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Madame Bovary

Madame Bovary

de Gustave Flaubert

À Marie-Antoine-Jules Senard

MEMBRE DU BARREAU DE PARIS EX-PRESIDENT DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE ET ANCIEN MINISTRE DE L’INTÉRIEUR

Cher et illustre ami,

Permettez-moi d’inscrire votre nom en tête de ce livre et au-dessus même de sa dédicace ; car c’est à vous, surtout, que j’en dois la publication. En passant par votre magnifique plaidoirie, mon œuvre a acquis pour moi-même comme une autorité impré-vue. Acceptez donc ici l’hommage de ma gratitude, qui, si grande qu’elle puisse être, ne sera jamais à la hauteur de votre éloquence et de votre dévouement.

GUSTAVE FLAUBERT

Paris, 12 avril 1857

À Louis Bouilhet

Partie 1  Chapitre 1

 

Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra, suivi d’unnouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portaitun grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun seleva comme surpris dans son travail.

Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, setournant vers le maître d’études :

– Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que jevous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et saconduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelleson âge.

Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’onl’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne,d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucunde nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, commeun chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé.Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drapvert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissaitvoir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués àêtre nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalonjaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliersforts, mal cirés, garnis de clous.

On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutesses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser lescuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand lacloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pourqu’il se mît avec nous dans les rangs.

Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter noscasquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains pluslibres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sousle banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoupde poussière ; c’était là le genre.

Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’iln’eut osé s’y soumettre, la prière était finie que le nouveautenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C’était une de cescoiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments dubonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette deloutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin,dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme levisage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, ellecommençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient,séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils delapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait parun polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutachecompliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince,un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle étaitneuve ; la visière brillait.

– Levez-vous, dit le professeur.

Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit àrire.

Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’uncoup de coude, il la ramassa encore une fois.

– Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, quiétait un homme d’esprit.

Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança lepauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sacasquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête.Il se rassit et la posa sur ses genoux.

– Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.

Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nominintelligible.

– Répétez !

Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert parles huées de la classe.

– Plus haut ! cria le maître, plus haut !

Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit unebouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appelerquelqu’un, ce mot : Charbovari.

Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo,avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, ontrépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !),puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand-peine, etparfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc oùsaillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelquerire étouffé.

Cependant, sous la pluie des pensums, l’ordre peu à peu serétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nomde Charles Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire,commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur lebanc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement,mais, avant de partir, hésita.

– Que cherchez-vous ? demanda le professeur.

– Ma cas… fit timidement le nouveau, promenant autour de lui desregards inquiets.

– Cinq cents vers à toute la classe ! exclamé d’une voixfurieuse, arrêta, comme le Quos ego, une bourrasquenouvelle. – Restez donc tranquilles ! continuait le professeurindigné, et s’essuyant le front avec son mouchoir qu’il venait deprendre dans sa toque : Quant à vous, le nouveau, vous me copierezvingt fois le verbe ridiculus sum.

Puis, d’une voix plus douce :

– Eh ! vous la retrouverez, votre casquette ; on nevous l’a pas volée !

Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons,et le nouveau resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire,quoiqu’il y eût bien, de temps à autre, quelque boulette de papierlancée d’un bec de plume qui vînt s’éclabousser sur sa figure. Maisil s’essuyait avec la main, et demeurait immobile, les yeuxbaissés.

Le soir, à l’Étude, il tira ses bouts de manches de son pupitre,mit en ordre ses petites affaires, régla soigneusement son papier.Nous le vîmes qui travaillait en conscience, cherchant tous lesmots dans le dictionnaire et se donnant beaucoup de mal. Grâce,sans doute, à cette bonne volonté dont il fit preuve, il dut de nepas descendre dans la classe inférieure ; car, s’il savaitpassablement ses règles, il n’avait guère d’élégance dans lestournures. C’était le curé de son village qui lui avait commencé lelatin, ses parents, par économie, ne l’ayant envoyé au collège quele plus tard possible.

Son père, M. Charles-Denis-Bartholomé Bovary, ancienaide-chirurgien-major, compromis, vers 1812, dans des affaires deconscription, et forcé, vers cette époque, de quitter le service,avait alors profité de ses avantages personnels pour saisir aupassage une dot de soixante mille francs, qui s’offrait en la filled’un marchand bonnetier, devenue amoureuse de sa tournure. Belhomme, hâbleur, faisant sonner haut ses éperons, portant desfavoris rejoints aux moustaches, les doigts toujours garnis debagues et habillé de couleurs voyantes, il avait l’aspect d’unbrave, avec l’entrain facile d’un commis voyageur. Une fois marié,il vécut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme, dînant bien,se levant tard, fumant dans de grandes pipes en porcelaine, nerentrant le soir qu’après le spectacle et fréquentant les cafés. Lebeau-père mourut et laissa peu de chose ; il en fut indigné,se lança dans la fabrique, y perdit quelque argent, puis se retiradans la campagne, où il voulut faire valoir. Mais, comme il nes’entendait guère plus en culture qu’en indiennes, qu’il montaitses chevaux au lieu de les envoyer au labour, buvait son cidre enbouteilles au lieu de le vendre en barriques, mangeait les plusbelles volailles de sa cour et graissait ses souliers de chasseavec le lard de ses cochons, il ne tarda point à s’apercevoir qu’ilvalait mieux planter là toute spéculation.

Moyennant deux cents francs par an, il trouva donc à louer dansun village, sur les confins du pays de Caux et de la Picardie, unesorte de logis moitié ferme, moitié maison de maître ; et,chagrin, rongé de regrets, accusant le ciel, jaloux contre tout lemonde, il s’enferma dès l’âge de quarante-cinq ans, dégoûté deshommes, disait-il, et décidé à vivre en paix.

Sa femme avait été folle de lui autrefois ; elle l’avaitaimé avec mille servilités qui l’avaient détaché d’elle encoredavantage. Enjouée jadis, expansive et tout aimante, elle était, envieillissant, devenue (à la façon du vin éventé qui se tourne envinaigre) d’humeur difficile, piaillarde, nerveuse. Elle avait tantsouffert, sans se plaindre, d’abord, quand elle le voyait couriraprès toutes les gotons de village et que vingt mauvais lieux lelui renvoyaient le soir, blasé et puant l’ivresse ! Puisl’orgueil s’était révolté. Alors elle s’était tue, avalant sa ragedans un stoïcisme muet, qu’elle garda jusqu’à sa mort. Elle étaitsans cesse en courses, en affaires. Elle allait chez les avoués,chez le président, se rappelait l’échéance des billets, obtenaitdes retards ; et, à la maison, repassait, cousait,blanchissait, surveillait les ouvriers, soldait les mémoires,tandis que, sans s’inquiéter de rien, Monsieur, continuellementengourdi dans une somnolence boudeuse dont il ne se réveillait quepour lui dire des choses désobligeantes, restait à fumer au coin dufeu, en crachant dans les cendres.

Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice.Rentré chez eux, le marmot fut gâté comme un prince. Sa mère lenourrissait de confitures ; son père le laissait courir sanssouliers, et, pour faire le philosophe, disait même qu’il pouvaitbien aller tout nu, comme les enfants des bêtes. À l’encontre destendances maternelles, il avait en tête un certain idéal viril del’enfance, d’après lequel il tâchait de former son fils, voulantqu’on l’élevât durement, à la spartiate, pour lui faire une bonneconstitution. Il l’envoyait se coucher sans feu, lui apprenait àboire de grands coups de rhum et à insulter les processions. Mais,naturellement paisible, le petit répondait mal à ses efforts. Samère le traînait toujours après elle ; elle lui découpait descartons, lui racontait des histoires, s’entretenait avec lui dansdes monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et dechatteries babillardes. Dans l’isolement de sa vie, elle reportasur cette tête d’enfant toutes ses vanités éparses, brisées. Ellerêvait de hautes positions, elle le voyait déjà grand, beau,spirituel, établi, dans les ponts et chaussées ou dans lamagistrature. Elle lui apprit à lire, et même lui enseigna, sur unvieux piano qu’elle avait, à chanter deux ou trois petitesromances. Mais, à tout cela, M. Bovary, peu soucieux des lettres,disait que ce n’était pas la peine ! Auraient-ils jamais dequoi l’entretenir dans les écoles du gouvernement, lui acheter unecharge ou un fonds de commerce ? D’ailleurs, avec du toupet,un homme réussit toujours dans le monde. Madame Bovary se mordaitles lèvres, et l’enfant vagabondait dans le village.

Il suivait les laboureurs, et chassait, à coups de motte deterre, les corbeaux qui s’envolaient. Il mangeait des mûres le longdes fossés, gardait les dindons avec une gaule, fanait à lamoisson, courait dans le bois, jouait à la marelle sous le porchede l’église les jours de pluie, et, aux grandes fêtes, suppliait lebedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de toutson corps à la grande corde et se sentir emporter par elle dans savolée.

Aussi poussa-t-il comme un chêne. Il acquit de fortes mains, debelles couleurs.

À douze ans, sa mère obtint que l’on commençât ses études. On enchargea le curé. Mais les leçons étaient si courtes et si malsuivies, qu’elles ne pouvaient servir à grand-chose. C’était auxmoments perdus qu’elles se donnaient, dans la sacristie, debout, àla hâte, entre un baptême et un enterrement ; ou bien le curéenvoyait chercher son élève après l’Angélus, quand il n’avait pas àsortir. On montait dans sa chambre, on s’installait : lesmoucherons et les papillons de nuit tournoyaient autour de lachandelle. Il faisait chaud, l’enfant s’endormait ; et lebonhomme, s’assoupissant les mains sur son ventre, ne tardait pas àronfler, la bouche ouverte. D’autres fois, quand M. le curé,revenant de porter le viatique à quelque malade des environs,apercevait Charles qui polissonnait dans la campagne, ill’appelait, le sermonnait un quart d’heure et profitait del’occasion pour lui faire conjuguer son verbe au pied d’un arbre.La pluie venait les interrompre, ou une connaissance qui passait.Du reste, il était toujours content de lui, disait même que lejeune homme avait beaucoup de mémoire.

Charles ne pouvait en rester là. Madame fut énergique. Honteux,ou fatigué plutôt, Monsieur céda sans résistance, et l’on attenditencore un an que le gamin eût fait sa première communion.

Six mois se passèrent encore ; et, l’année d’après, Charlesfut définitivement envoyé au collège de Rouen, où son père l’amenalui-même, vers la fin d’octobre, à l’époque de la foireSaint-Romain.

Il serait maintenant impossible à aucun de nous de se rienrappeler de lui. C’était un garçon de tempérament modéré, quijouait aux récréations, travaillait à l’étude, écoutant en classe,dormant bien au dortoir, mangeant bien au réfectoire. Il avait pourcorrespondant un quincaillier en gros de la rue Ganterie, qui lefaisait sortir une fois par mois, le dimanche, après que saboutique était fermée, l’envoyait se promener sur le port àregarder les bateaux, puis le ramenait au collège dès sept heures,avant le souper. Le soir de chaque jeudi, il écrivait une longuelettre à sa mère, avec de l’encre rouge et trois pains àcacheter ; puis il repassait ses cahiers d’histoire, ou bienlisait un vieux volume d’Anacharsis qui traînait dans l’étude. Enpromenade, il causait avec le domestique, qui était de la campagnecomme lui.

À force de s’appliquer, il se maintint toujours vers le milieude la classe ; une fois même, il gagna un premier accessitd’histoire naturelle. Mais à la fin de sa troisième, ses parents leretirèrent du collège pour lui faire étudier la médecine, persuadésqu’il pourrait se pousser seul jusqu’au baccalauréat.

Sa mère lui choisit une chambre, au quatrième, surl’Eau-de-Robec, chez un teinturier de sa connaissance : Elleconclut les arrangements pour sa pension, se procura des meubles,une table et deux chaises, fit venir de chez elle un vieux lit enmerisier, et acheta de plus un petit poêle en fonte, avec laprovision de bois qui devait chauffer son pauvre enfant. Puis ellepartit au bout de la semaine, après mille recommandations de sebien conduire, maintenant qu’il allait être abandonné àlui-même.

Le programme des cours, qu’il lut sur l’affiche, lui fit uneffet d’étourdissement : cours d’anatomie, cours de pathologie,cours de physiologie, cours de pharmacie, cours de chimie, et debotanique, et de clinique, et de thérapeutique, sans compterl’hygiène ni la matière médicale, tous noms dont il ignorait lesétymologies et qui étaient comme autant de portes de sanctuairespleins d’augustes ténèbres.

Il n’y comprit rien ; il avait beau écouter, il nesaisissait pas. Il travaillait pourtant, il avait des cahiersreliés, il suivait tous les cours ; il ne perdait pas uneseule visite. Il accomplissait sa petite tâche quotidienne à lamanière du cheval de manège, qui tourne en place les yeux bandés,ignorant de la besogne qu’il broie.

Pour lui épargner de la dépense, sa mère lui envoyait chaquesemaine, par le messager, un morceau de veau cuit au four, avecquoi il déjeunait le matin ; quand il était rentré del’hôpital, tout en battant la semelle contre le mur. Ensuite ilfallait courir aux leçons, à l’amphithéâtre, à l’hospice, etrevenir chez lui, à travers toutes les rues. Le soir, après lemaigre dîner de son propriétaire, il remontait à sa chambre et seremettait au travail, dans ses habits mouillés qui fumaient sur soncorps, devant le poêle rougi.

Dans les beaux soirs d’été ; à l’heure où les rues tièdessont vides, quand les servantes, jouent au volant sur le seuil desportes, il ouvrait sa fenêtre et s’accoudait. La rivière, qui faitde ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise, coulait enbas, sous lui, jaune, violette ou bleue, entre ses ponts et sesgrilles. Des ouvriers, accroupis au bord, lavaient leurs bras dansl’eau. Sur des perches partant du haut des greniers, des écheveauxde coton séchaient à l’air. En face, au-delà des toits, le grandciel pur s’étendait, avec le soleil rouge se couchant. Qu’il devaitfaire bon là-bas ! Quelle fraîcheur sous la hêtraie ! Etil ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de lacampagne, qui ne venaient pas jusqu’à lui.

Il maigrit, sa taille s’allongea, et sa figure prit une sorted’expression dolente qui la rendit presque intéressante.

Naturellement, par nonchalance ; il en vint à se délier detoutes les résolutions qu’il s’était faites. Une fois, il manqua lavisite, le lendemain son cours, et, savourant la paresse, peu àpeu, n’y retourna plus.

Il prit l’habitude du cabaret, avec la passion des dominos.S’enfermer chaque soir dans un sale appartement public, pour ytaper sur des tables de marbre de petits os de mouton marqués depoints noirs, lui semblait un acte précieux de sa liberté, qui lerehaussait d’estime vis-à-vis de lui-même. C’était commel’initiation au monde, l’accès des plaisirs défendus ; et, enentrant, il posait la main sur le bouton de la porte avec une joiepresque sensuelle. Alors, beaucoup de choses comprimées en lui, sedilatèrent ; il apprit par cœur des couplets qu’il chantaitaux bienvenues, s’enthousiasma pour Béranger, sut faire du punch etconnut enfin l’amour.

Grâce à ces travaux préparatoires, il échoua complètement à sonexamen d’officier de santé. On l’attendait le soir même à la maisonpour fêter son succès.

Il partit à pied et s’arrêta vers l’entrée du village, où il fitdemander sa mère, lui conta tout. Elle l’excusa, rejetant l’échecsur l’injustice des examinateurs, et le raffermit un peu, sechargeant d’arranger les choses. Cinq ans plus tard seulement, M.Bovary connut la vérité ; elle était vieille, il l’accepta, nepouvant d’ailleurs supposer qu’un homme issu de lui fût un sot.

Charles se remit donc au travail et prépara sans discontinuerles matières de son examen, dont il apprit d’avance toutes lesquestions par cœur. Il fut reçu avec une assez bonne note. Quelbeau jour pour sa mère ! On donna un grand dîner.

Où irait-il exercer son art ? À Tostes. Il n’y avait làqu’un vieux médecin. Depuis longtemps madame Bovary guettait samort, et le bonhomme n’avait point encore plié bagage, que Charlesétait installé en face, comme son successeur.

Mais ce n’était pas tout que d’avoir élevé son fils, de luiavoir fait apprendre la médecine et découvert Tostes pour l’exercer: il lui fallait une femme. Elle lui en trouva une : la veuve d’unhuissier de Dieppe, qui avait quarante-cinq ans et douze centslivres de rente.

Quoiqu’elle fût laide, sèche comme un cotret, et bourgeonnéecomme un printemps, certes madame Dubuc ne manquait pas de partis àchoisir. Pour arriver à ses fins, la mère Bovary fut obligée de lesévincer tous, et elle déjoua même fort habilement les intriguesd’un charcutier qui était soutenu par les prêtres.

Charles avait entrevu dans le mariage l’avènement d’unecondition meilleure, imaginant qu’il serait plus libre et pourraitdisposer de sa personne et de son argent. Mais sa femme fut lemaître ; il devait devant le monde dire ceci, ne pas direcela, faire maigre tous les vendredis, s’habiller comme ellel’entendait, harceler par son ordre les clients qui ne payaientpas. Elle décachetait ses lettres, épiait ses démarches, etl’écoutait, à travers la cloison, donner ses consultations dans soncabinet, quand il y avait des femmes.

Il lui fallait son chocolat tous les matins, des égards à n’enplus finir. Elle se plaignait sans cesse de ses nerfs, de sapoitrine, de ses humeurs. Le bruit des pas lui faisait mal ;on s’en allait, la solitude lui devenait odieuse ; revenait-onprès d’elle, c’était pour la voir mourir, sans doute. Le soir,quand Charles rentrait, elle sortait de dessous ses draps ses longsbras maigres, les lui passait autour du cou, et, l’ayant faitasseoir au bord du lit, se mettait à lui parler de ses chagrins :il l’oubliait, il en aimait une autre ! On lui avait bien ditqu’elle serait malheureuse ; et elle finissait en luidemandant quelque sirop pour sa santé et un peu plus d’amour.

Chapitre 2

 

Une nuit, vers onze heures, ils furent réveillés par le bruitd’un cheval qui s’arrêta juste à la porte. La bonne ouvrit lalucarne du grenier et parlementa quelque temps avec un homme restéen bas, dans la rue. Il venait chercher le médecin ; il avaitune lettre. Nastasie descendit les marches en grelottant, et allaouvrir la serrure et les verrous, l’un après l’autre. L’hommelaissa son cheval, et, suivant la bonne, entra tout à coup derrièreelle. Il tira de dedans son bonnet de laine à houppes grises, unelettre enveloppée dans un chiffon, et la présenta délicatement àCharles, qui s’accouda sur l’oreiller pour la lire. Nastasie, prèsdu lit, tenait la lumière. Madame, par pudeur, restait tournée versla ruelle et montrait le dos.

Cette lettre, cachetée d’un petit cachet de cire bleue,suppliait M. Bovary de se rendre immédiatement à la ferme desBertaux, pour remettre une jambe cassée. Or il y a, de Tostes auxBertaux, six bonnes lieues de traverse, en passant par Longuevilleet Saint-Victor. La nuit était noire. Madame Bovary jeune redoutaitles accidents pour son mari. Donc il fut décidé que le valetd’écurie prendrait les devants. Charles partirait trois heures plustard, au lever de la lune. On enverrait un gamin à sa rencontre,afin de lui montrer le chemin de la ferme et d’ouvrir les clôturesdevant lui.

Vers quatre heures du matin, Charles, bien enveloppé dans sonmanteau, se mit en route pour les Bertaux. Encore endormi par lachaleur du sommeil, il se laissait bercer au trot pacifique de sabête. Quand elle s’arrêtait d’elle-même devant ces trous entourésd’épines que l’on creuse au bord des sillons, Charles se réveillanten sursaut, se rappelait vite la jambe cassée, et il tâchait de seremettre en mémoire toutes les fractures qu’il savait. La pluie netombait plus ; le jour commençait à venir, et, sur lesbranches des pommiers sans feuilles, des oiseaux se tenaientimmobiles, hérissant leurs petites plumes au vent froid du matin.La plate campagne s’étalait à perte de vue, et les bouquetsd’arbres autour des fermes faisaient, à intervalles éloignés, destaches d’un violet noir sur cette grande surface grise, qui seperdait à l’horizon dans le ton morne du ciel. Charles, de temps àautre, ouvrait les yeux ; puis, son esprit se fatiguant et lesommeil revenant de soi-même, bientôt il entrait dans une sorted’assoupissement où, ses sensations récentes se confondant avec dessouvenirs, lui-même se percevait double, à la fois étudiant etmarié, couché dans son lit comme tout à l’heure, traversant unesalle d’opérés comme autrefois. L’odeur chaude des cataplasmes semêlait dans sa tête à la verte odeur de la rosée ; ilentendait rouler sur leur tringle les anneaux de fer des lits et safemme dormir… Comme il passait par Vassonville, il aperçut, au bordd’un fossé, un jeune garçon assis sur l’herbe.

– Êtes-vous le médecin ? demanda l’enfant.

Et, sur la réponse de Charles, il prit ses sabots à ses mains etse mit à courir devant lui.

L’officier de santé, chemin faisant, comprit aux discours de songuide que M. Rouault devait être un cultivateur des plus aisés. Ils’était cassé la jambe, la veille au soir, en revenant de faire lesRois, chez un voisin. Sa femme était morte depuis deux ans. Iln’avait avec lui que sa demoiselle, qui l’aidait à tenir lamaison.

Les ornières devinrent plus profondes. On approchait desBertaux. Le petit gars, se coulant alors par un trou de haie,disparut, puis, il revint au bout d’une cour en ouvrir la barrière.Le cheval glissait sur l’herbe mouillée ; Charles se baissaitpour passer sous les branches. Les chiens de garde à la nicheaboyaient en tirant sur leur chaîne. Quand il entra dans lesBertaux, son cheval eut peur et fit un grand écart.

C’était une ferme de bonne apparence. On voyait dans lesécuries, par le dessus des portes ouvertes, de gros chevaux delabour qui mangeaient tranquillement dans des râteliers neufs. Lelong des bâtiments s’étendait un large fumier, de la buée s’enélevait, et, parmi les poules et les dindons, picoraient dessuscinq ou six paons, luxe des basses-cours cauchoises. La bergerieétait longue, la grange était haute, à murs lisses comme la main.Il y avait sous le hangar deux grandes charrettes et quatrecharrues, avec leurs fouets, leurs colliers, leurs équipagescomplets, dont les toisons de laine bleue se salissaient à lapoussière fine qui tombait des greniers. La cour allait enmontant ; plantée d’arbres symétriquement espacés, et le bruitgai d’un troupeau d’oies retentissait près de la mare.

Une jeune femme, en robe de mérinos bleu garnie de troisvolants, vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary,qu’elle fit entrer dans la cuisine, où flambait un grand feu. Ledéjeuner des gens bouillonnait alentour, dans des petits pots detaille inégale. Des vêtements humides séchaient dans l’intérieur dela cheminée. La pelle, les pincettes et le bec du soufflet, tous deproportion colossale, brillaient comme de l’acier poli, tandis quele long des murs s’étendait une abondante batterie de cuisine, oùmiroitait inégalement la flamme claire du foyer, jointe auxpremières lueurs du soleil arrivant par les carreaux.

Charles monta, au premier, voir le malade. Il le trouva dans sonlit, suant sous ses couvertures et ayant rejeté bien loin sonbonnet de coton. C’était un gros petit homme de cinquante ans, à lapeau blanche, à l’œil bleu, chauve sur le devant de la tête, et quiportait des boucles d’oreilles. Il avait à ses côtés, sur unechaise, une grande carafe d’eau-de-vie, dont il se versait de tempsà autre pour se donner du cœur au ventre ; mais, dès qu’il vitle médecin, son exaltation tomba, et, au lieu de sacrer comme ilfaisait depuis douze heures, il se prit à geindre faiblement.

La fracture était simple, sans complication d’aucune espèce.Charles n’eût osé en souhaiter de plus facile. Alors, se rappelantles allures de ses maîtres auprès du lit des blessés, il réconfortale patient avec toutes sortes de bons mots ; caresseschirurgicales qui sont comme l’huile dont on graisse les bistouris.Afin d’avoir des attelles, on alla chercher, sous la charreterie,un paquet de lattes. Charles en choisit une, la coupa en morceauxet la polit avec un éclat de vitre, tandis que la servantedéchirait des draps pour faire des bandes, et que mademoiselle Emmatâchait à coudre des coussinets. Comme elle fut longtemps avant detrouver son étui, son père s’impatienta ; elle ne réponditrien ; mais, tout en cousant, elle se piquait les doigts,qu’elle portait ensuite à sa bouche pour les sucer.

Charles fut surpris de la blancheur de ses ongles. Ils étaientbrillants, fins du bout, plus nettoyés que les ivoires de Dieppe,et taillés en amande. Sa main pourtant n’était pas belle, pointassez pâle peut-être, et un peu sèche aux phalanges ; elleétait trop longue aussi, et sans molles inflexions de lignes surles contours. Ce qu’elle avait de beau, c’étaient les yeux ;quoiqu’ils fussent bruns, ils semblaient noirs à cause des cils, etson regard arrivait franchement à vous avec une hardiessecandide.

Une fois le pansement fait, le médecin fut invité, par M.Rouault lui-même, à prendre un morceau avant de partir.

Charles descendit dans la salle, au rez-de-chaussée. Deuxcouverts, avec des timbales d’argent, y étaient mis sur une petitetable, au pied d’un grand lit à baldaquin revêtu d’une indienne àpersonnages représentant des Turcs. On sentait une odeur d’iris etde draps humides, qui s’échappait de la haute armoire en bois dechêne, faisant face à la fenêtre. Par terre, dans les angles,étaient rangés, debout, des sacs de blé. C’était le trop-plein dugrenier proche, où l’on montait par trois marches de pierre. Il yavait, pour décorer l’appartement, accrochée à un clou, au milieudu mur dont la peinture verte s’écaillait sous le salpêtre, unetête de Minerve au crayon noir, encadrée de dorure, et qui portaitau bas, écrit en lettres gothiques : « À mon cher papa. »

On parla d’abord du malade, puis du temps qu’il faisait, desgrands froids, des loups qui couraient les champs, la nuit.Mademoiselle Rouault ne s’amusait guère à la campagne, maintenantsurtout qu’elle était chargée presque à elle seule des soins de laferme. Comme la salle était fraîche, elle grelottait tout enmangeant, ce qui découvrait un peu ses lèvres charnues, qu’elleavait coutume de mordillonner à ses moments de silence.

Son cou sortait d’un col blanc, rabattu. Ses cheveux, dont lesdeux bandeaux noirs semblaient chacun d’un seul morceau, tant ilsétaient lisses, étaient séparés sur le milieu de la tête par uneraie fine, qui s’enfonçait légèrement selon la courbe ducrâne ; et, laissant voir à peine le bout de l’oreille, ilsallaient se confondre par derrière en un chignon abondant, avec unmouvement ondé vers les tempes, que le médecin de campagne remarqualà pour la première fois de sa vie. Ses pommettes étaient roses.Elle portait, comme un homme, passé entre deux boutons de soncorsage, un lorgnon d’écaille.

Quand Charles, après être monté dire adieu au père Rouault,rentra dans la salle avant de partir, il la trouva debout, le frontcontre la fenêtre, et qui regardait dans le jardin, où les échalasdes haricots avaient été renversés par le vent. Elle seretourna.

– Cherchez-vous quelque chose ? demanda-t-elle.

– Ma cravache, s’il vous plaît, répondit-il.

Et il se mit à fureter sur le lit, derrière les portes, sous leschaises ; elle était tombée à terre, entre les sacs et lamuraille. Mademoiselle Emma l’aperçut ; elle se pencha sur lessacs de blé. Charles, par galanterie, se précipita et, comme ilallongeait aussi son bras dans le même mouvement, il sentit sapoitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbée sous lui. Ellese redressa toute rouge et le regarda par-dessus l’épaule, en luitendant son nerf de bœuf.

Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours après, comme ill’avait promis, c’est le lendemain même qu’il y retourna, puis deuxfois la semaine régulièrement, sans compter les visites inattenduesqu’il faisait de temps à autre, comme par mégarde.

Tout, du reste, alla bien ; la guérison s’établit selon lesrègles, et quand, au bout de quarante-six jours, on vit le pèreRouault qui s’essayait à marcher seul dans sa masure, on commença àconsidérer M. Bovary comme un homme de grande capacité. Le pèreRouault disait qu’il n’aurait pas été mieux guéri par les premiersmédecins d’Yvetot ou même de Rouen.

Quant à Charles, il ne chercha point à se demander pourquoi ilvenait aux Bertaux avec plaisir. Y eût-il songé, qu’il aurait sansdoute attribué son zèle à la gravité du cas, ou peut-être au profitqu’il en espérait. Était-ce pour cela, cependant, que ses visites àla ferme faisaient, parmi les pauvres occupations de sa vie, uneexception charmante ? Ces jours-là il se levait de bonneheure, partait au galop, poussait sa bête, puis il descendait pours’essuyer les pieds sur l’herbe, et passait ses gants noirs avantd’entrer. Il aimait à se voir arriver dans la cour, à sentir contreson épaule la barrière qui tournait, et le coq qui chantait sur lemur, les garçons qui venaient à sa rencontre. Il aimait la grangeet les écuries ; il aimait le père Rouault ; qui luitapait dans la main en l’appelant son sauveur ; il aimait lespetits sabots de mademoiselle Emma sur les dalles lavées de lacuisine ; ses talons hauts la grandissaient un peu, et, quandelle marchait devant lui, les semelles de bois, se relevant vite,claquaient avec un bruit sec contre le cuir de la bottine.

Elle le reconduisait toujours jusqu’à la première marche duperron. Lorsqu’on n’avait pas encore amené son cheval, elle restaitlà. On s’était dit adieu, on ne parlait plus ; le grand airl’entourait, levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sanuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui setortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de dégel,l’écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur lescouvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur leseuil ; elle alla chercher son ombrelle, elle l’ouvrit.L’ombrelle, de soie gorge de pigeon, que traversait le soleil,éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Ellesouriait là-dessous à la chaleur tiède ; et on entendait lesgouttes d’eau, une à une, tomber sur la moire tendue.

Dans les premiers temps que Charles fréquentait les Bertaux,madame Bovary jeune ne manquait pas de s’informer du malade, etmême sur le livre qu’elle tenait en partie double, elle avaitchoisi pour M. Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sutqu’il avait une fille, elle alla aux informations ; et elleapprit que mademoiselle Rouault, élevée au couvent, chez lesUrsulines, avait reçu, comme on dit, une belle éducation, qu’ellesavait, en conséquence, la danse, la géographie, le dessin, fairede la tapisserie et toucher du piano. Ce fut le comble !

– C’est donc pour cela, se disait-elle, qu’il a la figure siépanouie quand il va la voir, et qu’il met son gilet neuf, aurisque de l’abîmer à la pluie ? Ah ! cette femme !cette femme !…

Et elle la détesta, d’instinct. D’abord, elle se soulagea pardes allusions, Charles ne les comprit pas ; ensuite, par desréflexions incidentes qu’il laissait passer de peur del’orage ; enfin, par des apostrophes à brûle-pourpointauxquelles il ne savait que répondre.

– D’où vient qu’il retournait aux Bertaux, puisque M. Rouaultétait guéri et que ces gens-là n’avaient pas encore payé ?Ah ! c’est qu’il y avait là-bas une personne, quelqu’un quisavait causer, une brodeuse, un bel esprit. C’était là ce qu’ilaimait : il lui fallait des demoiselles de ville ! – Et ellereprenait :

– La fille au père Rouault, une demoiselle de ville !Allons donc ! leur grand-père était berger, et ils ont uncousin qui a failli passer par les assises pour un mauvais coup,dans une dispute. Ce n’est pas la peine de faire tant de fla-fla,ni de se montrer le dimanche à l’église avec une robe de soie,comme une comtesse. Pauvre bonhomme, d’ailleurs, qui sans lescolzas de l’an passé, eût été bien embarrassé de payer sesarrérages !

Par lassitude, Charles cessa de retourner aux Bertaux. Héloïselui avait fait jurer qu’il n’irait plus, la main sur son livre demesse, après beaucoup de sanglots et de baisers, dans une grandeexplosion d’amour. Il obéit donc ; mais la hardiesse de sondésir protesta contre la servilité de sa conduite, et, par unesorte d’hypocrisie naïve, il estima que cette défense de la voirétait pour lui comme un droit de l’aimer. Et puis la veuve étaitmaigre ; elle avait les dents longues ; elle portait entoute saison un petit châle noir dont la pointe lui descendaitentre les omoplates ; sa taille dure était engainée dans desrobes en façon de fourreau, trop courtes, qui découvraient seschevilles, avec les rubans de ses souliers larges s’entrecroisantsur des bas gris.

La mère de Charles venait les voir de temps à autre ; mais,au bout de quelques jours, la bru semblait l’aiguiser à sonfil ; et alors, comme deux couteaux, elles étaient à lescarifier par leurs réflexions et leurs observations. Il avait tortde tant manger ! Pourquoi toujours offrir la goutte au premiervenu ? Quel entêtement que de ne pas vouloir porter deflanelle !

Il arriva qu’au commencement du printemps, un notaired’Ingouville, détenteur de fonds de la veuve Dubuc, s’embarqua, parune belle marée, emportant avec lui tout l’argent de son étude.Héloïse, il est vrai, possédait encore, outre une part de bateauévaluée six mille francs, sa maison de la rue Saint-François ;et cependant, de toute cette fortune que l’on avait fait sonner sihaut, rien, si ce n’est un peu de mobilier et quelques nippes,n’avait paru dans le ménage. Il fallut tirer la chose au clair. Lamaison de Dieppe se trouva vermoulue d’hypothèques jusque dans sespilotis ; ce qu’elle avait mis chez le notaire, Dieu seul lesavait, et la part de barque n’excéda point mille écus. Elle avaitdonc menti, la bonne dame ! Dans son exaspération, M. Bovarypère, brisant une chaise contre les pavés, accusa sa femme d’avoirfait le malheur de leur fils en l’attelant à une haridellesemblable, dont les harnais ne valaient pas la peau. Ils vinrent àTostes. On s’expliqua. Il y eut des scènes. Héloïse, en pleurs, sejetant dans les bras de son mari, le conjura de la défendre de sesparents. Charles voulut parler pour elle. Ceux-ci se fâchèrent, etils partirent.

Mais le coup était porté. Huit jours après, comme elle étendaitdu linge dans sa cour, elle fut prise d’un crachement de sang, etle lendemain, tandis que Charles avait le dos tourné pour fermer lerideau de la fenêtre, elle dit : « Ah ! mon Dieu ! »poussa un soupir et s’évanouit. Elle était morte ! Quelétonnement !

Quand tout fut fini au cimetière, Charles rentra chez lui. Il netrouva personne en bas ; il monta au premier, dans la chambre,vit sa robe encore accrochée au pied de l’alcôve ; alors,s’appuyant contre le secrétaire, il resta jusqu’au soir perdu dansune rêverie douloureuse. Elle l’avait aimé, après tout.

Chapitre 3

 

Un matin, le père Rouault vint apporter à Charles le payement desa jambe remise : soixante et quinze francs en pièces de quarantesous, et une dinde. Il avait appris son malheur, et l’en consolatant qu’il put.

– Je sais ce que c’est ! disait-il en lui frappant surl’épaule ; j’ai été comme vous, moi aussi ! Quand j’ai euperdu ma pauvre défunte, j’allais dans les champs pour être toutseul ; je tombais au pied d’un arbre, je pleurais, j’appelaisle bon Dieu, je lui disais des sottises ; j’aurais voulu êtrecomme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des versleur grouillant dans le ventre, crevé, enfin. Et quand je pensaisque d’autres, à ce moment-là, étaient avec leurs bonnes petitesfemmes à les tenir embrassées contre eux, je tapais de grands coupspar terre avec mon bâton ; j’étais quasiment fou, que je nemangeais plus ; l’idée d’aller seulement au café me dégoûtait,vous ne croiriez pas. Eh bien, tout doucement, un jour chassantl’autre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un été,ça a coulé brin à brin, miette à miette ; ça s’en est allé,c’est parti, c’est descendu, je veux dire, car il vous restetoujours quelque chose au fond, comme qui dirait… un poids, là, surla poitrine ! Mais, puisque c’est notre sort à tous, on nedoit pas non plus se laisser dépérir, et, parce que d’autres sontmorts, vouloir mourir… Il faut vous secouer, monsieur Bovary ;ça se passera ! Venez nous voir ; ma fille pense à vousde temps à autre, savez-vous bien, et elle dit comme ça que vousl’oubliez. Voilà le printemps bientôt ; nous vous ferons tirerun lapin dans la garenne, pour vous dissiper un peu.

Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux ; ilretrouva tout comme la veille, comme il y avait cinq mois,c’est-à-dire. Les poiriers déjà étaient en fleur, et le bonhommeRouault, debout maintenant, allait et venait, ce qui rendait laferme plus animée.

Croyant qu’il était de son devoir de prodiguer au médecin leplus de politesses possible, à cause de sa position douloureuse, ille pria de ne point se découvrir la tête, lui parla à voix basse,comme s’il eût été malade, et même fit semblant de se mettre encolère de ce que l’on n’avait pas apprêté à son intention quelquechose d’un peu plus léger que tout le reste, tels que des petitspots de crème ou des poires cuites. Il conta des histoires. Charlesse surprit à rire ; mais le souvenir de sa femme, lui revenanttout à coup, l’assombrit.

On apporta le café ; il n’y pensa plus.

Il y pensa moins, à mesure qu’il s’habituait à vivre seul.L’agrément nouveau de l’indépendance lui rendit bientôt la solitudeplus supportable. Il pouvait changer maintenant les heures de sesrepas, rentrer ou sortir sans donner de raisons, et, lorsqu’ilétait bien fatigué, s’étendre de ses quatre membres, tout en large,dans son lit. Donc, il se choya, se dorlota et accepta lesconsolations qu’on lui donnait. D’autre part, la mort de sa femmene l’avait pas mal servi dans son métier, car on avait répétédurant un mois : « Ce pauvre jeune homme ! quel malheur !» Son nom s’était répandu, sa clientèle s’était accrue ; etpuis il allait aux Bertaux tout à son aise. Il avait un espoir sansbut, un bonheur vague ; il se trouvait la figure plus agréableen brossant ses favoris devant son miroir.

Il arriva un jour vers trois heures ; tout le monde étaitaux champs ; il entra dans la cuisine, mais n’aperçut pointd’abord Emma ; les auvents étaient fermés. Par les fentes dubois, le soleil allongeait sur les pavés de grandes raies minces,qui se brisaient à l’angle des meubles et tremblaient au plafond.Des mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaientservi, et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre resté.Le jour qui descendait par la cheminée, veloutant la suie de laplaque, bleuissait un peu les cendres froides. Entre la fenêtre etle foyer, Emma cousait ; elle n’avait point de fichu, onvoyait sur ses épaules nues de petites gouttes de sueur.

Selon la mode de la campagne, elle lui proposa de boire quelquechose. Il refusa, elle insista, et enfin lui offrit, en riant, deprendre un verre de liqueur avec elle. Elle alla donc chercher dansl’armoire une bouteille de curaçao, atteignit deux petits verres,emplit l’un jusqu’au bord, versa à peine dans l’autre, et, aprèsavoir trinqué, le porta à sa bouche. Comme il était presque vide,elle se renversait pour boire ; et, la tête en arrière, leslèvres avancées, le cou tendu, elle riait de ne rien sentir, tandisque le bout de sa langue, passant entre ses dents fines, léchait àpetits coups le fond du verre.

Elle se rassit et elle reprit son ouvrage, qui était un bas decoton blanc où elle faisait des reprises ; elle travaillait lefront baissé ; elle ne parlait pas, Charles non plus. L’air,passant par le dessous de la porte, poussait un peu de poussièresur les dalles ; il la regardait se traîner, et il entendaitseulement le battement intérieur de sa tête, avec le cri d’unepoule, au loin, qui pondait dans les cours. Emma, de temps à autre,se rafraîchissait les joues en y appliquant la paume de sesmains ; qu’elle refroidissait après cela sur la pomme de ferdes grands chenets.

Elle se plaignit d’éprouver, depuis le commencement de lasaison, des étourdissements ; elle demanda si les bains de merlui seraient utiles ; elle se mit à causer du couvent, Charlesde son collège, les phrases leur vinrent. Ils montèrent dans sachambre. Elle lui fit voir ses anciens cahiers de musique, lespetits livres qu’on lui avait donnés en prix et les couronnes enfeuilles de chêne, abandonnées dans un bas d’armoire. Elle luiparla encore de sa mère, du cimetière, et même lui montra dans lejardin la plate-bande dont elle cueillait les fleurs, tous lespremiers vendredis de chaque mois, pour les aller mettre sur satombe. Mais le jardinier qu’ils avaient n’y entendait rien ;on était si mal servi ! Elle eût bien voulu, ne fût-ce aumoins que pendant l’hiver, habiter la ville, quoique la longueurdes beaux jours rendît peut-être la campagne plus ennuyeuse encoredurant l’été ; – et, selon ce qu’elle disait, sa voix étaitclaire, aiguë, ou se couvrant de langueur tout à coup, traînait desmodulations qui finissaient presque en murmures, quand elle separlait à elle-même, – tantôt joyeuse, ouvrant des yeux naïfs, puisles paupières à demi closes, le regard noyé d’ennui, la penséevagabondant.

Le soir, en s’en retournant, Charles reprit une à une lesphrases qu’elle avait dites, tâchant de se les rappeler, d’encompléter le sens, afin de se faire la portion d’existence qu’elleavait vécu dans le temps qu’il ne la connaissait pas encore. Maisjamais il ne put la voir en sa pensée, différemment qu’il nel’avait vue la première fois, ou telle qu’il venait de la quittertout à l’heure. Puis il se demanda ce qu’elle deviendrait, si ellese marierait, et à qui ? hélas ! le père Rouault étaitbien riche, et elle !… si belle ! Mais la figure d’Emmarevenait toujours se placer devant ses yeux, et quelque chose demonotone comme le ronflement d’une toupie bourdonnait à sesoreilles : « Si tu te mariais, pourtant ! si tu temariais ! » La nuit, il ne dormit pas, sa gorge était serrée,il avait soif ; il se leva pour aller boire à son pot à l’eauet il ouvrit la fenêtre ; le ciel était couvert d’étoiles, unvent chaud passait, au loin des chiens aboyaient. Il tourna la têtedu côté des Bertaux.

Pensant qu’après tout l’on ne risquait rien, Charles se promitde faire la demande quand l’occasion s’en offrirait ; mais,chaque fois qu’elle s’offrit, la peur de ne point trouver les motsconvenables lui collait les lèvres.

Le père Rouault n’eût pas été fâché qu’on le débarrassât de safille, qui ne lui servait guère dans sa maison. Il l’excusaitintérieurement, trouvant qu’elle avait trop d’esprit pour laculture, métier maudit du ciel, puisqu’on n’y voyait jamais demillionnaire. Loin d’y avoir fait fortune, le bonhomme y perdaittous les ans ; car, s’il excellait dans les marchés, où il seplaisait aux ruses du métier, en revanche la culture proprementdite, avec le gouvernement intérieur de la ferme, lui convenaitmoins qu’à personne. Il ne retirait pas volontiers ses mains dededans ses poches, et n’épargnait point la dépense pour tout ce quiregardait sa vie, voulant être bien nourri, bien chauffé, biencouché. Il aimait le gros cidre, les gigots saignants, les gloriaslonguement battus. Il prenait ses repas dans la cuisine, seul, enface du feu, sur une petite table qu’on lui apportait toute servie,comme au théâtre.

Lorsqu’il s’aperçut donc que Charles avait les pommettes rougesprès de sa fille, ce qui signifiait qu’un de ces jours on la luidemanderait en mariage, il rumina d’avance toute l’affaire. Il letrouvait bien un peu gringalet, et ce n’était pas là un gendrecomme il l’eût souhaité ; mais on le disait de bonne conduite,économe, fort instruit, et sans doute qu’il ne chicanerait pas tropsur la dot. Or, comme le père Rouault allait être forcé de vendrevingt-deux acres de son bien, qu’il devait beaucoup au maçon,beaucoup au bourrelier, que l’arbre du pressoir était à remettre:

– S’il me la demande, se dit-il ; je la lui donne.

À l’époque de la Saint-Michel, Charles était venu passer troisjours aux Bertaux. La dernière journée s’était écoulée comme lesprécédentes, à reculer de quart d’heure en quart d’heure. Le pèreRouault lui fit la conduite ; ils marchaient dans un chemincreux, ils s’allaient quitter ; c’était le moment. Charles sedonna jusqu’au coin de la haie, et enfin, quand on l’eut dépassée:

– Maître Rouault, murmura-t-il, je voudrais bien vous direquelque chose.

Ils s’arrêtèrent. Charles se taisait.

– Mais contez-moi votre histoire ! est-ce que je ne saispas tout ? dit le père Rouault, en riant doucement.

– Père Rouault…, père Rouault…, balbutia Charles.

– Moi, je ne demande pas mieux, continua le fermier. Quoiquesans doute la petite soit de mon idée, il faut pourtant luidemander son avis. Allez-vous-en donc ; je m’en vais retournerchez nous. Si c’est oui, entendez-moi bien, vous n’aurez pas besoinde revenir, à cause du monde, et, d’ailleurs, ça la saisirait trop.Mais pour que vous ne vous mangiez pas le sang, je pousserai toutgrand l’auvent de la fenêtre contre le mur : vous pourrez le voirpar derrière, en vous penchant sur la haie.

Et il s’éloigna.

Charles attacha son cheval à un arbre. Il courut se mettre dansle sentier ; il attendit. Une demi-heure se passa, puis ilcompta dix-neuf minutes à sa montre. Tout à coup un bruit se fitcontre le mur ; l’auvent s’était rabattu, la cliquettetremblait encore.

Le lendemain, dès neuf heures, il était à la ferme. Emma rougitquand il entra, tout en s’efforçant de rire un peu ; parcontenance. Le père Rouault embrassa son futur gendre. On remit àcauser des arrangements d’intérêt ; on avait, d’ailleurs, dutemps devant soi, puisque le mariage ne pouvait décemment avoirlieu avant la fin du deuil de Charles, c’est-à-dire vers leprintemps de l’année prochaine.

L’hiver se passa dans cette attente. Mademoiselle Rouaults’occupa de son trousseau. Une partie en fut commandée à Rouen, etelle se confectionna des chemises et des bonnets de nuit, d’aprèsdes dessins de modes qu’elle emprunta. Dans les visites que Charlesfaisait à la ferme, on causait des préparatifs de la noce ; onse demandait dans quel appartement se donnerait le dîner ; onrêvait à la quantité de plats qu’il faudrait et quelles seraientles entrées.

Emma eût, au contraire, désiré se marier à minuit, auxflambeaux ; mais le père Rouault ne comprit rien à cette idée.Il y eut donc une noce, où vinrent quarante-trois personnes, oùl’on resta seize heures à table, qui recommença le lendemain etquelque peu les jours suivants.

Chapitre 4

 

Les conviés arrivèrent de bonne heure dans des voitures,carrioles à un cheval, chars à bancs à deux roues, vieux cabrioletssans capote, tapissières à rideaux de cuir, et les jeunes gens desvillages les plus voisins dans des charrettes où ils se tenaientdebout, en rang, les mains appuyées sur les ridelles pour ne pastomber, allant au trot et secoués dur. Il en vint de dix lieuesloin, de Goderville, de Normanville, et de Cany. On avait invitétous les parents des deux familles, on s’était raccommodé avec lesamis brouillés, on avait écrit à des connaissances perdues de vuedepuis longtemps.

De temps à autre, on entendait des coups de fouet derrière lahaie ; bientôt la barrière s’ouvrait : c’était une carriolequi entrait. Galopant jusqu’à la première marche du perron, elles’y arrêtait court, et vidait son monde, qui sortait par tous lescôtés en se frottant les genoux et en s’étirant les bras. Lesdames, en bonnet, avaient des robes à la façon de la ville, deschaînes de montre en or, des pèlerines à bouts croisés dans laceinture, ou de petits fichus de couleur attachés dans le dos avecune épingle, et qui leur découvraient le cou par derrière. Lesgamins, vêtus pareillement à leurs papas, semblaient incommodés parleurs habits neufs (beaucoup même étrennèrent ce jour-là lapremière paire de bottes de leur existence), et l’on voyait à côtéd’eux, ne soufflant mot dans la robe blanche de sa premièrecommunion rallongée pour la circonstance, quelque grande fillettede quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur sœur aînée sansdoute, rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade à la rose, etayant bien peur de salir ses gants. Comme il n’y avait point assezde valets d’écurie pour dételer toutes les voitures, les messieursretroussaient leurs manches et s’y mettaient eux-mêmes. Suivantleur position sociale différente, ils avaient des habits, desredingotes, des vestes, des habits-vestes : – bons habits, entourésde toute la considération d’une famille, et qui ne sortaient del’armoire que pour les solennités ; redingotes à grandesbasques flottant au vent, à collet cylindrique, à poches largescomme des sacs ; vestes de gros drap, qui accompagnaientordinairement quelque casquette cerclée de cuivre à savisière ; habits-vestes très courts, ayant dans le dos deuxboutons rapprochés comme une paire d’yeux, et dont les panssemblaient avoir été coupés à même un seul bloc, par la hache ducharpentier. Quelques-uns encore (mais ceux-là, bien sûr, devaientdîner au bas bout de la table) portaient des blouses de cérémonie,c’est-à-dire dont le col était rabattu sur les épaules, le dosfroncé à petits plis et la taille attachée très bas par uneceinture cousue.

Et les chemises sur les poitrines bombaient comme descuirasses ! Tout le monde était tondu à neuf, les oreilless’écartaient des têtes, on était rasé de près ; quelques-unsmême qui s’étaient levés dès avant l’aube, n’ayant pas vu clair àse faire la barbe, avaient des balafres en diagonale sous le nez,ou, le long des mâchoires, des pelures d’épiderme larges comme desécus de trois francs, et qu’avait enflammées le grand air pendantla route, ce qui marbrait un peu de plaques roses toutes cesgrosses faces blanches épanouies.

La mairie se trouvant à une demi-lieue de la ferme, on s’yrendit à pied, et l’on revint de même, une fois la cérémonie faiteà l’église. Le cortège, d’abord uni comme une seule écharpe decouleur, qui ondulait dans la campagne, le long de l’étroit sentierserpentant entre les blés verts, s’allongea bientôt et se coupa engroupes différents, qui s’attardaient à causer. Le ménétrier allaiten tête, avec son violon empanaché de rubans à la coquille ;les mariés venaient ensuite, les parents, les amis tout au hasard,et les enfants restaient derrière, s’amusant à arracher lesclochettes des brins d’avoine, ou à se jouer entre eux, sans qu’onles vît. La robe d’Emma, trop longue, traînait un peu par lebas ; de temps à autre, elle s’arrêtait pour la tirer, etalors délicatement, de ses doigts gantés, elle enlevait les herbesrudes avec les petits dards des chardons, pendant que Charles, lesmains vides, attendait qu’elle eût fini. Le père Rouault, unchapeau de soie neuf sur la tête et les parements de son habit noirlui couvrant les mains jusqu’aux ongles, donnait le bras à madameBovary mère. Quant à M. Bovary père, qui, méprisant au fond tout cemonde-là, était venu simplement avec une redingote à un rang deboutons d’une coupe militaire, il débitait des galanteriesd’estaminet à une jeune paysanne blonde. Elle saluait, rougissait,ne savait que répondre. Les autres gens de la noce causaient deleurs affaires ou se faisaient des niches dans le dos, s’excitantd’avance à la gaieté ; et, en y prêtant l’oreille, onentendait toujours le crin-crin du ménétrier qui continuait à jouerdans la campagne. Quand il s’apercevait qu’on était loin derrièrelui, il s’arrêtait à reprendre haleine, cirait longuement decolophane son archet, afin que les cordes grinçassent mieux, etpuis il se remettait à marcher, abaissant et levant tour à tour lemanche de son violon, pour se bien marquer la mesure à lui-même. Lebruit de l’instrument faisait partir de loin les petitsoiseaux.

C’était sous le hangar de la charreterie que la table étaitdressée. Il y avait dessus quatre aloyaux, six fricassées depoulets, du veau à la casserole, trois gigots, et, au milieu, unjoli cochon de lait rôti, flanqué de quatre andouilles à l’oseille.Aux angles, se dressait l’eau de vie dans des carafes. Le cidredoux en bouteilles poussait sa mousse épaisse autour des bouchons,et tous les verres, d’avance, avaient été remplis de vin jusqu’aubord. De grands plats de crème jaune, qui flottaient d’eux-mêmes aumoindre choc de la table, présentaient, dessinés sur leur surfaceunie, les chiffres des nouveaux époux en arabesques de nonpareille.On avait été chercher un pâtissier à Yvetot, pour les tourtes etles nougats. Comme il débutait dans le pays, il avait soigné leschoses ; et il apporta, lui-même, au dessert, une pièce montéequi fit pousser des cris. À la base, d’abord, c’était un carré decarton bleu figurant un temple avec portiques, colonnades etstatuettes de stuc tout autour, dans des niches constelléesd’étoiles en papier doré ; puis se tenait au second étage undonjon en gâteau de Savoie, entouré de menues fortifications enangélique, amandes, raisins secs, quartiers d’oranges ; etenfin, sur la plate-forme supérieure, qui était une prairie verteoù il y avait des rochers avec des lacs de confitures et desbateaux en écales de noisettes, on voyait un petit Amour, sebalançant à une escarpolette de chocolat, dont les deux poteauxétaient terminés par deux boutons de rose naturels, en guise deboules, au sommet.

Jusqu’au soir, on mangea. Quand on était trop fatigué d’êtreassis, on allait se promener dans les cours ou jouer une partie debouchon dans la grange ; puis on revenait à table.Quelques-uns, vers la fin, s’y endormirent et ronflèrent. Mais, aucafé, tout se ranima ; alors on entama des chansons, on fitdes tours de force, on portait des poids, on passait sous sonpouce, on essayait à soulever les charrettes sur ses épaules, ondisait des gaudrioles ; on embrassait les dames. Le soir, pourpartir, les chevaux gorgés d’avoine jusqu’aux naseaux, eurent dumal à entrer dans les brancards ; ils ruaient, se cabraient,les harnais se cassaient, leurs maîtres juraient ou riaient ;et toute la nuit, au clair de la lune, par les routes du pays, il yeut des carrioles emportées qui couraient au grand galop,bondissant dans les saignées, sautant par-dessus les mètres decailloux, s’accrochant aux talus, avec des femmes qui se penchaienten dehors de la portière pour saisir les guides.

Ceux qui restèrent aux Bertaux passèrent la nuit à boire dans lacuisine. Les enfants s’étaient endormis sous les bancs.

La mariée avait supplié son père qu’on lui épargnât lesplaisanteries d’usage. Cependant, un mareyeur de leurs cousins (quimême avait apporté, comme présent de noces, une paire de soles)commençait à souffler de l’eau avec sa bouche par le trou de laserrure, quand le père Rouault arriva juste à temps pour l’enempêcher, et lui expliqua que la position grave de son gendre nepermettait pas de telles inconvenances. Le cousin, toutefois, cédadifficilement à ces raisons. En dedans de lui-même, il accusa lepère Rouault d’être fier, et il alla se joindre dans un coin àquatre ou cinq autres des invités qui, ayant eu par hasardplusieurs fois de suite à table les bas morceaux des viandes,trouvaient aussi qu’on les avait mal reçus, chuchotaient sur lecompte de leur hôte et souhaitaient sa ruine à mots couverts.

Madame Bovary mère n’avait pas desserré les dents de la journée.On ne l’avait consultée ni sur la toilette de la bru, ni surl’ordonnance du festin ; elle se retira de bonne heure. Sonépoux, au lieu de la suivre, envoya chercher des cigares àSaint-Victor et fuma jusqu’au jour, tout en buvant des grogs aukirsch, mélange inconnu à la compagnie, et qui fut pour lui commela source d’une considération plus grande encore.

Charles n’était point de complexion facétieuse, il n’avait pasbrillé pendant la noce. Il répondit médiocrement aux pointes,calembours, mots à double entente, compliments et gaillardises quel’on se fit un devoir de lui décocher dès le potage.

Le lendemain, en revanche, il semblait un autre homme. C’est luiplutôt que l’on eût pris pour la vierge de la veille, tandis que lamariée ne laissait rien découvrir où l’on pût deviner quelquechose. Les plus malins ne savaient que répondre, et ils laconsidéraient, quand elle passait près d’eux, avec des tensionsd’esprit démesurées. Mais Charles ne dissimulait rien. Ill’appelait ma femme, la tutoyait, s’informait d’elle à chacun, lacherchait partout, et souvent il l’entraînait dans les cours, où onl’apercevait de loin, entre les arbres, qui lui passait le brassous la taille et continuait à marcher à demi penché sur elle, enlui chiffonnant avec sa tête la guimpe de son corsage.

Deux jours après la noce, les époux s’en allèrent : Charles, àcause de ses malades, ne pouvait s’absenter plus longtemps. Le pèreRouault les fit reconduire dans sa carriole et les accompagnalui-même jusqu’à Vassonville. Là, il embrassa sa fille une dernièrefois, mit pied à terre et reprit sa route. Lorsqu’il eut fait centpas environ, il s’arrêta, et, comme il vit la carriole s’éloignant,dont les roues tournaient dans la poussière, il poussa un grossoupir. Puis il se rappela ses noces, son temps d’autrefois, lapremière grossesse de sa femme ; il était bien joyeux, luiaussi, le jour qu’il l’avait emmenée de chez son père dans samaison, quand il la portait en croupe en trottant sur laneige ; car on était aux environs de Noël et la campagne étaittoute blanche ; elle le tenait par un bras, à l’autre étaitaccroché son panier ; le vent agitait les longues dentelles desa coiffure cauchoise, qui lui passaient quelquefois sur la bouche,et, lorsqu’il tournait la tête, il voyait près de lui, sur sonépaule, sa petite mine rosée qui souriait silencieusement, sous laplaque d’or de son bonnet. Pour se réchauffer les doigts, elle leslui mettait, de temps en temps, dans la poitrine. Comme c’étaitvieux tout cela ! Leur fils, à présent, aurait trenteans ! Alors il regarda derrière lui, il n’aperçut rien sur laroute. Il se sentit triste comme une maison démeublée ; et,les souvenirs tendres se mêlant aux pensées noires dans sa cervelleobscurcie par les vapeurs de la bombance, il eut bien envie unmoment d’aller faire un tour du côté de l’église. Comme il eutpeur, cependant, que cette vue ne le rendît plus triste encore, ils’en revint tout droit chez lui.

M. et madame Charles arrivèrent à Tostes, vers six heures. Lesvoisins se mirent aux fenêtres pour voir la nouvelle femme de leurmédecin.

La vieille bonne se présenta, lui fit ses salutations, s’excusade ce que le dîner n’était pas prêt, et engagea Madame, enattendant, à prendre connaissance de sa maison.

Chapitre 5

 

La façade de briques était juste à l’alignement de la rue, ou dela route plutôt. Derrière la porte se trouvaient accrochés unmanteau à petit collet, une bride, une casquette de cuir noir, et,dans un coin, à terre, une paire de houseaux encore couverts deboue sèche. À droite était la salle, c’est-à-dire l’appartement oùl’on mangeait et où l’on se tenait. Un papier jaune-serin, relevédans le haut par une guirlande de fleurs pâles, tremblait toutentier sur sa toile mal tendue ; des rideaux de calicot blanc,bordés d’un galon rouge, s’entrecroisaient le long des fenêtres, etsur l’étroit chambranle de la cheminée resplendissait une pendule àtête d’Hippocrate, entre deux flambeaux d’argent plaqué, sous desglobes de forme ovale. De l’autre côté du corridor était le cabinetde Charles, petite pièce de six pas de large environ, avec unetable, trois chaises et un fauteuil de bureau. Les tomes duDictionnaire des sciences médicales, non coupés, mais dont labrochure avait souffert dans toutes les ventes successives par oùils avaient passé, garnissaient presque à eux seuls, les six rayonsd’une bibliothèque en bois de sapin. L’odeur des roux pénétrait àtravers la muraille, pendant les consultations, de même que l’onentendait de la cuisine, les malades tousser dans le cabinet etdébiter toute leur histoire. Venait ensuite, s’ouvrantimmédiatement sur la cour, où se trouvait l’écurie, une grandepièce délabrée qui avait un four, et qui servait maintenant debûcher, de cellier, de garde-magasin, pleine de vieillesferrailles, de tonneaux vides, d’instruments de culture hors deservice, avec quantité d’autres choses poussiéreuses dont il étaitimpossible de deviner l’usage.

Le jardin, plus long que large, allait, entre deux murs de baugecouverts d’abricots en espalier, jusqu’à une haie d’épines qui leséparait des champs. Il y avait au milieu un cadran solaire enardoise, sur un piédestal de maçonnerie ; quatre plates-bandesgarnies d’églantiers maigres entouraient symétriquement le carréplus utile des végétations sérieuses. Tout au fond, sous lessapinettes, un curé de plâtre lisait son bréviaire.

Emma monta dans les chambres. La première n’était pointmeublée ; mais la seconde, qui était la chambre conjugale,avait un lit d’acajou dans une alcôve à draperie rouge. Une boîteen coquillages décorait la commode ; et, sur le secrétaire,près de la fenêtre, il y avait, dans une carafe, un bouquet defleurs d’oranger, noué par des rubans de satin blanc. C’était unbouquet de mariée, le bouquet de l’autre ! Elle le regarda.Charles s’en aperçut, il le prit et l’alla porter au grenier,tandis qu’assise dans un fauteuil (on disposait ses affaires autourd’elle), Emma songeait à son bouquet de mariage, qui était emballédans un carton, et se demandait, en rêvant, ce qu’on enferait ; si par hasard elle venait à mourir.

Elle s’occupa, les premiers jours, à méditer des changementsdans sa maison. Elle retira les globes des flambeaux, fit collerdes papiers neufs, repeindre l’escalier et faire des bancs dans lejardin, tout autour du cadran solaire ; elle demanda mêmecomment s’y prendre pour avoir un bassin à jet d’eau avec despoissons. Enfin son mari, sachant qu’elle aimait à se promener envoiture, trouva un boc d’occasion, qui, ayant une fois deslanternes neuves et des gardes-crotte en cuir piqué, ressemblapresque à un tilbury.

Il était donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repasen tête-à-tête, une promenade le soir sur la grande route, un gestede sa main sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de pailleaccroché à l’espagnolette d’une fenêtre, et bien d’autres chosesencore où Charles n’avait jamais soupçonné de plaisir, composaientmaintenant la continuité de son bonheur. Au lit, le matin, et côteà côté sur l’oreiller, il regardait la lumière du soleil passerparmi le duvet de ses joues blondes, que couvraient à demi lespattes escalopées de son bonnet. Vus de si près, ses yeux luiparaissaient agrandis, surtout quand elle ouvrait plusieurs fois desuite ses paupières en s’éveillant ; noirs à l’ombre et bleufoncé au grand jour, ils avaient comme des couches de couleurssuccessives, et qui plus épaisses dans le fond, allaient ens’éclaircissant vers la surface de l’émail. Son œil, à lui, seperdait dans ces profondeurs, et il s’y voyait en petit jusqu’auxépaules, avec le foulard qui le coiffait et le haut de sa chemiseentrouvert. Il se levait. Elle se mettait à la fenêtre pour le voirpartir ; et elle restait accoudée sur le bord, entre deux potsde géraniums, vêtue de son peignoir, qui était lâche autour d’elle.Charles, dans la rue, bouclait ses éperons sur la borne ; etelle continuait à lui parler d’en haut, tout en arrachant avec sabouche quelque bribe de fleur ou de verdure qu’elle soufflait verslui, et qui voltigeant, se soutenant, faisant dans l’air desdemi-cercles comme un oiseau, allait, avant de tomber, s’accrocheraux crins mal peignés de la vieille jument blanche, immobile à laporte. Charles, à cheval, lui envoyait un baiser ; ellerépondait par un signe, elle refermait la fenêtre, il partait. Etalors, sur la grande route qui étendait sans en finir son longruban de poussière, par les chemins creux où les arbres secourbaient en berceaux, dans les sentiers dont les blés luimontaient jusqu’aux genoux, avec le soleil sur ses épaules et l’airdu matin à ses narines, le cœur plein des félicités de la nuit,l’esprit tranquille, la chair contente, il s’en allait ruminant sonbonheur, comme ceux qui mâchent encore, après dîner, le goût destruffes qu’ils digèrent.

Jusqu’à présent, qu’avait-il eu de bon dans l’existence ?Était-ce son temps de collège, où il restait enfermé entre ceshauts murs, seul au milieu de ses camarades plus riches ou plusforts que lui dans leurs classes, qu’il faisait rire par sonaccent, qui se moquaient de ses habits, et dont les mères venaientau parloir avec des pâtisseries dans leur manchon ? Était-ceplus tard, lorsqu’il étudiait la médecine et n’avait jamais labourse assez ronde pour payer la contredanse à quelque petiteouvrière qui fût devenue sa maîtresse ? Ensuite il avait vécupendant quatorze mois avec la veuve, dont les pieds, dans le lit,étaient froids comme des glaçons. Mais, à présent, il possédaitpour la vie cette jolie femme qu’il adorait. L’univers, pour lui,n’excédait pas le tour soyeux de son jupon ; et il sereprochait de ne pas l’aimer, il avait envie de la revoir ; ils’en revenait vite, montait l’escalier ; le cœur battant.Emma, dans sa chambre, était à faire sa toilette ; il arrivaità pas muets, il la baisait dans le dos, elle poussait un cri.

Il ne pouvait se retenir de toucher continuellement à sonpeigne, à ses bagues, à son fichu ; quelquefois, il luidonnait sur les joues de gros baisers à pleine bouche, ou c’étaientde petits baisers à la file tout le long de son bras nu, depuis lebout des doigts jusqu’à l’épaule ; et elle le repoussait, àdemi souriante et ennuyée, comme on fait à un enfant qui se pendaprès vous.

Avant qu’elle se mariât, elle avait cru avoir de l’amour ;mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n’étant pasvenu, il fallait qu’elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emmacherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie parles mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient parusi beaux dans les livres.

Chapitre 6

 

Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnettede bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtoutl’amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pourvous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que desclochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant unnid d’oiseau.

Lorsqu’elle eut treize ans, son père l’amena lui-même à laville, pour la mettre au couvent. Ils descendirent dans une aubergedu quartier Saint-Gervais, où ils eurent à leur souper desassiettes peintes qui représentaient l’histoire de mademoiselle dela Vallière. Les explications légendaires, coupées çà et là parl’égratignure des couteaux, glorifiaient toutes la religion, lesdélicatesses du cœur et les pompes de la Cour.

Loin de s’ennuyer au couvent les premiers temps, elle se plutdans la société des bonnes sœurs, qui, pour l’amuser, laconduisaient dans la chapelle, où l’on pénétrait du réfectoire parun long corridor. Elle jouait fort peu durant les récréations,comprenait bien le catéchisme, et c’est elle qui répondait toujoursà M. le vicaire dans les questions difficiles. Vivant donc sansjamais sortir de la tiède atmosphère des classes et parmi cesfemmes au teint blanc portant des chapelets à croix de cuivre, elles’assoupit doucement à la langueur mystique qui s’exhale desparfums de l’autel, de la fraîcheur des bénitiers et du rayonnementdes cierges. Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans sonlivre les vignettes pieuses bordées d’azur, et elle aimait labrebis malade, le Sacré-Cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvreJésus, qui tombe en marchant sur sa croix. Elle essaya, parmortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchaitdans sa tête quelque vœu à accomplir.

Quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchésafin de rester là plus longtemps, à genoux dans l’ombre, les mainsjointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Lescomparaisons de fiancé, d’époux, d’amant céleste et de mariageéternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond del’âme des douceurs inattendues.

Le soir, avant la prière, on faisait dans l’étude une lecturereligieuse. C’était, pendant la semaine, quelque résumé d’Histoiresainte ou les Conférences de l’abbé Frayssinous, et, le dimanche,des passages du Génie du christianisme, par récréation. Comme elleécouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancoliesromantiques se répétant à tous les échos de la terre et del’éternité ! Si son enfance se fût écoulée dansl’arrière-boutique d’un quartier marchand, elle se serait peut-êtreouverte alors aux envahissements lyriques de la nature, qui,d’ordinaire, ne nous arrivent que par la traduction des écrivains.Mais elle connaissait trop la campagne ; elle savait lebêlement des troupeaux, les laitages, les charrues. Habituée auxaspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers lesaccidentés. Elle n’aimait la mer qu’à cause de ses tempêtes, et laverdure seulement lorsqu’elle était clairsemée parmi les ruines. Ilfallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profitpersonnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui necontribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, – étant detempérament plus sentimentale qu’artiste, cherchant des émotions etnon des paysages.

Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous lesmois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée parl’archevêché comme appartenant à une ancienne famille degentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait auréfectoire à la table des bonnes sœurs, et faisait avec elles,après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à sonouvrage. Souvent les pensionnaires s’échappaient de l’étude pourl’aller voir. Elle savait par cœur des chansons galantes du sièclepassé, qu’elle chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille.Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisaiten ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette,quelque roman qu’elle avait toujours dans les poches de sontablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longschapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n’étaientqu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dansdes pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais,chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles ducœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair delune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme deslions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas,toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant sixmois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cettepoussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plustard, elle s’éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle desgardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieuxmanoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfledes ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et lementon dans la main, à regarder venir du fond de la campagne uncavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eutdans ce temps-là le culte de Marie Stuart, et des vénérationsenthousiastes à l’endroit des femmes illustres ou infortunées.Jeanne d’Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la belle Ferronnière etClémence Isaure, pour elle, se détachaient comme des comètes surl’immensité ténébreuse de l’histoire, où saillissaient encore çà etlà, mais plus perdus dans l’ombre et sans aucun rapport entre eux,saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités deLouis XI, un peu de Saint-Barthélemy, le panache du Béarnais, ettoujours le souvenir des assiettes peintes où Louis XIV étaitvanté.

À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, iln’était question que de petits anges aux ailes d’or, de madones, delagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaiententrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de lanote, l’attirante fantasmagorie des réalités sentimentales.Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakesqu’elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c’étaitune affaire ; on les lisait au dortoir. Maniant délicatementleurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis surle nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent,comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces.

Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soiedes gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucementcontre la page. C’était, derrière la balustrade d’un balcon, unjeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeunefille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture ;ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à bouclesblondes, qui, sous leur chapeau de paille rond, vous regardent avecleurs grands yeux clairs. On en voyait d’étalées dans des voitures,glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devantl’attelage que conduisaient au trot deux petits postillons enculotte blanche. D’autres, rêvant sur des sofas près d’un billetdécacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, àdemi drapée d’un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue,becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d’une cagegothique, ou, souriant la tête sur l’épaule, effeuillaient unemarguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers àla poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâméssous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs,bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contréesdithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers,des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minaretstartares à l’horizon, au premier plan des ruines romaines, puis deschameaux accroupis ; – le tout encadré d’une forêt vierge biennettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculairetremblotant dans l’eau, où se détachent en écorchures blanches, surun fond d’acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.

Et l’abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessusde la tête d’Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, quipassaient devant elle les uns après les autres, dans le silence dudortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulaitencore sur les boulevards.

Quand sa mère mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours.Elle se fit faire un tableau funèbre avec les cheveux de ladéfunte, et, dans une lettre qu’elle envoyait aux Bertaux, toutepleine de réflexions tristes sur la vie, elle demandait qu’onl’ensevelît plus tard dans le même tombeau. Le bonhomme la crutmalade et vint la voir. Emma fut intérieurement satisfaite de sesentir arrivée du premier coup à ce rare idéal des existencespâles, où ne parviennent jamais les cœurs médiocres. Elle se laissadonc glisser dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes surles lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes defeuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix del’Éternel discourant dans les vallons. Elle s’en ennuya, n’envoulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanité,et fut enfin surprise de se sentir apaisée, et sans plus detristesse au cœur que de rides sur son front.

Les bonnes religieuses, qui avaient si bien présumé de savocation, s’aperçurent avec de grands étonnements que mademoiselleRouault semblait échapper à leur soin. Elles lui avaient, en effet,tant prodigué les offices, les retraites, les neuvaines et lessermons, si bien prêché le respect que l’on doit aux saints et auxmartyrs, et donné tant de bons conseils pour la modestie du corpset le salut de son âme, qu’elle fit comme les chevaux que l’on tirepar la bride : elle s’arrêta court et le mors lui sortit des dents.Cet esprit, positif au milieu de ses enthousiasmes, qui avait aimél’église pour ses fleurs, la musique pour les paroles des romances,et la littérature pour ses excitations passionnelles, s’insurgeaitdevant les mystères de la foi, de même qu’elle s’irritait davantagecontre la discipline, qui était quelque chose d’antipathique à saconstitution. Quand son père la retira de pension, on ne fut pointfâché de la voir partir. La supérieure trouvait même qu’elle étaitdevenue, dans les derniers temps, peu révérencieuse envers lacommunauté.

Emma, rentrée chez elle, se plut d’abord au commandement desdomestiques, prit ensuite la campagne en dégoût et regretta soncouvent. Quand Charles vint aux Bertaux pour la première fois, ellese considérait comme fort désillusionnée, n’ayant plus rien àapprendre, ne devant plus rien sentir.

Mais l’anxiété d’un état nouveau, ou peut-être l’irritationcausée par la présence de cet homme, avait suffi à lui faire croirequ’elle possédait enfin cette passion merveilleuse qui jusqu’alorss’était tenue comme un grand oiseau au plumage rose planant dans lasplendeur des ciels poétiques ; – et elle ne pouvaits’imaginer à présent que ce calme où elle vivait fût le bonheurqu’elle avait rêvé.

Chapitre 7

 

Elle songeait quelquefois que c’étaient là pourtant les plusbeaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour engoûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s’en aller vers cespays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suavesparesses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soiebleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson dupostillon, qui se répète dans la montagne avec les clochettes deschèvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche,on respire au bord des golfes le parfum des citronniers ;puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigtsconfondus, on regarde les étoiles en faisant des projets. Il luisemblait que certains lieux sur la terre devaient produire dubonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse maltout autre part. Que ne pouvait-elle s’accouder sur le balcon deschalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais,avec un mari vêtu d’un habit de velours noir à longues basques, etqui porte des bottes molles, un chapeau pointu et desmanchettes !

Peut-être aurait-elle souhaité faire à quelqu’un la confidencede toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise,qui change d’aspect comme les nuées, qui tourbillonne comme levent ? Les mots lui manquaient donc, l’occasion, lahardiesse.

Si Charles l’avait voulu cependant, s’il s’en fût douté, si sonregard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, illui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de soncœur, comme tombe la récolte d’un espalier quand on y porte lamain. Mais, à mesure que se serrait davantage l’intimité de leurvie ; un détachement intérieur se faisait qui la déliait delui.

La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue,et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costumeordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. Iln’avait jamais été curieux, disait-il, pendant qu’il habitaitRouen, d’aller voir au théâtre les acteurs de Paris. Il ne savaitni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put,un jour, lui expliquer un terme d’équitation qu’elle avaitrencontré dans un roman.

Un homme, au contraire, ne devait-il pas, tout connaître,exceller en des activités multiples, vous initier aux énergies dela passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères ?Mais il n’enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitaitrien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de cecalme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur mêmequ’elle lui donnait.

Elle dessinait quelquefois ; et c’était pour Charles ungrand amusement que de rester là, tout debout à la regarder penchéesur son carton, clignant des yeux afin de mieux voir son ouvrage,ou arrondissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quantau piano, plus les doigts y couraient vite, plus il s’émerveillait.Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut enbas tout le clavier sans s’interrompre. Ainsi secoué par elle, levieil instrument, dont les cordes frisaient, s’entendait jusqu’aubout du village si la fenêtre était ouverte, et souvent le clerc del’huissier qui passait sur la grande route, nu-tête et enchaussons, s’arrêtait à l’écouter, sa feuille de papier à lamain.

Emma, d’autre part ; savait conduire sa maison. Elleenvoyait aux malades le compte des visites, dans des lettres bientournées, qui ne sentaient pas la facture. Quand ils avaient, ledimanche, quelque voisin à dîner, elle trouvait moyen d’offrir unplat coquet, s’entendait à poser sur des feuilles de vigne lespyramides de reines-claudes, servait renversés les pots deconfitures dans une assiette, et même elle parlait d’acheter desrince-bouche pour le dessert. Il rejaillissait de tout celabeaucoup de considération sur Bovary.

Charles finissait par s’estimer davantage de ce qu’il possédaitune pareille femme. Il montrait avec orgueil, dans la salle, deuxpetits croquis d’elle, à la mine de plomb, qu’il avait faitencadrer de cadres très larges et suspendus contre le papier de lamuraille à de longs cordons verts. Au sortir de la messe, on levoyait sur sa porte avec de belles pantoufles en tapisserie.

Il rentrait tard, à dix heures, minuit quelquefois. Alors ildemandait à manger, et, comme la bonne était couchée, c’était Emmaqui le servait. Il retirait sa redingote pour dîner plus à sonaise. Il disait les uns après les autres tous les gens qu’il avaitrencontrés, les villages où il avait été, les ordonnances qu’ilavait écrites, et satisfait de lui-même, il mangeait le reste dumiroton, épluchait son fromage, croquait une pomme, vidait sacarafe, puis s’allait mettre au lit, se couchait sur le dos etronflait.

Comme il avait eu longtemps l’habitude du bonnet de coton, sonfoulard ne lui tenait pas aux oreilles ; aussi ses cheveux, lematin, étaient rabattus pêle-mêle sur sa figure et blanchis par leduvet de son oreiller, dont les cordons se dénouaient pendant lanuit. Il portait toujours de fortes bottes, qui avaient aucou-de-pied deux plis épais obliquant vers les chevilles, tandisque le reste de l’empeigne se continuait en ligne droite, tenducomme par un pied de bois. Il disait que c’était bien assez bonpour la campagne.

Sa mère l’approuvait en cette économie ; car elle le venaitvoir comme autrefois, lorsqu’il y avait eu chez elle quelquebourrasque un peu violente ; et cependant madame Bovary mèresemblait prévenue contre sa bru. Elle lui trouvait un genre troprelevé pour leur position de fortune ; le bois, le sucre et lachandelle filaient comme dans une grande maison, et la quantité debraise qui se brûlait à la cuisine aurait suffi pour vingt-cinqplats ! Elle rangeait son linge dans les armoires et luiapprenait à surveiller le boucher quand il apportait la viande.Emma recevait ces leçons ; madame Bovary les prodiguait ;et les mots de ma fille et de ma mère s’échangeaient tout le longdu jour, accompagnés d’un petit frémissement des lèvres, chacunelançant des paroles douces d’une voix tremblante de colère.

Du temps de madame Dubuc, la vieille femme se sentait encore lapréférée ; mais, à présent, l’amour de Charles pour Emma luisemblait une désertion de sa tendresse, un envahissement sur ce quilui appartenait ; et elle observait le bonheur de son filsavec un silence triste, comme quelqu’un de ruiné qui regarde, àtravers les carreaux, des gens attablés dans son ancienne maison.Elle lui rappelait, en manière de souvenirs, ses peines et sessacrifices, et, les comparant aux négligences d’Emma, concluaitqu’il n’était point raisonnable de l’adorer d’une façon siexclusive.

Charles ne savait que répondre ; il respectait sa mère, etil aimait infiniment sa femme ; il considérait le jugement del’une comme infaillible, et cependant il trouvait l’autreirréprochable. Quand madame Bovary était partie, il essayait dehasarder timidement, et dans les mêmes termes, une ou deux des plusanodines observations qu’il avait entendu faire à sa maman ;Emma, lui prouvant d’un mot qu’il se trompait, le renvoyait à sesmalades.

Cependant, d’après des théories qu’elle croyait bonnes, ellevoulut se donner de l’amour. Au clair de lune, dans le jardin, ellerécitait tout ce qu’elle savait par cœur de rimes passionnées etlui chantait en soupirant des adagios mélancoliques ; maiselle se trouvait ensuite aussi calme qu’auparavant, et Charles n’enparaissait ni plus amoureux ni plus remué.

Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cœur sansen faire jaillir une étincelle, incapable, du reste, de comprendrece qu’elle n’éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne semanifestait point par des formes convenues, elle se persuada sanspeine que la passion de Charles n’avait plus rien d’exorbitant. Sesexpansions étaient devenues régulières ; il l’embrassait à decertaines heures. C’était une habitude parmi les autres, et commeun dessert prévu d’avance, après la monotonie du dîner.

Un garde-chasse, guéri par Monsieur, d’une fluxion de poitrine,avait donné à Madame une petite levrette d’Italie ; elle laprenait pour se promener, car elle sortait quelquefois, afin d’êtreseule un instant et de n’avoir plus sous les yeux l’éternel jardinavec la route poudreuse.

Elle allait jusqu’à la hêtraie de Banneville, près du pavillonabandonné qui fait l’angle du mur, du côté des champs. Il y a dansle saut-de-loup, parmi les herbes, de longs roseaux à feuillescoupantes.

Elle commençait par regarder tout alentour, pour voir si rienn’avait changé depuis la dernière fois qu’elle était venue. Elleretrouvait aux mêmes places les digitales et les ravenelles, lesbouquets d’orties entourant les gros cailloux, et les plaques delichen le long des trois fenêtres, dont les volets toujours closs’égrenaient de pourriture, sur leurs barres de fer rouillées. Sapensée, sans but d’abord, vagabondait au hasard, comme sa levrette,qui faisait des cercles dans la campagne, jappait après lespapillons jaunes, donnait la chasse aux musaraignes ; oumordillait les coquelicots sur le bord d’une pièce de blé. Puis sesidées peu à peu se fixaient, et, assise sur le gazon, qu’ellefouillait à petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma serépétait :

– Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariée ?

Elle se demandait s’il n’y aurait pas eu moyen, par d’autrescombinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme ; et ellecherchait à imaginer quels eussent été ces événements non survenus,cette vie différente, ce mari qu’elle ne connaissait pas. Tous, eneffet, ne ressemblaient pas à celui-là. Il aurait pu être beau,spirituel, distingué, attirant, tels qu’ils étaient sans doute,ceux qu’avaient épousés ses anciennes camarades du couvent. Quefaisaient-elles maintenant ? À la ville, avec le bruit desrues, le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, ellesavaient des existences où le cœur se dilate, où les senss’épanouissent. Mais elle, sa vie était froide comme un grenierdont la lucarne est au nord, et l’ennui, araignée silencieuse,filait sa toile dans l’ombre à tous les coins de son cœur. Elle serappelait les jours de distribution de prix, où elle montait surl’estrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec sescheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelledécouverts, elle avait une façon gentille, et les messieurs, quandelle regagnait sa place, se penchaient pour lui faire descompliments ; la cour était pleine de calèches, on lui disaitadieu par les portières, le maître de musique passait en saluant,avec sa boîte à violon. Comme c’était loin, tout cela ! commec’était loin !

Elle appelait Djali, la prenait entre ses genoux, passait sesdoigts sur sa longue tête fine et lui disait :

– Allons, baisez maîtresse, vous qui n’avez pas de chagrins.

Puis, considérant la mine mélancolique du svelte animal quibâillait avec lenteur, elle s’attendrissait, et, le comparant àelle-même, lui parlait tout haut, comme à quelqu’un d’affligé quel’on console.

Il arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer qui,roulant d’un bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient,jusqu’au loin dans les champs, une fraîcheur salée. Les joncssifflaient à ras de terre, et les feuilles des hêtres bruissaienten un frisson rapide, tandis que les cimes, se balançant toujours,continuaient leur grand murmure. Emma serrait son châle contre sesépaules et se levait.

Dans l’avenue, un jour vert rabattu par le feuillage éclairaitla mousse rase qui craquait doucement sous ses pieds. Le soleil secouchait ; le ciel était rouge entre les branches, et lestroncs pareils des arbres plantés en ligne droite semblaient unecolonnade brune se détachant sur un fond d’or ; une peur laprenait, elle appelait Djali, s’en retournait vite à Tostes par lagrande route, s’affaissait dans un fauteuil, et de toute la soiréene parlait pas.

Mais, vers la fin de septembre, quelque chose d’extraordinairetomba dans sa vie : elle fut invitée à la Vaubyessard, chez lemarquis d’Andervilliers.

Secrétaire d’État sous la Restauration, le Marquis, cherchant àrentrer dans la vie politique, préparait de longue main sacandidature à la Chambre des députés. Il faisait, l’hiver, denombreuses distributions de fagots, et, au Conseil général,réclamait avec exaltation toujours des routes pour sonarrondissement. Il avait eu, lors des grandes chaleurs, un abcèsdans la bouche, dont Charles l’avait soulagé comme par miracle, eny donnant à point un coup de lancette. L’homme d’affaires, envoyé àTostes pour payer l’opération, conta, le soir, qu’il avait vu dansle jardinet du médecin des cerises superbes. Or, les cerisierspoussaient mal à la Vaubyessard, M. le Marquis demanda quelquesboutures à Bovary, se fit un devoir de l’en remercier lui-même,aperçut Emma, trouva qu’elle avait une jolie taille et qu’elle nesaluait point en paysanne ; si bien qu’on ne crut pas auchâteau outrepasser les bornes de la condescendance, ni d’autrepart commettre une maladresse, en invitant le jeune ménage.

