L’oeil du chat – Tome I

L’oeil du chat – Tome I

de Fortuné du Boisgobey
Chapitre 1

 

Le jour venait de se lever, blafard et triste.

Paris – le Paris qui travaille –s’éveillait.

Les ouvriers descendaient des hauteurs de Montmartre, la pipe à la bouche et le pain sous le bras. Les petites couturières trottinaient vers l’atelier où elles vont pousser l’aiguille jusqu’à la nuit pour gagner quelques sous.

C’est l’heure où les viveurs à outrance rentrent chez eux.

Un fiacre montait lentement la rue du Rocher,un de ces affreux fiacres, attelés d’une rosse poussive, qu’on trouve, sur le tard, à la porte des cercles et des restaurants fréquentés par les soupeurs.

Au fond de ce véhicule délabré, qui sonnait la ferraille, un jeune homme sommeillait, en mâchonnant un cigare éteint : un grand garçon, très brun, engoncé dans un paletot dont il avait relevé le collet pour cacher sa cravate blanche, car il était en tenue de soirée et, à ses traits fatigués, on voyait bien qu’il ne s’était pas couché.

Il avait baissé une des glaces de la voiture,probablement parce qu’il éprouvait le besoin de respirer l’air frais du matin, après avoir veillé longtemps dans un lieu empesté par la fumée du tabac, et quand il entrouvrait les yeux, secoué par un cahot, il regardait vaguement les passants qui filaient sur lestrottoirs.

Et il lui arrivait d’envier le sort de cesesclaves du labeur que la nécessité de gagner leur pain quotidienforçait à courir les rues dès l’aube ; il lui arrivait desouhaiter d’être à leur place, lui, le riche désœuvré, déjà las devivre sans but.

Il faut dire tout de suite que ces aspirationsà une existence régulière lui venaient à la suite d’une grosseperte de jeu et qu’il ne pensait pas sérieusement à seconvertir.

À vingt-cinq ans on n’y songe guère, quand ona quarante mille francs de rente, un nom sonore, des relationsbrillantes, des succès dans tous les mondes et une santé defer.

C’était le cas de Maxime de Chalandrey quiétait entré, à sa majorité, en possession de cette jolie fortune etqui la menait grand train. Il l’avait même déjà fortement écornée,et son oncle maternel lui prédisait qu’il finirait sur lapaille.

Mais cet oncle, ancien chef d’escadron,n’avait pas donné l’exemple, car après une jeunesse orageuse, etune carrière agitée, il en était presque réduit pour subsister, àsa pension de retraite.

Et d’ailleurs, Maxime envisageait sans effroil’avenir que ce philosophe chevronné lui montrait, pour tâcher dele ramener dans la voie de la sagesse.

Maxime était d’une race de soldats. Quand ilaurait mangé son bien, il lui resterait la ressource de s’engagerdans l’armée et la chance d’y faire son chemin.

Il avait été volontaire au 7ecuirassiers et il aurait certainement suivi une carrière militaire,s’il eût été pauvre, car elle lui plaisait.

Il devait à l’opulent héritage de ses parentsd’avoir manqué sa vocation.

En attendant que cette vocation lui revînt, ilpassait son temps à s’amuser en jetant l’argent par les fenêtres,et il habitait, rue de Naples, un petit hôtel, acheté très bonmarché à une demoiselle tombée en déconfiture.

Il ne lui manquait, pour être heureux, qu’unbonheur qui ne se vend pas et qu’on ne trouve pas toujours quand onle cherche : il lui manquait d’aimer une femme digne d’êtreaimée. Il en avait assez d’éparpiller ses tendresses et il sesentait mûr pour une grande passion.

Ce matin-là, particulièrement, il avait lesidées tournées au sentimental, comme cela lui arrivait assezsouvent lorsque le baccarat l’avait maltraité.

Il rêvait d’une liaison où son cœur semettrait de la partie, et il n’espérait certes pas la nouer, enrentrant au logis à sept heures du matin, après une nuitblanche.

Il avait fini par se réveiller tout à fait, etil mit la tête à la portière pour jeter son cigare.

Le fiacre allait au pas et rasait de très prèsle trottoir. Maxime, en se penchant hors de la voiture, se trouvapresque bec à bec avec un monsieur qui descendait la rue, ses deuxmains dans les poches de son pardessus, et qui s’écria :

– Tiens !… Chalandrey !

– Lucien Croze !

Les deux exclamations partirent en même tempset le dialogue s’engagea d’autant plus facilement que le cochers’empressa d’arrêter son malheureux cheval qui ne demandait qu’à sereposer.

– En voilà une rencontre ! reprit lepassant, planté devant la portière. Qu’es-tu devenu depuis le tempsoù nous étions de la même chambrée à la caserne ?

– Je ne suis rien devenu du tout. Ettoi ?

– Moi, je suis caissier dans une maisonde banque.

– Gagnes-tu beaucoup d’argent ?

– J’en gagne assez pour me suffirelargement et pour aider ma sœur qui travaille de son côté. Ellepeint sur porcelaine.

– Comment ! tu as une sœur ?…tu ne m’as jamais parlé d’elle !…

– Parce que, quand nous étionscuirassiers, elle était encore au couvent… c’était une fillette.Maintenant, c’est une grande demoiselle.

– Te ressemble-t-elle ?

– Oui, en beau.

– Alors, elle doit être charmante.

Lucien se mit à rire de ce compliment, trèsmérité, car il était fort bien de sa personne : aussi blondque Maxime était brun, avec des traits plus réguliers et unephysionomie plus avenante.

– Elle n’est pas mal, dit-il gaiement, etelle a d’autres qualités : elle est bonne et intelligente.

– Et elle n’est pas encoremariée ?

– Oh ! il n’y a pas de tempsperdu ; elle vient d’avoir dix-neuf ans. Et puis, elle estdifficile, et elle a le droit de l’être, quoiqu’elle n’ait qu’unetoute petite dot.

– Bah ! la fortune ne fait pas lebonheur.

– Non, mais elle n’y nuit pas et je tefais mon compliment d’être riche… car tu l’es…

– Moins que tu ne penses… et je suis enpleine déveine. Je viens de perdre quinze cents louis aubaccarat.

– Comment ! tu joues !…

– Tant que je peux !… et ça ne meréussit pas.

– Au fait, je me souviens que pendant quenous faisions notre volontariat à Meaux, tu fréquentais un café oùles jeunes bourgeois de l’endroit se réunissaient pourcartonner.

– Oui… et la partie n’était pas chère. Sije m’en étais tenu à celle-là, j’aurais beaucoup de billets demille que je n’ai plus… Parlons d’autre chose. Tu as été monmeilleur camarade au régiment, et puisque je t’ai retrouvé,j’espère que nous nous reverrons. Je demeure à deux pas d’ici… ruede Naples, 29… Quand viendras-tu déjeuner avec moi ?

– Je ne suis libre que le dimanche…

– Eh ! bien, je t’attendrai à midi,dimanche prochain.

– C’est que… j’ai promis à Odette de lamener, ce jour-là, à Sèvres…

– Qui ça, Odette ?… tamaîtresse ?

– Je n’ai pas de maîtresse. Odette, c’estma sœur. Nous devons aller visiter ensemble le musée et lamanufacture…

– Ah ! oui, les vases… lesassiettes… les vieilles porcelaines… Je n’y entends rien, mais jem’imagine que c’est très curieux.

» Eh bien ! tu iras après déjeuner…et je me sens capable d’y aller avec toi, si tu veux bien meprésenter à mademoiselle Odette.

