y eus-je jeté les yeux, que mon intérêts’éveilla avec une violence qui m’arracha une exclamationstupéfaite.

– Ah !

Mrs. Trilny accourut vers moi, me croyantindisposé.

– Vous souffrez, fit-elle avec uneinquiétude quasi maternelle ?

Moi, je lui présentai la photographie.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

Ma voix sonna rauque. Mes yeux devaient êtreégarés. J’avais certainement l’air d’un fou. Et ce fut d’un accentsurpris en vérité, que la directrice murmura :

– C’est un portrait que ces chèresenfants ont fait faire, lors de notre fête scolaire de mai. Tout lepensionnat, je crois, a eu recours au talent du professeur Stebb,vous connaissez sans doute, une médaille d’or à la dernièreexposition d’art photographique.

Et comme je secouais la tête, elle reprit avecle souci évident de ne pas me mécontenter :

– Vous voulez savoir laquelle des deuxest la chère petite disparue ? Eh bien, c’est celle qui occupela gauche de la photographie… l’autre, Miss Ruthie Niellan.

Je me laissai tomber sur une chaise enm’empoignant le crâne à deux mains.

Miss Ellen était le portrait frappant de lamarquise de Almaceda, de la Tanagra mystérieuse dont ma pensées’était si souvent occupée déjà !

Frappant, oui, je le répète.

– Cheveux bruns, parmi lesquels brillentdes cheveux d’or ?

– Oui, balbutia la directriceavec un regard stupéfait.

– Des yeux d’une couleur indéfinissable,dont on ne sait dire s’ils sont verts ou bleus.

– Oui, fit-elle encore. – Et parréflexion – Comment pouvez-vous distinguer cela sur unephotographie au platine ?

Je ne tins aucun compte de la question.J’étais hypnotisé par cette image soudain apparue. Quoi ?Était-il possible que pareille ressemblance existât ? Car elleétait effrayante la ressemblance… Mêmes traits, mêmes lignes ducorps, même élégance souple… ; tout au plus découvrait-on dansla physionomie une tendance à la gaieté qui manquait à ma« Tanagra ».

Oui, miss Ellen devait être gaie, tandis quel’autre souffrait d’une incurable mélancolie.

– Cette jeune fille aimait rire, jouer…Elle était de nature joyeuse.

– Un joli et mélodieux pinson, s’exclamala vieille dame.

Puis, joignant les mains :

– Oh ! vous méritez bien votreréputation ; jamais je n’aurais pensé qu’un homme pouvaitdécouvrir tant de choses sur un simple portrait album ennoir !

Ah ! digne Mistress, je portais en moiune autre photographie, que des jours de sang et de détresseavaient gravée dans mon cœur.

Chapitre 7EN ROUTE

Durant quelques minutes, je demeurai tout àfait inconscient de moi-même.

La Tanagra, Miss Ellen, deux sosies. Sanscompter le troisième que m’avait indiqué tout à l’heure la bonneMrs. Trilny, la maman de miss Ellen, blonde, quarante ans, maisressemblant si parfaitement à sa fille, que la directrice n’avaitpas hésité à reconnaître leur étroite parenté.

Être blonde, paraître quarante ans, on y peutarriver par déguisement, maquillage, teinture… On n’a jamaiscertainement l’âge que l’on paraît, ni les cheveux quel’on semble avoir.

Pourquoi cette réflexion d’apparenceinopportune ?

Parce qu’un rapprochement s’était opéréautomatiquement en mon esprit.

La mère d’Ellen s’était présentée la veille àla pension. Le matin un boy, m’avait apporté une lettre de Tanagram’enjoignant de quitter Londres. Pourquoi ces deux femmes n’enferaient-elles pas une seule ?

Mon trouble cérébral augmentait de seconde enseconde, et je ne puis penser, sans inquiétude, à ce qui fût advenude mon intellect, si Mrs. Trilny en avait jugé à propos de me tirerdu labyrinthe de mes réflexions pour me demander :

– Pensez-vous qu’il soit possibled’éviter le scandale ?

Ah ! c’est juste. J’étais venu pour cela.Le « patron » me l’avait recommandé, tâcher d’éviter lescandale à Trilny-Dalton-School, à la digne directrice qui avaitpréféré s’adresser au Timesplutôt qu’à Scotland-Yard.

Une phrase inepte me monta aux lèvres. Je laprononçai, par exemple, d’un ton sentencieux qui impressionna moninterlocutrice.

– Quand on souhaite qu’autrui ne parlepas d’une chose, il convient de n’en pas parler soi-même.

La respectable dame me considéra un instant,puis d’une voix hésitante :

– Voulez-vous dire que je dois faire lesilence sur la disparition de la pauvre enfant ?

– C’est bien là ce que j’exprime.

– Vous avez donc reconnu d’où vient cettetriste aventure ?

– Oui et non, fis-je, un peu embarrassé,je l’avoue.

Mais une pensée subite me rendit monaplomb.

– Oui, c’est oui, décidément. Je parsdans un instant pour le Continent et j’ai l’impression que j’yrencontrerai une personne, à qui il sera bon de conter l’aventureavant de se livrer à quelque démarche que ce soit.

– Mais, la directrice semblaithésitante,… mais si la pauvre mère venait me réclamer safille ?

– Envoyez-la au Times…

La vieille dame me saisit les mains, les serraavec force.

– Je comprends… il y a un secret que vousne croyez pas pouvoir me confier. Et alors vous m’indiquez qu’auTimes, tout s’expliquera. Merci, merci… Ah ! je suisbien heureuse d’avoir fait votre connaissance.

Je profitai de ce qu’une pendule scolairesonna la demie après huit heures pour prendre congé, sansm’expliquer davantage.

La confiance de Mrs. Trilny me remplissait deconfusion. Pauvre dame qui rendait hommage à ma discrétion, sanssoupçonner que le mystère m’apparaissait beaucoup plus compliquéqu’à elle-même.

Bah ! À défaut de la réalité, donnerl’illusion est encore une bonne action. Sur cette réflexion,démontrant à tout le moins mon ardent désir de vivre en bonneintelligence avec moi-même, je m’acheminai vers la gare deCharing-Cross.

Tedd, mon boy, m’attendait, ma valise d’unemain, mon ticket de l’autre. Je lui lis sommairement mesrecommandations pour la garde de mon appartement ; comme je nesavais trop où le hasard de l’aventure allait m’entraîner, je luienjoignis, au cas où un fait grave se produirait, de l’insérer auTimes, à la colonne « Petite correspondance »sous les initiales M. T X. Le Times se trouvepartout. De la sorte, je serais avisé certainement.

Après quoi, je le renvoyai à la douceoisiveté, qui serait son apanage durant mon absence.

Il me restait vingt-sept minutes à dépenseravant l’heure du départ.

J’en profitai pour me lester d’une couple desandwiches, d’un verre de porto-wine, et cette satisfactionstomacale accordée au personnage préoccupé que j’étais, je gagnaile quai, pris place dans un compartiment de first class(première classe) et m’abandonnai à une rêverie qui, je suis forcéde le reconnaître, n’était point pour flatter l’orgueil d’unroi du reportage, lequel se sentait parfaitementesclavedes événements.

Une secousse, le train part. À ce moment unvoyageur bondit en trombe dans le compartiment, jette sa valisedans le filet, puis sa canne, son chapeau, se laisse tomber sur labanquette dans l’angle opposé à celui que j’occupe et lance à hautevoix :

– By devil, j’ai frisé le ratagedu smoking (fumant).

L’expression indiquait que l’individu avaitcette mauvaise habitude, trop répandue dans la société londonienne,de parler cockney, c’est à dire une langue verte dessalons, qui n’a aucun rapport avec la belle langue anglaise etqui donna à ses adeptes un air de palefreniers déguisés en gens dumonde.

Après cette entrée bruyante, du reste, moncompagnon de voyage s’était accolé dans son angle et avait parus’absorber dans la lecture d’un journal.

C’était un homme de taille au-dessus de lamoyenne, sec, nerveux, évidemment vigoureux. Son visage bronzém’apparaissait inquiétant. L’arcade sourcilière très en relief, lementon carré décelaient la volonté dominatrice, et dans ses yeuxgris, à reflets d’acier, sur ses lèvres minces, un adepte deLavater n’eût pas hésité à diagnostiquer la cruauté.

Au demeurant, il me déplaisait à tel point,que si le voyage avait dû se prolonger, j’aurais changé decompartiment.

Ceci paraît absurde, n’est-ce pas. Eh bien, cesouvenir est l’un de ceux grâce auxquels je ne plaisante plus quandon me parle de pressentiments.

Parfaitement, mon « moi » serévoltait contre cet inconnu. Il le trouvait néfaste à mon endroit.Pourquoi faut-il que l’homme prétendu civilisé dédaigne soninstinct ?

Ah ! Si j’avais à ce moment cassé la têteau personnage, si je l’avais envoyé par la portière sur la voie,j’aurais évité bien des malheurs et mon acte brutal eût été, aupoint de vue de la justice absolue, une bonne action.

Enfin, ceci sans doute ne devait pasêtre. À quoi bon les regrets stériles.

À dix heures quarante, le train me déposaitsur le quai du port de Folkestone, à deux pas de l’embarcadère dusteamer Marguerite, à destination de Boulogne.

Je descendis, gagnai la passerelled’embarquement.

Mon compagnon de voyage exécuta les mêmesmouvements.

À l’homme de peine qui s’était chargéde ma valise, j’enjoignis de la déposer au bar-buffet du steamer.Mon compagnon de route donna vraisemblablement un ordre semblableau porteur de son bagage, car celui-ci emboîta le pas à mon hommede peine.

Ah ! Mais, il m’agaçait le personnage auxyeux gris.

Une fois encore, je me déclarais être stupide.Il est inévitable que des voyageurs suivant une même direction,accomplissent des actes identiques. Je m’étais assez déplacé dansma vie pour être fixé à cet égard.

Pour me distraire, j’examinai les passagersqui embarquaient.

Des touristes, des voyageurs de commerceallant drainer les poches des clients du continent, l’inévitablepasteur accompagné de son épouse et de ses sept enfants formés enmonôme par rang de taille.

Mais j’abandonnai la famille ecclésiastiquepour faire don de mon attention à une dame qui accourait sur lequai, escortée par deux commissionnaires chargés d’une multitude depetits paquets. Le tout eut pu être enfermé dans un sac de voyagede moyenne taille, mais sans doute la « lady » avaitvoulu résoudre le difficile problème d’atteindre au maximum del’encombrement avec des colis de petit volume.

Je dis lady, car elle était anglaiseévidemment, anglaise renforcée même avec son long cache-poussièreécossais noir et blanc, aux poches gonflées probablement d’uneautre légion de petits paquets ; avec son chapeau de paillecerclé d’une ceinture de fleurs bleues et jaunes qui« criaient » même sous la clarté électrique du quai, etsurtout son immense voile bleu, enroulé autour du chapeau, du cou,du visage, lequel ne laissait pointer qu’un menu bout de nez,donnant l’impression d’un chasseur à l’affût dans une embuscade detulle.

Par exemple, la jeune femme… je l’appelaijeune femme par politesse, car son accoutrement lui donnait laforme hétéroclite d’un bagage doué de mouvement, la jeune femme,répéterai-je toujours par politesse, s’agitait comme uneFrançaise.

Elle déambulait à petits pas presséss’arrêtant pour presser les porteurs qui marchaient plus vitequ’elle, puis accélérant son allure afin de les joindre, se mettantà compter ses innombrables paquets, en personne qui craint de lesvoir s’égarer :

– Dix… quatorze, seize. Où est ledix-septième ?… Vous avez perdu le dix-septième… Non, non, jeme trompe… je l’ai mis en poche… All right ! cela va bien.

Sur la passerelle, elle interpella tout lemonde.

– Personne pour indiquer ma cabine… Jesuis le nombre : 8… pour Mrs. Dillyfly… Ah ! là, sur lepont… Je remercie… Venez, commissionnaires, venez, le temps estpetit, vous déposerez les bagages dans la cabine… Je rangeraiensuite, car il est écrit qu’une pauvre femme doit toujoursranger.

Au passage, je notai que si le voile bleulaissait passer le nez en avant, il ne cachait pas non plus enarrière, un chignon roulé d’un blond doré, dû, selon touteprobabilité, à une teinture savante.

Deux minutes plus tard, les commissionnairesrepassaient sur le quai.

La pauvre petite femme, mistress Dillyfly,procédait à présent au rangement de ses colis.

Presque aussitôt, le mugissement de la sirèneébranla l’atmosphère.

Les amarres furent larguées, un panache defumée couronna les cheminées, et la « Marguerite » se mitlentement en marche sur l’eau calme du bassin.

Chapitre 8UN CONFRÈRE « COLLANT »

How does he do it ? How does he doit ?…

Comment a-t-il fait cela ? Comment a-t-ilfait cela ?

Je ne sais si vous connaissez ce refrainexaspérant d’une chanson-scie, qui, il y a quelque trente ans, fitfureur à Londres.

Moi, je la connaissais pour l’avoir trouvée unjour dans un vieux recueil des « Succès deLondon-Pavilion ».

Vous jugez si je fus surpris de l’entendrefredonner presque à mon oreille.

Oh ! C’était mon compagnon de voyage, quela vue de mistress Dillyfly m’avait fait oublier.

Il s’était accoudé au bastingage, à deux pasde moi, et il répétait inlassablement :

– How does he doit !

Sa mémoire sans doute n’avait pas conservéautre chose du Succès de London Pavilion.

Il devenait assommant, cet être-là. Voilà,maintenant, qu’il arborait la scie.

Je m’éloignai et m’en fus vingt pas plus loin.Mais à peine avais-je pris place que, derechef, le maudit refrainme sonne aux oreilles.

– How does he doit !

L’homme était là, tout près de moi. Cettefois, cela dépassait la limite de ma patience. Je me tournaibrusquement vers le chanteur.

– Je m’éloigne, dis-je d’un ton pasengageant, et vous serai obligé de ne pas me suivre. Je désire êtreseul avec ma pensée.

Et… il se frotta les mains avec l’expressionde la plus vive satisfaction.

Je le regardais, surpris de cet effet de masévère invitation. Alors, il parla :

– Vous m’avez adressé le premier laparole, sir Max Trelam…

– Vous me connaissez, m’écriai-je, monétonnement croissant.

– Oui, oui, vous allez être sûr… Mais jereprends. Moi, je n’osais point vous parler, faute d’avoir étéprésenté… Mais vous avez commencé, n’est-ce pas ; vous avezbrisé la glace.

Il appelait cela briser la glace. Ehbien ! il n’était pas difficile.

– Alors je puis continuer et présentermoi-même, Agathas Block, correspondant spécial du Standard, votreconfrère, si toutefois le vocable n’est point prétentieux de lapart d’un humble interviewer, vis-à-vis du « roi dureportage ».

Malgré moi, mon visage se détendit.L’étrangeté du bonhomme m’incita au sourire. Néanmoins j’insistai,avec moins de raideur cependant :

– Charmé de la présentation. Mais unconfrère comprendra que, songeant à maintenir le titre si flatteurqu’il vient de rappeler, je tienne à la solitude favorable auxutiles réflexions.

– Oh ! je conçois très bien. Parmalheur, je ne puis pas accorder la solitude.

J’eus un haut-le-corps. La tranquilleimpudence de cet Agathas Block me semblait ahurissante. Est-cequ’il émettrait la prétention de m’imposer sa compagnie.

Mais lui, le plus paisiblement du monde, sechargea d’extirper mes derniers doutes.

– Suivez le raisonnement. Je suis unreporter, moi, comme on en découvre treize à la douzaine…Vous saisissez la conséquence. Beaucoup de peine, peu de profit. Ilest bien évident que cela m’ennuie, me paraît détestable.

– J’en suis persuadé, mais…

– Attendez. J’ai acquis le moyen demettre fin à cet état pénible…

– Je vous en félicite, maispermettez…

– Non, ne félicitez pas encore. Il fauttout savoir. Si vous félicitez ensuite, je serai très content. Maissi vous ne trouvez pas matière à félicitations, je me reprocheraisd’avoir accepté celles-ci.

Ah mais ! Ah mais ! Il devenaitinsupportable avec ses circonlocutions, la conversation filaitcomme le macaroni, ce plat national italien qui met le pauvreêtre en faisant sa nourriture, dans la situation grotesque d’êtrerelié par un fil fromager à l’assiette où s’enroulent les tubes dela pâte indigeste.

– Enfin expliquez-vous.

– C’est à cela que je tends, honorablesir Max Trelam. J’ai pensé le « roi du reportage » est leroi, parce qu’il reconnaît toujours la meilleure piste, ce qui luipermet de renseigner son journal, plus tôt et plus complètement queles autres confrères.

Je m’inclinai. Je ne vois pas comment j’auraispu faire autrement.

– Évidemment, on ne saurait lui demanderde divulguer ses procédés…

– La réflexion est marquée au coin de lasagesse, fis-je ironiquement.

– Je suis sage, répliqua d’un ton gravemon interlocuteur. Aussi ne me suis-je pas arrêté à l’idée de vousinterroger. Je me suis confié : il faut que Max Trelam terenseigne malgré lui.

– Malgré moi… Ceci me semble difficileencore.

Mais sans rien perdre de son flegmedéconcertant, Agathas Block continua :

– Non, cela a l’air difficile, mais l’airseulement. Supposez que nous soyons un instant des frères siamois,indissolublement liés par un appendice physique.

– Grand merci, lançai-je dans un éclat derire.

Mon bizarre compagnon s’abandonna aimablementà une hilarité réflexe, puis reprenant imperturbablement sadémonstration.

– Cela ne vous convient pas d’êtreSiamois, je conçois cela de la part d’un bon Anglais… Mettons queje devienne votre ombre, ceci devient un lien peu gênant, ou mêmevotre ami, le lien alors est simplement moral.

– Trêve de suppositions, interrompis-je.Un reporter est, par définition un « tirailleur », c’està dire un homme qui doit agir seul.

Agathas inclina la tête avec une soumissiontout à fait gracieuse.

– Alors, vous ne sauriez m’indiquer unmoyen de bénéficier de vos rares qualités en toute courtoisie, entoute sincérité. Je vous assure que je vous en aurai unereconnaissance, dont je vous marquerai les effets de façonavantageuse.

– Eh non ! L’idée même, sonprincipe, si je puis m’exprimer ainsi, est inadmissible.

– Il m’est donc interdit d’être votrefrère siamois, votre ombre, votre ami ?

– Insister me ferait douter de votreintelligence professionnelle.

Il marqua un geste désolé. D’un tondouloureux, il murmura :

– Aussi je n’insiste pas… Seulement mesregrets sont immenses…

– Je vous crois.

– Tout à fait immenses, car n’ayant pasréussi à devenir votre ombre de manière aimable, je me voiscontraint de devenir ceci malgré vous.

À cette conclusion inattendue, je sautai surplace.

– Malgré moi… et vous croyez que je melaisserai faire.

– Oh ! j’en suis sûr.

Sa placidité me mit hors de moi… Je marchaisur lui, menaçant :

– Ah ! prenez garde. Un importunrencontre la correction qu’il mérite.

Il haussa philosophiquement les épaules, enhomme préparé à tout.

– La boxe est une chose ridicule, dit-il.Un œil au noir, un nez écrasé, n’empêchent pas un gaillard résolude suivre son chemin.

À présent, il se posait en victime et je mesurprenais à trouver tout simplement héroïque, ce confrère duStandard qui offrait son visage à mes poings, endisant :

– Bah ! démolissez la figure, celan’arrêtera pas mes pieds.

Toute proportion gardée, c’était aussibeau que le cri de Thémistocle, d’helléniquemémoire !

– Frappe, mais écoute.

Seulement, j’étais engagé dans une affaire oùla pitié m’eût conduit à trahir mes relations avec X. 323,avec mon amie Tanagra. Je renfonçai donc la pitié pouraccentuer la menace.

– La boxe, non pas. Mais un bon coupd’épée, ou une balle de pistolet, à la française, arrêtent lecurieux le plus acharné.

Il courba la tête, et avec une humilitéimpressionnante :

– Je vous en prie, « roi » MaxTrelam, ne jouez pas avec le danger. Je suis de première force àl’épée et au pistolet. Je ne me consolerais jamais de priver leTimes de son ténor.

J’avoue que je demeurai court.

Agathas Block se révélait comme un obstaclesérieux.

Puis, tout à coup, une idée de gamin metraversa le cerveau, ramenant la joie sur mon visage que la colèredevait vilainement contracter.

– Qu’à cela ne tienne, mon cher confrère,nous nous battrons en dépit de votre « premièreforce ».

– Vous ne me croyez pas.

– Si, si, je suis convaincu que vous nevous vantez pas. Cela étant, vous me blesserez certainement. Etalors, je vous permettrai de ne point me quitter… C’est un avenirde garde-malade que je vous assure… Eh ! Eh ! laprofession d’infirmier est tout à fait bien vue de nos jours.

Il m’interrompit pour prononcer d’une voixsourde, où je sentais vibrer le danger tout proche.

– Et si je vous tue ?

Je n’avais plus envie de rire. Mais redevenirsérieux eût été avouer le petit frisson intérieur. Aussi j’exagéraila bonne humeur pour lui décocher négligemment :

– En ce cas, vous serez l’ombre d’unmort, puisque le rôle d’ombre vous tient à cœur. De toute façon,vos désirs seront satisfaits dans une certaine mesure. Toutefois,je doute que mon envol vers les « félicitésréservées » vous assurent un brillant succès dereportage. J’emporterai avec moi mon secret professionnel.

À ma réelle surprise, Agathas ricana avec unmauvais sourire :

– Qui sait ! Votre mort me servirapeut-être plus que votre vie.

Puis, saluant correctement.

– Je ne veux pas vous imposer la torturecomplémentaire de ma présence. À bord, vous ne sauriezm’échapper ; je puis donc me relâcher un peu de masurveillance.

Ma foi, je le confesse, je ne trouvai pas unmot à répliquer. Mon interlocuteur s’éloigna d’un pas tranquille.On n’aurait jamais cru qu’il venait de me menacer de mort.Ah ! pour un être flegmatique, Agathas Block était un êtreflegmatique. Il était impossible de dire le contraire.

À ce moment précis, je reconnus qu’il meserait infiniment désagréable de trépasser sans avoir revu missTanagra.

Pourquoi ce sentiment ? C’était sansdoute ma curiosité de reporter qui se prononçait ainsi… D’autrepart, cela pouvait bien ne pas être cela du tout.

Chapitre 9MISTRESS DILLYFLY M’ÉTONNE À SON TOUR

Saprelotte, ma nouvelle campagne d’espionnages’annonçait plus mal que la première.

Certes, j’avais rencontré dans celle-ci, unefoule de choses pas très claires, surtout au début ; maisvraiment ma journée était trop féconde en incidents étranges.

Mon itinéraire, modifié sans que je sussepourquoi, avait commencé la série.

Puis la disparition de cette miss Ellen, sosiede la Tanagra, sosie rieur, oui, mais enfin rieuse ou mélancolique,les deux personnes avaient des traits identiques.

Et pour brocher sur le tout, cet Agathas Blockqui venait se jeter dans mes jambes, non pas hélas sanscrier : gare ; mais tout au contraire, encriant : gare, de façon inquiétante pour le succès de monexpédition.

Dans quarante minutes, nous entrerions dans leport de Boulogne. Selon sa promesse, ce diable d’homme medemanderait ce à quoi j’étais décidé ; et alors…

Là-bas, en avant, j’apercevais le rayontournant des feuxqui marquent l’entrée du chenal. Ilsm’avertissaient qu’auprès d’eux expirait pour moi la liberté dediscuter. La décision s’imposerait. Satanée décision !

Oui, j’entends bien les gens à solutionssimples. Avec un revolver, on peut toujours se débarrasser d’uncompagnon gluant. Sans doute, sans doute, mais cela constitue unassassinat. Or, un assassinat, indépendamment des tracasserieslégales qu’il entraîne, exige un entraînement spécial, que dis-je,une « capacité » particulière de l’individu quiy recourt.

À mon sens, on naît assassin, comme on naîtroturier ; on ne le devient pas.

Et dame, ma naissance me paraît avoir laissébeaucoup à désirer à ce point de vue.

J’en étais là de mon monologue intérieur, quion le voit, n’était pas très avancé, quand une voix me rappela ausentiment que l’homme n’est point seul au monde.

– Je demande le pardon, disait-elle, maismes « canaris » aiment seulement le chocolat enpastilles… Le buffet ne tient pas les pastilles… et les pauvrespetits souffrent. Alors je prends l’audace de demander à toutes lespersonnes : Vous n’auriez pas sur vous des pastilles dechocolat ?

Je regardai qui m’abordait ainsi… C’étaitmistress Dillyfly.

Ma remuante compatriote avait conservé soncache-poussière, son voile bleu ; seulement elle s’étaitaugmentée d’une minuscule cage qu’elle élevait à hauteur de mesyeux, pour me permettre probablement de distinguer deux« canaris » qui voletaient ahuris, bien plus désireux enapparence de tranquillité, que de chocolat.

J’esquissai un geste vague. Non, je n’avaispas en ma possession les pastilles réclamées. La dame le comprit,car elle prit une mine attristée.

– Vous n’avez pas. Cela est tout à faitregrettable. Je présente le pardon. Chers petits oiseaux, sachezdire le good-bye au gentleman.

Elle portait la cage maintenue par sa maingauche, tout près de mon visage ; mais en même temps, sadextre s’appuyait sur ma poitrine, à hauteur de la poche extérieurede mon pardessus, et d’une voix basse, rapide, qui me sembla ne pasappartenir à la même personne, elle prononça :

– Dans la poche, un papier à lire avantBoulogne. Silence. La mort plane.

Avant que je fusse revenu de ma stupéfaction,la bizarre lady s’était éloignée et elle sollicitait des pastillesde chocolat pour ses « aimés canaris » d’uneautre passagère qui se promenait sur le pont.

Je jetai un regard circulaire autour de moi.Aucune silhouette rappelant celle d’Agathas Block. Le faquin tenaitparole. Il ne me surveillait pas jusqu’à l’arrivée en France.

Néanmoins, impressionné par l’étrangeavertissement de Mrs. Dillyfly, et surtout par le timbre, parl’accent de la voix que je me figurais avoir entendue déjà, jegagnai une de ces cabines, mises gratuitement par l’administrationdu « passage » à la disposition des voyageurs à l’estomacdesquels la mer n’est point clémente… Dans ce réduit, où du moinsje me trouvais à l’abri des regards, j’enflammai uneallumette-bougie, je fouillai dans une poche où mes doigtsrencontrèrent un papier, et ce papier déplié, je lus ces lignestracées au crayon :

« À l’arrivée à Boulogne, acceptez lasociété d’Agathas Block. On vous délivrera demain. Ayez soin derégler votre dépense au fur et à mesure à l’hôtel, d’avoir votrevalise prête, afin de pouvoir partir au signal donné, sans perdreune seconde. La réussite tiendra à la rapidité de lamanœuvre ».

Pas de signature ; écriture inconnue. Autotal : un mystère de plus.

Qu’est-ce que c’est que cette Anglaise ?Que signifient ces paroles : la mort plane, que l’on croiraitempruntées au répertoire mélo dramatique du Strand, notreAmbigu-Comique à nous ?

Nous serons à Boulogne dans vingt minutes. Ilfaut que je lui aie parlé auparavant.

Je veux bien que l’on me délivre d’AgathasBlock, mais encore je désire savoir à qui je serai redevable de malibération.

On ne tient pas à être l’obligé de n’importequi, tout le monde conçoit cela.

Ayant ainsi pensé, je sors de mon retiro, nonsans avoir déchiré l’avis énigmatique, dont je précipitai lesmorceaux à la mer, et me voici parcourant le pont, à la recherchede la Mrs. Dillyfly.

Au passage, j’aperçus Agathas Block deboutprès de la coupée. Me vit-il ? Je le suppose ; mais iln’en fit rien paraître et continua de regarder dans la direction duport, dont les feux et même les réverbères devenaient perceptiblesdans la nuit.

J’avais parcouru le navire de bout en bout. Lerenflement d’un bar-buffet me masquait l’endroit où j’avais laisséAgathas.

Soudain une porte du bar s’ouvrit, jetant surle pont une bande lumineuse, et, dans cette clarté, apparut celleque je cherchais.

D’un mouvement rapide, elle écarta le voilebleu qui masquait son visage ; dans l’auréole de tulle,j’aperçus les traits de la « Tanagra ».

Preste, elle porta l’index à ses lèvres, dansle geste éloquent du silencieux Harpocrate, puis me frôlant aupassage, son voile déjà retombé sur l’adorable vision, ellemurmura :

– Pas un mot… Ce serait nouscondamner.

Et comme je demeurais stupide, médusé, elledisparut sans que je pusse m’expliquer comment.

Seulement à présent, toutes mes hésitationsavaient cessé. C’était elle qui me débarrasserait d’Agathas… Je neme sentais aucune répugnance à lui vouer un sentiment degratitude.

Par pensée réflexe, je songeai à lapensionnaire de l’institution Trilny, mais ma conviction de laressemblance parfaite entre l’élève disparue et la Tanagra nem’apparut plus aussi absolue.

La sirène meuglait, annonçant l’entrée de la« Marguerite » dans le port. Le steamer en effetembouquait le chenal entre les estacades.

J’entrai au bar, je fis prix avec un desbarmen pour qu’il portât ma valise à l’hôtel Royal, puistranquille de ce côté, je me dirigeai vers la « coupée »,où déjà se pressaient les passagers pressés de débarquer.

Agathas Block me regardait venir.

Quand je fus auprès de lui, il demandapaisiblement, du ton d’un personnage qui continue une conversationamicale, ce qui démontrait de sa part une inconsciencedéplacée.

– Eh bien, mon cher grand confrère…Consentez-vous à me permettre de me tailler un gilet dans votremanteau de gloire ?

– Il le faut bien, répondis-je affectantla résignation.

– Quoi vraiment ?

– Je descends à l’hôtel Royal, où je neme fâcherai pas de vous voir.

– Nous ferons route ensemble.

– Si vous le désirez.

Ma facilité sembla l’inquiéter. Il meconsidéra en-dessous.

– Oh ! oh ! reprit-il entrehaut et bas… Vous supposez donc que vous pourrez me« semer » ?

– Vous êtes indiscret, mon cher confrère.Je vous autorise à être mon ombre, selon votre heureuseexpression ; mais je n’ai pas à confier ma pensée à uneombre.

Cela provoqua chez lui un éclat de riresonore.

– Rien… bien… L’important est que nousmarchions de conserve sans nous quereller. Je pense d’ailleurs quevous ne réussirez pas à m’échapper… Oh ! je ne doute pas devotre adresse ; mais je suis certain de la mienne.

Et avec abandon :

– Au surplus, vous me remercierez à unmoment donné ; car je vous ferai voir quelque chose qu’il vousserait impossible de voir sans moi.

Il passa familièrement sa main sous monbras.

– Vous permettez. Je craindrais de vouségarer dans la bousculade du débarquement. Vous m’avez bien dit quevous descendiez à l’hôtel Royal et je ne mets pas en doute votreaffirmation. Seulement, cela est votre volonté en ce moment. Rienne prouve que, séparé de moi, votre volonté ne se modifieraitpas.

Il était à gifler, positivement !

Mais je me remémorai le proverbe commun aux« amis » des deux rives de la Manche :

– Le meilleur rire est à celui qui rit ledernier, côté anglais, et du côté français : Rira bien quirira le dernier.

La promesse de miss Tanagra m’assurait lemeilleur rire. Quand on sait cela, il devient aisé de montrer lapatience, jusqu’à un degré angélique.

Sans doute, Agathas Block me trouva, tropangélique, car il avança les lèvres en une moue grimaçante,hocha la tête d’un air ennuyé et se cramponna plus étroitement àmon bras. De toute cette mimique, j’affectai de ne me pointapercevoir, ce qui redoubla l’inquiétude de mon compagnon.

Nous arrivions au débarcadère. Les amarreslancées aux hommes courant sur le quai s’enroulaient autour des« canons » de fonte, fichés dans la maçonnerie. Lecapitaine du steamer, barrant la coupée de son corps, contenait lespassagers trop pressés.

Enfin le steam ne bougea plus, la passerelleglissa, reliant le pont au quai, et le commandantprononça :

– À votre disposition, gentlemen etladies.

À ce moment, deux barmen s’approchèrent denous. Chacun portait une valise, dont l’une m’appartenait. Jecompris que l’autre avait pour propriétaire l’ennuyeux AgathasBlock, qui avait, tout comme moi, engagé un porteur au bar.

Nous dîmes en même temps :

– À l’hôtel Royal !

– Les garçons répliquèrent :

– Yes.

Et pointant les valises ainsi que des béliersantiques, ils parcoururent la passerelle, au grand dam des jambes,des côtes et des reins des passagers surpris par cette chargeinattendue.

Après quoi, le passage forcé, sans s’inquiéterdes récriminations qui s’élevaient dans leur sillage, ilss’élancèrent à toutes jambes le long du quai.

Du coup, Agathas se rasséréna. Il consentait àcroire que je me rendais à l’hôtel Royal. Et je m’amusai énormémentde sa confiance, à la pensée que je l’y « sèmerais »,comme il avait exprimé lui même l’idée de notre séparation.

Chapitre 10LA MYSTIQUE « SEMEUSE »

Vous connaissez Boulogne n’est-ce pas ? Àgauche du port, en regardant la mer, s’étale la plage de Capécure,la plage démocratique,comme vous exprimez en France. Là,on revêt son costume de bains dans les dunes, sous le regard duciel… et quand on surprend involontairement un de ces tableauxde mœurs, on le regrette vivement, parce que cela n’est pas beau.Je ne conçois pas qu’une démocratie n’ait point souci del’élégance.

Je serais démocrate, moi, ce qui n’est pas,car j’aime trop l’Angleterre pour verser dans cette utopie que lesignorants sont tout et les instruits rien ; mais enfin, jeserais démocrate, je voudrais que tous les adverbes ou adjectifsayant ce mot pour radical, exprimassent les choses les plus jolies,les plus suaves, les plus distinguées.

Si démocratique ne dépeint que ce quiest commun et laid, c’est donc que les démocrates sont desbarbares, et des barbares doivent être expulsés de lacivilisation.

Je passe à l’autre plage, dite plage duCasino, à droite du port. Ici, les cabines roulantes, les costumescoquets, c’est la plage élégante.

C’est elle que j’apercevais de ma fenêtre, lelendemain malin vers dix heures.

À huit heures, j’étais habillé, prêt à partir.Mes objets de toilette réintégrés dans ma valise, celle-ci bouclée,afin qu’au signal annoncé par Mrs. Dillyfly-Tanagra, je n’eussequ’à l’enlever, j’étais descendu au dining-room prendre le premierdéjeuner.

Naturellement, quand j’avais ouvert ma portesur le couloir, la porte d’en face s’était ouverte aussitôt, etAgathas Block, aussi prêt que moi-même, s’était montré.

Il s’était inquiété de ma santé avec unecourtoisie horripilante.

– Nous avons atteint l’hôtel à minuit etdemie, cher confrère, dit-il… Je vous vois sur pied à huit ;ne croyez-vous pas qu’un aussi court repos est antihygiénique.

En dépit de mon irritation intérieure, jeparvins à me maintenir au diapason.

Nous gagnâmes ensemble le dining ; nousdéjeunâmes à la même table…

Je soldai ma dépense.

Agathas m’imita religieusement.

– Est-ce que nous nous mettons en route,me demanda-t-il ?

Je haussai les épaules.

– Non. J’obéis simplement à mon habitude.Un ordre du journal doit être exécuté instantanément. Toutes lespetites causes de retard doivent être éliminées, la« note » est de ces causes… En payant à mesure que l’onconsomme, il n’y a ni discussions, ni temps perdu.

– Très juste, approuva mon gaillard d’unton convaincu… Comme l’on s’instruit avec un maître tel quevous.

Évidemment, il se moquait de moi. Je merendais parfaitement compte que mon explication n’était pas unphénomène de dialectique. Il me montrait qu’il s’en apercevaitégalement. Après tout, c’était de bonne guerre et j’aurais eumauvaise grâce à m’en plaindre.

– Alors que faisons-nous, repritl’agaçant personnage, après un instant ?

– Je rentre chez moi, lui dis-je sanshésiter, car j’avais préparé ma réplique à l’avance. Je vais rêveraux moyens de vous assurer un brillant reportage, tout enconservant pour moi un quelque chose de plus.

– Oh ! inutile de chercher.

– Pourquoi ?

– Parce que vous pouvez avoir confianceen moi. Je n’enverrai au Standard que ce que vousautoriserez.

– Bigre ! Si l’on apprenait auStandard votre proposition, je doute qu’elle fût goûtéepar la direction et les actionnaires.

Il se prit à rire avec abandon.

– Ne vous inquiétez pas de cela. On saitbien que le Standardn’est pas le Times, Et puis,je crois que l’on me féliciterait de savoir jouer les Warwick.

– Les Warwick ?

– Eh oui ! Comme cetillustre personnage historique, je régente un roi, mon cher« roi du reportage ».

Ah ! qu’il riait de façon énervante.

Mais j’étais résolu à conserver mon calme quoiqu’il advînt. Aussi pris-je le ton de la plaisanterie :

– Vous me dictez ma conduite. Je ne mesoucie pas d’être à la merci de Warwick. Et je vais rêver à luifaire, non pas la part qu’il voudra, mais celle que je jugeraicompatible avec les intérêts bien entendus du Times.

Sur ce, je me levai, remontai à ma chambre etm’y enfermai.

Au moins, je ne verrais plus l’Agathas Blocket sa figure antipathique.

Je m’installai confortablement près de lafenêtre, ainsi qu’un homme qui souhaite attendre sansimpatience.

Car à dater de cet instant, j’étais unreporter dans l’attente.

Et comme, dès que l’on parle de X. 323,tout devient extraordinaire, j’attendais quelque chose quej’ignorais, avec cependant la certitude que cela seproduirait.

Oui, mais cela ne se produisit pas desuite.

Il y avait une heure et demie,quatre-vingt-dix minutes que je me forçais à admirer la baignadematinale à la plage du Casino. Pour m’occuper, j’avais dénombré lesjolies baigneuses, ce qui exige une certaine contention d’esprit,car elles sont un peu perdues parmi les autres.

Après quoi, j’avais joué au bossu.

C’est un jeu inepte, mais dans ma situation,je m’occupais comme il m’était possible. On cherche un bossu. Bien,en voici un. Il s’agit maintenant, dans un rayon de cinquantemètres, de trouver un cheval blanc. Si le quadrupède se présente,on a gagné ; sinon, on a perdu.

Cela n’est très drôle, ni pour le joueur, nipour le bossu, ni pour le cheval ; mais enfin cela fait passerle temps.

J’en étais à mon dixième « personnageen bois courbé », selon l’expression irrévérencieuse del’Américain Twain, et à mon septième cheval blanc, quand on frapparespectueusement à la porte.

Vous avez remarqué, n’est-ce pas que l’onheurte une porte avec autorité, respect, courtoisie ouhumilité.

Dans le cas présent, le respect ne faisait pasdoute. Et comme le respect est toujours agréable, j’allai ouvrirafin de connaître le visiteur si déférent.

J’aurais dû le deviner, c’était le gérant enpersonne.

Il me bombarda de trois saluts plongeants,puis en confidence :

– Monsieur, me dit-il, depuis laséparation, les œuvres religieuses sont tenues de faire appel à lacharité… Une sœur rédemptionniste de l’hôpital de Pont-de-Briquesquête parmi les voyageurs. J’ai pris la liberté grande del’accompagner, afin de montrer le bon vouloir des Boulonnais àl’égard d’une œuvre qui rend les plus grands services.

Après quoi, il s’adressa à une personneinvisible dans le couloir.

– Entrez, ma sœur, entrez. Le gentlemanconsent à vous recevoir.

La porte d’en face s’était entrebâillée, etdans l’ouverture je distinguais la face curieuse d’AgathasBlock.

Probablement l’habit religieux le rassura, carla porte se referma sans bruit.

Au surplus, la religieuse pénétrait chez moiet accaparait mon attention.

– Mon frère, dit-elle dans un murmure, jevous remercie de ce que vous pourrez soustraire de vos ressourcesau profit de nos pauvres malades. La plus légère obole sera labienvenue.

Étrange ! étais-je halluciné ? Lavoix qui frappait mes oreilles me rappelait celle de Mrs. Dillyfly…et cependant le visage que j’apercevais sous la cornette, ce visageempreint de cette pâleur maladive que les religieuses empruntentsans doute à l’atmosphère de l’hôpital, ces yeux clignotants demyope abrités par des lunettes à bon marché, rien ne rappelait lapétulante Anglaise, non plus que la gracieuse marquise deAlmaceda.

Je me passai la main sur le front, avec l’idéede chasser l’illusion, et avec effort, je répondis :

– Vous accepterez bien une bank-noteanglaise. Je n’ai pas « changé » encore.

– Oh ! mon frère, le change estfacile à Boulogne, où vos compatriotes apportent l’aisance et semontrent généreux pour nous.

Je m’inclinai. Elle me devenait sympathiquecette « Épouse du Ciel » qui glorifiait la générositébritannique.

Je sortis mon portefeuille.

À ce moment, la sœur s’adressa augérant :

– Vous seriez tout a fait aimable de meprécéder chez le voyageur voisin. Je souhaite réduire au minimum letemps que je vous oblige à perdre.

Le « manager » s’inclina et allafrapper à la porte voisine dans le corridor.

Je déposai une bank-note de cinq livres (125francs) dans l’aumônière noire que me présentait la quêteuse.

Celle-ci me remercia d’une inclination de latête, puis me tendant un papier plié :

– Acceptez le remerciement desRédemptionnistes… La prière qui y est jointe est toujours exaucéepar Celui qui, ignorant la haine, est tout amour.

Et elle sortit lentement, me laissant avec monpapier à la main.

Quand on n’a rien à faire, on lit avec aviditétous les papiers qui tombent sous la main. Je dépliai donc celuique je tenais de la religieuse et…

Et les Rédemptionnistes de Pont-de-Briques nese douteront jamais de l’émotion stupéfaite qui envahit Max Trelam,correspondant réputé du Times.

J’avais sous les yeux quelques lignesmanuscrites d’une écriture qui m’était à présent familière.

C’était l’écriture élégante de la Tanagra.

Et je lus ceci :

« Aussitôt qu’au cours de ma quête, jeserai entrée chez M. Agathas Block, profitez de ce que je lemettrai, durant quelques minutes, dans l’impossibilité de voussurveiller, pour sortir sans bruit.

« Traversez la cuisine, la courette quiest en arrière. Il existe là une porte sur une ruelle. Tournez àgauche. Cinquante mètres plus loin vous verrez une porte rougeâtredans la muraille de droite. Frappez-y trois coups. Elle s’ouvrira.Après laissez-vous guider.

La délivrance annoncée se présentait de lafaçon la plus inattendue.

Mais l’instant n’était pas aux exclamations,il fallait agir.

La religieuse… en était-ce une ? avaitlaissée ma porte entr’ouverte, comme pour me faciliter ma tâche. Enm’approchant, je pouvais l’entendre aller de chambre en chambre,avec le gérant qui, décidément, marquait un zèle louable àl’endroit de l’hôpital de Pont-de-Briques.

Elle pénétrait à ce moment chez les voyageursvoisins d’Agathas Block.

Il fallait me tenir prêt.

J’enlevai ma valise et la posai sur leplancher auprès de moi.

Une minute… La Rédemptionniste est de nouveaudans le corridor, précédée du gérant qui frappe à l’huis de monpersécuteur, avec les mêmes toc toc respectueux, je le constate,que ceux qui m’avaient favorablement disposé tout à l’heure.

Ils entrent. Ils sont entrés. La porte sereferme. La voie est libre.

Je me coule dehors, le cœur battant… Tout vabien, je descends l’escalier. Je me jette à travers la cuisine, oùles marmitons me regardent ébahis. Je suis dans la courette, dansla ruelle.

À gauche, m’a dit le billet… Je vais de cecôté, je cours. Une porte rougeâtre se découpe dans la muraille quiborde la voie à ma droite. Je m’arrête, je frappe trois coups.

Le battant tourne sur ses gonds. Je meprécipite dans un jardin fruitier et, l’issue refermée, je m’arrêteinterloqué, devant une robuste Boulonnaise en jupon court, encasaque de futaine, qui me dit tranquillement :

– Que le monsieur anglais me suive. Lavoiture est attelée. Il sera à Pont-de-Briques dans un petit quartd’heure.

– Ah ! balbutiai-je sottement, nousallons donc à Pont-de-Briques ?

Heureusement, mon interlocutrice n’y entenditpas malice.

– Nous, non. Le monsieur y va, ça c’estsûr. Mais moi, je reste à la maison. Qu’est-ce que mon homme diraitsi je me « trimbalais » en voiture avec unmonsieur.

J’eus l’air de frémir à la pensée de ce quedirait cet homme et je traversai le jardin, dans les pas de lacommère. Par un portillon à claire voie, nous passâmes dans unecour pavée. Entre les pierres poussaient des herbes folles.

Mais, une berline, attelée de deux vigoureuxchevaux stationnait là, semblant étonnée de se trouver en pareillieu.

La Boulonnaise me poussa dans le véhicule,veilla à ce que ma valise fût bien posée en équilibre sur labanquette du devant.

– Vous êtes mille fois bonne, madame,crus-je devoir prononcer.

La femme me regarda avec un gros rire.

– Bon la dame de monsieur a payé à lalargesse ; ça ne serait mie honnête de faire mall’ouvrage.

La dame de monsieur ! Qui appelait-elleainsi ? Je crois bien que je sentis une rougeur monter à mesjoues en songeant que ce pourrait bien être miss Tanagra.

Ma dame… elle… Cela ne me révoltaitcertainement pas. Alors que signifiait l’émotion qui m’avaitenvahi ?

Je me le demandais encore, quand la commères’adressant au cocher immobile sur le siège :

– Vas-y, mon fieu ! Et bon train… Laroute est large.

La porte charretière était ouverte, sans queje susse par qui, ni comment.

Le cocher toucha ses chevaux ; l’équipagese prit à rouler, m’emportant vers Pont de Briques et… dansl’inconnu.

Chapitre 11LE CŒUR A SES RAISONS !

Le vrai peut quelquefois n’être pasvraisemblable.

J’en étais la preuve respirante, ambulante etconstante.

Né sincère jusqu’à la brutalité, il semblaitque mon âme ne brûlât de se donner qu’à des êtres, entraînés parles nécessités de l’espionnage, aux antipodes de la sincérité. Jeme faisais l’effet d’un sujet anglais, désireux immensément de semarier à l’une des jolies créoles de notre colonie de la Trinité,et qui pour atteindre ce résultat agréable, s’évertuerait àn’offrir son cœur qu’à des Chinoises.

Ceci ne veut pas dire que les Chinoises sontméprisables, loin de là. Je me souviens qu’autour de Pékin, lorsquele Times m’y envoya à l’occasion de l’Affaire des JadesRouges, je fus surpris par la grâce et la beauté délicate desladies ambrées de la région.

J’ai voulu simplement citer deux types debeauté, totalement différents, occupant chacun l’une des deuxextrémités d’un diamètre terrestre.

Les réflexions qui précèdent me remplissaientle crâne, tandis que la voiture m’emportait sur la route dePont-de-Briques.

Nous avions gagné les quais, à hauteur duCasino, puis filant vers le pont tournant, laissant à droite lastatue du bienfaiteur Jenner, bronze et vaccine, nous avionsrejoint la route qui, par Pont-de-Briques, court parallèlement à lacôte jusqu’à Étaples.

En dehors des usines de ciment Portland, auxtoitures saupoudrées des poussières blanches de la fabrication, lechemin parcouru n’a rien de bien intéressant. Aussi, délaissant lepaysage, m’étais-je plongé dans le spectacle que m’offrait mapensée intérieure.

Ah ! là par exemple, je découvrais despoints de vue accidentés, plus pittoresques même que je ne l’auraissouhaité.

Je découvrais que par une pente que je n’avaispas soupçonnée jusqu’à ce moment, j’étais entraîné vers latendresse… Et l’objet de ce sentiment était la personnemystérieuse, étrange, qui venait de me délivrer d’Agathas.

Moi, le sincère, découvrant mon amour, à lafaveur d’un déguisement !

Nos amis français prennent les évolutions deleur cœur avec une douce et souriante philosophie. De la blonde àla brune, ils passent sans lutte, sans émoi, déclarant que leurvolonté n’y est pour rien, qu’ils sont victimes d’une fatalitéhistorique, atavique, scientifique, psychologique. Pour un peu, ilsinvoqueraient la loi de l’Attraction Universelle de notre grandNewton.

Mais moi, je suis anglais, n’est-ce pas, etj’aime en anglais, ce qui signifie que je prend très augrave les conversions de mon personnage sentimental.

Et mon évolution amative prit pourmoi les proportions d’une révolution.

J’étais au plus fort de la bataille entre mesdeux « moi », dont l’un réclamait impérieusement deséclaircissements, alors que l’autre se déclarait inapte à enfournir, quand l’arrêt brusque de la voiture me rappela à laconscience de la réalité.

Je regardai au dehors. Nous étions dans unerue. En bordure du trottoir, une maison sur laquelle se lisaientces trois mots :

Postes, Télégraphe, Téléphone

Ce que vos journalistes, économes de leurscolonnes, traduisent par la formule abrégée de P. T. T.

Au même instant, le cocher, apercevant monvisage à la portière, se penchait sur son siège et prononçait d’unaccent convaincu :

– Nous sommes arrivés, monsieur legentleman.

– Hein ! m’exclamai-je !Arrivés ? Où cela ?

– Mais au bureau des Postes dePont-de-Briques, donc !

– Qu’ai-je à faire au bureau de la poste,mon ami ?

L’homme haussa les épaules avec une expressionde superbe indifférence.

– Cela, je n’en sais rien, et je supposeque monsieur le gentleman veut s’amuser à mes dépens. On m’adit : Pétreke…

– Pétreke, répétai-je, interloqué par cevocable inconnu ?…

– Et oui, Pétreke, comme on dit dans lepays, vu que je m’appelle Pierre, pour vous servir. Donc, la Loïsem’a dit : Pétreke, tu vas conduire le monsieur anglais à laposte de Pont-de-Briques. La carriole est payée, mais bien sûrqu’il te donnera pourboire pour la bistouille[2], s’il est content de toi.

– On ne vous a pas dit autrechose ?

– Non, sur le nez du géant Gayant, on n’apas ajouté un flin.

