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L’oeil du chat – Tome I

L’oeil du chat – Tome I

de Fortuné du Boisgobey
Chapitre 1

 

Le jour venait de se lever, blafard et triste.

Paris – le Paris qui travaille –s’éveillait.

Les ouvriers descendaient des hauteurs de Montmartre, la pipe à la bouche et le pain sous le bras. Les petites couturières trottinaient vers l’atelier où elles vont pousser l’aiguille jusqu’à la nuit pour gagner quelques sous.

C’est l’heure où les viveurs à outrance rentrent chez eux.

Un fiacre montait lentement la rue du Rocher,un de ces affreux fiacres, attelés d’une rosse poussive, qu’on trouve, sur le tard, à la porte des cercles et des restaurants fréquentés par les soupeurs.

Au fond de ce véhicule délabré, qui sonnait la ferraille, un jeune homme sommeillait, en mâchonnant un cigare éteint : un grand garçon, très brun, engoncé dans un paletot dont il avait relevé le collet pour cacher sa cravate blanche, car il était en tenue de soirée et, à ses traits fatigués, on voyait bien qu’il ne s’était pas couché.

Il avait baissé une des glaces de la voiture,probablement parce qu’il éprouvait le besoin de respirer l’air frais du matin, après avoir veillé longtemps dans un lieu empesté par la fumée du tabac, et quand il entrouvrait les yeux, secoué par un cahot, il regardait vaguement les passants qui filaient sur lestrottoirs.

Et il lui arrivait d’envier le sort de cesesclaves du labeur que la nécessité de gagner leur pain quotidienforçait à courir les rues dès l’aube ; il lui arrivait desouhaiter d’être à leur place, lui, le riche désœuvré, déjà las devivre sans but.

Il faut dire tout de suite que ces aspirationsà une existence régulière lui venaient à la suite d’une grosseperte de jeu et qu’il ne pensait pas sérieusement à seconvertir.

À vingt-cinq ans on n’y songe guère, quand ona quarante mille francs de rente, un nom sonore, des relationsbrillantes, des succès dans tous les mondes et une santé defer.

C’était le cas de Maxime de Chalandrey quiétait entré, à sa majorité, en possession de cette jolie fortune etqui la menait grand train. Il l’avait même déjà fortement écornée,et son oncle maternel lui prédisait qu’il finirait sur lapaille.

Mais cet oncle, ancien chef d’escadron,n’avait pas donné l’exemple, car après une jeunesse orageuse, etune carrière agitée, il en était presque réduit pour subsister, àsa pension de retraite.

Et d’ailleurs, Maxime envisageait sans effroil’avenir que ce philosophe chevronné lui montrait, pour tâcher dele ramener dans la voie de la sagesse.

Maxime était d’une race de soldats. Quand ilaurait mangé son bien, il lui resterait la ressource de s’engagerdans l’armée et la chance d’y faire son chemin.

Il avait été volontaire au 7ecuirassiers et il aurait certainement suivi une carrière militaire,s’il eût été pauvre, car elle lui plaisait.

Il devait à l’opulent héritage de ses parentsd’avoir manqué sa vocation.

En attendant que cette vocation lui revînt, ilpassait son temps à s’amuser en jetant l’argent par les fenêtres,et il habitait, rue de Naples, un petit hôtel, acheté très bonmarché à une demoiselle tombée en déconfiture.

Il ne lui manquait, pour être heureux, qu’unbonheur qui ne se vend pas et qu’on ne trouve pas toujours quand onle cherche : il lui manquait d’aimer une femme digne d’êtreaimée. Il en avait assez d’éparpiller ses tendresses et il sesentait mûr pour une grande passion.

Ce matin-là, particulièrement, il avait lesidées tournées au sentimental, comme cela lui arrivait assezsouvent lorsque le baccarat l’avait maltraité.

Il rêvait d’une liaison où son cœur semettrait de la partie, et il n’espérait certes pas la nouer, enrentrant au logis à sept heures du matin, après une nuitblanche.

Il avait fini par se réveiller tout à fait, etil mit la tête à la portière pour jeter son cigare.

Le fiacre allait au pas et rasait de très prèsle trottoir. Maxime, en se penchant hors de la voiture, se trouvapresque bec à bec avec un monsieur qui descendait la rue, ses deuxmains dans les poches de son pardessus, et qui s’écria :

– Tiens !… Chalandrey !

– Lucien Croze !

Les deux exclamations partirent en même tempset le dialogue s’engagea d’autant plus facilement que le cochers’empressa d’arrêter son malheureux cheval qui ne demandait qu’à sereposer.

– En voilà une rencontre ! reprit lepassant, planté devant la portière. Qu’es-tu devenu depuis le tempsoù nous étions de la même chambrée à la caserne ?

– Je ne suis rien devenu du tout. Ettoi ?

– Moi, je suis caissier dans une maisonde banque.

– Gagnes-tu beaucoup d’argent ?

– J’en gagne assez pour me suffirelargement et pour aider ma sœur qui travaille de son côté. Ellepeint sur porcelaine.

– Comment ! tu as une sœur ?…tu ne m’as jamais parlé d’elle !…

– Parce que, quand nous étionscuirassiers, elle était encore au couvent… c’était une fillette.Maintenant, c’est une grande demoiselle.

– Te ressemble-t-elle ?

– Oui, en beau.

– Alors, elle doit être charmante.

Lucien se mit à rire de ce compliment, trèsmérité, car il était fort bien de sa personne : aussi blondque Maxime était brun, avec des traits plus réguliers et unephysionomie plus avenante.

– Elle n’est pas mal, dit-il gaiement, etelle a d’autres qualités : elle est bonne et intelligente.

– Et elle n’est pas encoremariée ?

– Oh ! il n’y a pas de tempsperdu ; elle vient d’avoir dix-neuf ans. Et puis, elle estdifficile, et elle a le droit de l’être, quoiqu’elle n’ait qu’unetoute petite dot.

– Bah ! la fortune ne fait pas lebonheur.

– Non, mais elle n’y nuit pas et je tefais mon compliment d’être riche… car tu l’es…

– Moins que tu ne penses… et je suis enpleine déveine. Je viens de perdre quinze cents louis aubaccarat.

– Comment ! tu joues !…

– Tant que je peux !… et ça ne meréussit pas.

– Au fait, je me souviens que pendant quenous faisions notre volontariat à Meaux, tu fréquentais un café oùles jeunes bourgeois de l’endroit se réunissaient pourcartonner.

– Oui… et la partie n’était pas chère. Sije m’en étais tenu à celle-là, j’aurais beaucoup de billets demille que je n’ai plus… Parlons d’autre chose. Tu as été monmeilleur camarade au régiment, et puisque je t’ai retrouvé,j’espère que nous nous reverrons. Je demeure à deux pas d’ici… ruede Naples, 29… Quand viendras-tu déjeuner avec moi ?

– Je ne suis libre que le dimanche…

– Eh ! bien, je t’attendrai à midi,dimanche prochain.

– C’est que… j’ai promis à Odette de lamener, ce jour-là, à Sèvres…

– Qui ça, Odette ?… tamaîtresse ?

– Je n’ai pas de maîtresse. Odette, c’estma sœur. Nous devons aller visiter ensemble le musée et lamanufacture…

– Ah ! oui, les vases… lesassiettes… les vieilles porcelaines… Je n’y entends rien, mais jem’imagine que c’est très curieux.

» Eh bien ! tu iras après déjeuner…et je me sens capable d’y aller avec toi, si tu veux bien meprésenter à mademoiselle Odette.

– Je lui en parlerai, mais…

– Bon ! c’est convenu !… àdimanche !… et avant de me quitter, donne-moi ton adresse.

– 15, rue des Dames.

– À Batignolles… nous sommes presquevoisins. Je te préviens que, si tu n’es pas arrivé à midi, j’iraite chercher.

– Je ne te promets rien et je me sauve.Il faut que je sois à mon bureau avant neuf heures et il y a loind’ici à la rue des Petites-Écuries.

Ayant dit, Lucien Croze serra la main de sonancien camarade et reprit le pas accéléré.

Maxime allait crier à son cocher de marcher,lorsqu’une femme sortit tout à coup de la porte d’une maison devantlaquelle ce cocher s’était arrêté, franchit rapidement le trottoir,ouvrit la portière et se jeta dans la voiture.

Maxime eut à peine le temps de se reculer pourlui faire place. Il n’avait pas vu son visage, parce qu’elle étaitvoilée jusqu’au menton, mais à sa taille, il avait deviné qu’elleétait jeune et il ne songea pas une seconde à la repousser ni mêmeà lui demander pourquoi elle envahissait ainsi son fiacre.

Il flairait une bonne fortune. L’imprévul’attirait et il était toujours prêt à s’embarquer dans uneaventure.

Bientôt, il ne douta plus d’en avoir rencontréune, car l’inconnue lui dit, en se blottissant derrièrelui :

– Baissez le store de votre côté.

Il comprit qu’elle voulait se dérober aux yeuxde quelqu’un qui la guettait et, en rabattant le store, il aperçuten effet, planté sur le trottoir opposé, un homme qu’il n’eut pasle temps d’examiner, car le cocher, sans attendre l’ordred’avancer, fouetta sa rosse qui, par miracle, partit au grandtrot.

– Je vous en prie, monsieur, regardez sion nous suit, reprit la dame, d’une voix étouffée.

Maxime se retourna, appliqua son œil au troupercé dans le dossier du fiacre et, à travers la vitre qui fermaitce sabord d’arrière, il vit que l’homme était toujours à la mêmeplace.

– Non, madame, dit-il.

– Merci ! vous m’avez sauvée.

Maxime avait bonne envie de demander :« sauvée de quoi ? », mais il s’en garda bien, depeur d’effaroucher la dame.

L’aventure commençait bien et elle aurait putourner court s’il avait essayé de la brusquer.

Il attendit donc que l’inconnue s’expliquât,mais il ne se priva pas de l’examiner.

Élégamment vêtue de noir et encapuchonnéed’une pelisse garnie de fourrure, elle avait tout à fait l’aird’une femme du meilleur monde, et le soin qu’elle prenait de cachersa figure prouvait surabondamment qu’elle craignait d’être reconnueplus tard, par son sauveur, qui, lui aussi, était du monde et quiaurait pu la rencontrer dans un salon.

Il fallait pourtant que Maxime sût où ellevoulait aller et comme elle ne se pressait pas de parler, ilcommençait à croire qu’elle se laisserait conduire chez lui ;– et l’idée de l’y amener lui souriait fort.

La maison d’où elle était sortie se trouvaitentre la rue de Vienne et la rue de Madrid.

Arrivé au coin de la rue de Naples, le fiacretourna et s’arrêta bientôt devant l’hôtel où demeuraitChalandrey.

– Non… non… pas ici ! s’écria ladame.

– Pourquoi pas ? demanda doucementMaxime. Cet hôtel est à moi. Je l’occupe seul. Vous y serez ensûreté.

– Je le crois… mais… on m’attend. Je vousprie, monsieur, de dire à ce cocher de me conduire boulevardBessières.

– Aux fortifications !…Diable ! Je doute que son cheval puisse nous traînerjusque-là. Vous feriez mieux d’entrer chez moi. J’enverrai monvalet de chambre chercher une autre voiture…

– Chercher une autre voiture ?… Non,ce serait trop long… faites ce que je vous demande, je vous ensupplie.

– Vous me permettrez du moins de vousaccompagner ?

– Oui, si vous l’exigez.

– Alors, je vais essayer de décider cethomme à marcher, mais je ne réponds pas que nous ne resterons pasen route.

» À quel endroit du boulevard Bessièresvoulez-vous aller ?

– Je vous le dirai quand nous y serons,mais, faites vite.

Maxime descendit et promit vingt francs aucocher qui jura d’arriver, dût sa bête en crever. Et, pendant cecolloque, Maxime put constater que la rue de Naples étaitdéserte.

Personne n’avait suivi la voiture. Il yremonta vivement et il s’aperçut que la dame avait profité de sonabsence pour se masquer, en mettant un loup, comme au balde l’Opéra.

L’aventure se corsait et Maxime de Chalandreyn’était pas au bout de ses étonnements, car il ne pouvait pasprévoir qu’elle allait se terminer par une tragédie.

Le fiacre roulait déjà vers le boulevard desBatignolles qu’il faut traverser pour arriver au chemin de rondedes fortifications qu’on a décoré de noms de maréchaux du premierEmpire – Berthier, Bessières, Ney et bien d’autres.

Chalandrey fréquentait peu ces parages reculéset il se demandait ce que la dame allait faire, à pareille heure,dans un quartier si excentrique.

Elle s’abstint de le lui dire, mais elleessaya de lui expliquer pourquoi et comment elle s’était adressée àlui.

– Monsieur, commença-t-elle, d’un airassez dégagé, au moment où j’allais sortir, je me suis aperçuequ’on m’épiait et je n’ai pas franchi la porte. Votre voiture s’estarrêtée précisément devant l’allée où je me tenais cachée. Alors,l’idée m’est venue que vous pourriez me tirer de l’embarras où jeme trouvais. J’ai attendu que votre ami qui causait avec vous fûtparti et j’ai pris d’assaut ce fiacre où vous avez consenti à merecevoir. J’ai été bien inspirée, puisque j’ai eu affaire à ungalant homme.

– Merci du compliment, madame, répliquaMaxime. Vous n’avez confiance en moi qu’à moitié, puisque vousvenez de vous masquer pour m’empêcher de voir votre visage. Je n’ensuis pas moins flatté de l’honneur que vous me faites et je reste àvos ordres.

– Je vous en sais un gré infini…

– Mais vous espérez bien que nosrelations en resteront là.

– Qu’en savez-vous ?

– Je voudrais croire le contraire… et, àtout hasard, je vais vous dire mon nom… sans vous demander levôtre. Je m’appelle Maxime de Chalandrey. Vous venez de voirl’hôtel que j’habite et qui m’appartient. Je ne suis pas marié etje n’ai pas de maîtresse. Je suis donc complètement libre.

– Moi pas.

– C’est-à-dire, je suppose, que vousdépendez de ce monsieur qui vous guettait tout à l’heure sur letrottoir de la rue du Rocher.

– Vous l’avez remarqué ?

– Parbleu !… j’ai même deviné quec’est un jaloux. Vous ne seriez pas femme si vous n’aviez pas enviede le tromper pour le punir de vous espionner… et si vous vous ydécidez, vous pouvez bien me donner la préférence.

Ce fut dit si gaiement que la dame se laissaaller à sourire, et en dépit du masque, Maxime vit qu’elle avaitdes dents adorables.

– Une déclaration ! s’écria-t-elle.Si je vous prenais au mot et que je fusse vieille et laide, vousseriez bien attrapé.

– Je suis sûr que vous êtescharmante.

– Monsieur mon sauveur, vous n’êtes passérieux. Que penseriez-vous de moi si je me jetais à votretête ?

– Je penserais que je ne vous déplaispas.

– Je veux que vous ayez meilleure opinionde moi. Il se peut que vous me plaisiez… vous voyez que je suisfranche… Il se peut aussi que je vous revoie. Seulement, jeprétends choisir mon heure… et si jamais nous nous rencontrons, jeveux que vous ne me reconnaissiez pas.

» Notre voyage à deux va finir.Oubliez-le.

– Je vous promets de n’en parler àpersonne, mais l’oublier !… diable !… il faudrait quej’eusse bien peu de mémoire.

– Vous n’y penserez plus dans un mois.Plus tard, si nous nous retrouvions dans le monde, si vous vousavisiez de me faire la cour et s’il me convenait de me laisserfaire, je m’y prendrais de telle sorte que vous ne vous douteriezpas de m’avoir vue.

– Bon ! pensa Maxime, voilà uneillusion que je ne chercherai pas à lui enlever.

Et il répondit en riant :

– J’accepte l’espérance que vous voulezbien me laisser. Je suis forcé de m’en contenter, mais la moindreréalité ferait beaucoup mieux mon affaire.

– Écoutez-moi, dit vivement la dame. Ilm’a fallu peu de temps pour vous juger et maintenant je suiscertaine que je n’ai pas eu tort de me fier à votre loyauté et àvotre discrétion. J’ai contracté vis-à-vis de vous une dette dereconnaissance et je vous jure que je la paierai. Quand etcomment ? Je n’en sais rien, mais je la paierai.

» Ne m’en demandez pas davantage. Je nepourrais pas vous répondre.

» Peu importe du reste qui je suis etpourquoi j’ai eu recours à vous, puisque je sais qui vous êtes. Jevous ai prié d’oublier, mais je n’oublierai pas, moi.

» Comptez sur l’avenir.

– J’y compte, madame, et je vous obéirai.Je ne vous questionnerai plus et je tâcherai de ne me souvenir derien.

– Promettez-moi aussi de ne pas mesuivre, quand je descendrai de cette voiture.

– Quoi ! vous voulez que je vousabandonne sur un boulevard désert ?

– Je l’exige.

– Mais il fait un brouillard à couper aucouteau ! Le moins qu’il puisse vous arriver, c’est de vouségarer dans ces ténèbres.

– Ne craignez pas cela. Je connais monchemin.

– Et si on vous attaque ?

– Je me défendrai. J’ai un revolver surmoi et je sais m’en servir. Mais on ne m’attaquera pas. Ce quartiervaut mieux que sa réputation. La nuit, je ne m’y risquerais pasvolontiers ; le jour, il n’y a aucun danger.

» Nous approchons du boulevard Bessières.Dès que nous y serons, je vous quitterai et, si vous tenez à merevoir, plus tard, vous resterez dans ce fiacre… il vous ramènerachez vous.

– Je m’y résignerai, puisqu’il le faut,sous peine de perdre la seule chance qui me reste de vousretrouver.

» Avouez que je suis obéissant et quej’aurai bien mérité la récompense promise.

– Quand je promets, je tiens.

– Mais… j’y pense… si le monsieur de larue du Rocher s’était avisé de vous attendre à l’endroit où vousallez ?… Il n’aurait pas eu de peine à prendre une voituremarchant mieux que celle-ci et il a bien pu arriver avant nous.

– Ne cherchez pas à m’effrayer. L’hommedont vous parlez ne peut savoir où je vais… et si, par impossible,il l’avait deviné… Eh ! bien, ma destinée s’accomplirait.

– Est-ce à dire qu’il voustuerait ?

– Non… et, je vous le répète, je ne puisrien vous apprendre. Faites-moi donc la grâce de ne plus m’adresserune seule question.

– Pas avant que vous m’ayez accordé unefaveur.

– Laquelle ?

– Permettez-moi de vous baiser lamain.

– Qu’à cela ne tienne, répondit sanshésiter la dame.

Et elle offrit le bout de ses doigts, gantésde noir, à Chalandrey, qui s’écria :

– Oh ! non !… pas ainsi !…Ce serait comme si j’embrassais votre masque, au lieu d’embrasservotre figure.

– Vous êtes bien exigeant, dit ensouriant l’inconnue.

Et elle ôta son gant.

La main était ravissante ; blanche etfine ; une main de reine.

Maxime y colla ses lèvres et la dame le laissafaire, mais comme le baiser se prolongeait un peu trop, elle retiradoucement sa main et elle se reganta.

Ce n’était pas seulement pour le plaisir decaresser une peau satinée que Maxime avait réclamé. Il espérait larevoir un jour ou l’autre, cette main qu’on lui abandonnait de sibonne grâce, et ne pas la confondre avec une autre.

C’était là une prétention quelque peuhasardée, mais Maxime ne doutait de rien, et, du reste, il avaitété servi à souhait, car la dame portait au petit doigt une baguetrès facile à reconnaître : un anneau d’or dont le chatonétait formé par une pierre assez rare qu’on appelle unœil-de-chat et qui passe pour être un heureux talisman –tout au contraire de l’opale, qui a la réputation de portermalheur.

Après avoir passé devant l’église deSainte-Marie des Batignolles et remonté jusqu’au bout la longueavenue de Clichy, le fiacre était arrivé au chemin de ronde.

À gauche, c’était le boulevard Berthier quicommence à la porte de Courcelles ; à droite, le boulevardBessières qui va jusqu’à la porte de Saint-Ouen. En face, il yavait la porte de Clichy et, un peu plus loin, une caserneinoccupée.

Les employés de l’octroi se tenaient dansl’intérieur du poste. Chalandrey frappa aux carreaux de la voiture.Le cocher arrêta son cheval qui n’en pouvait plus, et l’inconnues’empressa de descendre.

Maxime en fit autant et lui dit :

– Je ne puis vraiment pas vous laisserlà. Je vais vous suivre de loin… de très loin.

– Est-ce ainsi que vous tenez votreparole ? demanda la dame.

– Je vous ai promis de ne pas chercher àsavoir qui vous êtes, mais je ne me suis pas engagé à ne pas metenir à portée de vous protéger jusqu’à ce que vous soyez ensûreté. Or, tant que vous marcherez sur ce boulevard, vous serez àla merci du premier venu. Masquée comme vous l’êtes, vous avezl’air d’une femme qui sort du bal de l’Opéra. Il n’en faut pas pluspour qu’on vous insulte. Aimez-vous mieux être suivie par un rôdeurde barrières que par moi ? Songez donc que si je voulaispénétrer vos secrets, ce serait bien facile. Je ne sais pas où vousallez, mais je sais d’où vous venez. Je vous ai vue sortir d’unemaison de la rue du Rocher que je reconnaîtrais parfaitement et ilne tiendrait qu’à moi de m’y renseigner.

La dame hésitait.

– Songez donc aussi, reprit Maxime, quej’aurais pu faire semblant de m’en aller dans ce fiacre et endescendre pour vous suivre sans vous le dire. Vous ne vous enseriez pas aperçue.

– Eh ! bien, dit-elle brusquement,faites comme il vous plaira ; adieu, monsieur !

Et, sans laisser à son sauveur trop zélé letemps de lui répondre, elle s’enfuit par le boulevardBessières.

Maxime, sûr de la rattraper, mit un louis dansla main du cocher et enfila, lui aussi, le chemin de ronde.

La dame était déjà loin, mais non pas hors devue, car elle n’avait guère qu’une vingtaine de pas d’avance et lebrouillard commençait à se dissiper.

Elle marchait rapidement et sans se retournersur le rebord de cette voie, bordée d’un côté par lesfortifications, et de l’autre par des clôtures en planches derrièrelesquelles s’étendaient sans doute des terrains vagues.

Où pouvait-elle aller dans ce quartierinhabité ? Maxime se le demandait, lorsqu’elle disparut tout àcoup.

Évidemment, elle ne s’était pas enfoncée dansune trappe. Le boulevard Bessières n’est pas machiné comme unthéâtre de féeries.

Pour savoir à quoi s’en tenir, Maxime se mit àcourir et arriva à l’endroit où l’inconnue s’était éclipsée commeun fantôme.

Il y avait là un rentrant, une sorte de pancoupé dans la palissade que la dame longeait au moment où elleétait devenue invisible, mais cette palissade ne présentait aucunesolution de continuité et elle était trop élevée pour qu’un hommepût l’escalader en quelques minutes ; une femme encoremoins.

Où était passée la mystérieuse personne queMaxime surveillait à distance ? Impossible de le deviner.

Encore s’il avait pu regarder par-dessus laclôture ou au travers, mais elle avait bien deux mètres de hauteuret les planches qui la formaient étaient comme soudées les unes auxautres.

Il s’expliquait maintenant pourquoi l’inconnuen’avait pas persisté à lui défendre de la suivre.

Elle connaissait un moyen de se dérober etelle comptait bien qu’il ne saurait jamais où elle s’étaitcachée.

Et Maxime ne pouvait pas songer à prendre desinformations, car il n’y avait pas là une seule maison, pas mêmeune de ces baraques où des cabaretiers de banlieue vendent du vinbleu aux ivrognes errants.

En se retournant vers les talus gazonnés del’enceinte fortifiée, il avisa à l’entrée d’un bastion, une butteen terre qui avait servi de magasin à poudre pendant le siège. Ilpensa que du sommet de cette éminence artificielle, il domineraitles terrains que lui masquait la palissade ; l’idée lui vintd’y grimper, et il la mit à exécution sans perdre une minute.

Il fut payé de ses peines.

Le brouillard s’était levé tout à fait et, duhaut de ce monticule, Maxime de Chalandrey eut une vue trèsétendue, mais pas très gaie, car au-delà des fortifications il y al’ancien cimetière des Batignolles, et en deçà, du côté de l’Est,c’est le quartier des Épinettes – un dédale de ruelles quis’entrecroisent et de masures, habitées surtout par deschiffonniers.

Il n’était pas monté là pour contempler cevilain paysage et il ne regarda que l’enclos où la dame avait dûs’introduire, par un procédé qu’il ne devinait pas.

Il n’aperçut point la dame, mais il vit,isolée au milieu d’un champ inculte, une maison qui n’avait pasmauvaise apparence.

C’était un pavillon carré, à un seul étage, etcela ressemblait à une de ces villas en miniature, que lesbourgeois aisés se font construire dans la banlieue pour venir s’yreposer le dimanche.

Il y manquait le jardinet traditionnel et cesingulier logis semblait avoir poussé comme un champignon parmi lesorties.

Pas une fleur, pas un arbre auxalentours ; rien que de l’herbe desséchée et des plantesparasites.

Et plus loin, l’horizon était bordé par desmurs. Si l’inconnue était entrée dans ce pavillon, qu’y venait-ellefaire ?

Il ne paraissait pas qu’elle y demeurât, car,à toutes les fenêtres les persiennes étaient closes, mais si elle ydemeurait, elle n’y avait certainement pas couché cette nuit-là,puisque Maxime de Chalandrey l’avait vue, sortant, au petit jour,d’une maison de la rue du Rocher.

Et elle était si pressée d’arriver qu’elledevait courir à un rendez-vous.

Ce pavillon perdu dans un quartier désertpouvait bien servir à abriter des amoureux obligés de se cacher.Seulement, si l’homme qui, tout à l’heure, guettait l’inconnue,était son mari, comment se faisait-il qu’il s’y prît si mal pour lasurprendre ?

Se planter juste devant la porte d’une femmequ’on veut surveiller, c’est par trop naïf, et ce jaloux malaviséen avait été pour ses peines, puisqu’elle s’était dérobée à sonespionnage.

Que craignait-elle donc et pourquoitenait-elle tant à empêcher celui qu’elle appelait son sauveur desavoir où elle allait ?

Maxime, lancé dans le vaste champ deshypothèses, n’en trouva pas une seule qui le satisfît et resta enface d’un mystère irritant qu’il résolut de percer à tout prix.

La raison lui conseillait de ne pas pousserplus loin cette bizarre aventure et de rentrer tranquillement chezlui, sans plus se préoccuper de la dame qu’il avait voiturée, maisil fut pris d’une fièvre de curiosité à laquelle il ne put pasrésister.

Il se dit qu’il devait y avoir un moyend’arriver jusqu’au pavillon et il se décida à descendre de sonobservatoire pour examiner avec plus de soin la clôture qui luiavait paru d’abord constituer un obstacle infranchissable.

Il revint donc à l’angle rentrant où la femmemasquée avait disparu, et en y regardant de très près, il finit parapercevoir, faisant saillie sur une des planches de la palissade,une espèce de gros clou à tête ronde.

L’idée lui vint aussitôt d’appuyer dessus avecson pouce, comme on presse le bouton d’une sonnette électrique etaussitôt, s’entrebâilla sans bruit une porte étroite, dont lescharnières placées à l’intérieur, étaient complètement invisible dudehors.

Il fallait connaître le secret pourentrer.

La dame le connaissait certainement et Maximel’avait trouvé, par hasard.

Il n’hésita pas une seconde à profiter de sadécouverte.

Il se glissa par l’ouverture où deux personnesn’auraient pas pu passer de front, et repoussa derrière lui labarrière mobile qui se referma silencieusement.

C’était une imprudence, car en procédantainsi, il risquait de s’emprisonner et il s’avisa un peu tard des’assurer qu’il ne s’était pas mis dans l’impossibilité de sortirde cet enclos suspect.

Heureusement, il constata, en le faisant jouerde nouveau, que le mécanisme fonctionnait des deux côtés de lapalissade.

Il avait donc une retraite assurée, pour lecas où un danger imprévu l’obligerait à fuir.

Il ne s’agissait plus que d’aborder lepavillon qui s’élevait à cinquante mètres de la porte secrète etqu’il n’avait encore vu que de haut et de loin.

C’est une construction étrange quin’appartenait à aucun ordre d’architecture. Il y entrait de lapierre, de la brique et du bois. Cela tenait tout à la fois de lavilla suburbaine et du chalet suisse, car le premier et uniqueétage était entouré extérieurement d’une galerie en sapin verniequi paraissait avoir été ajoutée après l’achèvement de la bâtisseet qui faisait un effet ridicule.

À coup sûr, le propriétaire de cet immeublebaroque n’était pas un homme de goût.

Au rez-de-chaussée, du côté de la barrière parlaquelle Maxime était entré, il n’y avait pas de porte,probablement parce que la façade principale se trouvait du côtéopposé.

La maison avait tout l’air d’être inoccupée,car il n’en sortait aucun bruit, et même abandonnée, car les murss’effritaient et la galerie de bois se déjetait.

Maxime commençait à croire qu’il s’étaittrompé et que, si l’inconnue était entrée dans l’enclos, ellen’avait fait que le traverser pour gagner quelque autre logis,situé plus loin que ce château de la Belle au Bois Dormant.

Il y avait vraiment peu d’apparence qu’ellefût sortie de son domicile, en se cachant, pour venir passer samatinée dans un pareil lieu. Des conspirateurs ou desfaux-monnayeurs auraient pu s’y abriter, mais qu’une femme jeune etélégante y fût attendue, c’était par trop invraisemblable, et peus’en fallût que Maxime ne rebroussât chemin.

Toutes réflexions faites, il résolut decompléter la reconnaissance du terrain, avant d’abandonnerl’entreprise.

Il commença naturellement par faire le tour dupavillon, et il n’eût pas plus tôt dépassé l’angle du mur desoubassement qu’il aperçut une échelle appliquée contre la galeriedu premier étage.

Il ne supposa pas que la dame s’en fût serviepour s’introduire dans cette boîte de pierre, mais il pensa querien ne l’empêchait, lui, de prendre cette voie malaisée, s’il n’entrouvait pas une autre plus commode.

Et il n’en trouva point.

Il y avait bien une porte, mais cette porteétait close. L’inconnue avait dû entrer par là, retirer la clé,après s’en être servie pour ouvrir et s’enfermer en dedans.

De ce côté, le terrain était entouré de hautesmurailles. Donc, elle n’avait pas pu en sortir.

Après avoir achevé son exploration, il revintà l’échelle, y grimpa, enjamba sans peine la balustrade et pritpied sur le balcon de bois.

Le plus fort n’était pas fait, car lesfenêtres avaient des volets pleins et les murs n’étaient pas deverre. Maxime ne pouvait pas voir ce qui se passait dansl’intérieur du pavillon. Mais, en suivant la galerie, il finit pardécouvrir une porte vitrée qui était entrouverte.

Il n’eut qu’à la pousser et il se trouva dansun couloir obscur qui semblait s’étendre à droite et à gauche.

Il prit à droite et, en avançant avecprécaution, il s’aperçut qu’il marchait sur un tapis assez épaispour amortir complètement le bruit de ses pas.

Enhardi par ce début, il avança encore ;bientôt il entendit des voix : une voix d’homme forte etsonore, alternant avec une voix douce, la voix de la femme qu’ilcherchait.

Il ne pouvait pas encore saisir les paroles,mais il pouvait déjà constater que ce colloque n’était pas un duod’amoureux.

L’homme parlait d’un ton de menace ; lafemme répondait d’un ton suppliant.

Et, certes, ils ne se doutaient pas qu’on lesécoutait, car le diapason de leur entretien s’élevait de plus enplus.

Ils n’étaient séparés de Maxime que par uneportière en tapisserie qu’il n’aurait eu qu’à soulever pour setrouver face à face avec eux. Il se contenta de prêter l’oreille,ce qui n’était pas le fait d’un gentleman. La situation, il estvrai, excusait un peu son indiscrétion, et il était assez naturelqu’il tînt à savoir à qui il avait affaire.

Il s’approcha donc presque jusqu’à toucher latapisserie, et, ainsi posté, il ne perdit plus un mot dudialogue.

– Si tu n’as que des conseils à m’offrir,dit l’homme, ce n’était pas la peine de me donner rendez-vous iciet de m’y faire poser.

– Bon ! je suis fixé, pensaChalandrey. Il la tutoie. Donc, il est ou il a été son amant.

– Je n’ai pas pu venir plus tôt, réponditla femme ; j’étais surveillée, et si tu savais tout ce qu’ilm’a fallu faire pour arriver jusqu’ici !…

– Ça ne me regarde pas. Quand je t’aiécrit que j’étais à Paris, c’est toi qui as voulu me voir et qui asfixé l’heure et le lieu de l’entrevue. Ça m’allait, parce que jecroyais que tu y serais avant moi. Je connaissais le truc pourentrer par le boulevard Bessières, mais tu savais bien que jen’avais pas de clé de la porte du pavillon. Et comme je n’ai trouvépersonne, j’en aurais été réduit à battre la semelle sur l’herbe,si je n’avais pas découvert une échelle qui m’a servi à grimperjusqu’à la galerie…

– Je te répète que ce n’est pas ma fauteet que…

– Je n’ai pas besoin de tes explications.Je t’ai attendue au moins trois-quarts d’heure, et j’allais partir,comme j’étais venu, par la porte vitrée. Mais te voilà et je tepardonnerais d’être en retard, si tu consentais à faire ce que jete demande.

– Tu ne peux pas rester à Paris.

– Mais, si… en faisant peau neuve… pourcela, il ne me faut que de l’argent… et tu en as.

– Je ne refuse pas de t’en donner, si tuveux quitter la France et me promettre de n’y jamais revenir.

– Tu as donc bien peur que je ne dérangeta vie !

– C’est pour toi que j’ai peur. Quand ona un passé comme le tien, le pavé de Paris n’est pas tenable.Faut-il que je te le rappelle, ce passé ?

– Inutile… je le connais… et personne quetoi ne s’en souvient. On prétend que les voyages forment lajeunesse, mais ils changent diablement la figure des gens. Voilàsept ans que je roule ma bosse dans les cinq parties du monde. Mescamarades d’autrefois ne me reconnaîtraient plus.

– Je t’ai bien reconnu, moi.

– Parce que je t’avais écrit que jevenais d’arriver à Paris. Si je ne t’avais pas prévenue, tu auraispassé à côté de moi dans la rue, sans tourner la tête.

– Non… tu as des yeux qu’on ne peut pasoublier. Mais à quoi bon discuter là-dessus ? Ma résolutionest prise. Si tu restes à Paris, ce sera contre ma volonté et s’ilt’arrive malheur, je ne pourrai plus rien pour toi. Mais, si tu tedécides à partir immédiatement, je suis prête à t’aider.

– M’aider ?… Comment ?

– En te remettant trente mille francs quite permettront d’entreprendre en Amérique un commerce quelconque eten te servant là-bas une pension de six mille francs.

– À la bonne heure ! c’est parlécela !

– Alors, tu acceptes ?

– Je me tâte. J’aimerais mieux la moitiéde la somme et la pension… en France.

– En France, rien. Je te l’ai déjàdit.

– Tu les as apportés, les trentemille ?

– Oui… et je me contenterai de ta parole.Si tu y manquais, je supprimerais ta pension… et si jamais tu teréclamais de moi, je te renierais.

Il y eut un silence et Maxime, dont lacuriosité de plus en plus surexcitée n’était qu’à demi satisfaite,Maxime se rapprocha encore de la tapisserie.

Il en avait assez d’écouter cette conversationqui ne lui avait rien appris de positif.

Il voulait maintenant voir les causeurs.

Le rideau, le lourd et épais rideau detapisserie n’adhérait pas exactement à la cloison qui l’encastrait,et en l’écartant un peu, il put regarder par l’interstice.

Le colloque se tenait dans une grande sallequ’éclairait très imparfaitement le jour tombant d’en haut, àtravers un plafond vitré.

Le pavillon qui, du dehors, paraissait avoirdeux étages n’en avait qu’un dont le centre formait ce que lesanglais appellent un hall.

Cette vaste pièce n’était meublée que d’unelongue table recouverte d’un tapis vert et entourée de fauteuilsgarnis de cuir. On eût dit qu’elle avait été aménagée pour y réunirles administrateurs de quelque grande administrationfinancière.

L’inconnue et l’homme qu’elle était venuetrouver là causaient près de la table ; la femme tournant ledos et l’homme montrant les trois quarts d’un visage barbu dontMaxime ne distinguait pas bien les traits, à la lumière terne d’unematinée brumeuse.

Cet homme était grand et taillé en force.

Maxime le vit prendre des mains de la femme unpaquet de billets de banque et le fourrer prestement dans sapoche.

– Maintenant, pars, dit la dame. Vat’embarquer au Havre et écris-moi, dès que tu seras arrivé àNew-York.

– Je n’y manquerai pas, répliqua l’hommeet je te quitte.

» Par où veux-tu que je sorted’ici ?

– Par la galerie. Quand tu seras au basde l’échelle, aie soin de l’enlever et de la remettre à l’endroitoù tu l’as prise. Moi je sortirai par la porte du rez-de-chaussée…dans dix minutes… quand tu seras déjà loin.

– Alors… adieu ?

– Oui, adieu pour toujours.

– Toujours, c’est bien long… maispuisqu’il le faut !… Merci, tout de même !… Merci de ceque tu as fait pour moi.

Et sans ajouter un seul mot, sans serrer lamain de celle qui venait de le payer si largement, l’homme sedirigea vers une porte qui devait donner dans le couloir où Maximes’était glissé.

Ce couloir avait deux branches. Maxime avaitpris celle de droite ; l’homme passait par l’autre. Ils nepouvaient pas se rencontrer et Maxime n’avait pas la moindre enviede courir après lui.

Maxime se demandait si, maintenant quel’inconnue était seule, il allait l’aborder avant qu’ellepartît.

Il s’y serait peut-être décidé, si la scène àlaquelle il venait d’assister, n’eût refroidi son ardeur.

Il avait vu la femme pour laquelle il s’étaitpassionné donner de l’argent à un individu qui devait avoir été sonamant. À quelle catégorie sociale appartenait donc cet étrangecouple ? Maxime soupçonnait que l’homme était un malfaiteurtraqué par la police et que la dame ne valait pas beaucoup mieux.Ses illusions s’envolaient à tire d’ailes. Il ne tenait pas à semêler des affaires de ces gens-là. Il se dit qu’il ferait sagementde laisser l’inconnue déguerpir, de décamper lui-même, un quartd’heure après, et de tâcher d’oublier cette sotte aventure.

Il resta donc embusqué derrière latapisserie.

La dame non plus ne bougeait pas et elle luitournait le dos.

Les dix minutes annoncées s’écoulèrent sansqu’elle fît un mouvement ; mais quand elles furent passées,elle s’achemina lentement vers le fond de la salle.

Maxime qui la suivait des yeux, la vit ouvrirune porte, s’arrêter tout à coup, en prêtant l’oreille, reculervivement, traverser le hall, en diagonale, et finalementdisparaître par une autre porte, une porte latérale qu’elle refermasur elle.

Elle avait sans doute entendu dans l’escalierun bruit qui l’inquiétait. Quelqu’un arrivait par là, quelqu’unqu’elle ne voulait pas rencontrer.

La situation se compliquait et, pourl’imprudent Chalandrey, c’était le vrai moment de filer. Lacuriosité le retint à son poste d’observation.

Bientôt, il vit entrer un homme, puis un autrepuis un autre encore. Il en compta sept : toute une bande dontl’aspect n’avait rien de bien effrayant.

Ils étaient tous convenablement vêtus etMaxime fut tenté de croire qu’ils venaient tenir là une de cesséances maçonniques où les bourgeois se plaisent à s’entourer demystère pour débiter solennellement des banalités humanitaires.

Impossible de les prendre pour desconspirateurs. Ils causaient gaiement et, certes, ils ne sedoutaient pas qu’on les observait, car ils parlaient très haut.

Ils ne tardèrent pas à se ranger autour de latable et à prendre place sur des fauteuils comme des gens quis’apprêtent à délibérer.

Maxime ne devinait pas à quoi tendait cesingulier conciliabule et il attendait avec impatience qu’un descompagnons qui siégeait prît la parole.

Il n’attendit pas longtemps.

– Cher président, dit un jeune, un blondassez élégant dont la physionomie ne manquait pas de distinction,vous nous avez convoqués pour une heure si matinale que, de peur demanquer au rendez-vous, je ne me suis pas couché et je ne vouscacherai pas qu’il me tarde d’aller me mettre au lit. Vous seriezbien aimable de m’apprendre tout de suite de quoi il s’agit.

» De choses graves, je suppose, puisquevous avez voulu qu’on se réunît dans le local parfaitement sûr,mais peu confortable, dont nous ne sous servons que dans lesgrandes occasions.

– Oui, de choses très graves, répondit leprésident, un beau vieillard à la barbe blanche.

» Un de nos associés nous trahit.

– Oh !…

– J’en ai la preuve. Ce misérable chercheà nous vendre à la police. J’ai vu la lettre qu’il a écrite. Ildemande cinquante mille francs pour nous livrer tous… moins de dixmille francs par tête, ce n’est pas cher. Heureusement, j’ai à lapréfecture des amis qui m’ont averti.

» Je vous ai appelés pour vous demanderquel châtiment mérite cet homme.

– La mort ! répondirent desvoix.

– C’est mon avis, reprit le vénérablechef. Est-ce aussi le vôtre, mon cher Jules ?

– Absolument, répliqua sans hésiterl’interpellé. Seulement, il ne sera peut-être pas faciled’appliquer la peine.

– Très facile, au contraire. Nous pouvonsmême l’appliquer séance tenante. Le traître est ici.

– Nommez-le ! cria le chœur.

– Le voilà ! dit le vieux, endésignant du doigt le joli jeune homme blond. Voulez-vous que jevous montre sa lettre ?

– C’est inutile. Nous la connaissons.

L’accusé changea de visage et, au lieud’essayer de se justifier, il fit un mouvement pour se lever.

Sans doute, il se sentait perdu et il voulaitfuir.

Son voisin de gauche, un colosse, le prit àbras-le-corps et le maintint sur son fauteuil, pendant que levoisin de droite lui passait autour du cou le nœud coulant d’unecorde qu’il avait cachée sous son paletot.

Ce fut fait en un clin d’œil.

Le coup évidemment était préparé à l’avance etle simulacre d’interrogatoire n’avait eu d’autre but que dedétourner l’attention du malheureux dont la mort était résolue.

Condamné sans jugement et exécuté sans avoireu le temps de se mettre en défense, il râlait déjà.

– Ne le lâche pas, mais ne serre pas tropfort, dit au bourreau improvisé l’abominable vieux qui présidaitcette assemblée d’assassins. J’aurai tout à l’heure quelque chose àlui demander.

» Et maintenant, messieurs, que nous letenons, que ferons-nous de sa carcasse, quand nous l’auronsexpédié ? Moi, je propose de l’enterrer dans le souterrain.Personne ne viendra l’y chercher, puisque personne n’y passe quenous.

– Pourquoi l’enterrer ? Ce seraitbeaucoup trop long, dit un des juges. Nous n’avons qu’à planter unclou dans le mur du souterrain et l’y accrocher. Si jamais on l’ytrouvait, on croirait qu’il s’est pendu. Il restera là, pourl’exemple.

– Diable ! ricana un autre, ce serabien désagréable de côtoyer ce cadavre en décomposition, quand nousviendrons tenir conseil ici.

– Bah ! nous y venons tout au plusdeux fois par an.

» C’est égal, je persiste à croire qu’ilvaut mieux l’enterrer. Ce sera plus sûr, il va disparaître du mondeoù il vit et il faut que nul ne sache ce qu’il est devenu. Dureste, on l’oubliera vite, car il n’a pas beaucoup d’amis.

– Eh ! bien, qu’on l’enterre, maisfinissons-en, conclut l’homme qui tenait la corde.

Le patient suffoquait, mais il n’avait pasperdu connaissance et il devait entendre ses meurtriers discuterfroidement la question de savoir ce qu’ils feraient de soncorps.

Maxime croyait rêver. Il entendait, lui aussi,et il voyait les six bandits groupés autour de leur victime, commedes vautours qui se préparent à déchiqueter un mort.

Cette scène, renouvelée des séances desFrancs-Juges du moyen âge, assemblés pour punir un fauxfrère, confondait sa raison.

Il lui semblait assister à la représentationd’un vieux mélodrame de l’Ambigu, et il se prenait à espérer quecette parodie sinistre allait cesser tout à coup, comme cesse uncauchemar.

Il ne tenait qu’à lui d’y mettre fin, en semontrant, mais son intervention lui coûterait probablement la vie,car des scélérats qui étranglaient si lestement un des leurs ne seferaient aucun scrupule de se débarrasser, par le même procédé,d’un témoin du crime.

Ils seraient six contre un, et Chalandreyn’avait pas sur lui le moindre revolver, pas même un couteau depoche.

La partie serait trop inégale.

Et d’ailleurs, il se souciait médiocrement derisquer sa peau pour secourir un gredin qui ne valait sans doutepas mieux que ses bourreaux.

Tous ces messieurs devaient s’être associéspour diriger une œuvre de malfaisance.

Quelle œuvre ? Maxime ne pouvait pas ledeviner, car ils n’avaient rien dit qui le mît sur la voie, et pourle moment, il ne se préoccupait guère de connaître leur secret. Ilpensait à s’esquiver par la galerie extérieure et à courir au postele plus voisin pour avertir les sergents de ville.

Il allait s’y décider, lorsque le présidentdit :

– Relâche un peu le nœud coulant. Je veuxqu’il puisse répondre à une question que je vais lui poser.

L’ordre fut exécuté immédiatement, mais lecondamné profita de cet instant de répit pour crier de toutes sesforces :

– Au secours !… Àl’assassin !

La peur l’affolait, car il n’avait pas desecours à attendre.

Et cependant, un cri répondit à cet appeldésespéré, un cri qui semblait sortir de la cloison.

Les meurtriers se tournèrent de ce côté ;l’étrangleur donna un tour de corde qui étouffa aussitôt la voix del’étranglé et le chef de la bande courut à la petite porte derrièrelaquelle Maxime avait vu disparaître l’inconnue.

Absorbé par le spectacle qu’il avait sous lesyeux, Maxime avait momentanément oublié qu’elle était là, mais ilcomprit vite ce qui allait se passer et il faut lui rendre cettejustice qu’il ne pensa plus à fuir.

Il ne pouvait pas laisser égorger une femme etil se jura de la sauver ou de périr avec elle.

Encore fallait-il voir ce que ces brigandsallaient faire de leur prisonnière et choisir pour les attaquer lemoment psychologique.

Il se promettait déjà de leur tomber dessus encriant : « À moi, les camarades ! » comme s’ily avait eu derrière lui une escouade d’agents de police, et ilespérait que les coquins se laisseraient prendre à cette ruse et nesongeraient qu’à décamper.

L’homme à la barbe blanche reparut, traînantpar le bras la pauvre inconnue qui se soutenait à peine ; illa poussa contre la table et il lui dit, en lui mettant le poingsous le nez :

– Qu’est-ce que tu fais ici,toi ?

Et comme la malheureuse ne répondait pas, levieux coquin reprit, en la secouant rudement :

– Tu y es venue pour nous espionner.

– Non, balbutia-t-elle, je vous jure quenon. J’y suis venue parce que j’y avais donné rendez-vous à… àquelqu’un.

– À ton amant, parbleu !… oùest-il ?

– Je ne l’ai pas vu… et lasse del’attendre, j’allais partir, quand j’ai entendu des pas dansl’escalier… j’ai eu peur et je me suis cachée dans ce cabinet.

– Comment es-tu entrée dans lamaison ?

– Par la porte du rez-de-chaussée.

– Tu avais donc la clé ?… et tuconnaissais donc le secret pour ouvrir la palissade ?

– Oui… ce pavillon a appartenu autrefoisà mon père.

– À ton père !… très bien !…maintenant, je sais qui tu es… et je veux bien croire que tu netravailles pas pour la police. Mais ça ne te sauvera pas. Tu nousas vus et tu pourrais nous reconnaître. Tu vas mourir.

– Eh ! bien, tuez-moi.

Maxime, prêt à entrer en scène, regardait detous ses yeux.

La dame n’avait plus son masque, mais ilfaisait si peu clair dans cette vaste salle qu’il ne la voyait pasbeaucoup mieux que pendant leur voyage en fiacre.

À la grise lumière tamisée par le vitrage duplafond, les objets et les personnes lui apparaissaient comme àtravers un brouillard.

Il n’était pas sûr de pouvoir reconnaître,s’il les rencontrait plus tard, les acteurs de ce drame, mais iladmirait le courage de la prisonnière et il commençait à espérerqu’elle se tirerait, sans lui, de la terrible situation où elle setrouvait.

– Tu mériterais que je te prisse au mot,dit le féroce vieillard ; et du reste, tu ne perdras rien pourattendre… mais tu vas d’abord me remettre la clé dont tu t’esservie.

– La voici, murmura la pauvre femme.

– Bon ! maintenant, réponds. Cen’est pas la première fois que tu viens ici ?

– Non… j’y venais autrefois avec mon pèrequand la maison était à lui.

– Alors, tu en connais la dispositionintérieure ?

– Je ne connais que la salle où noussommes et le cabinet où je me suis cachée… je n’ai jamais vu lespièces qui sont au rez-de-chaussée.

– Et tu es toujours arrivée par le mêmechemin ?

– Toujours. Mon père me l’avaitmontré.

– Sais-tu pourquoi il a fait bâtir cepavillon ?

– Non. Il l’a vendu, un an avant sa mort,et je n’ai jamais su non plus à qui il l’a vendu ; mais jesavais qu’il n’était pas habité et je pensais n’y rencontrerpersonne.

– J’en suis convaincu ; mais l’hommeque tu attendais le connaît aussi, le pavillon.

– Il le connaît si peu qu’il n’a pas sule trouver.

– C’est-à-dire qu’il t’a faitposer ; mais il peut se présenter d’une minute à l’autre.Donc, il faut en finir.

» Tu vois ce gredin qui a la corde aucou… c’est un traître que nous allons pendre. Eh ! bien, on vat’en faire autant. Tu as surpris nos secrets. Si nous te laissionsvivre, tu nous dénoncerais.

– Non… j’ignore qui vous êtes… et si jevous dénonçais, je me perdrais.

– Es-tu prête à jurer de tetaire ?

– Oui, et je tiendrai mon serment. Ilm’en coûterait trop cher d’y manquer.

– Qu’en dites-vous, messieurs ?

Les bandits se consultèrent et l’un d’euxrépondit :

– Il n’y a que les morts qui ne parlentpas. Expédions-la. C’est plus sûr.

– Soit !… mais je vous préviensqu’il n’en sera pas de la disparition de cette femme comme de ladisparition de cette canaille de Jules. Elle est riche et elle adans le vrai monde des amis qui la chercheront.

– Qu’en sais-tu ?

– J’ai connu son père et quelques-unsd’entre vous l’ont connu aussi. Elle a hérité de lui.

– Tout ça ne l’empêchera pas de noussignaler à la police, si nous la laissons partir.

– Non, car si elle racontait ce qu’elle avu ici, on lui demanderait ce qu’elle y faisait et elle seraitobligée d’avouer qu’elle attendait son amant.

– Tu répètes ce qu’elle vient de nousdire. Et moi, je te répète ce que tu as dit tout à l’heure :finissons-en.

La malheureuse écoutait, impassible, lesscélérats qui discutaient sa vie ou sa mort.

L’homme qu’ils avaient condamné était toujoursassis dans le fauteuil où on l’avait poussé et celui qui lui avaitpassé la corde autour du cou n’avait qu’un mouvement à faire pourachever de l’étrangler.

Maxime attendit, haletant d’émotion et plusque jamais résolu à se jeter en avant, si ces atroces coquins sedécidaient à tuer sa protégée.

Deux contenaient le traître. Le président pritles quatre autres à part et se mit à conférer avec eux.

Il parut qu’ils s’étaient promptementaccordés, car la délibération ne fut pas longue.

Le vieux s’approcha du bourreau et de sonacolyte, leur parla tout bas, puis, revenant à la femme, il luidit :

– Suivez-moi, madame. Je vais vousconduire hors d’ici.

Elle le regarda, tout étonnée de ce changementde ton et de cette invite à la liberté.

– Oh ! n’ayez pas peur, reprit-il.Vous allez sortir, car, dans un instant, nous serons sûrs que vousne parlerez pas.

Que signifiait cette promesse énigmatique etl’espèce de restriction qui l’accompagnait ?

La femme hésitait ; mais à quoi luieût-il servi de refuser d’obéir ?

Elle se laissa emmener par ce président desassassins qui, en passant avec elle derrière le fauteuil oùagonisait le condamné, saisit tout à coup les deux mains de laprisonnière, les ouvrit de force, y mit la corde, les refermadessus et la contraignit à tirer violemment, pendant que sescomplices pesaient sur les épaules du patient.

Il n’en fallait pas tant pour qu’il rendîtl’âme, car il était déjà à demi mort.

Cette secousse l’acheva.

L’inconnue poussa un cri d’horreur ; ellese débattit, mais les doigts de fer de l’horrible vieuxl’empêchèrent de lâcher prise, jusqu’à ce que la victime eûtexpiré.

Maxime commençait à comprendre.

– Maintenant, ricana le chef de la bande,te voilà notre complice. Tu nous as aidé à étrangler ce traître. Jene crains plus que tu bavardes. D’ailleurs, tu seras surveillée.Rentre chez toi, et vis comme tu voudras, pourvu que tu ne donnesplus rendez-vous à tes amants dans cette maison. Tu n’entendrasjamais parler de nous, mais nous saurons tout ce que tu feras. Unedémarche imprudente, un propos suspect et tu mourras.

» Oh ! nous n’irons pas te tuer àdomicile, mais il t’arrivera des accidents.

» Je ne t’en dis pas davantage. À bonentendeur, salut !

» À présent, viens !… Je vaist’ouvrir la porte du rez-de-chaussée et te lâcher dans l’enclos. Tusortiras comme tu es entrée, par le boulevard Bessières.

» Oublie ce chemin : oublie ce quetu as vu, et ne recommence plus, si tu tiens à la vie.

Sur cette conclusion menaçante, il prit ladame par le bras et il l’entraîna vers le fond de la salle, endisant à ses dignes associés :

– Enlevez ce cadavre, vous autres !je vais vous attendre au bas de l’escalier.

Ainsi fut fait. Le président disparut avec lamalheureuse qu’il emmenait, et les six coquins s’empressèrentd’exécuter les ordres de leur chef.

Ils s’attelèrent tous à la corde, probablementpour qu’il ne fût pas dit qu’un seul avait refusé de mettre la mainà la besogne, et ils traînèrent le corps du supplicié hors de lasalle du supplice.

Maxime vit de loin la porte se refermer sur cesinistre cortège et il entendit le bruit des deux tours de cléqu’ils donnèrent à la serrure.

Ils partaient pour ne plus revenir, ce n’étaitpas douteux, et ils allaient enterrer ou pendre le mort dans lacave.

Mais quel sort réservaient-ils à la femme quin’était pas encore tirée de leurs griffes ? Et s’ils luirendaient la liberté, par où allaient-ils passer pour sortirdéfinitivement du pavillon ?

Existait-il donc une communication souterraineentre ce pavillon et une maison située au delà du mur qui bornaitl’enclos ?

Maxime était tenté de le croire, mais il n’eutgarde d’aller s’en assurer.

C’était un vrai miracle que ces brigands ne sefussent pas aperçus de sa présence, et courir après eux c’eût été,comme on dit, tenter le diable.

Maxime se hâta de rentrer dans le couloir etde se glisser jusqu’à la porte vitrée qui donnait sur lagalerie.

De là, il eut la joie de voir sa protégéetraverser, seule, le champ qui s’étendait entre le pavillon et lapalissade.

Le président avait tenu sa parole. Elle étaitlibre.

Elle fit jouer le ressort caché dans lesplanches de la barrière, et elle disparut.

Maxime aspirait à en faire autant et iln’était pas certain de s’en tirer à si bon compte, car les banditsqui l’avaient épargnée veillaient peut-être, embusqués dans quelquecoin.

Il attendit cinq minutes, mais il ne pouvaitpas rester là et il se décida à tenter l’aventure, en rampant lelong de la galerie, jusqu’à l’échelle dont il s’était servi pour ygrimper.

Il avait oublié que la dame avait recommandé àl’homme du rendez-vous de l’enlever, après s’en être servi pourdescendre.

L’homme n’y avait pas manqué. L’échelle n’yétait plus.

Heureusement, un saut de quatre mètres enprofondeur n’était pas pour effrayer un garçon jeune et leste quiavait fait beaucoup de gymnastique.

Maxime enjamba délibérément la balustrade, s’yaccrocha avec les deux mains et se laissa couler en pliant lesgenoux.

Le choc fut rude et il roula sur l’herbe, maisil se releva aussitôt et il se mit à courir à toutes jambes jusqu’àla palissade. Il y arriva vite et tout en appuyant sur le boutonqu’il avait remarqué en entrant, il tourna la tête pour voir si onle poursuivait.

Il lui suffit d’un coup d’œil pour s’assurerqu’il n’y avait personne derrière lui, ni même dans l’enclos.

Les étrangleurs étaient rentrés sousterre.

Une seconde après, il se trouva hors de leursatteintes et, en prenant pied sur le macadam du boulevard, ilrespira enfin, aussi content qu’un naufragé qui aborde au rivageaprès avoir longtemps nagé sans espoir.

Il se sentait renaître. Il lui semblait que lechemin de ronde avait un aspect plus gai, que le ciel était plusbleu, et il savourait le bonheur de rentrer dans sa vie de Parisieninsoucieux qui ne pense qu’à ses plaisirs.

Sa joie, à vrai dire, n’était pas sansmélange, car il se demandait, avec une certaine inquiétude, s’ilavait le droit de s’en tenir là, au lieu d’aller immédiatementraconter au commissaire du quartier l’histoire de sa matinée.

Toutes réflexions faites, il crut pouvoir s’endispenser, sous prétexte qu’il ne devait pas s’exposer àcompromettre une femme qui n’avait à se reprocher qu’uneimprudence.

Après tout, les affaires des bandits dupavillon ne le regardaient pas et ce n’était pas son métier de lessignaler à la police qui n’avait pas su les découvrir.

Maxime avait horreur des complications, à cepoint qu’il s’efforçait déjà d’oublier la scène tragique à laquelleil venait d’assister, malgré lui.

La belle inconnue l’intéressait davantage,mais pas assez pour qu’il se mît en campagne à seule fin de laretrouver.

Au surplus, il tombait de fatigue et il luitardait d’aller se coucher pour se reposer de tant d’émotions.

Aussi arrêta-t-il au passage le premier fiacrequ’il rencontra et se fit-il ramener chez lui, rue de Naples, sanstrop se préoccuper des suites de son aventure, et surtout sansprévoir qu’elle en aurait de fort inattendues.

Une idylle finit quelquefois par un drame,mais il arrive aussi qu’un drame finit par une idylle.

Chapitre 2

 

– Voilà un joli sauterne, ou je ne m’yconnais pas, s’écria le commandant Pierre d’Argental, en posant surla nappe le verre qu’il venait de vider, à petites gorgées, en fingourmet qu’il était.

– Alors, revenez-y, mon oncle, réponditgaiement Maxime de Chalandrey.

– Je ne te demande pas l’adresse de tonfournisseur, attendu que je ne suis plus assez riche pour lui enacheter, mais je déclare qu’on n’en sert pas de pareil à la tabledu cercle où je dîne… pour mes péchés.

– Voulez-vous que je vous en envoie unepièce ?

– Merci ! Je n’ai plus de cave. Etd’ailleurs, j’aime mieux en boire avec toi. Décidément, j’ai bienfait de venir te demander à déjeuner, ce matin. Je m’étais levé demauvaise humeur et me voilà tout ragaillardi.