Un mercredi, à trois heures, M. et madame Bovary, montés dansleur boc, partirent pour la Vaubyessard, avec une grande malleattachée par derrière et une boîte à chapeau qui était posée devantle tablier. Charles avait, de plus, un carton entre les jambes.

Ils arrivèrent à la nuit tombante, comme on commençait à allumerdes lampions dans le parc, afin d’éclairer les voitures.

Chapitre 8

 

Le château, de construction moderne, à l’Italienne, avec deuxailes avançant et trois perrons, se déployait au bas d’une immensepelouse où paissaient quelques vaches, entre des bouquets de grandsarbres espacés, tandis que des bannettes d’arbustes, rhododendrons,seringas et boules-de-neige bombaient leurs touffes de verdureinégales sur la ligne courbe du chemin sablé. Une rivière passaitsous un pont ; à travers la brume, on distinguait desbâtiments à toit de chaume, éparpillés dans la prairie, quebordaient en pente douce deux coteaux couverts de bois, et parderrière, dans les massifs, se tenaient, sur deux lignesparallèles, les remises et les écuries, restes conservés del’ancien château démoli.

Le boc de Charles s’arrêta devant le perron du milieu ; desdomestiques parurent ; le Marquis s’avança, et, offrant sonbras à la femme du médecin, l’introduisit dans le vestibule.

Il était pavé de dalles en marbre, très haut, et le bruit despas, avec celui des voix, y retentissait comme dans une église. Enface montait un escalier droit, et à gauche une galerie donnant surle jardin conduisait à la salle de billard dont on entendait, dèsla porte, caramboler les boules d’ivoire. Comme elle la traversaitpour aller au salon, Emma vit autour du jeu des hommes à figuregrave, le menton posé sur de hautes cravates, décorés tous, et quisouriaient silencieusement, en poussant leur queue. Sur la boiseriesombre du lambris, de grands cadres dorés portaient, au bas de leurbordure, des noms écrits en lettres noires. Elle lut : «Jean-Antoine d’Andervilliers d’Yverbonville, comte de laVaubyessard et baron de la Fresnaye, tué à la bataille de Coutras,le 20 octobre 1587. » Et sur un autre : « Jean-Antoine-Henry-Guyd’Andervilliers de la Vaubyessard, amiral de France et chevalier del’ordre de Saint-Michel, blessé au combat de la Hougue-Saint-Vaast,le 29 mai 1692, mort à la Vaubyessard le 23 janvier 1693. » Puis ondistinguait à peine ceux qui suivaient, car la lumière des lampes,rabattue sur le tapis vert du billard, laissait flotter une ombredans l’appartement. Brunissant les toiles horizontales, elle sebrisait contre elles en arêtes fines, selon les craquelures duvernis ; et de tous ces grands carrés noirs bordés d’orsortaient, çà et là, quelque portion plus claire de la peinture, unfront pâle, deux yeux qui vous regardaient, des perruques sedéroulant sur l’épaule poudrée des habits rouges, ou bien la boucled’une jarretière au haut d’un mollet rebondi.

Le Marquis ouvrit la porte du salon ; une des dames se leva(la Marquise elle-même), vint à la rencontre d’Emma et la fitasseoir près d’elle, sur une causeuse, où elle se mit à lui parleramicalement, comme si elle la connaissait depuis longtemps. C’étaitune femme de la quarantaine environ, à belles épaules, à nezbusqué, à la voix traînante, et portant, ce soir-là, sur sescheveux châtains, un simple fichu de guipure qui retombait parderrière, en triangle. Une jeune personne blonde se tenait à côté,dans une chaise à dossier long ; et des messieurs, qui avaientune petite fleur à la boutonnière de leur habit, causaient avec lesdames, tout autour de la cheminée.

À sept heures, on servit le dîner. Les hommes, plus nombreux,s’assirent à la première table, dans le vestibule, et les dames àla seconde, dans la salle à manger, avec le Marquis et laMarquise.

Emma se sentit, en entrant, enveloppée par un air chaud, mélangedu parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et del’odeur des truffes. Les bougies des candélabres allongeaient desflammes sur les cloches d’argent ; les cristaux à facettes,couverts d’une buée mate, se renvoyaient des rayons pâles ;des bouquets étaient en ligne sur toute la longueur de la table,et, dans les assiettes à large bordure, les serviettes, arrangéesen manière de bonnet d’évêque, tenaient entre le bâillement deleurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. Les pattesrouges des homards dépassaient les plats ; de gros fruits dansdes corbeilles à jour s’étageaient sur la mousse ; les caillesavaient leurs plumes, des fumées montaient ; et, en bas desoie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave commeun juge, le maître d’hôtel, passant entre les épaules des convivesles plats tout découpés, faisait d’un coup de sa cuiller sauterpour vous le morceau qu’on choisissait. Sur le grand poêle deporcelaine à baguette de cuivre, une statue de femme drapéejusqu’au menton regardait immobile la salle pleine de monde.

Madame Bovary remarqua que plusieurs dames n’avaient pas misleurs gants dans leur verre.

Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes cesfemmes, courbé sur son assiette remplie, et la serviette nouée dansle dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber desa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés etportait une petite queue enroulée d’un ruban noir. C’était lebeau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l’ancien favoridu comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse auVaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait été,disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette entre MM. de Coignyet de Lauzun. Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleinede duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune eteffrayé toute sa famille. Un domestique, derrière sa chaise, luinommait tout haut, dans l’oreille, les plats qu’il désignait dudoigt en bégayant ; et sans cesse les yeux d’Emma revenaientd’eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes comme sur quelquechose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour etcouché dans le lit des reines !

On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toutesa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n’avait jamais vude grenades ni mangé d’ananas. Le sucre en poudre même lui parutplus blanc et plus fin qu’ailleurs.

Les dames, ensuite, montèrent dans leurs chambres s’apprêterpour le bal.

Emma fit sa toilette avec la conscience méticuleuse d’uneactrice à son début. Elle disposa ses cheveux d’après lesrecommandations du coiffeur, et elle entra dans sa robe de barège,étalée sur le lit. Le pantalon de Charles le serrait au ventre.

– Les sous-pieds vont me gêner pour danser, dit-il.

– Danser ? reprit Emma.

– Oui !

– Mais tu as perdu la tête ! on se moquerait de toi, resteà ta place. D’ailleurs, c’est plus convenable pour un médecin,ajouta-t-elle.

Charles se tut. Il marchait de long en large, attendant qu’Emmafût habillée.

Il la voyait par derrière, dans la glace, entre deux flambeaux.Ses yeux noirs semblaient plus noirs. Ses bandeaux, doucementbombés vers les oreilles, luisaient d’un éclat bleu ; une roseà son chignon tremblait sur une tige mobile, avec des gouttes d’eaufactices au bout de ses feuilles. Elle avait une robe de safranpâle, relevée par trois bouquets de roses pompon mêlées deverdure.

Charles vint l’embrasser sur l’épaule.

– Laisse-moi ! dit-elle, tu me chiffonnes.

On entendit une ritournelle de violon et les sons d’un cor. Elledescendit l’escalier, se retenant de courir.

Les quadrilles étaient commencés. Il arrivait du monde. On sepoussait. Elle se plaça près de la porte, sur une banquette.

Quand la contredanse fut finie, le parquet resta libre pour lesgroupes d’hommes causant debout et les domestiques en livrée quiapportaient de grands plateaux. Sur la ligne des femmes assises,les éventails peints s’agitaient, les bouquets cachaient à demi lesourire des visages, et les flacons à bouchon d’or tournaient dansdes mains entrouvertes dont les gants blancs marquaient la formedes ongles et serraient la chair au poignet. Les garnitures dedentelles, les broches de diamants, les bracelets à médaillonfrissonnaient aux corsages, scintillaient aux poitrines,bruissaient sur les bras nus. Les chevelures, bien collées sur lesfronts et tordues à la nuque, avaient, en couronnes, en grappes ouen rameaux, des myosotis, du jasmin, des fleurs de grenadier, desépis ou des bleuets. Pacifiques à leurs places, des mères à figurerenfrognée portaient des turbans rouges.

Le cœur d’Emma lui battit un peu lorsque, son cavalier la tenantpar le bout des doigts, elle vint se mettre en ligne et attendit lecoup d’archet pour partir. Mais bientôt l’émotion disparut ;et, se balançant au rythme de l’orchestre, elle glissait en avant,avec des mouvements légers du cou. Un sourire lui montait auxlèvres à certaines délicatesses du violon, qui jouait seul,quelquefois, quand les autres instruments se taisaient ; onentendait le bruit clair des louis d’or qui se versaient à côté,sur le tapis des tables ; puis tout reprenait à la fois, lecornet à pistons lançait un éclat sonore, les pieds retombaient enmesure, les jupes se bouffaient et frôlaient, les mains sedonnaient, se quittaient ; les mêmes yeux, s’abaissant devantvous, revenaient se fixer sur les vôtres.

Quelques hommes (une quinzaine) de vingt-cinq à quarante ans,disséminés parmi les danseurs ou causant à l’entrée des portes, sedistinguaient de la foule par un air de famille, quelles quefussent leurs différences d’âge, de toilette ou de figure.

Leurs habits, mieux faits, semblaient d’un drap plus souple, etleurs cheveux, ramenés en boucles vers les tempes, lustrés par despommades plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce teintblanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires dusatin, le vernis des beaux meubles, et qu’entretient dans sa santéun régime discret de nourritures exquises. Leur cou tournait àl’aise sur des cravates basses ; leurs favoris longs tombaientsur des cols rabattus ; ils s’essuyaient les lèvres à desmouchoirs brodés d’un large chiffre, d’où sortait une odeur suave.Ceux qui commençaient à vieillir avaient l’air jeune, tandis quequelque chose de mûr s’étendait sur le visage des jeunes. Dansleurs regards indifférents flottait la quiétude de passionsjournellement assouvies ; et, à travers leurs manières douces,perçait cette brutalité particulière que communique la dominationde choses à demi faciles, dans lesquelles la force s’exerce et oùla vanité s’amuse, le maniement des chevaux de race et la sociétédes femmes perdues.

À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italieavec une jeune femme pâle, portant une parure de perles. Ilsvantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, leVésuve, Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, leColisée au clair de lune. Emma écoutait de son autre oreille uneconversation pleine de mots qu’elle ne comprenait pas. On entouraitun tout jeune homme qui avait battu, la semaine d’avant, MissArabelle et Romulus, et gagné deux mille louis à sauter un fossé,en Angleterre. L’un se plaignait de ses coureurs quiengraissaient ; un autre, des fautes d’impression qui avaientdénaturé le nom de son cheval.

L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. Onrefluait dans la salle de billard. Un domestique monta sur unechaise et cassa deux vitres ; au bruit des éclats de verre,madame Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre lescarreaux, des faces de paysans qui regardaient. Alors le souvenirdes Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, sonpère en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même, commeautrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans lalaiterie. Mais, aux fulgurations de l’heure présente, sa viepassée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elledoutait presque de l’avoir vécue. Elle était là ; puis autourdu bal, il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste.Elle mangeait alors une glace au marasquin, qu’elle tenait de lamain gauche dans une coquille de vermeil, et fermait à demi lesyeux, la cuiller entre les dents.

Une dame, près d’elle, laissa tomber son éventail. Un danseurpassait.

– Que vous seriez bon, monsieur, dit la dame, de vouloir bienramasser mon éventail, qui est derrière ce canapé !

Le monsieur s’inclina, et, pendant qu’il faisait le mouvementd’étendre son bras, Emma vit la main de la jeune dame qui jetaitdans son chapeau quelque chose de blanc, plié en triangle. Lemonsieur, ramenant l’éventail, l’offrit à la dame,respectueusement ; elle le remercia d’un signe de tête et semit à respirer son bouquet.

Après le souper, où il y eut beaucoup de vins d’Espagne et devins du Rhin, des potages à la bisque et au lait d’amandes, despuddings à la Trafalgar et toutes sortes de viandes froides avecdes gelées alentour qui tremblaient dans les plats, les voitures,les unes après les autres, commencèrent à s’en aller. En écartantdu coin le rideau de mousseline, on voyait glisser dans l’ombre lalumière de leurs lanternes. Les banquettes s’éclaircirent ;quelques joueurs restaient encore ; les musiciensrafraîchissaient, sur leur langue, le bout de leurs doigts ;Charles dormait à demi, le dos appuyé contre une porte.

À trois heures du matin, le cotillon commença. Emma ne savaitpas valser. Tout le monde valsait, mademoiselle d’Andervillierselle-même et la marquise ; il n’y avait plus que les hôtes duchâteau, une douzaine de personnes à peu près.

Cependant, un des valseurs, qu’on appelait familièrementvicomte, et dont le gilet très ouvert semblait moulé sur lapoitrine, vint une seconde fois encore inviter madame Bovary,l’assurant qu’il la guiderait et qu’elle s’en tirerait bien.

Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ilstournaient : tout tournait autour d’eux, les lampes, les meubles,les lambris, et le parquet, comme un disque sur un pivot. Enpassant auprès des portes, la robe d’Emma, par le bas, s’éraflaitau pantalon ; leurs jambes entraient l’une dans l’autre ;il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens verslui ; une torpeur la prenait, elle s’arrêta. Ilsrepartirent ; et, d’un mouvement plus rapide, le vicomte,l’entraînant, disparut avec elle jusqu’au bout de la galerie, où,haletante, elle faillit tomber, et, un instant, s’appuya la têtesur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement,il la reconduisit à sa place ; elle se renversa contre lamuraille et mit la main devant ses yeux.

Quand elle les rouvrit, au milieu du salon, une dame assise surun tabouret avait devant elle trois valseurs agenouillés. Ellechoisit le Vicomte, et le violon recommença.

On les regardait. Ils passaient et revenaient, elle immobile ducorps et le menton baissé, et lui toujours dans sa même pose, lataille cambrée, le coude arrondi, la bouche en avant. Elle savaitvalser, celle-là ! Ils continuèrent longtemps et fatiguèrenttous les autres.

On causa quelques minutes encore, et, après les adieux ou plutôtle bonjour, les hôtes du château s’allèrent coucher.

Charles se traînait à la rampe, les genoux lui rentraient dansle corps. Il avait passé cinq heures de suite, tout debout devantles tables, à regarder jouer au whist sans y rien comprendre. Aussipoussa-t-il un grand soupir de satisfaction lorsqu’il eut retiréses bottes.

Emma mit un châle sur ses épaules, ouvrit la fenêtre ets’accouda.

La nuit était noire. Quelques gouttes de pluie tombaient. Elleaspira le vent humide qui lui rafraîchissait les paupières. Lamusique du bal bourdonnait encore à ses oreilles, et elle faisaitdes efforts pour se tenir éveillée, afin de prolonger l’illusion decette vie luxueuse qu’il lui faudrait tout à l’heureabandonner.

Le petit jour parut. Elle regarda les fenêtres du château,longuement, tâchant de deviner quelles étaient les chambres de tousceux qu’elle avait remarqués la veille. Elle aurait voulu savoirleurs existences, y pénétrer, s’y confondre.

Mais elle grelottait de froid. Elle se déshabilla et se blottitentre les draps, contre Charles qui dormait.

Il y eut beaucoup de monde au déjeuner. Le repas dura dixminutes ; on ne servit aucune liqueur, ce qui étonna lemédecin. Ensuite mademoiselle d’Andervilliers ramassa des morceauxde brioche dans une bannette, pour les porter aux cygnes sur lapièce d’eau, et on s’alla promener dans la serre chaude, où desplantes bizarres, hérissées de poils, s’étageaient en pyramidessous des vases suspendus, qui, pareils à des nids de serpents troppleins, laissaient retomber, de leurs bords, de longs cordons vertsentrelacés. L’orangerie, que l’on trouvait au bout, menait àcouvert jusqu’aux communs du château. Le Marquis, pour amuser lajeune femme, la mena voir les écuries. Au-dessus des râteliers enforme de corbeille, des plaques de porcelaine portaient en noir lenom des chevaux. Chaque bête s’agitait dans sa stalle, quand onpassait près d’elle, en claquant de la langue. Le plancher de lasellerie luisait à l’œil comme le parquet d’un salon. Les harnaisde voiture étaient dressés dans le milieu sur deux colonnestournantes, et les mors, les fouets, les étriers, les gourmettesrangés en ligne tout le long de la muraille.

Charles, cependant, alla prier un domestique d’atteler son boc.On l’amena devant le perron, et, tous les paquets y étant fourrés,les époux Bovary firent leurs politesses au Marquis et à laMarquise, et repartirent pour Tostes.

Emma, silencieuse, regardait tourner les roues. Charles, posésur le bord extrême de la banquette, conduisait les deux brasécartés, et le petit cheval trottait l’amble dans les brancards,qui étaient trop larges pour lui. Les guides molles battaient sursa croupe en s’y trempant d’écume, et la boîte ficelée derrière leboc donnait contre la caisse de grands coups réguliers.

Ils étaient sur les hauteurs de Thibourville, lorsque devanteux, tout à coup, des cavaliers passèrent en riant, avec descigares à la bouche. Emma crut reconnaître le Vicomte : elle sedétourna, et n’aperçut à l’horizon que le mouvement des têtess’abaissant et montant, selon la cadence inégale du trot ou dugalop.

Un quart de lieue plus loin, il fallut s’arrêter pourraccommoder, avec de la corde, le reculement qui était rompu.

Mais Charles, donnant au harnais un dernier coup d’œil, vitquelque chose par terre, entre les jambes de son cheval ; etil ramassa un porte-cigares tout bordé de soie verte et blasonné àson milieu comme la portière d’un carrosse.

– Il y a même deux cigares dedans, dit-il ; ce sera pour cesoir, après dîner.

– Tu fumes donc ? demanda-t-elle.

– Quelquefois, quand l’occasion se présente.

Il mit sa trouvaille dans sa poche et fouetta le bidet.

Quand ils arrivèrent chez eux, le dîner n’était point prêt.Madame s’emporta. Nastasie répondit insolemment.

– Partez ! dit Emma. C’est se moquer, je vous chasse.

Il y avait pour dîner de la soupe à l’oignon, avec un morceau deveau à l’oseille. Charles, assis devant Emma, dit en se frottantles mains d’un air heureux :

– Cela fait plaisir de se retrouver chez soi !

On entendait Nastasie qui pleurait. Il aimait un peu cettepauvre fille. Elle lui avait, autrefois, tenu société pendant biendes soirs, dans les désœuvrements de son veuvage. C’était sapremière pratique, sa plus ancienne connaissance du pays.

– Est-ce que tu l’as renvoyée pour tout de bon ? dit-ilenfin.

– Oui. Qui m’en empêche ? répondit-elle.

Puis ils se chauffèrent dans la cuisine, pendant qu’on apprêtaitleur chambre. Charles se mit à fumer. Il fumait en avançant leslèvres, crachant à toute minute, se reculant à chaque bouffée.

– Tu vas te faire mal, dit-elle dédaigneusement.

Il déposa son cigare, et courut avaler, à la pompe, un verred’eau froide. Emma, saisissant le porte-cigares, le jeta vivementau fond de l’armoire.

La journée fut longue, le lendemain ! Elle se promena dansson jardinet, passant et revenant par les mêmes allées, s’arrêtantdevant les plates-bandes, devant l’espalier, devant le curé deplâtre, considérant avec ébahissement toutes ces choses d’autrefoisqu’elle connaissait si bien. Comme le bal déjà lui semblaitloin ! Qui donc écartait, à tant de distance, le matind’avant-hier et le soir d’aujourd’hui ? Son voyage à laVaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la manière de cesgrandes crevasses qu’un orage, en une seule nuit, creusequelquefois dans les montagnes. Elle se résigna pourtant ;elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusqu’àses souliers de satin, dont la semelle s’était jaunie à la cireglissante du parquet. Son cœur était comme eux : au frottement dela richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui nes’effacerait pas.

Ce fut donc une occupation pour Emma que le souvenir de ce bal.Toutes les fois que revenait le mercredi, elle se disait ens’éveillant : « Ah ! il y a huit jours… il y a quinze jours…,il y a trois semaines, j’y étais ! » Et peu à peu, lesphysionomies se confondirent dans sa mémoire, elle oublia l’air descontredanses, elle ne vit plus si nettement les livrées et lesappartements ; quelques détails s’en allèrent ; mais leregret lui resta.

Chapitre 9

 

Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dansl’armoire, entre les plis du linge où elle l’avait laissé, leporte-cigares en soie verte.

Elle le regardait, l’ouvrait, et même elle flairait l’odeur desa doublure, mêlée de verveine et de tabac. À quiappartenait-il ?… Au Vicomte. C’était peut-être un cadeau desa maîtresse. On avait brodé cela sur quelque métier depalissandre, meuble mignon que l’on cachait à tous les yeux, quiavait occupé bien des heures et où s’étaient penchées les bouclesmolles de la travailleuse pensive. Un souffle d’amour avait passéparmi les mailles du canevas ; chaque coup d’aiguille avaitfixé là une espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soieentrelacés n’étaient que la continuité de la même passionsilencieuse. Et puis le Vicomte, un matin, l’avait emporté aveclui. De quoi avait-on parlé, lorsqu’il restait sur les cheminées àlarge chambranle, entre les vases de fleurs et les pendulesPompadour ? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris,maintenant ; là-bas ! Comment était ce Paris ? Quelnom démesuré ! Elle se le répétait à demi-voix, pour se faireplaisir ; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon decathédrale, il flamboyait à ses yeux jusque sur l’étiquette de sespots de pommade.

La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaientsous ses fenêtres en chantant la Marjolaine, elle s’éveillait, etécoutant le bruit des roues ferrées, qui, à la sortie du pays,s’amortissait vite sur la terre :

– Ils y seront demain ! se disait-elle.

Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant lescôtes, traversant les villages, filant sur la grande route à laclarté des étoiles. Au bout d’une distance indéterminée, il setrouvait toujours une place confuse où expirait son rêve.

Elle s’acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur lacarte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontaitles boulevards, s’arrêtant à chaque angle, entre les lignes desrues, devant les carrés blancs qui figurent les maisons. Les yeuxfatigués à la fin, elle fermait ses paupières, et elle voyait dansles ténèbres se tordre au vent des becs de gaz, avec desmarche-pieds de calèches, qui se déployaient à grand fracas devantle péristyle des théâtres.

Elle s’abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphedes salons. Elle dévorait, sans en rien passer, tous les comptesrendus de premières représentations, de courses et de soirées,s’intéressait au début d’une chanteuse, à l’ouverture d’un magasin.Elle savait les modes nouvelles, l’adresse des bons tailleurs, lesjours de Bois ou d’Opéra. Elle étudia, dans Eugène Sue, desdescriptions d’ameublements ; elle lut Balzac et George Sand,y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitisespersonnelles. À table même, elle apportait son livre, et elletournait les feuillets, pendant que Charles mangeait en luiparlant. Le souvenir du Vicomte revenait toujours dans seslectures. Entre lui et les personnages inventés, elle établissaitdes rapprochements. Mais le cercle dont il était le centre peu àpeu s’élargit autour de lui, et cette auréole qu’il avait,s’écartant de sa figure, s’étala plus au loin, pour illuminerd’autres rêves.

Paris, plus vague que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emmadans une atmosphère vermeille. La vie nombreuse qui s’agitait en cetumulte y était cependant divisée par parties, classée en tableauxdistincts. Emma n’en apercevait que deux ou trois qui lui cachaienttous les autres, et représentaient à eux seuls l’humanité complète.Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dansdes salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertesd’un tapis de velours à crépines d’or. Il y avait là des robes àqueue, de grands mystères, des angoisses dissimulées sous dessourires. Venait ensuite la société des duchesses ; on y étaitpâle ; on se levait à quatre heures ; les femmes, pauvresanges ! portaient du point d’Angleterre au bas de leur jupon,et les hommes, capacités méconnues sous des dehors futiles,crevaient leurs chevaux par partie de plaisir, allaient passer àBade la saison d’été, et, vers la quarantaine enfin, épousaient deshéritières. Dans les cabinets de restaurant où l’on soupe aprèsminuit riait, à la clarté des bougies, la foule bigarrée des gensde lettres et des actrices. Ils étaient, ceux-là, prodigues commedes rois, pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques.C’était une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre,dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde,il était perdu, sans place précise, et comme n’existant pas. Plusles choses, d’ailleurs, étaient voisines, plus sa pensée s’endétournait. Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagneennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence,lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier oùelle se trouvait prise, tandis qu’au delà s’étendait à perte de vuel’immense pays des félicités et des passions. Elle confondait, dansson désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur,l’élégance des habitudes et les délicatesses du sentiment. Nefallait-il pas à l’amour, comme aux plantes indiennes, des terrainspréparés, une température particulière ? Les soupirs au clairde lune, les longues étreintes, les larmes qui coulent sur lesmains qu’on abandonne, toutes les fièvres de la chair et leslangueurs de la tendresse ne se séparaient donc pas du balcon desgrands châteaux qui sont pleins de loisirs, d’un boudoir à storesde soie avec un tapis bien épais, des jardinières remplies, un litmonté sur une estrade, ni du scintillement des pierres précieuseset des aiguillettes de la livrée.

Le garçon de la poste, qui, chaque matin, venait panser lajument, traversait le corridor avec ses gros sabots ; sablouse avait des trous, ses pieds étaient nus dans des chaussons.C’était là le groom en culotte courte dont il fallait secontenter ! Quand son ouvrage était fini, il ne revenait plusde la journée ; car Charles, en rentrant, mettait lui-même soncheval à l’écurie, retirait la selle et passait le licou, pendantque la bonne apportait une botte de paille et la jetait, comme ellele pouvait, dans la mangeoire.

Pour remplacer Nastasie (qui enfin partit de Tostes, en versantdes ruisseaux de larmes), Emma prit à son service une jeune fillede quatorze ans, orpheline et de physionomie douce. Elle luiinterdit les bonnets de coton, lui apprit qu’il fallait vous parlerà la troisième personne, apporter un verre d’eau dans une assiette,frapper aux portes avant d’entrer, et à repasser, à empeser, àl’habiller, voulut en faire sa femme de chambre. La nouvelle bonneobéissait sans murmure pour n’être point renvoyée ; et, commeMadame, d’habitude, laissait la clef au buffet, Félicité, chaquesoir prenait une petite provision de sucre qu’elle mangeait touteseule, dans son lit, après avoir fait sa prière.

L’après-midi, quelquefois, elle allait causer en face avec lespostillons. Madame se tenait en haut, dans son appartement.

Elle portait une robe de chambre tout ouverte, qui laissaitvoir, entre les revers à châle du corsage, une chemisette plisséeavec trois boutons d’or. Sa ceinture était une cordelière à grosglands, et ses petites pantoufles de couleur grenat avaient unetouffe de rubans larges, qui s’étalait sur le cou-de-pied. Elles’était acheté un buvard, une papeterie, un porte-plume et desenveloppes, quoiqu’elle n’eût personne à qui écrire ; elleépoussetait son étagère, se regardait dans la glace, prenait unlivre, puis, rêvant entre les lignes, le laissait tomber sur sesgenoux. Elle avait envie de faire des voyages ou de retourner vivreà son couvent. Elle souhaitait à la fois mourir et habiterParis.

Charles, à la neige à la pluie, chevauchait par les chemins detraverse. Il mangeait des omelettes sur la table des fermes,entrait son bras dans des lits humides, recevait au visage le jettiède des saignées écoutait des râles, examinait des cuvettes,retroussait bien du linge sale ; mais il trouvait, tous lessoirs, un feu flambant, la table servie, des meubles souples, etune femme en toilette fine, charmante et sentant frais, à ne savoirmême d’où venait cette odeur, ou si ce n’était pas sa peau quiparfumait sa chemise.

Elle le charmait par quantité de délicatesses : c’était tantôtune manière nouvelle de façonner pour les bougies des bobèches depapier, un volant qu’elle changeait à sa robe, ou le nomextraordinaire d’un mets bien simple, et que la bonne avait manqué,mais que Charles, jusqu’au bout, avalait avec plaisir. Elle vit àRouen des dames qui portaient à leur montre un paquet debreloques ; elle acheta des breloques. Elle voulut sur sacheminée deux grands vases de verre bleu, et, quelque temps après,un nécessaire d’ivoire, avec un dé de vermeil. Moins Charlescomprenait ces élégances, plus il en subissait la séduction. Ellesajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et à la douceur deson foyer. C’était comme une Poussière d’or qui sablait tout dulong le petit sentier de sa vie.

Il se portait bien, il avait bonne mine ; sa réputationétait établie tout à fait. Les campagnards le chérissaient parcequ’il n’était pas fier. Il caressait les enfants, n’entrait jamaisau cabaret, et, d’ailleurs, inspirait de la confiance par samoralité. Il réussissait particulièrement dans les catarrhes etmaladies de poitrine. Craignant beaucoup de tuer son monde,Charles, en effet, n’ordonnait guère que des potions calmantes, detemps à autre de l’émétique, un bain de pieds ou des sangsues. Cen’est pas que la chirurgie lui fît peur ; il vous saignait lesgens largement, comme des chevaux, et il avait pour l’extractiondes dents une poigne d’enfer.

Enfin, pour se tenir au courant, il prit un abonnement à laRuche médicale, journal nouveau dont il avait reçu le prospectus.Il en lisait, un peu après son dîner ; mais la chaleur del’appartement, jointe à la digestion, faisait qu’au bout de cinqminutes il s’endormait ; et il restait là, le menton sur sesdeux mains, et les cheveux étalés comme une crinière jusqu’au piedde la lampe. Emma le regardait en haussant les épaules. Quen’avait-elle, au moins, pour mari un de ces hommes d’ardeurstaciturnes qui travaillent la nuit dans les livres, et portentenfin, à soixante ans, quand vient l’âge des rhumatismes, unebrochette de croix, sur leur habit noir, mal fait. Elle auraitvoulu que ce nom de Bovary, qui était le sien, fût illustre, levoir étalé chez les libraires, répété dans les journaux, connu partoute la France. Mais Charles n’avait point d’ambition ! Unmédecin d’Yvetot, avec qui dernièrement il s’était trouvé enconsultation, l’avait humilié quelque peu, au lit même du malade,devant les parents assemblés. Quand Charles lui raconta, le soir,cette anecdote, Emma s’emporta bien haut contre le confrère.Charles en fut attendri. Il la baisa au front avec une larme. Maiselle était exaspérée de honte, elle avait envie de le battre, ellealla dans le corridor ouvrir la fenêtre et huma l’air frais pour secalmer.

– Quel pauvre homme ! quel pauvre homme ! disait-elletout bas, en se mordant les lèvres.

Elle se sentait, d’ailleurs, plus irritée de lui. Il prenait,avec l’âge, des allures épaisses ; il coupait, au dessert, lebouchon des bouteilles vides ; il se passait, après manger, lalangue sur les dents ; il faisait, en avalant sa soupe, ungloussement à chaque gorgée, et, comme il commençait d’engraisser,ses yeux, déjà petits, semblaient remontés vers les tempes par labouffissure de ses pommettes.

Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rougede ses tricots, rajustait sa cravate, ou jetait à l’écart les gantsdéteints qu’il se disposait à passer ; et ce n’était pas,comme il croyait, pour lui ; c’était pour elle-même, parexpansion d’égoïsme, agacement nerveux. Quelquefois aussi, elle luiparlait des choses qu’elles avait lues, comme d’un passage deroman, d’une pièce nouvelle, ou de l’anecdote du grand monde quel’on racontait dans le feuilleton ; car, enfin, Charles étaitquelqu’un, une oreille toujours ouverte, une approbation toujoursprête. Elle faisait bien des confidences à sa levrette ! Elleen eût fait aux bûches de la cheminée et au balancier de lapendule.

Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement.Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude desa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanchedans les brumes de l’horizon. Elle ne savait pas quel serait cehasard, le vent qui le pousserait jusqu’à elle, vers quel rivage illa mènerait, s’il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargéd’angoisses ou plein de félicités jusqu’aux sabords. Mais, chaquematin, à son réveil, elle l’espérait pour la journée, et elleécoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s’étonnait qu’il nevînt pas ; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste,désirait être au lendemain.

Le printemps reparut. Elle eut des étouffements aux premièreschaleurs, quand les poiriers fleurirent.

Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigtscombien de semaines lui restaient pour arriver au mois d’octobre,pensant que le marquis d’Andervilliers, peut-être, donnerait encoreun bal à la Vaubyessard. Mais tout septembre s’écoula sans lettresni visites.

Après l’ennui de cette déception, son cœur de nouveau restavide, et alors la série des mêmes journées recommença.

Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file,toujours pareilles, innombrables, et n’apportant rien ! Lesautres existences, si plates qu’elles fussent, avaient du moins lachance d’un événement. Une aventure amenait parfois des péripétiesà l’infini, et le décor changeait. Mais, pour elle, rienn’arrivait, Dieu l’avait voulu ! L’avenir était un corridortout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée.

Elle abandonna la musique. Pourquoi jouer ? quil’entendrait ? Puisqu’elle ne pourrait jamais, en robe develours à manches courtes, sur un piano d’Érard, dans un concert,battant de ses doigts légers les touches d’ivoire, sentir, commeune brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce n’étaitpas la peine de s’ennuyer à étudier. Elle laissa dans l’armoire sescartons à dessin et la tapisserie. À quoi bon ? à quoibon ? La couture l’irritait.

– J’ai tout lu, se disait-elle.

Et elle restait à faire rougir les pincettes, ou regardant lapluie tomber.

Comme elle était triste le dimanche, quand on sonnait lesvêpres ! Elle écoutait, dans un hébétement attentif, tinter unà un les coups fêlés de la cloche. Quelque chat sur les toits,marchant lentement, bombait son dos aux rayons pâles du soleil. Levent, sur la grande route, soufflait des traînées de poussière. Auloin, parfois, un chien hurlait : et la cloche, à temps égaux,continuait sa sonnerie monotone qui se perdait dans lacampagne.

Cependant on sortait de l’église. Les femmes en sabots cirés,les paysans en blouse neuve, les petits enfants qui sautillaientnu-tête devant eux, tout rentrait chez soi. Et, jusqu’à la nuit,cinq ou six hommes, toujours les mêmes, restaient à jouer aubouchon, devant la grande porte de l’auberge.

L’hiver fut froid. Les carreaux, chaque matin, étaient chargésde givre, et la lumière, blanchâtre à travers eux, comme par desverres dépolis, quelquefois ne variait pas de la journée. Dèsquatre heures du soir, il fallait allumer la lampe.

Les jours qu’il faisait beau, elle descendait dans le jardin. Larosée avait laissé sur les choux des guipures d’argent avec delongs fils clairs qui s’étendaient de l’un à l’autre. Onn’entendait pas d’oiseaux, tout semblait dormir, l’espalier couvertde paille et la vigne comme un grand serpent malade sous lechaperon du mur, où l’on voyait, en s’approchant, se traîner descloportes à pattes nombreuses. Dans les sapinettes, près de lahaie, le curé en tricorne qui lisait son bréviaire avait perdu lepied droit et même le plâtre, s’écaillant à la gelée, avait faitdes gales blanches sur sa figure.

Puis elle remontait, fermait la porte, étalait les charbons, et,défaillant à la chaleur du foyer, sentait l’ennui plus lourd quiretombait sur elle. Elle serait bien descendue causer avec labonne, mais une pudeur la retenait.

Tous les jours, à la même heure, le maître d’école, en bonnet desoie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde-champêtrepassait, portant son sabre sur sa blouse. Soir et matin, leschevaux de la poste, trois par trois, traversaient la rue pouraller boire à la mare. De temps à autre, la porte d’un cabaretfaisait tinter sa sonnette, et, quand il y avait du vent ;l’on entendait grincer sur leurs deux tringles les petites cuvettesen cuivre du perruquier, qui servaient d’enseigne à sa boutique.Elle avait pour décoration une vieille gravure de modes colléecontre un carreau et un buste de femme en cire, dont les cheveuxétaient jaunes. Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de savocation arrêtée, de son avenir perdu, et, rêvant quelque boutiquedans une grande ville, comme à Rouen par exemple, sur le port,près du théâtre, il restait toute la journée à se promener en long,depuis la mairie jusqu’à l’église, sombre, et attendant laclientèle. Lorsque madame Bovary levait les yeux, elle le voyaittoujours là, comme une sentinelle en faction, avec son bonnet grecsur l’oreille et sa veste de lasting.

Dans l’après-midi, quelquefois, une tête d’homme apparaissaitderrière les vitres de la salle, tête hâlée, à favoris noirs, etqui souriait lentement d’un large sourire doux à dents blanches.Une valse aussitôt commençait, et, sur l’orgue, dans un petitsalon, des danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose,Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en culottecourte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapés,les consoles, se répétant dans les morceaux de miroir queraccordait à leurs angles un filet de papier doré. L’homme faisaitaller sa manivelle, regardant à droite, à gauche et vers lesfenêtres. De temps à autre, tout en lançant contre la borne un longjet de salive brune, il soulevait du genou son instrument, dont labretelle dure lui fatiguait l’épaule ; et, tantôt dolente ettraînarde, ou joyeuse et précipitée, la musique de la boîtes’échappait en bourdonnant à travers un rideau de taffetas rose,sous une grille de cuivre en arabesque. C’étaient des airs que l’onjouait ailleurs sur les théâtres ; que l’on chantait dans lessalons, que l’on dansait le soir sous des lustres éclairés, échosdu monde qui arrivaient jusqu’à Emma. Des sarabandes à n’en plusfinir se déroulaient dans sa tête ; et, comme une bayadère surles fleurs d’un tapis, sa pensée bondissait avec les notes, sebalançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse. Quand l’hommeavait reçu l’aumône dans sa casquette, il rabattait une vieillecouverture de laine bleue, passait son orgue sur son dos ets’éloignait d’un pas lourd. Elle le regardait partir.

Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvaitplus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle quifumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavéshumides ; toute l’amertume de l’existence, lui semblait serviesur son assiette, et, à la fumée du bouilli, il montait du fond deson âme comme d’autres bouffées d’affadissement. Charles était longà manger ; elle grignotait quelques noisettes, ou bien,appuyée du coude, s’amusait, avec la pointe de son couteau, à fairedes raies sur la toile cirée.

Elle laissait maintenant tout aller dans son ménage, et madameBovary mère, lorsqu’elle vint passer à Tostes une partie du carême,s’étonna fort de ce changement. Elle, en effet, si soigneuseautrefois et délicate, elle restait à présent des journées entièressans s’habiller, portait des bas de coton gris, s’éclairait à lachandelle. Elle répétait qu’il fallait économiser, puisqu’ilsn’étaient pas riches, ajoutant qu’elle était très contente, trèsheureuse, que Tostes lui plaisait beaucoup, et autres discoursnouveaux qui fermaient la bouche à la belle-mère. Du reste, Emma nesemblait plus disposée à suivre ses conseils ; une fois même,madame Bovary s’étant avisée de prétendre que les maîtres devaientsurveiller la religion de leurs domestiques, elle lui avait répondud’un œil si colère et avec un sourire tellement froid, que la bonnefemme ne s’y frotta plus.

Emma devenait difficile, capricieuse. Elle se commandait desplats pour elle, n’y touchait point, un jour ne buvait que du laitpur, et, le lendemain, des tasses de thé à la douzaine. Souventelle s’obstinait à ne pas sortir, puis elle suffoquait, ouvrait lesfenêtres, s’habillait en robe légère. Lorsqu’elle avait bien rudoyésa servante, elle lui faisait des cadeaux ou l’envoyait se promenerchez les voisines, de même qu’elle jetait parfois aux pauvrestoutes les pièces blanches de sa bourse, quoiqu’elle ne fût guèretendre cependant, ni facilement accessible à l’émotion d’autrui,comme la plupart des gens issus de campagnards, qui gardenttoujours à l’âme quelque chose de la callosité des mainspaternelles.

Vers la fin de février, le père Rouault, en souvenir de saguérison, apporta lui-même à son gendre une dinde superbe, et ilresta trois jours à Tostes. Charles étant à ses malades, Emma luitint compagnie. Il fuma dans la chambre, cracha sur les chenets,causa culture, veaux, vaches, volailles et conseil municipal ;si bien qu’elle referma la porte, quand il fut parti, avec unsentiment de satisfaction qui la surprit elle-même. D’ailleurs,elle ne cachait plus son mépris pour rien, ni pour personne ;et elle se mettait quelquefois à exprimer des opinions singulières,blâmant ce que l’on approuvait, et approuvant des choses perversesou immorales : ce qui faisait ouvrir de grands yeux à son mari.

Est-ce que cette misère durerait toujours ? est-ce qu’ellen’en sortirait pas ? Elle valait bien cependant toutes cellesqui vivaient heureuses ! Elle avait vu des duchesses à laVaubyessard qui avaient la taille plus lourde et les façons pluscommunes, et elle exécrait l’injustice de Dieu ; elles’appuyait la tête aux murs pour pleurer ; elle enviait lesexistences tumultueuses, les nuits masquées, les insolents plaisirsavec tous les éperduments qu’elle ne connaissait pas et qu’ilsdevaient donner.

Elle pâlissait et avait des battements de cœur. Charles luiadministra de la valériane et des bains de camphre. Tout ce quel’on essayait semblait l’irriter davantage.

En de certains jours, elle bavardait avec une abondancefébrile ; à ces exaltations succédaient tout à coup destorpeurs où elle restait sans parler, sans bouger. Ce qui laranimait alors, c’était de se répandre sur les bras un flacon d’eaude Cologne.

Comme elle se plaignait de Tostes continuellement, Charlesimagina que la cause de sa maladie était sans doute dans quelqueinfluence locale, et, s’arrêtant à cette idée, il songeasérieusement à aller s’établir ailleurs.

Dès lors, elle but du vinaigre pour se faire maigrir, contractaune petite toux sèche et perdit complètement l’appétit.

Il en coûtait à Charles d’abandonner Tostes après quatre ans deséjour et au moment où il commençait à s’y poser. S’il le fallait,cependant ! Il la conduisit à Rouen voir son ancien maître.C’était une maladie nerveuse : on devait la changer d’air.

Après s’être tourné de côté et d’autre, Charles apprit qu’il yavait dans l’arrondissement de Neufchâtel, un fort bourg nomméYonville-l’Abbaye, dont le médecin, qui était un réfugié polonais,venait de décamper la semaine précédente. Alors il écrivit aupharmacien de l’endroit pour savoir quel était le chiffre de lapopulation, la distance où se trouvait le confrère le plus voisin,combien par année gagnait son prédécesseur, etc. ; et, lesréponses ayant été satisfaisantes, il se résolut à déménager versle printemps, si la santé d’Emma ne s’améliorait pas.

Un jour qu’en prévision de son départ elle faisait desrangements dans un tiroir, elle se piqua les doigts à quelquechose. C’était un fil de fer de son bouquet de mariage. Les boutonsd’oranger étaient jaunes de poussière, et les rubans de satin, àliséré d’argent, s’effiloquaient par le bord. Elle le jeta dans lefeu. Il s’enflamma plus vite qu’une paille sèche. Puis ce fut commeun buisson rouge sur les cendres, et qui se rongeait lentement.Elle le regarda brûler. Les petites baies de carton éclataient, lesfils d’archal se tordaient, le galon se fondait ; et lescorolles de papier, racornies, se balançant le long de la plaquecomme des papillons noirs, enfin s’envolèrent par la cheminée.

Quand on partit de Tostes, au mois de mars, madame Bovary étaitenceinte.

Partie 2

Chapitre 1

 

Yonville-l’Abbaye (ainsi nommé à cause d’une ancienne abbaye deCapucins dont les ruines n’existent même plus) est un bourg à huitlieues de Rouen, entre la route d’Abbeville et celle de Beauvais,au fond d’une vallée qu’arrose la Rieule, petite rivière qui sejette dans l’Andelle, après avoir fait tourner trois moulins versson embouchure, et où il y a quelques truites, que les garçons, ledimanche, s’amusent à pêcher à la ligne.

On quitte la grande route à la Boissière et l’on continue à platjusqu’au haut de la côte des Leux, d’où l’on découvre la vallée. Larivière qui la traverse en fait comme deux régions de physionomiedistincte : tout ce qui est à gauche est en herbage, tout ce quiest à droite est en labour. La prairie s’allonge sous un bourreletde collines basses pour se rattacher par derrière aux pâturages dupays de Bray, tandis que, du côté de l’est, la plaine, montantdoucement, va s’élargissant et étale à perte de vue ses blondespièces de blé. L’eau qui court au bord de l’herbe sépare d’une raieblanche la couleur des prés et celle des sillons, et la campagneainsi ressemble à un grand manteau déplié qui a un collet develours vert, bordé d’un galon d’argent.

Au bout de l’horizon, lorsqu’on arrive, on a devant soi leschênes de la forêt d’Argueil, avec les escarpements de la côteSaint-Jean, rayés du haut en bas par de longues traînées rouges,inégales ; ce sont les traces des pluies, et ces tons debrique, tranchant en filets minces sur la couleur grise de lamontagne, viennent de la quantité de sources ferrugineuses quicoulent au delà, dans le pays d’alentour.

On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et del’Île-de-France, contrée bâtarde où le langage est sansaccentuation, comme le paysage sans caractère. C’est là que l’onfait les pires fromages de Neufchâtel de tout l’arrondissement, et,d’autre part, la culture y est coûteuse, parce qu’il faut beaucoupde fumier pour engraisser ces terres friables pleines de sable etde cailloux.

Jusqu’en 1835, il n’y avait point de route praticable pourarriver à Yonville ; mais on a établi vers cette époque unchemin de grande vicinalité qui relie la route d’Abbeville à celled’Amiens, et sert quelquefois aux rouliers allant de Rouen dans lesFlandres. Cependant, Yonville-l’Abbaye est demeuré stationnaire,malgré ses débouchés nouveaux. Au lieu d’améliorer les cultures, ons’y obstine encore aux herbages, quelque dépréciés qu’ils soient,et le bourg paresseux, s’écartant de la plaine, a continuénaturellement à s’agrandir vers la rivière. On l’aperçoit de loin,tout couché en long sur la rive, comme un gardeur de vaches quifait la sieste au bord de l’eau.

Au bas de la côte, après le pont, commence une chaussée plantéede jeunes trembles, qui vous mène en droite ligne jusqu’auxpremières maisons du pays. Elles sont encloses de haies, au milieude cours pleines de bâtiments épars, pressoirs, charreteries etbouilleries, disséminés sous les arbres touffus portant deséchelles, des gaules ou des faux accrochées dans leur branchage.Les toits de chaume, comme des bonnets de fourrure rabattus sur desyeux, descendent jusqu’au tiers à peu près des fenêtres basses,dont les gros verres bombés sont garnis d’un nœud dans le milieu, àla façon des culs de bouteilles. Sur le mur de plâtre quetraversent en diagonale des lambourdes noires, s’accroche parfoisquelque maigre poirier, et les rez-de-chaussée ont à leur porte unepetite barrière tournante pour les défendre des poussins, quiviennent picorer, sur le seuil, des miettes de pain bis trempé decidre. Cependant les cours se font plus étroites, les habitationsse rapprochent, les haies disparaissent ; un fagot de fougèresse balance sous une fenêtre au bout d’un manche à balai ; il ya la forge d’un maréchal et ensuite un charron avec deux ou troischarrettes neuves, en dehors, qui empiètent sur la route. Puis, àtravers une claire-voie, apparaît une maison blanche au delà d’unrond de gazon que décore un Amour, le doigt posé sur labouche ; deux vases en fonte sont à chaque bout duperron ; des panonceaux brillent à la porte ; c’est lamaison du notaire, et la plus belle du pays.

L’église est de l’autre côté de la rue, vingt pas plus loin, àl’entrée de la place. Le petit cimetière qui l’entoure, clos d’unmur à hauteur d’appui, est si bien rempli de tombeaux, que lesvieilles pierres à ras du sol font un dallage continu, où l’herbe adessiné de soi-même des carrés verts réguliers. L’église a étérebâtie à neuf dans les dernières années du règne de Charles X. Lavoûte en bois commence à se pourrir par le haut, et, de place enplace, a des enfonçures noires dans sa couleur bleue. Au-dessus dela porte, où seraient les orgues, se tient un jubé pour les hommes,avec un escalier tournant qui retentit sous les sabots.

Le grand jour, arrivant par les vitraux tout unis, éclaireobliquement les bancs rangés en travers de la muraille, que tapisseçà et là quelque paillasson cloué, ayant au-dessous de lui ces motsen grosses lettres : « Banc de M. un tel. » Plus loin, à l’endroitoù le vaisseau se rétrécit, le confessionnal fait pendant à unestatuette de la Vierge, vêtue d’une robe de satin, coiffée d’unvoile de tulle semé d’étoiles d’argent, et tout empourprée auxpommettes comme une idole des îles Sandwich ; enfin une copiede la Sainte Famille, envoi du ministre de l’intérieur, dominant lemaître-autel entre quatre chandeliers, termine au fond laperspective. Les stalles du chœur, en bois de sapin, sont restéessans être peintes.

Les halles, c’est-à-dire un toit de tuiles supporté par unevingtaine de poteaux, occupent à elles seules la moitié environ dela grande place d’Yonville. La mairie, construite sur les dessinsd’un architecte de Paris, est une manière de temple grec qui faitl’angle, à côté de la maison du pharmacien. Elle a, aurez-de-chaussée, trois colonnes ioniques et, au premier étage, unegalerie à plein cintre, tandis que le tympan qui la termine estrempli par un coq gaulois, appuyé d’une patte sur la Charte ettenant de l’autre les balances de la justice.

Mais ce qui attire le plus les yeux, c’est, en face de l’aubergedu Lion d’or, la pharmacie de M. Homais ! Le soir,principalement, quand son quinquet est allumé et que les bocauxrouges et verts qui embellissent sa devanture allongent au loin,sur le sol, leurs deux clartés de couleur ; alors, à traverselles, comme dans des feux du Bengale, s’entrevoit l’ombre dupharmacien, accoudé sur son pupitre. Sa maison, du haut en bas, estplacardée d’inscriptions écrites en anglaise, en ronde, en moulée :« Eaux de Vichy, de Seltz et de Barèges, robs dépuratifs, médecineRaspail, racahout des Arabes, pastilles Darcet, pâte Regnault,bandages ; bains, chocolats de santé, etc. » Et l’enseigne,qui tient toute la largeur de la boutique, porte en lettres d’or :Homais, pharmacien. Puis, au fond de la boutique, derrière lesgrandes balances scellées sur le comptoir, le mot laboratoire sedéroule au-dessus d’une porte vitrée qui, à moitié de sa hauteur,répète encore une fois Homais, en lettres d’or, sur un fondnoir.

Il n’y a plus ensuite rien à voir dans Yonville. La rue (laseule), longue d’une portée de fusil et bordée de quelquesboutiques, s’arrête court au tournant de la route. Si on la laissesur la droite et que l’on suive le bas de la côte Saint-Jean,bientôt on arrive au cimetière.

Lors du choléra, pour l’agrandir, on a abattu un pan de mur etacheté trois acres de terre à côté ; mais toute cette portionnouvelle est presque inhabitée, les tombes, comme autrefois,continuant à s’entasser vers la porte. Le gardien, qui est en mêmetemps fossoyeur et bedeau à l’église (tirant ainsi des cadavres dela paroisse un double bénéfice), a profité, du terrain vide pour ysemer des pommes de terre. D’année en année, cependant, son petitchamp se rétrécit, et, lorsqu’il survient une épidémie, il ne saitpas s’il doit se réjouir des décès ou s’affliger dessépultures.

– Vous vous nourrissez des morts, Lestiboudois ! lui ditenfin un jour, M. le curé.

Cette parole sombre le fit réfléchir ; elle l’arrêta pourquelque temps ; mais, aujourd’hui encore, il continue laculture de ses tubercules, et même soutient avec aplomb qu’ilspoussent naturellement.

Depuis les événements que l’on va raconter ; rien, eneffet, n’a changé à Yonville. Le drapeau tricolore de fer-blanctourne toujours au haut du clocher de l’église ; la boutiquedu marchand de nouveautés agite encore au vent ses deux banderolesd’indienne ; les fœtus du pharmacien, comme des paquetsd’amadou blanc, se pourrissent de plus en plus dans leur alcoolbourbeux, et, au-dessus de la grande porte de l’auberge, le vieuxlion d’or, déteint par les pluies, montre toujours aux passants safrisure de caniche.

Le soir que les époux Bovary devaient arriver à Yonville, madameveuve Lefrançois, la maîtresse de cette auberge, était si fortaffairée, qu’elle suait à grosses gouttes en remuant sescasseroles. C’était le lendemain jour de marché dans le bourg. Ilfallait d’avance tailler les viandes, vider les poulets, faire dela soupe et du café. Elle avait, de plus, le repas de sespensionnaires, celui du médecin, de sa femme et de leurbonne ; le billard retentissait d’éclats de rire ; troismeuniers, dans la petite salle, appelaient pour qu’on leur apportâtde l’eau-de-vie ; le bois flambait, la braise craquait, et,sur la longue table de la cuisine, parmi les quartiers de moutoncru, s’élevaient des piles d’assiettes qui tremblaient auxsecousses du billot où l’on hachait des épinards. On entendait,dans la basse-cour, crier les volailles que la servante poursuivaitpour leur couper le cou.

Un homme en pantoufles de peau verte, quelque peu marqué depetite vérole et coiffé d’un bonnet de velours à gland d’or, sechauffait le dos contre la cheminée. Sa figure n’exprimait rien quela satisfaction de soi-même, et il avait l’air aussi calme dans lavie que le chardonneret suspendu au-dessus de sa tête, dans unecage d’osier : c’était le pharmacien.

– Artémise ! criait la maîtresse d’auberge, casse de labourrée, emplis les carafes, apporte de l’eau-de-vie,dépêche-toi ! Au moins, si je savais quel dessert offrir à lasociété que vous attendez ! Bonté divine ! les commis dudéménagement recommencent leur tintamarre dans le billard ! Etleur charrette qui est restée sous la grande porte !L’Hirondelle est capable de la défoncer en arrivant ! AppellePolyte pour qu’il la remise !… Dire que, depuis le matin,monsieur Homais, ils ont peut-être fait quinze parties et bu huitpots de cidre !… Mais ils vont me déchirer le tapis,continuait-elle en les regardant de loin, son écumoire à lamain.

– Le mal ne serait pas grand, répondit M. Homais vous enachèteriez un autre.

– Un autre billard ! exclama la veuve.

– Puisque celui-là ne tient plus, madame Lefrançois ; jevous le répète, vous vous faites tort ! vous vous faites grandtort ! Et puis les amateurs, à présent, veulent des blousesétroites et des queues lourdes. On ne joue plus la bille ;tout est changé ! Il faut marcher avec son siècle !Regardez Tellier, plutôt…

L’hôtesse devint rouge de dépit. Le pharmacien ajouta :

– Son billard, vous avez beau dire, est plus mignon que levôtre ; et qu’on ait l’idée, par exemple de monter une poulepatriotique pour la Pologne ou les inondés de Lyon…

– Ce ne sont pas des gueux comme lui qui nous font peur !interrompit l’hôtesse, en haussant ses grosses épaules.Allez ! allez ! monsieur Homais, tant que le Lion d’orvivra, on y viendra. Nous avons du foin dans nos bottes, nousautres ! Au lieu qu’un de ces marins vous verrez le Caféfrançais fermé, et avec une belle affiche sur les auvents !…Changer mon billard, continuait-elle en se parlant à elle-même, luiqui m’est si commode pour ranger ma lessive, et sur lequel, dans letemps de la chasse, j’ai mis coucher jusqu’à six voyageurs !…Mais ce lambin d’Hivert qui n’arrive pas !

– L’attendez-vous pour le dîner de vos messieurs ? demandale pharmacien.

– L’attendre ? Et M. Binet donc ! À six heures battantvous allez le voir entrer, car son pareil n’existe pas sur la terrepour l’exactitude. Il lui faut toujours sa place dans la petitesalle ! On le tuerait plutôt que de le faire dînerailleurs ! et dégoûté qu’il est ! et si difficile pour lecidre ! Ce n’est pas comme M. Léon ; lui, il arrivequelquefois à sept heures, sept heures et demie même ; il neregarde seulement pas à ce qu’il mange. Quel bon jeune homme !jamais un mot plus haut que l’autre.

– C’est qu’il y a bien de la différence, voyez-vous, entrequelqu’un qui a reçu de l’éducation et un ancien carabinier qui estpercepteur.

Six heures sonnèrent. Binet entra.

Il était vêtu d’une redingote bleue, tombant droit d’elle-mêmetout autour de son corps maigre, et sa casquette de cuir, à pattesnouées par des cordons sur le sommet de sa tête, laissait voir,sous la visière relevée, un front chauve, qu’avait déprimél’habitude du casque. Il portait un gilet de drap noir, un col decrin, un pantalon gris, et, en toute saison, des bottes bien ciréesqui avaient deux renflements parallèles, à cause de la saillie deses orteils. Pas un poil ne dépassait la ligne de son collierblond, qui, contournant la mâchoire, encadrait comme la bordured’une plate-bande sa longue figure terne, dont les yeux étaientpetits et le nez busqué. Fort à tous les jeux de cartes, bonchasseur et possédant une belle écriture, il avait chez lui untour, où il s’amusait à tourner des ronds de serviette dont ilencombrait sa maison, avec la jalousie d’un artiste et l’égoïsmed’un bourgeois.

Il se dirigea vers la petite salle ; mais il fallut d’aborden faire sortir les trois meuniers ; et, pendant tout le tempsque l’on fut à mettre son couvert, Binet resta silencieux à saplace, auprès du poêle ; puis il ferma la porte et retira sacasquette, comme d’usage.

– Ce ne sont pas les civilités qui lui useront la langue !dit le pharmacien, dès qu’il fut seul avec l’hôtesse.

– Jamais il ne cause davantage, répondit-elle ; il est venuici, la semaine dernière, deux voyageurs en draps, des garçonspleins d’esprit qui contaient, le soir, un tas de farces que j’enpleurais de rire ; eh bien, il restait là, comme une alose,sans dire un mot.

– Oui, fit le pharmacien, pas d’imagination, pas de saillies,rien de ce qui constitue l’homme de société !

– On dit pourtant qu’il a des moyens, objecta l’hôtesse.

– Des moyens ? répliqua M. Homais ; lui ! desmoyens ? Dans sa partie, c’est possible, ajouta-t-il d’un tonplus calme.

Et il reprit :

– Ah ! qu’un négociant qui a des relations considérables,qu’un jurisconsulte, un médecin, un pharmacien soient tellementabsorbés qu’ils en deviennent fantasques et bourrus même, je lecomprends ; on en cite des traits dans les histoires !Mais, au moins, c’est qu’ils pensent à quelque chose. Moi, parexemple, combien de fois m’est-il arrivé de chercher ma plume surmon bureau pour écrire une étiquette, et de trouver, en définitive,que je l’avais placée à mon oreille !

Cependant, madame Lefrançois alla sur le seuil regarder sil’Hirondelle n’arrivait pas. Elle tressaillit. Un homme vêtu denoir entra tout à coup dans la cuisine. On distinguait, auxdernières lueurs du crépuscule, qu’il avait la figure rubiconde etle corps athlétique.

– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur le curé ?demanda la maîtresse d’auberge, tout en atteignant sur la cheminéeun des flambeaux de cuivre qui s’y trouvaient rangés en colonnadeavec leurs chandelles ; voulez-vous prendre quelquechose ? un doigt de cassis, un verre de vin ?

L’ecclésiastique refusa fort civilement. Il venait chercher sonparapluie, qu’il avait oublié l’autre jour au couvent d’Ernemont,et, après avoir prié madame Lefrançois de le lui faire remettre aupresbytère dans la soirée, il sortit pour se rendre à l’église, oùl’on sonnait l’Angelus.

Quand le pharmacien n’entendit plus sur la place le bruit de sessouliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout àl’heure. Ce refus d’accepter un rafraîchissement lui semblait unehypocrisie des plus odieuses ; les prêtres godaillaient toussans qu’on les vît, et cherchaient à ramener le temps de ladîme.

L’hôtesse prit la défense de son curé :

– D’ailleurs, il en plierait quatre comme vous sur son genou. Ila, l’année dernière, aidé nos gens à rentrer la paille ; il enportait jusqu’à six bottes à la fois, tant il est fort !

– Bravo ! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles enconfesse à des gaillards d’un tempérament pareil ! Moi, sij’étais le gouvernement, je voudrais qu’on saignât les prêtres unefois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les mois, une largephlébotomie, dans l’intérêt de la police et des mœurs !

– Taisez-vous donc, monsieur Homais ! vous êtes unimpie ! vous n’avez pas de religion !

Le pharmacien répondit :

– J’ai une religion, ma religion, et même j’en ai plus qu’euxtous, avec leurs momeries et leurs jongleries ! J’adore Dieu,au contraire ! je crois en l’Être suprême, à un Créateur, quelqu’il soit, peu m’importe, qui nous a placés ici-bas pour y remplirnos devoirs de citoyen et de père de famille ; mais je n’aipas besoin d’aller, dans une église, baiser des plats d’argent, etengraisser de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieuxque nous ! Car on peut l’honorer aussi bien dans un bois, dansun champ, ou même en contemplant la voûte éthérée, comme lesanciens. Mon Dieu, à moi, c’est le Dieu de Socrate, de Franklin, deVoltaire et de Béranger ! Je suis pour la Profession de foi duvicaire savoyard et les immortels principes de 89 ! Aussi, jen’admets pas un bonhomme de bon Dieu qui se promène dans sonparterre la canne à la main, loge ses amis dans le ventre desbaleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de troisjours : choses absurdes en elles-mêmes et complètement opposées,d’ailleurs, à toutes les lois de la physique ; ce qui nousdémontre, en passant, que les prêtres ont toujours croupi dans uneignorance turpide, où ils s’efforcent d’engloutir avec eux lespopulations.

Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dansson effervescence, le pharmacien un moment s’était cru en pleinconseil municipal. Mais la maîtresse d’auberge ne l’écoutaitplus ; elle tendait son oreille à un roulement éloigné. Ondistingua le bruit d’une voiture mêlé à un claquement de ferslâches qui battaient la terre, et l’Hirondelle enfin s’arrêtadevant la porte.

C’était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui,montant jusqu’à la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageursde voir la route et leur salissaient les épaules. Les petitscarreaux de ses vasistas étroits tremblaient dans leurs châssisquand la voiture était fermée, et gardaient des taches de boue, çàet là, parmi leur vieille couche de poussière, que les pluiesd’orage même ne lavaient pas tout à fait. Elle était attelée detrois chevaux, dont le premier en arbalète, et, lorsqu’ondescendait les côtes, elle touchait du fond en cahotant.

Quelques bourgeois d’Yonville arrivèrent sur la place ; ilsparlaient tous à la fois, demandant des nouvelles, des explicationset des bourriches ; Hivert ne savait auquel répondre. C’étaitlui qui faisait à la ville les commissions du pays. Il allait dansles boutiques, rapportait des rouleaux de cuir au cordonnier, de laferraille au maréchal, un baril de harengs pour sa maîtresse, desbonnets de chez la modiste, des toupets de chez le coiffeur ;et, le long de la route, en s’en revenant, il distribuait sespaquets, qu’il jetait par-dessus les clôtures des cours, debout surson siège, et criant à pleine poitrine, pendant que ses chevauxallaient tout seuls.

Un accident l’avait retardé : la levrette de madame Bovarys’était enfuie à travers champs. On l’avait sifflée un grand quartd’heure. Hivert même était retourné d’une demi-lieue en arrière,croyant l’apercevoir à chaque minute ; mais il avait fallucontinuer la route. Emma avait pleuré, s’était emportée ; elleavait accusé Charles de ce malheur. M. Lheureux, marchandd’étoffes, qui se trouvait avec elle dans la voiture, avait essayéde la consoler par quantité d’exemples de chiens perdus,reconnaissant leur maître au bout de longues années. On en citaitun, disait-il, qui était revenu de Constantinople à Paris. Un autreavait fait cinquante lieues en ligne droite et passé quatrerivières à la nage ; et son père à lui-même avait possédé uncaniche qui, après douze ans d’absence, lui avait tout à coup sautésur le dos, un soir, dans la rue, comme il allait dîner enville.

Chapitre 2

 

Emma descendit la première, puis Félicité, M. Lheureux, unenourrice, et l’on fut obligé de réveiller Charles dans son coin, oùil s’était endormi complètement dès que la nuit était venue.

Homais se présenta ; il offrit ses hommages à Madame, sescivilités à Monsieur, dit qu’il était charmé d’avoir pu leur rendrequelque service, et ajouta d’un air cordial qu’il avait osés’inviter lui-même, sa femme d’ailleurs étant absente.

Madame Bovary, quand elle fut dans la cuisine, s’approcha de lacheminée. Du bout de ses deux doigts, elle prit sa robe à lahauteur du genou, et, l’ayant ainsi remontée jusqu’aux chevilles,elle tendit à la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son piedchaussé d’une bottine noire. Le feu l’éclairait en entier,pénétrant d’une lumière crue la trame de sa robe, les pores égauxde sa peau blanche et même les paupières de ses yeux qu’elleclignait de temps à autre. Une grande couleur rouge passait surelle, selon le souffle du vent qui venait par la porteentrouverte.

De l’autre côté de la cheminée, un jeune homme à chevelureblonde la regardait silencieusement.

Comme il s’ennuyait beaucoup à Yonville, où il était clerc chezmaître Guillaumin, souvent M. Léon Dupuis (c’était lui, le secondhabitué du Lion d’or) reculait l’instant de son repas, espérantqu’il viendrait quelque voyageur à l’auberge avec qui causer dansla soirée. Les jours que sa besogne était finie il lui fallaitbien, faute de savoir que faire, arriver à l’heure exacte, et subirdepuis la soupe jusqu’au fromage le tête-à-tête de Binet. Ce futdonc avec joie qu’il accepta la proposition de l’hôtesse de dîneren la compagnie des nouveaux venus, et l’on passa dans la grandesalle, où madame Lefrançois, par pompe, avait fait dresser lesquatre couverts.

Homais demanda la permission de garder son bonnet grec, de peurdes coryzas.

Puis, se tournant vers sa voisine :

– Madame, sans doute, est un peu lasse ? On est siépouvantablement cahoté dans notre Hirondelle !

– Il est vrai, répondit Emma ; mais le dérangement m’amusetoujours ; j’aime à changer de place.

– C’est une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivrecloué aux mêmes endroits !

– Si vous étiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligé d’êtreà cheval…

– Mais, reprit Léon. s’adressant à madame Bovary, rien n’estplus agréable, il me semble ; quand on le peut,ajouta-t-il.

– Du reste, disait l’apothicaire, l’exercice de la médecinen’est pas fort pénible en nos contrées ; car l’état de nosroutes permet l’usage du cabriolet, et, généralement, l’on payeassez bien, les cultivateurs étant aisés. Nous avons, sous lerapport médical, à part les cas ordinaires d’entérite, bronchite,affections bilieuses, etc., de temps à autre quelques fièvresintermittentes à la moisson, mais, en somme, peu de choses graves,rien de spécial à noter, si ce n’est beaucoup d’humeurs froides, etqui tiennent sans doute aux déplorables conditions hygiéniques denos logements de paysan. Ah ! vous trouverez bien des préjugésà combattre, monsieur Bovary ; bien des entêtements de laroutine, où se heurteront quotidiennement tous les efforts de votrescience ; car on a recours encore aux neuvaines, aux reliques,au curé, plutôt que de venir naturellement chez le médecin ou chezle pharmacien. Le climat, pourtant, n’est point, à vrai dire,mauvais, et même nous comptons dans la commune quelquesnonagénaires. Le thermomètre (j’en ai fait les observations)descend en hiver jusqu’à quatre degrés, et, dans la forte saison,touche vingt-cinq, trente centigrades tout au plus, ce qui nousdonne vingt-quatre Réaumur au maximum, ou autrementcinquante-quatre Fahrenheit (mesure anglaise), pas davantage !– et, en effet, nous sommes abrités des vents du nord par la forêtd’Argueil d’une part, des vents d’ouest par la côte Saint-Jean del’autre, et cette chaleur, cependant, qui à cause de la vapeurd’eau dégagée par la rivière et la présence considérable debestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez,beaucoup d’ammoniaque, c’est-à-dire azote, hydrogène et oxygène(non, azote et hydrogène seulement), et qui, pompant à elle l’humusde la terre, confondant toutes ces émanations différentes, lesréunissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant desoi-même avec l’électricité répandue dans l’atmosphère, lorsqu’il yen a, pourrait à la longue, comme dans les pays tropicaux,engendrer des miasmes insalubres ; – cette chaleur, dis-je, setrouve justement tempérée du côté où elle vient, ou plutôt d’oùelle viendrait, c’est-à-dire du côté sud, par les vents de sud-est,lesquels, s’étant rafraîchis d’eux-mêmes en passant sur la Seine,nous arrivent quelquefois tout d’un coup, comme des brises deRussie !

– Avez-vous du moins quelques Promenades dans lesenvirons ? continuait madame Bovary parlant au jeunehomme.

– Oh ! fort peu, répondit-il. Il y a un endroit que l’onnomme la Pâture, sur le haut de la côte, à la lisière de la forêt.Quelquefois, le dimanche, je vais là, et j’y reste avec un livre, àregarder le soleil couchant.

– Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants,reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout.

– Oh ! j’adore la mer, dit M. Léon.

– Et puis ne vous semble-t-il pas, répliqua madame Bovary, quel’esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dontla contemplation vous élève l’âme et donne des idées d’infini,d’idéal ?

– Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J’aiun cousin qui a voyagé en Suisse l’année dernière, et qui me disaitqu’on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme descascades, l’effet gigantesque des glaciers. On voit des pins d’unegrandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanessuspendues sur des précipices, et, à mille pieds sous vous, desvallées entières, quand les nuages s’entrouvrent. Ces spectaclesdoivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l’extase !Aussi je ne m’étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour excitermieux son imagination, avait coutume d’aller jouer du piano devantquelque site imposant.

– Vous faites de la musique ? demanda-t-elle.

– Non, mais je l’aime beaucoup, répondit-il.

– Ah ! ne l’écoutez pas, madame Bovary, interrompit Homaisen se penchant sur son assiette, c’est modestie pure. – Comment,mon cher ! Eh ! l’autre jour, dans votre chambre, vouschantiez l’Ange gardien à ravir. Je vous entendais dulaboratoire ; vous détachiez cela comme un acteur.

Léon, en effet, logeait chez le pharmacien, où il avait unepetite pièce au second étage, sur la place. Il rougit à cecompliment de son propriétaire, qui déjà s’était tourné vers lemédecin et lui énumérait les uns après les autres les principauxhabitants d’Yonville. Il racontait des anecdotes, donnait desrenseignements ; on ne savait pas au juste la fortune dunotaire, et il y avait la maison Tuvache qui faisait beaucoupd’embarras.

Emma reprit :

– Et quelle musique préférez-vous ?

– Oh ! la musique allemande, celle qui porte à rêver.

– Connaissez-vous les Italiens ?

– Pas encore ; mais je les verrai l’année prochaine, quandj’irai habiter Paris, pour finir mon droit.

– C’est comme j’avais l’honneur, dit le pharmacien, del’exprimer à M. votre époux, à propos de ce pauvre Yanoda qui s’estenfui ; vous vous trouverez, grâce aux folies qu’il a faites,jouir d’une des maisons les plus confortables d’Yonville. Cequ’elle a principalement de commode pour un médecin, c’est uneporte sur l’Allée, qui permet d’entrer et de sortir sans être vu.D’ailleurs, elle est fournie de tout ce qui est agréable à unménage : buanderie, cuisine avec office, salon de famille,fruitier, etc. C’était un gaillard qui n’y regardait pas ! Ils’était fait construire, au bout du jardin, à côté de l’eau, unetonnelle tout exprès pour boire de la bière en été, et si Madameaime le jardinage, elle pourra…

– Ma femme ne s’en occupe guère, dit Charles ; elle aimemieux, quoiqu’on lui recommande l’exercice, toujours rester dans sachambre, à lire.

– C’est comme moi, répliqua Léon ; quelle meilleure chose,en effet, que d’être le soir au coin du feu avec un livre, pendantque le vent bat les carreaux, que la lampe brûle ?…

– N’est-ce pas ? dit-elle, en fixant sur lui ses grandsyeux noirs tout ouverts.

– On ne songe à rien, continuait-il, les heures passent. On sepromène immobile dans des pays que l’on croit voir, et votrepensée, s’enlaçant à la fiction, se joue dans les détails oupoursuit le contour des aventures. Elle se mêle auxpersonnages ; il semble que c’est vous qui palpitez sous leurscostumes.

– C’est vrai ! c’est vrai ! disait-elle.

– Vous est-il arrivé parfois, reprit Léon, de rencontrer dans unlivre une idée vague que l’on a eue, quelque image obscurcie quirevient de loin, et comme l’exposition entière de votre sentimentle plus délié ?

– J’ai éprouvé cela, répondit-elle.

– C’est pourquoi, dit-il, j’aime surtout les poètes. Je trouveles vers plus tendres que la prose, et qu’ils font bien mieuxpleurer.

– Cependant ils fatiguent à la longue, reprit Emma ; etmaintenant, au contraire, j’adore les histoires qui se suivent toutd’une haleine, où l’on a peur. Je déteste les héros communs et lessentiments tempérés, comme il y en a dans la nature.

– En effet, observa le clerc, ces ouvrages ne touchant pas lecœur, s’écartent, il me semble, du vrai but de l’Art. Il est sidoux, parmi les désenchantements de la vie, de pouvoir se reporteren idée sur de nobles caractères, des affections pures et destableaux de bonheur. Quant à moi, vivant ici, loin du monde, c’estma seule distraction ; mais Yonville offre si peu deressources !

– Comme Tostes, sans doute, reprit Emma ; aussi j’étaistoujours abonnée à un cabinet de lecture.

– Si Madame veut me faire l’honneur d’en user, dit lepharmacien, qui venait d’entendre ces derniers mots, j’ai moi-mêmeà sa disposition une bibliothèque composée des meilleurs auteurs :Voltaire, Rousseau, Delille, Walter Scott, l’Écho des feuilletons,etc., et je reçois, de plus, différentes feuilles périodiques,parmi lesquelles le Fanal de Rouen, quotidiennement, ayantl’avantage d’en être le correspondant pour les circonscriptions deBuchy, Forges, Neufchâtel, Yonville et les alentours.

Depuis deux heures et demie, on était à table ; car laservante Artémise, traînant nonchalamment sur les carreaux sessavates de lisière, apportait les assiettes les unes après lesautres, oubliait tout, n’entendait à rien et sans cesse laissaitentrebâillée la porte du billard, qui battait contre le mur du boutde sa clenche.

Sans qu’il s’en aperçût, tout en causant, Léon avait posé sonpied sur un des barreaux de la chaise où madame Bovary étaitassise. Elle portait une petite cravate de soie bleue, qui tenaitdroit comme une fraise un col de batiste tuyauté ; et, selonles mouvements de tête qu’elle faisait, le bas de son visages’enfonçait dans le linge ou en sortait avec douceur. C’est ainsi,l’un près de l’autre, pendant que Charles et le pharmaciendevisaient, qu’ils entrèrent dans une de ces vagues conversationsoù le hasard des phrases vous ramène toujours au centre fixe d’unesympathie commune. Spectacles de Paris, titres de romans,quadrilles nouveaux, et le monde qu’ils ne connaissaient pas,Tostes où elle avait vécu, Yonville où ils étaient, ils examinèrenttout, parlèrent de tout jusqu’à la fin du dîner.

Quand le café fut servi, Félicité s’en alla préparer la chambredans la nouvelle maison, et les convives bientôt levèrent le siège.Madame Lefrançois dormait auprès des cendres, tandis que le garçond’écurie, une lanterne à la main, attendait M. et madame Bovarypour les conduire chez eux. Sa chevelure rouge était entremêlée debrins de paille, et il boitait de la jambe gauche. Lorsqu’il eutpris de son autre main le parapluie de M. le curé, l’on se mit enmarche.

Le bourg était endormi. Les piliers des halles allongeaient degrandes ombres. La terre était toute grise, comme par une nuitd’été.

Mais, la maison du médecin se trouvant à cinquante pas del’auberge, il fallut presque aussitôt se souhaiter le bonsoir, etla compagnie se dispersa.

Emma, dès le vestibule, sentit tomber sur ses épaules, comme unlinge humide, le froid du plâtre. Les murs étaient neufs, et lesmarches de bois craquèrent. Dans la chambre, au premier, un jourblanchâtre passait par les fenêtres sans rideaux. On entrevoyaitdes cimes d’arbres, et plus loin la prairie, à demi noyée dans lebrouillard, qui fumait au clair de la lune, selon le cours de larivière. Au milieu de l’appartement, pêle-mêle, il y avait destiroirs de commode, des bouteilles, des tringles, des bâtons dorésavec des matelas sur des chaises et des cuvettes sur le parquet, –les deux hommes qui avaient apporté, les meubles ayant tout laissélà, négligemment.

C’était la quatrième fois qu’elle couchait dans un endroitinconnu. La première avait été le jour de son entrée au couvent, laseconde celle de son arrivée à Tostes, la troisième à laVaubyessard, la quatrième était celle-ci ; et chacune s’étaittrouvée faire dans sa vie comme l’inauguration d’une phasenouvelle. Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenterles mêmes à des places différentes, et, puisque la portion vécueavait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer seraitmeilleur.

Chapitre 3

 

Le lendemain, à son réveil, elle aperçut le clerc sur la place.Elle était en peignoir. Il leva la tête et la salua. Elle fit uneinclination rapide et referma la fenêtre.

Léon attendit pendant tout le jour que six heures du soirfussent arrivées ; mais, en entrant à l’auberge, il ne trouvapersonne que M. Binet, attablé.

Ce dîner de la veille était pour lui un événementconsidérable ; jamais, jusqu’alors, il n’avait causé pendantdeux heures de suite avec une dame. Comment donc avoir pu luiexposer, et en un tel langage, quantité de choses qu’il n’auraitpas si bien dites auparavant ? il était timide d’habitude etgardait cette réserve qui participe à la fois de la pudeur et de ladissimulation. On trouvait à Yonville qu’il avait des manièrescomme il faut. Il écoutait raisonner les gens mûrs, et neparaissait point exalté en politique, chose remarquable pour unjeune homme. Puis il possédait des talents, il peignait àl’aquarelle, savait lire la clef de sol, et s’occupait volontiersde littérature après son dîner, quand il ne jouait pas aux cartes.M Homais le considérait pour son instruction ; madame Homaisl’affectionnait pour sa complaisance, car souvent il accompagnaitau jardin les petits Homais, marmots toujours barbouillés, fort malélevés et quelque peu lymphatiques, comme leur mère. Ils avaientpour les soigner, outre la bonne, Justin, l’élève en pharmacie, unarrière-cousin de M. Homais que l’on avait pris dans la maison parcharité, et qui servait en même temps de domestique.

L’apothicaire se montra le meilleur des voisins. Il renseignamadame Bovary sur les fournisseurs, fit venir son marchand de cidretout exprès, goûta la boisson lui-même, et veilla dans la cave à ceque la futaille fut bien placée ; il indiqua encore la façonde s’y prendre pour avoir une provision de beurre à bon marché, etconclut un arrangement avec Lestiboudois, le sacristain, qui, outreses fonctions sacerdotales et mortuaires, soignait les principauxjardins d’Yonville à l’heure ou à l’année, selon le goût despersonnes.

Le besoin de s’occuper d’autrui ne poussait pas seul lepharmacien à tant de cordialité obséquieuse, et il y avaitlà-dessous un plan.

Il avait enfreint la loi du 19 ventôse an XI, article Ier, quidéfend à tout individu non porteur de diplôme l’exercice de lamédecine ; si bien que, sur des dénonciations ténébreuses,Homais avait été mandé à Rouen, près M le procureur du roi, en soncabinet particulier. Le magistrat l’avait reçu debout, dans sarobe, hermine à l’épaule et toque en tête. C’était le matin, avantl’audience. On entendait dans le corridor passer les fortes bottesdes gendarmes, et comme un bruit lointain de grosses serrures quise fermaient. Les oreilles du pharmacien lui tintèrent à croirequ’il allait tomber d’un coup de sang ; il entrevit des culsde basse-fosse, sa famille en pleurs, la pharmacie vendue, tous lesbocaux disséminés ; et il fut obligé d’entrer dans un caféprendre un verre de rhum avec de l’eau de Seltz, pour se remettreles esprits.

Peu à peu, le souvenir de cette admonition s’affaiblit, et ilcontinuait, comme autrefois, à donner des consultations anodinesdans son arrière-boutique. Mais le maire lui en voulait, desconfrères étaient jaloux, il fallait tout craindre ; ens’attachant M. Bovary par des politesses, c’était gagner sagratitude, et empêcher qu’il ne parlât plus tard, s’il s’apercevaitde quelque chose. Aussi, tous les matins, Homais lui apportait lejournal, et souvent, dans l’après-midi, quittait un instant lapharmacie pour aller chez l’officier de santé faire laconversation.

Charles était triste : la clientèle n’arrivait pas. Il demeuraitassis pendant de longues heures, sans parler, allait dormir dansson cabinet ou regardait coudre sa femme. Pour se distraire, ils’employa chez lui comme homme de peine, et même il essaya depeindre le grenier avec un reste de couleur que les peintresavaient laissé. Mais les affaires d’argent le préoccupaient. Il enavait tant dépensé pour les réparations de Tostes, pour lestoilettes de Madame et pour le déménagement, que toute la dot, plusde trois mille écus, s’était écoulée en deux ans. Puis, que dechoses endommagées ou perdues dans le transport de Tostes àYonville, sans compter le curé de plâtre, qui, tombant de lacharrette à un cahot trop fort, s’était écrasé en mille morceauxsur le pavé de Quincampoix !

Un souci meilleur vint le distraire, à savoir la grossesse de safemme. À mesure que le terme en approchait, il la chérissaitdavantage. C’était un autre lien de la chair s’établissant et commele sentiment continu d’une union plus complexe. Quand il voyait deloin sa démarche paresseuse et sa taille tourner mollement sur seshanches sans corset, quand vis-à-vis l’un de l’autre il lacontemplait tout à l’aise et qu’elle prenait, assise, des posesfatiguées dans son fauteuil, alors son bonheur ne se tenaitplus ; il se levait, il l’embrassait, passait ses mains sur safigure, l’appelait petite maman, voulait la faire danser, etdébitait, moitié riant, moitié pleurant, toutes sortes deplaisanteries caressantes qui lui venaient à l’esprit. L’idéed’avoir engendré le délectait. Rien ne lui manquait à présent. Ilconnaissait l’existence humaine tout du long, et il s’y attablaitsur les deux coudes avec sérénité.

Emma d’abord sentit un grand étonnement, puis eut envie d’êtredélivrée, pour savoir quelle chose c’était que d’être mère. Mais,ne pouvant faire les dépenses qu’elle voulait, avoir un berceau ennacelle avec des rideaux de soie rose et des béguins brodés, ellerenonça au trousseau dans un accès d’amertume, et le commanda d’unseul coup à une ouvrière du village, sans rien choisir ni discuter.Elle ne s’amusa donc pas à ces préparatifs où la tendresse desmères se met en appétit, et son affection, dès l’origine, en futpeut-être atténuée de quelque chose :

Cependant, comme Charles, à tous les repas, parlait du marmot,bientôt elle y songea d’une façon plus continue.

Elle souhaitait un fils ; il serait fort et brun, ellel’appellerait Georges ; et cette idée d’avoir pour enfant unmâle était comme la revanche en espoir de toutes ses impuissancespassées. Un homme, au moins, est libre ; il peut parcourir lespassions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux bonheursles plus lointains. Mais une femme est empêchée continuellement.Inerte et flexible à la fois, elle a contre elle les mollesses dela chair avec les dépendances de la loi. Sa volonté, comme le voilede son chapeau retenu par un cordon, palpite à tous lesvents ; il y a toujours quelque désir qui entraîne, quelqueconvenance qui retient.

Elle accoucha un dimanche, vers six heures, au soleillevant.

– C’est une fille ! dit Charles.

Elle tourna la tête et s’évanouit,

Presque aussitôt, madame Homais accourut et l’embrassa, ainsique la mère Lefrançois, du Lion d’or. Le pharmacien, en hommediscret, lui adressa seulement quelques félicitations provisoires,par la porte entrebâillée. Il voulut voir l’enfant, et le trouvabien conformé.

Pendant sa convalescence, elle s’occupa beaucoup à chercher unnom pour sa fille. D’abord, elle passa en revue tous ceux quiavaient des terminaisons italiennes, tels que Clara, Louisa,Amanda, Atala ; elle aimait assez Galsuinde, plus encoreYseult ou Léocadie. Charles désirait qu’on appelât l’enfant commesa mère ; Emma s’y opposait. On parcourut le calendrier d’unbout à l’autre, et l’on consulta les étrangers.

– M. Léon ; disait le pharmacien, avec qui j’en causaisl’autre jour, s’étonne que vous ne choisissiez point Madeleine, quiest excessivement à la mode maintenant.

