Madame Bovary

Chapitre 8

 

Elle se demandait tout en marchant : « Que vais-je dire ?Par où commencerai-je ? » Et à mesure qu’elle avançait, ellereconnaissait les buissons, les arbres, les joncs marins sur lacolline, le château là-bas. Elle se retrouvait dans les sensationsde sa première tendresse, et son pauvre cœur comprimé s’y dilataitamoureusement. Un vent tiède lui soufflait au visage ; laneige, se fondant, tombait goutte à goutte des bourgeons surl’herbe.

Elle entra, comme autrefois, par la petite porte du parc, puisarriva à la cour d’honneur, que bordait un double rang de tilleulstouffus. Ils balançaient, en sifflant, leurs longues branches. Leschiens au chenil aboyèrent tous, et l’éclat de leurs voixretentissait sans qu’il parût personne.

Elle monta le large escalier droit, à balustres de bois, quiconduisait au corridor pavé de dalles poudreuses où s’ouvraientplusieurs chambres à la file, comme dans les monastères ou lesauberges. La sienne était au bout, tout au fond, à gauche. Quandelle vint à poser les doigts sur la serrure, ses forces subitementl’abandonnèrent. Elle avait peur qu’il ne fût pas là, le souhaitaitpresque, et c’était pourtant son seul espoir, la dernière chance desalut. Elle se recueillit une minute, et, retrempant son courage ausentiment de la nécessité présente, elle entra.

Il était devant le feu, les deux pieds sur le chambranle, entrain de fumer une pipe.

– Tiens ! c’est vous ! dit-il en se levantbrusquement.

– Oui, c’est moi !… je voudrais, Rodolphe, vous demander unconseil.

Et malgré tous ses efforts, il lui était impossible de desserrerla bouche.

– Vous n’avez pas changé, vous êtes toujourscharmante !

– Oh ! reprit-elle amèrement, ce sont de tristes charmes,mon ami, puisque vous les avez dédaignés.

Alors il entama une explication de sa conduite, s’excusant entermes vagues, faute de pouvoir inventer mieux.

Elle se laissa prendre à ses paroles, plus encore à sa voix etpar le spectacle de sa personne ; si bien qu’elle fit semblantde croire, ou crut-elle peut-être, au prétexte de leurrupture ; c’était un secret d’où dépendaient l’honneur et mêmela vie d’une troisième personne.

– N’importe ! fit-elle en le regardant tristement, j’aibien souffert !

Il répondit d’un ton philosophique :

– L’existence est ainsi !

– A-t-elle du moins, reprit Emma, été bonne pour vous depuisnotre séparation ?

– Oh ! ni bonne… ni mauvaise.

– Il aurait peut-être mieux valu ne jamais nous quitter.

– Oui…, peut-être !

– Tu crois ? dit-elle en se rapprochant.

Et elle soupira.

– O Rodolphe ! si tu savais… Je t’ai bien aimé !

Ce fut alors qu’elle prit sa main, et ils restèrent quelquetemps les doigts entrelacés, – comme le premier jour, auxComices ! Par un geste d’orgueil, il se débattait sousl’attendrissement. Mais, s’affaissant contre sa poitrine, elle luidit :

– Comment voulais-tu que je vécusse sans toi ? On ne peutpas se déshabituer du bonheur ! J’étais désespérée ! j’aicru mourir ! Je te conterai tout cela, tu verras. Et toi… tum’as fuie !…

Car, depuis trois ans, il l’avait soigneusement évitée par suitede cette lâcheté naturelle qui caractérise le sexe fort ; etEmma continuait avec des gestes mignons de tête, plus câline qu’unechatte amoureuse :

– Tu en aimes d’autres, avoue-le. Oh ! je les comprends,va ! je les excuse ; tu les auras séduites, comme tum’avais séduite. Tu es un homme, toi ! tu as tout ce qu’ilfaut pour te faire chérir. Mais nous recommencerons, n’est-cepas ? nous nous aimerons ! Tiens, je ris, je suisheureuse !… parle donc !

Et elle était ravissante à voir, avec son regard où tremblaitune larme, comme l’eau d’un orage dans un calice bleu.

