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L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde

L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde

de Robert Louis Stevenson

Chapitre 1 À propos d’une porte

M. Utterson le notaire était un homme d’une mine renfrognée, quine s’éclairait jamais d’un sourire ; il était d’une conversation froide, chiche et embarrassée ; peu porté au sentiment ; et pourtant cet homme grand, maigre, décrépit et triste, plaisait à sa façon. Dans les réunions amicales, et quand le vin était à son goût, quelque chose d’éminemment bienveillant jaillissait de son regard ; quelque chose qui à la vérité ne se faisait jamais jour en paroles, mais qui s’exprimait non seulement par ce muet symbole de la physionomie d’après-dîner, mais plus fréquemment et avec plus de force par les actes de sa vie.Austère envers lui-même, il buvait du gin quand il était seul pour réfréner son goût des bons crus ; et bien qu’il aimât le théâtre, il n’y avait pas mis les pieds depuis vingt ans. Mais il avait pour les autres une indulgence à toute épreuve ; et il s’émerveillait parfois, presque avec envie, de l’intensité de désir réclamée par leurs dérèglements ; et en dernier ressort,inclinait à les secourir plutôt qu’à les blâmer. « Je penche vers l’hérésie des caïnites, lui arrivait-il de dire pédamment. Je laisse mes frères aller au diable à leur propre façon. » En vertu de cette originalité, c’était fréquemment son lot d’être la dernière relation avouable et la dernière bonne influence dans la vie d’hommes en voie de perdition. Et à l’égard de ceux-là, aussi longtemps qu’ils fréquentaient son logis, il ne montrait jamais l’ombre d’une modification dans sa manière d’être.

Sans doute que cet héroïsme ne coûtait guère à M.Utterson ; car il était aussi peu démonstratif que possible,et ses amitiés mêmes semblaient fondées pareillement sur unebienveillance universelle. C’est une preuve de modestie que derecevoir tout formé, des mains du hasard, le cercle de ses amitiés.Telle était la méthode du notaire, il avait pour amis les gens desa parenté ou ceux qu’il connaissait depuis le pluslongtemps ; ses liaisons, comme le lierre, devaient leurcroissance au temps, et ne réclamaient de leur objet aucune qualitéspéciale. De là, sans doute, le lien qui l’unissait à M. RichardEnfield son parent éloigné, un vrai Londonien honorablement connu.C’était pour la plupart des gens une énigme de se demander quelattrait ces deux-là pouvaient voir l’un en l’autre, ou quel intérêtcommun ils avaient pu se découvrir. Au dire de ceux qui lesrencontraient faisant leur promenade dominicale, ils n’échangeaientpas un mot, avaient l’air de s’ennuyer prodigieusement, etaccueillaient avec un soulagement visible la rencontre d’un ami.Malgré cela, tous deux faisaient le plus grand cas de ces sorties,qu’ils estimaient le plus beau fleuron de chaque semaine, et pouren jouir avec régularité il leur arrivait, non seulement derenoncer à d’autres occasions de plaisir, mais même de restersourds à l’appel des affaires.

Ce fut au cours d’une de ces randonnées que le hasard lesconduisit dans une petite rue détournée d’un quartier ouvrier deLondres. C’était ce qui s’appelle une petite rue tranquille, bienqu’elle charriât en semaine un trafic intense. Ses habitants, quisemblaient tous à leur aise, cultivaient à l’envi l’espoir des’enrichir encore, et étalaient en embellissements le superflu deleurs gains ; de sorte que les devantures des boutiques,telles deux rangées d’accortes marchandes, offraient le long decette artère un aspect engageant. Même le dimanche, alors qu’ellevoilait ses plus florissants appas et demeurait comparativementvide de circulation, cette rue faisait avec son terne voisinage uncontraste brillant, comme un feu dans une forêt ; et par sesvolets repeints de frais, ses cuivres bien fourbis, sa propretégénérale et son air de gaieté, elle attirait et charmait aussitôtle regard du passant.

À deux portes d’un coin, sur la gauche en allant vers l’est,l’entrée d’une cour interrompait l’alignement, et à cet endroitmême, la masse rébarbative d’un bâtiment projetait en saillie sonpignon sur la rue. Haut d’un étage, sans fenêtres, il n’offraitrien qu’une porte au rez-de-chaussée, et à l’étage la façadeaveugle d’un mur décrépit. Il présentait dans tous ses détails lessymptômes d’une négligence sordide et prolongée. La porte,dépourvue de sonnette ou de heurtoir, était écaillée et décolorée.Les vagabonds gîtaient dans l’embrasure et frottaient desallumettes sur les panneaux ; les enfants tenaient boutiquesur le seuil ; un écolier avait essayé son canif sur lesmoulures ; et depuis près d’une génération, personne n’étaitvenu chasser ces indiscrets visiteurs ni réparer leursdéprédations.

M. Enfield et le notaire passaient de l’autre côté de la petiterue ; mais quand ils arrivèrent à hauteur de l’entrée, lepremier leva sa canne et la désigna :

– Avez-vous déjà remarqué cette porte ?demanda-t-il ; et quand son compagnon lui eut répondu parl’affirmative : Elle se rattache dans mon souvenir,ajouta-t-il, à une très singulière histoire.

– Vraiment ? fit M. Utterson, d’une voix légèrementaltérée. Et quelle était-elle ?

– Eh bien, voici la chose, répliqua M. Enfield. C’étaitvers trois heures du matin, par une sombre nuit d’hiver. Je m’enretournais chez moi, d’un endroit au bout du monde, et mon chemintraversait une partie de la ville où l’on ne rencontrait absolumentque des réverbères. Les rues se succédaient, et tout le mondedormait… Les rues se succédaient, toutes illuminées comme pour uneprocession et toutes aussi désertes qu’une église… si bien quefinalement j’en arrivai à cet état d’esprit du monsieur qui dressel’oreille de plus en plus et commence d’aspirer à l’apparition d’unagent de police. Tout à coup je vis deux silhouettes, d’une part unpetit homme qui d’un bon pas trottinait vers l’est, et de l’autreune fillette de peut-être huit ou dix ans qui s’en venait par unerue transversale en courant de toutes ses forces. Eh bien,monsieur, arrivés au coin, tous deux se jetèrent l’un contrel’autre, ce qui était assez naturel ; mais ensuite advintl’horrible de la chose, car l’homme foula froidement aux pieds lecorps de la fillette et s’éloigna, la laissant sur le pavé,hurlante. Cela n’a l’air de rien à entendre raconter, mais c’étaitdiabolique à voir. Ce n’était plus un homme que j’avais devant moi,c’était je ne sais quel monstre satanique et impitoyable. J’appelaià l’aide, me mis à courir, saisis au collet notre citoyen, et leramenai auprès de la fillette hurlante qu’entourait déjà un petitrassemblement. Il garda un parfait sang-froid et ne tenta aucunerésistance, mais me décocha un regard si atroce que je me sentisinondé d’une sueur froide. Les gens qui avaient surgi étaient lesparents mêmes de la petite ; et presque aussitôt on vitparaître le docteur, chez qui elle avait été envoyée. En somme, lafillette, au dire du morticole, avait eu plus de peur que demal ; et on eût pu croire que les choses en resteraient là.Mais il se produisit un phénomène singulier. J’avais pris enaversion à première vue notre citoyen. Les parents de la petiteaussi, comme il était trop naturel. Mais ce qui me frappa ce fut laconduite du docteur. C’était le classique praticien routinier,d’âge et de caractère indéterminé, doué d’un fort accentd’Édimbourg, et sentimental à peu près autant qu’une cornemuse. Ehbien, monsieur, il en fut de lui comme de nous autres tous : àchaque fois qu’il jetait les yeux sur mon prisonnier, je voyais lemorticole se crisper et pâlir d’une envie de le tuer. Je devinai sapensée, de même qu’il devina la mienne, et comme on ne tue pasainsi les gens, nous fîmes ce qui en approchait le plus. Nousdéclarâmes à l’individu qu’il ne dépendait que de nous de provoqueravec cet accident un scandale tel que son nom serait abominé d’unbout à l’autre de Londres. S’il avait des amis ou de la réputation,nous nous chargions de les lui faire perdre. Et pendant tout letemps que nous fûmes à le retourner sur le gril, nous avions fort àfaire pour écarter de lui les femmes, qui étaient comme des harpiesen fureur. Jamais je n’ai vu pareille réunion de faces haineuses.Au milieu d’elles se tenait l’individu, affectant un sang-froidsinistre et ricaneur ; il avait peur aussi, je le voyais bien,mais il montrait bonne contenance, monsieur, comme un véritabledémon. Il nous dit : « Si vous tenez à faire un drame decet incident, je suis évidemment à votre merci. Tout gentleman nedemande qu’à éviter le scandale. Fixez votre chiffre. » Ehbien, nous le taxâmes à cent livres, destinées aux parents de lafillette. D’évidence il était tenté de se rebiffer, mais nousavions tous un air qui promettait du vilain, et il finit par céder.Il lui fallut alors se procurer l’argent ; et où croyez-vousqu’il nous conduisit ? Tout simplement à cet endroit où il y ala porte. Il tira de sa poche une clef, entra, et revint bientôt,muni de quelque dix livres en or et d’un chèque pour le surplus,sur la banque Coutts, libellé payable au porteur et signé d’un nomque je ne puis vous dire, bien qu’il constitue l’un des pointsessentiels de mon histoire ; mais c’était un nom honorablementconnu et souvent imprimé. Le chiffre était salé, mais la signaturevalait pour plus que cela, à condition toutefois qu’elle fûtauthentique. Je pris la liberté de faire observer à notre citoyenque tout son procédé me paraissait peu vraisemblable, et que, dansla vie réelle, on ne pénètre pas à quatre heures du matin par uneporte de cave pour en ressortir avec un chèque d’autrui valant prèsde cent livres. Mais d’un ton tout à fait dégagé et railleur, il merépondit : « Soyez sans crainte, je ne vous quitterai pasjusqu’à l’ouverture de la banque et je toucherai le chèquemoi-même. » Nous nous en allâmes donc tous, le docteur, lepère de l’enfant, notre homme et moi, passer le reste de la nuitdans mon appartement ; et le matin venu, après avoir déjeuné,nous nous rendîmes en chœur à la banque. Je présentai le chèquemoi-même, en disant que j’avais toutes raisons de le croire faux.Pas du tout. Le chèque était régulier.

M. Utterson émit un clappement de langue désapprobateur.

– Je vois que vous pensez comme moi, reprit M. Enfield.Oui, c’est une fâcheuse histoire. Car notre homme était un individuavec qui nul ne voudrait avoir rien de commun, un vraiment sinistreindividu, et la personne au contraire qui tira le chèque est lafleur même des convenances, une célébrité en outre, et (qui pisest) l’un de ces citoyens qui font, comme ils disent, le bien.Chantage, je suppose, un honnête homme qui paye sans y regarderpour quelque fredaine de jeunesse. Quoique cette hypothèse même,voyez-vous, soit loin de tout expliquer, ajouta-t-il.

Et sur ces mots il tomba dans une profonde rêverie.

Il en fut tiré par M. Utterson, qui lui demandait assezbrusquement :

– Et vous ne savez pas si le tireur du chèque habitelà ?

– Un endroit bien approprié, n’est-ce pas ? répliquaM. Enfield. Mais j’ai eu l’occasion de noter son adresse : ilhabite sur une place quelconque.

– Et vous n’avez jamais pris de renseignements… sur cetendroit où il y a la porte ? reprit M. Utterson.

– Non, monsieur ; j’ai eu un scrupule. Je répugnebeaucoup à poser des questions ; c’est là un genre quirappelle trop le jour du Jugement. On lance une question, et c’estcomme si on lançait une pierre. On est tranquillement assis au hautd’une montagne ; et la pierre déroule, qui en entraîned’autres ; et pour finir, un sympathique vieillard (le dernierauquel on aurait pensé) reçoit l’avalanche sur le crâne au beaumilieu de son jardin privé, et ses parents n’ont plus qu’à changerde nom. Non, monsieur, je m’en suis fait une règle : plus unehistoire sent le louche, moins je m’informe.

– Une très bonne règle, en effet, répliqua le notaire.

– Mais j’ai examiné l’endroit par moi-même, continua M.Enfield. On dirait à peine une habitation. Il n’y a pas d’autreporte, et personne n’entre ni ne sort par celle-ci, sauf, à delongs intervalles, le citoyen de mon aventure. Il y a troisfenêtres donnant sur la cour au premier étage, et pas une aurez-de-chaussée ; jamais ces fenêtres ne s’ouvrent, mais leurscarreaux sont nettoyés. Et puis il y a une cheminée qui fume engénéral ; donc quelqu’un doit habiter là. Et encore ce n’estpas absolument certain, car les immeubles s’enchevêtrent si bienautour de cette cour qu’il est difficile de dire où l’un finit etoù l’autre commence.

Les deux amis firent de nouveau quelques pas en silence ;puis :

– Enfield, déclara M. Utterson, c’est une bonne règle quevous avez adoptée.

– Je le crois en effet, répliqua Enfield.

– Mais malgré cela, poursuivit le notaire, il y a une choseque je veux vous demander ; c’est le nom de l’homme qui afoulé aux pieds l’enfant.

– Ma foi, répondit Enfield, je ne vois pas quel mal celapourrait faire de vous le dire. Cet homme se nommait Hyde.

– Hum, fit M. Utterson. Et quel est son aspectphysique ?

– Il n’est pas facile à décrire. Il y a dans son extérieurquelque chose de faux ; quelque chose de désagréable,d’absolument odieux. Je n’ai jamais vu personne qui me fût aussiantipathique ; et cependant je sais à peine pourquoi. Il doitêtre contrefait de quelque part ; il donne tout à faitl’impression d’avoir une difformité ; mais je n’en sauraispréciser le siège. Cet homme a un air extraordinaire, et malgrécela je ne peux réellement indiquer en lui quelque chose qui sortede la normale. Non, monsieur, j’y renonce ; je suis incapablede le décrire. Et ce n’est pas faute de mémoire ; car, envérité, je me le représente comme s’il était là.

M. Utterson fit de nouveau quelques pas en silence etvisiblement sous le poids d’une préoccupation. Il demandaenfin :

– Vous êtes sûr qu’il s’est servi d’une clef ?

– Mon cher monsieur… commença Enfield, au comble de lasurprise.

– Oui je sais, dit Utterson, je sais que ma question doitvous sembler bizarre. Mais de fait, si je ne vous demande pas lenom de l’autre personnage, c’est parce que je le connais déjà.Votre histoire, croyez-le bien, Richard, est allée à bonne adresse.Si vous avez été inexact en quelque détail, vous ferez mieux de lerectifier.

– Il me semble que vous auriez pu me prévenir, répliqual’autre avec une pointe d’humeur. Mais j’ai été d’une exactitudepédantesque, comme vous dites. L’individu avait une clef, et quiplus est, il l’a encore. Je l’ai vu s’en servir, il n’y a pas huitjours.

M. Utterson poussa un profond soupir, mais s’abstint de toutcommentaire ; et bientôt son cadet reprit :

– Voilà une nouvelle leçon qui m’apprendra à me taire. Jerougis d’avoir eu la langue si longue. Convenons, voulez-vous, dene plus jamais reparler de cette histoire.

– Bien volontiers, répondit le notaire. Voici ma main,Richard ; c’est promis.

Chapitre 2En quête de Mr Hyde

Ce soir-là, M. Utterson regagna mélancoliquement son logis decélibataire et se mit à table sans appétit. Il avait l’habitude, ledimanche, après son repas, de s’asseoir au coin du feu, avec unaride volume de théologie sur son pupitre à lecture, jusqu’àl’heure où minuit sonnait à l’horloge de l’église voisine, aprèsquoi il allait sagement se mettre au lit, satisfait de sa journée.Mais ce soir-là, sitôt la table desservie, il prit un flambeau etpassa dans son cabinet de travail. Là, il ouvrit son coffre-fort,retira du compartiment le plus secret un dossier portant sur sachemise la mention : « Testament du Dr Jekyll », etse mit à son bureau, les sourcils froncés, pour en étudier lecontenu. Le testament était olographe, car M. Utterson, bien qu’ilen acceptât la garde à présent que c’était fait, avait refusé decoopérer le moins du monde à sa rédaction. Il stipulait nonseulement que, en cas de décès de Henry Jekyll, docteur enmédecine, docteur en droit civil, docteur légiste, membre de laSociété Royale, etc., tous ses biens devaient passer en lapossession de son « ami et bienfaiteur EdwardHyde » ; mais en outre que, dans le cas où ledit DrJekyll viendrait à « disparaître ou faire une absenceinexpliquée d’une durée excédant trois mois pleins », leditEdward Hyde serait sans plus de délai substitué à Henry Jekyll,étant libre de toute charge ou obligation autre que le paiement dequelques petits legs aux membres de la domesticité du docteur. Cedocument faisait depuis longtemps le désespoir du notaire. Il s’enaffligeait aussi bien comme notaire que comme partisan des côtéssains et traditionnels de l’existence, pour qui le fantaisisteégalait l’inconvenant. Jusque-là c’était son ignorance au sujet deM. Hyde qui suscitait son indignation : désormais, par unbrusque revirement, ce fut ce qu’il en savait. Cela n’avait déjàpas bonne allure lorsque ce nom n’était pour lui qu’un nom vide desens. Cela devenait pire depuis qu’il s’était paré de fâcheuxattributs ; et hors des brumes onduleuses et inconsistantesqui avaient si longtemps offusqué son regard, le notaire vit surgirla brusque et nette apparition d’un démon.

« J’ai cru que c’était de la folie », se dit-il, enreplaçant le malencontreux papier dans le coffre-fort, « maisà cette heure je commence à craindre que ce ne soit del’opprobre. »

Là-dessus il souffla sa bougie, endossa un pardessus, et se miten route dans la direction de Cavendish square, cette citadelle dela médecine, où son ami, le fameux Dr Lanyon, avait son habitationet recevait la foule de ses malades.

Si quelqu’un est au courant, songeait-il, ce doit êtreLanyon.

Le majestueux maître d’hôtel le reconnut et le fit entrer :sans subir aucun délai d’attente, il fut introduit directement dansla salle à manger où le Dr Lanyon, qui dînait seul, en était auxliqueurs. C’était un gentleman cordial, plein de, santé, actif,rubicond, avec une mèche de cheveux prématurément blanchie et desallures exubérantes et décidées. À la vue de M. Utterson, il seleva d’un bond et s’avança au-devant de lui, les deux mainstendues. Cette affabilité, qui était dans les habitudes dupersonnage, avait l’air un peu théâtrale ; mais elle procédaitde sentiments réels. Car tous deux étaient de vieux amis, d’ancienscamarades de classe et d’université, pleins l’un et l’autre de lameilleure opinion réciproque, et, ce qui ne s’ensuit pas toujours,ils se plaisaient tout à fait dans leur mutuelle société.

Après quelques phrases sur la pluie et le beau temps, le notaireen vint au sujet qui lui préoccupait si fâcheusement l’esprit.

– Il me semble, Lanyon, dit-il, que nous devons être, vouset moi, les deux plus vieux amis du Dr Jekyll ?

– Je préférerais que ces amis fussent plus jeunes !plaisanta le Dr Lanyon. Admettons-le cependant. Maisqu’importe ? Je le vois si peu à présent.

– En vérité ? fit Utterson. Je vous croyais très liéspar des recherches communes ?

– Autrefois, répliqua l’autre. Mais voici plus de dix ansque Henry Jekyll est devenu trop fantaisiste pour moi. Il acommencé à tourner mal, en esprit s’entend ; et j’ai beautoujours m’intéresser à lui en souvenir du passé comme on dit, jele vois et l’ai vu diantrement peu depuis lors. De pareillesbillevesées scientifiques, ajouta le docteur, devenu soudain rougepourpre, auraient suffi à brouiller Damon et Pythias.

Cette petite bouffée d’humeur apporta comme un baume à M.Utterson. « Ils n’ont fait que différer sur un point descience », songea-t-il ; et comme il était dénué depassion scientifique (sauf en matière notariale), il ajoutamême : « Si ce n’est que cela ! » Puis, ayantlaissé quelques secondes à son ami pour reprendre son calme, ilaborda la question qui faisait le but de sa visite, endemandant :

– Avez-vous jamais rencontré un sien protégé, un nomméHyde ?

– Hyde ? répéta Lanyon. Non. Jamais entendu parler delui. Ce n’est pas de mon temps.