– Je lui en parlerai, mais…

– Bon ! c’est convenu !… àdimanche !… et avant de me quitter, donne-moi ton adresse.

– 15, rue des Dames.

– À Batignolles… nous sommes presquevoisins. Je te préviens que, si tu n’es pas arrivé à midi, j’iraite chercher.

– Je ne te promets rien et je me sauve.Il faut que je sois à mon bureau avant neuf heures et il y a loind’ici à la rue des Petites-Écuries.

Ayant dit, Lucien Croze serra la main de sonancien camarade et reprit le pas accéléré.

Maxime allait crier à son cocher de marcher,lorsqu’une femme sortit tout à coup de la porte d’une maison devantlaquelle ce cocher s’était arrêté, franchit rapidement le trottoir,ouvrit la portière et se jeta dans la voiture.

Maxime eut à peine le temps de se reculer pourlui faire place. Il n’avait pas vu son visage, parce qu’elle étaitvoilée jusqu’au menton, mais à sa taille, il avait deviné qu’elleétait jeune et il ne songea pas une seconde à la repousser ni mêmeà lui demander pourquoi elle envahissait ainsi son fiacre.

Il flairait une bonne fortune. L’imprévul’attirait et il était toujours prêt à s’embarquer dans uneaventure.

Bientôt, il ne douta plus d’en avoir rencontréune, car l’inconnue lui dit, en se blottissant derrièrelui :

– Baissez le store de votre côté.

Il comprit qu’elle voulait se dérober aux yeuxde quelqu’un qui la guettait et, en rabattant le store, il aperçuten effet, planté sur le trottoir opposé, un homme qu’il n’eut pasle temps d’examiner, car le cocher, sans attendre l’ordred’avancer, fouetta sa rosse qui, par miracle, partit au grandtrot.

– Je vous en prie, monsieur, regardez sion nous suit, reprit la dame, d’une voix étouffée.

Maxime se retourna, appliqua son œil au troupercé dans le dossier du fiacre et, à travers la vitre qui fermaitce sabord d’arrière, il vit que l’homme était toujours à la mêmeplace.

– Non, madame, dit-il.

– Merci ! vous m’avez sauvée.

Maxime avait bonne envie de demander :« sauvée de quoi ? », mais il s’en garda bien, depeur d’effaroucher la dame.

L’aventure commençait bien et elle aurait putourner court s’il avait essayé de la brusquer.

Il attendit donc que l’inconnue s’expliquât,mais il ne se priva pas de l’examiner.

Élégamment vêtue de noir et encapuchonnéed’une pelisse garnie de fourrure, elle avait tout à fait l’aird’une femme du meilleur monde, et le soin qu’elle prenait de cachersa figure prouvait surabondamment qu’elle craignait d’être reconnueplus tard, par son sauveur, qui, lui aussi, était du monde et quiaurait pu la rencontrer dans un salon.

Il fallait pourtant que Maxime sût où ellevoulait aller et comme elle ne se pressait pas de parler, ilcommençait à croire qu’elle se laisserait conduire chez lui ;– et l’idée de l’y amener lui souriait fort.

La maison d’où elle était sortie se trouvaitentre la rue de Vienne et la rue de Madrid.

Arrivé au coin de la rue de Naples, le fiacretourna et s’arrêta bientôt devant l’hôtel où demeuraitChalandrey.

– Non… non… pas ici ! s’écria ladame.

– Pourquoi pas ? demanda doucementMaxime. Cet hôtel est à moi. Je l’occupe seul. Vous y serez ensûreté.

– Je le crois… mais… on m’attend. Je vousprie, monsieur, de dire à ce cocher de me conduire boulevardBessières.

– Aux fortifications !…Diable ! Je doute que son cheval puisse nous traînerjusque-là. Vous feriez mieux d’entrer chez moi. J’enverrai monvalet de chambre chercher une autre voiture…

– Chercher une autre voiture ?… Non,ce serait trop long… faites ce que je vous demande, je vous ensupplie.

– Vous me permettrez du moins de vousaccompagner ?

– Oui, si vous l’exigez.

– Alors, je vais essayer de décider cethomme à marcher, mais je ne réponds pas que nous ne resterons pasen route.

» À quel endroit du boulevard Bessièresvoulez-vous aller ?

– Je vous le dirai quand nous y serons,mais, faites vite.

Maxime descendit et promit vingt francs aucocher qui jura d’arriver, dût sa bête en crever. Et, pendant cecolloque, Maxime put constater que la rue de Naples étaitdéserte.

Personne n’avait suivi la voiture. Il yremonta vivement et il s’aperçut que la dame avait profité de sonabsence pour se masquer, en mettant un loup, comme au balde l’Opéra.

L’aventure se corsait et Maxime de Chalandreyn’était pas au bout de ses étonnements, car il ne pouvait pasprévoir qu’elle allait se terminer par une tragédie.

Le fiacre roulait déjà vers le boulevard desBatignolles qu’il faut traverser pour arriver au chemin de rondedes fortifications qu’on a décoré de noms de maréchaux du premierEmpire – Berthier, Bessières, Ney et bien d’autres.

Chalandrey fréquentait peu ces parages reculéset il se demandait ce que la dame allait faire, à pareille heure,dans un quartier si excentrique.

Elle s’abstint de le lui dire, mais elleessaya de lui expliquer pourquoi et comment elle s’était adressée àlui.

– Monsieur, commença-t-elle, d’un airassez dégagé, au moment où j’allais sortir, je me suis aperçuequ’on m’épiait et je n’ai pas franchi la porte. Votre voiture s’estarrêtée précisément devant l’allée où je me tenais cachée. Alors,l’idée m’est venue que vous pourriez me tirer de l’embarras où jeme trouvais. J’ai attendu que votre ami qui causait avec vous fûtparti et j’ai pris d’assaut ce fiacre où vous avez consenti à merecevoir. J’ai été bien inspirée, puisque j’ai eu affaire à ungalant homme.

– Merci du compliment, madame, répliquaMaxime. Vous n’avez confiance en moi qu’à moitié, puisque vousvenez de vous masquer pour m’empêcher de voir votre visage. Je n’ensuis pas moins flatté de l’honneur que vous me faites et je reste àvos ordres.

– Je vous en sais un gré infini…

– Mais vous espérez bien que nosrelations en resteront là.

– Qu’en savez-vous ?

– Je voudrais croire le contraire… et, àtout hasard, je vais vous dire mon nom… sans vous demander levôtre. Je m’appelle Maxime de Chalandrey. Vous venez de voirl’hôtel que j’habite et qui m’appartient. Je ne suis pas marié etje n’ai pas de maîtresse. Je suis donc complètement libre.

– Moi pas.

– C’est-à-dire, je suppose, que vousdépendez de ce monsieur qui vous guettait tout à l’heure sur letrottoir de la rue du Rocher.

– Vous l’avez remarqué ?

– Parbleu !… j’ai même deviné quec’est un jaloux. Vous ne seriez pas femme si vous n’aviez pas enviede le tromper pour le punir de vous espionner… et si vous vous ydécidez, vous pouvez bien me donner la préférence.

Ce fut dit si gaiement que la dame se laissaaller à sourire, et en dépit du masque, Maxime vit qu’elle avaitdes dents adorables.

– Une déclaration ! s’écria-t-elle.Si je vous prenais au mot et que je fusse vieille et laide, vousseriez bien attrapé.

– Je suis sûr que vous êtescharmante.

– Monsieur mon sauveur, vous n’êtes passérieux. Que penseriez-vous de moi si je me jetais à votretête ?

– Je penserais que je ne vous déplaispas.