Il l’attira sur ses genoux, et il caressait du revers de la mainses bandeaux lisses, où, dans la clarté du crépuscule, miroitaitcomme une flèche d’or un dernier rayon du soleil. Elle penchait lefront ; il finit par la baiser sur les paupières, toutdoucement, du bout de ses lèvres.

– Mais tu as pleuré ! dit-il. Pourquoi ?

Elle éclata en sanglots. Rodolphe crut que c’était l’explosionde son amour ; comme elle se taisait, il prit ce silence pourune dernière pudeur, et alors il s’écria :

– Ah ! pardonne-moi ! tu es la seule qui me plaise.J’ai été imbécile et méchant ! Je t’aime, je t’aimeraitoujours !… Qu’as-tu ? dis-le donc !

Il s’agenouillait.

– Eh bien !… je suis ruinée, Rodolphe ! Tu vas meprêter trois mille francs !

– Mais…, mais…, dit-il en se relevant peu à peu, tandis que saphysionomie prenait une expression grave.

– Tu sais, continuait-elle vite, que mon mari avait placé toutesa fortune chez un notaire ; il s’est enfui. Nous avonsemprunté ; les clients ne payaient pas. Du reste laliquidation n’est pas finie ; nous en aurons plus tard. Mais,aujourd’hui, faute de trois mille francs, on va nous saisir ;c’est à présent, à l’instant même ; et, comptant sur tonamitié, je suis venue.

– Ah ! pensa Rodolphe, qui devint très pâle tout à coup,c’est pour cela qu’elle est venue !

Enfin il dit d’un air calme :

– Je ne les ai pas, chère madame.

Il ne mentait point. Il les eût eus qu’il les aurait donnés,sans doute, bien qu’il soit généralement désagréable de faire de sibelles actions : une demande pécuniaire, de toutes les bourrasquesqui tombent sur l’amour, étant la plus froide et la plusdéracinante.

Elle resta d’abord quelques minutes à le regarder.

– Tu ne les as pas !

Elle répéta plusieurs fois :

– Tu ne les as pas !… J’aurais dû m’épargner cette dernièrehonte. Tu ne m’as jamais aimée ! tu ne vaux pas mieux que lesautres !

Elle se trahissait, elle se perdait.

Rodolphe l’interrompit, affirmant qu’il se trouvait « gêné »lui-même.

– Ah ! je te plains ! dit Emma. Oui,considérablement !…

Et, arrêtant ses yeux sur une carabine damasquinée qui brillaitdans la panoplie :

– Mais, lorsqu’on est si pauvre, on ne met pas d’argent à lacrosse de son fusil ! On n’achète pas une pendule avec desincrustations d’écaille ! continuait-elle en montrantl’horloge de Boulle ; ni des sifflets de vermeil pour sesfouets – elle les touchait ! – ni des breloques pour samontre ! Oh ! rien ne lui manque ! Jusqu’à unporte-liqueurs dans sa chambre ; car tu t’aimes, tu vis bien,tu as un château, des fermes, des bois ; tu chasses à courre,tu voyages à Paris… Eh ! quand ce ne serait que cela,s’écria-t-elle en prenant sur la cheminée ses boutons demanchettes, que la moindre de ces niaiseries ! on en peutfaire de l’argent !…

Oh ! je n’en veux pas ! garde-les !

Et elle lança bien loin les deux boutons, dont la chaîne d’or serompit en cognant contre la muraille.

– Mais, moi, je t’aurais tout donné, j’aurais tout vendu,j’aurais travaillé de mes mains, j’aurais mendié sur les routes,pour un sourire, pour un regard, pour t’entendre dire : «Merci ! » Et tu restes là tranquillement dans ton fauteuil,comme si déjà tu ne m’avais pas fait assez souffrir ? Sanstoi, sais-tu bien, j’aurais pu vivre heureuse ! Qui t’yforçait ? Était-ce une gageure ? Tu m’aimais cependant,tu le disais… Et tout à l’heure encore… Ah ! il eût mieux valume chasser ! J’ai les mains chaudes de tes baisers, et voilàla place, sur le tapis, où tu jurais à mes genoux une éternitéd’amour. Tu m’y as fait croire : tu m’as pendant deux ans, traînéedans le rêve le plus magnifique et le plus suave !…Hein ! nos projets de voyage, tu te rappelles ? Oh !ta lettre, ta lettre ! elle m’a déchiré le cœur !… Etpuis, quand je reviens vers lui, vers lui, qui est riche, heureux,libre ! pour implorer un secours que le premier venu rendrait,suppliante et lui rapportant toute ma tendresse, il me repousse,parce que ça lui coûterait trois mille francs !