Mais la mère Bovary se récria bien fort sur ce nom depécheresse. M. Homais, quant à lui, avait en prédilection tous ceuxqui rappelaient un grand homme, un fait illustre ou une conceptiongénéreuse, et c’est dans ce système-là qu’il avait baptisé sesquatre enfants. Ainsi, Napoléon représentait la gloire et Franklinla liberté ; Irma, peut-être, était une concession auromantisme ; mais Athalie, un hommage au plus immortelchef-d’œuvre de la scène française. Car ses convictionsphilosophiques n’empêchaient pas ses admirations artistiques, lepenseur chez lui n’étouffait point l’homme sensible ; ilsavait établir des différences, faire la part de l’imagination etcelle du fanatisme. De cette tragédie, par exemple, il blâmait lesidées, mais il admirait le style ; il maudissait laconception, mais il applaudissait à tous les détails, ets’exaspérait contre les personnages, en s’enthousiasmant de leursdiscours. Lorsqu’il lisait les grands morceaux, il étaittransporté ; mais, quand il songeait que les calotins entiraient avantage pour leur boutique, il était désolé, et danscette confusion de sentiments où il s’embarrassait, il aurait voulutout à la fois pouvoir couronner Racine de ses deux mains etdiscuter avec lui pendant un bon quart d’heure.

Enfin, Emma se souvint qu’au château de la Vaubyessard elleavait entendu la marquise appeler Berthe une jeune femme ; dèslors ce nom-là fut choisi, et, comme le père Rouault ne pouvaitvenir, on pria M. Homais d’être parrain. Il donna pour cadeaux tousproduits de son établissement, à savoir : six boîtes de jujubes, unbocal entier de racahout, trois coffins de pâte à la guimauve, et,de plus, six bâtons de sucre candi qu’il avait retrouvés dans unplacard. Le soir de la cérémonie, il y eut un grand dîner ; lecuré s’y trouvait ; on s’échauffa. M. Homais, vers lesliqueurs, entonna le Dieu des bonnes gens. M. Léon chanta unebarcarolle, et madame Bovary mère, qui était la marraine, uneromance du temps de l’Empire ; enfin M. Bovary père exigea quel’on descendît l’enfant, et se mit à le baptiser avec un verre dechampagne qu’il lui versait de haut sur la tête. Cette dérision dupremier des sacrements indigna l’abbé Bournisien ; le pèreBovary répondit par une citation de la Guerre des dieux,le curé voulut partir ; les dames suppliaient ; Homaiss’interposa ; et l’on parvint à faire rasseoirl’ecclésiastique, qui reprit tranquillement, dans sa soucoupe, sademi-tasse de café à moitié bue.

M. Bovary père resta encore un mois à Yonville, dont il éblouitles habitants par un superbe bonnet de police à galons d’argent,qu’il portait le matin, pour fumer sa pipe sur la place. Ayantaussi l’habitude de boire beaucoup d’eau-de-vie, souvent ilenvoyait la servante au Lion d’or lui en acheter une bouteille, quel’on inscrivait au compte de son fils ; et il usa, pourparfumer ses foulards, toute la provision d’eau de Cologne qu’avaitsa bru.

Celle-ci ne se déplaisait point dans sa compagnie. Il avaitcouru le monde : il parlait de Berlin, de Vienne, de Strasbourg, deson temps d’officier, des maîtresses qu’il avait eues, des grandsdéjeuners qu’il avait faits ; puis il se montrait aimable, etparfois même, soit dans l’escalier ou au jardin, il lui saisissaitla taille en s’écriant :

– Charles, prends garde à toi !

Alors la mère Bovary s’effraya pour le bonheur de son fils, et,craignant que son époux, à la longue, n’eût une influence immoralesur les idées de la jeune femme, elle se hâta de presser le départ.Peut-être avait-elle des inquiétudes plus sérieuses. M. Bovaryétait homme à ne rien respecter.

Un jour, Emma fut prise tout à coup du besoin de voir sa petitefille, qui avait été mise en nourrice chez la femme dumenuisier ; et, sans regarder à l’almanach si les six semainesde la Vierge duraient encore, elle s’achemina vers la demeure deRolet, qui se trouvait à l’extrémité du village, au bas de la côte,entre la grande route et les prairies.

Il était midi ; les maisons avaient leurs volets fermés, etles toits d’ardoises, qui reluisaient sous la lumière âpre du cielbleu, semblaient à la crête de leurs pignons faire pétiller desétincelles. Un vent lourd soufflait. Emma se sentait faible enmarchant ; les cailloux du trottoir la blessaient ; ellehésita si elle ne s’en retournerait pas chez elle, ou entreraitquelque part pour s’asseoir.

À ce moment, M. Léon sortit d’une porte voisine avec une liassede papiers sous son bras. Il vint la saluer et se mit à l’ombredevant la boutique de Lheureux, sous la tente grise quiavançait.

Madame Bovary dit qu’elle allait voir son enfant, mais qu’ellecommençait à être lasse.

– Si…, reprit Léon, n’osant poursuivre.

– Avez-vous affaire quelque part ? demanda-t-elle.

Et, sur la réponse du clerc, elle le pria de l’accompagner. Dèsle soir, cela fut connu dans Yonville, et madame Tuvache, la femmedu maire, déclara devant sa servante que madame Bovary secompromettait.

Pour arriver chez la nourrice il fallait, après la rue, tournerà gauche, comme pour gagner le cimetière, et suivre, entre desmaisonnettes et des cours, un petit sentier que bordaient destroènes. Ils étaient en fleur et les véroniques aussi, leséglantiers, les orties, et les ronces légères qui s’élançaient desbuissons. Par le trou des haies, on apercevait, dans les masures,quelque pourceau sur un fumier, ou des vaches embricolées, frottantleurs cornes contre le tronc des arbres. Tous les deux, côte àcôte, ils marchaient doucement, elle s’appuyant sur lui et luiretenant son pas qu’il mesurait sur les siens ; devant eux, unessaim de mouches voltigeait, en bourdonnant dans l’air chaud.

Ils reconnurent la maison à un vieux noyer qui l’ombrageait.Basse et couverte de tuiles brunes, elle avait en dehors, sous lalucarne de son grenier, un chapelet d’oignons suspendu. Desbourrées, debout contre la clôture d’épines, entouraient un carréde laitues, quelques pieds de lavande et des pots à fleurs montéssur des rames. De l’eau sale coulait en s’éparpillant sur l’herbe,et il y avait tout autour plusieurs guenilles indistinctes, des basde tricot, une camisole d’indienne rouge, et un grand drap de toileépaisse étalé en long sur la haie. Au bruit de la barrière, lanourrice parut, tenant sur son bras un enfant qui tétait. Elletirait de l’autre main un pauvre marmot chétif, couvert descrofules au visage, le fils d’un bonnetier de Rouen, que sesparents trop occupés de leur négoce laissaient à la campagne.

– Entrez, dit-elle ; votre petite est là qui dort.

La chambre, au rez-de-chaussée, la seule du logis, avait au fondcontre la muraille un large lit sans rideaux, tandis que le pétrinoccupait le côté de la fenêtre, dont une vitre était raccommodéeavec un soleil de papier bleu. Dans l’angle, derrière la porte, desbrodequins à clous luisants étaient rangés sous la dalle du lavoir,près d’une bouteille pleine d’huile qui portait une plume à songoulot ; un Mathieu Laensberg traînait sur la cheminéepoudreuse, parmi des pierres à fusil, des bouts de chandelle et desmorceaux d’amadou. Enfin la dernière superfluité de cet appartementétait une Renommée soufflant dans des trompettes, image découpéesans doute à même quelque prospectus de parfumerie, et que sixpointes à sabot clouaient au mur.

L’enfant d’Emma dormait à terre, dans un berceau d’osier. Ellela prit avec la couverture qui l’enveloppait, et se mit à chanterdoucement en se dandinant.

Léon se promenait dans la chambre ; il lui semblait étrangede voir cette belle dame en robe de nankin, tout au milieu de cettemisère. Madame Bovary devint rouge ; il se détourna, croyantque ses yeux peut-être avaient eu quelque impertinence. Puis ellerecoucha la petite, qui venait de vomir sur sa collerette. Lanourrice aussitôt vint l’essuyer, protestant qu’il n’y paraîtraitpas.

– Elle m’en fait bien d’autres, disait-elle, et je ne suisoccupée qu’à la rincer continuellement ! Si vous aviez donc lacomplaisance de commander à Camus l’épicier, qu’il me laisseprendre un peu de savon lorsqu’il m’en faut ? ce serait mêmeplus commode pour vous, que je ne dérangerais pas.

– C’est bien, c’est bien ! dit Emma. Au revoir, mèreRolet !

Et elle sortit, en essuyant ses pieds sur le seuil.

La bonne femme l’accompagna jusqu’au bout de la cour, tout enparlant du mal qu’elle avait à se relever la nuit.

– J’en suis si rompue quelquefois, que je m’endors sur machaise ; aussi, vous devriez pour le moins me donner unepetite livre de café moulu qui me ferait un mois et que jeprendrais le matin avec du lait.

Après avoir subi ses remerciements, madame Bovary s’enalla ; et elle était quelque peu avancée dans le sentier,lorsqu’à un bruit de sabots elle tourna la tête : c’était lanourrice !

– Qu’y a-t-il ?

Alors la paysanne, la tirant à l’écart, derrière un orme, se mità lui parler de son mari, qui, avec son métier et six francs par anque le capitaine…

– Achevez plus vite, dit Emma.

– Eh bien, reprit la nourrice poussant des soupirs entre chaquemot, j’ai peur qu’il ne se fasse une tristesse de me voir prendredu café toute seule ; vous savez, les hommes…

– Puisque vous en aurez, répétait Emma, je vous endonnerai !… Vous m’ennuyez !

– Hélas ! ma pauvre chère dame, c’est qu’il a, par suite deses blessures, des crampes terribles à la poitrine. Il dit même quele cidre l’affaiblit.

– Mais dépêchez-vous, mère Rolet !

– Donc, reprit celle-ci faisant une révérence, si ce n’était pastrop vous demander…, – elle salua encore une fois, – quand vousvoudrez, – et son regard suppliait, – un cruchon d’eau-de-vie,dit-elle enfin, et j’en frotterai les pieds de votre petite, quiles a tendres comme la langue.

Débarrassée de la nourrice, Emma reprit le bras de M. Léon. Ellemarcha rapidement pendant quelque temps ; puis elle seralentit, et son regard qu’elle promenait devant elle rencontral’épaule du jeune homme, dont la redingote avait un collet develours noir. Ses cheveux châtains tombaient dessus, plats et bienpeignés. Elle remarqua ses ongles, qui étaient plus longs qu’on neles portait à Yonville. C’était une des grandes occupations duclerc que de les entretenir ; et il gardait, à cet usage, uncanif tout particulier dans son écritoire. Ils s’en revinrent àYonville en suivant le bord de l’eau. Dans la saison chaude, laberge plus élargie découvrait jusqu’à leur base les murs desjardins, qui avaient un escalier de quelques marches descendant àla rivière. Elle coulait sans bruit, rapide et froide àl’œil ; de grandes herbes minces s’y courbaient ensemble,selon le courant qui les poussait, et comme des chevelures vertesabandonnées s’étalaient dans sa limpidité. Quelquefois, à la pointedes joncs ou sur la feuille des nénuphars, un insecte à pattesfines marchait ou se posait. Le soleil traversait d’un rayon lespetits globules bleus des ondes qui se succédaient en secrevant ; les vieux saules ébranchés miraient dans l’eau leurécorce grise ; au delà, tout alentour, la prairie semblaitvide. C’était l’heure du dîner dans les fermes, et la jeune femmeet son compagnon n’entendaient en marchant que la cadence de leurspas sur la terre du sentier, les paroles qu’ils se disaient, et lefrôlement de la robe d’Emma qui bruissait tout autour d’elle.

Les murs des jardins, garnis à leur chaperon de morceaux debouteilles, étaient chauds comme le vitrage d’une serre. Dans lesbriques, des ravenelles avaient poussé ; et, du bord de sonombrelle déployée, madame Bovary, tout en passant, faisaits’égrener en poussière jaune un peu de leurs fleurs flétries, oubien quelque branche des chèvrefeuilles et des clématites quipendaient en dehors traînait un moment sur la soie, en s’accrochantaux effilés.

Ils causaient d’une troupe de danseurs espagnols, que l’onattendait bientôt sur le théâtre de Rouen.

– Vous irez ? demanda-t-elle.

– Si je le peux, répondit-il.

N’avaient-ils rien autre chose à se dire ? Leurs yeuxpourtant étaient pleins d’une causerie plus sérieuse ; et,tandis qu’ils s’efforçaient à trouver des phrases banales, ilssentaient une même langueur les envahir tous les deux ;c’était comme un murmure de l’âme, profond, continu, qui dominaitcelui des voix. Surpris d’étonnement à cette suavité nouvelle, ilsne songeaient pas à s’en raconter la sensation ou à en découvrir lacause. Les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques,projettent sur l’immensité qui les précède leurs mollesses natales,une brise parfumée, et l’on s’assoupit dans cet enivrement sansmême s’inquiéter de l’horizon que l’on n’aperçoit pas.

La terre, à un endroit, se trouvait effondrée par le pas desbestiaux, il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacéesdans la boue. Souvent elle s’arrêtait une minute à regarder oùposer sa bottine, – et, chancelant sur le caillou qui tremblait,les coudes en l’air, la taille penchée, l’œil indécis, elle riaitalors, de peur de tomber dans les flaques d’eau.

Quand ils furent arrivés devant son jardin madame Bovary poussala petite barrière, monta les marches en courant et disparut.

Léon rentra à son étude. Le patron était absent ; il jetaun coup d’œil sur les dossiers, puis se tailla une plume, pritenfin son chapeau et s’en alla.

Il alla sur la Pâture, au haut de la côte d’Argueil, à l’entréede la forêt ; il se coucha par terre sous les sapins, etregarda le ciel à travers ses doigts.

– Comme je m’ennuie ! se disait-il, comme jem’ennuie !

Il se trouvait à plaindre de vivre dans ce village, avec Homaispour ami et M. Guillaumin pour maître.

Ce dernier, tout occupé d’affaires, portant des lunettes àbranches d’or et favoris rouges sur cravate blanche, n’entendaitrien aux délicatesses de l’esprit, quoiqu’il affectât un genreraide et anglais qui avait ébloui le clerc dans les premiers temps.Quant à la femme du pharmacien, c’était la meilleure épouse deNormandie, douce comme un mouton, chérissant ses enfants, son père,sa mère, ses cousins, pleurant aux maux d’autrui, laissant toutaller dans son ménage, et détestant les corsets ; – mais silente à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d’un aspect si communet d’une conversation si restreinte, qu’il n’avait jamais songé,quoiqu’elle eût trente ans, qu’il en eût vingt, qu’ils couchassentporte à porte, et qu’il lui parlât chaque jour, qu’elle pût êtreune femme pour quelqu’un, ni qu’elle possédât de son sexe autrechose que la robe.

Et ensuite, qu’y avait-il ? Binet, quelques marchands, deuxou trois cabaretiers, le curé, et enfin M. Tuvache, le maire, avecses deux fils, gens cossus, bourrus, obtus, cultivant leurs terreseux-mêmes, faisant des ripailles en famille, dévots d’ailleurs, etd’une société tout à fait insupportable.

Mais, sur le fond commun de tous ces visages humains, la figured’Emma se détachait isolée et plus lointaine cependant ; caril sentait entre elle et lui comme de vagues abîmes.

Au commencement, il était venu chez elle plusieurs fois dans lacompagnie du pharmacien, Charles n’avait point paru extrêmementcurieux de le recevoir ; et Léon ne savait comment s’y prendreentre la peur d’être indiscret et le désir d’une intimité qu’ilestimait presque impossible.

Chapitre 4

 

Dès les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter lasalle, longue pièce à plafond bas où il y avait, sur la cheminée,un polypier touffu s’étalant contre la glace. Assise dans sonfauteuil, près de la fenêtre, elle voyait passer les gens duvillage sur le trottoir.

Léon, deux fois par jour, allait de son étude au Lion d’or.Emma, de loin, l’entendait venir ; elle se penchait enécoutant, et le jeune homme glissait derrière le rideau, toujoursvêtu de même façon et sans détourner la tête. Mais au crépuscule,lorsque, le menton dans sa main gauche, elle avait abandonné surses genoux sa tapisserie commencée, souvent elle tressaillait àl’apparition de cette ombre glissant tout à coup. Elle se levait etcommandait qu’on mît le couvert.

M Homais arrivait pendant le dîner. Bonnet grec à la main, ilentrait à pas muets pour ne déranger personne et toujours enrépétant la même phrase : « Bonsoir la compagnie ! » Puis,quand il s’était posé à sa place, contre la table, entre les deuxépoux, il demandait au médecin des nouvelles de ses malades, etcelui-ci le consultait sur la probabilité des honoraires. Ensuite,on causait de ce qu’il y avait dans le journal. Homais, à cetteheure-là, le savait presque par cœur ; et il le rapportaitintégralement, avec les réflexions du journaliste et toutes leshistoires des catastrophes individuelles arrivées en France ou àl’étranger. Mais, le sujet se tarissant, il ne tardait pas à lancerquelques observations sur les mets qu’il voyait. Parfois même, selevant à demi, il indiquait délicatement à Madame le morceau leplus tendre, ou, se tournant vers la bonne, lui adressait desconseils pour la manipulation des ragoûts et l’hygiène desassaisonnements ; il parlait arome, osmazôme, sucs et gélatined’une façon à éblouir. La tête d’ailleurs plus remplie de recettesque sa pharmacie ne l’était de bocaux, Homais excellait à fairequantité de confitures, vinaigres et liqueurs douces, et ilconnaissait aussi toutes les inventions nouvelles de caléfacteurséconomiques, avec l’art de conserver les fromages et de soigner lesvins malades.

À huit heures, Justin venait le chercher pour fermer lapharmacie. Alors M. Homais le regardait d’un œil narquois, surtoutsi Félicité se trouvait là, s’étant aperçu que son élèveaffectionnait la maison du médecin.

– Mon gaillard, disait-il, commence à avoir des idées, et jecrois, diable m’emporte, qu’il est amoureux de votrebonne !

Mais un défaut plus grave, et qu’il lui reprochait, c’étaitd’écouter continuellement les conversations. Le dimanche, parexemple, on ne pouvait le faire sortir du salon, où madame Homaisl’avait appelé pour prendre les enfants, qui s’endormaient dans lesfauteuils, en tirant avec leurs dos les housses de calicot, troplarges.

Il ne venait pas grand monde à ces soirées du pharmacien, samédisance et ses opinions politiques ayant écarté de luisuccessivement différentes personnes respectables. Le clerc nemanquait pas de s’y trouver. Dès qu’il entendait la sonnette, ilcourait au-devant de madame Bovary, prenait son châle, et posait àl’écart, sous le bureau de la pharmacie, les grosses pantoufles delisière qu’elle portait sur sa chaussure, quand il y avait de laneige.

On faisait d’abord quelques parties de trente-et-un ;ensuite M. Hornais jouait à l’écarté avec Emma ; Léon,derrière elle, lui donnait des avis. Debout et les mains sur ledossier de sa chaise, il regardait les dents de son peigne quimordaient son chignon. À chaque mouvement qu’elle faisait pourjeter les cartes, sa robe du côté droit remontait. De ses cheveuxretroussés, il descendait une couleur brune sur son dos, et qui,s’apâlissant graduellement, peu à peu se perdait dans l’ombre. Sonvêtement, ensuite, retombait des deux côtés sur le siège, enbouffant, plein de plis, et s’étalait jusqu’à terre. Quand Léonparfois sentait la semelle de sa botte poser dessus, il s’écartait,comme s’il eût marché sur quelqu’un.

Lorsque la partie de cartes était finie, l’apothicaire et lemédecin jouaient aux dominos, et Emma changeant de place,s’accoudait sur la table, à feuilleter l’Illustration. Elle avaitapporté son journal de modes. Léon se mettait près d’elle ;ils regardaient ensemble les gravures et s’attendaient au bas despages. Souvent elle le priait de lui lire des vers ; Léon lesdéclamait d’une voix traînante et qu’il faisait expirersoigneusement aux passages d’amour. Mais le bruit des dominos lecontrariait ; M. Homais y était fort, il battait Charles àplein double-six. Puis, les trois centaines terminées, ilss’allongeaient tous deux devant le foyer et ne tardaient pas às’endormir. Le feu se mourait dans les cendres ; la théièreétait vide ; Léon lisait encore. Emma l’écoutait, en faisanttourner machinalement l’abat-jour de la lampe, où étaient peintssur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses decorde, avec leurs balanciers. Léon s’arrêtait, désignant d’un gesteson auditoire endormi, alors ils se parlaient à voix basse, et laconversation qu’ils avaient leur semblait plus douce, parce qu’ellen’était pas entendue.

Ainsi s’établit entre eux une sorte d’association, un commercecontinuel de livres et de romances ; M. Bovary, peu jaloux, nes’en étonnait pas.

Il reçut pour sa fête une belle tête phrénologique, toutemarquetée de chiffres jusqu’au thorax et peinte en bleu. C’étaitune attention du clerc. Il en avait bien d’autres, jusqu’à luifaire, à Rouen, ses commissions ; et le livre d’un romancierayant mis à la mode la manie des plantes grasses, Léon en achetaitpour Madame, qu’il rapportait sur ses genoux, dans l’Hirondelle,tout en se piquant les doigts à leurs poils durs.

Elle fit ajuster, contre sa croisée, une planchette à balustradepour tenir ses potiches. Le clerc eut aussi son jardinetsuspendu ; ils s’apercevaient soignant leurs fleurs à leurfenêtre.

Parmi les fenêtres du village, il y en avait une encore plussouvent occupée ; car, le dimanche, depuis le matin jusqu’à lanuit, et chaque après-midi, si le temps était clair, on voyait à lalucarne d’un grenier le profil maigre de M. Binet penché sur sontour, dont le ronflement monotone s’entendait jusqu’au Liond’or

Un soir, en rentrant, Léon trouva dans sa chambre un tapis develours et de laine avec des feuillages sur fond pâle, il appelamadame Homais, M Homais, Justin, les enfants, la cuisinière, il enparla à son patron ; tout le monde désira connaître cetapis ; pourquoi la femme du médecin faisait-elle au clerc desgénérosités ? Cela parut drôle, et l’on pensa définitivementqu’elle devait être sa bonne amie.

Il le donnait à croire, tant il vous entretenait sans cesse deses charmes et de son esprit, si bien que Binet lui répondit unefois fort brutalement :

– Que m’importe, à moi, puisque je ne suis pas de sasociété !

Il se torturait à découvrir par quel moyen lui faire sadéclaration ; et, toujours hésitant entre la crainte de luidéplaire et la honte d’être si pusillanime, il en pleurait dedécouragement et de désirs. Puis il prenait des décisionsénergiques ; il écrivait des lettres qu’il déchirait,s’ajournait à des époques qu’il reculait. Souvent il se mettait enmarche, dans le projet de tout oser ; mais cette résolutionl’abandonnait bien vite en la présence d’Emma, et, quand Charles,survenant, l’invitait à monter dans son boc pour aller voirensemble quelque malade aux environs, il acceptait aussitôt,saluait Madame et s’en allait. Son mari, n’était-ce pas quelquechose d’elle ?

Quant à Emma, elle ne s’interrogea point pour savoir si ellel’aimait. L’amour, croyait-elle, devait arriver tout à coup, avecde grands éclats et des fulgurations, – ouragan des cieux qui tombesur la vie, la bouleverse, arrache les volontés comme des feuilleset emporte à l’abîme le cœur entier. Elle ne savait pas que, sur laterrasse des maisons, la pluie fait des lacs quand les gouttièressont bouchées, et elle fût ainsi demeurée en sa sécurité,lorsqu’elle découvrit subitement une lézarde dans le mur.

Chapitre 5

 

Ce fut un dimanche de février, une après-midi qu’ilneigeait.

Ils étaient tous, M. et madame Bovary, Homais et M. Léon, partisvoir, à une demi-lieue d’Yonville, dans la vallée, une filature delin que l’on établissait. L’apothicaire avait emmené avec luiNapoléon et Athalie, pour leur faire faire de l’exercice, et Justinles accompagnait, portant des parapluies sur son épaule.

Rien pourtant n’était moins curieux que cette curiosité. Ungrand espace de terrain vide, où se trouvaient pêle-mêle, entre destas de sable et de cailloux, quelques roues d’engrenage déjàrouillées, entourait un long bâtiment quadrangulaire que perçaientquantité de petites fenêtres. Il n’était pas achevé d’être bâti, etl’on voyait le ciel à travers les lambourdes de la toiture. Attachéà la poutrelle du pignon, un bouquet de paille entremêlé d’épisfaisait claquer au vent ses rubans tricolores.

Homais parlait. Il expliquait à la compagnie l’importance futurede cet établissement, supputait la force des planchers, l’épaisseurdes murailles, et regrettait beaucoup de n’avoir pas de cannemétrique, comme M. Binet en possédait une pour son usageparticulier.

Emma, qui lui donnait le bras, s’appuyait un peu sur son épaule,et elle regardait le disque du soleil irradiant au loin, dans labrume, sa pâleur éblouissante ; mais elle tourna la tête :Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils,et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à sonvisage quelque chose de stupide ; son dos même, son dostranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur laredingote toute la platitude du personnage.

Pendant qu’elle le considérait, goûtant ainsi dans sonirritation une sorte de volupté dépravée, Léon s’avança d’un pas.Le froid qui le pâlissait semblait déposer sur sa figure unelangueur plus douce ; entre sa cravate et son cou, le col dela chemise, un peu lâche, laissait voir la peau ; un boutd’oreille dépassait sous une mèche de cheveux, et son grand œilbleu, levé vers les nuages, parut à Emma plus limpide et plus beauque ces lacs des montagnes où le ciel se mire.

– Malheureux ! s’écria tout à coup l’apothicaire.

Et il courut à son fils, qui venait de se précipiter dans un tasde chaux pour peindre ses souliers en blanc. Aux reproches dont onl’accablait, Napoléon se prit à pousser des hurlements, tandis queJustin lui essuyait ses chaussures avec un torchis de paille. Maisil eût fallu un couteau ; Charles offrit le sien.

– Ah ! se dit-elle, il porte un couteau dans sa poche,comme un paysan !

Le givre tombait ; et l’on s’en retourna vers Yonville.

Madame Bovary, le soir, n’alla pas chez ses voisins, et, quandCharles fut parti, lorsqu’elle se sentit seule, le parallèlerecommença dans la netteté d’une sensation presque immédiate etavec cet allongement de perspective que le souvenir donne auxobjets. Regardant de son lit le feu clair qui brûlait, elle voyaitencore, comme là-bas, Léon debout, faisant plier d’une main sabadine et tenant de l’autre Athalie, qui suçait tranquillement unmorceau de glace. Elle le trouvait charmant ; elle ne pouvaits’en détacher ; elle se rappela ses autres attitudes end’autres jours, des phrases qu’il avait dites, le son de sa voix,toute sa personne ; et elle répétait, en avançant ses lèvrescomme pour un baiser :

– Oui, charmant ! charmant !… N’aime-t-il pas ?se demanda-t-elle. Qui donc ?… mais c’est moi !

Toutes les preuves à la fois s’en étalèrent, son cœur bondit. Laflamme de la cheminée faisait trembler au plafond une clartéjoyeuse ; elle se tourna sur le dos en s’étirant les bras.

Alors commença l’éternelle lamentation : « Oh ! si le ciell’avait voulu ! Pourquoi n’est-ce pas ? Qui empêchaitdonc ?… »

Quand Charles, à minuit, rentra, elle eut l’air de s’éveiller,et, comme il fit du bruit en se déshabillant, elle se plaignit dela migraine ; puis demanda nonchalamment ce qui s’était passédans la soirée.

– M. Léon, dit-il, est remonté de bonne heure.

Elle ne put s’empêcher de sourire, et elle s’endormit l’âmeremplie d’un enchantement nouveau.

Le lendemain, à la nuit tombante, elle reçut la visite du sieurLheureux, marchand de nouveautés. C’était un homme habile que ceboutiquier,

Né Gascon, mais devenu Normand, il doublait sa facondeméridionale de cautèle cauchoise. Sa figure grasse, molle et sansbarbe, semblait teinte par une décoction de réglisse claire, et sachevelure blanche rendait plus vif encore l’éclat rude de sespetits yeux noirs. On ignorait ce qu’il avait été jadis :porteballe, disaient les uns, banquier à Routot, selon les autres.Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il faisait, de tête, des calculscompliqués, à effrayer Binet lui-même. Poli jusqu’à l’obséquiosité,il se tenait toujours les reins à demi courbés, dans la position dequelqu’un qui salue ou qui invite.

Après avoir laissé à la porte son chapeau garni d’un crêpe, ilposa sur la table un carton vert, et commença par se plaindre àMadame, avec force civilités, d’être resté jusqu’à ce jour sansobtenir sa confiance. Une pauvre boutique comme la sienne n’étaitpas faite pour attirer une élégante ; il appuya sur le mot.Elle n’avait pourtant, qu’à commander, et il se chargerait de luifournir ce qu’elle voudrait, tant en mercerie que lingerie,bonneterie ou nouveautés ; car il allait à la ville quatrefois par mois, régulièrement. Il était en relation avec les plusfortes maisons. On pouvait parler de lui aux Trois Frères, à laBarbe d’or ou au Grand Sauvage, tous ces messieurs le connaissaientcomme leur poche ! Aujourd’hui donc, il venait montrer àMadame, en passant, différents articles qu’il se trouvait avoir,grâce à une occasion des plus rares. Et il retira de la boîte unedemi-douzaine de cols brodés.

Madame Bovary les examina.

– Je n’ai besoin de rien, dit-elle.

Alors M. Lheureux exhiba délicatement trois écharpesalgériennes, plusieurs paquets d’aiguilles anglaises, une paire depantoufles en paille, et, enfin, quatre coquetiers en coco, ciselésà jour par des forçats. Puis, les deux mains sur la table, le coutendu, la taille penchée ; il suivait, bouche béante, leregard d’Emma, qui se promenait indécis parmi ces marchandises. Detemps à autre comme pour en chasser la poussière, il donnait uncoup d’ongle sur la soie des écharpes, dépliées, dans toute leurlongueur ; et elles frémissaient avec un bruit léger, enfaisant, à la lumière verdâtre du crépuscule, scintiller, comme depetites étoiles, les paillettes d’or de leur tissu.

– Combien coûtent-elles ?

– Une misère, répondit-il, une misère ; mais rien nepresse ; quand vous voudrez ; nous ne sommes pas desjuifs !

Elle réfléchit quelques instants, et finit encore par remercierM. Lheureux, qui répliqua sans s’émouvoir.

– Eh bien ; nous nous entendrons plus tard ; avec lesdames je me suis toujours arrangé, si ce n’est avec la mienne,cependant !

Emma sourit.

– C’était pour vous dire, reprit-il d’un air bonhomme après saplaisanterie, que ce n’est pas l’argent qui m’inquiète… Je vous endonnerais, s’il le fallait.

Elle eut un geste de surprise.

– Ah ! fit-il vivement et à voix basse, je n’aurais pasbesoin d’aller loin pour vous en trouver ;comptez-y !

Et il se mit à demander des nouvelles du père Tellier, le maîtredu Café Français, que M. Bovary soignait alors.

– Qu’est-ce qu’il a donc, le père Tellier ?… Il toussequ’il en secoue toute sa maison, et j’ai bien peur queprochainement il ne lui faille plutôt un paletot de sapin qu’unecamisole de flanelle ? Il a fait tant de bamboches quand ilétait jeune ! Ces gens-là, madame, n’avaient pas le moindreordre ! il s’est calciné avec l’eau-de-vie ! Mais c’estfâcheux tout de même de voir une connaissance s’en aller.

Et, tandis qu’il rebouclait son carton, il discourait ainsi surla clientèle du médecin.

– C’est le temps, sans doute, dit-il en regardant les carreauxavec une figure rechignée, qui est la cause de cesmaladies-là ! Moi aussi, je ne me sens pas en monassiette ; il faudra même un de ces jours que je vienneconsulter Monsieur, pour une douleur que j’ai dans le dos. Enfin,au revoir, madame Bovary ; à votre disposition ;serviteur très humble !

Et il referma la porte doucement

Emma se fit servir à dîner dans sa chambre, au coin du feu, surun plateau ; elle fut longue à manger ; tout lui semblabon.

– Comme j’ai été sage ! se disait-elle en songeant auxécharpes.

Elle entendit des pas dans l’escalier : c’était Léon. Elle seleva, et prit sur la commode ; parmi des torchons à ourler, lepremier de la pile. Elle semblait fort occupée quand il parut.

La conversation fut languissante, madame Bovary l’abandonnant àchaque minute, tandis qu’il demeurait lui-même comme toutembarrassé. Assis sur une chaise basse, près de la cheminée, ilfaisait tourner dans ses doigts l’étui d’ivoire ; ellepoussait son aiguille, ou, de temps à autre, avec son ongle,fronçait les plis de la toile. Elle ne parlait pas ; il setaisait, captivé par son silence, comme il l’eût été par sesparoles.

– Pauvre garçon ! pensait-elle.

– En quoi lui déplais-je ? se demandait-il.

Léon, cependant, finit par dire qu’il devait, un de ces jours,aller à Rouen, pour une affaire de son étude…

– Votre abonnement de musique est terminé, dois-je lereprendre ?

– Non, répondit-elle.

– Pourquoi ?

– Parce que…

Et, pinçant ses lèvres, elle tira lentement une longue aiguilléede fil gris.

Cet ouvrage irritait Léon. Les doigts d’Emma semblaient s’yécorcher par le bout ; il lui vint en tête une phrase galante,mais qu’il ne risqua pas.

– Vous l’abandonnez donc ? reprit-il.

– Quoi ? dit-elle vivement ; la musique ?Ah ! mon Dieu, oui ! n’ai-je pas ma maison à tenir, monmari à soigner, mille choses enfin, bien des devoirs qui passentauparavant !

Elle regarda la pendule. Charles était en retard. Alors elle fitla soucieuse. Deux ou trois fois même elle répéta :

– Il est si bon !

Le clerc affectionnait M. Bovary. Mais cette tendresse à sonendroit l’étonna d’une façon désagréable ; néanmoins ilcontinua son éloge, qu’il entendait faire à chacun, disait-il, etsurtout au pharmacien.

– Ah ! c’est un brave homme, reprit Emma.

– Certes, reprit le clerc :

Et il se mit à parler de madame Homais, dont la tenue fortnégligée leur apprêtait à rire ordinairement.

– Qu’est-ce que cela fait ? interrompit Emma. Une bonnemère de famille ne s’inquiète pas de sa toilette.

Puis elle retomba dans son silence.

Il en fut de même les jours suivants ; ses discours, sesmanières, tout changea. On la vit prendre à cœur son ménage,retourner à l’église régulièrement et tenir sa servante avec plusde sévérité.

Elle retira Berthe de nourrice. Félicité l’amenait quand ilvenait des visites, et madame Bovary la déshabillait afin de fairevoir ses membres. Elle déclarait adorer les enfants ; c’étaitsa consolation, sa joie, sa folie, et elle accompagnait sescaresses d’expansions lyriques, qui, à d’autres qu’à desYonvillais, eussent rappelé la Sachette de Notre-Dame de Paris.

Quand Charles rentrait, il trouvait auprès des cendres sespantoufles à chauffer. Ses gilets maintenant ne manquaient plus dedoublure, ni ses chemises de boutons, et même il y avait plaisir àconsidérer dans l’armoire tous les bonnets de coton rangés parpiles égales. Elle ne rechignait plus, comme autrefois, à faire destours dans le jardin ; ce qu’il proposait était toujoursconsenti, bien qu’elle ne devinât pas les volontés auxquelles ellese soumettait sans un murmure ; – et lorsque Léon le voyait aucoin du feu, après le dîner, les deux mains sur son ventre, lesdeux pieds sur les chenets, la joue rougie par la digestion, lesyeux humides de bonheur, avec l’enfant qui se traînait sur letapis, et cette femme à taille mince qui par-dessus le dossier dufauteuil venait le baiser au front :

– Quelle folie ! se disait-il, et comment arriver jusqu’àelle ?

Elle lui parut donc si vertueuse et inaccessible, que touteespérance, même la plus vague, l’abandonna.

Mais, par ce renoncement, il la plaçait en des conditionsextraordinaires. Elle se dégagea, pour lui, des qualités charnellesdont il n’avait rien à obtenir ; et elle alla, dans son cœur,montant toujours et s’en détachant, à la manière magnifique d’uneapothéose qui s’envole. C’était un de ces sentiments purs quin’embarrassent pas l’exercice de la vie, que l’on cultive parcequ’ils sont rares ; et dont la perte affligerait plus que lapossession n’est réjouissante.

Emma maigrit, ses joues pâlirent, sa figure s’allongea. Avec sesbandeaux noirs, ses grands yeux, son nez droit, sa démarched’oiseau, et toujours silencieuse maintenant, ne semblait-elle pastraverser l’existence en y touchant à peine, et porter au front lavague empreinte de quelque prédestination sublime ? Elle étaitsi triste et si calme, si douce à la fois et si réservée, que l’onse sentait près d’elle pris par un charme glacial, comme l’onfrissonne dans les églises sous le parfum des fleurs mêlé au froiddes marbres. Les autres même n’échappaient point à cette séduction.Le pharmacien disait :

– C’est une femme de grands moyens et qui ne serait pas déplacéedans une sous-préfecture.

Les bourgeoises admiraient son économie, les clients sapolitesse, les pauvres sa charité.

Mais elle était pleine de convoitises, de rage, de haine. Cetterobe aux plis droits cachait un cœur bouleversé, et ces lèvres sipudiques n’en racontaient pas la tourmente. Elle était amoureuse deLéon, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus àl’aise se délecter en son image. La vue de sa personne troublait lavolupté de cette méditation. Emma palpitait au bruit de sespas ; puis, en sa présence, l’émotion tombait, et il ne luirestait ensuite qu’un immense étonnement qui se finissait entristesse.

Léon ne savait pas, lorsqu’il sortait de chez elle désespéré,qu’elle se levait derrière lui afin de le voir dans la rue. Elles’inquiétait de ses démarches, elle épiait son visage ; elleinventa toute une histoire pour trouver prétexte à visiter sachambre. La femme du pharmacien lui semblait bien heureuse dedormir sous le même toit ; et ses pensées continuellements’abattaient sur cette maison, comme les pigeons du Lion d’or quivenaient tremper là, dans les gouttières, leurs pattes roses etleurs ailes blanches. Mais plus Emma s’apercevait de son amour,plus elle le refoulait, afin qu’il ne parût pas, et pour lediminuer. Elle aurait voulu que Léon s’en doutât ; et elleimaginait des hasards, des catastrophes qui l’eussent facilité. Cequi la retenait, sans doute, c’était la paresse ou l’épouvante, etla pudeur aussi. Elle songeait qu’elle l’avait repoussé trop loin,qu’il n’était plus temps, que tout était perdu. Puis l’orgueil, lajoie de se dire : « je suis vertueuse », et de se regarder dans laglace en prenant des poses résignées, la consolait un peu dusacrifice qu’elle croyait faire.

Alors, les appétits de la chair, les convoitises d’argent et lesmélancolies de la passion, tout se confondit dans une mêmesouffrance ; – et, au lieu d’en détourner sa pensée ;elle l’y attachait davantage, s’excitant à la douleur et encherchant partout les occasions. Elle s’irritait d’un plat malservi ou d’une porte entrebâillée, gémissait du velours qu’ellen’avait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses rêves trop hauts,de sa maison trop étroite.

Ce qui l’exaspérait, c’est que Charles n’avait pas l’air de sedouter de son supplice. La conviction où il était de la rendreheureuse lui semblait une insulte imbécile, et sa sécurité,là-dessus, de l’ingratitude. Pour qui donc était-elle sage ?N’était-il pas, lui, obstacle à toute félicité, la cause de toutemisère, et comme l’ardillon pointu de cette courroie complexe quila bouclait de tous côtés ?

Donc, elle reporta sur lui seul la haine nombreuse qui résultaitde ses ennuis, et chaque effort pour l’amoindrir ne servait qu’àl’augmenter ; car cette peine inutile s’ajoutait aux autresmotifs de désespoir et contribuait encore plus à l’écartement. Sapropre douceur à elle-même lui donnait des rébellions. Lamédiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, latendresse matrimoniale en des désirs adultères. Elle aurait vouluque Charles la battît, pour pouvoir plus justement le détester,s’en venger. Elle s’étonnait parfois des conjectures atroces quilui arrivaient à la pensée ; et il fallait continuer àsourire, s’entendre répéter qu’elle était heureuse, faire semblantde l’être, le laisser croire !

Elle avait des dégoûts, cependant, de cette hypocrisie. Destentations la prenaient de s’enfuir avec Léon, quelque part, bienloin, pour essayer une destinée nouvelle ; mais aussitôt ils’ouvrait dans son âme un gouffre vague, plein d’obscurité.

– D’ailleurs, il ne m’aime plus, pensait-elle ; quedevenir ? quel secours attendre, quelle consolation, quelallégement ?

Elle restait brisée, haletante, inerte, sanglotant à voix basseet avec des larmes qui coulaient.

– Pourquoi ne point le dire à Monsieur ? lui demandait ladomestique, lorsqu’elle entrait pendant ces crises.

– Ce sont les nerfs, répondait Emma ; ne lui en parle pas,tu l’affligerais.

– Ah ! oui, reprenait Félicité, vous êtes justement commela Guérine, la fille au père Guérin, le pêcheur du Pollet, que j’aiconnue à Dieppe, avant de venir chez vous. Elle était si triste, sitriste, qu’à la voir debout sur le seuil de sa maison, elle vousfaisait l’effet d’un drap d’enterrement tendu devant la porte. Sonmal, à ce qu’il paraît, était une manière de brouillard qu’elleavait dans la tête, et les médecins n’y pouvaient rien, ni le curénon plus. Quand ça la prenait trop fort, elle s’en allait touteseule sur le bord de la mer, si bien que le lieutenant de ladouane, en faisant sa tournée, souvent la trouvait étendue à platventre et pleurant sur les galets. Puis, après son mariage, ça luia passé, dit-on.

– Mais, moi, reprenait Emma, c’est après le mariage que ça m’estvenu.

Chapitre 6

 

Un soir que la fenêtre était ouverte, et que, assise au bord,elle venait de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait lebuis, elle entendit tout à coup sonner l’Angelus.

On était au commencement d’avril, quand les primevères sontécloses ; un vent tiède se roule sur les plates-bandeslabourées, et les jardins, comme des femmes, semblent faire leurtoilette pour les fêtes de l’été. Par les barreaux de la tonnelleet au delà tout alentour, on voyait la rivière dans la prairie, oùelle dessinait sur l’herbe des sinuosités vagabondes. La vapeur dusoir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurscontours d’une teinte violette, plus pâle et plus transparentequ’une gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au loin, desbestiaux marchaient ; on n’entendait ni leurs pas, ni leursmugissements ; et la cloche, sonnant toujours, continuait dansles airs sa lamentation pacifique.

À ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s’égaraitdans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappelales grands chandeliers, qui dépassaient sur l’autel les vasespleins de fleurs et le tabernacle à colonnettes. Elle aurait voulu,comme autrefois, être encore confondue dans la longue ligne desvoiles blancs, que marquaient de noir ça et là les capuchons raidesdes bonnes sœurs inclinées sur leur prie-Dieu ; le dimanche, àla messe, quand elle relevait sa tête, elle apercevait le douxvisage de la Vierge parmi les tourbillons bleuâtres de l’encens quimontait. Alors un attendrissement la saisit ; elle se sentitmolle et tout abandonnée, comme un duvet d’oiseau qui tournoie dansla tempête ; et ce fut sans en avoir conscience qu’elles’achemina vers l’église, disposée à n’importe quelle dévotion,pourvu qu’elle y absorbât son âme et que l’existence entière ydisparût.

Elle rencontra, sur la place, Lestiboudois, qui s’enrevenait ; car, pour ne pas rogner la journée, il préféraitinterrompre sa besogne puis la reprendre, si bien qu’il tintaitl’Angelus selon sa commodité. D’ailleurs, la sonnerie, faite plustôt, avertissait les gamins de l’heure du catéchisme.

Déjà quelques-uns, qui se trouvaient arrivés, jouaient auxbilles sur les dalles du cimetière. D’autres, à califourchon sur lemur, agitaient leurs jambes, en fauchant avec leurs sabots lesgrandes orties poussées entre la petite enceinte et les dernièrestombes. C’était la seule place qui fût verte ; tout le resten’était que pierres, et couvert continuellement d’une poudre fine,malgré le balai de la sacristie.

Les enfants en chaussons couraient là comme sur un parquet faitpour eux, et on entendait les éclats de leurs voix à travers lebourdonnement de la cloche. Il diminuait avec les oscillations dela grosse corde qui, tombant des hauteurs du clocher, traînait àterre par le bout. Des hirondelles passaient en poussant de petitscris, coupaient l’air au tranchant de leur vol, et rentraient vitedans leurs nids jaunes, sous les tuiles du larmier. Au fond del’église, une lampe brûlait, c’est-à-dire une mèche de veilleusedans un verre suspendu. Sa lumière, de loin, semblait une tacheblanchâtre qui tremblait sur l’huile. Un long rayon de soleiltraversait toute la nef et rendait plus sombres encore lesbas-côtés et les angles.

– Où est le curé ? demanda madame Bovary à un jeune garçonqui s’amusait à secouer le tourniquet dans son trou trop lâche.

– Il va venir, répondit-il.

En effet, la porte du presbytère grinça, l’abbé Bournisienparut ; les enfants, pêle-mêle, s’enfuirent dans l’église.

– Ces polissons-là ! murmura l’ecclésiastique, toujours lesmêmes !

Et, ramassant un catéchisme en lambeaux qu’il venait de heurteravec son pied :

– Ça ne respecte rien !

Mais, dès qu’il aperçut madame Bovary :

– Excusez-moi, dit-il, je ne vous remettais pas.

Il fourra le catéchisme dans sa poche et s’arrêta, continuant àbalancer entre deux doigts la lourde clef de la sacristie.

La lueur du soleil couchant qui frappait, en plein son visagepâlissait le lasting de sa soutane, luisante sous les coudes,effiloquée par le bas. Des taches de graisse et de tabac suivaientsur sa poitrine large la ligne des petits boutons, et ellesdevenaient plus nombreuses en s’écartant de son rabat, oùreposaient les plis abondants de sa peau rouge ; elle étaitsemée de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils rudes desa barbe grisonnante. Il venait de dîner et respiraitbruyamment.

– Comment vous portez-vous ? ajouta-t-il.

– Mal, répondit Emma ; je souffre.

– Eh bien, moi aussi, reprit l’ecclésiastique. Ces premièreschaleurs, n’est-ce pas, vous amollissent étonnamment ? Enfin,que voulez-vous ! nous sommes nés pour souffrir, comme ditsaint Paul. Mais, M. Bovary, qu’est-ce qu’il en pense ?

– Lui ! fit-elle avec un geste de dédain.

– Quoi ! répliqua le bonhomme tout étonné, il ne vousordonne pas quelque chose ?

– Ah ! dit Emma, ce ne sont pas les remèdes de la terrequ’il me faudrait.

Mais le curé, de temps à autre, regardait dans l’église, où tousles gamins agenouillés se poussaient de l’épaule, et tombaientcomme des capucins de cartes.

– Je voudrais savoir…, reprit-elle.

– Attends, attends, Riboudet, cria l’ecclésiastique d’une voixcolère, je m’en vas aller te chauffer les oreilles, mauvaisgalopin !

Puis, se tournant vers Emma :

– C’est le fils de Boudet le charpentier ; ses parents sontà leur aise et lui laissent faire ses fantaisies. Pourtant ilapprendrait vite, s’il le voulait, car il est plein d’esprit. Etmoi quelquefois, par plaisanterie, je l’appelle donc Riboudet(comme la côte que l’on prend pour aller à Maromme), et je dis même: mon Riboudet. Ah ! ah ! Mont-Riboudet ! L’autrejour, j’ai rapporté ce mot-là à Monseigneur, qui en a ri… il adaigné en rire. – Et M. Bovary, comment va-t-il ?

Elle semblait ne pas entendre. Il continua :

– Toujours fort occupé, sans doute ? car nous sommescertainement, lui et moi, les deux personnes de la paroisse quiavons le plus à faire. Mais lui, il est le médecin des corps,ajouta-t-il avec un rire épais, et moi, je le suis desâmes !

Elle fixa sur le prêtre des yeux suppliants.

– Oui…, dit-elle, vous soulagez toutes les misères.

– Ah ! ne m’en parlez pas, madame Bovary ! Ce matinmême, il a fallu que j’aille dans le Bas-Diauville pour une vachequi avait l’enfle ; ils croyaient que c’était un sort. Toutesleurs vaches, je ne sais comment… Mais, pardon ! Longuermarreet Boudet ! sac à papier ! voulez-vous bienfinir !

Et, d’un bond, il s’élança dans l’église.

Les gamins, alors, se pressaient autour du grand pupitre,grimpaient sur le tabouret du chantre, ouvraient le missel ;et d’autres, à pas de loup, allaient se hasarder bientôt jusquedans le confessionnal. Mais le curé, soudain, distribua sur tousune grêle de soufflets. Les prenant par le collet de la veste, illes enlevait de terre et les reposait à deux genoux sur les pavésdu chœur, fortement, comme s’il eût voulu les y planter.

– Allez, dit-il quand il fut revenu près d’Emma, et en déployantson large mouchoir d’indienne, dont il mit un angle entre sesdents, les cultivateurs sont bien à plaindre !

– Il y en a d’autres, répondit-elle.

– Assurément ! les ouvriers des villes, par exemple.

– Ce ne sont pas eux…

– Pardonnez-moi ! j’ai connu là de pauvres mères defamille, des femmes vertueuses, je vous assure, de véritablessaintes, qui manquaient même de pain.

– Mais celles, reprit Emma (et les coins de sa bouche setordaient en parlant), celles, monsieur le curé, qui ont du pain,et qui n’ont pas…

– De feu l’hiver, dit le prêtre.

– Eh ! qu’importe ?

– Comment ! qu’importe ? Il me semble, à moi, quelorsqu’on est bien chauffé, bien nourri…, car enfin…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! soupirait-elle.

– Vous vous trouvez gênée ? fit-il, en s’avançant d’un airinquiet ; c’est la digestion, sans doute ? Il fautrentrer chez vous, madame Bovary, boire un peu de thé ; çavous fortifiera, ou bien un verre d’eau fraîche avec de lacassonade.

– Pourquoi ?

Et elle avait l’air de quelqu’un qui se réveille d’un songe.

– C’est que vous passiez la main sur votre front. J’ai cru qu’unétourdissement vous prenait.

Puis, se ravisant :

– Mais vous me demandiez quelque chose ? Qu’est-cedonc ? Je ne sais plus.

– Moi ? Rien…, rien…, répétait Emma.

Et son regard, qu’elle promenait autour d’elle, s’abaissalentement sur le vieillard à soutane. Ils se considéraient tous lesdeux, face à face, sans parler.

– Alors, madame Bovary, dit-il enfin, faites excuse, mais ledevoir avant tout, vous savez ; il faut que j’expédie mesgarnements. Voilà les premières communions qui vont venir. Nousserons encore surpris, j’en ai peur ! Aussi, à partir del’Ascension, je les tiens recta tous les mercredis une heure deplus. Ces pauvres enfants ! on ne saurait les diriger trop tôtdans la voie du Seigneur, comme, du reste, il nous l’a recommandélui-même par la bouche de son divin Fils… Bonne santé,madame ; mes respects à monsieur votre mari !

Et il entra dans l’église, en faisant dès la porte unegénuflexion.

Emma le vit qui disparaissait entre la double ligne des bancs,marchant à pas lourds, la tête un peu penchée sur l’épaule, et avecses deux mains entrouvertes, qu’il portait en dehors.

Puis elle tourna sur ses talons, tout d’un bloc comme une statuesur un pivot, et prit le chemin de sa maison. Mais la grosse voixdu curé, la voix claire des gamins arrivaient encore à son oreilleet continuaient derrière elle :

– Êtes-vous chrétien ?

– Oui, je suis chrétien.

– Qu’est-ce qu’un chrétien ?

– C’est celui qui, étant baptisé…, baptisé…, baptisé.

Elle monta les marches de son escalier en se tenant à la rampe,et, quand elle fut dans sa chambre, se laissa tomber dans unfauteuil.

Le jour blanchâtre des carreaux s’abaissait doucement avec desondulations. Les meubles à leur place semblaient devenus plusimmobiles et se perdre dans l’ombre comme dans un océan ténébreux.La cheminée était éteinte, la pendule battait toujours, et Emmavaguement s’ébahissait à ce calme des choses, tandis qu’il y avaiten elle-même tant de bouleversements. Mais, entre la fenêtre et latable à ouvrage, la petite Berthe était là, qui chancelait sur sesbottines de tricot, et essayait de se rapprocher de sa mère, pourlui saisir, par le bout, les rubans de son tablier.

– Laisse-moi ! dit celle-ci en l’écartant avec la main.

La petite fille bientôt revint plus près encore contre sesgenoux ; et, s’y appuyant des bras, elle levait vers elle songros œil bleu, pendant qu’un filet de salive pure découlait de salèvre sur la soie du tablier.

– Laisse-moi ! répéta la jeune femme tout irritée.

Sa figure épouvanta l’enfant, qui se mit à crier.

– Eh ! laisse-moi donc ! fit-elle en la repoussant ducoude.

Berthe alla tomber au pied de la commode, contre la patère decuivre ; elle s’y coupa la joue, le sang sortit. Madame Bovaryse précipita pour la relever, cassa le cordon de la sonnette,appela la servante de toutes ses forces, et elle allait commencer àse maudire, lorsque Charles parut. C’était l’heure du dîner, ilrentrait.

– Regarde donc, cher ami, lui dit Emma d’une voix tranquille :voilà la petite qui, en jouant, vient de se blesser par terre.

Charles la rassura, le cas n’était point grave, et il allachercher du diachylum.

Madame Bovary ne descendit, pas dans la salle ; elle voulutdemeurer seule à garder son enfant. Alors, en la contemplantdormir, ce qu’elle conservait d’inquiétude se dissipa par degrés,et elle se parut à elle-même bien sotte et bien bonne de s’êtretroublée tout à l’heure pour si peu de chose. Berthe, en effet, nesanglotait plus. Sa respiration, maintenant, soulevaitinsensiblement la couverture de coton. De grosses larmess’arrêtaient au coin de ses paupières à demi closes, qui laissaientvoir entre les cils deux prunelles pâles, enfoncées ; lesparadrap, collé sur sa joue, en tirait obliquement la peautendue.

– C’est une chose étrange, pensait Emma, comme cette enfant estlaide !

Quand Charles, à onze heures du soir, revint de la pharmacie (oùil avait été remettre, après le dîner, ce qui lui restait dudiachylum), il trouva sa femme debout auprès du berceau.

– Puisque je t’assure que ce ne sera rien, dit-il en la baisantau front ; ne te tourmente pas, pauvre chérie, tu te rendrasmalade !

Il était resté longtemps chez l’apothicaire. Bien qu’il ne s’yfût pas montré fort ému, M. Homais, néanmoins, s’était efforcé dele raffermir, de lui remonter le moral.

Alors on avait causé des dangers divers qui menaçaient l’enfanceet de l’étourderie des domestiques. Madame Homais en savait quelquechose, ayant encore sur la poitrine les marques d’une écuellée debraise qu’une cuisinière, autrefois, avait laissée tomber dans sonsarrau. Aussi ces bons parents prenaient-ils quantité deprécautions. Les couteaux jamais n’étaient affilés, ni lesappartements cirés. Il y avait aux fenêtres des grilles en fer etaux chambranles de fortes barres. Les petits Homais, malgré leurindépendance, ne pouvaient remuer sans un surveillant derrièreeux ; au moindre rhume, leur père les bourrait de pectoraux,et jusqu’à plus de quatre ans ils portaient tous, impitoyablement,des bourrelets matelassés. C’était, il est vrai, une manie demadame Homais ; son époux en était intérieurement affligé,redoutant pour les organes de l’intellect les résultats possiblesd’une pareille compression, et il s’échappait jusqu’à lui dire:

–Tu prétends donc en faire des Caraïbes ou desBotocudos ?

Charles, cependant, avait essayé plusieurs fois d’interrompre laconversation.

– J’aurais à vous entretenir, avait-il soufflé bas à l’oreilledu clerc, qui se mit à marcher devant lui dans l’escalier.

– Se douterait-il de quelque chose ? se demandait Léon. Ilavait des battements de cœur et se perdait en conjectures.

Enfin Charles, ayant fermé la porte, le pria de voir lui-même àRouen quels pouvaient être les prix d’un beau daguerréotype ;c’était une surprise sentimentale qu’il réservait à sa femme, uneattention fine, son portrait en habit noir. Mais il voulaitauparavant savoir à quoi s’en tenir ; ces démarches nedevaient pas embarrasser M. Léon, puisqu’il allait à la villetoutes les semaines, à peu près.

Dans quel but ? Homais soupçonnait là-dessous quelquehistoire de jeune homme, une intrigue. Mais il se trompait ;Léon ne poursuivait aucune amourette. Plus que jamais il étaittriste, et madame Lefrançois s’en apercevait bien à la quantité denourriture qu’il laissait maintenant sur son assiette. Pour ensavoir plus long, elle interrogea le percepteur ; Binetrépliqua, d’un ton rogue, qu’il n’était point payé par lapolice.

Son camarade, toutefois, lui paraissait fort singulier ;car souvent Léon se renversait sur sa chaise en écartant les bras,et se plaignait vaguement de l’existence.

– C’est que vous ne prenez point assez de distractions, disaitle percepteur.

– Lesquelles ?

– Moi, à votre place, j’aurais un tour !

– Mais je ne sais pas tourner, répondait le clerc.

– Oh ! c’est vrai ! faisait l’autre en caressant samâchoire, avec un air de dédain mêlé de satisfaction.

Léon était las d’aimer sans résultat ; puis il commençait àsentir cet accablement que vous cause la répétition de la même vie,lorsque aucun intérêt ne la dirige et qu’aucune espérance ne lasoutient. Il était si ennuyé d’Yonville et des Yonvillais, que lavue de certaines gens, de certaines maisons l’irritait à n’ypouvoir tenir ; et le pharmacien, tout bonhomme qu’il était,lui devenait complètement insupportable. Cependant, la perspectived’une situation nouvelle l’effrayait autant qu’elle leséduisait.

Cette appréhension se tourna vite en impatience, et Paris alorsagita pour lui, dans le lointain, la fanfare de ses bals masquésavec le rire de ses grisettes. Puisqu’il devait y terminer sondroit, pourquoi ne partait-il pas ? qui l’empêchait ? Etil se mit à faire des préparatifs intérieurs : il arrangea d’avanceses occupations. Il se meubla, dans sa tête, un appartement. Il ymènerait une vie d’artiste ! Il y prendrait des leçons deguitare ! Il aurait une robe de chambre, un béret basque, despantoufles de velours bleu ! Et même il admirait déjà sur sacheminée deux fleurets en sautoir, avec une tête de mort et laguitare au-dessus.

La chose difficile était le consentement de sa mère ; rienpourtant ne paraissait plus raisonnable. Son patron mêmel’engageait à visiter une autre étude, où il pût se développerdavantage. Prenant donc un parti moyen, Léon chercha quelque placede second clerc à Rouen, n’en trouva pas, et écrivit enfin à samère une longue lettre détaillée, où il exposait les raisonsd’aller habiter Paris immédiatement. Elle y consentit.

Il ne se hâta point. Chaque jour, durant tout un mois, Hiverttransporta pour lui d’Yonville à Rouen, de Rouen à Yonville, descoffres, des valises, des paquets ; et, quand Léon eut remontésa garde-robe, fait rembourrer ses trois fauteuils, acheté uneprovision de foulards, pris en un mot plus de dispositions que pourun voyage autour du monde, il s’ajourna de semaine en semaine,jusqu’à ce qu’il reçût une seconde lettre maternelle où on lepressait de partir, puisqu’il désirait, avant les vacances, passerson examen.

Lorsque le moment fut venu des embrassades, madame Homaispleura ; Justin sanglotait ; Homais, en homme fort,dissimula son émotion ; il voulut lui-même porter le paletotde son ami jusqu’à la grille du notaire, qui emmenait Léon à Rouendans sa voiture. Ce dernier avait juste le temps de faire sesadieux à M. Bovary.

Quand il fut au haut de l’escalier, il s’arrêta, tant il sesentait hors d’haleine. À son entrée, madame Bovary se levavivement.

– C’est encore moi ! dit Léon.

– J’en étais sûre !

Elle se mordit les lèvres, et un flot de sang lui courut sous lapeau, qui se colora tout en rose, depuis la racine des cheveuxjusqu’au bord de sa collerette. Elle restait debout, s’appuyant del’épaule contre la boiserie.

– Monsieur n’est donc pas là ? reprit-il.

– Il est absent.

Elle répéta :

– Il est absent.

Alors il y eut un silence. Ils se regardèrent ; et leurspensées, confondues dans la même angoisse, s’étreignaientétroitement, comme deux poitrines palpitantes.

– Je voudrais bien embrasser Berthe, dit Léon.

Emma descendit quelques marches, et elle appela Félicité.

Il jeta vite autour de lui un large coup d’œil qui s’étala surles murs, les étagères, la cheminée, comme pour pénétrer tout,emporter tout.

Mais elle rentra, et la servante amena Berthe, qui secouait aubout d’une ficelle un moulin à vent la tête en bas.

Léon la baisa sur le cou à plusieurs reprises.

– Adieu, pauvre enfant ! adieu, chère petite, adieu !Et il la remit à sa mère.

– Emmenez-la, dit celle-ci.

Ils restèrent seuls.

Madame Bovary, le dos tourné, avait la figure posée contre uncarreau ; Léon tenait sa casquette à la main et la battaitdoucement le long de sa cuisse.

– Il va pleuvoir, dit Emma.

– J’ai un manteau, répondit-il.

– Ah !

Elle se détourna, le menton baissé et le front en avant. Lalumière y glissait comme sur un marbre, jusqu’à la courbe dessourcils, sans que l’on pût savoir ce qu’Emma regardait à l’horizonni ce qu’elle pensait au fond d’elle-même.

– Allons, adieu ! soupira-t-il.

Elle releva sa tête d’un mouvement brusque :

– Oui, adieu…, partez !

Ils s’avancèrent l’un vers l’autre ; il tendit la main,elle hésita.

– À l’anglaise donc, fit-elle abandonnant la sienne tout ens’efforçant de rire.

Léon la sentit entre ses doigts, et la substance même de toutson être lui semblait descendre dans cette paume humide.

Puis il ouvrit la main ; leurs yeux se rencontrèrentencore, et il disparut.

Quand il fut sous les halles, il s’arrêta, et il se cachaderrière un pilier, afin de contempler une dernière fois cettemaison blanche avec ses quatre jalousies vertes. Il crut voir uneombre derrière la fenêtre, dans la chambre ; mais le rideau,se décrochant de la patère comme si personne n’y touchait, remualentement ses longs plis obliques, qui d’un seul bond s’étalèrenttous, et il resta droit, plus immobile qu’un mur de plâtre. Léon semit à courir.

Il aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son patron, età côté un homme en serpillière qui tenait le cheval. Homais et M.Guillaumin causaient ensemble. On l’attendait.

– Embrassez-moi, dit l’apothicaire les larmes aux yeux. Voilàvotre paletot, mon bon ami ; prenez garde au froid !Soignez-vous ! ménagez-vous !

– Allons, Léon, en voiture ! dit le notaire.

Homais se pencha sur le garde-crotte, et d’une voix entrecoupéepar les sanglots, laissa tomber ces deux mots tristes :

– Bon voyage !

– Bonsoir, répondit M. Guillaumin. Lâchez tout ! Ilspartirent, et Homais s’en retourna.

Madame Bovary avait ouvert sa fenêtre sur le jardin, et elleregardait les nuages.

Ils s’amoncelaient au couchant du côté de Rouen, et roulaientvite leurs volutes noires, d’où dépassaient par derrière lesgrandes lignes du soleil, comme les flèches d’or d’un trophéesuspendu, tandis que le reste du ciel vide avait la blancheur d’uneporcelaine. Mais une rafale de vent fit se courber les peupliers,et tout à coup la pluie tomba ; elle crépitait sur lesfeuilles vertes. Puis le soleil reparut, les poules chantèrent, desmoineaux battaient des ailes dans les buissons humides, et lesflaques d’eau sur le sable emportaient en s’écoulant les fleursroses d’un acacia.

– Ah ! qu’il doit être loin déjà ! pensa-t-elle.

M. Homais, comme de coutume, vint à six heures et demie, pendantle dîner.

– Eh bien, dit-il en s’asseyant, nous avons donc tantôt embarquénotre jeune homme ?

– Il paraît ! répondit le médecin.

Puis, se tournant sur sa chaise :

– Et quoi de neuf chez vous ?

– Pas grand-chose. Ma femme, seulement, a été, cette après-midi,un peu émue. Vous savez, les femmes, un rien les trouble ! lamienne surtout ! Et l’on aurait tort de se révolter là contre,puisque leur organisation nerveuse est beaucoup plus malléable quela nôtre.

– Ce pauvre Léon ! disait Charles, comment va-t-il vivre àParis ?… S’y accoutumera-t-il ?

Madame Bovary soupira.

– Allons donc ! dit le pharmacien en claquant de la langue,les parties fines chez le traiteur ! les bals masqués !le champagne ! tout cela va rouler, je vous assure.

– Je ne crois pas qu’il se dérange, objecta Bovary.

– Ni moi ! reprit vivement M. Homais, quoiqu’il lui faudrapourtant suivre les autres, au risque de passer pour un jésuite. Etvous ne savez pas la vie que mènent ces farceurs-là, dans lequartier Latin, avec les actrices ! Du reste, les étudiantssont fort bien vus à Paris. Pour peu qu’ils aient quelque talentd’agrément, on les reçoit dans les meilleures sociétés, et il y amême des dames du faubourg Saint-Germain qui en deviennentamoureuses, ce qui leur fournit, par la suite, les occasions defaire de très beaux mariages.

– Mais, dit le médecin, j’ai peur pour lui que… là-bas…

– Vous avez raison, interrompit l’apothicaire, c’est le reversde la médaille ! et l’on y est obligé continuellement d’avoirla main posée sur son gousset. Ainsi, vous êtes dans un jardinpublic, je suppose ; un quidam se présente, bien mis, décorémême, et qu’on prendrait pour un diplomate ; il vousaborde ; vous causez ; il s’insinue, vous offre une priseou vous ramasse votre chapeau. Puis on se lie davantage ; ilvous mène au café, vous invite à venir dans sa maison de campagne,vous fait faire, entre deux vins, toutes sortes de connaissances,et, les trois quarts du temps ce n’est que pour flibuster votrebourse ou vous entraîner en des démarches pernicieuses.

– C’est vrai, répondit Charles ; mais je pensais surtoutaux maladies, à la fièvre typhoïde, par exemple, qui attaque lesétudiants de la province.

Emma tressaillit.

– À cause du changement de régime, continua le pharmacien, et dela perturbation qui en résulte dans l’économie générale. Et puis,l’eau de Paris, voyez-vous ! les mets de restaurateurs, toutesces nourritures épicées finissent par vous échauffer le sang et nevalent pas, quoi qu’on en dise, un bon pot-au-feu. J’ai toujours,quant à moi, préféré la cuisine bourgeoise : c’est plus sain !Aussi, lorsque j’étudiais à Rouen la pharmacie, je m’étais mis enpension dans une pension ; je mangeais avec lesprofesseurs.

Et il continua donc à exposer ses opinions générales et sessympathies personnelles, jusqu’au moment où Justin vint le chercherpour un lait de poule qu’il fallait faire.

– Pas un instant de répit ! s’écria-t-il, toujours à lachaîne ! Je ne peux sortir une minute ! Il faut, comme uncheval de labour, être à suer sang et eau ! Quel collier demisère !

Puis, quand il fut sur la porte :

– À propos, dit-il, savez-vous la nouvelle ?

– Quoi donc ?

– C’est qu’il est fort probable, reprit Homais en dressant sessourcils et en prenant une figure des plus sérieuses, que lescomices agricoles de la Seine-Inférieure se tiendront cette année àYonville-l’Abbaye. Le bruit, du moins, en circule. Ce matin, lejournal en touchait quelque chose. Ce serait pour notrearrondissement de la dernière importance ! Mais nous encauserons plus tard. J’y vois, je vous remercie ; Justin a lalanterne.

Chapitre 7

 

Le lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre. Tout lui parutenveloppé par une atmosphère noire qui flottait confusément surl’extérieur des choses, et le chagrin s’engouffrait dans son âmeavec des hurlements doux, comme fait le vent d’hiver dans leschâteaux abandonnés. C’était cette rêverie que l’on a sur ce qui nereviendra plus, la lassitude qui vous prend après chaque faitaccompli, cette douleur enfin que vous apportent l’interruption detout mouvement accoutumé, la cessation brusque d’une vibrationprolongée.

Comme au retour de la Vaubyessard, quand les quadrillestourbillonnaient dans sa tête, elle avait une mélancolie morne, undésespoir engourdi. Léon réapparaissait plus grand, plus beau, plussuave, plus vague ; quoiqu’il fût séparé d’elle, il ne l’avaitpas quittée, il était là, et les murailles de la maison semblaientgarder son ombre. Elle ne pouvait détacher sa vue de ce tapis où ilavait marché, de ces meubles vides où il s’était assis. La rivièrecoulait toujours, et poussait lentement ses petits flots le long dela berge glissante. Ils s’y étaient promenés bien des fois, à cemême murmure des ondes, sur les cailloux couverts de mousse. Quelsbons soleils ils avaient eus ! quelles bonnes après-midi,seuls, à l’ombre, dans le fond du jardin ! Il lisait touthaut, tête nue, posé sur un tabouret de bâtons secs ; le ventfrais de la prairie faisait trembler les pages du livre et lescapucines de la tonnelle… Ah ! il était parti, le seul charmede sa vie, le seul espoir possible d’une félicité ! Commentn’avait-elle pas saisi ce bonheur-là, quand il se présentait !Pourquoi ne l’avoir pas retenu à deux mains, à deux genoux, quandil voulait s’enfuir ? Et elle se maudit de n’avoir pas aiméLéon ; elle eut soif de ses lèvres. L’envie la prit de courirle rejoindre, de se jeter dans ses bras, de lui dire : « C’est moi,je suis à toi ! » Mais Emma s’embarrassait d’avance auxdifficultés de l’entreprise, et ses désirs, s’augmentant d’unregret, n’en devenaient que plus actifs.

Dès lors, ce souvenir de Léon fut comme le centre de sonennui ; il y pétillait plus fort que, dans un steppe deRussie, un feu de voyageurs abandonné sur la neige. Elle seprécipitait vers lui, elle se blottissait contre, elle remuaitdélicatement ce foyer près de s’éteindre, elle allait cherchanttout autour d’elle ce qui pouvait l’aviver davantage ; et lesréminiscences les plus lointaines comme les plus immédiatesoccasions, ce qu’elle éprouvait avec ce qu’elle imaginait, sesenvies de volupté qui se dispersaient, ses projets de bonheur quicraquaient au vent comme des branchages morts, sa vertu stérile,ses espérances tombées, la litière domestique, elle ramassait tout,prenait tout, et faisait servir tout à réchauffer sa tristesse.

Cependant les flammes s’apaisèrent, soit que la provisiond’elle-même s’épuisât, ou que l’entassement fût trop considérable.L’amour, peu à peu, s’éteignit par l’absence, le regret s’étouffasous l’habitude ; et cette lueur d’incendie qui empourpraitson ciel pâle se couvrit de plus d’ombre et s’effaça par degrés.Dans l’assoupissement de sa conscience, elle prit même lesrépugnances du mari pour des aspirations vers l’amant, les brûluresde la haine pour des réchauffements de la tendresse ; mais,comme l’ouragan soufflait toujours, et que la passion se consumajusqu’aux cendres, et qu’aucun secours ne vint, qu’aucun soleil neparut, il fut de tous côtés nuit complète, et elle demeura perduedans un froid horrible qui la traversait.

Alors les mauvais jours de Tostes recommencèrent. Elles’estimait à présent beaucoup plus malheureuse : car elle avaitl’expérience du chagrin, avec la certitude qu’il ne finiraitpas.

Une femme qui s’était imposé de si grands sacrifices pouvaitbien se passer des fantaisies. Elle s’acheta un prie-Dieu gothique,et elle dépensa en un mois pour quatorze francs de citrons à senettoyer les ongles ; elle écrivit à Rouen, afin d’avoir unerobe en cachemire bleu ; elle choisit chez Lheureux la plusbelle de ses écharpes ; elle se la nouait à la taillepar-dessus sa robe de chambre ; et, les volets fermés, avec unlivre à la main, elle restait étendue sur un canapé dans cetaccoutrement.

Souvent, elle variait sa coiffure : elle se mettait à lachinoise, en boucles molles, en nattes tressées ; elle se fitune raie sur le côté de la tête et roula ses cheveux en dessous,comme un homme.

Elle voulut apprendre l’italien : elle acheta des dictionnaires,une grammaire, une provision de papier blanc. Elle essaya deslectures sérieuses, de l’histoire et de la philosophie. La nuit,quelquefois, Charles se réveillait en sursaut, croyant qu’on venaitle chercher pour un malade :

– J’y vais, balbutiait-il.

Et c’était le bruit d’une allumette qu’Emma frottait afin derallumer la lampe. Mais il en était de ses lectures comme de sestapisseries, qui, toutes commencées encombraient son armoire ;elle les prenait, les quittait, passait à d’autres.

Elle avait des accès, où on l’eût poussée facilement à desextravagances. Elle soutint un jour, contre son mari, qu’elleboirait bien un grand demi-verre d’eau-de-vie, et, comme Charleseut la bêtise de l’en défier, elle avala l’eau-de-vie jusqu’aubout.

Malgré ses airs évaporés (c’était le mot des bourgeoisesd’Yonville), Emma pourtant ne paraissait pas joyeuse, et,d’habitude, elle gardait aux coins de la bouche cette immobilecontraction qui plisse la figure des vieilles filles et celle desambitieux déchus. Elle était pâle partout, blanche comme dulinge ; la peau du nez se tirait vers les narines, ses yeuxvous regardaient d’une manière vague. Pour s’être découvert troischeveux gris sur les tempes, elle parla beaucoup de savieillesse.

Souvent des défaillances la prenaient. Un jour même, elle eut uncrachement de sang, et, comme Charles s’empressait, laissantapercevoir son inquiétude :

– Ah bah ! répondit-elle, qu’est-ce que celafait ?

Charles s’alla réfugier dans son cabinet ; et il pleura,les deux coudes sur la table, assis dans son fauteuil de bureau,sous la tête phrénologique.

Alors il écrivit à sa mère pour la prier de venir, et ils eurentensemble de longues conférences au sujet d’Emma.

À quoi se résoudre ? que faire, puisqu’elle se refusait àtout traitement ?

– Sais-tu ce qu’il faudrait à ta femme ? reprenait la mèreBovary. Ce seraient des occupations forcées, des ouvragesmanuels ! Si elle était comme tant d’autres, contrainte àgagner son pain, elle n’aurait pas ces vapeurs-là, qui lui viennentd’un tas d’idées qu’elle se fourre dans la tête, et du désœuvrementoù elle vit.

– Pourtant elle s’occupe, disait Charles.

– Ah ! elle s’occupe ! À quoi donc ? À lire desromans, de mauvais livres, des ouvrages qui sont contre la religionet dans lesquels on se moque des prêtres par des discours tirés deVoltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelqu’unqui n’a pas de religion finit toujours par tourner mal.

Donc, il fut résolu que l’on empêcherait Emma de lire desromans. L’entreprise ne semblait point facile. La bonne dame s’enchargea : elle devait quand elle passerait par Rouen, aller enpersonne chez le loueur de livres et lui représenter qu’Emmacessait ses abonnements. N’aurait-on pas le droit d’avertir lapolice, si le libraire persistait quand même dans son métierd’empoisonneur ?

Les adieux de la belle-mère et de la bru furent secs. Pendantles trois semaines qu’elles étaient restées ensemble, ellesn’avaient pas échangé quatre paroles, à part les informations etcompliments quand elles se rencontraient à table, et le soir avantde se mettre au lit.

Madame Bovary mère partit un mercredi, qui était jour de marchéà Yonville.

La Place, dès le matin, était encombrée par une file decharrettes qui, toutes à cul et les brancards en l’air,s’étendaient le long des maisons depuis l’église, jusqu’àl’auberge. De l’autre côté, il y avait des baraques de toile oùl’on vendait des cotonnades, des couvertures et des bas de laine,avec des licous pour les chevaux et des paquets de rubans bleus,qui par le bout s’envolaient au vent. De la grosse quincailleries’étalait par terre, entre les pyramides d’œufs et les bannettes defromages, d’où sortaient des pailles gluantes ; près desmachines à blé, des poules qui gloussaient dans des cages platespassaient leurs cous par les barreaux. La foule, s’encombrant aumême endroit sans en vouloir bouger, menaçait quelquefois de romprela devanture de la pharmacie. Les mercredis, elle ne désemplissaitpas et l’on s’y poussait, moins pour acheter des médicaments quepour prendre des consultations, tant était fameuse la réputation dusieur Homais dans les villages circonvoisins. Son robuste aplombavait fasciné les campagnards. Ils le regardaient comme un plusgrand médecin que tous les médecins.

Emma était accoudée à sa fenêtre (elle s’y mettait souvent : lafenêtre, en province, remplace les théâtres et la promenade), etelle s’amusait à considérer la cohue des rustres, lorsqu’elleaperçut un monsieur vêtu d’une redingote de velours vert. Il étaitganté de gants jaunes, quoiqu’il fût chaussé de fortesguêtres ; et il se dirigeait vers la maison du médecin, suivid’un paysan marchant la tête basse d’un air tout réfléchi.

– Puis-je voir Monsieur ? demanda-t-il à Justin, quicausait sur le seuil avec Félicité.

Et, le prenant pour le domestique de la maison :

– Dites-lui que M. Rodolphe Boulanger de la Huchette est là.

Ce n’était point par vanité territoriale que le nouvel arrivantavait ajouté à son nom la particule, mais afin de se faire mieuxconnaître. La Huchette, en effet, était un domaine près d’Yonville,dont il venait d’acquérir le château, avec deux fermes qu’ilcultivait lui-même, sans trop se gêner cependant. Il vivait, engarçon, et passait pour avoir au moins quinze mille livres derentes !

Charles entra dans la salle. M. Boulanger lui présenta sonhomme, qui voulait être saigné parce qu’il éprouvait des fourmis lelong du corps.

– Ça me purgera, objectait-il à tous les raisonnements.

Bovary commanda donc d’apporter une bande et une cuvette, etpria Justin de la soutenir. Puis, s’adressant au villageois déjàblême :

– N’ayez point peur, mon brave.

– Non, non, répondit l’autre, marchez toujours !

Et, d’un air fanfaron, il tendit son gros bras. Sous la piqûrede la lancette, le sang jaillit et alla s’éclabousser contre laglace.

– Approche le vase ! exclama Charles.

– Guête ! disait le paysan, on jurerait une petite fontainequi coule ! Comme j’ai le sang rouge ! ce doit être bonsigne, n’est-ce pas ?

– Quelquefois, reprit l’officier de santé, l’on n’éprouve rienau commencement, puis la syncope se déclare, et plusparticulièrement chez les gens bien constitués, comme celui-ci.

Le campagnard, à ces mots, lâcha l’étui qu’il tournait entre sesdoigts. Une saccade de ses épaules fit craquer le dossier de lachaise. Son chapeau tomba.

– Je m’en doutais, dit Bovary en appliquant son doigt sur laveine.

La cuvette commençait à trembler aux mains de Justin ; sesgenoux chancelèrent, il devint pâle.

– Ma femme ! ma femme ! appela Charles.

D’un bond, elle descendit l’escalier.

– Du vinaigre ! cria-t-il. Ah ! mon Dieu, deux à lafois !

Et, dans son émotion, il avait peine à poser la compresse.

– Ce n’est rien, disait tout tranquillement M. Boulanger, tandisqu’il prenait Justin entre ses bras.

Et il l’assit sur la table, lui appuyant le dos contre lamuraille.

Madame Bovary se mit à lui retirer sa cravate. Il y avait unnœud aux cordons de la chemise ; elle resta quelques minutes àremuer ses doigts légers dans le cou du jeune garçon ; ensuiteelle versa du vinaigre sur son mouchoir de batiste ; elle luien mouillait les tempes à petits coups et elle soufflait dessus,délicatement.

Le charretier se réveilla ; mais la syncope de Justindurait encore, et ses prunelles disparaissaient dans leursclérotique pâle, comme des fleurs bleues dans du lait.

– Il faudrait, dit Charles, lui cacher cela.

Madame Bovary prit la cuvette. Pour la mettre sous la table,dans le mouvement qu’elle fit en s’inclinant, sa robe (c’était unerobe d’été à quatre volants, de couleur jaune, longue de taille,large de jupe), sa robe s’évasa autour d’elle sur les carreaux dela salle ; – et, comme Emma, baissée ; chancelait un peuen écartant les bras, le gonflement de l’étoffe se crevait de placeen place, selon les inflexions de son corsage. Ensuite elle allaprendre une carafe d’eau, et elle faisait fondre des morceaux desucre lorsque le pharmacien arriva. La servante l’avait étéchercher dans l’algarade ; en apercevant son élève les yeuxouverts, il reprit haleine. Puis, tournant autour de lui, il leregardait de haut en bas.

– Sot ! disait-il ; petit sot, vraiment ! sot entrois lettres ! Grand-chose, après tout, qu’unephlébotomie ! et un gaillard qui n’a peur de rien ! uneespèce d’écureuil, tel que vous le voyez, qui monte locher des noixà des hauteurs vertigineuses. Ah ! oui, parle,vante-toi ! voilà de belles dispositions à exercer plus tardla pharmacie ; car tu peux te trouver appelé en descirconstances graves, par-devant les tribunaux, afin d’y éclairerla conscience des magistrats ; et il faudra pourtant garderson sang-froid, raisonner, se montrer homme, ou bien passer pour unimbécile !

Justin ne répondait pas. L’apothicaire continuait :

– Qui t’a prié de venir ? Tu importunes toujours monsieuret madame ! Les mercredis, d’ailleurs, ta présence m’est plusindispensable. Il y a maintenant vingt personnes à la maison. J’aitout quitté à cause de l’intérêt que je te porte. Allons,va-t’en ! cours ! attends-moi, et surveille lesbocaux !

Quand Justin, qui se rhabillait, fut parti, l’on causa quelquepeu des évanouissements. Madame Bovary n’en avait jamais eu.

– C’est extraordinaire pour une dame ! dit M. Boulanger. Dureste, il y a des gens bien délicats. Ainsi j’ai vu, dans unerencontre, un témoin perdre connaissance rien qu’au bruit despistolets que l’on chargeait.

– Moi, dit l’apothicaire, la vue du sang des autres ne me faitrien du tout ; mais l’idée seulement du mien qui coulesuffirait à me causer des défaillances, si j’y réfléchissaistrop.

Cependant M. Boulanger congédia son domestique, en l’engageant àse tranquilliser l’esprit, puisque sa fantaisie était passée.

– Elle m’a procuré l’avantage de votre connaissance,ajouta-t-il.

Et il regardait Emma durant cette phrase.

Puis il déposa trois francs sur le coin de la table, saluanégligemment et s’en alla.

Il fut bientôt de l’autre côté de la rivière (c’était son cheminpour s’en retourner à la Huchette) ; et Emma l’aperçut dans laprairie, qui marchait sous les peupliers, se ralentissant de tempsà autre, comme quelqu’un qui réfléchit.

– Elle est fort gentille ! se disait-il ; elle estfort gentille, cette femme du médecin ! De belles dents, lesyeux noirs, le pied coquet, et de la tournure comme une Parisienne.D’où diable sort-elle ? Où donc l’a-t-il trouvée, ce grosgarçon-là ?

M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans ; il était detempérament brutal et d’intelligence perspicace, ayant d’ailleursbeaucoup fréquenté les femmes, et s’y connaissant bien. Celle-làlui avait paru jolie ; il y rêvait donc, et à son mari.

– Je le crois très bête. Elle en est fatiguée sans doute. Ilporte des ongles sales et une barbe de trois jours. Tandis qu’iltrottine à ses malades, elle reste à ravauder des chaussettes. Eton s’ennuie ! on voudrait habiter la ville, danser la polkatous les soirs ! Pauvre petite femme ! Ça bâille aprèsl’amour, comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine. Avectrois mots de galanterie, cela vous adorerait ; j’en suissûr ! ce serait tendre ! charmant !… Oui, maiscomment s’en débarrasser ensuite ?

Alors les encombrements du plaisir, entrevus en perspective, lefirent, par contraste, songer à sa maîtresse. C’était unecomédienne de Rouen, qu’il entretenait ; et, quand il se futarrêté sur cette image, dont il avait, en souvenir même, desrassasiements :

– Ah ! madame Bovary, pensa-t-il, est bien plus joliequ’elle, plus fraîche surtout. Virginie, décidément, commence àdevenir trop grosse. Elle est si fastidieuse avec ses joies. Et,d’ailleurs, quelle manie de salicoques !

La campagne était déserte, et Rodolphe n’entendait autour de luique le battement régulier des herbes qui fouettaient sa chaussure,avec le cri des grillons tapis au loin sous les avoines ; ilrevoyait Emma dans la salle, habillée comme il l’avait vue, et illa déshabillait.