Telle fut la somme de renseignements que le notaire remportaavec lui dans son grand lit obscur où il resta à se retourner sansrépit jusque bien avant dans la nuit. Ce ne fut guère une nuit derepos pour son esprit qui travaillait, perdu en pleines ténèbres etassiégé de questions.

Six heures sonnèrent au clocher de l’église qui se trouvait sicommodément proche du logis de M. Utterson, et il creusait toujoursle problème. Au début celui-ci ne l’avait touché que par son côtéintellectuel ; mais à présent son imagination était, elleaussi, occupée ou pour mieux dire asservie ; et tandis qu’ilrestait à se retourner dans les opaques ténèbres de la nuit et desa chambre aux rideaux clos, le récit de M. Enfield repassaitdevant sa mémoire en un déroulement de tableaux lucides. Il croyaitvoir l’immense champ de réverbères d’une ville nocturne ; puisun personnage qui s’avançait à pas rapides ; puis une fillettequi sortait en courant de chez le docteur, et puis tous les deux serencontraient, et le monstre inhumain foulait aux pieds l’enfant ets’éloignait sans prendre garde à ses cris. Ou encore il voyait dansune somptueuse maison une chambre où son ami était en train dedormir, rêvant et souriant à ses rêves ; et alors la porte decette chambre s’ouvrait, les rideaux du lit s’écartaientviolemment, le dormeur se réveillait, et patatras ! ildécouvrait à son chevet un être qui avait sur lui tout pouvoir, etmême en cette heure où tout reposait il lui fallait se lever etfaire comme on le lui ordonnait. Le personnage sous ces deuxaspects hanta toute la nuit le notaire ; et si par instantscelui-ci s’endormait, ce n’était que pour le voir se glisser plusfurtif dans des maisons endormies, ou s’avancer d’une vitesse deplus en plus accélérée, jusqu’à en devenir vertigineuse, parmi detoujours plus vastes labyrinthes de villes éclairées de réverbères,et à chaque coin de rue écraser une fillette et la laisser làhurlante. Et toujours ce personnage manquait d’un visage auquel ilpût le reconnaître ; même dans ses rêves, il manquait devisage, ou bien celui-ci était un leurre qui s’évanouissait sousson regard…

Ce fut de la sorte que naquit et grandit peu à peu dans l’espritdu notaire une curiosité singulièrement forte, quasi désordonnée,de contempler les traits du véritable M. Hyde. Il lui aurait suffi,croyait-il, de jeter les yeux sur lui une seule fois pour que lemystère s’éclaircît, voire même se dissipât tout à fait, selon lacoutume des choses mystérieuses quand on les examine bien. Ilcomprendrait alors la raison d’être de l’étrange prédilection deson ami, ou (si l’on préfère) de sa sujétion, non moins que desstupéfiantes clauses du testament. Et en tout cas ce serait là unvisage qui mériterait d’être vu ; le visage d’un homme dontles entrailles étaient inaccessibles à la pitié ; un visageauquel il suffisait de se montrer pour susciter dans l’âme duflegmatique Enfield un sentiment de haine tenace.

À partir de ce jour, M. Utterson fréquenta assidûment la portesituée dans la lointaine petite rue de boutiques. Le matin avantles heures de bureau, le soir sous les regards de la brumeuse lunecitadine, par tous les éclairages et à toutes les heures desolitude ou de foule, le notaire se trouvait à son poste deprédilection.

« Puisqu’il est M. Hyde, se disait-il, je serai M.Seek. »

Sa patience fut enfin récompensée. C’était par une belle nuitsèche ; il y avait de la gelée dans l’air ; les ruesétaient nettes comme le parquet d’une salle de bal ; lesréverbères, que ne faisait vaciller aucun souffle, dessinaientleurs schémas réguliers de lumière et d’ombre. À dix heures, quandles boutiques se fermaient, la petite rue devenait très déserte et,en dépit du sourd grondement de Londres qui s’élevait de tout àl’entour, très silencieuse. Les plus petits sons portaient auloin : les bruits domestiques provenant des maisonss’entendaient nettement d’un côté à l’autre de la chaussée ;et le bruit de leur marche précédait de beaucoup les passants. Il yavait quelques minutes que M. Utterson était à son poste, lorsqu’ilperçut un pas insolite et léger qui se rapprochait. Au cours de sesreconnaissances nocturnes, il s’était habitué depuis longtemps àl’effet bizarre que produit le pas d’un promeneur solitaire qui estencore à une grande distance, lorsqu’il devient tout à coupdistinct parmi la vaste rumeur et les voix de la ville. Mais sonattention n’avait jamais encore été mise en arrêt de façon aussiaiguë et décisive ; et ce fut avec un vif et superstitieuxpressentiment de toucher au but qu’il se dissimula dans l’entrée dela cour.

Les pas se rapprochaient rapidement, et ils redoublèrent tout àcoup de sonorité lorsqu’ils débouchèrent dans la rue. Le notaire,avançant la tête hors de l’entrée, fut bientôt édifié sur le genred’individu auquel il avait affaire. C’était un petit homme trèssimplement vêtu, et son aspect, même à distance, souleva chez leguetteur une violente antipathie. Il marcha droit vers la porte,coupant en travers de la chaussée pour gagner du temps, et cheminfaisant, il tira une clef de sa poche comme s’il arrivait chezlui.

M. Utterson sortit de sa cachette et quand l’autre fut à sahauteur il lui toucha l’épaule.

– Monsieur Hyde, je pense ?

M. Hyde se recula, en aspirant l’air avec force. Mais sa craintene dura pas ; et, sans toutefois regarder le notaire en face,il lui répondit avec assez de sang-froid :

– C’est bien mon nom. Que me voulez-vous ?

– Je vois que vous allez entrer, répliqua le notaire. Jesuis un vieil ami du Dr Jekyll… M. Utterson, de Gaunt Street… Ildoit vous avoir parlé de moi ; et en nous rencontrant si àpoint, j’ai cru que vous pourriez m’introduire auprès de lui.

– Vous ne trouverez pas le Dr Jekyll ; il est sorti,répliqua M. Hyde, en soufflant dans sa clef. Puis avec brusquerie,mais toujours sans lever les yeux, il ajouta : D’où meconnaissez-vous ?

– Je vous demanderai d’abord, répliqua M. Utterson, de mefaire un plaisir.

– Volontiers, répondit l’autre… De quois’agit-il ?

– Voulez-vous me laisser voir votre visage ? demandale notaire.

M. Hyde parut hésiter ; puis, comme s’il prenait unebrusque résolution, il releva la tête d’un air de défi ; ettous deux restèrent quelques secondes à se dévisager fixement.

– À présent, je vous reconnaîtrai, fit M. Utterson. Celapeut devenir utile.

– Oui, répliqua M. Hyde, il vaut autant que nous noussoyons rencontrés ; mais à ce propos, il est bon que voussachiez mon adresse.

Et il lui donna un numéro et un nom de rue dans Soho.

« Grand Dieu ! pensa M. Utterson, se peut-il que luiaussi ait songé au testament ? »

Mais il garda sa réflexion pour lui-même et se borna à émettreun vague remerciement au sujet de l’adresse.

– Et maintenant, fit l’autre, répondez-moi : d’où meconnaissez-vous ?

– On m’a fait votre portrait.

– Qui cela ?

– Nous avons des amis communs, répondit M. Utterson.

– Des amis communs, répéta M. Hyde, d’une voix rauque.Citez-en.

– Jekyll, par exemple, dit le notaire.

– Jamais il ne vous a parlé de moi ! s’écria M. Hyde,dans un accès de colère. Je ne vous croyais pas capable dementir.

– Tout doux, fit M. Utterson, vous vous oubliez.

L’autre poussa tout haut un ricanement sauvage ; et en uninstant, avec une promptitude extraordinaire, il ouvrit la porte etdisparut dans la maison.

Le notaire resta d’abord où M. Hyde l’avait laissé, livré auplus grand trouble. Puis avec lenteur il se mit à remonter la rue,s’arrêtant quasi à chaque pas et portant la main à son front, commes’il était en proie à une vive préoccupation d’esprit. Le problèmequ’il examinait ainsi, tout en marchant, appartenait à unecatégorie presque insoluble. M. Hyde était blême et rabougri, ildonnait sans aucune difformité visible l’impression d’êtrecontrefait, il avait un sourire déplaisant, il s’était comportéenvers le notaire avec un mélange quasi féroce de timidité etd’audace, et il parlait d’une voix sourde, sibilante et à demicassée ; tout cela militait contre lui ; mais tout cetensemble réuni ne suffisait pas à expliquer la répugnance jusque-làinconnue, le dégoût et la crainte avec lesquels M. Utterson leregardait. « Il doit y avoir autre chose, se dit ce gentleman,perplexe. Il y a certainement autre chose, mais je n’arrive pas àmettre le doigt dessus. Dieu me pardonne, cet homme n’a pour ainsidire pas l’air d’être un civilisé. Tiendrait-il dutroglodyte ? ou serait-ce la vieille histoire du Dr Fell, oubien est-ce le simple reflet d’une vilaine âme qui transparaîtainsi à travers son revêtement d’argile et le transfigure ?Cette dernière hypothèse, je crois… Ah ! mon pauvre vieuxHarry Jekyll, si jamais j’ai lu sur un visage la griffe de Satan,c’est bien sur celui de votre nouvel ami ! »

Passé le coin en venant de la petite rue, il y avait une placecarrée entourée d’anciennes et belles maisons, à cette heuredéchues pour la plupart de leur splendeur passée et louées parétages et appartements à des gens de toutes sortes et de toutesconditions : graveurs de plans, architectes, louches agentsd’affaires et directeurs de vagues entreprises. Une maison,toutefois, la deuxième à partir du coin, appartenait toujours à unseul occupant ; et à la porte de celle-ci, qui offrait ungrand air de richesse et de confort, bien qu’à l’exception del’imposte elle fût alors plongée dans les ténèbres, M. Uttersons’arrêta et heurta. Un domestique âgé, en livrée, vint ouvrir.

– Est-ce que le docteur est chez lui, Poole ? demandale notaire.

– Je vais voir ; monsieur Utterson, répondit Poole,tout en introduisant le visiteur dans un grand et confortablevestibule au plafond bas, pavé de carreaux céramiques, chauffé(telle une maison de campagne) par la flamme claire d’un âtreouvert, et meublé de précieux buffets de chêne.

– Préférez-vous attendre ici au coin du feu, monsieur, ouvoulez-vous que je vous fasse de la lumière dans la salle àmanger ?

– Inutile, j’attendrai ici, répliqua le notaire.

Et s’approchant du garde-feu élevé, il s’y accouda. Cevestibule, où il resta bientôt seul, était une vanité mignonne deson ami le docteur ; et Utterson lui-même ne manquait pas d’enparler comme de la pièce la plus agréable de tout Londres. Mais cesoir, un frisson lui parcourait les moelles ; le visage deHyde hantait péniblement son souvenir ; il éprouvait (choseinsolite pour lui) la satiété et le dégoût de la vie ; et dufond de sa dépression mentale, les reflets dansants de la flammesur le poli des buffets et les sursauts inquiétants de l’ombre auplafond, prenaient un caractère lugubre. Il eut honte de se sentirsoulagé lorsque Poole revint enfin lui annoncer que le Dr Jekyllétait sorti.

– Dites, Poole, fit-il, j’ai vu M. Hyde entrer par la portede l’ancienne salle de dissection. Est-ce correct, lorsque le DrJekyll est absent ?

– Tout à fait correct, monsieur Utterson, répondit ledomestique, M. Hyde a la clef.

– Il me semble que votre maître met beaucoup de confianceen ce jeune homme, Poole, reprit l’autre d’un air pensif.

– Oui, monsieur, beaucoup en effet, répondit Poole. Nousavons tous reçu l’ordre de lui obéir.

– Je ne pense pas avoir jamais rencontré M. Hyde ?interrogea Utterson.

– Oh, mon Dieu, non, monsieur. Il ne dîne jamais ici,répliqua le maître d’hôtel. Et même nous ne le voyons guère de cecôté-ci de la maison ; il entre et sort la plupart du tempspar le laboratoire.

– Allons, bonne nuit, Poole.

– Bonne nuit, monsieur Utterson.

Et le notaire s’en retourna chez lui, le cœur tout serré.

« Ce pauvre Harry Jekyll, songeait-il, j’ai bien peur qu’ilne se soit mis dans de mauvais draps ! Il a eu une jeunesse unpeu orageuse ; cela ne date pas d’hier, il est vrai ;mais la justice de Dieu ne connaît ni règle ni limites. Hé oui, cedoit être cela : le revenant d’un vieux péché, le cancer d’unehonte secrète, le châtiment qui vient, pede claudo, desannées après que la faute est sortie de la mémoire et quel’amour-propre s’en est absous. »

Et le notaire, troublé par cette considération, médita uninstant sur son propre passé, fouillant tous les recoins de samémoire, dans la crainte d’en voir surgir à la lumière, comme d’uneboîte à surprises, une vieille iniquité. Son passé était certesbien innocent ; peu de gens pouvaient lire avec moinsd’appréhension les feuillets de leur vie ; et pourtant il futd’abord accablé de honte par toutes les mauvaises actions qu’ilavait commises, puis soulevé d’une douce et timide reconnaissancepar toutes celles qu’il avait évitées après avoir failli de bienprès les commettre. Et ramené ainsi à son sujet primitif, il conçutune lueur d’espérance.

« Ce maître Hyde, si on le connaissait mieux, songeait-il,doit avoir ses secrets particuliers : de noirs secrets,dirait-on à le voir ; des secrets à côté desquels les pires dupauvre Jekyll sembleraient purs comme le jour. Les choses nepeuvent durer ainsi. Cela me glace de penser que cet être-làs’insinue comme un voleur au chevet de Harry : pauvre Harry,quel réveil pour lui ! Et quel danger ; car si ce Hydesoupçonne l’existence du testament, il peut devenir impatientd’hériter. Oui, il faut que je pousse à la roue… si toutefoisJekyll me laisse faire, ajouta-t-il, si Jekyll veut bien me laisserfaire. »

Car une fois de plus il revoyait en esprit, nettes comme sur unécran lumineux, les singulières clauses du testament.

Chapitre 3La parfaite tranquillité du Dr Jekyll

Quinze jours s’étaient écoulés lorsque, par le plus heureux deshasards, le docteur offrit un de ces agréables dîners dont il étaitcoutumier à cinq ou six vieux camarades, tous hommes intelligentset distingués, et tous amateurs de bons vins. M. Utterson, qui yassistait, fit en sorte de rester après le départ des autresconvives. La chose, loin d’avoir quelque chose de nouveau, s’étaitproduite maintes et maintes fois. Quand on aimait Utterson, onl’aimait bien. Les amphitryons se plaisaient à retenir l’aridenotaire, alors que les gens d’un caractère jovial et expansifavaient déjà le pied sur le seuil ; ils se plaisaient à resterencore quelque peu avec ce discret compagnon, afin de seréaccoutumer à la solitude, et de laisser leur esprit se détendre,après une excessive dépense de gaieté, dans le précieux silence deleur hôte. À cette règle, le Dr Jekyll ne faisait pasexception ; et si vous aviez vu alors, installé de l’autrecôté du feu, ce quinquagénaire robuste et bien bâti, dont le visageserein offrait, avec peut-être un rien de dissimulation, tous lessignes de l’intelligence et de la bonté, vous auriez compris à saseule attitude qu’il professait envers M. Utterson une sincère etchaude sympathie.

– J’ai éprouvé le besoin de vous parler, Jekyll, commençale notaire. Vous vous rappelez votre testament ?

Un observateur attentif eût pu discerner que l’on goûtait peu cesujet ; mais le docteur affecta de le prendre sur un tondégagé.

– Mon cher Utterson, répondit-il, vous n’avez pas de chanceavec votre client. Je n’ai jamais vu personne aussi tourmenté quevous l’êtes par mon testament ; sauf peut-être ce pédantinvétéré de Lanyon, par ce qu’il appelle mes hérésiesscientifiques. Oui, oui, entendu, c’est un brave garçon… inutile deprendre cet air sévère… un excellent garçon, et j’ai toujoursl’intention de le revoir, mais cela ne l’empêche pas d’être unpédant invétéré ; un pédant ignare et prétentieux. Jamaispersonne ne m’a autant déçu que Lanyon.

– Vous savez que je n’ai jamais approuvé la chose,poursuivit l’impitoyable Utterson, refusant de le suivre sur cenouveau terrain.

– Mon testament ? Mais oui, bien entendu, je le sais,fit le docteur, un peu sèchement. Vous me l’avez déjà dit.

– Eh bien, je vous le redis encore, continua le notaire.J’ai appris quelque chose concernant le jeune Hyde.

La face épanouie du Dr Jekyll se décolora jusqu’aux lèvres, etses yeux s’assombrirent. Il déclara :

– Je ne désire pas en entendre davantage. Il me semble quenous avions convenu de ne plus parler de ce sujet.

– Ce que j’ai appris est abominable, insista Utterson.

– Cela ne peut rien y changer. Vous ne comprenez pas masituation, répliqua le docteur, avec une certaine incohérence. Jesuis dans une situation pénible, Utterson ; ma situation estexceptionnelle, tout à fait exceptionnelle. C’est une de ces chosesauxquelles on ne peut remédier par des paroles.

– Jekyll, reprit Utterson, vous me connaissez : jesuis quelqu’un en qui on peut avoir confiance. Avouez-moi cela sousle sceau du secret ; je me fais fort de vous en tirer.

– Mon bon Utterson, repartit le docteur, c’est très aimablede votre part ; c’est tout à fait aimable, et je ne trouve pasde mots pour vous remercier. J’ai en vous la foi la plusentière ; je me confierais à vous plutôt qu’à n’importe qui,voire à moi-même, s’il me restait le choix ; mais croyez-moi,ce n’est pas ce que vous imaginez ; ce n’est pas aussigrave ; et pour vous mettre un peu l’esprit en repos, je vousdirai une chose : dès l’instant où il me plaira de le faire,je puis me débarrasser de M. Hyde. Là-dessus je vous serre la main,et merci encore et encore… Plus rien qu’un dernier mot, Utterson,dont vous ne vous formaliserez pas, j’en suis sûr ; c’est làune affaire privée, et je vous conjure de la laisser en repos.

Utterson, le regard perdu dans les flammes, resta songeur uneminute.

– Je suis convaincu que vous avez parfaitement raison,finit-il par dire, tout en se levant de son siège.

– Allons, reprit le docteur, puisque nous avons abordé cesujet, et pour la dernière fois j’espère, voici un point que jetiendrais à vous faire comprendre. Je porte en effet le plus vifintérêt à ce pauvre Hyde. Je sais que vous l’avez vu ; il mel’a dit ; et je crains qu’il ne se soit montré grossier. Maisje vous assure que je porte un grand, un très grand intérêt à cejeune homme ; et si je viens à disparaître, Utterson, jedésire que vous me promettiez de le soutenir et de sauvegarder sesintérêts. Vous n’y manqueriez pas, si vous saviez tout ; etcela me soulagerait d’un grand poids si vous vouliez bien me lepromettre.

– Je ne puis vous garantir que je l’aimerai jamais,repartit le notaire.

– Je ne vous demande pas cela, insista Jekyll, en posant lamain sur le bras de l’autre ; je ne vous demande rien que delégitime ; je vous demande uniquement de l’aider en mémoire demoi, lorsque je ne serai plus là.

Utterson ne put refréner un soupir.

– Soit, fit-il, je vous le promets.

