Enfin je vis entrer un vieillard pâle et sec, que je reconnus pour
nouvelliste avant qu’il se fût assis : il n’était pas du nombre de ceux qui ont
une assurance victorieuse contre tous les revers, et présagent toujours les
victoires et les trophées ; c’était au contraire un de ces trembleurs qui n’ont
que des nouvelles tristes. Les affaires vont bien mal du côté d’Espagne, dit-
il : nous n’avons point de cavalerie sur la frontière ; et il est à craindre que
le prince Pio, qui en a un gros corps, ne fasse contribuer tout le Languedoc.
Il y avait vis-à-vis de moi un philosophe assez mal en ordre, qui prenait le
nouvelliste en pitié, et haussait les épaules à mesure que l’autre haussait la
voix. Je m’approchai de lui, et il me dit à l’oreille : Vous voyez que ce fat
nous entretient il y a une heure de sa frayeur pour le Languedoc : et moi
j’aperçus hier au soir une tache dans le soleil, qui, si elle augmentait, pourrait
faire tomber toute la nature en engourdissement ; et je n’ai pas dit un seul
mot.
De Paris, le 17 de la lune de Rahmazan, 1719.
LETTRE CXXXIII
Rica à ***
J’allai l’autre jour voir une grande bibliothèque dans un couvent de
dervis, qui en sont comme les dépositaires, mais qui sont obligés d’y laisser
entrer tout le monde à certaines heures.
En entrant je vis un homme grave qui se promenait au milieu d’un nombre
innombrable de volumes qui l’entouraient. J’allai à lui et le priai de me dire
quels étaient quelques-uns de ces livres que je voyais mieux reliés les uns
que les autres. Monsieur, me dit-il, j’habite ici une terre étrangère ; je n’y
connais personne. Bien des gens me font de pareilles questions ; mais vous
voyez bien que je n’irai pas lire tous ces livres pour les satisfaire : j’ai mon
bibliothécaire qui vous donnera satisfaction, car il s’occupe nuit et jour à
déchiffrer tout ce que vous voyez là : c’est un homme qui n’est bon à rien,
et qui nous est très à charge parce qu’il ne travaille point pour le couvent.
Mais j’entends l’heure du réfectoire qui sonne : ceux qui, comme moi, sont
à la tête d’une communauté doivent être les premiers à tous les exercices.
En disant cela le moine me poussa dehors, ferma la porte, et, comme s’il eût
volé, disparut mes yeux.
De Paris, le 21 la lune de Rahmazan, 1719.
LETTRE CXXXIV
Rica à ***
Je retournai le lendemain à cette bibliothèque, où je trouvai tout un autre
homme que celui que j’avais vu la première fois. Son air était simple, sa
physionomie spirituelle, et son abord très affable. Dès que je lui eus fait
connaître ma curiosité, il se mit en devoir de la satisfaire, et même en qualité
d’étranger, de m’instruire.
Mon père, lui dis-je, quels sont ces gros volumes qui tiennent tout ce côté
de bibliothèque ? Ce sont, me dit-il, les interprètes de l’Écriture. Il y en a
un grand nombre ! lui repartis-je : il faut que l’Écriture fût bien obscure
autrefois, et bien claire à présent. Reste-t-il encore quelques doutes ? peut-
il y avoir des points contestés ? S’il y en a, bon dieu ! s’il y en a ! me
répondit-il ; il y en a presque autant que de lignes. Oui ! lui dis-je : et qu’ont
donc fait tous ces auteurs ? Ces auteurs, me repartit-il, n’ont point cherché
dans l’Écriture ce qu’il faut croire, mais ce qu’ils croient eux-mêmes : ils ne
l’ont point regardée comme un livre où étaient contenus les dogmes qu’ils
devaient recevoir, mais comme un ouvrage qui pourrait donner de l’autorité
à leurs propres idées : c’est pour cela qu’ils en ont corrompu tous les sens,
et ont donné la torture à tous les passages. C’est un pays où les hommes
de toutes les sectes font des descentes, et vont comme au pillage ; c’est un
champ de bataille où les nations ennemies qui se rencontrent livrent bien des
combats, où l’on s’attaque, où l’on s’escarmouche de bien des manières.
Tout près de là vous voyez les livres ascétiques ou de dévotion ; ensuite
les livres de morale, bien plus utiles ; ceux de théologie doublement
inintelligibles et par la matière qui y est traitée et par la manière de la traiter ;
les ouvrages des mystiques, c’est-à-dire des dévots qui ont le cœur tendre.
Ah ! mon père, lui dis-je, un moment ; n’allez pas si vite ; parlez-moi de
ces mystiques. Monsieur, dit-il, la dévotion échauffe un cœur disposé à la
tendresse, et lui fait envoyer des esprits au cerveau qui l’échauffent de même,
d’où naissent les extases et les ravissements. Cet état est le délire de la
dévotion ; souvent il se perfectionne, ou plutôt dégénère en quiétisme : vous
savez qu’un quiétiste n’est autre chose qu’un homme fou, dévot et libertin.
Voici les casuistes qui mettent au jour les secrets de la nuit, qui forment
dans leur imagination tous les monstres que le démon d’amour peut produire,
les rassemblent, les comparent, et en font l’objet éternel de leurs pensées :
heureux si leur cœur ne se met pas de la partie, et ne devient pas lui-même
complice de tant d’égarements si naïvement décrits et si nuement peints ?
Vous voyez, monsieur, que je pense librement et que je vous dis tout ce
que je pense. Je suis naturellement naïf, et plus encore avec vous qui êtes un
étranger, qui voulez savoir les choses, et les savoir telles qu’elles sont. Si je
voulais, je ne vous parlerais de tout ceci qu’avec admiration ; je vous dirais
sans cesse : Cela est divin ! cela est respectable ! il y a du merveilleux ! Et
il en arriverait, de deux choses l’une, ou que je vous tromperais, ou que je
me déshonorerais dans votre esprit.
Nous en restâmes là : une affaire qui survint au dervis rompit notre
conversation jusqu’au lendemain.
De Paris, le 23 de la lune de Rahmazan, 1719.