– Je ne les ai pas ! répondit Rodolphe avec ce calmeparfait dont se recouvrent comme d’un bouclier les colèresrésignées.

Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l’écrasait ;et elle repassa par la longue allée, en trébuchant contre les tasde feuilles mortes que le vent dispersait. Enfin elle arriva ausaut-de-loup devant la grille ; elle se cassa les onglescontre la serrure, tant elle se dépêchait pour l’ouvrir. Puis, centpas plus loin, essoufflée, près de tomber, elle s’arrêta. Et alors,se détournant, elle aperçut encore une fois l’impassible château,avec le parc, les jardins, les trois cours, et toutes les fenêtresde la façade.

Elle resta perdue de stupeur, et n’ayant plus conscienced’elle-même que par le battement de ses artères, qu’elle croyaitentendre s’échapper comme une assourdissante musique qui emplissaitla campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu’une onde, etles sillons lui parurent d’immenses vagues brunes, qui déferlaient.Tout ce qu’il y avait dans sa tête de réminiscences, d’idées,s’échappait à la fois, d’un seul bond, comme les mille pièces d’unfeu d’artifice. Elle vit son père, le cabinet de Lheureux, leurchambre là-bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eutpeur, et parvint à se ressaisir, d’une manière confuse, il estvrai ; car elle ne se rappelait point la cause de son horribleétat, c’est-à-dire la question d’argent. Elle ne souffrait que deson amour, et sentait son âme l’abandonner par ce souvenir, commeles blessés, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leurplaie qui saigne.

La nuit tombait, des corneilles volaient.

Il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feuéclataient dans l’air comme des balles fulminantes ens’aplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre surla neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun d’eux,la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multiplièrent, et ils serapprochaient, la pénétraient ; tout disparut. Elle reconnutles lumières des maisons, qui rayonnaient de loin dans lebrouillard.

Alors sa situation, telle qu’un abîme, se représenta. Ellehaletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transportd’héroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côteen courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l’allée,les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien.

Il n’y avait personne. Elle allait entrer ; mais, au bruitde la sonnette, on pouvait venir ; et, se glissant par labarrière, retenant son haleine, tâtant les murs, elle s’avançajusqu’au seuil de la cuisine, où brûlait une chandelle posée sur lefourneau. Justin, en manches de chemise, emportait un plat.

– Ah ! ils dînent. Attendons.

Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit.

– La clef ! celle d’en haut, où sont les…

– Comment ?

Et il la regardait, tout étonné par la pâleur de son visage, quitranchait en blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparutextraordinairement belle, et majestueuse comme un fantôme ;sans comprendre ce qu’elle voulait, il pressentait quelque chose deterrible.

Mais elle reprit vivement, à voix basse, d’une voix douce,dissolvante :

– Je la veux ! donne-la-moi.

Comme la cloison était mince, on entendait le cliquetis desfourchettes sur les assiettes dans la salle à manger.

Elle prétendit avoir besoin de tuer les rats qui l’empêchaientde dormir.

– Il faudrait que j’avertisse monsieur.

– Non ! reste !

Puis, d’un air indifférent :

– Eh ! ce n’est pas la peine, je lui dirai tantôt. Allons,éclaire-moi !

Elle entra dans le corridor où s’ouvrait la porte dulaboratoire. Il y avait contre la muraille une clef étiquetéecapharnaüm.

– Justin ! cria l’apothicaire, qui s’impatientait.

– Montons !

Et il la suivit.

La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers latroisième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit lebocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, laretirant pleine d’une poudre blanche, elle se mit à manger àmême.

– Arrêtez ! s’écria-t-il en se jetant sur elle.

– Tais-toi ! on viendrait…

Il se désespérait, voulait appeler.

– N’en dis rien, tout retomberait sur ton maître !

Puis elle s’en retourna subitement apaisée, et presque dans lasérénité d’un devoir accompli.

