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L’Évangéliste

L’Évangéliste

d’ Alphonse Daudet

À L’ÉLOQUENT ET SAVANT PROFESSEUR

J. M. Charcot

Médecin de la Salpêtrière.

Je dédie cette Observation.

A. D.

Chapitre 1 GRAND’MÈRE

C’est un retour de cimetière, au jour tombant,dans une petite maison de la rue du Val-de-Grâce. On vient d’enterrer grand’mère ; et, la porte poussée, les amis partis,restées seules dans l’étroit logis où le moindre objet leur rappelle l’absente, et qui depuis quelques heures semble agrandi,Mme Ebsen et sa fille sentent mieux toute l’horreur de leur chagrin. Même là-bas, à Montparnasse, quand la terre s’ouvrait et leur prenait tout, elles n’avaient pas aussi vivement qu’à ce coin de croisée, devant ce fauteuil vide, la notion de l’irréparable, l’angoisse de l’éternelle séparation. C’est comme si grand’mère venait de mourir une seconde fois.

Mme Ebsen est tombée sur une chaise et n’en bouge plus, affaissée dans son deuil de laine, sans même la force de quitter son châle, son chapeau dont le grand voile de crêpe se hérisse en pointes raides au-dessus de sa bonne large figure toute bouillie de larmes. Et se mouchant bien fort,épongeant ses yeux gonflés, elle énumère à haute voix les vertus de celle qui est partie, sa bonté, sa gaieté, son courage, elle y mêle des épisodes de sa propre vie, de celle de sa fille ; si bien qu’un étranger admis à ce vocero bourgeois connaîtrait àfond l’histoire de ces trois femmes, saurait que M. Ebsen, uningénieur de Copenhague, ruiné dans les inventions, est venu àParis, il y a vingt ans, pour un brevet d’horloge électrique, queça n’a pas marché comme on voulait, et que l’inventeur est mort,laissant sa femme seule à l’hôtel avec la vieille maman, et pauvreà ne savoir comment faire ses couches.

Ah ! sans grand’mère, alors, qu’est-cequ’on serait devenu, sans grand’mère et son vaillant petit crochet,qu’elle accélérait jour et nuit, travaillant des nappes, des jetésde guipure à la main, très peu connus à Paris en ce temps-là, etque la vieille Danoise allait offrir bravement dans les magasins depetits ouvrages. Ainsi elle a pu faire marcher la maison, donnerune bonne nourrice à la petite Éline ; mais il en a fallu deces ronds, de ces fines dentelles à perdre les yeux. Chère, chèregrand’mère… Et le vocero se déroule, coupé de sanglots, demots enfantins qui reviennent à la bonne femme avec sa douleurd’orpheline et auxquels l’accent étranger, son lourd français deCopenhague, que vingt ans de Paris n’ont pu corriger, donne quelquechose d’ingénu, d’attendrissant.

Le chagrin de sa fille est moins expansif.Très pâle, les dents serrées, Éline s’active dans la maison, avecson air paisible, ses gestes sûrs un peu lents, sa taille pleine etsouple dans la triste robe noire qu’éclairent d’épais cheveuxblonds et la fleur de ses dix-neuf ans. Sans bruit, en ménagèreadroite, elle a ranimé le feu couvert qui mourait de leur longueabsence, tiré les rideaux, allumé la lampe, délivré le petit salondu froid et du noir qu’elles ont trouvés là en rentrant ;puis, sans que la mère ait cessé de parler, de sangloter, elle ladébarrasse de son chapeau, de son châle, lui met des pantouflesbien chaudes à la place de ses bottines toutes trempées et lourdesde la terre des morts, et par la main, comme un enfant, l’emmène etl’assied devant la table où fume la soupière à fleurs entre deuxplats apportés du restaurant. Mme Ebsen résiste.Manger, ah bien ! oui. Elle n’a pas faim ; puis la vue decette petite table, ce troisième couvert qui manque…

« Non, Lina, je t’en prie.

– Si, si, il le faut. »

Éline a tenu à dîner là dès le premier soir, àne rien changer à leurs habitudes, sachant que le lendemain ellesseraient plus cruelles à reprendre. Et comme elle a sagement fait,cette douce et raisonnable Lina ! Voici déjà que la tiédeur del’appartement, qui se ranime à la double clarté de la lampe et dufeu, pénètre ce pauvre cœur tout transi. Comme il arrive toujoursaprès ces crises épuisantes, Mme Ebsen mange d’unfarouche appétit ; et peu à peu ses idées, sans changerd’objet, se modifient et s’adoucissent. C’est sûr qu’on a tout faitpour que grand’mère fût heureuse, qu’elle ne manquât de rienjusqu’à son dernier jour. Et quel soulagement en ces minuteseffroyables de se sentir entouré de tant de sympathies ! Quede monde au modeste convoi ! La rue en était toute noire. Deses anciennes élèves, Léonie d’Arlot, la baronne Gerspach, Paule etLouise de Lostande, pas une qui ait manqué. Même on a eu ce que lesriches n’obtiennent aujourd’hui ni pour or ni pour argent, undiscours du pasteur Aussandon, le doyen de la faculté de théologie,Aussandon, le grand orateur de l’Église réformée, et que, depuisquinze ans, Paris n’avait pas entendu. Que c’était beau ce qu’il adit de la famille, comme il était ému en parlant de cette vaillantegrand’mère, s’expatriant, déjà âgée, pour suivre ses enfants, nepas les quitter d’un jour.

« Oh ! pas d’unchur… » soupire Mme Ebsen, à qui lesparoles du pasteur arrachent en souvenir de nouvelles larmes ;et prenant à pleins bras sa grande fille, qui s’est approchéed’elle pour essayer de la calmer, elle l’étreint et crie :« Aimons-nous bien, ma Linette, ne nous quittonsjamais. » Tout contre elle, avec une longue caresse appuyéesur ses cheveux gris, Éline répond tendrement, mais très bas, pourne pas pleurer : « Jamais ! tu sais bien,jamais… »

La chaleur, le repas, trois nuits sans sommeilet tant de larmes ! Elle dort à présent, la pauvre mère. Élineva et vient sans bruit, lève la table, range un peu la maison quece départ affreux et brusque a bouleversée. C’est sa façond’engourdir son chagrin, dans une activité matérielle. Mais arrivéeà cette embrasure de fenêtre au rideau constamment relevé, où lavieille femme se tenait tout le jour, le cœur lui manque pourserrer ces menus objets qui gardent la trace d’une habitude etcomme l’usure des doigts tremblants qui les maniaient, les ciseaux,les lunettes sorties de leur étui marquant la page d’un volumed’Andersen, le crochet en travers d’un ouvrage commencé débordantdu tiroir de la petite table, et le bonnet de dentelle posé surl’espagnolette, ses brides mauves dénouées et pendantes.

Éline s’arrête et songe.

Toute son enfance tient dans ce coin. C’est làque grand’mère lui a appris à lire et à coudre.

Pendant que Mme Ebsen couraitdehors pour ses leçons d’allemand, la petite Lina restait assisesur ce tabouret aux pieds de la vieille Danoise qui lui parlait deson pays, lui racontait les légendes du Nord, lui chantait lachanson de mer du « roi Christian », car son mari avaitété capitaine de navire. Plus tard, quand Éline a su gagner sa vieà son tour, c’était encore là qu’elle s’installait en rentrant.Grand’mère, la trouvant à sa place de fillette, continuait à luiparler avec la même tendresse protégeante ; et dans cesdernières années, l’esprit de la vieille femme s’affaiblissant unpeu, il lui arrivait de confondre sa fille avec sa petite-fille,d’appeler Lina « Élisabeth », du nom deMme Ebsen, de lui parler de son mari défunt,brouillant ainsi leurs deux personnalités qui n’étaient dans soncœur qu’une seule et même affection, une maternité double. Un motla ramenait doucement ; alors elle se mettait à rire.Oh ! ce rire angélique, ce rire d’enfant entre les coques dupetit bonnet, c’est fini, Éline ne le verra plus. Et cette idée luiprend tout son courage. Ses larmes, qu’elle comprime depuis lematin à cause de sa mère et aussi par pudeur, par délicatesse,parce que tout cet apitoiement autour d’elle la gênait, ses larmess’échappent violemment, avec des sanglots, avec des cris, et ellese sauve en suffoquant dans la pièce à côté.

Ici, la fenêtre est grande ouverte. La nuitentre, traversée de coups de vent mouillés qui secouent la clairelune de mars, l’éparpillent toute blanche sur le lit défait, lesdeux chaises encore en face l’une de l’autre, où le cercueils’allongeait ce matin pendant l’allocution du pasteur, faite àdomicile, selon le rite luthérien. Pas de désordre dans cettechambre de mort, rien de ces apprêts qui révèlent le longalitement, les horreurs de la maladie. On sent la surprise,l’anéantissement de l’être en quelques heures ; et grand’mère,qui n’entrait guère ici que pour dormir, y a trouvé un sommeil plusprofond, une nuit plus longue, voilà tout. Elle n’aimait pas cettechambre, « trop triste », disait-elle, qu’emplissait lesilence ennemi des vieillards et d’où l’on ne voyait que desarbres, le jardin de M. Aussandon, puis celui des sourds-muetsderrière et le clocher de Saint-Jacques-du-Haut-Pas ; rien quede la verdure sur des pierres, le vrai charme de Paris, mais laDanoise préférait son petit coin avec le mouvement et la vie de larue. Est-ce pour cela, est-ce l’effet de ce ciel profond, houleuxet par place écumeux comme une mer ? Éline, ici, ne pleureplus. Par cette fenêtre ouverte, sa douleur monte, s’élargit, serassérène. Il lui semble que c’est le chemin qu’a pris la chère viedisparue ; et son regard cherche là-haut, vers les nuéesfloconnantes, vers les pâles éclaircies ouvrant le ciel.

« Mère, es-tu là ? Mevois-tu ? »

Tout bas, longtemps, elle l’appelle, lui parleavec des intonations de prière… Puis l’heure sonne à Saint-Jacques,au Val-de-Grâce, les arbres dépouillés frissonnent au vent denuit ; un sifflet de chemin de fer, la corne du tramwaypassent sur le grondement continu de Paris… Éline quitte le balconauquel elle accoudait sa prière, ferme la croisée, rentre dans lesalon où la mère dort toujours son sommeil d’enfant secoué de grossoupirs ; et devant cette honnête physionomie, aux rides debonté, aux yeux rapetissés de larmes, Lina pense à l’abnégation, audévouement de cette excellente créature, au lourd fardeau defamille qu’elle a si vaillamment, si joyeusement porté :l’enfant à élever, la maison à nourrir, des responsabilitésd’homme, et jamais de colère, jamais une plainte. Le cœur de lajeune fille déborde de tendresse, de reconnaissance ; elleaussi se dévouera toute à sa mère, et encore une fois elle lui jure« de l’aimer bien, de ne la quitter jamais. »

Mais on frappe à la porte doucement. C’est unepetite fille de sept à huit ans, en tablier noir d’écolière, lescheveux plats noués presque sur le front d’un ruban clair.« C’est toi, Fanny, » dit Éline sur le seuil, de peur deréveiller Mme Ebsen, « il n’y a pas de leçonce soir.

– Oh ! je le sais bien,mademoiselle, » – et l’enfant coule un regard curieux vers laplace de grand’mère pour voir comment c’est quand on est mort, –« je le sais bien, mais papa a voulu que je monte tout de mêmeet que je vous embrasse à cause de votre grand chagrin.

– Oh ! petite gentille… »

Elle prend à deux mains la tête de l’enfant,la serre avec une vraie tendresse : « Adieu, ma Fanny, tureviendras demain… Attends que je t’éclaire, l’escalier est toutnoir. » En se penchant, la lampe haute, pour guider jusqu’à saporte la fillette qui loge au-dessous, elle aperçoit quelqu’undebout dans l’ombre qui attend.

« C’est vous, monsieur Lorie ?

– Oui, mademoiselle, c’est moi, je suis là…Dépêche-toi, Fanny. » Et timide, les yeux levés vers cettebelle fille blonde dont la chevelure s’évapore en rayons sous lalampe, il explique dans une longue phrase, fignolée, enveloppéecomme un bouquet de deuil de première classe, qu’il n’a pas osévenir lui-même apporter à nouveau le tribut… le tribut de sescondoléances ; puis brusquement, rompant toute cette banalitésolennelle : « De tout mon cœur avec votre peine,mademoiselle Éline.

– Merci, monsieur Lorie. »

Il prend l’enfant par la main, Éline rentrechez elle ; et les deux portes au rez-de-chaussée et aupremier se referment du même mouvement comme sur une émotionpareille.

Chapitre 2UN FONCTIONNAIRE

Il y avait déjà quatre ou cinq mois que cesLorie habitaient la maison, et dans la rue du Val-de-Grâce, une ruede province avec ses commérages au pas des portes, ses murs decouvent dépassés de grands arbres, sa chaussée où les chiens, leschats, les pigeons s’ébattent sans peur des voitures, l’émoi decuriosité causé par l’installation de cette étrange famille n’étaitpas encore apaisé. Un matin d’octobre, sous la pluie battante, unvrai jour de déménagement, on les avait vus arriver ; lemonsieur, long, tout en noir, un crêpe au chapeau, et, quoiquejeune encore, vieilli par son air sérieux, une bouche serrée entredes favoris administratifs. Avec lui deux enfants, un garçon d’unedouzaine d’années, coiffé d’une casquette de marine à ancre et àganse dorées, et une petite fille que tenait par la main la bonneen coiffe berrichonne, tout en noir, elle aussi, et brûlée par lesoleil comme ses maîtres. Un camion de chemin de fer les suivit deprès, chargé de caisses, de malles, de ballots empilés.

