LYSIS de Platon

— Pouvons-nous aimer quelqu’un, ou en être aimé, par
rapport à ce en quoi nous ne saurions être utiles à rien?
— Pas le moins du monde.
— Ce n’est donc pas pour les choses où tu serais inutile
que l’on t’aime, et ton propre père comme tous les
autres hommes?
— Je ne le pense pas.
— Si donc tu acquiers des lumières, mon enfant, tout le
monde deviendra ton ami et te sera dévoué, car tu seras
utile et précieux: dans le cas contraire, personne n’aura
d’amitié pour toi, ni tes proches, ni ton père, ni ta mère.
Et serait-il possible, Lysis, d’être fier quand on ne sait
rien ?
— Impossible.
— Mais si tu as besoin des leçons du maître, c’est que
tu n’as pas encore de savoir.
— Il est vrai.
— Ainsi tu ne vas pas faire le fier puisque tu es encore
ignorant.
— Par Jupiter! j’espère bien que non, Socrate.

Là-dessus je tournai les yeux vers Hippothalès, et
je pensai commettre une indiscrétion; car je fus sur le
point de m’écrier: Voilà, Hippothalès, quels entretiens il
faut avoir avec ceux qu’on aime, pour rabattre leur
amour-propre et les rendre humbles, au lieu de les enfler
d’orgueil et de les gâter comme tu fais. Mais, le voyant
inquiet et tout troublé de ce qui venait d’être dit, je me
rappelai qu’il voulait rester caché à Lysis, et m’étant
ravisé, je retins le propos qui allait m’échapper.

En ce moment Ménexène revint, et s’assit auprès de
Lysis, à la place qu’il avait quittée. Lysis me dit tout
doucement, sans qu’il pût l’entendre, d’un air naïf et
amical:
— Socrate, répète donc à Ménexène les mêmes choses
que tu m’as dites. Lysis, lui répondis-je, tu pourras les lui
dire toi-même, car tu m’as suivi avec grande attention.
— Il est vrai, reprit-il.
— En ce cas, tâche de te rappeler cela de ton
mieux, afin de lui en rendre compte exactement; si tu
oublies quelque chose, tu peux me le demander la
première fois que tu me rencontreras.
— Oui, Socrate, je m’y appliquerai, je te le promets;
mais parle-lui à son tour: je désire t’écouter jusqu’à ce
qu’il soit l’heure de retourner à la maison.
— Je le veux bien, mon enfant, puisque tu me le
demandes; mais songe à venir à mon secours, si
Ménexène se met à me réfuter: ne sais-tu pas que c’est
un disputeur?
— Oh! oui, très disputeur, et c’est pour cela que je
désire que tu raisonnes avec lui.
— Et pourquoi? repris-je, pour que j’apprête à rire à
mes dépens?
— À Dieu ne plaise, Socrate; mais pour que tu le
châties un peu.
— Comment m’y prendre? cela n’est pas aisé; car c’est
un homme redoutable, un élève de Ctésippe. Bien
mieux, Ctésippe lui-même est ici qui nous écoute; ne le
vois-tu pas?
— Allons, Socrate, ne t’inquiète de personne, et mets-
toi à raisonner avec Ménexène.

— Eh bien, j’y consens, lui dis-je. Ce petit dialogue
entre Lysis et moi finissait à peine que Ctésippe s’écria:
Mais que chuchotez-vous-là de bon entre vous deux?
ne sauriez-vous nous en faire part?
— Au contraire, lui dis-je, je ne demande pas mieux.
Nous en étions sur quelque chose que Lysis ne
comprend pas et qu’il pense que Ménexène comprendra;
c’est pourquoi il m’engage à m’adresser à lui.
— Et pourquoi ne pas le faire?
— Aussi ferai-je, repris-je. Réponds-moi donc,
Ménexène, sur ce que je vais te demander. Il y a une
chose que je désire depuis mon enfance; et chacun a
ainsi son goût particulier. Tel voudrait avoir des chevaux,
tel autre des chiens; celui-ci de l’or, celui-là des
dignités. Pour moi, je suis assez calme sur tout cela;
mais ce que je désire avec passion c’est de posséder des
amis: un bon ami serait plus précieux pour moi que la
meilleure caille, le meilleur coq qui soit au monde ,
même que quelque cheval et quelque chien qu’on me
proposât: oui, par le chien, je crois même que j’irais
jusqu’à préférer, et de beaucoup, un ami à tout le trésor
de Darius, quand on y ajouterait encore Darius en
personne, tant je suis amateur passionné de l’amitié. Eh
bien, lorsque je vous considère, Lysis et toi, une
chose me frappe et me fait envie, c’est qu’étant si
jeunes, vous vous trouviez posséder sitôt et sans peine
un si grand bien, et que tu aies su déjà, Ménexène,
t’attacher en lui un ami, et lui de même en toi. Pour moi,
je suis si éloigné d’avoir fait une telle acquisition, que
j’ignore même la manière dont on acquiert un ami, et
c’est justement ce dont je voulais m’informer à toi,