Quand Charles, bouleversé par la nouvelle de la saisie, étaitrentré à la maison, Emma venait d’en sortir. Il cria, pleura,s’évanouit, mais elle ne revint pas. Où pouvait-elle être ? Ilenvoya Félicité chez Homais, chez M. Tuvache, chez Lheureux, auLion d’or, partout ; et, dans les intermittences de sonangoisse, il voyait sa considération anéantie, leur fortune perdue,l’avenir de Berthe brisé ! Par quelle cause ?… pas unmot ! Il attendit jusqu’à six heures du soir. Enfin, n’ypouvant plus tenir, et imaginant qu’elle était partie pour Rouen,il alla sur la grande route, fit une demi-lieue, ne rencontrapersonne, attendit encore et s’en revint.

Elle était rentrée.

– Qu’y avait-il ?… Pourquoi ?…Explique-moi !…

Elle s’assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu’ellecacheta lentement, ajoutant la date du jour et l’heure.

Puis elle dit d’un ton solennel :

– Tu la liras demain ; d’ici là, je t’en prie, ne m’adressepas une seule question !… Non, pas une !

– Mais…

– Oh ! laisse-moi !

Et elle se coucha tout du long sur son lit.

Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elleentrevit Charles et referma les yeux.

Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffraitpas. Mais non ! rien encore. Elle entendait le battement de lapendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, quirespirait.

– Ah ! c’est bien peu de chose, la mort !Pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout serafini !

Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille.

Cet affreux goût d’encre continuait.

– J’ai soif !… oh ! j’ai bien soif !soupira-t-elle.

– Qu’as-tu donc ? dit Charles, qui lui tendait unverre.

– Ce n’est rien !… Ouvre la fenêtre…, j’étouffe !

Et elle fut prise d’une nausée si soudaine, qu’elle eut à peinele temps de saisir son mouchoir sous l’oreiller.

– Enlève-le ! dit-elle vivement ; jette-le !

Il la questionna ; elle ne répondit pas. Elle se tenaitimmobile, de peur que la moindre émotion ne la fît vomir.Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des piedsjusqu’au cœur.

– Ah ! voilà que ça commence ! murmura-t-elle.

– Que dis-tu ?

Elle roulait sa tête avec un geste doux plein d’angoisse, ettout en ouvrant continuellement les mâchoires, comme si elle eûtporté sur sa langue quelque chose de très lourd. À huit heures, lesvomissements reparurent.

Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte degravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine.

– C’est extraordinaire ! c’est singulier !répéta-t-il.

Mais elle dit d’une voix forte :

– Non, tu te trompes !

Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa lamain sur l’estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula touteffrayé.

Puis elle se mit à geindre, faiblement d’abord. Un grand frissonlui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap oùs’enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presqueinsensible maintenant.

Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblaitcomme figée dans l’exhalaison d’une vapeur métallique. Ses dentsclaquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d’elle,et à toutes les questions elle ne répondait qu’en hochant latête ; même elle sourit deux ou trois fois. Peu à peu, sesgémissements furent plus forts. Un hurlement sourd luiéchappa ; elle prétendit qu’elle allait mieux et qu’elle selèverait tout à l’heure. Mais les convulsions la saisirent ;elle s’écria :

– Ah ! c’est atroce, mon Dieu !

Il se jeta à genoux contre son lit.

– Parle ! qu’as-tu mangé ? Réponds, au nom duciel !

Et il la regardait avec des yeux d’une tendresse comme elle n’enavait jamais vu.

– Eh bien, là…, là !… dit-elle d’une voix défaillante.

Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut :Qu’on n’accuse personne… Il s’arrêta, se passa la main sur lesyeux, et relut encore.

– Comment !… Au secours ! à moi !

Et il ne pouvait que répéter ce mot : « Empoisonnée !empoisonnée ! » Félicité courut chez Homais, qui l’exclama surla place ; madame Lefrançois l’entendit au Lion d’or ;quelques-uns se levèrent pour l’apprendre à leurs voisins, et toutela nuit le village fut en éveil.

Éperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans lachambre. Il se heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux, etjamais le pharmacien n’avait cru qu’il pût y avoir de siépouvantable spectacle.