Chapitre 4L’assassinat de Sir Danvers Carew

Un an plus tard environ, au mois d’octobre 18…, un crime d’uneférocité inouïe, et que rendait encore plus remarquable le rangélevé de la victime, vint mettre Londres en émoi. Les détailsconnus étaient brefs mais stupéfiants. Une domestique qui setrouvait seule dans une maison assez voisine de la Tamise étaitmontée se coucher vers onze heures. Malgré le brouillard qui versle matin s’abattit sur la ville, le ciel resta pur la plus grandepartie de la nuit, et la pleine lune éclairait brillamment la ruesur laquelle donnait la fenêtre de la fille. Celle-ci, qui étaitsans doute en dispositions romanesques, s’assit sur sa malle qui setrouvait placée juste devant la fenêtre, et se perdit dans uneprofonde rêverie. Jamais (comme elle le dit, avec des flots delarmes, en racontant la scène), jamais elle ne s’était sentie plusen paix avec l’humanité, jamais elle n’avait cru davantage à labonté du monde. Or, tandis qu’elle était là assise, elle vit venirdu bout de la rue un vieux et respectable gentleman à cheveuxblancs ; et allant à sa rencontre, un autre gentleman toutpetit, qui d’abord attira moins son attention. Lorsqu’ils furent àportée de s’adresser la parole (ce qui se produisit justeau-dessous de la fenêtre par où regardait la fille), le plus vieuxsalua l’autre, et l’aborda avec la plus exquise politesse. L’objetde sa requête ne devait pas avoir grande importance ; d’aprèsson geste, à un moment, on eût dit qu’il se bornait à demander sonchemin ; mais tandis qu’il parlait, la lune éclaira sonvisage, et la fille prit plaisir à le considérer, tant il respiraitune aménité de caractère naïve et désuète, relevée toutefois d’unecertaine hauteur, provenant, eût-on dit, d’une légitime fierté.Puis elle accorda un regard à l’autre, et eut l’étonnement dereconnaître en lui un certain M. Hyde, qui avait une fois renduvisite à son maître et pour qui elle avait conçu de l’antipathie.Il tenait à la main une lourde canne, avec laquelle il jouait, maisil ne répondait mot, et semblait écouter avec une impatience malcontenue. Et puis tout d’un coup il éclata d’une rage folle,frappant du pied, brandissant sa canne, et bref, au dire de lafille, se comportant comme un fou.

Le vieux gentleman, d’un air tout à fait surpris et un peuoffensé, fit un pas en arrière ; sur quoi M. Hyde perdit touteretenue, et le frappant de son gourdin l’étendit par terre. Et àl’instant même, avec une fureur simiesque, il se mit à fouler auxpieds sa victime, et à l’accabler d’une grêle de coups telle qu’onentendait les os craquer et que le corps rebondissait sur lespavés. Frappée d’horreur à ce spectacle, la fille perditconnaissance.

Il était deux heures lorsqu’elle revint à elle et alla prévenirla police. L’assassin avait depuis longtemps disparu, mais aumilieu de la chaussée gisait sa victime, incroyablement abîmée. Lebâton, instrument du forfait, bien qu’il fût d’un bois rare, trèsdense et compact, s’était cassé en deux sous la violence de cetterage insensée ; et un bout hérissé d’éclats en avait rouléjusque dans le ruisseau voisin… tandis que l’autre, sans doute,était resté aux mains du criminel. On retrouva sur la victime unebourse et une montre en or ; mais ni cartes de visite nipapiers, à l’exception d’une enveloppe cachetée et timbrée, que levieillard s’en allait probablement mettre à la poste et qui portaitle nom et l’adresse de M. Utterson.

Cette lettre fut remise dans la matinée au notaire comme ilétait encore couché. À peine eut-il jeté les yeux sur elle, etentendu raconter l’événement, qu’il prit un air solennel etdit :

– Je ne puis me prononcer tant que je n’aurai pas vu lecorps ; mais c’est peut-être très sérieux. Ayez l’obligeancede me laisser le temps de m’habiller.

Et, sans quitter sa contenance grave, il expédia son déjeuner enhâte et se fit mener au poste de police, où l’on avait transportéle cadavre. À peine entré dans la cellule, il hocha la têteaffirmativement.

– Oui, dit-il, je le reconnais. J’ai le regret de vousapprendre que c’est là le corps de sir Danvers Carew.

– Bon Dieu, monsieur, s’écria le commissaire, est-ilpossible ?

Et tout aussitôt ses yeux brillèrent d’ambition professionnelle.Il reprit :

– Ceci va faire un bruit énorme. Et peut-être pouvez-vousm’aider à retrouver le coupable.

Il raconta brièvement ce que la fille avait vu, et exhiba lacanne brisée.

Au nom de Hyde, M. Utterson avait déjà dressé l’oreille, mais àl’aspect de la canne, il ne put douter davantage : toutebrisée et abîmée qu’elle était, il la reconnaissait pour celle dontlui-même avait fait cadeau à Henry Jekyll, des années auparavant.Il demanda :

– Ce M. Hyde est-il quelqu’un de petite taille ?

– Il est remarquablement petit et a l’air remarquablementmauvais, telles sont les expressions de la fille, répondit lecommissaire.

M. Utterson réfléchit ; après quoi, relevant latête :

– Si vous voulez venir avec moi dans mon cab, je me faisfort de vous mener à son domicile.

Il était alors environ neuf heures du matin, et c’était lepremier brouillard de la saison. Un vaste dais d’une teinte marronrecouvrait le ciel, mais le vent ne cessait de harceler et demettre en déroute ces bataillons de vapeurs. À mesure que le cabpassait d’une rue dans l’autre, M. Utterson voyait se succéder unnombre étonnant de teintes et d’intensités crépusculaires : ilfaisait noir comme à la fin de la soirée ; là c’étaitl’enveloppement d’un roux dense et livide, pareil à une étrangelueur d’incendie ; et ailleurs, pour un instant, le brouillardcessait tout à fait, et par une hagarde trouée le jour perçaitentre les nuées floconneuses. Vu sous ces aspects changeants, letriste quartier de Soho, avec ses rues boueuses, ses passants malvêtus, et ses réverbères qu’on n’avait pas éteints ou qu’on avaitrallumés pour combattre ce lugubre retour offensif des ténèbres,apparaissait, aux yeux du notaire, comme emprunté à une ville decauchemar. Ses réflexions, en outre, étaient de la plus sombrecouleur, et lorsqu’il jetait les yeux sur son compagnon de voiture,il se sentait effleuré par cette terreur de la justice et de sesreprésentants, qui vient assaillir parfois jusqu’aux plushonnêtes.

Comme le cab s’arrêtait à l’adresse indiquée, le brouillards’éclaircit un peu et lui laissa voir une rue sale, un grand barpopulaire, un restaurant français de bas étage, une de cesboutiques où l’on vend des livraisons à deux sous et des salades àquatre, des tas d’enfants haillonneux grouillant sur les seuils, etdes quantités de femmes de toutes les nationalités qui s’enallaient, leur clef à la main, absorber le petit verre matinal.Presque au même instant le brouillard enveloppa de nouveau cetterégion d’une ombre épaisse et lui déroba la vue de ce peurecommandable entourage. Ici habitait le familier de Henry Jekyll,un homme qui devait hériter d’un quart de million de livressterling.

Une vieille à face d’ivoire et à cheveux d’argent vint ouvrir.Elle avait un visage méchant, masqué d’hypocrisie ; mais ellese tenait à merveille. On était bien, en effet, chez M. Hyde, maisil se trouvait absent : il était rentré fort tard dans lanuit, mais était ressorti au bout d’une heure à peine ; ce quin’avait rien de surprenant, car ses habitudes étaient fortirrégulières, et il s’absentait souvent : ainsi, il y avaithier près de deux mois qu’elle ne l’avait vu.

– Eh bien alors, dit le notaire, faites nous voir sesappartements ; et, comme la vieille s’y refusait, ilajouta : Autant vous dire tout de suite qui est ce monsieurqui m’accompagne : c’est M. l’inspecteur Newcomen, de laSûreté générale.

Un éclair de hideuse joie illumina le visage de la femme.

– Ah ! s’écria-t-elle, il a des ennuis !Qu’est-ce qu’il a donc fait ?

M. Utterson échangea un regard avec l’inspecteur.

– Il n’a pas l’air des plus populaires, fit observer cedernier. Et maintenant, ma brave femme, laissez-nous donc, cemonsieur et moi, jeter un coup d’œil à l’intérieur.

Dans toute l’étendue de la maison, où la vieille se trouvaitabsolument seule, M. Hyde ne s’était servi que de deux pièces, maisil les avait aménagées avec luxe et bon goût. Un réduit était garnide vins ; la vaisselle était d’argent, le linge fin, on voyaitau mur un tableau de maître, cadeau (supposa Utterson) de HenryJekyll, qui était assez bon connaisseur ; et les tapis étaientmoelleux et de tons discrets. À cette heure cependant, l’aspect despièces révélait aussitôt qu’on venait d’y fourrager depuis peu eten toute hâte : des vêtements, les poches retournées,jonchaient le parquet ; des tiroirs à serrure restaientbéants ; et la cheminée contenait un amas de cendresgrisâtres, comme si on y avait brûlé une grande quantité depapiers. En remuant ce tas l’inspecteur découvrit, épargné par lefeu, le talon d’un carnet de chèques vierge ; l’autre moitiéde la canne se retrouva derrière la porte ; et comme ceciconfirmait définitivement ses soupçons, le fonctionnaire se déclaraenchanté. Une visite à la banque, où l’on trouva le compte del’assassin crédité de plusieurs milliers de livres, mit le comble àsa satisfaction.

– Vous pouvez m’en croire, monsieur, affirma-t-il à M.Utterson, je le tiens. Il faut qu’il ait perdu la tête, sans quoiil n’eût jamais laissé derrière lui cette canne, ni surtout détruitce carnet de chèques. L’argent, voyons, c’est la vie même pour lui.Nous n’avons plus rien d’autre à faire que de l’attendre à labanque, et de publier son signalement.

Ceci, toutefois, n’alla pas sans difficultés ; car peu degens connaissaient M. Hyde : le maître même de la servante nel’avait vu que deux fois ; sa famille demeuraitintrouvable ; il ne s’était jamais fait photographier ;et les rares personnes en état de le décrire différaientconsidérablement, selon la coutume des observateurs vulgaires. Ilsne s’accordaient que sur un point, à savoir : l’impressionobsédante de difformité indéfinissable qu’on ressentait à la vue dufugitif.

Chapitre 5L’incident de la lettre

Il était tard dans l’après-midi lorsque M. Utterson se présentaà la porte du Dr Jekyll, où il fut reçu aussitôt par Poole, quil’emmena, par les cuisines et en traversant une cour qui avait étéautrefois un jardin, jusqu’au corps de logis qu’on appelaitindifféremment le laboratoire ou salle de dissection. Le docteuravait racheté la maison aux héritiers d’un chirurgien fameux ;et comme lui-même s’occupait plutôt de chimie que d’anatomie, ilavait changé la destination du bâtiment situé au fond du jardin. Lenotaire était reçu pour la première fois dans cette partie del’habitation de son ami. Il considérait avec curiosité cesmurailles décrépies et dépourvues de fenêtres ; et ce furentdes regards fâcheusement dépaysés qu’il promena autour de lui,lorsqu’il traversa l’amphithéâtre, jadis empli d’une fouled’étudiants attentifs et à cette heure vide et silencieux, avec sestables surchargées d’instruments de chimie, son carreau encombré detouries et jonché de paille d’emballage sous le jour appauvri quelaissait filtrer la coupole embrumée. À l’autre extrémité, desmarches d’escalier aboutissaient à une porte revêtue de sergerouge, par où M. Utterson fut enfin admis dans le cabinet dudocteur. C’était une vaste pièce, garnie tout autour d’étagèresvitrées, et meublée principalement d’une glace « psyché »et d’une table de travail, et ayant vue sur la cour par troisfenêtres poussiéreuses et grillées de fer. Le feu brûlait dansl’âtre ; une lampe allumée était disposée sur le rebord de lacheminée ; car même dans les intérieurs le brouillardcommençait à s’épaissir ; et là, réfugié tout contre laflamme, était assis le Dr Jekyll, qui semblait très malade. Sans selever pour venir à la rencontre de son visiteur, il lui tendit unemain glacée et lui souhaita la bienvenue d’une voix altérée.

– Et alors, lui dit M. Utterson, dès que Poole se futretiré, vous avez appris les nouvelles ?

Le docteur frissonna. Il répondit :

– On les criait sur la place ; je les ai entendues dema salle à manger.

– Un mot, dit le notaire. Carew était mon client, mais vousl’êtes aussi, et je tiens à savoir ce que je fais. Vous n’avez pasété assez fou pour cacher ce garçon ?

– Utterson, je prends Dieu à témoin, s’écria le docteur,oui je prends Dieu à témoin que je ne le reverrai de ma vie. Jevous donne ma parole d’honneur que tout est fini dans ce mondeentre lui et moi. C’est absolument fini. Et d’ailleurs, il n’a pasbesoin de mon aide ; vous ne le connaissez pas comme je leconnais ; il est à l’abri, il est tout à fait à l’abri, notezbien mes paroles, on n’aura plus jamais de ses nouvelles.

Le notaire l’écoutait d’un air soucieux : l’attitudefiévreuse de son ami lui déplaisait. Il répliqua :

– Vous semblez joliment sûr de lui, et dans votre intérêtje souhaite que vous ne vous trompiez pas. Si le procès avait lieu,votre nom y serait peut-être prononcé.

– Je suis tout à fait sûr de lui, reprit Jekyll ; macertitude repose sur des motifs qu’il m’est interdit de révéler àquiconque. Mais il y a un point sur lequel vous pouvez meconseiller. J’ai… j’ai reçu une lettre ; et je me demande sije dois la communiquer à la police. Je m’en remettrais volontiers àvous, Utterson ; vous jugeriez sainement, j’en suisconvaincu ; j’ai en vous la plus entière confiance.

– Vous craignez, j’imagine, que cette lettre ne puisseaider à le faire retrouver ? interrogea le notaire.

– Non répondit l’autre. Je ne puis dire que je me soucie dusort de Hyde ; tout est fini entre lui et moi. Je songeais àma réputation personnelle, que cette odieuse histoire a quelque peumise en péril.

Utterson médita quelques instants : l’égoïsme de son ami lesurprenait, tout en le rassurant.

– Eh bien, soit, conclut-il enfin, faites-moi voir cettelettre.

Elle était libellée d’une singulière écriture droite, et signée« Edward Hyde ». Elle déclarait, en termes assezlaconiques, que le bienfaiteur du susdit Hyde, le Dr Jekyll, dontil avait longtemps si mal reconnu les mille bienfaits, ne devaitéprouver aucune inquiétude au sujet de son salut, car il disposaitde moyens d’évasion en lesquels il mettait une entière confiance.Cette lettre plut assez au notaire ; elle jetait sur cetteliaison un jour plus favorable qu’il ne l’avait cru ; et il sereprocha quelques-unes de ses suppositions passées.

– Avez-vous l’enveloppe ? demanda-t-il.

– Je l’ai brûlée, répondit Jekyll, avant de songer à ce queje faisais. Mais elle ne portait pas de cachet postal. On a remisla lettre de la main à la main.

– Puis-je garder ce papier jusqu’à demain ? demandaUtterson. La nuit porte conseil.

– Je vous laisse entièrement juge de ma conduite, repartitl’autre. J’ai perdu toute confiance en moi.

– Eh bien, je réfléchirai, conclut le notaire. Etmaintenant un dernier mot : c’est Hyde qui vous a dicté lestermes de votre testament ayant trait à votre disparitionpossible ?

Un accès de faiblesse parut envahir le docteur : il serrales dents et fit un signe affirmatif.

– J’en étais sûr, dit Utterson. Il comptait vousassassiner. Vous l’avez échappé belle.

– Bien mieux que cela, répliqua le docteur avec gravité.J’ai reçu une leçon… Ô Dieu, Utterson, quelle leçon j’aireçue !…

Et il resta un moment la face cachée entre ses mains.

Avant de quitter la maison, le notaire s’arrêta pour échangerquelques mots avec Poole.

– À propos, lui dit-il, on a apporté une lettreaujourd’hui. Quelle figure avait le messager ?

Mais Poole fut catégorique : le facteur seul avait apportéquelque chose ; « et il n’a remis que desimprimés », ajouta-t-il.

À cette nouvelle, le visiteur, en s’éloignant, sentit renaîtreses craintes. D’évidence, la lettre était arrivée par la porte dulaboratoire ; peut-être même avait-elle été écrite dans lecabinet ; et dans ce dernier cas, il fallait en jugerdifféremment, et ne s’en servir qu’avec beaucoup de circonspection.Les vendeurs de journaux, sur son chemin, s’égosillaient au longdes trottoirs : « Édition spéciale ! Abominableassassinat d’un membre du Parlement ! » C’était là pourlui l’oraison funèbre d’un client et ami ; et il ne pouvaits’empêcher d’appréhender plus ou moins que la bonne renommée d’unautre encore ne fût entraînée dans le tourbillon du scandale. Entout cas, la décision qu’il avait à prendre était scabreuse ;et en dépit de son assurance habituelle, il en vint peu à peu àdésirer un conseil. Il ne pouvait être question de l’obtenirdirectement ; mais peut-être, se disait-il, arriverait-on à lesoutirer par un détour habile.

Quelques minutes plus tard, il était chez lui, installé d’uncôté de la cheminée, dont M. Guest, son principal clerc, occupaitl’autre. À mi-chemin entre les deux, à une distance du feujudicieusement calculée, se dressait une bouteille d’un certainvieux vin qui avait longtemps séjourné à l’abri du soleil dans lescaves de la maison. Le brouillard planait encore, noyant la ville,où les réverbères scintillaient comme des rubis ; et parmil’asphyxiante opacité de ces nuages tombés du ciel, le cortège sanscesse renouvelé de la vie urbaine se déroulait parmi les grandesartères avec le bruit d’un vent véhément. Mais la lueur du feuégayait la chambre. Dans la bouteille les acides du vin s’étaientdepuis longtemps résolus ; la pourpre impériale s’étaitatténuée avec l’âge, comme s’enrichit la tonalité d’unvitrail ; et la splendeur des chaleureuses après-midid’automne sur les pentes des vignobles n’attendait plus que d’êtrelibérée pour disperser les brouillards londoniens. Graduellement lenotaire s’amollit. Il n’y avait personne envers qui il gardât moinsde secrets que M. Guest et il n’était même pas toujours sûr d’engarder autant qu’il le désirait. Guest avait fréquemment été chezle docteur pour affaires ; il connaissait Poole ; il nepouvait pas être sans avoir appris les accointances de M. Hyde dansla maison ; il avait dû en tirer ses conclusions ; nevalait-il donc pas mieux lui faire voir une lettre qui mettait cemystère au point ? Et cela d’autant plus que Guest, en saqualité de grand amateur et expert en graphologie, considérerait ladémarche comme naturelle et flatteuse ? Le clerc, en outre,était de bon conseil ; il n’irait pas lire un document aussisingulier sans lâcher une remarque ; et d’après cette remarqueM. Utterson pourrait diriger sa conduite ultérieure.

– Bien triste histoire, cet assassinat de sir Danvers,prononça le notaire.

– Oui, monsieur, en effet. Elle a considérablement émul’opinion publique, répliqua Guest. Le criminel, évidemment, étaitfou.

– J’aimerais savoir votre avis là-dessus, reprit Utterson.J’ai ici un document de son écriture ; soit dit entre nous,car je ne sais pas encore ce que je vais en faire ; c’est àtout prendre une vilaine histoire. Mais voici la chose ; toutà fait dans vos cordes : un autographe d’assassin.

Le regard de Guest s’alluma, et il s’attabla aussitôt pourexaminer le papier avec avidité.

– Non, monsieur, dit-il, ce n’est pas d’un fou ; maisc’est une écriture contrefaite.

– Comme son auteur, alors, car lui aussi est trèscontrefait.

À ce moment précis, le domestique entra, porteur d’unbillet.

– Est-ce du Dr Jekyll, monsieur ? interrogea le clerc.Il m’a semblé reconnaître son écriture. Quelque chose de personnel,monsieur Utterson ?

– Une simple invitation à dîner. Pourquoi ? Vousdésirez la voir ?

– Rien qu’un instant… Je vous remercie, monsieur.

Et le clerc, disposant les papiers côte à côte, comparaattentivement leurs teneurs.

– Merci, monsieur, dit-il enfin, en lui restituant les deuxbillets ; c’est un autographe des plus intéressants.

Il y eut un silence, au cours duquel M. Utterson lutta contrelui-même. Puis il demanda tout à coup :

– Dites-moi, Guest, pourquoi les avez-vouscomparés ?

– Eh bien, monsieur, répondit le clerc, c’est qu’ilsprésentent une assez singulière ressemblance ; les deuxécritures sont sous beaucoup de rapports identiques ; elles nediffèrent que par l’inclinaison.

– Assez singulier, dit Utterson.

– C’est, comme vous dites, assez singulier, répliquaGuest.

– Il vaut mieux que je ne parle pas de cette lettre, vousle voyez, dit le notaire.

– Non, monsieur, dit le clerc. Je comprends.