« Et les meubles ? » demanda laconcierge installant ses locataires. La Berrichonne répondit, trèscalme « Y en a pas… », et, comme le trimestre était payéd’avance, il fallut se contenter de ce renseignement. Oùcouchaient-ils ? Sur quoi mangeait-on ? Et pours’asseoir ? Autant d’énigmes difficiles à éclaircir ; carla porte s’entrebâillait à peine, et si les croisées n’avaient pasde rideaux, leurs volets pleins restaient toujours tirés sur la rueet sur le jardin. Ce n’est pas du monsieur, sévère et ferméjusqu’au menton dans sa longue redingote, qu’on pouvait espérerquelque détail ; d’ailleurs, il n’était jamais là, s’en allaitle matin fort affairé, une serviette en cuir sous le bras, et nerentrait qu’à la nuit. Quant à la grande et forte fille à tournurede nourrice qui les servait, elle avait un certain coup de jupe decôté, une façon brusque de tourner le dos aux indiscrétions, quitenait le monde à distance. Dehors, le garçon marchait devant elle,la petite, cramponnée à sa robe ; et lorsqu’elle allait aulavoir, un paquet de linge sur sa hanche robuste, elle enfermaitles enfants à double verrou. Ces gens-là ne recevaient jamais devisites ; seulement deux ou trois fois la semaine, un petithomme coiffé d’un chapeau de paille noire, espèce de marinier,rôdeur du bord de l’eau, avec des yeux vifs dans un teint dejaunisse, et toujours un grand panier à la main. En somme, on nesavait rien sur eux, sinon que le monsieur s’appelaitLorie-Dufresne, comme le témoignait une carte de visite clouée à laporte :

CHARLES LORIE-DUFRESNE
Sous Préfet à Cherchett
Province d’Alger

tout ceci raturé d’un trait de plume, maisincomplètement, comme à regret.

Il venait en effet d’être révoqué, et voicidans quelles circonstances. Nommé en Algérie vers la fin del’Empire, Lorie-Dufresne avait dû à son éloignement d’être maintenusous le nouveau régime. Sans convictions bien solides du reste,comme la plupart de nos fonctionnaires, et tout disposé à donner àla République les mêmes preuves de zèle qu’à l’Empire, pourvu qu’onlui conservât son poste. La vie à bon marché dans un paysadmirable, un palais pour sous-préfecture avec des jardinsd’orangers et de bananiers en terrasse sur la mer, à ses ordres unpeuple de chaouchs, des spahis dont les longs manteaux rougess’envolaient sur un geste, ouverts et allumés comme des ailes deflamants, chevaux de selle et de trait fournis par l’État à causedes grandes distances à parcourir, voyons, tout cela valait bienquelques sacrifices d’opinion.

Maintenu le Seize-Mai, Lorie ne vit saposition menacée qu’après le départ de Mac-Mahon ; mais iléchappa encore, grâce à son nouveau préfet, M. Chemineau. CeChemineau, un ancien avoué de Bourges, futé et froid, très souple,de dix ans plus vieux que lui, avait été pour Lorie-Dufresne, alorsconseiller de préfecture, ce type idéal que les jeunes gensadoptent en commençant la vie et sur lequel ils se façonnentpresque à leur insu, à l’âge où il faut toujours copier quelquechose ou quelqu’un. Il grima sa jolie figure sur la sienne, luiprit ses airs gourmés, finauds, son sourire discret, la coupe deses favoris et jusqu’au sautillement de son binocle au bout dudoigt. Longtemps après, lorsqu’ils se retrouvèrent en Algérie,Chemineau crut revoir l’image de sa jeunesse, mais avec quelquechose de naïf et d’ouvert dans le regard, que M. le préfetn’avait jamais eu ; et c’est à cette ressemblance touteflatteuse que Lorie dut sans doute la protection de ce vieuxgarçon, aussi sec, aussi craquant et inexorable que le papiertimbré sur lequel il grossoyait autrefois ses procédures.

Malheureusement, après quelques années deCherchell, Mme Lorie tomba malade ; une de cescruelles blessures de femmes qui les frappent aux sources mêmes dela vie, et que développe vite ce climat excessif où tout pousse etfermente terriblement. Sous peine de mourir en quelques mois, ilfallait revenir en France, dans une humidité d’atmosphère quipourrait prolonger longtemps, sauver même cette existence siprécieuse à toute une famille. Lorie voulait demander sonchangement, le préfet l’en empêcha. Le ministère l’oubliait ;écrire, c’était tendre le cou. « Patientez encore… Quand jepasserai l’eau, je vous la ferai passer avec moi. »

La pauvre femme partit seule, et vints’abriter à Amboise, en Touraine, chez des cousins éloignés. Ellene put même emmener ses enfants, les vieux Gailleton n’en ayantjamais eu, les détestant, les craignant dans leur maison étroite etproprette, à l’égal d’une nuée de sauterelles ou de toute autrehorde malfaisante. Il fallut bien se résigner à laséparation ; l’occasion était trop belle de ce séjour sous unciel merveilleux, avec un semblant de famille, la pension moinschère que dans un hôtel. D’ailleurs, ils n’en auraient pas pourlongtemps, Chemineau n’étant pas homme à moisir en Algérie.« Et je passerai l’eau avec lui… », disait Lorie-Dufresnequi ramassait les mots de son chef.

Des mois se passèrent ainsi ; et lamalade se désespérait, sans mari, sans enfants, livrée auxtaquineries idiotes de ses hôtes, aux sourds lancinements de sonmal. C’était, de semaine en semaine, des lettres déchirantes, uneplainte toujours la même, « mon mari…, mes enfants… »,qui traversait la mer et faisait chaque jeudi, jour du courrier,trembler jusqu’à la pointe de ses favoris le pauvre sous-préfetguettant à la longue-vue du cercle le paquebot qui venait deFrance. À un dernier appel, plus navrant que les autres, il prit ungrand parti, s’embarqua pour aller voir le ministre, une démarchelui paraissant en ce cas moins dangereuse qu’une lettre. Au moinson parle, on se défend ; et puis il est toujours plus facilede signer de loin un arrêt de mort que de le prononcer en face ducondamné. Lorie avait raisonné juste. Par hasard, ce ministre étaitun brave homme que la politique n’avait pas encore gelé jusqu’auventre et qui s’émut à cette petite histoire de famille égaréeparmi son tas de paperasses ambitieuses.

« Retournez à Cherchell, mon chermonsieur Lorie… Au premier mouvement, votre affaire estsûre. »

S’il était content, le sous-préfet, enfranchissant la grille de la place Beauvau, en sautant dans lefiacre qui le conduisait à la gare pour l’express deTouraine ! L’arrivée chez les Gailleton fut moins gaie. Safemme l’accueillit de sa chaise longue qu’elle ne quittait plus,passant tristement ses journées à regarder devant elle la grossetour du château d’Amboise, dont la rondeur massive et noires’étalait en face de sa tristesse de captive. Depuis quelque temps,elle n’habitait plus la maison des Gailleton, mais à côté, chezleurs « closiers » chargés de conduire le vignoble quijoignait le jardin.

La maladie s’aggravant,Mme Gailleton avait craint pour son carreau et sonmeuble le va-et-vient des soins, les tisanes qui poissent, l’huilede la veilleuse. C’est que, de l’aube à la nuit, la vieille femmene quittait son plumeau, sa brosse, le morceau de cire, menait uneexistence de frotteur, toujours soufflant, dépeignée, à quatrepattes dans un hideux jupon vert, à entretenir sa chère maison,vrai type de la petite propriété tourangelle, toute blanche etcoquette, avec la cocarde rouge d’un géranium à chaque fenêtre.Pour son jardin, l’homme était presque aussi féroce ; etmenant le sous-préfet vers sa malade, il lui faisait admirerl’alignement militaire des bordures, toutes les fleurs aussiluisantes que si le plumeau de madame y avait passé :« Et vous comprenez bien, cousin, que des enfants par ici, çan’aurait pas fait l’affaire… Mais nous voici chez la cousine… Vousallez la trouver changée. »

Oh ! oui, et bien pâle, et les joues biencreuses, comme travaillées au couteau, et son pauvre corps deblessée se devinant diminué et difforme sous la longue robeflottante ; mais Lorie ne s’aperçut pas de cela tout de suite,car la joie de voir entrer son cher mari l’avait faite aussi rose,aussi jeune et vivante qu’à ses vingt ans. Quelle étreinte,lorsqu’ils furent seuls, le Gailleton retourné à son jardinage.Enfin, elle l’avait là, elle le tenait, elle ne mourrait pas sansen embrasser un. Et les enfants, Maurice, Fanny ? Sylvanire,leur bonne, en avait-elle bien soin ? Ils devaient êtregrandis. Cette méchanceté, pourtant, de ne pas lui permettre aumoins sa petite Fanny.

Puis de tout près, bien bas, à cause du râteaude Gailleton qui grinçait sous la fenêtre : « Oh !emmène-moi, emmène-moi… Si tu savais comme je m’ennuie là, touteseule, comme cette grosse tour m’étouffe ! Il me semble quec’est elle qui m’empêche de vous voir. » Et l’égoïsme tatillonde ces vieux maniaques, leur effarement quand la pension arrivaitun jour en retard, le sucre, le pain qu’on lui comptait, les grosdoigts de la « closière » qui lui faisaient mal en laportant sur son lit, elle racontait tout, dégonflait les rancœursde son chagrin d’une année. Lorie l’apaisait, la raisonnait de sonair grave, mais au fond bien remué, bien navré, répétait la parolerassurante du ministre : « Au premier mouvement… »et depuis quelque temps, Dieu sait que les mouvements ne sont pasrares. Dans un mois, dans huit jours, peut-être demain, sanomination serait à l’Officiel. Alors de beaux projetsd’installation, tout un mirage de bonheur, de santé, d’avancement,de fortune, comme savait en imaginer ce chimérique fourvoyé dansl’administration, qui n’avait pris à Chemineau que sa bouche raseet son masque important. Et elle l’écoutait, la tête sur sonépaule, se berçait, demandait à croire malgré les coups sourds dumal qui la travaillait.

Le lendemain, par un de ces matins clairs etlégers des bords de la Loire, ils déjeunaient, la fenêtre ouverte,la malade encore au lit, les portraits des enfants devant elle,quand l’escalier de bois de la maison paysanne craqua sous le pas àgros clous du cousin. Il tenait à la main l’Officielqu’ilrecevait par une habitude d’ancien greffier au tribunal de commerceet qu’il lisait respectueusement de la première à la dernièreligne :

« Eh bien ! le mouvement a eu lieu…Vous êtes révoqué. »

Il dit cela brutalement, n’ayant déjà plus sadéférence de la veille pour l’employé supérieur de l’État. Loriesaisit le journal, le lâcha tout de suite pour courir à sa femmedont la figure avait pris une couleur terreuse d’agonie :« Mais non, mais non… ils se sont trompés… c’est uneerreur. » L’express allait passer. En quatre heures, il seraitau ministère, et tout s’expliquerait. Mais à la voir si changée, lamort sur les joues, il s’effraya, voulut attendre la visite dumédecin. « Non… Va-t-en tout de suite… » Et pour ledécider, elle jurait qu’elle se sentait mieux, l’étreignait audépart, d’une grande force, avec des bras dont la vigueur lerassura un peu.

Ce jour-là, Lorie-Dufresne arriva trop tardplace Beauvau. Le lendemain, Son Excellence ne recevait pas.Introduit le troisième jour, après deux heures d’attente, il setrouva en présence, non du ministre, mais de Chemineau, installé,en jaquette, tout à fait chez lui.

« Eh ! oui, mon bon, c’est moi… Dansla place !… Depuis ce matin… Vous y seriez aussi si vousm’aviez écouté… Mais non, vous préfériez venir vous faire fendrel’oreille… Ça vous apprendra…

– Mais je croyais… on m’avait promis…

– Le ministre a eu la main forcée. Vous étiezle dernier sous-préfet du Seize-Mai… vous venez dire : Je suislà… Alors ! »

Ils se tenaient debout, l’un devant l’autre,leurs grands favoris face à face, de même coupe et de mêmelongueur, leurs deux binocles sautillant au bout du même doigt,mais avec la distance entre eux d’une copie à un tableau de maître.Lui pensait à sa femme, à ses enfants. C’était sa seule ressource,cette place. « Qu’est-ce qu’il faut faire ? »demanda-t-il tout bas en étranglant. Chemineau en eut presquepitié, l’engagea à venir de temps en temps au ministère. On luiavait donné la direction de la presse. Peut-être pourrait-il leprendre un jour dans les bureaux.

Lorie rentra à l’hôtel, désespéré. Une dépêchel’y attendait, datée d’Amboise : « Venez vite… elle vamourir. » Mais il eut beau se presser, quelqu’un courutdevant, qui allait encore bien plus vite ; et quand il arriva,sa femme était morte, morte seule, entre les deux Gailleton, loinde tout ce qu’elle aimait, avec l’angoisse du lendemain pour cespauvres chers êtres dispersés. Ô politique sansentrailles !