– Je veux que vous ayez meilleure opinionde moi. Il se peut que vous me plaisiez… vous voyez que je suisfranche… Il se peut aussi que je vous revoie. Seulement, jeprétends choisir mon heure… et si jamais nous nous rencontrons, jeveux que vous ne me reconnaissiez pas.

» Notre voyage à deux va finir.Oubliez-le.

– Je vous promets de n’en parler àpersonne, mais l’oublier !… diable !… il faudrait quej’eusse bien peu de mémoire.

– Vous n’y penserez plus dans un mois.Plus tard, si nous nous retrouvions dans le monde, si vous vousavisiez de me faire la cour et s’il me convenait de me laisserfaire, je m’y prendrais de telle sorte que vous ne vous douteriezpas de m’avoir vue.

– Bon ! pensa Maxime, voilà uneillusion que je ne chercherai pas à lui enlever.

Et il répondit en riant :

– J’accepte l’espérance que vous voulezbien me laisser. Je suis forcé de m’en contenter, mais la moindreréalité ferait beaucoup mieux mon affaire.

– Écoutez-moi, dit vivement la dame. Ilm’a fallu peu de temps pour vous juger et maintenant je suiscertaine que je n’ai pas eu tort de me fier à votre loyauté et àvotre discrétion. J’ai contracté vis-à-vis de vous une dette dereconnaissance et je vous jure que je la paierai. Quand etcomment ? Je n’en sais rien, mais je la paierai.

» Ne m’en demandez pas davantage. Je nepourrais pas vous répondre.

» Peu importe du reste qui je suis etpourquoi j’ai eu recours à vous, puisque je sais qui vous êtes. Jevous ai prié d’oublier, mais je n’oublierai pas, moi.

» Comptez sur l’avenir.

– J’y compte, madame, et je vous obéirai.Je ne vous questionnerai plus et je tâcherai de ne me souvenir derien.

– Promettez-moi aussi de ne pas mesuivre, quand je descendrai de cette voiture.

– Quoi ! vous voulez que je vousabandonne sur un boulevard désert ?

– Je l’exige.

– Mais il fait un brouillard à couper aucouteau ! Le moins qu’il puisse vous arriver, c’est de vouségarer dans ces ténèbres.

– Ne craignez pas cela. Je connais monchemin.

– Et si on vous attaque ?

– Je me défendrai. J’ai un revolver surmoi et je sais m’en servir. Mais on ne m’attaquera pas. Ce quartiervaut mieux que sa réputation. La nuit, je ne m’y risquerais pasvolontiers ; le jour, il n’y a aucun danger.

» Nous approchons du boulevard Bessières.Dès que nous y serons, je vous quitterai et, si vous tenez à merevoir, plus tard, vous resterez dans ce fiacre… il vous ramènerachez vous.

– Je m’y résignerai, puisqu’il le faut,sous peine de perdre la seule chance qui me reste de vousretrouver.

» Avouez que je suis obéissant et quej’aurai bien mérité la récompense promise.

– Quand je promets, je tiens.

– Mais… j’y pense… si le monsieur de larue du Rocher s’était avisé de vous attendre à l’endroit où vousallez ?… Il n’aurait pas eu de peine à prendre une voituremarchant mieux que celle-ci et il a bien pu arriver avant nous.

– Ne cherchez pas à m’effrayer. L’hommedont vous parlez ne peut savoir où je vais… et si, par impossible,il l’avait deviné… Eh ! bien, ma destinée s’accomplirait.

– Est-ce à dire qu’il voustuerait ?

– Non… et, je vous le répète, je ne puisrien vous apprendre. Faites-moi donc la grâce de ne plus m’adresserune seule question.

– Pas avant que vous m’ayez accordé unefaveur.

– Laquelle ?

– Permettez-moi de vous baiser lamain.

– Qu’à cela ne tienne, répondit sanshésiter la dame.

Et elle offrit le bout de ses doigts, gantésde noir, à Chalandrey, qui s’écria :

– Oh ! non !… pas ainsi !…Ce serait comme si j’embrassais votre masque, au lieu d’embrasservotre figure.

– Vous êtes bien exigeant, dit ensouriant l’inconnue.

Et elle ôta son gant.

La main était ravissante ; blanche etfine ; une main de reine.

Maxime y colla ses lèvres et la dame le laissafaire, mais comme le baiser se prolongeait un peu trop, elle retiradoucement sa main et elle se reganta.

Ce n’était pas seulement pour le plaisir decaresser une peau satinée que Maxime avait réclamé. Il espérait larevoir un jour ou l’autre, cette main qu’on lui abandonnait de sibonne grâce, et ne pas la confondre avec une autre.

C’était là une prétention quelque peuhasardée, mais Maxime ne doutait de rien, et, du reste, il avaitété servi à souhait, car la dame portait au petit doigt une baguetrès facile à reconnaître : un anneau d’or dont le chatonétait formé par une pierre assez rare qu’on appelle unœil-de-chat et qui passe pour être un heureux talisman –tout au contraire de l’opale, qui a la réputation de portermalheur.

Après avoir passé devant l’église deSainte-Marie des Batignolles et remonté jusqu’au bout la longueavenue de Clichy, le fiacre était arrivé au chemin de ronde.

À gauche, c’était le boulevard Berthier quicommence à la porte de Courcelles ; à droite, le boulevardBessières qui va jusqu’à la porte de Saint-Ouen. En face, il yavait la porte de Clichy et, un peu plus loin, une caserneinoccupée.

Les employés de l’octroi se tenaient dansl’intérieur du poste. Chalandrey frappa aux carreaux de la voiture.Le cocher arrêta son cheval qui n’en pouvait plus, et l’inconnues’empressa de descendre.

Maxime en fit autant et lui dit :

– Je ne puis vraiment pas vous laisserlà. Je vais vous suivre de loin… de très loin.

– Est-ce ainsi que vous tenez votreparole ? demanda la dame.

– Je vous ai promis de ne pas chercher àsavoir qui vous êtes, mais je ne me suis pas engagé à ne pas metenir à portée de vous protéger jusqu’à ce que vous soyez ensûreté. Or, tant que vous marcherez sur ce boulevard, vous serez àla merci du premier venu. Masquée comme vous l’êtes, vous avezl’air d’une femme qui sort du bal de l’Opéra. Il n’en faut pas pluspour qu’on vous insulte. Aimez-vous mieux être suivie par un rôdeurde barrières que par moi ? Songez donc que si je voulaispénétrer vos secrets, ce serait bien facile. Je ne sais pas où vousallez, mais je sais d’où vous venez. Je vous ai vue sortir d’unemaison de la rue du Rocher que je reconnaîtrais parfaitement et ilne tiendrait qu’à moi de m’y renseigner.

La dame hésitait.

– Songez donc aussi, reprit Maxime, quej’aurais pu faire semblant de m’en aller dans ce fiacre et endescendre pour vous suivre sans vous le dire. Vous ne vous enseriez pas aperçue.

– Eh ! bien, dit-elle brusquement,faites comme il vous plaira ; adieu, monsieur !

Et, sans laisser à son sauveur trop zélé letemps de lui répondre, elle s’enfuit par le boulevardBessières.

Maxime, sûr de la rattraper, mit un louis dansla main du cocher et enfila, lui aussi, le chemin de ronde.

La dame était déjà loin, mais non pas hors devue, car elle n’avait guère qu’une vingtaine de pas d’avance et lebrouillard commençait à se dissiper.

Elle marchait rapidement et sans se retournersur le rebord de cette voie, bordée d’un côté par lesfortifications, et de l’autre par des clôtures en planches derrièrelesquelles s’étendaient sans doute des terrains vagues.