comme étant bien au fait. Ainsi dis-moi, je te prie,
lorsque quelqu’un en aime un autre, lequel des deux
devient l’ami? est-ce celui qui aime par rapport à
celui qui est aimé, ou celui qui est aimé par rapport à
celui qui aime, ou bien n’y a-t-il aucune différence à
faire? — Aucune, à mon avis, répond Ménexène.
— Que dis-tu, repris-je, tous deux sont amis, quoique
l’un d’eux seulement aime l’autre?
— Oui, du moins à ce qu’il me semble.
— Mais quoi, ne peut-il pas arriver que celui qui aime
ne soit point payé de retour?
— Cela peut arriver.
— Bien mieux, ne peut-il se faire qu’il soit même haï,
comme souvent les amants s’imaginent l’être de leurs
bien-aimés? Quelque tendrement qu’ils puissent
aimer, les uns croient qu’on a de l’indifférence, les autres
de l’aversion pour eux. Cela ne te semble-t-il pas vrai?
— Très vrai.
— Or, en pareil cas, l’un des deux aime, l’autre est
aimé?
— Oui.
— Eh bien, en ce cas, lequel est l’ami de l’autre? est-ce
l’aimant qui l’est de l’aimé, qu’il soit en retour aimé ou
haï? ou bien est-ce l’aimé? ou encore, serait-ce que ni
l’un ni l’autre n’est ami quand l’affection n’est pas
réciproque entre eux?
— Il me semble qu’il faut l’entendre de cette
dernière manière.
— Alors nous admettons tout le contraire de ce que
nous avons dit précédemment: tout à l’heure il suffisait
qu’un seul aimât pour qu’il y eût amitié entre tous deux;

maintenant ni l’un ni l’autre n’est ami à moins que tous
deux ne s’aiment réciproquement.
— Nous avons l’air en effet de nous contredire.
— Ainsi, quiconque aime n’est point l’ami de ce qui ne
lui rend pas pareille affection.
— À ce qu’il semble.
— Ceux-là donc ne sont pas amis des chevaux auxquels
les chevaux ne rendent pas le même attachement.
Autant en dois-je dire des amis des cailles, des chiens,
du vin, des exercices gymnastiques, et aussi des amis de
la sagesse, à moins que la sagesse ne les aime à son
tour; ou bien, quoique chacun d’eux aime toutes
ces choses, il n’est point leur ami. Dès lors, quand le
poète a dit:
«Heureux celui qui a ses enfants pour amis, avec des
coursiers agiles, des chiens pour la chasse, et un hôte
dans les contrées lointaines »
le poète a donc menti?
— Non, je ne le pense pas.
— Tu penses qu’il a raison de s’exprimer ainsi?
— Sans doute.
— Ainsi l’objet aimé est l’ami de celui qui aime, soit qu’il
l’aime à son tour, soit qu’il le haïsse? Par exemple, les
petits enfants nouveau-nés, qui n’aiment pas encore
leurs père et mère, ou même qui les haïssent
lorsque l’un ou l’autre les châtie, sont, dans le temps
qu’ils les haïssent, leurs amis au plus haut degré.
— Il faut bien l’admettre.
— Il s’ensuit que l’ami n’est pas celui qui aime, mais
celui qui est aimé.
— Il est vrai.

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