Mais M. Utterson ne fut pas plus tôt seul ce soir-là, qu’ilenferma la lettre dans son coffre-fort, d’où elle ne bougea plusdésormais. « Hé quoi ! songeait-il, Henry Jekyll devenufaussaire pour sauver un criminel ! »

Et il sentit dans ses veines courir un frisson glacé.

Chapitre 6Le remarquable incident du Dr Lanyon

Le temps s’écoulait ; des milliers de livres étaientoffertes en récompense, car la mort de sir Danvers Carewconstituait un malheur public ; mais M. Hyde se dérobait auxrecherches de la police tout comme s’il n’eût jamais existé. Sonpassé, toutefois, révélait beaucoup de faits également peuhonorables : on apprenait des exemples de la cruauté de cethomme aussi insensible que brutal ; de sa vie de débauche, deses étranges fréquentations, des haines qu’il avait provoquéesautour de lui ; mais sur ses faits et gestes présents, pas lemoindre mot. À partir de la minute où il avait quitté sa maison deSoho, le matin du crime, il s’était totalement évanoui. De soncôté, à mesure que le temps passait, M. Utterson se remettait peu àpeu de sa chaude alarme, et retrouvait sa placidité d’esprit. À sonpoint de vue, la mort de sir Danvers était largement compensée parla disparition de M. Hyde. Depuis que cette mauvaise influencen’existait plus, une vie nouvelle avait commencé pour le Dr Jekyll.Il sortait de sa réclusion, voyait de nouveau ses amis, redevenaitleur hôte et leur boute-en-train habituel ; et s’il avaittoujours été connu pour ses charités, il se distinguait non moins àcette heure par sa religion. Il était actif, sortait beaucoup, seportait bien ; son visage semblait épanoui et illuminé parl’intime conscience de son utilité sociale. Bref, durant plus dedeux mois, le docteur vécut en paix.

Le 8 janvier, Utterson avait dîné chez le docteur, en petitcomité ; Lanyon était là ; et le regard de leur hôteallait de l’un à l’autre comme au temps jadis, alors qu’ilsformaient un trio d’amis inséparables. Le 12, et à nouveau le 14,le notaire trouva porte close. « Le docteur, lui annonçaPoole, s’était enfermé chez lui, et ne voulait recevoirpersonne. » Le 15, il fit une nouvelle tentative, et essuya lemême refus. Comme il s’était réhabitué depuis deux mois à voir sonami presque quotidiennement, ce retour à la solitude lui pesa. Lecinquième soir, il retint Guest à dîner avec lui ; et lesixième, il se rendit chez le Dr Lanyon.

Là, du moins, on ne refusa pas de le recevoir ; maislorsqu’il entra, il fut frappé du changement qui s’était produitdans l’apparence du docteur. Celui-ci avait son arrêt de mortinscrit en toutes lettres sur son visage. Cet homme au teintflorissant était devenu blême, ses chairs s’étaient flétries ;il était visiblement plus chauve et plus vieux ; mais ce quiretint l’attention du notaire plus encore que ces témoignages d’uneprompte déchéance physique, ce fut une altération du regard et dela manière d’être qui semblait révéler une âme en proie à quelqueterreur profonde. Il était peu vraisemblable que le docteur dûtcraindre la mort ; et ce fut néanmoins là ce qu’Utterson futtenté de soupçonner.

« Oui, songeait-il, comme médecin, il ne peut manquer desavoir où il en est, et que ses jours sont comptés. Cette certitudel’accable. »

Et néanmoins, quand Utterson lui parla de sa mauvaise mine, cefut avec un air de grande fermeté que Lanyon se déclaracondamné.

– J’ai reçu un coup, dit-il, dont je ne me remettrai pas.Ce n’est plus qu’une question de semaines. Tant pis, la vie avaitdu bon ; je l’aimais ; oui, monsieur, je m’étais habituéà l’aimer. Je songe parfois que si nous savions tout, nousn’aurions plus d’autre désir que de disparaître.

– Jekyll est malade, lui aussi, remarqua Utterson.L’avez-vous vu ?

Mais Lanyon changea de visage, et il leva une maintremblante.

– Je refuse désormais de voir le Dr Jekyll ou d’entendreparler de lui, dit-il d’une voix forte et mal assurée. J’ai rompu àtout jamais avec cet homme et je vous prie de m’épargner touteallusion à quelqu’un que je considère comme mort.

M. Utterson eut un clappement de langue désapprobateur ; etaprès un long silence il demanda :

– Ne puis-je rien faire ? Nous sommes trois fort vieuxamis, Lanyon ; nous ne vivrons plus assez longtemps pour entrouver d’autres.

– Il n’y a rien à faire, répliqua Lanyon ;interrogez-le lui-même.

– Il refuse de me voir, dit le notaire.

– Cela ne m’étonne pas, repartit l’autre. Un jour,Utterson, lorsque je serai mort, vous apprendrez peut-être lesbonnes et les mauvaises raisons de cette rupture. Je ne puis vousles dire. Et en attendant, si vous vous sentez capable de vousasseoir et de parler d’autre chose, pour l’amour de Dieu, restez etfaites-le ; mais si vous ne pouvez pas vous empêcher derevenir sur ce maudit sujet, alors, au nom de Dieu, allez-vous-en,car je ne le supporterais pas.

Sitôt rentré chez lui, Utterson se mit à son bureau et écrivit àJekyll, se plaignant d’être exclu de chez lui et lui demandant lacause de cette fâcheuse brouille avec Lanyon. Le lendemain, ilreçut une longue réponse, rédigée en termes le plus souvent trèsvéhéments, mais çà et là d’une obscurité impénétrable. Le différendavec Lanyon était sans remède.

« Je ne blâme pas notre vieil ami, écrivait Jekyll, mais jepartage son avis que nous ne devons jamais nous revoir. J’ail’intention dorénavant de mener une vie extrêmement retirée ;il ne faut pas vous en étonner, et vous ne devez pas non plusdouter de mon amitié, si ma porte est souvent condamnée même pourvous. Laissez-moi suivre ma voie ténébreuse. J’ai attiré sur moi unchâtiment et un danger qu’il m’est interdit de préciser. Si je suisun grand coupable, je souffre aussi en proportion. Je ne croyaispas que cette terre pût renfermer des souffrances et des terreurs àce point démoralisantes. La seule chose que vous puissiez fairepour alléger mon sort, Utterson, c’est de respecter monsilence. »

Utterson en fut stupéfait : la sinistre influence de Hydeavait disparu, le docteur était retourné à ses travaux et à sesamitiés d’autrefois ; huit jours plus tôt l’avenir le plussouriant lui promettait une vieillesse heureuse et honorée ;et voilà qu’en un instant, amitié, paix d’esprit, et toutes lesjoies de son existence sombraient à la fois. Une métamorphose aussicomplète et aussi imprévue relevait de la folie ; mais d’aprèsl’attitude et les paroles de Lanyon, elle devait avoir une raisonplus profonde et cachée.

Au bout de huit jours, Lanyon s’alita, et en un peu moins d’unequinzaine il était mort. Le soir des funérailles, qui l’avaientaffecté douloureusement, Utterson s’enferma à clef dans son cabinetde travail, et s’attablant à la lueur mélancolique d’une bougie,sortit et étala devant lui une enveloppe libellée de la main etscellée du cachet de son ami défunt. « CONFIDENTIEL. Destiné àJ. G. Utterson SEUL et en cas de sien prédécès à détruire telquel », disait la suscription impérative. Le notaireredoutait de passer au contenu. « J’ai déjà enterré un amiaujourd’hui, songeait-il ; qui sait si ce papier ne va pasm’en coûter un second ? » Mais il repoussa cette craintecomme injurieuse, et rompit le cachet. Il y avait à l’intérieur unautre pli également scellé, et dont l’enveloppe portait :« À n’ouvrir qu’au cas de mort ou de disparition du Dr HenryJekyll. » Utterson n’en croyait pas ses yeux. Oui, le motdisparition y était bien ; ici encore, de même que dansl’absurde testament qu’il avait depuis longtemps restitué à sonauteur, ici encore se retrouvait l’idée de disparition, accolée aunom d’Henry Jekyll. Mais dans le testament, cette idée avait jaillide la sinistre inspiration du sieur Hyde ; on ne l’y employaitque dans un dessein trop clair et trop abominable. Écrit de la mainde Lanyon, que pouvait-il signifier ? Une grande curiositéenvahit le dépositaire ; il fut tenté de passer outre àl’interdiction et de plonger tout de suite au fond de cesmystères ; mais l’honneur professionnel et la parole donnée àson ami défunt lui imposaient des obligations impérieuses ; etle paquet alla dormir dans le coin le plus reculé de soncoffre-fort.

Il est plus facile de refréner sa curiosité que del’abolir ; et on peut se demander si, à partir de ce jour,Utterson rechercha avec le même empressement la compagnie de sonami survivant. Il songeait à lui avec bienveillance ; mais sespensées étaient inquiètes et pleines de crainte. Il alla bien pourlui faire visite ; mais il fut presque soulagé de se voirrefuser l’entrée de chez lui ; peut-être, au fond,préférait-il causer avec Poole sur le seuil, à l’air libre etenvironné par les bruits de l’immense capitale, plutôt que d’êtrereçu dans ce domaine d’une volontaire servitude, pour rester às’entretenir avec son impénétrable reclus. Poole n’avait d’ailleursque des nouvelles assez fâcheuses à communiquer. Le docteur,d’après lui, se confinait de plus en plus dans le cabinet au-dessusdu laboratoire, où il couchait même quelquefois ; il étaittriste et abattu, devenait de plus en plus taciturne, et ne lisaitplus ; il semblait rongé de souci. Utterson s’accoutuma sibien à l’uniformité de ces rapports, qu’il diminua peu à peu lafréquence de ses visites.

Chapitre 7L’incident de la fenêtre

Un dimanche, comme M. Utterson faisait avec M. Enfield sapromenade coutumière, il arriva que leur chemin les fit passer denouveau par la petite rue. Arrivés à hauteur de la porte, tous deuxs’arrêtèrent pour la considérer.

– Allons, dit Enfield, voilà cette histoire-là enfinterminée. Nous ne reverrons plus jamais M. Hyde.

– Je l’espère, dit Utterson. Vous ai-je jamais raconté queje l’ai vu une fois, et que j’ai partagé votre sentiment derépulsion.

– L’un ne pouvait aller sans l’autre, répliqua Enfield. Etentre parenthèses combien vous avez dû me juger stupide d’ignorerque cette porte fût une sortie de derrière pour le Dr Jekyll !C’est en partie de votre faute si je l’ai découvert par lasuite.

– Alors, vous y êtes arrivé, en fin de compte ? repritUtterson. Mais puisqu’il en est ainsi, rien ne nous empêched’entrer dans la cour et de jeter un coup d’œil aux fenêtres. Àvous parler franc, je ne suis pas rassuré au sujet de ce pauvreJekyll ; et même du dehors, il me semble que la présence d’unami serait capable de lui faire du bien.

Il faisait très froid et un peu humide dans la cour, et lecrépuscule l’emplissait déjà, bien que le ciel, tout là-haut, fûtencore illuminé par le soleil couchant. Des trois fenêtres, celledu milieu était à demi ouverte, et installé derrière, prenant l’airavec une mine d’une désolation infinie, tel un prisonnier sansespoir, le Dr Jekyll apparut à Utterson.

– Tiens ! vous voilà, Jekyll ! s’écria cedernier. Vous allez mieux, j’espère.

– Je suis très bas, Utterson, répliqua mornement ledocteur, très bas. Je n’en ai plus pour longtemps, Dieu merci.

– Vous restez trop enfermé, dit le notaire. Vous devriezsortir un peu, afin de vous fouetter le sang, comme M. Enfield etmoi (je vous présente mon cousin, M. Enfield… Le docteur Jekyll).Allons, voyons, prenez votre chapeau et venez faire un petit touravec nous.

– Vous êtes bien bon, soupira l’autre. Cela me ferait grandplaisir ; mais, non, non, non, c’est absolumentimpossible ; je n’ose pas. Quand même, Utterson, je suis fortheureux de vous voir, c’est pour moi un réel plaisir ; je vousprierais bien de monter avec M. Enfield, mais la pièce n’estvraiment pas en état.

– Ma foi, tant pis, dit le notaire, avec bonne humeur, rienne nous empêche de rester ici en bas et de causer avec vous d’oùvous êtes.

– C’est précisément ce que j’allais me hasarder à vousproposer, répliqua le docteur avec un sourire.

Mais il n’avait pas achevé sa phrase, que le sourire s’éteignitsur son visage et fit place à une expression de terreur et dedésespoir si affreuse qu’elle glaça jusqu’aux moelles les deuxgentlemen d’en bas. Ils ne l’aperçurent d’ailleurs que dans unéclair, car la fenêtre se referma instantanément ; mais cetéclair avait suffi, et tournant les talons, ils sortirent de lacour sans prononcer un mot. Dans le même silence, ils remontèrentla petite rue ; et ce fut seulement à leur arrivée dans unegrande artère voisine, où persistaient malgré le dimanche quelquestraces d’animation, que M. Utterson se tourna enfin et regarda soncompagnon. Tous deux étaient pâles, et leurs yeux reflétaient uneffroi identique.

– Que Dieu nous pardonne, que Dieu nous pardonne, répéta M.Utterson.

Mais M. Enfield se contenta de hocher très gravement la tête, etse remit à marcher en silence.

Chapitre 8La dernière nuit

Un soir après dîner, comme M. Utterson était assis au coin deson feu, il eut l’étonnement de recevoir la visite de Poole.

– Miséricorde, Poole, qu’est-ce qui vous amène ?s’écria-t-il ; et puis l’ayant considéré avec plusd’attention : Qu’est-ce qui vous arrive ? Est-ce que ledocteur est malade ?

– Monsieur Utterson, dit l’homme, il y a quelque chose quine va pas droit.

– Prenez un siège, et voici un verre de vin pour vous, ditle notaire. Maintenant ne vous pressez pas, et exposez-moiclairement ce que vous désirez.

– Monsieur, répliqua Poole, vous savez que le docteur apris l’habitude de s’enfermer. Eh bien, il s’est enfermé de nouveaudans son cabinet de travail ; et cela ne me plaît pas,monsieur… que je meure si cela me plaît. Monsieur Utterson, je vousassure, j’ai peur.

– Voyons, mon brave, dit le notaire, expliquez-vous. Dequoi avez-vous peur ?

– Il y a déjà près d’une semaine que j’ai peur, répliquaPoole, faisant la sourde oreille à la question ; et je ne peuxplus supporter ça.

La physionomie du domestique confirmait amplement sesparoles ; il n’avait plus aucune tenue ; et à part lemoment où il avait d’abord avoué sa peur, il n’avait pas une seulefois regardé le notaire en face. À présent même, il restait assis,le verre de vin posé intact sur son genou, et le regard fixé sur uncoin du parquet.

– Je ne veux plus supporter ça, répéta-t-il.

– Allons, Poole, dit le notaire, je vois que vous avezquelque bonne raison ; je vois qu’il y a quelque chose qui neva réellement pas droit. Essayez de me raconter ce que c’est.

– Je crois qu’il s’est commis un mauvais coup, dit Poole,d’une voix rauque.

– Un mauvais coup ! s’exclama le notaire, passablementeffrayé, et assez porté à se fâcher en conséquence. Quel mauvaiscoup ? Qu’est-ce que cela signifie ?

– Je n’ose pas dire, monsieur, reprit l’autre ; maisvoulez-vous venir avec moi vous rendre compte parvous-même ?

Pour toute réponse, M. Utterson se leva et alla prendre sonchapeau et son pardessus ; mais il fut tout étonné de voirquel énorme soulagement exprimaient les traits du maître d’hôtel,et il s’étonna peut-être autant de voir le vin toujours intact dansle verre du valet, lorsque celui-ci le déposa pour partir.

C’était une vraie nuit de mars, tempétueuse et froide ; unpâle croissant de lune, couché sur le dos comme si le vent l’eûtculbuté, luisait sous un tissu diaphane et léger de fuyanteseffilochures nuageuses. Le vent coupait presque la parole et saflagellation mettait le sang au visage. Il semblait en outre avoirvidé les rues de passants plus qu’à l’ordinaire ; et M.Utterson croyait n’avoir jamais vu cette partie de Londres aussidéserte. Il eût préféré le contraire ; jamais encore iln’avait éprouvé un désir aussi vif de voir et de coudoyer sesfrères humains ; car en dépit de ses efforts, il avaitl’esprit accablé sous un angoissant pressentiment de catastrophe.Lorsqu’ils arrivèrent sur la place, le vent y soulevait destourbillons de poussière, et les ramures squelettiques du jardinflagellaient les grilles. Poole, qui durant tout le trajet n’avaitcessé de marcher un pas ou deux en avant, fit halte au milieu de lachaussée, et malgré l’âpre bise, il retira son chapeau et s’épongeale front avec un mouchoir de poche rouge. Mais en dépit de lacourse rapide, ce qu’il essuyait n’était pas la transpiration due àl’exercice, mais bien la sueur d’une angoisse qui l’étranglait, carsa face était blême et sa voix, lorsqu’il prit la parole, rauque etentrecoupée.

– Eh bien, monsieur, dit-il, nous y voici, et Dieu fassequ’il ne soit pas arrivé de malheur.

– Ainsi soit-il, Poole, dit le notaire.

Là-dessus le valet heurta d’une façon très discrète ; laporte s’ouvrit, retenue par la chaîne ; et de l’intérieur unevoix interrogea :

– C’est vous, Poole ?

– Tout va bien, répondit Poole. Ouvrez.

Le vestibule, où ils pénétrèrent, était brillammentéclairé ; on avait fait un grand feu, et autour de l’âtretoute la domesticité, mâle et femelle, se tenait rassemblée en tascomme un troupeau de moutons. À la vue de M. Utterson, la femme dechambre fut prise de geignements nerveux ; et la cuisinière,s’écriant : « Dieu merci ! voilà M.Utterson ! » s’élança au-devant de lui comme pour luisauter au cou.

– Quoi donc ? quoi donc ? Que faites-vous tousici ? interrogea le notaire avec aigreur. C’est trèsirrégulier, très incorrect ; s’il le savait, votre maîtreserait loin d’être satisfait.

– C’est qu’ils ont tous peur, dit Poole.

Nul ne protesta, et il se fit un grand silence ; onn’entendait que la femme de chambre, qui s’était mise à pleurertout haut.

– Taisez-vous ! lui dit Poole, d’un ton furieux quitémoignait de son énervement personnel. (Et de fait, quand la femmede chambre avait tout à coup haussé la gamme de ses lamentations,tous avaient tressailli et s’étaient tournés vers la porteintérieure avec des airs de crainte et d’anxiété.) Et maintenant,continua le maître d’hôtel en s’adressant au marmiton, passez-moiun bougeoir, nous allons tirer cela au clair tout de suite.

Puis, ayant prié M. Utterson de le suivre, il l’emmena dans lejardin de derrière.

– À présent, monsieur, lui dit-il, vous allez faire lemoins de bruit possible. Je tiens à ce que vous entendiez et je netiens pas à ce qu’on vous entende. Et surtout, monsieur, si parhasard il vous demandait d’entrer, n’y allez pas.

À cette conclusion imprévue, M. Utterson eut un sursaut nerveuxqui manqua lui faire perdre l’équilibre ; mais il rassemblason courage et suivit le maître d’hôtel dans le bâtiment dulaboratoire, puis traversant l’amphithéâtre de dissection, encombréde touries et de flacons, il arriva au pied de l’escalier. Là,Poole lui fit signe de se reculer de côté et d’écouter ; etlui-même, déposant le bougeoir et faisant un appel visible à toutesa résolution, monta les marches et d’une main mal assurée frappasur la serge rouge de la porte du cabinet.

– Monsieur, c’est M. Utterson qui demande à vous voir,annonça-t-il.

Et en même temps, d’un geste impératif, il engagea le notaire àprêter l’oreille.

Une voix plaintive répondit de l’intérieur :

– Dites-lui qu’il m’est impossible de recevoir qui que cesoit.

– Bien, monsieur, dit Poole, avec dans la voix une sorted’accent de triomphe.

Et, reprenant le bougeoir, il remmena M. Utterson par la courjusque dans la grande cuisine, où le feu était éteint et où lesblattes sautillaient sur le carreau.

– Monsieur, dit-il en regardant M. Utterson dans les yeux,était-ce la voix de mon maître ?

– Elle m’a paru bien changée, répondit le notaire, trèspâle, mais sans détourner le regard.