La promesse de Chemineau le retenait à Paris.D’ailleurs, que serait-il allé faire en Afrique ? Ramener lesenfants, la bonne s’en chargerait, et aussi de régler quelquespetites notes, d’emballer les papiers personnels, les livres, lesvêtements, puisque tout le reste, mobilier, linge, vaisselle,appartenait à l’État. Sylvanire méritait cette confiance ; auservice de la famille depuis douze ans, alors que Lorie,nouvellement marié à Bourges, n’était encore que conseiller depréfecture, on l’avait prise comme nourrice du premier-né,quoiqu’elle sortît à peine de la triste aventure commune aux fillesde campagne, séduite par un élève de l’école d’artillerie, puislaissée à la borne avec un enfant qui ne vécut pas. Pour une fois,cette charité humaine et simple eut sa récompense. Les Lorie eurentdans leur servante le dévouement naïf, absolu d’une robuste etbelle fille, désormais à l’abri des surprises et dégoûtée del’amour – ah ! ouiche, l’amour… un brancard etl’hôpital ; – très fière avec cela de servir quelqu’un dugouvernement, un maître en habit brodé et chapeau à claque.

De cet air aisé, solide, qu’elle avait defaire toute chose, Sylvanire se débrouilla de ce grand voyagecompliqué d’une liquidation plus difficile que Lorie nel’imaginait, car les économies de la bonne y passèrent. À la sortiedu wagon, quand elle émergea de la foule, tenant par la main lesdeux orphelins dans leur deuil tout neuf, il y eut un moment degrande émotion, un de ces poignants petits drames comme il s’enagite à toute heure dans les gares, parmi le fracas des brouettes,les bousculades du factage et de la douane. On veut se tenir devantle monde, surtout quand on a une belle paire de favoris à laChemineau ; on affecte de s’occuper des détailsmatériels ; mais les larmes coulent tout de même, mouillentles mots les plus banals.

« Et les bagages ? » demandaitLorie à Sylvanire en sanglotant ; et Sylvanire, encore plusémue, répondait qu’il y en avait trop, que Romain les enverrait parla pe… e… tite vite… e… sse. – « Oh ! alors, si… c’estRomain… » Il voulait dire : « ce sera certainementtrès bien fait… » Mais les larmes l’en empêchèrent. Lesenfants, eux, ne pleuraient pas, tout étourdis de leur longueroute, et puis trop jeunes encore pour savoir ce qu’ils avaientperdu et comme c’est triste de ne plus pouvoir dire « maman» à celle qui pardonne tout.

Pauvres petits Algériens, que Paris leursembla sinistre, passant de l’azur, du soleil, de la vie large delà-bas à une chambre d’hôtel au troisième, rue du Mail, noire dumoisi de ses murs et de la pauvreté de ses meubles ! Puis ledîner de la table d’hôte où il ne fallait pas parler, toutes cesfigures inconnues, et pour distraction quelques promenades sous unparapluie avec la bonne qui n’osait aller plus loin que la placedes Victoires, de peur de perdre son chemin. Le père, pendant cetemps-là, courait à la recherche d’un emploi, en attendant d’entrerau ministère.

Quel emploi ?

Quand on a vécu vingt ans dansl’administration, on ne s’entend plus guère à faire autre chose,fatigué, banalisé par le ronflant et le vide de l’existenceofficielle. Personne ne savait mieux que lui tourner une lettreadministrative, dans ce style arrondi, incolore, qui a horreur dumot propre, ne doit viser qu’à une chose : parler sans riendire. Personne ne connaissait plus à fond le formulaire dessalutations hiérarchiques, comment on écrit à un président detribunal, à un évêque, un chef de corps, un « cher anciencamarade » ; et pour tenir haut le drapeau del’administration en face de la magistrature, son irréconciliableennemie, et pour la passion du bureau, de la paperasse, fiches,cartons verts, registres à souches, pour les visites d’après-midi àla présidente, à la générale, débiter debout – le dos à lacheminée, en écartant ses basques – toutes sortes de phrasesenveloppées, jamais compromettantes, de façon à être avec chaleurde l’avis de tout le monde, louer brutalement, contredire avecdouceur, le binocle en l’air : « Ah !permettez… » ; pour présider au son de la musique et destambours un conseil de révision, un comice agricole, unedistribution de prix, citer un vers d’Horace, une malice deMontaigne, moduler son intonation selon qu’on s’adresse à desenfants, à des conscrits, des prêtres, des ouvriers, des bonnessœurs, des gens de campagne, bref pour tous les clichés, poses etgrimaces de la figuration administrative, Lorie-Dufresne n’avait depareil que Chemineau. Mais à quoi tout cela lui servait-ilmaintenant ? Et n’était-ce pas terrible, à quarante ans, den’avoir pour nourrir et vêtir ses enfants que des gestes d’estradeet des phrases creuses ?

En attendant sa place au ministère,l’ex-sous-préfet en fut réduit à chercher du travail dans uneagence de copies dramatiques.

Ils étaient là une douzaine autour d’unegrande table, à un entresol de la rue Montmartre, si obscur que legaz y restait allumé tout le jour, écrivant sans se dire un mot, seconnaissant à peine, dans un disparate d’hôpital ou d’asile denuit ; mais tous des décavés, des faméliques aux yeux defièvre, aux coudes râpés, sentant le pauvre ou même pis.Quelquefois parmi eux un ancien militaire, bien net, bien nourri,un ruban jaune à la boutonnière, venu pour gagner en quelquesheures d’après-midi de quoi compléter sa petite pension deretraite.

Et de la même ronde uniforme, sur du papier demême format, très lisse pour que la plume courût plus vite, ilscopiaient sans relâche des drames, vaudevilles, opérettes, féeries,comédies, machinalement, comme le bœuf laboure, la tête basse etles yeux vides. Lorie, les premiers temps surtout, s’intéressait àsa besogne, s’amusait des mille intrigues bizarres défilant au boutde sa plume, et des cocasseries du vaudeville à surprises, et despéripéties du drame moderne avec son éternel adultère, accommodé àtous les piments.

« Où vont-ils chercher toutça ? » se disait-il parfois, effaré de tant decomplications infinies en dehors des réalités communes. Ce qui lefrappait aussi, c’était la quantité d’excellents repas que l’onfait dans les pièces, toujours du champagne, du homard, des pâtésde venaison, toujours des gens qui causent la bouche pleine, laserviette sous le menton ; et tout en transcrivant ces détailsde mise en scène, lui déjeunait d’un croissant de deux sous qu’ilémiettait honteusement au fond de sa poche. D’où il conclut que lethéâtre et la vie sont des choses absolument différentes.

À ce métier de copiste, Lorie se faisait desjournées de trois ou quatre francs, qu’il aurait pu doubler entravaillant le soir chez lui, mais on ne confiait pas lesmanuscrits à domicile ; puis il y avait du chômage. EtChemineau qui le remettait de jour en jour, et la note de l’hôtelqui enflait à faire peur, et les bagages qui arrivaient avec troiscents francs de frais de route… Trois cents francs de colis !…Il n’y voulait pas croire, mais s’expliqua ce chiffreinvraisemblable, en voyant sous un hangar de Bercy cette rangée decaisses, de ballots, tous à son adresse. Dans l’impossibilité defaire un triage, Sylvanire avait tout raflé, défroques, paperasses,ce dont les ambulants de l’administration se débarrassent à chaquecampement, tout ce qui s’était entassé chez le sous-préfetd’inutilités encombrantes en ses dix ans de séjour, bouquins dedroit dépareillés, brochures sur l’alfa, l’eucalyptus, lephylloxera, toutes les robes de madame, – pauvre madame, – jusqu’àde vieux képis brodés, des poignées de nacre d’épées de parade, dequoi ouvrir une boutique de bric-à-brac  » AU SOUS-PRÉFETDÉGOMMÉ », le tout solidement ficelé par Romain, cloué,cacheté, à l’abri des accidents de terre et de mer.

Le moyen de remiser cela à l’hôtel ? Ilfallut chercher un logement, dénicher ce petit rez-de-chaussée dela rue du Val-de-Grâce qui tenta le sous-préfet par le calme,l’aspect provincial de la maison et de la rue, le voisinage duLuxembourg où les enfants pourraient s’aérer. L’installation s’yfit gaiement. La joie des petits d’ouvrir les caisses, de retrouverdes objets connus, leurs livres, la poupée de Fanny, l’établi demenuisier de Maurice. Après l’indifférence banale de l’hôtel,l’amusement d’un camp bohème ; tant de choses inutiles pourbeaucoup d’autres qui manquaient, la bougie dans un vieux flacon àeau de Cologne, des journaux servant d’assiettes… On rit de boncœur le premier soir ; et lorsque après un dîner léger, sur lepouce, les matelas déroulés, les caisses en tas, Lorie-Dufresne,avant de se coucher, promena solennellement la bougie sur cetintérieur de commissionnaire en marchandises, il eut un mot quitraduisait bien leur intime bien-être à tous : « C’est unpeu dégarni, mais au moins nous sommes chez nous ! »

Le lendemain, ce fut plus triste. Avec lesfrais de voiturage, l’avance du loyer, Lorie avait vu la fin de sonargent, déjà fort entamé par la note des Gailleton, les voyages, leséjour à Paris et l’achat d’une petite concession dans le cimetièred’Amboise, oh ! toute petite, pour quelqu’un qui n’avaitjamais tenu beaucoup de place. L’hiver approchait pourtant, unhiver comme il n’en existe pas en Algérie et pour lequel lesenfants n’étaient équipés de vêtements ni de chaussures.Heureusement, il y avait Sylvanire. La brave fille suffisait àtout, allait au lavoir, taillait, raccommodait dans les débrisd’autrefois, nettoyait les gants de monsieur, rafistolait sonlorgnon avec du fil d’archal, car l’ancien fonctionnaire nenégligeait pas la tenue. C’est elle aussi qui trafiquait chez lesmarchands d’habits de la rue Monsieur-le-Prince, chez lesbouquinistes de la rue de la Sorbonne, les vieux livres de droit,les brochures sur la viticulture, et, reliques encore plusprécieuses, les habits de parade du sous-préfet, ses redingotesbrodées d’argent fin.

Une de ces défroques administratives, dont lesmarchands n’avaient pas voulu à cause de sa décrépitude, servait àLorie de robe de chambre, économisait son unique vêtement desortie ; et c’était quelque chose de le voir, grelottant etdigne sous la loque à broderies, arpenter leur logement pour seréchauffer, tandis que Sylvanire s’usait les yeux à la lueur d’unebougie et que les enfants dormaient dans des caisses d’emballagetransformées en couchettes, afin de leur éviter le froid ducarreau. Non, jamais, dans les pièces qu’il copiait, si bizarrespourtant, si extraordinaires, Lorie-Dufresne n’avait rien vud’aussi extravagant.

Chapitre 3ÉLINE EBSEN

Chez les dames Ebsen, grand’mère, à son coinde fenêtre, guettait tous les mouvements des gens du dessous. Avecses mains tremblantes qui laissaient échapper les mailles etfaisaient grelotter le volume d’Andersen, la bonne vieille n’avaitguère que la rue pour distraction ; et comme il n’y passaitpas grand monde, de temps à autre les épaulettes blanches d’uninfirmier du Val, le collet brodé d’un élève, deux bonnes sœurs encornettes à ailes, tout cela aussi régulier et automatique que despersonnages de Jacquemart, l’arrivée des Lorie avait un peu variél’ordinaire.

Elle savait l’heure du bureau pour le père,les achats de la bonne, et quels jours venait l’homme au panier. Lapetite fille l’intéressait surtout, frileusement serrée contre sagardienne, sautillant parmi les flaques d’eau, avec ses jambesgrêles court-vêtues. Grand’mère soupçonnait cette femme d’être trèsméchante ; et connaissant dans ses moindres détails latoilette de la petite, ses deux robes de deuil à l’ourlet sorti,les talons tournés de ses bottines, elle s’indignait toute seulependant des heures : « A-t-on jamais vu ? Mais ilsl’estropieront, cette mignonne… comme si c’était difficile deremettre des talons. »

Elle surveillait si l’enfant avait sonmanteau, s’inquiétait, la sachant dehors par la pluie, et n’étaitcontente que lorsqu’à l’angle de la rue et du boulevardSaint-Michel, elle apercevait entre deux volées de pigeons laBerrichonne plantée au bord du trottoir, le garçon d’une main, lapetite de l’autre, attendant pour traverser, avec une terreurprovinciale des voitures.

« Allez donc… passez donc… »,murmurait grand’mère comme si on pouvait l’entendre, et derrière lavitre, elle leur faisait des signes. Plus romanesque etsentimentale, Mme Ebsen était surtout impressionnéepar les belles façons du monsieur et le grand crêpe de son chapeau,un deuil de veuf, bien sûr, puisqu’on ne voyait jamais la mère. Etc’était entre les deux femmes de longues discussions au sujet desvoisins.

Éline, tout le jour à ses leçons, se mêlait demoins près à l’existence des Lorie, mais ces petits sans mère,perdus et seuls dans Paris, la remplissaient de pitié, et à chaquerencontre, elle leur souriait, essayait d’entrer en connaissancemalgré les résistances du bonnet berrichon. La veille de Noël, lesoir de cette « Juleaften » des Danois que les damesEbsen ne manquaient jamais de fêter, elle descendit inviter lesenfants à venir avec d’autres petits de leur âge manger le« risengrœd » et toutes les sucreries accrochées auxbranchettes d’un arbre de Noël, parmi les cires allumées et leslanternes minuscules.

