LETTRE CXLIII
Rica à Nathanael
Lévi, médecin juif
À Livourne
Tu me demandes ce que je pense de la vertu des amulettes et de la
puissance des talismans. Pourquoi t’adresses-tu à moi ? Tu es juif, et je suis
mahométan ; c’est-à-dire que nous sommes tous deux bien crédules.
Je porte toujours sur moi plus de deux mille passages du saint Alcoran ;
j’attache à mes bras un petit paquet où sont écrits les noms de plus de deux
cents dervis : ceux d’Hali, de Fatmé et de tous les purs, sont cachés en plus
de vingt endroits de mes habits.
Cependant je ne désapprouve point ceux qui rejettent cette vertu que l’on
attribue à de certaines paroles. Il nous est bien plus difficile de répondre à
leurs raisonnements, qu’à eux de répondre à nos expériences.
Je porte tous ces chiffons sacrés par une longue habitude pour me
conformer à une pratique universelle : je crois que s’ils n’ont pas plus de
vertu que les bagues et les autres ornements dont on se pare ils n’en ont pas
moins. Mais toi, tu mets toute ta confiance sur quelques lettres mystérieuses,
et sans cette sauvegarde tu serais dans un effroi continuel.
Les hommes sont bien malheureux ! ils flottent sans cesse entre de fausses
espérances et des craintes ridicules ; et, au lieu de s’appuyer sur la raison, ils
se font des monstres qui les intimident, ou des fantômes qui les séduisent.
Quel effet veux-tu que produise l’arrangement de certaines lettres ? quel
effet veux-tu que leur dérangement puisse troubler ? quelle relation ont-elles
avec les vents pour apaiser les tempêtes, avec la poudre à canon pour en
vaincre l’effort, avec ce que les médecins appellent l’humeur peccante et la
cause morbifique des maladies, pour les guérir ?
Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que ceux qui fatiguent leur raison pour
lui faire rapporter de certains événements à des vertus occultes, n’ont pas un
moindre effort à faire pour s’empêcher d’en voir la véritable cause.
Tu me diras que de certains prestiges ont fait gagner une bataille ; et moi
je te dirai qu’il faut que tu t’aveugles pour ne pas trouver dans la situation
du terrain, dans le nombre ou dans le courage des soldats, dans l’expérience
des capitaines, des causes suffisantes pour produire cet effet dont tu veux
ignorer la cause.
Je te passe pour un moment qu’il y ait des prestiges ; passe-moi à mon
tour pour un moment qu’il n’y en ait point ; car cela n’est pas impossible. Ce
que tu m’accordes n’empêche pas que deux armées ne puissent se battre :
veux-tu que dans ce cas-là aucune des deux ne puisse remporter la victoire ?
Crois-tu que leur sort restera incertain jusqu’à ce qu’une puissance
invisible vienne le déterminer, que tous les coups seront perdus, toute la
prudence vaine, et tout le courage inutile ?
Penses-tu que la mort, dans ces occasions, rendue présente de mille
manières, ne puisse pas produire dans les esprits ces terreurs paniques que
tu as tant de peine à expliquer ? Veux-tu que dans une année de cent
mille hommes il ne puisse pas y avoir un seul homme timide ? Crois-tu
que le découragement de celui-ci ne puisse pas produire le découragement
d’un autre ; que le second, qui quitte un troisième, ne lui fasse pas bientôt
abandonner un quatrième ? Il n’en faut pas davantage pour que le désespoir
de vaincre saisisse soudain toute une armée, et la saisisse d’autant plus
facilement qu’elle se trouve plus nombreuse.
Tout le monde sait et tout le monde sent que les hommes, comme toutes
les créatures qui tendent à conserver leur être, aiment passionnément la vie :
on sait cela en général ; et on cherche pourquoi dans une certaine occasion
particulière ils ont craint de la perdre.