– Changée ? Certes oui, je le pense, reprit le maîtred’hôtel. Après vingt ans passés dans la demeure de cet homme,pourrais-je ne pas connaître sa voix ? Non, monsieur, on afait disparaître mon maître ; on l’a fait disparaître, il y ahuit jours, lorsque nous l’avons entendu invoquer le nom deDieu ; et qui est là à l’intérieur à sa place, etpourquoi on reste là, monsieur Utterson, c’est une chosequi crie vengeance au Ciel !

– Voici un conte bien étrange, Poole, voici un conte plutôtinvraisemblable, mon ami, dit M. Utterson, en se mordillant ledoigt. À supposer qu’il en soit comme vous l’imaginez, à supposerque le Dr Jekyll ait été… eh bien, oui, assassiné, quel motif derester pourrait avoir son meurtrier ? Cela ne tient pasdebout, cela ne supporte pas l’examen.

– Eh bien, monsieur Utterson, vous êtes difficile àconvaincre, mais je ne désespère pas d’y arriver, dit Poole. Toutecette dernière semaine, sachez-le donc, cet homme, ou cet être, ouce je ne sais quoi qui loge dans le cabinet n’a cessé jour et nuitde réclamer à cor et à cri un certain médicament sans arriver àl’obtenir à son idée. Il lui arrivait de temps à autre… c’est demon maître que je parle… d’écrire ses ordres sur une feuille depapier qu’il jetait dans l’escalier. Nous n’avons rien eu d’autreces huit derniers jours ; rien que des papiers, et porte debois ; et jusqu’aux repas qu’on lui laissait là, et qu’ilrentrait en cachette lorsque personne ne le voyait. Eh bien,monsieur, tous les jours, oui, et même des deux ou trois fois dansune seule journée, c’étaient des ordres et des réclamations, et ilm’a fallu courir chez tous les droguistes en gros de la ville.Chaque fois que je rapportais le produit, c’était un nouveau papierpour me dire de le renvoyer parce qu’il n’était pas pur, et unnouvel ordre pour une autre maison. Ce produit, monsieur, on en aterriblement besoin, pour je ne sais quel usage.

– Avez-vous gardé quelqu’un de ces papiers ? demandaM. Utterson.

Poole fouilla dans sa poche et en sortit un billet tout froissé,que le notaire, se penchant plus près de la bougie, déchiffra avecattention. En voici le contenu : « Le Dr Jekyll présenteses salutations à MM. Maw. Il leur affirme que le dernieréchantillon qu’ils lui ont fait parvenir est impur et absolumentinutilisable pour son présent besoin. En l’année 18…, le Dr Jekyllen a acheté une assez grande quantité chez MM. Maw. Il les prieaujourd’hui de vouloir bien faire les recherches les plusdiligentes, et s’il leur en reste un peu de la même qualité, de lelui envoyer aussitôt. Peu importe le coût. Ce produit est pour leDr Jekyll d’une importance tout à fait exceptionnelle. »Jusqu’ici l’allure du billet s’était maintenue suffisammentnormale, mais arrivé là, écorchant soudain le papier d’une plumerageuse, le scripteur avait donné libre cours à ses sentiments.« Pour l’amour de Dieu, ajoutait-il, retrouvez-m’en un peu del’ancien. »

– Voici un billet étrange, dit M. Utterson ; puis avecsévérité : Comment se fait-il que vous l’ayez, tout décacheté,en votre possession ?

– L’employé de chez Maw était si fort en colère, monsieur,qu’il me l’a rejeté comme de l’ordure, répondit Poole.

– C’est indiscutablement l’écriture du docteur, voussavez ? reprit le notaire.

– Je me disais bien qu’elle y ressemblait, dit leserviteur, mal convaincu. Et puis, sur un nouveau ton, ilreprit : Mais qu’importe l’écriture, puisque je l’aivu !

– Vous l’avez vu ? répéta M. Utterson. Etalors ?

– Tenez ! dit Poole, voici la chose. Je suis entrétout d’un coup dans l’amphithéâtre, venant du jardin. Il avait dûse glisser au dehors pour se mettre en quête du produit, ou faireje ne sais quoi ; car la porte du cabinet était ouverte, et ilse trouvait tout au fond de la salle en train de fourrager parmiles touries. À mon arrivée, il leva les yeux, poussa comme un criplaintif, et s’enfuit par l’escalier jusque dans le cabinet. Je nel’ai vu qu’une minute, mais les cheveux m’en ont dressé sur lecrâne comme des baguettes. Dites, monsieur, si c’était là monmaître, pourquoi avait-il un masque sur la figure ? Si c’étaitmon maître, pourquoi a-t-il poussé ce cri de rat, et pourquois’est-il sauvé en me voyant ? je l’ai servi assez longtemps.Et puis…

Mais l’homme se tut et se passa la main sur le visage.

– Toutes ces circonstances sont en effet bien bizarres, ditM. Utterson, mais je crois que je commence à y voir clair. Votremaître, Poole, est sans nul doute atteint d’une de ces maladies quitorturent à la fois et défigurent leur victime ; de là, selontoute probabilité, l’altération de sa voix ; de là le masqueet son éloignement de ses amis ; de là son anxiété de trouverce produit, grâce auquel la pauvre âme garde l’espoir d’uneguérison finale. Dieu fasse que cet espoir ne soit pastrompé ! Voilà mon explication : elle est suffisammenttriste, Poole, voire même affreuse à envisager, mais elle estsimple et naturelle, elle est cohérente, et elle nous délivre detoutes craintes exagérées.

– Monsieur, dit le maître d’hôtel, envahi d’une pâleurlivide, cet être n’était pas mon maître, et voilà la vérité. Monmaître (et ce disant il regarda autour de lui et baissa la voix)est un homme grand et bien fait, et celui-ci était une sorte denabot.

Utterson voulut protester.

– Oh ! monsieur, s’écria Poole, croyez-vous que je neconnaisse pas mon maître au bout de vingt ans ? Croyez-vousque je ne sache pas à quelle hauteur sa tête arrive dansl’encadrement de la porte du cabinet où je l’ai vu chaque matin dema vie ? Non, monsieur, jamais ! Cet être au masquen’était pas le docteur Jekyll ; et c’est mon intime convictionqu’il y a eu assassinat.

– Poole, répliqua le notaire, dès lors que vous dites cela,je vais me trouver dans l’obligation de m’en assurer. Malgré toutmon désir de ménager les sentiments de votre maître, malgré tousmes doutes en présence de ce billet qui semble prouver qu’il estencore vivant, je dois considérer comme de mon devoir de forcercette porte.

– Ah ! monsieur Utterson, voilà qui est parler,s’écria le maître d’hôtel.

– Et maintenant, passons à une autre question, repritUtterson : qui va s’en charger ?

– Mais, vous et moi, monsieur, répliqua l’autre sanssourciller.

– Très bien dit, déclara le notaire, et quoi qu’il enrésulte, je saurai faire en sorte que vous n’y perdiez rien.

– Il y a une hache dans l’amphithéâtre, continua Poole, etvous pourriez prendre pour vous le tisonnier de la cuisine.

Le notaire s’empara de cet outil grossier mais pesant, et lebrandit.

– Savez-vous, Poole, dit-il en levant les yeux, que nousallons, vous et moi, nous exposer à un certain danger ?

– Certes, monsieur, vous pouvez bien le dire, répondit lemaître d’hôtel.

– Il vaut donc mieux parler franc. Nous en savons l’un etl’autre plus long que nous n’en avons dit ; ne nous cachonsplus rien. Cet individu masqué que vous avez vu, l’avez-vousreconnu ?

– Ma foi, monsieur, cela s’est fait si vite, et cettecréature était tellement courbée en deux, que je n’en jurerais pas.Mais si vous voulez dire : était-ce M. Hyde ?… eh bien,oui, je crois que c’était lui ! Voyez-vous, il était à peuprès de la même carrure, et il avait la même démarche leste etagile ; et d’ailleurs qui d’autre aurait pu s’introduire parla porte du laboratoire ? N’oubliez pas, monsieur, que lors ducrime, il avait encore la clef sur lui. Mais ce n’est pas tout. Jene sais, monsieur Utterson, si vous avez jamais rencontré ce M.Hyde ?

– Si fait, répliqua le notaire, j’ai causé une fois aveclui.

– En ce cas, vous devez savoir aussi bien que nous tous quece gentleman avait quelque chose de bizarre… quelque chose qui vousretournait… Je ne sais vraiment pas m’expliquer autrement quececi : on se sentait devant lui comme un vide et un froid dansles moelles.

– J’avoue que j’ai éprouvé un peu ce que vous dites là, fitM. Utterson.

– Vous y êtes, monsieur. Eh bien ! quand cettecréature masquée a jailli, tel un singe, d’entre les produitschimiques et a filé dans le cabinet, c’est comme de la glace quim’est descendue le long de l’échine. Oh ! je sais bien que cen’est pas une preuve, monsieur Utterson ; je suis assezinstruit pour cela ; mais on a sa petite jugeote, et je vousjure sur la Bible que c’était là M. Hyde.

– Soit, soit, dit le notaire. Mes craintes m’inclinent à lecroire aussi. Du mal, j’en ai peur… il ne pouvait sortir que du malde cette relation. Si fait, vraiment, je vous crois ; je croisque ce pauvre Harry a été tué ; et je crois que son assassin…dans quel but, Dieu seul pourrait le dire… s’attarde encore dans lademeure de sa victime. Eh bien ! nous lui apporterons lavengeance. Faites venir Bradshaw.

Le valet désigné arriva, très pâle et énervé.

– Remettez-vous, Bradshaw, lui dit le notaire. Cetteattente, je le sais, vous est pénible à tous ; mais nous avonspris la résolution d’en finir. Poole que voici et moi, nous allonspénétrer de vive force dans le cabinet. Si tout est en règle, j’aiassez bon dos pour supporter la responsabilité. Cependant, decrainte qu’il y ait réellement du mauvais, ou qu’un malfaiteur netente de s’échapper par les derrières, vous ferez le tour par lecoin avec le marmiton, munis d’une bonne trique chacun, et vousvous posterez à la porte du laboratoire. Nous vous laissons dixminutes pour prendre vos dispositions.

Tandis que Bradshaw s’éloignait, le notaire, consultant samontre, ajouta :

– Et maintenant, Poole, prenons les nôtres.

Et emportant le tisonnier sous son bras, il s’avança le premierdans la cour. Les nuages s’étaient amoncelés devant la lune, et ilfaisait à cette heure tout à fait noir. Le vent, qui n’arrivait aufond de ce puits de bâtiments que par bouffées intermittentes,faisait vaciller la flamme de la bougie ; mais enfin ilsarrivèrent dans l’abri de l’amphithéâtre, où ils s’assirent pourattendre en silence. La rumeur grandiose de Londres s’élevait detoutes parts ; mais à proximité immédiate, le silence n’étaitinterrompu que par le bruit d’un pas allant et venant sur leparquet du cabinet.

– C’est ainsi qu’il marche toute la journée, monsieur,chuchota Poole ; oui, et voire la plus grande partie de lanuit. Il n’y a un peu de répit que quand il reçoit un nouveléchantillon de chez le droguiste. Ah ! il faut une bienmauvaise conscience pour être ainsi ennemi du repos. Ah !monsieur, dans chacun de ces pas il y a du sang traîtreusementrépandu ! Mais écoutez encore, d’un peu plus près… mettezvotre cœur dans votre ouïe, monsieur Utterson, et dites-moi :est-ce l’allure du docteur ?

Les pas résonnaient furtifs et légers, et quasi dansants malgréleur lenteur : ils différaient complètement de la marchepesante et sonore de Henry Jekyll. Utterson poussa un soupir etdemanda ?

– Est-ce qu’on n’entend jamais rien d’autre ?

Poole fit un signe affirmatif, et répondit :

– Si, une fois. Une fois, je l’ai entendu pleurer.

– Pleurer ? Comment cela ? reprit le notaire,envahi tout à coup d’un frisson d’horreur.

– Pleurer comme une femme ou comme une âme en peine,répondit le maître d’hôtel. Quand je suis parti, cela m’est restésur le cœur, si bien que j’en aurais pleuré aussi.

Mais les dix minutes tiraient à leur fin. Poole sortit la hachede dessous un tas de paille d’emballage ; on déposa lebougeoir sur la table la plus proche afin d’y voir clair pourl’attaque ; et, retenant leur souffle, tous deuxs’approchèrent du lieu où ce pas inlassable allait sans cesse delong en large, et de large en long, dans le calme de la nuit.

– Jekyll, appela Utterson d’une voix forte, je demande àvous voir.

Il se tut quelques instants, mais ne reçut pas de réponse. Ilreprit :

– Je vous en préviens tout net, nos soupçons sont éveillés,il faut que je vous voie et je vous verrai : si ce n’est parla persuasion, ce sera autrement… si ce n’est de votre bon gré, cesera par la violence.

– Utterson, cria la voix, pour l’amour de Dieu, ayezpitié !

– Ah ! ce n’est pas la voix de Jekyll… c’est celle deHyde ! s’écria Utterson. Enfoncez la porte, Poole !

Et Poole balança la hache par-dessus son épaule ; sous lecoup le bâtiment retentit, et la porte à serge rouge rebonditcontre la serrure et les gonds. Du cabinet jaillit un hurlement dedétresse, d’une épouvante tout animale. La hache se releva denouveau, et de nouveau les panneaux craquèrent et l’encadrementsursauta. À quatre reprises le coup retomba, mais le bois était duret la menuiserie solide. Ce fut seulement au cinquième que laserrure disjointe s’arracha et que les débris de la portes’abattirent à l’intérieur sur le tapis.

Les assiégeants, intimidés par leur propre tapage et par lesilence qui lui avait succédé hésitèrent un peu et regardèrent dansle cabinet qui s’étalait sous leurs yeux à la paisible lumière dela lampe. Un bon feu clair pétillait dans l’âtre, la bouilloirechantonnait son léger refrain, on voyait deux ou trois tiroirsouverts, des papiers disposés en ordre sur la table de travail, ettout près du feu le nécessaire préparé pour le thé : on eûtdit l’intérieur le plus tranquille, et, à part les étagères vitréespleines d’instruments de chimie, le plus banal qu’il y eût cesoir-là dans tout Londres.

Au beau milieu gisait le corps d’un homme tordu par l’agonie etencore palpitant. Ils s’approchèrent à pas légers, le retournèrentsur le dos et reconnurent les traits de M. Hyde. Il était vêtud’habits beaucoup trop grands pour lui, d’habits faits à la tailledu docteur : les muscles de son visage vibraient encore d’uneapparence de vie, mais la vie elle-même l’avait bien abandonné. Lafiole broyée qu’il tenait encore, avec l’odeur d’amandes amères quiflottait dans la pièce, révélèrent à Utterson qu’il avait devantlui le cadavre d’un suicidé.

– Nous sommes arrivés trop tard, dit-il, d’un ton sévère,aussi bien pour sauver que pour punir. Hyde est allé trouver sonjuge ; il ne nous reste plus qu’à découvrir le corps de votremaître.

La portion du bâtiment de beaucoup la plus importante étaitoccupée par l’amphithéâtre qui constituait presque tout lerez-de-chaussée et recevait le jour d’en haut, et par le cabinet,qui formait le premier étage à un bout et prenait vue sur la cour.Un corridor reliait l’amphithéâtre à la porte donnant sur la petiterue ; en outre, le cabinet communiquait séparément aveccelle-ci par un second escalier. Il y avait aussi plusieurs réduitsobscurs et une vaste cave. Tout cela fut alors minutieusement passéen revue. Chaque réduit n’exigea qu’un coup d’œil, car tous étaientvides et, à voir la poussière qui tombait de leurs portes, aucund’eux n’avait de longtemps été ouvert. La cave, il est vrai, étaitencombrée d’un amas d’objets hétéroclites, datant pour la plupartde l’époque du chirurgien prédécesseur de Jekyll ; mais rienqu’en ouvrant la porte ils furent avertis de l’inutilité de plusamples recherches, par la chute d’un revêtement compact de toilesd’araignées qui avaient depuis des ans condamné l’entrée. Nullepart on ne voyait trace de Henry Jekyll, ni mort ni vivant.

Poole frappa du pied les dalles du corridor.

– Il doit être enterré là, dit-il en prêtant l’oreille à larésonance.

– À moins qu’il se soit enfui, dit Utterson.

Et il s’en alla examiner la porte de la petite rue. Elle étaitfermée à clef ; et tout auprès, gisant sur les dalles, setrouvait la clef, déjà tachée de rouille.

– Elle n’a pas l’air de servir beaucoup, remarqua lenotaire.

– De servir ! répéta Poole. Ne voyez-vous donc pas,monsieur, qu’elle est brisée comme si quelqu’un avait donné un coupde talon dessus ?

– C’est juste, fit Utterson, et même les cassures sontrouillées.

Les deux hommes s’entre-regardèrent, ébahis.

– Ceci me dépasse, Poole, dit le notaire. Retournons dansle cabinet.

Ils gravirent l’escalier en silence, et non sans jeter parintervalles au cadavre un regard terrifié, se mirent à examinerplus en détail le contenu de la pièce. Sur une table se voyaientdes traces d’opérations chimiques, plusieurs tas dosés d’un selblanchâtre étaient préparés sur des soucoupes de verre, comme pourune expérience au milieu de laquelle le malheureux avait étéinterrompu.

– C’est là ce même produit que j’allais tout le temps luichercher, dit Poole.

Et il n’avait pas achevé sa phrase que la bouilloire déborda àgrand bruit.

Ceci les amena vers la cheminée, auprès de laquelle le fauteuilétait frileusement tiré, avec le nécessaire à thé tout disposé àportée de la main, jusqu’à la tasse garnie de sucre. Un rayonnagesupportait quelques volumes ; l’un d’eux gisait ouvert à côtédu plateau à thé, et Utterson y reconnut avec stupeur un exemplaired’un ouvrage édifiant, pour lequel Jekyll avait maintes foisexprimé une vive estime, et qui se trouvait ici annoté descandaleux blasphèmes écrits de sa propre main.

Continuant de passer en revue la pièce, les deux perquisiteursarrivèrent à la psyché, et ils regardèrent dans ses profondeursavec un effroi involontaire ; mais elle était tournée de façonà ne leur montrer que la rose lueur se jouant au plafond, le feuscintillant en multiples reflets sur les vitres des étagères, etleurs propres physionomies pâles et terrifiées, penchées sur leurimage.

– Ce miroir a vu d’étranges choses, monsieur, chuchotaPoole.

– Il ne peut avoir rien vu de plus étrange que ne l’est saprésence ici, répliqua le notaire sur le même ton. Car que faisaitJekyll…

Il s’interrompit avec un sursaut, et puis surmontant safaiblesse :

– Quel besoin d’une psyché pouvait bien avoirJekyll ?

– Vous avez raison de le dire, dit Poole.

Ils s’occupèrent ensuite de la table de travail. Sur le pupitre,au milieu des papiers rangés avec soin, s’étalait par-dessus toutune grande enveloppe qui portait, écrit de la main du docteur, lenom de M. Utterson. Le notaire la décacheta, et plusieurs plis s’enéchappèrent et tombèrent sur plancher. Le premier contenait unedéclaration rédigée dans les mêmes termes extravagants que cellerestituée six mois plus tôt, et destinée à servir de testament encas de mort, et d’acte de donation en cas de disparition, maisremplaçant le nom de Hyde, le notaire y lut, avec un étonnementindescriptible, le nom de Gabriel-John Utterson. Il regardasuccessivement Poole, puis de nouveau le papier, et enfin le défuntcriminel étendu sur le parquet.

– La tête m’en tourne, dit-il. Il a eu ceci à sadisposition tous ces derniers jours, il n’avait aucune raison dem’aimer, il devait être furieux de se voir évincé, et il n’a pasdétruit ce document !

Il passa au pli suivant : c’était un court billet de lamain du docteur et daté dans le haut.

– Oh, Poole, s’écria le notaire, il était ici, et vivant,aujourd’hui même. On ne peut l’avoir fait disparaître en aussi peude temps : il doit être encore vivant, il doit s’êtreenfui ?… Au reste, pourquoi fuir ? et comment ? etdans ce cas peut-on se hasarder à appeler cela un suicide ?Oh, il nous faut être circonspects. Je pressens que nous pouvonsencore entraîner votre maître dans quelque déplorablecatastrophe.