Et pensez quel chagrin pour les pauvrespetiots cachés derrière Sylvanire qui se tenait debout en traversde la porte, quel crève-cœur de l’entendre répondre que les enfantsne sortaient pas, que monsieur l’avait bien défendu, et d’avoirtoute la soirée au-dessus de leur tête des chants, du piano, descris de joie, et le bruit sourd des petites bottes ébranlant leparquet autour d’un beau sapin de Noël. Cette fois, par exemple,M. Lorie trouva que Sylvanire exagérait le respect de laconsigne ; et le lendemain, jour de congé, ayant fait habillerles enfants, il monta avec eux chez ces dames.

Elles étaient là toutes les trois ; etl’entrée cérémonieuse de l’ancien sous-préfet, les saluts plongeonsdu petit bonhomme et de sa sœur impressionnèrent tout d’abord cespersonnes un peu simples. Mais la gentillesse de Fanny eut viteraison de cette froideur de l’arrivée. Elle était si contente devoir de près la demoiselle dont elle croisait souvent le jolisourire, et la vieille dame qui les guettait rentrer de sa fenêtre.Éline avait pris l’enfant sur ses genoux ; et bourrant sespetites poches des sucreries restées de la veille, elle la faisaitcauser : « Sept ans, déjà !… Quelle grandefille !… Alors vous devez aller en classe ?

– Oh ! non, mademoiselle, pasencore… » répondit le père vivement comme s’il eût craintquelque naïveté de la petite. C’était une enfant très délicate. Ilne fallait pas trop la pousser. Le garçon, au contraire, avait unesanté d’athlète, bien le tempérament de sa vocation.

« Vous voulez en faire ?… »demanda Mme Ebsen.

« Un marin, » dit le père sanshésiter… « À seize ans, il entrera à Navale… » et setournant vers le jeune garçon affaissé sur sa chaise, il leredressa d’un geste crâne : « Hein ? Maurice… leBorda ! » À ce nom du vaisseau-école, les yeuxde la petite Fanny flambèrent fièrement ; quant au futuraspirant, qui tortillait les insignes de sa casquette et penchaitvers la terre un de ces terribles nez d’enfant en croissance quisemblent dire au reste du corps : « Marchez toujours… jevais devant », il tressaillit à l’appel du Borda, fitun : « Ah ! » extatique, puis se tut commeécrasé.

« L’air de Paris l’impressionne unpeu… » dit M. Lorie pour excuser cette attitudedécouragée ; et il raconta qu’ils n’étaient à Paris qu’enpassant, pour le règlement de quelques affaires ; aussin’avaient-ils fait qu’une demi-installation, et, dame ! illeur manquait bien des petites choses… Tout cela détaillé d’un tonmondain, le chapeau sur la hanche, le lorgnon au bout des doigts,avec des phrases arrondies, des ondulements d’épaules, de finssourires entendus effleurant la solennité du visage régulier ethautain. Mme Ebsen et sa mère étaient éblouies.

Éline, elle, tout en trouvant M. Lorie unpeu phraseur, resta touchée de l’accent ému et simple dont ilmentionna la mort de sa femme, tout bas, très vite, avec une voixenrouée qui ne semblait plus du même homme. Elle s’apercevait aussià certains détails de toilette chez la petite fille, qu’on avaitmise pourtant dans son plus beau, aux reprises du col brodé, auruban reteint du chapeau, que malgré les belles phrases du père,ils ne devaient pas être bien riches ; et sa sympathies’augmentait de cette misère devinée qu’elle n’aurait jamais crueaussi complète, aussi profonde.

Quelques jours après cette visite, Sylvanirevint sonner tout éperdue chez ces dames, Fanny était malade, trèsmalade. Ça l’avait prise subitement ; et la bonne en l’absencede son maître s’adressait dans son épouvante aux seules personnesqu’elle connût. Éline descendit bien vite avec sa mère, et toutesdeux restèrent saisies du dénuement lugubre des trois pièces sansfeu, sans rideaux ni meubles, où des piles de livres en loques, descartons verts crevés débordant de paperasses, s’entassaient danstous les coins.

Par ci par là, quelques ustensiles de cuisine,deux ou trois matelas roulés, et une foule de caisses de toutedimension, montrant un fouillis de vieux effets et de linge, oucomplètement vides et suppléant au mobilier. L’une d’ellesretournée servait de table avec des « fragile » auxquatre coins parmi les assiettes, le croûton de pain, l’angle defromage du récent déjeuner ; une autre tenait lieu de lit à lafillette qui grelottait entre ces planches, pâle et le nez pincécomme une petite morte dans sa bière, pendant qu’à côté d’ellel’élève du Borda sanglotait sous sa casquettetriomphante.

La distribution de l’appartement était la mêmequ’au premier étage ; et la comparaison de leur petit saloncoquet, paré, de leurs chambres bien chaudes avec ce chenil,navrait Éline comme un remords. On peut donc vivre à côté dedétresses pareilles sans les soupçonner. En même temps, elle serappelait les belles façons du fonctionnaire et le ton dégagé dontil avouait, en jouant avec son lorgnon, qu’il leur manquait biendes petites choses. Oui, pas mal de petites choses, comme, parexemple, du feu, du vin, des vêtements chauds, des draps, dessouliers ; et les enfants en meurent quelquefois de ces petitsrien du tout qui leur manquent.

« Vite, un médecin ! »

Justement le fils Aussandon, médecinmilitaire, était depuis quelques jours en congé chez sesparents ; Mme Ebsen courut le chercher,pendant qu’Éline s’occupait à transformer la pauvre chambre, aidéepar Sylvanire qui avait perdu la tête, cognait partout un lit defer descendu en hâte, laissait tomber dans l’escalier les bûchesdont grand’mère venait de remplir son tablier, et répétait tout letemps : « Que dira monsieur ?… Que diramonsieur ?… »

« Eh bien ? » demanda Éline quiavait attendu la fin de la consultation dans une pièce à côté et nese montra que lorsque le képi galonné du fils Aussandon eut disparudans la brume du petit jardin. La bonne Mme Ebsenrayonnait : « Rien du tout… une fièvre biliaire… Quelquesjours de repos et de soins… Regarde… On dirait déjà qu’elle vamieux, depuis qu’elle est bien couchée. » Puis, tout bas,penchée vers sa fille : « Il s’est informé de toi sichendiment… Je crois qu’il espère toujours.

– Pauvre garçon ! » dit Éline,occupée à border la malade dans l’étroite couchette blanche oùelle-même avait dormi toute petite ; et pendant que les yeuxde l’enfant lui souriaient, luisants de fièvre, elle sentait sur samain la mouillure chaude d’une caresse de gros chien. C’étaitSylvanire qui pleurait de joie et lui disait merci avec les lèvres,sans parler. Décidément, cette fille n’était pas aussi méchante quecroyait grand’mère… Le soir, quand monsieur rentra, Fanny dormait,très calme, entre les mousselines claires tirées sur son sommeil.Un bon feu brûlait dans la cheminée. Il y avait des rideaux blancsà la fenêtre, une table, un fauteuil, le reflet lacté d’uneveilleuse sur le plafond ; et partout dans la chambre del’enfant, mais rien que dans celle-là, comme le passage d’unematernité coquette et prévoyante.

Dès ce jour, l’intimité fut faite entre lesdeux ménages. Ces dames avaient adopté Fanny, l’appelaient à toutinstant, et ne la laissaient jamais redescendre sans quelquecadeau, des mitaines bien chaudes pour ses menottes si peu faites àl’hiver, des socques, un bon fichu de laine. Éline, rentrant de sesleçons au dehors, la prenait une heure tous les soirs et s’occupaitde l’instruire un peu. Livrée depuis longtemps à l’unique compagnied’une servante, l’enfant avait l’esprit exclusivement meublé desfantaisies de la mère L’Oie, et sur son petit être distingué desfaçons de commère, un patois de tournure et d’accent, comme chezles petits restés trop longtemps en nourrice. Éline, laissant à samère les soins matériels, cherchait surtout à dégager Fanny desgros cotillons de sa bonne, à la remettre à son rang de petitedemoiselle, sans blesser pourtant les susceptibilités de l’aimanteet farouche Sylvanire.

Cette Lina, à quoi n’aurait-elle pas réussi,par la magie de sa grâce et de sa douceur ? Elle n’eut qu’unmot à dire chez la baronne Gerspach, où Chemineau était reçu ;et, tout de suite, il y eut une place vacante pour Lorie dans lesbureaux de M. le directeur inaccessibles jusqu’alors. Deuxcents francs par mois, moins la retenue. On pouvait espérermieux ; mais enfin c’était un premier pas, la rentrée danscette administration dont l’exil le tuait. Oh ! la joie depaperasser, d’ouvrir, de fermer des cartons verts à l’odeur fade etmoisie, de se sentir un des rouages de cette machine de Marly,auguste et compliquée, encombrante et décrépite, qu’on nommel’administration française… Lorie-Dufresne en fut tout rajeuni.

Et quel repos, après la fatigue des affaires,de monter le soir avec Fanny chez les Ebsen, dans ce salon modesteoù des meubles lourds et surannés, la console Empire venue deCopenhague, et l’horloge électrique qui n’avait jamais marché,cause de tous leurs malheurs, contrastaient avec un joli siège dutapissier en renom, une jardinière en cloisonné, des cadeauxd’élèves riches. Sur tout cela les dentelles de la vieille dame, ennappes, en tapis, en jetés de fauteuil, répandaient une blancheurpassée de mode, un calme pour le regard charmé déjà par ces troisâges de femme, grand’mère, fille et petite-fille, si dignement, sijoliment représentés.

Pendant qu’Éline installait la petite Fanny etses livres, Lorie causait avec Mme Ebsen,l’entretenait de ses jours de puissance, de ses succès défunts,comme il sied à toutes les majestés tombées. Il aimait à redire leshauts faits de son administration, les services rendus à la coloniepar ses facultés organisatrices ; et se rappelant tout à coupcertains discours d’inauguration, il s’oubliait à en réciter despassages, le bras tendu vers des auditeurs imaginaires :« Beaucoup de place et tout à faire !… la devise des paysneufs, messieurs… »

Là-bas, dans le coin de grand’mère endormiederrière ses lunettes, la lampe éclairait un groupe plus calme,Fanny penchée sur son livre, avec le geste doucement protecteurd’Éline soutenant, entourant sa taille, tandis qu’au dehorsgrondait et mugissait, à vingt pas de la petite rue provinciale, latempête du boulevard Saint-Michel, la montée des étudiants versBullier dont on entendait les pistons les soirs de bal. Et c’étaitbien cela les doubles courants de ce Paris complexe, si mêlé, sidifficile à saisir.

Le dimanche soir, le salon s’animait, onallumait les bougies du piano pour recevoir quelques amis. D’abord,de fondation, deux familles danoises que ces dames connaissaientdepuis leur arrivée, lourdes faces, épanouies et muettes,s’alignant en tapisseries, ou plutôt en verdures, toutautour du salon. Puis M. Birk, jeune pasteur de Copenhague,envoyé à Paris depuis peu pour desservir le temple danois de la rueChauchat. Éline qui, du temps de l’ancien pasteur, M. Larsen,tenait l’orgue du temple le dimanche, avait continué ce servicegratuit avec le nouveau venu ; et celui-ci se croyait enretour obligé à quelques visites polies, sans qu’il y eut entre euxsympathie réelle. Ce gros garçon à barbe fauve, à tête régulière etcommune trouée de petite vérole, un christ de campagne mangé auxvers, affectait la plus grande austérité d’attitude et deparole ; au fond, un vulgaire homme d’affaires qui savait queles pasteurs de Paris se mariaient richement, et s’était mis entête d’utiliser son passage à Babylone pour ramasser quelque grossedot.

Le salon de Mme Ebsen nepouvait en cela lui servir, composé de gens très simples, sansfortune ; aussi sa barbe en fourche ne s’y montrait-ellejamais longtemps. Birk donnait à entendre que le milieu n’était pasassez orthodoxe pour lui. Il est vrai que ces dames, forttolérantes, s’occupaient assez peu de la religion des personnesqu’elles recevaient ; mais cela n’avait pas empêchéM. Larsen de s’y rencontrer pendant des années avec le pasteurAussandon.

L’illustre doyen, pour venir chez sesvoisines, n’avait qu’à traverser le petit jardin qui les séparaitde son pavillon et où on le voyait, le sécateur à la main, courbersa longue taille sur ses rosiers, pendant que d’une fenêtre lapetite et fougueuse Mme Aussandon, le bonnet detravers, en bataille, surveillait son vieux grand homme, lerappelait au premier souffle de vent : « Aussandon, ilfaut rentrer. – Oui, Bonne… » Et il obéissait, plus docilequ’un enfant. Grâce à leur voisinage, à des traductions dont lepasteur avait eu souvent besoin pour son cours d’histoireecclésiastique, les deux familles s’étaient liées ; et quelquetemps avant l’arrivée de Lorie dans la maison, le plus jeune desfils Aussandon, Paul, celui que la maman n’appelait jamais que« le major », demandait Éline Ebsen en mariage.

Malheureusement, la vie de médecin militaireest une vie de garnison, toujours par les chemins ; et pour nepas quitter sa mère et sa grand’mère, Éline disait« non » tout de suite, sans laisser deviner à personnel’effort que ce « non » lui coûtait. Depuis, lesrelations n’avaient plus été les mêmes.Mme Aussandon évitait ces dames, on se saluait,mais on ne se visitait plus, et les soirées du dimanche y perdaientun peu de leur animation ; car le vieux doyen était très gai,et « Bonne » avait un terrible coup de trompette, quisecouait tout le salon, surtout quand Henriette Briss se trouvaitlà et discutait théologie.