Il revint chez lui pour écrire à M. Canivet et au docteurLarivière. Il perdait la tête ; il fit plus de quinzebrouillons. Hippolyte partit à Neufchâtel, et Justin talonna sifort le cheval de Bovary, qu’il le laissa dans la côte du boisGuillaume, fourbu et aux trois quarts crevé.

Charles voulut feuilleter son dictionnaire de médecine ; iln’y voyait pas, les lignes dansaient.

– Du calme ! dit l’apothicaire. Il s’agit seulementd’administrer quelque puissant antidote. Quel est lepoison ?

Charles montra la lettre. C’était de l’arsenic.

– Eh bien, reprit Homais, il faudrait en faire l’analyse.

Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faireune analyse ; et l’autre, qui ne comprenait pas, répondit:

– Ah ! faites ! faites ! sauvez-la…

Puis, revenu près d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis,et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche, àsangloter.

– Ne pleure pas ! lui dit-elle. Bientôt je ne tetourmenterai plus !

– Pourquoi ? Qui t’a forcée ?

Elle répliqua :

– Il le fallait, mon ami.

– N’étais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? J’aifait tout ce que j’ai pu pourtant !

– Oui…, c’est vrai…, tu es bon, toi !

Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. Ladouceur de cette sensation surchargeait sa tristesse ; ilsentait tout son être s’écrouler de désespoir à l’idée qu’ilfallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plusd’amour que jamais ; et il ne trouvait rien ; il nesavait pas, il n’osait, l’urgence d’une résolution immédiateachevant de le bouleverser.

Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons,les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient.Elle ne haïssait personne, maintenant ; une confusion decrépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de laterre Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de cepauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’unesymphonie qui s’éloigne.

– Amenez-moi la petite, dit-elle en se soulevant du coude.

– Tu n’es pas plus mal, n’est-ce pas ? demanda Charles.

– Non ! non !

L’enfant arriva sur le bras de sa bonne, dans sa longue chemisede nuit, d’où sortaient ses pieds nus, sérieuse et presque rêvantencore. Elle considérait avec étonnement la chambre tout endésordre, et clignait des yeux, éblouie par les flambeaux quibrûlaient sur les meubles. Ils lui rappelaient sans doute lesmatins du jour de l’an ou de la mi-carême, quand, ainsi réveilléede bonne heure à la clarté des bougies, elle venait dans le lit desa mère pour y recevoir ses étrennes, car elle se mit à dire :

– Où est-ce donc, maman ?

Et comme tout le monde se taisait :

– Mais je ne vois pas mon petit soulier !

Félicité la penchait vers le lit, tandis qu’elle regardaittoujours du côté de la cheminée.

– Est-ce nourrice qui l’aurait pris ? demanda-t-elle.

Et, à ce nom, qui la reportait dans le souvenir de ses adultèreset de ses calamités, madame Bovary détourna sa tête, comme audégoût d’un autre poison plus fort qui lui remontait à la bouche.Berthe, cependant, restait posée sur le lit.

– Oh ! comme tu as de grands yeux, maman ! comme tu espâle ! comme tu sues !…

Sa mère la regardait.

– J’ai peur ! dit la petite en se reculant.

Emma prit sa main pour la baiser ; elle se débattait.

– Assez ! qu’on l’emmène ! s’écria Charles, quisanglotait dans l’alcôve.

Puis les symptômes s’arrêtèrent un moment ; elle paraissaitmoins agitée ; et, à chaque parole insignifiante, à chaquesouffle de sa poitrine un peu plus calme, il reprenait espoir.Enfin, lorsque Canivet entra, il se jeta dans ses bras enpleurant.

– Ah ! c’est vous ! merci ! vous êtes bon !Mais tout va mieux. Tenez, regardez-la…

Le confrère ne fut nullement de cette opinion, et, n’y allantpas, comme il le disait lui-même, par quatre chemins, il prescrivitde l’émétique, afin de dégager complètement l’estomac.

Elle ne tarda pas à vomir du sang. Ses lèvres se serrèrentdavantage. Elle avait les membres crispés, le corps couvert detaches brunes, et son pouls glissait sous les doigts comme un filtendu, comme une corde de harpe près de se rompre.