– Et pourquoi, diable ! étiez-voustriste, mon cher oncle ? Ça ne vous arrive pas souvent.

– Non, c’est vrai. Mais… queveux-tu ?… il y a des jours où j’ai des idées noires.

– Vous !… un philosophe !…

– Un philosophe de l’école de Diogène… etje me figure que Diogène s’ennuyait dans son tonneau quand lesoleil ne luisait pas… s’il avait fait beau aujourd’hui, j’auraismonté la jument que tu as achetée dernièrement au tattersall… maisil fait un temps gris qui me met la mort dans l’âme. Et puis… si tucrois que c’est gai de vivre comme je vis !… J’ai soixanteans, mon cher, et j’en suis réduit à la portion congrue. Quand jene dîne pas en ville, je dîne à mon cercle, par économie. Lesfemmes ne m’amusent plus, les hommes m’ennuient… Bref, si je net’avais pas, je crois que je me ferais sauter le caisson.

– Mais vous m’avez… et vous m’aurezlongtemps, car je n’ai pas la moindre envie de prendre congé del’existence.

– Tu te trouves donc heureux comme tues ?

– Pas complètement heureux, mais lebonheur parfait n’est pas de ce monde. Il faut se faire une moyenneet je suis content de ma part.

– Et tu comptes mener la même vie jusqu’àce que tu n’aies plus le sou ?

– Ma foi ! oui.

– Alors tu finiras comme moi… vieuxgarçon ruiné…

– Que voulez-vous que j’y fasse, si c’estma destinée ?

– Je veux… parbleu ! je veux que tute maries.

Maxime éclata de rire si franchement quel’oncle fit chorus et se versa un plein verre de sauterne que,cette fois, il avala d’un seul trait.

Ce dialogue se tenait dans la salle à mangerdu petit hôtel de la rue de Naples, et, le déjeuner tirant à safin, Maxime avait renvoyé son valet de chambre qui servait àtable ; il était resté en tête à tête avec le commandant, et,au moment où il s’y attendait le moins, après beaucoup de joyeuxpropos, la conversation avait tout à coup tourné au sérieux, à songrand étonnement.

L’oncle Pierre n’aimait pas les sermons et sonneveu n’en revenait pas de l’entendre prêcher ainsi.

Cet oncle aimable était un grand vieillard,sec, mince et droit comme un parapluie. Il n’avait pas perdu ni uncheveu, ni une dent et, n’eût été sa moustache blanche, on auraitpu le prendre pour un jeune homme.

On voyait bien qu’il se souvenait d’avoir étéun superbe officier, car il soignait sa personne et sa tenue, commeau temps où il plaisait aux dames, et il n’était pas prouvé qu’ilne fît pas encore des conquêtes.

Il avait vraiment grand air, avec son port detête un peu hautain et sa taille cambrée dans une redingote noire,agrémentée de la rosette d’officier de la Légion d’honneur.

Et, quoi qu’il en dît, il menait une existenceagréable, reçu, recherché et fêté dans le meilleur monde, écouté àson cercle comme un oracle, aimé des débutants, qui le consultaientvolontiers sur leurs affaires de cœur et chéri de son neveu qu’iltraitait en camarade.

Aussi était-il resté gai comme unsous-lieutenant et il ne lui arrivait guère de regretter tout hautla petite fortune qu’il avait jetée aux quatre vents duplaisir.

Sur quelle herbe avait-il marché en venantdéjeuner chez le fils unique de sa sœur regrettée ? Chalandreyse le demandait et commençait à soupçonner qu’il y avait anguillesous roche ; mais il se garda bien de le pousser dans la voiedes aveux. Il aimait mieux, comme on dit, le voir venir, sachantbien que ce vieux soldat allait toujours droit au but, quand ilavait en tête un projet.

– T’imagines-tu que je plaisante ?dit ce brave oncle, après avoir bu ; ou bien, est-ce l’idée dete marier qui te fait pouffer de rire ?

– Non ; mais j’avais si peu prévuque vous poseriez, ce matin, au dessert, la question conjugale…

– C’est le moment ou jamais. Où en es-tude ton capital ?

– J’en ai encore pour cinq ans… aumoins.

– C’est-à-dire qu’à trente ans, tu aurastout mangé. Moi, j’y ai mis plus de temps et j’étais beaucoup moinsriche que toi. Mais je ne te blâme pas d’aller si vite. Quand onest décidé à se ruiner, il vaut mieux se ruiner de bonne heure,parce qu’on peut encore se refaire.

» Du moins, c’était possible autrefois…on s’engageait et on avait la guerre de Crimée… la guerre d’Italie…le Mexique. Maintenant, tu mettrais sept ans à décrocherl’épaulette et tu serais retraité capitaine. Je rêve pour toi d’unautre avenir.

» Je rêve de te voir épouser une femmeriche et charmante, qui te donnera de beaux enfants que je feraisauter sur mes genoux, en attendant que je leur apprenne à monter àcheval.

– Je ne vous vois pas très bien dans cerôle-là. Et puis, je ne me sens pas encore mûr pour le mariage.

– Tu n’es donc pas las de courir lesdrôlesses ?

– Mais, si. J’en ai par-dessus latête.

– Eh ! bien, alors ?…

– Ah ! voilà !… avec cesdemoiselles, on est libre de s’en aller quand on veut… en réglantla note… C’est beaucoup plus facile que de divorcer.

– Oh ! si tu te maries avecl’arrière-pensée de divorcer, un jour ou l’autre, autant vautrester garçon.

– C’est bien mon avis.

– Tu en changerais, si tu trouvais lafemme qu’il te faut.

– En auriez-vous, par hasard, une à meproposer ?

– Justement.

– Bon ! je m’en doutais en vousécoutant discourir sur les inconvénients du célibat. Eh !bien, mon cher oncle, ne vous arrêtez pas en si beau chemin.Nommez-moi celle qui doit faire mon bonheur.

» Seulement, je vous préviens que, si jela connais, je n’en voudrai pas.

– Et pourquoi ?

– Parce que, de toutes celles que je voisdans le monde où je vais, il n’y en a pas une qui me convienne.

– Tu ne la connais pas. Elle ne fréquentepas les mêmes salons que toi.

– Où la rencontrez-vous donc ?

– Chez elle. J’y ai mes grandes entréeset avant-hier encore, j’y ai passé la soirée. Elle reçoit beaucoupet rien que des gens de très bonne compagnie. Elle ne sait même pasque tu existes ; je ne lui ai jamais parlé de toi.

– Et vous vous imaginez qu’ellem’épouserait ?

– Parfaitement… si tu lui plaisais… et ilne tient qu’à toi d’essayer de lui plaire, car je te présenteraiquand tu voudras.

– Elle est donc bien pressée de semarier ?

– Pas du tout. Elle est, au contraire,très difficile… et elle a le droit de l’être, d’abord parce qu’elleest très riche… et ensuite parce qu’elle est très belle, trèsintelligente et très bonne.

– Autant de raisons pour qu’ellem’éconduisît, si je m’avisais de poser ma candidature. Mais cettepersonne si avantagée n’est pas une jeune fille, jesuppose ?

– Non. Elle est veuve depuis trois ans etelle n’a été mariée que six mois.

– Quel âge a-t-elle ?

– À peu près le même âge que toi. Ceserait le seul mauvais côté de ce mariage…, mais il y aurait tantde compensations… cent cinquante mille francs de rente, un cœurd’or, une figure charmante, un caractère excellent…

– Trop de qualités pour une femme seule,dit ironiquement Maxime. Quoi ! pas un pauvre petitdéfaut ?

– Si !… elle a la manie de labienfaisance. C’est une passionnée de charité. Elle passe unepartie de son temps à courir la ville pour assister les indigents…elle va soigner les malades à domicile.

– Diable ! je ne serais pas d’humeurà l’y aider. Mais si on n’a pas autre chose à lui reprocher…

– Il y a… l’origine de sa fortune. Sonpère l’a faite, cette fortune, on ne sait trop comment. Ilspéculait sur les vins, sur les huiles… il spéculait sur tout… etil n’avait pas très bonne renommée. J’ai toujours pensé que c’étaitlà ce qui avait poussé sa fille à se jeter dans les bonnes œuvres.Elle veut racheter les torts de ce père peu scrupuleux, la chèrecomtesse.

– Ah ! elle est comtesse ?

– Oui, puisqu’elle est la veuve du comtede Pommeuse, un seigneur ruiné qui l’avait épousée pour ses écus etqui ne songeait qu’à la gruger.

– Attendez donc !… mais je l’ai,sinon connu, du moins entrevu, Pommeuse… c’était un triste sire… nes’est-il pas tué en tombant de cheval au bois deBoulogne ?

– Oui, fort heureusement pour sa femme.Et pourtant, elle lui a fait l’honneur de le pleurer. Elle a portéson deuil, deux ans. C’est seulement cet hiver qu’elle s’estdécidée à recevoir.

» Maintenant, mon cher, te voilàrenseigné et quand tu l’auras vue, tu conviendras que ma veuve estune merveille.

– La vue n’en coûte rien, dit gaiementMaxime ; et puisque vous tenez tant à me la montrer…

– Ce soir, si tu veux. C’est son jour.Dîne au cercle, je viendrai t’y prendre vers neuf heures et je teconduirai chez elle… avenue Marceau… un hôtel superbe…

– Comme vous voudrez, mon cher oncle…mais si nous passions au fumoir ? Le café nous y attend etj’ai reçu, dernièrement, de la Havane, des partagas dontvous me direz des nouvelles.

Le commandant se leva et suivit son neveu, quile conduisit dans un petit salon, meublé à l’orientale, où ilpassait volontiers une heure à fumer, après son déjeuner.

Ils allumèrent leurs cigares et Maxime, aprèsavoir versé le café, s’établit dans un fauteuil, pendant quel’oncle se promenait à grands pas pour se dégourdir les jambes,après une longue station à table.

Il ne tarda guère à s’arrêter devant unportrait qui représentait un jeune homme en uniforme d’officier desguides.

– C’est étonnant comme tu te mets à luiressembler, dit-il. Quand tu étais enfant, tu ressemblais à mapauvre sœur, que tu n’as jamais vue, puisqu’elle est morte en temettant au monde. À présent, tu me rappelles ton père ; tu assa voix, ses gestes… et beaucoup de son caractère. Tu n’en peux pasjuger, car tu ne l’as guère connu.

– J’avais quinze ans, lorsque je l’aiperdu, et j’étais, depuis deux ans, au collège, en Angleterre.

– C’est moi qui t’ai ramené en Francepour conduire le deuil.

– Je m’en souviens… je me vois encore,marchant à côté de vous derrière le cercueil. Nous pleurions tousles deux.

– Oui… je l’aimais bien, quoique nousn’ayons pas toujours vécu en bonne intelligence, murmura lecommandant.

Puis, tout à coup :

– Tu n’as jamais su comment il estmort ? demanda-t-il.

– Je sais qu’il est mort subitement,répondit Maxime, tout étonné de cette question. Vous m’aveztoujours dit qu’il avait succombé à la rupture d’un anévrisme.

– Oui, murmura le commandant, je t’ai ditcela, mais…

– Vous m’avez même dit qu’il était tombé,foudroyé, en se promenant, à Vincennes.

– Je ne pouvais pas te dire autre chose…tu n’étais qu’un enfant. On a trouvé, en effet, son corps dans lebois de Vincennes… et, comme il avait sur lui des cartes de visiteavec son nom et son adresse, le commissaire de police a bien voulune pas l’envoyer à la Morgue.

– À la Morgue ! répétadouloureusement Maxime.

– C’est la règle en pareil cas. Mais on aouvert une enquête, comme on le fait toujours, quand il y a eu mortviolente…

– Ou accidentelle.

– Il ne s’agissait pas d’un accident.

– Quoi ! mon père se seraitsuicidé !

– Certainement, non.

– Ah ! je comprends !… il a ététué en duel.

– Peut-être.

– Comment, peut-être ?… Et pourquoim’avez-vous caché la cause de sa mort ?

– Parce que, je te le répète, tu étaistrop jeune. Je me réservais de te l’apprendre plus tard… et je n’enai rien fait… pour des motifs que je t’exposerai, tout àl’heure.

» Maintenant que dix ans ont passé sur cemalheur, je puis bien te dire la vérité que peu de personnes ontconnue, lors de la catastrophe.

» Oui, il est plus que probable que tonpère a été tué en duel. Il a reçu un coup de pointe en plein cœuret il avait mis habit bas pour se battre.

» Dans la clairière où il gisait surl’herbe, on n’a pas retrouvé les armes dont les adversairess’étaient servis ; mais l’examen de la blessure n’a laisséaucun doute. C’est une épée de combat qui lui a troué lapoitrine.

– Le nom de son meurtrier ? s’écriaMaxime, très ému.

– Voilà ce qu’on n’a jamais su… pas plusqu’on n’a su la cause de ce duel, ni les noms des témoins, si tantest qu’il y ait eu des témoins.

– S’il n’y en a pas eu, ce duel a été unassassinat.

– C’est ce qui n’a pas été prouvé, et lajustice n’a pas donné suite à l’affaire. Malheureusement, ton pèreen avait eu beaucoup… affaires d’honneur, affaires de femmes… ilallait sur le terrain pour un oui ou pour un non et ses bonnesfortunes lui avaient fait des ennemis… On a supposé qu’il avait dûsubir les conditions d’un mari offensé qui aura exigé une rencontresans témoins.

» Tout cela était très difficile àt’expliquer, tu en conviendras, mon cher Maxime.

– J’en conviens… mais il y a longtempsque j’ai l’âge de raison.

– D’accord. Seulement, je n’osais pasaborder ce pénible sujet… et j’en suis à me demander pourquoi jeviens de m’y décider tout à coup, après déjeuner.

» Est-ce l’effet de ton sauterne ?…non, je n’en ai bu que deux bouteilles. C’est plutôt parce que jene dois plus avoir de secrets pour un neveu qui a atteint sa grandemajorité et que je me suis mis en tête de marier bientôt.

» Et puis… je te connais… si je t’avaisconté trop tôt cette tragique histoire, tu aurais penséimmédiatement à venger ton père, et tu aurais perdu ton temps àchercher le coupable. Maintenant, il y a prescription et tu neseras pas assez fou pour te lancer dans une chasse qui n’aboutiraità rien.

– Non… mais si jamais le hasard memettait face à face avec cet homme, je lui ferais payer cher lecoup d’épée qui a tué mon père.

– Tu n’aurais pas tort, et c’est la grâceque je te souhaite. J’espère que tu ne m’en veux pas de t’avoirrévélé ce triste secret. Il pesait sur ma conscience et, depuis queje t’ai renseigné, je me sens soulagé.

» À présent, parlons de choses moinslugubres. Nous irons, ce soir, chez la comtesse de Pommeuse ;mais que comptes-tu faire de ta journée ?

– Je n’en sais trop rien. J’éprouve lebesoin de me distraire et je n’ai pas le cœur à m’amuser. Je mecontenterai probablement de prendre l’air en marchant, sans but, àtravers Paris. C’est le remède que j’emploie toujours, quand je mesens déséquilibré.

– Pas mauvais, le remède. J’en use aussiquelquefois. Promène-toi, mon garçon ; ça te fera du bien.Seulement, n’oublie pas de rentrer pour t’habiller, avant dîner.Après, tu n’aurais pas le temps, puisque je viendrai te chercher àneuf heures.

– Soyez tranquille ; je serai prêt.Mon valet de chambre m’apportera au cercle de quoi faire matoilette… comme tous les soirs.

– C’est juste. J’oubliais que tu estoujours en habit, à partir de sept heures. Moi, je me mets engrande tenue, quand je ne peux pas m’en dispenser. Je m’y mettrai,ce soir, et en attendant, je vais faire un tour du côté desfortifications.

– Voilà un singulier but depromenade !

– Mon cher, j’ai une amie qui habite lequartier des Épinettes. Elle loge dans une cité dont tu n’ascertainement jamais entendu parler… la cité du Bastion… entre lechemin de fer de ceinture et le boulevard Bessières.

À cette indication fort inattendue, Maximedressa l’oreille et se demanda un instant si son oncle allait luiparler de l’affaire du pavillon.

Mais M. d’Argental ajouta, enriant :

– Ne t’imagine pas que je vais courir leguilledou à la barrière ; l’amie en question est la ci-devantcantinière de mon ancien régiment, le 3e chasseursd’Afrique. Elle a fait avec moi la campagne de Crimée et elle tientmaintenant un gargot à l’enseigne du Lapin qui saute. Ellea des moustaches et elle va sur ses soixante ans. C’est une bravefemme et j’aime à causer du vieux temps avec elle. Nous l’appelionslà-bas la mère Caspienne et le surnom lui est resté… Celledu 1er chasseurs était la mère Noire… au2e, il y avait la mère d’Azof… ça me rajeunitquand je pense à nos bêtes de calembours d’autrefois.

– Ils sont assez drôles, murmura leneveu, rassuré sur les intentions de son oncle, mais assez surprisd’apprendre que cet oncle fréquentait un quartier où la plusétrange aventure l’avait entraîné, tout récemment, lui, Maxime deChalandrey, qui n’allait jamais plus loin que le boulevard desBatignolles.

Après quelques autres propos militaires, lebon commandant prit congé, et Maxime le vit partir sans trop deregret, car il lui tardait d’être seul pour donner audience auxpensées qui se pressaient dans son esprit.

Depuis quelques jours, il avait déjà beaucoupréfléchi à l’histoire qui lui était arrivée et il persistait dansla résolution de la garder pour lui, sans chercher à pénétrer lesmystères du pavillon où il avait vu étrangler un homme.

Il éprouvait bien quelques remords de setaire, mais il en était presque arrivé à se persuader que ces gens,y compris la dame masquée, avaient joué devant lui unetragi-comédie, dont il n’apercevait pas le but et qui nel’intéressait pas personnellement.

Il n’avait rien lu dans les journaux qui serapportât à cette affaire et il cherchait à l’oublier, lorsque lecommandant était venu lui parler d’un drame qui le touchait de plusprès.

Un clou chasse l’autre, dit le proverbe et,maintenant, Maxime pensait beaucoup plus à la fin lamentable de sonpère qu’à la belle inconnue.

Il n’avait pas eu le temps de l’aimer, cepère, mais il en avait gardé pieusement le souvenir et le récit desa mort l’avait profondément ému.

Il aurait donné volontiers tout ce qui luirestait de fortune pour découvrir le meurtrier, non pas pour ledénoncer à la justice, mais pour lui appliquer la peine du talion,en le tuant d’un coup d’épée.

Malheureusement, il ne pouvait guère seflatter d’arriver à satisfaire sa juste vengeance et son oncle neparaissait pas disposé à l’y aider.

Pour le moment, Maxime n’avait rien de mieux àfaire que d’aller se promener, afin de se rafraîchir les idées, enattendant que sonnât l’heure de la présentation à cette comtesse dePommeuse, tant prônée par l’ancien chef d’escadron.

Chalandrey se défiait quelque peu desappréciations enthousiastes de ce vieux soldat, mais il ne luidéplaisait pas de les contrôler en se laissant conduire chez labelle veuve de l’avenue Marceau.

Il pouvait bien faire cette concession à unexcellent homme qui l’aimait beaucoup, et d’ailleurs, il nerisquait pas grand’chose, car il avait assez vécu pour nes’enflammer qu’à bon escient.

Ce n’était guère qu’à ses moments perdus qu’ilsongeait à se marier, mais il n’y répugnait pas absolument, car lavie de garçon commençait à lui peser.

Du reste, Maxime n’avait de parti pris surrien. Sa devise était : « Tout finit toujours pars’arranger », et, en conséquence, il se laissait aller aucours des événements, de sorte que c’était le hasard qui gouvernaitson existence.

Ce système l’avait déjà mené loin et devait lemener plus loin encore, pour peu qu’il continuât à le mettre enpratique.

Par extraordinaire, s’étant levé de bonneheure, ce jour-là, il était déjà habillé et, après avoir donné àson valet de chambre ses ordres pour le soir, il s’empressa desortir.

On était à la fin de l’hiver et il faisait untemps superbe, un de ces temps clairs qui poussent hors de leurslogis les Parisiens désœuvrés.

Sans trop savoir où il irait flâner, Maximecommença par descendre la rue du Rocher.

Il n’était point d’humeur à s’en aller revoirle quartier excentrique vers lequel son oncle se dirigeait, en cemoment, et comme il ne cherchait qu’à se distraire, il s’acheminainstinctivement vers le boulevard des Italiens, sauf à pousser,après, jusqu’aux Champs-Élysées où il était sûr de voir passer debrillants équipages.

Il se sentait heureux de vivre et il oubliaitpeu à peu les tristes confidences du commandant qui l’avaientpourtant fortement remué.

Depuis son aventure du pavillon, il n’étaitguère sorti qu’en voiture, et il prenait plaisir à marcher sur lespavés secs en respirant à pleins poumons l’air vif d’une journéeprintanière.

Maxime de Chalandrey était ainsi fait que lesimpressions les plus vives ne le troublaient jamais longtemps.

Et, du reste, pourquoi se serait-il complu àméditer sur la mort tragique de son père, puisqu’il n’espérait pasle venger ?

Il pensait encore moins à la rencontre qu’ilavait faite, trois jours auparavant, dans cette même rue duRocher ; mais elle lui revint en mémoire, lorsqu’il reconnutla maison d’où la dame voilée était sortie et il s’arrêta uninstant pour examiner le point de départ d’une série d’événementsbizarres.

Elle avait l’apparence la plus bourgeoise dumonde, cette maison, et pas du tout l’air mystérieux.

Quatre étages, quatre fenêtres à chaqueétage ; deux boutiques au rez-de-chaussée, une porte à deuxbattants dont l’un était ouvert, un corridor assez large au fondduquel on apercevait les premières marches d’un escalier.

Était-ce là le domicile de la dame ?Maxime en doutait, et il n’était pas à même de s’en informer.

Demander des renseignements au concierge surune personne dont il ignorait le nom et dont il n’avait pas vu levisage, c’eût été perdre sa peine.

Il reconnut aussi le mur contre lequel ilavait entrevu un homme adossé et il remarqua que ce mur soutenaitla terrasse d’un jardin qui dominait la rue.

Puis, il se souvint tout à coup de sarencontre avec son ancien camarade Lucien Croze et il se reprochad’avoir totalement oublié ce brave garçon.

– Je l’ai invité à déjeuner pour demaindimanche, murmura-t-il ; c’est fort heureux que j’y aie penséaujourd’hui… Il me semble même qu’il a été question d’une promenadeà Sèvres et à Saint-Cloud, en compagnie de sa sœur… Eh ! bien,au fait, pourquoi pas ?… Ce sera champêtre et vertueux… ça mechangera et ça m’amusera peut-être mieux que la soirée de madame dePommeuse.

» Elle ne me dit rien qui vaille, cettecomtesse.

Épouser une veuve, ce n’était pas précisémentce que rêvait Maxime de Chalandrey et si, pour en finir avec la viequ’il menait, il se décidait à passer par la porte solennelle dumariage, une jeune fille aurait beaucoup mieux fait sonaffaire.

Il se serait même contenté d’une liaisonsérieuse avec une femme digne d’être aimée. Quoi qu’il en eût dit àson oncle, ce moyen terme correspondait à ses aspirations secrèteset il ne désespérait pas de rencontrer, par hasard, ce qu’ilcherchait sans empressement.

Il ne s’attarda point devant la maison quivenait de lui rappeler une aventure bien plus imprévue que larencontre souhaitée, et il continua sa promenade hygiénique sans sedemander où le mènerait la prolongation de cet exercice.

Il arriva bientôt au boulevard, et là, au lieude se diriger vers les Champs-Élysées, comme il y avait songé uninstant, il s’engagea dans l’avenue de l’Opéra, à la suite d’unepersonne agréablement tournée qui venait de prendre ce chemin.

Maxime n’avait pas le projet de l’aborder,mais quand on ne sait où on va, il est amusant de se laisserconduire par une femme qui ne s’aperçoit pas qu’on la suit.

Et celle-là ne paraissait pas s’en douter.

Elle filait, sans se retourner, de ce pas vifet décidé auquel on reconnaît les Parisiennes de race.

L’Anglaise avance résolument, comme ungrenadier qui monte à l’assaut. L’Américaine court. La provincialehésite et s’arrête pour consulter le commissionnaire du coin quilui indique la première à gauche et la troisième à droite. LaParisienne seule sait marcher.

Maxime ne pouvait pas s’y tromper et il étaitfort expert en l’art de suivre une femme sans la compromettre.C’est toute une stratégie. Il y a deux écueils à éviter : sion suit de trop loin, on risque de perdre la piste ; si onsuit de trop près, on risque d’effaroucher la dame.

L’abordage est encore plus difficile, et il ya bien des façons de s’y prendre, sans compter celles qu’on ne peutemployer qu’avec les promeneuses de bonne volonté.

Mais Maxime, ce jour-là, suivait pour leplaisir de suivre et d’examiner une jolie allure féminine, comme ilse serait plu à regarder trotter un beau cheval bien dressé.

La taille était fine, la toiletteélégante.

Un vrai régal pour les yeux d’unconnaisseur.

Maxime n’en demandait pas davantage. Pour voirla figure de cette nouvelle inconnue, il n’aurait eu qu’à accélérerle pas jusqu’à ce qu’il l’eût dépassée, mais il aimait autant nepas se presser, de peur d’une déception.

Il n’était pas impossible, après tout, qu’ellefût laide et il tenait à conserver ses illusions le plus longtempspossible.

Du reste, il pensait qu’elle finirait bien pars’arrêter devant la vitrine d’une boutique et qu’il pourrait, enpassant, la dévisager d’un coup d’œil.

Il se contenta donc de lâcher la bride à sonimagination et de se figurer qu’il suivait une duchesseadorablement belle.

Cette fois, il n’avait pas à redouter que lapoursuite se terminât par un drame. L’avenue de l’Opéra neressemble pas du tout au boulevard Bessières, et on n’y voit que demajestueuses maisons gardées par d’imposants concierges, desimmeubles respectables où il ne se tient pas de conciliabules debandits et où on n’étrangle personne.

Il y a bien, dans les rues adjacentes, devieilles bâtisses qui ont échappé à la pioche des démolisseurs,lors du percement de la nouvelle avenue. Il est resté, à droite età gauche de cette large voie, des tronçons de l’ancien quartier dela butte Saint-Roch, qui a toujours été mal habité.

Mais Maxime ne pouvait pas supposer que ladame allait s’engager dans une de ces ruelles. Les pieds mignonsqui foulaient si allègrement l’asphalte du large trottoir del’avenue n’étaient pas faits pour aller se meurtrir sur les pavésinégaux de ces chemins étroits.

Aussi fût-il assez étonné de la voir tournertout à coup par la rue Saint-Roch qui ne paie pas de mine, et peus’en fallut qu’il n’abandonnât la chasse.

Il suivit pourtant, toujours poussé par ledésir de savoir où allait cette élégante marcheuse.

Aux Tuileries, peut-être, où le beau tempsattire toujours beaucoup de monde ; et si elle s’asseyait dansle jardin, il pourrait la voir tout à son aise et même trouverl’occasion de lui parler.

Il en fut pour ses peines.

Arrivée à la hauteur de l’église, elles’arrêta brusquement et se retourna pour s’assurer que personnen’était à ses trousses.

Elle aperçut Maxime qui s’était beaucouprapproché, et elle s’éclipsa. Il entendit tinter la sonnette d’unebarrière à claire-voie, et il comprit qu’elle s’était jetée dansune allée.

Ce fut si vite fait qu’il put à peineentrevoir sa figure, à demi cachée par une voilette.

Il avança vivement et il se trouva devant uncorridor sombre, dont une clôture mobile barrait l’entrée, mais ladame avait déjà disparu dans les profondeurs de ce couloir.

Peu disposé à l’y poursuivre, il reculajusqu’au milieu de la rue et, en levant les yeux, il constata quecelle qu’il prenait pour une grande dame s’était réfugiée dans unemaison borgne.

Façade vermoulue, fenêtres sans persiennes,toit déjeté : tout cela sentait la misère et le vice.

– Parbleu ! dit-il entre ses dents,je n’ai pas de chance avec les inconnues ! L’autre jour, j’enai protégé une qui m’a entraîné dans un coupe-gorge ; celle-civient d’entrer dans un bouge. Au diable les rencontres ! Je mepriverai désormais de ces divertissements-là !… et cette fois,je ne pousserai pas plus loin l’aventure.

» C’est dommage !… elle m’amusaitet, autant que j’ai pu en juger, cette fille était jolie.

» Mon oncle se moquerait de moi, s’il mevoyait contemplant, tout penaud, l’entrée de ce taudis. Ilprendrait prétexte de ma déconvenue pour me vanter encore lemariage et ses agréments. Il procèderait par comparaison et ilaurait beau jeu, car j’aime à croire que sa belle veuve ne courtpas les rues de Paris, à pied, toute seule, comme une bourgeoisedévoyée.

» Mais il aurait beau dire. Je ne seraijamais qu’un fantaisiste.

Sur cette conclusion, peu rassurante pour sonavenir, Maxime se remit en route, non sans avoir donné un derniercoup d’œil à l’allée noire qui devait aboutir à un escalier fangeuxconduisant à des logements garnis.

Il suivit la rue Saint-Roch jusqu’au bout etil éprouva une certaine satisfaction à déboucher dans la rue deRivoli, tout ensoleillée.

Il la remonta, toujours sans dessein arrêté,jusqu’aux guichets de la place du Carrousel et là, l’idée lui vintd’entrer au musée du Louvre pour compléter cette promenade auhasard.

Il avait deux heures à perdre avant de serabattre sur le cercle, où il comptait, avant d’y dîner, tâter unpeu la veine qui lui tournait le dos depuis quelques jours. Autantvalait employer ces deux heures à passer en revue deschefs-d’œuvre.

Maxime n’était pas aussi connaisseur entableaux qu’en femmes, mais s’il n’avait pas un goût passionné pourla peinture, il aurait pu dire : « Je ne la crainspas », comme le roi Charles X, à qui on demandait s’ilaimait la musique.

Maxime appréciait toutes les belleschoses ; il admirait les grands peintres du seizième siècle.Il sentait la musique de Mozart et il savait par cœur beaucoup devers.

Il lui était même arrivé quelquefois d’enfaire, mais il s’en cachait comme d’un ridicule, car il vivait dansun monde où il est de mode de mépriser les lettres et leslettrés.

En ce moment, du reste, il n’avait pasl’esprit tourné à la poésie, et depuis sa mésaventure de la rueSaint-Roch, il s’était repris à réfléchir à sa situation qui nepouvait pas manquer de s’embarrasser de plus en plus, s’ilcontinuait à manger son fonds avec son revenu.

Il s’apercevait aussi que tout commençait àl’ennuyer et qu’en changeant d’existence, il n’aurait rien àregretter, pas même sa liberté dont il faisait un si sot usage.

Il se disait cela en montant l’escalier dumusée, mais ses velléités de conversion n’étaient jamais de longuedurée, et il fut bientôt distrait par le spectacle que présentaitle salon carré qui précède la grande galerie.

Les visiteurs n’y étaient pas nombreux :des étrangers circulant, le livret à la main, et quelques flâneurs,venus là pour tuer le temps, comme ils seraient allés voir jugerdes prévenus en police correctionnelle.

En revanche, les copistes foisonnaient. Cen’était, de tous côtés, que chevalets dressés devant les tableauxillustres.

Il y en avait trois devant l’Antiope duCorrège et quatre devant l’Assomption de Murillo.

Et les pinceaux allaient, maniés activementpar des artistes des deux sexes : rapins fourbus exécutant unecommande obtenue à grand’peine ; demoiselles hors d’âgecopiant des anges et des vierges et, par ci par là, quelquesfillettes travaillant pour apprendre, sous la surveillance de mèresattentives.

Les femmes étaient là en majorité, – surtoutdes vieilles, – cachant sous de longs sarreaux leurs robesélimées : pauvres diablesses, réduites à gagner leur pain enbarbouillant, pour les revendre à des brocanteurs juifs, des toilesachetées à crédit.

Les ateliers sont gais, mais tout ce mondeétait triste. On ne causait pas ; on peinait à la besogne et,du haut de leur cadre, les magnifiques seigneurs vénitiens desnoces de Cana semblaient prendre en pitié ces parias de l’art quicherchaient à imiter, pour vivre, l’inimitable Véronèse.

Pas un frais minois parmi ces travailleurs àla tâche. Maxime n’en put découvrir un seul et, comme cetencombrement le gênait pour regarder les tableaux, il passa dans lagalerie.

Les chevalets y étaient plus rares et ilpoussa tout d’abord jusqu’à la travée des maîtres Flamands qu’ilaimait presque autant que les maîtres Vénitiens.

Là se dressaient des échafaudages devant lesimmenses toiles où Rubens a représenté allégoriquement le mariagede Marie de Médicis, et des copistes, grimpés sur des échelles,s’escrimaient à les reproduire, en forçant les couleurs.

Ces travaux gigantesques n’intéressaient pasbeaucoup plus Maxime que ceux des peintres en bâtiments et ilallait passer outre lorsqu’il avisa, assise sur un tabouret, prèsde l’embrasure d’une fenêtre donnant sur le quai, une jeune filleoccupée à copier un portrait placé sur la cimaise, un portrait defemme où on reconnaissait à première vue la main du maîtreAnversois.

Maxime eut comme un éblouissement, et cen’était pas le portrait qu’il regardait, c’était l’artiste.

Elle était adorable avec ses cheveuxblond-cendré, ses yeux bruns et son teint dont la blancheursemblait avoir été dorée avec un rayon du soleil.

Cette merveille de beauté n’avait certainementpas vingt ans, et Maxime, cloué sur place par l’admiration, seplaça de façon à la contempler, sans trop se faire remarquer.

Il lui était arrivé de s’enflammer à premièrevue pour une femme, mais jamais au point d’en perdre la tête.

Cette fois, c’était le coup de foudre, et ilse disait :

– La voilà, celle quej’aimerai !

C’était aller un peu vite, et l’oncled’Argental n’aurait pas manqué de hausser les épaules s’il eûtentendu son neveu dire tout haut ce qu’il pensait tout bas.

On se trompe souvent lorsqu’on juge surl’apparence. Maxime ne savait pas du tout si cette admirable jeunefille était honnête, et il était permis d’en douter, car unedemoiselle bien élevée ne va guère sans sa mère, ou du moins sansune femme plus âgée qu’elle, et celle-là était venue, seule,peindre dans cette galerie publique, où les oisifs pouvaient laregarder sous le nez et lui tenir des propos inconvenants.

Il fallait qu’elle eût été accoutumée de bonneheure à se protéger elle-même, à moins qu’elle n’eût déjà jeté sonbonnet par-dessus les moulins, supposition que démentaient sonattitude et l’air de son visage.

On aurait pu lui appliquer les qualificatifsemployés par La Bruyère, l’immortel auteur desCaractères : « si jeune, si belle et sisérieuse. »

Elle travaillait avec tant d’ardeur qu’elle nes’était pas encore aperçue que Maxime la dévorait des yeux.

Il ne se gênait pourtant pas beaucoup pour laregarder et il mourait d’envie de lui adresser la parole, mais ilne savait comment s’y prendre.

C’était bien la première fois de sa vie qu’unefemme l’intimidait, et il n’avait pas son pareil pour engageradroitement une conversation avec une inconnue.

La circonstance s’y prêtait d’ailleurs et lesentrées en matière ne manquaient pas : un éloge murmurédiscrètement ; une phrase enthousiaste à propos de l’éclatantcoloris de Rubens. Maxime n’avait que l’embarras du choix.

Maxime hésitait pourtant. Les peintres,perchés à quelques pas de là, le gênaient.

Il s’était approché sournoisement et iltournait autour du chevalet de la jeune fille, comme un papillon denuit tourne autour d’une lampe, dont la flamme finit par lui brûlerles ailes.

Elle ne tarda guère à remarquer ce manège etsans y mettre d’affectation, elle se leva pour aller causer avec unartiste à barbe grise, qui venait de descendre de son échelle etqu’elle paraissait traiter en camarade.

Maxime en était presque jaloux, mais il eutune idée. Ce qu’on n’ose pas dire, on ose l’écrire et il avait enpoche un carnet qui ne lui servait guère qu’à marquer sesdifférences de jeu.

Rien ne l’empêchait de profiter de l’occasionpour rédiger un billet doux et le déposer sur le tabouret vacant oùelle le trouverait en reprenant sa place.

Comment le rédiger, ce billet ? uneproposition trop directe aurait tout gâté et il aurait eu honte detourner un compliment banal.

Il s’avisa tout à coup de le mettre en vers,ce compliment, et pour l’improviser, il s’enfonça dans l’embrasurede la fenêtre, où tout en faisant semblant de regarder la Seine, iltraça au crayon, sans trop tâtonner, ces huit lignes pensées etrimées à la diable :

Rubens, le grand Rubens, dont la mainmagistrale

A peint cette Flamande à la beautéroyale,

S’il eût vu vos grands yeux et si fiers et sidoux,

Pour modèle en son temps, n’aurait choisi quevous.

L’art, depuis deux cents ans, vous eût faiteimmortelle.

Mais je ne pourrais plus vous adorer, mabelle…

Quand le cœur ne bat plus, à quoi sert decharmer ?

Mieux vaut être vivants et se laisser aimer.

Quand ce fut écrit, il relut ses vers et iln’en fut pas mécontent. Ils n’étaient pas bons, mais en fait depoésie, les femmes ne sont pas difficiles, pourvu que le poète leurplaise.

Et Maxime avait beaucoup de raisons de croirequ’il leur plaisait.

Il fallait maintenant que le message arrivât àson adresse. L’auteur du madrigal détacha la feuille de son carnet,la plia en quatre, passa d’un air indifférent devant le chevalet etplaça le billet sur la planchette qui supportait la toile.

La destinataire n’y vit rien. Elle étaitoccupée à causer de l’autre côté de la galerie et elle tournait ledos à son tableau.

Maxime n’avait plus qu’à attendre l’effet desa déclaration en vers de douze syllabes.

Il pensait bien que, après l’avoir lue, lacharmante blonde n’allait pas venir lui demander des explications,mais il comptait qu’il arriverait de deux choses l’une : oupayant d’audace, elle se remettrait au travail, comme si de rienn’était ; ou bien, au contraire, elle plierait bagage pourcouper court aux tentatives galantes d’un inconnu.

Et, dans les deux cas, il comptait l’aborder,ou sur place, ou à la sortie du musée.

Ce serait beaucoup moins embarrassant, car iln’y a que le premier pas qui coûte et le premier pas étaitfait.

Maxime, en attendant le moment propice,s’éloigna un peu, se planta devant un des immenses Rubens etfeignit de s’absorber dans la contemplation des plantureusesnéréides qui nagent autour du vaisseau de la reine Marie de Médicisdébarquant à Marseille.

Il surveillait du coin de l’œil la jeunefille, afin de surprendre sur son visage l’impression queproduirait la lecture du billet rimé.

La mine était chargée ; il voulait lavoir éclater.

Il fut servi à souhait.

À peine assise, la demoiselle blonde aperçutle papier, le déplia, le lut, rougit, releva la tête, et ses yeuxrencontrèrent ceux de Maxime qui lui lançait des regardspassionnés.

L’effet fut immédiat.

Elle quitta encore une fois la place qu’ellevenait de reprendre, ôta vivement son tablier de travail, mit sonchapeau et fit signe au peintre grisonnant qui était remonté surson échelle et qui s’empressa d’en descendre.

Maxime n’entendit pas ce qu’ils se dirent,mais il les vit s’acheminer côte à côte vers le salon carré.

Évidemment, la jeune fille s’en allait pour neplus revenir, ce jour-là, et par prudence elle se faisait escorterjusqu’à la sortie du musée par un homme assez âgé pour lui servirde chaperon.

La question était tranchée. Maxime s’étaitadressé à une vertu farouche qui n’entendait pas qu’on lui fît lacour.

Il aurait pu la suivre, mais il n’osa pas depeur de devenir ridicule.

Que lui aurait-il dit, après cette premièreattaque manquée ? Il s’y était mal pris, parce qu’il l’avaitmal jugée. C’était un siège à refaire ; un siège quinécessiterait de longs travaux d’approche. Mais la tranchée étaitouverte et l’assaillant ne renonçait pas à l’espoir de venir à boutde la défense.

Sa déclaration était un peu vive, mais lapoésie autorise bien des licences, et après tout, elle ne contenaitrien d’offensant.

La jeune fille d’ailleurs n’avait pas déchiréle billet et il était permis de supposer qu’elle le garderait.

Il s’agissait pour Maxime de se fairepardonner un début trop brusque, en se montrant désormais plusrespectueux.

Elle reviendrait certainement au Louvre, lelendemain, puisque sa copie n’était pas achevée. Il ne tenait qu’àlui de revenir aussi, de revenir tous les jours, en se contentantde l’admirer d’un peu loin, jusqu’à ce qu’il crût pouvoir sepermettre de la saluer discrètement, comme on salue une personnequ’on rencontre souvent au même endroit.

Tant d’assiduité et tant de réserve finiraientsans doute par la toucher avec le temps, il en arriverait peut-êtreà se faire écouter d’elle.

Il comptait bien aussi se renseigner enattendant.

Les gardiens du musée devaient la connaître etson nom était probablement inscrit au secrétariat de la directionqui délivre les permis de copier.

Et une fois fixé sur la situation personnellede la jeune artiste, Maxime pourrait pousser les choses plusloin.

Il n’aurait certes pas pris la peine decombiner des plans pour la revoir, s’il n’avait songé qu’às’embarquer dans une amourette sans conséquence. Mais il sentaitqu’il n’oublierait jamais cette figure de jeune fille, alors mêmequ’il ne la reverrait plus.

Et il comptait bien la revoir dans cettegalerie où son avenir venait de se décider, à cette place où elleavait laissé son petit bagage d’artiste, sa toile, sa palette, saboîte à couleurs et son tabouret.

Pour le moment, il n’avait plus rien à fairelà, puisqu’elle était partie, et il s’en alla aussi.

À la porte du salon carré, il se croisa avecle peintre qui s’en revenait tout seul, après l’avoir accompagnée,et il lui sembla que ce rapin hors d’âge le regardait d’un airgoguenard.

– Pourvu qu’elle ne lui ait pas montrémes vers, se dit Maxime en hâtant le pas afin de ne pas céder à latentation de lui demander des explications.

Une fois qu’il fut hors du Louvre, il jugeaqu’il avait assez marché et il arrêta un fiacre pour se faireconduire à son cercle où il pourrait rêver à la blonde enfant quioccupait toutes ses pensées.

Ce cercle, situé près de l’Opéra, n’était pasle plus aristocratique de Paris. On y recevait d’emblée des gensqu’on aurait criblé de boules noires, s’ils avaient tenté de sefaire admettre au Jockey-Club ou à l’Union.

Il comptait plusieurs centaines de membres et,dans le nombre, il s’en trouvait quelques-uns d’une honorabilitécontestable.

Mais c’était un des plus vivants et un de ceuxoù on jouait le plus cher.

Maxime qui s’y plaisait, à cause des fortesparties, en était quitte pour y trier ses compagnies. Il yrencontrait beaucoup de gens auxquels il n’adressait jamais laparole et dont il ne savait même pas le nom. Mais il y voyait aussides hommes très bien posés dans le monde et des clubmen très envue, attirés là, comme Maxime de Chalandrey, par le gros jeu.

Quand il y arriva, ce n’était pas encorel’heure où sévit le baccarat, quoiqu’il commençât assez souventavant le dîner, pour reprendre plus vigoureusement vers minuit.

Il ne vit que des joueurs de whist, attablésau fond du grand salon, et quelques causeurs groupés autour de lacheminée.

Chalandrey s’établit, près d’eux, dans unvaste fauteuil à dossier renversé et ferma les yeux pour mieuxévoquer l’image de la jeune fille du Louvre.

Malheureusement, il ne pouvait pas fermer sesoreilles et il entendait les propos qui se croisaient autour delui.

Ces messieurs parlaient des nouvelles du jouret surtout des scandales récents. Ils faisaient bon marché de laréputation des femmes et ils traitaient les plus hauts placéescomme de simples horizontales.

Ils ne ménageaient pas non plus les hommes. Àles en croire, personne n’était honnête.

Maxime, accoutumé à ces dénigrements, n’yprêtait pas grande attention, sachant bien que la médisance et mêmela calomnie défraient la plupart des conversationsparisiennes ; mais il n’était pas fâché de constater que, aulieu d’avoir une maîtresse dans le grand monde, mieux vaudraitaimer une ouvrière, dont les oisifs des clubs ne disaient jamais demal, par l’excellente raison qu’ils ne la connaissaient pas.

– Messieurs, dit tout à coup un grandgarçon, très répandu et toujours très bien informé, je vais vous enapprendre une raide…

– Est-elle plus raide que l’histoire dela petite baronne, demanda en riant un boursier, qui avait laspécialité de raconter les fredaines des femmes titrées.

– La mienne n’est pas du même genre, maiselle va vous plonger dans la stupéfaction. Avez-vous lu dans lesjournaux un fait divers où il est question d’un cadavre qu’on aramassé dans le fossé des fortifications, près de la porte deClichy ?

Chalandrey, à ces mots, leva la tête et écoutaavec plus d’attention.

– Eh ! bien, ricana le boursier, çaarrive tous les jours, ces choses-là, et si c’est là votre fameusenouvelle…

– Attendez un peu, dit le jeune hommebien informé. Ce cadavre est celui d’un monsieur qu’on a étranglé…à telles enseignes qu’il avait encore au cou la corde qui a servi àle pendre.

– À moins qu’il ne se soit pendului-même.

– On a la preuve du contraire. Il s’agitd’un beau crime. Le mort était élégamment vêtu et, comme on n’atrouvé sur lui ni cartes de visites, ni lettres, ni papiersd’aucune sorte, on l’a porté à la Morgue.

– Naturellement !… Je persiste àdéclarer qu’elle n’est pas curieuse du tout, votre histoire.

– Laissez-moi l’achever. Aujourd’hui j’aidéjeuné chez un ami qui a le tort de demeurer dans l’îleSaint-Louis. J’y suis allé à pied et, en passant devant la Morgue,j’ai eu l’idée d’y entrer.

– Bon ! et après ?

– Le monsieur y était, couché sur unedalle… et je l’ai reconnu.

– Ah ! bah !

– Parfaitement… et si vous y allez, vousle reconnaîtrez aussi, car vous l’avez vu, ici, au cercle.

– Pas possible !

– C’est comme je vous le dis. Il n’yvenait pas très souvent, mais il s’y montrait quelquefois.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Je n’ai jamais su son nom et trèsprobablement vous ne le savez pas non plus. Nous sommes six centsmembres de notre club des Moucherons et, pour ma part, je n’enconnais pas cent… mais je vais vous décrire celui-là : unblond, qui avait un teint de papier mâché et d’assez bonnes façons…avec un air en dessous, tout à fait déplaisant.

– Est-ce qu’il jouait ?

– Je ne l’ai jamais vu tenir lescartes ; mais il parlait assez souvent, à l’écarté, et quandil taillait le baccarat, il se tenait volontiers derrière lebanquier. On lui a même fait à ce sujet des observations qu’il atrès bien prises.

– Oui… maintenant j’ai une vague idée dece personnage… Il m’a toujours semblé suspect.

– Qui diable l’avait présenté ?

– Je me le demande… Le gérant doit lesavoir… et du reste, ça m’est bien égal.

– Alors, vous n’avez pas fait votredéclaration au greffe de la Morgue ?

– Pas si bête. Je ne me mêle jamais de cequi ne me regarde pas… et je n’ai aucune envie de m’attirer destracasseries. Ma tranquillité avant tout.

– Je comprends ça… mais cependant, s’il ya eu crime et si on ouvre une instruction, vous serezinterrogé.

– Pourquoi, moi… plutôt que vous oun’importe quel membre du cercle ? C’est l’affaire de la policede découvrir que cet individu en était, du cercle… et de rechercherles gens qu’il y connaissait. Moi, je ne lui ai jamais parlé. Ilest probable d’ailleurs que ce n’est qu’un coquin de moins et quel’enquête n’aboutira pas.

– Étonnant de philosophie, ceGoudal ! – Le narrateur s’appelait Goudal. – Il parle d’unassassinat nouveau, comme il parlerait des débuts d’une chanteusede café-concert !

– Eh ! mon cher, s’il fallaits’émotionner à propos d’histoires pareilles, on en tomberaitmalade. Et puis, qu’est-ce que ça me fait que cet homme ait été desnôtres ?… quel est donc le cercle où il n’y a pas desmessieurs qui sortent on ne sait d’où ? Et vous imaginez-vousqu’ici, il n’y en a pas d’autres que celui-là ? Notre comitéreçoit à tort et à travers et il n’y a pas de jour où jen’aperçoive au jeu des figures nouvelles. Nous ne sommes pas uneréunion fermée ; oh ! non !… on entre chez nous unpeu comme au moulin. C’est même ce qui fait que la partie est sibelle. Quand les pontes sont écœurés d’avoir trop perdu, il enarrive d’autres.

– Et avec ce va-et-vient perpétuel, onn’est jamais sûr de ne pas être volé.

– Un petit mal pour un grand bien. C’està nous d’ouvrir l’œil sur les messieurs qui trichent. Et si nousétions moins nombreux, vous n’auriez pas pour six francs des dînersque vous paieriez un louis au restaurant.

– Le fait est que la cagnotte a dûfortement s’engraisser, hier. Il y avait là un étranger qui a miscinq cents louis en banque et qui en a emporté quatre mille.

– Un nouveau venu ?

– Oui… un Américain, m’a-t-on dit. Ilparle pourtant le français comme un Parisien pur sang. Mais il a latête d’un homme qui a fait la traite des nègres… à moins qu’iln’ait été pirate.

» C’est un rude veinard. Il abattait àtous les coups.

– Elle ne durera pas toujours, saveine.

– Vous pourrez la suivre. Il a annoncéqu’il reviendrait, ce soir. Je crois même qu’il dînera ici.

Maxime ne perdait pas un mot de cetteconversation qui avait déjà changé d’objet et il se préoccupaitsurtout des propos du commencement.

Ce cadavre, ramassé près de la porte deClichy, devait être celui du malheureux à la mort duquel il avaitassisté, caché derrière un rideau.

Les assassins qui projetaient de l’enterrer oude le laisser accroché au mur d’un souterrain s’étaient ravisés,puisqu’ils l’avaient jeté dans le fossé des fortifications ;mais le crime avait été consommé et Maxime ne pouvait plus sefigurer que ces scélérats s’en étaient tenus à un simulacre dependaison destiné à effrayer la femme qu’ils avaient surprise dansle pavillon.

Et il se trouvait que l’individu jugé,condamné et exécuté sommairement faisait partie du cercle desMoucherons.

Maxime ne se souvenait pas de l’y avoir jamaisvu, mais ce Goudal n’avait aucun intérêt à mentir en cette affaire,et Maxime se disait que la police arriverait certainement àdécouvrir le nom du mort, ses antécédents, ses relations ;qu’elle finirait par mettre la main sur ces coquins, affiliés à uneœuvre de malfaisance dont il ne connaissait pas le butprécis ; peut-être même sur la femme à laquelle ils avaientfait grâce.

Mais il se flattait encore que lui,Chalandrey, ne serait pas inquiété.

Personne ne l’avait vu entrer dans l’enclospalissadé ; personne ne l’en avait vu sortir. La belleinconnue elle-même ne se doutait pas qu’il était là, lorsque leprésident des assassins l’avait forcée à tirer sur la corde pourachever le patient ; et l’eût-elle su, elle se serait biengardée de parler à qui que ce fût d’une aventure où elle avait jouéun triste rôle.

Chalandrey n’avait donc rien à craindre etpourtant il n’était pas rassuré. Il se sentait entouré d’ennemisinvisibles, à peu près comme l’Angelo, tyran de Padoue, du drame deVictor Hugo.

Ce cercle, où il était si assidu, comptaitpeut-être parmi ses membres d’autres associés de la même bande etil suffisait, pour éveiller leurs soupçons, qu’il laissât échapperdevant eux une parole imprudente.

Il allait être forcé de s’observer, lui,l’indépendant et insoucieux garçon à qui toute contrainte étaitinsupportable.

Aussi pensait-il sérieusement à changerd’existence : à cesser de fréquenter ce club équivoque et à seconsacrer tout entier à ses nouvelles amours.

Au lieu de chercher à percer des mystères quine le touchaient pas directement, ne ferait-il pas mieux des’enquérir de la blonde aux yeux noirs et de s’efforcer de luiplaire, sauf à se rabattre, s’il n’y parvenait pas, sur la veuveaccomplie dont le commandant d’Argental lui ventait lesmérites.

Pendant qu’il se montait la tête sur lesavantages d’un prochain retour à une vie moins décousue, unmonsieur entra dans le salon, flanqué de deux autres que Maximeavait souvent vus au jeu.

Ce monsieur qu’il ne connaissait pas était unhomme de quarante à quarante-cinq ans, solidement bâti et portantbarbiche au menton, – sans moustache, – à la mode américaine :une vraie figure de Yankee, osseuse, anguleuse et tannée par lesoleil.

– Parbleu ! dit à demi-voix Goudal,le proverbe a raison : quand on parle du loup… voici le grandvainqueur qui a raflé cette nuit trois mille cinq cents louis. Jevous avais annoncé qu’il reviendrait. Vous voyez qu’il ne perd pasde temps. Il est à peine cinq heures…

– Et il s’en va tout droit au salon rougepour y poser une banque, acheva le boursier.

– Il y trouvera à qui parler. Il y alà-bas des gens qui le guettent pour tâcher de se rattraper.

– Et qui vont encore se faire tondre. CetAtkins ne peut pas perdre.

– Vous croyez donc qu’iltriche ?

– Je n’en sais rien… mais avez-vousremarqué sa physionomie ? Il a des yeux d’oiseau de proie…

– Et des mains crochues. Je ne mefrotterai pas à ce gaillard-là. Le piquet est moins dangereux.Allons faire un Rubicon, à dix sous le point. Nous ne nousruinerons pas.

– Ça va !

Les deux interlocuteurs, étant tombésd’accord, allèrent prendre possession d’une table vacante, àl’autre bout du salon, et les désœuvrés qui les écoutaient sedispersèrent.

Chalandrey resta seul assis près de lacheminée et se mit à réfléchir, mais ses réflexions n’avaient déjàplus le même objet. Il pensait maintenant à cette partie qu’allaitengager un étranger cousu d’or, et il se disait que l’occasionétait belle pour se refaire de ses récents désastres. Le démon dujeu le ressaisissait peu à peu et, au lieu de se demander si cecitoyen des États-Unis n’était pas un filou, comme semblaient lecroire ces messieurs, il songeait à lui enlever son bénéfice de laveille, tout en se promettant de ne plus revenir si souvent aucercle où on faisait en une nuit des différences de quatre-vingtmille francs.

Il n’avait sur lui qu’une somme insignifianteet il lui importait peu de la risquer et même de la perdre sur unepareille chance.

Et puis, ce serait si beau de tombercet hercule du baccarat qui avait tombé tout le monde.

Le désir de gagner se compliquait d’unequestion d’amour-propre.

C’est le cas de presque tous les joueurs. Ilsen arrivent facilement à se persuader qu’ils doivent leurs succès àleur intelligence et que la fortune n’est pas si aveugle qu’on lepense. Mais quand ils perdent, c’est toujours elle qui a tort.

Chalandrey hésita pourtant avant de tenterl’aventure.

La douce image de la jeune fille du muséepassait et repassait devant ses yeux, mais ce n’était qu’un rêve –un souvenir et une espérance – tandis que la réalité était à saportée. Il n’avait qu’à passer d’un salon dans un autre pour setrouver sur le champ de bataille où il se flattait de vaincre.

Il pouvait bien tout au moins se donner leplaisir d’observer l’ennemi, sauf à s’abstenir de l’attaquer, sises manœuvres lui paraissaient suspectes.

Pour s’affermir dans son imprudenterésolution, il alluma un cigare ; après quoi, il se dirigeavers le lieu réservé aux adorateurs du hasard.

Il y trouva une douzaine de joueurs, rangéssur des chaises, à droite et à gauche de M. Atkins qui tenaitles cartes, mais la partie n’était pas encore très animée. Lespontes, étrillés la veille, attaquaient mollement et le banquieravait l’air dédaigneux d’un millionnaire qu’on a dérangé pour uneaffaire sans importance.

Il était bien tel que Goudal l’avaitdécrit ; seulement, ses yeux d’oiseau de proie étaientsuperbes, et s’il eût porté toute sa barbe, au lieu de cet uniquebouquet de poils sous la lèvre inférieure, il aurait puprétendre en belle tête, comme on disait au dix-huitièmesiècle.

Assurément, Chalandrey le voyait là pour lapremière fois, et cependant lorsque ce gentleman d’outre-merdemanda si le jeu était fait, Chalandrey se figura qu’il avait déjàentendu quelque part cette voix de basse profonde.

C’était une voix forte et bien timbrée, unevoix de chantre au lutrin ; comme on en entend dans leséglises, et M. Atkins articulait nettement, au lieu de parlerdu nez, comme beaucoup d’Américains.

Il n’avait pas d’accent ou, s’il en avait un,c’eût été plutôt l’accent parisien, caractérisé par legrasseyement, mais pas très marqué.

Où et dans quelles circonstances cet organemâle et sonore avait-il déjà résonné à ses oreilles ?Chalandrey ne s’en souvenait pas et comme il était bien sûr den’avoir jamais vu ce personnage transatlantique, il finit parcroire qu’il se trompait.

Les jeux étaient faits et le banquier allaitdonner les cartes, lorsque Chalandrey, qui se tenait debout, fautede siège pour s’asseoir, avança le bras pour placer deux billets decent francs sur le tableau de droite.

Ce mouvement fit que M. Atkins aperçut lenouveau venu et au lieu de détacher la première carte du talon, ilse mit à le regarder fixement.

Cela ne dura qu’un instant, mais il y eut untemps d’arrêt qui étonna un peu les pontes, accoutumées depuis deuxjours à voir ce banquier modèle tailler avec une régularité et uneimpassibilité extraordinaires.

Chalandrey, encore plus surpris que lesautres, se demanda pourquoi M. Atkins le dévisageait ainsi etne trouva point l’explication de cette singularité.

Cet homme avait l’air de chercher à lereconnaître, absolument comme, lui, Chalandrey cherchait tout àl’heure à se rappeler où il avait déjà entendu le son de savoix.

Les cartes furent données et les deux tableauxgagnèrent.

Pendant que le croupier payait, Atkins dittout bas quelques mots à un employé du cercle qui lui réponditassez haut pour que Chalandrey devinât qu’il était question delui.

Évidemment, Atkins avait demandé son nom etcet employé venait de le lui apprendre.

Pourquoi l’Américain se renseignait-il ainsisur un joueur qui débutait par un coup de dix louis assezinsignifiant ?

Ce n’était certes pas pour s’enquérir de sasolvabilité, puisqu’il jouait argent sur table. Était-ce donc quece joueur ressemblait à quelqu’un qu’il avait connuautrefois ?

Maxime s’en tint à cette dernière suppositionet se promit d’éclaircir ses doutes après la partie qui commençaitbien pour lui, puisqu’il venait de gagner.

Il prenait ce bénéfice pour un présagefavorable et il résolut de mener grand train la chance qui semblaitse dessiner.

Les autres pontes, qui l’avaient souvent vu àl’œuvre, savaient qu’il était sans égal pour pousser un parolijusqu’à ses plus extrêmes limites et ils s’attendaient à une lutteémouvante, car l’Américain était de force à se défendre, et luiaussi, il avait fait ses preuves en tenant la veille, des bancosénormes.

Maxime voyait tous les yeux braqués sur lui etil n’en fallait pas tant pour surexciter sa vanité de joueurhardi.

Atkins, qui ne savait pas encore à quelaudacieux il allait avoir affaire, jeta nonchalamment ses cartesdans la corbeille que des perdants facétieux ont surnommée :le cimetière des illusions. Puis, d’un coup d’œil dédaigneux, ilévalua les mises laissées sur le tapis.