Quoique les livres sacrés de toutes les nations soient remplie de ces
terreurs paniques ou surnaturelles, je n’imagine rien de si frivole ; parce que,
pour s’assurer qu’un effet peut être produit par cent mille causes naturelles
est surnaturel, il faut avoir auparavant examiné si aucune de ces causes n’a
agi : ce qui est impossible.
Je ne t’en dirai pas davantage, Nathanael : il me semble que la matière
ne mérite pas d’être si sérieusement traitée.
De Paris, le 20 de la lune de Chahban, 1770.
P.S. Comme je finissais, j’ai entendu crier dans la rue une lettre d’un
médecin de province à un médecin de Paris (car ici toutes les bagatelles
s’impriment, se publient, et s’achètent). J’ai cru que je ferais bien de te
l’envoyer, parce qu’elle a du rapport à notre sujet.
LETTRE D’UN MÉDECIN DE PROVINCE
À UN MÉDECIN DE PARIS.
Il y avait dans notre ville un malade qui ne dormait pas depuis trente-cinq
jours. Son médecin lui ordonna l’opium mais il ne pouvait se résoudre à le
prendre ; et il avait la coupe à la main, qu’il était plus indéterminé que jamais.
Enfin il dit à son médecin : Monsieur, je vous demande quartier seulement
jusqu’à demain : je connais un homme qui n’exerce pas la médecine, mais
qui a chez lui un nombre innombrable de remèdes contre l’insomnie ;
souffrez que je l’envoie quérir ; et, si je ne dors pas cette nuit, je vous
promets que je reviendrai à vous. Le médecin congédié, le malade fit fermer
les rideaux, et dit à un petit laquais : Tiens, va-t’en chez M. Anis, et dis-
lui qu’il vienne me parler. M. Anis arrive. Mon cher monsieur Anis, je me
meurs ; je ne puis dormir : n’auriez-vous point dans votre boutique la C. du
G., ou bien quelque livre de dévotion composé par un révérend père jésuite,
que vous n’avez pas pu vendre, car souvent les remèdes les plus gardés
sont les meilleurs ? Monsieur, dit le libraire, j’ai chez moi la Cour sainte
du père Caussin, en six volumes, à votre service ; je vais vous l’envoyer :
je souhaite que vous vous en trouviez bien. Si vous voulez les œuvres du
révérend père Rodriguez, jésuite espagnol, ne vous en faites point faute.
Mais, croyez-moi, tenons-nous-en au père Caussin : j’espère, avec l’aide de
Dieu, qu’une période du père Caussin vous fera autant d’effet qu’un feuillet
tout entier de la C. du G. Là-dessus M. Anis sortit, et courut chercher le
remède à sa boutique. La Cour sainte arrive, on en secoue la poudre : le fils
du malade, jeune écolier, commence à la lire. Il en sentit le premier l’effet ;
à la seconde page il ne prononçait plus que d’une voix mal articulée, et déjà
toute la compagnie se sentait affaiblie : un instant après, tout ronfla, excepté
le malade, qui, après avoir été longtemps éprouvé, s’assoupit à la fin.
Le médecin arrive de grand matin. Eh bien ! a-t-on pris mon opium ? On
ne lui répond rien : la femme, la fille, le petit garçon, tous transportés de
joie, lui montrent le père Caussin. Il demande ce que c’est ; on lui dit : Vive
le père Caussin ! il faut l’envoyer relier. Qui l’eût dit qui ? l’eût cru ? c’est
un miracle ! Tenez, monsieur, voyez donc le père Caussin ; c’est ce volume-
là qui a fait dormir mon père. Et là-dessus on lui expliqua la chose comme
elle s’était passée.