Puis elle se mettait à crier, horriblement. Elle maudissait lepoison, l’invectivait, le suppliait de se hâter, et repoussait deses bras roidis tout ce que Charles, plus agonisant qu’elle,s’efforçait de lui faire boire. Il était debout, son mouchoir surles lèvres, râlant, pleurant, et suffoqué par des sanglots qui lesecouaient jusqu’aux talons ; Félicité courait çà et là dansla chambre ; Homais, immobile, poussait de gros soupirs, et M.Canivet, gardant toujours son aplomb, commençait néanmoins à sesentir troublé.

– Diable !… cependant… elle est purgée, et, du moment quela cause cesse…

– L’effet doit cesser, dit Homais ; c’est évident.

– Mais sauvez-la ! exclamait Bovary.

Aussi, sans écouter le pharmacien, qui hasardait encore cettehypothèse : « C’est peut-être un paroxysme salutaire », Canivetallait administrer de la thériaque, lorsqu’on entendit leclaquement d’un fouet ; toutes les vitres frémirent, et, uneberline de poste qu’enlevaient à plein poitrail trois chevauxcrottés jusqu’aux oreilles, débusqua d’un bond au coin des halles.C’était le docteur Larivière.

L’apparition d’un dieu n’eût pas causé plus d’émoi. Bovary levales mains, Canivet s’arrêta court, et Homais retira son bonnet grecbien avant que le docteur fût entré.

Il appartenait à la grande école chirurgicale sortie du tablierde Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de praticiensphilosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique,l’exerçaient avec exaltation et sagacité ! Tout tremblait dansson hôpital quand il se mettait en colère, et ses élèves levénéraient si bien, qu’ils s’efforçaient, à peine établis, del’imiter le plus possible ; de sorte que l’on retrouvait sureux, par les villes d’alentour, sa longue douillette de mérinos etson large habit noir, dont les parements déboutonnés couvraient unpeu ses mains charnues, de fort belles mains, et qui n’avaientjamais de gants, comme pour être plus promptes à plonger dans lesmisères. Dédaigneux des croix, des titres et des académies,hospitalier, libéral, paternel avec les pauvres et pratiquant lavertu sans y croire, il eût presque passé pour un saint si lafinesse de son esprit ne l’eût fait craindre comme un démon. Sonregard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droitdans l’âme et désarticulait tout mensonge à travers les allégationset les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de cette majestédébonnaire que donnent la conscience d’un grand talent, de lafortune, et quarante ans d’une existence laborieuse etirréprochable.

Il fronça les sourcils dès la porte, en apercevant la facecadavéreuse d’Emma, étendue sur le dos, la bouche ouverte. Puis,tout en ayant l’air d’écouter Canivet, il se passait l’index sousles narines et répétait :

– C’est bien, c’est bien.

Mais il fit un geste lent des épaules. Bovary l’observa : ils seregardèrent ; et cet homme, si habitué pourtant à l’aspect desdouleurs, ne put retenir une larme qui tomba sur son jabot.

Il voulut emmener Canivet dans la pièce voisine. Charles lesuivit.

– Elle est bien mal, n’est-ce pas ? Si l’on posait dessinapismes ? je ne sais quoi ! Trouvez donc quelquechose, vous qui en avez tant sauvé !

Charles lui entourait le corps de ses deux bras, et il lecontemplait d’une manière effarée, suppliante, à demi pâmé contresa poitrine.

– Allons, mon pauvre garçon, du courage ! Il n’y a plusrien à faire.

Et le docteur Larivière se détourna.

– Vous partez ?

– Je vais revenir.

Il sortit comme pour donner un ordre au postillon, avec le sieurCanivet, qui ne se souciait pas non plus de voir Emma mourir entreses mains.

Le pharmacien les rejoignit sur la place. Il ne pouvait, partempérament, se séparer des gens célèbres. Aussi conjura-t-il M.Larivière de lui faire cet insigne honneur d’accepter àdéjeuner.

On envoya bien vite prendre des pigeons au Lion d’or, tout cequ’il y avait de côtelettes à la boucherie, de la crème chezTuvache, des œufs chez Lestiboudois, et l’apothicaire aidaitlui-même aux préparatifs, tandis que madame Homais disait, entirant les cordons de sa camisole :

– Vous ferez excuse, monsieur ; car dans notre malheureuxpays, du moment qu’on n’est pas prévenu la veille…

– Les verres à patte ! ! ! souffla Homais.