En dépit de la locution locale, je compris quele brave garçon exprimait la vérité. Son invocation du géantGayant, ce héros légendaire des kermesses du Nord, me démontrait saparfaite véracité.

Aussi, je descendis sur le trottoir, décidé àme laisser conduire par le hasard.

Le pourboire pour la bistouille remis aucocher lui parut vraisemblablement large, car il me regarda avecattendrissement, en prononçant celle phrase dotée du plus purparfum du terroir wallon :

– Ah ! monsieur le gentleman, laLoïse va bé sur luminer al copette del mongeonne.

Je traduis, car tout le monde ne conçoit pasles mystères linguistiques du pays wallon :

– Ah ! monsieur, la Louise, biensûr, illuminera jusqu’au toit de la maison.

Puis, faisant claquer son fouet avecenthousiasme, il reprit le chemin par lequel nous étions venus. Uninstant plus tard, équipage et conducteur avaient disparu autournant de la rue.

J’eus alors une impression de solitude tout àfait attristante.

Au fond, je jugeais ma situation ridicule.Quoi de plus grotesque, en effet, que de se trouver sur letrottoir, à Pont-de-Briques, vis-à-vis le bureau de la poste, sanssavoir pourquoi l’on est là, sans soupçonner ce que l’on peut bienavoir à y faire.

Mais la porte du bureau de poste s’ouvrit, etdans la baie rectangulaire, comme un portrait animé sortant de soncadre, apparut miss Tanagra… ou plutôt la marquise de Almaceda,dans le même costume qu’elle portait, six mois auparavant, lorsqueje l’aperçus pour la première fois, à Madrid, au salon duPrado.

Elle me considéra un moment. On eût cru qu’unejoie fugitive fleurissait ses joues de roses, puis elle me tenditla main, et d’un organe un peu voilé, un émoi se devinant sous latranquillité des paroles :

– Je viens d’adresser aux damesRédemptionnistes de Pont-de-Briques, un mandat de deux centquarante-cinq francs. Je tenais à me débarrasser du produit de laquête faite par mes soins à l’hôtel Royal de Boulogne.

J’inclinai la tête pour approuver. Surl’honneur, je me sentais incapable de prononcer une syllabe,fût-elle monolittérale.

Elle reprit :

– Offrez moi le bras. Mon automobile quim’a permis de vous précéder de quelques minutes ici, stationne dansune rue latérale.

J’arrondis le bras. Elle y appuya légèrementsa main finement gantée.

– Voici la seconde fois que nous nouspromenons ainsi, fit-elle d’un ton indéfinissable… la première,c’était…

Elle s’arrêta, son regard semblant me supplierde continuer. Du coup, je retrouvai la faculté de mouvoir malangue.

– C’était à Madrid, dans les salons de laCasa-Avreda, à la fête donnée par le comte allemand, ce HolsbeinLitzberg.

– En l’honneur de sa fille, Niète, quin’y parut pas.

– En l’honneur de cette victime,murmurai-je.

Miss Tanagra me considérait toujours. Ses yeuxbleus-verts semblaient vouloir fouiller dans mon esprit. Ellepoursuivit après un instant de silence :

– Victime !… Hélas ! le mondeest rempli de victimes.

Il y avait une vibration douloureuse dans sonintonation. On sentait qu’une pensée sombre oppressait affreusementmon interlocutrice. Et en moi s’épanouit brusquement le désird’apaiser l’anxiété que je devinais.

– Je suis sûr de ce que vous affirmez…Des victimes de la fatalité, irresponsables en toute justice,innocentes se débattant au fond des abîmes, oui, oui, le monde encontient beaucoup.

Une clarté scintilla dans ses regardssoudainement devenus troubles.

– Le croyez-vous vraiment ?

– Les ignorants de la vie, seuls doutentde cela. Et ils ne connaissent point l’indulgence, le pardon,l’absolution, ces idéales conquêtes de la science douloureuse devivre.

J’avais l’impression de couler une heuredécisive. Notre pensée allait bien au delà des paroles prononcées.Je percevais qu’elle m’écoutait avec toute son âme, et que par delàles mots, elle entendait le murmure de ma pensée.

Et tout à coup, au moment où nous tournionsl’angle d’une rue adjacente, où je distinguais à vingt mètres denous un robuste landaulet automobile arrêté au long du trottoir, macompagne prononça d’un ton presque indistinct, comme un sanglot etcomme un cri d’espoir éperdu, monté de son cœur à ses lèvres, cettephrase étrange :

– Ah ! oublier le passé ! Neplus voir que l’avenir… l’Impossible dresse sa muraille noire… ilbarre la route… Il ne peut être vaincu.

Nous arrivions auprès de l’automobile, lemécanicien, assis au volant, porta la main à sa casquette,m’indiquant ainsi que le véhicule était celui que m’avait annoncémiss Tanagra.

J’ouvris la portière du landaulet ; maisavant que la jeune femme eût posé sa bottine sur le marchepied, jesaisis sa main, toujours appuyée sur mon bras, et rivant mon regardsur son regard, comme pour lui permettre de lire au fond demoi-même, je lui dis d’un ton volontaire, énergique,définitif :

– L’Impossible n’existe pas pour qui saitcomprendre et vouloir.

Elle frissonna toute. Pendant une seconde, unvoile s’épandit sur sa physionomie, ses paupières palpitèrent commeclignotant sous une clarté brusque trop vive, puis ses grands yeuxangoissés disant à la fois le doute et l’espoir :

– Les circonstances qui engagent dans unevoie, obligent parfois à la suivre immuablement.

Je saisis. Elle me déclarait qu’elle nepouvait pas renoncer à être espionne !

Ce qui d’ailleurs ne m’empêcha pas derépliquer avec la conviction la plus contagieuse :

– Victime des circonstances ;victime des hommes, n’est-ce pas toujours être victime.

– Oui, certes ; mais une victime quicontinuera à sembler coupable au plus grand nombre.

Je lui souris pour lui répondre par cedétestable petit calembour où je mis cependant tout ce qu’il yavait d’amativité en moi.

– Il est un petit nombre qui se rit desplus grands… Il s’appelle deux, juste le nombre desvoyageurs qui vont prendre place dans ce landaulet.

Ses doigts, que je n’avais pas lâchés, secrispèrent convulsivement sur les miens, ses lèvres pâlirent, sespaupières se fermèrent violemment, broyant une larme, quis’éparpilla en rosée sur ses longs cils, puis un soupir, siprolongé que l’on eût cru à l’envol d’une âme, frissonna dans l’airet d’une voix lointaine, que je ne reconnaissais pas, ellebalbutia :

– Prenons place. Le watman a mes ordres…Ne parlez pas ; laissez-moi songer.

Je vous assure que j’avais une forte envie depleurer, comme un dadais, de pleurer à faire déborder laSerpentine-river de Hyde-Park, et que, cependant, j’étaislittéralement hors de mon esprit, du fait d’une joiesuprême, lorsque je m’assis auprès de miss Tanagra, dans lelandaulet.

Comme elle l’avait annoncé, le watman savaitoù il devait nous conduire, car l’automobile se prit à rouleraussitôt.

Quelques minutes plus tard, les dernièresmaisons de Pont-de-Briques laissées en arrière, nous filions àtravers la campagne verdoyante de cette riche région duBoulonnais.

Chapitre 12SOURIRES D’ÂMES

Le silence le plus absolu dura pendant environune demi-heure.

Je regardais ma compagne à la dérobée. Elleparaissait avoir oublié ma présence.

Le visage immobile, les yeux fixes, on eût ditqu’elle suivait en dehors d’elle-même une absorbante et douloureusepensée.

Quel orage grondait, sous ce masque quen’agitait aucun frémissement. Oh, je ne doutais pas ; ellesongeait aux paroles que nous avions échangées tout à l’heure, àces circonstances inconnues, qui la rivaientirrémédiablement à X. 323, à l’espionnage ; à cescirconstances que j’avais pour ainsi dire promis de considérercomme quantités négligeables.

Qu’était donc son secret, pour qu’après monaffirmation, elle ne crût pas encore à la possibilité de ce quej’avais souhaité lui donner à entendre.

Elle me connaissait pourtant. J’avais l’intimeconviction qu’elle me connaissait infiniment mieux que je ne laconnaissais elle-même. Elle devait par conséquent ajouter foientière à mon engagement. Dans le monde où je fréquente, on ne medemande jamais un écrit. On dit : la parole de Max Trelam estmieux qu’une signature, car certains contestent leursignature ; lui ne conteste jamais la parole donnée. Je suisfier de cela, je l’avoue ; car cette confiance méritée merehausse à mes propres yeux et surtout elle me démontre que j’aitenu l’ultime promesse faite à ma mère mourante, à ma chère joliepetite maman qui repose dans le cimetière de Twickenham, sous lastèle surmontée d’une urne funéraire qui marque le rendez-vousfinal où, Liddy Trelam rejoignit mon père Ralph Trelam, où je lesrejoindrai moi-même un jour, et où je pense, en dépit des mauvaissceptiques destructeurs d’espoirs qu’ils ne remplacent par riend’équivalent, où je crois que toute la famille sera unie, ainsiqu’au tennis où j’étais tout petit, entre mes chers regrettés, dansnotre gentil cottage de Carlton-Bills.

Comme mon affection ouvre desparenthèses ! j’avais commencé à parler de ma chère blonde, etdouce et aimante maman, pour rappeler que nos dernières paroles,avant l’inévitable séparation, avaient été celles-ci :

– Max, mon chéri, je recommande. Soyeztoujours droit,pour réjouir, chez Celui qui Est, votrepère et votre mère qu’il rappelle à Lui.

– Je serai droit, mère aimée. Votre Maxsera ainsi.

Et j’ai été cela. Et quand je séjourne àLondres, si pressé de besogne que je sois, je ne manque pas, danschaque huitaine, de faire visite à mes morts inoubliés, dans leurrésidence de Twickenham. Et j’ai la sensation très nette, trèsbonne, qu’ils ne sont pas loin de moi.

Je m’étonnais donc, je m’inquiétais même à lapensée que miss Tanagra pouvait conserver quelque méfiance de mesengagements si clairs cependant.

Mais enfin elle sembla prendre unerésolution.

Son visage se ranima. Ses yeux cessèrentd’interroger le vide. Elle dirigea sur moi leur rayon clair, puisdoucement :

– Vous ne vous demandez pas où je vousconduis.

– Non, à quoi bon ; j’ai en voustoute confiance, moi.

Elle eut un sourire empreint de cettemélancolie qui m’avait frappé dès notre première entrevue.

– Je veux la mériter en vous apprenantque nous nous rendons d’abord en Belgique, à Bruxelles, parSt Omer, Hazebrouck, Armentières, Wattrelos, Renaix,Molembeek et Ixelles. Nous y serons ce soir. Autre chose, àprésent. Mon automobile m’attendait à Boulogne, sur le quai duCasino. C’est en religieuse que j’y suis montée, en quittantl’hôtel Royal. Sur la route, les stores baissés, je suis devenuecelle que vous voyez en ce moment. Pour vous, j’ai voulu reprendrema véritable apparence, mon véritablevisage. Vousle voyez, moi aussi j’ai confiance.

Elle me renvoyait le reproche formulé malgrémoi un moment plus tôt.

Puis, comme si mon esprit lui était un livreouvert, elle répondit à tout ce qui avait rempli mon cerveau depuisnotre départ de Pont-de-Briques.

– Vous disiez, n’est-ce pas, qu’à deux,on peut braver l’opinion du monde et même les circonstances.

Je restai un instant muet, stupéfait de voirl’entretien se renouer au point même où il s’était interrompu.Pourtant la conviction qu’il me fallait parler à tout prix, merendit ma présence d’esprit.

– Je le disais parce que je mereconnaissais prêt à le prouver.

Elle me regarda avec une expression infinimentdouce.

– Oh ! Je n’en doute pas. Je sais ladroiture de Max Trelam. Notre conversation, croyez-le, je neconsentirais à l’avoir avec personne autre. Toutefois, on ne peutréellement démontrer que ce que l’on connaît en totalité. En dehorsde la connaissance des choses, on peut agir plus ou moinscharitablement ; on ne peut rien prouver, sinon son boncœur.

– N’est-ce point suffisant,interrompis-je ?

Elle m’imposa silence du geste.

– Cela vous paraît suffisant ; maisd’autres ont des exigences plus grandes. Ils veulent que le cerveaumarche de concert avec le cœur, que la raison approuve lesentiment. Ils croient qu’ainsi seulement les stériles regretspeuvent être évités.

– Quels regrets ?

– Ceux qui naissent de l’accomplissementdes irréparables générosités.

Son visage était devenu grave. Il y avait enelle, ce je ne sais quoi de troublant, de dominateur qui, si messouvenirs de l’Université de Cambridge sont exacts, devait êtrel’apanage des pythonisses rendant les oracles obscurs qui guidaientles populations antiques.

Elle reprit gravement :

– Oh ! je sais quel est le« libéralisme » de votre esprit. Souvenez-vous.Je vous ai vu… Pardon de rappeler ce souvenir, mais cela est justeet je ne dois pas considérer si ce rappel m’est pénible !… Jevous ai vu offrir loyalement, sans hésitation, votre appui à unepauvre enfant, fille innocente d’un espion vil, d’un de ces espionsqui ont fait de ce mot une injure, parce qu’ils rendent n’importequels services pour des sommes déterminées.

Et sa voix modulant des inflexionsreconnaissantes.

– Vous, je le sais bien, vous pensez quecertains, parmi les espions, ne servent que les causes justes… Vouscroyez qu’un espion peut être courageux, loyal, noble de cœur,qu’il peut être ami dévoué… Hélas ! le monde ne comprend pascela. Et tel qui ment effrontément en faveur de son commerce ou deses plaisirs, affecte une horreur absolue du mensonge, la seulearme que puissent employer les espions les plus dignes, poursauvegarder les intérêts des peuples.

– Oh ! le monde, bougonnai-je avecimpatience.

Elle appuya sa main sur la mienne, doucement,mettant dans ce geste un je ne sais quoi de maternel qui dissipa mamauvaise humeur, et sa voix devenue soudain tremblotante, comme sifrémissait en elle un grelottement intérieur :

– Vous avez raison, sir Max Trelam, lemonde ne compte pas pour une nature ferme, bien équilibrée, commela vôtre. Seule votre conscience peut être le guide contre lequelvous ne vous révolterez jamais. Eh bien, je m’adresse à cetteconscience ; je veux lui dire les « circonstances »auxquelles j’ai fait allusion tout à l’heure. Ensuite, ellerépondra et je tiendrai sa réponse pour l’expression sincère de lavérité.

Sa tête se pencha. Elle sembla prononcer pourelle-même :

– Je n’aurais pas le courage de prendrela résolution moi-même.

Un silence suivit. Je n’eus même pasl’intention de le rompre. J’éprouvais cette impression étrange queje ne m’appartenais plus ; que j’étais dominé par lavolonté des choses, si gigantesque auprès de la petitevolonté humaine ; une sorte de terreursacrée m’étreignait. J’attendais avec angoisse ce que macompagne allait dire.

Ma chère Tanagra se recueillit une minute,puis elle commença ainsi :

– Je vais vous dire ce qui se passa, il ya douze ans, durant une nuit de janvier. En quel endroit celaeut-il lieu ? Quels étaient les noms des personnages ? Nele demandez point. Ces choses font partie du secret de l’homme que,depuis cette époque, j’ai reconnu pour chef et pour maître…Appelez-le comme par le passé X. 323, pour moi, s’il me fautun nom pour la facilité plus grande du récit, prenons celui de…

– De Tanagra, interrompis-jevivement.

– Je serai donc « Tanagra »… Etquelle que soit la conclusion de cet entretien, je resteraiTanagra… Ce nom convient à la détresse comme au bonheur. Tanagrapeut inspirer l’épithalame des fiancées ou se traîner parmi lesmausolées de la Voie Sacrée. Myrtes ou cyprès conviennent àTanagra.

Puis sa voix trahissant un soudain effort,elle acheva :

– Écoutez donc les circonstances quicommandent la vie de Tanagra.

Chapitre 13LA PRÉSENTATION DES CIRCONSTANCES

– J’avais huit ans… X. 323, monfrère, en comptait seize. Ce soir de janvier, une tempête hurlaitau dehors, et à travers les vitres, découpant leurs rectangles surle noir, on apercevait par moments tourbillonner des essaims dechoses blanches.

C’était la neige qui dansait sa sarabandeglacée. La furieuse farandole de l’hiver striait les ténèbres,chassée dans la plainte du vent, et sur la terre, sur les arbres,les chemins, les champs, les maisons, jetait sa ouate froide.

On eût cru qu’un formidable ensevelisseur del’Espace enfermait en son suaire la nature dépassée.

Dans la chambre, aussi il y avait la mort.

Deux lits aux chevets adossés à la même paroi,séparés par une ruelle.

Dans l’un, une forme rigide sous les draps.Deux cierges brûlaient auprès. La forme immobile était notre mère,morte vers le milieu du jour.

Dans l’autre, un homme au visage ravagé par ladouleur, aux cheveux grisonnants. Ses mains tremblantes tenaient unmédaillon ovale, portrait de celle qui n’était plus. De grosseslarmes roulaient sur les joues creuses de l’homme.

Celui-là était notre père, qui devait mouriravant l’aube.

Et debout au pied de ces lits funèbres, deuxenfants, X. 323 et Tanagra regardaient muets, épouvantés,celle qui avait cessé de souffrir, celui qui cheminait vers letrépas.

Oh ! l’atroce veillée. Le vent siffle, laneige tombe, l’homme pleure, les enfants attendent la minute quiles fera orphelins.

Vers la quatrième heure après minuit, lemourant renonce à sa douloureuse contemplation d’une miniatureretraçant celle qui fut et ne sera jamais plus. Il fixe son regardluisant sur les enfants. D’une voix déjà extra-humaine, qui nerappelle plus son organe habituel, il ordonne :

– Approche, mon fils ; approche,petite.

J’ai peur, je tremble. Il me semble qu’autourde moi s’agitent des êtres invisibles ; mais mon frère s’estglissé délibérément dans la ruelle.

Pour ne pas me sentir seule, je le suis. Je mepresse contre lui, comme si je comprenais que tout à l’heure, ilsera mon unique protecteur.

Mais notre père parle.

– Il n’est qu’une chose enviable surcette terre : la Justice. Elle seule est digne de l’efforthumain. Elle seule peut remplir l’esprit. Le faible peut pour lajustice souvent plus que le puissant. Ce dernier l’ordonne, lapaie ; l’autre la démontre. Seulement le faible doit donnerson sang, tandis que le puissant se contente de dépenser un peud’or.

Il s’arrêta un instant, eut une aspirationprofonde. Sur son front perlaient des gouttelettes de sueurqu’irisaient les rayons obliques de la flamme des cierges.

Je ne comprenais pas ses paroles, mais ellesme faisaient frissonner. D’instinct, je pressentais que le moribondparlait d’une lutte formidable ; je devinais que la Justiceest un trésor, gardé par les dragons de la haine, des intérêts, enune forteresse inexpugnable.

Dans mon cerveau d’enfant s’agitaient deslambeaux de phrases entendues naguère, durant les soiréesfamiliales… Je me rappelais la tristesse de ma mère, j’entendaisrésonner les paroles consolatrices et énergiques de celui qui, à cemoment, nous regardait de ses grands yeux, devenus immenses par lefait de l’amaigrissement de la face, de ses grands yeux où levoisinage de la mort piquait des lueurs phosphorescentes.

Certes, ma pensée enfantine était incapable decoudre ces phrases se représentant en désordre à mon souvenir. MaisX. 323 savait,lui. Il devait m’apprendre pourquoi,dans une même journée, notre père et notre mère mouraient, non pasde maladie, non pas d’un mal voulu par la nature, mais étreints parle poison.

Vous conter le détail de leur douloureusehistoire me conduirait à dévoiler le secret que je dois taire, caril est la sauvegarde de X. 323.

Je vous dirai seulement que nos parentsappartenaient à une famille naguère riche, honorée, qu’un ennemiinlassable avait conduite à la honte et à la ruine. Nos grandsparents étaient morts volontairement pour échapper à unecondamnation imméritée, pour fuir le bagne où ils eussent étéenvoyés innocents.

Restés seuls, père et maman avaient grandidans la misère, chaque souffrance leur rappelant le misérableauteur de leur détresse, ils avaient fait un terrible serment.Venger les morts, laver leur mémoire de la souillureinjustifiée.

Leur existence s’était épuisée à cette lutteinégale. D’abord, ils avaient cru triompher ; mais leurennemi, mis sur ses gardes on ne sait comment, avait jeté dans labalance le poids formidable d’une immense richesse et d’une desplus hautes situations de l’État.

Ici le mystère scelle mes lèvres. Cet hommeavait ravi un trésor, je dis trésor, en ce sens que rien n’étaitplus précieux pour mes parents. Fort de ce vol, il avait obtenud’eux une entrevue, sous couleur de régler avec eux les conditionsde la restitution, et au cours de cette entrevue tenue sanstémoins, dans la maison de campagne où nous étions prisonniers àcette heure, il leur avait versé le poison.

Voilà ce qui luisait dans les yeux de mon pèreà cette heure.

La « Tanagra » se tut durantquelques secondes.

Sur son visage bouleversé, se lisaitl’épouvante des souvenirs qu’elle réveillait, je le comprenais,pour que je connusse bien celle à qui allait ma tendresse.

Je lui étais reconnaissant infiniment.

À travers la funèbre évocation, il me semblaitentendre son cœur murmurer :

– Max Trelam, vous commencez à m’aimer.Cela est très doux pour moi ; mais je veux vous montrer toutel’âme de celle que vous recherchez.

Elle allait reprendre, quand le landaulets’arrêta.

Nous arrivions à la frontière belge.

Tandis que le watman s’acquittait desformalités nécessitées par l’entrée sur le territoire de laBelgique d’une machine automobile, nous primes un léger repas.

Puis, la machine repartit, nous emportant horsde France.

Alors, miss Tanagra se tourna brusquement versmoi.

– J’ai trop présumé de mes forces, medit-elle doucement. Laissez-moi abréger le récit de la nuitterrible qui décida de ma vie, qui aujourd’hui pèse sur elle, quidemain encore la dirigera.

– Je n’ai rien demandé, lui répondis-je.Je savais que vous étiez vous-même et cela me suffisait.

Elle secoua la tête :

– Non, non, cela ne suffit, pas…J’appartiens à une œuvre, avant de m’appartenir. Je ne suis pas decelles qui peuvent se donner toutes… Je ne dispose que d’une partde moi-même.

Puis arrêtant les mots qui se pressaient surmes lèvres :

– Mon père exigea de nous unserment : Vivre pour arracher à notre ennemi le trésorravi ; vivre pour relever le nom des nôtres… Et nous, lesenfants, nous avons juré au mourant. Nous avons entendu sessuprêmes conseils : Enfants, je succombe parce que j’ai voulucombattre au grand jour. Les faibles doivent appeler la ruse à leursecours. Il n’y a point félonie à tromper lorsque le but est nobleet désintéressé. Souvenez-vous de cela.

Qu’ajouterai-je. Mon père expira. Au matin,nous trouvâmes les portes de la maison de campagne ouvertes.Personne ne s’opposa à notre départ. Il y avait là deux personnagesmasqués, bien inutilement, car nous, les petits que l’on chassait,épaves de détresse, nous savions quels visages ennemis se cachaientsous les masques.

Ces deux hommes portèrent nos morts dans lejardin, où une fosse était creusée. Des sacs de chaux furentrépandus sur les cadavres, puis ils versèrent de l’eau sur letout.

Nous ne comprenions pas alors. Depuis nousavons compris. Ils détruisaient les restes de nos parents eteffaçaient ainsi toute trace du poison.

À ce moment, un éclair brilla dans les yeux dela jeune femme.

– Nous étions si jeunes que l’on nousavait dédaignés. Est-ce que l’on pouvait voir en nous desadversaires à craindre.

Eh bien, deux ans plus tard, nos morts étaientvengés, notre trésor recouvré, nos ennemis livrés au bourreau.

X. 323 venait de révéler ses prodigieusesressources de ruse, et moi, gamine de dix ans, je l’avais aidé pourla première fois. À dater de ce moment, nous étions deux et nous nefaisions plus qu’un.

Seulement, l’originalité des procédés employésavait attiré sur nous l’attention des gouvernants. Ils voulurentnous employer, nous promettant la réhabilitation de nos chers mortssi nous rendions les services que l’on requerrait de nous.

X. 323 accepta, sous la seule réservequ’il demeurerait seul juge du choix des campagnes à entreprendre.Il consentait à être espion ; mais l’espionnage, selon lui, nedevait s’exercer qu’au profit de la Justice.

Et maintenant, vous savez, Max Trelam, leserment prononcé sur un lit de mort.

Nous devons servir la justice jusqu’au jour oùsera proclamée l’innocence, où sera réhabilitée la mémoire de ceuxqui ne sont plus.

Leurs ombres nous accompagnent. À toute heure,à tout appel de mon frère, je dois répondre :

– Me voici !

Vous le voyez, je suis condamnée à vivre enmarge de la Société.

Ses yeux bleus-verts s’attachaient sur moiavec une inexprimable expression d’angoisse.

Ah ! pauvre, pauvre petite espionne,comme le sens des mots se modifie selon les êtres auxquels on lesapplique.

Une planète est un astre mort ; elledevient un réceptacle de vie si sa bonne fortune la jette dans lerayonnement d’un soleil !

Et je pris la main de miss Tanagra, je lapressai sur mes lèvres en bégayant, d’une voix tremblotante, disantle bouleversement de toute ma personne, si paisible àl’ordinaire.

– Vous savez, miss Tanagra, commejournaliste, j’ai l’habitude du livre. Eh bien, si vous êtes enmarge comme vous l’exprimez, je pense que vous avez choisi ceposte, parce que la marge est blanche comme votre âme.

– Espionne, fit-elle tout bas.

– Oui, espionne blanche, c’est entendu,et dont le frère est espion… Deux espions que j’estime et que…j’aime de tout mon cœur… Ce qui me donne une pensée, une pensée queje qualifierai d’heureuse sans la moindre vergogne. Il vousmanquait un historiographe. Un hasard providentiel m’a fait écrireune page de votre histoire ; je désire continuer. Expliquez ledésir comme il vous agréera : Amour-propre d’auteur ou bientout autre amour… Ce serait une solution tout à fait charmante, carle jour où ce digne X. 323 vous appellerait au service de laJustice, je répondrais en même temps que vous-même :

– Me voici !

Et cela signifierait, en unissant nos deuxvoix :

– Nous voici !

De cette façon, le serment que je n’ai pasfait, moi, uniquement parce qu’à l’époque où il fut prononcé, jen’étais pas dans l’endroit que je ne connais pas, puisqu’il est unsecret, ce serment, je l’accomplirais tout de même.

– Vous ?

– Naturellement. Vous ne pouvez pas vousdonner toute, je répète vos propres paroles… Alors, parcompensation je me donne tout entier… C’est une simple opérationd’arithmétique qui nous amènera à un total égal.

J’affectais la gaieté. Je présentais la chosedans le mode comique ; mais ma voix tremblait, mon cœur selivrait à des bonds de chamois escaladant les cimes.

Elle murmura avec un accent troublé.

– Comme vous êtes bon.

Mais je ne voulais pas de compliments,moi.

– Bon, pour le Times,certainement. Car les chroniques de votre historiographe ferontmonter follement son tirage.

Puis implorant :

– Eh bien, miss Tanagra,m’engagez-vous comme historiographe ?

Je sentis sa main grelotter contre mes lèvres.Et tout à coup, elle s’affaissa contre moi, un sanglot secouant soncorps gracieux.

– Mon frère décidera… Oh ! il diraoui… Je le supplierai… Et puis, je crois qu’il a pour vous uneestime affectueuse…

Mais cet instant de faiblesse ne dura pas.Elle se redressa brusquement, montrant ainsi quelle femmed’énergie, de volonté était enfermée dans sa gracieuse enveloppe.Et d’un ton si profond que j’en demeurai étourdi, comme enveloppépar une palpitation d’âme.

– Max Trelam, me dit-elle, vous êtes unréalisateur d’impossible. Vous venez de me donner une minute dejoie à racheter une existence de douleur. Je vous bénis et je… –elle renfonça le mot si doux que j’entrevis, oui positivement jel’entrevis sur ses lèvres, mais elle conclut :

– Et j’ai hâte, une hâte ardented’arriver à Vienne.

Le landaulet traversait à ce moment un de cesjolis villages belges si coquets dans leur méticuleusepropreté.

Sur la plaque indicatrice appliquée au mur dela dernière maison, je lus :

– Stéverloo !

On m’a demandé souvent pourquoi je marque unetendresse particulière à la Belgique, dont les habitants ne sontcependant pas très tendres à l’égard de notre vieille Albion.

Je pense que vous le comprendrez à présent, etque vous ne vous étonnerez pas de m’entendre affirmer que cevocable baroque de Stéverloo me semble l’une des modulations lesplus harmonieuses que la langue humaine ait formulées.

Chapitre 14JE DEVIENS SUR UN REGISTRE LE MARI DE MA BIEN-AIMÉE

Bruxelles ! Trois ou quatre heuresd’arrêt… Nous arrivons au milieu d’une grande fête des associationscatholiques flamandes. La Brabançonne, ce chant national belge,alterne avec des cantiques.

Des défilés de ces jolis soldats belges, sibien habillés, succèdent à des processions dominées par desbannières ornées de dentelles merveilleuses, sorties des doigts defée des dentelières bruxelloises.

Voilà ce que nous entrevoyons en nous rendantau Grand Hôtel, où nous procéderons à une toilette renduenécessaire par une journée de voyage sur route. Je commencevéritablement ici mon « association » avec missTanagra.

Au bureau de l’hôtel, je deviens lebaronnet Willms, voyageant pour son agrément avec sa sœurLydia.

Et d’être baronnet me paraît tout à faitfolâtre, bien que ma chère compagne m’ait gravement affirmé que,peut-être, nous sommes espionnés, et que ce déguisement de noms apour but de dépister les surveillants possibles.

À onze heures vingt-cinq du soir, l’automobileemmène le baronnet Willms et sa sœur à la gare du Midi, par lesboulevards Anspach et du Hainaut, lesquels, malgré l’heure tardive,sont encombrés par une foule bruyante et joyeuse.

À la gare, nous nous séparons de notre watmanet du landaulet qui m’est devenu cher. N’est-ce point dans cettemaison roulante que j’ai engagé mon avenir.

Et quand il s’éloigne, j’ai un petit chagrin.Il me semble qu’il emporte un peu de mon souvenir ; quequelque chose de moi est demeuré dans sa carrosserie.

Mais, miss Tanagra me rappelle que« le train n’attend pas ». Sa voix dissipe mesvelléités de mélancolie. Qu’importent les souvenirs quand laréalité est là, auprès de moi, adorable et douce.

Le quai, le train, nous nous installons.

Bruit de ferraille, sifflets, mouchoirs agitéspar des personnes qui restent après avoir accompagné celles quis’éloignent. Le train a quitté la gare ; un moment encore ilcircule au milieu des constructions de la capitale belge, puis ilroule dans la campagne, projectile haletant parcourant l’ombre.

Au jour, nous entrons dans Central-Bahnhof, lagare de Strasbourg.

Je distingue confusément la ville, qui ne seconsole pas d’être séparée de la France, ce que ma qualitéd’Anglais ne m’empêche pas de trouver parfaitement raisonnable.

Nous sautons d’un train dans un autre. Et àtoute vapeur, à travers les plaines d’Alsace, du duché de Bade, desmassifs de la Schwarzwald, cette pittoresque chaîne de montagnesboisées de la Forêt Noire. À présent nous avons passé dans leWurtemberg. Je reconnais cela aux parements des uniformes desgendarmes, qui, revolver à la ceinture, se tiennent immobiles dansles gares, tels des statues chargées de rappeler aux hommes que laloi est respectée en Allemagne, et qu’il en cuirait à quiconques’aviserait de l’oublier.

Quelques tours de roue encore. Nous sommes enBavière. Des soldats au casque de cuir surmonté de la chenillenoire, semblent avoir été placés là tout exprès pour nous donner cerenseignement géographique.

Munich ! tout le monde descend !

Je traduis, n’est-ce pas, Car tout le monde necomprend pas les Allemands lorsqu’ils expriment cela dans leurlangue :

– München ! Allesaussteigen !

Une voiture nous conduit dans un hôtelparfaitement tenu, édifié sur la rive de l’Isar, la rivière bleuequi traverse la cité.

Nous allons pouvoir nous reposer, carl’Express-Européen, qui doit nous acheminer sur Vienne, ne passeraque le lendemain dans l’après-midi.

Mais les mœurs des hôteliers sont les mêmesdans tous les pays.

Au bureau de l’hôtel, avant même que nousayons, miss Tanagra et moi, dit ce que nous souhaitons commelogement, on nous présente un registre et l’on nous invite à yinscrire nos noms, prénoms, profession, lieu de provenance, lieu dedestination.

À ma profonde surprise, ma compagne me prendla plume des mains et se penche sur le carnet. Pourquoi ?J’aurais aussi bien qu’elle même écrit baronnet Willms et sa sœurLydia. A-t-elle craint que j’aie oublié ce nom depuisBruxelles ?

Ah ! by Jove ! Ce n’est pas cela. Ilparaît que dans le parcours, j’ai perdu la qualité de baronnet, etje crois bien aussi celle d’Anglais.

Elle écrit :

« Comte de Graben-Sulzbach, de Vienne(Autriche) et son épouse. »

Mon épouse ! C’est stupide quand onsouhaite tendrement une chose, d’éprouver pareille angoisse à lirece qui est le but de l’existence.

Mon épouse ! Je rougis jusqu’à la racinedes cheveux.

Miss Tanagra aussi doit avoir ressenti unepointe d’émotion, car sa main n’est plus aussi assurée lorsqu’elletrace au-dessous de nos nouveaux noms, cette ligne d’une véritérelative :

« Venant de Biarritz, se rendant àVienne ».

Pour Vienne, c’est vrai ; mais pourBiarritz ! ! !

Une question du directeur de l’hôtel tombe aumilieu de mes réflexions, les met en débandade, à l’instar d’unpavé jeté dans une assemblée de grenouilles. Cet homme,raisonnablement obèse, une barbe de fleuve, rouge ainsi que sescheveux clairsemés entre lesquels la peau du crâne apparaît rosecomme l’épiderme d’un petit porc de lait, cet homme questionneobséquieusement :

– Quelles chambres mettrai-je à ladisposition de M. le comte et de Gnädige Fraucomtesse.

Gnädige, peste ! On voit bien quel’Allemand a le respect inné des titres.

Mais ma compagne de voyage répliqua sanss’émouvoir.

– Un appartement… deux chambres et unsalon.

L’homme à la barbe ardente s’inclina tout àfait bas. Les Allemands ont aussi le respect des gens qui font dela dépense.

– J’ai cela au premier, la vue sur larivière, très pittoresque, exposition unique.

– Alors, faites monter les bagages, jevous prie.

Et je suis le Hansknecht (garçon) quinous guide vers l’appartement, qu’il nous confie mystérieusementêtre réservé à la Noblesse.

Ce garçon là n’ignore certainement pas quetout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute.

Miss Tanagra et moi, nous sommes seuls dans lesalon qui sépare nos chambres respectives. Nous allons entrerchacun chez soi. Je la retiens un moment, pour lui dire :

– Vous espérez donc, miss Tanagra, queX. 323 sera de notre avis ?

– Ah ! murmura-t-elle tendrement, sil’espoir n’existait pas…

– Oh ! il existe… Car, sur leregistre de l’hôtel, sauf les noms imaginés, vous avez écrit ce quidoit être la vérité de demain.

Sans doute, elle ne voulait pas s’avancer sansavoir consulté X. 323, car elle ne retint qu’une partie de maphrase.

– Vous vous méprenez. Graben-Sulzbachn’est pas un nom imaginé.

– Que voulez-vous dire, fis-jel’accompagnant docilement sur le terrain qu’elle paraissait choisirde préférence ?

– À Vienne, à la Cour et dans la ville,je suis bien réellement comtesse de Graben-Sulzbach.

Je ne pus retenir une exclamationstupéfaite.

– Comme vous étiez, à Madrid, marquise deAlmaceda, sans doute.

Je riais, lui montrant ainsi que les nomsm’importaient peu, car je lui en avais attribué un plus joli quetous les autres, l’Aimée.

Mais elle secoua la tête, etlentement :

– À Madrid, je suis marquise de Almaceda,par licence courtoise de mon frère, détenteur du titre. À Vienne,je suis comtesse de Graben-Sulzbach, parce que titre et nomm’appartiennent en propre.

Puis avec un sourire qui corrigeait l’ironiedu ton :

– Si vous le voulez bien, dans unedemi-heure, nous parcourrons la ville. Munich vaut qu’on l’admire.C’est une belle et fière cité.

Elle avait disparu avant que j’eusse songé àrépondre.

En vérité, je me trouvais devant elle unétrange état d’esprit. Elle bouleversait mon sang-froid, commejamais je n’aurais supposé qu’il pût l’être.

Je me sentais à la fois son appui et sonesclave.

Oh ! Tanagra, Tanagra, aujourd’huiencore, est-ce que je sais bien ce que mon cœur éprouve en face devous !

Mais elle avait parlé. Je pénétrai dans lachambre qui m’était réservée, afin d’être prêt pour la promenade aumoment indiqué par ma chère compagne.

Et dans la capitale bavaroise, parmi lespassants qui ne le comprendraient pas, nous promènerions l’aurored’un doux bonheur d’amour.

Seulement toutes les aurores ne sont pasexemptes de nuages.

La nôtre devait avoir le sien, qui troublanotre tête-à-tête à travers la ville. Dans l’espèce, la nuée fut ungroupe de camelots criant je ne sais quelle feuillequotidienne.

Étant donné que les journaux allemandscomptent surtout pour exister sur leurs abonnements, c’est-à-dire,sur une base que les presses anglaise et française estimentreprésenter au maximum 33 pour cent du tirage, on ne crie lequotidien allemand en vue d’attirer l’attention de l’acheteur aunuméro que lorsqu’il contient une nouvelle tout à faitsensationnelle.

C’est ce que me fit remarquer miss Tanagra, etj’achetai le journal un zeitung quelconque, qu’aujourd’huiencore je voue à l’exécration des fiancés, car il m’apportait lepremier avertissement de la cruelle vérité : le bonheur estchose fragile, plus fragile que la neige fondante sur le toitexposé au soleil.

Ne critiquez pas la comparaison, je vous prie.Elle ne sort pas des tiroirs imaginatifs de Max Trelam. Son pèreest un certain Goethe que l’universalité des hommes, sur la foi dequelques-uns qui l’ont lu, proclament une des plus éclatantesmanifestations du génie humain.

Mais j’en reviens à mon zeitung.Pourquoi jeta-t-il une ombre sur notre pérégrination à traversMunich ?

Oh ! tout simplement à raison de deuxentrefilets encadrés, l’un en première colonne ; l’autre enquatrième.

Celui-là annonçait que Herr Haute NaissanceComte Strezzi, conseiller privé d’Autriche, administrateur généraldes services de Reconnaissances et d’Aviation militairesAustro-Hongroises, etc., venait d’effectuer aux environs de lafrontière austro-serbe, des expériences de marche de son ballondirigeable, le Strezzi, qui laissait loin derrière lui, etpour la vitesse et pour la maniabilité, l’aérostat similaire sipopulaire en Allemagne dû à l’inventeur Zeppelin.

L’autre relatait que de nouvelles victimes dela mort par le rire avaient été découvertes à Belgrade, enSerbie. Les chefs du parti patriote avaient été frappés parl’inexplicable maladie, et la peste bubonique touchait leshabitants depuis la funèbre trouvaille.

Et comme miss Tanagra, le visage soudainementattristé, lisait à demi-voix les deux articulets qu’elle soudaitl’un à l’autre, je me hasardai à lui dire :

– Que la mort hilare et la peste soientdes phénomènes connexes, je le crois. Mais que peut avoir de communavec ces phénomènes, une expérience de dirigeable.

Elle me répondit d’un ton dont la tristesse neme parut pas justifiée :

– La mort aussi est dirigeable entre lesmains d’un criminel audacieux.

– Oh ! Un personnage comme ce comteStrezzi ne saurait s’adonner à si odieuse besogne.

Elle me toisa avec une évidente ironie. Seslèvres s’agitèrent comme si elles allaient prononcer des mots delumière, mais elle réfléchit sans doute et feignantl’enjouement revenu :

– Continuons notre promenade. Aprèsdemain, à Vienne, je penserai à haute voix devant vous. Il fautauparavant que mon frère, mon chef, le permette.

Et puis, une anxiété soudaine, inexplicable,voilant le timbre argentin de son organe, elle reprit mon brasqu’elle avait abandonné pour déployer le journal… Elle m’entraînavivement. On eût dit que nous fuyions un danger invisible pour mapersonne.

– Deux jours d’attente, ou de répit,soupira-t-elle. Buvons les roses de ces jours d’espoir. Pourquoi lebonheur, le plus grand, le plus doux des bonheurs n’enmarquerait-il pas le terme !

J’avoue que je ne voyais pas pourquoi nous netrouverions pas la félicité en gare de Vienne. Il me semblaitqu’aucun dirigeable, qu’aucun trépas hilare ne pourrait nousdésunir.

Chapitre 15UNE MÉTAMORPHOSE QU’OVIDE NE PRÉVIT PAS

– Kaiserin Elisabeth, West banhofTerminus.

Ce qui se traduit :

– Station de l’Impératrice Elisabeth.Gare terminus de l’Ouest !

C’est ce que crie un employé du chemin de fer,à la porte du wagon où miss Tanagra et moi avons pris place laveille, à Munich.

Le grand Express Européen n’a pas une minutede retard.

En eût-il d’ailleurs que je lui seraisindulgent. J’ai été si parfaitement heureux durant le trajeteffectué à une allure vertigineuse.

Miss Tanagra me marquait une gratitude infiniede ma recherche.

Pauvre chère chose, elle me savait gré de nepoint partager les sots et injustes préjugés du commun des mortels,de cette horde d’inférieurs à qui les Latins attribuaient cetteétiquette si méprisante en sa concision : Vulgumpecus ! De la gratitude d’elle à moi… Bah ! Celan’était pas matière à discussion. Quand on a toute sa vie pouradorer un ange, on peut bien lui passer la fantaisie de voustresser des couronnes pendant cinq minutes.

– West banhof terminus !

À ce cri, je sautai sur le quai. Ma compagnem’y joignit, et suivis à trois pas par un homme de peine chargé denos valises, nous nous acheminâmes vers la sortie.

Nous étions à Vienne. Dans quelques instantsnous serions en présence de X. 323, et notreengagement deviendrait définitif. Tanagra seraitl’engagée, la fiancée de Max Trelam.

Quand le cœur chante l’épithalame des fiancés,les lèvres se taisent…

Nous marchions en silence, l’un près del’autre. Pourquoi faire bruire dans l’air des paroles inutiles.Est-ce que nos âmes avaient besoin de mots pour s’entendre, secomprendre, se confier les adorables espérances ?

Nos tickets remis à l’employé préposé aucontrôle, je murmurai d’un ton plaisant :

– Chère aimée comtesse deGraben-Sulzbach, vous accompagnerai-je au logis de votre frère lemarquis de Almaceda X. 323, ou bien me faudra-t-il attendre unsigne de vous dans l’endroit qu’il vous plaira de me désigner.

Elle allait répondre dans la même note, je levoyais au sourire épanoui sur sa bouche exquise.

Tout à coup, son sourire, se figea. Uneexpression de détresse crispa sa physionomie. Je suivis ladirection de ses regards et je demeurai moi-même stupéfait.

Agathas Block, si adroitement laissé à l’hôtelRoyal de Boulogne, était là devant nous, en gare de Vienne.

Je remarquai machinalement qu’il était vêtuavec la suprême élégance d’un parfait gentleman ; un monocle àmonture d’or ajoutait à l’expression ironiquement cruelle de saphysionomie.

Il nous considérait avec insistance. On eûtdit qu’il nous attendait.

Comment se trouvait-il là ? Par quelhasard malencontreux nous joignait-il alors que nous nous étionsdonné tant de mal pour croiser nos traces ?

Je n’eus guère le loisir de me livrer à mamanie coutumière des points d’interrogation. Agathas Block sechargea d’y répondre.

Il vint à nous, salua ma compagne et du ton leplus aimable, affectant l’attitude d’un ami recevant des amis à ladescente du train :

– Comtesse de Graben-Sulzbach,commença-t-il… J’ai eu une douloureuse émotion à Boulogne. Je mesuis demandé un instant si la plus brillante fleur de la sociétéViennoise avait renoncé à ses domaines pour entrer en religion.

– Monsieur Agathas, fis-je avecimpatience, permettez…

– Que je me présente à vous, sir MaxTrelam, – et s’inclinant derechef : Comte Strezzi.

– Strezzi !

Je répétai ce nom sans en avoir conscience.Les articulets du zeitung de Munich se représentèrent àmon esprit. Le dirigeable Strezzi, la mort par le rire, l’épidémiede peste de la capitale serbe, Belgrade.

Mes idées tourbillonnaient. L’instinctm’avertissait qu’une catastrophe était suspendue sur ma tête.

Le comte imperturbable continuait.

– J’avais un doute, depuis longtemps.Grâce à votre concours, tout involontaire qu’il soit, sir MaxTrelam, ce doute n’existe plus. Je vous marquerai mareconnaissance, vous le verrez.

Puis, revenant à miss Tanagra, alias comtessede Graben-Sulzbach.

– J’ai pensé, jolie comtesse, que sivotre frère et vous même ne pouviez être pris en faute, j’auraispeut-être chance de vous atteindre par un de vos amis.

– Moi, bégayai-je les dents serrées, merendant compte que je devais être affreusement pâle.

Il eut un sourire moqueur, je dirais sataniquesi l’épithète n’avait une saveur vieillotte dix-huit cent trente,et d’un accent protecteur :

– Ne m’interrompez pas, dear sir, uninstant mon confrère. Je joue cartes sur table. Vous saurez donctout sans questions oiseuses, dont le seul effet serait de ralentirmon explication.

Puis rivant son regard sur macompagne :

– Sir Max Trelam devait être mon guide,adorable comtesse. J’étais sûr que vous le convieriez à la bataillecontre la mort de rire. C’est tout naturel. On soigne lagloire de ses amis. En m’attachant aux pas de sir Max Trelam,j’étais assuré d’arriver jusqu’à vous. En dépit de votre adresse,il a bien fallu qu’il disparût à Boulogne, en même temps quecertaine religieuse ; je n’insiste pas par respect pour levêtement sacré. Et comme j’étais certain également que l’honorablegentleman reparaîtrait à Vienne, j’y suis venu directement et jevous attendais.

Dire la colère qui bouillonnait en moi estimpossible.

Je comprenais confusément que dans un duelindéterminé, engagé entre le comte Strezzi et mes amis, j’avaisjoué sans le savoir le rôle d’appeau qui les avait attirés dans unpiège.

Mais je tressaillis. Elle parlait, ellesemblait avoir recouvré son sang-froid.

– Vous vous exprimez à la façon descharades, cher comte, et vous m’obligez à un aveu pénible. Je nedevine pas le mot.

– Ne cherchez pas, je vous en prie. Jevais vous le donner, je ne me pardonnerais pas de vous imposer untravail qui semble vous déplaire.

Ah ! le sourire de cet homme. J’y lisaisqu’il était certain de « tenir à sa discrétion celle quiaurait pu être une si adorée mistress Trelam ».

– Je souhaite avoir ce soir un entretienavec vous et avec M. votre frère.

– Mon frère, vous savez mal la généalogiedes Graben-Sulzbach… Il n’y a pas de comte Graben.

– Je n’ai pas dit qu’il y ait unpersonnage de ce nom, comtesse, remarquez-le… J’ai dit votre frère,rien de plus. Ajouterai-je une désignation qui vous sera peut-êtreplus familière : X. 323.

J’attendais ce nom et cependant, enl’entendant sortir de la bouche de ce damné comte Strezzi, jefrissonnai de tout mon être.

Il me sembla que toute la personne de monaimée subissait un flottement, on eût cru qu’elle allait perdrel’équilibre, telle une personne fouettée par un coup de ventviolent ; mais elle se raidit, parvint à appeler un souriresur ses lèvres décolorées par l’angoisse.

– Ce nom, en effet, a été prononcé,notamment dans les articles si remarqués de M. Max Trelam, auTimes, articles qui m’ont si préoccupée qu’au risque desembler romanesque, j’ai voulu en connaître l’auteur. L’examen luia été pleinement favorable, et je me fais un plaisir de vousannoncer à vous le premier notre prochain mariage. Ce secretsentimental vous explique mon voyage, mon désir de fuir un témoingênant, si galant homme qu’il soit. Mais de là à conclure quej’entretiens des relations avec un monsieur X. 323, il y a unabîme. Pourquoi voulez-vous que je connaisse ce héros d’aventuresespagnoles, que sir Max Trelam, si j’ai bien lu ses articles, adéclaré lui-même ne pas connaître bien qu’il l’eût rencontréplusieurs fois.

J’étais louché de la vaillance de lacourageuse jeune fille, j’en éprouvais une fierté. Et puis nevenait-elle pas de proclamer notre prochaine union. Cela m’incitaità me réjouir presque de l’intervention du comte Strezzi.

Ô égoïsme d’amour, sentiment à vuecourte !

L’interlocuteur de ma« fiancée » l’avait écoutée avec l’attention laplus courtoise. Aucun geste de protestation ne lui avait échappé.Au risque de passer pour naïf, je déclare que je le croyaisconvaincu, ou tout au moins, réduit à paraître tel.

Et je fus encore affermi dans cette croyance,quand il insista :

– Alors, chère comtesse, je n’ai qu’àimplorer le pardon de mon erreur, puisque vous ne connaissez pas leseigneur X. 323.

– Oh ! pas du tout.

– Vous êtes bonne. Vous pardonnerez quandj’aurai ajouté que mon erreur entraîne avec elle, pour moi-même,une cruelle déception.

– Oh ! fit-elle en riant, rassuréeapparemment par la tournure de l’entretien. Une déception de ne pastrouver en moi l’amie d’un personnage intéressant, je n’endisconviens pas, mais qui en somme est un… espion.

– De haute valeur, comtesse… N’oubliezpas qu’en Autriche, nous avons faite nôtre, la théorie si juste del’Empire d’Allemagne : Celui qui sert son pays doit êtrehonoré quelles que soient les armes qu’il tourne contre l’ennemi.L’espion est encore un soldat.