LETTRE CXXXV
Rica à ***
Je revins à l’heure marquée, et mon homme me mena précisément dans
l’endroit où nous nous étions quittés. Voici, me dit-il, les grammairiens, les
glossateurs et les commentateurs. Mon père, lui dis-je, tous ces gens-là ne
peuvent-ils pas se dispenser d’avoir du bon sens ? Oui, dit-il, ils le peuvent ;
et même il n’y paraît pas : leurs ouvrages n’en sont pas plus mauvais ; ce
qui est très commode pour eux. Cela est vrai, lui dis-je ; et je connais bien
des philosophes qui feraient bien de s’appliquer à ces sortes de sciences.
Voilà, poursuivit-il, les orateurs qui ont le talent de persuader
indépendamment des raisons ; et les géomètres qui obligent un homme
malgré lui d’être persuadé, et le convainquent avec tyrannie.
Voici les livres de métaphysique qui traitent de si grands intérêts, et
dans lesquels l’infini se rencontre partout ; les livres de physique qui ne
trouvent pas plus de merveilleux dans l’économie du vaste univers que dans
la machine la plus simple de nos artisans.
Les livres de médecine, ces monuments de la fragilité de la nature et de
la puissance de l’art, qui font trembler quand ils traitent des maladies même
les plus légères, tant ils nous rendent la mort présente, mais qui nous mettent
dans une sécurité entière quand ils parlent de la vertu des remèdes comme
si nous étions devenus immortels.
Tout près de là sont les livres d’anatomie, qui contiennent bien moins la
description des parties du corps humain que les noms barbares qu’on leur
a donnés ; chose qui ne guérit ni le malade de son mal, ni le médecin de
son ignorance.
Voici la chimie qui habite tantôt l’hôpital, et tantôt les petites maisons,
comme des demeures qui lui sont également propres.
Voici les livres de science, ou plutôt d’ignorance occulte ; tels sont ceux
qui contiennent quelque espèce de diablerie : exécrables selon la plupart des
gens, pitoyables selon moi. Tels sont encore les livres d’astrologie judiciaire.
Que dites-vous, mon père ? Les livres d’astrologie judiciaire ! repartis-je
avec feu ; et ce sont ceux dont nous faisons le plus de cas en Perse. Ils
règlent toutes les actions de notre vie, et nous déterminent dans toutes nos
entreprises : les astrologues sont proprement nos directeurs ; ils font plus,
ils entrent dans le gouvernement de l’état. Si cela est, me dit-il, vous vivez
sous un joug bien plus dur que celui de la raison : voilà le plus étrange de
tous les empires : je plains bien une famille, et encore plus une nation qui
se laisse si fort dominer par les planètes. Nous nous servons, lui repartis-
je, de l’astrologie comme vous vous servez de l’algèbre. Chaque nation a sa
science, selon laquelle elle règle sa politique. Tous les astrologues ensemble
n’ont jamais fait tant de sottises en notre Perse qu’un seul de vos algébristes
en a fait ici. Croyez-vous que le concours fortuit des astres ne soit pas une
règle aussi sûre que les beaux raisonnements de votre faiseur de système ? Si
l’on comptait les voix là-dessus en France et en Perse, ce serait un beau sujet
de triomphe pour l’astrologie ; vous verriez les calculateurs bien humiliés ;
quel accablant corollaire n’en pourrait-on pas tirer contre eux !
Notre dispute fut interrompue, et il fallut nous quitter.
De Paris, le 26 de la lune de Rahmazan, 1719.
LETTRE CXXXVI
Rica à ***
Dans l’entrevue suivante, mon savant me mena dans un cabinet
particulier. Voici les livres d’histoire moderne, me dit-il. Voyez
premièrement les historiens de l’église et des papes ; livres que je lis pour
m’édifier, et qui font souvent en moi un effet tout contraire.
Là ce sont ceux qui ont écrit de la décadence du formidable empire
romain, qui s’était formé du débris de tant de monarchies, et sur la chute
duquel il s’en forma aussi tant de nouvelles. Un nombre infini de peuples
barbares, aussi inconnus que les pays qu’ils habitaient, parurent tout à coup,
l’inondèrent, le ravagèrent, le dépecèrent, et fondèrent tous les royaumes
que vous voyez à présent en Europe. Ces peuples n’étaient point proprement
barbares, puisqu’ils étaient libres ; mais ils le sont devenus depuis que,
soumis pour la plupart à une puissance absolue, ils ont perdu cette douce
liberté si conforme à la raison, à l’humanité et à la nature.
Vous voyez ici les historiens de l’empire d’Allemagne, qui n’est qu’une
ombre du premier empire ; mais qui est, je crois, la seule puissance qui soit
sur la terre que la division n’a point affaiblie ; la seule, je crois encore, qui
se fortifie à mesure de ses pertes, et qui, lente à profiter des succès, devient
indomptable par ses défaites.
Voici les historiens de France, où l’on voit d’abord la puissance des
rois se former, mourir deux fois, renaître de même, languir ensuite pendant
plusieurs siècles ; mais, prenant insensiblement des forces, accrue de toutes
parts, montera son dernier période, semblable à ces fleuves qui, dans leur
course, perdent leurs eaux ou se cachent sous terre, puis, reparaissant de
nouveau, grossis par les rivières qui s’y jettent, entraînent avec rapidité tout
ce qui s’oppose à leur passage.
Là vous voyez la nation espagnole sortir de quelques montagnes ;
les princes mahométans subjugués aussi insensiblement qu’ils avaient
rapidement conquis ; tant de royaumes réunis dans une vaste monarchie, qui
devint presque la seule ; jusqu’à ce qu’accablée de sa propre grandeur et de
sa fausse opulence, elle perdit sa force et sa réputation même, et ne conserva
que l’orgueil de sa première puissance.
Ce sont ici les historiens d’Angleterre, où l’on voit la liberté sortir sans
cesse des feux de la discorde et de la sédition ; le prince toujours chancelant
sur un trône inébranlable ; une nation impatiente, sage dans sa fureur même,
et qui, maîtresse de la mer (chose inouïe jusqu’alors), mêle le commerce
avec l’empire.
Tout près de là sont les historiens de cette autre reine de la mer, la
république de Hollande, si respectée en Europe, et si formidable en Asie, où
ses négociants voient tant de rois prosternés devant eux.
