— Est-ce que par hasard la haine est amie de l’amitié,
ou l’amitié de la haine?
— Pas du tout.
— Ou bien peut-être le juste de l’injuste, la tempérance
de l’intempérance, le bon du mauvais?
— Je ne le crois pas.
— Si pourtant une chose est amie d’une autre en raison
de son opposition, il faut bien que celles-ci le soient.
— Il est vrai.
— Ainsi, ni le semblable n’est ami du semblable, ni le
contraire du contraire.
— Il ne semble pas.
— Eh bien voyons donc si le principe de l’amitié ne
réside pas ailleurs, puisqu’il n’est réellement rien de ce
que nous avons dit, et si par hasard ce qui n’est ni bon
ni mauvais n’est pas ami de ce qui est bon.
— Que veux-tu dire?
— Par Jupiter! je ne le sais trop moi-même; je ne vais
qu’en trébuchant, tant je trouve ici de difficultés. Peut-
être que, suivant le vieux proverbe, c’est la beauté qui
fait l’amitié . Aussi bien notre sujet est-il quelque
chose de délicat, de lisse et de poli, et, à cause de
cela, il pourrait encore nous échapper et nous glisser
entre les doigts. Je dis donc que le bon est beau. N’est-
ce pas ton avis?
— Oui.
— Je dis encore, comme par divination, que ce qui
aime le beau et le bon n’est ni l’un ni l’autre. Or, écoute
ce qui me fait hasarder ces conjectures un peu en
aveugle. Je crois apercevoir trois genres distincts;
d’abord le bon, puis le mauvais, ensuite ce qui n’est ni
bon ni mauvais. Les distingues-tu aussi?
— Oui.
— Je vois que ni le bon n’est aimé du bon, ni le
mauvais du mauvais, ni le bon du mauvais: c’est ce
que nos raisonnements précédents nous défendent
d’admettre; il ne reste donc, pour qu’il y ait lieu à
l’amitié, que le rapport de ce qui n’est ni bon ni mauvais
à ce qui est bon ou à ce qui lui ressemble: car pour le
mauvais, en aucun cas il ne peut être aimé. — Fort bien.
— Mais, disions-nous, le semblable ne peut être non
plus aimé de son semblable. N’est-ce pas?
— Oui.
— Ainsi, pour ce qui n’est ni bon ni mauvais, il ne
saurait être aimé de son semblable?
— Nullement, à ce qu’il paraît.
— Il s’ensuit donc que l’amitié n’a lieu qu’entre ce
qui n’est ni bon ni mauvais et le bon.
— Cela me semble nécessaire.
— Eh bien, mes enfants, ajoutai-je, où pourra nous
mener le raisonnement que nous venons de faire?
Prenons un exemple: le corps en bonne santé n’a besoin
d’aucun soulagement ni de l’art du médecin; il se suffit à
lui-même, et nul homme en santé n’aime son médecin,
précisément parce qu’il est en santé. N’est-il pas vrai?
— Oui.
— Mais c’est bien plutôt le malade, à cause de sa
maladie?
— Sans doute.
— Pourtant la maladie est un mal, tandis que la
médecine est quelque chose de salutaire et de bon?
— Oui.
— D’un autre côté, le corps, en tant que corps, n’est ni
bon ni mauvais?
— Cela est vrai.
— Or le corps est forcé, à cause de la maladie, de
s’attacher à la médecine et de l’aimer?
— Je le pense.
— En ce cas, ce qui n’est ni bon ni mauvais devient
donc ami de ce qui est bon, à cause de la présence du
mal?
— À ce qu’il paraît.
— Mais il est évident qu’il ne faut pas attendre que la
présence du mal l’ait rendu mauvais, car alors,
devenu mauvais, il ne pourrait plus désirer le bon et lui
devenir ami, puisqu’il est impossible, suivant nos propres
affirmations, que le bon et le mauvais soient amis.
— Impossible, en effet.
— Et maintenant fais attention à ce que je vais dire. Je
dis que telle chose peut bien être semblable à ce qui se
trouve avec elle, telle autre non; supposons, par
exemple, qu’on se mette à enduire de couleur un objet
quelconque, en pareil cas la couleur dont on enduit se
trouvera avec la chose enduite?
— Sans doute.
— Mais l’objet enduit est-il le même quant à la couleur
que cette couleur?
— Je n’entends pas.
— Voici, repris-je: si quelqu’un teignait de céruse tes
cheveux qui sont blonds, alors seraient-ils blancs, ou le
paraîtraient-ils seulement?
— Ils le paraîtraient.
— Et pourtant la blancheur s’y trouverait.