C’était, cette Henriette Briss, une vieillefille de trente à trente-cinq ans, Norvégienne, catholique, qui,après un séjour d’une dizaine d’années dans un couvent deChristiania, avait dû en sortir à cause de sa mauvaise santé, et,depuis lors, essayait de rentrer dans ce qu’elle appelait la viemondaine. Habituée à la règle, à la dépendance muette, ayant perdutout sentiment d’initiative ou de responsabilité, elle allait àtravers les choses et les êtres, effarée, déroutée, poussant descris de plainte et d’appel, comme un oiseau tombé du nid. Pourtant,elle était intelligente, instruite, parlait plusieurs langues, cequi lui avait valu de se placer comme gouvernante en Russie, enPologne, dans des familles riches ; mais elle ne restait nullepart, froissée, choquée par les réalités de l’existence, dont lesvoiles blancs, aveuglants, enveloppants, de son ordre à la Vierge,ne la défendaient plus.

« Soyons pratiques ! » répétaitla pauvre fille à tout instant, pour se raffermir, se guiderelle-même. Pratique, personne ne l’était moins que cette détraquéeaux traits dévorés de gastralgie, les cheveux mal repoussés sous unchapeau rond de voyage, vêtue de ses achats de pauvre surd’anciennes défroques de ses maîtresses, opulentes et fanées, avecdes fourrures en été, couvrant des robes de couleur claire. Restéetrès catholique et pratiquante, en même temps libérale, mêmerévolutionnaire, elle mêlait dans une adoration enthousiasteGaribaldi et le père Didon, émettait les idées, les contradictionsles plus folles, épouvantait, au bout de très peu de temps, lesparents de ses élèves, et chaque fois remerciée, accourait à Parisdépenser son peu d’argent, à Paris, le seul endroit du monde oùelle se sentit à l’aise, dans de l’air excitant et respirable.

Tout à coup, quand on la croyait en place àMoscou ou à Copenhague, Henriette arrivait toute contente etdélivrée, louait une petite chambre en garni, suivait les grandsprédicateurs, visitait des sœurs dans leurs couvents, des prêtresdans les sacristies, ne manquait pas un cours à la faculté dethéologie, prenait des notes qu’elle rédigeait ensuite, son rêveétant de faire du journalisme catholique ; et régulièrementelle écrivait à Louis Veuillot, qui ne répondait jamais. Faute dequoi, partout où elle allait et surtout rue du Val-de-Grâce, àcause du milieu luthérien, Henriette Briss dépensait en paroles saverve discutante, controversait, citait des textes, sortait de làépuisée, la bouche sèche, des ronds anémiques dans la tête, maisravie d’avoir confessé sa foi. Puis, lorsqu’elle était à boutd’argent, ce qui l’étonnait toujours, elle se plaçait au hasard,repartait désespérée, et pendant des mois on n’entendait plusparler d’elle.

Quand Lorie la rencontra dans le salon deMme Ebsen, elle était à cette périodedécouragée ; et même, s’y étant prise trop tard, les réponsesse faisant attendre, elle avait été obligée de se mettre en pensiondans un couvent de la rue du Cherche-Midi, sorte de bureau deplacement pour les filles de service, où ses idées démocratiques etson amour du peuple subissaient une rude épreuve au contact de ladomesticité hypocrite et vicieuse, se signant à la chapelle, àl’entrée du parloir orné de fantastiques chemins de croix, etforçant les malles dans les chambres, chantonnant à l’ouvroir desrefrains de rue infâmes, recouvrant d’un bonnet – pour parler auxclientes – des cheveux piqués d’épingles d’acier ou d’étoiles declinquant. Chaque dimanche, chez les dames Ebsen, trop à l’étroitpour lui donner asile, elle se lamentait, racontait ses écœurementsdans ce milieu bas et trivial ; mais ses amies, tout enl’aimant beaucoup, renonçaient à lui venir en aide, l’argentdestiné à payer la chambre ou la pension s’en allant toujours à desfantaisies, des charités héroïques ou stupides. Henriettecomprenait leurs méfiances, se désolait seulement de ne pas êtreplus pratique, « comme M. Lorie, par exemple, ou vous, machère Lina.

– Je ne sais pas si je suis pratique, »disait Éline en souriant ; « mais je m’arrange pourvouloir la même chose longtemps et faire avec plaisir tout ce queje dois faire.

– Eh bien ! moi, je dois élever desenfants et j’en élève ; mais jamais ce ne sera avec plaisir…D’abord, j’ai les enfants en horreur. On est obligé de se courberpour leur parler, de se faire aussi petit qu’eux. C’estabêtissant.

– Oh ! Henriette… »

Lina la regardait épouvantée. Elle qui aimaittant tous les petits, et de tous les âges, ceux qui courent et quicommencent à lire, ceux qui ne sont encore que de la chairdouillette à dorloter et à baiser ; elle qui prenait exprèspar le Luxembourg pour entendre leurs cris, s’arrêter devant leursjeux de pelle et de sable, devant leurs sommeils étalés sous lapèlerine des nourrices ou l’auvent des voitures-berceaux ;elle qui souriait à tous les petits yeux quêteurs, et, si ellevoyait un de ces crânes tendres exposé au vent ou au soleil,s’élançait sur la nourrice distraite, pour redresser son bras ouson ombrelle : « Nourrice, votre enfant ! »cela lui paraissait monstrueux, cette négation du sentimentmaternel chez une femme. À les regarder toutes deux, d’ailleurs, oncomprenait la différence de leurs tempéraments, l’une née pour lamaternité, petite tête, hanches larges, calme physionomie ;l’autre taillée à la serpe, avec des angles disgracieux, de longuesmains plates, dures, comme on en voit jointes et tendues dans lestableaux primitifs.

Mme Ebsen intervenaitquelquefois : « Mais, ma bonne Henriette, pourquoicontinuer ce métier d’éleveuse d’enfants, puisqu’il vousennuie ? Pourquoi ne pas retourner chez vos parents ? Ilssont vieux, dites-vous, ils sont seuls, votre mère est infirme,vous l’aideriez à son ménage… le linge, un peu de cuisine…

– Autant me marier, alors, » interrompaitHenriette vivement… « Merci ! je ne suis pas uneménagère, moi ; et j’ai horreur de toutes ces besognes bassesqui n’occupent que les doigts.

– On peut toujours penser… », disaitÉline. Mais l’autre, sans écouter : « D’ailleurs, mafamille est pauvre, je lui serais à charge… puis ce sont despaysans, incapables de me comprendre. »

Sur ce mot, Mme Ebsens’indignait :

« Les voilà bien, ces papistes, avecleurs couvents. Ce n’est rien d’arracher aux parents leurs filles,leurs garçons, les soutiens naturels de leur vieillesse, il fautencore tuer chez eux jusqu’au souvenir, jusqu’au sentiment de lafamille. Elles sont jolies, vos prisons du bonDieu ! »

Henriette Briss ne s’emportait pas, maisdéfendait sa chère maison par toute sorte d’arguments et de textes.Elle avait passé là onze années délicieuses, à ne pas se sentirvivre, irresponsable, anéantie en Dieu, dans une inconscience dontle réveil lui semblait bien dur et fatigant. « Allez, madameEbsen, en ce siècle de matière, il n’y a pas d’autre refuge pourles âmes distinguées. »

La bonne dame suffoquait :

« Si on peut !… Si on peut !…mais retournez-y donc à votre couvent… Un tas de paresseuses et defolles… »

À ce moment, un déluge de notes, d’arpèges,noyait, emportait la discussion. Les « verdures »s’animaient discrètement, en se rapprochant du piano ; et desa voix limpide, un peu molle, Éline commençait une romance deChopin. Puis c’était le tour de grand’mère, à qui l’on demandaitquelque vieille chanson scandinave, que Lina traduisait à mesurepour Lorie. L’aïeule se redressait dans son fauteuil, chevrotait unair héroïque, la chanson du roi Christian « debout près dugrand mât, tout enveloppé de fumée… », ou bien la mélancoliqueinvocation à la patrie lointaine : « Danemark, avec teschamps et tes prairies splendides, fermés par l’ondebleue… »

*

… À présent on ne chante plus chez les Ebsen.Le piano est muet, les bougies du salon éteintes. La vieilleDanoise est partie vers un pays que rien ne ferme, des champs etdes prairies splendides, mais si lointains et si vastes quepersonne n’en est revenu jamais.

Chapitre 4HEURES DU MATIN

Les petits Lorie étaient seuls à la maisonquelques jours après la mort de grand’mère, le père au bureau, labonne au marché, la porte à double tour comme à chaque sortie deSylvanire qui gardait ses terreurs et ses méfiances de l’arrivée,croyait par exemple à un vaste trafic d’enfants volés, organisédans Paris pour fournir la grand’ville de faiseurs de tours sursses places, de joueurs de harpe devant ses cafés, et même, chosehorrible à penser, d’excellents petits pâtés chauds. Aussi,lorsqu’elle laissait Maurice et Fanny à la maison, entendaient-ilstoujours la même recommandation de la mère bique à sesbiquets : « Surtout enfermez-vous… n’ouvrez à personne,excepté à Romain. »

Romain, l’homme au panier, celui quiintriguait tant la pauvre grand’mère, était arrivé d’Algériequelques jours après eux, juste le temps d’installer là-bas sonsuccesseur ; car il était fonctionnaire, lui aussi, portier,jardinier à la sous-préfecture, où il cumulait en outre les emploisde cocher, maître d’hôtel et mari de Sylvanire, oh ! mais sipeu, que ce n’est pas la peine d’en parler. La Berrichonne avait eubeaucoup de mal à se décider à ce mariage. Depuis son affaire deBourges, le plus joli homme de la terre ne lui aurait pas faitenvie ; encore moins ce petit Romain, chéti,bredouillon, la tête de moins qu’elle, avec ce teint d’omelette àl’huile rapporté du Sénégal où, en quittant la marine, il avaitservi comme jardinier chez le gouverneur.

Mais les maîtres y tenaient. Et puis l’hommeétait si bon, si complaisant ; adroit à tous les métiers, ilarrangeait de si beaux bouquets grands comme des arbres, amusaitles enfants de si jolies inventions, il lui coulait des petits yeuxsi tendres et depuis si longtemps, qu’après avoir tout fait pour ledécourager, jusqu’à lui raconter son malheur avec l’élèved’artillerie, Sylvanire finit par consentir : « Ça seracomme vous voudrez, mon pauvre Romain, mais vrai !… » etla mimique de ses fortes épaules semblait dire : « Drôled’idée que vous avez là… »

La réponse de Romain fut un bredouillementpassionné, mais inintelligible, au fond duquel se démêlaient desserments de tendresse éternelle et de furieux projets de vengeancecontre le corps de l’artillerie, « cré cochon ! »C’était son mot : cré cochon ! Un tic dont rien n’avaitpu le défaire, le cri du cœur résumant tous ces sentimentsinexprimés. Le jour où l’amiral de Genouilly le sauvaitmiraculeusement du conseil de guerre, le jour où la maîtresse deSylvanire décidait sa bonne au mariage, Romain avait remerciéainsi : « Cré cochon, mon amiral !… Cré cochon,madame Lorie !… » et cela sous-entendait les plus bellesprotestations reconnaissantes.

Mariés, leur vie resta la même, elle chez lesmaîtres, lui à sa porte et au jardin, jamais ensemble. La nuitSylvanire gardait sa malade ; puis, madame partie, ellecontinua à coucher en haut à cause des enfants, tandis que son marise morfondait tout seul à la loge, dans le grand lit del’administration. Après des mois de ce régime sévère, à peine égayéde quelques douceurs, la débâcle du patron était venue, l’ordre àSylvanire d’amener Maurice et Fanny.

« Eh ben, et moi ? » demandaRomain en ficelant les caisses.

« Vois ce que tu veux faire, mon pauvrehomme… Moi, toujours, je m’en vas. »

Ce qu’il voulait, parbleu, c’était vivre avecelle, être ensemble !… et du moment qu’elle lui promettaitqu’à Paris, monsieur les prendrait tous deux, qu’on serait tout àfait en ménage, il renonçait à sa place sans regret.

Quand il arriva rue du Val-de-Grâce, devant legeste éloquent de Sylvanire lui montrant les petits, la misère, lescaisses en tas, le pauvre mari ne trouva qu’un mot :« Cré cochon, ma femme !… » C’est pour le coup qu’onn’allait pas être ensemble. Plus besoin de cocher, ici, ni dejardinier, ni même de maître d’hôtel. « Sylvanire nous suffitpour le moment… » déclara M. Lorie de son air impérial,et il l’engagea à se chercher quelque chose au dehors, tout cecin’étant, bien entendu, que transitoire. D’ailleurs, comme elledisait, il y a à Paris un tas de ménages en condition, qui sontforcés de vivre séparés ; on se voit de loin en loin, on nes’aime que davantage. Un large sourire s’étalait sous sa coiffeblanche à trois pièces, si engageant, si aimable. « Tiens bon,je vas me chercher quelque chose… », dit Romain ; et ilfaut convenir qu’il fut moins long que son préfet à se procurer del’ouvrage.