Les historiens d’Italie vous représentent une nation autrefois maîtresse
du monde, aujourd’hui esclave de toutes les autres ; ses princes divisés et
faibles, et sans autre attribut de souveraineté qu’une vaine politique.
Voilà les historiens des républiques ; de la Suisse, qui est l’image de la
liberté ; de Venise, qui n’a de ressources qu’en son économie ; et de Gênes,
qui n’est superbe que par ses bâtiments.
Voici ceux du Nord, et entre autres de la Pologne, qui use si mal de
sa liberté et du droit qu’elle a d’élire ses rois, qu’il semble qu’elle veuille
consoler par là les peuples ses voisins, qui ont perdu l’un et l’autre.
Là-dessus nous nous séparâmes jusqu’au lendemain.
De Paris, le 2 de la lune de Chalval, 1719.
LETTRE CXXXVII
Rica à ***
Le lendemain il me mena dans un autre cabinet. Ce sont ici les poètes,
me dit-il, c’est-à-dire ces auteurs dont le métier est de mettre des entraves au
bon sens, et d’accabler la raison sous les agréments, comme on ensevelissait
autrefois les femmes sous leurs ornements et leurs parures. Vous les
connaissez ; ils ne sont pas rares chez les Orientaux, où le soleil, plus ardent,
semble échauffer les imaginations mêmes.
Voilà les poèmes épiques. Eh ! qu’est-ce que les poèmes épiques ? En
vérité, me dit-il, je n’en sais rien : les connaisseurs disent qu’on n’en a jamais
fait que deux, et que les autres qu’on donne sous ce nom ne le sont point :
c’est aussi ce que je ne sais pas. Ils disent de plus qu’il est impossible d’en
faire de nouveaux ; et cela est encore plus surprenant.
Voici les poètes dramatiques, qui, selon moi, sont les poètes par
excellence, et les maîtres des passions. Il y en a de deux sortes ; les comiques,
qui nous remuent si doucement ; et les tragiques, qui nous troublent et nous
agitent avec tant de violence.
Voici les lyriques, que je méprise autant que j’estime les autres, et qui
font de leur art une harmonieuse extravagance.
On voit ensuite les auteurs des idylles et des églogues, qui plaisent même
aux gens de cour par l’idée qu’ils leur donnent d’une certaine tranquillité
qu’ils n’ont pas, et qu’ils leur montrent dans la condition des bergers.
De tous les auteurs que nous avons vus, voici les plus dangereux ; ce sont
ceux qui aiguisent les épigrammes, qui sont de petites flèches déliées qui
font une plaie profonde et inaccessible aux remèdes.
Vous voyez ici les romans, dont les auteurs sont des espèces de poètes, et
qui outrent également le langage de l’esprit et celui du cœur : ils passent leur
vie à chercher la nature, et la manquent toujours ; leurs héros y sont aussi
étrangers que les dragons ailés et les hippocentaures.
J’ai vu, lui dis-je, quelques-uns de vos romans ; et, si vous voyiez les
nôtres, vous en seriez encore plus choqué : ils sont aussi peu naturels,
et d’ailleurs extrêmement gênés par nos mœurs : il faut dix années de
passion avant qu’un amant ait pu voir seulement le visage de sa maîtresse.
Cependant les auteurs sont forcés de faire passer les lecteurs dans ces
ennuyeux préliminaires. Or il est impossible que les incidents soient variés :
on a recours à un artifice pire que le mal même qu’on veut guérir ; c’est
aux prodiges. Je suis sûr que vous ne trouverez pas bon qu’une magicienne
fasse sortir une armée de dessous terre ; qu’un héros lui seul en détruise
une de cent mille hommes. Cependant voilà nos romans : ces aventures
froides et souvent répétées nous font languir, et ces prodiges extravagants
nous révoltent.
De Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1719.
LETTRE CXXXVIII
Rica à Ibben
À Smyrne
Les ministres se succèdent et se détruisent ici comme les saisons. Depuis
trois ans j’ai vu changer quatre fois de système sur les finances. On lève
aujourd’hui les tributs en Turquie et en Perse comme les levaient les
fondateurs de ces empires : il s’en faut bien qu’il en soit ici de même. Il
est vrai que nous n’y mettons pas tant d’esprit que les Occidentaux. Nous
croyons qu’il n’y a pas plus de différence entre l’administration des revenus
du prince et celle des biens d’un particulier, qu’il y en a entre compter cent
mille tomans ou en compter cent : mais il y a ici bien plus de finesse et de
mystère. Il faut que de grands génies travaillent nuit et jour ; qu’ils enfantent
sans cesse, et avec douleur, de nouveaux projets ; qu’ils écoutent les avis
d’une infinité de gens qui travaillent pour eux sans en être priés ; qu’ils
se retirent et vivent dans le fond d’un cabinet impénétrable aux grands, et
sacré aux petits ; qu’ils aient toujours la tête remplie de secrets importants,
de desseins miraculeux, de systèmes nouveaux ; et qu’absorbés dans les
méditations, ils soient privés de l’usage de la parole, et quelquefois même
de celui de la politesse.
Dès que le feu roi eut fermé les yeux, on pensa à établir une nouvelle
administration. On sentait qu’on était mal ; mais on ne savait comment faire
pour être mieux. On ne s’était pas bien trouvé de l’autorité sans bornes des
ministres précédents ; on l’a voulu partager. On créa pour cet effet six ou
sept conseils ; et ce ministère est peut-être celui de tous qui a gouverné la
France avec plus de sens : la durée en fut courte, aussi bien que celle du bien
qu’elle produisit.
La France, à la mort du feu roi, était un corps accablé de mille maux :
Noailles prit le fer à la main, retrancha les chairs inutiles, appliqua quelques
remèdes topiques. Mais il restait toujours un vice intérieur à guérir. Un
étranger est venu qui a entrepris cette cure : après bien des remèdes violents,
il a cru lui avoir rendu son embonpoint ; et il l’a seulement rendue bouffie.