Celle de Chalandrey était la plus forte etelle n’était que de vingt louis ; mais les petits ruisseauxfont les grandes rivières et, au sixième coup, l’heureuxChalandrey, qui n’avait rien retiré de ses gains répétés, eutdevant lui une masse de six cents quarante louis.

– Vous faites moitié, n’est-ce pas ?lui demanda Atkins qui commençait à se préoccuper un peu plus de cenouvel adversaire.

– Je fais tout, répliqua sans broncherMaxime.

Et comme le banquier semblaithésiter :

– Si vous ne tenez pas le coup, jeprendrai la banque.

– Pas encore, monsieur, dit ironiquementAtkins. Je tiens tout ce que vous voudrez.

Et après avoir donné lentement les cartes, ilreleva les siennes et il abattit neuf.

Les six cent quarante louis de Chalandrey s’enretournèrent en Amérique. Il s’était trop pressé de prendre desairs de triomphateur ; son château en Espagne s’écroulait, etle redoutable banquier n’était nullement disposé à lui céder laplace.

Maxime, par le fait, ne perdait que sapremière mise de deux cents francs, mais le revers qu’il venait desubir l’avait piqué au vif et il n’était déjà plus desang-froid.

Maintenant, pour réparer cette perteinsignifiante, il aurait risqué tout ce qu’il possédait.

Trois billets de mille francs qu’il avait dansson portefeuille y passèrent.

Il demanda cinq cents louis en jetons et commeil jouissait d’un bon crédit à la caisse du cercle, le garçon dejeu s’empressa de les lui apporter.

Les cinq cents louis s’envolèrent ; puiscinq cents autres.

La veine se prononçait pour le banquier, uneveine formidable et d’autant plus dure à supporter qu’ellesuccédait tout à coup à une veine en sens contraire.

On eût dit que la fortune avait voulu tendreun piège aux joueurs en les laissant gagner, d’abord, pour lesexciter à augmenter leur jeu.

Ce n’était plus un combat, c’était unedéroute.

Quand les pontes abattaient huit, le banquierabattait neuf. Quand il avait le triste point de un, les pontesavaient baccarat. Au tirage, il leur donnait des bûches et ilamenait, pour lui, des quatre sur des cinq.

Le râteau du croupier raflait régulièrementles enjeux sur les deux tableaux. On ne gagnait pas un coup surdix.

La taille finit avant que la chance tournât etMaxime, décavé, allait s’adresser de nouveau au garçon de jeu,lorsque M. Atkins, après avoir compté et empoché son bénéfice,se leva en disant :

– À un autre, messieurs ! Qui veutprendre la banque ?

Maxime en grillait d’envie, mais au point oùétait montée la partie, il aurait fallu exposer une grosse somme etil avait déjà perdu tout ce que le règlement du cercle luipermettait d’émettre de jetons remboursables dans les vingt-quatreheures.

Force lui fut donc de ronger son frein.

Les autres joueurs n’étaient pas moinsmécontents. Il y eut des murmures. Des mots malsonnantsbourdonnèrent aux oreilles de l’Américain qui ne parut pass’émouvoir. Il usait de son droit en quittant la partie et peu luiimportait qu’on lui reprochât de faire Charlemagne.

Il s’était remis à regarder Maxime deChalandrey, mais, cette fois, il le regardait à la dérobée.

Maxime s’en aperçut et le sang lui monta auvisage. Il n’avait pas sujet d’être de bonne humeur et iln’aspirait qu’à chercher querelle à l’homme qui venait de luigagner si lestement une grosse somme et qui semblait le narguer enle regardant avec une persistance inconvenante.

Il se contint cependant, parce que le momenteût été mal choisi pour demander une explication.

S’il eût apostrophé ce Yankee, on aurait cru àune rancune de joueur malheureux et c’était justement ce qu’il nevoulait pas.

Pour se calmer, il sortit brusquement de lasalle de jeu et il rentra dans le paisible salon où il avait laisséles amateurs de whist à cent sous la fiche, et de piquet à dix sousle point.

Il comptait sur l’influence des milieux et ilne se trompait pas tout à fait, car sa colère tomba comme parenchantement. Il se dit que M. Atkins était probablement unaventurier et qu’en le provoquant, il lui ferait beaucoup tropd’honneur.

Chalandrey prit moins facilement son parti dela perte qu’il venait de subir. Elle n’était pas énorme, mais ellesuccédait à tant d’autres qu’elle lui était très sensible :d’autant plus qu’il n’avait pas chez lui la somme nécessaire pourretirer ses jetons et qu’il allait être forcé de vendre desvaleurs, car en fait d’immeubles, il ne possédait que son petithôtel de la rue de Naples.

Et pour peu qu’il continuât à diminuer ainsison capital, la ruine totale ne pouvait pas manquer d’arriver àbrève échéance.

Après ce nouvel accroc à sa fortune, c’eût étéle cas de mettre à profit les conseils de son oncle, en poussant sapointe auprès de la riche veuve du comte de Pommeuse, mais il yétait si peu disposé qu’il regrettait de s’être engagé à passer lasoirée chez elle.

Il ne pouvait plus s’en dédire, puisque lecommandant devait venir le prendre, à neuf heures, pour l’yconduire, mais il se promettait de ne pas s’y éterniser, cesoir-là, et de n’y plus reparaître.

La blonde aux yeux noirs qu’il avait vue auLouvre l’occupait tout entier et il s’imaginait que désormais lesautres femmes lui paraîtraient laides.

En attendant qu’il fût mis à cette épreuve, ils’agissait de s’occuper, sans jouer, jusqu’à l’heure du dîner, etsans quitter le cercle.

On vint l’avertir que son valet de chambreétait arrivé, et il allait monter, pour s’habiller, dans un descabinets de toilette du club, lorsque M. Atkins sortit dusalon rouge et le salua, en passant.

Cette politesse inattendue irrita Maximeencore plus qu’elle ne le surprit et peu s’en fallut qu’il n’yrépondît en tournant le dos à ce monsieur.

Son étonnement devint de la stupéfaction,quand il vit l’Américain s’arrêter, se retourner et venir à lui, lesourire aux lèvres.

Maxime se préparait à le recevoir fort mal,mais comment se fâcher contre un homme qui vous aborde par cesphrases onctueuses :

– Ce soir, monsieur, vous avez vraimentjoué de malheur et j’espère qu’à notre prochaine rencontre lachance vous reviendra. Nous sommes destinés à nous revoir souvent,car vous êtes le seul adversaire sérieux que j’aie trouvé ici… Ilest vrai que je ne fais partie de ce Cercle que depuis deux jours…mais je n’aurais certainement jamais affaire nulle part à un plusbeau joueur.

Ce compliment, débité sur le ton le pluscourtois, désarçonna Chalandrey, qui répliqua assezrudement :

– Vous êtes vraiment trop bon de meplaindre. Je vous ai vu, ce soir, pour la première fois et vous neme connaissez pas, je suppose.

– Non, monsieur… à mon grand regret…mais…

– Pourquoi donc m’avez-vous regardé avectant d’attention, quand je suis arrivé à la partie ?

– Si je vous répondais qu’on regarde plusvolontiers une figure sympathique…

– Je croirais que vous vous moquez demoi, et si je croyais cela…

– Vous auriez tort, monsieur. La véritéest que vous ressemblez beaucoup à un de mes amis d’autrefois… unami qui n’est plus de ce monde… Vous lui ressemblez à ce point que,pour savoir si vous n’étiez pas son fils, j’ai demandé votre nom àmon voisin de table.

– Eh ! bien, vous le savez,maintenant, mon nom.

– Oui, monsieur, et j’ai vu que je metrompais. Mon ami s’appelait Caxton… il était de Chicago…

– Je n’imaginais pas qu’on pût me prendrepour un citoyen de Chicago, dit dédaigneusement Maxime ; maisnous en resterons là, si vous le voulez bien.

– Comme il vous plaira, monsieur,répliqua l’Américain.

Et il passa son chemin.

Chalandrey le suivit des yeux jusqu’à la portedu salon et se persuada de plus en plus qu’il avait déjà vu cethomme quelque part.

– Lui aussi devait me connaître de vue,se disait-il, et cette prétendue méprise n’est qu’un prétexte qu’ila mis en avant pour s’excuser d’avoir demandé mon nom à uncroupier. Je raconterai ce soir cette ridicule histoire à mon oncleet je le prierai de m’aider à découvrir d’où sort cepersonnage.

Chapitre 3

 

À Paris, sans compter le demi-monde quicomprend autant de sous-genres que l’autre, ce qu’on appelle lemonde se compose de beaucoup d’éléments disparates.

Il y avait, autrefois, autant de mondes que dequartiers.

L’aristocratie de naissance boudait aufaubourg Saint-Germain ; l’aristocratie financière brillait aufaubourg Saint-Honoré ; le haut commerce tenait le faubourgPoissonnière ; la vieille bourgeoisie se cantonnait auMarais.

Toutes ces catégories se sont mêlées peu à peuet il s’en est formé de nouvelles qui habitent de préférence lesparages de la place de l’Étoile.

La colonie étrangère y domine, et les largesavenues qui aboutissent au rond-point de l’Arc-de-Triomphe sontbordées d’hôtels où on reçoit encore, quoique, par le temps quicourt, on n’y donne pas souvent de ces grandes fêtes qui attiraientjadis un tout-Paris, disparu depuis la guerre.

Celui de la comtesse de Pommeuse s’élevait àl’angle de l’avenue Marceau et de la rue Galilée.

Il n’était pas très grand, mais il faisaittrès bonne figure avec sa façade ornementée, sa cour précédée d’unegrille dorée et son jardin planté de grands arbres.

Il lui venait de son père, qui l’avait faitbâtir, vers 1860, sur des terrains achetés à bon compte avant latransformation de ce coin de Paris.

Ce père, grand spéculateur en tous genres,avait toujours eu la main heureuse, et la comtesse lui devait unegrosse fortune dont elle faisait très bon usage.

Le mariage n’ayant été dans sa vie qu’unaccident, pour ainsi dire, elle avait été accoutumée de bonne heureà se gouverner elle-même et, depuis trois ans qu’elle était veuve,elle avait su se former une société amusante, sans se lancer dansla mauvaise compagnie et sans donner prise à la médisance.

Elle ne recevait que des gens aimables et bienélevés. Peu de femmes, et toutes triées sur le volet :quelques anciennes amies de pension, veuves comme elle et d’uneconduite irréprochable.

En fait d’hommes, une élite : desfinanciers, des artistes et même des savants pas trop ennuyeux.

Son salon était un terrain neutre, où nedominait aucune influence exclusive.

Il y a des soirées de jeu, des soiréeslittéraires, des soirées musicales, des soirées politiques.

Chez madame de Pommeuse, on causait de tout,mais on n’y pérorait jamais ; on n’y faisait pas de lectures,et, si on chantait parfois, c’était au piano.

À moins pourtant qu’elle n’offrît à ses amisun concert ou un bal.

Cela lui arrivait trois ou quatre fois par an,et dans ces occasions exceptionnelles, elle étendait le cercle deses invitations, sans les prodiguer toutefois, car elle tenaitavant tout à ne pas faire parler d’elle.

Et elle y avait réussi ; les journaux necitaient jamais son nom, et les demoiselles à la mode ne laconnaissaient pas.

Comment, sans se répandre, avait-elle réussi àgrouper autour d’elle des gens distingués ? Bien fin quil’aurait pu dire. On pouvait discuter là-dessus comme on discutesur la création du monde, dont nous voyons l’effet sans en voirclairement les causes. Mais personne ne contestait que sa maisonfût recherchée entre toutes et les plus difficiles briguaientl’honneur d’y être admis.

Le commandant Pierre d’Argental y avait étéprésenté par un général en retraite, qui était resté très mondainet qui ne se cachait pas trop d’aspirer à la main de l’opulenteveuve, quoiqu’il eût dépassé la soixantaine.

C’était même cette ridicule prétention quiavait suggéré à l’ex-chef d’escadron l’idée de faire épouser lacomtesse par Maxime de Chalandrey.

Maxime ne comptait pas de glorieux états deservices dans l’armée, mais Maxime avait toutes ses dents et tousses cheveux. Maxime était fait pour plaire à une jeune femmeintelligente ; et, puisqu’il ne refusait pas de tenterl’aventure, l’oncle Pierre n’avait pas perdu de temps pour offrir àson neveu cette planche de salut.

À neuf heures, il était venu chercher Maximeau cercle, et il l’avait trouvé en tenue de combat, c’est-à-direhabillé de noir et cravaté de blanc, mais sombre et préoccupé,comme un homme qui vient de passer par beaucoup d’émotionsdésagréables.

Il ne lui avait pas demandé pourquoi il avaitl’air si renfrogné et Maxime n’était pas d’humeur à le luiapprendre, car il redoutait les sermons, et il avait fait d’avancele sacrifice de sa soirée, résigné qu’il était à subir laprésentation, sauf à déclarer ensuite que la dame de l’avenueMarceau ne valait pas le sacrifice qu’il ferait en renonçant aucélibat.

L’oncle et le neveu n’échangèrent pas dixparoles pendant le trajet qu’ils firent en fiacre, et ce futseulement à la porte de l’hôtel, que le commandant dit àChalandrey :

– Mon cher, tu t’es laissé amener icid’aussi mauvaise grâce qu’un chien qu’on fouette, mais j’espère quetu ne me feras pas l’affront de rester maussade, lorsque je t’auraimis en présence de la comtesse.

– Pour qui me prenez-vous, mononcle ? répondit Maxime ; je ne m’engage pas à tomberamoureux d’elle, mais je vous promets d’être poli.

– Poli, ce n’est pas assez… et je comptesur l’effet de ses beaux yeux… ils t’inspireront.

– Je ne demande pas mieux.

Ils montèrent côte à côte le grand escalier,tout tapissé de fleurs, et ils entrèrent de front sans qu’on lesannonçât, dans un salon où ils trouvèrent une vingtaine depersonnes appartenant aux deux sexes.

Les hommes s’empressaient autour de madame dePommeuse, qui leur offrait du thé et qui, en apercevantM. d’Argental, les quitta aussitôt pour venir à sarencontre.

Maxime resta ébloui de sa beauté. Elle étaitpâle et brune comme la nuit, et elle avait des yeux à tomber àgenoux devant.

Grande avec cela et marchant bien.

Le commandant ne l’avait pas trop vantée.

– Madame, lui dit-il militairement, je nesuis qu’un vieux soldat et je manque à tous les usages en vousamenant, sans autorisation préalable, mon neveu, Maxime deChalandrey, que j’ai l’honneur de vous présenter… un garnement quise convertira peut-être, si vous voulez bien lui permettre derevenir chez vous.

Maxime ne s’attendait guère à être introduitde la sorte, et il donnait son oncle à tous les diables, mais sonembarras n’était rien au prix de l’émotion que trahissait le visagede madame de Pommeuse.

Elle était si troublée qu’au lieu de répondreavec la bonne grâce aisée d’une grande mondaine, elle balbutia unephrase inintelligible.

– Est-ce que vous le connaissiezdéjà ? demanda en riant M. d’Argental. J’en serais bienétonné, car il ne va que dans le mauvais monde.

Maxime ne comprenait rien à l’effet qu’ilproduisait, et il était presque tenté de croire qu’il avaitrencontré quelque part cette admirable femme.

Elle se remit très vite, et elle réponditgalamment :

– Vous ne vous trompez pas, chermonsieur. J’ai déjà vu aujourd’hui M. de Chalandrey. Ilne s’en souvient pas, et c’est tout naturel, car il ne m’a pasparlé ; je ne l’ai pas regardé et c’est tout au plus s’il a puapercevoir un instant ma figure.

L’oncle se posa en point d’interrogation.

– Monsieur m’a suivie, reprit en riant lacomtesse.

– Dans la rue !… il en est biencapable, s’écria le commandant.

– Mon Dieu, oui.M. de Chalandrey m’a suivie jusqu’à la porte d’une maisonde la rue Saint-Roch, mais je m’empresse de proclamer qu’il s’estabstenu d’y entrer avec moi… et j’ajoute que je ne lui en veux pasdu tout. Il aurait pu m’aborder, et il s’est tenu tout le temps àdistance respectueuse.

Maxime tombait de son haut, mais il retrouvabientôt l’aplomb qu’il avait perdu un instant.

– Pardonnez-moi, madame, dit-il d’un tonassez dégagé ; et ne vous en prenez qu’à l’élégance de votrepersonne. Elle m’a tellement frappé que je vous aurais suivie aubout du monde… mais vous me rendrez cette justice, que j’y ai misde la discrétion.

– Je viens de le déclarer hautement… etje suis très flattée de l’honneur que vous m’avez fait, mais vousavez dû mal penser de moi, en me voyant disparaître au fond d’uneallée noire ; c’est pourquoi je tiens à vous apprendre quej’allais chez un de mes pauvres… car j’ai des pauvres, monsieur…j’en ai même beaucoup… et je passe une partie de mon temps à lesvisiter.

– Il le sait, s’écria le commandant. Jele lui ai dit, chère madame… avec tout le bien que je pense devous. Ne lui tenez pas rigueur pour son étourderie, mais grondez-lebien fort, pendant que j’irai serrer la main au général Bourgas,que j’aperçois là-bas à une table de whist.

Et l’oncle s’éloigna, enchanté de laisser sonneveu en tête à tête avec la comtesse.

Chalandrey n’était pas fâché de rester seulprès de la veuve qui abordait si franchement les questionsdélicates, et de reprendre un entretien où les banalités d’usagen’avaient plus rien à faire.

Il ne doutait pas de ce que disait madame dePommeuse, mais il s’étonnait de sa hardiesse. Rien n’obligeaitcette comtesse à raconter à M. d’Argental que le jeune hommequ’il lui présentait l’avait suivie, comme il aurait suivi lapremière jolie fille venue.

Maxime s’étonnait aussi qu’elle l’eût reconnuà première vue, et il s’étonnait encore plus, qu’elle eût toutd’abord perdu contenance en se trouvant face à face avec le hérosd’une petite aventure dont elle n’avait pas à rougir.

Il commençait même à penser qu’elle avait misen avant cette rencontre insignifiante pour expliquer – assezmaladroitement – une émotion qui avait une cause plus sérieuse.

– Je compte sur votre indulgence,reprit-il, et je vous promets de ne plus recommencer.

– Si vous recommenciez, dit-elle ensouriant, je ne chercherais plus à vous éviter. Je viendrais à vouset je vous avertirais charitablement que je suis chez moi, tous lessamedis, et que, pour causer, on y est beaucoup mieux que dans larue.

– Alors, vous me permettez derevenir ?

– Non seulement je vous le permets, maisje vous en prie. Votre oncle est un de mes bons amis, et je luisais gré de vous avoir amené. Ce soir, vous entendrez chanter unejeune fille charmante, qui a beaucoup de talent, et j’espère quevous ne vous ennuierez pas. Samedi prochain, Coquelin, de laComédie-Française, nous dira un monologue.

Maxime n’écoutait plus madame de Pommeuse. Ilregardait une bague qu’elle portait au petit doigt.

– Bon ! dit gaiement la comtesse,voilà que vous vous ennuyez déjà, car vous n’êtes plus du tout à laconversation ; me ferez-vous la grâce de m’apprendre à quoivous pensez pendant que je m’évertue à vous vanter les charmes demes soirées ?

» Est-ce ma main qui vous donne desdistractions ?

– Non, répondit Maxime en regardantfixement madame de Pommeuse ; c’est votre bague.

– Vous manquez une bonne occasion de mefaire un compliment… mais je ne les aime pas et on m’a dit assezsouvent que j’avais une jolie main.

– Une main adorable… mais… cettebague ?

– Eh bien, elle a pour chaton un œilde chat. C’est une pierre assez rare. J’y tiens beaucoup,parce qu’elle me vient de mon père. Elle passe aussi pour porterbonheur… je ne m’en suis pas encore aperçue… mais n’en avez-vousdonc jamais vu une pareille… L’œil de chat est pourtanttrès à la mode.

La comtesse parlait vite et elle affectait deplaisanter, mais sa voix s’altérait et elle changeait devisage.

Maxime comprenait maintenant pourquoi elles’était troublée, lorsque son oncle l’avait présenté. Tous sessouvenirs d’une dramatique aventure lui revenaient à la fois ;il reconnaissait la voix qu’il avait entendue, il reconnaissait lamain qu’il avait baisée et il s’étonnait de n’avoir pas deviné plustôt que madame de Pommeuse et la dame masquée du voyage en fiacren’étaient qu’une seule et même personne.

Elle l’avait reconnu tout de suite, elle, etil fallait qu’elle eût une grande puissance sur elle-même pouravoir repris si vite son sang-froid.

Mais, depuis qu’il était question de la bague,elle perdait évidemment la tête, et il ne tenait qu’à Maxime de luifaire confesser la vérité.

Il eut pitié d’elle et il lui ditdoucement :

– J’en ai vu une toute semblable et unemain aussi belle que la vôtre… dans des circonstances que je n’aipas oubliées… et que je n’oublierai jamais.

– Pas plus que je ne les oublierai, ditvivement la comtesse. À quoi bon feindre ?… À quoi bonmentir ? Oui, c’était moi. Et maintenant que je sais qui vousêtes, je me reproche d’avoir tant tardé à vous remercier du serviceque vous m’avez rendu.

– Comment ! elle avoue ! sedisait Maxime, stupéfait.

– Votre conduite a été celle d’un galanthomme et je me dois à moi-même de vous expliquer la mienne… autantque je puis le faire, sans trahir des secrets qui nem’appartiennent pas.

– Bon ! pensa Maxime. Le sermentqu’elle a prêté sur le cadavre du pendu. Quel aplomb !

– Quand je me suis jetée dans la voitureoù vous étiez, je venais de passer la nuit, près d’une malade… unemalheureuse femme à laquelle je m’intéresse tout particulièrement.Si vous me faisiez l’injure d’en douter, il ne tiendrait qu’à vousde vous en assurer en allant la voir dans cette maison de la rue duRocher… elle demeure au cinquième étage et elle s’appelle JulieGranger.

– À Dieu ne plaise que j’en doute,madame… et je n’ai nul besoin d’en savoir davantage.

– Mais, moi, je veux que vous sachieztout… du moins, tout ce que je puis vous dire en ce moment. Un jourviendra, je l’espère, où je n’aurai plus rien à vous cacher.Maintenant, je dois me taire sur l’homme qui m’espionnait. Vous nepouvez plus supposer que c’était mon mari, puisque vous savez queje suis veuve. Faites-moi l’honneur de croire que ce n’était pasmon amant.

– Parbleu ! non, réponditmentalement Maxime ; c’est l’autre qui est ou qui a étél’amant… celui qui a empoché les trente mille francs.

– Cet homme possède un secret qui me metpresque à sa merci… Un secret dont je n’ai pas à rougirpersonnellement… mais le sort de quelqu’un qui me touche de prèsest entre ses mains… et s’il avait su où j’allais, il n’aurait pasépargné ce… cette personne.

» Grâce à vous, j’ai pu lui échapper… etbientôt je n’aurai plus rien à craindre ni pour moi ni pour unautre.

– Je vous jure, madame, que je ne vousdemande rien de tout cela.

– J’ai fini. Vous m’avez menée où jevoulais aller et vous avez eu la loyauté de ne pas me suivre. Jevous en suis profondément reconnaissante et je ne puis mieux faireque de vous promettre de compléter plus tard le récit de ma tristeaventure.

Maxime se rappela tout à coup qu’elle nepouvait pas se douter qu’il avait assisté aux scènes du pavillon,et il s’expliqua enfin qu’elle n’eût pas nié le reste.

Il ne songea pas un seul instant à luidéclarer qu’il en savait beaucoup plus long qu’elle ne voulait luien apprendre. Il eut même la délicatesse de feindre d’acceptercomme vraie cette confession tronquée, mais il se promit d’en faireson profit, c’est-à-dire de ne plus prétendre à la main d’une femmequi avait tant de secrets à garder.

Et l’idée lui vint de lui rendre un dernierservice en lui signalant, pour la mettre sur ses gardes, ladécouverte du cadavre ramassé dans le fossé des fortifications.

Il était bon qu’elle fût avertie que la policeallait peut-être mettre la main sur les assassins qui avaient faitd’elle leur complice.

– Madame, lui dit-il, je suis très flattéde la confiance que vous m’accordez, mais vous attachez vraimenttrop d’importance à une histoire très simple. Je ne me souvenaispresque plus de notre voyage au boulevard Bessières ; demain,je ne m’en souviendrai plus du tout. J’avoue cependant que, cematin, j’étais inquiet. Je venais de lire dans un journal qu’on atrouvé près de la porte de Clichy, le corps d’un malheureux qui aété étranglé… et je me suis demandé ce qu’il était advenu de vousqui m’aviez quitté justement devant cette porte, pour vous lancertoute seule sur un chemin désert. Mais me voilà rassuré, puisque jevous revois.

– Un homme étranglé ! balbutia lacomtesse, tout émue.

– Mon Dieu, oui. Il paraît qu’il avaitencore la corde au cou. Joli quartier que celui-là !

– Et… on ne sait pas où ce crime a étécommis ?…

– Non ; jusqu’à présent on neconnaît pas le nom de la victime. Le cadavre est exposé à laMorgue. On l’y reconnaîtra peut-être. Mais… pardon de vousentretenir de choses lugubres, et de vous retenir si longtemps… jedois faire des jaloux, car je m’aperçois qu’on nous regarde.

– Vous avez raison, monsieur, dit madamede Pommeuse ; mes amies me réclament, et le commandantmanœuvre pour se rapprocher de nous. Permettez-moi donc de vousquitter… pas pour longtemps, je l’espère.

Et la comtesse ajouta en souriant àdemi :

– Ne dites pas trop de mal de moi à votreoncle.

Maxime s’inclina, sans répondre, et la laissarejoindre ses invités groupés autour de la table où le thé étaitservi.

M. d’Argental n’attendait que ce momentpour interroger son neveu qu’il n’avait pas perdu de vue un seulinstant.

– Eh ! bien ? lui demanda-t-ilen lui prenant le bras pour l’entraîner dans un coin du salon, ilme semble que tout a très bien marché, pour une première entrevue.Un grand quart d’heure de tête-à-tête avec la belle desbelles !… tu n’as pas à te plaindre.

– Et je ne me plains pas.

– Bon ! mais comment latrouves-tu ?

– Charmante.

– Et tu lui as plu, j’ai vu ça tout desuite. Alors, ça ira très vite. C’est donc vrai que tu l’as suivie,aujourd’hui, sans la connaître ?… Tu as été joliment bieninspiré. Rien ne flatte l’amour-propre des femmes comme de faireune conquête dans la rue… surtout la conquête d’un garçon tournécomme tu l’es… et respectueux, par dessus le marché. Tu vois cequ’on gagne à se comporter convenablement… si tu lui avais adressédes galanteries à la hussarde, tu aurais gâté ton affaire…

– Qui sait ? interrompit en riant lesceptique neveu.

– Oh ! toi, tu ne crois pas à lavertu des femmes.

– Vous n’y croyez pas beaucoup plus quemoi, mon cher oncle.

– Je crois à la parfaite honnêteté demadame de Pommeuse. Celle-là, tu peux l’épouser, les yeux fermés…et il me paraît que le mariage est en bon train. Si tu m’en crois,tu ne laisseras pas traîner l’affaire. Le hasard t’a servi àsouhait. Profite de l’excellente impression que tu as produite etpousse ta pointe vivement.

» Je me chargerai de faire la demandequand tu voudras. Tâche que ce soit bientôt.

– Oh ! rien ne presse.

– Comment, rien ne presse !…attendras-tu pour te présenter que tu sois complètementruiné ?… ça ne tardera guère du reste, si tu continues à teflanquer des culottes de trente mille francs… deux en moins d’unesemaine, c’est trop, mon bonhomme, et il est grand temps d’arrêterles frais, en épousant la comtesse.

Maxime avait bonne envie de répondre : jene l’épouserai jamais, mais il aurait fallu expliquer pourquoi etil ne voulait pas raconter au commandant son aventure avec la dame.Il avait pitié d’elle et pour rien au monde, il n’aurait trahi laconfiance qu’elle avait mise en lui.

– Nous verrons cela, répondit-ilévasivement.

– C’est tout vu ! s’écria l’oncle.Tu n’as pas d’autre moyen de te tirer d’affaire et tu neretrouveras jamais une pareille occasion. Madame de Pommeuse, je tele répète, a cent cinquante mille francs de rente ; tuconviens toi-même qu’elle est charmante, et cependant tu me faisl’effet de manquer d’enthousiasme.

» Qu’as-tu à dire contre elle ?

– Absolument rien. Mais, en vérité, vousallez trop vite. Je ne peux pas me jeter à sa tête et je ne supposepas qu’elle va se jeter à la mienne. Elle m’a engagé à revenir chezelle ; je reviendrai et quand nous nous connaîtrons mieux…

– Prends garde de te laisser couperl’herbe sous le pied. Elle est très demandée, mon cher ; et ily a ici de jolis messieurs qui lui font une cour très serrée. J’envois même un que je ne connaissais pas encore… ce grand blond quicause avec elle, là-bas.

L’oncle et le neveu s’étaient cantonnés dansl’embrasure d’une fenêtre, et, depuis qu’ils s’y tenaient, ilsn’avaient pas fait attention à ce qui se passait à l’autre bout duvaste salon, ni aux personnages qui arrivaient.

Des groupes s’étaient formés. Les amis de lacomtesse entouraient une nouvelle venue, et la comtesse avaitentamé une conversation avec un jeune homme qui, lui aussi, venaitd’entrer.

– Ce grand blond ! s’écriaMaxime ; mais je le connais… c’est Lucien Croze.

– Qui ça, Lucien Croze ? demanda lecommandant.

– Un ancien camarade à moi… Nous avonsfait notre volontariat ensemble. Du diable si je me doutais qu’ilfréquentait chez des comtesses !

– Et il y est très bien accueilli, mafoi !… on jurerait que celle-ci lui fait les yeux doux. Unrival, mon cher !… et un rival dangereux, car il est très beaugarçon.

– Sans compter que madame de Pommeuse,étant brune, doit aimer les blonds… en vertu de la loi descontrastes.

– Et tu en prends gaiement tonparti !… Je commence à croire que tu mourras célibataire… etruiné… ça te regarde, mon petit… comme on fait son lit, on secouche… et si tu finis sur un grabat, ce ne sera pas faute d’avoirété averti. J’en ai assez de te prêcher et je vais faire un whistavec le général.

Chalandrey ne chercha point à retenir sononcle qui lui posait des questions embarrassantes. Il aimait bienmieux s’aboucher avec son ami, Lucien, et lui demander comment ilconnaissait la comtesse.

Justement, Lucien venait de quitter madame dePommeuse et c’était le vrai moment de l’aborder.

Les deux amis se rencontrèrent au milieu dusalon, assez loin des femmes qui s’étaient rapprochées du piano etdes whisteurs, relégués dans un coin.

Lucien tout surpris, s’écria :

– Toi, ici, mon vieux Maxime !…Oh ! que je suis content !

– Et moi donc ! répondit Chalandrey,en lui serrant énergiquement la main.

– Tu ne peux pas l’être autant que moi.C’est la première fois que j’y viens et ce qui m’étonne le plus,c’est de m’y voir… tandis que toi qui es un habitué…

– Pas du tout, avant ce soir, je n’yavais jamais mis les pieds.

– Mais tu es dans ton monde… et je nesuis qu’un pauvre diable d’employé.

– On ne s’en douterait pas, cher ami. Tuportes à merveille l’habit noir et la cravate blanche. Je croismême que tu as donné dans l’œil à la comtesse.

– Quelle femme adorable ! Elle m’afait un accueil !…

– Que tu mérites bien… Mais tu laconnaissais déjà, je suppose ?

– Non, j’ai été invité par raccroc. Masœur chante quelquefois dans les salons… pas pour rienhélas !… nous n’avons pas de fortune et elle est obligéed’utiliser son talent…

– Je croyais qu’elle faisait de lapeinture.

– Elle est musicienne aussi et elle a unevoix superbe. Elle aurait de grands succès au théâtre, mais ellen’a jamais voulu y entrer, parce qu’elle est avant tout honnêtefille. Elle se contente de chanter dans des concerts et encore… àcondition que je sois là. Elle exige qu’on m’invite… et je melaisse inviter.

» Du reste, nous n’allons que là où ilnous plaît d’aller. Mais je ne regrette pas d’avoir accepté lesoffres de madame de Pommeuse, puisque je t’ai trouvé chez elle.

– Alors, elle est ici, ta sœur ?

– Naturellement… et toutes ces dames luifont fête… Tu l’entendras tout à l’heure.

– J’espère bien que tu vas me présenter àelle.

– Très volontiers. Je lui ai parlé denotre rencontre matinale dans la rue du Rocher. Elle désirebeaucoup te connaître… et je lui avais annoncé ta visite…

– Pour demain. C’est dit… notre déjeunertient toujours… et après, nous irons voir la manufacture de Sèvres…je suis bien allé aujourd’hui au musée du Louvre.

– Je crains que, demain, Odette ne soitpas disposée à entreprendre une longue promenade… la soirée demadame de Pommeuse finira sans doute assez tard et ma sœur serafatiguée. Moi, j’ai des comptes à vérifier pour mon patron et mondimanche y passera.

– Alors, nous remettrons à huitaine ledéjeuner et la partie. Mais présente-moi tout de suite.

– Je ne demande pas mieux. Odette estlà-bas, fort entourée. Rapprochons-nous, et dès qu’elle sera un peuplus seule, nous l’aborderons.

Ils se dirigèrent ensemble vers le piano, queles invités de la comtesse leur masquaient. Ils y arrivèrent aumoment où ces dames rompaient le cercle, et Maxime pensa tomber deson haut en se trouvant tout à coup face à face avec la jeune fillequ’il avait vue, ce jour-là, copiant un portrait de Rubens dans lesgaleries du bord de l’eau.

– Ma chère Odette, dit aussitôt Lucien,voici mon ami, Maxime de Chalandrey…

Odette rougit et fronça le sourcil, enreconnaissant le galant malavisé qui s’était permis de lui écrireune déclaration.

– Qu’as-tu donc ? lui demanda sonfrère.

Maxime eut l’esprit de comprendre que c’étaità lui d’éclaircir la situation.

– Mon cher Lucien, dit-il gaiement, j’aifait une sottise tantôt et je te prie d’intercéder pour moi.

– Comment ?… quesignifie ?…

– J’ai rencontré mademoiselle au Louvre…sa beauté m’a tellement frappé que, n’osant pas lui adresser laparole, je me suis conduit comme un collégien… tu sais qu’aurégiment, j’avais déjà la manie de rimailler…

– Quoi !… c’était toi !interrompit Lucien en riant.

– Mademoiselle t’a donc raconté cetteridicule histoire ?

– Mais, oui… et elle m’a montré tes vers…qui ne sont pas trop mauvais… autant que je suis capable d’enjuger. Ton crime n’est pas bien gros et je suis sûr que ma sœur net’en veut pas du tout.

La physionomie d’Odette disait assez qu’elleavait déjà pardonné. Elle tendit la main à l’ami de son frère avecune bonne grâce parfaite et un air de franchise qui charmaChalandrey.

Une sotte se serait fâchée, une prude luiaurait fait froide mine. Odette prenait la chose gaiement.

– Je suis bien sûr que celle-là n’a pasde secrets, si dit Maxime en pensant à ceux de madame de Pommeuse,qui n’était pas loin.

Elle causait avec une vieille dame et elle laquitta pour venir rejoindre les trois jeunes gens qu’elle n’avaitpas cessé d’observer du coin de l’œil.

– Vous vous connaissez donc ? leurdemanda-t-elle en souriant.

– Lucien Croze et moi, oui, madame, etdepuis longtemps, répondit Chalandrey. Mais je n’avais pasl’honneur de connaître mademoiselle.

– Eh bien ! la connaissance estfaite… et j’en profite pour vous demander un service. Êtes-vousmusicien ?

– Un peu.

– L’êtes-vous assez pour remplacerl’accompagnateur que j’avais commandé et qui me fait faux bond.

– J’essaierai… mais je ne réponds derien.

– Nous excuserons les notes fausses, etnous tâcherons de n’entendre que la voix de mademoiselle Croze.

– Alors, je me risque.

– Les partitions sont sur le piano.Mademoiselle choisira. Venez, monsieur, ajouta la comtesse ens’adressant à Lucien. Je prétends vous garder près de moi pendantque mademoiselle votre sœur chantera.

Et elle emmena le jeune caissier tout fier des’asseoir à côté de madame de Pommeuse, qui l’avait littéralementsubjugué.

Maxime, ravi de rester en tête à tête avecOdette, ne perdit pas de temps pour la conduire au piano.

Il bénissait la comtesse et il la soupçonnaitde chercher à accaparer Lucien, mais il ne lui en voulait pas pourcela, car il sentait bien qu’il ne pourrait jamais aimer que lablonde aux yeux noirs, quoiqu’eût pu dire l’oncle d’Argental.

Il s’agissait de profiter des instantsd’isolement pour déclarer sa flamme à mademoiselle Croze, non plusen vers, comme au Louvre, mais à mots couverts, discrètement,timidement pour commencer. Il était destiné à la revoir souvent etil n’avait plus besoin de brusquer les choses. Il lui suffisaitqu’elle comprît, ce soir-là, qu’il l’aimait.

La situation se prêtait assez mal à sesprojets. La jeune fille était venue là pour chanter. Il fallaitqu’elle chantât, et il n’est pas commode d’intercaler desdéclarations entre les vocalises d’un air qu’on accompagne.

Mais il y a les préparatifs et Maxime ne sefit pas faute de les prolonger.

– Qu’allez-vous nous dire,mademoiselle ? demanda-t-il en remuant les partitions.

– J’avais l’intention de commencer par unmorceau de Don Juan de Mozart… celui que chante Zerline, au premieracte… Mais l’accompagnement est assez difficile et je crains…

– Que je ne m’en acquitte fort mal.Rassurez-vous, mademoiselle. Je raffole de Mozart et je sais parcœur tout l’opéra de Don Juan.

Maxime se vantait, assurément. Il était sibien doué qu’il pouvait déchiffrer à première vue n’importe quellemusique, mais il allait plus souvent à l’Opéra pour le ballet quepour entendre les œuvres des maîtres.

Et il avait, sans le savoir, touché la cordesensible de la jeune fille qui s’écria :

– Je suis heureuse que vous aimiezMozart. Moi, je l’adore depuis que je suis au monde.

– Donc, nous sympathisons, mademoiselle,puisque nous avons les mêmes goûts… J’aime aussi Rubens…

– Je le sais… il vous a inspiré desvers…

– Ne vous moquez pas de moi, je vous ensupplie… j’avais perdu la tête… C’est l’effet du coup defoudre…

– Mais vous voilà remis, j’espère.

– Remis, oh ! non… Seulement, jesais maintenant que vous êtes la sœur de mon ami Lucien, et je…

– Les amis de mon frère sont les miens…Mais je m’aperçois qu’on nous attend… Si nouscommencions ?

– Pardonnez-moi, mademoiselle… Je cherchecette partition et je ne la trouve pas.

– Vous l’avez sous la main, dit-elle enriant.

– C’est vrai… Je ne sais ce que jefais.

– Est-ce toujours la suite du coup defoudre ?

– Je n’en guérirai jamais, murmura Maximeen regardant passionnément la jeune fille.

Il était temps que ces préliminaires prissentfin. On commençait à chuchoter dans le salon : les femmes sousleurs éventails et les hommes en se parlant à l’oreille.

Les joueurs de whist avaient suspendu polimentleur partie et Maxime remarqua que son oncle s’agitait beaucoup sursa chaise.

– Il me fait les gros yeux, parce qu’ils’aperçoit que je préfère la demoiselle à la veuve, pensal’indocile neveu du commandant. Ça m’est parfaitement égal.

Il plaqua des accords et Odette attaqua sonair avec un brio incomparable.

Elle avait un vrai talent de prima donna et iln’aurait tenu qu’à elle de gagner beaucoup d’argent à la scène. Savoix aurait rempli n’importe quelle scène de théâtre et on voyaitbien qu’elle ne la donnait pas toute entière, mais cette voix decristal avait peut-être encore plus de charme dans le salon de lacomtesse.

Quand elle eut fini, ce fut une explosion debravos, absolument comme à l’Opéra.

Maxime n’avait pas trop mal accompagné et lachanteuse l’en complimenta tout bas. Mais il ne fallait plus songerà reprendre la douce causerie. Les invités, mis en goût,demandaient un autre morceau et la jeune fille ne se fit pas prierpour les satisfaire. Elle en dit quatre, choisis dans les œuvresdes maîtres, et elle termina par un air ancien, une vieille romancede Martini qu’elle chanta délicieusement.

Cette fois, ce fut de l’enthousiasme. Quelquesfemmes sentimentales pleuraient, attendries par la romance. Madamede Pommeuse, qui ne pleurait pas, se leva et vint embrasser Odette,toute confuse de son succès.

La comtesse s’empara d’elle, la fit asseoir àla place que Lucien venait de quitter et se mit à la féliciter, enlui tenant les deux mains, pendant que ses amies entonnaient enchœur les louanges de la jeune artiste.

Maxime n’avait rien à faire là ; ils’était déclaré et il était sûr qu’Odette l’avait compris.

Il ne lui restait plus qu’à dire au frère cequ’il pensait de la sœur et à lui demander quand il pourrait larevoir.

Lucien Croze s’était réfugié tout au fond dusalon après une longue séance auprès de madame de Pommeuse, etsavourait à l’écart le bonheur qu’il venait de goûter. La comtesseavait fondu la glace du caractère de ce garçon froid et réservé. Iln’était plus le même homme. Ses yeux brillaient ; sa figurerayonnait.

Maxime, qui s’y connaissait, comprit tout desuite.

– Lui aussi, murmura-t-il ; luiaussi, il a reçu son coup de foudre. Mais celle qui l’a foudroyé meparaît bien calme. Décidément, c’est une femme très forte.L’explication qu’elle vient d’avoir avec moi l’a troublée uninstant, mais c’est déjà passé. Elle rit avec ses amis comme sielle n’avait rien à craindre des bandits qui l’ont surprise dans lepavillon, ni de la police qui cherche les assassins du pendu, ni dujoli monsieur qui lui a extorqué trente mille francs, ni dumystérieux personnage qui la surveille. Cette veuve est une énigmedont je ne me charge pas de trouver le mot… Et mon brave oncle laprend pour une fleur d’innocence et un parangon de vertu !… jene le désillusionnerai pas, mais je n’en ferai qu’à ma tête.

Ce monologue fut interrompu par Lucien quivint à la rencontre de Chalandrey et qui l’aborda en lui disantavec feu :

– Ah ! mon ami, quellefemme !

– La comtesse ? répliqua en riantMaxime. Elle est adorable… et je te fais mon compliment, car jesuis certain que tu lui as beaucoup plu.

– J’en doute… et je regrette de l’avoirvue.

– Pourquoi donc ?

– Parce que j’ai peur de tomber amoureuxd’elle.

– Et quand cela t’arriverait ?…

– Je serais malheureux toute ma vie. Elleest comtesse, elle est riche et je ne suis qu’un pauvre diable.

– L’amour rapproche les distances.

– Jamais madame de Pommeuse neconsentirait à m’épouser ?

– Ah ! s’il te faut lemariage ?

– Veux-tu dire qu’elle consentirait àêtre ma maîtresse ?

– Qui sait ?

– Ce que je sais, c’est que je nevoudrais pas être son amant.

– Peste ! Tu es bien difficile.

– Non, je suis raisonnable. Une liaisonavec une femme bouleverserait toute mon existence, et je n’ai pasle droit de disposer de moi. Je ne m’appartiens pas… j’ai charged’âmes.

– Comment ?… charged’âmes ?

– Mais, oui ; j’ai Odette. Tu necomprends pas, parce que tu n’as pas de sœur, parce que tu as de lafortune et parce que tu n’as jamais eu à penser qu’à toi. Mais…laisse-moi te raconter mon histoire. Au régiment, je ne t’en aijamais parlé et tu as pu croire que j’étais, comme toi, un fils defamille. Mon père vivait encore, après avoir honorablement servidans l’armée, il était retraité capitaine et il occupait dans unecompagnie d’assurance un emploi très bien rétribué. Ma mère étaitmorte depuis longtemps. Je l’ai à peine connue et Odette ne l’a pasconnue du tout. Quand nous avons perdu notre père, elle étaitencore en pension. Il nous laissait, en tout et pour tout, soixantemille francs, péniblement économisés sur son traitement… à peine dequoi vivre… à deux. C’est alors qu’il m’a fallu, comme on ditmaintenant, combattre pour la vie, et je me suis tiré d’affaire, àforce de persévérance et d’énergie.

– Tu n’en as que plus de mérite.

– Oh ! ma chère petite sœur m’availlamment secondé. Elle est arrivée très vite à se suffire àelle-même, pendant que je faisais mon chemin dans une maison debanque. Aujourd’hui, nous n’avons plus à redouter la misère, maisc’est à condition d’être toujours sur la brèche.

– Que deviendrions-nous, si je perdais maplace ?… Et je la perdrais infailliblement, si…

– Si tu t’amourachais d’une cocotte…parce que tu pourrais te laisser aller à faire des dépenses folles…Mais quand tu deviendrais le préféré de madame de Pommeuse…

– Ce serait bien pis. Je ne penseraisplus qu’à elle… Je lui consacrerais tout mon temps… et puis, j’ailà-dessus des idées très arrêtées. Je ne veux pas donner prise à lacalomnie.

– Tu pousses trop loin le scrupule.Personne ne t’accuserait d’exploiter la situation. Ton passé répondpour toi.

– N’importe. Ce serait déjà trop qu’on mesoupçonnât.

– Mais, mon cher, si tu épousais lacomtesse, on dirait que tu l’épouses pour son argent.

– Aussi je ne l’épouserai-je pas.

– Alors, tu es résigné d’avance à végéterdans la médiocrité jusqu’à la fin de tes jours ?

– Oui, plutôt que de manquer à mesprincipes.

– C’est très beau les principes… mais tules exagères. À ce compte-là, on ne se marierait qu’entre égaux… etle monde finirait. Alors, tu trouverais mauvais que ta sœur s’unîtà un homme plus riche qu’elle ?

– Ma sœur fera ce qu’elle voudra. Je laconnais assez pour être sûr qu’elle ne se trompera pas quand ellechoisira un mari. Je crois, du reste, qu’elle n’y songe guère. Nousvivons heureux… et elle est aussi contente de son sort que je lesuis du mien…

– Jusqu’au jour où une inclinationviendra déranger votre bonheur… négatif… car il est le fait deprivations, votre bonheur.

– Tu te trompes, mon cher Maxime. Il nenous manque rien et nous ne souhaitons rien tant que de restercomme nous sommes.

– Alors, je déclare que je vous admire…elle surtout… mais enfin, si l’un de vous deux se mariait à songré, je suppose que l’autre ne s’en fâcherait pas.

– Non, certes, car nous sentons de mêmeet nous voyons de même. Qui plaît à l’un plaît à l’autre.

– Alors, je me félicite d’être tonami.

– Veux-tu dire que tu aspires à plaire àma sœur ?

– J’en serais très fier et je te prie decroire à la pureté absolue de mes intentions. Elle ne me connaîtpas encore pour que je me permette des les lui déclarer… il mesuffit qu’elle ne me défende pas d’espérer.

– Parles-tu sérieusement ? demandaLucien Croze, en regardant son ami dans le blanc des yeux.

– Ce serait m’offenser que d’en douter.Oh ! je sais bien qu’il me faudra faire mes preuves. Je lesferai… si tu veux me prendre à l’essai.

– Comment l’entends-tu ?

– J’entends que, toi et moi, nousrenouerons notre bonne camaraderie d’autrefois… que nous nousverrons le plus souvent possible, que tu m’autoriseras à tâcher deme faire agréer par mademoiselle Odette… et que, si j’y parvenais,tu ne t’opposerais pas à notre mariage, sous prétexte que j’aiencore un peu de fortune… qui ne durera pas longtemps si je suiscondamné à rester garçon.

Lucien, le sage Lucien, ne savait que répondreà une ouverture si inattendue.

– La preuve que je suis de bonne foi,reprit Maxime de Chalandrey, c’est que je vais, dès ce soir, parlerde mes projets à mon oncle. Je ne te cacherai pas qu’il s’était misen tête de me faire épouser madame de Pommeuse. Mais je suis commetoi, je ne veux pas me marier pour de l’argent. Et si je n’ai pasle bonheur de plaire à mademoiselle Odette, je ne me marierai pasdu tout… Je mangerai ce qui me reste… Je le mangerai pourm’étourdir… et après je m’engagerai.

» Tiens ! le voilà qui vient à nous,mon oncle. Veux-tu que je lui dise tout cela devant toi ?…après t’avoir présenté, bien entendu.

– Non… non, je t’en prie. Dieu sait cequ’il penserait de moi ! Odette me fait signe de revenir prèsd’elle. Je te laisse avec lui.

Lucien s’esquiva pour aller rejoindre sa sœur,que la comtesse n’avait pas quittée, et le commandant aborda sonneveu par ces mots :

– Est-ce que tu deviens fou ? Tucauses avec ton concurrent, au lieu de faire ta cour à lacomtesse ! Et tu réserves toutes tes amabilités pour unechanteuse à gages ! Elle est jolie, cette petite, et jeconçois qu’elle t’ait donné dans l’œil ; mais tu prends malton temps pour lui dire des douceurs. La comtesse doit êtrefurieuse contre toi.

– Je ne crois pas… mais quand elle leserait… je m’en consolerais.

– Alors tu ne tiens pas àl’épouser ?

– Oh ! pas du tout. Et je suisconvaincu qu’elle ne songe pas à m’offrir sa main.

– Te l’offrir, non… mais tel’accorder ?…

– Pas davantage et je ne la luidemanderai pas. J’ai d’autres visées. Je suis amoureux.

– Depuis quand ?… et de qui, bonDieu !

– Depuis ce soir. J’aime mademoiselleOdette Croze, sœur de mon ami Lucien et fille d’un bravesoldat.

– Cette marchande de roulades ?

– Oui, mon cher oncle ; c’est elleque j’épouserai… si tant est que je me marie, car je ne suis pascertain qu’elle voudra de moi.

– Et tu oses me dire cela enface ?

– Je n’ai rien de caché pour vous et jen’ai jamais su mentir. Mais de quoi vous plaignez-vous ? Jerenonce à la vie de garçon que vous me reprochiez de mener. Mevoilà converti à vos idées… et je ne fais que suivre vosconseils…

– Je ne t’ai jamais conseillé de prendreune femme qui n’a pas le sou.

– Il me reste assez de fortune pourdeux.

– Décidément, je crois que tu te moquesde moi.

– Dieu m’en garde, mon cher oncle. Jen’ai jamais été si sérieux. Je viens de me jurer à moi-même de neplus toucher une carte.

– Serment de joueur, sermentd’ivrogne.

– Vous verrez. Je vais commencer une vienouvelle… à telles enseignes que, un de ces jours, je donnerai madémission du cercle.

– Tout ça pour les beaux yeux d’unepéronnelle !

– Quand vous la connaîtrez, vous neparlerez pas d’elle sur ce ton-là.

– J’espère bien ne jamais laconnaître.

– Même quand elle sera votre nièce.

– Jamais, te dis-je. Je ne suis pas tonpère et, par conséquent, je n’ai pas le droit de t’empêcher defaire une sottise, mais il ne sera pas dit que je m’y associerai,en continuant à te voir, après ce beau mariage. Je ne mettrai plusles pieds chez toi… et je te trouve si bête que je ne regretteraique ton Sauterne.

Cette boutade fit rire Maxime et dérida un peule commandant qui reprit sur un ton moins vif :

– Mon cher, j’ai tort de m’emporter. Tues libre, après tout, de te gouverner à ta guise. Mais mon devoirétait de t’avertir que tu te prépares un triste avenir… plus tristeque si tu restais célibataire et ruiné. On supporte la ruine, quandon est bien trempé. On ne supporte pas la gêne en ménage… or, cesera la gêne, pour toi qui es habitué à dépenser sans compter. Etsi tu as des enfants, ils seront obligés de travailler pourvivre.

» Maintenant, j’ai dit et je vaisretrouver cet excellent général Bourgas qui réussira peut-êtreauprès de la comtesse, puisque tu lui laisses le champ libre.

– Grand bien lui fasse !… quant àmon ménage, ne vous inquiétez pas… il ira tout seul et vousviendrez dîner chez nous.

Cette fois, le commandant, au lieu derépondre, se mit à chantonner, sur un air connu :

Gai ! gai ! marions-nous, mettons-nousdans la misère.

– Une misère dorée, mon cher oncle ;car…

Gai ! gai ! marions-nous,mettons-nous la corde au cou.

Maxime, désespérant d’en tirer autre chose quece refrain populaire, tourna le dos à M. d’Argental qui leplanta là.

Il ne faut quelquefois qu’un mot pourréveiller un souvenir et l’amoureux d’Odette se mit à répéter toutbas :

– Oui… la corde au cou… comme le penduqu’on a trouvé dans le fossé des fortifications… c’est madame dePommeuse qui l’a tirée cette corde-là… et quand il n’y aurait quecette aventure pour m’empêcher de l’épouser… si je lui parlaismaintenant, je crois que je lui dirais que j’ai tout vu… J’aimemieux aller me coucher.

Chapitre 4

 

Le lendemain de la soirée de madame dePommeuse, Maxime de Chalandrey s’était demandé, en se levant, cequ’il allait faire de ce dimanche qu’il aurait bien voulu passeravec son ami et surtout avec la sœur de son ami.

C’était malheureusement une partie manquée,puisque le jeune caissier devait être retenu toute la journée à sonbureau.

Maxime n’aurait pas osé se présenter, sanslui, rue des Dames.

Il avait pu, la veille, au musée, risquer unbillet doux, alors qu’il prenait mademoiselle Croze pour uneartiste émancipée, mais maintenant qu’il la connaissait, il n’étaitplus tenté d’user avec elle de procédés cavaliers.

Et c’était la meilleure preuve qu’il l’aimaitsérieusement, car l’amour vrai ne va pas sans le respect, etjusqu’à ce jour, Maxime n’avait guère respecté que les vieillesfemmes et les femmes laides.

Il avait déclaré ses intentions au frère etobtenu la permission de venir faire sa cour à mademoiselle Odette,mais pour profiter de cette permission, il lui fallait attendre queLucien pût assister au moins à la première visite. Et comme Lucienn’était libre qu’une fois par semaine, l’entrevue se trouvaitretardée de huit jours, au grand chagrin de l’amoureux Maxime.

Il n’était pas homme à en prendre son parti etil espérait bien inventer un moyen d’abréger ce délai, mais ilavait beaucoup d’autres sujets de préoccupation.

Depuis la veille, sa vie était orientéeautrement. Il avait, comme Saint-Paul, trouvé son chemin de Damas,et il ne songeait plus qu’à faire son salut en se mariant – passelon le vœu de son oncle – mais très légitimement.

Il ne s’agissait de rien moins que d’uneréforme radicale : renoncer au jeu, aux drôlesses, aux joyeuxsoupers : en un mot, mettre bas ce qu’on appelait autrefoisl’équipage du diable.

Il y était très décidé. Seulement, il nedépendait pas de lui de biffer instantanément de son souvenir desévénements récents et son aventure avec la comtesse n’était passortie de sa mémoire.

Il se défiait de madame de Pommeuse, mais ilne pouvait pas s’empêcher de la plaindre et il lui savait gréd’avoir si bien accueilli Odette.

Il aurait voulu la préserver des dangers quila menaçaient ; il aurait voulu aussi connaître le véritablebut du voyage qu’elle avait fait avec lui de la rue du Rocher auboulevard Bessières.

Et il souhaitait ardemment qu’elle n’eût rienà se reprocher, car il ne doutait pas que Lucien Croze ne fût aussiépris d’elle qu’il l’était, lui, Chalandrey, de la sœur deLucien.

Or, les demi-confidences de la dame ne lerassuraient guère, et les propos qu’il avait entendus au cercle lerassuraient encore moins.

Ce pendu était-il, comme tout semblaitl’indiquer, l’homme qu’il avait vu étrangler ?

Et le corps serait-il reconnu ?

S’il l’était, la police parviendrait sansdoute à découvrir les assassins. Et si on les arrêtait, ilsdénonceraient peut-être la comtesse comme leur complice, ne fût-ceque pour le plaisir d’être jugés en bonne compagnie.

Dans ce cas, Chalandrey, seul témoin oculairedu crime, ne pourrait pas se tenir à l’écart. Sa conscience luicommanderait d’intervenir pour raconter ce qu’il avait vu et pourdéclarer, sous la foi du serment, que ces misérables avaient forcémadame de Pommeuse à mettre la main à leur sinistre besogne.

Et les conséquences de cette interventionobligatoire l’effrayaient. Quand on ne pense qu’à filer le parfaitamour, c’est une triste perspective que celle de se trouver mêlémalgré soi à un procès criminel.

Maxime en vint bientôt à se dire qu’il feraitbien d’avoir le plus tôt possible une explication complète avec lacomtesse.

Les journaux du matin commençaient à s’occuperbeaucoup de cette affaire, dont quelques-uns seulement avaient ditun mot, la veille. Les reporters s’évertuaient maintenant à lagrossir et à la dramatiser. Les uns parlaient de la découverte d’unsouterrain qui aurait servi de repaire à une association demalfaiteurs. Les autres annonçaient que le mort appartenait auxclasses dirigeantes et qu’il avait été victime d’une vengeancepolitique. Tous en étaient encore aux conjectures, mais ilsfaisaient de leur mieux pour surexciter la curiosité du public, etils devaient y avoir pleinement réussi.

Le meurtre de la porte de Clichy étaitpeut-être un meurtre vulgaire, peut-être même un simple suicide.Ces messieurs étaient en train d’en faire un crime célèbre.

Le prêtre vit de l’autel, disait-on jadis. Ilen vit fort mal sous la République, mais les reporters vivent trèsbien des faits divers, et ils allaient largement exploitercelui-là.

Chalandrey n’avait donc pas de temps à perdrepour confesser à fond la comtesse et pour s’entendre avec elle surla conduite qu’il devait tenir, s’il arrivait qu’elle fûtcompromise.

Rien ne l’empêchait d’aller la voir, toutexprès, et il comptait bien qu’elle ne refuserait pas de lerecevoir en tête-à-tête, car une veuve de vingt-cinq ans n’est pastenue d’être aussi réservée qu’une jeune fille.

Mais, avant de se présenter chez elle, iljugea qu’il ferait sagement de se renseigner un peu plus et l’idéelui vint d’aller regarder le cadavre, afin de s’assurer que c’étaitbien celui de l’individu exécuté sous ses yeux par unedemi-douzaine de scélérats qu’il ne se faisait pas fort dereconnaître, s’il les rencontrait, tant il les avait mal vus.

Il irait de là chez madame de Pommeuse et,après sa visite à la Morgue, il serait armé de toutes pièces pouraborder la grave question.

Il prit une voiture et il se fit conduire aucoin du quai et de la rue du Cloître-Notre-Dame.

En descendant de son fiacre, il fut assezsurpris de voir qu’il y avait foule à la porte de la halle auxrefroidis, comme disent, en leur langage imagé, lesvoyous de Paris.

La Morgue a ses habitués comme le théâtre del’Ambigu et les débuts d’un sujet remarquable n’y passent jamaisinaperçus.

Or, les feuilles à un sou avaient si bientravaillé que le populaire s’était porté en masse à l’expositionqu’elles annonçaient.

On faisait queue pour y entrer et lesvisiteurs n’étaient pas tous des ouvriers en rupture d’atelier oudes grisettes en quête d’émotions fortes.

Les blouses et les bonnets de linge étaient enmajorité, mais il y avait aussi des redingotes noires et deschapeaux à plumes.

Chalandrey n’avait jamais pénétré dans cesinistre édifice qui occupe la pointe orientale de la Cité, et ilne savait pas du tout comment il était aménagé intérieurement.