Elle riposta d’un ton léger :

– Peut-être cela est-il juste. Mais je nepourrai jamais arriver à assimiler un espion à un soldat. Celatient sans doute à la faiblesse de mon intelligence féminine.

– Chacun juge selon sa conscience, fit lecomte Strezzi d’un ton doctoral. Moi, je proclame mon admirationpour l’espion X. 323 … Admiration réelle, agissante, car, jevous le confesse, chère comtesse, si je cherche actuellement à lejoindre, c’est uniquement pour lui être agréable.

– Vous voulez lui être agréable,s’exclama miss Tanagra d’un ton qui trahissait une surpriseextrême.

– Oui, jugez-en. Je souhaite lui donnerdes nouvelles de miss Ellen, disparue depuis six jours duTrilny-Dalton-School de Londres.

Il n’avait pas achevé, qu’avec un cri sourd,ma « fiancée » se renversait en arrière. Ellefut tombée sur le trottoir si je ne l’avais reçue dans mesbras.

Des passants s’arrêtaient, curieux comme tousles habitants des agglomérations humaines, mais un fiaker(voiture de place à deux chevaux) appelé par un signe du comte,vint se ranger le long du trottoir.

– Portez cette jeune dame dans lavoiture, me dit Strezzi d’un accent de commandement contre lequelje ne songeai pas à me révolter, tant j’étais bouleversé par cetterépercussion inattendue de l’enlèvement de laTrilny-Dalton-School.

J’obéis… Je pris place auprès de ma chèreaimée, toute blême, sans connaissance, frissonnant fébrilemententre mes bras.

Le comte s’assit sur la banquette de devantaprès avoir jeté cette adresse au cocher.

– Graben-Sulzbach haüs !(hôtel de Graben-Sulzbach.)

Chapitre 16LE « TRÉSOR » DE LA TANAGRA

Dans la voiture, le silence régnait.

Des idées cavalcadaient dans ma tête.L’évanouissement de miss Tanagra que je soutenais dans mes bras,Miss Ellen, son sosie, le comte Strezzi, X. 323 se livraient àune course échevelée à travers mes méninges.

Qui était miss Ellen, que son seul nom eûtproduit pareil bouleversement chez ma« fiancée » ?

Cependant notre fiaker nous emportaità bonne allure. Nous avions traversé les jardins deBathauspark, coupé la ligne des Ringsouboulevards extérieurs encerclant la ville intérieure ou VieilleVienne, longé les jardins de Volks, puis le Burg,résidence habituelle de l’Empereur pour entrer enfin dansRothenturmstrasse.

Depuis un instant,ma « fiancée » avait rouvert les yeux.

– Ou sommes-nous,murmura-t-elle ?

Ce fut le comte Strezzi qui lui donna laréplique.

– Nous arrivons à votre résidence,comtesse. J’ai pensé qu’il vous plairait de continuer chez vousl’entretien que votre faiblesse a si désagréablementinterrompu.

– Ah oui, fit-elle avec égarement.Ellen ! Je me souviens.

– Ne vous émotionnez pas, reprit soninterlocuteur d’un accent cauteleux, la jeune fille est enexcellente santé. Et je ne doute pas que nous arrivions à lamaintenir dans cet état sanitaire satisfaisant.

Elle parut chercher autour d’elle. Ses yeuxrencontrèrent les miens. J’y lus un tel appel à mon appui, que jeprononçai :

– Mademoiselle de Graben-Sulzbach ne mesemble guère en état de supporter une longue conversation.

Elle m’interrompit vivement :

– Si, si, le plus tôt sera lemieux ; mais je désire que sir Max Trelam soit présent.

Je regardai le comte. Je suis certain que moncoup d’œil disait :

– Prends garde. Si tu refuses, tu vasapprendre à tes dépens ce qu’est la colère d’un bon et loyalAnglais.

Lui, ne parut même pas s’apercevoir de mesdispositions agressives.

Il inclina paisiblement la tête pour soulignerson acquiescement.

– Je serai ravi de parler devant sir MaxTrelam. Je le tiens pour un homme tout à fait raisonnable, et jesuis assuré qu’il m’aidera à vous convaincre de l’impossibilité delutter contre certaines nécessités.

– Moi, n’y comptez pas.

– Oh ! Oh ! ne vous pressez pasd’affirmer pareille chose. Le sage réserve son opinion jusqu’àconnaissance complète des pièces du procès.

Décidément, Strezzi m’horripilait.

Et comme s’il s’était amusé de ma rageimpuissante, ce misérable comte Strezzi reprit d’un ton élégammentpersifleur :

– Je suis certain, du reste, que lesphrases prononcées donneront à sir Max Trelam un merveilleux thèmepour une nouvelle série d’articles au Times.

Et avec un salut terriblement ironique dans sacourtoisie affectée, il dit :

– Vous le voyez, mon cherconfrère, – il appuya sur les trois mots, de façon à les fairepénétrer dans mon cerveau, comme des pointes d’aiguilles – vous levoyez, au Standard, nous sommes beaucoup plus accueillantsqu’au Times.

C’en était trop. Il me plaisantait à présentsur notre rencontre initiale, alors qu’il s’était caché sous lapersonnalité d’Agathas Block.

Si je ne le corrigeai pas, cela tintuniquement à ce que le fiaker stoppa à cette minute précise devantl’hôtel de Graben-Sulzbach.

Nous étions arrivés. Dans quelques minutes, jesaurais… Je saurais surtout comment je me pourrais dévouer à machère aimée, car n’est-ce pas, aucun doute n’existait à cet égard,je me dévouerais à fond.

Nous descendîmes. Tout en soutenant ma« fiancée » chancelante, comme brisée parl’émotion intense qui l’avait terrassée, j’eus la« curiosité professionnelle » de jeter un regardsur la résidence viennoise de la pauvre victime du destin, àlaquelle le sort, en son ironie, attribuait des titres nobiliairesvariés, en cachant un cilice sous ces parures de la vanité.

Une noble maison comme la vieille ville encontient encore quelques-unes. Le portail, l’encadrement descroisées dataient de la période de transition de ce que l’onpourrait appeler le gothique islamique. Des ogives où se pressentla forme du trèfle oriental. Entre les ouvertures, des panneauxsculptés, polychromes, héritage des rêves byzantins.

La porte tourna sur ses gonds massifs. Unsuisse géant, dont la livrée moderne contrastait avec la riche etsévère tenue du lieu, s’effaça en une attitude respectueuse etfigée.

– Wurms, dit miss Tanagra d’une voixfaible. Une affaire importante qui ne souffre aucun retard. Jerecevrai mes bons serviteurs ensuite.

Le géant prononça avec des résonances de bassetaille.

– Ya ! Ya !

Nous passâmes devant le serviteur allemand, etaprès avoir gravi un étage dans un escalier où nos pasn’éveillaient aucun écho, leur bruit étouffé par un épais tapiscédant sous le pied, nous pénétrâmes dans un petit salon Louis XVI,aux vitrines exquises, toutes remplies de vases, de figurines, deminiatures, représentant une fortune de collectionneur.

Sans un mot, d’un geste las, miss Tanagra nousindiqua des sièges, se laissa tomber dans un délicieux fauteuil àla membrure sculptée en guirlandes, à la tapisserie figurant desamours en camaïeu, sépia sur sépia, merveille sortie des ateliersde Gratz, et elle parut attendre que le comte Strezzi voulût biens’expliquer.

Sans doute, il entrait dans les vues de cedernier de ne point prolonger l’angoisse de ma« fiancée », car il commença aussitôt, semblantcontinuer l’entretien, comme si rien ne l’avait interrompu.

– Avant tout, comtesse, je tiens à vousfaire connaître l’ensemble des raisonnements qui m’ont guidé, etm’ont amené à cette minute précise où vous m’écoutez avec le plusvif désir de conciliation. Inutile de souligner mes paroles par uneaffirmation, fit-il en réponse à un geste de la jeune fille, jesuis certain de ce que j’avance. Je n’interroge pas, jeconstate.

Son sourire m’apparaissait plus railleur quejamais et son monocle d’or semblait rayonner la menace. Lesserpents crotales, d’après ce que l’on en raconte, je n’ai jamaiseu de relations avec ces ophidiens réputés de commerce désagréable,les crotales donc doivent regarder ainsi les oiselets qu’ilsfascinent.

– Pour moi, reprit cet homme, je l’avouesans fausse honte, c’est une question de vie ou de mort qu’êtreassuré de votre neutralité, de celle de X. 323. C’est vousdire que je me suis préoccupé, de tout mon amour pour la vie, desvoies et moyens d’obtenir cette neutralité.

Il tira une bonbonnière de sa poche, y pritune pastille qu’il glissa voluptueusement entre ses lèvres, puisprésentant la jolie boîte d’or, sur le couvercle de laquelles’apercevait une miniature d’émail.

– Des pastilles de chocolat, Fraucomtesse. Si vous en souhaitiez comme la regrettée Mrs.Dillyfly…

Mrs. Dillyfly, le premier déguisement de monaimée. Et je revis dans un éclair, le pont du steamerMarguerite, qui m’avait emmené à Boulogne, lapseudo-anglaise, avec son cache-poussière, son voile bleu, la cageet ses canaris.

Comment ce diable enragé de Strezzi avait-ilpu deviner l’adorable Tanagra sous ce grotesque accoutrement.

Les êtres de tendresse ne comprennent jamaisque la haine est plus clairvoyante que l’amour.

Un instant, le comte, conseiller privé,administrateur des services de Reconnaissances et d’Aviationmilitaires Austro-Hongrois resta ainsi, la bonbonnière tendue à soninterlocutrice. Après quoi, il réintégra le précieux objet dans sapoche. Mais son immobilité m’avait permis de distinguer le sujet dela peinture ornant le couvercle.

C’étaient deux profils inconnaissables entretous, ceux des empereurs d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie,symbolisant, en quelque sorte l’alliance des deux grands États del’Europe Centrale.

Une banderole leur servait d’appui, surlaquelle je crus lire ces deux mots : « Mitmir ».

Menaçants pour le reste du monde en leurconcise netteté.

« Avec moi ».

– La passion du chocolat n’est pointgénérale, reprenait Strezzi, et d’ailleurs ceci n’a rien quim’intéresse particulièrement. Je poursuis ma confession qui me faitl’effet de fixer votre attention, très chère comtesse deGraben-Sulzbach.

Et son visage se plissant de petites rides,manifestant vraisemblablement une cruelle gaieté.

– Comment m’assurer votreneutralité ? Ah ! cela était difficile !Personnellement vous tenez peu à la vie, votre frère et vous.D’autre part, vous n’êtes point de ceux que l’on achète. Alors…,suivez bien mon raisonnement, il n’était possible d’avoir barre survous que suivant le mode indirect. Il s’agissait de découvrir unetierce personne, dont l’existence, l’honneur vous tinssent assez àcœur pour que cette personne menacée, aucun sacrifice ne vous parûttrop lourd en vue d’assurer son salut.

Et avec une sincérité évidente, et par celamême terrifiante, car je comprenais qu’un pareil personnage nepouvait consentir à parler selon la vérité que s’il était dix foissûr de son succès.

– X. 323 est le plus merveilleuxjouteur qu’il soit humainement possible de rêver. À cette heureencore, j’ignore qui il est, où il se dissimule. Vous le voyez,comtesse, je ne vous cache rien. Vous, heureusement, êtes plusabordable. Je vous avais un peu surveillée, lors de votre séjour enEspagne… Oh, en amateur…, je n’avais pas du tout les mêmesconceptions belliqueuses que le digne Holsbein-Litzberg, et mesvœux étaient pour vous. Croyez-moi, je vous en prie, car votrevictoire devait assurer le triomphe de ma politique…

Il marqua un temps, comme pour nous laisser lafaculté de bien nous pénétrer de la loyauté de ses allégations.

– Je vous surveillais, ayant l’intuitionvague qu’avec votre concours inconscient, je découvrirais lafissure me permettant de pénétrer ce roc compact qui a nomX. 323.

Il eut un petit rire.

– Oh ! je ne tire pas vanité de mon« intuition »… Je n’ai point l’âme avide decrédulité des chiromanciens ; non, je procédais sur maconnaissance d’un fait passé. En vous voyant agir, de concertavec X. 323, qui lui me demeurait invisible, j’avaisacquis la conviction de votre alliance. Je m’étais alors souvenuque, l’an dernier, dans un de nos pensionnats les plusaristocratiques de Vienne, résidait une charmante jeune fille,Fräulein Héléna, seize à dix-sept ans, à laquelle vous vousintéressiez fort. On disait dans le monde qu’elle était une parentepauvre, une petite cousine… Je ne l’avais jamais vue, moi, etj’avais accepté la version du cousinage. Or, cette enfant dont jem’étais inquiété, avec l’intérêt attendri que j’apporte à tout cequi vous touche, avait quitté le pensionnat, à l’instant même oùj’espérais me trouver en sa présence.

Avouez que c’était jouer de malheur. Mais ledieu qui préside aux destinées des maisons de Habsbourg et deHohenzollern avait probablement décidé qu’il accorderait lavictoire au dévoué serviteur de ces souveraines maisons.

À Madrid, je rencontrai une certaine marquisede Almaceda, aussi belle que vous-même, comtesse, ce qui n’est pasun mince éloge, avec cette différence que, dans sa chevelure, lesfils bruns dominaient, tandis que vous avez la blondeur des épismurs.

Je ne m’arrêtai pas à cette question denuances, et me remémorant l’exclamation du divin peintre Raphaël,je m’écriai après cet illustre artiste :

– Qu’importe la couleur, pourvu que l’onait le dessin !

Voyez comme je fus bien inspiré par cesouvenir historico-pictural ; quelques jours après, j’avaisl’assurance que dans un couvent, rendez-vous des jeunes demoisellesde la noblesse castillane, vous alliez au parloir couvrir detendres baisers une pensionnaire de dix-sept ans, répondant au douxnom de Lénita, diminutif local d’Héléna.

Celle fois, je réussis à voir la jolierecluse. Ce me fut une révélation. Une sœur seule pouvait vousressembler aussi complètement… Une sœur ! En quittant lecouvent, vous vous rencontriez avec un vieillard dont lesmouvements nerveux et juvéniles semblaient démontrer que lescheveux blancs, sa fine barbe de même teinte, étaient aussipostiches que l’une ou l’autre de vos chevelures à vous-même. Vouslui rapportiez les incidents de vos visites, car il vous écoutaitd’un air tout ému.

Vous concevez, ce vieillard qui chaque foisréussit à me dépister, devint très vite pour moi une desincarnations de X. 323. Son émotion m’amena à la quasicertitude que la señorita Lénita était également sa sœur.

Vous pensez si cette découverte me renditheureux.

Je connaissais la tierce personne qui mepermettrait d’obtenir votre neutralité.

Par malheur, ma satisfaction me fit commettreune faute. Je me relâchai de ma surveillance à votre égard.Oh ! cela est impardonnable ; je m’en accuse… Je m’enaccuse d’autant plus, qu’à la faveur de ma négligence, vousdisparûtes de Madrid durant quelques jours, ayant emmené vers unecachette inconnue, la charmante señorita.

Vous m’aviez joué ; mais je saisattendre. La comtesse de Graben-Sulzbach, adulée par la sociétéviennoise, et qui attachait une importance à mes moindres faits etgestes, ce dont je ne suis pas médiocrement fier, ne soupçonnajamais que ses propres faits et gestes me tenaient prodigieusementà cœur.

Il fit peser sur moi, Max Trelam,l’insupportable ironie de son regard, et d’un ton depersiflage :

– Seulement, voyez-vous, les journaux, leTimes en particulier, ont du bon. Ils renseignent lepublic, je le reconnais, mais, excusez le mais, mon cher confrère,ils renseignent aussi les adversaires. Vous ne quittiez pasLondres, et vous saviez avant tout le monde comment on mourait derire à Moscou, à Trieste ou ailleurs. Je n’avais donc aucun mériteà découvrir votre correspondante mystérieuse. D’autant plus,pardonnez-moi cette incursion, dans vos sentiments intimes,comtesse, que j’avais compris que vous travailliez à la gloire d’unhomme qui, vous sachant prise dans l’engrenage de l’espionnage,vous avait marqué un respect dont votre cœur s’était ému.

Inutile d’insister, n’est-ce pas ? Quandvous êtes partie pour l’Angleterre, je vous ai suivie. Ainsi me futrévélée la retraite de Fräulein Héléna qui, après avoir été laseñorita Lénita, se cachait maintenant sous le nom de missEllen.

– Et votre ballon dirigeable, fitâprement la jeune fille ?

– Il était de la partie, ma chèreennemie, cette expérience annoncée avec fracas, un séjour dequarante-huit heures dans les hautes régions de l’atmosphère.

Oh ! il a effectué ce record, je mènetout de front, moi, la capture des otages et l’honneur del’aérostation autrichienne.

Ceci explique à sir Max Trelam ce qui a dû luiparaître inexplicable, lors de son enquête à Trilny-Dalton-School.De nuit, le dirigeable a plané autour de l’institution de missEllen, laquelle a été amenée dans la nacelle, ce que le reporter leplus astucieux ne pouvait deviner, la présence de mon ballonau-dessus de Londres n’ayant pas été signalée, car, le jour venu,il était bien loin, utilisant un courant aérien qui lui permit detraverser la mer du Nord, à raison de cent kilomètres àl’heure.

– Une dépêche au Times apprendraau public stupéfait les criminelles occupations d’un grand seigneurautrichien, m’écriai-je, mis hors des gonds par le sang-froid aveclequel le misérable relatait ses exploits.

Ma colère le fit sourire, sans lui rien faireperdre de son calme.

– Certainement, une telle dépêchem’ennuierait fort. Aussi je suis tranquille, vous ne l’enverrezpas.

– Et qui m’en empêchera ?

– Vous-même. Vous songerez que medéplaire m’amènerait à jeter dans le désespoir votre délicieuseamie, comtesse de Graben-Sulzbach.

J’allais répondre. Miss Tanagra meprévint :

– Il a raison.

Et comme je sursautais à l’entendre formulercette opinion, ce fut Strezzi qui m’en fournit l’explication.

– La comtesse, mon cher confrère, (commeil m’agaçait à me bombarder sans cesse de cette illusoireconfraternité !), se rend un compte exact de la situation.J’ai, en mon pouvoir un otage qui est la vie même de son cœur, decelui de X. 323. Ils ont élevé miss Ellen comme une fleurrare, précieuse, comme un trésor.

– Ah oui ! le Trésor, murmurai-jemalgré moi, me rappelant que c’était par ce terme, que ma« fiancée » avait désigné un coin du mystère qui avaitfait d’elle une espionne.

Le comte me regarda en homme qui ne perçoitpas le sens de l’exclamation. Il esquissa une moue indifférente etreprit :

– Ils n’ont pas voulu qu’elle souffrît dela mauvaise renommée s’attachant aux espions. Elle a grandi, purede la souillure d’esprit qui accompagne la connaissance deslaideurs de la vie. C’est un ange que miss Ellen.

Eh bien, jugez de ma force ; ceci vousaidera à comprendre pourquoi je m’explique si librement. Cet angeest en mon pouvoir, en lieu sûr, sous la garde de fidèles, pour quila mort d’autrui n’a pas la moindre importance. Vous devinez quemiss Ellen, ou Lénita, ou Héléna expierait tout ce qu’il mesurviendrait de désobligeant. Vous n’aurez pas le courage dedésespérer la comtesse de Graben-Sulzbach.

Je courbai la tête, le misérable comte disaitvrai. J’entrevoyais dans la nuit de cet esprit du mal, lesconséquences d’une attaque inconsidérée de ma part. On eût cruqu’il lisait dans ma pensée.

– Oui, oui, prononça-t-il entre haut etbas… La résistance de la machine humaine est extraordinaire. Onpeut supporter d’incroyables tortures physiques, des hontesinexprimables avant de mourir. Mais rassurez-vous, je ne suis pasbourreau pour le plaisir. Soyez obéissant, et la gentille enfantn’aura rien à redouter.

Comme on quitte un ennemi gisant à terre,vaincu, il se détourna de moi, et pointant son regard sur missTanagra, il articula lentement :

– Et vous, comtesse, aurai-je la douleurde ne vous avoir pas persuadée ?

Elle ne fit pas un mouvement. Ses lèvress’ouvrirent avec effort sur cette question :

– Vos conditions ?

– Je vous les ferai connaître en présencede votre frère X. 323.

Elle devint plus pâle encore et d’une voixbrisée :

– Je ne puis rien affirmer pour lui… Maisce soir, j’espère…

– Bien. Alors pour ne pas vous dérangerpar une visite… interlocutoire, voudrez-vous me faire tenir unbillet m’indiquant l’heure et le lieu du rendez-vous ?

– Je le ferai.

– Je considère la chose comme faite,articula Strezzi en s’inclinant avec la plus parfaite indifférence…Allons, comtesse, quittez cet air abattu. On vous rendra cettepetite sœur tant aimée, et cela pour moins que rien, pour renoncerà un don quichottisme quelque peu ridicule, qui vous incite àprotéger des foules que vous ne connaissez pas… Ah, voyez-vous, jesuis bien heureux d’être un esprit simpliste, et d’avoir enfermé mavie dans des formules exemptes de complications. L’humanité, un motvide de sens ! Il y a les humains que l’on connaît, que l’onaime, et il y a les autres. Je ne donnerai pas une pichenette à monpropre chien ; mais il m’est indifférent que des chiensinconnus soient abattus à la fourrière. Toute ma morale tient encette phrase, que je vous conseille amicalement de méditer.

Il s’était levé.

– Ne prenez pas souci de me fairereconduire, ajouta-t-il… J’emporte le souvenir charmant de votregracieux accueil et l’espérance de votre promesse.

Un bruissement léger passa dans l’air. Laporte venait de retomber sur lui.

Et brusquement, comme si elle eût attendu ledépart de son ennemi, miss Tanagra se voila le visage de ses mains.Elle éclata en sanglots, bégayant, affolée, tragique,désespérée :

– Il le faut ! Il le faut !Périsse le monde, mais que soit sauvée Ellen, le seul trésor quenous ont confié nos morts !

Chapitre 17X. 323 MONTRE UN NOUVEAU VISAGE

Miss Tanagra avait voulu que j’acceptassel’hospitalité dans son hôtel.

– Vous avoir près de moi me rendra plusforte, avait-elle dit pour me décider.

Et à l’instant où, guidé par un domestique,j’allais gagner la chambre que je n’avais pas eu la force derefuser, elle avait prononcé ces paroles d’un ton égaré :

– Il n’a pas tout dit… Je sens l’horreur,l’épouvante, sur nous… Monsieur Max Trelam, pardonnez-moi… Je vousai entraîné dans un rêve… Quel réveil vous attend, pauvre ami.

Dans sa détresse, elle me plaignait.

Ah ! comme mon cœur lui futreconnaissant. Il n’est point de mots pour exprimer ces choses.Comme nos moyens physiques sont impuissants à traduire nosmouvements d’âme.

Le soir vint. Au dîner, je pris place en facede miss Tanagra.

Je n’osais l’interroger. Ce fût elle qui merenseigna :

– Demain, à deux heures, mon frère seraici, prêt à entendre le comte Strezzi.

Et avec une sorte d’amertume, dont le sensvéritable ne devait m’apparaître que plus tard.

– Comme il aime notre Ellen… Tout subirpour la sauver, a-t-il dit… Tout ! quelles larmes doiventjaillir de ce mot ! je ne sais, mais j’ai peur.

Je ne trouvai rien à répondre. L’effroi de macompagne me gagnait. Ah ! certes, contre la peur d’une douleurdéterminée, j’aurais réagi ; mais est-il possible de luttercontre l’angoisse imprécise ?

Et je frissonnais, en face d’elle,frissonnante… Ah ! Tanagra de la douleur. Niobé gémissante,votre âme percevait sans doute le pas feutré du destin, s’avançantpour frapper.

Pour dire quelque chose, je murmuraitimidement :

– Alors, vous avez écrit au comteStrezzi ?

Elle me répondit avec un haussement d’épaules,colère et désespéré :

– Oui… Il doit lire son succès dans cettemaison de la Praterstrasse, où le misérable, funèbre, alchimiste dela souffrance humaine, prépare les deuils. Son succès, c’est notreinaction, c’est la destruction de la seule digue opposée à sescombinaisons meurtrières. Elle secoua la tête en un mouvementdécelant son accablement.

– Hélas !… Il le faut… C’est la vied’Ellen. La savoir torturée de corps et d’esprit, et se dire :nous aurions pu empêcher cela… Oh ! père, père, nous sommesdes vaincus comme toi.

Puis, les mots se pressant sur ses lèvres,hâtivement comme si elle souhaitait m’expliquer sa faiblesse.

– C’est un lys, c’est une petite âmed’ivoire. Elle a le parfum des fleurettes ignorées qui n’ont jamaissongé qu’elles pourraient être les reines des parterres, ou desgerbes apportant leur éclat aux fêtes mondaines. Sacrifier cela…Non, nous ne le pouvons pas.

Ses mains se crispèrent sur la nappe, et d’unton d’indicible tristesse :

– Il a raison, Strezzi. Pas unepichenette à mon propre chien… Seulement, lui, il ne pleure pas surles inconnus qu’abat la fourrière.

Puis avec une exaltation soudaine, telle unevague de folie, la secouant toute :

– Père, père, clama-t-elle. Tu nous asconfié le trésor…Sois paisible au fond du ciel noir, d’oùtu nous regardes par les yeux des étoiles…, lis en nous… le trésorsera sauvé.

Oh ! l’abominable soirée ! On netrouve de consolations que pour les êtres dont la douleur nous estrelativement indifférente.

Nous restions ainsi, devant la tabledesservie, ne songeant pas que notre présence dans cette salle àmanger devenait insolite, le repas achevé. La conscience desconventions mondaines s’était écroulée dans le bouleversementgénéral de nos pensées. Une pendule, en sonnant onze heures, nousfit sursauter.

Nous nous considérâmes comme au sortir d’unrêve, l’air surpris de nous voir encore là. Et sans songer aux motséchangés, entraînés par le désir informulé de ne plus voir latristesse l’un de l’autre, tristesse que nous nous sentions inaptesà consoler, nous dîmes :

– Onze heures !

– Il est temps de se retirer.

– Bonsoir, miss Tanagra !

– Bonsoir, Max Trelam !

Bon soir ! Ô ironie des motsusuels ! Sur nous pesait un inconnu redoutable, notre âmeétait bouleversée, et nos lèvres disaient : Bon soir.

Je ne parle pas de la nuit, dont chaque minutese marqua par un frisson de mon corps, victime du cauchemar moralqui me hantait.

Le jour revint. Le déjeuner nous réunit dansla salle à manger. Après quoi, nous passâmes dans le coquet salonLouis XVI, où la veille Strezzi avait exigé l’entrevue qui allaitavoir lieu à deux heures.

Il était une heure vingt.

Et nous restâmes là, les yeux fixés sur lapendule dont les aiguilles, dans leur incessante poursuite,lentement cheminaient vers l’instant où commencerait l’entretienqui nous épouvantait.

Et puis nous fûmes trois.

X. 323 se trouva dans le salon, auprès denous. D’où venait-il ? Comment était-il entré ? Cela jene saurais le dire. Quand je l’aperçus, il était assis auprès demiss Tanagra et il lui parlait à voix basse.

Je supposai que c’était lui, sans grand effortd’imagination. Nous attendions deux personnes, Strezzi et lui. Jen’avais point Strezzi sous les yeux, donc, le personnage présent,ne pouvait être que mon multiforme ami X. 323.

Cette fois, il avait l’apparence d’un hommed’une trentaine d’années ; les cheveux soigneusement partagéspar une raie médiane, la moustache tombant au coin des lèvres,offraient cette teinte blonde cendrée si fréquente chez les Slavesde l’Ouest.

Son visage apparaissait maladif, un binocled’or, aux verres teintés de jaune, laissait apercevoir un regard demyope ; et ses épaules légèrement voûtées, un je ne sais quoide fatigué, de malingre, provenant plutôt de l’attitude que de laligne même du corps, achevait de donner l’impression d’unpersonnage ayant vécu trop vite.

Rien en celui que j’avais en face de moi nerappelait à mon souvenir les diverses incarnations del’homme-protée, qui entretenait miss Tanagra à cette heure.

Et pourtant, celui-ci devait êtreLui.

Au surplus, il ne me laissa pas dans le doute.En voyant mes regards fixés sur lui, il se leva, vint à moi et meserra fortement la main.

– J’aurais voulu vous voir dans descirconstances plus joyeuses, sir Max Trelam, me dit-il…, descirconstances où j’aurais pu vous dire ma vive sympathie etl’estime exceptionnelle que m’inspire votre caractère… Jeconnaissais déjà votre esprit, ma sœur « Tanagra » – ilappuya sur le nom, m’a dépeint votre cœur… Malheureusement, nousnous rencontrons au milieu du combat, sous le feu de l’ennemipourrais-je dire… Des actes doivent seuls exister à cette minute…Au surplus, ils seront plus éloquents que de longs discours. Àl’ami qui est venu à nous, qui a compris que l’espionnage peut nepas avilir ceux qui s’y adonnent, je donnerai la marque deconfiance qu’un frère serait heureux de recevoir. Le comte Strezziviendra ici. Vous assisterez à l’entretien, je le veux. Nosexistences sont liées.

Sa voix même, je ne la reconnaissais pas.Était-ce sa voix véritable que j’entendais en ce moment ?

Je sortis cependant de la préoccupation qui setraduisait par cette question pour lui exprimer combien j’étaistouché de son accueil.

Mais il m’interrompit.

– Non, non, ne remerciez pas… J’affirmemon estime ; seulement, ne vous y trompez pas… En vous mêlantà notre vie, je ne vous fais pas un cadeau agréable.

Puis, coupant court à de plus longuesexplications :

– Deux heures moins le quart… L’ennemisera là à deux heures. Il est exact. Je me hâte à vous faireconnaître mes instructions.

Puis, s’adressant à sa sœur autant qu’àmoi-même ; à sa sœur qui ne me quittait pas du regard, commesi elle avait deviné déjà que notre tendresse devait être broyéedans la tourmente ; à moi que ce regard douloureux troublaithorriblement.

– D’abord la situation. Elle est aussimauvaise que possible. Nous sommes à la discrétion de Strezzi. Quoiqu’il ordonne, il faut obéir.

Ma bien-aimée laissa échapper ungémissement.

– Il faut obéir, répéta le jeune hommeavec plus de force. Résister serait condamner Elena, Lénita, Ellen,notre sœur, notre enfant, à la plus effroyable agonie. Je connaisStrezzi. Il est impitoyable ; la cruauté lui cause des joiesintenses. C’est un maniaque du crime qui, dans notre sociétéprétendue civilisée, a trouvé les organes nécessaires à assurerl’estampille officielle à ses actes de bourreau barbare. Vousentendez, Tanagra ?

Il dardait sur notre compagne un regardimpérieux.

Elle inclina la tête, avec un égarement épandusur son visage.

– Et vous, Max Trelam, sentez-vous que lereporter doit être muet jusqu’au jour où j’espère lui rendre laparole ?

– Je m’y engage.

– Bien, cela suffit. Vous ne connaissezpas notre Ellen… ; mais vous nous connaissez, nous. Vous aimezsaintement, comme elle mérite d’être aimée, la pauvre Tanagra,emportée avec moi par un devoir auquel nous ne pouvons ni nevoulons nous soustraire… Elle vous a dit le nom sous lequel nousdésignons la petite sœur, la petite âme pure, ignorante desépouvantes parmi lesquelles nous évoluons. Mais on ne vous a pasconté que cette enfant était en quelque sorte notre honneur, notrerelèvement, notre rédemption. Voués aux actions mal jugées par leshommes, aux luttes souterraines de l’espionnage, elle est notrebeauté, notre blancheur, notre clarté… Elle est l’étoile sur quinous avons placé le bonheur qui nous sera peut-être toujoursrefusé. Et nous nous sommes promis de mourir pour expier notrefaute si, notre devoir rempli, elle en ressent de la douleur.

Il s’exaltait, une émotion puissante faisaitpalpiter sa voix.

Il se domina par un effort violent qu’unelégère contraction de tout son être laissa deviner.

– Vous avez compris, Max Trelam ; jen’insiste pas. À présent, les ordres… Deux heures moins cinq, je mehâte !… Je répondrai seul au comte Strezzi… Dussions-nous êtrebrisés, il faut qu’Ellen soit sauve et heureuse. Seul, je suis àcette heure de volonté assez libre pour tout subordonner à cela…Promettez-moi de garder le silence absolu durant l’entretien.

– Je le promets, fis-je, la gorge serréepar l’angoisse.

– Et vous, ma sœur, hésiterez-vous àprendre le même engagement ?

X. 323 regardait ma« fiancée », celle que je nommais ainsi pour ladernière fois. Il y avait dans son accent, dans son geste, unedouceur infinie, une infinie pitié.

Et comme elle le considérait, les pupillesdilatées, un immense effarement jetant un voile flou sur sestraits, il reprit :

– Petite, petite, du courage… Le père, lamère, sont vengés, mais le déshonneur pèse toujours sur leur tombe…Nous avons juré que notre vie appartenait à leur cause… Nous avonsjuré, petite sœur… La main dans la main marchons à l’abîme.

Elle se leva, se jeta dans ses bras :

– Je me tairai, fit-elle, d’une voix sidéchirante que je crus entendre son cœur se briser.

X. 323 la baisa tendrement sur lesyeux.

– Oui, tu souffres, ma vaillante petitesœur… Mais ils sont là. – Sa main s’étendait autour de nous,désignant des choses invisibles. – Ils sont là, et ils bénissentles martyrs.

À ce moment, la pendule fit entendre lebourdonnement sourd qui précède la sonnerie.

Brusquement, l’étrange personnage replaça, –je dis le mot juste, car il semblait porter la jeune fille, – ilreplaça « miss Tanagra » sur sa chaise avec cetavertissement :

– Deux heures ! attention !

Le timbre sonna deux fois. Avant que lavibration sonore fût éteinte, la porte du salon s’ouvrit. Unlaquais parut, et s’effaçant pour laisser passer le visiteurattendu, il annonça :

– Son Excellence, M. le comteStrezzi.

Chapitre 18TROIS VICTIMES POUR UNE, PLACEMENT DE HAINE

L’ennemi se montrait exact.

Il entra, salua avec aisance. X. 323,lui, était redevenu absolument calme, il indiqua un fauteuil auvisiteur d’un geste courtois, puis d’un ton où l’on ne retrouvaitplus trace de l’ardente émotion qui devait encore palpiter enlui-même.

– Vous avez désiré me faire connaîtrevotre volonté, comte Strezzi ; je vous écoute.

Le directeur des services de Reconnaissanceset d’Aviation militaires d’Autriche-Hongrie ne put réprimer unmouvement de surprise.

– Ma volonté, c’est beaucoup dire,commença-t-il.

Mais son interlocuteur ne lui permit pas decontinuer.

– À quoi bon torturer les mots pour enmasquer votre pensée. Parlons net, cela abrégera la conversation etévitera des froissements absolument inutiles.

– Vous jugez donc, comme moi, que j’aipartie gagnée ?

X. 323 s’inclina.

– En capturant notre Ellen. En nousaffirmant qu’elle serait l’otage, la victime expiatoire, voussaviez bien que nous nous rendrions à merci. Je le reconnaismoi-même. Donc, dédaignons les circonlocutions et venons au fait.Qu’exigez-vous ?

Le comte ferma un instant les yeux.

J’en profitai pour considérer miss Tanagra.Elle se tenait immobile, renversée dans son fauteuil, la têterejetée en arrière. Elle était pâle, d’une pâleur terrifiante, sespaupières s’étaient nuancées de tons bleuâtres, et comme seslèvres, elles étaient agitées d’un tremblement continu.

Je fus sur le point de me dresser, de courir àelle. D’une main impérieuse, X. 323 me cloua sur place.

À ce moment, Strezzi rouvrait les yeux, lesfixait sur moi et lentement :

– Sir Max Trelam ne m’assure pas lesmêmes garanties de silence, que vous, M. X. 323.

Cela me fit sursauter. Un désir fou d’assisterà l’entretien m’envahit tout entier.

– Je vous engage ma parole que, moivivant, je ne révélerai jamais ce qui aura été dit dans cesalon.

– Cela suffit, ricana le comte. Moivivant, je n’en demande pas davantage.

Et tandis que je me rasseyais, les jarretscoupés par une détente soudaine des nerfs, il reprit, une ironieaiguë perçant en son accent :

– Cela m’assure trois victimes au lieu dedeux. Dans le combat, il est doux de faire le plus de mal possibleà l’ennemi.

Puis remarquant un geste d’impatience deX. 323.

– Oh ! restez paisible,continua-t-il. Je sais que la situation m’oblige à être très dur.Je sais que je ne devrai rien retrancher de ma volonté une foisexprimée. Et mon cœur saigne du déplaisir que je suis contraint devous infliger.

Tanagra poussa un soupir. On eût cru que sonâme s’exhalait.

– Je tiens en mon pouvoir miss Ellen, ditle comte d’un ton paisible. (Il n’eût pas demandé deux morceaux desucre pour une tasse de thé avec plus de flegme). Si vous repoussezmes propositions, personne ne pourra empêcher l’accomplissement desordres donnés par moi. La jeune fille est en lieu et en mainssûrs.

Peut-être jugez-vous que vous pourriezm’échapper en me supprimant ? Erreur, je vous en avertis desuite, afin d’éviter tout malentendu. Si je disparaissais seulementvingt-quatre heures, miss Ellen serait sacrifiée.

Du reste, il ne serait pas si aisé que cela deme détruire. Je suis bien armé, et sur la défensive.

Cependant, puisque je laisse mon revolver enpoche, vous devez en inférer que mes précautions sont bien priseset que je suis persuadé, en outre, que je vous tiens trop sous mongenou, pour que vous tentiez de mordre.

– Passons, répliqua X. 323, sans lamoindre trace de mécontentement. Mes premières paroles vous ontdémontré que j’appréciais la situation de même que vous. Je vous aijugé comme adversaire. Je suis certain que vous avez pris vosmesures. Vous nous tenez… Cela est entendu. Donnez vos ordres.

Strezzi s’inclina cérémonieusement, pourapprouver.

– C’est plaisir de causer avec un êtreaussi net que vous, seigneur X. 323, aussi me conformerai-je àvotre invitation.

Il prit un temps. Sa face perfide se stria demille petites rides. On eût dit un mufle de tigre crispé en uneterrifiante gaieté.

– Ce que je veux, je vais vousl’apprendre. Mais auparavant, je tiens à vous dire ce que je vise àcette heure. Ceci est utile, car vous comprendrez que toutediscussion serait inutile. Vous ne pouvez me répondre que par ouiou par non. Oui, sauve miss Ellen ; non, la perd.

Je joue cartes sur table, parce je crois quemon otage est suffisant. Si je me trompe, tant pis pour moi.

Mon dirigeable Strezzi et la mort par le riresont deux choses qui se tiennent étroitement, je vous le confirmesans difficulté. Une phrase de la comtesse de Graben-Sulzbach,lorsque j’eus le plaisir de la rencontrer à la gare de l’Ouest, m’adémontré que vous l’aviez deviné.

Je vous dirai donc tout. Penser que vous aviezseul en Europe pressenti la vérité vous sera consolant. Dans unvoyage… diplomatique que je fis à Saint-Pétersbourg, je rencontraiun certain Moriski, un savant de premier ordre, ancien médecin quis’était fait condamner aux mines sibériennes pour exercice… disonsun peu trop libre de la médecine, et s’était fait gracier, entrahissant des nihilistes prisonniers comme lui. Il était entréalors dans la police russe, s’était affilié pour les trahir encoreaux associations révolutionnaires. Seulement, comme il avait degrands besoins d’argent, et que ses convictions intimes nel’entraînaient ni vers l’empereur, ni vers la révolution, iltrompait les uns et les autres, moyennant rétribution. Le servicede la police et les comités révolutionnaires percèrent son jeu àjour presque en même temps, et le digne Moriski méditait tristementsur la fin qui lui était réservée : lente agonie dans lesmines de Sibérie, ou exécution plus prompte devant un tribunalrévolutionnaire, quand je le rencontrai. J’appris que ce savant,(car il l’est au plus haut degré) avait trouvé le moyen de préparerun projectile dont la combinaison est telle qu’en cas d’explosion,il se fragmente en impalpable poussière, ne permettant pas deconnaître sa nature. Mais le génial de sa découverte consistaitdans la charge de ce projectile. Du protoxyde d’azote liquide, quipar sa soudaine expansion pour redevenir gazeux, produisait à lafois un froid intense congelant instantanément tout dans un rayondéterminé et figeant sur les traits des défunts, cette contractionjoyeuse, qui a valu au gaz protoxyde d’azote, le surnom chimique degaz hilarant. Ceci n’était rien encore. Le docteur Moriskiavait réussi à ensemencer ses projectiles des bacilles oumicrobes de diverses maladies contagieuses, et à assurerla vie de ces atomes dangereux dans le gaz comprimé jusqu’à laliquéfaction. Le projectile explose : les assistants meurentde rire ; ceux qui pénètrent plus tard dans la salle,emportent avec eux les germes de maladies terribles, germes qui ontconservé toute leur virulence.

Strezzi se frottait les mains, évidemment trèssatisfait de son exposé.

Certains êtres sont dépourvus à ce point deconscience, qu’ils ne semblent pas concevoir l’horreur de leursactes.

Je le considérais terrifié. Ce grand seigneurme faisait l’effet d’une créature diabolique, vomie sur la terrepar un enfer moyenâgeux.

Strezzi ne parut pas remarquer notre attitude.Il continua :

– J’enlevai Moriski dans mon dirigeable.Je lui confiai la direction d’une usine en un coin parfaitementabrité contre les regards curieux… Vous ne l’avez pas découverte,n’est-ce pas, X. 323 ? malgré votre merveilleusehabileté.

L’interpellé marqua un geste négatif etStrezzi continua :

– Alors, j’ai vu les chanceliers des deuxgrands empires du centre, et leur ai tenu ce langage : Jusqu’àprésent, vous avez joué de la brutalité, de la puissance de vosarmes pour régenter l’Europe. Quel est le résultat ? Vous avezamené tous les peuples, lassés de votre hégémonie, à se confédérercontre vous. Vous êtes isolés au milieu des nations hostiles.Combien vous seriez plus les maîtres, et avec quelle sécurité, s’ilvous plaisait d’être aimables, gracieux au grand jour, tandis quedans l’ombre vous saperiez la puissance de vos voisins et sèmeriezla division chez eux. La guerre civile, voilà le vrai moyen decommander. Avec de l’or, on sème les grèves, les conflits decastes, ruine du commerce, des industries de l’étranger, avec monterrible engin, vous ferez le jeu des oppositions, quipuiseront une force dans les désastres que les gouvernements serontimpuissants à empêcher et à guérir.

Il avait parlé à des directeurs de peuples.Ils avaient prêté l’oreille à pareil langage ! non cela étaitimpossible. Les chefs des nations sont des hommes et non desfauves !

– Or, continua aimablement le comte, saluantX. 323 de la main, ceci vous flattera infiniment… ; on merépondit : X. 323… Oui, mon cher adversaire… Certes, medit-on, vous nous apportez la maîtrise du monde… ; mais aussil’écroulement de notre influence, la coalition de toute la terrecivilisée contre nous, le jour où seraient divulguées nos…opérations… À l’aide de mon Strezzi, je me fis fort durantdix ans d’échapper à toutes les preuves. – On haussa lesépaules : en six mois, me dit-on, X. 323 saura tout.

J’avoue que cela me blessa au vif. Quediable ! on a son petit amour-propre, et je m’écriaivivement : « Je réduirai X. 323 àl’impuissance… » On me déclara alors : « Si vousréussissiez cela, comte, vous seriez prince le jour même, et parune contribution spéciale, des millions seront mis à votredisposition. »

Le misérable se tut un instant. On eût cruqu’il voulait nous permettre de réfléchir à ses dernières paroles.Après quoi, il résuma ainsi sa pensée :

– Le titre de prince, la pluie demillions, voilà ce que je puis gagner. Vous concevez que pouratteindre un tel but, rien ne soit susceptible de m’arrêter.

Personne ne répliqua.

Ainsi que moi-même, mes amis devaient êtreécrasés par la cynique révélation.

– Parfait, murmura Strezzi. Vouscomprenez que votre impuissance ne doive faire doute pour aucun demes augustes… clients. Je veux donc que vous soyez mes alliés, mescomplices… Je crois savoir que vous êtes esclaves d’un serment,d’un honneur à reconquérir. Eh bien, je veux que vous ne puissiezplus tard me démasquer, sans vous perdre, ce qui n’est rien, maissans jeter en outre une honte nouvelle sur la tombe enquestion.

X. 323 poussa une sorte de rauquement.C’était l’angoisse terrible dont il était étreint qui, malgré lui,grondait dans sa gorge.

Ceci ne fit rien perdre de son calme àl’odieux orateur.

– Oh ! dit-il avec un sourire, s’iln’y avait que cela, peut-être refuseriez-vous, mais il y a encoremiss Ellen… Vous lutterez contre votre âme, mais vous céderez, car,vous ne savez pas encore ce que je lui réserve.

Je frissonnai jusqu’aux moelles. Quel suppliceinédit avait donc imaginé l’horrible individu ?

Il s’était levé, nous dominant de toute sahauteur.

– Voici ce que je veux, fit-il d’une voixstridente… La comtesse de Graben-Sulzbach deviendra comtesseStrezzi d’ici à huit jours.

– Elle ?

– Votre femme, moi ?

Ces deux mots nous échappèrent à miss Tanagraet à moi. Mais nous n’ajoutâmes rien. Avec une autorité surhumaine,X. 323, aussi blême que nous-mêmes, avait prononcé :

– Silence !

– Le mariage célébré, poursuivitimperturbablement Strezzi, le voyage de noces s’impose. Je vousl’offrirai original, nous l’exécuterons dans mon dirigeable.

– Et miss Ellen ?

– Je vous réunirai à elle, cela je m’yengage formellement. Les deux sœurs vivront l’une près de l’autre.Je ne m’opposerai même pas à ce que vous, seigneur X. 323, etvous comtesse, vous gagniez encore de la réputation en utilisantvos talents contre tous autres que moi-même. Seulement, quand vousvous éloignerez de ma surveillance, miss Ellen demeurera commeotage.

– Ah ! gémit Tanagra, parlant commeon rêve, mon frère, exigez-vous que je devienne la femme de cethomme ?

Dans l’excès de douleur qui m’annihilait, jele jure, je ne songeais pas à moi. Je comprenais, non pas que mafiancée était perdue pour moi, mais seulement qu’elle seraitcontrainte à un hymen odieux.

Que se passait-il derrière le masqueimpassible de X. 323. Quelle terrible puissance monami doit avoir sur lui-même. Pas un muscle de son visagen’avait tressailli, et sa voix sonna grave et douce, ne marquantaucun de ces frissons qui font hoqueter l’accent des plus rudesjouteurs.

– Est-il indispensable que ma sœur vousépouse, comte Strezzi ?

– C’est la seule façon d’expliquerhonorablement sa présence, la vôtre, dans ma maison…, où il fautqu’elle soit, afin que ma surveillance se puisse exercer. Je jouema tête contre la vôtre.

X. 323 courba la tête. L’argument étaitsans réplique. Il demanda encore :

– Et si la pauvre enfant ne s’en sentaitpas le courage ; si son cœur…

Strezzi eut un ricanement sinistre :

– N’ajoutez rien. Qui vous dit que je nel’aime point… Cela importe peu, du reste. Elle, sera comtesse, puisprincesse Strezzi, ou bien miss Ellen sera inoculée de la lèpre.Elle mettra deux années à mourir de la lente pourriture de ce malimmonde.

Ma parole d’honneur, je compris, pour lapremière fois de ma vie, que l’on pût perdre connaissance.

Ainsi qu’au fond d’un rêve, je perçus encoreces répliques :

– Je vous laisse quatre heures pour vousdécider… À six heures, je passerai dans la rue. Un mouchoir attachéà la barre d’appui de la croisée de ce salon m’informera que vousacceptez, et miss Ellen me deviendra sacrée, comme la plus chèredes belles-sœurs.

J’entendis des pas glisser sur le tapis, lebruit assourdi de la porte qui se refermait.

Et puis plus rien. Un silence de mort.X. 323, miss Tanagra, moi-même demeurions sans mouvement,abasourdis, hypnotisés par la vue de cette porte qui venait de serefermer sur notre ennemi disparu.

Chapitre 19À TRAVERS LE BROUILLARD

Onze jours de véritable délire. J’ai vécu dansun brouillard moral, depuis l’instant où Strezzi a quitté le petitsalon Louis XVI de l’Hôtel de Graben-Sulzbach, jusqu’à celui où jeme retrouvé devant la Porte du Géants’ouvrant entre lesdeux hautes tours des Païens, dans la façade deStephankirche, la cathédrale de Vienne consacrée àSaint-Étienne.

J’ai beau interroger mon souvenir, je ne puiscoordonner les faits durant cette période de onze fois vingt-quatreheures.

Des stations douloureuses, entre des lieues deténèbres, se précisent seules dans mon souvenir.

Les premières minutes après que Strezzi aordonné, cela est clair, oh oui ! Clair et cependant cela aune allure de songe. C’est du fond d’un anéantissement de mon êtreque j’ai perçu ce dialogue de miss Tanagra et de X. 323.

– Frère, frère, a-t-elle dit, j’aicaressé l’espoir irréalisable…

Sa main tremblante me désignait, moi,immobile, incapable de faire un mouvement, de proférer uneparole.

– Ce qui vient de se passer m’a prouvéque je ne saurais être la compagne d’un gentleman. Celle quiappartient à une œuvre comme la nôtre, se trompe lorsqu’elle rêvede devenir l’épouse, la mère, la gardienne et la tendresse dufoyer. Je reconnais mon erreur, je marche sur mon cœur… Jedélivrerai ce bon, ce digne Max Trelam de la tentation de vêtirl’espionne de sa respectabilité… Vous le voyez, je me punis d’avoircru être une jeune fille comme les autres ou presque, une Fräuleinpouvant édifier des « châteaux d’avenir ». Jefus folle, j’endosse le cilice de la raison. N’est-ce point assezpénible… N’est-ce point une expiation suffisante d’avoir pu croireaux sourires, aux clartés fleuries, d’avoir aimé. Oui, oui, jem’excuse, je fus coupable. Mon cœur appartient à notre œuvre. Jel’ai oublié un instant, au lieu de vous regarder, vous, qui vousêtes donné tout entier… Je me punis, frère… Mais vous n’exigerezpas davantage. Je renonce à qui j’aime, ne me contraignez pas àm’unir à qui je hais. Il y aurait là un raffinement d’horreur quine me permettrait pas de vivre.