Tous ceux qui étaient riches il y a six mois sont à présent dans la pauvreté ;
et ceux qui n’avaient pas de pain regorgent de richesses. Jamais ces deux
extrémités ne se sont touchées de si près. L’étranger a tourné l’état comme
un fripier tourne un habit : il fait paraître dessus ce qui était dessous : et ce
qui était dessus il le met à l’envers. Quelles fortunes inespérées, incroyables
même à ceux qui les ont faites ! Dieu ne tire pas plus rapidement les hommes
du néant. Que de valets servis par leurs camarades, et peut-être demain par
leurs maîtres !
Tout ceci produit souvent des choses bizarres. Les laquais, qui avaient fait
fortune sous le règne passé, vantent aujourd’hui leur naissance : ils rendent à
ceux qui viennent de quitter leur livrée dans une certaine rue, tout le mépris
qu’on avait pour eux il y a six mois : ils crient de toutes leurs forces : La
noblesse est ruinée ! quel désordre dans l’état ! quelle confusion dans les
rangs ! on ne voit que des inconnus faire fortune ! Je te promets que ceux-ci
prendront bien leur revanche sur ceux qui viendront après eux, et que dans
trente ans ces gens de qualité feront bien du bruit.
De Paris, le premier de la lune de Zilcadé, 1720.
LETTRE CXXXIX
Rica à Ibben
Voici un grand exemple de la tendresse conjugale, non seulement dans
une femme, mais dans une reine. La reine de Suède voulant à toute force
associer le prince son époux à la couronne, pour aplanir toutes les difficultés,
a envoyé aux états une déclaration par laquelle elle se désiste de la régence
en cas qu’il soit élu.
Il y a soixante et quelques années qu’une autre reine, nommée Christine,
abdiqua la couronne pour se donner tout entière à la philosophie. Je ne sais
lequel de ces deux exemples nous devons admirer davantage.
Quoique j’approuve assez que chacun se tienne ferme dans le poste où la
nature l’a mis, et que je ne puisse louer la faiblesse de ceux qui, se trouvant
au-dessous de leur état, le quittent comme par une espèce de désertion ; je
suis cependant frappé de la grandeur d’ame de ces deux princesses, et de
voir l’esprit de l’une et le cœur de l’autre supérieurs à leur fortune. Christine
a songé à connaître dans le temps que les autres ne songent qu’à jouir ; et
l’autre ne veut jouir que pour mettre tout son bonheur entre les mains de son
auguste époux.
De Paris, le 27 de la lune de Maharram, 1720.
LETTRE CXL
Rica à Usbek
À ***
Le parlement de Paris vient d’être relégué dans une petite ville qu’on
appelle Pontoise. Le conseil lui a envoyé enregistrer ou approuver une
déclaration qui le déshonore ; et il l’a enregistrée d’une manière qui
déshonore le conseil.
On menace d’un pareil traitement quelques parlements du royaume.
Ces compagnies sont toujours odieuses : elles n’approchent des rois que
pour leur dire de tristes vérités ; et pendant qu’une foule de courtisans leur
représentent sans cesse un peuple heureux sous leur gouvernement, elles
viennent démentir la flatterie, et apporter au pied du trône les gémissements
et les larmes dont elles sont dépositaires.
C’est un pesant fardeau, mon cher Usbek, que celui de la vérité, lorsqu’il
faut la porter jusqu’aux princes ! Ils doivent bien penser que ceux qui s’y
déterminent y sont contraints, et qu’ils ne se resoudraient jamais à faire des
démarches si tristes et si affligeantes pour ceux qui les font, s’ils n’y étaient
forcés par leur devoir, leur respect, et même leur amour.
De Paris, le 21 de la lune de Gemmadi, 1,1720.
LETTRE CXLI
Rica à Usbek
J’irai te voir sur la fin de la semaine. Que les jours couleront agréablement
avec toi !
Je fus présenté il y a quelques jours à une dame de la cour, qui avait
quelque envie de voir ma figure étrangère. Je la trouvai belle, digne des
regards de notre monarque et d’un rang auguste dans le lieu sacré où son
cœur repose.
Elle me fit mille questions sur les mœurs des Persans et sur la manière
de vivre des Persanes. Il me parut que la vie du sérail n’était pas de son
goût, et qu’elle trouvait de la répugnance à voir un homme partagé entre dix
ou douze femmes. Elle ne put voir sans envie le bonheur de l’un, et sans
pitié la condition des autres. Comme elle aime la lecture, surtout celle des
poètes et des romans, elle souhaita que je parlasse des nôtres. Ce que je lui
en dis redoubla sa curiosité : elle me pria de lui faire traduire un fragment de
quelques-uns de ceux que j’ai apportés. Je le fis, et je lui envoyai quelques
jours après un conte persan. Peut-être seras-tu bien aise de le voir travesti :
Du temps de Cheik-Ali-Can, il y avait en Perse une femme nommée
Zuléma : elle savait par cœur tout le saint Alcoran : il n’y avait point de dervis
qui entendît mieux qu’elle les traductions des saints prophètes ; les docteurs
arabes n’avaient rien dit de si mystérieux qu’elle n’en comprît tous les sens ;
et elle joignait à tant de connaissances un certain caractère d’esprit enjoué
qui laissait à peine deviner si elle voulait amuser ceux à qui elle parlait, ou
les instruire.
Un jour qu’elle était avec ses compagnes dans une des salles du sérail,
une d’elles lui demanda ce qu’elle pensait de l’autre vie, et si elle ajoutait
foi à cette ancienne tradition de nos docteurs, que le paradis n’est fait que
pour les hommes.
C’est le sentiment commun, leur dit-elle : il n’y a rien que l’on n’ait fait
pour dégrader notre sexe. Il y a même une nation répandue par toute la Perse,
qu’on appelle la nation juive, qui soutient par l’autorité de ses livres sacrés
que nous n’avons point d’âme.
Ces opinions si injurieuses n’ont d’autre origine hommes, porter
supériorité au-delà même leur vie, et ne pensent pas que dans le grand jour
toutes les créatures paraîtront devant Dieu comme le néant, sans qu’il y ait
entre elles de prérogatives que celles que la vertu y aura mises.
Dieu ne se bornera point dans ses récompenses ; et comme les hommes
qui auront bien vécu et bien usé de l’empire qu’ils ont ici bas sur nous seront
dans un paradis plein de beautés célestes et ravissantes, et telles que, si un
mortel les avait vues, il se donnerait aussitôt la mort dans l’impatience d’en
jouir : aussi les femmes vertueuses iront dans un lieu de délices, où elles
seront enivrées d’un torrent de voluptés, avec des hommes divins qui leur
seront soumis : chacune d’elles aura un sérail dans lequel ils seront enfermés,
et des eunuques, encore plus fidèles que les nôtres, pour les garder.