Où pouvait-elle aller dans ce quartierinhabité ? Maxime se le demandait, lorsqu’elle disparut tout àcoup.

Évidemment, elle ne s’était pas enfoncée dansune trappe. Le boulevard Bessières n’est pas machiné comme unthéâtre de féeries.

Pour savoir à quoi s’en tenir, Maxime se mit àcourir et arriva à l’endroit où l’inconnue s’était éclipsée commeun fantôme.

Il y avait là un rentrant, une sorte de pancoupé dans la palissade que la dame longeait au moment où elleétait devenue invisible, mais cette palissade ne présentait aucunesolution de continuité et elle était trop élevée pour qu’un hommepût l’escalader en quelques minutes ; une femme encoremoins.

Où était passée la mystérieuse personne queMaxime surveillait à distance ? Impossible de le deviner.

Encore s’il avait pu regarder par-dessus laclôture ou au travers, mais elle avait bien deux mètres de hauteuret les planches qui la formaient étaient comme soudées les unes auxautres.

Il s’expliquait maintenant pourquoi l’inconnuen’avait pas persisté à lui défendre de la suivre.

Elle connaissait un moyen de se dérober etelle comptait bien qu’il ne saurait jamais où elle s’étaitcachée.

Et Maxime ne pouvait pas songer à prendre desinformations, car il n’y avait pas là une seule maison, pas mêmeune de ces baraques où des cabaretiers de banlieue vendent du vinbleu aux ivrognes errants.

En se retournant vers les talus gazonnés del’enceinte fortifiée, il avisa à l’entrée d’un bastion, une butteen terre qui avait servi de magasin à poudre pendant le siège. Ilpensa que du sommet de cette éminence artificielle, il domineraitles terrains que lui masquait la palissade ; l’idée lui vintd’y grimper, et il la mit à exécution sans perdre une minute.

Il fut payé de ses peines.

Le brouillard s’était levé tout à fait et, duhaut de ce monticule, Maxime de Chalandrey eut une vue trèsétendue, mais pas très gaie, car au-delà des fortifications il y al’ancien cimetière des Batignolles, et en deçà, du côté de l’Est,c’est le quartier des Épinettes – un dédale de ruelles quis’entrecroisent et de masures, habitées surtout par deschiffonniers.

Il n’était pas monté là pour contempler cevilain paysage et il ne regarda que l’enclos où la dame avait dûs’introduire, par un procédé qu’il ne devinait pas.

Il n’aperçut point la dame, mais il vit,isolée au milieu d’un champ inculte, une maison qui n’avait pasmauvaise apparence.

C’était un pavillon carré, à un seul étage, etcela ressemblait à une de ces villas en miniature, que lesbourgeois aisés se font construire dans la banlieue pour venir s’yreposer le dimanche.

Il y manquait le jardinet traditionnel et cesingulier logis semblait avoir poussé comme un champignon parmi lesorties.

Pas une fleur, pas un arbre auxalentours ; rien que de l’herbe desséchée et des plantesparasites.

Et plus loin, l’horizon était bordé par desmurs. Si l’inconnue était entrée dans ce pavillon, qu’y venait-ellefaire ?

Il ne paraissait pas qu’elle y demeurât, car,à toutes les fenêtres les persiennes étaient closes, mais si elle ydemeurait, elle n’y avait certainement pas couché cette nuit-là,puisque Maxime de Chalandrey l’avait vue, sortant, au petit jour,d’une maison de la rue du Rocher.

Et elle était si pressée d’arriver qu’elledevait courir à un rendez-vous.

Ce pavillon perdu dans un quartier désertpouvait bien servir à abriter des amoureux obligés de se cacher.Seulement, si l’homme qui, tout à l’heure, guettait l’inconnue,était son mari, comment se faisait-il qu’il s’y prît si mal pour lasurprendre ?

Se planter juste devant la porte d’une femmequ’on veut surveiller, c’est par trop naïf, et ce jaloux malaviséen avait été pour ses peines, puisqu’elle s’était dérobée à sonespionnage.

Que craignait-elle donc et pourquoitenait-elle tant à empêcher celui qu’elle appelait son sauveur desavoir où elle allait ?

Maxime, lancé dans le vaste champ deshypothèses, n’en trouva pas une seule qui le satisfît et resta enface d’un mystère irritant qu’il résolut de percer à tout prix.

La raison lui conseillait de ne pas pousserplus loin cette bizarre aventure et de rentrer tranquillement chezlui, sans plus se préoccuper de la dame qu’il avait voiturée, maisil fut pris d’une fièvre de curiosité à laquelle il ne put pasrésister.

Il se dit qu’il devait y avoir un moyend’arriver jusqu’au pavillon et il se décida à descendre de sonobservatoire pour examiner avec plus de soin la clôture qui luiavait paru d’abord constituer un obstacle infranchissable.

Il revint donc à l’angle rentrant où la femmemasquée avait disparu, et en y regardant de très près, il finit parapercevoir, faisant saillie sur une des planches de la palissade,une espèce de gros clou à tête ronde.

L’idée lui vint aussitôt d’appuyer dessus avecson pouce, comme on presse le bouton d’une sonnette électrique etaussitôt, s’entrebâilla sans bruit une porte étroite, dont lescharnières placées à l’intérieur, étaient complètement invisible dudehors.

Il fallait connaître le secret pourentrer.

La dame le connaissait certainement et Maximel’avait trouvé, par hasard.

Il n’hésita pas une seconde à profiter de sadécouverte.

Il se glissa par l’ouverture où deux personnesn’auraient pas pu passer de front, et repoussa derrière lui labarrière mobile qui se referma silencieusement.

C’était une imprudence, car en procédantainsi, il risquait de s’emprisonner et il s’avisa un peu tard des’assurer qu’il ne s’était pas mis dans l’impossibilité de sortirde cet enclos suspect.

Heureusement, il constata, en le faisant jouerde nouveau, que le mécanisme fonctionnait des deux côtés de lapalissade.

Il avait donc une retraite assurée, pour lecas où un danger imprévu l’obligerait à fuir.

Il ne s’agissait plus que d’aborder lepavillon qui s’élevait à cinquante mètres de la porte secrète etqu’il n’avait encore vu que de haut et de loin.

C’est une construction étrange quin’appartenait à aucun ordre d’architecture. Il y entrait de lapierre, de la brique et du bois. Cela tenait tout à la fois de lavilla suburbaine et du chalet suisse, car le premier et uniqueétage était entouré extérieurement d’une galerie en sapin verniequi paraissait avoir été ajoutée après l’achèvement de la bâtisseet qui faisait un effet ridicule.

À coup sûr, le propriétaire de cet immeublebaroque n’était pas un homme de goût.

Au rez-de-chaussée, du côté de la barrière parlaquelle Maxime était entré, il n’y avait pas de porte,probablement parce que la façade principale se trouvait du côtéopposé.

La maison avait tout l’air d’être inoccupée,car il n’en sortait aucun bruit, et même abandonnée, car les murss’effritaient et la galerie de bois se déjetait.

Maxime commençait à croire qu’il s’étaittrompé et que, si l’inconnue était entrée dans l’enclos, ellen’avait fait que le traverser pour gagner quelque autre logis,situé plus loin que ce château de la Belle au Bois Dormant.

Il y avait vraiment peu d’apparence qu’ellefût sortie de son domicile, en se cachant, pour venir passer samatinée dans un pareil lieu. Des conspirateurs ou desfaux-monnayeurs auraient pu s’y abriter, mais qu’une femme jeune etélégante y fût attendue, c’était par trop invraisemblable, et peus’en fallût que Maxime ne rebroussât chemin.