– Pourquoi ne lisez-vous pas, monsieur ? demandaPoole.

– Parce que j’ai peur, répondit le notaire d’un tontragique, Dieu veuille que je n’en aie pas de motif !

Et là-dessus il approcha le papier de ses yeux et lut ce quisuit :

« Mon cher Utterson,

« Lorsque ce mot tombera entre vos mains, j’aurai disparu,d’une façon que je n’ai pas la clairvoyance de prévoir, mais moninstinct, comme la nature de la situation sans nom dans laquelle jeme trouve, me disent que ma fin est assurée et qu’elle ne tarderaplus. Adieu donc, et lisez d’abord le récit que Lanyon m’a promisde vous faire parvenir ; puis si vous désirez en savoirdavantage passez à la confession de

« Votre ami indigne et infortuné,

« HENRY JEKYLL. »

– Il y avait un troisième pli ? demanda Utterson.

– Le voici, monsieur, répondit Poole.

Et il lui tendit un paquet volumineux revêtu de plusieurscachets.

Le notaire le mit dans sa poche.

– Je ne parlerai pas de ce papier. Que votre maître ait fuiou qu’il soit mort, nous pouvons du moins sauver sa réputation. Ilest maintenant dix heures : je vais rentrer chez moi et lireen paix ces documents ; mais je serai de retour avant minuit,c’est alors que nous enverrons chercher la police.

Ils sortirent, refermant à clef derrière eux la porte del’amphithéâtre ; et Utterson, laissant encore une fois lesserviteurs réunis autour du feu dans le vestibule, se rendit à sonbureau pour lire les deux récits où il devait enfin trouverl’explication du mystère.

Chapitre 9La narration du Dr Lanyon

Le 9 janvier, il y a de cela quatre jours, je reçus par ladistribution du soir une lettre recommandée, que m’adressait de samain mon collègue et ancien camarade de classe, Henry Jekyll. J’enfus très surpris, car nous n’avions pas du tout l’habitude decorrespondre ; je l’avais vu, j’avais même dîné avec lui, lesoir précédent ; et je ne concevais dans nos rapports rien quipût justifier la formalité de la recommandation. Le contenu decette lettre augmenta ma surprise ; car voici ce qu’ellerenfermait :

« Le 10 décembre 18…

« Mon cher Lanyon,

« Vous êtes l’un de mes plus anciens amis ; et bienque nous puissions avoir différé parfois d’avis sur des questionsscientifiques, je ne me rappelle, du moins de mon côté, aucuneinfraction à notre bonne entente. Il n’y a pas eu de jour où, sivous m’aviez dit : Jekyll, ma vie, mon honneur, ma raison,dépendent de vous, je n’eusse, pour vous sauver, sacrifié mafortune, ou ma main gauche. Lanyon, ma vie, mon honneur, ma raison,tout cela est à votre merci : si vous ne venez à mon aide,cette nuit, je suis perdu. Vous pourriez supposer, après cetexorde, que je vais vous demander quelque chose de déshonorant.Jugez-en par vous-même.

« Je désire que vous renonciez pour ce soir à tous autresengagements… fussiez-vous mandé au chevet d’un empereur ; quevous preniez un cab, à moins que vous n’ayez justement votrevoiture à la porte ; et muni de cette lettre-ci commeréférence, que vous vous fassiez conduire tout droit à mondomicile. Poole, mon maître d’hôtel, est prévenu ; vous letrouverez vous attendant avec un serrurier. Il vous faut alorsfaire crocheter la porte de mon cabinet, où vous entrerezseul ; vous ouvrirez la vitrine marquée E, à main gauche, enforçant la serrure au besoin si elle était fermée ; et vous yprendrez, avec son contenu tel quel, le quatrième tiroir à partirdu haut, ou (ce qui revient au même) le troisième à partir du bas.Dans mon excessive angoisse, j’ai une peur maladive de vous malrenseigner ; mais même si je suis dans l’erreur, vousreconnaîtrez le bon tiroir à son contenu : des paquets depoudres, une fiole et un cahier de papier. Ce tiroir, je vousconjure de le rapporter avec vous à Cavendish Square exactementcomme il se trouve.

« Telle est la première partie du service ; passons àla seconde. Vous serez de retour, si vous vous mettez en route dèsla réception de la présente, bien avant minuit, mais je tiens àvous laisser toute cette marge, non seulement dans la crainte d’unde ces obstacles qu’on ne peut ni empêcher ni prévoir, mais parcequ’il vaut mieux, pour ce qui vous restera à faire, choisir uneheure où vos domestiques seront couchés. À minuit donc, je vousprierai de vous trouver seul dans votre cabinet de consultation,d’introduire vous-même chez vous un homme qui se présentera de mapart, et de lui remettre le tiroir que vous serez allé chercherdans mon cabinet.

« Vous aurez alors joué votre rôle et mérité mon entièregratitude. En cinq minutes de plus, si vous insistez pour avoir uneexplication, vous aurez compris l’importance capitale de cesdispositions, et qu’il vous suffirait d’en négliger une seule, pourvous mettre sur la conscience ma mort ou le naufrage de maraison.

« Malgré ma certitude que vous ne prendrez pas cetterequête à la légère, le cœur me manque et ma main tremble à laseule idée d’une telle possibilité. Songez que je suis à cetteheure dans un lieu étranger, à me débattre sous une noire détressequ’aucune imagination ne saurait égaler, et pourtant bien assuréque, si vous m’obligez ponctuellement, mes tribulationss’évanouiront comme un rêve. Obligez-moi, mon cher Lanyon, etsauvez

« Votre ami,

« H. J. »

« P. -S. – J’avais déjà fermé l’enveloppe quand unenouvelle crainte m’a frappé. Il peut arriver que la poste trompemon attente, et que cette lettre ne vous parvienne pas avant demainmatin. Dans ce cas, mon cher Lanyon, faites ma commission lorsquecela vous sera le plus commode dans le courant de la journée ;et encore une fois attendez mon messager à minuit. Il serapeut-être alors déjà trop tard ; et si la nuit se passe sansque vous voyez rien venir, sachez que c’en sera fait de HenryJekyll. »

La lecture de cette lettre me persuada que mon collègue étaitdevenu fou ; mais tant que je n’en avais pas la preuveindéniable, je me voyais contraint de faire comme il m’en priait.Moins je voyais clair dans ce brouillamini, moins j’étais ensituation de juger de son importance ; et on ne pouvait, sansprendre une responsabilité grave, rejeter une prière libellée enpareils termes.

Je me levai donc de table, pris une voiture, et me rendis droitchez le Dr Jekyll. Le maître d’hôtel m’attendait : il avaitreçu par le même courrier que moi une lettre recommandée contenantdes instructions et avait envoyé aussitôt chercher un serrurier etun menuisier. Ces deux artisans arrivèrent tandis que nous causionsencore ; et nous nous rendîmes tous ensemble à l’ancienamphithéâtre anatomique du docteur Denman, par où (comme vous lesavez sans doute) on accède le plus aisément au cabinet personneldu Dr Jekyll.

La porte en était solide, la serrure excellente ; lemenuisier avoua qu’il aurait beaucoup de mal et qu’il lui faudraitfaire beaucoup de dégâts, si l’on devait recourir à laviolence ; et le serrurier désespérait presque. Mais cedernier était un garçon de ressource ; et au bout de deuxheures de travail, la porte fut ouverte. La vitrine marquée En’était pas fermée à clef ; je pris le tiroir, le fis garnirde paille et emballer dans un drap de lit, puis, je retournai avecl’objet à Cavendish Square.

Là, je me mis en devoir d’examiner son contenu. Les paquets depoudres étaient assez proprement faits, mais non pas avecl’élégance du droguiste de profession ; je compris sans peinequ’ils étaient de la fabrication personnelle de Jekyll. En ouvrantl’un de ces paquets, je trouvai ce qui me parut être un simple selcristallin de couleur blanche. La fiole, dont je m’occupai ensuite,pouvait être à moitié pleine d’un liquide rouge-sang, qui piquaitfortement aux narines et qui me parut contenir du phosphore et unéther volatil. Quant aux autres ingrédients, je dus m’abstenir deconjectures. Le cahier était un banal cahier d’écolier et contenaitpresque uniquement une série de dates. Celles-ci embrassaient unepériode de plusieurs années, mais je remarquai que les écrituresavaient cessé depuis près d’un an et sans aucune transition. Çà etlà une date se complétait d’une brève annotation, en général bornéeà un unique mot, tel que : « doublé », qui seprésentait peut-être six fois dans un total de plusieurs centainesd’écritures ; ou encore, une seule fois, tout au début de laliste et suivie de plusieurs points d’exclamation, cettemention : « Échec complet ! ! ! »

Tout ceci, quoique fouettant ma curiosité, ne me disait pasgrand-chose de précis. J’avais là une fiole contenant une teinturequelconque, une dose d’un sel, et le journal d’une séried’expériences qui n’avaient (comme trop de recherches de Jekyll)abouti à aucun résultat d’une utilité pratique. En quoi la présencede ces objets dans ma maison pouvait-elle affecter aussi bienl’honneur que l’intégrité mentale ou la vie de mon collègue enfuite ? Si son messager pouvait venir en un lieu, pourquoi nepouvait-il aussi bien aller en un autre ? Et même dansl’hypothèse d’un empêchement, pourquoi ce citoyen-là devait-il êtrereçu par moi en secret ? Plus je réfléchissais, plus je meconvainquais d’avoir affaire à un cas de dérangementcérébral ; aussi, tout en envoyant mes domestiques se coucher,je chargeai un vieux revolver afin de me trouver en état de medéfendre.

Les douze coups de minuit avaient à peine retenti sur Londres,que l’on heurta tout doucement à ma porte. J’allai moi-même ouvrir,et trouvai un petit homme qui se dissimulait contre les pilastresdu porche.

– Venez-vous de la part du Dr Jekyll ? luidemandai-je.

Il me fit signe que oui, d’un geste contraint ; et lorsqueje l’eus invité à entrer, il ne m’obéit qu’après avoir jeté enarrière un regard inquisiteur dans les ténèbres de la place. Nonloin, un policeman s’avançait la lanterne au poing. À cette vue ilme sembla que mon visiteur tressaillait et se hâtait davantage.

Ces particularités me frappèrent, je l’avoue,désagréablement ; et, tandis que je le suivais jusque dans labrillante clarté de mon cabinet de consultation, je me tins prêt àfaire usage de mon arme. Là, enfin, j’eus tout loisir de le bienvoir. Ce qui du moins était sûr, c’est que je ne l’avais jamaisrencontré auparavant. Il était petit, comme je l’ai déjà dit ;en outre je fus frappé par l’expression repoussante de saphysionomie, par l’aspect exceptionnel qu’il présentait, d’unegrande activité musculaire jointe à une non moins grande faiblesseapparente de constitution, et enfin, et plus encore peut-être, parle singulier trouble physiologique que son voisinage produisait enmoi. Ce trouble présentait quelque analogie avec un débutd’ankylose, et s’accompagnait d’un notable affaiblissement dupouls. Sur le moment, je l’attribuai à quelque antipathiepersonnelle et idiosyncrasique, et m’étonnai simplement de l’acuitéde ses manifestations ; mais j’ai eu depuis des raisons decroire que son origine était située beaucoup plus profondément dansmon humaine nature, et procédait d’un mobile plus noble que lesentiment de la haine.

Cet individu (qui avait ainsi, dès le premier instant de sonarrivée, excité en moi une curiosité que je qualifierais volontiersde malsaine) était vêtu d’une façon qui aurait rendu grotesque unepersonne ordinaire ; car ses habits, quoique d’un tissucoûteux et de bon goût, étaient démesurément trop grands pour luidans toutes les dimensions : son pantalon lui retombait surles jambes, et on l’avait retroussé par en bas pour l’empêcher detraîner à terre, la taille de sa redingote lui venait au-dessousdes hanches, et son col bâillait largement sur ses épaules. Chosesingulière à dire, cet accoutrement funambulesque était loin de medonner envie de rire. Au contraire, comme il y avait dans l’essencemême de l’individu que j’avais alors en face de moi quelque chosed’anormal et d’avorté – quelque chose de saisissant, de surprenantet de révoltant – ce nouveau disparate semblait fait uniquementpour s’accorder avec le premier et le renforcer ; si bien qu’àmon intérêt envers la nature et le caractère de cet homme,s’ajoutait une curiosité concernant son origine, sa vie, sa fortuneet sa situation dans le monde.

Ces remarques auxquelles j’ai dû donner ici un teldéveloppement, ne me prirent en réalité que quelques secondes. Monvisiteur était, du reste, trépidant d’une farouche agitation.

– L’avez-vous ? s’écria-t-il. L’avez-vous ?

Et dans l’excès de son impatience il alla jusqu’à me prendre parle bras comme pour me secouer.

À son contact je sentis dans mes veines une sorte de douleurglaciale. Je le repoussai.

– Voyons, monsieur, lui dis-je. Vous oubliez que je n’aipas encore eu le plaisir de faire votre connaissance. Asseyez-vous,je vous prie.

Et pour lui montrer l’exemple, je m’installai moi-même dans monfauteuil habituel en imitant mes façons ordinaires avec un malade,aussi bien que me le permettaient l’heure tardive, la nature de mespréoccupations, et l’horreur que m’inspirait mon visiteur.

– Je vous demande pardon, docteur Lanyon, répliqua-t-il,assez poliment. Ce que vous dites là est tout à fait juste ;et mon impatience a devancé ma politesse. Je suis venu ici à larequête de votre collègue, le Dr Henry Jekyll, pour une affaired’importance ; et à ce que j’ai compris… (Il s’interrompit, etporta la main à sa gorge, et je pus voir, en dépit de son attitudecalme, qu’il luttait contre les approches d’une crise de nerfs.) Àce que j’ai compris, un tiroir…

Mais j’eus pitié de l’angoisse de mon visiteur, non moinspeut-être que de ma croissante curiosité.

– Le voici, monsieur, répondis-je, en désignant le tiroir,déposé sur le parquet derrière une table et toujours recouvert deson drap.

Il bondit vers l’objet, puis fit halte, et porta la main à soncœur. J’entendais ses dents grincer par le jeu convulsif de sesmâchoires ; et son visage m’apparut si hagard que je m’enalarmai autant pour sa vie que pour sa raison.

– Remettez-vous, lui dis-je.

Il m’adressa un sourire hideux, et avec le courage du désespoir,il arracha le drap. À la vue du contenu du tiroir, il poussa ungrand sanglot exprimant une délivrance si énorme que j’en restaipétrifié. Et dans le même instant, d’une voix redevenue déjàpresque naturelle, il me demanda :

– Auriez-vous un verre gradué ?

Je me levai de mon siège avec un certain effort et lui donnai cequ’il désirait.

Il me remercia d’un geste souriant, mesura quelques gouttes dela teinture rouge, et y ajouta l’une des doses de poudre. Lamixture, d’une teinte rougeâtre au début, commença, à mesure queles cristaux se dissolvaient, à foncer en couleur, avec uneeffervescence notable, et à émettre de petits jets de vapeur.

Tout à coup l’ébullition prit fin, et presque en même temps lacombinaison devint d’un pourpre violacé, qui se changea de nouveauet plus lentement en un vert glauque. Mon visiteur, qui suivait cestransformations d’un œil avide, sourit, déposa le verre sur latable, puis se tournant vers moi, me regarda d’un œilscrutateur.

– Et maintenant, dit-il, réglons la suite. Voulez-vous êtreraisonnable ? écouter mon avis, me permettre d’emporter ceverre avec moi et de sortir d’ici sans autre commentaire ? Oubien l’excès de votre curiosité l’emporte-t-il ? Réfléchissezavant de répondre, car il en sera fait selon votre volonté. Selonvotre volonté, je vous laisserai tel que vous étiez auparavant, niplus riche, ni plus savant, à moins que la conscience du servicerendu à un homme en danger de mort puisse être comptée parmi lesrichesses de l’âme. Ou bien, si vous le préférez, un nouveaudomaine du savoir et de nouveaux chemins conduisant à la puissanceet à la renommée vous seront ouverts, ici même, dans cette pièce,sans plus tarder ; et vos regards seront éblouis d’un prodigecapable d’ébranler l’incrédulité de Lucifer.

– Monsieur, dis-je, affectant un sang-froid que j’étaisloin de posséder en réalité, vous parlez par énigmes, et vous nevous étonnerez peut-être pas de ce que je vous écoute avec uneassez faible conviction. Mais je me suis avancé trop loin dans lavoie des services inexplicables pour m’arrêter avant d’avoir vu lafin.

– C’est bien, répliqua mon visiteur. Lanyon, rappelez-vousvos serments : ce qui va suivre est sous le sceau du secretprofessionnel. Et maintenant, vous qui êtes resté si longtempsattaché aux vues les plus étroites et les plus matérielles, vousqui avez nié la vertu de la médecine transcendante, vous qui avezraillé vos supérieurs, voyez !

Il porta le verre à ses lèvres et but d’un trait. Un criretentit ; il râla, tituba, se cramponna à la table, et semaintint debout, les yeux fixes et injectés, haletant, la boucheouverte ; et tandis que je le considérais, je crus voir en luiun changement… il me parut se dilater… sa face devint brusquementnoire et ses traits semblèrent se fondre et se modifier… et uninstant plus tard je me dressais d’un bond, me rejetant contre lamuraille, le bras levé pour me défendre du prodige, l’espritconfondu de terreur.

– Ô Dieu ! m’écriai-je. Et je répétai à plusieursreprises : « Ô Dieu ! » car là, devant moi,pâle et défait, à demi évanoui, et tâtonnant devant lui avec sesmains, tel un homme ravi au tombeau, je reconnaissais HenryJekyll !

Ce qu’il me raconta durant l’heure qui suivit, je ne puis merésoudre à l’écrire. Je vis ce que je vis, j’entendis ce quej’entendis, et mon âme en défaillit ; et pourtant à l’heureactuelle où ce spectacle a disparu de devant mes yeux je me demandesi j’y crois et je ne sais que répondre. Ma vie est ébranlée jusquedans ses racines ; le sommeil m’a quitté ; les plusabominables terreurs m’assiègent à toute heure du jour et de lanuit ; je sens que mes jours sont comptés et que je vaismourir ; et malgré cela je mourrai incrédule.

Quant à l’abjection morale que cet homme me dévoila, non sansdes larmes de repentir, je ne puis, même à distance, m’enressouvenir sans un sursaut d’horreur.

Je n’en dirai qu’une chose, Utterson, et (si toutefois vouspouvez vous résoudre à y croire) ce sera plus que suffisant.L’individu qui, cette nuit-là, se glissa dans ma demeure était, del’aveu même de Jekyll, connu sous le nom de Hyde et recherché danstoutes les parties du monde comme étant l’assassin de Carew HastieLanyon.

Chapitre 10Henry Jekyll fait l’exposé complet de son cas

Je suis né en l’an 18… Héritier d’une belle fortune, doué enoutre de facultés remarquables, incité par nature au travail,recherchant la considération des plus sages et des meilleursd’entre mes contemporains, j’offrais de la sorte, aurait-on pucroire, toutes les garanties d’un avenir honorable et distingué. Etde fait, le pire de mes défauts était cette vive propension à lajoie qui fait le bonheur de beaucoup, mais que je trouvaisdifficile de concilier avec mon désir impérieux de porter la têtehaute, et de revêtir en public une mine plus grave que le commundes mortels. Il résulta de là, que je ne me livrai au plaisir qu’ensecret, et lorsque j’atteignis l’âge de la réflexion, et commençaià regarder autour de moi et à me rendre compte de mes progrès et dema situation dans le monde, je me trouvais déjà réduit à uneprofonde dualité d’existence. Plus d’un homme aurait tourné enplaisanterie les licences dont je me rendais coupable ; maisdes hauteurs idéales que je m’étais assignées, je les considéraiset les dissimulais avec un sentiment de honte presque maladif. Cefut donc le caractère tyrannique de mes aspirations, bien plutôtque des vices particulièrement dépravés, qui me fit ce que jedevins, et, par une coupure plus tranchée que chez la majorité deshommes, sépara en moi ces domaines du bien et du mal où se répartitet dont se compose la double nature de l’homme.

Dans mon cas particulier, je fus amené à méditer de façonintense et prolongée sur cette dure loi de l’existence qui setrouve à la base de la religion et qui constitue l’une des sourcesde tourments les plus abondantes. Malgré toute ma duplicité, je neméritais nullement le nom d’hypocrite : les deux faces de monmoi étaient également d’une sincérité parfaite ; je n’étaispas plus moi-même quand je rejetais la contrainte et me plongeaisdans le vice, que lorsque je travaillais, au grand jour, à acquérirle savoir qui soulage les peines et les maux.