J’ai lu, ajouta-t-elle, dans un livre arabe, qu’un homme nommé Ibrahim
était d’une jalousie insupportable. Il avait douze femmes extrêmement
belles, qu’il traitait d’une manière très dure : il ne se fiait plus à ses eunuques
ni aux murs de son sérail ; il les tenait presque toujours sous la clef,
enfermées dans leur chambre, sans qu’elles pussent se voir ni se parler ; car
il était même jaloux d’une amitié innocente : toutes ses actions prenaient la
teinture de sa brutalité naturelle ; jamais une douce parole ne sortit de sa
bouche, et jamais il ne fit le moindre signe qui n’ajoutât quelque chose à la
rigueur de leur esclavage.
Un jour qu’il les avait toutes assemblées dans une salle de son sérail,
une d’entre elles, plus hardie que les autres, lui reprocha son mauvais
naturel. Quand on cherche si fort les moyens de se faire craindre, lui dit-
elle, on trouve toujours auparavant ceux de se faire haïr. Nous sommes
si malheureuses que nous ne pouvons nous empêcher de désirer un
changement : d’autres à ma place souhaiteraient votre mort ; je ne souhaite
que la mienne ; et ne pouvant espérer d’être séparée de vous que par là, il
me sera encore bien doux d’en être séparée. Ce discours, qui aurait dû le
toucher, le fit entrer dans une furieuse colère ; il tira son poignard et le lui
plongea dans le sein. Mes chères compagnes, dit-elle d’une voix mourante,
si le ciel a pitié de ma vertu, vous serez vengées. À ces mots, elle quitta cette
vie infortunée pour aller dans le séjour des délices, où les femmes qui ont
bien vécu jouissent d’un bonheur qui se renouvelle toujours.
D’abord elle vit une prairie riante dont la verdure était relevée par les
peintures des fleurs les plus vives : un ruisseau, dont les eaux étaient plus
pures que le crystal, y faisait un nombre infini de détours. Elle entra ensuite
dans des bocages charmants, dont le silence n’est interrompu que par le doux
chant des oiseaux. De magnifiques jardins se présentèrent ensuite ; la nature
les avait ornés avec sa simplicité et toute sa magnificence. Elle trouva enfin
un palais superbe préparé pour elle, et rempli d’hommes célestes destinés
à ses plaisirs.
Deux d’entre eux se présentèrent aussitôt pour la déshabiller ; d’autres
la mirent dans le bain, et la parfumèrent des plus délicieuses essences : on
lui donna ensuite des habits infiniment plus riches que les siens ; après quoi
on la mena dans une grande salle où elle trouva un feu fait avec des bois
odoriférants, et une table couverte des mets les plus exquis. Tout semblait
concourir au ravissement de ses sens : elle entendait d’un côté une musique
d’autant plus divine qu’elle était plus tendre ; de l’autre, elle ne voyait
que des danses de ces hommes divins, uniquement occupés à lui plaire.
Cependant tant de plaisirs ne devaient servir qu’à la conduire insensiblement
à des plaisirs plus grands. On la mena dans sa chambre ; et après l’avoir
encore une fois déshabillée, on la porta dans un lit superbe, où deux hommes
d’une beauté charmante la reçurent dans leurs bras. C’est pour lors qu’elle
fut enivrée et que ses ravissements passèrent même ses désirs. Je suis toute
hors de moi, leur disait-elle : je croirais mourir si je n’étais sûre de mon
immortalité. C’en est trop, laissez-moi ; je succombe sous la violence des
plaisirs. Oui, vous rendez un peu le calme à mes sens ; je commence à
respirer, et à revenir à moi-même. D’où vient que l’on a ôté les flambeaux ?
Que ne puis-je à présent considérer votre beauté divine ! que ne puis-je voir !
… Mais pourquoi voir ? Vous me faites rentrer dans mes premiers transports.
O dieux ! que ces ténèbres sont aimables ! Quoi ! je serai immortelle, et
immortelle avec vous ! je serai… Non, je vous demande grâce ; car je vois
bien que vous êtes gens à n’en demander jamais.
Après plusieurs commandements réitérés, elle fut obéie ; mais elle
ne le fut que lorsqu’elle voulut l’être bien sérieusement. Elle se reposa
languissamment, et s’endormit dans leurs bras. Deux moments de sommeil
réparèrent sa lassitude : elle reçut deux baisers qui l’enflammèrent soudain
et lui firent ouvrir les yeux. Je suis inquiète, dit-elle ; je crains que vous
ne m’aimiez plus. C’était un doute dans lequel elle ne voulait pas rester
longtemps : aussi eut-elle avec eux tous les éclaircissements qu’elle pouvait
désirer. Je suis désabusée, s’écria-t-elle ; pardon, pardon ; je suis sûre de
vous. Vous ne me dites rien ; mais vous prouvez mieux que tout ce que vous
me pourriez dire : oui, oui, je vous le confesse, on n’a jamais tant aimé. Mais
quoi ! vous vous disputez tous deux l’honneur de me persuader ! Ah ! si
vous vous disputez, si vous joignez l’ambition au plaisir de ma défaite, je
suis perdue ; vous serez tous deux vainqueurs, il n’y que moi de vaincue :
mais je vous vendrai bien cher la victoire.
Tout ceci ne fut interrompu que par le jour. Ses fidèles et aimables
domestiques entrèrent dans sa chambre, et firent lever ces deux jeunes
hommes, que deux vieillards ramenèrent dans les lieux où ils étaient gardés
pour ses plaisirs. Elle se leva ensuite, et parut d’abord à cette cour idolâtre
dans les charmes d’un déshabillé simple, et ensuite couverte des plus
somptueux ornements. Cette nuit l’avait embellie ; elle avait donné de la
vie à son teint et de l’expression à ses grâces. Ce ne fut pendant tout le jour
que danses, que concerts, que festins, que jeux, que promenades ; et l’on
remarquait qu’Anaïs se dérobait de temps en temps, et volait vers ses deux
jeunes héros. Après quelques précieux instants d’entrevue, elle revenait
vers la troupe qu’elle avait quittée, toujours avec un visage plus serein.