Du dehors, on n’aperçoit qu’un mur, élevé làpour épargner aux passants trop impressionnables la vue du vitragederrière lequel sont exposés les corps.

Aux deux bouts de ce mur, on a aménagé deuxpassages, l’un pour l’entrée, l’autre pour la sortie.

On entre à droite, on passe devant la cloisonde verre et on sort à gauche ; à la file, comme au guichetd’un théâtre.

Seulement, le spectacle est gratuit.

Maxime ne se décida pas sans quelquerépugnance à faire comme les autres, mais il n’était pas venu làpour reculer au dernier moment et il suivit le monde comme unsimple badaud.

Les curieux qui l’entouraient ne se doutaientguère qu’il était en mesure de fournir des renseignements utilesaux policiers, apostés là, comme toujours, quand il y a présomptionde crime, et les sergents de ville qui réglaient le défilé nes’étonnaient pas du tout de voir un monsieur bien mis au milieu decette foule.

En entrant dans la salle largement éclairée,il put lire sur les parois en stuc poli les inscriptions quiinvitent les gens à faire au greffe leur déclaration dereconnaissance, s’il y a lieu, et qui les avertissent que cettedéclaration ne leur occasionnera pas de frais.

Mais il était décidé à ne pas mettre à profitcet avis engageant.

Il lui suffisait d’avertir la comtesse au casoù il reconnaîtrait le mort.

On avançait lentement, mais on avançait, et ilaperçut bientôt des loques suspendues à la muraille, tristes épavesde la misère échouées là avec les malheureux qui les avaientportées avant d’en finir avec la vie.

Il y avait, ce jour-là, trois noyés, hideux,gonflés, verdâtres, mais ils étaient relégués au fond de la sallemortuaire, probablement parce qu’on n’espérait guère que leursrestes informes seraient reconnus.

De même que, sur un théâtre, les figurants setiennent à l’arrière-plan ; de même, à la Morgue, on place audernier rang les morts sans importance.

La première rangée des dalles de marbre estréservée aux morts de distinction, comme le devant de la scène estréservé aux acteurs aimés du public.

Celui que cherchait Maxime occupait la placed’honneur. Par une intelligente dérogation au règlement, on nel’avait pas déshabillé. On lui avait même laissé la corde aucou.

Et Maxime reconnut aussitôt, non pas lestraits défigurés, par la mort, mais le costume de l’homme qu’ilavait vu dans le pavillon.

C’était bien le grand blond correctement vêtuque ses complices avaient condamné et exécuté sous ses yeux.

Ses bourreaux ne l’avaient pas tué pour levoler, car sa chaîne de montre s’étalait encore sur son gilet et ilportait au petit doigt de la main gauche une bague que Chalandreyn’avait pas remarquée pendant la scène du meurtre, mais qui attiraaussitôt son attention.

Le chaton de cette bague était unœil-de-chat.

Il n’y avait pas moyen de s’y tromper, car lesemployés de la Morgue avaient placé la main bien en évidence, surla poitrine, en pleine lumière.

La comtesse aussi portait un œil-de-chat etcette bizarre coïncidence frappa beaucoup Maxime, quoiqu’elle fûtprobablement l’effet d’un hasard.

Si l’œil-de-chat était un signe de ralliementadopté par une bande de coquins, assurément madame de Pommeuse,qu’ils avaient menacée de mort, parce qu’elle les avait surpris enflagrant délit d’assassinat, n’était pas affiliée à cettecriminelle association.

Maxime, qui avait tout vu, ne pouvait pas lasoupçonner d’être d’accord avec eux ; il se promit pourtant delui signaler le fait, s’il en arrivait à s’expliquer avec elle, àfond, sur sa terrible aventure.

Du reste, il n’eut pas le temps d’examinerlongtemps le cadavre anonyme, car les gardiens de service nepermettaient pas aux curieux de stationner devant le vitrage. Ilfallait regarder vite, passer et sortir, toujours à la file.

Ainsi fit Maxime et sans regret. Il avait vuce qu’il voulait voir et il lui tardait d’être dehors.

On avançait assez lentement, car l’issue n’estpas large, et les gens qui s’en allaient formaient une ligneparallèle à celle des gens qui entraient de l’autre côté de lasalle.

Chalandrey remarqua dans la foule, marchant ensens inverse de lui, une femme dont la toilette assez élégantecontrastait avec celle des autres visiteurs qui la serraient deprès, de si près que tout à coup elle se retourna, probablementpour se plaindre qu’on la poussait.

Elle avait relevé à demi sa voilette, et, dupremier coup d’œil, Chalandrey la reconnut.

C’était la comtesse.

– Elle ici ! murmura Maxime ;il paraît que nous avons eu tous les deux la même idée… et il setrouve que nous sommes venus à la même heure… Parbleu ! voilàun heureux hasard. Je n’ai plus besoin d’aller la voir, avenueMarceau, et je ne trouverai jamais une meilleure occasion dem’expliquer avec elle… mon entrée en matière est toute trouvée. Jevais lui demander ce qu’elle vient faire à la Morgue. Il faudrabien qu’elle me réponde… par un mensonge probablement… mais je nela laisserai pas s’enferrer et j’aborderai carrément la grossequestion.

C’était fort bien imaginé, mais Maxime nepouvait pas songer à interpeller madame de Pommeuse dans la salled’exposition et cela pour plusieurs raisons : d’abord, parceque les agents qui surveillaient le défilé ne lui auraient paspermis de quitter sa place à la queue : ensuite et surtout,parce qu’il redoutait d’attirer leur attention sur lui et sur lacomtesse qui ne manquerait pas de perdre contenance en le voyantapparaître.

Pour lui parler, il fallait commencer parsortir.

Il se contenta donc de la regarder de loin etil s’aperçut qu’elle avait pâli subitement et qu’elle s’agitaitbeaucoup, tournant la tête à tout instant, comme si elle eûtcherché à se dégager de la foule qui la pressait et à s’enfuir. Cen’était pas seulement l’émotion bien naturelle qu’elle devaitéprouver en approchant de la vitrine aux cadavres qui la troublaitainsi.

Un incident avait dû se produire.

Lui avait-on tenu un propos grossier ?quelque malotru s’était-il permis de la serrer de trop près ?On pouvait le croire, car elle était fort mal entourée.Immédiatement derrière elle, venaient un compagnon maçon toutcouvert de plâtre, une grosse commère qui avait tout l’air d’unedame de la halle, un vilain individu coiffé d’une casquette de soiequi pouvait bien être un Alphonse de barrière, et un vieillardqu’on aurait pu prendre pour un petit bourgeois du quartier.

– Pauvre comtesse ! murmuraChalandrey ; dans quel monde s’est-elle fourvoyée ! voilàoù mènent les mauvais chemins !… je ne peux vraiment pas laplaindre, mais j’aurai tout à l’heure avec elle une conversationintéressante.

Il aurait bien voulu rester, pour voir commentelle allait se tenir en passant devant le mort, mais la file où ilse trouvait encastré le poussait toujours et bientôt il se trouvadehors.

Il s’agissait maintenant de guetter la sortiede madame de Pommeuse et ce n’était pas difficile.

En face de la Morgue, de l’autre côté du quaidont elle est séparée par une grille, s’étend une étroite promenadeplantée de maigres arbres et assombrie par les hauts contreforts del’église qui la dominent.

Les gavroches de la cité y prennent volontiersleurs ébats et les bonnes y viennent garder les enfants, tout encausant avec des militaires.

C’était dimanche et les allées de cette espècede jardin public regorgeaient de monde.

Chalandrey, sans y entrer, s’adossa à lagrille et attendit que la comtesse parût.

Il s’était placé de façon à ne pas la manquerau passage et elle ne tarda guère à déboucher sur le large perronde la Morgue, en même temps que beaucoup d’autres curieux qui sedispersèrent dans toutes les directions.

Chalandrey pensait qu’elle devait avoirlaissé, dans quelque rue du voisinage, la voiture qui l’avaitamenée et il se préparait à la suivre, jusqu’à ce qu’il pûtl’accoster à l’écart.

Il n’eut pas cette peine.

Elle descendit précipitamment les marches del’escalier, traversa la chaussée, non sans se retourner plus d’unefois, comme une femme qui craint d’être suivie et prit pied sur letrottoir qui borde la grille du square Notre-Dame.

Elle tomba, pour ainsi dire, dans les bras deMaxime qui n’avait pas bougé et qui se félicitait d’avoir si bienchoisi son poste d’observation.

Il s’attendait à la voir perdre contenance ense trouvant tout à coup face à face avec lui, mais il s’aperçut quec’était déjà fait, car le visage bouleversé de la comtesse disaitassez qu’elle se mourait de peur.

Autre symptôme significatif : au lieu dechercher à l’éviter ou même de paraître surprise de le rencontrerlà, elle s’accrocha à son bras et elle lui dit d’une voixétouffée :

– Venez… emmenez-moi… ne me quittezpas.

C’était presque la répétition de la scène quis’était passée, quelques jours auparavant, rue du Rocher.

Chalandrey ne se fit pas prier pour la faireentrer avec lui dans le jardin public et il l’entraîna, sans luidire un seul mot, jusqu’à l’autre bout des allées.

Il sentait le bras de la pauvre femme tremblersous le sien et comprenant qu’elle n’aurait pas la force d’allerplus loin, il la fit asseoir sur un banc qui se trouvait libre.

– Remettez-vous, Madame, commença-t-il,en prenant place à côté d’elle. Vous n’avez rien à craindre,puisque je suis là. Mais je m’explique votre émotion… après cethorrible et répugnant spectacle…

– Vous savez donc d’où je sors ?murmura-t-elle.

– Je suis entré à la Morgue un instantavant vous et je vous ai aperçue dans la salle. Je vous avoueraimême que je suis resté devant la porte pour vous attendre. J’avaisle pressentiment que je pourrais vous être utile… et je ne metrompais pas.

– Non… je vous remercie… ce ne sera rien,je me sens déjà mieux… mais j’ai été si effrayée…

– On le serait à moins… et en vérité, jem’étonne que vous ayez eu le courage d’entrer là.

– J’ai été bien punie de ma curiosité… etj’en rougis maintenant. Que voulez-vous ! je suis femme etquand mon imagination s’exalte, je ne sais plus ce que je fais.Vous m’avez troublé l’esprit, hier soir, en me parlant de ce crimeétrange… je n’ai pas su résister au désir qui m’a pris de voir…

– Le pendu et la corde. Moi aussi, j’aivoulu voir… et je ne regrette pas d’avoir vu. Cet homme a étéassassiné, je n’en doute pas. Mais savez-vous ce qui m’a surtoutfrappé ?… un détail que vous n’avez sans doute pas remarqué…il porte au doigt une bague toute pareille à la vôtre.

– Comment ?

– Mon Dieu, oui. Elle a pour chaton unœil-de-chat. Et si on la lui a laissée, c’est qu’on suppose sansdoute qu’elle servira à le faire reconnaître… comme je vous aireconnue hier, en regardant votre main…

– Ma bague me vient de mon père… ne vousl’ai-je pas dit ?

– Oh ! personne ne vous soupçonnerade vous être entendue avec cet homme, parce que votre bagueressemble à la sienne, s’écria Maxime, en affectant de rire. Maisje tenais à vous signaler le fait. Par le temps où nous vivons, ilfaut s’attendre à tout. Les journaux parleront des bijoux qu’on atrouvés sur le mort… sa montre, sa chaîne, ses boutons demanchettes et cet œil-de-chat qui est une pierre assez rare… et ilpourrait arriver qu’une des personnes que vous recevezhabituellement vous plaisantât sur cette coïncidence…

Et comme la comtesse baissait les yeux sansrépondre :

– Que serait-ce donc, reprit Chalandrey,si on savait que lundi dernier, vous êtes allée boulevardBessières… tout près du fossé où on a relevé le cadavre ? Jene vous ai pas demandé ce que vous alliez faire là et je n’ai parléà qui que ce soit de notre voyage en fiacre… mais, après m’avoirquitté devant la porte de Clichy, vous avez peut-être rencontré desgens qui vous ont remarquée… dans ce quartier perdu, à neuf heuresdu matin, une femme vêtue comme vous l’étiez ne passe pasinaperçue…

– Où voulez-vous en venir ?interrompit madame de Pommeuse, en relevant la tête.

– À vous montrer les conséquencespossibles de votre aventure de l’autre jour. Si, ce qu’à Dieu neplaise, quelqu’un vous avait vue – et reconnue – vous seriezinfailliblement interrogée, car la police va remuer ciel et terrepour éclaircir cette mystérieuse affaire. On parle d’une vasteassociation de malfaiteurs… de la découverte d’un souterrain… tousles agents sont sur pied… on cherche… on s’informe de tous lescôtés… on recueille les moindres indices… et on finira probablementpar trouver une piste… Si je vous disais que, hier, un monsieur quivenait de la Morgue affirmait devant moi que le mort faisait partiede notre cercle…

– Que me fait cela ? balbutia lacomtesse. Et pourquoi prenez-vous à tâche de m’effrayer ?

– Pas de vous effrayer, mais de vousrenseigner. Je vous répète, chère madame, que si… par un de ceshasards qui déconcertent toutes les prévisions… vous étiez mise encause, on vous demanderait d’expliquer votre promenade matinale auxfortifications. On vous mettrait en demeure d’indiquer la maison oùvous êtes entrée… et de maisons, il n’y en a pas sur ce boulevardinhabité… il n’y a que des murs… ou des palissades qui enclosentdes terrains vagues…

– Qu’en savez-vous ?

– J’ai vu.

– Vous m’avez donc suivie ?

Maxime hésita un instant. Mais il fallait enfinir, et il répondit :

– Pourquoi vous cacherais-je pluslongtemps que je n’ai pas pu me résigner à vous laisser vousaventurer seule sur ce chemin mal fréquenté ? Oui, je vous aisuivie de loin… non pour vous épier, mais pour rester à portée devous défendre, si on vous attaquait.

– Et vous m’avez vue ?

– Je vous ai vue… disparaître tout àcoup… et j’ai deviné que vous aviez ouvert une porte cachée dansune clôture en planches qui bordait le trottoir où vousmarchiez.

– C’est vrai. Le terrain qu’elle protègea appartenu autrefois à mon père…

– Et le pavillon aussi.

– Le… pavillon ? répéta la comtessequi pâlissait à vue d’œil.

– Oui… on ne l’aperçoit pas du boulevard,mais je suis monté sur une butte artificielle qu’on a élevéependant le siège, à l’entrée d’un bastion.

– Vous ne direz pas cette fois quec’était pour me protéger. Avouez donc que vous m’avez épiée.

– Soit !… j’ai eu tort… etcependant…

– Eh ! bien, oui, j’allais à cepavillon… où je suis venue souvent dans mon enfance et dont j’avaisgardé la clé, quoique mon père l’ait vendu avant de mourir.Allez-vous me demander pourquoi j’y venais ?

– Non, madame. Je veux seulement vousdire que la police saura que votre père l’avait fait bâtir et quesi le crime dont elle cherche les auteurs a été commis là, elle nemanquera pas de s’occuper de vous. Et si elle apprenait que vous yêtes entrée, lundi dernier… ou seulement que vous êtes entréeaujourd’hui à la Morgue…

– Vous seul pourriez le luiapprendre.

– Êtes-vous bien sûre de cela ?

La comtesse se tut et Chalandrey repritdoucement :

– Pourquoi vous méfier de moi,madame ? Je vous jure que c’est un ami qui vous parle… et queje ne trahirai pas vos secrets…

– Vous les connaissez donc ?

– Supposez que je les connais… je suisprêt à vous défendre envers et contre tous, car je sais mieux quepersonne que vous n’êtes pas coupable…

Madame de Pommeuse regarda Maxime en face etlut dans ses yeux qu’il en savait plus long qu’elle ne pensait.

– Ainsi, murmura-t-elle, vous avezvu…

– Tout, répliqua laconiquementChalandrey.

– Ah ! je suis perdue !sanglota la comtesse, en cachant son visage dans ses mains.

– Non,… vous êtes sauvée au contraire, sivous voulez bien m’accepter pour allié… et si vous ne me cachezrien…

– Je vais tout vous dire.

– Enfin ! pensa Maxime, la voilàdonc au point où je voulais l’amener. Elle en arrive aux aveux…nous allons voir si elle va dire toute la vérité.

– Oui, je suis entrée dans ce pavillon,repris la comtesse d’une voix entrecoupée. C’est là quem’attendait… un homme que je voulais… que je devais sauver d’ungrand danger… l’entrevue a été courte… il est parti le premier etj’allais sortir quelques instants après lui de cette maisonmaudite, lorsque j’ai entendu des pas dans l’escalier… j’ai eu àpeine le temps de me réfugier dans un cabinet où je me suis cachée…et de là, j’ai assisté à une scène épouvantable…

– Comment, assisté ? Vous aviezfermé la porte.

– Oui, mais j’écoutais… et je regardais àtravers la serrure… Le cœur me manque pour vous dire ce que j’aivu… ils étaient sept… assis autour d’une table, au centre d’unevaste salle… l’un d’eux, le plus jeune, était ce malheureux dont ona trouvé le cadavre dans le fossé des fortifications… les autres sesont jetés sur lui tout à coup… l’émotion m’a arraché un cri… leurchef est accouru… il m’a trouvée plus morte que vive et il m’atraînée de force dans la salle où leur victime râlait déjà… ils luiavaient passé une corde autour du cou… alors, ils ont délibéré surce qu’ils allaient faire de moi… j’avais surpris leurs secrets… jedevais mourir… ils m’ont interrogée… ils m’ont demandé pourquoij’étais venue là… je ne sais plus ce que je leur ai répondu, maisle chef leur a parlé tout bas et ils ont décidé qu’on ne me tueraitpas, si je voulais promettre de me taire…

– Et vous avez juré ?

– Oui.

– Sur le cadavre ?

– Je ne m’en souviens plus… j’avaiscomplètement perdu le sentiment de ce qui se passait autour de moi…Je ne me souviens que de leurs menaces. Ils m’ont annoncé qu’ils mesurveilleraient et que si je disais un seul mot, je périrais…

– Vous surveiller ! Ils savent doncqui vous êtes ?

– Ils savent que je suis la fille del’ancien propriétaire du terrain et de la maison… j’ai dû le leurdire pour leur expliquer comment j’étais entrée.

– Et sans doute, ils connaissaient le nomde votre père. Ils n’auront eu aucune peine à découvrir que safille est maintenant la veuve du comte de Pommeuse…

– Et je suis à la merci de cesmisérables. Aussi, je ne vis plus. Hier, chez moi, je faisais bonnecontenance… mais si mes invités avaient pu deviner ce qui sepassait en moi… j’avais sans cesse devant les yeux cette affreusescène… et je me défie maintenant de tous ceux qui m’approchent… àchaque figure nouvelle que je vois, je me demande en tremblant sice n’est pas celle d’un affilié à la bande des assassins…

– Oh ! interrompit Maxime enregardant fixement la comtesse, ils sont bien sûrs que vous ne lesdénoncerez pas. Ils ont pris leurs précautions, en vous forçant àleur donner une garantie…

– Que voulez-vous dire ?… balbutiamadame de Pommeuse.

– Ne savez-vous pas que j’ai toutvu ?

– Comment donc avez-vous pu ?…

– J’étais caché derrière une tapisseriequi masque l’entrée d’un couloir où j’étais entré après avoirgrimpé sur la galerie avec une échelle…

– Et vous avez laissé ces scélératsétrangler ce malheureux !

– Qui ne valait pas mieux que sesbourreaux. Si je m’étais montré, je ne l’aurais pas tiré de leursgriffes et j’aurais eu le même sort que lui. Mais je vous prie decroire que j’aurais de bon cœur donné ma vie pour vous défendre.J’étais prêt à me jeter sur eux quand j’ai compris qu’ilsn’allaient pas vous tuer… après vous avoir contrainte à participermatériellement au crime… vous n’en êtes pas plus coupable pourcela, puisque vous n’avez cédé qu’à la violence… je serais là pourl’affirmer, si par impossible ils osaient vous accuser de les avoiraidés… mais ils croient que la crainte d’être compromise dans uneaccusation criminelle vous empêchera de parler… et ils ne ferontrien contre vous…

– Si je vous disais que, tout à l’heure,au moment où j’allais arriver devant ce sinistre vitrage…

– Eh ! bien ?…

– Une voix a murmuré à mon oreille cesmots : « Si tu ne te tais pas, gare àtoi ! »

– Je m’explique maintenant pourquoi vousvous êtes retournée. Je vous observais de loin et j’ai remarqué lemouvement que vous avez fait.

– Oui… je me suis retournée et je n’ai vuderrière moi que des visages inconnus. J’étais pourtant certained’avoir bien entendu. J’aurais voulu fuir ; je n’en ai pas eula force… et quand je me suis trouvée devant le cadavre, j’aifailli m’évanouir… alors, la même voix m’a dit : « Pas debêtises, la petite mère ! Si tu te trouvais mal, on teporterait au greffe et on te demanderait pourquoi tu as tourné del’œil. » Cette fois, je n’ai plus osé me retourner… J’ai cru àune hallucination… il me semblait qu’elle venait de l’autre monde,cette voix basse et sifflante…

– C’était probablement celle de quelquelugubre farceur qui s’est amusé à vous faire peur.

– Non… la menace était sérieuse… et jesuis sortie terrifiée. Je ne pensais plus qu’à fuir et jem’imaginais qu’on me suivait… mais j’ai regardé derrière moi et jen’ai vu personne.

– Je regardais aussi et je n’ai vu quedes gens qui ne s’occupaient pas de vous. Voilà dix minutes quenous causons sur ce banc. Si quelqu’un rôdait autour de nous, jem’en serais aperçu.

– N’importe… je ne suis pas rassurée…

– Je conçois cela… et vous me permettrezde vous dire que vous avez commis une grave imprudence en venant àla Morgue. Je ne m’en plains pas, puisque j’y ai gagné de pouvoirm’entendre avec vous. Maintenant, je l’espère, nous n’aurons plusde secrets l’un pour l’autre… et nous chercherons ensemble un moyende vous préserver de la vengeance de ces bandits. Si nousconnaissions le but de leur association, nous aurions déjà un pointde départ, mais j’avoue que je ne m’en doute pas. Il faudraitd’abord savoir à qui votre père a vendu sa propriété.

– C’est ce que je demanderai à sonnotaire qui est resté le mien. Il ne refusera pas de me montrerl’acte de vente.

– Oserai-je vous demander, moi, d’où vousest venue l’idée de choisir ce pavillon pour vous y rencontrer avecquelqu’un ?…

– Ce n’est pas moi qui ai fixé le lieu durendez-vous, dit vivement la comtesse ; c’est…

– L’homme qui y est arrivé avantvous.

– Vous l’avez vu ?

– Fort mal, car il faisait très sombredans cette salle… mais j’ai entendu la conversation que vous avezeue avec lui… ou du moins la fin de cette conversation, car elletouchait à son terme, lorsque je me suis placé derrière latapisserie.

– Et de ce que vous avez entendu, vousavez conclu que…

– Que vous vous intéressiez à cet hommeet qu’il avait de graves motifs pour se cacher. Ces motifs, je n’aipas cherché à les deviner. Vous les connaissez puisque vous luiavez remis de l’argent pour le décider à quitter la France et àaller s’établir en Amérique.

– Qu’avez-vous dû penser de moi ?murmura madame de Pommeuse.

– J’ai pensé que cet homme vous tenait deprès… ils vous tutoie et vous le tutoyez.

– Et vous vous êtes dit que j’étais ouque j’avais été sa maîtresse ?

Maxime s’abstint de répondre.

– Oh ! je ne vous en veux pas. Vousne pouviez pas deviner la vérité… et qui sait si vous allez mecroire quand je vous l’aurai dite ?…

– Je croirai tout ce qu’il vous plairaque je croie.

– Même si je vous dis que vous avez vu…mon frère.

– Votre frère ? répéta Maxime, trèsétonné et médiocrement convaincu.

Son oncle, en lui conseillant d’épouser lacomtesse, ne lui avait pas parlé de l’existence de ce frère et s’ill’avait connue, il n’aurait pas manqué d’avertir Maxime que madamede Pommeuse n’avait pas été seule à recueillir l’opulentesuccession de son père.

– Oui, reprit-elle, mon frère, qui a ététoute sa vie le fléau de ses proches, mon frère qui a dû fuir àl’étranger et qui, après sept ans d’aventures que j’ignore et queje veux ignorer, a eu l’audace de revenir en France.

» Pensez-vous que j’inventerais cettehistoire, si elle n’était pas vraie ? mon père a tout faitpour la cacher… Mon mari l’a sue, mais mon mari est mort.Croyez-vous que pour me disculper d’un soupçon qui a pu germer dansvotre esprit, j’étalerais à vos yeux une plaieimaginaire ?

– Non, madame, non ; et je vous jureque…

– Hélas ! elle n’est que tropréelle. Je n’avais point oublié mon malheureux frère, quoique jefusse bien jeune quand ses fautes l’ont obligé à s’expatrier… il aquinze ans de plus que moi… mais comme depuis longtemps, je n’avaiseu de lui aucune nouvelle, je pensais qu’il était mort… lorsquej’ai reçu une lettre par laquelle il m’annonçait son arrivée àParis et son intention d’y rester. Il était logé dans un garni dela banlieue et il me sommait de venir l’y voir et de lui apporterde l’argent ; il me menaçait, si j’y manquais, de se présenterchez moi et d’y faire une scène. C’eût été sa perte et un scandaleeffroyable. Je ne voulais ni le recevoir, ni me compromettre enallant le trouver dans un bouge. C’est alors que j’ai eu lamalheureuse idée de lui donner rendez-vous, le lendemain matin, àhuit heures, au pavillon du boulevard Bessières. Il le connaissaitpour y être venu souvent autrefois et il n’avait pas dû oublier lemoyen d’ouvrir la barrière. Moi, je savais, par mon hommed’affaires, que la maison n’était pas habitée et j’en avaisconservé la clé. Je comptais donc que personne ne viendraitdéranger l’entrevue que j’étais forcée d’accepter.

» Mon frère est arrivé avant moi. Il m’areproché de l’avoir fait attendre et il m’a déclaré de nouveauqu’il voulait habiter Paris, sous un faux nom et y vivre… à mesfrais. J’ai refusé énergiquement de lui donner de l’argent, à moinsqu’il ne s’engageât à retourner en Amérique… la discussion a étélongue, et enfin… Mais à quoi bon vous raconter ce qui s’estpassé ?… vous étiez là, et puisque vous avez tout vu, vousayez dû aussi tout entendre.

– Oui… tout… même le chiffre de la sommeque vous lui avez remise… en échange d’une promesse qu’il pourraitbien ne pas tenir. Vous êtes-vous assurée qu’il estparti ?

– Non, et je suis fermement résolue à neplus m’occuper de lui. Mais si jamais vous le rencontriez dansParis…

– Je ne pourrais pas vous avertir, car jene le reconnaîtrais pas… pas plus que je ne reconnaîtrais lesétrangleurs… pas plus que je n’aurais reconnu leur victime, si jel’avais revue ailleurs que sur une dalle de la Morgue, la cordepassée autour du cou… pas plus que je ne reconnaîtrais l’homme quivous guettait dans la rue du Rocher.

Maxime avait réservé pour la fin cetteallusion au seul incident mystérieux que la comtesse ne lui eût pasencore expliqué. Et il ne manqua point l’effet qu’il espéraitproduire en le lui rappelant tout à coup, car elle se troublavisiblement.

– C’est cet homme qui est la cause detout, reprit Chalandrey, en souriant à demi. Si la crainte d’êtrevue par lui ne vous avait pas retenue un certain temps dans l’alléede cette maison, vous seriez arrivée beaucoup plus tôt au pavillon…et vous en seriez sortie avant l’apparition de ces bandits.

– C’est vrai.

– Et je ne vous aurais peut-être jamaisvue. Je ne peux pas lui en vouloir.

– Mais vous vous demandez pourquoi je mecachais de lui, moi qui ne dépends de personne ?

– Je puis me demander cela, mais je ne mepermettrai pas de vous le demander, à vous, madame. Vos secretssont à vous et si j’en ai pénétré quelques-uns, c’est parhasard.

– Celui-là n’a pas la même gravité queceux que vous connaissez déjà… et je tiens trop à votre estime pourm’abstenir de vous le confier. Cet homme n’a sur moi aucuneautorité. Il n’est ni mon parent, ni mon ami. Il ne m’inspireaucune sympathie. Et cependant, je suis obligée de compter aveclui. Il a été mêlé à tous les événements de ma vie.

L’histoire du frère ignoré, revenant tout àcoup de l’étranger avait fort étonné Chalandrey, mais il y croyait.Il se demandait maintenant ce que la comtesse allait lui raconter àpropos d’un autre personnage mystérieux et il se sentait un peumieux disposé à ajouter foi au nouveau récit qu’elle allaitentamer.

C’était une raison de plus pour l’écouter avecattention.

– Monsieur, commença madame de Pommeuse,vous disiez tout à l’heure que, si vous rencontriez cet homme, vousne le reconnaîtriez pas. Vous disiez vrai… j’en ai eu la preuve,hier soir, car il était dans mon salon et vous ne l’avez pasremarqué.

– Comment est-il ?

– Son signalement ne vous apprendrarien.

– Dites toujours.

– Il est grand et maigre… il ne porte nibarbe, ni moustaches… rien que des favoris coupés au niveau del’oreille… il a une tête d’Espagnol, comme on en voit dans lestableaux de Goya…

– Quel âge ?

– Cinquante à soixante ans… plus près desoixante.

– C’est bien cela. Je me souviensmaintenant d’avoir aperçu chez vous le personnage que vous medépeignez. Il se tenait à l’écart et il m’a semblé qu’il meregardait beaucoup.

– Vous ne vous êtes pas trompé. Ilregarde et il observe toutes les personnes qui viennent chez moipour la première fois. Il a beaucoup regardé aussi M. LucienCroze et sa charmante sœur.

– Il s’est donc constitué le surveillantde votre salon ?

– Il me surveille moi-même.

– Oserai-je vous demander de queldroit ?

– Il n’en a aucun et il ne s’est jamaispermis de m’adresser une observation. Mais il voit tout et il saittout.

– Comme le solitaire de feu levicomte d’Arlincourt, dit ironiquement Chalandrey.

Cette plaisanterie blessa la comtesse quirépliqua d’un ton sec :

– Si vous doutez de ce que je vous dis,il est tout à fait inutile que je continue.

– Je ne doute pas, madame ; jem’informe… et je vous supplie de croire que vous avez en moi unvéritable ami. Avant de vous rencontrer, je n’avais jamais rienpris au sérieux. Pardonnez-moi le mot qui vient de m’échapper… etachevez de me renseigner.

– Cet homme s’appelle Jean Tévenec. Il aété l’ami intime et l’associé de mon père. Il m’a vue naître…

– Oh ! alors, je comprends que vousayez pour lui des égards.

– Et il a toujours vécu en bonneintelligence avec mon mari. Jusqu’au jour où je suis devenue veuve,je n’ai jamais eu qu’à me louer de lui.

– Mais, depuis ?…

– Depuis, je n’ai eu qu’à m’en plaindre.Il a pris avec moi des airs que je n’ai pas voulu supporter… je lelui ai dit, mais… je ne pouvais pas me brouiller avec lui…

– Pourquoi ?

– Parce qu’il dispose d’une partie de mesrevenus… et surtout parce qu’il connaît mieux que moi les affairesde mon père qui lui a laissé, par testament, la gérance exclusivede diverses entreprises dans lesquelles ils étaient intéressés tousles deux. Il en touche les bénéfices, à charge de les partager avecmoi.

– Quelles entreprises ?

– Je ne l’ai jamais su et je renonceraisvolontiers à y participer… indirectement… mais je n’ai jamais osélui rompre en visière en lui fermant ma porte. J’ai peur de lui. Jeme figure qu’il possède des secrets dont il pourrait se servircontre moi… quand il n’y aurait que le triste passé de monmalheureux frère… il le connaît à fond… et il est toujours si bieninformé que je suis tentée de croire qu’il a une police à lui… ouqu’il a le don de seconde vue, car il devine mes intentions.

» Ainsi, l’autre jour, après avoir écrità mon frère que je l’attendrais, le lendemain matin, au pavillon duboulevard Bessières, je suis allée veiller, rue du Rocher, unebrave femme qui a été ma nourrice, et qui est fort malade… JulieGranger… je vous ai déjà dit son nom… et Jean Tévenec la connaîtparfaitement. Mes domestiques auraient pu s’étonner de me voirsortir au petit jour de mon hôtel de l’avenue Marceau. Je m’étaisdonc arrangée pour passer la nuit au chevet de Julie et je meproposais de courir, en sortant de chez elle, au rendez-vous quej’avais donné. Quel n’a pas été mon étonnement de voirM. Tévenec montant la garde devant la porte, de l’autre côtéde la rue !

» Vous savez comment je lui aiéchappé…

– Alors, vous pensez que si je ne m’étaispas trouvé là, tout à point pour vous emmener en voiture, il vousaurait suivie ?

– J’en suis certaine… et je suis certaineaussi que, s’il avait vu mon frère, il l’aurait fait arrêter. Il lehait.

– Mais je suppose qu’il ne vous hait pas,vous, madame. Quel intérêt a-t-il donc à vous nuire en dénonçant lefils de votre père ?

– Il veut tout simplement m’empêcher deme remarier… et pour cela tous les moyens lui seront bons.

– Est-ce qu’il compte hériter devous ?

– Non. Il est amoureux de moi.

– À l’âge qu’il a !

– Il y a dix ans qu’il cherche àm’épouser. Il se flattait autrefois, quand j’étais encore enpension, que mon père me l’imposerait pour mari… et il ne lui ajamais pardonné d’avoir accordé ma main à un autre. Il a rongé sonfrein, tant que M. de Pommeuse a vécu, mais depuis que jesuis veuve, il s’est déclaré.

– Vraiment ?… Il a osé…

– Oui, il a osé me dire qu’il m’aimait.Il ne me l’a dit qu’une fois, parce que je lui ai répondu de façonà lui ôter l’envie de recommencer, mais il n’a pas renoncé àl’espoir de m’épouser… malgré moi. Il compte qu’un jour viendra où,lassée du veuvage, je songerai à lui, faute de trouver mieux. Etpour arriver à ses fins, il n’hésiterait pas à me susciter desembarras qui éloigneraient de moi tous les prétendants…

– Diable ! voilà un vilainmonsieur ! alors, il se réjouirait qu’il arrivât malheur àvotre frère parce que le déshonneur d’une condamnation quifrapperait votre frère rejaillirait sur vous ?

– Vous l’avez dit. Comprenez-vousmaintenant toute la valeur du service que vous m’avez rendu enm’aidant à lui échapper ?

– Que serait-ce donc s’il savait ce quis’est passé, là-bas, dans ce pavillon maudit ?…

– Je serais perdue, sans rémission. Il memettrait en demeure de choisir… et si je refusais d’être à lui, ilse tournerait contre moi.

– Vous auriez tout au moins undéfenseur.

– Vous, monsieur. Oui je sais que je puiscompter sur vous, mais…

– Je n’aurais pas qualité pour vousdéfendre, puisque je ne suis pas votre mari. Qu’importe ?… Jevous défendrais, quand même. Seulement… un mari vaudrait mieux.

Et comme la comtesse l’interrogeait des yeuxpour savoir où il voulait en venir :

– Si je vous disais, reprit Maxime, queje connais un brave garçon qui vous aime et qui serait digne devous ?…

– Celui-là, je le plaindrais, murmuramadame de Pommeuse. Je ne lui apporterais que des chagrins et desinquiétudes. Mais de qui parlez-vous ?

– Si vous ne l’avez pas deviné, il estinutile que je vous le dise. Ce que je puis vous avouer, c’est quemoi j’aspire ardemment à épouser une jeune fille que j’ai vue, pourla première fois, hier.

– Odette ! s’écria la comtesse. Vousl’épouseriez !

– Avec joie, si elle voulait de moi.

– Vous savez qu’elle n’a aucunefortune.

– Raison de plus. Mon oncle rêvait pourmoi un mariage d’argent. J’ai, sur ce point, des idées toutopposées aux siennes. Une femme plus riche que moi me feraitpeur.

Chalandrey savait bien ce qu’il faisait enlançant cette profession de foi. C’était une façon détournée des’excuser de ne pas se poser en prétendant à la main de la comtessequi avant cette explication en plein air, aurait pu se tromper surses intentions. Il avait tenu à lui déclarer nettement qu’il aimaitmademoiselle Croze et il vit bientôt qu’elle l’approuvait sansaucune arrière-pensée.

– Vous ne pouviez pas me faire un plusgrand plaisir, dit-elle chaleureusement. Mademoiselle Croze meplaît beaucoup. Il ne tiendra qu’à elle de devenir mon amie.

– Le frère vaut la sœur, répliqua Maxime,et vous aurez en eux des alliés sûrs. Pourquoi ne formerions-nouspas, à nous quatre, une ligue contre vos ennemis, qui sont lesmiens ? Je réponds de Lucien comme de moi-même… il sejetterait au feu pour vous.

Madame de Pommeuse s’abstint de répondre àcette ouverture prématurée et Chalandrey comprit qu’il allait tropvite.

Aussi s’empressa-t-il de rentrer dans laquestion.

– Madame, reprit-il, après un silence, jevous remercie de m’avoir accordée votre confiance. Je tâcherai devous prouver que je la mérite… et pour commencer, je me metsentièrement à vos ordres. Je suis plus à même que vous desurveiller la marche que suivra cette affaire et je vous tiendraiau courant des incidents qui pourront survenir. Votre rôle, à vous,c’est de vous abstenir désormais de toute démarche imprudente.

– Je tremble qu’il ne soit trop tard,murmura la comtesse. Cet avertissement que j’ai reçu dans la sallede la Morgue, sans que j’aie pu découvrir de qui il me venait, meprouve que je suis épiée et que ces misérables sont puissants ettenaces. Ils ne se montrent pas et je sens qu’ils rôdent autour demoi. Je suis peut-être condamnée à vivre, comme le dernier empereurde Russie, sous la menace perpétuelle d’ennemis invisibles. Ils seglisseront jusque chez moi et je ne pourrai plus faire un pas, nidire un mot sans qu’ils le sachent.

– Votre imagination va trop loin… jesuppose, d’ailleurs, que vous êtes sûre de vos gens.

– Autant qu’on peut être sûre deserviteurs qu’on a toujours bien traités. Mais M. Tévenec, quia ses entrées dans ma maison, les connaît mieux que je ne lesconnais.

– Est-ce que vous le croyez capable defaire cause commune avec les bandits du pavillon ?

– Je ne dis pas cela, et cependant…

– Au fait !… il est bien possiblequ’il les connaisse, au moins de nom, car il sait à qui votre pèrea vendu sa propriété et ces coquins avaient l’air d’être là chezeux. Si la police découvre que le crime a été commis dans lepavillon, M. Tévenec, qui a été l’associé de l’ancienpropriétaire, sera peut-être interrogé. Mais que vousimporte ? Vous l’avez si bien dépisté qu’il ne se doute pasque vous y êtes allée, l’autre jour.

– Je l’espère, mais ce n’est passeulement pour moi que j’ai peur. Les scélérats qui m’en veulents’en prendront aussi à mes amis. Il suffirait qu’ils vous vissentcausant avec moi sur ce banc… ils devineraient que je vous airaconté mon aventure et que vous êtes disposé à me défendre. Iln’en faudrait pas davantage pour qu’ils cherchassent à se défaireaussi de vous.

– Vous les voyez partout, dit en souriantMaxime. Moi, je n’aperçois que des bonnes d’enfant, des soldats etdes gamins qui jouent au cerceau ou à la toupie.

La comtesse, moins rassurée que son chevalier,regardait du côté de la grille devant laquelle passaient les gensqui sortaient de la Morgue, car le défilé des curieux n’avait pascessé.

Tout à coup, Chalandrey la vit pâlir.

– Qu’avez-vous, madame ? luidemanda-t-il.

Elle ne put que balbutier :

– Là-bas… cet homme qui se promène…

– Eh ! bien !…

– Il était derrière moi, au moment où onm’a parlé tout bas… pour me menacer…

– En effet, il me semble le reconnaîtrepour l’avoir vu dans la salle… mais rien ne prouve que ce soit lui.Vous étiez entourée et suivie de plusieurs individus qui nepayaient pas plus de mine que celui-là.

» Il me paraît d’ailleurs, qu’il nes’occupe guère de nous.

L’individu que la comtesse signalait à maximefumait tranquillement sa pipe, en dehors de la grille. C’était unvieillard, assez pauvrement vêtu, que Maxime n’aurait certes pasremarqué si madame de Pommeuse ne le lui eût pas montré, et qu’iln’était pas absolument sûr d’avoir déjà vu faisant queue dans lasalle d’exposition.

– Il nous observe, murmura lacomtesse.

– S’il nous observe, il cache bien sonjeu, répondit en souriant Chalandrey. Depuis que je le regarde, iln’a pas tourné une seule fois la tête de notre côté.

» Et alors même qu’il nous surveillerait,nous n’aurions rien à craindre, ici.

– Ici, non… mais il va vous suivre, quandvous m’aurez quittée… il verra où vous demeurez…

– Je me charge de le dépister… et dureste, si je m’apercevais qu’il me file, comme disent lespoliciers, je ne me gênerais pas pour lui demander ce qu’il meveut. Vous, madame, vous allez, je suppose, prendre une voiturepour rentrer chez vous…

– Oh ! ce n’est pas à moi qu’ils’attachera… il doit me connaître… vous, il ne vous connaît pas etil voudrait bien savoir qui vous êtes… il fera tout pour en venir àses fins.

– Vous croyez donc sérieusement qu’il estde la bande ? Je suis pourtant certain de ne pas l’avoir vudans le pavillon.

– Je ne crois pas l’y avoir vu non plus…mais rien ne prouve qu’il n’y était pas… et d’ailleurs, il espionnepeut-être pour le compte des assassins.

– Votre imagination va trop loin, chèremadame… et en vérité, je ne puis pas admettre qu’il existe à Parisune association de bandits organisée comme une sorte deFranc-Maçonnerie du crime. Les scélérats que nous avons surprisn’ont pas les bras si longs… et je persiste à penser que, vous etmoi, nous pouvons dormir en paix.

» Seulement, ajouta Chalandrey, après unecourte pause, je suis d’avis que vous ferez sagement de les laisseren repos. C’est l’affaire de la police de les découvrir et vousn’êtes pas tenue de les dénoncer.

» Moi-même, qui ne renonce pas à faireune enquête discrète sur cette sinistre aventure, je n’ai pas leprojet de les livrer, si je parviens à les trouver. Je ne le feraisque si, par impossible, vous étiez compromise… alors,j’interviendrais pour déclarer que vous avez été leur victime etnon pas leur complice… Cela n’arrivera pas, si vous resteztranquille.

» Il est fâcheux que vous soyez venue àla Morgue, mais vous n’y reviendrez plus, et la menace qui vous asi fort effrayée ne sera pas suivie d’effet.

» Tenez ! l’homme que voussoupçonniez de nous surveiller s’en va fumer sa pipe ailleurs.

C’était vrai. Le petit vieux qui se promenaitdevant la grille s’éloignait à pas lents et il ne tarda guère à seconfondre dans la foule des passants.

– Vous voilà rassurée, j’espère ?demanda Maxime.

– Pas complètement, murmura lacomtesse ; mais je me sens remise de l’émotion qui m’abouleversée… je puis marcher maintenant… et je vais, comme vous mele conseillez, rentrer chez moi.

– À pied ?

– Non… je trouverai un fiacre. Mais jevous prie de ne pas m’accompagner. Il y a une station de voiturestout près d’ici.

– Comme il vous plaira, madame. Puis-jesavoir quand je vous reverrai ?

– Mais… samedi prochain, chez moi.Mademoiselle Croze y sera. Elle me l’a promis.

– Et son frère l’accompagnera, réponditChalandrey, qui avait compris l’intention de madame dePommeuse.

Elle lui parlait de la sœur ; ilripostait en lui parlant du frère. Ils s’étaient devinésréciproquement et cet échange d’allusions à une absente et à unabsent équivalait presque à un engagement de s’entraider à tâcherde se faire aimer : Maxime d’Odette et la comtesse deLucien.

– Il est bien entendu, reprit-elle, quevous me trouverez toujours prête à vous recevoir, si vous aviezquelque chose de nouveau à m’apprendre. À dater de ce jour, mamaison vous est ouverte.

– Quoi qu’en puisse direM. Tévenec ? interrogea Maxime en souriant à demi.

– Et quoi qu’il en puisse penser, car ilne se permettrait pas de m’adresser une observation. Du reste, ilne vient chez moi que pour des affaires d’intérêt… je vous ai ditqu’il gère une portion de ma fortune… il a assez souvent descomptes à me rendre et des fonds à me remettre sur les revenusqu’il touche, en vertu d’une disposition particulière du testamentde mon père.

Chalandrey ne comprenait pas très bien cesarrangements et ne devinait pas de quels revenus il s’agissait,mais il ne lui convenait pas de s’en enquérir. Il se contenta depenser :

– Si Lucien l’épouse, il fera bien detirer au clair la situation et de se débarrasser de cetadministrateur amoureux. À sa place, moi, je commencerais par là…et c’est le conseil que je lui donnerai.

– Je renoncerais à l’argent qu’ilencaisse pour moi plutôt que de tolérer qu’il s’ingérât de dirigerma conduite et de contrôler mes préférences, ajouta madame dePommeuse.

Cette fière déclaration plut à Chalandrey quine songea plus qu’à clore une entrevue qu’il se reprochait d’avoirtrop prolongée.

Après tout, l’endroit n’était pas sûr et sanscroire à la présence des espions dont la comtesse se figurait êtreentourée, Maxime ne se dissimulait pas que le hasard pouvait amenerlà des gens de son cercle ou des habitués du salon de madame dePommeuse. Les uns et les autres s’étonneraient de les voir causerintimement sur un banc du square Notre-Dame et ne se priveraientpas de gloser sur ce tête-à-tête en plein vent.

Il sentait d’ailleurs qu’il tardait à lacomtesse de se réfugier chez elle, après de si rudes secousses, etlui-même souhaitait de regagner son logis pour se reposer et pourréfléchir.

Il prit donc congé en termes affectueux et illa laissa partir seule, comme il l’avait promis.

Il la vit passer l’entrée de la grille,tourner à gauche et filer vers la place du parvis où il la perditde vue.

– Personne ne l’a suivie, dit-il en separlant à lui-même ; la voilà tirée d’affaire. Il faut qu’elleait le diable au corps pour être venue à la Morgue, au lieu derester tranquillement au coin de son feu. Cette comtesse estétonnante. Si je n’avais pas assisté à la scène du pavillon, jeserais certainement tenté de croire qu’elle n’a pas la consciencenette… mais la pauvre femme n’a rien à se reprocher que desimprudences et elle pourrait bien les expier cruellement… cesbandits sauront la retrouver et, à l’en croire, ils viennent de luidonner un premier avertissement, dans l’intérieur de ce vilainmonument… à moins qu’elle n’ait rêvé les menaces qu’elle s’imagineavoir entendues… ça ne m’étonnerait pas beaucoup, car ce petitvieux qu’elle m’a montré ne s’occupait ni d’elle ni de moi. Il adisparu et maintenant il doit être loin.

Ce monologue dura jusqu’à ce que Chalandreyfût sorti du square et prit fin quand il s’engagea sur le Quai auxFleurs.

De tous les chemins qu’il pouvait suivre pours’éloigner de la Morgue, c’était le moins encombré et il avait hâtede sortir de la foule.

Il marchait la tête basse, distrait par lesidées qui se pressaient dans son cerveau et il faillit se heurtercontre une voiture arrêtée près du parapet, une de ces carriolesdont se servent les bouchers pour transporter les viandes. Il latouchait presque lorsqu’il l’aperçut, et il se jeta vivement decôté pour éviter le choc, sans même lever les yeux sur ce véhiculeà quatre roues, surmonté d’une impériale d’où pendaient des rideauxde cuir.

Ce prompt écart le porta au milieu de lachaussée sur laquelle il se remit à cheminer, toujours absorbé dansdes méditations profondes.

Il était écrit sans doute que ces méditationsseraient troublées plus d’une fois, car presque aussitôt, il vitvenir droit sur lui un coupé de maître, lancé à fond de train.

Naturellement, il se rangea pour lui faireplace, mais au moment où il obliquait à droite, la carriole qu’ilavait dépassée arriva, en sens inverse du coupé, avec le fracas etla rapidité de la foudre.

Le garçon boucher assis sur la banquette dudevant avait tout à coup fouetté son cheval, un énorme percheronplein de feu qui était parti comme un trait.

Chalandrey n’eut que tout juste le temps desauter sur le trottoir. Encore fût-il atteint à l’épaule gauche parun des brancards qui le lança contre le parapet du quai.

Il s’en fallut d’une seconde qu’il ne fûtrenversé, piétiné par l’animal et écrasé sous les roues.

Étourdi par la violence du coup, il ferma lesyeux un instant. Quand il les rouvrit, la carriole était déjà loin,mais il vit parfaitement à l’arrière un homme, debout, qui leregardait et qu’il reconnut tout de suite.

Cet homme c’était le bon vieillard, signalépar la comtesse, le bourgeois innocent qui, cinq minutesauparavant, fumait sa pipe en flânant le long de la grille.

– Arrêtez-le ! cria Maxime, à pleinevoix, en gesticulant, pour avertir les gens de barrer le passage augredin qui avait failli le tuer net et qui continuait de fouaillerson cheval à tour de bras.

Mais Maxime en fut pour ses cris. Il ne setrouva pas sur le quai un homme assez courageux pour se jeter à latraverse. Les passants s’écartaient et les sergents de villebrillaient par leur absence.

La carriole enfila le pont d’Arcole et passasur la rive droite où nul ne s’avisa de la poursuivre, etChalandrey moins que tout autre, car il était hors d’état decourir.

Il resta appuyé au parapet, tâtant de la maindroite son épaule gauche et se demandant si elle n’était pasdémise.

Il venait de l’échapper belle et il devaits’estimer heureux d’en être quitte pour une forte contusion, maisil comprenait parfaitement que le conducteur avait fait de sonmieux pour le tuer, et il devinait pourquoi.

Il voyait encore la figure grimaçante du petitvieux qui se tenait caché tout au fond de la carriole et qui avaitévidemment donné à ce drôle l’ordre de lancer son cheval au momentprécis où Chalandrey, pris entre deux voitures roulant en senscontraire, n’avait plus de place pour se garer.

Le coup avait été prémédité et c’était unevéritable tentative d’assassinat.

Décidément, la comtesse avait raison de sedéfier du fumeur à barbe grise.

Ce coquin était un agent des assassins dupavillon. Ils avaient juré de se défaire des amis auxquels madamede Pommeuse avait pu raconter son aventure et ils commençaient parcelui qu’ils venaient de surprendre causant avec elle à la porte dela Morgue.

La guerre était déclarée et ils ne s’entiendraient pas là.

Pendant que Maxime se disait tout cela,accouraient deux messieurs bien mis qui avaient vu de loinl’accident. Ils s’empressèrent autour de lui, et ils lui offrirentde le reconduire à domicile, proposition qu’il s’empressa dedécliner, car maintenant il se défiait de tout le monde. Mais il neput pas empêcher l’un de ces obligeants inconnus d’appeler unfiacre qui passait et de l’aider à y monter, après qu’il eût donnéson adresse au cocher. C’était encore une faute, car ils purententendre parfaitement qu’il allait rue de Naples, 29, mais on nes’avise jamais de tout et pour le moment, il ne pensait qu’àrentrer le plus tôt possible, car le choc, sans le blessersérieusement, l’avait étourdi, à ce point qu’il avait quelque peineà coordonner ses idées et qu’il ne songeait qu’à aller se mettre aulit.

Il ne se dissimulait pas que les ennemis de lacomtesse étaient devenus les siens et il s’attendait à avoir mailleà partir avec eux, mais il était décidé à employer les grandsmoyens pour se défendre et il se réjouissait de penser que madamede Pommeuse courrait de grands dangers.

Quant à Odette Croze, elle n’avait rien àredouter de ces bandits qui devaient ignorer qu’elle existait.

On croit volontiers ce qu’on désire, surtoutquand on est amoureux.

Chapitre 5

&|160;

Après une longue nuit de repos absolu, Maximede Chalandrey, complètement remis, fut réveillé le lendemain de samalencontreuse expédition à la Morgue par son oncle qu’il n’avaitpas revu depuis la soirée de madame de Pommeuse.

Le dimanche, M.&|160;d’Argental passaitrégulièrement la matinée à régaler au café d’anciens camarades derégiment et l’après-midi à présider des assauts dans la salled’escrime du cercle.

Ces jours-là, il ne paraissait jamais àl’hôtel de la rue de Naples.

Il avait donc renvoyé au lundi l’explicationcomplémentaire qu’il voulait avoir avec son neveu.

Elle fut chaude, car il n’avait pas encore pudigérer la conduite de Maxime qui, au lieu de faire sa cour à lariche veuve du comte de Pommeuse, s’était occupé tout le tempsd’une virtuose au cachet.

Il lui adressa encore une fois des reprochesbien sentis, et Maxime le prit de très haut, au lieu de chercher às’excuser. Il aurait eu d’excellentes raisons à faire valoir pourse justifier de ne pas rechercher la main de la comtesse, mais ilétait trop galant homme pour les mettre en avant et il se borna àdéclarer nettement que cette dame, en dépit de sa grosse fortune etde son éclatante beauté, n’était pas la femme qu’il rêvait, tandisque mademoiselle Croze l’avait charmé, ravi, subjugué.

Comme l’avant-veille, il ajouta qu’ilentendait rester maître de son choix et que n’étant pas pressé derenoncer au célibat, il ne se marierait qu’à bon escient.

Sur quoi, l’ex-chef d’escadron pensa qu’ilaurait tort de heurter de front les idées d’un garçon accoutumé àn’en faire jamais qu’à sa tête.

Mieux valait filer doux et attendre que Maximerevînt d’une fantaisie sans conséquence.

L’oncle, dans le salon de l’avenue Marceau,lui avait déjà dit tout ce qu’il avait à lui dire à ce sujet et ileût été maladroit d’insister.

Il coupa donc court à un entretien pénible età des remontrances inutiles.

Il y coupa court en proposant à son neveu unedistraction tout à fait inattendue.

–&|160;N’en parlons plus, conclut-ilbrusquement. Tu es assez grand pour te gouverner toi-même. Et puis,l’amour, c’est comme la confiance… ça ne se commande pas. Place toncœur où tu voudras. Je ne me mêlerai plus de te donner desconseils. Mais, ce matin, tu vas me faire le plaisir de venirdéjeuner avec moi. C’est à mon tour de t’inviter.

–&|160;Diable&|160;! murmura Chalandrey, jen’ai guère envie de sortir. Je suis éreinté.

–&|160;Bon&|160;! je devine… tu as encore jouéet tu t’es couché au petit jour. Eh bien, après une nuit passéedevant un tapis vert, tu dois éprouver le besoin de marcher.

–&|160;J’ai assez marché hier.

–&|160;Parions que tu as encore suivi desfemmes. Tu ne fais que ça. N’importe&|160;! Une bonne promenade teremettra d’aplomb et t’ouvrira l’appétit. Lève-toi, habille-toi eten route&|160;!… ou je me fâche sérieusement, cette fois.

–&|160;Où voulez-vous donc me mener, mon cheroncle&|160;?

–&|160;Pas au Café anglais.

–&|160;Je m’en doute, mais ne puis-jesavoir&|160;?…

–&|160;Je te promets que tu mangeras dans laperfection. Ça doit te suffire. Je tiens à te laisser le plaisir dela surprise.

–&|160;Quel terrible homme vous êtes&|160;!…enfin&|160;!… je ne veux pas vous contrarier, grommela Maxime, ensautant au bas du lit.

Et il se mit à sa toilette pendant que sononcle allumait un cigare.

–&|160;Est-ce loin d’ici, cet établissementinédit où on fait de si bonne cuisine&|160;? reprit le neveu quimanquait décidément d’enthousiasme.

–&|160;Pas beaucoup plus loin que le boulevarddes Italiens… seulement, c’est dans un quartier où tu n’as jamaismis les pieds. Tu vas faire un véritable voyage de découvertes… ettu me remercieras après.

Chalandrey donnait à tous les diables cettelubie du commandant, mais après lui avoir rompu en visière sur lagrosse question du mariage, il tenait à ne pas le contrarier en luirefusant le plaisir de déjeuner avec lui, fût-ce, comme il s’yattendait un peu, dans quelque cabaret excentrique.

Il s’habilla donc le plus vite qu’il put, cequi n’était pas beaucoup dire, car il y mettait ordinairement uneheure et demie.

Les ablutions à l’anglaise ne lui prirent, cejour-là, que vingt minutes et le reste à peu près autant.

Du reste l’oncle d’Argental ne paraissait pastrès pressé. Il était allé s’étendre sur un divan au fond ducabinet de toilette, et il fumait sans dire un mot.

Maxime, résigné à subir la corvée que lecommandant lui imposait, se disait, pour se consoler, qu’elleprendrait fin d’assez bonne heure et se proposait de setransporter, après ce déjeuner forcé, rue des Petites-Écuries où iltrouverait Lucien Croze à son bureau. Il comptait le prier de lemener rue des Dames quand il aurait terminé son travail de lajournée et de le remettre en présence de sa sœur, sans attendrejusqu’au prochain dimanche.

–&|160;Y sommes-nous&|160;? demandaM.&|160;d’Argental, quand il vit que son neveu était prêt.Oui&|160;? Eh&|160;! bien, alors, filons au pas accéléré. Je mesuis levé à six heures et je n’ai avalé qu’une tasse de café. J’ail’estomac dans les talons.

Maxime aurait volontiers pris un fiacre, maisil comprit qu’il n’y fallait pas songer et il suivit docilement lecommandant qui le conduisit, par le boulevard des Batignolles, à laplace où on a érigé une statue au maréchal Moncey.

C’était précisément par là que Maxime étaitpassé en voiture, quelques jours auparavant, avec madame dePommeuse qu’il prenait alors pour une aventurière, et ce souvenirlui revint à l’esprit quand il vit son oncle s’engager dansl’avenue de Clichy.

–&|160;Est-ce que vous me menez déjeuner à labarrière&|160;? lui demanda-t-il en riant.

–&|160;Pas tout à fait, répondit lecommandant, mais pas très loin du chemin de ronde. Mon restaurantne paie pas de mine, mais à bon vin pas d’enseigne et j’espère quetu n’as pas de préjugés.

Cette explication n’éclairait pas Maxime, maisil s’abstint d’insister, car il lui était assez indifférent defaire un mauvais déjeuner.

Elle est très longue, l’avenue de Clichy, etelle n’a pas partout le même aspect.

Au commencement, elle est bordée des deuxcôtés de cafés où se rassemblent les artistes qui ont leursateliers dans le quartier, de débits où les ouvriers viennent semettre le gosier en couleur, de restaurants où les bourgeois desBatignolles dînent en famille.

Plus loin s’embranchent sur la voie principaleune foule de ruelles, d’impasses et de cités où logent des légionsd’industriels de toutes catégories.

On s’aperçoit tout de suite qu’on est déjàtrès loin du Paris élégant et que les populations cantonnées dansces parages n’ont rien de commun avec les paisibles citadins desarrondissements du centre.

Tout à coup, le commandant prit, à droite, unde ces chemins étroits et mal pavés et Maxime se dit&|160;:

–&|160;C’est heureux&|160;! j’ai cru uninstant que nous allions à la porte de Clichy et au boulevardBessières… mais, si je devine où il me mène, je veux êtrependu.

La plaque municipale placée sur la maisond’angle portait en lettres blanches les mots&|160;: rue Pouchet, etMaxime ne fut pas mieux informé après les avoir lus.

Où aboutissait cette venelle sordide&|160;?Impossible de le deviner.