LETTRE CXLIV
Rica à Usbek
Je trouvai il y a quelques jours dans une maison de campagne où j’étais
allé deux savants qui ont ici une grande célébrité. Leur caractère me parut
admirable. La conversation du premier, bien appréciée, se réduisait à ceci :
Ce que j’ai dit est vrai, parce que je l’ai dit. La conversation du second portait
sur autre chose : Ce que je n’ai pas dit n’est pas vrai, parce que je ne l’ai
pas dit.
J’aimais assez le premier : car qu’un homme soit opiniâtre, cela ne me
fait absolument rien ; mais qu’il soit impertinent, cela me fait beaucoup. Le
premier défend ses opinions ; c’est son bien : le second attaque les opinions
des autres ; et c’est le bien de tout le monde.
Ô mon cher Usbek ! que la vanité sert mal ceux qui en ont une dose plus
forte que celle qui est nécessaire pour la conservation de la nature ! Ces gens
la veulent être admirés à force de déplaire. Ils cherchent à être supérieurs,
et ils ne sont pas seulement égaux.
Hommes modestes, venez, que je vous embrasse ! vous faites la douceur
et le charme de la vie. Vous croyez que vous n’avez rien ; et moi je vous
dis que vous avez tout. Vous pensez que vous n’humiliez personne et vous
humiliez tout le monde. Et quand je vous compare dans mon idée avec ces
hommes absolus que je vois partout, je les précipite de leur tribunal et je les
mets à vos pieds.
De Paris, le 22 de la lune de Chahban, 1720.
LETTRE CXLV
Usbek à ***
Un homme d’esprit est ordinairement difficile dans les sociétés. Il choisit
peu de personnes : il s’ennuie avec tout ce grand nombre de gens qu’il lui
plaît appeler mauvaise compagnie : il est impossible qu’il ne fasse un peu
sentir son dégoût : autant d’ennemis.
Sûr de plaire quand il voudra, il néglige très souvent de le faire.
Il est porté à la critique parce qu’il voit plus de choses qu’un autre, et
les sent mieux.
Il ruine presque toujours sa fortune, parce que son esprit lui fournit pour
cela un plus grand nombre de moyens.
Il échoue dans ses entreprises, parce qu’il hasarde beaucoup. Sa vue, qui
se porte toujours loin, lui fait voir des objets qui sont à de trop grandes
distances ; sans compter que dans la naissance d’un projet il est moins frappé
des difficultés qui viennent de la chose que des remèdes qui sont de lui,
et qu’il tire de son propre fonds. Il néglige les menus détails, dont dépend
cependant la réussite de presque toutes les grandes affaires.
L’homme médiocre au contraire cherche à tirer parti de tout : il sent bien
qu’il n’a rien à perdre en négligences.
L’approbation universelle est plus ordinairement pour l’homme
médiocre. On est charmé de donner à celui-ci ; on est enchanté d’ôter à
celui-là. Pendant que l’envie fond sur l’un, et qu’on ne lui pardonne rien, on
supplée tout en faveur de l’autre ; la vanité se déclare pour lui.
Mais si un homme d’esprit a tant de désavantages, que dirons-nous de la
dure condition des savants ?
Je n’y pense jamais que je ne me rappelle une lettre d’un d’eux à un de
ses amis. La voici :
« Monsieur,
« Je suis un homme qui m’occupe toutes les nuits à regarder avec des
lunettes de trente pieds ces grands corps qui roulent sur nos têtes ; et, quand
je veux me délasser, je prends mes petits microscopes, et j’observe un ciron
ou une mite.
Je ne suis point riche, et je n’ai qu’une seule chambre ; je n’ose même y
faire du feu parce que j’y tiens mon thermomètre, et que la chaleur étrangère
le ferait hausser. L’hiver dernier je pensai mourir de froid ; et quoique mon
thermomètre, qui était au plus bas degré, m’avertît que mes mains allaient
se geler, je ne me dérangeai point. Et j’ai la consolation d’être instruit
exactement des changements de temps les plus insensibles de toute l’année
passée.