– Oh ! je l’aurai ! s’écria-t-il en écrasant, d’uncoup de bâton, une motte de terre devant lui.

Et aussitôt il examina la partie politique de l’entreprise. Ilse demandait :

– Où se rencontrer ? par quel moyen ? On auracontinuellement le marmot sur les épaules, et la bonne, lesvoisins, le mari, toute sorte de tracasseries considérables. Ahbah ! dit-il, on y perd trop de temps !

Puis il recommença :

– C’est qu’elle a des yeux qui vous entrent au cœur comme desvrilles. Et ce teint pâle !… Moi, qui adore les femmespâles !

Au haut de la côte d’Argueil, sa résolution était prise

– Il n’y a plus qu’à chercher les occasions. Eh bien, j’ypasserai quelquefois, je leur enverrai du gibier, de lavolaille ; je me ferai saigner, s’il le faut ; nousdeviendrons amis, je les inviterai chez moi… Ah !parbleu ! ajouta-t-il, voilà les comices bientôt ; elle ysera, je la verrai. Nous commencerons, et hardiment, car c’est leplus sûr.

Chapitre 8

 

Ils arrivèrent, en effet, ces fameux Comices ! Dès le matinde la solennité, tous les habitants, sur leurs portes,s’entretenaient des préparatifs ; on avait enguirlandé delierres le fronton de la mairie ; une tente dans un pré étaitdressée pour le festin, et, au milieu de la Place, devant l’église,une espèce de bombarde devait signaler l’arrivée de M. le préfet etle nom des cultivateurs lauréats. La garde nationale de Buchy (iln’y en avait point à Yonville) était venue s’adjoindre au corps despompiers, dont Binet était le capitaine. Il portait ce jour-là uncol encore plus haut que de coutume ; et, sanglé dans satunique, il avait le buste si roide et immobile, que toute lapartie vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deuxjambes, qui se levaient en cadence, à pas marqués, d’un seulmouvement. Comme une rivalité subsistait entre le percepteur et lecolonel, l’un et l’autre, pour montrer leurs talents, faisaient àpart manœuvrer leurs hommes. On voyait alternativement passer etrepasser les épaulettes rouges et les plastrons noirs. Cela nefinissait pas et toujours recommençait ! Jamais il n’y avaiteu pareil déploiement de pompe ! Plusieurs bourgeois, dès laveille, avaient lavé leurs maisons ; des drapeaux tricolorespendaient aux fenêtres entrouvertes ; tous les cabaretsétaient pleins ; et, par le beau temps qu’il faisait, lesbonnets empesés, les croix d’or et les fichus de couleurparaissaient plus blancs que neige, miroitaient au soleil clair, etrelevaient de leur bigarrure éparpillée la sombre monotonie desredingotes et des bourgerons bleus. Les fermières des environsretiraient, en descendant de cheval, la grosse épingle qui leurserrait autour du corps leur robe retroussée de peur destaches ; et les maris, au contraire, afin de ménager leurschapeaux, gardaient par-dessus des mouchoirs de poche, dont ilstenaient un angle entre les dents.

La foule arrivait dans la grande rue par les deux bouts duvillage. Il s’en dégorgeait des ruelles, des allées, des maisons,et l’on entendait de temps à autre retomber le marteau des portes,derrière les bourgeoises en gants de fil, qui sortaient pour allervoir la fête. Ce que l’on admirait surtout, c’étaient deux longsifs couverts de lampions qui flanquaient une estrade où s’allaienttenir les autorités ; et il y avait de plus, contre les quatrecolonnes de la mairie, quatre manières de gaules, portant chacuneun petit étendard de toile verdâtre, enrichi d’inscriptions enlettres d’or. On lisait sur l’un : « Au Commerce » ; surl’autre : « À l’Agriculture » ; sur le troisième : « Àl’Industrie » ; et sur le quatrième : « Aux Beaux-Arts ».

Mais la jubilation qui épanouissait tous les visages paraissaitassombrir madame Lefrançois, l’aubergiste. Debout sur les marchesde sa cuisine, elle murmurait dans son menton :

– Quelle bêtise ! quelle bêtise avec leur baraque detoile ! Croient-ils que le préfet sera bien aise de dînerlà-bas, sous une tente, comme un saltimbanque ? Ils appellentces embarras-là, faire le bien du pays ! Ce n’était pas lapeine, alors, d’aller chercher un gargotier à Neufchâtel ! Etpour qui ? pour des vachers ! des va-nu-pieds !…

L’apothicaire passa. Il portait un habit noir, un pantalon denankin, des souliers de castor, et par extraordinaire un chapeau, –un chapeau bas de forme.

– Serviteur ! dit-il ; excusez-moi, je suispressé.

Et comme la grosse veuve lui demanda où il allait :

– Cela vous semble drôle, n’est-ce pas ? moi qui restetoujours plus confiné dans mon laboratoire que le rat du bonhommedans son fromage.

– Quel fromage ? fit l’aubergiste.

– Non, rien ! ce n’est rien ! reprit Homais. Jevoulais vous exprimer seulement, madame Lefrançois, que je demeured’habitude tout reclus chez moi. Aujourd’hui cependant, vu lacirconstance, il faut bien que…

– Ah ! vous allez là-bas ? dit-elle avec un air dedédain.

– Oui, j’y vais, répliqua l’apothicaire étonné ; ne fais-jepoint partie de la commission consultative ?

La mère Lefrançois le considéra quelques minutes, et finit parrépondre en souriant :

– C’est autre chose ! Mais qu’est-ce que la culture vousregarde ? vous vous y entendez donc ?

– Certainement, je m’y entends, puisque je suis pharmacien,c’est-à-dire chimiste ! et la chimie, madame Lefrançois, ayantpour objet la connaissance de l’action réciproque et moléculaire detous les corps de la nature, il s’ensuit que l’agriculture setrouve comprise dans son domaine ! Et, en effet, compositiondes engrais, fermentation des liquides, analyse des gaz etinfluence des miasmes, qu’est-ce que tout cela, je vous le demande,si ce n’est de la chimie pure et simple ?

L’aubergiste ne répondit rien. Homais continua :

– Croyez-vous qu’il faille, pour être agronome, avoir soi-mêmelabouré la terre ou engraissé des volailles ? Mais il fautconnaître plutôt la constitution des substances dont il s’agit, lesgisements géologiques, les actions atmosphériques, la qualité desterrains, des minéraux, des eaux, la densité des différents corpset leur capillarité ! que sais-je ? Et il faut posséder àfond tous ses principes d’hygiène, pour diriger, critiquer laconstruction des bâtiments, le régime des animaux, l’alimentationdes domestiques ! il faut encore, madame Lefrançois, posséderla botanique ; pouvoir discerner les plantes, entendez-vous,quelles sont les salutaires d’avec les délétères, quelles lesimproductives et quelles les nutritives, s’il est bon de lesarracher par-ci et de les ressemer par-là, de propager les unes, dedétruire les autres ; bref, il faut se tenir au courant de lascience par les brochures et papiers publics, être toujours enhaleine, afin d’indiquer les améliorations…

L’aubergiste ne quittait point des yeux la porte du caféFrançais, et le pharmacien poursuivit :

– Plût à Dieu que nos agriculteurs fussent des chimistes, ou quedu moins ils écoutassent davantage les conseils de lascience ! Ainsi, moi, j’ai dernièrement écrit un fortopuscule, un mémoire de plus de soixante et douze pages, intitulé :Du cidre, de sa fabrication et de ses effets ; suivi dequelques réflexions nouvelles à ce sujet, que j’ai envoyé à laSociété agronomique de Rouen ; ce qui m’a même valu l’honneurd’être reçu parmi ses membres, section d’agriculture, classe depomologie ; eh bien, si mon ouvrage avait été livré à lapublicité…

Mais l’apothicaire s’arrêta, tant madame Lefrançois paraissaitpréoccupée.

– Voyez-les donc ! disait-elle, on n’y comprend rien !une gargote semblable !

Et, avec des haussements d’épaules qui tiraient sur sa poitrineles mailles de son tricot, elle montrait des deux mains le cabaretde son rival, d’où sortaient alors des chansons.

– Du reste, il n’en a pas pour longtemps, ajouta-t-elle ;avant huit jours, tout est fini.

Homais se recula de stupéfaction. Elle descendit ses troismarches, et, lui parlant à l’oreille :

– Comment ! vous ne savez pas cela ? On va le saisircette semaine. C’est Lheureux qui le fait vendre. Il l’a assassinéde billets.

– Quelle épouvantable catastrophe ! s’écria l’apothicaire,qui avait toujours des expressions congruentes à toutes lescirconstances imaginables.

L’hôtesse donc se mit à lui raconter cette histoire, qu’ellesavait par Théodore, le domestique de M. Guillaumin, et, bienqu’elle exécrât Tellier, elle blâmait Lheureux. C’était unenjôleur, un rampant…

– Ah ! tenez, dit-elle, le voilà sous les halles ; ilsalue madame Bovary, qui a un chapeau vert. Elle est même au brasde M. Boulanger.

– Madame Bovary ! fit Homais. Je m’empresse d’aller luioffrir mes hommages. Peut-être qu’elle sera bien aise d’avoir uneplace dans l’enceinte, sous le péristyle.

Et, sans écouter la mère Lefrançois, qui le rappelait pour luien conter plus long, le pharmacien s’éloigna d’un pas rapide,sourire aux lèvres et jarret tendu, distribuant de droite et degauche quantité de salutations et emplissant beaucoup d’espace avecles grandes basques de son habit noir, qui flottaient au ventderrière lui.

Rodolphe, l’ayant aperçu de loin, avait pris un trainrapide ; mais madame Bovary s’essouffla ; il se ralentitdonc et lui dit en souriant, d’un ton brutal :

– C’est pour éviter ce gros homme : vous savez,l’apothicaire.

Elle lui donna un coup de coude.

– Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda-t-il.

Et il la considéra du coin de l’œil, tout en continuant àmarcher.

Son profil était si calme, que l’on n’y devinait rien. Il sedétachait en pleine lumière, dans l’ovale de sa capote qui avaitdes rubans pâles ressemblant à des feuilles de roseau. Ses yeux auxlongs cils courbes regardaient devant elle, et, quoique bienouverts, ils semblaient un peu bridés par les pommettes, à cause dusang, qui battait doucement sous sa peau fine. Une couleur rosetraversait la cloison de son nez. Elle inclinait la tête surl’épaule, et l’on voyait entre ses lèvres le bout nacré de sesdents blanches.

– Se moque-t-elle de moi ? songeait Rodolphe.

Ce geste d’Emma pourtant n’avait été qu’un avertissement ;car M. Lheureux les accompagnait, et il leur parlait de temps àautre, comme pour entrer en conversation :

– Voici une journée superbe ! tout le monde estdehors ! les vents sont à l’est.

Et madame Bovary, non plus que Rodolphe, ne lui répondait guère,tandis qu’au moindre mouvement qu’ils faisaient, il se rapprochaiten disant : « Plaît-il ? » et portait la main à sonchapeau.

Quand ils furent devant la maison du maréchal, au lieu de suivrela route jusqu’à la barrière, Rodolphe, brusquement, prit unsentier, entraînant madame Bovary ; il cria :

– Bonsoir, M. Lheureux ! au plaisir !

– Comme vous l’avez congédié ! dit-elle en riant.

– Pourquoi, reprit-il, se laisser envahir par les autres ?et, puisque, aujourd’hui, j’ai le bonheur d’être avec vous…

Emma rougit. Il n’acheva point sa phrase. Alors il parla du beautemps et du plaisir de marcher sur l’herbe. Quelques margueritesétaient repoussées.

– Voici de gentilles pâquerettes, dit-il, et de quoi fournirbien des oracles à toutes les amoureuses du pays.

Il ajouta :

– Si j’en cueillais. Qu’en pensez-vous ?

– Est-ce que vous êtes amoureux ? fit-elle en toussant unpeu.

– Eh ! eh ! qui sait ? répondit Rodolphe.

Le pré commençait à se remplir, et les ménagères vous heurtaientavec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs bambins.Souvent il fallait se déranger devant une longue file decampagnardes, servantes en bas-bleus, à souliers plats, à baguesd’argent, et qui sentaient le lait, quand on passait près d’elles.Elles marchaient en se tenant par la main, et se répandaient ainsisur toute la longueur de la prairie, depuis la ligne des tremblesjusqu’à la tente du banquet. Mais c’était le moment de l’examen, etles cultivateurs, les uns après les autres, entraient dans unemanière d’hippodrome que formait une longue corde portée sur desbâtons.

Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la ficelle, et alignantconfusément leurs croupes inégales. Des porcs assoupis enfonçaienten terre leur groin ; des veaux beuglaient ; des brebisbêlaient ; les vaches, un jarret replié, étalaient leur ventresur le gazon, et, ruminant lentement, clignaient leurs paupièreslourdes, sous les moucherons qui bourdonnaient autour d’elles. Descharretiers, les bras nus, retenaient par le licou des étalonscabrés, qui hennissaient à pleins naseaux du côté des juments.Elles restaient paisibles, allongeant la tête et la crinièrependante, tandis que leurs poulains se reposaient à leur ombre, ouvenaient les téter quelquefois ; et, sur la longue ondulationde tous ces corps tassés, on voyait se lever au vent, comme unflot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des cornes aiguës,et des têtes d’hommes qui couraient. À l’écart, en dehors deslices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselé,portant un cercle de fer à la narine, et qui ne bougeait pas plusqu’une bête de bronze. Un enfant en haillons le tenait par unecorde.

Cependant, entre les deux rangées, des messieurs s’avançaientd’un pas lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient àvoix basse. L’un d’eux, qui semblait plus considérable, prenait,tout en marchant, quelques notes sur un album. C’était le présidentdu jury : M. Derozerays de la Panville. Sitôt qu’il reconnutRodolphe, il s’avança vivement, et lui dit en souriant d’un airaimable :

– Comment, monsieur Boulanger, vous nous abandonnez ?

Rodolphe protesta qu’il allait venir, mais quand le présidenteut disparu :

– Ma foi, non, reprit-il, je n’irai pas ; votre compagnievaut bien la sienne.

Et, tout en se moquant des comices, Rodolphe, pour circuler plusà l’aise, montrait au gendarme sa pancarte bleue, et même ils’arrêtait parfois devant quelque beau sujet, que madame Bovaryn’admirait guère. Il s’en aperçut, et alors se mit à faire desplaisanteries sur les dames d’Yonville, à propos de leurtoilette ; puis il s’excusa lui-même du négligé de la sienne.Elle avait cette incohérence de choses communes et recherchées, oùle vulgaire, d’habitude, croit entrevoir la révélation d’uneexistence excentrique, les désordres du sentiment, les tyrannies del’art, et toujours un certain mépris des conventions sociales, cequi le séduit ou l’exaspère. Ainsi sa chemise de batiste àmanchettes plissées bouffait au hasard du vent, dans l’ouverture deson gilet, qui était de coutil gris, et son pantalon à larges raiesdécouvrait aux chevilles ses bottines de nankin, claquées de cuirverni. Elles étaient si vernies, que l’herbe s’y reflétait. Ilfoulait avec elles les crottins de cheval, une main dans la pochede sa veste et son chapeau de paille mis de côté.

– D’ailleurs, ajouta-t-il, quand on habite la campagne…

– Tout est peine perdue, dit Emma.

– C’est vrai ! répliqua Rodolphe. Songer que pas un seul deces braves gens n’est capable de comprendre même la tournure d’unhabit !

Alors ils parlèrent de la médiocrité provinciale, des existencesqu’elle étouffait, des illusions qui s’y perdaient.

– Aussi, disait Rodolphe, je m’enfonce dans une tristesse…

– Vous ! fit-elle avec étonnement. Mais je vous croyaistrès gai ?

– Ah ! oui, d’apparence, parce qu’au milieu du monde jesais mettre sur mon visage un masque railleur ; et cependantque de fois, à la vue d’un cimetière, au clair de lune, je me suisdemandé si je ne ferais pas mieux d’aller rejoindre ceux qui sont àdormir…

– Oh ! Et vos amis ? dit-elle. Vous n’y pensezpas.

– Mes amis ? lesquels donc ? en ai-je ? Quis’inquiète de moi ?

Et il accompagna ces derniers mots d’une sorte de sifflemententre ses lèvres.

Mais ils furent obligés de s’écarter l’un de l’autre, à caused’un grand échafaudage de chaises qu’un homme portait derrière eux.Il en était si surchargé, que l’on apercevait seulement la pointede ses sabots, avec le bout de ses deux bras, écartés droit.C’était Lestiboudois, le fossoyeur, qui charriait dans la multitudeles chaises de l’église. Plein d’imagination pour tout ce quiconcernait ses intérêts, il avait découvert ce moyen de tirer partides comices ; et son idée lui réussissait, car il ne savaitplus auquel, entendre. En effet, les villageois, qui avaient chaud,se disputaient ces sièges dont la paille sentait l’encens, ets’appuyaient contre leurs gros dossiers salis par la cire descierges, avec une certaine vénération.

Madame Bovary reprit le bras de Rodolphe ; il continuacomme se parlant à lui-même :

– Oui ! tant de choses m’ont manqué ! toujoursseul ! Ah ! si j’avais eu un but dans la vie, si j’eusserencontré une affection, si j’avais trouvé quelqu’un… Oh !comme j’aurais dépensé toute l’énergie dont je suis capable,j’aurais surmonté tout, brisé tout !

– Il me semble pourtant, dit Emma, que vous n’êtes guère àplaindre.

– Ah ! vous trouvez ? fit Rodolphe.

– Car enfin…, reprit-elle, vous êtes libre.

Elle hésita :

– Riche.

– Ne vous moquez pas de moi, répondit-il.

Et elle jurait qu’elle ne se moquait pas, quand un coup de canonretentit ; aussitôt, on se poussa, pêle-mêle, vers levillage.

C’était une fausse alerte. M. le préfet n’arrivait pas ; etles membres du jury se trouvaient fort embarrassés, ne sachant s’ilfallait commencer la séance ou bien attendre encore.

Enfin, au fond de la Place, parut un grand landau de louage,traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de bras uncocher en chapeau blanc. Binet n’eut que le temps de crier : « Auxarmes ! » et le colonel de l’imiter. On courut vers lesfaisceaux. On se précipita. Quelques-uns même oublièrent leur col.Mais l’équipage préfectoral sembla deviner cet embarras, et lesdeux rosses accouplées, se dandinant sur leur chaînette, arrivèrentau petit trot devant le péristyle de la mairie, juste au moment oùla garde nationale et les pompiers s’y déployaient, tambourbattant, et marquant le pas.

– Balancez ! cria Binet.

– Halte ! cria le colonel. Par file à gauche !

Et, après, un port d’armes où le cliquetis des capucines, sedéroulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole lesescaliers, tous les fusils retombèrent.

Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vêtu d’un habitcourt à broderie d’argent, chauve sur le front, portant toupet àl’occiput, ayant le teint blafard et l’apparence des plus bénignes.Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupières épaisses, sefermaient à demi pour considérer la multitude, en même temps qu’illevait son nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrée. Ilreconnut le maire à son écharpe, et lui exposa que M. le préfetn’avait pu venir. Il était, lui, un conseiller de préfecture ;puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit par descivilités, l’autre s’avoua confus ; et ils restaient ainsi,face à face, et leurs fronts se touchant presque, avec les membresdu jury tout alentour, le conseil municipal, les notables, la gardenationale et la foule. M. le conseiller, appuyant contre sapoitrine son petit tricorne noir, réitérait ses salutations, tandisque Tuvache, courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait,cherchait ses phrases, protestait de son dévouement à la monarchie,et de l’honneur que l’on faisait à Yonville.

Hippolyte, le garçon de l’auberge, vint prendre par la bride leschevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot, il lesconduisit sous le porche du Lion d’or, où beaucoup de paysanss’amassèrent à regarder la voiture. Le tambour battit, l’obusiertonna, et les messieurs à la file montèrent s’asseoir surl’estrade, dans les fauteuils en utrecht rouge qu’avait prêtésmadame Tuvache.

Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs molles figures blondes,un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, etleurs favoris bouffants s’échappaient de grands cols roides, quemaintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous lesgilets étaient de velours, à châle ; toutes les montresportaient au bout d’un long ruban quelque cachet ovale encornaline ; et l’on appuyait ses deux mains sur ses deuxcuisses, en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drapnon décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortesbottes.

Les dames de la société se tenaient derrière, sous le vestibule,entre les colonnes, tandis que le commun de la foule était en face,debout, ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avaitapporté là toutes celles qu’il avait déménagées de la prairie, etmême il courait à chaque minute en chercher d’autres dans l’église,et causait un tel encombrement par son commerce, que l’on avaitgrand-peine à parvenir jusqu’au petit escalier de l’estrade.

– Moi, je trouve, dit M. Lheureux (s’adressant au pharmacien,qui passait pour gagner sa place), que l’on aurait dû planter làdeux mâts vénitiens : avec quelque chose d’un peu sévère et deriche comme nouveautés, c’eût été d’un fort joli coup d’œil.

– Certes, répondit Homais. Mais, que voulez-vous ! c’est lemaire qui a tout pris sous son bonnet. Il n’a pas grand goût, cepauvre Tuvache, et il est même complètement dénué de ce quis’appelle le génie des arts.

Cependant Rodolphe, avec madame Bovary, était monté au premierétage de la mairie, dans la salle des délibérations, et, comme elleétait vide, il avait déclaré que l’on y serait bien pour jouir duspectacle plus à son aise. Il prit trois tabourets autour de latable ovale, sous le buste du monarque, et, les ayant approchés del’une des fenêtres, ils s’assirent l’un près de l’autre.

Il y eut une agitation sur l’estrade, de longs chuchotements,des pourparlers. Enfin, M. le Conseiller se leva. On savaitmaintenant qu’il s’appelait Lieuvain, et l’on se répétait son nomde l’un à l’autre, dans la foule. Quand il eut donc collationnéquelques feuilles et appliqué dessus son œil pour y mieux voir, ilcommença :

« Messieurs,

Qu’il me soit permis d’abord (avant de vous entretenir del’objet de cette réunion d’aujourd’hui, et ce sentiment, j’en suissûr, sera partagé par vous tous), qu’il me soit permis, dis-je derendre justice à l’administration supérieure, au gouvernement, aumonarque, messieurs, à notre souverain, à ce roi bien-aimé à quiaucune branche de la prospérité publique ou particulière n’estindifférente, et qui dirige à la fois d’une main si ferme et sisage le char de l’État parmi les périls incessants d’une merorageuse, sachant d’ailleurs faire respecter la paix comme laguerre, l’industrie, le commerce, l’agriculture et les beaux-arts.»

– Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu.

– Pourquoi ? dit Emma.

Mais, à ce moment, la voix du Conseiller s’éleva d’un tonextraordinaire. Il déclamait :

« Le temps n’est plus, messieurs, où la discorde civileensanglantait nos places publiques, où le propriétaire, lenégociant, l’ouvrier lui-même, en s’endormant le soir d’un sommeilpaisible, tremblaient de se voir réveillés tout à coup au bruit destocsins incendiaires, où les maximes les plus subversives sapaientaudacieusement les bases… »

– C’est qu’on pourrait, reprit Rodolphe, m’apercevoir d’enbas ; puis j’en aurais pour quinze jours à donner des excuses,et, avec ma mauvaise réputation…

– Oh ! vous vous calomniez, dit Emma.

– Non, non, elle est exécrable, je vous jure.

« Mais messieurs, poursuivait le Conseiller, que si, écartant demon souvenir ces sombres tableaux, je reporte mes yeux sur lasituation actuelle de notre belle patrie : qu’y vois-je ?Partout fleurissent le commerce et les arts ; partout desvoies nouvelles de communication, comme autant d’artères nouvellesdans le corps de l’État, y établissent des rapports nouveaux ;nos grands centres manufacturiers ont repris leur activité ;la religion, plus affermie, sourit à tous les cœurs ; nosports sont pleins, la confiance renaît, et enfin la Francerespire !… »

– Du reste, ajouta Rodolphe, peut-être, au point de vue dumonde, a-t-on raison ?

– Comment cela ? fit-elle.

– Eh quoi ! dit-il, ne savez-vous pas qu’il y a des âmessans cesse tourmentées ? Il leur faut tour à tour le rêve etl’action, les passions les plus pures, les jouissances les plusfurieuses, et l’on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies,de folies.

Alors elle le regarda comme on contemple un voyageur qui a passépar des pays extraordinaires, et elle reprit :

– Nous n’avons pas même cette distraction, nous autres pauvresfemmes !

– Triste distraction car on n’y trouve pas le bonheur.

– Mais le trouve-t-on jamais ? demanda-t-elle.

– Oui, il se rencontre un jour, répondit-il.

« Et c’est là ce que vous avez compris, disait le Conseiller.Vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes ; vous, pionnierspacifiques d’une œuvre toute de civilisation ! vous, hommes deprogrès et de moralité ! vous avez compris, dis-je, que lesorages politiques sont encore plus redoutables vraiment que lesdésordres de l’atmosphère… »

– Il se rencontre un jour, répéta Rodolphe, un jour, tout àcoup, et quand on en désespérait. Alors des horizons s’entrouvrent,c’est comme une voix qui crie : « Le voilà ! » Vous sentez lebesoin de faire à cette personne la confidence de votre vie ;de lui donner tout, de lui sacrifier tout ! On ne s’expliquepas, on se devine. On s’est entrevu dans ses rêves. (Et il laregardait.) Enfin, il est là, ce trésor que l’on a tant cherché,là, devant vous ; il brille, il étincelle. Cependant on endoute encore, on n’ose y croire ; on en reste ébloui, comme sil’on sortait des ténèbres à la lumière.

Et, en achevant ces mots ; Rodolphe ajouta la pantomime àsa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel qu’un homme prisd’étourdissement ; puis il la laissa retomber sur celled’Emma. Elle retira la sienne. Mais le Conseiller lisait toujours:

« Et qui s’en étonnerait, messieurs ? Celui-là seul quiserait assez aveugle, assez plongé (je ne crains pas de le dire),assez plongé dans les préjugés d’un autre âge pour méconnaîtreencore l’esprit des populations agricoles. Où trouver, en effet,plus de patriotisme que dans les campagnes, plus de dévouement à lacause publique, plus d’intelligence en un mot ? Et jen’entends pas, messieurs, cette intelligence superficielle, vainornement des esprits oisifs, mais plus de cette intelligenceprofonde et modérée, qui s’applique par-dessus toute chose àpoursuivre des buts utiles, contribuant ainsi au bien de chacun, àl’amélioration commune et au soutien des États, fruit du respectdes lois et de la pratique des devoirs… »

– Ah ! encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suisassommé de ces mots-là. Ils sont un tas de vieilles ganaches engilet de flanelle, et de bigotes à chaufferette et à chapelet, quicontinuellement nous chantent aux oreilles : « Le devoir ! ledevoir ! » Eh ! parbleu ! le devoir, c’est de sentirce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d’acceptertoutes les conventions de la société, avec les ignominies qu’ellenous impose.

– Cependant…, cependant…, objectait madame Bovary.

– Eh non ! pourquoi déclamer contre les passions ? Nesont-elles pas la seule belle chose qu’il y ait sur la terre, lasource de l’héroïsme, de l’enthousiasme, de la poésie, de lamusique, des arts, de tout enfin ?

– Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu l’opinion du mondeet obéir à sa morale.

– Ah ! c’est qu’il y en a deux, répliqua-t-il. La petite,la convenue, celle des hommes, celle qui varie sans cesse et quibraille si fort, s’agite en bas, terre à terre, comme cerassemblement d’imbéciles que vous voyez. Mais l’autre,l’éternelle, elle est tout autour et au-dessus, comme le paysagequi nous environne et le ciel bleu qui nous éclaire.

M. Lieuvain venait de s’essuyer la bouche avec son mouchoir depoche. Il reprit :

« Et qu’aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer icil’utilité de l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nosbesoins ? qui donc fournit à notre subsistance ? N’est-cepas l’agriculteur ? L’agriculteur, messieurs, qui, ensemençantd’une main laborieuse les sillons féconds des campagnes, faitnaître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d’ingénieuxappareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transportédans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui enconfectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche.N’est-ce pas l’agriculteur encore qui engraisse, pour nosvêtements, ses abondants troupeaux dans les pâturages ? Carcomment nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sansl’agriculteur ? Et même, messieurs, est-il besoin d’aller siloin chercher des exemples ? Qui n’a souvent réfléchi à toutel’importance que l’on retire de ce modeste animal, ornement de nosbasses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour noscouches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs ?Mais je n’en finirais pas, s’il fallait énumérer les uns après lesautres les différents produits que la terre bien cultivée, tellequ’une mère généreuse, prodigue à ses enfants. Ici, c’est lavigne ; ailleurs, ce sont les pommiers à cidre ; là, lecolza ; plus loin, les fromages ; et le lin ;messieurs, n’oublions pas le lin ! qui a pris dans cesdernières années un accroissement considérable et sur lequelj’appellerai plus particulièrement votre attention. »

Il n’avait pas besoin de l’appeler : car toutes les bouches dela multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles.Tuvache, à côté de lui, l’écoutait en écarquillant les yeux ;M. Derozerays, de temps à autre, fermait doucement lespaupières ; et, plus loin, le pharmacien, avec son filsNapoléon entre ses jambes, bombait sa main contre son oreille pourne pas perdre une seule syllabe. Les autres membres du jurybalançaient lentement leur menton dans leur gilet, en signed’approbation. Les pompiers, au bas de l’estrade, se reposaient surleurs baïonnettes ; et Binet, immobile, restait le coude endehors, avec la pointe du sabre en l’air. Il entendait peut-être,mais il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière de soncasque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadetdu sieur Tuvache, avait encore exagéré le sien ; car il enportait un énorme et qui lui vacillait sur la tête, en laissantdépasser un bout de son foulard d’indienne. Il souriait là-dessousavec une douceur tout enfantine, et sa petite figure pâle, où desgouttes ruisselaient, avait une expression de jouissance,d’accablement et de sommeil

La place jusqu’aux maisons était comble de monde. On voyait desgens accoudés à toutes les fenêtres, d’autres debout sur toutes lesportes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissaittout fixé dans la contemplation de ce qu’il regardait. Malgré lesilence, la voix de M. Lieuvain se perdait dans l’air. Elle vousarrivait par lambeaux de phrases, qu’interrompait, çà et là lebruit des chaises dans la foule ; puis on entendait, tout àcoup, partir derrière soi un long mugissement de bœuf, ou bien lesbêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. Eneffet, les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtesjusque-là, et elles beuglaient de temps à autre, tout en arrachantavec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur lemuseau.

Rodolphe s’était rapproché d’Emma, et il disait d’une voixbasse, en parlant vite :

– Est-ce que cette conjuration du monde ne vous révoltepas ? Est-il un seul sentiment qu’il ne condamne ? Lesinstincts les plus nobles, les sympathies les plus pures sontpersécutés, calomniés, et, s’il se rencontre enfin deux pauvresâmes, tout est organisé pour qu’elles ne puissent se joindre. Ellesessayeront cependant, elles battront des ailes, elless’appelleront. Oh ! n’importe, tôt ou tard, dans six mois, dixans, elles se réuniront, s’aimeront, parce que la fatalité l’exigeet qu’elles sont nées l’une pour l’autre.

Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et, ainsi levantla figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elledistinguait dans ses yeux des petits rayons d’or s’irradiant toutautour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de lapommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit,elle se rappela ce vicomte qui l’avait fait valser à laVaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cetteodeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elleentreferma les paupières pour la mieux respirer : Mais, dans cegeste qu’elle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut auloin, tout au fond de l’horizon, la vieille diligence l’Hirondelle,qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après soi unlong panache de poussière. C’était dans cette voiture jaune queLéon, si souvent, était revenu vers elle ; et par cette routelà-bas qu’il était parti pour toujours ! Elle crut le voir enface, à sa fenêtre ; puis tout se confondit, des nuagespassèrent ; il lui sembla qu’elle tournait encore dans lavalse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léonn’était pas loin, qui allait venir … et cependant elle sentaittoujours la tête de Rodolphe à côté d’elle. La douceur de cettesensation pénétrait ainsi ses désirs d’autrefois, et comme desgrains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans labouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvritles narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer lafraîcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants,elle s’essuya les mains ; puis, avec son mouchoir, elles’éventait la figure, tandis qu’à travers le battement de sestempes elle entendait la rumeur de la foule et la voix duConseiller qui psalmodiait ses phrases.

Il disait :

« Continuez ! persévérez ! n’écoutez ni lessuggestions de la routine, ni les conseils trop hâtifs d’unempirisme téméraire ! Appliquez-vous surtout à l’améliorationdu sol, aux bons engrais, au développement des races chevalines,bovines, ovines et porcines ! Que ces comices soient pour vouscomme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendrala main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l’espoir d’unsuccès meilleur ! Et vous, vénérables serviteurs !humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusqu’à ce journ’avait pris en considération les pénibles labeurs, venez recevoirla récompense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus quel’état, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu’il vous encourage,qu’il vous protège, qu’il fera droit à vos justes réclamations etallégera, autant qu’il est en lui, le fardeau de vos péniblessacrifices ! ».

M. Lieuvain se rassit alors ; M. Derozerays se leva,commençant un autre discours. Le sien peut-être, ne fut point aussifleuri que celui du Conseiller ; mais il se recommandait parun caractère de style plus positif, c’est-à-dire par desconnaissances plus spéciales et des considérations plus relevées.Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place ; lareligion et l’agriculture en occupaient davantage. On y voyait lerapport de l’une et de l’autre, et comment elles avaient concourutoujours à la civilisation. Rodolphe, avec madame Bovary, causaitrêves, pressentiments, magnétisme. Remontant au berceau dessociétés, l’orateur vous dépeignait ces temps farouches où leshommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaientquitté la dépouille des bêtes ; endossé le drap, creusé dessillons, planté la vigne. Était-ce un bien, et n’y avait-il pasdans cette découverte plus d’inconvénients que d’avantages ?M. Derozerays se posait ce problème. Du magnétisme, peu à peu,Rodolphe en était venu aux affinités, et, tandis que M. leprésident citait Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant seschoux, et les empereurs de la Chine inaugurant l’année par dessemailles, le jeune homme expliquait à la jeune femme que cesattractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque existenceantérieure.

– Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nousconnus ? quel hasard l’a voulu ? C’est qu’à traversl’éloignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour serejoindre, nos pentes particulières nous avaient poussés l’un versl’autre.

Et il saisit sa main ; elle ne la retira pas.

« Ensemble de bonnes cultures ! » cria le président.

– Tantôt, par exemple, quand je suis venu chez vous…

« À M. Bizet, de Quincampoix. »

– Savais-je que je vous accompagnerais ?

« Soixante et dix francs ! »

– Cent fois même j’ai voulu partir, et je vous ai suivie, jesuis resté.

« Fumiers. »

– Comme je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute mavie !

« À M. Caron, d’Argueil, une médaille d’or ! »

– Car jamais je n’ai trouvé dans la société de personne uncharme aussi complet.

« À M. Bain, de Givry-Saint-Martin ! »

– Aussi, moi, j’emporterai votre souvenir.

« Pour un bélier mérinos… »

– Mais vous m’oublierez, j’aurai passé comme une ombre.

« À M. Belot, de Notre-Dame… »

– Oh ! non, n’est-ce pas, je serai quelque chose dans votrepensée, dans votre vie ?

« Race porcine, prix ex aequo : à MM. Lehérissé etCullembourg ; soixante francs ! »

Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude etfrémissante comme une tourterelle captive qui veut reprendre savolée ; mais, soit qu’elle essayât de la dégager ou bienqu’elle répondît à cette pression, elle fit un mouvement desdoigts ; il s’écria :

– Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vousêtes bonne ! vous comprenez que je suis à vous ! Laissezque je vous voie, que je vous contemple !

Un coup de vent qui arriva par les fenêtres fronça le tapis dela table, et, sur la Place, en bas, tous les grands bonnets despaysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs quis’agitent.

« Emploi de tourteaux de graines oléagineuses », continua leprésident.

Il se hâtait :

« Engrais flamand, – culture du lin, – drainage, – baux à longstermes, – services de domestiques. »

Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un désir suprêmefaisait frissonner leurs lèvres sèches ; et mollement, sanseffort, leurs doigts se confondirent.

« Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière,pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, unemédaille d’argent – du prix de vingt-cinq francs ! »

« Où est-elle, Catherine Leroux ? » répéta leConseiller.

Elle ne se présentait pas, et l’on entendait des voix quichuchotaient :

– Vas-y !

– Non.

– À gauche !

– N’aie pas peur !

– Ah ! qu’elle est bête !

– Enfin y est-elle ? s’écria Tuvache.

– Oui !… la voilà !

– Qu’elle approche donc !

Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme demaintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvresvêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, lelong des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouréd’un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pommede reinette flétrie, et des manches de sa camisole rougedépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. Lapoussière des granges, la potasse des lessives et le suint deslaines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’ellessemblaient sales quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire ;et, à force d’avoir servi, elles restaient entrouvertes, comme pourprésenter d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrancessubies. Quelque chose d’une rigidité monacale relevait l’expressionde sa figure. Rien de triste ou d’attendri n’amollissait ce regardpâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leurmutisme et leur placidité. C’était la première fois qu’elle sevoyait au milieu d’une compagnie si nombreuse ; et,intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, parles messieurs en habit noir et par la croix d’honneur duConseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s’il fallaits’avancer ou s’enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoiles examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant cesbourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude.

– Approchez, vénérable Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux !dit M. le Conseiller, qui avait pris des mains du président laliste des lauréats.

Et tour à tour examinant la feuille de papier, puis la vieillefemme, il répétait d’un ton paternel :

– Approchez, approchez !

– Êtes-vous sourde ? dit Tuvache, en bondissant sur sonfauteuil.

Et il se mit là lui crier dans l’oreille :

– Cinquante-quatre ans de service ! Une médailled’argent ! Vingt-cinq francs ! C’est pour vous.

Puis, quand elle eut sa médaille, elle la considéra. Alors unsourire de béatitude se répandit sur sa figure, et on l’entenditqui marmottait en s’en allant :

– Je la donnerai au curé de chez nous, pour qu’il me dise desmesses.

– Quel fanatisme ! exclama le pharmacien, en se penchantvers le notaire.

La séance était finie ; la foule se dispersa ; et,maintenant que les discours étaient lus, chacun reprenait son ranget tout rentrait dans la coutume : les maîtres rudoyaient lesdomestiques, et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateursindolents qui s’en retournaient à l’étable, une couronne verteentre les cornes.

Cependant les gardes nationaux étaient montés au premier étagede la mairie, avec des brioches embrochées à leurs baïonnettes, etle tambour du bataillon qui portait un panier de bouteilles. MadameBovary prit le bras de Rodolphe ; il la reconduisit chezelle ; ils se séparèrent devant sa porte ; puis il sepromena seul dans la prairie, tout en attendant l’heure dubanquet.

Le festin fut long, bruyant, mal servi ; l’on était sitassé, que l’on avait peine à remuer les coudes, et les planchesétroites qui servaient de bancs faillirent se rompre sous le poidsdes convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun s’en donnait poursa quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts ; et unevapeur blanchâtre, comme la buée d’un fleuve par un matind’automne, flottait au-dessus de la table, entre les quinquetssuspendus. Rodolphe, le dos appuyé contre le calicot de la tente,pensait si fort à Emma, qu’il n’entendait rien. Derrière lui, surle gazon, des domestiques empilaient des assiettes sales ; sesvoisins parlaient, il ne leur répondait pas ; on luiemplissait son verre, et un silence s’établissait dans sa pensée,malgré les accroissements de la rumeur. Il rêvait à ce qu’elleavait dit et à la forme de ses lèvres ; sa figure, comme en unmiroir magique, brillait sur la plaque des shakos ; les plisde sa robe descendaient le long des murs, et des journées d’amourse déroulaient à l’infini dans les perspectives de l’avenir.

Il la revit le soir, pendant le feu d’artifice ; mais elleétait avec son mari, madame Homais et le pharmacien, lequel setourmentait beaucoup sur le danger des fusées perdues ; et, àchaque moment, il quittait la compagnie pour aller faire à Binetdes recommandations.

Les pièces pyrotechniques envoyées à l’adresse du sieur Tuvacheavaient, par excès de précaution, été enfermées dans sa cave ;aussi la poudre humide ne s’enflammait guère, et le morceauprincipal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, ratacomplètement. De temps à autre, il partait une pauvre chandelleromaine ; alors la foule béante poussait une clameur où semêlait le cri des femmes à qui l’on chatouillait la taille pendantl’obscurité. Emma, silencieuse, se blottissait doucement contrel’épaule de Charles ; puis, le menton levé, elle suivait dansle ciel noir le jet lumineux des fusées. Rodolphe la contemplait àla lueur des lampions qui brûlaient.

Ils s’éteignirent peu à peu. Les étoiles s’allumèrent. Quelquesgouttes de pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu sur sa têtenue.

À ce moment, le fiacre du Conseiller sortit de l’auberge. Soncocher, qui était ivre, s’assoupit tout à coup ; et l’onapercevait de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes,la masse de son corps qui se balançait de droite et de gauche selonle tangage des soupentes.

– En vérité, dit l’apothicaire, on devrait bien sévir contrel’ivresse ! Je voudrais que l’on inscrivît, hebdomadairement,à la porte de la mairie, sur un tableau ad hoc, les noms de tousceux qui, durant la semaine, se seraient intoxiqués avec desalcools. D’ailleurs, sous le rapport de la statistique, on auraitlà comme des annales patentes qu’on irait au besoin… Maisexcusez.

Et il courut encore vers le capitaine.

Celui-ci rentrait à sa maison. Il allait revoir son tour.

– Peut-être ne feriez-vous pas mal, lui dit Homais, d’envoyer unde vos hommes ou d’aller vous-même…

–Laissez-moi donc tranquille, répondit le percepteur, puisqu’iln’y a rien !

– Rassurez-vous, dit l’apothicaire, quand il fut revenu près deses amis. M. Binet m’a certifié que les mesures étaient prises.Nulle flammèche ne sera tombée. Les pompes sont pleines. Allonsdormir.

– Ma foi ! j’en ai besoin, fit madame Homais qui bâillaitconsidérablement ; mais, n’importe, nous avons eu pour notrefête une bien belle journée.

Rodolphe répéta d’une voix basse et avec un regard tendre :

– Oh ! oui, bien belle !

Et, s’étant salués, on se tourna le dos.

Deux jours après, dans le Fanal de Rouen il y avait un grandarticle sur les comices. Homais l’avait composé, de verve, dès lelendemain :

« Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces guirlandes ? Oùcourait cette foule comme les flots d’une mer en furie, sous lestorrents d’un soleil tropical qui répandait sa chaleur sur nosguérets ? »

Ensuite, il parlait de la condition des paysans. Certes, legouvernement faisait beaucoup, mais, pas assez ! « Ducourage ! lui criait-il ; mille réformes sontindispensables, accomplissons-les. » Puis, abordant l’entrée duConseiller, il n’oubliait point « l’air martial de notre milice »,ni « nos plus sémillantes villageoises », ni « les vieillards àtête chauve, sorte de patriarches qui étaient là, et dontquelques-uns, débris de nos immortelles phalanges, sentaient encorebattre leurs cœurs au son mâle des tambours. » Il se citait despremiers parmi les membres du jury, et même il rappelait, dans unenote, que M. Homais, pharmacien, avait envoyé un mémoire sur lecidre à la Société d’agriculture. Quand il arrivait à ladistribution des récompenses, il dépeignait la joie des lauréats entraits dithyrambiques. Le père embrassait son fils, le frère lefrère, l’époux l’épouse. Plus d’un montrait avec orgueil son humblemédaille, et sans doute, revenu chez lui, près de sa bonneménagère, il l’aura suspendue en pleurant aux murs discrets de sachaumine.

« Vers six heures, un banquet, dressé dans l’herbage de M.Liégeard, a réuni les principaux assistants de la fête. La plusgrande cordialité n’a cessé d’y régner. Divers toasts ont étéportés : M. Lieuvain, au monarque ! M. Tuvache, aupréfet ! M. Derozerays, à l’agriculture ! M. Homais, àl’industrie et aux beaux-arts, ces deux sœurs ! M. Leplichey,aux améliorations ! Le soir, un brillant feu d’artifice a toutà coup illuminé les airs. On eût dit un véritable kaléidoscope, unvrai décor d’Opéra, et un moment notre petite localité, a pu secroire transportée au milieu d’un rêve des Mille et une Nuits.

« Constatons qu’aucun événement fâcheux n’est venu troublercette réunion de famille. »

Et il ajoutait : « On y a seulement remarqué l’absence duclergé. Sans doute les sacristies entendent le progrès d’une autremanière. Libre à vous, messieurs de Loyola ! »

Chapitre 9

 

Six semaines s’écoulèrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir,enfin, il parut.

Il s’était dit, le lendemain des comices :

– N’y retournons pas de sitôt, ce serait une faute.

Et, au bout de la semaine, il était parti pour la chasse. Aprèsla chasse, il avait songé qu’il était trop tard, puis il fit ceraisonnement :

– Mais, si du premier jour elle m’a aimé, elle doit, parl’impatience de me revoir, m’aimer davantage. Continuonsdonc !

Et il comprit que son calcul avait été bon lorsque, en entrantdans la salle, il aperçut Emma pâlir.

Elle était seule. Le jour tombait. Les petits rideaux demousseline, le long des vitres, épaississaient le crépuscule, et ladorure du baromètre, sur qui frappait un rayon de soleil, étalaitdes feux dans la glace, entre les découpures du polypier.

Rodolphe resta debout ; et à peine si Emma répondit à sespremières phrases de politesse.

– Moi, dit-il, j’ai eu des affaires. J’ai été malade.

– Gravement ? s’écria-t-elle.

– Eh bien, fit Rodolphe en s’asseyant à ses côtés sur untabouret, non !… C’est que je n’ai pas voulu revenir.

– Pourquoi ?

– Vous ne devinez pas ?

Il la regarda encore une fois, mais d’une façon si violentequ’elle baissa la tête en rougissant. Il reprit :

– Emma…

– Monsieur ! fit-elle en s’écartant un peu.

– Ah ! vous voyez bien, répliqua-t-il d’une voixmélancolique, que j’avais raison de vouloir ne pas revenir ;car ce nom, ce nom qui remplit mon âme et qui m’est échappé, vousme l’interdisez ! Madame Bovary !… Eh ! tout lemonde vous appelle comme cela !… Ce n’est pas votre nom,d’ailleurs ; c’est le nom d’un autre !

Il répéta :

– D’un autre !

Et il se cacha la figure entre les mains.

– Oui, je pense à vous continuellement !… Votre souvenir medésespère ! Ah ! pardon !… Je vous quitte…Adieu !… J’irai loin…, si loin, que vous n’entendrez plusparler de moi !… Et cependant…, aujourd’hui…, je ne saisquelle force encore m’a poussé vers vous ! Car on ne lutte pascontre le ciel, on ne résiste point au sourire des anges ! Onse laisse entraîner par ce qui est beau, charmant,adorable !

C’était la première fois qu’Emma s’entendait dire ceschoses ; et son orgueil, comme quelqu’un qui se délasse dansune étuve, s’étirait mollement et tout entier à la chaleur de celangage.

– Mais, si je ne suis pas venu, continua-t-il, si je n’ai puvous voir, ah ! du moins j’ai bien contemplé ce qui vousentoure. La nuit, toutes les nuits, je me relevais, j’arrivaisjusqu’ici, je regardais votre maison, le toit qui brillait sous lalune, les arbres du jardin qui se balançaient à votre fenêtre, etune petite lampe, une lueur, qui brillait à travers les carreaux,dans l’ombre. Ah ! vous ne saviez guère qu’il y avait là, siprès et si loin, un pauvre misérable…

Elle se tourna vers lui avec un sanglot.

– Oh ! vous êtes bon ! dit-elle.

– Non, je vous aime, voilà tout ! Vous n’en doutezpas ! Dites-le-moi ; un mot ! un seul mot !

Et Rodolphe, insensiblement, se laissa glisser du tabouretjusqu’à terre ; mais on entendit un bruit de sabots dans lacuisine, et la porte de la salle, il s’en aperçut, n’était pasfermée.

– Que vous seriez charitable, poursuivit-il en se relevant, desatisfaire une fantaisie !

C’était de visiter sa maison ; il désirait laconnaître ; et, madame Bovary n’y voyant point d’inconvénient,ils se levaient tous les deux, quand Charles entra.

– Bonjour, docteur, lui dit Rodolphe.

Le médecin, flatté de ce titre inattendu, se répandit enobséquiosités, et l’autre en profita pour se remettre un peu.

– Madame m’entretenait, fit-il donc, de sa santé…

Charles l’interrompit : il avait mille inquiétudes, eneffet ; les oppressions de sa femme recommençaient. AlorsRodolphe demanda si l’exercice du cheval ne serait pas bon.

– Certes ! excellent, parfait !… Voilà une idée !Tu devrais la suivre.

Et, comme elle objectait qu’elle n’avait point de cheval, M.Rodolphe en offrit un ; elle refusa ses offres ; iln’insista pas ; puis, afin de motiver sa visite, il conta queson charretier, l’homme à la saignée, éprouvait toujours desétourdissements.

– J’y passerai, dit Bovary.

– Non, non, je vous l’enverrai ; nous viendrons, ce seraplus commode pour vous.

– Ah ! fort bien. Je vous remercie.

Et, dès qu’ils furent seuls :

– Pourquoi n’acceptes-tu pas les propositions de M. Boulanger,qui sont si gracieuses ?

Elle prit un air boudeur, chercha mille excuses, et déclarafinalement que cela peut-être semblerait drôle.

– Ah ! je m’en moque pas mal ! dit Charles en faisantune pirouette. La santé avant tout ! Tu as tort !

– Eh ! comment veux-tu que je monte à cheval, puisque jen’ai pas d’amazone ?

– Il faut t’en commander une ! répondit-il.

L’amazone la décida.

Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que safemme était à sa disposition, et qu’ils comptaient sur sacomplaisance.

Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charlesavec deux chevaux de maître. L’un portait des pompons roses auxoreilles et une selle de femme en peau de daim.

Rodolphe avait mis de longues bottes molles, se disant que sansdoute elle n’en avait jamais vu de pareilles ; en effet, Emmafut charmée, de sa tournure, lorsqu’il apparut sur le palier avecson grand habit de velours et sa culotte de tricot blanc. Elleétait prête, elle l’attendait.

Justin s’échappa de la pharmacie pour la voir, et l’apothicaireaussi se dérangea. Il faisait à M. Boulanger des recommandations:

– Un malheur arrive si vite ! Prenez garde ! Voschevaux peut-être sont fougueux !

Elle entendit du bruit au-dessus de sa tête : c’était Félicitéqui tambourinait contre les carreaux pour divertir la petiteBerthe. L’enfant envoya de loin un baiser ; sa mère luirépondit d’un signe avec le pommeau de sa cravache.

– Bonne promenade ! cria M. Homais. De la prudence,surtout ! de la prudence !

Et il agita son journal en les regardant s’éloigner.

Dès qu’il sentit la terre, le cheval d’Emma prit le galop.Rodolphe galopait à côté d’elle. Par moments ils échangeaient uneparole. La figure un peu baissée, la main haute et le bras droitdéployé, elle s’abandonnait à la cadence du mouvement qui laberçait sur la selle.

Au bas de la côte, Rodolphe lâcha les rênes ; ils partirentensemble, d’un seul bond ; puis, en haut, tout à coup, leschevaux s’arrêtèrent, et son grand voile bleu retomba.

On était aux premiers jours d’octobre. Il y avait du brouillardsur la campagne. Des vapeurs s’allongeaient à l’horizon, entre lecontour des collines ; et d’autres, se déchirant, montaient,se perdaient. Quelquefois, dans un écartement des nuées, sous unrayon de soleil, on apercevait au loin les toits d’Yonville, avecles jardins au bord de l’eau, les cours, les murs, et le clocher del’église. Emma fermait à demi les paupières pour reconnaître samaison, et jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avaitsemblé si petit. De la hauteur où ils étaient, toute la valléeparaissait un immense lac pâle, s’évaporant à l’air. Les massifsd’arbres, de place en place, saillissaient comme des rochersnoirs ; et les hautes lignes des peupliers, qui dépassaient labrume, figuraient des grèves que le vent remuait.

À côté, sur la pelouse, entre les sapins, une lumière brunecirculait dans l’atmosphère tiède. La terre, roussâtre comme de lapoudre de tabac, amortissait le bruit des pas ; et, du bout deleurs fers, en marchant, les chevaux poussaient devant eux despommes de pin tombées.

Rodolphe et Emma suivirent ainsi la lisière du bois. Elle sedétournait de temps à autre afin d’éviter son regard, et alors ellene voyait que les troncs des sapins alignés, dont la successioncontinue l’étourdissait un peu. Les chevaux soufflaient. Le cuirdes selles craquait.

Au moment où ils entrèrent dans la forêt, le soleil parut.

– Dieu nous protège ! dit Rodolphe.

– Vous croyez ? fit-elle.

– Avançons ! avançons ! reprit-il.

Il claqua de la langue. Les deux bêtes couraient.

De longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dansl’étrier d’Emma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il lesretirait à mesure. D’autres fois, pour écarter les branches, ilpassait près d’elle, et Emma sentait son genou lui frôler la jambe.Le ciel était devenu bleu. Les feuilles ne remuaient pas. Il yavait de grands espaces pleins de bruyères tout en fleurs ; etdes nappes de violettes s’alternaient avec le fouillis des arbres,qui étaient gris, fauves ou dorés, selon la diversité desfeuillages. Souvent on entendait, sous les buissons, glisser unpetit battement d’ailes, ou bien le cri rauque et doux descorbeaux, qui s’envolaient dans les chênes.

Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allaitdevant, sur la mousse, entre les ornières.

Mais sa robe trop longue l’embarrassait, bien qu’elle la portâtrelevée par la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle,contemplait entre ce drap noir et la bottine noire, la délicatessede son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nudité.

Elle s’arrêta.

– Je suis fatiguée, dit-elle.

– Allons, essayez encore ! reprit-il. Du courage !

Puis, cent pas plus loin, elle s’arrêta de nouveau ; et, àtravers son voile, qui de son chapeau d’homme descendaitobliquement sur ses hanches, on distinguait son visage dans unetransparence bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des flotsd’azur.

– Où allons-nous donc ?

Il ne répondit rien. Elle respirait d’une façon saccadée.Rodolphe jetait les yeux autour de lui et il se mordait lamoustache.

Ils arrivèrent à un endroit plus large, où l’on avait abattu desbaliveaux. Ils s’assirent sur un tronc d’arbre renversé, etRodolphe se mit à lui parler de son amour.

Il ne l’effraya point d’abord par des compliments. Il fut calme,sérieux, mélancolique.

Emma l’écoutait la tête basse, et tout en remuant, avec lapointe de son pied, des copeaux par terre.

Mais, à cette phrase :

– Est-ce que nos destinées maintenant ne sont pas communes.

– Eh non ! répondit-elle. Vous le savez bien. C’estimpossible.

Elle se leva pour partir. Il la saisit au poignet. Elles’arrêta. Puis, l’ayant considéré quelques minutes d’un œilamoureux et tout humide, elle dit vivement :

– Ah ! tenez, n’en parlons plus… Où sont les chevaux ?Retournons.

Il eut un geste de colère et d’ennui. Elle répéta :

– Où sont les chevaux ? où sont les chevaux ?

Alors, souriant d’un sourire étrange et la prunelle fixe, lesdents serrées, il s’avança en écartant les bras. Elle se reculatremblante. Elle balbutiait :

– Oh ! vous me faites peur ! vous me faites mal !Partons.

– Puisqu’il le faut, reprit-il en changeant de visage.

Et il redevint aussitôt respectueux, caressant, timide. Elle luidonna son bras. Ils s’en retournèrent. Il disait :

– Qu’aviez-vous donc ? Pourquoi ? Je n’ai pascompris ! Vous vous méprenez, sans doute ? Vous êtes dansmon âme comme une madone sur un piédestal, à une place haute,solide et immaculée. Mais j’ai besoin de vous pour vivre !J’ai besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensée. Soyez monamie, ma sœur, mon ange !

Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elletâchait de se dégager mollement. Il la soutenait ainsi, enmarchant.

Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient lefeuillage.

– Oh ! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas !Restez !

Il l’entraîna plus loin, autour d’un petit étang, où deslentilles d’eau faisaient une verdure sur les ondes. Des nénupharsflétris se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurspas dans l’herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher.

– J’ai tort, j’ai tort, disait-elle. Je suis folle de vousentendre.

– Pourquoi ?… Emma ! Emma !

– Oh ! Rodolphe !… fit lentement la jeune femme en sepenchant sur son épaule.

Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Ellerenversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir ; et,défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et secachant la figure, elle s’abandonna.

Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal,passant entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là,tout autour d’elle, dans les feuilles ou par terre, des tacheslumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussentéparpillé leurs plumes. Le silence était partout ; quelquechose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait soncœur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler danssa chair comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout auloin, au delà du bois, sur les autres collines, un cri vague etprolongé, une voix qui se traînait, et elle l’écoutaitsilencieusement, se mêlant comme une musique aux dernièresvibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents,raccommodait avec son canif une des deux brides cassée.

Ils s’en revinrent à Yonville, par le même chemin. Ils revirentsur la boue les traces de leurs chevaux, côte à côte, et les mêmesbuissons, les mêmes cailloux dans l’herbe. Rien autour d’euxn’avait changé ; et pour elle, cependant, quelque chose étaitsurvenu de plus considérable que si les montagnes se fussentdéplacées. Rodolphe, de temps à autre, se penchait et lui prenaitsa main pour la baiser.

Elle était charmante, à cheval ! Droite, avec sa taillemince, le genou plié sur la crinière de sa bête et un peu coloréepar le grand air, dans la rougeur du soir.

En entrant dans Yonville, elle caracola sur les pavés. On laregardait des fenêtres.

Son mari, au dîner, lui trouva bonne mine ; mais elle eutl’air de ne pas l’entendre lorsqu’il s’informa de sapromenade ; et elle restait le coude au bord de son assiette,entre les deux bougies qui brûlaient.

– Emma ! dit-il.

– Quoi ?

– Eh bien, j’ai passé cette après-midi chez M. Alexandre ;il a une ancienne pouliche encore fort belle, un peu couronnéeseulement, et qu’on aurait, je suis sûr, pour une centained’écus…

Il ajouta :

– Pensant même que cela te serait agréable, je l’ai retenue…, jel’ai achetée… Ai-je bien fait ? Dis-moi donc.

Elle remua la tête en signe d’assentiment ; puis, un quartd’heure après :

– Sors-tu ce soir ? demanda-t-elle.

– Oui. Pourquoi ?

– Oh ! rien, rien, mon ami.

Et, dès qu’elle fut débarrassée de Charles, elle montas’enfermer dans sa chambre.

D’abord, ce fut comme un étourdissement ; elle voyait lesarbres, les chemins, les fossés, Rodolphe, et elle sentait encorel’étreinte de ses bras, tandis que le feuillage frémissait et queles joncs sifflaient.

Mais, en s’apercevant dans la glace, elle s’étonna de sonvisage. Jamais elle n’avait eu les yeux si grands, si noirs, nid’une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sapersonne la transfigurait.

Elle se répétait : « J’ai un amant ! un amant ! » sedélectant à cette idée comme à celle d’une autre puberté qui luiserait survenue. Elle allait donc posséder enfin ces joies del’amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. Elleentrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion,extase, délire ; une immensité bleuâtre l’entourait, lessommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l’existenceordinaire n’apparaissait qu’au loin, tout en bas, dans l’ombre,entre les intervalles de ces hauteurs.

Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus,et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter danssa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenaitelle-même comme une partie véritable de ces imaginations etréalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dansce type d’amoureuse qu’elle avait tant envié. D’ailleurs, Emmaéprouvait une satisfaction de vengeance. N’avait-elle pas assezsouffert ! Mais elle triomphait maintenant, et l’amour, silongtemps contenu, jaillissait tout entier avec des bouillonnementsjoyeux. Elle le savourait sans remords, sans inquiétude, sanstrouble.

La journée du lendemain se passa dans une douceur nouvelle. Ilsse firent des serments. Elle lui raconta ses tristesses. Rodolphel’interrompait par ses baisers ; et elle lui demandait, en lecontemplant les paupières à demi closes, de l’appeler encore parson nom et de répéter qu’il l’aimait. C’était dans la forêt, commela veille, sous une hutte de sabotiers. Les murs en étaient depaille et le toit descendait si bas, qu’il fallait se tenir courbé.Ils étaient assis l’un contre l’autre, sur un lit de feuillessèches.

À partir de ce jour-là, ils s’écrivirent régulièrement tous lessoirs. Emma portait sa lettre au bout du jardin, près de larivière, dans une fissure de la terrasse. Rodolphe venait l’ychercher et en plaçait une autre, qu’elle accusait toujours d’êtretrop courte.

Un matin, que Charles était sorti dès avant l’aube, elle futprise par la fantaisie de voir Rodolphe à l’instant. On pouvaitarriver promptement à la Huchette, y rester une heure et êtrerentré dans Yonville que tout le monde encore serait endormi. Cetteidée la fit haleter de convoitise, et elle se trouva bientôt aumilieu de la prairie, où elle marchait à pas rapides, sans regarderderrière elle.

Le jour commençait à paraître. Emma, de loin, reconnut la maisonde son amant, dont les deux girouettes à queue-d’aronde sedécoupaient en noir sur le crépuscule pâle.

Après la cour de la ferme, il y avait un corps de logis quidevait être le château. Elle y entra, comme si les murs, à sonapproche, se fussent écartés d’eux-mêmes. Un grand escalier droitmontait vers un corridor. Emma tourna la clenche d’une porte, ettout à coup, au fond de la chambre, elle aperçut un homme quidormait. C’était Rodolphe. Elle poussa un cri.

– Te voilà ! te voilà ! répétait-il. Comment as-tufait pour venir ?… Ah ! ta robe est mouillée !

– Je t’aime ! répondit-elle en lui passant les bras autourdu cou.

Cette première audace lui ayant réussi, chaque fois maintenantque Charles sortait de bonne heure, Emma s’habillait vite etdescendait à pas de loup le perron qui conduisait au bord del’eau.

Mais, quand la planche aux vaches était levée, il fallait suivreles murs qui longeaient la rivière ; la berge étaitglissante ; elle s’accrochait de la main, pour ne pas tomber,aux bouquets de ravenelles flétries. Puis elle prenait à traversdes champs en labour, où elle enfonçait, trébuchait et empêtraitses bottines minces. Son foulard, noué sur sa tête, s’agitait auvent dans les herbages ; elle avait peur des bœufs, elle semettait à courir ; elle arrivait essoufflée, les joues roses,et exhalant de toute sa personne un frais parfum de sève, deverdure et de grand air. Rodolphe, à cette heure-là, dormaitencore. C’était comme une matinée de printemps qui entrait dans sachambre.

Les rideaux jaunes, le long des fenêtres laissaient passerdoucement une lourde lumière blonde. Emma tâtonnait en clignant desyeux, tandis que les gouttes de rosée suspendues à ses bandeauxfaisaient comme une auréole de topazes tout autour de sa figure.Rodolphe, en riant, l’attirait à lui et il la prenait sur soncœur.

Ensuite, elle examinait l’appartement, elle ouvrait les tiroirsdes meubles, elle se peignait avec son peigne et se regardait dansle miroir à barbe. Souvent même, elle mettait entre ses dents letuyau d’une grosse pipe qui était sur la table de nuit, parmi descitrons et des morceaux de sucre, près d’une carafe d’eau.

Il leur fallait un bon quart d’heure pour les adieux. Alors Emmapleurait ; elle aurait voulu ne jamais abandonner Rodolphe.Quelque chose de plus fort qu’elle la poussait vers lui, si bienqu’un jour, la voyant survenir à l’improviste, il fronça le visagecomme quelqu’un de contrarié.

– Qu’as-tu donc ? dit-elle. Souffres-tu ?Parle-moi !

Enfin il déclara, d’un air sérieux, que ses visites devenaientimprudentes et qu’elle se compromettait.

Chapitre 10

 

Peu à peu, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L’amourl’avait enivrée d’abord, et elle n’avait songé à rien au delà.Mais, à présent qu’il était indispensable à sa vie, elle craignaitd’en perdre quelque chose, ou même qu’il ne fût troublé. Quand elles’en revenait de chez lui, elle jetait tout alentour des regardsinquiets, épiant chaque forme qui passait à l’horizon et chaquelucarne du village d’où l’on pouvait l’apercevoir. Elle écoutaitles pas, les cris, le bruit des charrues ; et elle s’arrêtaitplus blême et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui sebalançaient sur sa tête.

Un matin, qu’elle s’en retournait ainsi, elle crut distinguertout à coup le long canon d’une carabine qui semblait la tenir enjoue. Il dépassait obliquement le bord d’un petit tonneau, à demienfoui entre les herbes, sur la marge d’un fossé. Emma, prête àdéfaillir de terreur, avança cependant, et un homme sortit dutonneau, comme ces diables à boudin qui se dressent du fond desboîtes. Il avait des guêtres bouclées jusqu’aux genoux, sacasquette enfoncée jusqu’aux yeux, les lèvres grelottantes et lenez rouge. C’était le capitaine Binet, à l’affût des canardssauvages.

– Vous auriez dû parler de loin ! s’écria-t-il. Quand onaperçoit un fusil, il faut toujours avertir.

Le percepteur, par là, tâchait de dissimuler la crainte qu’ilvenait d’avoir ; car, un arrêté préfectoral ayant interdit lachasse aux canards autrement qu’en bateau, M. Binet, malgré sonrespect pour les lois, se trouvait en contravention. Aussicroyait-il à chaque minute entendre arriver le garde champêtre.Mais cette inquiétude irritait son plaisir, et, tout seul dans sontonneau, il s’applaudissait de son bonheur et de sa malice.

À la vue d’Emma, il parut soulagé d’un grand poids, et aussitôt,entamant la conversation :

– Il ne fait pas chaud, ça pique !

Emma ne répondit rien. Il poursuivit :

– Et vous voilà sortie de bien bonne heure ?

– Oui, dit-elle en balbutiant ; je viens de chez lanourrice où est mon enfant.

– Ah ! fort bien ! fort bien ! Quant à moi, telque vous me voyez, dès la pointe du jour je suis là ; mais letemps est si crassineux, qu’à moins d’avoir la plume juste aubout…

– Bonsoir, monsieur Binet, interrompit-elle en lui tournant lestalons.

– Serviteur, madame, reprit-il d’un ton sec.

Et il rentra dans son tonneau.

Emma se repentit d’avoir quitté si brusquement le percepteur.Sans doute, il allait faire des conjectures défavorables.L’histoire de la nourrice était la pire excuse, tout le mondesachant bien à Yonville que la petite Bovary, depuis un an, étaitrevenue chez ses parents. D’ailleurs, personne n’habitait auxenvirons ; ce chemin ne conduisait qu’à la Huchette ;Binet donc avait deviné d’où elle venait, et il ne se tairait pas,il bavarderait, c’était certain ! Elle resta jusqu’au soir àse torturer l’esprit dans tous les projets de mensongesimaginables, et ayant sans cesse devant les yeux cet imbécile àcarnassière.

Charles, après le dîner, la voyant soucieuse, voulut, pardistraction, la conduire chez le pharmacien ; et la premièrepersonne qu’elle aperçut dans la pharmacie, ce fut encore lui, lepercepteur ! Il était debout devant le comptoir, éclairé parla lumière du bocal rouge, et il disait :

– Donnez-moi, je vous prie, une demi-once de vitriol.

– Justin, cria l’apothicaire, apporte-nous l’acidesulfurique.

Puis, à Emma, qui voulait monter dans l’appartement de madameHomais :

– Non, restez, ce n’est pas la peine, elle va descendre.Chauffez-vous au poêle en attendant… Excusez-moi… Bonjour, docteur(car le pharmacien se plaisait beaucoup a prononcer ce mot docteur,comme si en l’adressant à un autre, il eût fait rejaillir surlui-même quelque chose de la pompe qu’il y trouvait)… Mais prendsgarde de renverser les mortiers ! va plutôt chercher leschaises de la petite salle ; tu sais bien qu’on ne dérange pasles fauteuils du salon.

Et, pour remettre en place son fauteuil, Homais se précipitaithors du comptoir, quand Binet lui demanda une demi-once d’acide desucre.

– Acide de sucre ? fit le pharmacien dédaigneusement. Je neconnais pas, j’ignore ! Vous voulez peut-être de l’acideoxalique ? C’est oxalique, n’est-il pas vrai ?

Binet expliqua qu’il avait besoin d’un mordant pour composerlui-même une eau de cuivre avec quoi dérouiller diverses garnituresde chasse. Emma tressaillit. Le pharmacien se mit à dire :

– En effet, le temps n’est pas propice, à cause del’humidité.

– Cependant, reprit le percepteur d’un air finaud, il y a despersonnes qui s’en arrangent.

Elle étouffait.

– Donnez-moi encore…

– Il ne s’en ira donc jamais ! pensait-elle.

– Une demi-once d’arcanson et de térébenthine, quatre onces decire jaune, et trois demi-onces de noir animal, s’il vous plaît,pour nettoyer les cuirs vernis de mon équipement.

L’apothicaire commençait à tailler de la cire, quand madameHomais parut avec Irma dans ses bras, Napoléon à ses côtés etAthalie qui la suivait. Elle alla s’asseoir sur le banc de velourscontre la fenêtre, et le gamin s’accroupit sur un tabouret, tandisque sa sœur aînée rôdait autour de la boîte à jujube, près de sonpetit papa. Celui-ci emplissait des entonnoirs et bouchait desflacons, il collait des étiquettes, il confectionnait des paquets.On se taisait autour de lui ; et l’on entendait seulement detemps à autre tinter les poids dans les balances, avec quelquesparoles basses du pharmacien donnant des conseils à son élève.

– Comment va votre jeune personne ? demanda tout à coupmadame Homais.

– Silence ! exclama son mari, qui écrivait des chiffres surle cahier de brouillons.

– Pourquoi ne l’avez-vous pas amenée ? reprit-elle àdemi-voix.

– Chut ! chut ! fit Emma en désignant du doigtl’apothicaire.

Mais Binet, tout entier à la lecture de l’addition, n’avait rienentendu probablement. Enfin il sortit. Alors Emma, débarrassée,poussa un grand soupir.

– Comme vous respirez fort ! dit madame Homais.

– Ah ! c’est qu’il fait un peu chaud, répondit-elle.

Ils avisèrent donc, le lendemain, à organiser leursrendez-vous ; Emma voulait corrompre sa servante par uncadeau ; mais il eût mieux valu découvrir à Yonville quelquemaison discrète. Rodolphe promit d’en chercher une.

Pendant tout l’hiver, trois ou quatre fois la semaine, à la nuitnoire, il arrivait dans le jardin. Emma, tout exprès, avait retiréla clef de la barrière, que Charles crut perdue.

Pour l’avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes unepoignée de sable. Elle se levait en sursaut ; mais quelquefoisil lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder aucoin du feu, et il n’en finissait pas. Elle se dévoraitd’impatience ; si ses yeux l’avaient pu, ils l’eussent faitsauter par les fenêtres. Enfin, elle commençait sa toilette denuit ; puis, elle prenait un livre et continuait à lire forttranquillement, comme si la lecture l’eût amusée. Mais Charles, quiétait au lit, l’appelait pour se coucher.

– Viens donc, Emma, disait-il, il est temps.

– Oui, j’y vais ! répondait-elle.

Cependant, comme les bougies l’éblouissaient, il se tournaitvers le mur et s’endormait. Elle s’échappait en retenant sonhaleine, souriante, palpitante, déshabillée.

Rodolphe avait un grand manteau ; il l’en enveloppait toutentière, et, passant le bras autour de sa taille, il l’entraînaitsans parler jusqu’au fond du jardin.

C’était sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris oùautrefois Léon la regardait si amoureusement, durant les soirsd’été. Elle ne pensait guère à lui maintenant.

Les étoiles brillaient à travers les branches du jasmin sansfeuilles. Ils entendaient derrière eux la rivière qui coulait, et,de temps à autre, sur la berge, le claquement des roseaux secs. Desmassifs d’ombre, çà et là, se bombaient dans l’obscurité, etparfois, frissonnant tous d’un seul mouvement, ils se dressaient etse penchaient comme d’immenses vagues noires qui se fussentavancées pour les recouvrir. Le froid de la nuit les faisaits’étreindre davantage ; les soupirs de leurs lèvres leursemblaient plus forts ; leurs yeux, qu’ils entrevoyaient àpeine, leur paraissaient plus grands, et, au milieu du silence, ily avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur âme avecune sonorité cristalline et qui s’y répercutaient en vibrationsmultipliées.

Lorsque la nuit était pluvieuse, ils s’allaient réfugier dans lecabinet aux consultations, entre le hangar et l’écurie. Elleallumait un des flambeaux de la cuisine, qu’elle avait cachéderrière les livres. Rodolphe s’installait là comme chez lui. Lavue de la bibliothèque et du bureau, de tout l’appartement enfin,excitait sa gaieté ; et il ne pouvait se retenir de faire surCharles quantité de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eûtdésiré le voir plus sérieux, et même plus dramatique à l’occasion,comme cette fois où elle crut entendre dans l’allée un bruit de pasqui s’approchaient.

– On vient ! dit-elle.

Il souffla la lumière.

– As-tu tes pistolets ?

– Pourquoi ?

– Mais… pour te défendre, reprit Emma.

– Est-ce de ton mari ? Ah ! le pauvregarçon !

Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait : « Jel’écraserais d’une chiquenaude. »

Elle fut ébahie de sa bravoure, bien qu’elle y sentît une sorted’indélicatesse et de grossièreté naïve qui la scandalisa.

Rodolphe réfléchit beaucoup à cette histoire de pistolets. Sielle avait parlé sérieusement, cela était fort ridicule,pensait-il, odieux même, car il n’avait, lui, aucune raison de haïrce bon Charles, n’étant pas ce qui s’appelle dévoré dejalousie ; – et, à ce propos, Emma lui avait fait un grandserment qu’il ne trouvait pas non plus du meilleur goût.

D’ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait falluéchanger des miniatures, on s’était coupé des poignées de cheveux,et elle demandait à présent une bague, un véritable anneau demariage, en signe d’alliance éternelle. Souvent elle lui parlaitdes cloches du soir ou des voix de la nature ; puis ellel’entretenait de sa mère, à elle, et de sa mère, à lui. Rodolphel’avait perdue depuis vingt ans. Emma, néanmoins, l’en consolaitavec des mièvreries de langage, comme on eût fait à un marmotabandonné, et même lui disait quelquefois, en regardant la lune:

– Je suis sûre que là-haut, ensemble, elles approuvent notreamour.

Mais elle était si jolie ! il en avait possédé si peu d’unecandeur pareille ! Cet amour sans libertinage était pour luiquelque chose de nouveau, et qui, le sortant de ses habitudesfaciles, caressait à la fois son orgueil et sa sensualité.L’exaltation d’Emma, que son bon sens bourgeois dédaignait, luisemblait au fond du cœur charmante, puisqu’elle s’adressait à sapersonne. Alors, sûr d’être aimé, il ne se gêna pas, etinsensiblement ses façons changèrent.

Il n’avait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui lafaisaient pleurer, ni de ces véhémentes caresses qui la rendaientfolle ; si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée,parut se diminuer sous elle, comme l’eau d’un fleuve quis’absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase. Elle n’yvoulut pas croire ; elle redoubla de tendresse ; etRodolphe, de moins en moins, cacha son indifférence.

Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cédé, ou sielle ne souhaitait point, au contraire, le chérir davantage.L’humiliation de se sentir faible se tournait en une rancune queles voluptés tempéraient. Ce n’était pas de l’attachement, c’étaitcomme une séduction permanente. Il la subjuguait. Elle en avaitpresque peur.

Les apparences, néanmoins, étaient plus calmes que jamais,Rodolphe ayant réussi à conduire l’adultère selon safantaisie ; et, au bout de six mois, quand le printempsarriva, ils se trouvaient, l’un vis-à-vis de l’autre, comme deuxmariés qui entretiennent tranquillement une flamme domestique.

C’était l’époque où le père Rouault envoyait son dinde, ensouvenir de sa jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec unelettre. Emma coupa la corde qui la retenait au panier, et lut leslignes suivantes :

« Mes chers enfants,

« J’espère que la présente vous trouvera en bonne santé et quecelui-là vaudra bien les autres ; car il me semble un peu plusmollet, si j’ose dire, et plus massif. Mais, la prochaine fois, parchangement, je vous donnerai un coq, à moins que vous ne teniez depréférence aux picots ; et renvoyez-moi la bourriche, s’ilvous plaît, avec les deux anciennes. J’ai eu un malheur à macharreterie, dont la couverture, une nuit qu’il ventait fort, s’estenvolée dans les arbres. La récolte non plus n’a pas été tropfameuse. Enfin, je ne sais pas quand j’irai vous voir. Ça m’esttellement difficile de quitter maintenant la maison, depuis que jesuis seul, ma pauvre Emma !

« Et il y avait ici un intervalle entre les lignes, comme si lebonhomme eût laissé tomber sa plume pour rêver quelque temps.

« Quant à moi, je vais bien, sauf un rhume que j’ai attrapél’autre jour à la foire d’Yvetot, où j’étais parti pour retenir unberger, ayant mis le mien dehors, par suite de sa trop grandedélicatesse de bouche. Comme on est à plaindre avec tous cesbrigands-là ! Du reste, c’était aussi un malhonnête.

« J’ai appris d’un colporteur qui, voyageant cet hiver par votrepays, s’est fait arracher une dent, que Bovary travaillait toujoursdur. Ça ne m’étonne pas, et il m’a montré sa dent ; nous avonspris un café ensemble. Je lui ai demandé s’il t’avait vue, il m’adit que non, mais qu’il avait vu dans l’écurie deux animaux, d’oùje conclus que le métier roule. Tant mieux, mes chers enfants, etque le bon Dieu vous envoie tout le bonheur imaginable.

« Il me fait deuil de ne pas connaître encore ma bien-aiméepetite-fille Berthe Bovary. J’ai planté pour elle, dans le jardin,sous ta chambre, un prunier de prunes d’avoine, et je ne veux pasqu’on y touche, si ce n’est pour lui faire plus tard des compotes,que je garderai dans l’armoire, à son intention, quand elleviendra.

« Adieu, mes chers enfants. Je t’embrasse, ma fille ; vousaussi, mon gendre, et la petite, sur les deux joues.

« Je suis, avec bien des compliments,

« Votre tendre père,

« THEODORE ROUAULT. »

Elle resta quelques minutes à tenir entre ses doigts ce grospapier. Les fautes d’orthographe s’y enlaçaient les unes auxautres, et Emma poursuivait la pensée douce qui caquetait tout autravers comme une poule à demi cachée dans une haie d’épines. Onavait séché l’écriture avec les cendres du foyer, car un peu depoussière grise glissa de la lettre sur sa robe, et elle crutpresque apercevoir son père se courbant vers l’âtre pour saisir lespincettes. Comme il y avait longtemps qu’elle n’était plus auprèsde lui, sur l’escabeau, dans la cheminée, quand elle faisait brûlerle bout d’un bâton à la grande flamme des joncs marins quipétillaient !…

Elle se rappela des soirs d’été tout pleins de soleil. Lespoulains hennissaient quand on passait, et galopaient, galopaient…Il y avait sous sa fenêtre une ruche à miel, et quelquefois lesabeilles, tournoyant dans la lumière, frappaient contre lescarreaux comme des balles d’or rebondissantes. Quel bonheur dans cetemps-là ! quelle liberté ! quel espoir ! quelleabondance d’illusions ! Il n’en restait plus maintenant !Elle en avait dépensé à toutes les aventures de son âme, par toutesles conditions successives, dans la virginité, dans le mariage etdans l’amour ; – les perdant ainsi continuellement le long desa vie, comme un voyageur qui laisse quelque chose de sa richesse àtoutes les auberges de la route.

Mais qui donc la rendait si malheureuse ? où était lacatastrophe extraordinaire qui l’avait bouleversée ? Et ellereleva la tête, regardant autour d’elle, comme pour chercher lacause de ce qui la faisait souffrir.

Un rayon d’avril chatoyait sur les porcelaines del’étagère ; le feu brûlait ; elle sentait sous sespantoufles la douceur du tapis ; le jour était blanc,l’atmosphère tiède, et elle entendit son enfant qui poussait deséclats de rire.

En effet, la petite fille se roulait alors sur le gazon, aumilieu de l’herbe qu’on fanait. Elle était couchée à plat ventre,au haut d’une meule. Sa bonne la retenait par la jupe. Lestiboudoisratissait à côté, et, chaque fois qu’il s’approchait, elle sepenchait en battant l’air de ses deux bras.

– Amenez-la-moi ! dit sa mère se précipitant pourl’embrasser. Comme je t’aime, ma pauvre enfant ! comme jet’aime !

Puis, s’apercevant qu’elle avait le bout des oreilles un peusale, elle sonna vite pour avoir de l’eau chaude, et la nettoya, lachangea de linge, de bas, de souliers, fit mille questions sur sasanté, comme au retour d’un voyage, et enfin, la baisant encore etpleurant un peu, elle la remit aux mains de la domestique, quirestait fort ébahie devant cet excès de tendresse.

Rodolphe, le soir, la trouva plus sérieuse que d’habitude.

– Cela se passera, jugea-t-il, c’est un caprice.

Et il manqua consécutivement à trois rendez-vous. Quand ilrevint, elle se montra froide et presque dédaigneuse.

– Ah ! tu perds ton temps, ma mignonne…

Et il eut l’air de ne point remarquer ses soupirs mélancoliques,ni le mouchoir qu’elle tirait.

C’est alors qu’Emma se repentit !

Elle se demanda même pourquoi donc elle exécrait Charles, ets’il n’eût pas été meilleur de le pouvoir aimer. Mais il n’offraitpas grande prise à ces retours du sentiment, si bien qu’elledemeurait fort embarrassée dans sa velléité de sacrifice, lorsquel’apothicaire vint à propos lui fournir une occasion.

Chapitre 11

 

Il avait lu dernièrement l’éloge d’une nouvelle méthode pour lacure des pieds-bots ; et comme il était partisan du progrès,il conçut cette idée patriotique que Yonville, pour se mettre auniveau, devait avoir des opérations de stréphopodie.

– Car, disait-il à Emma, que risque-t-on ? Examinez (et ilénumérait, sur ses doigts, les avantages de la tentative) ;succès presque certain, soulagement et embellissement du malade,célébrité vite acquise à l’opérateur. Pourquoi votre mari, parexemple, ne voudrait-il pas débarrasser ce pauvre Hippolyte, duLion d’or ? Notez qu’il ne manquerait pas de raconter saguérison à tous les voyageurs, et puis (Homais baissait la voix etregardait autour de lui) qui donc m’empêcherait d’envoyer aujournal une petite note là-dessus ? Eh ! mon Dieu !un article circule…, on en parle…, cela finit par faire la boule deneige ! Et qui sait ? qui sait ?

En effet, Bovary pouvait réussir ; rien n’affirmait à Emmaqu’il ne fût pas habile, et quelle satisfaction pour elle que del’avoir engagé à une démarche d’où sa réputation et sa fortune setrouveraient accrues ? Elle ne demandait qu’à s’appuyer surquelque chose de plus solide que l’amour.

Charles, sollicité par l’apothicaire et par elle, se laissaconvaincre. Il fit venir de Rouen le volume du docteur Duval, et,tous les soirs, se prenant la tête entre les mains, il s’enfonçaitdans cette lecture.

Tandis qu’il étudiait les équins, les varus et les valgus,c’est-à-dire la stréphocatopodie, la stréphendopodie et lastréphexopodie (ou, pour parler mieux, les différentes déviationsdu pied, soit en bas, en dedans ou en dehors), avec lastréphypopodie et la stréphanopodie (autrement dit torsion endessous et redressement en haut), M. Homais par toute sorte deraisonnements, exhortait le garçon d’auberge à se faire opérer.

– À peine sentiras-tu, peut-être, une légère douleur ;c’est une simple piqûre comme une petite saignée, moins quel’extirpation de certains cors.

Hippolyte, réfléchissant, roulait des yeux stupides.

– Du reste, reprenait le pharmacien, ça ne me regarde pas !c’est pour toi ! par humanité pure ! Je voudrais te voir,mon ami, débarrassé de ta hideuse claudication, avec ce balancementde la région lombaire, qui, bien que tu prétendes le contraire,doit te nuire considérablement dans l’exercice de ton métier.

Alors Homais lui représentait combien il se sentirait ensuiteplus gaillard et plus ingambe, et même lui donnait à entendre qu’ils’en trouverait mieux pour plaire aux femmes ; et le valetd’écurie se prenait à sourire lourdement. Puis il l’attaquait parla vanité :

– N’es-tu pas un homme, saprelotte ? Que serait-ce donc,s’il t’avait fallu servir, aller combattre sous lesdrapeaux ?… Ah ! Hippolyte !

Et Homais s’éloignait, déclarant qu’il ne comprenait pas cetentêtement, cet aveuglement à se refuser aux bienfaits de lascience.