–&|160;Nous approchons, dit d’un air goguenardl’oncle d’Argental. Qu’est-ce que tu dis de ces joliesbâtisses&|160;? c’est original, hein&|160;?

–&|160;Beaucoup trop, grommela Maxime. Jepréfère la rue de Rivoli.

–&|160;Bah&|160;! pour une fois&|160;!… etpuis je te montre du nouveau et tu n’es pas content. Tu es vraimenttrop difficile.

–&|160;Je commence à croire, mon cher oncle,que vous vous moquez de moi, pour me punir de n’être pas tombéamoureux de madame de Pommeuse.

–&|160;Tu le mériterais… mais rassure-toi… lapromenade que je t’ai fait faire touche à son terme et le déjeunern’est pas loin. Tu l’auras bien gagné et il est temps que jet’apprenne où je te conduis… et pourquoi je t’y conduis.

»&|160;Je commence par le&|160;: pourquoi. Tuvis chez toi comme un prince, et tu dois en avoir assez de boiredes grands vins et de manger des plats fins. À ce jeu-là, on finitpar se blaser le palais et il m’a passé par la tête de te fairegoûter une cuisine de bivouac… rien que pour m’assurer que tupourrais faire campagne sans te plaindre de la qualité des vivres.L’essai ne te sera pas inutile, puisque tu n’auras bientôt plusd’autre ressource que celle de servir ton pays, en qualité decavalier de deuxième classe. Il est bon que tu aies un avant-goûtdes fricots de cantine…

–&|160;Merci bien&|160;! s’écria gaiementChalandrey. J’entrevois ce qui m’attend et je suis prêt à tous lessacrifices.

–&|160;C’est une idée qui m’est venue endéjeunant chez toi, samedi, et comme, en te quittant, je suis allévoir ma vieille amie, la mère Caspienne, je lui ai commandé un jolirepas pour ce matin… et il ne sera pas si mauvais que tu crois, carelle a dû se mettre en quatre pour me contenter. Tu auraspar-dessus le marché le plaisir de la contempler et je te jurequ’elle en vaut la peine.

–&|160;Alors, c’est votre ancienne cantinièrequi va nous traiter. J’aurais dû m’en douter… et je ne vous en veuxpas du tout. C’est égal&|160;!… elle a choisi pour s’établir undrôle de quartier et les gens qui se nourrissent chez elle nedoivent pas appartenir aux classes dirigeantes.

–&|160;Des chiffonniers, mon cher, dessergents de ville et des employés de l’octroi. Oh&|160;! la sociétén’est pas mêlée et les escrocs du grand monde ne fréquentent pas lamaison. J’aime mieux ça. Du reste, nous ne serons pas confondusavec les habitués. On nous a réservé un cabinet.

–&|160;Ma foi&|160;! J’en suis fâché. J’auraisvoulu les voir.

–&|160;Tu les verras. Nous ne serons séparésde la salle commune que par un vitrage. Maintenant, nous allonstourner à gauche, par le passage des Épinettes.

–&|160;Il est joli, le passage. Et cette voûtequi l’enjambe…

–&|160;C’est celle du chemin de fer deceinture. Après, nous allons entrer dans la cité du Bastion… un nommilitaire qui doit plaire à une ancienne cantinière de Crimée… Sonétablissement est au bout.

Elle avait vraiment du caractère, la cité duBastion. On n’y voyait que des baraques faites, les unes avec desplanches vermoulues, les autres avec des moellons volés dans desmaisons en démolition&|160;: de vraies huttes de sauvages,construites par des civilisés, car il y en avait quelques-unes pourlesquelles on n’avait employé d’autres matériaux que des boîtes àsardines, bourrées de terre, empilées symétriquement et cimentéesavec du plâtre.

Il ne paraissait pas que, pour le moment,elles fussent habitées. Les nomades qui y couchent se répandent dèsle matin dans Paris, pour y chercher leur pâture et ne rentrent augîte que la nuit, absolument comme les oiseaux de proie.

Mais, au delà de ces constructionsfantaisistes, s’élevait une maison, une vraie maison à un étage,avec de vraies portes, de vraies fenêtres et une façade peinte enjaune devant laquelle pendait une enseigne en fer blanc.

–&|160;C’est là, dit le commandant, etj’aperçois la mère Caspienne sur son seuil. Il paraît que noussommes en retard, car elle regarde si elle ne voit rien venir,comme sœur Anne, dans le conte de Barbe-Bleue. Elle s’est fait unabat-jour avec ses mains… Ah&|160;! elle nous a aperçus, car ellerentre précipitamment pour courir à ses casseroles.

–&|160;Prépare-toi. Je vais te présenter.Tâche de ne pas lui rire au nez.

Chalandrey ne songeait guère à se moquer de lavieille protégée de son oncle. Il voyait, au bout de la cité biennommée, un bastion et une butte en terre qu’il lui semblaitreconnaître.

Était-ce là le boulevard Bessières&|160;? Iln’osa pas questionner son oncle, mais il resta convaincu que lecabaret de la mère Caspienne ne devait pas être bien loin del’enclos où il était entré, un matin, par le chemin de ronde.

Assurément, le commandant n’avait pas mis demalice à amener là son neveu, car il ne pouvait pas se douter qu’uncrime avait été commis tout récemment dans le pavillon, mais Maximetrouvait que le hasard arrange quelquefois singulièrement leschoses, et il ne regrettait pas trop d’être venu, car la cantinièredevait avoir eu vent de cette histoire d’un cadavre ramassé, toutprès de chez elle, dans le fossé des fortifications.

Pressé d’arriver, l’oncle Pierre hâtait le paset la vieille reparut sur le pas de sa porte, juste au moment oùles déjeuneurs qu’elle attendait allaient entrer.

Maxime resta confondu d’étonnement en setrouvant tout à coup nez à nez avec elle. Il n’avait rien rêvé quiapprochât de la réalité.

Cette femme était un phénomène.

Grosse et ronde comme une tour, haute encouleur et moustachue comme un grenadier, telle était VirginieCrochard, dite la mère Caspienne, et beaucoup plus connue sous cesobriquet que sous son nom de famille.

Elle aurait certainement pu s’exhiber dans lesfoires, comme femme colosse, et on se demandait en la voyantcomment elle avait jamais pu porter le costume pimpant et écourtédes cantinières.

Il est vrai qu’elle avait dû considérablementengraisser depuis la guerre de Crimée.

Elle était restée alerte, en dépit de sonembonpoint et de ses soixante ans sonnés et elle portait crânementle petit chapeau ciré qui jurait avec le reste de sa tenue fort peumilitaire.

Elle avait l’œil vif, le geste prompt et lalangue déliée. Avec cela, toujours gaie, toujours contente de toutet ne boudant jamais à l’ouvrage. La Madame Grégoire du chansonnierBéranger, aux mœurs près, car depuis la mort de son époux, on nelui avait pas connu d’amoureux et elle ne tolérait pas les orgiesdans son cabaret du Lapin qui saute.

Bien notée à la police qui a toujours l’œilsur les établissements de ce genre, adorée de ses pratiques etrespectée dans son quartier des Épinettes où on ne respecte pasgrand chose, la mère Caspienne jouissait encore de la considérationqui s’attache à la richesse, car elle passait pour posséder defortes économies.

–&|160;Salut, mon commandant&|160;! dit-elleen exécutant comme un vieux troupier le salut réglementaire – lamain droite levée à la hauteur de la tempe, l’autre main sur lacouture de la jupe, et les deux talons sur la même ligne.

–&|160;Bonjour, maman, répondit Pierred’Argental. Nous sommes en retard pour l’appel… Au régiment, çam’aurait valu deux jours de consigne… mais ça m’arrive quelquefoisdepuis qu’on m’a fendu l’oreille…

–&|160;Il n’y a pas de mal, mon commandant.Seulement, quand j’ai vu mon horloge marquer midi, j’ai eu envie desonner la soupe… j’ai encore la trompette de mon pauvre défunt etj’en joue assez proprement.

–&|160;C’est la faute de mon neveu quevoici…

–&|160;Monsieur est officier&|160;?

–&|160;Non, mais il le sera et son pèrel’était… sans compter son oncle, ici présent. C’est dans notresang, l’épaulette… seulement, elle se fait quelquefois attendre, etce garçon se dépêche de manger son bien avant de s’engager. Mais,pour le moment, simple péquin, mon neveu Maxime.

–&|160;Ça n’y fait rien, mon commandant&|160;;monsieur rattrapera le temps perdu et l’uniforme lui ira comme ungant.

–&|160;Je le sais bien, mais il ne s’agit pasde ça. Nous crevons de faim, maman, et le déjeuner doit êtreprêt.

–&|160;Les huîtres sont sur la table, moncommandant.

–&|160;Des huîtres… au Lapin quisaute&|160;!… Il y a donc des écaillères par ici.

–&|160;Ce matin, j’ai été exprès à lahalle.

–&|160;Au fait, tu trouvais bien le moyen denous en faire manger devant Sébastopol. Tu as toujours été unefemme de ressource.

–&|160;Je m’en flatte, mon commandant.Faites-moi l’honneur d’entrer dans ma cambuse… avec monsieur.

L’oncle et le neveu suivirent la mèreCaspienne, qui leur fit traverser une salle, où il n’y avait pourle moment que deux douaniers buvant chopine, et les introduisitdans un cabinet, ou plutôt dans une espèce de cage vitrée où lecouvert était mis, sur une nappe très blanche.

–&|160;Quel luxe&|160;! s’écria l’oncle. Onvoit bien que tu fais de bonnes affaires ici.

–&|160;J’en ferais de meilleures, si le loyern’était pas si cher, et si le gérant n’était pas si dur au pauvremonde. En voilà un qui n’attache pas ses chiens avec dessaucisses&|160;! Il n’a jamais voulu me signer un bail, et ilm’augmente tous les ans, ce Tévenec de malheur.

–&|160;Tévenec&|160;!… Il me semble que jeconnais ce nom-là.

Maxime aussi le connaissait pour l’avoirentendu prononcer, la veille, par madame de Pommeuse, et il sedemandait si l’homme d’affaires, amoureux de la comtesse, et legérant que maudissait la mère Caspienne, n’étaient qu’un seul etmême individu.

Le commandant, lui, n’avait gardé qu’unsouvenir assez vague du personnage qu’il rencontrait quelquefoisdans le salon de l’avenue Marceau, et il n’avait pas les mêmeraisons que son neveu, pour se préoccuper de savoir de qui seplaignait la cantinière.

–&|160;Ah&|160;! le vilain bonhomme&|160;!reprit-elle, il a l’air d’un riz-pain-sel. Heureusement qu’il nevient pas souvent traîner ses guêtres par ici. Je ne le vois queles jours de terme.

–&|160;Il représente sans doute lepropriétaire&|160;? demanda Chalandrey.

–&|160;Je ne l’ai jamais vu, le propriétaire,et les quittances sont au nom de ce Tévenec. Et puis, ça m’est bienégal de payer à l’un ou à l’autre. Si je n’avais pas d’autresennuis, ça ne serait rien.

–&|160;Tu as des ennuis, maman&|160;! s’écriagaiement M.&|160;d’Argental. On ne le dirait pas. Tu es fraîchecomme une rose… je crois bien que tu rajeunis, paroled’honneur&|160;!

–&|160;Vous êtes bien bon, moncommandant&|160;; mais je n’en suis pas moins rudement embêtéedepuis deux jours.

–&|160;Et pourquoi, Virginie&|160;?

–&|160;Parce que j’ai la rousse surle dos.

–&|160;Comment, la rousse&|160;?

–&|160;Eh&|160;! oui… la police…rapport à ce particulier qu’on a trouvé mort dans le fossédes fortifications.

–&|160;Quel particulier&|160;? qu’est-ce quetu me chantes là&|160;?

–&|160;On ne parle que de ça dans tout Paris.Vous ne lisez donc pas les journaux&|160;!

–&|160;Pas souvent. La politiquem’assomme.

–&|160;Il ne s’agit pas de politique. Ils’agit d’un homme qu’on a étranglé… et ils disent qu’on lui a faitpasser le goût du pain tout près d’ici.

–&|160;Qu’est-ce que ça peut tefaire&|160;?

–&|160;Rien du tout, vu que je ne me suisjamais occupée de ce qui se passait chez le voisin. Mais ils sontvenus hier… des juges, des commissaires, des agents… tout letremblement, quoi&|160;!… et ils ont découvert un souterrain qui vadepuis ma cave jusque dans la plaine Saint-Denis&|160;; je veux quele diable me brûle si je m’en doutais. Ça n’empêche pas qu’ils ontvisité ma cambuse du haut en bas… ils n’ont rien trouvé de suspect,c’est vrai, mais le chef des roussins m’a signifié de metenir à la disposition de la justice… je vas être surveillée, c’estsûr… il viendra tous les jours des agents rôder chez moi… et mespratiques décanilleront. Ça s’est su dans le quartier et vousvoyez… en fait de consommateurs, aujourd’hui, je n’ai que desgabelous qui se paient un litre pour deux.

–&|160;Bah&|160;! dans trois jours, on neparlera plus de cette vilaine histoire… et moi, j’en ai déjà assezde l’écouter. Qu’est-ce que tu vas nous donner&|160;? Voyons lemenu.

–&|160;Une matelote d’anguilles, dont vous medirez des nouvelles, une omelette aux oignons et une gibelotte… larenommée de la maison… et pour arroser tout ça, du vin de Saumurqui n’a pas son pareil pour boire avec les huîtres.

En toute occasion, Maxime aurait fait lagrimace à ce programme culinaire, mais il ne songeait qu’à cettedescente de police et à Tévenec, qui ne pouvait être que l’hommed’affaires de la comtesse.

Le commandant, au contraire, avait à peineécouté les propos de l’ex-cantinière, et il n’y attachait aucuneimportance.

–&|160;Va soigner la matelote, pendant quenous expédierons les quatre douzaines, lui cria-t-il en se mettantà table.

Chalandrey fit comme son oncle, et la mèreCaspienne courut à sa cuisine.

–&|160;Excellentes&|160;! s’écria Pierred’Argental, après avoir avalé coup sur coup deux ou trois Cancales.On n’en sert pas de pareilles dans les grands restaurants que tufréquentes.

»&|160;Et voilà un joli Saumur qui me rappellele temps que j’ai passé à l’École de cavalerie, ajouta-t-il aprèsavoir vidé son verre. Ça ne vaut pas ton Sauterne, mais c’est plusgai.

Et comme Maxime ne répondait pas, il luidemanda&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que tu as donc ce matin, avectes airs à porter le diable en terre&|160;?… Je t’ai toujours vugai comme un pinson, même après une grosse culotte au baccarat.

–&|160;Je n’ai pas joué, cette nuit, murmuraChalandrey.

–&|160;Alors, c’est l’amour qui te rendmélancolique&|160;?… c’est drôle, moi, ça ne m’a jamais fait ceteffet-là… et il fut un temps où tu le prenais gaiement, l’amour… Ilparaît que maintenant tu aimes pour le bon motif.

–&|160;Allez-vous pas m’en blâmer&|160;?… vousqui, avant-hier, me prêchiez le mariage.

–&|160;Pas le mariage avec une coureuse decachet…

–&|160;Mon oncle&|160;!…

–&|160;Bon&|160;! je viens de te blesser auvif… j’en suis fâché et ça ne m’arrivera plus… mais je ne tecacherai pas que tu m’inquiètes, car je vois que tu es bienpincé.

»&|160;N’en parlons plus, et à tasanté&|160;!…

Chalandrey se décida à trinquer avec son oncleet, comme il avait grand’faim, il se mit à attaquer les huîtres. Lenom de Tévenec ne lui sortait pas de l’esprit et il enrageait de nepas pouvoir interroger la mère Caspienne sur cette descente depolice qui n’intéressait guère le commandant, mais qui avait eupour objet la recherche des auteurs d’un crime que lui, Maxime, ilavait vu commettre, un crime auquel madame de Pommeuse avait prispart, contrainte et forcée, madame de Pommeuse de qui ceténigmatique Tévenec gérait les intérêts.

Pour rien au monde, Chalandrey n’aurait vouluquestionner, en présence de son oncle, la cantinière qui en savaittrès probablement plus long qu’elle n’en avait dit, et qui auraitpeut-être fini, en bavardant, par mettre M.&|160;d’Argental sur lavoie.

Il aurait suffi pour cela qu’elle parlât del’ancien propriétaire, représenté par Tévenec, car ce propriétaireétait le père de la comtesse.

Du reste, la mère Caspienne n’était pasrevenue de la cuisine où elle était allée surveiller sa matelote etl’oncle ne songeait qu’à absorber sa troisième douzaine.

Dans la salle commune, séparée du cabinet parun vitrage, il n’y avait plus personne. Les deux employés del’octroi étaient partis, après avoir vidé leur litre à seize.

–&|160;C’est pourtant vrai, dit le commandant.Les pratiques, ce matin, ne me font pas l’effet d’arriver encolonne serrée, et la dernière fois que je suis venu, le cabaretétait plein. Faut-il que ces Parisiens soient bêtes&|160;!… dès quela police met son nez quelque part, ils se sauvent comme si lesagents avaient la peste… et s’ils pouvaient les assommer, ils nes’en priveraient pas. Moi, je les aime, les agents… d’abord, ilsont tous servi dans l’armée… et puis, sans eux, les coquinsmangeraient les honnêtes gens.

Chalandrey était bien de cet avis, mais il nedisait mot.

–&|160;Ah&|160;! reprit l’oncle. Virginie vaêtre contente. Voilà un consommateur.

En effet, un homme venait d’entrer dans lasalle, et au lieu d’appeler pour se faire servir, il semblaitchercher des yeux la maîtresse de l’établissement, absente.

C’était un grand gaillard, taillé en force,qui n’était certes ni un malandrin, ni un ouvrier. Avec saredingote noire, boutonnée jusqu’au menton, et son chapeau haut deforme à larges bords, il avait plutôt l’air d’un officier habilléen bourgeois.

–&|160;C’est drôle, dit entre ses dentsM.&|160;d’Argental, il me semble que je connais cette tête-là… oùdiable l’ai-je déjà vue&|160;?… je crois bien que c’est dans un desrégiments où j’ai servi… au 7e cuirassiers probablement…il a la taille réglementaire… et il ressemble beaucoup à unsous-officier d’un des derniers escadrons que j’ai commandés… lamoustache a fortement grisonné, mais les traits n’ont paschangé…

»&|160;Parbleu&|160;! il faut que j’en aie lecœur net… tant pis, si je me trompe.

Et il appela de sa plus belle voix decommandement&|160;:

–&|160;Cabardos&|160;!

L’homme leva la tête, et s’avança vivementjusqu’à la porte du cabinet.

–&|160;C’est bien lui&|160;! reprit l’oncle.Entre donc, mon brave&|160;! Est-ce que tu ne me reconnaispas&|160;?… J’ai été ton capitaine…

–&|160;M.&|160;d’Argental&|160;!… il mesemblait bien vous remettre, mais…

–&|160;Tu ne t’attendais pas à me rencontrerici… pas plus que je m’attendais à t’y voir. Tu vas déjeuner avecnous.

–&|160;Ce serait bien de l’honneur pour moi,mon capitaine, mais…

–&|160;Appelle-moi&|160;: commandant. J’ai eude l’avancement depuis que tu as quitté le service. Mets-toi àtable… nous allons causer du vieux temps.

À ce moment, apparut la mère Caspienne,apportant la matelote qu’elle faillit laisser tomber, lorsqu’ellevit l’homme que M.&|160;d’Argental invitait à s’asseoir.

Les quatre personnages que le hasard avaitrassemblés là, formaient tableau, comme on dit au théâtre&|160;: lamère Caspienne, effarée, le ci-devant maréchal de logis, embarrasséde sa contenance, l’oncle, charmé de cette rencontre et le neveu,ébahi de l’attitude des trois autres.

–&|160;Allons, reprit le commandant, ne faispas de façons, mon vieux Cabardos. Je ne suis plus ton supérieur,puisqu’on nous a fendu l’oreille à tous les deux et ça me rajeunirade déjeuner avec un camarade d’autrefois. Tu arrives après leshuîtres, mais ça n’y fait rien.

»&|160;Virginie, un couvert de plus&|160;!

Virginie, en posant sur la table le platqu’elle apportait, trouva le moyen de dire à l’oreille deM.&|160;d’Argental&|160;:

–&|160;Méfiance, mon commandant&|160;! C’enest un.

–&|160;Un quoi&|160;! demanda tout hautd’Argental qui était discret comme un coup de canon.

La cabaretière se dispensa de lui répondre ets’empressa de retourner à ses fourneaux. Mais Cabardos prit laparole.

–&|160;Mon officier, dit-il, j’aime mieux vousdire la vérité. En quittant l’armée, j’ai accepté un emploi à laPréfecture de police…

–&|160;Eh&|160;! bien, où est le mal&|160;? Iln’y a pas de sots métiers.

–&|160;Il n’y a que de sottes gens, je le saisbien. Mais j’appartiens maintenant au service de la sûreté et si onvous voyait déjeunant avec moi…

–&|160;C’est ça qui me serait égal&|160;! Jen’ai pas de préjugés… je le disais tout à l’heure à ce jeune homme,qui n’en a pas non plus. Ainsi, fais-moi l’amitié de t’asseoir etde trinquer avec nous.

–&|160;Merci, mon commandant. J’ai déjeunéavant de venir…

–&|160;Ça ne t’empêchera pas de prendre lecafé.

–&|160;Ça ne serait pas de refus, moncommandant, si je n’étais pas de service aujourd’hui.

–&|160;Comment&|160;! ici&|160;?… ah&|160;!oui, je me souviens… Virginie nous a conté qu’on a tué quelqu’untout près de son établissement… alors, on t’a envoyé chez elle pourla surveiller…

–&|160;Non, mon commandant… mais, comme jesuis déjà venu hier, avec mes chefs, elle m’a reconnu tout desuite… et elle sait que j’en suis&|160;!…

–&|160;De la police&|160;?… Et après&|160;?…ça n’empêche pas que tu aies été un bon soldat… tu avais des notessuperbes… pas un jour de punition…

–&|160;Ni au régiment, ni depuis que j’ai eumon congé. Il faut ça pour devenir brigadier de la sûreté.

–&|160;Donc, je ne me compromets pas ent’invitant. Assieds-toi et aide-nous à sécher notre troisièmefiole.

Et Pierre d’Argental, interpellant la mèreCaspienne, qui montrait le bout de son nez à la porte de sacuisine, lui cria&|160;:

–&|160;Voyons, maman, pas tant demanières&|160;! Tu es une brave femme et tu n’as rien à craindre dela police. Cabardos n’a pas honte d’en être, après avoir été monmaréchal des logis. Apporte-lui un verre et ne joue plus àcache-cache avec nous.

L’ex-cantinière obéit en rechignant un peu etle brigadier lui dit&|160;:

–&|160;N’ayez pas peur. Ce n’est pas à vousque j’en ai. Nous savons bien que vous n’êtes pas de la bande etque ce n’est pas votre faute s’il existe une communication entrevotre cambuse et la plaine Saint-Denis.

–&|160;Si je m’en doutais, je veux qu’elle metombe sur la tête, ma cambuse, dit avec conviction VirginieCrochard. Et, aussi vrai que je suis une honnête femme, ma cave nem’a jamais servi qu’à serrer du bois, du charbon et des barriquesde vin.

–&|160;Elle a servi à d’autres usages, avantl’époque où vous l’avez louée, mais on ne vous accuse pas.

–&|160;Jour de Dieu&|160;! je l’espère bien.Ça me fait déjà assez de tort qu’on ait tout visité chez moi. Mespratiques me lâchent et si ça continue, il ne me restera plus qu’àfermer boutique.

–&|160;N’ayez pas peur. L’enquête seraterminée d’ici deux ou trois jours.

–&|160;Que le bon Dieu vous entende&|160;!… Jem’en vas voir à mon omelette.

Le commandant s’empressa de verser à boire àson invité qui, cette fois, ne se fit plus prier pour trinquer etMaxime se prêta de bonne grâce à la fantaisie de son oncle.

Maxime n’était pas du tout fâché de trouvercette occasion inespérée de se renseigner sur l’affaire du pendu etd’apprendre où en étaient les recherches de la police. Seulement,lui qui n’avait pas osé interroger la mère Caspienne, il osaitencore moins interroger Cabardos, brigadier de la sûreté, de peurde se compromettre et surtout de compromettre la comtesse.

Mais il arriva que M.&|160;d’Argental fût prisdu désir de faire parler son ancien subordonné sur un sujetbeaucoup plus intéressant pour le neveu que pour l’oncle et abordacarrément la question en disant&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que c’est que cette histoired’un crime et d’un souterrain dont Virginie vient de nous rebattreles oreilles&|160;?

–&|160;L’histoire est vraie, mon commandant,répondit le brigadier&|160;; on a ramassé, il y a trois jours, dansle fossé des fortifications, un cadavre qui avait une corde passéeautour du cou. On a cru d’abord que cet homme s’était pendu, maisles médecins de la Préfecture ont affirmé qu’il avait été étranglé.On a envoyé le corps à la Morgue et il y est encore. Personne nel’a reconnu et l’enquête n’aurait peut-être jamais abouti, si onn’avait pas, le lendemain, découvert, en dehors de l’enceintefortifiée, à cent mètres du revers du fossé, sous un hangarabandonné, l’entrée d’une galerie souterraine.

–&|160;Je ne vois pas quel rapport il peut yavoir entre ces deux trouvailles… un cadavre… une galerie…

–&|160;On suppose que l’homme a été tué dansune maison qui communique avec ce souterrain et que le corps a ététraîné, d’abord jusqu’au hangar, et ensuite, depuis le hangarjusqu’au talus extérieur, d’où on l’a jeté dans le fossé.

»&|160;Il faut vous dire, mon commandant, quela semaine dernière, on avait reçu à la Préfecture une lettreanonyme dénonçant une vaste association de fraudeurs qui, disait ledénonciateur, se servait, pour introduire des alcools dans Paris,sans payer les droits, d’un passage souterrain dont l’entrée devaitêtre dans la plaine, entre la porte de Clichy et la porte deSaint-Ouen. Elle y était, en effet, et on est descendu dans lesouterrain, par un escalier qui n’a pas moins de quatre-vingtmarches.

–&|160;Et on y a trouvé… quoi&|160;?

–&|160;Des futailles vides qui avaient contenude l’eau-de-vie, et qui pourrissaient là depuis longtemps.

–&|160;Alors, les fraudeurs n’opèrentplus&|160;?

–&|160;On pense qu’ils ont dû transporter leurindustrie sur un autre point de l’enceinte de Paris, mais que lagalerie leur a encore servi assez récemment… Et savez-vous, moncommandant, où elle aboutit&|160;?… dans la cave de ce cabaret,après avoir passé sous les fortifications, sous le chemin de ronde,sous un vaste terrain, et sous un grand mur auquel est adossée lamaison où nous sommes en ce moment.

–&|160;Diable&|160;! quels perceurs que cesvoleurs de droits d’octroi&|160;! Il faut qu’ils aient réalisé defameux bénéfices pour couvrir les frais d’un pareil travail.

–&|160;Ils ont dû faire tous de grossesfortunes, puisqu’ils ont cessé, depuis plusieurs années, d’utiliserle souterrain. Mais il est certain que c’est ici qu’ils amenaientles barriques. Dans ce temps-là, il n’y avait pas de cabaret. C’estla mère Caspienne qui a été la première locataire, et qui a ouvertune gargote à l’enseigne du Lapin qui saute.

–&|160;Il s’agirait de savoir de quielle a loué.

–&|160;On le saura.

–&|160;Nous le savons. Elle vient de nous direqu’elle payait ses loyers à un certain Tévenec.

–&|160;Ce monsieur n’est que le représentantdu propriétaire décédé. Il va être interrogé aujourd’hui et il estprobable qu’on n’en tirera pas grand’chose. Du reste, on ne cherchepas les fraudeurs, qui n’opèrent plus dans ce quartier. On chercheles assassins de l’homme étranglé et on ne les trouve pas… dumoins, jusqu’à présent. Le mort n’a même pas été reconnu et on enest encore aux conjectures.

»&|160;Mais j’ai la conviction que les deuxaffaires se tiennent et, cette conviction, j’espère la fairepartager à mes chefs.

–&|160;Commence par me la faire partager àmoi, mon vieux Cabardos. C’est très curieux ce que tu me raconteslà.

–&|160;Eh&|160;! bien, mon commandant,supposez que l’association s’est transformée et que ces gens-là, aulieu de continuer à frauder l’octroi soient restés unis pour malfaire… dans un autre genre… nous avons eu, il y a quarante ans, labande des habits noirs…

–&|160;J’étais encore à Saint-Cyr, mais jem’en souviens… des messieurs reçus dans le grand monde, quiprofitaient de leurs belles relations pour prendre les empreintesdes serrures…

–&|160;Justement. Ils avaient organisé le volet établi un comité directeur, qui centralisait les affaires.

–&|160;Et ils ont fini par être pincés. Tucrois donc qu’ils ont eu des successeurs&|160;?

–&|160;Comment n’en auraient-ils paseu&|160;?… l’idée était excellente, et les voleurs ne sont pasbêtes. Ils l’ont reprise et ils l’ont développée. C’était indiqué.Paris a beaucoup changé depuis quarante ans. Les cercles, parexemple, ne sont plus ce qu’ils étaient autrefois. On y joue un jeud’enfer et on y triche, que c’est une bénédiction. On n’a pasinventé le chantage… il existait déjà… mais on l’aperfectionné.

–&|160;Ça, c’est vrai.

–&|160;Eh&|160;! bien, mon commandant, puisquevous en convenez, vous pouvez admettre qu’il s’est trouvé desmalins pour monter, sur une grande échelle, une société ayant pourbut l’exploitation des imbéciles… plus productive cent fois quecelle des mines d’or qu’on découvre tous les matins… dans lesjournaux.

–&|160;Je l’admets, dit gaiement Pierred’Argental&|160;; et j’attends ta conclusion.

–&|160;Je conclus que cette société existe,qu’elle a des affiliés partout… dans les salons les mieuxfréquentés, dans le haut commerce, dans les clubs aristocratiques,et même dans la petite bourgeoisie… que ses chefs, étrangers, enapparence, les uns aux autres, se réunissent à certaines époques,dans des lieux connus d’eux seuls…

–&|160;Comme jadis les carbonari.Elle est très drôle, ton idée. Et tu t’imagines qu’en découvrant cefameux souterrain, on a mis la main sur le siège de la société.

–&|160;J’ai mes raisons pour n’en pas douter…et je prétends que l’homme étranglé en était, qu’il a été exécutépar ses complices, probablement parce qu’il les avait dénoncés… lalettre anonyme qu’on a reçue à la Préfecture devait être de lui…cette lettre ne parlait que de la fraude, mais son auteur seréservait sans doute de compléter sa dénonciation.

–&|160;C’est un roman que tu nous racontes là,mon cher.

–&|160;Mes chefs n’y croient pas plus quevous, mon commandant. Mais… qui vivra verra. Je suis sur une pisteet si c’est la bonne, mon avancement est assuré. Je ne moisirai pasbrigadier de la sûreté et vous me verrez, un jour ou l’autre,commissaire de police. J’aurai l’écharpe… dans mon nouveau métier,c’est comme qui dirait l’épaulette.

–&|160;Je te la souhaite, mon vieux Cabardos.Elle n’aura jamais été mieux portée. Je ne devine pas comment tut’y prendras pour la décrocher, mais tu viens de me faire passer unbon moment… et tu devrais bien nous dire clairement où en est cettecurieuse affaire… tu peux parler devant mon neveu… je te réponds desa discrétion.

–&|160;Ah&|160;! monsieur est votre neveu.

–&|160;Fils unique de ma sœur, j’ai oublié dete le dire. Et il a fait son volontariat au 7ecuirassiers où tu as jadis servi sous mes ordres.

–&|160;Oh&|160;! alors, je ne risque rien devous raconter le reste, ni même de vous montrer l’endroit où lecrime a été commis… si, toutefois, ça vous amuse.

–&|160;Énormément. Où faut-il aller&|160;?

–&|160;Tout près d’ici, mon commandant.

–&|160;Bon&|160;! tu vas nous y conduire dèsque nous aurons fini de déjeuner.

Maxime le savait bien que c’était tout près,et il ne disait mot parce qu’il craignait de laisser échapper uneparole imprudente, mais il écoutait avec une attention passionnéeles confidences du brigadier qui n’avait pas de secrets pour sonancien capitaine et il attendait impatiemment la suite.

Sur la table, l’omelette avait remplacé lamatelote d’anguille et à l’omelette avait succédé la gibelotte,puis le fromage, servis par la mère Caspienne qui persistait àregarder de travers l’ex-maréchal des logis.

On en était au café, fortement appuyé d’uneeau-de-vie trop jeune, que fêtaient seuls M.&|160;d’Argental etCabardos.

–&|160;Mon chef ne viendra qu’à trois heures,reprit l’obligeant brigadier. Avant qu’il arrive, j’ai tout letemps de vous faire visiter le pavillon.

–&|160;Quel pavillon&|160;? demandabrusquement Pierre d’Argental.

–&|160;Vous verrez, mon commandant, réponditCabardos, en prenant l’air mystérieux d’un homme qui tient àréserver ses effets. Et quand vous aurez vu, vous reconnaîtrez,j’en suis sûr, que je ne me trompe pas et que la bande dont jeviens de vous parler a passé par là.

»&|160;La vieille ne s’en doute guère.

–&|160;Nous ne l’emmenons pas avecnous&|160;?

–&|160;Certainement, non. Et même, aprèsl’expédition, je vous prierai de ne rien lui dire.

–&|160;Sois tranquille&|160;; je serai muetcomme un poisson. Mais il me semble qu’il est temps de nous mettreen marche.

–&|160;Le plus tôt sera le mieux, moncommandant… et, si vous le permettez, je vais vous montrer lechemin.

–&|160;Laisse-moi seulement régler la note dudéjeuner.

–&|160;Ce n’est pas la peine. Nous repasseronspar ici.

–&|160;Alors, en route, monsieur monneveu&|160;! dit l’oncle.

Maxime était prêt à entrer en campagne,quoiqu’il redoutât un peu les suites de ce voyage d’exploration quipouvait aboutir à des découvertes fâcheuses pour la comtesse etpour lui.

Il se disait, pour s’encourager, quel’incertitude est le pire de tous les maux et que le meilleur moyend’éclaircir les mystères qui le préoccupaient, c’était de suivre lebrigadier de la sûreté.

L’oncle y allait de tout cœur, comme il seraitallé à la charge, en tête de son escadron.

Cabardos les conduisit tous les deux à lacuisine, et dit à Virginie qu’il trouva lavant lesassiettes&|160;:

–&|160;Nous allons faire un tour dans une devos caves. Servez vos pratiques, s’il en vient, et ne vous occupezplus de nous.

La cabaretière regarda d’un air effaréM.&|160;d’Argental qui lui cria, pour la rassurer&|160;:

–&|160;N’aie pas peur, maman&|160;! Cabardosne te veut que du bien et nous serons bientôt de retour. Enattendant, prépare la carte à payer.

Le brigadier alla tout droit à une porte qu’ilouvrit, fit passer devant lui le commandant et son neveu, etdescendit après eux, par un escalier tournant.

Elle était assez vaste et très bien éclairéepar des soupiraux, prenant jour sur la cité du Bastion, cette cavequi avait servi jadis d’entrepôt aux fraudeurs et que la mèreCaspienne n’utilisait pas, quoi qu’elle en eût dit à ces messieurs.Elle serrait dans une autre, plus petite, ses provisions de liquideet de combustible.

La grande avait été découverte, la veille, parles agents de police qui, après avoir décloué la porte condamnéedepuis longtemps, l’avaient refermée, du côté de la cuisine, avecun cadenas qu’ils y avaient posé.

Cabardos, ayant dans sa poche une clef de cecadenas, n’eut qu’à l’enlever et à le remettre du côté del’escalier en l’accrochant à deux pitons plantés là par sescamarades en prévision d’une excursion nouvelle par le mêmechemin.

–&|160;Maintenant, dit-il en se frottant lesmains, nous sommes sûrs que les habitués du Lapin quisaute ne viendront pas nous déranger, mais nous ne sommes pasau bout de notre voyage.

Et il ajouta&|160;:

–&|160;Vous voyez ce trou. C’est par là qu’ilnous faut passer. Il y fait noir comme dans un four, mais nousavons ici de quoi nous éclairer.

Le chemin qu’il leur montrait était uneouverture pratiquée dans le sol de la cave et garnie d’une largeéchelle dont on n’apercevait que le bout.

–&|160;Comment, diable&|160;! les fraudeurss’y prenaient-ils pour hisser leurs barriques jusqu’ici&|160;?demanda M.&|160;d’Argental.

–&|160;Ils ne les hissaient pas, moncommandant. Ils les vidaient avec une pompe qui aspirait l’alcoolet qui le versait dans les réservoirs que vous voyez, répondit lebrigadier, en indiquant du doigt d’immenses caisses en tôle rangéesle long du mur de la cave.

–&|160;Je ne la vois pas, la pompe.

–&|160;Ils l’auront vendue, quand leurassociation s’est dissoute.

L’explication était admissible et lesréservoirs étaient là pour attester que les contrebandiers avaientopéré autrefois dans ce local.

Cabardos était en train de préparer leluminaire pour la descente. Les agents avaient laissé la veille, aubord du trou, trois lanternes munies de bougies et une boîted’allumettes. Il n’eut qu’à éclairer ces fanaux, à en remettre un àchacun de ces messieurs et à s’armer du troisième.

–&|160;Mon commandant, dit-il en riant, vousme permettrez, cette fois, de passer le premier.

Et il mit le pied sur l’échelle.

Pierre d’Argental commençait à penser qu’ils’embarquait là dans une expédition ridicule, mais il n’était plustemps de reculer et il suivit, sans murmurer, son anciensubordonné.

Chalandrey, lui, serait descendu volontiersjusque dans les entrailles de la terre pour lever les doutes quilui restaient et il ne se fit pas prier pour prendre la même voieque son oncle.

Ils arrivèrent en bas, tous les trois, sansaccident.

–&|160;Comment&|160;! s’écria lecommandant&|160;; mais il est à fleur de terre, ton souterrain. Tuparlais d’un escalier de quatre-vingts marches.

–&|160;Il est à l’autre bout du souterrain,dans la plaine, l’escalier de quatre-vingts marches, réponditCabardos. Il a bien fallu creuser jusqu’à cette profondeur pourpasser sous le fossé des fortifications, mais au-delà du fossé, lagalerie remonte en pente douce et de ce côté-ci, elle n’est plusqu’à une vingtaine de pieds en contrebas du sol.

»&|160;Nous avons trouvé aussi, là-bas, sousle hangar, les restes d’un appareil destiné à descendre lesfutailles.

–&|160;Bon&|160;! mais tu ne nous a pas amenésdans le royaume des taupes pour nous expliquer les trucs de cescoquins.

»&|160;Où vas-tu nous conduire&|160;?

–&|160;Vous allez voir, mon commandant, etvous ne regretterez pas votre peine.

Ayant dit, le brigadier marcha en tête dupetit groupe et s’arrêta après avoir fait environ deux centspas.

–&|160;Nous voilà arrivés, dit-il.

–&|160;Allons donc&|160;! tu ne me feras pasaccroire que nous avons déjà passé sous l’enceinte fortifiée. Jevois bien que la galerie va beaucoup plus loin.

–&|160;C’est vrai, mon commandant&|160;; maisvous ne tenez pas, je suppose, à admirer l’escalier dequatre-vingts marches&|160;!… Non. Eh&|160;! bien, nous sommes icisous le pavillon.

–&|160;Ah&|160;! oui, le fameuxpavillon&|160;! parlons-en un peu.

–&|160;Je vais vous le faire visiter de fonden comble. Mais, d’abord, veuillez remarquer ceci, dit Cabardos, enélevant au-dessus de sa tête la lanterne qu’il tenait à lamain.

–&|160;Quoi&|160;? ce bout de corde qui pendle long de la muraille&|160;?

–&|160;Justement. Vous voyez qu’il est attachéà un clou et qu’il a été coupé net.

–&|160;Oui… et après&|160;?

–&|160;Le reste est au cou de l’homme qu’on aexposé à la Morgue. Ils ont commencé par l’accrocher là, et il yest resté deux ou trois jours, affirment les médecins qui ontexaminé le corps. Puis, ils se sont ravisés… peut-être parce quel’odeur de ce cadavre les incommodait… Ils ont coupé la corde, enayant soin d’en laisser assez pour pouvoir le traîner… et ils l’onttraîné en effet jusqu’à l’escalier, sous le hangar… jusqu’en haut…nous avons ramassé sur les marches deux boutons de sa redingote…finalement, comme je vous l’ai déjà dit, ils l’ont charrié àtravers la plaine jusqu’au fossé où ils l’ont jeté.

»&|160;Maintenant, je vais vous montrer laplace où ils l’ont étranglé. Il faut grimper…

–&|160;Encore une échelle&|160;!

–&|160;La dernière, mon commandant… et ellen’a que trente échelons. Si vous voulez bien me suivre…

L’ascension s’effectua, comme s’étaiteffectuée la descente, dans le même ordre et sans encombre.

–&|160;À la bonne heure&|160;! dit d’Argental.Ici, on y voit un peu plus clair. Nous voilà dans un corridor.

–&|160;Au rez-de-chaussée du pavillon, moncommandant. C’est moi qui ai levé, hier, la trappe par laquellenous venons de passer. Messieurs les étrangleurs l’avaient remiseen place, après s’en être servis pour descendre leur mort dans lesouterrain.

–&|160;Et cette porte que je commence àdistinguer, au bout du corridor&|160;?

–&|160;Elle donne sur des terrains vagues quevous verrez de là-haut. Après les constatations, mon chef l’afermée en dehors avec la clé qui était en dedans et il a emportécette clé. Moi, j’étais d’avis de laisser les choses en l’état, derabattre la trappe et d’établir une souricière… deux ou troisagents postés dans l’enclos ou au premier étage… pour le cas où lesassassins reviendraient ici… cas peu probable, j’en conviens, carils doivent être sur leurs gardes.

»&|160;Voici, messieurs, le grand escalier.Nous n’avons plus besoin de lanternes et je vous engage à déposerles vôtres.

Maxime constatait avec un certain étonnementque Cabardos avait deviné comment les meurtriers s’étaientdébarrassés du corps de leur victime, mais il doutait encore que laperspicacité de cet ancien maréchal des logis allât jusqu’àreconstituer la scène du meurtre.

Il fut bientôt obligé de convenir qu’uncuirassier solide peut devenir un policier de premier ordre.

–&|160;Que dites-vous maintenant de celocal&|160;? demanda Cabardos, en s’effaçant pour laisser cesmessieurs pénétrer dans la grande salle que Maxime connaissaitbien.

–&|160;On jurerait qu’il a été aménagé pourservir aux réunions d’un conseil d’administration, s’écria lecommandant. Ces fauteuils rangés autour d’une longue table… et lejour qui tombe d’en haut par un vitrage&|160;!… quel est l’originalqui a pu habiter ici&|160;?

–&|160;Personne, j’en suis convaincu. Cepavillon n’a jamais été que le siège social d’une compagnie demalfaiteurs.

–&|160;Dont celui qui l’a fait construireétait le chef, alors&|160;?

–&|160;Probablement, mais ce qu’il y a de sûr,c’est que ces gens-là s’y sont rassemblés, il n’y a pas longtemps,et que la séance a été orageuse.

»&|160;Voyez plutôt ce fauteuil renversé… nousl’avons trouvé par terre et nous l’avons laissé comme il était.

–&|160;Tu supposes donc que ces aimablesgredins se sont pris aux cheveux, pendant la délibération duconseil&|160;?

–&|160;Je suppose qu’ils se sont jetés surl’un des leurs, qui aura renversé, en se débattant, le fauteuil surlequel il était assis et que, pour en finir avec lui, ils l’ontétranglé, sans autre forme de procès.

–&|160;C’est à croire qu’il assistait àl’opération, pensait Maxime, émerveillé de tant de sagacité.

–&|160;C’est possible, dit M.&|160;d’Argental,mais quand même tu aurais deviné, tu ne serais pas beaucoup plusavancé. Le grand point, c’est de les retrouver… et ce ne sera pasfacile.

–&|160;Oh&|160;! Il ne faut qu’un hasard etj’ai déjà un indice. Ils doivent se reconnaître entre eux à quelquesigne apparent, et le mort porte une bague avec une pierre assezrare.

–&|160;L’œil-de-chat, se dit Maxime.

–&|160;Si je voyais la pareille au doigt dequelqu’un…

–&|160;Je ne te conseillerais pas d’arrêter cequelqu’un, car tu risquerais fort de te tromper… et si tu n’as pasd’autres données plus sûres que celle-là…

–&|160;Pas encore, mon commandant, mais çaviendra. Mon chef a reçu ce matin une déposition assez importanteet, à trois heures, il amènera ici ce témoin.

–&|160;Par le souterrain&|160;? demanda ensouriant Pierre d’Argental.

–&|160;Non… par le boulevard Bessières.

–&|160;Où prends-tu le boulevardBessières&|160;?

–&|160;Au bout de l’enclos au milieu duquel setrouve ce pavillon. On peut y arriver de ce côté-là, quand onconnaît le secret pour ouvrir la barrière.

–&|160;Quelle barrière&|160;?

–&|160;Je vais vous la montrer, moncommandant. On la voit du balcon où je vais vous conduire. Maispour en revenir au témoin, je puis vous dire que, grâce à lui, noussavons que, dans l’affaire, il y a une femme.

–&|160;Une femme&|160;! répéta Maxime,profondément troublé.

–&|160;Ça t’étonne&|160;? ricana l’oncle. Il yen a toujours une.

–&|160;Celle-là, reprit Cabardos, est venueici, le jour où on suppose que le crime a été commis. Elle y estvenue en fiacre et le cocher qui l’y a conduite s’est présenté cematin à la Préfecture. Il avait lu les journaux et en les lisant,il s’est rappelé avoir chargé un monsieur et une dame qui sontdescendus à la porte de Clichy.

–&|160;Ça ne prouve pas que ce monsieur etcette dame sont entrés dans ce pavillon.

–&|160;Non, mais du haut de son siège, il lesa suivis des yeux. Il a vu la femme filer toute seule par leboulevard Bessières et l’homme lui emboîter le pas, à distance. Lafemme a disparu tout à coup. Alors, l’homme est monté sur une buttede terre qui se trouve à l’entrée d’un bastion. Il en est descendu,un instant après&|160;; il a traversé le boulevard et il a disparuaussi… juste à la hauteur de la porte cachée dans la palissade quienclôt le terrain où nous sommes.

–&|160;L’indication est vague, mais le cochersait sans doute où ces voyageurs suspects l’ont pris.

–&|160;Parfaitement. Le monsieur l’a pris surle boulevard des Italiens, près de la place de l’Opéra, et la dameest montée rue du Rocher… Le monsieur l’a ramassée en route ets’est fait mener, avec elle, rue de Naples.

–&|160;Tiens&|160;! rue de Naples&|160;! diten riant d’Argental, rue de Naples&|160;!… entends-tu,Maxime&|160;?

Maxime n’entendait que trop, mais il n’avaitgarde de répondre à son oncle.

–&|160;Là, continua le brigadier, l’homme estdescendu et a essayé de décider la femme à en faire autant, maiselle s’y est refusée et, après des pourparlers à la portière dufiacre, l’homme est remonté en disant au cocher de les conduire àla porte de Clichy.

Chalandrey reconnaissait sa propre histoire etil envisageait les conséquences que pouvait avoir la malencontreuseintervention de ce témoin imprévu.

Aussi commençait-il à regretter d’être venu làet songeait-il à fausser compagnie, le plus tôt possible, au tropsagace policier. Mais il cherchait, sans le trouver, un prétextepour disparaître.

Son oncle, au contraire, ne demandait qu’à serenseigner plus amplement.

–&|160;Eh bien&|160;! dit-il à l’ex-maréchaldes logis, ton chef n’a qu’à interroger le monsieur. Il n’aura pasde peine à le découvrir. Ce galant chevalier doit demeurer rue deNaples. Le cocher reconnaîtra bien la maison.

–&|160;C’est déjà fait, je pense. Maintenant,mon commandant, si vous voulez vous rendre compte de l’emplacementqu’occupe ce pavillon, venez avec moi.

Cabardos conduisit l’oncle et le neveu sur lagalerie extérieure, cette galerie suspendue par laquelle Maxime deChalandrey était venu, le matin du crime, s’embusquer dans lecouloir obscur, derrière un rideau de tapisserie.

–&|160;Jolie vue&|160;! dit ironiquementl’oncle. Voici les fortifications.

–&|160;Et la butte sur laquelle l’homme agrimpé.

–&|160;Drôle de baraque, plantée comme unequille au milieu d’un champ&|160;!… et tu dis qu’on peut y arriverpar le chemin de ronde&|160;?

–&|160;Oui, mon commandant, quand on connaîtle secret pour ouvrir la barrière. Mon chef viendra par là. C’estplus commode et plus court que de passer par le souterrain. Mais maconsigne, à moi, était de m’assurer d’abord, qu’il n’y avait riende nouveau au Lapin qui saute… et ça s’est joliment bientrouvé, puisque j’ai eu la chance de vous y rencontrer.

»&|160;Seulement, l’heure avance…

–&|160;Et tu ne tiens pas à être surpris parton supérieur, en compagnie de deux particuliers qui n’ont rien àfaire ici. Je comprends ça, mon vieux, et nous allons nous replieren bon ordre sur le cabaret de Virginie…

»&|160;Ah&|160;! diable&|160;!… il n’est quetemps&|160;!… cet homme que j’aperçois là-bas…

–&|160;Mon chef&|160;!… je suis pincé.

–&|160;Filons vite, alors.

–&|160;Inutile, mon commandant&|160;! il nousa vus… et si je me sauvais, ce serait bien pis. Je vous prie, aucontraire, de rester, messieurs. Je n’ai plus qu’un moyen de metirer d’affaire, c’est de dire la vérité à M.&|160;Pigache. Il mepardonnera de vous avoir amenés, quand il saura qui vous êtes etj’espère que vous me soutiendrez.

–&|160;Ça, tu peux y compter. C’est moi quisuis le grand coupable et je dois le déclarer franchement. Par oùva-t-il entrer dans la maison, ton monsieur Pigache&|160;?

–&|160;Par la porte du corridor. Il a laclé.

–&|160;Eh&|160;! bien, allons à sarencontre.

Maxime était déjà rentré dans la salle et ilaurait voulu fuir beaucoup plus loin, car l’arrivée inattendue dece policier supérieur ne lui présageait rien de bon et ilmaudissait son oncle qui aurait, selon lui, beaucoup mieux fait delaisser Cabardos s’expliquer tout seul avec son chef. Mais Maximene pouvait plus se dérober et il se résigna à descendre avec lesautres dans le corridor du rez-de-chaussée.

Ils n’attendirent pas longtemps. La clé tournaextérieurement dans la serrure de la porte qui s’ouvrit et livrapassage à un monsieur, vêtu de noir, d’un aspect assezrébarbatif.

Ce personnage avait la physionomie rogue d’unmagistrat pénétré de l’importance de ses fonctions et le regardinquisiteur d’un policier émérite.

Il s’arrêta sur le seuil, et d’un gesteimpérieux, il appela le brigadier pris en faute, mais ce fut lecommandant qui s’avança et prit la parole.

–&|160;Monsieur, dit-il, sans aucun embarras,je suis M.&|160;Pierre d’Argental, chef d’escadrons en retraite etmonsieur que voici est mon neveu. Vous devez être fort étonné denous trouver ici. Permettez-moi de vous expliquer comment etpourquoi nous y sommes entrés.

–&|160;Je vous prie d’abord d’en sortir,interrompit M.&|160;Pigache. Je suis dans l’exercice de mesfonctions de sous-chef de la sûreté et votre présence me gêne pourles remplir.

–&|160;Elle ne vous gênera pas longtemps, maisvous allez me faire le plaisir de m’écouter. Votre brigadierCabardos a été sous-officier sous mes ordres dans mon ancienrégiment. Je viens de le rencontrer au cabaret de VirginieCrambard. Il y était pour son service et moi, j’y déjeunais avecmon neveu.

–&|160;Au Lapin qui saute&|160;!… unofficier supérieur&|160;!

–&|160;Virginie a été cantinière au3e chasseurs d’Afrique au temps où j’y étaissous-lieutenant. Je la connais depuis la guerre de Crimée,c’est-à-dire depuis plus de trente ans, et je l’estime fort.Cabardos, que j’estime encore plus qu’elle, a bien voulu satisfaireune fantaisie qui m’est venue… il a consenti à me conduire ici, parle souterrain.

–&|160;Il a eu grand tort, monsieur, et ilsera puni.

–&|160;S’il l’est, j’irai demander àM.&|160;le préfet de police de lever la punition. Il ne refuserapas cette grâce à un vieux soldat qui a gagné, en servant son pays,la croix d’officier de la Légion d’honneur.

»&|160;Ce sera bien la première fois de ma vieque je solliciterai quelque chose. Mais en intercédant pour cebrave garçon, je ne ferai que mon devoir, car c’est sur mesinstances qu’il a manqué à sa consigne.

–&|160;Permettez-moi de vous dire, monsieur,répondit M.&|160;Pigache, que vous, un ancien militaire, vousdeviez moins que tout autre vous mêler d’une affaire criminelle quine vous touche pas personnellement.

–&|160;J’ai cédé à un mouvement de curiosité,très déplacé, j’en conviens, et je demande à supporter seul lesconséquences d’une fantaisie que je me reproche.

–&|160;Je vous demande, moi, d’être discret.La justice a le plus grand intérêt à ce que l’instruction restesecrète. Nous sommes sur la piste des coupables et Cabardos, quiest un bon serviteur, a toute ma confiance. Il cesserait de lamériter si, par sa faute, certains faits venaient à être connus dupublic.

–&|160;Je vous donne ma parole de garder lesilence absolu, et je réponds de la discrétion de mon neveu commede la mienne. Je ne vois pas trop d’ailleurs ce que nous pourrionsdire, car nous ne savons que ce que tout le monde sait par lesjournaux.

Tout en dialoguant ainsi, les deuxinterlocuteurs étaient sortis du corridor&|160;; les deuxpersonnages muets avaient fait de même et le colloque sepoursuivait en plein air, à une centaine de pas du mur qui masquaitle cabaret de la mère Caspienne.

–&|160;Je vous crois, monsieur, dit polimentle sous-chef de la sûreté. Et maintenant, je ne vous retiens plus.J’ai à diriger ici certaines opérations…

–&|160;Auxquelles nous ne pouvons pasassister, acheva le commandant. Je comprends cela et nous allonspartir. Je me demande seulement par où nous allons passer poursortir.

–&|160;Vous ne tenez pas, je suppose, àreprendre le chemin que vous avez suivi pour entrer&|160;?

–&|160;Le souterrain et les échelles&|160;?…non, ma foi&|160;!… c’est trop malaisé… pour moi surtout qui n’aiplus vingt-cinq ans, comme mon neveu. J’aurais cependant voulurégler la note de mon déjeuner, mais, si vous n’y voyez pasd’inconvénient, Cabardos dira à Virginie de me l’envoyer àdomicile. Elle sait où je demeure.

–&|160;Cela suffit, monsieur. Votre commissionsera faite. Mais, d’abord, Cabardos va vous accompagner et vousouvrir la porte qui donne sur le boulevard Bessières.

»&|160;Mes agents m’attendent de l’autre côtédu pavillon. Je vais aller avec vous jusque-là.

Maxime commençait à se remettre des angoissespar lesquelles il venait de passer depuis le moment où, du haut dela galerie, il avait vu paraître dans l’enclos l’homme que lebrigadier s’était empressé de signaler comme étant le sous-chef dela sûreté.

Le cocher de fiacre et sa déposition luitrottaient par la cervelle. Il se disait que cet homme avaitpeut-être déjà conduit M.&|160;Pigache, rue de Naples, 29, et tantqu’avait duré l’entretien du commandant avec ce redoutablefonctionnaire, il ne s’était pas flatté de se tirer sans accroc duguêpier où M.&|160;d’Argental l’avait fourré, bieninvolontairement.

Maintenant que le policier venait de congédierl’oncle et le neveu sans songer à leur demander leurs adresses,Maxime commençait à respirer.

Il n’était pourtant pas délivré de touteinquiétude, car il pensait qu’on finirait bien par savoir le nom dumonsieur qui habitait le petit hôtel de la rue de Naples et qu’onle confronterait avec ce maudit cocher qui le reconnaîtrait sansdoute.

Mais il se disait qu’avant que se produisît cefâcheux incident, il aurait le temps de préparer ses réponses àl’interrogatoire qu’on ne manquerait pas de lui faire subir.

Il suivit donc volontiers M.&|160;Pigache quis’était acheminé vers l’angle du pavillon et qui s’arrêta, dèsqu’il l’eut dépassé.

Là, se tenaient deux agents, beaucoup moinsbien habillés que Cabardos et derrière eux, un homme engoncé dansun manteau à triple collet et coiffé d’un chapeau mou dont leslarges bords rabattus lui cachaient les yeux.

C’est la tenue ordinaire des cochersmaraudeurs et Maxime eut froid dans le dos.

Il allait être obligé de passer devant cetindividu qui ne le regardait pas encore, mais qui, en le voyant deplus près, ne manquerait pas de le dévisager et il sedisait&|160;:

–&|160;Si c’est lui, je suis pris.

Dès qu’ils aperçurent M.&|160;Pigache, lesdeux agents saluèrent militairement et l’homme, après avoir ôté sonchapeau, présenta les armes avec un fouet qu’il tenait à lamain.

–&|160;Tiens&|160;! s’écriaM.&|160;d’Argental, un cocher&|160;! celui qui, l’autre jour, aconduit ici une dame.

–&|160;Comment savez-vous cela&|160;? demandavivement le policier.

–&|160;Cabardos nous a raconté cette histoire,répondit le commandant, qui n’y entendait pas malice.

Le pauvre brigadier fit assez triste mine. Ils’attendait à être rabroué par son chef pour avoir bavardé.

Chalandrey aurait voulu être à cent pieds sousterre, car il s’apercevait que l’homme au carrick l’examinait avecune attention marquée.

Presque aussitôt la bombe éclata.

–&|160;Ah&|160;! ben&|160;! s’écriale cocher, c’est pas la peine de le chercher, puisque vous letenez. Le v’là donc arrêté tout de même.

–&|160;Qui ça&|160;? interrogeaM.&|160;Pigache.

–&|160;Le bourgeois que j’ai amené auxfortifications, pardine&|160;!… je le reconnais bien… et il mereconnaît aussi, allez, mon commissaire&|160;!

–&|160;Comment&|160;! s’écria le sous-chef dela sûreté, vous prétendez que c’est monsieur&|160;! vous devez voustromper.

–&|160;Non, mon commissaire, je ne me trompepas, répondit nettement le cocher&|160;; et la preuve… regardez latête qu’il fait.

Chalandrey avait pâli en reconnaissant cethomme et il se troublait de plus en plus.

–&|160;Qu’as-tu donc&|160;? lui demanda sononcle, stupéfait de le voir changer de visage.

–&|160;Répondez, monsieur&|160;! ditsévèrement Pigache.

Le pauvre Maxime n’était pas sur un lit deroses.

Certes, il n’avait rien de bien grave à sereprocher et il aurait pu dire toute la vérité sans trop secompromettre, car son plus grand tort était d’avoir tant tardé à ladire.

Peut-être n’aurait-on pas cru au récit completet sincère qu’il aurait fait de son étrange aventure, maisl’enquête qu’on n’aurait pas manqué d’ouvrir sur ses antécédents etsur la vie qu’il menait aurait démontré jusqu’à l’évidence, qu’iln’était pas affilié à la bande qui tenait ses assises dans lepavillon et qu’il n’avait pas pris part au crime commis sous sesyeux.