Toutes réflexions faites, il résolut decompléter la reconnaissance du terrain, avant d’abandonnerl’entreprise.

Il commença naturellement par faire le tour dupavillon, et il n’eût pas plus tôt dépassé l’angle du mur desoubassement qu’il aperçut une échelle appliquée contre la galeriedu premier étage.

Il ne supposa pas que la dame s’en fût serviepour s’introduire dans cette boîte de pierre, mais il pensa querien ne l’empêchait, lui, de prendre cette voie malaisée, s’il n’entrouvait pas une autre plus commode.

Et il n’en trouva point.

Il y avait bien une porte, mais cette porteétait close. L’inconnue avait dû entrer par là, retirer la clé,après s’en être servie pour ouvrir et s’enfermer en dedans.

De ce côté, le terrain était entouré de hautesmurailles. Donc, elle n’avait pas pu en sortir.

Après avoir achevé son exploration, il revintà l’échelle, y grimpa, enjamba sans peine la balustrade et pritpied sur le balcon de bois.

Le plus fort n’était pas fait, car lesfenêtres avaient des volets pleins et les murs n’étaient pas deverre. Maxime ne pouvait pas voir ce qui se passait dansl’intérieur du pavillon. Mais, en suivant la galerie, il finit pardécouvrir une porte vitrée qui était entrouverte.

Il n’eut qu’à la pousser et il se trouva dansun couloir obscur qui semblait s’étendre à droite et à gauche.

Il prit à droite et, en avançant avecprécaution, il s’aperçut qu’il marchait sur un tapis assez épaispour amortir complètement le bruit de ses pas.

Enhardi par ce début, il avança encore ;bientôt il entendit des voix : une voix d’homme forte etsonore, alternant avec une voix douce, la voix de la femme qu’ilcherchait.

Il ne pouvait pas encore saisir les paroles,mais il pouvait déjà constater que ce colloque n’était pas un duod’amoureux.

L’homme parlait d’un ton de menace ; lafemme répondait d’un ton suppliant.

Et, certes, ils ne se doutaient pas qu’on lesécoutait, car le diapason de leur entretien s’élevait de plus enplus.

Ils n’étaient séparés de Maxime que par uneportière en tapisserie qu’il n’aurait eu qu’à soulever pour setrouver face à face avec eux. Il se contenta de prêter l’oreille,ce qui n’était pas le fait d’un gentleman. La situation, il estvrai, excusait un peu son indiscrétion, et il était assez naturelqu’il tînt à savoir à qui il avait affaire.

Il s’approcha donc presque jusqu’à toucher latapisserie, et, ainsi posté, il ne perdit plus un mot dudialogue.

– Si tu n’as que des conseils à m’offrir,dit l’homme, ce n’était pas la peine de me donner rendez-vous iciet de m’y faire poser.

– Bon ! je suis fixé, pensaChalandrey. Il la tutoie. Donc, il est ou il a été son amant.

– Je n’ai pas pu venir plus tôt, réponditla femme ; j’étais surveillée, et si tu savais tout ce qu’ilm’a fallu faire pour arriver jusqu’ici !…

– Ça ne me regarde pas. Quand je t’aiécrit que j’étais à Paris, c’est toi qui as voulu me voir et qui asfixé l’heure et le lieu de l’entrevue. Ça m’allait, parce que jecroyais que tu y serais avant moi. Je connaissais le truc pourentrer par le boulevard Bessières, mais tu savais bien que jen’avais pas de clé de la porte du pavillon. Et comme je n’ai trouvépersonne, j’en aurais été réduit à battre la semelle sur l’herbe,si je n’avais pas découvert une échelle qui m’a servi à grimperjusqu’à la galerie…

– Je te répète que ce n’est pas ma fauteet que…

– Je n’ai pas besoin de tes explications.Je t’ai attendue au moins trois-quarts d’heure, et j’allais partir,comme j’étais venu, par la porte vitrée. Mais te voilà et je tepardonnerais d’être en retard, si tu consentais à faire ce que jete demande.

– Tu ne peux pas rester à Paris.

– Mais, si… en faisant peau neuve… pourcela, il ne me faut que de l’argent… et tu en as.

– Je ne refuse pas de t’en donner, si tuveux quitter la France et me promettre de n’y jamais revenir.

– Tu as donc bien peur que je ne dérangeta vie !

– C’est pour toi que j’ai peur. Quand ona un passé comme le tien, le pavé de Paris n’est pas tenable.Faut-il que je te le rappelle, ce passé ?

– Inutile… je le connais… et personne quetoi ne s’en souvient. On prétend que les voyages forment lajeunesse, mais ils changent diablement la figure des gens. Voilàsept ans que je roule ma bosse dans les cinq parties du monde. Mescamarades d’autrefois ne me reconnaîtraient plus.

– Je t’ai bien reconnu, moi.

– Parce que je t’avais écrit que jevenais d’arriver à Paris. Si je ne t’avais pas prévenue, tu auraispassé à côté de moi dans la rue, sans tourner la tête.

– Non… tu as des yeux qu’on ne peut pasoublier. Mais à quoi bon discuter là-dessus ? Ma résolutionest prise. Si tu restes à Paris, ce sera contre ma volonté et s’ilt’arrive malheur, je ne pourrai plus rien pour toi. Mais, si tu tedécides à partir immédiatement, je suis prête à t’aider.

– M’aider ?… Comment ?

– En te remettant trente mille francs quite permettront d’entreprendre en Amérique un commerce quelconque eten te servant là-bas une pension de six mille francs.

– À la bonne heure ! c’est parlécela !

– Alors, tu acceptes ?

– Je me tâte. J’aimerais mieux la moitiéde la somme et la pension… en France.

– En France, rien. Je te l’ai déjàdit.

– Tu les as apportés, les trentemille ?

– Oui… et je me contenterai de ta parole.Si tu y manquais, je supprimerais ta pension… et si jamais tu teréclamais de moi, je te renierais.

Il y eut un silence et Maxime, dont lacuriosité de plus en plus surexcitée n’était qu’à demi satisfaite,Maxime se rapprocha encore de la tapisserie.

Il en avait assez d’écouter cette conversationqui ne lui avait rien appris de positif.

Il voulait maintenant voir les causeurs.

Le rideau, le lourd et épais rideau detapisserie n’adhérait pas exactement à la cloison qui l’encastrait,et en l’écartant un peu, il put regarder par l’interstice.

Le colloque se tenait dans une grande sallequ’éclairait très imparfaitement le jour tombant d’en haut, àtravers un plafond vitré.

Le pavillon qui, du dehors, paraissait avoirdeux étages n’en avait qu’un dont le centre formait ce que lesanglais appellent un hall.

Cette vaste pièce n’était meublée que d’unelongue table recouverte d’un tapis vert et entourée de fauteuilsgarnis de cuir. On eût dit qu’elle avait été aménagée pour y réunirles administrateurs de quelque grande administrationfinancière.

L’inconnue et l’homme qu’elle était venuetrouver là causaient près de la table ; la femme tournant ledos et l’homme montrant les trois quarts d’un visage barbu dontMaxime ne distinguait pas bien les traits, à la lumière terne d’unematinée brumeuse.

Cet homme était grand et taillé en force.

Maxime le vit prendre des mains de la femme unpaquet de billets de banque et le fourrer prestement dans sapoche.

– Maintenant, pars, dit la dame. Vat’embarquer au Havre et écris-moi, dès que tu seras arrivé àNew-York.

– Je n’y manquerai pas, répliqua l’hommeet je te quitte.

» Par où veux-tu que je sorted’ici ?