Je me communique fort peu ; et de tous les gens que je vois je n’en connais
aucun. Mais il y a un homme à Stockholm, un autre à Leipsick, un autre à
Londres, que je n’ai jamais vus, et que je ne verrai sans doute jamais, avec
lesquels j’entretiens une correspondance si exacte que je ne laisse pas passer
un courrier sans leur écrire.
Mais quoique je ne connaisse personne dans mon quartier, j’y suis dans
une si mauvaise réputation, que je serai à la fin obligé de le quitter. Il
y a cinq ans que je fus rudement insulté par une de mes voisines pour
avoir fait la dissection d’un chien qu’elle prétendait lui appartenir. La
femme d’un boucher, qui se trouva là, se mit de la partie ; et, pendant
que celle-là m’accablait d’injures, celle-ci m’assommait à coups de pierres,
conjointement avec le docteur *** qui était avec moi, et qui reçut un coup
terrible sur l’os frontal et occipital, dont le siège de sa raison fut très ébranlé.
Depuis ce temps-là, dès qu’il s’écarte quelque chien au bout de la rue,
il est aussitôt décidé qu’il a passé par mes mains. Une bonne bourgeoise
qui en avait perdu un petit, qu’elle aimait, disait-elle, plus que ses enfants,
vint l’autre jour s’évanouir dans ma chambre ; et, ne le trouvant pas, elle me
cita devant le magistrat. Je crois que je ne serai jamais délivré de la malice
importune de ces femmes, qui, avec leurs voix glapissantes, m’étourdissent
sans cesse de l’oraison funèbre de tous les automates qui sont morts depuis
dix ans.
Je suis, etc. »
Tous les savants étaient autrefois accusés de magie. Je n’en suis point
étonné. Chacun disait en lui-même : J’ai porté les talents naturels aussi loin
qu’ils peuvent aller ; cependant un certain savant a des avantages sur moi :
il faut bien qu’il y ait là quelque diablerie.
À présent que ces sortes d’accusations sont tombées dans le décri, on a
pris un autre tour ; et un savant ne saurait guère éviter le reproche d’irréligion
ou d’hérésie. Il a beau être absous par le peuple : la plaie est faite ; elle
ne se fermera jamais bien ; c’est toujours pour lui un endroit malade. Un
adversaire viendra, trente ans après, lui dire modestement : À Dieu ne plaise
que je dise que ce dont on vous accuse soit vrai ! mais vous avez été obligé
de vous défendre. C’est ainsi qu’on tourne contre lui sa justification même.
S’il écrit quelque histoire, et qu’il ait de la noblesse dans l’esprit et
quelque droiture dans le cœur, on lui suscite mille persécutions. On ira contre
lui soulever le magistrat sur un fait qui s’est passé il y a mille ans ; et on
voudra que sa plume soit captive si elle n’est pas vénale.
Plus heureux cependant que ces hommes lâches qui abandonnent leur
foi pour une médiocre pension ; qui, à prendre toutes leurs impostures
en détail, ne les vendent pas seulement une obole ; qui renversent la
constitution de l’empire, diminuent les droits d’une puissance, augmentent
ceux d’une autre, donnent aux princes, ôtent aux peuples, font revivre des
droits surannés, flattent les passions qui sont en crédit de leur temps, et les
vices qui sont sur le trône, imposant à la postérité d’autant plus indignement,
qu’elle a moins de moyens de détruire leur témoignage.
Mais ce n’est point assez pour un auteur d’avoir essuyé toutes ces
insultes ; ce n’est point assez pour lui d’avoir été dans une inquiétude
continuelle sur le succès de son ouvrage : il voit le jour enfin cet ouvrage
qui lui a tant coûté ; il lui attire des querelles de toutes parts. Et comment
les éviter ? Il avait un sentiment ; il l’a soutenu par ses écrits : il ne savait
pas qu’un homme à deux cents lieues de lui avait dit tout le contraire. Voilà
cependant la guerre qui se déclare.