– Au moins, si nous étions à la ville, nous aurions la ressourcedes pieds farcis.

– Tais-toi !… À table, docteur !

Il jugea bon, après les premiers morceaux, de fournir quelquesdétails sur la catastrophe :

– Nous avons eu d’abord un sentiment de siccité au pharynx, puisdes douleurs intolérables à l’épigastre, superpurgation, coma.

– Comment s’est-elle donc empoisonnée ?

– Je l’ignore, docteur, et même je ne sais pas trop où elle a puse procurer cet acide arsénieux.

Justin, qui apportait alors une pile d’assiettes, fut saisi d’untremblement.

– Qu’as-tu ? dit le pharmacien.

Le jeune homme, à cette question, laissa tout tomber par terre,avec un grand fracas.

– Imbécile ! s’écria Homais, maladroit !lourdaud ! fichu âne !

Mais, soudain, se maîtrisant :

– J’ai voulu, docteur, tenter une analyse, et primo, j’aidélicatement introduit dans un tube…

– Il aurait mieux valu, dit le chirurgien, lui introduire vosdoigts dans la gorge.

Son confrère se taisait, ayant tout à l’heure reçuconfidentiellement une forte semonce à propos de son émétique, desorte que ce bon Canivet, si arrogant et verbeux lors du pied-bot,était très modeste aujourd’hui ; il souriait sansdiscontinuer, d’une manière approbative.

Homais s’épanouissait dans son orgueil d’amphitryon, etl’affligeante idée de Bovary contribuait vaguement à son plaisir,par un retour égoïste qu’il faisait sur lui-même. Puis la présencedu Docteur le transportait. Il étalait son érudition, il citaitpêle-mêle les cantharides, l’upas, le mancenillier, la vipère.

– Et même j’ai lu que différentes personnes s’étaient trouvéesintoxiquées, docteur, et comme foudroyées par des boudins quiavaient subi une trop véhémente fumigation ! Du moins, c’étaitdans un fort beau rapport, composé par une de nos sommitéspharmaceutiques, un de nos maîtres, l’illustre Cadet deGassicourt !

Madame Homais réapparut, portant une de ces vacillantes machinesque l’on chauffe avec de l’esprit-de-vin ; car Homais tenait àfaire son café sur la table, l’ayant d’ailleurs torréfié lui-même,porphyrisé lui-même, mixtionné lui-même.

– Saccharum, docteur, dit-il en offrant du sucre.

Puis il fit descendre tous ses enfants, curieux d’avoir l’avisdu chirurgien sur leur constitution.

Enfin, M. Larivière allait partir, quand madame Homais luidemanda une consultation pour son mari. Il s’épaississait le sang às’endormir chaque soir après le dîner.

– Oh ! ce n’est pas le sens qui le gêne.

Et, souriant un peu de ce calembour inaperçu, le docteur ouvritla porte. Mais la pharmacie regorgeait de monde ; et il eutgrand-peine à pouvoir se débarrasser du sieur Tuvache, quiredoutait pour son épouse une fluxion de poitrine, parce qu’elleavait coutume de cracher dans les cendres ; puis de M. Binet,qui éprouvait parfois des fringales, et de madame Caron, qui avaitdes picotements ; de Lheureux, qui avait des vertiges ;de Lestiboudois, qui avait un rhumatisme ; de madameLefrançois, qui avait des aigreurs. Enfin les trois chevauxdétalèrent, et l’on trouva généralement qu’il n’avait point montréde complaisance.

L’attention publique fut distraite par l’apparition de M.Bournisien, qui passait sous les halles avec les sainteshuiles.

Homais, comme il le devait à ses principes, compara les prêtresà des corbeaux qu’attire l’odeur des morts ; la vue d’unecclésiastique lui était personnellement désagréable, car lasoutane le faisait rêver au linceul, et il exécrait l’une un peupar épouvante de l’autre.