Il en eût été quitte pour de gros désagrémentset pour une verte semonce du juge d’instruction qui le blâmerait,avec raison, de ne pas avoir dénoncé immédiatement lesassassins.

Seulement, il lui aurait fallu, pour ne rienomettre, signaler la présence de la comtesse de Pommeuse et le rôlequ’elle avait joué dans cette lugubre affaire&|160;; c’est-à-direperdre une femme qui ne lui avait jamais fait de mal et qui étaitaimée de Lucien Croze.

Oui, la perdre, car les magistrats quil’interrogeraient n’accepteraient pas, sans les contrôler, lesexplications dont Maxime s’était contenté, et le moins qu’il pûtarriver à cette comtesse imprudente, c’était d’être arrêtée etdétenue, jusqu’à plus ample informé, sans compter qu’on luiparlerait non seulement de l’origine problématique de la fortune deson père, mais encore de ce frère qui se cachait pour la voir, dece frère qui avait depuis longtemps un dossier à la Préfecture depolice.

Ces réflexions, Maxime les fit en moins detemps qu’il n’en faut pour les écrire et sa résolution fut viteprise.

Il se décida, non pas à mentir, mais à en direle moins possible&|160;: à avouer ce qu’il ne pouvait pas nier et àtaire le reste.

–&|160;J’ai, en effet, pris ce cocher l’autrejour, en sortant de mon cercle, commença-t-il d’un air dégagé, etce cocher m’a conduit à la porte de Clichy.

–&|160;Avec une femme, acheva le policier.

–&|160;Oui, avec une femme que je n’avaisjamais vue auparavant et que je n’ai jamais revue depuis. Le fiacreoù j’étais allait au pas en montant la rue du Rocher. Cette femmes’y est jetée, sans m’en demander la permission et m’a suppliée del’emmener.

»&|160;J’ai cru avoir affaire à une chercheused’aventures et je me suis fait mener avec elle rue de Naples, 29…c’est là que je demeure… mais elle a refusé d’entrer chez moi et,bon gré mal gré, j’ai dû l’accompagner jusqu’au bout de l’avenue deClichy. Là, elle est descendue et elle s’est lancée sur leboulevard Bessières, en me défendant de la suivre. J’aurais dû m’enabstenir, mais j’étais curieux de savoir où elle allait et, aprèsavoir payé le cocher, je l’ai suivie de loin. Elle a disparu tout àcoup et, n’y comprenant rien, je suis monté sur une butte en terrequi se trouve à l’entrée d’un bastion. Je voulais voir si jel’apercevrais.

–&|160;Bon&|160;! et après&|160;?

–&|160;Après, je suis descendu de monobservatoire et j’ai repris le chemin de ronde jusqu’à la porte deSaint-Ouen. Là, j’ai arrêté un autre fiacre qui passait et je suisrentré chez moi.

–&|160;Pourquoi ne m’as-tu pas dit un mot decette singulière rencontre&|160;? demanda l’oncle d’Argental.

–&|160;Parce que je n’y attachais aucuneimportance. Et, même maintenant, je ne comprends pas encore quemonsieur s’en préoccupe, car il ne me semble pas qu’elle ait lemoindre rapport avec ce qui s’est passé dans ce pavillon… si tantest qu’il s’y soit passé quelque chose. Qu’il ait servi autrefois àdes fraudeurs, c’est probable, d’après ce que je viens devoir&|160;; qu’on y ait tout récemment étranglé un homme, c’estpossible… mais quel jour et à quelle heure, c’est ce qu’on ne saitpas encore… pas plus qu’on ne sait si cette femme est entréeici.

»&|160;J’avais totalement oublié l’incidentque vous me rappelez… oublié à ce point qu’il ne m’est pas revenu àla mémoire, lorsque Cabardos, ici présent, nous en a parlé avantl’arrivée de monsieur.

»&|160;Il est vrai, qu’à ce moment, je ne medoutais pas que le boulevard où j’ai perdu de vue la femme enquestion se trouve là-bas, derrière la palissade qui enclôt leterrain où nous sommes.

»&|160;Mais je persiste à croire qu’elle apoussé plus loin et qu’elle allait tout bonnement rejoindre unamant qui lui avait donné rendez-vous dans quelque maison isolée dece quartier.

–&|160;Vous pouvez du moins nous donner lesignalement de cette personne, dit le sous-chef de la sûreté.

–&|160;Non, car elle était voilée jusqu’auxdents et j’ai à peine entrevu son visage. Tout ce que je puisaffirmer, c’est que, à en juger d’après sa tournure et d’après satoilette, elle est jeune et elle appartient au monde élégant.

–&|160;Mais, pendant le long trajet que vousavez fait avec elle en voiture, elle vous a parlé, sans doute. Quevous a-t-elle dit&|160;?

–&|160;Qu’elle était surveillée par un marijaloux et que, pour lui échapper, elle s’était réfugiée dans lefiacre où je me trouvais. Naturellement, j’ai essayé de lui fairela cour. J’ai compris tout de suite que je perdais mon temps. Ellen’a même pas voulu me promettre qu’un jour ou l’autre, elleviendrait me remercier du service que je lui rendais, et j’ai dû merésigner à la laisser partir, sans avoir pu en tirer quoi que cesoit.

»&|160;Je m’en suis consolé très vite, car,après tout, je ne suis pas sûr qu’elle soit jolie.

–&|160;Mais enfin, Monsieur, si nousparvenions à la retrouver et si on vous la montrait, vous lareconnaîtriez&|160;?

–&|160;Oui… à son costume, en admettantqu’elle n’en ait pas changé depuis l’autre jour, et peut-être à savoix, mais je vous répète qu’elle portait une voilette très épaissequi cachait sa figure.

–&|160;Et tu n’as pas pu obtenir qu’elle larelevât, cette voilette opaque&|160;? dit en goguenardant l’oncled’Argental. À ta place, moi, j’aurais été moins discret.

Maxime le regarda de travers. L’observationlui semblait intempestive, mais elle eut ce bon effet que lesous-chef de la sûreté ne soupçonna plus le commandant d’être deconnivence avec son neveu.

Le cocher écoutait, sans desserrer les dents,les explications de Maxime qui n’était pas absolument rassuré, caril se demandait si cet homme n’en savait pas plus long qu’il n’enavait dit, et s’il n’allait pas compléter sa première déposition endéclarant qu’il avait vu la dame ouvrir la porte de l’enclos, et lemonsieur passer par le même chemin, quelques minutes après.

Pigache eut sans doute la même pensée, car ildemanda brusquement à ce témoin silencieux&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que vous dites de ça,vous&|160;?

Et le témoin répondit sans hésiter&|160;:

–&|160;Je dis que ça a bien pu se passer commevous le raconte mon bourgeois de l’autre matin… et j’ajoute que jen’ai pas à me plaindre de lui, car avant de me renvoyer, il m’adonné vingt francs. Je voudrais charger tous les jours despratiques aussi généreuses… et j’aurais été bien fâché de lui fairearriver de la peine. Si j’ai été raconter l’histoire aucommissaire, c’est que les camarades m’avaient monté la tête. Ilsme disaient que je serais médaillé si je faisais arrêter lesassassins. Mais je vois bien, à présent, que je m’étais mis ledoigt dans l’œil et que le bourgeois n’en est pas, ni la bourgeoisenon plus. C’est vrai qu’elle se cachait, car je n’ai pas tantseulement aperçu le bout de son nez… Dame, ça se comprend, elleallait faire ses farces… il n’y a pas de mal à ça… faut bien quejeunesse s’amuse.

–&|160;C’est bon&|160;! interrompitM.&|160;Pigache. Vous pouvez vous en aller. Je vous ferai appeler,si j’ai encore besoin de vous.

»&|160;Escortez-le jusqu’à la barrière, ajoutale sous-chef de la sûreté, en s’adressant à ses deux agents.

Le cocher les suivit, après avoir salué lacompagnie, et particulièrement Chalandrey, en souvenir du royalpourboire dont Chalandrey l’avait gratifié.

–&|160;Maintenant, messieurs, repritM.&|160;Pigache, je ne juge pas nécessaire de vous garder ici. Jesais qui vous êtes et vous voudrez bien vous tenir à la dispositiondu magistrat instructeur, s’il croit devoir vous entendre.

–&|160;Je ne vois pas ce que je pourrais luidire, grommela le commandant.

–&|160;Vous pourrez certifier l’honorabilitéde votre neveu.

–&|160;Est-ce que vous la mettez endoute&|160;? demanda vivement Maxime.

–&|160;Non, monsieur… quoique votre attitude,à un certain moment, m’ait beaucoup surpris. Vous avez perducontenance, quand vous vous êtes trouvé en présence de cecocher…

–&|160;On la perdrait à moins. Je prévoyaisqu’il allait me reconnaître et que vous alliez me soupçonner.

–&|160;Je ne vous soupçonne plus… et lapreuve, c’est que je vous laisse libre… à charge de vous présenterà ma première réquisition. Mais je vous engage, dans votre intérêt,à garder le silence sur notre rencontre, à ne plus vous montrer aucabaret de la femme Crochard, et à oublier le chemin par lequelvous êtes venus, messieurs.

Cette recommandation, au pluriel, s’adressaitaussi à l’oncle d’Argental, qui la prit en assez mauvaise part.

Il lui semblait indécent qu’un policier sepermît de lui donner un avis, qui avait tout l’air d’un ordre, etpeu s’en fallut qu’il ne se fâchât tout rouge. Mais il lui tardaitd’être seul avec son neveu pour lui laver la tête et il se résignaà ronger son frein.

–&|160;Vous voyez d’ici la sortie, ajoutaM.&|160;Pigache, en montrant la barrière que les deux agentsvenaient d’ouvrir pour mettre dehors le cocher. Cabardos va vous yconduire.

Ces messieurs partirent, précédés par lebrigadier, lequel se garda bien de leur adresser la parole, de peurd’encourir de nouveaux reproches de son chef, qui ne les perdaitpas de vue.

Avant de passer la porte où se tenaient lesagents, M.&|160;d’Argental, sans appeler à lui son ancien maréchaldes logis, dit assez haut pour qu’il l’entendît&|160;:

–&|160;Ne te retourne pas, mon vieux. On nousregarde. Viens me voir, demain, rue du Helder, 7. Tu m’apporterasla note de Virginie, et si, malgré ce qu’il m’a promis, cet animals’avisait de te faire casser de ton grade, tu peux compter que jene te laisserai pas sur le pavé. Je te caserai comme garde généralchez un de mes amis, qui a, en Normandie, une terre superbe,infestée de braconniers.

Cabardos remercia, sans tourner la tête, etfit signe aux agents de ne pas refermer la barrière que lecommandant et son neveu passèrent sans mot dire et qui fut closeaussitôt qu’ils l’eurent passée.

–&|160;Que le diable t’emporte&|160;! s’écrial’oncle en traversant le chemin de ronde. Ne pouvais-tu me parlerde cette sotte histoire de fiacre, avant de t’embarquer avec moidans une expédition qui forcément devait mal finir&|160;?

–&|160;Je n’y ai pas songé, murmura Maxime,plus résolu que jamais à ne pas confier au commandant le secret dela comtesse.

–&|160;Il fallait y songer, morbleu&|160;! Quetu t’amuses à conduire aux fortifications une coureuse ramasséedans la rue, ça te regarde et je n’ai rien à y voir&|160;; mais quetu n’aies pas prévu ce qui vient de nous arriver, en vérité, c’esttrop fort&|160;!… Cabardos, pendant le déjeuner, a dit, devant toi,qu’il attendait le sous-chef de la sûreté. Comment n’as-tu pas eul’idée que cette femme était de la bande qu’on cherche&|160;?… carelle en est, j’en suis convaincu. Il fallait, à ce moment-là,raconter ton aventure à Cabardos, ou refuser la partie qu’il nousproposait.

»&|160;Te voilà, maintenant, dans une joliesituation&|160;! Le Pigache t’a laissé partir, parce qu’il terepincera quand il voudra. Mais tu peux t’attendre à être surveilléde près. On va te filer, du matin au soir et du soir aumatin.

–&|160;Filé par la police et écrasépar les assassins, c’est trop, pensait Maxime, qui se rappelaitl’accident du Quai aux Fleurs.

–&|160;Tu te tais&|160;!… réponds-moi donc,s’écria le commandant, agacé de voir que son neveu recevait, sansdire un mot, cette averse de reproches assez mérités.

–&|160;Et que voulez-vous que je vousréponde&|160;? murmura Maxime, en haussant les épaules. Le mal estfait, et je crois, comme vous, que ces gens-là vont me surveiller.Je n’y puis rien, et je n’ai rien à craindre d’eux, attendu que jen’ai rien à me reprocher. Ils en seront pour leurs peines.

–&|160;Alors, tu prends gaiement ton partid’avoir sans cesse des espions à tes trousses&|160;?

–&|160;Je pense que vous exagérez, et que lapolice se bornera à prendre des renseignements sur moi et sur lavie que je mène. Mais enfin, si on me file, je melaisserai filer. Ça m’amusera.

–&|160;Reste à savoir si ça amusera lespersonnes que tu vois habituellement… tes amis, par exemple… tesmaîtresses… on les espionnera aussi…

–&|160;Je n’ai pas de maîtresses… ni d’amisintimes.

–&|160;On saura que tu es reçu chez madame dePommeuse.

–&|160;Je m’abstiendrai d’y retourner.

–&|160;Alors, décidément, tu renonces à luifaire la cour&|160;?

–&|160;Je vous l’ai déjà dit, mon cher oncle…et vous déclarez vous-même que, si je continuais à fréquenter sonsalon, je lui ferais du tort, puisque j’attirerais sur ellel’attention de la police.

Pris par ses propres paroles l’oncle se morditles lèvres. Il sentait la force de l’argument, et il s’apercevaittrop tard qu’il venait d’indiquer à Maxime un prétexte pour cesserses visites à l’hôtel de l’avenue Marceau.

Il essaya de réparer cette bévue, en disantd’un ton dégagé&|160;:

–&|160;Oh&|160;! la comtesse occupe dans lemonde une situation qui la met au-dessus de tout soupçon.

–&|160;Raison de plus, pour que j’évite de lacompromettre, répliqua Maxime.

–&|160;Comme tu voudras, après tout. Jerenonce à te marier, mon cher… et même à me mêler de tes affaires.Sois prudent, c’est tout ce que je te demande. Tu me trouverastoujours prêt à t’aider à sortir d’un mauvais pas.

»&|160;Et sur ce, je te quitte. Il me tarde derentrer chez moi, et je t’engage à ne pas flâner sur ce boulevardqui ne t’a pas porté bonheur.

Ayant dit, Pierre d’Argental prit le pasaccéléré, plantant là son neveu, sans lui serrer la main.

Évidemment, il partait fâché, et Maxime auraitmal pris son temps s’il eût essayé de le retenir.

Maxime savait bien que la brouille ne seraitpas de longue durée et Maxime avait autre chose en tête que derentrer en grâce auprès de son oncle. Il éprouvait le besoin de serecueillir et d’examiner de sang-froid les conséquences desincidents variés qui venaient de se succéder depuis qu’il étaitentré dans le cabaret de la mère Caspienne.

L’entrée en scène de ce malencontreux cocheravait fortement compliqué la situation, déjà très tendue, etChalandrey n’était plus le maître de rester en dehors del’instruction judiciaire qui allait suivre son cours.

Chalandrey devait s’attendre à être interrogéde nouveau.

Il était bien résolu à s’en tenir à ce qu’ilvenait de dire à M.&|160;Pigache, mais il ne se dissimulait pasque, d’un moment à l’autre, madame de Pommeuse pouvait être mise encause. Il ne fallait pour cela qu’un hasard, et le hasard avaitjoué un si grand rôle dans cette affaire bizarre, que la pauvrecomtesse était à la merci d’un incident ou d’un propos&|160;; sanscompter que la justice ne manquerait pas de découvrir que son pèreavait été l’ami et l’associé de ce Tévenec, qui continuait àtoucher les loyers du cabaret, lequel n’était plus qu’unedépendance du fameux pavillon.

Alors, la comtesse serait obligée d’expliquerses relations avec ce personnage, et de là, à être forcée dereconnaître que son père avait fait sa fortune en fraudant l’octroide la ville de Paris, il n’y avait qu’un pas.

L’histoire du frère, condamné jadis parcontumace, pouvait aussi revenir sur l’eau.

Tévenec, compromis personnellement, ne sepriverait peut-être pas d’en parler, car il n’aurait plus deménagements à garder.

Il était même capable de dénoncer les gredinsqui avaient fait partie de l’ancienne association decontrebandiers, devenue plus tard une bande de brigands et ceux-là,une fois pris, ne se gêneraient pas pour se venger en déclarant quela fille de leur ancien chef les avait aidés à se débarrasser d’untraître.

Mais il ne dépendait pas de Maxime de conjurerles dangers qui menaçaient l’imprudente veuve et le plus grandservice qu’il pût lui rendre, c’était de se tenir coi, jusqu’à cequ’un événement le contraignît à intervenir pour la défendre.

Et ce plan, imposé par les circonstances,s’accordait parfaitement avec son désir de ne plus s’occuper que dela charmante jeune fille qu’il aimait.

Car il l’aimait sincèrement, sérieusement,comme il n’avait jamais aimé.

Née d’une rencontre fortuite, cette passionqui n’aurait pu être qu’un feu de paille, s’était condensée,cristallisée, comme a dit Stendhal, le grand analyste del’amour.

Elle remplissait si bien le cœur del’insouciant Chalandrey qu’il n’y restait plus de place pourd’autres sentiments.

Aussi, après avoir réfléchi un instant auxpérils que courait la comtesse et qu’il courait lui-même, nepensait-il déjà plus qu’à revoir Odette Croze.

Il regrettait même d’avoir tant tardé, et iln’avait pas tort, car mal lui en avait pris d’avoir, pour êtreagréable à son oncle, différé la visite qu’il se proposait de faireau frère, avant de se présenter chez la sœur.

Si, au lieu de se laisser entraîner auLapin qui saute, il était allé tout droit chercher LucienCroze à son bureau, il aurait évité de tomber sous la coupe dupolicier Pigache, qui ne se serait jamais douté qu’il existait, etil ne se serait pas trouvé en présence du cocher révélateur.

Mais il était encore temps de se transporter àla maison de banque de la rue des Petites-Écuries, puisque LucienCroze n’en sortait qu’à cinq heures.

Maxime n’avait même pas besoin de se presserpour arriver avant la fermeture de la caisse et il décida de fairele trajet à pied.

Il était payé pour se défier des fiacres.

Le commandant s’était dirigé vers la porte deClichy&|160;; son neveu prit du côté opposé et descendit dans Parispar des rues où il ne passait pas souvent.

Tout chemin mène à Rome et Chalandrey trouva,sans s’égarer, la maison qu’il cherchait.

Elle formait le coin de la rue Hauteville etelle avait fort belle apparence, avec ses deux corps de logis posésen équerre et précédés d’une cour protégée par une grille&|160;;une cour qu’il fallait traverser pour aller dans les bureaux,situés à gauche en entrant, comme l’indiquait une inscriptionplacée au-dessus de la porte principale d’un long bâtiment à deuxétages.

Des gens allaient et venaient dans cette cour,et Maxime y croisa un monsieur qu’il ne reconnut pas tout d’abord,mais qui, en passant près de lui, le regarda comme un homme affairéne regarde pas le premier venu. Ce coup d’œil rapide et inquisiteurréveilla les souvenirs de Maxime, qui se retourna vivement.

L’homme était déjà loin, mais Maxime était sûrde son fait.

–&|160;C’est ce Tévenec&|160;! dit-il entreses dents&|160;; que diable est-il venu faire chez le patron deLucien&|160;?… Toucher de l’argent, sans doute… et peut-être del’argent pour madame de Pommeuse… singulière coïncidence&|160;!…s’il a eu affaire au caissier, il a dû le reconnaître pour l’avoirvu à la soirée de la comtesse et voilà maintenant qu’il merencontre à la porte… il doit penser que je viens voir mon ami… etcomme il ne nous porte pas dans son cœur, je ne serais pas trèsétonné qu’il songeât à nous jouer un mauvais tour… Bah&|160;! je nele crains pas, car bientôt la police aura l’œil sur lui et s’ils’avisait de chercher à nous nuire, il pourrait lui en cuire.

»&|160;C’est égal&|160;!… je vais dire àLucien de se tenir sur ses gardes.

»&|160;Eh&|160;! parbleu&|160;! le voilà,Lucien&|160;!

En effet, Lucien sortait, et les deuxcamarades se trouvèrent face à face.

–&|160;J’arrive à point, s’écria Maxime. Uneminute plus tard et je t’aurais manqué… je croyais que ta caisse nefermait qu’à cinq heures et je ne me dépêchais pas… mais qu’as-tudonc&|160;?… tu es pâle et tu as les yeux rouges comme si tu avaispleuré…

–&|160;Viens&|160;! murmura Lucien. Ne restonspas ici.

Et il entraîna, dans la rue Hauteville,Chalandrey, qui reprit&|160;:

–&|160;Est-ce qu’il t’es arrivé unmalheur&|160;?

–&|160;Le plus grand de tous ceux que jepouvais redouter, répondit tristement le jeune caissier.

–&|160;J’espère qu’il ne s’agit pas de tasœur…

–&|160;Il t’atteint aussi… mon patron vient deme congédier.

Maxime respira. Les amoureux sontégoïstes.

–&|160;Ah&|160;! tu m’as fait peur, dit-il.J’avais cru que mademoiselle Odette…

–&|160;Autant vaudrait pour elle que je fussemort. Comment vivra-t-elle, maintenant que j’ai perdu maplace&|160;?

–&|160;Tu en trouveras une autre. Je t’yaiderai. Raconte-moi d’abord ce qui s’est passé. Pourquoi cet hommet’a-t-il renvoyé&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien. Il m’a fait appelerdans son cabinet et il m’a demandé la clé de la caisse, enm’annonçant qu’il allait, ce soir, procéder à une vérification dema comptabilité, et que dès ce moment, je ne faisais plus partie desa maison. Je lui ai demandé ce qu’il avait à me reprocher… de quoiil m’accusait… il m’a répondu que je devais m’estimer trop heureuxd’en être quitte à si bon marché. C’était comme s’il m’eût accuséde l’avoir volé. Je me suis emporté. Alors il m’a sommé desortir…

–&|160;Tu n’as vu personne chez lui&|160;?interrompit Maxime.

–&|160;Non… nous étions seuls, réponditLucien, un peu étonné. Pourquoi me demandes-tu cela&|160;?

–&|160;Parce que je crois deviner d’où part lecoup. Y a-t-il, parmi les clients de la maison, un monsieurTévenec&|160;?

–&|160;Nous avons un compte courant à cenom-là… un compte assez important… mais je n’ai jamais vu letitulaire. Quand il a des fonds à retirer ou à verser, il s’adressedirectement à mon patron.

–&|160;Eh&|160;! bien, il est venu iciaujourd’hui et il en est sorti un instant avant toi… je l’airencontré dans la cour.

–&|160;Et tu supposes que c’est lui qui m’afait renvoyer&|160;?… un homme que je ne connais pas et qui ne meconnaît pas&|160;!

–&|160;Il te connaît. Il était avant-hier à lasoirée de madame de Pommeuse et il s’est aperçu qu’ellet’accueillait fort bien. Or, il est amoureux d’elle… ou du moins ilprétend l’épouser. Comprends-tu maintenant qu’il cherche à te fairedu mal&|160;?

–&|160;Je m’étonne qu’il y ait réussi. Ilfaudrait qu’il eût une grande influence sur mon patron, qui neprend jamais conseil de personne et qui est très jaloux de sonautorité.

–&|160;Comment s’appelle-t-il cebanquier&|160;?

–&|160;Sylvain Maubert. Il est fort riche etil n’a pas d’associés.

–&|160;Il en a peut-être sans que tu lesaches. Mais que j’aie deviné ou non, tu n’en est pas moins victimed’une injustice abominable.

–&|160;Et me voilà sur le pavé. Quellenouvelle à annoncer à Odette&|160;! Elle m’attend, et je ne sais sij’aurai le courage de rentrer à la maison.

–&|160;Je vais t’y accompagner.

–&|160;Quoi&|160;! tu veux&|160;!…

–&|160;Tu m’as promis de me présenterdéfinitivement. C’est le vrai moment de tenir ta promesse. Nousserons deux pour la réconforter.

Lucien hésitait. Les deux amis étaient arrivésau boulevard Bonne-Nouvelle. Maxime, pour en finir, arrêta unevoiture qui passait, y poussa Lucien et y monta, après avoir donnéau cocher l’adresse qu’il n’avait pas oubliée.

Le voyage ne fut pas gai. Lucien prenait sadisgrâce au tragique et Maxime regrettait de lui avoir parlé deM.&|160;Tévenec.

Mais Maxime était décidé à brûler sesvaisseaux, dès ce jour-là, c’est-à-dire à demander à mademoiselleCroze si elle l’acceptait comme fiancé, en attendant qu’elleconsentît à l’épouser. Il mettait une espèce de coquetterie à fairecette grave démarche à l’instant où il venait d’apprendre queLucien avait perdu sa situation.

Le frère et la sœur habitaient, rue des Dames,une maisonnette entre cour et jardin&|160;; une cour étroite commeun trottoir et un jardin minuscule.

–&|160;Suis-moi, dit Lucien. Odette doit êtrelà-haut, dans son atelier.

Elle y était en effet, assise devant unchevalet et fort occupée à dessiner sur une toile qu’elle essaya decacher, quand elle aperçut Maxime.

Elle s’était placée de façon à masquer ledessin qu’elle achevait, mais elle eut beau faire, Maxime le vit etn’eut pas de peine à reconnaître, du premier coup d’œil, son propreportrait.

Ce n’était encore qu’une esquisse tracée aufusain sur une toile et la ressemblance était déjà frappante,quoique mademoiselle Croze eût travaillé sans avoir le modèle sousles yeux.

Dessiner de mémoire et attraper laressemblance, c’est un miracle que l’amour seul peut expliquer, etOdette qui venait d’exécuter ce tour de force ne songeait guère àen tirer vanité, car elle rougissait d’avoir été surprise à l’œuvrepar l’homme dont elle venait de reproduire les traits, profondémentgravés dans son souvenir.

Son trouble équivalait presque à un aveu etMaxime ne perdit pas de temps pour exprimer ce qu’ilressentait.

–&|160;Vous ne m’aviez donc pas oublié&|160;?dit-il avec émotion.

–&|160;Non, balbutia la jeune fille, et l’idéem’est venue de voir si je me rappellerais assez votre visage pouren fixer les lignes.

»&|160;C’est un essai que j’ai voulu tenter…et qui n’a pas trop bien réussi… j’allais effacer ce croquis,lorsque vous êtes entré.

–&|160;Je m’y oppose, mademoiselle, et je voussupplie d’achever avec votre pinceau ce que vous avez commencé avecvotre crayon. Je poserai tant que vous voudrez.

Odette, interloquée, cherchait une réponse, etn’en trouvant pas qui la satisfît, elle regarda son frère pour leconsulter des yeux.

Alors seulement, elle remarqua son air désoléet elle eut le pressentiment d’un malheur.

Lucien ne lui laissa pas le temps del’interroger.

–&|160;Je t’apporte une bien mauvaisenouvelle, dit-il avec effort&|160;; si mauvaise que, sans notre amiqui m’a encouragé, je n’aurais pas osé rentrer à la maison.

–&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;!… tum’effraies, murmura mademoiselle Croze, pâlissant, après avoirrougi. Qu’est-il donc arrivé&|160;?

–&|160;J’ai perdu mon emploi. M.&|160;Maubertm’a renvoyé.

–&|160;N’est-ce que cela&|160;! s’écria,presque joyeusement, Odette.

–&|160;Là&|160;! dit Maxime, je savais bienque ta sœur se désolerait moins que toi d’un accident trèsréparable.

–&|160;C’est pour elle que je me désole.

–&|160;Pour moi&|160;! tu as tort, Lucien. Lapauvreté ne me ferait pas peur… Mais nous ne sommes pas pauvres… turetrouveras une place et en attendant que tu l’aies trouvée, jegagnerai de l’argent pour nous deux.

»&|160;Je serai même très fière de suffiretoute seule aux besoins du ménage, ajouta Odette en essayant desourire.

–&|160;Tu ne me demandes pas pourquoi monpatron m’a chassé… oui, chassé comme on chasse un domestiqueinfidèle, dit Lucien avec amertume. Je vais te l’apprendre, etquand tu sauras qu’il a osé m’accuser d’indélicatesse…

–&|160;Toi&|160;! ah&|160;! c’estindigne&|160;!… cet homme est un misérable… Tu aurais dû lesouffleter…

–&|160;Je regrette de ne l’avoir pas fait…J’étais abasourdi… je m’attendais si peu à être traité de la sorteque j’ai perdu la tête et que je n’ai pas pensé à le sommer depréciser… car il ne s’est pas expliqué nettement sur les actesqu’il m’impute.

–&|160;Tu l’aurais fort embarrassé, ditMaxime. Il voulait se défaire de toi. Il a pris le premier prétextevenu.

–&|160;Et pourquoi voulait-il se défaire demon frère&|160;? interrogea la jeune fille.

–&|160;Pour être agréable à un vilain monsieurqui déteste Lucien et qui ne nous veut aucun bien à vous et à moi,mademoiselle. Ce drôle ne s’en tiendra pas là, croyez-le. Il noushait tous les trois et, pour nous nuire, tous les moyens lui serontbons.

–&|160;Serait-ce lui qui m’a écrit ce matinune lettre anonyme&|160;?

–&|160;Si cette lettre contenait des menacesou des calomnies contre moi, elle est de lui, n’en doutez pas,mademoiselle. Voulez-vous me la montrer&|160;?

–&|160;Je l’ai brûlée…

–&|160;Mais vous l’avez lue.

–&|160;Oui, je la sais presque par cœur. Il yavait à peu près ceci&|160;: Défiez-vous du beau brun qui faitsemblant de vous rechercher pour le bon motif. C’est pour cacherson jeu. Il est le…

–&|160;Dites le mot, mademoiselle.

–&|160;Il est l’amant de la comtesse dePommeuse et il s’entend avec elle pour vous tromper. Si vous leslaissez faire, ils vous perdront de réputation et vous aurez servide paravent à leurs amours.

–&|160;Maintenant, je suis fixé. La lettre estde lui.

–&|160;Qui, lui&|160;?

–&|160;Un M.&|160;Tévenec que vous avez puvoir avant-hier soir, chez madame de Pommeuse, et qui aspire àl’épouser. Comprenez-vous&|160;?

–&|160;Pas très bien.

–&|160;Je le gêne, vous le gênez et Lucien legêne encore plus, parce qu’il sait que Lucien plaît beaucoup à lacomtesse. Il prévoit que nous nous soutiendrons et il cherche ànous brouiller.

–&|160;Il n’y réussira pas, dit vivementOdette.

–&|160;Non, car il dépend de vous,mademoiselle, de mettre fin à une situation fausse.

–&|160;Comment l’entendez-vous,monsieur&|160;?

–&|160;De la façon la plus simple. Je vousaime, mademoiselle, et j’ai l’honneur de vous demander votremain.

Odette tressaillit, mais elle ne répondit paset Maxime reprit&|160;:

–&|160;Je sais qu’en m’adressant directement àvous, je manque à tous les usages, mais votre frère m’entend et jele prends à témoin de la sincérité de mes intentions. Il me connaîtde longue date et il sait que je suis incapable de feindre unsentiment que je n’éprouverais pas.

Et comme Lucien, aussi troublé que sa sœur, nese pressait pas de formuler l’attestation que sollicitait sonami&|160;:

–&|160;J’ajoute, continua Maxime, que je mesoumets d’avance à toutes les conditions qu’il vous plaira de meposer… et en même temps, je me confesse… j’ai mené jusqu’à ce jourune vie qui ne devait pas me conduire au mariage. Il m’a suffi devous voir pour renoncer à cette existence, mais je comprends quevous exigiez des preuves de ma conversion. Je m’engage donc dès àprésent, irrévocablement, et en retour, je ne vous demande que deme prendre à l’essai.

Le mot pouvait avoir deux sens, et Maxime, quis’en aperçut, s’empressa de l’expliquer.

–&|160;Je veux dire que j’attendrai votreréponse aussi longtemps que vous voudrez, pourvu que vous mepermettiez de venir souvent ici et d’espérer que vous ne merepousserez pas quand vous me connaîtrez mieux.

»&|160;Je demande à faire mon stage, conclutgaiement Maxime&|160;; mon stage dût-il durer sept ans.

–&|160;Ce serait trop long, dit Odette enriant.

–&|160;Vous avez commencé mon portrait…pourquoi ne continueriez-vous pas à y travailler, jusqu’à ce quevous soyez complètement édifiée sur mon caractère et sur la fermetéde mes résolutions&|160;?… Vous en serez quitte pour ne pas vouspresser, si la conviction ne vous vient pas vite… ou pour lelaisser là, si vous vous apercevez que mes défauts l’emportent surmes qualités… en admettant que j’aie des qualités.

–&|160;Tu en as au moins une, s’écriaLucien&|160;; celle d’être fidèle à tes amis dans le malheur.

–&|160;J’accepte le compliment, mais je n’aipas grand mérite à me mettre à ton service, car moi aussi, j’aibesoin d’un ami qui me soutienne. Tes ennemis sont les miens etl’union fait la force. Nous gagnerons tous les deux à nous alliercontre eux.

–&|160;Quoi&|160;! ce M.&|160;Tévenec…

–&|160;M’en veut autant qu’il t’en veut… et enpartie pour le même motif. Il a cru d’abord que j’allais faire lacour à madame de Pommeuse, et comme il s’est constitué son garde ducorps, il exècre tous ceux qui pourraient s’occuper d’elle… il lescalomnie à tort et à travers, quand ce ne serait que pour leplaisir de leur faire du mal. Il reconnaîtra bientôt qu’il s’esttrompé en ce qui me concerne, mais il ne renoncera pas à l’espoirde me nuire… et il s’en prendra même à ta sœur. Unissons-nous pourla défendre, mon cher Lucien, conclut Chalandrey en tendant la mainau frère qui la serra cordialement.

La sœur avança la sienne et Maxime y mit unbaiser plus respectueux et plus tendre que le baiser qu’il avaitmis huit jours auparavant sur la main de la comtesse.

Le pacte était scellé. Il ne s’agissait plusque de s’entendre sur les moyens de défense et Chalandrey éprouvaitbeaucoup d’embarras à exposer à ses alliés son plan decampagne&|160;; d’autant plus d’embarras que ce plan n’était pasencore bien arrêté dans sa tête et qu’il lui fallait parer à desdangers de plus d’une sorte.

Tévenec, c’était l’ennemi commun et il venaitd’ouvrir les hostilités en faisant destituer Lucien Croze.

Contre celui-là, l’alliance était indiquée,car il ne s’en tiendrait pas à ce premier acte de méchanceté et ilne tarderait guère à attaquer aussi Maxime de Chalandrey qu’ilvoulait évincer du salon de l’avenue Marceau.

Mais Maxime avait à faire face à d’autresadversaires, plus redoutables que cet homme&|160;; à la policed’abord qui, sans aucun doute, allait le surveiller et surtout auxassassins qui voulaient évidemment le supprimer.

Ils avaient déjà essayé sur le quai auxFleurs.

Et sa situation avait cela de particulier queles gens qui lui avaient déclaré la guerre allaient agirséparément.

C’était comme s’il avait eu à combattre troiscorps d’armée opérant chacun pour son compte et dans un butdifférent.

Tévenec, amoureux de la comtesse, voulait sedébarrasser de ses concurrents.

La police faisait son métier en cherchant lesauteurs du crime commis dans le pavillon.

Les vrais coupables tenaient à se mettre àl’abri d’une dénonciation ou d’une indiscrétion. Et, comme il n’y aque les morts qui ne parlent pas, ils avaient juré de se défaire dela comtesse et de Maxime qu’ils soupçonnaient d’avoir reçu dans lesquare de Notre-Dame les confidences de madame de Pommeuse.

De ceux-là et des policiers, Lucien Croze etsa sœur n’avaient rien à craindre, jusqu’à présent. Donc il étaitinutile de leur signaler des dangers qui ne menaçaient que Maximede Chalandrey.

Mieux valait qu’il ne leur en dît mot et qu’iltînt tête tout seul à des ennemis qui en définitive luttaient lesuns contre les autres, puisque la police ne pourchassait encore queles assassins et que les assassins cherchaient avant tout à ladépister.

–&|160;Tu es le meilleur et le plus généreuxdes amis, murmura Lucien, qui avait les larmes aux yeux.

–&|160;Nous nous verrons donc ici tous lesjours, reprit Maxime, si mademoiselle Odette le permet. Ne faut-ilpas qu’elle achève mon portrait&|160;?

–&|160;Ce sera trop vite fait, dit en souriantla jeune fille.

–&|160;Me défendrez-vous de venir quand ilsera terminé&|160;?

–&|160;Vous savez bien que non.

–&|160;Oh&|160;! alors, je vous donnerai desséances de quatre heures. Lucien y assistera et nous emploierons lereste de nos journées à préparer nos moyens de défense. Jecommencerai par me renseigner à fond sur ce coquin de Tévenec. Jesaurai d’où lui vient l’influence qu’il a sur M.&|160;Maubert qui arenvoyé votre frère sans motif et que je soupçonne d’avoir été mêléà de très vilaines affaires, car son conseiller Tévenec m’est trèssuspect.

–&|160;À quoi bon&|160;? murmura la jeunefille. Le mal est fait maintenant et, au lieu de guerroyer contreces gens-là, mieux vaut, je crois, que Lucien cherche uneplace.

C’était la raison même qui parlait par labouche de mademoiselle Croze, et Maxime comprit un peu tard que lemoment était mal choisi pour lui exposer des projets dont le succèsproblématique la touchait beaucoup moins que la situation présentede son frère.

Ce frère était sur le pavé et il fallait avanttout qu’il retrouvât l’équivalent de ce qu’il venait de perdre,c’est-à-dire une occupation productive.

Il n’y avait pas encore péril en la demeure,puisque Lucien et Odette avaient hérité de leur père un petitcapital, mais les économies qu’ils avaient pu faire sur leursmodestes revenus ne les mèneraient pas bien loin.

Les braves enfants étaient trop fiers pouraccepter les avances que Chalandrey leur aurait offertes de boncœur et même pour compter sur le double mariage qui les auraittirés d’embarras. Et Chalandrey, sous peine de les froisser, nepouvait pas faire allusion à ses espérances matrimoniales et auxintentions de madame de Pommeuse, toute disposée à épouserLucien.

–&|160;C’est vrai, mademoiselle, dit-il, etcette place, je la chercherai pour lui.

L’entretien ne roula plus que sur ce sujetpratique et quand il prit fin, Maxime, qui emportait l’assuranced’être reçu tous les jours à l’atelier de la rue des Dames, partitplein de joie, mais non pas délivré d’inquiétude, car il se disaitencore&|160;:

–&|160;Pourvu, mon Dieu&|160;! que je n’attirepas sur eux la haine de mes ennemis&|160;!

Chapitre 6

 

L’hôtel de Pommeuse n’était pas très vaste,mais, au fond du jardin, la comtesse avait, depuis son veuvage,fait construire une serre qui était une vraie merveille.

Elle y avait rassemblé toutes les plantes destropiques, et elles y poussaient si vigoureusement qu’on aurait pus’y croire dans une forêt vierge.

On y marchait sur le sable le plus fin et onpouvait s’y asseoir sur des sièges confortables.

Au milieu des verdures, un jet d’eaujaillissait d’une vasque de marbre blanc et un ruisseau bordé demousse courait à travers les arbustes.

C’était dans ce palais vitré que madame dePommeuse se tenait de préférence lorsqu’elle ne recevait pas et illui arrivait d’y rester des journées entières, même en hiver, carun excellent calorifère y entretenait constamment une températureprintanière et le soleil, dès qu’il lui plaisait de se montrer,l’illuminait de ses rayons.

Il brillait ce jour-là ; le soleil et lesfleurs étaient en fête, mais la comtesse ne regardait ni le cielbleu, ni les camélias blancs. Elle errait tristement par les alléeset ne paraissait pas goûter le charme d’une douce matinée demars.

C’était le surlendemain de sa visite à laMorgue et elle n’avait pas encore eu le temps de se remettrecomplètement des émotions de ce malencontreux voyage à la maisondes morts.

Elle en était pourtant revenue sans accidentet, à peine rentrée, elle avait donné à ses gens l’ordre den’admettre personne, de sorte qu’elle venait de passerquarante-huit heures dans la solitude la plus absolue.

Cette réclusion volontaire était un événementdans sa vie, car elle aimait beaucoup à sortir, plutôt à pied qu’envoiture, et plutôt pour aller voir ses pauvres que pour rendre desvisites ou pour se montrer au Bois.

Mais sa dernière promenade lui avait si malréussi et si fort donné à réfléchir qu’il ne lui tardait pas dereprendre ses habitudes et que le temps ne lui avait pas parulong.

Elle l’avait employé à se recueillir, à faireson examen de conscience et à consulter son cœur.

Elle sentait que jusqu’alors elle n’avait pasvécu, que le passé n’était plus qu’un rêve et que des résolutionsqu’elle allait prendre dépendait l’avenir de son existence,brusquement bouleversée par une catastrophe.

Madame de Pommeuse n’avait que vingt-cinq anset, par conséquent, son histoire n’était pas longue.

Elle s’appelait Grelin, du nom de son père,Octavie Grelin, et ce nom très plébéien, elle l’avait porté jusqu’àson mariage ; mais elle était vraiment née pour être comtesse,car la distinction de ses sentiments égalait la distinction de sapersonne.

Elle méritait certainement d’épouser unseigneur aussi titré et mieux posé que ce comte de Pommeuse,gentilhomme authentique, mais ruiné et quelque peu déconsidéré parses pairs – un déclassé de l’aristocratie.

C’était son père qui l’avait mariée, presqueau sortir d’un pensionnat, où elle avait passé tristement sonenfance et toute sa jeunesse.

Ce père l’y laissait pour des raisons qu’ellen’avait jamais bien connues. Il allait l’y chercher le dimanche et,à l’époque des vacances, il la menait aux bains de mer dans un troude la côte normande, où ils ne voyaient absolument personne.

Aussi ne s’était-elle pas fait prier pourconsentir à devenir la femme d’un monsieur de bonne façon qui nelui inspirait ni sympathie, ni antipathie.

Le seul homme qu’elle eût un peu connu avantde se marier, c’était son frère, Jules Grelin, qui avait quinze ansde plus qu’elle et qui vivait en fort mauvais termes avec leurpère.

Jules Grelin, après avoir dissipé l’héritagede sa mère, escomptait celui de son père en faisant des dettesscandaleuses, et se conduisait de telle sorte qu’il devaitforcément mal finir, mais sa jeune sœur ne savait rien de tout celaet comme il lui témoignait beaucoup d’affection, elle s’étaitattachée à lui… plus qu’elle n’aurait dû, peut-être.

Puis, il avait disparu tout à coup et le pèreGrelin avait défendu à sa fille de jamais lui parler de cet affreuxgarnement.

Octavie n’avait su que plus tard la vérité,qui était que ce frère indigne s’était enfui pour se soustraire auxeffets d’une condamnation à dix ans de travaux forcés, prononcéecontre lui par contumace. Elle l’avait sue, à la mort de son père,décédé subitement, quinze jours après le mariage avec le comte dePommeuse ; de son père qui avait laissé un testament parlequel il déclarait, avec preuves à l’appui, que Jules ayant mangé,par anticipation, la part qui lui revenait, n’avait plus aucundroit à la succession paternelle.

L’exécuteur testamentaire était Jean Tévenecqui s’était entendu avec M. de Pommeuse pour assurerl’exécution des volontés du testateur, mais depuis son veuvage,Octavie avait reçu, plusieurs fois, des demandes de secours de sonfrère et lui avait fait passer de l’argent à l’étranger.

Les demandes avaient cessé un an avant que lefugitif lui annonçât brusquement son retour à Paris.

Il résultait de tout cela que la pauvrecomtesse n’avait jamais connu que les amertumes de la vie.

Fille délaissée, sœur exploitée, épousenégligée et veuve recherchée par des prétendants qui ne visaientque son argent, elle en était encore à chercher un homme quil’aimât comme elle voulait être aimée.

Cet homme, elle croyait l’avoir trouvé. Cethomme, c’était Lucien Croze, qu’elle connaissait à peine.

Elle aussi, elle avait reçu le coup defoudre.

Et elle croyait avoir trouvé en même temps unami à toute épreuve en la personne de Maxime de Chalandrey, que lehasard avait mis en possession d’un secret terrible, qui approuvaitson inclination pour Lucien, et qui s’offrait à la protéger nonseulement contre la police, mais aussi contre les bandits dupavillon.

Malheureusement, elle n’était pas délivrée deJean Tévenec et elle ne se dissimulait pas qu’elle aurait tôt outard à compter avec ce personnage, ne fût-ce que pour connaître aujuste la situation financière que lui avaient faite, à elle, letestament de son père et la mort de son mari.

Octavie n’entendait absolument rien à ce qu’onappelle les affaires et, depuis queM. de Pommeuse n’était plus de ce monde, elle laissait ceTévenec administrer, presque sans contrôle, la fortune qu’elleavait héritée de M. Grelin.

Tévenec lui soumettait bien, tous les troismois, comme aurait pu le faire un intendant, un relevé des sommesencaissées par lui, relevé qu’elle se gardait bien d’examiner etdont elle était incapable de vérifier l’exactitude.

Elle savait que l’héritage de son pèreconsistait presque entièrement en valeurs mobilières dont il netenait qu’à elle de toucher les revenus, puisque ses titres étaientdéposés chez un notaire qu’elle aurait pu aller voir et qu’elle nevoyait jamais.

Cette négligence avait pour excuse unsentiment très avouable.

La comtesse se défiait de l’origine de lafortune amassée par son père, et elle ne tenait pas à éclaircir lesdoutes qui la tourmentaient souvent.

Mais elle comprenait maintenant qu’il luifaudrait en venir là pour se débarrasser de la surveillance del’équivoque associé de feu Grelin, et elle y était résolue depuisson funeste voyage au boulevard Bessières.

Elle se proposait d’avoir prochainement uneexplication avec M. Tévenec et de lui déclarer qu’elleentendait désormais administrer elle-même ses biens.

Elle était majeure, elle était veuve et cethomme n’avait sur elle aucune autorité légale. Il ne pouvait doncpas prétendre à conserver malgré elle une gestion dont il s’étaitemparé sans la consulter.

Octavie voulait, d’ailleurs, y mettre desménagements et surtout éviter de le blesser en le sommant de luirendre des comptes. Elle était disposée à accepter les faitsaccomplis, pourvu que Tévenec se démît de l’espèce de tutelle qu’ilexerçait par tolérance.

Il y avait à vider avec lui une questiondélicate, celle des bénéfices qu’il encaissait pour elle dansdiverses entreprises où le père Grelin était intéressé de sonvivant, et sur la nature desquelles sa fille n’était pasrenseignée, mais elle était décidée à simplifier, en renonçantpurement et simplement à toucher sa part, les arrangements àintervenir.

Elle avait hâte que ce fut fait, mais elle nesongeait pas à aller chez lui pour en finir, et elle ne se souciaitpas de lui écrire pour lui demander une entrevue. Elle préféraitqu’il vînt chez elle et entamer la grande explication après unentretien préparatoire.

M. Tévenec ne restait jamais bienlongtemps sans se présenter à l’hôtel de l’avenue Marceau et il nes’y était pas montré depuis la dernière soirée du samedi. Il netarderait certainement pas à y reparaître et la comtesse s’étonnaitpresque de ne pas l’avoir revu, car il devait être pressé de luidire ce qu’il pensait des nouveaux invités qu’il avait aperçus dansle salon, l’avant-veille.

Et elle se promettait de couper court à sespropos, s’il s’avisait de parler mal de Lucien Croze ou de Maximede Chalandrey.

Mais madame de Pommeuse avait bien d’autressoucis, et de plus graves, que celui de se débarrasser desobsessions de M. Tévenec. Elle ignorait, bien entendu, tout cequi s’était passé la veille, au pavillon du boulevard Bessières, etelle se demandait ce qu’il était advenu de Maxime, après leurlongue causerie sur un banc du square Notre-Dame.

Elle le croyait aussi exposé qu’elle-même quivivait dans des transes perpétuelles, depuis qu’un inconnu l’avaitmenacée de mort dans la salle de la Morgue.

Maxime viendrait-il avant la fin de lasemaine, comme elle l’y avait engagé ? Elle se le demandait etelle souhaitait qu’il se tînt coi et qu’il eût l’idée de lui écrirepour lui donner des nouvelles.

Elle s’inquiétait moins de Lucien Croze, parcequ’elle pensait qu’il n’avait rien à craindre de la bande desétrangleurs, mais elle ne cessait pas de penser à lui. Elle n’étaitpas très sûre de lui avoir plu, quoique Maxime de Chalandreyaffirmât que son ami était amoureux fou d’elle, mais elle nepouvait pas courir après le seul homme qu’elle aurait voulu pourmari.

Et elle n’avait personne à qui confier sesdouleurs, ses espérances et ses craintes.

C’est le sort des riches d’être entourésd’indifférents. La comtesse n’avait d’intimité avec aucune desfemmes qu’elle recevait et ses domestiques n’étaient à son serviceque depuis son mariage.

Julie Granger, sa vieille nourrice, quil’avait élevée pendant sa première enfance et qui aurait pu êtreune confidente sûre, achevait de vivre dans un petit logement de larue du Rocher.

Octavie était seule, bien seule, au milieu dece monde où elle faisait si brillante figure et qu’elle aspirait àquitter pour vivre selon son cœur, pour goûter enfin les joieslégitimes d’un amour partagé.

Absorbée par de tristes réflexions, ellevenait de s’asseoir au fond de la serre, lorsqu’elle entenditmarcher dans le jardin.

Le sable d’une allée craquait sous un paslourd qui n’était certainement pas celui d’une femme.

Qui pouvait venir la troubler dans ce coin oùelle s’était réfugiée ? Elle avait interdit la porte de sonhôtel ; ses gens avaient ordre de ne la déranger sous aucunprétexte, et, à moins d’événement grave, ils ne se seraient paspermis de manquer à la consigne, car la comtesse n’avait faitd’exception pour personne.

Elle pensa que ce pas était celui d’un valetde pied qui lui apportait une lettre et, son imagination aidant,elle se figura que cette lettre était de Maxime.

Elle le crut si bien qu’elle se leva pouraller au devant du messager, et elle resta confondue en se trouvanttout à coup face à face avec M. Tévenec qui venait d’entrerdans la serre.

Correctement vêtu de noir, comme toujours, iltenait sous son bras un gros portefeuille bourré de papiers, et cetaccessoire lui donnait tout à fait l’air d’un avocat qui vientsoumettre à une cliente les pièces d’un procès.

Madame de Pommeuse n’attendait pas sa visite,mais il arrivait à point puisqu’elle avait hâte d’en finir aveclui, et elle se prépara à profiter de l’occasion pour aborder lesujet difficile.

L’air de son visage la frappa toutd’abord.

Habituellement, il tâchait d’être gracieux etil se tenait avec elle sur un pied de familiarité affectueuse quilui permettait de traiter presque gaiement les questionsd’affaires.

Elle lui disait : Monsieur, à cause de ladifférence d’âge, mais il l’appelait : Octavie toutcourt ; ou bien : ma chère enfant. Il l’avait tutoyéeautrefois, et c’était seulement lorsqu’elle s’était mariée qu’ilavait renoncé à lui parler comme s’il eût été son père ou sononcle.

Ce jour-là, il avait une vraie figure de juged’instruction, grave, renfrognée, presque menaçante, et cechangement de physionomie n’avait pas dû lui coûter beaucoupd’efforts, car il était né rogue et déplaisant.

Il salua cérémonieusement la comtesse et ilcommença par la traiter de : Madame, en s’excusant d’avoirforcé la consigne pour arriver jusqu’à elle.

Très surprise de ce début, madame de Pommeusejugea bon de ne pas demander le pourquoi de ces façons insolites,car elles devaient faciliter l’explication qu’elle souhaitait.

– Je sais, dit-il, que vous avez défenduvotre porte et je m’en réjouis, car j’ai à vous entretenir dechoses très importantes et très particulières. Ce sera long, maisil y a urgence et je compte que vous voudrez bien m’accorder letemps dont j’ai besoin pour vous exposer la situation… unesituation toute nouvelle et qui mérite toute votre attention.

– Je suis prête à vous entendre, murmurala comtesse, que ce préambule inquiétait déjà.

– Alors, je vous prierai de vous asseoiret de me permettre d’en faire autant. On ne peut pas traiter deboutdes questions sérieuses.

Il y avait, à quelques pas de l’endroit où ilss’étaient rencontrés, des sièges rustiques et une table surlaquelle Tévenec posa son portefeuille, après avoir pris place enface de la comtesse.

– Qu’avez-vous donc à me dire ?demanda-t-elle.

– Vous le saurez tout à l’heure, réponditTévenec ; vous le saurez… si vous voulez bien m’écouterjusqu’au bout, car pour me faire comprendre, je vais être obligé deremonter un peu loin dans le passé. Mais, soyez tranquille, madame,j’arriverai à conclure.

Ce ton de plus en plus solennel et ce langageentortillé ne rassurèrent pas madame de Pommeuse.

– Parlez, monsieur, dit-ellefroidement.

– Je commence par le commencement, repritTévenec en affectant de sourire. Vous me connaissez depuis votrepremière enfance et nous ne nous sommes jamais perdus de vue.J’allais vous chercher le dimanche au pensionnat et, plus tard,j’ai assisté à votre mariage. J’étais intimement lié avec votrepère et c’est à moi qu’il vous a recommandée en mourant. Après lui,j’ai continué à gérer vos affaires, même du vivant de votremari.

– Tout cela est vrai. Où voulez-vous envenir ?

– Vous êtes-vous jamais demandé pourquoije me dévouais à vos intérêts ?

– Vous avez pris soin de me l’apprendreaussitôt que j’ai été veuve.

– Vous voulez dire que j’aspirais à vousépouser. Je ne le nie pas. Je conviens même que je vous aimaisdepuis longtemps, lorsque je me suis permis de vous demander votremain. Vous me l’avez refusée et j’ai continué à vous servir avec lemême zèle… et la même abnégation.

– J’en conviens et je vous en sais gré,mais…

– Je n’ai pas eu grand mérite à vousrester fidèle. J’étais profondément attaché à vous et je savaisqu’en me retirant je vous aurais jetée dans de terriblesembarras.

– Qu’entendez-vous par là ?

– J’entends que vous étiez incapabled’administrer, sans moi, votre fortune… plus incapable encore quene l’était ce pauvre Pommeuse qui vous aurait ruinée, s’il avaitvécu quelques années de plus… et qui n’a jamais fait que dépenser,sans compter, les revenus que je percevais pour vous.

– Est-ce pour me parler de lui que vousêtes venu ? interrompit la comtesse, impatientée.

– Non, répliqua sèchement Tévenec ;c’est pour vous annoncer que je me démets de mes fonctions.

Octavie ne s’attendait guère à cettedéclaration. L’homme dont elle voulait se débarrasser allaitau-devant d’un désir qu’elle hésitait encore à exprimer. Tout étaitdonc pour le mieux et, cependant, elle se défiait. Il devait avoirune arrière-pensée.

– Oui, continua-t-il, j’en ai assez defaire l’intendant et, comme j’ai la prétention d’avoir géréhonnêtement, je viens vous rendre mes comptes.

– Je ne vous les demande pas.

– Non, mais je tiens à les régler, séancetenante. Depuis que vous vous êtes mariée… sous le régime dotal…vous avez touché chaque année, environ cent cinquante mille francsqui ont passé par mes mains. Savez-vous de quoi se compose ce beaurevenu ?

– C’est le produit des capitaux que m’alaissés mon père, et que vous avez fait fructifier avecintelligence, je me plais à le reconnaître.

– Votre père vous a laissé l’hôtel quevous habitez et qui ne vous rapporte rien, plus deux inscriptionsde trente mille francs de rente chacune, sur l’État, en trois pourcent, déposées chez maître Boussac, votre notaire, ainsi que centquarante obligations de la ville de Paris, qui représentent en toutune centaine de mille francs. J’estime donc que, de ce chef, votrerevenu ne dépasse pas soixante-cinq à soixante-dix millefrancs.

» Votre hôtel en vaut tout au plus quatrecent mille et constitue pour vous une charge assez lourde, à causedes frais d’entretien et de réparation.

– Comment donc se fait-il que je reçoiveannuellement, par vos mains, plus de cent cinquante millefrancs ?

– C’est ce que je vous expliquerai tout àl’heure.

– Vous m’avez dit, autrefois, que monpère était intéressé dans des entreprises… industrielles, jecrois…

– Oui, industrielles, répéta ironiquementTévenec. Revenons, s’il vous plaît, à votre fortune… consolidée.Celle-là est très facile à administrer, puisqu’il ne s’agit qued’encaisser des arrérages et des coupons. Votre notaire s’enchargera. Vous toucherez, vous vendrez ou vous achèterez destitres, sans que j’aie besoin d’intervenir. Je ne suis pas votretuteur et vous n’êtes plus en puissance de mari. Je puis donc vousrendre la procuration générale que vous m’aviez donnée, et je l’aiapportée pour vous la remettre.

» Quant aux participations quiconstituent à peu près les deux tiers de votre revenu, vousétonneriez beaucoup maître Boussac, si vous lui en parliez, carvotre père n’en a pas fait mention dans son testament.

– Je n’ai jamais compris pourquoi.

– Parce qu’il ne le pouvait pas, réponditTévenec, en appuyant sur chaque mot. Et puis, c’était inutile. Ilavait en moi une confiance absolue. J’ai été vingt ans son associéet il ne me cachait rien, parce que mon intérêt lui répondait de madiscrétion. Nous faisions des affaires de compte à demi et, aprèssa mort, j’ai continué ces mêmes affaires. Il a cru que le mieuxétait de me laisser percevoir ma part et la sienne, qui allaitdevenir la vôtre, puisque vous étiez son unique héritière.

– Unique ! pensa la comtesse. Ilsait bien que non.

– Il n’aurait tenu qu’à moi de garder letout, puisque nous n’avions pas de convention écrite, mais ilsavait que j’étais incapable d’abuser de la situation. Vous aussi,madame, vous avez bien voulu vous en rapporter à moi et vous merendrez cette justice que j’ai toujours fidèlement rempli monmandat.

» Je puis bien ajouter que j’ai euquelque mérite à me charger de cette mission, car, au moment oùvotre père me l’imposait, vous veniez d’épouser ce Pommeuse etvotre père savait parfaitement que ce mariage me désolait.

» Il avait, comme tant d’autres, la maniedes grandeurs, ce pauvre Grelin. Il voulait, à toute force, que safille fût au moins comtesse et il ne s’est pas montré difficile surle choix d’un gendre… car entre nous, madame, votre mari ne valaitpas cher.

– Passons, je vous prie, dit Octavie,blessée d’entendre parler ainsi d’un homme qu’elle n’avait jamaisaimé, mais dont elle portait encore le nom.

– Il est mort, six mois après, repritimperturbablement Tévenec ; que Dieu lui fasse paix !Mais il est bon que vous sachiez qu’il n’ignorait pas l’origine dela fortune dont il jouissait sans scrupules et qu’il connaissaittrès bien la situation que votre père m’avait faite… il savait quela majeure partie de vos revenus passait par mes mains et ils’accommodait de cet arrangement… il me témoignait même beaucoupd’égards, ce fier gentilhomme, et nous vivions dans les meilleurstermes.

» J’avoue cependant que je ne l’ai pasregretté… ni vous non plus, je suppose.

– Assez, monsieur ! interrompit lacomtesse, indignée ; mes sentiments ne vous regardent pas etje vous prie de revenir à l’objet de votre visite.