Il n’eut qu’à descendre sur les berges de laSeine, se mêler à ce peuple de tafouilleux que nourrit labonne rivière, pour avoir le choix entre plusieurs professions,déchargeur de bateaux, coltineur, garçon d’écluse, de lavoir. Endéfinitive, il entra au barrage de la Monnaie, parce que c’étaitpresque un emploi du gouvernement et qu’il avait, comme Lorie, lapassion administrative. Sa place était dure, le tenait sansrelâche ; mais dès qu’il pouvait s’échapper, il accourait ruedu Val-de-Grâce, toujours avec quelque surprise dans son grandpanier, les profits du garçon d’écluse : tantôt, au dépeçaged’un train de bois, trois ou quatre belles bûches encore humidesd’un long flottage en haute Seine, ou bien un quarteron de pommes,un paquet de café. Ce qu’il apportait était pour Sylvanire, maistoute la maison en profitait, et souvent il se trouvait dans le tasune friture, une côte de bœuf, ou toute autre denrée absolumentétrangère à la rivière.

Depuis quelque temps, les visites de Romainétaient plus rares. Il venait de passer maître éclusier au barragede Petit-Port, à trois lieues de Paris : cent francs par mois,chauffage, éclairage, et le logement au bord de l’eau avec unjardin à côté pour faire des fleurs et de lalégume. Une fortune !… Pourtant il n’eut jamais accepté,jamais consenti à s’éloigner de Sylvanire, si elle ne l’avait exigéabsolument. Voilà la belle saison qui arrivait, elle viendrait levoir avec les enfants, passer quelques jours. Ça leur ferait unecampagne, à ces petits. Qui sait même si un moment ou l’autre, onne s’installerait pas ensemble tout à fait. Elle n’avait pas voulus’expliquer davantage ; et l’éclusier, fou de joie, était alléprendre possession de son poste qui ne lui permettait que desapparitions très courtes, de loin en loin, entre deux trains.

Romain parti, plus d’exception ; quand labonne sortait, défense absolue d’ouvrir la porte. Mais avec uneingénuité charmante, ces petits Algériens, habitués au grand air etqui si longtemps avaient vécu derrière leurs volets clos cachant ladétresse du logis, ouvraient la fenêtre toute grande au ras de larue, sans réfléchir que, d’une enjambée, on serait chez eux. Quellecrainte avoir d’une rue aussi paisible, où dormaient les chats ausoleil, où les pattes roses des pigeons grattaient entre lespavés ? Puis on était fier de se montrer, maintenant qu’onavait des lits, des chaises, une armoire, des étagères pour lescartons et les livres.

De l’ancien mobilier transformé par Sylvanireen bois de chauffage, il ne restait plus qu’une ou deux caissesdans lesquelles l’élève du Borda taillait des bâtiments àvoiles et à rames. C’était sa façon de se préparer à Navale, à cejeune homme. Il tenait de Romain ce goût des constructionsnautiques ; et de bonne heure, Lorie-Dufresne, qui voulaitvoir là l’indice d’une vocation, avait pris l’habitude, les soirsde réception à la sous-préfecture, quand les petits venaient ausalon, de présenter son fils : « Voilà notremarin… » ou de lui crier d’un air triomphant :« Hein ! Maurice, le Borda !… »

D’abord, l’enfant fut enchanté du respect quemontraient ses camarades pour cette vocation glorieuse, surtoutpour sa casquette d’aspirant, une idée de la mère ; puis quandcela devint sérieux, quand il vit arriver les mathématiques, latrigonométrie, aussi peu de son goût que l’Océan et les aventures,sa légende était faite, partout on l’appelait le marin, il n’osaplus protester. Dès lors, sa vie fut empoisonnée. Il prit cet airlamentable, abruti, affaissé sous la menace du Borda donttout le monde le bombardait ; son nez s’allongea sur leséquations, les épures, les figures graphiques et géométriques degros livres préparatoires trop forts pour lui, et il resta àperpétuité le futur élève de Navale, terrifié de tout ce qu’ildevrait apprendre pour y entrer, plus épouvanté encore à l’idée quepeut-être on pourrait l’y recevoir.

Malgré tout, le goût de son enfancepersistait ; et jamais il n’était plus content que lorsqueFanny lui disait : « Fais-moi un bateau. » En cemoment, il en construisait un superbe, un sloop comme le bassin duLuxembourg n’en aurait pas encore vu, et travaillait avec ardeur,tous ses outils sur l’appui de la fenêtre, marteau, scie, varlope,que la petite sœur lui passait à mesure, pendant que la marmailledu voisinage, pantalons en loques, bretelles tombantes sur lesmanches percées, le regardait de la rue avec admiration.

Tout à coup : « Gare donc !Gare ! » Le pavé sonne, les chiens aboient, enfants etpigeons s’éparpillent pour laisser la place à un belle voiture demaître, chevaux pie et livrée marron, qui vient de s’arrêter justedevant la maison des Lorie. Une vieille femme en descend, grande,sèche, dans une robe noire à pèlerine pareille, qui darde sur lesdeux enfants des yeux méchants embusqués derrière de gros sourcilsépais comme des moustaches.

« Est-ce iciMme Ebsen ? »

La mâchoire serrée, les poings aussi, l’élèvedu Borda répond avec un grand courage qu’admire la petitesœur : « Non… l’étage au-dessus… » et vite, ilpousse la fenêtre sur cette vision de dame noire comme il y en atoujours dans les histoires de Sylvanire. Fanny, tout bas, du boutdes lèvres : « C’en est une, pour sûr.

– Je crois bien que oui. »

Puis, au bout d’un moment, quand les pass’éloignent, montant l’escalier : « As-tu vu comme ellenous a regardés ?… J’ai cru qu’elle entrerait par lafenêtre.

– J’aurais voulu voir ça… », répondit lamarine, sans conviction. Et tant qu’ils sentent cette femme là-hautsur leurs têtes, cette voiture en face d’eux qui leur masque larue, ils restent immobiles, n’osant parler, respirer, ni planter unclou. Enfin on entend la voix de Mme Ebsenreconduisant quelqu’un sur le palier. Une robe passe dans lecouloir, frôle la porte. Elle va sortir. L’élève du Borda,pour s’en assurer, soulève un coin du rideau et le rabaisse bienvite. La femme est là, qui le regarde goulûment derrière la vitre,comme si elle voulait l’emporter. Puis un battement de portière,des chevaux qui piaffent, s’enlèvent, et l’ombre que faisait lavoiture devant la croisée s’en va comme un mauvais rêve.« Eh ! ben, vrai !… » dit la petite Fanny dansun soupir de soulagement.

*

Le soir, quand Lorie monta pour la leçon, iltrouva Mme Ebsen toute remuée encore et glorieusede sa belle visite.

« Mais oui, qui donc est venu ? Onm’a parlé d’une voiture… »

Elle lui tendit fièrement une carte large etmassive.

JEANNE AUTHEMAN

Présidente-fondatrice

de l’œuvre des Dames Évangélistes

Paris. – Port-Sauveur

« Mme Autheman !… lafemme du banquier !

– Pas elle-même, mais quelqu’un de sa part,pour demander à Lina de traduire un recueil de prières, deméditations. »

Et elle montrait un petit livre, à tranchedorée, posé sur la table : HEURES DU MATIN, par Madame ***,avec cette épigraphe : Une femme a perdu le monde, unefemme le sauvera. Il fallait deux traductions, anglaise etallemande, que l’on payerait trois sous la prière, l’une dansl’autre.

« Singulier trafic, n’est-cepas ? » dit Lina sans lever la tête du devoir de Fannyqu’elle corrigeait.

« Mais non, Linette, je t’assure… À ceprix-là, on peut encore s’en tirer… » répondit du ton le plusnaturel la bonne madame Ebsen qui n’était pas mystique ; puisbaissant la voix pour ne pas troubler la leçon, elle parla à leurvoisin de l’étrange personne qu’on lui avait envoyée, mademoiselle…le nom était sur la carte… Anne de Beuil, à l’hôtelAutheman… Oui, ma foi ! de Beuil en deux mots ;pourtant elle avait plutôt l’air d’une paysanne, d’une femme decharge que d’une dame de la noblesse. Et sans gêne, et mêle-tout,voulant savoir qui ces dames voyaient, si elles connaissaientbeaucoup de monde, regardant la photographie de Lina sur lacheminée et lui trouvant l’air un peu trop gai.

« Trop gai !… » fit Lorieindigné, lui qui souffrait de voir une contrainte sur ce beausourire de jeunesse, depuis la mort de grand’mère.

« Ah ! elle m’en a dit biend’autres… Que nous étions des âmes frivoles, que nous ne vivionspas assez avec Dieu… un prêche, un vrai prêche à grands bras et àcitations… C’est dommage qu’Henriette ne soit plus là. Ça nousaurait fait une belle paire de prédicateurs.

– Mlle Briss estpartie ? » demanda Lorie qui s’intéressait à cetteaffolée, sans doute parce qu’elle le trouvait excessivementpratique.

« Il y a huit jours, avec la princesseSouvorine qui l’emmène comme dame de compagnie… Une positionsuperbe… pas d’enfants…

– Elle doit être contente ?

– Désespérée… nous avons reçu de Vienne unelettre !… Elle regrette son bagne de la rue du Cherche-Midi…Ah ! la pauvre Henriette !… » Et revenant à savisite du matin, à ce reproche qu’on leur avait fait de ne pasvivre assez avec Dieu. « D’abord, pour Lina, ce n’est pasvrai… Tous les dimanches, elle a son orgue rue Chauchat et nemanque pas une assemblée. Quant à moi, est-ce que j’ai jamais eu letemps d’être dévote ?… J’aurais voulu la voir, cettedemoiselle de Beuil, avec une vieille mère et un enfant sur lesbras. Il fallait courir le cachet dès le petit jour, par toutes lessaisons, à tous les bouts de Paris. Le soir, je tombais comme unepierre, sans la force d’une prière, d’une pensée. Mais est-ce quece n’était pas de la piété aussi de procurer jusqu’au bout uneheureuse existence à maman, et à Lina une belle éducation dont elleprofite à présent ? Ah ! chère petite, elle n’aura pasles rudes commencements que j’ai eus, moi. »

S’animant au rappel de ses misères, elleracontait les leçons à vingt sous dans des arrière-boutiques, à desnécessiteuses comme elle, l’échange qu’elle faisait quelquefoisd’une leçon de français pour une heure de son allemand, et lesexigences des parents, une jeune fille obèse qu’il fallait promeneren lui apprenant les langues, les verbes irréguliers récités sousle vent, sous la pluie, de l’arc de l’Étoile à la Bastille. Celapendant des années, avec toutes les privations, les humiliations dela femme pauvre, les toilettes fanées, le déjeuner sacrifié aux sixsous de l’omnibus, jusqu’au jour où elle était entrée commeprofesseur au pensionnat de Mme de Bourlon… unpensionnat très chic, rien que des filles de banquiers, de grandscommerçants, Léonie Rougier, aujourd’hui comtesse d’Arlot, DéborahBecker, devenue la baronne Gerspach. C’est là aussi qu’elle avaitconnu une bizarre et jolie personne qu’on appelait Jeanne Châtelus,protestante exaltée, gardant toujours une petite bible dans sapoche, et faisant à ses compagnes, dans des coins de la cour derécréation, de véritables conférences religieuses. On disaitqu’elle se marierait bientôt avec un jeune missionnaire et qu’ilsiraient ensemble convertir les Bassoutos. Subitement, en effet,elle quitta la pension et, trois semaines après, s’appelait…Mme Autheman.

Lorie eut un geste de surprise.

« Mais oui », ditMme Ebsen en souriant… « Vous comprenez, entreun missionnaire sans le sou et le plus riche banquier de Paris… Parexemple, elle a eu du courage… Il est affreux, son mari… Toute unejoue défigurée par une énorme loupe qu’il cache sous un bandeau desoie noire… C’est de famille, ces accidents à la peau, chez lesAutheman. La mère en avait sur les mains, les bras, et portait nuitet jour des gants jusqu’au coude… Leurs cousins, les Becker, c’estla même chose… Mais le fils est encore le plus atteint, et ilfallait une fière envie d’être riche pour épouser ça. »

Du coin de grand’mère, Lina, qui venait definir la leçon et feuilletait les Heures du matin, sur latable, protesta de sa voix douce : « Qu’en sais-tu, sic’est l’envie d’être riche ?… peut-être aussi un sentiment depitié, le besoin de se dévouer, de se sacrifier à un pauvre être…Le monde est si méchant, il a la vue si courte ! » Enparlant, elle inclinait, vers les pages à traduire, ses lourdesnattes d’un blond argenté, ses joues duvetées, un peu pâlies par lechagrin ; et tout à coup, tournée à demi vers samère :

« Dis donc, maman, je crois que ceci meregarde, moi, la demoiselle trop gaie… écoute : Le rire etla gaieté sont les apanages d’un cœur corrompu. Nos cœurs n’en ontpas besoin quand la paix de Dieu y règne.

– Le fait est, » dit la mère, « queje ne l’ai jamais vue rire, cette petite Châtelus ; et tucomprends, comme c’est elle qui a fait le livre… »

Lina s’interrompit brusquement :« Voici qui est plus fort… » Elle se dressa et lut toutefrémissante : « Un père, une mère, un mari, desenfants déçoivent l’affection ; en tout cas, ils meurent. Yattacher son cœur, c’est faire un mauvais calcul.

– Faut-il être pède !… »fit Mme Ebsen, à qui tout son accent revenait dansun élan de vraie colère.