Encore s’il pouvait espérer d’obtenir quelque considération ! Non ; il
n’est tout au plus estimé que de ceux qui se sont appliqués au même genre
de science que lui. Un philosophe a un mépris souverain pour un homme qui
a la tête chargée de faits, et il est à son tour regardé comme un visionnaire
par celui qui a une bonne mémoire.
Quant à ceux qui font profession d’une orgueilleuse ignorance, ils
voudraient que tout le genre humain fût enseveli dans l’oubli où ils seront
eux-mêmes.
Un homme à qui il manque un talent se dédommage en le méprisant : il
ôte cet obstacle qu’il rencontrait entre le mérite et lui, et par là se trouve au
niveau de celui dont il redoute les travaux.
Enfin, il faut joindre à une réputation équivoque la privation des plaisirs
et la perte de la santé.
De Paris, le 26 de la lune de Chahban, 1720.
LETTRE CXLVI
Usbek à Rhédi
À Venise
Il y a longtemps que l’on a dit que la bonne foi était l’âme d’un grand
ministre.
Un particulier peut jouir de l’obscurité où il se trouve ; il ne se décrédite
que devant quelques gens, il se tient couvert devant les autres : mais un
ministre qui manque à la probité a autant de témoins, autant de juges qu’il
y a de gens qu’il gouverne.
Oserai-je le dire ? le plus grand mal que fait un ministre sans probité n’est
pas de desservir son prince et de ruiner son peuple : il y en a un autre, à mon
avis, mille fois plus dangereux ; c’est le mauvais exemple qu’il donne.
Tu sais que j’ai longtemps voyagé dans les Indes. J’y ai vu une nation,
naturellement généreuse, pervertie en un instant, depuis le dernier des sujets
jusqu’aux plus grands, par le mauvais exemple d’un ministre : j’y ai vu tout
un peuple, chez qui la générosité, la probité, la candeur et la bonne foi, ont
passé de tout temps pour les qualités naturelles, devenir tout à coup le dernier
des peuples ; le mal se communiquer, et n’épargner pas même les membres
les plus sains ; les hommes les plus vertueux faire des choses indignes, et
violer les principes de la justice, sur ce vain prétexte qu’on la leur avait
violée.
Ils appelaient des lois odieuses en garantie des actions les plus lâches, et
nommaient nécessité l’injustice et la perfidie.
J’ai vu la foi des contrats bannie, les plus saintes conventions anéanties,
toutes les lois des familles renversées. J’ai vu des débiteurs avares, fiers
d’une insolente pauvreté, instruments indignes de la fureur des lois et de la
rigueur des temps, feindre un paiement au lieu de le faire, et porter le couteau
dans le sein de leurs bienfaiteurs.
J’en ai vu d’autres, plus indignes encore, acheter presque pour rien, ou
plutôt ramasser de terre des feuilles de chêne pour les mettre à la place de
la substance des veuves et des orphelins.
J’ai vu naître soudain dans tous les cœurs une soif insatiable des richesses.
J’ai vu se former en un moment une détestable conjuration de s’enrichir,
non par un honnête travail et une généreuse industrie, mais par la ruine du
prince, de l’état et des concitoyens.
J’ai vu un honnête citoyen, dans ces temps malheureux, ne se coucher
qu’en disant : J’ai ruiné une famille aujourd’hui ; j’en ruinerai une autre
demain.
Je vais, disait un autre, avec un homme noir qui porte une écritoire
à la main et un fer pointu à l’oreille, assassiner tous ceux à qui j’ai de
l’obligation.
Un autre disait : Je vois que j’accommode mes affaires : il est vrai que,
lorsque j’allai il y a trois jours faire un certain paiement, je laissai toute une
famille en larmes, que je dissipai la dot de deux honnêtes filles, que j’ôtai
l’éducation à un petit garçon : le père en mourra de douleur, la mère périt de
tristesse ; mais je n’ai fait que ce qui est permis par la loi.