Enfin sur le soir on la perdit tout à fait : elle alla s’enfermer dans le sérail,
où elle voulait, disait-elle, faire connaissance avec ces captifs immortels
qui devaient à jamais vivre avec elle. Elle visita donc les appartements de
ces lieux les plus reculés et les plus charmants, où elle compta cinquante
esclaves d’une beauté miraculeuse : elle erra toute la nuit de chambre en
chambre, recevant partout des hommages toujours différents et toujours les
mêmes.
Voilà comment l’immortelle Anaïs passait sa vie, tantôt dans des plaisirs
éclatants, tantôt dans des plaisirs solitaires ; admirée d’une troupe brillante,
ou bien aimée d’un amant éperdu : souvent elle quittait un palais enchanté
pour aller dans une grotte champêtre : les fleurs semblaient naître sous ses
pas, et les jeux se présentaient en foule au-devant d’elle.
Il y avait plus de huit jours qu’elle était dans cette demeure heureuse,
que, toujours hors d’elle-même, elle n’avait pas fait une seule réflexion : elle
avait joui de son bonheur sans le connaître, et sans avoir eu un seul de ces
moments tranquilles où l’âme se rend pour ainsi dire compte à elle-même,
et s’écoute dans le silence des passions.
Les bienheureux ont des plaisirs si vifs qu’ils peuvent rarement jouir de
cette liberté d’esprit : c’est pour cela qu’attachés invinciblement aux objets
présents, ils perdent entièrement la mémoire des choses passées, et n’ont
plus aucun souci de ce qu’ils ont connu ou aimé dans l’autre vie.
Mais Anaïs, dont l’esprit était vraiment philosophe, avait passé presque
toute sa vie à méditer : elle avait poussé ses réflexions beaucoup plus loin
qu’on n’aurait dû l’attendre d’une femme laissée à elle-même. La retraite
austère que son mari lui avait fait garder ne lui avait laissé que cet avantage.
C’est cette force d’esprit qui lui avait fait mépriser la crainte dont ses
compagnes étaient frappées, et la mort, qui devait être la fin de ses peines
et le commencement de sa félicité.
Ainsi elle sortit peu à peu de l’ivresse des plaisirs, et s’enferma seule dans
un appartement de son palais. Elle se laissa aller à des réflexions bien douces
sur sa condition passée et sur sa félicité présente ; elle ne put s’empêcher de
s’attendrir sur le malheur de ses compagnes : on est sensible à des tourments
que l’on a partagés. Anaïs ne se tint pas dans les simples bornes de la
compassion ; plus tendre envers ces infortunées, elle se sentit portée à les
secourir.
Elle donna ordre à un de ces jeunes hommes qui étaient auprès d’elle de
prendre la figure de son mari, d’aller dans son sérail, de s’en rendre maître,
de l’en chasser, et d’y rester à sa place jusqu’à ce qu’elle le rappelât.
L’exécution fut prompte : il fendit les airs, arriva à la porte du sérail
d’Ibrahim, qui n’y était pas : il frappe, tout lui est ouvert : les eunuques
tombent à ses pieds. Il vole vers les appartements où les femmes d’Ibrahim
étaient enfermées. Il avait, en passant, pris les clefs dans la poche de ce
jaloux, à qui il s’était rendu invisible. Il entre, et les surprend d’abord par
son air doux et affable ; et bientôt après il les surprend davantage par ses
empressements et par la rapidité de ses entreprises. Toutes eurent leur part
de l’étonnement ; et elles l’auraient pris pour un songe s’il y eût eu moins
de réalité.
Pendant que ces nouvelles scènes se jouent dans le sérail, Ibrahim heurte,
se nomme, tempête et crie. Après avoir essuyé bien des difficultés il entre,
et jette les eunuques dans un désordre extrême. Il marche à grands pas ;
mais il recule en arrière, et tombe des nues quand il voit le faux Ibrahim, sa
véritable image, dans toutes les libertés d’un maître. Il crie au secours ; il
veut que les eunuques lui aident à tuer cet imposteur ; mais il n’est pas obéi.
Il n’a plus qu’une bien faible ressource, c’est de s’en rapporter au jugement
de ses femmes. Dans une heure, le faux Ibrahim avait séduit tous ses juges.
L’autre est chassé et traîné indignement hors du sérail ; et il aurait reçu la
mort mille fois, si son rival n’avait ordonné qu’on lui sauvât la vie. Enfin le
nouvel Ibrahim, resté maître du champ de bataille, se montra de plus en plus
digne d’un tel choix, et se signala par des miracles jusqu’alors inconnus.
Vous ne ressemblez pas à Ibrahim disaient ces femmes. Dites plutôt que cet
imposteur ne me ressemble pas, disait le triomphant Ibrahim : comment faut-
il faire pour être votre époux, si ce que je fais ne suffit pas ?
Ah ! nous n’avons garde de douter, dirent les femmes : si vous n’êtes
pas Ibrahim, il nous suffit que vous ayez si bien mérité de l’être : vous êtes
plus Ibrahim en un jour qu’il ne l’a été dans le cours de dix années. Vous
me promettez donc, reprit-il, que vous vous déclarerez en ma faveur contre
cet imposteur ? N’en doutez pas, dirent-elles d’une commune voix : nous
vous jurons une fidélité éternelle : nous n’avons été que trop longtemps
abusées : le traître ne soupçonnait point notre vertu, il ne soupçonnait que
sa faiblesse : nous voyons bien que les hommes ne sont point faits comme
lui ; c’est à vous sans doute qu’ils ressemblent : si vous saviez combien
vous nous le faites haïr ! Ah ! je vous donnerai souvent de nouveaux sujets
de haine, reprit le faux Ibrahim ; vous ne connaissez point encore tout le
tort qu’il vous a fait. Nous jugeons de son injustice par la grandeur de votre
vengeance, reprirent-elles. Oui, vous avez raison, dit l’homme divin ; j’ai
mesuré l’expiation au crime : je suis bien aise que vous soyez contentes
de ma manière de punir. Mais, dirent ces femmes, si cet imposteur revient,
que ferons-nous ? Il lui serait, je crois, difficile de vous tromper, répondit-
il : dans la place que j’occupe auprès de vous, on ne se soutient guère par
la ruse ; et d’ailleurs je l’enverrai si loin que vous n’entendrez plus parler
de lui. Pour lors je prendrai sur moi le soin de votre bonheur. Je ne serai
point jaloux ; je saurai m’assurer de vous sans vous gêner ; j’ai assez bonne
opinion de mon mérite pour croire que vous me serez fidèles : si vous n’étiez
pas vertueuses avec moi, avec qui le seriez-vous ? Cette conversation dura
longtemps entre lui et ces femmes, qui, plus frappées de la différence des
deux Ibrahims que de leur ressemblance, ne songeaient pas même à se faire
éclaircir de tant de merveilles. Enfin le mari, désespéré, revint encore les
troubler : il trouva toute sa maison dans la joie, et ses femmes plus incrédules
que jamais. La place n’était pas tenable pour un jaloux ; il sortit mieux ; et
un instant après le faux Ibrahim le suivit, le prit, le transporta dans les airs
et le laissa à deux mille lieues de là.