Et il se trouva que la suite de mes études scientifiques,pleinement orientées vers un genre mystique et transcendant, réagitet projeta une vive lumière sur l’idée que je me faisais de cetteguerre sempiternelle livrée entre mes éléments constitutifs. Dejour en jour, et par les deux côtés de mon intelligence, le moralet l’intellectuel, je me rapprochai donc peu à peu de cette vérité,dont la découverte partielle a entraîné pour moi un si terriblenaufrage : à savoir, que l’homme n’est en réalité pas un, maisbien deux. Je dis deux, parce que l’état de mes connaissancespropres ne s’étend pas au-delà. D’autres viendront après moi, quime dépasseront dans cette voie, et j’ose avancer l’hypothèse quel’on découvrira finalement que l’homme est formé d’une véritableconfédération de citoyens multiformes, hétérogènes etindépendants.

Pour ma part, suivant la nature de ma vie, je progressaiinfailliblement dans une direction, et dans celle-là seule. Ce futpar le côté moral, et sur mon propre individu, que j’appris àdiscerner l’essentielle et primitive dualité de l’homme ; jevis que, des deux personnalités qui se disputaient le champ de maconscience, si je pouvais à aussi juste titre passer pour l’un oul’autre, cela venait de ce que j’étais foncièrement toutes lesdeux ; et à partir d’une date reculée, bien avant que la suitede mes investigations scientifiques m’eût fait même entrevoir laplus lointaine possibilité de pareil miracle, j’avais appris àcaresser amoureusement, tel un beau rêve, le projet de séparer ceséléments constitutifs. Il suffirait, me disais-je, de pouvoir caserchacun d’eux dans une individualité distincte, pour alléger la viede tout ce qu’elle a d’insupportable : l’injuste alorssuivrait sa voie, libéré des aspirations et des remords de sonjumeau supérieur ; et le juste s’avancerait d’un pas ferme etassuré sur son chemin sublime, accomplissant les bonnes actionsdans lesquelles il trouve son plaisir, sans plus se voir exposé audéshonneur et au repentir causés par ce mal étranger. C’est pour lechâtiment de l’humanité que cet incohérent faisceau a été réuni dela sorte – que dans le sein déchiré de la conscience, ces jumeauxantipodiques sont ainsi en lutte continuelle. N’y aurait-il pas unmoyen de les dissocier ?

J’en étais là de mes réflexions lorsque, comme je l’ai dit, unrayon inattendu jailli de mes expériences de laboratoire vint peu àpeu illuminer la question. Je commençai à percevoir, plus vivementqu’on ne l’a jamais fait, l’instable immatérialité, la fugaciténébuleuse, de ce corps en apparence si solide dont nous sommesrevêtus. Je découvris que certains agents ont le pouvoir d’attaquercette enveloppe de chair et de l’arracher ainsi que le vent relèveles pans d’une tente. Mais je ne pousserai pas plus loin cettepartie scientifique de ma confession, pour deux bonnes raisons.D’abord, parce que j’ai appris à mes dépens que le calamiteuxfardeau de notre vie est pour toujours attaché sur nos épaules, etqu’à chaque tentative que l’on fait pour le rejeter, il n’enretombe sur nous qu’avec un poids plus insolite et plus redoutable.En second lieu, parce que, ainsi que mon récit le rendra,hélas ! trop évident, ma découverte fut incomplète. Je mebornerai donc à dire qu’après avoir reconnu dans mon corps naturella simple auréole et comme l’émanation de certaines des forces quiconstituent mon esprit, je vins à bout de composer un produit grâceauquel ces forces pouvaient être dépouillées de leur suprématie,pour faire place à une seconde forme apparente, non moinsreprésentative de mon moi, puisque étant l’expression et portant lamarque d’éléments inférieurs de mon âme.

J’hésitai longtemps avant de mettre cette théorie à l’épreuve del’expérience. Je savais trop que je risquais la mort ; car,avec un produit assez puissamment efficace pour forcer et dominerla citadelle intime de l’individualité, il pouvait suffire dumoindre excès dans la dose ou de la moindre intempestivité dans sonapplication, pour qu’elle abolît totalement ce tabernacleimmatériel que je comptais lui voir modifier. Mais l’attrait d’unedécouverte aussi singulière et aussi grosse de conséquencessurmonta finalement les objections de la crainte. Depuis longtempsma teinture était prête ; il ne me resta donc plus qu’à meprocurer, dans une maison de droguerie en gros, une forte quantitéd’un certain sel que je savais être, de par mes expériences, ledernier ingrédient nécessaire ; et enfin, par une nuitmaudite, je combinai les éléments, les regardai bouillonner etfumer dans le verre, tandis qu’ils réagissaient l’un sur l’autre,et lorsque l’ébullition se fut calmée, rassemblant toute monénergie, j’absorbai le breuvage.

J’éprouvai les tourments les plus affreux : un broiementdans les os, une nausée mortelle, et une agonie de l’âme qui nepeut être surpassée à l’heure de la naissance ou à celle de lamort. Puis, rapidement, ces tortures déclinèrent, et je revins àmoi comme au sortir d’une grave maladie. Il y avait dans messensations un je ne sais quoi d’étrange, d’indiciblement neuf, etaussi, grâce à cette nouveauté même, d’incroyablement exquis. Je mesentais plus jeune, plus léger, plus heureux de corps ;c’était en moi un effrénement capiteux, un flot désordonné d’imagessensuelles traversant mon imagination comme un ru de moulin, undétachement des obligations du devoir, une liberté de l’âmeinconnue mais non pas innocente. Je me sentis, dès le premiersouffle de ma vie nouvelle, plus méchant, dix fois plus méchant,livré en esclavage à mes mauvais instincts originels ; etcette idée, sur le moment, m’excita et me délecta comme un vin. Jem’étirai les bras, charmé par l’inédit de mes sensations ; et,dans ce geste, je m’aperçus tout à coup que ma stature avaitdiminué.

Il n’existait pas de miroir, à l’époque, dans ma chambre ;celui qui se trouve à côté de moi, tandis que j’écris ceci, y futinstallé beaucoup plus tard et en vue même de ces métamorphoses. Lanuit, cependant, était fort avancée… le matin, en dépit de sanoirceur, allait donner bientôt naissance au jour… les habitants dema demeure étaient ensevelis dans le plus profond sommeil, et jerésolus, tout gonflé d’espoir et de triomphe, de m’aventurer sousma nouvelle forme à parcourir la distance qui me séparait de machambre à coucher. Je traversai la cour, où du haut du ciel lesconstellations me regardaient sans doute avec étonnement, moi lapremière créature de ce genre que leur eût encore montrée leurvigilance éternelle ; je me glissai au long des corridors,étranger dans ma propre demeure ; et, arrivé dans ma chambre,je me vis pour la première fois en présence d’Edward Hyde.

Je ne puis parler ici que par conjecture, disant non plus ce queje sais, mais ce que je crois être le plus probable. Le mauvaiscôté de ma nature, auquel j’avais à cette heure transféré lecaractère efficace, était moins robuste et moins développé que lebon que je venais seulement de rejeter. De plus, dans le cours dema vie, qui avait été, somme toute, pour les neuf dixièmes une viede labeur et de contrainte, il avait été soumis à beaucoup moinsd’efforts et de fatigues. Telle est, je pense, la raison pourquoiEdward Hyde était tellement plus petit, plus mince et plus jeuneque Henry Jekyll. Tout comme le bien se reflétait sur laphysionomie de l’un, le mal s’inscrivait en toutes lettres sur lestraits de l’autre. Le mal, en outre (où je persiste à voir le côtémortel de l’homme), avait mis sur ce corps une empreinte dedifformité et de déchéance. Et pourtant, lorsque cette laideeffigie m’apparut dans le miroir, j’éprouvai non pas de larépulsion, mais bien plutôt un élan de sympathie. Celui-là aussiétait moi. Il me semblait naturel et humain. À mes yeux, il offraitune incarnation plus intense de l’esprit, il se montrait plusintégral et plus un que l’imparfaite et composite apparence quej’avais jusque-là qualifiée de mienne. Et en cela, j’avaisindubitablement raison. J’ai observé que, lorsque je revêtais lafigure de Hyde, personne ne pouvait s’approcher de moi sansressentir tout d’abord une véritable horripilation de la chair.Ceci provenait, je suppose, de ce que tous les êtres humains quenous rencontrons sont composés d’un mélange de bien et demal ; et Edward Hyde, seul parmi les rangs de l’humanité,était fait exclusivement de mal.

Je ne m’attardai qu’une minute devant la glace : j’avaisencore à tenter la seconde expérience, qui serait décisive ;il me restait à voir si j’avais perdu mon individualité sansrémission et s’il me faudrait avant le jour fuir d’une maison quin’était désormais plus la mienne. Regagnant en hâte mon cabinet, jepréparai de nouveau et absorbai le breuvage, souffris une fois deplus les tourments de l’agonie, et revins à moi une fois de plusavec la mentalité et les traits de Henry Jekyll.

J’étais arrivé, cette nuit-là, au fatal carrefour. Eussai-jeenvisagé ma découverte dans un esprit plus relevé, eussai-je risquél’expérience sous l’empire de sentiments nobles et généreux, toutse serait passé autrement, et, de ces agonies de mort et derenaissance, je serais sorti ange et non point démon.

La drogue n’avait pas d’action sélective ; elle n’était nidiabolique ni divine ; elle ne faisait que forcer les portesde la prison constituée par ma disposition psychologique, et, àl’instar des captifs de Philippes, ceux-là qui étaient dedanss’évadaient. À cette époque, ma vertu somnolait ; mon vice,tenu en éveil par l’ambition, fut alerté et prompt à saisirl’occasion ; et l’être qui s’extériorisa fut Edward Hyde. Enconséquence, tout en ayant désormais deux personnalités aussi bienque deux figures, l’une était entièrement mauvaise, tandis quel’autre demeurait le vieil Henry Jekyll, ce composé hétérogène queje désespérais depuis longtemps d’amender ou de perfectionner.L’avance acquise était donc entièrement vers le pire.

Même à cette époque, je n’avais pas encore entièrement surmontél’aversion que m’inspirait l’aridité d’une vie d’étude. J’étaisencore parfois disposé à m’amuser ; et comme mes plaisirsétaient (pour ne pas dire plus) peu relevés, et que, non seulementj’étais bien connu et fort considéré, mais que je commençais àprendre de l’âge, cette incompatibilité de ma vie me pesait chaquejour un peu plus. Ce fut donc par là que ma nouvelle faculté meséduisit et que je tombai enfin dans l’esclavage. Ne mesuffisait-il pas de boire la mixture, pour dépouiller aussitôt lecorps du professeur en renom, et pour revêtir, tel un épaismanteau, celui d’Edward Hyde ? Cette idée me fit sourire, jela trouvais alors amusante ; et je pris mes dispositions avecle soin le plus méticuleux. Je louai et meublai cette maison deSoho, où Hyde a été pisté par la police, et engageai commegouvernante une créature que je savais muette et sans scrupule.D’autre part, j’annonçai à mes domestiques qu’un certain M. Hyde(que je leur décrivis) devait avoir toute liberté et tout pouvoirdans mon domicile de la place ; et pour les familiariser avecelle, en vue de parer aux mésaventures, je me rendis visite sous maseconde incarnation. Je rédigeai ensuite ce testament qui vousscandalisa si fort ; de façon que s’il m’arrivait quelquechose en la personne du Dr Jekyll, je pouvais passer à celle deHyde sans perte financière. Ainsi prémuni, à ce que j’imaginai, detous côtés, je commençai de mettre à profit les singuliersprivilèges de ma situation.

Des hommes, jadis, prenaient à gages des spadassins pourexécuter leurs crimes, tandis que leur propre personne et leurréputation demeuraient à l’abri. Je fus le tout premier qui en agitde la sorte pour ses plaisirs. Je fus le premier à pouvoir ainsiaffronter les regards du public sous un revêtement d’indiscutablehonorabilité, pour, la minute d’après, tel un écolier, rejeter cesoripeaux d’emprunt et me plonger à corps perdu dans l’océan de laliberté. Mais pour moi, sous mon impénétrable déguisement, lasécurité était complète. Songez-y : je n’existais mêmepas ! Qu’on me laissât seulement franchir la porte de monlaboratoire, qu’on me donnât quelques secondes pour préparer etavaler le breuvage que je tenais toujours prêt ; et quoiqu’ileût fait, Edward Hyde s’évanouissait comme la buée de l’haleine surun miroir ; et là à sa place, tranquille et bien chez lui,studieusement penché sous la lampe nocturne, en homme que lessoupçons ne peuvent effleurer, l’on ne trouvait plus que HenryJekyll.

Les plaisirs que je m’empressai de rechercher sous mondéguisement étaient, comme je l’ai dit, peu relevés, pour n’userpoint d’un terme plus sévère. Mais entre les mains d’Edward Hyde,ils ne tardèrent pas à tourner au monstrueux. En revenant de cesexpéditions, j’étais souvent plongé dans une sorte de stupeur, à mevoir si dépravé par procuration. Ce démon familier que j’évoquaishors de ma propre âme et que j’envoyais seul pour en faire à sonbon plaisir, était un être d’une malignité et d’une vileniefoncières ; toutes ses actions comme toutes ses pensées seconcentraient sur lui-même ; impitoyable comme un homme depierre, il savourait avec une bestiale avidité le plaisird’infliger à autrui le maximum de souffrances. Henry Jekyll étaitparfois béant devant les actes d’Edward Hyde ; mais lasituation, en échappant aux lois ordinaires, relâchaitinsidieusement l’emprise sur sa conscience. C’était Hyde, aprèstout, le coupable, et lui seul. Jekyll n’en était pas pire ;il trouvait à son réveil ses bonnes qualités en apparenceintactes ; il s’empressait même, dans la mesure du possible,de défaire le mal que Hyde avait fait. Et ainsi s’endormait saconscience. Mon dessein n’est pas d’entrer dans le détail designominies dont je devins alors le complice (car même à cette heureje ne puis guère admettre que je les commis). Je ne veuxqu’indiquer ici les avertissements et les étapes successives quimarquèrent l’approche de mon châtiment. Ce fut d’abord une petiteaventure qui n’entraîna pas de conséquences et que je me bornerai àmentionner. Un acte de cruauté envers une fillette attira sur moila colère d’un passant, que je reconnus l’autre jour en la personnede votre cousin ; le docteur et les parents de l’enfant sejoignirent à lui ; il y eut des minutes où je craignis pour mavie ; et à la fin, en vue d’apaiser leur trop justeressentiment, Edward Hyde fut contraint de les emmener jusqu’à laporte de Henry Jekyll et de leur remettre en paiement un chèquetiré au nom de ce dernier. Mais ce danger fut aisément écarté pourl’avenir, en ouvrant un compte dans une autre banque, au nomd’Edward Hyde lui-même ; et lorsque, en redressant ma propreécriture, j’eus pourvu mon double d’une signature, je crus m’êtreplacé au-delà des atteintes du sort.

Environ deux mois avant l’assassinat de sir Danvers, étant sortipour courir à mes aventures, je rentrai à une heure tardive, etm’éveillai le lendemain dans mon lit avec des sensations quelquepeu insolites. Ce fut en vain que je regardai autour de moi ;en vain que je vis le mobilier sobre, et les vastes proportions demon appartement de la place ; en vain que je reconnus et leprofil de mon bois de lit en acajou et le dessin des rideaux ;quelque chose ne cessait de m’affirmer que je n’étais pas là où jeme croyais, mais bien dans la petite chambre de Soho où j’avaisaccoutumé de dormir dans la peau d’Edward Hyde. Je me raillaimoi-même, et en bon psychologue, me mis indolemment à rechercherles causes de cette illusion, tout en me laissant aller parinstants à l’agréable somnolence matinale. J’étais occupé de lasorte, quand, dans un intervalle de lucidité plus complète, monregard tomba sur ma main. Or, (comme vous l’avez souvent remarqué),la main de Henry Jekyll, toute professionnelle de forme et detaille, était grande, ferme, blanche et lisse. La main que je visalors, sans méprise possible, dans la lumière blafarde d’un matinde plein Londres, cette main reposant à demi fermée sur les drapsdu lit, était au contraire maigre, noueuse, à veines saillantes,d’une pâleur terreuse et revêtue d’une épaisse pilosité. C’était lamain d’Edward Hyde.

Abasourdi, stupide d’étonnement, je la considérai pendant unebonne demi-minute, avant que la terreur ne s’éveillât dans monsein, aussi brusque et saisissante qu’un fracas de cymbales.M’élançant hors du lit, je courus au miroir. Au spectacle quifrappa mes regards, mon sang se changea en un fluide infinimentglacial et raréfié. Oui, je m’étais mis au lit Henry Jekyll, et jeme réveillais Edward Hyde. Comment expliquer cela, medemandais-je ; et puis, avec un autre tressaut d’effroi :– comment y remédier ? La matinée était fort avancée, lesdomestiques levés ; toutes mes drogues se trouvaient dans lecabinet, et à la perspective du long trajet : deux étages àdescendre, le corridor de derrière à parcourir, la cour à traverserà découvert, puis l’amphithéâtre d’anatomie, je reculais épouvanté.Il y avait bien le moyen de me cacher le visage ; mais à quoibon, si j’étais incapable de dissimuler l’altération de mastature ? Et alors avec un soulagement d’une douceur infinie,je me rappelai que les domestiques étaient déjà accoutumés auxallées et venues de mon second moi. J’eus tôt fait de me vêtir,tant bien que mal, avec des habits de ma taille à moi ; detraverser la maison, où Bradshaw ouvrit de grands yeux et se reculaen voyant passer M. Hyde à pareille heure et en un si bizarreaccoutrement. Dix minutes plus tard, le Dr Jekyll avait retrouvé saforme propre et se mettait à table, la mine soucieuse, pour faireun simulacre de déjeuner.

L’appétit me manquait totalement. Cette inexplicable aventure,cette subversion de mon expérience antérieure, semblaient, tel ledoigt mystérieux sur le mur de Babylone, tracer l’arrêt de macondamnation. Je me mis à réfléchir plus sérieusement que je nel’avais encore fait aux conséquences possibles de ma double vie.Cette partie de moi-même que j’avais le pouvoir de projeterau-dehors, avait en ces temps derniers pris beaucoup d’exercice etde nourriture ; il me semblait depuis peu que le corpsd’Edward Hyde augmentait de taille et que j’éprouvais, sous cetteforme, un afflux de sang plus généreux. Le péril m’apparut :si cette situation se prolongeait, je risquais fort de voirl’équilibre de ma nature détruit de façon durable ; et, lepouvoir de transformation volontaire aboli, la personnalitéd’Edward Hyde remplacerait la mienne, irrévocablement. L’action dela drogue ne se montrait pas toujours également efficace. Une fois,dans les débuts de ma carrière, elle avait totalement trompé monattente ; depuis lors je m’étais vu contraint en plus d’uneoccasion de doubler, et une fois même, avec un risque de mortinfini, de tripler la dose ; et ces rares incertitudes avaientseules jusqu’alors jeté une ombre sur mon bonheur. Mais ce jour-là,et à la lumière de l’accident du matin, je fus amené à découvrirque, tandis qu’au début la difficulté consistait à dépouiller lecorps de Jekyll, elle s’était depuis peu, par degrés mais de façonindiscutable, reportée de l’autre côté. Tout donc semblait tendre àcette conclusion : savoir, que je perdais peu à peu lamaîtrise de mon moi originel et supérieur, pour m’identifier deplus en plus avec mon moi second et inférieur.

