LYSIS de Platon

— Mais que leur as-tu donc fait pour qu’ils t’empêchent
avec tant de rigueur d’être heureux et de faire ce qu’il te
plaît, pour qu’ils te tiennent toute la journée dans la
dépendance de quelqu’un, en un mot dans l’impossibilité
de faire à-peu-près rien de ce que tu peux désirer? À ce
compte, il semble que ni cette fortune si considérable ne
te sert pas de grand-chose, puisque tout ce monde-là
en dispose plus que toi, ni même ta propre
personne, qui est si agréable; car elle est remise aux
soins et à la garde des autres, tandis que toi, pauvre
Lysis, tu n’as d’autorité sur qui que ce soit, et tu ne peux
rien faire à ta volonté.
— C’est que je ne suis pas encore en âge pour cela,
Socrate.
— Ce ne serait pas une raison, fils de Démocrate. Voici,
par exemple, des cas où ton père et ta mère te laissent
le maître, sans attendre que tu sois plus âgé: quand ils
veulent se faire lire ou écrire quelque chose, c’est toi, je
présume, qu’ils choisissent pour cela, de
préférence à tous les gens de la maison? N’est-ce pas?
— Oui.
— Et, en ce cas, il dépend bien de toi d’écrire ou de lire
telle lettre et puis telle autre à ton gré; de même quand
tu prends ta lyre, ton père ni ta mère ne t’empêchent
pas, j’imagine, de remonter ou de baisser telles cordes
qu’il te plaît, de les pincer avec les doigts ou de les
frapper avec le plectrum? T’en empêchent-ils?
— Non, Socrate.
— Maintenant, Lysis, quel motif me donneras-tu pour
qu’ils te laissent, en ces sortes de choses, la liberté
qu’ils te refusent dans les autres?

— C’est, je pense, parce que je sais les unes, et que
j’ignore les autres.
— À la bonne heure, mon enfant. Ce ne sont donc pas
les années que ton père attend pour te donner ta liberté;
mais du jour où il te trouvera plus prudent que lui-
même, il ne demandera pas mieux que de t’abandonner
la conduite de tous ses biens, et la sienne propre.
— Je le crois.
— Fort bien; et votre voisin n’en est-il pas avec toi,
sous ce rapport, aux mêmes termes que ton père?
Ne te confierait-il pas très volontiers l’administration de
sa maison, du moment qu’il serait convaincu que tu t’y
entends mieux que lui?
— Oui, il me la confierait.
— Et les Athéniens, penses-tu qu’ils ne te remettront
point la direction de leurs affaires, dès qu’ils t’auront
reconnu la capacité convenable?
— Si fait.
— Et maintenant, par Jupiter, prenons le grand roi lui-
même; qui préférerait-il, s’il s’agissait de faire une sauce
pour des viandes qu’on vient de cuire, de son fils aîné,
l’héritier présomptif du trône de l’Asie, ou bien de
nous, si nous étions dans le cas de prouver en sa
présence que nous entendons mieux que son fils l’apprêt
d’un ragoût?
— Ce serait nous, sans doute
— Et, quant au prince, il ne lui laisserait pas mettre le
moindre assaisonnement, tandis qu’il nous verrait faire
sans difficulté, lors même qu’il nous plairait de jeter le
sel à pleines mains.
— Et pourquoi non? — Ou bien, si son fils avait mal aux

yeux, voudrait-il ou non lui permettre d’y toucher lui-
même, quand il saurait que le prince n’entend rien
à l’art de guérir?
— Il l’en empêcherait.
— Nous, au contraire, s’il nous tenait pour versés dans
cet art, voulussions-nous ouvrir de force les yeux
malades et les remplir de cendre, il ne s’y opposerait
pas, je pense, persuadé que nous ne le ferions qu’à bon
escient.
— Je le crois.
— Enfin ne s’en rapporterait-il pas à nous plutôt qu’à
lui-même et à son fils pour toutes les choses dans
lesquelles il nous croirait plus habiles qu’eux-mêmes?
— Cela est naturel, Socrate.
— Oui, cher Lysis, ainsi vont les choses: dans quelque
genre que nous acquérions des talens, tout le
monde s’adressera à nous, Grecs et Barbares, hommes
et femmes; tout ce qu’il nous plaira de faire, nous le
pourrons, personne ne s’avisera de nous le défendre;
pour tout cela nous serons libres, et même nous
commanderons aux autres; et ce sera pour nous une
véritable propriété, puisque nous saurons en jouir, tandis
que pour les choses où nous n’entendons rien, bien loin
qu’on nous en laisse disposer à notre guise, tout le
monde voudra s’y opposer autant que possible, et non-
seulement les étrangers, mais encore notre père, notre
mère, et si quelqu’un nous touche de plus près; sur tout
cela, il nous faudra obéir à d’autres: ce sera pour nous
chose étrangère, car nous n’en aurons pas la jouissance.
Admets-tu qu’il en soit ainsi?
— Tout-à-fait.

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