– J’y arrive. Après votre veuvage, jesuis resté ce que j’étais… votre adorateur respectueux et votreintendant dévoué. J’espérais que tant d’abnégation finirait parvous toucher. Je n’ai pas tardé à comprendre que je me trompais etcependant j’ai continué à vous servir en soignant vos intérêts eten veillant sur vous, discrètement.

– J’ai cru m’apercevoir, en effet, quevous vous êtes occupé de moi beaucoup plus qu’il ne convenait.

– C’était mon devoir de tâcher de vousempêcher de vous compromettre. Je doute d’y avoir réussi, mais quoiqu’il en soit, je renonce à vous donner des conseils que vous nesuivriez pas et à m’inquiéter de votre conduite. Je renonce en mêmetemps à gérer vos biens. Désormais, votre notaire me remplacera, jevous l’ai déjà dit. Seulement, il ne pourra pas vous représenterauprès des associés de votre père dans ces entreprises quiproduisent de si beaux bénéfices. Maître Boussac ne les connaîtpas, ceux-là. Il n’y a que moi qui les connais. Et puisque je meretire, je devrais vous laisser les chercher. Mais je puis aussivous mettre en rapport avec eux.

» Si je ne l’ai pas fait jusqu’à présent,c’est que je ne savais pas s’il vous conviendrait de prendre lasuite des affaires de feu Grelin.

» Vous êtes-vous jamais demandé commentil a fait fortune, votre père ?

– Par son travail… dans le commerce,balbutia la comtesse.

– Quel commerce ?… Vous ne vous endoutez pas. Eh ! bien, je vais vous l’apprendre.

Madame de Pommeuse tressaillit. Ellepressentait qu’elle allait entendre de fâcheuses révélations maisil lui importait de savoir enfin à quoi s’en tenir sur l’origine dela fortune de son père, et elle se résigna sans trop de peine àécouter M. Tévenec, qui reprit froidement :

– Il était parti de très bas, ce cherGrelin, et dans sa jeunesse, il a fait toutes sortes de métiers quine l’ont pas enrichi. Il aurait végété toute sa vie, s’il n’avaitpas eu une de ces idées qui, du jour au lendemain, font d’un pauvrediable un millionnaire. Il se dit que la ville exploitait le pauvremonde, en faisant payer des droits d’octroi exorbitants ; quedes fraudeurs intelligents gagneraient gros, s’ils trouvaient moyende s’affranchir de ce tribut injuste et qu’ils feraient en mêmetemps une œuvre philanthropique, puisqu’ils pourraient livrer auxconsommateurs des marchandises à prix réduits.

» Il trouva des capitalistes disposés àavancer les fonds nécessaires pour creuser un souterrain quipermettrait d’introduire dans Paris, sans acquitter la taxe, desdenrées lourdement imposées… des alcools par exemple.

» Les travaux furent exécutés,l’entreprise prospéra et l’association réalisa des bénéficesénormes auxquels Grelin, inventeur du système, participalargement.

» C’est à son invention que vous devezd’être riche.

– Si je croyais cela…

– Croyez-le, madame. Tout ce que vouspossédez vous vient de cette idée lumineuse, qui germa, un beaujour, dans la cervelle de votre père et qui fut mise en pratiqueavec une habileté sans égale. Les précautions avaient été si bienprises que la société a fonctionné vingt ans, sans accident.Quelques mois avant la mort de votre père, elle s’est transformée.Les opérations ont été transportées sur un autre point del’enceinte, et elles ont un peu changé d’objet ; mais ellesn’en sont que plus fructueuses. J’y suis doublement intéressé,puisque je touche, en même temps que ma part de fondateur, la partde votre père, qui vous revient… soit : à peu près centquatre-vingt mille francs par an, pour nous deux.

– Et vous ne m’avez pas dit que cetargent provenait d’une source impure ?

– À quoi bon ? l’argent n’a pasd’odeur. Et puis, il aurait fallu vous dire que la fortune dontvous jouissez n’a pas été mieux acquise que ne l’est ce supplémentque je vous apporte à la fin de chaque trimestre.

– Je n’en veux plus.

– Très bien ! Alors, vous renoncez àla participation. C’est votre droit. Je garderai tout. Seulement,pour être logique, vous devriez renoncer aussi à l’héritage devotre père. Si j’étais à votre place, je vendrais mes rentes et mesobligations, j’en distribuerais le produit aux pauvres et jedonnerais mon hôtel à l’Assistance publique, à charge d’en faire unhôpital.

» Vous mettriez ainsi votre conscience enrepos. Encore, auriez-vous le remords de ne pas pouvoir restituerles sommes que vous avez dépensées depuis que vous avez recueillila succession de cet excellent Grelin qui ne prévoyait guèrel’usage que vous feriez des fruits de son industrie.

– Trêve de railleries, monsieur, ditbrusquement la comtesse. Je ferai ce qu’il me plaira de faire etj’accepte la rupture que vous me proposez. Vous avez pris un cruelplaisir à me donner des détails que je ne vous demandais pas.Restons-en là.

– Je tenais à vous renseigner, pour vousmontrer que mes prétentions n’étaient pas si extravagantes… et quela fille de M. Grelin, enrichi par la fraude, ne peut guèreépouser maintenant qu’un ancien associé de son père… à moinsqu’elle ne rencontre encore une fois un noble taré, comme l’étaitM. de Pommeuse. Je n’insiste pas et je ne vousimportunerai plus de mes visites ; mais, puisque nous nedevons plus nous revoir, permettez-moi, avant de vous quitter, devous donner quelques avis utiles.

» Vous n’avez pas oublié, je suppose, quevous avez un frère ?

Octavie pâlit et Tévenec reprit, en laregardant, comme on dit, dans le blanc des yeux :

– Oui, un frère qui a été condamné, parcontumace, à dix ans de travaux forcés et que, probablement, vousne tenez pas à revoir, car il vous gênerait beaucoup, s’ils’avisait de reparaître…

– Il y a plusieurs années qu’il a quittéla France et il se gardera bien d’y revenir…

– Vous vous trompez. Il est à Paris.

– Qu’en savez-vous ? demandavivement Octavie.

– J’ai ma police et la présence de cechenapan m’a été signalée. Il paraît même qu’il a de l’argent etqu’il mène joyeuse vie. Il se propose sans doute de rester enFrance, mais il se fera pincer tout de même, et, dans ce cas, ilpourrait bien se réclamer de vous. Il ne dépend pas de vous de l’enempêcher. Seulement, je vous conseille de vous abstenir de toutedémarche imprudente. Il est très capable de vous écrire, avantqu’on ne l’arrête, et de chercher à vous voir. Vous ferez sagementde ne pas lui répondre.

– Je m’en garderai bien, murmura lacomtesse, très troublée.

– Vous n’auriez pas à craindre qu’ilréclamât sa part d’héritage. Il y a renoncé par un acte qui estdéposé chez votre notaire, un acte que votre père lui a fait signeret par lequel il reconnaît avoir reçu en avancement d’hoirie toutce qui pouvait lui revenir dans la succession. Mais il chercheraità vous compromettre… il vous ferait chanter.

» Il a su bien des choses, avant queGrelin l’eût chassé… et s’il était pris, il ne se priverait pas dedénoncer les anciens associés de son père… moi en tête, car il n’ajamais pu me souffrir.

» Vous voilà avertie et j’espère que vousserez prudente.

» Maintenant, j’ai à vous parler duterrain que votre père avait acheté près de la porte de Clichy etdu pavillon qu’il y avait fait bâtir.

» Vous vous en souvenez de cepavillon ?

– Mon père m’y a amenée quelquefoislorsque j’étais enfant, mais je n’y suis jamais retournée depuis cetemps-là. Il me semble d’ailleurs qu’il l’a vendu avant demourir.

– Vendu ou cédé, peu importe. Nem’avez-vous pas dit un jour qu’il vous en avait laissé laclé ?

– C’est vrai… mais je ne m’en suis passervie.

– Tant mieux !… et si vous l’avezencore, vous ferez bien de la jeter dans la Seine, la première foisque vous passerez sur un pont. Je vais vous dire pourquoi.

– Je… je ne sais ce qu’elle estdevenue.

– Savez-vous ce qui vient de s’y passer,dans ce pavillon ?… On y a assassiné un homme… oui, un hommedont le cadavre est en ce moment exposé à la Morgue… les journauxne parlent que de cela.

– Je les lis si peu.

– Oh ! on ne vous accuserapas ; mais on pourrait bien vous interroger, car la justicesaura, si elle ne le sait déjà, que le pavillon a appartenu à votrepère.

– Il ne m’a jamais appartenu, à moi… jele dirai…

– Vous ferez bien. Malheureusement, ondécouvrira peut-être aussi que les fraudeurs dont je vous ai parléy avaient établi le centre de leurs opérations. Ils l’ont abandonnédepuis longtemps. Mais on pourrait bien soupçonner feu Grelind’avoir fait partie de la bande. Vous jurerez que vous n’en avezjamais rien su et on vous croira.

– Et si on vous interrogeait,vous ?

– Moi, j’ai ma réponse toute prête. Jedéclarerai que je n’étais pas associé à toutes les affaires deGrelin, et que s’il en a fait de véreuses, il ne m’a pas mis dansla confidence. Il ne tiendrait qu’à vous de me démentir, mais jesuis bien sûr que vous ne ferez pas cela.

» En un mot, je me charge de me défendre,et j’ai tenu à vous mettre sur vos gardes. C’est avant de prendrecongé de vous définitivement… car si j’ai bien compris vosintentions, vous êtes décidée à ne plus profiter des bénéfices quej’encaissais pour vous.

– Absolument décidée.

– Je ne chercherai pas à vous fairerevenir sur cette vertueuse résolution. Libre à vous de répudiermême la succession de votre père. Moi, j’ai le droit de compter survotre discrétion. Vos amis ne me verront plus chez vous. S’ilss’enquéraient des causes de ma disparition, vous l’expliquerezcomme il vous plaira, pourvu que vous ne leur disiez pas lavérité.

– Je ne pourrais pas la leur dire sans menuire à moi-même, car je serais obligée d’avouer en même temps quej’ai vécu des sommes que vous me remettiez, sans m’inquiéter deleur provenance.

– C’est bien ce que j’ai calculé, avantde vous faire des confidences dangereuses.

» Voici, madame, votre procuration,conclut M. Tévenec en tirant de son portefeuille un papiertimbré qu’il plaça sur la table. Brûlez-la et oubliez-moi.

La comtesse attendait qu’il se levât. Elleétouffait d’émotion contenue et il lui tardait de clore ce pénibleentretien.

Mais Tévenec n’avait pas achevé. Il gardaitpour la fin un trait empoisonné et il se préparait à le décrocheravant de partir.

– Il est entendu, ajouta-t-il, que nousresterons désormais étrangers l’un à l’autre… à moins cependant quevous ne changiez d’avis… il y a le vers que répétaitFrançois Ier :

Souvent femme varie.

– Faites-moi grâce de vos citations, ditOctavie, outrée de tant d’impudence.

– Si cela arrivait, vous me trouverieztoujours disposé à vous aider de mes conseils… désintéressés. Vousm’avez guéri de mes aspirations matrimoniales. Il me serait péniblecependant de vous voir épouser un homme indigne de vous et jecrains fort que vous ne choisissiez très mal.

La comtesse se leva brusquement pour coupercourt à des propos qu’elle ne voulait pas entendre. Tévenec fitcomme elle, mit son portefeuille sous son bras et reprit, sanss’émouvoir :

– Samedi dernier, j’ai vu chez vous denouvelles figures et j’ai cru m’apercevoir qu’elles ne vous étaientpas indifférentes. Ce vieux soudard, qui vous a été présenté par legénéral Bourgas, vous a amené un neveu qu’il a et qui ne vaut pasbeaucoup mieux que votre premier mari.

– Je vous défends de parler ainsi deM. de Chalandrey, s’écria madame de Pommeuse.

– Oh ! vous ne m’empêcherez pas devous dire ce que je pense de ce monsieur. C’est un mauvaisgarnement qui s’est ruiné avec les filles et qui voudrait serefaire avec votre argent. Il m’a paru que vous le trouviez à votregoût. Mon de voir est de vous crier : casse-cou !

– Sortez, monsieur !

– C’est ce que je vais faire quandj’aurai vidé mon sac. Le Chalandrey en question est un intrigant.Mais ce n’est rien auprès de l’autre…

Et comme la comtesse ne paraissait pascomprendre :

– Je parle de ce bellâtre qui conduit sasœur dans les salons où elle chante au cachet, et qui devraitrester dans l’antichambre. Il vous dévorait des yeux et il vousdisait des fadeurs que vous écoutiez avec un plaisir infini.Savez-vous ce qu’il a fait, ce joli blond ? Non… vous ne vousen doutez pas ?… Eh ! bien, je vais vous le dire, car ilest bon que vous soyez édifiée sur son compte.

» Il était caissier dans une maison debanque et il abusait de la confiance de son patron qui, hier, adécouvert ses malversations et l’a chassé, séance tenante.

– Vous mentez ! s’écria madame dePommeuse ; ce jeune homme est incapable de commettre uneindélicatesse.

– Vous le connaissez donc bien pourrépondre de sa probité ? ricana Tévenec. Je croyais que vousl’aviez vu pour la première fois, samedi dernier.

– Je connais sa sœur, et je sais que leurpère était un honnête homme.

– Et vous vous dites : tel père, telfils. Vous avez pourtant d’excellentes raisons de penser que leproverbe est faux, car vous ne ressemblez guère à feu Grelin.

» D’ailleurs, les faits sont là… je vousrépète que ce Croze a été chassé, hier, par M. SylvainMaubert, banquier, rue des Petites-Écuries, qui avait eu le tort delui confier sa caisse et qui s’est aperçu que ce joli monsieur levolait. Je puis l’affirmer… j’y étais…

– Comment ?… vous yétiez ?…

– Mon Dieu, oui. J’ai un compte courantchez Maubert, qui est un de mes plus anciens amis et je suis alléle voir, hier, pour retirer des fonds. Je l’ai trouvé dans un étatd’agitation indescriptible. Il venait de signifier à ce drôle qu’ille congédiait et comme c’est un brave homme, il était encore toutému de la scène qui s’était passée dans son cabinet. Du reste, ilne poursuivra pas. Il se contentera d’envoyer M. Croze sefaire pendre ailleurs. Il a bien de la bonté. Moi, j’aurais portéplainte.

– Oh ! je n’en doute pas, ditamèrement la comtesse. Et pourtant, vous qui avez fait fortune pardes moyens inavouables, vous devriez être indulgent pour les fautesdes autres.

– Je vous rétorque l’argument. Ce n’estpas à vous de me reprocher d’avoir fraudé l’octroi, puisque depuisque vous êtes au monde, vous vivez des bénéfices de cetteopération… irrégulière. Et puis, frauder la ville de Paris, cen’est pas voler et votre préféré a bel et bien volé son patron.

– Assez, monsieur !… Je ne sais passi M. Croze est coupable, mais il ne me convient pas de vousentendre davantage.

– En d’autres termes, vous me mettez à laporte. Très bien ! je m’en vais et je ne reviendrai plus. Vousvoilà livrée à vous-même. Tâchez de bien mener votre barque… Jevous ai signalé les écueils… Si vous naufragez, rappelez-vous queje vous ai avertie.

Sur cette conclusion, M. Tévenec prit sonchapeau et tourna les talons, sans ajouter un seul mot ; pasmême une simple formule de politesse.

La rupture était complète et définitive.Madame de Pommeuse, qui l’avait désirée, ne la regrettait pas, maiselle restait sous le coup des révélations que ce misérable ne luiavait pas ménagées.

Tout l’accablait à la fois. Elle venaitd’apprendre en même temps que son père avait été un malhonnêtehomme, qu’elle courait grand risque d’être appelée et interrogéepar le juge qui instruisait l’affaire du pavillon et que LucienCroze avait commis un honteux abus de confiance.

Et de ces trois malheurs, c’était le dernierqui l’affectait le plus.

Elle soupçonnait depuis longtemps quel’origine de la fortune paternelle n’était pas irréprochable. Lesaveux de l’ancien associé de M. Grelin n’avaient fait quechanger ses soupçons en certitude. Elle s’y attendait.

Elle avait prévu aussi qu’elle pourrait êtrecitée par le juge d’instruction, non pas à propos du crime – de cecôté, elle se croyait à l’abri, – mais pour renseigner la justicesur le propriétaire actuel du pavillon, et elle était prête àrépondre qu’elle ne savait pas à qui son père l’avait vendu.

Mais elle ne s’attendait pas à apprendre queLucien était un voleur, ce Lucien qui avait touché son cœur etqu’elle aurait voulu épouser.

Elle se refusait encore à croire qu’il se fûtdéshonoré pour de l’argent, ce fier garçon qui n’osait pasprétendre à la main d’une femme plus riche que lui.

Cependant, Tévenec précisait le fait, et simal intentionné qu’il fût, il n’aurait pas osé inventer unehistoire dont l’exactitude était facile à vérifier.

Restait à savoir si l’accusation était fondéeet la comtesse en doutait.

Ce banquier, ami intime du susdit Tévenec, luiétait suspect. Ils avaient pu s’entendre tous les deux pour perdreLucien Croze dans l’esprit de madame de Pommeuse. Mais commentprouver cela ? Comment réhabiliter leur victime ? Ilreste toujours quelque chose d’une calomnie, a écrit Beaumarchaisqui connaissait bien les hommes, et la pauvre Octavie désespéraitde relever jamais la réputation ternie du frère d’Odette, sa chèreprotégée.

Un autre danger la menaçait. Son frère, àelle, était encore à Paris, affirmait l’affreux Tévenec, ce frèrequi lui avait juré de quitter la France, immédiatement, avec lasomme qu’elle lui avait remise ; ce frère, cause première desterribles embarras dont le point de départ était le rendez-vousdonné au pavillon du boulevard Bessières.

Que faisait-il dans une ville où il pouvaitêtre arrêté, d’un instant à l’autre ? Allait-il reparaîtrechez sa sœur et tenter encore une fois de lui soutirer del’argent ?

La comtesse devait s’attendre à tout de lapart de ce déclassé sans honneur et sans foi.

S’il tombait entre les mains de la police quin’avait point oublié ses anciens méfaits, il était homme à trahirle secret des coupables agissements de son père qu’il avait tout aumoins connus, s’il n’y avait pas pris part, et à déshonorer sasœur, par contrecoup.

Et ces catastrophes suspendues sur sa tête,madame de Pommeuse ne pouvait rien pour les prévenir.

Chercher son frère, c’eût été s’exposer à lesprécipiter, en mettant sur la trace de ce malheureux les gensintéressés à la surveiller, à épier ses démarches, et ceux-làétaient en nombre. Il y avait les policiers et il y avait lesassassins.

Elle ne pouvait qu’attendre les événements etse résigner d’avance à les subir. Aussi ne s’arrêta-t-elle paslongtemps à envisager ce côté inquiétant de sa situation.

La comtesse avait à prendre un parti sur desquestions encore plus graves, et elle le prit sur-le-champ.

Elle venait de sacrifier, sans hésiter, laplus grosse partie de ses revenus, tirés d’une source impure. Il nelui en coûterait pas beaucoup plus de renoncer à jouir d’unefortune mal acquise et elle résolut de ne pas la garder.

C’était peut-être pousser trop loin lescrupule, mais dans le cœur de cette fille d’un malandrin parvenu,il n’y avait que de nobles sentiments. Pour elle, l’argent n’étaitrien et l’honneur était tout.

Tévenec raillait, quand il lui conseillaitd’abandonner aux pauvres tout ce qu’elle possédait. Elle avait prisau sérieux cet avis ironique et elle était décidée à le suivre.

Ce généreux projet n’était pas très facile àexécuter.

On lègue, en mourant, sa fortune aux hôpitauxet nul ne s’en étonne, mais on ne se dépouille guère, de sonvivant, que pour entrer en religion et, hormis ce cas assez rare,c’est un acte que le monde prend volontiers pour un acte defolie.

Or, madame de Pommeuse ne songeait point à sejeter dans un couvent pour y finir ses jours. Elle était croyante,mais elle n’était pas encore assez détachée de la terre pour neplus penser qu’au ciel.

Comment pourrait-elle motiver l’étrangerésolution de passer subitement de son hôtel à une mansarde, defermer son salon, de renvoyer ses domestiques et de vivre comme uneindigente.

On ne manquerait pas d’expliquer par dessuppositions malveillantes ce brusque changement d’existence. Elleaurait beau dire qu’elle était ruinée, personne ne la croirait, cartout le monde savait qu’elle ne jouait pas à la Bourse et qu’ellene faisait pas de dépenses exagérées. Et faute de comprendre, onfinirait par imaginer qu’elle avait quelque vice caché – uneliaison par exemple, avec un homme de bas étage quil’exploitait.

Et elle devrait encore s’estimer trop heureusesi on ne découvrait pas la triste vérité, qui était que l’héritagede son père pesait sur sa conscience.

Le moment eût été d’ailleurs très mal choisipour mettre en pratique ses idées de renoncement.

Depuis la découverte d’un cadavre dans lefossé des fortifications, la police cherchait les assassins. Ellene tarderait pas à apprendre, si elle ne le savait déjà, que lepavillon où on supposait que le crime avait été commis appartenaitautrefois au père de madame de Pommeuse et la disparition soudainede cette comtesse ne manquerait pas d’attirer son attention. C’estson état d’être curieuse et d’avoir l’œil à tout. Elle sedemanderait pourquoi cette étoile du grand monde s’éclipsait tout àcoup et elle arriverait peut-être à découvrir la cause secrète dece phénomène assez rare sur l’horizon parisien.

Mieux valait donc différer le sacrifice :attendre pour l’accomplir que la procédure criminelle eût pris fin,soit par la condamnation des coupables, soit par une ordonnance denon-lieu, et que le silence se fût fait sur cette affaire.

Ce ne serait probablement pas très long, carla marée de l’oubli monte vite à Paris, et dans un an comme danssix mois, il serait encore temps pour l’héroïque Octavie de sevouer à la solitude et à la pauvreté.

Elle n’aurait pas beaucoup plus de reproches àse faire pour avoir continué à vivre de la même vie, jusqu’au jouroù elle pourrait se retirer sans trop d’éclat, après avoir préparéla transition en restreignant peu à peu ses relations.

Sans se l’avouer à elle-même, elle rêvaitencore de se marier, à ce moment-là, avec Lucien Croze, qui l’avaittrouvée trop riche et qui ne refuserait peut-être pas d’épouser unefemme aussi pauvre que lui ; mais avant que ce rêve devînt uneréalité, il fallait d’abord qu’elle eût la certitude que Lucienétait innocent. Et le meilleur moyen de s’en assurer, c’était de lelui demander à lui-même.

La démarche serait hardie, mais la comtessen’en était plus à se préoccuper des convenances.

Dans les grandes crises de la vie, quand on adu cœur, on va droit au but.

Elle aimait Lucien ; elle ne pouvait pasle condamner sans l’entendre ou du moins sans interroger sa sœur,qui devait savoir à quoi s’en tenir. Et rien ne s’opposait à cequ’elle allât voir cette sœur qu’elle recevait chez elle.

Odette habitait avec son frère, mais elle nerefuserait pas d’accorder à sa protectrice un entretien particulieret elle lui dirait certainement la vérité.

Madame de Pommeuse ne s’attarda point àréfléchir. Elle monta au premier étage et s’habilla sans l’aide desa femme de chambre, rapidement, simplement et tout en noir, commeelle l’était le matin où Maxime de Chalandrey l’avait recueillierue du Rocher.

C’était la tenue qu’elle avait adoptée pourses tournées de charité, et elle n’oublia pas la voilette épaissequi, en masquant son visage, l’abritait contre l’indiscrétion despassants.

La comtesse aimait à se cacher pour faire lebien, et lorsqu’elle allait voir ses pauvres, c’était toujours àpied ou en voiture de place, tout au rebours de certaines grandesdames qui font stationner leur équipage devant la porte d’un logismisérable, à seule fin que personne n’ignore leurs charités.

Et, ce jour-là, pour se transporter chezmademoiselle Croze, Octavie n’eut garde de déroger à ses habitudes.Elle sortit presque furtivement de son hôtel et marcha jusqu’à laplace de l’Étoile, où elle prit un fiacre à la station.

Pour aller de l’entrée de l’avenue desChamps-Élysées à la rue des Dames, à Batignolles, on peut suivredes chemins différents.

Le cocher qui conduisait madame de Pommeusepassa par l’avenue de Friedland, la rue de Monceau, la rue deLisbonne, remonta un instant le boulevard Malesherbes et enfila larue de Naples.

Cet itinéraire n’était pas le plus direct,mais il y a des cochers fantaisistes.

La rue de Naples rappela à la comtesse lesouvenir de sa première aventure et dès qu’elle aperçut la maisonoù demeurait Maxime, l’idée lui vint de demander siM. de Chalandrey était chez lui, et s’il y était, de levoir avant de voir Odette.

Elle avait du bon cette idée, car Maxime deChalandrey était peut-être informé de la mésaventure de son ami,et, s’il la connaissait, il pourrait renseigner préalablementmadame de Pommeuse, qui avait réfléchi en route et qui commençait às’effrayer un peu de la visite qu’elle allait faire rue desDames.

Elle se disait que si, par impossible, Lucienétait coupable, mieux vaudrait éviter une pénible entrevue avec sasœur, et que si, au contraire, comme elle l’espérait bien,l’affreux Tévenec avait menti, Maxime ne refuserait pas de veniravec elle chez Odette.

La comtesse n’avait pas revu Maxime depuisqu’ils avaient échangé des confidences devant la Morgue, mais ellecomptait absolument sur lui et elle n’éprouvait plus aucun embarrasà se risquer seule dans cette garçonnière où quelques joursauparavant, un matin, elle avait énergiquement refusé d’entrer.

C’est que la situation n’était plus la même.Les femmes comme Octavie ne redoutent le tête-à-tête qu’avecl’homme qu’elles aiment et qui les aime. Maxime, amoureux d’Odette,ne lui faisait plus peur.

Elle fit arrêter le cocher et elledescendit.

La rue de Naples est peu fréquentée et on n’yvoit guère que des maisons bourgeoises ou des habitationsparticulières.

Il y avait cependant, faisant vis-à-vis àl’hôtel de Chalandrey, un café borgne – un cafeton, commeon dit en Provence ; un caboulot, disent lesParisiens – un de ces établissements mixtes, moitié cabarets,moitié restaurants, où on sert à manger aux consommateurs peudifficiles, et à boire à tout venant.

Derrière la devanture vitrée, figurait, enguise d’enseigne, un saladier plein de pruneaux cuits dans un jusdouteux et, à travers les vitres dépourvues de rideaux, on pouvaitvoir deux hommes de piètre mine attablés à une partie dedominos.

Du même côté de la rue, un peu plus loin,stationnait un fiacre attelé de deux chevaux qui mangeaienttranquillement leur avoine, en l’absence du cocher, lequel étaitprobablement allé se rafraîchir, en attendant le retour d’unmonsieur en visite.

La comtesse n’ayant aucune raison de se méfierdes habitués du bouge, sonna hardiment à la porte de l’hôtel.

Le valet de chambre qui vint lui ouvrir luidit que son maître n’y était pas. Il ajouta même queM. de Chalandrey ne rentrerait qu’à l’heure du dîner,s’il rentrait.

Madame de Pommeuse, qui connaissait bien lesdomestiques, vit tout de suite que celui-là disait la vérité. Iln’aurait pas répondu si nettement, s’il eût menti pour obéir à unordre donné par Maxime.

Elle n’insista pas et elle remonta en voituresans remarquer qu’un des joueurs de dominos était sorti de la salledu café et se tenait planté sur le trottoir, le nez au vent et lapipe aux dents.

Il était sans doute écrit que la comtesse nefranchirait jamais le seuil de l’hôtel de Chalandrey et il ne luirestait plus qu’à se remettre en route.

Elle se consola de sa déconvenue en se disantqu’après tout, elle pouvait se passer de son aide pour abordermademoiselle Croze qu’elle espérait bien trouver seule.

Lucien, congédié la veille par son patron,devait être en quête d’une autre place et sans doute courait laville pour en trouver une. Madame de Pommeuse aurait tout le tempsde confesser la sœur, avant que le frère revînt de ce voyage à larecherche d’un emploi.

La rue des Dames n’est pas loin de la rue deNaples et le trajet prit bientôt fin.

En descendant de son fiacre, Octavie fut unpeu surprise de voir entr’ouverte la porte de la maisonnette dontsa protégée lui avait indiqué le numéro.

Odette n’avait à son service qu’une bonne etquand cette bonne n’était pas là, Odette, n’ayant rien à craindredes voleurs, ne s’enfermait pas, afin d’éviter d’être obligée dedescendre si on sonnait.

Octavie entra, traversa un corridor quiaboutissait au jardin où il n’y avait personne, puis, revenant surses pas, elle monta l’escalier, jusqu’au deuxième étage.

Là, elle crut entendre la voix de mademoiselleCroze et après avoir relevé le coin d’une portière en tapisserie,elle la vit assise au fond de son atelier, devant un chevalet, àcôté duquel posait un monsieur dont elle n’apercevait que ledos.

La comtesse pensa que la jeune filletravaillait à un portrait commandé, et comme elle ne tenait pas àse rencontrer avec un étranger, elle allait se retirer quand Odettel’aperçut et s’exclama. Le modèle se retourna vivement et lemodèle, c’était Maxime de Chalandrey.

La comtesse ne s’attendait guère à le trouverlà, mais elle n’en fut pas fâchée, puisqu’elle le cherchait. Mieuxvalait même que l’explication eût lieu en présence de la sœur deLucien.

Le hasard avait donc bien arrangé les choseset tout le monde était content, car Odette et Maxime nesouhaitaient rien tant que de mettre madame de Pommeuse au courantde leur nouvelle situation d’amoureux déclarés.

Ce fut, pendant les premiers instants de cetteheureuse réunion, un concert de félicitations réciproques.

La parole revenait de droit à Maxime pourannoncer ses récentes fiançailles ; seulement, il ne savaitpar où commencer, et, pendant qu’il préparait son exorde, lacomtesse, en les voyant si joyeux, se laissait aller à croire qu’iln’y avait pas un mot de vrai dans cette malveillante histoireracontée par M. Tévenec.

Maxime se décida enfin à lancer exabrupto la grande nouvelle. Il prit à témoin de la sincéritédes serments qu’il avait échangés, Odette, qui lui donnachaleureusement la réplique, et il termina en remerciant lacomtesse de leur avoir porté bonheur.

La pauvre Octavie n’était guère en situationde porter bonheur à quelqu’un, à moins que ce ne fût par un effetde la loi des contrastes, et les larmes lui vinrent aux yeux enpensant aux chagrins qui l’accablaient.

Elle eut pourtant le courage d’embrasserOdette qui rayonnait de joie, parce qu’elle voyait bien maintenantque la lettre anonyme qu’elle avait reçue calomniait Maxime enl’accusant de faire la cour à madame de Pommeuse.

S’il avait eu l’intention de l’épouser ou mêmed’en faire sa maîtresse, il n’aurait pas profité avec tantd’empressement de la première occasion qui s’était présentée de luiannoncer qu’il venait de se fiancer à mademoiselle Croze.

La comtesse était moins sûre que sa protégéede se marier à son gré, et le moment était venu pour elle d’aborderla question qui l’amenait rue des Dames.

– Votre frère doit être bien heureux,dit-elle pour en arriver par une voie détournée à savoir ce qu’ellen’osait pas demander de but en blanc.

La figure d’Odette se rembrunit et ellerépondit en secouant la tête :

– Il le serait complètement, s’il n’avaitpas perdu sa place.

– C’est donc vrai ! murmura lacomtesse. Le banquier qui l’employait l’a renvoyé.

– Vous savez cela ! s’écriaChalandrey.

– On vient de me l’apprendre.

– Qui donc a pu ?…

– Pourquoi vous cacherais-je que c’estM. Tévenec ?

– J’aurais dû m’en douter. Ah ! lemisérable !… que vous a-t-il dit ?

– J’ose à peine vous le répéter.

– Je le devine, moi ! ce qu’il vousa dit… Il vous a dit que ce Sylvain Maubert, son digne ami,accusait Lucien d’avoir détourné des fonds de la caisse… c’est uninfâme mensonge… Lucien a eu tort de ne pas souffleter cet homme…mais je m’en charge. Quant au sieur Tévenec…

– Je viens de rompre toutes mes relationsavec lui, interrompit madame de Pommeuse.

– Permettez-moi, madame, de vous direqu’il était temps. Ce drôle aurait fini par vous compromettre. Ici,je ne puis m’expliquer davantage, mais si vous voulez bien me fairel’honneur de me recevoir demain chez vous…

Maxime n’acheva pas sa phrase. Lucien Crozeentrait dans l’atelier et n’en pouvait croire ses yeux en voyant lacomtesse, la main appuyée sur l’épaule d’Odette qui pleurait, etChalandrey gesticulant avec animation.

L’arrivée de Lucien complétait le tableau.

Il était très pâle et il salua gauchementmadame de Pommeuse, presque aussi gênée que lui.

Évidemment, il se demandait pourquoi elleétait venue et il se doutait qu’elle avait entendu parler de samésaventure.

Maxime se chargea de le renseigner.

– Eh ! bien, lui demanda-t-ilbrusquement. As-tu trouvé ?

– Rien, murmura Lucien. J’ai été éconduitpartout… parce que partout on m’a posé la même question. On veutsavoir pour quel motif j’ai quitté la maison de banque où jetravaillais depuis si longtemps.

– À ta place, moi je l’aurais dit… etj’aurais ajouté que M. Maubert est un coquin qui t’a renvoyépour être agréable à un autre coquin avec lequel il doit brasserdes affaires véreuses. Tu devrais le mettre au défi de porterplainte contre toi… il s’en gardera bien, car il lui faudraitprouver que tu as pris de l’argent dans la caisse et il n’yparviendrait pas. Ne m’as-tu pas dit qu’il était seul quand il l’avérifié ?

– Oui… il en avait la clé et ilconnaissait le mot. Il a prétendu qu’il manquait vingt millefrancs.

– S’ils manquaient, c’est qu’il les apris. Il s’est volé lui-même… ou plutôt il a fait semblant de sevoler.

» Vous entendez madame ? demandatout à coup Maxime en s’adressant à la comtesse.

– Parfaitement, dit-elle d’un tonferme.

– Et vous ne croyez plus à l’indigneaccusation que cet homme a osé porter contre notre ami ?

– Je n’y ai jamais cru… et maintenant jesuis certaine que cette accusation est fausse.

En parlant ainsi, madame de Pommeuse tendit samain à Lucien qui, n’osant pas la baiser, la serra aveceffusion.

– Moi aussi, reprit-elle, j’ai étécalomniée et je comprends combien vous devez souffrir. Laissez-moivous jurer que vous n’avez rien perdu de mon estime… ni de monamitié.

Ses regards disaient assez qu’elle employaitle mot : amitié, pour un autre, plus expressif et plus tendre,qu’elle avait sur les lèvres.

Et elle ajouta :

– Voulez-vous que nous nous unissionscontre vos ennemis, qui sont aussi les miens… les ennemis de votresœur, les ennemis de M. Chalandrey ?

Lucien n’eut pas le temps de répondre. Labonne, qui venait de rentrer à la maison, écarta le rideau et ditd’un air effaré :

– Mademoiselle, il y a en bas un homme…non, un monsieur qui demande à voir M. de Chalandrey. Jelui ai répondu que je ne connaissais pas ce nom-là… que c’était icichez M. Croze… Il veut monter tout de même…

– Dites-lui de vous remettre sacarte ; interrompit Maxime, ou plutôt… non… j’y vais…

– Il prétend aussi qu’il est arrivé iciune dame et qu’il a besoin de lui parler… une dame en noir…

Ce signalement ne pouvait s’appliquer qu’à lacomtesse. Elle pâlit : Chalandrey fronça le sourcil ; lefrère et la sœur échangèrent un regard inquiet.

– Et j’ai bien vu qu’il ne s’en ira passans monter, reprit la bonne ; à moins que monsieur et madamene descendent. Il attend dans le vestibule… et il n’est pas seul…il en a amené un autre… mais celui-là n’est pas un monsieur…

– Ah ! décidément, il faut en finir,s’écria Maxime, et puisque cet individu a affaire à moi, c’est àmoi de le mettre à la porte.

– N’y allez pas, supplia mademoiselleCroze, qui voyait déjà son fiancé aux prises avec desmalfaiteurs.

– Ce n’est plus la peine, dit laservante ; j’entends leurs pas dans l’escalier.

– Nous serons deux pour les recevoir,appuya Lucien Croze en se rapprochant de son ami qui avait faitquelques pas vers la porte.

Odette et la comtesse ne bougèrent pas, maiselles se serrèrent l’une contre l’autre. Elles avaient lepressentiment qu’un danger les menaçait. La comtesse surtout.

La bonne, médiocrement rassurée, battit enretraite. En sortant à reculons, elle tomba presque dans les brasd’un homme qui arrivait, et qui lui fit une telle peur qu’elles’enfuit en le bousculant et ne s’arrêta qu’au bas del’escalier.

L’homme qui avait reçu le choc se remitd’aplomb, s’avança, après avoir laissé retomber le rideau detapisserie, et Chalandrey reconnut la malplaisante figure deM. Pigache.

Ni Lucien Croze, ni sa sœur, ni la comtessen’avaient jamais vu le sous-chef de la sûreté et l’apparition de cepersonnage les effraya moins qu’elle ne les étonna.

Maxime éclata :

– Que venez-vous faire ici,Monsieur ? demanda-t-il du ton le plus agressif. Vos fonctionsvous donnent peut-être le droit de me surveiller. Elles ne vousdonnent pas le droit d’entrer de force chez mes amis… Ces damesn’ont rien à démêler avec vous.

– En êtes-vous bien sûr ? répliquafroidement Pigache.

– Qu’osez-vous dire ?

– Ne le prenez pas de si haut et veuillezm’écouter. C’est à vous que je m’adresse et je vous somme de merépondre, au lieu de m’interpeller comme vous le faites.

» Pour commencer, nommez-moi lespersonnes présentes.

Chalandrey ne pouvait pas refuser.

– Voici M. Lucien Croze, dit-ilrageusement ; mademoiselle est sa sœur, artiste peintre… vousvoyez qu’elle fait mon portrait.

Le policier ne broncha pas. Évidemment, iln’avait pas reçu de plainte contre le jeune caissier deM. Maubert.

Il reprit en regardant Octavie qui commençaità perdre contenance :

– Et madame ?

– Madame est la comtesse de Pommeuse.

Ce nom aristocratique ne parut pas intimiderM. Pigache qui tira de la poche de sa redingote un carnet etse mit à le feuilleter rapidement.

– Avenue Marceau, dit-il, après avoirtrouvé la note qu’il cherchait. Madame est veuve.

– Allez-vous lui faire subir uninterrogatoire ? s’écria Maxime, furieux.

– Je viens la prier de me renseigner surdes faits qui n’ont pas été suffisamment éclaircis, hier, quand jevous ai interrogé. Depuis combien de temps connaissez-vousmadame ?

– Depuis… depuis toujours… Madame dePommeuse a un salon… elle me fait l’honneur de m’y recevoir…

– Alors, vous la connaissiez déjà,lorsque vous l’avez rencontrée l’autre jour. Hier, vous m’avez ditle contraire.

– Je ne comprends pas. De quellerencontre parlez-vous ?

– De celle que vous avez faite, rue duRocher, un matin où vous passiez en voiture. Vous ne l’avez pasoubliée, je suppose, ni les suites qu’elle a eues.

– Rue… du Rocher ? je comprends demoins en moins.

La comtesse se sentait mourir. Elle comprenaittrès bien et elle se figurait que Maxime avait tout raconté à cepolicier.

Maxime qui comprenait aussi, quoiqu’il fîtl’étonné, regrettait amèrement de ne pas l’avoir informée de ce quis’était passé la veille, au pavillon ; car il voyait bien queM. Pigache allait la questionner et qu’en lui répondant, elleallait lui en dire plus qu’il n’en savait.

Odette s’étonnait que son fiancé ne lui eûtpas parlé de cette rencontre et le souvenir de la lettre anonymelui revenait à l’esprit.

Lucien était le seul qui ne comprît rien dutout à ce qu’il entendait. Il n’avait jamais vu le sous-chef de lasûreté et il ignorait complètement les aventures de son amiChalandrey. Il se rappelait bien l’avoir trouvé par hasard, aprèsl’avoir longtemps perdu de vue, dans cette rue du Rocher, dont ilétait question, mais ce souvenir ne l’éclairait pas sur lasituation.

M. Pigache ne tarda pas à lerenseigner.

– Vous n’allez pas, je suppose, nieraujourd’hui ce que vous avez avoué hier, dit-il sévèrement.

Maxime baissa la tête. Il s’apercevait qu’ils’était enferré, et il ne savait comment se tirer de là.

– Vous avez avoué devant témoins, repritle policier, et notamment devant M. d’Argental, votre oncle.Seulement, vous n’avez pas dit toute la vérité. J’ai accepté votredéposition pour ce qu’elle valait et je vous ai laissé partir,parce que je me réservais d’en contrôler l’exactitude… par lesmoyens dont je dispose.

– C’est-à-dire en me faisantespionner.

– Je vous invite dans votre intérêt àprendre un autre ton. Mon devoir est de vous soumettre à unesurveillance et je n’y ai pas manqué. J’ai placé des agents devantla porte de l’hôtel que vous habitez, rue de Naples afin de savoirqui vous receviez. Ils ont vu arriver madame, ils l’ont suiviejusqu’ici et ils sont venus m’avertir qu’elle y était.

» Vous voyez que je joue cartes surtable.

– Que vos agents m’aient suivi, moi, jeme l’expliquerais, mais suivre madame, par ce seul motif qu’elleest venue me voir !… c’est trop fort, s’écriaChalandrey ?

– Pas pour ce seul motif, réponditfroidement Pigache. C’est madame que vous avez accompagnée envoiture jusqu’à la porte de Clichy… madame que vous avez affirmé nepas connaître et que vous déclarez maintenant avoirtoujours connue… toujours !… c’est le motdont vous venez de vous servir.

– J’ai dit ce que j’ai voulu… mais jevous répète que ce n’est pas elle qui est montée dans le fiacre oùj’étais, dit Maxime avec impatience.

Il n’avait rien trouvé de mieux que depersister à mentir et il ne s’apercevait pas que la comtesse étaittout près de défaillir.

– Regardez donc madame, ricana lepolicier. Elle ne serait pas si troublée si elle n’avait pas faitle voyage avec vous.

» Il vous en coûte de la compromettre… jeconçois cela… et pour vous mettre à l’aise, je vaisl’interroger.

» Parlez, madame. N’est-il pas vrai quel’autre jour, vous aviez prié M. de Chalandrey de vousvoiturer jusqu’aux fortifications ?

Madame de Pommeuse n’aurait peut-être pashésité à répondre affirmativement, si elle eût su jusqu’à quelpoint le sous-chef de la sûreté était informé.

Elle devinait à peu près que, dans descirconstances qu’elle ne connaissait pas, Maxime avait été forcé deconvenir qu’une femme lui avait demandé de la conduire au boulevardBessières. Mais Maxime n’avait-il dit que cela ? Elle endoutait ; et dans le doute, elle préférait se taire, surtouten présence de Lucien Croze et de sa sœur.

Elle maudissait la fatalité qui avait amené lepolicier dans cette maison où elle ne pouvait pas lui répondrefranchement, sans mettre en défiance l’homme qu’elle aimait.

– Non, monsieur, balbutia-t-elle ;ce n’est pas moi.

– Alors, décidément, vous aussi, vousniez l’évidence ? dit M. Pigache. Vous avez grand tort,madame, et je vais vous montrer que vous avez tort.

Puis, élevant la voix, il appela :

– Piquet ! entrez, monbrave !

L’appel fut entendu. Une grosse main soulevala portière en tapisserie et un homme entra, le chapeau à la main,un homme que Chalandrey reconnut tout de suite et que la comtessese rappela avoir vu, un quart d’heure auparavant, sur le trottoirde la rue de Naples.

Cet homme, c’était le cocher qui, la veille, àl’angle du pavillon, s’était trouvé nez à nez avec le voyageurqu’il avait pris sur le boulevard, tout près de la place del’Opéra.

– Racontez-nous comment vous êtes ici,lui dit Pigache.

– Pour lors, commença le nommé Piquet,j’étais en faction, depuis ce matin, dans le café qui est en facede la maison de monsieur, quand j’ai vu madame débarquer devant laporte. Je ne pouvais pas me tromper, vu qu’elle est habillée commel’autre fois. J’avais là une voiture à deux canassons quimangeaient l’avoine. Je n’ai pris que le temps de les brider… votreagent m’a aidé…

– Et vous êtes arrivés tous les deux ruedes Dames. Là mon agent, qui avait mes instructions, vous acommandé de rester sur votre siège, pendant qu’il venait mechercher au commissariat du quartier Monceau. Vous avez bienmanœuvré et j’en ferai mon rapport à l’administration.

– Merci, mon commissaire… C’estégal ! J’aurais voulu que ça durât plus longtemps… Rien àfaire que d’ouvrir l’œil et ma journée payée au maximum !… çam’allait, c’te position-là, et si j’avais été un pas grand chose,j’aurais pas fait semblant de reconnaître la dame… mais on a de laconscience ou on n’en a pas… et j’en ai, moi, je m’en vante.

– Alors, vous êtes certain que c’estmadame qui est descendue de votre fiacre sur le chemin deronde ? Vous m’avez cependant dit, hier, que vous n’aviez pasvu sa figure.

– Ça c’est vrai. Mais j’ai bien remarquésa taille, sa tournure et sa toilette… et je lèverais la main quec’est elle.

– Que dites-vous de cela, madame ?demanda Pigache en regardant fixement la comtesse qui se soutenaità peine.

Maxime jugea que le moment était venud’intervenir pour empêcher la pauvre femme de se perdre tout àfait.

– N’interrogez pas madame de Pommeuse,dit-il vivement. Je vais vous répondre pour elle… et je commencepar convenir que c’est à elle que j’ai rendu service, l’autrejour…

– L’aveu est un peu tardif.

– Je le lui ai rendu sans la connaître…C’est seulement quelques jours après que j’ai su à qui j’avais eu àfaire…

– Mais vous le saviez déjà lorsque jevous ai questionné, hier ?

– Oui, monsieur, et j’ai affirmé lecontraire. Il est des cas où le devoir d’un galant homme est dementir. Je me serais coupé la langue plutôt que de compromettremadame de Pommeuse qui avait eu confiance en moi, puisque, un peuplus tard, à une soirée qu’elle donnait, elle m’a remercié del’avoir accompagnée dans ce voyage… rien ne l’obligeait à me fairecette confidence et elle s’en serait bien gardée, si elle avait euquelque chose à se reprocher… Mais madame de Pommeuse est aussiétrangère que moi au crime du pavillon.

– Alors, rien ne l’empêche de m’apprendrece qu’elle allait faire dans ce quartier excentrique à huit heuresdu matin.

– Rien ne l’y force. Je ne le lui ai pasdemandé, répliqua Maxime, qui s’obstinait à répondre pour lacomtesse, et qui ne répondait pas très habilement.

– Vous, monsieur, vous n’êtes pascommissaire de police, et j’admets que vous respectiez les secretsd’une femme. Je ne suis pas tenu à la même réserve. Mon devoir, àmoi, c’est de m’enquérir et je fais mon devoir en invitant madame às’expliquer nettement.

La comtesse, qui pâlissait de plus en plus, setut.

– Est-ce la présence de ce cocher quivous gêne ? demanda M. Pigache. Je n’ai plus besoin delui, puisqu’il vous a reconnue.

» Sortez, Piquet, et allez m’attendredans la rue.

Piquet ne se fit pas prier pour disparaître.Il aimait beaucoup mieux fumer sa pipe en plein air que d’assisterà un interrogatoire qui ne l’intéressait pas du tout.

– Maintenant, reprit le sous-chef de lasûreté, vous pouvez parler, madame. Vous êtes ici chez des amis etvous savez par expérience que M. de Chalandrey est leplus discret des hommes. Vous n’avez donc rien à craindre en disantla vérité… et j’ajoute, pour vous mettre à l’aise, qu’il me semblepeu probable que vous ayez participé au crime dont je cherche lesauteurs.

» Mais vous comprenez vous-même que, sivous persistiez à garder le silence, je finirais par voussoupçonner.

– Vous pourriez tout aussi bien mesoupçonner, interrompit Chalandrey ; moi aussi, je suis allé,le jour du crime, au boulevard Bessières.

– Ce n’est pas du tout la même chose.Vous n’y seriez pas allé, si madame ne vous avait pas proposé del’y conduire. Et, si elle s’est adressée à vous qu’elle neconnaissait pas, à ce moment-là, c’est qu’elle avait un intérêtmajeur à s’y rendre… à heure fixe… et j’en conclus naturellementque quelqu’un l’y attendait.

» Vous-même, monsieur, vous m’avez dit,hier, que vous aviez pensé que la personne qui vous avait quitté, àla porte de Clichy, en vous défendant de la suivre, allait à unrendez-vous.

– Je n’ai pas dit cela ! s’écriaMaxime, d’autant plus vexé que c’était vrai.

– Pardon ! reprit M. Pigache,sans s’émouvoir, vous l’avez dit, devant témoins… devant votreoncle, qui l’attesterait, au besoin. Vous avez même précisé enajoutant que cette dame allait sans doute à un rendez-vous donnépar un amant.

– Vous m’assommiez de questions. J’y aicoupé court en vous répondant la première bêtise qui m’a passé parla tête.

– Mais, non. C’était l’explication laplus naturelle du voyage matinal de madame… et si madame veut bienla confirmer, je m’en rapporterai volontiers à sa déclaration… àcondition toutefois qu’elle me fournira des preuves à l’appui…c’est-à-dire qu’elle me désignera la maison où elle est entrée etqu’elle me nommera la personne qu’elle allait voir… je serai obligéde vérifier si c’est exact, mais l’enquête sera faite discrètement…et il ne s’ensuivra aucun scandale.

La comtesse faisait peine à voir. Pour elle,c’était bien le comble du malheur d’être interrogée et pressée dela sorte en présence de Lucien Croze. Il allait croire qu’elleavait un amant et pour détourner d’elle cette honte, elle n’avaitqu’à dire la vérité. Mais la dire, c’était non seulement avouerqu’elle avait vu commettre le crime, mais encore signaler laprésence à Paris de son frère, condamné par contumace.

Et ce dernier danger l’effrayait plus que toutle reste. Le passé se dressait devant elle. Elle croyait déjàentendre les magistrats lui reprocher l’origine de sa fortune etlui jeter à la face les méfaits de son père. Lucien, qui ne savaitpas encore qu’elle allait renoncer à cette fortune mal acquise,Lucien ne voudrait plus d’elle, quand il saurait l’histoire decette famille Grelin dont elle était, pour son malheur.

Peu s’en fallût pourtant qu’elle n’avouâttout, au risque de mettre dans un mauvais cas Maxime de Chalandreyqui se trouverait, comme elle, convaincu de faux témoignage, sielle avouait.

Elle lisait sur la figure de Lucien lessoupçons qui le torturaient et elle aurait voulu lui crier :Non, je n’ai pas d’amant. Je n’aime et n’ai jamais aimé que toi.Écoute mes aveux et quand tu les auras entendus, tu me jugeras.

Mais elle eut l’heureuse idée de regarderMaxime dont les yeux semblaient lui dire : N’avouez pas. Je mecharge de rassurer Lucien.

Cette scène muette fut interrompue parM. Pigache qui prit la parole avec une douceur inattendue.

– Madame, dit-il, je comprends qu’il vousen coûte beaucoup de répondre à la question que je viens de vousposer… trop brutalement peut-être… et je veux bien ne pas insister.J’admets que vous avez de bonnes raisons pour vous taire. J’admetsmême que vous n’êtes absolument pour rien dans l’affaire criminellequi m’occupe. Vous admettrez bien aussi que je dois vous demandercertains renseignements dont j’ai besoin.

– Parlez, monsieur, murmura madame dePommeuse, très étonnée de ce changement de ton.

– C’est votre père, n’est-ce pas, qui afait bâtir le pavillon où le crime a été commis ?

– Oui… avant ma naissance, je crois… etil ne l’a jamais habité, que je sache.

– Cependant, vous y êtes allée… aveclui ?

– Il m’y a menée quelquefois, lorsquej’étais enfant.

– Mais il ne vous en a pas transmis lapropriété ?

– Non, monsieur. Il l’a vendu, avant samort.

– À qui l’a-t-il vendu ?

– Je ne l’ai jamais su.

– Votre père ne vous l’a pasdit ?

– Mon père ne me parlait jamais de sesaffaires.

– De sorte que vous ignorez de quellenature elles étaient.

– Complètement.

– C’est extraordinaire. Il a laissé unefortune considérable… dont vous ne connaissez pas l’origine…

– Il l’avait gagnée dans le commerce.

– Vous avez été mariée ?

– Oui, monsieur, et je suis veuve depuistrois ans.

– Votre mari, le comte de Pommeuse, estmort par accident.

– D’une chute de cheval… au bois deBoulogne.

– Et vous étiez mariée sous le régimedotal : sa mort n’a rien changé à votre situation.

Maxime, qui écoutait de toutes ses oreilles,se demandait où Pigache voulait en venir avec toutes ces questions,qui n’avaient qu’un rapport indirect avec le sujet principal del’interrogatoire, et Maxime soupçonnait le policier émérite depréparer quelque coup inattendu.

Il ne se trompait pas, car le sous-chef de lasûreté reprit d’un air assez indifférent :

– Vous n’êtes pas l’unique héritière deM. Grelin, négociant… vous avez un frère…

– Il la tient ! pensa Maxime.

– J’en avais un, balbutia la comtesse. Ila quitté la France…

– Mais vous l’avez connu.

– Oui… autrefois… et je ne sais pas cequ’il est devenu.

– Alors, depuis plusieurs années, vous nel’avez pas revu ?

– Non, monsieur.

– Très bien ! Je n’insiste pas. Lesfautes sont personnelles et vous n’êtes pas responsable de cellesqu’il a commises. Si je vous ai parlé de lui, c’est que, étantdonnés ses antécédents, je pouvais supposer qu’il n’était pasétranger à l’affaire du pavillon… Je m’étais figuré que votrepromenade matinale de l’autre jour n’avait pour but que d’allervoir ce frère… qui vous aurait écrit.

– Il a deviné, pensa Maxime.

– Mais, s’il en était ainsi, vous enconviendriez sans difficulté, car je ne vous reprocherais pas devous être rendue à l’appel de ce malheureux.

– Bon ! se dit Chalandrey, voilà lepiège. Il espère qu’elle va avouer, et, quand ce sera fait, il lamènera grand train.

– Vous vous taisez, continuaM. Pigache ; c’est que vous ne l’avez pas vu. Donc, dedeux choses l’une : ou vous êtes entrée dans l’anciennepropriété de votre père ; ou vous êtes allée rejoindrequelqu’un qui vous attendait… et dans ce dernier cas, vous feriezbien de vous confesser à moi… oh ! pas ici !… ce seraittrop pénible pour vous… à la Préfecture, dans mon cabinet… je suisdiscret par état, et vous ne risqueriez rien de me confier votresecret… je n’en abuserais pas, et dès que je saurais à quoi m’entenir, je vous laisserais en repos, car je n’aurais plus de motifpour m’occuper de vous.

Cette nouvelle invite aux aveux cachaitévidemment, comme les précédentes, une arrière-pensée, mais elleavait cela de rassurant, qu’elle exprimait l’intention du policierde ne pas insister pour obtenir ces aveux, séance tenante.

Chalandrey avait cru, un instant, que lapauvre comtesse ne rentrerait pas chez elle, ce soir-là, et quelui-même, il pourrait bien aller coucher au dépôt de laPréfecture.

Maintenant, il ne craignait plus ce fâcheuxdénouement d’une fatale entrevue et c’était beaucoup que de gagnerdu temps.

Avant qu’on interrogeât, derechef, madame dePommeuse, il pourrait la voir et s’entendre avec elle ; lamettre au courant de la situation et lui expliquer comment, lorsquele cocher l’avait reconnu, dans l’enclos du boulevard Bessières, ils’était trouvé forcé de dire une partie de la vérité, mais rienqu’une partie. Il la mettrait ainsi en garde contre les embûchesque la police ne manquerait pas de lui tendre.

Il pourrait aussi rassurer Odette, qui devaitdouter de son fiancé, depuis qu’elle assistait à cette scène où ilsemblait jouer un rôle équivoque.

La comtesse, plus morte que vive, persistait àne plus souffler mot, et, désespérant sans doute de rien tirerd’elle pour le moment, le sous-chef de la sûreté reprit d’un tondégagé :

– Du reste, madame, jusqu’à preuve ducontraire, je ne vous accuse pas d’avoir trempé dans l’abominableassassinat dont je recherche les auteurs. Je me renseigne, voilàtout, et je me renseignerai encore. Quand je tiendrai lescoupables, je vous mettrai en leur présence et nous verrons biens’ils vous reconnaissent.

La perspective de cette confrontation n’étaitpas pour rassurer madame de Pommeuse, et elle ne put s’empêcher defrissonner à la seule pensée de se retrouver face à face avec lesscélérats qui avaient tenu sa vie entre leurs mains et quil’avaient épargnée, après avoir fait d’elle leur complice.

Maxime, s’il eût été soumis à la même épreuve,n’aurait eu rien à craindre. Il avait vu les assassins, mais lesassassins ne l’avaient pas vu et n’auraient pas pu lereconnaître.

Et il ne s’effrayait pas trop de ce dangerpour la comtesse, car il se persuadait de plus en plus que lapolice ne les trouverait jamais, ces bandits insaisissables qui serassemblaient à certains jours pour commettre ou pour préparer descrimes et qui disparaissaient ensuite comme des fantômes.

– Je puis donc vous laisser libre,madame, continua M. Pigache. Je tenais absolument à vousinterroger. C’est fait et je sais maintenant sur vous ce que jevoulais savoir. Le reste me regarde. L’enquête va se poursuivre.Elle est en très bonne voie, et je suis en mesure d’affirmer quetout s’éclaircira très prochainement.

» En attendant, je me permets de vousdonner un conseil. Ne dirigez plus vos promenades du côté de laporte de Clichy. Une femme comme vous ne peut que se compromettreen fréquentant ce quartier mal habité.

Le policier souligna d’un sourire ironiquecette recommandation assez superflue et, s’adressant àMaxime :

– À vous, monsieur, je n’ai rien à dire,et je veux bien oublier que vous avez fait, hier, une dépositioninexacte. Je vous engage seulement à être prudent. Trop parlernuit ; trop se taire nuit aussi quelquefois. Il faut trouverun moyen terme.

Sur cette conclusion, le sous-chef de lasûreté salua très brièvement l’assistance et se retira.

Ce n’était pas une fausse sortie, car le bruitde ses pas se perdit bientôt dans l’escalier. On entendit bientôtla porte de la rue se refermer sur lui, et le roulement d’unevoiture qui s’éloignait, probablement celle que conduisait lecocher Piquet.

Les espions, grands ou petits, décampaient,et, certes, personne n’avait prévu que la désagréable visite dusieur Pigache finirait ainsi.

Après avoir intimidé et menacé tout le monde,il était devenu subitement tout sucre et tout miel. Il semblaitqu’il fût venu causer amicalement avec des gens qu’il n’avaitjamais soupçonnés.

Et pourtant, il laissait derrière luil’inquiétude et la défiance qu’il avait adroitement semées.

Maxime y voyait plus clair que les autres etce brusque revirement ne lui disait rien de bon. Il devinait quePigache croyait les tenir tous et emportait la certitude deremettre la main sur eux, dès qu’il lui plairait.

Les pêcheurs à la ligne savent qu’il fautlaisser filer le poisson qui commence à mordre à l’hameçon, et leferrer, comme ils disent, en donnant un coup sec, aussitôtqu’il est pris, de façon à ne plus pouvoir se dégager.

Pigache faisait comme les pêcheurs : illaissait filer, en attendant qu’il ferrât.