Le malheureux céda, car ce fut comme une conjuration. Binet, quine se mêlait jamais des affaires d’autrui, madame Lefrançois,Artémise, les voisins, et jusqu’au maire, M. Tuvache, tout le mondel’engagea, le sermonna, lui faisait honte ; mais ce qui achevade le décider, c’est que ça ne lui coûterait rien. Bovary sechargeait même de fournir la machine pour l’opération. Emma avaiteu l’idée de cette générosité ; et Charles y consentit, sedisant au fond du cœur que sa femme était un ange.

Avec les conseils du pharmacien, et en recommençant trois fois,il fit donc construire par le menuisier, aidé du serrurier, unemanière de boîte pesant huit livres environ, et où le fer, le bois,la tôle, le cuir, les vis et les écrous ne se trouvaient pointépargnés.

Cependant, pour savoir quel tendon couper à Hippolyte, ilfallait connaître d’abord quelle espèce de pied-bot il avait.

Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite,ce qui ne l’empêchait pas d’être tourné en dedans, de sorte quec’était un équin mêlé d’un peu de varus, ou bien un léger varusfortement accusé d’équin. Mais, avec cet équin, large en effetcomme un pied de cheval, à peau rugueuse, à tendons secs, à grosorteils, et où les ongles noirs figuraient les clous d’un fer, lestréphopode, depuis le matin jusqu’à la nuit, galopait comme uncerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller toutautour des charrettes, en jetant en avant son support inégal. Ilsemblait même plus vigoureux de cette jambe-là que de l’autre. Àforce d’avoir servi, elle avait contracté comme des qualitésmorales de patience et d’énergie, et quand on lui donnait quelquegros ouvrage, il s’écorait dessus, préférablement.

Or, puisque c’était un équin, il fallait couper le tendond’Achille, quitte à s’en prendre plus tard au muscle tibialantérieur pour se débarrasser du varus ; car le médecinn’osait d’un seul coup risquer deux opérations, et même iltremblait déjà, dans la peur d’attaquer quelque région importantequ’il ne connaissait pas.

Ni Ambroise Paré, appliquant pour la première fois depuis Celse,après quinze siècles d’intervalle, la ligature immédiate d’uneartère ; ni Dupuytren allant ouvrir un abcès à travers unecouche épaisse d’encéphale ; ni Gensoul, quand il fit lapremière ablation de maxillaire supérieur, n’avaient certes le cœursi palpitant, la main si frémissante, l’intellect aussi tendu queM. Bovary quand il approcha d’Hippolyte, son ténotome entre lesdoigts. Et, comme dans les hôpitaux, on voyait à côté, sur unetable, un tas de charpie, des fils cirés, beaucoup de bandes, unepyramide de bandes, tout ce qu’il y avait de bandes chezl’apothicaire. C’était M. Homais qui avait organisé dès le matintous ces préparatifs, autant pour éblouir la multitude que pours’illusionner lui-même. Charles piqua la peau ; on entendit uncraquement sec. Le tendon était coupé, l’opération était finie.Hippolyte n’en revenait pas de surprise ; il se penchait surles mains de Bovary pour les couvrir de baisers.

– Allons, calme-toi, disait l’apothicaire, tu témoigneras plustard ta reconnaissance envers ton bienfaiteur !

Et il descendit conter le résultat à cinq ou six curieux quistationnaient dans la cour, et qui s’imaginaient qu’Hippolyteallait reparaître marchant droit. Puis Charles, ayant bouclé sonmalade dans le moteur mécanique, s’en retourna chez lui, où Emma,tout anxieuse, l’attendait sur la porte. Elle lui sauta aucou ; ils se mirent à table ; il mangea beaucoup, et mêmeil voulut, au dessert, prendre une tasse de café, débauche qu’il nese permettait que le dimanche lorsqu’il y avait du monde.

La soirée fut charmante, pleine de causeries, de rêves encommun. Ils parlèrent de leur fortune future, d’améliorations àintroduire dans leur ménage, il voyait sa considération s’étendant,son bien-être s’augmentant, sa femme l’aimant toujours ; etelle se trouvait heureuse de se rafraîchir dans un sentimentnouveau, plus sain, meilleur, enfin d’éprouver quelque tendressepour ce pauvre garçon qui la chérissait. L’idée de Rodolphe, unmoment, lui passa par la tête ; mais ses yeux se reportèrentsur Charles : elle remarqua même avec surprise qu’il n’avait pointles dents vilaines.

Ils étaient au lit lorsque M. Homais, malgré la cuisinière,entra tout à coup dans la chambre, en tenant à la main une feuillede papier fraîche écrite. C’était la réclame qu’il destinait auFanal de Rouen. Il la leur apportait à lire.

– Lisez vous-même, dit Bovary.

Il lut :

– « Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de laface de l’Europe comme un réseau, la lumière cependant commence àpénétrer dans nos campagnes. C’est ainsi que, mardi, notre petitecité d’Yonville s’est vue le théâtre d’une expérience chirurgicalequi est en même temps un acte de haute philanthropie. M. Bovary, unde nos praticiens les plus distingués… »

– Ah ! c’est trop ! c’est trop ! disait Charles,que l’émotion suffoquait.

– Mais non, pas du tout ! comment donc !… « A opéréd’un pied-bot… » Je n’ai pas mis le terme scientifique, parce que,vous savez, dans un journal…, tout le monde peut-être necomprendrait pas ; il faut que les masses…

– En effet, dit Bovary. Continuez.

– Je reprends, dit le pharmacien. « M. Bovary, un de nospraticiens les plus distingués, a opéré d’un pied-bot le nomméHippolyte Tautain, garçon d’écurie depuis vingt-cinq ans à l’hôteldu Lion d’or, tenu par madame veuve Lefrançois, sur la placed’Armes. La nouveauté de la tentative et l’intérêt qui s’attachaitau sujet avaient attiré un tel concours de population, qu’il yavait véritablement encombrement au seuil de l’établissement.L’opération, du reste, s’est pratiquée comme par enchantement, et àpeine si quelques gouttes de sang sont venues sur la peau, commepour dire que le tendon rebelle venait enfin de céder sous lesefforts de l’art. Le malade, chose étrange (nous l’affirmons devisu) n’accusa point de douleur. Son état, jusqu’à présent, nelaisse rien à désirer. Tout porte à croire que la convalescencesera courte ; et qui sait même si, à la prochaine fêtevillageoise, nous ne verrons pas notre brave Hippolyte figurer dansdes danses bachiques, au milieu d’un chœur de joyeux drilles, etainsi prouver à tous les yeux, par sa verve et ses entrechats, sacomplète guérison ? Honneur donc aux savants généreux !honneur à ces esprits infatigables qui consacrent leurs veilles àl’amélioration ou bien au soulagement de leur espèce !Honneur ! trois fois honneur ! N’est-ce pas le cas des’écrier que les aveugles verront, les sourds entendront et lesboiteux marcheront ! Mais ce que le fanatisme autrefoispromettait à ses élus, la science maintenant l’accomplit pour tousles hommes ! Nous tiendrons nos lecteurs au courant des phasessuccessives de cette cure si remarquable. »

Ce qui n’empêcha pas que, cinq jours après, la mère Lefrançoisn’arrivât tout effarée en s’écriant :

– Au secours ! il se meurt !… J’en perds latête !

Charles se précipita vers le Lion d’or, et le pharmacien quil’aperçut passant sur la place, sans chapeau, abandonna lapharmacie. Il parut lui-même, haletant, rouge, inquiet, etdemandant à tous ceux qui montaient l’escalier :

– Qu’a donc notre intéressant stréphopode ?

Il se tordait, le stréphopode, dans des convulsions atroces, sibien que le moteur mécanique où était enfermée sa jambe frappaitcontre la muraille à la défoncer.

Avec beaucoup de précautions, pour ne pas déranger la positiondu membre, on retira donc la boîte, et l’on vit un spectacleaffreux. Les formes du pied disparaissaient dans une tellebouffissure, que la peau tout entière semblait près de se rompre,et elle était couverte d’ecchymoses occasionnées par la fameusemachine. Hippolyte déjà s’était plaint d’en souffrir ; on n’yavait pris garde ; il fallut reconnaître qu’il n’avait pas eutort complètement ; et on le laissa libre quelques heures.Mais à peine l’œdème eut-il un peu disparu, que les deux savantsjugèrent à propos de rétablir le membre dans l’appareil, et en l’yserrant davantage, pour accélérer les choses. Enfin, trois joursaprès, Hippolyte n’y pouvant plus tenir, ils retirèrent encore unefois la mécanique, tout en s’étonnant beaucoup du résultat qu’ilsaperçurent. Une tuméfaction livide s’étendait sur la jambe, et avecdes phlyctènes de place en place, par où suintait un liquide noir.Cela prenait une tournure sérieuse. Hippolyte commençait às’ennuyer, et la mère Lefrançois l’installa dans la petite salle,près de la cuisine, pour qu’il eût au moins quelquedistraction.

Mais le percepteur, qui tous les jours y dînait, se plaignitavec amertume d’un tel voisinage. Alors on transporta Hippolytedans la salle de billard.

Il était là, geignant sous ses grosses couvertures, pâle, labarbe longue, les yeux caves, et, de temps à autre, tournant satête en sueur sur le sale oreiller où s’abattaient les mouches.Madame Bovary le venait voir. Elle lui apportait des linges pourses cataplasmes, et le consolait, l’encourageait. Du reste, il nemanquait pas de compagnie, les jours de marché surtout, lorsque lespaysans autour de lui poussaient les billes du billard, escrimaientavec les queues, fumaient, buvaient, chantaient, braillaient.

– Comment vas-tu ? disaient-ils en lui frappant surl’épaule. Ah ! tu n’es pas fier, à ce qu’il paraît ! maisc’est ta faute. Il faudrait faire ceci, faire cela.

Et on lui racontait des histoires de gens qui avaient tous étéguéris par d’autres remèdes que les siens ; puis, en manièrede consolation, ils ajoutaient :

– C’est que tu t’écoutes trop ! lève-toi donc ! tu tedorlotes comme un roi ! Ah ! n’importe, vieuxfarceur ! tu ne sens pas bon !

La gangrène, en effet, montait de plus en plus. Bovary en étaitmalade lui-même. Il venait à chaque heure, à tout moment. Hippolytele regardait avec des yeux pleins d’épouvante et balbutiait ensanglotant :

– Quand est-ce que je serai guéri ?… Ah !sauvez-moi !… Que je suis malheureux ! que je suismalheureux !

Et le médecin s’en allait, toujours en lui recommandant ladiète.

– Ne l’écoute point, mon garçon, reprenait la mèreLefrançois ; ils t’ont déjà bien assez martyrisé ? tu vast’affaiblir encore. Tiens, avale !

Et elle lui présentait quelque bon bouillon, quelque tranche degigot, quelque morceau de lard, et parfois des petits verresd’eau-de-vie qu’il n’avait pas le courage de porter à seslèvres.

L’abbé Bournisien, apprenant qu’il empirait, fit demander à levoir. Il commença par le plaindre de son mal, tout en déclarantqu’il fallait s’en réjouit, puisque c’était la volonté du Seigneur,et profiter vite de l’occasion pour se réconcilier avec leciel.

– Car, disait l’ecclésiastique d’un ton paterne, tu négligeaisun peu tes devoirs ; on te voyait rarement à l’officedivin ; combien y a-t-il d’années que tu ne t’es approché dela sainte table ? Je comprends que tes occupations, que letourbillon du monde aient pu t’écarter du soin de ton salut. Mais àprésent, c’est l’heure d’y réfléchir. Ne désespère pascependant ; j’ai connu de grands coupables qui, près decomparaître devant Dieu (tu n’en es point encore là, je le saisbien), avaient imploré sa miséricorde, et qui certainement sontmorts dans les meilleures dispositions. Espérons que, tout commeeux, tu nous donneras de bons exemples ! Ainsi, parprécaution, qui donc t’empêcherait de réciter matin et soir un « Jevous salue, Marie, pleine de grâce », et un « Notre Père, qui êtesaux cieux » ? Oui fais cela ! pour moi, pour m’obliger.Qu’est-ce que ça coûte ?… Me le promets-tu ?

Le pauvre diable promit. Le curé revint les jours suivants. Ilcausait avec l’aubergiste et même racontait des anecdotesentremêlées de plaisanteries, de calembours qu’Hippolyte necomprenait pas. Puis, dès que la circonstance le permettait, ilretombait sur les matières de religion, en prenant une figureconvenable.

Son zèle parut réussir ; car bientôt le stréphopodetémoigna l’envie d’aller en pèlerinage à Bon-Secours, s’il seguérissait : à quoi M. Bournisien répondit qu’il ne voyait pasd’inconvénient ; deux précautions valaient mieux qu’une. On nerisquait rien.

L’apothicaire s’indigna contre ce qu’il appelait les manœuvresdu prêtre ; elles nuisaient, prétendait-il, à la convalescenced’Hippolyte, et il répétait à madame Lefrançois :

– Laissez-le ! Laissez-le ! vous lui perturbez lemoral avec votre mysticisme !

Mais la bonne femme ne voulait plus l’entendre. Il était lacause de tout. Par esprit de contradiction, elle accrocha même auchevet du malade un bénitier tout plein, avec une branche debuis.

Cependant la religion pas plus que la chirurgie ne paraissait lesecourir, et l’invincible pourriture allait montant toujours desextrémités vers le ventre. On avait beau varier les potions etchanger les cataplasmes, les muscles chaque jour se décollaientdavantage, et enfin Charles répondit par un signe de têteaffirmatif quand la mère Lefrançois lui demanda si elle ne pourraitpoint, en désespoir de cause, faire venir M. Canivet, deNeufchâtel, qui était une célébrité.

Docteur en médecine, âgé de cinquante ans, jouissant d’une bonneposition et sûr de lui-même, le confrère ne se gêna pas pour riredédaigneusement lorsqu’il découvrit cette jambe gangrenée jusqu’augenou. Puis, ayant déclaré net qu’il la fallait amputer, il s’enalla chez le pharmacien déblatérer contre les ânes qui avaient puréduire un malheureux homme en un tel état. Secouant M. Homais parle bouton de sa redingote, il vociférait dans la pharmacie :

– Ce sont là des inventions de Paris ! Voilà les idées deces messieurs de la Capitale ! c’est comme le strabisme, lechloroforme et la lithotritie, un tas de monstruosités que legouvernement devrait défendre ! Mais on veut faire le malin,et l’on vous fourre des remèdes sans s’inquiéter des conséquences.Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres ; nous nesommes pas des savants, des mirliflores, des jolis cœurs ;nous sommes des praticiens, des guérisseurs, et nous n’imaginerionspas d’opérer quelqu’un qui se porte à merveille ! Redresserdes pieds-bots ! est-ce qu’on peut redresser lespieds-bots ? c’est comme si l’on voulait, par exemple, rendredroit un bossu !

Homais souffrait en écoutant ce discours, et il dissimulait sonmalaise sous un sourire de courtisan, ayant besoin de ménager M.Canivet, dont les ordonnances quelquefois arrivaient jusqu’àYonville ; aussi ne prit-il pas la défense de Bovary, nefit-il même aucune observation, et, abandonnant ses principes, ilsacrifia sa dignité aux intérêts plus sérieux de sort négoce.

Ce fut dans le village un événement considérable que cetteamputation de cuisse par le docteur Canivet ! Tous leshabitants, ce jour-là, s’étaient levés de meilleure heure, et laGrande-Rue, bien que pleine de monde, avait quelque chose delugubre comme s’il se fût agi d’une exécution capitale. Ondiscutait chez l’épicier sur la maladie d’Hippolyte ; lesboutiques ne vendaient rien, et madame Tuvache, la femme du maire,ne bougeait pas de sa fenêtre, par l’impatience où elle était devoir venir l’opérateur.

Il arriva dans son cabriolet, qu’il conduisait lui-même. Mais,le ressort du coté droit s’étant à la longue affaissé sous le poidsde sa corpulence, il se faisait que la voiture penchait un peu touten allant, et l’on apercevait sur l’autre coussin près de lui unevaste boîte, recouverte de basane rouge, dont les trois fermoirs decuivre brillaient magistralement.

Quand il fut entré comme un tourbillon sous le porche du Liond’or, le docteur, criant très haut, ordonna de dételer son cheval,puis il alla dans l’écurie voir s’il mangeait bien l’avoine ;car, en arrivant chez ses malades, il s’occupait d’abord de sajument et de son cabriolet. On disait même à ce propos : «Ah ! M. Canivet, c’est un original ! » Et on l’estimaitdavantage pour cet inébranlable aplomb. L’univers aurait pu creverjusqu’au dernier homme, qu’il n’eût pas failli à la moindre de seshabitudes.

Homais se présenta.

– Je compte sur vous, fit le docteur. Sommes-nous prêts ?En marche !

Mais l’apothicaire, en rougissant, avoua qu’il était tropsensible pour assister à une pareille opération.

– Quand on est simple spectateur, disait-il, l’imagination, voussavez, se frappe ! Et puis j’ai le système nerveuxtellement…

– Ah bah ! interrompit Canivet, vous me paraissez, aucontraire, porté à l’apoplexie. Et, d’ailleurs, cela ne m’étonnepas ; car, vous autres, messieurs les pharmaciens, vous êtescontinuellement fourrés dans votre cuisine, ce qui doit finir paraltérer votre tempérament. Regardez-moi, plutôt : tous les jours,je me lève à quatre heures, je fais ma barbe à l’eau froide (jen’ai jamais froid), et je ne porte pas de flanelle, je n’attrapeaucun rhume, le coffre est bon ! Je vis tantôt d’une manière,tantôt d’une autre, en philosophe, au hasard de la fourchette.C’est pourquoi je ne suis point délicat comme vous, et il m’estaussi parfaitement égal de découper un chrétien que la premièrevolaille venue. Après ça, direz-vous, l’habitude…,l’habitude !…

Alors, sans aucun égard pour Hippolyte, qui suait d’angoisseentre ses draps, ces messieurs engagèrent une conversation oùl’apothicaire compara le sang-froid d’un chirurgien à celui d’ungénéral ; et ce rapprochement fut agréable à Canivet, qui serépandit en paroles sur les exigences de son art. Il le considéraitcomme un sacerdoce, bien que les officiers de santé ledéshonorassent. Enfin, revenant au malade, il examina les bandesapportées par Homais, les mêmes qui avaient comparu lors dupied-bot, et demanda quelqu’un pour lui tenir le membre. On envoyachercher Lestiboudois, et M. Canivet, ayant retroussé ses manches,passa dans la salle de billard, tandis que l’apothicaire restaitavec Artémise et l’aubergiste, plus pâles toutes les deux que leurtablier, et l’oreille tendue contre la porte.

Bovary, pendant ce temps-là, n’osait bouger de sa maison. Il setenait en bas, dans la salle, assis au coin de la cheminée sansfeu, le menton sur sa poitrine, les mains jointes, les yeux fixes.Quelle mésaventure ! pensait-il, quel désappointement !Il avait pris pourtant toutes les précautions imaginables. Lafatalité s’en était mêlée. N’importe ! si Hippolyte plus tardvenait à mourir, c’est lui qui l’aurait assassiné. Et puis, quelleraison donnerait-il dans les visites, quand onl’interrogerait ? Peut-être, cependant, s’était-il trompé enquelque chose ? Il cherchait, ne trouvait pas. Mais les plusfameux chirurgiens se trompaient bien. Voilà ce qu’on ne voudraitjamais croire ! on allait rire, au contraire, clabauder !Cela se répandrait jusqu’à Forges ! jusqu’à Neufchâtel !jusqu’à Rouen ! partout ! Qui sait si des confrèresn’écriraient pas contre lui ? Une polémique s’ensuivrait, ilfaudrait répondre dans les journaux. Hippolyte même pouvait luifaire un procès. Il se voyait déshonoré, ruiné, perdu ! Et sonimagination, assaillie par une multitude d’hypothèses, ballottaitau milieu d’elles comme un tonneau vide emporté à la mer et quiroule sur les flots.

Emma, en face de lui, le regardait ; elle ne partageait passon humiliation, elle en éprouvait une autre : c’était de s’êtreimaginé qu’un pareil homme pût valoir quelque chose, comme si vingtfois déjà elle n’avait pas suffisamment aperçu sa médiocrité.

Charles se promenait de long en large, dans la chambre. Sesbottes craquaient sur le parquet.

– Assieds-toi, dit-elle, tu m’agaces !

Il se rassit.

Comment donc avait-elle fait (elle qui était siintelligente !) pour se méprendre encore une fois ? Dureste, par quelle déplorable manie avoir ainsi abîmé son existenceen sacrifices continuels ? Elle se rappela tous ses instinctsde luxe, toutes les privations de son âme, les bassesses dumariage, du ménage, ses rêves tombant dans la boue comme deshirondelles blessées, tout ce qu’elle avait désiré, tout ce qu’elles’était refusé, tout ce qu’elle aurait pu avoir ! etpourquoi ? pourquoi ?

Au milieu du silence qui emplissait le village, un cri déchiranttraversa l’air. Bovary devint pâle à s’évanouir. Elle fronça lessourcils d’un geste nerveux, puis continua. C’était pour luicependant, pour cet être, pour cet homme qui ne comprenait rien,qui ne sentait rien ! car il était là, tout tranquillement, etsans même se douter que le ridicule de son nom allait désormais lasalir comme lui. Elle avait fait des efforts pour l’aimer, et elles’était repentie en pleurant d’avoir cédé à un autre.

– Mais c’était peut-être un valgus ! exclama soudainBovary, qui méditait.

Au choc imprévu de cette phrase tombant sur sa pensée comme uneballe de plomb clins un plat d’argent, Emma tressaillant leva latête pour deviner ce qu’il voulait dire ; et ils seregardèrent silencieusement, presque ébahis de se voir, tant ilsétaient par leur conscience éloignés l’un de l’autre. Charles laconsidérait avec le regard trouble d’un homme ivre, tout enécoutant, immobile, les derniers cris de l’amputé qui se suivaienten modulations traînantes, coupées de saccades aiguës, comme lehurlement lointain de quelque bête qu’on égorge. Emma mordait seslèvres blêmes, et, roulant entre ses doigts un des brins dupolypier qu’elle avait cassé, elle fixait sur Charles la pointeardente de ses prunelles, comme deux flèches de feu prêtes àpartir. Tout en lui l’irritait maintenant, sa figure, son costume,ce qu’il ne disait pas, sa personne entière, son existence enfin.Elle se repentait, comme d’un crime, de sa vertu passée, et ce quien restait encore s’écroulait sous les coups furieux de sonorgueil. Elle se délectait dans toutes les ironies mauvaises del’adultère triomphant. Le souvenir de son amant revenait à elleavec des attractions vertigineuses : elle y jetait son âme,emportée vers cette image par un enthousiasme nouveau ; etCharles lui semblait aussi détaché de sa vie, aussi absent pourtoujours, aussi impossible et anéanti, que s’il allait mourir etqu’il eût agonisé sous ses yeux.

Il se fit un bruit de pas sur le trottoir. Charlesregarda ; et, à travers la jalousie baissée, il aperçut aubord des halles, en plein soleil, le docteur Canivet qui s’essuyaitle front avec son foulard. Homais, derrière lui, portait à la mainune grande boîte rouge, et ils se dirigeaient tous les deux du côtéde la pharmacie.

Alors, par tendresse subite et découragement, Charles se tournavers sa femme en lui disant :

– Embrasse-moi donc, ma bonne !

– Laisse-moi ! fit-elle, toute rouge de colère.

– Qu’as-tu ? qu’as-tu ? répétait-il stupéfait.Calme-toi ! reprends-toi !… Tu sais bien que jet’aime ! … viens !

– Assez ! s’écria-t-elle d’un air terrible.

Et s’échappant de la salle, Emma ferma la porte si fort, que lebaromètre bondit de la muraille et s’écrasa par terre.

Charles s’affaissa dans son fauteuil, bouleversé, cherchant cequ’elle pouvait avoir, imaginant une maladie nerveuse, pleurant, etsentant vaguement circuler autour de lui quelque chose de funesteet d’incompréhensible.

Quand Rodolphe, le soir, arriva dans le jardin, il trouva samaîtresse qui l’attendait au bas du perron, sur la première marche.Ils s’étreignirent, et toute leur rancune se fondit comme une neigesous la chaleur de ce baiser.

Chapitre 12

 

Ils recommencèrent à s’aimer. Souvent même, au milieu de lajournée, Emma lui écrivait tout à coup ; puis, à travers lescarreaux, faisait un signe à Justin, qui, dénouant vite saserpillière, s’envolait à la Huchette. Rodolphe arrivait ;c’était pour lui dire qu’elle s’ennuyait, que son mari était odieuxet son existence affreuse !

– Est-ce que j’y peux quelque chose ? s’écria-t-il un jour,impatienté.

– Ah ! si tu voulais ! …

Elle était assise par terre, entre ses genoux, les bandeauxdénoués, le regard perdu.

– Quoi donc ? fit Rodolphe.

Elle soupira.

– Nous irions vivre ailleurs…, quelque part…

– Tu es folle, vraiment ! dit-il en riant. Est-cepossible ?

Elle revint là-dessus ; il eut l’air de ne pas comprendreet détourna la conversation.

Ce qu’il ne comprenait pas, c’était tout ce trouble dans unechose aussi simple que l’amour. Elle avait un motif, une raison, etcomme un auxiliaire à son attachement.

Cette tendresse, en effet, chaque jour s’accroissait davantagesous la répulsion du mari. Plus elle se livrait à l’un, plus elleexécrait l’autre ; jamais Charles ne lui paraissait aussidésagréable, avoir les doigts aussi carrés, l’esprit aussi lourd,les façons si communes qu’après ses rendez-vous avec Rodolphe,quand ils se trouvaient ensemble. Alors, tout en faisant l’épouseet la vertueuse, elle s’enflammait à l’idée de cette tête dont lescheveux noirs se tournaient en une boucle vers le front hâlé, decette taille à la fois si robuste et si élégante, de cet hommeenfin qui possédait tant d’expérience dans la raison, tantd’emportement dans le désir ! C’était pour lui qu’elle selimait les ongles avec un soin de ciseleur, et qu’il n’y avaitjamais assez de cold-cream sur sa peau, ni de patchouli dans sesmouchoirs. Elle se chargeait de bracelets, de bagues, de colliers.Quand il devait venir, elle emplissait de roses ses deux grandsvases de verre bleu, et disposait son appartement et sa personnecomme une courtisane qui attend un prince. Il fallait que ladomestique fût sans cesse à blanchir du linge ; et, de toutela journée, Félicité ne bougeait de la cuisine, où le petit Justin,qui souvent lui tenait compagnie, la regardait travailler.

Le coude sur la longue planche où elle repassait, il considéraitavidement toutes ces affaires de femmes étalées autour de lui : lesjupons de basin, les fichus, les collerettes, et les pantalons àcoulisse, vastes de hanches et qui se rétrécissaient par lebas.

– À quoi cela sert-il ? demandait le jeune garçon enpassant sa main sur la crinoline ou les agrafes.

– Tu n’as donc jamais rien vu ? répondait en riantFélicité ; comme si ta patronne, madame Homais, n’en portaitpas de pareils.

– Ah bien oui ! madame Homais !

Et il ajoutait d’un ton méditatif :

– Est-ce que c’est une dame comme Madame ?

Mais Félicité s’impatientait de le voir tourner ainsi toutautour d’elle. Elle avait six ans de plus, et Théodore, ledomestique de M. Guillaumin, commençait à lui faire la cour.

– Laisse-moi tranquille ! disait-elle en déplaçant son potd’empois. Va-t’en plutôt piler des amandes ; tu es toujours àfourrager du côté des femmes ; attends pour te mêler de ça,méchant mioche, que tu aies de la barbe au menton.

– Allons, ne vous fâchez pas, je m’en vais vous faire sesbottines.

Et aussitôt, il atteignait sur le chambranle les chaussuresd’Emma, tout empâtées de crotte – la crotte des rendez-vous – quise détachait en poudre sous ses doigts, et qu’il regardait monterdoucement dans un rayon de soleil.

– Comme tu as peur de les abîmer ! disait la cuisinière,qui n’y mettait pas tant de façons quand elle les nettoyaitelle-même, parce que Madame, dès que l’étoffe n’était plus fraîche,les lui abandonnait.

Emma en avait une quantité dans son armoire, et qu’ellegaspillait à mesure, sans que jamais Charles se permît la moindreobservation.

C’est ainsi qu’il déboursa trois cents francs pour une jambe debois dont elle jugea convenable de faire cadeau à Hippolyte. Lepilon en était garni de liège, et il y avait des articulations àressort, une mécanique compliquée recouverte d’un pantalon noir,que terminait une botte vernie. Mais Hippolyte, n’osant à tous lesjours se servir d’une si belle jambe, supplia madame Bovary de luien procurer une autre plus commode. Le médecin, bien entendu, fitencore les frais de cette acquisition.

Donc, le garçon d’écurie peu à peu recommença son métier. On levoyait comme autrefois parcourir le village, et quand Charlesentendait de loin, sur les pavés, le bruit sec de son bâton, ilprenait bien vite une autre route.

C’était M. Lheureux, le marchand, qui s’était chargé de lacommande ; cela lui fournit l’occasion de fréquenter Emma. Ilcausait avec elle des nouveaux déballages de paris, de millecuriosités féminines, se montrait fort complaisant, et jamais neréclamait d’argent. Emma s’abandonnait à cette facilité desatisfaire tous ses caprices. Ainsi, elle voulut avoir, pour ladonner à Rodolphe, une fort belle cravache qui se trouvait à Rouendans un magasin de parapluies. M. Lheureux, la semaine d’après, lalui posa sur sa table.

Mais le lendemain il se présenta chez elle avec une facture dedeux cent soixante et dix francs, sans compter les centimes. Emmafut très embarrassée : tous les tiroirs du secrétaire étaientvides ; on devait plus de quinze jours à Lestiboudois, deuxtrimestres à la servante, quantité d’autres choses encore, etBovary attendait impatiemment l’envoi de M. Derozerays, qui avaitcoutume, chaque année, de le payer vers la Saint-Pierre.

Elle réussit d’abord à éconduire Lheureux ; enfin il perditpatience ; on le poursuivait, ses capitaux étaient absents,et, s’il ne rentrait dans quelques-uns, il serait forcé de luireprendre toutes les marchandises qu’elle avait.

– Eh ! reprenez-les ! dit Emma.

– Oh ! c’est pour rire ! répliqua-t-il. Seulement, jene regrette que la cravache. Ma foi ! je la redemanderai àMonsieur.

– Non ! non ! fit-elle.

– Ah ! je te tiens ! pensa Lheureux.

Et, sûr de sa découverte, il sortit en répétant à demi-voix etavec son petit sifflement habituel :

– Soit ! nous verrons ! nous verrons !

Elle rêvait comment se tirer de là, quand la cuisinière entrant,déposa sur la cheminée un petit rouleau de papier bleu, de la partde M. Derozerays. Emma sauta dessus, l’ouvrit. Il y avait quinzenapoléons. C’était le compte. Elle entendit Charles dansl’escalier ; elle jeta l’or au fond de son tiroir et prit laclef.

Trois jours après, Lheureux reparut.

– J’ai un arrangement à vous proposer, dit-il ; si, au lieude la somme convenue, vous vouliez prendre…

– La voilà, fit-elle en lui plaçant dans la main quatorzenapoléons.

Le marchand fut stupéfait. Alors, pour dissimuler sondésappointement, il se répandit en excuses et en offres de servicequ’Emma refusa toutes ; puis elle resta quelques minutespalpant dans la poche de son tablier les deux pièces de cent sousqu’il lui avait rendues. Elle se promettait d’économiser, afin derendre plus tard…

– Ah bah ! songea-t-elle, il n’y pensera plus.

Outre la cravache à pommeau de vermeil, Rodolphe avait reçu uncachet avec cette devise : Amor nel cor ; de plus,une écharpe pour se faire un cache-nez, et enfin un porte-cigarestout pareil à celui du Vicomte, que Charles avait autrefois ramassésur la route et qu’Emma conservait. Cependant ces cadeauxl’humiliaient. Il en refusa plusieurs ; elle insista, etRodolphe finit par obéir, la trouvant tyrannique et tropenvahissante.

Puis elle avait d’étranges idées :

– Quand minuit sonnera, disait-elle, tu penseras àmoi !

Et, s’il avouait n’y avoir point songé, c’étaient des reprochesen abondance, et qui se terminaient toujours par l’éternel mot:

– M’aimes-tu ?

– Mais oui, je t’aime ! répondait-il.

– Beaucoup ?

– Certainement !

– Tu n’en as pas aimé d’autres, hein ?

– Crois-tu m’avoir pris vierge ? exclamait-il en riant.

Emma pleurait, et il s’efforçait de la consoler, enjolivant decalembours ses protestations.

– Oh ! c’est que je t’aime ! reprenait-elle, je t’aimeà ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien ? J’ai quelquefoisdes envies de te revoir où toutes les colères de l’amour medéchirent. Je me demande : « Où est-il ? Peut-être il parle àd’autres femmes ? Elles lui sourient, il s’approche… »Oh ! non, n’est-ce pas, aucune ne te plaît ? Il y en a deplus belles ; mais, moi, je sais mieux aimer ! Je suis taservante et ta concubine ! Tu es mon roi, mon idole ! tues bon ! tu es beau ! tu es intelligent ! tu esfort !

Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’ellesn’avaient pour lui rien d’original. Emma ressemblait à toutes lesmaîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombantcomme un vêtement, laissait voir à nu l’éternelle monotonie de lapassion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il nedistinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblancedes sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvreslibertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, ilne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on endevait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant lesaffections médiocres ; comme si la plénitude de l’âme nedébordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides,puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de sesbesoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que laparole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons desmélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir lesétoiles.

Mais, avec cette supériorité de critique appartenant à celuiqui, dans n’importe quel engagement, se tient en arrière, Rodolpheaperçut en cet amour d’autres jouissances à exploiter. Il jugeatoute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelquechose de souple et de corrompu. C’était une sorte d’attachementidiot plein d’admiration pour lui, de voluptés pour elle, unebéatitude qui l’engourdissait ; et son âme s’enfonçait encette ivresse et s’y noyait, ratatinée, comme le duc de Clarencedans son tonneau de malvoisie.

Par l’effet seul de ses habitudes amoureuses, madame Bovarychangea d’allures. Ses regards devinrent plus hardis, ses discoursplus libres ; elle eut même l’inconvenance de se promener avecM. Rodolphe, une cigarette à la bouche, comme pour narguer lemonde ; enfin, ceux qui doutaient encore ne doutèrent plusquand on la vit, un jour, descendre de l’Hirondelle, la tailleserrée dans un gilet, à la façon d’un homme ; et madame Bovarymère, qui, après une épouvantable scène avec son mari, était venuese réfugier chez son fils, ne fut pas la bourgeoise la moinsscandalisée. Bien d’autres choses lui déplurent : d’abord Charlesn’avait point écouté ses conseils pour l’interdiction desromans ; puis, le genre de la maison lui déplaisait ;elle se permit des observations, et l’on se fâcha, une foissurtout, à propos de Félicité.

Madame Bovary mère, la veille au soir, en traversant lecorridor, l’avait surprise dans la compagnie d’un homme, un homme àcollier brun, d’environ quarante ans, et qui, au bruit de ses pas,s’était vite échappé de la cuisine. Alors Emma se prit àrire ; mais la bonne dame s’emporta, déclarant qu’à moins dese moquer des mœurs, on devait surveiller celles desdomestiques.

– De quel monde êtes-vous ? dit la bru, avec un regardtellement impertinent que madame Bovary lui demanda si elle nedéfendait point sa propre cause.

– Sortez ! fit la jeune femme se levant d’un bond.

– Emma !… maman !… s’écriait Charles pour lesrapatrier.

Mais elles s’étaient enfuies toutes les deux dans leurexaspération. Emma trépignait en répétant :

– Ah ! quel savoir-vivre ! quelle paysanne !

Il courut à sa mère ; elle était hors des gonds, ellebalbutiait :

– C’est une insolente ! une évaporée ! pire,peut-être !

Et elle voulait partir immédiatement, si l’autre ne venait luifaire des excuses. Charles retourna donc vers sa femme et laconjura de céder ; il se mit à genoux ; elle finit parrépondre :

– Soit ! j’y vais.

En effet, elle tendit la main à sa belle-mère avec une dignitéde marquise, en lui disant :

– Excusez-moi, madame.

Puis, remontée chez elle, Emma se jeta tout à plat ventre surson lit, et elle y pleura comme un enfant, la tête enfoncée dansl’oreiller.

Ils étaient convenus, elle et Rodolphe, qu’en cas d’événementextraordinaire, elle attacherait à la persienne un petit chiffon depapier blanc, afin que, si par hasard il se trouvait à Yonville, ilaccourût dans la ruelle, derrière la maison. Emma fit lesignal ; elle attendait depuis trois quarts d’heure, quandtout à coup elle aperçut Rodolphe au coin des halles. Elle futtentée d’ouvrir la fenêtre, de l’appeler ; mais déjà il avaitdisparu. Elle retomba désespérée.

Bientôt pourtant il lui sembla que l’on marchait sur letrottoir. C’était lui, sans doute ; elle descendit l’escalier,traversa la cour. Il était là, dehors. Elle se jeta dans sesbras.

– Prends donc garde, dit-il.

– Ah ! si tu savais ! reprit-elle.

Et elle se mit à lui raconter tout, à la hâte, sans suite,exagérant les faits, en inventant plusieurs, et prodiguant lesparenthèses si abondamment qu’il n’y comprenait rien.

– Allons, mon pauvre ange, du courage, console-toi,patience !

– Mais voilà quatre ans que je patiente et que jesouffre !… Un amour comme le nôtre devrait s’avouer à la facedu ciel ! Ils sont à me torturer. Je n’y tiens plus !Sauve-moi !

Elle se serrait contre Rodolphe. Ses yeux, pleins de larmes,étincelaient comme des flammes sous l’onde ; sa gorge haletaità coups rapides ; jamais il ne l’avait tant aimée ; sibien qu’il en perdit la tête et qu’il lui dit :

– Que faut-il faire ? que veux-tu ?

– Emmène-moi ! s’écria-t-elle. Enlève-moi !… Oh !je t’en supplie !

Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir leconsentement inattendu qui s’en exhalait dans un baiser.

– Mais… reprit Rodolphe.

– Quoi donc ?

– Et ta fille ?

Elle réfléchit quelques minutes, puis répondit :

– Nous la prendrons, tant pis !

– Quelle femme ! se dit-il en la regardant s’éloigner.

Car elle venait de s’échapper dans le jardin. On l’appelait.

La mère Bovary, les jours suivants, fut très étonnée de lamétamorphose de sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, etmême poussa la déférence jusqu’à lui demander une recette pourfaire mariner des cornichons.

Était-ce afin de les mieux duper l’un et l’autre ? ou bienvoulait-elle, par une sorte de stoïcisme voluptueux, sentir plusprofondément l’amertume des choses qu’elle allait abandonner ?Mais elle n’y prenait garde, au contraire ; elle vivait commeperdue dans la dégustation anticipée de son bonheur prochain.C’était avec Rodolphe un éternel sujet de causeries. Elles’appuyait sur son épaule, elle murmurait :

– Hein ! quand nous serons dans la malle-poste !… Ysonges-tu ? Est-ce possible ? Il me semble qu’au momentoù je sentirai la voiture s’élancer, ce sera comme si nous montionsen ballon, comme si nous partions vers les nuages. Sais-tu que jecompte les jours ?… Et toi ?

Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu’à cette époque ;elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, del’enthousiasme, du succès, et qui n’est que l’harmonie dutempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins,l’expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, commefont aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil,l’avaient par gradations développée, et elle s’épanouissait enfindans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient tailléestout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle seperdait, tandis qu’un souffle fort écartait ses narines minces etrelevait le coin charnu de ses lèvres, qu’ombrageait à la lumièreun peu de duvet noir. On eût dit qu’un artiste habile encorruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux :ils s’enroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon leshasards de l’adultère, qui les dénouait tous les jours. Sa voixmaintenant prenait des inflexions plus molles, sa tailleaussi ; quelque chose de subtil qui vous pénétrait sedégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de sonpied. Charles, comme aux premiers temps de son mariage, la trouvaitdélicieuse et tout irrésistible.

Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n’osait pas laréveiller. La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond uneclarté tremblante, et les rideaux fermés du petit berceau faisaientcomme une hutte blanche qui se bombait dans l’ombre, au bord dulit. Charles les regardait. Il croyait entendre l’haleine légère deson enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque saison,vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant de l’école àla tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée d’encre,et portant au bras son panier ; puis il faudrait la mettre enpension, cela coûterait beaucoup ; comment faire ? Alorsil réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux environs,et qu’il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant voirses malades. Il en économiserait le revenu, il le placerait à lacaisse d’épargne ; ensuite il achèterait des actions, quelquepart, n’importe où ; d’ailleurs, la clientèleaugmenterait ; il y comptait, car il voulait que Berthe fûtbien élevée, qu’elle eût des talents, qu’elle apprît le piano.Ah ! qu’elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand,ressemblant à sa mère, elle porterait comme elle, dans l’été, degrands chapeaux de paille ! On les prendrait de loin pour lesdeux sœurs. Il se la figurait travaillant le soir auprès d’eux,sous la lumière de la lampe ; elle lui broderait despantoufles ; elle s’occuperait du ménage ; elle empliraittoute la maison de sa gentillesse et de sa gaieté. Enfin, ilssongeraient à son établissement : on lui trouverait quelque bravegarçon ayant un état solide ; il la rendrait heureuse ;cela durerait toujours.

Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d’êtreendormie ; et, tandis qu’il s’assoupissait à ses côtés, ellese réveillait en d’autres rêves.

Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huitjours vers un pays nouveau, d’où ils ne reviendraient plus. Ilsallaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, duhaut d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque citésplendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts decitronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochersaigus portaient des nids de cigogne. On marchait au pas, à causedes grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleursque vous offraient des femmes habillées en corset rouge. Onentendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmuredes guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s’envolantrafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied desstatues pâles, qui souriaient sous les jets d’eau. Et puis ilsarrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filetsbruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes.C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre ; ils habiteraientune maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’ungolfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils sebalanceraient en hamac ; et leur existence serait facile etlarge comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée commeles nuits douces qu’ils contempleraient. Cependant, sur l’immensitéde cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier nesurgissait ; les jours, tous magnifiques, se ressemblaientcomme des flots ; et cela se balançait à l’horizon, infini,harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l’enfant se mettaità tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, etEmma ne s’endormait que le matin, quand l’aube blanchissait lescarreaux et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait lesauvents de la pharmacie.

Elle avait fait venir M. Lheureux et lui avait dit :

– J’aurais besoin d’un manteau, un grand manteau, à long collet,doublé.

– Vous partez en voyage ? demanda-t-il.

– Non ! mais…, n’importe, je compte sur vous, n’est-cepas ? et vivement !

Il s’inclina.

– Il me faudrait encore, reprit-elle, une caisse…, pas troplourde…, commode.

– Oui, oui, j’entends, de quatre-vingt-douze centimètres environsur cinquante, comme on les fait à présent.

– Avec un sac de nuit.

– Décidément, pensa Lheureux, il y a du grabuge là-dessous.

– Et tenez, dit madame Bovary en tirant sa montre de saceinture, prenez cela ; vous vous payerez dessus.

Mais le marchand s’écria qu’elle avait tort ; ils seconnaissaient ; est-ce qu’il doutait d’elle ? Quelenfantillage ! Elle insista cependant pour qu’il prît au moinsla chaîne, et déjà Lheureux l’avait mise dans sa poche et s’enallait, quand elle le rappela.

– Vous laisserez tout chez vous. Quant au manteau, – elle eutl’air de réfléchir, – ne l’apportez pas non plus ; seulement,vous me donnerez l’adresse de l’ouvrier et avertirez qu’on letienne à ma disposition.

C’était le mois prochain qu’ils devaient s’enfuir. Ellepartirait d’Yonville comme pour aller faire des commissions àRouen. Rodolphe aurait retenu les places, pris des passeports, etmême écrit à Paris, afin d’avoir la malle entière jusqu’àMarseille, où ils achèteraient une calèche et, de là,continueraient sans s’arrêter, par la route de Gênes. Elle auraiteu soin d’envoyer chez Lheureux son bagage, qui serait directementporté à l’Hirondelle, de manière que personne ainsi n’aurait desoupçons ; et, dans tout cela, jamais il n’était question deson enfant. Rodolphe évitait d’en parler ; peut-être qu’ellen’y pensait pas.

Il voulut avoir encore deux semaines devant lui, pour terminerquelques dispositions ; puis, au bout de huit jours, il endemanda quinze autres ; puis il se dit malade ; ensuiteil fit un voyage ; le mois d’août se passa, et, après tous cesretards, ils arrêtèrent que ce serait irrévocablement pour le 4septembre, un lundi.

Enfin le samedi, l’avant-veille, arriva.

Rodolphe vint le soir, plus tôt que de coutume.

– Tout est-il prêt ? lui demanda-t-elle.

– Oui.

Alors ils firent le tour d’une plate-bande, et allèrents’asseoir près de la terrasse, sur la margelle du mur.

– Tu es triste, dit Emma.

– Non, pourquoi ?

Et cependant il la regardait singulièrement, d’une façontendre.

– Est-ce de t’en aller ? reprit-elle, de quitter tesaffections, ta vie ? Ah ! je comprends… Mais, moi, jen’ai rien au monde ! tu es tout pour moi. Aussi je serai toutpour toi, je te serai une famille, une patrie ; je tesoignerai, je t’aimerai.

– Que tu es charmante ! dit-il en la saisissant dans sesbras.

– Vrai ? fit-elle avec un rire de volupté.M’aimes-tu ? Jure-le donc !

– Si je t’aime ! si je t’aime ! mais je t’adore, monamour !

La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait à ras deterre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branchesdes peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un rideaunoir, troué. Puis elle parut, éclatante de blancheur, dans le cielvide qu’elle éclairait ; et alors, se ralentissant, ellelaissa tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait uneinfinité d’étoiles ; et cette lueur d’argent semblait s’ytordre jusqu’au fond, à la manière d’un serpent sans tête couvertd’écailles lumineuses. Cela ressemblait aussi à quelque monstrueuxcandélabre, d’où ruisselaient, tout du long, des gouttes de diamanten fusion. La nuit douce s’étalait autour d’eux ; des nappesd’ombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux à demi clos,aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils nese parlaient pas, trop perdus qu’ils étaient dans l’envahissementde leur rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait aucœur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avecautant de mollesse qu’en apportait le parfum des seringas, etprojetait dans leur souvenir des ombres plus démesurées et plusmélancoliques que celles des saules immobiles qui s’allongeaientsur l’herbe. Souvent quelque bête nocturne, hérisson ou belette, semettant en chasse, dérangeait les feuilles, ou bien on entendaitpar moments une pêche mûre qui tombait toute seule del’espalier.

– Ah ! la belle nuit ! dit Rodolphe.

– Nous en aurons d’autres ! reprit Emma.

Et, comme se parlant à elle-même :

– Oui, il fera bon voyager… Pourquoi ai-je le cœur triste,cependant ? Est-ce l’appréhension de l’inconnu…, l’effet deshabitudes quittées…, ou plutôt… ? Non, c’est l’excès dubonheur ! Que je suis faible, n’est-ce pas ?Pardonne-moi !

– Il est encore temps ! s’écria-t-il. Réfléchis, tu t’enrepentiras peut-être.

– Jamais ! fit-elle impétueusement.

Et, en se rapprochant de lui :

– Quel malheur donc peut-il me survenir ? Il n’y a pas dedésert, pas de précipice ni d’océan que je ne traverserais avectoi. À mesure que nous vivrons ensemble, ce sera comme une étreintechaque jour plus serrée, plus complète ! Nous n’aurons rienqui nous trouble, pas de soucis, nul obstacle ! Nous seronsseuls, tout à nous, éternellement… Parle donc, réponds-moi.

Il répondait à intervalles réguliers : « Oui… oui !… » Ellelui avait passé les mains dans ses cheveux, et elle répétait d’unevoix enfantine, malgré de grosses larmes qui coulaient :

– Rodolphe ! Rodolphe !… Ah ! Rodolphe, cherpetit Rodolphe !

Minuit sonna.

– Minuit ! dit-elle. Allons, c’est demain ! encore unjour !

Il se leva pour partir ; et, comme si ce geste qu’ilfaisait eût été le signal de leur fuite, Emma, tout à coup, prenantun air gai :

– Tu as les passeports ?

– Oui.

– Tu n’oublies rien ?

– Non.

– Tu en es sûr ?

– Certainement.

– C’est à l’hôtel de Provence, n’est-ce pas, que tum’attendras ?… à midi ?

Il fit un signe de tête.

– À demain, donc ! dit Emma dans une dernière caresse.

Et elle le regarda s’éloigner.

Il ne se détournait pas. Elle courut après lui, et, se penchantau bord de l’eau entre des broussailles :

– À demain ! s’écria-t-elle.

Il était déjà de l’autre côté de la rivière et marchait vitedans la prairie.

Au bout de quelques minutes, Rodolphe s’arrêta ; et, quandil la vit avec son vêtement blanc peu à peu s’évanouir dans l’ombrecomme un fantôme, il fut pris d’un tel battement de cœur, qu’ils’appuya contre un arbre pour ne pas tomber.

– Quel imbécile je suis ! fit-il en jurantépouvantablement. N’importe, c’était une jolie maîtresse !

Et, aussitôt, la beauté d’Emma, avec tous les plaisirs de cetamour, lui réapparurent. D’abord il s’attendrit, puis il se révoltacontre elle.

– Car enfin, exclamait-il en gesticulant, je ne peux pasm’expatrier, avoir la charge d’une enfant.

Il se disait ces choses pour s’affermir davantage.

– Et, d’ailleurs, les embarras, la dépense… Ah ! non, non,mille fois non ! cela eût été trop bête !

Chapitre 13

 

À peine arrivé chez lui, Rodolphe s’assit brusquement à sonbureau, sous la tête de cerf faisant trophée contre la muraille.Mais, quand il eut la plume entre les doigts, il ne sut rientrouver, si bien que, s’appuyant sur les deux coudes, il se mit àréfléchir. Emma lui semblait être reculée dans un passé lointain,comme si la résolution qu’il avait prise venait de placer entreeux, tout à coup, un immense intervalle.

Afin de ressaisir quelque chose d’elle, il alla chercher dansl’armoire, au chevet de son lit, une vieille boîte à biscuits deReims où il enfermait d’habitude ses lettres de femmes, et il s’enéchappa une odeur de poussière humide et de roses flétries. D’abordil aperçut un mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pâles.C’était un mouchoir à elle, une fois qu’elle avait saigné du nez,en promenade ; il ne s’en souvenait plus. Il y avait auprès,se cognant à tous les angles, la miniature donnée par Emma ;sa toilette lui parut prétentieuse et son regard en coulisse duplus pitoyable effet ; puis, à force de considérer cette imageet d’évoquer le souvenir du modèle, les traits d’Emma peu à peu seconfondirent en sa mémoire, comme si la figure vivante et la figurepeinte, se frottant l’une contre l’autre, se fussent réciproquementeffacées. Enfin il lut de ses lettres ; elles étaient pleinesd’explications relatives à leur voyage, courtes, techniques etpressantes comme des billets d’affaires. Il voulut revoir leslongues, celles d’autrefois ; pour les trouver au fond de laboîte, Rodolphe dérangea toutes les autres ; et machinalementil se mit à fouiller dans ce tas de papiers et de choses, yretrouvant pêle-mêle des bouquets, une jarretière, un masque noir,des épingles et des cheveux – des cheveux ! de bruns, deblonds ; quelques-uns même, s’accrochant à la ferrure de laboîte, se cassaient quand on l’ouvrait.

Ainsi flânant parmi ses souvenirs, il examinait les écritures etle style des lettres, aussi variés que leurs orthographes. Ellesétaient tendres ou joviales, facétieuses, mélancoliques ; il yen avait qui demandaient de l’amour et d’autres qui demandaient del’argent. À propos d’un mot, il se rappelait des visages, decertains gestes, un son de voix ; quelquefois pourtant il nese rappelait rien.

En effet, ces femmes, accourant à la fois dans sa pensée, s’ygênaient les unes les autres et s’y rapetissaient, comme sous unmême niveau d’amour qui les égalisait. Prenant donc à poignée leslettres confondues, il s’amusa pendant quelques minutes à les fairetomber en cascades, de sa main droite dans sa main gauche. Enfin,ennuyé, assoupi, Rodolphe alla reporter la boîte dans l’armoire ense disant :

– Quel tas de blagues !…

Ce qui résumait son opinion ; car les plaisirs, comme desécoliers dans la cour d’un collège, avaient tellement piétiné surson cœur, que rien de vert n’y poussait, et ce qui passait par là,plus étourdi que les enfants, n’y laissait pas même, comme eux, sonnom gravé sur la muraille.

– Allons, se dit-il, commençons !

Il écrivit :

« Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas fairele malheur de votre existence… »

– Après tout, c’est vrai, pensa Rodolphe ; j’agis dans sonintérêt ; je suis honnête.

« Avez-vous mûrement pesé votre détermination ? Savez-vousl’abîme où je vous entraînais, pauvre ange ? Non, n’est-cepas ? Vous alliez confiante et folle, croyant au bonheur, àl’avenir… Ah ! malheureux que nous sommes !insensés ! »

Rodolphe s’arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse.

– Si je lui disais que toute ma fortune est perdue ?…Ah ! non, et d’ailleurs, cela n’empêcherait rien. Ce serait àrecommencer plus tard. Est-ce qu’on peut faire entendre raison àdes femmes pareilles !

Il réfléchit, puis ajouta :

« Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et j’auraicontinuellement pour vous un dévouement profond ; mais, unjour, tôt ou tard, cette ardeur (c’est là le sort des choseshumaines) se fût diminuée, sans doute ! Il nous serait venudes lassitudes, et qui sait même si je n’aurais pas eu l’atrocedouleur d’assister à vos remords et d’y participer moi-même,puisque je les aurais causés. L’idée seule des chagrins qui vousarrivent me torture, Emma ! Oubliez-moi ! Pourquoifaut-il que je vous aie connue ? Pourquoi étiez-vous sibelle ? Est-ce ma faute ? O mon Dieu ! non, non,n’en accusez que la fatalité ! »

– Voilà un mot qui fait toujours de l’effet, se dit-il.

« Ah ! si vous eussiez été une de ces femmes au cœurfrivole comme on en voit, certes, j’aurais pu, par égoïsme, tenterune expérience alors sans danger pour vous. Mais cette exaltationdélicieuse, qui fait à la fois votre charme et votre tourment, vousa empêchée de comprendre, adorable femme que vous êtes, la faussetéde notre position future. Moi non plus, je n’y avais pas réfléchid’abord, et je me reposais à l’ombre de ce bonheur idéal, comme àcelle du mancenillier, sans prévoir les conséquences. »

– Elle va peut-être croire que c’est par avarice que j’yrenonce… Ah ! n’importe ! tant pis, il faut enfinir !

« Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, ilnous aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questionsindiscrètes, la calomnie, le dédain, l’outrage peut-être. L’outrageà vous ! Oh !… Et moi qui voudrais vous faire asseoir surun trône ! moi qui emporte votre pensée comme untalisman ! Car je me punis par l’exil de tout le mal que jevous ai fait. Je pars. Où ? Je n’en sais rien, je suisfou ! Adieu ! Soyez toujours bonne ! Conservez lesouvenir du malheureux qui vous a perdue. Apprenez mon nom à votreenfant, qu’il le redise dans ses prières. »

La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour allerfermer la fenêtre, et, quand il se fut rassis :

– Il me semble que c’est tout. Ah ! encore ceci, de peurqu’elle ne vienne à me relancer :

« Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes ; carj’ai voulu m’enfuir au plus vite afin d’éviter la tentation de vousrevoir. Pas de faiblesse ! Je reviendrai ; et peut-êtreque, plus tard, nous causerons ensemble très froidement de nosanciennes amours. Adieu ! »

Et il y avait un dernier adieu, séparé en deux mots : ÀDieu ! ce qu’il jugeait d’un excellent goût.

– Comment vais-je signer, maintenant ? se dit-il. Votretout dévoué ?… Non. Votre ami ?… Oui, c’est cela.

« Votre ami. »

Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne.

– Pauvre petite femme ! pensa-t-il avec attendrissement.Elle va me croire plus insensible qu’un roc ; il eût falluquelques larmes là-dessus ; mais, moi, je ne peux paspleurer ; ce n’est pas ma faute. Alors, s’étant versé de l’eaudans un verre, Rodolphe y trempa son doigt et il laissa tomber dehaut une grosse goutte, qui fit une tache pâle sur l’encre ;puis, cherchant à cacheter la lettre, le cachet Amor nelcor se rencontra.

– Cela ne va guère à la circonstance… Ah bah !n’importe !

Après quoi, il fuma trois pipes et s’alla coucher.

Le lendemain, quand il fut debout (vers deux heures environ, ilavait dormi tard), Rodolphe se fit cueillir une corbeilled’abricots. Il disposa la lettre dans le fond, sous des feuilles devigne, et ordonna tout de suite à Girard, son valet de charrue, deporter cela délicatement chez madame Bovary. Il se servait de cemoyen pour correspondre avec elle, lui envoyant, selon la saison,des fruits ou du gibier.

– Si elle te demande de mes nouvelles, dit-il, tu répondras queje suis parti en voyage. Il faut remettre le panier à elle-même, enmains propres… Va, et prends garde !

Girard passa sa blouse neuve, noua son mouchoir autour desabricots, et marchant à grands pas lourds dans ses grosses galochesferrées, prit tranquillement le chemin d’Yonville.

Madame Bovary, quand il arriva chez elle, arrangeait avecFélicité, sur la table de la cuisine, un paquet de linge.

– Voilà, dit le valet, ce que notre maître vous envoie.

Elle fut saisie d’une appréhension, et, tout en cherchantquelque monnaie dans sa poche, elle considérait le paysan d’un œilhagard, tandis qu’il la regardait lui-même avec ébahissement, necomprenant pas qu’un pareil cadeau pût tant émouvoir quelqu’un.Enfin il sortit. Félicité restait. Elle n’y tenait plus, ellecourut dans la salle comme pour y porter les abricots, renversa lepanier, arracha les feuilles, trouva la lettre, l’ouvrit, et, commes’il y avait eu derrière elle un effroyable incendie, Emma se mit àfuir vers sa chambre, tout épouvantée.

Charles y était, elle l’aperçut ; il lui parla, ellen’entendit rien, et elle continua vivement à monter lesmarches ; haletante, éperdue, ivre, et toujours tenant cettehorrible feuille de papier, qui lui claquait dans les doigts commeune plaque de tôle. Au second étage, elle s’arrêta devant la portedu grenier, qui était fermée.

Alors elle voulut se calmer ; elle se rappela lalettre ; il fallait la finir, elle n’osait pas. D’ailleurs,où ? comment ? on la verrait.

– Ah ! non, ici, pensa-t-elle, je serai bien.

Emma poussa la porte et entra.

Les ardoises laissaient tomber d’aplomb une chaleur lourde, quilui serrait les tempes et l’étouffait ; elle se traîna jusqu’àla mansarde close, dont elle tira le verrou, et la lumièreéblouissante jaillit d’un bond.

En face, par-dessus les toits, la pleine campagne s’étalait àperte de vue. En bas, sous elle, la place du village étaitvide ; les cailloux du trottoir scintillaient, les girouettesdes maisons se tenaient immobiles ; au coin de la rue, ilpartit d’un étage inférieur une sorte de ronflement à modulationsstridentes. C’était Binet qui tournait.

Elle s’était appuyée contre l’embrasure de la mansarde, et ellerelisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle yfixait d’attention, plus ses idées se confondaient. Elle lerevoyait, elle l’entendait, elle l’entourait de ses deuxbras ; et des battements de cœur, qui la frappaient sous lapoitrine comme à grands coups de bélier, s’accéléraient l’un aprèsl’autre, à intermittences inégales. Elle jetait les yeux toutautour d’elle avec l’envie que la terre croulât. Pourquoi n’en pasfinir ? Qui la retenait donc ? Elle était libre. Et elles’avança, elle regarda les pavés en se disant :

– Allons ! allons !

Le rayon lumineux qui montait d’en bas directement tirait versl’abîme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de laplace oscillant s’élevait le long des murs, et que le planchers’inclinait par le bout, à la manière d’un vaisseau qui tangue.Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourée d’un grandespace. Le bleu du ciel l’envahissait, l’air circulait dans sa têtecreuse, elle n’avait qu’à céder, qu’à se laisser prendre ; etle ronflement du tour ne discontinuait pas, comme une voix furieusequi l’appelait.

– Ma femme ! ma femme ! cria Charles.

Elle s’arrêta.

– Où es-tu donc ? Arrive !

L’idée qu’elle venait d’échapper à la mort faillit la faires’évanouir de terreur ; elle ferma les yeux ; puis elletressaillit au contact d’une main sur sa manche : c’étaitFélicité.

– Monsieur vous attend, Madame ; la soupe est servie.

Et il fallut descendre ! il fallut se mettre àtable !

Elle essaya de manger. Les morceaux l’étouffaient. Alors elledéplia sa serviette comme pour en examiner les reprises et voulutréellement s’appliquer à ce travail, compter les fils de la toile.Tout à coup, le souvenir de la lettre lui revint. L’avait-elle doncperdue ? Où la retrouver ? Mais elle éprouvait une tellelassitude dans l’esprit, que jamais elle ne put inventer unprétexte à sortir de table. Puis elle était devenue lâche ;elle avait peur de Charles ; il savait tout, c’étaitsûr ! En effet, il prononça ces mots, singulièrement :

– Nous ne sommes pas près, à ce qu’il paraît, de voir M.Rodolphe.

– Qui te l’a dit ? fit-elle en tressaillant.

– Qui me l’a dit ? répliqua-t-il un peu surpris de ce tonbrusque ; c’est Girard, que j’ai rencontré tout à l’heure à laporte du café Français. Il est parti en voyage, ou il doitpartir.

Elle eut un sanglot.

– Quoi donc t’étonne ? Il s’absente ainsi de temps à autrepour se distraire, et, ma foi ! je l’approuve. Quand on a dela fortune et que l’on est garçon !… Du reste, il s’amusejoliment, notre ami ! c’est un farceur. M. Langlois m’aconté…

Il se tut par convenance, à cause de la domestique quientrait.

Celle-ci replaça dans la corbeille les abricots répandus surl’étagère ; Charles, sans remarquer la rougeur de sa femme, seles fit apporter, en prit un et mordit à même.

– Oh ! parfait ! disait-il. Tiens, goûte.

Et il tendit la corbeille, qu’elle repoussa doucement.

– Sens donc : quelle odeur ! fit-il en la lui passant sousle nez à plusieurs reprises.

– J’étouffe ! s’écria-t-elle en se levant d’un bond.

Mais, par un effort de volonté, ce spasme disparut ; puis:

– Ce n’est rien ! dit-elle, ce n’est rien ! c’estnerveux ! Assieds-toi, mange !

Car elle redoutait qu’on ne fût à la questionner, à la soigner,qu’on ne la quittât plus.

Charles, pour obéir, s’était rassis, et il crachait dans sa mainles noyaux des abricots, qu’il déposait ensuite dans sonassiette.

Tout à coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place.Emma poussa un cri et tomba roide par terre, à la renverse.

En effet, Rodolphe, après bien des réflexions, s’était décidé àpartir pour Rouen. Or, comme il n’y a, de la Huchette à Buchy, pasd’autre chemin que celui d’Yonville, il lui avait fallu traverserle village, et Emma l’avait reconnu à la lueur des lanternes quicoupaient comme un éclair le crépuscule.

Le pharmacien, au tumulte qui se faisait dans la maison, s’yprécipita. La table, avec toutes les assiettes, étaitrenversée ; de la sauce, de la viande, les couteaux, lasalière et l’huilier jonchaient l’appartement ; Charlesappelait au secours ; Berthe, effarée, criait ; etFélicité, dont les mains tremblaient, délaçait Madame, qui avait lelong du corps des mouvements convulsifs.

– Je cours, dit l’apothicaire, chercher dans mon laboratoire, unpeu de vinaigre aromatique.

Puis, comme elle rouvrait les yeux en respirant le flacon :

– J’en étais sûr, fit-il ; cela vous réveillerait unmort.

– Parle-nous ! disait Charles, parle-nous !Remets-toi ! C’est moi, ton Charles qui t’aime ! Mereconnais-tu ? Tiens, voilà ta petite fille : embrasse-ladonc !

L’enfant avançait les bras vers sa mère pour se pendre à soncou. Mais, détournant la tête, Emma dit d’une voix saccadée :

– Non, non… personne !

Elle s’évanouit encore. On la porta sur son lit.

Elle restait étendue, la bouche ouverte, les paupières fermées,les mains à plat, immobile, et blanche comme une statue de cire. Ilsortait de ses yeux deux ruisseaux de larmes qui coulaientlentement sur l’oreiller.

Charles, debout, se tenait au fond de l’alcôve, et lepharmacien, près de lui, gardait ce silence méditatif qu’il estconvenable d’avoir dans les occasions sérieuses de la vie.

– Rassurez-vous, dit-il en lui poussant le coude, je crois quele paroxysme est passé.

– Oui, elle repose un peu maintenant ! répondit Charles,qui la regardait dormir. Pauvre femme !… pauvre femme !…la voilà retombée !

Alors Homais demanda comment cet accident était survenu. Charlesrépondit que cela l’avait saisie tout à coup, pendant qu’ellemangeait des abricots.

– Extraordinaire !… reprit le pharmacien. Mais il sepourrait que les abricots eussent occasionné la syncope ! Il ya des natures si impressionnables à l’encontre de certainesodeurs ! et ce serait même une belle question à étudier, tantsous le rapport pathologique que sous le rapport physiologique. Lesprêtres en connaissaient l’importance, eux qui ont toujours mêlédes aromates à leurs cérémonies. C’est pour vous stupéfierl’entendement et provoquer des extases, chose d’ailleurs facile àobtenir chez les personnes du sexe, qui sont plus délicates que lesautres. On en cite qui s’évanouissent à l’odeur de la corne brûlée,du pain tendre…

– Prenez garde de l’éveiller ! dit à voix basse Bovary.

– Et non seulement, continua l’apothicaire, les humains sont enbutte à ces anomalies, mais encore les animaux. Ainsi, vous n’êtespas sans savoir l’effet singulièrement aphrodisiaque que produit lenepeta cataria, vulgairement appelé herbe-au-chat, sur la gentféline ; et d’autre part, pour citer un exemple que jegarantis authentique, Bridoux (un de mes anciens camarades,actuellement établi rue Malpalu) possède un chien qui tombe enconvulsions dès qu’on lui présente une tabatière. Souvent même ilen fait l’expérience devant ses amis, à son pavillon du boisGuillaume. Croirait-on qu’un simple sternutatoire pût exercer detels ravages dans l’organisme d’un quadrupède ? C’estextrêmement curieux, n’est-il pas vrai ?

– Oui, dit Charles, qui n’écoutait pas.

– Cela nous prouve, reprit l’autre en souriant avec un air desuffisance bénigne, les irrégularités sans nombre du systèmenerveux. Pour ce qui est de Madame, elle m’a toujours paru, jel’avoue, une vraie sensitive. Aussi ne vous conseillerai-je point,mon bon ami, aucun de ces prétendus remèdes qui, sous prétexted’attaquer les symptômes, attaquent le tempérament. Non, pas demédicamentation oiseuse ! du régime, voilà tout ! dessédatifs, des émollients, des dulcifiants. Puis, ne pensez-vous pasqu’il faudrait peut-être frapper l’imagination ?

– En quoi ? comment ? dit Bovary.

– Ah ! c’est là la question ! Telle est effectivementla question : That is the question ! comme je lisaisdernièrement dans le journal.

Mais Emma, se réveillant, s’écria :

– Et la lettre ? et la lettre ?

On crut qu’elle avait le délire ; elle l’eut à partir deminuit : une fièvre cérébrale s’était déclarée.

Pendant quarante-trois jours, Charles ne la quitta pas. Ilabandonna tous ses malades ; il ne se couchait plus, il étaitcontinuellement à lui tâter le pouls, à lui poser des sinapismes,des compresses d’eau froide. Il envoyait Justin jusqu’à Neufchâtelchercher de la glace ; la glace se fondait en route ; ille renvoyait. Il appela M. Canivet en consultation ; il fitvenir de Rouen le docteur Larivière, son ancien maître ; ilétait désespéré. Ce qui l’effrayait le plus, c’était l’abattementd’Emma ; car elle ne parlait pas, n’entendait rien et mêmesemblait ne point souffrir, – comme si son corps et son âme sefussent ensemble reposés de toutes leurs agitations.

Vers le milieu d’octobre, elle put se tenir assise dans son lit,avec des oreillers derrière elle. Charles pleura quand il la vitmanger sa première tartine de confitures. Les forces luirevinrent ; elle se levait quelques heures pendantl’après-midi, et, un jour qu’elle se sentait mieux, il essaya delui faire faire, à son bras, un tour de promenade dans le jardin.Le sable des allées disparaissait sous les feuilles mortes ;elle marchait pas à pas, en traînant ses pantoufles, et, s’appuyantde l’épaule contre Charles, elle continuait à sourire.

Ils allèrent ainsi jusqu’au fond, près de la terrasse. Elle seredressa lentement, se mit la main devant ses yeux, pourregarder ; elle regarda au loin, tout au loin ; mais iln’y avait à l’horizon que de grands feux d’herbe, qui fumaient surles collines.

– Tu vas te fatiguer, ma chérie, dit Bovary.

Et, la poussant doucement pour la faire entrer sous la tonnelle:

– Assieds-toi donc sur ce banc : tu seras bien.

– Oh ! non, pas là, pas là ! fit-elle d’une voixdéfaillante.

Elle eut un étourdissement, et dès le soir, sa maladierecommença, avec une allure plus incertaine, il est vrai, et descaractères plus complexes. Tantôt elle souffrait au cœur, puis dansla poitrine, dans le cerveau, dans les membres ; il luisurvint des vomissements où Charles crut apercevoir les premierssymptômes d’un cancer.

Et le pauvre garçon, par là-dessus, avait des inquiétudesd’argent !

Chapitre 14

 

D’abord, il ne savait comment faire pour dédommager M. Homais detous les médicaments pris chez lui ; et, quoiqu’il eût pu,comme médecin, ne pas les payer, néanmoins il rougissait un peu decette obligation. Puis la dépense du ménage, à présent que lacuisinière était maîtresse, devenait effrayante ; les notespleuvaient dans la maison ; les fournisseursmurmuraient ; M. Lheureux, surtout, le harcelait. En effet, auplus fort de la maladie d’Emma, celui-ci, profitant de lacirconstance pour exagérer sa facture, avait vite apporté lemanteau, le sac de nuit, deux caisses au lieu d’une, quantitéd’autres choses encore. Charles eut beau dire qu’il n’en avait pasbesoin, le marchand répondit arrogamment qu’on lui avait commandétous ces articles et qu’il ne les reprendrait pas ;d’ailleurs, ce serait contrarier Madame dans saconvalescence ; Monsieur réfléchirait ; bref, il étaitrésolu à le poursuivre en justice plutôt que d’abandonner sesdroits et que d’emporter ses marchandises. Charles ordonna par lasuite de les renvoyer à son magasin ; Félicité oublia ;il avait d’autres soucis ; on n’y pensa plus ; M.Lheureux revint à la charge, et, tour à tour menaçant et gémissant,manœuvra de telle façon, que Bovary finit par souscrire un billet àsix mois d’échéance. Mais à peine eut-il signé ce billet, qu’uneidée audacieuse lui surgit : c’était d’emprunter mille francs à M.Lheureux. Donc, il demanda, d’un air embarrassé, s’il n’y avait pasmoyen de les avoir, ajoutant que ce serait pour un an et au tauxque l’on voudrait. Lheureux courut à sa boutique, en rapporta lesécus et dicta un autre billet, par lequel Bovary déclarait devoirpayer à son ordre, le Ier septembre prochain, la somme de millesoixante et dix francs ; ce qui, avec les cent quatre-vingtsdéjà stipulés, faisait juste douze cent cinquante. Ainsi, prêtant àsix pour cent, augmenté d’un quart de commission, et lesfournitures lui rapportant un bon tiers pour le moins, cela devait,en douze mois, donner cent trente francs de bénéfice ; et ilespérait que l’affaire ne s’arrêterait pas là, qu’on ne pourraitpayer les billets, qu’on les renouvellerait, et que son pauvreargent, s’étant nourri chez le médecin comme dans une maison desanté, lui reviendrait, un jour, considérablement plus dodu, etgros à faire craquer le sac.

Tout, d’ailleurs, lui réussissait. Il était adjudicataire d’unefourniture de cidre pour l’hôpital de Neufchâtel ; M.Guillaumin lui promettait des actions dans les tourbières deGrumesnil, et il rêvait d’établir un nouveau service de diligencesentre Argueil et Rouen, qui ne tarderait pas, sans doute, à ruinerla guimbarde du Lion d’or, et qui, marchant plus vite, étant à prixplus bas et portant plus de bagages, lui mettrait ainsi dans lesmains tout le commerce d’Yonville.

Charles se demanda plusieurs fois par quel moyen, l’annéeprochaine, pouvoir rembourser tant d’argent ; et il cherchait,imaginait des expédients, comme de recourir à son père ou de vendrequelque chose. Mais son père serait sourd, et il n’avait, lui, rienà vendre. Alors il découvrait de tels embarras, qu’il écartait vitede sa conscience un sujet de méditation aussi désagréable. Il sereprochait d’en oublier Emma ; comme si, toutes ses penséesappartenant à cette femme, c’eût été lui dérober quelque chose quede n’y pas continuellement réfléchir.

L’hiver fut rude. La convalescence de Madame fut longue. Quandil faisait beau, on la poussait dans son fauteuil auprès de lafenêtre, celle qui regardait la Place ; car elle avaitmaintenant le jardin en antipathie, et la persienne de ce côtérestait constamment fermée. Elle voulut que l’on vendît lecheval ; ce qu’elle aimait autrefois, à présent luidéplaisait. Toutes ses idées paraissaient se borner au soind’elle-même. Elle restait dans son lit à faire de petitescollations, sonnait sa domestique pour s’informer de ses tisanes oupour causer avec elle. Cependant la neige sur le toit des hallesjetait dans la chambre un reflet blanc, immobile ; ensuite cefut la pluie qui tombait. Et Emma quotidiennement attendait, avecune sorte d’anxiété, l’infaillible retour d’événements minimes, quipourtant ne lui importaient guère. Le plus considérable était, lesoir, l’arrivée de l’Hirondelle. Alors l’aubergiste criait etd’autres voix répondaient, tandis que le falot d’Hippolyte, quicherchait des coffres sur la bâche, faisait comme une étoile dansl’obscurité. À midi, Charles rentrait ; ensuite ilsortait ; puis elle prenait un bouillon, et, vers cinq heures,à la tombée du jour, les enfants qui s’en revenaient de la classe,traînant leurs sabots sur le trottoir, frappaient tous avec leursrègles la cliquette des auvents, les uns après les autres.

C’était à cette heure-là que M. Bournisien venait la voir. Ils’enquérait de sa santé, lui apportait des nouvelles et l’exhortaità la religion dans un petit bavardage câlin qui ne manquait pasd’agrément. La vue seule de sa soutane la réconfortait.

Un jour qu’au plus fort de sa maladie elle s’était crueagonisante, elle avait demandé la communion ; et, à mesure quel’on faisait dans sa chambre les préparatifs pour le sacrement, quel’on disposait en autel la commode encombrée de sirops et queFélicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentaitquelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de sesdouleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégéene pesait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla queson être, montant vers Dieu, allait s’anéantir dans cet amour commeun encens allumé qui se dissipe en vapeur. On aspergea d’eau béniteles draps du lit ; le prêtre retira du saint ciboire lablanche hostie ; et ce fut en défaillant d’une joie célestequ’elle avança les lèvres pour accepter le corps du Sauveur qui seprésentait. Les rideaux de son alcôve se gonflaient mollement,autour d’elle, en façon de nuées, et les rayons des deux ciergesbrûlant sur la commode lui parurent être des gloires éblouissantes.Alors elle laissa retomber sa tête, croyant entendre dans lesespaces le chant des harpes séraphiques et apercevoir en un cield’azur, sur un trône d’or, au milieu des saints tenant des palmesvertes, Dieu le Père tout éclatant de majesté, et qui d’un signefaisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme pourl’emporter dans leurs bras.

Cette vision splendide demeura dans sa mémoire comme la chose laplus belle qu’il fût possible de rêver ; si bien qu’à présentelle s’efforçait d’en ressaisir la sensation, qui continuaitcependant, mais d’une manière moins exclusive et avec une douceuraussi profonde. Son âme, courbatue d’orgueil, se reposait enfindans l’humilité chrétienne ; et, savourant le plaisir d’êtrefaible, Emma contemplait en elle-même la destruction de sa volonté,qui devait faire aux envahissements de la grâce une large entrée.Il existait donc à la place du bonheur des félicités plus grandes,un autre amour au-dessus de tous les amours, sans intermittence nifin, et qui s’accroîtrait éternellement ! Elle entrevit, parmiles illusions de son espoir, un état de pureté flottant au-dessusde la terre, se confondant avec le ciel, et où elle aspira d’être.Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets, elleporta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa chambre,au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé d’émeraudes, pour lebaiser tous les soirs.

Le Curé s’émerveillait de ces dispositions, bien que la religiond’Emma, trouvait-il, pût, à force de ferveur, finir par friserl’hérésie et même l’extravagance. Mais, n’étant pas très versé dansces matières sitôt qu’elles dépassaient une certaine mesure, ilécrivit à M. Boulard, libraire de Monseigneur, de lui envoyerquelque chose de fameux pour une personne du sexe, qui était pleined’esprit. Le libraire, avec autant d’indifférence que s’il eûtexpédié de la quincaillerie à des nègres, vous emballa pêle-mêletout ce qui avait cours pour lors dans le négoce des livres pieux.C’étaient de petits manuels par demandes et par réponses, despamphlets d’un ton rogue dans la manière de M. de Maistre, et desespèces de romans à cartonnage rose et à style douceâtre, fabriquéspar des séminaristes troubadours ou des bas bleus repenties. Il yavait le Pensez-y bien ; l’Homme du monde auxpieds de Marie, par M. de, décoré de plusieurs ordres ;des Erreurs de Voltaire, à l’usage des jeunes gens,etc.

Madame Bovary n’avait pas encore l’intelligence assez nette pours’appliquer sérieusement à n’importe quoi ; d’ailleurs, elleentreprit ces lectures avec trop de précipitation. Elle s’irritacontre les prescriptions du culte ; l’arrogance des écritspolémiques lui déplut par leur acharnement à poursuivre des gensqu’elle ne connaissait pas ; et les contes profanes relevés dereligion lui parurent écrits dans une telle ignorance du monde,qu’ils l’écartèrent insensiblement des vérités dont elle attendaitla preuve. Elle persista pourtant, et, lorsque le volume luitombait des mains, elle se croyait prise par la plus finemélancolie catholique qu’une âme éthérée pût concevoir.

Quant au souvenir de Rodolphe, elle l’avait descendu tout aufond de son cœur ; et il restait là, plus solennel et plusimmobile qu’une momie de roi dans un souterrain. Une exhalaisons’échappait de ce grand amour embaumé et qui, passant à traverstout, parfumait de tendresse l’atmosphère d’immaculation où ellevoulait vivre. Quand elle se mettait à genoux sur son prie-Dieugothique, elle adressait au Seigneur les mêmes paroles de suavitéqu’elle murmurait jadis à son amant, dans les épanchements del’adultère. C’était pour faire venir la croyance ; mais aucunedélectation ne descendait des cieux, et elle se relevait, lesmembres fatigués, avec le sentiment vague d’une immense duperie.Cette recherche, pensait-elle, n’était qu’un mérite de plus ;et dans l’orgueil de sa dévotion, Emma se comparait à ces grandesdames d’autrefois, dont elle avait rêvé la gloire sur un portraitde la Vallière, et qui, traînant avec tant de majesté la queuechamarrée de leurs longues robes, se retiraient en des solitudespour y répandre aux pieds du Christ toutes les larmes d’un cœur quel’existence blessait.

Alors, elle se livra à des charités excessives. Elle cousait deshabits pour les pauvres ; elle envoyait du bois aux femmes encouches ; et Charles, un jour en rentrant, trouva dans lacuisine trois vauriens attablés qui mangeaient un potage. Elle fitrevenir à la maison sa petite fille, que son mari, durant samaladie, avait renvoyée chez la nourrice. Elle voulut lui apprendreà lire ; Berthe avait beau pleurer, elle ne s’irritait plus.C’était un parti pris de résignation, une indulgence universelle.Son langage, à propos de tout, était plein d’expressions idéales.Elle disait à son enfant :

– Ta colique est-elle passée, mon ange ?

Madame Bovary mère ne trouvait rien à blâmer, sauf peut-êtrecette manie de tricoter des camisoles pour les orphelins, au lieude raccommoder ses torchons. Mais, harassée de querellesdomestiques, la bonne femme se plaisait en cette maison tranquille,et même elle y demeura jusques après Pâques, afin d’éviter lessarcasmes du père Bovary, qui ne manquait pas, tous les vendredissaints, de se commander une andouille.

Outre la compagnie de sa belle-mère, qui la raffermissait un peupar sa rectitude de jugement et ses façons graves, Emma, presquetous les jours, avait encore d’autres sociétés. C’était madameLanglois, madame Caron, madame Dubreuil, madame Tuvache et,régulièrement, de deux à cinq heures, l’excellente madame Homais,qui n’avait jamais voulu croire, celle-là, à aucun des cancans quel’on débitait sur sa voisine. Les petits Homais aussi venaient lavoir ; Justin les accompagnait. Il montait avec eux dans lachambre, et il restait debout près de la porte, immobile, sansparler. Souvent même, madame Bovary, n’y prenant garde, se mettaità sa toilette. Elle commençait par retirer son peigne, en secouantsa tête d’un mouvement brusque ; et, quand il aperçut lapremière fois cette chevelure entière qui descendait jusqu’auxjarrets en déroulant ses anneaux noirs, ce fut pour lui, le pauvreenfant, comme l’entrée subite dans quelque chose d’extraordinaireet de nouveau dont la splendeur l’effraya.

Emma, sans doute, ne remarquait pas ses empressements silencieuxni ses timidités. Elle ne se doutait point que l’amour, disparu desa vie, palpitait là, près d’elle, sous cette chemise de grossetoile, dans ce cœur d’adolescent ouvert aux émanations de sabeauté. Du reste, elle enveloppait tout maintenant d’une telleindifférence, elle avait des paroles si affectueuses et des regardssi hautains, des façons si diverses, que l’on ne distinguait plusl’égoïsme de la charité, ni la corruption de la vertu. Un soir, parexemple, elle s’emporta contre sa domestique, qui lui demandait àsortir et balbutiait en cherchant un prétexte ; puis tout àcoup :

– Tu l’aimes donc ? dit-elle.

Et, sans attendre la réponse de Félicité, qui rougissait elleajouta d’un air triste :

– Allons, cours-y ! amuse-toi !

Elle fit, au commencement du printemps, bouleverser le jardind’un bout à l’autre, malgré les observations de Bovary ; ilfut heureux, cependant de lui voir enfin manifester une volontéquelconque. Elle en témoigna davantage à mesure qu’elle serétablissait. D’abord, elle trouva moyen d’expulser la mère Rolet,la nourrice, qui avait pris l’habitude, pendant sa convalescence,de venir trop souvent à la cuisine avec ses deux nourrissons et sonpensionnaire, plus endenté qu’un cannibale. Puis elle se dégagea dela famille Homais, congédia successivement toutes les autresvisites et même fréquenta l’église avec moins d’assiduité, à lagrande approbation de l’apothicaire, qui lui dit alors amicalement:

– Vous donniez un peu dans la calotte !

M. Bournisien, comme autrefois, survenait tous les jours, ensortant du catéchisme. Il préférait rester dehors, à prendre l’airau milieu du bocage, il appelait ainsi la tonnelle. C’était l’heureoù Charles rentrait. Ils avaient chaud ; on apportait du cidredoux, et ils buvaient ensemble au complet rétablissement deMadame.

Binet se trouvait là, c’est-à-dire un peu plus bas, contre lemur de la terrasse, à pêcher des écrevisses. Bovary l’invitait à serafraîchir, et il s’entendait parfaitement à déboucher lescruchons.

– Il faut, disait-il en promenant autour de lui et jusqu’auxextrémités du paysage un regard satisfait, tenir ainsi la bouteilled’aplomb sur la table, et, après que les ficelles sont coupées,pousser le liège à petits coups, doucement, doucement, comme onfait, d’ailleurs, à l’eau de Seltz, dans les restaurants.

Mais le cidre, pendant sa démonstration, souvent leurjaillissait en plein visage, et alors l’ecclésiastique, avec unrire opaque, ne manquait jamais cette plaisanterie :

– Sa bonté saute aux yeux !

Il était brave homme, en effet, et même, un jour, ne fut pointscandalisé du pharmacien, qui conseillait à Charles, pour distraireMadame, de la mener au théâtre de Rouen voir l’illustre ténorLagardy. Homais s’étonnant de ce silence, voulut savoir sonopinion, et le prêtre déclara qu’il regardait la musique commemoins dangereuse pour les mœurs que la littérature.