J’entendais cela et je restais immobile. Moncœur semblait absent, mon émotion à cette minute était toutecérébrale. Sagesse de la nature peut-être, car mon cœur se seraitdéchiré.

Je m’intéressais aux personnages, mais comme àdes étrangers. Et je ne me révoltai point lorsque X. 323répondit :

– Il faut, petite sœur.

Elle eut un cri d’épouvante, d’angoissanterépulsion.

Il s’approcha d’elle, l’enveloppa de ses braset avec une douceur plus tragique qu’une lamentation :

– Il faut, petite… C’est le seulmoyen de sauver notre Ellen, c’est le seul espoir de vaincre.

Ah ! les natures héroïques. J’eusl’impression que, à cet espoir de victoire, miss Tanagra seredressait.

– De vaincre… quoi, frère, vous espérezencore ?

Il la berçait doucement, pressée contre sapoitrine et lentement.

– Si je pouvais prendre pour moi seul lasouffrance, je le ferais, vous n’en doutez pas.

– Ce serait douter de vous, frère, et jene pourrais pas.

– Et si je vous demande le sacrifice,petite chérie, ce n’est pas uniquement pour préserver Ellen. Entremes deux sœurs, l’une, la mignonne qui ignore tout de ma pensée,l’autre la confidente, l’alliée qui est, pourrais-je dire, unprolongement de mon âme, je n’aurais pas le courage de choisir.

– Vrai, fit-elle ?

– Mais il y a chance ou présomption derencontrer la minute où le misérable, le bandit exceptionnel, quinous bâillonne à cette heure, nous fournira les moyens dedébarrasser l’humanité de sa sinistre personnalité.

Et persuasif.

– Si vous refusez sa main, en sommes-nousmoins perdus. Et en nous perdant, nous entraînons Ellen, le monde,dans un abîme. Votre sacrifice, chère pauvre sœurette, c’est unnouveau calvaire… Vous immolez la victime sur l’autel de lasolidarité humaine.

Puis avec un sourire dont la douloureuseironie me fit frissonner.

– Le devoir se résout presque toujours enune opération mathématique. J’ai deux façons d’agir. Laquelleassurera la plus grande somme de bien, non pas à moipersonnellement, mais aux autres ? Tel est l’énoncé duproblème du devoir. Et le problème ainsi posé, c’est de votre cœur,de votre loyauté, ma courageuse aimée, que j’attends lasolution.

Tanagra eut un sanglot. Elle enlaça plusétroitement son frère, puis d’une voix aux vibrations étranges,voix d’être projeté hors de lui-même, voix extra-humaine, elleprononça :

– Frère, attachez à la barre d’appui dela croisée, le mouchoir qui doit signifier que j’accepte.

Un instant tous deux demeurèrent confondusdans une étreinte suprême. On eût cru deux statues de la douleur.Ils pleuraient l’un sur l’autre sans doute.

Enfin, ils se séparèrent. X. 323 tenaitun mouchoir à la main. Sur le point d’atteindre la fenêtre, ils’arrêta, me désigna de la main, comme si je n’étais pas là.Peut-être avec son merveilleux sens d’observation avait-il comprisque j’étais absent, que mon corps seulement se trouvaitdans ce salon, mais que mon moi pensant était emporté parla tempête morale.

– Mais lui, fit-il avec une inflexiond’immense pitié, lui ?

Elle aussi fixa sur moi le regard vert bleu deses grands yeux.

– Lui, il pourra être consolé… Il peut meretrouver dans une autre, une autre bienheureuse, car elle estlibre de devenir la compagne ; aucune fatalité ne pèse surelle.

– Quoi, vous voudriezqu’Ellen… ?

– S’il consent à la substitution, Ellenaura rencontré le plus noble cœur, le plus loyal fiancé qui soit…et de me savoir seule en proie au désespoir, j’éprouverai peut-êtreun bonheur relatif.

Il la saisit de nouveau dans ses bras, faisantsonner sur son front de petits baisers pressés, rythmantl’halètement d’une pensée éperdue.

– Chère et bonne petite sœur… Je suisorgueilleux de vous… Ah ! combien je déplore d’être impuissantà vous éviter le mal.

Mais comme s’il avait peur de se laisser allerà son émotion, il reprit d’un ton rude.

– Allons. La plainte est inutile. Laforce des choses nous domine. Allons !

La fenêtre s’ouvrit et se referma.

Sur la barre d’appui, un mouchoir blancflottait maintenant.

Le signal indiqué par Strezzi, porterait aumisérable la certitude du triomphe.

Alors, le frère et la sœur se levèrent.

En passant, miss Tanagra se pencha vers moi.Ses lèvres s’appuyèrent sur mon front, me donnant la sensation d’unbaiser glacé. D’une voix éteinte, elle murmura :

– Adieu au rêve.

Puis elle se redressa et s’appuyant au bras deson frère, elle sortit avec lui du salon.

Ici une des lacunes que j’ai annoncées.

Trois ou quatre journées dont je ne retrouveaucune trace. J’ai eu beau m’acharner, c’est la nuit dans monesprit. Pas une lueur, pas un point de repère. Mon cerveau a dûsubir une véritable paralysie.

Donc, le quatrième jour, une période delucidité a coupé la léthargie intellectuelle où j’étais plongé.

J’ai eu la conscience atroce de laréalité.

L’idée de me retrouver devant ma chèreTanagra, de presser sa main dans les miennes, et, la tenant ainside me sentir inexorablement séparé d’elle, m’affole. Je ne veux passubir cette agonie… Comme une bête traquée, mon instinct me pousseà fuir au loin droit devant moi, sans but… Qu’importe le but… Allerloin, voilà tout.

Résolution stupide. Le fauve peut espérerdépister la chasse. Elle est en dehors de lui, elle ne suit pasfatalement sa « passée »… Tandis que moi,j’emporterai ma désolation avec moi.

Si loin que j’aille, si rapidement que jecoure, elle sera partout et toujours en moi.

Je quitte ma chambre… Je n’ai revu ni Tanagra,ni X. 323 depuis quatre jours.

Le suisse, cette énorme et placide brute, pourqui les orages de la sentimentalité sont évidemment lettre morte,me salue au passage de son sourire benêt.

J’éprouve une colère contre cet homme, contreceux qui prônent ce mensonge des être humains frères etidentiques.

Ah ! misérables fous,détraqueurs des âmes embryonnaires des foules. Les hommesne sont pas une espèce unique ; mais une séried’espèces, séparées les unes des autres par les abîmes de lafaculté de penser, de comprendre, de souffrir.

Toujours Cambridge qui me remonte à latête ! Fâcheuse université !

Me voici dans la rue Rothenthau.

Un gai soleil éclaire la large voie… Lespassants ont l’air heureux. De là-bas, au bout de la rue, lessonneries des tramways parcourant le quai de François-Joseph,circulant le long du Wiener-Donau-Kanal (Canal de la Wien auDanube), me parviennent comme une protestation de la vie contre mondécouragement.

Je tourne le dos au quai. Je me dirige àl’opposite, vers la Stephansplatz.

J’ai parcouru cent mètres. On me touche lebras.

Je m’arrête court, avec le grelottementintérieur de qui est réveillé en sursaut.

Un jeune homme, correctement vêtu, vingt ans àpeine, est auprès de moi. Je le regarde.

C’est curieux, on croirait que je considère lecomte Strezzi rajeuni de vingt cinq ans.

– Monsieur, me dit le personnage, jeremplis une mission de confiance qu’il ne m’était pas loisible derefuser. On m’a dit : Sir Max Trelam sort, remettez lui cettelettre et priez-le de vous faire connaître sa réponse.

Je prends la lettre qu’il me tend. Je l’ouvre.Elle est écrite à la machine dactylographe et je lis :

« La soumission de qui vous savez n’estprofitable que si elle se double de la vôtre. Si donc, vous vouséloignez, personne n’y fera obstacle ; mais vous attirerez survos amis tous les malheurs, que la solution amiable intervenue peutécarter.

« Réfléchissez et restez près d’euxjusqu’au jour prochain où il me sera permis de lever cetteconsigne. »

Je comprends… le comte Strezzi a peur d’unbavardage de reporter. Oh être vil, qui me suppose capable delivrer mes amis pour la stérile satisfaction d’une glorioleprofessionnelle. Il faut obéir, mais je veux auparavant lui donnerune leçon de loyauté.

– Vos instructions vous permettent-ellesde m’accompagner quelques instants, monsieur ?

Le jeune homme inclina courtoisement latête.

– Alors venez.

Je l’entraîne dans une rue voisine. Les filstélégraphiques convergeant vers un immeuble m’indiquent qu’il y alà un bureau des Postes. Sous les yeux de mon compagnon, je rédigela dépêche suivante :

« Direction Times –Londres – Angleterre.

« Toujours rien de nouveau suraffaire. Suis sur le point d’entreprendre long parcours. Ne pasattendre nouvelles de longtemps. Ceci pour éviterimpatience, votre vraiment.

« Max Trelam »

Puis la dépêche expédiée.

– Voilà ma réponse, monsieur. Ajoutez queje retourne à l’hôtel de Graben-Sulzbach et que je n’en sortiraiplus.

Et brusquement, une curiosité irrésistible mepoussant :

– Puis-je savoir à qui j’ai eu l’honneurde parler depuis un quart d’heure ?

Le jeune homme sourit.

– Karl, vicomte de Stassel, fils deM. le comte Strezzi.

Je salue machinalement. J’avais eu raison dereconnaître dans mon interlocuteur le comte Strezzi, rajeuni devingt-cinq ans.

Chapitre 20SONS DE CLOCHES, SIRÈNE DE DIRIGEABLE

C’est le matin du mariage. L’espoir vague,tenace, louchant et absurde d’un miracle empêchant la cérémonies’envolait en moi.

À 10 heures, miss Tanagra, je me hâte del’appeler ainsi, car bientôt la miss que j’aime aura fait place àmistress ou mieux à Lady Strezzi… me fait prier de passer dans sonappartement.

Je ne l’ai pas revue depuis 11 jours. Pourquoicet appel. Ah ! Je crois entrevoir le motif.

Elle souhaite me recommander le calme, larésignation. Peine inutile, chère aimée. Je souffrirais mille morts(une expression encore que je plaisantais naguère… Il faut avoirtouché le fond des désespérances, pour savoir que les mots les plusexcessifs sont faibles pour exprimer certaines choses). Jesouffrirais donc mille morts, plutôt que de me permettre le gestequi pourrait susciter votre détresse.

Mais je me rends à la convocation.

Elle est dans un boudoir, attenant à sachambre. Déjà prête, en mariée, son voile en dentelles flottantautour d’elle.

Tanagra vient à moi, lentement. Elle glissesur le tapis ainsi qu’un fantôme blanc.

Elle me prend les deux mains et je frissonneau contact des mains brûlantes.

Elle m’attire près de la fenêtre, me présenteson visage en pleine lumière, et elle dit :

– Regardez-moi.

C’est une prière et c’est un ordre. J’obéis.Mes yeux se fixent sur ses traits chéris.

Oui, je devine. Elle a voulu que je merendisse compte de ce qu’elle a souffert.

Ah ! la tristesse a marqué sa chèrefigure. Ses grands yeux se sont pour ainsi dire creusés dans unhalo bleuâtre Les plis mélancoliques se sont accusés… C’est presqueun sanglot que ce cri monté à mes lèvres.

– Oh ! Tanagra !… MissTanagra !

Elle secoue la tête. Ses mains se crispent surles miennes. Je sens qu’elle se raidit contre une angoissesurhumaine. Mais son visage redevient calme, ses doigts desserrentleur étreinte ; elle parle, d’une voix basse.

– On a peur de la mort !… Ah !certains actes de la vie tuent plus sûrement que l’inévitablefaucheuse… Ils tuent et vous laissent la terrible faculté decontinuer la voie de souffrance. Mais je ne vous ai pas appelé pourme plaindre. Gémir ne saurait arrêter le malheur qui passe. Non,non, je veux vous préparer l’oubli, la consolation, la joie, à vousqui aviez consenti à aimer la sœur de l’espion.

– Oublier… Ah ! pauvre chère, celan’est point possible.

– Si, je le veux… Je suis une mortemaintenant, n’est-ce pas… ? ou une mourante, si vous levoulez, rectifia-t-elle sur un mouvement dont je ne fus pas maître.Supposez que vous êtes auprès de l’amie qui va disparaître, qui esttorturée à la pensée de vous laisser seul dans la vie avec votrechagrin… Et écoutez-moi, en voulant de toutes vos forcesemployer votre énergie à réaliser mon ultime désir.

Et comme je secouais évasivement la tête, elleajouta d’un accent qui m’enveloppa d’un frémissement, d’une sortede caresse d’âme… Ah ! Comme il est difficile d’exprimer cequi est vrai et grand. Elle ajouta :

– Si l’on savait la joie que l’on peutainsi donner à ceux qui n’ont d’autre pouvoir que de créer dubonheur pour les autres.

Elle me dominait, la chère fille. Ellem’entraînait sur la pente de sa volonté tendre.

– Ah ! Si je le pensais,murmurai-je, je promettrais d’essayer.

– Croyez-moi… Pensez que je dis vrai.Pourquoi faire deux désespérés, alors que l’un peut renaître auxdoux espoirs… Mais si, mais si, ne niez pas ainsi d’une têteopiniâtre. Je suis la Tanagra qui n’est plus. Je voussupplie de regarder vers la Tanagra qui est.

Je la considérai avec un effarement pénible.Je crus un instant que la folie s’appesantissait sur l’infortunéejeune fille.

D’un mot, elle chassa cette idée.

– Ma sœur Ellen.

– Quoi vous voulez exprimerque… ?

– Qu’Ellen est aussi sœur d’espion… Elleest ma vivante image. Elle est moi et elle est de plus une âme pureet douce que n’ont point ridé les vilenies de la vie. Oh ! Jesais bien, pauvre ami. Vous allez vous révolter, mais vous laverrez ; vous me retrouverez en elle, vous reconnaîtrez le« trésor »… Et vous continuerez à m’aimer en elle. Levoulez-vous ?

J’eus un geste las.

– J’essaierai tout ce qu’il vous plairad’ordonner.

Elle me serra nerveusement les mains, avec unevigueur dont je n’eusse pas cru capables ses doigts fuselés.

– Non, non, pas ainsi. Ellen vaut d’êtreaimée de tout un brave cœur… Je suis sûre que vous l’aimerez… J’aisouhaité seulement vous dire : Max Trelam, ne résistez pas àce sentiment, dérivé de celui qui vous attache à moi. Ne résistezpas, je vous en conjure. Vous voir heureux par elle, elle heureusepar vous, sera mon pardon.

– Votre pardon ?

– Certes. N’est-ce pas moi qui, entraînéepar un rêve, vous ai amené à la souffrance qui nous réunitaujourd’hui.

– Béni soit le rêve.

– Oui, béni, comme vous le dites, s’ilaboutit au bonheur des deux êtres que j’aime le plus au monde.

Une fille de chambre entra à ce moment, aprèsun coup discret frappé à la porte.

– Monsieur demande si Fräulein peut lerecevoir.

– Qu’il entre ! Qu’ilentre !

X. 323 parut presque aussitôt. MissTanagra courut à lui et avec une intonation je ne saurais direjoyeuse, et cependant cet accent contenait une satisfactioncertaine.

– Il a promis.

– Ah !

L’espion me regarda une seconde. Puis il mesecoua affectueusement la main.

– Ah ! Vous serez bien notre frère,alors, Max Trelam, car vous veillerez avec nous à la garde dutrésor.

Quelle situation ! Comme tous les genssensés ou se croyant tels, j’ai souri à l’audition des œuvresdramatiques du répertoire où une jeune personne est mariée contresa volonté par les soins d’un père, d’un tuteur, d’une marâtre.

Cela semble impossible, invraisemblable.

Et voilà que je me trouvais dans une situationanalogue. On m’arrachait le cœur, puis on me disait : On va tele replacer dans la poitrine ; il palpitera pour une nouvellefiancée.

Tout cela dans un moment où la liberté dediscussion même m’était refusée.

Car les personnes du« cortège » arrivaient. Demoiselles d’honneur enfraîches toilettes, le sourire de commande aux lèvres, songeant quede cet hymen naîtrait peut-être le leur.

Et puis ce furent les garçons d’honneur, lesinvités de marque, témoins ou autres.

Avec une énergie surhumaine, miss Tanagra,X. 323 cachaient leurs angoisses.

Ils m’enlaçaient dans cette aisance mondainedissimulatrice des pensées intimes.

On me présentait ; moi-même, jeprononçais les paroles banales que l’on échange avec des inconnus,des indifférents, que l’on doit par politesse (oh ! lapolitesse ! !) affecter de rencontrer avec une ineffablesatisfaction.

Et l’impression de rêve me reprenait.

Ce n’était plus mes amis espions que je voyaisen face de moi ; c’étaient M. etMlle de Graben-Sulzbach, membres adulés del’aristocratie viennoise.

Mon bras appartenait, paraît-il à une petitebaronne qui répondait au nom d’Argire de Hohenbaufelt. X. 323m’avait conduit à elle (je soupçonne qu’il avait en vue de me créerune occupation) et la petite baronne s’était emparée de moi.

En trois minutes, j’étais devenu sa chose, sonhomme-lige.

Ah ! la bavarde, accapareuse et légèrebaronne viennoise.

Elle me parlait, m’étourdissait, me confiantavec des mines flirteuses des secrets de haute importance : lapointure de ses gants, de ses souliers, très jolis à voir envérité, quand elle les sortait des étoffes froufroutantes de sarobe, pour me permettre de les admirer, ainsi que le bas de soie àjour, sous lequel transparaissait la peau rosée comme celle d’unenfantelet.

Car j’admirais. La baronne n’eût pas admisqu’il en fût autrement.

Cette baronne Argire était ce que l’on estconvenu d’appeler une femme adorable.

Ah ! l’adorable petite pluiefine !

Seulement, le calcul de. X. 323, cecalcul que je lui prête et qu’il dût faire, se trouva juste. Sousl’averse des confidences de ma compagne, je vécus en un rêve lesdernières minutes me séparant de la conclusion définitive de mavie.

Je pris place dans l’un des carrosses degala.

Et jusqu’à Stephankirche, elle me débita desriens, sans s’arrêter, pour un peu je dirais, sans respirer.

Nous voici dans la cathédrale. – La baronnecontinue son ramage. Seulement, par respect pour le temple, ellechuchote. Mes yeux errent autour de moi. J’ai pris conscience quema « dame de mariage », comme l’on dit ici,n’éprouve pas le besoin d’être écoutée. Elle est comme lesmoucherons, heureuse de pouvoir bourdonner à sa fantaisie.

Là-bas, le prêtre officiant s’est approché desépoux, agenouillés côte à côte.

Mon cœur cesse de battre un moment. Il mesemble que je vais tomber. Je sens que tout est fini, que lesanneaux sont échangés.

La baronne, elle, ne s’aperçoit de rien.Comment comprendrait-elle quelque chose, alors que toute sonattention doit être à peine suffisante pour mettre un peu d’ordredans la cavalcade échevelée de ses propos enfantins.

Ite missa est ! Allez, la messeest dite !

C’est fini. Tanagra est unie au misérableComte Strezzi !

Des tableaux défilent devant mes yeux. Cohuecongratulante de la sacristie ; course des voitures à traversla ville, lunch assis, par petites tables, des toasts prétentieuxet vides, dont chaque mot proclamant le bonheur des mariés me tombesur le cœur ainsi qu’une gouttelette de plomb fondu.

Et puis X. 323, iciM. de Graben-Sulzbach, vient m’arracher à la baronne, quidéplore d’être sitôt séparée d’un gentleman(elle ditgentleman pour me flatter en qualité d’Anglais) aussi charmant.

Correspondant du Times, je vaispartir, avec les époux, dans le dirigeable Strezzi et je rendraicompte de l’expérience aéronautique, qui, pour les héros del’expédition, remplacera le banal voyage de noces.

C’est de l’Exercier platz (Place demanœuvres) du Striben-ring que nous allons nous envoler dans lesairs.

Le dirigeable est là, énorme. L’immense pocheallongée brille au soleil. Sa nacelle longue de quarante mètres,qui semble une maison démontable, suspendue au-dessous del’enveloppe renfermant le gaz hydrogène, vacille à quelquescentimètres du sol.

Des hommes tiennent les cordes de sûreté. Iln’y a rien à craindre d’ailleurs. Aucun souffle ne traversel’atmosphère que le soleil s’abaissant vers l’horizon strié deflèches d’or.

Adieu, poignées de mains, rires. Le comteStrezzi m’apparaît. Je ne l’ai pas aperçu de la journée… Cecis’explique ; je ne songeais qu’à Elle. Oh !l’horrible visage dans la joie. J’ai envie de lui sauter à lagorge, de montrer à tous ces gens qui nous entourent comment un bonAnglais corrige un coquin.

La main de X. 323 se pose sur mon bras.Il a lu ma pensée sur mes traits ; il se penche à mon oreilleet me glisse ces seuls mots :

– Le frère des espions doit savoirattendre !

Je veux l’interroger. Il est déjà dans ungroupe voisin, échangeant des compliments avec des assistants queje ne connais pas.

Puis un signal.

On nous accompagne, on nous hisse dans lanacelle où attendait le personnel manœuvrier. On jette au dehorsles saumons dont le poids équilibrait la force ascensionnelle. Unhurrah vibre dans l’atmosphère.

Et puis la terre s’éloigne, les maisonssemblent s’aplatir, la foule devient fourmilière.

Nous montons, nous montons. Vienne déploie lelabyrinthe de ses rues sous mes yeux. L’horizon s’élargit sanscesse. J’aperçois des points illustrés par la légendeNapoléonienne, Schönbrunn et ses jardins, les champs de bataille deWagram et d’Essling.

Plus haut encore. J’ai l’impression dechute en haut : Je tombe dans l’azur.

Je me sens pris d’une terreur soudaine,irraisonnée, innommable. Plus rien ne me rattache au monde, plus detendresse, plus d’espoir. Je suis seul, tout seul dans l’espace,avec autour de moi, à droite, à gauche, partout, l’abîme.

Partie 2
L’APACHE DE L’AZUR

Chapitre 1DANS LES NUAGES

J’étais penché sur la balustrade de bronzed’aluminium qui entourait toute la nacelle, n’ayant que deuxsolutions de continuité, l’une à l’avant, l’autre à l’arrière. Ces« coupées », analogues à celles qui interrompent lesbastingages d’un navire avaient pour but de livrer passage auxhommes d’équipage en cas d’avarie aux hélices. Le fond de lanacelle se continuait au delà, jusqu’aux extrêmes pointes del’enveloppe fusiforme, par une étroite passerelle métallique, pontvertigineux jeté au-dessus du vide, et où l’homme qui s’yengageait, n’avait d’autre point d’appui qu’un filin, tendu àhauteur d’épaules, en main courante.

L’ombre peu à peu avait envahi le ciel. Sihaut que nous fussions, sa vague ténébreuse nous avait atteints.Nous flottions à présent dans la nuit. Au-dessus de nos têtes, dansle ciel encore vaguement lumineux, les étoiles s’allumaient ;d’abord imprécises, mais augmentant d’intensité de minute enminute.

En dépit du naufrage intime de mon« moi », je m’intéressais à ces aspects nouveaux,inconnus de l’humanité qui rampe à terre. Le reporter duTimes se donnait carrière.

– Que prépare Strezzi ?

Ces trois mots bruissent à mon oreille. Qui aparlé ? Je regarde.

X. 323 est auprès de moi. Sur saphysionomie de Slave désabusé, une inquiétude se marque en ridesprofondes.

– Pourquoi la question, à laquelle ilm’est impossible de répondre ?

– Pour vous avertir. Tant que la lumièredu jour a pu permettre aux yeux des « hommesterrestres » de nous apercevoir, le dirigeable a marchévers l’Est.

– Eh bien ?

– La nuit venue, il a brusquement obliquévers le Sud.

– Comment savoir cela ? Il me paraîtimpossible de reconnaître la direction.

– La boussole, elle, la reconnaît. Cedisant, mon interlocuteur tirait d’une poche de son gilet, uneminuscule boussole d’argent, un petit chef-d’œuvre deconstruction.

– Elle m’a indiqué ce que je viensd’avoir l’honneur de vous apprendre.

– Puis-je donc vous être utile en quelquechose ?

Il inclina la tête :

– Oui. Soyez reporter, c’est-à-direcurieux. On se défiera certainement de vous beaucoup moins que demoi… Ainsi, il vous sera peut-être plus aisé de découvrir desfaits, peu importants en apparence, mais que je coordonnerai. Ilsuffit d’un bien mince point de départ pour arriver à lavérité.

– Eh ! murmurai-je, à quoi sert lavérité dans notre situation ?

Il me saisit le poignet, fouilla l’ombre d’unregard rapide, et si bas que je perçus à peine ses paroles, que jeles devinai pour ainsi dire :

– Pour écraser un ennemi, il convientd’être renseigné sur lui.

Je haussai les épaules.

– L’écraser maintenant !

Certes, j’admirais l’habileté de X. 323,mais à cette heure, au fond des nuages, au milieu d’un équipagedévoué au comte, son affirmation m’apparut comme une inutilerodomontade.

– Vous avez tort d’enchaîner ainsi vospensées… Max Trelam. Je me mets en opposition avec un homme qui m’avaincu momentanément, parce que j’ignorais son labeur souterraincontre moi.

Je rougis légèrement. Ce singulier personnageremettait les choses au point, et en même temps, il avait reconquisson influence sur moi.

– Une victoire, reprit-il d’un accent oùje crus discerner la douleur, une victoire ne s’achète pas sanssacrifices, il faut les faire tous, tous… pour gagner l’heure de larevanche.

– Oh ! vous les avez faits,prononçai-je avec amertume… Et moi plus que vous peut-être.

– Qui souffre est injuste, Max Trelam, jevous pardonne… et je vous renseigne… Le martyre n’est qu’à sondébut.

L’accent profond de mon interlocuteur éveillachez moi une vibration affreuse. Mes nerfs se mirent à trembloterainsi que des cordes tendues.

Je balbutiai :

– Que voulez-vous me faireentendre ?

– Ce que je sens être logique. Si masœur, moi-même, étions seuls, Strezzi pourrait craindre nous voirpréférer la mort, solution simple, rapide. Mais il tient Ellen. Ilest donc assuré que ses ordres seront exécutés… quels qu’ilsoient. Nous avons à gravir une échelle de honte.

– Laquelle ?

– Celle qui, à son avis, nous rendraaussi vils que lui-même.

– Et vous parlez d’accepter,d’obéir ?

– Oui.

Je le regardai avec stupeur… Je me comprenaisstupide… Le sens de cette déclaration devait m’échapper. Monintellect ne s’assimilait pas la pensée de X. 323.

Il s’aperçut évidemment de mon troublecérébral, car il reprit :

– Nous accepterons, Elle et moi,parce que l’espoir de vaincre finalement nous donnera le couragenécessaire… Des heures sonnent où il faut savoir se rouler dans laboue. Il sait le point faible de notre armure, il sait comment nousfrapper au cœur, mais il ignore qui nous sommes en réalité.

– S’il vous ordonnait de le lui enseignerpourtant ?

– Ceci n’est pas à redouter. Il est tropclairvoyant pour n’être pas certain que nous le tromperions… Dansce cas notre obéissance ne saurait être contrôlée. Ausurplus, la chose lui est indifférente. Il estime nous avoirréduits à l’impuissance ; il estime pouvoir nous y maintenir.Cela lui suffit.

Et avec un ricanement discret :

– Il a tort peut-être.

Je tressaillis. La conclusion inattenduem’ouvrait un horizon insoupçonné.

Il me sembla que la pensée de mon« ami » s’éclairait. Non que j’entrevisse avecnetteté un projet d’avenir, mais je concevais que l’ignorance duvéritable état civil de mes « associés entribulations » constituait une lacune fort dangereuse,alors que celui dont on ignore une chose aussi capitale, est ungaillard comme celui qui me parlait en ce moment.

Il se pencha vers moi et ses lèvres frôlantmon oreille :

– S’il savait cela, fit-il lentement, ilconnaîtrait, ou il pourrait connaître mon visage naturel. Quand onsait ce que la nature a fait d’un homme, on démêle toujours l’êtrevrai sous l’être déguisé… Je parle bien entendu de ceux qui ont lapratique des transformations. L’obscurité conservée sur ce seulpoint est l’atout de la partie engagée… Pour utiliser cet atout, ilfaut se courber jusqu’au moment venu de le jeter sur le tapis.

Je le regardais… Ses yeux luisaient dansl’obscurité. On les eût crus phosphorescents.

– Actuellement, prononçai-je niaisement,dans ce désordre des idées nouvelles nées de la confidence de moninterlocuteur, votre visage n’est donc pas…

– Le vrai ?… Il eut un nouveau rired’une discrétion menaçante. – Vous m’avez déjà adressé la mêmequestion, naguère, à Madrid, dans la petite maison de la rueZorilla, et je vous répondis alors.

– Tout n’est qu’apparence. – La réalitéest un jeu d’optique comme le faux, comme l’imaginaire,m’empressai-je de compléter, pour marquer que, moi aussi, je mesouvenais.

Sa main, qui emprisonnait mon poignet, leserra plus étroitement.

– Aujourd’hui, je vous connais davantage,Max Trelam, et je vous dirai : Mon meilleur déguisement estmon être vrai. Quand je le revêts, je deviens réellementintrouvable pour qui me cherche. Celui-là ne peut donc exister quelorsque j’ai échappé à mes ennemis… quand j’ai échappé,répétât-il en accentuant ces quatre syllabes. Je ne puis donc pasêtre l’homme qu’a créé la nature, alors que je suis captif ainsiqu’à cette heure, ou que je suis libre, comme je l’étais avantvotre arrivée à Vienne. La vérité de mon moi est une armesuprême dont je serais impardonnable d’user en dehors decirconstances exceptionnelles.

J’avais courbé la tête. La propositionparadoxale énoncée par X. 323 m’avait causé un étourdissement.Tout le mystère de la vie de cet homme résidait en cet aveu, qu’ilne pouvait consentir à être lui-même qu’en des occasionsd’exception.

Et en même temps, je mesurais le prodigieuxressort de cette nature d’élite, que les plus terribles épreuves neparvenaient point à abattre.

Chapitre 2LE CANON DU SOMMEIL

X. 323 avait disparu, jugeantvraisemblablement qu’il m’avait dit tout ce qu’il jugeait opportunde me confier.

Et ce ne fut pas par raisonnement, ce futd’instinct que je me mis à sa recherche.

Je crois, tout bien considéré, que j’obéissaismachinalement à une suggestion de l’inexplicable personnage.

Déjà, à Madrid, j’avais eu l’impression d’agirselon une volonté inexprimée. Je m’étais… aperçu est bienprétentieux et dit plus que ma pensée, mais une vague intuitionm’avait averti que l’être de logique déductive qu’est mon« ami espion », calculait avec toute la certitudemathématique que, étant connu mon caractère, j’agirais certainementdans un sens facile à prévoir en une circonstance déterminée, etqu’il me soumettrait à des aventures voulues, pour m’amenerfatalement aux actions devant servir ses desseins.

Mes pieds se mirent à effectuer des pasréguliers tout autour de la nacelle.

Oh ! l’on pouvait s’y promener. Longue devingt mètres, large de sept, affectant la forme d’un bateau effiléaux deux extrémités, elle était occupée dans sa partie centrale parune sorte de rouf aux cloisons démontables, abritantmoteur, roue de manœuvre du gouvernail, dans un premiercompartiment. Un second contenait des couchettes pour les passagerset se dénommait « la cabine ». Enfin untroisième, plus spacieux que les deux autres, mais rigoureusementclos, m’avait paru être affecté au personnel manœuvrier.

On pénétrait dans le hall du moteur par uneporte légère regardant l’avant de l’aérostat, dans la cabine, pardeux ouvertures latérales. Enfin le seul accès de la dernièrechambre consistait en une baie face à l’arrière.

Or, ayant fait le tour de la nacelle, je meheurtai presque à un groupe, arrêté devant cette baie. J’eus peineà retenir une exclamation de surprise.

Les causeurs étaient le comte Strezzi,X. 323 et Tanagra. Ce me fut pénible de distinguer dans lapénombre, la silhouette gracieuse de celle que j’aimais.

Je fis un pas en arrière, avec l’intention deme rejeter dans l’ombre, d’interposer entre elle et moi un mur deténèbres ; mais la voix du comte arrêta le mouvementvoulu.

– Ah ! Sir Max Trelam, vous arrivezà point. Le reporter du Times ne pouvait manquer àl’événement.

– Et puis, ajouta X. 323, il sera untémoin de notre complicité acceptée volontairement.

Le comte riposta par un riregrinçant :

– On ne peut rien vous cacher, mon cherbeau-frère, rien du tout. Craindriez-vous le témoin MaxTrelam ?

– Non, non, vous ne le croyez pas ?J’accepte toute la responsabilité de mes actes. Ma conceptionmorale ne saurait être celle des bons et paisibles bourgeois deVienne, dont la vie s’écoule entre la Grabenstrasse et le Prater.Je conçois votre mentalité, mon cher comte ; je dirai plus,elle m’intéresse. Donc…

– Vous vous joignez à moi pour prier MaxTrelam de ne pas nous quitter.

L’interpellé se tourna vers moi.

– Je vous en prie, Max Trelam.

Il me sembla percevoir comme un gémissementétouffé. Tanagra s’était détournée, elle ne regardait pas de moncôté. Les deux hommes ne semblaient point s’occuper d’elle. Jevoulus, moi aussi, dire quelque chose. Je demandai :

– De quoi s’agit-il ?

Mais je demeurai bouche bée en entendant lecomte me répondre avec l’indifférence d’une maîtresse de maisonoffrant cake ou salt-lozenges à un visiteur :

– D’assister à une expérience du Canon dusommeil.

Et aimablement ironique :

– Je pense aller au-devant de vos désirs,car, si je ne m’abuse, vous avez quitté Londres à cetteintention…

Et comme je demeurais muet, troublé au delà detout ce que l’on peut, croire, il continua :

– Voyez-vous, chez moi le sentiment de laconfraternité est excessif. Nous fûmes confrères durant quelquesheures, et je souhaite épuiser en votre faveur, tout le bon vouloirque ma situation m’interdit de répandre sur la presse engénéral.

Cet Autrichien avait autre chose dont il ne serendait pas compte. Il avait la science de me consoler.

En l’écoutant, j’oubliais mon chagrin, pristout entier par une colère formidable. Ses railleriesm’exaspéraient. Des injures m’eussent été moins insupportables.Vous savez le proverbe : C’est la mouche qui affole le lion.Or, sans me comparer au lion, et sans invectiver Strezzi duvocable : mouche, je concevais, avec une clarté aveuglante, lavérité de l’adage.

Il est probable que j’allais répliquervertement ; mais X. 323 veillait sur moi.

La nuit avait beau être complète, il lisaitdans ma pensée. Il coupa net la phrase cinglante déjà sur meslèvres.

– Quoi, Max Trelam, vous ne demandez pasce qu’est le Canon du Sommeil ? Avant l’expérience, quelquesexplications sont de mise pourtant.

Après quoi, sans me donner le loisir de mereconnaître :

– Le Canon du Sommeil, cher Max Trelam,est une sorte de couleuvrine qui expédie par le simple mouvementd’une manette, ce projectile, déjà expérimenté à diverses reprises,et que M. le comte Strezzi, l’inventeur ou presque, dénommapittoresquement « une pilule hilare… » Celui qui tue parl’hilarité a forcément le mot pour rire, n’est-ce pas ?

La voix de mon « ami » était calme,et cependant elle sonnait étrangement dans le silence.

– Eh bien ! il paraît que dansquelques minutes, nous arriverons au-dessus d’un village, occupépar des troupes de Serbie… Là, se trouve le quartier général d’uncommandant de corps d’armée, dont la compétence militaire exalteles espérances des patriotes serbes… Si cet homme vit, la guerreest presque inévitable contre l’Autriche ; des milliers dejeunes soldats périront. Eh bien, au-dessus du logis de cet hommedangereux, M. le comte Strezzi m’accorde l’insigne honneurd’actionner sa manette du Canon du Sommeil… Le général meurt derire, et une charmante petite épidémie de choléra asiatique donnerasatisfaction à ces Serbes remuants, qui ne rêvent que mort etbatailles. Ceci est tout à fait intéressant. Ne trouvez-vouspas ?

Il me fut impossible d’énoncer un mot. Lasignification de la phrase prononcée tout à l’heure à mon oreillepar ce même X. 323, se précisait terriblement.

– Nous aurons à gravir une échelle dehonte, avait-il dit.

De honte, ah oui ! Mais d’horreuraussi.

C’est égal, on a raison de dire que lescirconstances font l’homme. À Londres, en temps normal, je me fusserécrié ; vous avez de moi une opinion suffisamment honorablepour n’en pas douter. J’aurais flétri sans pitié l’être assezdépravé pour collaborer à une expérience criminelle, alors qu’ilest toujours possible de sauver l’honneur en renonçant à vivre.

À ce moment, aucune idée de ce genre ne mevint.

Peut-être aussi, ma conversation précédenteavec mon « ami » m’avait-elle suffisammentextériorisé, pour me permettre de partager la conception de sonesprit. Toujours est-il que j’admirai son calme courage, que jesentis clairement l’héroïsme qu’il allait montrer en commettant lecrime imposé par le vainqueur, et cela dans l’espéranceproblématique de délivrer un jour le monde du fou cruel, capabled’avoir imaginé le Canon du Sommeil.

Ô, brave Université de Cambridge ! Direque je te maudissais jadis, quand je me débattais dans le maquis dela morale relativeet de la morale absolue, desconcepts contradictoires du fini et de l’infini,du particulier et du collectif. Et maintenant,c’était grâce à ce fatras que je parvenais à comprendre ce qui sepassait en moi.

Pour une fois, la philosophie secourait sondisciple !

Au sens pratique, j’admirais, si l’on peutemployer ce mot à l’égard d’un être qui inspire le maximum derépulsion, le comte Strezzi.

Comme il enveloppait ses adversaires dans leréseau inextricable de ses combinaisons.

Miss Ellen était son otage. Tanagra portaitson nom ; X. 323 se courbait captif, sous sa volonté.Cela ne lui semblait pas assez… Il supputait les lendemains moinsheureux. Et il rivait la chaîne des vaincus en les associant aucrime.

Certes, il y avait en lui un esprit atroce, unesprit du mal justifiant les mépris, les représailles les plusviolentes, mais je devais reconnaître que c’était un esprit d’unecertaine envergure.

Un léger froissement métallique me rappela àl’attention.

Le comte venait d’ouvrir la porte ducompartiment n° 3 ; le compartiment, je le savais àprésent, du Canon du Sommeil.

– Veuillez entrer, fit-il d’un ton polioù néanmoins on sentait percer l’ordre.

Il s’était effacé. Nous défilions devant lui.Tanagra détournant toujours la tête, comme si elle avait craint derencontrer mes regards.

Pauvre chère victime !

– N’avancez pas plus loin, prononçaencore Strezzi. Je referme avant de donner de la lumière. Il estinutile de signaler notre présence par un rayonnementélectrique.

Le glissement de la porte, frottant contre lesobturateurs de caoutchouc, puis une clarté intense. Des ampoulesfixées aux parois, répandent sur nous les rayons blancs de la féeélectricité.

Je promène autour de moi, un regardinvestigateur. En dépit de mes émotions, la curiosité qui estdécidément la caractéristique du reporter, persiste.

La salle a vingt mètres carrés, cinq surquatre. Les parois sont complètement nues ; elles sontrevêtues d’un enduit noir, mat, sur lequel les rayons lumineux nese réfléchissent pas.

Brrr ! le cadre est lugubre.

Mais au centre, fixé sur un bâti de bois, quedes pattes boulonnées rivent au plancher de la nacelle, un canonest pointé vers la terre, ce qui lui donne l’apparence la plushétéroclite.

On n’a jamais vu de canon dans cette situationsur un affût. Il mesure à peine une mètre de hauteur, son diamètrene dépasse pas cinquante millimètres et à la partie supérieure, laculasse ouverte, rabattue autour de sa charnière, permet deconstater que l’épaisseur de l’arme est à peine d’undemi-centimètre. Évidemment cette pièce d’artillerie n’a pas àrésister à des pressions considérables comme ses similaires desarmées de terre et de mer.

Cela a l’air d’un jouet un peu volumineux, etje frissonne en songeant que le « joujou » valancer le choléra, plus terrible projectile que les obus les plusredoutables. Mais Strezzi parle.

– Veuillez regarder au plafond.

J’obéis comme mes compagnons. Bizarre leplafond, un rectangle blanc se découpe dans un encadrement noir. Oncroirait voir une gigantesque lettre de deuil.

Et des manettes cliquettent sous les doigts ducomte. Je le considère. Sa taille s’est redressée de toute sahauteur, une expression féroce crispe diaboliquement sa figure. Ilme semble être le génie des ténèbres, qui commande auxdésastres.

Il a surpris mon coup d’œil. Du doigt, il medésigne le plafond. J’y reporte mon attention.

Stupéfiant ! Le plafond s’anime. Surl’écran blanc se dessinent des formes. Oui, voici un village, unjoli cours d’eau, des vergers, le lavoir. Cela donne l’impressiond’un plan en relief.

Et lui, d’une voix où vibre letriomphe :

– Ne vous étonnez pas… Une transformationheureuse de la phototélégraphie, expérience réalisée entre Berlinet Paris, vous vous souvenez, Herr Max Trelam, le Times ena rendu compte.

J’incline la tête. Mais l’explication nesatisfait pas X. 323.

– La phototélégraphie transmet etreproduit les images à grande distance, monsieur le comte,seulement, elle ne les transmet que si elles sont éclairées.

– Très juste, d’où vous inférez…

– Que ce que nous voyons étant sans doutele pays sur lequel nous planons…

– Sur lequel nous stationnons, rectifiaStrezzi.

– Soit… planer ou stationner peu importe.Le pays est dans la nuit…

– Et vous ne songez pas aux rayons N, àces rayons obscurs dont l’illustre savant français Curieavait deviné la transformation possible en rayonslumineux. J’ai réalisé ce qu’il avait soupçonné, voilà tout,et dès lors, je fais du jour avec des ténèbres.

Dire l’orgueil de cette affirmation estimpossible. Mais ceci n’eut que la durée d’un éclair, et s’évaporacomme la bouffée bleuâtre s’échappant d’une cigarette. Le comteredevint maître de lui, puis du ton froid qui lui étaithabituel :

– Ces renseignements voussuffisent-ils ? questionna-t-il.

Et X. 323 s’étant incliné, il reprit,l’index pointé vers le plafond :

– Vous discernez cette maison plusimportante que ses voisines, située à peu près au milieu duvillage, à côté de l’intersection des deux routes coupantl’agglomération ; c’est la demeure qu’a choisie celui dontnous allons débarrasser le monde. Un dispositif ingénieux va nouspermettre de pointer avec une certitude absolue.

De nouveau le cliquetis des manettes tapotemon tympan.

L’image du plafond semble se déplacerlentement. La maison désignée tout à l’heure par le comte, serapproche du centre de l’écran où se dessine un petit disque rougeimmobile. Maison et disque coïncident à présent.

– L’image et l’objet visé, murmureStrezzi, occupent les deux extrémités de l’axe de la pièce. Il mereste à charger.

Le support de bois de l’étrange canon,soutient des croisillons formant planchettes.

Sur les lames sont alignés des cylindres hautsd’une dizaine de centimètres. Ils sont recouverts d’une enveloppeblanche que l’on croirait être du papier. Je les ai pris un instantpour ces étuis de pastilles de menthe que débitent lespharmaciens.

– Voici les projectiles, énonce lentementle comte, qui en choisit un, le glisse dans le canon, puis refermeméthodiquement la culasse.

Après quoi, il a encore un regard vers lepoint rouge de l’écran. Un sourire grimace sur son visage. Ildésigne un levier qui dépasse l’affût et actionne à l’intérieur uninvisible mécanisme.

– Mon cher X. 323, veuillez rabattrecette tige. Oh ! le mouvement est très doux, un enfantn’aurait point à faire d’effort.

Je tourne les yeux vers mes« amis ». Il me semble que X. 323 est très pâle, queses lèvres tremblent, mais ses yeux dardent un éclair. Mamalheureuse Tanagra s’est appliqué les mains sur les yeux.

Oh ! le geste tragique et enfantin !Elle craint de voir son frère devenir meurtrier !

Elle craint de me montrer son cher visagedésolé.

Le comte lui aussi, les observe. Il y a unejoie sinistre en lui. Ce n’est pas seulement la satisfactiond’annihiler des ennemis ; non, c’est autre chose de plus vil,de plus bas. Au fond de ce grand coupable, il y a une imaginationdétraquée ; il est heureux d’abaisser des êtres de noblesse,de courage, de bonté… Il est de la race de ces individus quicueillent des roses pour les traîner dans la boue.

Mais le drame s’accomplit avec une rapiditéétonnante.

X. 323 s’est ressaisi : Il s’estapproché de l’affût. Il a saisi le levier que lui a montré Strezzi,et d’un mouvement brusque, net, décidé, il l’a abaissé vers leplancher.

Il se produit un petit crépitement. Ceciressemble au choc contre les vitres du grésil poussé par le vent.C’est tout.

Instinctivement, nous levons les yeux versl’écran. Rien n’a bougé. Rien n’est changé.

– Le « rire » estparvenu à son adresse, plaisante le comte. Ceci le prouve.

Et comme Tanagra, les traits toujours voilésde ses mains tremblantes, fait un pas vers la porte, il la retientpar ces paroles dont mon cœur se serre affreusement.

– Inutile de vous éloigner, dans dixminutes, ce sera votre tour.

L’écran est redevenu blanc. La sourdetrépidation de l’hélice nous avertit que le navire aérien s’estremis en marche.

Chapitre 3UN CRIME ANONYME CONTRE ANONYME

Je venais d’assister à la perpétration d’unattentat effroyable, dépassant en horreur tout ce que la traditionnous rapporte au sujet des grandes tueries et je conservais uncalme vraiment inexplicable.

Bien plus, j’examinais le Canon du Sommeilavec une attention presque bienveillante. Je me confiais lehip ! (cri d’applaudissement) qui retentirait de laClyde à la Mersey et à la Tamise, lorsque je publierais dans leTimes la description du mystérieux engin.

Cela fut si fort, que je m’oubliai jusqu’àdire au comte Strezzi :

– Vous permettez que je prenne uncroquis, qui m’apparaît sensationnel.

Ce à quoi il répondit avec un mélange d’ironieet de bienveillance :

– Oh ! un croquis à un seulexemplaire. Je serais désolé de vous refuser cela.

Il me sembla qu’un sourire aussitôt effacé,passait sur le visage de X. 323. L’homme indéchiffrableavait-il voulu que je fusse en cet étatd’esprit ?

Je n’oserais certes pas affirmer lecontraire.

Je me mis donc à dessiner, tandis que le douxronflement du moteur m’annonçait que ma « salle dedessin » se déplaçait à pas mal de kilomètres à l’heure.

Cinq, six, dix minutes au plus me permirentd’exécuter un croquis de la salle, avec son canon, l’écranphototélégraphique, les manettes, les projectiles. Oh ! dearme, dans un encadrement approprié, quel admirable dessin depremière page pour le Times !

Le comte vint jeter un coup d’œil à montravail. Sans un mot, il m’indiqua même une légère correction. Sansun mot, dis-je, cela est exact, car il se borna à appuyersuccessivement son index sur un point de mon dessin et sur l’organecorrespondant du canon.

Au surplus, la cabine semblait être unesuccursale des tours du Silence à Bénarès. Tanagra avait laisséretomber ses mains à ses côtés, elle regardait droit devant elle,dans une stupeur épouvantée. X. 323 s’était rapproché ;il avait emprisonné le cou de la jeune femme de son bras, et seslèvres, posées sur ses cheveux bruns et or, il murmurait peut-êtredes encouragements que je n’entendais pas.

Strezzi, lui, considérait attentivement uninstrument, analogue d’aspect à un manomètre, mais muni de troisaiguilles qui tournaient avec des vitesses différentes autour d’uncentre commun. On eût cru qu’il nous avait oubliés. Il neparaissait plus s’occuper de nous, et je me souviens que jem’hypnotisai sur l’appareil dont la vue l’absorbait.

Soudain, les aiguilles cessèrent de semouvoir. Au même instant, le ronron du moteur se tut.Notre « vainqueur » actionna les boutons etmanettes… Et de nouveau l’écran du plafond se peupla d’images,m’apprenant que le dirigeable avait stoppé au-dessus d’une régionmamelonnée, couverte de forêts.

Où était situé ce district, à quellenationalité, à quel groupement politique appartenait-il ? Jedevais toujours l’ignorer.

Comme tout à l’heure, les images glissaientsur l’écran. Je compris que le comte amenait en contact avec ledisque rouge de visée, un point qu’il désirait bombarder d’unprojectile de sommeil et de contagion.

Et je suivis curieusement le maniement,intrigué de savoir quel pouvait être l’objectif ; dans un paysqui me paraissait un désert forestier.

Je n’attendis pas longtemps. Un ravin profondse dessina sur le plafond. Je ne l’avais pas aperçu plus tôt, parceque les taillis couvrant les hauteurs me le masquaient.

Un petit château mi-féodal, mi-moderne,occupait le fond de la dépression, au bord d’une jolie rivière quiserpentait entre des bouquets de bois, des prairies apparemmentdisposées en parc.

Était-ce à ce château qu’il allait envoyer unmessage de mort ?

Oui. Le bâtiment coïncide avec le disquerouge, tout mouvement s’arrête.

Lentement Strezzi reprend un projectile, ilcharge le canon du sommeil.

La culasse se referme. Après quoi, son regardse pose sur Tanagra.

– À votre tour, ma chère femme, decollaborer à mon œuvre… pacifique.

Ma chère femme ! Les mots sonnent dansmon crâne comme une atroce plaisanterie. C’est un rire de lutinsdans la lande du pays de Galles qui devrait accompagner la voix ducomte.