« Attendez la suite… » Elle repriten accentuant les mots : « Le bon calcul, c’estd’aimer Christ, de n’aimer que lui. Christ ne trompe pas, Christ nemeurt pas ; mais il est jaloux de notre affection et il laréclame tout entière. C’est pourquoi faisons la guerre aux idoleset chassons de nos cœurs tout ce qui pourrait rivaliser aveclui… Tu entends, maman ! c’est un pêché de nous aimer… Ilfaut que tu m’arraches de ton cœur, que le Christ soit entre nouset nous sépare de ses deux bras crucifiés… En voilà desinfamies !… Jamais je ne traduirai ça… »

Elle eut un geste violent, si extraordinairedans cette nature de douceur et de sérénité, que l’enfant debout àcôté d’elle en sentit le contre-coup nerveux, un frisson pâle sursa petite figure maigriote.

« Mais non… mais non… Je ne suis pasfâchée… » dit Éline, la prenant sur ses genoux, la serrantd’une étreinte qui, sans qu’il sût pourquoi, fit rougir Lorie deplaisir. La mère s’apaisa la première :

« Va, Linette, nous avons bien tort denous emporter… S’il fallait prendre à cœur toutes les sottisesqu’on lit et qu’on entend !… C’est vrai qu’elle est stupide,la prière de cette dame ; mais ce n’est pas encore cela quinous empêchera de nous aimer. »

Elles échangèrent une de ces confiances deregard comme en ont seulement les êtres liés par le sang.

« N’importe, » dit Lina, toujoursirritée, « ces folies sont contagieuses et peuvent fairebeaucoup de mal… sur de jeunes têtes, des âmes faibles…

– Je suis un peu de l’avis demademoiselle, » dit Lorie, « quoiquecependant… »

Mme Ebsen haussait lesépaules. « Laissez donc… qui est-ce qui lit ceschoses-là ? » Ça n’avait pas plus d’importance que lespetites brochures anglicanes qu’on distribue dans lesChamps-Élysées comme des prospectus d’habillement ou de restaurantsà prix fixe. Puis aussi le côté affaires. On ne se gênait pas avecLorie. Eh bien ! à trois sous la prière, il y avait del’argent à gagner. Elles s’y mettraient à elles deux ; aprèsce volume-là, bien sûr on en aurait d’autres, et, quand on n’étaitpas riche, il ne fallait pas dédaigner un surcroît de gain, de quoipayer le trousseau de Lina, lorsqu’elle se marierait.

Avant la fin de la discussion, Lorie se levasubitement : « Allons, Fanny, dis bonsoir… » Cesalon des Ebsen, l’endroit du monde le plus gai, le plus amicalpour lui, pour ses enfants, lui semblait lugubre maintenant,indifférent à sa vie. Il s’y sentait étranger, en visite ; etcela tout simplement parce que la bonne Mme Ebsenl’avait mis à son plan d’homme déjà mûr, sans conséquence, enparlant devant lui du mariage de Lina.

Eh ! oui, elle se marierait, cettecharmante fille ; elle se marierait bientôt, et celui quil’aurait pourrait en être fier. Si instruite, si courageuse. Tantd’ordre, de raison, d’indulgente tendresse. C’est égal, cette idéele rendait triste, le poursuivait jusque chez lui, dans sa petitechambre sur le jardin. Les enfants couchaient à côté ; et ilentendait le gazouillis de la fillette racontant à Sylvanire, entrain de la déshabiller, ce qui s’était passé dans la soirée chezces dames. « Mademoiselle a dit… mademoiselle s’estfâchée… » Elle tenait une si grande place auprès de la petiteorpheline, cette mademoiselle. Mais une fois mariée, elle auraitses enfants, elle ne pourrait plus s’occuper de ceux des autres. Etle pauvre homme songeait comme Éline avait transformé la maisonrien qu’en la traversant, un jour de douleur.

Alors, pour s’apaiser, il se mit, ainsi qu’ildisait, « à faire un peu de classement ». C’était sapassion, le classement ; la suprême ressource aux inquiétudes,aux grandes tristesses. Cela consistait à mettre de l’ordre dans untas de cartons verts étiquetés de numéros, de titres en écrituresvariées : Lettres d’affaires, Famille, Politique,Divers. Depuis le temps qu’il étiquetait ces liassesprécieuses, jamais plus renouvelées, il était réduit à en changerles classifications, à les passer d’une chemise bleue dans unechemise marron ; et cela suffisait à sa manie.

Le paquet sur lequel il mit la main, cesoir-là, portait au milieu de la première page comme un nom gravésur un tombeau : Valentine. Tout ce qui lui restaitde sa femme, les lettres datées de l’année de la maladie, carjamais ils ne s’étaient quittés auparavant. Il y en avait beaucoup,et elles étaient longues. Les premières pas trop tristes, pleinesde tendres recommandations pour la santé des enfants, la sienne, etaussi de détails ménagers à l’adresse de Romain et de Sylvanire,toutes les inquiétudes de la mère absente. Puis, peu à peu,c’étaient des plaintes, des énervements maladifs. Bientôt venait lacolère, et les désespoirs, les révoltes contre la destinée qu’ellesentait impitoyable, à peine voilée par le mensonge desmédecins.

Au milieu des cris de douleur et des sanglots,toujours le souci de la maison, des enfants ; un post-scriptumpour Sylvanire : « N’oubliez pas de faire carder lesmatelas. » Et l’écriture jaunie, qui parfois imbibait lepapier comme mêlée de larmes, marquait aussi par ses tremblements,ses hésitations, ses grossissements de main trop faible, lesprogrès sinistres de la maladie. Celle de la dernière lettre neressemblait pas plus à l’écriture de la première, que le tristevisage tiré et raviné, qui lui était apparu dans la chambre auxmurs crépis des closiers d’Amboise, ne rappelait la femme qu’ilavait embarquée un an auparavant, à peine touchée par le mal encoreintérieur, et dont la fraîcheur mûre faisait retourner lesmariniers du port.

Cette lettre-là, Valentine l’avait écritederrière lui, quand elle l’envoyait à Paris pour sauver sa place,sans lui dire qu’elle se sentait mourir. « Je le savais bien,va, que c’était fini, que nous ne nous reverrions plus ; maisil fallait te laisser partir, pour toi, pour nos enfants, voir ceministre tout de suite… Ah ! pauvres jours comptés, qu’on n’apas pu passer ensemble… Dire qu’avec un mari, deux enfants, je vaismourir toute seule !… » Et après cette plainte suprême,plus rien que des paroles de résignation. Elle redevenait l’âmeégale, patiente, qu’elle était dans sa vie de santé,l’encourageait, le conseillait. Bien sûr qu’il serait replacé, legouvernement ne voudrait pas se priver d’un administrateur tel quelui. Mais la maison, le ménage, l’éducation des enfants, tout cequ’un homme occupé de sa carrière doit laisser à d’autres, c’est decela que la mourante s’inquiétait. Sylvanire, mariée, ne resteraitpas toujours là ; et puis, si dévouée qu’elle fût, ce n’étaitqu’une servante.

Et lentement, délicatement, avec des motslongtemps cherchés et qui avaient dû lui coûter à écrire, car toutce passage haletait de fragments, de cassures, elle lui parlaitd’un mariage possible, plus tard, quelque jour… Il était si jeuneencore… « Seulement, choisis-la bien : et donne à nospetits une mère qui soit vraiment mère… »

Jamais ces dernières recommandations reluessouvent depuis la mort, n’avaient impressionné Lorie comme ce soir,pendant qu’il écoutait, dans le silence de la maison endormie, unpas tranquille de rangement, allant, venant à l’étage au-dessus.Une fenêtre se ferma, des rideaux grincèrent sur leurtringle ; et à travers de grosses larmes qui embuaient etallongeaient les mots, il continuait à lire et à relire :« Seulement, choisis-la bien… »

Chapitre 5L’HÔTEL AUTHEMAN

Ceux qui l’ont vu il y a dix ans, du vivant dela vieille mère, auraient peine à reconnaître l’hôtel des célèbresbanquiers, un des plus anciens, des plus beaux qui soient restésdans le Marais, dressant au coin de la rue Pavée sa tourelle enmoucharabie, ses hautes murailles vermiculées, ses fenêtresinégales, coiffées de frontons, de chapiteaux, avec des guirlandesautour des lucarnes sur les grands toits. À cette époque, il avait,comme ces demeures princières transformées en maisons de commerce,une physionomie vivante, industrielle, et sous son vaste porche uncontinuel va-et-vient de fourgons, traversant la cour immense,faisant le service entre la maison de Paris et les affineries dePetit-Port. Au fond, sur le large perron en pierre, se tenait lefrère de madame, le vieux Becker, la plume à l’oreille, notant lesarrivées et les envois des lingots expédiés dans des caisses deplomb, – car les Autheman étaient marchands d’or en ce temps-là, etfournissaient de matière brute tous les bijoutiers de France, –tandis que dans les vastes salons du rez-de-chaussée aux murs toutvaporeux de peintures mythologiques, la vieille femme juchée sur unbureau à forme de chaire, en taille, en chapeau, strictementgantée, avec le perchoir de sa perruche à côté d’elle, surveillaitde haut les guichets, les balances, à l’achat comme à la vente, etcriait à quelque commis, de sa voix dure et sifflante, dominant lebruit de l’or, les discussions du trafic : « Moïse,refais ton compte… tu as dix centigrammes de trop. »

Mais tout cela est bien changé depuis qu’à lamort de la mère ont disparu de chaque côté de la grande porte lesplaques de marbre noir incrustées d’or : MAISON AUTHEMANFONDÉE EN 1804. – VENTE ET ACHAT D’OR BRUT. Aujourd’hui, la maisonne fait plus que la banque, monnayant les lingots, remuant,promenant la fortune publique sans fourgons ni caisse plombée. Lecoupé de Mme Jeanne Autheman résonne seul sur lepavé de la cour ; et le matin où Lina passa le seuil del’hôtel pour rapporter ses traductions, elle fut frappée du silencemajestueux de ces vieilles murailles.

Le concierge avait la redingote longue, lacravate blanche d’un concierge de temple. Lorsqu’elle s’engageasous le porche de gauche dans l’escalier de pierre très ancien,avec des recoins, des jours de cathédrale dus à des irrégularitésde construction, le timbre qui l’annonçait, en retentissant deuxfois, éveilla tant d’échos de vide, de solitude, une tellesolennité religieuse, que le cœur lui battit d’une émotionindéfinissable.

Anne de Beuil qui la reçut, brusque, la voixrauque, son petit œil enfoncé sous de gros sourcils, lui annonçaque la présidente la verrait tout à l’heure… « Vous avez lesprières ?… Donnez… » Et elle disparut par une haute porteà trumeaux dont les peintures avaient été badigeonnées d’une teintesombre mieux en rapport avec les meubles et la tenture duparloir.

Éline attendait assise sur un banc de bois, unbanc d’église pareil à d’autres rangés autour de la salle ouempilés tout au fond devant un harmonium empaqueté de serge ;mais les fenêtres garnies de vitraux de couleur donnaient unelumière si vague que la jeune fille ne distinguait pas bien cetendroit étrange, pas plus qu’elle ne pouvait lire ce qu’il y avaitd’écrit sur les vieilles boiseries où voltigeaient naguère desguirlandes d’amours semant des roses, des Flore et des Pomone auxfrais attributs.

De la pièce voisine venaient des plaintes, dessanglots, le murmure d’une voix grondante. En s’éloignant jusqu’aubout du banc pour ne plus entendre ce bruit triste quil’impressionnait, son mouvement réveilla quelqu’un dans cette salleoù elle se croyait seule, et une voix cria tout près d’elle :« Moïse… Moïse, refais ton compte. »

Un angle de jour venu de la porte, quis’ouvrait à ce moment, lui montra une perruche dans une grandecage, une vieille perruche aux plumes emmêlées, au bec dégarni,faite pour augmenter toutes les croyances sur la longévité de cesoiseaux. « La présidente vous attend, mademoiselle… »,dit en même temps Anne de Beuil qui traversait le parloir,accompagnée d’une longue créature, pâle, hagarde, les yeux rougissous son voile de voyage ; et tout à coup, apercevant elleaussi la perruche qui s’effarait à son approche :« Ah ! sale vermine d’hérétique… te voilàencore !… » Elle bondit sur la cage, l’emporta en lasecouant de fureur, faisant sauter l’eau, les graines, le petitmiroir cassé, pendant que la malheureuse bête, de sa voix ébréchéeet avec son entêtement de vieille, appelait : « … Moïse…Moïse… » aussi fort qu’elle pouvait et lui ordonnait derefaire son compte.

Éline entra chez Mme Authemanqu’elle trouva à son bureau dans un grand cabinet d’hommed’affaires, et dont le front étroit, bombé sous de plats bandeauxnoirs, le nez fin, la bouche rentrée, la saisirent toutd’abord.

« Asseyez-vous, mon enfant. »

Sa voix avait la froideur de son teint, de sajeunesse finissante, de ses trente-cinq ans, serrés non sans unecertaine coquetterie de jolie femme dans la robe unie, le camailreligieux d’Anne de Beuil, en drap plus riche, mais de même couleursombre. Droite comme un clergyman, elle écrivaitlentement, régulièrement, et la lettre finie, cachetait, sonnait,remettait un paquet de missives au domestique, désignant chacuned’une brève indication autoritaire : « Pour Londres…Genève… Zurich… Port-Sauveur… » On eût dit l’heure du courrierdans une grande maison de commerce. Puis, lasse d’un effortintérieur, elle se renversa dans son dur fauteuil de bureau, etcroisant ses mains sur sa pèlerine, elle regarda Éline avec unsourire tendre qui lui mit aux yeux, au lieu de flamme, comme unreflet bleuâtre de glacier.