Madame de Pommeuse n’était plus en état deraisonner, mais elle se sentait perdue, et aux craintes quil’oppressaient s’ajoutait la douleur de voir que Lucien doutaitd’elle.

Odette aussi, doutait ; elle doutait deson fiancé, engagé avec la comtesse dans une mystérieuseaventure.

Le frère et la sœur attendaient uneexplication et ils étaient trop fiers pour la demander.

Maxime comprit, le premier, qu’il fallaitavant tout mettre fin à une situation navrante.

– Venez, madame, dit-il à la comtesse, enprenant son chapeau.

Elle le suivit machinalement, et Maxime dittout bas à Lucien qui les reconduisait :

– Fais-moi crédit d’un jour. Demain, jet’expliquerai tout.

Chapitre 7

 

La fin de l’hiver est une fête pour lesParisiens, à quelque catégorie sociale qu’ils appartiennent.

Les pauvres se réjouissent de n’avoir plusfroid ; les ménages modestes se réjouissent de ne plusdépenser d’argent pour se chauffer ; les riches s’empressentd’aller prendre le soleil, – tomar el sol, comme on dit àMadrid.

À vrai dire, il arrive assez souvent que leprintemps fait faux bond, mais il y a toujours, au mois de mars,quelques belles journées, et les heureux de ce monde en profitentpour courir aux Champs-Élysées et au Bois.

Les équipages roulent, les cavaliers sedonnent carrière, et les promeneurs à pied arpentent allègrementles bas-côtés de la grande avenue, voire même, s’ils sont bonsmarcheurs, les allées qui bordent les lacs.

On se croirait reporté à cinquante ans enarrière, alors que, pendant la semaine sainte, le traditionneldéfilé de Longchamp rassemblait entre la place de la Concorde etl’Arc-de-Triomphe, le tout Paris de ce temps-là.

Maintenant, c’est Longchamp toutes les foisqu’il fait beau.

Et le lendemain de la scène à cinq ou sixpersonnages, qui s’était jouée, rue des Dames, il faisait un tempssuperbe.

Maxime de Chalandrey avait, la veillereconduit chez elle madame de Pommeuse, et on croira sans peine,qu’ils avaient eu, en route, une conversation intéressante.

Après s’être contenus en présence du terriblePigache, ils pouvaient enfin parler à cœur ouvert et se dire toutce que Lucien et sa sœur ne devaient pas entendre.

Avant de leur exposer les dessous de lasituation, Maxime et la comtesse éprouvaient le besoin de seconcerter, car ni l’un ni l’autre ne voulait rester sous le coupsd’accusations qui menaçaient de troubler profondément leursamours.

Lucien croyait peut-être que madame dePommeuse avait un amant ; Odette soupçonnait peut-être quemadame de Pommeuse était ou avait été la maîtresse de Maxime.

Le seul moyen de les détromper, c’était deleur confesser toute la vérité – aveu pénible surtout pour lacomtesse, qui serait obligée de montrer à l’homme qu’elle aimaitdes plaies de famille qu’elle aurait voulu lui cacher.

Chalandrey, en partant, avait promis à Luciende lui expliquer le mystère du voyage matinal au boulevardBessières, et il comptait tenir sa promesse.

Encore fallait-il que madame de Pommeusel’autorisât à révéler l’existence de ce frère qui lui avait coûtési cher.

Quant à la sinistre aventure du pavillon,Lucien n’en avait aucune idée. Pourquoi Maxime lui en aurait-ilparlé ? La comtesse avait compris que c’était inutile et, d’uncommun accord, ils avaient décidé que Maxime se bornerait àraconter à Lucien Croze que l’imprudente Octavie était allée voirson frère, rentré à Paris malgré elle, et lui avait donné del’argent pour qu’il s’éloignât encore une fois de la France, où ilpouvait être arrêté d’un moment à l’autre.

Mais il avait été convenu aussi que Maximen’en dirait pas davantage.

Madame de Pommeuse, par la même occasion,l’avait consulté sur le projet qu’elle avait formé de donner toutesa fortune à des œuvres de bienfaisance et Maxime avait été d’avisque le moment serait très mal choisi pour accomplir ce sacrificequi ne manquerait pas d’attirer l’attention du monde. Il s’étaitévertué à la convaincre qu’elle devait au contraire continuer sontrain de vie, ne fût-ce que pour déjouer les suppositionsmalveillantes. Et il l’avait convertie à ses idées, sans trop depeine.

Ils s’étaient séparés en se promettantréciproquement de se soutenir, quoi qu’il advînt, mais de se voirle moins possible, afin de dérouter les espions qui allaient lessurveiller, ce n’était pas douteux.

Plus de visites de Maxime à l’hôtel del’avenue Marceau ; plus d’excursions imprudentes.

Si de nouveaux incidents les mettaient dans lanécessité de s’aboucher, ils se rencontreraient au Bois, comme parhasard : Maxime à cheval et la comtesse en voiture. Ilséchangeraient là quelques mots et ce serait tout, sauf à prendre,en passant, rendez-vous ailleurs, s’il y avait lieu de conférerplus longuement.

Chalandrey, après avoir accompagné madame dePommeuse, s’était fait conduire au cercle où il avait dîné et ilétait allé finir sa soirée au théâtre ; à l’Opéra, où ondonnait Don Juan et où il avait pensé tout le temps auxairs chantés par Odette à la dernière soirée de la comtesse.

Il espérait presque y rencontrer son oncle quiy venait quelquefois, les soirs où on jouait du Mozart, maisM. d’Argental ne s’y était pas montré. Évidemment, lecommandant boudait.

Après l’incident de l’enclos, qui avait suivile déjeuner chez la mère Caspienne, le commandant était partifâché, et quand cela lui arrivait, il disparaissait jusqu’à ce quesa mauvaise humeur fût passée.

Maxime ne l’avait pas vu non plus, lelendemain, quoique le temps fût propice à une longue chevauchée.L’ancien chef d’escadron, qui ne manquait guère les occasions demonter les chevaux de son neveu, n’avait point paru à l’hôtel de larue de Naples, et Maxime s’était décidé, sans regret, à monterseul.

M. d’Argental l’aurait gêné pour aborderla comtesse, s’il la rencontrait.

Maxime était donc sorti, vers trois heures,sur une jument baie qu’il avait achetée récemment et il s’étaitdirigé, au pas, vers le Bois, par les boulevards extérieurs.

L’équitation est un exercice hygiénique etagréable qui rafraîchit les idées et favorise les réflexions ;surtout l’équitation aux allures tranquilles.

Chalandrey rêvait donc à loisir aux événementsde la veille, aux dangers qui le menaçaient, aux espérances qui luirestaient et il ne prit le trot qu’à la place de l’Étoile pour nele quitter qu’à la pointe du premier lac.

Là, il fut accosté par un cavalier, par ceGoudal, membre de son cercle et viveur bien informé, qui lui avaitdonné naguère la première nouvelle de la découverte d’un cadavredans le fossé des fortifications.

Goudal était un amateur de chevaux et unhabitué du Bois. On le voyait cavalcader tous les matins dansl’allée des Poteaux et il revenait souvent, l’après-midi, passer enrevue les demi-mondaines qu’il connaissait toutes.

Chalandrey n’était pas très lié avec ce joyeuxgarçon ; mais il le trouvait assez amusant et quand il voulaitsavoir à quoi s’en tenir sur une femme à la mode, il s’adressaitvolontiers à lui, comme il aurait consulté un dictionnaire ou unrépertoire.

Ce jour-là, il ne songeait guère à prendre desinformations sur les demoiselles qui passaient, mais il sesouvenait de celles que Goudal lui avait fournies spontanément surl’homme exposé à la Morgue et il ne désespérait pas d’en tirer desrenseignements complémentaires.

– Vous avez là une jolie bête, lui ditGoudal. Je crois que mon cheval la battrait au trot, mais elle a dusang. Voulez-vous que nous les essayions dans l’allée de Longchamp…un simple match de dix louis… à seule fin de ne pas perdrel’habitude de parler.

– Volontiers… après que nous aurons faitle tour des lacs, répondit Chalandrey, qui se promettait de perdreen route ce compagnon par trop sans gêne.

– C’est entendu, mon cher. Je tiensautant que vous à inspecter les jolies femmes et aujourd’hui, il enpleut… même des femmes du monde… Je viens d’en rencontrer une qui,comme beauté, rendrait des points à toutes les horizontales envogue… la comtesse de Pommeuse.

» Vous la connaissez, je crois, cettecomtesse ?

– Très peu. Mon oncle m’a présenté chezelle, mais je n’y ai plus remis les pieds.

– Moi, je ne la connais que de vue, maisj’ai beaucoup vu Pommeuse avant qu’il ne l’épousât. Elle a eu de lachance de le perdre, car c’était un triste sire.

Goudal, visiblement, ne demandait qu’àbavarder sur la comtesse, mais il n’aurait rien appris de nouveau àChalandrey qui s’empressa de changer de conversation.

– Expliquez-moi donc ce qui se passe ànotre cercle, dit-il. J’y ai dîné hier et nous n’étions que cinq ousix à la grande table. J’ai eu pour voisins deux vieux bonzes dontje ne sais même pas les noms et qui n’ont ouvert la bouche que pourmanger. Le maître d’hôtel avait l’air lugubre et je n’ai trouvépersonne à qui causer dans le grand salon, en prenant mon café.

» Aussi, je me suis sauvé.

– Alors, vous ne savez pas la grandenouvelle ?

– Pas du tout. Est-ce qu’on va noussupprimer par ordonnance de police ?

– Ça pourrait bien arriver, mais nousn’en sommes pas encore là. Voici l’histoire. Vous vous souvenez quej’avais reconnu à la Morgue, l’individu qu’on a étranglé ; jel’avais reconnu pour avoir été des nôtres, mais je m’étais biengardé de signaler le fait à la justice. D’autres, moins prudentsque moi, sont allés déclarer au préfet de police que cet hommeétait un certain Soulas, une espèce d’aigrefin qui sortait on nesait d’où, qui vivait on ne sait de quoi et qu’on soupçonnemaintenant avoir été assassiné par une bande de coquins dont ilfaisait partie.

» Je vous laisse à penser si, depuiscette jolie découverte, le Cercle est en odeur de sainteté. Il estdéjà question de le faire fermer, sous prétexte qu’on y reçoit toutle monde, comme dans un tripot. Et le fait est que c’est raided’avoir admis un filou… et même pis qu’un filou, s’il est vrai quece Soulas était affilié à une société de malfaiteurs.

– On doit savoir qui l’a présenté cheznous. Il faut deux parrains.

– Le comité s’est contenté d’un, et cequ’il y a de plus fort, c’est que ce parrain unique est un monsieurqui est du cercle depuis sa fondation, mais qui n’y vient jamais etqui n’est connu ni de vous, ni de moi, ni de bien d’autres. Il estvrai qu’il a ce qu’on appelle de la surface. Il est richeet bien posé dans le monde des affaires.

– Alors, comment a-t-il pu patronner unhomme taré ?

– Il dit, paraît-il, que cet homme luiavait été recommandé par un de ses amis de province et que n’ayantpas de motif pour le soupçonner d’être un mal vivant, il n’a pascru se compromettre en l’autorisant à le prendre pour répondant. Ilcroyait qu’il s’agissait d’une simple formalité, et il n’yattachait aucune importance. Il décline toute responsabilité.

– Voilà un étrange personnage. Et ceuxqui l’ont interrogé se sont contentés de cetteexplication ?

– Je n’en sais rien. Tout cela s’estpassé hier et mes nouvelles s’arrêtent là. Mais je suis à peu prèsdécidé à donner ma démission du club et je vous engage à en faireautant.

– Je n’y manquerai pas et j’avertirai mononcle qui, lui aussi, s’est fourvoyé là.

– Je me demande pourquoi, car il ne jouepas, votre oncle, et c’est la grosse partie qui nous attirait, nousautres. Ce que nous avons dû être volés !

– Fortement, je n’en doute pas. Et je netiens pas à l’être encore. Ce Soulas n’était probablement pas leseul à exercer ses talents chez nous…

– Non, car il ne tenait jamais lescartes. Il devait avoir des associés auxquels il faisait dessignes… et ceux-là ne sont pas pris. Mais qu’on ait admis unbrigand comme celui qui est mort de la main de ses complices, c’esttrop fort, ma parole d’honneur !

– Ce qui est plus fort encore, c’estqu’il ait trouvé pour le présenter un homme honorable.

– Honorable… jusqu’à preuve du contraire.Je ne la garantirais pas, son honorabilité. D’abord, c’est unfinancier, un manieur d’argent, et tous ces gens-là sont sujets àcaution.

– Comment se nomme-t-il ?

– Sylvain Maubert. Il est banquier, etconnu comme le loup blanc dans le quartier qu’il habite.

– Sylvain Maubert ! répétaChalandrey, en tressaillant sur sa selle.

– Oui, mon cher, dit Goudal. Est-ce quevous le connaissez ?

– Moi ?… pas du tout.

– C’est singulier… à votre air, j’avaiscru…

– Que j’étais en relations avec cemonsieur… vous vous êtes trompé. Je ne vois pas le monde de lafinance et je n’en suis pas encore à avoir affaire auxusuriers.

» La vérité est que j’ai déjà entenduprononcer ce nom-là… je ne me rappelle plus par qui, ni dansquelles circonstances…

– Oh ! je pense bien que vous n’êtespas l’ami de ce personnage, car il me semble, à moi, trèscompromis.

– Quoi ! vous pensez qu’il était dela même bande que l’escroc qu’on a étranglé ?

– Ça ne m’étonnerait pas. Mais je n’aipas entendu dire, jusqu’à présent, que la justice le soupçonnât. Ilest couvert par sa situation de notable commerçant.

– Cependant, on l’a interrogé, puisquevous savez ce qu’il a répondu.

– Oui… notre comité s’est ému. Deux deces messieurs sont allés voir Maubert… et il leur a fourni desexplications… qui n’expliquent rien. On en est là. On va décideraujourd’hui si on le rayera de la liste des membres du club. C’ests’y prendre un peu tard et il faudrait en rayer bien d’autres pourque l’épuration fût complète. D’ailleurs, l’expulsion de cemaltôtier ne sauverait probablement pas le cercle.

» C’est pourquoi je vais faire comme lesrats qui déménagent quand ils sentent que la maison va crouler.

Maxime ne jugea pas nécessaire d’exprimer denouveau son intention de se retirer aussi et la conversation tombamomentanément.

Maxime se demandait s’il devait se réjouir dece qu’il venait d’apprendre.

Assurément, il était fort aise de savoir quece Maubert, accusateur de Lucien Croze, était un homme suspect aupremier chef ; mais, d’un autre côté, il redoutait desdécouvertes préjudiciables à madame de Pommeuse, car elle ne devaitpas souhaiter qu’on arrêtât les assassins du pavillon qui, s’ilsétaient pris, pourraient la mettre en cause, ne fût-ce que pour sevenger d’elle qu’ils soupçonnaient de les avoir dénoncés.

Il se demandait aussi quel rôle avait jouédans tout cela M. Tévenec, ami de l’équivoque banquier de larue des Petites-Écuries et représentant du propriétaire actuel del’immeuble du boulevard Bessières, dont il touchait les loyers,affirmait Virginie Crochard, la cabaretière.

Et il entrevoyait des complicationsinquiétantes, non seulement pour lui et pour la comtesse, maisaussi pour ses amis de la rue des Dames.

M. Pigache avait l’œil sur eux etM. Pigache tenait dans ses mains de policier tous les fils decette enquête à plusieurs faces. Rien n’empêchait qu’un beau jour,Lucien et sa sœur se trouvassent compromis, ou tout au moinsappelés à témoigner en justice dans un procès criminel dont ils neconnaissaient pas le premier mot.

– Tenez, mon cher, reprit Goudal, jeviens de rencontrer un des nôtres qui a poussé, ces jours-ci, commeun champignon, et qui ne me paraît pas valoir beaucoup mieux que leSoulas en question.

– Qui donc ? demanda Chalandrey.

– Atkins, cet Américain qui gagnetoujours. D’où sort-il, celui-là ? Personne ne s’en estinformé et vous verrez qu’on s’apercevra, un de ces jours, quec’est un filou.

– Le fait est qu’il a une veineinsolente. L’autre jour, il m’a enlevé plus de mille louis, enmoins d’une heure.

– Et vous dites qu’il est ici ?

– Parfaitement. Il monte un cheval noirqui a dû lui coûter très cher, car ce monsieur ne se refuse rien.Et ce qui me ferait croire qu’il n’est pas Américain, c’est qu’ilmonte selon les principes de la vieille école française et non encasse-cou, comme les autres Yankees.

– Il doit, tout au moins, avoir habitéParis, quand il était jeune, car l’équitation raisonnée est un artqu’on n’apprend pas de l’autre côté de l’Atlantique.

– Quoiqu’il en soit, je me défie de cemonsieur. Il est trop liant. Tout à l’heure, si je m’étais laisséfaire, il ne m’aurait pas lâché, et je ne tiens pas du tout à memontrer avec lui au bois de Boulogne, où tout le monde me connaît.Aussi, l’ai-je reçu fraîchement. Il a compris et il a piqué desdeux. Mais il n’a pas repris le chemin de Paris et nous lerencontrerons très probablement.

Tout en causant, Chalandrey et Goudal avaientfait du chemin. Ils avançaient maintenant, au milieu des voituresqui encombraient l’allée circulaire, et ils croisaient à chaqueinstant des demoiselles couchées plutôt qu’assises dans desvictorias fringantes.

Chalandrey ne les regardait guère, mais Goudalleur souriait en passant, et tout à coup, il s’écria :

– Tiens ! Blanche Porée ! J’aideux mots à lui dire et… on ne sait pas ce qui peut arriver.Excusez-moi si je vous quitte. Bonne promenade, mon cher !

Et il poussa son cheval à travers leséquipages.

Maxime ne chercha point à le retenir. Ils’estimait heureux de reprendre sa liberté, car il ne désespéraitpas d’apercevoir la comtesse et il lui tardait de lui communiquerles nouvelles qu’il venait d’apprendre.

Ce fut le commandant qu’il aperçut, monté surun hack emprunté à l’écurie de son neveu, un chevaldifficile qu’il travaillait consciencieusement, au milieu de cettecohue roulante. Il lui faisait exécuter des changements de jambe etdes pas de côté, absolument comme s’il eût été au manège, mais ilne paraissait pas qu’il produisît l’effet qu’il attendait, car lesfemmes riaient de cette fantasia mal placée et les cochers segaraient, de peur d’attraper des coups de pied.

Il avisa Maxime et s’empressa de couper lafile pour venir se placer à côté de lui.

Maxime se serait bien passé de cet honneur,mais il fit, comme on dit, bonne mine à mauvais jeu et ilaccueillit son oncle par un salut de bienvenue.

– Vous n’êtes donc pas fâché contre moi,lui dit-il en souriant.

– Je devrais l’être, après toutes lessottises que tu as faites, répondit M. d’Argental, mais jen’ai pas de rancune et la preuve c’est que je viens de chez toi etque, ne t’ayant pas trouvé, j’ai donné à ton groom l’ordre de meseller ce carcan qui t’appartient. Tu devrais me remercier, car ilaurait grand besoin d’être enfourché souvent par un vieux cavaliercomme moi. Il n’a plus de bouche, depuis que tu le laisses monterpar un jockey.

» Maintenant, parlons d’autre chose.As-tu revu la comtesse ?

Cette question, posée à brûle-pourpoint,déconcerta Maxime qui aurait bien dû la prévoir et qui ne savaitcomment y répondre, car il était plus résolu que jamais à ne pasmettre son oncle au courant des affaires de madame de Pommeuse.

À tout hasard, il se décida à mentir. Il nefaisait pas autre chose depuis quelques jours et la nécessité où ilse trouvait à chaque instant de dire le contraire de la véritén’était pas le moindre châtiment de ses imprudences et de sesfautes.

– Pas encore, dit-il, mais je n’ai pas departi pris et je la reverrai certainement. J’attends qu’il seprésente une occasion de l’assurer que, si je ne me mets pas surles rangs pour l’épouser, je n’en reste pas moins son très dévouéserviteur.

– Comme tu voudras. J’ai renoncé à teconvertir. Où en es-tu avec la police ?

– Mais… toujours au même point.

– Alors, elle te laissetranquille ?

– Oui, jusqu’à présent… et je commence àespérer qu’elle ne s’occupera plus de moi.

– Je crois que tu te flattes, mais qu’yfaire ?… le vin est tiré, il faut le boire… et en ce qui meconcerne, je suis résigné d’avance à être encore tracassé, puisquej’ai eu la mauvaise chance de me trouver là quand ce cocher t’areconnu. Je m’en moque. Ils ne me feront pas dire ce que je ne saispas.

» Et de la dame voilée qui t’a mis dansce joli pétrin, tu n’as pas de nouvelles ?

– Aucune, répondit Chalandrey.

Un mensonge de plus ne lui coûtait guère et ilsavait bien que son oncle était à cent lieues de se douter que ladame en question s’appelait la comtesse de Pommeuse.

– Alors, tout va bien, dit le commandant.Comment se porte la petite chanteuse qui t’a donné dans l’œil,l’autre soir, avenue Marceau ?

– Décidément, mon cher oncle, répliquaMaxime agacé, vous faites concurrence à ce Pigache qui nous a sifort tourmentés, avant-hier.

» D’où vous vient cette rage dem’interroger sur tout et à tout propos ?

– Ne te fâche pas. C’est fini. Et dureste… je ne me trompe pas… c’est bien le grand coupé bleu demadame de Pommeuse qui vient à nous… Je veux lui présenter meshommages, et j’espère bien que tu ne vas pas me fausser compagnie.Voici l’occasion de rentrer en grâce que tu cherchais.

Maxime ne demandait, en effet, qu’à rencontrerla comtesse, mais il aurait voulu lui parler sans témoins, et laprésence de son oncle allait le gêner beaucoup.

Il fallut bien en passer par là et se porteravec M. d’Argental à la rencontre du coupé ; seulement,il eut soin de se placer près de la portière de droite, pendant quele commandant occupait l’autre.

Ils avaient fait volter leurs chevaux et,ainsi escortée, la comtesse avait l’air de rentrer à Paris, commeune reine, entre deux écuyers de service.

Elle n’avait vu d’abord que Chalandrey et elles’était penchée aussitôt pour entamer avec lui une conversationintéressante, mais l’oncle s’était montré du côté opposé et elleavait dû arrêter son premier mouvement pour faire face à cerespectable survenant.

Sur quoi, l’ex-chef d’escadron, toujoursgalant, à l’ancienne mode, se lança dans des compliments à perte devue sur la beauté de la jeune veuve, sur l’élégance de sa toiletteet sur la tenue de son équipage.

Madame de Pommeuse était obligée de luirépondre poliment et il s’écoula cinq longues minutes avant queMaxime pût placer un mot.

À l’attitude de la comtesse et aux coups d’œilqu’elle lui lançait à la dérobée, il devinait qu’elle avait quelquechose d’important à lui dire et il maudissait son oncle qui étaitvenu fort mal à propos se mettre en tiers dans cette entrevuefortuite et qui ne faisait pas mine de vouloir détaler.

– Messieurs, dit Octavie, en souriant,vous êtes fort aimables de me faire cortège, mais au milieu de cetenchevêtrement de voitures, je tremble pour les jambes de voschevaux.

Ce discours qui s’adressait aux deuxcavaliers, n’était à autre fin que de décider M. d’Argental àprendre les devants, mais il ne comprit pas l’avertissement.

– Ne craignez rien, chère madame, dit-il,j’en ai vu bien d’autres, quand je commandais mon escadron. Ilm’est arrivé plus d’une fois d’être obligé de manœuvrer à traversdes caissons d’artillerie.

Cette vanterie ne porta pas bonheur à l’anciencuirassier. Un cocher maladroit, qui conduisait à fond de train lavictoria d’une donzelle à chignon jaune, accrocha avec une de sesroues le genou gauche de Pierre d’Argental et faillit ledésarçonner.

L’oncle se remit d’aplomb sur sa selle, tournabride, et se lança au galop à la poursuite de ce drôle qu’ilvoulait cravacher.

Maxime et la comtesse se préoccupèrent peu del’accident et de la scène qui allait s’en suivre.

Ils étaient seuls, enfin, et la comtesse enprofita pour dire à son ami :

– Mon frère est à Paris. Je viens de lerencontrer.

– Votre frère ! répéta Maxime :mais ce n’est pas possible ! S’il était resté à Paris, iln’oserait pas se montrer.

– Je l’ai vu, vous dis-je, murmura lacomtesse.

– Où donc ?

– Ici… au bois de Boulogne… il est venu àcheval et il a passé tout près de moi. Je l’ai parfaitementreconnu, quoiqu’il ne porte plus toute sa barbe, comme il laportait le jour où vous l’avez vu dans le pavillon.

– Vous avez pu vous tromper.

– Non, je suis certaine que c’estlui.

– Alors, il a dû vousreconnaître ?

– Je le crois.

– Et il ne vous a pas parlé ?

– Non… fort heureusement. Mais ce qu’iln’a pas fait aujourd’hui, il peut le faire demain… et alors…

– Voulez-vous me permettre de vous donnerun conseil ?

– Oui, certes… N’êtes-vous pas le seulami qui me reste ?

– Le seul, non. Lucien Croze se jetteraitau feu pour vous. Mais Lucien ne peut vous être d’aucune utilitédans la circonstance, puisqu’il ignore l’existence de cemalheureux.

» Je voudrais qu’il l’ignorât toujours etje crains… que votre frère soit arrêté, jugé et condamné denouveau, après l’avoir déjà été par contumace. Cette fois, ceserait bien pis, car son procès aurait un retentissementénorme…

– Je serais perdue…

– Ce n’est pas mon avis, car vouspourriez enfin dire toute la vérité… et Lucien ne voussoupçonnerait plus d’être allée à un rendez-vous donné par unamant. Quant à l’opinion du monde…

– Au point où j’en suis, je pourrais labraver, mais je l’aimais, ce frère indigne… avant qu’il se fûtdéshonoré… et le voir assis sur le banc des criminels !…témoigner contre lui !…

– Ce ne serait pas témoigner contre luique d’avouer que vous l’avez vu et que vous lui avez remis del’argent pour qu’il pût quitter la France. Quelle est donc la femmequi, en pareil cas, n’aurait pas fait comme vous ? Personne nevous blâmerait.

– Quoi ! vous me conseillez de ledénoncer !

– Non. Mieux vaudrait cent fois qu’ilconsentît à retourner en Amérique, comme il vous l’a promis. Maistout indique qu’il n’y songe pas. Il aura employé vos trente millefrancs à faire peau neuve, et, tant qu’ils dureront, il mènerajoyeuse vie. Il croit que la police l’a oublié.

– Tévenec, son pire ennemi, sait qu’ilest à Paris. Il me l’a dit…

– Mais il ne le dira pas à d’autres, caril est fort compromis lui-même… ou il le sera… d’après ce que jeviens d’apprendre. Mon oncle va nous rejoindre d’un instant àl’autre… je n’aurais pas le temps de vous raconter ce que je saissur les accointances de ce Tévenec… ce sera pour notre prochainerencontre… et je reviens à votre frère. S’il se fait prendre, etc’est fort à craindre, il aura peut-être l’audace de se réclamer devous… et, dans tous les cas, le juge qui instruira son affaire,saura que vous êtes sa sœur… vous serez interrogée, et si celaarrive, vous n’aurez pas d’autre parti à prendre que de direfranchement ce qui s’est passé… c’est le conseil que je vous donneet si vous êtes décidée à le suivre, je puis, dès à présent,expliquer à Lucien Croze pourquoi vous êtes allée au boulevardBessières.

– Il ne vous croira pas.

– Je me charge de le convaincre.

– Lui direz-vous aussi que j’ai assisté àun meurtre épouvantable ?… Lui direz-vous que les assassinsm’ont forcée à les aider ?

– Non… c’est inutile. Mais si jamais lajustice vous mettait en cause, je vous conseillerais de ne rien luicacher… et si on vous confrontait avec un des bandits du pavillon,vous n’auriez rien de mieux à faire que de le reconnaître et dem’appeler en témoignage, s’il s’avisait de vous accuser decomplicité.

» Je dirais ce que j’ai vu… et ce seraitpour moi un véritable soulagement, car je suis las de dissimuler etde mentir à tout propos.

» J’aime, moi aussi… j’aime mademoiselleCroze, et je suis sûr qu’elle me soupçonne de la tromper… commevous soupçonne Lucien. Je voudrais que la lumière se fît pour toutle monde… et si vous vouliez connaître le fond de ma pensée, jevous dirais que je me suis déjà demandé, plus d’une fois, si nousne ferions pas mieux d’aller au devant du danger.

– Comment l’entendez-vous ?

– J’entends que nous devrions, vous etmoi, nous présenter ensemble devant le juge d’instruction et luiraconter spontanément notre aventure, en nous mettant à sadisposition pour la suite du procès. Il nous saurait gré de notrefranchise et il n’aurait garde de chercher à vous compromettre.

– S’il ne s’agissait que de moi, jen’hésiterais peut-être pas à tenter cette démarche, mais elleéquivaudrait à livrer mon malheureux frère, puisque je ne pourraispas dire la vérité, sans signaler sa présence à Paris. Onl’arrêterait… il irait au bagne…

– Il y aurait un moyen de vous épargnercette douleur. Si je savais où le trouver, je le forcerais bien àpartir… et une fois hors de France rien ne nous empêcherait plusd’agir.

» Mais où le prendre ?… J’ignore cequ’il fait à Paris. Il a dû changer de nom… et le diable sait où illoge. Ma seule chance, c’est de le rencontrer… et cela peutm’arriver, puisqu’il ose se montrer au Bois…

– Si vous le rencontriez, vous ne lereconnaîtriez pas.

– Oh ! que si !… et jel’aborderais carrément. Vous m’y autorisez, je pense ?

– Oui, et cependant…

– Je lui dirais son fait et jel’avertirais que s’il ne décampe pas de Paris, il serainfailliblement pris. J’ajouterais que…

– Voici votre oncle, dit vivement lacomtesse.

Pour causer avec madame de Pommeuse,Chalandrey, monté sur un grand cheval, était obligé de se pencher,et il n’avait pas vu arriver le commandant qui, ayant fini parrattraper le coupé, louvoyait à travers les voitures, afin dereprendre sa place à la portière de droite.

Il arrivait encore rouge de colère, et sonarrivée coupait court à l’entretien, au moment le plusintéressant.

– Le drôle m’a fait courir, dit-il enagitant sa cravache, mais je l’ai corrigé, comme il le méritait, ettout le monde m’a donné raison.

– C’est fort heureux, car vous auriez puvous faire mettre au poste, murmura Maxime, qui n’aurait pas étéfâché que son oncle ne revînt plus.

– J’aurais bien voulu voir ça !s’écria M. d’Argental. Un gredin qui m’a presque déboîté legenou ! J’ai appelé un garde du bois et quand il a su quij’étais, il a pris le nom et l’adresse de ce maroufle, pour luidresser procès-verbal. Ce qu’il y a eu d’amusant, c’est que ladonzelle qui était dans la victoria me faisait les yeux doux,pendant ce temps-là. Elle avait l’air de me dire : maintenantque vous savez où je demeure, venez donc me voir… je vous ferai desexcuses.

Le commandant put croire que cetteappréciation assez leste avait choqué la comtesse, car elle lui ditd’un ton bref :

– Mon cher commandant, la conclusion queje tire de votre aventure, c’est que, au milieu de cette foule, ilpourrait vous arriver d’autres accidents, si vous continuiez àm’escorter. Il faut d’ailleurs que je rentre chez moi. Faites-moidonc le plaisir de dire à mon cocher de rentrer à Paris.

» Au revoir, messieurs !

M. d’Argental, un peu interloqué, exécutal’ordre qu’il venait de recevoir et le coupé fila vers l’avenue duBois de Boulogne, avant que Chalandrey eût le temps de dire un motde plus à madame de Pommeuse.

L’oncle et le neveu se retrouvèrent côte àcôte et ne songèrent plus ni l’un ni l’autre à suivre la voiturequi emportait la comtesse.

L’oncle n’avait pas encore digéré sa colère etmaugréait de plus belle contre le maladroit qui l’avait accroché.Le neveu ne pensait qu’à l’explication que le retour du commandantvenait d’interrompre et se demandait s’il avait converti à sesidées hardies la pauvre femme qu’il aurait voulu préserver despérils de toute sorte qui la menaçaient.

La réapparition du frère compliquaitterriblement la situation et Maxime persistait à croire que madamede Pommeuse n’échapperait à une catastrophe qu’en séparant sa causede celle de ce misérable.

Seulement, il aurait voulu d’abord ladébarrasser de lui, en le forçant à partir et il ne savait comments’y prendre dans ce Paris, qui est la ville du monde où les coquinsont le plus de facilités pour se cacher.

On n’arrête guère, c’est connu, que ceux quisont assez bêtes pour n’y pas rester, après avoir commis un groscrime.

Ceux-là vont se faire pincer à Marseille ou àConstantine et c’est leur faute.

À plus forte raison, un contumace condamnédepuis sept ans, peut-il impunément habiter Paris, où on oublie lesabsents au bout de six mois.

Ainsi s’expliquait l’audace de ce frère qui necraignait pas de se montrer au Bois, à l’heure où le beau monde s’ypromène, et qui d’ailleurs ignorait le danger qu’avait couru sasœur, après son unique entrevue avec elle, puisqu’il était sorti dupavillon, avant que la bande y entrât.

Peut-être eût-il été moins hardi, s’il avaitsu que madame de Pommeuse, née Grelin, comme lui, pouvait d’un jourà l’autre, se trouver impliquée dans une affaire criminelle et miseen demeure d’expliquer pourquoi elle était venue au boulevardBessières.

– Eh ! bien, demanda le commandant,un peu calmé, as-tu profité de mon absence pour faire ta paix avecla comtesse ?

– Nous n’avons jamais été brouillés, jevous l’ai déjà dit, mon cher oncle, répondit Maxime, et vous avezpu voir tout à l’heure qu’elle ne m’a pas mal accueilli…

– Parce que j’étais là… mais je parieraisbien qu’elle t’en veut. Elle ne serait pas femme si elle tepardonnait d’avoir, dans son salon et sous ses yeux, fait la cour àcette chanteuse, au lieu de t’occuper d’elle.

– Vous vous trompez absolument. Madame dePommeuse ne m’en veut pas du tout. Je crois même qu’elle me saittrès bon gré de ne pas m’être mis sur les rangs pour l’épouser.Elle a bien assez d’adorateurs, sans que j’aille grossir cetroupeau de prétendants.

» Et je vous ferai remarquer que vousm’aviez promis de ne plus revenir sur ce sujet.

– C’est juste. J’ai tort. Et aussi bien,cela ne sert à rien, puisque tu es incurable. Du reste, j’en aiassez de travailler ton alezan qui me casse les bras, à force detirer dessus. Je vais lui rendre la main et le ramener chez toi, augalop de charge. Ça lui fera du bien.

» Rentres-tu à Paris avec moi ?

Maxime ne répondit pas. Il était occupé àregarder un cavalier qui venait en sens inverse, au pas, de l’autrecôté de l’allée et qui ne pouvait pas tarder à les croiser, àdistance, car il y avait entre eux et lui, deux files devoitures.

Il les croisa en effet et il salua, enpassant, comme on ne salue guère, à cheval, les gens qu’on connaît.Au lieu de leur faire un signe de la main, il souleva son chapeauet s’inclina sur sa selle, comme il aurait pu le faire pour unefemme.

– Voilà un monsieur bien poli, ditM. d’Argental. Est-ce à nous que s’adresse ce salut à lafrançaise ?

– Probablement, répondit d’assez mauvaisegrâce Maxime de Chalandrey.

– Alors, dit l’oncle, c’est à toi seulqu’est dédié ce coup de chapeau, car je ne connais pas du tout cemonsieur… et je regrette de ne pas le connaître ; il monte uncheval superbe et il le monte très bien… ça ne court pas les ruesce talent-là… sans compter qu’on ne salue plus maintenant que dubout des doigts… cet homme a conservé les vieilles traditions quisont les bonnes.

» Qui est-ce ?

– Un membre de notre cercle. Vous avez pul’y voir.

– Je n’en ai pas souvenir. Et pourtant ilme semble que sa figure ne m’est pas tout à fait inconnue. Je l’aipeut-être rencontré, autrefois, dans le monde.

» Mais, toi, tu le connais ?

– Oh ! fort peu. Il n’y a paslongtemps qu’il fait partie du cercle. Et je me demande pourquoi ilm’a salué… à moins que ce ne soit parce qu’il m’a gagné quinzecents louis, l’autre jour.

– Ce n’était pas une raison pour ne paslui rendre sa politesse… J’ai failli la lui rendre, moi… il fauttoujours rendre un salut.

– Toujours, non. Il y a de par le mondedes gens que ni vous ni moi ne saluerions, sous aucun prétexte.

– Est-ce à dire que celui-là est de cettecatégorie ?

– Je n’en sais rien… Mais je sais qu’ilme déplaît… c’est un étranger et je me défie toujours desétrangers… de plus, ce monsieur tourne autour de moi… je le trouvetrop liant et je veux le couper, comme disent les Anglais.J’ai fait exprès de ne pas le saluer et j’espère qu’il nerecommencera plus à m’ôter son chapeau, quand je lerencontrerai.

– Au fait !… tu as peut-être raison…il est assez mal composé, notre cercle…

– Encore plus mal que vous ne pensez… simal que je compte donner ma démission un de ces jours.

– Ce n’est pas moi qui te détournerai dece projet. Moins tu auras d’occasions de jouer, mieux cela vaudra.Et je ferai probablement comme toi, car je ne sais pas pourquoi jeme suis mis de ce tripot, moi qui ne cultive pas le baccarat.

» Je ne regrette que la table… etencore !… il y a des jours où le dîner n’est pas bon.

» À propos, comment s’appelle-t-il, cemonsieur si poli ?

– Atkins, je crois. C’est unAméricain.

– Il en a assez l’air.

– Un Américain très francisé. Il parlenotre langue comme s’il était né à Paris… c’est même un des motifsqui me l’ont rendu suspect.

– Tu es trop soupçonneux… mais aprèstout, la prudence est la mère de la sûreté, et dans ce pêle-mêle deParis, on ne sait jamais à qui on a à faire… coupe doncM. Atkins, puisqu’il te déplaît, et s’il s’avisait de techercher noise, à propos du salut que tu ne lui as pas rendu,propose lui carrément la botte… On dit que, là-bas, ils se battentà la carabine ou au revolver… tu lui offriras le choix entre l’épéeet le sabre… il faudra bien qu’il accepte… et je te servirai detémoin… ça me rajeunira de dix ans… car je n’ai pas été sur leterrain depuis que j’ai quitté le service.

– Je ne demanderais pas mieux que de vousfaire ce plaisir, mon cher oncle, dit en souriant Maxime, mais jecrois bien que M. Atkins ne me fournira pas l’occasion de vousêtre agréable. Il est trop insinuant pour être friand de lalame.

– Ne t’y fie pas, grommela l’oncle enhochant la tête. Ton pauvre père a reçu une fois un bon coup depointe d’un mari qui avait l’air aussi doux qu’un mouton… et, entrenous, ton père ne l’avait pas volé… j’y étais… et sans moi qui aiarrêté le combat, il lui serait peut-être arrivé pis, car le moutonétait devenu enragé, et voulait à toute force continuer.

– Que n’étiez-vous là aussi, lorsqu’ils’est battu au bois de Vincennes ! dit Maxime, subitementassombri par le souvenir que le commandant évoquait mal àpropos.

– Il ne s’est pas battu ; il a étéassassiné et tu me rappelles que je n’ai pas vengé sa mort.Ah ! si je savais où est le traître qui l’a tué, j’aurais plusvite fait de régler son compte que le sieur Pigache de mettre lamain sur les assassins du pavillon. Mais il y a dix ans que lemalheur est arrivé et je n’espère plus découvrir ce misérable… ilfaudrait un miracle.

– Et Dieu n’en fait plus, dit amèrementMaxime.

– Bah ! qui sait ?… J’espèretoujours, et il m’arrive encore de temps en temps de m’informerauprès des anciens amis de ton père… malheureusement, ils n’en ontjamais su plus long que moi… et je me demande quelquefois si je nedevrais pas m’adresser aux magistrats qui se sont jadis occupés decette affaire… il doit rester des traces de l’instruction qui n’apas abouti et dont je n’ai pas connu tous les détails… peut-être,si on voulait me communiquer les pièces…

» Mais je t’attriste, mon cher garçon, eten voilà assez sur ce triste sujet. Un temps de galop nous le feraoublier.

» Nous voici à la pointe du lac. Veux-tuque nous filions ensemble sur Paris, à grande vitesse ?

– Non… je préfère rester encore une heureau Bois. J’ai un mal de tête fou, et le grand air me fait du bien.Je vais pousser jusqu’à Madrid.

– Comme il te plaira. Moi, je vaisremettre ton cheval à ton groom et lui donner quelques avis sur lafaçon de le monter. Je descendrai ensuite au café du Helder où j’aidonné rendez-vous à un vieux camarade. Si je ne te revois pas, cesoir, j’irai te demander à déjeuner demain matin.

Ayant dit, le commandant donna de l’éperon etdisparut dans un tourbillon de poussière soulevé par les voituresqui continuaient à arriver en masse.

Chalandrey tourna bride, très satisfait d’êtreseul et très désireux de sortir de la foule.

Quoiqu’il en eût dit à son oncle, il ne tenaitpas plus à aller à Madrid qu’ailleurs, et cependant, il prit laroute latérale qui conduit à ce restaurant, très fréquenté pendantla belle saison. Il la prit, sauf à changer de direction, s’ilrencontrait trop de monde.

Il allait au pas, absorbé dans ses réflexionsqui n’étaient pas gaies et cherchant à coordonner ses idées que denouveaux incidents venaient d’embrouiller.

Depuis son premier voyage aux fortifications,la situation où le hasard l’avait jeté ne faisait que se compliquerde plus en plus.

Chaque jour était marqué par un événement.Maxime avait commencé par reconnaître en la personne de la comtessede Pommeuse la femme qu’il avait accompagnée au boulevard Bessièreset retrouvée, un instant après, aux prises avec les assassins.

Ensuite, étaient venues les confidences de ladame, incomplètes d’abord, puis, achevées sur un banc du squareNotre-Dame, et suivies d’un accident de voiture qui avait faillicoûter la vie au confident.

Après, il y avait eu le déjeuner chez la mèreCaspienne, la visite du souterrain et l’interrogatoire du sous-chefde la sûreté, qui avait recommencé le lendemain dans la maisonnettede la rue des Dames, plus serré cette fois et beaucoup plusinquiétant, parce que Lucien Croze et sa sœur avaient à en redouterles suites.

Et enfin Chalandrey avait appris de la bouchede la comtesse que ce frère, qui était la cause première de tousces malheurs, n’avait pas quitté Paris.

Comment faire face aux dangers qui lemenaçaient de tous les côtés, lui et les personnes qui lui étaientchères ?

La police, les assassins et le frère maudit,c’était trop d’ennemis à combattre à la fois.

Ah ! l’oncle d’Argental avait bien prisson temps pour lui rappeler la mort tragique d’un père tué dans unduel déloyal ! Il n’en fallait pas tant pour que le pauvreMaxime perdît la tête, et il n’avait pas tort de vouloir en finir,par un coup désespéré, avec des embarras inextricables.

Plus il y pensait et plus il s’affermissaitdans cette idée qu’il n’y avait qu’un moyen d’en sortir et que cemoyen, c’était de tout avouer à la justice.

Il ne lui restait qu’à faire accepter à lacomtesse cette dure, mais salutaire nécessité de dire la vérité,quoi qu’il pût advenir d’un frère tout à fait indigne de l’intérêtqu’elle lui portait et même de sa pitié.

Et il ne souhaitait rien tant que de lerencontrer au Bois où sa sœur venait de le voir, car il se faisaitfort de le reconnaître, bien qu’il ne l’eût regardé que d’assezloin et, par un jour douteux, dans la grande salle du pavillon.

Il se proposait de l’aborder en l’appelant parson nom et de lui faire peur, afin de le décider à mettre l’OcéanAtlantique entre lui et la police française qui avait eu vent de saprésence à Paris.

Et au cas où ce chenapan prétexterait qu’il nelui restait plus assez d’argent pour s’embarquer, Maxime comptaitlui en offrir, à condition qu’il se laisserait accompagner jusqu’auHavre et que la somme lui serait remise seulement sur le pont dupaquebot, au moment du départ.

Le bien intentionné neveu de Pierre d’Argentalcombinait ces beaux plans sur la route de Madrid, sans songer qu’ens’écartant ainsi des allées fréquentées, il diminuait ses chancesde rejoindre l’homme qu’il cherchait.

Il s’en allait rêvant tristement et laissantflotter les rênes, absolument comme Hippolyte dans le fameux récitde Théramène, et pas plus que ce jeune héros, fils de Thésée, il neprévoyait que sa promenade se terminerait par un accident.

Il passait, sans les voir, à côté des gens quicheminaient à pied, et il ne remarquait pas un homme en blouse quile précédait de quelques pas, un vieil ouvrier à barbe grise, del’aspect le plus inoffensif.

Maxime, tout en chevauchant, mâchonnait uncigare que son oncle lui avait offert avant de le quitter et qu’iloubliait d’allumer.

Au moment où il arrivait à l’allée deLongchamp, que traverse la route de Madrid, l’homme qui marchaitdevant lui s’arrêta tout à coup, tira de sa poche une pierre àfusil, un morceau d’amadou et se mit à battre le briquet, dansl’intention évidente de fumer une courte pipe qu’il tenait entreses dents.

– Voulez-vous du feu, monbourgeois ? demanda-t-il en voyant que le cigare de Chalandreyne brûlait pas.

Ce vieux avait une bonne figure. Maxime,subitement tiré de sa rêverie, ne voulut pas le désobliger.

– Volontiers, mon brave, dit-il enarrêtant son cheval.

– À la bonne heure ! vous n’êtes pasfier, grommela le bonhomme ; ça me fait plaisir de vous donnerdu feu. Seulement, baissez-vous un peu que je vous allume.

Maxime, pour ne pas faire les choses à demi,se pencha sur sa selle et appliqua le bout de son cigare contrel’amadou collé sur la pierre à fusil que l’ouvrier lui présentait,à bout de bras.

– Là ! s’écria ce complaisantvieillard, ça y est, mon bourgeois. L’amadou brûle en plein air etil n’empeste pas comme les allumettes de la régie, pasvrai ?

– Merci, mon ami.

– Vous avez tout de même une jolie bêteentre les jambes… je m’y connais un peu… je suis maréchal ferrant,de mon état, reprit le vieux en caressant, de la main, qui tenaitla pierre à fusil, l’encolure et la tête de la jument.

Tout à coup, la pauvre bête se cabra sibrusquement qu’elle faillit jeter bas son cavalier. Il tint bon,mais elle se lança, en hennissant de douleur, dans l’allée deLongchamp et Maxime essaya en vain de la retenir.

– Ah ! le gredin ! dit-il entreses dents, il lui a jeté de l’amadou dans l’oreille… rien nel’arrêtera et si elle ne manque pas des quatre pieds, elle va mecasser la tête contre un arbre… c’est une nouvelle édition du tourde la carriole sur le Quai aux Fleurs… mais, cette fois, je n’enreviendrai pas… ils en ont fini avec moi, les assassins.

Maxime ne s’exagérait pas le danger, car il yavait bien trois chances contre une pour que cette course effrénéese terminât par une catastrophe.

Un cheval qui s’emballe, parce qu’ila eu peur ou parce que son cavalier l’a attaqué trop brusquement,finit toujours par s’arrêter, quand il est à bout de vent.

Il ne s’agit pour celui qui le monte que deconserver son assiette et de tenir de la main et des jambes, afind’empêcher la bête de s’abattre ou de se jeter contre unobstacle.

Et Maxime était mieux que personne en étatd’appliquer ce principe d’équitation qu’il connaissait fort bien,car à sept ans son père l’avait mis en selle et il avait, pourainsi dire, passé sa vie à cheval.

Mais la jument n’était pas seulement emballée,elle était affolée par la douleur ; l’amadou tombé tout aufond de l’oreille continuait à brûler. Elle ne cessait de hennir etde bondir, sans ralentir le galop effréné qu’elle avait pris.

Tout autre que Chalandrey eût été désarçonnédix fois, mais il tenait ferme, à force de souplesse, de vigueur etde sang-froid.

L’allée de Longchamp est très large, trèslongue, et du côté de Saint-Cloud, elle aboutit à un vasterond-point.

C’était une chance heureuse que d’avoir del’espace devant soi et Chalandrey n’avait pas perdu tout espoird’éviter un accident grave ; d’autant que cette route n’étaitpas encombrée, comme la route des lacs. Il n’avait pas encorerencontré une seule voiture et il n’apercevait dans le lointain quedeux ou trois fiacres roulant au pas et quelques cavaliers isolés.Donc, pas de chocs à craindre, pour le moment, car les piétons quicheminaient sur les bas-côtés, s’empressaient de se garer, envoyant arriver ce tourbillon furieux.

– Du moins, je n’écraserai personne, sedisait le dernier des Chalandrey ; mais je crois bien que jevais me casser la tête… Il était écrit que ce serait ma fin…seulement j’aurais préféré me la casser d’un coup de pistolet… etle plus tard possible.

Ce neveu d’un brave soldat était un gars bientrempé, et quoiqu’il se rendît très exactement compte du dangerqu’il courait, il était resté complètement maître de lui.

On a dit souvent que l’homme qu’on mène àl’échafaud pense beaucoup plus pendant les dernières secondes deson existence qu’il ne penserait pendant toute une journée, s’ilétait sûr de vivre.

Ce phénomène se produisit chez Maxime, emportépar son cheval.

La lucidité et la mémoire lui étaientrevenues. Il se souvenait du passé et il prévoyait l’avenir. Toutesa vie d’autrefois lui apparaissait avec une netteté extraordinaireet il apercevait clairement toutes les conséquences de sa mortimminente.

Il se rappelait son enfance et sajeunesse : les années de collège, les nuits joyeuses et lesnuits funestes, les soupers et le jeu ; des figures demaîtresses oubliées passaient devant ses yeux.

Il évoquait aussi le fier visage de lacomtesse et la chaste image d’Odette.

Et il pensait :

– Elles seront plus à plaindre que moi.J’ai vécu, moi, bien vécu… sans souffrances et sans soucis. Je m’envais au bon moment. Je n’aurai connu ni la vieillesse, ni lapauvreté. Mais, elles !

» Madame de Pommeuse est entourée descélérats qui ont juré sa perte et de fades adorateurs qui nevisent que sa fortune. Après moi, elle n’aura plus d’autre amivéritable que Lucien Croze… et Lucien, attaqué lui-même, n’est pasen état de la défendre… d’ailleurs, ceux qui l’ont déjà calomniéparviendront sans doute à la brouiller avec lui… Elle ne l’épouserajamais. Ce mariage qui la sauverait, Tévenec trouvera bien un moyende l’empêcher… Et la pauvre comtesse, seule contre tant d’ennemisacharnés, succombera comme une biche forcée par une meute. Ce seraune curée… ils la dévoreront… et j’étais sûr de l’arracher à leurscrocs, car j’allais la débarrasser de son frère et je l’auraisdécidée à suivre le bon conseil que je lui ai donné d’allerspontanément raconter son aventure au juge d’instruction.

» Et Odette !… son frère lui reste,mais son frère n’est pas suffisamment armé pour les batailles de lavie. Ses persécuteurs auront facilement raison de lui. Il sera misà l’index partout. De quoi vivra-t-il ?… ne se fera-t-il passoldat, laissant Odette sans appui, et presque sans autresressources que le produit de son travail ?…

» Encore si j’avais songé à écrire montestament pour lui laisser ce qui me reste de ma fortune !…mais, non… c’est mon oncle qui héritera de moi… il n’y aura que luiqui gagnera quelque chose à ma mort… et en ce monde, j’aurai portémalheur à tous ceux que j’aimais.

Maxime Chalandrey mit beaucoup moins de tempsà penser tout cela qu’il n’en faut pour l’écrire.

La jument, toujours folle de douleur, n’avaitpas ralenti son train. Elle passait comme un boulet de canon devantde rares promeneurs, effarés. Quelques-uns avaient la généreusevelléité de l’arrêter, en lui sautant aux naseaux, mais l’essaiétait trop périlleux et personne n’osa le tenter.

À ce galop vertigineux, elle avait déjàtraversé l’allée de la reine Marguerite qui rencontre l’allée deLongchamp, non loin du pré Catelan, et elle arrivait à un carrefouroù s’embranchent plusieurs routes.

À droite de ce rond-point, c’est le champ decourses de Longchamp, à gauche, c’est la grande cascade, tout prèsde laquelle il y a un café-restaurant très fréquenté, quand il faitbeau.

Maxime, toujours lucide, apercevait déjà desgens attablés en plein air et un cavalier, monté sur un chevalnoir, un cavalier qui, sans quitter la selle, avalait le contenud’une chope de bière apportée sur un plateau, par un garçon.

Et Maxime avait de si bons yeux qu’il reconnutde très loin ce buveur à cheval.

C’était l’Américain du cercle, cet Atkins quil’avait salué près du lac, avec tant de politesse.

En le voyant là, Maxime fut pris d’une colèreindicible. Il était résigné à se rompre le cou, mais il enrageaitde penser que ce personnage antipathique allait peut-être assisterà sa chute.

Un homme emporté par sa monture est toujoursridicule et le moins qu’il pût arriver à Maxime, c’était de passerdevant M. Atkins, lequel ne se priverait certainement pas derire de sa situation.

Et les consommateurs feraient chorus. C’est larègle en pareil cas et lorsque le cavalier emballé tombe,les spectateurs de l’accident commencent par se tordre avant del’aider à se relever, s’il n’a pas la tête ou les jambescassées.

Exaspéré par l’idée de servir de risée à desimbéciles et à un Yankee suspect, Chalandrey commit une fauteéquestre, la première depuis que son cheval avait gagné à lamain.

Il s’était borné jusqu’alors à le maintenir,la tête droite, et grâce à ce système, il avait pu éviter unaccident, mais à ce moment, il fit un violent effort pour changerde direction et lancer la jument sur le champ de courses où elleaurait pu se donner carrière.

L’effet de cette saccade fut désastreux.

Brusquement privée de l’appui du mors, lajument manqua des quatre pieds et Chalandrey, projeté en avant,alla tomber, la tête la première, sur le macadam du carrefour.

Alors, ce fut fini de rire pour les sots quise tenaient les côtes en voyant un monsieur galoper plus vite qu’iln’aurait voulu. Ils se précipitèrent tous à la fois pour lui portersecours, maintenant qu’il n’était plus temps.

M. Atkins, lui-même, s’empressa de mettrepied à terre et de courir comme les autres.

Le cheval, en s’abattant, s’était tué raide,et il ne paraissait pas que le cavalier eût eu meilleurefortune.

Il était resté étendu sur le ventre, les brasen croix, les jambes écartées et il ne bougeait pas plus qu’uncadavre.

L’Américain, arrivé bon premier dans cettecourse au blessé, s’agenouilla près du corps et le retourna sur ledos.

Chalandrey avait les yeux fermés et ne donnaitaucun signe de vie. Un mince filet de sang coulait sur son front eton pouvait croire que, dans cette terrible chute, il s’était briséle crâne.

– Il est mort ! criait-on de touscôtés.

M. Atkins se pencha sur son visage, luimit la main sur la poitrine et déclara qu’il respirait encore.

Les gens qui l’entouraient le prirent pour unmédecin, quoiqu’il n’en eût pas l’air, et il ne jugea pas à proposde les tirer d’erreur. Il s’empressa même de diagnostiquer et depronostiquer magistralement, comme aurait pu le faire un véritabledocteur. Il parla de fracture à la base du crâne, de commotioncérébrale, d’état comateux, et après avoir défilé un long chapeletde termes scientifiques, il prononça qu’il n’y avait rien à fairesur place et qu’il fallait, sans perdre un instant, ramener leblessé à son domicile.

Il ajouta qu’il le connaissait, qu’il savaitson adresse et qu’il se chargeait de le reconduire chez lui.

Il ne s’agissait que de trouver un fiacre etil s’en présenta un qui rentrait à vide, après avoir conduit desbourgeois à Saint-Cloud.

Les airs d’autorité imposent toujours auxfoules et parmi les assistants, personne ne songea à s’enquérir dudroit que pouvait avoir M. Atkins à s’emparer ainsi d’un hommeprivé de connaissance, ni même à lui demander son nom.

Quatre messieurs de bonne volonté hissèrent lepauvre Chalandrey dans le fiacre et l’y couchèrent sur unebanquette.

Atkins remit son cheval à la garde du maîtredu restaurant de la cascade et monta dans la voiture après avoirdit au cocher d’aller rue de Naples, 29.

Tout cela fut fait si vite que les gensattirés par l’accident n’y virent, comme on dit, que du feu.

Chalandrey restait entre les mains et à lamerci d’un homme qu’il avait refusé de saluer, une demi-heureauparavant, et, pendant ce temps-là, l’oncle d’Argental galopaitvers Paris sans se douter que son neveu était en danger demort.

La comtesse s’en doutait encore moins, carelle ignorait l’existence de cet Américain qui ramenait Maxime etque le commandant avait remarqué, avant de piquer des deux.

Si le malheureux Chalandrey eût été en état deraisonner, il se serait demandé pourquoi M. Atkins prenaittant de peine, mais il ne voyait ni n’entendait rien. On aurait pule jeter dans la Seine, sans qu’il s’en aperçût. Chalandrey n’étaitplus qu’une masse inerte. La vie matérielle persistait ; lecerveau ne pensait plus.

Du reste, M. Atkins n’avait certainementpas formé le noir dessein de supprimer, ni même d’enlever et deséquestrer l’homme qu’il secourait avec tant de zèle ; et lapreuve c’est qu’il le conduisait rue de Naples.

Comment connaissait-il son adresse ?Peut-être l’avait-il demandée au cercle, après la partie debaccarat où Maxime était resté son débiteur.

Toujours est-il que, pendant le trajet, quifut long, il eut grand soin de lui et qu’en arrivant à destination,il aida le valet de chambre à le transporter sur son lit.

Maxime n’avait pas encore ouvert les yeux,mais il respirait plus régulièrement et le sang remontait à sesjoues pâles.

– M. de Chalandrey a fait unechute de cheval au Bois de Boulogne, dit l’Américain. Je veilleraisur lui pendant que vous irez chercher son médecin ordinaire.

Le domestique, croyant avoir affaire à un amide son maître, s’empressa d’exécuter l’ordre qu’il venait derecevoir, et Atkins resta seul avec le blessé.

S’il avait eu de mauvaises intentions, c’eûtété le moment d’agir.

On a vu, dit-on, de hardis coquins profiterd’une occasion pareille pour dévaliser un appartement.

Mais un monsieur qui fait au jeu des gains decent mille francs n’a pas besoin de forcer les tiroirs et celui-làn’y songea guère.

Il est vrai qu’il ne songeait pas non plus àdonner des soins au malheureux Maxime, ni à le tirer de la torpeuroù il était toujours plongé.

On aurait pu croire qu’il était venu là pourfaire l’inventaire du mobilier, car il se mit à tourner autour dela chambre, en examinant de près les tableaux accrochés aux murs etles objets d’art : médaillons, statuettes et autres quigarnissaient les étagères.

Sans doute, il ne trouva pas ce qu’ilcherchait, car il passa dans la salle à manger où il avisa unportrait qui absorba bientôt toute son attention.

Ce portrait, c’était celui deM. de Chalandrey, le père, en grand uniforme de capitainedes guides de la garde impériale.

Atkins le regarda longtemps et quand il l’eutassez vu, il descendit lestement l’escalier et sortit de la maisonsans s’inquiéter du blessé qu’il avait pris la peine deramener.

Atkins savait maintenant ce qu’il voulaitsavoir.

FIN DU TOME PREMIER

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