Ma « fiancée » d’hier, aujourd’hui àjamais étrangère, a un grand geste de recul, d’horreur. Ses mainstendues désespérément en avant semblent repousser le crime auquelon la convie.

Quel crime ?

Nous l’ignorons. Qui réside dans ce châteauinconnu ? Qui donc, au milieu de cette forêt dont nousapercevons seulement l’ombre, l’image, a été condamné par notreterrible compagnon ?

Tout nous est voilé, tout. Sur terre, personnene saura qui a frappé, aucun de nous ne saura qui fut victime.

Le crime restera anonyme contre anonyme. X.contre X., dirait mon ami Loystin, l’aimable sollicitor deBelgravia.

Pourquoi pensai-je à Loystin à ce momentprécis… Je ne vous le dirai pas, car je serais incapable de me ledire à moi-même. Mon imagination, ma folle du logis metransporte une seconde dans Belgravia.

Je vois le square, avec ses maisons toutessemblables, où je reconnais cependant sans peine celle de Loystin…la plaque du sollicitor à droite de la porte, le perron à ladeuxième marche usée par les pieds des visiteurs ; cettemarche qui a doté le brave Loystin d’un tic dont s’amuse le toutLondres judiciaire. Depuis dix ans en effet, le sollicitor sepropose de faire remplacer le degré usé par un degré neuf. C’estune obsession véritable qui revient à chaque instant dans saconversation. Seulement, il faudrait une conférence d’un quartd’heure avec Olscrap, l’entrepreneur, et ce quart d’heureindispensable, mon digne ami ne l’a jamais eu à sa disposition.

À quoi s’amuse la pensée. Un mouvement deX. 323 la ramena de Belgravia à bord du dirigeable suspendudans l’espace noir sur la tête des gens qui vont mourir.

Il a pris Tanagra par la taille. Il l’amènedoucement mais irrésistiblement vers le levier du Canon duSommeil.

Cela est silencieux et atroce. C’est lapantomime d’une épouvante surhumaine. Les deux acteurs semblent desmarionnettes tragiques. Leurs gestes sont raides, heurtés ;ils me donnent l’impression d’assister à une chose non vécue. Et jesais qu’ils vivent, hélas ! et mon cœur se tord en moiéperdument.

Strezzi regarde comme moi. Ah ! lui, soncœur est certainement tranquille ; à son sourire tragique, àtoute son attitude, je jurerais que le spectacle lui estdivertissant. Et j’ai peur de sa gaieté… Cet homme est une bêteféroce et nous sommes dans sa cage… à mille pieds du sol !

X. 323 a appuyé la main de la jeune femmesur la poignée du levier. Au contact du métal, elle a une plaintedont je frissonne jusqu’aux moelles.

Est-ce de ses lèvres qu’a jailli ce hululementlugubre… Oh ! pas fort, ce n’était pas un cri, à peine unmurmure… les mots sont bêtes, aucun ne rend les sensationsinhabituelles… Enfin, j’ai conscience que je viens d’entendre unedéchirure d’âme.

Clac ! un choc métallique. Achevant sonrôle de guideur au crime, X. 323 a contraint sa sœurd’abaisser le levier de détente.

Le projectile est parti… les condamnésinconnus ont commencé leur éternelle hilarité.

Et comme je me sens glacé, avec ce sentimentque mes muscles se sont soudain durcis, pétrifiés, Strezziricane :

– Les noms ne font rien à l’affaire, maisil est bon de pouvoir donner une forme à ses souvenirs… Femme, ô machère épouse, je vous ai chargée de punir une femme qui conspiraitcontre la paix du monde. Une princesse et son enfant sont rayés dela liste des vivants. La paix est assurée.

Pauvre Tanagra ! Elle tourna vers lui unregard égaré, puis tomba à genoux.

Oh ! l’immonde individu. Faire d’elle lameurtrière d’un petit enfant !

Il eut un haussement d’épaules, puis fitretentir la sonnerie électrique.

La porte du réduit s’ouvrit aussitôt, livrantpassage à plusieurs hommes de l’équipage, vêtus de ce costumemi-marin, mi-civil, que le comte avait adopté à son bord.

Celui-ci désigna mes « amis ».

– Conduisez les passagers au compartimentn° 2.

Il s’inclina devant X. 323, enlaçant laTanagra qu’il venait de relever :

– Je vous serai obligé de rester enfermé,avec votre sœur et Max Trelam, jusqu’à l’arrivée au but de notrevoyage. Miss Ellen vous recevra au débarquement ; ainsi vousverrez que je tiens loyalement mes engagements à l’égard de qui nese dérobe pas à ses promesses.

Un instant après, mes amis et moi-même étionsenfermés dans la cabine hermétiquement close. Le moteurrenflait de nouveau avec une force indiquant que le dirigeabledonnait son maximum de vitesse. Maintenant X. 323, stupéfiantde calme parmi tant d’émotions, consultait sa minuscule boussole,et d’une voix calme, disait :

– Après être descendus vers le Sud, nousremontons droit au Nord.

Ce renseignement n’avait rien departiculièrement émouvant, n’est-ce pas ? Eh bien, il provoquaune détente brusque de mes nerfs tendus à se briser. Je m’affalaisur un siège et me pris à sangloter follement, entraînant àpareille manifestation lacrymale la pauvre Tanagra.

Je me souviens que X. 323 nousencouragea. Des mots affectueux bruirent à mes oreilles. Ilsemblait impassible et cependant, (maintenant que je le connaisbien, je sais combien tendre est son âme) il devait souffriraffreusement.

Mais cet homme prodigieux a une volontépoussée jusqu’à l’incroyable.

Il a un cœur d’enfant qu’une volonté de bronzeparvient à dissimuler.

Nous nous reconnûmes, tous trois rapprochés,lui entre nous deux, l’une de ses mains étreignant les mains de sasœur ; l’autre emprisonnée dans les miennes. Je crusl’entendre dire :

– Pauvres enfants !

Je compris de travers. – Je crus qu’il faisaitallusion à ce petit prince, dont Strezzi nous avait annoncé letrépas.

– Oh, oui ! murmurai-je, pauvrepetit inconnu !

Mais il frappa du pied, et la voix dure, commesi ma réflexion eût été la goutte d’eau qui fait déborder leverre :

– Celui-ci, je ne le connaispas, ma pitié reste vague… Ceux que je plains, c’estvous !

Son regard allait de sa sœur à moi-même.

Ce coup d’œil jeta dans mon épouvantabletristesse, comme un rayon de soleil.

Je sentis que désormais X. 323 voyait enmoi un frère, qu’il m’estimait assez pour m’admettre en saparenté.

Et je fus délicieusement flatté d’avoir forcél’estime d’un espion, à qui mon affection, ma sympathie, monrespect étaient allés de suite.

Chapitre 4L’ANGOISSE DE VOIR DOUBLE

– Vous voudrez bien vous laisser banderles yeux. Dans cinq minutes, vous serez débarrassés et miss Ellensera en face de vous.

Voilà ce que prononça le comte Strezzi en nousjoignant dans la cabine.

Il est absolument sûr que nous ne protesteronspas, car sans attendre notre réponse, il ajoute :

– Allez !

Les matelots du dirigeable, qui le suivent,s’approchent de nous. Que tiennent-ils donc à la main. Ce ne sontpoint des « bandeaux », mais des masques qu’ils nousappliquent sur le visage.

Oh ! Comme cela, nous sommes bienaveuglés ! Quel luxe de précautions ! Décidément le comteStrezzi est le diable en personne, ou plutôt le diable légendairene serait auprès de lui qu’un naïf petit garçon.

Un bandeau peut glisser, permettre de voirsans que le geôlier s’en doute ; mais un masque plein… J’enarrive à douter de X. 323. Jamais il ne triomphera d’un pareilennemi, dont l’astuce exceptionnelle se révèle dans les moindresdétails.

– Attention, fait une grosse voix, nousallons débarquer.

Nous sommes donc arrivés ? C’est vrai, lemoteur ne fonctionne plus. Quand s’est-il arrêté ? Tout àl’heure, sans doute. Nos préoccupations nous ont empêché de leremarquer. Et puis cela n’a aucune importance. Nous allons sortirde cet odieux dirigeable ; nous allons voir miss Ellen.

Je me sens troublé à cette pensée…pourquoi ? C’est l’avenir qui explique toutes choses. Telleest la réponse philosophique aux innombrables questions que leprésent est inapte à élucider.

Mais j’ai une confiance robuste dans monintellect. Aussi je n’hésite pas à me déclarer que mon émoiprovient uniquement de ce que je me demande si miss Ellen, enpersonne, ressemble aussi étonnamment à sa sœur que la photographievue à Trilny-Dalton-School, avant mon départ de Londres.

On me prend par le bras. Une grosse voixm’avertit paternellement :

– Attention, ne vous heurtez pas auchambranle… ; tâtonnez avec le pied, il y a deux degrés àdescendre… là, vous voilà sur le pavé de la cour.

C’est vrai. Mes pieds foulent des pavés. Jesuis sur la terre ferme.

– Marchez sans crainte, m’ordonne monguide.

J’obéis. Je compte trente pas. Je crois quej’ai lu naguère un roman d’Anne Radcliffe, où un prisonnier, ou uneprisonnière, je ne souviens pas bien, dans une situation aussiobscure que la mienne, se rend compte de la disposition de saprison, tout simplement en se livrant à la petite opération quej’indique.

C’est résolument ridicule, je le pense commevous. Ce qui ne m’a pas empêché de nombrer mes pas. Trente !Alors le sol change. Ce sont des dalles très larges qui mesupportent. Et puis la résonnance m’avertit que nous parcourons unvestibule.

Trois marches, puis quarante-trois pas, uncouloir sans doute. Je redescends quatre degrés… Tiens nous revoicien plein air. Dans un jardin probablement, car mes pieds foulent unpetit gravier qui craquelle sous mon poids.

Décidément, nous traversions un jardin. À deuxreprises des branches me caressèrent un peu rudement. Cela étaitdécisif.

Et puis derechef, des degrés au nombre decinq, et ils sont en bois, avec une double rampe rustique. Cetescalier n’est point large, car mon guide monte derrière moi en medisant :

– Prenez la rampe à droite et àgauche.

Sur la dernière marche, il me reprend lebras.

– Attention, une porte à droite.

Cette fois nous pénétrons dans un salon, unparloir, ou quelque chose d’approchant. Je foule un tapis. On mepousse dans un fauteuil.

On chuchote, on s’agite autour de moi. Enfinje perçois l’organe sec du comte Strezzi.

– Enlevez les masques et laisseznous.

Pffuit ! Mon masque cesse d’appliquer sonmoulage sur ma figure.

Ébloui par le brusque passage de l’obscurité àla lumière, j’entrevois confusément un salon assez luxueux, deuxlarges fenêtres avec baldaquins et rideaux rouges et or, donnantsur un jardin touffu… et je referme les paupières.

Quand je les relève, je puis regarder mieux…Je reconnais X. 323, mon frère, ma chère bien aimée sœurTanagra, assis comme moi.

Et en face de nous, debout près d’une tenturequi semble masquer une porte, Strezzi, avec à ses côtés, un groshomme, de tournure militaire, qui lui parle à voix basse,soulignant ses phrases murmurées de gestes obséquieux.

– Eh bien, Herr Logrest, prononce lecomte, je crois que le doux instant de la réunion est venu.

– À vos ordres, à vos ordres, bredouillele personnage écartant la tenture. – Entrez, entrez,Fräulein ; ceux qui se trouvent là seront heureux de vousvoir.

Un tourbillon d’étoffes traverse le salon dansun cri étranglé. C’est Tanagra qui a bondi vers la silhouetteféminine, apparue à l’appel de celui que le comte a nommé HerrLogrest… Elle a enlacé la nouvelle venue. Des bruits de baisers,des soupirs, et puis elle entraîne la personne versX. 323.

– Enfant chérie… ; notre frère.

Je suis médusé. Mon cerveau ne pense plus, lesMénechmes, Amphitryon, Martin Guerre, Cockwell, Toms et Gil, j’ailu l’histoire de ces prodigieuses ressemblances, mais lire n’estpoint voir. Devant la réalité, je me sens déconcerté, flottant dansun brouillard de rêve.

X. 323 est là, entre deux Tanagra,identiques de traits, de taille… et même ce qui m’étonne, decostume.

C’est la même jaquette, la même jupetrotteuse, les mêmes brodequins de cuir fauve… Le chagrin a marquéd’empreintes semblables les deux adorables visages. La rieusevierge de Trilny-Dalton-School s’est fondue en mélancolie comme sasœur.

Et à ce moment, Strezzi qui s’est approché demoi sans que je prête attention à son mouvement, se penche à monoreille.

– Herr Max Trelam, je n’ai pasd’animosité personnelle contre vous. J’ai été désagréablementaffecté de devoir barrer votre chemin d’amour…

Et riant sans bruit :

– Avec l’aide d’un couturier, deux robescommandées au lieu d’une, j’ai obtenu cet effet que l’on peutconfondre l’une des sœurs avec l’autre… Ceci pour vous démontrerque je souhaite votre contentement, que les niais seulss’abandonnent au désespoir et qu’une fiancée perdue se remplace.– Si j’étais banquier, je vous dirais : c’est un simpletransfert d’amour.

Il ne me vint aucune réplique à l’esprit.

Le fait que cet homme antipathique formulât,en termes semblables, la pensée énoncée par ma sœurTanagra, me pétrifia littéralement.

Du reste, Strezzi n’avait pas attendu maréponse. De même qu’un corsaire qui, après avoir craché sa bordéed’obus à l’ennemi, s’empresse de se mettre hors de portée, il avaitrejoint le gros homme, Herr Logrest, lequel, la face épanouie,assistait à la scène en personnage philosophe que le triomphe descoquins n’empêche pas de dormir.

Et puis, by Jove, on eût cru qu’il agissait deconcert avec ma chère Tanagra.

Je n’avais pas encore repris mon équilibremoral, que celle-ci venait à moi, tenant sa sœur par la main, etelle disait, me présentant à sa vivante image :

– Ellen, sir Max Trelam… Un loyalgentleman à qui notre frère et moi serions heureux de confier ceque nous avons de plus cher au monde. Tu sauras plus tard quellespreuves d’affection, de confiance, de dévouement, il nous adonnées.

La main de miss Ellen se tendit. La prendre,c’était acquiescer aux paroles de Tanagra, dont le double sens nepouvait m’échapper.

Cela est exact ; mais la refuser eûtconstitué une injure imméritée.

Et je pris la main de la jeune fille, avecl’impression que mes doigts pressaient la main de Tanagra. C’étaitla même peau satinée, la même forme élégante, longue sans êtregrande, mince sans être menue.

Et je baissai les paupières sous le regard quemiss Ellen fit peser sur moi.

Quel étrange regard. Je pensai y lire laprière, la gratitude, une sorte de foi admirative. Pourquoi toutcela ? Bien certainement, les événements m’avaient accordé le« coup de marteau », grâce auquel les sagesexpliquent toutes les actions des fous.

Car quelle apparence que la jeune personnesongeât à m’implorer ou à m’admirer. À la rigueur, je pouvaisadmettre sa reconnaissance indéfinie, puisque sa sœur venait derendre témoignage à mon amitié dévouée. Et encore une toute petitereconnaissance, une petite reconnaissance à bouton destuc, comme disent les Chinois pour exprimer qu’un homme n’estpas même mandarin de dernière classe.

Et cependant, elle disait, cette copietroublante de la Tanagra :

– Je vous remercie, sir Max Trelam. Déjà,ma sœur m’avait dit votre bonté.

Je fis un geste de dénégation modeste. Cela meparaissait incomparablement plus facile que de prononcer uneparole. Ma langue, positivement, s’était collée à mon palais. Etpuis mes yeux communiquèrent à mon cerveau une impression devertige. Je ne pouvais me défendre de penser que je voyaisdouble.

Cette Tanagra qui parlait auprès de cetteTanagra, l’écoutant avec un mélancolique sourire, me plongeait dansune atmosphère d’irréel.

Si la scène s’était prolongée, je crois que jeserais tombé dans la folie.

Mais le comte Strezzi veillait. Il s’étaitavancé vers nous.

– Après ce voyage nocturne, fit-il du tonpaisible d’un hôte, soucieux du bien-être de ses invités, j’estimeque vous aurez plaisir à réparer les outrages de la route. Si vousle permettez, je vais vous faire conduire aux chambres préparéespour vous recevoir.

– Je ne quitterai pas ma sœur, questionnaTanagra ?

– Miss Ellen vous accompagnera, puisquevous le désirez, chère comtesse. Il n’est jamais entré dans mesvues de séparer deux sœurs aussi tendrement unies.

Sur les lèvres de X. 323, je crus voirpasser un sourire.

Qu’est-ce qui amenait ce sourire ;impossible de le savoir. Je m’accoutumais d’ailleurs auxinterrogations, non suivies de conclusions et je n’insistaipas.

Au surplus, une fille de service, et un grandgarçon blond que je jugeai être un valet de chambre, paraissaient,appelés sans doute par une sonnerie que je n’avais pasentendue.

– Martza, ma fille, ordonna Logrest, vousallez guider ces dames vers les chambres bleue et rouge.En passant, vous indiquerez la salle du Madgyar à cethonorable monsieur.

L’honorable monsieur, c’était moi.

Il s’adressait déjà à l’homme arrivé en mêmetemps que la servante Martza.

– Frickel, je vous charge du seigneur quevoici. – Son index touchait presque la poitrine de X. 323. –Vous savez l’appartement désigné ?

X. 323 sur les pas de Frickel ; moi,suivant les deux Tanagra enlacées, lesquelles marchaient derrièrela servante Martza, nous quittâmes le salon tandis que Herr Logrestse frottait les mains d’un air satisfait, sans que je pussepercevoir le motif de sa satisfaction.

Chapitre 5EN FORTERESSE

Un escalier d’une trentaine de marches, uncorridor. Martza me désigne une porte.

– C’est ici la chambre deMeinherr… Que Meinherr laisse la clef sur la porte.Sans cela, s’il appelait, on serait forcé de l’obliger àouvrir.

Très attentionnée, cette fille. Je laremercie, ce qui paraît l’étonner. Tiens, tiens, la politesse neserait-elle pas une habitude chez Herr Logrest.

Oui, vraiment, je suis enchanté d’être seul,dans ma chambre. Elle n’est point luxueuse… Mais dans sasimplicité, elle me convient.

Et je procède à des ablutions qui me rendenttoute ma clarté d’esprit. Un bon tub est encore le meilleurremontant, après une excursion forcée en dirigeable et desexpériences macabres d’Artillerie du Sommeil.

On est dominé irrésistiblement par certaineshabitudes. En Angleterre, ce qui marque pour nous la fin d’undéplacement, d’un exercice quelconque, c’est le tub.

Ceci peut faire comprendre qu’en proie à uneviolente appétence de ce plaisir hydraulique, je n’avais prêtéqu’une attention distraite à ce fait que X. 323 n’avait passuivi le même couloir que nous.

Une fois dans ma chambre, je n’eus pas lacuriosité de regarder tout d’abord sur quelle vue s’ouvrait mafenêtre, ce à quoi une lady n’aurait pas manqué.

Non, toutes mes facultés d’attention furentconcentrées sur l’ouverture de ma valise que je retrouvai là, surle déploiement de mon tub pliant de caoutchouc et…, je m’arrêtepour ne pas sembler un professeur d’hydrothérapie.

Tout en barbotant, je me remémorai laplaisanterie célèbre de Blincklate, ce disciple de Mesmer, lequel,remarquant que la cuve trépidante de son maître n’attirait plus lafoule, imagina d’assimiler chaque race humaine à une espèceanimale.

Ah ! la théorie fit du bruit dans lemonde, et les neuf dixièmes de mes compatriotes se fâchèrent, rougecomme une veste de horse-guard, ce en quoi ils eurent tort, parceque ce plaisant de Blincklate avait énoncé ce paradoxe.

– L’Anglais et le canard naquirent de lamême cellule organisée.

N’était-ce pas cependant proclamer laprospérité de la race anglaise qui, pas plus que le canard, nousdisons duck dans notre langue, ne craint l’onde.

Et puis, un peuple chez qui le plus tendre motest canard, chez qui l’on réserve à la bien-aimée, le vocablecaressant de darling little duck (cher petit canard),est-il bien fondé à se fâcher au seul nom de ce palmipède, nageurémérite et rôti délicat !

On rêve sous la douche aussi bien qu’ailleurs.Mais, plaisirs aquatiques ne durent qu’un moment, ainsique le dit une romance sentimentale. Je dus songer à rejoindre mescompagnons de voyage.

Mystère des associations de pensées. Ledarling little duck m’avait incité à songer qu’aucune fiancée nem’était plus engagée, et que l’épithète touchante etridicule créée par les amants de la vieille Angleterre, devraitdemeurer sans emploi au fond de ma cervelle.

Niète disparue, Tanagra mariée au comteStrezzi… Pauvres d’Elles ! Pauvre de moi !

Vous voyez la transition, je pensais à présentà miss Ellen.

Oh ! Sans intention de reporter sur ellela tendresse vouée à sa malheureuse sœur.

L’affection ne se transporte pas ainsi qu’unvase d’un endroit à un autre.

Oh ! chère, chère lointaine petite choseaimée, quelle plus grande marque d’affection me pourriez-vousassurer, que de prétendre me donner à une autre, cette autre étantvous par la forme, le geste, la voix… Ah ! si elle avait aussivotre âme, je sens que je serais lâche devant la douleur, que je melaisserais conduire. À défaut de vous, je m’efforcerais d’aimervotre image.

Je vais mettre fin à ce tête-à-tête avecmoi-même. J’en ai assez de ma conversation, de mon raisonnement, detout… !

Je tire la gâche de la serrure.

Voilà qui est drôle, la porte ne s’ouvre pas.Je tire plus fort aussi inutilement.

Je regarde… Ah ! je suis enfermé… Ahça ! Comment ai-je tourné la clef sans m’en apercevoir ?Et cette phrase à peine exprimée, je m’applique une calotte sur lecrâne, avec tant de conviction, que je me fais mal. C’est de lafolie. Je n’ai pas pu tourner la clef, attendu que je l’ai laisséeau dehors, suivant le conseil de la servante Martza.

Je vais appeler… Là-dessus, j’appelle, tout àfait sans résultat.

Je secoue la porte, cachée jusque-là par unetenture légère, et je m’aperçois qu’elle est de chêne plein,renforcée de ferrures décrivant des arabesques artistiques, maisqui lui assurent néanmoins plutôt l’apparence d’un vantail deprison, que d’une honnête clôture de bedroom (chambre àcoucher).

Prison ! Il y a des mots qui font passerun petit frisson sur l’échine.

Brrr ! Prison. Je cours à la fenêtre,j’écarte les doubles rideaux de mousseline.

Le pied fourchu de Satan s’appuie sur manuque[3], il y a des barreaux au dehors.

Des barreaux qui m’empêcheraient de sortir,moi ; mais qui ne sauraient arrêter ma vue, malheureusement,car ce que je vois ne me réjouit aucunement.

Figurez-vous une cour sombre quoique vaste.Elle mesure bien cent mètres de côté. Tout autour des bâtiments queles intempéries ont revêtu d’une teinte de suie.

Et ces bâtiments sont aveugles, c’est-à-direqu’ils ont bien des fenêtres, mais que celles-ci sont cachées pardes volets de tôle dressés obliquement, afin que la lumière nepuisse pénétrer que par la partie supérieure dans les locauxqu’elles éclairent.

Avec mes barreaux dont je me plains, je suisun favorisé. Une grille vaut mieux qu’un volet plein.

Satané comte Strezzi. Ne lui a-t-il pas suffid’épouser ma regrettée Tanagra, de l’employer comme« canonnier du sommeil » ? Une prison, etune prison tout à fait noire et désagréable.

Je retourne vers la porte pour tambouriner denouveau. Je veux que quelqu’un vienne au bruit et me déclare que jesuis prisonnier.

Mais à l’instant où je vais heurter, j’ai prisune chaise pour frapper plus bruyamment, je demeure le braslevé… ; un roulement redoublé résonne dans le couloir… Jedevine, ce sont les deux Tanagra, qui indiquent de cette façon,qu’elles aussi sont enfermées dans les chambres BleueetRouge, comme moi-même dans celle desMadgyars.

Ceci est une nouvelle preuve. Nous sommes enprison. Je devrais m’en tenir là. Mais j’ai une véritable crised’entêtement. Je suis en proie à cette idée baroque qu’il fautque l’on me dise que je suis prisonnier.

Et je m’escrime : Vlan ! plan !ran ! plan ! La porte résonne, les ferruresvibrent ; c’est un vacarme assourdissant. Je n’entends plusmes voisines, mais je suis convaincu que le renfort, apporté parmoi, doit les encourager à faire le plus de bruit possible.

Je m’arrête brusquement. La clef vient degrincer dans la serrure.

Parfaitement ! Le battant tourne sur sesgonds.

La servante Martza est debout sur leseuil.

C’est une grande fille d’un blond fade, avecdes yeux à fleur de tête, d’une teinte grise indécise,bienveillants et stupides.

– Ah bien ! fait-elle avec un rirelourd, Herr Logrest a eu raison de vous réserver la chambre desMadgyars. La porte est solide au moins.

– Si l’on ne m’avait pas enfermé,j’aurais évité le bruit.

– Bon ! Mais vous seriez sortialors.

– Vous voulez me faire comprendre que jesuis prisonnier, murmurai-je, très mécontent au fond d’acquérir lacertitude qui, une minute plus tôt, m’apparaissait être absolumentnécessaire à mon bonheur.

Elle rit de plus belle :

– Oui et non.

– Oui ou non, Martza, on ne saurait à lafois être et ne pas être.

– Bien sûr, le Herr parle comme unepersonne raisonnable… Seulement je ne sais pas comment luirépondre. Pour être prisonnier, il est certain que le Herr l’estun peu ; mais il ne l’est certainement pas tout àfait.

Elle étendit sa main rougeaude vers lafenêtre.

– Il y en a d’autres par là qui le sontbien davantage.

Ah oui ! Ceux qui se trouvent derrièreles volets pleins. Elle a raison cette fille.

Elle est évidemment simple d’esprit, mais ellese sert judicieusement de la petite part qui lui a été dévolue.Après tout, les sots sont susceptibles de donner des renseignementsaussi bien, et même parfois mieux (réflexion machiavélique !),que les gens cérébralement doués.

Mais Martza qui, à chaque instant, explore lecouloir du regard, s’écrie tout à coup :

– Ah ! voilà les dames. Je vais vousconduire au salon où le gouverneur vous attend tous les trois.

– Le gouverneur ! De quel gouverneurparlez-vous ?

La question ramène le rire sur la face de lafille :

– Herr Logrest donc, qui commande danscette forteresse de Gremnitz.

Gremnitz… Enfin je sais où Strezzi nous aconduits, et ma mémoire géographique me murmure sur le ton d’unjeune scolaire garçon, récitant son cours :

– Gremnitz, petit bourg de Galicie(Autriche). Trois à quatre mille habitants, employés pour laplupart dans les verreries, principale industrie de la région. –Château fort du quinzième siècle, transformé aujourd’hui en prisond’État.

Et je me confiai, non sans une amertume trèsdésobligeante :

– Comme le dit cette grosse bête, je nesuis peut être pas tout à fait prisonnier ; mais il estcertain que je suis complètement dans une prison.

Or, une prison a beau dater du XVesiècle, sa résidence forcée manque de charme.

Vous jugez que j’abordai les deux Tanagra avecune gaieté des plus relatives.

Du reste, leurs paroles n’exigèrent de ma partaucune manifestation joyeuse.

– Alors, nous sommes captives, fit latriste comtesse Strezzi d’un ton douloureux. Le comte déploievéritablement un luxe excessif de précautions.

– Oui, répondis-je vivement, dans unardent désir de partager avec elle ce que je savais. Nous noustrouvons dans le château de Gremnitz, prison d’État.

– Ah ! soupira-t-elle. – Etbrusquement, comme mordue au cœur par une crainte nouvelle, elleplanta son regard clair dans mes yeux, prononçant : Et monfrère ?

Eh ! le savais-je ce qu’était devenuX. 323. Captif comme nous, sûrement, mais où ?

Martza s’empressa de nous renseigner.Apparemment, il lui était agréable de converser avec des gensqu’elle supposait d’importance. La forteresse Gremnitz ne reçoitpas des malfaiteurs vulgaires.

– Frickel a conduit le herr à sonappartement. Maintenant, le gouverneur vous attend ; il estprobable que le frère de la Dame Bien Née (locutionrespectueuse) se rendra aussi au salon.

– Allons-y donc sans tarder.

Dans l’accent de Tanagra, je démêlais uneinquiétude dont le sens m’échappait. Que craignait-elle doncencore ?

Miss Ellen nous regardait tous deux lespaupières mi-closes. Elle semblait retenir avec peine les parolesqu’elle aurait souhaité prononcer. Tout à coup, elle saisitimpétueusement sa sœur dans ses bras, couvrit ses joues de baisers,puis du ton de la prière.

– Viens, sœur Tanagra.

Elle savait ce nom donné par moi à l’aimée.Elles avaient donc parlé de moi.

Je dus rougir… Mais elles se mettaient enroute, précédées par Martza qui ouvrait la marche avec des grâcesde tambour-major dirigeant ses frappeurs de peau d’âne.

Je n’avais qu’à suivre le mouvement, ce que jefis très préoccupé.

Nous nous retrouvâmes dans le salon, dont lesfenêtres situées à l’opposite de celles de ma cellule. – (Depuisque je me savais prisonnier, la chambre des Madgyars n’était plus àmes yeux qu’une cellule, un cabanon, ce que l’on peut trouver deplus impertinent pour une chambre.) – Par les fenêtres donc,j’apercevais les verdures du jardin, paysage plus agréable que lacour morose contemplée tout à l’heure.

Seulement je ne pus me livrer à mon aise àcette cure de vert.

Le bedonnant gouverneur Logrest était là, toutseul… Ah ça ! qu’avait-on fait de X. 323 ? Les deuxsœurs se firent la même réflexion, car Tanagra murmura :

– Je ne vois pas mon frère.

Ce qui parut réjouir infiniment l’énormegouverneur. Il répliqua de suite :

– Ne vous inquiétez pas, Frau comtesse.Il ne court aucun danger. Seulement il paraît que c’est un hommetrès habile, que quand on le tient, il faut le tenir ferme si l’onne veut pas qu’il s’échappe… Et le comte Strezzi ne badine pas avecles consignes…

– Quelle est la vôtre,monsieur ?

– Ah…, elle est assez compliquée. Paspour le détenu dont nous parlons. Oh non ! lui, il est ausecret, dans la tourelle Wisenie sur la première cour… Des murs detrois mètres d’épaisseur, le fossé plein d’eau, les pentes seméesde chausse-trapes. Pour s’évader de là, il faudrait des ailes, etencore. Je suis bien tranquille pour lui.

– Et c’est le comte Strezzi qui vous adonné ces ordres ?

Le gouverneur s’inclina cérémonieusement.

– Madame la comtesse pourra lui rendrecompte du zèle avec lequel je les ai exécutés.

Le visage de Tanagra se contracta. Labalourdise de ce fonctionnaire confinait à la cruauté. Cependant lavaillante martyre se domina et d’une voix lente :

– Veuillez prévenir le comte que jedésire avoir un entretien avec lui.

Logrest répondit en élevant ses bras courtsvers le ciel.

– Lui parler… ! Ah ! Madame lacomtesse devrait avoir la voix puissante de l’Archange desbatailles. Il est loin depuis qu’il est parti.

– Parti ?

– Oui… Il n’a fait que toucher ici. Ilest retourné à Vienne. Le service de l’Empereur, vouscomprenez.

Une larme roula lentement sur la joue de lajeune femme.

– Mon frère au secret, bégaya-t-elle, latour Wisenie… Ah ! tout a été prévu, tout. Nous sommesperdus !

Chapitre 6OÙ LA JEUNE FILLE SE MÉTAMORPHOSE

Il y eut un silence pénible.

Moi, je me taisais, car j’avais la convictionque la pauvre chère venait d’exprimer la vérité.

Le gouverneur nous examinait avec l’étonnementd’un homme qui ne conçoit pas que l’on marque tant de tristesseparce qu’un captif est au secret.

Et le mutisme de tous pesait lourdement surmes épaules, quand… quand se produisit ce que je n’attendaiscertainement pas.

Ce fut miss Ellen qui reprit l’entretien, etcela avec un calme dont je fus pétrifié.

Jusque là, n’est-ce pas, la jeune fillen’avait à mes yeux d’autre importance que d’être l’effigie absoluede sa sœur. Maintenant, elle força mon attention.

– Voilà qui est net, reprit-elle.M. Strezzi est parti. Notre frère est au secret. Il ne nousreste à apprendre que ce qui a été décidé de nous. M. legouverneur, dont j’ai pu apprécier la courtoisie depuis quelquesjours, peut-il nous éclairer à cet égard.

Et mais ! Elle était décidée, la Tanagranuméro deux.

Logrest s’était épanoui. Sa courtoisie !Miss Ellen avait proclamé sa courtoisie. Rien ne chatouille plusagréablement la vanité d’un geôlier. Aussi répondit-il avec desrévérences souriantes, qui le faisaient ressembler à ces magots,dits de la Chine, que fabriquent les porcelainiers de Birmingham etd’ailleurs.

– Mais certainement, je serai honoréd’éclairer votre honorable personne. Mes instructions à votre égardsont tout à fait aimables et gracieuses, à moins que vous nerepoussiez les avantages que l’on désire vous accorder.

– Quels sont-ils ?

– Voyons, Fräulein très honorable, vousavez passé près de deux semaines, sous ma garde… Je déplore de vousgarder, croyez-le, car je devine que vous préféreriez un autreséjour. Quoi que l’on fasse, n’est-ce pas, une cage est toujoursune cage. Mais enfin, à l’impossible nul n’est tenu, et le plusgalant gouverneur doit, à son grand regret, se montrer quelquefoisgeôlier.

– Vous l’êtes aussi peu que possible,Herr Logrest.

– Ah ! Fräulein, s’écria lepoussah ! Quelle récompense de vous entendre le dire aussifranchement… Vous le reconnaissez, je vous ai permis l’accès dujardin particulier… Oui, je sais… Il y a de hautes murailles àl’entour et des fossés en arrière… Que voulez-vous ? Noussommes dans une forteresse. Mais être captive parmi les fleurs,c’est moins pénible qu’un cachot. Je vous ai fait prier, parAmalia, mon épouse, de daigner partager nos repas. Enfin toute labonté compatible avec nos… situations respectives.

La jeune fille approuvait du geste lanomenclature des faveurs dont elle avait été l’objet. Elle fitplus, elle ajouta une nouvelle flatterie à l’adresse du gouverneur,et ceci d’un ton si naturel que je ne devinai point laraillerie.

– Je le répète, Herr Logrest. Si l’onpouvait jamais oublier que l’on est captif, c’est certainement vousqui opéreriez ce miracle.

Le contentement de l’obèse personnage parutaugmenter encore.

– Alors vous ne me tenez pas rigueurd’avoir dû vous prier de vous laissez enfermer chaque soir dans lachambre Verte… La nuit, vous étiez vraiment prisonnière. Mais lanuit, on dort et l’on ne songe guère aux verrous.

– Tout cela est on ne peut plus exact.Auriez-vous l’intention d’appliquer à ma sœur et à notre ami, sirMax Trelam, le même traitement favorable.

– C’est cela même, et je dois le dire, jeremplirai ainsi les intentions du Très Haut et Excellentissime HerrComte Strezzi. C’est seulement au cas où vous vous révolteriezcontre l’autorité que me confère ma charge…

– Oh ! deux jeunes personnes sontdes rebelles peu à craindre.

Le gouverneur fit claquer joyeusement sesdoigts.

– Ah ! Fräulein, si j’étais un jeunegarçon à marier, je vous jugerais redoutable !

Puis, enchanté de ce qu’il considérait êtreune galanterie du plus pur talon rouge, comme vous dites,amis français, il reprit :

– Mais contre les murs du château, jesuis de votre avis. Je ne pense pas que vous les fassiez tombercomme les fortifications de Jéricho. Toutefois, vous n’êtes passeules, et le gentleman anglais, lui, à la réputation européenned’un homme adroit et hardi. L’hypothèse de la rébellion visesurtout sa personne.

Avec une tranquillité qui m’abasourdit, missEllen répliqua :

– Sir Max Trelam ne se révoltera pas. Jevous réponds de lui, comme de ma sœur.

– Est-ce vrai, demanda le gouverneurm’interrogeant du regard ?

Et comme miss Ellen fixait en même temps surmoi le rayon vert-bleu de ses yeux, si étrangement semblables àceux de la Tanagra, je répondis sans avoir la notion bien précisede ce que je disais :

– Certainement, cela est vrai. À aucunprix je ne voudrais faire mentir qui répond de moi.

Du coup, notre épais geôlier se frotta lesmains à s’enlever l’épiderme.

Il était réellement très content de lasolution amiable obtenue en douceur.

Je tournai les veux vers ma pauvre Tanagra.Elle avait les yeux rivés sur moi, et sur son visage, je lus commeune joie douloureuse. Je courbai la tête. J’avais lu dans la penséede cette victime, soucieuse de s’immoler encore.

Elle savourait la satisfaction déchirante deconstater qu’une première entente venait de s’établir entre missEllen et moi.

Si nous avions été seuls, je lui aurais criésur-le-champ :

– Vous vous méprenez… C’est à vous encoreque j’obéis, en obéissant à sa voix qui est la vôtre, à son regardqui semble jaillir de vos yeux.

Lut-elle sur mon visage ces phrases traversantmon esprit ? Je le crois, car ses prunelles allèrent cherchermiss Ellen, fixèrent leur rayon sur la jeune fille avec uneexpression d’immense tendresse, puis elles revinrent sur moi,impérieuses.

Et mon moi intérieur, tout frissonnant,traduisit en dehors de ma volonté même :

– Je veux me fondre en elle… Elle avaittout mon cœur, je lui donne le vôtre… Aimez-moi en elle, je vous enconjure, car elle pourra aimer et se dévouer toute à vous. Ellesera l’épouse… Moi, hélas, je n’aurais été qu’une voyageuse,toujours entraînée par le terrible devoir accepté.

Ma raison approuvait cela. Ma tendresse s’enindignait.

Et dire qu’une heure plus tard… Mais à quoibon… Je ne cacherai rien. Chaque chose aura son tour… Je continuedonc en respectant la chronologie.

Herr Logrest cependant prenait un accentpaterne :

– Décidément, il y a plaisir à se trouvervis-à-vis de gens comme il faut. Les relations acquièrent de suiteune aisance plus grande. Je souhaite de mon côté vous donner toutesatisfaction, dans la mesure de mes moyens, s’entend.

Et la face hilare, (en d’autres circonstances,elle m’eût amusé), il ajouta :

– Si aimable que soit un geôlier, sonabsence est ce qu’il peut offrir de plus agréable. Je vous l’offredonc, et ce m’est un sacrifice, car je me prive du plaisir de votrecompagnie… Vous pouvez gagner le jardin, vous isoler, oublier que,bien malgré moi, croyez-le, je dois être mêlé à votreexistence.

Tanagra, comme moi-même, regardait lefonctionnaire. Sans doute, elle songeait à l’ineptie de cegouverneur, nous accablant de politesses, avec la pensée absurdeque nous cesserions de sentir la griffe parce qu’il la gantait develours.

Mais miss Ellen ne parut pas partager notremanière de voir. Elle remercia avec effusion, puis presquegaiement :

– Je profile de la permission de l’ami, –elle souligna le mot – en qui je ne reconnais pas du tout ungeôlier, encore qu’il affecte de se flétrir de ce nom.

Et le poussah bredouillant son contentement,elle glissa son bras sous celui de sa sœur, m’invitant du regard àles suivre.

– Allons au jardin. Je vous en ferai leshonneurs. Ce tout à fait charmant Herr Logrest m’en avait déjàpermis l’accès en attendant votre arrivée. C’est une merveille debon goût et d’heureuse utilisation du terrain.

Nous eûmes juste le temps d’entendre legouverneur, éclatant d’aise sous cette dernière flatterie, flèchede Parthe décochée par la jeune fille, glousser :

– Kolossal ! Kolossal !

Et nous nous trouvâmes dans le jardin, au pieddu petit escalier rustique de cinq marches, que je me souvenaisavoir gravi, les yeux bandés, deux heures auparavant.

Il était du reste coquet, ce jardin de prison,couvrant trois ou quatre mille mètres carrés entre le pavillonoccupé par le gouverneur et l’enceinte extérieure.

Des allées sinueuses, des rocailles, uneminuscule « Serpentine » dont l’eau clairebondissait en torrent miniature, parmi de lilliputiennesprairies.

Et puis des massifs de buissons enchevêtrés,copie adroite de la nature sauvage, créaient des réduits où, commel’avait indiqué Logrest, il devenait possible d’oublier la prison,masquée de tous côtés par les feuillages.

D’instinct, je marquai le désir de m’yarrêter, mais miss Ellen avait une idée autre.

Elle refusa d’un simple mouvement de tête etpoursuivit sa marche, entraînant sa sœur.

Étrange chose qui me surprenait. La jeunefille, protégée jusqu’alors par sa sœur Tanagra, mise, comme nousexprimons la gâterie à Birmingham, dans le coton premièrequality de la Caroline du Sud, semblait avoir pris ladirection de notre trio. Positivement, elle protégeait Tanagra.

Et pour qui avait pu apprécier la volonté decelle-ci, il y avait vraiment, dans la situation actuelle, quelquechose de déconcertant, de contraire à tout ce que l’on auraitsupposé.

Nous avions traversé le jardin dans toute saprofondeur.

Devant nous, masquée en partie par desespaliers, la muraille extérieure dressait sa crête de pierresnoirâtres à sept ou huit mètres au-dessus de nos têtes. Un escalierraide, des mêmes pierres, laves refroidies d’un volcan éteint desCarpathes, analogues à celles que l’on extrait des puys, auxenvirons de Clermont-Ferrand, un escalier collé au rempart enpermettait l’ascension.

– Montons, prononça miss Ellen ens’engageant sur les premières marches.

Sans résistance, Tanagra la suivit. Quepouvais-je faire, sinon imiter ce mouvement.

En haut, la muraille, crénelée sur sa faceregardant la campagne, formait terrasse ou chemin de ronde plutôt,car la plate-forme mesurant exactement l’épaisseur de laconstruction, ne dépassait pas deux mètres en largeur.

Miss Ellen voulait-elle nous montrer de quelpoint une évasion serait possible ?

Je me penchai par un créneau. Non, ma penséeétait folle. Le mur, dont l’élévation sur cette face se trouvaitaugmentée de toute la profondeur du fossé qui le bordait,plongeait, à douze ou quinze mètres plus bas, ses assises dans uneeau verdâtre, plus proche de l’état boueux que de la forme liquide.Descendre par là eût été s’enliser volontairement, sans compter quela pente à remonter ensuite pour gagner la campagne était garnie depiquets disposés en losanges et reliés par des fils métalliques,dits « ronces », entre lesquels le plus expert des clownsprofesseurs en dislocation, n’eût pas réussi à se glisser.

Du reste, elle comprit ma préoccupation, carelle murmura :

– Au delà du glacis succédant au fossé,se trouve une falaise rocheuse verticale surplombant la route deGremnitz à Grodek et à Lemberg… Si je vous ai conduits ici, c’estque, en cet endroit, je suis certaine qu’aucun espion ne saurait sedissimuler pour surprendre nos paroles.

– Ah !

L’exclamation fut tout ce que je pus formuler.Elle me stupéfiait, miss Ellen, la veille encore petitepensionnaire de Trilny-Dalton-School. Voici que maintenant, elles’occupait à dépister les espions.

J’allais d’ailleurs marcher de surprise etsurprise. J’allais comprendre quelle âme courageuse peut sedissimuler sous le masque candide d’une jeune fille. Une jeunefille allait consentir à s’expliquer.

Elle s’arrêta, s’assit dans un créneau, le dostourné au vide et doucement :

– Maintenant, causons… ou plutôt,écoutez-moi tous deux. Ne parlez pas, sauf pour répondre sij’interroge… Ne croyez pas que je veux vous régenter, non… Maisj’ai à dire… des choses qui ne sont pas d’une jeune fille, je lesens. J’ai besoin de tout mon courage. Si vous m’interrompiez, ilm’échapperait peut-être.

Je regardai la triste Tanagra. Sur son visageje lus une stupeur au moins égale à la mienne.

Ah ça ! Est-ce que miss Ellen se révélaità sa sœur autant qu’à moi-même ?

– Vous promettez, reprit la jeune fille.– Et sur un signe affirmatif de notre part : – Bien, alors jecommence. Des prisonniers sont susceptibles d’être dérangés à toutinstant, je ne me perds donc pas en préambule ; je vais droitau but… Croyez seulement qu’en temps normal, je n’aurais jamaisl’audace que la situation me contraint à montrer.

Ceci s’adressait à moi. Pourquoi ? Etj’écoutai de toute mon attention.

Chapitre 7MISS ELLEN S’EXPLIQUE

Miss Ellen fit asseoir sa sœur auprès d’elle,la dimension du créneau le permettait ; elle lui prit lesmains, les pressa longuement sur ses lèvres.

– Vois-tu, sœur bien-aimée, on croit queles enfants ne comprennent pas. Et les précautions que l’on prendattirent leurs réflexions… Non, écoute, ne parle pas… Ainsi, notrefrère, toi, vous êtes, mon cœur en est sûr, les êtres les plusdroits, les plus loyaux, les plus épris de vérité qui soient aumonde.

– Chère Ellen ! murmura Tanagrad’une voix attendrie.

– Tais-toi, tais-toi…, je t’en conjure.Ne me trouble pas dès mon début. Je reprends. Étant tels que vousêtes, comment n’avez-vous pas pensé que je m’étonnerais de vosdéguisements ?

– Où prends-tu cela ?

– Chez toi-même. À Vienne, tu étaisblonde ; à Madrid ton front se couronnait de tes beauxcheveux, les vrais, je l’ai bien reconnu, va, bruns et or, que jesuis fière d’avoir, moi, parce qu’ils ressemblent aux tiens. EnAngleterre, tu étais redevenue blonde, et bien plus âgée… Ici, jete retrouve au premier blond, celui de Vienne.

Tanagra avait rougi légèrement :

– Mais, ma chérie, la folie de lamode.

– Chut ! ne mens pas à ta petiteEllen… Tu ne sais pas.

Et doucement :

– La mode, d’abord tu es tropintelligente… Si, si… la mode des cheveux teints ou des perruques,c’est bon pour les petites femmes niaises ou laides, ou demi-joliessi tu veux. Mais toi ! Allons donc… Et puis la comtesse deGraben, qui devient la marquise de Almaceda en Espagne et Mistresssans nom en Angleterre, dis, est-ce aussi une mode ?

Et enlaçant brusquement sa sœur, dans un gested’adorable et câline tendresse.

– Tu répondras tout à l’heure. Il fautque tu me donnes toute confiance. Il le faut… Mais je reprends lefil, je pleurerais si je m’écartais de mon sujet, et je ne veuxpleurer qu’après, quand j’aurai tout dit.

Elle eut un sourire mouillé etcontinua :

– Donc tu te déguisais. Pourquoi ?Ce ne pouvait être que dans un but noble, digne de ton âme de fleuret de clarté. Alors me vint à l’esprit que tu courais des dangersainsi que notre frère, et que vous vous sépariez de moi pour me leséviter… ; ne réponds pas, je t’en prie… En fouillant dans messouvenirs, je me souvenais de jours tristes, d’une campagnecouverte de neige, d’un voyage de nuit dans un traîneau, de notrepassage sur une colline dénudée, en haut de laquelle un pendu sebalançait à une potence. Cela avait dans ma mémoire, le vague d’unrêve. Au pied du gibet, un soldat, oui, ce devait être un soldat,tenait une torche allumée, et la flamme poussée par le vent jetaitdes lueurs rouges sur la neige, sur le pendu, sur nous. Etj’entendis ces paroles qui restèrent gravées dans mon esprit :Le maître couronné est content… Rendez-vous auprès de sonExcellence. Il veut récompenser, s’attacher ceux qui furentinjustement proscrits… Et la course dans la nuit, sur la terreouatée de neige recommença… Eh bien, sœur aimée, ceci se mêla à tescheveux changeants… Une idée s’implanta dans mon cerveau… ;les déguisements étaient la suite, la conséquence de l’hommependu.

Tanagra avait baissé la tête. Je n’apercevaisson visage qu’en raccourci, et il me semblait que sespaupières palpitaient désespérément.

Moi-même, je me sentais emporté dans uneatmosphère de rêve. Je fixais sur miss Ellen un regardinterrogateur. Oh ! jeune fille, qui eût supposé que tucachais, sous ton front pur, cette vision sinistre d’un gibet. Ellereprenait cependant d’une voix plus assurée.

– Là-dessus, tu me fais quitterprécipitamment mon pensionnat de Madrid. Nous partons en grandmystère, tu me conduis à Londres… Alors, tu vas voir ! Chezmistress Trilny, la fête de mai, la fête du muguet est célébrée parles élèves. Toute l’institution est en révolution. Nous courons dela cave aux combles, à la recherche de fil de fer, de ficelle pournos guirlandes décorant les classes. Je tombe sur un paquet devieux journaux… des numéros anciens déjà du Times. Commentai-je lu, le sais-je… Peut-être la signature de certains articles.À Madrid, ou en route, je ne sais plus, tu avais prononcé unnom… ; ce nom était resté dans mon esprit, ce nom figurait aubas des articles : Max Trelam…

Un faible cri, une plainte étouffée fusa entreles lèvres de Tanagra.

Pour moi, je demeurai immobile, médusé de voirmon nom apparaître ainsi.

Miss Ellen, elle, serra plus étroitement sasœur contre elle, et l’accent abaissé :

– C’était l’histoire de ce vol dedocuments, de l’affaire de Casablanca, de l’espion X. 323 …Pas d’autre nom pour lui ; et cependant, je reconnus desphrases de mon frère… Vous savez, sir Max Trelam, dans le passageoù vous vous trouvez tous les deux dans la petite maison de gardiende la rue Zorilla… Ses réponses me rappelaient des idées déjàentendues dans les instants trop rares où j’ai vécu auprès de lui…Et puis il y avait une femme aux cheveux bruns et or, dont vous nedisiez pas le nom. Seulement, vous êtes un écrivain de race, sirMax Trelam… ; on voit ce que vous décrivez… ; et elle,elle, je la reconnaissais aussi… Oh ! je ne pouvais pas metromper, tes grands yeux où se mêlent le bleu du ciel et le glauquede la vague, l’incomparable mélancolie de ton visage que le rire nepouvait pas effacer… Tout, tout… C’était toi, sœur chérie.