Néanmoins, ne reculant pas devant ce qu’il appelait sa mission,il retourna chez Bovary en compagnie de Canivet, que M. Larivière,avant de partir, avait engagé fortement à cette démarche ; etmême, sans les représentations de sa femme, il eût emmené avec luises deux fils, afin de les accoutumer aux fortes circonstances,pour que ce fût une leçon, un exemple, un tableau solennel qui leurrestât plus tard dans la tête.

La chambre, quand ils entrèrent, était toute pleine d’unesolennité lugubre. Il y avait sur la table à ouvrage, recouverted’une serviette blanche, cinq ou six petites boules de coton dansun plat d’argent, près d’un gros crucifix, entre deux chandeliersqui brûlaient. Emma, le menton contre sa poitrine, ouvraitdémesurément les paupières ; et ses pauvres mains setraînaient sur les draps, avec ce geste hideux et doux desagonisants qui semblent vouloir déjà se recouvrir du suaire. Pâlecomme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles,sans pleurer, se tenait en face d’elle, au pied du lit, tandis quele prêtre, appuyé sur un genou, marmottait des paroles basses.

Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voirtout à coup l’étole violette, sans doute retrouvant au milieu d’unapaisement extraordinaire la volupté perdue de ses premiersélancements mystiques, avec des visions de béatitude éternelle quicommençaient.

Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elleallongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et, collant ses lèvressur le corps de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa forceexpirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné.Ensuite il récita le Misereatur et Undulgentiam, trempa son poucedroit dans l’huile et commença les onctions : d’abord sur les yeux,qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres ;puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de senteursamoureuses ; puis sur la bouche, qui s’était ouverte pour lemensonge, qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure ;puis sur les mains, qui se délectaient aux contacts suaves, etenfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand ellecourait à l’assouvissance de ses désirs, et qui maintenant nemarcheraient plus.

Le curé s’essuya les doigts, jeta dans le feu les brins de cotontrempés d’huile, et revint s’asseoir près de la moribonde pour luidire qu’elle devait à présent joindre ses souffrances à celles deJésus-Christ et s’abandonner à la miséricorde divine.

En finissant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans lamain un cierge bénit, symbole des gloires célestes dont elle allaittout à l’heure être environnée. Emma, trop faible, ne put fermerles doigts, et le cierge, sans M. Bournisien, serait tombé àterre.

Cependant elle n’était plus aussi pâle, et son visage avait uneexpression de sérénité, comme si le sacrement l’eût guérie.

Le prêtre ne manqua point d’en faire l’observation ; ilexpliqua, même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeaitl’existence des personnes lorsqu’il le jugeait convenable pour leursalut ; et Charles se rappela un jour où, ainsi près demourir, elle avait reçu la communion.

– Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t-il.

En effet, elle regarda tout autour d’elle, lentement, commequelqu’un qui se réveille d’un songe ; puis, d’une voixdistincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchée dessusquelque temps, jusqu’au moment où de grosses larmes lui découlèrentdes yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir etretomba sur l’oreiller.

Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue toutentière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant,pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, à la croiredéjà morte, sans l’effrayante accélération de ses côtes, secouéespar un souffle furieux, comme si l’âme eût fait des bonds pour sedétacher. Félicité s’agenouilla devant le crucifix, et lepharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M.Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien s’était remisen prière, la figure inclinée contre le bord de la couche, avec salongue soutane noire qui traînait derrière lui dans l’appartement.Charles était de l’autre côté, à genoux, les bras étendus versEmma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant àchaque battement de son cœur, comme au contrecoup d’une ruine quitombe. À mesure que le râle devenait plus fort, l’ecclésiastiqueprécipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglotsétouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dansle sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glasde cloche.

Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de grossabots, avec le frôlement d’un bâton ; et une voix s’éleva,une voix rauque, qui chantait :

Souvent la chaleur d’un beau jour

Fait rêver fillette à l’amour.

Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveuxdénoués, la prunelle fixe, béante.

Pour amasser diligemment

Les épis que la faux moissonne,

Ma Nanette va s’inclinant

Vers le sillon qui nous les donne.

– L’Aveugle s’écria-t-elle.

Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré,croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans lesténèbres éternelles comme un épouvantement.

Il souffla bien fort ce jour-là,

Et le jupon court s’envola !

Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent.Elle n’existait plus.

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