Quel plus grand crime que celui que commet un ministre lorsqu’il
corrompt les mœurs de toute une nation, dégrade les âmes les plus
généreuses, ternit l’éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et confond
la plus haute naissance dans le mépris universel ?
Que dira la postérité lorsqu’il lui faudra rougir de la honte de ses pères ?
Que dira le peuple naissant lorsqu’il comparera le fer de ses aïeux avec
l’or de ceux à qui il doit immédiatement le jour ? Je ne doute pas que les
nobles ne retranchent de leurs quartiers un indigne degré de noblesse qui
les déshonore, et ne laissent la génération présente dans l’affreux néant où
elle s’est mise.
De Paris, le 11 de la lune Rahmazan, 1720.
LETTRE CXLVII
Le grand eunuque à Usbek
À Paris
Les choses sont venues à un état qui ne se peut plus soutenir : tes femmes
se sont imaginé que ton départ leur laissait une impunité entière : il se passe
ici des choses horribles : je tremble moi-même au cruel récit que je vais te
faire.
Zélis, allant il y a quelques jours à la mosquée, laissa tomber son voile,
et parut presque à visage découvert devant tout le peuple.
J’ai trouvé Zachi couchée avec une de ses esclaves, chose si défendue
par les lois du sérail.
J’ai surpris, par le plus grand hasard du monde, une lettre que je t’envoie :
je n’ai jamais pu découvrir à qui elle était adressée.
Hier au soir un jeune garçon fut trouvé dans le jardin du sérail, et il se
sauva par-dessus les murailles.
Ajoute à cela ce qui n’est pas parvenu à ma connaissance ; car sûrement
tu es trahi. J’attends tes ordres ; et, jusqu’à l’heureux moment que je les
recevrai, je vais être dans une situation mortelle. Mais si tu ne mets toutes
ces femmes à ma discrétion, je ne te réponds d’aucune d’elles, et j’aurai tous
les jours des nouvelles aussi tristes à te mander.
Du sérail d’Ispahan, le premier de la lune de Rhégeb, 1717.
LETTRE CXLVIII
Usbek au premier eunuque
Au sérail d’Ispahan
Recevez par cette lettre un pouvoir sans bornes sur tout le sérail :
commandez avec autant d’autorité que moi-même ; que la crainte et la
terreur marchent avec vous : courez d’appartements en appartements porter
les punitions et les châtiments ; que tout vive dans la consternation ; que
tout fonde en larmes devant vous : interrogez tout le sérail ; commencez par
les esclaves ; n’épargnez pas mon amour ; que tout subisse votre tribunal
redoutable : mettez au jour les secrets les plus cachés ; purifiez ce lieu
infâme, et faites-y rentrer la vertu bannie. Car dès ce moment je mets sur
votre tête les moindres fautes qui se commettront. Je soupçonne Zélis d’être
celle à qui la lettre que vous avez surprise s’adressait : examinez cela avec
des yeux de lynx.
De ***, le 11 de la lune de Zilhagé, 1718.
LETTRE CXLIX
Narsit à Usbek
À Paris
Le grand eunuque vient de mourir, magnifique seigneur : comme je suis
le plus vieux de tes esclaves, j’ai pris sa place jusqu’à ce que tu aies fait
connaître sur qui tu veux jeter les yeux.
Deux jours après sa mort on m’apporta une de tes lettres qui lui était
adressée : je me suis bien gardé de l’ouvrir ; je l’ai enveloppée avec respect,
et je l’ai serrée jusqu’à ce que tu m’aies fait connaître tes sacrées volontés.
Hier un esclave vint au milieu de la nuit me dire qu’il avait trouvé un
jeune homme dans le sérail : je me levai, j’examinai la chose, et je trouvai
que c’était une vision.