– Par la galerie. Quand tu seras au basde l’échelle, aie soin de l’enlever et de la remettre à l’endroitoù tu l’as prise. Moi je sortirai par la porte du rez-de-chaussée…dans dix minutes… quand tu seras déjà loin.

– Alors… adieu ?

– Oui, adieu pour toujours.

– Toujours, c’est bien long… maispuisqu’il le faut !… Merci, tout de même !… Merci de ceque tu as fait pour moi.

Et sans ajouter un seul mot, sans serrer lamain de celle qui venait de le payer si largement, l’homme sedirigea vers une porte qui devait donner dans le couloir où Maximes’était glissé.

Ce couloir avait deux branches. Maxime avaitpris celle de droite ; l’homme passait par l’autre. Ils nepouvaient pas se rencontrer et Maxime n’avait pas la moindre enviede courir après lui.

Maxime se demandait si, maintenant quel’inconnue était seule, il allait l’aborder avant qu’ellepartît.

Il s’y serait peut-être décidé, si la scène àlaquelle il venait d’assister, n’eût refroidi son ardeur.

Il avait vu la femme pour laquelle il s’étaitpassionné donner de l’argent à un individu qui devait avoir été sonamant. À quelle catégorie sociale appartenait donc cet étrangecouple ? Maxime soupçonnait que l’homme était un malfaiteurtraqué par la police et que la dame ne valait pas beaucoup mieux.Ses illusions s’envolaient à tire d’ailes. Il ne tenait pas à semêler des affaires de ces gens-là. Il se dit qu’il ferait sagementde laisser l’inconnue déguerpir, de décamper lui-même, un quartd’heure après, et de tâcher d’oublier cette sotte aventure.

Il resta donc embusqué derrière latapisserie.

La dame non plus ne bougeait pas et elle luitournait le dos.

Les dix minutes annoncées s’écoulèrent sansqu’elle fît un mouvement ; mais quand elles furent passées,elle s’achemina lentement vers le fond de la salle.

Maxime qui la suivait des yeux, la vit ouvrirune porte, s’arrêter tout à coup, en prêtant l’oreille, reculervivement, traverser le hall, en diagonale, et finalementdisparaître par une autre porte, une porte latérale qu’elle refermasur elle.

Elle avait sans doute entendu dans l’escalierun bruit qui l’inquiétait. Quelqu’un arrivait par là, quelqu’unqu’elle ne voulait pas rencontrer.

La situation se compliquait et, pourl’imprudent Chalandrey, c’était le vrai moment de filer. Lacuriosité le retint à son poste d’observation.

Bientôt, il vit entrer un homme, puis un autrepuis un autre encore. Il en compta sept : toute une bande dontl’aspect n’avait rien de bien effrayant.

Ils étaient tous convenablement vêtus etMaxime fut tenté de croire qu’ils venaient tenir là une de cesséances maçonniques où les bourgeois se plaisent à s’entourer demystère pour débiter solennellement des banalités humanitaires.

Impossible de les prendre pour desconspirateurs. Ils causaient gaiement et, certes, ils ne sedoutaient pas qu’on les observait, car ils parlaient très haut.

Ils ne tardèrent pas à se ranger autour de latable et à prendre place sur des fauteuils comme des gens quis’apprêtent à délibérer.

Maxime ne devinait pas à quoi tendait cesingulier conciliabule et il attendait avec impatience qu’un descompagnons qui siégeait prît la parole.

Il n’attendit pas longtemps.

– Cher président, dit un jeune, un blondassez élégant dont la physionomie ne manquait pas de distinction,vous nous avez convoqués pour une heure si matinale que, de peur demanquer au rendez-vous, je ne me suis pas couché et je ne vouscacherai pas qu’il me tarde d’aller me mettre au lit. Vous seriezbien aimable de m’apprendre tout de suite de quoi il s’agit.

» De choses graves, je suppose, puisquevous avez voulu qu’on se réunît dans le local parfaitement sûr,mais peu confortable, dont nous ne sous servons que dans lesgrandes occasions.

– Oui, de choses très graves, répondit leprésident, un beau vieillard à la barbe blanche.

» Un de nos associés nous trahit.

– Oh !…

– J’en ai la preuve. Ce misérable chercheà nous vendre à la police. J’ai vu la lettre qu’il a écrite. Ildemande cinquante mille francs pour nous livrer tous… moins de dixmille francs par tête, ce n’est pas cher. Heureusement, j’ai à lapréfecture des amis qui m’ont averti.

» Je vous ai appelés pour vous demanderquel châtiment mérite cet homme.

– La mort ! répondirent desvoix.

– C’est mon avis, reprit le vénérablechef. Est-ce aussi le vôtre, mon cher Jules ?

– Absolument, répliqua sans hésiterl’interpellé. Seulement, il ne sera peut-être pas faciled’appliquer la peine.

– Très facile, au contraire. Nous pouvonsmême l’appliquer séance tenante. Le traître est ici.

– Nommez-le ! cria le chœur.

– Le voilà ! dit le vieux, endésignant du doigt le joli jeune homme blond. Voulez-vous que jevous montre sa lettre ?

– C’est inutile. Nous la connaissons.

L’accusé changea de visage et, au lieud’essayer de se justifier, il fit un mouvement pour se lever.

Sans doute, il se sentait perdu et il voulaitfuir.

Son voisin de gauche, un colosse, le prit àbras-le-corps et le maintint sur son fauteuil, pendant que levoisin de droite lui passait autour du cou le nœud coulant d’unecorde qu’il avait cachée sous son paletot.

Ce fut fait en un clin d’œil.

Le coup évidemment était préparé à l’avance etle simulacre d’interrogatoire n’avait eu d’autre but que dedétourner l’attention du malheureux dont la mort était résolue.

Condamné sans jugement et exécuté sans avoireu le temps de se mettre en défense, il râlait déjà.

– Ne le lâche pas, mais ne serre pas tropfort, dit au bourreau improvisé l’abominable vieux qui présidaitcette assemblée d’assassins. J’aurai tout à l’heure quelque chose àlui demander.

» Et maintenant, messieurs, que nous letenons, que ferons-nous de sa carcasse, quand nous l’auronsexpédié ? Moi, je propose de l’enterrer dans le souterrain.Personne ne viendra l’y chercher, puisque personne n’y passe quenous.

– Pourquoi l’enterrer ? Ce seraitbeaucoup trop long, dit un des juges. Nous n’avons qu’à planter unclou dans le mur du souterrain et l’y accrocher. Si jamais on l’ytrouvait, on croirait qu’il s’est pendu. Il restera là, pourl’exemple.

– Diable ! ricana un autre, ce serabien désagréable de côtoyer ce cadavre en décomposition, quand nousviendrons tenir conseil ici.

– Bah ! nous y venons tout au plusdeux fois par an.

» C’est égal, je persiste à croire qu’ilvaut mieux l’enterrer. Ce sera plus sûr, il va disparaître du mondeoù il vit et il faut que nul ne sache ce qu’il est devenu. Dureste, on l’oubliera vite, car il n’a pas beaucoup d’amis.

– Eh ! bien, qu’on l’enterre, maisfinissons-en, conclut l’homme qui tenait la corde.

Le patient suffoquait, mais il n’avait pasperdu connaissance et il devait entendre ses meurtriers discuterfroidement la question de savoir ce qu’ils feraient de soncorps.

Maxime croyait rêver. Il entendait, lui aussi,et il voyait les six bandits groupés autour de leur victime, commedes vautours qui se préparent à déchiqueter un mort.

Cette scène, renouvelée des séances desFrancs-Juges du moyen âge, assemblés pour punir un fauxfrère, confondait sa raison.