Entre les deux, je le compris alors, il me fallait opter. Mesdeux natures possédaient en commun la mémoire, mais toutes leursautres facultés étaient fort inégalement réparties entre elles.Jekyll (cet être composite) éprouvait tantôt les craintes les pluslégitimes, tantôt une alacrité avide de s’extérioriser dans lesplaisirs et les aventures de Hyde et à en prendre sa part :Hyde au contraire n’avait pour Jekyll que de l’indifférence, oubien il se souvenait de lui uniquement comme le bandit desmontagnes se rappelle la caverne où il se met à l’abri despoursuites. L’affection de Jekyll était plus que paternelle ;l’indifférence de Hyde plus que filiale. Remettre mon sort àJekyll, c’était mourir à ces convoitises que j’avais toujourscaressées en secret et que j’avais depuis peu laissées sedévelopper. Le confier à Hyde, c’était mourir à mille intérêts etaspirations, et devenir d’un seul coup et à jamais un homme mépriséet sans amis. Le marché pouvait sembler inégal ; mais uneautre considération pesait dans la balance : tandis que Jekyllressentirait cruellement les feux de l’abstinence, Hyde nes’apercevrait même pas de tout ce qu’il aurait perdu. En dépit del’étrangeté de ma situation, les termes de ce dilemme sont aussivieux et aussi banals que l’humanité : ce sont des tentationset des craintes du même genre qui décident du sort de tout pécheuraux prises avec la tentation ; et il advint de moi, comme iladvient de la plus grande majorité de mes frères humains, que jechoisis le meilleur rôle mais que je manquai finalement d’énergiepour y persévérer.

Oui, je préférai être le docteur vieillissant et insatisfait,entouré d’amis et nourrissant d’honnêtes espérances ; et jedis un adieu définitif à la liberté, à la relative jeunesse, à ladémarche légère, au sang ardent et aux plaisirs défendus, quej’avais goûtés sous le déguisement de Hyde. Ce choix n’allaitpeut-être pas sans une réserve tacite, car pas plus que je nerenonçai à la maison de Soho, je ne détruisis les vêtementsd’Edward Hyde, qui restaient toujours prêts dans mon cabinet.Durant deux mois cependant, je restai fidèle à ma résolution ;durant deux mois l’austérité de ma vie dépassa tout ce que j’avaisréalisé jusque-là, et je goûtai les joies d’une consciencesatisfaite. Mais le temps vint peu à peu amortir la vivacité de mescraintes ; les éloges reçus de ma conscience m’apparurentbientôt comme allant de soi, je commençai à être tourmenté d’affreset d’ardeurs, comme si Hyde s’efforçait de reconquérir laliberté ; si bien qu’à la fin, en une heure de défaillancemorale, je mixtionnai à nouveau et absorbai le breuvagetransformateur.

Je ne pense pas, lorsqu’un ivrogne s’entretient de son vice aveclui-même, qu’il soit affecté une fois sur cinq cents par lesdangers auxquels l’expose sa bestiale insensibilité physique. Moinon plus, de tout le temps que j’avais réfléchi à ma situation, jen’avais guère tenu compte de l’entière insensibilité morale et del’insensée propension au mal qui étaient les caractères dominantsd’Edward Hyde. Ce fut pourtant de là que me vint le châtiment. Mondémon intime avait été longtemps prisonnier, il s’échappa enrugissant. Je ressentis, à peine le breuvage absorbé, unepropension au mal plus débridée, plus furieuse.

C’est à ce fait que j’attribue l’éveil en mon âme de la tempêted’impatience avec laquelle j’écoutai les politesses de moninfortunée victime ; car je le déclare devant Dieu, aucunhomme moralement sain n’eût pu se rendre coupable de ce crime sousun prétexte aussi pitoyable ; et je frappai avec aussi peu deraison que n’en a un enfant en colère de briser son jouet. Mais jem’étais débarrassé volontairement de tous ces instincts de retenuegrâce auxquels même les pires d’entre nous persistent à marcheravec une certaine fermeté parmi les tentations ; et dans moncas, être tenté, même légèrement, c’était succomber.

À l’instant même, l’esprit de l’enfer s’éveilla en moi et fitrage. Chaque coup asséné m’était un délice, et je malmenai le corpsinerte avec des transports d’allégresse.

Ce délirant paroxysme n’avait pas cessé, et la fatiguecommençait déjà de m’envahir, lorsque soudain un frissond’épouvante me transfixa le cœur. Un brouillard se dissipa, memontrant ma vie perdue, et à la fois exultant et tremblant, avecmon goût du mal réjoui et stimulé, et mon amour de la vie porté ausuprême degré, je m’enfuis loin du théâtre de mes excès.

Je courus à la maison de Soho, et, pour plus de sûreté,détruisis mes papiers ; après quoi je ressortis parmi les rueséclairées, dans la même exaltation complexe, me délectant ausouvenir de mon crime, et dans mon délire en projetant d’autrespour l’avenir, sans cesser toutefois d’être talonné d’inquiétude etde guetter derrière moi l’approche d’un vengeur. En mixtionnant lebreuvage, Hyde avait une chanson aux lèvres, et il but à la santédu défunt. Les tortures de la métamorphose avaient à peine cessé dele déchirer que Henry Jekyll, avec des larmes de reconnaissance etde repentir, tombait à genoux et tendait vers le ciel des mainssuppliantes. Le voile de l’égoïsme se déchira du haut en bas, et mavie m’apparut dans son ensemble : à plusieurs reprises je larécapitulai depuis les jours de mon enfance, alors que je marchaisla main dans la main de mon père, et repassant les effortsd’abnégation de mon existence professionnelle, j’arrivais chaquefois, sans pouvoir me résoudre à y croire, aux mauditesabominations de la soirée. J’en hurlais presque : jem’évertuais avec des larmes et des prières à écarter la fouled’images hideuses dont me harcelait ma mémoire ; maistoujours, entre mes supplications, l’horrible face de mon iniquitéme regardait jusqu’au fond de l’âme. Enfin l’acuité de ce remordss’atténua peu à peu, et fit place à une sensation de joie. Leproblème de ma conduite était résolu.

Désormais il ne pouvait plus être question de Hyde ; et bongré mal gré je m’en voyais réduit à la meilleure part de mon être.Oh ! combien je me réjouis à cette idée ! Avec quellehumilité volontaire j’embrassai à nouveau les contraintes de la vienormale ! Avec quel sincère renoncement je fermai la porte parlaquelle j’étais si souvent sorti et rentré, et en écrasai la clefsous mon talon !

Le lendemain, j’appris la nouvelle que le meurtrier avait étéreconnu ; que le monde entier savait Hyde coupable, et que savictime était un homme haut placé dans la considération publique.Je crois bien que je fus heureux de l’apprendre, heureux de voirmes bonnes résolutions ainsi fortifiées et gardées par la craintede l’échafaud. Jekyll était maintenant mon unique refuge : queHyde se fit voir un seul instant, et tous les bras se lèveraientpour s’emparer de lui et le mettre en pièces.

Je résolus de racheter le passé par ma conduite future ; etje puis dire en toute sincérité que ma résolution produisit de bonsfruits. Vous savez vous-même avec quelle ardeur je travaillai,durant les derniers mois de l’année passée, à soulager lesmisères : vous savez que je fis beaucoup pour monprochain ; et que mes jours s’écoulèrent tranquilles et mêmeheureux.

Car je ne puis vraiment dire que cette vie de bienfaits etd’innocence me pesât. Je la goûtais au contraire chaque jourdavantage ; mais je restais sous la malédiction de madualité ; et lorsque le premier feu de mon repentir s’atténua,le côté inférieur de mon moi, si longtemps choyé, si récemmentenchaîné, se mit à réclamer sa liberté. Ce n’était pas que jesongeasse à ressusciter Hyde ; cette seule idéem’affolait ; non, c’était dans ma propre personne que j’étaisune fois de plus tenté de biaiser avec ma conscience ; et cefut en secret comme un vulgaire pécheur, que je finis par succomberaux assauts de la tentation.

Il y a un terme à toutes choses : la mesure la plusspacieuse déborde à la fin ; et cette brève concession à mesinstincts pervers détruisit finalement l’équilibre de mon âme.Pourtant, je n’en fus pas alarmé : la chute me semblaitnaturelle, comme un retour aux temps anciens qui précédèrent madécouverte. C’était par une belle journée limpide de janvier, lesol restait humide aux endroits où le verglas avait fondu, mais onne voyait pas un nuage au ciel ; Regent’s Park s’emplissait degazouillements et il flottait dans l’air une odeur de printemps. Jem’installai au soleil sur un banc ; l’animal en moi léchaitdes bribes de souvenirs ; le côté spirituel somnolait à demi,se promettant une réforme ultérieure, mais sans désir del’entreprendre. Après tout, me disais-je, je suis comme mesvoisins ; et je souriais, en me comparant aux autres, encomparant ma bonne volonté agissante avec leur lâche et vileinertie. Et à l’instant même de cette pensée vaniteuse, il me pritun malaise, une horrible nausée accompagnée du plus mortel frisson.Ces symptômes disparurent, me laissant affaibli ; et puis, àson tour, cette faiblesse s’atténua. Je commençai à percevoir unchangement dans le ton de mes pensées, une plus grande hardiesse,un mépris du danger, une délivrance des obligations du devoir.J’abaissai les yeux ; mes vêtements pendaient informes sur mesmembres rabougris, la main qui reposait sur mon genou était noueuseet velue. J’étais une fois de plus Edward Hyde. Une minute plustôt, l’objet de la considération générale, je me voyais riche,aimé, la table mise m’attendait dans ma salle à manger ; etmaintenant je n’étais plus qu’un vil gibier humain, pourchassé,sans gîte, un assassin connu, destiné au gibet.

Ma raison vacilla, mais sans m’abandonner entièrement. J’ai plusd’une fois observé que, sous ma seconde incarnation, mes facultéssemblaient aiguisées à un degré supérieur, et mes énergies plustendues et plus souples. Il en résulta que là où Jekyll auraitpeut-être succombé, Hyde s’éleva à la hauteur des circonstances.Mes drogues se trouvaient sur l’une des étagères de moncabinet : comment faire pour me les procurer ? Tel étaitle problème que, me pressant le front à deux mains, je m’efforçaide résoudre. La porte du laboratoire, je l’avais fermée. Si jecherchais à y entrer par la maison, mes propres serviteursm’enverraient à la potence. Je vis qu’il me fallait user d’unintermédiaire, et songeai à Lanyon. Comment le prévenir ?Comment le persuader ? En admettant que je ne me fisse pasprendre dans la rue, comment arriver jusqu’à lui ? Et commentréussir, moi visiteur inconnu et déplaisant, à persuader l’illustremédecin de cambrioler le sanctuaire de son collègue, le DrJekyll ? Je me souvins alors que, de ma personnalitéoriginale, quelque chose me restait : je possédais encore monécriture. Dès que j’eus conçu cette étincelle initiale, la voie queje devais suivre s’illumina de bout en bout.

En conséquence, j’ajustai mes habits du mieux que je pus, etarrêtant un cab qui passait, me fis conduire à un hôtel de PortlandStreet, dont par hasard je me rappelais le nom. À mon aspect (quiétait en effet grotesque, malgré la tragique destinée querecouvraient ces dehors), le cocher ne put contenir son hilarité.Dans une bouffée de rage démoniaque, je me rapprochai en grinçantdes dents, et le sourire se figea sur ses traits… Heureusement pourlui… et non moins heureusement pour moi-même, car un instant deplus et je le tirais à bas de son siège. À l’hôtel, dès mon entréeje jetai autour de moi des regards si farouches que le personnel enfrémit ; et sans oser même échanger un clin d’œil en maprésence, on prit mes ordres avec obséquiosité, et me conduisant àun salon particulier, on m’y apporta aussitôt de quoi écrire. Hydeen péril de mort était un être nouveau pour moi : agité d’unecolère désordonnée, il n’eût reculé devant aucun crime, etn’aspirait qu’à infliger de la douleur. Mais la créature était nonmoins astucieuse : d’un grand effort de volonté, elle maîtrisasa rage, composa ses deux importantes missives, l’une pour Lanyonet l’autre pour Poole ; et afin d’obtenir la preuve matériellede leur expédition, donna l’ordre de les faire recommander.

Après quoi, Hyde resta toute la journée assis devant le feu, àse ronger les ongles, dans le salon particulier ; il y dînaseul avec ses craintes, servi par le garçon qui tremblaitvisiblement sous son regard ; et lorsque la nuit fut tout àfait tombée, il partit de là, tassé dans le fond d’un cab fermé, etse fit conduire de côté et d’autre par les rues de la ville. Il,dis-je, et non pas : je. Ce fils de l’enfer n’avait plus riend’humain, rien ne vivait en lui que la peur et la haine. À la fin,s’imaginant que le cocher concevait peut-être des soupçons, ilrenvoya le cab et s’aventura à pied, affublé de ses habitsincongrus qui le désignaient à la curiosité, au milieu de la foulenocturne, tandis que ces deux viles passions faisaient en lui commeune tempête. Il marchait vite, fouaillé par ses craintes, parlanttout seul, cherchant les voies les moins fréquentées, comptant lesminutes qui le séparaient encore de minuit. À un moment donné, unefemme l’aborda, lui offrant, je crois, des boîtes d’allumettes. Illa frappa au visage, et elle prit la fuite.

Lorsque je revins à moi chez Lanyon, l’horreur que j’inspirais àmon vieil ami m’affecta un peu : je ne sais ; en tout casce ne fut qu’une goutte d’eau dans la mer, à côté de la répulsionavec laquelle je me remémorais ces heures. Un changement s’étaitproduit en moi. C’était non plus la crainte du gibet, mais bienl’horreur d’être Hyde qui me déchirait. Je reçus comme dans unsonge les malédictions de Lanyon ; comme dans un songe, jeregagnai ma demeure et me mis au lit. Je dormis, après cetteaccablante journée, d’un sommeil dense et poignant que neréussissaient pas à interrompre les cauchemars qui me tordaient. Jem’éveillai le matin, brisé, affaibli, mais apaisé. Je ne cessaispas de haïr et de craindre la pensée de la bête assoupie enmoi ; mais j’étais une fois de plus chez moi, dans ma propredemeure et à portée de mes drogues ; et ma reconnaissance àl’égard de mon salut brillait dans mon âme d’un éclat rivalisantpresque avec celui de l’espérance.

Je me promenais à petits pas dans la cour après le déjeuner,humant avec délices la froidure de l’air, quand je fus envahi ànouveau par ces indescriptibles symptômes annonciateurs de lamétamorphose ; et je n’eus que le temps de regagner l’abri demon cabinet, avant d’être à nouveau en proie aux rages et auxpassions délirantes de Hyde. Il me fallut en cette occasion doublerla dose pour me rappeler à moi-même. Hélas ! six heures plustard, comme j’étais assis à regarder tristement le feu, lesdouleurs me reprirent, et je dus une fois encore avoir recours à ladrogue. Bref, à partir de ce jour, ce ne fut plus que par une sortede gymnastique épuisante, et sous l’influence immédiate de ladrogue, que je me trouvai capable de revêtir la forme de Jekyll. Àtoute heure du jour et de la nuit, j’étais envahi du frissonprémonitoire ; il me suffisait principalement de m’endormir,ou même de somnoler quelques minutes dans mon fauteuil pourm’éveiller immanquablement sous la forme de Hyde.

La menace continuelle de cette calamité imminente et lesprivations de sommeil que je m’imposai alors, et où j’atteignis lesextrêmes limites de la résistance humaine, eurent bientôt fait demoi, en ma personne réelle, un être rongé et épuisé par la fièvre,déplorablement affaibli de corps aussi bien que d’esprit et possédépar une unique pensée : l’horreur de mon autre moi. Maislorsque je m’endormais, ou lorsque la vertu du remède s’épuisait,je tombais quasi sans transition (car les tourments de lamétamorphose devenaient chaque jour moins marqués) à la merci d’uneimagination débordant d’images terrifiantes, d’une âme bouillonnantde haines irraisonnées, et d’un corps qui me semblait trop faiblepour résister à une telle dépense de frénétiques énergies. Lesfacultés de Hyde semblaient s’accroître de tout ce que perdaitJekyll. Du moins la haine qui les divisait était alors égale depart et d’autre. Chez Jekyll, c’était une question de défensevitale. Il connaissait désormais la plénière difformité de cettecréature qui partageait avec lui quelques-uns des phénomènes de laconscience, et qui serait sa co-héritière à une même mort ;et, en sus de ces liens de communauté, qui constituaient pareux-mêmes les plus âcres de ses détresses, il voyait en Hyde,malgré toute sa puissante vitalité, un être non seulement infernalmais inorganique.

Ceci était le plus révoltant : que le limon de l’abîme envînt à s’exprimer par le cri et par le verbe ; que l’amorphepoussière gesticulât et péchât ; que ce qui était inerte etn’avait pas de forme, pût usurper les fonctions de la vie. Et ceciencore : que cette larve monstrueuse fût associée à lui plusintimement qu’une épouse, plus intimement que la prunelle de sesyeux, qu’elle fût emprisonnée dans sa chair, où il l’entendaitmurmurer, où il la sentait s’efforcer vers la liberté ; qu’àchaque heure de faiblesse, et dans l’abandon du sommeil, elleprévalût contre lui et le dépossédât de son être. La haine de Hydeenvers Jekyll était d’un ordre différent. Sa terreur du gibet lepoussait naturellement à commettre un suicide provisoire et àreprendre sa situation subordonnée de partie au lieud’individu ; mais il abhorrait cette nécessité, il abhorraitla mélancolie où s’enfonçait de plus en plus Jekyll, et il lui envoulait du dégoût avec lequel ce dernier le considérait. De làprovenaient les mauvais tours qu’il me jouait sans cesse,griffonnant de ma propre écriture des blasphèmes en marge de meslivres, brûlant les lettres et déchirant le portrait de monpère ; et certes, n’eût été sa crainte de la mort, il se fûtdepuis longtemps détruit afin de m’entraîner dans sa perte. Mais ila pour la vie un amour prodigieux ; je vais plus loin :moi que sa seule idée glace et rend malade, lorsque je songe à labassesse et à la fureur de cet attachement, et lorsque je considèreà quel point il redoute mon pouvoir de l’en priver par le suicide,je suis presque tenté de le plaindre.

Il serait vain de prolonger cette analyse, et le temps ne m’est,hélas ! que trop mesuré ; il suffit de savoir quepersonne n’a jamais souffert semblables tourments, et malgré tout,à ceux-ci l’habitude apporta, non pas une atténuation, mais uncertain endurcissement de l’âme, une sorte d’acceptationdésespérée ; et mon châtiment aurait pu se prolonger desannées, sans la dernière calamité qui me frappe aujourd’hui, et quiva me séparer définitivement de ma propre apparence et de monindividualité. Ma provision du fameux sel, non renouvelée depuis lejour de ma première expérience, touchait à sa fin. J’en fis venirune nouvelle commande, et mixtionnai le breuvage. L’ébullition seproduisit, comme le premier changement de couleur, mais non pas lesecond : je l’absorbai sans aucun résultat. Vous apprendrez dePoole comme quoi je lui ai fait courir tout Londres : en vain,et je reste aujourd’hui persuadé que mon premier achat était impur,et que cette impureté ignorée donnait au breuvage sonefficacité.

Près d’une semaine a passé depuis lors, et voici que j’achèvecette relation sous l’influence de la dernière dose de l’ancienproduit. Voici donc, à moins d’un miracle, la dernière fois queHenry Jekyll peut penser ses propres pensées ou voir dans le miroirson propre visage (combien lamentablement altéré !). Du reste,il ne faut pas que je tarde trop longtemps à cesser d’écrire. Simon présent récit a jusqu’à cette heure évité d’être anéanti, c’estgrâce à beaucoup de précautions alliées à non moins beaucoupd’heureuse chance. Si les affres de la métamorphose venaient às’emparer de moi tandis que j’écris, Hyde mettrait ce cahier enmorceaux ; mais s’il s’est écoulé un peu de temps depuis queje l’ai rangé, son égoïsme prodigieux et son immersion dans laminute présente le sauveront probablement une fois encore deseffets de sa rancune simiesque. Et d’ailleurs la fatalité qui va serefermant sur nous deux l’a déjà changé et abattu. Dans unedemi-heure d’ici, lorsqu’une fois de plus et pour jamais jerevêtirai cette personnalité haïe, je sais par avance que jeresterai dans mon fauteuil à trembler et à pleurer, ou que jecontinuerai, dans un démesuré transport de terreur attentive, àarpenter de long en large cette pièce… mon dernier refuge sur laterre… en prêtant l’oreille à tous les bruits menaçants. Hydemourra-t-il sur l’échafaud ? Ou bien trouvera-t-il au derniermoment le courage de se libérer lui-même ? Dieu le sait ;et peu m’importe : c’est ici l’heure véritable de ma mort, etce qui va suivre en concerne un autre que moi. Ici donc, endéposant la plume et en m’apprêtant à sceller ma confession, jemets un terme à la vie de cet infortuné Henry Jekyll.

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