Ô dieux ! dans quelle désolation se trouvèrent ces femmes dans l’absence
de leur cher Ibrahim ! Déjà leurs eunuques avaient repris leur sévérité
naturelle ; toute la maison était en larmes ; elles s’imaginaient quelquefois
que tout ce qui leur était arrivé n’était qu’un songe ; elles se regardaient
toutes les unes les autres, et se rappelaient les moindres circonstances de ces
étranges aventures. Enfin le céleste Ibrahim revint, toujours plus aimable :
il leur parut que son voyage n’avait pas été pénible. Le nouveau maître prit
une conduite si opposée à celle de l’autre, qu’elle surprit tous les voisins. Il
congédia tous les eunuques, rendit sa maison accessible à tout le monde : il
ne voulut pas même souffrir que ses femmes se voilassent. C’était une chose
singulière de les voir dans les festins parmi des hommes, aussi libres qu’eux.
Ibrahim crut, avec raison, que les coutumes du pays n’étaient pas faites pour
des citoyens comme lui. Cependant il ne se refusait aucune dépense : il
dissipa avec une immense profusion les biens du jaloux, qui, de retour trois
ans après des pays lointains où il avait été transporté, ne trouva plus que ses
femmes et trente-six enfants.
De Paris, le 26 de la lune de Gemmadi, 1720.
LETTRE CXLII
Rica à Usbek
À ***
Voici une lettre que je reçus hier d’un savant ; elle te paraîtra singulière.
« Monsieur,
Il y a six mois que j’ai recueilli la succession d’un oncle très riche qui m’a
laissé cinq ou six cent mille livres, et une maison superbement meublée. Il
y a plaisir d’avoir du bien lorsqu’on en sait faire un bon usage. Je n’ai point
d’ambition, ni de goût pour les plaisirs : je suis presque toujours enfermé
dans un cabinet, où je mène la vie d’un savant. C’est dans ce lieu que l’on
trouve un curieux amateur de la vénérable antiquité.
Lorsque mon oncle eut fermé les yeux, j’aurais fort souhaité de le faire
enterrer avec les cérémonies observées par les anciens Grecs et Romains ;
mais je n’avais pour lors ni lacrymatoires, ni urnes, ni lampes antiques.
Mais depuis je me suis bien pourvu de ces précieuses raretés. Il y a
quelques jours que je vendis ma vaisselle d’argent pour acheter une lampe
de terre qui avait servi à un philosophe stoïcien. Je me suis défait de
toutes les glaces dont mon oncle avait couvert presque tous les murs de
ses appartements, pour avoir un petit miroir un peu fêlé, qui fut autrefois à
l’usage de Virgile : je suis charmé d’y voir ma figure représentée au lieu de
celle du cygne de Mantoue. Ce n’est pas tout : j’ai acheté cent louis d’or
cinq ou six pièces d’une monnaie de cuivre qui avait cours il y a deux mille
ans. Je ne sache pas avoir à présent dans ma maison un seul meuble qui n’ait
été fait avant la décadence de l’empire. J’ai un petit cabinet de manuscrits
fort précieux et fort chers : quoique je me tue la vue à les lire, beaucoup
mieux m’en exemplaires imprimés, qui ne sont pas si corrects, et que tout
le monde a entre les mains. Quoique je ne sorte presque jamais, je ne laisse
pas d’avoir une passion démesurée de connaître tous les anciens chemins
qui étaient du temps des Romains. Il y en a un qui est près de chez moi,
qu’un proconsul des Gaules fit faire il y a environ douze cents ans : lorsque
je vais à ma maison de campagne, je ne manque jamais d’y passer, quoiqu’il
soit très incommode et qu’il m’allonge de plus d’une lieue ; mais ce qui me
fait enrager, c’est qu’on y a mis des poteaux de bois de distance en distance
pour marquer l’éloignement des villes voisines. Je suis désespéré de voir ces
misérables indices au lieu des colonnes milliaires qui y étaient autrefois : je
ne doute pas que je ne les fasse rétablir par mes héritiers, et que je ne les
engage à cette dépense par mon testament. Si vous avez, monsieur, quelque
manuscrit persan, vous me ferez plaisir de m’en accommoder ; je vous le
paierai tout ce que vous voudrez, et je vous donnerai par-dessus le marché
quelques ouvrages de ma façon par lesquels vous verrez que je ne suis point
un membre inutile de la république des lettres. Vous y remarquerez entre
autres une dissertation où je fais voir que la couronne dont on se servait
autrefois dans les triomphes était de chêne, et non pas de laurier : vous en
admirerez une autre où je prouve, par de doctes conjectures tirées des plus
graves auteurs grecs, que Cambyse fut blessé à la jambe gauche, et non pas
à la droite ; une autre où je démontre qu’un petit front était une beauté très
recherchée chez les Romains. Je vous enverrai encore un volume in-quarto
en forme d’explication d’un vers du sixième livre de l’Énéide de Virgile.