Mais le pharmacien prit la défense des lettres. Le théâtre,prétendait-il, servait à fronder les préjugés, et, sous le masquedu plaisir, enseignait la vertu.

– Castigat ridendo mores, monsieur Bournisien !Ainsi, regardez la plupart des tragédies de Voltaire ; ellessont semées habilement de réflexions philosophiques qui en fontpour le peuple une véritable école de morale et de diplomatie.

– Moi, dit Binet, j’ai vu autrefois une pièce intitulée leGamin de Paris, où l’on remarque le caractère d’un vieuxgénéral qui est vraiment tapé ! Il rembarre un fils de famillequi avait séduit une ouvrière, qui à la fin…

– Certainement ! continuait Homais, il y a la mauvaiselittérature comme il y a la mauvaise pharmacie, mais condamner enbloc le plus important des beaux arts me paraît une balourdise, uneidée gothique, digne de ces temps abominables où l’on enfermaitGalilée.

– Je sais bien, objecta le Curé, qu’il existe de bons ouvrages,de bons auteurs ; cependant, ne serait-ce que ces personnes desexe différent réunies dans un appartement enchanteur, orné depompes mondaines, et puis ces déguisements païens, ce fard, cesflambeaux, ces voix efféminées, tout cela doit finir par engendrerun certain libertinage d’esprit et vous donner des penséesdéshonnêtes, des tentations impures. Telle est du moins l’opinionde tous les Pères. Enfin, ajouta-t-il en prenant subitement un tonde voix mystique, tandis qu’il roulait sur son pouce une prise detabac, si l’Église a condamné les spectacles, c’est qu’elle avaitraison ; il faut nous soumettre à ses décrets.

– Pourquoi, demanda l’apothicaire, excommunie-t-elle lescomédiens ? car, autrefois, ils concouraient ouvertement auxcérémonies du culte. Oui, on jouait, on représentait au milieu duchœur des espèces de farces appelées mystères, dans lesquelles leslois de la décence souvent se trouvaient offensées.

L’ecclésiastique se contenta de pousser un gémissement, et lepharmacien poursuivit :

– C’est comme dans la Bible ; il y a… savez-vous…, plusd’un détail… piquant, des choses… vraiment… gaillardes !

Et, sur un geste d’irritation que faisait M. Bournisien :

– Ah ! vous conviendrez que ce n’est pas un livre à mettreentre les mains d’une jeune personne, et je serais fâchéqu’Athalie…

– Mais ce sont les protestants, et non pas nous, s’écria l’autreimpatienté, qui recommandent la Bible !

– N’importe ! dit Homais, je m’étonne que, de nos jours, enun siècle de lumières, on s’obstine encore à proscrire undélassement intellectuel qui est inoffensif, moralisant et mêmehygiénique quelquefois, n’est-ce pas, docteur ?

– Sans doute, répondit le médecin nonchalamment, soit que, ayantles mêmes idées, il voulût n’offenser personne, ou bien qu’il n’eûtpas d’idées.

La conversation semblait finie, quand le pharmacien jugeaconvenable de pousser une dernière botte.

– J’en ai connu, des prêtres, qui s’habillaient en bourgeoispour aller voir gigoter des danseuses.

– Allons donc ! fit le curé.

– Ah ! j’en ai connu !

Et, séparant les syllabes de sa phrase, Homais répéta :

– J’en – ai – connu.

– Eh bien ! ils avaient tort, dit Bournisien résigné à toutentendre.

– Parbleu ! ils en font bien d’autres ! exclamal’apothicaire.

– Monsieur !… reprit l’ecclésiastique avec des yeux sifarouches, que le pharmacien en fut intimidé.

– Je veux seulement dire, répliqua-t-il alors d’un ton moinsbrutal, que la tolérance est le plus sûr moyen d’attirer les âmes àla religion.

– C’est vrai ! c’est vrai ! concéda le bonhomme en serasseyant sur sa chaise.

Mais il n’y resta que deux minutes. Puis, dès qu’il fut parti,M. Homais dit au médecin :

– Voilà ce qui s’appelle une prise de bec ! Je l’ai roulé,vous avez vu, d’une manière !… Enfin, croyez-moi, conduisezMadame au spectacle, ne serait-ce que pour faire une fois dansvotre vie enrager un de ces corbeaux-là, saprelotte ! Siquelqu’un pouvait me remplacer, je vous accompagnerais moi-même.Dépêchez-vous ! Lagardy ne donnera qu’une seulereprésentation ; il est engagé en Angleterre à desappointements considérables. C’est, à ce qu’on assure, un fameuxlapin ! il roule sur l’or ! il mène avec lui troismaîtresses et son cuisinier ! Tous ces grands artistes brûlentla chandelle par les deux bouts ; il leur faut une existencedévergondée qui excite un peu l’imagination. Mais ils meurent àl’hôpital, parce qu’ils n’ont pas eu l’esprit, étant jeunes, defaire des économies. Allons, bon appétit ; à demain !

Cette idée de spectacle germa vite dans la tête de Bovary ;car aussitôt il en fit part à sa femme, qui refusa tout d’abord,alléguant la fatigue, le dérangement, la dépense ; mais, parextraordinaire, Charles ne céda pas, tant il jugeait cetterécréation lui devoir être profitable. Il n’y voyait aucunempêchement ; sa mère leur avait expédié trois cents francssur lesquels il ne comptait plus, les dettes courantes n’avaientrien d’énorme, et l’échéance des billets à payer au sieur Lheureuxétait encore si longue, qu’il n’y fallait pas songer. D’ailleurs,imaginant qu’elle y mettait de la délicatesse, Charles insistadavantage ; si bien qu’elle finit, à force d’obsessions, parse décider. Et, le lendemain, à huit heures, ils s’emballèrent dansl’hirondelle.

L’apothicaire, que rien ne retenait à Yonville, mais qui secroyait contraint de n’en pas bouger, soupira en les voyantpartir.

– Allons, bon voyage ! leur dit-il, heureux mortels quevous êtes !

Puis, s’adressant à Emma, qui portait une robe de soie bleue àquatre falbalas :

– Je vous trouve jolie comme un Amour ! Vous allez faireflorès à Rouen.

La diligence descendait à l’hôtel de la Croix rouge, sur laplace Beauvoisine. C’était une de ces auberges comme il y en a danstous les faubourgs de province, avec de grandes écuries et depetites chambres à coucher, où l’on voit au milieu de la cour despoules picorant l’avoine sous les cabriolets crottés des commisvoyageurs ; – bons vieux gîtes à balcon de bois vermoulu quicraquent au vent dans les nuits d’hiver, continuellement pleins demonde, de vacarme et de mangeaille, dont les tables noires sontpoissées par les glorias, les vitres épaisses jaunies par lesmouches, les serviettes humides tachées par le vin bleu ; etqui, sentant toujours le village, comme des valets de fermehabillés en bourgeois, ont un café sur la rue, et du côté de lacampagne un jardin à légumes. Charles immédiatement se mit encourses. Il confondit l’avant-scène avec les galeries, le parquetavec les loges, demanda des explications, ne les comprit pas, futrenvoyé du contrôleur au directeur, revint à l’auberge, retourna aubureau, et, plusieurs fois ainsi, arpenta toute la longueur de laville, depuis le théâtre jusqu’au boulevard.

Madame s’acheta un chapeau, des gants, un bouquet. Monsieurcraignait beaucoup de manquer le commencement ; et, sans avoireu le temps d’avaler un bouillon, ils se présentèrent devant lesportes du théâtre, qui étaient encore fermées.

Chapitre 15

 

La foule stationnait contre le mur, parquée symétriquement entredes balustrades. À l’angle des rues voisines, de gigantesquesaffiches répétaient en caractères baroques : « Lucie deLamermoor… Lagardy… Opéra…, etc. » Il faisait beau ; onavait chaud ; la sueur coulait dans les frisures, tous lesmouchoirs tirés épongeaient les fronts rouges ; et parfois unvent tiède, qui soufflait de la rivière, agitait mollement labordure des tentes en coutil suspendues à la porte des estaminets.Un peu plus bas, cependant, on était rafraîchi par un courant d’airglacial qui sentait le suif, le cuir et l’huile. C’étaitl’exhalaison de la rue des Charrettes, pleine de grands magasinsnoirs où l’on roule des barriques.

De peur de paraître ridicule, Emma voulut, avant d’entrer, faireun tour de promenade sur le port, et Bovary, par prudence, gardales billets à sa main, dans la poche de son pantalon, qu’ilappuyait contre son ventre.

Un battement de cœur la prit dès le vestibule. Elle souritinvolontairement de vanité, en voyant la foule qui se précipitait àdroite par l’autre corridor, tandis qu’elle montait l’escalier despremières. Elle eut plaisir, comme un enfant, à pousser de sondoigt les larges portes tapissées ; elle aspira de toute sapoitrine l’odeur poussiéreuse des couloirs, et, quand elle futassise dans sa loge, elle se cambra la taille avec une désinvolturede duchesse.

La salle commençait à se remplir, on tirait les lorgnettes deleurs étuis, et les abonnés, s’apercevant de loin, se faisaient dessalutations. Ils venaient se délasser dans les beaux-arts desinquiétudes de la vente ; mais, n’oubliant point les affaires,ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo. On voyait là destêtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui, blanchâtres dechevelure et de teint, ressemblaient à des médailles d’argentternies par une vapeur de plomb. Les jeunes beaux se pavanaient auparquet, étalant, dans l’ouverture de leur gilet, leur cravate roseou vert pomme ; et madame Bovary les admirait d’en haut,appuyant sur des badines à pomme d’or la paume tendue de leursgants jaunes.

Cependant, les bougies de l’orchestre s’allumèrent ; lelustre descendit du plafond, versant, avec le rayonnement de sesfacettes, une gaieté subite dans la salle ; puis les musiciensentrèrent les uns après les autres, et ce fut d’abord un longcharivari de basses ronflant, de violons grinçant, de pistonstrompettant, de flûtes et de flageolets qui piaulaient. Mais onentendit trois coups sur la scène ; un roulement de timbalescommença, les instruments de cuivre plaquèrent des accords, et lerideau, se levant, découvrit un paysage.

C’était le carrefour d’un bois, avec une fontaine, à gauche,ombragée par un chêne. Des paysans et des seigneurs, le plaid surl’épaule, chantaient tous ensemble une chanson de chasse ;puis il survint un capitaine qui invoquait l’ange du mal en levantau ciel ses deux bras ; un autre parut ; ils s’enallèrent, et les chasseurs reprirent.

Elle se retrouvait dans les lectures de sa jeunesse, en pleinWalter Scott. Il lui semblait entendre, à travers le brouillard, leson des cornemuses écossaises se répéter sur les bruyères.D’ailleurs, le souvenir du roman facilitant l’intelligence dulibretto, elle suivait l’intrigue phrase à phrase, tandis qued’insaisissables pensées qui lui revenaient, se dispersaient,aussitôt, sous les rafales de la musique. Elle se laissait aller aubercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout sonêtre comme si les archets des violons se fussent promenés sur sesnerfs. Elle n’avait pas assez d’yeux pour contempler les costumes,les décors, les personnages, les arbres peints qui tremblaientquand on marchait, et les toques de velours, les manteaux, lesépées, toutes ces imaginations qui s’agitaient dans l’harmoniecomme dans l’atmosphère d’un autre monde. Mais une jeune femmes’avança en jetant une bourse à un écuyer vert. Elle resta seule,et alors on entendit une flûte qui faisait comme un murmure defontaine ou comme des gazouillements d’oiseau. Lucie entama d’unair brave sa cavatine en sol majeur ; elle se plaignaitd’amour, elle demandait des ailes. Emma, de même, aurait voulu,fuyant la vie, s’envoler dans une étreinte. Tout à coup,Edgar-Lagardy parut.

Il avait une de ces pâleurs splendides qui donnent quelque chosede la majesté des marbres aux races ardentes du Midi. Sa taillevigoureuse était prise dans un pourpoint de couleur brune ; unpetit poignard ciselé lui battait sur la cuisse gauche, et ilroulait des regards langoureusement en découvrant ses dentsblanches. On disait qu’une princesse polonaise, l’écoutant un soirchanter sur la plage de Biarritz, où il radoubait des chaloupes, enétait devenue amoureuse. Elle s’était ruinée à cause de lui. Ill’avait plantée là pour d’autres femmes, et cette célébritésentimentale ne laissait pas que de servir à sa réputationartistique. Le cabotin diplomate avait même soin de faire toujoursglisser dans les réclames une phrase poétique sur la fascination desa personne et la sensibilité de son âme. Un bel organe, unimperturbable aplomb, plus de tempérament que d’intelligence etplus d’emphase que de lyrisme, achevaient de rehausser cetteadmirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et dutoréador.

Dès la première scène, il enthousiasma. Il pressait Lucie dansses bras, il la quittait, il revenait, il semblait désespéré : ilavait des éclats de colère, puis des râles élégiaques d’une douceurinfinie, et les notes s’échappaient de son cou nu, pleines desanglots et de baisers. Emma se penchait pour le voir, égratignantavec ses ongles le velours de sa loge. Elle s’emplissait le cœur deces lamentations mélodieuses qui se traînaient à l’accompagnementdes contrebasses, comme des cris de naufragés dans le tumulte d’unetempête. Elle reconnaissait tous les enivrements et les angoissesdont elle avait manqué mourir. La voix de la chanteuse ne luisemblait être que le retentissement de sa conscience, et cetteillusion qui la charmait quelque chose même de sa vie. Maispersonne sur la terre ne l’avait aimée d’un pareil amour. Il nepleurait pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune,lorsqu’ils se disaient : « À demain ; à demain !… » Lasalle craquait sous les bravos ; on recommença la stretteentière ; les amoureux parlaient des fleurs de leur tombe, deserments, d’exil, de fatalité, d’espérances, et quand ilspoussèrent l’adieu final, Emma jeta un cri aigu, qui se confonditavec la vibration des derniers accords.

– Pourquoi donc, demanda Bovary, ce seigneur est-il à lapersécuter ?

– Mais non, répondit-elle ; c’est son amant.

– Pourtant il jure de se venger sur sa famille, tandis quel’autre, celui qui est venu tout à l’heure, disait :

« J’aime Lucie et je m’en crois aimé. » D’ailleurs, il est partiavec son père, bras dessus, bras dessous. Car c’est bien son père,n’est-ce pas, le petit laid qui porte une plume de coq à sonchapeau ?

Malgré les explications d’Emma, dès le duo récitatif où Gilbertexpose à son maître Ashton ses abominables manœuvres, Charles, envoyant le faux anneau de fiançailles qui doit abuser Lucie, crutque c’était un souvenir d’amour envoyé par Edgar. Il avouait, dureste, ne pas comprendre l’histoire, – à cause de la musique – quinuisait beaucoup aux paroles.

– Qu’importe ? dit Emma ; tais-toi !

– C’est que j’aime, reprit-il en se penchant sur son épaule, àme rendre compte, tu sais bien.

– Tais-toi ! tais-toi ! fit-elle impatientée.

Lucie s’avançait, à demi soutenue par ses femmes, une couronned’oranger dans les cheveux, et plus pâle que le satin blanc de sarobe. Emma rêvait au jour de son mariage ; et elle se revoyaitlà-bas, au milieu des blés, sur le petit sentier, quand on marchaitvers l’église. Pourquoi donc n’avait-elle pas, comme celle-là,résisté, supplié ? Elle était joyeuse, au contraire, sanss’apercevoir de l’abîme où elle se précipitait… Ah ! si, dansla fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et ladésillusion de l’adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelquegrand cœur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et ledevoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d’unefélicité si haute. Mais ce bonheur-là, sans doute, était unmensonge imaginé pour le désespoir de tout désir. Elle connaissaità présent la petitesse des passions que l’art exagérait.S’efforçant donc d’en détourner sa pensée, Emma voulait ne plusvoir dans cette reproduction de ses douleurs qu’une fantaisieplastique bonne à amuser les yeux, et même elle souriaitintérieurement d’une pitié dédaigneuse, quand au fond du théâtre,sous la portière de velours, un homme apparut en manteau noir.

Son grand chapeau à l’espagnole tomba dans un geste qu’ilfit ; et aussitôt les instruments et les chanteurs entonnèrentle sextuor. Edgar, étincelant de furie, dominait tous les autres desa voix plus claire. Ashton lui lançait en notes graves desprovocations homicides, Lucie poussait sa plainte aiguë, Arthurmodulait à l’écart des sons moyens, et la basse-taille du ministreronflait comme un orgue, tandis que les voix de femmes, répétantses paroles, reprenaient en chœur, délicieusement. Ils étaient toussur la même ligne à gesticuler ; et la colère, la vengeance,la jalousie, la terreur, la miséricorde et la stupéfactions’exhalaient à la fois de leurs bouches entrouvertes. L’amoureuxoutragé brandissait son épée nue ; sa collerette de guipure selevait par saccades, selon les mouvements de sa poitrine, et ilallait de droite et de gauche, à grands pas, faisant sonner contreles planches les éperons vermeils de ses bottes molles, quis’évasaient à la cheville. Il devait avoir, pensait-elle, unintarissable amour, pour en déverser sur la foule à si largeseffluves. Toutes ses velléités de dénigrement s’évanouissaient sousla poésie du rôle qui l’envahissait, et, entraînée vers l’homme parl’illusion du personnage, elle tâcha de se figurer sa vie, cettevie retentissante, extraordinaire, splendide, et qu’elle aurait pumener cependant, si le hasard l’avait voulu. Ils se seraientconnus, ils se seraient aimés ! Avec lui, par tous lesroyaumes de l’Europe, elle aurait voyagé de capitale en capitale,partageant ses fatigues et son orgueil, ramassant les fleurs qu’onlui jetait, brodant elle-même ses costumes ; puis, chaquesoir, au fond d’une loge, derrière la grille à treillis d’or, elleeût recueilli, béante, les expansions de cette âme qui n’auraitchanté que pour elle seule ; de la scène, tout en jouant, ill’aurait regardée. Mais une folie la saisit : il la regardait,c’est sûr ! Elle eut envie de courir dans ses bras pour seréfugier en sa force, comme dans l’incarnation de l’amour même, etde lui dire, de s’écrier : « Enlève-moi, emmène-moi, partons !À toi, à toi ! toutes mes ardeurs et tous mes rêves !»

Le rideau se baissa.

L’odeur du gaz se mêlait aux haleines ; le vent deséventails rendait l’atmosphère plus étouffante. Emma voulutsortir ; la foule encombrait les corridors, et elle retombadans son fauteuil avec des palpitations qui la suffoquaient.Charles, ayant peur de la voir s’évanouir, courut à la buvette luichercher un verre d’orgeat.

Il eut grand-peine à regagner sa place, car on lui heurtait lescoudes à tous les pas, à cause du verre qu’il tenait entre sesmains, et même il en versa les trois quarts sur les épaules d’uneRouennaise en manches courtes, qui, sentant le liquide froid luicouler dans les reins, jeta des cris de paon, comme si on l’eûtassassinée. Son mari, qui était un filateur, s’emporta contre lemaladroit ; et, tandis qu’avec son mouchoir elle épongeait lestaches sur sa belle robe de taffetas cerise, il murmurait d’un tonbourru les mots d’indemnité, de frais, de remboursement. Enfin,Charles arriva près de sa femme, en lui disant tout essoufflé :

– J’ai cru, ma foi, que j’y resterais ! Il y a unmonde !… un monde !…

Il ajouta :

– Devine un peu qui j’ai rencontré là-haut ? M.Léon !

– Léon ?

– Lui-même ! Il va venir te présenter ses civilités.

Et, comme il achevait ces mots, l’ancien clerc d’Yonville entradans la loge.

Il tendit sa main avec un sans-façon de gentilhomme : et madameBovary machinalement avança la sienne, sans doute obéissant àl’attraction d’une volonté plus forte. Elle ne l’avait pas sentiedepuis ce soir de printemps où il pleuvait sur les feuilles vertes,quand ils se dirent adieu, debout au bord de la fenêtre. Mais,vite, se rappelant à la convenance de la situation, elle secouadans un effort cette torpeur de ses souvenirs et se mit à balbutierdes phrases rapides.

– Ah ! bonjour… Comment ! vous voilà ?

– Silence ! cria une voix du parterre, car le troisièmeacte commençait.

– Vous êtes donc à Rouen ?

– Oui.

– Et depuis quand ?

– À la porte ! à la porte !

On se tournait vers eux ; ils se turent.

Mais, à partir de ce moment, elle n’écouta plus ; et lechœur des conviés, la scène d’Ashton et de son valet, le grand duoen ré majeur, tout passa pour elle dans l’éloignement, comme si lesinstruments fussent devenus moins sonores et les personnages plusreculés ; elle se rappelait les parties de cartes chez lepharmacien, et la promenade chez la nourrice, les lectures sous latonnelle, les tête-à-tête au coin du feu, tout ce pauvre amour sicalme et si long, si discret, si tendre, et qu’elle avait oubliécependant. Pourquoi donc revenait-il ? quelle combinaisond’aventures le replaçait dans sa vie ? Il se tenait derrièreelle, s’appuyant de l’épaule contre la cloison ; et, de tempsà autre, elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de sesnarines qui lui descendait dans la chevelure.

– Est-ce que cela vous amuse ? dit-il en se penchant surelle de si près, que la pointe de sa moustache lui effleura lajoue.

Elle répondit nonchalamment :

– Oh ! mon Dieu, non ! pas beaucoup.

Alors il fit la proposition de sortir du théâtre, pour allerprendre des glaces quelque part.

– Ah ! pas encore ! restons ! dit Bovary. Elle ales cheveux dénoués : cela promet d’être tragique.

Mais la scène de la folie n’intéressait point Emma, et le jeu dela chanteuse lui parut exagéré.

– Elle crie trop fort, dit-elle en se tournant vers Charles, quiécoutait.

– Oui… peut-être… un peu, répliqua-t-il, indécis entre lafranchise de son plaisir et le respect qu’il portait aux opinionsde sa femme.

Puis Léon dit en soupirant

– Il fait une chaleur…

– Insupportable ! c’est vrai.

– Es-tu gênée ? demanda Bovary.

– Oui, j’étouffe ; partons.

M. Léon posa délicatement sur ses épaules son long châle dedentelle, et ils allèrent tous les trois s’asseoir sur le port, enplein air, devant le vitrage d’un café.

Il fut d’abord question de sa maladie, bien qu’Emma interrompîtCharles de temps à autre, par crainte, disait-elle, d’ennuyer M.Léon ; et celui-ci leur raconta qu’il venait à Rouen passerdeux ans dans une forte étude, afin de se rompre aux affaires, quiétaient différentes en Normandie de celles que l’on traitait àParis. Puis il s’informa de Berthe, de la famille Homais, de lamère Lefrançois ; et, comme ils n’avaient, en présence dumari, rien de plus à se dire, bientôt la conversation s’arrêta.

Des gens qui sortaient du spectacle passèrent sur le trottoir,tout fredonnant ou braillant à plein gosier : O bel ange, maLucie ! Alors Léon, pour faire le dilettante, se mit à parlermusique. Il avait vu Tamburini, Rubini, Persiani, Grisi ; et àcôté d’eux, Lagardy, malgré ses grands éclats, ne valait rien.

– Pourtant, interrompit Charles qui mordait à petits coups sonsorbet au rhum, on prétend qu’au dernier acte il est admirable toutà fait ; je regrette d’être parti avant la fin, car çacommençait à m’amuser.

– Au reste, reprit le clerc, il donnera bientôt une autrereprésentation.

Mais Charles répondit qu’ils s’en allaient dès le lendemain.

– À moins, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, que tu neveuilles rester seule, mon petit chat ?

Et, changeant de manœuvre devant cette occasion inattendue quis’offrait à son espoir, le jeune homme entama l’éloge de Lagardydans le morceau final. C’était quelque chose de superbe, desublime ! Alors Charles insista :

– Tu reviendrais dimanche. Voyons, décide-toi ! tu as tort,si tu sens le moins du monde que cela te fait du bien.

Cependant les tables, alentour, se dégarnissaient ; ungarçon vint discrètement se poster près d’eux ; Charles quicomprit, tira sa bourse ; le clerc le retint par le bras, etmême n’oublia point de laisser, en plus, deux pièces blanches,qu’il fit sonner contre le marbre.

– Je suis fâché, vraiment, murmura Bovary, de l’argent quevous…

L’autre eut un geste dédaigneux plein de cordialité, et, prenantson chapeau :

– C’est convenu, n’est-ce pas, demain, à six heures ?

Charles se récria encore une fois qu’il ne pouvait s’absenterplus longtemps ; mais rien n’empêchait Emma…

– C’est que…, balbutia-t-elle avec un singulier sourire, je nesais pas trop…

– Eh bien ! tu réfléchiras, nous verrons, la nuit porteconseil…

Puis à Léon, qui les accompagnait :

– Maintenant que vous voilà dans nos contrées, vous viendrez,j’espère de temps à autre, nous demander à dîner ?

Le clerc affirma qu’il n’y manquerait pas, ayant d’ailleursbesoin de se rendre à Yonville pour une affaire de son étude. Etl’on se sépara devant le passage Saint-Herbland, au moment où onzeheures et demie sonnaient à la cathédrale.

Partie 3

Chapitre 1

 

M. Léon, tout en étudiant son droit, avait passablementfréquenté la Chaumière, où il obtint même de fort jolis succès prèsdes grisettes, qui lui trouvaient l’air distingué. C’était le plusconvenable des étudiants : il ne portait les cheveux ni trop longsni trop courts, ne mangeait pas le 1er du mois l’argent de sontrimestre, et se maintenait en de bons termes avec ses professeurs.Quant à faire des excès, il s’en était toujours abstenu, autant parpusillanimité que par délicatesse.

Souvent, lorsqu’il restait à lire dans sa chambre, ou bien assisle soir sous les tilleuls du Luxembourg, il laissait tomber sonCode par terre, et le souvenir d’Emma lui revenait. Mais peu à peuce sentiment s’affaiblit, et d’autres convoitises s’accumulèrentpar-dessus, bien qu’il persistât cependant à travers elles ;car Léon ne perdait pas toute espérance, et il y avait pour luicomme une promesse incertaine qui se balançait dans l’avenir, telqu’un fruit d’or suspendu à quelque feuillage fantastique.

Puis, en la revoyant après trois années d’absence, sa passion seréveilla. Il fallait, pensa-t-il, se résoudre enfin à la vouloirposséder. D’ailleurs, sa timidité s’était usée au contact descompagnies folâtres, et il revenait en province, méprisant tout cequi ne foulait pas d’un pied verni l’asphalte du boulevard. Auprèsd’une Parisienne en dentelles, dans le salon de quelque docteurillustre, personnage à décorations et à voiture, le pauvre clerc,sans doute, eût tremblé comme un enfant ; mais ici, à Rouen,sur le port, devant la femme de ce petit médecin, il se sentait àl’aise, sûr d’avance qu’il éblouirait. L’aplomb dépend des milieuxoù il se pose : on ne parle pas à l’entresol comme au quatrièmeétage, et la femme riche semble avoir autour d’elle, pour garder savertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse, dans ladoublure de son corset.

En quittant la veille au soir M. et madame Bovary, Léon, deloin, les avait suivis dans la rue ; puis les ayant vuss’arrêter à la Croix rouge, il avait tourné les talons et passétoute la nuit à méditer un plan.

Le lendemain donc, vers cinq heures, il entra dans la cuisine del’auberge, la gorge serrée, les joues pâles, et avec cetterésolution des poltrons que rien n’arrête.

– Monsieur n’y est point, répondit un domestique.

Cela lui parut de bon augure. Il monta.

Elle ne fut pas troublée à son abord ; elle lui fit, aucontraire, des excuses pour avoir oublié de lui dire où ils étaientdescendus.

– Oh ! je l’ai deviné, reprit Léon.

– Comment ?

Il prétendit avoir été guidé vers elle, au hasard, par uninstinct. Elle se mit à sourire, et aussitôt, pour réparer sasottise, Léon raconta qu’il avait passé sa matinée à la cherchersuccessivement dans tous les hôtels de la ville.

– Vous vous êtes donc décidée à rester ? ajouta-t-il.

– Oui, dit-elle, et j’ai eu tort. Il ne faut pas s’accoutumer àdes plaisirs impraticables, quand on a autour de soi milleexigences…

– Oh ! je m’imagine…

– Eh ! non, car vous n’êtes pas une femme, vous.

Mais les hommes avaient aussi leurs chagrins, et la conversations’engagea par quelques réflexions philosophiques. Emma s’étenditbeaucoup sur la misère des affections terrestres et l’éternelisolement où le cœur reste enseveli.

Pour se faire valoir, ou par une imitation naïve de cettemélancolie qui provoquait la sienne, le jeune homme déclara s’êtreennuyé prodigieusement tout le temps de ses études. La procédurel’irritait, d’autres vocations l’attiraient, et sa mère ne cessait,dans chaque lettre, de le tourmenter. Car ils précisaient de plusen plus les motifs de leur douleur, chacun, à mesure qu’il parlait,s’exaltant un peu dans cette confidence progressive. Mais ilss’arrêtaient quelquefois devant l’exposition complète de leur idée,et cherchaient alors à imaginer une phrase qui pût la traduirecependant. Elle ne confessa point sa passion pour un autre ;il ne dit pas qu’il l’avait oubliée.

Peut-être ne se rappelait-il plus ses soupers après le bal, avecdes débardeuses ; et elle ne se souvenait pas sans doute, desrendez-vous d’autrefois, quand elle courait le matin dans lesherbes, vers le château de son amant. Les bruits de la villearrivaient à peine jusqu’à eux ; et la chambre semblaitpetite, tout exprès pour resserrer davantage leur solitude. Emma,vêtue d’un peignoir en basin, appuyait son chignon contre ledossier du vieux fauteuil ; le papier jaune de la muraillefaisait comme un fond d’or derrière elle ; et sa tête nue serépétait dans la glace avec la raie blanche au milieu, et le boutde ses oreilles dépassant sous ses bandeaux.

– Mais pardon, dit-elle, j’ai tort ! je vous ennuie avecmes éternelles plaintes !

– Non, jamais ! jamais !

– Si vous saviez, reprit-elle, en levant au plafond ses beauxyeux qui roulaient une larme, tout ce que j’avais rêvé !

– Et moi, donc ! Oh ! j’ai bien souffert !Souvent je sortais, je m’en allais, je me traînais le long desquais, m’étourdissant au bruit de la foule sans pouvoir bannirl’obsession qui me poursuivait. Il y a sur le boulevard, chez unmarchand d’estampes, une gravure italienne qui représente une Muse.Elle est drapée d’une tunique et elle regarde la lune, avec desmyosotis sur sa chevelure dénouée. Quelque chose incessamment mepoussait là ; j’y suis resté des heures entières.

Puis, d’une voix tremblante :

– Elle vous ressemblait un peu.

Madame Bovary détourna la tête, pour qu’il ne vît pas sur seslèvres l’irrésistible sourire qu’elle y sentait monter.

– Souvent, reprit-il, je vous écrivais des lettres qu’ensuite jedéchirais.

Elle ne répondait pas. Il continua :

– Je m’imaginais quelquefois qu’un hasard vous amènerait. J’aicru vous reconnaître au coin des rues ; et je courais aprèstous les fiacres où flottait à la portière un châle, un voilepareil au vôtre…

Elle semblait déterminée à le laisser parler sans l’interrompre.Croisant les bras et baissant la figure, elle considérait larosette de ses pantoufles, et elle faisait dans leur satin depetits mouvements, par intervalles, avec les doigts de sonpied.

Cependant, elle soupira :

– Ce qu’il y a de plus lamentable, n’est-ce pas, c’est detraîner, comme moi, une existence inutile ? Si nos douleurspouvaient servir à quelqu’un, on se consolerait dans la pensée dusacrifice !

Il se mit à vanter la vertu, le devoir et les immolationssilencieuses, ayant lui-même un incroyable besoin de dévouementqu’il ne pouvait assouvir.

– J’aimerais beaucoup, dit-elle, à être une religieused’hôpital.

– Hélas ! répliqua-t-il, les hommes n’ont point de cesmissions saintes, et je ne vois nulle part aucun métier…, à moinspeut-être que celui de médecin…

Avec un haussement léger de ses épaules, Emma l’interrompit pourse plaindre de sa maladie où elle avait manqué mourir ; queldommage ! elle ne souffrirait plus maintenant. Léon tout desuite envia le calme du tombeau, et même, un soir, il avait écritson testament en recommandant qu’on l’ensevelît dans ce beaucouvre-pied, à bandes de velours, qu’il tenait d’elle ; carc’est ainsi qu’ils auraient voulu avoir été, l’un et l’autre sefaisant un idéal sur lequel ils ajustaient à présent leur viepassée. D’ailleurs, la parole est un laminoir qui allonge toujoursles sentiments.

Mais à cette invention du couvre-pied :

– Pourquoi donc ? demanda-t-elle.

– Pourquoi ?

Il hésitait.

– Parce que je vous ai bien aimée !

Et, s’applaudissant d’avoir franchi la difficulté, Léon, du coinde l’œil, épia sa physionomie.

Ce fut comme le ciel, quand un coup de vent chasse les nuages.L’amas des pensées tristes qui les assombrissaient parut se retirerde ses yeux bleus ; tout son visage rayonna.

Il attendait. Enfin elle répondit :

– Je m’en étais toujours doutée…

Alors, ils se racontèrent les petits événements de cetteexistence lointaine, dont ils venaient de résumer, par un seul mot,les plaisirs et les mélancolies. Il se rappelait le berceau declématite, les robes qu’elle avait portées, les meubles de sachambre, toute sa maison.

– Et nos pauvres cactus, où sont-ils ?

– Le froid les a tués cet hiver.

– Ah ! que j’ai pensé à eux, savez-vous ? Souvent jeles revoyais comme autrefois, quand, par les matins d’été, lesoleil frappait sur les jalousies… et j’apercevais vos deux brasnus qui passaient entre les fleurs.

– Pauvre ami ! fit-elle en lui tendant la main.

Léon, bien vite, y colla ses lèvres. Puis, quand il eutlargement respiré :

– Vous étiez, dans ce temps-là, pour moi, je ne sais quelleforce incompréhensible qui captivait ma vie. Une fois, par exemple,je suis venu chez vous ; mais vous ne vous en souvenez pas,sans doute ?

– Si, dit-elle. Continuez.

– Vous étiez en bas, dans l’antichambre, prête à sortir, sur ladernière marche ; – vous aviez même un chapeau à petitesfleurs bleues ; et, sans nulle invitation de votre part,malgré moi, je vous ai accompagnée. À chaque minute, cependant,j’avais de plus en plus conscience de ma sottise, et je continuaisà marcher près de vous, n’osant vous suivre tout à fait, et nevoulant pas vous quitter. Quand vous entriez dans une boutique, jerestais dans la rue, je vous regardais par le carreau défaire vosgants et compter la monnaie sur le comptoir. Ensuite vous avezsonné chez madame Tuvache, on vous a ouvert, et je suis resté commeun idiot devant la grande porte lourde, qui était retombée survous.

Madame Bovary, en l’écoutant, s’étonnait d’être sivieille ; toutes ces choses qui réapparaissaient luisemblaient élargir son existence ; cela faisait comme desimmensités sentimentales où elle se reportait ; et elle disaitde temps à autre, à voix basse et les paupières à demi fermées:

– Oui, c’est vrai !… c’est vrai !… c’est vrai…

Ils entendirent huit heures sonner aux différentes horloges duquartier Beauvoisine, qui est plein de pensionnats, d’églises et degrands hôtels abandonnés. Ils ne se parlaient plus ; mais ilssentaient, en se regardant, un bruissement dans leurs têtes, commesi quelque chose de sonore se fût réciproquement échappé, de leursprunelles fixes. Ils venaient de se joindre les mains ; et lepassé, l’avenir, les réminiscences et les rêves, tout se trouvaitconfondu dans la douceur de cette extase. La nuit s’épaississaitsur les murs, où brillaient encore, à demi perdues dans l’ombre,les grosses couleurs de quatre estampes représentant quatre scènesde la Tour de Nesle, avec une légende au bas, en espagnol et enfrançais. Par la fenêtre à guillotine, on voyait un coin de cielnoir entre des toits pointus.

Elle se leva pour allumer deux bougies sur la commode, puis ellevint se rasseoir.

– Eh bien… fit Léon.

– Eh bien ? répondit-elle.

Et il cherchait comment renouer le dialogue, interrompu, quandelle lui dit :

– D’où vient que personne, jusqu’à présent, ne m’a jamaisexprimé des sentiments pareils ?

Le clerc se récria que les natures idéales étaient difficiles àcomprendre. Lui, du premier coup d’œil, il l’avait aimée ; etil se désespérait en pensant au bonheur qu’ils auraient eu si, parune grâce du hasard, se rencontrant plus tôt, ils se fussentattachés l’un à l’autre d’une manière indissoluble.

– J’y ai songé quelquefois, reprit-elle.

– Quel rêve ! murmura Léon.

Et, maniant délicatement le liséré bleu de sa longue ceintureblanche, il ajouta :

– Qui nous empêche donc de recommencer ?

– Non, mon ami, répondit-elle. Je suis trop vieille… vous êtestrop jeune… oubliez-moi ! D’autres vous aimeront… vous lesaimerez.

– Pas comme vous ! s’écria-t-il.

– Enfant que vous êtes ! Allons, soyons sage je leveux !

Elle lui représenta les impossibilités de leur amour, et qu’ilsdevaient se tenir, comme autrefois, dans les simples termes d’uneamitié fraternelle.

Était-ce sérieusement qu’elle parlait ainsi ? Sans doutequ’Emma n’en savait rien elle-même, tout occupée par le charme dela séduction et la nécessité de s’en défendre ; et,contemplant le jeune homme d’un regard attendri, elle repoussaitdoucement les timides caresses que ses mains frémissantesessayaient.

– Ah ! pardon, dit-il en se reculant.

Et Emma fut prise d’un vague effroi, devant cette timidité, plusdangereuse pour elle que la hardiesse de Rodolphe quand ils’avançait les bras ouverts. Jamais aucun homme ne lui avait parusi beau. Une exquise candeur s’échappait de son maintien. Ilbaissait ses longs cils fins qui se recourbaient. Sa joue àl’épiderme suave rougissait – pensait-elle : – du désir de sapersonne, et Emma sentait une invincible envie d’y porter seslèvres. Alors, se penchant vers la pendule comme pour regarderl’heure :

– Qu’il est tard, mon Dieu ! dit-elle ; que nousbavardons !

Il comprit l’allusion et chercha son chapeau.

– J’en ai même oublié le spectacle ! Ce pauvre Bovary quim’avait laissée tout exprès ! M Lormeaux, de la rueGrand-Pont, devait m’y conduire avec sa femme.

Et l’occasion était perdue, car elle partait dès lelendemain.

– Vrai ? fit Léon.

– Oui.

– Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il ;j’avais à vous dire…

– Quoi ?

– Une chose… grave, sérieuse. Eh ! non, d’ailleurs, vous nepartirez pas, c’est impossible ! Si vous saviez… Écoutez-moi…Vous ne m’avez donc pas compris ? vous n’avez pasdeviné ?…

– Cependant vous parlez bien, dit Emma.

– Ah ! des plaisanteries ! Assez, assez ! Faites,par pitié, que je vous revoie… une fois… une seule.

– Eh bien…

Elle s’arrêta ; puis, comme se ravisant :

– Oh ! pas ici !

– Où vous voudrez.

– Voulez-vous…

Elle parut réfléchir, et, d’un ton bref :

– Demain, à onze heures, dans la cathédrale.

– J’y serai ! s’écria-t-il en saisissant ses mains, qu’elledégagea.

Et, comme ils se trouvaient debout tous les deux, lui placéderrière elle et Emma baissant la tête, il se pencha vers son couet la baisa longuement à la nuque.

– Mais vous êtes fou ! ah ! vous êtes fou !disait-elle avec de petits rires sonores, tandis que les baisers semultipliaient.

Alors, avançant la tête par-dessus son épaule, il semblachercher le consentement de ses yeux. Ils tombèrent sur lui, pleinsd’une majesté glaciale.

Léon fit trois pas en arrière, pour sortir. Il resta sur leseuil. Puis il chuchota d’une voix tremblante :

– À demain.

Elle répondit par un signe de tête, et disparut comme un oiseaudans la pièce à côté.

Emma, le soir, écrivit au clerc une interminable lettre où ellese dégageait du rendez-vous : tout maintenant était fini, et ils nedevaient plus, pour leur bonheur, se rencontrer. Mais, quand lalettre fut close, comme elle ne savait pas l’adresse de Léon, ellese trouva fort embarrassée.

– Je la lui donnerai moi-même, se dit-elle ; ilviendra.

Léon, le lendemain, fenêtre ouverte et chantonnant sur sonbalcon, vernit lui-même ses escarpins, et à plusieurs couches. Ilpassa un pantalon blanc, des chaussettes fines, un habit vert,répandit dans son mouchoir tout ce qu’il possédait de senteurs,puis, s’étant fait friser, se défrisa, pour donner à sa chevelureplus d’élégance naturelle.

– Il est encore trop tôt ! pensa-t-il en regardant lecoucou du perruquier, qui marquait neuf heures.

Il lut un vieux journal de modes, sortit, fuma un cigare,remonta trois rues, songea qu’il était temps et se dirigealestement vers le parvis Notre-Dame.

C’était par un beau matin d’été. Des argenteries reluisaient auxboutiques des orfèvres, et la lumière qui arrivait obliquement surla cathédrale posait des miroitements à la cassure des pierresgrises ; une compagnie d’oiseaux tourbillonnaient dans le cielbleu, autour des clochetons à trèfles ; la place,retentissante de cris, sentait les fleurs qui bordaient son pavé,roses, jasmins, œillets, narcisses et tubéreuses, espacésinégalement par des verdures humides, de l’herbe-au-chat et dumouron pour les oiseaux ; la fontaine, au milieu,gargouillait, et, sous de larges parapluies, parmi des cantaloupss’étageant en pyramides, des marchandes, nu-tête, tournaient dansdu papier des bouquets de violettes.

Le jeune homme en prit un. C’était la première fois qu’ilachetait des fleurs pour une femme ; et sa poitrine, en lesrespirant, se gonfla d’orgueil, comme si cet hommage qu’ildestinait à une autre se fût retourné vers lui.

Cependant il avait peur d’être aperçu ; il entra résolumentdans l’église.

Le Suisse, alors, se tenait sur le seuil, au milieu du portail àgauche, au-dessous de la Marianne dansant plumet en tête, rapièreau mollet, canne au poing, plus majestueux qu’un cardinal etreluisant comme un saint ciboire.

Il s’avança vers Léon, et, avec ce sourire de bénignité patelineque prennent les ecclésiastiques lorsqu’ils interrogent les enfants:

– Monsieur, sans doute, n’est pas d’ici ? Monsieur désirevoir les curiosités de l’église ?

– Non, dit l’autre.

Et il fit d’abord le tour des bas-côtés. Puis il vint regardersur la place. Emma n’arrivait pas. Il remonta jusqu’au chœur.

La nef se mirait dans les bénitiers pleins, avec le commencementdes ogives et quelques portions de vitrail. Mais le reflet despeintures, se brisant au bord du marbre, continuait plus loin, surles dalles, comme un tapis bariolé. Le grand jour du dehorss’allongeait dans l’église en trois rayons énormes, par les troisportails ouverts. De temps à autre, au fond, un sacristain passaiten faisant devant l’autel l’oblique génuflexion des dévots pressés.Les lustres de cristal pendaient immobiles. Dans le chœur, unelampe d’argent brûlait ; et, des chapelles latérales, desparties sombres de l’église, il s’échappait quelquefois comme desexhalaisons de soupirs, avec le son d’une grille qui retombait, enrépercutant son écho sous les hautes voûtes.

Léon, à pas sérieux, marchait auprès des murs. Jamais la vie nelui avait paru si bonne. Elle allait venir tout à l’heure,charmante, agitée, épiant derrière elle les regards qui lasuivaient, – et avec sa robe à volants, son lorgnon d’or, sesbottines minces, dans toute sorte d’élégances dont il n’avait pasgoûté, et dans l’ineffable séduction de la vertu qui succombe.L’église, comme un boudoir gigantesque, se disposait autourd’elle ; les voûtes s’inclinaient pour recueillir dans l’ombrela confession de son amour ; les vitraux resplendissaient pourilluminer son visage, et les encensoirs allaient brûler pourqu’elle apparût comme un ange, dans la fumée des parfums.

Cependant elle ne venait pas. Il se plaça sur une chaise et sesyeux rencontrèrent un vitrage bleu où l’on voit des bateliers quiportent des corbeilles. Il le regarda longtemps, attentivement, etil comptait les écailles des poissons et les boutonnières despourpoints, tandis, que sa pensée vagabondait à la recherched’Emma.

Le Suisse, à l’écart, s’indignait intérieurement contre cetindividu, qui se permettait d’admirer seul la cathédrale. Il luisemblait se conduire d’une façon monstrueuse, le voler en quelquesorte, et presque commettre un sacrilège.

Mais un froufrou de soie sur les dalles, la bordure d’unchapeau, un camail noir… C’était elle ! Léon se leva et courutà sa rencontre.

Emma était pâle. Elle marchait vite.

– Lisez ! dit-elle en lui tendant un papier… Ohnon !

Et brusquement elle retira sa main, pour entrer dans la chapellede la Vierge, où, s’agenouillant contre une chaise, elle se mit enprière.

Le jeune homme fut irrité de cette fantaisie bigote ; puisil éprouva pourtant un certain charme à la voir, au milieu durendez-vous, ainsi perdue dans les oraisons comme une marquiseandalouse ; puis il ne tarda pas à s’ennuyer, car elle n’enfinissait.

Emma priait, ou plutôt s’efforçait de prier, espérant qu’ilallait lui descendre du ciel quelque résolution subite ; et,pour attirer le secours divin, elle s’emplissait les yeux dessplendeurs du tabernacle, elle aspirait le parfum des juliennesblanches épanouies dans les grands vases, et prêtait l’oreille ausilence de l’église, qui ne faisait qu’accroître le tumulte de soncœur.

Elle se relevait, et ils allaient partir, quand le Suisses’approcha vivement, en disant :

– Madame, sans doute, n’est pas d’ici ? Madame désire voirles curiosités de l’église ?

– Eh non ! s’écria le clerc.

– Pourquoi pas ? reprit-elle.

Car elle se raccrochait de sa vertu chancelante à la Vierge, auxsculptures, aux tombeaux, à toutes les occasions.

Alors, afin de procéder dans l’ordre, le Suisse les conduisitjusqu’à l’entrée près de la place, où, leur montrant avec sa canneun grand cercle de pavés noirs, sans inscriptions ni ciselures:

– Voilà, fit-il majestueusement, la circonférence de la bellecloche d’Amboise. Elle pesait quarante mille livres. Il n’y avaitpas sa pareille dans toute l’Europe. L’ouvrier qui l’a fondue enest mort de joie…

– Partons, dit Léon.

Le bonhomme se remit en marche ; puis, revenu à la chapellede la Vierge, il étendit les bras dans un geste synthétique dedémonstration, et, plus orgueilleux qu’un propriétaire campagnardvous montrant ses espaliers :

– Cette simple dalle recouvre Pierre de Brézé, seigneur de laVarenne et de Brissac, grand maréchal de Poitou et gouverneur deNormandie, mort à la bataille de Montlhéry, le 16 juillet 1465.

Léon, se mordant les lèvres, trépignait.

– Et, à droite, ce gentilhomme tout bardé de fer, sur un chevalqui se cabre, est son petit-fils Louis de Brézé, seigneur de Brevalet de Montchauvet, comte de Maulevrier, baron de Mauny, chambellandu roi, chevalier de l’Ordre et pareillement gouverneur deNormandie, mort le 23 juillet 1531, un dimanche, commel’inscription porte ; et, au-dessous, cet homme prêt àdescendre au tombeau vous figure exactement le même. Il n’est pointpossible, n’est-ce pas, de voir une plus parfaite représentation dunéant ?

Madame Bovary prit son lorgnon. Léon, immobile, la regardait,n’essayant même plus de dire un seul mot, de faire un seul geste,tant il se sentait découragé devant ce double parti pris debavardage et d’indifférence.

L’éternel guide continuait :

– Près de lui, cette femme à genoux qui pleure est son épouseDiane de Poitiers, comtesse de Brézé, duchesse de Valentinois, néeen 1499, morte en 1566 ; et, à gauche, celle qui porte unenfant, la sainte Vierge. Maintenant, tournez-vous de ce côté :voici les tombeaux d’Amboise. Ils ont été tous les deux cardinauxet archevêques de Rouen. Celui-là était ministre du roi Louis XII.Il a fait beaucoup de bien à la Cathédrale. On a trouvé dans sontestament trente mille écus d’or pour les pauvres.

Et, sans s’arrêter, tout en parlant, il les poussa dans unechapelle encombrée par des balustrades, en dérangea quelques-unes,et découvrit une sorte de bloc, qui pouvait bien avoir été unestatue mal faite.

– Elle décorait autrefois, dit-il avec un long gémissement, latombe de Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre et duc deNormandie. Ce sont les calvinistes, monsieur, qui vous l’ontréduite en cet état. Ils l’avaient, par méchanceté, ensevelie dansde la terre, sous le siège épiscopal de Monseigneur. Tenez, voicila porte par où il se rend à son habitation, Monseigneur. Passonsvoir les vitraux de la Gargouille.

Mais Léon tira vivement une pièce blanche de sa poche et saisitEmma par le bras. Le Suisse demeura tout stupéfait, ne comprenantpoint cette munificence intempestive, lorsqu’il restait encore àl’étranger tant de choses à voir. Aussi, le rappelant :

– Eh ! monsieur. La flèche ! la flèche !…

– Merci, fit Léon.

– Monsieur a tort ! Elle aura quatre cent quarante pieds,neuf de moins que la grande pyramide d’Égypte. Elle est toute enfonte, elle…

Léon fuyait ; car il lui semblait que son amour, qui,depuis deux heures bientôt, s’était immobilisé dans l’église commeles pierres, allait maintenant s’évaporer, telle qu’une fumée, parcette espèce de tuyau tronqué, de cage oblongue, de cheminée àjour, qui se hasarde si grotesquement sur la cathédrale comme latentative extravagante de quelque chaudronnier fantaisiste.

– Où allons-nous donc ? disait-elle.

Sans répondre, il continuait à marcher d’un pas rapide, et déjàmadame Bovary trempait son doigt dans l’eau bénite, quand ilsentendirent derrière eux un grand souffle haletant, entrecoupérégulièrement par le rebondissement d’une canne. Léon sedétourna.

– Monsieur !

– Quoi ?

Et il reconnut le Suisse, portant sous son bras et maintenant enéquilibre contre son ventre une vingtaine environ de forts volumesbrochés. C’étaient les ouvrages qui frottaient de lacathédrale.

– Imbécile ! grommela Léon s’élançant hors de l’église.

Un gamin polissonnait sur le parvis :

– Va me chercher un fiacre !

L’enfant partit comme une balle, par la rue desQuatre-Vents ; alors ils restèrent seuls quelques minutes,face à face et un peu embarrassés.

– Ah ! Léon !… Vraiment…, je ne sais… si jedois… !

Elle minaudait. Puis, d’un air sérieux :

– C’est très inconvenant, savez-vous ?

– En quoi ? répliqua le clerc. Cela se fait àParis !

Et cette parole, comme un irrésistible argument, ladétermina.

Cependant le fiacre n’arrivait pas. Léon avait peur qu’elle nerentrât dans l’église. Enfin le fiacre parut.

– Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria leSuisse, qui était resté sur le seuil, pour voir la Résurrection, leJugement dernier, le Paradis, le Roi David, et les Réprouvés dansles flammes d’enfer.

– Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.

– Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans lavoiture.

Et la lourde machine se mit en route

Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, lequai Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue dePierre Corneille.

– Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.

La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour LaFayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dansla gare du chemin de fer.

– Non, tout droit ! cria la même voix.

Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours,trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya lefront, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa lavoiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau, près dugazon.

Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé decailloux secs, et, longtemps, du côté d’Oyssel, au delà desîles.

Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares,Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit satroisième halte devant le jardin des plantes.

– Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.

Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever,par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une foispar le pont, par la place du Champ-de-Mars et derrière les jardinsde l’hôpital, où des vieillards en veste noire se promènent ausoleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres. Elleremonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise,puis tout le Mont-Riboudet jusqu’à la côte de Deville.

Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, auhasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au montGargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillard-bois ; rueMaladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien,Saint-Maclou, Saint-Nicaise, – devant la Douane, – à la basseVieille-Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière Monumental. De tempsà autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regardsdésespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotionpoussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayaitquelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir desexclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deuxrosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots,accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presquepleurant de soif, de fatigue et de tristesse.

Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dansles rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grandsyeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, unevoiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement,plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.

Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où lesoleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternesargentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toilejaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au ventet s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champde trèfles rouges tout en fleur.

Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle duquartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait levoile baissé, sans détourner la tête.

Chapitre 2

 

En arrivant à l’auberge, madame Bovary fut étonnée de ne pasapercevoir la diligence. Hivert, qui l’avait attenduecinquante-trois minutes, avait fini par s’en aller.

Rien pourtant ne la forçait à partir ; mais elle avaitdonné sa parole qu’elle reviendrait le soir même. D’ailleurs,Charles l’attendait ; et déjà elle se sentait au cœur cettelâche docilité qui est, pour bien des femmes, comme le châtimenttout à la fois et la rançon de l’adultère.

Vivement elle fit sa malle, paya la note, prit dans la cour uncabriolet, et, pressant le palefrenier, l’encourageant, s’informantà toute minute de l’heure et des kilomètres parcourus, parvint àrattraper l’Hirondelle vers les premières maisons deQuincampoix.

À peine assise dans son coin, elle ferma les yeux et les rouvritau bas de la côte, où elle reconnut de loin Félicité, qui se tenaiten vedette devant la maison du maréchal. Hivert retint ses chevaux,et la cuisinière, se haussant jusqu’au vasistas, ditmystérieusement :

– Madame il faut que vous alliez tout de suite chez M. Homais.C’est pour quelque chose de pressé.

Le village était silencieux comme d’habitude. Au coin des rues,il y avait de petits tas roses qui fumaient l’air, c’était lemoment des confitures, et tout le monde à Yonville, confectionnaitsa provision le même jour. Mais on admirait devant la boutique dupharmacien, un tas beaucoup plus large, et qui dépassait les autresde la supériorité qu’une officine doit avoir sur les fourneauxbourgeois, un besoin général sur des fantaisies individuelles.

Elle entra. Le grand fauteuil était renversé, et même le Fanalde Rouen gisait par terre, étendu entre les deux pilons. Ellepoussa la porte du couloir ; et, au milieu de la cuisine,parmi les jarres brunes pleines de groseilles égrenées, du sucrerâpé, du sucre en morceaux, des balances sur la table, des bassinessur le feu, elle aperçut tous les Homais, grands et petits, avecdes tabliers qui leur montaient jusqu’au menton et tenant desfourchettes à la main. Justin, debout, baissait la tête, et lepharmacien criait :

– Qui t’avait dit de l’aller chercher dans lecapharnaüm ?

– Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il ?

– Ce qu’il y a ? répondit l’apothicaire. On fait desconfitures : elles cuisent ; mais elles allaient déborder àcause du bouillon trop fort, et je commande une autre bassine.Alors, lui, par mollesse, par paresse, a été prendre, suspendue àson clou dans mon laboratoire, la clef du capharnaüm !

L’apothicaire appelait ainsi un cabinet, sous les toits, pleindes ustensiles et des marchandises de sa profession. Souvent il ypassait seul de longues heures à étiqueter, à transvaser, àreficeler ; et il le considérait non comme un simple magasin,mais comme un véritable sanctuaire, d’où s’échappaient ensuite,élaborées par ses mains, toutes sortes de pilules, bols, tisanes,lotions et potions, qui allaient répandre aux alentours sacélébrité. Personne au monde n’y mettait les pieds ; et il lerespectait si fort, qu’il le balayait lui-même. Enfin, si lapharmacie, ouverte à tout venant, était l’endroit où il étalait sonorgueil, le capharnaüm était le refuge où, se concentrantégoïstement, Homais se délectait dans l’exercice de sesprédilections ; aussi l’étourderie de Justin luiparaissait-elle monstrueuse d’irrévérence ; et, plus rubicondque les groseilles, il répétait :

– Oui, du capharnaüm ! La clef qui enferme les acides avecles alcalis caustiques ! Avoir été prendre une bassine deréserve ! une bassine à couvercle ! et dont jamaispeut-être je ne me servirai ! Tout a son importance dans lesopérations délicates de notre art ! Mais que diable ! ilfaut établir des distinctions et ne pas employer à des usagespresque domestiques ce qui est destiné pour lespharmaceutiques ! C’est comme si on découpait une poulardeavec un scalpel, comme si un magistrat…

– Mais calme-toi ! disait madame Homais.

Et Athalie, le tirant par sa redingote

– Papa ! papa !

– Non, laissez-moi ! reprenait l’apothicaire,laissez-moi ! fichtre ! Autant s’établir, épicier, maparole d’honneur ! Allons, va ! ne respecte rien !casse ! brise ! lâche les sangsues ! brûle laguimauve ! marine des cornichons dans les bocaux ! lacèreles bandages !

– Vous aviez pourtant… dit Emma.

– Tout à l’heure ! – Sais-tu à quoi tu t’exposais ?…N’as-tu rien vu, dans le coin, à gauche, sur la troisièmetablette ? Parle, réponds, articule quelque chose !

– Je ne… sais pas, balbutia le jeune garçon.

– Ah ! tu ne sais pas ! Eh bien, je sais, moi !Tu as vu une bouteille, en verre bleu, cachetée avec de la cirejaune, qui contient une poudre blanche, sur laquelle même j’avaisécrit : Dangereux ! et sais-tu ce qu’il y avait dedans ?De l’arsenic ! et tu vas toucher à cela ! prendre unebassine qui est à côté !

– À côté ! s’écria madame Homais en joignant les mains. Del’arsenic ? Tu pouvais nous empoisonner tous !

Et les enfants se mirent à pousser des cris, comme s’ils avaientdéjà senti dans leurs entrailles d’atroces douleurs.

– Ou bien empoisonner un malade ! continuait l’apothicaire.Tu voulais donc que j’allasse sur le banc des criminels, en courd’assises ? me voir traîner à l’échafaud ? Ignores-tu lesoin que j’observe dans les manutentions, quoique j’en aiecependant une furieuse habitude. Souvent je m’épouvante moi-même,lorsque je pense à ma responsabilité ! car le gouvernementnous persécute, et l’absurde législation qui nous régit est commeune véritable épée de Damoclès suspendue sur notre tête !

Emma ne songeait plus à demander ce qu’on lui voulait, et lepharmacien poursuivait en phrases haletantes :

– Voilà comme tu reconnais les bontés qu’on a pour toi !voilà comme tu me récompenses des soins tout paternels que je teprodigue ! Car, sans moi, où serais-tu ? queferais-tu ? Qui te fournit la nourriture, l’éducation,l’habillement, et tous les moyens de figurer un jour, avec honneurdans les rangs de la société ! Mais il faut pour cela suerferme sur l’aviron, et acquérir, comme on dit, du cal aux mains.Fabricando fil faber, age quod agis.

Il citait du latin, tant il était exaspéré. Il eût cité duchinois et du groenlandais, s’il eût connu ces deux langues ;car il se trouvait dans une de ces crises où l’âme entière montreindistinctement ce qu’elle enferme, comme l’Océan, qui, dans lestempêtes, s’entrouvre depuis les fucus de son rivage jusqu’au sablede ses abîmes.

Et il reprit

– Je commence à terriblement me repentir de m’être chargé de tapersonne ! J’aurais certes mieux fait de te laisser autrefoiscroupir dans ta misère et dans la crasse où tu es né ! Tu neseras jamais bon qu’à être un gardeur de bêtes à cornes ! Tun’as nulle aptitude pour les sciences ! à peine si tu saiscoller une étiquette ! Et tu vis là, chez moi, comme unchanoine, comme un coq en pâte, à te goberger !

Mais Emma, se tournant vers madame Homais :

– On m’avait fait venir…

– Ah ! mon Dieu ! interrompit d’un air triste la bonnedame, comment vous dirai-je bien ?… C’est unmalheur !

Elle n’acheva pas. L’apothicaire tonnait :

Vide-la ! écure-la ! reporte-la ! dépêche-toidonc !

Et, secouant Justin par le collet de son bourgeron, il fittomber un livre de sa poche.

L’enfant se baissa. Homais fut plus prompt, et, ayant ramassé levolume, il le contemplait, les yeux écarquillés, la mâchoireouverte.

– L’amour… conjugal ! dit-il en séparant lentement ces deuxmots. Ah ! très bien ! très bien ! très joli !Et des gravures !… Ah ! c’est trop fort !

Madame Homais s’avança.

– Non ! n’y touche pas !

Les enfants voulurent voir les images.

– Sortez ! fit-il impérieusement.

Et ils sortirent.

Il marcha d’abord de long en large, à grands pas, gardant levolume ouvert entre ses doigts, roulant les yeux, suffoqué,tuméfié, apoplectique. Puis il vint droit à son élève, et, seplantant devant lui les bras croisés :

– Mais tu as donc tous les vices, petit malheureux ?…Prends garde, tu es sur une pente !… Tu n’as donc pas réfléchiqu’il pouvait, ce livre infâme, tomber entre les mains de mesenfants, mettre l’étincelle dans leur cerveau, ternir la puretéd’Athalie, corrompre Napoléon ! Il est déjà formé comme unhomme. Es-tu bien sûr, au moins, qu’ils ne l’aient pas lu ?peux-tu me certifier… ?

– Mais enfin, monsieur, fit Emma, vous aviez à medire… ?

– C’est vrai, madame… Votre beau-père est mort !

En effet, le sieur Bovary père venait de décéder l’avant-veille,tout à coup, d’une attaque d’apoplexie, au sortir de table ;et, par excès de précaution pour la sensibilité d’Emma, Charlesavait prié M. Homais de lui apprendre avec ménagement cettehorrible nouvelle.

Il avait médité sa phrase, il l’avait arrondie, polie,rythmée ; c’était un chef-d’œuvre de prudence et detransitions, de tournures fines et de délicatesse ; mais lacolère avait emporté la rhétorique.

Emma, renonçant à avoir aucun détail, quitta donc lapharmacie ; car M. Homais avait repris le cours de sesvitupérations. Il se calmait cependant, et, à présent, ilgrommelait d’un ton paterne, tout en s’éventant avec son bonnetgrec :

– Ce n’est pas que je désapprouve entièrement l’ouvrage !L’auteur était médecin. Il y a là-dedans certains côtésscientifiques qu’il n’est pas mal à un homme de connaître et,j’oserais dire, qu’il faut qu’un homme connaisse. Mais plus tard,plus tard ! Attends du moins que tu sois homme toi-même et queton tempérament soit fait.

Au coup de marteau d’Emma, Charles, qui l’attendait, s’avançales bras ouverts et lui dit avec des larmes dans la voix :

– Ah ! ma chère amie…

Et il s’inclina doucement pour l’embrasser. Mais, au contact deses lèvres, le souvenir de l’autre la saisit, et elle se passa lamain sur son visage en frissonnant.

Cependant elle répondit :

– Oui, je sais…, je sais…

Il lui montra la lettre où sa mère narrait l’événement, sansaucune hypocrisie sentimentale. Seulement, elle regrettait que sonmari n’eût pas reçu les secours de la religion, étant mort àDoudeville, dans la rue, sur le seuil d’un café, après un repaspatriotique avec d’anciens officiers.

Emma rendit la lettre ; puis, au dîner, par savoir-vivre,elle affecta quelque répugnance. Mais comme il la reforçait, ellese mit résolument à manger, tandis que Charles, en face d’elle,demeurait immobile, dans une posture accablée.

De temps à autre, relevant la tête, il lui envoyait un longregard tout plein de détresse. Une fois il soupira :

– J’aurais voulu le revoir encore !

Elle se taisait. Enfin, comprenant qu’il fallait parler :

– Quel âge avait-il, ton père ?

– Cinquante-huit ans !

– Ah !

Et ce fut tout.

Un quart d’heure après, il ajouta :

– Ma pauvre mère ?… que va-t-elle devenir, àprésent ?

Elle fit un geste d’ignorance.

À la voir si taciturne, Charles la supposait affligée et il secontraignait à ne rien dire, pour ne pas aviver cette douleur quil’attendrissait. Cependant, secouant la sienne :

– T’es-tu bien amusée hier ? demanda-t-il.

– Oui.

Quand la nappe fut ôtée, Bovary ne se leva pas, Emma nonplus ; et, à mesure qu’elle l’envisageait, la monotonie de cespectacle bannissait peu à peu tout apitoiement de son cœur. Il luisemblait chétif, faible, nul, enfin être un pauvre homme, de toutesles façons. Comment se débarrasser de lui ? Quelleinterminable soirée ! Quelque chose de stupéfiant comme unevapeur d’opium l’engourdissait.

Ils entendirent dans le vestibule le bruit sec d’un bâton surles planches. C’était Hippolyte qui apportait les bagages deMadame. Pour les déposer, il décrivit péniblement un quart decercle avec son pilon.

– Il n’y pense même plus ! se disait-elle en regardant lepauvre diable, dont la grosse chevelure rouge dégouttait desueur.

Bovary cherchait un patard au fond de sa bourse ; et, sansparaître comprendre tout ce qu’il y avait pour lui d’humiliationdans la seule présence de cet homme qui se tenait là, comme lereproche personnifié de son incurable ineptie :

– Tiens ! tu as un joli bouquet ! dit-il en remarquantsur la cheminée les violettes de Léon.

– Oui, fit-elle avec indifférence ; c’est un bouquet quej’ai acheté tantôt… à une mendiante.

Charles prit les violettes, et, rafraîchissant dessus ses yeuxtout rouges de larmes, il les humait délicatement. Elle les retiravite de sa main, et alla les porter dans un verre d’eau.

Le lendemain, madame Bovary mère arriva. Elle et son filspleurèrent beaucoup. Emma, sous prétexte d’ordres à donner,disparut.

Le jour d’après, il fallut aviser ensemble aux affaires dedeuil. On alla s’asseoir, avec les boîtes à ouvrage, au bord del’eau, sous la tonnelle.

Charles pensait à son père, et il s’étonnait de sentir tantd’affection pour cet homme qu’il avait cru jusqu’alors n’aimer quetrès médiocrement. Madame Bovary mère pensait à son mari. Les piresjours d’autrefois lui réapparaissaient enviables. Tout s’effaçaitsous le regret instinctif d’une si longue habitude ; et, detemps à autre, tandis qu’elle poussait son aiguille, une grosselarme descendait le long de son nez et s’y tenait un momentsuspendue. Emma pensait qu’il y avait quarante-huit heures à peine,ils étaient ensemble, loin du monde, tout en ivresse, et n’ayantpas assez d’yeux pour se contempler. Elle tâchait de ressaisir lesplus imperceptibles détails de cette journée disparue. Mais laprésence de la belle-mère et du mari la gênait. Elle aurait voulune rien entendre, ne rien voir, afin de ne pas déranger lerecueillement de son amour qui allait se perdant, quoi qu’elle fît,sous les sensations extérieures.

Elle décousait la doublure d’une robe, dont les bribess’éparpillaient autour d’elle ; la mère Bovary, sans lever lesyeux, faisait crier ses ciseaux, et Charles, avec ses pantoufles delisière et sa vieille redingote brune qui lui servait de robe dechambre, restait les deux mains dans ses poches et ne parlait pasnon plus ; près d’eux, Berthe, en petit tablier blanc, raclaitavec sa pelle le sable des allées.

Tout à coup, ils virent entrer par la barrière M. Lheureux, lemarchand d’étoffes.

Il venait offrir ses services, eu égard à la fatalecirconstance. Emma répondit qu’elle croyait pouvoir s’en passer. Lemarchand ne se tint pas pour battu.

– Mille excuses, dit-il ; je désirerais avoir un entretienparticulier.

Puis, d’une voix basse :

– C’est relativement à cette affaire…, vous savez ?

Charles devint cramoisi jusqu’aux oreilles.

– Ah ! oui…, effectivement.

Et, dans son trouble, se tournant vers sa femme :

– Ne pourrais-tu pas…, ma chérie… ?

Elle parut le comprendre, car elle se leva, et Charles dit à samère :

– Ce n’est rien ! Sans doute quelque bagatelle deménage.

Il ne voulait point qu’elle connût l’histoire du billet,redoutant ses observations.

Dès qu’ils furent seuls, M. Lheureux se mit, en termes asseznets, à féliciter Emma sur la succession, puis à causer de chosesindifférentes, des espaliers, de la récolte et de sa santé à lui,qui allait toujours couci-couci, entre le zist et le zest. Eneffet, il se donnait un mal de cinq cents diables, bien qu’il nefît pas, malgré les propos du monde, de quoi avoir seulement dubeurre sur son pain.

Emma le laissait parler. Elle s’ennuyait si prodigieusementdepuis deux jours !

– Et vous voilà tout à fait rétablie ? continuait-il. Mafoi, j’ai vu votre pauvre mari dans de beaux états ! C’est unbrave garçon, quoique nous ayons eu ensemble des difficultés.

Elle demanda lesquelles, car Charles lui avait caché lacontestation des fournitures.

– Mais vous le savez bien ! fit Lheureux. C’était pour vospetites fantaisies, les boîtes de voyage.

Il avait baissé son chapeau sur ses yeux, et, les deux mainsderrière le dos, souriant et sifflotant, il la regardait en face,d’une manière insupportable. Soupçonnait-il quelque chose ?Elle demeurait perdue dans toutes sortes d’appréhensions. À la finpourtant, il reprit :

– Nous nous sommes rapatriés, et je venais encore lui proposerun arrangement.

C’était de renouveler le billet signé par Bovary. Monsieur, dureste, agirait à sa guise ; il ne devait point se tourmenter,maintenant surtout qu’il allait avoir une foule d’embarras.

– Et même il ferait mieux de s’en décharger sur quelqu’un, survous, par exemple ; avec une procuration, ce serait commode,et alors nous aurions ensemble de petites affaires…

Elle ne comprenait pas. Il se tut. Ensuite, passant à sonnégoce, Lheureux déclara que Madame ne pouvait se dispenser de luiprendre quelque chose. Il lui enverrait un barège noir, douzemètres, de quoi faire une robe.

– Celle que vous avez là est bonne pour la maison. Il vous enfaut une autre pour les visites. J’ai vu ça, moi, du premier coupen entrant. J’ai l’œil américain.

Il n’envoya point d’étoffe, il l’apporta. Puis il revint pourl’aunage ; il revint sous d’autres prétextes, tâchant chaquefois, de se rendre aimable, serviable, s’inféodant, comme eût ditHomais, et toujours glissant à Emma quelques conseils sur laprocuration. Il ne parlait point du billet. Elle n’y songeaitpas ; Charles, au début de sa convalescence, lui en avait bienconté quelque chose ; mais tant d’agitations avaient passédans sa tête, qu’elle ne s’en souvenait plus. D’ailleurs, elle segarda d’ouvrir aucune discussion d’intérêt ; la mère Bovary enfut surprise, et attribua son changement d’humeur aux sentimentsreligieux qu’elle avait contractés étant malade.

Mais, dès qu’elle fut partie, Emma ne tarda pas à émerveillerBovary par son bon sens pratique. Il allait falloir prendre desinformations, vérifier les hypothèques, voir s’il y avait lieu àune licitation ou à une liquidation. Elle citait des termestechniques, au hasard, prononçait les grands mots d’ordre,d’avenir, de prévoyance, et continuellement exagérait les embarrasde la succession ; si bien qu’un jour elle lui montra lemodèle d’une autorisation générale pour « gérer et administrer sesaffaires, faire tous emprunts, signer et endosser tous billets,payer toutes sommes, etc. » Elle avait profité des leçons deLheureux.

Charles, naïvement, lui demanda d’où venait ce papier.

– De M. Guillaumin.

Et, avec le plus grand sang-froid du monde, elle ajouta :

– Je ne m’y fie pas trop. Les notaires ont si mauvaiseréputation ! Il faudrait peut-être consulter… Nous neconnaissons que… Oh ! personne.

– À moins que Léon…, répliqua Charles, qui réfléchissait.

Mais il était difficile de s’entendre par correspondance. Alorselle s’offrit à faire ce voyage. Il la remercia. Elle insista. Cefut un assaut de prévenances. Enfin, elle s’écria d’un ton demutinerie factice :

– Non, je t’en prie, j’irai.

– Comme tu es bonne ! dit-il en la baisant au front.

Dès le lendemain, elle s’embarqua dans l’Hirondelle pour aller àRouen consulter M. Léon ; et elle y resta trois jours.

Chapitre 3

 

Ce furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lunede miel.

Ils étaient à l’hôtel de Boulogne, sur le port. Et ils vivaientlà, volets fermés, portes closes, avec des fleurs par terre et dessirops à la glace, qu’on leur apportait dès le matin.

Vers le soir, ils prenaient une barque couverte et allaientdîner dans une île.

C’était l’heure où l’on entend, au bord des chantiers, retentirle maillet des calfats contre la coque des vaisseaux. La fumée dugoudron s’échappait d’entre les arbres, et l’on voyait sur larivière de larges gouttes grasses, ondulant inégalement sous lacouleur pourpre du soleil, comme des plaques de bronze florentin,qui flottaient.

Ils descendaient au milieu des barques amarrées, dont les longscâbles obliques frôlaient un peu le dessus de la barque.

Les bruits de la ville insensiblement s’éloignaient, leroulement des charrettes, le tumulte des voix, le jappement deschiens sur le pont des navires. Elle dénouait son chapeau et ilsabordaient à leur île.

Ils se plaçaient dans la salle basse d’un cabaret, qui avait àsa porte des filets noirs suspendus. Ils mangeaient de la fritured’éperlans, de la crème et des cerises. Ils se couchaient surl’herbe ; ils s’embrassaient à l’écart sous lespeupliers ; et ils auraient voulu, comme deux Robinsons, vivreperpétuellement dans ce petit endroit, qui leur semblait, en leurbéatitude, le plus magnifique de la terre. Ce n’était pas lapremière fois qu’ils apercevaient des arbres, du ciel bleu, dugazon, qu’ils entendaient l’eau couler et la brise soufflant dansle feuillage ; mais ils n’avaient sans doute jamais admirétout cela, comme si la nature n’existait pas auparavant, ou qu’ellen’eût commencé à être belle que depuis l’assouvissance de leursdésirs.

À la nuit, ils repartaient. La barque suivait le bord des îles.Ils restaient au fond, tous les deux cachés par l’ombre, sansparler. Les avirons carrés sonnaient entre les tolets de fer ;et cela marquait dans le silence comme un battement de métronome,tandis qu’à l’arrière la bauce qui traînait ne discontinuait passon petit clapotement doux dans l’eau.

Une fois, la lune parut ; alors ils ne manquèrent pas àfaire des phrases, trouvant l’astre mélancolique et plein depoésie ; même elle se mit à chanter :

Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions, etc.

Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; etle vent emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme desbattements d’ailes, autour de lui.

Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de lachaloupe, où la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robenoire, dont les draperies s’élargissaient en éventail,l’amincissait, la rendait plus grande. Elle avait la tête levée,les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel. Parfois l’ombredes saules la cachait en entier, puis elle réapparaissait tout àcoup, comme une vision, dans la lumière de la lune.

Léon, par terre, à côté d’elle, rencontra sous sa main un rubande soie ponceau.

Le batelier l’examina et finit par dire :

– Ah ! c’est peut-être à une compagnie que j’ai promenéel’autre jour. Ils sont venus un tas de farceurs, messieurs etdames, avec des gâteaux, du champagne, des cornets à pistons, toutle tremblement ! Il y en avait un surtout, un grand bel homme,à petites moustaches, qui était joliment amusant ! et ilsdisaient comme ça : « Allons, conte-nous quelque chose…, Adolphe…,Dodolphe…, je crois. »

Elle frissonna.

– Tu souffres ? fit Léon en se rapprochant d’elle.

– Oh ! ce n’est rien. Sans doute, la fraîcheur de lanuit.

– Et qui ne doit pas manquer de femmes, non plus, ajoutadoucement le vieux matelot, croyant dire une politesse àl’étranger.

Puis, crachant dans ses mains, il reprit ses avirons.

Il fallut pourtant se séparer ! Les adieux furent tristes.C’était chez la mère Rolet qu’il devait envoyer ses lettres ;et elle lui fit des recommandations si précises à propos de ladouble enveloppe, qu’il admira grandement son astuce amoureuse.

– Ainsi, tu m’affirmes que tout est bien ? dit-elle dans ledernier baiser.

– Oui certes ! – Mais pourquoi donc, songea-t-il après, ens’en revenant seul par les rues, tient-elle si fort à cetteprocuration ?

Chapitre 4

 

Léon, bientôt, prit devant ses camarades un air de supériorité,s’abstint de leur compagnie, et négligea complètement lesdossiers.

Il attendait ses lettres ; il les relisait. Il luiécrivait. Il l’évoquait de toute la force de son désir et de sessouvenirs. Au lieu de diminuer par l’absence, cette envie de larevoir s’accrut, si bien qu’un samedi matin il s’échappa de sonétude.

Lorsque, du haut de la côte, il aperçut dans la vallée leclocher de l’église avec son drapeau de fer-blanc qui tournait auvent, il sentit cette délectation mêlée de vanité triomphante etd’attendrissement égoïste que doivent avoir les millionnaires,quand ils reviennent visiter leur village.

Il alla rôder autour de sa maison. Une lumière brillait dans lacuisine. Il guetta son ombre derrière les rideaux. Rien neparut.

La mère Lefrançois, en le voyant, fit de grandes exclamations,et elle le trouva « grandi et minci », tandis qu’Artémise, aucontraire, le trouva « forci et bruni ».

Il dîna dans la petite salle, comme autrefois, mais seul, sansle percepteur ; car Binet, fatigué d’attendre l’Hirondelle,avait définitivement avancé son repas d’une heure, et, maintenant,il dînait à cinq heures juste, encore prétendait-il le plus souventque la vieille patraque retardait.

Léon pourtant se décida ; il alla frapper à la porte dumédecin : Madame était dans sa chambre, d’où elle ne descenditqu’un quart d’heure après. Monsieur parut enchanté de lerevoir ; mais il ne bougea de la soirée, ni de tout le joursuivant.

Il la vit seule, le soir, très tard, derrière le jardin, dans laruelle ; – dans la ruelle, comme avec l’autre ! Ilfaisait de l’orage, et ils causaient sous un parapluie à la lueurdes éclairs.

Leur séparation devenait intolérable.

– Plutôt mourir ! disait Emma.

Elle se tordait sur son bras, tout en pleurant.

– Adieu !… adieu !… Quand te reverrai-je ?

Ils revinrent sur leurs pas pour s’embrasser encore ; et cefut là qu’elle lui fit la promesse de trouver bientôt, parn’importe quel moyen, l’occasion permanente de se voir en liberté,au moins une fois la semaine. Emma n’en doutait pas. Elle était,d’ailleurs, pleine d’espoir. Il allait lui venir de l’argent.

Aussi, elle acheta pour sa chambre une paire de rideaux jaunes àlarges raies, dont M. Lheureux lui avait vanté le bon marché ;elle rêva un tapis, et Lheureux, affirmant « que ce n’était pas lamer à boire », s’engagea poliment à lui en fournir un. Elle nepouvait plus se passer de ses services. Vingt fois dans la journéeelle l’envoyait chercher, et aussitôt il plantait là ses affaires,sans se permettre un murmure. On ne comprenait point davantagepourquoi la mère Rolet déjeunait chez elle tous les jours, et mêmelui faisait des visites en particulier.

Ce fut vers cette époque, c’est-à-dire vers le commencement del’hiver, qu’elle parut prise d’une grande ardeur musicale.

Un soir que Charles l’écoutait, elle recommença quatre fois desuite le même morceau, et toujours en se dépitant, tandis que, sansy remarquer de différence, il s’écriait :

– Bravo !…, très bien !… Tu as tort ! vadonc !

– Eh non ! c’est exécrable ! j’ai les doigtsrouillés.

Le lendemain, il la pria de lui jouer encore quelque chose.

– Soit, pour te faire plaisir !

Et Charles avoua qu’elle avait un peu perdu. Elle se trompait deportée, barbouillait ; puis, s’arrêtant court :

– Ah ! c’est fini ! il faudrait que je prisse desleçons ; mais…

Elle se mordit les lèvres et ajouta :

– Vingt francs par cachet, c’est trop cher !

– Oui, en effet…, un peu…, dit Charles tout en ricanantniaisement. Pourtant, il me semble que l’on pourrait peut-être àmoins ; car il y a des artistes sans réputation qui souventvalent mieux que les célébrités.

– Cherche-les, dit Emma.

Le lendemain, en rentrant, il la contempla d’un œil finaud, etne put à la fin retenir cette phrase :

– Quel entêtement tu as quelquefois ! J’ai été àBarfeuchères aujourd’hui. Eh bien, madame Liégeard m’a certifié queses trois demoiselles, qui sont à la Miséricorde, prenaient desleçons moyennant cinquante sous la séance, et d’une fameusemaîtresse encore !

Elle haussa les épaules, et ne rouvrit plus son instrument.

Mais, lorsqu’elle passait auprès (si Bovary se trouvait là),elle soupirait :

– Ah ! mon pauvre piano !

Et quand on venait la voir, elle ne manquait pas de vousapprendre qu’elle avait abandonné la musique et ne pouvaitmaintenant s’y remettre, pour des raisons majeures. Alors on laplaignait. C’était dommage ! elle qui avait un si beautalent ! On en parla même à Bovary. On lui faisait honte, etsurtout le pharmacien :

– Vous avez tort ! il ne faut jamais laisser en friche lesfacultés de la nature. D’ailleurs, songez, mon bon ami, qu’enengageant Madame à étudier, vous économisez pour plus tard surl’éducation musicale de votre enfant ! Moi, le trouve que lesmères doivent instruire elles-mêmes leurs enfants. C’est une idéede Rousseau, peut-être un peu neuve encore, mais qui finira partriompher, j’en suis sûr, comme l’allaitement maternel et lavaccination.

Charles revint donc encore une fois sur cette question du piano.Emma répondit, avec aigreur qu’il valait mieux le vendre. Ce pauvrepiano, qui lui avait causé tant de vaniteuses satisfactions, levoir s’en aller, c’était pour Bovary comme l’indéfinissable suicided’une partie d’elle-même !

– Si tu voulais…, disait-il, de temps à autre, une leçon, celane serait pas, après tout, extrêmement ruineux.

– Mais les leçons, répliquait-elle, ne sont profitables quesuivies.

Et voilà comme elle s’y prit pour obtenir de son époux lapermission d’aller à la ville, une fois la semaine, voir son amant.On trouva même, au bout d’un mois, qu’elle avait fait des progrèsconsidérables.

Chapitre 5

 

C’était le jeudi. Elle se levait, et elle s’habillaitsilencieusement pour ne point éveiller Charles qui lui aurait faitdes observations sur ce qu’elle s’apprêtait de trop bonne heure.Ensuite elle marchait de long en large ; elle se mettaitdevant les fenêtres, elle regardait la Place. Le petit jourcirculait entre les piliers des halles, et la maison du pharmacien,dont les volets étaient fermés, laissait apercevoir dans la couleurpâle de l’aurore les majuscules de son enseigne.

Quand la pendule marquait sept heures et un quart, elle s’enallait au lion d’or, dont Artémise, en bâillant, venait lui ouvrirla porte. Celle-ci déterrait pour Madame les charbons enfouis sousles cendres. Emma restait seule dans la cuisine. De temps à autre,elle sortait. Hivert attelait sans se dépêcher, et en écoutantd’ailleurs la mère Lefrançois, qui, passant par un guichet sa têteen bonnet de coton, le chargeait de commissions et lui donnait desexplications à troubler un tout autre homme. Emma battait lasemelle de ses bottines contre les pavés de la cour.

Enfin, lorsqu’il avait mangé sa soupe, endossé sa limousine,allumé sa pipe et empoigné son fouet, il s’installaittranquillement sur le siège.

L’Hirondelle partait au petit trot, et, durant trois quarts delieue, s’arrêtait de place en place pour prendre des voyageurs, quila guettaient debout, au bord du chemin, devant la barrière descours. Ceux qui avaient prévenu la veille se faisaientattendre ; quelques-uns même étaient encore au lit dans leurmaison ; Hivert appelait, – criait, sacrait, puis ildescendait de son siège et allait frapper de grands coups contreles portes. Le vent soufflait par les vasistas fêlés.

Cependant les quatre banquettes se garnissaient, la voitureroulait, les pommiers à la file se succédaient ; et la route,entre ses deux longs fossés pleins d’eau jaune, allaitcontinuellement se rétrécissant vers l’horizon.

Emma la connaissait d’un bout à l’autre ; elle savaitqu’après un herbage il y avait un poteau, ensuite un orme, unegrange ou une cahute de cantonnier ; quelquefois même, afin dese faire des surprises, elle fermait les yeux. Mais elle ne perdaitjamais le sentiment net de la distance à parcourir.

Enfin, les maisons de briques se rapprochaient, la terrerésonnait sous les roues, l’Hirondelle glissait entre des jardinsoù l’on apercevait, par une claire-voie, des statues, un vignot,des ifs taillés et une escarpolette. Puis, d’un seul coup d’œil, laville apparaissait.

Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard,elle s’élargissait au delà des ponts, confusément. La pleinecampagne remontait ensuite d’un mouvement monotone, jusqu’à toucherau loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d’en haut, lepaysage tout entier avait l’air immobile comme une peinture ;les navires à l’ancre se tassaient dans un coin ; le fleuvearrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, deforme oblongue, semblaient sur l’eau de grands poissons noirsarrêtés. Les cheminées des usines poussaient d’immenses panachesbruns qui s’envolaient par le bout. On entendait le ronflement desfonderies avec le carillon clair des églises qui se dressaient dansla brume. Les arbres des boulevards, sans feuilles, faisaient desbroussailles violettes au milieu des maisons, et les toits, toutreluisants de pluie, miroitaient inégalement, selon la hauteur desquartiers. Parfois un coup de vent emportait les nuages vers lacôte Sainte-Catherine, comme des flots aériens qui se brisaient ensilence contre une falaise.

Quelque chose de vertigineux se dégageait pour elle de cesexistences amassées, et son cœur s’en gonflait abondamment, commesi les cent vingt mille âmes qui palpitaient là lui eussent envoyétoutes à la fois la vapeur des passions qu’elle leur supposait. Sonamour s’agrandissait devant l’espace, et s’emplissait de tumulteaux bourdonnements vagues qui montaient. Elle le reversait audehors, sur les places, sur les promenades, sur les rues, et lavieille cité normande s’étalait à ses yeux comme une capitaledémesurée, comme une Babylone où elle entrait. Elle se penchait desdeux mains par le vasistas, en humant la brise ; les troischevaux galopaient, les pierres grinçaient dans la boue, ladiligence se balançait, et Hivert, de loin, hélait les carriolessur la route, tandis que les bourgeois qui avaient passé la nuit aubois Guillaume descendaient la côte tranquillement, dans leurpetite voiture de famille.

On s’arrêtait à la barrière ; Emma débouclait ses socques,mettait d’autres gants, rajustait son châle, et, vingt pas plusloin, elle sortait de l’hirondelle.

La ville alors s’éveillait. Des commis, en bonnet grec,frottaient la devanture des boutiques, et des femmes qui tenaientdes paniers sur la hanche poussaient par intervalles un cri sonore,au coin des rues. Elle marchait les yeux à terre, frôlant les murs,et souriant de plaisir sous son voile noir baissé.

Par peur d’être vue, elle ne prenait pas ordinairement le cheminle plus court. Elle s’engouffrait dans les ruelles sombres, et ellearrivait tout en sueur vers le bas de la rue Nationale, près de lafontaine qui est là. C’est le quartier du théâtre, des estaminetset des filles. Souvent une charrette passait près d’elle, portantquelque décor qui tremblait. Des garçons en tablier versaient dusable sur les dalles, entre des arbustes verts. On sentaitl’absinthe, le cigare et les huîtres.

Elle tournait une rue ; elle le reconnaissait à sachevelure frisée qui s’échappait de son chapeau.

Léon, sur le trottoir, continuait à marcher. Elle le suivaitjusqu’à l’hôtel ; il montait, il ouvrait la porte, il entrait…Quelle étreinte !

Puis les paroles, après les baisers, se précipitaient. On seracontait les chagrins de la semaine, les pressentiments, lesinquiétudes pour les lettres ; mais à présent tout s’oubliait,et ils se regardaient face à face, avec des rires de volupté et desappellations de tendresse.

Le lit était un grand lit d’acajou en forme de nacelle. Lesrideaux de levantine rouge, qui descendaient du plafond, secintraient trop bas vers le chevet évasé ; – et rien au monden’était beau comme sa tête brune et sa peau blanche se détachantsur cette couleur pourpre, quand, par un geste de pudeur, ellefermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans lesmains.

Le tiède appartement, avec son tapis discret, ses ornementsfolâtres et sa lumière tranquille, semblait tout commode pour lesintimités de la passion. Les bâtons se terminant en flèche, lespatères de cuivre et les grosses boules de chenets reluisaient toutà coup, si le soleil entrait. Il y avait sur la cheminée, entre lescandélabres, deux de ces grandes coquilles roses où l’on entend lebruit de la mer quand on les applique à son oreille.

Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaieté, malgrésa splendeur un peu fanée ! Ils retrouvaient toujours lesmeubles à leur place, et parfois des épingles à cheveux qu’elleavait oubliées, l’autre jeudi, sous le socle de la pendule. Ilsdéjeunaient au coin du feu, sur un petit guéridon incrusté depalissandre. Emma découpait, lui mettait les morceaux dans sonassiette en débitant toutes sortes de chatteries ; et elleriait d’un rire sonore et libertin quand la mousse du vin deChampagne débordait du verre léger sur les bagues de ses doigts.Ils étaient si complètement perdus en la possession d’eux-mêmes,qu’ils se croyaient là dans leur maison particulière, et devant yvivre jusqu’à la mort, comme deux éternels jeunes époux. Ilsdisaient notre chambre, notre tapis, nos fauteuils, même elledisait mes pantoufles, un cadeau de Léon, une fantaisie qu’elleavait eue. C’étaient des pantoufles en satin rose, bordées decygne. Quand elle s’asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors tropcourte, pendait en l’air ; et la mignarde chaussure, quin’avait pas de quartier, tenait seulement par les orteils à sonpied nu.

Il savourait pour la première fois l’inexprimable délicatessedes élégances féminines. Jamais il n’avait rencontré cette grâce delangage, cette réserve du vêtement, ces poses de colombe assoupie.Il admirait l’exaltation de son âme et les dentelles de sa jupe.D’ailleurs, n’était-ce pas une femme du monde, et une femmemariée ! une vraie maîtresse enfin ?

Par la diversité de son humeur, tour à tour mystique ou joyeuse,babillarde, taciturne, emportée, nonchalante, elle allait rappelanten lui mille désirs, évoquant des instincts ou des réminiscences.Elle était l’amoureuse de tous les romans, l’héroïne de tous lesdrames, le vague Elle de tous les volumes de vers. Ilretrouvait sur ses épaules la couleur ambrée de l’odalisque aubain ; elle avait le corsage long des châtelainesféodales ; elle ressemblait aussi à la femme pâle deBarcelone, mais elle était par-dessus tout Ange !

Souvent, en la regardant, il lui semblait que son âme,s’échappant vers elle, se répandait comme une onde sur le contourde sa tête, et descendait entraînée dans la blancheur de sapoitrine.

Il se mettait par terre, devant elle ; et, les deux coudessur ses genoux, il la considérait avec un sourire, et le fronttendu.

Elle se penchait vers lui et murmurait, comme suffoquéed’enivrement :

– Oh ! ne bouge pas ! ne parle pas !regarde-moi ! Il sort de tes yeux quelque chose de si doux,qui me fait tant de bien !

Elle l’appelait enfant

– Enfant, m’aimes-tu ?

Et elle n’entendait guère sa réponse, dans la précipitation deses lèvres qui lui, montaient à la bouche.

Il y avait sur la pendule un petit Cupidon de bronze, quiminaudait en arrondissant les bras sous une guirlande dorée. Ils enrirent bien des fois ; mais, quand il fallait se séparer, toutleur semblait sérieux.

Immobiles l’un devant l’autre, ils se répétaient

– À jeudi !… à jeudi !

Tout à coup elle lui prenait la tête dans les deux mains, lebaisait vite au front en s’écriant : « Adieu ! » et s’élançaitdans l’escalier.

Elle allait rue de la Comédie, chez un coiffeur, se fairearranger ses bandeaux. La nuit tombait ; on allumait le gazdans la boutique.

Elle entendait la clochette du théâtre qui appelait les cabotinsà la représentation ; et elle voyait, en face, passer deshommes à figure blanche et des femmes en toilette fanée, quientraient par la porte des coulisses.

Il faisait chaud dans ce petit appartement trop bas, où le poêlebourdonnait au milieu des perruques et des pommades. L’odeur desfers, avec ces mains grasses qui lui maniaient la tête, ne tardaitpas à l’étourdir, et elle s’endormait un peu sous son peignoir.Souvent le garçon, en la coiffant, lui proposait des billets pourle bal masqué.

Puis elle s’en allait ! Elle remontait les rues ; ellearrivait à la Croix rouge ; elle reprenait ses socques,qu’elle avait cachés le matin sous une banquette, et se tassait àsa place parmi les voyageurs impatientés. Quelques-uns descendaientau bas de la côte. Elle restait seule dans la voiture.

À chaque tournant, on apercevait de plus en plus tous leséclairages de la ville qui faisaient une large vapeur lumineuseau-dessus des maisons confondues. Emma se mettait à genoux sur lescoussins, et elle égarait ses yeux dans cet éblouissement. Ellesanglotait, appelait Léon, et lui envoyait des paroles tendres etdes baisers qui se perdaient au vent.

Il y avait dans la côte un pauvre diable vagabondant avec sonbâton, tout au milieu des diligences. Un amas de guenilles luirecouvrait les épaules, et un vieux castor défoncé, s’arrondissanten cuvette, lui cachait la figure ; mais, quand il leretirait, il découvrait, à la place des paupières, deux orbitesbéantes tout ensanglantées. La chair s’effiloquait par lambeauxrouges ; et il en coulait des liquides qui se figeaient engales vertes jusqu’au nez, dont les narines noires reniflaientconvulsivement. Pour vous parier, il se renversait la tête avec unrire idiot ; – alors ses prunelles bleuâtres, roulant d’unmouvement continu, allaient se cogner, vers les tempes, sur le bordde la plaie vive.

Il chantait une petite chanson en suivant les voitures :

Souvent la chaleur d’un beau jour

Fait rêver fillette à l’amour.

Et il y avait dans tout le reste des oiseaux, du soleil et dufeuillage.

Quelquefois, il apparaissait tout à coup derrière Emma, têtenue. Elle se retirait avec un cri. Hivert venait le plaisanter. Ill’engageait à prendre une baraque à la foire Saint-Romain, ou bienlui demandait, en riant, comment se portait sa bonne amie.

Souvent, on était en marche, lorsque son chapeau, d’un mouvementbrusque entrait dans la diligence par le vasistas 93, tandis qu’ilse cramponnait, de l’autre bras, sur le marchepied, entrel’éclaboussure des roues. Sa voix, faible d’abord et vagissante,devenait aiguë. Elle se traînait dans la nuit, comme l’indistinctelamentation d’une vague détresse ; et, à travers la sonneriedes grelots, le murmure des arbres et le ronflement de la boîtecreuse, elle avait quelque chose de lointain qui bouleversait Emma.Cela lui descendait au fond de l’âme comme un tourbillon dans unabîme, et l’emportait parmi les espaces d’une mélancolie sansbornes. Mais Hivert, qui s’apercevait d’un contrepoids, allongeaità l’aveugle de grands coups avec son fouet. La mèche le cinglaitsur ses plaies, et il tombait dans la boue en poussant unhurlement.

Puis les voyageurs de l’hirondelle finissaient par s’endormir,les uns la bouche ouverte, les autres le menton baissé, s’appuyantsur l’épaule de leur voisin, ou bien le bras passé dans lacourroie, tout en oscillant régulièrement au branle de lavoiture ; et le reflet de la lanterne qui se balançait endehors, sur la croupe des limoniers, pénétrant dans l’intérieur parles rideaux de calicot chocolat, posait des ombres sanguinolentessur tous ces individus immobiles. Emma, ivre de tristesse,grelottait sous ses vêtements ; et se sentait de plus en plusfroid aux pieds, avec la mort dans l’âme.

Charles, à la maison, l’attendait ; l’Hirondelle étaittoujours en retard le jeudi. Madame arrivait enfin ! À peinesi elle embrassait la petite. Le dîner n’était pas prêt,n’importe ! elle excusait la cuisinière. Tout maintenantsemblait permis à cette fille.

Souvent son mari, remarquant sa pâleur, lui demandait si elle nese trouvait point malade.

– Non, disait Emma.

– Mais, répliquait-il, tu es toute drôle ce soir ?

– Eh ! ce n’est rien ! ce n’est rien !

Il y avait même des jours où, à peine rentrée, elle montait danssa chambre ; et Justin, qui se trouvait là, circulait à pasmuets, plus ingénieux à la servir qu’une excellente camériste. Ilplaçait les allumettes, le bougeoir, un livre, disposait sacamisole, ouvrait les draps.

– Allons, disait-elle, c’est bien, va-t’en !

Car il restait debout, les mains pendantes et les yeux ouverts,comme enlacé dans les fils innombrables d’une rêverie soudaine.

La journée du lendemain était affreuse, et les suivantes étaientplus intolérables encore par l’impatience qu’avait Emma deressaisir son bonheur, – convoitise âpre, enflammée d’imagesconnues, et qui, le septième jour, éclatait tout à l’aise dans lescaresses de Léon. Ses ardeurs, à lui, se cachaient sous desexpansions d’émerveillement et de reconnaissance. Emma goûtait cetamour d’une façon discrète et absorbée, l’entretenait par tous lesartifices de sa tendresse, et tremblait un peu qu’il ne se perdîtplus tard.

Souvent elle lui disait, avec des douceurs de voix mélancolique:

– Ah ! tu me quitteras, toi… tu te marieras !… tuseras comme les autres.

Il demandait :

– Quels autres ?

– Mais les hommes, enfin, répondait-elle.

Puis, elle ajoutait en le repoussant d’un geste langoureux :

– Vous êtes tous des infâmes !

Un jour qu’ils causaient philosophiquement des désillusionsterrestres, elle vint à dire (pour expérimenter sa jalousie oucédant peut-être à un besoin d’épanchement trop fort) qu’autrefois,avant lui, elle avait aimé quelqu’un, « pas comme toi ! »reprit-elle vite, protestant sur la tête de sa fille qu’il nes’était rien passé.

Le jeune homme la crut, et néanmoins la questionna pour savoirce qu’il faisait.

– Il était capitaine de vaisseau, mon ami.

N’était-ce pas prévenir toute recherche, et en même temps seposer très haut, par cette prétendue fascination exercée sur unhomme qui devait être de nature belliqueuse et accoutumé, à deshommages ?

Le clerc sentit alors l’infimité de sa position ; il enviades épaulettes, des croix, des titres. Tout cela devait lui plaire: il s’en doutait à ses habitudes dispendieuses.

Cependant Emma taisait quantité de ses extravagances, telle quel’envie d’avoir, pour l’amener à Rouen, un tilbury bleu, atteléd’un cheval anglais, et conduit par un groom en bottes à revers.C’était Justin qui lui en avait inspiré le caprice, en la suppliantde le prendre chez elle comme valet de chambre ; et, si cetteprivation n’atténuait pas à chaque rendez-vous le plaisir del’arrivée, elle augmentait certainement l’amertume du retour.

Souvent lorsqu’ils parlaient ensemble de Paris, elle finissaitpar murmurer :

– Ah ! que nous serions bien là pour vivre !

– Ne sommes-nous pas heureux ? reprenait doucement le jeunehomme, en lui passant la main sur ses bandeaux.

– Oui, c’est vrai, disait-elle, le suis folle ;embrasse-moi !

Elle était pour son mari plus charmante que jamais, lui faisaitdes crèmes à la pistache et jouait des valses après dîner. Il setrouvait donc le plus fortuné des mortels, et Emma vivait sansinquiétude, lorsqu’un soir, tout à coup :

– C’est mademoiselle Lempereur, n’est-ce pas, qui te donne desleçons ?

– Oui.

– Eh bien, je l’ai vue tantôt, reprit Charles, chez madameLiégeard. Je lui ai parlé de toi ; elle ne te connaît pas.

Ce fut comme un coup de foudre. Cependant elle répliqua d’un airnaturel :

– Ah ! sans doute, elle aura oublié mon nom ?

– Mais il y a peut-être à Rouen, dit le médecin, plusieursdemoiselles Lempereur qui sont maîtresses de piano ?

– C’est possible !

Puis, vivement :

– J’ai pourtant ses reçus, tiens ! regarde.

Et elle alla au secrétaire, fouilla tous les tiroirs, confonditles papiers et finit si bien par perdre la tête, que Charlesl’engagea fort à ne point se donner tant de mal pour ces misérablesquittances.

– Oh ! je les trouverai, dit-elle.

En effet, dès le vendredi suivant, Charles, en passant une deses bottes dans le cabinet noir où l’on serrait ses habits, sentitune feuille de papier entre le cuir et sa chaussette, il la prit etlut :

« Reçu, pour trois mois de leçons, plus diverses fournitures, lasomme de soixante-cinq francs. FELICIE LEMPEREUR, professeur demusique. »

– Comment diable est-ce dans mes bottes ?

– Ce sera, sans doute, répondit-elle, tombé du vieux carton auxfactures, qui est sur le bord de la planche.

À partir de ce moment, son existence ne fut plus qu’unassemblage de mensonges, où elle enveloppait son amour comme dansdes voiles, pour le cacher.

C’était un besoin, une manie, un plaisir, au point que, si elledisait avoir passé, hier par le côté droit d’une rue, il fallaitcroire qu’elle avait pris par le côté gauche.

Un matin qu’elle venait de partir, selon sa coutume, assezlégèrement vêtue, il tomba de la neige tout à coup ; et commeCharles regardait le temps à la fenêtre, il aperçut M. Bournisiendans le boc du sieur Tuvache qui le conduisait à Rouen. Alors ildescendit confier à l’ecclésiastique un gros châle pour qu’il leremît à Madame, sitôt qu’il arriverait à la Croix rouge. À peinefut-il à l’auberge que Bournisien demanda où était la femme dumédecin d’Yonville. L’hôtelière répondit qu’elle fréquentait fortpeu son établissement. Aussi, le soir, en reconnaissant madameBovary dans l’Hirondelle, le curé lui conta son embarras, sansparaître, du reste y attacher de l’importance ; car il entamal’éloge d’un prédicateur qui pour lors faisait merveilles à lacathédrale, et que toutes les dames couraient entendre.

N’importe s’il n’avait point demandé d’explications, d’autresplus tard pourraient se montrer moins discrets. Aussi jugea-t-elleutile de descendre chaque fois à la Croix rouge, de sorte que lesbonnes gens de son village qui la voyaient dans l’escalier ne sedoutaient de rien.

Un jour pourtant, M. Lheureux la rencontra qui sortait del’hôtel de Boulogne au bras de Léon ; et elle eut peur,s’imaginant qu’il bavarderait. Il n’était pas si bête.

Mais trois jours après, il entra dans sa chambre, ferma la porteet dit :

– J’aurais besoin d’argent.

Elle déclara ne pouvoir lui en donner. Lheureux se répandit engémissements, et rappela toutes les complaisances qu’il avaiteues.

En effet, des deux billets souscrits par Charles, Emma jusqu’àprésent n’en avait payé qu’un seul. Quant au second, le marchand,sur sa prière, avait consenti à le remplacer par deux autres, quimême avaient été renouvelés à une fort longue échéance. Puis iltira de sa poche une liste de fournitures non soldées, à savoir :les rideaux, le tapis, l’étoffe pour les fauteuils, plusieurs robeset divers articles de toilette, dont la valeur se montait à lasomme de deux mille francs environ.

Elle baissa la tête ; il reprit :

– Mais, si vous n’avez pas d’espèces, vous avez du bien.

Et il indiqua une méchante masure sise à Barneville, prèsd’Aumale, qui ne rapportait pas grand-chose. Cela dépendaitautrefois d’une petite ferme vendue par M. Bovary père, carLheureux savait tout, jusqu’à la contenance d’hectares, avec le nomdes voisins.

– Moi, à votre place, disait-il, je me libérerais, et j’auraisencore le surplus de l’argent.

Elle objecta la difficulté d’un acquéreur ; il donnal’espoir d’en trouver ; mais elle demanda comment faire pourqu’elle pût vendre.

– N’avez-vous pas la procuration ? répondit-il.

Ce mot lui arriva comme une bouffée d’air frais.

– Laissez-moi la note, dit Emma.

– Oh ! ce n’est pas la peine ! reprit Lheureux.

Il revint la semaine suivante, et se vanta d’avoir, après forcedémarches, fini par découvrir un certain Langlois qui, depuislongtemps, guignait la propriété sans faire connaître son prix.

– N’importe le prix ! s’écria-t-elle.

Il fallait attendre, au contraire, tâter ce gaillard-là. Lachose valait la peine d’un voyage, et, comme elle ne pouvait fairece voyage, il offrir de se rendre sur les lieux, pour s’aboucheravec Langlois. Une fois revenu, il annonça que l’acquéreurproposait quatre mille francs.

Emma s’épanouit à cette nouvelle.

– Franchement, ajouta-t-il, c’est bien payé.

Elle toucha la moitié de la somme immédiatement, et, quand ellefut pour solder son mémoire, le marchand lui dit :

– Cela me fait de la peine, parole d’honneur, de vous voir vousdessaisir tout d’un coup d’une somme aussi conséquente quecelle-là.

Alors, elle regarda les billets de banque ; et, rêvant aunombre illimité de rendez-vous que ces deux mille francsreprésentaient :

– Comment ! comment ! balbutia-t-elle.

– Oh ! reprit-il en riant d’un air bonhomme, on met tout ceque l’on veut sur les factures. Est-ce que je ne connais pas lesménages ?

Et il la considérait fixement, tout en tenant à sa main deuxlongs papiers qu’il faisait glisser entre ses ongles. Enfin,ouvrant son portefeuille, il étala sur la table quatre billets àordre, de mille francs chacun.

– Signez-moi cela, dit-il, et gardez tout.

Elle se récria, scandalisée.

– Mais, si je vous donne le surplus, répondit effrontément M.Lheureux, n’est-ce pas vous rendre service, à vous ?

Et, prenant une plume, il écrivit au bas du mémoire : « Reçu demadame Bovary quatre mille francs. »

– Qui vous inquiète, puisque vous toucherez dans six moisl’arriéré de votre baraque, et que je vous place l’échéance dudernier billet pour après le payement ?

Emma s’embarrassait un peu dans ses calculs, et les oreilles luitintaient comme si des pièces d’or, s’éventrant de leurs sacs,eussent sonné tout autour d’elle sur le parquet. Enfin Lheureuxexpliqua qu’il avait un sien ami Vinçart, banquier à Rouen, lequelallait escompter ces quatre billets, puis il remettrait lui-même àMadame le surplus de la dette réelle.

Mais au lieu de deux mille francs, il n’en apporta que dix-huitcents, car l’ami Vinçart (comme de juste) en avait prélevé deuxcents, pour frais de commission et d’escompte.

Puis il réclama négligemment une quittance.

– Vous comprenez…, dans le commerce…, quelquefois… Et avec ladate, s’il vous plaît, la date.

Un horizon de fantaisies réalisables s’ouvrit alors devant Emma.Elle eut assez de prudence pour mettre en réserve mille écus, avecquoi furent payés, lorsqu’ils échurent, les trois premiersbillets ; mais le quatrième, par hasard, tomba dans la maisonun jeudi, et Charles, bouleversé, attendit patiemment le retour desa femme pour avoir des explications.

Si elle ne l’avait point instruit de ce billet, c’était afin delui épargner des tracas domestiques ; elle s’assit sur sesgenoux, le caressa, roucoula, fit une longue énumération de toutesles choses indispensables prises à crédit.

– Enfin, tu conviendras que, vu la quantité, ce n’est pas tropcher.

Charles, à bout d’idées, bientôt eut recours à l’éternelLheureux, qui jura de calmer les choses, si Monsieur lui signaitdeux billets, dont l’un de sept cents francs, payable dans troismois. Pour se mettre en mesure, il écrivit à sa mère une lettrepathétique. Au lieu d’envoyer la réponse, elle vintelle-même ; et, quand Emma voulut savoir s’il en avait tiréquelque chose :

– Oui, répondit-il. Mais elle demande à connaître lafacture.

Le lendemain, au point du jour, Emma courut chez M. Lheureux leprier de refaire une autre note, qui ne dépassât point millefrancs ; car pour montrer celle de quatre mille, il eût falludire qu’elle en avait payé les deux tiers, avouer conséquemment lavente de l’immeuble, négociation bien conduite par le marchand, etqui ne fut effectivement connue que plus tard.

Malgré le prix très bas de chaque article, madame Bovary mère nemanqua point de trouver la dépense exagérée.

– Ne pouvait-on se passer d’un tapis ? Pourquoi avoirrenouvelé l’étoffe des fauteuils ? De mon temps, on avait dansune maison un seul fauteuil, pour les personnes âgées, – du moins,c’était comme cela chez ma mère, qui était une honnête femme, jevous assure.

– Tout le monde ne peut être riche ! Aucune fortune netient contre le coulage ! Je rougirais de me dorloter commevous faites ! et pourtant, moi, je suis vieille, j’ai besoinde soins… En voilà ! en voilà, des ajustements ! desflaflas ! Comment ! de la soie pour doublure, à deuxfrancs !… tandis qu’on trouve du jaconas à dix sous, et même àhuit sous qui fait parfaitement l’affaire.

Emma, renversée sur la causeuse, répliquait le plustranquillement possible :

– Eh ! madame, assez ! assez !…

L’autre continuait à la sermonner, prédisant qu’ils finiraient àl’hôpital. D’ailleurs, c’était la faute de Bovary. Heureusementqu’il avait promis d’anéantir cette procuration…

– Comment ?

– Ah ! il me l’a juré, reprit la bonne femme.

Emma ouvrit la fenêtre, appela Charles, et le pauvre garçon futcontraint d’avouer la parole arrachée par sa mère.

Emma disparut, puis rentra vite en lui tendant majestueusementune grosse feuille de papier.

– Je vous remercie, dit la vieille femme.

Et elle jeta dans le feu la procuration.

Emma se mit à rire d’un rire strident, éclatant, continu : elleavait une attaque de nerfs.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Charles. Eh ! tu astort aussi toi ! tu viens lui faire des scènes !…

Sa mère, en haussant les épaules, prétendait que tout celac’étaient des gestes.

Mais Charles, pour la première fois se révoltant, prit ladéfense de sa femme, si bien que madame Bovary mère voulut s’enaller. Elle partit dès le lendemain, et, sur le seuil, comme ilessayait à la retenir, elle répliqua :

– Non, non ! Tu l’aimes mieux que moi, et tu as raison,c’est dans l’ordre. Au reste, tant pis ! tu verras !…Bonne santé !… car je ne suis pas près, comme tu dis, de venirlui faire des scènes.

Charles n’en resta pas moins fort penaud vis-à-vis d’Emma,celle-ci ne cachant point la rancune qu’elle lui gardait pour avoirmanqué de confiance ; il fallut bien des prières avant qu’elleconsentît à reprendre sa procuration, et même il l’accompagna chezM. Guillaumin pour lui en faire faire une seconde, toutepareille.

– Je comprends cela, dit le notaire ; un homme de sciencene peut s’embarrasser aux détails pratiques de la vie.

Et Charles se sentit soulagé par cette réflexion pateline, quidonnait à sa faiblesse les apparences flatteuses d’unepréoccupation supérieure.

Quel débordement, le jeudi d’après, à l’hôtel, dans leurchambre, avec Léon ! Elle rit, pleura, chanta, dansa, fitmonter des sorbets, voulut fumer des cigarettes, lui parutextravagante, mais adorable, superbe.

Il ne savait pas quelle réaction de tout son être la poussaitdavantage à se précipiter sur les jouissances de la vie. Elledevenait irritable, gourmande, et voluptueuse ; et elle sepromenait avec lui dans les rues, tête haute, sans peur,disait-elle, de se compromettre. Parfois, cependant, Emmatressaillait à l’idée soudaine de rencontrer Rodolphe ; car illui semblait, bien qu’ils fussent séparés pour toujours, qu’ellen’était pas complètement affranchie de sa dépendance.

Un soir, elle ne rentra point à Yonville. Charles en perdait latête, et la petite Berthe, ne voulant pas se coucher sans sa maman,sanglotait à se rompre la poitrine. Justin était parti au hasardsur la route. M. Homais en avait quitté sa pharmacie.

Enfin, à onze heures, n’y tenant plus, Charles attela son boc,sauta dedans, fouetta sa bête et arriva vers deux heures du matin àla Croix rouge. Personne. Il pensa que le clerc peut-être l’avaitvue ; mais où demeurait-il ? Charles, heureusement, serappela l’adresse de son patron. Il y courut.

Le jour commençait à paraître. Il distingua des panonceauxau-dessus d’une porte ; il frappa. Quelqu’un, sans ouvrir, luicria le renseignement demandé, tout en ajoutant force injurescontre ceux qui dérangeaient le monde pendant la nuit.

La maison que le clerc habitait n’avait ni sonnette, ni marteau,ni portier. Charles donna de grands coups de poing contre lesauvents : Un agent de police vint à passer ; alors il eut peuret s’en alla.

– Je suis fou, se disait-il ; sans doute, on l’aura retenueà dîner chez M. Lormeaux.

La famille Lormeaux n’habitait plus Rouen.

– Elle sera restée à soigner madame Dubreuil. Eh ! madameDubreuil est morte depuis dix mois !…

Où est-elle donc ?

Une idée lui vint. Il demanda, dans un café, l’Annuaire ;et chercha vite le nom de mademoiselle Lempereur, qui demeurait ruede la Renelle-des-Maroquiniers, n° 74.

Comme il entrait dans cette rue, Emma parut elle-même à l’autrebout ; il se jeta sur elle plutôt qu’il ne l’embrassa, ens’écriant :

– Qui t’a retenue hier ?

– J’ai été malade.

– Et de quoi ?… Où ?… Comment ?…

Elle se passa la main sur le front, et répondit :

– Chez mademoiselle Lempereur.

– J’en étais sûr ! J’y allais.

– Oh ! ce n’est pas la peine, dit Emma. Elle vient desortit tout à l’heure ; mais, à l’avenir, tranquillise-toi. Jene suis pas libre, tu comprends, si je sais que le moindre retardte bouleverse ainsi.

C’était une manière de permission qu’elle se donnait de ne pointse gêner dans ses escapades. Aussi en profita-t-elle tout à sonaise, largement. Lorsque l’envie la prenait de voir Léon, ellepartait sous n’importe quel prétexte, et, comme il ne l’attendaitpas ce jour-là, elle allait le chercher à son étude.

Ce fut un grand bonheur les premières fois ; mais bientôtil ne cacha plus la vérité, à savoir : que son patron se plaignaitfort de ces dérangements.

– Ah bah ! viens donc, disait-elle.

Et il s’esquivait.

Elle voulut qu’il se vêtît tout en noir et se laissât pousserune pointe au menton, pour ressembler aux portraits de Louis XIII.Elle désira connaître son logement, le trouva médiocre ; il enrougit, elle n’y prit garde, puis lui conseilla d’acheter desrideaux pareils aux siens, et comme il objectait la dépense :

– Ah ! ah ! tu tiens à tes petits écus ! dit-elleen riant.

Il fallait que Léon, chaque fois, lui racontât toute saconduite, depuis le dernier rendez-vous. Elle demanda des vers, desvers pour elle, une pièce d’amour en son honneur ; jamais ilne put parvenir à trouver la rime du second vers, et il finit parcopier un sonnet dans un keepsake.

Ce fut moins par vanité que dans le seul but de lui complaire.Il ne discutait pas ses idées ; il acceptait tous sesgoûts ; il devenait sa maîtresse plutôt qu’elle n’était lasienne. Elle avait des paroles tendres avec des baisers qui luiemportaient l’âme. Où donc avait-elle appris cette corruption,presque immatérielle à force d’être profonde etdissimulée ?

Chapitre 6

 

Dans les voyages qu’il faisait pour la voir, Léon souvent avaitdîné chez le pharmacien, et s’était cru contraint, par politesse,de l’inviter à son tour.

– Volontiers ! avait répondu M. Homais ; il faut,d’ailleurs, que je me retrempe un peu, car je m’encroûte ici. Nousirons au spectacle, au restaurant, nous ferons desfolies !

– Ah ! bon ami ! murmura tendrement madame Homais,effrayée des périls vagues qu’il se disposait à courir.

– Eh bien, quoi ? tu trouves que je ne ruine pas assez masanté à vivre parmi les émanations continuelles de lapharmacie ! Voilà, du reste, le caractère des femmes :elles sont jalouses de la Science, puis s’opposent à ce que l’onprenne les plus légitimes distractions. N’importe, comptez surmoi ; un de ces jours, je tombe à Rouen et nous ferons sauterensemble les monacos.

L’apothicaire, autrefois, se fût bien gardé d’une telleexpression ; mais il donnait maintenant dans un genre folâtreet parisien qu’il trouvait du meilleur goût ; et, comme madameBovary, sa voisine, il interrogeait le clerc curieusement sur lesmœurs de la capitale, même il parlait argot afin d’éblouir… lesbourgeois, disant turne, bazar, chicard, chicandard,Breda-street, et Je me la casse, pour : Je m’envais.

Donc, un jeudi, Emma fut surprise de rencontrer, dans la cuisinedu Lion d’or, M. Homais en costume de voyageur, c’est-à-direcouvert d’un vieux manteau qu’on ne lui connaissait pas, tandisqu’il portait d’une main une valise, et, de l’autre, la chancelièrede son établissement. Il n’avait confié son projet à personne, dansla crainte d’inquiéter le public par son absence.

L’idée de revoir les lieux où s’était passée sa jeunessel’exaltait sans doute, car tout le long du chemin il n’arrêta pasde discourir ; puis, à peine arrivé, il sauta vivement de lavoiture pour se mettre en quête de Léon ; et le clerc eut beause débattre, M. Homais l’entraîna vers le grand café deNormandie, où il entra majestueusement sans retirer son chapeau,estimant fort provincial de se découvrir dans un endroitpublic.

Emma attendit Léon trois quarts d’heure. Enfin elle courut à sonétude, et, perdue dans toute sorte de conjectures, l’accusantd’indifférence et se reprochant à elle-même sa faiblesse, ellepassa l’après-midi le front collé contre les carreaux.

Ils étaient encore à deux heures attablés l’un devant l’autre.La grande salle se vidait ; le tuyau du poêle, en forme depalmier, arrondissait au plafond blanc sa gerbe dorée ; etprès d’eux, derrière le vitrage, en plein soleil, un petit jetd’eau gargouillait dans un bassin de marbre où, parmi du cresson etdes asperges, trois homards engourdis s’allongeaient jusqu’à descailles, toutes couchées en pile, sur le flanc.

Homais se délectait. Quoiqu’il se grisât de luxe encore plus quede bonne chère, le vin de Pomard, cependant, lui excitait un peules facultés, et, lorsque apparut l’omelette au rhum, il exposa surles femmes des théories immorales. Ce qui le séduisait par-dessustout, c’était le chic. Il adorait une toilette élégante dans unappartement bien meublé, et, quant aux qualités corporelles, nedétestait pas le morceau.

Léon contemplait la pendule avec désespoir. L’apothicairebuvait, mangeait, parlait.

– Vous devez être, dit-il tout à coup, bien privé à Rouen. Dureste, vos amours ne logent pas loin.

Et, comme l’autre rougissait :

– Allons, soyez franc ! Nierez-vous qu’àYonville… ?

Le jeune homme balbutia.

– Chez madame Bovary, vous ne courtisiez point… ?

– Et qui donc ?

– La bonne !

Il ne plaisantait pas ; mais, la vanité l’emportant surtoute prudence, Léon, malgré lui, se récria. D’ailleurs, iln’aimait que les femmes brunes.

– Je vous approuve, dit le pharmacien ; elles ont plus detempérament.

Et se penchant à l’oreille de son ami, il indiqua les symptômesauxquels on reconnaissait qu’une femme avait du tempérament. Il selança même dans une digression ethnographique : l’Allemandeétait vaporeuse, la Française libertine, l’Italiennepassionnée.

– Et les négresses ? demanda le clerc.

– C’est un goût d’artiste, dit Homais. – Garçon ! deuxdemi-tasses !

– Partons-nous ? reprit à la fin Léon s’impatientant.

– Yes.

Mais il voulut, avant de s’en aller, voir le maître del’établissement et lui adressa quelques félicitations.

Alors le jeune homme, pour être seul, allégua qu’il avaitaffaire.

– Ah ! je vous escorte ! dit Homais.

Et, tout en descendant les rues avec lui, il parlait de safemme, de ses enfants, de leur avenir et de sa pharmacie, racontaiten quelle décadence elle était autrefois, et le point de perfectionoù il l’avait montée.

Arrivé devant l’hôtel de Boulogne, Léon le quitta brusquement,escalada l’escalier, et trouva sa maîtresse en grand émoi.

Au nom du pharmacien, elle s’emporta. Cependant, il accumulaitde bonnes raisons ; ce n’était pas sa faute, neconnaissait-elle pas M. Homais ? pouvait-elle croirequ’il préférât sa compagnie ? Mais elle se détournait ;il la retint ; et, s’affaissant sur les genoux, il lui entourala taille de ses deux bras, dans une pose langoureuse toute pleinede concupiscence et de supplication.

Elle était debout ; ses grands yeux enflammés leregardaient sérieusement et presque d’une façon terrible. Puis deslarmes les obscurcirent, ses paupières roses s’abaissèrent, elleabandonna ses mains, et Léon les portait à sa bouche lorsque parutun domestique, avertissant Monsieur qu’on le demandait.

– Tu vas revenir ? dit-elle.

– Oui.

– Mais quand ?

– Tout à l’heure.

– C’est un truc, dit le pharmacien en apercevant Léon. J’aivoulu interrompre cette visite qui me paraissait vous contrarier.Allons chez Bridoux prendre un verre de garus.

Léon jura qu’il lui fallait retourner à son étude. Alorsl’apothicaire fit des plaisanteries sur les paperasses, laprocédure.

– Laissez donc un peu Cujas et Bartole, que diable ! Quivous empêche ? Soyez un brave ! Allons chezBridoux ; vous verrez son chien. C’est très curieux !

Et comme le clerc s’obstinait toujours :

– J’y vais aussi. Je lirai un journal en vous attendant, ou jefeuilletterai un Code.

Léon, étourdi par la colère d’Emma, le bavardage deM. Homais et peut-être les pesanteurs du déjeuner, restaitindécis et comme sous la fascination du pharmacien quirépétait :

– Allons chez Bridoux ! c’est à deux pas, rue Malpalu.

Alors, par lâcheté, par bêtise, par cet inqualifiable sentimentqui nous entraîne aux actions les plus antipathiques, il se laissaconduire chez Bridoux ; et ils le trouvèrent dans sa petitecour, surveillant trois garçons qui haletaient à tourner la granderoue d’une machine pour faire de l’eau de Seltz… Homais leur donnades conseils ; il embrassa Bridoux ; on prit le garus.Vingt fois Léon voulut s’en aller ; mais l’autre l’arrêtaitpar le bras en lui disant :

– Tout à l’heure ! je sors. Nous irons au Fanal de Rouen,voir ces messieurs. Je vous présenterai à Thomassin.

Il s’en débarrassa pourtant et courut d’un bond jusqu’à l’hôtel.Emma n’y était plus.

Elle venait de partir, exaspérée. Elle le détestait maintenant.Ce manque de parole au rendez-vous lui semblait un outrage, et ellecherchait encore d’autres raisons pour s’en détacher : ilétait incapable d’héroïsme, faible, banal, plus mou qu’une femme,avare d’ailleurs et pusillanime.

Puis, se calmant, elle finit par découvrir qu’elle l’avait sansdoute calomnié. Mais le dénigrement de ceux que nous aimonstoujours nous en détache quelque peu. Il ne faut pas toucher auxidoles : la dorure en reste aux mains.

Ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes àleur amour ; et, dans les lettres qu’Emma lui envoyait, ilétait question de fleurs, de vers, de la lune et des étoiles,ressources naïves d’une passion affaiblie, qui essayait de s’aviverà tous les secours extérieurs. Elle se promettait continuellement,pour son prochain voyage, une félicité profonde ; puis elles’avouait ne rien sentir d’extraordinaire. Cette déceptions’effaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait à lui plusenflammée, plus avide. Elle se déshabillait brutalement, arrachantle lacet mince de son corset, qui sifflait autour de ses hanchescomme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de sespieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puiselle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous sesvêtements ; – et, pâle, sans parler, sérieuse, elle s’abattaitcontre sa poitrine, avec un long frisson.

Cependant, il y avait sur ce front couvert de gouttes froides,sur ces lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dansl’étreinte de ces bras, quelque chose d’extrême, de vague et delugubre, qui semblait à Léon se glisser entre eux, subtilement,comme pour les séparer.

Il n’osait lui faire des questions ; mais, la discernant siexpérimentée, elle avait dû passer, se disait-il, par toutes lesépreuves de la souffrance et du plaisir. Ce qui le charmaitautrefois l’effrayait un peu maintenant. D’ailleurs, il serévoltait contre l’absorption, chaque jour plus grande, de sapersonnalité. Il en voulait à Emma de cette victoire permanente. Ils’efforçait même à ne pas la chérir ; puis, au craquement deses bottines, il se sentait lâche, comme les ivrognes à la vue desliqueurs fortes.

Elle ne manquait point, il est vrai, de lui prodiguer toutesorte d’attentions, depuis les recherches de table jusqu’auxcoquetteries du costume et aux langueurs du regard. Elle apportaitd’Yonville des roses dans son sein, qu’elle lui jetait à la figure,montrait des inquiétudes pour sa santé, lui donnait des conseilssur sa conduite ; et, afin de le retenir davantage, espérantque le ciel peut-être s’en mêlerait, elle lui passa autour du couune médaille de la Vierge. Elle s’informait, comme une mèrevertueuse, de ses camarades. Elle lui disait :

– Ne les vois pas, ne sors pas, ne pense qu’à nous ;aime-moi !

Elle aurait voulu pouvoir surveiller sa vie, et l’idée lui vintde le faire suivre dans les rues. Il y avait toujours, près del’hôtel, une sorte de vagabond qui accostait les voyageurs et quine refuserait pas… Mais sa fierté se révolta.

– Eh ! tant pis ! qu’il me trompe, quem’importe ! est-ce que j’y tiens ?

Un jour qu’ils s’étaient quittés de bonne heure, et qu’elle s’enrevenait seule par le boulevard, elle aperçut les murs de soncouvent ; alors elle s’assit sur un banc, à l’ombre des ormes.Quel calme dans ce temps-là ! comme elle enviait lesineffables sentiments d’amour qu’elle tâchait, d’après des livres,de se figurer !

Les premiers mois de son mariage, ses promenades à cheval dansla forêt, le Vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassadevant ses yeux… Et Léon lui parut soudain dans le même éloignementque les autres.

– Je l’aime pourtant ! se disait-elle.

N’importe ! elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamaisété. D’où venait donc cette insuffisance de la vie, cettepourriture instantanée des choses où elle s’appuyait ?… Mais,s’il y avait quelque part un être fort et beau, une naturevaleureuse, pleine à la fois d’exaltation et de raffinements, uncœur de poète sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain,sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques, pourquoi, parhasard, ne le trouverait-elle pas ? Oh ! quelleimpossibilité ! Rien, d’ailleurs, ne valait la peine d’unerecherche ; tout mentait ! Chaque sourire cachait unbâillement d’ennui, chaque joie une malédiction, tout plaisir sondégoût, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lèvrequ’une irréalisable envie d’une volupté plus haute.

Un râle métallique se traîna dans les airs et, quatre coups sefirent entendre à la cloche du couvent. Quatre heures ! et illui semblait qu’elle était là, sur ce banc, depuis l’éternité. Maisun infini de passions peut tenir dans une minute, comme une fouledans un petit espace.

Emma vivait tout occupée des siennes, et ne s’inquiétait pasplus de l’argent qu’une archiduchesse.

Une fois pourtant, un homme d’allure chétive, rubicond etchauve, entra chez elle, se déclarant envoyé par M. Vinçart,de Rouen. Il retira les épingles qui fermaient la poche latérale desa longue redingote verte, les piqua sur sa manche et tenditpoliment un papier.

C’était un billet de sept cents francs, souscrit par elle, etque Lheureux, malgré toutes ses protestations, avait passé àl’ordre de Vinçart.

Elle expédia chez lui sa domestique. Il ne pouvait venir.

Alors, l’inconnu, qui était resté debout, lançant de droite etde gauche des regards curieux que dissimulaient ses gros sourcilsblonds, demanda d’un air naïf :

– Quelle réponse apporter à M. Vinçart ?

– Eh bien, répondit Emma, dites-lui… que je n’en ai pas… Ce serala semaine prochaine… Qu’il attende… oui, la semaine prochaine.

Et le bonhomme s’en alla sans souffler mot.

Mais, le lendemain, à midi, elle reçut un protêt ; et lavue du papier timbré, où s’étalait à plusieurs reprises et en groscaractères : « Maître Hareng, huissier à Buchy »,l’effraya si fort, qu’elle courut en toute hâte chez le marchandd’étoffes.

Elle le trouva dans sa boutique, en train de ficeler unpaquet.

– Serviteur ! dit-il, je suis à vous.

Lheureux n’en continua pas moins sa besogne, aidé par une jeunefille de treize ans environ, un peu bossue, et qui lui servait à lafois de commis et de cuisinière.

Puis, faisant claquer ses sabots sur les planches de laboutique, il monta devant Madame au premier étage, et l’introduisitdans un étroit cabinet, où un gros bureau en bois de sapesupportait quelques registres, défendus transversalement par unebarre de fer cadenassée. Contre le mur, sous des couponsd’indienne, on entrevoyait un coffre-fort, mais d’une telledimension, qu’il devait contenir autre chose que des billets et del’argent. M. Lheureux, en effet, prêtait sur gages, et c’estlà qu’il avait mis la chaîne en or de madame Bovary, avec lesboucles d’oreilles du pauvre père Tellier, qui, enfin contraint devendre, avait acheté à Quincampoix un maigre fonds d’épicerie, oùil se mourait de son catarrhe, au milieu de ses chandelles moinsjaunes que sa figure.

Lheureux s’assit dans son large fauteuil de paille, endisant :

– Quoi de neuf ?

– Tenez.

Et elle lui montra le papier.

– Eh bien, qu’y puis-je ?

Alors, elle s’emporta, rappelant la parole qu’il avait donnée dene pas faire circuler ses billets ; il en convenait.

– Mais j’ai été forcé moi-même, j’avais le couteau sur lagorge.

– Et que va-t-il arriver, maintenant ? reprit-elle.

– Oh ! c’est bien simple : un jugement du tribunal, etpuis la saisie… ; bernique !

Emma se retenait pour ne pas le battre. Elle lui demandadoucement s’il n’y avait pas moyen de calmer M. Vinçart.

– Ah bien, oui ! calmer Vinçart ; vous ne leconnaissez guère ; il est plus féroce qu’un Arabe.

Pourtant il fallait que M. Lheureux s’en mêlât.

– Écoutez donc ! il me semble que, jusqu’à présent, j’aiété assez bon pour vous.

Et, déployant un de ses registres :

– Tenez !

Puis, remontant la page avec son doigt :

– Voyons…, voyons… Le 3 août, deux cents francs… Au 17 juin,cent cinquante… 23 mars, quarante-six… En avril…

Il s’arrêta, comme craignant de faire quelque sottise.

– Et je ne dis rien des billets souscrits par Monsieur, un desept cents francs, un autre de trois cents ! Quant à vospetits acomptes, aux intérêts, ça n’en finit pas, on s’yembrouille. Je ne m’en mêle plus !

Elle pleurait, elle l’appela même « son bon monsieurLheureux ». Mais il se rejetait toujours sur ce « mâtinde Vinçart ». D’ailleurs, il n’avait pas un centime, personneà présent ne le payait, on lui mangeait la laine sur le dos, unpauvre boutiquier comme lui ne pouvait faire d’avances.

Emma se taisait ; et M. Lheureux, qui mordillonnaitles barbes d’une plume, sans doute s’inquiéta de son silence, caril reprit :

– Au moins, si un de ces jours j’avais quelques rentrées… Jepourrais…

– Du reste, dit-elle, dès que l’arriéré de Barneville…

– Comment ?…

Et, en apprenant que Langlois n’avait pas encore payé, il parutfort surpris. Puis, d’une voix mielleuse :

– Et nous convenons, dites-vous… ?

– Oh ! de ce que vous voudrez !

Alors, il ferma les yeux pour réfléchir, écrivit quelqueschiffres, et, déclarant qu’il aurait grand mal, que la chose étaitscabreuse et qu’il se saignait, il dicta quatre billets de deuxcent cinquante francs, chacun, espacés les uns des autres à un moisd’échéance.

– Pourvu que Vinçart veuille m’entendre ! Du reste c’estconvenu, je ne lanterne pas, je suis rond comme une pomme.

Ensuite il lui montra négligemment plusieurs marchandisesnouvelles, mais dont pas une, dans son opinion, n’était digne deMadame.

– Quand je pense que voilà une robe à sept sous le mètre, etcertifiée bon teint ! Ils gobent cela pourtant ! on neleur conte pas ce qui en est, vous pensez bien, voulant par cetaveu de coquinerie envers les autres la convaincre tout à fait desa probité.

Puis il la rappela, pour lui montrer trois aunes de guipurequ’il avait trouvées dernièrement « dans unevendue ».

– Est-ce beau ! disait Lheureux ; on s’en sertbeaucoup maintenant, comme têtes de fauteuils, c’est le genre.

Et, plus prompt qu’un escamoteur, il enveloppa la guipure depapier bleu et la mit dans les mains d’Emma.

– Au moins, que je sache… ?

– Ah ! plus tard, reprit-il en lui tournant les talons.

Dès le soir, elle pressa Bovary d’écrire à sa mère pour qu’elleleur envoyât bien vite tout l’arriéré de l’héritage. La belle-mèrerépondit n’avoir plus rien ; la liquidation était close, et illeur restait, outre Barneville, six cents livres de rente, qu’elleleur servirait exactement.

Alors Madame expédia des factures chez deux ou trois clients, etbientôt usa largement de ce moyen, qui lui réussissait. Elle avaittoujours soin d’ajouter en post-scriptum : « N’en parlezpas à mon mari, vous savez comme il est fier… Excusez-moi… Votreservante… » Il y eut quelques réclamations ; elle lesintercepta.

Pour se faire de l’argent, elle se mit à vendre ses vieux gants,ses vieux chapeaux, la vieille ferraille ; et elle marchandaitavec rapacité, – son sang de paysanne la poussant au gain. Puis,dans ses voyages à la ville, elle brocanterait des babioles, queM. Lheureux, à défaut d’autres, lui prendrait certainement.Elle s’acheta des plumes d’autruche, de la porcelaine chinoise etdes bahuts ; elle empruntait à Félicité, à madame Lefrançois,à l’hôtelière de la Croix rouge, à tout le monde, n’importe où.Avec l’argent qu’elle reçut enfin de Barneville, elle paya deuxbillets ; les quinze cents autres francs s’écoulèrent. Elles’engagea de nouveau, et toujours ainsi !

Parfois, il est vrai, elle tâchait de faire des calculs ;mais elle découvrait des choses si exorbitantes, qu’elle n’ypouvait croire. Alors elle recommençait, s’embrouillait vite,plantait tout là et n’y pensait plus.

La maison était bien triste, maintenant ! On en voyaitsortir les fournisseurs avec des figures furieuses. Il y avait desmouchoirs traînant sur les fourneaux ; et la petite Berthe, augrand scandale de madame Homais, portait des bas percés. SiCharles, timidement, hasardait une observation, elle répondait avecbrutalité que ce n’était point sa faute !

Pourquoi ces emportements ? Il expliquait tout par sonancienne maladie nerveuse ; et, se, reprochant d’avoir prispour des défauts ses infirmités, il s’accusait d’égoïsme, avaitenvie de courir l’embrasser.

– Oh ! non, se disait-il, je l’ennuierais !

Et il restait.

Après le dîner, il se promenait seul dans le jardin ; ilprenait la petite Berthe sur ses genoux, et, déployant son journalde médecine, essayait de lui apprendre à lire. L’enfant, quin’étudiait jamais, ne tardait pas à ouvrir de grands yeux tristeset se mettait à pleurer. Alors il la consolait ; il allait luichercher de l’eau dans l’arrosoir pour faire des rivières sur lesable, ou cassait les branches des troènes pour planter des arbresdans les plates-bandes, ce qui gâtait peu le jardin ; toutencombré de longues herbes ; on devait tant de journées àLestiboudois ! Puis l’enfant avait froid et demandait samère.

– Appelle ta bonne, disait Charles. Tu sais bien, ma petite, queta maman ne veut pas qu’on la dérange.

L’automne commençait et déjà les feuilles tombaient, – comme ily a deux ans, lorsqu’elle était malade ! – Quand donc toutcela finira-t-il !… Et il continuait à marcher, les deux mainsderrière le dos.

Madame était dans sa chambre. On n’y montait pas. Elle restaitlà tout le long du jour, engourdie, à peine vêtue, et, de temps àautre, faisant fumer des pastilles du sérail qu’elle avait achetéesà Rouen, dans la boutique d’un Algérien. Pour ne pas avoir la nuitauprès d’elle, cet homme étendu qui dormait, elle finit, à force degrimaces, par le reléguer au second étage ; et elle lisaitjusqu’au matin des livres extravagants où il y avait des tableauxorgiaques avec des situations sanglantes. Souvent une terreur laprenait, elle poussait un cri, Charles accourait.

– Ah ! va-t’en ! disait-elle.

Ou, d’autres fois, brûlée plus fort par cette flamme intime quel’adultère avivait, haletante, émue, tout en désir, elle ouvrait safenêtre, aspirait l’air froid, éparpillait au vent sa cheveluretrop lourde, et, regardant les étoiles, souhaitait des amours deprince. Elle pensait à lui, à Léon. Elle eût alors tout donné pourun seul de ces rendez-vous, qui la rassasiaient.

C’était ses jours de gala. Elle les voulait splendides !et, lorsqu’il ne pouvait payer seul la dépense, elle complétait lesurplus libéralement, ce qui arrivait à peu près toutes les fois.Il essaya de lui faire comprendre qu’ils seraient aussi bienailleurs, dans quelque hôtel plus modeste ; mais elle trouvades objections.

Un jour, elle tira de son sac six petites cuillers en vermeil(c’était le cadeau de noces du père Rouault), en le priant d’allerimmédiatement porter cela, pour elle, au mont-de-piété ; etLéon obéit, bien que cette démarche lui déplût. Il avait peur de secompromettre.

Puis, en y réfléchissant, il trouva que sa maîtresse prenait desallures étranges, et qu’on n’avait peut-être pas tort de vouloirl’en détacher.

En effet, quelqu’un avait envoyé à sa mère une longue lettreanonyme, pour la prévenir qu’il se perdait avec une femmemariée ; et aussitôt la bonne dame, entrevoyant l’éternelépouvantail des familles, c’est-à-dire la vague créaturepernicieuse, la sirène, le monstre, qui habite fantastiquement lesprofondeurs de l’amour, écrivit à maître Dubocage son patron,lequel fut parfait dans cette affaire. Il le tint durant troisquarts d’heure, voulant lui dessiller les yeux, l’avertir dugouffre. Une telle intrigue nuirait plus tard à son établissement.Il le supplia de rompre, et, s’il ne faisait ce sacrifice dans sonpropre intérêt, qu’il le fît au moins pour lui, Dubocage !

Léon enfin avait juré de ne plus revoir Emma ; et il sereprochait de n’avoir pas tenu sa parole, considérant tout ce quecette femme pourrait encore lui attirer d’embarras et de discours,sans compter les plaisanteries de ses camarades, qui se débitaientle matin, autour du poêle. D’ailleurs, il allait devenir premierclerc : c’était le moment d’être sérieux. Aussi renonçait-il àla flûte, aux sentiments exaltés, à l’imagination ; – car toutbourgeois, dans l’échauffement de sa jeunesse, ne fût-ce qu’unjour, une minute, s’est cru capable d’immenses passions, de hautesentreprises. Le plus médiocre libertin a rêvé des sultanes ;chaque notaire porte en soi les débris d’un poète.

Il s’ennuyait maintenant lorsque Emma, tout à coup, sanglotaitsur sa poitrine ; et son cœur, comme les gens qui ne peuventendurer qu’une certaine dose de musique, s’assoupissaitd’indifférence au vacarme d’un amour dont il ne distinguait plusles délicatesses.

Ils se connaissaient trop pour avoir ces ébahissements de lapossession qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée delui qu’il était fatigué d’elle. Emma retrouvait dans l’adultèretoutes les platitudes du mariage.

Mais comment pouvoir s’en débarrasser ? Puis, elle avaitbeau se sentir humiliée de la bassesse d’un tel bonheur, elle ytenait par habitude ou par corruption ; et, chaque jour, elles’y acharnait davantage, tarissant toute félicité à la vouloir tropgrande. Elle accusait Léon de ses espoirs déçus, comme s’il l’avaittrahie ; et même elle souhaitait une catastrophe qui amenâtleur séparation, puisqu’elle n’avait pas le courage de s’ydécider.

Elle n’en continuait pas moins à lui écrire des lettresamoureuses, en vertu de cette idée, qu’une femme doit toujoursécrire à son amant.

Mais, en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantômefait de ses plus ardents souvenirs, de ses lectures les plusbelles, de ses convoitises les plus fortes ; et il devenait àla fin si véritable, et accessible, qu’elle en palpitaitémerveillée, sans pouvoir néanmoins le nettement imaginer, tant ilse perdait, comme un dieu, sous l’abondance de ses attributs. Ilhabitait la contrée bleuâtre où les échelles de soie se balancent àdes balcons, sous le souffle des fleurs, dans la clarté de la lune.Elle le sentait près d’elle, il allait venir et l’enlèverait toutentière dans un baiser. Ensuite elle retombait à plat,brisée ; car ces élans d’amour vague la fatiguaient plus quede grandes débauches.

Elle éprouvait maintenant une courbature incessante etuniverselle. Souvent même, Emma recevait des assignations, dupapier timbré qu’elle regardait à peine. Elle aurait voulu ne plusvivre, ou continuellement dormir.

Le jour de la mi-carême, elle ne rentra pas à Yonville ;elle alla le soir au bal masqué. Elle mit un pantalon de velours etdes bas rouges, avec une perruque à catogan et un lampion surl’oreille. Elle sauta toute la nuit au son furieux destrombones ; on faisait cercle autour d’elle ; et elle setrouva le matin sur le péristyle du théâtre parmi cinq ou sixmasques, débardeuses et matelots, des camarades de Léon, quiparlaient d’aller souper.

Les cafés d’alentour étaient pleins. Ils avisèrent sur le portun restaurant des plus médiocres, dont le maître leur ouvrit, auquatrième étage, une petite chambre.

Les hommes chuchotèrent dans un coin, sans doute se consultantsur la dépense. Il y avait un clerc, deux carabins et uncommis : quelle société pour elle ! Quant aux femmes Emmas’aperçut vite, au timbre de leurs voix, qu’elles devaient être,presque toutes, du dernier rang. Elle eut peur alors, recula sachaise et baissa les yeux.

Les autres se mirent à manger. Elle ne mangea pas ; elleavait le front en feu, des picotements aux paupières et un froid deglace à la peau. Elle sentait dans sa tête le plancher du bal,rebondissant encore sous la pulsation rythmique des mille pieds quidansaient. Puis, l’odeur du punch avec la fumée des cigaresl’étourdit. Elle s’évanouissait ; on la porta devant lafenêtre.

Le jour commençait à se lever, et une grande tache de couleurpourpre s’élargissait dans le ciel pâle, du côté deSainte-Catherine. La rivière livide frissonnait au vent ; iln’y avait personne sur les ponts ; les réverbèress’éteignaient.

Elle se ranima cependant, et vint à penser à Berthe, qui dormaitlà-bas, dans la chambre de sa bonne. Mais une charrette pleine delongs rubans de fer passa, en jetant contre le mur des maisons unevibration métallique assourdissante.

Elle s’esquiva brusquement, se débarrassa de son costume, dit àLéon qu’il lui fallait s’en retourner, et enfin resta seule àl’hôtel de Boulogne. Tout et elle-même lui étaient insupportables.Elle aurait voulu, s’échappant comme un oiseau, aller se rajeunirquelque part, bien loin, dans les espaces immaculés.

Elle sortit, elle traversa le boulevard, la place Cauchoise etle faubourg, jusqu’à une rue découverte qui dominait des jardins.Elle marchait vite, le grand air la calmait : et peu à peu lesfigures de la foule, les masques, les quadrilles, les lustres, lesouper, ces femmes, tout disparaissait comme des brumes emportées.Puis, revenue à la Croix rouge, elle se jeta sur son lit, dans lapetite chambre du second, où il y avait les images de la Tour deNesle. À quatre heures du soir, Hivert la réveilla.

En rentrant chez elle, Félicité lui montra derrière la penduleun papier gris. Elle lut :

« En vertu de la grosse, en forme exécutoire d’unjugement… »

Quel jugement ? La veille, en effet, on avait apporté unautre papier qu’elle ne connaissait pas ; aussi fut-ellestupéfaite de ces mots :

« Commandement de par le roi, la loi et justice, à madameBovary… »

Alors, sautant plusieurs lignes, elle aperçut :

« Dans vingt-quatre heures pour tout délai. » – Quoidonc ? »Payer la somme totale de huit millefrancs. » Et même il y avait plus bas : « Elle ysera contrainte par toute voie de droit, et notamment par la saisieexécutoire de ses meubles et effets. »

Que faire ?… C’était dans vingt-quatre heures ;demain ! Lheureux, pensa-t-elle, voulait sans doute l’effrayerencore ; car elle devina du coup toutes ses manœuvres, le butde ses complaisances. Ce qui la rassurait, c’était l’exagérationmême de la somme.

Cependant, à force d’acheter, de ne pas payer, d’emprunter, desouscrire des billets, puis de renouveler ces billets, quis’enflaient à chaque échéance nouvelle, elle avait fini parpréparer au sieur Lheureux un capital, qu’il attendait impatiemmentpour ses spéculations.

Elle se présenta chez lui d’un air dégagé.

– Vous savez ce qui m’arrive ? C’est une plaisanterie sansdoute !

– Non.

– Comment cela ?

Il se détourna lentement, et lui dit en se croisant lesbras :

– Pensiez-vous, ma petite dame, que j’allais, jusqu’à laconsommation des siècles, être votre fournisseur et banquier pourl’amour de Dieu ? Il faut bien que je rentre dans mesdéboursés, soyons justes !

Elle se récria sur la dette.

– Ah ! tant pis ! le tribunal l’a reconnue ! il ya jugement ! on vous l’a signifié ! D’ailleurs, ce n’estpas moi, c’est Vinçart.

– Est-ce que vous ne pourriez… ?

– Oh ! rien du tout.

– Mais…, cependant…, raisonnons.

Et elle battit la campagne ; elle n’avait rien su… c’étaitune surprise…

– À qui la faute ? dit Lheureux en la saluant ironiquement.Tandis que je suis, moi, à bûcher comme un nègre, vous vousrepassez du bon temps.

– Ah ! pas de morale !

– Ça ne nuit jamais, répliqua-t-il.

Elle fut lâche, elle le supplia ; et même elle appuya sajolie main blanche et longue, sur les genoux du marchand.

– Laissez-moi donc ! On dirait que vous voulez meséduire !

– Vous êtes un misérable ! s’écria-t-elle.

– Oh ! oh ! comme vous y allez ! reprit-il enriant.

– Je ferai savoir qui vous êtes. Je dirai à mon mari…

– Eh bien, moi, je lui montrerai quelque chose, à votremari !

Et Lheureux tira de son coffre-fort le reçu de dix-huit centsfrancs, qu’elle lui avait donné lors de l’escompte Vinçart.

– Croyez-vous, ajouta-t-il, qu’il ne comprenne pas votre petitvol, ce pauvre cher homme ?

Elle s’affaissa, plus assommée qu’elle n’eût été par un coup demassue. Il se promenait depuis la fenêtre jusqu’au bureau, tout enrépétant :

– Ah ! je lui montrerai bien… je lui montrerai bien…

Ensuite il se rapprocha d’elle, et, d’une voix douce :

– Ce n’est pas amusant, je le sais ; personne, après toutn’en est mort, et, puisque c’est le seul moyen qui vous reste de merendre mon argent…

– Mais où en trouverai-je ? dit Emma en se tordant lesbras.

– Ah bah ! quand on a comme vous des amis !

Et il la regardait d’une façon si perspicace et si terrible,qu’elle en frissonna jusqu’aux entrailles.

– Je vous promets, dit-elle, je signerai…

– J’en ai assez, de vos signatures !

– Je vendrai encore…

– Allons donc ! fit-il en haussant les épaules, vous n’avezplus rien.

Et il cria dans le judas qui s’ouvrait sur laboutique :

– Annette ! n’oublie pas les trois coupons du n° 14.

La servante parut ; Emma comprit, et demanda « cequ’il faudrait d’argent pour arrêter toutes lespoursuites ».

– Il est trop tard !

– Mais, si je vous apportais plusieurs mille francs, le quart dela somme, le tiers, presque tout ?

– Eh ! non, c’est inutile !

Il la poussait doucement vers l’escalier.

– Je vous en conjure, monsieur Lheureux, quelques joursencore !

Elle sanglotait.

– Allons, bon ! des larmes !

– Vous me désespérez !

– Je m’en moque pas mal ! dit-il en refermant la porte.

Chapitre 7

 

Elle fut stoïque, le lendemain, lorsque maître Hareng,l’huissier, avec deux témoins, se présenta chez elle pour faire leprocès-verbal de la saisie.

Ils commencèrent par le cabinet de Bovary et n’inscrivirentpoint la tête phrénologique, qui fut considérée comme instrument desa profession ; mais ils comptèrent dans la cuisine les plats,les marmites, les chaises, les flambeaux, et, dans sa chambre àcoucher, toutes les babioles de l’étagère. Ils examinèrent sesrobes, le linge, le cabinet de toilette ; et son existence,jusque dans ses recoins les plus intimes, fut, comme un cadavre quel’on autopsie, étalée tout du long aux regards de ces troishommes.

Maître Hareng, boutonné dans un mince habit noir, en cravateblanche, et portant des sous-pieds fort tendus, répétait de temps àautre :

– Vous permettez ; madame ? vous permettez ?

Souvent il faisait des exclamations :

– Charmant !… fort joli !

Puis il se remettait à écrire, trempant sa plume dans l’encrierde corne qu’il tenait de la main gauche.

Quand ils en eurent fini avec les appartements, ils montèrent augrenier.

Elle y gardait un pupitre où étaient enfermées les lettres deRodolphe. Il fallut l’ouvrir.

– Ah ! une correspondance ! dit maître Hareng avec unsourire discret. Mais permettez ! car je dois m’assurer si laboîte ne contient pas autre chose.

Et il inclina les papiers, légèrement, comme pour en fairetomber des napoléons. Alors l’indignation la prit, à voir cettegrosse main, aux doigts rouges et mous comme des limaces, qui seposait sur ces pages où son cœur avait battu.

Ils partirent enfin ! Félicité rentra. Elle l’avait envoyéeaux aguets pour détourner Bovary ; et elles installèrentvivement sous les toits le gardien de la saisie, qui jura de s’ytenir.

Charles, pendant la soirée, lui parut soucieux. Emma l’épiaitd’un regard plein d’angoisse, croyant apercevoir dans les rides deson visage des accusations. Puis, quand ses yeux se reportaient surla cheminée garnie d’écrans chinois, sur les larges rideaux, surles fauteuils, sur toutes ces choses enfin qui avaient adoucil’amertume de sa vie, un remords la prenait, ou plutôt un regretimmense et qui irritait la passion, loin de l’anéantir. Charlestisonnait avec placidité, les deux pieds sur les chenets.

Il y eut un moment où le gardien, sans doute s’ennuyant dans sacachette, fit un peu de bruit.

– On marche là-haut ? dit Charles.

– Non ! reprit-elle, c’est une lucarne restée ouverte quele vent remue.

Elle partit pour Rouen, le lendemain dimanche, afin d’aller cheztous les banquiers dont elle connaissait le nom. Ils étaient à lacampagne ou en voyage. Elle ne se rebuta pas ; et ceux qu’elleput rencontrer, elle leur demandait de l’argent, protestant qu’illui en fallait, qu’elle le rendrait. Quelques-uns lui rirent aunez ; tous la refusèrent.

À deux heures, elle courut chez Léon, frappa contre sa porte. Onn’ouvrit pas. Enfin il parut.

– Qui t’amène ?

– Cela te dérange ?

– Non…, mais…

Et il avoua que le propriétaire n’aimait point que l’on reçût «des femmes ».

– J’ai à te parler, reprit-elle.

Alors il atteignit sa clef. Elle l’arrêta.

– Oh ! non, là-bas, chez nous.

Et ils allèrent dans leur chambre, à l’hôtel de Boulogne.

Elle but en arrivant un grand verre d’eau. Elle était très pâle.Elle lui dit :

– Léon, tu vas me rendre un service.

Et, le secouant par ses deux mains, qu’elle serrait étroitement,elle ajouta :

– Écoute, j’ai besoin de huit mille francs !

– Mais tu es folle !

– Pas encore !

Et, aussitôt, racontant l’histoire de la saisie, elle lui exposasa détresse ; car Charles ignorait tout, sa belle-mère ladétestait, le père Rouault ne pouvait rien ; mais lui, Léon,il allait se mettre en course pour trouver cette indispensablesomme…

– Comment veux-tu… ?

– Quel lâche tu fais ! s’écria-t-elle.

Alors il dit bêtement :

– Tu t’exagères le mal. Peut-être qu’avec un millier d’écus tonbonhomme se calmerait.

Raison de plus pour tenter quelque démarche ; il n’étaitpas possible que l’on ne découvrît point trois mille francs.D’ailleurs, Léon pouvait s’engager à sa place.

– Va ! essaye ! il le faut ! cours !…Oh ! tâche ! tâche ! je t’aimerai bien !

Il sortit, revint au bout d’une heure, et dit avec une figuresolennelle :

– J’ai été chez trois personnes… inutilement !

Puis ils restèrent assis l’un en face de l’autre, aux deux coinsde la cheminée, immobiles, sans parler. Emma haussait les épaules,tout en trépignant. Il l’entendit qui murmurait :

– Si j’étais à ta place, moi, j’en trouverais bien !

– Où donc ?

– À ton étude !

Et elle le regarda.

Une hardiesse infernale s’échappait de ses prunelles enflammées,et les paupières se rapprochaient d’une façon lascive etencourageante ; – si bien que le jeune homme se sentit faiblirsous la muette volonté de cette femme qui lui conseillait un crime.Alors il eut peur, et pour éviter tout éclaircissement, il sefrappa le front en s’écriant :

– Morel doit revenir cette nuit ! il ne me refusera pas,j’espère (c’était un de ses amis, le fils d’un négociant fortriche), et je t’apporterai cela demain, ajouta-t-il.

Emma n’eut point l’air d’accueillir cet espoir avec autant dejoie qu’il l’avait imaginé. Soupçonnait-elle le mensonge ? Ilreprit en rougissant :

– Pourtant, si tu ne me voyais pas à trois heures, ne m’attendsplus, ma chérie. Il faut que je m’en aille, excuse-moi.Adieu !

Il serra sa main, mais il la sentit tout inerte. Emma n’avaitplus la force d’aucun sentiment.

Quatre heures sonnèrent ; et elle se leva pour s’enretourner à Yonville, obéissant comme un automate à l’impulsion deshabitudes.

Il faisait beau ; c’était un de ces jours du mois de marsclairs et âpres, où le soleil reluit dans un ciel tout blanc. DesRouennais endimanchés se promenaient d’un air heureux. Elle arrivasur la place du Parvis. On sortait des vêpres ; la foules’écoulait par les trois portails, comme un fleuve par les troisarches d’un pont, et, au milieu, plus immobile qu’un roc, se tenaitle suisse.

Alors elle se rappela ce jour où, tout anxieuse et pleined’espérances, elle était entrée sous cette grande nef quis’étendait devant elle moins profonde que son amour ; et ellecontinua de marcher, en pleurant sous son voile, étourdie,chancelante, près de défaillir.

– Gare ! cria une voix sortant d’une porte cochère quis’ouvrait.

Elle s’arrêta pour laisser passer un cheval noir, piaffant dansles brancards d’un tilbury que conduisait un gentleman en fourrurede zibeline. Qui était-ce donc ? Elle le connaissait… Lavoiture s’élança et disparut.

Mais c’était lui, le Vicomte ! Elle se détourna : la rueétait déserte. Et elle fut si accablée, si triste, qu’elle s’appuyacontre un mur pour ne pas tomber.

Puis elle pensa qu’elle s’était trompée. Au reste, elle n’ensavait rien. Tout, en elle-même et au dehors, l’abandonnait. Ellese sentait perdue, roulant au hasard dans des abîmesindéfinissables ; et ce fut presque avec joie qu’elle aperçut,en arrivant à la Croix rouge, ce bon Homais qui regardait chargersur l’Hirondelle une grande boîte pleine de provisionspharmaceutiques. Il tenait à sa main, dans un foulard, sixcheminots pour son épouse.

Madame Homais aimait beaucoup ces petits pains lourds, en formede turban, que l’on mange dans le carême avec du beurre salé :dernier échantillon des nourritures gothiques, qui remontepeut-être au siècle des croisades, et dont les robustes Normandss’emplissaient autrefois, croyant voir sur la table, à la lueur destorches jaunes, entre les brocs d’hypocras et les gigantesquescharcuteries, des têtes de Sarrasins à dévorer. La femme del’apothicaire les croquait comme eux, héroïquement, malgré sadétestable dentition ; aussi, toutes les fois que M. Homaisfaisait un voyage à la ville, il ne manquait pas de lui enrapporter, qu’il prenait toujours chez le grand faiseur, rueMassacre.

– Charmé de vous voir ! dit-il en offrant la main à Emmapour l’aider à monter dans l’Hirondelle.

Puis il suspendit les cheminots aux lanières du filet, et restanu-tête et les bras croisés, dans une attitude pensive etnapoléonienne.

Mais, quand l’Aveugle, comme d’habitude, apparut au bas de lacôte, il s’écria :

– Je ne comprends pas que l’autorité tolère encore de sicoupables industries ! On devrait enfermer ces malheureux, quel’on forcerait à quelque travail ! Le Progrès, ma paroled’honneur, marche à pas de tortue ! nous pataugeons en pleinebarbarie !

L’Aveugle tendait son chapeau, qui ballottait au bord de laportière, comme une poche de la tapisserie déclouée.

– Voilà, dit le pharmacien, une affection scrofuleuse !

Et, bien qu’il connût ce pauvre diable, il feignit de le voirpour la première fois, murmura les mots de cornée, cornée opaque,sclérotique, faciès, puis lui demanda d’un ton paterne :

– Y a-t-il longtemps, mon ami, que tu as cette épouvantableinfirmité ? Au lieu de t’enivrer au cabaret, tu ferais mieuxde suivre un régime.

Il l’engageait à prendre de bon vin, de bonne bière, de bonsrôtis. L’Aveugle continuait sa chanson ; il paraissait,d’ailleurs, presque idiot. Enfin, M. Homais ouvrit sa bourse.

– Tiens, voilà un sou, rends-moi deux liards ; et n’oubliepas mes recommandations, tu t’en trouveras bien.

Hivert se permit tout haut quelque doute sur leur efficacité.Mais l’apothicaire certifia qu’il le guérirait lui-même, avec unepommade antiphlogistique de sa composition, et il donna son adresse:

– M. Homais, près des halles, suffisamment connu.

– Eh bien, pour la peine, dit Hivert, tu vas nous montrer lacomédie.

L’Aveugle s’affaissa sur ses jarrets, et, la tête renversée,tout en roulant ses yeux verdâtres et tirant la langue, il sefrottait l’estomac à deux mains, tandis qu’il poussait une sorte dehurlement sourd, comme un chien affamé. Emma, prise de dégoût, luienvoya, par-dessus l’épaule, une pièce de cinq francs. C’étaittoute sa fortune. Il lui semblait beau de la jeter ainsi.

La voiture était repartie, quand soudain M. Homais se pencha endehors du vasistas et cria :

– Pas de farineux ni de laitage ! Porter de la laine sur lapeau et exposer les parties malades à la fumée de baies degenièvre !

Le spectacle des objets connus qui défilaient devant ses yeuxpeu à peu détournait Emma de sa douleur présente. Une intolérablefatigue l’accablait, et elle arriva chez elle hébétée, découragée,presque endormie.

– Advienne que pourra ! se disait-elle.

Et puis, qui sait ? pourquoi, d’un moment à l’autre, nesurgirait-il pas un événement extraordinaire ? Lheureux mêmepouvait mourir.

Elle fut, à neuf heures du matin, réveillée par un bruit de voixsur la place. Il y avait un attroupement autour des halles pourlire une grande affiche collée contre un des poteaux, et elle vitJustin qui montait sur une borne et qui déchirait l’affiche. Mais,à ce moment, le garde champêtre lui posa la main sur le collet. M.Homais sortit de la pharmacie, et la mère Lefrançois, au milieu dela foule, avait l’air de pérorer.

– Madame ! madame ! s’écria Félicité en entrant, c’estune abomination !

Et la pauvre fille, émue, lui tendit un papier jaune qu’ellevenait d’arracher à la porte. Emma lut d’un clin d’œil que tout sonmobilier était à vendre.

Alors elles se considérèrent silencieusement. Elles n’avaient,la servante et la maîtresse, aucun secret l’une pour l’autre. EnfinFélicité soupira :

– Si j’étais de vous, madame, j’irais chez M. Guillaumin.

– Tu crois ?…

Et cette interrogation voulait dire :

– Toi qui connais la maison par le domestique, est-ce que lemaître quelquefois aurait parlé de moi ?

– Oui, allez-y, vous ferez bien.

Elle s’habilla, mit sa robe noire avec sa capote à grains dejais ; et, pour qu’on ne la vît pas (il y avait toujoursbeaucoup de monde sur la place), elle prit en dehors du village,par le sentier au bord de l’eau.

Elle arriva tout essoufflée devant la grille du notaire ;le ciel était sombre et un peu de neige tombait.

Au bruit de la sonnette, Théodore, en gilet rouge, parut sur leperron ; il vint lui ouvrir presque familièrement, comme à uneconnaissance, et l’introduisit dans la salle à manger.

Un large poêle de porcelaine bourdonnait sous un cactus quiemplissait la niche, et, dans des cadres de bois noir, contre latenture de papier chêne, il y avait la Esméralda de Steuben, avecla Putiphar de Schopin. La table servie, deux réchauds d’argent, lebouton des portes en cristal, le parquet et les meubles, toutreluisait d’une propreté méticuleuse, anglaise ; les carreauxétaient décorés, à chaque angle, par des verres de couleur.

– Voilà une salle à manger, pensait Emma, comme il m’en faudraitune.

Le notaire entra, serrant du bras gauche contre son corps sarobe de chambre à palmes, tandis qu’il ôtait et remettait vite del’autre main sa toque de velours marron, prétentieusement posée surle côté droit, où retombaient les bouts de trois mèches blondesqui, prises à l’occiput, contournaient son crâne chauve.

Après qu’il eut offert un siège, il s’assit pour déjeuner, touten s’excusant beaucoup de l’impolitesse.

– Monsieur, dit-elle, je vous prierais…

– De quoi, madame ? J’écoute.

Elle se mit à lui exposer sa situation.

Maître Guillaumin la connaissait, étant lié secrètement avec lemarchand d’étoffes, chez lequel il trouvait toujours des capitauxpour les prêts hypothécaires qu’on lui demandait à contracter.

Donc, il savait (et mieux qu’elle) la longue histoire de cesbillets, minimes d’abord, portant comme endosseurs des noms divers,espacés à de longues échéances et renouvelés continuellement,jusqu’au jour où, ramassant tous les protêts, le marchand avaitchargé son ami Vinçart de faire en son nom propre les poursuitesqu’il fallait, ne voulant point passer pour un tigre parmi sesconcitoyens.

Elle entremêla son récit de récriminations contre Lheureux,récriminations auxquelles le notaire répondait de temps à autre parune parole insignifiante. Mangeant sa côtelette et buvant son thé,il baissait le menton dans sa cravate bleu de ciel, piquée par deuxépingles de diamants que rattachait une chaînette d’or ; et ilsouriait d’un singulier sourire, d’une façon douceâtre et ambiguë.Mais, s’apercevant qu’elle avait les pieds humides :

– Approchez-vous donc du poêle… plus haut…, contre laporcelaine.

Elle avait peur de la salir. Le notaire reprit d’un ton galant:

– Les belles choses ne gâtent rien.

Alors elle tâcha de l’émouvoir, et, s’émotionnant elle-même,elle vint à lui conter l’étroitesse de son ménage, sestiraillements, ses besoins. Il comprenait cela : une femmeélégante ! et, sans s’interrompre de manger, il s’était tournévers elle complètement, si bien qu’il frôlait du genou sa bottine,dont la semelle se recourbait tout en fumant contre le poêle.

Mais, lorsqu’elle lui demanda mille écus, il serra les lèvres,puis se déclara très peiné de n’avoir pas eu autrefois la directionde sa fortune, car il y avait cent moyens fort commodes, même pourune dame, de faire valoir son argent. On aurait pu, soit dans lestourbières de Grumesnil ou les terrains du Havre, hasarder presqueà coup sûr d’excellentes spéculations ; et il la laissa sedévorer de rage à l’idée des sommes fantastiques qu’elle auraitcertainement gagnées.

– D’où vient, reprit-il, que vous n’êtes pas venue chezmoi ?

– Je ne sais trop, dit-elle.

– Pourquoi, hein ?… Je vous faisais donc bien peur ?C’est moi, au contraire, qui devrais me plaindre ! À peine sinous nous connaissons ! Je vous suis pourtant trèsdévoué ; vous n’en doutez plus, j’espère ?

Il tendit sa main, prit la sienne, la couvrit d’un baiservorace, puis la garda sur son genou ; et il jouait avec sesdoigts délicatement, tout en lui contant mille douceurs.

Sa voix fade susurrait, comme un ruisseau qui coule ; uneétincelle jaillissait de sa pupille à travers le miroitement de seslunettes, et ses mains s’avançaient dans la manche d’Emma, pour luipalper le bras. Elle sentait contre sa joue le souffle d’unerespiration haletante. Cet homme la gênait horriblement.

Elle se leva d’un bond et lui dit :

– Monsieur, j’attends !

– Quoi donc ? fit le notaire, qui devint tout à coupextrêmement pâle.

– Cet argent.

– Mais…

Puis, cédant à l’irruption d’un désir trop fort :

– Eh bien, oui !…

Il se traînait à genoux vers elle, sans égard pour sa robe dechambre.

– De grâce, restez ! je vous aime !

Il la saisit par la taille.

Un flot de pourpre monta vite au visage de madame Bovary. Ellese recula d’un air terrible, en s’écriant :

– Vous profitez impudemment de ma détresse, monsieur ! Jesuis à plaindre, mais pas à vendre !

Et elle sortit.

Le notaire resta fort stupéfait, les yeux fixés sur ses bellespantoufles en tapisserie. C’était un présent de l’amour. Cette vueà la fin le consola. D’ailleurs, il songeait qu’une aventurepareille l’aurait entraîné trop loin.

– Quel misérable ! quel goujat !… quelleinfamie ! se disait-elle, en fuyant d’un pied nerveux sous lestrembles de la route. Le désappointement de l’insuccès renforçaitl’indignation de sa pudeur outragée ; il lui semblait que laProvidence s’acharnait à la poursuivre, et, s’en rehaussantd’orgueil, jamais elle n’avait eu tant d’estime pour elle-même nitant de mépris pour les autres. Quelque chose de belliqueux latransportait. Elle aurait voulu battre les hommes, leur cracher auvisage, les broyer tous ; et elle continuait à marcherrapidement devant elle, pâle, frémissante, enragée, furetant d’unœil en pleurs l’horizon vide, et comme se délectant à la haine quil’étouffait.

Quand elle aperçut sa maison, un engourdissement la saisit. Ellene pouvait avancer ; il le fallait cependant ;d’ailleurs, où fuir ?

Félicité l’attendait sur la porte.

– Eh bien ?

– Non ! dit Emma.

Et, pendant un quart d’heure, toutes les deux, elles avisèrentles différentes personnes d’Yonville disposées peut-être à lasecourir. Mais, chaque fois que Félicité nommait quelqu’un, Emmarépliquait :

– Est-ce possible ! Ils ne voudront pas !

– Et monsieur qui va rentrer !

– Je le sais bien… Laisse-moi seule.

Elle avait tout tenté. Il n’y avait plus rien à fairemaintenant ; et, quand Charles paraîtrait, elle allait donclui dire :

– Retire-toi. Ce tapis où tu marches n’est plus à nous. De tamaison, tu n’as pas un meuble, une épingle, une paille, et c’estmoi qui t’ai ruiné, pauvre homme !

Alors ce serait un grand sanglot, puis il pleureraitabondamment, et enfin, la surprise passée, il pardonnerait.

– Oui, murmurait-elle en grinçant des dents, il me pardonnera,lui qui n’aurait pas assez d’un million à m’offrir pour que jel’excuse de m’avoir connue… Jamais ! jamais !

Cette idée de la supériorité de Bovary sur elle l’exaspérait.Puis, qu’elle avouât ou n’avouât pas, tout à l’heure, tantôt,demain, il n’en saurait pas moins la catastrophe ; donc, ilfallait attendre cette horrible scène et subir le poids de samagnanimité. L’envie lui vint de retourner chez Lheureux : à quoibon ? d’écrire à son père ; il était trop tard ; etpeut-être qu’elle se repentait maintenant de n’avoir pas cédé àl’autre, lorsqu’elle entendit le trot d’un cheval dans l’allée.C’était lui, il ouvrait la barrière, il était plus blême que le murde plâtre. Bondissant dans l’escalier, elle s’échappa vivement parla place ; et la femme du maire, qui causait devant l’égliseavec Lestiboudois, la vit entrer chez le percepteur.