« La voilà donc, cette petitemerveille !… » Et, tout de suite, de grands complimentssur les traductions qu’elle venait de parcourir. Jamais aucun deses traités n’avait été compris et rendu avec autant d’intelligenceet de précision. Elle espérait bien qu’Éline travaillerait souventpour elle.

« À propos, que je vous paie. »

Elle prit la plume, fit l’opération très vitesur un coin de buvard, aussi sûrement qu’un comptable… Six centsprières à quinze centimes… Tant pour l’allemand… Tant pourl’anglais… Elle remit à la jeune fille un chèque de la somme, àtoucher en bas à la caisse ; puis la voyant se lever, elle lafit rasseoir, pour lui parler de sa mère qu’elle avait connueautrefois chez Mme de Bourlon, et de cettepauvre grand’mère enlevée dernièrement d’une façon si prompte et sicruelle. « Au moins, » dit-elle à Éline bien en face,aiguisant et dardant ses yeux clairs, « au moins, a-t-elleconnu le Sauveur avant de mourir ?… »

Lina troublée ne sut que répondre, incapablede mensonge, même si la présidente n’eût pas semblé au fait desmoindres détails de leur vie. C’est vrai que grand’mère n’était paspratiquante. Dans la dernière année surtout, soit indifférence,soit crainte superstitieuse, elle ne parlait jamais de religion,cramponnée au matériel de sa pauvre existence prête à lui échapper.Puis cette fin subite, presque foudroyante, le pasteur arrivantquand tout était fini, la dernière parure faite, les draps blancsrepliés sur le corps froid… Non, on ne pouvait pas dire quegrand’mère eût connu le Sauveur avant de mourir.

« Ah ! pauvre âme privée de lagloire de Dieu… »

La voix changée, les mains jointes,Mme Autheman s’était levée dans un mouvementoratoire…

« Où es-tu maintenant, pauvre âme ?Comme tu souffres, comme tu maudis ceux qui t’ont laissée sanssecours… » Elle continua sur ce ton prophétique, mais Éline nel’entendait plus, d’abord gênée, puis le cœur serré, les larmesprêtes, à l’idée que sa grand-mère pouvait souffrir et par safaute. C’était, cette Éline Ebsen, sous des dehors tranquilles, uneâme vibrante où dormait toute la femme du Nord, sentimentale etmystique. « Grand’mère souffre… » Son cœur éclata, sortide son enveloppe enfantine, en sanglots qui la suffoquèrent,gonflèrent ses molles fibres de blonde et les lignes arrondies deson visage.

« Allons, allons… Calmez-vous… »

Mme Autheman s’approcha, luiprit la main. Elle savait par M. Birk qu’Éline avait de bonssentiments et remplissait, selon le monde, ses devoirs dechrétienne ; mais Dieu exigeait davantage, d’elle surtout, quivivait entourée d’indifférence. Il lui fallait acquérir la foi pourceux qui en manquaient, une foi large, et haute, et protégeante,pareille à ce grand arbre dans lequel les oiseaux du ciel font leurnid. Le moyen ? Rechercher les milieux spirituels, les âmesqui ne se réunissent qu’en Christ. « Venez me voir souvent,soit ici, soit à Port-Sauveur ; je serai heureuse de vousaccueillir… Nous avons aussi dans Paris de bonnes réunions deprières… Prochainement une de mes ouvrières, – ellesouligna le mot, – celle qui sortait d’ici tout à l’heure, doitfaire un témoignage public à l’Évangile… Vous viendrez, vousl’entendrez, son cri enflammera votre zèle… Maintenant,allez ; l’heure me presse. » Elle eut le geste de lacongédier, peut-être de la bénir. « Surtout, ne pleurez plus…Je vous recommanderai à Celui qui sauve et pardonne… » Elle enparlait sur un ton d’assurance comme de quelqu’un qui n’avait rienà lui refuser.

Éline sortit de là bouleversée. Dans sontrouble, elle oubliait le chèque à toucher et revint sur ses pasjusqu’au large perron où s’ouvraient trois hautes portes vitrées,masquées à moitié de toile verte. C’était le comptoir toujourspareil d’une maison de banque, avec ses guichets, ses grillages, dumonde qui attend et circule, les piles d’écus remuées ; maisici comme au premier, quelque chose de froid et d’austère, uneréserve dans l’attitude des employés, le même badigeonnage sombrerecouvrant les allégories du plafond et des murs, les nuageuxdessus de porte qui faisaient la gloire ancienne de l’hôtelAutheman.

On l’adressa à un guichet spécial, ouvertau-dessous d’un écriteau : Port-Sauveur. Dans la cagegrillée, derrière le caissier et lisant par-dessus son épaule, unhomme leva la tête à l’avance timide du chèque et montra une pauvrefigure creuse, aux yeux caves, la joue tuméfiée sous un bandeau desoie noire qui ne lui laissait qu’un profil d’une expression amèreet navrée. Éline songeait : « C’est Autheman… Qu’il estlaid ! – N’est-ce pas ? » sembla répondre le souriredu banquier, qui la regardait tristement…

Tout le long de la route, poursuivie par lenavrement de ce sourire de travers dans cette face de lépreux, ellese demandait comment une jeune fille avait pu se résigner à un maripareil. Par bonté, par cet amour pitoyable des femmes pour lesdisgraciés ? La protestante rigide qu’elle venait de voir luiparaissait bien au-dessus de ces faiblesses, trop élevée aussi pourd’avilissantes questions d’argent. Alors, quoi ? Mais pourexpliquer le mystère de cette nature étrange, de ce cœur fermécomme un temple en semaine, livré au vide, au silence des lieux deprière déserts, il aurait fallu connaître l’histoire de cetteJeanne Châtelus, l’ancienne élève du Bourlon.

*

Elle était Lyonnaise, fille d’un richemarchand de soie, Châtelus et Treilhard, une des plus importantesmaisons de la ville ; née aux Brotteaux, en face de ce grandRhône, qui, si vif et si joyeux lorsqu’il entre dans Arles ouAvignon, au carillon des cloches et des cigales, emprunte auxbrumes lyonnaises, au ciel lourd ou rayé de pluie, la couleur ternede ses eaux, sans rien perdre de sa violence, et reflète bien cetterace emportée et froide, au caractère de volonté et de mélancoliqueexaltation. La nature de Jeanne était de ce pays, développée encorepar le milieu et les circonstances.

La mère étant morte jeune, le père, tout à soncommerce, avait confié l’éducation de l’enfant à une vieille tante,d’un protestantisme étroit, exagéré, noyé de menues pratiques.Aucune distraction que les exercices du dimanche au temple, ou,l’hiver, quand il pleuvait, – et il pleut souvent à Lyon, – unculte de famille dans le grand salon qu’on n’ouvrait que ce jour-làet qui réunissait, sur ses meubles garnis de housses, le père, latante, l’institutrice anglaise, les domestiques.

Longuement, la tante nasillait prières etlectures, tandis que le père écoutait, une main sur les yeux, commeabsorbé dans la contemplation divine, en réalité pensant aumouvement boursier de ses soies, et que Jeanne, déjà sérieuse,s’assombrissait dans les idées de mort, de châtiment, de péchéoriginel, ne levant les yeux de son recueil chrétien que pourapercevoir, derrière les vitres ruisselantes, le grand Rhôneblafard et violent, vagué et troublé comme une mer aprèsl’orage.

Cette éducation rendit très difficile pourl’enfant le moment de la croissance. Elle devint chétive,nerveuse ; et l’on ordonna des voyages de montagne, desséjours dans l’Engadine, à Montreux, près de Genève, ou dans une deces vertes stations reflétées par la tristesse fermée, le noir degouffre du lac des Quatre-Cantons. On s’installa, une saison, etquand Jeanne avait dix-huit ans, à Grindelwald, dans les AlpesBernoises, un petit village de guides, sur un plateau, au pied duWetterhorn, du Silberhorn, de la Junfgrau, dont la fine corneéblouissante s’aperçoit entre une multitude de pics neigeux et deglaciers.

On vient là en excursion pour déjeuner,prendre un guide, des chevaux ; et tout le jour, sur l’uniqueruelle en montée, c’est un tumulte, un encombrement, des arrivéeset des départs de touristes, l’alpenstock à la main, ou formant delongues caravanes qui disparaissent par les sentiers tournants,cadencées au pas lent des bêtes, au pas pesant des porteurs, avecdes flottements de voiles bleus entre les haies. La tante Châtelusdécouvrit pourtant au fond d’un jardin d’hôtel un chaletdisponible, à l’écart du train des ascensionnistes, dans unesituation délicieuse, en face d’une forêt de sapins dont lesfraîches émanations se confondaient avec l’odeur résineuse deschambres, au bas de neiges éternelles où l’arc-en-ciel sedécoupait, à certaines heures, en délicatesses de bleu et de roseexquis.

Pas d’autre bruit que le grondement lointaind’un torrent sur les pierres, le bouillonnement de son écume, lacantilène à cinq notes du cor des Alpes en écho parmi les forêts etles roches, ou la sourde détonation d’une avalanche se mêlant aucanon que l’on tirait dans une grotte sur la route du petitglacier. Parfois, dans la nuit, la tempête soufflait du Nord, et aumatin, sous le ciel éblouissant, une poussière de neigeblanchissait légèrement, d’un blanc de dentelle, brodé,transparent, les pentes abruptes, les sapins, les pâturages, pourse fondre au soleil de midi en une foule de petits ruisselets devif argent dégringolant des hauteurs, se perdant entre les verdureset les pierres, ou formant des chutes avec un lent mouvementd’eau.

Mais ces merveilles de la nature alpestreétaient perdues pour Jeanne et sa tante qui passaient leursaprès-midi au rez-de-chaussée du chalet, en compagnie de vieillespiétistes anglaises, genevoises, à organiser des meetings deprières. Les rideaux tirés, les bougies allumées, on chantait descantiques, on lisait des oraisons, puis chacune de ces damesdéveloppait un texte de la Bible aussi subtilement qu’unprédicateur de profession. Les pasteurs ne manquaient pourtant pasà l’hôtel de la Jungfrau, ni les étudiants en théologie deLausanne et de Genève ; mais ces messieurs, presque tousmembres du Club alpin, ne s’occupaient guère que d’ascensions. Onles voyait défiler le matin sur la montée, avec des piolets, descordes, des guides ; puis le soir ils se reposaient en jouantaux échecs, lisant les journaux, et même les plus jeunes dansaientau piano ou chantaient des chansonnettes comiques.

« Et ce sont nos prêtres ! »disaient les vieilles mômières indignées, secouant leurs cheveuxfades ou les coques de leurs bonnets revêches. Ah ! si on leschargeait de répandre l’Évangile, elles y mettraient une autreardeur, une foi communicative à embraser le monde. Ce rêve del’apostolat de la femme revenait dans toutes leurs discussions. Etpourquoi pas des femmes prêtres, comme il y avait des femmesbacheliers, des femmes médecins ? Le fait est qu’on aurait pules prendre toutes pour de vieux clergymen ; avecleurs teints échauffés ou blafards, ces plates robes noires où riende leur sexe n’apparaissait.

Jeanne Châtelus s’imprégnait de cettemysticité ambiante, transformée en elle par l’ardeur de sajeunesse ; et ce n’était pas la moindre curiosité des meetingsde l’hôtel que le commentaire des Saintes Écritures par cetteenfant de dix-huit ans, inquiétante et jolie, les cheveux noirs àplat sur son front saillant, la bouche amincie de volonté etd’intérieure méditation. Les voyageurs se faisaient dévots pourl’entendre ; et la bonne du chalet, une forte Suissessecoiffée d’un grand papillon de tulle, avait été tellement remuéepar ses sermons qu’elle en restait comme ébervigée, pleurant sesfautes dans le chocolat du matin, parlant seule et prophétisantpendant qu’elle balayait les chambres et lavait les corridors.

On citait encore d’autres exemples de lapieuse influence de Jeanne. Un guide du village, Christian Inebnit,ramassé au fond d’une crevasse après une chute terrible, agonisaitdepuis dix jours dans d’abominables tortures, remplissant sonchenil de hurlements et de blasphèmes, malgré les visites et lesexhortations du pasteur. Jeanne alla le voir, s’installa surl’escabeau du chevet, et doucement, patiemment, réconcilia cemalheureux avec le Sauveur, le fit s’endormir dans la mort, aussicalme, aussi inconscient que sa marmotte, prise – sous son petittoit de branches – de son engourdissement de six mois d’hiver.

Ces succès achevèrent d’exalter la jeuneLyonnaise. Elle se crut marquée pour la mission évangélique,écrivit le soir dans sa chambre des prières et des méditations,affecta de plus en plus une correction austère, parlant toujourscomme au meeting, entremêlant ses discours de textes, de centonsbibliques… « Une femme a perdu le monde, une femme lesauvera. » Cette devise ambitieuse qu’elle devait adopterplus tard sur son papier à lettres, jusque dans l’intérieur de sesbracelets et de ses bagues, où les autres femmes mettent unsouvenir tendre, un chiffre d’amour, cette devise se formulaitvaguement dans sa jeune tête, et l’œ

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