Et tendre, sa voix baissant en inflexions deharpe éolienne :

– Ainsi, vous étiez espions.

Un nouveau gémissement sonna, douloureux.

Mais comme je restais là, pétrifié en quelquesorte, miss Ellen me tendit la main.

– Merci à vous, sir Max Trelam, qui avezcompris que des espions comme eux sont dignes de toutes lesaffections, de tous les honneurs.

Je ne saurais dire ce qui se passa en moi aucontact de cette main fine secouant la mienne. Oh ! les deuxsœurs avaient bien le même pouvoir d’influence. La petite miss, lapetite fille de tout à l’heure, me parut avoir démesurémentgrandi.

Je l’avais qualifiée in petto de quantiténégligeable… Maintenant je me surprenais à me traiter dequantité stupide. Pour un peu, j’aurais dévoué aubourreau, mes yeux qui n’avaient pas su voir, mon cerveau quin’avait pas su comprendre.

Déjà, miss Ellen baisait les paupières deTanagra, elle séchait de ses lèvres les larmes perlant au bout deslongs cils, et elle parlait.

– Espions… Oui, tout devenait clair… Unetâche terrible vous tenait ; vous aviez voulu à tout prixm’épargner son horreur… Vous aviez voulu, frère et toi, que jepusse aimer, que je ne fusse pas condamnée comme toi aux terriblesbesognes qui brisent le cœur.

Et Tanagra ne pouvant retenir unsanglot :

– Pleure, chérie, pleure, continua missEllen, nous sommes deux à présent, deux… Tu n’as rien à m’expliquerdu passé ; que m’importe ce qu’il fût, il t’a liée. Mauditsoit-il ce passé, qui torture la sainte et pure créature que tues.

Jamais, non, jamais, prêtresses des îlessacrées de notre mer d’Irlande, saluant la divinité parmi lesmugissements de la tempête, ne durent être plus impressionnantesque cette jeune fille disant sa foi profonde en cette sœur si bienaimée.

Elle allait toujours, m’entraînant peu à peu àun sentiment d’admiration.

– Seulement, je ne veux plus êtrel’égoïste petite créature que l’on tient en dehors des peines, desdangers, des soucis… Oh ! je sais tout, va… Cet homme, cecomte Strezzi qui t’a amenée ici, je l’ai reconnu, lui aussi. ÀMadrid, c’était lui qui, l’avant-veille de notre départ précipité,s’était présenté au parloir sous couleur de voir une autre élève,mais je l’avais bien remarqué, va ; ses yeux ne m’avaient pasquittée… Et quand j’ai été sa prisonnière, dans ce ballon qu’ildirige à son gré, j’ai compris. C’était toi, c’était notre frèrequ’il voulait frapper en ma personne si chère à votre adorablebonté… Et tout à l’heure, alors que, dans nos chambres voisines, tuas eu beau me raconter qu’un ordre de l’Empereur de Vienne t’avaitobligée à accorder ta main à ce Strezzi… Je savais que tu t’étaisdévouée pour sauver la petite prisonnière enfermée à Gremnitz… Maisje suis avec toi, auprès de toi maintenant… Je connais ton ennemi…Il me semble que Dieu approuvera la jeune fille qui tuera lemisérable et rendra ainsi à sa sœur chérie, la possibilitéd’épouser l’homme de cœur, qui l’a aimée en dépit de l’étiquettehonteuse d’espionne… Chère aimée honorée espionne, ta petite Ellente délivrera !

Alors, oh alors, j’assistai, témoin muet etsans mouvement, à la lutte de générosité la plus émouvante.

Aux dernières paroles de sa sœur, Tanagras’était dressée brusquement.

– Non, ne parle pas ainsi, Ellen.

– Pourquoi donc ?

– Parce que quoi qu’il arrive, jen’épouserai jamais sir Max Trelam.

Je subis une commotion. La jeune fille regardasa sœur d’un air questionneur. Évidemment, le sens de cette phraselui échappait.

Oh ! elle ne doutait pas de sasincérité.

Le ton dont Tanagra avait parlé annonçait larésolution irrévocable.

J’avais senti passer la fatalité à laquelle onne résiste pas.

– Ce qui vient d’arriver, reprit lamalheureuse, m’a dessillé les yeux. Je suis comtesse Strezzi alorsque j’aurais donné mon sang pour être la digne et dévouée mistressTrelam. Je ne suis donc pas libre de moi ; je ne puis doncdonner ma vie à ce loyal gentleman… Il mérite la compagne qui soittoute à lui… Vois-tu, petite sœur, la seule joie que tu sois à mêmede me donner aujourd’hui, c’est de ne pas rendre inutile ma longueet inquiète tendresse pour toi, c’est de permettre que je soisseule à souffrir et que, lui au moins, soit consolé.

Et comme nous restions sans voix devant cetteabnégation de soi-même, si simplement exprimée, miss Tanagra ajoutadoucement :

– Être triste, je suis accoutumée à cela.Va, c’est moins dur pour moi que pour une autre… Ce qui me torture,c’est de penser que toi tu éprouveras les mêmes déceptions… Etpuis, tu sais à présent que tu es sœur d’espions. Trop loyale pourle cacher…

– Trop loyale et trop fière de vous,interrompit la jeune fille avec éclat.

– Si tu le veux… Et alors, tu teheurteras aux préjugés humains, stupides, barbares, maisindéracinables…

Elle appuya la main sur mon épaule.

– Lui est plus haut que ces conventionsmensongères… Petite sœur, fais qu’il m’aime en toi.

Je ne pense pas qu’un gentleman se trouvesouvent en pareille posture.

J’étais là, entre ces deux femmes, siidentiques que, si elles l’avaient quelque peu souhaité, jen’aurais pu les distinguer l’une de l’autre.

Et elles disposaient de mon cœur, de ma main,absolument comme si mon avis eût été indifférent.

Et elles avaient raison d’agir ainsi, car jen’avais aucune velléité de révolte, de résistance.

Je me laissais entraîner par la situationvéritablement fantastique, et dans mon trouble, il ne me semblaitplus qu’il y eût une miss Tanagra et une miss Ellen.

Non… il n’y avait plus en moi qu’une missTanagra dédoublée. Celle-ci était Tanagra, comtesse de Graben,marquise de Almaceda, et celle-là l’était encore.

Oh ! je sens combien il est difficile derendre perceptible, avec un peu d’encre, l’état tout à fait curieuxdont j’étais envahi.

La chose est si en dehors des incidentscourants, que les mots, destinés à exposer ces incidents, manquentde la force, de l’originalité nécessaires.

Et pourtant, je voudrais donner uneimpression, si vague fût-elle, du mouvement de la pensée d’un hommequi croit dormir alors qu’il est en état de veille, ou bien quipense veiller, alors qu’il dort à poings fermés.

Et les deux sœurs continuaient l’inoubliableentretien.

Elles s’étaient étreintes ; face à face,les yeux dans les yeux, leurs haleines se confondant, aussisemblables que deux répliques d’une même statue, elles échangeaientces phrases :

– Ainsi, sœur chérie, ta résolution nesaurait changer ?

– Non, mon Ellen aimée.

– Et la solution que tu indiquais…

– Est la seule qui puisse me donnerencore une joie.

– Alors, qu’il soit fait ainsi que tu enas décidé.

Et brusquement, les quatre yeux vert bleu desdeux Tanagra se posèrent sur moi, tous quatre distillant en leursrayons la même prière. Chacune semblait me dire :

– Aimez-moi en ma sœur.

En même temps, elles mirent leurs mains dansles miennes. Je les réunis toutes deux avec une angoisse bizarre,tenant de l’agonie des ruptures et de la douceur d’un aveu, mesentant au cœur l’ombre sinistre d’un crépuscule et les roses d’uneaurore, je murmurai :

– Je suis à vous. Faites de moice que vous jugerez convenable.

Chapitre 8TANAGRA DEVIENT PRINCESSE

Les esprits les plus nets, les plus précis,les gens qui, à l’habitude montrent la conception la plus pratiquede la vie, sont précisément ceux qui, englobés dans une situationanormale, subissent avec le plus de force, l’emprise del’inaccoutumé et s’agitent alors désespérément en unbrouillard de rêve, tels une mouche que la destinée, cruelle auxinsectes autant qu’aux hommes, a fait entrer dans unebouteille.

Les jours suivants devaient encore accentuercette espèce d’effritement de ma personnalité. Je devenais un fétudans le vent, un petit bâton flottant au gré de la rivière.

Vous autres, Français, je pense que cela vousamuserait, car vous possédez cette précieuse faculté de rire detout, même de vous ; mais pour nous, Anglais, qui nouscritiquons avec gravité, je vous assure que rien n’est pluspénible.

Une semaine s’écoula.

Oh ! sans incidents notables. Nouspassions, Tanagra, miss Ellen et moi, nos journées dans le jardin.Comme intermèdes, nous avions les repas, pris à la table de HerrLogrest, en sa compagnie, agrémentée de celle de sonépouse Amalia.

Une bonne femme, encore qu’elle eût emprunté ànotre obèse Falstaff des dimensions véritablement surprenantes.

Ah ! si les charmes s’évaluaient enkilos, cette dame eût été reine mondiale de beauté. Quelvolume ! Quel épanouissement grandiose. On eût dit un monumentélevé à la gloire des divinités qui président aux destinées desconcours agricoles.

À titre de document, je dirai que sa ceinture…Non, je ne veux pas insister, un chiffre effraierait peut être…Pour encercler sa taille, c’est un chemin de fer de Ceinture quieût été nécessaire.

Sa conversation se divisait en deuxparts : Apprendre quelle nourriture nous convenait le mieux,nous enseigner la confection de « délicatessen »(chatteries) spéciales, affirmait-elle, à la seule Galicie.

C’est ainsi que je fus obligé de noter laformule du sanglier aux pruneaux et pommes de reinette ; descrevettes frites et pilées dans de la marmelade d’abricots, et deje ne sais quel poisson du Danube aux mirabelles piquées de clousde girofle.

Miss Ellen, elle, avait trouvé le moyend’utiliser cette obsession gastronomique.

La jeune fille, décidément, montrait unsang-froid qui me conquérait sans que je pusse m’en défendre.

Grâce à d’adroites flatteries, décochées à labrave « gouverneuse », elle parvenait à se fairerenseigner sur notre ami X. 323, toujours au secret dans satour.

Il se portait bien, paraissait calme. Enrécompense de sa sagesse, Herr Logrest avait consenti à lui prêterquelques volumes de sa bibliothèque. Cela était contraire aurèglement, mais bah ! Quand un prisonnier ne crée pas detracas à son gardien, celui-ci peut lui consentir une petitedistraction.

Et quand, après cela, nous nous retrouvionsseuls, tous trois, au fond du jardin, miss Ellen murmurait enpressant les mains de sa sœur.

– Espère, chère aimée. Espère. Notrefrère est calme, paisible, mais sa pensée bouillonne… Tu vois bienqu’il a commencé à tromper ses geôliers, puisque l’on enfreint lerèglement pour lui. Espère !

J’avoue que l’argument me semblait faible. Unvolume prêté n’est pas un acheminement bien marqué vers la liberté,mais je me gardais d’exprimer cette pensée décourageante.

J’aurais craint d’attrister l’une ou l’autrede mes compagnes.

Elles s’étaient en quelque sorte fusionnéesdans mon cerveau.

Mon aimée s’y était cristallisée enforme double et quand, le soir, enfermé dans ma chambre,car on nous enfermait dans les salles Rouge, Verte et desMadgyars ; quand, dis-je, je songeais à mes compagnes decaptivité, j’en arrivais à me confier des choses ahurissantes,celle-ci par exemple :

– J’épouserai miss Ellen, cela est sûr.Elles le veulent toutes deux et je me sens incapable de résister àune seule. Donc mon mariage est chose virtuellement faite. Alors,ce sera terrible. Certainement Tanagra s’en ira. Que deviendrai-jeen face d’un seul exemplaire de sa figure si douce ?…

Cependant miss Ellen semblait, elle,rapprocher son cœur du mien.

Durant ces journées, les deux sœurs avaientcausé longuement entre elles, et je crois bien que le soir, leschambres qui leur servaient de prison communiquant entre elles,elles poursuivaient leurs confidences.

En ce qui me concerne, la jeune fille savaitcomment j’étais entré en relations avec X. 323, la sympathiesubite, démontrée depuis par tous mes actes. Elle prenait plaisir àm’interroger, à me faire préciser les détails mêmeinsignifiants.

Le huitième jour, un dimanche, nous avionsassisté à la messe, dans la chapelle du château. De fort beauxvitraux anciens m’avaient procuré une réelle satisfaction, bien quel’espoir exprimé par miss Ellen, la veille, ne se fût pasréalisé.

Elle avait supposé, la chère courageuseenfant, que X. 323 demanderait de son côté à être conduit à lachapelle et que nous l’apercevrions aussi.

L’avait-il fait ? Lui avait-on refusél’autorisation ? Nous n’en sûmes rien, et l’office terminé,nous regagnâmes notre jardin passablement déconfits.

C’est si ennuyeux de ne pas jouer sesgeôliers, quand on se l’est promis.

Notre conversation s’en ressentait et ma foi,si nous n’avions craint de mécontenter Mrs. Amalia Logrest, nousn’aurions pas répondu à l’appel de la cloche sonnant ledéjeuner.

Mais en arrivant dans la salle à manger, unesurprise nous attendait.

La grosse dame, habituellement assise, car sesjambes s’indignaient sans doute de supporter son poids exorbitant,se montra debout, appuyée, dans un mouvement de très grassegrâce, au bras de Herr Logrest, gouverneur.

Tous deux nous saluèrent cérémonieusement, etle fonctionnaire s’adressant à notre pauvre Tanagra, murmura avecun mélange de respect et d’ennui :

– Je dois, je suis obligé…, enfin, jevais faire une communication qu’il m’est ordonné de ne pasdifférer. Je vous prie de ne voir en moi qu’un porte-parolesindispensable, que je suis heureux, certes, de votre compagnie,mais que je me rends compte que vous ne sentez pas au même degré leplaisir de la mienne.

Et comme nous le considérions, surpris par cepréambule.

– Princesse, dit-il, princesse, voici ladépêche que je reçois et les pièces que je dois vous lire.

Il montrait un télégramme et des coupures dejournaux.

Mais ce ne fut pas là ce qui frappa Tanagra,ce fut le titre dont son interlocuteur la saluait :

– Princesse… Ce n’est pas à moi ques’applique ce titre, auquel je n’ai aucun droit.

– Pardon, pardon, je ne saurais vousdésigner désormais autrement. Un décret de Sa Majesté l’empereurFrançois-Joseph a conféré le titre princier à S. E. le comteStrezzi.

La jeune femme eut un faible cri, une rougeurardente envahit son visage, et d’une voix dont le tremblementm’étonna, car je n’en devinai pas la cause, elle murmura :

– L’empereur l’a nommé prince !

Chapitre 9LE « COUP FINAL » DE STREZZI

– Voici la dépêche du très puissantseigneur Strezzi :

Et sans tenir compte des mines éplorées de sonhonorable épouse Amalia, le gouverneur lut :

« Mon cher Logrest, des coupures dejournaux vous parviendront presqu’en même temps que cette dépêche.Veuillez en donner connaissance complète, sans retard, aux hôtesque je vous ai confiés. Ils verront que Sa Majesté a étendu sur euxla plus large clémence. Signé : PrinceStrezzi. »

Le poussah nous regarda, souffla, glissa letélégramme dans une poche de côté de son veston-dolman, puisprenant une des coupures de journaux, il reprit sa lecture.

Voici ce que disaient mes confrères de lapresse viennoise :

« La foudre frappe aux sommets. L’un desplus grands de l’entourage de notre Empereur vénéré, vient d’enfaire la cruelle expérience.

« On se souvient de l’ascension dudirigeable Strezzi, emportant à son bord, le comte, son adorableépouse, la comtesse de Graben-Sulzbach. Le navire aérien partaitpour une croisière de lune de miel, le voyage de nocestraditionnel. Hélas ! Il devait aborder dans les désertslugubres du drame.

« Comment, par suite de quel enchaînementde faits, cela s’est-il produit ? Nous n’avons pu ledécouvrir.

« Au résumé, le comte apprit, à n’enpouvoir douter, que celle qui portait son nom, et son frère dont laphysionomie slave était si connue dans le monde élégant, avaientune part dans les crimes horribles qui bouleversent l’Europe depuisplusieurs mois… Ils étaient affiliés à ces bandits sinistres quituent par le rire.

« Une pareille révélation pourrait jeterun homme dans la folie. Le comte se domina. Une idée survivant aucataclysme sauva sans doute sa raison.

« Il songea que tout étant perdu, ilfallait sauver l’honneur de son nom.

« Et prenant le gouvernail de sondirigeable, de cet admirable engin, fruit d’années d’opiniâtre, depatriotique labeur, il conduisit les coupables dans une de nosforteresses d’État, les confia au gouverneur de ladite, puisrevenant à Vienne, se jeta aux pieds de l’Empereur, le suppliant defaire que le nom de Strezzi ne fût pas traîné devant une Courcriminelle, que ce nom n’éveillât pas les échos du prétoire.

« L’Empereur consentit à ce que lescoupables fussent oubliésdans la prison choisie parl’époux outragé.

« Et pour marquer son affection à sonserviteur fidèle, dont les loyaux et exceptionnels services sontconnus de tous les Autrichiens aimant leur patrie, il le créaprince et Altesse.

« Ah ! aux jours de deuil, le devoiraccompli apporte sa récompense aux hommes d’élite qui ont supréférer la voie âpre et difficile, aux sentiers fleuris desinutiles plaisirs.

« S. M. l’Empereur d’Allemagne,informé, a voulu, lui aussi, marquer sa haute estime pour l’hommequi, en matière d’aérostation militaire, a tant fait pour laTriplice, rempart indestructible de la Paix.

« Nous apprenons que le comte, ou plutôtle prince Strezzi, car il a droit à ce titre désormais, est appeléà Postdam aux environs de Berlin, où S. M. prussiennevillégiature en ce moment.

« On prête au souverain l’intentiond’offrir au nouveau prince le grade de colonel honoraire d’un desrégiments de la garde, (honneur réservé jusqu’ici aux seulssouverains) et, d’y adjoindre un présent évalué à un million demarks (un million deux cent cinquante mille francs).

« S. A. le prince Strezzi quitteraVienne sous trois jours, son arrivée à Berlin devant coïncider avecla présence dans cette ville, de S. M. I. l’Empereurd’Allemagne, venant présider une session extraordinaire de la diètedes Seigneurs. »

Herr Logrest se tut, et demeura les yeuxbaissés, évidemment très embarrassé par la communication qu’ilvenait de nous faire par ordre.

Maintenant je comprenais l’émotion de Tanagra.Elle s’était souvenue de suite des paroles cyniques de l’immondeStrezzi :

– X. 323 réduit à l’impuissance, jesuis prince, et je vends un million de marks pour commencer, messervices à l’Allemagne.

Ah ! le misérable ! On le couvraitde fleurs ! On lui tressait des couronnes !

Il faut reconnaître qu’il avait magistralementmené son affaire. X. 323, la comtesse de Graben, déshonorésaux yeux de la foule stupide, seraient oubliés dans lechâteau de Gremnitz.

Miss Ellen et moi-même, je n’en parle pas.Nous étions plus oubliés encore, puisque dans l’article,évidemment inspiré par le traître, on ne mentionnait même pas notreprésence.

Certes, vis-à-vis des deux premiers, saconduite était atroce. Mais enfin, eux, avaient été sesadversaires. Il avait la vague excuse des représailles. Miss Ellenn’avait point fait, elle, d’hostilité. Il l’avait arrachéebrutalement au pensionnat paisible où elle attendait le retour deceux qu’elle aimait.

Et cette innocente enfant finirait ses joursen captivité.

Je m’arrêtai net dans mes considérationsrageuses.

Celle qui me troublait ainsi, avait conservéson sang-froid, car elle demanda d’un ton admirablementcalme :

– Est-ce que vous avez déjà entretenu monfrère de cette bizarre communication ? Je dis bizarre, pour nepas employer une épithète plus juste, que vos fonctions vousdéfendraient d’entendre.

– Oh ! Fräulein, s’exclama l’énormeAmalia Logrest. Mon mari est fonctionnaire. Il ne peut évidemmentblâmer les décisions de ses supérieurs ; mais on peut lesblâmer devant lui. Écouter n’est point manifester une opinion,c’est simplement exercer une fonction naturelle… Ah ! s’ilétait sourd, et s’il se servait d’un cornet acoustique pourpercevoir vos paroles critiques, il ferait acte de volonté, ildeviendrait blâmable. Mais il n’est point atteint de surdité, leciel en soit remercié, on ne saurait en aucune façon l’inculper delèse-majesté.

Et l’énorme unité d’un sexe généralement moinsmajestueux, se prit à rire, gloussant ainsi que poule d’Indeappelant le regard d’un coq de même espèce. Elle était apparemmenttrès satisfaite du remarquable esprit de conciliation dont ellevenait de faire étalage.

Miss Ellen fit écho à son hilarité. Courageusejeune fille. Elle devait pourtant souffrir autant que nous-mêmes ence moment.

Et puis elle réitéra la question demeurée sansréponse.

– Avez-vous déjà entretenu mon frère à cesujet ?

Herr Logrest secoua la tête.

– Non, bien certainement, Fräulein Ellen.Je me propose de remplir ce devoir après le déjeuner, que je vousprie humblement, comme chaque jour, de partager avec mon Amalia etmoi-même.

Il décocha un regard attendri à sa compagne,dont la silhouette rappelait plutôt la silhouette d’une coupole,que celle d’une frêle créature féminine.

Ceci l’empêcha de remarquer le sourire fugitifqui se posa sur la bouche de la jeune fille. Il est vrai que s’ill’avait vu, il n’en aurait pas été plus avancé pour cela, Je levoyais, moi, et ma tête eût-elle été en jeu, il m’eût étéimpossible d’en déterminer le sens.

– Dans les jours d’épreuves, psalmodiaavec une étonnante conviction Miss Ellen, il est doux de s’appuyersur des amis pitoyables et bons. C’est vous dire combien nousserons heureux de nous trouver en compagnie de Frau Amalia Logrestet de vous-même.

Les deux obèses personnages s’inclinèrent,évidemment ravis, et le déjeuner commença. Il m’a laissé lesouvenir d’un certain poisson fumé, genre haddock, à la gelée degroseilles, qui me tourmenta depuis, apparition horrifique, dansmes nuits de cauchemars.

Chapitre 10X. 323 SUCCOMBE AU CHOC

– Que faire ? Que faire ? lecomte… non le prince Strezzi, n’a pas prévu le cas. Je n’ai pasd’instructions.

– Cela est « une » désastre,gémit Amalia qui, on n’a jamais su pourquoi, s’obstinait àconsidérer le mot désastre comme une féminité.

Les deux époux venaient de nous rejoindre aujardin.

Leurs grosses figures exprimaient lebouleversement intime, et au-dessus de leurs gros corps, leurs grosbras se levaient désespérément vers le ciel.

Le désespoir des êtres gras abonde engesticulations grotesques.

Certes, nous aurions ri, discrètements’entend, si nous-mêmes n’avions été bouleversés par ce qu’ilsvenaient de nous apprendre.

Après le déjeuner, Herr Logrest s’était rendudans le cachot de notre frère pour lui faire part des résolutionsadoptées à Vienne, sur la prière du prince Strezzi.

– Oh ! gémissait le gouverneur, j’aipris toutes les précautions. Je lui ai dit que ces dames avaientsupporté l’épreuve avec un courage digne d’admiration, que missEllen pensait qu’il montrerait le même stoïcisme, car elle m’avaitencouragé à le venir voir… Ah ! tout cela n’a servi de rien.Il m’a écouté jusqu’au bout, le sourcils froncés, les yeux fixes…Et quand j’ai eu terminé, il est tombé raide, sans connaissance,comme s’il avait attendu que j’eusse tout dit pour s’évanouir.

Tanagra, moi-même, avions pâli étreints parune horrible appréhension. Mais miss Ellen décidément possédait uninvraisemblable empire sur ses nerfs, car tout en épongeant sesyeux vraisemblablement obscurcis par les larmes, ellemurmura :

– Alors, qu’avez-vous fait, mon bon etcher M. Logrest ?

Le cher M. Logrest se redressasous la câlinerie de la voix.

– Eh bien ! Fräulein, j’ai appelé.Les gardiens sont accourus, nous avons jeté de l’eau froide auvisage du pauvre malade… Il a rouvert les yeux, mais il ne nousreconnaissait plus, nous avons tenté de le remettre sur ses pieds,mais ses jambes refusaient de le porter. Nous l’avons étendu sur sacouchette où il marmonne des histoires embrouillées,incompréhensibles… Je crois que cela est du délire. Certainement,il a subi une commotion terrible, de grands soins lui seraientnécessaires, on ne peut les lui donner dans le cachot… ; et lediriger sur l’infirmerie, cela est grave pour un prisonnier qui estcondamné au secret le plus absolu.

– Eh bien, télégraphiez à M. leprince Strezzi.

– Télégraphier ! Ah ! Fräulein,les séraphins sourient à votre âme candide ! Tout le mondeignore où est détenu votre frère. Le confier au télégraphe, c’estl’enseigner à tout le pays.

J’étais en proie évidemment à une illusion… Ilme sembla qu’une lueur joyeuse s’allumait un moment dans les grandsyeux de miss Ellen.

Une illusion, je le répète, car un secondregard me la montra grave et triste, disant d’un tonpénétré :

– Alors, cher M. Logrest, consultezvotre bon cœur.

Le poussah s’agita plus désespérémentencore.

– Mon bon cœur… Que voulez-vous que monbon cœur me conseille dans une extrémité aussi fâcheusementimprévue ?

Avait-il pensé embarrasser soninterlocutrice ? Peut-être.

Elle ne parut pas le soupçonner, car elleadressa son plus gentil sourire à l’épouse du gouverneur et ellemodula doucement :

– Par votre bon cœur,j’entendais désigner votre bonne et respectable compagne. En facede la souffrance, les femmes savent mieux que les hommes ce quel’humanité commande impérieusement.

Et les deux époux se renvoyant des minesattendries et satisfaites. (On est toujours content de se voirrendre justice), la jeune fille continua :

– Dites, Frau Amalia. Ne pensez-vous pasqu’aucun « secret » ne peut empêcher detransférer à l’infirmerie un prisonnier dangereusementmalade… ; à l’infirmerie, on n’est pas plus libre qu’encellule… Je pense du moins… ; mais ma pensée n’est rien, c’estla vôtre qui doit faire autorité. Depuis que je vous connais, j’aiappris à vous aimer, à apprécier la rectitude de votre jugement, etje m’inclinerai devant la décision que dictera votre sagesse.

– Ah ! petites filles, petitesfilles, me confiai-je, combien vous êtes malignes quand vousdésirez obtenir quelque chose !

La réponse de la bonne dame, provoquée en cestermes, n’était pas douteuse. Elle déclara qu’à son sentiment defaible femme (se connaître soi-même est, paraît-il, lesummum de la sapience), il lui apparaissait évident qu’un tonneaude bière devait être descendu à la cave, et un malade porté àl’infirmerie.

En suite de quoi, Ellen se jeta à son cou, etle gouverneur, entraîné par l’assentiment général, nous quitta pourdonner les ordres utiles au transfert du prisonnier dans la partiedu château réservée aux soins médicaux.

Le soir, à dîner, miss Ellen fut absorbée…Elle s’informa à diverses reprises de l’état de son frère.

Les renseignements n’étaient pasencourageants.

Des accès de délire alternaient avec despériodes de lourd sommeil. Krisail, un vieux caporal infirmier du5e régiment de chasseurs tyroliens, admis sur saretraite aux fonctions d’infirmier-major au château de Gremnitz,affirmait que le malade devait avoir une fièvre violente.

Seulement, aucun docteur n’est attaché à laforteresse.

À l’ordinaire, on requiert les soins de HerrVolsky, le médecin civil du bourg de Gremnitz… Mais là encore lefameux « secret » emplissait le gouverneur deperplexité.

Le secret pouvait-il admettre la présence dudisciple d’Esculape ?

Miss Ellen, assise auprès deMme Amalia, lui parla à voix basse, et la grossedame s’écria tout à coup :

– Ce que me dit cette gentille Fräulein me paraît tout à fait juste.

– Et que dit-elle ?

– Que pour le médecin, on pourraitattendre à demain, que peut-être le prisonnier ira mieux.

– Cela est possible, approuva legouverneur enchanté de n’avoir pas à prendre une décisionimmédiate.

– N’est-ce pas, cette enfant est laraison même. Jugez-en. Elle ajoute que le malade aura d’autant plusde chances de voir son état s’améliorer, qu’il sera mieux soigné…Or, dit-elle, un vieux soldat n’est peut-être pas l’infirmier rêvé…Je suis tout à fait de son avis, ce n’est pas à lui que jeconfierais votre garde, mon cher mari, si le mal, ce dont je priele ciel de nous préserver, moissonnait votre précieuse santé.

Les tourtereaux obèses échangèrent de petitesmines tendres.

– Je ne puis cependant autoriser la Frauprincesse Strezzi ou l’aimable Fräulein  à assumer la tâche degarde-malade… Ceci serait en opposition directe avec mesinstructions.

– Non, non, la pauvre chère petitefleurette ne demande pas une aussi impossible chose.

– Que demande-t-elle donc en ce cas, jene sais aucunement.

– Elle demande tout simplement queMartza, ma domestique, passe la nuit à l’infirmerie. Bien styléepar nous, Martza, c’est une bonne personne, vous savez, nousoffrira plus de garanties qu’un vieux soldat comme Krisail…N’oubliez pas qu’on a dû mettre sous clef l’alcool destiné auxpansements… Cet alcool s’évaporait dans la pharmacie avecune trop grande rapidité, et Krisail prenait l’habitude de marcherde travers, ce qui n’avait rien de martial. Si vous y consentez,moi je me priverai du service de Martza.

Et conciliante :

– Voyons, Logrest, on ne peut refuser defaire un peu de bien, quand il n’impose pas un lourd sacrifice.

– Vous êtes véritablement, s’écria legouverneur avec enthousiasme, un ange qui a descendu l’escalier duParadis.

Quelles ailes il aurait fallu pour enlever cetange !

– Ce qui veut dire, minauda la rondepersonne ?

– Que je nomme Martza infirmière, aussilongtemps que vous le souhaiterez.

Ce fut un concert de remerciements auxquels,sur un regard de miss Ellen, regard que je jugeai impérieux (je metrompais peut-être), je joignis ma voix.

À partir de ce moment, j’eus l’impressionqu’il se passait autour de moi quelque chose de mystérieux.

Mais quoi ?

Voilà ce que le « perspicacereporter » Max Trelam, comme me désigne le patron, auTimes, ne discernait pas du tout.

X. 323 délirait, Martza ne pourraitétablir aucune communication entre lui et ses deux sœurs.

Alors ?…

Vous connaissez ma manie des pointsd’interrogation. Ah ! elle sévissait à cette heure avec uneénergie sauvage.

Au moment de nous séparer de nos hôtes, pourréintégrer les chambres qui nous servaient de prison nocturne,quelques répliques me donnèrent matière à me creuser la cervellependant une partie de la nuit.

Mistress Amalia et miss Ellen adressaientleurs recommandations à la grande Martza, toute prête à allerprendre son poste au chevet de mon… beau-frère futur.

La robuste fille riait bêtement, répétant àchaque instant :

– Soyez paisible, Frau. Ne vous troublezpas, Fräulein. Martza sait ce que parler veut dire. Le Meinherrsera dans les douceurs comme un pigeon dans les petits pois ausucre.

Ce à quoi Ellen répliqua à la fin :

– Oui, mais il faut aussi des« délicatessen » pour la pensée… Promettez-moi, Martza,de vous pencher sur notre cher malade et de lui dire bienhaut : « Vos chères sœurs m’envoient pour vous soigner.Elles sont toute affligées de ne pouvoir venir elles-mêmes.Guérissez donc, vite pour les rassurer, car M. le gouverneur,bien qu’il soit la bonté même, hésite encore à appeler un médecindu dehors.

– Mais il ne comprendra pas, s’exclamaMrs. Logrest. Il a le délire.

– Oh ! bien chère Frau Amalia,riposta la jeune fille, je pense comme vous. Mais vous êtes troppoétique pour douter que l’âme sent passer la caresse d’une âmeaimante, alors même que le cerveau est incapable de formuler effetet cause.

Poétique ! ce qualificatif accolé à unephrase empruntée à la métaphysique brumeuse d’outre-Rhin. Il n’enfallait pas tant pour gagner la sphérique beauté.

Elle s’évertua donc, avec cette petite missEllen, qui décidément suivait obstinément un plan de conduiteincompréhensible pour moi, à seriner la phrase destinée aumalade.

La grande fille, riant aux éclats, se prêta aujeu, et en quelques minutes, elle parvint à répéter textuellementl’improvisation de ma nouvelle fiancée.

Un quart d’heure après, j’étais bien et dûmentenfermé dans ma chambre des Madgyars.

Je m’étais approché de la fenêtre grillée. Jeregardais à travers les barreaux la cour sombre du château, avecses rangées de fenêtres aveuglées par des volets obliques.

Mais spécialement mes yeux se portaient sur lafaçade de gauche, formant l’angle droit avec celle d’oùj’observais.

Tout à l’extrémité, deux degrés accédaient àune porte basse, l’infirmerie. Et je considérais aussi troiscroisées du premier étage, obturées comme toutes les autres, maisqui me semblaient avoir une physionomie particulière.

C’étaient les fenêtres éclairant les salles,dans l’une desquelles gisait, inerte, privé de sentiment conscient,X. 323 que j’avais jugé naguère invincible.

Chapitre 11LE COURS DE LA MALADIE

Trois jours… Ce furent peut-être les pluslongs de ma carrière de reporter.

Au matin du premier, Martza revint del’infirmerie. Évidemment, miss Ellen guettait son retour, car, aulieu de nous entraîner dans le jardin, où nous avions l’impressiond’une liberté relative, elle s’était installée dans le salon dugouverneur, voisin de la salle à manger, et s’était absorbée dansla lecture d’une revue polonaise.

Comme elle parlait assez mal cet idiome, ilétait permis de supposer que son plaisir de lecture devait êtremince.

Mrs. Amalia ne nous gêna pas. L’opulente damese levait tard, et, comme le dit votre auteur dramatique Donnay,qui a tant d’esprit : Vu sa dimension, Amalia se levaitvraisemblablement en plusieurs actes.

Enfin Martza parut. Alors ce fut uninterrogatoire en règle. Le mal demeurait stationnaire, maisX. 323 ne reconnaissait personne. Il ne paraissait comprendreaucune des paroles prononcées devant lui.

Pourtant, quand la brave fille lui avaitrépété, de toute la force de ses poumons, la leçon apprise laveille au soir, elle avait cru un moment qu’il reprenaitconscience.

Il avait répété à plusieursreprises :

– Médecin ! Médecin !

Mais ce n’était qu’une illusion. Sa boucheavait prononcé machinalement un mot qui l’avait frappé. Peut-êtreMartza avait-elle élevé la voix sur ces syllabes.

Miss Ellen écouta ce rapport avec un visageimpénétrable.

Elle força la servante à accepter unegratification, accompagnée de remerciements chaleureux et del’espoir qu’elle consentirait, pour tranquilliser une pauvre petitesœur bien chagrine, à s’imposer encore la fatigante veillée.

Cette grande Martza n’était pas méchante. Etpuis il est toujours flatteur d’entendre priser haut ses services.Je crois qu’elle eut les larmes aux yeux en promettant de sedécarcasser pour faire plaisir à la Fräulein, gentille etbonne comme un frais oiseau blanc.

Sur quoi la jeune fille demanda qu’onl’avertît dès que Frau Amalia serait visible, et, prenant le brasde Tanagra, qui assistait à l’entretien, elle nous entraîna dans lejardin aux petits sentiers couverts de gravier.

J’ai su depuis que Tanagra assistait avec unétonnement égal au mien, aux évolutions de sa jeune sœur.

Celle-ci du reste, montrait à présent unpessimisme outrancier. Elle redisait toutes les paroles de Martza,les commentant dans le sens le plus défavorable à la guérison de cepauvre X. 323.

Nous nous efforcions de la rassurer.

Mrs. Amalia nous surprit au milieu de nosdiscussions peu folâtres.

La grosse personne était toutessoufflée ; habillée à la diable, ce qui d’ailleurs nel’amincissait aucunement, elle s’était hâtée en apprenant que lachère petite fille Ellen avait du chagrin.

Véritablement, elle était excellente cettemonumentale épouse du gouverneur. Et de la sentir si désireused’adoucir les peines de ses hôtes, on se prenait à l’aimer, à neplus voir le côté caricatural de sa silhouette.

Et quand, avec une émotion communicative, missEllen eut gémi :

– Seul, sans médecin, mon frère va-t-ilmourir ainsi qu’un être abandonné de tous ?

Amalia jura par la Couronne et par leSceptre, par la Croix de Pologne et l’Aigle bicéphaled’Autriche, que le prince Strezzi, dût-il cracher le feucomme le madgyar Satanas lui-même, elle obtiendrait de soncher époux que l’on appelât en consultation le docteur Volsky dubourg de Gremnitz, ce qui parut remplir Ellen d’espérance.

Elle baisa les mains de Mrs. Amalia Logrest,qui s’en défendait de son mieux. Elle eut de ces cris du cœur quibouleversèrent la grosse dame :

– Je vous dis qu’il sera sauvé, sauvégrâce à vous… Ah ! Frau Amalia, je vous aimerai comme une sœurnouvelle.

Tant et si bien qu’à midi, durant le déjeuner,entre un plat de morue au gingembre et ungoulache, ragoûts nationaux, le gouverneur, pressé par sachère moitié, supplié par ses hôtes, décida d’envoyerMartza à Gremnitz, au logis du médecin, afin de prier ce dernier devenir donner ses soins à l’infortuné X. 323.

Et même, miss Ellen obtint sans discussion quele praticien, après l’auscultation du malade, serait invité àpasser au logis Logrest afin de faire connaître son avis aux sœurséplorées de son client.

Ladite visite m’apporta, à moipersonnellement, le tracas d’un dialogue, dont la conclusion, je lesentis, importait vivement à miss Ellen, et dont malheureusement jene comprenais pas du tout le but.

Au surplus, je rapporte les répliqueséchangées.

M. Volsky, un homme sec, petit, grisonnant, demouvements prestes autant qu’une souris, dont il avait les yeuxnoirs et vifs et l’air futé, en dépit de la redingote noire, de lacravate blanche, sans lesquelles on ne saurait administrer un julepen Galicie, M. Volsky donc, raconta en termesmédico-techniques ce que l’auscultation lui avait révélé.

En langage clair, l’Esculape n’avaitabsolument rien deviné en ce qui concernait la nature du mal. Toutau plus lui avait-il donné à tout hasard un nom. Il diagnostiquaitgravement une atonie du réseau nerveux, intéressant lecérébro-spinal moteur et le grand sympathique circulatoire.

Sous le roi de France, Louis le quatorzième,les médecins de Molière discouraient déjà dans ce genre.

Mais personne ne parut mettre en doute lasagacité du brave et important morticole. Et c’est ici que seplacent les questions de miss Ellen auxquelles je faisais allusiontout à l’heure. Les voici :

Miss ELLEN. – N’a-t-il pas prononcé une paroleindiquant où siège plus spécialement la souffrance ?

LE DOCTEUR. – Non, non, aimable Fräulein.Durant toute ma visite, il n’a cessé de répéter un mot.

Miss ELLEN. – Est-il indiscret de vousdemander lequel ?

LE DOCTEUR. – Pas du tout. Il disait :Froid ! Froid !

Miss ELLEN. – Cela n’indiquait-il pas chez luil’impression inconsciente de la fièvre froide ?

LE DOCTEUR. – Peut-être. Mais on ne sauraitl’affirmer vu l’état délirant du malade… Qui sait même si, par unphénomène d’amnésie ou d’aphasie, le malheureux ne dit pas des motstraduisant une pensée toute différente.

Miss ELLEN. – Mais à l’examen vous avez puconstater sa température ?

LE DOCTEUR. – Je l’ai fait… Elle m’a parusensiblement normale.

Miss ELLEN. – Alors, ne pensez-vous pas…,pardonnez-moi, monsieur le docteur. J’ai l’air de vous conseiller.Telle n’est pas mon intention, je sollicite humblement l’avis d’unhomme que ses lumières scientifiques désignent comme devant statuersans appel.

LE DOCTEUR (visiblement flatté). –Parlez, parlez sans crainte, Fräulein.

Miss ELLEN. – Si par hasard il souffre d’unesensation de froid, sa température étant normale, il n’y auraitaucun danger à l’élever un peu.

LE DOCTEUR. – Aucun, si l’on procédait parrévulsifs… Et même l’action réflexe de la révulsionpourrait être bienfaisante pour le système nerveux.

Miss ELLEN (très candide). –Qu’appelez-vous révulsif, monsieur le docteur. J’avoue monignorance, car je souhaite tout comprendre.

LE DOCTEUR (tout à fait paternel). –Le révulsif est le corps qui amène une réaction subite dans lestissus organiques.

Miss ELLEN. – Ah ! comme les compressesd’alcool lorsqu’on a la migraine.

LE DOCTEUR (souriant). – Justement,Fräulein, vous comprenez très bien.

Miss ELLEN. – Alors, vous seriez d’avis quedes lotions d’alcool sur tout le corps…

LE DOCTEUR. – Seraient évidemment toniques. Entout cas, elles ne sauraient faire de mal.

Miss ELLEN. – Ah ! si j’étais auprès demon cher frère, j’essaierais… C’est affreux de se dire que l’on nelutte pas corps à corps contre la maladie.

LE DOCTEUR (conciliant). – Je veuxvous donner le plaisir de la lutte… j’ordonne donc trois lotionsalcoolisées par jour.

Sur ce, Volsky se répandit en compendieusesexplications sur l’art de lotionner un être humain ; HerrLogrest et Mrs. Amalia se mirent de la partie… Confier l’alcool auvieil infirmier Krisail, un ivrogne invétéré, leur semblaitimprudent. Ce soudard évidemment en profiterait pour lotionner sonpropre gosier.

Mais alors Ellen proposa de donner à Martza lagarde des clefs de l’armoire aux alcools et éthers de la pharmaciede l’infirmerie.

La solution, conciliant tous les intérêts, futadoptée, et le docteur se retira en promettant de revenir lelendemain. Il ne manquerait pas du reste, ajouta-t-il aimablement,de se rendre, après sa visite, dans cet honorable logis du nonmoins honorable gouverneur du château fort de Gremnitz, pourrassurer ces gracieuses dames…

Le soir donc, Martza, très flattée de laconfiance qu’on lui marquait, reçut la clef de l’armoire auxalcools, jura que Krisail n’en distrairait pas une goutte, et s’enfut occuper son poste de garde-malade.

La grande fille, tout à la joie d’êtredans les honneurs,ne songeait plus au surcroît de fatigue quien résultait pour elle.

Et, ainsi qu’elle nous le raconta le lendemainmatin, elle avait mené la vie dure au vieux soldat Krisail, ceguerrier altéré qui rôdait sans cesse autour de la bonbonne àalcool, comme un furet autour d’un petit lapin sans défense.

Toutefois, à une question de miss Ellen,demandant à la robuste fille comment elle pouvait supporter ainsila privation de sommeil, les coquelicots, fleurissant soudain sesjoues, me donnèrent à penser qu’elle avait bien pu ne pas êtreéveillée constamment.

Cela me rassura au sujet de Krisail… Le pauvremilitaire avait sans doute pu se permettre une accolade amicaleavec le récipient d’alcool.

Le malade répétait toujours :Froid ! Froid !

Quand le docteur Volsky arriva à son tour, ledélire de X. 323 s’était fait différent.

Ne se figurait-il pas à présent qu’il était lemédecin et que ceux qui entouraient son lit étaient des maladesconfiés à ses soins.

Il leur tâtait le pouls, décrivant tous lessymptômes de sa propre affection, et invariablement ordonnait desgrogs froids.

Miss Ellen écoutait pensive, sans doute aussidésolée que miss Tanagra qui, depuis le commencement de la maladiede son frère, vivait un songe éveillé, ne prenant plus part auxconversations, séparée du monde extérieur par une atroce angoisseque je lisais sur son visage défait.

Sa jeune sœur avait décidément un impérieuxdésir de s’instruire.

– Docteur, dit-elle, ne croiriez-vous pasqu’il se produit un phénomène de lucidité délirante. J’ai ouï direque certaines personnes, en état d’excitation nerveuse, peuventexprimer avec précision ce qui les sauverait. Ce grog froid, neserait-ce pas le salut ? Je vous questionne, enseignez uneignorante… Mais cette intuition si remarquable qui vous a faitappliquer les lotions révulsives comme vous dites, n’est-ce pas,ont amené une telle transformation… Peut-être que le grog…

À ma grande surprise, M. Volsky acceptasans sourciller « l’intuition remarquable » dontla jeune fille le gratifiait.

Véritablement, cette petite miss Ellensemblait connaître à fond les méandres de la vanité humaine.

Et il fut entendu qu’il ordonnait lesgrogs froids.

Le lendemain, nouvelle complication.X. 323, toujours médecin imaginaire, refusait obstinément deboire le grog préparé par Martza.

– Je ne puis pourtant absorber tous lesremèdes que j’ordonne à mes clients, exposait-il gravement… Pour ungrog, je veux bien faire une exception ; mais je veux que mestrois malades soient réunis et qu’ils absorbent le remède en mêmetemps.

Les trois malades, pour le pauvre délirant,étaient, on le devine, le docteur Volsky, Martza et l’infirmierKrisail.

Très patiemment, dans son désir d’êtreagréable à la chère attristée jeune Fräulein, le médecin,lors de sa visite, avait consenti à se prêter à la fantaisie del’hôte de l’infirmerie.

Alors X. 323 avait été pris d’unenouvelle lubie :

La lune, avait-il déclaré, joue un rôleprépondérant dans les phases morbides. Il convoquait donc les troismalades pour minuit exactement, l’influence sélénitique devant, àcette heure, se combiner à celle de l’esprit alcoolique pouratteindre au maximum de résolution morbide.

Alors, Ellen eut les larmes aux yeux.

– Oh ! docteur, docteur,supplia-t-elle, comme je l’ai compris à votre physionomie, miroirsi expressif de votre pensée, ce grog sauvera mon frère. Oh !je vous en supplie, vous avez été si bon déjà pour nous…

M. Volsky se défendit ; mais on sedéfend mal contre une adorable petite miss Ellen qui vous implore(moi-même je la trouvais adorable maintenant) et le médecincéda.

Il viendrait donc à minuit, mais à une heuredu matin, que le malade eût bu ou non, il repartirait, car il avaitle lendemain une opération chirurgicale à pratiquer, et en pareilleoccurrence, il importe de dormir pour avoir l’œil clair et la mainsûre.

L’expression de la gratitude de la jeune fillefut particulièrement abondante. Les paroles louangeuses coulaientde ses lèvres sans arrêt. C’était un fleuve de reconnaissancequ’elle faisait défiler devant le docteur qui, de toute évidence,ne s’était jamais vu à pareille fête.

Et miss Ellen devait être bien heureuse depenser que son cher frère boirait enfin son grog froid, car unquart d’heure après, je la surpris sur le chemin de ronde du murcrénelé où, quelques jours plus tôt, elle avait décidé de ma vie…Elle regardait la campagne environnante d’un œil avide, si absorbéequ’elle ne m’avait pas entendu venir.

Et miss Ellen fredonnait un air de rythmejoyeux !

Chapitre 12L’ÉVASION DE LA MALADIE

Vous pensez sans peine que l’heure venue de melaisser enfermer dans ma chambre des Madgyars, je n’avaisaucunement le désir de dormir.

La pensée que miss Ellen avait un but, qu’ellesuivait une ligne de conduite parfaitement définie, m’obsédait.

Que mes confrères en reportage se mettent à maplace. Quoi de plus horripilant pour le « ténor duTimes », que de ne pas percer le mystère de la petitecervelle d’une fillette.

Comme pour me rapprocher de l’endroit où sedégusterait le grog froid, accessoire inexplicable de l’inconnu quime chatouillait impitoyablement, je m’étais assis près de lafenêtre donnant sur la cour.

De là, j’apercevais cette cour sombre, dont lalumière parcimonieusement distribuée par les quatre lanternesoccupant les angles, ne parvenaient pas à dissiper l’obscurité.

Je regardais la rigole en caniveau bordant lesconstructions à deux mètres environ du pied des façades, et aussiles fenêtres de l’infirmerie, la petite voûte d’accès, vaguementéclairée par un lumignon placé à l’intérieur et que je devinaisseulement par son faible rayonnement.

À minuit, un roulement de voiture.

C’est le docteur Volsky, fidèle à sapromesse.

Le véhicule s’arrête en face de l’entrée del’infirmerie. Je reconnais la silhouette du médecin, son grandmanteau qu’il revêt toujours dans ses promenades nocturnes.

C’est une vision rapide, car M. Volskys’engouffre sous la petite voûte de l’escalier de l’infirmerie.

Ce diable de X. 323 va-t-il boire cettefois le grog sauveur ?

L’idée, émise par miss Ellen, a fait du chemindans mon cerveau, et je me demande sérieusement si, dans lalucidité exceptionnelle du délire, le malade n’a point indiqué lerévulsif intérieur qui lui rendra la santé.

J’ouvre ma fenêtre. Oh ! mouvementirraisonné, impulsif. Je supprime l’obstacle des vitres qui mesépare de cette façade noire, derrière laquelle il se passe unechose qui m’intéresse d’une façon outrée, presque maladive.

La soirée est un peu fraîche, mais je n’yprends garde.

Une horloge, probablement celle du clocher deGremnitz, détaille dans la nuit le quart, le double coup piqué dela demie, les trois coups, un appuyé, deux piqués, des trois quartsaprès minuit.

Je bous littéralement. Pour que le docteurséjourne aussi longuement, il faut que son client l’ait placé enface d’une imagination nouvelle du délire.

Ah ! une ombre jaillit de la voûte del’infirmerie, ouvre la portière de la voiture. Le grand manteau, lechapeau, c’est le docteur. Il s’en va.