Je te baise les pieds, sublime seigneur ; et je te prie de compter sur mon
zèle, mon expérience et ma vieillesse.
Du sérail d’Ispahan, le 5 de la lune de Gemmadi, 1,1718.
LETTRE CL
Usbek à Narsit
Au sérail d’Ispahan
Malheureux que vous êtes ! vous avez dans vos mains des lettres qui
contiennent des ordres prompts et violents ; le moindre retardement peut me
désespérer : et vous demeurez tranquille sous un vain prétexte !
Il se passe des choses horribles : j’ai peut-être la moitié de mes esclaves
qui méritent la mort. Je vous envoie la lettre que le premier eunuque
m’écrivit là-dessus avant de mourir. Si vous aviez ouvert le paquet qui lui
est adressé, vous y auriez trouvé des ordres sanglants. Lisez-les donc, ces
ordres ; et vous périrez si vous ne les exécutez pas.
De ***, le 25 de la lune de Chalval, 1718.
LETTRE CLI
Solim à Usbek
À Paris
Si je gardais plus longtemps le silence, je serais aussi coupable que tous
ces criminels que tu as dans le sérail.
J’étais le confident du grand eunuque, le plus fidèle de tes esclaves.
Lorsqu’il se vit près de sa fin, il me fit appeler, et me dit ces paroles : Je
me meurs ; mais le seul chagrin que j’aie en quittant la vie, c’est que mes
derniers regards ont trouvé les femmes de mon maître criminelles. Le ciel
puisse le garantir de tous les malheurs que je prévois ! Puisse, après ma
mort, mon ombre menaçante venir avertir ces perfides de leur devoir, et les
intimider encore ! Voilà les clefs de ces redoutables lieux ; va les porter au
plus vieux des noirs. Mais, si après ma mort, il manque de vigilance, songe
à en avertir ton maître. En achevant ces mots, il expira dans mes bras.
Je sais ce qu’il t’écrivit quelque temps avant sa mort sur la conduite de
tes femmes. Il y a dans le sérail une lettre qui aurait porté la terreur avec elle,
si elle avait été ouverte. Celle que tu as écrite depuis a été surprise à trois
lieues d’ici. Je ne sais ce que c’est ; tout se tourne malheureusement.
Cependant tes femmes ne gardent plus aucune retenue : depuis la mort du
grand eunuque, il semble que tout leur soit permis : la seule Roxane est restée
dans le devoir, et conserve de la modestie. On voit les mœurs se corrompre
tous les jours. On ne trouve plus sur le visage de tes femmes cette vertu mâle
et sévère qui y régnait autrefois : une joie nouvelle répandue dans ces lieux
est un témoignage infaillible, selon moi, de quelque satisfaction nouvelle.
Dans les plus petites choses, je remarque des libertés jusqu’alors inconnues.
Il règne, même parmi tes esclaves, une certaine indolence pour leur devoir et
pour l’observation des règles, qui me surprend ; ils n’ont plus ce zèle ardent
pour ton service qui semblait animer tout le sérail.
Tes femmes ont été huit jours à la campagne, à une de tes maisons les plus
abandonnées. On dit que l’esclave qui en a eu soin a été gagné, et qu’un jour
avant qu’elles arrivassent il avait fait cacher deux hommes dans un réduit de
pierre qui est dans la muraille de la principale chambre, d’où ils sortaient le
soir lorsque nous étions retirés. Le vieux eunuque qui est à présent à notre
tête est un imbécile à qui l’on fait croire tout ce qu’on veut.
Je suis agité d’une colère vengeresse contre tant de perfidies : et si le ciel
voulait pour le bien de ton service que tu me jugeasses capable de gouverner,
je te promets que si tes femmes n’étaient pas vertueuses, au moins elles
seraient fidèles.
Du sérail d’Ispahan, le 6 de la lune de Rebiab, 1,1719.
