Lettres Persanes de Montesquieu

LETTRE IV
Zéphis à Usbek

À Erzeron

Enfin ce monstre noir a résolu de me désespérer. Il veut à toute force

m’ôter mon esclave Zélide, Zélide qui me sert avec tant d’affection, et
dont les adroites mains portent partout les ornements et les grâces. Il ne lui
suffit pas que cette séparation soit douloureuse, il veut encore qu’elle soit
déshonorante. Le traître veut regarder comme criminels les motifs de ma
confiance ; et parce qu’il s’ennuie derrière la porte où le renvoie toujours,
il ose supposer qu’il a entendu ou vu des choses que je ne sais pas même
imaginer. Je suis bien malheureuse ! ma retraite ni ma vertu ne sauraient me
mettre à l’abri de ses soupçons extravagants : un vil esclave vient m’attaquer
jusque dans ton cœur, et il faut que je m’y défende ! Non, j’ai trop de respect
pour moi-même pour descendre jusqu’à des justifications : je ne veux d’autre
garant de ma conduite que toi-même, que ton amour, que le mien, et s’il faut
te le dire, cher Usbek, que mes larmes.
Du sérail de Fatmé, le 27 de la lune de Maharram 1711.

LETTRE V
Rustan à Usbek

À Erzeron

Tu es le sujet de toutes les conversations d’Ispahan ; on ne parle que de
ton départ. Les uns l’attribuent à une légèreté d’esprit, les autres à quelque
chagrin : tes amis seuls te défendent, et ils ne persuadent personne. On ne
peut comprendre que tu puisses quitter tes femmes, tes parents, tes amis, ta
patrie, pour aller dans des climats inconnus aux Persans. La mère de Rica
est inconsolable ; elle te demande son fils que tu lui as, dit-elle, enlevé. Pour
moi, mon cher Usbek, je me sens naturellement porté à approuver tout ce
que tu fais : mais je ne saurais te pardonner ton absence, et, quelques raisons
que tu m’en puisses donner, mon cœur ne les goûtera jamais. Adieu. Aime-
moi toujours.
D’Ispahan, le 28 de la lune de Rebiab, 1,1711.

LETTRE VI
Usbek à son ami Nessir

À Ispahan

À une journée d’Erivan, nous quittâmes la Perse pour entrer dans les

terres de l’obéissance des Turcs. Douze jours après, nous arrivâmes à
Erzeron, où nous séjournerons trois ou quatre mois.
Il faut que je te l’avoue, Nessir ; j’ai senti une douleur secrète quand
j’ai perdu la Perse de vue, et que je me suis trouvé au milieu des perfides
Osmanlins. À mesure que j’entrais dans les pays de ces profanes, il me
semblait que je devenais profane moi-même.
Ma patrie, ma famille, mes amis, se sont présentés à mon esprit ; ma
tendresse s’est réveillée ; une certaine inquiétude a achevé de me troubler,
et m’a fait connaître que, pour mon repos, j’avais trop entrepris.
Mais ce qui afflige le plus mon cœur, ce sont mes femmes. Je ne puis
penser à elles que je ne sois dévoré de chagrins.
Ce n’est pas, Nessir, que je les aime ; je me trouve à cet égard dans
une insensibilité qui ne me laisse point de désirs. Dans le nombreux sérail
où j’ai vécu, j’ai prévenu l’amour et l’ai détruit par lui-même ; mais de la
froideur même il sort une jalousie secrète qui me dévore. Je vois une troupe
de femmes laissées presque à elles-mêmes ; je n’ai que des âmes lâches
qui m’en répondent. J’aurais peine à être en sûreté si mes esclaves étaient
fidèles : que sera-ce s’ils ne le sont pas ! Quelles tristes nouvelles peuvent
m’en venir dans les pays éloignés que je vais parcourir ! C’est un mal où
mes amis ne peuvent porter de remède ; c’est un lieu dont ils doivent ignorer
les tristes secrets : et qu’y pourraient-ils faire ? N’aimerais-je pas mille fois
mieux une obscure impunité qu’une correction éclatante ? Je dépose en ton
cœur tous mes chagrins, mon cher Nessir ; c’est la seule consolation qui me
reste dans l’état où je suis.
D’Erzeron, le 10 de la lune de Rebiab, 2,1711.

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