Vous ne recevrez tout ceci que dans quelques jours ; et quant à présent je me
contente de vous envoyer ce fragment d’un ancien mythologiste grec, qui
n’avait point paru jusques ici, et que j’ai découvert dans la poussière d’une
bibliothèque. Je vous quitte pour une affaire importante que j’ai sur les bras :
il s’agit de restituer un beau passage de Pline le naturaliste, que les copistes
du cinquième siècle ont étrangement défiguré.
Je suis, etc. »
FRAGMENT D’UN ANCIEN MYTHOLOGISTE.
« Dans une île près des Orcades il naquit un enfant qui avait pour père
Éole, dieu des vents, et pour mère une nymphe de Calédonie. On dit de lui
qu’il apprit tout seul à compter avec ses doigts, et que dès l’âge de quatre
ans il distinguait si parfaitement les métaux, que sa mère ayant voulu lui
donner une bague de laiton au lieu d’une d’or, il reconnut la tromperie et
la jeta par terre.
Dès qu’il fut grand, son père lui apprit le secret d’enfermer les vents
dans des outres, qu’il vendait ensuite à tous les voyageurs ; mais comme
la marchandise n’était pas fort prisée dans son pays, il le quitta, et se mit à
courir le monde en compagnie de l’aveugle dieu du hasard.
Il apprit dans ses voyages que dans la Bétique l’or reluisait de toutes
parts ; cela fit qu’il y précipita ses pas. Il y fut fort mal reçu de Saturne, qui
régnait pour lors ; mais ce dieu ayant quitté la terre, il s’avisa d’aller dans
tous les carrefours, où il criait sans cesse d’une voix rauque : Peuples de
Bétique, vous croyez être riches parce que vous avez de l’or et de l’argent !
votre erreur me fait pitié ; croyez-moi, quittez le pays des vils métaux ; venez
dans l’empire de l’imagination, et je vous promets des richesses qui vous
étonneront vous-mêmes. Aussitôt il ouvrit une grande partie des outres qu’il
avait apportées, et il distribua de sa marchandise à qui en voulut.
Le lendemain il revint dans les mêmes carrefours, il s’écria : Peuples de
Bétique, voulez-vous être riches ? Imaginez-vous que je le suis beaucoup,
et que vous l’êtes beaucoup aussi : mettez-vous tous les matins dans l’esprit
que votre fortune a doublé pendant la nuit ; levez-vous ensuite ; et si vous
avez des créanciers, allez les payer de ce que vous aurez imaginé, et dites-
leur d’imaginer à leur tour.
Il reparut quelques jours après, et il parla ainsi : Peuples de Bétique, je
vois bien que votre imagination n’est pas si vive que les premiers jours,
laissez-vous conduire à la mienne : je mettrai tous les matins devant vos yeux
un écriteau qui sera pour vous la source des richesses : vous n’y verrez que
quatre paroles ; mais elles seront bien significatives, car elles régleront la dot
de vos femmes, la légitime de vos enfants, le nombre de vos domestiques. Et
quant à vous, dit-il à ceux de la troupe qui étaient le plus près de lui, quant à
vous, mes chers enfants (je puis vous appeler de ce nom, car vous avez reçu
de moi une seconde naissance), mon écriteau décidera de la magnificence
de vos équipages, de la somptuosité de maîtresses.
À quelques jours de là, il arriva dans le carrefour, tout essoufflé ; et, tout
transporté de colère, il s’écria : Peuples de Bétique, je vous avais conseillé
d’imaginer, et je vois que vous ne le faites pas ; hé bien, à présent je vous
l’ordonne. Là-dessus il les quitta brusquement : mais la réflexion le rappela
sur ses pas. J’apprends que quelques-uns de vous sont assez détestables
pour conserver leur or et leur argent. Encore passe pour de l’argent ; mais
pour de l’or… pour de l’or… Ah ! cela me met dans une indignation !…
Je jure par mes outres sacrées que, s’ils ne viennent me l’apporter, je les
punirai sévèrement. Puis il ajouta d’un air tout à fait persuasif : Croyez-vous
que ce soit pour garder ces misérables métaux que je vous les demande ?
Une marque de ma candeur, c’est que, lorsque vous me les apportâtes il y a
quelques jours, je vous en rendis sur-le-champ la moitié.
Le lendemain on l’aperçut de loin, et on le vit s’insinuer avec une voix
douce et flatteuse : Peuples de Bétique, j’apprends que vous avez une partie
de vos trésors dans les pays étrangers ; vous prie, faites-les-moi venir, vous
me ferez plaisir, et je vous en aurai une reconnaissance éternelle.
Le fils d’Éole parlait à des gens qui n’avaient pas grande envie de rire ; ils
ne purent pourtant s’en empêcher ; ce qui fit qu’il s’en retourna bien confus.
Mais, reprenant courage, il hasarda encore une petite prière : Je sais que
vous avez des pierres précieuses ; au nom de Jupiter, défaites-vous-en ; rien
ne vous appauvrit comme ces sortes de choses ; défaites-vous-en, vous dis-
je. Si vous ne le pouvez pas par vous-même, je vous donnerai des hommes
d’affaires excellents. Que de richesses vont couler chez vous si vous faites
ce que je vous conseille ! Oui, je vous promets tout ce qu’il y a de plus pur
dans mes outres.
Enfin il monta sur un tréteau, et, prenant une voix plus assurée, il dit :
Peuples de Bétique, j’ai comparé l’heureux état dans lequel vous êtes avec
celui où je vous trouvai lorsque j’arrivai ici ; je vous vois le plus riche peuple
de la terre : mais, pour achever votre fortune, souffrez que je vous ôte la
moitié de vos biens. À ces mots, d’une aile légère, le fils d’Éole disparut,
et laissa ses auditeurs dans une consternation inexprimable ; ce qui fit qu’il
revint le lendemain, et parla ainsi : Je m’aperçus hier que mon discours
vous déplut extrêmement ; eh bien ! prenez que je ne vous aie rien dit. Il
est vrai, la moitié c’est trop. Il n’y a qu’à prendre d’autres expédients pour
arriver au but que je me suis proposé. Assemblons nos richesses dans un
même endroit ; nous le pouvons facilement, car elles ne tiennent pas un gros
volume. Aussitôt il en disparut les trois quarts. »
De Paris, le 9 de la lune Chahban, 1720.