Il lui semblait assister à la représentationd’un vieux mélodrame de l’Ambigu, et il se prenait à espérer quecette parodie sinistre allait cesser tout à coup, comme cesse uncauchemar.

Il ne tenait qu’à lui d’y mettre fin, en semontrant, mais son intervention lui coûterait probablement la vie,car des scélérats qui étranglaient si lestement un des leurs ne seferaient aucun scrupule de se débarrasser, par le même procédé,d’un témoin du crime.

Ils seraient six contre un, et Chalandreyn’avait pas sur lui le moindre revolver, pas même un couteau depoche.

La partie serait trop inégale.

Et d’ailleurs, il se souciait médiocrement derisquer sa peau pour secourir un gredin qui ne valait sans doutepas mieux que ses bourreaux.

Tous ces messieurs devaient s’être associéspour diriger une œuvre de malfaisance.

Quelle œuvre ? Maxime ne pouvait pas ledeviner, car ils n’avaient rien dit qui le mît sur la voie, et pourle moment, il ne se préoccupait guère de connaître leur secret. Ilpensait à s’esquiver par la galerie extérieure et à courir au postele plus voisin pour avertir les sergents de ville.

Il allait s’y décider, lorsque le présidentdit :

– Relâche un peu le nœud coulant. Je veuxqu’il puisse répondre à une question que je vais lui poser.

L’ordre fut exécuté immédiatement, mais lecondamné profita de cet instant de répit pour crier de toutes sesforces :

– Au secours !… Àl’assassin !

La peur l’affolait, car il n’avait pas desecours à attendre.

Et cependant, un cri répondit à cet appeldésespéré, un cri qui semblait sortir de la cloison.

Les meurtriers se tournèrent de ce côté ;l’étrangleur donna un tour de corde qui étouffa aussitôt la voix del’étranglé et le chef de la bande courut à la petite porte derrièrelaquelle Maxime avait vu disparaître l’inconnue.

Absorbé par le spectacle qu’il avait sous lesyeux, Maxime avait momentanément oublié qu’elle était là, mais ilcomprit vite ce qui allait se passer et il faut lui rendre cettejustice qu’il ne pensa plus à fuir.

Il ne pouvait pas laisser égorger une femme etil se jura de la sauver ou de périr avec elle.

Encore fallait-il voir ce que ces brigandsallaient faire de leur prisonnière et choisir pour les attaquer lemoment psychologique.

Il se promettait déjà de leur tomber dessus encriant : « À moi, les camarades ! » comme s’ily avait eu derrière lui une escouade d’agents de police, et ilespérait que les coquins se laisseraient prendre à cette ruse et nesongeraient qu’à décamper.

L’homme à la barbe blanche reparut, traînantpar le bras la pauvre inconnue qui se soutenait à peine ; illa poussa contre la table et il lui dit, en lui mettant le poingsous le nez :

– Qu’est-ce que tu fais ici,toi ?

Et comme la malheureuse ne répondait pas, levieux coquin reprit, en la secouant rudement :

– Tu y es venue pour nous espionner.

– Non, balbutia-t-elle, je vous jure quenon. J’y suis venue parce que j’y avais donné rendez-vous à… àquelqu’un.

– À ton amant, parbleu !… oùest-il ?

– Je ne l’ai pas vu… et lasse del’attendre, j’allais partir, quand j’ai entendu des pas dansl’escalier… j’ai eu peur et je me suis cachée dans ce cabinet.

– Comment es-tu entrée dans lamaison ?

– Par la porte du rez-de-chaussée.

– Tu avais donc la clé ?… et tuconnaissais donc le secret pour ouvrir la palissade ?

– Oui… ce pavillon a appartenu autrefoisà mon père.

– À ton père !… très bien !…maintenant, je sais qui tu es… et je veux bien croire que tu netravailles pas pour la police. Mais ça ne te sauvera pas. Tu nousas vus et tu pourrais nous reconnaître. Tu vas mourir.

– Eh ! bien, tuez-moi.

Maxime, prêt à entrer en scène, regardait detous ses yeux.

La dame n’avait plus son masque, mais ilfaisait si peu clair dans cette vaste salle qu’il ne la voyait pasbeaucoup mieux que pendant leur voyage en fiacre.

À la grise lumière tamisée par le vitrage duplafond, les objets et les personnes lui apparaissaient comme àtravers un brouillard.

Il n’était pas sûr de pouvoir reconnaître,s’il les rencontrait plus tard, les acteurs de ce drame, mais iladmirait le courage de la prisonnière et il commençait à espérerqu’elle se tirerait, sans lui, de la terrible situation où elle setrouvait.

– Tu mériterais que je te prisse au mot,dit le féroce vieillard ; et du reste, tu ne perdras rien pourattendre… mais tu vas d’abord me remettre la clé dont tu t’esservie.

– La voici, murmura la pauvre femme.

– Bon ! maintenant, réponds. Cen’est pas la première fois que tu viens ici ?

– Non… j’y venais autrefois avec mon pèrequand la maison était à lui.

– Alors, tu en connais la dispositionintérieure ?

– Je ne connais que la salle où noussommes et le cabinet où je me suis cachée… je n’ai jamais vu lespièces qui sont au rez-de-chaussée.

– Et tu es toujours arrivée par le mêmechemin ?

– Toujours. Mon père me l’avaitmontré.

– Sais-tu pourquoi il a fait bâtir cepavillon ?

– Non. Il l’a vendu, un an avant sa mort,et je n’ai jamais su non plus à qui il l’a vendu ; mais jesavais qu’il n’était pas habité et je pensais n’y rencontrerpersonne.

– J’en suis convaincu ; mais l’hommeque tu attendais le connaît aussi, le pavillon.

– Il le connaît si peu qu’il n’a pas sule trouver.

– C’est-à-dire qu’il t’a faitposer ; mais il peut se présenter d’une minute à l’autre.Donc, il faut en finir.

» Tu vois ce gredin qui a la corde aucou… c’est un traître que nous allons pendre. Eh ! bien, on vat’en faire autant. Tu as surpris nos secrets. Si nous te laissionsvivre, tu nous dénoncerais.

– Non… j’ignore qui vous êtes… et si jevous dénonçais, je me perdrais.

– Es-tu prête à jurer de tetaire ?

– Oui, et je tiendrai mon serment. Ilm’en coûterait trop cher d’y manquer.

– Qu’en dites-vous, messieurs ?

Les bandits se consultèrent et l’un d’euxrépondit :

– Il n’y a que les morts qui ne parlentpas. Expédions-la. C’est plus sûr.

– Soit !… mais je vous préviensqu’il n’en sera pas de la disparition de cette femme comme de ladisparition de cette canaille de Jules. Elle est riche et elle adans le vrai monde des amis qui la chercheront.

– Qu’en sais-tu ?

– J’ai connu son père et quelques-unsd’entre vous l’ont connu aussi. Elle a hérité de lui.

– Tout ça ne l’empêchera pas de noussignaler à la police, si nous la laissons partir.

– Non, car si elle racontait ce qu’elle avu ici, on lui demanderait ce qu’elle y faisait et elle seraitobligée d’avouer qu’elle attendait son amant.

– Tu répètes ce qu’elle vient de nousdire. Et moi, je te répète ce que tu as dit tout à l’heure :finissons-en.

La malheureuse écoutait, impassible, lesscélérats qui discutaient sa vie ou sa mort.

L’homme qu’ils avaient condamné était toujoursassis dans le fauteuil où on l’avait poussé et celui qui lui avaitpassé la corde autour du cou n’avait qu’un mouvement à faire pourachever de l’étrangler.