Elle courut le dire à madame Caron. Ces deux dames montèrentdans le grenier ; et cachées par du linge étendu sur desperches, se postèrent commodément pour apercevoir tout l’intérieurde Binet.

Il était seul, dans sa mansarde, en train d’imiter, avec dubois, une de ces ivoireries indescriptibles, composées decroissants, de sphères creusées les unes dans les autres, le toutdroit comme un obélisque et ne servant à rien ; et il entamaitla dernière pièce, il touchait au but ! Dans le clair-obscurde l’atelier, la poussière blonde s’envolait de son outil, commeune aigrette d’étincelles sous les fers d’un cheval au galop ;les deux roues tournaient, ronflaient ; Binet souriait, lementon baissé, les narines ouvertes, et semblait enfin perdu dansun de ces bonheurs complets, n’appartenant sans doute qu’auxoccupations médiocres, qui amusent l’intelligence par desdifficultés faciles, et l’assouvissent en une réalisation au delàde laquelle il n’y a pas à rêver.

– Ah ! la voici ! fit madame Tuvache.

Mais il n’était guère possible, à cause du tour, d’entendre cequ’elle disait.

Enfin, ces dames crurent distinguer le mot francs, et la mèreTuvache souffla tout bas :

– Elle le prie, pour obtenir un retard à ses contributions.

– D’apparence ! reprit l’autre.

Elles la virent qui marchait de long en large, examinant contreles murs les ronds de serviette, les chandeliers, les pommes derampe, tandis que Binet se caressait la barbe avecsatisfaction.

– Viendrait-elle lui commander quelque chose ? dit madameTuvache.

– Mais il ne vend rien ! objecta sa voisine.

Le percepteur avait l’air d’écouter, tout en écarquillant lesyeux, comme s’il ne comprenait pas. Elle continuait d’une manièretendre, suppliante. Elle se rapprocha ; son seinhaletait ; ils ne parlaient plus.

– Est-ce qu’elle lui fait des avances ? dit madameTuvache.

Binet était rouge jusqu’aux oreilles. Elle lui prit lesmains.

– Ah ! c’est trop fort !

Et sans doute qu’elle lui proposait une abomination ; carle percepteur, – il était brave pourtant, il avait combattu àBautzen et à Lutzen, fait la campagne de France, et même été portépour la croix ; – tout à coup, comme à la vue d’un serpent, serecula bien loin en s’écriant :

– Madame ! y pensez-vous ?…

– On devrait fouetter ces femmes-là ! dit madameTuvache.

– Où est-elle donc ? reprit madame Caron.

Car elle avait disparu durant ces mots ; puis, l’apercevantqui enfilait la Grande-Rue et tournait à droite comme pour gagnerle cimetière, elles se perdirent en conjectures.

– Mère Rolet, dit-elle en arrivant chez la nourrice,j’étouffe !… délacez-moi.

Elle tomba sur le lit ; elle sanglotait. La mère Rolet lacouvrit d’un jupon et resta debout près d’elle. Puis, comme elle nerépondait pas, la bonne femme s’éloigna, prit son rouet et se mit àfiler du lin.

– Oh ! finissez ! murmura-t-elle, croyant entendre letour de Binet.

– Qui la gêne ? se demandait la nourrice. Pourquoivient-elle ici ?

Elle y était accourue, poussée par une sorte d’épouvante qui lachassait de sa maison.

Couchée sur le dos, immobile et les yeux fixes, elle discernaitvaguement les objets, bien qu’elle y appliquât son attention avecune persistance idiote. Elle contemplait les écaillures de lamuraille, deux tisons fumant bout à bout, et une longue araignéequi marchait au-dessus de sa tête, dans la fente de la poutrelle.Enfin, elle rassembla ses idées. Elle se souvenait… Un jour, avecLéon… Oh ! comme c’était loin… Le soleil brillait sur larivière et les clématites embaumaient… Alors, emportée dans sessouvenirs comme dans un torrent qui bouillonne, elle arriva bientôtà se rappeler la journée de la veille.

– Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.

La mère Rolet sortit, leva les doigts de sa main droite du côtéque le ciel était le plus clair, et rentra lentement en disant:

– Trois heures, bientôt.

– Ah ! merci ! merci !

Car il allait venir. C’était sûr ! Il aurait trouvé del’argent. Mais il irait peut-être là-bas, sans se douter qu’ellefût là ; et elle commanda à la nourrice de courir chez ellepour l’amener.

– Dépêchez-vous !

– Mais, ma chère dame, j’y vais ! j’y vais !

Elle s’étonnait, à présent, de n’avoir pas songé à lui toutd’abord ; hier, il avait donné sa parole, il n’y manqueraitpas ; et elle se voyait déjà chez Lheureux, étalant sur sonbureau les trois billets de banque. Puis il faudrait inventer unehistoire qui expliquât les choses à Bovary. Laquelle ?

Cependant la nourrice était bien longue à revenir. Mais, commeil n’y avait point d’horloge dans la chaumière, Emma craignait des’exagérer peut-être la longueur du temps. Elle se mit à faire destours de promenade dans le jardin, pas à pas ; elle alla dansle sentier le long de la haie, et s’en retourna vivement, espérantque la bonne femme serait rentrée par une autre route. Enfin, lassed’attendre, assaillie de soupçons qu’elle repoussait, ne sachantplus si elle était là depuis un siècle ou une minute, elle s’assitdans un coin et ferma les yeux, se boucha les oreilles. La barrièregrinça : elle fit un bond ; avant qu’elle eût parlé, la mèreRolet lui avait dit :

– Il n’y a personne chez vous !

– Comment ?

– Oh ! personne ! Et monsieur pleure. Il vous appelle.On vous cherche.

Emma ne répondit rien. Elle haletait, tout en roulant les yeuxautour d’elle, tandis que la paysanne, effrayée de son visage, sereculait instinctivement, la croyant folle. Tout à coup elle sefrappa le front, poussa un cri, car le souvenir de Rodolphe, commeun grand éclair dans une nuit sombre, lui avait passé dans l’âme.Il était si bon, si délicat, si généreux ! Et, d’ailleurs,s’il hésitait à lui rendre ce service, elle saurait bien l’ycontraindre en rappelant d’un seul clin d’œil leur amour perdu.Elle partit donc vers la Huchette, sans s’apercevoir qu’ellecourait s’offrir à ce qui l’avait tantôt si fort exaspérée, ni sedouter le moins du monde de cette prostitution.

Chapitre 8

 

Elle se demandait tout en marchant : « Que vais-je dire ?Par où commencerai-je ? » Et à mesure qu’elle avançait, ellereconnaissait les buissons, les arbres, les joncs marins sur lacolline, le château là-bas. Elle se retrouvait dans les sensationsde sa première tendresse, et son pauvre cœur comprimé s’y dilataitamoureusement. Un vent tiède lui soufflait au visage ; laneige, se fondant, tombait goutte à goutte des bourgeons surl’herbe.

Elle entra, comme autrefois, par la petite porte du parc, puisarriva à la cour d’honneur, que bordait un double rang de tilleulstouffus. Ils balançaient, en sifflant, leurs longues branches. Leschiens au chenil aboyèrent tous, et l’éclat de leurs voixretentissait sans qu’il parût personne.

Elle monta le large escalier droit, à balustres de bois, quiconduisait au corridor pavé de dalles poudreuses où s’ouvraientplusieurs chambres à la file, comme dans les monastères ou lesauberges. La sienne était au bout, tout au fond, à gauche. Quandelle vint à poser les doigts sur la serrure, ses forces subitementl’abandonnèrent. Elle avait peur qu’il ne fût pas là, le souhaitaitpresque, et c’était pourtant son seul espoir, la dernière chance desalut. Elle se recueillit une minute, et, retrempant son courage ausentiment de la nécessité présente, elle entra.

Il était devant le feu, les deux pieds sur le chambranle, entrain de fumer une pipe.

– Tiens ! c’est vous ! dit-il en se levantbrusquement.

– Oui, c’est moi !… je voudrais, Rodolphe, vous demander unconseil.

Et malgré tous ses efforts, il lui était impossible de desserrerla bouche.

– Vous n’avez pas changé, vous êtes toujourscharmante !

– Oh ! reprit-elle amèrement, ce sont de tristes charmes,mon ami, puisque vous les avez dédaignés.

Alors il entama une explication de sa conduite, s’excusant entermes vagues, faute de pouvoir inventer mieux.

Elle se laissa prendre à ses paroles, plus encore à sa voix etpar le spectacle de sa personne ; si bien qu’elle fit semblantde croire, ou crut-elle peut-être, au prétexte de leurrupture ; c’était un secret d’où dépendaient l’honneur et mêmela vie d’une troisième personne.

– N’importe ! fit-elle en le regardant tristement, j’aibien souffert !

Il répondit d’un ton philosophique :

– L’existence est ainsi !

– A-t-elle du moins, reprit Emma, été bonne pour vous depuisnotre séparation ?

– Oh ! ni bonne… ni mauvaise.

– Il aurait peut-être mieux valu ne jamais nous quitter.

– Oui…, peut-être !

– Tu crois ? dit-elle en se rapprochant.

Et elle soupira.

– O Rodolphe ! si tu savais… Je t’ai bien aimé !

Ce fut alors qu’elle prit sa main, et ils restèrent quelquetemps les doigts entrelacés, – comme le premier jour, auxComices ! Par un geste d’orgueil, il se débattait sousl’attendrissement. Mais, s’affaissant contre sa poitrine, elle luidit :

– Comment voulais-tu que je vécusse sans toi ? On ne peutpas se déshabituer du bonheur ! J’étais désespérée ! j’aicru mourir ! Je te conterai tout cela, tu verras. Et toi… tum’as fuie !…

Car, depuis trois ans, il l’avait soigneusement évitée par suitede cette lâcheté naturelle qui caractérise le sexe fort ; etEmma continuait avec des gestes mignons de tête, plus câline qu’unechatte amoureuse :

– Tu en aimes d’autres, avoue-le. Oh ! je les comprends,va ! je les excuse ; tu les auras séduites, comme tum’avais séduite. Tu es un homme, toi ! tu as tout ce qu’ilfaut pour te faire chérir. Mais nous recommencerons, n’est-cepas ? nous nous aimerons ! Tiens, je ris, je suisheureuse !… parle donc !

Et elle était ravissante à voir, avec son regard où tremblaitune larme, comme l’eau d’un orage dans un calice bleu.

Il l’attira sur ses genoux, et il caressait du revers de la mainses bandeaux lisses, où, dans la clarté du crépuscule, miroitaitcomme une flèche d’or un dernier rayon du soleil. Elle penchait lefront ; il finit par la baiser sur les paupières, toutdoucement, du bout de ses lèvres.

– Mais tu as pleuré ! dit-il. Pourquoi ?

Elle éclata en sanglots. Rodolphe crut que c’était l’explosionde son amour ; comme elle se taisait, il prit ce silence pourune dernière pudeur, et alors il s’écria :

– Ah ! pardonne-moi ! tu es la seule qui me plaise.J’ai été imbécile et méchant ! Je t’aime, je t’aimeraitoujours !… Qu’as-tu ? dis-le donc !

Il s’agenouillait.

– Eh bien !… je suis ruinée, Rodolphe ! Tu vas meprêter trois mille francs !

– Mais…, mais…, dit-il en se relevant peu à peu, tandis que saphysionomie prenait une expression grave.

– Tu sais, continuait-elle vite, que mon mari avait placé toutesa fortune chez un notaire ; il s’est enfui. Nous avonsemprunté ; les clients ne payaient pas. Du reste laliquidation n’est pas finie ; nous en aurons plus tard. Mais,aujourd’hui, faute de trois mille francs, on va nous saisir ;c’est à présent, à l’instant même ; et, comptant sur tonamitié, je suis venue.

– Ah ! pensa Rodolphe, qui devint très pâle tout à coup,c’est pour cela qu’elle est venue !

Enfin il dit d’un air calme :

– Je ne les ai pas, chère madame.

Il ne mentait point. Il les eût eus qu’il les aurait donnés,sans doute, bien qu’il soit généralement désagréable de faire de sibelles actions : une demande pécuniaire, de toutes les bourrasquesqui tombent sur l’amour, étant la plus froide et la plusdéracinante.

Elle resta d’abord quelques minutes à le regarder.

– Tu ne les as pas !

Elle répéta plusieurs fois :

– Tu ne les as pas !… J’aurais dû m’épargner cette dernièrehonte. Tu ne m’as jamais aimée ! tu ne vaux pas mieux que lesautres !

Elle se trahissait, elle se perdait.

Rodolphe l’interrompit, affirmant qu’il se trouvait « gêné »lui-même.

– Ah ! je te plains ! dit Emma. Oui,considérablement !…

Et, arrêtant ses yeux sur une carabine damasquinée qui brillaitdans la panoplie :

– Mais, lorsqu’on est si pauvre, on ne met pas d’argent à lacrosse de son fusil ! On n’achète pas une pendule avec desincrustations d’écaille ! continuait-elle en montrantl’horloge de Boulle ; ni des sifflets de vermeil pour sesfouets – elle les touchait ! – ni des breloques pour samontre ! Oh ! rien ne lui manque ! Jusqu’à unporte-liqueurs dans sa chambre ; car tu t’aimes, tu vis bien,tu as un château, des fermes, des bois ; tu chasses à courre,tu voyages à Paris… Eh ! quand ce ne serait que cela,s’écria-t-elle en prenant sur la cheminée ses boutons demanchettes, que la moindre de ces niaiseries ! on en peutfaire de l’argent !…

Oh ! je n’en veux pas ! garde-les !

Et elle lança bien loin les deux boutons, dont la chaîne d’or serompit en cognant contre la muraille.

– Mais, moi, je t’aurais tout donné, j’aurais tout vendu,j’aurais travaillé de mes mains, j’aurais mendié sur les routes,pour un sourire, pour un regard, pour t’entendre dire : «Merci ! » Et tu restes là tranquillement dans ton fauteuil,comme si déjà tu ne m’avais pas fait assez souffrir ? Sanstoi, sais-tu bien, j’aurais pu vivre heureuse ! Qui t’yforçait ? Était-ce une gageure ? Tu m’aimais cependant,tu le disais… Et tout à l’heure encore… Ah ! il eût mieux valume chasser ! J’ai les mains chaudes de tes baisers, et voilàla place, sur le tapis, où tu jurais à mes genoux une éternitéd’amour. Tu m’y as fait croire : tu m’as pendant deux ans, traînéedans le rêve le plus magnifique et le plus suave !…Hein ! nos projets de voyage, tu te rappelles ? Oh !ta lettre, ta lettre ! elle m’a déchiré le cœur !… Etpuis, quand je reviens vers lui, vers lui, qui est riche, heureux,libre ! pour implorer un secours que le premier venu rendrait,suppliante et lui rapportant toute ma tendresse, il me repousse,parce que ça lui coûterait trois mille francs !

– Je ne les ai pas ! répondit Rodolphe avec ce calmeparfait dont se recouvrent comme d’un bouclier les colèresrésignées.

Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l’écrasait ;et elle repassa par la longue allée, en trébuchant contre les tasde feuilles mortes que le vent dispersait. Enfin elle arriva ausaut-de-loup devant la grille ; elle se cassa les onglescontre la serrure, tant elle se dépêchait pour l’ouvrir. Puis, centpas plus loin, essoufflée, près de tomber, elle s’arrêta. Et alors,se détournant, elle aperçut encore une fois l’impassible château,avec le parc, les jardins, les trois cours, et toutes les fenêtresde la façade.

Elle resta perdue de stupeur, et n’ayant plus conscienced’elle-même que par le battement de ses artères, qu’elle croyaitentendre s’échapper comme une assourdissante musique qui emplissaitla campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu’une onde, etles sillons lui parurent d’immenses vagues brunes, qui déferlaient.Tout ce qu’il y avait dans sa tête de réminiscences, d’idées,s’échappait à la fois, d’un seul bond, comme les mille pièces d’unfeu d’artifice. Elle vit son père, le cabinet de Lheureux, leurchambre là-bas, un autre paysage. La folie la prenait, elle eutpeur, et parvint à se ressaisir, d’une manière confuse, il estvrai ; car elle ne se rappelait point la cause de son horribleétat, c’est-à-dire la question d’argent. Elle ne souffrait que deson amour, et sentait son âme l’abandonner par ce souvenir, commeles blessés, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leurplaie qui saigne.

La nuit tombait, des corneilles volaient.

Il lui sembla tout à coup que des globules couleur de feuéclataient dans l’air comme des balles fulminantes ens’aplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre surla neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun d’eux,la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multiplièrent, et ils serapprochaient, la pénétraient ; tout disparut. Elle reconnutles lumières des maisons, qui rayonnaient de loin dans lebrouillard.

Alors sa situation, telle qu’un abîme, se représenta. Ellehaletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transportd’héroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côteen courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l’allée,les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien.

Il n’y avait personne. Elle allait entrer ; mais, au bruitde la sonnette, on pouvait venir ; et, se glissant par labarrière, retenant son haleine, tâtant les murs, elle s’avançajusqu’au seuil de la cuisine, où brûlait une chandelle posée sur lefourneau. Justin, en manches de chemise, emportait un plat.

– Ah ! ils dînent. Attendons.

Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit.

– La clef ! celle d’en haut, où sont les…

– Comment ?

Et il la regardait, tout étonné par la pâleur de son visage, quitranchait en blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparutextraordinairement belle, et majestueuse comme un fantôme ;sans comprendre ce qu’elle voulait, il pressentait quelque chose deterrible.

Mais elle reprit vivement, à voix basse, d’une voix douce,dissolvante :

– Je la veux ! donne-la-moi.

Comme la cloison était mince, on entendait le cliquetis desfourchettes sur les assiettes dans la salle à manger.

Elle prétendit avoir besoin de tuer les rats qui l’empêchaientde dormir.

– Il faudrait que j’avertisse monsieur.

– Non ! reste !

Puis, d’un air indifférent :

– Eh ! ce n’est pas la peine, je lui dirai tantôt. Allons,éclaire-moi !

Elle entra dans le corridor où s’ouvrait la porte dulaboratoire. Il y avait contre la muraille une clef étiquetéecapharnaüm.

– Justin ! cria l’apothicaire, qui s’impatientait.

– Montons !

Et il la suivit.

La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers latroisième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit lebocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, laretirant pleine d’une poudre blanche, elle se mit à manger àmême.

– Arrêtez ! s’écria-t-il en se jetant sur elle.

– Tais-toi ! on viendrait…

Il se désespérait, voulait appeler.

– N’en dis rien, tout retomberait sur ton maître !

Puis elle s’en retourna subitement apaisée, et presque dans lasérénité d’un devoir accompli.

Quand Charles, bouleversé par la nouvelle de la saisie, étaitrentré à la maison, Emma venait d’en sortir. Il cria, pleura,s’évanouit, mais elle ne revint pas. Où pouvait-elle être ? Ilenvoya Félicité chez Homais, chez M. Tuvache, chez Lheureux, auLion d’or, partout ; et, dans les intermittences de sonangoisse, il voyait sa considération anéantie, leur fortune perdue,l’avenir de Berthe brisé ! Par quelle cause ?… pas unmot ! Il attendit jusqu’à six heures du soir. Enfin, n’ypouvant plus tenir, et imaginant qu’elle était partie pour Rouen,il alla sur la grande route, fit une demi-lieue, ne rencontrapersonne, attendit encore et s’en revint.

Elle était rentrée.

– Qu’y avait-il ?… Pourquoi ?…Explique-moi !…

Elle s’assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu’ellecacheta lentement, ajoutant la date du jour et l’heure.

Puis elle dit d’un ton solennel :

– Tu la liras demain ; d’ici là, je t’en prie, ne m’adressepas une seule question !… Non, pas une !

– Mais…

– Oh ! laisse-moi !

Et elle se coucha tout du long sur son lit.

Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elleentrevit Charles et referma les yeux.

Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffraitpas. Mais non ! rien encore. Elle entendait le battement de lapendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, quirespirait.

– Ah ! c’est bien peu de chose, la mort !Pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout serafini !

Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille.

Cet affreux goût d’encre continuait.

– J’ai soif !… oh ! j’ai bien soif !soupira-t-elle.

– Qu’as-tu donc ? dit Charles, qui lui tendait unverre.

– Ce n’est rien !… Ouvre la fenêtre…, j’étouffe !

Et elle fut prise d’une nausée si soudaine, qu’elle eut à peinele temps de saisir son mouchoir sous l’oreiller.

– Enlève-le ! dit-elle vivement ; jette-le !

Il la questionna ; elle ne répondit pas. Elle se tenaitimmobile, de peur que la moindre émotion ne la fît vomir.Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des piedsjusqu’au cœur.

– Ah ! voilà que ça commence ! murmura-t-elle.

– Que dis-tu ?

Elle roulait sa tête avec un geste doux plein d’angoisse, ettout en ouvrant continuellement les mâchoires, comme si elle eûtporté sur sa langue quelque chose de très lourd. À huit heures, lesvomissements reparurent.

Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte degravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine.

– C’est extraordinaire ! c’est singulier !répéta-t-il.

Mais elle dit d’une voix forte :

– Non, tu te trompes !

Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa lamain sur l’estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula touteffrayé.

Puis elle se mit à geindre, faiblement d’abord. Un grand frissonlui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap oùs’enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presqueinsensible maintenant.

Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblaitcomme figée dans l’exhalaison d’une vapeur métallique. Ses dentsclaquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d’elle,et à toutes les questions elle ne répondait qu’en hochant latête ; même elle sourit deux ou trois fois. Peu à peu, sesgémissements furent plus forts. Un hurlement sourd luiéchappa ; elle prétendit qu’elle allait mieux et qu’elle selèverait tout à l’heure. Mais les convulsions la saisirent ;elle s’écria :

– Ah ! c’est atroce, mon Dieu !

Il se jeta à genoux contre son lit.

– Parle ! qu’as-tu mangé ? Réponds, au nom duciel !

Et il la regardait avec des yeux d’une tendresse comme elle n’enavait jamais vu.

– Eh bien, là…, là !… dit-elle d’une voix défaillante.

Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut :Qu’on n’accuse personne… Il s’arrêta, se passa la main sur lesyeux, et relut encore.

– Comment !… Au secours ! à moi !

Et il ne pouvait que répéter ce mot : « Empoisonnée !empoisonnée ! » Félicité courut chez Homais, qui l’exclama surla place ; madame Lefrançois l’entendit au Lion d’or ;quelques-uns se levèrent pour l’apprendre à leurs voisins, et toutela nuit le village fut en éveil.

Éperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans lachambre. Il se heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux, etjamais le pharmacien n’avait cru qu’il pût y avoir de siépouvantable spectacle.

Il revint chez lui pour écrire à M. Canivet et au docteurLarivière. Il perdait la tête ; il fit plus de quinzebrouillons. Hippolyte partit à Neufchâtel, et Justin talonna sifort le cheval de Bovary, qu’il le laissa dans la côte du boisGuillaume, fourbu et aux trois quarts crevé.

Charles voulut feuilleter son dictionnaire de médecine ; iln’y voyait pas, les lignes dansaient.

– Du calme ! dit l’apothicaire. Il s’agit seulementd’administrer quelque puissant antidote. Quel est lepoison ?

Charles montra la lettre. C’était de l’arsenic.

– Eh bien, reprit Homais, il faudrait en faire l’analyse.

Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faireune analyse ; et l’autre, qui ne comprenait pas, répondit:

– Ah ! faites ! faites ! sauvez-la…

Puis, revenu près d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis,et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche, àsangloter.

– Ne pleure pas ! lui dit-elle. Bientôt je ne tetourmenterai plus !

– Pourquoi ? Qui t’a forcée ?

Elle répliqua :

– Il le fallait, mon ami.

– N’étais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? J’aifait tout ce que j’ai pu pourtant !

– Oui…, c’est vrai…, tu es bon, toi !

Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. Ladouceur de cette sensation surchargeait sa tristesse ; ilsentait tout son être s’écrouler de désespoir à l’idée qu’ilfallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plusd’amour que jamais ; et il ne trouvait rien ; il nesavait pas, il n’osait, l’urgence d’une résolution immédiateachevant de le bouleverser.

Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons,les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient.Elle ne haïssait personne, maintenant ; une confusion decrépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de laterre Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de cepauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’unesymphonie qui s’éloigne.

– Amenez-moi la petite, dit-elle en se soulevant du coude.

– Tu n’es pas plus mal, n’est-ce pas ? demanda Charles.

– Non ! non !

L’enfant arriva sur le bras de sa bonne, dans sa longue chemisede nuit, d’où sortaient ses pieds nus, sérieuse et presque rêvantencore. Elle considérait avec étonnement la chambre tout endésordre, et clignait des yeux, éblouie par les flambeaux quibrûlaient sur les meubles. Ils lui rappelaient sans doute lesmatins du jour de l’an ou de la mi-carême, quand, ainsi réveilléede bonne heure à la clarté des bougies, elle venait dans le lit desa mère pour y recevoir ses étrennes, car elle se mit à dire :

– Où est-ce donc, maman ?

Et comme tout le monde se taisait :

– Mais je ne vois pas mon petit soulier !

Félicité la penchait vers le lit, tandis qu’elle regardaittoujours du côté de la cheminée.

– Est-ce nourrice qui l’aurait pris ? demanda-t-elle.

Et, à ce nom, qui la reportait dans le souvenir de ses adultèreset de ses calamités, madame Bovary détourna sa tête, comme audégoût d’un autre poison plus fort qui lui remontait à la bouche.Berthe, cependant, restait posée sur le lit.

– Oh ! comme tu as de grands yeux, maman ! comme tu espâle ! comme tu sues !…

Sa mère la regardait.

– J’ai peur ! dit la petite en se reculant.

Emma prit sa main pour la baiser ; elle se débattait.

– Assez ! qu’on l’emmène ! s’écria Charles, quisanglotait dans l’alcôve.

Puis les symptômes s’arrêtèrent un moment ; elle paraissaitmoins agitée ; et, à chaque parole insignifiante, à chaquesouffle de sa poitrine un peu plus calme, il reprenait espoir.Enfin, lorsque Canivet entra, il se jeta dans ses bras enpleurant.

– Ah ! c’est vous ! merci ! vous êtes bon !Mais tout va mieux. Tenez, regardez-la…

Le confrère ne fut nullement de cette opinion, et, n’y allantpas, comme il le disait lui-même, par quatre chemins, il prescrivitde l’émétique, afin de dégager complètement l’estomac.

Elle ne tarda pas à vomir du sang. Ses lèvres se serrèrentdavantage. Elle avait les membres crispés, le corps couvert detaches brunes, et son pouls glissait sous les doigts comme un filtendu, comme une corde de harpe près de se rompre.

Puis elle se mettait à crier, horriblement. Elle maudissait lepoison, l’invectivait, le suppliait de se hâter, et repoussait deses bras roidis tout ce que Charles, plus agonisant qu’elle,s’efforçait de lui faire boire. Il était debout, son mouchoir surles lèvres, râlant, pleurant, et suffoqué par des sanglots qui lesecouaient jusqu’aux talons ; Félicité courait çà et là dansla chambre ; Homais, immobile, poussait de gros soupirs, et M.Canivet, gardant toujours son aplomb, commençait néanmoins à sesentir troublé.

– Diable !… cependant… elle est purgée, et, du moment quela cause cesse…

– L’effet doit cesser, dit Homais ; c’est évident.

– Mais sauvez-la ! exclamait Bovary.

Aussi, sans écouter le pharmacien, qui hasardait encore cettehypothèse : « C’est peut-être un paroxysme salutaire », Canivetallait administrer de la thériaque, lorsqu’on entendit leclaquement d’un fouet ; toutes les vitres frémirent, et, uneberline de poste qu’enlevaient à plein poitrail trois chevauxcrottés jusqu’aux oreilles, débusqua d’un bond au coin des halles.C’était le docteur Larivière.

L’apparition d’un dieu n’eût pas causé plus d’émoi. Bovary levales mains, Canivet s’arrêta court, et Homais retira son bonnet grecbien avant que le docteur fût entré.

Il appartenait à la grande école chirurgicale sortie du tablierde Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de praticiensphilosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique,l’exerçaient avec exaltation et sagacité ! Tout tremblait dansson hôpital quand il se mettait en colère, et ses élèves levénéraient si bien, qu’ils s’efforçaient, à peine établis, del’imiter le plus possible ; de sorte que l’on retrouvait sureux, par les villes d’alentour, sa longue douillette de mérinos etson large habit noir, dont les parements déboutonnés couvraient unpeu ses mains charnues, de fort belles mains, et qui n’avaientjamais de gants, comme pour être plus promptes à plonger dans lesmisères. Dédaigneux des croix, des titres et des académies,hospitalier, libéral, paternel avec les pauvres et pratiquant lavertu sans y croire, il eût presque passé pour un saint si lafinesse de son esprit ne l’eût fait craindre comme un démon. Sonregard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droitdans l’âme et désarticulait tout mensonge à travers les allégationset les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de cette majestédébonnaire que donnent la conscience d’un grand talent, de lafortune, et quarante ans d’une existence laborieuse etirréprochable.

Il fronça les sourcils dès la porte, en apercevant la facecadavéreuse d’Emma, étendue sur le dos, la bouche ouverte. Puis,tout en ayant l’air d’écouter Canivet, il se passait l’index sousles narines et répétait :

– C’est bien, c’est bien.

Mais il fit un geste lent des épaules. Bovary l’observa : ils seregardèrent ; et cet homme, si habitué pourtant à l’aspect desdouleurs, ne put retenir une larme qui tomba sur son jabot.

Il voulut emmener Canivet dans la pièce voisine. Charles lesuivit.

– Elle est bien mal, n’est-ce pas ? Si l’on posait dessinapismes ? je ne sais quoi ! Trouvez donc quelquechose, vous qui en avez tant sauvé !

Charles lui entourait le corps de ses deux bras, et il lecontemplait d’une manière effarée, suppliante, à demi pâmé contresa poitrine.

– Allons, mon pauvre garçon, du courage ! Il n’y a plusrien à faire.

Et le docteur Larivière se détourna.

– Vous partez ?

– Je vais revenir.

Il sortit comme pour donner un ordre au postillon, avec le sieurCanivet, qui ne se souciait pas non plus de voir Emma mourir entreses mains.

Le pharmacien les rejoignit sur la place. Il ne pouvait, partempérament, se séparer des gens célèbres. Aussi conjura-t-il M.Larivière de lui faire cet insigne honneur d’accepter àdéjeuner.

On envoya bien vite prendre des pigeons au Lion d’or, tout cequ’il y avait de côtelettes à la boucherie, de la crème chezTuvache, des œufs chez Lestiboudois, et l’apothicaire aidaitlui-même aux préparatifs, tandis que madame Homais disait, entirant les cordons de sa camisole :

– Vous ferez excuse, monsieur ; car dans notre malheureuxpays, du moment qu’on n’est pas prévenu la veille…

– Les verres à patte ! ! ! souffla Homais.

– Au moins, si nous étions à la ville, nous aurions la ressourcedes pieds farcis.

– Tais-toi !… À table, docteur !

Il jugea bon, après les premiers morceaux, de fournir quelquesdétails sur la catastrophe :

– Nous avons eu d’abord un sentiment de siccité au pharynx, puisdes douleurs intolérables à l’épigastre, superpurgation, coma.

– Comment s’est-elle donc empoisonnée ?

– Je l’ignore, docteur, et même je ne sais pas trop où elle a puse procurer cet acide arsénieux.

Justin, qui apportait alors une pile d’assiettes, fut saisi d’untremblement.

– Qu’as-tu ? dit le pharmacien.

Le jeune homme, à cette question, laissa tout tomber par terre,avec un grand fracas.

– Imbécile ! s’écria Homais, maladroit !lourdaud ! fichu âne !

Mais, soudain, se maîtrisant :

– J’ai voulu, docteur, tenter une analyse, et primo, j’aidélicatement introduit dans un tube…

– Il aurait mieux valu, dit le chirurgien, lui introduire vosdoigts dans la gorge.

Son confrère se taisait, ayant tout à l’heure reçuconfidentiellement une forte semonce à propos de son émétique, desorte que ce bon Canivet, si arrogant et verbeux lors du pied-bot,était très modeste aujourd’hui ; il souriait sansdiscontinuer, d’une manière approbative.

Homais s’épanouissait dans son orgueil d’amphitryon, etl’affligeante idée de Bovary contribuait vaguement à son plaisir,par un retour égoïste qu’il faisait sur lui-même. Puis la présencedu Docteur le transportait. Il étalait son érudition, il citaitpêle-mêle les cantharides, l’upas, le mancenillier, la vipère.

– Et même j’ai lu que différentes personnes s’étaient trouvéesintoxiquées, docteur, et comme foudroyées par des boudins quiavaient subi une trop véhémente fumigation ! Du moins, c’étaitdans un fort beau rapport, composé par une de nos sommitéspharmaceutiques, un de nos maîtres, l’illustre Cadet deGassicourt !

Madame Homais réapparut, portant une de ces vacillantes machinesque l’on chauffe avec de l’esprit-de-vin ; car Homais tenait àfaire son café sur la table, l’ayant d’ailleurs torréfié lui-même,porphyrisé lui-même, mixtionné lui-même.

– Saccharum, docteur, dit-il en offrant du sucre.

Puis il fit descendre tous ses enfants, curieux d’avoir l’avisdu chirurgien sur leur constitution.

Enfin, M. Larivière allait partir, quand madame Homais luidemanda une consultation pour son mari. Il s’épaississait le sang às’endormir chaque soir après le dîner.

– Oh ! ce n’est pas le sens qui le gêne.

Et, souriant un peu de ce calembour inaperçu, le docteur ouvritla porte. Mais la pharmacie regorgeait de monde ; et il eutgrand-peine à pouvoir se débarrasser du sieur Tuvache, quiredoutait pour son épouse une fluxion de poitrine, parce qu’elleavait coutume de cracher dans les cendres ; puis de M. Binet,qui éprouvait parfois des fringales, et de madame Caron, qui avaitdes picotements ; de Lheureux, qui avait des vertiges ;de Lestiboudois, qui avait un rhumatisme ; de madameLefrançois, qui avait des aigreurs. Enfin les trois chevauxdétalèrent, et l’on trouva généralement qu’il n’avait point montréde complaisance.

L’attention publique fut distraite par l’apparition de M.Bournisien, qui passait sous les halles avec les sainteshuiles.

Homais, comme il le devait à ses principes, compara les prêtresà des corbeaux qu’attire l’odeur des morts ; la vue d’unecclésiastique lui était personnellement désagréable, car lasoutane le faisait rêver au linceul, et il exécrait l’une un peupar épouvante de l’autre.

Néanmoins, ne reculant pas devant ce qu’il appelait sa mission,il retourna chez Bovary en compagnie de Canivet, que M. Larivière,avant de partir, avait engagé fortement à cette démarche ; etmême, sans les représentations de sa femme, il eût emmené avec luises deux fils, afin de les accoutumer aux fortes circonstances,pour que ce fût une leçon, un exemple, un tableau solennel qui leurrestât plus tard dans la tête.

La chambre, quand ils entrèrent, était toute pleine d’unesolennité lugubre. Il y avait sur la table à ouvrage, recouverted’une serviette blanche, cinq ou six petites boules de coton dansun plat d’argent, près d’un gros crucifix, entre deux chandeliersqui brûlaient. Emma, le menton contre sa poitrine, ouvraitdémesurément les paupières ; et ses pauvres mains setraînaient sur les draps, avec ce geste hideux et doux desagonisants qui semblent vouloir déjà se recouvrir du suaire. Pâlecomme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles,sans pleurer, se tenait en face d’elle, au pied du lit, tandis quele prêtre, appuyé sur un genou, marmottait des paroles basses.

Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voirtout à coup l’étole violette, sans doute retrouvant au milieu d’unapaisement extraordinaire la volupté perdue de ses premiersélancements mystiques, avec des visions de béatitude éternelle quicommençaient.

Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elleallongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et, collant ses lèvressur le corps de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa forceexpirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné.Ensuite il récita le Misereatur et Undulgentiam, trempa son poucedroit dans l’huile et commença les onctions : d’abord sur les yeux,qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres ;puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de senteursamoureuses ; puis sur la bouche, qui s’était ouverte pour lemensonge, qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure ;puis sur les mains, qui se délectaient aux contacts suaves, etenfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand ellecourait à l’assouvissance de ses désirs, et qui maintenant nemarcheraient plus.

Le curé s’essuya les doigts, jeta dans le feu les brins de cotontrempés d’huile, et revint s’asseoir près de la moribonde pour luidire qu’elle devait à présent joindre ses souffrances à celles deJésus-Christ et s’abandonner à la miséricorde divine.

En finissant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans lamain un cierge bénit, symbole des gloires célestes dont elle allaittout à l’heure être environnée. Emma, trop faible, ne put fermerles doigts, et le cierge, sans M. Bournisien, serait tombé àterre.

Cependant elle n’était plus aussi pâle, et son visage avait uneexpression de sérénité, comme si le sacrement l’eût guérie.

Le prêtre ne manqua point d’en faire l’observation ; ilexpliqua, même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeaitl’existence des personnes lorsqu’il le jugeait convenable pour leursalut ; et Charles se rappela un jour où, ainsi près demourir, elle avait reçu la communion.

– Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t-il.

En effet, elle regarda tout autour d’elle, lentement, commequelqu’un qui se réveille d’un songe ; puis, d’une voixdistincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchée dessusquelque temps, jusqu’au moment où de grosses larmes lui découlèrentdes yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir etretomba sur l’oreiller.

Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue toutentière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant,pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, à la croiredéjà morte, sans l’effrayante accélération de ses côtes, secouéespar un souffle furieux, comme si l’âme eût fait des bonds pour sedétacher. Félicité s’agenouilla devant le crucifix, et lepharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M.Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien s’était remisen prière, la figure inclinée contre le bord de la couche, avec salongue soutane noire qui traînait derrière lui dans l’appartement.Charles était de l’autre côté, à genoux, les bras étendus versEmma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant àchaque battement de son cœur, comme au contrecoup d’une ruine quitombe. À mesure que le râle devenait plus fort, l’ecclésiastiqueprécipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglotsétouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dansle sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glasde cloche.

Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de grossabots, avec le frôlement d’un bâton ; et une voix s’éleva,une voix rauque, qui chantait :

Souvent la chaleur d’un beau jour

Fait rêver fillette à l’amour.

Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveuxdénoués, la prunelle fixe, béante.

Pour amasser diligemment

Les épis que la faux moissonne,

Ma Nanette va s’inclinant

Vers le sillon qui nous les donne.

– L’Aveugle s’écria-t-elle.

Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré,croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans lesténèbres éternelles comme un épouvantement.

Il souffla bien fort ce jour-là,

Et le jupon court s’envola !

Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent.Elle n’existait plus.

Chapitre 9

 

Il y a toujours après la mort de quelqu’un comme unestupéfaction qui se dégage, tant il est difficile de comprendrecette survenue du néant et de se résigner à y croire. Mais, quandil s’aperçut pourtant de son immobilité, Charles se jeta sur elleen criant :

– Adieu ! adieu !

Homais et Canivet l’entraînèrent hors de la chambre.

– Modérez-vous !

– Oui, disait-il en se débattant, je serai raisonnable, je neferai pas de mal. Mais laissez-moi ! je veux la voir !c’est ma femme !

Et il pleurait.

– Pleurez, reprit le pharmacien, donnez cours à la nature, celavous soulagera !

Devenu plus faible qu’un enfant, Charles se laissa conduire enbas, dans la salle, et M. Homais bientôt s’en retourna chezlui.

Il fut sur la Place accosté par l’Aveugle, qui, s’étant traînéjusqu’à Yonville dans l’espoir de la pommade antiphlogistique,demandait à chaque passant où demeurait l’apothicaire.

– Allons, bon ! comme si je n’avais pas d’autres chiens àfouetter ! Ah ! tant pis, reviens plus tard !

Et il entra précipitamment dans la pharmacie.

Il avait à écrire deux lettres, à faire une potion calmante pourBovary, à trouver un mensonge qui pût cacher l’empoisonnement et àle rédiger en article pour le Fanal, sans compter les personnes quil’attendaient, afin d’avoir des informations ; et, quand lesYonvillais eurent tous entendu son histoire d’arsenic qu’elle avaitpris pour du sucre, en faisant une crème à la vanille, Homais,encore une fois, retourna chez Bovary.

Il le trouva seul (M. Canivet venait de partir), assis dans lefauteuil, près de la fenêtre, et contemplant d’un regard idiot lespavés de la salle.

– Il faudrait à présent, dit le pharmacien, fixer vous-mêmel’heure de la cérémonie.

– Pourquoi ? quelle cérémonie ?

Puis d’une voix balbutiante et effrayée :

– Oh ! non, n’est-ce pas ? non, je veux la garder.

Homais, par contenance ; prit une carafe sur l’étagère pourarroser les géraniums.

– Ah ! merci, dit Charles, vous êtes bon !

Et il n’acheva pas, suffoquant sous une abondance de souvenirsque ce geste du pharmacien lui rappelait.

Alors, pour le distraire, Homais jugea convenable de causer unpeu horticulture ; les plantes avaient besoin d’humidité.Charles baissa la tête en signe d’approbation.

– Du reste, les beaux jours maintenant vont revenir.

– Ah ! fit Bovary.

L’apothicaire, à bout d’idées, se mit à écarter doucement lespetits rideaux du vitrage.

– Tiens, voilà M. Tuvache qui passe.

Charles répéta comme une machine :

– M. Tuvache qui passe.

Homais n’osa lui reparler des dispositions funèbres ; cefut l’ecclésiastique qui parvint à l’y résoudre.

Il s’enferma dans son cabinet, prit une plume, et, après avoirsangloté quelque temps, il écrivit :

« Je veux qu’on l’enterre dans sa robe de noces, avec dessouliers blancs, une couronne. On lui étaiera les cheveux sur lesépaules ; trois cercueils, un de chêne, un d’acajou, un deplomb. Qu’on ne me dise rien, j’aurai de la force. On lui mettrapar-dessus tout une grande pièce de velours vert. Je le veux.Faites-le. »

Ces messieurs s’étonnèrent beaucoup des idées romanesques deBovary, et aussitôt le pharmacien alla lui dire :

– Ce velours me parait une superfétation. La dépense,d’ailleurs…

– Est-ce que cela vous regarde ? s’écria Charles.Laissez-moi ! vous ne l’aimiez pas !Allez-vous-en !

L’ecclésiastique le prit par-dessous le bras pour lui fairefaire un tour de promenade dans le jardin. Il discourait sur lavanité des choses terrestres. Dieu était bien grand, bienbon ; on devait sans murmure se soumettre à ses décrets, mêmele remercier.

Charles éclata en blasphèmes.

– Je l’exècre, votre Dieu !

– L’esprit de révolte est encore en vous, soupiral’ecclésiastique.

Bovary était loin. Il marchait à grands pas, le long du mur,près de l’espalier, et il grinçait des dents, il levait au ciel desregards de malédiction ; mais pas une feuille seulement n’enbougea.

Une petite pluie tombait. Charles, qui avait la poitrine nue,finit par grelotter ; il rentra s’asseoir dans la cuisine.

À six heures ; on entendit un bruit de ferraille sur laPlace : c’était l’Hirondelle qui arrivait ; et il resta lefront contre les carreaux, à voir descendre les uns après lesautres tous les voyageurs. Félicité lui étendit un matelas dans lesalon ; il se jeta dessus et s’endormit.

Bien que philosophe, M. Homais respectait les morts. Aussi, sansgarder rancune au pauvre Charles, il revint le soir pour faire laveillée du cadavre, apportant avec lui trois volumes, et unportefeuille afin de prendre des notes.

M. Bournisien s’y trouvait, et deux grands cierges brûlaient auchevet du lit, que l’on avait tiré hors de l’alcôve.

L’apothicaire, à qui le silence pesait, ne tarda pas à formulerquelques plaintes sur cette « infortunée jeune femme » ; et leprêtre répondit qu’il ne restait plus maintenant qu’à prier pourelle.

– Cependant, reprit Homais, de deux choses l’une : ou elle estmorte en état de grâce (comme s’exprime l’Église), et alors ellen’a nul besoin de nos prières ; ou bien elle est décédéeimpénitente (c’est, je crois, l’expression ecclésiastique), etalors…

Bournisien l’interrompit, répliquant d’un ton bourru qu’il n’enfallait pas moins prier.

– Mais, objecta le pharmacien, puisque Dieu connaît tous nosbesoins, à quoi peut servir la prière ?

– Comment ! fit l’ecclésiastique, la prière ! Vousn’êtes donc pas chrétien ?

– Pardonnez ! dit Homais. J’admire le christianisme. Il ad’abord affranchi les esclaves, introduit dans le monde unemorale…

– Il ne s’agit pas de cela ! Tous les textes…

– Oh ! oh ! quant aux textes, ouvrez l’histoire ;on sait qu’ils ont été falsifiés par les jésuites.

Charles entra, et, s’avançant vers le lit, il tira lentement lesrideaux.

Emma avait la tête penchée sur l’épaule droite. Le coin de sabouche, qui se tenait ouverte, faisait comme un trou noir au bas deson visage ; les deux pouces restaient infléchis dans la paumedes mains ; une sorte de poussière blanche lui parsemait lescils, et ses yeux commençaient à disparaître dans une pâleurvisqueuse qui ressemblait à une toile mince, comme si des araignéesavaient filé dessus. Le drap se creusait depuis ses seins jusqu’àses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils ; etil semblait à Charles que des masses infinies, qu’un poids énormepesait sur elle.

L’horloge de l’église sonna deux heures. On entendait le grosmurmure de la rivière qui coulait dans les ténèbres, au pied de laterrasse. M. Bournisien, de temps à autre, se mouchait bruyamment,et Homais faisait grincer sa plume sur le papier.

– Allons, mon bon ami, dit-il, retirez-vous, ce spectacle vousdéchire !

Charles une fois parti, le pharmacien et le curé recommencèrentleurs discussions.

– Lisez Voltaire ! disait l’un ; lisez d’Holbach,lisez l’Encyclopédie !

– Lisez les Lettres de quelques juifs portugais disaitl’autre ; lisez la Raison du christianisme, par Nicolas,ancien magistrat !

Ils s’échauffaient, ils étaient rouges, ils parlaient à la foissans s’écouter ; Bournisien se scandalisait d’une telleaudace ; Homais s’émerveillait d’une telle bêtise ; etils n’étaient pas loin de s’adresser des injures, quand Charles,tout à coup, reparut. Une fascination l’attirait. Il remontaitcontinuellement l’escalier.

Il se posait en face d’elle pour la mieux voir, et il se perdaiten cette contemplation, qui n’était plus douloureuse à force d’êtreprofonde.

Il se rappelait des histoires de catalepsie, les miracles dumagnétisme ; et il se disait qu’en le voulant extrêmement, ilparviendrait peut-être à la ressusciter. Une fois même il se penchavers elle, et il cria tout bas : « Emma ! Emma ! » Sonhaleine, fortement poussée, fit trembler la flamme des ciergescontre le mur.

Au petit jour, madame Bovary mère arriva ; Charles enl’embrassant, eut un nouveau débordement de pleurs. Elle essaya,comme avait tenté le pharmacien, de lui faire quelques observationssur les dépenses de l’enterrement. Il s’emporta si fort qu’elle setut, et même il la chargea de se rendre immédiatement à la villepour acheter ce qu’il fallait.

Charles resta seul toute l’après-midi : on avait conduit Berthechez madame Homais ; Félicité se tenait en haut, dans lachambre, avec la mère Lefrançois.

Le soir, il reçut des visites. Il se levait, vous serrait lesmains sans pouvoir parler, puis l’on s’asseyait auprès des autres,qui faisaient devant la cheminée un grand demi-cercle. La figurebasse et le jarret sur le genou, ils dandinaient leur jambe, touten poussant par intervalles un gros soupir ; et chacuns’ennuyait d’une façon démesurée ; c’était pourtant à qui nepartirait pas.

Homais, quand il revint à neuf heures (on ne voyait que lui surla Place depuis deux jours), était chargé d’une provision decamphre, de benjoin et d’herbes aromatiques. Il portait aussi unvase plein de chlore, pour bannir les miasmes. À ce moment, ladomestique, madame Lefrançois et la mère Bovary tournaient autourd’Emma, en achevant de l’habiller ; et elles abaissèrent lelong voile raide, qui la recouvrit jusqu’à ses souliers desatin.

Félicité sanglotait :

– Ah ! ma pauvre maîtresse ! ma pauvremaîtresse !

– Regardez-la, disait en soupirant l’aubergiste, comme elle estmignonne encore ! Si l’on ne jurerait pas qu’elle va se levertout à l’heure.

Puis elles se penchèrent, pour lui mettre sa couronne.

Il fallut soulever un peu la tête, et alors un flot de liquidesnoirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche.

–Ah ! mon Dieu ! la robe, prenez garde ! s’écriamadame Lefrançois. Aidez-nous donc ! disait-elle aupharmacien. Est-ce que vous avez peur, par hasard ?

– Moi, peur ? répliqua-t-il en haussant les épaules. Ahbien, oui ! J’en ai vu d’autres à l’Hôtel-Dieu, quandj’étudiais la pharmacie ! Nous faisions du punch dansl’amphithéâtre aux dissections ! Le néant n’épouvante pas unphilosophe ; et même, je le dis souvent, j’ai l’intention deléguer mon corps aux hôpitaux, afin de servir plus tard à laScience.

En arrivant, le Curé demanda comment se portait Monsieur ;et, sur la réponse de l’apothicaire, il reprit :

– Le coup, vous comprenez, est encore trop récent !

Alors Homais le félicita de n’être pas exposé, comme tout lemonde, à perdre une compagne chérie ; d’où s’ensuivit unediscussion sur le célibat des prêtres.

– Car, disait le pharmacien, il n’est pas naturel qu’un homme sepasse de femmes ! On a vu des crimes…

– Mais, sabre de bois ! s’écria l’ecclésiastique, commentvoulez-vous qu’un individu pris dans le mariage puisse garder, parexemple, le secret de la confession ?

Homais attaqua la confession. Bournisien la défendit ; ils’étendit sur les restitutions qu’elle faisait opérer. Il citadifférentes anecdotes de voleurs devenus honnêtes tout à coup. Desmilitaires, s’étant approchés du tribunal de la pénitence, avaientsenti les écailles leur tomber des yeux. Il y avait à Fribourg unministre…

Son compagnon dormait. Puis, comme il étouffait un peu dansl’atmosphère trop lourde de la chambre, il ouvrit la fenêtre, cequi réveilla le pharmacien.

– Allons, une prise ! lui dit-il. Acceptez, celadissipe.

Des aboiements continus se traînaient au loin, quelque part.

– Entendez-vous un chien qui hurle ? dit le pharmacien.

– On prétend, qu’ils sentent les morts, réponditl’ecclésiastique. C’est comme les abeilles : elles s’envolent de laruche au décès des personnes. Homais ne releva pas ces préjugés,car il s’était rendormi.

M. Bournisien, plus robuste, continua quelque temps à remuertout bas les lèvres ; puis, insensiblement, il baissa lementon, lâcha son gros livre noir et se mit à ronfler.

Ils étaient en face l’un de l’autre, le ventre en avant, lafigure bouffie, l’air renfrogné, après tant de désaccord serencontrant enfin dans la même faiblesse humaine ; et ils nebougeaient pas plus que le cadavre à côté d’eux, qui avait l’air dedormir.

Charles, en entrant, ne les réveilla point. C’était la dernièrefois. Il venait lui faire ses adieux.

Les herbes aromatiques fumaient encore, et des tourbillons devapeur bleuâtre se confondaient au bord de la croisée avec lebrouillard qui entrait. Il y avait quelques étoiles, et la nuitétait douce.

La cire des cierges tombait par grosses larmes sur les draps dulit. Charles les regardait brûler, fatiguant ses yeux contre lerayonnement de leur flamme jaune.

Des moires frissonnaient sur la robe de satin, blanche comme unclair de lune. Emma disparaissait dessous ; et il lui semblaitque, s’épandant au dehors d’elle-même, elle se perdait confusémentdans l’entourage des choses, dans le silence, dans la nuit, dans levent qui passait, dans les senteurs humides qui montaient.

Puis, tout à coup, il la voyait dans le jardin de Tostes, sur lebanc, contre la haie d’épines, ou bien à Rouen dans les rues, surle seuil de leur maison, dans la cour des Bertaux. Il entendaitencore le rire des garçons en gaieté qui dansaient sous lespommiers ; la chambre était pleine du parfum de sa chevelure,et sa robe lui frissonnait dans les bras avec un bruitd’étincelles. C’était la même, celle-là !

Il fut longtemps à se rappeler ainsi toutes les félicitésdisparues, ses attitudes, ses gestes, le timbre de sa voix. Aprèsun désespoir, il en venait un autre, et toujours, intarissablement,comme les flots d’une marée qui déborde.

Il eut une curiosité terrible : lentement, du bout des doigts,en palpitant, il releva son voile. Mais il poussa un cri d’horreurqui réveilla les deux autres. Ils l’entraînèrent en bas, dans lasalle.

Puis Félicité vint dire qu’il demandait des cheveux.

– Coupez-en ! répliqua l’apothicaire.

Et, comme elle n’osait, il s’avança lui-même, les ciseaux à lamain. Il tremblait si fort, qu’il piqua la peau des tempes enplusieurs places. Enfin, se raidissant contre l’émotion, Homaisdonna deux ou trois grands coups au hasard, ce qui fit des marquesblanches dans cette belle chevelure noire.

Le pharmacien et le curé se replongèrent dans leurs occupations,non sans dormir de temps à autre, ce dont ils s’accusaientréciproquement à chaque réveil nouveau. Alors M. Bournisienaspergeait la chambre d’eau bénite et Homais jetait un peu dechlore par terre.

Félicité avait eu soin de mettre pour eux, sur la commode, unebouteille d’eau-de-vie, un fromage et une grosse brioche. Aussil’apothicaire, qui n’en pouvait plus, soupira, vers quatre heuresdu matin :

– Ma foi, je me sustenterais avec plaisir !

L’ecclésiastique ne se fit point prier ; il sortit pouraller dire sa messe, revint ; puis ils mangèrent ettrinquèrent, tout en ricanant un peu, sans savoir pourquoi, excitéspar cette gaieté vague qui vous prend après des séances detristesse ; et, au dernier petit verre, le prêtre dit aupharmacien, tout en lui frappant sur l’épaule :

– Nous finirons par nous entendre !

Ils rencontrèrent en bas, dans le vestibule, les ouvriers quiarrivaient. Alors Charles, pendant deux heures, eut à subir lesupplice du marteau qui résonnait sur les planches. Puis on ladescendit dans son cercueil de chêne, que l’on emboîta dans lesdeux autres ; mais, comme la bière était trop large, il fallutboucher les interstices avec la laine d’un matelas. Enfin, quandles trois couvercles furent rabotés, cloués, soudés, on l’exposadevant la porte ; on ouvrit toute grande la maison, et lesgens d’Yonville commencèrent à affluer.

Le père Rouault arriva. Il s’évanouit sur la Place en apercevantle drap noir.

Chapitre 10

 

Il n’avait reçu la lettre du pharmacien que trente-six heuresaprès l’événement ; et, par égard pour sa sensibilité, M.Homais l’avait rédigée de telle façon qu’il était impossible desavoir à quoi s’en tenir.

Le bonhomme tomba d’abord comme frappé d’apoplexie. Ensuite ilcomprit qu’elle n’était pas morte. Mais elle pouvait l’être… Enfinil avait passé sa blouse, pris son chapeau, accroché un éperon àson soulier et était parti ventre à terre ; et, tout le longde la route, le père Rouault, haletant, se dévora d’angoisses. Unefois même, il fut obligé de descendre. Il n’y voyait plus, ilentendait des voix autour de lui, il se sentait devenir fou.

Le jour se leva. Il aperçut trois poules noires qui dormaientdans un arbre ; il tressaillit, épouvanté de ce présage. Alorsil promit à la sainte Vierge trois chasubles pour l’église, etqu’il irait pieds nus depuis le cimetière des Bertaux jusqu’à lachapelle de Vassonville.

Il entra dans Maromme en hélant les gens de l’auberge, enfonçala porte d’un coup d’épaule, bondit au sac d’avoine, versa dans lamangeoire une bouteille de cidre doux, et renfourcha son bidet, quifaisait feu des quatre fers.

Il se disait qu’on la sauverait sans doute ; les médecinsdécouvriraient un remède, c’était sûr. Il se rappela toutes lesguérisons miraculeuses qu’on lui avait contées.

Puis elle lui apparaissait morte. Elle était là, devant lui,étendue sur le dos, au milieu de la route. Il tirait la bride etl’hallucination disparaissait.

À Quincampoix, pour se donner du cœur, il but trois cafés l’unsur l’autre.

Il songea qu’on s’était trompé de nom en écrivant. Il chercha lalettre dans sa poche, l’y sentit, mais il n’osa pas l’ouvrir.

Il en vint à supposer que c’était peut-être une farce, unevengeance de quelqu’un, une fantaisie d’homme en goguette ;et, d’ailleurs, si elle était morte, on le saurait ? Maisnon ! la campagne n’avait rien d’extraordinaire : le cielétait bleu, les arbres se balançaient ; un troupeau de moutonspassa. Il aperçut le village ; on le vit accourant tout penchésur son cheval, qu’il bâtonnait à grands coups, et dont les sanglesdégouttelaient de sang.

Quand il eut repris connaissance, il tomba tout en pleurs dansles bras de Bovary :

– Ma fille ! Emma ! mon enfant !expliquez-moi… ?

Et l’autre répondait avec des sanglots :

– Je ne sais pas, je ne sais pas ! c’est unemalédiction !

L’apothicaire les sépara.

– Ces horribles détails sont inutiles. J’en instruirai monsieur.Voici le monde qui vient. De la dignité, fichtre ! de laphilosophie !

Le pauvre garçon voulut paraître fort, et. il répéta plusieursfois :

– Oui…, du courage !

– Eh bien, s’écria le bonhomme, j’en aurai, nom d’un tonnerre deDieu ! Je m’en vas la conduire jusqu’au bout.

La cloche tintait. Tout était prêt. Il fallut se mettre enmarche.

Et, assis dans une stalle du chœur, l’un près de l’autre, ilsvirent passer, devant eux et repasser continuellement les troischantres qui psalmodiaient. Le serpent soufflait à pleine poitrine.M. Bournisien, en grand appareil, chantait d’une voix aiguë ;il saluait le tabernacle, élevait les mains, étendait les bras.Lestiboudois circulait dans l’église avec sa latte debaleine ; près du lutrin, la bière reposait entre quatre rangsde cierges. Charles avait envie de se lever pour les éteindre.

Il tâchait cependant de s’exciter à la dévotion, de s’élancerdans l’espoir d’une vie future où il la reverrait. Il imaginaitqu’elle était partie en voyage, bien loin, depuis longtemps. Mais,quand il pensait qu’elle se trouvait là-dessous, et que tout étaitfini, qu’on l’emportait dans la terre, il se prenait d’une ragefarouche, noire, désespérée. Parfois il croyait ne plus riensentir ; et il savourait cet adoucissement de sa douleur, touten se reprochant d’être un misérable.

On entendit sur les dalles comme le bruit sec d’un bâton ferréqui les frappait à temps égaux. Cela venait du fond, et s’arrêtacourt dans les bas-côtés de l’église. Un homme en grosse vestebrune s’agenouilla péniblement. C’était Hippolyte, le garçon duLion d’or. Il avait mis sa jambe neuve.

L’un des chantres vint faire le tour de la nef pour quêter, etles gros sous, les uns après les autres, sonnaient dans le platd’argent.

– Dépêchez-vous donc ! Je souffre, moi ! s’écriaBovary tout en lui jetant avec colère une pièce de cinq francs.

L’homme d’église le remercia par une longue révérence.

On chantait, on s’agenouillait, on se relevait, cela n’enfinissait pas ! Il se rappela qu’une fois, dans les premierstemps, ils avaient ensemble assisté à la messe, et ils s’étaientmis de l’autre côté, à droite, contre le mur. La cloche recommença.Il y eut un grand mouvement de chaises. Les porteurs glissèrentleurs trois bâtons sous la bière, et l’on sortit de l’église.

Justin alors parut sur le seuil de la pharmacie. Il y rentratout à coup, pâle, chancelant.

On se tenait aux fenêtres pour voir passer le cortège. Charles,en avant, se cambrait la taille. Il affectait un air brave etsaluait d’un signe ceux qui, débouchant des ruelles ou des portes,se rangeaient dans la foule.

Les six hommes, trois de chaque côté, marchaient au petit pas eten haletant un peu. Les prêtres, les chantres et les deux enfantsde chœur récitaient le De profundis ; et leurs voix s’enallaient sur la campagne, montant et s’abaissant avec desondulations. Parfois ils disparaissaient aux détours dusentier ; mais la grande croix d’argent se dressait toujoursentre les arbres.

Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchonrabattu ; elles portaient à la main un gros cierge quibrûlait, et Charles se sentait défaillir à cette continuellerépétition de prières et de flambeaux, sous ces odeursaffadissantes de cire et de soutane. Une brise fraîche soufflait,les seigles et les colzas verdoyaient, des gouttelettes de roséetremblaient au bord du chemin, sur les haies d’épines. Toutessortes de bruits joyeux emplissaient l’horizon : le claquementd’une charrette roulant au loin dans les ornières, le cri d’un coqqui se répétait ou la galopade d’un poulain que l’on voyaits’enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuagesroses ; des fumignons bleuâtres se rabattaient sur leschaumières couvertes d’iris ; Charles, en passant,reconnaissait les cours. Il se souvenait de matins comme celui-ci,où, après avoir visité quelque malade, il en sortait, et retournaitvers elle.

Le drap noir, semé de larmes blanches, se levait de temps àautre en découvrant la bière. Les porteurs fatigués seralentissaient, et elle avançait par saccades continues, comme unechaloupe qui tangue à chaque flot.

On arriva.

Les hommes continuèrent jusqu’en bas, à une place dans le gazonoù la fosse était creusée.

On se rangea tout autour ; et, tandis que le prêtreparlait, la terre rouge, rejetée sur les bords, coulait par lescoins, sans bruit, continuellement.

Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa labière dessus. Il la regarda descendre. Elle descendaittoujours.

Enfin on entendit un choc ; les cordes en grinçantremontèrent. Alors Bournisien prit la bêche que lui tendaitLestiboudois ; de sa main gauche, tout en aspergeant de ladroite, il poussa vigoureusement une large pelletée ; et lebois du cercueil, heurté par les cailloux, fit ce bruit formidablequi nous semble être le retentissement de l’éternité.

L’ecclésiastique passa le goupillon à son voisin. C’était M.Homais. Il le secoua gravement, puis le tendit à Charles, quis’affaissa jusqu’aux genoux dans la terre, et il en jetait àpleines mains tout en criant : « Adieu ! » Il lui envoyait desbaisers ; il se traînait vers la fosse pour s’y engloutir avecelle.

On l’emmena ; et il ne tarda pas à s’apaiser, éprouvantpeut-être, comme tous les autres, la vague satisfaction d’en avoirfini.

Le père Rouault, en revenant, se mit tranquillement à fumer unepipe ; ce que Homais, dans son for intérieur, jugea peuconvenable. Il remarqua de même que M. Binet s’était abstenu deparaître, que Tuvache « avait filé » après la messe, et queThéodore, le domestique du notaire, portait un habit bleu, « commesi l’on ne pouvait pas trouver un habit noir, puisque c’estl’usage, que diable ! » Et pour communiquer ses observations,il allait d’un groupe à l’autre. On y déplorait la mort d’Emma, etsurtout Lheureux, qui n’avait point manqué de venir àl’enterrement.

– Cette pauvre petite dame ! quelle douleur pour sonmari !

L’apothicaire reprenait :

– Sans moi, savez-vous bien, il se serait porté sur lui-même àquelque attentat funeste !

– Une si bonne personne ! Dire pourtant que je l’ai encorevue samedi dernier dans ma boutique !

– Je n’ai pas eu le loisir, dit Homais, de préparer quelquesparoles que j’aurais jetées sur sa tombe.

En rentrant, Charles se déshabilla, et le père Rouault repassasa blouse bleue. Elle était neuve, et, comme il s’était, pendant laroute, souvent essuyé les yeux avec les manches, elle avait déteintsur sa figure ; et la trace des pleurs y faisait des lignesdans la couche de poussière qui la salissait.

Madame Bovary mère était avec eux. Ils se taisaient tous lestrois. Enfin le bonhomme soupira :

– Vous rappelez-vous, mon ami, que je suis venu à Tostes unefois, quand vous veniez de perdre votre première défunte. Je vousconsolais dans ce temps-là ! Je trouvais quoi dire ; maisà présent…

Puis, avec un long gémissement qui souleva toute sa poitrine:

– Ah ! c’est la fin pour moi, voyez-vous ! J’ai vupartir ma femme…, mon fils après…, et voilà ma fille,aujourd’hui !

Il voulut s’en retourner tout de suite aux Bertaux, disant qu’ilne pourrait pas dormir dans cette maison-là. Il refusa même de voirsa petite-fille.

– Non ! Non ! ça me ferait trop de deuil. Seulement,vous l’embrasserez bien ! Adieu !… vous êtes un bongarçon ! Et puis, jamais je n’oublierai ça, dit-il en sefrappant la cuisse ; n’ayez peur ! vous recevrez toujoursvotre dinde.

Mais, quand il fut au haut de la côte, il se détourna, commeautrefois il s’était détourné sur le chemin de Saint-Victor, en seséparant d’elle. Les fenêtres du village étaient tout en feu sousles rayons obliques du soleil, qui se couchait dans la prairie. Ilmit sa main devant ses yeux ; et il aperçut à l’horizon unenclos de murs où des arbres, çà et là, faisaient des bouquetsnoirs entre des pierres blanches, puis il continua sa route, aupetit trot, car son bidet boitait.

Charles et sa mère restèrent le soir, malgré leur fatigue, fortlongtemps à causer ensemble. Ils parlèrent des jours d’autrefois etde l’avenir. Elle viendrait habiter Yonville, elle tiendrait sonménage, ils ne se quitteraient plus. Elle fut ingénieuse etcaressante, se réjouissant intérieurement à ressaisir une affectionqui depuis tant d’années lui échappait. Minuit sonna. Le village,comme d’habitude, était silencieux, et Charles, éveillé, pensaittoujours à elle.

Rodolphe, qui, pour se distraire, avait battu le bois toute lajournée, dormait tranquillement dans son château ; et Léon,là-bas, dormait aussi.

Il y en avait un autre qui, à cette heure-là, ne dormaitpas.

Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillé,et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre,sous la pression d’un regret immense plus doux que la lune et plusinsondable que la nuit. La grille tout à coup craqua. C’étaitLestiboudois ; il venait chercher sa bêche qu’il avait oubliéetantôt. Il reconnut Justin escaladant le mur, et sut alors à quois’en tenir sur le malfaiteur qui lui dérobait ses pommes deterre.

Chapitre 11

 

Charles, le lendemain, fit revenir la petite. Elle demanda samaman. On lui répondit qu’elle était absente, qu’elle luirapporterait des joujoux. Berthe en reparla plusieurs fois ;puis, à la longue, elle n’y pensa plus. La gaieté de cette enfantnavrait Bovary, et il avait à subir les intolérables consolationsdu pharmacien.

Les affaires d’argent bientôt recommencèrent, M. Lheureuxexcitant de nouveau son ami Vinçart, et Charles s’engagea pour dessommes exorbitantes ; car jamais il ne voulut consentir àlaisser vendre le moindre des meubles ne lui avaient appartenu. Samère en fut exaspérée. Il s’indigna plus fort qu’elle. Il avaitchangé tout à fait. Elle abandonna la maison.

Alors chacun se mit à profiter. Mademoiselle Lempereur réclamasix mois de leçons, bien qu’Emma n’en eût jamais pris une seule(malgré cette facture acquittée qu’elle avait fait voir à Bovary) :c’était une convention entre elles deux ; le loueur de livresréclama trois ans d’abonnement ; la mère Rolet réclama le portd’une vingtaine de lettres ; et, comme Charles demandait desexplications, elle eut la délicatesse de répondre :

– Ah ! je ne sais rien ! c’était pour sesaffaires.

À chaque dette qu’il payait, Charles croyait en avoir fini. Ilen survenait d’autres, continuellement.

Il exigea l’arriéré d’anciennes visites. On lui montra leslettres que sa femme avait envoyées. Alors il fallut faire desexcuses.

Félicité portait maintenant les robes de Madame ; non pastoutes, car il en avait gardé quelques-unes, et il les allait voirdans son cabinet de toilette, où il s’enfermait ; elle était àpeu près de sa taille, souvent Charles, en l’apercevant parderrière, était saisi d’une illusion, et s’écriait :

– Oh ! reste ! reste !

Mais, à la Pentecôte, elle décampa d’Yonville, enlevée parThéodore, et en volant tout ce qui restait de la garde-robe.

Ce fut vers cette époque que madame veuve Dupuis eut l’honneurde lui faire part du « mariage de M. Léon Dupuis, son fils, notaireà Yvetot, avec mademoiselle Léocadie Lebœuf, de Bondeville ».Charles, parmi les félicitations qu’il lui adressa, écrivit cettephrase :

« Comme ma pauvre femme aurait été heureuse ! »

Un jour qu’errant sans but dans la maison, il était montéjusqu’au grenier, il sentit sous sa pantoufle une boulette depapier fin. Il l’ouvrit et il lut : « Du courage, Emma ! ducourage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre existence.» C’était la lettre de Rodolphe, tombée à terre entre des caisses,qui était restée là, et que le vent de la lucarne venait de pousservers la porte. Et Charles demeura tout immobile et béant à cettemême place où jadis, encore plus pâle que lui, Emma, désespérée,avait voulu mourir. Enfin, il découvrit un petit R au bas de laseconde page. Qu’était-ce ? il se rappela les assiduités deRodolphe, sa disparition soudaine et l’air contraint qu’il avait euen la rencontrant depuis, deux ou trois fois. Mais le tonrespectueux de la lettre l’illusionna.

– Ils se sont peut-être aimés platoniquement, se dit-il.

D’ailleurs, Charles n’était pas de ceux qui descendent au fonddes choses : il recula devant les preuves, et sa jalousieincertaine se perdit dans l’immensité de son chagrin.

On avait dû, pensait-il, l’adorer. Tous les hommes, à coup sûr,l’avaient convoitée. Elle lui en parut plus belle ; et il enconçut un désir permanent, furieux, qui enflammait son désespoir etqui n’avait pas de limites, parce qu’il était maintenantirréalisable.

Pour lui plaire, comme si elle vivait encore, il adopta sesprédilections, ses idées ; il s’acheta des bottes vernies, ilprit l’usage des cravates blanches. Il mettait du cosmétique à sesmoustaches, il souscrivit comme elle des billets à ordre. Elle lecorrompait par delà le tombeau.

Il fut obligé de vendre l’argenterie pièce à pièce, ensuite ilvendit les meubles du salon. Tous les appartements sedégarnirent ; mais la chambre, sa chambre à elle, était restéecomme autrefois. Après son dîner, Charles montait là. Il poussaitdevant le feu la table ronde, et il approchait son fauteuil. Ils’asseyait en face. Une chandelle brûlait dans un des flambeauxdorés. Berthe, près de lui, enluminait des estampes.

Il souffrait, le pauvre homme, à la voir si mal vêtue, avec sesbrodequins sans lacet et l’emmanchure de ses blouses déchiréejusqu’aux hanches, car la femme de ménage n’en prenait guère desouci. Mais elle était si douce, si gentille, et sa petite tête sepenchait si gracieusement en laissant retomber sur ses joues rosessa bonne chevelure blonde, qu’une délectation infiniel’envahissait, plaisir tout mêlé d’amertume comme ces vins malfaits qui sentent la résine. Il raccommodait ses joujoux, luifabriquait des pantins avec du carton, ou recousait le ventredéchiré de ses poupées. Puis, s’il rencontrait des yeux la boîte àouvrage, un ruban qui traînait ou même une épingle restée dans unefente de la table, il se prenait à rêver, et il avait l’air sitriste, qu’elle devenait triste comme lui.

Personne à présent ne venait les voir ; car Justin s’étaitenfui à Rouen, où il est devenu garçon épicier, et les enfants del’apothicaire fréquentaient de moins en moins la petite, M. Homaisne se souciant pas, vu la différence de leurs conditions sociales,que l’intimité se prolongeât.

L’Aveugle, qu’il n’avait pu guérir avec sa pommade, étaitretourné dans la côte du Bois-Guillaume, où il narrait auxvoyageurs la vaine tentative du pharmacien, à tel point que Homais,lorsqu’il allait à la ville, se dissimulait derrière les rideaux del’Hirondelle, afin d’éviter sa rencontre. Il l’exécrait ; et,dans l’intérêt de sa propre réputation, voulant s’en débarrasser àtoute force, il dressa contre lui une batterie cachée, qui décelaitla profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité.Durant six mois consécutifs, on put donc lire dans le Fanal deRouen des entrefilets ainsi conçus :

« Toutes les personnes qui se dirigent vers les fertilescontrées de la Picardie auront remarqué sans doute, dans la côte duBois-Guillaume, un misérable atteint d’une horrible plaie faciale.Il vous importune, vous persécute et prélève un véritable impôt surles voyageurs. Sommes-nous encore à ces temps monstrueux du MoyenAge, où il était permis aux vagabonds d’étaler par nos placespubliques la lèpre et les scrofules qu’ils avaient rapportées de lacroisade ? »

Ou bien :

« Malgré les lois contre le vagabondage, les abords de nosgrandes villes continuent à être infestés par des bandes depauvres. On en voit qui circulent isolément, et qui, peut-être, nesont pas les moins dangereux. À quoi songent nos édiles ?»

Puis Homais inventait des anecdotes :

« Hier, dans la côte du Bois-Guillaume, un cheval ombrageux… »Et suivait le récit d’un accident occasionné par la présence del’Aveugle.

Il fit si bien, qu’on l’incarcéra. Mais on le relâcha. Ilrecommença, et Homais aussi recommença. C’était une lutte. Il eutla victoire ; car son ennemi fut condamné à une réclusionperpétuelle dans un hospice.

Ce succès l’enhardit ; et dès lors il n’y eut plus dansl’arrondissement un chien écrasé, une grange incendiée, une femmebattue, dont aussitôt il ne fît part au public, toujours guidé parl’amour du progrès et la haine des prêtres. Il établissait descomparaisons entre les écoles primaires et les frères ignorantins,au détriment de ces derniers, rappelait la Saint-Barthélemy àpropos d’une allocation de cent francs faite à l’église, etdénonçait des abus, lançait des boutades. C’était son mot. Homaissapait ; il devenait dangereux.

Cependant il étouffait dans les limites étroites du journalisme,et bientôt il lui fallut le livre, l’ouvrage ! Alors ilcomposa une Statistique générale du canton d’Yonville, suivied’observations climatologiques, et la statistique le poussa vers laphilosophie. Il se préoccupa des grandes questions : problèmesocial, moralisation des classes pauvres, pisciculture, caoutchouc,chemins de fer, etc. Il en vint à rougir d’être un bourgeois. Ilaffectait le genre artiste, il fumait ! Il s’acheta deuxstatuettes chic Pompadour, pour décorer son salon.

Il n’abandonnait point la pharmacie ; au contraire !il se tenait au courant des découvertes. Il suivait le grandmouvement des chocolats. C’est le premier qui ait fait venir dansla Seine-Inférieure du cho-ca et de la revalentia. Il s’épritd’enthousiasme pour les chaînes hydro-électriquesPulvermacher ; il en portait une lui-même ; et, le soir,quand il retirait son gilet de flanelle, madame Homais restait toutéblouie devant la spirale d’or sous laquelle il disparaissait, etsentait redoubler ses ardeurs pour cet homme plus garrotté qu’unScythe et splendide comme un mage.

Il eut de belles idées à propos du tombeau d’Emma. Il proposad’abord un tronçon de colonne avec une draperie, ensuite unepyramide, puis un temple de Vesta, une manière de rotonde… ou bien« un amas de ruines ». Et, dans tous les plans, Homais ne démordaitpoint du saule pleureur, qu’il considérait comme le symbole obligéde la tristesse.

Charles et lui firent ensemble un voyage à Rouen, pour voir destombeaux, chez un entrepreneur de sépultures, – accompagnés d’unartiste peintre, un nommé Vaufrylard, ami de Bridoux, et qui, toutle temps, débita des calembours. Enfin, après avoir examiné unecentaine de dessins, s’être commandé un devis et avoir fait unsecond voyage à Rouen, Charles se décida pour un mausolée quidevait porter sur ses deux faces principales « un génie tenant unetorche éteinte ».

Quant à l’inscription, Homais ne trouvait rien de beau comme :Sta viator, et il en restait là ; il se creusaitl’imagination ; il répétait continuellement : Staviator… Enfin, il découvrit : amabilem conjugemcalcas ! qui fut adopté.

Une chose étrange, c’est que Bovary, tout en pensant à Emmacontinuellement, l’oubliait ; et il se désespérait à sentircette image lui échapper de la mémoire au milieu des efforts qu’ilfaisait pour la retenir. Chaque nuit pourtant, il la rêvait ;c’était toujours le même rêve : il s’approchait d’elle ; mais,quand il venait à l’étreindre, elle tombait en pourriture dans sesbras.

On le vit pendant une semaine entrer le soir à l’église. M.Bournisien lui fit même deux ou trois visites, puis l’abandonna.D’ailleurs, le bonhomme tournait à l’intolérance, au fanatisme,disait Homais ; il fulminait contre l’esprit du siècle, et nemanquait pas, tous les quinze jours, au sermon, de raconterl’agonie de Voltaire, lequel mourut en dévorant ses excréments,comme chacun sait.

Malgré l’épargne où vivait Bovary, il était loin de pouvoiramortir ses anciennes dettes. Lheureux refusa de renouveler aucunbillet. La saisie devint imminente. Alors il eut recours à sa mère,qui consentit à lui laisser prendre une hypothèque sur ses biens,mais en lui envoyant force récriminations contre Emma ; etelle demandait, en retour de son sacrifice, un châle, échappé auxravages de Félicité. Charles le lui refusa. Ils sebrouillèrent.

Elle fit les premières ouvertures de raccommodement, en luiproposant de prendre chez elle la petite, qui la soulagerait danssa maison. Charles y consentit. Mais, au moment du départ, toutcourage l’abandonna. Alors, ce fut une rupture définitive,complète.

À mesure que ses affections disparaissaient, il se resserraitplus étroitement à l’amour de son enfant. Elle l’inquiétaitcependant ; car elle toussait quelquefois, et avait desplaques rouges aux pommettes.

En face de lui s’étalait, florissante et hilare, la famille dupharmacien, que tout au monde contribuait à satisfaire. Napoléonl’aidait au laboratoire, Athalie lui brodait un bonnet grec, Irmadécoupait des rondelles de papier pour couvrir les confitures, etFranklin récitait tout d’une haleine la table de Pythagore. Ilétait le plus heureux des pères, le plus fortuné des hommes.

Erreur ! une ambition sourde le rongeait : Homais désiraitla croix. Les titres ne lui manquaient point :

I° S’être, lors du choléra, signalé par un dévouement sansbornes ; 2° avoir publié, et à mes frais, différents ouvragesd’utilité publique, tels que… (et il rappelait son mémoire intitulé: Du cidre, de sa fabrication et de ses effets ; plus, desobservations sur le puceron laniger, envoyées à l’Académie ;son volume de statistique, et jusqu’à sa thèse depharmacien) ; sans compter que je suis membre de plusieurssociétés savantes (il l’était d’une seule).

– Enfin, s’écriait-il, en faisant une pirouette, quand ce neserait que de me signaler aux incendies !

Alors Homais inclina vers le Pouvoir. Il rendit secrètement à M.le préfet de grands services dans les élections. Il se venditenfin, il se prostitua. Il adressa même au souverain une pétitionoù il le suppliait de lui faire justice ; il l’appelait notrebon roi et le comparait à Henri IV.

Et chaque matin, l’apothicaire se précipitait sur le journalpour y découvrir sa nomination ; elle ne venait pas. Enfin,n’y tenant plus, il fit dessiner dans son jardin un gazon figurantl’étoile de l’honneur, avec deux petits tordillons d’herbe quipartaient du sommet pour imiter le ruban. Il se promenait autour,les bras croisés, en méditant sur l’ineptie du gouvernement etl’ingratitude des hommes.

Par respect, ou par une sorte de sensualité qui lui faisaitmettre de la lenteur dans ses investigations, Charles n’avait pasencore ouvert le compartiment secret d’un bureau de palissandredont Emma se servait habituellement. Un jour, enfin, il s’assitdevant, tourna la clef et poussa le ressort. Toutes les lettres deLéon s’y trouvaient. Plus de doute, cette fois ! Il dévorajusqu’à la dernière, fouilla dans tous les coins, tous les meubles,tous les tiroirs, derrière les murs, sanglotant, hurlant, éperdu,fou. Il découvrit une boîte, la défonça d’un coup de pied. Leportrait de Rodolphe lui sauta en plein visage, au milieu desbillets doux bouleversés.

On s’étonna de son découragement. Il ne sortait plus, nerecevait personne, refusait même d’aller voir ses malades. Alors onprétendit qu’il s’enfermait pour boire.

Quelquefois pourtant, un curieux se haussait par-dessus la haiedu jardin, et apercevait avec ébahissement cet homme à barbelongue, couvert d’habits sordides, farouche, et qui pleurait touthaut en marchant.

Le soir, dans l’été, il prenait avec lui sa petite fille et laconduisait au cimetière. Ils s’en revenaient à la nuit close, quandil n’y avait plus d’éclairé sur la Place que la lucarne deBinet.

Cependant la volupté de sa douleur était incomplète, car iln’avait autour de lui personne qui la partageât ; et ilfaisait des visites à la mère Lefrançois afin de pouvoir parlerd’elle. Mais l’aubergiste ne l’écoutait que d’une oreille, ayantcomme lui des chagrins, car M. Lheureux venait enfin d’établir lesFavorites du commerce, et Hivert, qui jouissait d’une granderéputation pour les commissions, exigeait un surcroîtd’appointements et menaçait de s’engager « à la Concurrence ».

Un jour qu’il était allé au marché d’Argueil pour y vendre soncheval, – dernière ressource, – il rencontra Rodolphe.

Ils pâlirent en s’apercevant. Rodolphe, qui avait seulementenvoyé sa carte, balbutia d’abord quelques excuses, puis s’enharditet même poussa l’aplomb (il faisait très chaud, on était au moisd’août), jusqu’à l’inviter à prendre une bouteille de bière aucabaret.

Accoudé en face de lui, il mâchait son cigare tout en causant,et Charles se perdait en rêveries devant cette figure qu’elle avaitaimée. Il lui semblait revoir quelque chose d’elle. C’était unémerveillement. Il aurait voulu être cet homme.

L’autre continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchantavec des phrases banales tous les interstices où pouvait se glisserune allusion. Charles ne l’écoutait pas ; Rodolphe s’enapercevait, et il suivait sur la mobilité de sa figure le passagedes souvenirs. Elle s’empourprait peu à peu, les narines battaientvite, les lèvres frémissaient ; il y eut même un instant oùCharles, plein d’une fureur sombre, fixa ses yeux contre Rodolphequi, dans une sorte d’effroi, s’interrompit. Mais bientôt la mêmelassitude funèbre réapparut sur son visage.

– Je ne vous en veux pas, dit-il.

Rodolphe était resté muet. Et Charles, la tête dans ses deuxmains, reprit d’une voix éteinte et avec l’accent résigné desdouleurs infinies :

– Non, je ne vous en veux plus !

Il ajouta même un grand mot, le seul qu’il ait jamais dit :

– C’est la faute de la fatalité !

Rodolphe, qui avait conduit cette fatalité, le trouva biendébonnaire pour un homme dans sa situation, comique même, et un peuvil.

Le lendemain, Charles alla s’asseoir sur le banc, dans latonnelle. Des jours passaient par le treillis ; les feuillesde vigne dessinaient leurs ombres sur le sable, le jasminembaumait, le ciel était bleu, des cantharides bourdonnaient autourdes lis en fleur, et Charles suffoquait comme un adolescent sousles vagues effluves amoureux qui gonflaient son cœur chagrin.

À sept heures, la petite Berthe, qui ne l’avait pas vu de toutel’après-midi, vint le chercher pour dîner.

Il avait la tête renversée contre le mur, les yeux clos, labouche ouverte, et tenait dans ses mains une longue mèche decheveux noirs.

– Papa, viens donc ! dit-elle.

Et, croyant qu’il voulait jouer, elle le poussa doucement. Iltomba par terre. Il était mort.

Trente-six heures après, sur la demande de l’apothicaire, M.Canivet accourut. Il l’ouvrit et ne trouva rien.

Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixante et quinzecentimes qui servirent à payer le voyage de mademoiselle Bovarychez sa grand-mère. La bonne femme mourut dans l’année même ;le père Rouault étant paralysé, ce fut une tante qui s’en chargea.Elle est pauvre et l’envoie, pour gagner sa vie, dans une filaturede coton.

Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé àYonville sans pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout de suitebattus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer ; l’autoritéle ménage et l’opinion publique le protège.

Il vient de recevoir la croix d’honneur.

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