Un désir fou d’apprendre quelque chosem’étreint. Et avant d’avoir pu mesurer l’incorrection de mon acte,j’ai lancé dans l’espace cette question :

– Docteur ! Docteur ! a-t-ilbu ?

Les médecins ont l’accoutumance del’affolement des proches auprès des lits de douleurs qu’ilsvisitent. M. Volsky me pardonne évidemment mon appel un peufamilier, car il répond par un geste affirmatif et disparaît dansle véhicule qui s’ébranle aussitôt.

J’écoute le roulement qui décroîtrégulièrement, un instant renforcé, lorsque la voiture passe sousla grande voûte aboutissant à l’ancien pont-levis et à l’extérieur.Un retentissement sourd m’avertit que les lourdes portes du châteause sont refermées derrière le carrosse médical.

X. 323 a bu, j’en suis assuré. Le plussage est de me coucher.

Nous verrons demain si le grog est aussisalutaire que semblait l’espérer miss Ellen.

Nous avons été délivrés, dès la pointe del’aube, ainsi que chaque matin. Dans la salle à manger, le premierdéjeuner nous avait réunis : Tanagra miss Ellen et moi.

Il en était toujours ainsi, Herr et FrauLogrest étant accoutumés à prolonger leur séjour au lit.

Je remarquai que miss Ellen était aussitaciturne que sa sœur.

Aussi taciturne et plus inquiète apparemment,car au moindre bruit, elle tressaillait, regardait vers la porteavec anxiété.

Que craignait-elle donc ? Avait-elle unpressentiment funeste touchant le mal mystérieux qui avait terrasséX. 323 ?

J’allais à tout hasard l’interroger à cesujet, quand un vacarme insolite arrêta la parole sur mes lèvres,me laissant seulement la faculté de constater qu’un étonnement sepeignait sur les traits de miss Tanagra, tandis que miss Ellendevenait blême et que ses grands doux yeux se cernaient brusquementd’un cercle bistre.

On eût dit que tout son sang avaitsoudainement afflué à son cœur.

Et pourtant que pouvaient au fond, lui faireles cris, les exclamations jaillissant de la chambre àdormir des époux Logrest, dont nous étions séparés par uncouloir.

Je pense même, si j’en juge par mes impulsionspersonnelles, qu’ils étaient comiques et l’événement sembla d’abordme donner raison.

La porte de la salle à manger fut pousséeviolemment. Deux rotondités gesticulantes firent irruption dans lapièce, suivies par une troisième personne, tout aussi agitée, quoique beaucoup moins volumineuse.

C’étaient Herr Logrest, mistress Amalia etMartza.

Ils roulaient des yeux furibonds, poussaientdes clameurs étranglées, étaient cramoisis.

Mais surtout, les époux gouverneursapparaissaient totalement grotesques. Dans leur émoi, ils semontraient, ce qu’ils évitaient soigneusement à l’ordinaire, entoilette de saut de lit, et cela était inénarrable.

Jamais les caricaturistes du Punch,notre « Rire » anglais, n’eurent inspirationaussi funambulesque que ces deux obésités en pantoufles, camisole,jupon court, pyjama, madras ou bonnet sur le chef, se livrant à lagymnastique la plus hétéroclite !

Quelques soient mes habitudes deconvenabilité, je crois que je me pris à rire, sans pouvoir dominercette hilarité véritablement déplacée en présence de l’émotion quiagitait indubitablement nos hôtes.

Et puis quelques paroles perceptibles dans leflux de leurs exclamations emportées, me ramenèrent à plus degravité.

– X. 323 … Le docteur Volsky dansson lit… Krisail et Martza endormis…

Une buée rose monta aux joues de miss Ellen.Dans ses grands yeux palpita comme un éclair, puis redevenue aussiétonnée d’apparence que sa sœur, que moi-même, elledemanda :

– Que vous arrive-t-il donc, me chèredame Amalia ?

Interrogation qui amena une nouvelle explosionde mots sans suite, accompagnés d’une mimique échevelée.

Les époux se rendirent compte que leurdésarroi les mettait dans l’impossibilité de s’expliquerclairement, car d’un commun accord, ils dirent à laservante :

– Martza, racontez, car en vérité, lediable est sur notre langue.

Et Martza avec des mines effarouchées, nousrégala de ce récit :

– Le diable ! Oh oui ! Il estdans tout ceci. Cette nuit, le docteur Volsky est venu. Le maladeétait toujours fou… ; il se prenait pour le médecin. Il nous aforcés à boire chacun un grog. Nous l’avons bu, car il avait promisde boire après nous… Quand nous avons eu absorbé nos verres, luin’a plus voulu. Il a dit : dans une demi-heure, je boirai toutce que vous voudrez…, dans une demi-heure, sans faute… Il a obtenudu docteur qu’il plaçât sa montre sur la table… Trente minutesc’est peu de chose, n’est-ce pas, pour guérir un fou… Alors, on aattendu… Je me rappelle très bien avoir compté jusqu’à dix septminutes… Après, ça se brouille… Je ne sais plus qu’une chose. C’estque, ce matin, je me suis réveillée dans le fauteuil où je m’étaisassise, que Krisail dormait dans un autre… Le docteur, lui, avaitdû s’en aller, car sa place était vide. Le malade, couvertjusqu’aux yeux, semblait dormir.

La grande fille leva les bras au ciel en ungeste rageur.

– Tout d’un coup, voilà que lescouvertures s’agitent et du fouillis des draps, qu’est-ce que jevois sortir : la tête du docteur, Meinherr et Fräulein…, latête du docteur avec les cheveux ébouriffés, la barbe hérissée,hurlant comme un démon : Qu’est-ce que je fais là ?… Uneservante ne peut pas répondre comme elle le voudrait à un Herrdoktor ; sans cela, j’aurais dit : Apparemment que vousdormiez… Vous avez même eu une idée bizarre de prendre le lit dufou… Du reste, ce furieux docteur ne me laissa pas le temps derépliquer. Il m’invectiva comme si moi, une fillesérieuse, j’avais pu avoir l’idée de le mettre au lit… On nejoue pas à la poupée avec un doktor. Et puis, voyez la bizarreriedes savants, voilà qu’il me demande ce que j’ai fait du prisonnier…On n’a jamais vu cela ! Qu’est-ce que vous voulez que j’enfasse, moi… Un prisonnier, ça n’est pas un ruban, ni une bague, niaucune des jolies choses qui font battre le cœur d’une Fräulein, enâge de songer au mariage.

Et comme je ne répondais pas à son idée, ilrecommence à m’injurier… Il saute à bas du lit, devant une personnede mon sexe. Je jette le cri de ma pudeur alarmée, mais je le faissuivre d’un cri de ma pudeur rassurée… Le docteur était habillé, ilavait même ses souliers… Quelle idée de se coucher comme cela… Ilne lui manquait que son manteau, son chapeau et son parapluie.

Il m’injuriait toujours. Alors, je me suissauvée, le laissant avec Krisail que tout ce vacarme avait fini paréveiller… Deux hommes, ils s’expliqueront, je pense. On ne peutobliger une honnête personne comme moi à supporter les invectivesd’un vieux maniaque de docteur qui vole le lit desmalades !

D’une attitude très digne, Martza ponctuait laconclusion de son récit, quand un nouveau personnage se montra surle seuil.

Grisonnant, légèrement voûté mais robuste toutde même, l’allure militaire sous l’uniforme gris à boutons d’étainsoigneusement astiqués, le nouveau venu fut salué par un triplecri :

– Krisail !

L’infirmier, c’était lui, salua en portant lamain à son front.

Ah ! lui était calme, calme comme unbrave marchant au feu, et de fait le digne militaire remplit unecorvée qui, dans la vie d’un homme, peut apparaître aussi pénibleque monter à l’assaut.

– J’ai démérité, M. le gouverneur,dit-il d’une voix rauque… Le prisonnier s’est enfui… Il nous avaitendormis, je sais comment. Il manque de l’opium dans la pharmacie…Il a pris la voiture du docteur, et à présent, il est loin… Je vousapporte ma démission.

Nous écoutions.

J’étais stupéfait pour ma part. AinsiX. 323 avait accompli cette chose que j’avais crue impossible.Il s’était évadé. Libre, il trouverait peut être l’occasion decette revanche, dont il avait parlé naguère.

Mais les époux Logrest poussaient devéritables meuglements de désespoir.

– Que dirait le prince Strezzi… ? Etl’Empereur ? Et la Cour ?

La confusion fut à son comble quand le cocherdu docteur survint très inquiet du sort de son maître.

Celui-ci, racontait-il, s’était fait conduire,en quittant le château, jusqu’à l’entrée du bourg de Gremnitz. Là,il était descendu. Le cocher avait supposé un malade en danger àproximité. Il avait attendu jusqu’au jour. Alors, il avait pousséjusqu’au logis de M. Volsky, et ce dernier n’étant pas rentré,le serviteur venait conter ses alarmes au Herr gouverneur.

Tout devenait clair à présent. L’homme qui,cette nuit, avait répondu à mon appel par un geste affirmatif,n’était autre que X. 323 en personne.

Tanagra avait relevé la tête… Évidemment toutson être se tendait en une action de grâces vers les ForcesInconnues, qui avaient permis à son frère d’exécuter son audacieuxdessein.

Et puis, miss Ellen rappela brusquement monattention sur elle. Elle s’était approchée de mistress Amalia, etd’un accent irrité, elle disait :

– J’aime profondément mon frère ;mais je dois reconnaître que sa conduite est inexcusable.

Cette déclaration si inattendue coupa courtaux lamentations des époux Logrest, elle me fit sursauter et amenasur les traits de la sœur de la jeune fille, une expressiond’indicible étonnement.

Miss Ellen continuait imperturbablement.

– Rencontrer, non des gardiens, mais desamis… et mésuser de leur bonne grâce pour le plaisir de dérober saliberté, quelques jours peut-être avant qu’on nous la rende, c’estmal, car il aurait dû songer aux ennuis qui vont résulter pourvous, chers amis Logrest, de cette équipée.

– Oh oui ! gémirent les deux obèsesavec une touchante conviction.

– Or, poursuivit la jeune fille, je veuxque vous sachiez bien que nous désapprouvons le fugitif.Télégraphiez au prince Strezzi, avisez-le de suite. Tout retardpeut favoriser de nouvelles entreprises de ce malheureux frère…Voyez-vous qu’il se soit mis en tête de nous enlever de ce château.Oh ! il réussirait, voyez-vous. Il a le génie del’inattendu.

Que signifiait cela ? Véritablement, elleme semblait raisonner comme raisonnerait Strezzi lui-même. Ce futégalement le sentiment de mistress Amalia, car elles’écria :

– Ah ! chère petite fille, comme moncœur a bien fait d’aller à vous. Je n’aurais jamais espéré penséessi raisonnables et si affectueuses de votre part. Soyez remerciée,gentille colombe de neige… Et nous, Logrest, suivons le conseil del’aimée gracieuse enfant. Adressons un télégramme au prince.

– Mais il doit être en route pour Berlinaujourd’hui, hurla le gouverneur.

– Qu’est la distance de Vienne à Berlinpour l’électricité, s’empressa de répondre miss Ellen… La dépêche à« faire suivre », lui parviendra deux heuresplus tard, et voilà tout.

Conclusion qui amena les époux, Martza,Krisail, le cocher du docteur, à se ruer vers la porte en unecourse éperdue, dominée par ces cris.

– Au télégraphe ! Autélégraphe ! Et nous, restés seuls, comme miss Tanagra et moiallions demander à la jeune fille l’explication de son étrangeconduite, elle se laissa tomber sur une chaise, en proie à unecrise de rire, si violente, si contagieuse, que nous nous prîmes àrire avec elle, sans deviner la cause de cette joie débordante.

Chapitre 13LA TÉLÉPATHIE PAR RAISONNEMENT

Tout d’un coup, miss Ellen se leva, se jetasur sa sœur, l’enlaça et l’embrassant à pleine bouche, elle murmuraces paroles qui nous pétrifièrent littéralement.

– Eh bien ! petite sœur chérie, tuvois bien que tu avais tort de me tenir à l’écart ; moi aussi,je puis être espionne.

Espionne ! Dans sa bouche, le mot prenaitune acception héroïque et tendre. Cela signifiait :

– Ce que le monde niais vous reproche,moi aussi je le fais. Je veux partager le reproche avec vous quej’aime. Je ne veux pas être la seule non marquée de la flétrissurequi, à mes yeux, vous honore.

Seulement pourquoi se parait-elle de ce titregénéralement peu envié ?

Elle vit que nous nous interrogions du regard,et retrouvant toute sa bonne humeur, elle se pencha entre nousdeux, chuchotant :

– Voyons, tu n’as pas vu que je dirigeaisles Logrest suivant les indications de notre frère ?

– Suivant les…, balbutiâmes-nous tousdeux ?

Et miss Tanagra ajouta :

– Mais comment as-tu communiqué aveclui ?

– Vous l’avez vu, par Martza.

– Elle trahissait donc ses maîtres.

– Mais non… Elle était le messagerinvolontaire, comme Mlle de Holsbein à Madrid.J’ai lu les articles de sir Max Trelam et « le bongrain » a poussé.

Et notre ahurissement s’accentuant encore, lajeune fille fut reprise d’un accès de gaieté. Ah ! le jolirire, cristallin, musical, s’égrenant en gammes harmonieuses.

Mais elle se domina vite.

– Alors, il faut donc que je détaille.J’en suis très fière, tu sais, ma chérie. Penser que toi, et qu’ungrand reporter comme sir Trelam, vous ne voyez pas clair en moi,vous des perceurs de secrets ; c’est tout à faitflatteur pour une petite pensionnaire… Ne vous impatientez pas, jecommence ma confession.

Et le sourire aux lèvres, ses grands yeuxsemblant distiller une lueur joyeuse :

– Vous comprendrez tout de suite que, apriori, il était évident que notre frère songeait à s’évader. Unepersonne au secret ne peut pas avoir d’autre préoccupation.

Nous opinâmes d’un mouvement de tête.

– Bien. Pour s’évader, il fallait d’abordsortir de la tour, du cachot où il était enfermé. Pour s’échapper,il faut toujours, quoi qu’on en dise, le concours, volontaire ounon, d’autres individualités, et pour l’obtenir, il est nécessaired’entrer en relations avec ces individualités.

Nouveau geste approbateur de notre part.

– Dès lors, quand le prisonnier fut prisde cette maladie subite qui nécessitait son transfert àl’infirmerie, je jugeai de suite que c’était là un moyen dequitter le secret.

Nous eûmes, nous, un cri de stupeur. Commentla jeune fille avait deviné cela tout de suite, alors que nous n’yavions rien vu !

– Mais oui, fit-elle en riant… Voyons,notre frère, qui a supporté sans broncher ton mariage avec cetaffreux Strezzi, ne pouvait pas perdre la tête pour une manœuvre dece coquin, beaucoup moins grave en vérité.

– C’est vrai.

La réponse jaillit de nos lèvres en mêmetemps. Nous nous regardâmes, miss Tanagra et moi, tout étonnés quenotre jugement eût été mis en défaut, alors que la jeune filleavait vu juste sans hésitation. Dans les yeux de la Tanagra, il yavait quelque chose de maternellement orgueilleux. Elle étaitheureuse qu’Ellen forçât ainsi mon attention.

– Ceci posé, continua celle-ci, ilfallait l’aider de tout notre pouvoir. Je ne vous ai rien dit, j’aipeut-être eu tort ; mais je voulais tant vous prouver que, moiaussi, je puis être une personne habile à vaincre les méchants.Était-il utile que le médecin vînt ? Ma phrase apprise àMartza contenait le mot. Le lendemain, notre frère avait répondu enrépétant dans son délire apparent ! médecin !médecin ! Krisail est un ivrogne, il fallait l’indiquer à monfrère… De là toute l’histoire du révulsif à l’alcool. Quand ilaffecta de se croire le docteur, c’était me dire qu’il avaitcompris… Et cette nuit, je n’ai pu dormir, parce que jesavaisqu’il agirait, sans pouvoir au juste augurer dequelle façon.

Doucement, Tanagra baisait les paupières de sasœur.

Elle la remerciait ainsi de sa clairvoyance,de son courage, de la force d’âme qu’elle avait montrée en netrahissant pas sa pensée intérieure.

Et mon regard disait les mêmes choses biencertainement, car la jeune fille rougit et cacha son visage surl’épaule de sa sœur, ce qui, je veux tout dire, me causa un plaisirinexprimable.

Pourtant une question encore me vint, au boutde la langue.

– Mais pourquoi insister pour que Strezzisoit prévenu… Plus tard la nouvelle lui parviendra, plus votrefrère aura eu de temps pour dresser ses batteries.

Ceci amena sur son visage un souriredivinement ironique.

– Mon frère ne peut rien faire jusqu’à ceque Strezzi affolé à l’annonce de son évasion, vienne nous chercherici pour nous conduire dans la seule retraite qu’il considère commeintrouvable, puisqu’il sait que jusqu’à ce jour, le terribleX. 323 n’est pas parvenu à la découvrir.

– L’usine où il fabrique la mortpar le rire, fit Tanagra d’une voix sourde.

– Justement, petite sœur aimée, c’est dela logique pure. Je suis certaine qu’aussitôt avisé, Strezzi semettra en route pour nous prendre et nous conduire là-bas.

– Mais cela ne renseignera pas notrefrère, que nous soyions dans ce repaire de l’horreur.

Alors, la jeune fille se redressa, et nousdominant de toute la grandeur de sa confiance dans le pouvoir deX. 323 :

– Oserais-tu l’affirmer, ma sœur ?Notre frère est libre et X. 323 passe pour avoir les yeuxlargement ouverts.

Je m’inclinai machinalement et miss Tanagraqui ne m’avait pas quitté du regard, me prit la main, y glissacelle de miss Ellen, puis doucement :

– Allez causer d’espoir dans le jardin.J’ai désir d’être seule avec la pensée de mon frère que, pour lapremière fois, j’ai omis de servir. Songer à autre chose, je levois clairement à cette heure, est non seulement trahir sa cause,mais le trahir lui-même… La volonté de l’œuvre a cessé uneminute d’être ma dirigeante unique, et nous avons été vaincus.

Elle s’éloigna lentement, une préoccupationpénible crispant son visage. Ellen, elle, me serra la main etm’entraînant vers le perron antique accédant au jardin.

– Venez. Il faut obéir aux ordres d’uneâme qui pleure !

Chapitre 14CONVERSATION AVEC UN TUBE D’HYDROGÈNE

Aucune des prévisions de miss Ellen ne devaitêtre démentie.

Quarante-huit heures plus tard, le princeStrezzi, ayant quitté Berlin en toute hâte, au reçu de la dépêchedu gouverneur Logrest, arrivait à bord de son dirigeable qu’ilavait rallié à Vienne.

Au milieu de la nuit, on nous réveillaitbrutalement, on nous ordonnait de nous vêtir, de boucler nosvalises.

On nous traînait, bien plus qu’on ne nousconduisait, dans la nacelle dont le compartiment n° 3enfermait ce terrible engin dénommé le Canon du Sommeil.

Et pourtant, dans le désarroi de ce réveilnocturne, de cette hâte inquiète que l’on sentait dans tous lesmouvements, dans la rudesse des ordres, miss Ellen trouva le moyende me glisser à l’oreille :

– Nous partons pour l’usine de mort…Regardez Strezzi comme il interroge anxieusement la nuit autour denous… Savez-vous pourquoi ? Eh bien je vais vous le dire. Ilpense, comme moi, que les yeux de X. 323 assistent à sondépart.

Terrible petite Ellen, allez ! Cetteconfidence me valut un léger frisson dans le dos. Après tout,peut-être aussi provenait-il de la fraîcheur de la nuit, fraîcheurà laquelle on est très sensible alors que l’on vous a réveillé ensursaut.

Un bourdonnement. C’est le moteur qui se meten marche. Les deux sœurs se sont retirées dans le compartimentclos n° 2, la cabine.

Strezzi demeure invisible. Je reste seul,adossé au compartiment n° 3, au-dessus duquel, maintenus parles cordages, se balancent quatre gros tubes d’aluminium contenantla réserve d’hydrogène, destinée, le cas échéant, à suppléer lespertes subies par l’enveloppe de l’aérostat.

Nous avions monté avec rapidité. Le château deGremnitz, les lumières marquant le tracé des rues du bourg, toutcela était devenu invisible ; au vent qui me fouettait lafigure, je comprenais que le dirigeable marchait à grande vitessedans une direction qu’il m’était impossible de déterminer. Jen’avais plus à ma disposition la boussole de X. 323.

Et je m’étais senti très assombri, par une deces réflexions intempestives qui se formulent toujours dansl’esprit à l’heure où il serait avantageux de penser à tout autrechose.

Je m’étais dit :

– Miss Ellen avait peut-être raison auchâteau. Les yeux de X. 323 pouvaient assister à notre départ.Je ne vois ni d’où ni comment. Mais enfin cela est possible.Seulement, à présent, ce ne sont pas seulement des yeux qu’il luifaudrait, mais aussi des ailes. Autant que mes entrevues avec luim’aient laissé un souvenir de sa personne, il n’était pas muni deces appendices empennés qui différencient l’hirondelle du lapin degarenne.

– Si je savais seulement au-dessus dequel pays nous flottons, moins que cela encore, la direction denotre marche ?

J’avais formulé ce vœu à haute voix.

Et, vous allez croire que je deviens fou, levent susurra à mon oreille cette indication précise :

– Sud-Ouest quart Ouest.

Je fis un saut… Je me frottai lesoreilles ; mes yeux parcoururent autour de moi un cercle.Rien ! J’étais seul. Humph ! Je n’en doutais pas,seulement je regardais quand même.

J’avais eu un bourdonnement du pavillonauriculaire, de la trompe d’Eustache, ou des osselets voisins dutympan. Voilà ce que je me dis d’abord, mais je dus reconnaître quej’avais les bourdonnements d’oreilles tout à fait extraordinaires,quand je perçus distinctement mon nom chuchoté dans lanuit :

– Ici, Max Trelam !

Cela devenait inquiétant, d’autant plus quecela s’accentuait encore.

– Sir Max Trelam, approchez-vous dutube-réserve d’hydrogène n° 1, afin que je puisse vous parleraussi bas que possible.

J’ai déjà dit qu’au-dessus du toit ducompartiment n° 3, quatre tubes se balançaient, maintenus pardes cordages.

Je regardai le plus proche, celui quis’intitulait n° 1, prodigieusement interloqué, vous le pensez,par le tube d’hydrogène qui me conviait à jouir de saconversation.

– Plus près, me souffla-t-il.

Il n’y avait pas de doute. Les parolesvenaient de ce damné tube.

J’adore les contes de fées, mais naturellementje ne leur donne pas la même créance qu’aux vérités mathématiques.Je ne supposai donc pas un instant qu’un tube d’aluminium pûtconverser, et dans mon cerveau se formula aussitôt cette réflexionsensée :

– Ah ça ! Quelqu’un est enfermé dansce tube… Oui, il est de diamètre suffisant pour qu’un homme s’yrepose…

Mais à l’instant une autre réflexion, nonmoins sensée, surgit.

– Seulement, l’hydrogène est un milieuimpropre à la vie. S’y plonger conduit en quelques minutes àl’asphyxie. Quel est donc le personnage paradoxal qui sembleparfaitement à l’aise dans ce milieu délétère ?

En tout cas, cet… inconnu était un liseur depensées, car il sembla répondre à la mienne en disant :

– Il n’y a pas de gaz, vous le devinezbien… J’en ai débarrassé le tube avant de m’y introduire…

– Vous y introduire, pourquoi ? Dansquel but ?

– Le fauve que je chasse, me répliqua lavoix, vous conduit à son repaire. Je suis celui qui veut connaîtrece repaire.

– X. 323, murmurai-je comme malgrémoi.

Quel autre que lui aurait pu rêver et réalisercette suprême et folle audace de s’enfermer à bord de l’aérostat deson ennemi pour surprendre son secret.

Je fus un moment comme anéanti. J’admiraisl’imprévu du procédé. Qui soupçonnerait jamais pareilletémérité ? Témérité n’est pas juste. Je reconnais que personnene songerait à pareil procédé d’investigation, c’est donc qu’il estmarqué au coin de la plus parfaite raison.

Lui cependant me renseignait avec ladésinvolture d’un gentleman qui, après un excellent dîner au Royal,déambule au bras d’un ami dans Regent’s-Circus.

– Vous direz cela à mes sœurs, quand vousaurez quitté le ballon. Pas avant, je craindrais qu’ellestrahissent leur joie… Ceci convenu, j’éclaire le reporter indiscretque vous êtes. J’ai attendu le jour du départ sur Berlin du sieurStrezzi, pour réaliser mon évasion. Vous concevez lepourquoi ? Il devait, d’après mon raisonnement, revenir deBerlin à Vienne, qui est le garage normal de son dirigeable. Celame donnait le temps d’arriver avant lui dans cette dernière ville.Une fois là, ce me fut un jeu de fermer les yeux du gardien duhangar-garage. Ces yeux-là ont toujours une soifprovidentielle pour les gens comme moi. Vous saisissez. Jedécapuchonnai l’un des tubes, je laissai le gaz hydrogène, beaucoupplus léger que l’air, monter vers la toiture, et je le remplaçaipar ma personne, agrémentée de pain et d’un peu de liquide. Jeremis bien entendu le capuchon de façon à respirer à l’aise. Moncalcul s’est trouvé juste. Strezzi a rallié son ballon, y a chargéles prisonniers laissés à Gremnitz, et il va les enfermer dansle seul endroit où il les croira en sûreté, l’usine où ilfabrique la mort, cette usine que lui-même va me révéler.

– Miss Ellen avait fait le mêmeraisonnement.

– Oui, oui… cela doit être. Cette enfanta le don de la déduction. J’ai trouvé fort bien son idée decommuniquer avec moi au moyen de Martza. Mais on peut noustroubler, il faut que je me presse. Vous savez tout ce qu’ilimporte pour le moment. Je vous dirai le détail quand nous nousreverrons. Une prière. Au moment de l’atterrissage, on vous banderales yeux pour vous conduire à l’usine souterraine.

– Comment pouvez-vous affirmer cela,m’écriai-je étonné par ces précisions ?

– Comprenez donc que je suis à mon postedepuis vingt-quatre heures. On ne se défie pas d’un tubed’hydrogène et l’on y entend beaucoup de choses. J’en ai entenduassez pour désirer quitter mon « compartiment » sans mefaire prendre. Vous m’aiderez sensiblement en débarquant avec leplus de maladresse possible… Au besoin, tombez à terre… Cela attirel’attention, vous comprenez. Voilà. J’ai fini… Allez rêver un peuplus loin. Je redeviens tube et par conséquent muet.

Le ton était sans réplique. Au surplus desombres s’agitaient à l’avant de la nacelle. Je reconnus Strezzisortant de la chambre du personnel.

J’allai à lui. J’avais l’obsession que si jedemeurais en place, mes regards, mes gestes, appelleraientforcément l’attention du vilain personnage sur le cylindremétallique enfermant X. 323.

Cela se dissipa de suite. Strezzi me vit etd’un ton autoritaire :

– Sir Max Trelam, me dit-il, veuillezavertir vos amies,il appuya ironiquement sur ces deuxsyllabes, qu’elles vont quitter sous peu cet aérostat. Qu’elles sepréparent à se laisser couvrir le visage du masque que vousconnaissez déjà, et à obéir aux ordres qui leur seront donnés.Dites-leur bien que j’ai épuisé toute ma patience àGremnitz… ; qu’elles y prennent garde.

Je m’inclinai sans répondre. Le fauve montraitles dents. Il convenait de ne point se faire dévorer avant que lechasseur, tout proche dans son tube, eût jugé le moment venu del’abattre.

Et je rejoignis les deux Tanagra dans lacabine.

Chapitre 15AU BORD DU LAC WEISSEN

J’estime que X. 323 doit être content demoi.

Content… Je prétends exprimer que, s’ilest encore vivant, il loue certainement le zèle, et j’ose ledire, l’adresse avec lesquels j’ai exécuté ses instructions.

Ma descente de la nacelle sur le sol a étévéritablement la reproduction de ces scènes burlesques dont nosdésopilants clowns, pantomimists excentrics, versent lecomique irrésistible sur le public des music-halls.

Nanti du masque qui m’aveuglait, j’aitrébuché, heurté tout sur mon passage. Je semblais être devenusubitement « lunatic », ce vocable saxon que lesParisiens traduisent par « gaga ». Plus un motdes coquins qui me guidaient ne paraissait impressionner monintellect.

Et pour finir, je trouvai le moyen dem’embarrasser les pieds dans un buisson que ma bonne étoile semasous mes pas (oh ! étoile, buisson… me voici encore dans uneagriculture fantaisiste), et je roulai par terre, entraînant avecmoi mes gardes du corps.

Des rires, des jurons, accompagnèrent latriple chute. Je suis convaincu qu’à ce moment tous les regardsconvergèrent sur moi. C’était là ce que mon futur beau-frèrem’avait recommandé ; en toute sincérité, il ne pouvait espérermieux.

Le masque qui m’aveuglait, se sépara de maface au choc, et je vis, je vis que nous nous trouvions au bordd’un lac, encadré de montagnes d’altitude moyenne. Au loin, sur larive, des lumières tremblotaient, décelant la présence d’uneagglomération. Le ballon se balançait mollement, sa nacelleaffleurant le sol en pente douce.

J’entendis claquer un revolver que l’onarmait. La voix de Strezzi s’éleva :

– Goertz ! Il voit ! Ilvoit ! Goertz ! Mille diables !

Goertz, j’entendais ce nom pour la premièrefois et il me fut aussitôt antipathique, on le concevra aisémentquand j’aurai relaté la réponse dudit à l’appel du princeStrezzi.

– Faut-il le brûler, Altesse ?

Ceci accompagné d’un revolver dirigé sur moncrâne, m’incita à protester.

– Je vois, et après. Suis-je responsabled’un accident. Je vois et j’en suis bien avancé… Une nappe d’eau,des montagnes. Sais-je où je me trouve ?

– Après tout, vous avez raison, grommelale chef des services de reconnaissances et d’aérostationmilitaires… Et puis, vous êtes dans toute cette affaire par hasard,sans avoir été mon ennemi de propos délibéré… Ramassez le masque,Goertz, et mettez-le dans votre poche. Les yeux de sir Max Trelam,comme il l’a dit si justement, lui montreront un lac et desmontagnes, mais ce paysage demeurera anonyme. Allons, assez detemps perdu, en route. Il ne faut pas que l’aube nous surprenne enchemin.

Mes guides m’empoignèrent par les bras.Tanagra et miss Ellen, maintenues de même façon, meprécédaient.

Strezzi et celui qu’on appelait Goertzmarchaient sur le flanc de la petite colonne, dont l’arrière-gardeétait formée par huit hommes du personnel de l’aérostat.

Il ne devait à mon estime, rester à bord quequatre personnes : le pilote et trois aides, sans compterX. 323, lequel on s’en doute, ne figurait pas au rôled’équipage.

Avant de nous suivre, Strezzi donna cetordre :

– Pilote, vous rallierez le garage deVienne. À grande hauteur, n’est-ce pas. Il importe que notredirection ne puisse être relevée de la surface du sol.

– À votre satisfaction, Altesse.

Je considère à présent Goertz, à qui je garderancune de son intervention de tout à l’heure.

C’est un homme de taille moyenne, maigre, lecorps légèrement déjeté à droite. Il a une face à la peau grisâtre,une casquette s’aplatit sur ses cheveux noirs, dont les mèchesemmêlées frisottent sur son front, venant rejoindre une barbeclairsemée. Mais ce qui le caractérise surtout, ce sont d’énormesbésicles aux verres rouges, donnant à sa figure un aspectfantastique et inquiétant.

J’ai su depuis que cet homme était atteint decette maladie de l’œil que l’on nomme le daltonisme,laquelle consiste à ne pas voir une couleur. Ainsi, Goertz, lecontremaître de l’usine de mort où l’on nous conduit, ne distinguepas le rouge ou mieux il le voit vert,c’est-à-dire en teinte complémentaire. Ses lunettes rouges (vertespour sa vision) le mettent à même de discerner le rouge à l’étatcomplémentaire du vert.

C’est là un phénomène d’optique très connu,mais dont l’explication demeure compliquée, ainsi que vous pouvezvous en apercevoir.

Toujours est-il que ce Goertz me parut dotéd’un air féroce et rusé, qui me produisit la plus mauvaiseimpression.

J’adressai, à travers l’espace, un regret auxbonnes communes figures de Herr Logrest et de sa lady. Ah !ceux-là n’inspirent pas l’inquiétude aux prisonniers confiés à leurgarde !

Nous suivions la rive du lac… J’ai su plustard que nous étions dans la province autrichienne de Carinthie,dans la région montagneuse et boisée qui borde la rive droite de laDrave… Le lac s’étendant sous mes yeux était le lac de Weissen etla localité éclairée par ses lumières, la petite ville deWeissenbach.

Maintenant le chemin montait en pente assezraide, s’éloignant de la berge de la nappe d’eau. Nous escaladionsl’une des collines qui lui font une ceinture dentelée.

– Altesse, le ballon s’élève.

C’est l’homme aux lunettes rouges qui aprononcé cet avertissement. Strezzi et lui se retournent. Je lesimite. Je distingue loin déjà un fuseau d’un noir intense seprofilant sur l’obscurité moindre du ciel.

Le dirigeable monte, monte, avant de prendreson élan vers Vienne, où il attendra, inoffensif d’apparence, lemaître qui va préparer la mort que l’aérostat sèmera sur lemonde.

Il va traverser le lac, car il oblique àprésent vers l’étendue d’eau.

Pourquoi mes yeux se rivent-ils sur lasilhouette mobile ?

Est-ce que j’espère, est-ce que j’attendsquelque chose… Quelle chose puis-je attendre ? Aucuneévidemment, et cependant au fond de moi, un instinct mecrie :

– Ne le perds pas de vue… X. 323 vate déceler sa présence.

C’est fou, n’est-ce pas.

Et brusquement mes pieds semblent s’incrusterdans le sol. Je ne puis plus avancer, pétrifié par ce que jedistingue.

Une inexplicable clarté entoure l’aérostat,reflétée par les eaux du lac qu’il domine de quelques centaines demètres.

Le phénomène surprend évidemment toute latroupe. Mes guides ont fait halte comme moi. Strezzi et Goertz sontégalement immobiles.

– Qu’est-ce que cela ?

La question a à peine dépassé les lèvres deStrezzi que le ballon semble radier des éclairs. Il prend l’aspectd’une aurore boréale sphérique, et puis au bout d’un instant levent nous apporte une détonation assourdie.

Une sorte de verticale lumineuse se dessinedans l’air, s’éteint dans le lac… Le bruit d’un éclaboussementformidable, monte vers nous, comme si un poids énorme venait des’engouffrer dans les ondes noires.

Au ciel, plus rien qui rappelle le navireaérien. La silhouette fusiforme a disparu. Le ballon s’estévanoui.

Et la voix rauque du prince se vrille dans montympan :

– Une catastrophe !

Goertz réplique :

– Une explosion d’hydrogène.

Et avec un haussement d’épaules :

– Bah ! cela se reconstruit unballon. Vous êtes descendu au bon moment, Altesse. Si vous aviez euvingt minutes de retard, j’aurais risqué de vous attendre aurendez-vous jusqu’au jugement dernier.

Il est sinistre cet individu qui raille aprèsl’horrible accident.

Le gaz a pris feu, l’enveloppe a éclaté. Lanacelle et ses passagers sont tombés de mille mètres peut-être, etle lac les a engloutis, effaçant toute trace de l’engin qui planaittout à l’heure, redoutable et superbe au plus haut des airs.

Et mon cœur se serre.

X. 323 était-il à bord ?

Sans doute, il se proposait de débarquer enmême temps que nous, désireux de découvrir le gîte où le princeStrezzi fabriquait ses projectiles du crime… Seulement, a-t-ilréussi ?

Ah ! quel point d’interrogation tragique,insoupçonné par ces deux femmes, mes sœurs aimées, qui là, toutprès, les yeux aveuglés par le masque, se tiennent immobiles,ignorantes du drame dont l’atmosphère vient d’être le théâtre.

Strezzi grommela des motsincompréhensibles.

Il me semble qu’il attribue le désastre à uneautre cause que le hasard. By heaven ! Je devine. Il songe queX. 323 est libre et alors… Il y a de l’inquiétude dans sa voixlorsqu’il commande rudement :

– En avant ! Et surtout, attention…Tant pis pour quiconque croiserait notre route.

Mes guides, qui ne m’ont pas lâché,sursautent. Eh ! Eh ! il paraît que le prince mène sonmonde par la terreur.

On repart d’un pas plus rapide. C’est uneprocession de spectres dans la nuit. Pas un mot. Simplement lebruit des respirations que l’escalade essouffle.

On arrive à la crête de la hauteur. Un plateauherbeux de faible étendue est traversé. On s’engage sur la penteopposée. Des arbres touffus croisent leurs branches au-dessus dusentier que nous dévalons dans une vague allure de fuite.

Soudain, nous débouchons dans uneclairière.

Une cabane est là, adossée à la pente, faisantcorps avec elle. On rencontre souvent dans les pays de montagnesdes habitations de ce genre, mi-partie maçonnerie, mi-partiecreusées dans le roc.

Ce qui me frappe, c’est que dans la porte decette chaumière, asile sans aucun doute de la pauvreté, se découpel’ouverture d’une boîte aux lettres.

C’est là un accessoire de luxe peu habituelaux masures.

Ah ! je comprends, la chaumière est untrompe-l’œil. Nous nous arrêtons devant la porte, et celle-citourne sur ses gonds sans qu’il ait été nécessaire de frapper.

Je recule d’un pas.

Sur le seuil se montre une étrange figure. Onla dirait échappée aux estampes moyenâgeuses illustrant leschroniques légendaires allemandes.

C’est un homme maigre, aux membres sidépourvus de muscles que les vêtements se bossuent, modelant lesarticulations osseuses.

Et au-dessus du col long, où le cartilage queles commères dénomment pomme d’Adam, accuse une saillieextraordinaire en dent de scie, sur ce cou qui semble trop faiblepour la soutenir, se balance une tête énorme, blafarde, aux lèvressans couleur, aux yeux pâles sous d’épais sourcils d’un blancjaunâtre, au front qui semble démesuré, agrandi qu’il est par unecalvitie complète.

L’apparition fantastique est éclairée par unelampe électrique qu’elle tient à la main.

C’est un homme, et cet homme fait songer auxlarves mystérieuses échappées des asiles de ténèbres que les poètesd’autrefois appelaient les enfers.

L’être est répulsif, inquiétant, débile etformidable.

– Le professeur Morisky salue Son Altessele prince Strezzi.

C’est l’être qui a parlé. Parler, peut-ondésigner ainsi les syllabes émises par une voix grinçante qui n’arien d’humain.

Et Strezzi se fait aimable pourrépondre :

– Mon cher professeur, vous savez ma joiequand je puis venir partager vos travaux.

Oh ! Oh ! il le ménage celui-ci. Iln’est plus le maître devant un serviteur qu’il est assuré decourber sous sa volonté. Dans son accent sonne le respect del’élève pour le chef d’école.

Et l’horrible habitant de la chaumièreprononce dans un ricanement grêle et faux :

– Eh ! Eh ! Assez content desdernières expériences… Vous verrez, vous verrez… Notre mode depropagation était défectueux. On risquait d’être découvert…Maintenant, plus rien de semblable, plus de ballon, plus de canon…Plus qu’un simple touriste se promenant les mains dans ses poches…Eh ! Eh ! Vous verrez ! vous verrez !

La gaieté de cet être squelettique me cause unmalaise qui va jusqu’à la souffrance. Mais son masque bizarrereprend l’immobilité. Il s’efface :

– Eh ! je vous laisse là, à laporte. Entrez, entrez, Altesse… Sans doute, vous êtes las… Il n’y aque moi qui n’aie pas besoin de sommeil… Reposez-vous, car il fautun esprit clair pour comprendre l’œuvre menée à bien… Oui, unesprit clair. Au réveil, vous serez satisfait d’avoir arraché auxbagnes de Sakhaline, le savant que les Russes ignares y avaientenfermé, alors qu’en le déchaînant contre les Japonais, ils eussentexterminé cette race orgueilleuse et remporté la victoire.

De nouveau son rire pénible grelotta.

L’Allemagne, l’Autriche, sont mieuxinspirées… ; le professeur Morisky est le conquérant moderne.Il fabrique lui-même ses armées qu’aucune sainte Geneviève, aucuneJeanne d’Arc, ne sauraient arrêter.

Sur ma parole, cet individu me faisait peur.J’avais compris que, devant moi, se dressait le collaborateurinconnu de l’œuvre antihumaine du prince Strezzi.

J’avais sous les yeux l’être abject et génial,qui domestiquait les microbes ; le fou qui, par un phénomèneeffroyable de perversion de la conscience, mettait une science horspair au service de la Destruction.

Et malgré moi, ma pensée se cristallisa entreces deux entités empruntant à l’émotion de l’heure présente uneopposition de légende : Pasteur, le nécromancien bienfaisantde la vie par les microbes… Ce Morisky, diabolique adepte de lamort par les invisibles.

Mais on nous entraîna dans la cabane. Uncouloir étroit, une logette vitrée, avec une échelle montant versl’étage unique ; puis un escalier de pierre s’enfonçant dansles entrailles du sol.

Une longue descente, suivie de galeries au soluni, évidemment rasé à la « mine », car lesstalagmites, correspondant aux stalactites descendant de la voûte,ont disparu.

Et puis, dans cette vision commune à toutesles cavités souterraines évidées dans les terrains calcaires par lelent travail des eaux, des coins transformés en ateliers, enchambres, par des cloisons de planches ; frustes installationsqui détonnent auprès du riche décor sculpté par la nature.

Je me laisse enfermer dans une de ceslogettes.

Chapitre 16LE DRESSEUR DE MICROBES

J’étais dans un état de fatigue, dont lacouchette, principal meuble de ma nouvelle prison, me fitcomprendre l’immensité.

Et comme le meilleur moyen d’être prêt àl’action consiste à conserver ses forces, je ne résistai point àl’appel.

Cinq minutes après que mes gardiens se furentretirés, j’avais pris la station horizontale et je dormais.

Je m’éveillai avec une sensation bizarre.L’air me semblait tenir en suspension des myriades de petitesaiguilles, qui me picotaient les yeux, les narines, les lèvres…

Je me dressai, m’inondai d’eau fraîche. Lasensation persista.

Et je reconnus une odeur typique, celle dutriformaldéhyde, dont l’apôtre fut, si je ne me trompe, un chimistemarseillais du nom d’André Guasco.

La présence de cet antiseptique me futexpliquée de suite par le souvenir de l’endroit où je me trouvais.Dans une usine de microbes, où ces infiniment petits bâtisseurs etdestructeurs de la vie doivent inévitablement pulluler, letriformaldéhyde remplissait les fonctions d’une cuirasse gazeuse,rendant les travailleurs réfractaires aux attaques des vilainspetits vibrions évadés de leurs bouillons de culture.

On frappa à ma porte. Goertz se présenta etm’intima l’ordre de le suivre. Celui-là aussi possédait un airdiabolique, et il me semblait que ses yeux brillaient derrière sesverres rouges ainsi que des charbons ardents.

Au surplus, le personnage eut d’abordl’apparence d’un messager céleste, car il me conduisit dans unesalle souterraine spacieuse, à la voûte ornée de stalactitesdiversement colorées, et où deux ou trois ouvriers soudaient, àl’aide de chalumeaux, les singuliers projectiles remarqués naguèresur l’affût du Canon du Sommeil. Mais ce ne furent pas cescomplices obscurs qui attirèrent mes yeux. Tanagra et miss Ellen setrouvaient là, attendant sans doute ma venue.

D’un même mouvement, elles me tendirent lesmains, et je pressai ces mains fines qu’une angoisse secrèteglaçait.

– Le troupeau est rassemblé, ditgrossièrement Goertz, par file à droite, et marchons serrés !…Voici pour donner des jambes aux traînards.

Il brandissait un de ces fouets à la longuelanière terminée par des grains de plomb, qui ont rendu sitristement célèbres les Cosaques chargés de la police des grandescités russes.

Une galerie s’ouvre devant nous. Nous lasuivons, régalés par les injures de Goertz.

Ce misérable vaurien se figure probablementqu’il manquerait à son devoir de geôlier s’il n’invectivait pas sesprisonniers.

Ah ! l’une des murailles du couloirsouterrain a disparu, remplacée par une cloison dont je nedistingue pas l’autre extrémité se perdant dans l’ombre. Cette foispar exemple, cette clôture est, non pas de bois, mais de plaques defonte boulonnées.

L’odeur du triformaldéhyde se répand plusviolente. Si on en juge par cette recrudescence de parfum, nousdevons être dans le Saint des Saints de ce sanctuaire dumeurtre.

Une porte tourne sans bruit sur ses gonds,laissant passer un jet de lumière verte, trahissant l’action d’uneflamme oxhydrique sur une lamelle de cuivre. Goertzhurle :

– Entrez !

Nous ne nous irritons même plus de sa stupidebrutalité.

Le spectacle que nous avons sous les yeuxabsorbe toutes nos facultés. Nous avons fait quelques pas. Noussommes au centre d’un laboratoire ; mais d’un laboratoiremodern-style, disposé pour l’étude et la pullulation des infinimentpetits.

Tout un côté de la pièce est occupé par unevaste étuve où mijotent des liquides dont la seule vue donne lefrisson. Quelles épidémies grouillent dans ces marmitesvéritablement infernales, quels bacilles virulents, bâtonnets,virgules, chapelets, microcoques ou streptocoques ? Ah !le professeur Morisky, cet insensé sinistre, a eu raison des’intituler l’Attila des microorganismes.

Que sont les conquérants, les grands meneursd’hommes, ébranlant le sol du roulement des chars d’airain, desartilleries formidables, emplissant l’air du bruit des pas desmultitudes entraînées à leur suite, auprès de ce personnage qui, desa main décharnée, sèmera sur les peuples la mort avec del’impalpable.

L’alchimie a suivi la loi de progrès. Lesanciens adeptes ont renoncé à préparer l’Élixir de longueVie ; leurs successeurs eux, débitent l’Élixir debrève Mort.

Ceci est tellement hideux que j’ail’impression que ce n’est pas vrai.

Hélas ! il n’y a de faux que monimpression.

Morisky est là, mirant amoureusement unebouteille de verre plate, sur la paroi de laquelle se détachent desfloraisons violacées… Chacune de ces petites agglomérations est unenation de microbes… C’est l’armée inépuisable qui ira tuer surl’ordre du savant. Près de lui, jouant avec des pincettes de verre,aux pointes effilées ainsi que des cheveux, véhicules menus etfragiles qui permettent de manier les bacilles mortels, le princeStrezzi ricane d’un mauvais rire.

– Ah ! vous voilà !… Je suisravi de vous voir. Vous recevant dans mon usine, vous les premiers…j’aurai la coquetterie de vous convier à la visite dupropriétaire. Vous verrez tout, c’est très curieux… Que degens voudraient être à votre place. Mais voilà, il y a une petiteformalité à remplir… Il faut renoncer à vivre pourconnaître…, comme le dit la Bible. L’arbre de la science coûtela vie à quiconque déguste ses fruits.

Les vieilles histoires de maléfices ne sereprésentent-elles pas à l’esprit. N’est-ce point là l’EspritMalin, marchandant l’urne du pécheur avide des jouissances de labrève existence terrestre ?

C’est cela et c’est pire. Le démon n’était quesymbole. Ici, nous avons en face de nous un être que son apparenceclasse parmi les humains !

Mes compagnes de captivité et moi-mêmerestions médusés. Sans doute elles éprouvaient, comme moi, ledécouragement de l’être exposé à l’inévitable.

Le nageur emporté dans les tourbillons duMaëlstrom ; le malheureux qui, du haut d’une tour, d’unefalaise, tombe dans le vide ; le condamné sous le couperetfatal de la guillotine, savent, que dans un temps trèsbref, qu’il n’est pas en leur pouvoir d’allonger, ils seront noyé,broyé contre terre, décapité. Une résignation fataliste plonge leurvolonté dans le coma. Ils s’abandonnent. Nous ressentions quelquechose de semblable. Le destin pesait sur nous et nous écrasait parsa rigueur.

Chapitre 17LA VISITE DU PROPRIÉTAIRE

Strezzi reprit, sans cesser de montrer soninsupportable sourire :

– Actuellement, tous les policiers del’Empire sont à la recherche de X. 323. Il est habile, certes.Mais tout le monde est plus adroit que l’homme le mieuxdoué. Il sera donc pris. C’est une question de jours, de semaines…,soit. Le temps peut varier, la finale, elle, ne variera pas.

Il marqua une pause comme pour assurer à sesparoles une pénétration suffisante dans notre esprit, puis ilcontinua lentement, nous tenant sous son regard, ainsi que lenaja fascinant un oiselet.

– J’avais songé à faire encore œuvre declémence… Vous concevez cela, sir Max Trelam. On a le cerveau farcides contes de l’Alma mater universitaire ; on nous a vantéAuguste pardonnant à Cinna… Épargner un ennemi est absurde. Mais,la déviation atavique du raisonnement prévaut… Donc je voulais vouslaisser vivre dans la forteresse de Gremnitz. Dans quelques années,mon œuvre menée à bien, j’aurais même pu vous rendre à la société…X. 323 ne l’a pas voulu… Tant pis pour lui… et aussi pourvous. Vous êtes des satellites emportés dans l’orbe d’un astreerrant. L’immuable logique des causes vous entraîne aux mêmesperturbations, aux mêmes fins.

Sa voix sonnait étrangement dans lelaboratoire. Elle éveillait d’imperceptibles vibrations dans lesrécipients de cristal rangés sur les planchettes, sur les tables.Elle semblait se dessiner en vigueur sur un grelottement deschoses.

Et ce grelottement se communiquait à nosnerfs. Je voyais mes chères aimées Tanagra frissonner, et jesentais, avec la honte d’un gentleman conscient de sa faiblesse,que leurs grands yeux aux reflets verts et bleus, fixés sur moi, nepouvaient puiser aucun encouragement dans mon attitude.

Moi aussi, je frémissais, secoué par uninvincible tremblement.

– Donc, poursuivit le princeStrezzi, j’ai renoncé à la manière sentimentalepour adopter la manière forte. X. 323 capturé, vouspérirez tous, avec la consolation d’assurer à la science un pas enavant. Mon cher maître et ami, le professeur Morisky vous admettraà l’honneur de devenir des sujets d’expériences.