Maxime attendit, haletant d’émotion et plusque jamais résolu à se jeter en avant, si ces atroces coquins sedécidaient à tuer sa protégée.

Deux contenaient le traître. Le président pritles quatre autres à part et se mit à conférer avec eux.

Il parut qu’ils s’étaient promptementaccordés, car la délibération ne fut pas longue.

Le vieux s’approcha du bourreau et de sonacolyte, leur parla tout bas, puis, revenant à la femme, il luidit :

– Suivez-moi, madame. Je vais vousconduire hors d’ici.

Elle le regarda, tout étonnée de ce changementde ton et de cette invite à la liberté.

– Oh ! n’ayez pas peur, reprit-il.Vous allez sortir, car, dans un instant, nous serons sûrs que vousne parlerez pas.

Que signifiait cette promesse énigmatique etl’espèce de restriction qui l’accompagnait ?

La femme hésitait ; mais à quoi luieût-il servi de refuser d’obéir ?

Elle se laissa emmener par ce président desassassins qui, en passant avec elle derrière le fauteuil oùagonisait le condamné, saisit tout à coup les deux mains de laprisonnière, les ouvrit de force, y mit la corde, les refermadessus et la contraignit à tirer violemment, pendant que sescomplices pesaient sur les épaules du patient.

Il n’en fallait pas tant pour qu’il rendîtl’âme, car il était déjà à demi mort.

Cette secousse l’acheva.

L’inconnue poussa un cri d’horreur ; ellese débattit, mais les doigts de fer de l’horrible vieuxl’empêchèrent de lâcher prise, jusqu’à ce que la victime eûtexpiré.

Maxime commençait à comprendre.

– Maintenant, ricana le chef de la bande,te voilà notre complice. Tu nous as aidé à étrangler ce traître. Jene crains plus que tu bavardes. D’ailleurs, tu seras surveillée.Rentre chez toi, et vis comme tu voudras, pourvu que tu ne donnesplus rendez-vous à tes amants dans cette maison. Tu n’entendrasjamais parler de nous, mais nous saurons tout ce que tu feras. Unedémarche imprudente, un propos suspect et tu mourras.

» Oh ! nous n’irons pas te tuer àdomicile, mais il t’arrivera des accidents.

» Je ne t’en dis pas davantage. À bonentendeur, salut !

» À présent, viens !… Je vaist’ouvrir la porte du rez-de-chaussée et te lâcher dans l’enclos. Tusortiras comme tu es entrée, par le boulevard Bessières.

» Oublie ce chemin : oublie ce quetu as vu, et ne recommence plus, si tu tiens à la vie.

Sur cette conclusion menaçante, il prit ladame par le bras et il l’entraîna vers le fond de la salle, endisant à ses dignes associés :

– Enlevez ce cadavre, vous autres !je vais vous attendre au bas de l’escalier.

Ainsi fut fait. Le président disparut avec lamalheureuse qu’il emmenait, et les six coquins s’empressèrentd’exécuter les ordres de leur chef.

Ils s’attelèrent tous à la corde, probablementpour qu’il ne fût pas dit qu’un seul avait refusé de mettre la mainà la besogne, et ils traînèrent le corps du supplicié hors de lasalle du supplice.

Maxime vit de loin la porte se refermer sur cesinistre cortège et il entendit le bruit des deux tours de cléqu’ils donnèrent à la serrure.

Ils partaient pour ne plus revenir, ce n’étaitpas douteux, et ils allaient enterrer ou pendre le mort dans lacave.

Mais quel sort réservaient-ils à la femme quin’était pas encore tirée de leurs griffes ? Et s’ils luirendaient la liberté, par où allaient-ils passer pour sortirdéfinitivement du pavillon ?

Existait-il donc une communication souterraineentre ce pavillon et une maison située au delà du mur qui bornaitl’enclos ?

Maxime était tenté de le croire, mais il n’eutgarde d’aller s’en assurer.

C’était un vrai miracle que ces brigands ne sefussent pas aperçus de sa présence, et courir après eux c’eût été,comme on dit, tenter le diable.

Maxime se hâta de rentrer dans le couloir etde se glisser jusqu’à la porte vitrée qui donnait sur lagalerie.

De là, il eut la joie de voir sa protégéetraverser, seule, le champ qui s’étendait entre le pavillon et lapalissade.

Le président avait tenu sa parole. Elle étaitlibre.

Elle fit jouer le ressort caché dans lesplanches de la barrière, et elle disparut.

Maxime aspirait à en faire autant et iln’était pas certain de s’en tirer à si bon compte, car les banditsqui l’avaient épargnée veillaient peut-être, embusqués dans quelquecoin.

Il attendit cinq minutes, mais il ne pouvaitpas rester là et il se décida à tenter l’aventure, en rampant lelong de la galerie, jusqu’à l’échelle dont il s’était servi pour ygrimper.

Il avait oublié que la dame avait recommandé àl’homme du rendez-vous de l’enlever, après s’en être servi pourdescendre.

L’homme n’y avait pas manqué. L’échelle n’yétait plus.

Heureusement, un saut de quatre mètres enprofondeur n’était pas pour effrayer un garçon jeune et leste quiavait fait beaucoup de gymnastique.

Maxime enjamba délibérément la balustrade, s’yaccrocha avec les deux mains et se laissa couler en pliant lesgenoux.

Le choc fut rude et il roula sur l’herbe, maisil se releva aussitôt et il se mit à courir à toutes jambes jusqu’àla palissade. Il y arriva vite et tout en appuyant sur le boutonqu’il avait remarqué en entrant, il tourna la tête pour voir si onle poursuivait.

Il lui suffit d’un coup d’œil pour s’assurerqu’il n’y avait personne derrière lui, ni même dans l’enclos.

Les étrangleurs étaient rentrés sousterre.

Une seconde après, il se trouva hors de leursatteintes et, en prenant pied sur le macadam du boulevard, ilrespira enfin, aussi content qu’un naufragé qui aborde au rivageaprès avoir longtemps nagé sans espoir.

Il se sentait renaître. Il lui semblait que lechemin de ronde avait un aspect plus gai, que le ciel était plusbleu, et il savourait le bonheur de rentrer dans sa vie de Parisieninsoucieux qui ne pense qu’à ses plaisirs.

Sa joie, à vrai dire, n’était pas sansmélange, car il se demandait, avec une certaine inquiétude, s’ilavait le droit de s’en tenir là, au lieu d’aller immédiatementraconter au commissaire du quartier l’histoire de sa matinée.

Toutes réflexions faites, il crut pouvoir s’endispenser, sous prétexte qu’il ne devait pas s’exposer àcompromettre une femme qui n’avait à se reprocher qu’uneimprudence.

Après tout, les affaires des bandits dupavillon ne le regardaient pas et ce n’était pas son métier de lessignaler à la police qui n’avait pas su les découvrir.

Maxime avait horreur des complications, à cepoint qu’il s’efforçait déjà d’oublier la scène tragique à laquelleil venait d’assister, malgré lui.

La belle inconnue l’intéressait davantage,mais pas assez pour qu’il se mît en campagne à seule fin de laretrouver.

Au surplus, il tombait de fatigue et il luitardait d’aller se coucher pour se reposer de tant d’émotions.

Aussi arrêta-t-il au passage le premier fiacrequ’il rencontra et se fit-il ramener chez lui, rue de Naples, sanstrop se préoccuper des suites de son aventure, et surtout sansprévoir qu’elle en aurait de fort inattendues.

Une idylle finit quelquefois par un drame,mais il arrive aussi qu’un drame finit par une idylle.

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