Tous trois nous eûmes le sentiment que nousallions défaillir… Sujets d’expériences de ce fou, apôtre exécrablede la propagation des fléaux. À quelles maladies, à quelleshorribles affections nous condamnerait-il ?

Et comme s’il répondait à notre pensée, leprince expliqua :

– Un mal étrange, terrifiant, domina toutle moyen âge. Aujourd’hui, il a presque disparu de la surface duglobe. Morisky le fera renaître, et votre sang servira à lapréparation du sérum nocif qui répandra de nouveau la lèpre parmiles hommes.

Nous eûmes un soupir profond, incapablesd’articuler un son.

La lèpre ! La décomposition vivante.L’être s’effritant en squames sans cesser de penser… Ilcondamnerait Tanagra, miss Ellen, à ce supplice devant lequel lesplus cruelles inquisitions, les plus affolés Ignace de Loyola, lesplus sanguinaires assassins auraient reculé.

Un flot de haine me monta aux lèvres ;j’eus le besoin irrésistible d’insulter le bourreau et… il ne mevint à la bouche que cette réminiscence du poète néerlandaisFeldgraeve :

– Vous avez donc toute honte bue, quevous vous ravalez sans effort au rang des plus répugnants desfauves ?

Il me répondit d’un ton de bonne humeur, encontinuant la citation :

– J’aime la haine ! Je ne m’inquiètepas de ce qu’elle fait de moi. Je m’intéresse seulement à cequ’elle fasse de mes ennemis des victimes.

Cet assassin connaissait aussi Feldgraeve.

Puis, aussi calme que si mon interruption nes’était pas produite, il enchaîna son discours :

– Cependant, mon cœur reste pitoyable.Votre existence, mesdames, menace la mienne, met ma fortune enpéril, et néanmoins, je serais disposé à vous faire grâce.

– Vous, m’écriai-je d’un ton de douteoutrageant ?

– Moi !

– Sans doute à quelque conditioninacceptable ?

Il haussa les épaules avecinsouciance :

– Oh ! moi, je préférerais n’importequoi à la lèpre… Ceci n’est point un conseil, c’est l’énoncé d’unevérité. Vous êtes libres d’ailleurs d’accepter ou de refuser lavie. Je ne vois pas dès lors quel intérêt vous auriez à ignorer mesconditions.

J’échangeai un regard avec miss Ellen. D’unmouvement des yeux, la jeune fille me pria d’interroger.

Tanagra, elle, semblait absente. Un pli deréflexion traçait un sillon sur son front. À quoisongeait-elle ? Sa main cherchant celle de sa sœur etl’étreignant doucement me le révéla. C’était à l’enfant à qui elles’était dévouée qu’elle pensait encore.

Allons ! Je me retourne vers Strezzi quiattend ma décision d’un air fort paisible, tandis que Morisky, lui,se livre à une inquiétante cuisine dans les étuves, aidé par lecontremaître Goertz qu’il a appelé à lui d’un geste anguleux.

– Voyons les conditions ?

Un frémissement passa sur le visage duprince.

– Une seule. Ces« dames » (damen en allemand) possèdent biencertainement, dans une cachette connue d’elles seules, unephotographie de leur frère… Qu’elles me la confient, ellesvivront !… et lui…

Il n’achève pas. Les deux sœurs se sontredressées. Dans leurs yeux un éclair brille… L’indignation achassé la terreur.

Elles ont compris, comme moi-même, l’odieuseproposition.

Ce que veut Strezzi, c’est le visageréel de l’homme insaisissable, parce que nul ne le connaîtsans déguisement.

Il a fait le raisonnement suivant :

– X. 323, dans ces circonstancescritiques, a évidemment adopté la plus sûre de ses transformations.Il circule au naturel,et ainsi il est introuvable.

La mise en scène d’horreur, l’angoisse dont ilnous a fait frissonner, tout cela était la préparation savante del’état d’esprit où il pensait nous avoir à sa merci.

Et les paroles de X. 323 me revinrent enmémoire.

– Celui-là est un adversaireexceptionnel.

Mais les Tanagra, elles aussi, sont des âmesd’exception.

La lèpre leur apparaît moins à redouter quel’infamie de la trahison. C’est d’une seule voix vibrante, assurée,qu’elles ripostent :

– Jamais.

Je les confonds dans une même admiration.Elles n’ont pas tenté de ruser, de nier la possession d’unportrait réel de leur frère. Elles avouent qu’elles enconnaissent, qu’elles pourraient en livrer, mais elles refusentd’agir ainsi.

Une contraction des traits de Strezzim’indiqua sa déception.

Cependant, il s’adressa à moi :

– Que pensez-vous de l’obstination de cesdames, sir Max Trelam ?

Moi aussi, je veux me montrer crâne. Aussi jeprononce :

– Je ne puis que les approuver, vous n’endoutez pas.

Alors il me couvre d’un regard venimeux.

– J’estime que vous ne discernez pasentièrement les résultats de la décision que vous approuvez.

Je suis résolu à l’héroïsme. Je suis assuréqu’il va me tomber une cheminée sur la tête, mais je neveux pas rendre perceptible mon inquiétude intérieure. Je réussis àrailler assez agréablement :

– Vous me ferez plaisir en comblant cettelacune.

Il a une moue ironique :

– Plaisir, c’est beaucoup dire. Enfin,j’aurai accompli tout mon devoir de cicerone, je vousaurais renseigné. Par leur refus, ces charmantes dames vouscondamnent à la lèpre, en même temps qu’elles-mêmes.

Eh bien…, il paraît que l’on s’accoutume trèsvite à l’horrible. Je ne sourcille pas, et il me vient à l’espritune réplique que l’on croirait empruntée aux romans deMlle de Scudéry. Après tout, j’en ai lu, c’estpeut-être tout uniment un effet de mémoire. Cependant, comme jetrouve qu’en pareille circonstance, cette mémoire nemanque pas de panache, je lui donne la volée :

– Mourir par elles, pour elles, et avecelles, voilà trois raisons de bénir la mort.

Ah ! les chères créatures. Elles tendentleurs mains vers moi, comme pour me remercier de la tendresseenclose dans la phrase un peu ridicule en sa boursouflure.

Mais l’organe sec de Strezzi coupe legeste.

– Vous commencerez à bénir demain, sirMax Trelam.

Et l’index pointé vers les étuves, devantlesquelles Morisky et Goertz se meuvent ainsi que des diables,marmitons noirs de la rôtisserie infernale.

– C’est à votre intention que l’ontravaille là… J’ai un dernier mouvement de bonté. Je vous laissevingt-quatre heures de réflexions… Demain, à pareille heure, unepiqûre de bouillon de culture vous punirait d’hésiter encore.

Il prit sur une table une de ces légèresseringues de Pravaz, intermédiaires délicats des injectionssous-cutanées. Il la promena devant mes yeux.

– Admirez la supériorité de la sciencemoderne, sir Max Trelam. Ce joli instrument est plus dangereux quetout l’arsenal des tortures antiques… Et dire que certaines gensnient le progrès.

Il riait ; l’organe grelottant deMorisky, le rude timbre de Goertz lui firent écho, et cette gaieté,je vous assure, avait quelque chose d’impitoyablement pénible.

Le savant chauve avait refermé les portes desétuves.

– Tout sera prêt demain à onze heures.Jusque-là, plus rien à faire.

– Alors, Son Altesse m’accorde lapermission de sortir. Je serai de retour à l’heure indiquée.

Strezzi abaissa la tête pour affirmer.

– J’aurais préféré vous voir rester ici,Goertz… Tant que l’ennemi est libre on ne saurait prendre trop deprécautions.

– Bah ! Altesse. Supposez qu’il mesupprime… Vous savez que je m’y opposerais de tout monpouvoir ; mais enfin supposons qu’il réussisse… Je nereviendrais pas. Mon absence même vous avertirait qu’il rôde auxenvirons et faciliterait sa capture.

– C’est vrai, mais je tiens à vousconserver. Morisky me vantait encore ce matin vos services…

– Ah ! je lui en rendrai encore… Jene suis pas anarchiste à l’eau de roses, moi… Détruire est unbonheur pour moi. Allons, au revoir, messieurs… Il y a un satanémicrobe qui m’appelle au dehors, un microbe aux cheveux noirs quise dénomme Francesca… Une brave créature, allez… Elle a empoisonnésa mère, parce que la vieille gênait nos rendez-vous !

L’homme riait, bestial…

– À demain donc ; on sèmera lalèpre… De ça, je rirai longtemps… Les Compagnons de la dynamiteélèveraient une statue au professeur Morisky.

Il était sorti.

Strezzi, très calme, prit le bras du savantnéfaste et lentement nous dit :

– Vous serez libres dans mon usinesouterraine. Je veux vous la faire connaître. Devant la grandeur dela science, vous vous sentirez peut-être humbles. Vous comprendrezla lutte impossible… Vous apprécierez plus justement lasituation.

Puis la voix changée, cet étonnant misérableayant revêtu le masque indifférent d’un hôte montrant soninstallation, il nous fit parcourir la terrible usine, d’où la mortrayonnait sur le globe.

– Vous venez de voir lelaboratoire ; c’est l’asile de la création, la« pouponnière » des microorganismes. Vous allezcomprendre comment nous procédons sans danger à des expériencesconcluantes.

Et se dirigeant vers la paroi opposée à celleque masquait l’étuve, il ouvrit une porte. Je remarquais qu’elleétait garnie de bourrelets de caoutchouc assurant une fermeturehermétique.

– Approchez ! Cette seconde pièce depetite dimension, est la salle d’observation. L’opérateurs’y enferme…, restant en communication avec le laboratoire parcette ouverture circulaire ménagée au milieu du panneau… Unobturateur métallique aveugle l’ouverture aussitôt que lacommunication n’est plus nécessaire.

Bien, maintenant, juste vis-à-vis de la porteaccédant au laboratoire, une autre également percée d’un« judas » à volet automatique, permet de passer dans lehall d’expériences.

Il fit tourner sur ses gonds la seconde porteindiquée.

Celle-ci donnait accès dans une sallespacieuse, aux murs recouverts d’un émail mosaïque.

– Ici, dit-il, nous enfermons des singes,des rats, des cobayes.

Par le « judas » nous projetons lesmicrobes que nous souhaitons expérimenter. C’est ainsi que nousavons pu nous assurer de l’effet des projectiles du Canon duSommeil.

Des manomètres de notre invention traversentla paroi, indiquant à l’observateur placé dans la logette le degréde pression microbienne. Des pompes à triformaldéhydepermettent de neutraliser l’atmosphère, et de pénétrer sans dangerdans le hall pour y ramasser les morts et étudier les effets desprojectiles. La manœuvre des pompes est déterminée par ledéclanchement d’une simple manette.

Puis nous parcourûmes des galeries, desateliers de soudure, de découpage… Une dizaine d’hommes assuraienttoute la besogne, secondés par des machines qu’actionnait une chuted’eau souterraine.

Et je me surprenais à m’intéresser à cesmachines, merveilles d’ingéniosité mises au service de la mort laplus terrible.

Quand nous eûmes tout vu, Strezzi nousconduisit à un logement différent de celui que nous avions occupésla nuit précédente.

– J’ai fait transporter vos valises ici,dit-il. Je vous ai réunis dans un appartement : trois pièces,où vous serez chacun chez vous, et une salle commune, où il voussera loisible de vous réunir. J’ai voulu que vos puissiez discuterd’ici à demain.

Et avec un sourire d’une indicible cruauté, ilacheva :

– J’ai voulu aussi que vous puissiez vousplaindre, si vous me contraignez à vous inoculer la lèpre… Douleurexprimée est soulagée, dit le proverbe de Bosnie… Je suisbienveillant, moi ; bienveillant même quand je dois punir.

Sur ce, il se retira, nous laissant déprimés,stupides, anéantis par l’épouvante de cet Institut de mort, né endes cervelles criminelles, des méthodes de Vie jaillies des pursesprits de Pasteur, de Roux, de Melchnikoff, de Michel Gohendy… Lesténèbres enfantées par la lumière, n’y a-t-il pas là de quoi sentirsa raison vaciller !

Chapitre 18NOUS SOMMES DES MORTS VIVANTS

Vingt-quatre heures ont passé, la sonnerie dechacune nous fouillant le cœur d’une blessure. Chacune me dit quel’instant nous séparant de l’irrémédiable s’est abrégé.

– Oh ! Tanagras !Tanagras ! sœurs que j’aime en une double silhouette, sur vostêtes adorées plane la lèpre hideuse.

L’infini, le sans bornes, ne se révèle-t-ildonc à nous que par notre capacité incommensurable desouffrir ?

On heurte à la porte du petit saloncommun, où nous nous sommes réunis en quittant nos chambresrespectives.

Et le contremaître Goertz paraît. Sa vue mebouleverse. On dirait que, dans mes veines, mon sang s’estsoudainement glacé. Mon cœur ne met plus en circulation qu’unliquide à température polaire. Ce n’est plus un courant caloriquequi parcourt mon être ; c’est un ice-ring, c’estl’anneau froid qui amène la mort de ceux qu’ont séduit lesValkyries… Wagner, Schopenhauer, Nietzsche, faut-il que je grelottepour songer à ces génies réfrigérants !

Mais Goertz est là.

Sa voix rude et sarcastique nous intimel’ordre de le suivre.

Il me semble que ses yeux brillent plus qu’àl’ordinaire sous ses lunettes rouges, découpant des disquessanglants sur sa face livide.

Je suis halluciné, hors du sens exact deschoses. Est-ce que je ne me figure pas lire dans ces regardsennemis une pensée de pitié.

La pitié dans cette caverne de ladésolation ! Ah ! mon brave Max Trelam, vous baissezferme. Peut-être est-il temps que vous mouriez, cher confrère, carréellement, si vous rentriez au Times, votre succès yserait médiocre. Vous n’êtes plus en forme, roi desreporters, mais là plus du tout.

Et cependant, si j’étais seul en cause, lecourage me serait facile. Dans ma chambre, au fond d’un placard,utilisant une fissure du roc, parmi des lamelles de fer-blanc, desoutils brisés, j’ai découvert un Trelesvak,ainsi qu’enAlbanie, on désigne par le nom du fabricant, les longs couteauxanalogues aux navajas espagnoles.

Une lame d’acier de trente centimètres, ungeste résolu, et la lèpre n’est plus qu’une menace vaine.

Seulement un geste résolu ne suffit pas… Il enfaut trois, dont les deux premiers devraient frapper mescompagnes.

Oserai-je jamais ? Un sauvage, un barbaren’hésiterait vraisemblablement pas… Mais je suis un civilisé, moi.Les moindres idées affectent en ma personne des complicationsinattendues.

Ainsi qu’en état de somnambulisme, je suiscelles que j’aime… Je ne discerne même plus s’il existe unedifférence dans l’affection que j’ai vouée à chacune des deuxsœurs.

– Entrez !

C’est Goertz qui ordonne. Nous sommes revenusdevant le laboratoire. La porte s’ouvre, se referme sur nous, surnotre guide.

Nous faisant face, le prince Strezzi, leformidable Morisky encadrés de leurs sinistres« ouvriers », nous considèrent.

Sur une table derrière eux, un bocal de verrecontient un liquide de couleur sépia. À côté, une seringue dePravaz dans son écrin.

C’est étrange. Malgré le trouble où je suis,je distingue chaque détail avec une surprenante netteté.

Je vois Strezzi. Il est préoccupé, encorequ’il affecte l’indifférence. Évidemment, il ne tient pasabsolument à nous inoculer la lèpre. Il préférerait de beaucoupnous voir lui livrer le secret de l’apparence vraie du protéemultiforme qu’est X. 323.

Mais nous nous taisons. Il est nécessairequ’il parle. Ses mâchoires se serrent, il doit grincer des dents.Ce génie du mal ne conçoit pas l’héroïsme de ses victimes,l’héroïsme contre lequel se brise l’arsenal de sescombinaisons.

Et son organe sonne sèchement :

– Le temps que je vous ai accordé pourréfléchir est passé, dit-il.

Machinalement, nous inclinons la tête… Lesmots prononcés ont un sens terrible qui fait tressauter follementen nous l’instinct obscur de la conservation.

Il se rend compte que notre volonté est laplus forte.

Sa voix se fait plus sifflante :

– Vous vous souvenez de mon offre. Unportrait de X. 323 ou le don de la lèpre.

Et pointant son regard mauvais dans mesyeux :

– C’est un dilemme, sir Max Trelam, ainsique vous l’avez certainement appris à l’Université deCambridge.

La peste étouffe le bourreau qui mêle mapauvre université à ses malhonnêtes affaires !

Comme Tanagra, miss Ellen et moi continuons àgarder le silence, il crispe ses poings et faisant un pas versnous, il demande :

– Je veux connaître votre décision.Oh ! Je n’ai que faire de longs discours. Répondez par oui oupar non.

Il y a une pause, puis son organe prononce laquestion qui va décider de notre sort.

– Voulez-vous me remettre la photographieréclamée ?

Les deux sœurs se tendent la main. Il semblequ’elles veuillent s’assurer contre toute défaillance en unissantleurs forces. S’entre-regardant comme pour se communiquer lecourage, elles murmurent :

– Non.

Oh ! les douces voix appelant la morthideuse sur les deux têtes adorées ! J’oublie que je suiscondamné comme elles. Je pleure sur elles seules… Il est vrai quedans ma poche, je sens mon couteau albanais… Une plaisanteriestupide me traverse.

– La lèpre est comme l’anémie ; lefer y porte remède.

Je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur lafaiblesse de cette intempestive manifestation cérébrale, le princeStrezzi frappe le sol d’un talon furieux. Une teinte rouge debrique envahit son visage à la peau safranée.

– Alors, gronde-t-il d’un accent rauquequi me rappelle le signal du tigre en chasse que j’entendis naguèredans les nuits du Bengale, alors que le Times m’y expédiapour l’affaire passionnante du Diamant bleu de Galkoor. Alorsl’injection de la lèpre, l’agonie de plusieurs mois, où le malrongera lentement votre chair, où votre beauté deviendrahideur…

Les Tanagra ne le laissent pas continuer…Toujours les mains unies, exaltées par le sacrifice, elles disentensemble :

– La lèpre !

C’est par un cri qui n’a rien d’humain queStrezzi souligne cela :

– Vous l’aurez voulu. Tant pis pour vous.Allez, vous autres.

Les derniers mots sont un ordre qui s’adresseaux ouvriersprésents. Je m’en rends compte, en me sentantsaisir, immobiliser par des mains brutales.

Les hommes se sont emparés de moi, de mescompagnes. Ils nous maintiennent. Des cordelettes fixent nos mains,entravent nos chevilles.

– Je vous les remets, Morisky, gronde leprince.

Et le savant, arraché au bagne russe deSakhaline, exulte, une gaieté farouche contorsionne son visageapocalyptique.

– Goertz, appelle-t-il de sa voixgrinçante.

Le contremaître s’avance. Ses yeux brillentderrière ses verres rouges. On croirait que ses orbites contiennentdes charbons ardents.

– Herr professor, prononce-t-il avec unrespect réel.

Ce criminel respecte le savant qui a mis sascience au service de la destruction.

Celui-ci reprend :

– La seringue de Pravaz… Trentecentimètres cubes de sérum ; cela suffira pour les trois.

– Bien, Herrprofessor !

Et Goertz s’approche de la table où j’airemarqué le récipient au liquide brunâtre et la seringue dans sagaine.

Il nous tourne le dos, masquant cesustensiles, inoffensifs d’apparence et qui vont pourtant jeter dansnos veines, dans nos cellules, le germe de la plus hideuse desmorts.

Un petit clapotis de liquide agité parvient àmes oreilles.

Goertz se retourne. Il tend au docteur Moriskyla seringue de Pravaz, dont l’ampoule est aux deux tiers emplie dela substance brune.

Il ricane, ce damné contremaître.

– Voyez, Herr professor ; mapromenade de cette nuit n’a pas altéré mes qualités de précision…Je suis rentré depuis vingt minutes et cependant les trentecentimètres cubes y sont exactement. On pourrait comparer aumicroscope la graduation et le niveau du sérum, je réponds de lacoïncidence !

Morisky a un sourire amical à son aide… Il leconsidère ainsi qu’un élève favori, puis il darde le rayon de sesyeux pâles sur le prince Strezzi, qui répond à la muetteinterrogation par ce seul mot.

– Allez !

Allez… ; cela veut dire : injectezle sérum venimeux à ceux qui sont là, ceux dont la seule faute estd’avoir osé se placer entre l’assassin et ses victimes.

La lèpre ! La lèpre ! À elles, à mesbien-aimées !

Mes muscles se contractent, il me semble quemes forces n’ont plus de limite, que je vais briser mes liens,bondir sur les misérables qui m’entourent, les pulvériser, délivrerles chères petites choses si effroyablement menacées.

Rêve ! Exaltation nerveuse qui se brise àla résistance des cordelettes et qui me laisse anéanti, une sueurfroide aux tempes, un brouillard devant les yeux.

Un silence, des bruits de pas, un nouveausilence. Je crois que l’étreinte de mes gardiens se fait plusénergique. Une piqûre au cou… J’ai un cri étranglé… La piqûre,c’est l’aiguille de la seringue de Pravaz qui l’a causée… Mon tourest venu. Instinctivement je cherche à me débattre, à fuirl’instrument empoisonneur.

Effort inutile. On me maintient immobile… Jesens le liquide mortel pénétrer sous ma peau, la gonfler, latendre.

Et puis, je ne sais plus. Je suis devenuinconscient. Je flotte dans un monde irréel… Tout cela ne peut pasêtre vrai. La lèpre ! donner la lèpre mathématiquement, defaçon raisonnée… À moi, cela passerait encore, mais à miss Tanagra,à miss Ellen.

Je suis à cette limite où la Veille et leCauchemar se confondent.

On nous délivre de nos liens. Nous reprenonsla liberté de nos mouvements. Ce soin démontre, hélas, que lesacrifice est consommé.

Chapitre 19LA LETTRE MYSTÉRIEUSE

Tout à coup, par une soudaine projection, mapensée est ramenée des sphères nuageuses où elle se débat. Le crimequi vient de s’accomplir est brusquement reculé au second plan.

Un grand gaillard effaré, ahuri, a faitirruption dans le laboratoire. Ses cheveux blonds, sa barbe épaissesont hérissés.

– Quoi, Hermann ? murmureStrezzi.

Hermann ? Je me rappelle. C’est le nom,je l’ai entendu hier, du gardien de l’entrée de l’usinesouterraine. C’est lui qui habite dans la logette vitrée et dans lasoupente où l’on accède par une échelle. Oui, oui, j’ai remarquéces détails à notre arrivée.

C’est lui aussi qui surveille la boîte auxlettres, dont la présence m’a paru si bizarre au seuil d’une cahutemisérable.

Il brandit un papier :

– Une lettre, une lettre pour sonaltesse, prince Strezzi.

– Eh bien donne-là, fait rudement cedernier. Une lettre n’a rien qui puisse justifier l’agitation où jete vois.

– Si, si, altesse, balbutie Hermann… Celajustifie… Votre altesse ne sait pas…

– Ne sait pas quoi, butor ?

– Je parle, je parle, que votre altessene s’irrite pas… La boîte aux lettres, vous vous souvenez ; onne peut y glisser une correspondance, sans établir un contactélectrique, cela actionne une sonnerie… Je suis prévenu ainsi, etde l’intérieur, grâce au jeu de glaces, je puis voir celui ou cellequi a déposé le papier.

– Oui, eh bien ?

– Eh bien, la sonnerie n’a pas résonnédepuis que Herr Goertz est rentré de permission… Il a sonné,puisque je lui ai ouvert, n’est-ce pas ?… Je l’affirme sur matête… Et je viens de trouver cela dans la boîte.

Strezzi hausse violemment les épaules.Évidemment il doute de la vigilance d’Hermann ; pourtant il nedit rien.

À quoi bon ! Il prend la lettre,l’ouvre ; mais à peine y a-t-il jeté les yeux qu’il a uncri.

– X. 323 !

Tous, nous sursautons. Ce nom, jeté dans lesilence, a bouleversé tout le monde.

Mes compagnes et moi avons l’impression quenous serons vengés !

Strezzi et ses acolytes ont peur. Je lereconnais à leurs regards effarés, à leurs attitudes inquiètes defauves à l’approche de la meute.

Et lui, comme poussé par une force dominant savolonté, lit les lignes suivantes :

« Tous les atouts semblent dans votrejeu. Ils semblentseulement.

« Comme preuve, je vouspréviens, conformément à mes habitudes de loyauté que, ce soir, àminuit, j’entrerai dans votre laboratoire.

 

« J’espère que vous m’y attendrez avecvotre complice Morisky, pour entendre à quelles conditions jeconsens à traiter avec vous.

« Je vous laisse libre de prendre toutesles précautions que votre terreur vous suggérera. Je vous avertispourtant que rien ne m’empêchera de faire ce que j’ai résolu.

« Signé : X. 323 ».

Tous courbaient la tête, jetant à la dérobéedes regards apeurés autour d’eux. Cela était tragique de constaterainsi la puissance de l’homme remarquable dont le hasard ou laprovidence m’avait fait l’ami.

Un chiffon de papier, sur lequel sa main avaittracé quelques lignes, et les criminels exceptionnels qui noustenaient en leur pouvoir frissonnaient d’épouvante.

Enfin Morisky, qui seul a conservé quelquesang-froid, émet cette supposition :

– Pour annoncer aussi affirmativement sonentrée à minuit dans le laboratoire, X. 323 doit être assuréqu’aucune précaution ne saurait l’empêcher d’y pénétrer.

– Que voulez-vous dire,Morisky ?

À la question de Strezzi, le savantréplique :

– Je veux dire que, dès maintenant, ilest caché, quelque part, dans le méandre des couloirssouterrains.

Et un murmure terrifié accueillantl’hypothèse, le féroce microbiologiste ajoute d’un tondédaigneux :

– Haut les revolvers, mes enfants.X. 323 est bien habile, mais je n’ai jamais ouï dire que sonépiderme fut à l’épreuve de la balle.

Atroce bonhomme. Il souffle sur mes espérancesqui s’écroulent comme un château de cartes.

C’est vrai, ils sont… Combien sont-ils ?Neuf ouvriers, le concierge Hermann, Goertz, Morisky, Strezzi…Tiens, ils sont treize exactement… Cela porte malheur, disent lesgens superstitieux… Malheur, à qui ? Je tremble que ce soit àmon… beau-frère, seul en face de treize revolvers que les banditstiennent à présent à la main.

Cela leur a rendu du ton de sentir sous leursdoigts des armes fidèles, incapables de trahir leur maître.

Chacun a foi dans les cinq ou six cartouchesqu’il a à sa disposition. Chacun se dit que, sa main ne tremblantpas, il tient cinq ou six fois la vie de X. 323 à samerci.

Malheureusement, moi aussi, je me dis cela…Sur le visage de miss Tanagra, je lis la même impressiondécourageante.

Je reporte mes yeux sur sa sœur.Étrange ! Miss Ellen sourit.

Elle a confiance, elle… Elle ne doute pas dela victoire de son frère…

– S’il est dans les grottes, il fautforcer X. 323 à se montrer avant l’heure fixée.

Hein ? Qui parle ? Ah ! ma foi,c’est le prince Strezzi. Ses aides le considèrent. On devine que laparole de leur chef a éveillé en eux une espérance.

Il a un ricanement sinistre, en vérité. Est-cequ’il aurait trouvé le moyen de faire pièce àX. 323 ?

– Eh ! Eh ! plaisante-t-il, X.323 est stoïque lorsqu’il s’agit de lui-même, mais sa tendressefraternelle me l’avait déjà livré une fois… Voyons donc si elle adiminué depuis qu’un mariage a uni nos deux familles.

Le revolver au poing, il va vers la porte dulaboratoire, l’ouvre brusquement et il clame au dehors, de toute laforce de ses poumons :

– Je convie X. 323 au drame qui vas’accomplir.

Sa voix, enflée par les résonnances des sallessouterraines, a roulé de crevasse en crevasse. Les ondes sonoress’entrechoquent avec un bruit de torrent bondissant sur un litrocheux.

Tous les revolvers sont maintenant braqués surla porte dont le rectangle se découpe sur le noir de lacaverne.

Mais rien ne répond à l’appel du prince.

Alors, celui-ci, toujours forçant sa voix,clame :

– Goertz, prenez une pipette d’acidesulfurique. Nous en verserons quelques gouttes dans les beaux yeuxde miss Ellen. Voyons un peu si X. 323 laissera aveugler sasœur.

Un silence de mort accueille cet ordre.

Les bandits peut-être sentent que leurférocité est faible en regard de celle à qui ils sont inféodés.

Je crois bien que le contremaître Goertz,lui-même, a un vague mouvement de recul.

Je n’affirme pas. Je ne suis pas en étatd’observer.

Aveugler miss Ellen, éteindre les alguesmarines de ses yeux… Ah ! mon cœur, mon cerveau, sont emportésdans un tourbillon de haine contre le bourreau, de désir éperdu desauver la victime.

À cette heure, révélation subite,irrésistible, étoile lumineuse jaillissant d’un chaos, je sens, jecrois, je sais que c’est elle que j’aime. Le crime a chassé mesindécisions sentimentales…

Entre les deux épreuves identiques de lafiancée bien-aimée, l’imminence du péril m’a fait choisir.

Et je fouille dans ma poche ; j’enextrais mon couteau albanais. D’un élan furieux, je me rue sur leprince. Je frappe de toute ma puissance musculaire…

Tout cela est rapide comme la foudre, et… jeme trouve stupéfait, déconcerté, étreignant le manche de mon armedont la lame s’est brisée net.

Tandis que Strezzi, lequel a chancelé sous lechoc, arrête d’un geste ses complices prêts à se jeter sur moi, ilme lance, suprême ironie, cette explication qui m’accable.

– Pensiez-vous donc que je me promenaisen votre compagnie sans prendre, les plus élémentaires précautions.J’ai une cotte de mailles, sir Max Trelam, et voyez le bouffon del’aventure ; cette cotte qui me protégea contre le couteaud’un Anglais, est de fabrication anglaise, made inEngland, sir Max Trelam.

Qu’allais-je répondre, poussé au paroxysme del’exaltation par la raillerie de cet exécrable individu… Je nesaurais avoir une idée précise à cet égard.

Il est vraisemblable, toutefois, que j’auraisété ridicule.

On l’est toujours quand on menace l’ennemi quel’on est incapable d’atteindre.

Ce fut le nommé Goertz qui m’évita cettenouvelle humiliation.

– M’est avis, prononça-t-il, que le sieurX. 323 ne se présentera pas avant l’heure indiquée par lui…Remettons donc l’application du collyre au vitriol à ce soir. Celadonnera du mouvement à la conversation… Et puis, si mes chersseigneurs Strezzi et Morisky veulent bien prêter l’oreille à uneproposition, je crois que nous serons en mesure de déclarer à cedigne X. 323 que nous lui accorderons notre absolution s’ilconsent à absorber la lèpre de bonne volonté.

Il riait affreusement, ce répugnantGoertz.

Sans doute ses chefs avaient confiance dansses facultés nocives, car Morisky approuva du geste, et Strezzicommanda :

– Reconduisez les prisonniers à leurappartement et revenez tous ici.

On nous entraîna au dehors, ainsi qu’ill’ordonnait.

Chapitre 20LE COUP DE MINUIT

Vous connaissez le Colosseo à Rome,ce Colosseo qu’en France vous appelez Colisée[4], jen’ai jamais pu comprendre pourquoi.

C’est la ruine gigantesque et hautaine ducirque des Césars, où, sur les gradins, un peuple tout entiervenait se repaître de l’agonie de centaines de gladiateurs, defauves, de chrétiens, de barbares, victimes volontaires ou non,offertes en holocauste à la cruauté d’une race accoutumée par dixsiècles de victoires à se croire une race de maîtres, érigée aumilieu du troupeau vulgaire et esclave de l’humanité.

Eh bien, sous les gradins effondrés, en cesremises, souterraines autrefois, où les belluaires, rétiaires,martyrs, attendaient l’heure de mourir, j’avais rêvé naguère lapensée des disparus ayant attendu là.

J’avais rêvé l’adieu à la vie, dans le tempsqui fuit imperturbable. Mon imagination m’avait retracé les lèvress’ouvrant sur les mots sans lendemain, les mains pressées dansl’étreinte finale.

J’eusse ri, au milieu de mes penséesmélancoliques, si quelqu’un dans la vaste ellipse du Colosse, oùcent mille spectateurs trouvaient place, m’avait dit :

– Un jour, dans notre sociétéprétendue humanitaire,tu connaîtras les mêmesangoisses !

Et cela pourtant se réalisait à cetteheure.

Nous étions tous trois, Tanagra, miss Ellen,moi, dans la salle commune de notre gîte. Nul n’avait songé às’isoler.

Assis les uns auprès des autres, les mainsunies, nous ne parlions pas. Qu’aurions nous pu dire ?X. 323 vaincrait-il ? Serait-il abattu par sesadversaires, complotant à cet instant nous ne savions quelletortueuse machination ?

Nous souhaitions la victoire pour lui, c’étaitle vœu ultime nous rattachant à la vie. Car, pour le reste, nousétions déjà des morts.

La lèpre était en nous.

Et puis, à un moment, miss Ellen se prit àinterroger. Elle voulait tout savoir de la lèpre, et surtoutcomment progressait l’atroce maladie.

J’étais hélas ! en mesure de satisfairecette curiosité macabre.

Un de mes confrères et amis avait naguèrepublié une étude remarquée sur la léproserie d’Antananarivo, àMadagascar, et je dis ce dont je me souvenais.

La lèpre apparaissait sous la forme d’unepetite tache rosée grandissant peu à peu, creusant la chair.

Ellen m’avait écouté. Enfin ellemurmura :

– Alors, nous aurions un ou deux mois derépit, avant que l’horrible maladie éclate.

– Oui, à peu près.

– Deux mois, fit-elle, sont une existencebien courte, mais enfin on en peut faire un siècle de bonheur.Combien n’ont jamais ces quelques semaines heureuses.

Et comme je la considérais, étonné, necomprenant pas la douce pensée, elle ajouta :

– Tout à l’heure, quand vous avez défendumes yeux, il m’a semblé…

Elle s’arrêta, un trouble délicieux plaquantdu rose à ses joues.

– Oui, répondis-je gravement, oui, j’aisenti alors que mon cœur s’était engagé à vous.

Elle mit un doigt sur ses lèvres, me désignadu regard sa sœur immobile auprès de nous, absorbée en une rêveriesombre.

– Elle n’espère plus rien, fit-elle d’unevoix si basse que je percevais à peine ses paroles… Montrons ducourage, nous qui pouvons escompter des jours de contentement.

Un nuage passa sur son front, mais elle repritcourageusement :

– Après,… oh ! après cette brèveincursion dans le pays des joies, nous aurons une consolationencore : mourir ensemble et en beauté… N’est-ce pas,sir Max Trelam, vous tuerez votre femme avant qu’elle soit devenuehideuse.

Puis avec une émotion soudaine dont son accentpalpitait :

– Vous aurez aimé ma beauté… Je ne veuxplus être laide.

Elle abaissa ses paupières… ; on eut ditqu’elles pressaient les larmes encloses en ses doux yeux ;deux perles liquides glissèrent lentement sur ses joues.

D’instinct, je me penchai, je les bus,emportant sur les lèvres cette saveur salée qui fait songer auxembruns de l’Océan.

Il me sembla que cet acte… enfantinementtendre nous liait indissolublement.

Puissance d’une pensée aimante. Elle et moimaintenant entendions chanter, au fond de nous-mêmes, un douxcantique d’espoir.

Pauvre Tanagra. Elle seule ne pouvait plusrien attendre de la vie.

Et le temps passait. On nous avait apporté unecollation vers sept heures, avec l’ordre de nous tenir prêts àsuivre ceux que le prince Strezzi dépêcherait vers nous.

J’avais encouragé mes compagnes à prendrequelque nourriture, et bien que la faim ne me tourmentât point,j’avais prêché d’exemple.

Ma montre marquait dix heures quand cinqhommes, conduits par Hermann, vinrent nous chercher.

Le revolver au poing, nos gardes nousconduisirent au laboratoire, dans lequel Strezzi, Morisky avec soncrâne immense et luisant, Goertz aux regards diaboliques sous lesverres rouges de ses lunettes, nous attendaient.

Hermann et ses hommes fermèrent la porteaccédant aux galeries souterraines. Ils l’assujettirent avec unechaîne d’acier. Après quoi, ils disparurent ainsi que des ombrespar la baie aux obturateurs de caoutchouc, établissant lacommunication entre le laboratoire et la logetted’expériences, laquelle, on s’en souvient, permettait, à sontour de passer dans le hall destiné à recevoir les victimes desexpérimentations des terribles produits créés par le professeurrusse.

D’un geste brusque, Strezzi nous indiqua dessièges ; nous nous assîmes. Un lourd silence régnait et nosgeôliers, j’en avais l’impression, écoutaient lesilence.

Leurs traits immobiles reflétaient l’anxiété.Ils avaient l’inquiétude du bruit qui se produirait à un momentvenu, annonçant l’approche de X. 323.

Et je me surprenais à tendre l’oreille commeeux.

Oh ! ce fut long, je vous assure,d’arriver à l’instant où Goertz, tirant de son gilet de laine unegrosse montre d’argent, fit entre haut et bas :

– Onze heures trente cinq. Il esttemps !

Deux minutes et mes compagnes, moi-même, avonsles mains immobilisées par des menottes métalliques que relient deschaînettes, dont Goertz tient l’extrémité.

Il nous entraîne vers la logetted’expériences, nous y pousse, s’y enferme avec nous.

Les judas des portes opposées, percés sur lelaboratoire et sur le hall, sont ouverts. Ils laissent pénétrerchacun un rayon lumineux. Il y a donc de la lumière dans les deuxpièces contiguës à la logette.

Et tandis que Goertz se livre à des opérationsque je ne discerne pas, dans la pénombre, opérations que trahissentdeux ou trois cliquetis métalliques, je réussis à couler un regardpar les ouvertures non encore obturées.

Morisky et Strezzi sont dans le laboratoire. Àl’instant où je les observe, ils rapprochent leurs chaises de latable comme pour s’y accouder.

Dans le hall, les ouvriers, legardien Hermann, sont rassemblés, en armes. Ils échangent despropos à voix basse. Le chuchotement m’arrive imprécis… ; maisje n’ai pas besoin de percevoir les paroles, je suis assuré qu’ilsparlent de ce qui va se passer dans quelques minutes. On devine sibien dans leur attitude, qu’ils sont là pour jouer une partie dontl’enjeu est la possibilité de vivre.

Je tressaille au son de la voix de Goertz.

Le contremaître est debout, les lèvres àhauteur du judasdu laboratoire.

– Minuit moins cinq, a-t-il dit…,attention.

Sans doute, l’avertissement a secoué le princeet son complice, car un bruit de chaises remuées parvient jusqu’àmoi.

Goertz se porte à l’ouverture du hall. Ilrépète son appel en le modifiant légèrement :

– Minuit moins cinq, braves gens !Le revolver en main ! Et si j’ouvre la porte, précipitez-vouscomme un seul homme.

L’heure du choc est imminente. J’entends mescompagnes respirer avec force. Pauvres chères filles, comme ellesdoivent être anxieuses. Il fait trop sombre, dans cette logette, jene puis réussir à distinguer leurs traits. Je veux leur parler.

– Courage…

– Silence ! ordonne rudementGoertz.

Dans le laboratoire, une pendulette, que je mesouviens avoir remarquée le matin, frappe sur son timbre clair etgrêle, le premier coup de minuit.

Alors, le contremaître précipite des gestesinexplicables pour moi ; ce sont des gestes d’ombre dans uneombre à peine plus claire. Il me semble que ses mains se portentsuccessivement au judas du laboratoire, puis à celui du hall, quedes bruissements légers fusent dans l’air, et les ténèbresdeviennent complètement opaques.

Les volets obturateurs des judas se sontfermés, interceptant toute communication avec les piècesvoisines.

Et cependant, je sais que les douze coups deminuit jaillissent du flanc fragile de la pendulette, que Strezzi,Morisky, d’un côté, Hermann et ses hommes, de l’autre, sontattentifs, prêts à bondir sur celui qui, seul, a osé lesdéfier.

À cet instant, l’organe de miss Tanagragémit :

– Mon Dieu !

Toute la douleur de l’attente réside en cetteexclamation.

J’entends un léger murmure, caressant comme lesouffle alangui des grands pankas de plumes balancés sur lesterrasses hindoustanes.

Je devine que miss Ellen caresse, de sa divinepensée de jeune fille, sa sœur qui n’a pu retenir l’expressionarticulée de son angoisse.

Puis plus rien. Tous, nous sommes muets, commepétrifiés dans l’ombre absolue, redoutant et espérant nous nesavons quoi.

Soudain, une lueur éclaire le réduit. Lecontremaître Goertz vient d’enflammer une allumette. Oh ! ilne s’inquiète pas de nous. Il approche la flamme vacillante desparois, éclairant les manomètres qui établissent la communicationscientifique avec les salles voisines. Il murmure àdemi-voix :

– Bien ! Pression redescendue àzéro. Les pompes peuvent fonctionner !

Il abaisse son allumette de cire, faisantainsi sortir de l’ombre un levier coudé s’articulant au ras du sol.Il le rabat. Aussitôt résonne le pfou ! pfou ! rythmé depistons en marche, accompagné d’un bruissement continu comme celuid’une pluie tombant régulière sur des feuillages.

Ah ça ! Que fait-il donc… Je me remémorel’odieuse visite du propriétaire, à laquelle Strezzi nousa conviés hier.

Le levier actionné par Goertz commande lespompes destinées à pulvériser le triformaldéhyde, le liquidedestructeur de microbes.

Quels microbes détruit donc Goertz ?

Non, ma pauvre cervelle doit battre lacampagne. J’ai mal interprété les explications du prince… Autrementce serait absurde.

Je hais, je méprise l’ignoble contremaître, etcependant, mon désir de comprendre est tel quej’interroge :

– Que faites-vous donc ?

Il me coupe la parole avecimpatience :

– Assez… la curiosité aura son tour.

Ah ça ! je deviens fou ! Voilà queje ne reconnais plus sa voix, et derrière moi, dans l’ombre, deuxvoix chéries jettent un cri inexplicable :

– Ah !

Chapitre 21LE SOLEIL BRILLE

Au cri des deux sœurs, succéda un ensemble defaits précipités qui ne me permirent pas de les interroger.

Goertz avait ouvert la porte du laboratoire.Il avait bondi dans cette pièce, où nous avions laissé le princeStrezzi en tête à tête avec son complice Morisky.

Je fis un pas en avant, me trouvai ainsi dansl’encadrement de la baie, demeurée ouverte au large.

Et je dus ressembler véritablement à unestatue de la stupéfaction, genre anglais.

Assis près de la table, rigides, immobiles, setenaient Strezzi et le professeur russe.

Un rire effroyable convulsionnait leursphysionomies.

Mais, par Jupiter, c’était là le rire provoquépar les affreux projectiles du canon du sommeil.

Avec cela une odeur violente detriformaldéhyde me remplissant les yeux, les narines, la gorge,d’insupportables picotements.

Je cherchai Goertz du regard, afin de quêterauprès de lui la solution du problème insoluble pour monesprit.

Il était à l’autre extrémité du laboratoire,fouillant dans un meuble, en tirant des papiers, des plans, qu’ilenfouissait vivement, après un rapide coup d’œil, dans la propreserviette de bureau de Morisky.

Il avait pris sans doute ce qu’il voulait, caril referma la serviette de maroquin et se retourna de mon côté. Ilm’aperçut, éclata de rire et prononça :

– Enfin, nous tenons la victoire, sir MaxTrelam, mais cela a été dur… Je vous demande le pardon pour lesmauvaises heures que votre amitié pour nous vous a faitdépenser.

Je faillis tomber à la renverse.

X. 323 ! C’était lui ! Jereconnaissais la voix entendue naguère à Vienne, dans le noblelogis de Graben-Sulzbach.

– Vous, mais comment !Comment ?

– Permettez que je vous délivre ainsi quemes sœurs…

Agile comme un clown, il extrayait Tanagra etmiss Ellen de la logette, les étreignant tendrement, faisait sauternos menottes, et en même temps il parlait :

– J’ai quitté le ballon derrière vous… Àce propos, Max Trelam, remerciements ; vous avez joué votrerôle de maladroit en conscience.

– Cela n’est rien. J’avais une crainteterrible que vous n’eussiez pas réussi à vous échapper etl’explosion…

– Votre ouvrage, n’est-ce pas, frère,murmura Ellen avec orgueil.

– Oui, petite chère Ellen, un fil,branché sur le réseau distribuant la lumière à bord de la nacelle.Le contact, était commandé par le mouvement de l’hélice, il devaitse produire après tant de tours, dix minutes de marche environ.Alors des étincelles passant dans la masse d’hydrogène, devaientfatalement amener l’incendie et l’explosion… Bref, je vous suivis,je connus l’entrée de cette caverne… Une enquête rapide m’appritl’entente existant entre le nommé Goertz et une certaine Francesca,habitant tout près de Weissenbach, le joli bourg situé àl’extrémité du lac de Weissen, dont nous sommes tout proche.Goertz, voilà la figure qu’il me fallait pour pénétrer auprès devous. La Francesca avait un portrait de lui… Je pus me procurer aubourg les accessoires nécessaires à ma transformation… Goertz, queje guettais, arriva à point nommé. Surpris, sous menace de latorture, que j’aurais infligée à ce misérable sans hésitationaucune, il me renseigna sur les travaux, sur la disposition descavernes… Ah ! ces gens-là ont la trahison facile, allez… Jele récompensai de sa docilité par la mort foudroyante… Il s’estenvolé, sans s’en douter, avec sa Francesca, une vulgaire coquineégalement, vers l’inconnu de justice… Un projectile du Canon duSommeil a détruit ce destructeur.

– Vous en possédez donc, ne pus-jem’empêcher de dire ?

Il sourit narquoisement.

– Vous le voyez bien – sa main désignaitles cadavres de Strezzi et de l’horrible Morisky. Si vous voulezregarder dans le hall, vous distinguerez leurs complices réduits aumême état. On ne quitte pas un dirigeable aussi curieux que celuidu prince sans emporter quelques… souvenirs.

J’exultais littéralement… Soudain une idéeatroce traversa mon cerveau.

– Ah ! m’écriai-je, pourquoi nousavoir communiqué la lèpre… Votre victoire est une victoire à laPyrrhus…

Une gaieté folle le secoua tout entier.

– Oh ! Max Trelam, vous trois m’êtesêtres sacrés, j’aurais péri avec vous, mais jamais…

Et changeant de ton :

– Prévenu par Goertz, qui ne marchandapas les révélations pour éviter le supplice, je savais cequi devait se produire. À Weissenbach, je me procurai une seringuede Pravaz, je remplis l’ampoule d’eau colorée avec de lasépia ; une substitution d’escamoteur, au moment del’opération et l’on vous a injecté une substance colorante maisinoffensive.

Il est impossible de rendre les cris quisaluèrent cette péroraison. Nous étions fous. Miss Ellen, je nesais comment, et la chère petite chose m’a affirmé depuis qu’ellene s’était jamais expliqué cette chose, se trouva dans mesbras.

Nous ressuscitions d’entre les morts.

– À présent, trois jours de travail, MaxTrelam. Vous êtes délivrés, il nous faut délivrer le monde eneffaçant toute trace de la monstrueuse imagination de Strezzi. Nousallons volatiliser la provision de triformaldéhyde des bandits,afin d’exterminer tous leurs microbes… Ensuite, la mine réduira enmiettes l’usine de mort.

Cet homme admirable, dans la fièvre même dutriomphe, songeait au devoir.

Et il fut fait comme il avait dit. Trois joursplus tard, des explosions, dont les paisibles habitants deWeissenbach cherchent encore la cause, comblèrent les méandres dela caverne souterraine creusée au cours des siècles par les eauxlaborieuses dans la masse calcaire.

……  …  …  …  …  … .

Je ne m’étendrai pas sur le succès qu’obtintdans les colonnes du Times, le récit de mon expéditioncontre le Canon du Sommeil.

Quand la presse mondiale encense un homme, ilest décent de se montrer modeste.

X. 323 reçut des décorations variées,parmi lesquelles l’ordre britannique de la Jarretière, àl’ordinaire réservé aux souverains.

Peut-être notre Roi, si subtil, avait penséobliger mon ami à dévoiler, au moins à Lui, sa véritableidentité.

Mais l’habileté se trouva impuissante ;car on apprit que chacun des membres de la famille de l’illustreespion possédait légalementun nom, ce qui lui permettaitde conserver pour lui seul, son nom réel.

X. 323, par lettres patentes deS. M. le roi d’Espagne, avait été promu marquis deAlmaceda.

Miss Tanagra, de par titres authentiques de lachancellerie autrichienne, avait le droit de revendiquer le titrede comtesse de Graben-Sulzbach.

Enfin miss Ellen elle-même, avait étéautorisée, en récompense des services rendus par son frère, lors duvol des documents Downingby et de l’affaire de Casablanca, àajouter à son prénom si doux, le nom patronymique de Pretty.

Et ce fut Ellen Pretty que Max Trelam, promubaronnet par la faveur royale, épousa dans la nef majestueuse deSaint-Paul Church, notre grande église londonienne.

Ma joie de cœur était complète. X. 323voulut que le bonheur du reporter fut aussi complet que celui dutendre mari.

Ce jour-là, il me confia son véritable nom etme permit, dans un tête-à-tête de quelques minutes, de délecter mesyeux de son visage réel, lequel ne ressemblait aucunementà tous ceux que je lui avais vus jusqu’alors.

Seulement, vous comprenez que s’il m’a donnépareille preuve de confiance, c’est qu’il était absolument sûr queje ne le trahirais jamais. Et vous m’approuverez de me montrerdigne de sa confiance.

Tanagra nous a dit adieu… Elle seule neconnaîtra aucune joie. Elle est partie, je le sais, avec un cœurinconsolable et inconsolé.

Et comme miss Ellen, ma chère petite adoréeMrs. Trelam, est triste de songer à la détresse de la sœur sidévouée, nous allons entreprendre un long voyage. En voyage, laséparation est normale ; il semble moins douloureux de ne passentir sa famille autour de soi.

Note. – J’ai écrit ces dernièreslignes, il y a deux mois. Je ne soupçonnais pas que le MonsieurDestin allait m’aiguillier sur : Les Dix Yeux d’Or,que j’aurai peut-être à vous raconter si je reviens.

FIN

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